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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Abélard, Tome I. + +Author: Charles de Rémusat + +Release Date: July 6, 2004 [EBook #12829] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ABÉLARD, TOME I. *** + + + + +Produced by Robert Connal, Renald Levesque and the Online Distributed +Proofreading Team; From images generously made available by gallica +(Bibliothèque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr. + + + + + + + +ABÉLARD + +PAR + +CHARLES DE RÉMUSAT. + +1845 + + Spero equidem quod gloriam eorum + qui nunc sunt posteritas celebrabit. + + Jean de SALISBURY, disciple d'Abélard. + _Metalogicus in prologo_. + + + +TOME PREMIER + + + + +PRÉFACE. + +On se propose dans cet ouvrage de faire connaître la vie, le caractère, +les écrits et les opinions d'Abélard, et de recueillir tout ce qu'il +est utile de savoir pour marquer sa place dans l'histoire de l'esprit +humain. + +Abélard est moins connu qu'il n'est célèbre, et sa renommée semble +romanesque plutôt qu'historique. On sait vaguement qu'il fut un +professeur, un philosophe, un théologien, qu'il se fit une grande +réputation dans les écoles du moyen âge, et qu'il exerça une puissante +influence sur les études et les idées de son temps. Mais dans quel sens +dirigea-t-il les esprits, quel était le fond de ses doctrines, quelle +la nature de son talent, quels les titres de ses ouvrages, quel rôle +joua-t-il dans les lettres et dans l'Église, voilà ce qu'on ignore; et +le vulgaire même raconte la fatale histoire de ses amours. C'est par ce +souvenir que le nom d'Abélard est resté populaire. + +Peut-être à la faveur de ce souvenir, le tableau que j'entreprends de +tracer inspirera-t-il quelque curiosité. Peut-être souhaitera-t-on +de mieux connaître l'homme dont on a si souvent entendu rappeler +les aventures, et l'amant servira-t-il à recommander le philosophe. +Moi-même, je l'avouerai, ce n'est point par l'histoire que j'ai commencé +avec lui. C'est dans le monde de l'imagination que je l'avais cherché +d'abord, et l'étude de la philosophie n'a pas donné naissance à cet +ouvrage. + +Le lecteur me permettra-t-il de lui en retracer brièvement l'histoire? + +Il y a quelques années qu'en réfléchissant sur un sujet que la réflexion +n'épuisera pas, sur ce que devient la nature morale de l'homme dans les +temps où l'intelligence prévaut sur tout le reste, je fus conduit à +me demander s'il n'y aurait pas moyen de concevoir un ouvrage où la +puissance de l'esprit, devenue supérieure à celle du caractère, serait +mise en présence des plus fortes réalités du monde social, des épreuves +de la destinée, des passions même de l'âme. La lutte de l'esprit tout +seul avec la vie tout entière me paraissait intéressante à décrire +encore une fois, et je cherchais dans quel temps, sur quelle scène, +par quels personnages, il serait bon de la représenter. Pour que cette +peinture fût frappante et vive, en effet, il ne me semblait pas qu'elle +dût avoir pour cadre un sujet imaginaire. Un héros idéal qui à une +époque indéterminée se mesure avec des êtres d'invention, ne saurait +offrir un exemple qui saisisse et qui émeuve; si vraisemblable qu'on +s'attache à le faire, il paraît toujours hors du vrai, et la situation +où on le place est prise pour une combinaison de fantaisie. La pensée +morale que j'aspirais à mettre en action, ne pouvait prendre tout son +relief et produire tout son effet que sur un fond de réalité. + +Je rêvais à tout cela, lorsqu'il m'arriva un de ces hasards qui ne +manquent guère aux auteurs préoccupés d'une idée. Un jour, mes yeux +s'arrêtèrent sur l'affiche d'un théâtre où se lisait le nom que j'écris +aujourd'hui au titre de cet ouvrage. Seulement ce nom était suivi +d'un autre que la philosophie seule a le triste courage d'en séparer. +Soudain, la pensée qui flottait dans mon esprit se fixa, pour ainsi +dire; elle s'unit au nom d'Abélard, et prit dès lors une forme +distincte: le sujet nécessaire me parut trouvé. Et prenant dans +l'histoire les faits et les situations, dans les moeurs et dans les +hommes du XIIe siècle, les traits et les couleurs, je composai avec une +sorte d'entraînement un ouvrage en forme de roman dramatique, qui, lui +aussi, s'appelle Abélard. + +Quelques personnes pourront se souvenir d'en avoir entendu parler. +J'avais écrit sous l'empire d'une sorte de passion pour mon sujet, pour +mon idée, mais avec le sentiment d'une indépendance absolue. La science, +la foi et l'amour, l'école, le gouvernement et l'Église, j'avais essayé +de tout peindre, sans rien écarter, sans rien adoucir, sans rien +ménager, ne supposant pas même un moment qu'un si étrange tableau +pût jamais passer sous les yeux du public. Mais qui ne connaît les +faiblesses paternelles? Quel auteur ne prend confiance dans l'ouvrage +dont la composition l'a charmé? J'ai donc un jour songé à livrer aux +périls de la publicité ce premier Abélard. Cependant il s'agissait d'une +oeuvre qui contient sans doute une pensée sérieuse et morale, mais sous +les formes les plus libres de la réalité et de l'imagination, où dans +le cadre des moeurs grossières du XIIe siècle, la lutte violente des +croyances, des idées et des passions est représentée avec une franchise +qui peut paraître excessive, avec un abandon qui peut blesser les +esprits sévères. C'est une de ces oeuvres enfin qui n'ont qu'une excuse +possible, celle du talent. + +Je me figurai quelque temps que je pourrais lui en créer une autre; +c'est alors que je conçus le projet d'opposer l'histoire au roman, et +de racheter le mensonge par la vérité. A des fictions dramatiques, +je résolus de joindre un tableau de philosophie et de critique où le +raisonnement et l'étude prissent la place de l'imagination. Changeant de +but et de travail, je m'occupai alors de mieux connaître l'Abélard de la +réalité, d'apprendre sa vie, de pénétrer ses écrits, d'approfondir ses +doctrines; et voilà comme s'est fait le livre que je soumets en ce +moment au jugement du public. Destiné à servir d'accompagnement et +presque de compensation à une tentative hasardeuse, il paraît seul +aujourd'hui. Des illusions téméraires sont à demi dissipées; une sage +voix que je voudrais écouter toujours, me conseille de renoncer aux +fictions passionnées, et de dire tristement adieu à la muse qui les +inspire: + + Abi + Quo blandae juvenum te revocant preces. + +Ce récit servira du moins à témoigner de mes consciencieux efforts pour +rendre cet ouvrage moins indigne du sujet. Plus je tenais à expier en +quelque sorte une composition d'un genre moins sévère, plus je devais +tâcher de donner à celle-ci les mérites qui dépendent de l'étude, de +la patience et du travail. Je n'ai rien négligé pour savoir tout le +nécessaire, pour ne parler qu'en connaissance de cause, et dans la +partie historique j'espère m'être approché de la parfaite exactitude. +L'étendue de mes recherches, et plus encore la révision de quelques +savants amis m'ont donné confiance dans ma fidélité d'historien. + +On trouvera donc ici une biographie d'Abélard plus complète qu'aucune +autre, aussi complète peut-être que permet de la faire l'état des +monuments connus jusqu'à ce jour. Quant à l'intérêt du récit, il me +paraît, à moi, très-vif dans les faits mêmes. Qui sait s'il ne se sera +pas évanoui sous ma main? + +Mais tout n'est pas histoire dans cet ouvrage. Après la première partie, +qui renferme la vie d'Abélard et qui peut aussi donner une vue générale +de son talent et de ses idées, il me restait à faire connaître ses +écrits. A l'exception de quelques lettres sur ses malheurs, ils sont +tous philosophiques ou théologiques: j'ai donc joint au livre premier, +un livre sur la philosophie, un livre sur la théologie d'Abélard. Cette +partie de mon travail, pour être la plus neuve, n'était pas la plus +attrayante, et j'ignore si ce n'est point une témérité que d'avoir +voulu rendre de l'intérêt à la science si longtemps décriée sous le nom +désastreux de scolastique. + +A la fin du dernier siècle, une telle entreprise aurait paru insensée. +Le temps même n'est pas loin où le courage m'aurait manqué pour +l'accomplir. Mais de nos jours, le tombeau du moyen âge a été rouvert +avec encore plus de curiosité que de respect. On s'est plu à y +contempler les grands ossements que les années n'avaient pas détruits, +à y recueillir les joyaux grossiers ou précieux qui brillaient encore +mêlés à de froides poussières. Les monuments où ces reliques languirent +oubliées si longtemps, sont devenus l'objet d'une admiration passionnée, +comme s'ils étaient retrouvés d'hier, et que la terre les eût jadis +enfouis dans son sein. Ne pouvant inventer le neuf, on s'est épris du +plaisir de comprendre le vieux. L'enthousiasme du passé est venu colorer +la critique, échauffer l'érudition. A juger sévèrement notre époque, on +pourrait dire que les faits réels réveillent seuls en elle l'imagination +et qu'elle ne retourne à la poésie que par l'histoire. + +A-t-il été présomptueux d'espérer que le goût d'antiquaire qui s'attache +aux moeurs, aux formes, aux édifices des âges gothiques, s'étendrait +jusqu'à leurs idées, et qu'on aimerait à connaître la science +contemporaine de l'art qu'on admire? + +Il ne faut rien dissimuler, ce livre est très-sérieux. Nous ne nous +sommes point arrêté à la surface. Rassembler en passant quelques traits +de la physionomie d'un homme et d'une époque, offrir de rares extraits, +piquants par leur singularité, choisis à plaisir dans les débris d'une +littérature a demi barbare, aurait suffi peut-être pour donner à +quelques pages un intérêt de curiosité. Ce n'était pas assez pour nous. +Notre ambition a été de faire connaître, avec les ouvrages d'Abélard, le +fond et les détails de ses doctrines, les procédés de son esprit, les +formes de son style, d'éclairer ainsi, à sa lumière, toute une période +encore obscure de la vie intellectuelle de la société française. Qu'on +ne s'attende donc point à trouver seulement ici des fragments épars +de philosophie ou de théologie; mais bien une philosophie, mais une +théologie, chacune avec ses principes, sa méthode et son langage, +chacune telle qu'un vieux passé l'a connue, admirée, célébrée, alors que +l'école était pour nos aïeux ce que la presse est devenue pour leurs +enfants. Au lieu de présenter des considérations générales sur l'esprit +de notre philosophe, nous suivrons cet esprit dans sa marche, nous le +décrirons dans ses monuments. Ce ne sera pas une simple critique, mais, +s'il est possible, une reproduction du génie d'un homme. Ce sera en même +temps, si nos forces ne trahissent pas nos desseins, une introduction +utile à l'étude de la scolastique, et par conséquent à l'histoire de +l'esprit humain dans le moyen âge. + +Cet ouvrage devra toute son originalité à son exactitude, et rien +n'y paraîtra nouveau que ce qui sera scrupuleusement historique. +L'intelligence et le savoir affectaient jadis des formes si différentes +de celles qui nous semblent aujourd'hui les plus naturelles, peut-être +parce qu'elles nous sont les plus familières; le caractère des +questions, le choix des arguments, la portée des solutions, tout est si +étrange chez les scolastiques, que la raison même, dans leurs livres, +n'est pas toujours reconnaissable, et que le bon sens y prend +quelquefois une tournure de paradoxe. La scolastique produit aujourd'hui +l'effet d'une science en désuétude qui étonne et ne persuade plus. +Cependant, pour qui ne s'en tient pas à l'apparence, pour qui brise +l'enveloppe que prêtaient à la pensée le goût et l'érudition du temps, +la scolastique contient dans son sein, elle offre dans son cours et les +problèmes de tous les siècles et quelquefois les idées du nôtre. C'est +que les formes de la science peuvent varier, mais le fond est invariable +comme l'esprit humain. Les Grecs n'ont presque rien dit à la manière +des modernes, et cependant ils ont connu tous les systèmes, toutes les +hypothèses dont les modernes se sont vantés. Je ne sais pas même une +erreur dans laquelle ils ne nous aient devancés. Quand on lit les +Dialogues de Platon, on y voit figurer, sous des noms antiques, Hobbes, +Locke, Hume et Kant lui-même. Ainsi chez les maîtres de la scolastique, +nous reconnaissons des Euthydème et des Protagoras, quelquefois +Démocrite, Empédocle ou Parménide, ça et là des idées de Platon, partout +le souvenir et l'imitation d'Aristote. Sans doute le moyen âge morcelait +la philosophie; mais toutes les parties s'en tiennent si étroitement +qu'on ne peut longtemps en isoler une, et des voies différentes y +ramènent au même point. L'esprit humain n'innove guère que dans les +méthodes, et les méthodes diversifient, mais ne détruisent pas son +identité. Les idées sur lesquelles porte la philosophie se présentent +comme d'elles-mêmes à la réflexion. Dès que l'esprit se regarde, il les +retrouve. C'est un héritage substitué de génération en génération, comme +ces pierres précieuses qui se perpétuent dans les familles, et dont +la disposition seule change suivant la mode et le goût des diverses +époques. Indestructibles, et inaltérables, ces idées demeurent dans +l'esprit humain comme des symboles de l'éternelle vérité. + +Elles ne manquent donc à aucune grande philosophie; et elles peuvent +être découvertes sous tous les voiles que les caprices du raisonnement +leur ont prêtés. Il est curieux et piquant parfois de les reconnaître, +malgré les déguisements dont les revêtent la philosophie et la théologie +de nos pères. Cet intérêt nous soutenait dans la tâche ingrate de +pénétrer au fond de ces deux sciences, d'en reproduire les idées et les +expressions, de leur rendre, s'il nous était possible, la vie et la +lumière. Cette restauration était une oeuvre assez nouvelle. Depuis +quelques années, on a bien su ressaisir avec sagacité le sens intime de +toutes les doctrines, on les a traduites avec succès dans une langue +commune, celle de la critique contemporaine. Mais à peine a-t-on osé, +dans de courts passages, faire revivre l'enseignement original des +maîtres du passé. A peine celui qui a le premier parmi nous entrepris de +retirer la scolastique d'un oubli de deux siècles, a-t-il osé lui rendre +à certains moments et ses formes et son style. Par le choix de notre +sujet, par l'étendue de notre travail, nous avons dû nous jeter +audacieusement dans cette oeuvre de restitution scientifique. Nous +sommes rentré dans la nuit du moyen âge, pour y marcher le flambeau à +la main. Un historien dont la science profonde est vivifiée par une +puissante imagination, a su ranimer les sentiments et les moeurs de +la société de ces temps-là. Il a remis sur ses pieds le Germain, le +Gaulois, le Saxon, le Normand. Ce qu'il a si habilement fait pour +l'homme moral, pour l'homme politique, serait-il chimérique de le tenter +pour l'homme intellectuel? A côté du guerrier franc, du magistrat +communal, du serf des cités ou des champs, en face du roi, du leude et +du prêtre, reprenant à sa voix la parole et l'action, ne pourrait-on +faire revivre l'écrivain et le philosophe, aux luttes des races opposer +les combats des écoles, aux jeux de la force, les guerres de l'esprit? +Est-il impossible de convoquer encore pour un instant les hommes du XIXe +siècle autour d'une de ces chaires éloquentes où la raison humaine, +essayant sa puissance, bégayant des vérités timides, préparait, il y a +sept cents ans, la lointaine émancipation du monde? + + +PREUVES ET AUTORITÉS + +DE + +L'HISTOIRE D'ABÉLARD. + + +On a beaucoup écrit sur Abélard, mais on s'est beaucoup répété, et il +faut bien choisir les autorités, quand on parle de lui. Parmi celles que +nous allons citer, les unes, qui sont originales, et ce que les anciens +éditeurs appelaient _testimonia_, datent de son temps ou viennent +de ceux qui avaient pu connaître ses contemporains; les autres sont +postérieures et n'ont qu'une valeur relative à l'instruction, à la +véracité, à la sagacité de l'écrivain. + + +I. + +AUTORITÉS DU XIIe SIÈCLE ET DU SUIVANT. + +I.--_Historia calamitatum_, ou l'_Epistola prima_. Ce sont les Mémoires +de sa vie écrits par lui jusque vers l'année 1135. Cette lettre a été +donnée pour la première fois dans ses Oeuvres, par Duchesne, qui y a +joint d'excellentes notes. Le meilleur texte, bien qu'incomplet, a été +revu sur le manuscrit 2923 de la Bibliothèque Royale, et inséré dans +le Recueil des historiens des Gaules et de la France (t. XIV, p. 278). +Turlot, qui l'a reproduit en presque totalité, dit que le manuscrit +a appartenu à Pétrarque et contient des notes de lui. (_Abail. et +Héloïse_, p. 4.) La bibliothèque de Troyes possède un manuscrit sous le +n'o 802, qui a été collationné avec l'imprimé à la demande de M. Cousin; +il contient de nombreuses différences assez peu importantes, sauf une +seule qui sera indiquée. + +II.--Les lettres d'Héloïse et d'Abélard, souvent réimprimées et +traduites. La première traduction est celle de Jean de Meung, le +manuscrit en existe à la Bibliothèque du Roi. La première édition +du texte est celle qui fait partie des Oeuvres déjà citées: _Petri +Abaelardi filosofi et theologi abbatis ruyensis et Heloisae conjugis +ejus primae paracletensis abbatissae Opera, nunc primum edita ex Mss. +codd. V. Illus. Francisci Amboesii_, etc., in-4°. Paris, 1616. Cette +édition des Oeuvres d'Abélard, la première et la seule qui porte ce +titre, est appelée indifféremment l'édition d'Amboise ou de Duchesne; +elle contient les lettres d'Abélard et d'Héloïse, des lettres de saint +Bernard, du pape Innocent II, de Pierre le Vénérable, de Bérenger de +Poitiers, de Foulque de Deuil, etc., toutes pièces importantes pour +l'histoire d'Abélard, ainsi que plusieurs de ses ouvrages théologiques +qui ne sont encore imprimés que là. Les principaux sont: 1° le +Commentaire sur l'épître aux Romains; 2° l'Introduction à la théologie; +3° les Sermons. Voyez sur cette édition Bayle, _Dict. crit_., art. _Fr. +d'Amboise_, et l'_Histoire littéraire de la France_, par les bénédictins +de Saint-Maur et l'Institut, t. XII, p. 149. + +La seconde édition complète des lettres, contenant toutes celles que +d'Amboise a données; _P. Abaelardi abbatis ruyensis et Heloissae +abbatissae paracletensis Epistolae, edit. cur. Ricardi Rawlinson_, +in-8°. Londres, 1718. Le texte a été revu avec soin, mais corrigé avec +trop de hardiesse, d'après un manuscrit d'une existence douteuse. + +III.--Les autres ouvrages d'Abélard, savoir: + +_Petri Abaelardi Theologia christiana.--Ejusdem Expositio in Hexameron_. +(Durand et Martene, Thesaur. nov. anedoct., t. V, p. 1139 et 1361.) + +_Petri Abaelardi Ethica, seu liber dictus: SCITO TE IPSUM_. (Bernard +Pez, Thesaur. anecdot. noviss., t. III, pars II, p. 626.) + +_Petri Abaelardi Dialogus inter philosophum, judaeum et christianum_. +(Frid. Henr. Rheinwald, Anecdot. ad histor. ecclesiast. pertin., partie. +I, Berolini, 1831.) + +_Petri Abaelardi Epitome theologiae christianae_, (F. H. Rheinwald, même +recueil, partie II, 1835.) + +Ouvrages inédits d'Abélard, pour servir à l'histoire de la philosophie +scolastique en France, publiés par M. Victor Cousin. Les principaux +ouvrages sont: 1° _Petri Abaelardi Sic et Non_; 2° _Ejusdem Dialectica_; +3° _Ejusdem fragmentum de Generibus et Speciebus_. (Documents inédits +relat. à l'Hist. de France, publiés par ordre du gouvernement, in-4°, +1836, p. 3, 173 et 507.) _Petri Abaelardi tractatus de Intellectibus_. +(Cousin, Fragm. philos. 1840, t. III, Append. XI, p. 448.) + +Deux préfaces inédites d'Abailard, publiées par M. Lenoble dans les +Annales de philosophie chrétienne, janvier 1844. + +Les poésies qui se trouvent disséminées dans divers recueils, savoir: + +1° l'édition des Oeuvres donnée par d'Amboise, p. 1136; + +2° _Veterum scriptorum et monumentorum amplissima Collectio_, t. IX, p. +1091; + +3° _Gallia Christiana_, t. VII, p. 595; + +4° _Les Fragments philosophiques_ de M. Cousin, 1840, t. III, p. 440; + +5° _Spicilegium vaticanum. Beitraege zur naehern Kenntniss der +Vatikanischen Bibliothek für deutsche Poesie des Mittelalters, von Carl +Greith._, Frauenfield, 1838; + +6° _Bibliothèque de l'école des Chartes_, t. III, 2e livr. 1842. + +Le dernier recueil a fait connaître les hymnes découverts dans un +manuscrit de Bruxelles, dont nous avons eu sous les yeux une copie et un +spécimen par M. Th. Oehler, et qui est intitulé: _P. Ab. sequentiae et +hymni per totum anni circulum in virginum monast. paraclet_. + +IV.--Les ouvrages de controverse des contemporains d'Abélard, savoir: + +Les lettres de saint Bernard, _S. Bernardi Opera omnia_, édition de +Mabillon, 1690, vol. I, _passim_. Les lettres directement relatives à +Abélard se retrouvent dans le recueil de ses Oeuvres par d'Amboise. + +Les lettres de Pierre le Vénérable, _Vita S. Petri Vener. et Epistolae_. +(Bibliotheca cluniacensis, p. 553 et 621; édition de Duchesne avec des +notes, 1614.) + +La lettre de Guillaume de Saint-Thierry contre Abélard et la +dissertation annexée, _Disputatio adversus P. Abaelardum_. (Bibliotheca +patrum cistercensium, par Tissier, 1660-1669, t. IV, p. 112.) + +La dissertation d'un abbé anonyme (Geoffroy d'Auxerre?) contre le même, +_Disputatio anonymi abbatis adversus dogmata P. Abaelardi_. (Même +recueil, t. IV, p. 228.) + +La lettre de Gautier de Mortagne à Abélard, _Epistola Gualteri de +Mauritania, episcopi laudunensis_. (Spicilegium, sive Collectio veterum +aliquot scriptorum, D. Luc. d'Achery, édition de de la Barre, 1723, t. +III, p. 520.) + +Les lettres de Hugues Metel adressées à Innocent II, à Abélard, à +Héloïse, _Hugon. Metelli Epist._ IV, V, XVI et XVII. (Car. Lud. Hugo, +Sacr. antiquit. Monum., t. II, p. 330 et 348.) + +L'ouvrage de Gautier de Saint-Victor contre les théologiens +dialecticiens de son temps, écrit vers 1180, _Liber M. Walteri prior. +S. Vict. Parisius contra manifestas et damnatas etiam in conciliis +haereses_, manuscrit de l'abbaye de Saint-Victor, et dont on trouve +de longs extraits dans Duboulai. (Hist. univ. parisiens., t. II, p. +629-660.) + +V.--Les récits écrits par les contemporains ou dans le XIIIe siècle. + +Les vies de saint Bernard écrites de son temps, _Ex vita et rebus +gestis S. Bernardi, lib. III, a Gaufrido autissiod. seu claraeval. +monach.--Epistola ejusdem ad episcopum albanensem, ex vit. S. Bernardi_, +ab Alano, episc. autissiod. (Recueil des historiens des Gaules et de la +France, t. XIV, p. 327, 370 et suiv.) + +_Johannis Saresberensis Metalogicus_, lib. I, cap. I et V; lib. II, cap. +X et _passim_. Jean de Salisbury avait entendu les leçons d'Abélard et +fréquenté les principales écoles des Gaules.--_Ejusdem Policraticus, +sive de Nugis curialium, cui accedit Metalog._, 1 vol. in-12, 1639, lib. +II, cap. XXII, et lib. VII, cap. XII. (Voyez les extraits de cet auteur +dans le Recueil des histor., t. XIV, p. 300 et suiv.) + +_Otto Frisingensis, de gestis Friderici I Caesaris Augusti_, lib. I, cap. +XLVI, XLVII et seq. Othon, abbé de Morimond, de l'ordre de Cîteaux, puis +évêque de Frisingen (Freising, en Bavière), neveu de l'empereur Henri +V, a composé une chronique de l'empereur Frédéric Barberousse, dont +il était oncle paternel, et il y raconte la vie et la condamnation +d'Abélard, son contemporain. (1 vol. in-folio, Basil., 1569, et Recueil +des histor., t. XIII, p. 654.) + +_Ex vita S. Gosvini aquicinctensis abbatis_ lib. I, cap. IV et XVIII. +Gosvin, abbé d'Anchin, fut un des adversaires actifs d'Abélard; sa vie a +été écrite par des moines de son couvent, ses contemporains.(Recueil des +histor., t. XIV, p. 442.) + +Extraits de diverses chroniques composées au XIIe siècle ou dans les +suivants; les plus importants sont tirés de: + +1° Guillaume de Nangis, _Ex Chronic. Guillielm. de Nangiaco_. (Recueil +des histor., t. XX, p. 731, ou _Spicilegium_ de d'Achery, t. III, p. +1-6.) + +2° Robert d'Auxerre, _Ex Chronologia Roberti monach. S. Marian. +altissiod._ (Recueil des histor., t. XII, p. 293.) + +3° La Chronique d'un anonyme, _Ex Chronico ab initio mundi usque ad A.C. +1160_. (_Id., ibid._, p. 120.) 4° Richard de Poitiers, moine de Cluni, +_Ex Chronic. Richardi pict._ (_id., ibid._, p. 415.) + +5° L'appendice à la chronique de Sigebert, par Robert, _Ex Roberti +proemonstr. appendice ad Sigeberti chronographiam._ (_id._, t. XIII, +p. 330, ou dans le recueil intitulé: Illustrium veterum scriptorum qui +rerum a Germ. gest., etc., t. I, p. 626; 2 vol. in-folio, Francfort, +1573.) + +6° Alberic, moine de Trois-Fontaines, _Ex Chronic. Alberici Trium +Fontium monachi._ (Recueil des histor., t. XIII, p. 700.) + +7° Guillaume Godelle, moine de Saint-Martial de Limoges, _Ex Chronic. +Willelm. Godelli, mon. S. Mart. lemov._ (_id., ibid._, p. 675.) + +_Vincentius Burgundus proesul bellovacensis_. (Bibliotheca Mundi, 4 vol. +in-folio, 1624.--T. IV, _Specul. historial._, lib. XXVII, cap. XVII.) +Vincent de Beauvais vivait au milieu du XIIIe siècle. + +Il y a encore dans d'autres chroniques, comme dans quelques cartulaires, +des lignes isolées où Abélard est nommé, et dont l'historien peut faire +son profit, mais qui ne méritent point d'être rappelées. Je ne fais +que mentionner un chant funèbre sur la mort d'Abélard, rapporté par M. +Carrière dans son édition allemande des lettres (voyez ci-après, page +262), et une curieuse chanson bretonne en dialecte de Cornouaille, où +Héloïse, _Loiza_, raconte qu'instruite par son clerc, _ma o'hloarek, ma +dousik Abalard_, elle est devenue, grâce à la connaissance des langues, +une sorcière semblable aux druidesses celtiques. (_Barzas-Breiz_, Chants +populaires de la Bretagne, publiés par M. Th. de la Villemarqué, t. I, +p. 93. Paris, 1839.) + + +II. + +AUTORITÉS POSTÉRIEURES AU XIIIe SIÈCLE. + +1.--Un grand nombre d'historiens qui ne s'occupaient point spécialement +d'Abélard, ont été conduits par leur sujet à écrire sa vie ou à en +donner le sommaire, particulièrement d'après l'_Historia calamitatum_ et +Othon de Frisingen. + +Le premier me paraît être Bertrand d'Argentré, un des plus anciens +historiens français de la Bretagne. (_L'Histoire de Bretaigne_, 1 vol. +in-fol., 1538, liv. I, chap. XIV, p. 74; liv. III, chap. CIII, p. 236 et +suiv.) C'est un court résumé de l'histoire d'Abélard, d'après Othon de +Frisingen. + +Pasquier a donné un abrégé de l'_Historia calamitatum_, de son +temps encore manuscrite, en y joignant quelques détails et quelques +réflexions. (_Les Recherches de la France_, liv. VI, chap. XVII, p. 587 +et suiv.; liv. IX, chap. V, VI et XXI.) + +Tritheme, dans son Catalogue des écrivains ecclésiastiques, insère +un article pris dans les chroniques déjà citées. (_De Scriptoribus +ecclesiasticis, in J. Trithemii Span. Oper. histor._, in-folio, 1604, +part. I, p. 276.) + +Duboulai, dans son Histoire de l'Université de Paris, compose en divers +passages une biographie à peu près complète, d'après d'Amboise, Othon de +Frisingen, Jean de Salisbury, saint Bernard et ses biographes. (_Coes. +Egassii Buloei Historia Universitatis parisiensis_, 6 vol. in-folio, +1665, t. I, p. 257, 272, 349, 445; t. II, p. 8 et suiv., 53, 68, 85, +107, 157, 162, 168, 200, 242, 715, 733, 739, 753, 759 et suiv.) + +Le père Gérard Dubois raconte aussi, à leurs époques, dans l'Histoire de +l'Église de Paris, les événements de la vie d'Abélard. (_Gerardi Dubois +aurelianensis Historia Ecclesia parisiensis_, 2 vol. in-folio, 1690, t. +I, lib. XI, cap. II, p. 709, etc.; cap. VII, p. 774, etc; t. II, lib. +XII, cap. VII, p. 64 et 178, etc.) + +Jacques Thomasius a écrit une vie d'Abélard où il y a de l'érudition et +des erreurs. (_Petri Abelardi vita in Hist. sapient. et stult. a Christ. +Thomasio_, t. 1, p. 75-142, 1693, Hal. Magdeb.) + +Citons encore Dupin, dans sa Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques. +(_Hist. des controv. et des mat. ecclésiast. traitées dans le XIIe +siècle_, 1696, chap. VII, p. 360, etc., 392 à 412.) + +Le père Noël Alexandre. (_Natalis Alexandri Historia ecclesiastica_, 7 +vol. in-folio, 1699, t. VI, dissertat, VII, p. 787 et seq.) + +L'abbé Fleury. (_Histoire ecclésiastique_, liv. LXVII et LXVIII, p. 307, +etc., p. 406, etc., p. 547, etc., du t. XIV de l'édition in-4°.) + +Casimir Oudin. (_Commentarius de scriptoribus Ecclesioe antiquis_, 3 +vol. in-folio, 1723, t. II, sect. XII, p. 1160 et seq.) + +Dom Remy Ceillier. (_Histoire générale des auteurs sacrés et +ecclésiastiques_, Paris, 1729, 23 vol. in-4°, t. XXII, chap. X, p. +484-494.) + +Le père Longueval, jésuite. (_Histoire de l'Église gallicane_, Paris, +1730-49, 18 vol. in-4°, t. VIII, liv. XXIII, p. 350 et suiv., 414 et +suiv; t. IX, liv. XXV, p. 22 et suiv.) + +Dom Guy Alexis Lobineau, dans son _Histoire générale de Bretagne_, 2 +vol. in-folio, 1707, t. I, liv. V, p. 139 et suiv. C'est un récit assez +complet, écrit avec modération et bienveillance, et que je regarde comme +la base des récits postérieurs. + +Dom Hyacinthe Morice, dans l'ouvrage qui porte le même titre; autre +récit plus sommaire et dans le même esprit. (_Hist. gén. de Bret_., 5 +vol. in-folio, 1744, t. I, liv. II, p. 96 et suiv.) + +Baronius, et surtout son commentateur Pagi, dans ses notes. (_Annales +ecclesiastici_, 43 vol. in-folio; Lucques, 1738-57, t. XVIII. Voyez le +texte à l'an 1140 et les notes aux années 1113, 1121, 1129, 1131, 1140 +et 1142.) + +On peut citer également l'_Histoire de la ville de Paris_, par les pères +Félibien et Lobineau (5 vol. in-folio, 1725, t. I, liv. III et +IV); l'article _Abélard_ du _Dictionnaire universel des sciences +ecclésiastiques_, par le révérend père Richard (6 vol. in-folio, 1760), +et le § II du liv. I de l'_Histoire de l'Université de Paris_, par +Crevier. (T. I, p. 111-193, 7 vol. in-12; Paris, 1761.) + +Le père Niceron a publié une vie d'Abélard qui n'est guère que l'analyse +de celle de D. Gervaise. (_Mémoires pour servir à l'histoire des hommes +illustres dans la république des lettres_, 42 vol. in-12, 1729, t. IV, +p. 1 et suiv.) + +Mabillon, ou son continuateur Martene, donne, dans les Annales +bénédictines, une biographie par morceaux détachés qui vaut à beaucoup +d'égards les précédentes, _Annales ordinis S. Benedicti_. (6 vol. +in-folio, 1739, t. IV, lib. LXXIII, p. 63 et seq., 84 et seq., 324 et +seq., 356 et seq., 991, 1085, etc.) + +L'article d'Abélard, dans l'Histoire de la philosophie, de Brucker, +mérite aussi d'être lu, tant pour la critique que pour la biographie. +(_Jacobi Bruckeri Historia critica philosophiae_, 6 vol. in-4°, Lipsiae, +1766, t. III, pars II, lib. II, cap. III, sect. II, p. 716, 734, etc.) + +Nous ne faisons que mentionner l'histoire d'Abélard par Diderot, dans +l'article _Scolastique_ de l'_Encyclopédie_. + +II.--Parmi les biographies proprement dites, nous citerons +particulièrement: + +_La Vie de Pierre Abeillard, abbé de Saint-Gildas, et celle d'Héloise, +son épouse_, 2 vol. in-12, 1720, par D. Gervaise (François-Armand). Cet +ouvrage est intéressant: l'auteur, quoique ancien abbé de la Trappe, est +un apologiste enthousiaste; le récit est fait avec soin, même avec +assez d'exactitude quant aux faits essentiels, mais enjolivé de détails +romanesques. Il est vrai que Gervaise a été accusé par Saint-Simon +d'avoir eu lui-même une intrigue galante avec une religieuse. + +L'article Abélard, dans le Dictionnaire de Moreri, dans le Dictionnaire +critique de Bayle, ainsi que les articles _Héloïse, Paraclet, Foulque, +Bérenger, Fr. d'Amboise_. + +_The History of the lives of Abeillard and Heloisa_, by the rev. Joseph +Berington, 2 vol. in-8°, Basil, 1793. Cet ouvrage fort estimé contient, +avec une biographie étendue, une traduction et le texte des lettres +d'Héloïse et d'Abélard. Il est intéressant, mais il n'a pas été +composé d'après les autorités contemporaines, et l'auteur a pris pour +historiques tous les détails romanesques inventés par D. Gervaise. + +_Abailard et Héloïse, avec un aperçu du XIIe siècle_, par F.C. Turlot, 1 +vol. in-8°, 1822. + +L'article d'Abélard dans _l'Histoire littéraire de la France_, ainsi +que celui d'Héloïse. Ces articles ont été rédigés par dom Clément avec +beaucoup de soin et de critique, mais avec une sévérité qui tombe dans +l'injustice. Ils ont été réimprimés, l'Académie des inscriptions ayant +donné une nouvelle édition du volume où ils sont insérés, et M. Daunou +y a joint quelques notes. (_Histoire littéraire de la France_, t. XII, +1830, p. 86 et suiv., p. 629 et suiv.) + +L'_Essai sur la vie et les écrits d'Abailard et d'Héloïse_, par madame +Guizot. (oeuvres diverses et inédites de madame Guizot, 1828, t. II, p. +319.) L'ouvrage qui n'est pas fini est le plus remarquable pour le fond +des idées et pour les vues qu'il contient; il a été terminé par +M. Guizot et placé à la tête de l'édition _illustrée_ des Lettres +d'Abailard et d'Héloïse, traduites par M. Oddoul. (2 vol. in-8°, Paris, +1839.) Cette dernière édition renferme un assez grand nombre de pièces +et de témoignages, le spécimen d'un des manuscrits des lettres, quelques +fragments de MM. de Chateaubriand, Michelet, Quinet, etc. + +Les dictionnaires et recueils biographiques, qui tous en général +contiennent un article _Abélard_. Nous citerons celui de M. d'Eckstein, +dans l'_Encyclopédie des gens du monde_, t. I; celui de M.P. Leroux, +dans l'_Encyclopédie nouvelle_, t. I; celui de M. Géruzez, dans le +_Plutarque français_, t. I; M. Barrière y a donné l'article _Héloïse_. + +La traduction des lettres d'Héloïse et d'Abélard, par le bibliophile +Jacob, insérée dans la Bibliothèque d'élite, in-12, Paris, 1840. Cette +traduction, fort bien faite, est précédée d'une notice intéressante et +détaillée qu'on doit à M. Villenave, sous ce titre: Abélard et Héloïse, +leurs amours, leurs malheurs et leurs ouvrages. + +Parmi les anciennes traductions, assez peu remarquables, on ne doit +conserver que celle de Bussy-Rabutin, réimprimée avec de nombreuses +compositions poétiques sous ce titre: _Lettres d'Héloïse et d'Abélard_, +traduites librement d'après les lettres originales latines, par le +comte de Bussy-Rabutin, avec les imitations en vers par de Beauchamps, +Colardeau, etc., etc., précédées d'une nouvelle préface par M.E. +Martineault, in-12, Paris, 1841. + +Une biographie universelle publiée en Angleterre contient un bon article +sur Abélard, _The biographical Dictionary of the Society for the +diffusion of useful knowledge_, in-8°, t. I, London, 1842. + +Les Allemands se sont peu occupés d'Abélard. On cite les deux ouvrages +suivants, dont nous ne connaissons que des extraits: + +F. C. Schlosser, _Abaelard und Dulcin, oder Leben und Meinungen eines +Schwaermers und eines Philosophen_, in-8°, Gotha, 1807. + +Fessler, _Abaelard und Heloisa_, 2 vol. in-8°, Berlin, 1808. + +_Abaelard und Heloise oder der Schriftsteller und der Mensch_, par M. +Feuerbach (Leipzig, 1844), est un mince recueil de pensées détachées qui +ne m'ont paru avoir aucun rapport avec le titre[1]. + +[Note 1: Voici au vrai le sens tout allemand de ce titre. Il s'agit +d'une Comparaison entre la vie littéraire et la vie active. Je crois +qu'Abélard désigne l'une et Héloïse l'autre. C'est un recueil dont le +titre revient à peu près à ceci, _l'art et humanité_. Les deux noms +propres ne se rencontrent pas dans le cours du livre.] + +_Abaelard und Heloise. Ihre Briefe und die Leidensgeschichte übersetzt +und eingeleitet durch eine Darstellung von Abaelards Philosophie und +seinem Kampf mit der Kirche_, von Moriz Carriere, in-12, Giessen, 1844. +C'est une traduction des lettres, mais l'auteur l'a fait précéder d'une +introduction qui se lit avec intérêt, et où il se montre au courant des +plus récentes publications qui concernent Abélard. + +III.--On trouve des renseignements sur les manuscrits d'Abélard, sur ses +ouvrages inédits, sur la publication de ceux qui sont imprimés, dans le +_Thésaurus_ de Durand et Martene et dans celui de Pez, aux lieux cités; +dans Casimir Oudin (t. II, p. 1169); l'_Histoire littéraire_ (t. XII, p. +103, 129, 134 et 706); Fabricius (_Biblioth. lat. med. et infim. aetat., +ed. a P.J. Mansi_, t. V, lib. XV, p. 232 et seq.); Olearius, (_Joann. +Gotfr. Olearii Biblioth. scriptor. ecclesiast._, t. I, p. 2-4); le +recueil intitulé: _Historia rei litterariae ordin. S. Benedicti_, par +Ziegelbauer et Legipontanus (t. I et IV); celui de Guillaume Cave, +(_Scriptor. ecclesiast. Historia litteraria_, t. II, p. 203); le Voyage +littéraire de deux bénédictins (part. I, p. 245), et l'Introduction aux +_Ouvrages inédits d'Abélard_, par M. Cousin. + +Les opinions religieuses d'Abélard ont été exposées et discutées par +d'Amboise, D. Gervaise, Dupin, le père Noèl Alexandre, Oudin, Lobineau, +Bayle, les éditeurs des deux _Thesaurus_, Mabillon, dans l'édition de +saint Bernard, son continuateur, dans les Annales bénédictines, l'auteur +du tome XII de l'_Histoire littéraire_, Duplessis d'Argentré (_Collectio +judiciorum de novis erroribus_, t. I, p. 49 et seq.), M. Neander et M. +l'abbé Ratisbonne, chacun dans son _Histoire de saint Bernard_; (l'une +traduite par M. Th. Vial, 1 vol. in-12, 1842; l'autre, 2 vol. in-12, +1840, t. II, chap. XXVII, XXVIII et XXIX.) + +Les opinions philosophiques d'Abélard ont été incomplètement exposées +par les divers historiens de la philosophie, qui jusqu'à ces derniers +temps, ne connaissaient pas ceux de ses ouvrages où elles sont exposées. +Voyez pourtant, outre Brucker déjà cité, Tennemann (_Geschichte der +Philosophie_, t. VIII, part. I, chap. V, p. 170, Leipzig, 1810); +Degerando (Histoire comparée des systèmes de philosophie, t. IV, ch. +XXVI, p. 397), et la note du commencement du chap. III de notre livre +II. Mais les doctrines d'Abélard ne commencent à être bien connues que +depuis l'introduction de M. Cousin (_Ouvr. inéd., ou Fragments philos._, +t. III). On peut consulter aussi l'ouvrage intitulé: _Études sur +la philosophie dans le moyen âge_, par M. Rousselot (3 vol. in-8°, +1840-1842). Il a paru quelques dissertations en Allemagne que nous +citons en leur lieu. + + + + +ABÉLARD. + + + +LIVRE PREMIER. + + + + + +VIE D'ABÉLARD. + + + +Lorsqu'on suit, en quittant Nantes, la route de Poitiers, on traverse, +avant d'arriver à Clisson, un bourg formé d'une longue rue et qui se +nomme le Pallet. Après les dernières maisons, on aperçoit à gauche +au-dessus du chemin une église, remarquable seulement par sa simplicité +et par la vétusté de quelques-unes de ses parties. Derrière cette église +et sur une hauteur, des restes de murs épais, avec des vestiges de +fossés, indiquent sous le lierre qui les couvre une ancienne et forte +construction, et renferment maintenant un carré d'arbustes et de grandes +herbes, cimetière abandonné où s'élève une vieille croix de pierre parmi +quelques modestes tombeaux. Ces ruines sont celles de la demeure des +seigneurs du Pallet, détruite en 1420, lors des guerres qui suivirent +l'attentat commis sur Jean V, duc de Bretagne, par Marguerite de +Clisson. C'était là, qu'au XIe siècle, un petit château fortifié +dominait le bourg, du haut d'une éminence à pic sur l'étroite rivière de +la Sanguèze, ainsi nommée, dit-on, pour avoir été souvent rougie du +sang des combattants, au temps des luttes acharnées des Bretons et des +Anglais. + +En 1079, Philippe Ier était roi des Français, et Hoël IV, duc de +Bretagne, lorsque dans ce bourg et dans ce château, son domaine, un +personnage noble, Bérenger, eut de sa femme Lucie un fils qu'il nomma +Pierre[2]. C'était l'aîné de sa famille, qui s'augmenta bientôt de +plusieurs enfants; ses autres fils s'appelèrent Raoul, peut-être +Porcaire et Dagobert, et sa fille, Denyse. Le père, avant de prendre le +métier des armes, avait reçu de l'instruction, et il en conservait un +tel goût pour les lettres qu'il voulut le transmettre à ses enfants et +faire précéder par quelques études leur éducation guerrière. L'amour +qu'il portait à son fils aîné lui inspira des soins particuliers, +auxquels celui-ci répondit par delà toute espérance. Il annonçait des +dispositions brillantes. Dans cette vieille Armorique qui passait +pour devoir son nom de Bretagne à la brutalité de ses habitants, on +remarquait dès lors une singulière aptitude aux choses qui demandent +la subtilité de l'esprit, et le jeune Pierre tenait du lieu natal, ou +plutôt de sa race, une remarquable facilité[3]. Ses progrès furent +bientôt tels qu'il s'éprit d'une passion vive pour l'étude, et, dans son +ardeur, il résolut de se consacrer aux lettres tout entier. Renonçant +à la gloire militaire, et abandonnant à ses frères son héritage et +son droit d'aînesse, il s'adonna surtout à la philosophie, et dans +la philosophie, à la science de la dialectique, cet art de la guerre +intellectuelle dont il préférait à tout les armes, les combats et les +trophées. + +[Note 2: Le Pallet, _Palatium_ (on trouve aussi Palet, Palais, +Paletz, Palez), est situé à 19 ou 20 kilomètres au sud-est de Nantes, +sur la route de Chollet et de Poitiers, «oppidum ... ab urbe Nannetica +versus orientem octo miliariis remotum.» L'église est sur le penchant +d'une butte, appelée encore la butte d'Abélard. C'est l'ancienne +chapelle du château, donnée á la commune, comme je l'ai appris du curé +en 1843, par le dernier seigneur Barin de Froidmanteau, de la même +famille que les La Galissonnière, dont la résidence se voit à moins +d'une demi-lieue en avant. Les ruines du château, détruit d'abord en +1420, puis sous Louis XIII, ou quatre pans de murs, hauts de 1 mètre +environ, renfermant un carré d'à peu près 30 mètres de côté, passent +pour la maison d'Abélard, qu'on a dit aussi né dans une autre maison +plus modeste, démolie il y a sept ou huit ans par M. Dufrêne, procureur +du roi. Bérenger peut avoir été châtelain du lieu, quoiqu'il fût +Poitevin, suivant l'unique témoignage d'une des épitaphes d'Abélard (_ex +Chron. Rich. Pictav._), Namque oritur patre Pictavis et Britone matre, + si toutefois on n'a pas fait confusion avec Bérenger de Poitiers, dont +il sera question plus bas. Mais rien n'empêche de voir en lui l'ancêtre +de ces seigneurs du Pallet qui, jusqu'au XVe siècle, figurent dans les +annales de la Bretagne. Son fils est souvent désigné sous le nom de +_Palatinus_ et quelquefois de _Nannetensis_. (_Ab. Op._, ep. I, p. +4.--Johan. Saresb. _Policrat_., l. II, c. XXII, et _Metal._, l. I, c. V, +et l. II, c. X.--_Rec. des Hist. des Gaules_, t. XII, p. 115, et t. +XIV, p. 303-304.--_Hist. de Bret._, par D. Lobineau, t. I, l. III, p. +106-107; l. IX, p. 298; l. XIX, p. 651, 1143, 1162 et 1235.--_Abail. et +Hél._, par Turlot, p. 143.--_Voy. pitt. de Clisson_, par Thienon, pl. +II et III.--_Notice sur Clisson_, in-18, Nantes, 1841, p. +7.--Renseignements manuscrits transmis par M. Chaper, préfet de la +Loire-Inférieure, et par MM. de la Jarriette et Demangeat, de Nantes.)] + +[Note 3: C'est Abélard qui dit que _Breton_ vient de _brute_. « +Brito dictas est quasi brutus. Licet enim non omnes vel soli sint +stolidi, hoc (_sic_) tamen qui nomen Britonis composuit secundum +affinitatem nominis bruti, in intentione habuit quod maxima pars +Britonum fatua esset.» Et on lit, en effet, dans le roman de Brut, que + Brutus Apela de Bruto Bretons + Les Troyens ses compaignons. + (V. 1211 et 1212.) +Il s'agit, il est vrai, de la Grande-Bretagne, mais elle donna son nom +à l'Armorique. Les savants pensent que le nom de Bretons vient de +_Vrezonze_ ou _Brazonce_, les _peints_, les tatoués, comme les _Pictes_ +de l'Angleterre. Cependant l'esprit pénétrant des clercs bretons est +attesté par Othon de Frisingen, mais i1 veut qu'en toute autre chose que +les arts (la rhétorique et la dialectique), les Bretons soient presque +stupides. C'est en faisant allusion à cette subtilité particulière +qu'Abélard dit de lui même: «Natura terrae meae vel generis animo +levis.» Car je crois qu'ici _animo levis_ signifie plutôt l'esprit +prompt que la légèreté du caractère: ce n'est pas l'usage d'Abélard +de parler modestement de lui-même, et la légèreté n'est pas le défaut +breton. (Ouvr. inéd. d'Ab. _Dialectic._, p. 222 et 591.--_De Gest. Frid. +I imper._, l. I, c. XLVII.--_Ab. Op._, ep. I, p. 4.)] + +Très-jeune encore, il affronta les chances et les épreuves de cette +stratégie du raisonnement et de la parole. Il s'y exerça de bonne heure, +et ses rapides succès lui donnèrent une telle confiance que, quittant la +maison paternelle, il alla voyager, parcourant les provinces, +cherchant les maîtres et les adversaires, marchant de controverses en +controverses, et renouvelant ainsi, sous une autre forme et dans un plus +vaste espace, la coutume attribuée aux péripatéticiens de discuter en se +promenant[4]. La philosophie avait alors ses chevaliers errants. + +[Note 4: _Ab. Op._, ep. I, p. 4.] + +La France ne manquait pas de maîtres et d'écrivains qui cultivaient la +dialectique. Des sciences qui occupaient les esprits, c'était celle qui +commençait à faire le plus de bruit et à donner le plus de renommée. +Elle rivalisait d'importance et presque de pouvoir avec la théologie +qu'elle servait et inquiétait tour à tour. La grammaire et la rhétorique +qui, unies à ces deux sciences et à quelques études mathématiques, +composaient presque tout l'enseignement de l'époque, ne venaient que +loin après la dialectique dans l'estime des hommes instruits. La +dialectique, c'était alors la philosophie proprement dite. On l'appelait +un art, parce qu'on ne l'enseignait pas sans la pratiquer, et que +l'étude du raisonnement ne va pas sans le besoin d'en montrer les +ressources, d'en essayer les procédés, d'en éprouver les forces[5]. On +apprenait, sous le nom de cet art, une grande partie de ce que contient +la Logique d'Aristote, que l'on connaissait par des traductions +incomplètes et surtout par l'intermédiaire de Porphyre et de Boèce. +L'introduction que le premier a jointe aux catégories, c'est-à-dire aux +prolégomènes de la Logique, faisait corps avec elle; on n'en séparait +pas les versions et les commentaires du second. Ainsi l'on ne savait la +dialectique qu'à la condition d'avoir appris tout ce qui regarde les +cinq voix ou les rapports généraux des idées et des choses entre elles, +exprimés par les noms de genre, d'espèce, de différence, de propriété et +d'accident; les catégories ou prédicaments, c'est-à-dire les idées les +plus générales auxquelles puisse être ramené tout ce que nous savons +ou pensons des choses; la théorie de la proposition ou les principes +universels du langage; le raisonnement et la démonstration, ou la +théorie et les formes du syllogisme; les règles de la division et de la +définition; la science enfin de la discussion et de la réfutation, ou la +connaissance du sophisme. En étudiant toutes ces choses, on trouvait, +chemin faisant, de nombreuses questions qui permettaient de joindre +l'exemple au précepte; c'étaient des questions d'abord de logique pure, +puis de physique, de métaphysique, de morale, et souvent de théologie. +Sur ces questions s'échauffaient les esprits, s'animaient les passions, +et brillaient ceux qui se livraient à l'enseignement et à la dispute; +sur ces questions se partageaient les professeurs, les lettrés, les +écoles, et quelquefois l'Église et le public. + +[Note 5: On sait que notre faculté des lettres s'appelait autrefois +la faculté des arts; d'où le titre de maître ès arts. Le nom d'_artista_ +fut donné dans le XIe siècle aux philosophes, qui à Rome étaient aussi +appelés [Grec: technikoi], quand ils s'adonnaient à l'enseignement et à +la controverse. Budaeus, _Observ. select._ XIV et XVI, t. VI, p. 121 et +130. Hall., 1702.] + +A l'époque où le jeune Pierre se mit à courir le pays pour chercher les +aventures philosophiques, un homme s'était fait dans les écoles une +grande renommée. C'était Jean Roscelin, né comme lui en Bretagne, et +chanoine de Compiègne. Ce maître avait trouvé assez répandue cette +doctrine, qui n'était pas cependant toujours explicite, que les noms +appelés plus tard abstraits par les grammairiens désignent, pour le +plus grand nombre, des réalités, tout comme les noms des choses +individuelles, et que ces réalités, pour être inaccessibles à nos +perceptions immédiates, n'en sont pas moins les objets sérieux et +substantiels d'une véritable science. Il combattit cette idée qu'il +contraignit à se développer et à s'éclaircir; et il soutint que tous les +noms abstraits, c'est-à-dire tous les noms des choses qui ne sont pas +des substances individuelles, que par conséquent les noms des espèces et +des genres qui n'existent point hors des individus qui les composent, +et les noms des qualités et des parties qui ne peuvent être isolées des +sujets ou des touts auxquels on les rattache, les unes sans disparaître, +les autres sans cesser d'être des parties, n'étaient en effet que des +noms. Puisqu'ils n'étaient pas les désignations de réalités distinctes +et représentables, ils ne pouvaient être, selon lui, que des produits ou +des éléments du langage, des mots, des sons, des souffles de la voix, +_flatus vocis_. Cette doctrine fut appelée la doctrine des noms, le +système des mots, _sententia vocum_; les historiens de la philosophie +l'appellent le _nominalisme_[6]. + +[Note 6: Voyez le l. II de cet ouvrage, c. II, VIII, IX et X.] + +Cette doctrine illustra son auteur qui ne l'avait pas inventée tout +entière, mais qui, la rencontrant en principe dans Aristote, l'avait, +après Raban-Maur et Jean le Sourd, hardiment poussée à ses extrêmes +conséquences et rédigée en termes absolus; mais elle compromit le repos +et la sûreté de Roscelin. L'Église s'était alarmée; saint Anselme, alors +abbé du Bec en Normandie, en attendant qu'il succédât à Lanfranc dans +l'archevêché de Cantorbery, et qui jouissait d'un grand crédit comme +religieux et d'une grande réputation comme philosophe, avait combattu le +nominalisme, en soutenant à outrance la réalité de ce qu'exprimaient +les termes abstraits et généraux, ou ce qu'on appelle _la réalité des +universaux_. Devançant même cette polémique, un concile tenu à Soissons, +en 1092, avait condamné la doctrine de Roscelin, comme fausse en +elle-même, et comme incompatible avec le dogme de la Trinité, puisqu'en +n'attribuant l'existence qu'aux individus, elle annulait celle des trois +personnes, ou les réalisait en trois essences individuelles, ce qui +était admettre trois dieux. + +Roscelin avait été forcé de s'exiler en Angleterre. On croit que dans +le cours de ses voyages notre Pierre fut un de ses auditeurs; mais on +ignore quand il le rencontra. Il est certain qu'il suivit ses leçons, et +probablement avant de venir à Paris. Il l'entendit du moins étant fort +jeune; il a dit plus tard qu'il l'avait eu pour maître, et il a dit +aussi qu'il trouvait sa doctrine insensée[7]. + +[Note 7: «Magistri nostri Roscellini tam insana sententia.» (Ouvr. +inéd. _Dialect._, p. 471.) C'est Othon de Frisingen qui veut que le +premier maître d'Abélard ait été Roscelin, lequel a sans aucun doute +été son maître, mais qui ne peut avoir été le premier, encore moins son +précepteur dans sa famille, comme quelques-uns l'ont cru. Rien ne prouve +que Roscelin ait enseigné en Bretagne. Proscrit lorsqu'Abélard avait +treize ans, il ne peut guère l'avoir connu que plus tard dans ses +courses plus ou moins secrètes en France. (_Id._, Introd., p. xl et +suiv.) Abélard le traite avec sévérité, il l'a réfuté et même attaqué +violemment. (_Ab. Op._, ep. XXI, p. 334; Not., p. 1743.--Ou. Fris. _De +Gest. Frid. I_, l. I, c. XLVII.--_Philosophie dans le moyen âge,_ par M. +Rousselot, t. I, c. V.)] + +On croit qu'il n'avait guère que vingt ans lorsqu'il vit Paris pour la +première fois[8]. + +[Note 8: Peut-être même était-il plus jeune; les auteurs du _Recueil +des historiens des Gaules et de la France_ veulent qu'il ait entendu +Guillaume de Champeaux, à Paris, avant la fin du XIe siècle, (t. XIII, +p. 654). Le P. Dubois, dans son _Histoire ecclésiastique de Paris_, dit +qu'Abélard arriva dans cette ville en 1100 (t. 1, l. XI, c. VII, p. +777). Duboulai voudrait même faire remonter son arrivée jusqu'en 1095. +(_Hist. Universit. parisiens_. t. II p. 8.)] + +Cette ville était alors, surtout pour le nord et l'occident de l'Europe, +la capitale des lettres et des arts. Elle a été de bonne heure, elle +est restée toujours le centre de cette philosophie du moyen âge qu'on +a nommée la _scolastique_. Ce nom ne désigne pas autre chose que la +philosophie des écoles ou cette dialectique que nous avons décrite. +Les écoles étaient assez nombreuses en France, et pour la plupart +épiscopales, c'est-à-dire qu'elles étaient ouvertes ordinairement sous +le patronage et la surveillance de l'évêque et même dans sa maison. + +Ces institutions avaient succédé aux écoles palatines, fondées par +Charlemagne, grande et passagère création, comme presque toutes celles +de cet homme qui devança trop son temps, et manqua l'avenir pour l'avoir +deviné trop tôt. Ce qu'il avait voulu placer dans le palais s'était donc +produit dans l'évêché ou même à la porte du cloître[9]. Dans ces écoles, +qui différaient de réputation et quelquefois de doctrine, comme les +évêques eux-mêmes, on enseignait toujours la théologie et souvent les +sciences profanes, y compris la philosophie. Cet ordre d'institutions +dura longtemps; il en est resté au chef-lieu de tous les diocèses, +auprès de tous les évêques, deux titres portés par des prêtres et qui +représentent le double enseignement du passé: l'un est le titre de +théologal, et l'autre celui d'écolâtre. + +[Note 9: «Carolus.... seculares quodam modo litteras fecit et a +coenobiis ad palatium evocavit.» (Duboulai, t. 1, p. 95.) Je parle ici +d'après l'idée reçue qui attribue à Charlemagne la création permanente +d'écoles royales tenues dans son propre palais. _Domus regia schola +dicitur_, disait le concile de Kierzy en 858 (Ibid. p. 106). Ce prince +aurait ainsi conçu et réalisé la véritable instruction publique, celle +de l'État. J'avoue que M. Ampère a singulièrement ébranlé cette idée. +Au reste, les écoles épiscopales elles-mêmes doivent encore être +originairement rapportées à Charlemagne; c'est lui qui en prescrivit la +formation par un capitulaire de 789. (_Histoire littéraire de la France +avant le XIIe siècle_, par M. Ampère, t. III, c. II.)] + +À l'époque dont nous parlons, ou vers l'an 1100, il n'y avait donc pas +d'Université de Paris. Il y avait des écoles à Paris, et parmi elles, +au-dessus de toutes, l'école épiscopale, la plus fréquentée et la plus +célèbre[10]. Les étudiants y accouraient de très-loin, non-seulement de +toute la France, ce qui était peu dire, mais de toute la Gaule et des +pays étrangers. L'Angleterre, l'Italie et l'Allemagne commençaient à +envoyer leurs enfants dans cette ville, destinée à devenir l'Athènes de +la philosophie du moyen âge. Les cours de l'école, ou comme on disait +les _lectures_[11] (il n'existait point de collège), avaient pour +auditeurs des jeunes gens ou hommes faits de toutes nations; car les +écoliers étaient alors de tout âge. Ils se rassemblaient autour de la +chaire du professeur, dans un cloître assez voisin de l'habitation de +l'évêque, située au lieu où nous avons vu encore l'Archevêché, et au +pied de l'église métropolitaine, qui se nommait bien déjà Notre-Dame, +mais qui n'était pas le monument magnifique et vénéré que commença +Maurice de Sully sous Philippe Auguste. Il n'y a pas très-longtemps +qu'une enceinte, jadis habitée tout entière par les membres du chapitre, +s'étendait depuis le Parvis, et longeant au nord la nef de l'église, +allait rejoindre le jardin de l'Archevêché; elle s'appelait le Cloître +Notre-Dame[12]. Là était, aux premiers jours du xiie siècle, l'école +épiscopale, l'école maîtresse, perpétuelle, celle dont le titulaire +régissait de droit les écoles de Paris, et c'est pour cela qu'elle +portait dans le monde et qu'elle a conservé dans l'histoire le nom +d'École du Cloître ou de Notre-Dame. Elle s'enorgueillissait de +reconnaître pour chef Guillaume, dit de Champeaux, du nom d'un bourg +de la Brie où il était né. Archidiacre de Paris, il enseignait +avec beaucoup de succès et d'éclat. Il paraît avoir brillé dans la +dialectique, donné de quelques-unes des questions qu'elle pose des +solutions nouvelles, et appliqué le premier, dans l'école de Notre-Dame, +les formes de la logique à l'enseignement des choses saintes: ce qui a +fait dire qu'il avait, le premier, professé publiquement la théologie à +Paris, et d'une manière contentieuse, en ce sens qu'il aurait introduit +la théologie scolastique. On l'a surnommé la _Colonne des docteurs_[13]. + +[Note 10: Cf. Lobineau, _Hist. de Paris_, t. I, l. IV, p. +151.--Gérard Dubois, _Hist. Eccles. paris._, t. I, l. XI, c. VII, p. +775.--D. B., _Rec. des Hist._ t. XIV, _praef._ xxxj.--Troplong, _Du +pouvoir de l'État sur l'enseignement_, c. vi, vii, viii et ix.--Launoy, +_De Schol. celeb._, t. IV, c. lix. _Hist. litt. de la Fr_., par les +bénédictins de Saint-Maur, t. IX, Disc. prêt.] + +[Note 11: _Lectiones_, d'où le mot de leçons. Bayle appelle Anselme +de Laon _lecteur en théologie_. Les professeurs au Collège de France +avaient conservé ce titre de _lecteur_. Les leçons, au moyen âge, se +composaient d'une lecture ou dictée, puis d'un commentaire ou glose +improvisée. C'est la forme encore suivie dans nos écoles de droit.] + +[Note 12: _Paris ancien et moderne_, par du Marlès, t. 1, c. i, p. +51, et c. ii, p. 189.] + +[Note 13: On le dit né vers 1068. Après avoir étudié sous Manegold +et Anselme de Laon, qui professèrent à Paris, il y devint le chef de +l'enseignement, et il eut le _regimen scholarum_ d'où est venu sans +doute plus tard le titre de _recteur_. Il eut des disciples nombreux +dont quelques-uns occupèrent un rang distingué dans l'Église et la +science. Élève d'Anselme de Laon, qui s'était formé sous saint Anselme, +Guillaume continua donc le réalisme, et même il paraît l'avoir exagéré. +(_Ab. Op._, ep. I, p. 4; Not., p. 1145.--Ouvr. inéd. _Dialectic._ +passim.--Johan. Saresb. _Metalog._, l. I, c. V; l. III, c. IX.--_Rec. +des Hist._, t. XIV, p. 303.--_Lisiardi Vita M.S.S. Arnulfi_, c. XV. +D'Achery, _Spicileg._, t. I, p. 633.--_Hist. litt._, t. X, p. 307, 308 +et suiv.)] + +Pierre alla l'entendre et ne tarda pas à lui plaire. Un disciple +intelligent, qui saisit avec promptitude et reproduit avec talent les +leçons qu'il écoute, est toujours bienvenu de celui qui les donne; mais +il est rare que sa faveur soit durable. Pierre se distingua parmi les +écoliers de Paris; il les étonnait par sa mémoire surprenante, par son +instruction précoce, par sa rare subtilité, par le don de la parole +que rehaussait en lui la singulière beauté de sa figure. Il se faisait +admirer, aimer, et partant envier. Bientôt il s'enhardit à se séparer de +son maître; il attaqua quelques-unes de ses doctrines; et comme il fut +plus d'une fois vainqueur dans l'argumentation, il ne manqua pas de lui +devenir insupportable. Il excita chez Guillaume une indignation et +un effroi, chez quelques-uns de ses condisciples une défiance et une +jalousie, qu'il regarda toujours depuis comme la triste origine de tous +ses malheurs. Mais alors jeune, heureux, plein d'espoir, il parcourait +les sciences et les questions en se jouant. Tout le champ de la +connaissance humaine était ouvert devant lui comme le monde devant un +conquérant. + +On raconte cependant que, ne sachant encore rien au delà de ce qu'on +apprenait dans le _trivium_, c'est-à-dire la rhétorique, la grammaire +et la dialectique, il voulut s'instruire dans les arts plus secrets +du _quadrivium_, où l'en enseignait l'arithmétique, la géométrie, +l'astronomie et la musique; car telle était restée la division +encyclopédique de l'enseignement au XIIe siècle[14]. Il prit même des +leçons d'un certain maître qui se nommait Tirric, et qui se chargea de +lui apprendre les mathématiques. On appelait ainsi une science fort +suspecte où l'étude des propriétés des nombres et des figures s'unissait +à celle de leurs vertus symboliques et mystérieuses[15]. + +[Note 14: Cette division septuple des sciences est indiquée partout +et subsista longtemps. On en trouve l'origine dans Cassiodore et saint +Augustin. (_Divinar. Lect._, c. XXVII.--_De Ordin._, t. II, c. XII, +etc.--_Retract._, l. I, c. VI.--Cf. Budd. _Observ. select._ IV, t. I, p. +47, 51, 55.)] + +[Note 15: C'est Abélard qui nous donne lui-même cette idée des +mathématiques. «Ea quoque scientia cujus nefarium est exercitium, quae +mathematica appellatur, mala putanda non est.» (Ouv. inéd. _Dialect._, +p. 435.--Johan. Saresb. _Policrat._, l. II, c. XVIII et XIX, et Duconge, +ou mot _Mathematica_.)] + +Pierre prenait ces leçons sans bruit; déjà il ne lui convenait plus de +paraître apprendre; cependant il ne réussissait pas. Lui-même a reconnu +qu'il n'a jamais pu savoir l'arithmétique[16]. Ce genre de travail +opposait à son esprit une difficulté inattendue, soit qu'il manquât +d'une aptitude naturelle, chose douteuse, car la dialectique ressemble +aux sciences du calcul; soit que, déjà confiant et ambitieux, il ne +donnât à ses nouvelles études que les restes d'une attention trop +partagée; soit enfin que son esprit, déjà rempli de savoir et préoccupé +de mille choses, ne fît qu'effleurer la surface de ces nouvelles +connaissances. Son maître, à ce qu'il semble, en porta ce dernier +jugement; car le voyant un jour triste et comme indigné de ne pas +pénétrer plus avant, il lui dit en riant: «Quand un chien est bien +rempli, que peut-il faire de plus que de lécher le lard?» Le mot d'une +latinité dégénérée qui signifie _lécher_, composait, avec le dernier +mot de la plaisanterie vulgaire du maître, un son qui ressemblait à +_Baiolard (Bajolardus)_[17]. On en fit dans l'école de Tirric le surnom +de Pierre, et ce surnom, qui rappelait un côté faible dans un homme à +qui l'on n'en savait pas, fit fortune. L'étudiant en prit son parti, et +acceptant ce sobriquet d'école, dont il changea quelque peu le son et +le sens, il se fit appeler Abélard (_Habelardus_), se vantant ainsi de +posséder ce qu'on l'accusait de ne pouvoir prendre, et, s'il fallait en +croire cette anecdote, c'est ce surnom d'origine puérile et familière +qu'auraient immortalisé le génie, la passion et le malheur. + +[Note 16: «Ejus artis ignarum omnino me cognosco.» (Ouv. Inéd. +_Dialect._, p. 182.)] + +[Note 17: «Bajare quod est lingere.» On ne connaît, je crois, ce +mot que par le passage du manuscrit où cette anecdote est rapportée. Du +moins, au mot _Bajare_, Ducange ne donne-t-il aucun autre exemple.] + +Lorsqu'il eut acquis toute sa gloire, lorsqu'il eut atteint le faîte de +la science, l'origine vraie ou fausse de son nom fut oubliée, et l'on +ne voulut y voir qu'un surnom emprunté au nom de l'abeille, comme +si Abélard eût été l'abeille française, ainsi qu'autrefois un grand +écrivain fut appelé l'abeille attique[18]. + +[Note 18: L'anecdote sur l'origine du nom d'Abélard est peu connue, +et n'a été rapportée que par Bernard Pez, sur la foi d'un manuscrit +de l'abbaye de Saint-Emmeram. (_Thesaur. anecdot. noviss._, t. III, +_Dissert, isagog._, p. xxij.) Il est plus que douteux que le surnom +d'Abélard vienne de l'abeille, quoique ses contemporains et saint +Bernard lui-même aient fait ce rapprochement. (Saint Bern. _Op._, ep. +CLXXXIX.) D'Argentré voit un nom de famille dans le nom de Pierre +Esveillard, _qu'ils appellent en France Abéilard. (L'Hist. de +Bretaigne_, l. I, c. XVI, et l. III, c. CIII, p. 74 et p. 236.) Les +textes latins écrits en Bretagne portent _Abaelardus. (Chroniq. de Ruys. +Recueil des Histor._, t. XII, p. 564.--_Mém. pour servir à l'Hist. de +Bretagne_, par D. Morice, t. I, p. 559.) C'était plutôt un surnom. Tous +les noms de famille ont bien commencé par des surnoms; mais très-rares +alors, ils se montraient sous la forme de titre féodal ou nom de fief +héréditaire. L'orthographe latine la plus correcte est, je crois, +_Abaelardus_. Dans ses propres ouvrages, il se nomme lui-même: «Hoc +vocabulum Abaelardus mihi.... collocatum est.» (Ouvr. inéd. _Dialect._, +p. 212 et 480.) Othon de Frisingen écrit _Abailardus_, et l'on trouve +aussi _Abaielardus_, et même _Abaulardus, Abbajalarius, Baalaurdus, +Belardus_. En français, _Abeillard, Abayelard, Abalard, Abaulard, +Abaalarz, Allebart, Abulard, Beillard, Baillard, Balard,_ etc., et dans +une ballade de Villon: + + Où est la très-sage Héloïs + Pour qui fut chastré et puis moyne + Pierre Esbaillart à Saint-Denys, + Pour son amour eut cest essoyne? + +Les formes les plus usitées sont _Abailard_ ou _Abélard_. Le dernière +est celle que préfèrent Bayle, _l'Histoire littéraire_, et M. Cousin. +(_Ab. Op._, praefat., p. 3; Not., p. 1141.--Bayle, _Dict. crit._, art. +_Abélard_.) Il n'existe aujourd'hui personne du nom d'Abélard dans le +canton de Vallet où le Pallet est situé, au témoignage de M. le juge de +paix du canton; mais le nom d'Abélard n'est point inconnu à Nantes comme +nom de famille, suivant MM. de la Jarriette et Demangeat.] + +Cependant il avait conçu l'idée de devenir maître à son tour et de +régir les écoles, idée hardie chez un étudiant qui sortait à peine de +l'adolescence[19]. Mais sûr de sa force et confiant dans sa fortune, il +ne reculait devant aucune des ambitions de son orgueil. Il chercha un +lieu où il pût ouvrir un cours; il jeta les yeux sur Melun, ville alors +fort importante et qui était un siège royal. Guillaume, le maître qu'il +abandonnait, sentit le danger; quoiqu'il fût sur le point de renoncer à +sa chaire et de quitter le monde, il fit tous ses efforts pour empêcher +l'établissement d'une école nouvelle, ou du moins pour éloigner +davantage Abélard des murs de Paris. Il usa de secrètes manoeuvres afin +de lui faire interdire le lieu où on lui permettait de professer. Mais +le talent et la jeunesse trouvent aisément faveur et protection; le +vieux maître avait des jaloux; il s'était fait des ennemis parmi les +puissants de la terre; ils soutinrent son rival; la malveillance envers +Guillaume profita de l'odieux de celle de Guillaume envers Abélard; la +faveur du grand nombre prit ce dernier sous sa garde, et son voeu fut +réalisé, il eut une école. Tout cela se passait vers l'an 1102. + +[Note 19: «Factum est ut ... ad scholarum regimen adolescentulus +aspirarem.» (_Ab. Op._, ep. I, p. 4.) C'est une opinion assez générale +qu'il avait vingt-deux ans. (_Histor. Eccl. paris._ a G. Dubois, t. I. +l. XI, c. VII, p. 777.) L'impression que sa jeunesse avait produite +paraît avoir duré au delà de sa jeunesse même. On l'appela longtemps _le +jeune Palatin_; du moins trouve-t-on ce titre en tête de quelques uns +de ses manuscrits. Car c'est ainsi, je crois qu'il faut entendre _Petri +Abaelardi junioris Palatini summi peripatetici editio_, et non pas +_Abélard le jeune_, puisqu'Abélard n'est pas un nom de famille. +D'ailleurs il n'avait cédé que ses droits d'aînesse et non son âge. On a +proposé de traduire: _le grand péripatéticien moderne_. (Cousin, Ouvr. +inéd. Introd. p. xiij.)] + +Ce fut alors que son talent pour l'enseignement prit l'essor, et sa +renommée couvrit bientôt et la réputation naissante de ses condisciples, +et la célébrité établie des maîtres eux-mêmes. Nul ne semblait à ses +auditeurs digne ou capable de rivaliser avec lui dans l'art de la +dialectique; et chaque jour plus présomptueux, ne redoutant aucun +voisinage, il voulut rapprocher son école et la transporter à Corbeil, +place forte qui ne tarda pas à devenir un château royal comme Melun[20]. +Là, plus près de Paris, il donnait pour ainsi dire l'assaut à la +citadelle de l'école de Notre-Dame. + +[Note 20: Le comté de Melun et celui de Corbeil avaient été réunis, +puis séparés. Le premier revint d'abord à la couronne par la mort de +Rainauld, évêque de Paris et chancelier, comte de Melun; il y eut alors +un vice-comte (vicomte). Puis, Philippe Ier prit possession de la ville +qui était fortifiée comme tout chef-lieu de fief (_Meldunum castrum, +castellum_); il en fit un siège royal, c'est-à-dire qu'étant la ville +d'un domaine dont le roi était seigneur, elle devint une de ses +résidences et il y établit sa justice. Philippe Ier y mourut en +1108. C'est son successeur, Louis le Gros, qui réunit dans les mêmes +conditions le comté de Corbeil par l'abandon du neveu du dernier comte. +C'est à une époque bien voisine de cet événement, si ce n'est lors de +cet événement même, qu'Abélard vint à Corbeil. (_Ab. Op._. Not., p. +1195.)] + +Cependant un travail excessif avait épuisé ses forces et altéré sa +santé. Il fut obligé de quitter la France, de voyager, et probablement +de visiter sa patrie, laissant après lui de vifs et longs regrets, et +sans cesse ardemment rappelé par tous ceux qu'intéressait l'enseignement +de la dialectique. Très-peu d'années se passèrent ainsi, celles +peut-être pendant lesquelles il entendit Roscelin; et il se sentait +rétabli, lorsqu'il apprit que son ancien maître avait abandonné la +chaire de Notre-Dame. + +En 1108, au temps de Pâques, prenant l'habit religieux, l'archidiacre +Guillaume de Champeaux s'était retiré, avec quelques-uns de ses +disciples, près d'une chapelle au sud-est de Paris, où était ensevelie +une recluse morte en grand renom de piété. + +Il y avait formé une congrégation volontaire de clercs réguliers, qui +devint plus tard l'abbaye de Saint-Victor. C'est là que, commençant une +vie de paix et de piété, il espérait trouver un abri contre les attaques +et les luttes qu'il prévoyait, ou même se préparer à l'épiscopat, qu'il +pouvait souhaiter comme une délivrance ou comme un asile. + +Cette retraite qu'accompagnait un changement de vie assez éclatant, fit +sensation dans le clergé; on loua beaucoup la dévotion et l'humilité +d'un homme qui renonçait pour la solitude à un poste élevé dans l'Église +de Paris, aux chances apparentes d'une fortune plus grande encore; enfin +à une position qui, suivant ses disciples, équivalait presque au premier +rang dans le palais du roi[21]. + +[Note 21: «Cum esset archidiaconus, fereque opud regem primus, +omnibus quae possidebat demissis, in praeterito pascha, ad quamdam +pauperrimam ecclesiolam soli Deo serviturus se contulit,» dit un anonyme +qui écrit un an après l'avoir entendu et admiré, _tanquam angelum_. +(_Rec. des Histor._, t. XIV, p. 279.) D'autres fixent la date de cette +retraite en 1109. (Crevier, _Hist. de l'Univ._, t. I, l. I, §2.)] + +Hildebert, célèbre évêque du Mans, et dans la suite plus célèbre +archevêque de Tours, lui écrivit que c'était là vraiment +philosopher[22]; mais il l'exhorta vivement à ne point renoncer à +ses leçons. Guillaume suivit ce conseil; sa nouvelle résidence ne +l'éloignait point trop de Paris; sa nouvelle vie ne le séquestra pas du +monde savant. Dans sa retraite ouverte au public, il installa avec lui +la science, et il continua à faire des cours, inaugurant ainsi cette +grande école de Saint-Victor qui a joué un rôle important dans la +théologie et presque dans la religion[23]. + +[Note 22: «Hoc vere philosophari est.» (Hildeb., episc. cenoman., +ep. 1.--G. Dubois, _Hist. Eccl. paris._, t. I, l. IX, c. ix.)] + +[Note 23: Guillaume de Champeaux ne fut donc pas précisément le +fondateur officiel de la congrégation des chanoines réguliers de +Saint-Victor. On a même contesté qu'il ait été chanoine régulier, +quoique ce titre lui soit souvent donné, et qu'il ait au moins formé +dans cette maison une congrégation temporaire, ce qu'Abélard appelle un +_conventicule de frères, un ordre de clercs réguliers_, qui put être le +type et fut certainement l'origine de l'institution définitive. Avant +Guillaume, on prétend que la chapelle ou le prieuré de Saint-Victor +était desservi par des moines noirs, et dépendait de la célèbre +abbaye de Saint-Victor de Marseille, l'un et l'autre de la règle de +Saint-Benoît. En 1108, Guillaume s'établit dans le prieuré avec ses +disciples et en agrandit les bâtiments. En 1112, il devint évêque. En +1113, Louis le Gros changea le prieuré en abbaye et remplaça, dit-on, +les moines noirs par des chanoines de Saint-Rufe de Valence. Le premier +abbé fut Gilduin. (Cf. _Ab. Op._, ep. i, p. 5 et 6; Not., p. 1145.--_Vie +d'Abeillard_, par D. Gervaise, t. I, p. 22.--_Hist. litt. de la +France_ t. XII, art. _Hugues de Saint-Victor_, p. 3, et Gilduin, p. +476.--Dubois, _Hist. Eccl. paris._, loc. cit.--_Gallia Christ._, t. VII, +p. 656.)] + +Tandis qu'il y parlait, entouré de ses nombreux élèves, il vit tout à +coup dans leurs rangs reparaître Abélard qui venait, disait-il, entendre +ses leçons sur la rhétorique. Mais le disciple apparent ne tarda pas à +provoquer son maître sur la question de philosophie qui préoccupait les +esprits. C'était cette question fameuse et redoutée qui avait perdu +Roscelin. Sur les universaux, la doctrine de Guillaume de Champeaux +était le contre-pied de celle du chanoine de Compiègne. Il professait le +réalisme le plus pur et le plus absolu, c'est-à-dire qu'il attribuait +aux universaux une réalité positive; en d'autres termes, il admettait +des essences universelles. Dans son système, tout universel était par +lui-même et essentiellement une chose, et cette chose résidait tout +entière dans les différents individus dont elle était le fond commun, +sans aucune diversité dans l'essence, mais seulement avec la variété +qui naît de la multitude des accidents individuels. Ainsi, par exemple, +l'humanité n'était plus le nom commun de tous les individus de l'espèce +humaine, mais une essence réelle, commune à tous, entière dans chacun, +et variée uniquement par les nombreuses diversités des hommes. Ainsi +du moins Abélard décrit la doctrine de son adversaire. Il l'attaqua +directement et la pressa d'arguments clairs et frappants. Si le genre, +disait-il, est l'essence de l'individu, si notamment l'humanité est une +essence tout entière en chaque homme, et que l'individualité soit un +pur accident, il s'ensuit que cette essence entière est en même temps +intégralement dans un homme et dans un autre, et que lorsque Platon est +à Rome et Socrate à Athènes, elle est tout entière avec Platon à Rome, +et dans Athènes avec Socrate. Semblablement, l'homme universel, étant +l'essence de l'individu, est l'individu même, et par conséquent il +emporte partout l'individu avec lui; de sorte que lorsque Platon est à +Rome, Socrate y est aussi, et que quand Socrate est à Athènes, Platon +s'y trouve avec lui et en lui. Là conduisait cette formule de Guillaume +de Champeaux que, dans les individus, la chose universelle subsistait +essentiellement ou dans la totalité de son essence[24]. + +[Note 24: _Ab. Op._, ep. 1, p. 6.--Ouvr. inéd., _De Gener. et +Spec._, p. 613.] + +Par ces objections et par d'autres qui semblaient autant d'appels au +sens commun, Abélard troubla tellement le maître longtemps incontesté +des écoles de Paris qu'il le contraignit de s'amender et de rétracter +ou effacer de la formule un mot décisif. Guillaume cessa de dire que +la chose universelle subsistait comme une seule et même chose +_essentiellement_ dans les individus, ce qui était dire qu'elle en +était l'essence. Il se réduisit à prétendre qu'elle subsistait ou +_individuellement_, on plutôt _indifféremment_ dans les individus[25]. + +[Note 25: D'après l'édition des oeuvres d'Abélard, et le texte de sa +première épître, reproduit dans le recueil de Dom Bouquet, l'_Historia +calamitatium_ donne _individualiter_, pour le mot substitué +à _essentialiter_; mais d'Amboise met en marge la variante +_indifferenter_: c'est le mot du manuscrit de la Bibliothèque du Roi, +d'un autre de la bibliothèque de Troyes, et de ceux que Rawlinson dit +avoir consultés; il paraît de tout point préférable, car la première +substitution, si elle a une valeur, annule le réalisme, et la seconde, +au contraire, exprime une doctrine qu'Abélard, dans ses ouvrages +didactiques, expose et réfute comme la seconde opinion de Guillaume de +Champeaux et la seconde forme du réalisme. (Cf. _Ab. Op. ibid._ Ouv. +inéd., Introd., p. cxx, cxxxiij et cxliij.--_De Gen. et Spec._, p. +513 et 516.--_Rec. des Hist._, t. XIV, p. 279.--_Abail. et Hél._, par +Turlot, p. 16.--Voyez aussi plus bas l. II, c. VIII et suiv.)] + +Or, si elle subsistait _individuellement_, elle n'était plus identique +et intégrale dans tous, elle avait une existence individuelle, ce qui +ne signifiait rien, ou signifiait que l'essence se divisait en +parties numériques semblables, mais non identiques, et par conséquent +indépendantes. Si elle subsistait _indifféremment_ dans les individus, +elle existait comme l'élément non différent (_indifferens_) des +différents individus; manière technique d'exprimer qu'elle était ce +qu'il y avait de commun et de semblable dans les membres d'un même genre +ou d'une même espèce. Des deux façons, c'était abjurer, ou se +réfugier dans un réalisme mitigé, qu'Abélard appelle la doctrine de +l'indifférence, et au sein de laquelle il ne laissa pas son professeur +en repos. + +Cette question des universaux était depuis un temps la question +dominante de la dialectique et comme la pierre de touche des maîtres +et des écoles. Celui qui faiblissait sur ce point perdait aussitôt son +crédit et toute confiance en lui-même. Quiconque se rétractait en cela +renonçait à convaincre et à guider. Du jour où Guillaume de Champeaux +eut corrigé ou délaissé son opinion, le découragement le prit, ses +leçons furent négligées; à peine l'écouta-t-on encore, à peine lui +permit-on de s'expliquer sur les autres parties de la dialectique. Il +semblait que ce point abandonné eût emporté toute la science avec lui. +En même temps, la doctrine et la position d'Abélard acquirent plus de +force et d'influence; beaucoup de ceux qui l'attaquaient auparavant +passèrent de son côté. De toutes parts, et du sein même de l'école +opposée, on accourut dans la sienne. + +En quittant le cloître de Notre-Dame pour l'institut naissant de +Saint-Victor, Guillaume n'avait point laissé sa chaire déserte. Un +successeur s'y était assis et devait y continuer son oeuvre; mais le +gouvernement de la science avait passé en d'autres mains; découragé ou +converti, le nouveau maître offrit sa place à Abélard, et se rangea +parmi ses auditeurs. L'empire de l'école lui fut ainsi régulièrement +dévolu, car c'était alors une règle qu'on ne pouvait enseigner qu'avec +l'autorisation d'un maître reconnu, et comme son suppléant et son +délégué. Enseigner de son propre chef, ce qu'on appelait enseigner sans +maître[26] était une témérité et presque un délit. Aussi, ne pouvant +plus l'attaquer lui-même, Guillaume au désespoir attaqua-t-il son propre +successeur; de honteuses accusations furent dirigées contre lui, dont +la plus grave sans doute et la moins avouée était sa déférence pour +Abélard. Il fut interdit, et comme Guillaume de Champeaux était +apparemment resté titulaire de sa chaire, il la fit donner à quelque +adversaire anonyme du nouveau docteur, qui fut forcé de retourner à +Melun, et d'y recommencer ses leçons. + +[Note 26: _Sine magistro_, sans avoir ou la maîtrise ou +l'autorisation magistrale. (_Ab. Op._, ep. 1; p. 10.) Il fallait, +suivant M. Troplong, obtenir la licence du maître des études ou +scolastique, appelé aussi chancelier, ou bien être disciple d'un maître +titulaire et enseigner sous sa direction. De là sont venus peu à peu +tous les grades académiques, _maître, licencié, docteur_ (Cf. _Hist. +litt. de la Fr._, t. IX, p. 8l, et t. XII, p. 93.--Pasquier, _Rech. de +la France_, l. IX, c. xxi.--D. Brial, préf. du t. XIV des _Hist. fr._, +p. xxxi.--Crevier, _Hist. de l'Univ._, t. I, l. 1, p. 132, 135, 161, +256, etc.--Troplong, _Du Pouv. de l'État sur l'enseignement_, c. x.).] + +Mais la victoire fut passagère; en écartant pour un moment un formidable +rival, on ne retrouvait ni la foi ni la puissance. De loin, il +intimidait, il abaissait encore ceux qui s'étaient délivrés de sa +présence. La vie s'était comme retirée d'eux; la malignité publique les +poursuivait et minait ce qui pouvait leur rester d'autorité. Elle se +prit à Guillaume de Champeaux, et les doutes railleurs des écoliers +sur le désintéressement de sa piété, sur les motifs de sa retraite, le +forcèrent bientôt à se retirer, lui, la congrégation qu'il avait formée, +et ce qu'il avait encore de disciples, dans une maison de campagne +éloignée de la ville[27]. + +[Note 27: Une maison de campagne ou un hameau, car _villa_ a ces +deux sens; _ad villam quamdum ab urbe remotam_. Brucker dit que ce lieu +était le vieux prieuré (_veteres cellae,_), peut-être le même où fut +fondé Saint-Victor. (_Ab. Op._, ep. 1, p. 6.--_Hist. crit. phil._, t. +III, p. 733.)] + +Abélard se hâta de se rapprocher. Comme l'école de la Cité restait +toujours occupée, il s'établit hors des murs, sur la montagne +Sainte-Geneviève, et dans le cloître même, dit-on, de l'église dédiée à +la patronne de Paris. Cette colline, destinée à devenir comme le Sinaï +de l'enseignement universitaire, était alors l'asile où se réfugiait +l'esprit d'indépendance, le poste où se retranchait l'esprit d'agression +contre l'autorité enseignante. Des écoles privées, plutôt tolérées +qu'autorisées par le chancelier de l'Église de Paris, s'y ouvraient +aux auditeurs innombrables que ne pouvaient contenir ou satisfaire +les écoles de la Cité. Ainsi Joslen de Vierzy, qui devait un jour, +en qualité d'évêque, juger Abélard, donnait à ses côtés des leçons +tendantes au nominalisme, malgré la défaveur qui s'attachait à cette +doctrine[28]. Les étudiants étaient divisés par conférences, sous +des professeurs ou répétiteurs qui aspiraient à la maîtrise ou à la +renommée. Mais par _sa science éprouvée_ et _par son éloquence sublime_ +(ce sont les expressions de ses ennemis), Abélard effaçait tout le +monde. L'originalité de son esprit lui inspirait des nouveautés hardies +qui séduisaient la foule et confondaient ses rivaux. Osant ce que nul +n'avait osé, insultant à tout ce qu'il n'approuvait pas, il provoquait +la lutte par ses témérités et la décourageait par la terreur de sa +dialectique[29]. + +[Note 28: D'après Duboulai, l'Université de Paris se serait formée +de la réunion de l'école palatine, de l'école épiscopale et de celle de +Sainte-Geneviève. Il ne prouve pas que la première subsistât encore au +commencement du XIIe siècle; la seconde dominait la Cité, et continua +d'y subsister à l'ombre de la Métropole, toujours plus théologique, +plus ecclésiastique, plus soumise à l'autorité du premier chantre ou +chancelier de l'Église de Paris qui paraît avoir été, jusqu'au temps +de Louis le Gros, le magistrat de l'instruction publique. Le chef +de l'enseignement ou _maître recteur_, ce qu'on appelait d'abord +le primicier, dut, là comme ailleurs, être le _scholasticus_ ou +_scholaster_, (écolâtre), _magister scholae_ ou _capischol_. Le nombre +des étudiants s'étant fort accru ne put être retenu entre les deux +ponts ou dans l'Ile, et s'étendit sur la montagne Sainte-Geneviève. Il +s'établit une école à l'abbaye du même nom (emplacement du collège Henri +IV); et des écoles particulières s'ouvrirent sur la pente septentrionale +de la colline: de là le pays latin. (_Hist. Univ. paris._, t. I, p. 257, +267, 272, 280). Joslen, Goselen ou Joscelin, surnommé Le Roux, d'une +famille noble dite de Vierzi, enseigna d'abord sur la montagne +Sainte-Geneviève, puis devint archidiacre, et plus tard évêque de +Soissons (1125 ou 1126); et comme tel, il siégea au concile de Sens où +Abélard fut condamné. (Johan. Saresb. _Metalog._, l. II, c. XVII.-- +_Rec. des Hist._, t. XIV, p. 297.--_Hist. litt._, t. IX, p. 32 et t. +XII, p. 412.)] + +[Note 29: «Probatae quidem scientiae, sublimis eloquentiae, ... +inauditarum erat inventor et assertor novitatum, et suas quaerens +statuere sententias, erat aliarum probatarum improbator. Undo in odium +venerat eorum qui sanius sapiebant, et sicut manus ejus contra +omnes, sic oinnium contra eum armabantur. Dicebat quod nullus antea +praesumpserat.» (_Ex. vit. S. Gostini acquicinct. abb., I. I. Rec. des +Hist.,_ t. XIV, p, 442.)] + +Il est probable que, combattant à la fois le réalisme de Guillaume de +Champeaux et le nominalisme déguisé de Joslen, il ne manquait ni de +jaloux ni d'ennemis. On raconte que ceux-ci, poussés à bout, voulurent +enfin lui susciter un contradicteur, et cherchèrent dans leurs rangs un +adversaire courageux qui essayât de lui tenir tête. «C'est un chien qui +aboie,» disaient-ils, «il le faut chasser avec le bâton de la vérité.» +Il y avait dans l'école de Joslen un jeune homme de Douai, qui se +montrait plein d'ardeur et d'intelligence. Il se nommait Gosvin, et il +n'aspirait qu'à l'honneur de se mesurer avec le terrible novateur. Il +fut choisi. Son maître qui l'aimait s'efforça de le dissuader de +cette dangereuse entreprise; il lui représenta qu'Abélard était plus +redoutable encore par la critique que par la discussion, plus railleur +que docteur, qu'il ne se rendait jamais, n'acquiesçant pas à la vérité +si elle n'était de sa façon[30], qu'il tenait la massue d'Hercule et +ne la lâcherait point, et qu'enfin, au lieu de s'exposer à la risée +en l'attaquant, il fallait se contenter de démêler ses sophismes et +d'éviter ses erreurs. Le jeune élève persista, et tandis que ses +camarades réunis par groupes dans leurs logements, comme des soldats +sous leurs tentes, faisaient des voeux pour lui, il en prit avec lui +quelques-uns et gravit la montagne Sainte-Geneviève. Il se comparait à +David marchant à la rencontre de Goliath. Plus jeune de six ou sept ans +qu'Abélard, qui devait alors approcher de trente ans, il était petit, +grêle, d'une figure agréable, avec le teint d'un enfant. Il entra +bravement dans l'école et trouva le maître faisant sa leçon à ses +auditeurs attentifs. Il prit aussitôt la parole, et l'interpella +hardiment; mais Abélard, lançant sur lui un regard dédaigneux et +menaçant: «Songez à vous taire,» lui dit-il avec hauteur, «et +n'interrompez point ma leçon.» L'enfant qui n'était pas venu pour se +taire insista avec énergie; mais il ne put obtenir une réponse. Sur sa +mine, Abélard ne pensait pas qu'il en valût la peine, et levait les +épaules sans l'écouter; mais ses disciples qui connaissaient Gosvin lui +dirent que c'était un subtil disputeur, et l'engagèrent à l'entendre. +«Qu'il parle donc,» dit Abélard, «s'il a quelque chose à dire.» Le jeune +athlète, libre enfin d'entrer en lice, commença l'attaque. Il posa sa +thèse, et ouvrit une controverse en règle. Nous ignorons quel en était +le sujet, quels en furent les détails et les incidents, et toute cette +histoire ne nous est connue que par un moine du couvent dont Gosvin fut +un jour abbé[31]. Mais selon lui, le petit David terrassa le géant; il +conquit tout d'abord l'attention de l'auditoire par la gravité de sa +parole; puis, il enlaça si savamment son adversaire par des assertions +qu'on ne pouvait ni éluder ni combattre qu'il lui ferma peu à peu tout +moyen d'évasion et parvint graduellement à le réduire à l'absurde. Ayant +ainsi _garrotté ce Protée par les indissolubles liens de la vérité_, il +redescendit triomphalement la montagne, et en rentrant dans les salles +où l'attendaient ses condisciples impatients, il fut accueilli par des +cris de victoire et d'allégresse. + +[Note 30: «Non disputator, sed cavillator, plus joculator quam +doctor.... Quod pertinax esset in errore, et quod, si secundum se non +esset, nunquam acquiesceret veritati.» (_Id. ibid._, p. 443.)] + +[Note 31: On attribue à Alexandre, successeur de Gosvin au titre +d'abbé d'Anchin, ou plus exactement à deux moines qui l'avaient connu et +n'écrivaient que huit ou dix ans après sa mort, la biographie d'où nous +extrayons ce récit. Elle a été imprimée a Douai en 1620, et insérée +par fragment dans le _Recueil des Historiens des Gaules_. (T. XIV, p. +441-445.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 605.)] + +Quoi qu'on doive penser de cette anecdote, on ne voit pas que Gosvin +ait suscité contre Abélard une résistance ou une concurrence bien +formidable. Si ses amis vinrent le prier d'ouvrir école à son tour, il +n'osa le tenter à Paris, ou du moins sa tentative n'y a laissé nulle +trace. C'est à Douai, sa ville natale, qu'il paraît avoir fondé un +véritable enseignement; et il devint, en 1131, abbé d'Anchin, en +attendant la canonisation, car on l'appelle saint Gosvin. Mais nous le +retrouverons plus tard. + +Rien cependant n'arrêtait la marche ascendante d'Abélard. Du haut de sa +montagne, il devenait de fait le maître des écoles, et celui qui dans +la Cité en occupait la place n'était plus qu'un vain simulacre sur une +chaire impuissante. + +À ces nouvelles, Guillaume de Champeaux veut faire un dernier effort. +Il quitte les champs, il reparaît; il ramène la congrégation à +Saint-Victor; il rassemble tous ses partisans, comme s'il venait +délivrer dans l'école son soldat, sentinelle abandonnée. Ce retour +commença par perdre ce triste remplaçant; il avait encore quelques +auditeurs; on trouvait qu'il était habile à expliquer Priscien, écrivain +plus recommandable en grammaire qu'en philosophie. On l'abandonna; il +fut obligé de quitter sa chaire, et ses élèves retournèrent à Guillaume +de Champeaux, qui lui-même, désespérant de la gloire mondaine, sembla +de plus en plus se tourner vers la vie monastique. Cependant les hommes +secondaires ayant ainsi disparu, rien ne s'interposait plus entre +Abélard et Guillaume. Devant eux l'arène était ouverte et libre, et le +combat s'engagea entre les deux écoles, entre les deux maîtres. Peut-on +demander quelle fut l'issue de la lutte? D'un côté était l'espérance, +la nouveauté, la jeunesse. De l'autre, les souvenirs d'une autorité +incontestée, d'une influence vieillie, d'une domination facile, tout ce +qui perd les pouvoirs menacés de révolution. Chaque jour des victoires +de détail venaient préparer le triomphe d'Abélard, et couronnaient +le maître dans ses élèves. Enfin l'événement prononça. «Si vous me +demandez,» dit Abélard, en citant Ovide, «quelle fut la fortune du +combat, je vous répondrai comme Ajax: Il ne m'a pas vaincu [32].» + +[Note 32: Si quaeritis hujus Fortunam pugnae, non sum superatus ab +illo. + +Ovid. _Metam._, 1. XIII.--_Ab. Op_., ep. 1, p. 7.] + +En effet, bientôt la lutte cessa d'être possible. Plus de résistance, +plus même de rivalité. Abélard allait régner sans partage dans l'école, +lorsqu'il fut encore obligé de quitter la France. Son père s'était, +comme on disait alors, converti. Il venait d'embrasser la vie +religieuse, et Lucie, sa femme, se disposait, suivant la règle, à imiter +cet exemple. Tendrement aimée de son fils, elle l'appela près d'elle. +Tous deux avaient leurs adieux à se faire dans le siècle. Il partit, +il revit la Bretagne et sa mère, et quand après une courte absence il +revint à Paris; il trouva l'école silencieuse et libre. Guillaume de +Champeaux, abandonnant à la fois la retraite et l'enseignement, +s'était réfugié dans les dignités ecclésiastiques. Il était évêque de +Châlons-sur-Marne. + +Ç'avait été un professeur très-habile, un logicien très-ingénieux, et +sa réputation était grande; mais elle avait vieilli. Il n'avait su ni +souffrir la contradiction ni repousser l'attaque. Son caractère manquait +à la fois de générosité et d'énergie, et, dans le combat, son esprit lui +fit faute. Mais il fut un prélat pieux et respecté, placé à la tête de +l'épiscopat des Gaules pour la science de l'Écriture sainte. On comprend +que celui qui avait régi si longtemps les _Écoles sublimes_ (tel était +le nom donné aux cours de haute science) devait faire un grand évêque: +aussi en a-t-il reçu le titre[33]. Il administra son diocèse pendant +sept années et mourut regretté de saint Bernard dont il était l'ami et à +qui, le premier peut-être, il fit connaître Abélard[34]. + +[Note 33: «Magnum Wuillelmum episcopum, qui sublimes scholas +rexerat.» (_Ex Chron. mauriniae. Recueil des Histor._, t. XII, +p.76.--Saint Bern. _Op_., t. I, p. 13.)] + +[Note 34: La date de l'élection de Guillaume de Champeaux, comme +celle de sa mort, est controversée. Les uns veulent qu'il ait été évêque +en 1112 et soit mort en 1119 (Duchesne, _Ab. Op_.; Not., p. 1147 et +1163.--Gervaise, _Vie d'Ab._, t. I, p. 23); les autres, que la promotion +soit de 1113 et le décès de 1121, le 22 mars. (Mabillon, saint Bern., +_Op_., t. I, p. 13, 61 et 302.--Durand et Martene, _Thes. nov. anecd._, +t. V, p.877.--_Gallia Christ._, t. IX, p. 878.--D. Brial, _Rec. des +Hist._, t. XIV, p. 279.--_Hist. litt. de la Fr._, t. XII, p. 476, et +t. X, p. 310 et 311.) Des deux côtés on invoque des textes. Les tables +manuscrites de l'évêché de Châlons portaient qu'il avait administré +pendant sept ans.] + +On était en 1113; Abélard, dans la force de l'âge et du talent, avait +constitué son enseignement, son autorité, presque sa gloire. Il dominait +l'école de Paris; c'était être dictateur dans la république des lettres. + +Ses doctrines avaient pris leur caractère définitif. A l'exception de la +théologie, dans laquelle il lui restait encore des progrès à faire, il +avait à peu près fermé le cercle de ses études. Ses contemporains ont +vanté son savoir et l'ont dit égal à la science humaine, éloge quelque +peu hyperbolique[35]. Nous avons vu qu'il n'était point versé dans +l'arithmétique, ni probablement dans aucune des sciences du calcul. +Ceux qui veulent qu'il n'ait rien ignoré, même le droit, chose plus que +douteuse, citent en preuve une anecdote qui indiquerait seulement +qu'il ne comprenait pas une loi des empereurs Valentinien, Théodose et +Arcadius sur les limites[36]. Il ne possédait bien d'autre langue que le +latin; le grec, dont l'étude était d'ailleurs alors difficile et rare, +ne lui était, je crois, connu que par quelques mots de la langue +philosophique. Il avoue qu'il ne lisait les auteurs grecs que dans la +traduction, et l'on n'a nulle preuve qu'il entendît l'hébreu[37]. Mais +son instruction littéraire était fort étendue; elle embrassait à peu +près tous les auteurs de l'antiquité latine connus de son temps, et le +nombre en était plus grand qu'on ne pense. Le XIIe siècle était plus +lettré que le XVe ne l'a laissé croire, et il n'est pas sûr que l'esprit +humain ait tout gagné à cesser de se développer suivant la direction que +le moyen âge lui avait donnée, et à subir cette révolution qu'on appelle +la renaissance. + +[Note 35: Il est dit de lui dans une épitaphe: «Ille sciens quicquid +fuit ulli scibile;» et à la fin: «cui soli patui; scibile quicquid +erat.» C'est aussi de lui qu'on a dit: «Non homini, sed scientiae dees; +quod nescivit.» (_Ab. Op_., préf. _in fin_.--Gervaise, t. II, p. 150.)] + +[Note 36: C'est la loi _quinque pedum Praescriptione, C. fin. +regund._, l. III, tit. XXXIX. Sur cette loi, qui n'est pas fort claire +en effet, Accurse dit que Pierre Baylard (_Petrus Baylardus_), qui se +vantait de donner un sens raisonnable à tout texte, quoique difficile +qu'il fût, a dit: Je ne sais pas. Or, cela ne signifie point que +Baylardus sût le droit; de plus, on conteste que ce Baylardus soit +Abélard, et l'on dit que ce pourrait être un Johannes Bajolardes, +professeur de droit dont parle Crinitus. Enfin il n'est rien moins +qu'établi que le _Codex repetitae proelectionis_, d'où cette loi est +extraite, et même les textes du droit romain en général fussent connus +en France avant la mort d'Abélard. On dit que l'enseignement du droit +commença à Bologne vers 1180, et à Paris vingt ans après. La question me +paraît bien discutée dans Bayle. (Cf. _Ab. Op._, préf. apolog.--Accurs. +_v° Praescript._--Alciat. _Lib. de quinq. ped. Praescr._--Crinitus, _De +Honest. Discip._. l. XXV, c. IV.--Pasquier, _Recherches de la Fr._, l. +VI, c. xvii, et l. IX, c. xxviii.--Bayle, art. _Abélard._--Duboulai, +_Hist. Univ._, t. II, p. 577-680.)] + +[Note 37: Ouvr. inéd., Introd. xliii, xliv, et _Dialec._, p. 200 et +206. Je parle de l'hébreu, parce qu'on avait alors la prétention de le +savoir. Tous les historiens et même Abélard disent qu'Héloïse le savait, +et d'Amboise a montré que les juifs, qui en général ont conservé la +connaissance de leur langue, participaient au mouvement des études à +Paris. (_Ab. Op._, préf. _in fin._) Abélard ne me semble savoir de cette +langue que les mots cités par les interprètes des bibles latines (Voyez +son _Hexameron_, passim, et du présent ouvrage, le liv. III, c. viii.)] + +Toutefois la véritable science d'Abélard était la philosophie. C'est lui +qui a fixé la forme, sinon le fond de la scolastique. Rien, s'il faut en +croire ses auditeurs, ne peut donner idée de l'effet qu'il produisait en +l'enseignant, et jamais aucune science ne paraît avoir eu de propagateur +plus puissant. Comme chef d'école, il rappelle, s'il n'efface, pour +l'éclat et l'ascendant, les succès des grands philosophes de la Grèce. +Cependant cet enseignement était plus original par le talent que par +les idées, et supposait plus de sagacité critique que d'invention. +Non content d'expliquer avec une facilité et une subtilité que ses +contemporains déclaraient sans égales, les secrets de la logique +péripatéticienne et de promener les esprits attachés au fil du sien +dans les détours de ce labyrinthe dont il trouvait toujours l'issue, il +mêlait, autant qu'il était en lui, à l'interprétation de la brièveté +profonde de ce qu'il connaissait du texte l'analyse intelligente et +libre des commentaires et des additions de Boèce et de Porphyre; +il complétait ses exposés par des citations, bien comprises et +lumineusement développées, de Cicéron qui, lui aussi, a traité, dans ses +Topiques et dans quelques passages de la Rhétorique à Herennius, des +parties de la logique; de Thémiste, qui a laissé des paraphrases +d'Aristote; de Priscien, qui a touché à la logique par la grammaire; +enfin de saint Augustin, qui passait pour l'auteur d'un traité alors +étudié sur les catégories, et qui a dû peut-être à son rôle dans la +scolastique quelque chose de son influence dominante sur la théologie +française. Le caractère éminent de l'enseignement d'Abélard était, +suivant un de ses auditeurs, une clarté élémentaire. On trouvait qu'il +fuyait l'appareil pédantesque, et qu'il mettait la science à la portée +des enfants[38]. + +[Note 38: Johan. Saresb. _Metal._, l. III, c. i.--Il serait +intéressant de fixer la liste des ouvrages anciens que les philosophes +avaient dans les mains aux différents âges de la scolastique. Jourdain a +bien avancé ce travail pour les écrits d'Aristote. Thémiste, qui est du +IVe siècle, avait laissé des commentaires sur Aristote, dont il reste +quelques-uns, comme ceux sur les Derniers Analytiques, la Physique, le +Traité de l'Ame; Priscien, du VIe siècle, a écrit sur toutes les parties +de la Grammaire. La Rhétorique à Herennius a fourni plusieurs passages +aux livres d'Abélard, et avant comme après lui on a longtemps attribué à +saint Augustin deux traité sur les principes de la dialectique, et sur +les dix catégories. Abélard avait certainement sous les yeux la +version des deux premiers traités qui composent l'Organon, celle +de l'Introduction de Porphyre et quatre ouvrages de Boèce. Quant à +Priscien, Thémiste, etc., on ne sait s'il les connaît autrement que par +des citations. (Cf. ci-après, l. II, c. i et iii.--_Recherches sur les +traductions d'Aristote_, par A. Jourdain.--Ouvr. inéd. d'Ab., Introd. +p. xlix et 1; _Dialect._, p. 229.--Saint Augustin, _Op._, t. I, +append.--Tennemann, _Man. de l'Hist. de la Phil._, t. I, sec. 233.)] + +A cet enseignement purement philosophique et qui n'était ni sans +austérité ni sans sécheresse, se mêlaient quelques digressions +littéraires, et même, au dire de ses contemporains, il ne s'interdisait +pas les plaisanteries et le badinage[39]. Autant que le lui permettait +la rigueur de son esprit passionnément raisonneur, il tempérait les +âpretés de la logique par quelques souvenirs des poëtes qu'il aimait. +Virgile et Horace, Ovide et Lucian, toujours présents à sa mémoire, lui +fournissaient des citations ou des allusions souvent heureuses; eux +aussi, il les invoquait comme une autorité; de ce qu'ils avaient chanté, +il dit quelquefois: _Il est écrit. (_Scribitur, scriptum est._) + +[Note 39: «Plurimum in inventionum subtilitate, non solum ad +philosophiam necessariarum, sed et pro commovendis adjocos animis +hominum utilium valens.» (Ott. Fris. _de Gest. Frid._, l. I, c. +XLVII.--_Rec. des Hist._, t. XIII, p. 654)] + +Mais son vrai maître, c'était toujours celui qui avait instruit +Alexandre, et qui semblait devoir, comme par continuation, être le +précepteur du conquérant de l'école. L'esprit perçant d'Abélard +donnait, dans les cas douteux, raison au créateur de la science sur ses +continuateurs, et par lui l'autorité d'Aristote s'élevait peu à peu à +l'infaillibilité. Et cependant il n'en faisait encore que le premier des +péripatéticiens ou le prince de la dialectique. C'était Platon qu'il +appelait le plus grand des philosophes[40]. Il s'incline devant lui +presque sans le connaître, et toutes les fois qu'il peut trouver dans la +tradition ou dans quelques citations éparses de ses ouvrages une idée +qu'il comprenne assez pour l'appliquer à ce qu'il étudie, il lui +fait place avec respect, il essaie d'y subordonner les idées +péripatéticiennes et voudrait, s'il le pouvait, platoniser la +dialectique d'Aristote. + +[Note 40: _Ab. Op., Introd. ad theol._, p. 1012, 1026, 1032, 1070 et +1134.--Ouvr. inéd. _Dialect._, p. 204 et 205. Cette autorité si grande +de Platon, que l'on connaissait si peu, venait des Pères de l'Église et +surtout de saint Augustin.] + +Mais bien qu'il ait grand soin, en toute question, de rechercher ce que +disait l'autorité avant de se demander ce que dicte la raison, il ne +craint pas de suivre parfois l'inspiration de sa propre intelligence, et +après avoir emprunté la science, il lui prête du sien pour l'enrichir. +Il ne s'interdit pas d'être lui-même, et il a réussi à passer pour +inventeur; on lui attribue un système et une secte. En effet, il s'est +flatté d'avoir produit une solution nouvelle de cette grande et capitale +question, dont il fait lui-même le noeud gordien de la philosophie. + +Quand il eut réfuté le réalisme dans Guillaume de Champeaux, il +prétendit se garantir du nominalisme, et il réfuta Roscelin. Il insista +principalement sur cet argument que, s'il n'existe à la lettre que des +individus, les noms généraux seront eux-mêmes des noms d'individus; et, +de la sorte, les individualités seront identiques aux généralités, +les parties se confondront avec le tout, et c'en sera fait de toute +différence essentielle, de toute différence qui sépare les espèces +des genres, les individus des espèces, et les parties des touts. On +retomberait ainsi par une autre voie dans l'unité confuse à laquelle +mène le réalisme, ou bien il faudrait mutiler la science et égaler +au néant tout ce qui est désigné par les noms généraux. Or, ces noms +généraux ont certainement une valeur. Ils répondent à ce qu'entend +l'esprit de l'homme, lorsqu'il embrasse une collection d'individus ou de +choses particulières, en les rapprochant par leurs communs caractères, +et lorsqu'il _conçoit_ cette multitude comme une unité, ou l'un des +êtres qui la composent comme faisant partie de cette totalité. Ainsi +les universaux sont les expressions de _conceptions_ fondées sur les +réalités[41]. + +[Note 41: Ouvr. inéd., _De Gener. et Spec._, p. 522, 524 et +suiv.--Voyez aussi le livre II de cet ouvrage, c. viii, ix et +x.--Abélard a bien donné, d'après Boèce, cette théorie de la formation +des idées générales; mais il n'a pas soutenu que les genres et les +espèces ne fussent rien que ces idées. Sa doctrine est plus subtile et +plus scientifique. Ce sont les modernes qui n'en ont extrait que cela.] + +Telle était la doctrine qu'Abélard passe pour avoir soutenue, et que les +classificateurs de systèmes ont appelée le _conceptualisme_. Ce nom se +lit dans les histoires de la philosophie, qui cependant ont toutes +été écrites avant que les ouvrages philosophiques d'Abélard fussent +connus[42]. + +[Note 42: Ces ouvrages n'ont en effet paru qu'en 1836. Aucun des +auteurs antérieurs à cette époque ne dit les avoir étudiés ou connus en +manuscrit. Ce qu'on avait de plus certain sur la philosophie d'Abélard, +c'était quelques lignes sommaires et obscures dans l'_Historia +calamitatum_, et le dire plus clair, mais non moins succinct, d'Othon de +Frisingen et de Jean de Salisbury. (_Ab. Op._, ep. i, p. 5.--Ott. Fris. +_De Gest. Frid._, l. I, c. CLVII, et Johan. Saresb., _Rec. des Hist._, +t. XIV, p. 300.)] + +L'ardeur de l'esprit, la curiosité de savoir, l'ambition de vaincre ne +permettaient pas qu'Abélard se contentât d'une autorité sans combat; +c'était un génie militant. Le nouvel élève d'Aristote avait aussi la +passion des conquêtes. Roi dans la dialectique, il voulut dominer encore +dans la théologie. Il résolut d'en faire désormais sa principale étude. + +Le maître qui tenait le sceptre de cette science était Anselme de Laon. +Né dans la première moitié du XIe siècle, après avoir étudié sous +Anselme de Cantorbery, il avait commencé à enseigner lui-même à Paris, +et Guillaume de Champeaux était un de ses disciples. Depuis plus de +vingt ans, retiré à Laon, sa patrie, scolastique ou chancelier de cette +église, doyen du chapitre métropolitain, il enseignait la théologie avec +beaucoup d'éclat, et le clergé, même l'épiscopat se peuplaient de ses +élèves. Sa manière d'enseigner était simple. C'était un commentaire +suivi et presque interlinéaire du texte de l'Écriture. Mais il s'était +acquis tant de réputation que ses leçons attiraient à Laon des auditeurs +de toutes les parties de l'Europe, et qu'il est compté parmi les +auteurs de la célébrité de l'école des Gaules[43]. Cette autorité, déjà +ancienne, il la devait au temps plus encore qu'au mérite; du moins +Abélard le dépeint-il comme un vieillard orthodoxe, instruit, disert, +mais dont l'esprit manquait de fermeté et de décision. Qui l'abordait +incertain sur un point douteux le quittait plus incertain encore. Il +charmait ses auditeurs par une étonnante facilité d'élocution, mais +le fond des idées était peu de chose, et il ne savait ni résister ni +satisfaire à une question. «De loin,» dit Abélard, «c'était un bel arbre +chargé de feuilles; de près, il était sans fruits, ou ne portait que la +figue aride de l'arbre que le Christ a maudit. Quand il allumait son +feu, il faisait de la fumée, mais point de lumière[44].» + +[Note 43: _Hist. litt. de la Fr._, t. X, p. 170.] + +[Note 44: _Ab. Op._, ep. I, p. 7.] + +Cependant le jeune docteur de Paris vint l'entendre, il se mêla à ses +disciples: on devine qu'il ne fut pas captivé longtemps. Il ne pouvait +_rester longtemps oisif à son ombre_[45], ni suivre après s'être +habitué à conduire. D'abord il se contenta de négliger les leçons. Il +y paraissait de loin en loin. Les plus éminents des autres élèves, +satisfaits et fiers de leur maître, virent avec déplaisir cette +dédaigneuse indifférence; il s'en plaignirent assez haut, et +naturellement ils aigrirent l'esprit d'Anselme. Il arriva qu'un jour, +après avoir entre eux conféré sur quelques points de doctrine, les +écoliers se mirent à se provoquer par jeu sur les matières théologiques. +Un d'eux, comme pour éprouver Abélard, lui demanda ce qu'il pensait de +l'enseignement sacré, lui qui n'avait encore étudié que les sciences +naturelles[46]. Il répondit que rien n'était plus salutaire qu'une +science où l'on apprenait à sauver son âme; mais qu'il ne pouvait assez +admirer qu'à des hommes lettrés il ne suffît pas, pour comprendre les +saints, du texte de leurs écrits et d'une glose, et qu'on ne devrait pas +avoir besoin d'un maître. Cette réponse en amena de contraires, et la +plupart des assistants, raillant Abélard, lui demandèrent s'il pourrait +faire ce qu'il conseillait, le défièrent de l'entreprendre. Il répliqua +que si l'on désirait le mettre à l'épreuve, il était tout prêt. «Soit, +nous le voulons bien,» s'écrièrent-ils tous, et d'un ton plus moqueur +encore. «Que l'on me cherche donc,» reprit-il, «et qu'on me donne +quelqu'un pour exposer un point peu connu de l'Écriture.» Tous +s'accordèrent pour choisir la très-obscure prophétie d'Ézéchiel, qui +passait pour un des écrivains sacrés les plus difficiles. On eut bientôt +pris un _expositeur_ qui devait, selon l'usage, lire le texte et faire +connaître l'état de la question, et Abélard les invita pour le lendemain +à sa leçon. Aussitôt quelques-uns s'empressant, avec un intérêt +véritable ou affecté, de lui donner des conseils qu'il ne demandait +pas, l'engagèrent à ne se point tant hâter; et lui remontrèrent que +l'entreprise était grande, qu'elle exigeait des recherches et quelque +précaution, et qu'il devait songer à son inexpérience. «Ce n'est point +ma coutume,» répondit-il avec vivacité, «de suivre l'usage, mais d'obéir +à mon esprit[47].» Et il ajouta qu'il romprait tout, si l'on ne se +conformait à sa volonté, en ne différant point de se rendre à ses +leçons. A la première, il eut peu d'auditeurs; on trouvait ridicule que, +dénué presque entièrement de lecture sacrée, il se hâtât d'aborder la +science. Cependant tous ceux qui l'entendirent furent si enchantés +qu'ils lui donnèrent de grands éloges, et le pressèrent de composer +une glose conforme à sa leçon. Au récit de cette première épreuve, on +accourut à l'envi pour assister aux suivantes, et tous se montraient +empressés à transcrire les gloses qu'à la prière générale il s'était mis +à rédiger. + +[Note 45: «Non multis diebus in umbra ejus otiosus jacul.» (_Id._, +p. 8.)] + +[Note 46: «Qui nondum nisi in physicis studuerat.» (Ep. i, p. 8.)] + +[Note 47: «Respondi non esse meae consuetudinis per usum proficere, +sed per ingenium.» (Ep. I, p. 8.)] + +Le vieux Anselme s'émut au bruit d'une telle témérité. La douleur et la +colère furent extrêmes. Comme Pompée, à qui Abélard le compare pour la +grandeur de son attitude et le néant de sa puissance, il voulut défendre +l'ombre de son autorité contre le jeune César de la science[48]. Il +devint son ennemi et le combattit dans la théologie, comme avait fait +Guillaume de Champeaux dans la philosophie. Il se trouvait alors, dans +l'école de Laon, deux étudiants qui se distinguaient entre tous, Albéric +de Reims et Lotulfe de Novare. L'un d'eux, le premier, a laissé un nom +dans l'histoire littéraire[49]. Plus ils avaient de mérite, plus ils +nourrissaient de grandes espérances, et plus ils devaient concevoir +d'aversion contre le nouveau venu. Ils circonvinrent le vieillard et +l'entraînèrent à interdire à ce successeur inattendu la continuation de +ses leçons et de ses gloses, donnant pour motif que, s'il échappait à +son inexpérience quelque erreur touchant la foi, on pourrait l'imputer +à celui dont il usurpait ainsi la place. La défense et le prétexte +excitèrent parmi les écoliers une indignation générale; ils crièrent +à la jalousie, à la calomnie; ils dirent que jamais pareille chose ne +s'était vue; et ce commencement de persécution ne fit qu'ajouter à la +gloire de celui qu'elle semblait signaler entre tous. + +[Note 48: Abélard lui applique la _stat magni nominis umbra_ et +la comparaison de l'arbre que Lucain applique à Pompée. (Ep. I, p. +7.--Lucain, _Phars._, l. I.)] + +[Note 49: Albéric de Reims, élève de Godefroi, scolastique de cette +ville, se perfectionna sous Anselme de Laon, devint archidiacre et +écolâtre de l'église de Reims, et enfin archevêque de Bourges en 1130. +Il eut de la réputation comme professeur. Il était aimé de saint +Bernard. Lotulfe ou Loculfo le Lombard, ou, selon Othon de Frisingen, +Leutald de Novare, ami et condisciple d'Albéric, régit avec lui les +écoles de Reims. On n'en sait rien de plus. (Johan. Saresb., Rec. +des Hist., i. XIV, p. 301.--Ou Fris. _Gest. Frid._, l. I, c. +XLVII.--Duboulai, _Hist. Universit._, Catal. ill. vir., t. II, p. +753.--_Hist. litt._ t. XII, p. 72.)] + +Abélard revint aussitôt à Paris. Toutes les écoles, d'où il avait été +jadis expulsé, lui étaient maintenant ouvertes; il y rentra en maître et +occupa facilement cette position dominante dans l'enseignement, qu'on +n'osait plus lui refuser. A la principale chaire, à celle de recteur des +écoles, était attaché vraisemblablement un canonicat. On croit du moins +que c'est alors qu'il fut nommé chanoine de Paris [50], ce qui n'était +sans doute qu'un bénéfice et un titre, et ne prouve nullement que dès +lors il fût prêtre. + +[Note 50: C'est à cette époque (vers 1115) que les auteurs de +l'_Histoire littéraire_ placent cette nomination; j'ignore sur quelle +autorité, mais cette opinion est fort probable. Cependant on la +conteste, et D. Gervaise veut qu'Abélard soit devenu chanoine dès +le temps où il professait à Paris, du consentement et à la place du +successeur de Guillaume de Champeaux. Duchesne, sur la foi d'une +chronique manuscrite des archevêques de Sens, prétend qu'il fut chanoine +de Sens et non de Paris; et voici le texte inédit qui motive son +assertion et dont je dois la connaissance à la savante amitié de M. Le +Clerc: _Ex Chronico senonensi Gaufridi de Collone, monarchi Sancti Petri +Viti senonensis, seculo XIIIe_. Manuscrit de la bibliothèque de Sens, n. +271, décrit et apprécié dans le t. XXI de l'_Hist. litt. de la France._ +Fol. 129 v°, col. 1 et 2. «Anno Domini n° c° XL° (leg. XLII), magister +Petrus Abaulart, canonicus primo maioris ecclesie senononsis, oblit; qui +monasteria sanctimonialium fundauit, spetialiter abbatiam de Paraclito, +in quo sepelitur cum uxore. Suum epitaphium tale est: «Est satis in +titulo, Petrus hic iacet Abaillardus. Hic (_leg._ huic) soli paluit +scibile quidquid erat. Canonicus fuit, et post uxoratus.» Cité en +partie, mais sans nom d'auteur, par André Duchesne, _Notae ad Hist. +calamitatum_, p. 1150, et Duboulai, _Hist. Univ. paris_, t. II, p. 760. +Les derniers mots on été ainsi altérés par celui-ci: «Uxoratus primo +fuerat, postea canonicus.» Le même Duboulai dit, à la vérité dans une +table seulement, qu'Abélard fut chanoine de Tours; enfin, on voit sur +une vitre de la cathédrale de Chartres une figure vêtue en chanoine, +avec ce nom Pierre Baillard, et on veut que ce soit Abélard, chanoine de +Chartres. On ne pouvait en général posséder qu'un seul canonicat comme +on ne pouvait avoir qu'un bénéfice. Faut-il admettre que le titre de +chanoine honoraire fût alors connu, ou qu'Abélard ait changé plusieurs +fois de chapitre? La chose certaine, c'est qu'il était chanoine, il le +dit lui-même. Il n'était pas nécessairement prêtre pour cela. On ne sait +quand il le devint; peut-être en se faisant moine à Saint-Denis. +(Cf. _Ab. Op._, ep. l, p. 16.--_Hist litt._, t. XII, p. 81.--_Vie +d'Abeillard_, t. I, p. 28.--_Hist. Universit. paris._, t. II, _in +indic._--Niceron, _Mém. pour servir à l'Hist. des Homm. ill._, t. +VI.--_Rech. hist. sur la ville de Sens_, par M. Th. Tarbé, c. XXI, +p.443.)] + +Dans sa nouvelle situation, il continua et termina son interprétation +d'Ézéchiel, commencée et suspendue à Laon. Par ce genre d'enseignement +il obtint un grand succès, et bientôt il eût dans la théologie autant +de faveur que dans la prédication philosophique. Tout le domaine de la +science fut rangé sous sa loi, une multitude studieuse se pressa en +s'inclinant autour de lui, et il vécut tranquille quelques années. + +On aime à se représenter l'existence d'Abélard, ou, comme on l'appelait, +du maître Pierre, à cette époque de sa vie, au milieu de cette ville de +Paris qu'il remplissait de son nom. Paris, ce n'était guère alors que +la Cité. Sur cette île fameuse, qui partage la Seine au milieu de notre +capitale, se concentraient toutes les grandes choses, la royauté, +l'Église, la justice, l'enseignement. Là, ces divers pouvoirs avaient +leur principal siége. Deux ponts unissaient l'île aux deux bords du +fleuve. Le Grand-Pont conduisait sur la rive droite, à ce quartier +qu'entre les deux antiques églises de Saint-Germain-l'Auxerrois et de +Saint-Gervais, commençait à former le commerce, et qu'habitaient les +marchands étrangers, attirés par l'importance et la renommée déjà +considérable de la Lutèce gauloise. C'étaient eux qui devaient, +confondus sous le nom d'une seule nation, le transmettre à une partie de +cette ville nouvelle qui allait s'appeler le quartier des Lombards. +Vers la rive gauche, le Petit-Pont menait au pied de cette colline dont +l'abbaye de Sainte-Geneviève couronnait le faîte, et sur les flancs de +laquelle l'enseignement libre avait déjà plus d'une fois dressé ses +tentes. Les plaines voisines se couvraient peu à peu d'établissements +pieux ou savants, destinés à une grande renommée; à l'est, la communauté +de Saint-Victor venait d'être fondée; à l'ouest, la vieille abbaye de +Saint-Germain-des-Prés attestait, dans sa grandeur, le souvenir de ce +saint évêque de Paris dont la mémoire le disputait à celle de saint +Germain d'Auxerre; car les deux plus anciens monuments de Paris sont +dédiés au même nom[51]. Là aussi, la jeunesse de la ville, et ces +écoliers, ces clercs qui n'étaient pas tous jeunes alors, venaient sur +des prés, devenus des lieux historiques, chercher les exercices et les +rudes jeux qui convenaient à la robuste nature des hommes de ce temps. +Leur résidence était surtout dans le voisinage du Petit-Pont, et leur +foule toujours croissante ne pouvant tenir dans l'île, s'était répandue +sur le bord de la rivière, au pied de la colline, qui devait par eux +s'appeler le _pays latin_, et opposer, d'une rive à l'autre la ville de +la science à la ville du commerce. + +[Note 51: Saint Germain d'Auxerre fui évêque au Ve siècle et saint +Germain de Paris, au VIe. L'église de Saint-Germain-l'Auxerrois, fondée, +dit-on, par Chilpéric I, détruite par les Normands, fut rebâtie par le +roi Robert; et il peut subsister quelque chose de cette reconstruction +dans l'édifice actuel. On dit que le portail est du temps de Philippe +le Bel; les parties modernes sont du XVIe siècle. La fondation de +Saint-Germain-des-Prés, sous une autre invocation, date du temps de +saint Germain lui-même (23 décembre 558). Cette église fut détruite +aussi par les Normands. La reconstruction en fut commencée au plus tard +en 990, et terminée, dit-on, en 1014; l'église, à peu prés dans son +état actuel, a été dédiée en 1163. Voyez dans les Documents inédits sur +l'histoire de France, _Paris sous Philippe le Bel_, p. 362 et 454, et +_l'Histoire du diocèse de Paris_, par l'abbé Lebeuf.] + +Dans la Cité, vers la pointe occidentale de l'île, s'élevait le palais +souvent habité par nos rois, théâtre de leur puissance et surtout de ce +pouvoir judiciaire qui y règne encore en leur nom, et qui alors même, +exercé par leurs délégués, paraissait la plus populaire de leurs +prérogatives et le signe reconnaissable de leur souveraineté. Un jardin +royal, comme on pouvait l'avoir en ce siècle, un lieu planté d'arbres +entre le palais et le terre-plein où Henri IV a sa statue, s'ouvrait en +certains jours comme promenade publique au peuple, à l'école, au clergé, +et à ce peu de nobles hommes qui se trouvaient à Paris. En face du +palais, l'église de Notre-Dame, monument assez imposant, quoique bien +inférieur à la basilique immense qui lui a succédé, rappelait à tous, +dans sa beauté massive, la puissance de la religion qui l'avait élevé, +et qui de là protégeait en les gouvernant les quinze églises dont on ne +voit plus les vestiges, environnant la métropole comme des gardes rangés +autour de leur reine. Là, à l'ombre de ces églises et de la cathédrale, +dans de sombres cloîtres, en de vastes salles, sur le gazon des préaux, +circulait cette tribu consacrée, qui semblait vivre pour la foi et la +science, et qui souvent ne s'animait que de la double passion du pouvoir +ou de la dispute. A côté des prêtres, et sous leur surveillance, parfois +inquiète, souvent impuissante, s'agitait, dans le monde des études +sacrées et profanes, cette population de clercs à tous les degrés, de +toutes les vocations, de toutes les origines, de toutes les contrées, +qu'attirait la célébrité européenne de l'école de Paris; et dans cette +école, au milieu de cette nation attentive et obéissante, on voyait +souvent passer un homme au front large, au regard vif et fier, à la +démarche noble, dont la beauté conservait encore l'éclat de la jeunesse, +en prenant les traits plus marqués et les couleurs plus brunes de la +pleine virilité. Son costume grave et pourtant soigné, le luxe sévère de +sa personne, l'élégance simple de ses manières, tour à tour affables et +hautaines, une attitude imposante, gracieuse, et qui n'était pas sans +cette négligence indolente qui suit la confiance dans le succès et +l'habitude de la puissance, les respects de ceux qui lui servaient de +cortège, orgueilleux pour tous, excepté devant lui, l'empressement +curieux de la multitude qui se rangeait pour lui faire place, tout, +quand il se rendait à ses leçons ou revenait à sa demeure, suivi de ses +disciples encore émus de sa parole, tout annonçait un maître, le plus +puissant dans l'école, le plus illustre dans le monde, le plus aimé dans +la Cité. Partout on parlait de lui; des lieux les plus éloignés, de +la Bretagne, de l'Angleterre, _du pays des Suèves et des Teutons_, on +accourait pour l'entendre; Rome même lui envoyait des auditeurs[52]. La +foule des rues, jalouse de le contempler, s'arrêtait sur son passage; +pour le voir, les habitants des maisons descendaient sur le seuil de +leurs portes, et les femmes écartaient leur rideau, derrière les petits +vitraux de leur étroite fenêtre. Paris l'avait adopté comme son enfant, +comme son ornement et son flambeau. Paris était fier d'Abélard, et +célébrait tout entier ce nom dont, après sept siècles, la ville de +toutes les gloires et de tous les oublis a conservé le populaire +souvenir. + +[Note 52: L'affluence fabuleuse des auditeurs de tout pays aux +leçons d'Abélard est attestée par tous les contemporains, amis ou +ennemis; d'abord par lui-même, puis par Foulque de Deuil, Bérenger de +Poitiers, saint Bernard, Othon de Frisingen, Jean de Salisbury, les +auteurs de la _Chronique du couvent de Morigni_, etc. etc. (_Ab. +Op._, ep. I, p. 6; ep. II, p. 46; pars II, ep. I, p. 218. Not., p. +1155.--Saint Bern.; ep. CLXXXVIII, CLXXXIX, etc.--Ott. Fris. _De Gest. +Frid._, l. I, c. XLVII.--Johan. Saresb. _Metal_. l. II, c. x.--_Rec. +des Hist. Ex Chron. maurin._, t. XII, p. 80.)] + +Telle était sa situation à ce moment le plus calme et le plus brillant +de sa vie. Il ne devait cette situation qu'à lui-même, à son travail, à +son opiniâtreté, à sa belliqueuse éloquence, et rien ne lui interdisait +de penser qu'il la dût aussi à l'empire de la vérité. + +Il semblait donc, il pouvait se croire revêtu d'un apostolat +philosophique; et cette fois, la mission spirituelle n'était pas une +mission de pauvreté, d'humiliations ni de souffrances. Sa richesse +égalait sa renommée; car l'enseignement n'était pas gratuitement donné +à ces cinq mille étudiants qui, dit-on, venaient de tous les pays +pour l'entendre. Parvenu à ce faîte de grandeur intellectuelle et de +prospérité mondaine, il n'avait plus qu'à vivre en repos. + +Mais le repos était impossible: il ne convient qu'aux destinées obscures +et aux âmes humbles. Abélard s'estimait désormais, c'est lui qui +l'avoue, le seul philosophe qu'il y eût sur la terre[53]. Aucune raison +humaine n'a encore résisté à l'épreuve d'un rang suprême et unique. +Abélard, oisif, ne pouvait donc rester calme; il fallait que par quelque +issue l'inquiétude ardente de sa nature se fît jour et se donnât +carrière. Des passions tardives éclatèrent dans son âme et dans sa vie, +et il entra, poussé par elles, dans une destinée nouvelle et tragique +qui est devenue presque toute son histoire. + +[Note 53: «Cum jam me solum in mundo superesse philosophum +estimarem.» (Ep. I, p. 9.)] + +Il avait jusqu'alors vécu dans la préoccupation exclusive de ses études +et de ses progrès. La science et l'ambition, qui animaient sa vie, la +maintenaient pure et régulière. On ne voit même pas que les premiers +feux de la jeunesse y eussent porté quelque désordre. Il montrait pour +les habitudes déréglées d'une grande partie des habitants des écoles +un dédaigneux éloignement. Quoique sa réputation lui eût attiré la +bienveillance de quelques grands de la terre, il les voyait peu, et sa +vie toute d'activité littéraire l'écartait de la société des nobles +dames; il connaissait à peine la conversation des femmes laïques[54]. +D'ailleurs, si jamais Abélard devait aimer, c'était en maître, et les +soins complaisants et laborieux d'un amour qui se cache et qui supplie +allaient mal à sa nature. Cependant, au milieu de cette félicité sans +obstacle, une sorte de mollesse intérieure s'emparait de lui, la +sévérité l'abandonna. On a même prétendu qu'il se livra à des plaisirs +qui compromirent sa dignité et jusqu'à sa fortune[55], mais il le nie +hautement; d'ailleurs de vaines voluptés ne pouvaient suffire à son âme, +et il se demandait encore d'où lui viendrait l'émotion. + +[Note 54: «Ab excessu (_lisez_ accessu) et frequentatione nobilium +foeminarum studii scholaris assiduitate revocabar, nec laicarum +conversationem multum noveram.» (Ep. I, p. 10.)] + +[Note 55: Foulque lui rappelle dans une lettre, d'ailleurs amicale, +qu'il s'était ruiné avec des courtisanes. Comme la lettre est, selon +l'usage du temps, une oeuvre de rhétorique, on y peut soupçonner un peu +d'hyperbole; mais il est difficile que le fond soit sans aucune vérité. +Reste à savoir à quelle époque de la vie d'Abélard il faut placer ses +désordres; est-ce avant qu'il connût Héloïse? est-ce à la suite de son +amour? Que ceux qui se piquent de connaître le coeur humain en décident. +On lit dans une pièce de vers qu'il fit pour son fils: + + Gratior est humilis meretrix quam casta superba, + Perturbatque domum saepius ista suum. + ........................................ + + Deterior longe linguosa est foemina scorta (_lisez_ scorto); + Hoc aliquis, nullis illa placere potest. + +(_Ab. Op._, part. II, ep. I, p. 219.--Cousin, _Frag. phil._, t. III, +app., p. 444.)] + +Il y avait dans la Cité une très-jeune fille (elle était née, dit-on, à +Paris, en 1101), nommée Héloïse, et nièce d'un chanoine de Notre-Dame, +appelé Fulbert[56]. + +[Note 56: Héloïse, Helwide, Helvilde, Helwisa ou Louise; Abélard +veut que ce nom vienne de l'hébreu _Heloïm_, un des noms du Seigneur. +Il règne beaucoup d'obscurité sur l'origine, la patrie, la famille +d'Héloïse. Il n'y a nulle raison de supposer qu'elle fût la fille +naturelle de Fulbert, encore moins, comme le dit Papire Masson, d'un +autre chanoine de Paris nommé Jean, ou, selon Mme Guizot, Ycon. +D'Amboise, Duchesne, Gervaise, et en général les biographes veulent +qu'elle ait vécu autant de temps qu'Abélard, ce qui, je le remarque +après les auteurs de l'_Histoire littéraire_, ne porte sur aucune +preuve, mais ce qui la ferait naître vers 1101. (Cf. _Ab. Op._, part. +I, ep. i et v, p. 10 et 72; préf. apol.; Not., p. 1140.--Pap. Mass. +_Annal._, lib. III, p. 239.--Hug., Métel, ep. xvi et xvii.--Bayle, art. +_Héloïse_.--_Hist. lit._, t. XII, p. 629 et suiv.--_Essai sur la vie et +les écrits d'Abélard_, par Mme Guizot, p. 349.)] + +Orpheline et pauvre, elle habitait près des écoles, dans la maison de +son oncle; mais on croit qu'elle était de noble naissance, ou du moins +liée par le sang, peut-être par Hersende, sa mère, à une famille +illustre, à la famille des Montmorency, qui avait déjà donné à l'État +deux connétables[57]. Élevée dans sa première enfance au couvent +d'Argenteuil, près de Paris, son oncle l'avait instruite dans la science +littéraire, ce qui était rare chez les femmes[58]. Elle y avait fait des +progrès surprenants, jusque-là qu'en prétendait qu'elle savait, avec +le latin, le grec et l'hébreu[59]. Sa figure, sans avoir une parfaite +beauté, l'aurait distinguée; mais sa véritable distinction était +ailleurs. Son esprit et son instruction avaient fait connaître son nom +dans tout le royaume[60]. On ne sait pas quand Abélard la vit ni comment +il la rencontra. On dirait presque, à lire son récit, qu'il ne l'aima +qu'avec préméditation, qu'il devint son amant systématiquement, et qu'il +arrêta sur elle ses regards comme sur la passion la plus digne de +lui, et, le dirai-je? la plus facile. Mais c'est souvent le propre et +l'illusion des esprits réfléchis et raisonneurs que de prendre leur +penchant pour un choix, et de croire que leurs entraînements ont été des +calculs. Toujours est-il qu'Abélard nous raconte qu'avec son nom, sa +jeunesse, sa figure, il ne devait craindre aucun refus, quelle que fût +celle qu'il daignât aimer; mais qu'Héloïse menait une vie retirée, que +le goût de la science créait entre elle et lui une relation naturelle, +que cette communauté de travaux et d'idées devait autoriser un libre +commerce de lettres et d'entretiens, et que c'est tout cela qui le +décida. Il se trompe, un noble et secret instinct lui disait qu'il +devait aimer celle qui n'avait point d'égale. + +[Note 57: Albéric et Thibauld de Montmorency, tous deux vers la fin +du XIe siècle. Nul ne dit comment Héloïse eût appartenu à cette famille. +Si c'était une parenté légitime, ce devait être par les femmes. Bayle +ne croit point à cette parenté, Héloïse disant à Abélard, en quelque +endroit: _Genus meum sublimaveras_. Cette raison n'est pas décisive. +(_Ab. Op._, ep. iv, p. 57.) C'est une pure conjecture de Turlot que de +donner pour mère à Héloise la première abbesse de Sainte-Marie-aux-Bois, +près Sezanne, Hersendis, qui aurait été la maîtresse d'un Montmorency, +et qui aurait passé pour être celle de Fulbert. (_Abail. et Hél._, p. +154.)] + +[Note 58: «Bonum hoc literatoriae scilicet scientiae in mulieribus +est rarius.--Literatoriae scientiae, quod perrarum est, operam dare.» +(_Ab. Op._, ep. i, p. 10; part. II, ep. xxiii, p. 337.)] + +[Note 59: Abélard le dit lui-même (part. II, ep. vii, _ad virg. +par._, p. 260.--Voyez aussi la Chronologie de Robert, _Rec. des Hist._, +t. XII, p. 294). Le vrai, c'est qu'elle savait le latin et l'écrivait +avec facilité et talent. Quant au grec et à l'hébreu, j'ai peine à +croire qu'elle en connût rien de plus que les caractères et quelques +mots cités habituellement en théologie ou en philosophie.] + +[Note 60: «In toto regno nominatissimam.» (Ep. I, p. 10.) Observez +qu'il s'en fallait alors que _totum regnum_ fût toute la France; mais +il n'en est pas moins vrai que la réputation littéraire et scientifique +d'Héloïse n'a pas eu d'égale dans les temps modernes. Malgré la +déclaration modeste d'Abélard, _per faciem non infima_, on s'est obstiné +à croire à la grande beauté d'Héloïse. On a supposé, contre toute +vraisemblance, que le _Roman de la Rose_, commencé et surtout achevé +après la mort d'Abélard, était son ouvrage, parce qu'il y est question +de lui, et l'on a dit qu'il y avait fait le portrait d'Héloïse, sous +le nom de _Beauté_. C'est le portrait de la beauté parfaite suivant +Guillaume de Lorris, auteur de la première partie du poème. (Le _Roman +de la Rose_, v. 999, édit. de M. Méon, t. 1, p. 41.) + + El ne fu oscure ne brune, + Ains fu clere comme la lune, + Envers qui les autres estoiles + Resemblent petites chandoiles. + Tendre et la char comme rousée + Simple fu cum une espousée + Et blanche comme flor de lis; + Si ot le vis (_visage_) cler et alis (_uni_), + Et fu greslete et alignie, + Ne fu fardée ne guignie (_déguisée_): + Car el n'avoit mie mestier + De sol tifer ne d'afetier. + Les cheveus ot blons et si lons + Qu'il li batoient as talons; + Nez ot bien fait, et yelx et bouche. + Moult grand douçor au cuer me touche, + Si m'aïst Diex, quant il me membre (_souvient_) + De la façon de chascun membre, + Qu'il n'ot si bele fame ou monde, + Briément el fu jonete et blonde, + Sede (_gracieuse_), plaisante, aperte, et cointe (_jolie_), + Grassete et gresle, gente et jointe. + +Il chercha donc les moyens d'arriver jusqu'à elle et de se rendre +familier dans la maison. Des amis s'entremirent, et il fit proposer +à l'oncle Fulbert, qui demeurait dans le voisinage des écoles, de le +prendre en pension chez lui pour un prix convenu. Il fit valoir ses +travaux assidus, l'ennui que lui causaient les soins dispendieux d'une +maison, sa négligence plus dispendieuse encore. Fulbert était avide, et +de plus très-jaloux d'augmenter par tous les moyens l'instruction de +sa nièce. Non-seulement il consentit à tout, mais il crut avoir désiré +lui-même ce qu'on espérait de lui, et vint en suppliant commettre +entièrement sa pupille à l'illustre et redoutable précepteur, qui devait +la voir à toute heure, qui, chaque fois qu'il reviendrait des écoles, +pouvait, ou le jour ou la nuit, lui donner des leçons, et même, voyez la +naïveté de cet âge, la frapper à la façon d'un maître, si l'élève était +indocile[61]. Abélard admira tant de simplicité; il lui semblait +que l'on confiait la brebis au loup ravissant. Non-seulement on lui +accordait la liberté, l'occasion, mais jusqu'à l'autorité, et au droit +de menacer et de punir celle que la séduction n'aurait pu vaincre. +Deux choses aveuglaient le vieillard; l'amour-propre passionné qui +l'attachait aux succès de sa nièce, et l'ancienne réputation de pureté +de la vie passée d'Abélard. «Que dirai-je de plus?» écrit ce dernier +en racontant tout ceci, «nous n'eûmes qu'une maison, et bientôt nous +n'eûmes qu'un coeur[62].» + +[Note 61: «Bernardus carnotensis, exundantissimus modernis +temporibus fons literarum in Gallia.... quoniam memoria exercitio +firmatur, ingeniumque acuitur ad imitandum ea quae audiebant, alios +admonitionibus, alios flagellis et poenis urgebat.» Ainsi parle un des +élèves de Bernard de Chartres, Jean de Salisbury. (_Metalog._, l. I, c. +XXIV.) Quant au droit qu'Abélard reçut de Fulbert de frapper son élève, +il faut voir dans le texte tout ce qu'Abélard en raconte. (Ep. I, p. 11, +et ep. V, p, 71.)] + +[Note 62: _Ab. Op._, ep. I, p. 11.] + +«A mesure que l'on a plus d'esprit,» a dit Pascal, «les passions sont +plus grandes, parce que les passions n'étant que des sentiments et des +pensées qui appartiennent purement à l'esprit, quoiqu'elles soient +occasionnées par le corps, il est visible qu'elles ne sont plus que +l'esprit même, et qu'ainsi elles remplissent toute sa capacité. Je ne +parle que des passions de feu.... La netteté d'esprit cause aussi la +netteté de la passion; c'est pourquoi un esprit grand et net aime avec +ardeur, et il voit distinctement ce qu'il aime[63].» + +[Note 63: Fragment publié par M. Cousin. (_Des Pensées de Pascal_, +seconde édition, p.897.)] + +On montre encore dans la Cité, au bord du chevet de Notre-Dame, près +l'ancien quartier du cloître, a l'extrémité d'une rue étroite et +tortueuse, toujours habitée par des membres du chapitre métropolitain, +et dont les abords sont en tout temps parcourus, comme au moyen âge, par +des clercs de tous grades, revêtus des costumes pittoresques du clergé +nombreux et complet d'une riche cathédrale, la maison qu'une tradition +locale désigne comme celle du chanoine Fulbert[64]. Elle est près de la +Seine, dont la sépare seulement un quai, plus élevé maintenant que le +sol de la rue où elle est bâtie. Au moyen âge, vers 1116 ou 1117, le +terrain devait, du pied de cette maison, aller en pente jusqu'à la +rivière et former l'emplacement de l'ancien port Saint-Landry; des +fenêtres de la maison, on devait voir en plein la vaste grève où s'élève +aujourd'hui cet hôtel de ville, magnifique palais des révolutions. + +[Note 64: C'est la première maison à gauche en entrant dans la rue +des Chantres, où l'on descend du quai Napoléon par un escalier. Une +inscription au dessus de la porte désigne cette maison à la curiosité +des passants, elle est ainsi conçue: + +HÉLOÏSE, ABÉLARD HABITÈRENT CES LIEUX, DES SINCÈRES AMANS MODELES +PRÉCIEUX. + +L'AN 1118. + +Dans l'intérieur de la cour, un double médaillon, incrusté dans le mur, +offre le profil d'une tête d'homme et d'une tête de femme: on dit que +c'est Héloïse et Abélard. Cette sculpture est très-postérieure au +XIIe siècle; M. Alexandre Lenoir pense qu'elle en remplace une plus +authentique, et qu'elle est l'ouvrage de restaurateurs ignorants, +peut-être non antérieurs au XVIe. La maison n'est pas ancienne, ou du +moins, ses murs extérieurs ont été récemment bâtis; la disposition +générale des murs et surtout de l'escalier pourraient bien être du +temps. On ne donne nulle preuve de la tradition attachée à cette maison; +mais cette tradition a sa valeur par son existence même. On dit, dans +le quartier, qu'Abélard habitait la maison située à gauche et qui est +remplacée par une grande construction moderne. Turlot donne sur tout +cela quelques détails hasardés, et la lithographie du médaillon. +(_Abail. et Hél._, p. 153 et 154.--_Mus. des Mon. Franç._, t. I, p. +223.)] + +C'est là, dans cette demeure modeste, au jour sombre que des fenêtres +étroites laissaient pénétrer dans la chambre simple et rangée d'une +jeune bourgeoise de Paris, ou bien à la lueur rougeâtre d'une lampe +vacillante, qu'Abélard, impatient et ravi, venait employer à séduire +une pauvre fille sans expérience et sans crainte le génie qui soulevait +toutes les écoles du monde. C'est là que les plaisirs de la science, +les joies de la pensée, les émotions de l'éloquence, tout était mis +en oeuvre pour charmer, pour troubler, pour plonger dans une ivresse +profonde et nouvelle, ce noble et tendre coeur qui n'a jamais connu +qu'un amour et qu'une douleur, ce coeur que Dieu même n'a pu disputer à +son amant. + +Mais quelles leçons Abélard donnait-il à Héloïse? Lui enseignait-il les +secrets du langage et les arts savants de l'antiquité? Promenait-il cet +esprit pénétrant et curieux dans les sentiers sinueux de la dialectique? +Lui révélait-il les obscurs mystères de la foi, dans le langage lumineux +de la raison philosophique? Enfin lui lisait-il ces poëtes qu'il cite +dans ses ouvrages les plus austères, et le professeur de théologie +récitait-il à son élève, avec ce talent de diction qu'on admirait, les +vers impurs de l'_Art d'aimer_[65]? Quel fut enfin, quel fut le livre +qui servit, comme dans le récit du Dante, à la séduction de cette femme, +historique modèle de la poétique Françoise de Rimini[66]? On ne le sait, +et cependant on sait que tout le talent d'Abélard fut complice de son +amour. «Vous aviez,» lui écrivait, longtemps après, Héloïse encore +charmée de ce qui l'avait perdue, «vous aviez surtout deux choses qui +pouvaient soudain vous gagner le coeur de toutes les femmes, c'était +la grâce avec laquelle vous récitiez et celle avec laquelle vous +chantiez[67].» Et ses chants, il les composait pour elle. Ainsi le +philosophe était devenu un orateur, un artiste, un poëte. L'amour avait +complété son génie et achevé son universalité. + +[Note 65: Abélard cite souvent Ovide, el quelquefois l'_Art +d'aimer_.] + +[Note 66: la bocca mi baciò tutto tremante; Galeotto fu il libro e +chi lo scrisse. (DANTE, c. V.)] + +[Note 67: «Duo autem, fateor, tibi specialiter inerant quibus +foeminorum quarumlibet animos statim allicere poteras, dictandi scilicet +et cantandi gratia.» (_Ab. Op._, ep. II, p. 46.)] + +On sent que tout dut seconder une séduction inévitable. L'étude leur +donnait toutes les occasions de se voir librement, et le prétexte de la +leçon leur permettait d'être seuls. Alors les livres restaient ouverts +devant eux; mais ou de longs silences interrompaient la lecture, ou des +paroles intimes remplaçaient les communications de la science. Les yeux +des deux amants se détournaient du livre pour se rencontrer et pour se +fuir. Bientôt la main qui devait tourner les pages, écarta les voiles +dont Héloïse s'enveloppait, et ce ne fut plus des paroles, mais des +soupirs qu'on put entendre. Enfin la passion triomphante emporta les +deux amants jusqu'aux limites de son empire. Tout fut sacrifié à ce +bonheur sans mélange et sans frein. Tous les degrés de l'amour furent +franchis. Que sais-je? jusqu'aux droits de l'enseignement, jusqu'aux +punitions du maître, devinrent, c'est Abélard qui l'avoue, des jeux +passionnés _dont la douceur surpassait la suavité de tous les parfums_. +Tout ce que l'amour peut rêver, tout ce que l'imagination de deux +esprits puissants peut ajouter à ses transports, fut réalisé dans +l'ivresse et dans la nouveauté d'un bonheur inconnu[68]. + +[Note 68: Les passages dont je rends ici la pensée, ont été cités +partout. Je n'en rapporte que deux comme pièces il l'appui: «Quoque +minus suspicionis habermus, verbera quandoque dabat amor.... quae +omnium unguentorum suavitatem transcenderent.... si quid insolilum amer +excogitare potuit, est additum.»--(_Ab. Op._, ep. I, p. 11.)] + +Mais cependant, qu'était devenu l'enseignement des écoles? le maître +Pierre ennuyé, dégoûté, n'y paraissait plus qu'à regret. A peine lui +restait-il quelques heures de jour pour les donner à l'étude. Quant à +ses leçons, il les faisait avec négligence et froideur; il répétait +d'anciennes idées, et ne parlait plus d'inspiration. Devenu un simple +récitateur, il n'inventait plus rien, ou s'il inventait quelque chose, +c'étaient des vers et des vers d'amour. Il paraît qu'il en composa +beaucoup en langue vulgaire, ou, comme on disait alors, barbare[69]; ces +chansons étaient vraisemblablement dans le goût des trouvères, dont il +fut un des premiers en date, ou, si l'on veut, le prédécesseur. À tous +ses talents, à toutes les initiatives de son esprit, il faudrait donc +ajouter celle de la poésie nationale. Chose plus singulière! il laissait +ses chansons d'amour se répandre au dehors et courir la ville et le +pays; longtemps après cette époque, elles se retrouvaient encore dans +la bouche de ceux dont la situation ressemblait à la sienne[70]. Car il +devint de bonne heure le patron des amoureux, et il avait «du talent +pour les vaudevilles,» dit un bénédictin qui a écrit sa biographie[71]. +Ainsi l'aventure qui aurait dû rester le touchant mystère de toute sa +vie devint un bruit public et passa de son aveu et par degrés à cet état +de roman populaire qu'elle a conservé jusqu'à nos jours. Il y avait dans +cet homme quelque chose de l'insolence de ces natures faites pour le +commandement et la royauté. Il posait sans voile devant la foule; +il semblait penser que tout ce qui l'intéressait devenait digne de +l'attention générale, que ses actions surpassaient le jugement commun et +que tout en lui devait être donné comme en spectacle au monde. + +[Note 69: _Barbarice. (Ab. Op._, part. II, Exp. symb., p. 369.)] + +[Note 70: «Abélard serait donc le premier des trouvères,» dit M. +Ampère. (_Hist. de la format. de la lang. franç._, préf., p. XX.) +Cependant M. Leroux de Lincy, qui a publié un _Recueil des chants +historiques français_, depuis le XIIe jusqu'au XVIIIe siècle (2 vol. +in-12, Paris, 1841, 1842), conjecture que les chansons d'Abélard étaient +en latin; et c'est aussi l'opinion de M. Edélestand Dumeril (_Journ. +des sav. de Normand._, 2e liv., p. 129). Cependant Héloïse dit qu'on la +chantait sur les places publiques; peut-être aussi que, suivant le +goût du temps, les vers latins et les vers romans étaient mêlés. On +a annoncé, il y a quelques années, que ces chansons venaient d'être +retrouvées au Vatican; et la _Biographie anglaise_ le répétait en 1842. +On aura voulu parler des complaintes latines bibliques que M. Greith a +publiées (_Spicilegium Vaticanum_, Frauenfeld, 1838), et ce ne sont ni +des chansons d'amour ni des chansons populaires. On pouvait espérer, +en ce genre, quelque découverte curieuse des manuscrits mentionnés aux +articles 87, 88, 89 et 90 du catalogue de M. Greith sous ces titres: +_Cantilenae lingua gallica antiqua scriptae_, _Carmina amatoria_, etc., +p. 131. Mais la plupart de ces chansons françaises du Vatican ont été +publiées dans le recueil d'Adelbert Keller, intitulé: _Romvart_, p. 245, +etc., Manheim, 1844, in-8. Il n'y en a point d'Abélard. Voyez ci-après +la note sur les élégies bibliques. Le _Recueil des chants hist. franç._, +Introd. p. v, et _Ab. Op._, ep. I, p. 12; ep. II, p. 40 et 48.] + +[Note 71: Dom Clément, regardé comme l'auteur de l'article +_Abélard_, dans l'_Histoire littéraire de la France_, t. XII, p. 92, et +t. VII, p. 50.] + +La désolation fut grande parmi les écoliers, lorsqu'ils s'aperçurent de +la préoccupation qui leur enlevait leur maître. Ils assistaient avec +tristesse à ces leçons inanimées que leur donnait encore celui dont +l'âme était ailleurs. Il leur semblait l'avoir perdu, et quelques-uns ne +pouvaient voir sans alarmes ce que tous voyaient avec douleur. Il est +impossible que les ennemis secrets d'Abélard n'en ressentissent pas +une joie égale; mais ils ne la montraient pas, et telle était alors sa +puissance ou la liberté des moeurs, qu'il ne paraît pas que le bruit de +son aventure lui ait beaucoup nui dans les premiers temps, ni qu'on ait +songé à la tourner contre lui. Il était clerc, nous savons qu'il portait +le titre de chanoine; on a même cru, bien que sans preuve, qu'il était +déjà prêtre[72]. Mais dans le relâchement et la rudesse du moyen âge, +le dérèglement ne faisait un tort sérieux qu'au jour où il devenait +l'occasion de quelque violence. Or ici rien de semblable; l'aventure +était publique; on en parlait, on la chantait dans Paris. Nul ne +l'ignorait, hormis, bien entendu, le plus intéressé à la savoir. Dans +ses illusions d'affection, de respect et de vanité, Fulbert ne se +doutait de rien, et plusieurs mois se passèrent avant qu'il fût averti; +il repoussa même les premiers avis; mais enfin il conçut des soupçons, +et il sépara les deux amants. + +[Note 72: Il est certain qu'il le fut plus tard. Une fois abbé, il +disait la messe. (_Ab. Op._, part. I, ep. i et iv, part. II, ep. xxiii, +p. 39, 54 et 341.) Mais à l'époque que nous racontons on ne voit que ces +mots _clericus, canonicus_, et nous ne croyons pas qu'il fût encore +dans les ordres. Aucun historien ne s'explique sur ce point. Un auteur +ecclésiastique ne représente Abélard que comme bénéficier, ce qui +l'engageait à de certains voeux, non pas, il est vrai, irrévocables. +Dans ses objections contre le mariage, Héloïse l'attaque comme contraire +à la dignité d'un clerc, à sa fortune à venir, dans l'Église, mais non +à des engagements formels. Bayle en conclut que le célibat n'était +pas alors une obligation stricte pour les prêtres, mais un devoir +de perfection. D. Gervaise en induit an contraire, quoiqu'avec peu +d'assurance, qu'Abélard était encore libre, le concile de Reims venant +de renouveler les canons d'un concile tenu à Londres en 1102 contre les +prêtres, diacres et sous-diacres qui se marieraient. Mais le concile de +Reims (1119) n'avait pas encore eu lieu, et ses défenses prouvent que la +règle du célibat des prêtres n'était pas aussi solennellement consacrée +et suivie qu'elle l'a été depuis. Nous voyons d'ailleurs, dans un des +ouvrages d'Abélard, qu'il pensait qu'un prêtre pouvait être marié une +fois, pourvu qu'il n'eût pas fait de voeu contraire. Il n'y a pas +impossibilité de soutenir l'opinion de Bayle; mais celle de D. Gervaise +a pour elle les meilleures apparences. (_Ab. Op._, ep. i, p. 16.--_P. +Ab. Epitom. theol._, c. xxxi, p. 90. Rheinwald édit. Berlin, +1835.--Bayle, _Dict. crit._, art. _Heloïse_.--D. Gervaise, _Vie +d'Abeil._, t. I, p. 74.--_Hist. de saint Bernard_, par M. l'abbé +Ratisbonne, t. II, p. 36.)] + +La honte et la douleur, mais la douleur plus que la honte, les +accablaient à ce fatal moment. Tous deux rougissaient, gémissaient, +pleuraient; mais aucun ne se plaignait pour lui-même. Abélard n'avait +d'autre repentir que de voir Héloïse affligée, et dans le chagrin de +son amant elle mettait tout son désespoir. On les séparait, mais leurs +coeurs restaient unis. La contrainte ne faisait qu'allumer en eux de +nouveaux désirs; puisque la honte avait éclaté, il n'y en avait plus; +ils se faisaient comme un devoir de leur amour. Ils continuèrent donc +à se voir secrètement. Un jour, ils furent surpris, et le classique +Abélard dit qu'il leur arriva ce qu'une fable poétique raconte de Vénus +et de Mars[73]. + +[Note 73: Ep. i, p. 13.] + +Peu après, Héloïse s'aperçut qu'elle était grosse, et avec l'exaltation +de la joie, elle l'écrivit à son maître, le consultant sur ce qu'il y +avait à faire. Une nuit, en l'absence de l'oncle, il entra furtivement +dans la maison, et comme ils en étaient convenus, il emmena Héloïse et +la conduisit incontinent dans sa patrie. Là, il l'établit chez sa soeur, +où elle demeura jusqu'à ce qu'elle mît au monde un fils qui reçut d'elle +le nom de Pierre Astrolabe[74]. + +[Note 74: _Astrolabius_ ou _Astralabius_ dans les lettres d'Abélard +et d'Héloïse, _Petrus Astralabius_ dans le nécrologe du Paraclet. Je ne +sais pourquoi plusieurs historiens veulent que ce nom signifie _Astre +brillant_. On appelait alors astrolabe la sphère plane à l'aide de +laquelle on démontrait le système de Ptolemée. (_Ab. Op._, ep. i, p. 13; +part. II, ep. xxiv et xxv, p. 343 et 345; Not., p. 1149.--Pezji _Thes. +anecdot. noviss._, t. III, part. II, p. 95 et 110.)] + +Non loin du Pallet, au confluent de la Moine et de la Sèvre nantaise, +s'élèvent les majestueuses ruines du château de Clisson[75]. Elles +dominent encore le cours limpide et charmant de ces deux rivières, et +les grandes masses de rochers et de verdure qui en couvrent les +bords escarpés. On peut croire que ces sites admirables qui, dit-on, +inspirèrent au Poussin ses plus fameux paysages, furent alors visités +par l'inquiète Héloïse. Lorsque son amant l'eut rejointe, tous deux +errèrent sans doute plus d'une fois dans ces lieux encore sauvages, mais +où la nature étalait toute sa fraîcheur et toute sa beauté. Du moins +montre-t-on dans la garenne de Clisson une grotte de rochers granitiques +qui porte le nom d'Héloïse. On dit que là se retiraient souvent les +deux amants, durant leur séjour en Bretagne. Mais rien n'appuie cette +tradition, si ce n'est peut-être la secrète harmonie qui unit les +beautés de la nature, les solitudes mystérieuses et les émotions de +l'amour. + + Speluncam Dido dux et Trojanus eamdem Deveniunt. + +[Note 75: Clisson est à 7 ou 8 kilomètres des ruines du château du +Pallet, dans le pays appelé le Bocage. Aucune construction n'y paraît +remonter au temps d'Abélard; hormis peut-être une partie de l'ancienne +chapelle de la Trinité, près du couvent de bénédictines devenu la Villa +Valentin. La château fut rebâti en 1223; mais auparavant il y avait déjà +un château, et Clisson était déjà un lieu important. Rien n'indique +que le nom de _grotte d'Héloïse_ soit autre chose qu'une fantaisie du +propriétaire du parc; mais c'est une grotte naturelle sur la rive droite +de la Sèvre. (_Abail. et Hél._, par Turlot, p. 144.--_Voyage pittoresque +à Clisson_, par Thienon, planch, xiii, 2 vol. in-4.--_Notice sur la +ville et le château_, 1 vol. in-18, Nantes, 1841.)] + +A la nouvelle de la fuite d'Héloïse, Fulbert était tombé comme en +démence. Dans sa douleur et sa colère, il ne savait comment se venger +d'Abélard, quelles embûches lui tendre, enfin quel mal lui faire. S'il +le tuait, s'il le mutilait par quelque blessure cruelle, il craignait +que sa nièce bien-aimée n'en fût punie par la famille du ravisseur qui +l'avait recueillie. Quant à se rendre maître par force de sa personne, +il ne l'espérait pas. Abélard se tenait sur ses gardes, prêt à +l'attaquer s'il fallait se défendre. Peu à peu il prit pitié de cette +extrême douleur, ou plutôt il sentit qu'il fallait absolument sortir +d'une situation critique en réparant sa faute; il résolut de s'accuser +du crime de son amour comme d'une trahison, il vint trouver le chanoine, +avec des prières et des promesses, s'engageant à lui accorder la +réparation qu'on exigerait. La passion, en effet, ou peut-être la +crainte lui rendait tout acceptable et tout facile; il se disait que les +plus grands hommes avaient succombé comme lui, et pour apaiser Fulbert, +pour le satisfaire au delà de toute espérance, il offrit le mariage, +pourvu que le mariage restât secret; car il appréhendait que cela ne +nuisît à sa réputation aussi bien qu'aux chances de son ambition dans +l'église. Fulbert consentit. La réconciliation fut scellée par un +échange de parole et par les embrassements de l'oncle et des siens. Tout +cela peut-être cachait de leur part un projet de trahison. Il semble +que Fulbert n'ait jamais renoncé à la pensée de quelque noire vengeance +conçue dès le premier jour. + +Abélard retourna en Bretagne pour y chercher celle qui allait devenir sa +femme. Mais elle n'approuva pas son projet, et elle entreprit de l'en +dissuader. Cette fille héroïque ne songeait, disait-elle, qu'au péril +et à l'honneur de son amant. Elle ne croyait pas qu'aucune satisfaction +désarmât son oncle; elle le connaissait et pressentait les sombres +desseins de cette âme ulcérée. Puis, elle demandait quelle gloire il +y aurait pour elle à ternir la gloire d'Abélard par un hymen qui les +humilierait tous deux[76]. Que ne lui ferait pas le monde, auquel elle +allait enlever sa lumière? De quelles malédictions de l'Église, de quels +regrets des philosophes ce mariage serait suivi! quelle honte et quelle +calamité qu'un homme créé pour tous se consacrât à une seule femme! Elle +le détestait, s'écriait-elle avec véhémence, ce mariage qui serait un +opprobre et une ruine. + +[Note 76: Le discours étrange et pressant par lequel Héloïse tenta +de détourner Abélard du mariage a été remarqué et même admiré de +tout temps. Plusieurs auteurs le citent; nous ne rappellerons qu'un +témoignage peu sérieux, mais qui n'en est pas moins frappant. Dans le +_Roman de la Rose_, l'un des auteurs, Jehan de Meung, qui avait, il est +vrai, _translaté en françhois la Vie et les Epistres de maîstre Pierre +Abayalard et Héloys sa femme_, voulant faire le procès du mariage, +s'exprime ainsi: + + Pierres Abaillart reconfesse + Que suer Heloïs, l'abeesse + Du Paraclet, qui fu s'amie, + Accorder ne se voloit mie, + Por riens qu'il la préist à fame: + Ains il faisoit la genne dame + Bien entendant et bien lettrée. + Et bien amant, et bien amée, + Argumens à il chastier + Qu'il se gardast de marier. + +Et il continue en rimant toutes les raisons d'Héloïse et même quelque +chose de l'aventure qui suivit. (Édit. de M. Méon, t. II, p. 213.--_Les +Manuscrits de la Bibliothèque du Roi_, par M. Paulin Paris, t. V, no. +7071, p. 39.)] + +L'Apôtre n'en a-t-il pas signalé tous les ennuis, toutes les gênes, +toutes les sollicitudes, lorsqu'il dit: «Vous êtes sans femme, ne +cherchez point de femme.» Et qu'il ajoute: «Je veux que vous viviez sans +tourment d'esprit.» (I Cor. VII, 27 et 32.) Si l'on récuse les saints en +de telles matières, qu'on écoute les sages. Ne sait-on plus ce que saint +Jérôme dit de Théophraste, que l'expérience avait amené à conclure +contre le mariage des philosophes, et ce que répondit Cicéron à Hirtius +qui lui conseillait de se remarier: «Je ne puis m'occuper également à +la fois d'une femme et de la philosophie[77].» Abélard, d'ailleurs, +ne devait-il pas se rappeler sa manière de vivre? Comment mêler des +écoliers à des servantes, dea écritures à des berceaux, des livres et +des plumes à des fuseaux et à des quenouilles? Quel esprit plongé dans +les méditations sacrées ou philosophiques pourrait supporter les cris +des enfants, les chants monotones des nourrices qui les apaisent, tout +le bruit d'un ménage nombreux? Cela est bon pour les riches dont les +maisons sont des palais, et à qui l'opulence épargne tous les ennuis; +mais ce ne sont pas des riches que les philosophes. Leurs pensées vont +mal avec les soucis mondains. Tous, ils ont cherché la retraite, et +Sénèque dit à Lucilius: «Voulez-vous philosopher, négligez les affaires. +Soyez tout à l'étude, il n'y a jamais assez de temps pour elle[78].» +Interrompre la philosophie, c'est l'abandonner. Chez tous les peuples, +gentils, juifs, chrétiens, il y a eu des hommes éminents qui se +séparaient, qui s'isolaient du public par la paix et la régularité de +leur vie. Chez les Juifs, c'étaient les Nazaréens, et plus tard les +Sadducéens, les Esséniens; chez les chrétiens, les moines qui mènent la +vie commune des apôtres, et imitent la solitude de saint Jean; chez les +païens enfin, ceux à qui Pythagore a donné le noble titre d'amis de la +sagesse[79]. Rappeler tous les exemples au souvenir d'Abélard, ce serait +vouloir enseigner Minerve elle-même. Mais si des laïques ont ainsi vécu, +que doit faire un chrétien, un clerc, un chanoine, et comment l'excuser +de préférer à ces saints devoirs de misérables plaisirs, et de +se plonger sans retour dans l'abîme? Où, si peu lui soucie de la +prérogative ecclésiastique, qu'il sauve du moins la dignité du +philosophe; qu'il se rappelle que Socrate fut marié et comme il expia sa +faute. + +[Note 77: B. Hieronym. _In Jovinian_, l.1. Cette citation et toutes +les autres sont attribuées à Héloïse par Abélard.] + +[Note 78: Senec. ep. LXXIII.] + +[Note 79: L'introduction du nom de philosophe est attribuée à +Pythagore par Cicéron (_Tusc_., l. V, 3 et 4); mais Abélard ne devait le +savoir que par saint Augustin qu'il cite: _De Civ. Dei_, l. VIII.--_Ab +Op._, ép. I. p. 13 et 14.] + +Puis, laissant cette singulière argumentation, elle descendait, d'une +voix plus émue, à des raisons plus pénétrantes. Ne devait-il pas songer +qu'il serait plus périlleux pour lui de la ramener à son oncle? + +Combien il serait plus doux pour elle, et pour lui plus honorable, +qu'elle fût appelée sa maîtresse que son épouse, et qu'elle le retînt +par la grâce, au lieu de l'enchaîner par la contrainte! Leurs joies +seraient plus vives tant qu'elles seraient plus rares. Pour elle, elle +n'a jamais en lui rien aimé que lui-même. Elle pense ce que dans Eschine +_la philosophe_ Aspasie dit à Xénophon[80]. Il n'est rang, titre ni +gloire qu'elle préférât au sort qu'elle tient de lui. Le titre d'épouse +est plus saint, le nom de sa maîtresse, de l'esclave de ses plaisirs, +est plus doux; il a plus de prix pour elle que le rang d'une +impératrice, quand Auguste en personne le lui aurait offert. Où est la +femme dont la fortune égale la sienne? L'amour d'Abélard vaut mieux que +l'empire du monde[81]. + +[Note 80: «Inductio illa philosophae Aspasiae.» (_Ab. Op._, ep. II, +p. 45.) Dans un dialogue d'Eschine le socratique, Aspasie dit à Xénophon +et à sa femme: «Persuadez-vous, vous, que vous possédez la première +des femmes, et elle, le premier des hommes.» (Cic. _De Invent._, I, +31.--Quintil. _Inst. orat._, V, 11.)] + +[Note 81: _Ab. Op._, ep. I, p. 13-16, ep. II, p. 45. Toutes nos +expressions sont plus faibles que celles dont Héloïse se servait encore, +bien des années après ces événements.] + +Pour lui, il écouta tous ces conseils, toutes ces prières, sans en être +ébranlé. Il lui fallut subir une discussion en règle, et le maître eut à +réfuter son élève en dialectique. + +Sans doute ce mariage coûtait quelque chose à son ambition; c'était un +parti qui pouvait compromettre sa position dans l'école, l'obliger au +moins à renoncer à l'enseignement de la théologie, lui faire perdre son +canonicat, lui fermer la voie des hautes dignités de l'Église, et il ne +les dédaignait pas; on dit même que la mitre de l'évêque de Paris avait +brillé à ses yeux. D'autres ont parlé de la pourpre romaine, que dis-je? +de la tiare pontificale elle-même. Ces ambitieux rêves séduisaient sans +doute l'esprit d'Héloïse; mais la situation présente pesait sur lui; +il se flattait de tenir ses liens éternellement secrets; et dans +son aveuglement, il repoussait les inquiétudes d'une femme trop +clairvoyante, et se confiait à l'avenir. Sa volonté obtint ce +qu'Héloïse, dans l'excès de son dévouement, appelait un sacrifice. +Elle se résigna à devenir la femme de celui qu'elle aimait plus que la +lumière du jour. Cependant, en consentant avec des soupirs et des larmes +à son hymen, elle dit ces tristes mots: «Il ne nous reste plus qu'à +donner par notre perte commune l'exemple d'une douleur égale à notre +amour.» + +«Le monde entier a connu,» dit Abélard, «que dans ces paroles l'esprit +de prophétie l'inspira[82].» + +[Note 82: Id, Ep. I, p. 16.--On remarquera que dans tous ces +raisonnements le sacerdoce n'est pas allégué comme un empêchement; il +n'en faudrait pas conclure rigoureusement qu'Abélard ne fût pas prêtre. +Il ne regardait pas le mariage comme absolument interdit aux gens +d'Église. (_Ab. Epit. theol._, p. 91, Berlin, 1836, et ci-après l. III, +c. II.)] + +Ils quittèrent la Bretagne, recommandant leur enfant à leur soeur, +retournèrent clandestinement à Paris; et quelques jours après, ils +passèrent la nuit en oraison dans une église dont le nom est ignoré; +ayant accompli secrètement ainsi les vigiles des noces, le matin, au +jour naissant, en présence de Fulbert et de quelques amis, ils reçurent +la bénédiction nuptiale; puis aussitôt ils se retirèrent sans éclat et +chacun dans sa demeure. A partir de ce moment, leurs entrevues furent +rares et dérobées, et tous leurs soins tendirent à cacher leurs nouveaux +liens. Mais ces précautions devinrent inutiles. L'oncle même d'Héloïse +et les gens de la maison, dans le désir imprudent d'effacer un pénible +scandale, divulguaient le mariage, violant ainsi la foi promise. +Héloïse, au contraire, se récriait et jurait avec imprécations que rien +n'était plus faux[83]. Irrité de ces démentis, Fulbert l'accablait +d'outrages, et le séjour commun devenait insupportable. Il fallut fuir +encore. + +[Note 83: «Illa autem contra anathematizare et jurare.» (Ep. 1, p. +17.)] + +Il y avait près de Paris au village d'Argenteuil, sur les bords de la +Seine, un couvent de femmes dédié à la Vierge, établi sous la règle de +Saint-Benoît, et richement doté par Adélaïde, femme de Hugues Capet[84]. +Une partie de l'enfance d'Héloïse s'y était écoulée: c'est là que la +conduisit son mari. Il y avait fait disposer l'habit de religieuse qui +convenait à la vie cloîtrée, et elle le revêtit, mais sans prendre le +voile. Aucun esprit de retraite, aucun dégoût des joies du monde, +aucune lassitude des passions ne l'amenait au pied des autels. Elle n'y +cherchait qu'un sûr asile. L'homme que le ciel lui avait maintenant +donné pour époux l'y venait voir de temps en temps, et leur amour ne +respectait pas toujours la sainteté du lieu. Les détours du cloître, la +solitude des salles silencieuses cachèrent plus d'une fois un bonheur +qui ne pouvait donc cesser d'être criminel[85]. + +[Note 84: C'était un prieuré dépendant de l'abbaye de Saint-Denis +et temporairement converti en couvent de femmes; il portait le nom +de _Prioratus humilitatis B. Marie de Argentolio_, ou Notre-Dame +d'Argenteuil. (_Ab. Op_., ep. 1, p. 17; Not., p. 1150.--_Gall. Christ_., +t. VII, p. 607.)] + +[Note 85: «Nosti ... quid ibi tecum mea libidinis egerit +intemperantia in quadam etiam parte ipsus refectorit.... Nosti id +impudentissimo furio actum esse in tam reverendo loco et summae Virgini +consecrato. (_Ab. Op._, ep. V, p. 69.)] + +Rien de tout cela n'était soupçonné de Fulbert, ou rien ne le touchait. +Il savait seulement que sa nièce, jadis son plaisir et son orgueil, +lui avait échappé, qu'elle était dans les murs d'un monastère, qu'elle +portait la robe de religieuse. Il crut ou voulut croire qu'Abélard +comptait ainsi se débarrasser d'elle et l'enchaîner loin de lui. Toutes +ces précautions lui paraissaient suspectes, et ce qu'on prenait tant +de soin de cacher, on voulait sans doute l'annuler un jour. La vie +d'Abélard pouvait bien d'ailleurs n'être pas celle du mari le plus +fidèle[85a]. + +[Note 85a: Voyez la note 2 de la page 46, et les allégations de +Foulque de Deuil. (_Ab. Op._, p. 219.)] + +Les proches, les amis de Fulbert lui répétaient qu'on l'avait trompé, +et en aigrissant ses soupçons exaltaient tous ses ressentiments. L'idée +d'une vengeance bizarre et terrible lui était venue dès le premier jour +de sa colère; elle le ressaisit de nouveau; peut-être ne l'avait-elle +jamais quitté; et une nuit, après avoir mis du complot quelques-uns +de ses parents, il se fit introduire avec ses complices, par un valet +secrètement acheté, jusque dans la chambre retirée où reposait Abélard, +et le surprenant sans défense et endormi, ils lui infligèrent, par un +lâche attentat, la mutilation dégradante que le désir d'anéantir les +tribulations de la chair dont parle saint Paul, arracha jadis au +spiritualisme insensé d'Origène[86]. + +[Note 86: 1 Cor. VII, 28.--On ne saurait donner avec certitude la +date de cet événement, mais ce ne peut être avant 1117, ni plus tard que +1118.] + +Dès que le jour fut venu, tout à cette nouvelle s'émut de surprise et +d'horreur. La ville entière, curieuse et consternée, accourait dans le +voisinage de la demeure d'Abélard et le fatiguait des cris de sa pitié. + +Tandis que les femmes qui toutes l'aimaient pleuraient en se racontant +une si cruelle aventure, tout ce que l'Église avait de plus distingué, +les chanoines de Paris, l'évêque lui-même, témoignaient hautement leur +intérêt et leur indignation[87]. Les clercs surtout, les écoliers +faisaient retentir la maison de gémissements insupportables, et ces +témoignages d'une compassion bruyante allaient redoubler sa honte et +ses souffrances. Pour lui, sur son lit de misère, il réfléchissait +péniblement au degré de fortune et de gloire qu'il avait atteint, à +cette déchéance si soudaine, si étrange et si terrible. Il se sentait +humilié jusque dans le plus profond de son orgueil, en songeant que Dieu +semblerait l'avoir frappé dans sa justice, que la trahison paraîtrait +châtiée par la trahison même, et le crime puni et déshonoré par +l'impuissance. Il pensait à la joie mal cachée de ses ennemis, à la +douleur, à la confusion de ses amis, au bruit que ferait dans le monde +cette dégradation dont il se voyait atteint. Quelle carrière désormais +lui serait ouverte? De quel front se produire en public, lui maintenant +montré partout au doigt, partout poursuivi par la risée, partout en +spectacle comme un de ces monstres à qui, sous l'ancienne loi, Dieu +fermait les portes du temple! (_Deut._, XXIII, 4.) + +[Note 87: _Ab. Op_., pars II, ep. 1, p. 221.] + +Ses meurtriers avaient pris la fuite après leur crime. Dès le premier +moment, l'évêque Girbert avait manifesté la volonté d'en faire justice; +car l'évêque avait juridiction sur les clercs, _forum ecclesiasticum_. +Deux des fugitifs, dont l'un était le serviteur perfide et vendu, furent +repris et condamnés à la peine du talion, après qu'on leur eut crevé +les yeux. Quant à Fulbert, on ne put lui arracher l'aveu de son crime; +l'aveu sans doute était alors nécessaire à la preuve. D'ailleurs le +chapitre de Paris ne pouvait entièrement abandonner un de ses membres. +Seulement, tous ses biens furent confisqués au profit de l'Église. On +croit qu'il se cacha et vécut oublié; il ne mourut qu'assez longtemps +après, compté toujours dans le collège des chanoines de Paris[88]. + +[Note 88: _Ab. Op._, ep. I, p. 17, pars 11, ep. I, p. 222, Not., p, +1149.] + +Abélard n'avait pu mourir. Il lui fallait recommencer sa triste vie. +Un seul parti lui restait que lui dictait la honte plus que la piété; +c'était d'entrer dans un cloître. Il s'y décida; mais il ne voulait pas +être seul à mourir au monde; il fallait qu'Héloïse n'eût appartenu qu'à +lui. Il exigea qu'elle prononçât ses voeux avant qu'il eût prononcé les +siens[89]. Sur son ordre, Héloïse qui n'avait pas quitté sa retraite y +prit d'abord le voile de novice, et le monastère se ferma sur elle. Tous +deux enfin, ils revêtirent irrévocablement l'habit religieux, elle dans +le couvent d'Argenteuil, lui dans l'abbaye de Saint-Denis (1119)[90]. + +[Note 89: _Id._, Ep. II, p. 47.] + +[Note 90: Cette date est celle qu'adoptent la plupart des +historiens. (_Hist. litt._, t. XII, p. 92.) Le père Dubois veut que la +retraite à Saint-Denis soit de 1117 ou 1118.(_Hist. Eccl. paris._, t. I, +l. XI, c. VII, p. 777.)] + +Pour elle, au dernier moment, comme ses amis l'entouraient en pleurant +et cherchaient encore à la détourner de se soumettre, à moins de vingt +ans, au joug insupportable de la vie monastique, elle répondit par une +citation toute classique qui prouve à la fois combien l'érudition et la +passion, mêlées l'une à l'autre dans son âme, y effaçaient le sentiment +religieux. Elle prononça tout à coup, d'une voix entrecoupée de sanglots +et de larmes, cette plainte que Lucain prête à Cornélie, lorsqu'après +Pharsale elle revoit Pompée dont elle croit avoir causé la perte: + + O maxime conjux, + O thalamis indigne meis, hoc juris habebat + In tantum fortuna caput? Car impia nupsi, + Si miserum factura fui? Nunc accipe poenas + Sed quas sponte luam[91]. + +[Note 91: Lucan. _Phars._, l. VIII, v. 94. «0 grand homme, ô mon +époux, toi dont mon lit n'était pas digne, voilà donc le droit qu'avait +la fortune sur une si noble tête! Pourquoi, par quelle impiété t'ai-je +épousé, si je devais te rendre misérable? Accepte aujourd'hui la peine +que je subis, mais que je subis volontairement.»] + +Et montant à l'autel d'un pas pressé, elle y prit le voile noir, bénit +par l'évêque de Paris, et s'enchaîna solennellement à la profession +religieuse. Triste victime, obéissante et non résignée, elle se +sacrifiait encore à la volonté et au repos de celui qu'à regret elle +avait accepté pour époux, et qu'elle abandonnait en frémissant, pour se +donner à l'époux divin sans foi, sans amour et sans espérance[92]. + +[Note 92: _Ab. Op._, ep. ii. p. 45 et 47.] + +Voilà donc Abélard religieux à Saint-Denis. Le présent et l'avenir, tout +est changé pour lui. Il a renoncé à la fortune, à l'éclat, à la gloire +du monde, et il se tourne, mais avec peu de goût et de ferveur, vers la +solitude chrétienne. Dans les premiers moments, son coeur n'était rempli +que de regrets et de ressentiments. Il ne méditait que la vengeance. +Il reprochait l'impunité de Fulbert à la faiblesse de l'évêque, aux +machinations des chanoines; il les accusait tous de complicité, et +voulait aller à Rome les dénoncer comme coupables envers la justice. Il +fallut les efforts de ses amis pour l'en dissuader. Un d'eux (on +lui donne du moins ce titre), Foulque, prieur de Deuil, fut obligé +d'insister auprès de lui sur sa pauvreté qui ne lui permettait pas +d'accomplir un si long voyage, ni de satisfaire aux dépenses que coûtait +la justice ou la cupidité romaine, sur l'imprudence qu'il y aurait de +s'aliéner pour jamais les chefs du clergé parisien, sur les sentiments +d'équité et de charité que lui commandait sa nouvelle profession. Enfin +il lui répéta cette triste parole: «Vous êtes moine[93].» + +[Note 93: _Monachus es._ (_Ab. Op._, pars II, ep. i, p. 222, 223.) +Le prieuré de Deuil, dépendant de l'abbaye de Saint-Florent de Saumur, +était situé dans la vallée de Montmorency. Foulque n'est connu que par +sa lettre à Abélard. (Bayle, art. _Foulque.--Hist. litt._, t. XII, p. +240.)] + +Il était moine en effet, et la nécessité, sinon le devoir, lui +prescrivait de vivre suivant son état. Une première ressource s'offrait +à lui, c'était l'étude; mais d'abord l'étude lui sembla sans attrait; +elle n'apportait plus la gloire avec elle. Toutefois des clercs venaient +le voir, et l'abbé de Saint-Denis, Adam, se joignait à eux pour lui dire +que le moment peut-être était arrivé de se consacrer plus que jamais au +travail, et surtout aux recherches théologiques. Ils lui répétaient que +maintenant l'amour du ciel lui pouvait inspirer ce que jadis peut-être +lui avait suggéré le désir de la réputation et de la fortune; que +son devoir était de faire valoir le talent que, selon la parabole +évangélique, le Seigneur lui avait remis, comme à son serviteur, et +qu'il réclamerait un jour avec usure. Ils ajoutaient que si, jusqu'ici, +il avait instruit les riches, il lui restait à éclairer les pauvres; que +le ciel, en le frappant, lui avait ouvert du moins l'asile de la paix de +l'âme, de la liberté d'esprit, de la tranquillité studieuse; et que le +philosophe du monde pouvait devenir aujourd'hui le philosophe de Dieu. + +Abélard hésitait à suivre ces conseils; il lui en coûtait de reparaître +aux yeux des hommes. Mais il ne trouvait pas, dans l'abbaye de +Saint-Denis, le repos qu'il espérait. Il l'avait choisie comme la +première du royaume. On y avait reçu avec empressement un homme qui +devait illustrer la communauté. On y attendait de lui de l'éclat et +du bruit; il y cherchait le silence, la règle, l'oubli. Le premier +mouvement de son désespoir avait dû être le renoncement absolu au +monde. Or, l'antique fondation de Dagobert, agrandie et enrichie par la +munificence de la longue suite de rois, ses successeurs, cette maison +toute royale, une des institutions de la monarchie, monastère, dit saint +Bernard, plus dévoué à César qu'à Dieu, n'était nullement étrangère aux +choses mondaines, et tenait au siècle par de nombreux liens. + +Irritable et attristé, Abélard y trouvait la vie peu régulière, les +moeurs relâchées. Il accusait l'abbé Adam lui-même de désordres +qu'aggravait sa dignité[94]. Habitué au ton du commandement, prompt à +tout régenter autour de lui, il s'éleva contre les dérèglements dont il +était témoin, et ses reproches qui n'étaient pas toujours discrets, +le rendirent bientôt à charge à tout le monde. Ses frères importunés +saisirent avec empressement les instances de ses disciples comme une +occasion de l'éloigner, et le pressèrent d'y céder en reprenant ses +leçons. Il résista longtemps; il répugnait à revoir le grand jour. +Cependant amis, ennemis, écoliers, religieux, l'abbé lui-même +insistaient, et entrant alors dans cette vie, de mobilité et de +tentatives changeantes que son âme inquiète allait prolonger, il +s'établit dans le prieuré de Maisoncelle, situé sur les terres du comte +de Champagne[95] pour y rouvrir son école à la manière accoutumée. + +[Note 94: La manière dont Abélard parle des désordres de l'abbé et +des moines de Saint-Denis, ne permet pas le moindre doute. Ces désordres +sont affirmés par saint Bernard, par Guillaume de Nangis, par les +annales même du monastère. La chose était commune alors dans beaucoup de +couvents, et il n'y avait pas cent ans que les mêmes désordres, dans la +même maison, avaient nécessité une réforme entreprise par saint Odilon. +Deux actes d'administration charitable de l'abbé Adam, rapportés par +Duchesne qui veut le justifier, ne prouvent nullement qu'il menât une +vie régulière. (_Ab. Op_., ep. I, p. 19; Not., p. 1153.--Saint Bernard, +_Op._, ep. LXXVIII et not.--Guill. Nang. _Chron_., an. 1123, _Rec. des +Hist_., t. XX, p. 727.)] + +[Note 95: «Ad cellam quamdam.» (_Ab. Op._, ep. I, p. 19 et 20.) D. +Brial seul dit que ce lieu est Maisoncelle. (_Rec. des Hist._, t. XIV, +p. 290.) Il y a dans le département de Seine-et-Marne plusieurs villages +de ce nom. Le lieu qu'habitait Abélard, désigné par quelques écrivains +sous le nom de _Trecensis cella_, peut être ou Maisoncelle de +l'arrondissement et du canton de Coulommiers, ou plutôt Maisoncelles du +canton de Villiers-Saint-Georges, arrondissement de Provins. Je ne crois +pas que le lieu de refuge d'Abélard, malgré cette désignation _Trecensis +cella_, doive être confondu avec le couvent de Troyes, appelé +_Cella, monasterium cellense_, ou Moustier-la-Celle, le monastère +de Saint-Pierre de Troyes. (_Gall. Christ._, t. XII, p. 539.) Le +P. Longueval veut qu'il ait enseigné à Provins dans un prieuré de +Saint-Florent de Saumur. Peut-être confond-il cette première sortie +du couvent avec la seconde qui le conduisit à Provins, au prieuré de +Saint-Ayoul. (_Hist. de l'Egl. gall_, t. VIII, l. XXIII, p. 355.--_Hist. +litt_. t. IX, p. 85.)] + +Il retrouva sur-le-champ un auditoire attentif et nombreux; on parle de +trois mille étudiants. La foule reparut, et bientôt ce lieu retiré ne +suffit plus à l'abriter ni à la nourrir. Ramené par le malheur aux plus +sérieuses méditations, préoccupé des devoirs de sa profession nouvelle, +devenu par l'étude et plus savant et plus subtil[96], il rendit son +enseignement éminemment religieux, sans abandonner ces sciences profanes +dont on lui demandait surtout les leçons. Il en fit comme un appât dont +la saveur attirait les disciples à cette philosophie véritable qui était +enfin pour lui celle de Jésus-Christ, imitant ainsi celui qu'il appelait +le plus grand des philosophes chrétiens, Origène. La manière en effet +dont saint Grégoire le Thaumaturge nous dit qu'enseignait ce profond +et singulier docteur offre assez d'analogie avec la méthode d'Abélard. +C'est bien, au reste, celle de quiconque veut fonder la foi sur +la raison. «Point d'arcane pour Origène,» dit le Thaumaturge, «il +expliquait tout[97].» + +[Note 96: «De acute acutior.» (Oth. Fris., _De Gest. Frid._, t. I, +c. XCVII.)] + +[Note 97: «Summum christianorum philosophorum Origenem.» (Ep. I, p. +19.) Voyez le passage de Grégoire dans l'ouvrage de D. Gervaise (t. 1, +p. 131) ou dans ce père lui-même. (_Orat. panegyric. et charist. ad +Origen_, p. 73. S.P. Greg. cogn. Thaum. _Op._, Paris, 1621.)] + +Le tour théologique qu'avait pris l'enseignement d'Abélard ne fit +qu'exciter davantage la curiosité, et le professeur obtint un succès qui +rappelait le passé. Pour s'instruire à la fois dans la science séculière +et sacrée, on se pressa dans son école, et la décadence des autres +établissements recommença. Les maîtres se déchaînèrent de nouveau contre +lui. On attaqua tout, et sa manière et son droit d'enseigner. On lui +reprocha, mais non pas en face, d'être, contrairement aux devoirs +monastiques, encore trop captivé par l'étude des livres profanes, et +d'avoir usurpé, cette fois sans qu'un supérieur l'autorisât, la maîtrise +en théologie. Son école était en effet une oeuvre volontaire et privée; +il n'était plus maître et comme recteur de celle de Paris, il n'était +théologal d'aucune église. La publicité des écoles monastiques +n'existait pas de droit, et d'ailleurs il enseignait hors de son +couvent. On demandait donc son interdiction, et l'on ne cessait de +presser dans ce sens, archevêques, évêques, abbés et tout personnage +revêtu de quelque titre ecclésiastique. On travaillait à soulever tout +le clergé contre lui. + +Abélard commença par braver l'orage; il s'était accoutumé à dédaigner +ses ennemis. Sa supériorité avait jusqu'ici accablé tous ceux qu'elle +avait irrités. + +N'ayant rien perdu de sa science éloquente, voyant son auditoire +renouvelé, il pensait avoir gardé tout son ascendant, et il +méconnaissait ce que le temps apporte de changement dans la situation +des plus heureux, ce que le malheur enlève d'autorité au talent des plus +habiles. Le respect et l'empressement de ses disciples lui faisaient +illusion. Il ne savait pas qu'une puissance interrompue ne se retrouve +guère, et que depuis sa chute une ombre funèbre avait été portée sur +tout son avenir. + +Il arriva que, pressé par ses élèves, il entreprit de rédiger ses leçons +théologiques. Son intention déclarée était d'affermir les fondements +mêmes de la foi; et puisque le philosophe était maintenant un religieux, +de rendre témoignage de sa profession en enseignant la philosophie +religieuse. Or, la première vérité de la philosophie religieuse, c'est +Dieu; la première question, c'est la nature de Dieu. Son ouvrage fut +donc un traité sur la nature de Dieu, c'est-à-dire sur l'Unité et la +Trinité divine. C'est l'_Introduction à la Théologie_ que nous avons +encore[98]. Il essaie d'y exposer ce qui, ainsi qu'il l'observe +lui-même, est plus fait peut-être pour la pensée que pour l'expression. +Démontrant, comme on dit, la foi par la raison, il veut répondre aux +hérétiques et surtout aux incrédules qui se piquent de philosophie, +par un christianisme philosophique. De là cette thèse persévéramment +soutenue que le dogme peut être présenté sous une forme rationnelle, +qu'il faut comprendre ce qu'on croit, qu'il n'y a point de mystère +qui ne puisse être éclairci par des explications ou du moins par des +similitudes choisies avec discernement, et que la dialectique, cette +maîtresse de la raison, doit être conciliée avec les croyances +chrétiennes, si l'on ne veut pas qu'elle les ébranle, en les mettant en +contradiction avec ses propres lois. Une conséquence assez naturelle +était de placer l'autorité des philosophes presqu'au rang de celle des +saints; de prétendre que la raison, révélation intérieure, avait conduit +les premiers aux mêmes notions que les seconds sur la nature de Dieu +et notamment sur la Trinité; que la vérité étant commune à tous, les +sentiments qu'elle inspire avaient pu l'être, et qu'il ne fallait pas +entièrement désespérer du salut des sages de l'antiquité. + +[Note 98: _Ab. Op._, pars II, p. 973. Tout le monde n'a pas regardé +cet ouvrage comme celui qui fut brûlé à Soissons et qu'on a cru perdu. +Mais il contient ce qu'à Soissons on lui reprochait d'avoir écrit, et +les pensées et les expressions du prologue se rapportent parfaitement +à ce qu'il dit dans l'_Historia calamitatum_ de la composition de +l'ouvrage condamné à Soissons. (_Id._, ep. I, p. 20. Voyez le c. II du +l. III de cet ouvrage.) L'assertion pour laquelle Othon de Frisingen dit +qu'Abélard fut condamné se trouve textuellement dans l'Introduction. +(_Id., Introd. ad Theol._, l. II, p. 1078.--_De Gest. Frid._, l. I, c. +XLVII.)] + +Or, cette foi de la raison, implicite et confuse dans Platon, plus +développée, plus authentique, plus puissante chez les chrétiens, +c'est le dogme de l'unité de Dieu, seul incréé, seul créateur, seul +tout-puissant, bien suprême et perfection infinie. Mais, en Dieu ne +distinguent la puissance, la sagesse et la bonté; la première engendre +la seconde, et la troisième procède de toutes deux. Car il y a encore de +la puissance dans la sagesse, et la bonté qui n'est ni l'une ni l'autre +serait nulle et vaine si toutes deux n'existaient pas, Tels sont les +attributs distinctifs qui se personnifient dans le Père tout-puissant, +dans le Fils, verbe de Dieu, éternelle raison, suprême intelligence, +dans le Saint-Esprit, source divine de grâce, de charité et d'amour. +Voilà les trois personnes de la Trinité, personnes distinguées entre +elles éminemment par lesdites propriétés, mais qui n'ont qu'une essence, +qu'une substance, puisqu'il n'y a qu'un Dieu dont toutes les oeuvres +sont indivisibles et supposent à la fois la puissance, la sagesse et +la bonté. Cette notion de la nature essentielle de Dieu devait être +conciliée avec ses attributs généraux, avec son immutabilité, sa +providence, sa prescience. Cette conciliation était l'objet de la +dernière partie, qui est restée ou ne nous est parvenue qu'incomplète; +et l'ouvrage touchait ainsi à toute les questions de la théodicée. + +Cette doctrine, qui sans être entièrement nouvelle ni dénuée +d'antécédents réputés orthodoxes, se signalait cependant par un ton de +hardiesse, par des subtilités hasardées, par un caractère général de +liberté dans la discussion, devait à la fois séduire beaucoup de jeunes +esprits, et alarmer beaucoup de consciences inquiètes. Le nom de son +auteur, je ne sais quelles apparences aventureuses qui s'étaient +toujours attachées à lui, la position qu'il avait toujours prise en +dehors de l'ordre commun, la rendait plus suspecte, plus attrayante et +plus périlleuse qu'elle ne l'eût été sous la protection d'un autre nom. +L'intelligence était alors curieuse, excitée, et cependant soumise aux +règles de la foi; elle aimait à raisonner et elle voulait croire. Ce qui +semblait démontrer la croyance, convaincre la raison, satisfaire à +ce besoin inquisitif d'examiner et de discuter, sans le déchaîner ni +l'égarer, donner enfin au mystère la forme d'un problème et au dogme +celle d'une solution, devait être saisi avec ardeur et accepté comme +la découverte de la vérité parfaite et définitive. Les idées d'Abélard +avaient dès longtemps transpiré par ses leçons, et s'étaient ouvert les +esprits; le traité qui résumait ces idées et les livrait au publie eut +un succès de propagande. + +C'était précisément l'instant où se formait contre lui la coalition des +maîtres qu'il avait discrédités. Ils s'armèrent du prétexte que leur +fournissait son imprudence; la malveillance et l'envie le dénoncèrent à +la foi sévère ou timide. Les autorités ecclésiastiques furent appelées +à la vigilance et suppliées d'intervenir. Abélard, sans mépriser +absolument ces attaques, les repoussa avec hauteur, et répondit par +l'insulte et le défi. Toujours confiant et impérieux, il provoquait une +lutte qu'il ne croyait pas, je pense, qu'on osât engager. Comme on lui +reprochait d'avoir appliqué témérairement la dialectique à la théologie +et donné aux doctrines sacrées les allures d'une science profane, il +publia ou laissa courir une amère apologie (du moins on peut présumer +qu'elle date de cette époque), ou plutôt une invective contre ces +ignorants en dialectique qui prenaient, disait-il, _ses dogmes pour des +sophismes_[99]. + +[Note 99: «Invectiva in quemdam Ignorum dialecticea.» (_Ab. Op._, +pars II, ep. IV, p. 238.)] + +«Mais quoi? n'était-ce pas toujours la fable si connue du renard +dédaignant les cerises qu'il ne pouvait atteindre? Ainsi quelques +docteurs de ce temps, parce qu'ils ne sauraient atteindre à la +dialectique, l'appellent une déception; ce qu'ils ne peuvent comprendre +est sottise; ce qui les passe est un délire. Ils s'appuient, s'il faut +les en croire, sur les livres sacrés; mais que de saints docteurs la +recommandent,--cette science qu'ils insultent! On peut leur montrer +des citations des Pères qui jugent la dialectique nécessaire pour +comprendre, pour expliquer, pour défendre l'Écriture. Saint Augustin, +saint Jérôme même lui donnent à résoudre les difficultés de la +foi. Qu'est-ce que les hérétiques, sinon des sophistes, et comment +confondrons-nous les sophistes, si ce n'est en nous montrant +dialecticiens? Et nous nous montrerons en proportion disciples fidèles +du Christ. Quel est le nom que lui donne l'Évangile? n'est-ce pas celui +de la raison, du verbe incarné, de _cette lumière qui luit dans les +ténèbres_, de ce principe enfin dont le nom grec est l'origine du nom de +la logique? Si le Christ est si souvent appelé _sophia_ ou la sagesse, +s'il est le _logos_ ou le verbe, dont parlent et Platon et saint Jean, +les amis de la sagesse ou les _philosophes_, les disciples du verbe +ou les _logiciens_ ne sont que les chrétiens les plus fervents. Ne +semblent-ils pas précisément chercher et invoquer ces dons que le +Saint-Esprit transmettait en langues de feu, la parole, l'intelligence +et l'amour? Enfin notre Seigneur lui-même, pour convaincre les Juifs, +n'a pas dédaigné l'arme de la discussion. Il n'a pas toujours prouvé +la foi par des miracles; lui aussi, il a recouru à la puissance de la +raison; et son divin exemple nous enseigne que nous, à qui manquent +les miracles, à qui ne reste que la lutte de la parole, nous devons +convaincre par elle ceux qui cherchent la sagesse comme les Grecs au +temps de saint Paul[100]. Aussi bien, _pour les hommes qui savent +juger_[101], la raison a plus de force que les miracles, qu'on peut +attribuer à quelque pouvoir infernal. Si l'erreur peut se glisser dans +le raisonnement, c'est surtout quand on ignore l'art de l'argumentation. +Il faut donc s'adonner à la logique, qui pénètre tout, même les +questions sacrées, et qui confondra surtout les docteurs présomptueux +qui se croient les mêmes droits qu'elle.» + +[Note 100: «Nam et Judaei signa petunt, et Graeci sapientiam +quaerunt.» (1 Cor. 1, 22.)] + +[Note 101: «Apud discretos» (_loc. cit._, p. 242), ceux qui ont la +_discrétion_ ou le discernement, comme dans cette expression: _l'âge de +discrétion_.] + +En même temps qu'Abélard se défendait de la sorte contre ceux qui +suspectaient sa foi pour cause de philosophie, il avait soin de se +montrer à l'Église gardien jaloux des intérêts de la vérité, et prompt à +repousser toute attaque que la dialectique même pouvait diriger contre +son orthodoxie. On croit qu'il rencontra parmi ses dénonciateurs +ce Roscelin qu'il avait autrefois suivi et qui lui-même avait tant +scandalisé l'Église. Mais, réconcilié avec elle depuis son retour +d'exil, par les soins d'Ives, dernier évêque de Chartres, Roscelin +pouvait être devenu d'autant plus intolérant qu'il avait été persécuté, +d'autant plus jaloux qu'il était oublié. On lui attribue d'ailleurs +quelques-unes des propositions sur la Trinité qu'Abélard, sans le +nommer, attaquait dans son livre[102]. C'était assez pour le pousser à +la vengeance. + +[Note 102: _Ab. Op., Introd. ad. Th._, l. II, p. 1067; Not., p. +1157.--_Hist. litt._, l. XII, p. 122. J'aurais de la peine à reconnaître +Roscelin parmi les hérétiques qu'Abélard caractérise au commencement du +livre II de l'Introduction; mais des erreurs signalées dans le cours +de l'ouvrage, plus d'une peut venir de Roscelin, chef de ces +_pseudo-dialecticiens_, qu'il attaque si vivement. Voyez dans le livre +III de cet ouvrage le c. 11.] + +Un jour donc, en 1121[103], Abélard apprend que ce maître en fausse +dialectique, tâchant d'envenimer sa doctrine sur la Trinité, l'a dénoncé +aux autorités ecclésiastiques. Il prend l'offensive à son tour, et, dans +une lettre véhémente, il dénonce à Girbert, évêque de Paris, _et +au vénérable clergé de son église_, cet _antique ennemi de la foi +catholique_, convaincu par le concile de Soissons de prêcher le +trithéisme, et qui vient vomir contre lui l'outrage et la menace[104]. + +[Note 103: Rousselot, _Philos, du moy. âge_, t. I, p. 187.] + +[Note 104: Cette lutte entre Abélard et Roscelin est un fait +contesté. On en donne pour preuve une lettre dans laquelle un +théologien, désigné par l'initiale P et qui a écrit sur la Trinité, +se plaint à G, évêque de Paris, des attaques d'un vieux dialecticien +hérétique qui ne paraît autre que Roscelin, et demande à être jugé +contradictoirement avec lui (_Ab. Op_. pars II, cp. XXI, p. 334). Mais +on ne peut démontrer que cette lettre soit d'Abélard, qui l'aurait +écrite vers 1120 ou 1121; on ne sait pas si Roscelin vivait encore quand +parut l'ouvrage sur la Trinité; enfin on ajoute que converti alors, +Roscelin qui vivait pieusement en Aquitaine vers 1103, n'aurait pu +provoquer ou mériter à Paris les attaques que l'auteur de la lettre +dirige contre lui. On veut donc qu'elle soit d'un théologien inconnu P +qui aurait poursuivi Roscelin, lors de ses démêlés avec saint Anselme au +sujet de la Trinité; revenant d'Angleterre vers 1O87, Roscelin trouvant +cet ouvrage, l'aurait dénoncé à l'évêque G (Guillaume) auprès duquel P +se serait défendu à son tour. On peut répondre que la date de la mort +de Roscelin est ignorée; que la lettre de P peut être de _Petrus_, nom +donné sans cesse à Abélard, et adressée à Girbert, évêque de Paris de +1117 à 1124. L'auteur da la lettre se dit auteur d'un _Opuscule_ sur la +Trinité, _Opusculo nostro de fide Trinitatis_, et Abélard, en parlant +de son Introduction, se sert ailleurs du même mot (_Comm. in Rom_., p. +513). La lettre, à lui attribuée par d'Amboise et Duchesne, cotée sous +son nom dans le manuscrit, respire une irritabilité intolérante, un des +traits de son caractère. Il a bien pu se montrer méprisant et offensé à +l'égard de Roscelin même converti, et Roscelin, quand ce serait lui +dont la piété en 1103 édifiait l'Aquitaine, avait bien pu se montrer +malveillant ou injuste envers le novateur Abélard. (Cf. G. Dubois, +_Histor. Eccles. paris_., t. I, 1. XI, c. II, p. 709.--_Hist. litt_., t. +VIII, p. 464; t. IX, p. 362; t. XII, p. 111.--_Malteac, Chron. in Bibl. +nov. mss_. P. Labbaei, t. II, p. 217.)] + +«S'il est vrai qu'il ait inséré quelque ombre d'hérésie dans ses écrits +sur la Trinité, il invoque les athlètes du Seigneur et les défenseurs de +la foi; qu'un jour soit pris, un lieu désigné, et que des juges choisis +prononcent et punissent ou le calomniateur ou l'hérétique. Pour lui, il +remercie le ciel d'avoir à combattre pour la foi, et d'être en butte aux +traits d'un homme qui n'a jamais eu d'inimitié que contre les gens de +bien, de celui qui a osé attaquer dans une épître _le héraut du Christ_, +Robert d'Arbrissel, et se répandre en outrages contre _ce magnifique +docteur de l'Église_, Anselme, archevêque de Cantorbery[105], d'un +homme dont l'indocilité mérita que le roi d'Angleterre le bannît de son +royaume, et qui n'a pas sans peine sauvé sa vie par la fuite. Et c'est +cet homme déshonoré qui veut étendre à d'autres son infamie! Cet homme, +proscrit de deux royaumes, fustigé, dit-on, par les chanoines dans +l'église de Saint-Martin, dont il est chanoine aussi pour la honte du +sanctuaire, cet homme que sa vie et sa foi dénoncent assez, Abélard ne +le nommera pas. «C'est ce faux dialecticien et ce faux chrétien +qui ayant prétendu qu'aucune chose n'a de parties, a été contraint +d'admettre que lorsque le Seigneur mangea, comme le dit saint Luc, +un morceau de poisson rôti, ce qu'il mangea fut une partie du mot de +_poisson rôti_. Or, est-il étrange que celui qui a levé la tête contre +le ciel, extravague sur la terre, et veuille perdre les autres après +s'être perdu[106]?» + +[Note 105: «Egregium illum praeconem Christi... magnificum Ecclesiae +doctorem.» Les deux personnages sont bien caractérisés. Robert +d'Arbrissel fut un prédicateur, une sorte de missionnaire plus célèbre +par la piété que par le talent. On lui dut plusieurs fondations, entre +autres celle de Fontevrault. On ne sait pas dans quelle occasion il +fut attaqué par Roscelin. C'est à tort qu'on a essayé d'attribuer à ce +dernier, soit la lettre de Godefroi, abbé de Vendôme, soit celle de +Marbode, dans lesquelles des conseils à la fois charitables et sévères +sont adressés à Robert d'Arbrissel. Les auteurs de l'_Histoire +littéraire_ ne me paraissent laisser subsister aucun doute à cet égard. +Quant aux attaques de Roscelin contre saint Anselme, elles sont fort +connues, et elles contribuèrent à le faire chasser de l'Angleterre où +il s'était réfugié après avoir été chassé de France. (_Journal des +Savants_, ann. 1682, p. 191.--_Hist. litt_., t. IX, p. 364; t. X, p. +359.)] + +[Note 106: Tel est l'extrait de la lettre intitulée _G. Dei gratia +parisiacae sedis épiscopo unaque venerabili ejusdem ecclesiae clero P_. +(Pars II, cp. XXI, p. 334.) Plusieurs détails font reconnaître Roscelin. +Le sarcasme sur le _morceau de poisson rôti_ (_partem piscis assi_, Luc. +XXIV, 42) est une allusion à la doctrine qui refusait l'existence +réelle aux parties du tout comme aux qualités de la substance, d'où il +résultait que les qualités et les parties n'étaient que des mots. Au +reste, dans ce système pris au sens le plus absolu, ce n'est pas le +poisson qui eût été un mot, mais la partie seulement. (Ouvr. inéd., +Intr., p. xc. _Dial_., p. 471.) Quant à la flagellation de Roscelin, +elle n'est, que je sache, rapportée nulle part. Avant de quitter la +France, sous le coup de la sentence du concile de Soissons, Roscelin est +désigné constamment comme maître et chanoine de Compiègne, où il n'y +avait pas de chapitre de Saint-Martin. Les auteurs de l'_Histoire +littéraire_ ne voient pas de difficulté à croire que, rentré en France, +il fut chanoine de Saint-Martin à Tours; mais ils ne citent ni ce +passage ni aucune autorité, car Duboulai qu'ils nomment n'en parle pas. +(_Hist. litt_., t. IX, p. 301).--_Hist. Univ. paris_., t. I, p. 443, +485, 493, 639.] + +C'est dans ces termes, où se trahit peut-être plus de colère que de +mépris, qu'Abélard livrait son ennemi à l'exécration de l'Église, +oubliant trop sans doute qu'au temps où il vivait les mêmes anathèmes +attendaient quiconque avait innové dans la dialectique et par elle dans +la théologie, et que le glaive sacré était déjà levé sur la tête du +contempteur de Roscelin, téméraire vainqueur de Guillaume de Champeaux +et d'Anselme de Laon. + +Rien n'était fort à craindre, en effet, dans cet effort désespéré d'un +auteur de système qui, se sentant menacé de l'oubli, voulait envelopper +dans une communauté d'hérésie et de disgrâce celui qu'il n'avait pu +annuler ou traîner à sa suite. Malgré cette dénonciation odieuse, +repoussée avec une violence qui ne le semble guère moins, ce n'était +pas le proscrit Roscelin que devait redouter Abélard; mais les anciens +sectateurs du réalisme, mais les amis de Guillaume et d'Anselme morts +sans vengeance[107]; mais quelques disciples fidèles à leur mémoire et +bienvenus auprès des princes de l'Église; mais cet Albéric et ce Lotulfe +dont il avait rencontré de bonne heure l'opposition vigilante, et qui +voulaient dominer à leur tour et recueillir tout l'héritage de +leurs maîtres; voilà ceux dont l'inimitié devait lui faire éprouver +cruellement sa puissance. + +[Note 107: C'est Abélard qui dit positivement qu'ils étaient morts +à celle époque (cp. I, p. 20), et comme le concile de Soissons eut bien +certainement lieu en 1121, cela fortifie l'opinion qui place avant cette +année la mort de Guillaume de Champeaux. (Voyez la note 2 de la page +29.) Quant à Anselme, il était mort en 1116.] + +Albéric et Lotulfe gouvernaient les écoles de Reims; le premier, +archidiacre de la cathédrale, prieur de Saint-Sixte, et qui avait été un +moment désigné, avec l'appui de saint Bernard, pour succéder à Guillaume +de Champeaux dans l'évêché de Châlons[108], jouissait d'un grand crédit +auprès de Raoul dit le Vert, son archevêque[109]. Poussé par les +instances répétées des deux professeurs, ce prélat s'entendit avec +Conan, évêque de Palestrine, qui remplissait alors dans les Gaules les +fonctions de légat du saint-siège[110], pour convoquer, sous le nom de +concile ou synode provincial, un conventicule à Soissons, ville déjà +signalée par la condamnation de Roscelin en 1092. Abélard y fut appelé, +on lui dit d'apporter son célèbre ouvrage, _opus clarum_. On l'accusait +d'avoir, comme Roscelin, appliqué les principes du nominalisme au dogme +de la Trinité. Il se rendit à l'appel et parut accepter le jugement. + +[Note 108: Saint Bernard fit de vains efforts auprès du pape Honoré +II pour obtenir qu'il approuvât l'élection d'Albéric au siège de Reims. +(S. Bern. _Op_., ep. XIII.) Je dois cependant ajouter que la plupart des +auteurs pensent que ce n'est pas après Guillaume de Champeaux (1119 +ou 1121), mais après Ebal, son successeur (1126), qu'Albéric faillit +devenir évêque de Châlons.] + +[Note 109: «Radulfus nomine, Viridis cognomine.» Abélard et +plusieurs écrivains l'appellent _Rodulfus_, et d'autres _Radulfus_, que +l'on traduit ordinairement par Raoul. (_Ab. Op_., ep. I, p. 20; Not. p. +1164.--G. Marlot, _Metrop. remens. Hist_., t. II, I. II, c. XXXI, p. 244 +et 275.--_Gall. Christ_., t. IX, p. 80.)] + +[Note 110: Conan, Conon ou Conus, évêque de Palestrine ou Préneste, +légat du pape Paschal II en France, y prit part à plusieurs conciles. En +1120, il était légat du pape Calixte II, et tint un nouveau concile à +Beauvais. (_Ab. Op_; Not., p. 1166.)] + +Soissons était une ville de la province ecclésiastique de Reims[111]. +L'archevêque Raoul y avait convoqué ses suffragants, et quelques membres +considérables du clergé, parmi lesquels on distinguait Geoffroi II, +évêque de Chartres. Le droit de juridiction sur Abélard n'était rien +moins qu'établi. Comme moine de Saint-Denis, il relevait de l'évêque de +Paris, dont le métropolitain était à Sens. Tout au plus pouvait-on +dire que le lieu où il avait enseigné se trouvait dans une partie du +territoire de Champagne, dépendante de la province de Reims. Mais il +n'éleva aucune difficulté; il était loin de se refuser aux épreuves +et aux discussions publiques, et il les avait en quelque sorte +demandées[112]. + +[Note 111: Province de Reims ou Belgique seconde. Les suffragants +de l'archevêque de Reims, en 1121, étaient probablement les évêques de +Soissons, d'Arras, de Laon, de Beauvais, de Châlons, de Noyon, d'Amiens, +de Senlis et de Térouenne. On ignore quels sont ceux de ces prélats qui +assistèrent au concile. Il y en eut sans doute très-peu; on verra plus +bas que l'assemblée n'était pas nombreuse. La présence de Lisiard de +Crespy, évêque de Soissons, est seule attestée. (_Gall. Christ_., t. IX, +passim.)] + +[Note 112: Mais cette demande était adressée à l'évêque de Paris. +Voyez ci-dessus p. 81, et dans les Oeuvres, p. 334. Quant à la +compétence, résultant du lieu où l'enseignement avait été donné, je ne +l'indique que comme une hypothèse.] + +Lorsqu'il arriva à Soissons (1121), il trouva le clergé et le peuple +mal disposés pour lui. On avait répandu les bruits les plus fâcheux; il +passait pour avoir écrit et prêché qu'il y avait trois Dieux, en sorte +que, dans les premiers jours, quelques-uns de ses disciples faillirent +être lapidés par le peuple[113]. C'était assurément une situation toute +neuve pour Abélard. + +[Note 113: Le peuple de Soissons était fanatique. Peu d'années +auparavant, il avait brûlé de son propre mouvement un homme soupçonné de +manichéisme. (Le P. Longueval, _Hist. de l'Église gall_., t. VIII, l. +XXIV, p. 414.)] + +Il alla d'abord droit au légat, et lui remit son livre, déférant +d'avance au jugement de cet évêque, et déclarant que, s'il avait rien +émis qui s'éloignât de la foi catholique, il était prêt à le corriger +et à donner toute satisfaction, déclaration qui se lisait déjà dans +l'ouvrage même[114]. Le légat embarrassé le lui rendit, en lui disant +de le porter à l'archevêque et à ses conseillers, accusateurs devenus +juges. L'ordre fut exécuté; mais les nouveaux censeurs regardèrent, +feuilletèrent le manuscrit sans y rien trouver à reprendre, du moins +en présence de l'auteur, et ils renvoyèrent le jugement à la fin du +concile. Avant même qu'il ne s'ouvrît, Abélard s'était efforcé de se +ressaisir du public. Partout et devant tous, il développait chaque +jour la pensée de son ouvrage, il exposait sa foi, il rendait le dogme +intelligible, démonstratif, et commençait à retrouver des admirateurs. +On remarqua bientôt dans la ville cette singularité d'un accusé qui +parle haut et d'un accusateur qui se tait. «Quoi,» disait-on, «il +harangue le public, et on ne lui répond pas! Le concile touche à son +terme, un concile réuni principalement à cause de lui; et de lui il +n'est pas question! Est-ce que les jugea auraient reconnu que l'erreur +était de leur côté?» Ces propos et d'autres semblables ne faisaient +qu'animer de plus en plus l'ardeur de la poursuite; une condamnation +devenait à chaque instant plus nécessaire. + +[Note 114: _Intruct. ad Theol_., prolog., p. 974.] + +Un jour, Albéric, accompagné de quelques-uns des siens, s'approche +d'Abélard, et voulant apparemment l'embarrasser, après quelques mots +flatteurs, il lui dit qu'il s'étonnait d'une chose qu'il avait notée +dans son ouvrage; savoir que Dieu ayant engendré Dieu, et Dieu étant +unique, Dieu cependant ne s'était pas engendré lui-même. + +«Si vous voulez,» répondit Abélard, «je vous en donnerai la +raison.--Nous faisons peu de compte,» reprit Albéric, «des raisons +humaines, ainsi que de notre propre sens en pareilles matières; nous +demandons les paroles de l'autorité.--Tournez le feuillet,» dit Abélard, +«et vous trouverez l'autorité.» Et lui, prenant des mains le livre +qu'Albéric avait apporté, il chercha le passage qn'Albéric n'avait pas +vu ou compris, n'ayant qu'une pensée, celle de trouver un adversaire +en faute. Le bonheur voulut ou Dieu permit que le passage se présentât +aussitôt. La citation portait: «Saint Augustin, _de la Trinité_, livre +I.--Celui qui croit qu'il est de la puissance de Dieu de s'être engendré +lui-même, erre d'autant plus que non-seulement Dieu n'est point dans ce +cas, mais pas plus que lui aucune créature spirituelle ou corporelle. Il +n'est absolument aucune chose qui s'engendre elle-même[115].» + +[Note 115: Voilà une preuve que l'ouvrage jugé à Soissons est +l'Introduction à la Théologie; on y trouve le passage repris par +Albéric, et la citation de saint Augustin qu'invoque Abélard pour lui +répondre. (_Ab. Op_., ep. I, p. 21; _Introd_., l. II, p. 1066.--Saint +Augustin, _Op. omn., De Trin_., l. I, c. I, t. VIII, p. 749; édit. de +1779.)] + +Les disciples d'Albéric qui étaient présents furent surpris et confus. +Leur maître, pour essayer de se défendre, dit à tout hasard: «Mais il +faut bien l'entendre.--La belle nouvelle,» reprit sur-le-champ Abélard; +«mais vous demandiez un texte, et non pas le sens. Si vous voulez le +sens et la raison, je suis prêt à vous montrer qu'avec l'autre opinion, +vous tombez dans l'hérésie qui veut que le Père soit son propre fils.» +A ces mots, Albéric en colère répondit par des menaces, et lui dit que, +dans cette affaire, ni les autorités ni les raisons ne seraient pour +lui, et il s'éloigna. + +Abélard qui raconte cette anecdote n'ajoute pas que, dans le passage +en question, c'était précisément une opinion d'Albéric lui-même qu'il +attaquait en passant, l'attribuant, sans prononcer aucun nom, à +un maître en théologie _qui occupait en France une chaire de +pestilence_[116]. Albéric qui s'était reconnu, sans en convenir, avait +dû naturellement trouver dans cet endroit la plus grosse hérésie du +livre. + +[Note 116: «Magistros divinorum librorum qui nunc maxime circa nos +pestilentae cathedras tenent.... quorum unus in Francia.» (_Ab. Op., +loc. cit_.) Je suis ici l'opinion de Mabillon. (Saint Bern., ep. XIII, +in not.)] + +Le dernier jour du concile arriva, et avant la séance, le légat mit en +délibération avec l'archevêque et quelques-uns des meneurs ce qu'on +devait faire de l'accusé et de son livre. Ils avaient l'un et l'autre +sous la main, ils étaient là pour les juger, et ils paraissaient n'avoir +rien à dire. Évidemment, on reculait devant une discussion publique, +et soit faiblesse ou calcul, soit défiance de la cause ou crainte de +l'ascendant si connu d'Abélard, on avait ainsi tout retardé, débat et +jugement, les uns voulant échapper à la nécessité d'une telle épreuve, +les autres prévoyant qu'au dernier moment tout deviendrait plus facile +et que le coup pourrait être brusquement et silencieusement porté. Mais +Abélard avait un parti dans le clergé; les dignités ecclésiastiques +étaient déjà le partage de quelques-uns de ses élèves. Dans cette +conférence décisive, Geoffroi de Lèves, évêque de Chartres, le premier +par sa piété et par la dignité de son siège[117], profita de l'embarras +visible des assistants pour les exhorter à la modération. Il rappela +d'abord la situation d'Abélard, la supériorité de ses talents, ses +succès dans tous les enseignements, le nombre de ses sectateurs, +l'étendue de son influence, _de cette vigne qui projetait ses pampres +jusqu'à la mer_. Il ajouta que si l'on voulait le condamner par une +décision en quelque sorte préjudicielle et le frapper sans débat, il +était à craindre qu'en indisposant beaucoup de monde on ne suscitât +aussitôt un grand parti pour sa défense, d'autant que rien dans ses +écrits ne donnait ouvertement accès à la censure; qu'une telle violence +ajouterait à la faveur publique, et serait attribuée à l'envie plus qu'à +la justice; que si, au contraire, on voulait procéder canoniquement, il +fallait produire dans l'assemblée un écrit ou un dogme incontestablement +de lui, l'interroger, et le laisser librement répondre, afin qu'après +aveu ou conviction, il fût réduit au silence; suivant cette parole de +Nicodème, lorsqu'il voulut sauver Notre-Seigneur: «Est-ce que notre loi +condamne un homme, s'il n'a pas été ouï auparavant, et sans qu'on sache +ce qu'il a fait?» (Jean, VII, 51.) + +[Note 117: Geoffroi II, successeur d'Ives dans l'évêché de Chartres, +était de race noble, et son siège a été longtemps le premier de la +province de Sens. Le siège de Paris n'était alors que le troisième. On +n'explique pas comment, étant de la province de Sons, il assistait à un +concile tenu par les évêques de celle de Reims. Il joua pendant toute +sa vie un grand rôle dans les affaires du clergé, et nous le verrons +reparaître plus d'une fois. (_Ab. Op_., ep. I, p. 22.--_Gall. Christ_., +t. VIII, p. 1134 et suiv.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 82.)] + +Cet avis fut accueilli par des murmures, et quelques-uns s'écrièrent +ironiquement que le conseil était bien sage d'aller lutter de faconde +avec un homme aux arguments et aux sophismes duquel l'univers n'aurait +su comment résister. Geoffroi se contenta de remarquer qu'il était +encore plus difficile de disputer avec le Christ, lequel pourtant +Nicodème voulait qu'on écoutât par respect pour la loi. Puis essayant de +les ramener par une autre voie et d'obtenir l'ajournement d'une décision +qui réclamait un examen plus mûr et une assemblée plus nombreuse, il +demanda qu'Abélard fût reconduit à Saint-Denis par son abbé qui était +présent, et que l'on y convoquât une réunion considérable et des plus +savants hommes, pour examiner plus attentivement ce qu'il y avait à +faire. Ce dernier avis obtint l'assentiment du légat, et tous les autres +parurent s'y rendre. Dans les cas épineux, l'ajournement gagne aisément +la faveur d'une assemblée. Conan se leva pour aller dire sa messe, avant +d'entrer au concile, et il fit prévenir Abélard par l'évêque de +Chartres de la permission qui lui serait accordée de retourner dans son +monastère, pour y attendre ce qui avait été convenu. Mais alors les plus +acharnés ou les plus rigoureux, voyant bien qu'il n'y avait rien de +fait, si l'affaire devait se traiter hors du diocèse et là où leur +crédit ne s'étendait pas, persuadèrent à l'archevêque qu'il serait +ignominieux pour lui que la cause fût renvoyée à un autre tribunal, et +qu'il fallait craindre que l'accusé n'échappât. On revint donc au légat, +on le pressa de changer d'avis, et on l'amena, malgré lui, à consentir +que la doctrine fût condamnée sans débat contradictoire, le livre brûlé +en présence de tous, et l'auteur renfermé à perpétuité dans un nouveau +couvent. On lui persuada que, pour fonder la condamnation, il suffisait +que sans l'autorisation ni du souverain pontife, ni de l'Église, +l'ouvrage eût été lu dans un cours public et livré par l'auteur lui-même +à plusieurs pour le transcrire; on ajouta enfin qu'un tel exemple +servirait la religion en prévenant à l'avenir le retour de semblables +témérités. Le légat, à ce qu'il paraît, était peu instruit; il +s'appuyait beaucoup sur les conseils de l'archevêque de Reims, qui +lui-même était conduit par Albéric, Lotulfe et leurs amis. L'évêque de +Chartres jugea que l'on ne pourrait empêcher l'exécution de ce plan, +et avertissant Abélard, il l'engagea à tout supporter, et à n'opposer +qu'une douceur exemplaire à une violence qui nuirait plus à ses ennemis +qu'à lui. Quant à sa réclusion dans un monastère, il lui dit de ne +point s'en inquiéter et que le légat qui dans tout cela agissait +à contre-coeur, lui ferait certainement, quelques jours après la +dissolution du concile, rendre la liberté. Abélard pleurait en +l'écoutant, et Geoffroi pleurait avec lui. La pensée a beau mépriser la +force; quand la force l'opprime en la faisant taire, c'est un martyre +sans consolation. La consolation ou la vengeance de la pensée, c'est la +parole. + +Abélard fut appelé; il parut devant le concile. On l'accusait vaguement +de l'hérésie de Sabellius, c'est-à-dire d'avoir nié ou affaibli la +réalité des trois personnes de la Trinité[118]. Jugé sans discussion, +convaincu sans examen, on le força de jeter de sa propre main son livre +dans les flammes. Il le regardait tristement brûler, lorsqu'au milieu du +silence apparent des juges, un des plus hostiles dit à demi-voix qu'il y +avait lu en quelque endroit que Dieu le père était seul tout-puissant; +ce que le légat ayant entendu, il lui dit, avec grand étonnement, qu'il +ne le pouvait croire. «Même chez un petit enfant,» ajouta-t-il, «une si +grosse erreur serait inconcevable, quand la foi universelle tient et +professe qu'il y a trois tout-puissants.» A ce mot, un maître des +écoles, qui se nommait Terric[119], se prit à sourire, et lui souffla +aussitôt ces paroles d'Athanase dans son symbole: «_Et pourtant il n'y +a pas trois tout-puissants, mais un seul tout-puissant_[120].» Et comme +son évêque, qui l'avait entendu, lui reprochait cette inconvenance +à l'égal d'un propos contre la majesté divine, Terric tint bon +intrépidement en citant les paroles de Daniel: «_Ainsi, fils insensés +d'Israël, sans juger et sans connaître la vérité, vous avez condamné un +de vos frères: retournez au jugement_ (XIII, 48 et 49), et jugez le +juge lui-même, car celui qui devait juger s'est condamné par sa propre +bouche.» Alors l'archevêque, se levant, justifia comme il put, en +changeant les termes, la pensée du légat; et, se laissant aller à la +controverse, il établit qu'effectivement le Père était tout-puissant, le +Fils, tout-puissant, le Saint-Esprit, tout-puissant, et que celui qui +sortait de là ne devait pas même être écouté; que si d'ailleurs on y +tenait, on pouvait permettre au frère[121] d'exposer sa foi en présence +de tous, afin qu'on pût l'approuver ou l'improuver, et finalement +prononcer. Cette concession, arrachée par l'embarras du moment, pouvait +changer la face de l'affaire, et déjà Abélard, debout, se disposait à +se défendre; heureux de professer et de développer sa foi, il reprenait +l'espoir et le courage; le souvenir de saint Paul devant l'aréopage ou +devant le conseil des Juifs, lui traversait l'esprit; il allait parler, +tout était sauvé, lorsque ses adversaires, prompts à parer le coup, +s'écrièrent qu'il n'était besoin que de lui faire réciter le symbole +d'Athanase[122], et, comme il aurait pu dire, pour gagner du temps, +qu'il ne le savait point par coeur, ils lui mirent à l'instant sous les +yeux le livre tout ouvert. Abélard laissa retomber sa tête, il soupira, +et, d'une voix sanglotante, il lut ce qu'il put lire. On le remit +aussitôt, comme un accusé convaincu, à l'abbé de Saint-Médard qui était +présent, et qui le conduisit en prisonnier dans son couvent. Le concile +se sépara sur-le-champ. + +[Note 118: Lui-même raconte en deuil l'histoire du synode de +Soissons (ep. I, p. 20-25); mais il ne fait pas connaître l'objet précis +de l'accusation. C'est Othon de Frisingen qui dit qu'il fut reconnu +sabellien, pour avoir réduit les personnes de la Trinité à des mots par +l'application du nominalisme, qui, remarquez-le, avait servi à motiver +contre Roscelin, trente ans auparavant, l'accusation de trithéisme. +(Oth. Frising. _De Gest. Frid_., l. I, c. XLVII.) Voyez sur cette +accusation dans le l. III, le c. V. Au reste, les mêmes textes servirent +plus tard à fonder, à Sens, contre Abélard, une accusation inverse de +celle de Soissons.] + +[Note 119: D. Brial est porté à croire que ce Terric ou Terrique +est le même qu'un certain Thierry, dialecticien breton assez habile, +et penseur assez hardi, dont parlent Othon de Frisingen et Jean de +Salisbury. (_De Gest. Frid_., l.1, c. XLVII.--Saresb. _Metalog_., l. I, +c. V, et l. II, c. X.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 377.)] + +[Note 120: La réponse était topique, mais au fond elle donnait +encore prise à la controverse, et les scolastiques ont beaucoup +disputé sur ce passage du symbole d'Athanase. Pierre d'Ailly le trouva +contradictoire, car puisqu'il est dit plus bas que les trois sont +égaux entre eux et coéternels, il faut bien qu'il soit tous les trois, +immenses, tout-puissants, etc. Saint Thomas convient qu'ils le sont tous +les trois, mais non qu'ils soient trois immenses, trois tout-puissants. +(Le P. Petan, _Dogmat. theolog_., t. II, l. VIII, CIX, p. 562; édit. de +Paris, 1844.)] + +[Note 121: «Frater ille.» (_Ab. Op._, p. 24.)] + +[Note 122: Tout le monde sait ce que c'est que le symbole dit de +saint Athanase, quoiqu'il ne soit pas de lui. C'est le symbole qu'on +récite le dimanche à primes et qui est appelé pour cette raison le +symbole de primes; on le nomme aussi la symbole _Quicumque,_ parce qu'il +commence par ce mot. Abélard a fait un commentaire sur ce symbole. +(_Op._, pars II, p. 381.)] + +Ce couvent avait été fondé auprès de Soissons, sur la rive droite de +l'Aisne, par le roi Clotaire I. La mission des moines était de desservir +l'église où les restes de ce prince furent longtemps déposés près de +ceux de saint Médard, premier évêque de Noyon, apôtre de ces contrées. +C'était un monastère considérable et respecté, investi de grands +privilèges. L'abbé qui se nommait Geoffroi[123] et qui était un homme +instruit et distingué, traita son captif ou plutôt son hôte avec +de grands égards; et les moines, espérant le garder longtemps, +l'accueillirent avec beaucoup d'empressement, et s'efforcèrent de le +consoler par mille soins; mais nulle consolation n'était possible. +Rien au monde ne pouvait rendre au triste Abélard ce qui venait de lui +échapper. La dernière, la plus puissante et la plus vieille de ses +illusions était évanouie: un pouvoir s'était rencontré qui ne pliait +pas devant lui. La vérité et l'éloquence avaient été vaincues dans sa +personne, et l'ascendant de son génie était méconnu. Pour la première +fois, il sentait sa faiblesse et presque son déclin. On ne peut peindre +son désespoir. Passant de l'abattement à la fureur, il accusait Dieu +même qui l'avait abandonné, ou, cachant dans ses mains son front baigné +de larmes, il se disait que ses souffrances et ses affronts passés +étaient peu de chose auprès de ce qu'il éprouvait. Jadis, au moins, il +était coupable, et il avait en quelque sorte mérité son malheur; mais +aujourd'hui, c'était à ses yeux une foi sincère, un amour désintéressé +du vrai qui faisait de lui le plus malheureux des mortels. Qu'allait-il +devenir? on avait cette fois attenté sur sa gloire. + +[Note 123: Geoffroi, surnommé Cou de Cerf, ancien abbé de +Saint-Thierry, abbé de Saint-Médard en 1120, évêque de Châlons en 1131, +et qui mourut en 1149. On a de lui des lettres et quelques écrits. +(Voyez son article dans l'_Histoire littéraire_, t. XIII, p. +185.--_Annal. Bened_., t. VI, l. LXXV, p. 190; Append. p. 639.--_Gall. +Christ_., t. IX, p. 186 et 415.)] + +La manière dont le procès fut conduit prouve, en effet, qu'une justice +éclairée ne guidait point ses juges, et les opérations du concile ont +quelques-uns des caractères de la persécution[124]. La haine et l'envie +avaient depuis longtemps une revanche à prendre, et elles se plurent à +employer comme instruments la sincérité ignorante, la piété craintive, +et surtout cette intolérance de si bonne foi que le pouvoir +ecclésiastique regarde naturellement comme un devoir, en présence de ce +qui agite les consciences et peut troubler l'unité silencieuse de la +croyance commune. La lutte directe paraît s'être engagée entre l'esprit +dans son audace et la médiocrité dans sa prudence, et ce fut l'esprit +qui succomba. Cependant il n'est pas aussi vrai que se l'imaginait +Abélard que la malveillance seule pût trouver à redire à ses ouvrages, +et que la foi, même éclairée, surtout éclairée, n'en dût concevoir aucun +ombrage. Si la parole lui avait été accordée, quoi qu'il eût pu dire, et +à moins qu'il n'eût dénaturé sa doctrine, il ne l'aurait point sauvée +d'une conséquence périlleuse, savoir que trois des attributs généraux de +la divinité étant assignés, chacun spécialement et comme une propriété +distinctive, à une personne différente de la Trinité, cette distribution +était entièrement insignifiante, ou dépouillait chacune des trois +personnes de deux de ces trois attributs également nécessaires, +également divins. Dans le premier cas, l'unité absorbait les trois +personnes et faisait évanouir la Trinité; dans le second, la Trinité, +s'exagérant elle-même, brisait l'unité et se produisait sous la forme +du trithéisme: voilà pour l'erreur actuelle. Quant à l'erreur qu'on +pourrait nommer virtuelle et qui menaçait surtout l'avenir, la voici: +dans la méthode, dans le langage, dans cette intention de raisonner +la foi, de démontrer le mystère et d'assimiler la religion à la +philosophie, se dévoilait évidemment le rationalisme chrétien, origine +possible du rationalisme philosophique[125]. Mais comme assurément ces +conséquences n'étaient pas distinctement dans l'esprit d'Abélard, comme +elles étaient compensées par des assertions contradictoires et d'une +éclatante orthodoxie, rachetées par la volonté sincère de ne point +s'écarter de l'unité, le crime de l'hérésie ne pouvait un moment lui +être imputé. Le livre était dangereux peut-être, mais l'auteur innocent; +et le jugement du concile, que ne condamne pas absolument la logique, +demeure une iniquité. + +[Note 124: Le concile a été blâmé par des autorités non suspectes, +comme l'historien d'Argentré, Dubouloi, Crevier, le P. Richard et +d'autres; nous n'ajouterons pas D. Gervaise, devenu suspect à force +d'engouement pour Abélard. Les écrivains qui s'attachent à justifier le +concile de Sens semblent passer condamnation sur celui de Soissons. Au +reste, les actes de l'un comme de l'autre n'ont pas été conservés, et +l'assemblée de 1121 ne nous est guère connue que par le récit d'Abélard, +un passage d'Othon de Frisingen et quelques mots de saint Bernard +et d'un de ses secrétaires. (_Act. concil_., t. VI, para II, p. +1103.--Phil. Labbaei Concil. hist. synops.--_Anal. des conc_., par +le P. Richard, t. V, suppl.--10th. Fris. _De Gest. Frid_. l. I, c. +XLVII.--Saint Bern. _Op_., ep. CCCXXXI.--Gaufred. mon. Clar., _Rec. des +Hist_., t. XIV, p. 381.--Cf. Brucker, _Hist. crit. phil_., t. III, p. +149.)] + +[Note 125: «Abailard est orthodoxe,» dit Mme Guizot, «il ne veut pas +cesser de l'être; une conviction préalable détermine le but auquel il +veut arriver, et l'examen n'est pour lui qu'une manière de s'exercer +dans un cercle dont il est déterminé à ne pas sortir, travail nécessaire +d'un esprit qui marche sans avancer et enfante des nouveautés qui ne +sont pas des progrès. Abailard, en religion comme en philosophie, +a donné le mouvement et non les résultats. Plusieurs fois accusé +d'hérésie, il n'a point laissé de secte, et même en philosophie, la +hardiesse des principes qu'il énonce quelquefois est demeurée sans +conséquence, parce que lui-même n'a pas osé les avouer ou les +reconnaître. Cependant il en avait assez fait et pour ses partisans +et pour ses ennemis.» (_Essai sur la vie et les écrits d'Abailard et +d'Héloïse_, p. 372.)] + +Il ne faut donc pas s'étonner si Abélard, plus désolé que convaincu, +retrouva bientôt dans le couvent qui lui servait comme de prison cette +impatience du joug et ce besoin de résistance polémique qui entraînait +son esprit plus loin que son caractère n'osait aller. Bien qu'il se loue +de l'accueil qu'il reçut à Saint-Médard, il dut y rencontrer, non sans +quelque importunité, ce même Gosvin, que nous, avons vu sur la montagne +Sainte-Geneviève lui chercher une querelle scolastique. Celui-ci était +venu là, d'accord, dit-on, avec l'abbé Geoffroi, pour travailler, en +qualité de prieur, à la réforme des abus et au rétablissement des +études.[126] Déjà sous les murs de Soissons même, il avait été employé à +une oeuvre semblable dans le monastère de Saint-Crépin; c'est pour cela +qu'il était sorti d'Anchin où il avait fait profession. Quoiqu'il pensât +peut-être, ainsi que son biographe dévoué, qu'Abélard n'avait été +conduit à Saint-Médard que pour y être _lié comme un rhinocéros +indompté_, il jugea convenable de le traiter, à l'exemple de l'abbé, +_dans un esprit de douceur_[127]. Cependant, de l'humeur que nous lui +connaissons, il ne s'abstint pas, dans ses entretiens, de mêler ses +consolations de conseils et ses conseils de leçons. Il lui prêcha la +patience et la modestie, lui dit de ne point trop s'attrister, qu'au +lieu d'être emprisonné, il devait se regarder comme délivré, n'ayant +plus à redouter les soucis, les tentations, les grandeurs du monde; +qu'il n'avait enfin qu'à se conduire honnêtement et à donner à tous +l'enseignement et l'exemple de l'honnêteté. «L'honnêteté, l'honnêteté!» +dit Abélard, qui sentait, à travers la charité du prieur, percer +l'aiguillon de la vanité du docteur, «qu'avez-vous donc à me tant +prêcher, conseiller, vanter l'honnêteté? Il y a bien des gens qui +dissertent sur toutes les espèces d'honnêteté, et qui ne sauraient pas +répondre à cette question: Qu'est-ce que l'honnêteté?--Vous dites vrai,» +reprit aussitôt Gosvin avec aigreur; «beaucoup de ceux qui veulent +disserter sur les espèces de l'honnêteté ignorent entièrement ce que +c'est; et si dorénavant vous dites ou tentez quoi que ce soit qui déroge +à l'honnêteté, vous nous trouverez sur votre chemin, et vous éprouverez +que nous n'ignorons pas ce que c'est que l'honnêteté, à la façon +dont nous poursuivons son contraire[128].» A cette réponse _ferme et +mordante_, dit le moine historien de Gosvin, _le rhinocéros prit peur, +pavefactus rhinocerosiste_; il se montra les jours suivants plus soumis +à la discipline et plus craintif du fouet, _timidior flagellorum_. +Voilà, si ces paroles caractéristiques sont exactes, comment, dans les +retraites de la vie spirituelle, le XIIe siècle traitait et instruisait +les héros de la pensée. + +[Note 126: _Ex vit. S. Gosv_., l. I, c. XVIII., _Rec. des Hist_., t. +XIV, p.445.--_Gall. Christ_., t. IX, p. 415.--_Hist. litt. de la Fr._, t. +XII, p. 185.] + +[Note 127: «Instar rhinocerontis indomiti disciplinae coercendum +ligamento.--In spiritu lenitatis.» (S. Gosv., _ibid_.)] + +[Note 128: «Per insectationem contrarii sui.» (_Id. ibid_.)] + +A peine rendu, cependant, le jugement du concile fut loin de rencontrer +une approbation générale. On trouva dans ses procédés, rudesse, dureté, +précipitation. L'oppression était évidente, le droit très-douteux. +Beaucoup d'ailleurs penchaient à croire la vérité du côté d'Abélard; +bientôt ceux qui avaient siégé à Soissons durent se justifier; plusieurs +repoussaient la solidarité du jugement et désavouaient leur propre +vote. Le légat attribuait publiquement l'affaire à ce qu'il appelait la +jalousie des Français, _invidia Francorum_, et tout repentant de ce qui +s'était passé, il n'attendit pas longtemps pour faire ramener Abélard +dans son couvent[129]. + +[Note 129: _Ab. Op_., ep. I, p. 25.] + +A Saint-Denis, il est vrai, Abélard retrouvait des ennemis. On se +rappelle qu'il s'était aliéné les moines par d'imprudentes remontrances. +Ceux-ci n'étaient disposés ni à les pardonner ni à cesser de les +mériter; et une occasion ne tarda pas à survenir où il faillit encore se +perdre. Un jour, en lisant le commentaire de Bède le Vénérable sur les +Actes des Apôtres, il tomba par hasard sur un passage où il est dit +que Denis l'Aréopagite avait été évêque de Corinthe, et non pas évêque +d'Athènes. Cette opinion ne pouvait être du goût des moines. Ils +tenaient à ce que leur Denis, fondateur de l'abbaye, et qui d'après le +livre de ses Gestes, était en effet évêque d'Athènes, fût bien aussi +l'Aréopagite, celui que saint Paul convertit[130]. Sans songer à l'orage +qu'il allait soulever, Abélard communiqua sa découverte à quelques-uns +des frères qui l'entouraient et leur montra en plaisantant le passage de +Bède. Les bons pères se fâchèrent fort, traitèrent Bède de menteur, et +lui opposèrent victorieusement le témoignage d'Hilduin, leur abbé sous +Louis le Débonnaire, et qui, pour vérifier les faits, avait parcouru +longtemps la Grèce avant d'écrire les Gestes du bienheureux Denis. La +conversation se prolongeant, Abélard, sommé de s'expliquer, dit qu'on +ne pouvait mettre l'autorité d'Hilduin en balance avec celle de Bède, +révéré de toute l'Église latine, et que, sur le fond de la question, +peu importait qui des deux Denis eût fondé l'abbaye, puisque tous deux +avaient obtenu la couronne céleste. L'indignation fut alors générale; on +s'écria qu'il montrait bien qu'il avait de tout temps été l'ennemi du +couvent, et qu'il voulait aujourd'hui flétrir l'honneur, non-seulement +de ce grand établissement religieux, mais de tout le royaume dont +l'Aréopagite avait toujours été le glorieux patron; et l'on courut +rendre compte à l'abbé du scandale dont on venait d'être témoin. +Celui-ci se hâta d'assembler le chapitre; puis, en présence de la +congrégation entière, il menaça Abélard d'envoyer aussitôt au roi qui +tirerait une réparation éclatante d'une si monstrueuse offense. Il +semblait que l'imprudent lecteur de Bède eût porté la main sur la +couronne. Il s'excusa de son mieux, et offrit, s'il avait manqué à la +discipline, de réparer sa faute; mais ce fut en vain, et l'abbé ordonna +de le bien surveiller jusqu'à ce qu'il le remît au roi. + +[Note 130: Act. XVII, 34.--Bède le Vénérable, prêtre anglo-saxon, a +composé, au VIIe siècle, sur la philosophie, les sciences, l'histoire +ecclésiastique et l'Écriture sainte, des ouvrages très-remarquables pour +son temps. Le passage auquel Abélard fait allusion se trouve dans les +_Expositions du Nouveau Testament._ (Bed. Ven. _Op._. t. V, _Exp. Act. +Apost.,_ c. XVII.) Quant à la question, les moines de Saint-Denis +avaient tort sur un point; on ne peut plus soutenir raisonnablement +aujourd'hui que Denis l'Aréopagite, martyr du Ier siècle, soit le Denis +patron de la France, apôtre de Paris, et qui mourut vers le milieu du +IIIe. Mais il y a erreur dans Bède; l'Aréopagite a bien été évêque +d'Athènes; et l'évêque de Corinthe, qui n'est pas l'Aréopagite, est +celui qu'on vénérait en France et qui a donné son nom à l'abbaye de +Saint-Denis. Pour tout accommoder, en 1215, Innocent III, sans se +prononcer pour aucune opinion, donna à la royale abbaye les reliques de +Denis d'Athènes, afin qu'elle eût les restes des deux saints de ce nom. +Mais c'était au fond décider la question, ou dire que les reliques +jusque-là conservées à Saint-Denis n'étaient pas celles de l'Aréopagite. +(_Ab. Op._, p. 25, et Not., p. 1189.--Tillemont, _Mém. pour servir à +l'hist. ecclés._, t. II, p. 133 et 718, et t. IV, p. 710.)] + +L'hostilité de ses supérieurs et de ses frères paraissait implacable; on +dit même que la punition monacale, le fouet, lui fut infligée pour +avoir été de l'avis du vénérable Bède[131]. Poussé à bout par tant +d'acharnement et de violence, las de voir toujours ainsi la fortune le +contrarier dans les moindres choses, et le monde entier conjuré contre +lui, il résolut de sortir d'esclavage, et, d'accord avec quelques +frères qui compatissaient à ses peines, aidé de ses amis, il s'enfuit +secrètement une nuit, et gagna la terre de Champagne, qui n'était pas +éloignée et où se trouvait la retraite déjà habitée par lui quelque +temps. Thibauld, comte de Champagne, de qui il n'était pas inconnu, +s'était intéressé aux persécutions qu'il avait éprouvées; et, sous sa +protection, il demeura à Provins, dans le prieuré de Saint-Ayoul[132], +occupé par des moines de Saint-Pierre de Troyes et dont le prieur était +un de ses anciens amis. En même temps, il essaya de se réconcilier, et +il écrivit à l'abbé de Saint-Denis et à sa congrégation une lettre que +nous avons encore, et où, discutant la question tranchée par Bède, il la +décide en sens inverse et conclut que le vénérable auteur s'est trompé +ou que les deux Denis ont été évêques de Corinthe[133]. Mais cette +concession fut inutile. + +[Note 131: _Ut fama est_, ajoute Duboulai qui raconte ce fait. +(_Hist. Univ. par._, t. II, p. 85.)] + +[Note 132: Saint-Ayoul est la traduction altérée de Saint-Aigulfe, +nom d'un prieuré soumis à l'évêché de Troyes et fondé en 1018. (_Gall. +Christ._, t. XII, p. 530.)] + +[Note 133: _Ab. Op._ pars II, ep. II, _Adae dilectissimo patri suo +abbati_, p. 224.] + +Pendant qu'il jouissait à Provins des douceurs d'une bienveillante +hospitalité, une affaire attira dans cette ville l'abbé de Saint-Denis +auprès du comte de Champagne; Abélard, de son côté, vint sur-le-champ, +avec son ami le prieur, trouver Thibauld, et lui demanda d'intercéder +pour lui, afin d'obtenir de son abbé l'absolution et la permission de +vivre suivant la règle monastique, partout où bon lui semblerait. Adam +voulut en conférer avec les moines qui l'avaient accompagné et promit +une réponse avant son départ. La réponse fut qu'il y allait de l'honneur +de leur abbaye, s'ils laissaient le frère indocile passer dans un autre +couvent, comme il en avait sans doute le dessein, et qu'après avoir +autrefois choisi leur maison pour asile, il ne pouvait l'abandonner sans +outrage. Puis, n'écoutant personne, pas même le comte, ils menacèrent +le fugitif de l'excommunier, s'il ne rentrait aussitôt au bercail, et +interdirent sous toutes les formes, au prieur qui l'avait accueilli, +de le retenir plus longtemps, s'il ne voulait avoir sa part de +l'excommunication. + +Cette réponse jeta Abélard et son ami dans une grande anxiété; mais, +quelques jours après les avoir quittés, l'abbé Adam mourut le 19 février +1122[134]. Un autre lui succéda le 10 mars suivant; c'était Suger, celui +qui devait être un jour régent du royaume. + +[Note 134: M. Alexandre Lenoir donne la pierre tumulaire d'Adam. +_Musée des mon. franç._, t. 1, p. 234, pl. n° 518.--Cf. _Gall. Christ._, +t. VII, p. 308.] + +Suger était alors un homme tout politique, un simple diacre employé par +le roi aux plus grandes affaires, et à l'époque où il devint abbé, en +ambassade à Rome auprès du pape. Abélard, accompagné de l'évêque de +Meaux Burchard, qui s'intéressait à lui, se rendit auprès du nouvel +abbé, ou de celui qui le suppléait jusqu'à son retour, et renouvela les +demandes adressées au prédécesseur. La décision se faisant attendre, +peut-être parce qu'on attendait Suger, il se pourvut, grâce à +l'entremise de quelques amis, par-devant le roi et son conseil. Il ne +trouva pas que Louis VI eût grand souci de la qualité d'Aréopagite +pour le patron de la royale abbaye qui devait garder son tombeau, et +l'affaire reprit une tournure favorable. + +Étienne de Garlande, alors grand-sénéchal de l'hôtel, se chargea de tout +arranger. Il était diacre aussi comme Suger; mais homme d'État et homme +de guerre, il entrait peu dans les désirs ou les convenances du clergé, +et saint Bernard regardait l'un et l'autre ministre comme deux calamités +pour l'Église[135]. + +[Note 135: Voyez la lettre qu'il écrivit quatre ans après à l'abbé +Suger pour le féliciter sur sa conversion. (Saint Bern. _Op.,_ ep. +LXXVIII.)] + +Abélard avait compté sur la politique du conseil du roi. Il croyait +savoir qu'on y pensait que, moins l'abbaye de Saint-Denis serait +régulière, plus elle serait soumise et temporellement utile à la +couronne, peut-être parce qu'on en tirerait plus d'argent. Il pouvait +donc espérer qu'on se soucierait fort peu d'y retenir un censeur qui +prêchait la réforme, et qu'on ne prendrait pas fort à coeur les intérêts +de l'autorité abbatiale ni de la discipline commune. Cette situation +exceptionnelle de religieux sans monastère qu'il ambitionnait pouvait +être assez du goût de la cour, et lui il s'accommodait fort bien de +l'idée de lui devoir sa liberté, et pour ainsi dire de relever d'elle. +La royauté commençait à devenir pour les individus la protectrice +universelle; et elle se plaisait dès lors à entreprendre sur toutes les +juridictions, et à suspendre, suivant son bon plaisir, toutes les +règles particulières. Étienne de Garlande et Suger s'entendirent donc +aisément[136]. Pour que tout fût en règle, le ministre fit venir l'abbé +et son chapitre; et il s'enquit des motifs de l'insistance qu'on avait +mise à retenir dans un cloître un homme malgré lui, et fit valoir le +scandale qui pourrait en résulter, sans qu'on en dût espérer rien +d'utile, puisqu'il y avait entre la congrégation et son censeur une +évidente incompatibilité d'humeurs. L'abbé demanda seulement que, pour +l'honneur du monastère, Abélard ne cessât pas de lui appartenir, et +qu'il allât vivre dans une retraite de son choix, sans jamais entrer +dans aucune autre communauté. Cette condition fut acceptée, et le tout +fut promis et ratifié en présence du roi et de son conseil. + +[Note 136: Il existe deux lettres adressées à Suger, au nom du pape, +pour lui recommander un maître Pierre qui, ayant une mauvaise affaire, +s'était adressé à la cour de Rome. Duchesne qui les a, je crois, +publiées le premier, veut qu'elles s'appliquent à notre maître Pierre; +du moins le dit-il dans la table de son recueil _Historiae Francorum +scriptores_ (t. IV, p. 537 et 538); mais la simple lecture de ces +lettres prouve que cette opinion est insoutenable, et nous croyons +volontiers, avec D. Brial, qu'il s'agit d'un certain Pierre de Meaux, +accusé de quelque violence sous la pontificat d'Eugène III. (_Rec. des +Hist._, t. XV, p. 455 et 456.)] + +Le roi était alors ce Louis le Gros dont le règne fut si mémorable par +l'émancipation des communes, berceau de la liberté moderne. Il eut la +gloire d'attacher son nom à ce grand événement, et sa puissance en +profita, comme si sa volonté en eût été la cause. Tous les progrès de +l'autorité royale ont été, au moyen âge, des progrès dans le sens +absolu du mot. Elle ne fut jamais grande, au reste, que lorsqu'elle fut +libérale. Suger et Garlande s'en montrèrent les habiles ministres, et +il y a certainement quelque secrète liaison entre la politique qui +secondait l'affranchissement des communes et celle qui protégeait +Abélard. + +Il était libre, mais il était pauvre. Maître de choisir sa solitude, il +se retira sur le territoire de Troyes, aux bords de l'Ardusson, dans un +lieu désert qu'il connaissait pour y être allé souvent lire et méditer, +ou même enseigner quelquefois[137]. C'était dans la paroisse de Quincey, +auprès de Nogent-sur-Seine. Là, dans quelques prairies qui lui furent +données, il construisit avec la permission d'Atton, évêque de Troyes, +un oratoire de chaume et de roseaux qu'il dédia d'abord à la sainte +Trinité. Ce fut dans cette retraite qu'il se cacha seul avec un clerc, +et répétant ces mots du psaume: «Voilà que j'ai fui au loin, et j'ai +demeuré dans la solitude.» (Ps. LIV, 8.) + +[Note 137: «Ubi legere (_alias_ degere) solitus fuerat.» Ce lieu +est le hameau du Paraclet, à l'est de Nogent-sur-Seine, à dix on douze +lieues de Troyes, sur la route de Paris. (_Gall. Christ._, t. XII, p. +609.--_Ab. Op._, ep. 1, p. 28 Not., p. 1117.--Willelm. Godel. et Guill. +Nang. _Chron., Rec. des Hist_., t. XII, p. 675, et t. XX, p. 781.)] + +C'est une chose étrange que les vicissitudes de la vie que nous +racontons. Elles se multiplient comme les mouvements inquiets de l'âme +d'Abélard. Téméraire et triste, entreprenant et plaintif, il n'a pas +réussi a maîtriser la fortune, et il ne sait pas s'astreindre à vivre +dans un humble repos. Aucune situation régulière et commune ne peut lui +convenir longtemps. Partout où il paraît, il semble chercher querelle, +provoquer l'oppression, et, quand il rencontre la résistance, il +s'étonne en gémissant. Après les grands malheurs, il n'échappe pas +aux petits; victime des sérieuses passions, il est tourmenté par les +passions puériles; il se prend d'une querelle domestique avec des +moines, et aussitôt tout condamné, tout déchu qu'il paraît, il emploie +des princes et des rois à faire ses affaires, à le délivrer de son abbé, +à garantir sa liberté; puis, dès qu'elle lui est rendue, n'ayant pu se +soumettre à la vie du cloître, il se fait ermite[138]. + +[Note 138: Cette retraite d'Abélard, le repos et l'activité +philosophique qu'il trouva au Paraclet, ont fixé l'attention d'un auteur +que nous citerons à cause de son nom et parce qu'il est un des premiers +en date qui aient parlé de lui. Pétrarque a fait un traité sur la vie +solitaire, où il vante les philosophes qui ont cherché la retraite, et +cite, après avoir nommé quelques anciens, «recentiorem unum nec valde +remetum ab relate nostra.... apud quosdam.... suspectae fidei, at +profecto non humilis ingenii, Petrum illum cui Abaelardi cognomen.» (_De +vit. solitar_., l. II, sect. VI, c. I.)] + +Mais jamais il ne pouvait demeurer ignoré du reste du monde, et son +désert était à moins de trente lieues de Paris. On connut bientôt sa +retraite, et sans doute il ne mit nul soin à la cacher. Le maître +Pierre vit accourir aux champs pour l'entendre une nouvelle génération +d'écoliers. Les cités et les châteaux furent désertés pour cette +Thébaïde de la science[139]. Des tentes se dressèrent autour de lui; des +murs de terre couverts de mousse s'élevèrent pour abriter de nombreux +disciples qui couchaient sur l'herbe et se nourrissaient de mets +agrestes et de pain grossier. Comme saint Jérôme au milieu des déserts +de Bethléem, il se plaisait à ce contraste d'une vie rude et champêtre +unie aux délicatesses de l'esprit et aux raffinements de la science; et +peu à peu, entouré d'une affluence croissante, regardant ces nombreux +disciples qui bâtissaient eux-mêmes leurs cabanes sur le bord de la +rivière, il se sentait consolé; il se disait que ses ennemis lui avaient +tout enlevé et que l'on quittait tout pour le suivre. De moment en +moment, il pensait que la gloire revenait à lui. Que devaient dire les +envieux? La persécution, loin de leur profiter, servait à renouveler et +à singulariser sa fortune. On l'avait réduit à la dernière pauvreté; +comme le serviteur de l'Évangile, ne pouvant creuser la terre et +rougissant de mendier[140], voilà que la vieille science, à laquelle +il devait tant, venait le sauver encore, et lui donnait une école à +conduire et un institut à fonder. C'étaient des disciples qui lui +préparaient ses aliments, qui cultivaient, qui bâtissaient pour lui, +qui lui fabriquaient ses habits; des prêtres même lui apportaient leurs +offrandes, et bientôt, comme l'oratoire de roseaux était insuffisant, +ses élèves le reconstruisirent en bois et en pierre. Ce petit édifice +avait été dédié d'abord à la Trinité, divin objet des leçons et des +méditations d'Abélard à cette époque; et même il y avait fait placer une +statue ou plutôt un groupe qui se composait de trois figures adossées, +et parfaitement semblables de visage, pour exprimer l'unité de nature de +la trinité des personnes. Cette statue se voyait encore en ce lieu il +n'y a guère plus d'un demi-siècle. Les trois personnes divines étaient +sculptées dans une seule pierre, avec la figure humaine. Le Père était +placé au milieu, vêtu d'une robe longue; une étole suspendue à son cou +et croisée sur sa poitrine était attachée à la ceinture. Un manteau +couvrait ses épaules et s'étendait de chaque côté aux deux autres +personnes. A l'agrafe du manteau pendait une bande dorée portant ces +mots écrits: _Filius meus es tu_. À la droite du Père, le Fils, avec une +robe semblable, mais sans la ceinture, avait dans ses mains la croix +posée sur sa poitrine, et à gauche une bande avec ces paroles: _Pater +meus es tu_. Du même côté, le Saint-Esprit, vêtu encore d'une robe +pareille, tenait les mains croisées sur son sein. Sa légende était: +_Ego utriusque spiraculum_. Le Fils portait la couronne d'épines, le +Saint-Esprit une couronne d'olivier, le Père la couronne fermée, et sa +main gauche tenait un globe: c'étaient les attributs de l'empire. Le +Fils et le Saint-Esprit regardaient le Père qui seul était chaussé. +Cette image singulière de la Trinité, cet emblème, unique, je crois, +dans sa forme, attestait assez combien l'esprit d'Abélard était +profondément coupé de ce dogme fondamental. Cependant quand, en +s'agrandissant, l'établissement des bords de l'Ardusson devint en +quelque sorte le monument de cette grâce divine qui l'avait recueilli et +soulagé dans ses misères, comme c'était le lien de la consolation, il +lui donna le nom du _Consolateur_ ou du _Paraclet_[141]. + +[Note 139: «Relictis et civitatibus et castellis.» (_Ab. Op_., ep. +I, p. 23.)] + +[Note 140: Luc, XVI, 3.--(_Ab. Op_., loc. cit., et ep. II, p. 43.)] + +[Note 141: D. Gervaise qui écrivait vers 1720, dit qu'en 1701, le +3 juin, Mme Catherine de la Rochefoucauld, abbesse du Paraclet, fit +retirer de la poussière cette curieuse antiquité, pour la placer +solennellement dans le choeur des religieuses sur un piédestal de marbre +portant une inscription qui en faisait connaître l'origine. Les auteurs +de l'_Histoire littéraire_, peu favorables à Gervaise, admettent le +fait. (_Vie d'Abél._, t. I, l. II, p. 229.--_Hist. litt._, t. XII, p. +95.) D'ailleurs l'auteur des _Annales bénédictines_, qui paraît avoir vu +la statue, en donne la description exacte. M. Alexandre Lenoir a publié +une gravure qui la représente, et il semble aussi l'avoir vue avant +que la révolution ne l'eût détruite. On trouve dans l'_Iconographie +chrétienne_ de M. Didron un emblème analogue de la Trinité, tiré d'un +manuscrit de Herrade, abbesse de Sainte-Odile, vers 1160. (_Annal. +ord. S. Bened._, t. VI, l. LXXIII, p. 85.--_Gall. Christ._, t. XII, p. +571.--_Mus. des monum. franç._, t. I, pl. n° 516.--_Icon. chrét._, p. +604.)] + +On a peu de détails sur cette école du Paraclet, sur cette académie de +scolastique qu'il forma au milieu des champs. On sait seulement qu'il +y maintenait l'ordre avec sévérité; nous en avons un assez curieux +témoignage. Un valet, un bouvier l'ayant averti de quelques désordres +secrets parmi les écoliers, le maître les menaça de cesser aussitôt +ses leçons, ou du moins exigea que la communauté fût dissoute, et leur +ordonna, s'ils voulaient encore l'entendre, d'aller habiter Quincey. Le +bourg était assez éloigné, et le jour suffisait à peine pour qu'on eût +le temps de venir au Paraclet, d'assister aux leçons, de participer aux +études, et de s'en retourner[142]. D'ailleurs la vie en commun, les +doctes entretiens, l'existence d'une sorte de congrégation formée, comme +le dit un de ses membres, _au souffle de la logique (aura logicae)_, +tout cela était cher aux écoliers, donnait de l'intérêt et de +l'originalité à leur entreprise; et la sévérité d'Abélard les contrista +et les humilia. Un d'eux, un jeune Anglais, qui se nommait Hilaire, +exhala leur douleur commune dans une complainte en dix stances, de cinq +vers chacune, dont les quatre premiers sont des lignes de latin rimées, +et le cinquième un vers français qui sert de refrain[143]. Cette chanson +élégiaque, fortement empreinte de l'esprit et du goût de l'époque, est +peu poétique et sans élégance; mais elle ne manque pas de sentiment +ni d'harmonie, et elle prouve avec quelle ardeur on venait de loin se +réunir autour d'Abélard, avec quel respect on lui obéissait, avec quelle +avidité on se désaltérait à cette source de savoir et d'éloquence, _quo +logices fons erat plurimus_. Je me figure que les écoliers chantaient +en choeur cette complainte, que de telles poésies étaient un de +leurs habituels passe-temps, et que celle-ci nous donne la forme de +quelques-unes de celles qu'Abélard lui-même avait su rendre populaires. +On peut croire du reste qu'il se laissa fléchir et accueillit le voeu +qu'exprimaient ces mots: + + _Desolatos, magister, respice, + Spemque nostram quae languet refice._ + Tort a vers nos li mestre. + +[Note 142: + Heu! quam crudelis iste nuntius + Dicens: «Fratres, exito citius; + Habitetur vobis Quinciacus; + Alioquin, non leget monachus.» + _Tort a vers nos li mestre_. + Quid, Hilari, quid ergo dubitas? + Cur non abis et villam habitas? + Sed te tenet diei brevitas, + Iter longum, et tua gravitas. + _Tort a vers nos li mestre_ + (_Ab. Op_., pars II, _Elegia_, p. 243.)] + +[Note 143: Cette prose que d'Amboise a conservée, est curieuse. Les +quatre vers latins de chaque couplet riment ensemble; ils ont la mesure +de nos vers de dix pieds, avec une césure après le quatrième, sauf dans +un seul vers. Il est difficile d'y retrouver aucune mesure de prosodie +latine; seulement tous se terminent par un iambe. Le refrain français +est un vers de six pieds, et un des plus anciens vers connus en langue +vulgaire. _Tort a vers nos li mestre_ ou _mestres_, cela signifie +_le maître a tort envers nous_ ou _nous fait tort_. Ce qui, selon M. +Champollion, exprime un regret plutôt qu'un reproche. M. Leroux de +Liney a placé cette chanson la première dans son _Recueil de chants +historiques français_. Il la fait précéder de quelques détails que +abus croyons peu exacts (p. 3); mais il ajoute qu'elle se trouve avec +d'autres poésies du même auteur dans un manuscrit du XIIe siècle de la +Bibliothèque Royale. Ce manuscrit a été publié par M. Champollion en +1838. (_Hilarii versus et ludi_, Paris, petit in-8° de 76 pages, p. 14.) +Il contient des poésies lyriques et dramatiques vraiment curieuses. + +Cet Hilaire, qui n'était encore connu que par cette pièce et par ce +qu'en disent les _Annales bénédictines_, se rendit à l'école d'Angers, +après qu'Abélard eut quitté le Paraclet, et y fit une seconde prose +rimée en l'honneur d'une bienheureuse recluse, Eva d'Angleterre. +(_Ab. Op._, loc. cit.--_Hist. litt._, t. XII, p. 251, t. XX, p. +627-630.--_Annal. ord. S. Bened._, t. VI, l. LXVIII, p. 315.)] + +La renommée était venue le chercher dans sa solitude. Il fallut bien +qu'après quelque temps elle signalât son retour, en ramenant les alarmes +avec elle. + +L'enseignement du philosophe n'avait sans doute point changé de +caractère; le soupçon et la défiance ne cessèrent pas d'accueillir tous +ses efforts, de poursuivre tous ses succès. Il provoquait naturellement +l'un et l'autre, et rien de lui n'étant commun, rien ne paraissait +simple et régulier. Ainsi, on lui fit un crime de ce nom du Saint-Esprit +gravé au fronton du temple qu'il avait élevé. C'était en effet une +consécration à peu près sans exemple, la coutume étant de vouer les +églises à la Trinité entière ou au Fils seul entre les personnes +divines. On voulut voir dans ce choix inusité une arrière-pensée, et +l'aveu détourné d'une doctrine particulière sur la Trinité. Il est +cependant difficile de comprendre comment, lorsque de certaines prières +sont adressées au Saint-Esprit, lorsqu'une fête solennelle, celle de +la Pentecôte, lui est spécialement consacrée, il serait coupable ou +inconvenant de lui dédier un temple, qui sous tous les noms, même sous +celui de la Vierge ou des saints, doit rester toujours et uniquement la +maison du Seigneur[144]. Mais c'était une nouveauté, et elle venait d'un +homme de qui toute nouveauté était suspecte. Avec les progrès de son +établissement, les préjugés hostiles se ranimaient contre lui. On a même +cru qu'alors un homme qui devait jouer un grand rôle dans l'Église et +dans la vie d'Abélard, le nouvel abbé de Cluni, Pierre le Vénérable, +s'était inquiété de son salut, et par des lettres où brillent à la +fois un esprit rare et une piété vive et tendre, s'était efforcé de le +rappeler du travail aride des sciences humaines à l'exclusive recherche +de l'éternelle béatitude[145]. Ce qui est mieux prouvé, c'est que la +piété n'inspirait pas à tous alors une sollicitude aussi charitable. + +[Note 144: _Ab. Op._, ep. I, p. 30, 31.] + +[Note 145: Deux lettres de Pierre le Vénérable sont adressées +_dilecto filio suo_ ou _praecordiali filio, magistro Petro_. Elles ont +pour but d'exhorter un homme absorbé par les sciences du siècle, les +travaux des écoles, l'étude des opinions discordantes des philosophes, à +se faire pauvre d'esprit, à devenir le philosophe du Christ. La première +témoigne d'une grande piété et d'un esprit distingué. Martène veut que +ces deux lettres aient été adressées à Abélard, et dans le temps même +qu'il enseignait pour la première fois _in Trecensi cella_. Ce ne serait +pas du moins à cette époque; car il n'avait pas comparu au concile de +Soissons en 1121, et Pierre le Vénérable ne devint abbé de Cluni qu'en +1122 ou 1123. Rien d'ailleurs, hors ce nom de _magister Petrus_, ne +rappelle Abélard. Au Paraclet, on ne lui voit aucune liaison avec l'abbé +de Cluni. Duchesne, l'éditeur des lettres de celui-ci, croit celles dont +il s'agit adressées à un moine de Poitiers, appelé dans d'autres Pierre +de Saint-Jean. A titre de pure conjecture, on pourrait dater ces lettres +de l'époque très-postérieure où Abélard et Pierre le Vénérable se +trouvèrent rapprochés, et tout rattacher à la conversion du premier dans +l'abbaye de Cluni. Mais rien de précis, rien d'individuel n'autorise +cette hypothèse; autant vaudrait regarder une lettre XXVI où l'abbé de +Cluni félicite un certain Pierre de sa vie de sainte retraite, comme +écrite pour notre philosophe, retiré dans ses derniers jours à +Saint-Marcel. (_Bibl. Clun., Petr. Ven_. ep. IX, X, XXVI, l. I, p. 630, +657; Not., p. 107.--_Annal. ord. S. Ben_., t. VI, l. LXXXIV, p.84.)] + +Les anciens adversaires d'Abélard étaient rentrés dans l'ombre, mais +d'autres avaient paru, plus dignes et plus formidables. + +Deux hommes commençaient à s'élever dans l'Église, tous deux destinés à +devenir célèbres et puissants, bien qu'à des degrés fort inégaux; tous +deux renommés par la piété, le savoir, l'activité, l'autorité, par +toutes les vertus et toutes les passions qui font la grandeur d'un +prêtre; tous deux d'une charité ardente et d'un caractère inflexible, +cruels à eux-mêmes, humbles et impérieux, tendres et implacables, faits +pour édifier et opprimer la terre, et ambitieux d'arriver, par les +bonnes oeuvres et les actes tyranniques, au rang des saints dans le +ciel. + +L'un, saint Norbert[146], d'une famille distinguée de Xanten, dans le +pays de Clèves, avait commencé sa vie dans les plaisirs, et atteint, +comme simple prébendaire, l'âge de trente ans et plus, lorsque le +repentir le saisit et le jeta dans la réforme. Devenu prêtre en 1116, il +essaya vainement de convertir son chapitre, et se fit le missionnaire +ardent de la foi et de la pénitence. Savant, exalté, bizarre jusque +dans ses manières et son costume, il fut cité comme fanatique devant le +concile de Frizlar, mais il se justifia, et même il obtint des papes +Gélase et Calixte II la permission de prêcher la parole sainte. +Parcourant en apôtre la France et le Hainaut, partout il produisit un +grand effet sur le peuple, mais réussit peu à réformer les chanoines +dont il avait particulièrement à coeur la conversion. Ayant échoué +auprès de ceux de Laon, il se retira non loin de cette ville, dans +la solitude de Prémontré, y jeta, en 1120, les fondements d'un ordre +célèbre de chanoines réguliers, et se vit au bout de quatre ans à la +tête de neuf abbayes florissantes. Il fut d'abord connu sous le titre +de réformateur des chanoines et devint bientôt archevêque de Magdebourg +(1126). Puissant et révéré dans l'Église, protégé par de grands princes, +il unissait à une activité infatigable une foi singulière dans sa propre +inspiration, dans une sorte de révélation personnelle, qui le conduisit +à essayer des prophéties et des miracles. Persuadé de la venue prochaine +de l'Antéchrist, il poursuivait avec un zèle redoutable tout ce qui lui +semblait menacer la foi et l'unité. On ne sait s'il se rencontra avec +Abélard; mais ce dernier le désigne comme un de ses persécuteurs, et +tout dans la vie de Norbert, tout jusqu'au caractère de sa piété, devait +le rendre incapable d'excuser et de comprendre le christianisme tout +intellectuel du grand dialecticien de la théologie. + +[Note 146: Voyez, dans l'_Histoire littéraire_, l'article _saint +Norbert_, t. XI, p. 243, et sa vie par Hugo, chanoine de Prémontré, 1 +vol. in-4, 1704.] + +L'autre adversaire d'Abélard n'était pas, de son temps, placé fort +au-dessus de saint Norbert; mais son nom est environné d'un bien autre +éclat historique. Dès son jeune âge, il s'était signalé par ces prodiges +d'austérité et d'humilité chrétienne qui domptent tout dans l'homme, +hormis la colère et l'orgueil, mais qui rachètent l'une et l'autre en +les consacrant à Dieu. Il vivait dans les misères d'une santé faible, +encore affaiblie et torturée comme à plaisir par de volontaires +souffrances. Il se croyait appelé à ressusciter l'esprit monastique, en +ranimant dans les couvents la morale et la foi. Il avait de plus en plus +enfoncé dans l'ombre et courbé vers la terre le front pâle de ses moines +amaigris; mais il ouvrait un oeil vigilant sur le monde, observait les +prêtres, les docteurs, les évêques, les princes, les rois, l'héritier +de saint Pierre lui-même; et tantôt suppliant avec douleur, tantôt +gourmandant avec force, il avait pour tous des prières, des menaces, des +larmes et des châtiments, et faisait sous la bure la police des trônes +et des sanctuaires. C'était saint Bernard. + +Abélard accuse formellement ces deux hommes d'avoir été, vers l'époque +où nous sommes arrivés, les principaux artisans de ses malheurs[147]. +Suivant lui, ces _nouveaux apôtres, en qui le monde croyait beaucoup_, +allaient prêchant contre lui, répandant tantôt des doutes sur sa +foi, tantôt des soupçons sur sa vie, détournant de lui l'intérêt, la +bienveillance et jusqu'à l'amitié, le signalant à la surveillance de +l'Église et des évêques, enfin le minant peu à peu dans l'esprit des +fidèles, afin que, le jour venu, il n'y eût plus qu'à le pousser pour +l'abattre. On peut croire que son ressentiment a chargé le tableau; nous +verrons quelle fut la conduite de saint Bernard, lorsque Abélard +sera une seconde fois jugé, et cette conduite, nous sommes loin de +l'absoudre. Mais quelques mots des lettres du saint lui-même semblent +prouver que jusqu'alors il avait fait peu d'attention aux opinions du +moine philosophe[148]. Au temps de l'enseignement dans la solitude +du Paraclet, de 1122 à 1125, on ne sait même s'il le connaissait +personnellement. Mais il pouvait, au moins, savoir de lui ses plus +éclatantes aventures, et elles devaient peu le recommander au grand +réformateur des moines, à l'ami d'Anselme de Laon, de Guillaume de +Champeaux, au protecteur d'Albéric de Reims. Lorsque Abélard écrivit la +lettre où il lui donne la première place parmi ses ennemis, il ignorait +encore qu'un jour il l'aurait pour juge, et ne pouvait, en l'accusant, +céder au ressentiment contre une persécution future. Quelque chose +les avait donc déjà opposés l'un à l'autre; il avait donc aperçu sous +l'indifférence apparente de l'abbé de Clairvaux des germes d'inimitié, +et deviné la persécution dans les actes qui la préparaient. + +[Note 147: _Ab. Op._, ep. I, p. 31. Abélard ne les nomme pas, mais +la désignation est claire, et elle a été constamment appliquée à saint +Bernard et à saint Norbert, d'abord par Héloïse, et puis par toutes les +autorités, comme les censeurs de l'édition de d'Amboise, Bayle, Moreri, +les auteurs de l'_Histoire littéraire_, etc.; on est unanime sur ce +point. (_Id._, ep. II, p. 42 et Censur. Doctor. paris.; Not., p. +1177.--_Dict. crit._, art. _Abélard.--Hist. litt._, t. XII, p. 95.)] + +[Note 148: Saint Bern., _Op._, ep. CCXXVII.] + +Rappelons-nous que Clairvaux n'était pas à une grande distance du +Paraclet[149]. Il n'y avait pas dix ans que saint Bernard, quittant +Cîteaux par l'ordre de son abbé, était descendu avec quelques religieux +dans ce vallon sauvage pour y fonder un monastère. En peu de temps il +avait réuni dans ce lieu, nommé d'abord la vallée d'Absinthe, et sous la +loi d'une vie sévère et d'une piété ardente, de sombres cénobites qui +tremblaient devant lui de vénération, de crainte et d'amour. Il +avait créé là une institution qui, sans être illettrée ni grossière, +contrastait singulièrement avec l'esprit indépendant et raisonneur du +Paraclet. Clairvaux renfermait une milice active et docile dont les +membres sacrifiaient toute passion individuelle à l'intérêt de l'Église +et à l'oeuvre du salut. C'étaient des jésuites austères et altiers. +Le Paraclet était comme une tribu libre qui campait dans les champs, +retenue par le seul lien du plaisir d'apprendre et d'admirer, de +chercher la vérité au spectacle de la nature, voyant dans la religion +une science et un sentiment, non une institution et une cause. C'était +quelque chose comme les solitaires de Port-Royal, moins l'esprit de +secte et les doctrines du stoïcisme[150]. + +[Note 149: Clairvaux, bourg du département de l'Aube, à quinze +lieues au delà de Troyes, était une abbaye du diocèse de Langres, fondée +en 1114 ou 1115, par une colonie venue de Cîteaux sous la conduite de +saint Bernard. On l'appelait la troisième fille de Cîteaux. (_Gall. +Christ._, t. IV, p. 706.)] + +[Note 150: Cette comparaison ne s'applique évidemment qu'à l'esprit +d'indépendance du Paraclet et à sa situation locale qui rappelle +vaguement celle de Port-Royal-des Champs; car rien ne ressemble moins +aux doctrines du jansénisme que celles d'Abélard; et il a rencontré ses +juges les plus sévères parmi les calvinistes, comme ses critiques les +plus indulgents parmi les jésuites.] + +Deux institutions aussi opposées et aussi voisines, qui toutes deux +agissaient sur les imaginations des populations environnantes, ne +pouvaient manquer d'être rivales ou même ennemies. Elles devaient +réciproquement se soupçonner et se méconnaître. Il y avait autour du +Paraclet plus de mouvement, à Clairvaux plus de puissance réelle, et +je conçois que saint Bernard, inquiet de celte oeuvre de la pure +intelligence qu'il devait mal comprendre, en inscrivit dès lors l'auteur +sur ces listes de suspects que la défiance du pouvoir ou des partis est +si prompte à dresser, heureuse quand elle n'en fait pas aussitôt des +tables de proscription. + +Ce qui est certain, c'est qu'Abélard se sentit menacé. De tout temps +enclin à l'inquiétude, ses malheurs l'avaient rendu craintif; il était +prompt à voir la persécution là où il apercevait la malveillance. +Pendant les derniers jours qu'il passa au Paraclet, il vécut dans +l'angoisse, s'attendant incessamment à être traîné devant un concile +comme hérétique ou profane. S'il apprenait que quelques prêtres dussent +se réunir, il pensait que c'était le synode qui allait le condamner. +Tout était pour lui l'éclair annonçant la foudre. Quelquefois il tombait +dans un désespoir si violent qu'il formait le projet de fuir les pays +catholiques, de se retirer chez les idolâtres et d'aller vivre en +chrétien parmi les ennemis du Christ. Il espérait là plus de charité ou +plus d'oubli[151]. + +[Note 151: _Ab. Op., ep. I, p. 32._] + +Une inspiration du même genre lui fit prendre alors un parti funeste, +et chercher le repos dans le séjour où l'attendaient les plus cruelles +misères. + +On voit encore en basse Bretagne, sur un promontoire qui s'étend au sud +de Vannes, le long de la baie et des lagunes du Morbihan, les ruines +d'un antique monastère, au sommet de rochers battus à leur pied par +les îlots de l'Océan. Là s'élevait au XIIe siècle l'abbaye de +Saint-Gildas-de-Rhuys, fondée sous le roi Chilpéric I par le saint dont +elle portait le nom. L'église encore debout, monument romain dans ses +parties primitives, offre des traces d'une extrême antiquité, et domine +au loin la pleine mer du haut d'un quai naturel de granit foncé que le +flot ronge en s'y brisant avec fracas[152]. Vers 1125, la communauté +avait perdu son pasteur, et avec l'agrément et peut-être sur le désir de +Conan IV, duc de Bretagne, elle élut Abélard pour remplacer l'abbé Harvé +qui venait de mourir. Des religieux lui furent députés en France; +ils obtinrent pour lui le consentement de l'abbé et des moines de +Saint-Denis, et vinrent offrir au fondateur du Paraclet une des dignités +de l'Église les plus ambitionnées en ce temps-là. Abélard, alors +inquiet et menacé, crut entrevoir l'asile et le port. Il accepta, et se +comparant à saint Jérôme fuyant dans l'Orient l'injustice de Rome, il se +résolut à fuir dans l'Occident l'inimitié de la France. + +[Note 152: _Id. ibid._ et pag. suiv.--Il n'y a plus trace de +l'ancien couvent, mais l'église offre des parties, comme le choeur et +les transepts, qui semblent n'avoir jamais été altérées, et qui peuvent +bien, ainsi qu'on le dit, avoir été bâties de 1008 à 1038. Il y a même +des murailles et des sculptures qui paraissent antérieures. Les rochers +de granit qui bordent la côte s'élèvent à pic au-dessus de la mer. Ils +offrent des anfractuosités qui peuvent recéler des grottes et même des +passages souterrains conduisant du sol du vieux couvent à la mer. C'est +un lieu sévère et imposant. (Mérimée, _Notes d'un voyage dans l'ouest +de la France_, 1836, p. 281 et suiv.--_Magasin Pittoresque_, t. IX, p. +311.)] + +On l'appelait dans un pays barbare dont la langue même lui était +inconnue; mais la vie d'incertitude et de péril lui devenait +insupportable, sa force ne suffisait plus à ses épreuves; toujours aussi +imprudent et rendu plus timide, il était prêt à chercher dans les partis +extrêmes le repos et la sécurité qu'il voulait à tout prix. Il partit +donc pour la Bretagne; et ce pasteur, plein de souvenirs mélancoliques, +de méditations rêveuses, tout occupé des plus délicates recherches de la +pensée, alla gouverner un indomptable troupeau de moines sauvages, qui +n'auraient pas su l'entendre et ne voulaient point lui obéir. Une vie +grossière et déréglée, le désordre, la violence, la férocité, tels +étaient les nouveaux ennemis qu'il avait à vaincre; dès les premiers +instants, il reconnut avec effroi quelle tâche ingrate et chimérique il +avait acceptée. Pour comble d'ennuis, un seigneur, tyran de la contrée, +à la faveur de l'inconduite des religieux, avait fait comme la conquête +du monastère dont il tenait presque tous les domaines; il écrasait les +moines de ses exactions, il les forçait à payer tribut comme des juifs. +La communauté étant ainsi dépouillée, ses membres recouraient pour leurs +besoins journaliers à leur abbé qui n'y pouvait suffire, et qui se +plaisait peu d'ailleurs à soudoyer leurs profusions, leurs débauches, +et la scandaleuse famille que chacun d'eux s'était donnée. De là des +plaintes continuelles, des reproches, des vols secrets, et une sorte +de complot pour compromettre ou lasser un chef trop sévère, et le +contraindre de renoncer à son opiniâtre désir de rétablir la discipline. +Abélard, privé d'appui, de conseil, n'ayant personne qui pût le seconder +ou le comprendre, vivait dans le sentiment pénible d'un isolement sans +repos et d'une activité sans puissance. Au dehors, les satellites du +tyran voisin l'épiaient en le menaçant; au dedans, les frères lui +dressaient mille embûches. Là, sur ces rochers désolés, au bruit sourd +des flots, en présence de l'immensité sombre du ciel et de la mer, il +songeait avec une inexprimable tristesse à la vanité de toutes ses +entreprises. Il se rappelait tous les maux qu'il avait voulu fuir, il +voyait ceux qu'il était venu chercher, et il hésitait dans le choix. + +Une mélancolie profonde respire dans tout ce qu'il a écrit, et par +là aussi il a devancé son temps et se trouve en intelligence avec la +tristesse un peu plaintive du génie littéraire du nôtre. Des monuments +singuliers de cette disposition d'âme ont été retrouvés naguère. La +bibliothèque du Vatican a livré à l'érudition allemande des chants +élégiaques longtemps inconnus, _Odae flebiles_, où sous le voile +transparent de fictions bibliques il exhale ses propres douleurs. Ces +poésies dont on a restitué jusqu'à la musique ne sont pas dénuées +d'inspiration, et sous le nom de quelque personnage hébraïque qu'il met +en scène, il y laisse échapper des plaintes dictées et comme animées par +ses souvenirs[153]. Par exemple, dans ce chant d'Israël sur la perte +de Samson, ne croit-on pas entendre les gémissements du prisonnier +de Saint-Médard, après sa disgrâce et sa chute? «Le plus fort des +hommes.... le bouclier d'Israël.... Dalila d'abord l'a privé de sa +chevelure, puis ses ennemis, de la lumière. Ses forces exténuées, la vue +perdue, il est condamné à la meule; il s'épuise dans les ténèbres; il +brise dans un travail d'esclave ses membres faits aux jeux de la guerre. +Qu'as-tu, Dalila, obtenu pour ton crime? quels présents? nulle grâce +n'attend la trahison....» + +[Note 153: _P. Aboelardi Planctus cum notis +musicalibus.--Spicilegium Vaticanum._ Ed. Carl Greith, Frauenfeld, 1838, +p. 121-131.--Le manuscrit conservé à Rome contient six chants: Dina, +fille de Jacob; Jacob pleurant ses fils; les compagnes de la fille de +Jephté; Israël pleurant Samson; le chant de David sur la mort d'Abner, +et celui sur Saül et Jonathan. Le titre dit que la musique est jointe, +et elle a, dit-on, été récrite avec la notation moderne. Cependant j'ai +eu dans les mains deux exemplaires de ce livre, et aucun ne contenait +cette musique.] + +Lorsqu'il exprime les douleurs de Dina, fille de Jacob, repoussée par +ses frères pour le crime de Sichem, ne dirait-on pas qu'il fait parler +Héloïse? «Je suis devenue la proie d'un homme impur, j'ai été séduite +par les jeux de l'ennemi. Malheur à moi, misérable, qui me suis moi-même +perdue!.... Siméon et Lévi, vous avez dans la peine égalé l'innocent +au coupable.... L'entraînement de l'amour sanctifie la faute.... La +jeunesse, la légèreté de l'âge, une raison faible encore aurait dû +recevoir de ceux que l'âge a mûris un moindre châtiment.... Malheur à +moi, malheur à toi, misérable jeune homme[154]!....» + +[Note 154: + + Amoris impulsio + Culpae sanctificatio,.... + Levis aetas juvenilis + Minusque discreta + Ferre minus a discretis + Debuit in poena.] + +Et l'élégie vraiment poétique qu'il met dans la bouche des vierges, +amies de la fille de Jephté, n'est-elle pas le choeur des tristes +compagnes d'Héloïse, entourant de larmes et de sanglots l'autel +monastique où la victime se sacrifie[155]? + +[Note 155: + + Ad testas choreas coelibes + Ex more venite Virgines! + Ex more sint odae flebiles + Et planctus ut cantus celebres, + Incultae sint moestae facies + Plangentum et flentum similes!.... + O stupendam plus quam flendam virginem! + O quam rarum illi virum similem.... + Quid plura, quid ultra dicemus? + Quid fletus, quid planctus gerimus? + Ad finem quod tamen cepimus + Plangentes et flentes ducimus. + Collatis circa se vestibus, + In arae succensae gradibus, + Traditur ab ipsa gladius.... + Hebraeae dicite Virgines, + Insignis virginis memores, + Inclytae puellae Israel, + Hac valde virgine nobiles!] + +Comme à Saint-Denis, comme à Saint-Médard, Abélard dut à Saint-Gildas +s'abandonner à ces inspirations touchantes; et ses vers, sous la forme +pédantesque de l'hymne rimée des latinistes du moyen âge, sont empreints +de cette douleur pensive, rare au moyen âge, et que laisse à l'âme la +perte de l'enthousiasme, de la gloire et de l'amour. + +À ces sombres rêveries, un remords venait s'ajouter. Il avait abandonné +son cher Paraclet, dispersé ou laissé son troupeau à l'aventure, déserté +ses derniers amis. Sa pauvreté ne lui avait pas permis de pourvoir à la +continuation du divin sacrifice sur l'autel qu'il avait élevé. Mais un +incident qui semblait un nouveau malheur vint lui donner un moyen de +réparer sa faute et de fonder le seul monument qui devait durer après +lui. + +Depuis le jour où nous avons vu le crime l'arracher aux pompes du +siècle, un nom a cessé en quelque sorte d'être prononcé dans la vie +d'Abélard. Le souvenir qui semble la remplir et qui la protège encore +dans l'esprit de la postérité paraît absent de sa pensée, ou du moins il +est enseveli et scellé comme dans la tombe au plus profond de son coeur. +Les portes du couvent d'Argenteuil s'étaient fermées sur celle qui avait +consenti à ce suprême sacrifice, l'oubli. Cependant son caractère et son +esprit l'avaient bientôt mise au premier rang; elle était prieure, et +l'Église parlait d'elle avec respect. Or, il advint que Suger, qui, +novice à Saint-Denis dans sa jeunesse, y avait étudié les chartes du +monastère, entreprit de revendiquer celui d'Argenteuil, à titre d'ancien +domaine enlevé par les événements à son abbaye. Il paraît en effet +certain que les fondateurs en avaient, au temps du roi Clotaire III, +légué la propriété aux moines de Saint-Denis, qui en jouirent assez +négligemment jusqu'au règne de Charlemagne. Mais ce prince jugea à +propos d'en faire don à sa fille Théodrade, et Adélaïde, femme de Hugues +Capet, y avait encore réuni des religieuses. Plus de cent ans s'étaient +donc écoulés depuis que l'établissement, devenu riche, demeurait au +pouvoir des femmes. Mais Suger, qui avait du crédit auprès du pape +Honorius II et du roi Louis VI, fit valoir les anciens titres, entre +autres une donation fort en règle des empereurs Louis le Débonnaire +et Lothaire son fils[156], et il accusa les religieuses de quelques +désordres que par malheur il réussit à prouver[157]. Il était devenu +sévère, et après quatre ans d'une administration fort différente, il +avait entrepris la réforme de son ordre en commençant par la sienne. Sur +ses instances, une bulle de 1127 déposséda les religieuses d'Argenteuil; +elles furent, l'année suivante, expulsées violemment; quelques-unes +entrèrent à l'abbaye de Notre-Dame-des-Bois[158]; les autres, parmi +lesquelles on comptait Héloïse, et probablement Agnès et Agathe, deux +nièces d'Abélard, cherchaient çà et là un asile, lorsque l'abbé de +Saint-Gildas fut averti et crut apercevoir une occasion favorable de +réparer l'abandon du Paraclet. Il revint précipitamment en Champagne +(1129) et il engagea la prieure d'Argenteuil à s'établir, avec celles de +ses religieuses qui lui restaient attachées, dans l'oratoire abandonné. +En même temps, il lui fit, ainsi qu'à ses compagnes, cession perpétuelle +et irrévocable du bâtiment et de tous les biens qui en dépendaient. +Atton, l'évêque de Troyes, approuva cette donation, qui devait être, +moins de deux ans après, confirmée par le pape, et déclarée inviolable +sous peine d'excommunication[159]. + +[Note 156: Ce titre existe, et il ne permet pas de douter que +Hermenric et sa femme Mummana ou Numana, les fondateurs de la maison +d'Argenteuil en 665, ne l'eussent donnée au couvent de Saint-Denis; +Louis le Débonnaire y règle qu'elle reviendra à ce couvent après la +mort de sa soeur. Mais les Normands parurent bientôt qui pillèrent et +détruisirent Argenteuil comme tout le reste, et sous Hugues Capet, les +moines omirent de réclamer leurs droits. (_Ab. Op._; Not. p. 1180.)] + +[Note 157: C'est Suger lui-même qui affirme en très-gros mots le +dérèglement des religieuses d'Argenteuil, prouvé par une enquête que +dirigèrent le légat, évêque d'Albano, l'archevêque de Reims et les +évêques de Paris, de Chartres et de Soissons. (Duchesne, _Script. +Franc._, t. IV; Suger, _De reb. a se gest._, p. 333.--_Rec. des Hist._, +t. XII; _vit. Ludovic Gross._, p. 49; _Grandes chron. de France_, XVI, +p. 180.)] + +[Note 158: Autrement dit l'abbaye de Sainte-Marie-de-Footel, ou de +Malnoue, ou _Beata Maria de Nemore_, sur les bords de la Marne, auprès +de Champigny. On ne sait pas la date de sa fondation. (_Gall. Christ._, +t. VII, p. 586.)] + +[Note 159: Jamais les accusations dirigées contre l'abbaye +d'Argenteuil n'en ont atteint la prieure; et l'on peut conclure qu'elles +étaient fort exagérées, ou ne concernaient aucunement celles des +compagnes d'Héloïse qui la suivirent au Paraclet. La considération dont +elle jouissait dans l'Église, est un fait universellement reconnu, et +la première bulle d'institution du Paraclet est empreinte d'une faveur +marquée pour elle. D'Amboise a publié dix bulles, lettres ou diplômes +de différents papes, tirés du cartulaire de ce couvent, et portant +concession de propriétés, droits, privilèges. Elles datent toutes de +l'administration d'Héloïse. Dans la première, elle n'est désignée que +par le titre de prieure de l'oratoire de la Sainte-Trinité. Celui +d'abbesse lui est donné dans la suivante qui est de 1130. Ce n'est que +dans la troisième que le monastère est appelé le Paraclet. (_Ab. Op_., +p. 346-354.)] + +Il arriva en effet vers ce temps un événement qui émut vivement tout le +clergé de France. Le pape Honorius était mort au mois de février 1130, +et aussitôt Rome avait été divisée entre Grégoire, cardinal-diacre de +Saint-Ange, élu dès le lendemain et qui prit le nom d'Innocent II, +et Pierre de Léon, qui peu de jours après avait, dans l'église de +Saint-Marc, été promu par d'autres cardinaux au souverain pontificat +sous le nom d'Anaclet. + +Des désordres graves éclatèrent, et malgré les efforts de la puissante +famille des Frangipani, qui lui donnèrent asile dans leur château fort, +Innocent II se vit contraint de chercher un refuge en France, et il +débarqua au port de Saint-Gilles avec tous les cardinaux de son parti. +Des nonces marchèrent devant lui pour le faire reconnaître; réuni par +ordre du roi, le concile d'Étampes, à la voix de saint Bernard, le +proclama le vrai pape; Pierre le Vénérable, abbé de Cluni, annonça qu'il +le recevrait en grande pompe dans le monastère même où Anaclet avait +été religieux; et le roi vint au-devant de lui. Ainsi appuyé par la +puissance temporelle et par les deux hommes les plus considérables de +l'Église gallicane, il traversa solennellement la Gaule, visitant les +monastères, dédiant les églises, consacrant les autels, confirmant les +donations pieuses, présidant les conciles ou assemblées synodales +qu'il rencontrait sur son chemin, et distribuant des bénédictions, des +reliques et des indulgences. «Ce qui fut,» dit Orderic Vital, «une +immense charge pour toutes les églises des Gaules; car il ne touchait +rien des revenus du siége apostolique[160].» + +[Note 160: «Immensam gravedinem ecclesiis Galliarum ingessit.» +(_Ord. Vit. Hist. eccles._, l. XIII. _Rec. des Hist._, t. XII, p. 750.)] + +Il s'arrêta quelque temps à Chartres où l'avait reçu l'évêque Geoffroi +dont la réputation était si grande, et qui y gagna bientôt le titre +de légat. Là s'étaient réunis pour l'honorer plusieurs personnages +importants dans le clergé; là, Henri I, roi d'Angleterre, qui se +trouvait en Normandie, était venu, amené par saint Bernard, le +reconnaître et lui rendre hommage. De Chartres, Innocent II se proposait +de partir pour Liège, où il comptait voir l'empereur Lothaire et +s'assurer de son adhésion. Il se dirigea donc sur Étampes et voulut +séjourner à Morigni, monastère de l'ordre de Saint-Benoît, fondé près de +cette ville sur les bords de la Juine, vers la fin du XIe siècle, par +Anseau, fils d'Arembert, et protégé par le roi et par son père Philippe +I. Il demeura deux jours dans cette maison, et à la prière de l'abbé, +il daigna consacrer le maître-autel de son église, sous l'invocation de +saint Laurent et de tous les martyrs, le 20 janvier 1131[161]. +Cette cérémonie fut remarquable par le rang et le nom de ceux qui y +assistaient; c'était d'abord le pape, entouré de son sacré collège, +c'est-à-dire de onze cardinaux au moins, parmi lesquels on distinguait +les évêques de Palestrine et d'Albano, et Haimeric, chancelier de la +cour de Rome, cardinal-diacre de Sainte-Marie-Nouvelle. Le métropolitain +du lieu, Henri dit le Sanglier, archevêque de Sens, remplissait auprès +du pape l'office de chapelain, et ce fut l'évêque de Chartres qui +prononça le sermon. Les moines qui ont soigneusement écrit la chronique +du monastère de Morigni n'ont pas manqué de célébrer ce jour mémorable, +et de nommer les abbés dont la présence en relevait encore la splendeur; +c'étaient Thomas Tressent, abbé de Morigni, Adinulfe, abbé de Feversham, +Serlon, abbé de Saint-Lucien de Beauvais, l'abbé Girard, _homme lettré +et religieux_; c'étaient surtout «Bernard, abbé de Clairvaux, qui était +alors le prédicateur de la parole divine le plus fameux de la Gaule, et +Pierre Abélard, abbé de Saint-Gildas, lui aussi homme religieux, et le +plus éminent recteur des écoles où affluaient les hommes lettrés de +presque toute la latinité[162].» + +[Note 161: La date est donnée par la chronique du monastère de +Morigni: «Anno incarnati Verbi MCXXX, XIII kal. februarii.» (_Ex Chron. +mauriniac, Rec. des Hist._, t. XII, p. 80.)] + +[Note 162: _Ex Chron. maur., ibid._--Voyez aussi dans le même +volume, p. 59 et 60; Suger, _De vit. Ludov. Gross._; le t. XII de la +_Gall. Christ._, p. 45; l'_Histoire de saint Bernard_, par Neander, l. +II; et l'_Histoire littéraire de la France_, t. XII, p. 218-220.] + +Abélard vit donc à cette époque le chef de la chrétienté; il forma des +relations directes avec des membres du sacré collége; il figura, avec +saint Bernard, parmi les plus illustres représentants de l'Église +gallicane. Sans doute l'intérêt de son établissement du Paraclet n'était +pas étranger à son voyage. Il venait solliciter pour cette institution +naissante l'autorisation et la bénédiction du successeur de saint +Pierre; et, en effet, la même année, le 28 novembre, nous voyons que, +pendant le séjour qu'à son retour de Liége Innocent II fit à Auxerre, il +délivra à ses bien-aimées filles en Jésus-Christ, Héloïse, prieure, et +autres soeurs de l'oratoire de la Sainte-Trinité, un diplôme qui leur +assurait la propriété entière et sacrée de tous les biens qu'elles +possédaient et de tous ceux que leur pourrait concéder la libéralité des +rois ou des princes, avec peine de déchéance et de privation du corps et +du sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ contre quiconque oserait attenter +dans l'avenir à leurs droits ou possessions. + +Ainsi fut fondé le célèbre institut du Paraclet, dont Héloïse, à +vingt-neuf ans, fut la première abbesse. Du moins le devint-elle de +fait; car bien qu'elle ne reçoive que le titre de prieure, dans la bulle +du pape, elle n'avait point de supérieure; une seconde bulle, datée de +1136, la désigne sous le nom d'abbesse; une troisième appelle du nom +de monastère du Paraclet l'oratoire de la Sainte-Trinité[163]; le +saint-siége, dans sa prudence, ne craignit donc pas de consacrer cette +invocation au divin Consolateur dont le préjugé avait fait un crime à la +reconnaissante piété d'Abélard. + +[Note 163: _Ab. Op., literae seu diplom._, p. 346-348.] + +Dans les premiers temps, l'abbesse et ses soeurs menèrent une vie de +privations; mais elles priaient avec ferveur, le Saint-Esprit sembla les +secourir. Le respect et l'affection des populations voisines vinrent à +leur aide; les dons des fidèles accrurent leurs ressources, et au bout +de quelque temps l'établissement prospéra. + +Cette création fut pour Abélard, au milieu de tant d'afflictions, une +consolation inespérée, et plus que jamais il rendit grâces au Paraclet. +Une fois enfin, il n'avait point fait de mal à ce qu'il aimait. + +Quand revit-il Héloïse? la revit-il à cette époque de sa vie? rien ne +l'atteste. Peut-être même à son silence est-il permis de croire que tous +ces arrangements se conclurent sans que les deux époux fussent un moment +réunis. Quoiqu'il en soit, bornons-nous à citer les paroles calmes et +douces par lesquelles il termine, au milieu de ses tristes récits, le +tableau de cette heureuse fondation. + +«Et, Dieu le sait, elles se sont, dans une année, plus enrichies, je +pense, en biens terrestres que je ne l'aurais fait en cent ans, si +j'avais continué d'habiter au Paraclet; car, si leur sexe est plus +faible, la pauvreté des femmes est plus touchante, et plus facilement +elle émeut les coeurs, et leur vertu est plus agréable à Dieu et aux +hommes. Puis, le Seigneur accorda aux yeux de tous une si visible grâce +à cette femme, ma soeur[164], qui était à leur tête, que les évêques +l'aimaient comme leur fille, les abbés comme leur soeur, les laïques +comme une mère; et tous également ils admiraient sa piété, sa prudence, +et en toute chose une incomparable douceur de patience. Plus il était +rare qu'elle se laissât voir, toujours enfermée dans sa chambre pour s'y +livrer avec plus de pureté à la méditation sainte et à la prière, plus +on venait du dehors avec ardeur implorer sa présence et les conseils +d'un entretien tout spirituel.» + +[Note 164: «Illi sorori nostrae.» (_Ab. Op._, ep. I, p. 34.)] + +Abélard, de retour dans son abbaye, reprit le triste gouvernement de ses +indociles sujets. Il vivait là, toujours livré à des soins pénibles, +mais ayant du moins une pensée douce. Cependant, comme les commencements +du Paraclet furent difficiles, et que les religieuses eurent à souffrir +de leur dénûment, les voisins de ce couvent blâmaient son absence; on +lui reprochait de délaisser un établissement qu'il n'avait pourtant, +ce semble, aucun moyen de secourir. I1 y fit donc plusieurs voyages et +porta à ses soeurs ses conseils et son appui. Il prêcha devant elles +et pour elles, et leur donna ainsi quelques secours spirituels et +temporels. Il paraît qu'il avait hésité quelque temps; une sorte +d'effroi le tenait éloigné de ces pieuses femmes et de ce lieu où +retournait si souvent sa pensée. Mais leur intérêt et la réflexion le +décidèrent; il cessa de leur refuser sa présence, et comme il était +alors plus que jamais tourmenté par ses moines, il se créa ainsi, +au sein de l'orage, _un port tranquille où il pouvait quelque peu +respirer_. Cependant on a des preuves qu'il voyait à peine Héloïse et +qu'il lui parlait peu[165]. Elle-même s'en plaindra bientôt. + +[Note 165: _Id. ibid._, p. 38, et op. II, p. 40.] + +Mais ces soins, ces visites, ces voyages devinrent le sujet de nouveaux +soupçons. La malignité y vit je ne sais quel reste d'une passion mal +éteinte. On lui reprocha de ne pouvoir supporter l'absence de celle +qu'il avait trop aimée. Et je doute que l'on dît vrai; il semble au +contraire que son âme endurcie et glacée n'avait plus de sensibilité que +pour la douleur. + +Toutefois si l'on regarde plus attentivement au fond de ses pensées, on +peut dans la réserve de son langage, dans la bienveillance froide et +gênée de sa conduite et de ses expressions, reconnaître une sorte de +parti pris, et deviner les combats que se livraient dans son âme les +cuisants regrets, la honte amère, le respect de soi-même, de la religion +et du passé, peut-être la crainte vague de la faiblesse de son coeur. +Mais tous ces sentiments comprimés, il les reporte dans la sollicitude +attentive et délicate du directeur de conscience. Il semble ne tracer +pour ses religieuses et pour leur abbesse que des exhortations +évangéliques, des règles monacales, des lettres de spiritualité, tout +ce que dicte la piété et l'érudition; mais il règne dans tout cela une +sympathie si tendre, quoique si contenue, une préoccupation si évidente +et si vive de tous les intérêts confiés à sa foi, et en même temps, dès +qu'il s'agit de vérités générales et de philosophie religieuse, une +confiance si absolue et un besoin si intime d'être entendu et compris, +qu'on ne peut sans un mélange d'étonnement, de respect et de pitié, +assister à cette étrange et dernière transformation de l'amour. + +Mais le XIIe siècle n'entrait point dans ces finesses; et en tout temps +peut-être, dans les circonstances bizarres de ces deux destinées, la +malignité humaine aurait trouvé quelque pâture. Abélard se montre +vivement sensible à ces calomnies imprévues. Il en souffre, car +désormais il souffre de tout. Il descend à s'en justifier, il descend +à une apologie ensemble ridicule et douloureuse. Puis s'élevant à des +considérations générales, il demande si l'on veut renouveler contre lui +les infâmes accusations qui poursuivaient saint Jérôme dans le cercle de +pieuses femmes qu'il animait de sa ferveur et de son génie. Sera-t-il +réduit à dire comme lui: «Avant que je connusse la maison de cette Paule +si sainte, toute la ville retentissait du bruit de mes études; j'étais, +au jugement de presque tous, déclaré digne du souverain pontificat.... +Mais je sais que la mauvaise comme la bonne réputation conduit au chemin +du ciel[166].» + +[Note 166: _Ab. Op._, ep. I, p. 85.--Sanc. Hieron. _Op._, I. IV, +pars II, ep. XXVIII, _ad Asellam._] + +Tandis qu'il voyait ainsi calomnier les sentiments les plus purs et les +actions les plus simples, il rencontrait de nouveaux tourments dans sa +laborieuse administration. Ce n'est plus sa tranquillité, c'est sa vie +qui était en péril. S'il s'éloignait du couvent, il avait à craindre la +violence de ses ennemis; s'il y rentrait, il trouvait dans ceux que son +titre l'obligeait d'appeler ses enfants la haine et la perfidie. Il ne +croyait pas pouvoir voyager en sûreté; il était exposé aux plus noirs +complots. Du moins soupçonna-t-il plus d'une tentative homicide dirigée +contre lui, jusque-là qu'il eut à prendre des précautions pour célébrer +la messe, et crut un jour qu'un poison avait été versé dans le calice. +Une fois qu'il était venu à Nantes auprès du comte, alors malade, il +logeait chez un de ses frères qui habitait cette ville, peut-être Raoul, +peut-être le chanoine Porcaire[167]. On essaya par les mains d'un valet +de faire empoisonner ses aliments; du moins, comme il s'était abstenu +d'y toucher, un moine qui l'accompagnait, en ayant mangé, mourut, et +le criminel serviteur se trahit en prenant la fuite. Après de telles +tentatives, il dut songer à sa sûreté; il quitta la maison conventuelle, +et se retira dans quelques cellules isolées avec le peu de frères qui +lui étaient attachés. Mais il ne pouvait sortir sans redouter un nouveau +guet-apens, et lorsqu'il devait passer par un chemin ou par un sentier, +il craignait qu'on n'apostât à prix d'argent des voleurs pour se défaire +de lui. Ce fut dans une de ses courses qu'il fit une grave chute de +cheval; il dit même qu'il se brisa la nuque, et cette fracture quelle +qu'elle fût porta une atteinte profonde à sa santé déjà trop éprouvée et +à ses forces déclinantes: il avait alors plus de cinquante ans. + +[Note 167: Le comté de Nantes était depuis longtemps réuni au duché +de Bretagne, et le titre de comte de Nantes était, surtout dans cette +partie de ses États, donné de préférence au duc. Le Nécrologe du +Paraclet donne à Abélard un frère nommé Raoul, et l'on voit dans un +cartulaire de Buzé, qu'en 1150 il y avait un chanoine de la cathédrale +de Nantes qui se nommait Porcaire (_Porcarius_) et qui ayant un neveu +nommé Astralabe, pouvait aussi être un frère d'Abélard. Enfin sa +Dialectique est dédiée à son frère Dagobert ou à frère Dagobert. (_Ab. +Op._, Not., p. 1142.--_Mém. pour servir à l'Histoire de Bretagne_, par +D. Morice, t. 1, p. 587.--Ouvr. inéd. _Dial._, p. 229.)] + +Il lui restait une dernière arme contre ces révoltes opiniâtres, contre +ces crimes audacieux, l'excommunication. Il la prononça enfin. Ceux des +moines qu'il redoutait le plus s'engagèrent par la foi dans l'Évangile +et par le sacrement à quitter tout à fait l'abbaye et à ne plus +l'inquiéter désormais; mais cet engagement si solennel fut impudemment +enfreint, et il fallut que, par ordre du pape et par les soins d'un +légat spécialement envoyé, en présence du comte et des évêques, on les +forçât de renouveler le serment violé et de prendre quelques autres +engagements. + +L'ordre ne fut pas rétabli après l'expulsion des plus mutins; Abélard +rentra dans la maison; il voulut reprendre l'administration, il se livra +aux moines qui étaient restés et qu'il suspectait le moins; il les +trouva pires encore que ceux dont il était délivré. Au lieu du poison, +on parlait de l'égorger. Il fallut fuir, et gagnant la mer, dit-on, par +un passage souterrain, il s'échappa sous la conduite d'un seigneur de la +contrée[168]. + +[Note 168: Je crois que c'est ainsi qu'il faut traduire: «Cujusdam +proceris terrae conductu vix evasi.» (P. 39.) Gervaise et Niceron +entendent qu'Abélard se sauva par un égout, _conductu terrae_. Soit que +cette version ait prévalu de tout temps, soit qu'elle eût été elle-même +inspirée par le souvenir d'un fait traditionnel, on montre encore dans +les anciens jardins de Saint-Gildas-de-Rhuys, le soupirail par où l'on +dit qu'il s'évada pour gagner une embarcation qui l'attendait au bas de +la terrasse dont la mer baigne le pied. Mais le trou et le passage sont +de construction moderne. (_Vie d'Ab._, t. II, p. 14 et _Mém. pour servir +à l'Hist._, etc., t. IV, p. 11.--_Magasin Pittoresque_, t. IX, p. 312.)] + +C'est retiré dans un asile où cependant il ne se jugeait pas encore en +sûreté, où, se soumettant à mille précautions, il croyait voir le glaive +toujours prêt à le frapper, qu'il fit un retour sur le passé de son +orageuse vie et qu'il écrivit pour un ami malheureux[169] cette lettre +fameuse qui porte le nom d'histoire de ses calamités, _Historia +calamitatum_. Ce sont les mémoires de sa vie, ouvrage singulier pour +le temps, qui rappelle parfois et les Confessions de saint Augustin et +celles de J.-J. Rousseau. + +[Note 169: Je suis porté à croire que cet ami est un personnage +imaginaire. J'ignore sur quel fondement quelques auteurs l'ont appelé +Philinte. C'est une fantaisie de Bussy-Rabutin. (Voyez sa traduction +des Lettres, et _Abail. et Hél._, par Turlot, p. 3.) Un anonyme a +aussi publié comme une traduction fidèle une imitation très-libre de +l'_Historia calamitatum_ où il interpelle, sous le nom de Philinte, le +correspondant d'Abélard, et donne à Héloïse une servante intrigante, +_une brune_, qu'il appelle _Agathon_. (_Hist. des infortunes d'Abailard. +Lettres d'Abailard à Philinte_, in-12 de 48 pages, Amsterd. 1698.)] + +Cet ouvrage appartient à ce qu'on a de nos jours nommé la littérature +intime, à celle qui est l'expression des sentiments individuels. Par là +il est singulièrement original. Je ne crois pas qu'on trouvât sans peine +dans le même temps un écrit dont l'auteur se proposât uniquement de +raconter les aventures de son esprit et les émotions de son coeur. Une +autobiographie aussi romanesque semble une oeuvre de ces époques où +l'intelligence, sans cesse repliée sur elle-même, analytique et rêveuse +à la fois, développe cette personnalité expansive et savante qui fait +de l'âme tout un monde. Je regarde, en effet, cette première lettre +d'Abélard comme une composition littéraire. La forme d'une narration +destinée à raffermir un ami contre le malheur par le spectacle de +douleurs plus grandes me paraît un cadre artificiel que l'auteur donne +au tableau de sa vie et de ses peines. C'est comme un pendant de la +célèbre lettre où Sulpicius console Cicéron de la perte de sa fille +par la peinture des calamités de tant de cités en ruines et d'empires +détruits. Mais Abélard offrant pour consolation à l'infortune l'image de +ses propres malheurs est plus saisissant et plus dramatique. L'état de +son âme est désespéré; rien n'est plus triste que son récit, et c'est +une lecture poignante. L'effet naît du fond du sujet, car la forme n'est +pas toujours heureuse; il y a de beaux traits et beaucoup d'esprit, mais +l'ouvrage manque à la fois d'éloquence et de naturel. Le style, étudié +sans élégance, orné sans grâce, a quelque froideur dans sa subtilité +spirituelle, dans son érudite redondance. Abélard discute toujours; il +démontre par arguments et citations les sentiments les plus simples, les +émotions les plus vives. Les actions se hasardaient alors plus que les +pensées, et dès qu'on écrivait, il fallait tout justifier. Mais il +raconte des aventures réelles et tragiques, il ouvre son âme tout en +dissertant sur ce qu'elle éprouve; en raisonnant, il souffre, et il vous +met ainsi dans la confidence d'illusions si cruelles, de si violents +mécomptes, d'humiliations si déchirantes, il vous fait assister de si +près aux douleurs et aux faiblesses d'un homme supérieur, qu'il n'est +pas de roman plus pénible à lire, et qu'aucun enseignement meilleur ne +vous saurait être donné de la misère des plus belles choses de ce monde, +le génie, la science, la gloire, l'amour. + +L'_Historia calamitatum_ marque une grande époque dans la vie d'Abélard. +D'abord c'est à dater de cette épître que les détails biographiques +commencent à nous manquer; puis, comme pour combler cette lacune et +diminuer nos regrets, c'est cette lettre qui nous a valu les lettres +d'Héloïse. Jusque-là, il ne reste rien d'elle; on ne la connaît que par +son amant; maintenant elle va parler elle-même. Nous entrerons dans un +récit d'une forme nouvelle; pour raconter, nous aurons davantage besoin +de nos conjectures. Par exemple, on ignore si Abélard resta longtemps +chez ce seigneur qui l'avait recueilli, et si cette maison fut son +dernier asile en Bretagne. Il y écrivit sa grande épître; ses lettres +postérieures indiquent qu'il demeura quelque temps soit dans ce lieu, +soit dans un autre de la même contrée, avant de rompre tout lien avec +les moines de Saint-Gildas. On suppose avec quelque apparence de raison +qu'il rédigea vers ce temps ou revit et mit en ordre une partie de ses +ouvrages. Plusieurs des écrits composés pour le Paraclet doivent +être venus de la Bretagne. Enfin l'on ne sait quand ni comment il la +quitta[170]. Il est évident que, malgré tant de cruels dégoûts, il +répugnait à renoncer, au moins par le fait, à son abbaye. Le devoir et +un juste orgueil le retenaient; son ambition n'avait nullement dédaigné +la dignité dont l'élection l'avait revêtu; c'était alors un rang +très-élevé que celui de chef et de gouverneur d'une importante +communauté. C'était une position forte dans l'Église, et tant qu'il la +conservait, il devait peu craindre ses ennemis; c'était de plus une +fortune, et hors de là je crois qu'il n'avait nulle ressource. Il dit +lui-même avec naïveté, à la fin de sa grande lettre: «J'éprouve bien +aujourd'hui quelle est la félicité qui suit les puissances de la terre, +moi de pauvre moine élevé au rang d'abbé, et devenu d'autant plus +malheureux que je suis devenu plus riche. Que mon exemple, s'il en est +qui désirent de tels biens, serve de frein à l'ambition[171].» + +[Note 170: Brucker conjecture avec assez de fondement que ce fut en +1134. (_Hist. crit. phil._, t. III, p. 755.)] + +[Note 171: _Ab. Op._, ep. I, p. 40.] + +Cependant il se décida enfin à s'éloigner pour jamais de Saint-Gildas. +Peut-être les moines ne voulaient-ils que son départ, et les attentats +dont il se crut au moment d'être victime ne furent-ils, pour la plupart, +que des menaces destinées à l'intimider. On ne cherchait qu'à lui rendre +sa position insupportable et à se délivrer d'un censeur incommode. Des +moines rudes et débauchés, habitués à exploiter au profit de leurs vices +l'impunité de leur profession, ne pouvaient regarder que comme une gêne +la présence du plus bel esprit de son époque, et peut-être en traçant le +cynique tableau de l'intérieur de Saint-Gildas, Abélard s'est-il laissé +aller aux exagérations d'une imagination délicate et craintive. Sa +délivrance dut être facile; on a vu qu'il avait des amis dans la +noblesse de la province; il était bien accueilli par le comte de Nantes; +enfin, il n'était pas sans crédit à la cour de Rome. Ainsi qu'il avait +été autorisé à garder l'habit de moine de Saint-Denis hors de l'abbaye +de ce nom, il obtint la permission de rester, hors de son monastère, +abbé de Saint-Gildas[172]. + +[Note 172: Il en conserva effectivement le rang et le titre. Le fait +est attesté par la chronique du monastère. L'extrait qu'en ont publié +les auteurs du Recueil des historiens de la France, porte à l'année +1141: «Pierre Abélard, abbé de Saint-Gildas-de-Rhuys, meurt. Ordination +de l'abbé Guillaume.» (T. XII, _ex Chronic. Ruyens. Coenob._, p. 504.)] + +Quoi qu'il en soit, il était encore en Bretagne, chez ses amis, lorsque +par hasard quelqu'un apporta sa lettre sur ses malheurs à l'abbesse du +Paraclet. A peine eut-elle connu quelle main l'avait écrite, qu'elle la +lut avec ferveur, cette _lettre pleine de fiel et d'absinthe, qui lui +retraçait la misérable histoire de leur commune conversion_. A cette +lecture, saisie d'une émotion qu'on ne saurait peindre, elle rompit +un silence de bien des années et écrivit à son ancien époux. C'est la +première de ses lettres[173]. Qui l'a lue ne l'oubliera jamais. + +[Note 173: _Ab. Op._, ep. 11, p. 41-48.] + +D'abord elle ne veut que lui dire avec tendresse, mais avec réserve, +combien ce récit l'a touchée, combien elle déplore ses peines, combien +tous ces souvenirs sont vrais et tristes; puis elle en prend occasion de +lui adresser quelques plaintes. Dès qu'il écrit avec tant d'épanchement, +pourquoi la priver de ses lettres, et en priver, avec elle, toute la +congrégation qui l'aime si filialement, qui prie si ardemment pour +lui? Ne sait-il pas, qu'elles aussi elles ont besoin de consolations, +d'exhortations, de conseils? Ne s'intéresse-t-il plus à l'institut +qu'il a fondé? ne leur donnera-il plus ces directions qui leur sont +si nécessaires? a-t-il oublié les commencements si fragiles de leur +conversion, et ne lui souvient-il pas des doctes traités que les saints +Pères ont composés pour les femmes consacrées à Dieu? Tant d'oubli +serait d'autant plus étrange qu'il avait à s'acquitter d'une dette; «car +enfin tu m'appartiens par un lien sacré, et le monde sait que je t'ai +toujours aimé d'un amour immodéré[174].» + +Et alors cette malheureuse ouvre son coeur gonflé de tendresse et +d'amertume. Elle lui retrace la grandeur et la constance de son +dévouement; elle insiste, avec un peu de ressentiment, sur les deux +sacrifices de sa vie, son mariage et son entrée au couvent. Elle l'a +épousé pour lui obéir; pour lui obéir, elle s'est donnée à Dieu. Il +fallait qu'en toute chose on vît qu'il était le maître unique de son +coeur comme de sa personne[175], car c'est lui seul en lui qu'elle a +aimé. Être aimée de lui, c'était son orgueil; le nom de sa maîtresse, +c'était sa gloire. Qui ne le lui aurait pas envié? Quelle femme, quelle +vierge ne brûlait pas à sa vue? Quelle reine ou grande dame n'a point +porté envie à ses plaisirs[176]? Mais aussi comme il avait ce qui eût +séduit toute femme! quel était le charme de sa parole et la douceur de +ses chansons! Ces chansons qui volaient dans toutes les bouches, qui par +tous les pays allaient célébrer leur amour, dont la douce mélodie devait +laisser un souvenir de leur nom dans la mémoire de la foule ignorante, +c'était là ce qui excitait le plus la jalousie des autres femmes. Aussi +comme toutes elles soupiraient pour lui! car de tous les dons du corps +et de l'âme, aucun ne lui manquait. Et quelle est celle des rivales +d'Héloïse, qui, la voyant privée de tant de délices, ne compatirait +maintenant à son malheur? quel ennemi si cruel, homme ou femme, n'aurait +pas pitié d'elle aujourd'hui? «J'ai été bien coupable.... Non, tu le +sais, toi, je suis innocente. Le crime n'est pas dans l'effet de l'acte, +mais dans le sentiment de l'agent, et la justice ne pèse pas ce qui a +été fait, mais le coeur de celui qui l'a fait. Or, ce qu'a toujours été +mon coeur pour toi, tu peux en juger seul, toi qui l'as éprouvé; je +soumets tout à ton jugement; je souscris en tout à ton témoignage[177].» + +[Note 174: «Tanto te majore debito noveris obligatum quanto te +amplius nuptialis foedere sacramenti constat esse adstrictum, et eo te +magis mihi obnoxium quo te semper, ut omnibus patet, immoderato amore +complexa sum. (Ibid., p. 44.)] + +[Note 175: «Ut te tam corporis mei quam animi unicum possessorem +ostenderem.» (Ibid., p. 46.)] + +[Note 176: «Dulcius semper mihi extitit amicae vocabulum, aut, si +non indigneris, concubinae vel scorti.... Dignius videretur tua dici +meretrix quam.... imperatrix.... Quae conjugata, quae virgo non +concupiscebat absentem et non exardebat in praesentem? Quae regina vel +praepotens femina gaudiis meis non invidebat?» (_Ibid._, p. 45, 46.)] + +[Note 177: «Ut etiam illiteratos melodiae dulcedo tui non sineret +immemores esse. Atque hinc maxime in amorem tui feminae suspirabant.... +Quod enim bonum animi vel corporis tuam non exornabat adolescentiam? +Quam tunc mihi invidentem nunc tantis privatae delitiis compati +calamitas mea non compellat....? Et plurimum nocens, plurimum, ut nosti, +sum innocens. Non enim rei effectus, etc.» (_Ibid._) + +Ce que dit ici Héloïse sur l'intention qui seule fait la faute est un +point de doctrine qu'elle devait à son amant, et qu'il a développé +dans ses ouvrages de théologie, peut-être avec une exagération que les +modernes n'ont pas surpassée. Voyez le Commentaire sur l'épître aux +Romains (p. 625); les Problèmes (p. 426); l'Éthique, _passim_, et le +troisième livre de cet ouvrage.] + +Et pourtant, continue-t-elle, il la néglige et l'oublie au point que +depuis le jour de sa conversion, présent, elle ne peut jouir de son +entretien; absent, elle n'est point consolée par ses lettres. C'est +donc vrai, ce que tout le monde soupçonne; il n'a aimé en elle que le +plaisir, et tout s'est évanoui avec les désirs qui ne sont plus. Elle +n'est pas seule à le penser, c'est une conjecture publique. Plût à Dieu +qu'elle pût lui trouver quelque excuse! Mais son silence le condamne. A +défaut de sa présence, qu'il lui rende au moins par ses lettres sa chère +et fugitive image. Pourquoi lui refuser une petite chose et si facile? +Qu'il se souvienne que, toute jeune encore, il l'a enchaînée à la vie du +cloître. Elle l'y a précédé, et non suivi, parce qu'il l'a voulu, parce +qu'il se souvenait que la femme de Loth avait, en fuyant, retourné la +tête. Si ce dévouement n'a rien mérité de lui, à quoi est-il bon? Le +sacrifice est vain, car de Dieu, elle n'a point de récompense à espérer, +puisqu'elle n'a rien fait, rien encore, on le sait, pour l'amour de lui; +mais Abélard, il eût couru aux enfers, que sur un ordre de lui, elle l'y +aurait suivi ou devancé. «Car mon âme n'était pas avec moi, mais avec +toi. Et maintenant encore, si elle n'est avec toi, elle n'est nulle part +au monde[178].» + +[Note 178: «Nulla mihi super hoc merces expectanda est a Deo, cujus +adhoc amore nihil me constat egisse.... Ad vulcania loca te properantem +praecedere aut sequi pro jussu lau nemine dubitarem. Non enim mecum +animus meus, sed tecum erat; sed et nunc maxime, si tecum non est, +nusquam est. (Ep. u, p. 47.)] + +Elle conclut en le priant par grâce de lui écrire, elle a besoin d'une +lettre qui lui rende quelque force, afin de vaquer plus librement aux +devoirs du service divin. Autrefois, pour l'entraîner à des voluptés +temporelles, il la poursuivait de ses lettres; il mettait, par ses +vers, le nom de son Héloïse dans la bouche de tous. «Toutes les places +publiques, toutes les maisons le répétaient. Combien tu ferais mieux de +m'appeler maintenant à Dieu, comme alors à la passion[179]!» Et elle +finit ainsi cette étrange et incomparable lettre. + +[Note 179: _Ab. Op._, ep. II, p. 48.] + +Abélard répond comme un _frère spirituel à sa bien-aimée soeur en +Jésus-Christ_[180]. Il s'excuse d'un long silence par la confiance +absolue qu'il a dans sa sagesse, sa piété, sa science. Il n'a pas cru +qu'elle eût besoin d'être exhortée ou consolée, elle à qui Dieu a +départi tous les dons de sa grâce. Ce qui eût été superflu, quand elle +n'était que prieure d'Argenteuil, l'est plus encore maintenant qu'elle +est abbesse du Paraclet. Cependant en promettant de lui adresser des +instructions, quand il connaîtra mieux ce qu'elle désire, il s'empresse +du moins de lui envoyer un psautier. Puis passant à la situation funeste +où lui-même il se trouve, il la supplie, elle et les saintes filles, +de prier pour lui. Ses maux et ses périls ne lui ont jamais rendu plus +nécessaire cette pieuse intercession. Et il ne manque pas d'établir avec +exemples et citations l'efficacité des prières. Mais ce sont surtout les +siennes, celles d'une femme dont la sainteté est, il n'en doute pas, si +puissante auprès de Dieu, qu'il réclame avec instance. Cela est juste; +car il lui appartient, et il lui rappelle ce que disent les Proverbes et +l'Ecclésiaste de ce que la femme est pour son mari. L'apôtre dit que _le +mari infidèle est sanctifié par la femme fidèle_; et, en France, qui a +sauvé Clovis? ce ne sont pas les prédications des saints, ce sont les +prières de Clotilde[181]. + +[Note 180: «Dilectissime sorori suae in Christo frater ejus in +ipso.» (Id., ep. III, p. 49.)] + +[Note 181: 1 Cor. VII, 14; _Ab. Op._, ep. III, p. 52.] + +Au Paraclet, l'usage était, elle le sait, que lorsqu'il était présent, +la communauté, en terminant les heures canoniales, dît une oraison à +l'intention de son fondateur, et qu'après avoir chanté le verset et le +répons du jour, on ajoutât les prières et la collecte suivante: + +«RÉPONS. Ne m'abandonnez pas et ne vous éloignez pas de moi, Seigneur. + +«VERSET. Soyez toujours attentif à me secourir, Seigneur. + +«PRIÈRE. Sauvez, mon Dieu, votre serviteur qui espère en vous. Seigneur, +entendez ma prière et que mes cris aillent jusqu'à vous[182]. + +[Note 182: Toutes ces prières sont tirées des psaumes XXXVII, LXXXV +et CI.] + +«ORAISON. Dieu qui avez daigné réunir en votre nom, par la main de votre +serviteur, vos petites servantes, nous vous supplions de lui accorder +ainsi qu'à nous le don de persévérer dans votre volonté. Par notre +Seigneur, etc.» + +A ces prières, Abélard demande qu'on en substitue de nouvelles, dont +il envoie le texte, et qui, composées dans la même forme, sont plus +instantes, plus précises, et se rapportent mieux à sa violente +situation[183]. Il termine par un voeu qui devait être accompli. Si +ses ennemis réussissent et lui ôtent la vie, il désire que son corps, +ailleurs inhumé ou délaissé, soit transporté dans le cimetière du +Paraclet, afin que ses filles ou plutôt ses soeurs, en voyant son +tombeau, adressent pour lui plus de prières à Dieu; car il ne sait pas, +pour une âme gémissante de l'erreur de ses péchés, un lieu plus sûr et +plus salutaire que le temple voué au divin Consolateur. + +[Note 183: Voici l'oraison: «Deus qui por servum tuum ancillulas +tuas in nomino tuo dignatus es aggregare, te quoesumus ut cum ab omni +adversitate protegas et ancillis tuis incolumem roddas. Per Dominum, +etc.» (_Ab. Op._, ep. III, p. 53)] + +Telle est la lettre qu'Abélard, alors rempli de piété et de tristesse, +envoie pour consolation à celle qui lui _fut chère dans le siècle_ et +qui lui est maintenant _très-chère en Jésus-Christ_[184]. On voit +qu'il se concentre dans les sentiments et les devoirs pour ainsi dire +officiels de sa position, et que, par un effort réfléchi, il s'élève ou +se réduit à la mission austère et tendre d'un guide mystique et d'un +frère en esprit et en vérité. Tout ce qui dut alors se passer dans son +âme, Dieu seul le sait, et nous n'essaierons pas de peindre ce que nous +ne devinons qu'à demi. + +[Note 184: _Id. ib_., p. 40.] + +La controverse était, à cette époque, la forme naturelle de l'esprit +humain. Les lettres d'Abélard et d'Héloïse sont tour à tour des +thèses et des réfutations, et elle argumente en lui répondant. Nous +n'analyserons pas cette réponse où la discussion prend place à côté des +aveux emportés de la passion. Nous ne montrerons pas Héloïse repoussant +presque comme une parole trop dure le voeu suprême d'Abélard qui osait +parler de sa mort, et lui reprochant de leur demander des prières le +jour où _les malheureuses ne sauront plus que pleurer_[185]; puis, +entreprenant d'établir en forme qu'il a tort de dire tant de bien des +femmes, qu'elles ont toujours fait un grand mal à ceux qui les ont +aimées, et que l'Ecriture en maint passage leur est défavorable; nous ne +la montrerons pas se citant alors en exemple, et se complaisant dans la +peinture des faiblesses de son âme. Tout le monde doit lire ces pages +uniques où elle qualifie ses fautes dans le langage sévère de la +religion, et confesse sans remords que le remords lui est inconnu; où, +déchirant le voile qui couvrait ses souvenirs, ses regrets, ses désirs +les moins exprimables, elle semble prendre à coeur de répudier tous les +mérites que se plaisait à louer en elle Abélard, afin qu'il n'y trouve +plus que l'immortel amour que lui-même alluma. Comment rendre, en effet, +l'aveu des pensées ardentes que l'abbesse du Paraclet nourrit dans la +solitude de sa cellule, dans l'isolement de ses nuits, et qui la suivent +à l'autel, et la charment plus encore qu'elles ne l'obsèdent au bruit +des chants d'église? Tout cela est si sérieux et si vrai que, lorsque +Héloïse parle elle-même, on oublie l'impureté des paroles. Traduites +et répétées, elles perdraient tout ensemble le feu qui les anime et la +vérité qui les excuse. Ne citons que quelques mots qui révèlent avec une +rude ingénuité ce que cette âme si ferme pensait d'elle-même. + +[Note 185: «Flere tunc miseris tantum vocabit, non orare licebit.» +(_Ab. Op._, ep. IV, p. 55.)] + +«Mes passions m'oppriment d'autant plus que ma nature est plus faible. +Ils me disent chaste, ceux qui n'ont pas découvert que je suis +hypocrite. Ils confondent la pureté de la chair avec la vertu, quoique +la vertu soit de l'âme et non du corps. J'ai quelque mérite parmi les +hommes, je n'en ai pas devant Dieu; il sonde les reins et les coeurs, et +il voit ce qui est caché. On me tient pour religieuse, dans ce temps où +ce n'est pas une petite partie de la religion que l'hypocrisie, où +les plus grandes louanges sont assurées à celui qui ne blesse pas le +jugement des hommes. Et peut-être est-il louable et dans une certaine +mesure agréable à Dieu de ne point scandaliser l'Église par l'exemple +des oeuvres extérieures, quelle que soit d'ailleurs l'intention; on +évite ainsi d'exciter les infidèles à blasphémer le nom du Seigneur, +et d'avilir, aux yeux des hommes charnels, l'ordre où l'on a fait +profession. C'est aussi un certain don de la grâce divine, sinon de +faire le bien, au moins de s'abstenir du mal. Mais qu'importe ce premier +pas, si le second ne le suit, selon qu'il est écrit: _Éloigne-toi du mal +et fais le bien?_ (Ps. XXXVI, 27.) Et encore l'un et l'autre précepte +est-il vainement accompli, s'il ne l'est par l'amour de Dieu. Or, dans +toutes les situations de ma vie, Dieu le sait, je crains plus encore de +t'offenser que d'offenser Dieu; c'est à toi que je désire plaire plutôt +qu'à lui. C'est ton ordre et non l'amour divin qui m'a fait prendre +cet habit. Vois donc quelle malheureuse et lamentable vie je mène, +si j'endure ici tant de maux sans fruit, ne devant avoir aucune +rémunération dans la vie future. Longtemps ma dissimulation t'a trompé +comme beaucoup d'autres; tu prenais l'hypocrisie pour de la religion, +et voilà comme en te recommandant à mes prières, tu me demandes ce que +j'attends de toi. Cesse, je t'en conjure, de présumer ainsi de moi, et +ne renonce pas à m'aider en priant pour moi. Ne me juge pas guérie et ne +me retire point le bienfait du remède; ne me crois pas riche et n'hésite +pas à secourir mon indigence; ne me parle pas de ma force, car je puis +tomber avant que tu n'aies soutenu ma faiblesse chancelante. + +«Cesse donc tes louanges.... Le coeur de l'homme est mauvais et +impénétrable. Qui le connaîtra? L'homme a des voies qui paraissent +droites, et finalement elles conduisent à la mort. Aussi est-il +téméraire de le juger; l'examen n'en est réservé qu'à Dieu; c'est ainsi +qu'il est écrit: _Tu ne loueras pas l'homme durant la vie_[186]. Et +surtout il ne faut pas le louer, quand la louange peut le rendre moins +louable. Ainsi tes louanges sont pour moi d'autant plus dangereuses +qu'elles me sont plus douces; et j'en suis d'autant plus captivée et +charmée que je mets mon étude à te plaire en toutes choses. Crains pour +moi, je t'en conjure, au lieu d'être sûr de moi, et que ta sollicitude +me vienne toujours en aide. C'est aujourd'hui qu'il faut craindre, +aujourd'hui que tu ne calmes plus les désirs de mon âme[187]. Ne me dis +donc plus, pour m'exhorter au courage et m'exciter au combat, ces mots +de l'apôtre: _La vertu s'achève dans la faiblesse.... Celui-là seul sera +couronné qui aura régulièrement combattu_[188]. Je ne cherche pas la +couronne de la victoire; il me suffit d'échapper au péril. Il est plus +sûr de l'éviter que d'engager le combat. Dans quelque coin du ciel que +Dieu me relègue, il fera bien assez pour moi.» + +[Note 186: _Eccl_., XI, 30. Il y a dans le texte sacré: _Ne loue pas +un homme avant sa mort._] + +[Note 187: «Nunc vere praecipue timendum est ubi nullum +incontinentiae meae superest in te remedium. (_Ab. Op_., ep. IV, p. +61.)] + +[Note 188: II Cor. XII, D.--II Timoth. II, 5.] + +Abélard accueillit cette lettre comme une confession pour y répondre par +une homélie[189]. Il en traita tous les points avec méthode, et trouva +dans toutes les plaintes d'une infortunée le motif ou le prétexte d'un +sermon. D'abord, il ne veut voir dans les aveux d'Héloïse qu'une preuve +d'humilité, et il l'approuve de ne point aimer la louange, pourvu +cependant qu'elle prenne garde d'imiter la Galatée de Virgile qui fuit +et cherche en fuyant ce qu'elle semble éviter. A la peinture de leurs +malheurs passés et de ses cruels regrets, il répond comme un confesseur +que ces maux sont un châtiment mérité, une leçon utile, une expiation +nécessaire. Il lui rappelle fort nettement leurs péchés, afin de la +bien convaincre que Dieu ne leur a fait que justice. Il la prie donc +très-instamment de déposer toute cette amertume dont il la croyait +délivrée, et surtout de ne plus déplorer les circonstances de leur +commune conversion, dont elle devrait plutôt remercier le ciel. Il +la conjure, puisqu'elle tient tant à lui plaire, de lui épargner le +tourment qu'elle lui cause, et si elle croit qu'il aille vers Dieu, de +ne pas se séparer de lui. «Viens à moi, et sois ma compagne inséparable +dans l'action de grâces, toi qui as participé à la faute et au bienfait. +Car Dieu n'a pas non plus oublié ton salut, que dis-je? il s'est surtout +souvenu de toi, lui qui t'avait en quelque sorte marquée comme à lui +par un nom prophétique, en t'appelant Héloïse de son propre nom qui est +Héloïm[190]. C'est lui, dis-je, qui a voulu dans sa bonté nous sauver +tous deux, lorsque le démon s'efforçait de nous perdre, en ne frappant +qu'un de nous. Car peu de temps avant que le malheur arrivât, il nous +avait liés l'un à l'autre par l'indissoluble loi du sacrement du +mariage, et tandis que t'aimant sans mesure, je ne souhaitais que de +te garder à jamais, déjà il préparait tout pour que cet événement nous +ramenât à lui. Car si tu ne m'avais été unie par le mariage, lorsque +j'ai quitté le siècle, les prières de tes parents ou les désirs de +la chair t'auraient enchaînée au siècle. Vois donc combien Dieu +s'inquiétait de nous, comme s'il nous réservait à quelque grand +emploi, et qu'il vît avec indignation ou avec regret que cette science +littéraire, ces talents qu'il nous avait remis à tous deux, ne fussent +point dépensés pour l'honneur de son nom[191]; ou comme s'il eût craint +pour son serviteur plein d'incontinence, parce qu'il est écrit que les +femmes font apostasier les sages mêmes: témoin Salomon le plus sage des +hommes. + +[Note 189: Id., ep. V, p. 62 et suiv.] + +[Note 190: Abélard explique et décompose lui-même ce nom du +Seigneur dans son Commentaire sur la Genèse. En lisant ce passage dans +l'Hexameron où le nom d'Héloïm revient plusieurs fois sous sa plume, il +est impossible de ne pas penser qu'à quelque époque qu'il l'ait écrit, +fût-ce dans les jourfs d'austère retraite à Cluni, par une puissante +liaison d'idées, le nom chéri devait lui revenir avec des souvenirs bien +différents des préoccupations de l'exégèse et de la théologie. (_Expos. +in Hexam. Thés. nov. anecd_., 1. V, p. 1371.)] + +[Note 191: Le mot _talent_ est toujours pris par Abélard +métaphoriquement dans le sens de la parabole du père de famille. (Matt., +XXV, 15, etc.)] + +«Combien au contraire le talent de ta sagesse rapporte tous les jours +d'usures au Seigneur! Déjà tu lui as donné un troupeau de filles +spirituelles, tandis que je demeure stérile et que je travaille +inutilement parmi les enfants de perdition. Oh! quelle perte détestable, +quel déplorable malheur, si aujourd'hui, t'abandonnant aux souillures +des voluptés de la chair, tu donnais douloureusement le jour à quelques +enfants du monde, au lieu de cette famille nombreuse que tu enfantes +avec joie pour le ciel! Tu ne serais plus qu'une femme, toi qui +surpasses les hommes, et qui as changé la malédiction d'Ève en +bénédiction de Marie! Oh! qu'il serait indécent que ces mains sacrées +qui tournent aujourd'hui les pages des livres divins, fussent réduites à +servir à des soins grossiers! Dieu a daigné nous arracher aux souillures +contagieuses, aux plaisirs de la fange, et nous attirer à lui par cette +force dont il frappa saint Paul pour le convertir, et peut-être a-t-il +voulu, par notre exemple, préserver d'une orgueilleuse présomption les +autres personnes habiles dans les lettres[192].» + +[Note 192: «Hoc ipso fortassis exemplo nostro alios quoque +literarium peritos ab hac deterrere praesumptione. (_ Ab. Op_., ep, v, +p. 72-73.)] + +Puis, par un mouvement dont la véhémence éloquente tranche avec sa +manière un peu didactique, Abélard l'engage à surmonter ses douleurs en +lui présentant le tableau des souffrances de Jésus-Christ, exhortation +presque inévitable dans la bouche du prédicateur chrétien, mais qui sera +éternellement émouvante et pathétique. + +«Ma soeur,» ajoute-t-il, «c'est ton époux véritable que cet époux de +toute l'Église: garde-le devant tes yeux, porte-le dans ton coeur.... +C'est lui qui de toi ne veut que toi-même. Il est ton véritable ami, +celui qui ne désirait que toi et non ce qui était à toi. Il est ton +véritable ami celui qui disait en mourant pour toi: _Personne n'a pour +ses amis une plus grande affection que celui qui donne sa vie pour eux_, +(Jean, XV, 13.) Il t'aimait, lui, véritablement, et non pas moi. Mon +amour, qui nous enveloppait tous deux dans le péché, était de la +concupiscence, et non de l'amour. Je satisfaisais en toi mes désirs +misérables, et c'était là tout ce que j'aimais. J'ai, dis-tu, souffert +pour toi, et c'est peut-être vrai; mais j'ai plutôt souffert par toi, +et encore malgré moi; j'ai souffert, non pour l'amour de toi, mais par +contrainte et par force, non pour ton salut, mais pour ta douleur. Lui +seul a souffert salutairement, volontairement pour toi, qui par sa +passion guérit toute langueur, écarte toute passion. Que pour lui donc, +je t'en prie, et non pour moi, soit tout ton dévouement, toute ta +compassion, toute ta componction. Pleure cette iniquité si cruelle +commise sur une si grande innocence, et non la juste vengeance de +l'équité sur moi, ou plutôt, je te l'ai dit, une grâce suprême pour tous +deux.... Pleure ton réparateur et non ton corrupteur, celui qui t'a +rachetée, et non celui qui t'a perdue, le Seigneur mort pour toi, et non +un esclave vivant, ou plutôt qui vient enfin d'être vraiment délivré de +la mort. Prends garde, je t'en prie, que ce que dit Pompée à Cornélie +gémissante ne te soit honteusement appliqué: _Pompée survit aux +combats, mais sa fortune a péri, et tu pleures; c'est donc là ce que tu +aimais_[193]. Pense à cela, je t'en supplie, et rougis, à moins que +tu ne veuilles défendre de honteuses fautes. Accepte donc, ma soeur, +accepte patiemment ce qui nous est arrivé miséricordieusement....[194]» + +[Note 193: + + Vivit posi proella Magnus, + Sed fortuna perit; quod défies illud amasti. + (Lucan. _Phar_., \. XIII, v. 84.)] + +[Note 194: _Ab. Op._, ep. V, p. 73-76.] + +«Je rends grâces au Seigneur qui t'a dispensée de la peine et réservée à +la couronne. Tandis que par une seule souffrance corporelle, il a glacé +en moi toute ardeur coupable, il a réservé à ta jeunesse de plus grandes +souffrances de coeur par les continuelles suggestions de la chair, pour +te donner la couronne du martyre. Je sais qu'il te déplaît d'entendre +cela, et que tu me défends de parler ainsi, mais c'est le langage de +l'éclatante vérité; à celui qui combat toujours appartient la couronne, +parce que _nul ne sera couronné qui n'aura pas régulièrement combattu_. +Pour moi, aucune couronne ne me reste, parce que je n'ai plus à +combattre.» Il finit en lui demandant ses prières, et en lui adressant +une nouvelle formule d'oraison qu'elle récitera avec ses religieuses, +mais qui n'est visiblement que pour elle. + +Chose étrange! cette prière, dans sa forme liturgique et sacrée, est +peut-être ce qu'il lui écrit de plus tendre. L'amour respire dans cet +élan de l'âme vers une céleste pureté. + +«Dieu qui, dès la première création de l'humanité, formas la femme de +la côte de l'homme, et consacras comme un très-grand sacrement l'union +nuptiale; toi qui as relevé le mariage par un immense honneur, soit +en naissant d'une femme mariée, soit en consommant les miracles de +ta naissance, et qui as jadis accordé le mariage comme un remède aux +égarements de ma fragilité; ne méprise pas les prières de ta faible +servante, prières que j'épanche en présence de ta majesté et pour mes +fautes et pour celles de mon bien-aimé[195]. Pardonne, ô très-clément! ô +la clémence même! pardonne à nos crimes si grands, et que l'immensité de +nos péchés éprouve la grandeur de ta miséricorde ineffable. Punis, je +t'en supplie, des coupables dans la vie présente, afin de les épargner +dans la vie future; punis une heure, afin de ne point punir une +éternité. Prends envers tes serviteurs la verge de correction, non le +glaive de la colère. Afflige la chair pour sauver les âmes. Épure et ne +venge pas, sois bon plutôt que juste; le Père miséricordieux n'est pas +un Seigneur austère. Éprouve-nous, Seigneur, et tente-nous, comme te +le demande le Prophète. Ne semble-t-il pas dire: Regarde d'abord nos +forces, et modère en conséquence le poids des tentations. Ainsi parle le +bien-heureux saint Paul dans ses promesses à tes fidèles: _Car Dieu est +puissant, et ne souffrira pas que vous soyez tenté au delà de votre +pouvoir, mais il vous donnera, avec la tentation même, la puissance d'en +triompher._ (1 Cor. X, 13.) Tu nous as unis, Seigneur, et tu nous as +séparés quand il t'a plu et comme il t'a plu. Maintenant, Seigneur, ce +que tu as miséricordieusement commencé, accomplis-le en miséricorde; et +ceux que tu as une fois séparés dans le monde, réunis-les à toi à jamais +dans le ciel, ô notre espérance, notre appui, notre attente, notre +consolation, Seigneur, qui es béni dans les siècles! Amen.» + +[Note 195: «Pro mei ipsis charique mei excessibus. (_Ab. Op._, ep. +V, p. 77.)] + +Héloïse reçut la prière, la répéta sans doute plus d'une fois les yeux +en pleurs, mais elle obéit: elle n'objecta rien, ne concéda rien; elle +promit seulement de ne plus rien écrire de tout cela; elle savait se +sacrifier, mais non pas changer. Sa réponse commence ainsi: «Pour que tu +ne puisses en rien m'accuser de désobéissance, le frein de ta défense a +été imposé à l'expression même d'une douleur immodérée, afin qu'au moins +en écrivant, je retienne des paroles dont il serait difficile ou plutôt +impossible de se défendre dans un entretien. Car rien n'est moins en +notre puissance que notre coeur; loin de lui pouvoir commander, force +nous est de lui obéir. Lorsque les affections du coeur nous pressent, +nul ne repousse leurs subites atteintes, et elles éclatent facilement au +dehors par les actions, plus facilement encore par les paroles, signes +bien plus prompts des passions du coeur; selon qu'il est écrit: _La +bouche parle d'abondance de coeur_. J'interdirai donc à ma main d'écrire +ce que je ne pourrais empêcher ma langue d'exprimer. Dieu veuille que le +coeur qui gémit soit aussi prompt à obéir que la main qui écrit! + +«Tu peux cependant apporter quelque remède à ma douleur, si tu ne peux +l'enlever tout entière....[196]» + +[Note 196: _Ab. Op_. ep, VI, p. 78.] + +Et le remède qu'elle demande, c'est qu'il veuille bien d'abord lui +enseigner l'origine historique des ordres religieux de femmes, ainsi que +leurs droits et leur autorité; puis, lui envoyer une règle écrite, qui +convienne à la communauté, et détermine complètement son état, ses +devoirs et son habit. La lettre n'est plus qu'une longue suite de +questions et de réflexions sur ces matières d'un intérêt purement +monastique. + +Cette lettre est la dernière. Héloïse paraît n'avoir plus écrit. Mais +Abélard lui envoya la dissertation qu'elle demandait avec un plan de vie +religieuse et une règle détaillée, qui est curieuse à lire et rédigée +avec beaucoup de soin et de sévérité. Aussi, assure-t-il qu'en la +composant, il a imité Zeuxis, qui pour peindre la beauté d'une déesse, +fit poser cinq jeunes filles devant lui. Il a eu, lui, plus de modèles +sous les yeux pour retracer la vierge du Christ. Ces modèles, ce sont +les Pères de l'Église. J'ai cueilli chez eux,» dit-il, «de nombreuses +fleurs pour orner les lis de ta chasteté[197].» Désormais la +correspondance devint sans doute une pure correspondance spirituelle. +L'abbé de Saint-Gildas ne fut plus que le directeur de l'abbesse du +Paraclet; le couvent tout entier l'appelait _notre maître_. + +[Note 197: Si nous n'avions déjà beaucoup cité, il y aurait un +intérêt d'un autre genre dans les extraits de la correspondance relative +à la règle du couvent. Héloïse avait remarqué que la règle commune aux +couvents d'hommes et de femmes était celle de Saint-Benoît, établie, +dans l'origine, uniquement pour les hommes, et elle demandait quelques +adoucissements qui ne nous paraissent nullement exagérés, comme, par +exemple, la permission d'avoir du linge. Abélard ne lui accorda pas +toutes les modifications qu'elle demandait, et lui composa avec force +citations et réflexions une règle assez peu différente de celle de +Saint-Benoît. (_Ab. Op._, ep. VII, p. 91; ep. VIII, p. 130.) A la +suite de la lettre d'Abélard, les archives du Paraclet contenaient +un règlement intérieur que l'on croit l'ouvrage d'Héloïse ou plutôt +l'expression de l'ordre qu'elle avait elle-même établi. Duchesne l'a +imprimé. (Ibid., p. 108.) Il paraît que c'est à peu près la règle de +Saint-Benoît suivant les statuts généraux de l'ordre de Prémontré. +(_Hist. litt._, t. XII, p. 640.)] + +On peut se demander quel était l'état de l'âme d'Abélard. Avait-elle +été entièrement brisée par le temps, le malheur, la réflexion, la +préoccupation accablante de ses chagrins et de ses périls? Le besoin +du repos, un sentiment de dignité personnelle, un orgueil souffrant +réglait-il sa conduite et son langage? ou bien enfin la dévotion +dominait-elle en lui tout le reste? Il est probable que ces diverses +causes agissaient à la fois, et l'avaient amené peu à peu à l'état où +nous le voyons. Les croyances et les habitudes de la religion et plus +encore celles du sacerdoce ont cet avantage de pousser et d'autoriser +les hommes à prendre une attitude convenue d'avance pour autrui comme +pour eux-mêmes, de leur permettre des sentiments et un langage factices +et pourtant sincères et dignes, de leur donner enfin un personnage à +jouer en parfaite tranquillité de conscience. Elles nous prêtent en un +mot un caractère; elles font en nous ce que les théologiens appellent un +homme nouveau. C'est un manteau que la grâce donne à la nature, et la +faiblesse humaine croit s'améliorer, quand elle ne réussit qu'à se +déguiser. Peut-être a-t-elle raison; souvent le coeur ne gagne pas à +être vu. Et cependant la sympathie profonde sera toujours pour l'âme +ingénue et libre qui, ne s'environnant que de voiles transparents, +laissera percer sa lumière intérieure, au risque de montrer le feu qui +la consume. Héloïse se conforma aux volontés d'Abélard et pour lui à +tous les devoirs de son état. Sous la déférence de la religieuse, elle +cacha le dévouement de la femme. Elle le lui dit avec les formes de la +dialectique, jusques dans la suscription de sa dernière lettre: _A Dieu +spécialement, à lui singulièrement_[198]. Ce qui signifie en bonne +logique, _à Dieu par l'espèce, à lui comme individu_; et ce qui se +dirait en sens inverse aujourd'hui: «La religieuse est à Dieu, la femme +est à toi.» Mais elle n'ajouta pas un mot de plus, et son coeur rentra +dans le silence. Elle vécut, puisqu'on le voulait, paisiblement, +saintement; elle asservit et sacrifia sans résistance toutes ses actions +à ce que réclamaient d'elle le ciel et son amant. Mais inconsolable +et indomptée, elle obéit et ne se soumit pas; elle accepta tous ses +devoirs, sans en faire beaucoup de cas, et son âme n'aima jamais ses +vertus. + +[Note 198; «Domino specialiter, sua singulariter.» (_Ab. Op_., ep. +VI, p. 78.)] + +Les lettres d'Abélard et d'Héloïse sont un monument unique dans la +littérature. Elles ont suffi pour immortaliser leurs noms. Moins de cent +ans après que le tombeau se fût fermé sur eux, Jean de Meun traduisit +ces lettres dans l'idiome vulgaire, et sa version subsiste encore, +témoignage irrécusable du vif intérêt qu'elles inspirèrent de bonne +heure aux poëtes. Comme la langue des passions qui sont éternelles est +pourtant changeante, et suit les vicissitudes du goût et les modes de +l'esprit, on a plus d'une fois retraduit pour la modifier, altéré pour +l'embellir, l'expression première de ces ardents et profonds amours. Si +l'auteur du poème de la Rose leur donnait, avec son gaulois du XIIIe +siècle, une humble naïveté, dédaignée par Abélard, inconnue d'Héloïse, +Bussy-Rabutin, avec le français du XVIIe, leur prêtait, dans un +excellent style, un ton d'élégante galanterie, autre sorte de mensonge. +Ainsi, un épisode historique fixé par des documents certains est devenu +comme un de ces thèmes littéraires qui se conservent et s'altèrent par +la tradition, et qui se renouvellent selon le génie des époques et des +écrivains. Peut-être même y a-t-il eu des temps où tout le monde ne +savait plus s'il existait des lettres originales, et dans bien des +esprits, les noms d'Abélard et d'Héloïse ont été près de se confondre +avec ceux des héros de romans. A diverses fois, on a repris leurs +aventures pour en faire le sujet de récits passionnés ou de +correspondances imaginaires. On ne s'est pas borné à retoucher, à +paraphraser leurs lettres, on leur en a fabriqué de nouvelles, et la +réalité a fait place à la fiction. La poésie est venue à son tour; elle +a prêté à ces amants d'un autre âge les finesses de sentiment, les +combats, les remords qui conviennent à la morale dramatique des temps +modernes. Elle a dénaturé leur amour réel, croyant le rendre plus +intéressant; et telle est la puissance de certaines conventions +littéraires qu'elles paraissent quelquefois plus vraies que les faits. +L'Héloïse de Pope est devenue, pour de certaines époques, l'Héloïse de +l'histoire, à ce point que l'auteur du _Génie du Christianisme_, voulant +peindre l'amante chrétienne, n'a imaginé rien de mieux que de la +chercher dans les vers de Colardeau[199]. + +[Note 199: _Gén. du Christ_., part. II, l. III, c. V.--On y lit ces +mots: «Femme d'Abeillard, elle (Héloïse) vit et elle vit pour Dieu.» +J'aime mieux ce jugement de d'Alembert répondant à Rousseau: «Quand vous +dites que les femmes _ne savent ni décrire ni sentir_ l'amour même, il +faut que vous n'ayez jamais lu les lettres d'Héloïse ou que vous ne les +ayez lues que dans quelque poëte qui les aura gâtées.» (Lettre à +M. Rousseau, _Mél. de phil._., t. II.) On trouve la traduction de +Bussy-Rabutin et presque toutes les pièces de vers composées au nom +d'Héloïse et d'Abélard dans un volume in-12 publié à Paris en 1841; le +texte de Pope est réimprimé dans l'Abélard illustré de M. Oddoul.] + +Le sentiment du réel a commencé à renaître parmi nous, et c'est +aujourd'hui dans leur correspondance authentique que nous voulons +retrouver Héloïse et Abélard. Ce qu'on en vient de lire suffit, ce +me semble, pour la faire connaître. On ne peut songer à comparer ces +lettres qu'aux Lettres portugaises, si toutefois l'imagination n'a point +celles-ci à se reprocher. Dans les premières, le fond de deux âmes +souffrantes apparaît avec les formes de l'esprit du temps: l'amour et la +douleur y empruntent le langage d'une érudition sans discernement, d'un +art sans beauté, d'une philosophie sans profondeur; mais ce langage +pédantesque, c'est bien le coeur qui le parle, et le coeur est en +quelque sorte éloquent par lui-même. Si le goût n'a point orné le +temple, le feu qui brille sur l'autel est un feu divin. Plus heureuse +que la pensée, la passion peut se passer plus aisément de la perfection +de la forme, et quel que soit le vêtement dont la recouvre un art +inhabile, elle se fait reconnaître à ses mouvements, comme la déesse de +Virgile à sa démarche: _Incessu patuit dea_. + +Reprenons notre récit.--Lorsqu'une fois les rapports d'Abélard avec la +supérieure de l'abbaye du Paraclet eurent été réglés, et qu'il se fut +affranchi de ses derniers liens avec le couvent de Saint-Gildas[200], +il se livra sans réserve à la sollicitude qu'elle lui inspirait, et il +porta dans ses communications chrétiennes et intellectuelles un intérêt +et une affection qui lui paraissaient acquitter les dettes de son coeur, +sans compromettre les froids devoirs de sa profession. Nous avons encore +une partie des écrits qu'il adressait aux religieuses dans sa paternelle +vigilance pour leur perfection, pour leur instruction, et peut-être +aussi dans son désir de ne pas cesser d'occuper leur âme et de maîtriser +leur pensée. Tantôt c'est une exhortation développée à l'étude des +langues et des lettres, où l'on voit en même temps l'estime qu'il +faisait de l'esprit des femmes et sa manière supérieure d'entendre la +religion, dont il ne voulait pas faire un formulaire attentivement +récité, mais une science bien étudiée et profondément comprise. +Tantôt c'est un panégyrique de saint Étienne, composé spécialement à +l'intention des filles du Paraclet. Puis ce sont des homélies ou des +sermons écrits pour elles et qu'il prononça sans doute dans leur +chapelle, quand il se fut définitivement rapproché de Paris[201]. Pour +Héloïse, il lui adresse de véritables ouvrages, monuments de l'intime et +mutuelle confiance qui, entre ces deux intelligences, survivait à tout +le reste. Un jour, elle lui envoie un recueil de quarante-deux problèmes +de théologie que la lecture de l'Écriture sainte lui a suggérés et dont +un assez grand nombre roule sur des questions de second ordre. Il lui +répond par quarante-deux solutions motivées, dont quelques-unes sont de +petites dissertations[202]. Pour elle, il compose un livre d'hymnes et +de séquences qui ne sont pas dénuées de quelque talent poétique. Pour +elle, il réunit ses sermons en une collection qu'il lui dédie par +quelques mots simples et tendres[203]. Enfin, c'est à sa demande +qu'il écrit son _Hexameron_, ouvrage théologique d'une assez grande +importance, et qui contient, ainsi que le nom l'indique, des recherches +sur l'oeuvre des six jours ou un commentaire sur la Genèse[204]. C'est +surtout dans le prologue de ses ouvrages qu'on le voit épancher d'un ton +triste et doux les sentiments qu'il se croit permis avec Héloïse; et +maintenant qu'il a établi entre elle et lui ce commerce pieux et savant +de saint Jérôme avec Paule ou Marcelle, il s'y abandonne complaisamment, +et même dans les limites de la science et de la religion, il laisse voir +encore un désir passionné de lui plaire. + +[Note 200: Nous avons vu qu'on ne sait pas l'époque précise de cette +rupture; mais elle fut antérieure à 1138 et probablement de plusieurs +années.] + +[Note 201: _Ab. Op_., part II, ep. VI, _Ad virgin. paracl._, p. 251. +Comparez avec la fin de la lettre VIII, p. 197, ep. VII _ad easdem.--De +laude S. Stephani_, p. 203.--_Sermones per annum legendi_, p. 730. +Quelques-uns cependant de ces sermons sont composés pour des moines, +notamment le sermon XXXI, en l'honneur de saint Jean-Baptiste. p. 940.] + +[Note 202: _Heloissae problemata_ cum _M.P. Aboelardi solutionibus_, +p. 384.] + +[Note 203: Voyez la dédicace des sermons (p. 129) et la lettre +d'envoi des chants d'Église. (_Bibl. de l'École des chartes_, t. III, 2e +liv., 1842, et _Ann. de philos. chrét_., janvier 1844.) Le manuscrit +de Bruxelles, qui contient ces poésies sacrées, renferme +quatre-vingt-quatorze hymnes ou séquences (proses ou cantiques) pour +tout le cours de l'année. Ce ne sont pas les seuls vers d'Abélard. La +_Gallia Christiana_ lui attribue un distique fort insignifiant sur une +alliance entre le roi de France et le roi d'Angleterre. M. Cousin a +publié une longue épître à son fils Astrolabe. Duchesne et Duboulai, sur +l'autorité du docteur Clichton, lui attribuent également une prose +rimée sur le mystère de l'incarnation, chantée autrefois dans plusieurs +églises. Je préfère cette autre pièce intitulée _Rhythme sur la +Sainte-Trinité_ et que Durand et Martène ont tirée d'un manuscrit de +l'abbaye du Bec: + + [Grec: Alpha] et [Grec: Omega], Magne Deus, Heli, Heli, Deus meus, + Cujus virtus totum posse, cujus sensus totum nosse, + Cujus esse summum bonum, cujus opus quidquid bonum, etc. + +_Gall. Christ_, t. VII, p. 595.--_Fragm. philos_., t. III, p. 440.--_Ab. +Op_., p. 1138.--_Hist. Universit. parisiens._, t. II, p. 761.--_ Hist. +litt_., t. XII, p. 133-136.--_Amplisc. Coll_., t. IX, p. 1001.--Cf. +_Religions antiques_, par M. Th. Wright et Hollivol, Londres, 1841, +in-8, t. I, p. 15-21, et surtout l'article de M. E. Duméril, _Journ, des +sav. de Normand._, 2e liv. 1844.] + +[Note 204: Voyez ci-après, l. III, et _Thesaur. nov. anecd._, t. V, +p. 1363.] + +Nous sommes peut-être au temps le plus tranquille de sa vie. Délivré +des soucis de son abbaye, tout entier à l'étude, à la prédication, à la +direction du Paraclet, il pouvait ne pas ambitionner d'autre pouvoir, +et son repos était assuré. Si l'inimitié assoupie, mais non éteinte, +le menaçait encore, il ne manquait ni de protecteurs ni d'amis. Par +quelques faits épars, on entrevoit qu'il avait trouvé faveur auprès des +puissances du temps; le comte de Champagne, le duc de Bretagne, le roi +de France lui-même, le prirent plus d'une fois sous leur garde, et les +Garlandes, qui sous Louis le Gros et son fils, formèrent comme une +dynastie de ministres, paraissent s'être intéressés à lui comme +s'intéressent les ministres. Beaucoup de ses sectateurs étaient +maintenant assez avancés dans la carrière pour l'aider de l'autorité, +de l'influence ou de la réputation qu'ils avaient acquises: l'Église en +comptait plusieurs parmi ses grands dignitaires. Quelques-uns, étrangers +à la France et même à la Gaule, avaient rapporté dans leur patrie son +souvenir et ses opinions. On disait qu'elles avaient pénétré dans le +sacré collége. Ses anciens disciples peuplaient les rangs élevés de +l'enseignement, de la littérature et du clergé. + +D'ailleurs l'institution du Paraclet était florissante, elle obtenait +chaque jour davantage la faveur et le respect, et il était difficile que +le succès de l'oeuvre ne rejaillit pas un peu sur l'ouvrier. Héloïse à +la vérité pouvait en cela réclamer la plus grande part. Il ne paraît pas +qu'à aucune époque rien ait sérieusement altéré l'admiration que cette +femme inspirait à tout son siècle. Une fois religieuse, puis prieure, +puis abbesse, elle édifia et elle enorgueillit l'Église; elle fut la +lumière et l'ornement de son ordre. La supériorité de son esprit et de +sa science était si bien établie que tous ses contemporains étaient +fiers d'elle, pour ainsi dire, et lui portaient un intérêt qui +ressemblait à l'engouement. Hugues Métel, rhéteur épistolaire qui +écrivait en style affecté à tout ce qui était illustre, lui adressait, +sans la connaître, des lettres et des vers où il la comparait à l'astre +de Diane. Il pensait gagner de la gloire à la louer[205]. Les plus +sévères avaient pour elle une indulgence qu'ils n'auraient pas même +osé nommer ainsi, tant elle imposait naturellement le respect. Plus +dédaigneuse et plus irritée qu'Abélard lui-même contre ses ennemis, elle +désarma ou intimida constamment leur haine. Elle ne transigeait, elle +ne faiblissait sur aucun des intérêts comme sur aucune des idées de son +époux et de son maître, et jamais on n'osa faire remonter jusqu'à elle +une dangereuse solidarité. Elle appelait saint Bernard _un faux apôtre_, +et lui-même parait n'avoir entretenu avec elle que des relations +bienveillantes[206]; elles amenèrent même entre Abélard et lui, sur un +point de liturgie d'un intérêt médiocre, une controverse qui ne semblait +pas présager leur violente rupture et qui cependant la commença +peut-être. On voit dans les lettres de Pierre, abbé de Cluni, combien il +se trouvait honoré de correspondre avec Héloïse[207]. Ainsi, les chefs +des institutions les plus puissantes, Clairvaux et Cluni, les rois du +cloître, traitaient sur un pied d'égalité avec la reine des religieuses, +avec cette docte abbesse, d'une vie si chaste et si pure, et qui aurait +donné mille fois son voile, sa croix et sa couronne, pour entendre +encore chanter sous sa fenêtre par un enfant de la Cité qu'elle était la +maîtresse du maître Pierre. + +[Note 205: Hug. Métom., epist. XVI et XVII, dans le recueil +intitulé: Hugon. Sacr. antiq. mon., t. II, p. 348.] + +[Note 206: Quant au nom de faux apôtre, voyez sa première lettre; et +quant aux relations bienveillantes, voyez ce qu'en dit Abélard. (Ep. II, +p. 42, et pars II, ep. V, p. 244.) Saint Bernard la recommanda une fois +au pape, assez sèchement il est vrai, et sept ou huit ans après la mort +d'Abélard. (S. Bern.; _Op_., ep. CCLXXVIII.)] + +[Note 207: _Ab. Op_., p. 337 et 344.] + +Un poète anglais qui écrivait vers la fin de ce siècle, Walter Mapes, a +cependant prouvé qu'il y avait des esprits clairvoyants qui devinaient +le coeur de la femme sous l'habit de la religieuse. «La mariée, dit-il +(_nupta_, apparemment ce mot suffisait pour la désigner), cherche où +est son Palatin bien-aimé, dont l'esprit était tout divin; elle cherche +pourquoi il s'éloigne comme un étranger, celui qu'elle avait réchauffé +dans ses bras et sur son sein[208].» + +[Note 208: + + Nupta querit ubi sit suus Palatinus + Cujus totus extitit spiritus divinus, + Querit cur se substrahat quasi peregrinus + Quem ad sua ubera foverat et sinus. + +W. Mapes ou Gautier Map, archidiacre d'Oxford vers 1200, insère ces vers +dans une pièce dirigée contre l'ignorance des moines. Il y décrit une +sorte d'Elysée fantastique des savants et des lettrés, où il énumère et +caractérise les beaux esprits du temps. C'est par ce quatrain et sans +autre explication qu'il indique Héloïse, que l'on reconnaissait alors +à ce nom _nupta, l'abesse mariée. (The latin poems_, etc., by Thomas +Wright, Lond., 1841, pet. in-4.--Cf. _Hist. litt._, t, XV, p. XIV, +496.)] + +C'est, je le crois, dans l'intervalle qui s'écoula entre le moment où il +devint abbé de Saint-Gildas et celui où nous le verrons rouvrir pour la +dernière fois son école qu'Abélard composa ou retoucha ses principaux +ouvrages. Le plus considérable est sa _Dialectique_ si longtemps perdue +pour la postérité, et qui, à l'originalité près, ressemble à la logique +d'Aristote, qu'elle reproduit en partie sous les formes verbeuses de la +scolastique. C'est le résumé de son enseignement philosophique adressé +à Dagobert, son frère peut-être, ou du moins son frère spirituel. +Peut-être y travailla-t-il à Saint-Gildas, s'il ne l'avait commencé à +Saint-Denis; mais il l'acheva ou la revit plus tard. Ce qui est certain, +c'est que l'ouvrage est d'une époque où il n'enseignait plus depuis +longtemps déjà, et où la dialectique n'était pas en grande faveur auprès +de ceux qui veillaient au gouvernement des esprits. Un écrit plus court, +mais plus précieux, parce qu'il paraît beaucoup plus original, est un +traité peu étendu _Sur les genres et les espèces_, monument le plus +certain et le plus intéressant qui nous reste de la partie systématique +des opinions d'Abélard. Si le conceptualisme est quelque part, il est +là. On en retrouve l'esprit dans un petit traité sur les idées, resté +longtemps inconnu (_De intellectibus_). Parmi ses écrits théologiques, +le plus important paraît être celui qui fut brûlé à Soissons, ou, selon +nous, l'_Introduction à la théologie_. On cite aussi un recueil de +textes des Écritures et des Pères réunis méthodiquement et qui expriment +le pour et le contre sur presque tous les points de la science sacrée, +ouvrage singulier qui s'appelait _le Oui et le Non (Sic et Non)_, et qui +ne fut peut-être pas publié par son auteur. On se tromperait cependant, +si l'on y cherchait un recueil d'antinomies destiné à établir le doute +en matière de religion; c'est un ouvrage consacré à la controverse +plutôt qu'au scepticisme. Les opinions exposées dans l'_Introduction_ +ont été de nouveau présentées et complétées dans un grand _Commentaire +de l'épître aux Romains_, et dans la _Théologie chrétienne_, qui +reproduit et développe la matière du premier ouvrage avec quelques +remaniements et quelques amendements. Enfin, la morale théologique +d'Abélard est exposée sous ce titre: _Connais-toi toi-même (Scito +te Ipsum)_. On lui attribue également une démonstration en forme +de dialogue de la vérité du christianisme contre le judaïsme et la +philosophie incrédule. Nous ne pensons pas nous tromper en disant que la +plupart de ces traités[209] ne reçurent la dernière main qu'à une époque +assez avancée de sa vie, quoiqu'ils contiennent des opinions de sa +jeunesse, et qu'ils doivent abonder en raisonnements, en exemples, en +expressions cent fois employés dans ses écrits de tous les temps et dans +les improvisations de son enseignement oral. L'analogie des idées et des +citations, l'identité des formes et du style, sont remarquables dans +presque tous ces ouvrages. On retrouve sans cesse dans ses lettres des +pensées qui rappellent sa philosophie ou sa théologie, et chose plus +intéressante encore, les lettres d'Héloïse sont semées de maximes +empruntées aux théories du maître de son esprit et de son coeur. + +Tout annonce que le temps qui sépara le jour où Abélard quitta la +Bretagne de l'année 1140 fut pour lui animé et rempli par une grande +activité intellectuelle et littéraire. Cependant cette période est dans +sa vie une lacune assez obscure. On sait seulement qu'il reprit une +dernière fois son enseignement public, et telle était sa vocation +éminente pour cet emploi difficile de l'intelligence que vers 1136, +c'est-à-dire à l'âge de cinquante-sept ans, il retrouvait la vogue de +sa jeunesse. C'était à Paris, sur la montagne Sainte-Geneviève, un +des premiers théâtres de ses succès, qu'il avait rouvert école de +dialectique, et nous apprenons d'un de ses auditeurs. + +[Note 209: Nous ne faisons ici que les nommer. Les deux derniers +livres de cet ouvrage sont destinés à les faire connaître.] + +«J'étais tout jeune,» dit Jean de Salisbury, «lorsque je vins dans les +Gaules pour y faire mes études. C'était l'année qui suivit celle où le +roi des Anglais, Henri, Lion de Justice, quitta les choses humaines +(1135). Je me rendis auprès du péripatéticien Palatin qui alors +présidait sur la montagne Sainte-Geneviève, docteur illustre, admirable +a tous. Là, à ses pieds, je reçus les premiers éléments de l'art +dialectique, et suivant la mesure de mon faible entendement, je +recueillis avec toute l'avidité de mon âme tout ce qui sortait de sa +bouche. Puis, après son départ qui me parut trop prompt, je m'attachai +au maître Albéric, qui excellait parmi les autres comme le dialecticien +le plus réputé, et qui était effectivement l'adversaire le plus +énergique de la secte des nominaux[210].» + +[Note 210: Johan. Saresb. _Metalog._, l. II, c. X, et _Rec. des +Hist_., t. XIV, p. 304--Jean le Petit, de Salisbury, né, dit-on, on +1110, mais probablement plus tard, quitta l'Angleterre pour venir +étudier en France. Il y suivit les maîtres les plus célèbres, Abélard, +Albéric, Robert de Melun, Guillaume de Conches, Adam du Petit-Pont, +Gilbert dela Porrée, etc., et il nous a laissé de précieux détails sur +les écoles de son temps. Il retourna en Angleterre en 1161, remplit +de nombreuses missions en Italie, fut appelé en 1170 à l'évêché de +Chartres, et mourut le 25 octobre 1180. (_Hist. litt_., t. XIV, p. 89.)] + +Ainsi peu de temps après ce dernier enseignement, et pour une cause +inconnue, Abélard suspendit ses leçons; mais en reformant son école, il +avait ravivé son influence et sa renommée. Aussitôt devait se redresser +contre lui la vigilance hostile qu'il avait constamment rencontrée. +L'éclat de ses leçons devait accroître encore la curiosité qui +s'attachait à ses écrits théologiques; et suivant d'assez bonnes +autorités, ce fut le moment où après les avoir achevés, il leur donna +le plus de publicité, quoique plusieurs aient été toujours tenus +secrets[211]. + +[Note 211: Cette propagation rapide et étendue de ses ouvrages est +attestée par Guillaume de Saint-Thierry et par saint Bernard dans les +lettres qui seront plus bas analysées. Le premier dit aussi que le «_Sic +et Non_ et le _Scito te ipsum_ fuyaient la lumière et ne se trouvaient +pas aisément.» Il est à croire que plusieurs de ces ouvrages, surtout +ceux qui avaient été condamnés, furent longtemps lus en secret, quoique +assez répandus: «Libri ejusdem magistri diu in abscondito servati sunt +ab ejus discipulis.» (Alberic. Triumf. _Chronic., Rec. des Hist_., t. +XII, p. 700.--_Histoire littéraire_, t. XII, p. 97.)] + +Bientôt vingt ans allaient s'être écoulés depuis que le concile de +Soissons avait prononcé, et peut-être était-il oublié. Du moins faut-il +qu'Abélard le crût ainsi, ou que, ranimé par un retour d'empire et de +popularité, il fut redevenu confiant dans sa fortune, et moins inquiet +de l'habileté et de la force de ses ennemis, puisqu'il recommençait à +livrer au public les mêmes doctrines qui l'avaient fait condamner une +fois. Peut-être comptait-il sur l'autorité de son âge, sur celle de ses +amis, sur la disparition de ses anciens rivaux, sur sa réconciliation +ou plutôt sur ses relations convenables avec saint Bernard. Il se +manifestait d'ailleurs en ce moment un vif mouvement intellectuel et +comme un effort général de la liberté de penser. + +Abélard devait s'associer à ce mouvement qui venait en partie de lui, +et il semblait le guider. Quoique plus retenu que ses élèves ou ses +imitateurs, dès qu'il paraissait, il était aussitôt le premier dans les +craintes et dans les aversions du parti de la vieille autorité. Il ne +pouvait retrouver la renommée sans réveiller la haine et encourir le +malheur. + +On aime aujourd'hui à tout rapporter à des causes générales, et +l'histoire n'a plus d'événement qui ne soit présenté comme le symptôme +ou le résultat de l'état des esprits au moment où il s'est produit. +Cette manière de juger les choses humaines n'est jamais plus de mise que +lorsqu'il s'agit de raconter un événement où figurent des philosophes et +des théologiens, des penseurs et des prêtres, et qui n'est qu'une lutte +critique entre deux doctrines. Nous sommes donc bien éloigné de séparer +Abélard et sa querelle avec saint Bernard de l'état général du monde +spirituel à leur époque. Ce conflit célèbre est un drame qui devait se +reproduire plus d'une fois sous d'autres formes, avec d'autres noms, en +d'autres temps, parce que chacun des deux athlètes représentait l'un +des deux esprits qui ne sauraient périr dans les sociétés modernes. Le +combat de l'autorité et de l'examen n'a pas commencé d'hier, et quoique +la victoire ait décidément changé de côté, il n'est pas prêt à finir. + +«Ce qu'Abélard a enseigné de plus nouveau pour son temps,» dit un +ingénieux écrivain, «c'est la liberté, le droit de consulter et de +n'écouter que la raison; et ce droit, il l'a établi par ses exemples +encore plus que par ses leçons. Novateur presque involontaire, il a des +méthodes plus hardies que ses doctrines, et des principes dont la portée +dépasse de beaucoup les conséquences où il arrive. Aussi ne faut-il pas +chercher son influence dans les vérités qu'il a établies, mais dans +l'élan qu'il a donné. Il n'a attaché son nom à aucune de ces idées +puissantes qui agissent à travers les siècles; mais il a mis dans les +esprits cette impulsion qui se perpétue de génération en génération. +C'est tout ce que demandait, tout ce que comportait son siècle[212].» + +[Note 212: Mme Guizot, _Essai sur la vie et les écrits d'Abél. et +d'Hél_., p. 343.] + +On a donc eu raison d'éclaircir et de compléter le récit qui nous reste +à faire par des considérations générales sur ce réveil de l'esprit +humain au XIIe siècle, sur cette seconde des trois renaissances qu'on +peut apercevoir dans le cours de l'histoire du moyen âge[213]. Un des +historiens de saint Bernard, Neander, a caractérisé d'une manière bien +intéressante le mouvement des esprits et des opinions aux approches du +concile de Sens[214]. Mais la biographie, sans s'interdire l'observation +des faits généraux, se nourrit surtout de faits précis et individuels. +Ces faits ont aussi leur influence, car c'est aussi une loi générale de +l'histoire de l'humanité que les causes particulières produisent leurs +effets, et que le petit concourt au grand, comme le grand aboutit +très-souvent au petit. Recueillons donc encore quelques détails qui +achèveront de caractériser Abélard et sa situation. + +[Note 213: _Histoire littéraire de la France_, par M. Ampère, t. +III, l. III, c. II, p. 32.] + +[Note 214: _Histoire de saint Bernard et de son siècle_, par A. +Neander, traduit de l'Allemand par M. Vial, l. II, p. 110 et suiv. +Voyez aussi le c. XVII de _l'Histoire de saint Bernard_, par M. l'abbé +Ratisbonne, t. II, p. 1 et suiv.] + +L'esprit de ses doctrines, ou, comme on dirait aujourd'hui, leur +tendance, n'était pas la seule cause, de l'animadversion de l'Église +contre lui. Son caractère personnel avait certainement beaucoup aggravé +l'effet de ses opinions, et notre récit l'a dû prouver. Ce qu'il +lui fallut souffrir à différentes époques l'avait irrité contre ses +supérieurs ecclésiastiques, et, sans concevoir la pensée de faire +schisme dans l'Église, il s'était livré plus d'une fois à de +vives attaques contre plusieurs des autorités ou des corps qui la +constituaient. Nous l'avons vu se plaindre de l'évêque de Paris et de +ses chanoines, de l'abbé de Saint-Denis et de ses religieux; savant, +difficile et chagrin, il ne contenait pas l'expression blessante de son +mépris pour l'ignorance, de son ressentiment contre l'injustice, de sa +sévérité envers le désordre, et ce chanoine si peu sage, ce moine si +peu cloîtré, ce prêtre si indépendant de toute règle, s'était érigé en +censeur amer et véhément du clergé. Dans plusieurs de ses ouvrages, +il éclate contre les moines, et non pas seulement contre ceux de +Saint-Denis ou de Saint-Gildas. L'ignorance ou les vices des couvents +en général sont l'objet de ses invectives[215]. Si une fois il paraît +défendre les moines, c'est pour leur immoler les chanoines réguliers, et +sans doute pour attaquer indirectement, soit l'abbaye de Saint-Victor où +respirait un esprit opposé au sien, soit plutôt saint Norbert qui avait, +à la réforme et à la propagation de la constitution canonicale de la +vie religieuse, attaché ses soins et sa gloire[216]. Les évêques ne +s'étaient point soustraits à sa téméraire critique. En leur reprochant +positivement de ne point savoir les lois et les règles de l'Église, il +essayait, dans un de ses plus graves écrits, de limiter dans leurs mains +ce qu'on appelle le pouvoir des clefs, et, en dénonçant la cupidité d'un +grand nombre, il avait devancé la réformation par ses attaques contre le +trafic des indulgences[217]. Nous ne connaissons pas de satire plus vive +contre le clergé que le plus important de ses sermons, celui pour +la fête de saint Jean-Baptiste. C'est là qu'il a l'audace d'accuser +formellement saint Norbert d'avoir essayé de frauduleux miracles, et +travaillé, de connivence avec Farsit, _son coapôtre_, à ressusciter un +mort. Il dénonce avec un ton de dérision qui semble en avance de six +siècles les recettes cachées, les remèdes et les ruses dont se servent +les nouveaux saints pour conjurer les maux de prétendus infirmes, et +raconte jusqu'à un complot que Norbert aurait formé avec une mendiante +pour tromper la crédulité des fidèles[218]. Qu'on s'étonne ensuite +qu'il y eût contre lui dans le clergé des haines bien plus vives que ne +semblait le mériter la hardiesse modérée et chrétiennement respectueuse +de ses nouveautés dogmatiques. + +[Note 215: _Ab. Op_., ep. VIII, p. 193 et 195. Pars. II de S. +Susanna sermo XVIII, p. 935. De S. Joanne Bapt. sermo XXXI, p. 953, 958, +etc.--_Theolog. Christ_., l. II. p. 1215, 1235, 1240.] + +[Note 216: _Ab. Op_., pars. II, ep. III, p. 228.] + +[Note 217: _Ethic. seu Scito te ipsum_, c. XVIII, XXV et XXVI.] + +[Note 218: _Ab. Op._, de S. Joan B. serm. XXXI, p. 867.--Les +miracles de saint Norbert remplissent sa biographie. Cependant le plus +ancien récit ne parle point de morts ressuscités; l'auteur, comme le +remarquent les panégyristes plus modernes, n'ayant voulu, à cause de +l'endurcissement de certains infidèles, raconter que des faits connus et +avoués de tous. Le jésuite Daniel Papebroke paraît le regretter dans +ses notes de la Vie des Saints; d'autres plus hardis ont conclu d'une +peinture qu'on voyait dans une église de Nancy que Norbert avait +ressuscité trois hommes, et le prémontré Hugo qui a écrit sa vie en 1704 +n'hésite pas à raconter ce miracle qui aurait précédé de très-peu la +mort même du saint. Est-ce de ce miracle qu'Abélard s'est moqué et qu'il +dit: «Mirati fuimus et risimus?» Quant à ce Farsit, qu'il associe à +Norbert et que Papebroke prend pour: «Fursitus, convitium potius +quam nomen,» ce doit être Hugues Farsit (Hue li Farsis), chanoine de +Saint-Jean-des-Vignes à Soissons, lequel suivait les miracles qui de +1128 à 1132 s'opéraient dans l'église de Notre-Dame de cette ville. Il a +écrit de grandes louanges de saint Norbert, et prétend avoir assisté +à soixante-quinze miracles dont se moque Racine le fils. (_Biblioth. +praemonstr. ordin. S. Norb. vit._, p. 365.--_Acta sanctor. Junii_, t. I, +p. 816 et 861.--_Vie de saint Norbert_, par Hugo, l. IV, p. 834.--_Hist. +litt._, t. XI, p. 620, et t. XII, p. 115, 294 et 711.--_Mém. de l'Acad. +des inscript._, t. XVIII, p. 847.)] + +Quant à saint Bernard, Abélard semble l'avoir plus ménagé; et, si ce +n'est dans une ligne de l'histoire de ses malheurs où il l'attaque sans +le nommer[219], il parait être resté, à son égard, dans les termes d'une +prudence politique, imitée par son rival que distrayaient d'ailleurs +tant d'autres soins, et qui était dans la religion un homme d'État +encore plus qu'un docteur. Cependant il faut raconter une anecdote déjà +indiquée qui peut servir à bien faire juger de leurs relations. + +[Note 219: _Ab. Op._, ep. I, p. 31, et ep, II, p. 42.] + +Un jour, l'abbé de Clairvaux visita le Paraclet, et y fut reçu avec de +grands honneurs. Ayant assisté à vêpres, comme à la fin de l'office, +suivant une règle de l'ordre de Saint-Benoît, on récitait l'Oraison +dominicale, il remarqua avec surprise qu'on y faisait une variante, +non adoptée généralement par l'Église. Au lieu de dire: _Donnez-nous +aujourd'hui notre pain quotidien_, conformément au texte de saint Luc, +on disait: _Notre pain supersubstantiel_, selon le texte de saint +Mathieu. Bernard en fit l'observation à l'abbesse, et comme elle lui dit +que le maître Pierre l'avait prescrit ainsi, il parut ne pas approuver +cette singularité[220]. Étant venu au couvent quelques jours après, +Abélard fut instruit de ce qui s'était passé, et il écrivit à l'abbé +de Clairvaux une lettre où il lui dit d'abord, un peu ironiquement +peut-être, qu'on l'a écouté au Paraclet, non comme un homme, mais comme +un ange, et que pour lui, il serait plus fâché de lui déplaire qu'à +personne; puis, il explique que la version de saint Mathieu lui a paru +préférable à celle de saint Luc, parce que le premier avait appris le +_Pater_ de la bouche de Jésus-Christ, tandis que le second ne pouvait le +tenir que de saint Paul, qui lui-même n'avait pas entendu le Sauveur. +Enfin, après quelque discussion, il déclare ne pas beaucoup tenir à ces +diversités de bréviaire qui sont naturelles et sans danger, et cette +lettre commencée si respectueusement pour saint Bernard, il la termine +par quelques critiques d'un ton vif et moqueur contre la manière +particulière dont certains offices étaient dits à Clairvaux[221]. On ne +voit point que saint Bernard ait rien répondu. Il paraît seulement que +par la suite, mais longtemps après Abélard, Héloïse et saint Bernard, +les religieuses du Paraclet comme les religieux de Cîteaux, ont changé +les singularités de leur liturgie. + +[Note 220: Cette différence existe dans la Vulgate qui traduit +par _supersubstantialem panem_ dans saint Mathieu, et par _panem +quotidianum_ dans saint Luc, les mots [Grec: arton epiouson] commune à +l'un et à l'autre dans le texte grec. Quoique le mot de _pain quotidien_ +ait prévalu, on ne voit pas comment il peut traduire exactement +l'adjectif grec qui signifie beaucoup plutôt _substantiel_ +que _quotidien_. (Voy. _Thes. ling. graec_.) L'épithète de +_supersubstantiel_ est rendue dans la Bible de Vence par ces mots: +_Notre pain qui est au-dessus de toute substance_. Au reste, les +variations sont nombreuses tant sur la lettre que sur le sens de ce +passage de la prière la plus familière aux chrétiens. (Math., VI, +0.--Luc., XI, 3.--_Biblia maxim_., t. XVII, p. 62.--Nicole, _Pater_, c. +VI.)] + +[Note 221: _Ab. Op_., pars II, ep. V, P. Abael. ad Bern. claraev. +abb., p. 244, et Serm. XIII, p. 858.] + +Telles étaient, à les considérer dans leur détail, les relations +d'Abélard avec diverses parties du clergé. Jugez donc si le jour où il +exciterait de nouveau les ombrages de l'orthodoxie, il pouvait espérer +indulgence ou justice. Or cette hypothèse devait tôt ou tard se +réaliser. La foi absolue qu'il avait dans son propre sens, la certitude +naïve qu'il professait d'être le plus savant des hommes, lui avaient +dicté assez de maximes indépendantes et d'imprudentes publications pour +que la matière ne manquât point aux accusations de ses ennemis: il ne +leur manqua longtemps que l'occasion et le courage. + +Nous ne retrouverons plus ici Norbert qui était mort en 1134, ni Albéric +de Reims qui, devenu archevêque de Bourges depuis six ans, paraît avoir +enfin mis un terme à l'activité de sa haine contre un ancien rival. Mais +noua trouverons saint Bernard, et nous le verrons entouré d'auxiliaires +nouveaux. + +Ainsi qu'il arrive toujours, on s'en prit d'abord aux disciples +d'Abélard. Ils étaient présomptueux et insolents; on les accusa +d'exagérer la doctrine de leur maître; puis, on les soupçonna de la +révéler, et on lui en demanda compte. Nous avons encore une lettre de +Gautier de Mortagne, professeur assez renommé de théologie, qui avait +enseigné sur la montagne Sainte-Geneviève et à Reims, et qui devint plus +tard évêque de Laon[222]. Dans cette lettre, dont la date est inconnue, +il se plaint au maître de l'outrecuidance de ses élèves; il ne peut +croire qu'ils disent vrai en prétendant que leur professeur donne +la pleine intelligence de la nature de Dieu, et ramène à une clarté +parfaite le dogme de la Trinité. Il remarque cependant que +quelques passages des leçons d'Abélard paraissent se prêter à ces +interprétations; mais en rendant hommage à sa science et à sa modestie, +il le prie de lui écrire positivement son avis sur quelques points +délicats de théologie; car il n'est pas bien assuré de sa pensée, +quoiqu'il ait récemment conféré avec lui; il lui demande de lui dire +nettement s'il croit avoir de Dieu une connaissance parfaite, et quand +il saura sur cet article et quelques autres à quoi s'en tenir, il lui +promet de répondre et de discuter, s'il y a lieu. Cette lettre mesurée +et encore bienveillante est un modèle du ton que la controverse aurait +dû toujours conserver; mais cet exemple ne fut guère imité. + +[Note 222: C'est ce Gautier de Mortagne ou de Laon, désigné quelquefois +sous le nom de Gautier de Mauritanie. On a de lui quelques lettres qui +sont de petits traités de théologie. Celle qui est adressée à Abélard +pourrait être d'une date antérieure à l'époque que nous racontons, si +la suscription _Magistro Petro monacho_ doit être prise à la lettre. +(D'Achery, _Spicilegium_ (1723), t. III, p. 524.--_Hist. litt_., t. +XIII, p. 511.)] + +Un chanoine de Saint-Léon de Toul, Hugues Métel, élève d'Anselme de +Laon, fabricateur habile de phrases et de vers, ou plutôt d'antithèses +et d'acrostiches, bel esprit orthodoxe qui semble avoir fait métier, +presque comme Balzac ou Voiture, d'adresser des lettres en style +recherché aux grands personnages de son temps, écrivit au pape Innocent +II, et au philosophe Abélard[223]. + +[Note 223: C'est le même qui avait écrit à Héloïse, on ne sait à +quelle époque, deux lettres déjà citées qui ne sont que des compliments +littéraires. (Hugo, _Sacrae antiquit. mon_., t. II, p. 312.--_Hist. +litt_., t. XII, p. 493.)] + +En parlant à ce dernier, _maître accompli dans le trivium et le +quadrivium_, Hugues Métel, qui s'intitule quelque part le _secrétaire +d'Aristote_[224], lui déclare que, sur la foi de la renommée, il exècre +les hérésies qu'on lui attribue, et qu'il abhorre leur auteur avec +elles. Si toutefois ce qu'on dit de lui est la vérité, _c'est erreur et +horreur_, l'Écriture sainte a été profanée. Quelle présomption en effet! +Un chétif mortel vouloir s'élever à l'explication de l'incompréhensible +Trinité! Est-il donc plus insensé qu'Empédocle? est-il donc enivré +de vaines nouveautés? Oublie-t-il qu'on ne connaît Dieu qu'en +l'ignorant[225]? «Tout ce que je sais de lui, c'est que je ne le sais +pas. Non que je veuille,» ajoute notre écrivain, «attaquer ta sagesse +et ta gloire; ce serait vouloir obscurcir le soleil.... Tu as tant de +prudence, tant d'éloquence, tant d'élégance de moeurs.... Mais peut-être +ce sont des paroles qui auront été jetées au vent, on n'en aura pas bien +saisi le sens.... Reviens à toi, docte maître, reviens.... Sur la porte +de ton âme, garde écrit le _Connais-toi toi-même_; car c'est une parole +descendue du ciel. Souviens-toi que tu es un homme et non pas un ange; +en cherchant à te connaître, tu ne sors pas de toi-même, tu ne te +dépasses pas.[226]» + +[Note 224: «_Aristotelis secretarius_.» (_Id. ibid._, ep. XII, p. +313.)] + +[Note 225: «Cum fama loquor.... haereses tuo nomini dedicatas.... +execror.... et te ipsum cum ipsis abominor.... Scripturam sacram +devirginasti.... errore et horrore erras et horres, si haeresibus +haeres, si tamen verum est quod de te dictum est.... insanior es +Empedocle.... Inebriatus es novitatibus vanis.... Deus nesciendo scitur; +unum hoc de Deo scio quod eum nescio.» (_Id. ibid_., ep. V, p. 332.)] + +[Note 226: «Prudentia tua tanta, facundia tua tanta, elegantia morum +tanta tua!... In superliminari animae tuae _Gnotum canton_ (sic, pro +_Gnôti seauton_) scriptum habeto. Descendit quippe de coelo _scito te +ipsum_; «memineris, etc.» (_Id. ibid._)] + +Dans ces conseils, mêlés d'ironie et d'adulation, s'aperçoivent encore +l'admiration, la déférence, l'embarras que témoignaient presque tous les +contemporains d'Abélard en s'adressant à lui: mais, délivré de cette +contrainte, _Hugues_ s'épanche avec plus d'amertume, quand il parle au +souverain pontife. Il lui dénonce ouvertement un nouvel ennemi; il voit +naître et il lui prédit la querelle qui va s'élever entre saint Bernard, +cet homme vraiment et entièrement catholique, israélite de père et +de mère, spirituellement et littéralement, et Abélard, ce fils d'un +Égyptien et d'une Juive, fidèle au sens littéral par sa mère, infidèle +au sens spirituel par son père. Ce Pierre, non pas Barjone, mais +_Aboilard_, aboie en effet contre le ciel[227]. C'est une hydre +nouvelle, un nouveau Phaéton, un autre Prométhée, un Antée à la force +d'un géant. C'est le vase d'Ézéchiel qui bout allumé par l'aquilon. +Ainsi la France est frappée des plus cruelles plaies de l'Égypte; car +elle est ravagée par des grenouilles parlantes. C'est au saint-père +d'y porter remède, c'est à lui d'_allumer le cautère gui guérira ces +consciences cautérisées_. Qu'il se presse, s'il ne veut pas que tous les +pécheurs de la terre tombent dans les rets de cet homme[228]. + +[Note 227: «Petrus iste non Barjona, sed Aboilar, quod equidem esset +tolerabile si tamen latraret in arte.... latratus dat in excelsum.» Jeu +de mots sur le nom d'_Aboilar_ et le rapport du son avec le mot qui dès +lors représentait le mot _aboyer_. (_Id_, cp. IV, p. 330.)] + +[Note 228: «Altera olla Ezechielis bulliens succcensa ab +aquilone.... Inflammandum est cauterium ad cauteriatas conscientias +medendas.... Velociter, inquam, ne cadant in retiaculo praefati hominis +peccatores terrae.» (_Id. ibid._)] + +Il n'y a rien de bien sérieux dans ces compositions étudiées d'un +rhéteur clérical qui, sans mission, se mêle d'une haute controverse, et +la saisit comme une occasion de faire briller son orthodoxie, son esprit +et son style. Nous allons entendre un langage plus grave et plus vrai. + +Il y avait alors dans l'Église un moine de Cîteaux, de l'abbaye de Signy +au diocèse de Reims, nommé Guillaume, et qui, avant de s'ensevelir +dans l'obscurité d'une cellule, avait été dans la même contrée abbé +bénédictin du couvent de Saint-Thierry, dont il conservait le surnom. Il +jouissait d'une grande réputation de piété[229], écrivait avec talent +sur les matières spirituelles, unissait assez habilement la dialectique +et la mysticité; et surtout il était vivement aimé de saint Bernard, qui +le consultait souvent sur ses ouvrages. + +[Note 229: Bertrand Tissier, qui a recueilli ses ouvrages, le +qualifie de _Beatus_. Nous ne voyons nulle part ailleurs son nom précédé +de ce titre. Ce doit être un saint de Cîteaux. (_Bibliothec. Patr. +cisterc._, t. IV.--_Hist. litt_., t. XII, p. 312.)] + +Dans le temps que ce Guillaume de Saint-Thierry s'occupait d'un +commentaire sur le _Cantique des Cantiques_, livre qui était alors en +possession d'exciter la sagacité féconde des interprètes, le hasard fit +tomber sous ses yeux un recueil intitulé: _Théologie de Pierre Abélard_. +Le titre excita sa curiosité; le recueil contenait deux petits ouvrages, +à peu près les mêmes pour le fond, mais l'un plus étendu et plus +développé que l'autre. C'était l'_Introduction à la Théologie_, et, +je crois, la _Théologie chrétienne_. Cette lecture émut le religieux; +abandonnant aussitôt son travail, car c'était une oeuvre des temps de +loisir et qui lui paraissait peu convenable quand il croyait voir le +domaine de la foi envahi à main armée[230], il nota tous les passages +qui le troublaient, et ses motifs pour en être troublé. Il y reconnut +des pensées et des expressions nouvelles, inouïes, touchant les matières +de la foi. Le dogme de la Trinité, la personne du Médiateur, le +Saint-Esprit, la Grâce, le sacrement de la Rédemption, lui parurent +compromis par les témérités d'un homme qui portait dans l'Église +l'esprit qu'il avait montré dans l'école. Saisi d'inquiétude et +d'indignation, Guillaume de Saint-Thierry hésita sur ce qu'il devait +faire. Il trouvait le scandale manifeste, le péril grave et imminent. +L'Église n'avait plus, à son avis, dans le monde et dans l'école, de +docteurs célèbres et vigilants, capables de soutenir avec éclat la +saine croyance, de représenter le véritable esprit de la religion. Il +appartenait à un parti où l'on estimait que, depuis la mort de Guillaume +de Champeaux et d'Anselme de Laon, _le feu de la parole de Dieu s'était +éteint sur la terre_[231]. Ceux qui pouvaient le rallumer restaient +comme ensevelis dans les soins de l'épiscopat, les méditations du +cloître, ou le gouvernement des affaires temporelles de l'Église. +Il s'alarmait de leur silence, et, d'un autre côté, il avait aimé +Abélard[232]; il éprouvait apparemment ce mélange de goût et de crainte +que ressentaient pour lui tant d'hommes éminents de ce siècle; il +balançait à l'attaquer, craignant de passer pour trop vif ou pour trop +défiant. Cependant l'intérêt de la foi l'emporta dans son âme, et +dominant toute autre considération, au risque de s'engager dans une +affaire difficile, il résolut de provoquer directement, dût-il leur +déplaire, ceux dont le silence lui semblait une calamité pour l'Église. +Il écrivit une lettre commune à l'abbé de Clairvaux, et à Geoffroi, +l'évêque de Chartres. + +[Note 230: C'est lui qui s'exprime ainsi dans une Épître aux +chartreux du Mont-Dieu, qui précède son traité de la Vie solitaire, et +où il énumère tous ses ouvrages. Il dit même qu'il a interrompu son +exposition du Cantique des Cantiques aux versets 3 et 4 du chap. III. +Là, en effet, se termine cette exposition qui est insérée dans la +Bibliothèque des Pères de Citeaux. (_Lib. de vit. solit._, praefat., t. +IV, p. 1.)] + +[Note 231: «Mortuo Anselmo laudunensi et Guillelmo catalaunensi, +ignis verbi Dei in terra defecit.» (Hug. Melel., ep. IV ad Innocent., p. +330.)] + +[Note 232: «Dilexi et ego eum.» (S. Bern., _Op._, ep. CCCXVI, +Guillelm. abbat. ad. Gaufrid. et Bernard.--_Biblioth. Patr. cisterc._, +t. IV, p. 112.)] + +Dans cette lettre que le temps a respectée, Guillaume, tout en leur +demandant presque pardon de les troubler, gourmande respectueusement +leur quiétude, et décrit, dans un langage animé, et le danger pressant +qui le force à parler, et les poignantes inquiétudes qu'il éprouve. La +foi des apôtres et des martyrs est menacée, et nul ne résiste, nul ne +parle. Il souffre, il se consume, il frissonne, et cependant Pierre +Abélard recommence à dire, à écrire ses nouveautés; ses doctrines +courent le royaume et les provinces; ses livres passent les mers; chose +plus grave, ils ont franchi les Alpes, et l'on dit qu'ils ont obtenu de +l'autorité en cour de Rome. Ainsi le mal se propage, et bientôt envahira +tout, si Bernard et Geoffroi n'y mettent un terme. «Je ne savais en qui +me réfugier. Je vous ai choisis entre tous, je me suis tourné vers vous, +et je vous appelle à la défense de Dieu et de toute l'Église latine. +Car il vous craint, cet homme, et vous redoute. Fermer les yeux, qui +craindra-t-il? Et après ce qu'il a déjà dit, que dira-t-il, lorsqu'il +ne craindra personne? Ils sont morts, presque tous les maîtres de la +doctrine ecclésiastique, et voilà qu'un ennemi domestique fait irruption +dans la république déserte de l'Église, et s'y conquiert une exclusive +domination. Il traite l'Écriture sainte comme il traitait la +dialectique; ce ne sont qu'inventions à lui personnelles, que nouveautés +annuelles. C'est le censeur et non le disciple de la foi, le correcteur +et non l'imitateur de nos maîtres.» + +A l'appui de cette dénonciation, il relève dans les deux ouvrages +d'Abélard treize articles condamnables, et il indique les noms d'autres +livres qu'il ne connaît pas et qu'on tient cachés: c'est le _Oui et le +Non_, c'est le _Connais-toi toi-même_, dont les titres, qu'il +trouve monstrueux, lui paraissent annoncer dans le texte d'autres +monstruosités. Cette lettre servait de préface à une dissertation en +forme qui l'accompagnait, ou qui du moins la suivit de fort près. Là, +Guillaume discute en détail et combat avec beaucoup de soin les treize +erreurs capitales dont il accuse Abélard, et sa réfutation, composée +d'autant de chapitres qu'il trouve d'erreurs à réfuter, n'est +certainement pas d'un esprit vulgaire. Inférieure pour le mouvement et +la puissance à celle que saint Bernard adressa plus tard au pape, écrite +d'un style moins coloré et moins brillant, elle atteste un esprit plus +subtil, plus propre à pénétrer dans le fond des questions de dialectique +et même de métaphysique. Sa pensée générale est celle d'une foi +implicite et absolue, qui affirme et n'explique pas; l'esprit humain, +quand il s'agit de Dieu et des conditions de la nature divine, ne +pouvant aller légitimement et sûrement au delà de la conception et de +l'affirmation de l'existence. + +Guillaume de Saint-Thierry ne se trompait pas, s'il soupçonnait d'un peu +de froideur les deux dignitaires de l'Église qu'il interpellait. Ils +s'étaient accoutumés à témoigner leur zèle en de plus graves affaires +que des controverses d'école, et tous deux venaient de jouer le rôle le +plus actif dans les luttes provoquées par le schisme des deux papes. +Dans sa querelle contre Pierre de Léon ou Anaclet II, Innocent II avait +trouvé en Geoffroi et en Bernard les plus utiles et les plus zélés +défenseurs. L'un portait encore le titre de légat du saint-siège dans +les Gaules, et il n'y avait guère plus d'un an que l'autre était revenu +de Rome, où après la mort d'Anaclet il avait conduit son successeur +repentant aux pieds du souverain pontife, et rétabli l'unité de +l'Église. + +On ignore comment l'évêque de Chartres répondit à Guillaume de +Saint-Thierry; quant à saint Bernard, il accueillit la dénonciation avec +une politesse fort laconique. C'était au mois de mars, pendant le carême +de 1139, ou, suivant quelques-uns, de 1140[233]. + +[Note 233: On peut admettre en effet que ceci ne se passa qu'en +1140, année de la réunion du concile. Dans ce cas, la conférence de +saint Bernard et de Guillaume, puis celle de saint Bernard et d'Abélard, +leur demi-rapprochement, leurs plaintes mutuelles, leur rupture, l'appel +au concile, la retraite de saint Bernard, puis sa rentrée dans la +querelle, la session du synode et son jugement, tout se serait passé +dans le court espace de cinquante à soixante jours, de la fin du carême +à l'octave de la Pentecôte, et l'accusation dirigée contre Abélard +d'avoir à un certain moment prétendu emporter l'affaire en la brusquant, +n'en serait que mieux justifiée. (Voyez plus bas p. 201.)] + +Dans une lettre des plus courtes, il approuve l'émotion du religieux, +loue son traité, bien qu'il n'ait pu le lire encore avec assez +d'attention, le croit propre à détruire des dogmes odieux, et, pour le +reste, il se rejette sur les devoirs du saint temps où il écrit pour +ajourner toute explication. L'oraison réclame à cette heure tous ses +instants, et ce n'est qu'après Pâques qu'il pourra se rencontrer avec +Guillaume et conférer avec lui. En attendant, il le prie de _prendre +sa patience en patience_, il a jusqu'ici à peu près ignoré toutes ces +choses, et il termine en lui rappelant que Dieu est puissant et en se +recommandant à ses prières[234]. + +[Note 234: S. Bern., _Op._, ep. CCCXVII.] + +Les défenseurs de saint Bernard ont insisté sur cette preuve de sa +froideur au début de toute cette affaire. Ils en concluent qu'on ne +le saurait accuser d'inimitié ni de passion, et mettent un soin peu +explicable à le disculper de toute initiative dans une poursuite que +cependant ils approuvent, et qu'ils le louent d'avoir soutenue plus tard +avec chaleur et persévérance. En tout genre, les apologies sont souvent +contradictoires; elles tendent à établir à la fois que celui qu'elles +défendent n'a pas fait ce qu'on lui reproche et qu'il a eu raison de +le faire. Ainsi, selon ses partisans, saint Bernard serait louable de +n'avoir pas suscité l'affaire qu'il est louable pourtant d'avoir suivie. + +Évidemment, tout cela importe peu; et si, comme les documents +l'attestent, le zèle de Guillaume de Saint-Thierry alluma celui de +l'abbé de Clairvaux, la conduite de ce dernier n'en est ni mieux +justifiée ni plus condamnable. + +Nous avons vu, en 1121, au concile de Soissons, la sage modération de +l'évêque de Chartres intervenir avec une grande autorité. Son influence +n'eût pas été moindre dans les nouvelles conférences de 1139 ou de 1140. +Le titre de légat qu'il portait encore et que son humilité changeait +en celui de _serviteur du saint-siége apostolique_, n'aurait fait +qu'ajouter à son ascendant. Mais bien qu'il ait participé aux opérations +du concile de Sens[235], il s'efface dans toute cette affaire, et +d'ailleurs sa position politique dans l'Église, sa liaison avec saint +Bernard, la récente communauté de leur conduite et de leurs efforts en +tout ce qui touchait les intérêts de la papauté, devaient le porter +impérieusement a marcher avec lui. Il est probable qu'il suivit le +mouvement sans ardeur et sans résistance. + +[Note 235: Je ne sais ou Gervaise a pris que Geoffroi était mort +cette année même, le jour de Pâques, et par conséquent n'avait pu +assister au concile (t. II, l. V, p. 86). Il y assisté, il signa les +lettres synodiques, il était encore légat en 1144, _sancto sedis +apostolicae famulus_, et ne mourut que le 29 janvier 1145. (S. Bern., +_Op_., ep. CCCXVII.--_Gallia Christ_., t. VIII, p. 1134.--_Hist. litt_., +t. XIII, p. 84.)] + +Saint Bernard fut donc abandonné à lui-même. C'était un esprit plus +élevé qu'étendu, et dont la sagacité naturelle était limitée par une +piété ardente et crédule. Il la poussait jusqu'à la dévotion minutieuse. +Comme sa sévérité envers lui-même, son zèle pour la maison du Seigneur +ne connaissait pas de bornes; et tandis qu'il domptait son corps et +humiliait sa vie par les rigueurs les plus misérables, il se livrait +avec une confiance absolue au sentiment d'une mission personnelle de +sainte autorité. Sa charité vive et tendre dans le cercle de l'Église ou +de son parti dans l'Église, s'unissait à une sévérité soupçonneuse hors +du monde soumis à son influence, confondue à ses yeux avec le divin +pouvoir de l'Église même. C'était un orateur éloquent, un brillant +écrivain, un missionnaire courageux, un actif et puissant médiateur +dans les affaires où il s'interposait au nom du ciel; mais il manquait +souvent de mesure et de prudence. Sa raison était moins forte que son +caractère, sa foi en lui-même exaltée par l'excès de ses sacrifices. La +justesse, la modération, l'impartialité lui étaient difficiles; il y +avait de l'aveuglement dans son génie; et à côté des rares qualités qui +l'ont placé si haut dans l'Église et dans l'histoire, on reconnaît à +mille traits de sa vie que ce grand homme était un moine[236]. + +[Note 236: Voyez Othon de Frisingen, _De Gest. Frid._, l. I, c. +XVII.--Cf. Brucker, _Hist. crit. philos._, t. III, pars II, l. II, c. +III, p. 751 et 759.] + +Lorsque le jour de Pâques fût passé, il donna plus d'attention aux +avertissements de Guillaume de Saint-Thierry, qui sans doute ne manqua +pas de lui rappeler la conférence promise. La gravité réelle ou +apparente de quelques-unes des nouveautés d'Abélard, l'indépendance +générale de sa doctrine, sa préférence pour la méthode rationnelle dans +l'exposition des vérités religieuses, et, plus que tout cela, l'immense +et rapide propagation de ses idées, qui trouvaient tous les esprits +prêts et ardents à les accepter, déterminèrent saint Bernard à +intervenir. + +Quoique douze ans auparavant Abélard l'eût rangé au nombre de ses +ennemis[237], leur dissidence, qui était dans la nature des choses, +n'avait pas eu beaucoup d'éclat; rien d'irréparable ne les armait encore +l'un contre l'autre. L'abbé avait visité le Paraclet; quelques relations +les avaient rapprochés; leur passager dissentiment sur le texte de +l'Oraison dominicale pouvait bien avoir manifesté ou laissé entre eux un +fond d'aigreur cachée, mais enfin ils vivaient en paix. Bernard hésitait +évidemment à rompre, peu curieux d'engager un si rude combat. Il +voulut d'abord avoir une entrevue avec Abélard, et il lui fit quelques +observations sur ses doctrines. Cette première conférence n'ayant rien +produit, une seconde eut lieu, et cette fois _en présence de deux ou +trois témoins_, suivant le précepte de l'Évangile[238]. Il l'engagea à +revoir ses écrits, à modifier ses assertions, surtout à ralentir les pas +trop rapides de ses disciples dans la voie qu'il leur avait ouverte. +La conversation fut assez amicale. Un secrétaire de saint Bernard, son +panégyriste et son biographe, assure même qu'on s'entendit et que ce +dernier obtint quelques promesses rassurantes. C'est ce que ne confirme +point la relation officielle, envoyée au saint-siége par les évêques, +après la décision du concile[239]. Il y eut une simple conférence +préliminaire, d'où chacun se retira avec des espérances, parce que, de +part et d'autre, on resta en des termes bienveillants. Comme Abélard +était éloigné de toute idée de schisme, et que ses propositions les plus +hasardées comportaient pour la plupart une explication plausible, un +entretien commencé sans le désir de rompre devait conduire à quelque +espoir de rapprochement entre Bernard et lui. L'un n'était point pressé +de pousser les choses à l'extrême; il ne cherchait pas un éclat; +l'autre, toujours placé entre la soumission et la révolte, désirait se +maintenir à l'égard du pouvoir ecclésiastique dans une indépendance sans +hostilité; il ne céda donc pas à son adversaire, mais il ne l'irrita +pas. + +[Note 237: Voyez ci-dessus, p. 116.] + +[Note 238: «Si ton frère a péché contre toi, va et reprends-le entre +toi et lui; s'il t'écoute, tu auras gagné ton frère. S'il ne t'écoute +pas, prends avec toi encore une ou deux personnes, afin que tout soit +confirmé sur la parole de deux ou de trois témoins.» (Math., XVIII, 15 +et 16.)] + +[Note 239: Geoffroi, né à Auxerre, moine de Clairvaux, secrétaire +(_notarius_) de saint Bernard, et qui a écrit sa vie, avait été quelque +temps disciple d'Abélard; mais il appartenait tout entier au parti +opposé lors du concile de Sens. Il affirme qu'Abélard promit de +s'amender à la volonté de saint Bernard, «ad ipsius arbitrium +correcturum se promitteret universa.» Mais les évêques de France, dans +leur lettre au pape, parlent de la conférence _familière et amicale_ où +Abélard fut averti; et ils ne disent point ce qu'il répondit. S'il eût +fait une promesse violée plut tard, leur intérêt était de le rappeler. +(Cf. Gaufr., l. III, _De vit. S. Bernardi. Rec. des Hist._, t. XIV, p. +370, etc.--_Thes. nov. anecd._, t. V, p. 1147.--S. Bern., _Op._, ep. +CCCXXXVII.--_Ab. Op._; Not., p. 1101.)] + +Quand les hommes supérieurs se rencontrent, ils essaient ou feignent de +s'entendre, du moins tant que la guerre n'est pas déclarée. Mais une +fois séparés, chacun, rentré dans son camp, y retrouve ses amis, ses +confidents, ses flatteurs, et se réchauffe au foyer de l'esprit de +parti. Ce qui inquiétait Bernard, c'était moins encore la nature que le +succès des doctrines d'Abélard. Il voyait au loin s'étendre l'esprit de +controverse sur les matières les plus hautes et les plus sacrées. Dans +les derniers temps, des hérésies graves, notamment sur la Trinité, +s'étaient produites en divers lieux[240]. Abélard, après en avoir +beaucoup réfuté par ses arguments, en avait suscité d'autres par sa +méthode. Il autorisait les erreurs même qu'il n'enseignait pas. Partout +à sa voix se dressait, moins prudent et moins réservé que lui, l'éternel +ennemi de l'autorité, l'examen. Son exemple avait comme déchaîné dans la +lice la raison individuelle. + +[Note 240: C'était surtout celles de Henry, de Tanquelm ou Tankolin, +de Pierre de Bruis, peut être aussi des deux frères bretons, Bernard et +Thierry dont parle Othon de Frisingen, et dont Gautier de Mortagne +a réfuté le second. On suppose que ce sont les deux frères que veut +désigner Abélard dans le tableau qu'il a par deux fois tracé des +hérésies contemporaines. (Cf. _Introd. ad Theol._, l. II, p. +1066.--_Theolog. Christ_., l. IV, p. 1314-1316, et ci-après, l. III. c. +II.--_Rec. des Histor._, t. XIV, praef., p. IXX.--_De Gest. Frid._, l. +I, c. XLVII.--_Spicileg._, t. III.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 378).] + +Hors de sa présence, l'abbé de Clairvaux ne se contraignit point pour +maudire cette réformation anticipée; il ne s'abstint pas d'en rapporter +l'existence au plus renommé des novateurs; sans peut-être attaquer +directement sa personne, il accusait ses principes et son exemple. Il +arrachait ses livres des mains de ses disciples, et prêchait contre +la contagion de son école. Autour du nouvel apôtre s'élevait contre +l'autorité doctrinale d'Abélard une clameur de réprobation et +d'anathème. Nous en pouvons juger par le langage des écrivains partisans +de saint Bernard. Abélard _dogmatisait perfidement_, disent-ils tous. Il +fut _négromant et familier du démon_, a écrit Gérard d'Auvergne[241]. + +[Note 241: «De fide dogmatizans ferfide.... Nigromanticus et daemoni +familiaris.» (_Thes. anc_. t. V, praef. in fin.) On lisait cela dans une +chronique manuscrite de Cluni. Les mots _perfide dogmatizans_ ont été +répétés ailleurs. (Guill. Nang. _Chron., Rec. des Hist._, t. XX, p. +731.)] + +Non moins puissant et non moins passionné, retentit bientôt de l'autre +côté le cri de l'indépendance. Abélard lui-même, irritable et convaincu, +opposait aux accusations des dénégations sincères, et, ne croyant que se +défendre, prenait contre ce qu'il appelait la mauvaise foi, l'ignorance +ou l'envie, une offensive hautaine. Ses disciples toujours nombreux +renvoyaient l'insulte à la réprobation, et le mépris à l'anathème. Ils +avaient pour eux les droits de l'intelligence. Ils pensaient défendre +contre des préjugés tyranniques la vérité éternelle et nouvelle à la +fois. Abélard pouvait se regarder comme le représentant de ce que le +christianisme renfermait de plus éclairé, comme le docteur, sinon de la +majorité dans l'Église, au moins d'une minorité pleine d'espérance et +d'avenir. Tous les esprits hardis se groupaient autour de lui. Ceux +même qui exagéraient ou dénaturaient ses opinions, ceux même qui +en soutenaient d'autres, ou, comme on dirait aujourd'hui, de plus +_avancées_, le prenaient pour chef, et voulaient, à leur profit, faire +triompher en lui la liberté de penser. Un docteur qui avait étudié +avec lui et sous lui, Gilbert de la Porrée, chancelier de l'église +de Chartres et déjà célèbre par la solidité et le succès de son +enseignement, avait commencé à développer sur l'essence divine, sur +ses attributs, sur la différence des personnes aux propriétés dans la +Trinité, ces subtilités ingénieuses, hasardées, dont il devait, huit +ans après, étant évêque de Poitiers, venir répondre devant deux +conciles[242]. Pierre Bérenger, zélé disciple d'Abélard, déjà revêtu des +fonctions de scolastique, et qui devait défendre plus tard son maître +dans une courageuse apologie, nourrissait et ne cachait pas contre le +despotisme ecclésiastique ces sentiments d'opposition dont il a rendu +l'expression si vive et si piquante[243]. + +[Note 242: Gilbert de la Porrée (_Porretanus_) soutint des opinions +théologiques qu'on trouve, sous quelques rapports, analogues à celles +d'Abélard. Il rencontra aussi saint Bernard pour adversaire. Il fut +traduit devant le consistoire de Paris et au concile de Reims, en 1148. +(Ott. Frising. _De Gest. Frid_., l.1, c. XLVI, L et seq.--_Hist. litt_., +t. XII, p. 486.)] + +[Note 243: Pierre Bérenger, de Poitiers, scolastique on ne sait de +quelle église, n'est guère connu que par son apologie d'Abélard et +une invective contre les chartreux. Pétrarque, le premier, l'a appelé +_Pictaviensis_ (Poitevin). Dom Brial soupçonne qu'il l'a confondu avec +Pierre de Poitiers, autre disciple d'Abélard, et veut, sans trop de +fondement, que Bérenger soit _Gabalitanus_ ou du Gévaudan. (_Ab. Op_., +pars II, ep. XVII, XVIII et XIX; Not., p. 1192.--_Hist. litt_., t. XII, +p. 264.--_Rec. des Hist_., t. XIV, p. 294.)] + +Enfin un homme intrépide, jeune encore, Arnauld de Bresce, qui passe +également pour avoir suivi les leçons d'Abélard, venait de se retirer +en France, banni de Rome par l'autorité pontificale, pour y avoir +fougueusement soutenu la réforme spirituelle et temporelle de l'Église +chrétienne. Moins préoccupé du dogme que des abus introduits dans la +constitution du clergé, il préludait, sans le savoir, à l'insurrection +des Vaudois, des Albigeois, à celle du protestantisme, par des attaques +où se mêlait à la passion de l'indépendance religieuse un sentiment +confus de la liberté politique[244]. On dit qu'il se rapprocha +d'Abélard, et le poussa vivement à la résistance. Rien, à notre +connaissance, n'atteste cette coalition que le dire de saint Bernard. Il +appelle Arnauld le lieutenant, ou plutôt l'_écuyer_ d'Abélard[245], et +met grand soin, dans ses lettres pour Rome, à confondre la cause de l'un +avec celle de l'autre, et à représenter Abélard, tantôt comme le guide, +tantôt comme l'instrument de l'ennemi que le pape venait de frapper. +Espérons pour saint Bernard qu'il a dit vrai. + +[Note 244: Arnauld, qu'on croit né à Bresce, dans les premières +années du XIIe siècle, attaqua avec tant de violence la richesse du +clergé et le despotisme du gouvernement papal qu'il fut condamné en 1139 +par le concile de Latran. Forcé de quitter l'Italie, il vint en Suisse, +et de là apparemment en France. Il repassa les Alpes en 1141, souleva +Bresce, provoqua dans Rome un mouvement révolutionnaire qui triompha +dix-ans, et fut brûlé vif en 1155.] + +[Note 245: «Procedit Golias procero corpore, nobili illo suo bellico +apparatu circumcinctus, antecedente quoque ipsum ejus armigero Arnaldo +de Brixia. (S. Bern. _Op._, ep. CLXXXIX. Voyez aussi les lettres CXCV et +CCCXX.)] + +Excité ou non par Arnauld de Bresce, Abélard affronta la tempête, et +traita ses pieux et puissants adversaires comme des coeurs méchants +et des esprits faibles. Revenant à la confiance présomptueuse de sa +jeunesse, entraîné surtout par ce mouvement général qui ne venait pas +tout entier de son impulsion, il maintint avec fermeté la vérité de ses +principes, provoqua la réfutation, accusa ses adversaires de calomnie, +et parut braver l'Église. + +Alors éclata la sainte colère de Bernard, et il commença une guerre +déclarée. Il poursuivit son adversaire, disent ses apologistes, +_avec son invincible vigueur_[246]. Songeant d'abord à s'assurer +une nécessaire protection, il écrivit en cour de Rome. La confiance +d'Abélard de ce côté l'inquiétait visiblement, et ce n'est pas sans +anxiété qu'il invoque d'un ton tour à tour plaintif et indigné la +sollicitude du pape et des cardinaux. Nous avons ses lettres, toutes +déclamatoires et cependant éloquentes, toutes remplies de recherche et +de passion, d'art et de violence; la foi est sincère, la haine aveugle, +l'habileté profonde. + +[Note 246: _Histoire de saint Bernard_, par M. l'abbé Ratisbonne, t. +II, c. XXIX, p. 31.--La plupart des historiens croient que saint +Bernard ne devint vraiment actif et n'écrivit en cour de Rome qu'après +qu'Abélard eut demandé à être jugé au concile de Sens. Cela est +possible, mais l'ordre que nous avons adopté peut aussi se justifier par +les textes.] + +Dans son premier appel aux cardinaux, ce n'est pas un homme seulement, +c'est l'esprit humain qu'il dénonce. «L'esprit humain, il usurpe tout, +ne laissant plus rien à la foi. Il touche à ce qui est plus haut, +fouille ce qui est plus fort que lui; il se jette sur les choses +divines, il force plutôt qu'il n'ouvre les lieux saints.... Lisez, s'il +vous plaît, le livre de Pierre Abélard, qu'il appelle _Théologie_[247].» +Quant à la lettre que je regarde comme la première que saint Bernard +ait écrite sur cette affaire au pape, elle est comme trempée des larmes +qu'il versa dans le sein pontifical; il jette l'épouse désolée aux bras +de l'ami de l'époux, et lui rappelle que la Sunamite lui est confiée, +pendant que l'époux absent tarde encore. La peste la plus dangereuse, +une inimitié domestique, a éclaté dans le sein de l'Église; une nouvelle +foi se forge en France. Le maître Pierre et Arnauld, ce fléau dont Rome +vient de délivrer l'Italie, se sont ligués et conspirent contre le +Seigneur et son Christ. Ces deux serpents _rapprochent leurs écailles_. +Ils corrompent la foi des simples, ils troublent l'ordre des moeurs; +semblables à celui qui se transfigura en ange de lumière, ils ont la +forme de la piété. L'Église vient à peine d'échapper à Pierre qui +usurpait le siège de Simon Pierre, et elle rencontre un autre Pierre qui +attaque la foi de Simon Pierre. L'un était le lion rugissant, l'autre +est le dragon qui guette sa proie dans les ténèbres: mais le pape +écrasera le lion et le dragon[248]. Le nouveau théologien invente de +nouveaux dogmes, il les écrit, afin d'en mieux empoisonner la postérité; +et, au milieu de ses hérésies, il se vante d'avoir ouvert les sources de +la science aux cardinaux et aux clercs de la cour de Rome. Il dit qu'il +a mis ses livres dans leurs mains, et il appelle à défendre son erreur +ceux-là même qui le doivent juger. «Persécuteur de la foi, comment as-tu +la pensée, la conscience d'invoquer le défenseur de la foi? De quels +yeux, de quel front peux-tu contempler l'ami de l'époux, toi, le +violateur de l'épouse? Oh! si le soin de mes frères ne me retenait! Oh! +si mon infirmité corporelle ne m'empêchait, de quelle ardeur j'irais +voir l'ami de l'époux qui prend la défense de l'épouse en l'absence +de l'époux! Moi qui n'ai pu taire les injures de mon Seigneur, je +supporterais patiemment les injures de l'Église! Mais toi, Père +bien-aimé, n'éloigne pas d'elle ton bras secourable; songe à sa défense, +ceins ton glaive. Déjà l'abondance de l'iniquité refroidit la charité +d'un grand nombre; déjà l'épouse du Christ, si tu n'y portes la main, +sort et suit les traces des troupeaux et les fait paître auprès des +tentes des pasteurs[249].» + +[Note 247: S. Bern. _Op._, ep. CLXXXVIII.] + +[Note 248: «Squamma aquammae conjungitur.... ad imaginem et +similitudinem illius qui transfigurat se in angelum lucis, habentes +formam pietatis.... Evasimus rugitum Petri Leonis, sedem Simonis +Petri occupantem; sed Petrum Draconis incurremus, fidem Simonis Petri +impugnantem, etc.» Il y a là un jeu de mots sur le nom de Pierre de +Léon. (S. Bern. _Op._, ep. CCCXXX.)] + +[Note 249: _Id. ibid., in fin._--Les derniers mots sont empruntés +aux versets 6 et 7 du c. 1 du _Cantique des Cantiques_. Toute la lettre +est remplie d'allusions à des passages du même poème sur lequel saint +Bernard avait fait un traité.] + +C'est ainsi que saint Bernard parle dans ses lettres à divers membres du +sacré collège, aux cardinaux Ives et Grégoire Tarquin, à Étienne, évêque +de Palestrine. Dans sa circulaire à tous les évêques et cardinaux de la +cour de Rome[250], il tient le même langage. Il leur rappelle que leur +oreille doit être ouverte aux gémissements de l'épouse, qu'ils sont +les fils de l'Église, qu'ils doivent reconnaître leur mère, et ne pas +l'abandonner dans ses tribulations; il leur dénonce les témérités de cet +Abélard, persécuteur de la foi, ennemi de la croix, moine au dehors, +hérétique au dedans, religieux sans règle, prélat sans sollicitude, +abbé sans discipline, couleuvre tortueuse qui sort de sa caverne, hydre +nouvelle qui, pour une tête coupée à Soissons, en repousse sept autres. +Il a dérobé les pains sacrés; il veut déchirer la tunique du Seigneur; +il est entré dans le Saint des saints, dans la chambre du roi; il marche +entouré de la foule, il raisonne sur la foi par les bourgs et sur les +places; il discute avec les enfants et converse avec les femmes; +il reproduit sur les dogmes les plus saints les hérésies des plus +détestées. Il les a signées de sa plume, et en les écrivant il transmet +la contagion à l'avenir[251], et cependant il se glorifie d'avoir +infecté Rome de ses poisons. Les enfants de l'Église ne défendront-ils +pas le sein qui les a portés, les mamelles qui les ont nourris? + +[Note 250: Grégoire Tarquin, cardinal-diacre de Saint-Serge et +Bacche. (_Id._ ep. CCCXXXII.) Cette lettre porte _ad cardinalem G._, +comme la suivante. Ives, cardinal-prêtre (ep. CXCIII); Étienne, évêque +de Palestrine, cardinal en 1140 de l'ordre de Cîteaux (ep. CCCXXXII.) +La lettre commune aux évêques et cardinaux de la cour de Rome est l'ep. +CLXXXVIII.] + +[Note 251: «Catholicae fidei persecutorem, inimicum crucis +Christi.... Monachum se exterius, haereticum interius ostendit.... +Egressus est de caverna sua coluber tortuosus, et in similitudinem +hydrae uno prius capite succiso, etc. (ep. cccxxxi.) Habemus in Francia +monachum sine regula, sine sollicitudine praelatum, sine disciplina +abbatem.... disputantem cum pueris, conversantem cum mulieribus, etc.» +(ep. cccxxxii.)] + +Ainsi saint Bernard prenait soin d'ôter par avance tout refuge à celui +qui n'était pas encore proscrit et qu'il ne se hâtait pas d'attaquer +ouvertement. C'est Abélard qui le contraignit enfin à se montrer. Las de +de se voir sans cesse diffamé, jamais combattu, il demanda une épreuve +publique. + +Le roi de France, qui n'était plus Louis le Gros, mais ce roi violent, +inégal et dévot, dont une activité malheureuse n'a pu illustrer le nom, +et qui amena les Anglais dans le royaume, Louis VII avait au plus haut +degré la dévotion des reliques; il aimait les cérémonies consacrées à la +translation, l'exposition, l'adoration des restes alors si révérés des +martyrs et des saints. La cathédrale de Sens, métropole de la province +de Paris, était riche en trésors de ce genre, et elle conserve encore +des traces précieuses pour l'antiquaire de son ancienne opulence. Le +jour de l'octave de la Pentecôte de l'année 1140, le roi avait promis +d'aller visiter à Sens les saintes reliques qu'on y devait exposer à la +vénération des grands et du peuple[252]. A cette occasion, il devait y +avoir dans cette ville un concours nombreux de prélats et de dignitaires +de l'Église. Non-seulement les suffragants de l'archevêque de Sens, +mais encore celui de Reims et les évêques de sa province, devaient s'y +rencontrer. On y annonçait aussi la présence de plusieurs seigneurs +du voisinage. Cette solennité était attendue avec curiosité par les +populations. + +[Note 252: _Alan. episc. autissiod. in S. Bern. Vit. adornat_., +c. xxvi. _Rec. des Hist_., t. XIV, p. cv. in praef., et p. 371 et +484.--_Gallia Christ_., t. XII., p. 16.] + +Irrité et enhardi par les attaques détournées dont il était l'objet, +animé par les conseils de ses amis et peut-être d'Arnauld de Bresce, +Abélard, s'adressant à l'archevêque de Sens, demanda que cette réunion +sainte devînt un synode ou concile devant lequel il pût être admis à +répondre à ses adversaires et à venger sa foi par la parole [253]. + +[Note 253: S. Bern., _Op_., ep. CLXXXIX, ad dom. pap. Innocentium.] + +On dit qu'il calculait que l'archevêque de Sens, qui avait eu récemment +quelque différend avec saint Bernard, lui serait favorable, et qu'une +convocation brusque et à bref délai déconcerterait ses ennemis [254]. Ce +qui est certain, c'est que son appel ne déplut pas à l'archevêque, dont +la vanité fut flattée, et qui songea aussitôt à rendre l'assemblée plus +complète et l'épreuve plus solennelle. Il écrivit à l'abbé de Clairvaux +afin de l'inviter au concile pour le jour fixé. Celui-ci refusa, +alléguant son inexpérience de ces joutes de la parole. Il disait +qu'auprès d'Abélard, formé au combat dès sa jeunesse, il n'était lui +qu'un enfant. Il regardait comme inutile et peu digne de commettre la +foi dans ces disputes, _de laisser agiter ainsi la raison divine par de +petites raisons humaines_ [255]. + +[Note 254: Le P. Longueval, _Hist. de l'Égl. gall_., t. IX, l. XXV, +p. 22.] + +[Note 255: «Abnui, tum quia puer sum, et ille vir bellator ab +adolescentia, tum quia judicarem indignum rationem fidei humanis +committi ratiunculis agitandam ... Dicebam sufficere scripia ejus ad +accusandum cum. (Ep. CLXXXIX.)] + +Il ajoutait que les écrits d'Abélard suffisaient sans discussion pour le +condamner, et qu'après tout c'était l'affaire des évêques et non celle +d'un moine et d'un abbé que de juger en matière de dogme. + +Mais voulant mieux assurer le succès et témoigner de son intérêt dans +l'affaire, il adressa aux évêques qu'elle regardait une circulaire pour +les engager tous à se trouver exactement au jour de la réunion, et à s'y +montrer fidèles amis du Christ. Il les avertit en même temps de se +tenir sur leurs gardes contre les ruses d'un ennemi qui espérait les +surprendre, les trouver mal préparés à la résistance, et dont la +perfidie se trahissait déjà dans la brusque promptitude avec laquelle il +les avait défiés[256]. + +[Note 256: _Id_., ep. CLXXXVII, ad episc. senonas convocandos.] + +Cependant Abélard ne s'oubliait pas. Il donnait à ses amis et à ses +disciples rendez-vous à Sens pour le jour fixé. Il publiait qu'il +comptait bien y trouver Bernard et lui répondre. Il annonçait ce grand +débat comme un duel théologique en champ clos que déciderait avec +solennité le jugement de Dieu. + +Ce fut bientôt la nouvelle populaire, et l'attente devint générale. Les +amis de saint Bernard alarmés lui représentèrent tout le danger de +son absence, quelle confiance elle inspirerait à son adversaire, quel +découragement à ses partisans, combien cet abandon apparent d'une si +juste cause lui pourrait nuire et donner de chances au triomphe de +l'erreur. L'abbé céda; il consentit avec regret à paraître au concile; +mais il assure qu'il ne put retenir ses larmes. Il partit pour Sens, +le coeur triste, sans préparer ni argumentation ni discours, mais se +répétant sans cesse cette parole de l'Évangile: _Ne préméditez pas votre +réponse, elle vous sera donnée à l'heure de parler_, et cette autre du +psalmiste: _Dieu est mon soutien; je ne craindrai pas ce qu'un homme +peut me faire[257]._ Mais s'il ne se préparait point pour le débat, il +avait tout disposé pour le jugement. De toutes parts, des évêques, des +abbés, des religieux, des maîtres en théologie, enfin des clercs versés +dans les lettres avaient été convoqués. Thibauld, comte palatin de +Champagne, cher à l'Église pour ses pieuses fondations; Guillaume, comte +de Nevers, célèbre par sa piété, qui lui fit un jour abandonner le monde +pour devenir chartreux[258]; d'autres nobles personnages se rendaient à +Sens. + +[Note 257: _Id._ ep. CLXXXIX--Math., X, 10.--Ps. CXVII, 6.--_Ex vit. +et veb. gest. S. Bern._, auct. Gaufrid. abb. _Rec. des Hist._, t. XIV, +p. 371 et 372.] + +[Note 258: Ex _chron. turonens. Rec. des Hist._, t. XII, p. 471.] + +Le roi devait, avec ses grands officiers, assister au concile. Henry +dit le Sanglier, d'une noble famille de Boisrogues, archevêque de Sens, +devait le présider; il était là, environné de tous les évêques de sa +province, excepté ceux de Paris et de Nevers[259]; et Samson des Prés, +archevêque de Reims, avec trois de ses suffragants, devait siéger à côté +de lui. Les prélats qui suivaient le premier étaient d'abord Geoffroi de +Chartres, sans nul doute l'homme le plus considérable de tout le corps +épiscopal, quoiqu'il ne paraisse avoir joué cette fois aucun rôle; +Hugues III, évêque d'Auxerre, Hélias, évêque d'Orléans, Atton, évêque +de Troyes, Manassès II, évêque de Meaux. Les prélats de la province de +Reims étaient Alvise, évêque d'Arras, Geoffroi de Châlons et Joslen +de Soissons, celui que nous avons vu, vingt ou trente ans auparavant, +enseigner à tout risque d'hérésie une variété du nominalisme sur +la montagne Sainte-Geneviève[260]. A leur suite, une multitude +d'ecclésiastiques, abbés, prieurs, doyens, archidiacres, écolâtres, +avaient envahi la ville[261], et pour la plupart animés de l'esprit de +saint Bernard, ils le propageaient dans la foule. Sens était une cité +tout ecclésiastique, la métropole de Paris, et presque la métropole +des Gaules septentrionales; l'influence épiscopale y régnait +toute-puissante, et le peuple était dès longtemps préparé à entendre +appeler Abélard des noms d'Antechrist et de Satan, lorsqu'il vit entrer +dans ses murs d'un côté saint Bernard seul, triste, souffrant, les yeux +baissés, couvert de la robe grossière de Clairvaux, et précédé d'une +renommée de sainteté merveilleuse; de l'autre, Abélard, qui, malgré son +âge et ses maux, portait encore avec fierté une tête belle et détruite, +et marchait entouré de ses disciples à l'aspect quelque peu profane. +Partout où passait le saint abbé, on voyait les genoux fléchir, les +fronts s'incliner sous la bénédiction de la main dont on racontait les +miracles. Sur les pas d'Abélard, ceux qu'attirait la curiosité étaient +presqu'aussitôt repoussés par l'effroi. + +[Note 259: «Henricus cognomine Aper.... (Guill. Nang. _Chron., Rec. +des Hist._, t. XX, p. 727.) On ignore les motifs de l'absence d'Etienne +de Senlis, évêque de Paris, et de Fromond, évêque de Nevers.] + +[Note 260: _Gall. Christ._, t. VIII, p. 1134, 1448, 1613; t. XII, p. +44 et passim.--Voyez aussi ci-dessus, p. 23 et ci-après l. II, c. VII et +X.] + +[Note 261: Loc. cit., et S. Bern. _Op._, ep. CCCXXXVII.] + +Les actes du concile de Sens n'existent plus. Les scènes intérieures +n'en ont été nulle part fidèlement décrites. Nous ne savons que quelques +faits succinctement indiqués par saint Bernard et les évêques. Il faut +les raconter après eux. + +Le premier jour, 2 juin 1140[262], c'était un dimanche (on l'appelait +alors le jour de l'octave de la Pentecôte, car la fête de la Trinité n'a +été fondée qu'au XVe siècle), on s'occupa de l'adoration des reliques +qui furent exposées à la vénération des fidèles. Le roi les visita +pieusement, disent les écrivains ecclésiastiques, et se les fit montrer +et expliquer par saint Bernard[263]. Ce fut une grande solennité rendue +plus imposante par une pompe royale, épiscopale, guerrière, et dont +l'effet était tout favorable à l'Église, qui faisait ainsi parler +la religion à l'imagination populaire, tandis que la théologie +philosophique ne s'adressait qu'à l'intelligence. D'un côté, une vaste +cathédrale, des débris sacrés dans une châsse étincelante, la mitre et +la couronne, la crosse et le sceptre, la croix et l'épée, les vêtements +de soie et d'or des pontifes, les robes fleurdelisées, les dalmatiques +blasonnées, les chants religieux qui semblent s'élever vers le ciel +avec la fumée de l'encens, le bruit de l'armure des guerriers qui +s'agenouillent; enfin au milieu de ces pieuses magnificences, un moine +austère et charitable que la voix populaire sanctifie avant l'Église; et +de l'autre, un homme d'une renommée étrange et suspecte, célèbre par de +tristes aventures, par des tentatives stériles, par des humiliations +bizarres, à la fois altier et faible, n'ayant jamais pris que des +positions téméraires sans en avoir su garder aucune, appuyé seulement +par une bande de bruyants disciples, simples sans humilité, fiers sans +puissance, n'ayant ni les grandeurs du monde ni celles de l'Église, +libres d'esprit, ce qui ne plaît à personne, si ce n'est l'avant-veille +des révolutions. + +[Note 262: J'ignore sur quel fondement un auteur dit que le concile +s'ouvrit le 11 janvier. Les témoignages authentiques donnent une date +certaine, l'octave de la Pentecôte. Or, l'année 1140, Pâques était le +7 avril. (Du Cange, art. _Annus_.) Selon notre manière de compter, la +Pentecôte devait être le 20 mai. Du reste, comme il n'existe pas de +procès-verbaux de cette assemblée, on en refait l'histoire avec les +lettres de saint Bernard et des fragments d'historiens. Nous ne voyons +aucune raison pour renvoyer le concile de Sens, comme le veulent les +Bollandistes, à l'année 1141. (Cf. _Act. concilior_., t. VI, pars II, +p. 1219.--Philip. Labbaei _Sacr. concil._, t. X, p. 1018.--_Anal. des +concil_., par le père Richard, t. V, suppl.--_Act. sanct_., t. III, p. +196.)] + +[Note 263: _Alan, episc. autiss. in Vit. S. Bern_., c. XXVI. _Rec. +des Hist_., t. XIV, p. 371.--_Gall. Christ_., t. XII, p. 40.] + +Le lendemain, le concile s'ouvrit dans l'église métropolitaine de +Saint-Étienne. Les pères étaient assis en présence du roi sur son trône. +Seigneurs, moines, docteurs, prêtres, tous attendaient en silence. +L'émotion intérieure d'une grande curiosité agitait tous les esprits. +L'anxiété attentive redoubla lorsqu'Abélard parut. Il traversait +la foule des assistants qui s'ouvrait pour lui faire place, +lorsqu'apercevant parmi eux Gilbert de la Porrée qui le regardait d'un +air d'intelligence, il lui fit un signe et lui dit ce vers d'Horace en +passant: + + Nam tua res agitur, paries cum proximus ardet, + +prédisant ainsi le synode de Paris où, sept ans après, saint Bernard +devait, pour des nouveautés analogues, poursuivre le subtil prélat[264]. + +[Note 264: Hor. _Epist._ I, XVIII, 84.--Vincent. Bellov., _Biblioth. +Mund._, t. IV; _Spec. historial._, l. XXVII, c. lxxxvi, p. 1127.--Gaufr. +aulissiod. _Vit. S. Bern., Rec. des Hist._, t. XIV, p. 372.--_Hist. +litt._, t. XII. p. 467.] + +Abélard s'arrêta au milieu de l'assemblée. En face de lui, dans une +chaire qu'on montrait encore avant la révolution, saint Bernard était +debout, acceptant le rôle de promoteur, c'est-à-dire d'accusateur devant +le concile qu'il semblait présider[265]. Il tenait à la main les +livres incriminés; dix-sept propositions en avaient été extraites, qui +renfermaient des hérésies ou des erreurs contre la foi. Saint Bernard +ordonna qu'on les lût à voix haute. Mais à peine cette lecture +était-elle commencée qu'Abélard l'interrompit, s'écriant qu'il ne +voulait rien entendre, qu'il ne reconnaissait pour juge que le pontife +de Rome, et il sortit[266]. + +[Note 265: _Recherches hist. sur la ville de Sens_, par M. Th. +Tarbé, 1838, c. xxi.--D'Amboise signale comme une irrégularité de la +procédure que l'accusateur ait été saint Bernard, qui n'était pas de la +même province ecclésiastique qu'Abélard. Un _accusateur idoine_, dit-il, +devait être choisi dans la province de Tours où était située l'abbaye de +Saint-Gildas. Mais ce n'est point comme abbé de Saint-Gildas, c'est pour +des opinions publiées dans la province de Sens et de Reims qu'Abélard +était poursuivi. Seulement il peut paraître singulier que dans un +concile composé de prélats de ces deux provinces, un si grand rôle ait +été donné à un homme qui n'était ni de l'une ni de l'autre; car l'abbé +de Clairvaux était du diocèse de Langres, province Lyonnaise première. +(_Ab. Op._, praef. apol.)] + +[Note 266: On n'est point parfaitement d'accord sur les détails de +cet événement; je suis le récit adressé par saint Bernard au pape. Celui +des évêques y est à peu près conforme; seulement ils ajoutent que cette +lecture avait pour but de mettre Abélard en mesure de s'expliquer et +de se défendre. Mais il se pouvait qu'on n'eût que l'intention de lui +demander s'il avouait ou désavouait les articles; car c'était l'opinion +et le conseil de saint Bernard: «Dicebam sufficere scripta ejus ad +accusandum eum.» (S. Bern., _Op._, ep. CLXXXIX, _ad pap. Innoc._--Ep. +CXCI, _Remens. arch. ad eumd._--Ep. CCCXXXVII, _Senon. arch. ad +eumd._.--Gaufrid. _Ex lit. S. Bern._, l. III, _Rec. des Hist._, t. XIV, +p. 371.)] + +Qu'avait-il éprouvé, qu'avait-il voulu? Était-ce une fuite? Était-ce une +inspiration soudaine, un projet réfléchi, une tactique, une faiblesse? +On ne le sait pas. Il fut miraculeusement frappé, disent les légendaires +de saint Bernard, et Dieu rendit muet sur la place celui dont la parole +avait été soixante ans puissante et funeste. Suivant d'autres narrateurs +moins crédules, il fut troublé devant cette assemblée si auguste, devant +cet adversaire si saint et si grand, et l'erreur perdit mémoire et +courage en présence de la vérité personnifiée[267]. Certes, on ne croira +pas qu'Abélard fût venu jusqu'au milieu du concile qu'il avait en +quelque sorte convoqué lui-même, avec le dessein de se taire au +jour marqué pour la parole, et d'éviter solennellement un combat +solennellement demandé. Le désir de suspendre toute querelle en +ajournant et en déplaçant le jugement ne saurait avoir dès l'origine +déterminé sa conduite[268]. Mais nous savons qu'il était imprudent et +affaibli, téméraire pour entreprendre et facile à émouvoir. «Il n'avait +nulle audace pour l'action,» dit un historien, «quoiqu'il en eût +beaucoup dans l'esprit[269].» Du moment qu'il mit le pied dans la ville +de Sens, il ne vit que des yeux ennemis; on le menaçait d'une sédition +populaire[270]. Il lisait son arrêt écrit sur le front de ses juges. +Qu'il se tournât vers le pouvoir ou spirituel on temporel, point +d'espérance. On ne lui offrait pas une controverse en règle, engagée +entre docteurs égaux; on lui signifiait une accusation, on le sommait +d'un désaveu, d'une rétractation, ou peut-être d'une défense; mais tout +débat eût été oiseux, toute éloquence impuissante. En essayant de se +justifier, il n'aurait fait qu'accepter et aggraver sa défaite. D'un +autre côté, il espérait en l'appui de la cour de Rome, et savait +que c'était là le plus grand souci de ses adversaires. Le trouble, +l'orgueil, la crainte et la vengeance se réunirent pour lui suggérer +ensemble la pensée d'échapper ainsi à un péril certain, d'embarrasser +ses ennemis, d'annuler d'avance l'effet de leur jugement. Comme saint +Paul sans espoir devant les magistrats de Jérusalem, il se crut le droit +d'en appeler à César et de citer à leur tour ses juges inquiets devant +le tribunal de Rome. + +[Note 267: _Id. ibid._, p. 372.--_Hist. de saint Bernard_, par M. +l'abbé Ratisbonne, t. II, c. XXIX, p. 38.--Le P. Longueval, _Hist. de +l'Égl. gall._, t. IX, l. XXV, p. 28.] + +[Note 268: C'est pourtant l'opinion de D. Martène dans les _Annales +de l'ordre de Saint-Benoît_, t. VI, p. 324.] + +[Note 269: Crevier, _Hist. de l'Univ_., t. I, l. I, § 2, p. 186.] + +[Note 270: Ott. Frising. _De Gest. Frid._, l. I, c. XLVII.] + +On peut admettre qu'Abélard, appréciant sa position, s'était dit, +avant d'entrer au concile, que suivant l'aspect de la séance et son +inspiration du moment, il parlerait ou refuserait de répondre. Mais nul +ne s'attendait à ce dernier parti, et cet incident si imprévu causa +d'abord beaucoup d'émotion. Le concile embarrassé hésita sur ce qu'il +devait faire. Sa compétence paraissait douteuse: car le titulaire +d'une abbaye de Bretagne pouvait, comme tel, n'être justiciable que de +l'archevêque de Tours. A la vérité, il avait lui-même choisi ses juges +et reconnu par là leur juridiction, et en qualité de fondateur ou de +chapelain du Paraclet, il pouvait être regardé comme prêtre du diocèse +de Troyes[271]. Mais il avait pris le concile moins pour juge que pour +témoin de sa controverse avec saint Bernard; jamais il n'avait +accepté le rôle d'accusé. Et s'il était accusé, comment le juger sans +l'entendre, sans savoir même s'il reconnaissait pour siennes les +opinions dénoncées? D'ailleurs, l'appel au pape n'était-il pas +suspensif, et ne risquait-on point, en passant outre, de blesser le +saint-siège, dont les dispositions étaient déjà si douteuses? + +[Note 271: Mabillon, _S. Bern. Op._; Not., fus. in ep. CLXXXVII, p. +LXV.--Le P. Longueval, _Hist. de l'Égl. gall._, t. IX, l. XXV, p. 22.] + +Cependant, si le concile se séparait sans statuer, et qu'il se récusât +ainsi lui-même, la victoire d'Abélard était complète, et l'Église, celle +de France du moins, prononçait sa propre condamnation. C'était une faute +grave que saint Bernard ne pouvait commettre, et pour l'autorité une +mortelle atteinte qu'il ne pouvait souffrir. Il décida aisément le +concile à s'en défendre. + +On se rappelle comment l'assemblée était composée. Geoffroi de Chartres, +qui peut-être n'eût pas engagé l'affaire, et qui était seul en mesure +de rivaliser d'influence avec l'abbé de Clairvaux, n'avait garde de +lui résister, et occupait désormais un rang trop important dans le +gouvernement de l'Église pour mettre au-dessus des intérêts de son +ordre les inspirations naturelles de sa modération et de son équité. +L'archevêque de Sens pouvait hésiter; car trois ans à peine s'étaient +écoulés depuis qu'il avait été suspendu par Innocent II, pour ne s'être +pas arrêté devant un appel au pape dans une question de droit canonique +sur la validité d'un mariage; mais ses débuts dans la carrière +épiscopale n'avaient pas été édifiants; sa réforme était en partie +l'oeuvre de saint Bernard qui, après lui avoir adressé, pour l'y +confirmer un traité sur _le devoir des évêques_, s'était maintenu dans +l'usage de le gourmander sévèrement toutes les fois qu'un caractère +violent et capricieux l'entraînait à quelque faute. «La justice a péri +dans votre coeur,» lui écrivait-il un jour. C'était là le premier des +juges d'Abélard[272]. Quant à l'archevêque de Reims, élu depuis peu et +malgré le roi, qui résista longtemps à son installation, il n'avait +à grand'peine obtenu sa confirmation définitive que par l'énergique +intervention du saint abbé, dont il se regardait comme la créature[273]. +Atton, l'évêque de Troyes, avait été l'ami d'Abélard; il l'avait protégé +dans ses premiers malheurs; il lui devait, ce semble, un peu d'appui, +étant dans l'Église plutôt du parti de Pierre le Vénérable que de celui +de saint Bernard. Mais qui sait s'il ne se croyait point suspect par ses +antécédents mêmes, et s'il ne fut pas d'autant plus prompt à déserter +son ancien ami qu'il était plus naturellement appelé à le défendre? +D'ailleurs, il se peut qu'il n'eût qu'une position faible et compromise +dans le clergé, ainsi que l'évêque d'Orléans Hélias, s'il faut en croire +un récit contesté, d'après lequel tous deux auraient été huit ans plus +tard déposés par le concile de Reims[274]. Hugues de Mâcon, évêque +d'Auxerre, parent de saint Bernard, un des trente qui étaient entrés à +Cîteaux avec lui, vingt-sept années auparavant, ne devait voir que par +ses yeux et penser que par son esprit[275]. On sait peu de chose de +l'évêque de Meaux. Celui d'Arras, Alvise, est désigné par un défenseur +d'Abélard comme un des moins habiles et des plus prévenus. On croit +qu'il était frère de Suger, et il avait été abbé d'Anchin, monastère +dirigé longtemps par Gosvin, un des constants ennemis de notre +philosophe[276]. Le maître de Gosvin, Joslen, évêque de Soissons, en sa +qualité d'ancien professeur de dialectique, aurait bien pu se montrer +facile en matière d'hérésie, mais il avait été rival d'Abélard sur la +montagne Sainte-Geneviève, et collègue de saint Bernard, dans la +mission que celui-ci reçut d'Innocent II, en 1131, pour aller convertir +l'Aquitaine à son autorité[277]. L'évêque de Châlons, Geoffroi Cou de +Cerf, était cet ancien abbé de Saint-Médard que le concile de Soissons +avait chargé de détenir et de discipliner Abélard; et lui aussi, +il devait, à la recommandation de saint Bernard, sa promotion à +l'épiscopat[278]. On ne voit pas d'où aurait pu venir au trop faible +et trop redoutable accusé la protection, la bienveillance ou même +l'impartialité. + +[Note 272: Henry le Sanglier avait mené une vie mondaine depuis son +élection en 1122 jusqu'en 1126. Ramené à plus de régularité par Geoffroi +de Chartres et par Burchard de Meaux, il passa sous la tutelle de saint +Bernard, qui le défendit auprès du pape et contre le roi. Voyez surtout +celle de ses lettres qui est devenue le traité _de officio episcoporum_ +(1127), et celle où le saint traite l'archevêque si durement pour avoir +déposé un archidiacre, l'accusant de provoquer ses adversaires et +d'offenser ses protecteurs (1136). «Vous amenez des pieds et des mains +votre déposition,» ajoute-t-il. «Ita ne putatis perlisse justitiam de +toto orbe, sicut de vestro corde?» (S. Bern. _Op._, ep. XLII, XLIX et +CLXXXII. Opusc. II, t. II, p. 460.--_Hist. litt._, t. XII suppl., p. 134 +et 228.--_Gall. Christ._, t. XII, p. 46 et pars II, Instrum. p. 33.)] + +[Note 273: S. Bernard. _Op._, ep. CLXX, p. 108 in not.--_Gall. +Christ._, t. IX, p. 86.] + +[Note 274: Alberic., _Ex Chronic., Rec. des Hist_., t. XIII, p. +701.--_Gall. Christ_., t. XII, p. 499; t. VIII, p. 1449.--_Hist. litt_., +t. XII, p. 227.] + +[Note 275: _Gall., Christ_., t. XII, p. 292.--_Hist. litt_., t. XII, +p. 408 et XII, suppl., p. 7.] + +[Note 276: C'est à lui, en effet, ou à Joslen que D. Brial applique +le passage où Bérenger se moque d'un prélat d'un renom célèbre, d'une +grande autorité dans le concile, qui aurait, après avoir bu plus que +de raison, fait une harangue assez vive contre Abélard. (_Ab. Op_., p. +306.--Cf. _Rec. des Hist_., t. XIV, p. 297.--_Gall. Christ_., édit. +I, 1056, t. II, p. 216.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 71, et t. XII, p. +361.--Voyez ci-dessus, p. 24 et 98.)] + +[Note 277: _Gall. Christ_., t. IX, p. 357.--_Hist. litt_., t. XII, +p. 412. Voyez ci-dessus, p. 23.] + +[Note 278: _Gall. Christ._, t. IX, p. 879.--_Hist. litt._, t. XII, +p. 186; voyez ci-dessus, p. 95.] + +Saint Bernard n'eut donc aucune peine à faire prévaloir sa volonté, qui +paraissait conforme aux intérêts de l'Église et de l'autorité. Dans la +délibération du jour qui suivit la comparution et la retraite d'Abélard, +il fut décidé que l'on continuerait à juger la doctrine, à défaut du +docteur, et que sans examiner si l'appel était régulier, en laissant +aller la personne par respect pour le saint-siège, à qui elle +appartenait désormais, on statuerait sur les dogmes. Il fut dit que ces +dogmes, extraits d'ouvrages non désavoués, avaient été notoirement et à +diverses reprises enseignés au public, et que l'intérêt le plus pressant +était de les ruiner dans les esprits, qu'ils avaient commencé de +corrompre[279]. Plusieurs pères, mais surtout saint Bernard, apportèrent +des autorités nombreuses, et nommément celle de saint Augustin, en +preuve des hérésies contenues dans les propositions accusées. Elles +furent déclarées pernicieuses, manifestement condamnables, opposées à +la foi, contraires à la vérité, ouvertement hérétiques[280]. On dit +qu'Abélard quitta la ville le jour où la condamnation fut prononcée. + +[Note 279: «Episcopi, Vestrae Reverentiae deferentes, nihil in +personam egerunt (S. Bern. _Op._, ep. CXC). Licet appellatio ista minus +canonica videretur, sedi tamen apostolicae deferentes, in personam +hominis nullam voluimus proferre sententiam.» (Ep. CCCXXXVII.)] + +[Note 280: «Errorem perniciosissimum et plane +damnabilem.--Sententias.... «haereticas evidentissime comprobatas (ep. +CCCXXXVI). Fidei adversantia, contraria veritati.» (Ep. CLXXXIX.)] + +«Ses adversaires,» dit Brucker[281], «ne purent ni supporter ni pénétrer +les nuages dont il enveloppait des vérités simples; la superstition, +l'ignorance, l'hypocrisie, l'envie, trouvèrent matière à persécuter +cruellement un homme si digne de temps et de destins meilleurs. Il a le +droit d'être compté parmi les martyrs de la philosophie.» + +[Note 281: _Hist. crit. phil._, t. III, p. 764.] + +Cette condamnation embrassait quatorze des dix-sept propositions qui lui +étaient attribuées. Elles étaient données comme extraites de ses écrits; +le premier, sa _Théologie_ (et ce titre comprenait probablement deux +ouvrages, l'_Introduction_ et la _Théologie chrétienne_); le second, le +_Connais-toi toi-même_ ou son traité de morale. Le troisième était _le +Livre des Sentences_, ouvrage qu'il a toujours désavoué; l'on ne connaît +en effet aucun livre de lui qui porte ce titre[282]. + +[Note 282: On trouve ces propositions diversement classées et +rédigées dans divers recueils (_Ab. Op._, praefat., pars II, ep. XX; +_Apolog._, p. 830.--_Thes. nov. anecd._, t. V. _Theol. Christ., Observ. +praev._, p. 1149.--S. Bernard. _Op._, ep. CLXXXVIII). Elles différent +peu pour le fond de l'extrait dressé par Guillaume de Saint-Thierry. +Le texte, qui fut envoyé à Rome et sur lequel le pape prononça, a été +retrouva au Vatican par Jean Durand, bénédictin, et publié par Mabillon. +On croit que c'est le texte qui était joint à la grande lettre de saint +Bernard. (Ep. CXC, seu _Tractatus_, etc. Opusc. XI.) Je crois plutôt que +c'est l'extrait annoncé à la fin de la lettre des évêques de France +(ep. CCCXXXVII); il contient quatorze articles représentés par quatorze +fragments textuels d'Abélard. (S. Bern. _Op._, t. II, Opusc. XI, p. +640.) Les opinions qui y sont exprimées ont été discutées souvent. +(Voyez Dupin, _Hist. des controverses_, XIIe siècle, c. VII, p. +360.--Le père Noël Alexandre, _Hist. Eccl._, t. VI, Dissert. VII, p. +787.--Duplessis d'Argentré, _Collec. Judicior. de nov. error._, t. I, p. +21.--Gervaise, _Hist. d'Abell._, t. II, t. V, p, 162.--Les auteurs du +_Thesaur. anecd._, t. V, p. 1148, et ceux de l'_Histoire littéraire_, +t. XII, p. 118 et suiv. et 138; enfin la troisième partie du présent +ouvrage.) Quant aux écrits dénoncés, il faut en rayer _le Livre des +Sentences_ ou _Sententiae Divinitatis_, recueil qui courait sous son +nom, qu'il a formellement désavoué et qu'on lui attribuait encore à +l'époque où Gautier de Saint-Victor écrivait contre lui en même temps +que contre P. Lombard, Gilbert de la Porrée, et Pierre de Poitiers. +(Duboulai, _Hist. Univ._, t. II, p. 631.) Ce nom de Livre des Sentences +était assez commun alors. (_Ab. Op., Apolog.,_ p. 333; Not., p. +1159.--_Hist. litt._ t. X, p. 313, et t. XII, p. 137.)] + +Quoique les quatorze propositions ne se retrouvent pas toutes +littéralement dans le texte des écrits qui nous sont restés, elles sont +en général authentiques, et les apologistes d'Abélard ont eu tort de les +contester. + +Parmi les maximes condamnées, les principales sont les suivantes: + +I. Dans la Trinité, le Père a la toute-puissance, le Fils la sagesse, et +le Saint-Esprit la charité; chacune de ces propriétés désigne chacune +des personnes, de sorte qu'en logique rigoureuse la propriété qui +distingue une des personnes semble manquer aux deux autres. Abélard +ne dit pas cela, mais il avance au moins que le Père a la puissance +parfaite, le Fils quelque puissance, le Saint-Esprit nulle puissance. +Le Fils est de la substance du Père, puisqu'il en est engendré; le +Saint-Esprit n'est pas de la substance du Père, puisqu'il ne fait que +procéder du Père et du Fils. Une personne est à l'autre comme l'espèce +est au genre, comme la forme est à la matière. C'est là ce que saint +Bernard appelle introduire des degrés dans la Trinité, et sur ce chef, +il accuse Abélard de l'hérésie d'Arius[283]. C'est ce que d'autres ont +appelé réduire à l'unité les personnes divines, et sur ce chef, Abélard +a été accusé de l'hérésie de Sabellius[284]. + +[Note 283: «Theologus noster cum Ario gradus et scalas in Trinitate +disponit.» (S. Bern. _Op._, ep. CCCXXX. Voyez aussi les lettres CXCII, +CCCXXXI, CCCXXXII, CCCXXXVI, CCCXXXVIII.)] + +[Note 284: Guillelm. S. Theod. _Disput. adv. Ab._, c. II et III. +_Biblioth. cist._, t. IV.--Ott. Frising. _De Gest. Frid._, l. I, c. +XLVII.--Mabillon, _S. Bernard. Op._, vol. I, t. II, p. 640.--Bayle, +_Dict. crit._, art. _Abélard.--Hist. litt._, t. XII, p. 139.] + +II. L'Homme-Dieu ou le Christ ne peut être appelé à ce titre une +personne de la Trinité. C'est pour cette parole que saint Bernard accuse +Abélard de s'exprimer sur la personne du Christ comme Nestorius[285]. + +[Note 285: Voyez les lettres déjà citées.--Il faut bien remarquer +qu'il ne s'agit ici que du Dieu fait homme, ou du Fils de Dieu en tant +que Jésus-Christ. Car pour le Verbe ou Fils de Dieu, considéré comme +tel, il n'y a pas dans tout Abélard un mot qui affaiblisse en lui un +seul des caractères de la divinité.] + +III. Dieu ne fait pas plus pour celui qui est sauvé que pour celui qui +ne l'est pas, tant que l'un et l'autre n'a pas de lui-même consenti à la +grâce divine; d'où il suit, que par les forces du libre arbitre et de la +raison, l'homme peut rechercher la grâce, s'y attacher, y consentir, +ou en d'autres termes, qu'une grâce spéciale n'est pas nécessaire pour +obtenir la grâce. C'est sur ce point que saint Bernard accuse Abélard, +quand il parle de la grâce, de tomber dans l'hérésie de Pelage[286]. + +[Note 286: Voyez les mêmes lettres.] + +IV. Jésus-Christ ne nous a sauvés que par son exemple, par les +perfections dont il nous a donné le divin modèle, et par la +reconnaissance et l'amour que doit nous inspirer son sacrifice. + +V. Dieu ne pouvait empêcher le mal, puisqu'il l'a permis, c'est-à-dire +qu'étant la perfection même, il ne pouvait par sa propre nature faire ce +qu'il a fait autrement qu'il ne l'a fait. + +VI. Ce n'est pas dans l'oeuvre que réside le péché, mais dans la +volonté, ou plutôt dans l'intention ou le consentement donné sciemment +au mal, de sorte que l'oeuvre en elle-même ne nous rend ni meilleurs ni +pires, que l'ignorance exclut le péché, et que le péché n'est ni dans +l'acte, ni dans la tentation, ni dans la concupiscence, ni dans le +plaisir. + +On doit entrevoir la portée de ces idées. A l'exception de la seconde +qui nous paraît sans importance (car on ne voit pas ce qu'il y a de mal +à dire subtilement que, Jésus-Christ n'étant que le nom humain du Fils +ou le nom du Verbe fait homme, ce n'est pas en tant que Jésus-Christ +que le Fils est une personne de la Trinité), toutes ces maximes ont une +certaine gravité, et peuvent recevoir un sens qui compromette des dogmes +fondamentaux. Il serait oiseux de les discuter ici; nous l'avons fait +ailleurs[287]. Nous ne contesterons point que les principales opinions +incriminées ne se trouvent au moins en principe dans les écrits +d'Abélard, et qu'interprétées avec une rigueur absolue, poussées à leur +extrême limite, elles ne soient hérétiques, du moins par certaines de +leurs conséquences. Mais nous affirmons, en pleine connaissance de +cause, qu'elles n'ont en général dans ses livres ni la gravité ni le +caractère qu'elles présentent comme citations isolées et dans la +forme arrêtée d'une rédaction sommaire. Elles sont, chez leur +auteur, tempérées par des déclarations positives, modifiées par des +développements ou des restrictions, qui permettent ou de les absoudre, +ou de les excuser, ou de les réduire à des inexactitudes de langage. Les +modernes censeurs d'Abélard ne nient même pas qu'elles puissent être +ramenées à un sens catholique; et aucun n'affirme qu'il ait voulu +innover an fond ni sciemment sortir de l'unité[288]. Cela suffit pour +que le jugement qui le frappa soit condamné. Vainement le concile +prétend-il avoir épargné la personne, pour ne juger que les doctrines; +c'est la personne, bien plus que les doctrines, qu'il a poursuivie. Dans +un autre temps, chez un autre homme, il les aurait tolérées. Ce n'est +pas la pensée abstraite d'Abélard, c'est sa pensée vivante et remuante; +ce n'est pas son système, c'est son influence que ses juges ont voulu +anéantir[289]. Ce n'est pas la vérité éternelle, mais la situation +accidentelle de l'Église qu'ils ont défendue. La puissance d'un génie +inquiétant et réfractaire, dans le passé d'humiliantes victoires, dans +l'avenir une tendance dangereuse, dans le présent une émotion générale +des esprits impatients du joug, tels sont les graves motifs qui +s'unirent aux inévitables passions humaines, pour déterminer la +politique religieuse de saint Bernard et du concile qui lui servit +d'instrument. + +[Note 287: Voyez la troisième partie de cet ouvrage.] + +[Note 288: Voyez Martène et Durand. (_Thes. nov. anecd._, t. V, +praefat.) Les propositions d'Abélard, disent-ils, ne peuvent qu'à +grand'peine être ramenées à un sens catholique, et devaient être +condamnées du moment qu'il refusait de les expliquer. Mabillon, +l'éditeur et l'apologiste de saint Bernard, ne veut pas qu'on classe +Abélard parmi les hérétiques, mais seulement parmi les errants, «inter +errantes» et plus loin: «Nolumus Abaelardum haereticum; sufficit pro +Bernardi causa cum fuisse in quibusdam errantem; quod Abaelardus non +diffitetur.» (S. Bern. _Op._, praefat. § 5, 51, 55, et vol. I, t. II, +Admon. in opusc. XI.) Mais ce que Mabillon accorde suffit aussi pour +que l'on condamne la violence de saint Bernard. Tout ces bénédictins +paraissent au fond réduire les torts d'Abélard à de mauvaises +expressions. L'auteur de son article dans l'_Histoire littéraire_, si +malveillant pour lui, ne lui impute pas comme hérésies intentionnelles +les erreurs qu'on peut tirer de ses expressions (t. XII, p. 139); et +M. l'abbé Ratisbonne, plus équitable encore, lui reconnaît «un respect +sincère pour l'Église et une foi vive et docile.» (_Hist. de saint +Bern,_, t. II, c. XXVIII, p. 24.) Les questions d'hérésie me paraissent +discutées avec soin et modération par le père Alexandre Noël qui conclut +ainsi: «Non est censendus haereticus; nusquam errores suos pertinaciter +propugnavit.» (Natal. Alex. _Hist. Eccl._, t. VI, Dissert. VII, p. +787-803.) Toutes ces opinions, et je n'ai cité que des autorités qui +ne prennent point parti pour Abélard, contiennent ainsi une censure +indirecte de la décision du concile.] + +[Note 289: «Quia homo ille multitudinem trahit post se et populum +qui sibi credat habet, necesse est ut huic contagio celeri remedio +occurratis.» (_Lett. des évêq. au pape._ S. Bern., ep. CLXXXI.)] + +La politique religieuse, en effet, n'agit pas seule. Il faut, dans ce +jugement, faire une grande part à la vieille haine qui avait poursuivi +Abélard dès le début de sa carrière et que ses premiers ennemis, en +disparaissant de la scène, avaient transmise à leurs successeurs. +La jalousie qui s'acharna contre lui est historiquement établie. La +modération même des peines prononcées prouve bien qu'on ne pensait pas +de lui tout le mal qu'on en disait; car dès cette époque, le sacrilège +et le blasphème encouraient de plus rudes châtiments. On ne voulait +évidemment que deux choses, son impuissance et son humiliation. Il faut +remarquer, au reste, que le temps n'était pas venu encore où l'on vit +l'Église déployer systématiquement la dernière rigueur contre l'erreur +purement spéculative, et commander ou permettre les crimes qui ont plus +tard souillé sa cause. Le XIIe siècle était un temps de liberté de +penser relative, quand on le compare aux temps qui l'ont suivi. + +Cependant, ni saint Bernard ni les pères du concile n'étaient +tranquilles sur les suites de leur décision. Que devait en penser Rome? +cette question les inquiétait. D'abord il ne paraît pas que plusieurs +des pères jouissent de ce côté-là d'une grande faveur, car, des deux +archevêques de Sens et de Reims, l'un avait encouru déjà une fois la +disgrâce du saint-siège; l'autre était destiné à se voir plus tard privé +du pallium, par jugement du pape Eugène III[290]. Puis, bien qu'on eût +admis que l'appel à la cour de Rome couvrait la personne d'Abélard, on +n'était pas sûr d'être approuvé par le souverain pontife pour avoir +passé outre au jugement des doctrines. L'abus de ces sortes d'appels, +fortement dénoncé par le clergé gallican, était constamment accueilli ou +encouragé par le saint-siège. Grégoire VII avait attiré à lui presque +toute la juridiction ecclésiastique, et le célèbre archevêque de Tours, +Hildebert, comme plus tard saint Bernard lui-même dans son traité de _la +Considération_, avait en vain réclamé contre cette compétence directe +et illimitée qui transformait la cour de Rome en tribunal unique de la +chrétienté[291]. Il est vrai qu'on alléguait contre l'appel interjeté +par Abélard que lui-même avait choisi ses juges, et qu'un concile +provincial demeure en tout état de cause juge de la doctrine d'un +théologien de son ressort. Mais ces raisons pouvaient n'être pas goûtées +à Rome, et les évêques ne doutaient pas qu'Abélard et ses amis n'y +missent tout en oeuvre pour faire condamner le clergé de France au +tribunal de saint Pierre. La modération a toujours été le caractère +et de la politique et de la religion de Rome, sauf dans quelques +circonstances extrêmes où l'autorité apostolique s'est vue directement +en péril. Sa conduite est connue; ardente, quand les églises nationales +sont tièdes, elle se montre sage et clémente quand celles-ci paraissent +passionnées; elle s'étudie à garder les formes d'une paternelle +protection. On a déjà vu qu'au sein du sacré collége Abélard comptait +des appuis et même des disciples. A leur tête était le cardinal Gui de +Castello[292], distingué par l'élévation de son esprit, sa douceur, sa +justice, et dont le crédit était grand; car c'est lui qui, quatre ans +après, fut pape sous le nom de Célestin II, trop tard pour le repos +d'Abélard, trop peu de temps peut-être pour l'Église et pour l'humanité. + +[Note 290: _Gall. Christ._, t. IX, p. 86, et t. XII, p. 46.] + +[Note 291: Cf. Gervaise, _Vie d'Ab._, t. II, l. V, p. 229.--_Rec. +des Hist. des Gaules_, t. XIV; i praefat., p. XVI.--S. Bern. _De +Considerat._ l. I, c. III.--Neander, _S. Bern. et son siècle_, l. +II.--Bergier, _Dict. de Théol._, art. _Papauté_; Not. XVI.] + +[Note 292: Guido de Castello dans les lettres de saint Bernard; Guy +de Castellis, du Chatel, de Castel ou de Château, dans les historiens +français; son nom vient de la ville de Città di Castello dans la +légation de Pérouse. Nommé par Honorius II, cardinal-diacre au titre +de Sainte-Marie, _in via lata_, et par Innocent II, cardinal-prêtre +au titre de Saint-Marc, il s'éleva au souverain pontificat en 1143 et +mourut au bout de six mois. Les manuscrits des lettres de saint Bernard +portent qu'il était disciple d'Abélard, et Duboulai le désigne ainsi: +«Magister Guido de Castellis P. Abaelardi quondam discipulus, +ejusque defensor acerrimus.» (S. Bern. _Op._, ep. CXCII, p. 185 _in +not._--_Hist. Univ._, t. II, p. 212.)] + +Mais saint Bernard avait encore plus d'amis auprès du saint-siége. Sa +réputation de sainteté, sa haute position et son influence active dans +le clergé, ses grands et récents services dans l'affaire du schisme, lui +assuraient en Italie une autorité qu'il s'occupa d'augmenter. D'abord +deux lettres synodiques furent adressées au saint-père, l'une par +l'archevêque de Sens et ses suffragants; l'autre au nom de l'archevêque +de Reims et des siens. Ces deux lettres sont évidemment écrites par +saint Bernard. La première surtout est importante; elle était connue au +Vatican sous le nom de la lettre des évêques de France[293]; c'est un +compte rendu de toute l'affaire. Après avoir déclaré qu'il n'y a de +ferme et de stable que ce qui est établi par l'autorité du siége +apostolique, on y rappelle les leçons et les compositions d'Abélard, et +l'impression qu'il avait produite, soit sur le public des écoles, soit +sur celui des villes, des bourgs et des châteaux, et le bruit qui en +était parvenu jusqu'à l'abbé de Clairvaux, et ses premières démarches +pleines de charité, de discrétion, et les bravades du novateur et de +ses disciples, forçant par un défi le synode à se réunir et Bernard à y +paraître. Puis, en termes fort succincts, les pères du concile exposent +ce qui s'y est passé; comment le _seigneur abbé_ a produit dans +l'assemblée le livre de théologie du maître Pierre, et les articles +dudit livre, notés comme absurdes et pleinement hérétiques, pour que +l'inculpé niât les avoir écrits, ou, s'il les avouait, les justifiât ou +les amendât; comment le maître Pierre Abélard parut alors se défier, +chercher un moyen d'évasion, et refusa de répondre; si bien qu'enfin et +quoique libre audience lui fût accordée, et qu'il fût en lieu sûr et +devant d'équitables juges, il en appela au saint-père en sa présence, et +sortit de l'assemblée avec les siens. Encore que cet appel, ajoute-t-on, +parût peu canonique, par déférence pour le siége apostolique, on n'a +point voulu prononcer de sentence contre l'homme lui-même. Mais, pour +mettre un terme à la propagation de l'erreur, on a statué sur les +doctrines, lues et relues souvent en des cours publics; elles étaient +notoires; elles étaient manifestement fausses et hérétiques; on les a +donc condamnées en elles-mêmes, et cela un jour avant l'appel fait au +saint-siége. Cette dernière circonstance n'est affirmée que dans cet +endroit et elle n'est guère conciliable avec les autres relations, +même avec celle de saint Bernard, même avec celle que contient cette +lettre[294]. Pour qu'elle soit exacte, en effet, il faut ou qu'Abélard +ait quitté la séance sans mot dire, ce que nul ne prétend, ou qu'on eût +par provision statué à huis-clos sur ses doctrines, avant de l'entendre +en personne, ou qu'enfin l'appel au pape n'ait paru consommé qu'après +avoir été régularisé par une déclaration écrite, admise comme valable +par le concile[295]. Quoi qu'il en soit, l'archevêque de Sens et son +clergé transmettent au pape, en finissant, les articles condamnés, et +«le supplient unanimement de confirmer leur sentence, de frapper d'un +juste châtiment ceux qui s'obstineraient par esprit de contention à les +défendre[296]; et quant au susdit Pierre, de lui imposer silence en lui +interdisant d'enseigner et d'écrire, et en supprimant ses livres.» + +[Note 293: S. Bern. _Op._, ep. CCCXXXVII, ad Innocent. pontif. in +persona Franciae episcop., Not. d.] + +[Note 294: «Pridie ante factam ad vos appellationem damnavimus.» +Cette circonstance est en effet peu conciliable avec ces mots de la +portion antérieure du récit: «Respondere noluit ... ad vestram tamen, +sanctissisme pater, appellans praesentiam, cum suis a conventu +discessit.» (_id. ibid._ Voyez aussi les lettres CLXXXIX et CXCI.)] + +[Note 295: Le père Longueval, _Hist. de l'Égl. gall._, t. IX, l. +XXV, p. 29.] + +[Note 296: «Sententias eas perpetua damnatione notari et omnes qui +pervicaciter et contentiese illas defenderent justa poena muletari.» +(Ep. CCCXXXVII.)] + +En même temps, Bernard écrit pour son compte au pape. Il se jette dans +ses bras avec tous les épanchements d'une âme navrée de douleur et d'un +chrétien au désespoir. Il est dégoûté de vivre, il ne sait s'il lui +serait utile de mourir[297]. Insensé! il croyait, après la mort de +Pierre de Léon, l'antipape, que l'Église était enfin tranquille et qu'il +allait vivre en repos; il ignorait qu'il habitait une vallée de larmes, +une terre d'oubli. La douleur est revenue, ses pleurs ont coulé à flots +comme les maux qu'il a soufferts. Un Goliath s'est levé, d'autant plus +hardi qu'il sentait bien qu'il n'y avait point de David: Goliath, c'est +Abélard, toujours avec son compagnon d'armes, Arnauld de Bresce. Puis +vient le récit des circonstances que l'on sait, et enfin une adjuration +véhémente adressée au successeur de Pierre: qu'il voie s'il est possible +que l'ennemi de la foi de Pierre trouve un refuge auprès du siége de +Pierre; qu'il se souvienne de ce qu'il doit à l'Église; qu'il écrase +la fureur des schismatiques; qu'il ne fasse pas moins que les grands +évêques, ses prédécesseurs, et saisisse, pendant qu'ils sont encore +petits, les renards qui dévorent la vigne du Seigneur. + +[Note 297: «Taedet vivere et an mori expediat nescio.» (Ep. +CLXXXIX.)] + +Un moine de Montier-Ramey, admis plus tard à Clairvaux, Nicolas, +secrétaire de l'abbé, son messager de prédilection pour les négociations +délicates, et qui avait alors toute sa confiance, quoiqu'il l'ait trahie +plus tard[298], fut chargé de porter ces lettres au pape, et d'y ajouter +de vive voix les commentaires convenables. + +[Note 298: Montier-Ramey était une abbaye à quatre lieues de Troyes. +Nicolas était un homme instruit, lettré, habile, fort employé dans les +affaires de Rome, mais hypocrite, et que saint Bernard accusa plus tard +de vol et de faux. On a de lui des lettres assez intéressantes.» (S. +Bern. _Op._, ep. CLXXXIX et praefat., in t. III, vol. I, p. 711.--_Hist. +litt._, t. XIII, p. 553.)] + +Ces lettres n'étaient pas les seules; il en est d'autres où le saint +s'exprime d'un ton différent, suivant la différence des correspondants. +Ainsi il s'adresse avec autorité au cardinal Grégoire Tarquin, comme +s'il n'avait pour le faire agir qu'à lui donner le signal, et qu'il le +pût traiter comme un religieux de son ordre, toujours prêt à lui obéir. +«Suivant votre coutume,» lui dit-il, «quand j'entre dans la cour (la +cour de Rome), vous devez vous lever pour moi. Levez-vous donc pour +ma cause ou plutôt pour la cause du Christ[299].» Quand il écrit au +cardinal Haimeric, qui était des Gaules, son ami, et de plus chancelier +de l'Église romaine[300], il lui parle gravement, presque politiquement, +et lui fait sentir en peu de mots ce qu'on doit en pareille occurrence +attendre du saint-siége. Il est moins à l'aise avec le cardinal Gui de +Castello: il l'appelle son vénérable seigneur et son père chéri, et d'un +ton mêlé de flatterie et de fermeté il lui témoigne l'espérance de ne +pas le voir aimer un homme au point d'aimer ses erreurs. Ce serait +injure que de le soupçonner d'une telle amitié, elle serait terrestre, +charnelle et diabolique; et il ajoute: «Ce n'est pas moi qui accuse +Abélard auprès du saint-père; c'est son livre qui l'accuse.... Un homme +qui ne voit rien en énigme, rien dans le miroir, mais qui regarde tout +face à face[301]!.... J'estimerais moins votre équité, si je vous priais +longtemps, dans la cause du Christ, de ne mettre personne avant le +Christ. Sachez-le seulement, parce qu'il vous est utile de le savoir, +vous à qui Dieu a donné la puissance: il importe à l'Église, il importe +à cet homme lui-même, qu'il lui soit imposé silence.» + +[Note 299: Ep. CCCXXXIII, ad G. cardinalem.] + +[Note 300: Haimeric, Bourguignon, de la ville de Châtillon, et +qu'on dit de la famille de Castries, cardinal-diacre du titre de +Sainte-Marie-Nouvelle. (S. Bern., ep. XV et CCCXXXVIII.)] + +[Note 301: «Nihil videt per speculum et in aenigmate, sed facie ad +faciem omnia intuetur.» (Ep. CXCII, ad magistrum Guidonem de Castello.)] + +Mais quand il parle au cardinal-prêtre Ives, son ami, qui ayant été +chanoine régulier de Saint-Victor de Paris pouvait comprendre et +partager ses sentiments, il épanche toutes ses colères contre Abélard; +là encore, c'est un moine sans règle, un supérieur sans soin, qui +ne sait ni imposer l'ordre ni s'y soumettre, un homme différent de +lui-même, Hérode au dedans, Jean-Baptiste au dehors, qui veut souiller +la chasteté de l'Église, fabricateur de mensonges, fauteur de dogmes +pervers, plus hérétique enfin par son opiniâtreté que par ses +erreurs[302]. + +[Note 302: Ep. CXCIII, ad magistrum Ivonem cardinalem.] + +Mais en multipliant ces lettres habilement calculées pour intéresser à +sa cause tout ce que Rome avait de plus considérable, saint Bernard +ne voulait point se montrer étranger à la question de doctrine. +Indépendamment de la relation qu'il écrit pour le pape, il lui adresse +une épître, ou plutôt un traité où il examine et discute quelques-unes +des opinions d'Abélard[303]. Cette composition a été justement placée +parmi les meilleures de son auteur. Quoiqu'il n'y considère pas dans +leur ensemble, ni d'un point de vue fort élevé, les doctrines de son +adversaire, il prend sur lui à divers moments une supériorité véritable; +et dégagée des violences d'un langage injurieux qui altère et déshonore +la vérité même, sa pensée est souvent juste et quelquefois profonde. +Dans la discussion sur la Trinité, on peut l'accuser de n'avoir pas +équitablement pris l'opinion qu'il réfute. S'il ne la défigure pas, +du moins il l'exagère; et en isolant les expressions, il les rend +exclusives et plus suspectes qu'elles ne doivent l'être pour un esprit +de bonne foi. Mais dans l'examen de la nouvelle théorie de la Rédemption +il paraît avoir raison contre son rival; et l'esprit moderne qui +peut préférer l'idée d'Abélard ne saurait faire qu'elle fût l'idée +traditionnelle et partant orthodoxe de l'Église catholique. La Trinité +et la Rédemption sont les seuls dogmes spéciaux dont le saint s'occupe +avec étendue. Il glisse sur le reste, et se borne à caractériser d'une +manière générale l'esprit du rationalisme qui respire dans toute la +théologie d'Abélard. Là encore, il montre une vraie sagacité, et il +attaque l'intervention de la raison dans les choses de la foi avec une +force et une clairvoyance qui feraient envie à plusieurs des apologistes +de notre siècle, avec une rhétorique passionnée qui rappelle l'auteur +de l'_Essai sur l'indifférence en matière de religion_; c'est la même +éloquence, plus animée peut-être, quoique moins naturelle encore; c'est +la même vigueur sophistique; c'est, avec les idées que M. de la Mennais +n'a plus, le talent qu'il a toujours. + +[Note 303: S. Bern. _Op._, ep. CXC, seu tractatus contra quaedam +capitula errorum Abaelardi, vol. I, t II, op. XI, p. 636.--_Ab. Op._, +p. 276. Voyez dans la suite de cet ouvrage le c. IV de la troisième +partie.] + +Jamais plus active et plus soigneuse habileté n'a été déployée pour +perdre un homme, coupable seulement de dissidence et convaincu d'être +un contradicteur. A voir tant d'efforts empreints de tant de haine, +de ressentiment et d'orgueil, on se dit qu'il est heureux pour saint +Bernard d'avoir été un saint. Quiconque penserait et agirait ainsi pour +un intérêt quelconque de ce monde, même pour celui d'une politique +équitable et légitime, serait accusé de méchanceté dans la tyrannie; la +sainteté seule atténue, si elle ne les justifie, ces excès de l'âme. On +a grand tort d'attaquer les austérités que le christianisme prescrit. +Ces austérités héroïques sont seules capables de racheter devant Dieu +les vives passions que, ne pouvant les supprimer, le christianisme +détourne à son profit, et qu'il dévoue à sa cause. Saint Bernard +consacrait à Dieu ses passions, comme autrefois les templiers leur épée. + +L'intérieur du parti qui poursuivait Abélard nous est mieux connu que le +parti d'Abélard lui-même, et que sa propre conduite, dans ces difficiles +circonstances. Peut-être le Vatican, qui nous a rendu le texte des +propositions déférées par le concile de Sens, contient-il encore, dans +ses mystérieuses archives, les lettres d'Abélard suppliant, et les +plaintes de ceux qui, croyant la vérité persécutée dans sa personne, +invoquaient la protection du chef de la chrétienté; mais tout cela nous +est inconnu. Nous ne possédons que les actes publics, deux confessions +de foi et une apologie qu'un de ses amis écrivit avec plus de chaleur +que de prudence. Encore ne sait-on pas bien la date de ces écrits, et +les auteurs ne sont pas d'accord. Racontons les faits dans l'ordre le +plus simple. + +La décision de Rome demeura un temps incertaine. Mais les lettres de +saint Bernard au pape furent répandues dans le public, et l'on ne tarda +pas à les faire suivre du bruit de la condamnation; on l'annonçait avant +de l'avoir obtenue. Abélard, imparfaitement instruit de son sort, dut +redoubler de soins pour l'éviter et l'adoucir. Il comptait sur deux +appuis, l'opinion de la France et la faveur de Rome. + +La première était moins unie qu'il ne pensait. L'énergie avec laquelle +on l'avait attaqué au nom de l'Église intimidait ceux qui n'étaient +qu'impartiaux, neutralisait dans le clergé une partie de ses amis, et +donnait à la querelle une gravité qui ne permettait plus de le suivre +ouvertement qu'aux convictions fortes ou passionnées. Toutefois, pendant +qu'il faisait sans doute jouer à Rome tous les ressorts qui le pouvaient +sauver, il ne négligea pas de s'adresser au public, et de se concilier +les deux sortes d'esprits qui l'avaient si souvent servi; d'une part, +les esprits curieux et hardis, qui se plaisent à l'examen et goûtent la +controverse, en un mot les esprits faits pour l'opposition; de l'autre, +les esprits élevés et bienveillants, qui s'intéressent aisément au +talent et à la sincérité persécutés, et qui placent volontiers le bon +droit du côté de l'intelligence et de la faiblesse. Aux uns il adressa +les réponses de la dialectique, aux autres les gémissements de la foi. +Il s'étudia comme toujours à faire en lui redouter le controversiste et +plaindre le chrétien. + +Mais il y avait un juge qu'il devait avant tout rassurer et satisfaire, +c'était Héloïse: non qu'il pût craindre un moment d'être désavoué par +l'esprit le plus libre, abandonné par le coeur le plus fidèle. Eh! dans +quelles extrémités Héloïse ne l'aurait-elle pas suivi? mais il avait +besoin de l'armer pour sa cause, et de ranger publiquement de son parti +l'abbesse et ses religieuses; car elle exerçait dans l'Église et le +monde une grande autorité morale. D'ailleurs, au milieu de ces restes de +passions philosophiques et de calculs ambitieux qui l'agitaient encore, +le coeur d'Abélard renfermait un fond de véritable tristesse; un +sentiment amer d'injustice et de malheur qui demandait à se répandre, et +qui s'épanchait toujours vers celle qui comprenait toute sa pensée et +sentait toute son âme. C'est pour elle qu'il écrivit cette confession de +foi si noble et si touchante: + +«Héloïse, ma soeur, toi jadis si chère dans le siècle, aujourd'hui plus +chère encore en Jésus-Christ, la logique m'a rendu odieux au monde. Ils +disent en effet; ces pervers qui pervertissent tout et dont la sagesse +est perdition, que je suis éminent dans la logique, mais que j'ai failli +grandement dans la science de Paul. En louant en moi la trempe de +l'esprit, ils m'enlèvent la pureté de la foi. C'est, il me semble, la +prévention plutôt que la sagesse qui me juge ainsi; je ne veux pas à ce +prix être philosophe, s'il me faut révolter contre Paul; je ne veux pas +être Aristote, si je suis séparé du Christ; car il n'est pas sous le +ciel d'autre nom que le sien en qui je doive trouver mon salut. J'adore +le Christ qui règne à la droite du Père; des bras de la foi, je +l'embrasse, agissant divinement pour sa gloire dans sa chair virginale, +prise du Paraclet[304]. Et pour que toute inquiète sollicitude, tout +ombrage soit banni du coeur qui bat dans votre sein, tenez de moi ceci. +J'ai fondé ma conscience sur la pierre où le Christ a édifié son Église. +Ce qui est gravé sur cette pierre, je vous le dirai en peu de mots: Je +crois dans le Père et le Fils et le Saint-Esprit, Dieu un par nature +et vrai Dieu, qui contient la Trinité dans les personnes, de façon à +conserver toujours l'unité dans la substance. Je crois que le Fils est +en tout _coégal_ au Père; savoir, en éternité, en puissance, en volonté, +en opération. Je n'écoute point Arius qui, poussé par un génie pervers, +ou même séduit par un esprit démoniaque, introduit des degrés dans la +Trinité, enseignant que le Père est plus grand, le Fils moins grand, +oubliant ainsi le précepte de la loi: _Tu ne monteras point par des +degrés à mon autel_ (Exod. xx, 26); car il monte par des degrés à +l'autel de Dieu, celui qui introduit dans la Trinité une priorité et +une postériorité (une supériorité et une infériorité). J'atteste que le +Saint-Esprit, est consubstantiel et coégal en tout au Père et au Fils, +quand dans mes livres je le désigne si souvent du nom de la Divine +bonté. Je condamne Sabellius qui, attribuant au Père et au Fils la même +personne, avança que le Père avait souffert la passion, d'où est venu le +nom des patripassiens. Je crois que le Fils de Dieu est devenu le Fils +de l'homme, et qu'une seule personne subsiste par et dans les deux +natures. C'est lui qui après avoir souffert toutes les conditions +attachées à son humanité et la mort même, est ressuscité, est monté au +ciel, et viendra juger les vivants et les morts. J'affirme que tous les +péchés sont remis par le baptême; que nous avons besoin de la grâce +pour commencer et accomplir le bien, et que ceux qui ont failli sont +régénérés par la pénitence. Quant à la résurrection de la chair, +pourquoi en parlerais-je, puisque vainement je me glorifierais d'être +chrétien, si je ne croyais que je dois ressusciter un jour? + +[Note 304: «Amplector eum ulnis fidei in carne virginali de +Paracleto sumpta gloriosa divinitus operantem.» Manière un peu +recherchée, mais exacte, d'exprimer que le Fils de l'homme a été conçu +dans le sein d'une vierge par l'opération du Saint-Esprit.] + +Telle est donc la foi dans laquelle je me repose. C'est d'elle que je +tire la fermeté de mon espérance. Fort de cet appui salutaire, je ne +crains pas les aboiements de Scylla, Je ris du gouffre de Charybde, je +n'ai pas peur des chants mortels des sirènes. Si la tempête vient, elle +ne me renverse pas; si les vents soufflent, ils ne m'agitent pas; car je +suis fondé sur la pierre inébranlable[305].» + +[Note 305: _Ab. Op._, pars II, p. 308.] + +Cette déclaration est chrétienne. Elle contient l'expression d'une foi +correcte sur les principaux articles touchant lesquels on accusait +Abélard d'hérésie. Cependant elle ne rétracte pour le fond aucune des +opinions qu'il a soutenues dans ses livres, au sens du moins où il les +a soutenues. I1 n'est ni le premier ni le seul qui, pour rester dans +l'unité, ait profité d'une communauté de langage entre ses adversaires +et lui, sans tenir compte des idées diverses que des esprits différents +attachent aux mêmes mots. Peut-être si l'on obligeait tous les chrétiens +à donner individuellement le sens précis et sincère qu'ils attribuent +chacun aux expressions consacrées du dogme, verrait-on dans l'unité +perpétuelle du catholicisme surgir les dissidences et les variations, et +l'hérésie des coeurs trahir l'orthodoxie des paroles. + +Ainsi Abélard parlait à Héloïse. Ainsi il essayait d'offrir aux +catholiques, sans engagement ni passion, les moyens de s'intéresser à +lui et de le prendre sous leur garde. En même temps, il composait une +apologie plus développée, où il se défendait en discutant et réfutait +ses adversaires. Cet ouvrage est inconnu. Mais Othon de Frisingen +nous en a conservé le commencement, où l'on voit que les questions +de dialectique avaient été mêlées par les adversaires d'Abélard aux +questions de théologie, et ceux-ci ont accusé cet ouvrage d'une vivacité +et d'une violence qui auraient à la fois aggravé les torts de l'auteur +et empiré sa situation[306]. Nous doutons qu'il ait écrit avec +l'emportement qu'on lui reproche. En général, sa discussion était alors +plus dédaigneuse que violente; mais c'était bien assez pour offenser des +adversaires très-sérieusement persuadés d'être les défenseurs de Dieu. + +[Note 306: Othon paraît croire que l'apologie d'Abélard fut faite à +Cluni après la décision du pape. Si c'est la confession de foi qui se +trouve dans les Oeuvres, elle n'était pas de nature à provoquer de +vives répliques, et elle ne commence point par les mots qu'Othon nous a +conservés, et qui indiquent que les imputations d'hérésie auraient été +rattachées à quelque point de philosophie traité d'après Boèce. Elle +n'est pas l'apologie dont un adversaire d'Abélard dit: «Per apologiam +suam theologiam impejorat.» Celle-ci est donc perdue. L'existence en est +attestée par Othon et par les citations curieuses que donne le censeur +inconnu dans une réfutation attribuée faussement à Guillaume de +Saint-Thierry. Il faut que les éditeurs de celle-ci l'aient lue avec peu +d'attention pour n'avoir par aperçu qu'elle était dirigée contre une +apologie tout autrement polémique que la déclaration publiée par +d'Amboise et annexée par Tissier à la dissertation de Guillaume de +Saint-Thierry, et à celle de l'abbé anonyme qu'on croit être Geoffroi +d'Auxerre. (Ott. Fris. _De Gest. Frid._, l. 1, c. XLIX.--_Disput anon. +abb. adv. P. Abael., Biblioth. cisterc._, t. IV, p. 239, 240, 242, +246.)] + +Leurs reproches s'adressaient avec plus de justice à une autre apologie +qu'Abélard laissa publier par un de ses amis. Pierre Bérenger +est l'auteur de cette défense, véritable invective contre saint +Bernard[307]. L'ouvrage est rempli de verve et d'audace. Au milieu des +longueurs, des puérilités, des plaisanteries grossières que tolérait +le goût du temps, de ces citations innombrables, ornement obligé +d'un ouvrage destiné aux gens instruits, on y trouve un vrai talent +satirique, un esprit libre et pénétrant, quelquefois une argumentation +vive et des traits d'éloquence. C'est une Provinciale du XIIe siècle. On +ne saurait dire si Abélard y avait mis la main. + +[Note 307: _Ab. Op._, pars II, ep. XVII, _Berengarii scholastici +Apologeticus_, p. 302.] + +Nous n'avons rien emprunté à cet ouvrage en racontant le concile de +Sens. Nous ne voudrions pas juger les jésuites sur la foi de Pascal; +mais il y a dans Pascal du vrai sur les jésuites, et tout ne peut-être +faux dans ce que raconte Bérenger: car s'il parle comme un ennemi de +saint Bernard, il ne s'exprime pas comme un ennemi de la foi. + +Citons, si ce n'est comme historique, au moins comme échantillon de +style, quelque chose de la peinture intérieure du concile. Après s'être +assez agréablement moqué de la prétention constante de Bernard à n'être +qu'un ignorant qui ne sait pas écrire faute d'études, quoiqu'il écrivît +avec beaucoup d'art et de recherche, et qu'il se fût adonné aux lettres +profanes au point d'avoir composé dans sa jeunesse des chansons badines +dont on lui peut offrir quelques citations, l'apologiste lui rappelle +avec un respect ironique sa sainteté et ses miracles, puis lui déclare +brusquement qu'il a perdu son auréole et trahi son secret par sa +conduite dans la dernière affaire. + +«Or, voilà les évêques convoqués de toutes parts au concile de Sens. +C'est là que tu as déclaré Abélard hérétique, que tu l'as arraché comme +en lambeaux du sein maternel de l'Église. Il marchait dans la voie du +Christ; sortant de l'ombre comme un sicaire aposté, tu l'as dépouillé +de la tunique sans couture. D'abord tu haranguais le peuple, afin qu'il +priât Dieu pour lui; et intérieurement tu te disposais à le proscrire du +monde chrétien. Que pouvait faire la foule? Comment prier, quand elle +méconnaissait celui pour qui il fallait prier? Toi, l'homme de Dieu, qui +avais fait des miracles, qui étais assis avec Marie aux pieds de Jésus, +qui conservais toutes ses paroles dans ton coeur, tu aurais dû brûler +au ciel le plus pur encens de la prière pour obtenir la résipiscence +de Pierre, ton accusé, pour obtenir qu'il se lavât de tout soupçon.... +Est-ce que par hasard tu aurais mieux aimé qu'il demeurât tel que la +censure trouvât où le prendre? + +«Enfin, après le dîner, le livre de Pierre est apporté, et l'on ordonne +à quelqu'un de faire à haute voix lecture de ses écrits. Mais le +lecteur, animé par la haine, arrosé par le fruit de la vigne, non pas de +cette vigne dont il est dit, _je suis la vigne véritable_ (Jean, XV, 1), +mais de celle dont le jus coucha le patriarche tout nu sur le sol, se +met à crier plus fort qu'on ne lui demandait. Après quelques mots, vous +eussiez vu les graves pontifes se moquer de lui, battre des pieds, rire, +jouer, comme gens qui accomplissent leurs voeux, non au Christ, mais à +Bacchus; en même temps on salue les coupes, on célèbre les pots, on loue +les vins; les saints gosiers s'arrosent ... et c'est alors que, comme +dit le satirique: + + Inter pocula quaerunt + Pontifices saturi quid dia poemata narrent[308]. + +[Note 308: Pers. sat. I, v. 27-28. L'auteur latin dit _Romulidae_ et +non _pontifices_.] + +Puis, quand arrive jusqu'à eux le son de quelque passage subtil +et divin, auquel les oreilles pontificales ne sont pas habituées, +l'auditoire se dégrise dans son coeur; ce ne sont plus que grincements +de dents contre Pierre, et ces juges aux yeux de taupe pour voir clair +en philosophie, s'écrient:--Quoi! nous laisserions vivre un pareil +monstre!--et, remuant la tête comme des juifs:--Ah! disent-ils, _voilà +celui qui renverse le temple de Dieu_.--(Math, XXVI, 40.) Ainsi +des aveugles jugent les paroles de lumière; ainsi des hommes ivres +condamnent un homme sobre. Ainsi de vrais pots pleins de vin prononcent +contre l'organe de la Trinité.... Ils avaient rempli, ces premiers +philosophes du monde, le tonneau de leur gosier, et la chaleur du +breuvage leur était montée au cerveau, de sorte que tous les yeux se +fermaient noyés dans un sommeil léthargique. Cependant le lecteur crie, +l'auditeur dort. L'un s'appuie sur son coude pour mieux sommeiller; +l'autre, sur un coussin bien mou, cherche à fermer ses paupières; +un troisième penche sa tête sur ses genoux. Aussi, quand le lecteur +trouvait quelque épine dans le champ, il criait aux sourdes oreilles +des pères: _Vous condamnez?_ Alors, quelques-uns à peine éveillés à la +dernière syllabe, d'une voix somnolente, la tête pendante, disaient: +_Nous condamnons.--Amnons_, disaient d'autres qui, éveillés à leur tour +par le bruit que les premiers faisaient en jugeant, décapitaient le +mot[309].... Ainsi les soldats endormis rendent témoignage que, pendant +leur sommeil, les apôtres sont venus et ont emporté le corps. (Math. +XXVIII, 43.) Ainsi, celui qui avait veillé le jour et la nuit dans la +loi du Seigneur est condamné par des prêtres de Bacchus. C'est le malade +qui traite le médecin; c'est le naufragé qui accuse celui qui est sur le +rivage; le criminel qu'on va pendre accuse l'innocent. Que faire, ô +mon âme? A qui recourir? As-tu oublié les préceptes des rhéteurs, et +maîtrisée par la douleur, gagnée par les larmes, perds-tu le fil de ton +discours? Crois-tu que le Fils de l'homme, quand il viendra, trouvera la +foi sur la terre? Les renards ont leurs terriers, les oiseaux du ciel +ont leurs nids; mais Pierre n'a pas où reposer sa tête.... + +[Note 309: Il y a ici un jeu de mots impossible à traduire. +_Damnatis_, dit le promoteur. _Damnamus_, disent les pères. _Namus_, +répondent les plus endormis. _Namus_, nous nageons, ce mot fait allusion +à l'ivresse, et Bérenger ajoute: «Votre natation est une tempête, une +submersion.» (P. 305.)] + +«En voyant agir de la sorte, en écoutant les arrêts de pareils juges, on +se console avec ces mots de l'Évangile: _Les pontifes et les pharisiens +se sont réunis, et ils ont dit: Que faisons-nous? Cet homme dit des +choses merveilleuses. Si nous le laissons aller, tout le monde croira en +lui_. (Jean, XI, 47.) + +«Mais un des pères, nommé l'abbé Bernard, étant comme le pontife de ce +concile, prophétisa en disant: _Il nous convient qu'un seul homme soit +exterminé par le peuple et que toute la nation ne périsse pas_[310]. +C'est de ce moment qu'ils ont résolu de le condamner, répétant ces +paroles de Salomon: _Tendons des embûches au juste_ (Prov. I, 11), +enlevons-lui la grâce des lèvres et trouvons le mot qui perdra le +juste.--Vous l'avez fait en faisant ce que vous avez fait, vous avez +dardé contre Abélard les langues de la vipère. Renversés par l'ivresse, +vous l'avez renversé, et vous avez absorbé le vin, _comme celui qui +dévore le pauvre en secret_ (Habac. III, 14). Et pendant ce temps, +Pierre priait: _Seigneur_, disait-il, _délivrez mon âme des lèvres +iniques et de la langue perfide_. (Ps. CXIX, 2.) + +[Note 310: Jean, XI, 50. Bérenger dit: _Exterminetur a populo_, ce +qui veut dire soit _exterminé par le peuple_ ou _proscrit du sein du +peuple_. Il y a dans la Vulgate: _Moriatur pro populo_, ce qui est +conforme au texte grec.] + +«Au milieu de tant de pièges, Abélard se réfugie dans l'asile du +jugement de Rome.--Je suis, dit-il, un enfant de l'Église romaine. Je +veux que ma cause soit jugée comme celle de l'impie; _j'en appelle +à César_.--Mais Bernard, l'abbé, sur le bras duquel se reposait la +multitude des pères, ne dit pas comme le gouverneur qui tenait saint +Paul dans les fers: _Tu en as appelé à César, tu iras à César_[311]; +mais _tu en as appelé à César, tu n'iras pas à César_. Il informe en +effet le siège apostolique de tout ce qu'ils ont fait, et aussitôt un +jugement de condamnation de la cour de Rome court dans toute l'Église +gallicane. Ainsi est condamnée cette bouche, temple de la raison, +trompette de la foi, asile de la Trinité. Il est condamné, ô douleur, +absent, non entendu, non convaincu. Que dirai-je, que ne dirai-je pas, +Bernard?.... + +[Note 311: «Caesarem appello.--Caesarem appellasti; ad Caesarem +ibis.» (Act. XXV, 11 et 12.)] + +«Malgré tout ce que la fureur intestine des haines conjurées, tout ce +qu'un orage de passions implacables et insensées pouvait lancer contre +Pierre, tout ce que pouvait comploter l'envie et l'iniquité, la froide +clairvoyance de la censure apostolique ne devrait jamais se laisser +endormir. Mais il dévie facilement de la justice, celui qui dans une +cause craint l'homme plus que Dieu. Elle est vraie, cette parole d'une +bouche prophétique: _Toute tête est languissante.... De la plante des +pieds jusques au col, rien n'est sain en lui_[312]. + +[Note 312: Isaï., l. 5 et 6.--Le texte dit de la plante des pieds +jusqu'au sommet de la tête, _usque ad verticem_. C'est peut-être par +erreur que la citation de Bérenger porte _cervicem_.] + +«Il voulait, disent les fauteurs de l'abbé, corriger Pierre. Homme de +bien, si tu projetais de rappeler Pierre à la pureté d'une foi intacte, +pourquoi, en présence du peuple, lui imprimais-tu le caractère du +blasphème éternel? Et si tu cherchais à enlever à Pierre l'amour du +peuple, comment t'apprêtais-tu à le corriger? De l'ensemble de tes +actions, il ressort que ce qui t'a enflammé contre Pierre n'est pas +l'envie de le corriger, mais le désir d'une vengeance personnelle. +C'est une belle parole que celle du prophète: _Le juste me corrigera en +miséricorde._ (Ps. CXL, 5.) Où manque en effet la miséricorde, n'est pas +la correction du juste, mais la barbarie brutale du tyran. + +«Et sa lettre au pape Innocent atteste encore les ressentiments de son +âme: _Il ne doit pas trouver un refuge auprès du siége de Pierre, celui +qui attaque la foi de Pierre_[313]! Tout beau, tout beau, vaillant +guerrier; il ne sied pas à un moine de combattre de la sorte. +Crois-en Salomon: _Ne soyez pas trop juste de peur de tomber dans la +stupidité_[314]. Non, il n'attaque pas la foi de Pierre celui qui +affirme la foi de Pierre: il doit donc trouver un refuge auprès du siége +de Pierre. Souffre, je te prie, qu'Abélard soit chrétien avec toi. Et si +tu veux, il sera catholique avec toi; et si tu ne le veux pas, il sera +catholique encore; car Dieu est à tous et n'appartient à personne[315].» + +[Note 313: S. Bern., ep. CLXXXIX.] + +[Note 314: _Eccl._, VII. 17.--Il y a dans le texte: «Noli esse +justus multum, neque plus sapias quam necesse est, ne obstupescas.» +Bérenger dit: «Noli nimium esse justus, ne forte obstupescas.»] + +[Note 315: _Ab. Op._, pars II, ep. XVII, p. 303-308.] + +Après ces belles paroles, Bérenger recherche si en effet Abélard n'est +pas chrétien. Il donne alors le texte de la confession de foi adressée +à Héloïse, et sur cette déclaration, il demande s'il est juste et +charitable de fermer à celui qui professe la croyance de l'Église tout +accès vers le chef de l'Église. Abélard peut s'être trompé, mais il n'a +point dit tout ce qu'on lui fait dire, ou il l'a dit dans un autre sens; +un second ouvrage eût corrigé ou bien éclairci le premier; il fallait +attendre ses explications. Enfin s'il reste des erreurs, et Berenger ne +le conteste pas, où n'y a-t-il point d'erreurs? il y en a dans saint +Bernard lui-même. Son traité sur le Cantique des Cantiques contient +une hérésie sur l'origine de l'âme[316]. Il y a des fautes dans saint +Hilaire, dans saint Jérôme, et saint Augustin a publié le livre de ses +rétractations. Comment donc a-t-on pu avec tant d'acharnement travailler +à fermer au maître Pierre les portes de la clémence apostolique? + +[Note 316: Les erreurs que Berenger signale dans saint Bernard, sont +peu graves ou peu prouvées. Ainsi on lit dans son vingt-septième sermon +sur le _Cantique des Cantiques_, que l'âme vient du ciel, et Berenger +en conclut que saint Bernard est tombé dans l'erreur d'Origène qui +attribuait aux âmes une existence antérieure à cette vie. L'induction +nous paraît forcée. (S. Bern. _Op._, vol. I, t. IV, serm. XXVII, 6; +Not., p. CXIII.--_Hist. litt._, t. XII, p. 257.)] + +Telle est l'argumentation ici parfaitement juste par laquelle Berenger +termine son pamphlet théologique, en prenant l'engagement de discuter +dans un autre écrit le fond même des questions. Mais cet engagement, il +ne le tint pas. On vient de voir qu'en écrivant, il savait déjà que la +cour de Rome avait prononcé, et que toute espérance était perdue. Du +côté de saint Bernard, une dissertation, empreinte d'une verve qui +va jusqu'à la violence, avait été lancée contre l'apologie, non de +Berenger, mais d'Abélard[317]. L'auteur inconnu, mais qui était un abbé +de moines noirs, dédie son ouvrage à l'archevêque de Rouen qui parait +être son supérieur ecclésiastique, raconte qu'il a été lié avec Abélard +par la plus étroite familiarité, et prend avec la dernière vivacité +la défense de saint Bernard contre une apologie qu'il traite de +calomnieuse. C'est celle que nous n'avons plus. Il accuse Abélard d'être +_conduit par les furies_ et d'avoir comparé saint Bernard à Satan, +transformé en ange de lumière. Si la citation est exacte, l'accusé n'eût +fait que rendre à l'accusateur ce qu'il lui avait prêté[318]. + +[Note 317: Nous avons déjà parlé de cette dissertation d'un abbé +anonyme. Plusieurs auteurs, Duchesne entre autres, l'ont confondue +avec celle de Guillaume de Saint-Thierry, ou la lui ont attribuée par +surérogation; erreur manifeste que Tissier et Mabillon ont relevée. +Point d'évidente raison non plus pour donner cet ouvrage à Geoffroi, +l'auteur de la _Vie de saint Bernard_. Un moine de Cîteaux, nommé aussi +Geoffroi, l'attribue bien à un abbé de moines noirs, et Geoffroi le +biographe devint en effet abbé de Clairvaux (ou des moines noirs de +Cîteaux); il fut le troisième successeur de saint Bernard; mais il +n'était point abbé à l'époque où l'ouvrage paraît avoir été écrit, et +surtout il ne dépendait pas de l'archevêque de Rouen. L'ouvrage, au +reste, a été inséré dans la Bibliothèque de Cîteaux. (Disputat. anonym. +abbat. adv. dogm. P. Abael., _Bibl. cist._, t. IV, p. 238.--S. Bern. +_Op._, admon. in opusc. XI, vol. 1, t. II, p. 636.--_Thes. nov. anecd. +observ. proev. in Ab. Theol._, t. V, p. 1148.--Ex epist. Gaufr. mon. +clarev., _Rec. des Hist._, t. XIV, p. 331.--_Ab. Op._; Not., p. 1193.)] + +[Note 318: Voyez ci-dessus et S. Bern. ep. CCCXXX.] + +Mais ces violences de langage, toujours blâmables, étaient de plus +imprudentes. Le clergé orthodoxe prenait de jour en jour le dessus. +Berenger, esprit vif et caustique, s'était fait encore d'autres +affaires, en attaquant les chartreux qui, dit-on, avaient pris parti +contre lui[319]. Il se vit bientôt obligé de quitter le pays et de +songer à sa sûreté; puis du fond de la retraite où il s'était caché, +il écrivit à Guillaume, évêque de Mende, une lettre où il s'excuse, en +laissant échapper encore quelques épigrammes contre saint Bernard. Il +déclare qu'il se rend sur les questions générales du dogme, qu'il n'a +pas fait suivre son premier ouvrage d'un second, et qu'il a renoncé à +s'ériger en patron des articles reprochés à Pierre Abélard, puisque, +encore qu'ils soient bons pour le sens, ils ne le sont pas pour le +son[320]. «Quant à l'apologie que j'ai publiée, je la condamnerai, +dit-il, en ce sens, que si j'ai dit quelque chose contre la personne de +l'homme de Dieu, j'entends que le lecteur le prenne en plaisanterie, et +non au Sérieux.» + +[Note 319: _Ab. Op._, pars II, ep. XIX, p. 325.] + +[Note 320: «Quia, etsi sanum saperent, non sane sonabant.» (_Ab. +Op._, pars II, ep. XVIII, p. 822.)] + + +C'est que le jugement du pape, qui d'abord n'avait que transpiré, fut +bientôt officiellement connu, et mit fin à cette grande controverse, +qui devait renaître un jour sous les auspices d'hommes nouveaux. Saint +Bernard avait triomphé; l'oeuvre était consommée. On ignore si la cour +de Rome hésita, si elle fut quelque temps combattue entre les deux +partis; mais l'acquittement d'Abélard était la condamnation du clergé +de France et l'immolation dans l'Église de ce qu'on pourrait appeler +le parti gouvernemental au parti libéral. Un tel acte ne pouvait être +qu'une dangereuse inconséquence, à moins qu'il ne fût le début et le +signal d'un système nouveau, et ne figurât dans un vaste ensemble de +mesures de réforme ou tout au moins de conciliation. Or cette politique +n'était pas dans les idées du siècle, peut-être même eût-elle devancé +de trop d'années la nécessité qui plus tard a pu la réclamer sans +l'obtenir. En tout cas, elle n'était pas à la portée de celui qui, sous +le nom d'Innocent II, gouvernait l'Église, esprit médiocre et d'une +commune prudence, imitateur timide de la politique illustrée, entre ses +prédécesseurs, par Hildebrand, et entre ses successeurs, par Lothaire +Conti. Peu de mois après le concile de Sens, un rescrit donné à Latran +le 16 juillet, et adressé aux archevêques de Sens et de Reims, +ainsi qu'à l'abbé de Clairvaux, condamna sur l'appel Abélard et ses +doctrines[321]. Les termes en sont assez modérés. Après un préambule +sur les droits et les devoirs du saint siége, et quelques citations +d'erreurs déjà condamnées, le pape, sans se prononcer en droit touchant +les opérations du concile, dit que, quant aux articles déférés par +les deux archevêques, il a reconnu avec douleur, dans la pernicieuse +doctrine de Pierre Abélard, d'anciennes hérésies, et qu'il se félicite +qu'au moment où se raniment des dogmes pervers, Dieu ait suscité à +l'Église des enfants fidèles, au saint troupeau d'illustres pasteurs, +jaloux de mettre un terme aux attaques du nouvel hérétique[322]. En +conséquence, après avoir pris le conseil de ses évêques et cardinaux, le +successeur de saint Pierre condamne les articles ainsi que la doctrine +générale de Pierre et son auteur avec elle, et impose à Pierre, comme +hérétique (_tanquam haeretico_), un perpétuel silence. Il estime en +outre que tous les sectateurs et défenseurs de son erreur devront être +séquestrés du commerce des fidèles et enchaînés dans les liens de +l'excommunication. On ajoute que le pape ordonna de livrer aux flammes +les livres d'Abélard, et que lui-même les fit brûler à Rome[323]. + +[Note 321: S. Bern. _Op._, ep. CXCIV; Innocentius episc. +venerabilibus fratribus.--_Ab. Op._, pars II, ep. XVI, p. 301.] + +[Note 322: «Qui novi haeretici calomniis studeant obviare.» (_Id., +ibid._)] + +[Note 323: Gaufrid., _In Vit. S. Bern._--S. Bern. _Op._, vol. 1, p. +636.] + +Telle était la lettre immédiatement ostensible. Une lettre plus courte, +portant la même suscription, et donnée le lendemain de la précédente, +contenait le commandement que voici: + +«Par les présents écrits, nous mandons à votre fraternité de faire +enfermer séparément dans les maisons religieuses qui vous paraîtront le +plus convenables, Pierre Abélard et Arnauld de Bresce, fabricateurs de +dogmes pervers et agresseurs de la foi catholique, et de faire brûler +les livres de leur erreur partout où ils seront trouvés. Donné à Latran, +18ième jour des calendes d'août.» + +Et à cette lettre était annexé cet ordre: + +«Ne montrez ces écrits à qui que ce soit, jusqu'à ce que la lettre même +(sans doute le rescrit principal) ait été, dans le colloque de Paris qui +est très-prochain, communiquée aux archevêques[324].» + +[Note 324: Cet ordre est du 14 juillet. On ignore quel était le but +de ce colloque (conférence ou délibération) qui devait se tenir à Paris +et où devaient assister des archevêques, je n'en ai vu trace ni dans la +_Gallia Christiana_, ni dans l'_Histoire de l'Église de Paris_ du P. +Gérard Dubois. (S. Bern. _Op._, ep. CXCIV et not. in ep. CLXXXVII +et seqq., p. lxvi.--_Ab. Op._, pars II, ep. XV et XVI, p. 299 et +301.--Fleury, _Hist. Eccl._, t. XIV, l. LXVII, p. 556.)] + +Le secret prescrit fut gardé quelque temps. Abélard paraît n'avoir ni su +ni soupçonné de bonne heure ce fatal dénoûment. En faisant son appel, il +avait entendu se retirer par devers la Cour de Rome, pour y plaider sa +cause. Il ne pouvait s'imaginer qu'on l'y jugerait sans l'entendre, et +que cette iniquité, presque sans exemple de la part de l'Église suprême, +serait consommée contre lui. Il faut remarquer en effet, qu'à aucune +époque de la procédure, soit en France, soit en Italie, il n'a été admis +à dire s'il reconnaissait les ouvrages à lui attribués, s'il avouait, +désavouait, rétractait, modifiait ou interprétait les articles qu'on +prétendait en avoir extraits, ni enfin à s'expliquer sur ses dogmes et +ses intentions; la preuve n'a donc jamais été faite qu'il fût coupable +de malice, orgueil, opiniâtreté, conditions indispensables de l'hérésie; +car l'hérésie est un crime et non pas une erreur. On conçoit donc +jusqu'à un certain point sa sécurité. Cependant, comme il n'attendait +plus rien de la France, il résolut d'aller à Rome, afin de s'y défendre +s'il était encore simple accusé, de se justifier s'il était condamné +déjà. Triste et souffrant, il partit pour Lyon, en faisant route par +la Bourgogne. L'âge et les infirmités ralentissaient sa marche; il +séjournait dans les monastères qu'il rencontrait sur son chemin. Une +fois, surpris, dit-on, par la nuit, il fut forcé de s'arrêter à Cluni. + +La maison de Cluni, située non loin de Mâcon, était une ancienne abbaye +de l'ordre de Saint-Benoît, fondée au commencement du Xe siècle par +Bernon, abbé de Gigny, et richement dotée par Guillaume Ier, duc +d'Aquitaine et comte d'Auvergne. Elle avait précédé Cîteaux et par +conséquent Clairvaux, qui n'était qu'une colonie de cette dernière +maison, et, comme on disait dans le cloître, la troisième fille de +Cîteaux[325]. + +[Note 325: Cluni et Cîteaux, tous deux de l'ordre de Saint-Benoît, +étaient cependant des chefs d'ordre. Les quatre démembrements de +Cîteaux, appelés ses quatre filles, étaient les abbayes de La Ferté, de +Pontigni, de Clairvaux et de Morimond. La robe de Cluni était noire, +celle de Cîteaux blanche, excepté quand les moines sortaient de la +maison. Cette différence dans la couleur du froc joue un grand rôle +dans las démêlés des clunistes et des cisterciens. (_Hist. des ordres +monastiques_, par le P. Heliot, t. V, c. xviii et xxxii.)] + +Cluni était ce qu'on appelle un chef d'ordre et un des monastères les +plus renommés de la Gaule pour sa richesse et sa dignité. On vantait la +magnificence de son église, de ses bâtiments, de sa bibliothèque; et +l'hospitalité y était exercée avec grandeur. Un esprit de paix et +d'indulgence, le goût des lettres et des arts même régnaient dans cette +maison où les biens du monde n'étaient point dédaignés et que des +religieux austères accusaient de relâchement. Les vives animosités qui +éclataient souvent entre les divers ordres, comme entre les couvents +du même ordre, avaient, pendant un temps, animé Cîteaux contre Cluni. +Cîteaux, chef d'ordre comme Cluni, et à sa suite Clairvaux, plus ardent, +plus rigoureux, plus pauvre, avait attaqué tout à la fois la richesse, +l'influence, et l'esprit large et tolérant d'une abbaye où le temps +avait amené quelques modifications à la règle primitive de Saint-Benoît. +Naturellement, Cluni répondait en accusant Cîteaux de pharisaïsme. +Bernard, avec sa ferveur inflexible, n'avait pas manqué, près de quinze +ans auparavant, de prendre parti pour Cîteaux, d'où il était sorti, et +tout en lui reprochant les exagérations malveillantes d'un zèle outré, +il avait censuré les nouveautés et les concessions de Cluni, et dénoncé +la mollesse sous le nom de modération, la complaisance sous celui de +charité[326]. + +[Note 326: Voyez l'ouvrage que saint Bernard, à la demande de +Guillaume de Saint-Thierry, composa sous le nom d'_Apologia_ et où il +attaque encore plus Cluni qu'il ne le défend, tout en blâmant Cîteaux. +(S. Bern. _Op._, vol. 1, t. II, opusc. V.)] + +Quoique ces accusations, motivées surtout par quelques habitudes de luxe +inséparables d'une grande opulence, et par les désordres ambitieux d'un +abbé, Pons de Melgueil, mort à Rome excommunié, n'eussent jamais atteint +son successeur, Pierre, fils de Maurice, de la grande famille des +seigneurs de Montboissier en Auvergne, celui à qui ses vertus et sa +longue vie ont attiré le nom de Pierre le Vénérable; il lui fallut +prendre la plume pour défendre son ordre et répondre, au moins +indirectement, à saint Bernard[327]. Il donna une réfutation remarquable +de toutes les critiques des cisterciens, ce qui était réfuter celles que +s'appropriait saint Bernard, quoiqu'il ne le nommât pas[328]. Mais c'est +l'esprit même de saint Bernard que semble combattre dans son style +calme, mesuré, enjoué même, l'esprit juste et serein de Pierre le +Vénérable. En 1132, une exemption en matière de dîme accordée par le +pape aux moines de Cîteaux, obligea l'abbé de Cluni à réclamer, et +suscita une controverse nouvelle entre l'abbé de Clairvaux et lui[329]. +Enfin, six ans après, l'élection d'un cluniste à l'évêché de Langres, +faite contre le gré du premier, l'entraîna à des plaintes amères où son +noble émule ne fut pas épargné auprès du roi ni du pape. Pierre lui +répondit avec une mesure et une supériorité reconnues des admirateurs +mêmes de saint Bernard; et quand enfin, résumant tous leurs différends +du ton de la modération et de l'amitié, il voulut les mettre au néant, +il lui écrivit une grande lettre toute pleine d'autorité et de douceur +où nous lisons cette belle parole trop peu comprise des moines de tous +les temps: «La règle de saint Benoît est subordonnée à la règle de la +charité[330].» + +[Note 327: Pierre le Vénérable, «Venerabilis cognomine, quod ipsi +haesit, sua aetate donatus» (_Rec. des Hist._, t. XV, ep. Pet. Clun. +abb., _Monit._, p. 625); «Cognomento venerabilis ob eximiam divinarum +et humanarum scientiarum cognitionem cum insigni vitae prebliate +conjunctam» (_Gall., Christ._, t. VI, p. 1117), ne fut point _canonisé +selon les formes_. Mais les bénédictins n'ont pas manqué de l'inscrire +dans leur martyrologe; et dans la bibliothèque de Cluni, son nom est +précédé de l'S. (_Bibl. Cluniac. vit. S. Pet. vener._, p. 553.) Les +auteurs de l'_Histoire littéraire_ le regardent également comme un saint +en France. (_Hist. litt._, t. XIII suppl., p. 431.)] + +[Note 328: Fleury n'hésite pas à considérer l'apologie de Cluni +adressée par Pierre à Bernard comme une réponse à l'ouvrage du dernier, +et c'est aussi l'opinion de Neander. Les auteurs de l'_Histoire +littéraire_ mettent un grand soin à prouver qu'il n'en est rien et que +Pierre ne répond qu'aux cisterciens en général. Il est certain que la +réfutation n'est ni directe, ni expresse, mais l'opposition entre +les deux hommes est flagrante. (Cf. _Bibl. cluniac._, l. I, ep. +XXVIII--_Hist. litt._, t. XIII, p. 199, t. Xlll supp., p. 266 et 438.-- +_Hist. Eccl._, l. LXVII, n° 43.--_Saint Bernard et son siècle_, l. II.)] + +[Note 329: S. Bern. _Op._, vol. 1, not. in ep. CCXXVIII.--_Bibl, +Clun., Petr. Ven. epist._, l. I, ep. XXXIII-XXXVI.] + +[Note 330: «Regula illa illius sancti patris ex illa sublimi et +generali caritalis regula pendet.» (_Bib. Clun., Petr. epist._, l. +IV, ep. XVII, l. I, ep. XXIX.--S. Bern. _Op._, ep. CLXIV à CLXX, ep. +CCXXIX.)] + +La bienveillance, l'estime, l'amitié même parurent assez constamment +unir ces deux hommes si différemment chrétiens. Ils se louèrent beaucoup +l'un l'autre, et je ne sais s'ils s'en tendirent jamais. L'abbé Pierre, +par ses vertus calmes, sa piété simple, la culture et la distinction de +son esprit, était universellement respecté dans l'Église. Il ne manquait +pas pour lui-même de la sévérité nécessaire à la profession monastique, +et sa réforme de son ordre, décrétée en 1132, dans un chapitre général +où assistèrent douze cent douze frères et deux cents prieurs, l'a bien +prouvé. Mais une charité tendre et éclairée l'inspirait, et son esprit +aimable autant qu'étendu, lui faisait admettre et comprendre ce qui +échappait au génie étroit de l'abbé de Clairvaux. Les lettres de Pierre +sont admirables par l'onction dans la raison. Tout, jusqu'à cette +intelligence des choses mondaines dans une juste mesure, jusqu'à cette +habile alliance d'une vie simple et pure avec l'emploi des richesses du +siècle, des trésors des arts, des moyens d'influence temporels, rappelle +involontairement, dans sa magnificence, sa grâce et sa sainteté, +l'immortel archevêque de Cambrai. Ce n'est faire tort ni à Pierre ni à +Bernard que de dire qu'il y eut en eux et même entre eux quelque chose +qui fait penser à Fénelon et à Bossuet. «Vous remplissez les devoirs +«pénibles et difficiles, qui sont de jeûner, de «veiller, de souffrir,» +écrivait un jour Pierre à Bernard, «et vous ne pouvez supporter le +devoir facile «qui est d'aimer[331].» + +[Note 331: «Quae gravia sunt faciunt; quae levia facere nolunt.... +Servas, quicumque talis es, gravia Christi mandata, cum jejunas, +cum vigilas, cum fatigaris, cum laboras; et non vis levia ferre, ut +diligas.» (_Bibl. Clun._, 1. VI, ep. IV, p. 897. Cette lettre a été mise +à la date de 1149.) Saint Bernard était fort supérieur à Bossuet en +énergie et en puissance de caractère; mais la nature de Bossuet était +meilleure, plus équitable et plus douce.] + +Tel était l'homme que la Providence mît sur la route d'Abélard fugitif. +Ce n'était ni comme lui un docteur audacieux, ni comme son rival un +moine dominateur; mais un prélat lettré et doux, pieux et libéral, qui +aimait la paix et qui savait l'établir et la conserver. Il accueillit +Abélard avec un mélange de compassion et de respect, et la triste +victime de tant de haineuses passions, y compris les siennes, rencontra +enfin ce qu'il n'avait guère trouvé sur l'âpre chemin de sa vie, la +bonté. + +S'étant reposé quelques jours à Cluni, il confia ses projets à l'abbé +Pierre. Il se regardait comme l'objet d'une injuste persécution, et +protestait avec horreur contre le nom d'hérétique. Il raconta qu'il +avait fait appel au saint-siége, et qu'il allait se réfugier au pied du +trône pontifical. On en a conclu qu'il ne savait pas encore, du moins +avec certitude, que son arrêt était rendu. Pierre le Vénérable approuva +son dessein, lui dit que Rome était le refuge du peuple des chrétiens, +qu'il devait compter sur une suprême justice qui n'avait jamais failli +à personne, et par delà la justice, sur la miséricorde. Dans ces +circonstances, Raynard, abbé de Cîteaux, vint à Cluni. On a supposé +qu'il y était envoyé par l'abbé de Clairvaux, qui, dépositaire des +ordres du pape, hésitait à les exécuter avec éclat, ou redoutait le +voyage d'Abélard à Rome. Quoi qu'il en soit, l'abbé de Cîteaux parla de +réconciliation, et Pierre entra vivement dans cette nouvelle idée. Tous +deux pressèrent Abélard. Mieux instruit peut-être de sa vraie situation, +ou peut-être usé par l'âge, brisé par la maladie, découragé par +l'expérience, il parut se laisser fléchir. Jamais il n'avait pensé à se +placer en dehors de l'Église, et le schisme de sa situation lui était +réellement insupportable. Dans une telle disposition d'esprit, il dut +être touché de cet aspect de charité paisible et de sainte indifférence +que présentaient le vénérable abbé et l'intérieur de sa maison. Jamais +la piété n'avait abandonné son âme; il y laissa pénétrer le calme et le +détachement. A la demande de Pierre et de quelques autres religieux, il +déclara, comme au reste il l'avait souvent fait, rejeter tout ce +qui, dans ses paroles ou ses livres, aurait pu blesser des oreilles +catholiques, et il écrivit une nouvelle apologie ou confession de +foi[332]. Il voulut bien même suivre à Clairvaux l'abbé Raynard, dont la +médiation assoupit les anciens différends, et il dit à son retour que +saint Bernard et lui s'étaient revus pacifiquement[333]. On ne sait rien +de cette entrevue. Je ne doute pas de la clémence de saint Bernard; il +croyait réellement que c'était à lui de pardonner. + +[Note 332: _Ab. Op._, pars II, ep., xx, _apologia seu confessio_, p. +330.] + +[Note 333: «Se pacifice convenisse revenus retulit.» (_Id_., +_Ibid_., pars II, ep. xxii, p. 336.)] + +Si la confession de foi qui nous est restée est celle qui satisfit saint +Bernard, il était bien revenu des exigences que lui inspirait naguère +sa clairvoyante sévérité. Comme l'apologie pour Héloïse, la seconde +déclaration d'Abélard, adressée à tous les enfants de l'Église +universelle, est chrétienne; mais il n'y dément sur aucun point capital +les opinions émises dans ses ouvrages. Seulement il les désavoue dans la +forme absolue et outrée que leur avaient donnée ses adversaires, ou bien +il répète sans commentaire ni développement, la formule orthodoxe dont +on l'accuse de s'être écarté; mais il ne reconnaît pas qu'il s'en +soit écarté, ni que par conséquent il l'entende désormais en un sens +contraire à ses écrits. Après cette déclaration, il restait maître +comme par le passé, de soutenir, s'il l'eût jugé à propos, que ses +expressions, comprises suivant sa pensée, n'offraient pas le sens qu'on +leur prêtait, ou demeuraient compatibles avec les termes consacrés. +Après cette déclaration, il pouvait encore, au moyen de quelque +interprétation, soutenir qu'il n'avait pas changé d'opinion. En un mot, +il s'exprime chrétiennement, il ne se rétracte pas. Pour écrire cette +apologie, il a pu céder à l'âge, à la force, à la nécessité; il a pu, +chose plus louable, obéir à l'amour de la paix, au respect de l'unité, +à l'intérêt commun de la foi. Mais j'oserais affirmer qu'il n'a pas +sacrifié une seule de ses idées à qui que ce soit au monde. Le coeur +d'Abélard pouvait ou faiblir, ou se soumettre; son esprit ne le pouvait +pas. + +Au reste, il continue dans son apologie à se plaindre de la malice de +ses ennemis et des impostures dont il est victime[334]. Sur tous les +points dont on l'accuse, il atteste Dieu qu'il ne se connaît aucune +faute, et s'il lui en est échappé dans ses écrits ou dans ses leçons, il +ne les défend point, il se déclare prêt à tout réparer, à tout corriger, +n'ayant jamais eu ni arrière-pensée, ni mauvais dessein, ni opiniâtreté. + +[Note 334: Comme cette confession de foi accuse clairement, bien +qu'indirectement, ses adversaires de mensonge, elle a été censurée assez +vivement par des auteurs modernes, et confondue avec cette apologie +antérieure dont j'ai déjà parlé et qui aurait été plus violente que les +ouvrages même qu'elle était destinée à justifier. C'est ainsi qu'en +paraît juger entre autres Tissier. (_Biblioth. pat, cister._, t. IV, p. +259.) Mais ce que nous savons de la première apologie ne permet pas +de la confondre avec la confession de foi, et ainsi en ont jugé +d'excellents critiques. Si celle-ci a été écrite à Cluni, elle n'atteste +pas une réconciliation profondément sincère avec saint Bernard. (Cf. +_Hist. litt._, t. XII, p. 129 et 134.) Thomasius a établi d'une manière +assez spécieuse qu'Abélard n'avait jamais au fond abandonné ses opinions +et qu'aidé par Pierre de Cluni, qui tenait à honneur de le garder +dans son couvent, il avait donné à saint Bernard des satisfactions +apparentes. (_P. Ab. Vit._, chap. 70 et seqq.)] + +Puis, s'expliquant directement ou indirectement sur dix-sept articles +relevés dès l'origine dans ses écrits, il n'en laisse pas un seul, sans +se laver, au moins dans les termes, de toute trace d'hérésie: «Et quant +à ce qu'ajoute _notre ami_,» dit-il (et c'est ce mot qui semble indiquer +qu'il écrivit sa déclaration au moment de sa réconciliation), «que ces +articles ont été trouvés, partie dans la _Théologie_ du maître Pierre, +partie dans le _Livre des Sentences_ du même, partie dans celui qui +est intitulé: _Connais-toi toi-même_, je n'ai pas lu cela sans grand +étonnement, aucun ouvrage de moine se pouvant trouver qui eût pour +titre: _Livre des Sentences_; et cela aussi a été avancé par ignorance +ou par malice[335].» + +[Note 335: Apol., p. 333.] + +Abélard, réconcilié, n'aspirait plus qu'à la retraite. Abandonnant le +monde et la vie des écoles, il consentit à rester pour toujours à +Cluni, à la grande joie de l'abbé et de toute la communauté. Pierre le +Vénérable se hâta d'écrire au pape pour lui demander de permettre à son +hôte de ne plus quitter l'asile où il avait été reçu, et d'y passer, +dans le repos, l'étude et la piété, les restes d'une vie dont le terme +paraissait approcher[336]. + +[Note 336: _Ab. Op._, pars II, ep. xxii, _Petr. Vener. ad Dom. +Innocent. II_, p. 335.] + +Cet arrangement, comme on le pense bien, fut approuvé à Rome; Abélard +devint moine à Cluni, du moins se soumit-il à la règle de la communauté, +et bien que son rang dans l'Église, égal à celui de l'abbé de Cluni, +l'eût fait, non moins que sa renommée, placer en tête de toute la +congrégation et marcher le premier après son chef, il accepta avec la +dernière rigueur l'humilité et l'austérité de sa nouvelle vie. Il se +revêtit des habits les plus grossiers; et cessant de prendre aucun soin +de sa personne, il traita son corps avec le mépris des solitaires. +«Saint Germain, dit l'abbé de Cluni[337], ne montrait pas plus +d'abjection, ni saint Martin plus de pauvreté.» Silencieux, le front +baissé, il fuyait les regards, il se cachait dans les rangs obscurs de +ses frères, et par son maintien il semblait vouloir s'effacer encore +parmi les plus inconnus. Souvent dans les processions, l'oeil cherchait +avec hésitation ou contemplait avec étonnement cet homme d'un si +grand nom, qui semblait se dédaigner lui-même et se complaire dans +l'abaissement. Rendu par le saint siége à tous les devoirs du ministère, +il fréquentait les sacrements, il célébrait souvent le divin sacrifice, +ou prêchait la parole sainte aux religieux; encore fallait-il qu'il y +fût contraint par leurs instances. Le reste du temps il lisait, priait +et se taisait toujours. Ses études, comme celles de toute sa vie, +continuaient d'avoir un triple objet, la théologie, la philosophie et +l'érudition. Ce n'était plus qu'une pure intelligence. Les passions +étaient anéanties ou condamnées au silence; et il ne restait plus +d'action dans sa vie que l'accomplissement des devoirs monastiques. Mais +s'il est vrai, comme il est permis de le croire, qu'il ait mis à Cluni +la dernière main à son grand traité de philosophie scolastique, nous +y lisons que même alors il se regardait encore comme la victime de +l'envie, et que, sûr de la puissance de son esprit, des ressources de +son savoir, de la durée de son nom, il confiait à l'avenir vengeur le +triomphe de la science opprimée dans sa personne. «Convaincu que c'est +la grâce qui fait le philosophe, puisqu'il faut du génie pour la +dialectique,» il se sentait comme prédestiné à la science, et +il écrivait pour l'instruction des temps où sa mort rendrait à +l'enseignement la liberté, heureux ainsi d'assurer après lui la +renaissance de son école[338]. Tel était l'homme dont l'humilité et la +soumission édifiaient Pierre le Vénérable. + +[Note 337: _Ab. Op._, pars II, ep. xxiii. p. 340.] + +[Note 338: Voyez ci-après I. II, c. iii, et Ouv. inéd. d'Ab., +Dialectique, p. 228 et 436. C'est une remarque de Thomasius, qu'Abélard +n'a effacé d'aucun de ses ouvrages les opinions ni les passages qu'il +semblait avoir rétractés. (_Ab. Vit._, § 81.)] + +Cependant ses forces déclinaient rapidement, et une maladie de peau +très-douloureuse, lui laissait peu de tranquillité. L'abbé Pierre exigea +qu'il changeât d'air, et l'envoya auprès de Châlons, dans le prieuré de +Saint-Marcel, fondé par le roi Gontran, et possédé par l'ordre de Cluni. +Cette maison s'élevait non loin des bords de la Saône, dans une des +situations les plus agréables et les plus salubres de la Bourgogne. Là +il continua sa vie studieuse; malgré ses souffrances et sa faiblesse, il +ne passait pas un moment sans prier ou lire, sans écrire ou dicter. Mais +tout à coup ses maux prirent un caractère plus alarmant; il sentit que +le dernier moment venait, fit en chrétien la confession d'abord de sa +foi, puis de ses péchés, et reçut avec beaucoup de piété les sacrements +en présence de tous les religieux du monastère. «Ainsi, écrit Pierre +le Vénérable, l'homme qui par son autorité singulière dans la science, +était connu de presque toute la terre, et illustre partout où il était +connu, sut, à l'école de celui qui a dit: _Apprenez que je suis doux et +humble de coeur, demeurer doux et humble_, et, comme il est juste de le +croire, il est ainsi retourné à lui[339].» + +[Note 339: Math., XI, 29.--_Ab. Op._, pars II, ep. XXIII, Petr. +Vener. ad Heloïss., p. 342.] + +Abélard mourut à Saint-Marcel, le 21 avril 1142. Il était âgé de +soixante-trois ans[340]. + +[Note 340: On lisait dans le vieux nécrologe du Paraclet: «Maistre +Pierre Abaelard, fondateur de ce lieu et instituteur de sainte religion, +trespassa ce XXI avril, agé de LXIII ans.» (_Ab. Op._; Not p. 1196.) +«Undenas malo revocante calendas,» porte son épitaphe (_Id._, p. 343).] + +Il fut enseveli dans une tombe d'une seule pierre, creusée assez +grossièrement et d'un travail fort simple. Déposé d'abord dans la +chapelle de l'infirmerie où il était mort, son corps fut ensuite +transporté dans l'église du monastère de Saint-Marcel, et y demeura +quelque temps. Dans le dernier siècle, on y voyait encore son sépulcre, +ou plutôt son cénotaphe, sur lequel il était représenté en habit +monacal[341]. + +[Note 341: C'est, d'après de bonnes autorités (M. Alexandre Lenoir +et M. Boisset, de Châlons), la même tombe où Abélard est déposé +aujourd'hui au cimetière du Père Lachaise. M. Lenoir a donné le dessin +du monument tel qu'il existait à Saint-Marcel avant la révolution. +Suivant lui, le corps d'Abélard n'aurait quitté la chapelle de +l'infirmerie que pour le Paraclet, et ce n'est que vers la fin du +dernier siècle que son tombeau primitif aurait été transporté dans +l'église du prieuré de Saint-Marcel. L'épitaphe, peinte en noir sur la +muraille au-dessus du monument, portait: + + Hic primo jacuit Petrus Abelardus + Francus et monachus cluniacensis, qui obiit + anno 1142. Nunc apud moniales paraclitenses + in territorio trecacensi requiescit. Vir pietate + Insignis, scriptis clarissimus, ingenii acumine, + rationum pondere, decendi arte, omni + scientiarum genere nulli secundus. + +(_Voyage littéraire par deux bénédictins_, t. I, 1re partie, p. +225,--_Musée des monum. franç._, par A. Lenoir, t. 1, p. 220, pl. n° +617.)] + +Mais quand il mourut, il avait depuis bien longtemps demandé que +ses restes reposassent au Paraclet[342]. Cette volonté devait être +accomplie; celle qui régnait au Paraclet ne pouvait permettre qu'on ne +l'accomplît pas. + +[Note 342: _Ab, Op._, pars I, ep. III, p. 63 et ci dessus p. 147.] + +Elle vivait dans un profond silence; depuis longues années, ce coeur +s'était fermé et ne se montrait qu'à Dieu, sans se donner à lui. On ne +sait rien d'elle. + +Pierre le Vénérable avait fait de tout temps profession de lui porter +autant d'admiration que de respect. Une correspondance liait le Paraclet +et Cluni; l'abbé avait reçu d'elle, par un moine nommé Théobald, une +lettre et quelques petits présents, lorsqu'il lui écrivit, pour lui +raconter les derniers jours de son époux, une épître pleine de louange +où il l'appelle femme vraiment philosophique, où il la compare à Déborah +la prophétesse, et à Penthésilée, reine des Amazones, et lui exprime de +vifs regrets de ce qu'elle n'habite pas avec les servantes du Christ, la +douce prison de Marcigny, couvent de femmes bénédictines placé dans le +voisinage, près de Semur et sous la direction de l'abbé de Cluni. Il +joignit même à sa lettre une épitaphe en onze vers latins qu'il avait +composée en l'honneur d'Abélard et qu'on lisait plus tard gravée sur +la muraille de l'aile droite de l'église de Saint-Marcel, près de la +sacristie[343]. C'était, y disait-il, «le Socrate, l'Aristote, le Platon +de la Gaule et de l'Occident; parmi les logiciens, s'il eut des rivaux, +il n'eut point de maître. Savant, éloquent, subtil, pénétrant, c'était +le prince des études; il surmontait tout par la force de la raison, et +ne fut jamais si grand que lorsqu'il passa à la philosophie véritable, +celle du Christ.» On peut regarder ces mots comme l'expression du +jugement de tous les esprits éclairés du siècle d'Abélard. + +[Note 343 : + + Gallorum Socrates, Plato maximus Hesperiarum, + Noster Aristoteles, logicis quicumquo fuerunt + Aut par aut melior, studiorum cognitus orbi + Princeps.... + +Dans l'édition d'Amboise, cette épitaphe est jointe à la lettre où +Pierre rend compte à Héloïse de la mort d'Abélard. En 1703, on la lisait +encore dans l'église de Saint-Marcel, d'après les auteurs de l'_Histoire +littéraire_. Une seconde épitaphe, rapporté également par d'Amboise, est +aussi attribuée à l'abbé de Cluni; la première seule l'est avec quelque +certitude; nous l'analysons dans le texte; les deux derniers vers de la +seconde en ont été détachés et cités seuls comme étant l'inscription du +tombeau d'Abélard; les voici: + + Est satis in tumulo: Petrus hic jacet Abaelardus + Cui soli patuit scibite quidquid erat. + +ou, comme la donne le P. Dubois: + + Est satis in titulo: Praesul hic jacet Abaelardus, etc. + +P** en a donné une troisième trouvée dans un manuscrit qu'il croit +presque contemporain d'Abélard; elle commence ainsi: + + Petrus amor cleri, Petrus inquisito veri, etc. + +On peut y remarquer ce vers: + + Praeteriit, sed non periit, transivit ad esse. + +La chronique de Richard de Poitiers, moine de Cluni, en contient une +quatrième dont voici le premier vers mutilé: + + Bummorum major Petrus Abaelardus.... + +Rawlinson a extrait d'un manuscrit de la bibliothèque d'Oxford une +cinquième épitaphe, assez remarquable par quelques vers sur le +nominalisme; elle commence par ces mots: + + Occubuit Petrus; succumbit eo moriento + Omnis philosophia.... + + Philippe Harveng, théologien du XIIe siècle, en a composé ou conservé une + dont nous ne connaissons que le premier vers: + + Lucifer occubuit, stellae radiate minores. + +(C. _Ab. Op._, praefat. in fin. pars II, ep. XXIII, p. 342.--_Thes. +anecd. noviss._, t. III, _Dissert. isag_ XXII.--_Ex chronic._, Wilelm. +Godel. et Rich. pict., _Rec. des Hist._, t. XII, p. 415 et 675.--_P. Ab. +et Hel. Epist._, edit. a R. Rawlinson, 1718.--P. Harveng., _Op._, p. +801.--_Hist. eccles. paris._, auct. Dubois, t. II, l. XIII, c. VII, p. +178.--_Hist. litt._, t. XII, p. 101 et 102.)] + +«Ainsi, chère et vénérable soeur en Dieu,» écrivait l'abbé de Cluni à +l'abbesse du Paraclet, «celui à qui vous vous êtes, après votre liaison +charnelle, unie par le lien meilleur et plus fort du divin amour, celui +avec lequel et sous lequel vous avez servi le Seigneur, celui-là, +dis-je, le Seigneur, au lieu de vous, ou comme un autre vous-même, le +réchauffe dans son sein, et au jour de sa venue, quand retentira la voix +de l'archange et la trompette de Dieu descendant du ciel, il le garde +pour vous le rendre par sa grâce.» Nous n'avons point la réponse +d'Héloïse; mais nous savons que quelque temps après, dans le mois de +novembre, Pierre le Vénérable se rendait au Paraclet. Pour complaire à +l'abbesse, il avait fait enlever de l'église de Saint-Marcel, en secret +et à l'insu de ses religieux, les restes mortels d'Abélard, et il les +apportait à leur dernière demeure. Dans une lettre où elle le remercie, +Héloïse lui dit simplement: «Vous nous avez donné le corps de notre +maître[344].» + +[Note 344: «Corpus magistri nostri dedistis.» On pourrait croire +par la place où se lit cette phrase, qu'il s'agit du corps de +Notre-Seigneur, et que Pierre disant la messe au Paraclet y donna la +communion aux religieuses. Mais il y aurait _Corpus DOMINI nostri_ (_Ab. +Op._, pars II, ep. XXIII, p. 342 ep. XXIV. Heloiss. ad Petr. Abb. clun., +p. 343). M. Boisset, à qui nous devons la conservation du premier +tombeau d'Abélard, dit dans une lettre adressée à M.A. Lenoir, que +l'abbé de Cluni se rendit à Saint-Marcel dans les premiers jours de +novembre, sous prétexte d'y faire la visite abbatiale; qu'une nuit, +pendant le sommeil des religieux, il fit enlever le corps d'Abélard, et +partit aussitôt lui-même avec ce dépôt pour aller au Paraclet, où il +arriva le 10 novembre 1142. (_Mus. des mon. fr._, t. I, p. 231)] + +Pendant son séjour au Paraclet, Pierre dit la messe dans la chapelle, le +16 novembre, prêcha dans la salle du chapitre, accorda au monastère +le bénéfice de Cluni, et à l'abbesse ce qu'on appelait le Tricenaire, +c'est-à-dire une concession de trente messes à dire par ses moines, ou +tout au moins des prières pendant trente jours de suite après la mort +d'Héloïse, et pour le repos de son âme. De retour dans son abbaye, il +régularisa cette promesse en lui envoyant un engagement écrit et scellé +de son sceau, ainsi que l'absolution d'Abélard qu'elle avait demandée, +pour la suspendre, suivant l'usage du temps, au tombeau qu'elle faisait +élever à son maître et à son époux. + +Cette absolution est conçue en ces termes: «Moi, Pierre, abbé de Cluni, +qui ai reçu Pierre Abélard dans le monastère de Cluni, et cédé son +corps, furtivement emporté, à l'abbesse Héloïse et aux religieuses du +Paraclet; par l'autorité du Dieu tout-puissant et de tous les saints, je +l'absous d'office de tous ses péchés[345].» + +[Note 345: _Ab. Op._, pars. II, ep. XXV; Pet. clun. ad. Hel., p. 344 +et 345.] + +On a conservé un hymne funèbre, ce que les anciens appelaient _noenia_, +chanté peut-être ou supposé chanté près du tombeau d'Abélard par +l'abbesse du Paraclet et ses religieuses[346]. On voudrait croire que +ce chant, qui ne manque pas, dans sa simplicité, d'une certaine grâce +mélancolique, est l'ouvrage d'Héloïse. Pourquoi cette stance ne +serait-elle pas d'elle? + + Tecum fata sum perpessa; + Tecum dormiam defessa, + Et in Sion veniam. + Solve crucem, + Due ad lucem + Degravatam animam. + +Elle demande à reposer près de lui; c'est à lui qu'elle demande de la +conduire au séjour d'éternelle lumière, et aussitôt elle entend le +choeur et la harpe des anges; et les religieuses s'écrient: «Que tous +deux se reposent du travail et d'un douloureux amour. + + Requiescant a labore, + Doloroso et amore. + +«Ils demandaient l'union des habitants des cieux: déjà ils sont entrés +dans le sanctuaire du Sauveur.» + +[Note 346: Ce chant nous est transmis par un auteur allemand, qui ne +dit point d'où il l'a tiré (Morlz Carriere, _Abuelard und Heloise_, p. +XCVI). Je ne l'ai vu mentionné nulle part ailleurs. M. Carriere en donne +une traduction en vers allemands, par M. Follen. Ce petit poème +est très-simple. Les religieuses chantent d'abord deux stances de +_requiescat_ devant le tombeau; puis Héloïse en dit quatre analysées +dans le texte; elle demande la mort et le ciel. Aussitôt les nonnes +reprennent et annoncent la béatitude des deux époux. Héloïse elle-même +aurait bien osé composer cela.] + +Héloïse vécut encore vingt et un ans; elle continua d'être l'objet +de l'admiration et de la vénération générale. Son siècle la mettait +au-dessus de toutes les femmes, et je ne sais si la postérité a démenti +son siècle[347]. + +[Note 347: «Tu... et mulieres omnes evicisti, et pene viros +universos superasti.» (_Petr. clun. ep., Ab. Op.,_ pars II. p. +337.)--«Fama... femineum sexum vox excessisse nubis nutilleavit. +Quomodo? Diciando, versilicando, etc... Stultus ego qui lunam illuminare +velo.... Calamus vester calamis ductorum supereminet aut aequatur.» +(Hug. Metel. ep. XVI et XVII ad Helois. Hug., _Sac. antiq. mon._, t. II. +p. 348 et 349.)] + +La prospérité, la richesse, la dignité du couvent du Paraclet ne firent +que s'accroître. Sa première abbesse mourut le 16 mai 1164, un jour de +dimanche, au même âge que son fondateur. Le calendrier nécrologique +français du Paraclet portait à son nom: «_Héloïse, mère et première +abbesse de céans, de doctrine et religion très-resplendissante_[348].» + +[Note 348: «Mater nostrae religionis Heloysa, prima abbatissa, +documentis et religione clarissima, spem bonam ejus nobis vita +donante, feliciter migravit ad Dominum.» C'est ce qu'on lisait dans le +_Necrologium_ à la date Anno MCLXIV, XVII Kal. jun. (_Gall. Christ.,_ t. +XII, p. 574.) Duchesne a lu dans le calendrier du Paraclet: «Heloysa, +neptis Fulberti canonici parisiensis, primo petri Abaelardi conjux, +deinde monialis et prioritsa Argentolii, post oratorii paralitei +abbatissa, quod ab anno MCXXX ad annum MCLXIV prudenter atque religiose +rexit.» (_Ab Op.;_ Not., p. 1181.) C'est une tradition plutôt qu'un +fait historique qu'Héloïse mourut au même âge qu'Abélard. On a vu qu'il +n'existe pas de donnée certaine sur l'époque de sa naissance. Une +inscription gravée près du premier sépulcre d'Abélard dans l'église de +Saint-Marcel de Châlons, portait: «Obiit magnos ille doctor XI Kalend. +Maii an. MCXLII, anno suo _climacterico_. et Heloissa vero XVII Kalend. +Junii anno MCLXIII. Creditur enim XX annis amplius marito supervixisse.» +Ces paroles ne sont pas affirmatives. (_Hist. litt._ t. XII, p. +645.--Voyez ci-dessus la note 3 de la p. 46.)] + +On dit qu'en mémoire de sa science incomparable, ses religieuses +voulurent que le Paraclet célébrât tous les ans l'office en langue +grecque le jour de la Pentecôte; et cette institution s'est longtemps +maintenue[349]. + +[Note 349: In not. Auberti Miraei ad _Henric. Gandat. de scriptor. +ecclesiast._ c. XVI. _Biblioth. eccles.,_ p. 164.--Bayle, _Dict. crit._, +art. _Paraclet._--Gervaise, _Vie d'Abeil_., t. II, liv. VI, p. 328.] + +Peu de temps avant sa mort et dans sa maladie, elle ordonna, dit-on, +qu'on l'ensevelît dans le tombeau de son époux. Ce tombeau était placé +dans une chapelle qu'Abélard avait fait construire, peut-être le premier +bâtiment en pierre de l'ancien Paraclet, et qui joignait le cloître avec +le choeur. On l'appelait le petit moustier. «Lorsque la morte,» dit une +chronique, «fut apportée à cette tombe qu'on venait d'ouvrir, son mari +qui, bien des jours avant elle, avait cessé de vivre, éleva les bras +pour la recevoir, et les ferma en la tenant embrassée[350].» + +[Note 350: D'Amboise et Duchesne donnent ce fait un peu légendaire +comme extrait d'une chronique de Tours, alors manuscrite. _Verba +chronici MS. Turonici._ (_Ab. Op_., praefat, et not. p. 1195.) Ce doit +être le _Chronicon Turonense_ inséré par fragments dans le _Recueil des +Historiens_, comme oeuvre d'un chanoine de Saint-Martin de Tours. Le +passage cité y est indiqué par les premiers mots seulement (t. XII. p. +472), puis suivi d'un renvoi à la chronologie de Robert d'Auxerre. Dans +celle-ci (_Id_., p. 293), le passage est inséré à peu près dans les +termes rapportés par d'Amboise; mais il s'arrête à la translation du +corps d'Abélard au Paraclet, et ne mentionne ni le désir exprimé par +Héloïse d'être ensevelie avec son amant, ni le fait miraculeux ici +raconté. Peut-être cette différence entre le texte de la chronique de +Tours, si elle est telle que d'Amboise la donne, et les termes de la +chronologie de Robert, a-t-elle échappé à l'éditeur du _Recueil des +Historiens_. Aucune partie du paragraphe concernant Abélard, ni le +début, ni la fin, ne se trouve dans le texte de la chronique de Tours, +imprimé pour la première fois et par extraits dans l'_Amplissima +collectio_, de Marténe et Durand (t. V, p. 917 et 1015). On sait au +reste qu'un récit tout semblable se trouve dans Grégoire de Tours. (_De +Glor. confess._, c. XLII.)] + +La vérité cependant, c'est qu'Héloïse ne fut pas d'abord ensevelie dans +le même tombeau, mais dans la même crypte qu'Abélard. Trois siècles +après leur mort, en 1497, par les soins de Catherine de Courcelles, +dix-septième abbesse du Paraclet, leurs restes furent transportés du +petit moustier dans le choeur de la grande église du monastère, et +déposés, ceux d'Abélard à droite, ceux d'Héloïse à gauche du sanctuaire, +et plus tard rapprochés au pied ou même au-dessous du maître autel[351]. + +[Note 351: _Gall. Christ._, I. XII, p. 614.--_Ann. ord. S. +Benedict._., t. VI, p. 356.] + +On rapporte qu'en 1630, la vingt-troisième supérieure du Paraclet, Marie +de la Rochefoucauld, fit transporter les deux tombes dans la chapelle +dite de la Trinité, devant l'autel; elles y restèrent longtemps, sans +aucune épitaphe, dans un caveau situé au-dessous des cloches[352]. On +ajoute que c'est alors que les ossements encore entiers furent réunis +dans un double cercueil qui a été ouvert de nos jours. Il paraît +qu'en 1701, une épitaphe en prose française fut, par l'ordre de la +vingt-cinquième abbesse, Catherine de la Rochefoucauld, gravée sur un +marbre noir placé à la base de cette chapelle sépulcrale ou plutôt sur +une plinthe au pied de la triple statue de la Trinité, que cette dame +avait relevée. En 1766, une autre abbesse du même nom conçut le plan +d'un monument où devait figurer encore cette curieuse statue, et qui +ne fut exécuté qu'en 1779 par la dernière abbesse du Paraclet[353]. +La révolution française, qui abolit l'institution fondée par Àbélard, +respecta cependant et sa mémoire et le double cercueil où l'on croyait +avoir conservé les derniers restes d'Abélard et d'Héloïse. + +[Note 352: _Voyag. litt. par deux bénédict._, 1re partie, p. 85.] + +[Note 353: C'était Charlotte de Roucy; celle qui avait conçu le plan +était la vingt-sixième abbesse et se nommait Marie de Roye; toutes de +la maison de la Rochefoucauld. L'épitaphe que l'une fit graver sur +le tombeau, avait été composée à la demande de l'autre, en 1766, par +l'Académie des inscriptions; elle est conçue en ces termes: + + Hic + Sub eodem marmore jacent + Hujus monasterii + Conditor, Petrus Abaelardus + Et abbatissa prima Heloissa, + Olim studiis, ingenio, amore, infaustis nuptiis + Et poenitentia, + Nunc aeterna, quod speramus, felicitate + Conjuncti. + Petrus oblit XX prima aprilis 1142, + Heloissa XVII maii 1163. + Curis Carolae de Roucy, Paracleti + Abbatissae. + 1779. + +Il y a erreur dans cette dernière date. On a attribué cette épitaphe à +Marmontel. M.A. Lenoir, qui parait avoir vu ce monument ou l'avoir copié +sur des dessins authentiques, l'a fait graver dans son Musée. Il se +compose du triple groupe et d'un socle appliqués à la muraille. (_Lives +of Abeil. and Helois._, by J. Berington, t. II, p. 231.--_Mus. des mon. +fr._, t. I, p. 225 à 228, pl. no 516.--_Abail et Hél_., par Turlot, p. +267-269.)] + +Ces ossements confondus sont aujourd'hui replacés dans la tombe de +pierre où lui-même avait été d'abord enseveli sous les voûtes de +l'église de Saint-Marcel. Comment cette tombe est-elle aujourd'hui +déposée dans un des cimetières de Paris? D'où vient le monument qui +la renferme, ce monument connu de tous, tant de fois reproduit par le +dessin, sans cesse visité par une curiosité populaire, et qu'on peut +souvent dans les beaux jours voir encore paré de couronnes funéraires et +de fleurs fraîchement cueillies? + +Un homme dont les soins pieux ont sauvé à la France bien des richesses +de l'art gothique dans un temps où cet art était aussi dédaigné par +le goût qu'insulté par les passions, l'auteur du _Musée des monuments +français_[354], est celui à qui nous devons la conservation des restes +d'Abélard et d'Héloïse et le tombeau même qui les contient. En 1792, le +Paraclet fut vendu à la requête et au profit de la nation. Les notables +de Nogent-sur-Seine vinrent en cortége lever les corps des deux amants +que protégeait du moins la philosophie sentimentale de l'époque, et les +transportèrent avec le groupe de la Trinité encore tout entier, dans +leur ville et dans l'église de Saint-Léger. En 1794, des fanatiques +du temps, à qui certainement l'ombre de saint Bernard n'était point +apparue, dévastèrent l'église, et le groupe, jadis suspect d'un +symbolisme hérétique, fut brisé comme un monument de superstition. +Cependant ils épargnèrent le caveau qui renfermait les précieux restes. +Six ans après, 8 floréal an VIII, M. Lenoir, muni d'un ordre du +gouvernement, reçut des mains du sous-préfet au nom de l'arrondissement, +un cercueil qui renfermait ces restes séparés par une lame de plomb. On +l'ouvrit avec soin, et un procès-verbal fut dressé constatant l'état des +ossements. Il a été publié. Les têtes furent moulées, et c'est sur ce +modèle qu'un sculpteur a composé les masques si connus. Vers le même +temps, un médecin de Châlons-sur-Saône, ayant sauvé le tombeau de +l'église de Saint-Marcel, cette cuve de pierre gypseuse alabastrite, +grossièrement ciselée, au moment où, achetée par un paysan, elle allait +être livrée à quelque usage domestique, la remit au créateur du musée +des Petits-Augustins, et c'est dans ce sépulcre grossier dont les +sculptures paraissent effectivement à de bons juges être du temps et du +pays, que les restes des deux époux ont été enfin déposés. Auprès d'une +statue réputée celle d'Abélard en habit de moine, une statue de femme, +du XIIe siècle, et à laquelle on avait adapté le masque de convention +d'Héloïse, fut couchée sur le même tombeau. C'est celui qu'on a placé +dans une sorte de chambre ou de lanterne, d'un gothique orné, et formée +de débris enlevés au cloître du Paraclet, et surtout à une ancienne +chapelle de Saint-Denis. Ce monument, d'un style recherché, postérieur +au XIIe siècle, ouvrage composite d'Alexandre Lenoir, fut à la +restauration transporté du jardin du musée des Petits-Augustins dans le +cimetière du Père-Lachaise le 6 novembre 1817. Les noms d'Héloïse et +d'Abélard étaient gravés alternativement sur la plinthe, et interrompus +seulement par ces mots: [Grec: LEI SYMPEPLEGMENOI], _toujours unis_. + +[Note 354: M. Alexandre Lenoir. Il a raconté lui même tous ce +details. Le médecin de Châlons est M. Boisset, le sculpteur M. Descine. +(_Mus. des mon. fr._, t. I, p. 221 et suiv.--_Notice hist. sur la +sépult. d'Hél. et Abail._, par le même, 1816.--Villenave, Notice placée +en tête de la traduction des lettres, par le bibl. Jacob, p. 116 et +suiv.--Autre traduction des lettres, par M. Oddoul; édition illustrée, +t. I, p. CXI.)] + +On a vu qu'Héloïse avait un fils dont l'histoire ne parle pas. Il paraît +qu'il entra dans les ordres, et obtint la bienveillance de Pierre +le Vénérable. Dans la lettre qu'elle écrit à ce dernier, elle lui +recommande son fils, pour qui elle le prie d'obtenir une prébende de +l'évêque de Paris ou de tout autre. L'abbé répond qu'il s'efforcera de +lui en faire accorder une dans quelque noble église, mais il ajoute que +la chose n'est pas aisée, et qu'il a éprouvé souvent que les évêques +se montrent fort difficiles pour accorder des prébendes dans leur +diocèse[355]. + +[Note 355: _Ab. Op._ ep. xxiv et xxv, p. 343 et 345.] + +En 1150, il y avait à Nantes un chanoine de la cathédrale du nom +singulier d'Astralabe; il semble, que ce devait être le fils +d'Abélard[356]. Un religieux du même nom est mort en 1162, abbé de +Hauterive, dans le canton de Fribourg. Si c'est le fils d'Héloïse, sa +mère lui aurait survécu de deux ans. Nous avons encore une pièce de vers +latins qu'Abélard composa pour son fils; c'est un recueil de sentences +morales, et l'on y lit ces mots: _Nil melius muliere bona[357]_. C'est +la véritable épitaphe d'Héloïse[358]. + +[Note 356: Extrait du Cartulaire de Buré; _Mém. pour servir à +l'Hist. de Bretagne_, t. I, p. 587. Aussi Niceron veut-il qu'Astralabe +soit mort en Bretagne (t. IV). Turlot dit avoir lu dans l'obituaire +du Paraclet qu'il mourut dans ce couvent peu de temps après sa mère. +(_Abail. et Hél._, p. 124 et 144.)] + +[Note 357: C'est M. Cousin qui a découvert par hasard, en 1837, cet +Astralabe, mort en Suisse abbé de bénédictins. Il a aussi publié des +vers qu'Abélard aurait faits pour son fils, et qui, sans manquer +d'élégance, manquent de poésie comme presque tous les vers latins du +moyen âge. (_Frag. philos._, t. III, append. X.) Mais malgré l'_Histoire +littéraire_, Thomas Wright (_Reliq. antiq._, t. I, p. 15), M. Edelestand +Dumeril ne veut pas que cette pièce soit d'Abélard. (_Journ. des sav. de +Norm._, 2e liv., p. 112.)] + +[Note 358: D'Amboise en a publié une autre en quatre méchants vers +latins. Il ne dit point où il l'a trouvée (_Ab. Op._, praefat. in fin.), +elle commence ainsi: + + Hoc tumulo abbatissa jacet prudens Heloyssa, etc. + +Terminons notre récit. Il doit, s'il est fidèle, suffire pour faire +connaître Abélard et celle dont le nom charmant est inséparable du +sien. On nous dispensera de chercher à juger son génie, son amour, son +caractère. Sa vie est comme le reflet de tout cela, et on le juge en la +racontant. + +Quoique les ouvrages d'Abélard aient beaucoup de valeur, ils donneraient +de lui une insuffisante idée, si nous n'avions le témoignage de son +siècle, et ce témoignage est très-considérable. Ces temps du moyen âge +qu'on se représente comme ensevelis dans l'ignorance, comme abrutis +de grossièreté, tenaient en haute estime, peut-être à cause de leur +grossièreté et de leur ignorance même, les travaux de l'esprit et +du talent. La renommée s'attachait aisément alors à la supériorité +littéraire, et je ne sais s'il est beaucoup d'époques où il ait mieux +valu briller par la pensée ou la science. C'étaient autant de dons +rares, merveilleux, presque surnaturels, auxquels tous rendaient +hommage. Le clergé même considérait les esprits qu'il redoutait. Le +pouvoir temporel les persécutait quelquefois, mais ne les dédaignait +pas. Il y avait au-dessus de ces populations rudes et violentes, +séparées par tant d'obstacles, exposées à tant de tyrannies, une +véritable république des lettres, une société tout intellectuelle que +l'Église universelle ou du moins l'Église latine, enserrait dans son +vaste sein, offrant une place, un titre, un asile, une puissance même, +à ceux qui s'en montraient les citoyens éminents. La force, qui dans +le champ de la politique exerçait un empire si absolu, s'arrêtait avec +respect, même avec déférence, devant le génie ou le simple savoir, +revêtu d'un caractère sacré et populaire à la fois; on admirait ce que +l'on ne comprenait pas. + +Abélard, à travers tous ses malheurs, a joui autant ou plus qu'homme +au monde des douceurs de la renommée. Les philosophes de la Grèce +n'obtinrent pas de leur vivant une aussi lointaine célébrité. Chez les +modernes, ni les Descartes, ni les Leibnitz n'ont vu leur nom descendre +à ce point dans les rangs du peuple contemporain. Voltaire seul, +peut-être, et sa situation dans le XVIIIe siècle, nous donneraient +quelqu'image de ce que le XIIe pensait d'Abélard. Ceux mêmes qui +le blâmaient ou ne l'osaient défendre, l'appelaient _un philosophe +admirable, un maître des plus célèbres dans la science_. «Nos siècles,» +dit un chroniqueur, «n'ont point vu son pareil; les premiers siècles +n'en ont point vu un second[359].» Un écrivain du temps emploie pour +lui ce mot, qu'il invente peut-être, ce titre d'esprit _universel_ qui +semble avoir été précisément retrouvé pour Voltaire; d'autres ont dit +que la Gaule n'eut _rien de plus grand_, qu'il était _plus grand que les +plus grands_, que _sa capacité_ était _au-dessus de l'humaine mesure_; +et ce siècle, qui avait le culte de l'antiquité, l'a mis au rang des +Platon, des Aristote, et, chose plus étrange, des Cicéron et des +Homère[360]. Pour expliquer un enthousiasme si vif et si général, il +faut ajouter au mérite réel de ses ouvrages, la puissance et le charme +de son élocution. Jamais l'enseignement n'eut plus d'ascendant et +d'éclat que dans la bouche d'Abélard. Aussi couvrit-il la chrétienté de +ses disciples. On dit que de son école sont sortis un pape, dix-neuf +cardinaux, plus de cinquante évêques ou archevêques de France, +d'Angleterre ou d'Allemagne[361], et parmi eux le célèbre Pierre +Lombard, évêque de Paris, celui qui constitua la philosophie théologique +de l'université par son livre fameux, le _Livre des sentences_, dont on +croit que le fondement est dans le _Sic et non_ d'Abélard. Ses disciples +les plus avérés sont Bérenger et Pierre de Poitiers, Adam du Petit-Pont, +Pierre Hélie, Bernard de Chartres, Robert Folioth, Menervius, Raoul de +Châlons, Geoffroi d'Auxerre, Jean le Petit, Arnauld de Bresce, Gilbert +de la Porrée[362]. Mais les historiens de la philosophie lui donnent +pour disciples, non sans raison peut-être, tous ceux qui cinquante ans +durant après lui, enseignèrent par leurs leçons ou leurs écrits la +dialectique et la théologie rationnelle. Ce qui est certain, c'est que +la scolastique, cette philosophie de cinq siècles, ne cite point de plus +grand nom, et consent à dater de lui. Ceux qui, dans l'école, l'ont +précédé, égalé, surpassé, sont restés au-dessous de lui dans la mémoire +des hommes. + +[Note 359: «Mirabilis philosophus.» Roh. autiss., _Chron., Rec. des +Hist._, t. XII, p. 203. «Magister in scientia celeberrimus.» Alberic. +_Chron., id._ t. XIII, p. 700. «Philosophus cui nostra parem, nec prima +secundum saecula viderunt.» _Ex chron. britann. id._ t. XII, p, 558.] + +[Note 360: + + Gallia nil majus habuit vel clarius isto. + +(Epitaph. _Ex Chron._ Rich. pict., _Rec. des Hist._, t. XII, p. 415.) + + Petrus.... quem mundus Homerum + Clamabat. + +(Seconde épitaphe attribuée à Pierre le Vénérable.) + + Plangit Aristotelem sibi logica nuper ademptum, + Et plangit Socratem sibi moerens Ethica demtum, + Physica Platonem, facundia sic Ciceronem. + +(Épitaphe attribuée au prieur Godefroi, par Rawlinson.)] + +[Note 361: Crevier, _Hist. de l'Université_, t. I, p. 171.--_Essai +sur la vie et les écrits d'Abélard_, par madame Guizot, p. 330.] + +[Note 362: + + Inter hos et allos in parte remota + Parvi pontis incola (non loquor ignota). + Disputabat digitis directis in tota, + Et quecumque dixerat erant per se nota. + + Celebrem theologum vidimus Lombardum, + Cum Yvone, Helyum Petrum, et Bernardum, + Quorum opobalsamum spirat os et nardum; + Et professi plurimi sunt Abaielardum. + +Ces vers sont de Walter Mapes (p. 28 du recueil déjà cité. Voy. +ci-dessus, not. 1 de la page 168). Tous les noms qu'on vient de lire +sont connus, à l'exception de cet Yvon ou Ives dont parle le poète +anglais. On ne cite au XIIe siècle sous ce nom que saint Ives, évêque +de Chartres, et un prieur de Cluni, qui fut appelé _Scolasticus_; mais +celui-ci est mort cent ans avant la mort de Mapes. Voyez les articles +de tous ces savants dans l'_Histoire littéraire_, et sur les disciples +d'Abélard, Duboulai, _Hist. Univ._, t. II, catalog. Illust. vir., et +Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. 768.] + +L'influence d'Abélard est dès longtemps évanouie. De ses titres à +l'admiration du monde, plusieurs ne pouvaient résister au temps. Dans +ses écrits, dans ses opinions, nous ne saurions distinguer avec justesse +tout ce qu'il y eut d'original, et nous sommes exposés à n'y plus +apprécier des nouveautés que les siècles ont vieillies. Mais pourtant +il est impossible d'y méconnaître les caractères éminents de cette +indépendance intellectuelle, signe et gage de la raison philosophique. +Chargé des préjugés de son temps, comprimé par l'autorité, inquiet, +soumis, persécuté, Abélard est un des nobles ancêtres des libérateurs de +l'esprit humain. + +Ce ne fut pourtant pas un grand homme; ce ne fut pas même un grand +philosophe; mais un esprit supérieur, d'une subtilité ingénieuse, un +raisonneur inventif, un critique pénétrant qui comprenait et exposait +merveilleusement. Parmi les élus de l'histoire et de l'humanité, il +n'égale pas, tant s'en faut, celle que désola et immortalisa son amour. +Héloïse est, je crois, la première des femmes[363]. + +[Note 363: + + Mès ge ne croi mie, par m'ame, + C'onques puis fust une tel fame. + +_Roman de la Rose_, t. II, v. 213.] + +Faible et superbe, téméraire et craintif, opiniâtre sans persévérance, +Abélard fut, par son caractère, au-dessous de son esprit; sa mission +surpassa ses forces, et l'homme fit plus d'une fois défaut au +philosophe. Ses contemporains, qui n'étaient pas certes de grands +observateurs, n'ont pas laissé d'apercevoir cet orgueil imprudent, +disons mieux, cette vanité d'homme de lettres, par laquelle aussi il +semble qu'il ait devancé son siècle. Les infirmités de son âme se firent +sentir dans toute sa conduite, même dans ses doctrines, même dans sa +passion. Cherchez en lui le chrétien, le penseur, le novateur, l'amant +enfin; vous trouverez toujours qu'il lui manque une grande chose, la +fermeté du dévouement. Aussi pourrait-on, s'il n'eût autant souffert, si +des malheurs aussi tragiques ne protégeaient sa mémoire, conclure enfin +à un jugement sévère contre lui. Que sa vie cependant, que sa triste vie +ne nous le fasse pas trop plaindre: il vécut dans l'angoisse et mourut +dans l'humiliation, mais il eut de la gloire et il fut aimé. + + + + +LIVRE II. + +DE LA PHILOSOPHIE D'ABÉLARD. + + + + +CHAPITRE PREMIER. + + +DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE EN GÉNÉRAL. + +La renommée philosophique d'Abélard était déjà ancienne, que ses +ouvrages philosophiques demeuraient encore inconnus. Il y a dix ans, à +peine savait-on s'ils existaient quelque part en manuscrit. Cependant +on citait ses doctrines, on parlait de son système, qui tient une place +dans l'histoire de la philosophie. Aucun de ceux qui ont écrit cette +histoire n'a manqué de nommer Abélard parmi les hommes qui ont illustré +et accrédité la scolastique, et de lui assigner au XIIe siècle le rang +de fondateur d'une école. + +L'existence historique de cette école est notoire. Sa naissance, son +éclat, son influence, du moins tant que son fondateur a vécu, sont des +faits constatés et célèbres. Son caractère scientifique, sa valeur +intellectuelle, nous paraissent des choses moins claires et moins +connues. On ne voit pas bien dans les écrits des auteurs si Abélard fut +un créateur ou seulement un continuateur, un propagateur de doctrine. +Celle qu'il enseigna et qui dans sa bouche fut si puissante était-elle +une innovation, un progrès, une réaction, une simple traduction de +théories antérieures, une révolution dans la science? On est tenté de la +croire nouvelle et de lui attribuer une singulière importance, quand on +considère l'ascendant et la renommée de celui qui la professe. Mais si +l'on néglige l'homme pour les choses, on est plus embarrassé de saisir +le sens et de mesurer la grandeur de son oeuvre, et sa gloire paraît +supérieure à ce qu'il a fait. On voit dans l'histoire qu'il fut l'élève +de Roscelin, fameux comme fondateur ou restaurateur du nominalisme; on y +voit aussi qu'il se sépara de Roscelin, et le combattit vivement[364]. +Cependant il eut pour antagonistes les sectateurs du réalisme ou +les adversaires de Roscelin, et il est compté dans les rangs des +nominalistes, quoiqu'il ait prétendu changer leur doctrine, et que celle +qu'il soutint ait quelquefois reçu un nom particulier et nouveau. Telles +sont les notions un peu superficielles et vagues qui restent dans +l'esprit de tout homme instruit, après la lecture des historiens de +la philosophie. Telle est la commune renommée d'Abélard, et si ses +aventures dignes du roman n'avaient jeté sur lui l'intérêt et l'éclat, +on peut se demander si sa philosophie aurait suffi pour recommander sa +mémoire. + +[Note 364: Voy. ci-dessus, liv. I, p. 7 et 34, et ci-après ch. +VIII.] + +Avant la publication d'aucune partie importante de ses écrits de +métaphysique, il fallait bien le juger sur des passages isolés ou sur +des témoignages qui n'étaient pas le sien. De là cette vue générale et +confuse de sa pensée et de son influence. Il était plus célèbre que +connu. Aujourd'hui le voile qui le couvrait est à demi levé; on peut +prouver que l'opinion établie sur son compte n'est pas d'une parfaite +justesse; mais son influence toujours singulière est plus explicable. +Il est évident désormais qu'il a fait plus qu'intervenir dans la +controverse des réalistes et des nominaux, et qu'il n'y est pas tout à +fait intervenu de la manière dont on le suppose. Sa trace dans cette +partie spéciale de la science n'a d'ailleurs été ni très-profonde ni +très-durable; mais son action sur l'enseignement et le mouvement de la +science entière a pénétré fort avant, et s'est continuée par ses effets +longtemps après lui. Nul philosophe n'a plus fait parler de lui; nulle +philosophie n'est restée plus inédite. + +Deux idées ressortent de tout ce qu'on lit sur Abélard philosophe: une +idée générale de l'époque où il a vécu, et de son importance parmi ses +contemporains; une idée particulière de sa doctrine propre et de son +oeuvre personnelle. Il a professé la philosophie au XIIe siècle, +c'est-à-dire qu'il a enseigné cette philosophie qu'on est convenu de +nommer la scolastique; puis, avec les diverses doctrines scolastiques, +il a enseigné sur un point important un système qui a passé pour +son ouvrage; et ce système, les classificateurs l'ont rattaché au +nominalisme, ou appelé le conceptualisme. Pour connaître Abélard comme +philosophe, il y aurait donc à connaître deux choses: la scolastique de +son temps et la sienne. + +En étudiant ces deux points, nous ne nous flattons pas de les épuiser. +La scolastique, ou, pour mieux parler, la philosophie, depuis Scot +Erigene jusqu'à Descartes, est tout un monde à explorer; vingt ans plus +tôt j'aurais dit, à découvrir. Quoique ce monde commence à être moins +inconnu, il n'a pas cessé d'être immense, et quelque goût bienveillant +que le moyen âge inspire aux beaux esprits de notre époque, nous n'en +abuserons pas au point de traîner le lecteur dans tous ces sentiers du +passé, où règnent peut-être aujourd'hui des brouillards moins épais, +mais dont aucune main ne saurait arracher les ronces et les épines. +Peut-être en dirons-nous trop encore pour ceux qui ne sont que +médiocrement curieux, et qui aiment moins les détails que les résultats. + +Pendant longtemps, il n'a pas tenu aux écrivains modernes qu'on ne +refusât à la scolastique le rang d'une philosophie. On a dit, en effet, +et répété que la scolastique était une vaine science, une science +verbale; que tous ses efforts avaient abouti à des controverses sans fin +et sans valeur sur des questions de mots et non sur des questions +de choses. La langue qu'elle parlait, avec ses difficultés et ses +bizarreries repoussantes aujourd'hui pour notre intelligence et notre +goût, a paru témoigner elle-même contre les idées qu'elle exprimait. On +n'a pas manqué, de les juger dignes d'un temps de ténèbres, puisqu'elles +étaient énoncées dans un idiome barbare, et cette fois trop _barbare_ +pour mériter d'être _compris_. Et comme le jour où cette langue a péri, +pour faire place à une diction plus pure et plus élégante, la science +qu'elle exprimait a péri comme elle, on en a conclu naturellement que la +science était la langue elle-même, et qu'il ne restait rien à apprendre +de ce qui ne se disait plus. + +Mais, sans disculper tout à fait la scolastique de l'accusation d'avoir +trop souvent consumé ses forces sur de simples questions de mots, sur +des problèmes qui se seraient évanouis si l'on en eût seulement changé +l'expression, nous nous permettrons de remarquer que cette accusation, +vaguement conçue, pourrait être généralisée au point de n'être plus +aussi accablante pour la doctrine à laquelle on l'adresserait. Il est +dans la condition de la philosophie et peut-être de toute science +humaine d'être, sous un certain point de vue, une science de mots; et il +faut prendre garde que cette qualification lancée au hasard contre un +système, oeuvre de l'esprit humain, ne retombe sur l'esprit humain +lui-même; ce qui serait l'accuser puérilement d'être ce qu'il est et de +faire comme il fait; ce qui serait lui reprocher sa nature. + +Il est trop évident que lorsque l'homme parle il pense, et que, par +ses expressions, on juge de ses pensées. Puis, ses pensées exprimées +correspondent ou sont données pour correspondantes à des choses. Ces +choses existent ou n'existent pas, et elles sont ou ne sont pas comme il +les exprime. Ainsi les mots sont les pensées, et les pensées sont ou +ne sont pas les choses. On peut donc juger des choses par les pensées, +comme des pensées par les mots; et si les mots ne faisaient que rendre +des pensées qui ne correspondissent à aucune chose existante, ce +qui semble le cas d'une véritable science de mots, cette science +enseignerait cependant plus que des mots; car elle ferait connaître du +moins l'esprit humain dans sa nature ou dans son histoire. Fausse +comme expression des faits, elle ne serait pas entièrement vaine comme +témoignage des idées, et il est utile de savoir jusqu'aux mensonges de +l'esprit humain; il y a quelque chose à apprendre même dans une science +fausse. C'est connaître encore que connaître ce qui n'est pas, pourvu +qu'on sache que ce n'est pas, et celui-là ne serait point un ignorant, +qui saurait bien quelles choses ne sont pas, et tout ce que les choses +ne sont pas. Au moins saurait-il que les choses sont, et même, à +quelques égards, il saurait ce qu'elles sont. + +Cela est vrai de toute science, même d'une physique fausse, même d'une +astronomie fausse. Le jour où le système de Ptolémée a été renversé, on +aurait pu le condamner aussi à titre de science de mots; car il n'était +plus que cela. Les choses s'en étaient comme retirées, pour aller +ailleurs et prendre d'autres formes. Qui pourrait dire cependant que +jusque-là il eût été indifférent de le connaître, ou même que depuis +lors il n'y eût rien à gagner à le connaître, et qu'il ne fût pas utile +de comprendre ses fictions, afin de bien entendre pourquoi et comment +elles sont des fictions, comment et pourquoi le système de Copernic est +vrai? + +Mais ce que nous osons dire de toute science, nous l'affirmons avec bien +plus de certitude de la philosophie. Celle-ci traite en effet d'objets +qui, réels ou imaginaires, sont par eux-mêmes invisibles pour la plupart +et n'ont de sensible que les mots qui les rendent. Je ne parle pas +seulement des généralités contestées et douteuses, créations de l'art +philosophique; je parle d'abord de ce qui n'est pas une invention +systématique, une arbitraire abstraction, comme le mot même de +_généralité_, comme celui d'abstraction, ceux de notion, d'idée et de +jugement; je parle de tout ce que l'esprit croit réel ou conclut comme +réel des perceptions actuelles et particulières de nos facultés; je +parle de Dieu que nous concluons de tout ce que nous sommes et de +tout ce que nous voyons; je parle de l'âme dont le nom est celui d'un +invisible, que l'on affirme, que l'on suppose ou que l'on nie; je parle +des facultés, qui ne sont pas assurément des substances individuelles, +ni des choses que nous connaîtrions aussi distinctement si elles +n'avaient un nom; je parle des forces que nous apercevons par la pensée +à travers les mouvements de la nature et de la vie; je parle enfin de +tout ce que je viens de nommer, en écrivant _nature, substance, vie_, +toutes idées qui, lors même qu'elles correspondraient, comme je le +crois, à quelque chose de réel, n'ont cependant d'immédiatement sensible +que les mots qui les désignent, et d'existence scientifique qu'à la +condition d'être exprimées. Or, la philosophie pourrait être appelée la +science de ces mots, sans qu'on lui manquât de respect; et ne fût-elle +bonne qu'à bien faire connaître ce qu'ils désignent, qu'à déterminer les +idées qui leur répondent dans l'esprit humain, elle ne serait pas une +science vaine; elle aurait atteint, en partie du moins, son objet; car +elle serait en ce sens la science de l'esprit humain, et on l'a souvent +définie ainsi, sans la dégrader. Déterminer ce que les mots veulent +dire, c'est déterminer ce que l'esprit humain veut dire par les mots. +Or, ce que l'esprit humain veut dire, c'est ce qu'il pense, et connaître +ce que pense l'esprit humain, c'est déjà, à beaucoup d'égards, le +connaître lui-même. La science des mots conçue de la sorte est donc +déjà une science, et une science tellement sérieuse que des écrivains +distingués ont estimé que c'était la première de toutes. + +En effet, des philosophes fort célèbres ont dit que les sciences +n'étaient que des langues, et que toute bonne philosophie se réduisait à +une langue bien faite. N'est-il pas étrange que ceux qui parlaient ainsi +aient souvent condamné _a priori_ ce qu'ils appelaient les questions de +mots, et cru décrier telle ou telle philosophie en la taxant de ne vivre +que sur ces questions-là? En vérité la scolastique, aux yeux de la +philosophie du XVIIIe siècle, n'aurait dû avoir aucun tort d'être une +langue; son seul tort possible, c'était d'être une langue mal faite. + +Prenons donc garde que l'accusation élevée contre la scolastique ne +remonte jusqu'à la philosophie. Car elle pourrait à la rigueur être +articulée contre la science métaphysique, de quelque méthode que +celle-ci se servit et quelque forme qu'elle essayât de revêtir. + +On peut distinguer en général trois manières de philosopher. + +Si, au lieu d'analyser péniblement, soit le sens des mots comparés +entre eux, soit les opérations délicates de la pensée, on emploie +implicitement les mots et la pensée, et qu'on cherche à décrire +directement la nature des choses, à la représenter dans les êtres qui la +composent et les rapports qui les unissent; quoique ce travail ne puisse +s'opérer que suivant les lois de l'intelligence et à l'aide des noms +qu'elle prête à ses idées, c'est une tentative immédiate sur les choses, +comme la physique, la chimie ou la zoologie; c'est l'essai d'une science +qui prétend être éminemment une science de choses; et on peut l'appeler +une ontologie. + +Si l'on s'attache uniquement ou principalement à porter l'ordre, +l'accord et la clarté dans nos manières de concevoir les choses que nous +exprimons, et à réduire en système ces conceptions pour en composer une +science régulière, c'est encore une philosophie. Quoique d'une part +cette science soit aussi obligée de se servir des mots, d'en faire un +choix et un usage méthodiques, quoique de l'autre, en étudiant les +idées, elle étudie indirectement les choses, puisque nous en croyons +notre pensée, et que notre esprit reproduit les choses, soit comme elles +existent, soit comme elles sont réputées exister; une telle philosophie +roule principalement sur les idées, et ceux qui l'ont particulièrement +mise en honneur l'ont si bien senti qu'ils ont proposé de la nommer +idéologie. + +Si maintenant, laissant dans l'ombre et le modèle extérieur auquel +correspond le tableau de nos pensées, c'est-à-dire les choses, et le +sujet, ainsi que la composition et l'ordonnance de ce tableau, la +science se borne à en considérer séparément tout ce qui est notre oeuvre +apparente et sensible, savoir, les images que nous produisons pour +tracer et peindre le tableau après l'avoir conçu, je veux dire les mots; +si, dis-je, elle s'attache à décrire et à déterminer la valeur, l'usage, +les rapports de ces mots; quoiqu'elle ne puisse le faire sans un certain +souvenir de la réalité, ni sans soumettre le langage à la pensée +intérieure, ce droit naturel dont le langage est le droit écrit; la +science est ouvertement alors une science de mots; elle a surtout +les formes et les allures d'une grammaire, et s'il fallait ici, pour +l'exactitude et la symétrie de nos distinctions, lui assigner un nom +technique, nous lui pourrions donner, avec un sens spécial, le nom de +terminologie. + +Ainsi, la philosophie peut être ontologique, idéologique, +terminologique, selon le caractère qu'elle affecte et la méthode qu'elle +préfère. Mais, avec telle ou telle de ces qualifications, cesse-t-elle +d'être une philosophie? nous ne le pensons pas. Ainsi ne l'ont point +pensé les hommes illustres qui, selon les temps, lui ont fait subir +telle ou telle de ces trois transformations. Comment, en effet, les +destituer du titre de philosophes? Et pour ne défendre ici que les +terminologistes, qui pourrait dire qu'ils doivent être mis hors la +philosophie? Seraient-ce les idéologistes, eux qui par le choix de +ce nom ont témoigné de leur soin à s'abstenir, à s'écarter de toute +ontologie, et qui, grammairiens avant tout, en inventant ce mot +_idéologie_, sont restés en arrière de leur véritable doctrine, et ont +retenu le nom de la science en deçà des conséquences qu'ils lui avaient +fait réellement atteindre? Qui mieux qu'eux-mêmes avait, en effet, +compris que l'expression tenait à la pensée? En se fondant sur la +nécessité où nous sommes de jouer aux mots pour jouer aux idées, c'est +eux qui ont ramené la science au langage. Conséquents et sincères, eux +aussi, ils auraient pu appeler la philosophie du nom de terminologie. + +Quant aux ontologistes, seraient-ils donc les seuls philosophes? +Depuis que le _Discours de la méthode_ a paru, cela serait difficile à +soutenir; car le procédé ontologique, au sens où nous l'avons défini, +a été presque généralement abandonné, et peut-être même décrié outre +mesure. D'ailleurs, il est impossible à celui qui s'attache le plus +aux choses de ne pas s'occuper au moins implicitement de l'étude et du +classement des pensées. Ce sont deux opérations inséparables l'une de +l'autre, et toutes deux sont inséparables d'un travail sur les mots. +D'ordinaire, celui qui fait une découverte réforme la langue, et +l'observation neuve d'un phénomène sensible de la nature aboutit à une +innovation dans les termes. La découverte du principe de toute la chimie +moderne pouvait presque se réduire à une meilleure définition du mot +_combustion_. + +Dans la philosophie proprement dite, l'ontologie influe d'une manière +encore plus notable et plus directe sur le langage. Tout auteur de +système crée nécessairement sa langue, et prétend de nouveau marquer à +son coin la monnaie usée des termes vulgaires. Il arrive même un fait +assez frappant, quoique très-explicable, c'est que les philosophes qui +ont le moins pensé aux mots en ont le plus abusé; dans le fait, ils +n'ont pas été les moins sujets à se laisser conduire et tromper par +le langage. Les philosophes grecs, par exemple, ceux surtout qui ont +précédé l'école de Socrate, ont manié la langue avec une liberté qui les +a souvent égarés, et à force de négliger l'analyse soit des mots, +soit des idées, ils ont parfois, avec des idées confuses et des mots +équivoques, construit le mensonge ontologique des cosmologies de +l'antiquité. Faute de se tenir assez en garde contre les illusions du +langage, contre les déceptions de la raison, on manque l'ontologie; on +la rend plus obscure, plus fictive, plus nominale encore, que ne +le serait la pure science de la pensée et de l'expression. Que +d'observateurs du monde n'ont enfanté que le roman du monde! que de +descriptions de la nature ont abouti à une science de mots! + +Mais si celui qui veut faire un système sur la nature des choses ne +réussit trop souvent qu'à aligner sous le cordeau de la logique des +dénominations arbitraires, il arrive aussi que, par un effet inverse, +les esprits occupés uniquement de la terminologie de la science +s'épuisent à la régulariser, à la distribuer dans les compartiments +d'un plan analytique, à en séparer les termes par la distinction, à les +rapprocher par l'analogie; et grâce à ce besoin et à ce pouvoir qui est +en nous d'imposer des noms aux êtres ils prennent bientôt pour des êtres +les noms eux-mêmes, et attribuent une réalité factice à ces mots si bien +classés et si bien définis. L'intelligence qui, absorbée par l'étude du +langage, semble avoir perdu le sens de la réalité, et se contenter des +apparences verbales, rend ensuite par une illusion contraire la réalité +à ces apparences, matérialise, anime, personnifie les êtres de raison +que les mots supposent sans les prouver toujours. La science qui a voulu +n'être que terminologique devient peu à peu ontologique; mais elle le +devient dans l'ordre inverse de la vérité, et soumet le monde à la loi +du langage, au lieu de faire le langage à l'image du monde. C'est alors +que la science peut être accusée d'être une science de mots; elle risque +de ne jamais autant mériter ce reproche qu'au moment où elle prétend +l'éviter. + +Je laisserais ma pensée trop incomplète si je ne disais que la nécessité +de faire une part à ces trois procédés de l'esprit, que l'impossibilité +prouvée par vingt expériences d'en proscrire absolument aucun ou +d'essayer impunément de le faire, pèse sur la philosophie, et nous +oblige à les concilier. La science a trois points de vue; il faut savoir +s'y placer tour à tour. Entre eux, il n'y a qu'une question d'ordre. +Livré à lui-même et sous l'empire des nécessités de la vie, l'esprit +mêle tout ensemble, et cette synthèse fait dans la pratique sa force et +sa confiance. Toute intelligence est en communication avec la réalité, +la conçoit suivant ses propres lois, et par le langage reproduit ce +qu'elle a perçu et ce qu'elle a conçu, sous une forme communicable +aux intelligences qui lui ressemblent. Lorsqu'on veut traduire ces +connaissances pratiques et confuses en science, c'est-à-dire connaître +avec méthode, quel point de vue faut-il choisir? où se placer pour mieux +voir? par où commencer? Évidemment par cette unité même à laquelle se +communique la réalité, et qui la communique à son tour, telle qu'elle +l'a conçue, après l'avoir reçue. L'homme est constitué pour absorber +d'abord et renvoyer ensuite la lumière qui l'environne. S'il s'étudie +avec exactitude et profondeur, s'il recherche ce qu'il pense, non pour +établir la généalogie arbitraire de ses idées, mais pour se bien rendre +compte de tout ce qui est contenu dans ses notions acquises, dans ses +notions primitives, des convictions qui dominent dans son esprit, comme +des opérations à l'aide desquelles elles se forment et se manifestent, +il parviendra sûrement à mieux connaître ce qui est, en connaissant +mieux ce qu'il en pense et ce qu'il en dit. La puissance qui lui donne +la réalité, qui la perçoit et la conçoit, puis qui porte dans tout ce +qu'il sait et tout ce qu'il pense l'ordre, la clarté, la fixité par la +parole, cette puissance, c'est lui-même; et, en s'étudiant bien, en +scrutant tout ce mystère de sa nature intérieure sans perdre de vue le +dehors de qui il reçoit et auquel il rend, il remonte à la source de +la science, et prend le seul moyen de la faire complète, universelle, +adéquate à la vérité, dans la mesure cependant où ces épithètes sont +applicables à la connaissance humaine. Ce point de vue est le point de +vue psychologique, qui ne diffère du point de vue idéologique qu'en ce +qu'il est moins partiel et moins étroit. Pour celui qui ne s'arrête pas +à l'idéologie superficielle, qui la pousse à sa profondeur dernière, la +science de la réalité et celle du langage reparaissent à la lueur même +du flambeau intérieur, et la philosophie retrouve au fond de l'esprit +humain le vrai jour qui éclaire le monde. + +Quoi qu'il en soit, on a vu qu'on ne pouvait _a priori_ accuser une +science d'être, au mauvais sens de l'expression, une science de mots. +L'esprit considère toujours plus ou moins les choses, les idées, les +mots. S'il tend à ne considérer que les choses, il ne se connaît pas +bien lui-même. S'il n'est attentif qu'aux idées, il perd le sentiment +des choses; et ce qu'il accepte pour des idées n'est bientôt plus que +des mots. S'il s'occupe des mots plus que de tout le reste, il prend +à la longue les mots pour les choses, et revient par un détour à +l'ontologie. Si cette ontologie était vraie, peu importerait le chemin +qui l'y aurait conduit; mais si elle est fausse, c'est alors qu'il ne +sait que des mots. Qu'est-ce donc en définitive qu'une science qui n'est +qu'une science de mots? c'est une fausse ontologie. + +Or, maintenant, est-ce là ce qu'a été la scolastique? Telle est la vraie +question, et elle ne peut être résolue que par une étude suffisante de +la scolastique même. Et comme il s'agit de savoir si finalement elle a +dit mensonge ou vérité, on ne peut chercher à la passablement connaître, +sans étudier avec elle le fond des choses; car on ne saurait juger d'une +science qu'en la comparant à son objet, comme on ne juge de la fidélité +d'un portrait que par son modèle. Et cela déjà prouve que l'étude de la +scolastique n'est ni aussi superficielle, ni aussi gratuite, ni aussi +stérile qu'il l'a paru longtemps. + +Ainsi, bonne ou mauvaise, la scolastique est une philosophie. Ce que +nous avons dit suffit, ce semble, pour dissiper sur ce point les +principaux doutes. Maintenant il y aurait à examiner d'abord si elle n'a +réellement été que ce que nous avons appelé une terminologie; puis si +cette terminologie a produit une fausse ontologie. Sur ces deux points, +nous le disons d'avance, elle ne nous paraît pas irréprochable; mais +elle n'est pas pour cela une science de néant. + +Nous avons déjà montré en général qu'une science qui mériterait, au sens +où nous l'entendons, ce nom de science terminologique, ne serait pas +nécessairement une science vaine. Faisons application de ces idées à la +scolastique. + +Si cette philosophie est une science purement terminologique, elle est +bien au moins une grammaire. La grammaire fait profession d'être la +science des mots. Est-elle pour cela une science vaine et qui n'importe +en rien à la connaissance des réalités? Prenons un exemple pour plus de +clarté, et choisissons-le parmi les plus simples. + +Au début de toute grammaire, on vous dit que les premiers mots dont vous +deviez vous occuper, sont les noms. Les noms sont les mots qui désignent +et les choses qui sont et ce que sont les choses. Les choses sont des +substances, et pour cette raison les noms sont appelés substantifs. +Ce que les choses nommées par les substantifs, sont en sus de leur +substance et de leur existence, est en quelque sorte ajouté à leur +substance, et les noms de ce qui s'ajoute ainsi sont dits adjectifs. En +d'autres termes, les noms désignent d'abord les choses, celles qui sont +considérées comme subsistant par elles-mêmes; mais il y a autour de ces +choses, ou dans ces choses, des circonstances, modes, accidents, ou +qualités qui sont comme _adjacentes_ aux substances (_adjacentia_, c'est +le mot de la scolastique et l'origine de celui d'_adjectif_), et qui +peuvent, jusqu'à un certain point, êtres prises comme des choses, +si bien que les adjectifs peuvent revêtir à leur tour la forme des +substantifs et continuent alors de désigner les attributs pris +substantivement, c'est-à-dire considérés comme s'ils existaient hors +des choses auxquelles en réalité ils ne se rencontrent que réunis, et +conséquemment comme s'ils existaient par eux-mêmes à la manière de ces +choses. Tout le monde reconnaît là les substantifs abstraits. + +Cette première classification des mots ne fait-elle connaître que des +mots? + +1° D'abord elle vous apprend que l'esprit croit naturellement une +existence réelle aux choses individuelles. + +2° Puis, parmi ces substantifs qui les nomment, les uns désignent +exclusivement un individu déterminé, les autres tous les individus +semblables ou comparables, comme _arbre, homme, animal_. Or ceci nous +enseigne que l'esprit a le besoin et la puissance de donner aux choses, +en les considérant dans ce qu'elles ont de commun, des noms communs +aussi, noms abstraits des réalités individuelles, et de former ainsi +des genres et des espèces qui sont tout au moins les noms abstraits des +concrets individuels. + +3° En outre, ces substances quelconques désignées par les substantifs +peuvent avoir des attributs exprimés aussi par des noms, et cela veut +dire encore que l'esprit a la faculté de considérer ces mêmes attributs +comme les sujets hypothétiques de certains autres attributs qu'il +distingue ultérieurement, et de donner ou supposer à ces sujets de sa +composition une certaine réalité, peut-être factice, sous la forme +d'abstraction. Ainsi, à ne la considérer que comme une notion, la +couleur n'est que le nom substantif de l'attribut du corps coloré, et +elle devient à son tour le sujet d'autres attributs, elle est dite +blanche, rouge, etc.; puis la blancheur, prise à son tour pour sujet, +est dite terne, éclatante, etc. Or, la connaissance de cet emploi des +idées et des mots est déjà un résultat idéologique, ou une vue de +l'esprit humain. + +4° Il est naturel de se demander ce qu'il en est de tout cela dans la +réalité et indépendamment de l'esprit humain; et la grammaire a prévenu +et même hypothétiquement résolu la question. Quand elle dit que les noms +désignent des choses ou des qualités, elle suppose apparemment qu'il y a +des choses et des qualités. Les choses réelles, individuelles, elle les +appelle substances, ou choses qui existent par elles-mêmes. Elle appelle +ainsi non-seulement des substances accessibles aux sens, mais des +substances invisibles; Dieu, une âme, sont des substantifs comme cet +homme ou cette pierre. La perception par les sens n'est pas l'unique +garant de la substance, et l'on croit à des choses qu'on ne voit pas. +Les langues faites sous l'empire de cette croyance la constatent; mais +la justifient-elles? Elles font une distinction entre les substances et +les qualités. Celles-ci sont dites ne pas exister par elles-mêmes, et +elles ne sont que des choses en d'autres choses. Cependant elles sont +nommées isolément, absolument, et supposées ainsi des choses par le +langage. Cette supposition est-elle un démenti donné à la distinction +précédente? Les qualités existent-elles, et comment existent-elles? +Faut-il prendre le langage pour la réponse réelle et décisive à cette +question? Il en préjuge la solution; il est, au moins par hypothèse, +ontologique. Il décrit les réalités comme elles paraissent être à +l'esprit, et tout au moins comme elles pourraient être effectivement. La +grammaire n'est donc pas radicalement étrangère à l'ontologie. Elle la +suppose en traduisant les idées de l'esprit humain. + +5° Dès qu'elle a fait connaître les noms, elle expose les circonstances +dans lesquelles ils se trouvent placés les uns par rapport aux autres, +ou les relations verbales que leur donne le langage raisonné. Car +la grammaire n'est pas une simple nomenclature; toute grammaire est +syntaxe, même dès ses premières pages. Les choses nommées sont exprimées +les unes relativement aux autres. Par exemple, on énonce qu'une chose +est en la possession d'une autre ou qu'elle passe en la possession d'une +autre; on énonce qu'une chose reçoit l'action d'une autre, et cela par +le moyen d'une autre. Ce sont les différents _cas_ des noms, c'est le +génitif, le datif, l'accusatif, l'ablatif. Voilà certainement encore de +la pure grammaire. + +Et tout cela cependant signifie que l'esprit établit des rapports entre +les objets; tout cela énumère et définit quelques-uns de ces rapports. +La possession ou _habitude_ qui est exprimée par le génitif ou attribuée +par le datif, le rapport d'action à passion, de moyen à résultat, sont +assurément des conceptions de l'esprit, et si l'on n'avait pas soin de +les analyser comme telles, on ferait de la mauvaise grammaire. Ainsi +le rapport de possession serait une définition bien vague et bien +insuffisante de celui qui est exprimé par le génitif, lequel exprime +entre autres une forme de possession particulière, celle de l'attribut +par le sujet; le rapport de l'agent au patient que représente en général +celui du sujet au régime ou du nominatif à l'accusatif, se rattache +souvent à celui de l'effet à la cause; enfin l'ablatif qui correspond à +l'idée de moyen, désigne souvent ce qu'on appelle dans l'école _la cause +instrumentale_. Il y a là un assez grand nombre d'idées de relation, +nécessaires à l'esprit humain qui les emploie, transporte ou convertit +avec une liberté et une autorité singulières. La grammaire est confuse +et inexacte si elle ne les distingue, les ordonne et les définit; et +quand elle fait cette opération sur les mots, elle décrit en même temps +des idées nécessaires à l'intelligence, et touche à ce qu'un philosophe +allemand appelle l'architectonique de l'esprit humain. + +Le fait-elle dans un point de vue vraiment psychologique, elle cesse de +regarder ces notions comme de simples nécessités de la pensée. L'esprit, +en effet, ne les emploie pas uniquement comme les seuls moyens d'avoir +des choses une conception qui lui serve. Il y croit en même temps qu'il +en use, c'est-à-dire qu'il a l'invincible conviction que ces rapports +sur lesquels il raisonne sont effectivement les rapports externes des +choses, et qu'en dehors de lui il y a des causes, des effets, des +agents, des moyens, des résultats, etc.; en un mot, que cette liaison +idéale de ses perceptions est la copie fidèle des relations entre les +objets de la nature. Comme les noms qui les désignent, les choses ont +pour lui leurs cas, et le monde réel serait incompréhensible s'il +n'était pas tel qu'il est compris. Encore sous ce rapport, on voit que +la grammaire suggère et suppose une ontologie. + +Est-ce donc qu'il n'y ait pas en grammaire de pures questions de mots, +exclusivement relatives à l'expression indépendamment de la réalité +qu'elle exprime, et qui n'appartiennent qu'à la nature propre du langage +en général ou d'une langue en particulier? Si vraiment, et toute langue +offre de ces questions-là. Par exemple, que les cas soient désignés +par les désinences des mots comme en latin, par des articles comme en +français, par des désinences et par des articles comme en grec; c'est un +point de grammaire qui n'a rien de commun avec la science de la pensée +ou de la nature. Que les substantifs abstraits soient de tel ou tel +genre, qu'ils soient tous féminins plutôt que masculins ou l'inverse, +ce n'est pas là non plus une vraie question métaphysique; ce n'est en +grammaire qu'un point de fait à éclaircir ou à connaître. Enfin des +questions même plus profondes, comme celles de la composition des mots, +de leur transfusion d'une langue dans une autre, de la manière dont les +idiomes se sont successivement engendrés, quoiqu'elles ne puissent être +résolues sans une analyse assez fine des idées, sont cependant des +questions qui, pour la plupart, dépendent de l'état des esprits dans +les pays et les temps où les langues se sont formées. Bien qu'elles ne +soient pas uniquement verbales, et qu'elles touchent à la philosophie +de l'histoire, on peut encore les regarder comme des questions +grammaticales; elles appartiennent à la linguistique, à la science des +mots. + +Mais enfin, dans les rapports généraux eux-mêmes du langage avec la +pensée, n'y a-t-il pas des points dont l'étude est indifférente, ou peu +s'en faut, à toute philosophie réelle? Je le crois, encore qu'on ne +puisse les parfaitement étudier sans philosophie; prenons pour exemple +tout ce qui concerne le langage figuré. La connaissance approfondie +du langage figuré conduirait sans doute à cette remarque, vraiment +philosophique, que la faculté de nommer les objets ne va pas sans un +penchant à représenter les uns par les noms des autres, en vertu de +certaines similitudes qui frappent l'imagination plus que la raison; en +d'autres termes, à parler par images. Ou pourrait rechercher encore +si, comme quelques-uns l'ont prétendu, toute langue est exclusivement +métaphorique, ou si seulement le langage figuré est de fait mêlé au +langage direct, et dans ce cas, si ce mélange est utile, s'il est +inévitable, s'il y aurait quelque motif et quelque possibilité de +l'abolir et de composer une langue absolument dénuée de figures. C'est +là de la philosophie sans aucun doute, mais c'est de la philosophie du +langage, et quoiqu'on en pût tirer encore quelques inductions sur la +nature de l'esprit humain, la connaissance de la réalité n'est pas fort +engagée dans l'étude de ces questions, et pour celui qui les résout +sainement, elles n'ont pas un rapport essentiel avec la vérité de nos +idées objectives. Encore est-ce une simple opinion que j'exprime, et la +thèse contraire a-t-elle été soutenue par des philosophes qui ont donné +au langage une importance philosophique supérieure à celle que je suis +disposé à lui reconnaître. + +J'ai parlé tout à l'heure des substantifs abstraits; il y en a de +différentes sortes. Prenons ceux qui expriment substantivement ces +qualités qu'on nomme dans l'école les accidents de la substance, +comme la qualité d'être _blanc, amer, mou,_ etc., ou _la blancheur, +l'amertume, la mollesse_, etc. Les abstractions de cette sorte ne +représentent aucune substance réelle. Il y a des substances qui ont +diverses qualités, entre autres celle d'être _molles, amères_ et +_blanches_; il n'y a pas une chose qui soit substantiellement _la +blancheur, la mollesse, l'amertume_ en elle-même. Lorsqu'on isole ces +accidents par la pensée et le langage, et que l'on en fait les sujets +de certaines propositions, quand on dit _la blancheur est agréable, +l'amertume est répugnante_, le sens commun avertit que ce sont des +sujets hypothétiques et artificiels dus au pouvoir généralisateur +de l'esprit; c'est une translation de l'adjectif au substantif, de +l'attribut au sujet, qui a peut-être quelque analogie avec la propriété +translative ou métaphorique du langage, et qui n'a pas beaucoup plus +de réalité que ces autres locutions, _le choc des opinions, le feu des +passions, l'explosion de la colère_. C'est une translation ou métaphore +d'un autre genre; la première rendait l'insensible par une comparaison +avec le sensible, ou l'invisible par une image; la seconde convertit +l'attribut en sujet et la qualité en substance. C'est un don, un +pouvoir, peut-être une faiblesse de l'esprit humain, que d'opérer ces +métamorphoses, mais la réalité n'est guère intéressée dans tout cela. +Dans ces termes, l'étude de cette classe de substantifs abstraits (celle +des substantifs qui répondent aux qualités accidentelles des êtres) +n'est et ne doit être qu'une étude de mots; et c'est savoir les choses +comme elles sont, que de savoir dans ce cas qu'elles ne sont pas +essentiellement comme les mots, ou que les mots ne sont que des mots. + +Que si, par impossible, on croyait le contraire, et qu'abusé par les +apparences du langage, on fît jouer sans discernement à ces abstraits le +rôle des concrets individuels, que l'on prît les noms qui les désignent +pour des noms directs, même pour des noms propres, et qu'on supposât +des êtres partout où l'on a imposé des noms, alors on retomberait dans +l'inconvénient tant signalé de réaliser les abstractions, on ferait +de l'ontologie dans le mauvais sens, on traiterait les mots comme des +choses, et c'est alors qu'on mériterait l'accusation de n'édifier qu'une +science de mots: accusation grave, parce qu'on aurait prétendu savoir +autre chose. Le tort serait précisément d'oublier ou d'ignorer qu'on ne +savait que des mots. + +Une science de mots n'est donc pas mauvaise en soi; ce qui est mauvais, +c'est de prendre une science de mots pour une science de choses. + +La scolastique, je le dis par avance, est plus d'une fois tombée +dans cette erreur. Lorsqu'on y tombe, il est évident qu'une foule +de questions oiseuses, de difficultés artificielles, doivent naître +successivement, et amener des solutions, des distinctions, des +inductions, en un mot des connaissances purement hypothétiques ou +relatives uniquement à la signification arbitraire de la langue qu'on a +gratuitement imposée à la science. Mais cette faute que la scholastique +a très-souvent commise, aucune philosophie, que je sache, ne l'a +constamment évitée. + +En prenant des exemples dans la grammaire, je ne me suis pas beaucoup +éloigné de la scolastique. L'une a beaucoup d'affinité avec l'autre, et +l'on serait, dans certaines occasions, embarrassé de les distinguer; +ce qui deviendra plus évident, quand nous approcherons de plus près la +philosophie du moyen âge. + +Ce fut une philosophie. Parmi les questions qui ont joué un rôle +philosophique, au moins dans l'antiquité, il en est peu que la science +du moyen âge n'ait traitées et résolues à sa manière. S'il est des +problèmes que nous n'y retrouvons pas, ce sont en général ceux dont +le progrès moderne de la science a révélé l'existence ou rétabli la +gravité; mais est-ce pour rien que nous voulons que l'esprit humain +ait, il y a deux ou trois siècles, subi une révolution? Entre autres +nouveautés, l'absolue liberté qui s'est introduite triomphalement dans +les sciences, ne doit-elle pas avoir amené et des idées et des questions +laissées jusqu'alors dans l'ombre ou dans le néant? Quoi qu'il en soit, +avant nous, chez les anciens, il y eut apparemment une philosophie. Je +n'égale pas la philosophie du moyen âge à celle de l'antiquité; le nom +d'Abélard pâlit auprès de celui d'Aristote, et le soleil de Platon +offusque de sa splendeur l'étoile de saint Thomas; mais enfin je dis que +l'une de ces philosophies s'est occupée de presque tout ce qui occupait +l'autre. La plus récente n'a pas été aussi étroite, aussi exclusive +qu'on l'imagine. Elle l'a été dans sa forme; et c'est par là qu'elle +s'est compromise. Elle a fait passer la science sous une forme +exceptionnelle, et, par là, elle en a restreint et surtout dissimulé +l'universalité. + +La philosophie, au XIIe siècle, s'appelait ordinairement la dialectique. +On donnait à ce mot un sens analogue a celui qui a prévalu dans +le commun usage. La dialectique était l'art logique ou la logique +appliquée. Les anciens l'avaient souvent entendu autrement. La +dialectique de Platon est la recherche de ce qu'il y a de général dans +le particulier, d'absolu dans le relatif, la recherche de l'idéal +scientifique[365]. C'est une méthode ascendante qui, de nos perceptions +diverses écartant le multiple, le changeant, l'individuel, remonte a +l'essence, au permanent, à l'un. C'est une analyse, en ce sens qu'elle +décompose, afin d'élaguer l'accessoire et d'atteindre le principal ou +ce qui subsiste de chaque chose dans la raison éternelle; c'est une +synthèse, en ce sens que, des phénomènes complexes et variables, elle +semble former, par la vertu de l'intelligence, quelque chose qui n'est +aucun phénomène. Prise comme instrument logique, elle serait l'art de +la définition, puisqu'elle est la recherche de l'essence. C'est cette +dialectique que les alexandrins empruntèrent à Platon et amenèrent à la +rigueur d'un procédé scientifique[366]. Ce procédé se retrouve dans la +philosophie moderne, et quelques-uns de ses caractères subsistent, par +exemple, dans la dialectique d'Hegel[367]. Mais bien qu'il soit surtout +cher à Platon, il n'était pas ignoré d'Aristote, car c'est le procédé de +la science de l'être, de la science de l'universel, de la métaphysique +en un mot[368]. Le Stagirite n'admit pas toutes les conséquences +auxquelles cette méthode conduisait Platon; mais il la connut, il sut +même la pratiquer parfois, quoiqu'il réservât le nom de dialectique pour +cette partie de la logique qui ouvre la route de toutes les sciences en +discutant les principes, et trouve un procédé syllogistique pour traiter +un sujet donné en partant des propositions les plus probables[369]. Mais +pour lui la dialectique était loin d'être toute la philosophie. Il dit +même qu'elle lui est opposée, s'appuyant sur l'apparent, tandis que la +philosophie s'appuie sur la vérité[370]. Dans les mains des stoïciens, +la logique, niant ou du moins atténuant la vérité du général, devint peu +à peu une polémique subtile et négative. Déjà les mégariens l'avaient +transformée en argumentation sceptique; et ce n'est qu'après avoir porté +le nom d'éristiques, qu'ils avaient reçu celui de dialecticiens[371]. +C'est dans un sens qui tient peut-être des idées des écoles mégarique +et stoïcienne, presque autant que des idées péripatéticiennes, que la +dialectique fut entendue au moyen âge[372]. Aristote avait distingué une +sorte de dialectique pratique qu'il appelle l'_art exercitif_[373], +et qui offrait bien quelques rapports avec l'_art_ par excellence des +scolastiques. La logique fut pour eux un terme général qui embrassait +toute la science de la raison, ce qu'on appellerait aujourd'hui la +philosophie de l'esprit humain; et comme la logique proprement dite +aboutit à la dialectique qui est la pratique de la science, elle fut +officiellement nommée la dialectique[374]. Abélard ne la définit nulle +part formellement; mais en intitulant _Dialectica_ son grand ouvrage de +philosophie logique, son _Organon_ à lui, il a suffisamment indiqué sa +pensée, expliqué son langage. + +[Note 365: Voyez dans la traduction de M. Cousin l'argument du +_Philèbe_, et le _Philèbe_ lui-même, ainsi que _le Parménide_, t. II, +p. 280 et 440; t. XII, p. 8.--Cf. Hegel, _Hist. de la phil._, Oeuvres +complètes, (All.) t, XIV, p.240, Berlin, 1833.] + +[Note 366: Cf. l'_Hist. de l'école d'Alex._, par M.J. Simon, t. I, +l. II, c. II.] + +[Note 367: _Encycl. des sciences philos._ Logique, § 81, t. VI, p. +151.] + +[Note 368: _Logique d'Arist._, trad. par M.B. Saint-Hilaire. _Dern. +Analyt._, l. 1, c. XI, §§ 6, 7 et 8.;--_Métaphys._, passim.] + +[Note 369: _Logique; Topiq._, l. 1, c. II, § 6. _Réfut. des soph._, +c. XXXIV, § 3.] + +[Note 370: _Id., Topiq._, l. 1, c. XIV, § 7.--_Réfut. des soph._, c. +XI, §. 8.] + +[Note 371: Diog. Laert., l. II, c. X, n. 1.] + +[Note 372: Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. 672] + +[Note 373: _Topiq_., c. XI, § 1 et suiv.] + +[Note 374: De bonne heure on les avait ainsi réunies. Cicéron +considère la dialectique comme une branche ou une moitié de la science +qu'il définit _ratio disserendi_, et qui est la logique. (_Topiq_., +II.--_De Leg_., I, 23.--_De Fato_, I.) Boèce, dans son _Commentaire des +Topiques de Cicéron_, décompose la logique, et donne de la dialectique +les définitions consacrées que durent adopter les scolastiques. (Boet. +_Op_., p. 700.--Cf. S. Aug., _De Ord_., l. II, c. XI.--_Retract_, l. I, +c. VI.--Cassiod., _De Instit. divin. litt._, c. XXVII.--_De Artib. ac +Discipl_., c. III.)] + +Quoi qu'il en soit, la dialectique, même en ce sens, n'étant qu'une +partie de la philosophie, il a paru que la Scolastique n'était aussi +qu'une partie de la philosophie; mais la dialectique, comme le +raisonnement humain, peut s'appliquer à toutes choses. Dans une bonne +classification, la dialectique comme science ne devrait s'appliquer +qu'à la dialectique même; partout ailleurs, elle n'est que procédé et +instrument; elle ne devrait pas même comprendre la logique proprement +dite, dont elle n'est que la suite ou la dernière partie. Mais s'il +plaît de l'appliquer à tout, de tout encadrer dans ses formes, de +chercher dans les notions qu'elle emploie et dans les règles qu'elle +pose les éléments de toute science, de se servir d'elle enfin comme d'un +_critère_ universel, on le peut faire, et elle devient alors, au lieu et +place de la philosophie, la reine des sciences, la science universelle; +elle obtient les titres de _disciplina disciplinarum, duae universae +scientiae, sola dicenda scientia_[375]. Sera-ce que la philosophie aura +été réduite en essence à la seule dialectique? non, c'est qu'elle aura +été exclusivement ramenée aux procédés et au langage de la dialectique. +Elle en aura sans doute souffert; la réalité ne peut sans violence et +sans dommage, passer comme par le laminoir d'une méthode exclusive; ce +qui est artificiel est toujours étroit, et le fond n'échappe jamais aux +vices de la forme. Mais pourtant, ainsi contrainte, la science n'aura +pas été supprimée. La scolastique n'a donc pas été la philosophie +réduite à la dialectique, mais aux formes de la dialectique. + +[Note 375: _Ab. Op._, ep. IV, p. 239. _Introd. ad Theol._, l. II, p. +1047.--Ouvr. inéd., _Dialect._, pars IV, p. 435.] + +D'où lui est venue cette contrainte? De ce qu'à une certaine époque +du moyen âge, l'esprit humain est rentré dans la philosophie par la +dialectique. Le point de départ n'est jamais indifférent; au terme de la +course, on se ressent du chemin qu'on a pris, et le choix de la méthode +est avec raison regardé comme capital en philosophie. Nous tenons +aujourd'hui qu'il faut aborder la philosophie par la psychologie. +Prétendra-t-on que ce choix soit sans conséquence et n'influe pas sur +les caractères ultérieurs de la science? La science ne manque pas +d'adversaires qui disent qu'après avoir commencé par la psychologie, +elle y demeure, et que nous n'avons fait qu'inventer une autre manière +de la rendre partielle et stérile. Je le conteste, mais j'avoue qu'il +est très-commun de ne point dépasser la psychologie; de très-habiles +gens n'ont pu en sortir ou même ont fini par n'en pas vouloir sortir. +L'école idéologique a tremblé de faire un pas hors du cercle de la +sensation. Il y a beaucoup à redire aux limites scientifiques que les +Écossais ont élevées et qu'ils ont interdit à l'observation de franchir. +Jouffroy n'a pas complètement réussi, malgré d'ingénieux et opiniâtres +efforts, à se délivrer du joug étroit de l'observation subjective de la +conscience; et quoiqu'il proteste, Kant lui-même n'a fait que rendre +plus profonde, mais non plus pénétrable, l'impasse de la psychologie. On +ne saurait donc s'étonner que, renfermés dans un point de vue bien plus +rétréci pour embrasser l'horizon (car la logique est dominée par la +psychologie), les scolastiques aient eu beaucoup de peine à parcourir +l'ensemble de la carte scientifique. S'ils ont encore beaucoup vu, ils +n'ont pas vu sous un angle vrai; ils n'ont pas donné aux objets les +dimensions, les contours et les teintes de la vérité. Mais du moins +ont-ils connu tout ce qu'on peut connaître, lorsqu'on n'est initié à la +science que par la dialectique. + +Nous n'écrivons pas leur histoire. Il faut donc poser simplement +comme un fait qu'après l'invasion définitive du christianisme et +le refoulement successif des écoles de philosophie païenne, qui se +réfugièrent et s'éteignirent dans le cercle encore brillant mais stérile +des écoles alexandrines, les hommes supérieurs qui, dans l'Occident à +partir du VIIe siècle, s'efforcèrent de dissiper les ténèbres de la +barbarie, n'eurent pour flambeau que la lueur pâle des commentaires de +la philosophie antique; et parmi les interprètes qui la transmirent au +moyen âge, dominèrent les commentateurs de la Logique d'Aristote. + +Les anciens avaient trouvé les sciences et les lettres. On recevait +d'eux les unes et les autres avec une curiosité, une admiration et une +confiance égales. On les imitait en tout, excepté dans la liberté +de leur génie. Toute doctrine se convertissait donc en érudition. +Comprendre, traduire, interpréter, paraphraser, telle était, en général, +l'oeuvre de ces esprits nobles et malheureux qui se soulevèrent +au-dessus de l'ignorance et de la grossièreté universelles, dans ces +contrées dépouillées de toute nationalité par la double conquête des +légions romaines et des hordes du Nord. Les peuples de notre Occident +n'avaient point de culture qui leur fût propre. Leur littérature +indigène, s'il est permis de donner ce nom aux essais informes de la +poésie druidique, avait péri comme les arts, les moeurs, le culte de la +vieille Gaule. Les idées et les lettres, les arts de l'imagination et +ceux de l'industrie, tout, jusqu'à la religion, avait été comme importé +à nouveau dans ces régions, théâtre de l'éclatante civilisation de la +moderne Europe. Les hommes livrés aux travaux de l'esprit, n'étaient +donc encouragés par aucun exemple, autorisés par aucun succès, à penser, +à écrire d'après eux-mêmes, à inventer pour leur compte, à essayer +enfin d'une véritable et complète originalité. Pour les sciences et +les lettres, la Grèce et Rome; pour la religion, le Midi et l'Orient, +c'est-à-dire encore Rome et la Grèce; voilà leur exemple et leur +loi. Ils ne demandaient ni à leur sol ni à leur ciel ces productions +spontanées que le temps seul sème à pleines mains dans les terres +fécondes. Ils attendaient tout de ceux de qui tout leur était venu. Or, +que leur venait-il désormais de ces peuples jadis leurs vainqueurs, +et qui, contraints de céder l'espace et le pouvoir à de nouveaux et +barbares conquérants, étaient restés les maîtres spirituels des premiers +vaincus? Que leur venait-il de ces régions où se levait encore pour +eux le soleil de l'intelligence? rien d'abord que la grande voix de +la religion, qui était elle-même ou qui voulait être quelque chose +de définitif et d'immuable, rien que les derniers échos de la parole +grecque qui s'était tue, mais qui retentissait encore. Les écrits des +hommes qui ont tracé leurs noms aux dernières pages des fastes de +la littérature ancienne, ne sont que des compilations plus ou moins +méthodiques, des expositions quelquefois raisonnées de systèmes +antérieurs, des traductions d'idées enfin, quand ce ne sont pas de +simples versions de textes. Ceux donc qui devenaient leurs disciples, +ceux qui dans le nord de l'Europe s'adonnaient, entre le VIIe et le XIe +Siècle, aux choses de l'esprit, se faisaient pour la plupart de purs +érudits, c'est-à-dire des penseurs sans liberté, instruits par des +écrivains sans originalité. C'est par le milieu des commentateurs, c'est +à travers un nuage que parvenaient jusque dans les Gaules les rayons +affaiblis des brillantes constellations qui avaient surgi derrière la +colline de l'Acropolis, et doré de leur éclat le faîte blanchissant +du temple de Thésée. Porphyre, saint Augustin, Martianus Capella, +Cassiodore, et surtout Boèce, étaient les médiateurs nécessaires et +respectés qui transmettaient les idées de Platon et d'Aristote aux Bède, +aux Alcuin, même aux Jean Scot et aux Raban Maur, qui s'efforcèrent les +premiers de repasser de l'érudition à la philosophie. On sait avec assez +d'exactitude quelle était la bibliothèque philosophique de ces hommes +qui puisaient cependant presque toutes leurs idées à la source du passé. +Les originaux leur étaient en général inconnus. Le Timée de Platon et +la Logique d'Aristote, traduits en latin, sont les plus avérés des +monuments des grands siècles qu'ils eussent entre les mains[376]. Le +platonisme qui n'est pas dans le Timée, l'aristotélisme qui n'est pas +dans l'Organon, ne leur étaient connus que confusément, par fragment, +par allusion, par citation dans les paraphrases et les expositions +incomplètes des commentateurs sans génie des derniers temps. Il n'est +pas étrange que parmi ces débris, l'Organon ou plutôt la doctrine qui +y est contenue et qui forme à elle seule un système achevé, un travail +défini et démonstratif, ait fait dominer partout la science et +l'esprit de la logique. La logique effaça peu à peu le reste de la +littérature[377]. Elle avait d'ailleurs exercé déjà une influence +marquée sur les deux vrais maîtres des écoles du moyen âge, Porphyre et +Boèce. Ils s'étaient appliqués, l'un à ouvrir au disciple les portes de +la logique, l'autre à conduire à travers ses détours le disciple initié. +L'un avait composé une introduction; l'autre des versions et des +commentaires. Là-dessus, il est tout simple que les savants du moyen âge +aient pensé qu'il ne restait à la science que des gloses à faire. Le +mot même fut consacré. Presque tous les philosophes scolastiques furent +éminemment des glossateurs[378], et l'on annota les commentateurs +d'Aristote, avant de l'interpréter lui-même et de le connaître tout +entier. C'est sans aucun doute un heureux hasard advenu à un court écrit +de Porphyre et à quatre ou cinq de Boèce qui fut la première cause de la +grande fortune d'Aristote. La puissance saisissante de la logique fut la +seconde. D'ailleurs toute logique est essentiellement élémentaire, et +semble, comme la grammaire, révéler la raison; elle convient donc à des +études commençantes. + +[Note 376: Encore Abélard n'avait-il dans les mains que les deux +premiers des six traités qui composent la Logique d'Aristote ou +_l'Organon_. (Voyez sa Dialectique, p. 228.) Que dans les quarante +premières années du XIIe siècle, il circulât communément en Gaule et +en Angleterre d'autres livres philosophiques que ces deux fragments de +l'oeuvre d'Aristote et de Platon, l'Isagogue de Porphyre, plusieurs des +traités aristotéliques de Boèce et deux traités indûment attribués +à saint Augustin, c'est ce que personne n'a réussi à prouver. Voyez +l'excellent ouvrage de M. Jourdain sur les traductions latines +d'Aristote au moyen âge. Cf. Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. +564; et le ch. III du présent livre.] + +[Note 377: + + ...Quaevis + Litera sordescit, logica sola placet. + + Johan Saresber., _Estheticus_, poem., p. 3, Hambourg, 1843. + +[Note 378: Nous avons cinq opuscules d'Abélard sous le litre de +gloses, _Glossae in Porphyrium, de categoriis_, etc., quatre imprimés, +un manuscrit. M. Cousin a fait connaître plusieurs gloses du Xe siècle +sur le _de Interpretatione_, sur les catégories, etc. (Ouvr. inéd. +d'Abél., p. 551-611; Append., p. 618 et suiv.)] + +Cependant la forme péripatéticienne n'avait pas été primitivement la +forme unique de la philosophie du moyen âge. Scot Érigène, qui en +est regardé comme le fondateur, tendait à lui donner un tout autre +caractère. Son génie hardiment spéculatif dépasse la dialectique[379]. +Ce dogmatisme encore vague, où respire un peu de platonisme et de +philosophie alexandrine, put se soutenir quelque temps. Mais bientôt +il arriva un moment où l'aristotélisme, parlons plus exactement, où la +dialectique gagna du terrain et devint dans la science une mode qui a +duré quatre ou cinq cents ans. Il serait curieux, mais il est difficile +de déterminer ce moment avec précision. Du moins, la simple chronologie +des noms jettera-t-elle un grand jour sur cette partie de l'histoire de +la dialectique. + +[Note 379: Cf. M. Guizot, _Cours d'histoire de la civilisation en +France_, t. III, leçon 29; M. Rousselot, _Phil. dans le moyen âge_, 1re +part., c. II, et l'ouvrage de M. Saint-René Taillandier, _Scot Érigène +et la philosophie scolastique_.] + +On peut fixer à la mort de Proclus, c'est-à-dire à la fin du Ve siècle, +le terme de toute philosophie originale dans l'antiquité païenne (485). +Et déjà, depuis plus de cinquante ans, saint Augustin, un des derniers +Pères qui aient une place dans l'histoire de la philosophie, était +descendu au tombeau (430); le règne des interprètes et des scoliastes +avait commencé. Simplicius et Philopon commentaient Aristote, en se +souvenant de Platon. Martianus Capella avait un peu auparavant publié +ce poème encyclopédique où les sciences sont personnifiées comme des +déesses, où la Dialectique, au front pâle, aux cheveux entrelacés, cache +dans les plis de sa robe athénienne des fleurs et des serpents, mais +se donne pour la législatrice des autres sciences[380]. Boèce mourait +tragiquement, en laissant ces traductions et ces paraphrases qui +devaient surnager les premières après le naufrage des lettres antiques +(526). Cassiodore, dressant, au VIe siècle, l'encyclopédie destinée à +lui survivre, et dont Alcuin devait faire un jour la règle légale +de l'enseignement scolaire, mettait au rang des sept disciplines la +philosophie sous le simple nom de dialectique. La philosophie était +bien, pour lui comme pour Platon, la ressemblance de l'homme à Dieu, +mais il développait cette définition par une analyse très-sommaire de +l'Isagogue de Porphyre, des Catégories d'Aristote, enfin des grandes +divisions de l'Organon[381]. C'est de ce temps peut-être qu'il faut +dater les deux ouvrages sur le même sujet que le moyen âge mettait sur +le compte de saint Augustin. Au siècle suivant, Bède résumait pour le +nord de l'Europe toutes les connaissances humaines venues de l'Orient +et du Midi, et la philosophie trouvait place dans ses volumineuses +compilations. C'était aussi d'Aristote qu'il aimait à donner des +extraits; déjà il appelait chaque citation une _autorité_, et assignait +à la dialectique le premier rang dans la logique, _cette maîtresse du +jugement_[382]. Après Bède, les écoles s'ouvrent en France à la voix de +Charlemagne. C'est Alcuin qui les inspire et les dirige. Il a étudié +toutes les sciences profanes, et certainement les sept arts, mais +surtout l'art dialectique, dont l'empereur, dit-il en s'adressant à +Charles lui-même, a la _très-noble intention_ d'apprendre les principes. +Lui aussi, il a quelque teinture de l'Isagogue, des Catégories, de +l'Hermeneia, et il s'attache à faire recopier, à répandre, à imposer +même comme bases de l'enseignement les traités logiques qu'Augustin, +dit-il, a, pour les traduire, tirés des trésors de l'ancienne Grèce, + + De veterum gazis Graecorum clave latina[383]. + +[Note 380: Martian. Capel., _de Nupt. Philolog. et Mercur._, l. IV, +p. 325 et seqq. 1 vol. in 4°. Francf. 1836.] + +[Note 381: _[Grec: Omsiosis to theo xata ounaton anthropon.]_ +(Cassiod., _de Art. ac Discipl._, t. II, c. III, p. 528. Ed. de Venise, +1729.)] + +[Note 382: Voyez dans les Oeuvres de Bède (8 tom. in-folio, Colon. +Agrip., 1612), les _Sententiae sive axiomata philosophica ex Aristotele +... collecta_ (t. II, p. 124). On voit là qu'il connaissait au moins +par des citations d'assez nombreux ouvrages d'Aristote, Physique, +Métaphysique, _De Anima_, etc. Dans ses _Elementa philosophiae_ (id., +p. 200), il définit la philosophie: «Eorum quae sunt et non videntur +et eorum quae sunt et videntur vera comprehensio.» Dans son traité _De +mundi caelestis terrestrisque constitutione_, la logique est définie: +«Diligens ratio disserendi et magistra judicii;» la dialectique qui en +est la partie la plus essentielle: «Sagacitas ingenii stultitiaeque +sequester.» (T. 1, p. 343.)] + +[Note 383: Voyez dans les Oeuvres d'Alcuin (2 vol. in-fol., Ratisb., +1777), la dédicace des Catégories de saint Augustin, et _Opusculum +quartum de Dialectica_ (t. II, p. 334). C'est un dialogue entre lui et +Charles. La philosophie y est à peu près ramenée à l'éthique et à la +dialectique; et celle-ci, «disciplina rationalia quaerendi, diffiniendi, +et disserendi, etiam et vera a falsis discernendi potens,» est un +sommaire de Porphyre et de l'Organon, cet ouvrage dont on a dit qu'en +l'écrivant Aristote avait trempé sa plume dans l'esprit, «in mente +tinxisse calamum» (p. 350). Alcuin, suivant son éditeur, n'a point +composé le livre _De septem artibus_; mais il avait écrit sur toutes les +sciences, et dans une épître à Charlemagne il dit positivement: «Vestram +nobilissimam intentionem dialecticae disciplinae disere velle rationes.» +(T. I, p. 703.)] + +Par lui les écoles gauloises passent sous l'empire de cette _sagesse +hibernienne_, qu'il avait apportée sur le continent[384], et qui devait +après lui recevoir de Scot Érigène moins d'autorité, mais plus d'éclat +(875). Érigène platonise, et Mannon, son successeur dans la direction de +l'école du palais, passe pour avoir écrit sur les Lois et la République +de Platon des commentaires qu'on n'a jamais vus[385]. + +[Note 384: «Quid Hiberniam memorem, contempto pelagi discrimine, +pene totam cum grege philosophorum ad littora nostra migrantem?» (Herici +_Epist. ad imp. Carol., Hist. francor. script._, ed. Duchesne, t. II, p. +470.)] + +[Note 385: _Hist. litt._, t. IV, p. 225 et t. V, p. 657.] + +La principale fondation d'Alcuin est l'école de Saint-Martin de Tours. +Le premier et le plus illustre de ses disciples dans ce cloître, c'est +Raban Maur. Celui-là se montre plus versé encore dans les sciences +profanes, il les recherche, il les aime. Il conseille de lire les +philosophes; il y a, dit-il, dans Platon bien des choses qu'il ne faut +pas craindre[386]. Il reprend la division connue de la philosophie, en +physique, en morale, en logique, et celle-ci, les théologiens doivent +se la rendre propre. La dialectique, qu'il définit littéralement comme +Alcuin, il veut qu'elle entre dans l'instruction des clercs: n'est-elle +pas la science des sciences, _disciplina disciplinarum_? elle enseigne +à apprendre, elle enseigne à enseigner; _haec docet docere, haec docet +discere_. Seule elle sait savoir, _scit scire sola_ (ne dirait-on pas +la science de la science de Fichte?) enfin le syllogisme est une arme +nécessaire[387]. C'est Raban, qui selon Tennemann, transporta en +Allemagne la dialectique d'Alcuin, que d'autres appellent la dialectique +écossaise[388]. Il devint abbé de Fulde, puis évêque de Mayence (847). + +[Note 386: «Non formidanda, sed in usum nostrum vindicanda.» (_De +Instit. cleric._, l. III, c. XXVI, t. VI, p. 44.--_Op._, 3 vol. in-fol. +Col. Agrip., 1627.)] + +[Note 387: _Id., ibid._, c. XX, p. 42.--_De Universo_, l. XV, t. +1, p. 201 et 202.--Cf. les gloses de Raban sur Porphyre, Boèce, +l'_Hermeneia_, publiées par M. Cousin. Ouvr. inéd., Append., p. 613.] + +[Note 388: _Mon. de l'Hist. de la phil._, t. I, § 244.--M. Hauréau, +_la Scolastique au IXe siècle; Rev. du Nord_, t. II, 2e sér., p. 425.] + +En même temps que lui et après lui, on distingue dans cette féconde +école de Tours, un homme d'une instruction singulière pour le temps, +Haimon, plus tard évêque d'Halberstadt (841), qui des bords de la Loire +rapporta l'enseignement théologique, et fonda avec Raban dont il fut le +successeur, une florissante école à Fulde. Là vint de Sens s'instruire +et même enseigner, Loup Servat qui s'adonnait particulièrement aux +lettres humaines, et par conséquent à la logique. Nommé par Charles le +Chauve abbé militaire de Ferrières en 842, esprit cultivé, écrivain +presque poli, il continua ses leçons malgré sa nouvelle dignité, et les +témoignages s'accordent pour distinguer en lui l'homme de lettres et le +théologien. Élève d'Haimon et de Loup Servat, Heiric revint d'Allemagne +diriger dans sa patrie l'école d'Auxerre que Saint-Germain avait fondée; +il a laissé de remarquables monuments d'une latinité savante, +d'une sorte de talent poétique et, chose fort rare, d'une certaine +connaissance du grec[389]. Il est cité comme ayant professé la +dialectique avec éclat au monastère de Saint-Germain. Après Heiric, Remi +et Huebold, moines d'Auxerre ainsi que lui, furent signalés comme ses +héritiers dans la philosophie[390]. Remi surtout, le plus célèbre +écrivain du commencement du Xe siècle, est renommé pour l'enseignement +de la dialectique qu'il cherchait plutôt dans les prétendus traités de +saint Augustin que dans l'Organon d'Aristote. On possède encore de lui +des manuscrits qui prouvent qu'il connaissait Priscien, Donat, Martianus +Capella, et que ses études embrassaient le Trivium et le Quadrivium; +or, tel était encore au temps même d'Abélard le cycle des études +littéraires. Condisciple d'un fils de l'empereur Charles le Chauve à +l'école d'Heiric, Remi professa successivement à Auxerre, à Reims, à +Paris, et c'est dans cette dernière ville qu'il réunit près de sa chaire +ses plus illustres disciples (872)[391]. Ainsi se forme la chaîne d'un +enseignement philosophique qui vient enfin se fixer dans la cité où +devait dominer Abélard. + +[Note 389: Heiric a dit en parlant de ses maîtres: + + Hic Lupus, hic Haimo ludebant ordine grato. + +(Cf. Duchesne, _Hist. francor. script._, t. II, p. 470.--Bolland., t, +VII, 31 Jul., p. 221.--Mabillon, _Analect._, p. 423.--_Hist. litt._, t. +V, p. 112 et 653.) C'est évidemment à cet Heiric, maître du moine Remi, +comme on va le voir, que doit être rapporté le traité manuscrit sur +les Catégories dites de saint Augustin, où M. Cousin a lu: «Henricus, +magister Remigii, fecit bas glosas» (_Ab._, Ouv. inéd., Append., p. +621), et ce manuscrit pourrait être de la main de Remi, ou copié sur le +sien.] + +[Note 390: Dans la chronique du moine Ademar: «Heiricus, Remigium et +Ucboldum Calvum, monachos, haeredes philosophiae reliquisse traditur.» +(Mabillon, _Act. sanct. ord. S. Ben._, t. V, p. 325.)] + +[Note 391: Témoignages des XIe et XIIe siècles; le moine Jean, _S. +Odon. vit._; le moine Nalgod, _Ejusd. vit.; De vener. Frodoardo presb. +remig._--Mabillon, _id., ibid._, p. 151, 155, 180, 325.--_Ejusd. Anal._, +p. 423.--_Hist. litt._, t. VI, p. 99, 102; et Launoy, _De Schol. +celeb._, c. LIX.] + +A ce moment, on voit de toutes parts les études logiques captiver les +esprits les plus éminents et les plus divers. C'est saint Odon qui se +forme à Paris, sous Remi, dans la dialectique et la musique, et qui, +plus tard, y devait professer à sa place. C'est Abbon qui suit les +mêmes leçons, qui les reproduit dans la même ville (avant 970), et les +transporte à Reims, où il écrit sur le syllogisme, et meurt avec la +réputation d'un _abbé d'une haute philosophie_[392]. C'est Gerbert, +qui, avant d'être pape, fait un traité sur le Rationnel et le +Raisonnable[393], et se pique de recueillir et de s'approprier les +pensées d'Aristote. Saint Maieul, abbé de Cluni, se plaît dans la +lecture des philosophes païens. Le grand évêque Hildebert recueille +dans leurs ouvrages les éléments d'une morale philosophique[394]. Saint +Anselme, le seul métaphysicien de l'époque, ne dédaigne pas de donner, +dans son Dialogue du grammairien, un ouvrage de pure dialectique[395]. +Et cependant Jean le Sourd ou le Sophiste[396], qui devait être le +maître de Roscelin, a commencé à former cette école subtile et peu +connue, destinée à contraindre la science logique à faire sur elle-même +un de ces efforts féconds qui avancent d'un pas l'esprit humain. + +[Note 392: «Summae philosophiae abbas.» (_Hist. litt._, t. VII, p. +159 et suiv.--Cf. Launoy, p. 63.).] + +[Note 393: C'est le sens de: _De rationali et ratione uti_, titre de +l'ouvrage de Gerbert. (B. Pes, _Thes. noviae. anecd._, t. I, pars II, p. +148 et seqq.)] + +[Note 394: _Moralis philosophia de honesto et utili. (Ven. Hildeb., +Op._, p. 959. 1 vol. in-fol., Paris, 1708.)] + +[Note 395: _Dialogue de Grammatico_, (S. Ansel., _Op._, p. 143.)] + +[Note 396: _Hist. litt._, t. VII, p. 132.] + +On touchait à la fin du XIe siècle. Paris était dès longtemps la ville +de l'intelligence. On dit que le nombre des étudiants y dépassait celui +de la population sédentaire[397]. Plus de cent ans avant Abélard, des +chaires de philosophie s'étaient élevées; le caractère de la philosophie +séculière était indiqué; la scolastique avait commencé. On voit donc +qu'Abélard, sous ce rapport, ne créa pas; il recueillit seulement une +tradition[398]; mais il lui donna le mouvement et la vie, en lui prêtant +sa puissance et sa renommée. + +[Note 397: _Hist. litt_., t. IX, p. 61, 78, etc.] + +[Note 398: Les recherches de M. Cousin ont déjà fait connaître des +manuscrits qui jettent du jour sur les écoles de dialectique antérieures +au XIIe siècle (Append., p. 613-623). De nouvelles recherches dans le +même sens conduiraient sans doute à renouer sans interruption le fil de +l'enseignement scolastique à Paris. Car on doit convenir qu'entre Remi +ou le commencement du Xe siècle, et Guillaume de Champeaux vers la fin +du XIe, il y a une lacune assez obscure; on voit seulement qu'Odon, +Abbon, et un certain Wilram, professèrent, à Paris, la philosophie, mais +longtemps avant l'an 1000. (Launoy, loc. cit. et _Hist. litt._ t. IX, p. +61.)] + +Maintenant, à quelle époque faut-il fixer l'avénement d'Aristote au +gouvernement de l'école? On sait parfaitement celle où il obtint +une influence prédominante et bientôt exclusive, grâce au renfort +qu'apportèrent les Arabes, grâce à la protection de l'empereur Frédéric +II; c'est après Abélard, au commencement du XIIIe siècle. Mais Aristote, +avant de devenir dictateur, comme Bacon l'appelle, avait été consul. A +la fin du XIe siècle, l'enseignement de la dialectique, dès longtemps +établi dans l'école, s'anime et s'agrandit; la popularité d'Aristote +commence et présage son autorité future[399]. Abélard paraît, et soudain +il devient le plus puissant promoteur de cette autorité. Il illustre +et fortifie de son éloquence et de sa gloire ce naissant empire de la +logique, qui ne devait s'organiser et se proclamer qu'après lui[400]. + +[Note 399: C'est au Xe ou XIe siècle que M. Cousin (Append., p. 658) +rapporte un poème sur les catégories où on lit: + + Doctor Aristoteles cui nomen ipsa dedit res, + Ingenio polleus miro, praecelluit omnes. + +[Note 400: Cf. Launoy, _De var. Arist. in Acad. paris, fort._, c. +I et III.--Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. 670-684.--Buddaei +_Observ. select._, t. VI, ch. XVIII et XX.--Jourdain, _Rech. sur les +trad. d'Arist._, passim.--M. Rousselot, _Phil. dans le moy. âge_, 1re +part--Voyez aussi le chap. suiv. et le chap. I du l. III.] + +Nous avons essayé de faire connaître le caractère général, les sources, +l'origine, les débuts de la scolastique; il conviendrait à présent de +donner une idée plus complète et plus approfondie de la science même qui +s'est appelée de ce nom. + + + +CHAPITRE II. + +DE LA SCOLASTIQUE AU XIIe SIÈCLE ET DE LA QUESTION DES UNIVERSAUX. + +Nous recherchons maintenant quelle sorte de science le moyen âge avait +faite avec les données dont il disposait, et mise à la tête de +toutes les connaissances humaines. Au XIIe siècle, on l'appelait +la dialectique. Elle avait en effet la forme et le langage de la +dialectique, quelles que fussent les idées qu'elle exprimait. Mais ces +idées étaient, suivant les temps et les hommes, des idées platoniciennes +ou des idées aristotéliques, beaucoup plus souvent les secondes que les +premières; et chez ceux même qui répétaient ce qu'on savait de Platon, +Aristote encore tenait une grande place: «Ils enseignent Platon, dit un +auteur du temps[401], et tous professent Aristote.» C'est que la forme +générale de la science venait de lui. Sa dialectique qui aiguise et +satisfait si puissamment l'esprit, était la seule étudiée. Quant à celle +de Platon, on la regrettait, mais on ne la connaissait pas; et, par +respect pour un nom qui ne perdit jamais sa grandeur, on recueillait +autant que possible quelques idées éparses de cet homme divin; on les +conservait précieusement, mais en les traduisant dans la langue de son +rival. Grâce à cet éclectisme d'un genre particulier, quelques-uns +penchaient pour le maître, la plupart pour le disciple, quoiqu'aucun +n'eût osé contredire le jugement de l'antiquité, en mettant le disciple +au-dessus du maître. Toutefois il arrivait alors ce qui arrive +ordinairement: sur toute question, à toute époque, il y avait sinon +deux écoles, au moins deux opinions ou deux tendances philosophiques; +l'éclectisme, qui était à peu près dans l'intention de tous, prenait +toujours une des deux nuances, et l'on a pu, sans trop d'inexactitude, +reconnaître, d'un côté l'influence un peu lointaine de l'école +platonique, et de l'autre la domination plus directe et plus absolue +du péripatétisme. Ce ne fut jamais, il s'en faut bien, le pur, le vrai +platonisme, ce ne fut pas même le péripatétisme véritable. Mais si +chez les uns, Platon était défiguré, chez les autres, Aristote n'était +qu'incomplet. + +[Note 401: Johan. Saresb. _Metal._, l. II, c. XIX.] + +Toutes les controverses où se produisit cette distinction, peuvent +se ramener ou du moins se comparer à la mémorable controverse sur +la question des universaux. Aucune ne fut plus célèbre, plus +caractéristique et plus prolongée. Aussi d'excellents juges n'ont-ils +pas hésité à y concentrer toute la scolastique, et à renfermer toute son +histoire dans l'histoire de cette question. Elle fut capitale en effet; +elle agita les écoles et presque la société, elle partagea l'esprit +humain depuis Scot Érigène, jusqu'à la réformation, et ce n'est pas au +moment de parler d'Abélard que nous pourrions atténuer l'importance de +ce débat plus que séculaire. Nous accorderons à M. Cousin qu'en exposant +la controverse des universaux, on donne une idée du reste de la +scolastique; mais ce reste est quelque chose, beaucoup même, et pour +juger ou seulement comprendre cette seule question, il est indispensable +de connaître la science au sein de laquelle elle s'est élevée. Les +divers partis, réalistes, nominalistes, conceptualistes, averroïstes, +scotistes, thomistes, occamistes, formalistes, terministes[402], avaient +un fonds commun d'idées, de principes, de maximes, de locutions, qui +formaient comme le terrain sur lequel croissait et s'étendait la plante +vivace et vigoureuse de la controverse la plus abstraite qui ait agité +le monde. Les débats, en effet, sur les points les plus ardus de la +théologie, semblent toucher de plus près à la pratique que la question +de savoir si les noms des genres sont des abstractions. + +[Note 402: Tels sont en partie les noms donnés aux sectes +qu'engendra la discussion des universaux. Au temps d'Abélard, on ne +distingue d'ordinaire que les réalistes (ou réaux), les nominalistes (ou +nominaux), et les conceptualistes.] + +Dans l'impuissance de parcourir ce terrain tout entier, nous devrions au +moins résumer les idées qui, au commencement du XIIe siècle, étaient en +quelque sorte les lieux communs de la philosophie et les points d'appui +de toute discussion, de toute recherche, de toute science. + +Pour présenter un résumé bien systématique, il faudrait donner une +analyse exacte de la philosophie d'Aristote; c'est-à-dire qu'en prenant +pour centre la Logique, il faudrait par les autres ouvrages, par la +_Physique_, par le _Traité de l'âme_, par l'_Éthique à Nicomaque_, mais +surtout par la _Métaphysique_, donner à la logique même, des fondements +et des principes, et montrer comment elle a pu devenir toute la +philosophie, en présentant sommairement avec elle les autres parties +de la science auxquelles elle se lie. Mais c'est là un travail bien +considérable, qui ne serait pas conforme à la vérité historique, et qui +risquerait de prêter à la scolastique plus d'ensemble et plus de +méthode qu'elle n'en avait réellement. On la rendrait aussi universelle +qu'Aristote; et lui-même, elle était loin de le connaître tout entier. +Les créateurs et les continuateurs de cette science ne se sont pas sans +doute renfermés strictement dans la logique, mais c'est suivant le +besoin des questions, c'est dans l'ordre où elles étaient amenées par +l'étude de la dialectique, que se livrant à des excursions nécessaires, +ils ont atteint, hors d'elle, des principes qui n'étaient point de son +ressort, et qu'ils ont rapportés dans son domaine, mêlant ainsi la +métaphysique, c'est-à-dire les notions d'une science objective et +transcendante, à la science subjective du raisonnement et de ses formes. +Nous ne les convertirons donc pas en péripatéticiens complets. Seulement +il leur est arrivé ce qui arriverait encore aujourd'hui à celui qui +apprendrait sans plus la Logique d'Aristote, il éprouverait incessamment +le besoin d'en franchir les limites; il y trouverait incessamment des +allusions et comme des renvois implicites à une doctrine du fond des +choses; il y rencontrerait des idées ontologiques, sur lesquelles la +logique proprement dite ne nous fait connaître que la manière d'opérer +régulièrement. Elle est, en effet, la mécanique rationnelle de l'esprit; +mais il y a quelque chose dessous, quelque chose au delà; et ce quelque +chose, elle ne le donne pas. La logique est un vaste édifice qui a des +jours sur toute la philosophie. L'introduction elle-même de l'Organon +ou le _Traité des Catégories_ n'est pas seulement de la logique, il +est d'un ordre supérieur, ou fait partie d'une science antérieure. En +lui-même, il ne donne pas entière satisfaction. Le lecteur qui l'étudie +se demande avec hésitation si, en énumérant les catégories, Aristote a +donné la nomenclature des parties métaphysiques du discours, ou celle +des notions les plus nécessaires, les plus générales de l'esprit, ou +celle enfin des conditions essentielles et absolues des choses. Les +principaux commentateurs ont ressenti cette incertitude; l'Introduction +de Porphyre aux catégories, c'est-à-dire à l'introduction même de la +Logique, est, malgré la réserve qu'il s'impose sur un point fondamental, +destinée à compléter la Logique. Quant à Boèce, qui avait traduit la +Métaphysique, aussi bien que la Logique entière, c'est cependant à +celle-ci qu'il se consacre exclusivement, au moins dans ceux de ses +livres que l'Occident connaissait à l'époque qui nous occupe. Or, +c'est à l'aide de ces renseignements, recueillis par hasard, que les +prédécesseurs et les contemporains d'Abélard ont mêlé à la dialectique +pure les trois points suivants, les seuls qui soient tout à fait +indispensables à connaître pour comprendre cet ensemble de logique et +d'ontologie qui forme l'essence de la scolastique. Nous les présenterons +en puisant aux sources, ce que faisait rarement le moyen âge qui +commentait des commentateurs. + +1° D'après Aristote, la philosophie est essentiellement la science de +l'être en tant qu'être. L'être s'entend de plusieurs manières. Car on +dit qu'une chose _est_ ceci ou cela, et en le disant, suivant les cas, +on entend ou simplement qu'elle existe, ou qu'elle a telle forme, telle +qualité, telle quantité, tel mode essentiel; ou enfin, qu'elle a tel +accident qui la modifie secondairement. Il suit qu'il y a plus d'une +manière d'_être_, et que l'être signifie tour à tour l'existence, +la forme, la quantité, la qualité, et même toute sorte d'attribut +accessoire. On dit également Socrate _est_, il est quelque chose +d'existant; puis, Socrate est homme; puis, Socrate est philosophe, +athénien, jeune, malade, debout, etc.; tout cela est apparemment de +l'_être_, puisque c'est ce que Socrate _est_. On peut donc distinguer +dans l'être ce qui est en soi et ce qui est accidentellement. Laissant +de côté l'être accidentel, disons que l'être essentiel ou en soi est +l'être véritable, objet éminent de la philosophie. + +Or tout ce qui est est à la fois quelque chose, et telle chose et non +pas telle autre. On dirait ou l'on pourrait dire aujourd'hui: tout ce +qui a existence est substance et essence. Mais ces mots n'avaient pas +autrefois précisément ce sens, et pour exprimer d'après Aristote, que +tout ce qui est, ou mieux, que le sujet de tout être en soi est une +chose, telle chose, pas une autre chose, on employait la formule que +tout ce qui est se compose de matière, de forme et de privation[403]. +La matière, c'est ce dont est l'être, ce qui fait qu'il est; la forme, +c'est sa nature, ou ce qui fait qu'il est tel. Or, comme ce sont là les +conditions primordiales de l'être, elles doivent se retrouver dans +tout ce qui est en soi[404]. Nous appellerons ce principe le principe +ontologique. + +[Note 403: Arist., _Phys._, I, VII.--_Met._, XII, II.] + +[Note 404: _Met._, IV, II; V, VII et VIII; VII, I, II et III; VIII, +I, II et III.] + +2° Il semble au premier abord que l'être en soi ou essentiel ne dût +être que la substance. Et sans aucun doute, c'est à la substance que +s'applique le plus rigoureusement la définition de l'être en soi qui +vient d'être donnée. La substance est à la fois, quand elle est +réelle, et le dernier sujet, c'est-à-dire l'être indéterminé qui n'est +l'attribut d'aucun autre et qui n'a pas d'attribut, ou la matière; et +l'être déterminé, pris par abstraction indépendamment du sujet, ou la +forme, qui n'est à proprement parler l'attribut d'aucun sujet, puisque +ce n'est qu'avec elle et par elle que la substance se réalise; à +ce double titre, la substance est proprement l'essence (au sens +aristotélique). + +Mais une essence n'est pas la seule chose dont on puisse jusqu'à un +certain point prononcer qu'elle est en soi, c'est-à-dire indépendamment +de tout accident. Le nom d'être se donne également aux choses autres que +l'essence, c'est-à-dire aux autres choses que l'être en soi pourrait +être en combinaison avec ce qu'il est déjà. Par exemple, l'être en soi +(matière et forme) est nécessairement de telle qualité: cela est encore +de son essence. Ces choses que sont les choses, sont celles qu'on +exprime par ce qu'Aristote appelle les termes simples. L'entendement, +par la jonction de ces termes, constitue la proposition qui affirme d'un +être quoi que ce soit. On a déjà vu que, quel que soit un être, il est +essence, qualité, quantité, etc.; ces attributs fondamentaux ou suprêmes +qui ne sont pas des attributs proprement dits ou des accidents, parce +qu'ils désignent ce qu'il est nécessaire que tout être puisse être, ce +que tout être ne peut ne pas être, car l'être ne saurait manquer de +qualité, de quantité, etc.; ces genres suprêmes, ou les plus généraux, +ou généralissimes, qui ne sont pas non plus proprement des genres, +puisque tous les genres y rentrent, et puisqu'ils seraient les genres, +non pas de tout ce qui existe, mais de tout ce qui peut exister, sont au +nombre de dix, et s'appellent les _prédicaments_ ou catégories. L'être +en soi a autant d'acceptions qu'il y a de catégories, c'est-à-dire +qu'on ne peut rien affirmer de lui qui ne soit une de ces dix choses: +l'essence, la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la +situation, la possession, l'action, la passion[405]. + +[Note 405: Voici les noms grecs traduits par la scolastique: [Grec: +Ae Ousia], usia, essentia, substantia; [Grec: Poson], quantum; [Grec: +Poion], quale; [Grec: Pros ti], ad aliquid, relatio; *[Grec: Pou], ubi, +locus; [Grec: Pote], quando, tempus; [Grec: Cheisthai], situm esse, +situs; [Grec: Echtin], habere, habitus; [Grec: Poiein], agere, facere, +actio; [Grec: Paschein], pati, passio. (Arist., _Met._, V, VII et +VIII.--_Categ._, IV et seqq. _Essai sur la Met. d'Aristote_, par M. +Ravaisson, t. I, l. III, c. i, p. 356.--_De la Log. d'Arist._, par M. +Barthélemy Saint-Hilaire, t. I, part. II, c. 1, p. 142.)] + +Ce sont donc là les termes simples, ou ce qui est dit sans aucune +combinaison, _quae sine omni conjunctione dicuntur_[406]. Ainsi la +logique définit les catégories; ainsi elle en fait les éléments du +langage. Dans ces expressions isolées, elle est donc ce que nous avons +appelé terminologique. Mais des termes simples sont des idées simples +ou élémentaires, car les mots n'expriment que les modifications de +l'esprit[407]. Les catégories sont donc tous les attributs en général +que l'entendement peut affirmer d'un sujet. Ceci nous mène jusqu'en +idéologie, on même en psychologie. Maintenant, lisez la Métaphysique, +que ne connaissait point Abélard, et les catégories deviendront les +divers caractères de l'être, l'être lui-même ou l'être en tant qu'être +étant en dehors des combinaisons intellectuelles; et la science sera +finalement ontologique[408]. + +[Note 406: [Grec: Ta kata maedemian sumplokaen legomina]. _Categ._, +IV.] + +[Note 407: _De Interpr._, I, I.] + +[Note 408: _Met._, IV, I, II, etc.--_Logiq. d'Arist.; Introd._ par +M. Barthélémy Saint-Hilaire, t. I, p. LXXI.] + +3° Maintenant, si c'est un principe que tout être se compose de matière +et de forme, et si l'être se dit des catégories, le principe est +applicable à celles-ci mêmes, et toute catégorie, tout prédicament se +compose de matière et de forme. C'est en effet ce que les dialecticiens +ont soutenu. A ne consulter que la logique, on pourrait l'ignorer. Dans +la Logique d'Aristote, les catégories ne sont ou du moins ne paraissent +que des termes, les termes simples ou élémentaires de toute proposition, +c'est-à-dire ceux sans lesquels ou sans l'un desquels aucune proposition +n'est possible. Or, comme la connaissance de l'être s'exprime et +s'acquiert en général par la définition, et que la définition est une +proposition, les éléments nécessaires à la proposition sont les éléments +de la connaissance de l'être. Mais sont-ils en même temps les éléments +de l'être, ses conditions réelles? Sont-ils ainsi des choses? c'est ce +que la Logique laisse incertain. Je ne crois pas que le texte littéral +soit décisif; et si l'on consulte l'esprit, comme le traité des +catégories n'est que l'introduction au traité de l'interprétation ou du +langage, je crois que parmi les commentateurs d'Aristote, ceux qui ont +décidé qu'il ne s'agit pas des choses dans le livre des catégories, ont +eu raison. Ce qui ne veut pas dire qu'on eût raison de prétendre que les +catégories ne sont ni des choses, ni dans les choses. Ceci est une autre +question, et qui, selon une observation déjà faite, est plus du ressort +de la métaphysique que de la logique. + +Or, c'est dans la Métaphysique qu'on lit: «L'être en soi a autant +d'acceptions qu'il y a de catégories; car autant on en distingue, autant +ce sont des significations données à l'être. Or, parmi les choses +qu'embrassent les catégories, les unes sont des essences, d'autres des +qualités, d'autres désignent la quantité, la relation, etc. L'être +se prend donc dans le même sens que chacun de ces modes[409].» De ce +passage et d'autres semblables, des interprètes de la Logique d'Aristote +ont conclu, non-seulement que les catégories avaient quelque chose de +réel, exprimaient des modes effectifs de l'existence, mais que puisque +l'être en soi est ce qui n'est pas l'être accidentel, et que les +catégories ne sont pas des accidents, il fallait les traiter comme des +choses et leur appliquer les conditions de l'être en soi. Ainsi de ces +choses que désignent et nomment les prédicaments, on a dit qu'elles +étaient aussi un composé de matière et de forme. Sans doute, parce qu'on +était plus à l'aise pour le dire du premier de ces prédicaments ou de la +substance, c'est en général cette première catégorie que, pour appliquer +le principe ontologique, les logiciens prennent en exemple. Ainsi, +ils disent: «L'essence est corps, le corps est animal, l'animal est +raisonnable, le raisonnable est homme, l'homme est Socrate.» C'est sur +ces propositions que nous verrons éternellement rouler les plus subtiles +recherches de la scolastique et d'Abélard; mais on verra aussi que, +comme de la substance, il est dit que le sujet de la qualité ou de la +relation ou de telle autre catégorie, a une matière et une forme. Ainsi, +dire qu'un homme est blanc, c'est assurément lui attribuer une qualité. +Le blanc est dans la catégorie de la qualité. Or, qu'est-ce que le +blanc? c'est l'union de la matière de la qualité et de la forme de la +blancheur. Esclave est le nom d'une relation, celle d'esclave à maître. +Ce qui la constitue, c'est la matière de la relation et la forme de la +servitude[410]. + +[Note 409: _Met._, V, VII; et traduction de MM. Pierron et Zévert. +t. I, p. 167.--Barth. Saint-Hil., loc. cit.] + +[Note 410: Voy. dans Abélard, _Dialect._, p. 400 et 458, et les c. V +et VI du présent livre.] + +De quelle existence, de quelle réalité entendait-on douer, soit cette +matière de la qualité, soit cette forme de la relation? on ne s'en +explique guère. Est-ce d'une existence directe, substantielle, comme +celle même de la substance? Est-ce seulement par une analogie de la +catégorie de la substance, que l'on traite des autres catégories comme +si elles existaient au même titre? Ce qu'on entendait peut se soupçonner +quelquefois, et le plus souvent reste dans le vague. Mais ce qui ne +saurait demeurer douteux, c'est que de l'application réelle ou fictive +du principe ontologique à ces êtres dialectiques, il est provenu de +graves conséquences logiques, puis des difficultés, des ambiguïtés +innombrables, et surtout ce caractère équivoque d'une science qui semble +tour à tour tomber dans l'extrême ontologie ou dans l'extrême idéologie, +puisqu'elle parle souvent des êtres de raison comme s'ils existaient, et +des réalités comme si elles n'existaient pas. + +Si l'on s'adressait à Aristote, la question semblerait mieux résolue. +Nous l'avons vu donner l'être en soi aux catégories; mais il entendait +par là qu'elles étaient des manières d'être essentielles, en ce sens +qu'elles étaient nécessaires, nécessaires en ce qu'elles n'étaient pas +de simples accidents. Car il dit formellement: «Rien de ce qui se +trouve universellement dans les êtres n'est une substance, et aucun des +attributs généraux ne marque l'existence, mais ils désignent le mode de +l'existence[411].» Pour Aristote, la qualité est bien un être, mais non +pas absolument. Il s'ensuit que si l'on peut dire qu'elle est, qu'elle +est quelque chose, et faire d'une catégorie quelconque un sujet de +définition, c'est par extension, par analogie; c'est, non pas que les +attributs généraux sont vraiment des êtres, c'est qu'_il y a de l'être_ +en eux; et que, bien qu'il n'y ait proprement essence que pour la +substance, il y a quasi-essence pour ce qui n'est pas substance. Pour +les choses non substances, il y a essence ou forme essentielle, mais non +pas dans le sens absolu, ni au même titre que pour la substance. S'il y +a forme de la qualité, forme de la quantité, ce n'est pas forme au +sens rigoureux du mot. Si l'on peut en donner définition, ce n'est pas +définition première ou proprement dite, la définition véritable étant +l'expression de l'essence et l'essence ne se trouvant que dans les +substances[412]. Ces distinctions sont exactement spécifiées dans +Aristote. La scolastique, sans les ignorer tout à fait, les néglige +presque toujours, surtout avant le temps où elle eut connaissance de la +Métaphysique[413]. + +[Note 411: _Métaph. d'Aristote_, trad., VII, XIII, t. II, p. 50. +Lisez le chapitre entier.] + +[Note 412: _Métaph. d'Arist._, l. VII, c. IV et V, p. 11, 12, 13, et +16 du t. II de la traduction.] + +[Note 413: Ce fut au commencement du XIIIe siècle que l'on +commença, selon Rigord, à lire dans les écoles de Paris la Métaphysique +d'Aristote, nouvellement apportée de Constantinople. (Launoy, _De var. +Arist. fortun._, c. I, p. 174.) Je crois ce fait acquis à l'histoire.] + +Il s'agit donc d'une existence modale, et non vraiment substantielle, à +moins que par substantielle l'on n'entende essentielle à la substance. +Or maintenant, chose assez remarquable, ce n'est pas sur ce point-là +que sont nés les doutes et les controverses du moyen âge. On y a sans +explication et sans contestation appliqué le principe ontologique aux +prédicaments, et l'on a traité des attributs généraux comme s'ils +étaient des êtres; êtres de raison ou êtres substantiels, à ce degré +de généralité, on s'est peu occupé de la distinction. Je sais bien +qu'Abélard dit quelque part que c'est une maxime philosophique que parmi +les choses, les unes sont constituées de matière et de forme, les autres +à la ressemblance de la matière et de la forme[414]. Cette parole, jetée +en passant, est juste et profonde; elle doit être toujours présente à +celui qui lit soit un ouvrage d'Abélard, soit un livre quelconque de +scolastique. Mais on s'est peu soucié de l'éclaircir ou de la discuter, +et voici la difficulté qui s'est produite, et qui a embarrassé la +science quatre cents ans durant. + +[Note 414: _Theol. Chrits._, l. IV, p. 1317.] + +Au degré de généralité, que l'esprit atteint en s'élevant aux +catégories, tout semble se confondre et les distinctions s'évanouir. +Ainsi les catégories sont des attributs, leur nom même l'indique; et +celui de prédicaments annonce aussi qu'elles ont quelque chose de la +nature du prédicat ou attribut. Cependant la première de toutes est la +substance, si ce n'est entendue au sens précis que la science +moderne assigne à ce mot, au moins conçue comme ce qui ne peut être +attribut[414a]; elle est bien catégorie ou prédicament, c'est-à-dire au +fond attribut, mais attribut le plus général ou fondamental, et en outre +le premier des attributs les plus généraux ou fondamentaux. Comme +étant le premier, elle est l'acception première de l'être. L'acception +première de l'être ou l'être premier, c'est ce que l'être est avant +tout. Or ce qu'il est avant tout, c'est l'être qu'il est, c'est sa forme +déterminée, distinctive, ou son essence; car l'indéterminé pur, s'il +est, n'est que l'être en puissance; l'être en acte, c'est l'être +déterminé. Ainsi le premier attribut de l'être, c'est d'être déterminé, +c'est d'être avec une forme, c'est d'être une certaine essence, c'est +d'être une substance qui n'est pas _un autre (aliud)_, et comme sans +tout cela l'on n'est pas, c'est d'être. + +[Note 414a: _Met.,_ VII, III; et t. II, p. 6 de la traduction.] + +Ainsi nous voyons comment en scolastique, essence, substance, être, +sont des mots qui peuvent successivement se réduire les uns aux +autres, malgré la nuance qui les distingue, et comment on peut dire +indifféremment qu'ils désignent ou le premier attribut ou ce qui est +antérieur à tout attribut. La meilleure manière d'exprimer ce qu'on +entend par la première catégorie, c'est de dire ce que dit souvent +Aristote, la première catégorie, c'est [Grec: Ti esti kai tode ti], et +plus simplement [Grec: Ti] (_quoddam_). + +Mais nous venons de voir que l'on pouvait considérer comme attribut ce +qui consiste précisément à être sujet de tous les attributs. C'est ce +qu'exprime positivement cette phrase de forme plus moderne: «Tout être +_a_ une substance.» Cette expression vient d'une propriété de l'esprit +humain, qui, ne percevant rien directement que par les qualités, +qualifie toujours quand il conçoit, et ne peut concevoir la substance +sans l'ériger, en quelque sorte, en prédicat d'elle-même. Or de même +qu'on vient de prendre comme attribut, ce qui n'est réellement pas +attribut, (car l'attribut suppose un sujet, et l'attribut dont nous +venons de parler, consiste précisément à être sujet), ne peut-il pas se +faire que par une extension inverse, l'esprit prenne substantiellement +les autres, catégories qui ont beaucoup plus sensiblement le caractère +d'attribut? + +Elles ont ce caractère; car Aristote, après avoir dit: «Être signifie ou +bien l'essence, la forme déterminée, ou bien la qualité, la quantité +et le reste,» remarque très à propos, qu'entre le premier sens qui +est l'être premier ou la première catégorie et les autres choses qui +s'expriment aussi par être, il y a cette différence qui, si l'on appelle +celles-ci êtres, c'est parce qu'elles sont ou qualité de l'être premier +ou quantité de cet être, parce qu'elles sont des modes enfin. «Aucun de +ces modes,» ajoute-t-il, «n'a par lui-même une existence propre, aucun +ne peut être séparé de la substance.... Ces choses ne semblent si fort +marquées du caractère de l'être que par ce qu'il y a sous chacune +d'elles un être, un sujet déterminé, et ce sujet, c'est la substance, +c'est l'être particulier qui apparaît sous les divers attributs.... Il +est évident que l'existence de chacun de ces modes dépend de l'existence +même de la substance. D'après cela, la substance sera l'être premier, +non point tel ou tel mode de l'être, mais l'être pris dans son sens +absolu[415].» + +[Note 415: _Met._, l. VII, I, et t. II, p. 2 de la trad.] + +Mais ces modes ou attributs existent; ils sont donc des existences +modales; Aristote les a nommés des substances secondes. De même que +la substance était tout à l'heure l'attribut primitif, nous voyons +l'attribut devenir la substance secondaire. C'est de l'être encore, mais +de l'être subordonné, accessoire, et qui, dès qu'il est conçu hors de la +substance, perd la condition de sa réalité. + +Avec cette explication, l'équivoque qui peut subsister dans les +expressions, ne doit plus subsister dans les idées; mais rien n'a pu +empêcher qu'elle n'ait jeté beaucoup d'obscurité dans la dialectique, et +produit d'épineuses disputes. + +En effet rien n'est plus général que l'essence; et l'on donne aux +catégories le nom spécial de _choses les plus générales_, [Grec: +genichotata], _generalissima_, genres supérieurs ou suprêmes. Ces +généralissimes sont les plus universels des universaux, et parmi eux, +le plus universel est la substance. La substance est un universel, un +genre, Aristote lui-même le dit[416]. Or nous avons vu qu'il refuse la +substance, et par là le premier degré de l'existence à tout universel. +On verra plus bas qu'il en refuse autant au genre[417]. Ainsi la +substance serait une de ces choses auxquelles manque la substance?... Il +faut bien ici quelque erreur de langage. Il est évident que la substance +est universelle, en ce sens qu'elle est le nom général de la condition +première et absolue de l'être. Mais en tant que réelle, elle est +essentiellement déterminée, puisqu'elle est l'être en tant que +déterminé, ou la détermination de l'être. Tout s'explique donc; des +diverses notions universelles, une seule, et la plus universelle de +toutes, donne la substance, et c'est la notion de la substance même. + +[Note 416: _Met._, VII, III; et t. II, p. 6 de la trad.] + +[Note 417: La substance qu'il refuse au genre, c'est la substance +première ou proprement dite; car il appelle les genres et les espèces +substances secondes, parce qu'ils expriment des attributs substantiels +(et non accidentels) de l'individu. (_Categ._, V; voy. la traduct. de M. +Barthélemy Saint-Hilaire, t. I, p. 61, et son ouvrage sur la Logique, t. +I, p. 148.)] + +La substance existe-t-elle donc d'une existence universelle? oui, en ce +sens que tout être est substance; non, en ce sens qu'aucun être n'est +la substance universelle: car ce serait dire que tout déterminé +est l'indéterminé. Tel est, nous le croyons du moins, le vrai sens +d'Aristote. + +Et quant aux autres prédicaments, ni comme universels, ni comme +attributs, ils n'ont en eux-mêmes la substance, puisqu'ils ne passent +de la puissance à l'acte qu'en se déterminant, et ne se déterminent quo +dans la substance. Ils sont universels en ce qu'ils conviennent à toute +substance; ils n'existent pas d'une existence universelle, en ce qu'ils +dépendent de la substance pour exister, au moins d'une existence +déterminée. Aristote appelle les modes les substances secondes; il eût +mieux fait peut-être de les nommer les seconds de la substance. + +Si maintenant on veut sortir de cette généralité et descendre +des _generalissima_ aux simples _generalia_, des catégories aux +_catégories_, permettez-nous ce nom, des prédicaments aux entités +prédicamentales, cela s'appelle descendre _les degrés métaphysiques._ +Les modernes ont appelé cela l'échelle de l'abstraction, la génération +ou la généalogie des idées abstraites. + +Soit la catégorie de la substance: si vous la prenez pour matière et que +vous y ajoutiez la forme de _corporéité_ (Condillac aurait dit: si à +l'idée de substance vous ajoutez l'idée d'étendue limitée), vous avez +une nouvelle essence, celle de _corps_. Si au corps vous ajoutez +la forme de l'_animation_, vous avez l'_animal_. A cette essence, +l'addition d'une forme que les scolastiques appelaient la _rationalité_, +et qui est tout simplement la raison, vous donnera l'_homme_. Enfin si +l'homme est affecté d'une forme individuelle qui ne peut se désigner +que par un nom propre, pour Socrate, la _socratité_, pour Platon, la +_platonité_, vous aurez _Socrate_ ou _Platon_[418]. + +[Note 418: Porphyr., _Isag._, I, c. II, §23, p. 8 de la trad. de +M. Barth. Saint-Hilaire.--Boeth., _in Porph. translat._, l. II et III. +Cette échelle de l'abstraction est ce qu'on a appelé dans l'école +l'arbre de Porphyre, dont on peut voir la représentation graphique dans +Boèce (p. 25 et 70 de l'édit. de Basle; 1 vol. in-fol., 1546).] + +Les trois derniers degrés de cette échelle portent les noms de genre, +d'espèce, d'individu. L'animal est un genre, l'homme une espèce, Socrate +ou Platon un individu. + +On a déjà vu quelle importante distinction devait être introduite entre +les divers modes ou attributs, les uns étant nécessaires, les autres +accidentels. Le langage commun tient peu de compte de ces distinctions; +il confond assez fréquemment tous ces mots d'attributs, de modes, de +qualités, etc.; la dialectique était fort précise sur ce point. + +D'abord, nous avons vu mettre au sommet de l'échelle les attributs ou +genres _les plus généraux_, sous le nom de prédicaments. + +Parmi eux, il en est un spécial qui se nomme la _qualité_: une chose est +bonne ou mauvaise, voilà la qualité; une chose est assise ou debout, ce +n'est pas la qualité, c'est la situation. + +Comment une essence se réalise-t-elle? par l'adjonction d'une +détermination actuelle à la matière en puissance, et cette détermination +actuelle qui ressemble à la qualité, en ce qu'elle qualifie l'être, a +cependant un caractère exclusif de cause créatrice ou formatrice qui +la distingue de tout autre attribut, et c'est pourquoi on l'appelle +_forme_. Comme cette forme, en s'adjoignant ce qui lui sert de matière, +convertit la substance et cause la formation d'une essence nouvelle, on +l'appelle _forme substantielle, forme essentielle_ et quelquefois aussi +_essence formelle_[419]. + +[Note 419: Ces expressions sont telles que les Latins ont préférées +pour rendre ce qui est autrement dit dans Aristote, et elles sont +devenues sacramentelles en scolastique. Aristote appelle presque +toujours [Grec: to ti aen sinai] ce que le moyen âge nommait _forme +essentielle_ ou _substantielle_, et les traducteurs de sa Métaphysique +n'ont pas fait difficulté d'employer cette dernière expression. (L. I, +c. II et l. VII, c. IV et suiv., t. I, p. 12 et t. II, p. 8.) Cependant +ne dénature-t-elle pas la doctrine d'Aristote? ne lui donne-t-elle pas +une apparence exagérée de réalisme: presque de platonisme? Buhle a osé +dire contrairement à l'opinion établie: «Aristote n'admettait pas les +formes substantielles, qui n'eussent été autre chose que les idées de +Platon.» (_Hist. de la phil._, Introd., sect. 3, trad. de Jourdan, t. 1, +p. 687.) C'ets aller trop loin. Aristote emploie souvent dans le sens +d'essence les mots [Grec: morphae, eidos, logos] même (ce dernier mot +pour définition comme souvent _ratio_ chez les scolasliques). [Grec: Ho +logos taes ousias](_Met_., v, 8). [Grec: Eidos de lego to ti aen einai +ekatton kai taen protaen ousian] (_Met._, VII, 7). Hae ousia gar esti to +eidos, to enon] (_ib._ 12) [Grec: Hae morphae kai to eidos touto d'estin +o logos o taes ekastou ousias] (_De gen. et corr._, II, 8) [Grec: Ti de +os to eidos; to ti aen einai]. (_Met._, VII, 4.) On pourrait multiplier +les citations.] + +Nous comprenons tous ces mots. Mais à mesure que nous descendons les +degrés métaphysiques, nous voyons l'être se transformer par l'addition +de nouveaux modes. A chaque degré supérieur est une essence plus ou +moins commune qui se particularise au degré inférieur. Au premier degré +est quelque chose d'universel qu'une addition divise et rend différent +de soi-même. Aussi cette essence susceptible d'être ainsi différenciée, +est-elle dite quelquefois _non différente, indifférente_. Ce qui vient +la modifier, ce qui, par exemple, vient, dans un genre en général +introduire un genre plus particulier, différent du premier et qu'on +appelle _espèce_, se nomme _la différence spécifique_ (qui engendre +l'espèce), ou simplement _la différence_. + +La différence est une propriété qui engendre l'espèce; elle n'est pas +la simple propriété, qui n'est que l'accident particulier à une espèce. +Ainsi la raison et le rire sont particuliers à l'espèce humaine. Mais +la raison est la différence de l'homme à l'animal: elle constitue +et définit l'espèce. _L'homme est un animal qui rit_ ne serait que +l'énonciation d'un attribut _propre_ à l'espèce humaine et qui ne la +constitue pas. Un attribut de cette nature est un _propre_ ou une +propriété. + + Pour ce que rire est le propre de l'homme, + +dit Rabelais, qui savait la logique. + +Enfin, les simples modes qui n'ont rien de caractéristique, rien +d'essentiel, qui peuvent être ou ne pas être, sans que l'essence à +laquelle ils appartiennent ou manquent, change de substance, d'espèce ou +de degré sont les _accidents_. Socrate est _camus_, Achille est _blond_; +voilà l'accident. + +Ainsi, dans ce que le langage commun appellerait assez indifféremment +modes, accidents, qualités, attributs, la scolastique introduit des +distinctions fondamentales, et attache un sens technique à cinq mots, +_le genre, l'espèce, la différence, le propre_ et _l'accident_. On ne +peut, sans les prononcer à chaque instant, traiter des catégories ni de +la logique, et cependant Aristote avait écrit la sienne sans les définir +préalablement[420]. C'est pour y suppléer que Porphyre a composé son +_Introduction aux Catégories ou le Traité des cinq voix_[421], et cet +ouvrage a joué un rôle capital dans la scolastique. Ceci nous amène +enfin à la grande difficulté ontologique tant annoncée. + +[Note 420: Car il les définit selon l'occasion, et notamment au +chapitre V du livre des Topiques on trouve presque le fond de l'ouvrage +de Porphyre.] + +[Note 421: «Porphyrii Isagoga ([Grec: Eisagogae]) seu de quinque +vocibus. Tractatus II.» Les cinq voix sont en grec _genos, diaphora, +eidos, idiov, sumbibaechos_. (In Arist. _Op._, édit, de Duval, 1654, t. +I, p. 1.)] + +Nous avons vu comment les degrés métaphysiques étaient placés au-dessous +des catégories. L'existence, Aristote aidant, a été distribuée et +mesurée à celles-ci d'une manière que nous voudrions avoir rendue +suffisamment claire. Cependant on aura remarqué deux points:--la +substance est le nom de l'être premier; les neuf autres prédicaments +sont de l'être en second.--Les dix pris ensemble sont, à des titres +inégaux, des choses, et en un sens, des universaux. + +Maintenant nous avons vu que la substance est éminemment l'être en +soi et qu'elle communique l'être aux catégories collatérales. Si vous +descendez de ce premier degré au dernier, de ces _maxima_ de généralité +aux _minima_, ou de la substance en général à l'individu en particulier, +vous trouvez apparemment que l'individu existe et qu'il est être, +essence, substance. L'être n'a donc pas dépéri en descendant du sommet +au bas de l'échelle, il a persisté en passant par tous les degrés. +Ainsi, existence à tous les degrés; essence, corps, animal, homme, +Socrate, tout cela existe. Mais quoi! à chaque degré une forme nouvelle +est venue constituer une nouvelle essence; ainsi donc autant d'essences +que de degrés, sans compter qu'au-dessous de chaque genre il y a plus +d'une espèce, au-dessous de chaque espèce, plusieurs individus. Puisqu'à +chaque degré une forme distinctive est venue constituer une essence, les +essences, hiérarchiquement subordonnées, sont distinctes, différentes +les unes des autres. Ce sont des êtres essentiellement et numériquement +différents. Ainsi il y a des corps, et ce n'est pas là un genre; il y +a des genres (_animal_, etc.), ce ne sont pas des espèces; il y a +des espèces (_homme_, etc.), ce ne sont pas des individus. Que leur +manque-t-il à chacun, corps, animal, homme, pour l'existence, pour être +chacun à leur degré une essence déterminée? n'ont-ils pas la matière +et la forme, la matière donnée par le degré supérieur, la forme dans +l'attribut générateur qui les constitue? Et comme originairement la +substance a été le point de départ, et qu'elle n'a disparu à aucun des +degrés, jusques et y compris celui de l'individu, ils ont tous et +chacun la réalité entière, la condition de l'être, l'être premier, une +existence substantielle et déterminée. La conséquence apparente de tout +cela, c'est que les degrés métaphysiques sont des degrés ontologiques, +et que notamment les genres et les espèces sont des réalités. + +Cette conséquence semble inévitable, et cependant qu'on y réfléchisse. + +D'abord que devient le principe d'Aristote qu'aucun universel n'est +substance[422]? Les genres et les espèces sont des universaux, et voilà +qu'on leur décerne l'existence substantielle! Il ne s'agit plus cette +fois d'un universel à part et suprême comme l'est la substance; il +s'agit de toutes les sortes d'universels. A-t-on quelque artifice pour +concilier le principe d'Aristote avec l'autre principe qui veut que +l'existence soit partout où il y a matière et forme? + +[Note 422: [Grec: Ouden ton katholon uparchonton ousia esti.] +(_Met._, VII, XIII. T. II et p. 9 dans la trad.)] + +Puis, y a-t-on bien pensé? qu'est-ce, par exemple, qu'un genre ayant une +existence réelle et distincte comme genre, qu'un animal qui n'est aucune +espèce, ni homme, ni quadrupède, ni oiseau? Qu'est-ce qu'une espèce +existant substantiellement, avant qu'il y ait des individus? Qu'est-ce +que l'homme qui n'est encore ni Socrate, ni Platon, ni aucun autre, et +qui existe cependant substantiellement comme eux? La raison n'admet +point cela; le sens commun se révolte. Si les genres et les espèces ou, +pour mieux dire, les universaux existent autant que les individus, il +faut que ce ne soit pas comme les individus; il faut que ce soit d'un +mode d'existence particulier que nous n'avons encore ni défini, ni +deviné; mais alors quel mode d'existence? La solution de la question +n'est pas à notre charge. A l'exprimer seulement, on en aperçoit dans le +système admis toute la difficulté, et l'on voit en même temps que cette +difficulté et peut-être la question même proviennent des prémisses +posées dans les généralités de la dialectique, et résultent des notions +ou des locutions qu'elle adopte pour déterminer les conditions +absolues de l'être et la classification méthodique de ses degrés de +transformation. C'est ici qu'il y a vraiment un départ à faire entre la +science des choses et celle des mots. + +Voilà dans sa première généralité la question qui a valu à l'esprit +humain des siècles d'efforts et d'angoisses. + +La question en elle-même était soluble. Mais comment n'aurait-elle pas +été obscure et douteuse, du moment qu'elle était posée dans la langue de +la dialectique, et compliquée tout à la fois par les principes et les +expressions qui devaient dans l'esprit du temps servir à la résoudre? + +En effet, Aristote a établi plusieurs principes, sinon contradictoires, +au moins difficilement conciliables. C'est assurément un principe +fondamental chez lui qu'il n'y a de réel que la substance déterminée; +que toute la réalité est dans le particulier, l'individuel; que c'est là +la substance première. Et cependant il admet l'être dans les attributs; +il distribue l'être aux catégories qui sont les attributs les plus +généraux; il assigne à la forme qui est sans matière et qui n'est qu'une +puissance à la fois déterminante et générale, la vertu de produire +l'être réel en s'appliquant à la matière elle-même indéterminée et +universelle; enfin il dit que les genres sont des notions ou des +attributs essentiels, et classant les genres ainsi que les espèces parmi +les substances, il ajoute que les espèces sont plus substances que les +genres, quoiqu'il ait donné pour une des propriétés fondamentales de la +substance celle de n'être susceptible ni de plus ni de moins[423]. + +[Note 423: _Met:_ * V, VII, VIII et XXVIII; VII, IV, V et VI. +_Categ._, V. _Topic._, I, V.] + +Ces divers principes, dont nous croyons avoir fait comprendre la +génération, et qui, bien qu'assez difficiles à raccorder dans Aristote, +s'expliquent par l'inévitable diversité des points de vue que traverse +nécessairement toute haute métaphysique, parvenaient aux penseurs de +nos premiers siècles, non pas tout à fait conçus dans leur rédaction +primitive à la fois précise et large, ni rapportés les uns aux autres, +comme dans le maître, par l'unité d'un esprit puissant et systématique, +mais épars, morcelés, décousus, et hormis peut-être dans une seule +version littérale des deux premiers livres de la Logique, cités, +rappelés, appliqués incidemment et quelquefois au hasard, suivant les +besoins de leur thèse, par les interprétateurs du péripatétisme. Sur +la foi de ces autorités secondaires, ces principes, acceptés par de +fervents adeptes, presque sans choix, avec une confiance, une déférence +égale, portaient nécessairement de l'embarras et de la confusion dans +les esprits et dans la science; et l'effort comme le désespoir de la +scolastique fut constamment d'éclaircir, de coordonner, de concilier +tous ces principes, et d'amener la dialectique à l'état de concordance +méthodique et démonstrative, qu'il semblait qu'elle ne pouvait manquer +d'avoir, soit dans la nature des choses, soit dans l'esprit infaillible +de son créateur. + +Avant la découverte de l'idéologie, le langage était toujours +ontologique, même lorsqu'il s'appliquait à la seule logique. De là une +ambiguïté continuelle qui permet de se servir des mêmes mots à ceux qui +parlent des choses, et à ceux qui ne traitent que des idées, à ceux qui +décrivent les conditions de l'être, et à ceux qui n'exposent que les +lois de l'esprit. La question de la réalité des universaux, ou du moins +une question analogue, celle de la réalité des objets de nos idées, +aurait donc pu s'élever en quelque sorte sur tous les points que +traitait la philosophie du moyen âge. La question a principalement porté +sur les genres et les espèces; mais elle aurait pu s'appliquer à tout le +reste, et ainsi devenir facilement la controverse générale, soit entre +la doctrine du subjectif et celle de l'objectif, soit entre l'empirisme +et l'idéalisme, soit entre le scepticisme et le dogmatisme. Elle n'a +jamais atteint alors ce degré d'étendue et de profondeur, ne l'oublions +point, sous peine de la dénaturer, et d'attribuer aux temps passés ce +qui appartient à l'esprit moderne, la clairvoyance et la hardiesse dans +les conséquences; mais comme ces grandes questions étaient là, toujours +voisines de celle des universaux qui les côtoyait pour ainsi dire, on +s'est plus tard laissé quelquefois aller en exposant celle-ci, à la +confondre avec celles-là; et l'on a métamorphosé les dialecticiens du +moyen âge en contemporains de Hume, de Kant, ou d'Hegel. S'ils y ont +gagné en étendue d'intelligence, ils y ont perdu en originalité. + +Nous nous attacherons scrupuleusement à conserver à ces esprits +singuliers leurs vrais caractères, comme aux questions qui les ont +occupés leurs véritables limites. + +Nous avons essayé de montrer comment l'aristotélisme devait +naturellement donner naissance, par la confusion apparente des principes +ontologiques et des principes logiques, à la question des universaux. En +fait, il est bon de rappeler de quelle manière elle s'est élevée; de le +rappeler seulement, car cette histoire a déjà été supérieurement écrite, +et ici nous ne pourrions que répéter M. Cousin. + +Nous croyons avec lui que cette question, les scolastiques auraient bien +pu ne pas l'apercevoir, si Porphyre, au début de son Introduction aux +catégories, ne les eût avertis qu'elle existait. + +On ne peut, en effet, trop le redire: Aristote a conquis le monde savant +par ses lieutenants, plus encore que par lui-même. Ses catégories +étaient le préliminaire de la science. Saint Augustin, ou plutôt +l'auteur d'un livre qui porte son nom, a expliqué les catégories à +l'école des Gaules. L'Isagogue de Porphyre était le préliminaire des +catégories; Boèce a fait connaître Aristote et Porphyre, et commenté +l'Isagogue, les Catégories, la Logique. Les esprits, touchés surtout +de ce qui les initiait à la science, se sont arrêtés longtemps, sont +incessamment revenus au point de départ. Par moment, l'introduction de +Porphyre a semblé le livre unique. «Il est bon de commencer par là,» +dit un spirituel contemporain d'Abélard, «mais à condition de n'y point +consumer son âge, et que le livre ne soit pas l'entrée des ténèbres. +Cinq mots à apprendre ne valent pas qu'on y use toute une vie, et il +faut qu'une introduction conduise à quelque chose[424].» + +[Note 424: Johan. Saresber. _Metalog._, l. II, c. XVI.] + +Or, au début même de cette introduction, que rencontrait-on? un problème +posé sans solution. En annonçant l'objet de son ouvrage, Porphyre dit +qu'il s'abstiendra des questions plus profondes ([Grec: ton *athuteron +zaetaematon], _ab altioribus quaestionibus_). «Ainsi je refuserai de +dire,--si les genres et les espèces subsistent ou consistent seulement +en de pures pensées;--ni s'ils sont, au cas où ils subsisteraient, +corporels ou incorporels;--ni enfin s'ils existent séparés des choses ou +des objets, ou forment avec eux quelque chose de coexistant[425].» + +[Note 425: Porphyr. _Isag. praefat._, c. I.--Boeth., _in Porphyr. a +se transl._, p. 53.--Cousin, _Fragm. philos._, t. III, p. 84.--Ouvrag. +inéd. d'Ab., _Gloss. in Porphyr._, p. 668.--L'Introduction de Porphyre a +été traduite pour la première fois par M. Barthélémy Saint-Hilaire, t. +I, p. 1 de sa traduction de la Logique.] + +Quelle est la recherche que Porphyre écarte? quelle est la question sur +laquelle il s'abstient de s'expliquer? C'est une question qui avait +troublé la philosophie antique, une question que Porphyre, platonicien +et péripatéticien tout ensemble, devait connaître à plus d'un titre et +considérer sous plus d'une face; car elle avait occupé l'Académie, le +Lycée, le Portique. + +Les genres et les espèces sont des collections d'individus. Mais ces +collections en tant qu'espèces (_les hommes_), en tant que genres, (_les +animaux_), sont-elles autre chose que des idées spéciales et générales? +Qu'elles soient des idées, des manières de concevoir les choses, cela +n'est pas douteux; mais parce qu'elles sont cela, ne sont-elles que +cela? sont-elles en tout de pures pensées? + +Les idées des genres et des espèces sont des idées universelles (des +universaux); or, les idées universelles sont diversement considérées. + +Selon Platon, les idées universelles, en tant qu'elles se rapportent à +plusieurs êtres, sont l'unité dans la pluralité, l'un dans l'infini, +comme dit le Philèbe. Elles sont les essences de tous les êtres, l'être +par excellence. Les idées, essences, types, formes, principes, sont +éternelles et immuables[426]. + +[Note 426: Cette doctrine est partout dans Platon. Il faudrait trop +citer pour la justifier; voyez surtout la République, III, V, VII et X, +et le Phédon, le Phèdre, le Cratyle, le Théetète, le Parménide. (Cf. +l'_Essai sur la Métaphysique d'Aristote_, par M. Ravaisson, IIIe part., +l. II, c. II, t. I, p. 291-305 et l'_Hist. de la philosophie_, de +Ritter, l. VIII, c. III, t. II de la trad., p. 216-246.)] + +Selon Aristote, les idées ou notions dont il s'agit, étant universelles +(et rien d'universel n'étant substance), ne sont pas substance; +c'est-à-dire qu'elles n'ont pas l'être proprement dit. Il n'y a de +parfaitement réel que l'individuel[427]. + +[Note 427: _Cat._, V.--_Analyt. post._, XI et XXIV.--_Met._, III, +VI.] + +Selon Zénon et les stoïciens, le général n'est pas une chose, et les +idées qui l'expriment, ne désignant aucune chose quelconque, pas même +le caractère individuel des choses particulières, qui seules ont de +la vérité, ne sont que de vaines images produites par nos facultés +représentatives: elles ne sont rien[428]. + +[Note 428: [Grec: On gar ta eidae oute toia, ae toia, touton ta +genae toia, oute toia.] (Sext. Emp. _adv. logic._, VII, 246.) [Grec: Ou +tina ta koiva.] (Simpl. in _Cat._, fol. 26 b.--Cf. Diog. Laert. VII, +61.--_Hist. de la phil. anc._, par Ritter, l. XI, c. V, t. III de la +trad. p. 459 et 460.) On s'accorde au reste à rattacher cette partie de +la logique stoïcienne à l'école de Mégare, qui paraît avoir la première +posé formellement les principes du nominalisme. (Cf. Bayle, art. +_Stilpon._--Ritter, l. VII, c. V; t. II. p. 121.--Rixner, _Handbuch der +Gesch. der Phil._, t. II, p. 182.--Tennemann, _Gesch. der Phil._, t. +VIII, part. I, p. 162. Voy. ci-après c. VIII.)] + +Or, soit qu'elles ne subsistent qu'imparfaitement, comme le veut +Aristote, soit qu'elles ne subsistent pas du tout, comme le disent les +stoïciens, soit même qu'elles subsistent comme l'entend Platon, elles +sont nécessairement incorporelles. Des notions générales en elles-mêmes +n'ont aucun corps; des idées éternelles sont des formes immatérielles. + +Et, dans tous les cas, selon Aristote, puisqu'elles existent comme +notions dans l'esprit qui les conçoit, à ce titre elles existent +séparées des choses; mais comme attributs dont les notions ne sont que +la représentation, elles existent dans les choses, elles coexistent +avec elles; elles sont dans la _matière formée_, puisque les idées +universelles ne sont que les notions des modes et attributs des choses. +Les stoïciens ne leur concèdent même pas cette coexistence avec les +choses, les représentations étant plutôt relatives à la faculté +représentative qu'à l'objet représenté. Selon Platon, comme idées, elles +existent hors des choses; elles existent ou du moins elles ont leur +principe en Dieu[429]. Comme formes des choses, elles existent dans les +choses. Elles sont à ce titre les images des idées, mais les essences +des êtres; et les essences réelles participent à leur principe et +représentent, chacune, dans le sensible, leur idée qui est comme leur +exemplaire éternel; ainsi les essences tiennent aux idées par la +_participation_ ([Grec: methexis]), et cependant les idées sont séparées +([Grec: choristai]). + +[Note 429: Platon dit bien dans la République que Dieu est le +principe des idées (Rép., X), et il y a quelque chose de cela dans +le Timée. Cependant ce sont des interprètes de Platon, Alcinoüs et +Plutarque, qui ont énoncé plus formellement que les idées étaient les +pensées de Dieu. Il est au moins douteux que telle soit la doctrine +platonique. Voyez l'argument du Timée par M. Henri Martin (_Étud. sur +le Tim._, t. 1, p. 6), la préface de la traduction de la Métaphysique +d'Aristote, t. 1, p. 42 et cette Métaphysique même, l. VII, c. XIII et +XIV; l. XIII, c. IV, V, X.] + +Cette controverse était présente à l'esprit de Porphyre. Il déclare +qu'il n'y veut pas entrer, c'est une affaire trop difficile ([Grec: +Bathutataes pragmateias]), une trop grande recherche ([Grec: meizonos +exetaseos]). Il la connaît bien, mais il veut, dit-il, exposer surtout +ce que les péripatéticiens ont enseigné touchant le genre et l'espèce. + +Deux siècles après Porphyre, Boèce a commenté deux fois son ouvrage, une +première dans la traduction peu littérale de Victorinus, une seconde +dans la traduction plus exacte qu'il a lui-même donnée[430]. + +[Note 430: Boeth., _in Porph. a Victorin. transl._, Dial. 1, p. +7.--_In Porph. a se transl._, l. I, p. 60.] + +M. Cousin s'est montré sévère pour Boèce[431]; nous le serons moins que +lui. Boèce, dans son premier commentaire, a eu le tort sans doute de +mettre les cinq voix dont a traité Porphyre sur la même ligne, et +d'assimiler par conséquent aux genres et aux espèces, la différence, +le propre et l'accident. Se demander ensuite si toutes ces choses +existaient, c'était s'enquérir uniquement de la vérité de notre manière +de considérer les choses, de la vérité de nos pensées; et, en +effet, Boèce, après avoir assez bien montré comment des sensations +particulières nous nous élevons aux idées des divers modes des +choses sensibles, arrive facilement à reconnaître que ces idées sont +incorporelles, mais qu'elles sont subsistantes, en ce sens qu'elles sont +vraies, en ce sens que nous ne pouvons rien sentir ni comprendre sans +elles, et qu'elles correspondent à des choses que nous trouvons unies et +comme incorporées à tous les objets de nos sensations. + +[Note 431: Ouvr. inéd. d'Ab., _Introd._, p. lxvi.] + +Or, ce n'est point là précisément la question qui se débattait entre +Aristote et Platon, celle de la réalité des essences universelles. C'est +encore moins la question que la scolastique a vue dans le problème +écarté par Porphyre. C'est seulement la question voisine, et pour ainsi +contiguë, de savoir d'abord comment de nos sensations nous nous élevons +aux conceptions des choses, puis si ces conceptions sont fondées sur +rien de réel. Or, relativement à ces deux points, ce que dit Boèce n'est +ni complet, ni profond, mais nous paraît juste et sensé. + +La seconde fois que Boèce s'est occupé de la question, c'est en +commentant sa propre traduction de Porphyre. L'ouvrage est important, +parce que c'est par lui que le moyen âge a d'abord connu Porphyre. C'est +par l'intermédiaire de Boèce que Porphyre est devenu une autorité. + +Cette fois, Boèce, en bon péripatéticien, décide que les genres et les +espèces ne peuvent être en soi. Rien de ce qui est commun à plusieurs +ne peut être en soi, puisque la condition de l'être en soi est au moins +d'être dans un même temps le même numériquement (_eodem tempore idem +numero_), c'est-à-dire un et identique. En effet, si le genre était en +soi, ce serait d'une existence multiple, c'est-à-dire qu'il comprendrait +en soi plusieurs existants semblables; ceux-ci seraient nécessairement +compris à leur tour dans un genre supérieur, et ainsi à l'infini. + +Il suit que les genres et les espèces ne sont pas des êtres en soi, mais +des vues de l'intelligence, des manières de concevoir les véritables +êtres en soi ou les substances sensibles; ce sont les conceptions des +ressemblances entre les individus. Conséquemment, comme conceptions, ces +universaux sont incorporels, non pas à la manière de Dieu ou de l'âme, +mais à la manière de la ligne ou du point mathématique; c'est-à-dire +qu'ils sont des _abstractions_. Boèce se sert du mot[432]. Cependant +ce ne sont pas pour cela des conceptions vaines ni fausses; car elles +correspondent aux ressemblances et différences réelles des êtres réels. +Les genres et les espèces sont donc les représentations de ressemblances +entre les objets. Ces ressemblances, en tant qu'elles sont dans les +objets, sont particulières et sensibles; en tant qu'abstraites, elles +sont universelles et intelligibles. Ainsi une même chose existe +singulièrement, quand elle est sentie, généralement, quand elle est +pensée. + +[Note 432: _In Porph. a se transl._, l. 1, p. 55.] + +Cette solution de Boèce, très-clairement exposée, ne mérite certainement +aucun dédain; car elle est purement aristotélique. J'ajoute que Boèce +ne paraît pas s'en être contenté; car il a soin de remarquer que Platon +croyait que les genres et les espèces existaient encore ailleurs que +dans notre esprit, indépendamment des corps individuels. S'il s'abstient +de prononcer entre Aristote et Platon, c'est, dit-il, qu'une telle +décision serait du ressort d'une plus haute philosophie, _altioris +philosophiae_; et s'il a exposé la doctrine d'Aristote, ce n'est pas +qu'il l'approuve de préférence, _non quod eam maxime probaremus_; c'est +qu'il commente une introduction à la Logique du Stagirite. + +Nous ne ferons que deux observations sur cet état de la question telle +que l'a laissée Boèce. + +La première, c'est que de son temps même, les genres et les espèces +ont été regardés comme des conceptions. _Intelliguntur praeter +sensibilia.--Genera et species cogitantur.--Quadam speculatione +concepta.--Hominem specialem ... sola mente intelligentiaque +concipimus_[433]. + +[Note 433: Boeth., _ibid._, p. 56.] + +Au reste, cette doctrine vient naturellement à la faveur du langage. +Aristote semble l'autoriser, lorsqu'il ne voit dans les paroles que +les symboles des affections de l'âme[434]; lorsqu'il nomme la forme ou +l'espèce du même nom qui désigne la conception rationnelle ou même le +discours, [Grec: logos]. En d'autres termes, l'habitude de confondre +dans le style l'essence avec la définition qui n'en est que +l'expression, peut conduire aisément à n'admettre que des êtres de +définition ou de raison, et les pensées se mettent au lieu et place des +existences[435]. Ce n'est pas une nouveauté que le conceptualisme. + +[Note 434: _De lnterp._, I, 1.] + +[Note 435: [Grec: Ae morphae kai to eidos to kata ton logon]. +_Phys._, II, 1. Cette tendance est si naturelle que les traducteurs de +la Métaphysique disent que le genre est la _notion_ fondamentale et +essentielle dont les qualités sont les différences, pour rendre ces +mots: [Grec: Os en tois logois to proton enupargon, ho legetai en to ti +esti, touto genos].(V, XXVIII; et dans la trad., t. I, p. 202.) Suivant +de bons juges, c'est surtout la logique stoïcienne qui aurait embrouillé +les idées et entraîné la scolastique dans les obscures subtilités de la +question des universaux. Quoique imparfaitement connue, cette logique, +en effet, paraît captieuse et elle peut bien avoir troublé l'esprit de +Boèce; mais elle n'a exercé qu'une influence très-indirecte au moyen +âge. Brucker attribue cette influence à l'ouvrage sur les catégories +qu'on prête à Saint-Augustin et qu'il trouve écrit dans l'esprit des +stoïciens. (_Hist. crit. phil._, t. III, p. 568, 672, 712 et 906.)] + +Une seconde observation, à laquelle nous attachons quelque prix, c'est +qu'un certain conceptualisme n'est pas incompatible avec le platonisme. +Boèce, en effet, ne dit pas qu'il repousse le platonisme. Ce qui est +incompatible avec le platonisme, c'est ce principe: rien n'existe à +titre universel. Mais on pourrait accepter la génération que Boèce donne +des idées de genres et d'espèces; on pourrait admettre que les genres et +les espèces sont pour nous de pures conceptions générales fondées sur +des perceptions particulières, sans qu'on fût pour cela strictement +obligé de rejeter la croyance aux idées éternelles de Platon. Que ces +idées existent, que les objets sensibles n'en soient que les images ou +les reflets, il n'en est pas moins vrai qu'elles se produisent et +se représentent en nous d'une autre manière, par les notions que +la puissance de notre esprit construit à la suite des sensations. +L'intelligence humaine placée entre le monde du sensible et du +particulier et le monde de l'intelligible et de l'universel, pourrait +communiquer avec l'un comme avec l'autre, et le conceptualisme, loin +d'être faux dans cette hypothèse, serait l'intermédiaire nécessaire +entre l'accidentel et l'universel, entre le passager et l'éternel. +Allons plus loin, la grande difficulté de la doctrine des idées de +Platon, c'est le mode d'existence de ces idées, essences éternelles. +Lorsqu'on presse un platonicien sur cet article, il ne dit rien de +plausible, si ce n'est parfois que les idées sont les pensées de Dieu; +et alors leur réalité n'est plus que celle même de l'Être des êtres. En +ce sens, on pourrait dire que l'idéalisme de Platon est une psychologie +dont le sujet est Dieu. Telle est la nature et la puissance de Dieu que +son idéologie est par le fait une ontologie: le platonisme serait alors +un conceptualisme divin. + +Cette double observation explique par avance comment la scolastique a +dû souvent réduire les genres et les espèces à de simples pensées; et +comment toutefois elle a pu aussi, par quelques-uns de ses organes, +revenir aux idées de Platon, sans abandonner la dialectique de Porphyre +et de Boèce. + +Mais la controverse de la scolastique sur les genres et les espèces +n'a jamais été explicitement la controverse d'Aristote et de Platon, +quoiqu'elle en fût une sorte de ressouvenir à travers les siècles. Il +ne serait pas plus juste d'y voir précisément la discussion si célèbre +parmi les modernes de la réalité de nos connaissances. + +Il y a deux idéalismes; l'idéalisme de Platon, sorte d'ontologie +spirituelle, qui refuse, ou peu s'en faut, la réalité aux objets des +sens, pour la réserver tout entière aux essences intelligibles; l'autre +idéalisme est l'idéalisme sceptique, ou la doctrine qui ne croit à rien +de réel que le fait de la présence en nous de certaines idées, purs +phénomènes qui manifestent à un sujet problématique de problématiques +objets[436]. + +[Note 436: L'idéalisme qu'on pourrait appeler absolu, celui de +Schelling et d'Hegel, en formerait un troisième. Mais il n'est pas +nécessaire d'en tenir compte en ce moment.] + +Ce n'est pas la controverse sur l'un ou l'autre idéalisme que la +scolastique a élevée, lorsqu'elle a ouvert le débat entre les réalistes +et les nominaux. Les uns disaient: les genres et les espèces sont des +réalités; les autres: les genres et les espèces sont des mots; d'autres +enfin disaient: ce sont des pensées. Or, si c'était là un problème +ontologique, ce n'était pas le problème permanent, éternel, fondamental +de l'ontologie, celui de la réalité des choses. Ce dernier problème ne +s'élève pas entre le réalisme et le nominalisme proprement dits, mais +entre l'idéalisme et la doctrine opposée. Sans doute, le nominalisme +fait grand usage de la considération du subjectif, et l'abus de cette +considération est la source de l'idéalisme; l'idéalisme est donc, à +certains égards, une extension excessive du nominalisme, un nominalisme +universel. Par analogie, le nominalisme peut être appelé un idéalisme +spécial ou borné aux universaux. Mais, enfin, l'un n'est pas l'autre, +car tout le monde sait que le nominaliste qui nie la réalité des +universaux, croit à la réalité des individus, et même ne croit qu'à +celle-là. «Ce sont les substances universellement admises,» dit +Aristote[437]. Or, l'idéalisme nie tout. De même, le réalisme, qui +accorde aux universaux quelque existence, incorporelle ou autre, peut, +dans certains cas, s'allier à la négation de la substance corporelle, à +la foi exclusive dans l'intelligible au préjudice du sensible; et, sur +cette pente, le platonisme seul échappe à l'idéalisme sceptique. + +[Note 437: _Métaph._, VIII, 13. t. II, p. 65 de la traduction.] + +Ce qui est vrai, c'est que l'esprit qui conduit au nominalisme peut +mener, mais ne mène pas nécessairement au scepticisme sur l'existence du +monde extérieur, et que l'esprit qui préfère un certain réalisme, peut +très-bien s'allier avec une forte disposition à l'étendre hors des +universaux, et à prodiguer assez facilement aux insensibles l'existence +substantielle. + +Mais les conséquences d'une doctrine ne sont pas cette doctrine +même, tant qu'elle les ignore. Les réalistes ne se savaient point +platoniciens; les nominalistes ne se croyaient pas tous sceptiques; les +conceptualistes enfin n'entendaient nullement se confondre avec les +nominalistes. Les uns comme les autres n'aspiraient le plus souvent qu'à +résoudre la question logique de la nature des genres et des espèces, ou +des universaux. L'analyse des ouvrages d'Abélard nous donnera plus d'une +occasion d'exposer sur ce point tous les systèmes. C'est de son temps, +c'est au XIIe siècle, que la question fit, pour ainsi parler, sa +véritable explosion. Jusqu'alors, elle s'était paisiblement établie dans +la philosophie, sans la troubler, sans l'agrandir. La vie d'Abélard nous +a montré comment avec lui elle tendit à devenir presque une des affaires +du siècle. Quelques mots sur l'histoire de cette question, depuis +l'origine de la scolastique, nous apprendront dans quelle situation il +trouva sur ce point les idées et les écoles. A dater d'Abélard, on a pu, +avec raison, «comparer la philosophie scolastique à une sorte d'alchimie +qui emploie les universaux comme substance et la dialectique comme +appareil[438].» + +[Note 438: Degerando, _Hist. comp. des syst. de phil._, t. IV, c. +XXVI, p. 386.] + +On ouvre ordinairement la philosophie du moyen âge par Jean Scot +Érigène. Il ne traita point expressément la question; mais il avait foi +dans l'existence de ce qui échappe aux sens. Au-dessous de la nature +incréée, il admet des causes primordiales créées et créatrices qui +donnent aux choses contingentes leur individualité. Une de ces causes +primordiales, l'essence, donne l'être par participation: «C'est par +participation qu'existe tout ce qui est après l'essence.» + +Et ailleurs: «L'essence du corps n'est point corporelle comme lui +[439].» Ces pensées, empreintes de platonisme, auraient, un peu plus +tard, mené probablement au réalisme. Raban Maur, qui avait écrit avant +qu'Érigène vînt sur le continent, est plus explicite; il annonce déjà +que de son temps les uns pensaient que les cinq objets du livre de +Porphyre étaient des choses, et les autres des mots[440]. Raban paraît +se prononcer pour la dernière opinion qui, chez lui, semble, il est +vrai, se réduire à l'interprétation de la pensée de Porphyre. Or, +on pouvait à la rigueur soutenir que Porphyre, qui écrivait une +introduction à la logique, n'avait entendu traiter des _cinq voix_ que +comme voix, sans prétendre pour cela que ces cinq voix ou, parmi elles, +les mots de genre et d'espèce ne désignassent point des réalités. +L'opinion de Raban pouvait être historique et critique, mais non +philosophique. Toutefois, et pour son compte, il incline à regarder les +universaux comme des abstractions. + +[Note 439: Scot Érigène, par M. Saint-René Taillandier; IIIe part., +c. ii, p. 211 et _passim_.] + +[Note 440: Ouvr. inéd. d'Ab., _Introd._, p. lxxviii.] + +La question était donc alors connue; mais on la laissait dans l'ombre; +on était loin d'en faire, comme plus tard, le problème fondamental de +la philosophie. Les qualifications de réalistes et de nominaux étaient +inconnues. On lit dans un lettré du Xe siècle, Gunzon de Novare: +«Aristote dit que le genre, l'espèce, la définition, le propre, +l'accident ne subsistent pas; Platon est persuadé du contraire. Qui, +d'Aristote ou de Platon, pensez-vous qu'il vaut mieux en croire? +L'autorité de tous deux est grande, et l'on aurait peine à mettre pour +le rang l'un au-dessus de l'autre[441].» + +[Note 441: Gunzon était un pur philologue. Cette citation est +extraite d'une lettre écrite aux moines de Richenon contre un certain +Ekkcher qui lui avait reproché une faute de grammaire. La lettre, +violemment satirique, annonce une certaine érudition. (Dur. et Mart., +_Ampliss. Coll._, t, I, p. 305.--_Hist. litt._, t. VI, p. 386.)] + +Les controverses de la période suivante furent plus théologiques que +dialectiques. La transsubstantiation devint le point litigieux entre +Bérenger et Lanfranc de Pavie. Bérenger contrôlait par la dialectique le +dogme de l'eucharistie, et, niant la présence réelle, il écartait les +substances, pour ne voir que des mots au sens relatif et non direct, +dans les paroles sacramentelles: _hoc est corpus meum_. C'était +un nominalisme spécial ou restreint à une seule question, et la +condamnation de Bérenger par le concile de Soissons concourut à donner +couleur d'hérésie à toute doctrine dans laquelle perçait l'esprit qui +devait changer le conceptualisme en nominalisme. + +Cependant cet esprit anima Jean le Sourd, que suivaient Arnulfe de +Laon et Roscelin, chanoine de Compiègne. C'est celui-ci qui donna au +nominalisme et sa forme dernière, et peut-être son nom. Il eut pour +adversaire Anselme, abbé du Bec, puis archevêque de Cantorbery. + +Nous verrons, dans Abélard, combien fut absolu le nominalisme de +Roscelin. Il disait que les individus seuls avaient l'existence, et que +par conséquent les genres étaient des mots; et non-seulement les genres +et les espèces, mais les qualités, puisqu'il n'y a point de qualité +hors de l'individu; et non-seulement les qualités, mais les parties, +puisqu'il n'y a point de parties hors des _touts_ individuels, et que +l'individu, c'est-à-dire le tout individuel, est seul en possession de +l'existence. Cette idée, toute dialectique, appliquée au dogme de la +Trinité, mène à considérer les personnes divines comme des espèces, des +qualités ou des parties, et conséquemment comme des voix, si elles +ne sont trois choses individuelles. Aussi le nominalisme exposa-t-il +Roscelin à l'accusation de trithéisme. + +Saint Anselme, son puissant adversaire, se jeta par opposition dans +l'excès du réalisme. Non-seulement il défendit le dogme de la Trinité +contre l'atteinte des distinctions dialectiques, mais il crut trouver +l'origine _des blasphèmes de Roscelin_ dans sa doctrine logique, et il +l'accusa tour à tour de trithéisme et de sabellianisme, montrant +qu'il fallait ou qu'il admît trois dieux différents, ou qu'il niât la +distinction des trois personnes. Il soutint que celui qui prend les +universaux pour des mots, ne peut distinguer la sagesse et l'homme sage, +la couleur du cheval et le cheval, et devient ainsi incapable d'établir +une différence entre un Dieu unique et ses propriétés diverses. Enfin, +il poussa son principe jusqu'à prétendre que plusieurs hommes ne sont +qu'un homme, et parvenu ainsi au dogme de l'unité d'essence, il n'évita +pas plus que Scot Érigène le danger de tout confondre et de tout perdre +dans une essence universelle et suprême[442]. + +[Note 442: S. Ans. _Op., De fid. Trinit._, c. ii et iii, p. 42 et +43.] + +Cependant il résulta de cette lutte que le réalisme, admis +principalement en théologie, obtint encore meilleure réputation +d'orthodoxie, et que le nominalisme, déjà suspect d'incompatibilité avec +l'eucharistie, fut encore accusé d'être inconciliable avec la Trinité. +Les choses en étaient là; Roscelin condamné, proscrit, terrassé; et le +réalisme, favorisé par l'Église et vainqueur, dominait du haut de la +chaire de Guillaume de Champeaux l'école de Paris, c'est-à-dire la +première école du monde, lorsqu'Abélard parut. + +Il nous reste maintenant à le laisser parler lui-même. Il nous parlera +par ses ouvrages. + + + +CHAPITRE III. + +DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD[443].--_Dialectica_, PREMIÈRE PARTIE, OU DES +CATÉGORIES ET DE L'INTERPRÉTATION. + +La philosophie peut, en général, être ramenée à cinq sciences unies +par des liens étroits, la psychologie, la logique, la métaphysique, +la théodicée et la morale. Les deux premières font connaître l'esprit +humain. La troisième est la science des êtres; elle se rattache +immédiatement à la théodicée, et celle-ci, ou la philosophie de la +religion, est difficilement séparable de la morale, qu'elle n'enseigne +pas, mais qu'elle motive et qu'elle consacre. Suivant l'esprit des +temps, suivant les progrès des connaissances humaines, l'étude d'une ou +plusieurs de ces parties de la science prévaut sur les autres dans la +philosophie, et il est rare qu'elles soient toutes ensemble également +cultivées. Cependant il n'est guère de doctrine où l'on ne retrouve, +mêlés en proportions différentes, ces éléments constituants de la +philosophie. La scolastique elle-même les offre tous à notre curiosité. + +[Note 443: La doctrine philosophique d'Abélard n'ayant été connue, +jusqu'en 1836, que par de courtes phrases éparses dans quelques auteurs, +il n'en faut point chercher une exposition satisfaisante dans les +historiens de la philosophie. Brucker, dont le savant ouvrage contient +presque tout ce que ses successeurs n'ont fait que remanier, donne tout +ce qu'on pouvait donner de son temps. (_Hist. crit. phil._, t. III, p. +731-764.) Buhle a compris toute la scolastique dans son introduction, +mais le peu qu'il dit d'Abélard est remarquable. (_Trad. franc._, 1810, +t. I, _Introd._, sect. III, p 686-801.) Tennemann lui consacre un +article intéressant et assez étendu, mais où il ne parle guère que de +théologie. (_Gesch. der Phil._, t. I, c. v, sect. II, p. 167-202 et dans +la trad. franc. de son Manuel, t. I, § 260.) Tiedemann procède à peu +près de même. (_Gesch. der Phil._, t. IV, c. VIII, p. 277-290.) M. +Degérando a peu ajouté à ce qu'il avait lu dans Brucker. (_Hist. +comparée_, t. IV, c. XVI, p. 396-408.) Rixner donne des indications +utiles; mais lui aussi ne connaissait pas le philosophe (t. II, A., p. +28-31). Hegel et Schleiermacher disent très-peu de chose. (Heg., t. III, +p. 170; t. XV des OEuvr. compl.--Schleierm., _Gesch. der neu. Phil._, +per. I, p. 190.) C'est encore un mémoire de Meiners sur les réalistes +et les nominalistes (_Comment. Soc. Gott._, vol. XII, p. 29), qu'on +pourrait le plus utilement consulter de tout ce qui a paru avant la +publication de M. Cousin. (Ouvr. inéd. d'Ab., 1830.) On doit lire aussi +l'ouvrage déjà cité de M. Rousselot. Ritter, qui cependant a écrit tout +récemment, ne parle aussi que de théologie. Il est vrai que son ouvrage +est intitulé: _Histoire de la philosophie chrétienne_. (Allem., t. III, +t. X, c. v, Hambourg, 1844.)] + +Sans doute, la psychologie, qui depuis Descartes a joué un si grand +rôle, y est reléguée à une place étroite et obscure. Elle ne s'y trouve +en quelque sorte qu'à l'état rudimentaire, si l'on continue à séparer la +psychologie de la logique, qui, sous beaucoup de rapports, est, comme +elle, une science descriptive de nos facultés; mais la logique, comme on +l'a vu, occupait alors le premier rang, et la logique n'allait pas sans +une certaine métaphysique. L'homme ne raisonne que sur des êtres réels +ou fictifs, perçus par ses sens ou conçus par son esprit. Être est +le noeud de tous ses jugements, et le verbe virtuel de toutes ses +propositions. Donc, point de logique qui ne suppose une ontologie. La +logique est démonstrative, sans pour cela démontrer l'ontologie, comme +la géométrie est la science exacte de figures possibles, sans qu'elle +prouve que les figures soient réelles. Mais comme l'esprit humain croit +naturellement à l'ontologie, au moyen âge il la réunissait sans hésiter +à la logique, qui en devenait pour lui la forme nécessaire et la base +scientifique. C'est ce mélange qu'embrassait en fait l'étude de ce qu'on +appelait alors la dialectique. + +La psychologie et la logique conduisent par la métaphysique à la +théodicée et à la morale; mais comme la théodicée et la morale ne sont +pas seulement des sciences, et peuvent se confondre avec la religion, la +scolastique ne les sécularisait pas, et les renvoyait à la théologie; +seulement elle pénétrait avec elles dans la théologie, à laquelle elle +prêtait ou imposait ses principes, ses formes, son langage, en recevant +d'elle des dogmes et des commandements. + +Tout ce que nous venons de dire de la doctrine scolastique, nous le +disons du scolastique Abélard. Distinguons eu lui le philosophe et le +théologien. Au premier appartiendront les ouvrages de dialectique, +comprenant tout ce qu'il a su ou pensé en psychologie, en logique, +en métaphysique; au second se rapporteront tous les ouvrages sur la +théodicée et la morale: dans ceux-ci, nous le trouverons philosophe +encore, mais s'étudiant à concilier rationnellement la science et la +foi. + +La théologie d'Abélard sera l'objet du dernier livre de cet ouvrage; +nous ne nous occupons ici que de sa philosophie. Il y aurait plusieurs +manières de la faire connaître. La plus agréable serait de l'exposer +dans ses principes et sous une forme systématique. On en disposerait +méthodiquement les principales idées; on les dégagerait des détails +oiseux, des expressions techniques qui les obscurcissent; on les +traduirait dans le langage de l'abstraction moderne, et l'on rendrait +ainsi clair et saisissable l'esprit de cette philosophie. Elle irait +alors se placer comme d'elle-même à son rang dans l'histoire de la +pensée humaine. C'est le procédé qu'il faudrait suivre si nous écrivions +cette histoire, ou s'il ne s'agissait que de donner une vue générale du +système et de l'époque. Mais notre intention est d'offrir davantage, +ou du moins autre chose. Nous voudrions faire un moment renaître une +philosophie qui n'est plus, la ranimer pour ainsi dire en chair et en +âme, et montrer exactement quelle était alors l'allure de l'esprit +humain, comment il parlait, comment il pensait. Nous voudrions enfin +tracer le portrait individuel de notre philosophe avec sa physionomie et +son costume. Cet essai de reproduction, plus encore que d'analyse, nous +semble une oeuvre plus instructive et plus neuve, quoique assurément +moins attrayante. Nous ne changerons donc ni l'ordre ni l'expression des +idées d'Abélard. Ce serait le défigurer que de lui prêter les méthodes +modernes et la moderne diction. Prenant ses plus importants ouvrages +l'un après l'autre, nous les ferons connaître tantôt par des extraits, +tantôt par des résumés; ici par des traductions littérales, plus loin +par une déduction critique; enfin, par tous les moyens propres à +remettre en lumière tout ce qui dans ses écrits nous paraît essentiel, +original ou caractéristique; en telle sorte que l'on puisse bien juger, +après avoir lu cet ouvrage, le penseur, le professeur et l'écrivain. +Nous ne prenons personne en traître; ceci est de la scolastique. Nous +espérons l'avoir rendue intelligible; on pourra la trouver curieuse; on +ne la trouvera ni d'une étude facile, ni d'une lecture agréable. +Que notre siècle ait de l'indulgence pour ce que le XIIe admirait. +Sommes-nous sûrs que nos admirations nous seront un jour toutes +pardonnées? + +Quoique Abélard ait surtout dominé les esprits par l'enseignement, il +n'avait pas une médiocre idée de ses ouvrages. «Je me souviens,» écrit +un de ses disciples[444], «de lui avoir entendu dire, ce que je crois +vrai, qu'il serait facile à quelqu'un de notre temps de composer sur +l'art philosophique un livre qui ne serait inférieur à aucun écrit des +anciens, soit pour l'intelligence de la vérité, soit pour l'élégance +de la diction; mais qu'il serait impossible, ou bien difficile, qu'il +obtînt le rang et le crédit d'une autorité. Cela n'est,» ajoutait-il, +«réservé qu'aux anciens.» Ainsi, il connaissait tout le poids de +l'autorité, et il sentait le joug en s'y soumettant. En effet, une +déférence sincère ou apparente, mais presque toujours absolue dans +les termes, pour les maîtres du passé, intimide et obscurcit toute +la philosophie de l'époque, embarrasse et subtilise le raisonnement, +encombre le style, diminue la chaleur et la spontanéité de la +conviction. La vérité de la chose ou la sincérité de la pensée +personnelle ne viennent jamais qu'après la citation des textes. Cet +Abélard si fameux pour son indépendance, n'ose être lui-même qu'en de +rares instants, et ne se permet de penser qu'avec autorisation. Son +esprit est plus indépendant que ses écrits. + +[Note 444: Johan. Saresb., _Metalog._, l. III, c. IV.] + +De ses ouvrages philosophiques les seuls publiés sont: + +_Dialectica_; + +_De Generibus et Speciebus_[445]; + +_De Intellectibbus[446]_; + +_Glossae in Porphyrium_,--_in Categorias_,--_in librum de +Interpretatione_,--_in Topica Boethii_[447]. + +[Note 445: Ouvrages inédits, p. 173, p. 605.] + +[Note 446: Cousin, _Fragm. philos._, t, III, p. 401.] + +[Note 447: Ouvr. inéd., p. 651-677-695-803.--Comme nous n'écrivons +point un ouvrage d'érudition, nous nous contenterons, à une seule +exception près, de l'examen des écrits imprimés. Il y aurait encore plus +d'un manuscrit à découvrir; aux ouvrages cités dans ce chapitre nous +n'avons joint qu'un manuscrit. Voyez ci-après chap. X.] + +Nous prendrons la Dialectique pour point de départ, en y rattachant les +Gloses sur Porphyre, Aristote et Boèce. Ainsi nous nous formerons de +la logique d'Abélard et des scolastiques une idée générale qui nous +conduira à l'esquisse psychologique contenue dans le _de Intelletibus_, +et à la question des universaux traitée dans le fragment _sur les Genres +et les Espèces_, véritable spécimen de la métaphysique du temps. + +Deux des livres de la Dialectique contiennent des préambules où +l'auteur, se mettant en scène, donne ce spectacle que, de longtemps, ne +cesseront pas d'offrir les philosophes, celui d'une conviction savante +et fière aux prises avec la malveillance qui l'attaque, ou l'ignorance +qui la méconnaît. Traduisons ces deux morceaux qui seront comme le +prologue de l'ouvrage. + +«Mes rivaux ont imaginé la calomnie d'une accusation nouvelle contre +moi, parce que j'écris beaucoup sur l'art dialectique; ils prétendent +qu'il n'est pas permis à un chrétien de traiter des choses qui +n'appartiennent point à la foi. Or, disent-ils, non-seulement la +dialectique est une science qui ne nous instruit point pour la foi, +mais elle détruit la foi même, par les complications de ses arguments. +Vraiment il est admirable qu'il ne me soit pas loisible de traiter ce +qu'il leur est permis de lire, ou que ce soit mal d'écrire ce dont la +lecture est permise. Cette intuition même de la foi dont ils parlent ne +serait pas obtenue, si l'usage de la lecture était interdit. Retranchez +la lecture, la connaissance de la science s'anéantise. Si l'on accorde +que l'art[448] combat la foi, on avoue évidemment que la foi n'est +pas une science. Or une science est la compréhension de la vérité des +choses, et c'est une science que la sagesse dans laquelle consiste la +foi. Elle est le discernement de l'honnête ou de l'utile. La vérité +n'est pas contraire à la vérité; car si l'on peut bien trouver un faux +opposé au faux, un mal opposé au mal, le vrai ne peut combattre le vrai +ou le bien le bien; toutes les bonnes choses se conviennent et sont +ensemble en harmonie. Or toute science est bonne, même celle du mal, car +le juste ne peut s'en passer. Pour que le juste se garde du mal, il faut +en effet qu'il connaisse préalablement le mal; sans cette connaissance, +il ne l'éviterait pas. De ce qui est mauvais comme action, la +connaissance peut donc être bonne, et s'il est mal de pécher, il est bon +cependant de connaître le péché, qu'autrement nous ne pouvons éviter. +Cette science elle-même, dont l'exercice est odieux (_nefarium_), et qui +se nomme la mathématique, ne doit pas être réputée mauvaise[449]; car +il n'y a pas de crime à savoir au prix de quels hommages et de quelles +immolations les démons accomplissent nos voeux; le crime est d'y +recourir. Si en effet savoir cela est mal, comment Dieu lui-même peut-il +être absous de toute malice? Lui qui contient toutes les sciences qu'il +a créées, et qui seul pénètre les voeux de tous et toutes les pensées, +il sait nécessairement et ce que désire le diable, et par quels actes +on peut se le rendre favorable. Ainsi donc savoir n'est pas mal, mais +faire; et la malice ne doit pas être rapportée à la science, mais à +l'acte. Nous concluons que toute science, puisqu'elle, provient de Dieu +seul et qu'elle est un de ses dons, est bonne. De là suit qu'on doit +accorder que l'étude de toute science est bonne, étant un moyen +d'acquérir ce qui est bon. Or, l'étude à laquelle il faut principalement +s'attacher, est celle de la doctrine qui enseigne le mieux à connaître +la vérité. Cette science est la dialectique. D'elle vient le +discernement de toute vérité et de toute fausseté; elle tient le premier +rang dans la philosophie; elle guide et gouverne toute science. De plus, +on peut montrer qu'elle est tellement nécessaire à la foi catholique, +que nul, s'il n'est prémuni par elle, ne saurait résister aux +sophistiques raisonnements des schismatiques. + +[Note 448: L'art par excellence, la dialectique. Voy. ci-dessus, l. +I, p. 4.] + +[Note 449: La mathématique comprenait alors la magie. C'était sous +quelques rapports une cabalistique. Cependant le même nom désignait +aussi les sciences du calcul. (Johan. Saresb. _Policrat._, l. II, c. +XVIII et XIX. Voy. aussi ci-dessus l. I, p. 12.)] + +«Si Ambroise, évêque de Milan, homme catholique, avait été prémuni par +la dialectique, Augustin, encore philosophe païen, encore ennemi du nom +chrétien, ne l'aurait pas embarrassé au sujet de l'unité de Dieu, que +ce pieux évêque confessait avec raison dans les trois personnes. Le +vénérable prélat lui avait par ignorance concédé d'une manière absolue +cette règle que dans toute énumération, si le singulier était énoncé +séparément comme attribut de plusieurs noms, le pluriel l'était +nécessairement et collectivement des mêmes noms, laquelle règle est +fausse pour les noms qui désignent une substance unique et une même +essence; la saine croyance étant que le Père est Dieu, que le Fils est +Dieu, que le Saint-Esprit est Dieu, et que cependant, il ne faut pas +reconnaître trois Dieux, puisque ce sont trois noms qui désignent une +même substance divine[450]. Semblablement, quand on dit de Tullius qu'il +est appelé un homme, et qu'on dit la même chose de Cicéron et de Marcus, +Marcus, et Tullius, et Cicéron ne sont pas des hommes divers; puisque +ces mots désignent une même substance, et qu'il n'y a plusieurs êtres +que pour la voix, non pour le sens. Si d'ailleurs cette comparaison +n'est pas rationnellement satisfaisante, parce qu'en Dieu il n'y a pas +qu'une seule personne comme en Marcus, cependant elle peut suffire pour +renverser la règle précitée. + +[Note 450: C'est sous une forme grammaticale, la règle mathématique +si _a=x_, si _b=x_, si _c=x_, _a+b+c=3x_, dont les ennemis du +christianisme se sont tant servis contre le dogme de la Trinité. Je n'ai +pas su trouver dans saint Augustin l'anecdote qu'Abélard raconte ici.] + +«Mais ils sont en petit nombre ceux à qui la grâce divine daigne révéler +le secret de cette science, ou plutôt le trésor d'une sagesse difficile +par sa subtilité même. Plus elle est difficile, plus elle est rare; +sa rareté mesure son prix, et plus elle est précieuse, plus c'est un +exercice digne d'étude. Mais comme le long travail de cette science veut +une lecture assidue qui fatigue bien des lecteurs, comme son excessive +subtilité consume vainement leurs efforts et leurs années, beaucoup, +se défiant de la science, et non sans raison, n'osent approcher de +ses portes les plus étroites. La plupart, troublés par sa subtilité, +reculent dès le seuil. A peine ont-ils goûté d'une saveur inconnue, ils +la rejettent; et comme en goûtant ils ne peuvent distinguer la qualité +de cette saveur, ils tournent en accusation ce mérite de subtilité, +et justifient la faiblesse réelle de leur esprit par une condamnation +mensongère de la science. Et comme le regret finit par allumer en eux +l'envie, ils ne rougissent pas de se faire les détracteurs de ceux +qu'ils voient s'élever à l'habileté dans cet art. Seul, cet art dans +son excellence possède ce privilège que ce n'est pas l'exercice mais le +génie qui le donne. Quelque temps que vous ayez péniblement usé dans +cette étude, vous consumez vainement votre peine, si le don de la grâce +céleste n'a pas fait naître dans votre esprit l'aptitude à ce grand +mystère du savoir. Le travail prolongé peut livrer les autres sciences à +toutes sortes d'esprits; mais celle-là, on ne la tient que de la grâce +divine; si la grâce n'y a pas intérieurement prédisposé votre esprit, en +vain celui qui l'enseigne battra l'air qui vous entoure. Mais plus celui +qui vous administre cet art est illustre, plus l'art qu'il administre a +de prix. + +Il suffit de cette réponse aux attaques de mes rivaux: maintenant venons +à notre dessein[451]. + +[Note 451: _Dialect._, pars IV, p. 431-437.] + +La foi du philosophe et l'orgueil de l'homme respirent dans ce morceau. +C'est un des passages où l'on voit Abélard, déposant l'humilité timide +et forcée du moine et du théologien, secouer le joug de son temps et de +son habit, pour parler au nom de son génie et prendre en lui-même son +autorité. + +La Dialectique est un ouvrage très-considérable. Les diverses parties +n'en paraissent pas écrites à la même date. A mesure qu'elles furent +connues, elles donnèrent naissance à diverses attaques contre lesquelles +l'auteur se défendit en avançant; ou, composées à différentes époques de +sa vie, elles contiennent incidemment des allusions et des réponses aux +accusations dont souffraient sa gloire et son repos. Le préambule qu'on +vient de lire se trouve au commencement de la quatrième partie, et +témoigne des circonstances qui préoccupaient Abélard au moment où elle +a été écrite ou publiée. Déjà, au début de la seconde partie[452], il +avait retracé les succès de ses ennemis, la persécution qui l'opprimait, +les espérances qui le soutenaient: + +«Et les détractions de nos rivaux, les attaques détournées des jaloux ne +nous ont pas déterminé à nous écarter de notre plan[453], non plus qu'à +renoncer à l'étude accoutumée de la science. Car bien que l'envie ferme +à nos écrits la voie de l'enseignement pour le temps de notre vie et +ne permette pas chez nous les studieux exercices, je n'en perds pas +l'espérance, les rênes seront un jour rendues à la science, alors que le +moment suprême aura mis un terme à l'envie comme à notre existence, et +chacun trouvera dans cet écrit ce qui est nécessaire à l'enseignement. +En effet quelque le prince des péripatéticiens, Aristote, ait touché les +formes et les modes des syllogismes catégoriques, mais brièvement et +obscurément, comme un homme habitué à écrire pour des lecteurs déjà +avancés; quoique Boèce ait donné en langue latine le développement des +hypothétiques, prenant un milieu entre les ouvrages grecs de Théophraste +et ceux d'Eudème, qui l'un et l'autre en écrivant sur ces syllogismes, +avaient, dit-il, méconnu la juste mesure de l'enseignement, l'un +troublant son lecteur par la brièveté, l'autre par la diffusion[454]; je +sais cependant qu'après eux il reste dans ces deux parties de la science +une place à nos études pour constituer une doctrine complète. Les choses +donc sommairement traitées ou tout-à-fait omises par eux, nous espérons +dans ce travail les mettre en lumière, corriger ça et là les erreurs +de quelques-uns, concilier les dissidences schismatiques de nos +contemporains et résoudre les difficultés qui divisent les modernes, si +j'ose me promettre une si grande oeuvre. J'ai la confiance, grâce à +ces ressources d'esprit qui abondent en moi et avec le secours du +dispensateur des sciences, d'achever des monuments de la parole +péripatéticienne qui ne seront ni moins nombreux ni moindres que ceux +des Latins célèbres par l'étude et la doctrine, au jugement de qui saura +comparer nos écrits avec les leurs et reconnaître équitablement en quoi +nous les aurons atteints ou dépassés, comment nous aurons développé +leurs pensées, là où eux-mêmes ne l'avaient pas fait. Car je ne crois +pas qu'il y ait moins d'utilité et de travail à bien exposer par la +parole qu'à bien inventer les pensées. + +[Note 452: _Dialect._, pars II, p. 227.] + +[Note 453: Peut-être faudrait-il traduire: _à suivre notre dessein_; +il y a dans le texte: _nostro proposito cedendum_.] + +[Note 454: C'est Boèce qui met ainsi Abélard en mesure de juger si +pertinemment Théophraste et Eudème, disciples d'Aristote, les premiers +en date de ses commentateurs, et dont nous n'avons pas conservé les +ouvrages. (Boeth. _Op._, De Syll. Hyp. 1. I, p. 600.--_De la Logique +d'Arist._, par M. Barthélémy Saint-Hilaire, t. II, p. 130.)] + +Or il sont trois dont les sept manuscrits sont tout l'arsenal de la +science latine en matière de dialectique. D'Aristote, en effet, deux +ouvrages seulement ont été jusqu'ici mis à l'usage des Latins, savoir, +les livres des Prédicaments et _Periermenias_ (_sic_); de Porphyre un +seul, c'est le Traité des cinq voix, celui où, en étudiant le genre, +l'espèce, la différence, le propre et l'accident, il donne une +introduction aux Prédicaments mêmes. Quant à Boèce, nous avons introduit +dans l'usage quatre livres de lui seulement, savoir: les Divisions et +les Topiques, avec les Syllogismes tant catégoriques qu'hypothétiques; +c'est la somme de tous ces ouvrages que le texte de notre Dialectique +renfermera complètement et mettra en lumière, ainsi qu'à la portée des +lecteurs, si le créateur de notre vie nous accorde un peu de temps, et +si la jalousie lâche un peu le frein à l'essor de nos écrits[455]. + +[Note 455: «Si nostrae creator vitae tempora pauca concesserit et +nostris livor operibus frena quandoque laxaverit.» (P. 229.)] + +«En vérité quand je parcoure dans l'imagination de l'âme la grandeur du +volume, quand je regarde derrière moi ce qui est fait, et pêse ce qui +reste à faire, je me répons, frère Dagobert, d'avoir cédé à tes prières, +et d'avoir entrepris une si grande tâche. Mais lorsque déjà fatigué +d'écrire, la mémoire de ton affection et le désir d'instruire nos neveux +renaissent en moi, soudain à la contemplation de votre image, toute +langueur s'éloigne de mon âme, mon courage accablé par le travail se +ranime par l'amour; la charité replace en quelque sorte sur mes épaules +le fardeau déjà presque rejeté, et la passion ramène la force là où le +dégoût avait produit la langueur.» + +Ce fragment donne quelques lumières sur deux questions importantes: 1° à +quelles sources Abélard puisait-il la science? 2° à quelles époques et +dans quel esprit composa-t-il sa Dialectique? + +On voit d'abord qu'il connaissait les deux premières parties de +l'Organon, les Catégories et l'Herméneia, parce qu'elles sont +effectivement traduites en entier dans le commentaire de Boèce; mais il +semble ignorer la traduction qu'on y trouve des Analytiques premières et +secondes et des autres parties de la Logique[456]. Toutefois il se sert +des traités originaux du même écrivain sur la division, la définition, +le syllogisme catégorique et l'hypothétique. Quand il nomme les Topiques +de Boèce, il peut désigner trois écrits: la version des Topiques +d'Aristote, les Commentaires sur ceux de Cicéron, le Traité des +Différences topiques. Il s'agit, je crois, du dernier ouvrage; c'est +celui qu'il paraît avoir suivi en composant ce qu'il appelle aussi ses +Topiques. Mais quelques passages prouvent que ceux de Cicéron ne lui +étaient pas inconnus. + +[Note 456: A plus forte raison, ne connaît-il pas la traduction +d'une plus grande partie de l'Organon qu'aurait faite, dit-on, Jacques +de Venise en 1128. (Jourdain, _Recherches_, etc., p. 58.)] + +Ce catalogue, qu'il nous donne lui-même, confirme bien ce que des +investigateurs exacts, et notamment Jourdain, pensaient de l'exiguïté de +la bibliothèque scientifique de cette époque. Il faut y ajouter le Timée +de Platon dans la version de Chalcidius et les Catégories dites de saint +Augustin[457]. + +[Note 457: _Ab. Op., Introd. ad. theol._, p. 1007.--Ouvr. Inéd., +_Dial._, p. 193.--M. Cousin a bien trouvé, dans un manuscrit du XIIe +ou XIIIe siècle, une traduction inédite du Phédon; mais rien n'annonce +qu'elle fût connue du temps d'Abélard, et d'autres faits indiquent que +c'est précisément dans les dernières années de sa vie et après lui qu'un +plus grand nombre d'écrits d'Aristote et de Platon commencèrent à être +répandus. (_Fragm. phil._, t. III, Append. VI.--Cf. Johan. Saresb., +passim.)] + +Voilà les monuments de la philosophie ancienne dans la première moitié +du XIIe siècle; car on doit croire qu'Abélard connaissait tous les +ouvrages qui étaient en circulation dans les Gaules, la Grande-Bretagne, +la partie lettrée de la Germanie, et peut-être même l'Italie. Sans doute +les choses changèrent bientôt, et Jean de Salisbury, par exemple, +avait déjà dans les mains un plus grand nombre d'écrits de Platon et +d'Aristote. De même aussi, longtemps avant Abélard on avait pu connaître +d'autres livres retombés plus tard dans l'oubli; car enfin les +manuscrits en existaient quelque part. Ainsi Bède, au VIIIe siècle, +citait de nombreux passages des principaux écrits d'Aristote. Au XIe, +Scot Erigène peut, comme on le dit, avoir commenté sa Morale; mais deux +cents ans après lui, l'original et le commentaire étaient comme ignorés. +On a parlé des commentaires de Mannon ou Nannon de Frise, sur l'Éthique, +le _de Coelo_, le _de Mundo_, sur les Lois et la République de Platon; +mais on prétend seulement qu'ils existaient dans les bibliothèques de la +Hollande, et non pas qu'ils aient jamais été fort répandus. On voit dans +Gunzon, qui n'était pas un érudit médiocre pour le Xe siècle, qu'il +connaissait l'Herméneia, le Timée, les Topiques de Cicéron et Porphyre; +mais tout cela était également connu d'Abélard. Le témoignage du +dernier est donc très-précieux à recueillir, et l'on peut hardiment +en généraliser les conséquences et l'étendre aux écoles +contemporaines[458]. + +[Note 458: Cf. Jourdain, _Rech. sur les trad. d'Arist._--Cousin, +_Introd. aux ouvr. d'Ab._, p. 49.--L'_Hist. litt._, t. IV, p. 225 et +246, t. V, p. 428 et 657.--Ven. Béd. _Op._, t. II, _Sentent. seu axiom. +phil._, passim.--Johan. Saresb., _Entheticus, in comm._, p. 82 et +109.--_Scot Erigène_, par M. Saint-René Taillandier, p. 79.--Brucker, +_Hist. crit. phil._, t. III, p. 632, 644, et 657.--Martene, _Ampliss. +Coll._, t. I, p. 299, 304 et 310.] + +Quant à l'ouvrage où ce témoignage est consigné, il est difficile de +déterminer l'époque où Abélard l'écrivait. Les morceaux qu'on vient de +lire ont été composés dans un moment où son enseignement était interdit. +Je n'en conclurai pas que toute la Dialectique soit de la même date. +L'existence même de ces préambules, jetés dans le cours du l'ouvrage, +indique le contraire, en attestant des préoccupations accidentelles. Un +prologue général devait se trouver au commencement du premier livre sur +les catégories, ou plutôt d'un livre préliminaire qui nous manque, et +qui pouvait être à la Dialectique ce que l'Introduction de Porphyre est +à la Logique d'Aristote[459]. Mais cette Dialectique, grand ouvrage en +cinq parties, qui embrassait dans la pensée de l'auteur toute la matière +de l'Organon, me paraît une compilation ou une refonte des divers +traités, opuscules, gloses, qu'à différentes époques il devait avoir +écrits à l'usage de ses élèves, à l'appui de son enseignement. L'exemple +de Boèce[460] devait encourager ses imitateurs à refaire plusieurs fois +les mêmes ouvrages, et à ne se pas contenter d'une seule édition de leur +pensée. + +[Note 459: _Dial._, p. 226.] + +[Note 460: On sait que Boèce a donné deux commentaires de +l'Introduction de Porphyre, deux éditions de son commentaire sur +l'_Herméneia_ (lesquelles éditions sont deux écrits différents); enfin +trois ouvrages sur les topiques. C'était au reste une tradition parmi +les disciples d'Aristote que de soutenir ses idées, soit en commentant +ses ouvrages, soit en retraitant les mêmes matières dans le même ordre, +avec les mêmes divisions, sous les mêmes titres. L'usage remontait à +Théophraste. (_De la Log. d'Arist._, t. I, p. 36.)] + +Cependant le livre, dans son ordonnance imparfaite, témoigne d'une +pensée générale et même d'une constante disposition d'esprit. L'auteur +s'y présente comme étranger désormais aux luttes de l'école; il veut +suppléer par la composition à l'enseignement oral, qu'on lui défend. On +a donc pu croire qu'il écrivait au couvent de Saint-Denis, soit après la +décision du concile de Soissons, soit dans le fort de ses démêlés avec +son abbé. Le frère Dagobert, à qui il s'adresse, serait alors un de ces +moines dont il avait commencé, à Maisoncelle, l'éducation philosophique +et qui tenaient secrètement pour lui. + +Peut-être aussi écrivait-il dans une de ces périodes de demi-persécution +où, suspect et contraint, irrité et intimidé, il se croyait réduit au +silence; par exemple, vers la fin de ses leçons au Paraclet, ou lorsqu'à +Saint-Gildas il s'était fait abbé, ne pouvant plus être professeur. + +Enfin, nous admettrions, avec M. Cousin, qu'il a pu faire ou plutôt +refaire sa Dialectique dons sa retraite de Cluni. On sait qu'il y +écrivait sans cesse, et, dans l'ouvrage, il parle des controverses +spéculatives comme de choses bien éloignées, et des leçons de Roscelin +et de Guillaume de Champeaux comme de souvenirs déjà bien vieux. De +plus, il paraît éviter les hardiesses qui touchent le dogme, il combat +même une opinion sur le Saint-Esprit qu'il avait soutenue dans sa +Théologie[461]; enfin il veille à se montrer orthodoxe, bien qu'on ait +pu juger tout à l'heure du progrès réel que l'esprit d'humilité et de +pénitence avait fait en lui. Ce moine faible et souffrant, qu'on croyait +soumis, se plaint de l'envie qui l'a condamné pour toujours au silence, +et en appelle à l'avenir, qui rendra l'honneur à sa mémoire et à la +science la liberté. + +[Note 461: _Dialec._, p. 475.] + +Dans cette hypothèse, le frère Dagobert serait un moine de Cluni, son +confident, à moins que ce ne fût son propre frère, comme l'indiquerait +la tendresse avec laquelle il parle de lui et de ses neveux[462]. La +seule difficulté, c'est que les ouvrages théologiques contiennent des +allusions et des renvois à la Dialectique, et dans celle-ci les passages +correspondants se retrouvent[463]. Mais répétons que ce peut être un +composé de traités d'époques différentes, et, dans les dernières années +de sa vie, Abélard peut avoir revu et rassemblé en corps d'ouvrage toute +sa philosophie. Cette rédaction achevée et arrêtée à Cluni serait notre +Dialectique. + +[Note 462: C'est l'opinion de M. Cousin, qui pense qu'Abélard +rédigea sa Dialectique pour l'instruction de ses neveux, «nepotum +disciplinae desiderium.» On peut croire aussi que _ces neveux_ sont +la postérité. Mais cependant ces mots: «Vestri contemplatione mihi +blandiente, languor discedit, etc.,» semblent indiquer qu'il s'adresse à +son frère et aux enfants de son frère, en leur disant: _Votre image me +rend la force._ (Ouvr. inéd., _Introd._, p. XXXI et suiv.--_Dial._, p. +229.)] + +[Note 463: _Intr. ad. theol._, p. 1125.--_Theol. christ._, p. 1341.] + +Mais une chose plus positive que nos conjectures, c'est que nous avons +ici un monument à peu près complet de l'enseignement du vrai fondateur +de l'école philosophique de Paris. + +Il serait infini d'analyser dans son entier un si grand ouvrage. Il +suffit d'exposer avec exactitude quelques parties fondamentales, dont +la connaissance sera la clé de tout le reste; des citations textuelles +donneront une idée de la manière de l'auteur. Nous craignons bien qu'on +ne trouve encore ces extraits trop nombreux et trop étendus. Qu'on se +rappelle pourtant que toute cette scolastique n'effrayait pas Héloïse. + +La première section de la Dialectique, sous ce titre: _Des parties +d'oraison_[464], était divisée en trois livres, répondant à +l'Introduction de Porphyre, aux Catégories et à l'Interprétation +d'Aristote. Le premier livre manque: c'était, je crois, proprement le +_Livre des parties_; le second, dont les premières pages sont perdues, +traite des catégories ou prédicaments. + +[Note 464: _Liber Partium_ (on supplée _orationis_). En donnant ce +nom à un traité sur les préliminaires de la logique, Abélard étendait +un peu le sens du mot _partes_; il faisait comme ceux qui intituleraient +grammaire les éléments de la philosophie. Car on appelait ordinairement +_partes_ ce qu'il fallait apprendre avant d'étudier _artes_; c'était la +grammaire d'après Priscien, Donat, etc., et mêlée d'un peu de logique +(aujourd'hui, _analyse logique_). Voyez ces vers d'Alan de l'Ile: + + Si quis sublimes tendit ad artes, + Principio partes corde necesse sciat; + Artes post partes veteres didicere magistri. + +(Budd., _Observ. Select._, XIX, t. VI, p. 149.)] + +La substance est la première des catégories, et le fond de toutes les +autres. Elle tient donc le premier rang dans la logique, que l'on accuse +d'être une science purement verbale. La substance est aussi l'idée +nécessaire et fondamentale de toute science ontologique; écartez cette +idée, le monde objectif devient une fantasmagorie vaine. M. Royer +Collard a dit quelque part qu'on peut juger une philosophie sur l'idée +qu'elle donne de la substance; c'est à rectifier cette idée que Leibnitz +a mis son étude, pensant régénérer avec elle toute la philosophie, et +l'idéologie a regardé comme sa première réforme la proscription même +du mot substance. Commençons l'examen de la doctrine d'Abélard par la +théorie de la substance, non qu'elle soit originale (il y a bien peu +de parties originales dans la logique de ce temps-là); mais elle est +importante, et peut nous apprendre à saisir et à parler la langue de la +Dialectique. + +On connaît la définition logique de la substance: «Elle n'est dite +d'aucun sujet, elle n'est dans aucun sujet.» A cette propriété +fondamentale il faut joindre celle-ci: «En restant elle-même, elle peut +recevoir les contraires.» Les substances premières sont les individus, +les substances secondes sont les genres et les espèces. Ainsi parle +Aristote[465]. + +[Note 465: Voyez le chapitre précédent et Arist., _Categ._, II.] + +Toutes les substances, dit Abélard après lui[466], ont cela de commun +de n'être pas dans un sujet, c'est-à-dire un simple attribut d'un sujet +(_in subjecto non esse_). Car aucune substance, ou première ou seconde, +n'a d'autre fondement qu'elle-même. Au reste, la différence est dans +le même cas: comme elle constitue l'espèce, elle n'est pas un simple +accident, elle n'est point fondée dans le sujet à titre d'accident, _non +inest in fundamento per accidens_; elle entre dans la substance même de +l'espèce. Si l'on dit l'_homme est un animal mortel rationnel_[467] (ou +_raisonnable_), la différence _raisonnable_, qui fait de l'_animal_ +l'espèce _homme_, n'en est pas séparable comme un simple accident, car +l'espèce disparaîtrait aussitôt. Les substances secondes sont affirmées +des premières, quand on nomme celles-ci et qu'on les définit. Il en est +de même de la différence; elle entre dans la définition. L'accident, +au contraire, ne constituant rien dans la substance, lui appartient +extérieurement, et ne saurait être énoncé dans la définition des +substances. + +[Note 466: _Dial._, pars I, p. 174 et seq.] + +[Note 467: Il faut s'habituer à cette définition [Grec: zoon logikon +thnaeton], qui est fondamentale, et qui reviendra sans cesse. Cependant +Aristote avait blâmé Platon d'avoir introduit _le mortel_ dans la +définition de l'_animal_ (_Topic._, VI, X); aussi l'attribut _mortel_ +est-il souvent négligé ou écarté, notamment dans Porphyr. Isag., I, II; +et Boeth., _in Porph._, p. 3 et 61. Mais il se retrouve ailleurs. (Voyez +le même, _in Top. Cic._, p. 804 et _de Consol._, l. I, p. 898.) _Mortel_ +paraît avoir été admis dans la définition pour distinguer l'homme de +Dieu. Cette définition est expliquée et établie dans Porphyre, Isag., +III, p. 16 et 17 de la traduction.] + +Autre propriété des substances: en elles rien de contraire; ce qui veut +dire qu'elles ne sont point contraires les unes aux autres. Premières +ou secondes, elles admettent les contraires, mais à titre d'accident; +l'_homme_ peut être _noir_ ou _blanc_; c'est en ce sens qu'elles ont ce +qu'on appelle la susceptibilité des contraires. Si parfois on dit qu'une +substance est contraire à une autre, c'est qu'elle a des accidents +contraires. Mais aucune substance n'est en soi dite contraire à une +autre substance, si ce n'est par une autre substance. En effet, d'un +côté on ne peut dire que l'homme soit le contraire d'animal, de pierre, +d'arbre; mais il a des accidents contraires à ceux de l'animal, de la +pierre, de l'arbre; de l'autre, il peut être contraire par une autre +substance, c'est-à-dire que par la substance _animal_ qu'il a, l'_homme_ +est contraire à la _pierre_, qui ne l'a pas. Au reste, ce caractère est +commun aux catégories de quantité et de relation. + +Les substances ne peuvent être comparées; car la comparaison se +fait adjectivement (_per adjacentiam_), non substantivement (_per +substantiam_), on n'est pas plus ou moins _homme_, comme on est plus on +moins _blanc_. Cette propriété se retrouve dans la quantité et ailleurs. + +Quel est donc exclusivement le propre de la substance? C'est qu'étant +seule et même en nombre (_un même_ numériquement, _idem numero_), +elle peut recevoir les contraires. Cela provient de ce qu'elle est +susceptible d'accidents; elle en est le fondement ou le soutien. Elle +ne reçoit pas les contraires en formation (_in formatione_), comme une +forme qui la constitue, qui la différencie, qui détermine son essence. +Car la susceptibilité des contraires n'appartiendrait plus à la +substance seule. La blancheur, par exemple, simple qualité, admet les +formes contraires de la clarté ou de l'obscurité, et ne cesse pas d'être +la blancheur. La substance _homme_ qui recevrait la _rationnalité_ +et son contraire cesserait d'être la même substance; mais elle peut +persister en recevant des accidents contraires. Tous les accidents sont +_en sujet (in subjecto)_, c'est-à-dire peuvent être attribués à un +sujet. + +Aristote dit que la substance est susceptible des contraires, _en vertu +d'un changement en elle-même_, c'est-à-dire moyennant un changement +dans le temps; ainsi le froid devient chaud[468]. L'addition de cette +détermination paraît superflue. Elle avait apparemment pour but +d'exclure la pensée et l'oraison, qui semblent admettre les contraires, +pouvant être vraies ou fausses en des temps divers, sans cependant +changer en elles-mêmes. _Socrate est assis_; vous le pensez et vous le +dites: pensée et proposition vraies qui peuvent, en restant les mêmes, +devenir fausses si Socrate se lève. Mais ce n'est pas là l'effet d'un +_changement de soi_, c'est-à-dire d'un changement intrinsèque de la +pensée ou de la proposition. Aristote n'aura inventé sa restriction que +pour se délivrer des objections d'un adversaire importun. En effet, la +proposition _Socrate est assis_, vraie pendant que Socrate est assis, +n'est plus la même quand il est levé. Ce qui est _dit ensemble_, +c'est-à-dire avec autre chose, ne peut, étant seul, être appelé +intégralement la même chose; car ce qui est avec ce qui n'est pas ne +forme pas une essence. La proposition _Socrate est assis_ dite de +Socrate assis n'est pas le même tout que la même proposition dite de +Socrate debout: elle a donc changé. Si cependant l'on veut ne voir +l'essence de la proposition que dans ses termes, ce qui est plus usité, +la proposition est la même, elle n'a point changé, mais aussi elle n'a +point admis de contraires. Le fait que Socrate est réellement assis +ou levé ne touche point à l'essence de la proposition; c'est ce qu'on +appelle une apposition ou circonstance externe. Dans ce sens-là, bien +d'autres choses que les substances admettraient les contraires, mais des +contraires qui ne leur appartiendraient pas proprement. Les substances +aussi en ont de ce genre qu'elles ne reçoivent pas d'elles-mêmes, mais +de ce qui est autre qu'elles, et qui proviennent du changement des faits +extérieurs et des objets étrangers. Par exemple, il y en a qui disent +que l'oraison n'est que l'air faisant du bruit (Roscelin); alors dans +l'espèce, suivant que Socrate serait assis ou levé, l'air serait vrai ou +faux. La substance de l'air aurait-elle donc été modifiée, aurait-elle +vraiment reçu des contraires? non, sans doute. La proposition n'est pas +modifiée davantage dans les accidents de son essence, quelle qu'elle +soit, et l'objection est sans valeur. + +[Note 468: _Categ._, V, XXI-XXV.] + +On a soutenu cependant que les substances étaient changées en soi par +les contraires, et par les contraires seulement, parce que, pouvant être +sujets de tout, recevoir toutes sortes d'accidents, elles sont mobiles +et instables dans leurs formes. Mais les formes qui ont besoin pour +subsister d'adhérer aux substances, ne sont jamais mues ou changées +en elles-mêmes dans ces substances; elles le sont par la mobilité +des substances mêmes, dont la nature est d'être également sujettes à +différentes formes, et de ne point périr quand les formes changent. +Prenez la blancheur, elle peut recevoir la clarté et l'obscurité, +parce que telle est la nature de la substance, sujet de la qualité de +blancheur, mais comme blancheur elle ne change pas. + +Ainsi les substances peuvent être changées en soi, et non dans leurs +formes; car lorsque les formes reçoivent des contraires, c'est que la +substance qui les soutient change et passe par les contraires. + +Après la substance vient la quantité[469]. On ne peut penser à une +substance sans concevoir une quantité, car toute substance est +nécessairement une ou plusieurs. Comme l'on considère souvent la matière +sans ses qualités, la quantité a été mise avant la qualité. Cependant il +y a des qualités tellement substantielles qu'elles sont inséparables des +substances, ce sont les différences. Mais enfin tel est l'ordre établi +par l'autorité[470]. La quantité d'ailleurs offre cette analogie avec +la substance que, comme elle, elle n'admet en soi ni contrariété ni +comparaison. + +[Note 469: _Dial._ pars I, p. 178.] + +[Note 470: Cet ordre n'est pas invariable dans Aristote. Voy. +_Categ._, IV, et _Analyt. post._, I, XXII.] + +La quantité est la chose suivant laquelle le sujet est mesuré: on +pourrait donc lui donner le nom plus connu de mesure. Elle est simple +comme le point, l'unité, l'instant ou moment indivisible, l'élément, la +voix indivisible et le lieu simple; ou bien elle est composée, comme la +ligne, la superficie, le corps, le temps, le lieu composé, l'oraison et +le nombre. + +Les quantités simples ou indivisibles n'étant pas accessibles aux sens, +ne servent pas à la mesure; c'est l'office des quantités composées qui +sont ou discrètes, ou continues. Guillaume de Champeaux appelait les +quantités simples, des natures spéciales, parce qu'elles sont les seules +qui naturellement manquent de parties, et les composées, des +composés individuels ou individus composés, lesquels ne sont pas uns +naturellement; exemple, un troupeau ou un peuple. Il ajoutait que les +noms de ligne, superficie, etc., sont plutôt pris (_sumpta_, abstraits) +de certaines collections ou combinaisons qu'ils ne sont vraiment +substantifs ou noms de substances. + +Ici Abélard traite du point, et il donne sur le point et les quantités +qu'il engendre les notions préliminaires de la géométrie. Il n'est +arrêté que par une objection de Boèce, qui ne veut pas que le point +ajouté à lui-même constitue la ligne, parce que rien ajouté à rien +ne produit rien. Il avoue qu'il ne connaît pas la solution de cette +difficulté, quoiqu'il en ait entendu bon nombre de la bouche des +arithméticiens, «étant lui-même tout à fait ignorant de cette science.» +Il donne cependant la solution de son maître, c'est-à-dire de Guillaume +de Champeaux. En quelque lieu qu'une ligne soit coupée, à l'extrémité de +chacune de ses sections apparaissent des points, qui étaient auparavant +en contact; donc, sur toute la ligne, il y a des points. Ces points sont +de l'essence de la ligne, sinon les parties de la ligne ne seraient pas +continues, puisque ce sont les points qui se touchent. Ceux-ci seraient +alors interposés et briseraient la continuité de la ligne[471]. + +[Note 471: L.c., p. 182.--Arist., _Cat._, VI.--Boeth. _in Praed._, +p. 148.] + +Parmi les quantités composées se distingue le temps; c'est une quantité +continue, car ses parties se succèdent sans intervalle. On objecte que +ces parties, toujours en transition, toujours instables, ne sont pas +plus continues que celles d'une oraison, lesquelles se succèdent sans +continuité. Mais la succession de celles-ci est notre oeuvre, et la +succession des parties du temps est naturelle; nous ne pouvons, nous, +produire une continuité telle qu'il n'y ait quelque distance entre +ses éléments. Les parties du temps sont les unes simples, ce sont les +instants, et les autres composées, ce sont les composés de ces moments +indivisibles. Le temps est donc une quantité continue dans le sujet par +la succession des parties. C'est par le temps que tout se mesure: toutes +les choses ont donc en soi leurs temps, qui sont comme leurs mesures. +Ainsi l'on ne doit pas concevoir la continuité d'un temps composé dans +des choses différentes, quoiqu'on puisse percevoir en elles des parties +coexistantes; mais il faut admettre dans un même sujet des moments qui +se succèdent comme une eau qui coule. Les choses se mesurent, quant à +leurs temps, à l'aide d'une action horaire, diurne, ayant enfin une +certaine durée, et dont les parties ne sont pas permanentes, mais +passent avec celles du temps. Toutes les choses ayant leurs temps, +c'est-à-dire, leurs heures, jours, mois, etc., de durée, tous ces temps +réunis forment un seul jour, un seul mois, etc., enfin un seul temps. + +Le temps est un tout qui diffère de tous les autres. Dans ceux-ci, posez +le tout, vous posez la partie, et la destruction de la partie détruit +en partie le tout; mais vous pouvez détruire le tout sans détruire +la partie, et en posant la partie, vous ne posez pas le tout. C'est +l'inverse pour le temps. Ainsi, s'il y a maison il y a muraille, sans +conversion, c'est-à-dire, sans réciprocité; car on ne peut dire s'il y +a muraille, il y a maison. Au contraire, s'il y a la première heure du +jour, il y a jour, et la proposition inverse n'est pas vraie. Abélard +accepte ces distinctions, qui sont de tradition; toutefois il observe +que sous le nom de jour on entend douze heures prises ensemble, et dont +aucune ne peut exister, si une seule n'existe pas. On en conclut que +cette proposition: _Le jour existe_, ne peut jamais être vraie, les +douze heures ne pouvant jamais exister ensemble; cela est exact; mais +parlant figurativement, nous disons, comme le jour existe par partie, +qu'une partie est une partie du jour. Proprement, on ne peut appeler +un tout, ce dont il n'existe jamais qu'une partie; mais souvent nous +prenons comme un entier ce qui n'en est pas un véritablement, et nous +adaptons des noms à des choses comme si elles existaient, quand nous +voulons en faire comprendre quoi que ce soit. Tels sont les noms de +passé et de futur, que nous employons, lorsque nous voulons en donner +quelque idée ou mesurer quelque chose par leur moyen, quoiqu'ils ne +soient pas même des temps. Car ils ne sont point des quantités, n'étant +dans aucun sujet, et ils ne sont dans aucun sujet, puisqu'ils ne sont +pas. «Le temps qui fut ou qui n'est pas encore ne devrait pas plus être +appelé temps que le cadavre humain ne doit être appelé homme.» Seulement +une chose passée a précédé la présente, comme la présente précède la +chose à venir. Des temps de chaque chose nous composons le temps, et le +temps présent est le terme commun du passé et de l'avenir. + +Le nombre a pour origine l'unité, il est une collection d'unités. Deux +unités font le binaire, trois le ternaire, etc. Tous ces nombres, +suivant Guillaume de Champeaux, n'étaient pas des espèces du nombre, +n'avaient pas le nombre pour genre, puisqu'un nombre ne pouvait être une +chose une, une essence. Un habitant de Rome et un habitant d'Antioche +font le binaire ou le nombre deux. Est-ce donc une chose que ce qui se +compose de deux choses si distinctes et si distantes? Ainsi, disait-il, +tout nom de nombre, le binaire, le ternaire, sont des noms pris des +collections d'unité, _noms pris, sumpta_, ou, si l'on veut, abstraits. +Abélard voit à cela quelque difficulté et trouve plus à propos de dire +que le nombre est un nom substantif et particulier de l'unité, qui +signifie également unité au singulier et au pluriel. Binaire, ternaire +et les autres nombres, seront des noms du pluriel. «Ceux qui croient que +dans les noms d'espèces ou de genres, sont contenues non-seulement les +choses unes de nature (les individus), mais encore celles qui sont +substantiellement (mieux, _substantivement_) désignées par ces noms, +pourront appeler peut-être les noms de nombre des espèces, attendu +qu'ils suivent plus la logique dans le choix, des noms que la physique +dans la recherche de la nature des choses.» Ceci s'adresse, comme on le +voit, aux réalistes. + +Comme le nombre, l'oraison est une quantité. Aristote appelle oraison +les sons, ou, si l'on veut, les voix significatives, lorsqu'elles sont +proférées en combinaison avec l'air lui-même. «Cependant,» dit Abélard, +«le système de notre maître voulait, je m'en souviens, que l'air seul, +à proprement parler, fût entendu, résonnât et signifiât, étant +seul frappé, et qu'on ne dît de ces sons qu'ils sont entendus ou +significatifs qu'en tant qu'ils sont adjacents à l'air ou plutôt aux +parties d'air entendues ou significatives. Mais, à ce sens, on pourrait +soutenir que toute forme de l'air, fût-ce sa couleur, est entendue et +signifiée.» Proprement, le son n'est entendu et ne signifie qu'autant +que par le battement de l'air il est produit dans l'air et rendu par ce +même air sensible aux oreilles. Par les sens nous percevons les formes +des substances, par l'ouïe nous recevons et sentons le son proféré. + +On demande quand cette oraison ou proposition: _L'homme est un animal_, +laquelle n'a point de parties permanentes, devient significative; est-ce +au commencement, au milieu, à la fin? La signification n'est accomplie +qu'au dernier point du prononcé. En vain dit-on qu'il faut alors que les +parties qui ne sont plus signifient, parce qu'autrement il n'y aurait +que la dernière lettre de significative. Ce n'est qu'après que la +proposition est toute prononcée que nous en tirons une pensée; nous la +comprenons en rappelant à la mémoire les parties proférées immédiatement +auparavant. C'est par l'intelligence et la mémoire que nous constatons +une signification. Dire que l'oraison proférée signifie, ce n'est pas +lui attribuer une forme essentielle, qui serait la signification; mais +c'est reconnaître à l'âme de l'auditeur une compréhension opérée à la +suite de l'oraison prononcée. Quand nous disons: _Socrate court_, le +sens ou la signification paraît n'être que la conception produite, après +la prononciation, dans l'âme d'un auditeur. Ainsi la proposition: _La +chimère est concevable_[472], se comprend figurativement, non qu'elle +attribue à aucune chose la forme de la chimère ou ce qui n'est pas, mais +parce qu'elle produit une certaine pensée dans l'âme de celui qui pense +à la chimère. Si donc, par la signification d'un nom, nous n'entendons +point une forme essentielle, mais seulement ce qui engendre un concept, +l'oraison significative sera celle qui fait naître une idée dans +l'intelligence. Le nom de _signifiant_ ou _significatif_ est pris de la +cause plutôt que d'une propriété; il convient à ce qui est cause qu'un +concept se produise dans l'esprit de quelqu'un. + +[Note 472: _Chimaera est opinabilis_ (p. 192). _Opinabilis_ vaut +mieux que _concevable_, l'_opinatio_ ([Grec: doxa]) étant précisément +la pensée à son moindre degré, la pensée de ce qui n'est pas. (Arist., +_Hermen._, XI; _Boet., De Interp._, p. 423.) Au reste cet exemple de la +chimère, la question de savoir comment on pouvait concevoir ou nommer le +chimérique, le centaure, l'hirco-cervus ([Grec: Tragelaphos]. _Hermen._, +I, 1), occupait beaucoup les scolastiques. Voyez sur _chimaera +intelligitur_ le c. VII.] + +Après la quantité, on prévoit qu'Abélard passe aux autres catégories; +seulement il change l'ordre d'Aristote, et arrive immédiatement à celles +qu'on appelle _quand_ et _où_. Sur l'une et l'autre il se fait cette +question: Les catégories ou prédicaments sont ce qu'on a nommé les +genres ou généralités par excellence, les genres les plus généraux, +ce qu'il y a de plus général, _generalissima_. Or, _où_ et _quand_ +ne semblent pas tels, puisqu'ils ne paraissent pas être des premiers +principes; _où_ naît du lieu, _quand_ vient du temps. Mais les principes +premiers ne sont premiers que par la matière et non par la cause. Car si +par principe on entend cause, la substance sera le principe des autres +prédicaments, puisque c'est en elle que tous se réalisent, et qu'étant +soutenus par elle, c'est d'elle, sans nul doute, qu'ils tiennent +l'être[473]. + +[Note 473: _Dial._, pars I, p. 199.] + +Cette observation est importante, mais Abélard ne la pousse pas plus +loin. Elle le met cependant sur la voie de la distinction à faire entre +la dialectique et l'ontologie, qu'il appelle la logique et la physique, +c'est-à-dire entre la science des conceptions de l'être et celle de +la nature des êtres. L'une est au vrai sens du mot une idéologie, et, +jusqu'à un certain point, une hypothèse; l'autre est la connaissance de +la réalité, ou cet empirisme transcendant qui donne les choses et +non des abstractions. Cette distinction est souvent entrevue par les +scolastiques; ils y font, en passant, allusion; et s'ils n'insistent +pas, peut-être pensaient-ils qu'elle allait sans dire. Mais plus souvent +encore ils ont l'air de l'oublier ou de la méconnaître; et prenant au +sérieux toute leur géométrie intellectuelle, toute cette science de +convention, ils semblent mettre une ontologie factice à la place de la +véritable, réaliser les abstractions, matérialiser les êtres de raison +et faire vivre l'esprit dans un monde composé d'apparences et peuplé de +fantômes. C'est cette ontologie qui a décrié la scolastique et compromis +le nom même d'ontologie, au point que dans un grand nombre d'esprits +cette science est devenue le synonyme de l'hypothèse et de la chimère. + +Abélard, quoiqu'il passe en revue les dix catégories, n'épuise pas la +matière. Il donne pour raison que l'autorité n'a laissé de la plupart +des prédicaments qu'une énumération. Aristote, en effet, ne parle avec +détail que des quatre premiers. «Aristote,» ajoute-t-il, «au témoignage +de Boèce, a traité avec plus de profondeur et de subtilité des +prédicaments _ubi_ et _quando_ dans ses _Physiques_, et de tous dans +ceux de ses livres qu'il appelle _les Métaphysiques_. Mais ces ouvrages, +aucun traducteur ne les a encore appropriés à la langue latine, et voilà +pourquoi la nature de ces choses nous est moins connue[474].» + +[Note 474: _Dial._, p. 200. La Physique et la Métaphysique n'étaient +donc pas traduites ni étudiées. Les manuscrits grecs, dont on pouvait +connaître l'existence, étaient comme non avenus. Boèce nomme ces +ouvrages dans son commentaire sur les catégories (p. 190), mais il cite +aussi au même endroit le traité d'Aristote sur la génération et la +corruption, et comme il en cite le titre en grec, Abélard l'omet.] + +On voit ce qu'était dès lors Aristote. La science se mesurait à la +portion connue de ses ouvrages. Cependant il est remarquable qu'Abélard +montrait pour Platon, qu'il connaissait si peu, plus de déférence encore +et de penchant. A propos de la relation, il rappelle, sur la foi de +Boèce, que Platon avait donné une définition reçue, puis critiquée et +réformée par Aristote. Cette définition portait que les relatifs sont +les choses qui peuvent être assignées les unes aux autres d'une façon +quelconque par leurs propres, comme un nom assigné à un autre par le +génitif. Mais Aristote, en examinant mieux cette définition, la trouva +trop large. «Il osa corriger l'erreur de son maître, et se fit le maître +de celui dont il se reconnaissait le disciple.» Il donna donc cette +définition: «Il y a relation quand une chose n'est que par rapport à une +autre;» c'est-à-dire quand une chose n'existe que par une autre[475]. +Beaucoup de choses peuvent être rapportées à d'autres sans que l'être +des unes dépende de l'être des autres. _Le boeuf de cet homme_ n'exprime +pas un rapport pareil à celui qui est exprimé par _l'aile de l'ailé_, +car sans _aile_ il n'y a plus d'_ailé_, et _l'homme_ existe sans _le +boeuf_. Si la définition de Platon, convenant à tous les rapports, est +trop large, on a trouvé celle d'Aristote trop étroite, et l'on a dit +qu'elle n'embrassait point la relation dans sa plus grande généralité. +«Mais,» observe Abélard, «si nous nous hasardons à blâmer Aristote le +prince des péripatéticiens, quel autre adopterons-nous donc?» et il +s'applique à justifier le maître qui lui reste. + +[Note 475: Je traduis ici les deux définitions sur le texte +d'Abélard (_Dial_., p. 201), l'une: «Omnia illa _ad aliquid_ quaecumque +ad se invicem assignari per propria quoque modo possent. (Platon?) +Sunt ea _ad aliquid_ quibus est hoc ipsum esse ad aliud se habere.» +(Aristote.) Boèce, qui nous apprend qu'on croyait la première +définition de Platon, les donne toutes deux plus clairement et plus +correctement:--«1° _Ad aliquid_ dicuntur quaecumque hoc ipsum quod sunt +aliurum esse dicuntur, vel quomodo libet aliter ad aliud.--2° Sunt _ad +aliquid_ quibus hoc ipsum esse est _ad aliquid_ quodam modo se habere.» +(_In Praed_., p. 155 et 169.) M.B. Saint-Hilaire traduit d'une manière +plus conforme au texte d'Aristote en disant: 1° «On appelle relatives +les choses qui sont dites, quelles qu'elles soient, les choses d'autres +choses, ou qui se rapportent à une autre chose, de quelque façon +différente que ce soit.--2° Les relatifs sont les choses dont +l'existence se confond avec leur rapport quelconque à une autre chose.» +(T. I, _Catég._, c. vii, p. 81 et 91.) Voici l'original: 1° [Grec: +Pros ti de ta toiauta legetai, osa auta aper estin, heteron einai +legetai, ae hoposoun allos pros heteron.]--2° [Grec: Esti ta pros ti, +ois to einai tauton esti to pros ti pos echein.] (_Cat_., VII, vii, 1 et +24.)] + +«Nous avons,» dit-il en terminant, «dans tout ce que nous venons +d'enseigner sur la relation, suivi principalement Aristote, parce que la +langue latine s'est particulièrement armée de ses ouvrages et que nos +devanciers ont traduit ses écrits du grec en cette langue. Et nous +peut-être, si nous avions connu les écrits de son maître Platon sur +notre art, nous les adopterions aussi, et peut-être la critique du +disciple touchant la définition du maître paraîtrait-elle moins juste. +Nous savons en effet qu'Aristote lui-même dans beaucoup d'autres +endroits, excité peut-être par l'envie, par le désir de la renommée, +ou pour faire montre de science, s'est insurgé contre son maître, ce +premier chef de toute la philosophie, et que, s'acharnant contre ses +opinions, il les a combattues par certaines argumentations et même par +des argumentations sophistiques; comme dans ce que nous rapporte Macrobe +au sujet du mouvement de l'âme[476]. De même, ici peut-être s'est-il +glissé quelque malveillance, soit qu'Aristote n'ait pas été juste dans +sa manière de prendre la doctrine de Platon sur la relation, soit +qu'il expose mal le sens de la définition et y ajoute de son fonds des +exemples mal choisis, afin de trouver quelque chose à corriger. Mais +puisque notre latinité n'a pas encore connu les ouvrages de Platon sur +cet art, nous ne nous ingérons pas de le défendre en choses que nous +ignorons. Nous pouvons cependant faire un aveu, c'est qu'à considérer +plus attentivement les termes de la définition platonique, elle ne +s'écarte pas de la pensée d'Aristote.» Lorsqu'il a dit: «Les relatifs +sont des relatifs en ce qu'ils sont choses des autres choses,» il a +regardé moins à la construction des mots, qu'à la relation naturelle +des choses. Il ne s'agit pas, en effet, d'une attribution quelconque, +verbale, accidentelle, mais substantielle. Ce qui est assigné par +possession n'est pas relatif dans le sens technique, car ce n'est pas +ce qui accompagne naturellement le sujet, ce qui en dépend +substantiellement. Le boeuf d'un homme, n'est que le boeuf possédé par +un homme. Une chose est relative à une autre, elle est _ad aliquid_, +lorsqu'elle est _d'une autre_, en ce sens qu'elle en dépend, comme la +paternité et la filiation dépendent mutuellement l'une de l'autre. Sans +doute cette relation est exprimée par le génitif, ce qui est _d'un_ +autre, _quod est aliorum_; mais le génitif n'exprime pas uniquement la +simple assignation de ce qui est possédé à ce qui possède, il énonce +aussi la relation de dépendance essentielle, comme lorsqu'on dit: Le +père est le père du fils. Dans cette proposition, on peut entendre +également et que la substance du père est dans un certain rapport avec +le fils ou que les deux substances se concernent, et qu'il y a du père +au fils une relation nécessaire qui fait que l'un ne peut être sans +l'autre. + +[Note 476: _Dial._, p. 206. A la manière dont parle Abélard, il +paraît avoir connu le texte même de Macrobe. (_In somn. Scip._, l. II, +C. XIV.)] + +L'étude des autres catégories, même celle de qualité, nous apprendrait +peu de chose, et nous passons au livre III. + +La seconde partie de l'Organon est le traité _super periermenias_, comme +l'appelle Abélard, qui n'était pas le seul à prendre ce titre pour un +seul mot: [Grec: Ermaeneia], Hermeneia; _de Interpretatione_, comme +disent les premiers traducteurs; _du langage_ ou _de la proposition_, +comme dit le dernier traducteur de la Logique. Dans la Dialectique +d'Abélard, qui est son Organon, la première partie est terminée par un +livre _de Interpretatione_, qui succède aux _Prédicaments_, et ce +livre III est, à beaucoup d'égards, comme dans Aristote, une grammaire +générale[477]. Là sont véritablement traitées les parties du discours, +et notamment le nom et le verbe. Cependant on y remarque quelque +dissidence sur les questions communes entre les dialecticiens et les +grammairiens, et Abélard se prononce en général pour les premiers. Il +serait impossible de le suivre dans le détail de ses recherches sur les +mots, et nous marcherons ici rapidement. + +[Note 477: _Dial._, pars I, l. III, p. 209, 226.--_De la Log. +d'Arist._, t. I, p. 183.--_Log. d'Arist._, trad. par le même, t. I, p. +147.] + +Guillaume de Champeaux est souvent cité. Il paraît évident qu'il avait +touché à toutes les parties de la dialectique, et produit, sur maintes +questions, des vues nouvelles qui ne manquent pas de subtilité. De ces +questions, celle qui semble le plus occuper Abélard, est la question de +savoir ce que c'est que la signification des mots. On a déjà vu tout +à l'heure qu'il entend par _signifier_ produire une idée. C'est une +conséquence que pour juger de la signification des mots, il faut moins +regarder aux mots qu'à l'intelligence de l'auditeur. Soit donc posée la +question: Un nom signifie-t-il tout ce qui est dans la chose à laquelle +le nom a été imposé, ou bien seulement ce que le mot même dénote et ce +qui est contenu dans l'idée qu'il exprime? Abélard se décide pour cette +dernière opinion, qui était celle d'un certain Garmond[478] contre +Guillaume de Champeaux; le premier s'appuyant sur la raison, tandis que +le second semblait appuyé par l'autorité. Ainsi l'on ne peut accorder au +dernier que le nom d'un genre signifie l'espèce, quoique l'espèce soit +dans le genre, ni que le nom abstrait désigne le sujet de l'accident +qu'il exprime, quoique l'accident soit dans le sujet et n'en puisse être +séparé. Chacun de ces noms ne signifie que l'idée qu'il excite dans +l'esprit; ainsi quoique les hommes soient des animaux, le nom d'animal +ne signifie point homme, parce qu'il ne produit pas l'idée d'homme. +Encore moins de ce que l'homme est blanc, suit-il que _blanc_ désigne +l'_homme_. Il y a dans cette opinion de Garmond, adoptée par Abélard, +contre le sens apparent de quelques mots d'Aristote et de Boèce, une +tendance louable à subordonner la dialectique à la psychologie. + +[Note 478: _Dial._, p. 210. Ce Garmond est inconnu.] + +Nous ne dirons rien de plus sur cette première partie. Elle ne contient +pas de grandes nouveautés; mais ce que nous en avons extrait donne une +certaine idée de la manière d'Abélard, ainsi que de l'ouvrage qu'il nous +a laissé et de la science qu'il professait. Il refait la logique après +Aristote et d'après ce qu'il sait d'Aristote. Il explique, commente, +développe les idées de l'autorité, et quelquefois expose et discute les +objections et les nouveautés qui se sont postérieurement produites: +c'est alors qu'il donne du sien. Encore est-il difficile de distinguer +ce qui peut se rencontrer d'original dans ce qu'il n'emprunte pas à +Porphyre et à Boèce. On ne saurait avec certitude attribuer de la +nouveauté qu'aux opinions qu'il présente comme celles de son maître, +c'est-à-dire de Guillaume de Champeaux, et de l'originalité qu'à celles +qu'il exprime, quand il réfute et remplace ces opinions. Somme toute, ce +qui est à lui, c'est moins le fond des doctrines que la discussion. + + + + +CHAPITRE IV. + +SUITE DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD.--_Dialectica_, DEUXIÈME PARTIE, OU LES +PREMIERS ANALYTIQUES.--DES FUTURS CONTINGENTS. + +La théorie de la proposition et du syllogisme catégorique est la base +de la logique proprement dite; et l'on ne s'étonnera pas que dans la +seconde partie de son ouvrage[479], Abélard l'ait exposée avec étendue. +Ici les idées originales, les opinions caractéristiques continuent +d'être fort rares. Il est difficile d'innover dans cette mathématique +immuable qu'Aristote a probablement créée et certainement fixée pour +jamais. Encore aujourd'hui, quiconque traite de la proposition ou du +syllogisme, répète Aristote. Sous ce rapport, il est encore et il +demeurera _l'autorité_. En exposant avec beaucoup de détails des idées +pour la plupart communes à tous les dialecticiens du moyen âge, en +n'y apportant de particulier qu'une subtilité minutieuse et toujours +beaucoup d'esprit, Abélard s'efface et se laisse oublier. Je me trompe +cependant; voulant quelque part montrer, par un exemple, qu'il y a +des termes qui ont un sens arbitraire et des noms qui ne rendent que +l'intention de celui qui les a donnés, il a dit ces mots: «Le nom +d'Abélard ne m'a été donné qu'afin d'indiquer qu'il s'agit de ma +substance[480].» Ailleurs, peut-être, il ne se désigne pas moins, ou +plutôt il se trahit, lorsque, voulant énumérer les diverses classes +d'oraisons, il donne pour exemple de l'impérative cet ordre d'un maître: +_Prends ce livre_; pour exemple de la déprécative: _Que mon amie +s'empresse_; pour exemple enfin de la désidérative, ces mots que nous ne +traduisons pas: _Osculetur me amica_[481]. Est-ce à Cluni qu'il écrivit +ces mots? + +[Note 479: _Dial._, pars II, in III l., p. 227-323.--Abélard appelle +cette partie _Analytica priora_, titre de la troisième partie de +l'Organon. Seulement dans Aristote, cette troisième partie ne traite +point de l'oraison ni de la proposition, ni par conséquent de +l'affirmation et de la négation, etc., tout cela ayant trouvé en place +dans l'_Hermeneia_. Les Analytiques premiers ou premières roulent +exclusivement sur l'analyse du syllogisme; et Abélard, en conservant le +titre, aurait dû conserver la division. Au reste, il n'avait pas sous +les yeux les Analytiques d'Aristote, et il était principalement guidé +par le traité de Boèce sur le syllogisme catégorique; c'est cet ouvrage +qui, soit par son introduction (Boeth. _Op._, p. 558), soit par son +premier livre (_id._, p. 580), lui a donné l'exemple de joindre à la +théorie du syllogisme tout ce qui concerne l'oraison et la proposition.] + +[Note 480: _Dial._, pars I, l. III, p. 212.] + +[Note 481: _Dial_., pars II, p. 234 et 236.--Accipe +codicem.--Festinet amica.] + +C'est dans cette partie de la philosophie que la science paraît le +plus abstraite, le plus étrangère aux réalités, et ce sont surtout les +opinions d'Abélard sur le fond des choses qui excitent notre curiosité. +Nous avons dit et nous verrons mieux encore par la suite que ce fond des +choses n'est pas toujours aussi étranger qu'il le semble à la pensée du +philosophe et même du dialecticien. Mais il est un point de la théorie +de la proposition où Abélard fait cesser jusqu'à cette apparence, et +dans une digression heureuse, donne un des plus remarquables exemples de +l'application de la dialectique à la métaphysique. C'est là un procédé +de la science comparable, sous plusieurs rapports, à l'application de +l'algèbre à la géométrie; et comme il s'agit d'une question importante, +sur laquelle Abélard s'est fait une renommée, de la question du libre +arbitre, nous reproduirons ses idées avec un peu de développement. + +Pour bien comprendre la question, il faut remonter à la théorie de la +proposition. Elle se définit: une oraison qui signifie le vrai ou le +faux. La signification de la proposition est susceptible de fausseté ou +de vérité, tant par rapport aux conceptions que par rapport aux choses. +Dans la proposition: _Socrate court_, ce ne sont pas les conceptions de +_Socrate_ et de _course_ que nous entendons combiner; c'est la chose +_course_ que nous voulons combiner à la chose _Socrate_, et la +conception que nous provoquons dans l'esprit de celui qui nous écoute +est une conception de réalité. + +La proposition, en tant qu'elle porte sur les conceptions, n'a presque +aucune conséquence nécessaire, elle en a de nombreuses, en tant qu'elle +porte sur les choses mêmes. En prononçant une proposition, on a ou +l'on n'a pas de certaines conceptions, et toutes celles que la logique +tirerait des termes de la proposition, ne nous sont pas nécessairement +présentes à l'esprit. De la chose même énoncée par la proposition, naît +au contraire plus d'une conséquence obligée. Si je pense que tout homme +est un animal, je ne pense pas nécessairement que l'homme est un corps; +mais du fait que tout homme est un animal, résulte nécessairement le +fait que l'homme est un corps; d'où cette règle, vraie pour les choses, +fausse pour les idées: «Si l'antécédent existe dans la réalité, il est +nécessaire que le conséquent existe dans la réalité[482].» + +[Note 482: _Dial._, pars II, p. 237 et seqq.--La liaison de +l'antécédent et du conséquent joue un grand rôle dans la théorie du +syllogisme hypothétique, et les idées d'Abélard sur ce point avaient +de la célébrité. (Voy. Johan. Saresb. _Pollcrat._, l. II, c. XXII, et +_Metalog._, l. III, c. VI.)] + +Vraie ou fausse, la proposition est affirmative ou négative. +L'affirmation et la négation d'un même sont contradictoires; ce qui +s'exprime en disant: «L'affirmation et la négation divisent;» ce qui +revient à dire que tout ce qui n'est pas dans l'une est nécessairement +dans l'autre. Cela est évident pour les propositions relatives au +présent; mais il est des propositions qui ne se renferment pas dans le +temps présent. Des affirmations ou négations vraies ou fausses peuvent +se dire au passé ou au futur. De celles-ci, et particulièrement +des dernières, on a douté que l'affirmation ou la négation fussent +divisoires (_dividentes_), c'est-à-dire que la vérité de la négation +y dût exclure celle de l'affirmation, et réciproquement; car aucune +proposition au futur, c'est-à-dire prononçant sur un événement +contingent, ne saurait être vraie d'une vérité nécessaire. On prévoit +comment le libre arbitre a pu se trouver intéressé dans cette question. + +Dans l'avenir, en effet, l'événement n'est jamais déterminé. La +proposition n'est vraie, comme elle n'est fausse, qu'à la condition de +la détermination. Or, la détermination n'est possible que pour le passé, +le présent, ou bien encore le futur nécessaire ou naturel, parce que +dans ces cas les propositions énoncent des événements déterminés. Nous +appelons déterminés les événements qui peuvent être connus dans leur +existence, comme les événements présents ou passés, ou qui sont certaine +par la nature de la chose, comme les événements futurs nécessaires ou +naturels. _Dieu sera immortel_, est un futur nécessaire; _un homme +mourra_, c'est un futur naturel. Ce dernier événement n'est pas un futur +nécessaire, car il n'est pas nécessaire qu'_un homme meure_; mais un +futur nécessaire est naturel, il résulte de la nature de l'être. + +On peut donc distinguer deux futurs, le naturel et le contingent. Ce +dernier seul est celui qui se prête à l'alternative, c'est-à-dire qui +se conçoit aussi bien avec le non-être qu'avec l'être. _Je lirai +aujourd'hui_, est de cette espèce; car il peut également arriver que +je lise ou que je ne lise pas. L'événement d'un futur contingent étant +indéterminé, les propositions qui énoncent un tel événement sont vraies +ou fausses indéterminément ou, pour mieux dire, d'une vérité ou d'une +fausseté indéterminée. Mais cette indétermination n'est relative qu'à +l'événement qu'elles énoncent. Dans l'avenir, c'est-à-dire dans un +présent qui n'est pas encore, de l'affirmation ou de la négation de +l'événement, l'une sera vraie et l'autre fausse; voilà qui est déterminé +et certain. Rien ne l'est que cela avant l'événement. Au présent même +l'événement peut être déterminé, et la vérité de la proposition rester +indéterminée. Par exemple, pour la science humaine, le nombre des astres +est inconnu; on ne sait s'il est pair ou impair; cependant c'est chose +déjà déterminée dans la nature. Il faut donc distinguer la certitude de +la vérité. Il n'y a de déterminé, quant à la certitude, que ce qui peut +se connaître de soi. Si l'on objecte que, bien que de la vérité d'une +proposition l'événement réel ne paraisse pas pouvoir être inféré, +cependant la certitude de l'une engendre celle de l'autre, parce que si +l'antécédent est certain, certain est le conséquent; cela peut être vrai +quant à la certitude, mais non quant à la détermination. Des futurs +contingents peuvent être certains, mais non déterminés. Or ce sont les +seuls futurs dont parle Aristote, car lorsqu'un futur est déterminé par +la nature de la chose, il assimile la proposition à une proposition +au présent. On peut appeler futur ce qui est nécessaire; car le +nécessairement futur sera toujours futur ou ne sera jamais présent, et +ce qui ne sera jamais présent n'est point futur. Tout futur sera présent +un jour. Il n'est pas même vrai que tout ce qui sera toujours futur ne +sera jamais présent; car le même peut être également futur et présent, +quant à la même chose: comme l'est, quant au fait d'être assis, celui +qui s'est déjà assis et qui s'asseoira; comme le ciel, qui doit toujours +tourner et qui tourne toujours; comme Dieu, qui toujours fut, est et +sera. + +Or, quoique aucune proposition au futur contingent ne soit vraie ou +fausse _déterminément_, cependant ce qui est déterminé et nécessaire, +c'est que de toutes les divisions de la proposition une soit vraie et +une autre fausse: «_Socrate lira, Socrate ne lira pas_.» Aucune, dit-on, +n'est vraie, aucune n'est fausse. Dites qu'on ne peut le savoir, mais +rien de plus. Nous ne savons pas si le nombre des astres est pair; mais +s'il est pair, la proposition: _Les astres sont en nombre pair_, est +vraie. De même pour le futur. + +Si l'avenir est tel que l'annonce la proposition, elle est vraie; sinon, +elle est fausse. Ce que sera le futur est incertain, mais il sera +comme la proposition l'affirme ou comme elle le nie; cela est certain, +c'est-à-dire qu'il est certain que si l'une des propositions est vraie, +l'autre est fausse. Qu'on ne dise point qu'une proposition qui dit ce +qui n'est pas, ne saurait être vraie. Elle ne serait pas vraie, si elle +disait que ce qui n'est pas est, mais non quand elle dit que ce qui +n'est pas sera. Ce qu'elle dit alors n'est pas, mais peut être; ainsi la +proposition peut être vraie. + +Mais on a contesté cette application du principe de contradiction en +vertu de la division, comme parle la logique. On a dit: Si de toute +affirmation ou négation divisoire il est nécessaire que l'une soit vraie +et l'autre fausse, il en est de même de ce qu'elles énoncent; alors +nécessairement ce qu'énonce la vraie est nécessairement, et ce que dit +la fausse nécessairement n'est pas. Ainsi des futurs contingents, l'un +est et l'autre n'est pas; il est donc nécessaire que l'un soit un jour +et l'autre non. La conséquence est que tout arrive nécessairement, et +que le conseil et l'effort sont choses vaines. Or, l'expérience prouve +qu'il est bon d'être prudent et de prendre de la peine, et qu'on +influe ainsi sur les événements; on en conclut la destruction de la +conséquence. Le conséquent détruit, on remonte à la destruction de +l'antécédent. De ce qu'il n'est pas nécessaire que de toutes les choses +que disent les propositions par division, l'une soit et l'autre ne soit +pas, on infère qu'il n'est pas nécessaire non plus que de toutes ces +propositions l'une soit vraie et l'autre soit fausse. + +On s'appuie pour cela sur ce fait, que beaucoup de choses futures se +prêtent à l'alternative, c'est-à-dire peuvent également se faire ou ne +se pas faire; par exemple, cet habit, il est également possible qu'il +soit coupé ou ne soit pas coupé. Soit, mais pour bien résoudre la +difficulté, il faut savoir trois choses: ce que c'est que le hasard, le +libre arbitre, la _facilité de la nature_; ce sont les expressions de +Boèce[483]. + +[Note 483: Boeth., _De Interp._, ed. sec., p. 364.] + +Le hasard est l'événement inopiné qui résulte de causes qui y +concourent, malgré une tendance intentionnelle tout autre. Un homme qui +trouve un trésor dans un champ, le trouve par hasard; pourquoi? parce +qu'il ne le cherchait pas, et que celui qui l'y a enfoui, ne l'avait pas +enfoui pour qu'il le trouvât. Deux intentions qui visaient à autre +chose ont amené par leur concours ce résultat, et l'on dit que c'est un +hasard[484]. + +[Note 484: _Dial._ pars II, p. 280-290.] + +Le libre arbitre est un jugement libre quant à la volonté, _liberum de +voluntate judicium_. Par lui nous arrivons à faire une chose après en +avoir délibéré, sans aucune violence externe qui force ou empêche de la +faire. Quand les imaginations[485] viennent à l'esprit et provoquent la +volonté, la raison les pèse et juge ce qui lui paraît le meilleur, puis +elle agit. C'est ainsi que souvent nous dédaignons ce qui nous est doux +ou nous semble utile, tandis que nous supportons avec courage et contre +notre volonté, en quelque sorte, de rudes épreuves. Si le libre arbitre +n'était que la volonté, on pourrait dire aussi que les animaux ont le +libre arbitre. + +[Note 485: Les imaginations sont les idées sensibles, [Grec: +phantasmata], _imaginationes_. Tout ceci est emprunté à Boèce. _De +Interp._, l. III, p. 360.] + +Enfin, _la facilité naturelle_ est celle qui ne dépend ni du hasard, ni +du libre arbitre, mais de la nature des choses. Suivant celle-ci, en +effet, il est ou n'est pas _facile_ (faisable) qu'un événement ait lieu. +C'est ainsi qu'il est possible que cette plume soit brisée; cela est +facile naturellement. + +En cette matière, il y a grande dissidence entre les stoïciens et les +péripatéticiens. Les uns ont tout soumis au destin, c'est-à-dire à la +nécessité. Tout étant éternellement prévu, rien ne peut ne pas arriver, +et il n'y a de hasard que pour notre ignorance; l'incertitude n'est +qu'en nous. Les péripatéticiens répondent que notre ignorance s'applique +surtout aux choses qui n'ont naturellement en elles-mêmes aucune +nécessité constante. Le libre arbitre est, pour les premiers, cette +volonté nécessaire à laquelle l'âme est déterminée par sa nature, en +sorte que la nécessité providentielle contraint la volonté même. Cette +volonté est en nous, voilà tout le libre arbitre qu'ils nous laissent; +mais on a vu qu'auprès de la volonté il faut encore le jugement de la +raison. Quant à la possibilité et à l'impossibilité, les stoïciens la +rapportent à nous, non aux choses, à notre puissance, non à la nature. +Mais qui ne sait qu'il y a des choses possibles et d'autres impossibles +par nature? Qui doute que la libre volonté ne soit une chose, et la +possibilité une autre; que le nom de hasard ou cas fortuit, enfin, ne se +donne à un événement inopiné, et que l'inopiné ne soit, en effet, ce +qui ne résulte ni de notre volonté, ni de notre connaissance, ni de la +nature même d'aucune chose? Il est vrai qu'alors «il faut s'étonner +qu'on nous dise que l'astronomie donne la prescience des événements +futurs; car si les hasards sont indépendants de la nature, inconnus +même à la nature, comment peut-on les connaître par un art naturel?» On +objecte aussi les inductions nécessaires à la physique; mais il n'y a là +que des futurs entièrement dépourvus de nécessité. _Les sectateurs de +cet art_ prétendent qu'il leur donne les moyens de prévoir ces sortes de +futurs et de prédire avec vérité qu'un tel homme mourra le lendemain, ce +qui est un futur contingent, et non qu'il est mort à l'heure qu'il est, +ce qui est toujours déterminé. «Mais abandonnons ce sujet, qui nous est +inconnu, plutôt que de nous exposer à en disserter témérairement.» + +Le premier point à étudier est cette nécessité prétendue de tous les +événements, ou plutôt ce destin qui en est la cause, disons la divine +providence. Comme Dieu a éternellement prévu tous les événements +futurs tels qu'ils seront, et comme il ne peut s'être trompé dans les +dispositions de sa providence, on veut que tout arrive nécessairement +ainsi qu'il l'a prévu; autrement, il serait possible qu'il se fût +trompé. Cette conséquence répugne, elle est même abominable. Or, quand +le conséquent est impossible, l'antécédent l'est aussi. La providence +de Dieu nous obligerait donc à croire à la nécessité universelle, et il +n'arriverait plus rien par notre conseil et nos efforts. + +Mais, parce que Dieu a prévu éternellement l'avenir, d'où vient qu'il +aurait imposé aux choses aucune nécessité? S'il prévoit que les choses +futures arriveront, il les prévoit aussi comme pouvant ne pas arriver, +et non comme des conséquences forcées de la nécessité; autrement, il +ne les verrait pas dans sa prescience comme elles arriveront dans la +réalité; car elles arrivent en pouvant ne pas arriver. Sa providence +embrasse tout; il prévoit et que les choses arriveront et qu'elles +pourront ne pas arriver. Ainsi, pour sa providence, les événements sont +plutôt soumis à l'alternative qu'à la nécessité. C'est un principe +inébranlable dans l'esprit de tous les fidèles, que Dieu ne peut se +tromper, lui pour qui seul vouloir est faire. Cependant il est possible +que les choses arrivent autrement qu'elles n'arrivent, et qu'elles +arrivent autrement que sa providence ne les a prévues, et que cependant +il n'en résulte pas qu'elle puisse être trompée. Car si les choses +avaient dû arriver autrement, autre eût été la providence de Dieu. Ce +même événement s'y conformerait; Dieu n'aurait pas _cette providence_, +mais une autre qui concorderait avec un autre événement. Suivant que +la règle de la solidarité du conséquent avec l'antécédent est entendue +d'une façon ou d'une autre, elle est vraie quand l'antécédent lui-même +est vrai, elle est fausse quand il est faux. Ainsi, il y a vérité si +l'on entend que ces mots: _autrement que Dieu ne l'a prévu_, sont la +détermination du prédicat _est possible_, en ce sens qu'_une chose qui +arrive est possible autrement que Dieu ne l'a prévu_. Car Dieu aurait +toujours la puissance de prévoir autrement l'événement. Mais il y a +fausseté si, au contraire, ces mots sont la détermination du sujet _une +chose qui arrive_, et si l'on dit qu'_une chose qui arrive autrement que +Dieu ne l'a prévu est possible_; car c'est une proposition qui affirme +l'impossible. _La chose qui arrive autrement que Dieu ne l'a prévu_, +voilà le sujet dans son entier; _est possible_, voilà le prédicat. C'est +dire: Il est possible qu'une chose arrive autrement qu'elle n'arrive. +La théorie de la proposition modale enseigne de quelle importance c'est +pour le sens d'une proposition que les déterminations appartiennent aux +prédicats ou appartiennent aux sujets. + +Mais revenons à l'argument fondamental, c'est-à-dire à l'application du +principe de contradiction aux propositions futures. + +Si de toutes les affirmations et négations il est nécessaire que l'une +soit vraie, l'autre fausse, il est nécessaire que des deux choses +qu'elles disent l'une soit et l'autre ne soit pas.--Entendez-vous qu'à +une seule et même proposition le vrai appartienne toujours? cela ne peut +se dire, car aucune ne conserve la vérité par préférence: tantôt l'une, +tantôt l'autre est vraie, ce qui est dire que la même est tantôt vraie, +tantôt fausse. Mais si vous ne vous attachez pas exclusivement à une +seule, si vous les prenez toutes deux indifféremment, et que ce soit +réellement l'une ou l'autre qui soit la vraie ou qui soit la fausse, +l'argument est juste. Ainsi l'entend Aristote. «Il est nécessaire que +l'une soit vraie, que l'autre soit fausse,» ne veut pas dire: l'une +est nécessairement vraie, l'autre nécessairement fausse; mais il est +nécessaire que l'une ou l'autre soit vraie, ou bien que l'une ou l'autre +soit fausse. Si une quelconque est vraie, il est nécessaire que l'autre +soit fausse, et réciproquement. Il est nécessaire, dit Aristote[486], +que ce qui est soit quand il est, et que ce qui n'est pas ne soit pas +quand il n'est pas. Mais il n'est pas nécessaire que tout ce qui est +soit, ni que tout ce qui n'est pas ne soit pas. Ce n'est pas la même +chose que de dire: tout ce qui est, dès qu'il est, est nécessairement; +ou de dire absolument: tout ce qui est est nécessairement; et de même +pour ce qui n'est pas. + +[Note 486: _Hermen._, IX, et Boeth., _De Interp._, edit. sec., p. +376.] + +Je dis: _Nécessairement, un combat naval aura lieu ou non demain._ Mais +je ne dis pas: _Demain un combat naval aura lieu on n'aura pas lieu +nécessairement_; ce qui serait dire que ce qui sera et ce qui ne sera +pas est nécessaire. Or, comme les oraisons ont la même vérité que les +choses, c'est-à-dire ne sont vraies qu'autant que les choses sont +vraies, il est évident que, les choses se prêtant à l'alternative +et leurs contraires pouvant arriver, les propositions doivent +nécessairement se comporter de même par rapport au principe de +contradiction. + +Aristote nous enseigne ainsi que les affirmations et les négations +suivent, quant à leur vérité ou à leur fausseté, les événements des +choses qu'elles énoncent; par là seulement elles sont vraies ou fausses. +En effet, de même qu'une chose quelconque nécessairement est quand elle +est, et n'est pas quand elle n'est pas, ainsi une proposition quelconque +vraie est nécessairement vraie quand elle est vraie, et une non vraie +est nécessairement non vraie quand elle est non vraie. Mais il ne +s'ensuit pas qu'on puisse dire purement et simplement que toute +proposition vraie est vraie nécessairement et que toute non vraie est +nécessairement non vraie. Car ce qui est nécessairement ne peut être +autrement qu'il est. + +«Maintenant si l'on soutient que de toutes les choses que dit +l'affirmation ou la négation, l'une est nécessairement, l'autre +nécessairement n'est pas, que ceci ou cela est nécessairement ou n'est +pas de même, on n'en pourra inférer l'anéantissement de l'alternative +dans les choses, non plus que du conseil et de l'effort, comme le +voulait la dernière conséquence de l'argument. Si au contraire on +raisonne autrement qu'Aristote n'a raisonné et qu'on entende la règle +autrement que lui et que la vérité, la conséquence en question pourra +être vraie; mais qu'en résultera-t-il contre le principe d'Aristote? En +effet si des choses futures l'une arrivait nécessairement et l'autre +nécessairement n'arrivait pas, c'en serait fait de toute alternative, +comme de toute prudence humaine et de tout dessein. A moins qu'on ne +dise que cela même ne serait pas un résultat nécessaire. Il se pourrait +que les choses nécessaires arrivassent par conseil ou savoir-faire, que +le conseil et le travail fussent eux-mêmes nécessaires, et tout irait +de même. Aristote ne le nie pas; mais il dit que ce sont des causes +efficaces de choses futures. «Nous voyons, dit-il, que les choses +futures ont un principe, et la preuve en est dans notre délibération et +notre action[487]. C'est ce qui n'arriverait pas si l'événement était +nécessaire.» + +[Note 487: _Hermen._, IX, 10.] + +En définitive, voici comment le second conséquent peut être montré faux. +Si parce que ceci arrivera de nécessité, ceci ne doit pas arriver par +conseil et entreprise, et si parce que la chose arrivera nécessairement +par ces moyens, elle ne doit réellement pas arriver par ces mêmes +moyens, il suit que si elle arrive nécessairement par ces moyens, elle +n'arrivera pas nécessairement par ces moyens, proposition évidemment +absurde. En d'autres termes, dire qu'une chose à laquelle la +délibération et le dessein ont présidé arrivera nécessairement, c'est +dire que la délibération et le dessein n'y seront pour rien; mais c'est +dire en même temps qu'elle arrivera nécessairement par délibération et +par dessein; ce qui est dire qu'elle n'arrivera point par délibération +et par dessein; ce qui est nier et affirmer en même temps[488]. + +[Note 488: _Dial._ para II, p. 280-294.] + +Remarquons dans cette longue digression deux choses, la pensée et la +méthode. L'une est juste, l'autre singulière. + +En effet, ce que l'auteur défend, c'est la cause du libre arbitre, et il +la défend par les arguments de fait, les meilleurs de tous. Le conseil, +la prudence sont utiles, sont estimés; la délibération est naturelle; la +volonté libre ne va pas sans un jugement; elle est vraiment libre, parce +que c'est une force subordonnée à la raison. Cependant Dieu sait tout, +il prévoit tout. Sa prescience accompagne et devance tous les actes de +notre liberté. Nous ne sommes donc pas libres; car nous ne pouvons agir +autrement qu'il ne l'a prévu sans lui faire perdre son infaillibilité. +Objection embarrassante à réfuter logiquement, quoiqu'elle n'ait jamais +causé à qui que ce soit une perplexité véritable. Abélard fait la +réponse ordinaire tant répétée après lui: Dieu a prévu tout, donc il a +prévu que nous nous déciderions librement, il sait comment nous userons +de notre liberté. En quoi cette connaissance anticipée peut-elle nuire à +cette liberté même? + +Tout cela est sensé; mais ce qui est curieux, c'est la méthode +philosophique qui conduit à ces questions. La théorie de la proposition +enseigne que la négation est le contraire de l'affirmation, et que par +conséquent si l'une est vraie, l'autre est fausse nécessairement. Or, +il y a des propositions où le verbe est au futur. Le contraire de ces +propositions est-il nécessairement faux, si elles sont vraies? Alors +l'avenir est nécessaire; il n'y a plus de futur contingent, la liberté +disparaît. Donc si la définition générale de la proposition est vraie +de toute proposition, c'en est fait du libre arbitre. Cette difficulté +inattendue se résout à l'aide d'une distinction juste. Il n'y a de +propositions nécessaires que par l'une de ces règles:--L'antécédent +posé, le conséquent suit,--ou--l'affirmation et la négation sont +réciproquement opposées. Et ces règles n'existent elles-mêmes qu'en +vertu du principe de contradiction. Or ce principe, c'est, dans les +choses, que toute chose qui est, dès qu'elle est, est nécessairement; +ce qui ne veut pas dire que toute chose soit nécessairement. Ce qui est +nécessaire, c'est qu'une chose soit ou ne soit pas. Entre deux choses +qui s'excluent, l'alternative est nécessaire; mais ni l'une ni l'autre +n'est nécessaire. Ainsi le principe de contradiction, nécessaire en +lui-même, n'est que d'une nécessité conditionnelle dans les choses. +La nécessité naît dans les choses, la condition une fois remplie. +Nécessairement, il y aura demain ou il n'y aura pas de combat naval; +cela ne veut pas dire qu'il y aura nécessairement demain un combat +naval, et que nécessairement il n'y en aura pas. Cela ne veut pas dire +que soit qu'il y en ait, soit qu'il n'y en ait pas, ce qui arrivera sera +nécessaire; ce qui est nécessaire, c'est qu'il y ait ou ceci ou cela, +c'est l'alternative. Et pourquoi? parce que, s'il y a un combat +naval, nécessairement il n'est pas vrai qu'il n'y en ait pas, et +réciproquement. Cette nécessité ainsi entendue respecte l'existence des +futurs contingents. Or, ce qui vient d'être dit des faits s'applique +aux propositions. Une proposition au futur comme au présent est +nécessairement vraie ou fausse; mais elle n'est pas pour cela d'une +vérité nécessaire ou d'une fausseté nécessaire; et quant à la vérité +de fait d'une proposition, elle ne commence à être nécessaire qu'alors +qu'elle a acquis la vérité réelle. Un homme mourra, et s'il meurt, +nécessairement il ne sera pas non mort; c'est une nécessité +conditionnelle. Dans les choses, si l'événement arrive, le non-événement +sera nécessairement faux. Dans la proposition, si elle est vraie, la +négation de la proposition sera nécessairement fausse. Mais ni la +réalité de l'événement, ni la vérité de la proposition n'est nécessaire. +La théorie logique ne porte donc aucune atteinte à l'existence des +futurs contingents, non plus qu'à celle du libre arbitre. Dieu sait bien +si l'événement arrivera, si la proposition est vraie; mais il n'a pas +mis l'avenir sous la loi de la nécessité; et la condition du libre +arbitre est à côté de la prescience. _Non omnis res_, dit saint Anselme, +_est neceasitate futura, sed omnis res futura est necessitate futura.... +has necessitates facit volontatis libertas_[489]. + +[Note 489: S. Ans. _Op., De Concord. praescient. cum lib. arb._ Qu. +I, c. III, p. 124.] + +La discussion à laquelle se livre Abélard est donc bonne et concluante, +encore que technique et subtile. Nous verrons qu'elle avait pour lui une +grande importance, et qu'il y revient avec une nouvelle sollicitude dans +sa théologie. Là, en effet, est une grave question de théodicée. + +On remarquera seulement qu'ainsi que nous l'avons annoncé, la logique +offre dans son cours des questions qui la dépassent et qui intéressent +les parties les plus élevées de la philosophie. Tout n'est donc pas +science de mots dans la dialectique. Au reste, nous recueillons ici une +des premières expressions de cette théorie des futurs contingents, un +des points les plus célèbres et les plus importants de la scolastique. +Le germe de la doctrine d'Abélard est dans Aristote. Les détails sont +pour la plupart empruntés à Boèce, qui a longuement traité la question +sans toujours l'éclaircir; mais la discussion, bien que peu originale, +est forte et subtile, et l'on doit maintenant comprendre comment une +question qui intéresse le libre arbitre, et par conséquent la morale; la +providence divine, et par conséquent la théodicée; l'action de Dieu sur +l'homme, et par conséquent la religion; la grâce et la volonté, et par +conséquent le christianisme, a pu se trouver tout entière dans cette +simple question logique: Dans les jugements particuliers et futurs, +l'affirmation et la négation sont-elles nécessairement vraies ou +fausses? Qui dirait que cette question est au fond celle-ci: Est-il un +Dieu[490]? + +[Note 490: Cf. _Arist. Hermen._, IX, XIII.--Boeth., in lib. _de +Interpret._, edit. sec., I. III, p. 367-370.--S. Anselm, _Op., De +concord._, etc., p. 123.--S. Thom. _Summ. theol._, l pars, quiest, XIV. +art. 1, 2, etc.--Voyez aussi dans la troisième partie de cet ouvrage les +c. II, III, V, et surtout le c. VII.] + +Abélard termine par l'exposition du syllogisme ses Analytiques premiers. +C'est, en effet, l'objet fondamental du traité qui porte ce titre dans +l'Organon, et qu'il n'avait pas sous les yeux. La traduction qu'en a +donnée Boèce lui était inconnue, et ce sont les traités du consulaire +romain sur le syllogisme catégorique et le syllogisme hypothétique qui +l'ont évidemment initié à cette théorie vitale de la logique. Chose +étrange! Enseigner le syllogisme et ne l'avoir pas étudié dans Aristote! +Nous croyons que cet exemple n'est pas le seul. Les traités élémentaires +sur le syllogisme, les commentaires sur les Analytiques ont abondé +pendant plusieurs siècles, et ils ont dû souvent tenir lieu de l'exposé +concis, serré, algébrique, dans lequel Aristote a si sévèrement condensé +l'invincible théorie du syllogisme. La manière de Boèce devait convenir +bien mieux à l'esprit d'érudition, toujours explicateur et diffus, qui +était le propre des philosophes du moyen âge. Mais nous ne les imiterons +pas en rattachant un commentaire au commentaire d'Abélard, et une +analyse sommaire serait illisible. D'ailleurs notre philosophe ne nous +paraît avoir rien ajouté au syllogisme, et, à dire vrai, il n'est pas +aisé d'ajouter quelque chose à la découverte d'Aristote[491]. + +[Note 491: _Dial._ part. II, p. 305-323.--Abélard a trailé assez +succinctement du syllogisme, et cette fois il est plus bref qu'Aristote. +On a déjà vu qu'il ne connaissait que de nom les Analytiques premiers; +cependant quand il donne la définition du syllogisme, il transerit celle +que contient cet currage dans des termes différents de ceux qu'emploie +Boèce dans sa traduction. (_Arist., Analyt. prior.,_ I, 1.--Boeth., +_Prior Analyl. Interp._ I, 1, p. 468.) Celle-ci d'ailleurs lui était +inconnus. Où donc a-t-il pris te teste? car pour le sens, cette +définition est partout. Il faut que celle du § 8 du chapitre; des +Analytiques I, eût été citée littéralement dans quelque commentateur, et +c'est de là qu'il l'aura tirée. Elle se retrouve identique pour le fond, +mais diverse pour les termes, dans Boèce. (_De Syll. cat._, l. II, p. +599, et _In Topic. Arist._, p. 662.)] + + + +CHAPITRE V. + +SUITE DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD.--_Dialectica,_ TROISIÈME PARTIE, OU LES +TOPIQUES.--DE LA SUBSTANCE ET DE LA CAUSE. + +Dans sa Logique, Aristote passe des Premiers Analytiques aux seconds, ou +du syllogisme à la démonstration. Nous ne trouvons point dans Abélard +le sujet des Seconds Analytiques traité d'une manière complète. Tout +annonce qu'ici l'autorité lui manquait. Aussi la partie de son ouvrage à +laquelle il donne ce nom, est-elle la quatrième; il la fait précéder par +les Topiques, titre de la cinquième partie de l'Organon; et ses topiques +ne répondent pas tout à fait à ceux d'Aristote, qu'il n'avait pas. + +Les Topiques d'Aristote traitent des lieux de la dialectique. Le +syllogisme dialectique est celui qui s'appuie sur des propositions +probables ou convenues entre les interlocuteurs. L'art de discuter ou +d'employer le syllogisme dialectique est l'objet des Topiques. L'ouvrage +que Cicéron a intitulé de même, concerne le même sujet considéré +du point de vue de l'orateur. La dialectique est nécessaire à la +rhétorique; mais la discussion oratoire diffère de la discussion +purement logique. La topique, depuis Cicéron, est toutefois devenue une +science du ressort des rhéteurs plutôt que des philosophes. Boèce a +traduit les Topiques d'Aristote et commenté ceux de Cicéron; puis il a +composé, d'après ce dernier et d'après Thémiste, un ouvrage intitulé +_des Différences topiques_ qui a servi de thème à celui d'Abélard.[492] + +[Note 492: Boeth., _In Topic. Arist.,_ 1. VIII, p. 662.--_In Top. +Cic.,_ 1. VI, p. 767.--_De Diff. top.,_ 1. IV, p. 867.] + +Le sujet d'un ouvrage sur les topiques est de sa nature presque +illimité. Il s'agit en effet de toutes les formes que peut prendre la +discussion, de toutes les sources où elle peut puiser ses arguments. +Une classification est difficile à introduire entre les lieux de la +dialectique. Cicéron a proposé une division, Thémiste une autre, et +c'est à celle-ci que Boèce a ramené la première. Abélard suit Boèce; +mais tout ce travail a pour nous peu de prix, et la topique a presque +disparu de la science. Ce n'est que dans le détail qu'il est possible +de rencontrer çà et là des vues intéressantes ou des idées qui méritent +d'être recueillies. + +Nous nous bornerons à deux exemples. Il n'y a rien de plus important +en métaphysique que ces deux idées, la substance et la cause. Les +scolastiques ont amplement disserté sur la substance, et au milieu de +beaucoup de subtilités, d'équivoques, d'erreurs, ils ont vu ou du moins +entrevu tout; sons le voile de leur diction, les questions se retrouvent +à la même profondeur où le génie moderne a pu pénétrer. Mais il n'en +est pas de même de la cause. Cette notion a été à peu près méconnue, et +constamment négligée jusqu'à la renaissance de la philosophie, et je ne +crois même pas qu'avant Leibnitz on lui ait assigné son véritable rang. +Lorsque dans l'énumération des lieux dialectiques, Abélard rencontrera +la substance et la cause, notre attention devra donc s'éveiller, et nous +nous arrêterons à cette page. + +La substance, considérée au point de vue des topiques, ou le lieu de la +substance, c'est la recherche de la manière dont la substance doit être +établie (elle l'est par la description on la définition), et dont peut +être attaquée la définition ou la description qui l'établit. Aussi +Aristote n'a-t-il pas distingué un lieu de la substance, lui qui a +distingué un lieu de l'accident, du genre, du propre, etc.; mais il +a amplement traité des lieux des définitions, et c'est là qu'il faut +chercher l'équivalent de ce qu'Abélard a, d'après Thémiste et Boèce, +nommé le lieu de la substance, _locus a substantia_[493]. Il n'y a +dans tout cela que des règles pratiques de dialectique; mais c'est en +développant complaisamment ces règles, qu'Abélard, selon son usage, +vient à rencontrer des difficultés de logique qui le forcent à regarder +au fond d'une question, et à rentrer par une digression dans la sphère +de la philosophie réelle. C'est ainsi qu'en donnant les règles de +l'opposition, il rencontre les contraires, et qu'il est conduit à se +demander quelle sorte d'opposition est la contrariété, et voici comment +cet examen le mène sur le terrain de la question des universaux. + +[Note 493: _Dial._, p. 368--Boeth., _de Different. topic._, t. III, +p. 876.] + +Il rappelle que tous les contraires, suivant Aristote, sont dans les +mêmes genres ou dans des genres contraires, à moins qu'ils ne soient +genres eux-mêmes. Ainsi le noir et le blanc sont dans le même genre, la +couleur; la justice et l'injustice sont de deux genres contraires, la +vertu et le vice; enfin le bien et le mal sont eux-mêmes des genres. +Sur ce dernier exemple, il faut remarquer que le bien et le mal +appartiennent au même prédicament, la qualité, et l'on peut généraliser +cette remarque en disant que les contraires ne sont pas contenus dans +des prédicaments différents. «Si des contraires l'un est de la qualité, +les autres en seront aussi[494].» + +[Note 494: _Aristot. Categ._, VIII et XI, et Boeth., _In Praed._, I. +IV, p. 185 et 200.] + +On pourrait trouver des espèces contraires qui ne sont ni dans le même +genre, ni dans des genres contraires. Ainsi certaines actions sont +contraires à certaines passions, sans appartenir à des genres +contraires, comme se réjouir et s'attrister, qu'Aristote lui-même +regarde comme deux contraires du genre _agir_. Ce qu'il en faut +conclure, c'est que bien que la tristesse soit en général passive, +s'attrister peut être pris activement, s'apaiser et s'irriter sont bien +actifs. Alors s'attrister devient une action comme se réjouir, et la +contrariété n'est plus admise qu'entre actions ou entre passions. + +«Ne négligeons pas de remarquer sous quels prédicaments tombent les +contraires, et quels sont les prédicaments qui excluent la contrariété. +D'abord, il est certain, de l'autorité d'Aristote, que rien de contraire +ne peut se trouver dans la substance, ni dans la quantité, ni dans la +relation.... Il nous enseigne que trois autres admettent les contraires, +savoir: la qualité, l'action et la passion. Dans le texte des Catégories +que nous avons, il n'a rien décidé touchant la contrariété par rapport +aux quatre prédicaments, le temps, le lieu, la situation, l'avoir. Et +nous, ce que l'autorité a laissé indécis, nous n'osons le décider, de +peur de nous trouver par aventure opposés à d'autres de ses ouvrages que +n'a pas connus la langue latine, _quae latina non novit eloquentia_. +Cependant le lieu et le temps, ces prédicaments qui naissent de la +quantité, paraissent comme elle inaccessibles aux contraires. + +«Quoi qu'il en soit, remarquez que les contraires sont éminemment +adverses l'un à l'autre; et ceci porte atteinte à la doctrine qui met +dans toutes les espèces une matière générique d'essence identique, en +sorte que la même matière générique, l'animal, soit en essence dans +l'âne et dans l'homme, mais diversifiée dans l'un et l'autre par la +forme. Il faut, dans cette hypothèse, que le blanc et le noir, et les +autres contraires qui sont des espèces du même genre, aient la même +matière essentielle. Or, alors ... comment le blanc et le noir +pourront-ils être adverses l'un à l'autre, de même que les choses qui +diffèrent en matière aussi bien qu'en forme, et qui appartiennent à des +prédicaments différents, comme, par exemple, la blancheur et l'homme? +S'il est, en effet, des formes réelles qui constituent la substance de +la blancheur, elles ne peuvent faire la substance de l'homme, puisque +les espèces, quand les genres sont divers et non subordonnés les uns +aux autres, sont diverses aussi bien que les différences (Aristote). +Ma doctrine est donc que les espèces seules de la substance sont +constituées par les différences, et que les autres espèces ne subsistent +que par la matière[495]. Mais si la matière est la même, quelle +diversité leur reste-t-il? celle qui peut se concilier avec la +ressemblance substantielle, celle de l'essence, dès qu'elle cesse +d'être indéterminée. Car la qualité qui est essence du blanc n'est pas +l'essence du noir, ou bien le blanc serait le noir; mais elles sont +semblables en ce qui concerne la nature du genre supérieur qui leur +est commun. La ressemblance de substance ou de forme n'exclut pas la +contrariété[496].» + +[Note 495: Il ajoute ici: «Comme nous l'avons montré dans le _Liber +Partium_.» On suppose que c'est sa paraphrase de l'Introduction de +Porphyre. Voyez ci-dessus, c. 1.] + +[Note 496: _Dial._, p. 397-400.] + +Cette doctrine est ici sommairement énoncée. Il paraît qu'elle était +établie dans une portion de la première partie qui nous manque; mais +elle est dirigée contre la doctrine réaliste, qui plaçait dans toutes +les espèces le genre à titre de matière essentielle et identique, +uniquement diversifiée par les formes accidentelles. Abélard n'admet +quelque chose de tel que pour les espèces de la substance. Celles-ci +seules, identiques dans leur matière, sont constituées espèces par les +différences; mais les autres espèces, celles de la quantité, de la +relation, etc., ne subsistent que par leur matière, et conséquemment, +elles n'ont point une matière essentielle et identique, quoiqu'elles +puissent être contenues dans un genre semblable. En un mot, dans les +espèces de la substance, la substance ne peut jamais être autre que la +substance, et il lui faut la forme pour la différencier. Dans les autres +espèces, il peut y avoir ressemblance et communauté de genre; mais +quoique le blanc et le noir soient de même genre, le blanc et le noir +n'ont pas en eux-mêmes une essence identique; il n'existe pas une même +matière essentielle qui soit la couleur; une simple similitude de genre +unit le blanc et le noir. + +Ceci, rendu et clarifié en langage moderne, signifierait que l'idée de +substance est l'idée de quelque chose de stable, d'immuable en soi, et +qui ne peut être diversifié que par les attributs qui lui déterminent +une essence, tandis que dans ces attributs mêmes la substance est nulle; +il n'y a que communauté ou ressemblance dans la conception générique que +nous en formons; d'où il suit que des attributs sont du même genre, mais +sont, en eux-mêmes et en tout ce qu'ils sont, réellement des choses +différentes. Il n'y a pas de couleur, en un mot; il y a le noir, il y a +le blanc. + +Ce qu'Abélard dit de la cause touche de bien moins près encore à ce que +nous voudrions apprendre de lui. Il y a en dialectique des lieux communs +des causes; ils sont classés parmi les lieux des conséquents de la +substance, _ex consequentibus substantiam_, et pour savoir comment +peut se discuter tout raisonnement qui roule sur les causes, il faut +connaître quelles sont les causes[497]. Abélard établit une division des +causes que Boèce donne assez confusément, en suivant la Métaphysique ou +la Physique plutôt que la Logique d'Aristote[498], et il commente cette +division avec développement. Il est remarquable que chez lui et même +chez Aristote, la cause est étudiée dans ses modes plus que dans son +principe. La causalité n'a été bien comprise que des modernes, et +peut-être encore reste-t-il à faire de nouvelles découvertes dans le +sein de cette idée primitive et nécessaire. + +[Note 497: _Dial._, part. III. p. 410-414.] + +[Note 498: _Arist. Analyt. prior._, II, XI.--_Met._, IV, II, et +_Phys._, II, III.--Boeth., _De Interp._, ed. sec., p.453.--_In Top. +Cic._, l. II, p. 778 et 784; l. V, p. 834.--_De Differ. topic._, l. II, +p. 809.] + +Il y a, dit Abélard, quatre sortes de causes, la cause efficiente, la +cause matérielle, la cause formelle, la cause finale. Dans l'ordre, la +première est celle qui meut, celle qui opère, celle enfin qui produit +l'effet, comme le forgeron fabrique l'épée, en causant le mouvement qui +change le fer en lame; mais l'action et la nature de cette cause seront +mieux comprises après que nous aurons parlé des trois autres. + +La cause matérielle est ce dont la chose est faite, non ce qui sert à +la faire; c'est le fer, et non l'enclume ni le marteau. La matière est +l'élément immédiat de la substance. Ainsi la farine ne doit pas être +appelée la matière du pain, puisqu'elle ne s'y trouve point à l'état de +farine; la matière du pain, c'est la pâte, ou plutôt même les mies +de pain (_micae_). Seulement, parmi les composés, les uns ont eu une +matière préexistante, comme le vaisseau ou le toit, qui ont été bois +avant d'être vaisseau ou toit; les autres sont nés avec leur matière, +comme les quatre éléments, créés les premiers pour devenir la matière +des corps. Les composés de cette nature, aucune matière préexistante ne +les a précédés; tels les accidents naissent avec la matière à laquelle +ils appartiennent. Mais soit que la matière ait ou non précédé le +matériel, proprement le _materié_[499], elle le crée matériellement, +elle le fait être; elle constitue l'essence matérielle. Ainsi l'animal +qui constitue matériellement l'homme, ou ce qui reçoit la forme de +rationnalité et de mortalité, n'est pas une chose autre que l'homme +même; les pierres et les bois qui sont constitués sous forme de +maison ne sont pas une chose autre que la maison même. Les parties de +l'essence, prises ensemble, sont la même chose que le tout. + +[Note 499: _Materiatum_. Dans la terminologie de la science, le +_matérié_ est une combinaison de la forme unie à la matière ou une forme +matérialisée, c'est-à-dire une réalisation produite par l'union de la +matière et de la forme.] + +La forme n'est pas proprement composante dans l'essence, mais, en +survenant à la substance, elle complète l'effet, elle achève la +production, et c'est là la cause formelle. Aucune substance ne peut être +composée sans matière ni se constituer sans forme. Cependant on ne doit +admettre au titre de cause que la forme nécessaire à la création d'une +nouvelle substance, et sans laquelle il n'y a point d'effet accompli, +point de chose effective produite. Ainsi les formes accidentelles, +comme la blancheur dans Socrate, ne peuvent être appelées causes; elles +dépendent du sujet, elles lui sont postérieures, elles n'existent que +par lui; c'est le caractère de tout accident. + +La cause finale est le but; percer est la cause finale de l'épée. +Postérieure dans le temps, cette cause précède en tant que cause; car +elle est la fin à laquelle tend l'opération. La victoire est la cause de +la guerre; et cependant la guerre doit précéder la victoire. + +Revenons à la cause efficiente, C'est celle qui, opérant sur une matière +donnée, imprime par cette opération sa forme à la chose à former, comme +le forgeron à l'épée et la nature à l'homme. Car le père n'est pas, à +proprement parler, la cause efficiente de l'homme, la mère le serait +autant que lui; c'est le créateur. Le soleil n'est pas non plus la cause +efficiente du jour, car il n'y a pas une matière sur laquelle il opère +pour faire le jour. L'opération créatrice n'appartient rigoureusement +qu'à Dieu. Créer, c'est faire la substance, ce qui ne convient qu'à +l'artisan suprême. Quant aux créations des hommes, ce ne sont que des +combinaisons de substances déjà créées. C'est dans cette limite que les +hommes sont _efficients_; c'est une création improprement dite. Plus +exactement, Dieu crée, l'homme joint. L'homme ne crée pas même la forme, +il adapte la matière pour la recevoir, et il n'opère qu'en adaptant. +C'est Dieu qui crée par l'intermédiaire de l'opération humaine, et qui +produit ce que l'homme a préparé. Cependant l'un et l'autre étant cause +efficiente, seulement dans une mesure différente, l'un et l'autre meut, +c'est-à-dire fournit le mouvement nécessaire à l'effet. De Dieu vient +le mouvement de génération; de l'homme le mouvement d'altération. Ceci +conduit à l'examen des diverses espèces de mouvements, parmi lesquelles +il faut distinguer seulement le mouvement de substance et le mouvement +de quantité[500]. + +[Note 500: _Dial._, p. 414-422.] + +Le premier s'opère tontes les fois qu'une chose est engendrée ou +corrompue, ou plutôt produite ou dissoute substantiellement. Elle est +engendrée, lorsqu'elle prend l'être substantiel; par exemple, lorsqu'un +corps devient vivant, ou prend la substance de corps animé, soit animal, +soit homme. Elle se corrompt, lorsqu'elle quitte cette même nature +substantielle, comme lorsque le corps vivant meurt ou devient inanimé. +Ainsi le mouvement de substance se partage en génération et en +corruption, l'une l'entrée en substance, l'autre la sortie de la +substance. Le premier mouvement ne dépend que du créateur; le second +paraît dépendre de nous, puisque nous pouvons mettre un homme à mort, +réduire le bois en cendre ou le foin en verre. Mais, à ce point de vue, +la génération nous serait également soumise; car, en dissolvant une +substance, nous en produisons une autre, et toute corruption engendre; +la mort est la création de l'inanimé. Ainsi nous semblons à la fois +corrompre et engendrer, détruire et produire. Peut-être cela n'est-il +pas contestable en ce qui touche les générations qui ne sont pas +premières. Car pour les créations premières des choses, dans lesquelles +non-seulement les formes, mais les substances ont été créées de Dieu, +comme, par exemple, lorsque l'être a été donné pour la première fois aux +corps eux-mêmes, elles ne peuvent être attribuées qu'au Tout-Puissant, +ainsi que les dissolutions correspondantes. Aucun acte humain ne peut en +effet anéantir la substance d'un corps. + +Les créations sont celles par lesquelles les matières des choses ont +commencé d'exister sans matière préexistante. C'est dans ce sens que la +Genèse dit: _Dieu créa le ciel et la terre_. Il y enferma la matière de +tous les corps, ou mieux les éléments qui sont la matière de tous les +corps. Car il ne créa point les éléments purs et distincts; il ne posa +point chacun à part le feu, la terre, l'air et l'eau, mais il mêla tout +dans chaque chose, et les éléments distincts tirèrent leur nom des +principes élémentaires qui dominèrent en chacun d'eux; ainsi l'air +vint de la légèreté et de l'humidité de l'élément aérien, le feu de la +légèreté et de la sécheresse de l'élément igné, l'eau de l'humidité et +de la mollesse de l'élément aquatique, et la terre de la pesanteur, de +la dureté de l'élément terrestre. + +Les créations secondes ont lieu, lorsque Dieu, par l'addition d'une +forme substantielle, fait passer dans un nouvel être une matière déjà +créée, comme lorsqu'il créa l'homme avec le limon de la terre. Ici point +de matière nouvelle; il n'apparaît qu'une différence de forme, et ce +n'est que dans la forme substantielle que semble changer la nature de +la substance; ces créations postérieures paraissent soumises à la +génération et à la corruption. Moïse dit avec raison: «le Seigneur +_forma_ l'homme,» et non pas _créa_, pour montrer clairement qu'il +s'agit d'une création par la forme et non d'une création première[501]. +Dans cette seconde création, la matière de la terre, déjà existante, +pouvait avoir le mouvement de génération, en ce que Dieu lui donnait +les formes de l'animation, de la sensibilité, de la rationnalité, et +le reste, ou le mouvement de l'altération (corruption), en ce qu'elle +quittait l'inanimé. Mais les créations même du second ordre ne sont pas +en notre pouvoir, et doivent, comme toutes les autres, être attribuées à +Dieu. Lorsque la cendre du foin est placée dans la fournaise pour être +convertie en verre, notre action n'est pour rien dans la création du +verre; c'est Dieu même qui agit secrètement sur la nature des choses par +nous préparées, et _pendant que nous ignorons la physique_, il fait une +nouvelle substance. Mais dès que le verre a été divinement créé, c'est +par notre opération qu'il est formé en vases divers; de même que nous +construisons une maison avec des pierres et des bois déjà créés, ne +créant jamais, mais unissant des choses créées. Aucune création ne nous +est donc permise; un père lui-même n'est le créateur de son fils, qu'en +ce sens qu'une partie de sa substance est, par l'opération divine, +amenée à produire une nature humaine. La corruption seule ou altération +peut paraître dépendre de nous, car il est en tout plus facile de +détruire que de composer, nous pouvons plus aisément nuire que servir, +et nous sommes plus prompts à faire le mal que le bien. Ainsi ne pouvant +former un homme, nous le pouvons détruire, et sous ce rapport, la +génération de l'inanimation semble dépendre de nous. Cependant il n'y +a là qu'un retranchement, ce qui est du ressort de la corruption; rien +n'est donné en substance, ce qui serait oeuvre de génération. Nous +faisons le non-animé, mais l'inanimation, Dieu seul la crée. Autre +en effet est le non-animé, autre l'inanimé. La négation n'est pas +là privation. La négation résulte de la corruption; la forme de la +privation résulte de la génération, et celle-ci ne peut venir que de +Dieu. Car lors même que nous ne ferions rien à la substance, Dieu ne +l'en convertirait pas moins un jour à l'animation où à l'inanimation; +seulement, il est possible que ce que nous faisons l'y amène un peu plus +vite. + +[Note 501: Je crois cette distinction peu solide. J'ignore la valeur +des mots hébreux du commencement de la Genèse. Mais s'il y a dans le +texte latin au titre: «De creatione mundi et hominis formatione,» il y +a au verset 26: «Faciamus hominem,» et au verset 27: «Creavit Deus +hominem.» C'est pour la femme que le mot de création n'est pas employé. +Au reste, tout ce qui est dit ici de la création peut se comparer au +tableau tracé dans l'_Hexameron_. Voy. au l. III du présent ouvrage.] + + +«Ainsi donc le mouvement de substance que nous appelons génération, ne +doit être attribué qu'à Dieu, tant dans les créations premières que dans +les créations dernières. Dans les créations de la nature se placent les +substances générales et spéciales. Ce n'est pas un changement de la +forme, c'est une création de substance nouvelle qui fait la diversité +de genre et d'espèce. De quelque façon que varient les formes, si +l'identité demeure, l'essence générale ou spéciale n'en est point +touchée. Mais là où il n'y a point diversité de formes, il peut y avoir +diversité de genres; c'est ce qui arrive aux genres les plus généraux, +à ce qu'il y a de plus général, aux prédicaments pris en eux-mêmes, et +peut-être aussi à certaines espèces, comme nous l'accordons pour les +espèces des accidents, afin d'éviter une multiplication à l'infini. Mais +aussi longtemps que l'essence matérielle ou la nature de la chose sera +diverse, il y aura diversité de genres ou d'espèces; c'est donc la +diversité de substance, non le changement de la forme, qui fait la +diversité des genres et des espèces. Car, bien que dans les espèces de +la substance, la cause de la diversité des espèces soit la différence, +celle-ci vient de la diversité de substance des choses elles-mêmes. +Aussi a-t-on nommé ces sortes de différences, différences +substantielles. Ainsi nous ne devons comprendre au rang des genres et +des espèces que les choses que l'opération divine a composées en nature +de substance[502].» + +[Note 502: _Dial._, p. 418.] + +Le mouvement de quantité est de deux sortes, mouvement d'augmentation, +mouvement de diminution. L'augmentation et la diminution résultent d'une +jonction de parties, et la comparaison seule manifeste l'une ou l'autre. +Or l'accident est seul sujet à la comparaison, et celle-ci porte sur la +longueur, la largeur, l'épaisseur et le nombre. Ce n'est que par rapport +au nombre que le mouvement de quantité dépend de l'action de l'homme. En +effet l'opération humaine n'unit jamais les corps au point qu'il n'y ait +entre eux aucune distance. La longueur de la ligne, la largeur de la +surface, l'épaisseur du solide, qui sont autant de continus, ne sont +donc pas soumises à notre action, et nous ne pouvons rien que multiplier +le nombre par l'accumulation dans le même lieu; ainsi nous ajoutons une +pierre à des pierres, des bois à des bois pour une construction. Notre +création n'est jamais que de la composition. Les choses ainsi composées +sont dites unes ou plutôt unies par notre oeuvre, non par création +naturelle. Cependant il ne faut pas considérer les noms de ces sortes +d'assemblages ou d'unités factices, comme des noms collectifs, tels +que ceux de _peuple_, de _troupeau_, etc. En effet il faut l'union des +parties de la maison pour qu'il y ait maison ou vaisseau; tandis que, +même séparées, les unités des collections conservent leur propriété de +former une collection. L'unité d'un homme qui réside à Paris et celle +d'un homme qui demeure à Rome forment un binaire. La pluralité des +unités suffit pour faire un nombre, une réunion d'hommes, pour faire un +peuple, sans qu'il y ait besoin de l'union de combinaison. Celle-ci, au +contraire, est nécessaire pour former la maison et le navire, et même +cette combinaison n'est pas indifférente; il n'y en a qu'une qui +constitue le navire ou la maison. + +Ces extraits nous ont fait sortir de la dialectique pour entrer dans +l'ontologie et même dans la physique. Abélard ne se contente plus de +discuter logiquement des idées; il s'efforce de retracer la génération +des choses. Pour le fond; il emprunte encore à son maître. Il suit la +Physique d'Aristote, qu'il ne connaissait pas, mais dont les principes +se trouvent rappelés çà et là dans la Logique et dans les commentaires +de Boèce. Seulement, il porte dans son exposition une clarté et une +méthode qui sont bien à lui, et c'est avec des citations éparses qu'il +a recomposé le système. Ce qui donne à ces passages un intérêt +particulier, c'est qu'ils sont en contradiction avec les opinions +communément attribuées à notre auteur touchant les universaux. Il nous y +donne la génération réelle des genres et des espèces. Ici point de trace +de conceptualisme, ni de nominalisme. Les genres et les espèces ne sont +admis que pour les choses qui, ayant une substance naturelle, procèdent +de l'opération divine: ainsi les animaux, les métaux, les arbres, et +non pas les armées, les tribunaux, les nobles, etc. La distinction des +genres et des espèces repose ainsi sur des causes physiques. Elle est +produite par ce mouvement de la substance qui interrompt l'identité et +fait succéder une nature essentielle à une autre. Du genre à l'espèce, +ce mouvement se résout dans la survenance de la différence; mais la +différence est substantielle, et dans toutes les transitions d'un degré +ontologique à un autre, c'est une forme substantielle qui survient et +qui agit comme cause altérante et productrice. Il me semble que nous +avons ici la physique des genres et des espèces; c'est, je crois, là du +réalisme. On pourrait dire que tout ce réalisme provient d'une seule +idée qu'Abélard ajoute à la théorie de la cause et du mouvement, dont il +prend le fond dans Aristote: c'est l'idée de la création. + + + +CHAPITRE VI. + +SUITE DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD.--_Dialectica_, QUATRIÈME ET CINQUIÈME +PARTIES, OU LES SECONDS ANALYTIQUES ET LE LIVRE DE LA DIVISION ET DE LA +DÉFINITION. + +Nous avons dit qu'Abélard ne connaissait pas les Seconds Analytiques +d'Aristote. Lors donc que pour copier en tout son maître, il a voulu +donner le même titre à la quatrième partie de sa Dialectique, il n'a +pu traiter le même sujet, et au lieu d'écrire sur la démonstration, il +s'est surtout occupé des matières comprises dans le livre de Boèce +sur le syllogisme hypothétique[503]. Rien de bien essentiel n'est à +remarquer dans cette partie; passons immédiatement à la cinquième, ou au +_Livre des divisions et des définitions_. Ce livre correspond aux +deux ouvrages de Boèce sur les mêmes matières, et dans la Dialectique +d'Abélard il tient la place des Arguments sophistiques, cette dernière +partie de l'Organon[504]. + +[Note 503: _Dial._, pars IV, De Propos. et Syll. hypoth. seu Anal. +post., p. 434-449.--Boeth. _Op._, De Syll. hyp., lib. II, p. 606.] + +[Note 504: _Dial._, pars V, liber Divisionum et Definitionum, p. +450-497.--Boeth., _De Divis._, p. 638. _De Diffin._, p. 648.] + +«Le talent de diviser ou définir est non-seulement recommandé par la +nécessité même de la science, mais encore enseigné soigneusement par +plus d'une autorité. Émule reconnaissant de nos maîtres, suivons +religieusement leurs traces; nous sommes excité à travailler sur le même +sujet, pour ton intérêt, frère, ou plutôt pour l'utilité commune. La +perfection des écrits antiques n'a pas été si grande en effet que +la science n'ait nul besoin de notre travail. La science ne peut +s'accroître chez nous autres mortels au point de n'avoir plus de progrès +à faire. Or comme les divisions viennent naturellement avant les +définitions, puisque celles-ci tirent de celles-là leur origine +constitutive, les divisions auront la première place dans ce traité, les +définitions la seconde[505].» Ainsi la division est une analyse dont la +définition est comme la synthèse. C'est une idée de Boèce, qui se sépare +en cela d'Aristote, peu favorable à la division, peut-être parce +que Platon l'employait volontiers[506]. Aristote ne trouve rien de +syllogistique, ni par conséquent de démonstratif, dans cette énumération +des parties, des modes, des espèces ou des cas, qu'on appelle la +division, et qui lui paraît se réduire souvent à l'assertion gratuite. +Mais si la division est bonne, la définition est valable, et +réciproquement, et elles peuvent se servir mutuellement de moyen de +contrôle et de garantie. + +[Note 505: _Dial._, p. 450.] + +[Note 506: _Analyt. prior._, I, XXXI.--_Analyt. post._, II, V.] + +On entend donc ici par la division celle dont Boèce a prouvé que les +termes sont les mêmes que ceux de la définition[507]. «Nous entreprenons +de traiter des divisions telles que l'autorité de Boèce les a déjà +caractérisées, et si nous donnons du nôtre dans ces leçons, qu'on ne le +regrette pas (_non pigeat_).» + +[Note 507: _De Div._, p. 643.] + +La division substantielle, ou _secundum se_, est la division du genre en +espèces, du mot en significations, ou du tout en parties. La division +selon l'accident est celle du sujet en ses accidents, de l'accident en +ses sujets, ou la division de l'accident par le coaccident. + +La première division substantielle, celle du genre en espèces, est comme +celles-ci: _La substance est ou corps, ou esprit; le corps est ou le +corps animé ou le corps inanimé_. + +La division du mot est celle qui découvre les diverses significations +d'un mot, ou qui montre qu'un mot signifiant une même chose a diverses +applications. Dans le premier cas, elle explique l'équivoque d'un nom: +_Le chien est le nom d'un animal qui aboie, d'une bête marine_ (chien de +mer), _et d'un signe céleste_. Dans le second, on divise un mot selon +ses modes ou ses applications modales: _Infini se dit ou du temps, ou du +nombre, ou de la mesure_. + +La division du tout a lieu, quand le tout est divisé en ses propres +parties soit constitutives, soit _divisives_. Que nous disions: _La +maison est en partie murs, en partie toit, en partie fondation_, ou +bien: _L'homme est ou Socrate, ou Platon, ou_ etc., nous faisons _une +division du tout_ ou _par le tout_ (_totius_ ou _a toto_); mais l'une +est celle de l'entier, l'autre celle de l'universel; l'une se fait en +parties constitutives, l'autre en parties divisives. + +Commençons par la division du genre en ses espèces les plus +prochaines[508]. Celle-ci peut être aisément confondue avec la division +par différence; mais dans la division en espèces par les différences, +il ne s'agit pas des espèces elles-mêmes, mais des formes des espèces. +Ainsi l'_animal est ou homme, ou quadrupède, ou oiseau_, etc., est une +division du genre en espèces; l'_animal est ou homme ou non-homme_, +est une division par opposition; l'_animal est ou rationnel ou non +rationnel_, une définition par différence. + +[Note 508: _Dial._, p. 464.] + +Abélard n'ajoute ici à Boèce qu'un seul point. Par différences faut-il +entendre les formes des espèces, ou seulement de simples noms de +différences, qui, suivant quelques-uns, suppléeraient les noms spéciaux +pour désigner les espèces, en sorte que _rationnel_ équivaudrait à +_animal rationnel_, _animé_ à _corps animé_? Les noms des différences +contiendraient ainsi, non-seulement la forme, mais la matière, +c'est-à-dire la chose tout entière: «Opinion,» dit Abélard, «qui a paru +préférable à mon maître Guillaume. Celui-ci voulait en effet, je m'en +souviens, pousser à ce point l'abus des mots, que lorsque le nom de la +différence tenait lieu de l'espèce dans une division du genre, il ne +fût pas le nom abstrait de la différence, mais fût posé comme le nom +substantif de l'espèce. Autrement, suivant lui, on aurait pu appeler +cela division du sujet en accidents, les différences ne lui paraissant +plus alors appartenir au genre qu'à titre d'accidents. C'est pourquoi il +voulait, par le nom de la différence, entendre l'espèce elle-même, fondé +sur ce mot de Porphyre: _Par les différences nous divisons le genre en +espèces_[509].» + +[Note 509: Porphyr. _Isag._, III.--Boeth., _In Porph. a se transl._, +l. IV, p. 81.] + +Par un plus grand abus, il employait le nom _infini_ (indéterminé) pour +désigner l'espèce opposée. Ainsi, il disait: _La substance est ou le +corps ou le non-corps_. _Non-corps_ pour lui ne désignait que l'espèce +opposée à corps; ce terme infini par signification n'était plus qu'un +nom substantif et spécial[510]. Mais si, par une nouveauté de langage, +on prend les noms des différences ou les noms infinis pour ceux même des +espèces, «la lettre n'a plus aucun poids,» c'est-à-dire les textes sont +sans autorité. Que devient le soin particulier et le rôle à part que +Boèce accorde aux différences? Il ne voulait pas non plus que la simple +négation contînt l'idée de l'espèce, lorsqu'il disait: «La négation par +elle-même ne constitue point une véritable espèce.» _Le non-homme, le +non-corps_ n'est pas une espèce. Les noms négatifs ne remplacent +les noms d'espèces que lorsque ceux-ci manquent. Quant aux noms des +différences, ils ne sont pas substantifs au sens des noms de substances, +mais ce sont des noms _pris des différences_, c'est-à-dire les +différences prises substantivement; car ce que la scolastique appelle +des _noms pris_ revient aux noms abstraits des modernes, quand ces noms +ne sont pas des noms de genres ou d'espèces. Aussi, de la division du +genre par différence, Boèce tire-t-il la définition des espèces, par +la jonction du nom _divisant_ de la différence au nom _divisé_ du +genre[511]. Cela veut dire que si l'on divise le genre _animal_ en +_rationnel_ et _irrationnel_, ce qui est le diviser par différence, +la jonction du genre _animal_ et de la différence _rationnel_, ou +l'expression l'_animal rationnel_, sera la définition de l'espèce +_homme_; en sorte que c'est un axiome dialectique, que ce qui convient à +la division du genre convient à la définition de l'espèce. Or, cela +ne se peut dire que de la division du genre par les différences. Si +_différence_ équivalait à _espèce_, cela signifierait que la division +du genre en espèces définit l'espèce, ce qui n'a aucun sens. C'est pour +cela que Porphyre, d'accord avec Boèce, dit que les différences qui +divisent le genre sont toutes appelées différences spécifiques[512]. + +[Note 510: Le nom infini est le nom indéfini ou indéterminé qui +s'applique à des choses diverses de genre, d'espèce, ou de degré +ontologique, tandis que les noms universels sont déterminés à certains +genres, à certaines espèces; par exemple, le _non-animal_ est un nom +infini, car il s'applique à la substance, au métal, au fer, à l'épée, +à l'épée d'Alexandre, etc.; il y a, comme on voit, du rapport entre +l'infini dans ce sens et le négatif. Kant entend ainsi l'infini, +lorsqu'il traite du jugement, qu'il appelle _unendlich_. (_Crit. de la +rais. pure, Analyt. trans._, l. I, c. I, sect. II.)] + +[Note 511: _De Div._, p. 642.] + +[Note 512: [Grec: Eidopoioi], Porph. _Isag._, III.--Boeth., _In +Porph._, l. IV, p. 86.] + +«La division en différences ou en espèces doit porter sur les plus +prochaines; car les plus prochaines sont naturellement les plus +analogues, et les plus propres à faire connaître le genre. Si la +division du genre se faisait toujours par les différences ou par les +espèces les plus prochaines, toute division serait à deux membres. C'est +du moins une opinion de Boèce que tout genre a, dans la nature des +choses, deux espèces les plus prochaines; et si nous en avions toujours +les noms, toute division pourrait s'opérer en deux espèces; si cela ne +se peut toujours faire, c'est disette de noms. + +«Mais à cette opinion qui se rattache à la doctrine philosophique qui +soutient que les genres et les espèces sont les choses mêmes et non +simplement des voix, je me souviens que j'avais une objection tirée de +la relation. + +«Si tout genre est contenu en deux espèces les plus prochaines, +la relation (_ad aliquid_) est dans ce cas: deux espèces les plus +prochaines de relatifs en forment la division suffisante (complète). +Car bien que nous n'en ayons pas les noms, elles n'en doivent pas moins +subsister dans la nature des choses. Or elles no peuvent être unies de +relation au genre suprême. En effet ce qui est antérieur a tous les +relatifs (le genre suprême) est le genre de tous, leur genre universel. +Il n'est donc pas ensemble avec eux; il ne leur est donc pas relatif; +car Aristote nous enseigne dans ses Prédicaments que dans la nature tous +les relatifs sont ensemble (ou simultanés)[513]. Par la même raison, les +deux espèces prochaines qui divisent le genre de la relation ne peuvent +être relatives à ce genre, parce que deux choses diverses d'un même +n'y peuvent être relatives, comme un même ne peut avoir plusieurs +contraires, plusieurs privations ou possessions d'un même, plusieurs +affirmations propres ou négations, d'après la règle _une seule négation +pour une seule affirmation_[514]. + +[Note 513: Arist. _Categ._--Aristote ne pose pas le principe d'une +manière absolue. [Grec: Dokei de ta pros ti hama tae physei einai kai +epi men ton pleiston alaethis estin.] «Il paraît que les relatifs sont +simultanés dans la nature; et cela est vrai de la plupart.»] + +[Note 514: [Grec: Mia apiphasis mias kataphaseos esti.] Arist., _De +Int._, VII.--Boeth., _De Int._, ed. sec., p. 352.] + +«Ces deux espèces ne peuvent non plus être relatives aux espèces +subordonnées; car si une d'elles est en relation (et par conséquent +simultanée) avec les espèces inférieures, c'est avec celle qui lui est +subordonnée, ou avec celle qui est subordonnée à l'autre. Or ce ne peut +être avec celle qui vient après elle, puisqu'elle est antérieure à +celle-ci dans la nature, comme étant un genre. Si c'est avec celle qui +est subordonnée à l'autre et si elles échangent ainsi leurs espèces +subordonnées, il suit que dans la nature chacune est antérieure et +postérieure à l'autre, car ce qui est antérieur ou postérieur à l'une +de deux choses simultanées dans la nature est nécessairement aussi +antérieur ou postérieur à l'autre. Or des deux espèces, celle-là, +étant comme le genre du relatif à une espèce contemporaine[515], est +l'antérieur de ce relatif, et devient en même temps l'antérieur de +l'espèce contemporaine. Pareillement, celle-ci est antérieure à +celle-là, en sorte que chacune des deux est, dans la nature, antérieure +et postérieure à l'autre et à soi-même. C'est ce qui deviendra plus +clair, si nous désignons par des lettres l'ensemble du prédicament. +Représentons l'ordre par celte figure: + + Relation + B. C. + D. F. G. L. + +[Note 515: _Conquaero_, qui n'est ni antérieure ni postérieure.] + +«Si d'un côté C et D, de l'autre B et L sont réciproquement relatifs +(B et C étant les deux espèces prochaines du genre le plus général +_relation_, D et L des espèces, l'un de B, et l'autre de C), B sera +antérieur à D comme à son espèce; D étant ensemble ou simultané avec C +comme avec son relatif, B précédera C. Ainsi B précédera son espèce D et +C le relatif de D, et par conséquent soi-même (puisqu'il est simultané +avec C son codivisant). En outre, il est évident que dans cette +relation, une des espèces inférieures détruite anéantit tout le +prédicament; si D est détruit, tant B que C périt nécessairement, +puisqu'ils comprennent le genre le plus général. Car D, étant relatif à +C, le détruit par sa propre destruction; mais C, étant le genre de L, +emporte L relatif de B, et ainsi B périt aussi. C'est pourquoi D une +fois détruit, tant B que C est détruit, et la _relation_ avec eux. Mais +plutôt, disons B et C mutuellement relatifs, ce qui est plus vrai, et +que toutes les autres espèces contemporaines sous leurs genres, soient +relatives l'une a l'autre, comme D et F entre eux, comme aussi G et L, +et ainsi des autres, tant qu'il y a d'espèces contemporaines. Si une +seule des espèces en relation existe, toutes doivent forcément exister, +de sorte que comme D existe, B son genre existe nécessairement; et B +existant, C son relatif existe nécessairement aussi. Mais si B existe, +il faut nécessairement que son relatif C coexiste. Or C no coexistera +que par quelqu'une de ses espèces qui, étant relative à une autre, +ne peut exister par soi seule, et il faut que celte autre existe +nécessairement. Donc, une des espèces relatives existant, il arrivera +que toutes existent; ce qui est très-évidemment faux, car une des +espèces n'exige l'existence d'aucune autre espèce que de celle avec +laquelle elle est ensemble ou simultanée, et à laquelle elle est +relative. Le père n'exige pas l'esclave ou le disciple, mais seulement +le fils. + +«Si, en descendant des espèces prochaines de relatifs, par les genres +secondaires et les sous-espèces, aux individus, nous trouvons que les +espèces, contemporaines d'un même genre, ne sont pas relatives entre +elles, mais que ce sont les espèces de l'un des genres divisant qui sont +relatives aux espèces d'un autre, sous le même genre suprême (comme +le sont les espèces de l'_animé_ et de l'_inanimé_ entre elles), deux +espèces existant entraînent nécessairement l'existence de toutes les +autres. Si au contraire les espèces d'une espèce la plus prochaine sont +relatives ans espèces d'une autre espèce la plus prochaine (comme les +espèces du _corps_ aux espèces de l'_esprit_), cette nécessité n'existe +pas. Notez bien que le genre le plus général du prédicament où cette +condition se réalise est contenu dans deux espèces; mais aussi, ou nous +sommes en ceci plus subtil qu'il ne faut, ou, pour conserver l'autorité +sauve, il faut dire qu'elle n'a pas regardé aux genres de tous les +prédicaments. C'est ainsi qu'il[516] soutient dans beaucoup de ses +ouvrages que toute espèce est constituée de la matière du genre par +la forme de la différence; ce qui ne peut, à cause de l'infinité des +espèces, être maintenu pour toutes; cette règle ne doit donc être +rapportée qu'au prédicament de la substance. Il en est de même peut-être +de l'autre règle[517].» + +[Note 516: Boèce.] + +[Note 517: _Dial._, p. 458-460.] + +On aura remarqué cette argumentation qui peut être prise comme un +spécimen du raisonnement scolastique. La singularité en sera plus +frappante si nous empruntons un langage plus familier aux lecteurs de +notre temps. + +La division est l'origine et comme le fond de la définition. Soit +par exemple cette définition de l'homme, _l'homme est un animal +raisonnable_, elle suppose cette division, _l'animal est ou raisonnable +ou non raisonnable_. C'est une division, c'est-à-dire une proposition +dans laquelle le sujet est divisé en deux classes par deux attributs; +et c'est une division par différences, en ce que ces attributs sont +différentiels, c'est-à-dire constitutifs d'espèces proprement dites, non +de simples distinctions modales, mais des _différences spécifiques_: +c'est l'expression de la science. + +La division par différences doit se faire par les différences les plus +prochaines. Admettez plusieurs espèces d'hommes, les uns ayant douze +sens, et les autres cinq; le genre _animal_ ne devrait pas être divisé +par ces différences; car elles sont éloignées, elles constituent des +sous-espèces, et non les espèces du genre _animal_; la différence +prochaine ou la plus prochaine, ici c'est la _raison_. + +La différence prochaine, celle qui divise immédiatement le genre, est +celle qui le fait le mieux connaître, celle qui touche de plus près +la nature; c'est donc la plus réelle. Boèce dit que tout genre a deux +espèces prochaines[518], parce qu'il veut que toute division soit à deux +membres, toute division triple ou quadruple pouvant se ramener à la +division par deux. Si la division ne paraît pas toujours pouvoir se +faire en deux membres, c'est que les langues n'offrent pas toujours les +deux noms des _divisants_ et surtout des deux différences spécifiques +d'un même genre. Dans l'exemple, la _raison_ est une des différences +spécifiques; nous serions embarrassés pour nommer l'autre en français. +Le latin assez barbare des scolastiques dit _rationale, irrationale_; le +substantif abstrait répondant à _irrationale_ ce serait la _non-raison_. +Il serait facile de trouver des exemples pour lesquels la langue nous +ferait encore plus défaut; mais si la division du genre en deux espèces +prochaines est toujours possible, sans toujours être exprimable, il suit +que les espèces existent indépendamment d'un nom qui les désigne. Elles +existent sans les mots qui les nomment. Que devient alors la doctrine +qui veut que les espèces ne soient que des mots? Voilà l'argument +qu'Abélard dirige en passant contre Roscelin. + +[Note 518: _De Div._, p. 643.] + +Les modernes répondraient que les espèces peuvent exister dans l'esprit +sans être nommées, que toutes les idées n'ont pas nécessairement leurs +noms, et qu'ainsi le principe de Boèce peut être vrai comme principe +idéologique, sans qu'il en résulte aucun préjugé en faveur de la réalité +objective des espèces. Que dit en effet le nominalisme raisonnable? Les +individus seuls sont réels. Ces individus semblables ou dissemblables, +séparés ou rapprochés par des différences ou ressemblances essentielles +ou accidentelles, sont comparés et classés par l'intelligence, en +sorte que les genres et les espèces sont des vues de l'esprit fondées +seulement sur les différences et les ressemblances des individus, +seules réalités. Toute classe, genre ou espèce, se résout réellement en +individus. Il n'y a point de réalité autre qui corresponde au nom ou à +l'idée de la classe; il n'y a point _l'homme, l'animal_; il y a _des +animaux, des hommes_. Les genres et les espèces ne sont donc que des +idées, et comme les idées en général ne se constatent et ne se fixent +que par leurs signes, comme la langue s'unit indissolublement à +l'intelligence, on peut regarder les espèces comme des noms, ne +correspondant à aucune réalité substantielle qui soit l'espèce, si elle +n'est la réunion des individus; et en ce sens on peut aller jusqu'à dire +que les espèces ne sont que des noms. Tel est le nominalisme soutenable, +ou le conceptualisme éclairé. + +A ce compte, le principe de Boèce pourrait rester vrai, tout genre se +diviserait en deux espèces, ne fussent-elles désignées par aucun nom +spécial, sans que le réalisme fût justifié, c'est-à-dire sans qu'il en +fallût conclure que les espèces hors des individus soient autre chose +que des abstractions. Mais Abélard ne procède pas ainsi; il attaque le +principe de Boèce dans sa généralité, et sans s'inquiéter de l'induction +que ce principe fournit en faveur du réalisme; voici par quel argument +de métier il pense le détruire. + +Si deux espèces prochaines épuisent la division de tout genre, la +règle est applicable au genre _relation_. La _relation_ est un genre +supérieur, de ceux qu'Aristote appelle _generalissima_, car c'est le +troisième prédicament. Or, quelles sont les deux différences prochaines +qui divisent le genre _relation_? La difficulté de le dire peut prouver +seulement que les noms des deux espèces prochaines du genre _relation_ +manquent, et ne prouve pas qu'elles n'existent point dans les choses, +faute d'exister dans les noms; elles peuvent être dans la nature et +manquer dans le langage. Mais c'est une règle de logique que tous les +relatifs sont ensemble dans la nature, tous les _ad aliquid_ sont +_simul_, [Grec: pros ti hama tae physei einai], ce qui signifie qu'ils +coexistent naturellement, en ce sens que si une chose est relative à une +autre, il faut bien que celle-ci le soit à la première. Elles sont donc +nécessairement corrélatives et simultanées. L'un des relatifs ne peut +disparaître que la relation ne disparaisse et n'entraîne avec elle la +disparition de l'autre. Cette règle admise, il faut bien que les deux +espèces prochaines qui divisent complètement le genre _relation_, étant +les deux espèces fondamentales de relatifs, soient simultanées. Or le +seront-elles avec la _relation_, leur genre suprême? Mais c'est un +principe que le genre suprême est antérieur aux espèces, qu'il a la +priorité sur elles; et si la _relation_, genre suprême des deux +espèces prochaines de relatifs, leur est antérieure, comment ceux-ci +pourraient-ils être simultanés avec elle? Cela répugne. Maintenant les +deux espèces prochaines de relatifs peuvent-elles être simultanées avec +celles qui ne sont pas prochaines? Non, car ou celles-ci leur sont +subordonnées, ou elles ne le sont pas. Si elles leur sont subordonnées, +elles viennent après les premières, qui ne peuvent être simultanées avec +celles qui leur sont postérieures. S'il s'agit d'espèces qui ne leur +sont pas subordonnées; si, par exemple, l'espèce prochaine A est +simultanée avec l'espèce D subordonnée à l'espèce prochaine B, tandis +que celle-ci est simultanée avec l'espèce C subordonnée à l'espèce +prochaine A, il arrive que A simultané avec B antérieur à D, est +simultané avec D postérieur à B, et par conséquent A est antérieur à D +comme B, et postérieur à B comme D. Et de même, B est tout à la +fois antérieur à C comme A et postérieur à A comme C. Sans plus de +développement, la contradiction apparaît. + +Enfin, les deux espèces prochaines du genre suprême _relation_ +sont-elles simultanées l'une avec l'autre? Soit; mais alors il en est +de même forcément des deux genres qui divisent chacune d'elles, et des +espèces subordonnées qui divisent chacun de ces genres; car toutes +ces divisions sont des divisions en deux relatifs. Et comme il y +a solidarité entre eux à tous les degrés, et qu'en outre les deux +_divisants_ supposent le divisé, un seul relatif à un degré quelconque +de l'échelle, suppose tous les autres; et conséquemment, il pourrait +arriver, par exemple, que l'existence de la relation de roi à sujet +entraînât nécessairement l'existence de la relation de maître à +disciple, ou de cause à effet; ce qui est évidemment absurde[519]. + +[Note 519: Supposez que le prédicament _relation_ ait pour espèces +les plus prochaines une X et une Y, dont la première sera un relatif +que nous nommerons _celui de qui on dépend_, et la seconde, _celui +qui dépend_. Elles seront corrélatives et simultanées; soit. Mais la +première aura, je suppose, pour genres qui la divisent _la cause_ et +_le supérieur_, la seconde, _l'effet_ et _l'inférieur_. _Cause_ et +_supérieur_ ne sont pas relatifs entre eux, mais ils ont le même genre +qu'ils divisent. _Effet_ et _inférieur_ ne le sont pas davantage; mais +ils divisent un même genre. Ces espèces se sous-divisent à leur tour; +par exemple _supérieur_ en _père_ et en _maître_, _inférieur_ en _fils_ +et en _esclave_. Or _supérieur_, quoique de genre différent, sera +relatif à _inférieur_ et simultané avec lui, et réciproquement. _Père_, +espèce appartenant à un autre genre que _fils_, sera relatif +et simultané avec _fils_, comme _maître_ avec _esclave_, bien +qu'appartenant à des espèces de genres divers. Or, si _père_ est relatif +à _fils_, ils sont nécessaires l'un à l'autre, et ces deux sous-espèces +existant rendent nécessaire l'existence de toutes les autres. Car _fils_ +étant rendu nécessaire par _père_, rend nécessaire _inférieur_, l'espèce +de laquelle il dépend, et celle-ci, son autre sous-espèce _esclave_, +puisque (c'est la supposition) ces deux sous-espèces _fils_ et _esclave_ +divisent exactement leur espèce _inférieur_. J'en dis autant de +_père_ et de _maître_ par rapport à _supérieur_. Mais _supérieur_ et +_inférieur_ à leur tour appartiennent à deux genres différents, dont +l'un est divisé par _supérieur_ et par _cause_, l'autre par _inférieur_ +et par _effet_, et comme _inférieur_ et _supérieur_ sont nécessaires +l'un à l'autre, l'existence de l'un et de l'autre entraîne celle +des deux autres espèces avec chacune desquelles chacun d'eux divise +exactement son genre respectif; et ces genres respectifs, tous deux +réunis et opposés, corrélatifs simultanés, sont les espèces les plus +prochaines du genre le plus général, la _relation_. Ainsi les rapports +dialectiques de toutes ces branches de la _relation_ établissent une +liaison ou solidarité entre des choses qui en réalité n'en ont aucune, +puisque l'existence du _fils_ ne fait rien à celle de _l'esclave_, celle +du _père_ rien à celle du _maître_, celle du _supérieur_ rien à celle de +la _cause_.] + +Que faut-il donc penser de l'autorité? Que devient la règle de Boèce? +Il faut croire, dit Abélard, qu'il n'a pas entendu parler des genres +de tous les prédicaments; et la règle ne doit être appliquée qu'au +prédicament de la substance; c'est ainsi que son autre règle: «toute +espèce est constituée de la matière du genre par la forme de la +différence,» n'est vraie que des espèces de la substance. + +On peut ici juger Abélard et la scolastique. Il s'agit d'un argument +qui, au fond, atteint le réalisme. Quelle en est la difficulté? c'est +qu'il est dirigé contre l'autorité, contre une règle de Boèce. Quelle +en est la force? c'est qu'il est appuyé sur l'autorité, sur une règle +d'Aristote. Il se réduit à ceci: la règle _tout genre se divise en +deux espèces prochaines_ est inconciliable avec cette autre règle _les +relatifs sont simultanés_. Voilà comme le raisonnement scolastique se +fonde toujours sur l'autorité, même quand il attaque l'autorité. + +En admettant que le genre _substance_ se divise en deux espèces +prochaines, Abélard examine s'il en est de même du genre _relation_; il +traite hypothétiquement la relation comme la substance; et attendu que +la maxime de Boèce, au cas où elle serait vraie, suppose que les espèces +sont des choses et non des mots, puisqu'elle les admet comme existantes, +encore même qu'il n'y ait pas de mots pour les nommer, il suit que, si +elle est vraie pour la relation comme pour la substance, les espèces +de la relation sont des choses comme celles de la substance. Mais, en +vérité, comment des espèces de relations peuvent-elles être des choses? +Quelle valeur peut avoir un argument qui donne aux relations la même +réalité qu'aux substances? N'y a-t-il pas là une tendance à réaliser +indûment des abstractions? On voit comment la scolastique, si peu +ontologique dans ses bases, en ce sens qu'elle s'appuie si peu sur +l'observation de la réalité, tombe facilement dans une ontologie +artificielle et gratuite qui remplit et abuse l'intelligence. + +Il serait facile d'attaquer l'argumentation d'Abélard en elle-même. +Attaquons-la jusque dans ses principes. Le premier est d'Aristote: +«les relatifs sont ensemble dans la nature;» c'est-à-dire, comme il +l'explique, simultanés et solidaires dans la réalité. Ce principe est-il +donc si clair et si juste? Sans doute il y a moitié, s'il y a double; +s'il y a disciple, il y a maître; mais la science est relative à son +objet, et l'objet de la science peut exister sans qu'effectivement la +science existe. De même, l'objet senti est antérieur à la sensation. Le +principe n'est vrai tout au plus que si on l'applique à la relation en +acte, non à la relation en puissance. La relation actuelle exige la +simultanéité des relatifs. Mais quelle espèce de relatifs sont les +deux espèces prochaines du genre _relation_? Le rapport des espèces +prochaines aux genres, des espèces entre elles, des espèces à d'autres +espèces, est-il la relation proprement dite, aristotélique, catégorique? +cela ne conduirait-il pas à cette idée outrée que tout rapport est un +rapport nécessaire? La catégorie de relation est le rapport nécessaire; +mais le rapport nécessaire n'est pas nécessairement le rapport de +simultanéité. De A à B il peut y avoir un rapport nécessaire, dès que +B existe; mais avant que B existe, il peut n'y avoir de A à B qu'un +rapport possible; si A est naturellement antérieur à B, on ne peut pas +dire que A et B soient ensemble ou simultanés, quoique A étant donné, +il en résulte nécessairement un rapport possible avec B, au cas que B +devienne réel; et quoique B étant donné, il en résulte nécessairement un +rapport nécessaire et actuel avec A, qui ne peut pas exister, dès que B +existe. Ainsi A et B sont relatifs et ne sont pas simultanés. + +Mais si tous les relatifs ne sont pas simultanés, est-il vrai que cette +règle vraie ou fausse doive s'appliquer aux choses unies par le rapport +d'espèces à genre, ou d'espèces du même genre entre elles, ou de +celles-ci avec d'autres espèces? Nullement; la définition de la relation +ne s'applique pas à ces relations-là. Le genre est logiquement antérieur +aux espèces, et, bien que les espèces le supposent, il ne les suppose +pas, il ne suppose que des espèces possibles. Il n'y aurait pas d'hommes +qu'il y aurait encore des animaux. De même, point de relation nécessaire +entre l'espèce _homme_ et les espèces des plantes, ou les sous-espèces +des oiseaux ou des poissons, ou même les sous-espèces des nègres ou des +blancs. L'une ne suppose pas les autres. Ce qui est vrai, c'est que si +un genre est complètement divisé par deux espèces prochaines, poser +l'une comme espèce, c'est supposer l'autre. On ne peut dire: Il y a dans +le genre animal une espèce _raisonnable_, sans dire implicitement +qu'il y a une espèce _non raisonnable_. S'il n'y avait que l'espèce +_raisonnable_, il n'y aurait pas de différence entre le genre _animal_ +et l'espèce _homme_. L'un se confondrait dans l'autre, l'animal ne +serait qu'un genre sans espèce. Bien plus, si l'homme a été créé après +les autres animaux, le genre animal, avant la naissance d'Adam, n'était +ni genre ni espèce qu'en puissance, et non pas en acte; et quoique la +race humaine ne pût naître sans que la division possible du genre devînt +nécessairement actuelle entre elle et les autres races, c'est-à-dire +sans qu'aussitôt le genre et les deux espèces fussent réalisés, il +n'y avait pas eu simultanéité entre l'espèce humaine et le reste des +animaux, en dépit du rapport nécessaire entre les deux espèces. Tous les +animaux ne coexistent pas nécessairement dans la nature. + +Il faut donc modifier le principe d'Aristote, ou ne pas regarder les +deux espèces prochaines d'un genre comme de véritables relatifs. Au +reste, la question n'est pas si un genre se divise en deux relatifs, +mais s'il se divise nécessairement en deux espèces. + +Nous touchons ici à la seconde règle et à l'autre autorité. Le genre se +divise-t-il exactement en deux espèces prochaines, oui ou non? Si l'on +parle d'une division verbale, soit. Posez une espèce du genre, vous +aurez certainement en regard de cette espèce tout ce qui, dans le même +genre, n'offre pas la différence spécifique. On peut toujours dire que +le genre se divise en ce qui a telle différence et ce qui ne l'a pas; +mais le second membre de la division n'est pas nécessairement une espèce +proprement dite. Ce peut être la collection formée momentanément par +l'esprit de tous les êtres qui n'ont pas la différence; ce n'est alors +que la négation en regard de l'affirmation. Par exemple, les animaux +sans raison constituent-ils nécessairement une espèce proprement dite, +et ne pourraient-ils pas offrir d'ailleurs de telles diversités, qu'ils +ne formeraient une classe une et spéciale que par opposition à l'espèce +raisonnable? Toute importante qu'est la division par l'affirmation et la +négation, elle n'est pas assez instructive, assez significative; c'est +plutôt une élimination, une abstraction, comme parle la logique moderne, +qu'une division scientifique. Par exemple, si l'on disait: _Tout être +est créateur, incréé ou créé_, on ferait une division à trois membres +et qui pourrait avoir une véritable valeur. Sans doute on peut toujours +réduire une division par espèces à deux membres; il suffit pour cela +d'affirmer une différence, et puis de la nier. Mais il ne suit pas que +l'on constituera toujours par là deux espèces réelles. Si l'on divise +l'être en créateur et créé, on aura d'un côté Dieu, et de l'autre la +matière, l'âme, l'ange, l'homme, la brute; le créé ne sera pas une +espèce proprement dite. On aura cependant une division à deux membres, +et qui comprendra tout le genre. + +J'avoue toutefois que si l'on veut restreindre la division aux espèces +proprement dites, aux différences proprement dites, et non l'appliquer +à toutes les espèces transitoires et successives qu'enfante l'esprit +humain, la règle de Boèce reprendra plus de valeur. Admettez qu'il y ait +en effet des espèces et différences proprement dites, c'est-à-dire qu'à +tel degré déterminé de l'échelle de l'être soit le genre, et au degré +qui suit immédiatement, l'espèce, il sera vrai que vous ne passerez +jamais de l'un à l'autre que par la division à deux membres. L'animal +étant le genre, l'espèce humaine est bien certainement _animal_ par +la différence _raison_; et l'autre portion du genre _animal_ moins la +_raison_, peut être dite constituée du genre _animal_ par la différence +_non-raison_, ce qui donne forcément une seconde espèce. Mais on +conviendra qu'il y a un peu de symétrie artificielle dans tout cela, +et qu'il est difficile d'admettre réellement la _non-raison_ comme une +forme essentielle. De cette manière de procéder, il peut résulter une +création illimitée d'êtres de raison érigés tôt ou tard en être réels. +Ainsi, les nominalistes eux-mêmes sont tôt ou tard ontologistes. + +Je n'ai raisonné que sur le genre substance; que serait-ce si je +m'occupais des genres des autres prédicaments! c'est alors que tout +paraîtrait fictif, et l'abus de l'ontologie dialectique éclaterait. Il +est tel qu'on ne peut supposer que les scolastiques habiles en fussent +les dupes, et certainement au fond Abélard savait bien que ce ne pouvait +être que par une assimilation fictive que l'on traitât la _relation_ ou +la _situation_ comme la _substance_; il laisse entrevoir, quoique trop +rarement, qu'il n'ignore pas que la _nature_, c'est ainsi qu'il nomme +la réalité, est autre chose que _l'art_, c'est ainsi qu'il nomme la +dialectique. Mais d'abord pourquoi ne le pas dire mieux? puis, pourquoi +ne pas étudier, pour la décrire et la circonscrire, cette disposition ou +cette faculté qui est en nous de convertir tout en être, et de raisonner +des rapports et des modes comme si c'étaient des substances? Il est vrai +que c'eût été là de la psychologie. + +Remarquons cependant une distinction importante et qui prouve que ce +rare esprit ne méconnaissait pas la différence profonde qui doit séparer +l'ontologie naturelle de l'ontologie dialectique. Il revient ici à +l'idée qu'il a déjà exprimée, c'est que les règles qui sont bonnes pour +la catégorie de la substance ne sont pas absolument et de plein droit +vraies des autres catégories. Suivant lui, la division du genre s'opère +exactement par deux espèces prochaines, mais seulement quand ce genre +est de la catégorie de la substance. La division du genre par les +différences équivaut à la division par les espèces, mais seulement quand +il s'agit du genre de la substance. Tout cela n'est qu'une suite d'un +principe antérieurement posé; c'est que toute espèce est constituée de +la matière du genre par la forme de la différence, seulement quand il +s'agit de genres ou d'espèces du ressort de la substance. + +Je ne vois pas que cette distinction fondamentale ait été jusqu'ici +remarquée; elle fait honneur à celui qui l'a aperçue et répond d'avance +à plus d'une censure dirigée contre lui[520]; mais passons à la seconde +espèce de division substantielle. + +[Note 520: Voyez _Dial._, pars III, p. 400; et ci-dessus c. V, et +ci-après c. VI, VII et IX.] + +«Après la division du genre en espèces vient celle du tout en +parties[521]. Le tout est quant à la substance, ou quant à la forme, ou +quant à l'une et à l'autre. Le tout quant à la substance est tel quant +à la compréhension de la quantité, c'est l'entier, ou quant à la +distribution de l'essence commune, c'est l'universel. Telle est par +exemple l'espèce distribuée entre tous ses individus. L'espèce peut bien +être appelée le tout quant à la substance des individus, puisqu'elle +est la substance totale des individus. Mais il n'en est pas de même des +genres; car il y a, outre le genre, la différence dans la substance de +l'espèce, tandis qu'au delà de l'espèce rien de nouveau n'entre dans la +substance de l'individu. Les individus sont des parties de l'espèce, non +des espèces (Porphyre); ce tout est un universel, parce qu'il se dit +de toutes les parties individuelles, mais il n'est pas un entier, +c'est-à-dire un tout qui résulte de l'assemblage de toutes les parties +combinées, comme la maison, qui est composée du toit, des murs, etc. +L'entier ne peut être l'universel, parce que l'universalité n'a point +ses parties dans sa quantité, mais en distribution dans la diffusion +de la communauté, c'est-à-dire divisées entre plusieurs à qui elle +est commune. L'entier a une _prédication_ (attribution) qui lui est +particulière; Socrate est composé des membres que voici. + +[Note 521: _Dial._, pars V, P. 460-470.] + +«Quand Platon a dit, au rapport de Porphyre[522], que la division +doit s'arrêter aux dernières espèces pour ne pas s'étendre jusqu'aux +individus, il a considéré non la nature des choses, mais la multiplicité +et le changement des individus. Leur existence est soumise à la +génération et à la corruption, elle n'a pas la permanence que possèdent +les universels, dont l'existence est nécessaire, dès qu'il existe +un quelconque des individus en lesquels ils sont distribués. Cette +infinité[523], qui n'est point l'oeuvre de la nature, mais de notre +ignorance et de la mobilité de l'existence, laquelle ne saurait +longtemps persister dans ces individus comme dans les premiers sujets +des animaux, ou dans des individus à accidents immobiles, empêche la +division actuelle, mais n'empêche pas qu'elle existe dans la nature: la +nature pourrait très-bien souffrir que les individus dont l'existence +aurait été permise, attendissent notre division et tombassent sous notre +connaissance.... + +[Note 522: Porphyr. _Isag._, II.--Boeth., _In Porph._, l. III, p. +75.] + +[Note 523: L'impossibilité de déterminer le nombre des individus.] + +«De ces touts qu'on appelle entiers ou constitutifs, les uns sont +continus, comme la ligne, qui a ses parties continues, et les autres +non, comme le peuple, dont les parties sont désagrégées. La division +de ces touts ne s'énonce pas au même cas que celle de l'universel, +c'est-à-dire au nominatif, elle se fait au génitif.... _De cette ligne_, +une partie est cette petite ligne, une autre partie, cette autre petite +ligne; _de ce peuple_, une partie est cet homme, une autre partie, cet +autre homme..., tandis qu'on ne dit pas que Caton, Virgile ... sont des +parties de l'homme (espèce), mais Caton, Virgile est homme.... Mais il +faut regarder au sens plutôt qu'aux paroles.... + +«Comme la division régulière du genre ne se fait point par ses espèces +quelconques, mais par ses espèces les plus prochaines, de même, la +division du tout ne doit pas se faire par les parties qu'on voudra, mais +par les parties principales. On blâmerait celui qui diviserait l'oraison +par syllabes ou par lettres, qui sont les parties des parties; l'ordre +naturel est que la division se fasse en ces parties, dont l'union +constitue immédiatement le tout, et que l'on décompose l'oraison en +expressions et celles-ci en syllabes.» + +Mais quelles parties convient-il d'appeler principales, et quelles, +secondaires? Regardez-vous comment le tout se constitue, les principales +sont parties, non des parties, mais du tout, comme dans l'homme l'âme +et le corps. Regardez-vous comment le tout se détruit, les parties +principales sont celles dont la suppression détruit la substance du +tout, comme la tête dans l'homme. + +La première classification est arbitraire. Elle veut, par exemple, que +les parties principales de la maison soient les murs, le toit et les +fondements. Mais s'il convient de diviser la maison en deux, mettant +d'un côté les murs avec leurs fondements, et de l'autre le toit, les +fondements ne seront plus partie principale, mais partie de partie. On +peut à volonté dans un composé quelconque rendre secondaire une partie +principale, et réciproquement. Dans l'autre opinion, on n'hésite pas à +admettre comme principales des parties de parties, dans l'homme, par +exemple, la tête, laquelle est une partie du corps qui est une partie +de l'homme, dont l'autre partie est l'âme; on regarde seulement quelles +sont les parties qui, en se détruisant, détruisent la substance du tout. +Mais si vous détruisez une petite pierre de la muraille d'une maison, +comme cette pierre est un des éléments de sa substance, cette substance +est atteinte, le tout cesse d'exister, la maison est détruite; ou ce qui +reste est un autre tout, une autre maison; ce n'est qu'une partie de la +première. En vain diriez-vous que la petite pierre de la maison existe +séparément, la maison existait comme composé, et il ne suffit pas pour +son existence que sa matière subsiste. Autrement, comme elle se compose +de bois et de pierres, on dirait que lorsqu'on a le bois et les pierres, +on a la maison. Donc, du point de vue de la destruction, toutes les +parties sont principales. + +A cette argumentation, qu'Abélard dit toute neuve, _novissimae_, voici +comme on a tenté de répondre. Vous dites que si cette petite pierre +cesse d'être, le tout dont elle fait partie n'est plus; soit, pourvu que +la pierre soit vraiment partie principale, comme dans un tout de deux +pierres. Mais pour appliquer cette conclusion à un tout qui est le tout +des parties, mais qui est autre chose que ses parties, il faut ajouter +au raisonnement cette constante: _Les parties étant parties et parties +principales_. En effet, dans le conséquent, elles sont prises comme +tout, dans l'antécédent comme parties. Or une partie n'est pas le tout, +ou la substance se multiplierait à l'infini. Il faut donc rétablir +l'unité du raisonnement qui manque d'une condition essentielle en +logique, _la constance_, d'après la règle: «Où la constance n'est pas +conservée dans l'enchaînement, la conjonction des extrêmes ne suit +pas[524].»--Mais alors comment accordez-vous que dans ces conséquences +fort connues: _Si l'homme existe, l'animal existe, et si l'animal, la +substance_, la conjonction des extrêmes s'accomplisse? Car dans la +première conséquence, _animal_ suit comme genre, et dans la seconde, il +précède comme espèce. Faut-il donc, pour rétablir la constance, faire +l'insertion suivante: _Si l'homme existe, l'animal existe; et, si +l'animal existe, comme animal est l'espèce de la substance, la substance +existe_. En vérité, cela est inutile, le moyen terme peut également être +conséquent pour le premier membre et antécédent pour le second. Il est +donc vrai qu'une partie quelconque détruite détruit nécessairement le +tout, et que, du point de vue de la destruction de la substance, toutes +les parties sont principales. + +[Note 524: «Ubi constantia non interseritur, conjunctio non +procedit.» C'est ainsi qu'Abélard donne cette règle du syllogisme: Les +extrêmes et les moyens doivent nécessairement être homogènes. (_Analyt. +post._, 1, vii.) Il n'avait pat sous les yeux le texte des Seconds +Analytiques.] + +Mais si vous enlevez un ongle à Socrate, est-ce que toute la substance +de Socrate périt? non, parce que l'homme ne consiste pas dans ses +parties. Autrement, en des temps divers, le même homme vivant ne +subsisterait pas; car sa substance augmente ou diminue sans cesse. Il +faut donc chercher quelle est la partie, faute de laquelle l'homme ne se +retrouve plus; les uns diront que c'est la main, les autres que c'est la +langue; mais la destruction de l'une ni de l'autre n'est l'homicide; +et nous tenons pour principales les parties qui sont telles, que leur +mutuelle conjonction produise immédiatement la perfection du tout. +La conjonction du toit, des murs et des fondements, et non pas la +composition de leurs parties entre elles, produit la maison. + +Il est des touts dont la nature paraît contraire, quoique ce soient +aussi des entiers: tels sont les touts _temporels_, comme _le jour_ +composé de douze heures, et qui est pour elles un tout constitutif. Ces +touts n'ayant point de parties permanentes, la simultanéité ne leur est +pas applicable; leurs parties sont successives, comme celles du temps, +celles de l'oraison, et l'existence actuelle de ces parties est la seule +mesure de l'être de ces touts. A prendre rigoureusement la signification +du jour ou de l'oraison, jamais l'oraison ou le jour n'existe, puisque +jamais ni les douze heures, ni les mois dont se compose l'oraison, +ne coexistent. Aristote admet dans le temps la continuation sans la +permanence[525], mais ni l'une ni l'autre dans l'oraison. Il faudrait +plutôt dire que les parties du temps ont la permanence et non la +continuation; car les sujets étant discontinus, les accidents doivent +l'être aussi. On trouverait également une sorte de permanence dans les +parties de l'oraison, en faisant prononcer en même temps par divers les +lettres qui en sonnant ensemble composeraient les mots et l'oraison avec +les mots. Mais à dire le vrai, ni le temps, ni l'oraison, ne sont des +composés de parties. Un composé ne peut être contenu dans une seule +partie, et ce n'est pas une partie que ce que la quantité du tout ne +surpasse point. Là où il n'y a qu'une partie, elle est le tout. Or les +parties dans le temps ne sont jamais plusieurs, puisque la simultanéité +leur est interdite; il n'en existe jamais qu'une. Co n'est donc que par +figure qu'on peut dire que le jour existe, et ce qui en existe et qu'on +appelle partie n'en est pas une, elle est réellement un tout. + +[Note 525: Arist. _Categ._, VI.] + +«Je me souviens, ajoute Abélard[526], que mon maître Roscelin avait +cette idée insensée de prétendre qu'aucune chose ne résultât de parties, +et, comme les espèces, il réduisait les parties à des mots. Si on lui +disait que cette chose, qui est une maison, résulte d'autres choses, +savoir, le mur, le toit et le fondement, voici par quelle argumentation +il attaquait cela. + +[Note 526: _Dial_., p. 471.] + +«Si cette chose qui est la muraille est une partie de cette chose qui +est la maison, comme la maison elle-même n'est pas autre chose que le +mur, le toit et le fondement, le mur est partie de lui-même et du +reste. Mais comment sera-t-il partie de lui-même? Toute partie est +naturellement antérieure au tout; or, comment le mur serait-il antérieur +à soi et aux autres, lorsque l'antériorité à soi-même est impossible? + +«La faiblesse de cette argumentation consiste en ceci, que quand on +parle du mur, et qu'on accorde qu'il est partie de lui-même et du reste, +on entend de lui-même et du reste pris et joints ensemble, ou d'un +composé dans lequel il est avec le toit et le fondement, en sorte que la +maison est comme trois choses, mais non prises séparément, combinées au +contraire, et ainsi il n'est plus vrai qu'elle soit le mur ni le reste, +mais elle est les trois ensemble. De la sorte, le mur n'est partie que +de lui-même et du reste combinés, ou de toute la maison, et non pas de +lui-même pris en soi: il est antérieur, non à soi-même pris en soi, mais +a la combinaison de soi-même et du reste. En effet, le mur a existé +avant que toutes ces choses eussent été jointes, et chacune des parties +doit exister naturellement avant de produire l'assemblage dans lequel +elles sont comprises.» + +Ce long examen de la division du tout vient de nous conduire au milieu +de la grande question du réalisme et du nominalisme. Abélard y a touché +en s'occupant de la différence; il y est revenu en traitant de la +division de la substance par les espèces. Il la retrouve ici sous deux +formes, en étudiant la division du tout universel et du tout intégral. + +Le tout universel est un des universaux; il est la collection soit des +genres, soit des espèces, soit des individus, qui en sont comme les +parties; en tant que collection des individus, le tout espèce peut +être appelé leur substance, puisqu'il est la totalité de la substance +répartie en eux; mais le genre n'est pas la substance totale des +espèces, puisqu'il y a dans l'espèce un élément qui n'est pas dans +le genre, la différence. Cette doctrine, qui admet bien une certaine +réalité dans les éléments des espèces et des genres, les présente +cependant comme des touts de convention; et il est vrai qu'en tant qu'on +les considère comme des touts, ce ne sont pas des touts naturels, si la +condition du tout naturel est l'unité numérique de substance; mais +ils sont des touts naturels, lorsqu'ils sont la totalité de genres +et d'espèces véritables, ou formés à raison de ressemblances et de +différences essentielles et permanentes. Les genres et les espèces de +convention, oeuvres d'une classification arbitraire et momentanée, sont +les seuls qui ne donnent naissance qu'à des touts conventionnels. + +Quant à la division du tout intégral ou constitutif en ses parties, elle +serait indifférente à la question du réalisme, si Roscelin n'avait eu +la hardiesse de l'y rattacher. N'admettant de réalité que la réalité +individuelle, il se croyait obligé de nier la réalité des éléments de +l'individu, et comme l'individu est un tout, de nier les parties du +tout. Par quel subtil argument, on l'a vu. La réponse d'Abélard est +bonne, et résout la difficulté de dialectique que Roscelin avait +inventée. Le bon sens n'en pouvait être embarrassé un moment; mais le +bon sens n'est pas la logique. + +«La division du tout selon la forme est, par exemple, celle qui partage +l'âme en trois puissances ou facultés, celle de végéter, celle de +sentir, celle de juger[527]. L'âme en exerce une dans les plantes, deux +dans les animaux; dans l'homme, elle les contient tontes trois: elle a +le conseil ou le jugement avec la végétabililé et la sensibilité, c'est +ce qu'on appelle la rationnanté ou la raison. + +[Note 527: _Dial_., p. 411-476.] + +«Voici donc une division régulière: la puissance de l'âme est ou de +végéter, ou de sentir, ou de juger. Mais cette division est-elle +applicable à l'âme universelle ou âme du monde, que Platon croit unique +et singulière[528], que d'autres appellent une espèce contenue dans +un seul individu, comme le phénix? Boèce paraît avoir appliqué cette +division à l'âme en général, quand il dit: _L'âme se composant de ces +sortes de parties, en ce sens non pas que toute âme soit composée de +toutes, mais une âme des unes, une autre âme des autres, c'est une chose +qu'il faut rapporter à la nature du tout_. Ces mots indiquent qu'il +croit que le nom d'âme, tel qu'il est défini par la division, convient +à toutes les âmes, ou, ce qui revient an même, qu'il désigne un +universel.... On donne donc aussi le nom de tout à ce qui consiste en de +certaines vertus ou facultés, comme l'âme en ses trois puissances[529]. + +[Note 528: Cette division triple de l'âme est comme dans toute +l'antiquité. Abélard l'avait rencontrée dans Boèce. (_In Porph_., p. +46.) Quant à la question de savoir si cette triplicité s'appliquait a +l'âme du monde, il aurait pu s'en assurer en relisant le Timée, si, +comme on le croit, il en avait une version sous les yeux. Là, Platon dit +que Dieu forma l'âme du monde d'une essence divisible, d'une essence +indivisible, et d'une essence intermédiaire, produit de l'union de l'une +et de l'autre. Ces trois principes, le premier, qui est l'être, le +second l'intelligence, le troisième qui participe des deux autres, +pourraient bien répondre à la division dont il s'agit, quoique dans le +Timée elle soit conçue d'une manière plus transcendante et qui a été +tout autrement développée et interprétée par les alexandrins. Voyez dans +les _Études sur le Timée_, de M. Henri Martin, le texte, p. 88, 94 et +98, et la note 22. t. 1. p. 316-383.] + +[Note 529: Les citations, comme le fond des idées, sont prises de +Boèce (_De Div_., p. 646), et nous voyons comment s'est introduite +ou plutôt maintenue dans la philosophie du moyen âge cette ancienne +division de l'âme en végétative, sensitive et intelligente (ou +rationnelle).] + +«Seule, en effet, l'âme fait végéter le corps, et elle donne seule au +corps le mouvement de croissance; seule elle discerne, c'est-à-dire a la +notion du bien et du mal; mais il semble qu'elle ne sente pas seule, on +croit même qu'elle ne peut sentir, car on ne dit pas les sens de l'âme, +mais du corps. Aristote attribue les sens au corps[530]; c'est que les +sens, c'est que les instruments par lesquels l'âme exerce ses sens, +sont fixés dans le corps et font connaître les corps qui, par leur +intermédiaire, arrivent à l'état de concepts, d'où l'on pourrait induire +qu'il y a une faculté de sentir dans l'âme, une autre dans le corps. +L'une et l'autre, en effet, sont dits sensibles (_sensibile_); mais la +vraie et première faculté de sentir est dans l'âme, quoique le corps +contienne les divers organes des sens....., ou plutôt quoique tous ses +membres soient pourvus du tact qui paraît être le seul commun à tout +animal, car il est certains animaux qui manquent de tous les autres +instruments, comme les huîtres et les coquilles, qui sont sans +tête, ainsi que Boèce le rappelle dans le premier Commentaire des +Prédicaments[531]. + +[Note 530: _Categ._, VII.--Boeth., _In Proedic._, p 100.] + +[Note 531: Il n'y a point ou il n'y a plus deux Commentaires des +Prédicaments, ni par conséquent de premier. C'est dans le livre II de +son unique commentaire sur les catégories que Boèce parle des huîtres et +des coquilles (p. 101).] + +«Quant à cette sensibilité attribuée au corps de l'animal, comme si elle +était sa différence, elle paraît descendre et naître de celle qui est +dans l'âme, et l'animal ne paraît sensible qu'en tant qu'il contient une +âme capable d'exercer en lui la faculté de sentir. Le corps n'est dit +sensible que parce que l'âme est avec lui, que parce qu'il a une âme; +l'âme, au contraire, est sensible, non par l'effet du prédicament +de l'avoir, mais en vertu d'une puissance qui lui est propre. +Objectera-t-on que _sensible_, étant la différence substantielle +d'_animal_, est une qualité, apparemment parce que toute différence est +qualité, mais qu'avoir une âme n'est pas une qualité, étant au contraire +de la catégorie de l'avoir? Il faudrait alors entendre par la qualité la +forme, ou par le mot _sensible_ désigner dans le corps de l'animal une +certaine faculté qui serait nécessairement du ressort de la qualité, +puisque l'autorité a soumis toutes les puissances ou impuissances au +genre suprême de la qualité[532]. Cela revient à dire que l'animal naît +déjà apte à l'exercice des facultés de l'âme, grâce à une qualité des +sens par lesquels l'âme, comme par des instruments, s'acquitte des +fonctions de la puissance qui lui est propre. + +[Note 532: Arist. _Categ._, VIII.--Boeth., _In Proed._, l. III, p. +170. Toute cette psychologie d'ailleurs ne vient point d'Aristote; on +trouverait plutôt quelque chose d'analogue dans Boèce (_De interp._, ed. +sec., p. 298)] + +«Il faut qu'il y ait différentes sensibilités de l'âme et du corps, +comme il y a différentes rationnalités, car c'est une règle que les +genres qui ne sont point subordonnés entre eux, n'ont pas les mêmes +espèces ou les mêmes différences; or, tels sont le corps et l'âme, dont +l'on ne reçoit aucune attribution de l'autre[533]. + +[Note 533: C'est dire, en dialectique, que la sensibilité de l'âme +ne peut être celle du corps ou que la sensation n'est pas l'affection +organique; nouvelle preuve que le raisonnement, avec ses formes d'école, +remplace et quelquefois vaut les notions puisées dans l'observation des +faits de conscience.] + +«L'équivoque qui se trouve dans les noms des différences de l'âme et du +corps s'étend aussi aux noms de leurs accidents. Il naît de certaines +choses qui sont dans l'âme certaines propriétés pour le corps. Ainsi +le fondement propre des sciences ou des vertus, c'est l'âme. Cependant +l'homme est un corps, et l'on dit de lui qu'il est savant ou studieux, +non qu'on entende par là une _qualité_ de la science ou de la vertu, car +elles ne sont pas en lui, mais un _avoir_ de l'âme, qui _a_ les sciences +et les vertus. L'homme est dit dialecticien ou grammairien, joyeux ou +triste, rassuré ou effrayé, et mille autres choses, à raison de toutes +les qualités de l'âme, dont l'exercice ne peut apparaître ou même avoir +lieu sans la présence du corps. Les corps eux-mêmes reçoivent des noms, +et il leur naît des propriétés qui ont le même caractère: par exemple, +Aristote dit qu'avec l'animal meurt la science[534]. Il parle de +la science par rapport au corps, car la suppression de l'animal +n'entraînerait point celle de la science, puisque l'âme, une fois +dégagée de la ténébreuse prison du corps, acquiert de plus vastes +connaissances; il ne veut parler que de cet exercice de la science qui +se manifeste seulement grâce à la présence du corps[535]. + +[Note 534: _Categ._, VII.--Boeth., _In Proed._, p. 166.] + +[Note 535: La division du tout par facultés a, suivant Boèce, +quelque chose de commun avec celle du genre ou de l'entier. Ainsi +la _prédication_ de l'âme suit de ses facultés, ce qui signifie que +l'énonciation des facultés de l'âme donne l'âme comme conséquence. +Exemple; _S'il y a végétalble, il y a âme_. Et cela revient à la +division du genre lequel suit de ses espèces: _S'il y a homme, il y a +animal_. L'âme est composée de ses facultés autrement que l'entier l'est +de ses parties. La composition de l'entier est matérielle ou relative à +la quantité de son essence, tandis que la composition de l'âme résulte +de l'addition d'une différence formatrice. «La qualité n'entre pas dans +la quantité de la substance, et ce qui est le même en nature ne peut +être matériellement composé de choses de prédicaments différents.» +C'est-à-dire qu'une quantité matérielle ou une nature _quantitative_, +comme un entier, ne peut être composée d'éléments d'une nature +_qualitative_, comme des facultés. (_Dial._, p. 474-475)] + +«Quelques-uns appliquent celle division du tout virtuel ou du composé +de puissances, non à l'âme en général, mais à cette âme singulière que +Platon appelle l'âme du monde, qu'il a donnée à la nature comme issue du +_Noy_ ou de l'esprit divin, et qu'il s'imagine retrouver dans tous les +corps. Cependant il n'anime pas tout par elle, mais seulement les êtres +qui ont une nature plus molle et ainsi plus accessible à l'_animation_; +car bien que cette même âme soit à la fois dans la pierre et dans +l'animal, la dureté de la première l'empêche d'exercer ses facultés, et +toute la vertu de l'âme est suspendue dans la pierre. + +«Enfin, quelques catholiques, s'attachant trop a l'allégorie, +s'efforcent d'attribuer à Platon la foi de la sainte Trinité, grâce +à cette doctrine où ils voient le _Noy_ venir du Dieu suprême, qu'on +appelle _Tagaton_, comme le Fils engendré du Père, et l'âme du monde, +procéder du _Noy_ comme du Fils le Saint-Esprit. Ce Saint-Esprit en +effet, qui, partout répandu tout entier, contient tout, verse aux coeurs +de quelques chrétiens, par la grâce qui y réside, ses dons qu'il est dit +vivifier en suscitant en eux les vertus[536]; mais dans quelques-uns, +ses dons semblent absents, il ne les trouve pas dignes qu'il habite +en eux, quoique sa présence ne leur manque pas, il ne leur manque que +l'exercice des vertus. Mais cette foi platonique est convaincue d'être +erronée en ce que cette âme du monde, comme elle l'appelle, elle ne la +dit pas coéternelle à Dieu, mais originaire de Dieu à la manière des +créatures. Or le Saint-Esprit est tellement essentiel à la perfection de +la Trinité divine, qu'aucun fidèle n'hésite à le croire consubstantiel, +égal et coéternel tant au Père qu'au Fils. Ainsi ce qui a paru à Platon +assuré touchant l'âme du monde, ne peut en aucune manière être rapporté +à la teneur de la foi catholique[537].» + +[Note 536: «Fidelium cordibus per inhabitantem gratiam sua largitur +charismata quae vivificare dicitur suscitando in eis virtutes.» +(_Dial_., p. 475.) Cette génération de l'âme du monde emanée du _Noy_ +(pour [Grec: nous], l'intelligence) est un dogme néo-platonique +qu'Abélard tenait de Macrobe plutôt que du Timée. (_In Somn. Scip_., I, +ii. xiii, xiv, etc.)] + +[Note 537: Abélard, comme on le verra plus bas, n'a pas toujours +repoussé avec une aussi grande sévérité d'orthodoxie le dogme platonique +de l'âme du monde. Mais ce passage est un de ceux que l'on cite peur +prouver qu'il écrivit sa Dialectique après sa condamnation. Il est +très-probable en effet qu'il aura inséré à dessein dans ce passage la +rétractation d'une opinion, qui, bien que très-formellement exprimée +dans sa théologie, n'en fait point une partie essentielle; tandis qu'on +ne peut admettre qu'après l'avoir positivement condamnée, il l'ait +reprise plus tard et développée, le théologien se montrant ainsi moins +correct en sa foi que le philosophe. (Voyez l. III, c. II et III, et +dans Abélard, le l. II de _l'Introduction_, c. xvii, et le l. I de la +_Théologie chrétienne_, c. v.)] + +«Mais une fiction de ce genre paraît éloignée de toute vérité, car elle +placerait deux âmes dans chaque homme. Platon imagine et veut que les +âmes de chacun, créées au commencement dans les étoiles correspondantes +(_in camparibus stellis_), viennent prendre appui en des corps humains +pour la création de chaque homme en particulier, et que les corps soient +animés par celles-là seules, dont la présence est partout suivie +et accompagnée de l'animation, et nos par celle dont une opinion +philosophique admet l'existence également, soit avant que le corps soit +animé, soit après qu'il est dissous et jusque dans le cadavre[538]. + +[Note 538: Cette phrase se rapporte à la distinction établie dans le +Timée entre l'âme du monde et l'âme ou les trois âmes de l'homme, l'une +immortelle, qui est l'âme intelligente ou connaissante, et les deux +autres mortelles, savoir: l'une mâle et l'autre femelle; l'une, celle +des volontés passionnées, l'autre, cette des impressions et affections +sensibles; l'une qui réside dans le coeur et l'autre dans le foie. +(Voyez dans les _Études sur le Timée_, le t. I, pv 96 et suiv., 187 et +suiv., not. 22 et le t. II, not. 136, 139 et 140.)] + +«Ne nous occupons point de celle âme que la foi ne réclame point, +qu'aucune analogie réelle ne recommande, et revenons à l'application de +la division de l'âme générale (du genre âme). Il est demeuré en question +pourquoi on a admis tes facultés dans ce tout qui est âme plutôt que +dans les autres touts, ou pourquoi on a séparé cette division par +facultés des autres divisions des genres par différences. Pour ceux +qui par l'âme générale entendent cette âme du monde inventée par les +platoniciens, ils la mettent évidemment en dehors de toutes les +autres divisions, puisque dans cette seule et même âme ils admettent +substantiellement toutes les facultés différentielles, la substance de +cette âme les contenant également partout, quoique partout elle ne +les exerce pas. Ceux au contraire qui entendent par l'âme générale +l'universel âme (ou l'âme en général), ce qui est plus raisonnable, ils +n'ont pas de raison d'admettre au nombre des divisions par la forme +cette division de l'âme, plutôt que celle des autres touts par +puissances ou par impuissances, telles que rationnalité et +irrationnalité, ou toute autre forme de la substance; mais peut-être la +citent-ils de préférence pour exemple, parce que ses différences sont +plus connues d'avance. + +«La dernière division est celle par la matière et par la forme. En voici +une: «L'homme est en partie substance animale, en partie forme de +la rationnalité ou de la mortalité.» L'animal compose l'homme +matériellement, la rationnalité et la mortalité formellement: car +celles-ci étant des qualités ne pouvent se convertir en l'essence de +l'homme qui est substance; mais la substance d'animal est la seule qui +constitue l'homme par _l'information_ de ses différences substantielles. +Les différences substantielles sont celles qui _spécifient_ ou changent +en espèces les genre divisés put elles (Porphyre)[539]. La rationalité +en effet et la mortalité, advenant à la substance d'animal, en font une +espèce qui est l'homme. Mais en convertissant en espèce la substance +du genre, elles ne passent pas elles-mêmes ensemble avec elle dans +l'essence de l'espèce; ce sont les genres seuls qui deviennent espèces, +sans rester toutefois séparés des différences; sans la survenance des +différences, l'espèce différenciée ne serait pas produite; c'est par +et non avec les différences que cette transformation a lieu. Si les +différences étaient avec le genres transportées dans l'espèce, nous ne +nous rendrions pas à la doctrine de ceux qui veulent quo l'homme soit un +autre plus la rationnalité et la mortalité, non pas seulement un autre +_informé_ par ces deux différences, mais un animal et ces deux choses; +dans le premier cas trois font un, dans le second les trois sont trois, +et l'homme uni à la muraille n'est pas la même chose que l'homme et la +muraille. Mais assurément nous serions forcés d'admettre que ces mêmes +différences ensemble avec le genre viennent à la fois et se réunissent +de même façon dans l'essence de l'espèce; d'où il résulterait qu'elles +sont de la substance de la chose et qu'elles entrent comme partie dans +la matière. Car rien no reçoit l'attribution de substance composée que +la matière, parce que rien ne doit être pris matériellement que la +matière déjà actuellement combinée a la forme; par la statua on no peut +entendre que l'airain figuré, et non l'airain et la figure, puisque +la composition de la forme n'est pas de l'essence de la statue. «_La +statue_, dit Boèce[540], _consiste dans ses parties_ (c'est-à-dire dans +les parties séparées d'airain qui, réunies, constituent la quantité de +son essence comme matière) _autrement que dans l'airain et l'espèce_ +(c'est-à-dire dans la composition de la forme).» Cette composition +n'advient pas n la matière pour y être de l'essence de la chose, mais +pour que la substance de l'airain devienne ainsi une statue. La matière +actuellement jointe aux formes n'est que ce qu'on appelle le _matièré_, +comme l'anneau d'or n'est que l'or étiré en cercle, comme la maison +n'est que le bois et les pierres augmentées de la construction. + +[Note 539: _Isag._, III.--Boeth., _In Porph._, l. IV, p. 89.] + +[Note 540: _De Div._, p. 640.] + +«La division dont nous traitons comprend avec la forme substantielle +la forme accidentelle; car la composition de la statue ne paraît point +substantielle, puisqu'elle ne crée pas une substance spécifique. La +statue ne semble pas en effet une espèce, car elle n'est pas une unité +naturelle, mais fabriquée par les hommes, ni un nom de substance, mais +d'accident, le nom de statue étant pris de quelque fait de composition. +En effet, de quelque substance que soit le simulacre, airain, fer ou +bois, dès qu'il offre l'image d'un être animé, c'est une statue. Le +mot de statue paraît donc appartenir plus à _l'adjacence_[541] qu'à +l'essence; mais quoique la formation de la statue ne donne pas une +substance spécifique, la composition est substantiellement inhérente +à la statue (elle y est comme dans son sujet d'inhérence), de la même +façon que la justice au juste. Le juste ne peut être sans la justice, +la statue sans sa composition; non, il est vrai, par une nature +substantielle, mais par une propriété formelle, qui fait qu'on dit le +juste et la statue. Boèce a dit que les différences substantielles du +tyran au roi étaient de prendre l'empire sur les lois et d'opprimer le +peuple sous une domination violente[542]; cependant _roi_ et _tyran_ ne +désignent pas des espèces, mais des accidents; l'homme est ce qu'il y +a de plus spécial; point d'espèces après lui. Le mot de Boèce signifie +donc que nul ne peut être investi de la propriété de roi ou de tyran, +s'il n'a fait ce qui vient d'être dit.» + +[Note 541: _Ad adjacentiam_, nous francisons ce mot, parce qu'il est +expliqué par son antithèse avec _essence_.] + +[Note 542: _De Differ. topic._, l. III, p. 873.] + +La troisième division est celle de la voix ou du mot. Elle divise le mot +en significations ou en modes de significations[543]. + +[Note 543: _Dial._, p. 479-484.] + +Les significations des mots dépendent de la notion qu'ils produisent +dans l'esprit de l'auditeur, et en général du sens qui leur a été +imposé; mais ces recherches ne tiennent pas à l'essence de la +philosophie. Une même signification peut avoir plusieurs modes, +c'est-à-dire qu'un mot peut s'appliquer diversement. De là une division +nouvelle. Le mot d'_infini_, par exemple, est divisé par Boèce en infini +de mesure, en infini de multitude, en infini de temps[544]. Dans +les termes vraiment équivoques, il y a pour un même mot plusieurs +définitions. Ici, au contraire, où il ne s'agit que des modes de la +signification, la définition ne change pas; l'infini demeure toujours +ce dont le terme ne peut être trouvé, mais l'infini est un mot qui +s'emploie de différentes manières. C'est la recherche et rémunération de +ces _manières_ ou modes qu'on appelle la division du mot par les modes. +Abélard va plus loin, et croit que l'infini ne désigne point une seule +et même propriété, commune, par exemple, au monde, au sable, à Dieu. +Chacun a sa manière d'être infini, et il penche à croire qu'il faudrait +ici une définition plutôt réelle que verbale. Les membres de la division +que Boèce donne de l'infini, ne supposent point nécessairement une +opposition, une même chose pouvant être infinie de diverses manières. +Dieu est infini quant au temps et par la quantité de la substance; car +il ne saurait être renfermé dans aucun lieu. Est-il sage d'ailleurs +d'employer le mot d'infini pour Dieu et pour la créature? ne risque-t-on +pas de tomber ainsi dans l'équivoque proprement dite, et n'y aurait-il +pas lieu à des définitions différentes? On dit que l'infini est ce dont +le terme ne peut être trouvé; mais Dieu est infini, en ce sens que sa +nature ne permet pas que l'on trouve le terme d'un être que rien ne +limite. Il est infini par essence. «Les créatures, au contraire, ne +peuvent être dites infinies que relativement à notre connaissance, et +non pas à leur nature. Toutes, en effet, connaissent leurs limites, +quand même notre science ne les atteint pas; et admettre l'infinité, +réelle ou naturelle, dans les créatures, fut une erreur chez les gentils +et serait une hérésie chez les catholiques; car ce serait assimiler à +son créateur la créature comme excédant toutes limites; or le créateur +lui-même ne connaît pas ses limites, puisqu'elles n'ont jamais été.» + +[Note 544: _De Div._, p. 640.] + +Cette analyse des diverses sortes de divisions ne serait pas +suffisamment instructive, si l'on ne les comparait entre elles pour +faire ressortir leurs différences[545]. + +[Note 545: _Dial._, p. 484-489.] + +Si vous comparez la division du tout à la distribution du genre, vous +trouvez qu'elles diffèrent en ce que la première se fait suivant la +quantité, la seconde suivant la qualité. En effet, lorsqu'on distribue +un universel, on n'entend point le prendre dans son intégrité, mais +en montrer la diffusion entre tout ce qui y participe. S'agit-il, au +contraire, d'un tout intégral, ses parties en divisent la substance, +indépendamment de toutes qualités et quand même elles en seraient +dépourvues. + +Toujours un genre est antérieur à ses espèces, un tout postérieur à ses +parties; car les parties sont la matière du tout, comme le genre est +la matière des espèces. Aussi, comme la destruction du genre supprime +l'espèce, quoique la destruction de l'espèce laisse subsister le genre, +la destruction de la partie détruit le tout, quoique le tout en +se détruisant n'entraîne pas la perte des parties, au moins comme +substance, si ce n'est comme parties. + +Chaque espèce reçoit le genre pour prédicat; on ne peut dire la même +chose du tout pour chaque partie. Il les faut toutes prises ensemble, +pour qu'elles soient le sujet du tout. L'homme est animal, mais la +muraille n'est pas la maison; il y faut la muraille, le toit, etc., tout +pris ensemble, il n'y a d'exception que pour les touts factices, +comme une baguette d'airain, dont le tout divisé en deux donnera deux +baguettes d'airain. Mais aussi, comme étant un tout factice, on devrait +peut-être la classer parmi les substances universelles. + +Comparez maintenant la division du mot à celle du genre. Elles diffèrent +en ce que le mot se partage en significations propres, le genre +en certaines créations tirées de lui-même. «Car le genre crée +matériellement l'espèce; l'essence générale est transférée dans la +substance de l'espèce, au lieu que la substance du mot n'est point +transportée dans la constitution de la chose qu'il signifie. Le +genre est plus universel dans la nature que l'espèce, son sujet; +_l'équivocation_ est dans sa signification plus compréhensive que le +mot unique. C'est que le mot n'est pas un tout naturel; il n'appartient +naturellement à aucune chose signifiée; c'est un nom imposé par les +hommes. Car le suprême artisan des choses nous a confié l'imposition des +noms, mais il a réservé la nature des choses à sa propre disposition.» + +Aussi le mot est-il postérieur à la chose qu'il signifie, et le genre +antérieur à l'espèce. Par suite, les choses qui sont réunies dans la +nature du genre, reçoivent son nom et sa définition; tout ce qui se +dit du sujet en est prédicat de nom et de définition (Aristote). +Les significations, an contraire, ne se partagent que le nom de +l'_équivocation_[546]. + +[Note 546: _Categ._, V.--Boeth., _In Proed._, l. I, p. 130. +Pour bien comprendre ceci, il faut se rappeler que l'_équivocation_ +(homonymie) est la propriété des choses équivoques (homonymes), +c'est-à-dire qui sous un même nom n'ont pas même substance. «Nomem +commune, substantiae ratio diversa.» On peut dire d'un homme vivant et +d'un portrait, c'est un homme. (Boeth., _In Proed._, p. 115.) Il y a +dans le texte d'Abélard, à la dernière phrase, _non participant_, je +crois que la négation doit être retranchée (p. 487).] + +La division du genre exprime une nature qui est la même partout, la +division du mot un usage ou convention qui peut varier. + +Comparez enfin la division du mot et celle du tout; le tout consiste +dans ses parties, qui le divisent, mais les significations qui divisent +le mot ne le constituent pas en lui-même. Aussi, pendant qu'une partie +du tout en entraîne la destruction par la sienne propre, le mot qui +signifie diverses choses peut perdre une de ces choses, sans que +l'anéantissement de cette chose anéantisse le mot, soit en substance, +soit à titre de signification. + +Ces différences, ainsi résumées, ne sont paa sans intérêt; elles +accusent dans celui qui les a recueillies une tendance au nominalisme; +mais c'est une conséquence qu'il suffit d'indiquer[547]. + +[Note 547: Et cependant on y rencontre cette expression toute +réaliste, _essentia generalis_ (ibid.).] + +Il faudrait donner un traité de dialectique ou commenter tout Boèce, +pour compléter l'analyse du traité d'Abélard sur la division. Il n'a +pas même été publié tout entier, et après la division substantielle, le +tableau des divisions accidentelles n'aurait qu'un intérêt médiocre. +Cependant cette partie si importante de la dialectique resterait trop +incomplète, si nous nous taisions sur ce qui fait en dernière analyse la +valeur de la division, sur la définition. + +On a dû voir comment la division rend possible la définition, et la +définition dont le crédit a un peu baissé dans la philosophie, était au +premier rang dans celle du moyen âge. Mais avant de lui assigner son +rôle philosophique, disons, d'après Abélard, ce que c'est que la +définition[548]. + +[Note 548: _Dial._, pars V, p. 490-497.] + +Ce mot aussi a plusieurs acceptions. Proprement, la définition est +constituée seulement par le genre et les différences[549], comme cette +définition de l'homme, _animal rationnel mortel_, ou de l'animal, +_substance animée sensible_, ou des corps, _substance corporelle_. +Ainsi, comme le dit Cicéron, la définition explique ce que (_quid_) est +le défini. Cependant on a souvent, avec Thémiste, entendu la définition +dans un sens large, et compris sous ce nom toute oraison qui, par une +équation entre la _prédication_ et une voix (_l'univoque_), en déclare +de quelque manière la signification. Dans la prédication, on dit que +l'oraison _fait équation_ au mot qu'elle définit, ou que la définition +est _adéquate_, lorsque dans un sujet quelconque il se trouve que ni +le nom n'excède l'oraison, ni l'oraison le nom. Ainsi, tout ce qui est +_homme_ est _animal rationnel mortel_, et réciproquement. + +[Note 549: Abëlard suit ici Boèce, dont les idées sur la définition +ont prévalu dans l'école. La définition que donne Cicéron de la +définition même est dans ses Topiques, et Boèce, âpres l'avoir +commentée, la rappelle dans son «Traité de la définition» (p. 649), et +c'est là qu'Abélard la reprond. Au reste, cette définition ne diffère +pas de l'ideo générale qu'Aristote donne de la définition, [Grec: lomos +ton ti isti], (_Analyt. post._, II, x); mais Boèce, Abélard et en +général les scolastiques sont loin d'avoir jugé la définition avec une +sévérité aussi clairvoyante que l'a fait Aristote. (_Anal. post._, II, +III à XIII.--_Topic._, VI.--_Met._, VII, XII.)] + +On distingue la définition de nom et la définition de chose. La première +est l'interprétation qui explique un mot d'une langue dans une autre, +surtout en le décomposant, comme lorsqu'on explique que _philosophie_ +signifie _amour de la sagesse_. L'interprétation rentre souvent dans +l'étymologie; mais l'une et l'autre, en expliquant le nom, donnent +connaissance de la chose; autrement, le mot ne se comprendrait pas. La +définition fait la démonstration de la chose, quand non-seulement elle +en donne la substance, mais qu'elle la dépeint par quelques-unes de +ses propriétés. Le mot montre la chose enveloppée, la définition la +développe, en décomposant la matière ou la forme. Dans la définition +de l'homme, _animal_ indique la substance, _mortel_ et _rationnel_ les +formes; _homme_ signifiait tout cela confusément. Le nom de la substance +générique ou spécifique détermine, assigne la qualité à la substance, en +désignant la substance, en tant qu'_informée_ par les qualités; mais il +ne donne pas une pleine connaissance comme la définition qui décompose. + +L'interprétation s'applique au nom; elle est nécessaire, notamment quand +le doute porte sur la substance nommée, et que l'on ne sait à quelle +substance le nom est imposé. Puis on y ajoute la définition, lorsque +la propriété formelle est ignorée. «La définition doit toujours être +convertible avec le défini; mais l'interprétation excède généralement +l'interprété. Ainsi nous n'appelons pas philosophes tous ceux qui aiment +la sagesse, mais seulement ceux qui ont bien saisi la doctrine de l'art +(la connaissance de la dialectique), tandis qu'on interprète le mot +_philosophe_ par _amateur de la sagesse_, c'est la composition et le son +du mot qui semblent le vouloir ainsi. Aussi cet exemple nous donne-t-il +la différence de la définition de nom à celle de chose.» + +La définition de chose, comme la division, est ou selon la substance, et +c'est la définition propre, ou selon l'accident, et elle doit s'appeler +alors description. La définition substantielle est celle qui comprend en +ses parties la matière et la forme substantielle qui font la +substance de la chose, comme par exemple, le genre et les différences +substantielles. Les espèces seules peuvent donc être définies +substantiellement, car seules elles ont le genre et les différences +substantielles. Quant aux genres les plus généraux ou prédicaments, +ils ne peuvent admettre la définition, car ils n'ont ni genres, ni +différences constitutives, puisqu'ils ne tirent point d'ailleurs leur +constitution, et qu'ils sont suprêmes principes des choses. De même les +individus sont indéfinissables, parce qu'ils manquent de différences +spécifiques, n'ayant point par soi les différences auxquelles ils ne +participent que parce qu'ils font partie de l'espèce. Les individus +d'une même espèce ne se distinguent entre eux que par les accidents de +la forme, qui _altèrent_[550] seulement la substance et ne créent point +d'essence. Les accidents cesseraient d'être accidents, si l'accès et le +retrait en enlevait quelque chose à la substance; c'est là l'effet des +formes substantielles des espèces; d'elles dépend la génération et +la corruption de la substance, c'est-à-dire que seules elles peuvent +produire les substances nouvelles et en changer la composition. + +[Note 550: _Altérer_ est ici pris dans le sens primitif, et signifie +que les accidents font qu'un individu est autre (_alter non alius_) +qu'un autre individu de même espèce. Ainsi, les accidents individuels +altèrent la substance, sans la changer en tant que substance spécifique. +Sous ce rapport, il faut se garder de confondre _altération_ avec +_corruption_. Les formes substantielles corrompent la substance, en +changent la nature (_cum rumpere_, composer autrement), et ne se bornent +pas à l'altérer (à l'individualiser).] + +Il ne peut donc tomber sous la définition que les intermédiaires entre +les prédicaments et les individus, mais les uns et les autres ne se +refusent pas à la description, qui est la définition selon l'accident ou +improprement dite. Ainsi l'on dit que _la substance est ce qui peut être +sujet de tous les accidents_, et que _Socrate est un homme blanc, crépu, +musicien, fils de Sophronisque_. Ce sont des définitions incomplètes ou +descriptions qui n'admettent que les seules différences, ou qui posent +le genre sans les différences, ou l'espèce avec les accidents; elles +diffèrent des vraies définitions, qui ne comprennent que la matière et +la forme. + +Parmi les noms soumis à la définition, on distingue les noms substantifs +proprement dits, qui sont donnés aux choses en ce qu'elles sont, et les +autres noms qu'on appelle noms pris, _nomma sumpta_ (noms abstraits), +et qui sont imposés aux choses à raison de la _susception_ de quelque +forme. D'où l'on distingue la définition quant à la substance de la +chose, et la définition quant à l'adhérence de la forme. Les +définitions des genres et espèces sont données quant à la substance ou +substantivement; les définitions des noms pris, comme l'_homme_, le +_rationnel_, le _blanc_, sont données adjectivement. + +«A propos de ces dernières, une grande question est élevée par ceux qui +placent les universaux au premier rang parmi les choses, c'est celle de +savoir quelles sont les choses signifiées que les définitions de noms +définissent. En effet, la signification des noms abstraits est double, +la principale est relative à la _forme_, la secondaire relative au +_formé_. Ainsi _blanc_ signifie en premier lieu _la blancheur_ qui sert +à déterminer le corps sujet de la blancheur; en second lieu, le sujet +même dont _blanc_ est le nom. Or nous définissons le blanc _le formé par +la blancheur_ (ce qui a la _forme de la blancheur_). Maintenant on est +dans l'usage de demander si c'est seulement la définition du mot ou de +quelque chose que le mot signifie. Mais d'abord, comme nous définissons +les mots, non selon leur essence, mais selon leur signification, cette +définition paraît être en premier lieu celle de la signification; il +reste donc à chercher de quelle signification. Est-ce la première, +c'est-à-dire _la blancheur_, ou la seconde, c'est-à-dire _le sujet de la +blancheur_? Si c'est la définition de la _blancheur_, elle est _prédite_ +d'elle-même (car c'est dire que la _blancheur_ est _formée du formé +par la blancheur_); _blancheur_ se dit de toute chose _blanche_, et +la définition se sert à elle-même de prédicat; or qui accorderait que +_blancheur_ ou _cette blancheur fût formée de blancheur_? tout ce qui +est _formé de blancheur_ ou _blanc_ est corps. + +«Mais si la définition ci-dessus est celle de la chose qu'on nomme le +_blanc_, c'est-à-dire qui est le _sujet de la blancheur_, on demande si +elle est la définition de chaque sujet qui reçoit la _blancheur_ ou de +tous pris ensemble. Dans le premier cas, elle est aussi celle de la +perle, qui est blanche; alors, d'après la règle _De quocumque diffinitio +dicitur_ (la définition se dit de tout ce dont se dit le terme +défini[551]), celle-ci donne le prédicat de la perle, ce qui est +absolument faux. Si au contraire on veut qu'elle soit la définition de +tous les sujets pris ensemble, il faudra, d'après la même règle, que +tous les sujets, quelque divers qu'ils puissent être, soient définis +ensemble (c'est-à-dire par le même prédicat dans la même proposition), +ce qui est encore faux. + +[Note 551: Je crois que cette règle est celle que donne Aristote en +ces termes: «Toute définition est toujours universelle.» (_Anal. post._, +II, xiii.)] + +«Là-dessus, je m'en souviens, voici quelles étaient les solutions qui +pouvaient lever toutes les objections précédentes. + +«Supposons que l'on dise que cette définition est celle de la +_blancheur_, entendue non selon son essence, mais selon l'adjacence (non +substantivement, mais adjectivement), c'est une conséquence qu'elle soit +aussi dite comme prédicat 1° de la blancheur adjectivement, en ce sens +que _tout blanc est formé par la blancheur_; 2° et aussi de toutes les +choses dont elle est le prédicat adjectif. (Ainsi toutes les choses +_blanches_ sont _formées de la blancheur_.) + +«On peut dire aussi qu'elle convient à tout sujet quelconque de la +_blancheur_; mais ce n'est pas une conséquence nécessaire qu'elle +définisse tout ce qui a cette même définition pour prédicat; car cette +règle _la définition se dit d'un quelconque_, ne regarde que les +définitions selon la substance[552]; or celle dont il s'agit est +assignée à la substance _sujet de la blancheur_, non quant à ce qu'elle +est en elle-même, mais quant à une de ses formes. + +[Note 552: J'ai supprimé dans le texte de cette phrase deux mots, +_et definitum_, qui me paraissaient en troubler le sens (p. 496).] + +«Cette solution me paraît aussi tirer d'affaire tous ceux qui veulent +que la définition embrasse tous les _sujets de la blancheur_ pris +ensemble, quand même on concéderait qu'ils sont tous _prédits en +disjonction_, c'est-à-dire que ce qui a la définition pour prédicat est +ou perle, ou cygne, ou tout autre de ces sujets. + +«On peut encore dire que la définition est celle de ce nom, _le blanc_, +non quant à son essence, mais quant à sa signification, et alors elle ne +risquera plus de lui servir de prédicat quant à son essence: on ne dira +pas que ce mot _blanc_ est le _formé de la blancheur_, mais que c'est ce +qu'il signifie; c'est comme si l'on disait que la chose qui est appelée +_blanche_, est _formée de la blancheur_. Définir le mot, c'est ouvrir +sa signification par la définition; définir la chose, c'est montrer la +chose même. + +«Ainsi, que la définition fût une définition de mot ou qu'elle fût celle +d'une signification quelconque, la question pouvait être résolue: on ne +définit rien sans déclarer en même temps la signification d'un mot, +et nous n'accordons pas qu'aucune chose réelle puisse être dite de +plusieurs, c'est le nom seulement qui est dans ce cas. Comme toute +définition doit éclaircir le mot qui exprime ce qu'elle définit, il faut +qu'elle soit toujours composée de noms dont la signification reçue soit +connue, car nous ne pouvons éclaircir l'inconnu par des inconnus. La +définition est ce qui donne la plus grande démonstration possible de la +chose que contient le nom défini, car il y a cette différence entre la +définition et le défini que, bien que l'une et l'autre aient la même +chose pour sujet, leur manière de le signifier diffère (Boèce[553]). La +définition qui distingue en parties séparées chacune des propriétés de +la chose, la montre plus expressément et plus explicitement, tandis que +le mot défini ne distingue pas ces divers éléments par parties, mais +pose le tout confusément. Et quoique les mots définis contiennent +souvent plus de propriétés de la chose que la définition n'en énonce, là +où l'on a le mot et la définition, la définition est plus démonstrative +que le nom. Quant aux choses mêmes, la définition fait plus que le nom +pour la signification, quand elle est substituée à la chose même qui +est ignorée et qu'elle détermine distinctement dans toutes ses +parties[554].» + +[Note 553: _De Div._, p. 665.] + +[Note 554: _Dial._, p. 495-497. Cette dernière partie de la +discussion, donnée textuellement, aurait besoin peut-être, pour se faire +comprendre, d'une paraphrase nouvelle. Mais dans les deux chapitres +suivants on reviendra au sujet qu'elle traite, et tout sera peut-être +éclairci.] + +Ici finissent les extraits que nous voulions donner de la Dialectique, +et aucune de ses parties, plus que ce dernier livre, n'aura prouvé +combien cette science consacrée à l'élude des procédés logiques de +l'esprit, est forcément et fréquemment entraînée à l'examen des +questions de métaphysique. On ne saurait trouver étrange que cette +nécessité se fasse sentir surtout dans les recherches sur la définition. +Qu'est-ce en effet que définir? c'est dire ce qu'est une chose. La +science de la définition est donc l'art de dire ce que sont les choses, +et comme l'art de le dire est celui de l'enseigner, c'est apparemment +aussi celui de le savoir. Apprendre à définir, c'est donc finalement +apprendre à connaître les choses; et cette partie de la logique est +l'introduction à l'ontologie. S'il y a une méthode sûre pour bien +définir, il y a un procédé certain pour connaître la vérité des choses. + +D'où venait cette préférence pour la définition comme moyen de +connaître? de l'emploi presque exclusif du raisonnement dialectique. Ce +raisonnement n'est au fond que le syllogisme; or le syllogisme n'est, à +le bien prendre, que le moyen de tirer de la définition d'une chose +la définition d'une autre. Les propositions qui le composent sont des +définitions partielles ou totales, provisoires ou finales. Quand il +est général et définitif, il est (ce mot de définitif semble lui-même +l'indiquer) un procédé de définition. Si l'on remonte aux syllogismes +antérieurs, on arrive toujours à quelque proposition universelle qui +exprime qu'une chose convient à une autre, à toute cette autre, à rien +que cette autre, _omni et soli_. C'est donc une définition. Et, comme la +scolastique recourait peu à l'observation soit interne, soit externe, il +est tout simple que, suivant son procédé habituel, elle se soit +attachée à rechercher et à établir plutôt les conditions logiques de la +définition, que les méthodes les plus sûres de découvrir et de constater +la vérité, persuadée qu'elle était qu'une fois ces conditions connues, +elle n'aurait plus qu'à les appliquer, sans investigations lointaines, +sans expériences prolongées, pour faire de bonnes définitions ou pour +contrôler celles qui lui seraient présentées. Qu'était-ce pour elle, +en effet, qu'étudier une chose? c'était en chercher la place dans les +cadres de la dialectique; c'était déterminer à quelle catégorie elle +appartenait, si elle était genre le plus général ou prédicament, genre, +espèce, sous-genre, sous-espèce, espèce la plus spéciale ou individu, +si elle était mode ou nature, propre ou accident; et cela, moins en +retraçant les caractères effectifs de la chose dans la réalité, qu'en +rappelant les propositions d'Aristote, de Porphyre, ou de Boèce, où elle +avait figuré, pour faire concorder l'exposition logique de la chose avec +les assertions antérieures de l'autorité. La recherche de la vérité dans +un tel système aurait dû, pour atteindre parfaitement son but, aboutir à +un tableau dialectiquement encyclopédique de tous les objets nommés par +le langage; et ce tableau n'eût été qu'une collection méthodique de +définitions. + +Si la définition a été depuis moins pratiquée et moins prônée, c'est +qu'on a reconnu combien était artificielle et hypothétique soit cette +manière de la trouver, soit la science dont elle devenait le fondement. +On a remarqué que la définition n'était jamais que relative à la +connaissance acquise, et ne contenait de vérité qu'en proportion de ce +qu'on en savait. La définition ne donne pas la science; elle la résume +ou la rappelle, elle ne la produit pas. Sans donc y renoncer, il vaut +mieux s'enquérir, par l'étude du raisonnement comme par l'expérience +externe, par l'examen du langage comme par la recherche des citations, +par l'analyse directe de tous les caractères de l'objet à connaître +comme par la décomposition de toutes les idées qui en constituent la +notion, s'enquérir, dis-je, par tout moyen, de la vérité des choses, +sauf ensuite à régulariser et, jusqu'à un certain point, à contrôler les +connaissances acquises par l'application des formes de la dialectique. +Au nombre de ces formes est sans contredit la définition, qui n'est +elle-même que la division retournée. La définition est la synthèse dont +la division est l'analyse. + +Quoi qu'il en soit, rien de moins surprenant que la variété et +l'importance des objets et des questions auxquelles touche l'étude de +la définition. Ce qu'on vient de dire prouve que par la nature même des +choses cette étude était infinie, puisqu'elle n'était rien moins que la +clef de la science universelle. Aussi, à travers beaucoup de subtilités +oiseuses, avons-nous vu, sous la main d'Abélard, l'étude de la division +et de la définition amener dans son cours une théorie ontologique de la +nature de l'âme, une théorie psychologique de ses facultés, des vues sur +la nature de Dieu, sur celle de l'homme, sur le langage en général et +sur les langues, des recherches sur la vraie nature des accidents, et +avant tout et sans cesse sur la substance et les modes, conséquemment +sur le problème continuel et capital des universaux. Par les lumières +que l'analyse de cette cinquième partie de la Dialectique a jetées sur +ces diverses questions, elle peut être vraiment considérée comme la +transition aux ouvrages qu'il nous reste à faire connaître. Elle +nous conduit à l'examen plus direct des opinions psychologiques et +ontologiques de notre auteur; et elle nous montre en même temps comment +la dialectique, science purement abstraite, devient une science +d'application. + + + +CHAPITRE VII. + +DE LA PSYCHOLOGIE D'ABÉLARD.--_De Intellectibis_. + +Lorsque l'on compare la philosophie du moyen âge et la philosophie +moderne, une première différence frappe les regards. L'une paraît +presque étrangère à l'étude des facultés de l'âme, à laquelle l'autre +semble consacrée. En d'autres termes, la psychologie passe pour une +découverte des derniers siècles. C'est en effet une vérité incontestable +que depuis deux cents ans l'étude de l'esprit humain est devenue la +condition préalable, la base, le flambeau, le premier pas de la science; +toutes ces métaphores sont justes. Mais c'est surtout cette importance, +c'est ce rôle de la psychologie dans la philosophie qui peut s'appeler +une découverte moderne; et l'on ne saurait prétendre d'une manière +absolue qu'à aucune époque l'homme ait entièrement renoncé à s'observer +lui-même, ou du moins à se faire un système quelconque sur sa nature +intérieure et sur ses moyens de connaître. 11 y a donc eu toujours une +certaine psychologie. Mais on en faisait peu d'usage; et l'on est resté +longtemps sans deviner qu'une grande partie des vérités philosophiques +ne sont accessibles que par l'observation de la conscience. Les disputes +du moyen âge, ces controverses fameuses dont le bruit retentit +dans l'histoire, roulaient sur des questions de dialectique ou de +métaphysique, et non sur la science directe de l'esprit humain. Aussi +trouvions-nous à peine dans les ouvrages déjà imprimés d'Abélard +quelques vues isolées sur les facultés de l'homme, et ne pouvions-nous +obtenir que par des inductions conjecturales et vagues une idée de sa +psychologie, jusqu'au jour où parut un petit traité qu'il nous reste à +faire connaître. + +Le titre seul est singulier, _Tractalus de Intellectibus_[555]. Il ne +serait pas aisé de le traduire du premier mot; car bien que l'ouvrage +roule sur l'intelligence humaine, cette expression _de intellectibus_ +désigne plutôt certains produits ou certaines opérations de +l'intelligence que la faculté qui les réalise. M. Cousin a raison +d'appeler l'ouvrage _un recueil de remarques sur l'entendement_; mais il +s'y agit surtout de ces actes de l'entendement désignés sous le nom de +concepts, et qu'on n'eût pas, il y a un demi-siècle, hésité à nommer des +idées. Nous n'intitulerons pourtant pas l'ouvrage _Traité des idées_; ce +titre est trop moderne; on comprendra mieux notre scrupule, lorsqu'on +aura lu les premiers mots de l'ouvrage. Ils seront le meilleur préambule +de notre analyse. + +[Note 555: _P. Abaelardi tractalus de Intellectibus_; c'est le titre +du manuscrit qui provient de la bibliothèque du Mont-Saint-Michel. M. +Cousin l'a publié dans la 4'e édition de ses _Frag. phil_., t. III, +Append., XI, p. 448 et suiv.] + +«Voulant traiter des spéculations, c'est-à-dire des concepts, nous +nous proposons, pour en faire une étude plus exacte, d'abord de les +distinguer des autres passions ou affections de l'âme, de celles du +moins qui paraissent le plus se rapprocher de leur nature; puis de les +distinguer les uns des autres par leurs différences propres, autant que +nous le jugerons nécessaire pour la science du discours. + +«Il y a cinq choses dont il convient de les isoler soigneusement: le +sens, l'imagination, l'estimation, la science, la raison[556]. + +[Note 556: «Sensus, Imaginatio, existimatio, scientia, ratio.» Cette +distribution des principales facultés de l'esprit humain ne se trouve +nulle part énoncée en termes exprès dans Boèce; du moins je ne l'y +ai pas découverte. Il est impossible cependant d'en rapporter tout +l'honneur à Abélard, d'autant que c'est à peu près la division de l'âme +que l'on trouve exposée d'une manière si remarquable dans le l. III du +_de Anima_ d'Aristote, [Grec: Listhaesis, phantasia, doxa, epistaemae, +nous]. Il serait curieux de rechercher comment et par qui cette division +avait passé dans le commerce philosophique. Car tout semble prouver +qu'Abélard ne connaissait point le _de Anima_.] + +1° Sens.--«L'intellect ou faculté de concevoir est lié avec le sens tant +par l'origine que par le nom. Par l'origine, car dès qu'un des cinq sens +atteint une chose, il nous en suggère aussitôt une certaine conception. +En voyant en effet quelque chose, en flairant, entendant, goûtant ou +touchant, nous concevons aussitôt ce que nous sentons; et il est si +vrai que la faiblesse humaine est provoquée par le sens à s'élever à +l'intelligence, que nous avons peine à donner à aucune chose la forme de +la conception, si ce n'est à la ressemblance des choses corporelles que +l'expérience des sens nous fait connaître. + +«Quant au langage, nous abusons souvent du mot de sens pour exprimer +l'intelligence; par exemple nous disons le sens des mots, au lieu +de dire le concept des mots. La vision aussi est prise souvent pour +l'intelligence tant par Aristote que par la plupart des autres[557], +peut-être parce que le sens nous paraît ressembler davantage à +l'intelligence. En effet, l'esprit se représente la chose qu'il conçoit, +d'une manière analogue à celle dont nous contemplons, comme placée +devant nous, une chose prochaine ou éloignée. + +[Note 557: Je ne vois que les représentations mentales, les +_fantaisies_ des Grecs, que Boèce propose d'appeler _visa_. (_In Porph. +a Victor., Dial._, I, p. 8.)] + +«Le sens et l'intellect étant donc réunis par l'origine et le nom, +il m'a paru nécessaire d'assigner leur différence, vu qu'ils opèrent +ensemble dans l'âme[558].» + +[Note 558: _De Intell._, p. 461-462.] + +La différence, c'est que la perception d'une chose corporelle par le +sens a besoin d'un instrument corporel, c'est-à-dire que l'âme doit être +appliquée à un objet par un intermédiaire physique, comme l'oeil ou +l'oreille, tandis que l'intellect qui conçoit, c'est-à-dire la pensée +même de l'âme, n'a besoin ni de l'instrument corporel, ni même de +l'effet d'une chose réelle à concevoir, puisque l'intelligence se pose +des choses existantes ou non, corporelles ou non, soit en se rappelant +le passé, soit en prévoyant l'avenir, soit même en se figurant ce qui +n'exista jamais. + +La seconde différence, c'est que le sens n'a aucune faculté de juger +d'une chose, c'est-à-dire d'en concevoir la nature ou la propriété; +aussi est-il commun aux animaux sans raison et aux animaux raisonnables. +L'intelligence, au contraire, n'opère que par la conception rationnelle +de la nature ou de la propriété des choses, même quand elle conçoit à +faux. Aussi point d'entendement sans la raison, ou sans la faculté par +laquelle un esprit capable de discernement parvient à distinguer et à +juger les natures des choses. + +2° Raison.--Les animaux qui ont la raison ont, en langage scolastique, +la rationnalité. La science ne met entre ces deux choses qu'une +différence de degré. La seconde appartient à tous les esprits, tant des +hommes que des anges; la première, seulement à ceux qui sont capables +de discernement (_discretis_, aux personnes discrètes); quiconque peut +juger les propriétés des choses possède la rationnalité. Celui dont +le jugement, exempt des atteintes de l'âge ou des troubles de +l'organisation, s'exerce avec facilité, a seul la raison. Or la raison +est en essence la même chose que l'esprit (_animus_). La conception, ou +l'acte de l'intelligence en tant qu'elle conçoit, distincte des sens +comme de la raison, descend ou provient de celle-ci dont elle est comme +l'effet perpétuel; elle n'est donc pas la raison, quoiqu'il n'y ait pas +conception là où manque la raison. + +3° Imagination.--La conception diffère aussi de l'imagination, qui n'est +qu'un souvenir du sens, ou la faculté par laquelle l'esprit retient +l'affection du sens, en l'absence de la chose qui l'avait produite. Ce +n'est pas qu'il ne puisse y avoir en même temps dans l'âme imagination +et conception, aussi bien que conception et sens, et dans les deux cas +il y a quelque jugement; mais c'est un acte de l'intelligence, et non +pas de l'imagination et du sens. L'une se rapporte aux choses absentes, +l'autre aux choses présentes; la conception se produit pour les choses +absentes comme pour les choses présentes. Mais nous pouvons sentir les +choses sans les concevoir, autrement nous penserions toujours au ciel et +à la terre, que nous voyons toujours. Quand le sens agit, l'imagination +ne peut agir avec lui et en lui; mais dès qu'il cesse, elle le supplée. +C'est une confuse perception de l'âme aussi bien que le sens. Ce qui est +capable de sens est capable d'imagination. Les bêtes elles-mêmes n'en +sont pas dépourvues, suivant Boèce[559]. Mais n'y a-t-il imagination +qu'à la condition du sens? Abélard penche pour l'affirmative; il veut +que non-seulement les objets insensibles et incorporels ne soient que +des concepts intellectuels, mais qu'il en soit, de même des objets +corporels que l'intelligence conçoit sans les avoir présents par les +sens. Si Aristote a dit que nos conceptions n'ont jamais lieu sans +imagination[560], cela signifie, selon lui, que lorsque nous tâchons +d'atteindre et de juger la nature ou la propriété d'une chose par la +seule intelligence, l'habitude du sens, d'où naît toute connaissance +humaine, _sensus consuetudo a quo omnis humana surgit notitia_, suggère +à l'esprit par l'imagination de certaines choses auxquelles nous +n'entendons nullement penser. Voulons-nous, par exemple, ne concevoir +dans l'homme que ce qui appartient à la nature de l'humanité, +c'est-à-dire le concevoir comme _animal rationnel mortel_; beaucoup de +choses que nous avons eu l'intention d'écarter se présentent à l'âme +malgré elle par l'effet de l'imagination, comme la couleur, la longueur, +la disposition des membres, et les autres formes accidentelles du corps; +en sorte que par un effet singulier, _quod mirabile est_, lorsque je +cherche à penser à quelque chose d'incorporel, l'habitude de sentir +me force à l'imaginer corporel; ce que je conçois comme incolore, je +l'imagine nécessairement coloré. C'est que les sens sont en nous ce qui +s'éveille d'abord; leurs opérations se renouvellent sans cesse; +ensuite l'esprit s'élève à l'imagination, puis à la conception de +l'intelligence. + +[Note 559: _De Consolat. phil._, V, p. 944.] + +[Note 560: Aristote dit cela dans le Traité de l'âme et dans celui +de la Mémoire. (_De Anim._, III, VIII.--_De Mem. et Remin._, I.) Abélard +ne les connaissait pas; mais Boèce cite textuellement un passage du _de +Anima_, et c'est là qu'Abélard s'est instruit. (Boeth., _De Interp._, +ed. sec., p. 298.)] + +Toutefois, Boèce dit «qu'il est une intelligence qui appartient à bien +peu d'hommes, et à Dieu seul, laquelle dépasse tellement et le sens et +l'imagination qu'elle agit sans l'un et sans l'autre[561]; par elle, +rien ne s'offre à l'esprit que ce qui se pense et se comprend; pour +elle, point de perception confuse. Évidemment Dieu ne saurait avoir ni +sens ni imagination; son intelligence atteint et contient tout; car +comprendre, c'est savoir. Cette intelligence-là que Boèce accorde à +un petit nombre d'hommes, croyons, avec Aristote, qu'elle ne peut se +rencontrer dans cette vie, si ce n'est chez l'homme que l'excès de la +contemplation élève à la révélation divine. Et cet essor de l'âme, il +faut l'appeler science plutôt que simple intelligence, et le rapporter à +l'esprit divin plutôt qu'à l'esprit humain. L'âme qui vient de Dieu se +pénètre de Dieu, pour ainsi dire, et dans l'homme qui s'évanouit et +meurt en quelque sorte, Dieu paraît[562].» + +[Note 561: Boeth., _De Interp._, ed. sec., p. 296.] + +[Note 562: _De Intell._, p. 467. Ceci semble un souvenir du Timée +plutôt que du _de Anima_. Voyez pourtant III, V.] + +4° Estimation.--Distinguons encore l'entendement ou l'intelligence de +l'estimation et de la science. On confond quelquefois l'estimation avec +l'intelligence; car on doit estimer pour comprendre, et le mot de pensée +(_opinio_), synonyme de celui d'estimation, est quelquefois transporté +à la conception. Mais estimer, c'est croire; l'estimation est la même +chose que la créance ou la foi[563]. Comprendre, c'est apercevoir +(_speculari_) par la raison, soit que nous croyions ou non à ce que nous +apercevons. Je comprends cette proposition: _l'homme est de bois_, et je +ne la crois pas. Ainsi tout ce qu'on estime ou croit, on le comprend; +mais l'inverse n'est pas vraie. D'ailleurs il n'y a estimation que de ce +dont il y a proposition, c'est-à-dire conjonction ou division. + +[Note 563: Ce passage serait au besoin la preuve que cet ouvrage est +d'Abélard. Celle analogie de l'_estimation_ avec la foi qu'il définit +l'une par l'autre, est une opinion qu'il avait empruntée au _de Anima_ +(III, iii), et que saint Bernard lui a reprochée. Voyez dans cet ouvrage +le I. III, c. iv, et _Ab. Op., Introd._, I. I, p. 977.] + +5° Science.--La science est cette certitude de l'esprit qui se soutient +indépendamment de toute estimation ou conception. Aussi la science +persiste-t-elle dans le sommeil, et Aristote place-t-il les sciences et +les vertus, à raison de leur durée, parmi les habitudes, _habitus_[564], +plutôt que parmi les dispositions de l'esprit. + +[Note 564: L'habitude, n'est pas l'accoutumance, mais ce que l'on +a en propre comme une faculté naturelle, une _capacité_, suivant la +traduction de M. Barthélemy Saint-Hilaire. La disposition ou diathèse, +[Grec: tiùOttni], n'est qu'une affection peu durable. (_Categ._ +VIII.--_De la Logique d'Arist._, t. 1, p. 167.)] + +Maintenant, tout ce qui appartient proprement à l'intelligence, +entendement ou faculté de concevoir, ayant été séparé de tout le reste, +il faut distinguer les différents concepts entre eux. Ils sont simples +ou composés, uns ou multiples, bons (_sani_) ou mauvais (_cassi_), vrais +ou faux; en outre, il y a une distinction à faire entre le concept du +composant et celui des composés, entre le concept du divisant et celui +des divisés, ou entre la division et l'abstraction. + +Les concepts sont simples, lorsque, ainsi que les actions ou les temps +simples, ils ne se constituent pas de parties successives; les composés +sont l'inverse. Il en est de la conception comme du discours qui la +suscite, lequel est simple ou composé. Dire ou entendre: _l'homme se +promène_, c'est passer par une suite d'énonciations significatives, +celle d'_homme_, celle de _se promener_, et joindre l'une à l'autre. +Il y a là des parties successives; car une énonciation, ainsi qu'une +conception, peut rester simple et avoir des parties, si elles ne sont +pas successives. Exemples: _deux, trois, troupeau, amas, maison_. La +combinaison qui résulte de la matière et de la forme, ou bien de +parties agrégées ensemble, n'exclut pas la simplicité. Exemple: le nom +d'_homme_, qui désigne en même temps la matière, _animal_, et la forme +de la _rationnalité_ et de la _mortalité_. + +Les mêmes choses peuvent être conçues et par une conception simple et +par une conception successive. Je puis voir tantôt d'une seule et même +intuition, tantôt par succession et en plusieurs regards, trois pierres +placées devant moi. Ce que fait ici le sens, l'entendement le peut +faire. Là est la différence des conceptions exprimées par le mot +(_intellectus dictionis_) ou par l'oraison (_intellectus orationis_), +qui désignent d'ailleurs la même chose. Ainsi le nom _animal_ et sa +définition _corps animé sensible_ suggèrent la même pensée; toute la +différence, c'est que l'un donne à la fois trois choses, et l'autre +les donne successivement. Ainsi la conception donne les choses comme +jointes, ou joint les choses pour les donner. Elle est ainsi ou +simultanée ou successive. + +La différence entre les concepts de mot et les concepts d'oraison +s'applique aux concepts qui donnent les choses comme séparées ou qui +en opèrent la séparation, et qu'Abélard appelle concept des divisés +et concept divisant. _Animal_ donne un concept de choses jointes; +_non-animal_ est un nom infini ou indéterminé; il signifie la chose +_qui n'est pas animal_, laquelle donne un concept de choses divisées +(_intellectus divisorum_); et comme la définition de l'_animal_ donne un +concept de jonction, la description du _non-animal_ donne un concept de +division, proprement un concept divisant (_intellectus dividens_)[565]. + +[Note 565: _De Intell._, p. 468-473.--Tout ceci concorde avec ce qui +a été dit au chapitre précédent sur la division, la description, etc.] + +Les concepts simples ou composés sont uns, s'ils consistent dans une +seule jonction, ou dans une seule division ou disjonction; autrement ils +sont multiples. «La jonction, comme la division ou disjonction, est +une, lorsque l'esprit marche continûment d'un seul et même élan, et n'a +qu'une intention mentale, par laquelle il accomplit sans interruption le +cours une fois commencé d'un premier concept.» Ce langage un peu figuré +signifie qu'il y a unité dans un concept, fût-il composé de parties et +de parties successives, lorsque l'esprit le forme par un seul et même +acte, lorsqu'il n'y a du moins rien de successif dans l'opération +intellectuelle. En effet, quand même vous prendriez des choses +successives, si vous les combinez de telle sorte qu'en les parcourant +discursivement (_discurrendo_), vous posiez une seule essence; ou bien +quand, par la force d'une seule affirmation, voua assemblez et rendez +réciproquement unis des éléments divers par le lien de l'attribution, +par celui de la condition ou du temps, ou par tout autre mode; pourvu +qu'il y ait impulsion mentale unique, il y a unité de concept. Quand je +prononce continûment _animal raisonnable_, l'auditeur conçoit _animal_ +et _rationnalité_ comme une seule chose, il en fait un tout; et +semblablement, quand je dis _animal non-raisonnable_. Peu importe +d'ailleurs que la chose soit réellement ou non comme elle est conçue; +le concept n'en existe pas moins. _Caillou raisonnable_ et _chimère +blanche_ sont des concepts uns, comme _animal raisonnable_ et _homme +blanc_. Cette unité se trouve même dans les propositions transitives, +et dans celles dont les termes sont liés par le cas oblique. Dans le +concept, _la maison de Socrate_, il y a unité comme dans celui-ci, +_maison socratique_. Dans un seul concept peuvent se faire plusieurs +jonctions, plusieurs divisions. Mais l'unité de concept disparaît avec +la continuité de l'acte. Les concepts sont bons (_sani_), lorsque par +eux nous entendons les choses comme elles sont; autrement, ils sont +mauvais (_cassi_), et on les appelle opinions plutôt que concepts. +«L'opinion, dit Aristote, est la pensée de ce qui n'est pas, plutôt que +de ce qui est.[566]» Suivant lui, les concepts sont bons, lorsqu'ils +ressemblent aux choses. Le concept d'_homme_ serait, comme le concept de +la _chimère_, un concept vain et mauvais, s'il n'y avait pas d'homme du +tout. + +[Note 566: Abélard altère un peu la pensée d'Aristote et la +transforme en proposition générale. Aristote dit seulement que, bien +que ce qui n'est pas puisse être pensé (_opinabile_), il n'en faut pas +conclure que ce qui n'est pas soit quelque chose, puisque cette pensée +ou opination, _opinatio_, est, non qu'il est, mais qu'il n'est pas. Tel +est le sens de la version do Boèce qu'Abélard avait apparemment sous les +yeux (_De Interp_., ed. sec., I. V, p. 423). Dans le texte grec, il y a +littéralement: «Le non-être, parce qu'il est _pensable_ (_opinabile_), +n'est pas pour cela dit avec vérité être quelque chose de réel, _ens +quiddam_, puisque nous ne pensons pas qu'il soit, mais qu'il n'est pas.» +(_Hermen_., XI.) Au reste, si l'on voulait approfondir toute cette +partie de la logique d'Abélard, il faudrait se reporter à sa +Dialectique; là, à l'occasion de la proposition et du prédicat, il +expose sous une autre forme une partie des idées que nous retrouvons +ici. (_Dial_., p. 237-251.)] + +La vérité et la fausseté né s'appliquent qu'aux concepts composés, soit +qu'ils joignent, soit qu'ils divisent, c'est-à-dire soit affirmatifs, +soit négatifs. Car il faut qu'il y ait possibilité de délibération ou de +jugement, pour que les concepts soient vrais ou faux. On juge suivant le +concept ou par le concept; et le concept par lequel on juge n'est pas la +même chose que le concept suivant lequel on juge; le concept par lequel +on juge, c'est-à-dire la conception du jugement, n'est que l'opération +par laquelle nous concevons une jonction ou une division d'où résulte +un jugement. Le concept suivant lequel (_secundum quem_) on juge, +c'est-à-dire le concept qui est la base du jugement, est cette partie +du concept total du jugement dans laquelle réside toute la force du +jugement; tels sont les concepts des prédicats. Le sujet n'est posé que +pour recevoir la chose que nous voulons lui assigner par jugement; mais +le prédicat est posé _pour dénoter l'état auquel nous voulons que la +chose soit rapportée par jugement_[567]; c'est-à-dire, en langage moins +technique, pour assigner une chose à une autre en vertu d'un certain +rapport. Le sujet est le terme posé en premier concept, et auquel est +substituée la chose que le jugement y joint ou en sépare; le prédicat +est dit du sujet, non le sujet du prédicat. La force de la proposition +étant dans ce qui _est dit_, toute la vertu de l'acte intellectuel qui +juge ou de la conception de jugement est dans le concept du terme qui +_est dit_ ou du prédicat. + +[Note 567: «Ad denotandum statum secundum quem eam deliberari +volumus.» (p. 477.)] + +Le concept divisant est le concept de négation. Il sépare quelque chose +de quelque chose: _un homme n'est pas un cheval, celui qui est +debout n'est pas assis_. Le concept de disjonction est un concept +d'affirmation; il ne sépare pas les choses; mais de plusieurs +conceptions de l'esprit, il en constitue une: _quelque chose est +homme ou cheval, sain ou malade_, etc. Les propositions disjonctives +hypothétiques sont des concepts de disjonction. + +Tout concept qui donne la chose comme elle est, est-il bon? Tout concept +qui donne la chose comme elle n'est pas, est-il mauvais? L'affirmative +paraît vraie; cependant tout concept obtenu par abstraction, _omnis per +abstractionem habitus intellectus_, donne la chose autrement qu'elle +n'est. A peine existe-t-il un concept d'une chose non sujette aux sens, +qui ne la donne pas à quelques égards autrement qu'elle n'est. + +«Les concepts par abstraction sont ceux dans lesquels une nature d'une +certaine forme, est prise indépendamment de la matière qui lui sert +de sujet, ou bien dans lesquels une nature quelconque est pensée +indifféremment, sans distinction d'aucun des individus auxquels elle +appartient. Par exemple, je prends _la couleur d'un corps_ ou _la +science d'une âme_ dans ce qu'elle a de propre, c'est-à-dire en tant que +qualité; j'abstrais en quelque sorte les formes des sujets substantiels, +pour les considérer en elles-mêmes, en leur propre nature, et sans +faire attention aux sujets qui leur sont unis. Si je considère ainsi +indifféremment la nature humaine qui est en chaque homme, sans faire +attention à la distinction personnelle d'aucun homme en particulier, je +conçois simplement l'homme en tant qu'homme, c'est-à-dire comme +animal rationnel mortel, et non comme tel ou tel homme, et j'abstrais +l'universel des sujets individuels. L'abstraction consiste donc à isoler +les supérieurs des inférieurs, les universaux des individuels, leurs +sujets de prédication, et les formes des matières, leurs sujets de +fondation. La soustraction (_subtractio_) sera le contraire. Elle +a lieu, quand l'intelligence soustrait le sujet de ce qui lui est +attribué, et le considère en lui-même; par exemple, lorsqu'elle +s'efforce de concevoir, indépendamment d'aucune forme, la nature +d'un sujet essentiel. Dans les deux cas, le concept qui abstrait ou +soustrait, donne la chose autrement qu'elle n'est, puisque la chose qui +n'existe que réunie y est conçue séparément.» + +Or comme personne, en voulant penser une chose, n'est capable de la +penser dans toutes ses essences ou propriétés, mais seulement en +quelques-unes d'entre elles, l'esprit est forcé de concevoir la chose +autrement qu'elle n'est. Ainsi _ce corps_ est _corps, homme, blanc, +chaud_, et mille autres choses. Cependant, considéré en tant que corps, +il est conçu séparément de toutes ces choses, c'est-à-dire autre qu'il +n'est en effet. Le concept de corps, indépendamment de toute forme ou +qualité, est celui d'une nature quelconque prise comme universelle, +c'est-à-dire indifféremment ou sans application à aucun individu. Or +ce corps pur n'existe nulle part ainsi; rien dans la nature n'existe +indifféremment, d'une manière indéterminée. Toute chose est +individuellement distincte, une numériquement. La substance corporelle +dans ce corps, qu'est-elle autre chose que ce corps lui-même? La nature +humaine dans cet homme, dans Socrate, qu'est-elle autre chose que +Socrate même? + +Quant aux choses absentes, insensibles, incorporelles, qui peut les +connaître comme elles sont? Qui ne les conçoit autrement qu'elles ne +sont? Représentez-vous, quand elle est absente, la chose que vous avez +vue; plus tard, vous la trouverez tout autre sous plus d'un rapport que +vous ne vous l'êtes représentée. Qui ne conçoit les choses incorporelles +à l'image des corporelles, et qui, pensant à Dieu ou à l'esprit, +n'imagine pas l'un ou l'autre avec quelque forme, ou quelque habitude +corporelle, quoique Dieu ni l'esprit n'en ait aucune? Qui ne conçoit les +esprits comme circonscrits localement, composés, colorés, investis +de modes propres aux corps, et cela, parce que toute la connaissance +humaine vient des sens? + +Or, si l'expérience des sens nous pousse à figurer ainsi nos idées, et +si tout concept d'une chose dans un autre état que son état réel, doit +être tenu pour vain et mauvais, quelle conception humaine ne doit pas +être condamnée? + +Passons à l'autre partie de la question. Tout concept qui donne la +chose comme elle est, doit-il être tenu pour bon? cela ne paraît pas +contestable. Cependant, concevoir qu'_un homme est un âne_, n'est pas un +concept faux, si l'on entend, par exemple, que l'_homme est un animal_ +comme l'âne. Qu'est-ce donc que ce concept faux, qui donne la chose +comme elle est? Comment admettre que la vérité et la fausseté, formes +contradictoires des concepts, se réunissent dans le même concept, ou +soient combinées dans le même acte d'un même esprit indivisible? + +En définitive, _concevoir une chose autrement qu'elle n'est_, peut +vouloir dire--ou que le mode de conception diffère du mode d'existence, +par exemple qu'on la conçoit séparée, quoiqu'elle ne le soit pas, pure, +quoiqu'elle soit mixte;--ou bien que la chose est conçue comme existant +dans un état, avec un mode autre que l'état ou le mode réel.--Dans le +premier cas, _autrement_ se rapporte à _concevoir_; dans le second, il +se rapporte au verbe exprimé ou sous-entendu dans la conception. Dans +le premier cas, la chose est _autrement conçue_ qu'elle n'est dans la +réalité, et la conception n'est pas vaine pour cela. Dans le second, la +chose est conçue comme _étant autrement_ qu'elle n'est, et c'est une +vaine conception. + +De même, cette proposition: «Le concept est juste et valable, quand la +chose est conçue _comme elle est_,» n'est une proposition vraie, que +si l'on ajoute _comme elle est dans le sens où elle est conçue_. Tout +dépend de ce que l'esprit entend, quand il conçoit. Suivant le sens +qu'il attache à ce qu'il affirme, un même concept peut être vrai et faux +en même temps. C'est le cas de tout concept qui peut être ramené à la +forme d'une proposition hypothétique. Par exemple, _l'homme est un âne_, +peut être ramené à cette forme: _Si l'on entend que l'homme est un +animal comme l'âne, l'homme est un âne_. Tel est l'exemple fameux: _Si +Socrate est une pierre. Socrate est une perle_[568]. + +[Note 568: Toutes ces distinctions, ainsi que tout ce qui, dans le +_de Intellectibus_, appartient plus à la logique qu'à la psychologie, +ont été traitées plus complétement dans la Dialectique. (Part. II, p. +237-251.)] + +La conception d'une proposition n'est pas le simple acte intellectuel +qu'on nomme concept, mais celui dans lequel une vue de l'esprit et une +notion qui la développe et l'explique s'unissent et forment un tout. +Ce qu'Abélard appelle _intellectus_, est proprement l'idée, selon la +plupart des philosophes modernes. Seulement, il ne réduit pas l'idée à +la simple perception; le concept n'est pas uniquement la chose en tant +que pensée; c'est la pensée qui en donne une connaissance déterminée. +Constituer un concept revient au même que signifier ou énoncer qu'une +chose est. Cependant il ne faudrait pas en conclure que le fait de +signifier une chose constitue un concept de la chose. Car chaque mot en +particulier signifie et le concept et la chose, ce qui ne veut pas dire +qu'il signifie une signification ni qu'un concept constitue un autre +concept. La signification rend le concept qu'elle suppose[569]. + +[Note 569: _De Intell_., p. 475-497.] + +A part les formes de la dialectique, on doit reconnaître ici la théorie +tant répétée de la formation des idées. La sensation, l'imagination, le +concept (tant simple que composé, tant un que multiple), le jugement, le +concept exprimé ou le terme, le jugement exprimé ou la proposition, la +vérité ou la fausseté des concepts et des jugements, c'est bien là le +sujet et l'ordre habituel des psychologies élémentaires. Il ne faut pas +s'étonner de retrouver ici des notions si familières aux modernes; ce +n'est pas qu'Abélard les ait devancés, c'est qu'il a puisé à la même +source; le fond de tout cela est dans Aristote[570]. + +[Note 570: Toutefois ce n'est pas Aristote même qu'il a consulté. Il +a suivi Boèce, et il l'a rendu plus rigoureux et plus méthodique. (_In +Porph._, I, p. 54. et _De Interp._, ed. sec., _passim._)] + +Quelle est la signification ou quel est le concept des mots universels? +quelles choses signifient-ils, ou quelles choses sont comprises en +eux? Lorsque j'entends le nom _homme_, nom commun à plusieurs choses +auxquelles il convient également, quelle chose entend mon esprit? c'est +l'homme en lui-même, doit-on répondre. Mais tout _homme_ est celui-ci, +celui-là ou tout autre. La sensation, nous dit-on, ne donne jamais que +tel _homme_ déterminé, et raisonnant de l'entendement comme du sens, on +affirme que le concept d'_homme_ ne peut être que le concept d'un homme +déterminé: _homme_ équivaut à _un certain homme_. Il faut répondre que +concevoir l'homme, c'est concevoir la nature humaine, c'est-à-dire un +animal de telle qualité. Lors donc qu'on objecte que _tout homme_ étant +celui-ci ou celui-là, concevoir l'_homme_, c'est concevoir celui-ci ou +tel autre, le syllogisme n'est pas régulier. Il faudrait dire que _tout +concept de l'homme_ est le concept de celui-ci ou de celui-là; alors le +moyen terme serait mieux maintenu, et la conjonction des extrêmes se +ferait en règle; mais l'assomption serait fausse. Quand je dis _une +cape[571] est désirée par moi_, ce qui revient à dire _je désire une +cape_; quoique toute _cape_ soit celle-ci ou celle-là, il ne s'ensuit +pas que je désire celle-ci ou celle-là. Mais si je disais: _Je désire +une cape, et quiconque désire une cape désire celle-ci ou celle-là_, +l'argumentation serait juste et la conclusion légitime. De même, on peut +dire: _Si j'ai la sensation d'un homme, tout homme étant tel ou tel +homme, j'ai la sensation de tel ou tel homme_; mais il ne s'ensuit +nullement ce qu'on en veut conclure. Qu'il soit de la nature du sens +de ne pouvoir s'exercer que sur une chose existante déterminée, qu'en +conséquence la sensation d'homme ne puisse être que la sensation causée +par cet homme-ci ou cet homme-là, accordez-le; mais l'entendement n'a +pas, comme le sens, besoin pour agir d'une chose réelle, puisqu'il +s'applique aux choses passées, futures, qui n'ont jamais été, qui ne +seront jamais. Pour penser à l'homme, pour avoir un concept dans lequel +entre l'idée de la nature humaine, il n'est donc pas nécessaire d'avoir +présent à l'esprit tel ou tel homme déterminé. La nature humaine peut +être l'objet de concepts innombrables, comme ce concept simple du nom +spécial d'_homme_ ou de l'_homme_ pris comme espèce, aussi bien que de +l'_homme blanc_, de l'_homme assis_, que sais-je? de l'_homme cornu_, +qui n'existe pas; en un mot, comme toutes les conceptions dans +lesquelles entre la nature humaine, soit avec la distinction d'une +personne déterminée comme Socrate, soit indifféremment ou sans aucune +détermination personnelle. + +[Note 571: _Capa_, espèce de capuchon, _bardocucullus_.] + +Abélard énonce ici brièvement certaines objections, mais à peine +indique-t-il à quoi elles tendent, et pourquoi il est intéressant de les +lever. Sous leur forme technique, leur importance échappe, et le texte +de cet ouvrage ressemble à un sommaire de principes et d'arguments, +applicables à des controverses usuelles, à des questions connues, et que +devaient éclaircir ou développer, soit l'interprétation orale, soit +au moins l'intelligence du lecteur, déjà familiarisé avec ce dont il +s'agissait[572]. Essayons de suppléer à l'une et à l'autre. + +[Note 572: _De Intel._, p. 487-492.] + +Il s'agit de savoir ce que signifient les noms des universaux, ou quels +sont les objets des conceptions générales ou spéciales. Abélard vient +de dire que ces noms désignent des conceptions universelles, et que +celles-ci, pour être valables et vraies, n'ont pas besoin de se +rapporter à des objets sensibles et déterminés, parce qu'elles +sont l'oeuvre de l'intelligence et non de la sensibilité. C'est +la sensibilité qui veut des objets certains, réels, individuels; +l'intelligence procède autrement, puisqu'elle conçoit ce qui est absent, +insensible, indéterminé, ce qui n'est pas. Les conceptions générales ne +sont donc pas nécessairement de purs mots, mais peuvent être de vraies +conceptions, quoiqu'elles ne se rapportent pas à des objets individuels. +A cela on aura trouvé une forte objection, si l'on démontre qu'il y a +des mots, ressemblant à des noms de conceptions, qui ne désignent ni des +conceptions réelles, ni des conceptions possibles; ce ne seront que des +semblants de conceptions; ces conceptions n'en auront que le nom; il +faudra bien reconnaître que tout nom ne suppose pas un concept, et le +nominalisme aura gagné un premier point fort important. + +Ainsi, par exemple, je dis _tout homme_, et cependant je ne conçois pas +actuellement _tout homme_, car il faudrait concevoir _tous les hommes_, +et cela est impossible; on peut donc nommer une conception sans l'avoir. +Semblablement, de deux je dis que l'_un court_, et comme je ne sais +lequel, ni peut-être même de quel être il s'agit, je n'ai point la +conception de ce que je dis. A plus forte raison, ne puis-je avoir la +conception de la _chimère blanche_ ou simplement de la _chimère_, ni du +_non-intelligible_ ou _non-concevable_. Puis donc que je prononce ces +mots comme des conceptions et que j'en raisonne, et qu'en réalité je ne +les comprends pas, il suit que ce ne sont que des mots. Qu'est-ce que +des concepts qui ne sont pas conçus, des produits de l'entendement qui +ne sont pas entendus, de l'intellectuel sans intelligence? Ainsi les +concepts, autres que ceux qui correspondent à des choses individuelles, +ne sont pas même des idées, ce ne sont que des noms. + +Abélard répond en expliquant dans quel sens on conçoit les diverses +propositions opposées comme des difficultés. Concevoir _tout homme_, +c'est, selon lui, concevoir, non-seulement l'oraison _tout homme_, mais +_un homme quelconque_, ou quiconque a la nature humaine. Ce n'est pas +tel ou tel homme, Socrate ou Platon, quoique tel ou tel homme, Socrate +ou Platon, soit compris sous le concept de _tout homme_. C'est la +conception de la nature humaine, sans détermination individuelle; +et cette conception comprend tous les individus, quoique aucune +intelligence ne suffise à les considérer tous individuellement et en +même temps. Dire _l'un de ces deux court_, c'est concevoir l'une ou +l'autre de ces deux choses vraies, savoir ou qu'_il y en a un qui +court_, ou que _c'est celui-ci_ et non _celui-là qui court_, et l'on +ne peut dire que ce concept ne se rapporte à rien de réel. Quant à _la +chimère_, elle n'est pas réelle, et elle est conçue comme n'étant pas +réelle. Ce qui n'empêche pas de concevoir que, si elle était réelle et +qu'elle fût blanche, elle serait blanche; et dans ce cas, il y +aurait lieu à cette proposition, _elle est blanche_. Quant au +_non-intelligible_, c'est un attribut général qui, en tant que général, +peut être conçu, quoique une chose particulière non-intelligible fût +précisément ce qui ne peut être conçu. Autre est de concevoir qu'une +chose est inconcevable, autre de concevoir une chose inconcevable. Ainsi +les exemples cités ne prouvent pas que certains mots, désignant des +idées qui ne représentent rien de sensible ou de déterminé, ne soient +que des mots, et ne signifient ni choses ni idées, c'est-à-dire ne +signifient rien. Ils ne prouvent pas davantage que, pour ne représenter +directement rien de déterminé ni de sensible, des idées soient vaines et +fausses, et par conséquent, on ne peut conclure des exemples cités, à +la vanité, à la fausseté, à la nullité des conceptions générales +quelconques. + +Nous avons évidemment ici l'argumentation et la réfutation du +nominalisme. Abélard ne le dit pas en termes exprès, mais il le fait +comprendre, et en posant les exemples ci-dessus comme des difficultés, +il nous fait connaître, sans aucun doute, quelques-unes des objections +de Roscelin ou de ses partisans. Nous apprenons ainsi à quel point +le nominalisme différait du conceptualisme. Le premier ne niait pas +seulement les essences générales, mais les conceptions générales et +abstraites; il ne laissait aux genres, aux espèces, aux êtres de raison, +pas même une place dans l'esprit. Il était absolu. Cela nous explique +comment le conceptualisme, qu'on est souvent porté à confondre avec le +nominalisme, s'élevait alors à l'importance d'une doctrine positive, +distincte, déterminée. C'était un intermédiaire réel entre le réalisme +et le nominalisme. Le premier disait que les universaux étaient +non-seulement des idées et des mots, mais des réalités; le +conceptualisme, qu'ils n'étaient pas des réalités, mais des idées et des +mots; le nominalisme, qu'ils n'étaient ni des réalités, ni des idées, +mais des noms. Le fond du nominalisme était donc que nous n'avons +d'idées que des objets sensibles. La psychologie se réduisait donc à +la sensation et à la mémoire, pour toutes facultés fondamentales. +L'intelligence, purement passive, faculté à la suite de la sensation et +de la mémoire, se bornait à concevoir leurs objets, c'est-à-dire à la +simple représentation. Il ne lui restait en propre que je ne sais quelle +activité vaine qui se produisait dans le langage, lequel débordait +nécessairement la réalité et la pensée. Les langues étaient pleines de +fictions gratuites. On voit comment le nominalisme se ramenait à un +étroit sensualisme. + +Abélard, quoiqu'il fût de l'école d'Aristote, et qu'il adoptât par +conséquent quelques-uns des principes du sensualisme, entendait les +choses plus largement, et s'il ne s'affranchissait pas de quelques-unes +des conséquences de ces principes avec la même hardiesse que son maître, +cependant il ne peut être confondu avec les sectateurs de cette étroite +doctrine. Il disait bien que toute connaissance _surgit des sens_[573]. +Il admettait bien qu'il n'y a dans la nature que des choses déterminées, +que les réalités sont toutes individuelles; il croyait donc que +les genres et les espèces ne sont pas réels en eux-mêmes. Mais si +l'intelligence est instruite, excitée par les sens, si les sensations +suscitent des concepts[574], cependant l'intelligence est distincte +des sens; elle en est profondément différente; elle l'est même de +l'imagination, qui n'est que la faculté de se représenter les choses +sensibles. La sensation, l'imagination, tout cela n'est que perception +confuse. L'intelligence a des perceptions plus distinctes ou plutôt des +conceptions (concepts, intellects, idées), qui sont de plus en plus +indépendantes, de plus en plus dégagées des perceptions sensibles et +imaginatives; et elle peut même arriver très-près de l'état d'une +intelligence pure, qui comprend par elle-même et directement, à la +manière de l'intelligence divine. Or, elle a cette puissance à deux +conditions, c'est non-seulement de changer en idées les perceptions +sensibles, mais de se faire des idées, dont l'objet n'a pas été senti, +dont l'objet ne peut l'être, dont l'objet même n'existe pas. En d'autres +termes, l'intelligence a des idées sensibles ou de représentation, et +des idées purement intelligibles ou intellectuelles, savoir celles +des choses invisibles, celles des choses inconnues, celles des choses +universelles, celles des choses abstraites. Ainsi, l'homme est +non-seulement en communication avec la nature physique, mais il +l'excède; il est naturellement métaphysicien; voilà l'homme d'Abélard et +d'Aristote. + +[Note 573: _De Intell._, p. 466 et 482.] + +[Note 574: _Id._, p. 462.] + +On voit que le conceptualisme, quoique venu à l'occasion d'une question +logique, est une psychologie. Cette psychologie est sommaire, succincte, +incomplète, je le veux; elle n'est pas inattaquable, j'en conviens +encore. Mais elle ne donne pas une trop mesquine idée de l'esprit +humain; elle est loin de limiter trop étroitement sa portée ni ses +forces. On peut la trouver hésitante, obscure, fautive sur la question +ontologique; elle ne jette sur la réalité qu'un regard de passage, et +peut-être ignore-t-elle les rapports mystérieux et certains qui unissent +le monde des idées avec le monde des choses. Mais les philosophies qui +peuvent lui en faire un reproche, ne sont pas fort nombreuses. Platon +n'avait pas réussi à persuader Aristote, et le néo-platonisme n'a rien +fondé. Chez les modernes, Locke et Reid n'en savent pas beaucoup plus +qu'Abélard; Kant en sait plus, mais il doute davantage. Quelques mots +de Descartes et de Leibnitz composent tout ce que nous avons gagné +sur l'antiquité. Aucune doctrine formelle, complètement développée, +définitivement reconnue, n'a encore réalisé le modèle difficile d'une +ontologie philosophique. Spinoza n'a laissé qu'un exemple redouté. +Peut-être Hegel n'a-t-il rien fait de plus. L'avenir jugera la tentative +créatrice de Schelling. Rien de lui n'est encore assuré que la gloire de +son nom. + +Quoi qu'il en soit, vous venez de voir ici par l'exemple le plus +éclatant, comment une simple question de dialectique contenait ou +engendrait les plus hautes questions de métaphysique, et comment les +scolastiques pouvaient être conduits par la spécialité de leur art aux +grandes généralités de la science. L'art des scolastiques est celui de +décomposer le langage et le raisonnement. L'analyse des éléments de la +proposition les mène ou plutôt les oblige à rechercher quelles sont nos +diverses idées, comment nous les formons, quels sont les divers rapports +des êtres, leurs modes, leurs natures, leurs essences. Qu'y a-t-il au +delà? où sont de plus grandes, de plus fondamentales questions? Mais la +manière de les traiter est singulière; elle ne va pas droit au fond des +choses; elle les aborde obliquement, d'une façon détournée, incidente, +et à propos des questions logiques. La logique donne une certaine +définition de la substance, une certaine énumération des catégories; +comme introduction à cette double connaissance, on doit connaître la +définition de certains attributs des choses, qui constituent entre +autres les genres et les espèces; comment cette définition, une fois +donnée, concorde-t-elle avec celles de la substance et des diverses +catégories? De là plusieurs difficultés. Quelles sont ces difficultés? +elles portent toutes sur l'application de certaines règles logiques à +certaines propositions. Et comment cherche-t-on à les résoudre? par des +distinctions destinées à mieux fixer le sens de ces règles et celui de +ces propositions, en un mot, par de nouvelles recherches logiques. Et +c'est ainsi, c'est indirectement, artificiellement pour ainsi dire, +qu'en réussissant à éclaircir et à raccorder les différents principes +de la dialectique, on aborde et l'on résout les problèmes tant de la +formation des idées que de la constitution des êtres. + +Ainsi se manifeste l'importance générale et la singularité particulière +de la controverse des universaux. Nous en jugerons mieux en étudiant +avec détail l'ouvrage qu'Abélard lui a spécialement consacré. + + + + +FIN DU TOME PREMIER. + + + + + +TABLE. + + * * * * * + +PRÉFACE + +PREUVES ET AUTORITÉS DE L'HISTOIRE D'ABÉLARD + +LIVRE 1er.--VIE D'ABÉLARD + +LIVRE II.--DE LA PHILOSOPHIE D'ABÉLARD + +CHAPITRE 1er.--De la Philosophie scolastique en général + +CHAP. II.--De la Scolastique aux XIIe siècle, et de la question des +universaux. + +CHAP. III.--De la logique d'Abélard.--_Dialectica_, première partie, ou +des catégories et de l'interprétation. + +CHAP. IV.--Suite de la logique d'Abélard.--_Dialectica_, deuxième +partie, ou les premiers analytiques.--Des futurs contingents. + +CHAP. V.--Suite de la logique d'Abélard.--_Dialectica_, troisième +partie, ou les Topiques.--De la substance et de la cause. + +CHAP. VI.--Suite de la logique d'Abélard.--_Dialectica_, quatrième et +cinquième parties, ou les seconds analytiques et le livre de la division +et de la définition. + +CHAP. VII.--De la psychologie d'Abélard.--_De Intellectibus_. + + +FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Abélard, Tome I., by Charles de Rémusat + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ABÉLARD, TOME I. *** + +***** This file should be named 12829-8.txt or 12829-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/2/8/2/12829/ + +Produced by Robert Connal, Renald Levesque and the Online Distributed +Proofreading Team; From images generously made available by gallica +(Bibliothèque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Abélard, Tome I. + +Author: Charles de Rémusat + +Release Date: July 6, 2004 [EBook #12829] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ABÉLARD, TOME I. *** + + + + +Produced by Robert Connal, Renald Levesque and the Online Distributed +Proofreading Team; From images generously made available by gallica +(Bibliothèque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr. + + + + + + +</pre> + + + + +<h1>ABÉLARD</h1> + +<h5>PAR</h5> + +<h3>CHARLES DE RÉMUSAT.</h3> + +<h4>1845</h4> + +<br><br> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i2">Spero equidem quod gloriam eorum</p> +<p>qui nunc sunt posteritas celebrabit.</p> + </div><div class="stanza"> +<p class="i6">Jean de SALISBURY, disciple d'Abélard.</p> +<p class="i10"> <i>Metalogicus in prologo</i>.</p> + </div> </div> + +<br><br> + +<h2>TOME PREMIER</h2> + +<br><br> + + +<h3>PRÉFACE.</h3> + + +<p>On se propose dans cet ouvrage de faire connaître +la vie, le caractère, les écrits et les opinions d'Abélard, +et de recueillir tout ce qu'il est utile de savoir +pour marquer sa place dans l'histoire de l'esprit +humain.</p> + +<p>Abélard est moins connu qu'il n'est célèbre, et sa +renommée semble romanesque plutôt qu'historique. +On sait vaguement qu'il fut un professeur, un philosophe, +un théologien, qu'il se fit une grande réputation +dans les écoles du moyen âge, et qu'il exerça +une puissante influence sur les études et les idées +de son temps. Mais dans quel sens dirigea-t-il les +esprits, quel était le fond de ses doctrines, quelle la +nature de son talent, quels les titres de ses ouvrages, +quel rôle joua-t-il dans les lettres et dans l'Église, +voilà ce qu'on ignore; et le vulgaire même raconte +la fatale histoire de ses amours. C'est par ce souvenir +que le nom d'Abélard est resté populaire.</p> + +<p>Peut-être à la faveur de ce souvenir, le tableau +que j'entreprends de tracer inspirera-t-il quelque +curiosité. Peut-être souhaitera-t-on de mieux connaître +l'homme dont on a si souvent entendu rappeler les aventures, +et l'amant servira-t-il à recommander +le philosophe. Moi-même, je l'avouerai, ce n'est +point par l'histoire que j'ai commencé avec lui. C'est +dans le monde de l'imagination que je l'avais cherché +d'abord, et l'étude de la philosophie n'a pas +donné naissance à cet ouvrage.</p> + +<p>Le lecteur me permettra-t-il de lui en retracer +brièvement l'histoire?</p> + +<p>Il y a quelques années qu'en réfléchissant sur +un sujet que la réflexion n'épuisera pas, sur ce +que devient la nature morale de l'homme dans les +temps où l'intelligence prévaut sur tout le reste, je +fus conduit à me demander s'il n'y aurait pas moyen +de concevoir un ouvrage où la puissance de l'esprit, +devenue supérieure à celle du caractère, serait mise +en présence des plus fortes réalités du monde social, +des épreuves de la destinée, des passions même de +l'âme. La lutte de l'esprit tout seul avec la vie tout +entière me paraissait intéressante à décrire encore +une fois, et je cherchais dans quel temps, sur quelle +scène, par quels personnages, il serait bon de la +représenter. Pour que cette peinture fût frappante +et vive, en effet, il ne me semblait pas qu'elle dût +avoir pour cadre un sujet imaginaire. Un héros idéal +qui à une époque indéterminée se mesure avec des +êtres d'invention, ne saurait offrir un exemple qui +saisisse et qui émeuve; si vraisemblable qu'on s'attache +à le faire, il paraît toujours hors du vrai, et la +situation où on le place est prise pour une combinaison +de fantaisie. La pensée morale que j'aspirais à +mettre en action, ne pouvait prendre tout son relief +et produire tout son effet que sur un fond de réalité.</p> + +<p>Je rêvais à tout cela, lorsqu'il m'arriva un de ces +hasards qui ne manquent guère aux auteurs préoccupés +d'une idée. Un jour, mes yeux s'arrêtèrent sur +l'affiche d'un théâtre où se lisait le nom que j'écris +aujourd'hui au titre de cet ouvrage. Seulement ce +nom était suivi d'un autre que la philosophie seule a +le triste courage d'en séparer. Soudain, la pensée +qui flottait dans mon esprit se fixa, pour ainsi dire; +elle s'unit au nom d'Abélard, et prit dès lors une +forme distincte: le sujet nécessaire me parut trouvé. +Et prenant dans l'histoire les faits et les situations, +dans les moeurs et dans les hommes du XIIe siècle, +les traits et les couleurs, je composai avec une sorte +d'entraînement un ouvrage en forme de roman dramatique, +qui, lui aussi, s'appelle Abélard.</p> + +<p>Quelques personnes pourront se souvenir d'en +avoir entendu parler. J'avais écrit sous l'empire +d'une sorte de passion pour mon sujet, pour mon +idée, mais avec le sentiment d'une indépendance +absolue. La science, la foi et l'amour, l'école, le +gouvernement et l'Église, j'avais essayé de tout peindre, +sans rien écarter, sans rien adoucir, sans rien +ménager, ne supposant pas même un moment qu'un +si étrange tableau pût jamais passer sous les yeux du +public. Mais qui ne connaît les faiblesses paternelles? +Quel auteur ne prend confiance dans l'ouvrage dont +la composition l'a charmé? J'ai donc un jour songé à +livrer aux périls de la publicité ce premier Abélard. +Cependant il s'agissait d'une oeuvre qui contient sans +doute une pensée sérieuse et morale, mais sous les +formes les plus libres de la réalité et de l'imagination, +où dans le cadre des moeurs grossières du XIIe siècle, +la lutte violente des croyances, des idées et des +passions est représentée avec une franchise qui peut +paraître excessive, avec un abandon qui peut blesser +les esprits sévères. C'est une de ces oeuvres enfin qui +n'ont qu'une excuse possible, celle du talent.</p> + +<p>Je me figurai quelque temps que je pourrais lui en +créer une autre; c'est alors que je conçus le projet +d'opposer l'histoire au roman, et de racheter le mensonge +par la vérité. A des fictions dramatiques, je +résolus de joindre un tableau de philosophie et de +critique où le raisonnement et l'étude prissent la +place de l'imagination. Changeant de but et de travail, +je m'occupai alors de mieux connaître l'Abélard +de la réalité, d'apprendre sa vie, de pénétrer ses +écrits, d'approfondir ses doctrines; et voilà comme +s'est fait le livre que je soumets en ce moment au +jugement du public. Destiné à servir d'accompagnement +et presque de compensation à une tentative +hasardeuse, il paraît seul aujourd'hui. Des illusions +téméraires sont à demi dissipées; une sage voix que +je voudrais écouter toujours, me conseille de renoncer +aux fictions passionnées, et de dire tristement +adieu à la muse qui les inspire:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Abi</p> +<p>Quo blandae juvenum te revocant preces.</p> + </div> </div> + +<p>Ce récit servira du moins à témoigner de mes +consciencieux efforts pour rendre cet ouvrage moins +indigne du sujet. Plus je tenais à expier en quelque +sorte une composition d'un genre moins sévère, +plus je devais tâcher de donner à celle-ci les mérites +qui dépendent de l'étude, de la patience et du travail. +Je n'ai rien négligé pour savoir tout le nécessaire, +pour ne parler qu'en connaissance de cause, +et dans la partie historique j'espère m'être approché +de la parfaite exactitude. L'étendue de mes recherches, +et plus encore la révision de quelques savants +amis m'ont donné confiance dans ma fidélité d'historien.</p> + +<p>On trouvera donc ici une biographie d'Abélard +plus complète qu'aucune autre, aussi complète peut-être +que permet de la faire l'état des monuments +connus jusqu'à ce jour. Quant à l'intérêt du récit, +il me paraît, à moi, très-vif dans les faits mêmes. +Qui sait s'il ne se sera pas évanoui sous ma main?</p> + +<p>Mais tout n'est pas histoire dans cet ouvrage. Après +la première partie, qui renferme la vie d'Abélard et +qui peut aussi donner une vue générale de son talent +et de ses idées, il me restait à faire connaître ses +écrits. A l'exception de quelques lettres sur ses malheurs, +ils sont tous philosophiques ou théologiques: +j'ai donc joint au livre premier, un livre sur la philosophie, +un livre sur la théologie d'Abélard. Cette +partie de mon travail, pour être la plus neuve, +n'était pas la plus attrayante, et j'ignore si ce n'est +point une témérité que d'avoir voulu rendre de l'intérêt +à la science si longtemps décriée sous le nom +désastreux de scolastique.</p> + +<p>A la fin du dernier siècle, une telle entreprise aurait +paru insensée. Le temps même n'est pas loin où +le courage m'aurait manqué pour l'accomplir. Mais +de nos jours, le tombeau du moyen âge a été rouvert +avec encore plus de curiosité que de respect. On s'est +plu à y contempler les grands ossements que les années +n'avaient pas détruits, à y recueillir les joyaux +grossiers ou précieux qui brillaient encore mêlés à +de froides poussières. Les monuments où ces reliques +languirent oubliées si longtemps, sont devenus +l'objet d'une admiration passionnée, comme s'ils +étaient retrouvés d'hier, et que la terre les eût jadis +enfouis dans son sein. Ne pouvant inventer le neuf, +on s'est épris du plaisir de comprendre le vieux. +L'enthousiasme du passé est venu colorer la critique, +échauffer l'érudition. A juger sévèrement notre +époque, on pourrait dire que les faits réels réveillent +seuls en elle l'imagination et qu'elle ne retourne à +la poésie que par l'histoire.</p> + +<p>A-t-il été présomptueux d'espérer que le goût +d'antiquaire qui s'attache aux moeurs, aux formes, +aux édifices des âges gothiques, s'étendrait jusqu'à +leurs idées, et qu'on aimerait à connaître la science +contemporaine de l'art qu'on admire?</p> + +<p>Il ne faut rien dissimuler, ce livre est très-sérieux. +Nous ne nous sommes point arrêté à la +surface. Rassembler en passant quelques traits de +la physionomie d'un homme et d'une époque, offrir +de rares extraits, piquants par leur singularité, +choisis à plaisir dans les débris d'une littérature a +demi barbare, aurait suffi peut-être pour donner +à quelques pages un intérêt de curiosité. Ce n'était +pas assez pour nous. Notre ambition a été de faire +connaître, avec les ouvrages d'Abélard, le fond et les +détails de ses doctrines, les procédés de son esprit, +les formes de son style, d'éclairer ainsi, à +sa lumière, toute une période encore obscure de +la vie intellectuelle de la société française. Qu'on +ne s'attende donc point à trouver seulement ici des +fragments épars de philosophie ou de théologie; +mais bien une philosophie, mais une théologie, +chacune avec ses principes, sa méthode et son langage, +chacune telle qu'un vieux passé l'a connue, +admirée, célébrée, alors que l'école était pour nos +aïeux ce que la presse est devenue pour leurs enfants. +Au lieu de présenter des considérations générales +sur l'esprit de notre philosophe, nous suivrons +cet esprit dans sa marche, nous le décrirons +dans ses monuments. Ce ne sera pas une simple +critique, mais, s'il est possible, une reproduction +du génie d'un homme. Ce sera en même temps, +si nos forces ne trahissent pas nos desseins, une +introduction utile à l'étude de la scolastique, et +par conséquent à l'histoire de l'esprit humain dans +le moyen âge.</p> + +<p>Cet ouvrage devra toute son originalité à son +exactitude, et rien n'y paraîtra nouveau que ce qui +sera scrupuleusement historique. L'intelligence et +le savoir affectaient jadis des formes si différentes +de celles qui nous semblent aujourd'hui les plus +naturelles, peut-être parce qu'elles nous sont les +plus familières; le caractère des questions, le choix +des arguments, la portée des solutions, tout est si +étrange chez les scolastiques, que la raison même, +dans leurs livres, n'est pas toujours reconnaissable, +et que le bon sens y prend quelquefois une tournure +de paradoxe. La scolastique produit aujourd'hui +l'effet d'une science en désuétude qui étonne et ne +persuade plus. Cependant, pour qui ne s'en tient +pas à l'apparence, pour qui brise l'enveloppe que +prêtaient à la pensée le goût et l'érudition du temps, +la scolastique contient dans son sein, elle offre dans +son cours et les problèmes de tous les siècles et +quelquefois les idées du nôtre. C'est que les formes +de la science peuvent varier, mais le fond est invariable +comme l'esprit humain. Les Grecs n'ont presque +rien dit à la manière des modernes, et cependant +ils ont connu tous les systèmes, toutes les +hypothèses dont les modernes se sont vantés. Je ne +sais pas même une erreur dans laquelle ils ne nous +aient devancés. Quand on lit les Dialogues de Platon, +on y voit figurer, sous des noms antiques, +Hobbes, Locke, Hume et Kant lui-même. Ainsi +chez les maîtres de la scolastique, nous reconnaissons +des Euthydème et des Protagoras, quelquefois +Démocrite, Empédocle ou Parménide, ça et +là des idées de Platon, partout le souvenir et l'imitation +d'Aristote. Sans doute le moyen âge morcelait +la philosophie; mais toutes les parties s'en tiennent +si étroitement qu'on ne peut longtemps en isoler une, +et des voies différentes y ramènent au même point. +L'esprit humain n'innove guère que dans les méthodes, +et les méthodes diversifient, mais ne détruisent +pas son identité. Les idées sur lesquelles porte la +philosophie se présentent comme d'elles-mêmes à +la réflexion. Dès que l'esprit se regarde, il les retrouve. +C'est un héritage substitué de génération en +génération, comme ces pierres précieuses qui se +perpétuent dans les familles, et dont la disposition +seule change suivant la mode et le goût des diverses +époques. Indestructibles, et inaltérables, ces +idées demeurent dans l'esprit humain comme des +symboles de l'éternelle vérité.</p> + +<p>Elles ne manquent donc à aucune grande philosophie; +et elles peuvent être découvertes sous tous +les voiles que les caprices du raisonnement leur ont +prêtés. Il est curieux et piquant parfois de les reconnaître, +malgré les déguisements dont les revêtent la +philosophie et la théologie de nos pères. Cet intérêt +nous soutenait dans la tâche ingrate de pénétrer au +fond de ces deux sciences, d'en reproduire les idées +et les expressions, de leur rendre, s'il nous était possible, +la vie et la lumière. Cette restauration était +une oeuvre assez nouvelle. Depuis quelques années, +on a bien su ressaisir avec sagacité le sens intime de +toutes les doctrines, on les a traduites avec succès +dans une langue commune, celle de la critique contemporaine. +Mais à peine a-t-on osé, dans de courts +passages, faire revivre l'enseignement original des +maîtres du passé. A peine celui qui a le premier parmi +nous entrepris de retirer la scolastique d'un oubli de +deux siècles, a-t-il osé lui rendre à certains moments +et ses formes et son style. Par le choix de notre sujet, +par l'étendue de notre travail, nous avons dû nous +jeter audacieusement dans cette oeuvre de restitution +scientifique. Nous sommes rentré dans la nuit du +moyen âge, pour y marcher le flambeau à la main. Un +historien dont la science profonde est vivifiée par une +puissante imagination, a su ranimer les sentiments +et les moeurs de la société de ces temps-là. Il a remis +sur ses pieds le Germain, le Gaulois, le Saxon, le +Normand. Ce qu'il a si habilement fait pour l'homme +moral, pour l'homme politique, serait-il chimérique +de le tenter pour l'homme intellectuel? A côté du +guerrier franc, du magistrat communal, du serf des +cités ou des champs, en face du roi, du leude et du +prêtre, reprenant à sa voix la parole et l'action, ne +pourrait-on faire revivre l'écrivain et le philosophe, +aux luttes des races opposer les combats des écoles, +aux jeux de la force, les guerres de l'esprit? Est-il +impossible de convoquer encore pour un instant les +hommes du XIXe siècle autour d'une de ces chaires +éloquentes où la raison humaine, essayant sa puissance, +bégayant des vérités timides, préparait, il y a +sept cents ans, la lointaine émancipation du monde?</p> +<br><br> + +<h3>PREUVES ET AUTORITÉS<br> + +DE<br> + +L'HISTOIRE D'ABÉLARD.</h3> +<br> + +<p>On a beaucoup écrit sur Abélard, mais on s'est beaucoup répété, +et il faut bien choisir les autorités, quand on parle de lui. Parmi celles +que nous allons citer, les unes, qui sont originales, et ce que les +anciens éditeurs appelaient <i>testimonia</i>, datent de son temps ou +viennent de ceux qui avaient pu connaître ses contemporains; les +autres sont postérieures et n'ont qu'une valeur relative à l'instruction, +à la véracité, à la sagacité de l'écrivain.</p> +<br> + + + +<h3>I.</h3> + +<h3>AUTORITÉS DU XIIe SIÈCLE ET DU SUIVANT.</h3> + + +<p>I.—<i>Historia calamitatum</i>, ou l'<i>Epistola prima</i>. Ce sont les Mémoires +de sa vie écrits par lui jusque vers l'année 1135. Cette lettre +a été donnée pour la première fois dans ses Oeuvres, par Duchesne, +qui y a joint d'excellentes notes. Le meilleur texte, bien qu'incomplet, +a été revu sur le manuscrit 2923 de la Bibliothèque Royale, et +inséré dans le Recueil des historiens des Gaules et de la France +(t. XIV, p. 278). Turlot, qui l'a reproduit en presque totalité, dit +que le manuscrit a appartenu à Pétrarque et contient des notes de +lui. (<i>Abail. et Héloïse</i>, p. 4.) La bibliothèque de Troyes possède un +manuscrit sous le n'o 802, qui a été collationné avec l'imprimé à la +demande de M. Cousin; il contient de nombreuses différences assez +peu importantes, sauf une seule qui sera indiquée.</p> + +<p>II.—Les lettres d'Héloïse et d'Abélard, souvent réimprimées et +traduites. La première traduction est celle de Jean de Meung, le manuscrit +en existe à la Bibliothèque du Roi. La première édition du +texte est celle qui fait partie des Oeuvres déjà citées: <i>Petri Abaelardi +filosofi et theologi abbatis ruyensis et Heloisae conjugis ejus primae +paracletensis abbatissae Opera, nunc primum edita ex Mss. codd. V. Illus. +Francisci Amboesii</i>, etc., in-4°. Paris, 1616. Cette édition des Oeuvres +d'Abélard, la première et la seule qui porte ce titre, est appelée +indifféremment l'édition d'Amboise ou de Duchesne; elle contient +les lettres d'Abélard et d'Héloïse, des lettres de saint Bernard, du +pape Innocent II, de Pierre le Vénérable, de Bérenger de Poitiers, +de Foulque de Deuil, etc., toutes pièces importantes pour l'histoire +d'Abélard, ainsi que plusieurs de ses ouvrages théologiques qui ne +sont encore imprimés que là. Les principaux sont: 1° le Commentaire +sur l'épître aux Romains; 2° l'Introduction à la théologie; 3° les +Sermons. Voyez sur cette édition Bayle, <i>Dict. crit</i>., art. +<i>Fr. d'Amboise</i>, et l'<i>Histoire littéraire de la France</i>, par +les bénédictins de Saint-Maur et l'Institut, t. XII, p. 149.</p> + +<p>La seconde édition complète des lettres, contenant toutes celles que +d'Amboise a données; <i>P. Abaelardi abbatis ruyensis et Heloissae abbatissae +paracletensis Epistolae, edit. cur. Ricardi Rawlinson</i>, in-8°. +Londres, 1718. Le texte a été revu avec soin, mais corrigé avec trop +de hardiesse, d'après un manuscrit d'une existence douteuse.</p> + +<p>III.—Les autres ouvrages d'Abélard, savoir:</p> + +<p><i>Petri Abaelardi Theologia christiana.—Ejusdem Expositio in Hexameron</i>. +(Durand et Martene, Thesaur. nov. anedoct., t. V, p. 1139 +et 1361.)</p> + +<p><i>Petri Abaelardi Ethica, seu liber dictus: SCITO TE IPSUM</i>. (Bernard +Pez, Thesaur. anecdot. noviss., t. III, pars II, p. 626.)</p> + +<p><i>Petri Abaelardi Dialogus inter philosophum, judaeum et christianum</i>. +(Frid. Henr. Rheinwald, Anecdot. ad histor. ecclesiast. pertin., +partie. I, Berolini, 1831.)</p> + +<p><i>Petri Abaelardi Epitome theologiae christianae</i>, (F. H. Rheinwald, +même recueil, partie II, 1835.)</p> + +<p>Ouvrages inédits d'Abélard, pour servir à l'histoire de la philosophie +scolastique en France, publiés par M. Victor Cousin. Les principaux +ouvrages sont: 1° <i>Petri Abaelardi Sic et Non</i>; 2° <i>Ejusdem Dialectica</i>; +3° <i>Ejusdem fragmentum de Generibus et Speciebus</i>. (Documents +inédits relat. à l'Hist. de France, publiés par ordre du gouvernement, +in-4°, 1836, p. 3, 173 et 507.) +<i>Petri Abaelardi tractatus de Intellectibus</i>. (Cousin, Fragm. philos. +1840, t. III, Append. XI, p. 448.)</p> + +<p>Deux préfaces inédites d'Abailard, publiées par M. Lenoble dans les +Annales de philosophie chrétienne, janvier 1844.</p> + +<p>Les poésies qui se trouvent disséminées dans divers recueils, savoir:</p> + +<p>1° l'édition des Oeuvres donnée par d'Amboise, p. 1136;</p> + +<p>2° <i>Veterum scriptorum et monumentorum amplissima Collectio</i>, t. IX, p. 1091;</p> + +<p>3° <i>Gallia Christiana</i>, t. VII, p. 595;</p> + +<p>4° <i>Les Fragments philosophiques</i> de M. Cousin, 1840, t. III, p. 440;</p> + +<p>5° <i>Spicilegium vaticanum. Beitraege zur naehern Kenntniss der +Vatikanischen Bibliothek für deutsche Poesie des Mittelalters, von Carl +Greith.</i>, Frauenfield, 1838;</p> + +<p>6° <i>Bibliothèque de l'école des Chartes</i>, t. III, 2e livr. 1842.</p> + +<p>Le dernier recueil a fait connaître les hymnes découverts dans un +manuscrit de Bruxelles, dont nous avons eu sous les yeux une copie et un +spécimen par M. Th. Oehler, et qui est intitulé: <i>P. Ab. sequentiae et +hymni per totum anni circulum in virginum monast. paraclet</i>.</p> + +<p>IV.—Les ouvrages de controverse des contemporains d'Abélard, +savoir:</p> + +<p>Les lettres de saint Bernard, <i>S. Bernardi Opera omnia</i>, édition +de Mabillon, 1690, vol. I, <i>passim</i>. Les lettres directement relatives +à Abélard se retrouvent dans le recueil de ses Oeuvres par d'Amboise.</p> + +<p>Les lettres de Pierre le Vénérable, <i>Vita S. Petri Vener. et Epistolae</i>. +(Bibliotheca cluniacensis, p. 553 et 621; édition de Duchesne avec +des notes, 1614.)</p> + +<p>La lettre de Guillaume de Saint-Thierry contre Abélard et la dissertation +annexée, <i>Disputatio adversus P. Abaelardum</i>. (Bibliotheca +patrum cistercensium, par Tissier, 1660-1669, t. IV, p. 112.)</p> + +<p>La dissertation d'un abbé anonyme (Geoffroy d'Auxerre?) contre +le même, <i>Disputatio anonymi abbatis adversus dogmata P. Abaelardi</i>. +(Même recueil, t. IV, p. 228.)</p> + +<p>La lettre de Gautier de Mortagne à Abélard, <i>Epistola Gualteri de +Mauritania, episcopi laudunensis</i>. (Spicilegium, sive Collectio veterum +aliquot scriptorum, D. Luc. d'Achery, édition de de la Barre, 1723, +t. III, p. 520.)</p> + +<p>Les lettres de Hugues Metel adressées à Innocent II, à Abélard, à +Héloïse, <i>Hugon. Metelli Epist.</i> IV, V, XVI et XVII. (Car. Lud. Hugo, +Sacr. antiquit. Monum., t. II, p. 330 et 348.)</p> + +<p>L'ouvrage de Gautier de Saint-Victor contre les théologiens dialecticiens +de son temps, écrit vers 1180, <i>Liber M. Walteri prior. S. Vict. +Parisius contra manifestas et damnatas etiam in conciliis haereses</i>, +manuscrit de l'abbaye de Saint-Victor, et dont on trouve de longs +extraits dans Duboulai. (Hist. univ. parisiens., t. II, p. 629-660.)</p> + +<p>V.—Les récits écrits par les contemporains ou dans le XIIIe siècle.</p> + +<p>Les vies de saint Bernard écrites de son temps, <i>Ex vita et rebus +gestis S. Bernardi, lib. III, a Gaufrido autissiod. seu claraeval. +monach.—Epistola ejusdem ad episcopum albanensem, ex vit. +S. Bernardi</i>, ab Alano, episc. autissiod. (Recueil des historiens des +Gaules et de la France, t. XIV, p. 327, 370 et suiv.)</p> + +<p><i>Johannis Saresberensis Metalogicus</i>, lib. I, cap. I et V; lib. II, cap. X +et <i>passim</i>. Jean de Salisbury avait entendu les leçons d'Abélard et +fréquenté les principales écoles des Gaules.—<i>Ejusdem Policraticus, sive +de Nugis curialium, cui accedit Metalog.</i>, 1 vol. in-12, 1639, lib. II, +cap. XXII, et lib. VII, cap. XII. (Voyez les extraits de cet auteur dans +le Recueil des histor., t. XIV, p. 300 et suiv.)</p> + +<p><i>Otto Frisingensis, de gestis Friderici I Caesaris Augusti</i>, lib. I, +cap. XLVI, XLVII et seq. Othon, abbé de Morimond, de l'ordre de +Cîteaux, puis évêque de Frisingen (Freising, en Bavière), neveu de +l'empereur Henri V, a composé une chronique de l'empereur Frédéric +Barberousse, dont il était oncle paternel, et il y raconte la vie +et la condamnation d'Abélard, son contemporain. (1 vol. in-folio, +Basil., 1569, et Recueil des histor., t. XIII, p. 654.)</p> + +<p><i>Ex vita S. Gosvini aquicinctensis abbatis</i> lib. I, cap. IV et XVIII. +Gosvin, abbé d'Anchin, fut un des adversaires actifs d'Abélard; sa vie a +été écrite par des moines de son couvent, ses contemporains.(Recueil des +histor., t. XIV, p. 442.)</p> + +<p>Extraits de diverses chroniques composées au XIIe siècle ou dans les +suivants; les plus importants sont tirés de:</p> + +<p>1° Guillaume de Nangis, <i>Ex Chronic. Guillielm. de Nangiaco</i>. +(Recueil des histor., t. XX, p. 731, ou <i>Spicilegium</i> de d'Achery, +t. III, p. 1-6.)</p> + +<p>2° Robert d'Auxerre, <i>Ex Chronologia Roberti monach. S. Marian. +altissiod.</i> (Recueil des histor., t. XII, p. 293.)</p> + +<p>3° La Chronique d'un anonyme, <i>Ex Chronico ab initio mundi usque +ad A.C. 1160.</i> (<i>id., ibid.</i>, p. 120.) +4° Richard de Poitiers, moine de Cluni, <i>Ex Chronic. Richardi pict.</i> +(<i>id., ibid.</i>, p. 415.)</p> + +<p>5° L'appendice à la chronique de Sigebert, par Robert, <i>Ex Roberti +proemonstr. appendice ad Sigeberti chronographiam.</i> (<i>id.</i>, t. XIII, +p. 330, ou dans le recueil intitulé: Illustrium veterum scriptorum qui +rerum a Germ. gest., etc., t. I, p. 626; 2 vol. in-folio, Francfort, 1573.)</p> + +<p>6° Alberic, moine de Trois-Fontaines, <i>Ex Chronic. Alberici +Trium Fontium monachi.</i> (Recueil des histor., t. XIII, p. 700.)</p> + +<p>7° Guillaume Godelle, moine de Saint-Martial de Limoges, <i>Ex +Chronic. Willelm. Godelli, mon. S. Mart. lemov.</i> (<i>id., ibid.</i>, p. 675.)</p> + +<p><i>Vincentius Burgundus proesul bellovacensis</i>. (Bibliotheca Mundi, +4 vol. in-folio, 1624.—T. IV, <i>Specul. historial.</i>, lib. XXVII, +cap. XVII.) Vincent de Beauvais vivait au milieu du XIIIe siècle.</p> + +<p>Il y a encore dans d'autres chroniques, comme dans quelques cartulaires, +des lignes isolées où Abélard est nommé, et dont l'historien +peut faire son profit, mais qui ne méritent point d'être rappelées. Je ne +fais que mentionner un chant funèbre sur la mort d'Abélard, rapporté +par M. Carrière dans son édition allemande des lettres (voyez +ci-après, page 262), et une curieuse chanson bretonne en dialecte de +Cornouaille, où Héloïse, <i>Loiza</i>, raconte qu'instruite par son clerc, +<i>ma o'hloarek, ma dousik Abalard</i>, elle est devenue, grâce à la connaissance +des langues, une sorcière semblable aux druidesses celtiques. +(<i>Barzas-Breiz</i>, Chants populaires de la Bretagne, publiés par +M. Th. de la Villemarqué, t. I, p. 93. Paris, 1839.)</p> +<br> + + + +<h3>II.</h3> + +<h3>AUTORITÉS POSTÉRIEURES AU XIIIe SIÈCLE.</h3> + + +<p>1.—Un grand nombre d'historiens qui ne s'occupaient point spécialement +d'Abélard, ont été conduits par leur sujet à écrire sa vie ou à +en donner le sommaire, particulièrement d'après l'<i>Historia calamitatum</i> +et Othon de Frisingen.</p> + +<p>Le premier me paraît être Bertrand d'Argentré, un des plus anciens +historiens français de la Bretagne. (<i>L'Histoire de Bretaigne</i>, 1 vol. +in-fol., 1538, liv. I, chap. XIV, p. 74; liv. III, chap. CIII, p. 236 et +suiv.) C'est un court résumé de l'histoire d'Abélard, d'après Othon de +Frisingen.</p> + +<p>Pasquier a donné un abrégé de l'<i>Historia calamitatum</i>, de son +temps encore manuscrite, en y joignant quelques détails et quelques +réflexions. (<i>Les Recherches de la France</i>, liv. VI, chap. XVII, p. 587 +et suiv.; liv. IX, chap. V, VI et XXI.)</p> + +<p>Tritheme, dans son Catalogue des écrivains ecclésiastiques, insère +un article pris dans les chroniques déjà citées. (<i>De Scriptoribus ecclesiasticis, +in J. Trithemii Span. Oper. histor.</i>, in-folio, 1604, part. I, +p. 276.)</p> + +<p>Duboulai, dans son Histoire de l'Université de Paris, compose en +divers passages une biographie à peu près complète, d'après d'Amboise, +Othon de Frisingen, Jean de Salisbury, saint Bernard et ses +biographes. (<i>Coes. Egassii Buloei Historia Universitatis parisiensis</i>, +6 vol. in-folio, 1665, t. I, p. 257, 272, 349, 445; t. II, p. 8 et suiv., +53, 68, 85, 107, 157, 162, 168, 200, 242, 715, 733, 739, 753, 759 +et suiv.)</p> + +<p>Le père Gérard Dubois raconte aussi, à leurs époques, dans l'Histoire +de l'Église de Paris, les événements de la vie d'Abélard. (<i>Gerardi +Dubois aurelianensis Historia Ecclesia parisiensis</i>, 2 vol. in-folio, 1690, +t. I, lib. XI, cap. II, p. 709, etc.; cap. VII, p. 774, etc; t. II, +lib. XII, cap. VII, p. 64 et 178, etc.)</p> + +<p>Jacques Thomasius a écrit une vie d'Abélard où il y a de l'érudition +et des erreurs. (<i>Petri Abelardi vita in Hist. sapient. et stult. a Christ. +Thomasio</i>, t. 1, p. 75-142, 1693, Hal.Magdeb.)</p> + +<p>Citons encore Dupin, dans sa Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques. +(<i>Hist. des controv. et des mat. ecclésiast. traitées dans le XIIe siècle</i>, +1696, chap. VII, p. 360, etc., 392 à 412.)</p> + +<p>Le père Noël Alexandre. (<i>Natalis Alexandri Historia ecclesiastica</i>, +7 vol. in-folio, 1699, t. VI, dissertat, VII, p. 787 et seq.)</p> + +<p>L'abbé Fleury. (<i>Histoire ecclésiastique</i>, liv. LXVII et LXVIII, +p. 307, etc., p. 406, etc., p. 547, etc., du t. XIV de l'édition in-4°.)</p> + +<p>Casimir Oudin. (<i>Commentarius de scriptoribus Ecclesioe antiquis</i>, +3 vol. in-folio, 1723, t. II, sect. XII, p. 1160 et seq.)</p> + +<p>Dom Remy Ceillier. (<i>Histoire générale des auteurs sacrés et ecclésiastiques</i>, +Paris, 1729, 23 vol. in-4°, t. XXII, chap. X, p. 484-494.)</p> + +<p>Le père Longueval, jésuite. (<i>Histoire de l'Église gallicane</i>, Paris, +1730-49, 18 vol. in-4°, t. VIII, liv. XXIII, p. 350 et suiv., 414 et +suiv; t. IX, liv. XXV, p. 22 et suiv.)</p> + +<p>Dom Guy Alexis Lobineau, dans son <i>Histoire générale de Bretagne</i>, +2 vol. in-folio, 1707, t. I, liv. V, p. 139 et suiv. C'est un récit assez +complet, écrit avec modération et bienveillance, et que je regarde +comme la base des récits postérieurs.</p> + +<p>Dom Hyacinthe Morice, dans l'ouvrage qui porte le même titre; +autre récit plus sommaire et dans le même esprit. (<i>Hist. gén. de Bret</i>., +5 vol. in-folio, 1744, t. I, liv. II, p. 96 et suiv.)</p> + +<p>Baronius, et surtout son commentateur Pagi, dans ses notes. (<i>Annales +ecclesiastici</i>, 43 vol. in-folio; Lucques, 1738-57, t. XVIII. +Voyez le texte à l'an 1140 et les notes aux années 1113, 1121, 1129, +1131, 1140 et 1142.)</p> + +<p>On peut citer également l'<i>Histoire de la ville de Paris</i>, par les +pères Félibien et Lobineau (5 vol. in-folio, 1725, t. I, liv. III et IV); +l'article <i>Abélard</i> du <i>Dictionnaire universel des sciences ecclésiastiques</i>, +par le révérend père Richard (6 vol. in-folio, 1760), et le chap. II du +liv. I de l'<i>Histoire de l'Université de Paris</i>, par Crevier. (T. I, +p. 111-193, 7 vol. in-12; Paris, 1761.)</p> + +<p>Le père Niceron a publié une vie d'Abélard qui n'est guère que +l'analyse de celle de D. Gervaise. (<i>Mémoires pour servir à l'histoire +des hommes illustres dans la république des lettres</i>, 42 vol. in-12, 1729, +t. IV, p. 1 et suiv.)</p> + +<p>Mabillon, ou son continuateur Martene, donne, dans les Annales +bénédictines, une biographie par morceaux détachés qui vaut à beaucoup +d'égards les précédentes, <i>Annales ordinis S. Benedicti</i>. (6 vol. +in-folio, 1739, t. IV, lib. LXXIII, p. 63 et seq., 84 et seq., 324 et +seq., 356 et seq., 991, 1085, etc.)</p> + +<p>L'article d'Abélard, dans l'Histoire de la philosophie, de Brucker, +mérite aussi d'être lu, tant pour la critique que pour la biographie. +(<i>Jacobi Bruckeri Historia critica philosophiae</i>, 6 vol. in-4°, Lipsiae, +1766, t. III, pars II, lib. II, cap. III, sect. II, p. 716, 734, etc.)</p> + +<p>Nous ne faisons que mentionner l'histoire d'Abélard par Diderot, +dans l'article <i>Scolastique</i> de l'<i>Encyclopédie</i>.</p> + +<p>II.—Parmi les biographies proprement dites, nous citerons particulièrement:</p> + +<p><i>La Vie de Pierre Abeillard, abbé de Saint-Gildas, et celle d'Héloise, +son épouse</i>, 2 vol. in-12, 1720, par D. Gervaise (François-Armand). +Cet ouvrage est intéressant: l'auteur, quoique ancien abbé de la +Trappe, est un apologiste enthousiaste; le récit est fait avec soin, +même avec assez d'exactitude quant aux faits essentiels, mais enjolivé +de détails romanesques. Il est vrai que Gervaise a été accusé par +Saint-Simon d'avoir eu lui-même une intrigue galante avec une religieuse.</p> + +<p>L'article Abélard, dans le Dictionnaire de Moreri, dans le Dictionnaire +critique de Bayle, ainsi que les articles <i>Héloïse, Paraclet, +Foulque, Bérenger, Fr. d'Amboise</i>.</p> + +<p><i>The History of the lives of Abeillard and Heloisa</i>, by the rev. Joseph +Berington, 2 vol. in-8°, Basil, 1793. Cet ouvrage fort estimé contient, +avec une biographie étendue, une traduction et le texte des lettres +d'Héloïse et d'Abélard. Il est intéressant, mais il n'a pas été composé +d'après les autorités contemporaines, et l'auteur a pris pour +historiques tous les détails romanesques inventés par D. Gervaise.</p> + +<p><i>Abailard et Héloïse, avec un aperçu du XIIe siècle</i>, par F.C. Turlot, +1 vol. in-8°, 1822.</p> + +<p>L'article d'Abélard dans <i>l'Histoire littéraire de la France</i>, ainsi +que celui d'Héloïse. Ces articles ont été rédigés par dom Clément avec +beaucoup de soin et de critique, mais avec une sévérité qui tombe +dans l'injustice. Ils ont été réimprimés, l'Académie des inscriptions +ayant donné une nouvelle édition du volume où ils sont insérés, et +M. Daunou y a joint quelques notes. (<i>Histoire littéraire de la France</i>, +t. XII, 1830, p. 86 et suiv., p. 629 et suiv.)</p> + +<p>L'<i>Essai sur la vie et les écrits d'Abailard et d'Héloïse</i>, par madame +Guizot. (oeuvres diverses et inédites de madame Guizot, 1828, t. II, +p. 319.) L'ouvrage qui n'est pas fini est le plus remarquable pour le +fond des idées et pour les vues qu'il contient; il a été terminé par +M. Guizot et placé à la tête de l'édition <i>illustrée</i> des Lettres d'Abailard +et d'Héloïse, traduites par M. Oddoul. (2 vol. in-8°, Paris, 1839.) +Cette dernière édition renferme un assez grand nombre de pièces et +de témoignages, le spécimen d'un des manuscrits des lettres, quelques +fragments de MM. de Chateaubriand, Michelet, Quinet, etc.</p> + +<p>Les dictionnaires et recueils biographiques, qui tous en général +contiennent un article <i>Abélard</i>. Nous citerons celui de M. d'Eckstein, +dans l'<i>Encyclopédie des gens du monde</i>, t. I; celui de M.P. Leroux, dans +l'<i>Encyclopédie nouvelle</i>, t. I; celui de M. Géruzez, dans le <i>Plutarque +français</i>, t. I; M. Barrière y a donné l'article <i>Héloïse</i>.</p> + +<p>La traduction des lettres d'Héloïse et d'Abélard, par le bibliophile +Jacob, insérée dans la Bibliothèque d'élite, in-12, Paris, 1840. Cette +traduction, fort bien faite, est précédée d'une notice intéressante et +détaillée qu'on doit à M. Villenave, sous ce titre: Abélard et Héloïse, +leurs amours, leurs malheurs et leurs ouvrages.</p> + +<p>Parmi les anciennes traductions, assez peu remarquables, on ne +doit conserver que celle de Bussy-Rabutin, réimprimée avec de nombreuses +compositions poétiques sous ce titre: <i>Lettres d'Héloïse et +d'Abélard</i>, traduites librement d'après les lettres originales latines, par +le comte de Bussy-Rabutin, avec les imitations en vers par de Beauchamps, +Colardeau, etc., etc., précédées d'une nouvelle préface par +M.E. Martineault, in-12, Paris, 1841.</p> + +<p>Une biographie universelle publiée en Angleterre contient un bon +article sur Abélard, <i>The biographical Dictionary of the Society for the +diffusion of useful knowledge</i>, in-8°, t. I, London, 1842.</p> + +<p>Les Allemands se sont peu occupés d'Abélard. On cite les deux +ouvrages suivants, dont nous ne connaissons que des extraits:</p> + +<p>F. C. Schlosser, <i>Abaelard und Dulcin, oder Leben und Meinungen +eines Schwaermers und eines Philosophen</i>, in-8°, Gotha, 1807.</p> + +<p>Fessler, <i>Abaelard und Heloisa</i>, 2 vol. in-8°, Berlin, 1808.</p> + +<p><i>Abaelard und Heloise oder der Schriftsteller und der Mensch</i>, par +M. Feuerbach (Leipzig, 1844), est un mince recueil de pensées détachées +qui ne m'ont paru avoir aucun rapport avec le titre<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1"><sup>1</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" name="footnote1"></a><b>Note 1:</b><a href="#footnotetag1"> (retour) </a> Voici au vrai le sens tout allemand de ce titre. Il s'agit d'une +Comparaison entre la vie littéraire et la vie active. Je crois qu'Abélard désigne +l'une et Héloïse l'autre. C'est un recueil dont le titre revient à peu près à +ceci, <i>l'art et humanité</i>. Les deux noms propres ne se rencontrent pas +dans le cours du livre.</blockquote> + +<p><i>Abaelard und Heloise. Ihre Briefe und die Leidensgeschichte übersetzt +und eingeleitet durch eine Darstellung von Abaelards Philosophie und +seinem Kampf mit der Kirche</i>, von Moriz Carriere, in-12, Giessen, 1844. +C'est une traduction des lettres, mais l'auteur l'a fait précéder d'une +introduction qui se lit avec intérêt, et où il se montre au courant des +plus récentes publications qui concernent Abélard.</p> + +<p>III.—On trouve des renseignements sur les manuscrits d'Abélard, +sur ses ouvrages inédits, sur la publication de ceux qui sont imprimés, +dans le <i>Thésaurus</i> de Durand et Martene et dans celui de +Pez, aux lieux cités; dans Casimir Oudin (t. II, p. 1169); l'<i>Histoire +littéraire</i> (t. XII, p. 103, 129, 134 et 706); Fabricius (<i>Biblioth. lat. +med. et infim. aetat., ed. a P.J. Mansi</i>, t. V, lib. XV, p. 232 et seq.); +Olearius, (<i>Joann. Gotfr. Olearii Biblioth. scriptor. ecclesiast.</i>, t. I, +p. 2-4); le recueil intitulé: <i>Historia rei litterariae ordin. S. Benedicti</i>, +par Ziegelbauer et Legipontanus (t. I et IV); celui de Guillaume Cave, +(<i>Scriptor. ecclesiast. Historia litteraria</i>, t. II, p. 203); le Voyage littéraire +de deux bénédictins (part. I, p. 245), et l'Introduction aux +<i>Ouvrages inédits d'Abélard</i>, par M. Cousin.</p> + +<p>Les opinions religieuses d'Abélard ont été exposées et discutées par +d'Amboise, D. Gervaise, Dupin, le père Noèl Alexandre, Oudin, +Lobineau, Bayle, les éditeurs des deux <i>Thesaurus</i>, Mabillon, dans +l'édition de saint Bernard, son continuateur, dans les Annales bénédictines, +l'auteur du tome XII de l'<i>Histoire littéraire</i>, Duplessis +d'Argentré (<i>Collectio judiciorum de novis erroribus</i>, t. I, p. 49 et +seq.), M. Neander et M. l'abbé Ratisbonne, chacun dans son <i>Histoire +de saint Bernard</i>; (l'une traduite par M. Th. Vial, 1 vol. in-12, +1842; l'autre, 2 vol. in-12, 1840, t. II, chap. XXVII, XXVIII et XXIX.)</p> + +<p>Les opinions philosophiques d'Abélard ont été incomplètement +exposées par les divers historiens de la philosophie, qui jusqu'à ces +derniers temps, ne connaissaient pas ceux de ses ouvrages où elles +sont exposées. Voyez pourtant, outre Brucker déjà cité, Tennemann +(<i>Geschichte der Philosophie</i>, t. VIII, part. I, chap. V, p. 170, Leipzig, +1810); Degerando (Histoire comparée des systèmes de philosophie, +t. IV, ch. XXVI, p. 397), et la note du commencement du chap. III +de notre livre II. Mais les doctrines d'Abélard ne commencent à être +bien connues que depuis l'introduction de M. Cousin (<i>Ouvr. inéd., +ou Fragments philos.</i>, t. III). On peut consulter aussi l'ouvrage intitulé: +<i>Études sur la philosophie dans le moyen âge</i>, par M. Rousselot +(3 vol. in-8°, 1840-1842). Il a paru quelques dissertations en Allemagne +que nous citons en leur lieu.</p> + +<br><br> + + +<h2>ABÉLARD.</h2> + +<br> + +<h2>LIVRE PREMIER.</h2> +<br> +<h3>VIE D'ABÉLARD.</h3> + +<br><br> + +<p>Lorsqu'on suit, en quittant Nantes, la route de +Poitiers, on traverse, avant d'arriver à Clisson, un +bourg formé d'une longue rue et qui se nomme le +Pallet. Après les dernières maisons, on aperçoit à +gauche au-dessus du chemin une église, remarquable +seulement par sa simplicité et par la vétusté de quelques-unes +de ses parties. Derrière cette église et sur +une hauteur, des restes de murs épais, avec des vestiges +de fossés, indiquent sous le lierre qui les couvre +une ancienne et forte construction, et renferment +maintenant un carré d'arbustes et de grandes herbes, +cimetière abandonné où s'élève une vieille croix de +pierre parmi quelques modestes tombeaux. Ces ruines +sont celles de la demeure des seigneurs du Pallet, +détruite en 1420, lors des guerres qui suivirent l'attentat +commis sur Jean V, duc de Bretagne, par Marguerite +de Clisson. C'était là, qu'au XIe siècle, un petit +château fortifié dominait le bourg, du haut d'une +éminence à pic sur l'étroite rivière de la Sanguèze, +ainsi nommée, dit-on, pour avoir été souvent rougie +du sang des combattants, au temps des luttes acharnées +des Bretons et des Anglais.</p> + +<p>En 1079, Philippe Ier était roi des Français, et +Hoël IV, duc de Bretagne, lorsque dans ce bourg et +dans ce château, son domaine, un personnage noble, +Bérenger, eut de sa femme Lucie un fils qu'il nomma +Pierre<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2"><sup>2</sup></a>. C'était l'aîné de sa famille, qui s'augmenta +bientôt de plusieurs enfants; ses autres fils s'appelèrent +Raoul, peut-être Porcaire et Dagobert, et sa +fille, Denyse. Le père, avant de prendre le métier +des armes, avait reçu de l'instruction, et il en conservait +un tel goût pour les lettres qu'il voulut le transmettre +à ses enfants et faire précéder par quelques +études leur éducation guerrière. L'amour qu'il portait +à son fils aîné lui inspira des soins particuliers, +auxquels celui-ci répondit par delà toute espérance. +Il annonçait des dispositions brillantes. Dans cette +vieille Armorique qui passait pour devoir son nom +de Bretagne à la brutalité de ses habitants, on remarquait +dès lors une singulière aptitude aux choses +qui demandent la subtilité de l'esprit, et le jeune +Pierre tenait du lieu natal, ou plutôt de sa race, +une remarquable facilité<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3"><sup>3</sup></a>. Ses progrès furent bientôt +tels qu'il s'éprit d'une passion vive pour l'étude, +et, dans son ardeur, il résolut de se consacrer aux +lettres tout entier. Renonçant à la gloire militaire, +et abandonnant à ses frères son héritage et son droit +d'aînesse, il s'adonna surtout à la philosophie, et +dans la philosophie, à la science de la dialectique, +cet art de la guerre intellectuelle dont il préférait à +tout les armes, les combats et les trophées.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" name="footnote2"></a><b>Note 2:</b><a href="#footnotetag2"> (retour) </a> Le Pallet, <i>Palatium</i> (on trouve aussi Palet, Palais, +Paletz, Palez), est situé à 19 ou 20 kilomètres au sud-est de Nantes, +sur la route de Chollet et de Poitiers, «oppidum ... ab urbe Nannetica +versus orientem octo miliariis remotum.» L'église est sur le penchant +d'une butte, appelée encore la butte d'Abélard. C'est l'ancienne +chapelle du château, donnée á la commune, comme je l'ai appris du curé +en 1843, par le dernier seigneur Barin de Froidmanteau, de la même +famille que les La Galissonnière, dont la résidence se voit à moins +d'une demi-lieue en avant. Les ruines du château, détruit d'abord en +1420, puis sous Louis XIII, ou quatre pans de murs, hauts de 1 mètre +environ, renfermant un carré d'à peu près 30 mètres de côté, passent +pour la maison d'Abélard, qu'on a dit aussi né dans une autre maison +plus modeste, démolie il y a sept ou huit ans par M. Dufrêne, procureur +du roi. Bérenger peut avoir été châtelain du lieu, quoiqu'il fût +Poitevin, suivant l'unique témoignage d'une des épitaphes d'Abélard (<i>ex +Chron. Rich. Pictav.</i>), +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Namque oritur patre Pictavis et Britone matre,</p> + </div> </div> +si toutefois on n'a pas fait confusion avec Bérenger de Poitiers, dont +il sera question plus bas. Mais rien n'empêche de voir en lui l'ancêtre +de ces seigneurs du Pallet qui, jusqu'au XVe siècle, figurent dans les +annales de la Bretagne. Son fils est souvent désigné sous le nom de +<i>Palatinus</i> et quelquefois de <i>Nannetensis</i>. (<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. +4.—Johan. Saresb. <i>Policrat</i>., l. II, c. XXII, et <i>Metal.</i>, l. I, c. V, +et l. II, c. X.—<i>Rec. des Hist. des Gaules</i>, t. XII, p. 115, et t. XIV, +p. 303-304.—<i>Hist. de Bret.</i>, par D. Lobineau, t. I, l. III, p. +106-107; l. IX, p. 298; l. XIX, p. 651, 1143, 1162 et 1235.—<i>Abail. et +Hél.</i>, par Turlot, p. 143.—<i>Voy. pitt. de Clisson</i>, par Thienon, pl. II +et III.—<i>Notice sur Clisson</i>, in-18, Nantes, 1841, p. +7.—Renseignements manuscrits transmis par M. Chaper, préfet de la +Loire-Inférieure, et par MM. de la Jarriette et Demangeat, de Nantes.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" name="footnote3"></a><b>Note 3:</b><a href="#footnotetag3"> (retour) </a> C'est Abélard qui dit que <i>Breton</i> vient de <i>brute</i>. « +Brito dictas est quasi brutus. Licet enim non omnes vel soli sint +stolidi, hoc (<i>sic</i>) tamen qui nomen Britonis composuit secundum +affinitatem nominis bruti, in intentione habuit quod maxima pars +Britonum fatua esset.» Et on lit, en effet, dans le roman de Brut, que +Brutus +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Apela de Bruto Bretons</p> +<p>Les Troyens ses compaignons.</p> +<p>(V. 1211 et 1212.)</p> + </div> </div> +Il s'agit, il est vrai, de la Grande-Bretagne, mais elle donna son nom à +l'Armorique. Les savants pensent que le nom de Bretons vient de +<i>Vrezonze</i> ou <i>Brazonce</i>, les <i>peints</i>, les tatoués, comme les <i>Pictes</i> +de l'Angleterre. Cependant l'esprit pénétrant des clercs bretons est +attesté par Othon de Frisingen, mais i1 veut qu'en toute autre chose que +les arts (la rhétorique et la dialectique), les Bretons soient presque +stupides. C'est en faisant allusion à cette subtilité particulière +qu'Abélard dit de lui même: «Natura terrae meae vel generis animo +levis.» Car je crois qu'ici <i>animo levis</i> signifie plutôt l'esprit +prompt que la légèreté du caractère: ce n'est pas l'usage d'Abélard de +parler modestement de lui-même, et la légèreté n'est pas le défaut +breton. (Ouvr. inéd. d'Ab. <i>Dialectic.</i>, p. 222 et 591.—<i>De Gest. Frid. +I imper.</i>, l. I, c. XLVII.—<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 4.)</blockquote> + +<p>Très-jeune encore, il affronta les chances et les +épreuves de cette stratégie du raisonnement et de la +parole. Il s'y exerça de bonne heure, et ses rapides +succès lui donnèrent une telle confiance que, quittant +la maison paternelle, il alla voyager, parcourant +les provinces, cherchant les maîtres et les adversaires, +marchant de controverses en controverses, +et renouvelant ainsi, sous une autre forme et dans +un plus vaste espace, la coutume attribuée aux péripatéticiens +de discuter en se promenant<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4"><sup>4</sup></a>. La philosophie +avait alors ses chevaliers errants.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" name="footnote4"></a><b>Note 4:</b><a href="#footnotetag4"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 4.</blockquote> + +<p>La France ne manquait pas de maîtres et d'écrivains +qui cultivaient la dialectique. Des sciences +qui occupaient les esprits, c'était celle qui commençait +à faire le plus de bruit et à donner le plus de +renommée. Elle rivalisait d'importance et presque de +pouvoir avec la théologie qu'elle servait et inquiétait +tour à tour. La grammaire et la rhétorique qui, +unies à ces deux sciences et à quelques études mathématiques, +composaient presque tout l'enseignement +de l'époque, ne venaient que loin après la dialectique +dans l'estime des hommes instruits. La dialectique, +c'était alors la philosophie proprement dite. On +l'appelait un art, parce qu'on ne l'enseignait pas +sans la pratiquer, et que l'étude du raisonnement +ne va pas sans le besoin d'en montrer les ressources, +d'en essayer les procédés, d'en éprouver les forces<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5"><sup>5</sup></a>. +On apprenait, sous le nom de cet art, une grande +partie de ce que contient la Logique d'Aristote, que +l'on connaissait par des traductions incomplètes et +surtout par l'intermédiaire de Porphyre et de Boèce. +L'introduction que le premier a jointe aux catégories, +c'est-à-dire aux prolégomènes de la Logique, faisait +corps avec elle; on n'en séparait pas les versions et +les commentaires du second. Ainsi l'on ne savait la +dialectique qu'à la condition d'avoir appris tout ce +qui regarde les cinq voix ou les rapports généraux +des idées et des choses entre elles, exprimés par les +noms de genre, d'espèce, de différence, de propriété +et d'accident; les catégories ou prédicaments, +c'est-à-dire les idées les plus générales auxquelles +puisse être ramené tout ce que nous savons ou pensons +des choses; la théorie de la proposition ou les +principes universels du langage; le raisonnement et +la démonstration, ou la théorie et les formes du syllogisme; +les règles de la division et de la définition; +la science enfin de la discussion et de la réfutation, ou +la connaissance du sophisme. En étudiant toutes ces +choses, on trouvait, chemin faisant, de nombreuses +questions qui permettaient de joindre l'exemple au +précepte; c'étaient des questions d'abord de logique +pure, puis de physique, de métaphysique, de morale, +et souvent de théologie. Sur ces questions s'échauffaient +les esprits, s'animaient les passions, et brillaient +ceux qui se livraient à l'enseignement et à la +dispute; sur ces questions se partageaient les professeurs, +les lettrés, les écoles, et quelquefois l'Église +et le public.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" name="footnote5"></a><b>Note 5:</b><a href="#footnotetag5"> (retour) </a> On sait que notre faculté des lettres s'appelait autrefois +la faculté des arts; d'où le titre de maître ès arts. Le nom d'<i>artista</i> +fut donné dans le XIe siècle aux philosophes, qui à Rome étaient aussi +appelés [Grec: technikoi], quand ils s'adonnaient à l'enseignement et à +la controverse. Budaeus, <i>Observ. select.</i> XIV et XVI, t. VI, p. 121 et +130. Hall., 1702.</blockquote> + +<p>A l'époque où le jeune Pierre se mit à courir le +pays pour chercher les aventures philosophiques, un +homme s'était fait dans les écoles une grande renommée. +C'était Jean Roscelin, né comme lui en Bretagne, +et chanoine de Compiègne. Ce maître avait +trouvé assez répandue cette doctrine, qui n'était pas +cependant toujours explicite, que les noms appelés +plus tard abstraits par les grammairiens désignent, +pour le plus grand nombre, des réalités, tout comme +les noms des choses individuelles, et que ces réalités, +pour être inaccessibles à nos perceptions immédiates, +n'en sont pas moins les objets sérieux et +substantiels d'une véritable science. Il combattit cette +idée qu'il contraignit à se développer et à s'éclaircir; +et il soutint que tous les noms abstraits, c'est-à-dire +tous les noms des choses qui ne sont pas des +substances individuelles, que par conséquent les +noms des espèces et des genres qui n'existent point +hors des individus qui les composent, et les noms +des qualités et des parties qui ne peuvent être isolées +des sujets ou des touts auxquels on les rattache, +les unes sans disparaître, les autres sans cesser +d'être des parties, n'étaient en effet que des noms. +Puisqu'ils n'étaient pas les désignations de réalités +distinctes et représentables, ils ne pouvaient être, +selon lui, que des produits ou des éléments du langage, +des mots, des sons, des souffles de la voix, +<i>flatus vocis</i>. Cette doctrine fut appelée la doctrine des +noms, le système des mots, <i>sententia vocum</i>; les historiens +de la philosophie l'appellent le <i>nominalisme</i><a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6"><sup>6</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" name="footnote6"></a><b>Note 6:</b><a href="#footnotetag6"> (retour) </a> Voyez le l. II de cet ouvrage, c. II, VIII, IX et X.</blockquote> + +<p>Cette doctrine illustra son auteur qui ne l'avait +pas inventée tout entière, mais qui, la rencontrant +en principe dans Aristote, l'avait, après Raban-Maur +et Jean le Sourd, hardiment poussée à ses extrêmes +conséquences et rédigée en termes absolus; mais elle +compromit le repos et la sûreté de Roscelin. L'Église +s'était alarmée; saint Anselme, alors abbé du Bec +en Normandie, en attendant qu'il succédât à Lanfranc +dans l'archevêché de Cantorbery, et qui jouissait +d'un grand crédit comme religieux et d'une +grande réputation comme philosophe, avait combattu +le nominalisme, en soutenant à outrance la +réalité de ce qu'exprimaient les termes abstraits et +généraux, ou ce qu'on appelle <i>la réalité des universaux</i>. +Devançant même cette polémique, un concile +tenu à Soissons, en 1092, avait condamné la doctrine +de Roscelin, comme fausse en elle-même, et +comme incompatible avec le dogme de la Trinité, +puisqu'en n'attribuant l'existence qu'aux individus, +elle annulait celle des trois personnes, ou les réalisait +en trois essences individuelles, ce qui était admettre +trois dieux.</p> + +<p>Roscelin avait été forcé de s'exiler en Angleterre. +On croit que dans le cours de ses voyages notre Pierre +fut un de ses auditeurs; mais on ignore quand il le +rencontra. Il est certain qu'il suivit ses leçons, et +probablement avant de venir à Paris. Il l'entendit du +moins étant fort jeune; il a dit plus tard qu'il l'avait +eu pour maître, et il a dit aussi qu'il trouvait sa +doctrine insensée<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7"><sup>7</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote7" name="footnote7"></a><b>Note 7:</b><a href="#footnotetag7"> (retour) </a> «Magistri nostri Roscellini tam insana sententia.» (Ouvr. +inéd. <i>Dialect.</i>, p. 471.) C'est Othon de Frisingen qui veut que le +premier maître d'Abélard ait été Roscelin, lequel a sans aucun doute été +son maître, mais qui ne peut avoir été le premier, encore moins son +précepteur dans sa famille, comme quelques-uns l'ont cru. Rien ne prouve +que Roscelin ait enseigné en Bretagne. Proscrit lorsqu'Abélard avait +treize ans, il ne peut guère l'avoir connu que plus tard dans ses +courses plus ou moins secrètes en France. (<i>Id.</i>, Introd., p. xl et +suiv.) Abélard le traite avec sévérité, il l'a réfuté et même attaqué +violemment. (<i>Ab. Op.</i>, ep. XXI, p. 334; Not., p. 1743.—Ou. Fris. <i>De +Gest. Frid. I</i>, l. I, c. XLVII.—<i>Philosophie dans le moyen âge,</i> par M. +Rousselot, t. I, c. V.)</blockquote> + +<p>On croit qu'il n'avait guère que vingt ans lorsqu'il +vit Paris pour la première fois<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8"><sup>8</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote8" name="footnote8"></a><b>Note 8:</b><a href="#footnotetag8"> (retour) </a> Peut-être même était-il plus jeune; les auteurs du <i>Recueil +des historiens des Gaules et de la France</i> veulent qu'il ait entendu +Guillaume de Champeaux, à Paris, avant la fin du XIe siècle, (t. XIII, +p. 654). Le P. Dubois, dans son <i>Histoire ecclésiastique de Paris</i>, dit +qu'Abélard arriva dans cette ville en 1100 (t. 1, l. XI, c. VII, p. +777). Duboulai voudrait même faire remonter son arrivée jusqu'en 1095. +(<i>Hist. Universit. parisiens.</i> t. II p. 8.)*</blockquote> + +<p>Cette ville était alors, surtout pour le nord et l'occident +de l'Europe, la capitale des lettres et des arts. +Elle a été de bonne heure, elle est restée toujours +le centre de cette philosophie du moyen âge qu'on +a nommée la <i>scolastique</i>. Ce nom ne désigne pas autre +chose que la philosophie des écoles ou cette dialectique +que nous avons décrite. Les écoles étaient assez +nombreuses en France, et pour la plupart épiscopales, +c'est-à-dire qu'elles étaient ouvertes ordinairement +sous le patronage et la surveillance de l'évêque +et même dans sa maison.</p> + +<p>Ces institutions avaient succédé aux écoles palatines, +fondées par Charlemagne, grande et passagère +création, comme presque toutes celles de cet homme +qui devança trop son temps, et manqua l'avenir pour +l'avoir deviné trop tôt. Ce qu'il avait voulu placer +dans le palais s'était donc produit dans l'évêché ou +même à la porte du cloître<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9"><sup>9</sup></a>. Dans ces écoles, qui +différaient de réputation et quelquefois de doctrine, +comme les évêques eux-mêmes, on enseignait toujours +la théologie et souvent les sciences profanes, +y compris la philosophie. Cet ordre d'institutions +dura longtemps; il en est resté au chef-lieu de tous +les diocèses, auprès de tous les évêques, deux titres +portés par des prêtres et qui représentent le double +enseignement du passé: l'un est le titre de théologal, +et l'autre celui d'écolâtre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote9" name="footnote9"></a><b>Note 9:</b><a href="#footnotetag9"> (retour) </a> «Carolus.... seculares quodam modo litteras fecit et a +coenobiis ad palatium evocavit.» (Duboulai, t. 1, p. 95.) Je parle ici +d'après l'idée reçue qui attribue à Charlemagne la création permanente +d'écoles royales tenues dans son propre palais. <i>Domus regia schola +dicitur</i>, disait le concile de Kierzy en 858 (Ibid. p. 106). Ce prince +aurait ainsi conçu et réalisé la véritable instruction publique, celle +de l'État. J'avoue que M. Ampère a singulièrement ébranlé cette idée. Au +reste, les écoles épiscopales elles-mêmes doivent encore être +originairement rapportées à Charlemagne; c'est lui qui en prescrivit la +formation par un capitulaire de 789. (<i>Histoire littéraire de la France +avant le XIIe siècle</i>, par M. Ampère, t. III, c. II.)</blockquote> + +<p>À l'époque dont nous parlons, ou vers l'an 1100, +il n'y avait donc pas d'Université de Paris. Il y +avait des écoles à Paris, et parmi elles, au-dessus +de toutes, l'école épiscopale, la plus fréquentée et +la plus célèbre<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10"><sup>10</sup></a>. Les étudiants y accouraient de +très-loin, non-seulement de toute la France, ce qui +était peu dire, mais de toute la Gaule et des pays +étrangers. L'Angleterre, l'Italie et l'Allemagne commençaient +à envoyer leurs enfants dans cette ville, +destinée à devenir l'Athènes de la philosophie du +moyen âge. Les cours de l'école, ou comme on +disait les <i>lectures</i><a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11"><sup>11</sup></a> (il n'existait point de collège), +avaient pour auditeurs des jeunes gens ou hommes +faits de toutes nations; car les écoliers étaient +alors de tout âge. Ils se rassemblaient autour de la +chaire du professeur, dans un cloître assez voisin +de l'habitation de l'évêque, située au lieu où nous +avons vu encore l'Archevêché, et au pied de l'église +métropolitaine, qui se nommait bien déjà Notre-Dame, +mais qui n'était pas le monument magnifique +et vénéré que commença Maurice de Sully sous Philippe +Auguste. Il n'y a pas très-longtemps qu'une +enceinte, jadis habitée tout entière par les membres +du chapitre, s'étendait depuis le Parvis, et longeant +au nord la nef de l'église, allait rejoindre le jardin +de l'Archevêché; elle s'appelait le Cloître Notre-Dame<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12"><sup>12</sup></a>. +Là était, aux premiers jours du xiie siècle, +l'école épiscopale, l'école maîtresse, perpétuelle, celle +dont le titulaire régissait de droit les écoles de Paris, +et c'est pour cela qu'elle portait dans le monde et +qu'elle a conservé dans l'histoire le nom d'École du +Cloître ou de Notre-Dame. Elle s'enorgueillissait de +reconnaître pour chef Guillaume, dit de Champeaux, +du nom d'un bourg de la Brie où il était né. Archidiacre +de Paris, il enseignait avec beaucoup de succès +et d'éclat. Il paraît avoir brillé dans la dialectique, +donné de quelques-unes des questions qu'elle pose +des solutions nouvelles, et appliqué le premier, dans +l'école de Notre-Dame, les formes de la logique à +l'enseignement des choses saintes: ce qui a fait dire +qu'il avait, le premier, professé publiquement la +théologie à Paris, et d'une manière contentieuse, en +ce sens qu'il aurait introduit la théologie scolastique. +On l'a surnommé la <i>Colonne des docteurs</i><a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13"><sup>13</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote10" name="footnote10"></a><b>Note 10:</b><a href="#footnotetag10"> (retour) </a> Cf. Lobineau, <i>Hist. de Paris</i>, t. I, l. IV, p. +151.—Gérard Dubois, <i>Hist. Eccles. paris.</i>, t. I, l. XI, c. VII, p. +775.—D. B., <i>Rec. des Hist.</i> t. XIV, <i>praef.</i> xxxj.—Troplong, <i>Du +pouvoir de l'État sur l'enseignement</i>, c. vi, vii, viii et ix.—Launoy, +<i>De Schol. celeb.</i>, t. IV, c. lix. <i>Hist. litt. de la Fr</i>., par les +bénédictins de Saint-Maur, t. IX, Disc. prêt.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote11" name="footnote11"></a><b>Note 11:</b><a href="#footnotetag11"> (retour) </a> <i>Lectiones</i>, d'où le mot de leçons. Bayle appelle Anselme de Laon +<i>lecteur en théologie</i>. Les professeurs au Collège de France avaient conservé +ce titre de <i>lecteur</i>. Les leçons, au moyen âge, se composaient d'une lecture +ou dictée, puis d'un commentaire ou glose improvisée. C'est la forme +encore suivie dans nos écoles de droit.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote12" name="footnote12"></a><b>Note 12:</b><a href="#footnotetag12"> (retour) </a> <i>Paris ancien et moderne</i>, par du Marlès, t. 1, c. i, p. 51, et c. ii, p. 189.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote13" name="footnote13"></a><b>Note 13:</b><a href="#footnotetag13"> (retour) </a> On le dit né vers 1068. Après avoir étudié sous Manegold +et Anselme de Laon, qui professèrent à Paris, il y devint le chef de +l'enseignement, et il eut le <i>regimen scholarum</i> d'où est venu sans +doute plus tard le titre de <i>recteur</i>. Il eut des disciples nombreux +dont quelques-uns occupèrent un rang distingué dans l'Église et la +science. Élève d'Anselme de Laon, qui s'était formé sous saint Anselme, +Guillaume continua donc le réalisme, et même il paraît l'avoir exagéré. +(<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 4; Not., p. 1145.—Ouvr. inéd. <i>Dialectic.</i> +passim.—Johan. Saresb. <i>Metalog.</i>, l. I, c. V; l. III, c. IX.—<i>Rec. +des Hist.</i>, t. XIV, p. 303.—<i>Lisiardi Vita M.S.S. Arnulfi</i>, c. XV. +D'Achery, <i>Spicileg.</i>, t. I, p. 633.—<i>Hist. litt.</i>, t. X, p. 307, 308 +et suiv.)</blockquote> + +<p>Pierre alla l'entendre et ne tarda pas à lui plaire. +Un disciple intelligent, qui saisit avec promptitude +et reproduit avec talent les leçons qu'il écoute, est +toujours bienvenu de celui qui les donne; mais il +est rare que sa faveur soit durable. Pierre se distingua +parmi les écoliers de Paris; il les étonnait par +sa mémoire surprenante, par son instruction précoce, +par sa rare subtilité, par le don de la parole que rehaussait +en lui la singulière beauté de sa figure. Il +se faisait admirer, aimer, et partant envier. Bientôt +il s'enhardit à se séparer de son maître; il attaqua +quelques-unes de ses doctrines; et comme il fut plus +d'une fois vainqueur dans l'argumentation, il ne +manqua pas de lui devenir insupportable. Il excita +chez Guillaume une indignation et un effroi, chez +quelques-uns de ses condisciples une défiance et une +jalousie, qu'il regarda toujours depuis comme la +triste origine de tous ses malheurs. Mais alors jeune, +heureux, plein d'espoir, il parcourait les sciences et +les questions en se jouant. Tout le champ de la connaissance +humaine était ouvert devant lui comme le +monde devant un conquérant.</p> + +<p>On raconte cependant que, ne sachant encore rien +au delà de ce qu'on apprenait dans le <i>trivium</i>, c'est-à-dire +la rhétorique, la grammaire et la dialectique, +il voulut s'instruire dans les arts plus secrets du +<i>quadrivium</i>, où l'en enseignait l'arithmétique, la +géométrie, l'astronomie et la musique; car telle était +restée la division encyclopédique de l'enseignement +au XIIe siècle<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14"><sup>14</sup></a>. Il prit même des leçons d'un certain +maître qui se nommait Tirric, et qui se chargea de +lui apprendre les mathématiques. On appelait ainsi +une science fort suspecte où l'étude des propriétés +des nombres et des figures s'unissait à celle de leurs +vertus symboliques et mystérieuses<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15"><sup>15</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote14" name="footnote14"></a><b>Note 14:</b><a href="#footnotetag14"> (retour) </a> Cette division septuple des sciences est indiquée partout +et subsista longtemps. On en trouve l'origine dans Cassiodore et saint +Augustin. (<i>Divinar. Lect.</i>, c. XXVII.—<i>De Ordin.</i>, t. II, c. XII, +etc.—<i>Retract.</i>, l. I, c. VI.—Cf. Budd. <i>Observ. select.</i> IV, t. I, p. +47, 51, 55.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote15" name="footnote15"></a><b>Note 15:</b><a href="#footnotetag15"> (retour) </a> C'est Abélard qui nous donne lui-même cette idée des +mathématiques. «Ea quoque scientia cujus nefarium est exercitium, quae +mathematica appellatur, mala putanda non est.» (Ouv. inéd. <i>Dialect.</i>, +p. 435.—Johan. Saresb. <i>Policrat.</i>, l. II, c. XVIII et XIX, et Duconge, +ou mot <i>Mathematica</i>.)</blockquote> + +<p>Pierre prenait ces leçons sans bruit; déjà il ne lui +convenait plus de paraître apprendre; cependant il +ne réussissait pas. Lui-même a reconnu qu'il n'a jamais +pu savoir l'arithmétique<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16"><sup>16</sup></a>. Ce genre de travail +opposait à son esprit une difficulté inattendue, soit +qu'il manquât d'une aptitude naturelle, chose douteuse, +car la dialectique ressemble aux sciences du +calcul; soit que, déjà confiant et ambitieux, il ne +donnât à ses nouvelles études que les restes d'une +attention trop partagée; soit enfin que son esprit, déjà +rempli de savoir et préoccupé de mille choses, ne fît +qu'effleurer la surface de ces nouvelles connaissances. +Son maître, à ce qu'il semble, en porta ce +dernier jugement; car le voyant un jour triste et +comme indigné de ne pas pénétrer plus avant, il lui +dit en riant: «Quand un chien est bien rempli, que +peut-il faire de plus que de lécher le lard?» Le +mot d'une latinité dégénérée qui signifie <i>lécher</i>, +composait, avec le dernier mot de la plaisanterie +vulgaire du maître, un son qui ressemblait à <i>Baiolard +(Bajolardus)</i><a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17"><sup>17</sup></a>. On en fit dans l'école de Tirric +le surnom de Pierre, et ce surnom, qui rappelait +un côté faible dans un homme à qui l'on n'en savait +pas, fit fortune. L'étudiant en prit son parti, et +acceptant ce sobriquet d'école, dont il changea +quelque peu le son et le sens, il se fit appeler Abélard +(<i>Habelardus</i>), se vantant ainsi de posséder ce +qu'on l'accusait de ne pouvoir prendre, et, s'il fallait +en croire cette anecdote, c'est ce surnom d'origine +puérile et familière qu'auraient immortalisé le +génie, la passion et le malheur.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote16" name="footnote16"></a><b>Note 16:</b><a href="#footnotetag16"> (retour) </a> «Ejus artis ignarum omnino me cognosco.» (Ouv. Inéd. <i>Dialect.</i>, +p. 182.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote17" name="footnote17"></a><b>Note 17:</b><a href="#footnotetag17"> (retour) </a> «Bajare quod est lingere.» On ne connaît, je crois, ce mot que par +le passage du manuscrit où cette anecdote est rapportée. Du moins, au +mot <i>Bajare</i>, Ducange ne donne-t-il aucun autre exemple.</blockquote> + +<p>Lorsqu'il eut acquis toute sa gloire, lorsqu'il eut +atteint le faîte de la science, l'origine vraie ou fausse +de son nom fut oubliée, et l'on ne voulut y voir qu'un +surnom emprunté au nom de l'abeille, comme si +Abélard eût été l'abeille française, ainsi qu'autrefois +un grand écrivain fut appelé l'abeille attique<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18"><sup>18</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote18" name="footnote18"></a><b>Note 18:</b><a href="#footnotetag18"> (retour) </a> L'anecdote sur l'origine du nom d'Abélard est peu connue, et n'a été +rapportée que par Bernard Pez, sur la foi d'un manuscrit de l'abbaye de +Saint-Emmeram. (<i>Thesaur. anecdot. noviss.</i>, t. III, <i>Dissert, isagog.</i>, +p. xxij.) Il est plus que douteux que le surnom d'Abélard vienne de l'abeille, +quoique ses contemporains et saint Bernard lui-même aient fait ce rapprochement. +(Saint Bern. <i>Op.</i>, ep. CLXXXIX.) D'Argentré voit un nom de famille +dans le nom de Pierre Esveillard, <i>qu'ils appellent en France Abéilard. (L'Hist. +de Bretaigne</i>, l. I, c. XVI, et l. III, c. CIII, p. 74 et p. 236.) Les textes +latins écrits en Bretagne portent <i>Abaelardus. (Chroniq. de Ruys. Recueil +des Histor.</i>, t. XII, p. 564.—<i>Mém. pour servir à l'Hist. de Bretagne</i>, +par D. Morice, t. I, p. 559.) C'était plutôt un surnom. Tous les noms +de famille ont bien commencé par des surnoms; mais très-rares alors, +ils se montraient sous la forme de titre féodal ou nom de fief héréditaire. +L'orthographe latine la plus correcte est, je crois, <i>Abaelardus</i>. Dans +ses propres ouvrages, il se nomme lui-même: «Hoc vocabulum Abaelardus +mihi.... collocatum est.» (Ouvr. inéd. <i>Dialect.</i>, p. 212 et 480.) Othon de +Frisingen écrit <i>Abailardus</i>, et l'on trouve aussi <i>Abaielardus</i>, et même +<i>Abaulardus, Abbajalarius, Baalaurdus, Belardus</i>. En français, <i>Abeillard, +Abayelard, Abalard, Abaulard, Abaalarz, Allebart, Abulard, Beillard, +Baillard, Balard,</i> etc., et dans une ballade de Villon: +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Où est la très-sage Héloïs</p> +<p>Pour qui fut chastré et puis moyne</p> +<p>Pierre Esbaillart à Saint-Denys,</p> +<p>Pour son amour eut cest essoyne?</p> + </div> </div> +Les formes les plus usitées sont <i>Abailard</i> ou <i>Abélard</i>. Le dernière +est celle que préfèrent Bayle, <i>l'Histoire littéraire</i>, et M. Cousin. +(<i>Ab. Op.</i>, praefat., p. 3; Not., p. 1141.—Bayle, <i>Dict. crit.</i>, art. +<i>Abélard</i>.) Il n'existe aujourd'hui personne du nom d'Abélard dans le +canton de Vallet où le Pallet est situé, au témoignage de M. le juge de +paix du canton; mais le nom d'Abélard n'est point inconnu à Nantes comme +nom de famille, suivant MM. de la Jarriette et Demangeat.</blockquote> + +<p>Cependant il avait conçu l'idée de devenir maître +à son tour et de régir les écoles, idée hardie chez un +étudiant qui sortait à peine de l'adolescence<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19"><sup>19</sup></a>. Mais +sûr de sa force et confiant dans sa fortune, il ne reculait +devant aucune des ambitions de son orgueil. +Il chercha un lieu où il pût ouvrir un cours; il jeta +les yeux sur Melun, ville alors fort importante et qui +était un siège royal. Guillaume, le maître qu'il abandonnait, +sentit le danger; quoiqu'il fût sur le point +de renoncer à sa chaire et de quitter le monde, il fit +tous ses efforts pour empêcher l'établissement d'une +école nouvelle, ou du moins pour éloigner davantage +Abélard des murs de Paris. Il usa de secrètes manoeuvres +afin de lui faire interdire le lieu où on lui +permettait de professer. Mais le talent et la jeunesse +trouvent aisément faveur et protection; le vieux maître +avait des jaloux; il s'était fait des ennemis parmi +les puissants de la terre; ils soutinrent son rival; +la malveillance envers Guillaume profita de l'odieux +de celle de Guillaume envers Abélard; la faveur du +grand nombre prit ce dernier sous sa garde, et son +voeu fut réalisé, il eut une école. Tout cela se passait +vers l'an 1102.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote19" name="footnote19"></a><b>Note 19:</b><a href="#footnotetag19"> (retour) </a> «Factum est ut ... ad scholarum regimen adolescentulus +aspirarem.» (<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 4.) C'est une opinion assez générale +qu'il avait vingt-deux ans. (<i>Histor. Eccl. paris.</i> a G. Dubois, t. I. +l. XI, c. VII, p. 777.) L'impression que sa jeunesse avait produite +paraît avoir duré au delà de sa jeunesse même. On l'appela longtemps <i>le +jeune Palatin</i>; du moins trouve-t-on ce titre en tête de quelques uns de +ses manuscrits. Car c'est ainsi, je crois qu'il faut entendre <i>Petri +Abaelardi junioris Palatini summi peripatetici editio</i>, et non pas +<i>Abélard le jeune</i>, puisqu'Abélard n'est pas un nom de famille. +D'ailleurs il n'avait cédé que ses droits d'aînesse et non son âge. On a +proposé de traduire: <i>le grand péripatéticien moderne</i>. (Cousin, Ouvr. +inéd. Introd. p. xiij.)</blockquote> + +<p>Ce fut alors que son talent pour l'enseignement +prit l'essor, et sa renommée couvrit bientôt et la réputation +naissante de ses condisciples, et la célébrité +établie des maîtres eux-mêmes. Nul ne semblait à +ses auditeurs digne ou capable de rivaliser avec lui +dans l'art de la dialectique; et chaque jour plus présomptueux, +ne redoutant aucun voisinage, il voulut +rapprocher son école et la transporter à Corbeil, +place forte qui ne tarda pas à devenir un château +royal comme Melun<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20"><sup>20</sup></a>. Là, plus près de Paris, il donnait +pour ainsi dire l'assaut à la citadelle de l'école +de Notre-Dame.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote20" name="footnote20"></a><b>Note 20:</b><a href="#footnotetag20"> (retour) </a> Le comté de Melun et celui de Corbeil avaient été réunis, +puis séparés. Le premier revint d'abord à la couronne par la mort de +Rainauld, évêque de Paris et chancelier, comte de Melun; il y eut alors +un vice-comte (vicomte). Puis, Philippe Ier prit possession de la ville +qui était fortifiée comme tout chef-lieu de fief (<i>Meldunum castrum, +castellum</i>); il en fit un siège royal, c'est-à-dire qu'étant la ville +d'un domaine dont le roi était seigneur, elle devint une de ses +résidences et il y établit sa justice. Philippe Ier y mourut en 1108. +C'est son successeur, Louis le Gros, qui réunit dans les mêmes +conditions le comté de Corbeil par l'abandon du neveu du dernier comte. +C'est à une époque bien voisine de cet événement, si ce n'est lors de +cet événement même, qu'Abélard vint à Corbeil. (<i>Ab. Op.</i>. Not., p. +1195.)</blockquote> + +<p>Cependant un travail excessif avait épuisé ses forces +et altéré sa santé. Il fut obligé de quitter la France, +de voyager, et probablement de visiter sa patrie, +laissant après lui de vifs et longs regrets, et sans +cesse ardemment rappelé par tous ceux qu'intéressait +l'enseignement de la dialectique. Très-peu d'années +se passèrent ainsi, celles peut-être pendant lesquelles +il entendit Roscelin; et il se sentait rétabli, +lorsqu'il apprit que son ancien maître avait abandonné +la chaire de Notre-Dame.</p> + +<p>En 1108, au temps de Pâques, prenant l'habit +religieux, l'archidiacre Guillaume de Champeaux +s'était retiré, avec quelques-uns de ses disciples, +près d'une chapelle au sud-est de Paris, où était +ensevelie une recluse morte en grand renom de piété.</p> + +<p>Il y avait formé une congrégation volontaire de clercs +réguliers, qui devint plus tard l'abbaye de Saint-Victor. +C'est là que, commençant une vie de paix +et de piété, il espérait trouver un abri contre les attaques +et les luttes qu'il prévoyait, ou même se préparer +à l'épiscopat, qu'il pouvait souhaiter comme +une délivrance ou comme un asile.</p> + +<p>Cette retraite qu'accompagnait un changement de +vie assez éclatant, fit sensation dans le clergé; on +loua beaucoup la dévotion et l'humilité d'un homme +qui renonçait pour la solitude à un poste élevé dans +l'Église de Paris, aux chances apparentes d'une fortune +plus grande encore; enfin à une position qui, +suivant ses disciples, équivalait presque au premier +rang dans le palais du roi<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21"><sup>21</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote21" name="footnote21"></a><b>Note 21:</b><a href="#footnotetag21"> (retour) </a> «Cum esset archidiaconus, fereque opud regem primus, +omnibus quae possidebat demissis, in praeterito pascha, ad quamdam +pauperrimam ecclesiolam soli Deo serviturus se contulit,» dit un anonyme +qui écrit un an après l'avoir entendu et admiré, <i>tanquam angelum</i>. +(<i>Rec. des Histor.</i>, t. XIV, p. 279.) D'autres fixent la date de cette +retraite en 1109. (Crevier, <i>Hist. de l'Univ.</i>, t. I, l. I, chap. 2.)</blockquote> + +<p>Hildebert, célèbre évêque du Mans, et dans la +suite plus célèbre archevêque de Tours, lui écrivit +que c'était là vraiment philosopher<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22"><sup>22</sup></a>; mais il l'exhorta +vivement à ne point renoncer à ses leçons. +Guillaume suivit ce conseil; sa nouvelle résidence +ne l'éloignait point trop de Paris; sa nouvelle vie ne +le séquestra pas du monde savant. Dans sa retraite +ouverte au public, il installa avec lui la science, et +il continua à faire des cours, inaugurant ainsi cette +grande école de Saint-Victor qui a joué un rôle important +dans la théologie et presque dans la religion<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23"><sup>23</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote22" name="footnote22"></a><b>Note 22:</b><a href="#footnotetag22"> (retour) </a> «Hoc vere philosophari est.» (Hildeb., episc. cenoman., ep. 1.—G. +Dubois, <i>Hist. Eccl. paris.</i>, t. I, l. IX, c. ix.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote23" name="footnote23"></a><b>Note 23:</b><a href="#footnotetag23"> (retour) </a> Guillaume de Champeaux ne fut donc pas précisément le +fondateur officiel de la congrégation des chanoines réguliers de +Saint-Victor. On a même contesté qu'il ait été chanoine régulier, +quoique ce titre lui soit souvent donné, et qu'il ait au moins formé +dans cette maison une congrégation temporaire, ce qu'Abélard appelle un +<i>conventicule de frères, un ordre de clercs réguliers</i>, qui put être le +type et fut certainement l'origine de l'institution définitive. Avant +Guillaume, on prétend que la chapelle ou le prieuré de Saint-Victor +était desservi par des moines noirs, et dépendait de la célèbre abbaye +de Saint-Victor de Marseille, l'un et l'autre de la règle de +Saint-Benoît. En 1108, Guillaume s'établit dans le prieuré avec ses +disciples et en agrandit les bâtiments. En 1112, il devint évêque. En +1113, Louis le Gros changea le prieuré en abbaye et remplaça, dit-on, +les moines noirs par des chanoines de Saint-Rufe de Valence. Le premier +abbé fut Gilduin. (Cf. <i>Ab. Op.</i>, ep. i, p. 5 et 6; Not., p. 1145.—<i>Vie +d'Abeillard</i>, par D. Gervaise, t. I, p. 22.—<i>Hist. litt. de la France</i> +t. XII, art. <i>Hugues de Saint-Victor</i>, p. 3, et Gilduin, p. +476.—Dubois, <i>Hist. Eccl. paris.</i>, loc. cit.—<i>Gallia Christ.</i>, t. VII, +p. 656.)</blockquote> + + +<p>Tandis qu'il y parlait, entouré de ses nombreux +élèves, il vit tout à coup dans leurs rangs reparaître +Abélard qui venait, disait-il, entendre ses leçons sur +la rhétorique. Mais le disciple apparent ne tarda pas +à provoquer son maître sur la question de philosophie +qui préoccupait les esprits. C'était cette question +fameuse et redoutée qui avait perdu Roscelin. +Sur les universaux, la doctrine de Guillaume de +Champeaux était le contre-pied de celle du chanoine +de Compiègne. Il professait le réalisme le plus pur +et le plus absolu, c'est-à-dire qu'il attribuait aux +universaux une réalité positive; en d'autres termes, +il admettait des essences universelles. Dans son système, +tout universel était par lui-même et essentiellement +une chose, et cette chose résidait tout entière +dans les différents individus dont elle était le +fond commun, sans aucune diversité dans l'essence, +mais seulement avec la variété qui naît de la multitude +des accidents individuels. Ainsi, par exemple, +l'humanité n'était plus le nom commun de tous les +individus de l'espèce humaine, mais une essence +réelle, commune à tous, entière dans chacun, et +variée uniquement par les nombreuses diversités des +hommes. Ainsi du moins Abélard décrit la doctrine +de son adversaire. Il l'attaqua directement et la pressa +d'arguments clairs et frappants. Si le genre, disait-il, +est l'essence de l'individu, si notamment l'humanité +est une essence tout entière en chaque +homme, et que l'individualité soit un pur accident, +il s'ensuit que cette essence entière est en même +temps intégralement dans un homme et dans un autre, +et que lorsque Platon est à Rome et Socrate à +Athènes, elle est tout entière avec Platon à Rome, et +dans Athènes avec Socrate. Semblablement, l'homme +universel, étant l'essence de l'individu, est l'individu +même, et par conséquent il emporte partout +l'individu avec lui; de sorte que lorsque Platon est +à Rome, Socrate y est aussi, et que quand Socrate +est à Athènes, Platon s'y trouve avec lui et en lui. Là +conduisait cette formule de Guillaume de Champeaux +que, dans les individus, la chose universelle subsistait +essentiellement ou dans la totalité de son essence<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24"><sup>24</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote24" name="footnote24"></a><b>Note 24:</b><a href="#footnotetag24"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. 1, p. 6.—Ouvr. inéd., <i>De Gener. et Spec.</i>, p. 613.</blockquote> + +<p>Par ces objections et par d'autres qui semblaient +autant d'appels au sens commun, Abélard troubla +tellement le maître longtemps incontesté des écoles +de Paris qu'il le contraignit de s'amender et de +rétracter ou effacer de la formule un mot décisif. +Guillaume cessa de dire que la chose universelle +subsistait comme une seule et même chose <i>essentiellement</i> +dans les individus, ce qui était dire qu'elle +en était l'essence. Il se réduisit à prétendre qu'elle +subsistait ou <i>individuellement</i>, on plutôt <i>indifféremment</i> +dans les individus<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25"><sup>25</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote25" name="footnote25"></a><b>Note 25:</b><a href="#footnotetag25"> (retour) </a> D'après l'édition des oeuvres d'Abélard, et le texte de sa +première épître, reproduit dans le recueil de Dom Bouquet, l'<i>Historia +calamitatium</i> donne <i>individualiter</i>, pour le mot substitué à +<i>essentialiter</i>; mais d'Amboise met en marge la variante +<i>indifferenter</i>: c'est le mot du manuscrit de la Bibliothèque du Roi, +d'un autre de la bibliothèque de Troyes, et de ceux que Rawlinson dit +avoir consultés; il paraît de tout point préférable, car la première +substitution, si elle a une valeur, annule le réalisme, et la seconde, +au contraire, exprime une doctrine qu'Abélard, dans ses ouvrages +didactiques, expose et réfute comme la seconde opinion de Guillaume de +Champeaux et la seconde forme du réalisme. (Cf. <i>Ab. Op. ibid.</i> Ouv. +inéd., Introd., p. cxx, cxxxiij et cxliij.—<i>De Gen. et Spec.</i>, p. 513 +et 516.—<i>Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 279.—<i>Abail. et Hél.</i>, par +Turlot, p. 16.—Voyez aussi plus bas l. II, c. VIII et suiv.)</blockquote> + +<p>Or, si elle subsistait <i>individuellement</i>, elle n'était +plus identique et intégrale dans tous, elle avait une +existence individuelle, ce qui ne signifiait rien, ou signifiait +que l'essence se divisait en parties numériques +semblables, mais non identiques, et par conséquent +indépendantes. Si elle subsistait <i>indifféremment</i> +dans les individus, elle existait comme l'élément non +différent (<i>indifferens</i>) des différents individus; manière +technique d'exprimer qu'elle était ce qu'il y +avait de commun et de semblable dans les membres +d'un même genre ou d'une même espèce. Des deux +façons, c'était abjurer, ou se réfugier dans un réalisme +mitigé, qu'Abélard appelle la doctrine de l'indifférence, +et au sein de laquelle il ne laissa pas +son professeur en repos.</p> + +<p>Cette question des universaux était depuis un +temps la question dominante de la dialectique et +comme la pierre de touche des maîtres et des écoles. +Celui qui faiblissait sur ce point perdait aussitôt son +crédit et toute confiance en lui-même. Quiconque +se rétractait en cela renonçait à convaincre et à guider. +Du jour où Guillaume de Champeaux eut corrigé +ou délaissé son opinion, le découragement le prit, +ses leçons furent négligées; à peine l'écouta-t-on +encore, à peine lui permit-on de s'expliquer sur les +autres parties de la dialectique. Il semblait que ce +point abandonné eût emporté toute la science avec +lui. En même temps, la doctrine et la position d'Abélard +acquirent plus de force et d'influence; beaucoup +de ceux qui l'attaquaient auparavant passèrent +de son côté. De toutes parts, et du sein même de +l'école opposée, on accourut dans la sienne.</p> + +<p>En quittant le cloître de Notre-Dame pour l'institut +naissant de Saint-Victor, Guillaume n'avait +point laissé sa chaire déserte. Un successeur s'y était +assis et devait y continuer son oeuvre; mais le gouvernement +de la science avait passé en d'autres +mains; découragé ou converti, le nouveau maître +offrit sa place à Abélard, et se rangea parmi ses +auditeurs. L'empire de l'école lui fut ainsi régulièrement +dévolu, car c'était alors une règle qu'on ne +pouvait enseigner qu'avec l'autorisation d'un maître +reconnu, et comme son suppléant et son délégué. +Enseigner de son propre chef, ce qu'on appelait enseigner +sans maître<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26"><sup>26</sup></a> était une témérité et presque +un délit. Aussi, ne pouvant plus l'attaquer lui-même, +Guillaume au désespoir attaqua-t-il son propre +successeur; de honteuses accusations furent dirigées +contre lui, dont la plus grave sans doute et +la moins avouée était sa déférence pour Abélard. Il +fut interdit, et comme Guillaume de Champeaux +était apparemment resté titulaire de sa chaire, il la +fit donner à quelque adversaire anonyme du nouveau +docteur, qui fut forcé de retourner à Melun, et d'y +recommencer ses leçons.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote26" name="footnote26"></a><b>Note 26:</b><a href="#footnotetag26"> (retour) </a> <i>Sine magistro</i>, sans avoir ou la maîtrise ou +l'autorisation magistrale. (<i>Ab. Op.</i>, ep. 1; p. 10.) Il fallait, +suivant M. Troplong, obtenir la licence du maître des études ou +scolastique, appelé aussi chancelier, ou bien être disciple d'un maître +titulaire et enseigner sous sa direction. De là sont venus peu à peu +tous les grades académiques, <i>maître, licencié, docteur</i> (Cf. <i>Hist. +litt. de la Fr.</i>, t. IX, p. 8l, et t. XII, p. 93.—Pasquier, <i>Rech. de +la France</i>, l. IX, c. xxi.—D. Brial, préf. du t. XIV des <i>Hist. fr.</i>, +p. xxxi.—Crevier, <i>Hist. de l'Univ.</i>, t. I, l. 1, p. 132, 135, 161, +256, etc.—Troplong, <i>Du Pouv. de l'État sur l'enseignement</i>, c. x.).</blockquote> + +<p>Mais la victoire fut passagère; en écartant pour +un moment un formidable rival, on ne retrouvait +ni la foi ni la puissance. De loin, il intimidait, il +abaissait encore ceux qui s'étaient délivrés de sa +présence. La vie s'était comme retirée d'eux; la +malignité publique les poursuivait et minait ce qui +pouvait leur rester d'autorité. Elle se prit à Guillaume +de Champeaux, et les doutes railleurs des +écoliers sur le désintéressement de sa piété, sur les +motifs de sa retraite, le forcèrent bientôt à se retirer, +lui, la congrégation qu'il avait formée, et ce +qu'il avait encore de disciples, dans une maison de +campagne éloignée de la ville<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27"><sup>27</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote27" name="footnote27"></a><b>Note 27:</b><a href="#footnotetag27"> (retour) </a> Une maison de campagne ou un hameau, car <i>villa</i> a ces deux sens; +<i>ad villam quamdum ab urbe remotam</i>. Brucker dit que ce lieu était le vieux +prieuré (<i>veteres cellae,</i>), peut-être le même où fut fondé Saint-Victor. (<i>Ab. +Op.</i>, ep. 1, p. 6.—<i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, p. 733.)</blockquote> + +<p>Abélard se hâta de se rapprocher. Comme l'école +de la Cité restait toujours occupée, il s'établit hors +des murs, sur la montagne Sainte-Geneviève, et dans +le cloître même, dit-on, de l'église dédiée à la patronne +de Paris. Cette colline, destinée à devenir +comme le Sinaï de l'enseignement universitaire, était +alors l'asile où se réfugiait l'esprit d'indépendance, +le poste où se retranchait l'esprit d'agression contre +l'autorité enseignante. Des écoles privées, plutôt +tolérées qu'autorisées par le chancelier de l'Église de +Paris, s'y ouvraient aux auditeurs innombrables que +ne pouvaient contenir ou satisfaire les écoles de la +Cité. Ainsi Joslen de Vierzy, qui devait un jour, en +qualité d'évêque, juger Abélard, donnait à ses côtés +des leçons tendantes au nominalisme, malgré la défaveur +qui s'attachait à cette doctrine<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28"><sup>28</sup></a>. Les étudiants +étaient divisés par conférences, sous des professeurs +ou répétiteurs qui aspiraient à la maîtrise ou à la +renommée. Mais par <i>sa science éprouvée</i> et <i>par son +éloquence sublime</i> (ce sont les expressions de ses ennemis), +Abélard effaçait tout le monde. L'originalité +de son esprit lui inspirait des nouveautés hardies +qui séduisaient la foule et confondaient ses rivaux. +Osant ce que nul n'avait osé, insultant à tout ce qu'il +n'approuvait pas, il provoquait la lutte par ses témérités +et la décourageait par la terreur de sa dialectique<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29"><sup>29</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote28" name="footnote28"></a><b>Note 28:</b><a href="#footnotetag28"> (retour) </a> D'après Duboulai, l'Université de Paris se serait formée +de la réunion de l'école palatine, de l'école épiscopale et de celle de +Sainte-Geneviève. Il ne prouve pas que la première subsistât encore au +commencement du XIIe siècle; la seconde dominait la Cité, et continua +d'y subsister à l'ombre de la Métropole, toujours plus théologique, plus +ecclésiastique, plus soumise à l'autorité du premier chantre ou +chancelier de l'Église de Paris qui paraît avoir été, jusqu'au temps de +Louis le Gros, le magistrat de l'instruction publique. Le chef de +l'enseignement ou <i>maître recteur</i>, ce qu'on appelait d'abord le +primicier, dut, là comme ailleurs, être le <i>scholasticus</i> ou +<i>scholaster</i>, (écolâtre), <i>magister scholae</i> ou <i>capischol</i>. Le nombre +des étudiants s'étant fort accru ne put être retenu entre les deux ponts +ou dans l'Ile, et s'étendit sur la montagne Sainte-Geneviève. Il +s'établit une école à l'abbaye du même nom (emplacement du collège Henri +IV); et des écoles particulières s'ouvrirent sur la pente septentrionale +de la colline: de là le pays latin. (<i>Hist. Univ. paris.</i>, t. I, p. 257, +267, 272, 280). Joslen, Goselen ou Joscelin, surnommé Le Roux, d'une +famille noble dite de Vierzi, enseigna d'abord sur la montagne +Sainte-Geneviève, puis devint archidiacre, et plus tard évêque de +Soissons (1125 ou 1126); et comme tel, il siégea au concile de Sens où +Abélard fut condamné. (Johan. Saresb. <i>Metalog.</i>, l. II, c. XVII.— +<i>Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 297.—<i>Hist. litt.</i>, t. IX, p. 32 et t. +XII, p. 412.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote29" name="footnote29"></a><b>Note 29:</b><a href="#footnotetag29"> (retour) </a> «Probatae quidem scientiae, sublimis eloquentiae, ... +inauditarum erat inventor et assertor novitatum, et suas quaerens +statuere sententias, erat aliarum probatarum improbator. Undo in odium +venerat eorum qui sanius sapiebant, et sicut manus ejus contra omnes, +sic oinnium contra eum armabantur. Dicebat quod nullus antea +praesumpserat.» (<i>Ex. vit. S. Gostini acquicinct. abb., I. I. Rec. des +Hist.,</i> t. XIV, p, 442.)</blockquote> + +<p>Il est probable que, combattant à la fois le réalisme +de Guillaume de Champeaux et le nominalisme déguisé +de Joslen, il ne manquait ni de jaloux ni d'ennemis. +On raconte que ceux-ci, poussés à bout, +voulurent enfin lui susciter un contradicteur, et cherchèrent +dans leurs rangs un adversaire courageux +qui essayât de lui tenir tête. «C'est un chien qui +aboie,» disaient-ils, «il le faut chasser avec le bâton +de la vérité.» Il y avait dans l'école de Joslen un +jeune homme de Douai, qui se montrait plein d'ardeur +et d'intelligence. Il se nommait Gosvin, et il +n'aspirait qu'à l'honneur de se mesurer avec le terrible +novateur. Il fut choisi. Son maître qui l'aimait +s'efforça de le dissuader de cette dangereuse entreprise; +il lui représenta qu'Abélard était plus redoutable +encore par la critique que par la discussion, +plus railleur que docteur, qu'il ne se rendait jamais, +n'acquiesçant pas à la vérité si elle n'était de sa façon<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30"><sup>30</sup></a>, +qu'il tenait la massue d'Hercule et ne la lâcherait +point, et qu'enfin, au lieu de s'exposer à la risée +en l'attaquant, il fallait se contenter de démêler ses +sophismes et d'éviter ses erreurs. Le jeune élève persista, +et tandis que ses camarades réunis par groupes +dans leurs logements, comme des soldats sous leurs +tentes, faisaient des voeux pour lui, il en prit avec +lui quelques-uns et gravit la montagne Sainte-Geneviève. +Il se comparait à David marchant à la rencontre +de Goliath. Plus jeune de six ou sept ans +qu'Abélard, qui devait alors approcher de trente ans, +il était petit, grêle, d'une figure agréable, avec le +teint d'un enfant. Il entra bravement dans l'école et +trouva le maître faisant sa leçon à ses auditeurs attentifs. +Il prit aussitôt la parole, et l'interpella hardiment; +mais Abélard, lançant sur lui un regard dédaigneux +et menaçant: «Songez à vous taire,» lui dit-il +avec hauteur, «et n'interrompez point ma leçon.» +L'enfant qui n'était pas venu pour se taire insista +avec énergie; mais il ne put obtenir une réponse. Sur +sa mine, Abélard ne pensait pas qu'il en valût la +peine, et levait les épaules sans l'écouter; mais ses +disciples qui connaissaient Gosvin lui dirent que +c'était un subtil disputeur, et l'engagèrent à l'entendre. +«Qu'il parle donc,» dit Abélard, «s'il a +quelque chose à dire.» Le jeune athlète, libre enfin +d'entrer en lice, commença l'attaque. Il posa sa +thèse, et ouvrit une controverse en règle. Nous ignorons +quel en était le sujet, quels en furent les détails +et les incidents, et toute cette histoire ne nous est +connue que par un moine du couvent dont Gosvin fut +un jour abbé<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31"><sup>31</sup></a>. Mais selon lui, le petit David terrassa +le géant; il conquit tout d'abord l'attention de l'auditoire +par la gravité de sa parole; puis, il enlaça +si savamment son adversaire par des assertions qu'on +ne pouvait ni éluder ni combattre qu'il lui ferma +peu à peu tout moyen d'évasion et parvint graduellement +à le réduire à l'absurde. Ayant ainsi <i>garrotté ce +Protée par les indissolubles liens de la vérité</i>, il redescendit +triomphalement la montagne, et en rentrant +dans les salles où l'attendaient ses condisciples impatients, +il fut accueilli par des cris de victoire et +d'allégresse.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote30" name="footnote30"></a><b>Note 30:</b><a href="#footnotetag30"> (retour) </a> «Non disputator, sed cavillator, plus joculator quam doctor.... Quod +pertinax esset in errore, et quod, si secundum se non esset, nunquam +acquiesceret veritati.» (<i>Id. ibid.</i>, p. 443.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote31" name="footnote31"></a><b>Note 31:</b><a href="#footnotetag31"> (retour) </a> On attribue à Alexandre, successeur de Gosvin au titre +d'abbé d'Anchin, ou plus exactement à deux moines qui l'avaient connu et +n'écrivaient que huit ou dix ans après sa mort, la biographie d'où nous +extrayons ce récit. Elle a été imprimée a Douai en 1620, et insérée par +fragment dans le <i>Recueil des Historiens des Gaules</i>. (T. XIV, p. +441-445.—<i>Hist. litt</i>., t. XIII, p. 605.)</blockquote> + +<p>Quoi qu'on doive penser de cette anecdote, on ne +voit pas que Gosvin ait suscité contre Abélard une résistance +ou une concurrence bien formidable. Si ses +amis vinrent le prier d'ouvrir école à son tour, il +n'osa le tenter à Paris, ou du moins sa tentative n'y a +laissé nulle trace. C'est à Douai, sa ville natale, +qu'il paraît avoir fondé un véritable enseignement; +et il devint, en 1131, abbé d'Anchin, en attendant +la canonisation, car on l'appelle saint Gosvin. Mais +nous le retrouverons plus tard.</p> + +<p>Rien cependant n'arrêtait la marche ascendante +d'Abélard. Du haut de sa montagne, il devenait de +fait le maître des écoles, et celui qui dans la Cité en +occupait la place n'était plus qu'un vain simulacre +sur une chaire impuissante.</p> + +<p>À ces nouvelles, Guillaume de Champeaux veut +faire un dernier effort. Il quitte les champs, il reparaît; +il ramène la congrégation à Saint-Victor; il +rassemble tous ses partisans, comme s'il venait délivrer +dans l'école son soldat, sentinelle abandonnée. +Ce retour commença par perdre ce triste remplaçant; +il avait encore quelques auditeurs; on trouvait qu'il +était habile à expliquer Priscien, écrivain plus recommandable +en grammaire qu'en philosophie. On +l'abandonna; il fut obligé de quitter sa chaire, et ses +élèves retournèrent à Guillaume de Champeaux, qui +lui-même, désespérant de la gloire mondaine, sembla +de plus en plus se tourner vers la vie monastique. +Cependant les hommes secondaires ayant ainsi disparu, +rien ne s'interposait plus entre Abélard et +Guillaume. Devant eux l'arène était ouverte et libre, +et le combat s'engagea entre les deux écoles, entre +les deux maîtres. Peut-on demander quelle fut l'issue +de la lutte? D'un côté était l'espérance, la nouveauté, +la jeunesse. De l'autre, les souvenirs d'une +autorité incontestée, d'une influence vieillie, d'une +domination facile, tout ce qui perd les pouvoirs menacés +de révolution. Chaque jour des victoires de +détail venaient préparer le triomphe d'Abélard, et +couronnaient le maître dans ses élèves. Enfin l'événement prononça. +«Si vous me demandez,» dit Abélard, +en citant Ovide, «quelle fut la fortune du +combat, je vous répondrai comme Ajax: Il ne +m'a pas vaincu <a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32"><sup>32</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote32" name="footnote32"></a><b>Note 32:</b><a href="#footnotetag32"> (retour) </a> +<p> Si quaeritis hujus<br> +Fortunam pugnae, non sum superatus ab illo.</p> + +<p>Ovid. <i>Metam.</i>, 1. XIII.—<i>Ab. Op</i>., ep. 1, p. 7.]</p></blockquote> + +<p>En effet, bientôt la lutte cessa d'être possible. +Plus de résistance, plus même de rivalité. Abélard +allait régner sans partage dans l'école, lorsqu'il fut +encore obligé de quitter la France. Son père s'était, +comme on disait alors, converti. Il venait d'embrasser +la vie religieuse, et Lucie, sa femme, se disposait, +suivant la règle, à imiter cet exemple. Tendrement +aimée de son fils, elle l'appela près d'elle. +Tous deux avaient leurs adieux à se faire dans le +siècle. Il partit, il revit la Bretagne et sa mère, et +quand après une courte absence il revint à Paris; il +trouva l'école silencieuse et libre. Guillaume de +Champeaux, abandonnant à la fois la retraite et l'enseignement, +s'était réfugié dans les dignités ecclésiastiques. +Il était évêque de Châlons-sur-Marne.</p> + +<p>Ç'avait été un professeur très-habile, un logicien +très-ingénieux, et sa réputation était grande; mais +elle avait vieilli. Il n'avait su ni souffrir la contradiction +ni repousser l'attaque. Son caractère manquait +à la fois de générosité et d'énergie, et, dans +le combat, son esprit lui fit faute. Mais il fut un +prélat pieux et respecté, placé à la tête de l'épiscopat +des Gaules pour la science de l'Écriture sainte. On +comprend que celui qui avait régi si longtemps les +<i>Écoles sublimes</i> (tel était le nom donné aux cours de +haute science) devait faire un grand évêque: aussi en +a-t-il reçu le titre<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33"><sup>33</sup></a>. Il administra son diocèse pendant +sept années et mourut regretté de saint Bernard +dont il était l'ami et à qui, le premier peut-être, il +fit connaître Abélard<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34"><sup>34</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote33" name="footnote33"></a><b>Note 33:</b><a href="#footnotetag33"> (retour) </a> «Magnum Wuillelmum episcopum, qui sublimes scholas rexerat.» (<i>Ex +Chron. mauriniae. Recueil des Histor.</i>, t. XII, p.76.—Saint Bern. <i>Op</i>., +t. I, p. 13.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote34" name="footnote34"></a><b>Note 34:</b><a href="#footnotetag34"> (retour) </a> La date de l'élection de Guillaume de Champeaux, comme +celle de sa mort, est controversée. Les uns veulent qu'il ait été évêque +en 1112 et soit mort en 1119 (Duchesne, <i>Ab. Op</i>.; Not., p. 1147 et +1163.—Gervaise, <i>Vie d'Ab.</i>, t. I, p. 23); les autres, que la promotion +soit de 1113 et le décès de 1121, le 22 mars. (Mabillon, saint Bern., +<i>Op</i>., t. I, p. 13, 61 et 302.—Durand et Martene, <i>Thes. nov. anecd.</i>, +t. V, p.877.—<i>Gallia Christ.</i>, t. IX, p. 878.—D. Brial, <i>Rec. des +Hist.</i>, t. XIV, p. 279.—<i>Hist. litt. de la Fr.</i>, t. XII, p. 476, et t. +X, p. 310 et 311.) Des deux côtés on invoque des textes. Les tables +manuscrites de l'évêché de Châlons portaient qu'il avait administré +pendant sept ans.</blockquote> + +<p>On était en 1113; Abélard, dans la force de l'âge +et du talent, avait constitué son enseignement, son +autorité, presque sa gloire. Il dominait l'école de +Paris; c'était être dictateur dans la république des +lettres.</p> + +<p>Ses doctrines avaient pris leur caractère définitif. +A l'exception de la théologie, dans laquelle il lui +restait encore des progrès à faire, il avait à peu près +fermé le cercle de ses études. Ses contemporains +ont vanté son savoir et l'ont dit égal à la science +humaine, éloge quelque peu hyperbolique<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35"><sup>35</sup></a>. Nous +avons vu qu'il n'était point versé dans l'arithmétique, +ni probablement dans aucune des sciences du +calcul. Ceux qui veulent qu'il n'ait rien ignoré, +même le droit, chose plus que douteuse, citent en +preuve une anecdote qui indiquerait seulement qu'il +ne comprenait pas une loi des empereurs Valentinien, +Théodose et Arcadius sur les limites<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36"><sup>36</sup></a>. Il ne +possédait bien d'autre langue que le latin; le grec, +dont l'étude était d'ailleurs alors difficile et rare, ne +lui était, je crois, connu que par quelques mots +de la langue philosophique. Il avoue qu'il ne lisait +les auteurs grecs que dans la traduction, et l'on n'a +nulle preuve qu'il entendît l'hébreu<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37"><sup>37</sup></a>. Mais son +instruction littéraire était fort étendue; elle embrassait +à peu près tous les auteurs de l'antiquité +latine connus de son temps, et le nombre en était +plus grand qu'on ne pense. Le XIIe siècle était plus +lettré que le XVe ne l'a laissé croire, et il n'est pas +sûr que l'esprit humain ait tout gagné à cesser de se +développer suivant la direction que le moyen âge lui +avait donnée, et à subir cette révolution qu'on appelle +la renaissance.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote35" name="footnote35"></a><b>Note 35:</b><a href="#footnotetag35"> (retour) </a> Il est dit de lui dans une épitaphe: «Ille sciens quicquid fuit ulli scibile;» +et à la fin: «cui soli patui; scibile quicquid erat.» C'est aussi de lui +qu'on a dit: «Non homini, sed scientiae dees; quod nescivit.» (<i>Ab. Op</i>., +préf. <i>in fin</i>.—Gervaise, t. II, p. 150.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote36" name="footnote36"></a><b>Note 36:</b><a href="#footnotetag36"> (retour) </a> C'est la loi <i>quinque pedum Praescriptione, C. fin. +regund.</i>, l. III, tit. XXXIX. Sur cette loi, qui n'est pas fort claire +en effet, Accurse dit que Pierre Baylard (<i>Petrus Baylardus</i>), qui se +vantait de donner un sens raisonnable à tout texte, quoique difficile +qu'il fût, a dit: Je ne sais pas. Or, cela ne signifie point que +Baylardus sût le droit; de plus, on conteste que ce Baylardus soit +Abélard, et l'on dit que ce pourrait être un Johannes Bajolardes, +professeur de droit dont parle Crinitus. Enfin il n'est rien moins +qu'établi que le <i>Codex repetitae proelectionis</i>, d'où cette loi est +extraite, et même les textes du droit romain en général fussent connus +en France avant la mort d'Abélard. On dit que l'enseignement du droit +commença à Bologne vers 1180, et à Paris vingt ans après. La question me +paraît bien discutée dans Bayle. (Cf. <i>Ab. Op.</i>, préf. apolog.—Accurs. +<i>v° Praescript.</i>—Alciat. <i>Lib. de quinq. ped. Praescr.</i>—Crinitus, <i>De +Honest. Discip.</i>. l. XXV, c. IV.—Pasquier, <i>Recherches de la Fr.</i>, l. +VI, c. xvii, et l. IX, c. xxviii.—Bayle, art. <i>Abélard.</i>—Duboulai, +<i>Hist. Univ.</i>, t. II, p. 577-680.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote37" name="footnote37"></a><b>Note 37:</b><a href="#footnotetag37"> (retour) </a> Ouvr. inéd., Introd. xliii, xliv, et <i>Dialec.</i>, p. 200 et +206. Je parle de l'hébreu, parce qu'on avait alors la prétention de le +savoir. Tous les historiens et même Abélard disent qu'Héloïse le savait, +et d'Amboise a montré que les juifs, qui en général ont conservé la +connaissance de leur langue, participaient au mouvement des études à +Paris. (<i>Ab. Op.</i>, préf. <i>in fin.</i>) Abélard ne me semble savoir de cette +langue que les mots cités par les interprètes des bibles latines (Voyez +son <i>Hexameron</i>, passim, et du présent ouvrage, le liv. III, c. viii.)</blockquote> + +<p>Toutefois la véritable science d'Abélard était la +philosophie. C'est lui qui a fixé la forme, sinon le +fond de la scolastique. Rien, s'il faut en croire ses +auditeurs, ne peut donner idée de l'effet qu'il produisait +en l'enseignant, et jamais aucune science +ne paraît avoir eu de propagateur plus puissant. +Comme chef d'école, il rappelle, s'il n'efface, pour +l'éclat et l'ascendant, les succès des grands philosophes +de la Grèce. Cependant cet enseignement était +plus original par le talent que par les idées, et supposait +plus de sagacité critique que d'invention. Non +content d'expliquer avec une facilité et une subtilité +que ses contemporains déclaraient sans égales, les +secrets de la logique péripatéticienne et de promener +les esprits attachés au fil du sien dans les détours +de ce labyrinthe dont il trouvait toujours l'issue, +il mêlait, autant qu'il était en lui, à l'interprétation +de la brièveté profonde de ce qu'il connaissait du +texte l'analyse intelligente et libre des commentaires +et des additions de Boèce et de Porphyre; il complétait +ses exposés par des citations, bien comprises et +lumineusement développées, de Cicéron qui, lui +aussi, a traité, dans ses Topiques et dans quelques +passages de la Rhétorique à Herennius, des parties +de la logique; de Thémiste, qui a laissé des paraphrases +d'Aristote; de Priscien, qui a touché à la +logique par la grammaire; enfin de saint Augustin, +qui passait pour l'auteur d'un traité alors étudié sur +les catégories, et qui a dû peut-être à son rôle dans +la scolastique quelque chose de son influence dominante +sur la théologie française. Le caractère éminent +de l'enseignement d'Abélard était, suivant un +de ses auditeurs, une clarté élémentaire. On trouvait +qu'il fuyait l'appareil pédantesque, et qu'il +mettait la science à la portée des enfants<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38"><sup>38</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote38" name="footnote38"></a><b>Note 38:</b><a href="#footnotetag38"> (retour) </a> Johan. Saresb. <i>Metal.</i>, l. III, c. i.—Il serait +intéressant de fixer la liste des ouvrages anciens que les philosophes +avaient dans les mains aux différents âges de la scolastique. Jourdain a +bien avancé ce travail pour les écrits d'Aristote. Thémiste, qui est du +IVe siècle, avait laissé des commentaires sur Aristote, dont il reste +quelques-uns, comme ceux sur les Derniers Analytiques, la Physique, le +Traité de l'Ame; Priscien, du VIe siècle, a écrit sur toutes les parties +de la Grammaire. La Rhétorique à Herennius a fourni plusieurs passages +aux livres d'Abélard, et avant comme après lui on a longtemps attribué à +saint Augustin deux traité sur les principes de la dialectique, et sur +les dix catégories. Abélard avait certainement sous les yeux la version +des deux premiers traités qui composent l'Organon, celle de +l'Introduction de Porphyre et quatre ouvrages de Boèce. Quant à +Priscien, Thémiste, etc., on ne sait s'il les connaît autrement que par +des citations. (Cf. ci-après, l. II, c. i et iii.—<i>Recherches sur les +traductions d'Aristote</i>, par A. Jourdain.—Ouvr. inéd. d'Ab., Introd. p. +xlix et 1; <i>Dialect.</i>, p. 229.—Saint Augustin, <i>Op.</i>, t. I, +append.—Tennemann, <i>Man. de l'Hist. de la Phil.</i>, t. I, sec. 233.)</blockquote> + +<p>A cet enseignement purement philosophique et +qui n'était ni sans austérité ni sans sécheresse, se mêlaient +quelques digressions littéraires, et même, au +dire de ses contemporains, il ne s'interdisait pas les +plaisanteries et le badinage<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39"><sup>39</sup></a>. Autant que le lui permettait +la rigueur de son esprit passionnément raisonneur, +il tempérait les âpretés de la logique par +quelques souvenirs des poëtes qu'il aimait. Virgile et +Horace, Ovide et Lucian, toujours présents à sa +mémoire, lui fournissaient des citations ou des allusions +souvent heureuses; eux aussi, il les invoquait +comme une autorité; de ce qu'ils avaient chanté, il +dit quelquefois: Il est écrit. (<i>Scribitur, scriptum est.</i>)</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote39" name="footnote39"></a><b>Note 39:</b><a href="#footnotetag39"> (retour) </a> «Plurimum in inventionum subtilitate, non solum ad +philosophiam necessariarum, sed et pro commovendis adjocos animis +hominum utilium valens.» (Ott. Fris. <i>de Gest. Frid.</i>, l. I, c. +XLVII.—<i>Rec. des Hist.</i>, t. XIII, p. 654)</blockquote> + +<p>Mais son vrai maître, c'était toujours celui qui +avait instruit Alexandre, et qui semblait devoir, +comme par continuation, être le précepteur du conquérant +de l'école. L'esprit perçant d'Abélard donnait, +dans les cas douteux, raison au créateur de la +science sur ses continuateurs, et par lui l'autorité +d'Aristote s'élevait peu à peu à l'infaillibilité. Et cependant +il n'en faisait encore que le premier des +péripatéticiens ou le prince de la dialectique. C'était +Platon qu'il appelait le plus grand des philosophes<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40"><sup>40</sup></a>. +Il s'incline devant lui presque sans le connaître, et +toutes les fois qu'il peut trouver dans la tradition ou +dans quelques citations éparses de ses ouvrages une +idée qu'il comprenne assez pour l'appliquer à ce +qu'il étudie, il lui fait place avec respect, il essaie d'y +subordonner les idées péripatéticiennes et voudrait, +s'il le pouvait, platoniser la dialectique d'Aristote.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote40" name="footnote40"></a><b>Note 40:</b><a href="#footnotetag40"> (retour) </a> <i>Ab. Op., Introd. ad theol.</i>, p. 1012, 1026, 1032, 1070 et +1134.—Ouvr. inéd. <i>Dialect.</i>, p. 204 et 205. Cette autorité si grande +de Platon, que l'on connaissait si peu, venait des Pères de l'Église et +surtout de saint Augustin.</blockquote> + +<p>Mais bien qu'il ait grand soin, en toute question, +de rechercher ce que disait l'autorité avant de se +demander ce que dicte la raison, il ne craint pas de +suivre parfois l'inspiration de sa propre intelligence, +et après avoir emprunté la science, il lui prête du +sien pour l'enrichir. Il ne s'interdit pas d'être lui-même, +et il a réussi à passer pour inventeur; on lui +attribue un système et une secte. En effet, il s'est +flatté d'avoir produit une solution nouvelle de cette +grande et capitale question, dont il fait lui-même +le noeud gordien de la philosophie.</p> + +<p>Quand il eut réfuté le réalisme dans Guillaume de +Champeaux, il prétendit se garantir du nominalisme, +et il réfuta Roscelin. Il insista principalement +sur cet argument que, s'il n'existe à la lettre que des +individus, les noms généraux seront eux-mêmes des +noms d'individus; et, de la sorte, les individualités +seront identiques aux généralités, les parties se confondront +avec le tout, et c'en sera fait de toute différence +essentielle, de toute différence qui sépare +les espèces des genres, les individus des espèces, +et les parties des touts. On retomberait ainsi +par une autre voie dans l'unité confuse à laquelle +mène le réalisme, ou bien il faudrait mutiler la +science et égaler au néant tout ce qui est désigné +par les noms généraux. Or, ces noms généraux ont +certainement une valeur. Ils répondent à ce qu'entend +l'esprit de l'homme, lorsqu'il embrasse une +collection d'individus ou de choses particulières, en +les rapprochant par leurs communs caractères, et +lorsqu'il <i>conçoit</i> cette multitude comme une unité, +ou l'un des êtres qui la composent comme faisant +partie de cette totalité. Ainsi les universaux sont les +expressions de <i>conceptions</i> fondées sur les réalités<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41"><sup>41</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote41" name="footnote41"></a><b>Note 41:</b><a href="#footnotetag41"> (retour) </a> Ouvr. inéd., <i>De Gener. et Spec.</i>, p. 522, 524 et suiv.—Voyez aussi +le livre II de cet ouvrage, c. viii, ix et x.—Abélard a bien donné, +d'après Boèce, cette théorie de la formation des idées générales; mais il n'a +pas soutenu que les genres et les espèces ne fussent rien que ces idées. Sa +doctrine est plus subtile et plus scientifique. Ce sont les modernes qui n'en +ont extrait que cela.</blockquote> + +<p>Telle était la doctrine qu'Abélard passe pour avoir +soutenue, et que les classificateurs de systèmes ont +appelée le <i>conceptualisme</i>. Ce nom se lit dans les histoires +de la philosophie, qui cependant ont toutes été +écrites avant que les ouvrages philosophiques d'Abélard +fussent connus<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42"><sup>42</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote42" name="footnote42"></a><b>Note 42:</b><a href="#footnotetag42"> (retour) </a> Ces ouvrages n'ont en effet paru qu'en 1836. Aucun des auteurs antérieurs +à cette époque ne dit les avoir étudiés ou connus en manuscrit. Ce +qu'on avait de plus certain sur la philosophie d'Abélard, c'était quelques +lignes sommaires et obscures dans l'<i>Historia calamitatum</i>, et le dire +plus clair, mais non moins succinct, d'Othon de Frisingen et de Jean de +Salisbury. (<i>Ab. Op.</i>, ep. i, p. 5.—Ott. Fris. <i>De Gest. Frid.</i>, l. I, c. CLVII, +et Johan. Saresb., <i>Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 300.)</blockquote> + +<p>L'ardeur de l'esprit, la curiosité de savoir, l'ambition +de vaincre ne permettaient pas qu'Abélard se +contentât d'une autorité sans combat; c'était un génie +militant. Le nouvel élève d'Aristote avait aussi la +passion des conquêtes. Roi dans la dialectique, il +voulut dominer encore dans la théologie. Il résolut +d'en faire désormais sa principale étude.</p> + +<p>Le maître qui tenait le sceptre de cette science +était Anselme de Laon. Né dans la première moitié du +XIe siècle, après avoir étudié sous Anselme de Cantorbery, +il avait commencé à enseigner lui-même à Paris, +et Guillaume de Champeaux était un de ses disciples. +Depuis plus de vingt ans, retiré à Laon, sa patrie, +scolastique ou chancelier de cette église, doyen du +chapitre métropolitain, il enseignait la théologie avec +beaucoup d'éclat, et le clergé, même l'épiscopat se +peuplaient de ses élèves. Sa manière d'enseigner était +simple. C'était un commentaire suivi et presque interlinéaire +du texte de l'Écriture. Mais il s'était acquis +tant de réputation que ses leçons attiraient à Laon +des auditeurs de toutes les parties de l'Europe, et +qu'il est compté parmi les auteurs de la célébrité de +l'école des Gaules<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43"><sup>43</sup></a>. Cette autorité, déjà ancienne, il +la devait au temps plus encore qu'au mérite; du +moins Abélard le dépeint-il comme un vieillard orthodoxe, +instruit, disert, mais dont l'esprit manquait +de fermeté et de décision. Qui l'abordait +incertain sur un point douteux le quittait plus incertain +encore. Il charmait ses auditeurs par une +étonnante facilité d'élocution, mais le fond des idées +était peu de chose, et il ne savait ni résister ni satisfaire +à une question. «De loin,» dit Abélard, +«c'était un bel arbre chargé de feuilles; de près, il était +sans fruits, ou ne portait que la figue aride de l'arbre +que le Christ a maudit. Quand il allumait son +feu, il faisait de la fumée, mais point de lumière<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44"><sup>44</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote43" name="footnote43"></a><b>Note 43:</b><a href="#footnotetag43"> (retour) </a> <i>Hist. litt. de la Fr.</i>, t. X, p. 170.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote44" name="footnote44"></a><b>Note 44:</b><a href="#footnotetag44"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 7.</blockquote> + +<p>Cependant le jeune docteur de Paris vint l'entendre, +il se mêla à ses disciples: on devine +qu'il ne fut pas captivé longtemps. Il ne pouvait +<i>rester longtemps oisif à son ombre</i><a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45"><sup>45</sup></a>, ni suivre après +s'être habitué à conduire. D'abord il se contenta +de négliger les leçons. Il y paraissait de loin en +loin. Les plus éminents des autres élèves, satisfaits +et fiers de leur maître, virent avec déplaisir +cette dédaigneuse indifférence; il s'en plaignirent +assez haut, et naturellement ils aigrirent l'esprit +d'Anselme. Il arriva qu'un jour, après avoir entre +eux conféré sur quelques points de doctrine, les +écoliers se mirent à se provoquer par jeu sur +les matières théologiques. Un d'eux, comme pour +éprouver Abélard, lui demanda ce qu'il pensait de +l'enseignement sacré, lui qui n'avait encore étudié +que les sciences naturelles<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46"><sup>46</sup></a>. Il répondit que rien +n'était plus salutaire qu'une science où l'on apprenait +à sauver son âme; mais qu'il ne pouvait assez admirer +qu'à des hommes lettrés il ne suffît pas, pour +comprendre les saints, du texte de leurs écrits et +d'une glose, et qu'on ne devrait pas avoir besoin d'un +maître. Cette réponse en amena de contraires, et la +plupart des assistants, raillant Abélard, lui demandèrent +s'il pourrait faire ce qu'il conseillait, le défièrent +de l'entreprendre. Il répliqua que si l'on désirait +le mettre à l'épreuve, il était tout prêt. «Soit, nous +le voulons bien,» s'écrièrent-ils tous, et d'un ton +plus moqueur encore. «Que l'on me cherche donc,» +reprit-il, «et qu'on me donne quelqu'un pour exposer +un point peu connu de l'Écriture.» Tous s'accordèrent +pour choisir la très-obscure prophétie +d'Ézéchiel, qui passait pour un des écrivains sacrés +les plus difficiles. On eut bientôt pris un <i>expositeur</i> +qui devait, selon l'usage, lire le texte et faire +connaître l'état de la question, et Abélard les invita +pour le lendemain à sa leçon. Aussitôt quelques-uns +s'empressant, avec un intérêt véritable ou +affecté, de lui donner des conseils qu'il ne demandait +pas, l'engagèrent à ne se point tant hâter; et +lui remontrèrent que l'entreprise était grande, qu'elle +exigeait des recherches et quelque précaution, et +qu'il devait songer à son inexpérience. «Ce n'est +point ma coutume,» répondit-il avec vivacité, «de +suivre l'usage, mais d'obéir à mon esprit<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47"><sup>47</sup></a>.» Et il +ajouta qu'il romprait tout, si l'on ne se conformait +à sa volonté, en ne différant point de se rendre à ses +leçons. A la première, il eut peu d'auditeurs; on +trouvait ridicule que, dénué presque entièrement de +lecture sacrée, il se hâtât d'aborder la science. Cependant +tous ceux qui l'entendirent furent si enchantés +qu'ils lui donnèrent de grands éloges, et le +pressèrent de composer une glose conforme à sa +leçon. Au récit de cette première épreuve, on accourut +à l'envi pour assister aux suivantes, et tous +se montraient empressés à transcrire les gloses qu'à +la prière générale il s'était mis à rédiger.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote45" name="footnote45"></a><b>Note 45:</b><a href="#footnotetag45"> (retour) </a> «Non multis diebus in umbra ejus otiosus jacul.» (<i>Id.</i>, p. 8.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote46" name="footnote46"></a><b>Note 46:</b><a href="#footnotetag46"> (retour) </a> «Qui nondum nisi in physicis studuerat.» (Ep. i, p. 8.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote47" name="footnote47"></a><b>Note 47:</b><a href="#footnotetag47"> (retour) </a> «Respondi non esse meae consuetudinis per usum proficere, sed per +ingenium.» (Ep. I, p. 8.)</blockquote> + +<p>Le vieux Anselme s'émut au bruit d'une telle +témérité. La douleur et la colère furent extrêmes. +Comme Pompée, à qui Abélard le compare pour la +grandeur de son attitude et le néant de sa puissance, +il voulut défendre l'ombre de son autorité contre le +jeune César de la science<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48"><sup>48</sup></a>. Il devint son ennemi et +le combattit dans la théologie, comme avait fait Guillaume +de Champeaux dans la philosophie. Il se trouvait +alors, dans l'école de Laon, deux étudiants qui +se distinguaient entre tous, Albéric de Reims et +Lotulfe de Novare. L'un d'eux, le premier, a laissé +un nom dans l'histoire littéraire<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a><a href="#footnote49"><sup>49</sup></a>. Plus ils avaient de +mérite, plus ils nourrissaient de grandes espérances, +et plus ils devaient concevoir d'aversion contre le +nouveau venu. Ils circonvinrent le vieillard et l'entraînèrent +à interdire à ce successeur inattendu la +continuation de ses leçons et de ses gloses, donnant +pour motif que, s'il échappait à son inexpérience +quelque erreur touchant la foi, on pourrait l'imputer +à celui dont il usurpait ainsi la place. La défense +et le prétexte excitèrent parmi les écoliers une indignation générale; ils crièrent à la jalousie, à la +calomnie; ils dirent que jamais pareille chose ne +s'était vue; et ce commencement de persécution ne fit +qu'ajouter à la gloire de celui qu'elle semblait signaler +entre tous.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote48" name="footnote48"></a><b>Note 48:</b><a href="#footnotetag48"> (retour) </a> Abélard lui applique la <i>stat magni nominis umbra</i> et la comparaison de +l'arbre que Lucain applique à Pompée. (Ep. I, p. 7.—Lucain, <i>Phars.</i>, l. I.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote49" name="footnote49"></a><b>Note 49:</b><a href="#footnotetag49"> (retour) </a> Albéric de Reims, élève de Godefroi, scolastique de cette ville, se +perfectionna sous Anselme de Laon, devint archidiacre et écolâtre de +l'église de Reims, et enfin archevêque de Bourges en 1130. Il eut de la réputation +comme professeur. Il était aimé de saint Bernard. Lotulfe ou Loculfo +le Lombard, ou, selon Othon de Frisingen, Leutald de Novare, ami et +condisciple d'Albéric, régit avec lui les écoles de Reims. On n'en sait rien +de plus. (Johan. Saresb., Rec. des Hist., i. XIV, p. 301.—Ou Fris. <i>Gest. +Frid.</i>, l. I, c. XLVII.—Duboulai, <i>Hist. Universit.</i>, Catal. ill. vir., t. II, +p. 753.—<i>Hist. litt.</i> t. XII, p. 72.)</blockquote> + +<p>Abélard revint aussitôt à Paris. Toutes les écoles, +d'où il avait été jadis expulsé, lui étaient maintenant ouvertes; il y rentra en maître et occupa facilement +cette position dominante dans l'enseignement, +qu'on n'osait plus lui refuser. A la principale chaire, +à celle de recteur des écoles, était attaché vraisemblablement un canonicat. On croit du moins que c'est +alors qu'il fut nommé chanoine de Paris <a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a><a href="#footnote50"><sup>50</sup></a>, ce qui +n'était sans doute qu'un bénéfice et un titre, et ne +prouve nullement que dès lors il fût prêtre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote50" name="footnote50"></a><b>Note 50:</b><a href="#footnotetag50"> (retour) </a> C'est à cette époque (vers 1115) que les auteurs de l'<i>Histoire littéraire</i> +placent cette nomination; j'ignore sur quelle autorité, mais cette opinion +est fort probable. Cependant on la conteste, et D. Gervaise veut qu'Abélard +soit devenu chanoine dès le temps où il professait à Paris, du consentement +et à la place du successeur de Guillaume de Champeaux. Duchesne, +sur la foi d'une chronique manuscrite des archevêques de Sens, prétend +qu'il fut chanoine de Sens et non de Paris; et voici le texte inédit qui +motive son assertion et dont je dois la connaissance à la savante amitié de +M. Le Clerc: <i>Ex Chronico senonensi Gaufridi de Collone, monarchi Sancti +Petri Viti senonensis, seculo XIIIe</i>. Manuscrit de la bibliothèque de Sens, +n. 271, décrit et apprécié dans le t. XXI de l'<i>Hist. litt. de la France.</i> +Fol. 129 v°, col. 1 et 2. «Anno Domini n° c° XL° (leg. XLII), magister +Petrus Abaulart, canonicus primo maioris ecclesie senononsis, oblit; qui +monasteria sanctimonialium fundauit, spetialiter abbatiam de Paraclito, +in quo sepelitur cum uxore. Suum epitaphium tale est: «Est satis in titulo, +Petrus hic iacet Abaillardus. Hic (<i>leg.</i> huic) soli paluit scibile quidquid +erat. Canonicus fuit, et post uxoratus.» Cité en partie, mais sans nom +d'auteur, par André Duchesne, <i>Notae ad Hist. calamitatum</i>, p. 1150, et +Duboulai, <i>Hist. Univ. paris</i>, t. II, p. 760. Les derniers mots on été ainsi +altérés par celui-ci: «Uxoratus primo fuerat, postea canonicus.» Le même +Duboulai dit, à la vérité dans une table seulement, qu'Abélard fut chanoine +de Tours; enfin, on voit sur une vitre de la cathédrale de Chartres +une figure vêtue en chanoine, avec ce nom Pierre Baillard, et on veut +que ce soit Abélard, chanoine de Chartres. On ne pouvait en général posséder +qu'un seul canonicat comme on ne pouvait avoir qu'un bénéfice. +Faut-il admettre que le titre de chanoine honoraire fût alors connu, ou +qu'Abélard ait changé plusieurs fois de chapitre? La chose certaine, c'est +qu'il était chanoine, il le dit lui-même. Il n'était pas nécessairement prêtre +pour cela. On ne sait quand il le devint; peut-être en se faisant moine +à Saint-Denis. (Cf. <i>Ab. Op.</i>, ep. l, p. 16.—<i>Hist litt.</i>, t. XII, p. 81.— +<i>Vie d'Abeillard</i>, t. I, p. 28.—<i>Hist. Universit. paris.</i>, t. II, <i>in indic.</i>— +Niceron, <i>Mém. pour servir à l'Hist. des Homm. ill.</i>, t. VI.—<i>Rech. hist. sur +la ville de Sens</i>, par M. Th. Tarbé, c. XXI, p.443.)</blockquote> + +<p>Dans sa nouvelle situation, il continua et termina +son interprétation d'Ézéchiel, commencée et suspendue +à Laon. Par ce genre d'enseignement il obtint +un grand succès, et bientôt il eût dans la théologie +autant de faveur que dans la prédication philosophique. +Tout le domaine de la science fut rangé sous +sa loi, une multitude studieuse se pressa en s'inclinant +autour de lui, et il vécut tranquille quelques +années.</p> + +<p>On aime à se représenter l'existence d'Abélard, +ou, comme on l'appelait, du maître Pierre, à cette +époque de sa vie, au milieu de cette ville de Paris +qu'il remplissait de son nom. Paris, ce n'était guère +alors que la Cité. Sur cette île fameuse, qui partage +la Seine au milieu de notre capitale, se concentraient +toutes les grandes choses, la royauté, l'Église, la +justice, l'enseignement. Là, ces divers pouvoirs +avaient leur principal siége. Deux ponts unissaient +l'île aux deux bords du fleuve. Le Grand-Pont conduisait +sur la rive droite, à ce quartier qu'entre les +deux antiques églises de Saint-Germain-l'Auxerrois +et de Saint-Gervais, commençait à former le commerce, +et qu'habitaient les marchands étrangers, +attirés par l'importance et la renommée déjà considérable +de la Lutèce gauloise. C'étaient eux qui devaient, +confondus sous le nom d'une seule nation, +le transmettre à une partie de cette ville nouvelle qui +allait s'appeler le quartier des Lombards. Vers la rive +gauche, le Petit-Pont menait au pied de cette colline +dont l'abbaye de Sainte-Geneviève couronnait le faîte, +et sur les flancs de laquelle l'enseignement libre avait +déjà plus d'une fois dressé ses tentes. Les plaines voisines +se couvraient peu à peu d'établissements pieux +ou savants, destinés à une grande renommée; à +l'est, la communauté de Saint-Victor venait d'être +fondée; à l'ouest, la vieille abbaye de Saint-Germain-des-Prés +attestait, dans sa grandeur, le souvenir +de ce saint évêque de Paris dont la mémoire le disputait +à celle de saint Germain d'Auxerre; car les +deux plus anciens monuments de Paris sont dédiés +au même nom<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a><a href="#footnote51"><sup>51</sup></a>. Là aussi, la jeunesse de la ville, et +ces écoliers, ces clercs qui n'étaient pas tous jeunes +alors, venaient sur des prés, devenus des lieux historiques, +chercher les exercices et les rudes jeux qui +convenaient à la robuste nature des hommes de ce +temps. Leur résidence était surtout dans le voisinage +du Petit-Pont, et leur foule toujours croissante ne +pouvant tenir dans l'île, s'était répandue sur le bord +de la rivière, au pied de la colline, qui devait par eux +s'appeler le <i>pays latin</i>, et opposer, d'une rive à l'autre +la ville de la science à la ville du commerce.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote51" name="footnote51"></a><b>Note 51:</b><a href="#footnotetag51"> (retour) </a> Saint Germain d'Auxerre fui évêque au Ve siècle et saint Germain de +Paris, au VIe. L'église de Saint-Germain-l'Auxerrois, fondée, dit-on, par +Chilpéric I, détruite par les Normands, fut rebâtie par le roi Robert; et +il peut subsister quelque chose de cette reconstruction dans l'édifice +actuel. On dit que le portail est du temps de Philippe le Bel; les parties +modernes sont du XVIe siècle. La fondation de Saint-Germain-des-Prés, +sous une autre invocation, date du temps de saint Germain lui-même +(23 décembre 558). Cette église fut détruite aussi par les Normands. La +reconstruction en fut commencée au plus tard en 990, et terminée, dit-on, +en 1014; l'église, à peu prés dans son état actuel, a été dédiée en +1163. Voyez dans les Documents inédits sur l'histoire de France, <i>Paris +sous Philippe le Bel</i>, p. 362 et 454, et <i>l'Histoire du diocèse de Paris</i>, par +l'abbé Lebeuf.</blockquote> + +<p>Dans la Cité, vers la pointe occidentale de l'île, +s'élevait le palais souvent habité par nos rois, théâtre +de leur puissance et surtout de ce pouvoir judiciaire +qui y règne encore en leur nom, et qui alors même, +exercé par leurs délégués, paraissait la plus populaire +de leurs prérogatives et le signe reconnaissable +de leur souveraineté. Un jardin royal, comme on +pouvait l'avoir en ce siècle, un lieu planté d'arbres +entre le palais et le terre-plein où Henri IV a sa statue, +s'ouvrait en certains jours comme promenade publique +au peuple, à l'école, au clergé, et à ce peu de +nobles hommes qui se trouvaient à Paris. En face +du palais, l'église de Notre-Dame, monument assez +imposant, quoique bien inférieur à la basilique immense +qui lui a succédé, rappelait à tous, dans sa +beauté massive, la puissance de la religion qui l'avait +élevé, et qui de là protégeait en les gouvernant les +quinze églises dont on ne voit plus les vestiges, environnant +la métropole comme des gardes rangés autour +de leur reine. Là, à l'ombre de ces églises et +de la cathédrale, dans de sombres cloîtres, en de +vastes salles, sur le gazon des préaux, circulait cette +tribu consacrée, qui semblait vivre pour la foi et la +science, et qui souvent ne s'animait que de la double +passion du pouvoir ou de la dispute. A côté des prêtres, +et sous leur surveillance, parfois inquiète, +souvent impuissante, s'agitait, dans le monde des +études sacrées et profanes, cette population de clercs +à tous les degrés, de toutes les vocations, de toutes +les origines, de toutes les contrées, qu'attirait la célébrité +européenne de l'école de Paris; et dans cette +école, au milieu de cette nation attentive et obéissante, +on voyait souvent passer un homme au front +large, au regard vif et fier, à la démarche noble, dont +la beauté conservait encore l'éclat de la jeunesse, en +prenant les traits plus marqués et les couleurs plus +brunes de la pleine virilité. Son costume grave et +pourtant soigné, le luxe sévère de sa personne, l'élégance +simple de ses manières, tour à tour affables et +hautaines, une attitude imposante, gracieuse, et qui +n'était pas sans cette négligence indolente qui suit +la confiance dans le succès et l'habitude de la puissance, +les respects de ceux qui lui servaient de cortège, +orgueilleux pour tous, excepté devant lui, l'empressement +curieux de la multitude qui se rangeait +pour lui faire place, tout, quand il se rendait à ses +leçons ou revenait à sa demeure, suivi de ses disciples +encore émus de sa parole, tout annonçait un maître, +le plus puissant dans l'école, le plus illustre dans +le monde, le plus aimé dans la Cité. Partout on parlait +de lui; des lieux les plus éloignés, de la Bretagne, +de l'Angleterre, <i>du pays des Suèves et des Teutons</i>, +on accourait pour l'entendre; Rome même lui +envoyait des auditeurs<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a><a href="#footnote52"><sup>52</sup></a>. La foule des rues, jalouse +de le contempler, s'arrêtait sur son passage; pour le +voir, les habitants des maisons descendaient sur le +seuil de leurs portes, et les femmes écartaient leur +rideau, derrière les petits vitraux de leur étroite +fenêtre. Paris l'avait adopté comme son enfant, +comme son ornement et son flambeau. Paris était +fier d'Abélard, et célébrait tout entier ce nom dont, +après sept siècles, la ville de toutes les gloires et +de tous les oublis a conservé le populaire souvenir.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote52" name="footnote52"></a><b>Note 52:</b><a href="#footnotetag52"> (retour) </a> L'affluence fabuleuse des auditeurs de tout pays aux leçons d'Abélard +est attestée par tous les contemporains, amis ou ennemis; d'abord par lui-même, +puis par Foulque de Deuil, Bérenger de Poitiers, saint Bernard, +Othon de Frisingen, Jean de Salisbury, les auteurs de la <i>Chronique du +couvent de Morigni</i>, etc. etc. (<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 6; ep. II, p. 46; pars +II, ep. I, p. 218. Not., p. 1155.—Saint Bern.; ep. CLXXXVIII, CLXXXIX, etc.—Ott. +Fris. <i>De Gest. Frid.</i>, l. I, c. XLVII.—Johan. Saresb. <i>Metal</i>. l. II, c. x. +—<i>Rec. des Hist. Ex Chron. maurin.</i>, t. XII, p. 80.)</blockquote> + +<p>Telle était sa situation à ce moment le plus calme +et le plus brillant de sa vie. Il ne devait cette situation +qu'à lui-même, à son travail, à son opiniâtreté, à +sa belliqueuse éloquence, et rien ne lui interdisait +de penser qu'il la dût aussi à l'empire de la vérité.</p> + +<p>Il semblait donc, il pouvait se croire revêtu d'un +apostolat philosophique; et cette fois, la mission +spirituelle n'était pas une mission de pauvreté, d'humiliations +ni de souffrances. Sa richesse égalait sa +renommée; car l'enseignement n'était pas gratuitement +donné à ces cinq mille étudiants qui, dit-on, +venaient de tous les pays pour l'entendre. Parvenu à +ce faîte de grandeur intellectuelle et de prospérité +mondaine, il n'avait plus qu'à vivre en repos.</p> + +<p>Mais le repos était impossible: il ne convient +qu'aux destinées obscures et aux âmes humbles. +Abélard s'estimait désormais, c'est lui qui l'avoue, +le seul philosophe qu'il y eût sur la terre<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a><a href="#footnote53"><sup>53</sup></a>. Aucune +raison humaine n'a encore résisté à l'épreuve d'un +rang suprême et unique. Abélard, oisif, ne pouvait +donc rester calme; il fallait que par quelque issue +l'inquiétude ardente de sa nature se fît jour et se +donnât carrière. Des passions tardives éclatèrent +dans son âme et dans sa vie, et il entra, poussé par +elles, dans une destinée nouvelle et tragique qui est +devenue presque toute son histoire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote53" name="footnote53"></a><b>Note 53:</b><a href="#footnotetag53"> (retour) </a> «Cum jam me solum in mundo superesse philosophum estimarem.» (Ep. I, p. 9.)</blockquote> + +<p>Il avait jusqu'alors vécu dans la préoccupation +exclusive de ses études et de ses progrès. La science +et l'ambition, qui animaient sa vie, la maintenaient +pure et régulière. On ne voit même pas que les premiers +feux de la jeunesse y eussent porté quelque +désordre. Il montrait pour les habitudes déréglées +d'une grande partie des habitants des écoles un dédaigneux +éloignement. Quoique sa réputation lui +eût attiré la bienveillance de quelques grands de la +terre, il les voyait peu, et sa vie toute d'activité +littéraire l'écartait de la société des nobles dames; +il connaissait à peine la conversation des femmes +laïques<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a><a href="#footnote54"><sup>54</sup></a>. D'ailleurs, si jamais Abélard devait aimer, +c'était en maître, et les soins complaisants et laborieux +d'un amour qui se cache et qui supplie allaient +mal à sa nature. Cependant, au milieu de cette félicité +sans obstacle, une sorte de mollesse intérieure +s'emparait de lui, la sévérité l'abandonna. On a même +prétendu qu'il se livra à des plaisirs qui compromirent +sa dignité et jusqu'à sa fortune<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a><a href="#footnote55"><sup>55</sup></a>, mais il le nie +hautement; d'ailleurs de vaines voluptés ne pouvaient +suffire à son âme, et il se demandait encore +d'où lui viendrait l'émotion.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote54" name="footnote54"></a><b>Note 54:</b><a href="#footnotetag54"> (retour) </a> «Ab excessu (<i>lisez</i> accessu) et frequentatione nobilium foeminarum +studii scholaris assiduitate revocabar, nec laicarum conversationem multum +noveram.» (Ep. I, p. 10.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote55" name="footnote55"></a><b>Note 55:</b><a href="#footnotetag55"> (retour) </a> Foulque lui rappelle dans une lettre, d'ailleurs amicale, qu'il s'était +ruiné avec des courtisanes. Comme la lettre est, selon l'usage du temps, +une oeuvre de rhétorique, on y peut soupçonner un peu d'hyperbole; mais +il est difficile que le fond soit sans aucune vérité. Reste à savoir à quelle +époque de la vie d'Abélard il faut placer ses désordres; est-ce avant qu'il +connût Héloïse? est-ce à la suite de son amour? Que ceux qui se piquent +de connaître le coeur humain en décident. On lit dans une pièce de vers +qu'il fit pour son fils: + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Gratior est humilis meretrix quam casta superba,</p> +<p class="i8">Perturbatque domum saepius ista suum.</p> +<p class="i6"> ........................................</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Deterior longe linguosa est foemina scorta (<i>lisez</i> scorto);</p> +<p class="i4"> Hoc aliquis, nullis illa placere potest.</p> + </div> </div> + +<p>(<i>Ab. Op.</i>, part. II, ep. I, p. 219.—Cousin, <i>Frag. phil.</i>, t. III, app., +p. 444.)</blockquote> + +<p>Il y avait dans la Cité une très-jeune fille (elle était +née, dit-on, à Paris, en 1101), nommée Héloïse, et +nièce d'un chanoine de Notre-Dame, appelé Fulbert<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a><a href="#footnote56"><sup>56</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote56" name="footnote56"></a><b>Note 56:</b><a href="#footnotetag56"> (retour) </a> Héloïse, Helwide, Helvilde, Helwisa ou Louise; Abélard veut que ce +nom vienne de l'hébreu <i>Heloïm</i>, un des noms du Seigneur. Il règne beaucoup +d'obscurité sur l'origine, la patrie, la famille d'Héloïse. Il n'y a nulle +raison de supposer qu'elle fût la fille naturelle de Fulbert, encore moins, +comme le dit Papire Masson, d'un autre chanoine de Paris nommé Jean, +ou, selon Mme Guizot, Ycon. D'Amboise, Duchesne, Gervaise, et en général +les biographes veulent qu'elle ait vécu autant de temps qu'Abélard, ce +qui, je le remarque après les auteurs de l'<i>Histoire littéraire</i>, ne porte sur +aucune preuve, mais ce qui la ferait naître vers 1101. (Cf. <i>Ab. Op.</i>, part. I, +ep. i et v, p. 10 et 72; préf. apol.; Not., p. 1140.—Pap. Mass. <i>Annal.</i>, +lib. III, p. 239.—Hug., Métel, ep. xvi et xvii.—Bayle, art. <i>Héloïse</i>. +—<i>Hist. lit.</i>, t. XII, p. 629 et suiv.—<i>Essai sur la vie et les écrits d'Abélard</i>, +par Mme Guizot, p. 349.)</blockquote> + +<p>Orpheline et pauvre, elle habitait près des écoles, +dans la maison de son oncle; mais on croit qu'elle +était de noble naissance, ou du moins liée par le +sang, peut-être par Hersende, sa mère, à une famille +illustre, à la famille des Montmorency, qui avait +déjà donné à l'État deux connétables<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a><a href="#footnote57"><sup>57</sup></a>. Élevée dans +sa première enfance au couvent d'Argenteuil, près +de Paris, son oncle l'avait instruite dans la science +littéraire, ce qui était rare chez les femmes<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a><a href="#footnote58"><sup>58</sup></a>. Elle y +avait fait des progrès surprenants, jusque-là qu'en +prétendait qu'elle savait, avec le latin, le grec et +l'hébreu<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a><a href="#footnote59"><sup>59</sup></a>. Sa figure, sans avoir une parfaite beauté, +l'aurait distinguée; mais sa véritable distinction était +ailleurs. Son esprit et son instruction avaient fait connaître +son nom dans tout le royaume<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a><a href="#footnote60"><sup>60</sup></a>. On ne sait +pas quand Abélard la vit ni comment il la rencontra. +On dirait presque, à lire son récit, qu'il ne l'aima +qu'avec préméditation, qu'il devint son amant systématiquement, +et qu'il arrêta sur elle ses regards +comme sur la passion la plus digne de lui, et, le +dirai-je? la plus facile. Mais c'est souvent le propre +et l'illusion des esprits réfléchis et raisonneurs que +de prendre leur penchant pour un choix, et de croire +que leurs entraînements ont été des calculs. Toujours +est-il qu'Abélard nous raconte qu'avec son nom, sa +jeunesse, sa figure, il ne devait craindre aucun refus, +quelle que fût celle qu'il daignât aimer; mais +qu'Héloïse menait une vie retirée, que le goût de la +science créait entre elle et lui une relation naturelle, +que cette communauté de travaux et d'idées devait +autoriser un libre commerce de lettres et d'entretiens, +et que c'est tout cela qui le décida. Il se +trompe, un noble et secret instinct lui disait qu'il +devait aimer celle qui n'avait point d'égale.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote57" name="footnote57"></a><b>Note 57:</b><a href="#footnotetag57"> (retour) </a> Albéric et Thibauld de Montmorency, tous deux vers la fin du XIe siècle. +Nul ne dit comment Héloïse eût appartenu à cette famille. Si c'était une +parenté légitime, ce devait être par les femmes. Bayle ne croit point à +cette parenté, Héloïse disant à Abélard, en quelque endroit: <i>Genus meum +sublimaveras</i>. Cette raison n'est pas décisive. (<i>Ab. Op.</i>, ep. iv, p. 57.) C'est +une pure conjecture de Turlot que de donner pour mère à Héloise la première +abbesse de Sainte-Marie-aux-Bois, près Sezanne, Hersendis, qui +aurait été la maîtresse d'un Montmorency, et qui aurait passé pour être celle +de Fulbert. (<i>Abail. et Hél.</i>, p. 154.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote58" name="footnote58"></a><b>Note 58:</b><a href="#footnotetag58"> (retour) </a> «Bonum hoc literatoriae scilicet scientiae in mulieribus est rarius.—Literatoriae +scientiae, quod perrarum est, operam dare.» (<i>Ab. Op.</i>, ep. i, +p. 10; part. II, ep. xxiii, p. 337.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote59" name="footnote59"></a><b>Note 59:</b><a href="#footnotetag59"> (retour) </a> Abélard le dit lui-même (part. II, ep. vii, <i>ad virg. par.</i>, p. 260.— +Voyez aussi la Chronologie de Robert, <i>Rec. des Hist.</i>, t. XII, p. 294). Le vrai, +c'est qu'elle savait le latin et l'écrivait avec facilité et talent. Quant au +grec et à l'hébreu, j'ai peine à croire qu'elle en connût rien de plus que les +caractères et quelques mots cités habituellement en théologie ou en philosophie.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote60" name="footnote60"></a><b>Note 60:</b><a href="#footnotetag60"> (retour) </a> «In toto regno nominatissimam.» (Ep. I, p. 10.) Observez qu'il s'en fallait +alors que <i>totum regnum</i> fût toute la France; mais il n'en est pas moins +vrai que la réputation littéraire et scientifique d'Héloïse n'a pas eu d'égale +dans les temps modernes. Malgré la déclaration modeste d'Abélard, <i>per +faciem non infima</i>, on s'est obstiné à croire à la grande beauté d'Héloïse. +On a supposé, contre toute vraisemblance, que le <i>Roman de la Rose</i>, commencé +et surtout achevé après la mort d'Abélard, était son ouvrage, parce +qu'il y est question de lui, et l'on a dit qu'il y avait fait le portrait d'Héloïse, +sous le nom de <i>Beauté</i>. C'est le portrait de la beauté parfaite suivant +Guillaume de Lorris, auteur de la première partie du poème. (Le <i>Roman +de la Rose</i>, v. 999, édit. de M. Méon, t. 1, p. 41.) + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>El ne fu oscure ne brune,</p> +<p>Ains fu clere comme la lune,</p> +<p>Envers qui les autres estoiles</p> +<p>Resemblent petites chandoiles.</p> +<p>Tendre et la char comme rousée</p> +<p>Simple fu cum une espousée</p> +<p>Et blanche comme flor de lis;</p> +<p>Si ot le vis (<i>visage</i>) cler et alis (<i>uni</i>),</p> +<p>Et fu greslete et alignie,</p> +<p>Ne fu fardée ne guignie (<i>déguisée</i>):</p> +<p>Car el n'avoit mie mestier</p> +<p>De sol tifer ne d'afetier.</p> +<p>Les cheveus ot blons et si lons</p> +<p>Qu'il li batoient as talons;</p> +<p>Nez ot bien fait, et yelx et bouche.</p> +<p>Moult grand douçor au cuer me touche,</p> +<p>Si m'aïst Diex, quant il me membre (<i>souvient</i>)</p> +<p>De la façon de chascun membre,</p> +<p>Qu'il n'ot si bele fame ou monde,</p> +<p>Briément el fu jonete et blonde,</p> +<p>Sede (<i>gracieuse</i>), plaisante, aperte, et cointe (<i>jolie</i>),</p> +<p>Grassete et gresle, gente et jointe.</p> +</div> </div></blockquote> + +<p>Il chercha donc les moyens d'arriver jusqu'à elle +et de se rendre familier dans la maison. Des amis +s'entremirent, et il fit proposer à l'oncle Fulbert, +qui demeurait dans le voisinage des écoles, de le +prendre en pension chez lui pour un prix convenu. +Il fit valoir ses travaux assidus, l'ennui que lui causaient +les soins dispendieux d'une maison, sa négligence +plus dispendieuse encore. Fulbert était avide, +et de plus très-jaloux d'augmenter par tous les moyens +l'instruction de sa nièce. Non-seulement il consentit +à tout, mais il crut avoir désiré lui-même ce qu'on +espérait de lui, et vint en suppliant commettre entièrement +sa pupille à l'illustre et redoutable précepteur, +qui devait la voir à toute heure, qui, chaque +fois qu'il reviendrait des écoles, pouvait, ou le jour +ou la nuit, lui donner des leçons, et même, voyez la +naïveté de cet âge, la frapper à la façon d'un maître, +si l'élève était indocile<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a><a href="#footnote61"><sup>61</sup></a>. Abélard admira tant de simplicité; +il lui semblait que l'on confiait la brebis au +loup ravissant. Non-seulement on lui accordait la +liberté, l'occasion, mais jusqu'à l'autorité, et au droit +de menacer et de punir celle que la séduction n'aurait +pu vaincre. Deux choses aveuglaient le vieillard; +l'amour-propre passionné qui l'attachait aux succès +de sa nièce, et l'ancienne réputation de pureté de la +vie passée d'Abélard. «Que dirai-je de plus?» écrit ce +dernier en racontant tout ceci, «nous n'eûmes qu'une +maison, et bientôt nous n'eûmes qu'un coeur<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a><a href="#footnote62"><sup>62</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote61" name="footnote61"></a><b>Note 61:</b><a href="#footnotetag61"> (retour) </a> «Bernardus carnotensis, exundantissimus modernis temporibus fons +literarum in Gallia.... quoniam memoria exercitio firmatur, ingeniumque +acuitur ad imitandum ea quae audiebant, alios admonitionibus, alios +flagellis et poenis urgebat.» Ainsi parle un des élèves de Bernard de +Chartres, Jean de Salisbury. (<i>Metalog.</i>, l. I, c. XXIV.) Quant au droit +qu'Abélard reçut de Fulbert de frapper son élève, il faut voir dans le texte +tout ce qu'Abélard en raconte. (Ep. I, p. 11, et ep. V, p, 71.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote62" name="footnote62"></a><b>Note 62:</b><a href="#footnotetag62"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 11.</blockquote> + +<p>«A mesure que l'on a plus d'esprit,» a dit Pascal, +«les passions sont plus grandes, parce que les passions +n'étant que des sentiments et des pensées +qui appartiennent purement à l'esprit, quoiqu'elles +soient occasionnées par le corps, il est visible +qu'elles ne sont plus que l'esprit même, et qu'ainsi +elles remplissent toute sa capacité. Je ne parle que +des passions de feu.... La netteté d'esprit cause +aussi la netteté de la passion; c'est pourquoi un +esprit grand et net aime avec ardeur, et il voit distinctement +ce qu'il aime<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a><a href="#footnote63"><sup>63</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote63" name="footnote63"></a><b>Note 63:</b><a href="#footnotetag63"> (retour) </a> Fragment publié par M. Cousin. (<i>Des Pensées de Pascal</i>, seconde édition, +p.897.)</blockquote> + +<p>On montre encore dans la Cité, au bord du chevet +de Notre-Dame, près l'ancien quartier du cloître, +a l'extrémité d'une rue étroite et tortueuse, toujours +habitée par des membres du chapitre métropolitain, +et dont les abords sont en tout temps parcourus, comme +au moyen âge, par des clercs de tous grades, revêtus +des costumes pittoresques du clergé nombreux et +complet d'une riche cathédrale, la maison qu'une +tradition locale désigne comme celle du chanoine +Fulbert<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a><a href="#footnote64"><sup>64</sup></a>. Elle est près de la Seine, dont la sépare seulement +un quai, plus élevé maintenant que le sol de +la rue où elle est bâtie. Au moyen âge, vers 1116 +ou 1117, le terrain devait, du pied de cette maison, +aller en pente jusqu'à la rivière et former l'emplacement +de l'ancien port Saint-Landry; des fenêtres de +la maison, on devait voir en plein la vaste grève où +s'élève aujourd'hui cet hôtel de ville, magnifique palais +des révolutions.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote64" name="footnote64"></a><b>Note 64:</b><a href="#footnotetag64"> (retour) </a> C'est la première maison à gauche en entrant dans la rue des Chantres, +où l'on descend du quai Napoléon par un escalier. Une inscription au dessus +de la porte désigne cette maison à la curiosité des passants, elle est ainsi +conçue:<br><br> + +HÉLOÏSE, ABÉLARD HABITÈRENT CES LIEUX,<br> +DES SINCÈRES AMANS MODELES PRÉCIEUX.<br> +L'AN 1118.<br><br> + +Dans l'intérieur de la cour, un double médaillon, incrusté dans le mur, +offre le profil d'une tête d'homme et d'une tête de femme: on dit que c'est +Héloïse et Abélard. Cette sculpture est très-postérieure au XIIe siècle; +M. Alexandre Lenoir pense qu'elle en remplace une plus authentique, et +qu'elle est l'ouvrage de restaurateurs ignorants, peut-être non antérieurs au +XVIe. La maison n'est pas ancienne, ou du moins, ses murs extérieurs ont +été récemment bâtis; la disposition générale des murs et surtout de +l'escalier pourraient bien être du temps. On ne donne nulle preuve de la +tradition attachée à cette maison; mais cette tradition a sa valeur par son +existence même. On dit, dans le quartier, qu'Abélard habitait la maison +située à gauche et qui est remplacée par une grande construction moderne. +Turlot donne sur tout cela quelques détails hasardés, et la lithographie du +médaillon. (<i>Abail. et Hél.</i>, p. 153 et 154.—<i>Mus. des Mon. Franç.</i>, t. I, p. 223.)</blockquote> + +<p>C'est là, dans cette demeure modeste, au jour +sombre que des fenêtres étroites laissaient pénétrer +dans la chambre simple et rangée d'une jeune +bourgeoise de Paris, ou bien à la lueur rougeâtre +d'une lampe vacillante, qu'Abélard, impatient et +ravi, venait employer à séduire une pauvre fille +sans expérience et sans crainte le génie qui soulevait +toutes les écoles du monde. C'est là que les +plaisirs de la science, les joies de la pensée, les +émotions de l'éloquence, tout était mis en oeuvre +pour charmer, pour troubler, pour plonger dans +une ivresse profonde et nouvelle, ce noble et tendre +coeur qui n'a jamais connu qu'un amour et +qu'une douleur, ce coeur que Dieu même n'a pu +disputer à son amant.</p> + +<p>Mais quelles leçons Abélard donnait-il à Héloïse? +Lui enseignait-il les secrets du langage et les arts +savants de l'antiquité? Promenait-il cet esprit pénétrant +et curieux dans les sentiers sinueux de la dialectique? +Lui révélait-il les obscurs mystères de la +foi, dans le langage lumineux de la raison philosophique? +Enfin lui lisait-il ces poëtes qu'il cite dans ses +ouvrages les plus austères, et le professeur de théologie +récitait-il à son élève, avec ce talent de diction +qu'on admirait, les vers impurs de l'<i>Art d'aimer</i><a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a><a href="#footnote65"><sup>65</sup></a>? +Quel fut enfin, quel fut le livre qui servit, +comme dans le récit du Dante, à la séduction de +cette femme, historique modèle de la poétique Françoise +de Rimini<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a><a href="#footnote66"><sup>66</sup></a>? On ne le sait, et cependant on +sait que tout le talent d'Abélard fut complice de son +amour. «Vous aviez,» lui écrivait, longtemps après, +Héloïse encore charmée de ce qui l'avait perdue, +«vous aviez surtout deux choses qui pouvaient soudain +vous gagner le coeur de toutes les femmes, +c'était la grâce avec laquelle vous récitiez et celle +avec laquelle vous chantiez<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a><a href="#footnote67"><sup>67</sup></a>.» Et ses chants, il +les composait pour elle. Ainsi le philosophe était devenu +un orateur, un artiste, un poëte. L'amour avait +complété son génie et achevé son universalité.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote65" name="footnote65"></a><b>Note 65:</b><a href="#footnotetag65"> (retour) </a> Abélard cite souvent Ovide, el quelquefois l'<i>Art d'aimer</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote66" name="footnote66"></a><b>Note 66:</b><a href="#footnotetag66"> (retour) </a> la bocca mi baciò tutto tremante; +Galeotto fu il libro e chi lo scrisse. (DANTE, c. V.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote67" name="footnote67"></a><b>Note 67:</b><a href="#footnotetag67"> (retour) </a> «Duo autem, fateor, tibi specialiter inerant quibus foeminorum quarumlibet +animos statim allicere poteras, dictandi scilicet et cantandi gratia.»<br> +(<i>Ab. Op.</i>, ep. II, p. 46.)</blockquote> + +<p>On sent que tout dut seconder une séduction inévitable. +L'étude leur donnait toutes les occasions de +se voir librement, et le prétexte de la leçon leur +permettait d'être seuls. Alors les livres restaient ouverts +devant eux; mais ou de longs silences interrompaient +la lecture, ou des paroles intimes remplaçaient +les communications de la science. Les yeux +des deux amants se détournaient du livre pour se +rencontrer et pour se fuir. Bientôt la main qui devait +tourner les pages, écarta les voiles dont Héloïse +s'enveloppait, et ce ne fut plus des paroles, mais des +soupirs qu'on put entendre. Enfin la passion triomphante +emporta les deux amants jusqu'aux limites +de son empire. Tout fut sacrifié à ce bonheur sans +mélange et sans frein. Tous les degrés de l'amour +furent franchis. Que sais-je? jusqu'aux droits de l'enseignement, +jusqu'aux punitions du maître, devinrent, +c'est Abélard qui l'avoue, des jeux passionnés +<i>dont la douceur surpassait la suavité de tous les parfums</i>. +Tout ce que l'amour peut rêver, tout ce que +l'imagination de deux esprits puissants peut ajouter +à ses transports, fut réalisé dans l'ivresse et dans la +nouveauté d'un bonheur inconnu<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a><a href="#footnote68"><sup>68</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote68" name="footnote68"></a><b>Note 68:</b><a href="#footnotetag68"> (retour) </a> Les passages dont je rends ici la pensée, ont été cités partout. Je n'en +rapporte que deux comme pièces il l'appui: «Quoque minus suspicionis +habermus, verbera quandoque dabat amor.... quae omnium unguentorum +suavitatem transcenderent.... si quid insolilum amer excogitare potuit, +est additum.»—(<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 11.)</blockquote> + +<p>Mais cependant, qu'était devenu l'enseignement +des écoles? le maître Pierre ennuyé, dégoûté, n'y +paraissait plus qu'à regret. A peine lui restait-il +quelques heures de jour pour les donner à l'étude. +Quant à ses leçons, il les faisait avec négligence et +froideur; il répétait d'anciennes idées, et ne parlait +plus d'inspiration. Devenu un simple récitateur, il +n'inventait plus rien, ou s'il inventait quelque chose, +c'étaient des vers et des vers d'amour. Il paraît qu'il +en composa beaucoup en langue vulgaire, ou, comme +on disait alors, barbare<a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a><a href="#footnote69"><sup>69</sup></a>; ces chansons étaient vraisemblablement +dans le goût des trouvères, dont il +fut un des premiers en date, ou, si l'on veut, le +prédécesseur. À tous ses talents, à toutes les initiatives +de son esprit, il faudrait donc ajouter celle de +la poésie nationale. Chose plus singulière! il laissait +ses chansons d'amour se répandre au dehors et courir +la ville et le pays; longtemps après cette époque, +elles se retrouvaient encore dans la bouche de ceux +dont la situation ressemblait à la sienne<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a><a href="#footnote70"><sup>70</sup></a>. Car il devint +de bonne heure le patron des amoureux, et il +avait «du talent pour les vaudevilles,» dit un bénédictin +qui a écrit sa biographie<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a><a href="#footnote71"><sup>71</sup></a>. Ainsi l'aventure +qui aurait dû rester le touchant mystère de toute sa +vie devint un bruit public et passa de son aveu et +par degrés à cet état de roman populaire qu'elle a +conservé jusqu'à nos jours. Il y avait dans cet homme +quelque chose de l'insolence de ces natures faites +pour le commandement et la royauté. Il posait sans +voile devant la foule; il semblait penser que tout ce +qui l'intéressait devenait digne de l'attention générale, +que ses actions surpassaient le jugement commun +et que tout en lui devait être donné comme en +spectacle au monde.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote69" name="footnote69"></a><b>Note 69:</b><a href="#footnotetag69"> (retour) </a> <i>Barbarice. (Ab. Op.</i>, part. II, Exp. symb., p. 369.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote70" name="footnote70"></a><b>Note 70:</b><a href="#footnotetag70"> (retour) </a> «Abélard serait donc le premier des trouvères,» dit M. Ampère. (<i>Hist. +de la format. de la lang. franç.</i>, préf., p. XX.) Cependant M. Leroux de Lincy, +qui a publié un <i>Recueil des chants historiques français</i>, depuis le XIIe +jusqu'au XVIIIe siècle (2 vol. in-12, Paris, 1841, 1842), conjecture que +les chansons d'Abélard étaient en latin; et c'est aussi l'opinion de M. Edélestand +Dumeril (<i>Journ. des sav. de Normand.</i>, 2e liv., p. 129). Cependant +Héloïse dit qu'on la chantait sur les places publiques; peut-être aussi que, +suivant le goût du temps, les vers latins et les vers romans étaient mêlés. +On a annoncé, il y a quelques années, que ces chansons venaient d'être +retrouvées au Vatican; et la <i>Biographie anglaise</i> le répétait en 1842. On +aura voulu parler des complaintes latines bibliques que M. Greith a publiées (<i>Spicilegium Vaticanum</i>, Frauenfeld, 1838), et ce ne sont ni des +chansons d'amour ni des chansons populaires. On pouvait espérer, en ce +genre, quelque découverte curieuse des manuscrits mentionnés aux articles +87, 88, 89 et 90 du catalogue de M. Greith sous ces titres: <i>Cantilenae lingua gallica antiqua scriptae</i>, <i>Carmina amatoria</i>, etc., p. 131. +Mais la plupart de ces chansons françaises du Vatican ont été publiées dans +le recueil d'Adelbert Keller, intitulé: <i>Romvart</i>, p. 245, etc., Manheim, +1844, in-8. Il n'y en a point d'Abélard. Voyez ci-après la note sur les élégies bibliques. Le <i>Recueil des chants hist. franç.</i>, Introd. p. v, et <i>Ab. Op.</i>, +ep. I, p. 12; ep. II, p. 40 et 48.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote71" name="footnote71"></a><b>Note 71:</b><a href="#footnotetag71"> (retour) </a> Dom Clément, regardé comme l'auteur de l'article <i>Abélard</i>, dans +l'<i>Histoire littéraire de la France</i>, t. XII, p. 92, et t. VII, p. 50.</blockquote> + +<p>La désolation fut grande parmi les écoliers, lorsqu'ils +s'aperçurent de la préoccupation qui leur enlevait +leur maître. Ils assistaient avec tristesse à ces +leçons inanimées que leur donnait encore celui dont +l'âme était ailleurs. Il leur semblait l'avoir perdu, et +quelques-uns ne pouvaient voir sans alarmes ce que +tous voyaient avec douleur. Il est impossible que les +ennemis secrets d'Abélard n'en ressentissent pas une +joie égale; mais ils ne la montraient pas, et telle +était alors sa puissance ou la liberté des moeurs, qu'il +ne paraît pas que le bruit de son aventure lui ait +beaucoup nui dans les premiers temps, ni qu'on ait +songé à la tourner contre lui. Il était clerc, nous savons +qu'il portait le titre de chanoine; on a même +cru, bien que sans preuve, qu'il était déjà prêtre<a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a><a href="#footnote72"><sup>72</sup></a>. +Mais dans le relâchement et la rudesse du moyen âge, +le dérèglement ne faisait un tort sérieux qu'au jour +où il devenait l'occasion de quelque violence. Or ici +rien de semblable; l'aventure était publique; on en +parlait, on la chantait dans Paris. Nul ne l'ignorait, +hormis, bien entendu, le plus intéressé à la savoir. +Dans ses illusions d'affection, de respect et de vanité, +Fulbert ne se doutait de rien, et plusieurs +mois se passèrent avant qu'il fût averti; il repoussa +même les premiers avis; mais enfin il conçut des +soupçons, et il sépara les deux amants.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote72" name="footnote72"></a><b>Note 72:</b><a href="#footnotetag72"> (retour) </a> Il est certain qu'il le fut plus tard. Une fois abbé, il disait la messe. +(<i>Ab. Op.</i>, part. I, ep. i et iv, part. II, ep. xxiii, p. 39, 54 et 341.) Mais +à l'époque que nous racontons on ne voit que ces mots <i>clericus, canonicus</i>, +et nous ne croyons pas qu'il fût encore dans les ordres. Aucun historien ne +s'explique sur ce point. Un auteur ecclésiastique ne représente Abélard +que comme bénéficier, ce qui l'engageait à de certains voeux, non pas, +il est vrai, irrévocables. Dans ses objections contre le mariage, Héloïse +l'attaque comme contraire à la dignité d'un clerc, à sa fortune à venir, +dans l'Église, mais non à des engagements formels. Bayle en conclut que le +célibat n'était pas alors une obligation stricte pour les prêtres, mais un +devoir de perfection. D. Gervaise en induit an contraire, quoiqu'avec +peu d'assurance, qu'Abélard était encore libre, le concile de Reims venant +de renouveler les canons d'un concile tenu à Londres en 1102 contre +les prêtres, diacres et sous-diacres qui se marieraient. Mais le concile de +Reims (1119) n'avait pas encore eu lieu, et ses défenses prouvent que la +règle du célibat des prêtres n'était pas aussi solennellement consacrée et +suivie qu'elle l'a été depuis. Nous voyons d'ailleurs, dans un des ouvrages +d'Abélard, qu'il pensait qu'un prêtre pouvait être marié une fois, pourvu +qu'il n'eût pas fait de voeu contraire. Il n'y a pas impossibilité de soutenir +l'opinion de Bayle; mais celle de D. Gervaise a pour elle les meilleures +apparences. (<i>Ab. Op.</i>, ep. i, p. 16.—<i>P. Ab. Epitom. theol.</i>, c. xxxi, +p. 90. Rheinwald édit. Berlin, 1835.—Bayle, <i>Dict. crit.</i>, art. <i>Heloïse</i>. +—D. Gervaise, <i>Vie d'Abeil.</i>, t. I, p. 74.—<i>Hist. de saint Bernard</i>, par +M. l'abbé Ratisbonne, t. II, p. 36.)</blockquote> + +<p>La honte et la douleur, mais la douleur plus que +la honte, les accablaient à ce fatal moment. Tous deux +rougissaient, gémissaient, pleuraient; mais aucun +ne se plaignait pour lui-même. Abélard n'avait d'autre +repentir que de voir Héloïse affligée, et dans le +chagrin de son amant elle mettait tout son désespoir. +On les séparait, mais leurs coeurs restaient unis. La +contrainte ne faisait qu'allumer en eux de nouveaux +désirs; puisque la honte avait éclaté, il n'y en avait +plus; ils se faisaient comme un devoir de leur amour. +Ils continuèrent donc à se voir secrètement. Un jour, +ils furent surpris, et le classique Abélard dit qu'il +leur arriva ce qu'une fable poétique raconte de Vénus +et de Mars<a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a><a href="#footnote73"><sup>73</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote73" name="footnote73"></a><b>Note 73:</b><a href="#footnotetag73"> (retour) </a> Ep. i, p. 13.</blockquote> + +<p>Peu après, Héloïse s'aperçut qu'elle était grosse, +et avec l'exaltation de la joie, elle l'écrivit à son +maître, le consultant sur ce qu'il y avait à faire. +Une nuit, en l'absence de l'oncle, il entra furtivement +dans la maison, et comme ils en étaient convenus, +il emmena Héloïse et la conduisit incontinent +dans sa patrie. Là, il l'établit chez sa soeur, où elle +demeura jusqu'à ce qu'elle mît au monde un fils qui +reçut d'elle le nom de Pierre Astrolabe<a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a><a href="#footnote74"><sup>74</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote74" name="footnote74"></a><b>Note 74:</b><a href="#footnotetag74"> (retour) </a> <i>Astrolabius</i> ou <i>Astralabius</i> dans les lettres d'Abélard et d'Héloïse, +<i>Petrus Astralabius</i> dans le nécrologe du Paraclet. Je ne sais pourquoi plusieurs +historiens veulent que ce nom signifie <i>Astre brillant</i>. On appelait +alors astrolabe la sphère plane à l'aide de laquelle on démontrait le système +de Ptolemée. (<i>Ab. Op.</i>, ep. i, p. 13; part. II, ep. xxiv et xxv, +p. 343 et 345; Not., p. 1149.—Pezji <i>Thes. anecdot. noviss.</i>, t. III, +part. II, p. 95 et 110.)</blockquote> + +<p>Non loin du Pallet, au confluent de la Moine et +de la Sèvre nantaise, s'élèvent les majestueuses ruines +du château de Clisson<a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a><a href="#footnote75"><sup>75</sup></a>. Elles dominent encore le +cours limpide et charmant de ces deux rivières, et +les grandes masses de rochers et de verdure qui en +couvrent les bords escarpés. On peut croire que ces +sites admirables qui, dit-on, inspirèrent au Poussin +ses plus fameux paysages, furent alors visités par +l'inquiète Héloïse. Lorsque son amant l'eut rejointe, +tous deux errèrent sans doute plus d'une fois dans +ces lieux encore sauvages, mais où la nature étalait +toute sa fraîcheur et toute sa beauté. Du moins montre-t-on +dans la garenne de Clisson une grotte de rochers +granitiques qui porte le nom d'Héloïse. On dit que là +se retiraient souvent les deux amants, durant leur séjour +en Bretagne. Mais rien n'appuie cette tradition, +si ce n'est peut-être la secrète harmonie qui unit les +beautés de la nature, les solitudes mystérieuses et +les émotions de l'amour.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Speluncam Dido dux et Trojanus eamdem Deveniunt.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote75" name="footnote75"></a><b>Note 75:</b><a href="#footnotetag75"> (retour) </a> Clisson est à 7 ou 8 kilomètres des ruines du château du Pallet, dans +le pays appelé le Bocage. Aucune construction n'y paraît remonter au temps +d'Abélard; hormis peut-être une partie de l'ancienne chapelle de la Trinité, +près du couvent de bénédictines devenu la Villa Valentin. La château fut +rebâti en 1223; mais auparavant il y avait déjà un château, et Clisson +était déjà un lieu important. Rien n'indique que le nom de <i>grotte d'Héloïse</i> +soit autre chose qu'une fantaisie du propriétaire du parc; mais c'est une +grotte naturelle sur la rive droite de la Sèvre. (<i>Abail. et Hél.</i>, par Turlot, +p. 144.—<i>Voyage pittoresque à Clisson</i>, par Thienon, planch, xiii, 2 vol. +in-4.—<i>Notice sur la ville et le château</i>, 1 vol. in-18, Nantes, 1841.)</blockquote> + +<p>A la nouvelle de la fuite d'Héloïse, Fulbert était +tombé comme en démence. Dans sa douleur et sa colère, +il ne savait comment se venger d'Abélard, quelles +embûches lui tendre, enfin quel mal lui faire. S'il le +tuait, s'il le mutilait par quelque blessure cruelle, il +craignait que sa nièce bien-aimée n'en fût punie par +la famille du ravisseur qui l'avait recueillie. Quant +à se rendre maître par force de sa personne, il ne +l'espérait pas. Abélard se tenait sur ses gardes, prêt +à l'attaquer s'il fallait se défendre. Peu à peu il prit +pitié de cette extrême douleur, ou plutôt il sentit +qu'il fallait absolument sortir d'une situation critique +en réparant sa faute; il résolut de s'accuser du +crime de son amour comme d'une trahison, il vint +trouver le chanoine, avec des prières et des promesses, +s'engageant à lui accorder la réparation +qu'on exigerait. La passion, en effet, ou peut-être +la crainte lui rendait tout acceptable et tout facile; +il se disait que les plus grands hommes avaient +succombé comme lui, et pour apaiser Fulbert, pour +le satisfaire au delà de toute espérance, il offrit le +mariage, pourvu que le mariage restât secret; car +il appréhendait que cela ne nuisît à sa réputation +aussi bien qu'aux chances de son ambition dans +l'église. Fulbert consentit. La réconciliation fut scellée +par un échange de parole et par les embrassements +de l'oncle et des siens. Tout cela peut-être cachait de +leur part un projet de trahison. Il semble que Fulbert +n'ait jamais renoncé à la pensée de quelque noire vengeance +conçue dès le premier jour.</p> + +<p>Abélard retourna en Bretagne pour y chercher +celle qui allait devenir sa femme. Mais elle n'approuva +pas son projet, et elle entreprit de l'en dissuader. +Cette fille héroïque ne songeait, disait-elle, +qu'au péril et à l'honneur de son amant. Elle ne +croyait pas qu'aucune satisfaction désarmât son oncle; +elle le connaissait et pressentait les sombres +desseins de cette âme ulcérée. Puis, elle demandait +quelle gloire il y aurait pour elle à ternir la gloire +d'Abélard par un hymen qui les humilierait tous +deux<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a><a href="#footnote76"><sup>76</sup></a>. Que ne lui ferait pas le monde, auquel elle +allait enlever sa lumière? De quelles malédictions +de l'Église, de quels regrets des philosophes ce mariage +serait suivi! quelle honte et quelle calamité +qu'un homme créé pour tous se consacrât à une seule +femme! Elle le détestait, s'écriait-elle avec véhémence, +ce mariage qui serait un opprobre et une +ruine.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote76" name="footnote76"></a><b>Note 76:</b><a href="#footnotetag76"> (retour) </a> Le discours étrange et pressant par lequel Héloïse tenta de détourner +Abélard du mariage a été remarqué et même admiré de tout temps. +Plusieurs auteurs le citent; nous ne rappellerons qu'un témoignage peu +sérieux, mais qui n'en est pas moins frappant. Dans le <i>Roman de la Rose</i>, +l'un des auteurs, Jehan de Meung, qui avait, il est vrai, <i>translaté en +françhois la Vie et les Epistres de maîstre Pierre Abayalard et Héloys sa +femme</i>, voulant faire le procès du mariage, s'exprime ainsi: + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Pierres Abaillart reconfesse</p> +<p>Que suer Heloïs, l'abeesse</p> +<p>Du Paraclet, qui fu s'amie,</p> +<p>Accorder ne se voloit mie,</p> +<p>Por riens qu'il la préist à fame:</p> +<p>Ains il faisoit la genne dame</p> +<p>Bien entendant et bien lettrée.</p> +<p>Et bien amant, et bien amée,</p> +<p>Argumens à il chastier</p> +<p>Qu'il se gardast de marier.</p> + </div> </div> + +<p>Et il continue en rimant toutes les raisons d'Héloïse et même quelque chose +de l'aventure qui suivit. (Édit. de M. Méon, t. II, p. 213.—<i>Les Manuscrits +de la Bibliothèque du Roi</i>, par M. Paulin Paris, t. V, no. 7071, +p. 39.)</blockquote> + +<p>L'Apôtre n'en a-t-il pas signalé tous les ennuis, +toutes les gênes, toutes les sollicitudes, lorsqu'il +dit: «Vous êtes sans femme, ne cherchez point de +femme.» Et qu'il ajoute: «Je veux que vous viviez +sans tourment d'esprit.» (I Cor. VII, 27 et 32.) +Si l'on récuse les saints en de telles matières, qu'on +écoute les sages. Ne sait-on plus ce que saint Jérôme +dit de Théophraste, que l'expérience avait amené à +conclure contre le mariage des philosophes, et ce que +répondit Cicéron à Hirtius qui lui conseillait de se +remarier: «Je ne puis m'occuper également à la fois +d'une femme et de la philosophie<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a><a href="#footnote77"><sup>77</sup></a>.» Abélard, d'ailleurs, +ne devait-il pas se rappeler sa manière de +vivre? Comment mêler des écoliers à des servantes, +dea écritures à des berceaux, des livres et des plumes +à des fuseaux et à des quenouilles? Quel esprit plongé +dans les méditations sacrées ou philosophiques pourrait +supporter les cris des enfants, les chants monotones +des nourrices qui les apaisent, tout le bruit +d'un ménage nombreux? Cela est bon pour les riches +dont les maisons sont des palais, et à qui l'opulence +épargne tous les ennuis; mais ce ne sont pas des riches +que les philosophes. Leurs pensées vont mal +avec les soucis mondains. Tous, ils ont cherché la +retraite, et Sénèque dit à Lucilius: «Voulez-vous +philosopher, négligez les affaires. Soyez tout à +l'étude, il n'y a jamais assez de temps pour elle<a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a><a href="#footnote78"><sup>78</sup></a>.» +Interrompre la philosophie, c'est l'abandonner. Chez +tous les peuples, gentils, juifs, chrétiens, il y a eu +des hommes éminents qui se séparaient, qui s'isolaient +du public par la paix et la régularité de leur +vie. Chez les Juifs, c'étaient les Nazaréens, et plus +tard les Sadducéens, les Esséniens; chez les chrétiens, +les moines qui mènent la vie commune des +apôtres, et imitent la solitude de saint Jean; chez +les païens enfin, ceux à qui Pythagore a donné le +noble titre d'amis de la sagesse<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a><a href="#footnote79"><sup>79</sup></a>. Rappeler tous les +exemples au souvenir d'Abélard, ce serait vouloir enseigner +Minerve elle-même. Mais si des laïques ont +ainsi vécu, que doit faire un chrétien, un clerc, un +chanoine, et comment l'excuser de préférer à ces +saints devoirs de misérables plaisirs, et de se plonger +sans retour dans l'abîme? Où, si peu lui soucie de la +prérogative ecclésiastique, qu'il sauve du moins la +dignité du philosophe; qu'il se rappelle que Socrate +fut marié et comme il expia sa faute.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote77" name="footnote77"></a><b>Note 77:</b><a href="#footnotetag77"> (retour) </a> B. Hieronym. <i>In Jovinian</i>, l.1. Cette citation et toutes les autres sont +attribuées à Héloïse par Abélard.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote78" name="footnote78"></a><b>Note 78:</b><a href="#footnotetag78"> (retour) </a> Senec. ep. LXXIII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote79" name="footnote79"></a><b>Note 79:</b><a href="#footnotetag79"> (retour) </a> L'introduction du nom de philosophe est attribuée à Pythagore par +Cicéron (<i>Tusc</i>., l. V, 3 et 4); mais Abélard ne devait le savoir que par +saint Augustin qu'il cite: <i>De Civ. Dei</i>, l. VIII.—<i>Ab Op.</i>, ép. I. p. 13 et 14.</blockquote> + +<p>Puis, laissant cette singulière argumentation, elle +descendait, d'une voix plus émue, à des raisons +plus pénétrantes. Ne devait-il pas songer qu'il serait +plus périlleux pour lui de la ramener à son oncle?</p> + +<p>Combien il serait plus doux pour elle, et pour lui +plus honorable, qu'elle fût appelée sa maîtresse que +son épouse, et qu'elle le retînt par la grâce, au lieu +de l'enchaîner par la contrainte! Leurs joies seraient +plus vives tant qu'elles seraient plus rares. Pour +elle, elle n'a jamais en lui rien aimé que lui-même. +Elle pense ce que dans Eschine <i>la philosophe</i> +Aspasie dit à Xénophon<a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a><a href="#footnote80"><sup>80</sup></a>. Il n'est rang, titre ni +gloire qu'elle préférât au sort qu'elle tient de lui. Le +titre d'épouse est plus saint, le nom de sa maîtresse, +de l'esclave de ses plaisirs, est plus doux; il a plus de +prix pour elle que le rang d'une impératrice, quand +Auguste en personne le lui aurait offert. Où est la +femme dont la fortune égale la sienne? L'amour +d'Abélard vaut mieux que l'empire du monde<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a><a href="#footnote81"><sup>81</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote80" name="footnote80"></a><b>Note 80:</b><a href="#footnotetag80"> (retour) </a> «Inductio illa philosophae Aspasiae.» (<i>Ab. Op.</i>, ep. II, p. 45.) Dans un +dialogue d'Eschine le socratique, Aspasie dit à Xénophon et à sa femme: +«Persuadez-vous, vous, que vous possédez la première des femmes, et +elle, le premier des hommes.» (Cic. <i>De Invent.</i>, I, 31.—Quintil. <i>Inst. +orat.</i>, V, 11.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote81" name="footnote81"></a><b>Note 81:</b><a href="#footnotetag81"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 13-16, ep. II, p. 45. Toutes nos expressions sont plus +faibles que celles dont Héloïse se servait encore, bien des années après +ces événements.</blockquote> + +<p>Pour lui, il écouta tous ces conseils, toutes ces +prières, sans en être ébranlé. Il lui fallut subir une +discussion en règle, et le maître eut à réfuter son +élève en dialectique.</p> + +<p>Sans doute ce mariage coûtait quelque chose à son +ambition; c'était un parti qui pouvait compromettre +sa position dans l'école, l'obliger au moins à renoncer +à l'enseignement de la théologie, lui faire +perdre son canonicat, lui fermer la voie des hautes +dignités de l'Église, et il ne les dédaignait pas; on +dit même que la mitre de l'évêque de Paris avait +brillé à ses yeux. D'autres ont parlé de la pourpre +romaine, que dis-je? de la tiare pontificale elle-même. +Ces ambitieux rêves séduisaient sans doute +l'esprit d'Héloïse; mais la situation présente pesait +sur lui; il se flattait de tenir ses liens éternellement +secrets; et dans son aveuglement, il repoussait les +inquiétudes d'une femme trop clairvoyante, et se +confiait à l'avenir. Sa volonté obtint ce qu'Héloïse, +dans l'excès de son dévouement, appelait un sacrifice. +Elle se résigna à devenir la femme de celui qu'elle +aimait plus que la lumière du jour. Cependant, en +consentant avec des soupirs et des larmes à son +hymen, elle dit ces tristes mots: «Il ne nous reste +plus qu'à donner par notre perte commune l'exemple +d'une douleur égale à notre amour.»</p> + +<p>«Le monde entier a connu,» dit Abélard, «que +dans ces paroles l'esprit de prophétie l'inspira<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a><a href="#footnote82"><sup>82</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote82" name="footnote82"></a><b>Note 82:</b><a href="#footnotetag82"> (retour) </a> Id, Ep. I, p. 16.—On remarquera que dans tous ces raisonnements +le sacerdoce n'est pas allégué comme un empêchement; il n'en faudrait +pas conclure rigoureusement qu'Abélard ne fût pas prêtre. Il ne regardait +pas le mariage comme absolument interdit aux gens d'Église. (<i>Ab. Epit. +theol.</i>, p. 91, Berlin, 1836, et ci-après l. III, c. II.)</blockquote> + +<p>Ils quittèrent la Bretagne, recommandant leur +enfant à leur soeur, retournèrent clandestinement +à Paris; et quelques jours après, ils passèrent la +nuit en oraison dans une église dont le nom est +ignoré; ayant accompli secrètement ainsi les vigiles +des noces, le matin, au jour naissant, en présence +de Fulbert et de quelques amis, ils reçurent la bénédiction +nuptiale; puis aussitôt ils se retirèrent +sans éclat et chacun dans sa demeure. A partir de +ce moment, leurs entrevues furent rares et dérobées, +et tous leurs soins tendirent à cacher leurs +nouveaux liens. Mais ces précautions devinrent inutiles. +L'oncle même d'Héloïse et les gens de la maison, +dans le désir imprudent d'effacer un pénible +scandale, divulguaient le mariage, violant ainsi la +foi promise. Héloïse, au contraire, se récriait et jurait +avec imprécations que rien n'était plus faux<a id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a><a href="#footnote83"><sup>83</sup></a>. +Irrité de ces démentis, Fulbert l'accablait d'outrages, +et le séjour commun devenait insupportable. Il fallut +fuir encore.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote83" name="footnote83"></a><b>Note 83:</b><a href="#footnotetag83"> (retour) </a> «Illa autem contra anathematizare et jurare.» (Ep. 1, p. 17.)</blockquote> + +<p>Il y avait près de Paris au village d'Argenteuil, +sur les bords de la Seine, un couvent de femmes dédié +à la Vierge, établi sous la règle de Saint-Benoît, +et richement doté par Adélaïde, femme de Hugues +Capet<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a><a href="#footnote84"><sup>84</sup></a>. Une partie de l'enfance d'Héloïse s'y était +écoulée: c'est là que la conduisit son mari. Il y +avait fait disposer l'habit de religieuse qui convenait +à la vie cloîtrée, et elle le revêtit, mais sans +prendre le voile. Aucun esprit de retraite, aucun +dégoût des joies du monde, aucune lassitude des +passions ne l'amenait au pied des autels. Elle n'y +cherchait qu'un sûr asile. L'homme que le ciel lui +avait maintenant donné pour époux l'y venait voir +de temps en temps, et leur amour ne respectait pas +toujours la sainteté du lieu. Les détours du cloître, +la solitude des salles silencieuses cachèrent plus +d'une fois un bonheur qui ne pouvait donc cesser +d'être criminel<a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a><a href="#footnote85"><sup>85</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote84" name="footnote84"></a><b>Note 84:</b><a href="#footnotetag84"> (retour) </a> C'était un prieuré dépendant de l'abbaye de Saint-Denis et temporairement +converti en couvent de femmes; il portait le nom de <i>Prioratus humilitatis B. Marie de Argentolio</i>, ou Notre-Dame d'Argenteuil. (<i>Ab. Op</i>., +ep. 1, p. 17; Not., p. 1150.—<i>Gall. Christ</i>., t. VII, p. 607.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote85" name="footnote85"></a><b>Note 85:</b><a href="#footnotetag85"> (retour) </a> «Nosti ... quid ibi tecum mea libidinis egerit intemperantia in quadam +etiam parte ipsus refectorit.... Nosti id impudentissimo furio actum +esse in tam reverendo loco et summae Virgini consecrato. (<i>Ab. Op.</i>, +ep. V, p. 69.)</blockquote> + + +<p>Rien de tout cela n'était soupçonné de Fulbert, +ou rien ne le touchait. Il savait seulement que +sa nièce, jadis son plaisir et son orgueil, lui avait +échappé, qu'elle était dans les murs d'un monastère, +qu'elle portait la robe de religieuse. Il crut +ou voulut croire qu'Abélard comptait ainsi se débarrasser +d'elle et l'enchaîner loin de lui. Toutes ces +précautions lui paraissaient suspectes, et ce qu'on +prenait tant de soin de cacher, on voulait sans doute +l'annuler un jour. La vie d'Abélard pouvait bien +d'ailleurs n'être pas celle du mari le plus fidèle<a id="footnotetag85a" name="footnotetag85a"></a><a href="#footnote85a"><sup>85a</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote85a" name="footnote85a"></a><b>Note 85a:</b><a href="#footnotetag85a"> (retour) </a> Voyez la note 2 de la page 46, et les allégations de Foulque +de Deuil. (<i>Ab. Op.</i>, p. 219.)</blockquote> + +<p>Les proches, les amis de Fulbert lui répétaient +qu'on l'avait trompé, et en aigrissant ses soupçons +exaltaient tous ses ressentiments. L'idée d'une vengeance +bizarre et terrible lui était venue dès le premier +jour de sa colère; elle le ressaisit de nouveau; +peut-être ne l'avait-elle jamais quitté; et une nuit, +après avoir mis du complot quelques-uns de ses +parents, il se fit introduire avec ses complices, par +un valet secrètement acheté, jusque dans la chambre +retirée où reposait Abélard, et le surprenant +sans défense et endormi, ils lui infligèrent, par un +lâche attentat, la mutilation dégradante que le désir +d'anéantir les tribulations de la chair dont parle +saint Paul, arracha jadis au spiritualisme insensé +d'Origène<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a><a href="#footnote86"><sup>86</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote86" name="footnote86"></a><b>Note 86:</b><a href="#footnotetag86"> (retour) </a> 1 Cor. VII, 28.—On ne saurait donner avec certitude la date de cet +événement, mais ce ne peut être avant 1117, ni plus tard que 1118.</blockquote> + +<p>Dès que le jour fut venu, tout à cette nouvelle +s'émut de surprise et d'horreur. La ville entière, +curieuse et consternée, accourait dans le voisinage +de la demeure d'Abélard et le fatiguait des cris de sa +pitié.</p> + +<p>Tandis que les femmes qui toutes l'aimaient pleuraient +en se racontant une si cruelle aventure, tout +ce que l'Église avait de plus distingué, les chanoines +de Paris, l'évêque lui-même, témoignaient hautement +leur intérêt et leur indignation<a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a><a href="#footnote87"><sup>87</sup></a>. Les clercs surtout, +les écoliers faisaient retentir la maison de gémissements +insupportables, et ces témoignages d'une compassion +bruyante allaient redoubler sa honte et ses +souffrances. Pour lui, sur son lit de misère, il réfléchissait +péniblement au degré de fortune et de gloire +qu'il avait atteint, à cette déchéance si soudaine, si +étrange et si terrible. Il se sentait humilié jusque +dans le plus profond de son orgueil, en songeant que +Dieu semblerait l'avoir frappé dans sa justice, que la +trahison paraîtrait châtiée par la trahison même, et +le crime puni et déshonoré par l'impuissance. Il pensait +à la joie mal cachée de ses ennemis, à la douleur, +à la confusion de ses amis, au bruit que ferait dans +le monde cette dégradation dont il se voyait atteint. +Quelle carrière désormais lui serait ouverte? De quel +front se produire en public, lui maintenant montré +partout au doigt, partout poursuivi par la risée, partout +en spectacle comme un de ces monstres à qui, +sous l'ancienne loi, Dieu fermait les portes du temple! +(<i>Deut.</i>, XXIII, 4.)</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote87" name="footnote87"></a><b>Note 87:</b><a href="#footnotetag87"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>., pars II, ep. 1, p. 221.</blockquote> + +<p>Ses meurtriers avaient pris la fuite après leur crime. +Dès le premier moment, l'évêque Girbert avait manifesté +la volonté d'en faire justice; car l'évêque avait +juridiction sur les clercs, <i>forum ecclesiasticum</i>. Deux +des fugitifs, dont l'un était le serviteur perfide et +vendu, furent repris et condamnés à la peine du talion, +après qu'on leur eut crevé les yeux. Quant à +Fulbert, on ne put lui arracher l'aveu de son crime; +l'aveu sans doute était alors nécessaire à la preuve. +D'ailleurs le chapitre de Paris ne pouvait entièrement +abandonner un de ses membres. Seulement, tous ses +biens furent confisqués au profit de l'Église. On croit +qu'il se cacha et vécut oublié; il ne mourut qu'assez +longtemps après, compté toujours dans le collège +des chanoines de Paris<a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a><a href="#footnote88"><sup>88</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote88" name="footnote88"></a><b>Note 88:</b><a href="#footnotetag88"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 17, pars 11, ep. I, p. 222, Not., p, 1149.</blockquote> + +<p>Abélard n'avait pu mourir. Il lui fallait recommencer +sa triste vie. Un seul parti lui restait que lui +dictait la honte plus que la piété; c'était d'entrer +dans un cloître. Il s'y décida; mais il ne voulait pas +être seul à mourir au monde; il fallait qu'Héloïse +n'eût appartenu qu'à lui. Il exigea qu'elle prononçât +ses voeux avant qu'il eût prononcé les siens<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a><a href="#footnote89"><sup>89</sup></a>. Sur +son ordre, Héloïse qui n'avait pas quitté sa retraite +y prit d'abord le voile de novice, et le monastère se +ferma sur elle. Tous deux enfin, ils revêtirent irrévocablement +l'habit religieux, elle dans le couvent +d'Argenteuil, lui dans l'abbaye de Saint-Denis +(1119)<a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a><a href="#footnote90"><sup>90</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote89" name="footnote89"></a><b>Note 89:</b><a href="#footnotetag89"> (retour) </a> <i>Id.</i>, Ep. II, p. 47.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote90" name="footnote90"></a><b>Note 90:</b><a href="#footnotetag90"> (retour) </a> Cette date est celle qu'adoptent la plupart des historiens. (<i>Hist. litt.</i>, +t. XII, p. 92.) Le père Dubois veut que la retraite à Saint-Denis soit de +1117 ou 1118.(<i>Hist. Eccl. paris.</i>, t. I, l. XI, c. VII, p. 777.)</blockquote> + +<p>Pour elle, au dernier moment, comme ses amis +l'entouraient en pleurant et cherchaient encore à la +détourner de se soumettre, à moins de vingt ans, au +joug insupportable de la vie monastique, elle répondit +par une citation toute classique qui prouve à la +fois combien l'érudition et la passion, mêlées l'une +à l'autre dans son âme, y effaçaient le sentiment +religieux. Elle prononça tout à coup, d'une voix entrecoupée +de sanglots et de larmes, cette plainte que +Lucain prête à Cornélie, lorsqu'après Pharsale elle +revoit Pompée dont elle croit avoir causé la perte:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>O maxime conjux,</p> +<p>O thalamis indigne meis, hoc juris habebat</p> +<p>In tantum fortuna caput? Car impia nupsi,</p> +<p>Si miserum factura fui? Nunc accipe poenas</p> +<p>Sed quas sponte luam<a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a><a href="#footnote91"><sup>91</sup></a>.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote91" name="footnote91"></a><b>Note 91:</b><a href="#footnotetag91"> (retour) </a> Lucan. <i>Phars.</i>, l. VIII, v. 94. «0 grand homme, ô mon époux, toi +dont mon lit n'était pas digne, voilà donc le droit qu'avait la fortune sur +une si noble tête! Pourquoi, par quelle impiété t'ai-je épousé, si je devais +te rendre misérable? Accepte aujourd'hui la peine que je subis, mais que je +subis volontairement.»</blockquote> + +<p>Et montant à l'autel d'un pas pressé, elle y prit +le voile noir, bénit par l'évêque de Paris, et s'enchaîna +solennellement à la profession religieuse. +Triste victime, obéissante et non résignée, elle se +sacrifiait encore à la volonté et au repos de celui +qu'à regret elle avait accepté pour époux, et qu'elle +abandonnait en frémissant, pour se donner à l'époux +divin sans foi, sans amour et sans espérance<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a><a href="#footnote92"><sup>92</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote92" name="footnote92"></a><b>Note 92:</b><a href="#footnotetag92"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. ii. p. 45 et 47.</blockquote> + +<p>Voilà donc Abélard religieux à Saint-Denis. Le +présent et l'avenir, tout est changé pour lui. Il a +renoncé à la fortune, à l'éclat, à la gloire du monde, +et il se tourne, mais avec peu de goût et de ferveur, +vers la solitude chrétienne. Dans les premiers moments, +son coeur n'était rempli que de regrets et de +ressentiments. Il ne méditait que la vengeance. Il +reprochait l'impunité de Fulbert à la faiblesse de +l'évêque, aux machinations des chanoines; il les +accusait tous de complicité, et voulait aller à Rome +les dénoncer comme coupables envers la justice. Il +fallut les efforts de ses amis pour l'en dissuader. Un +d'eux (on lui donne du moins ce titre), Foulque, +prieur de Deuil, fut obligé d'insister auprès de lui +sur sa pauvreté qui ne lui permettait pas d'accomplir +un si long voyage, ni de satisfaire aux dépenses +que coûtait la justice ou la cupidité romaine, sur +l'imprudence qu'il y aurait de s'aliéner pour jamais +les chefs du clergé parisien, sur les sentiments +d'équité et de charité que lui commandait sa nouvelle +profession. Enfin il lui répéta cette triste parole: +«Vous êtes moine<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a><a href="#footnote93"><sup>93</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote93" name="footnote93"></a><b>Note 93:</b><a href="#footnotetag93"> (retour) </a> <i>Monachus es.</i> (<i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. i, p. 222, 223.) Le prieuré de +Deuil, dépendant de l'abbaye de Saint-Florent de Saumur, était situé dans +la vallée de Montmorency. Foulque n'est connu que par sa lettre à Abélard. +(Bayle, art. <i>Foulque.—Hist. litt.</i>, t. XII, p. 240.)</blockquote> + + +<p>Il était moine en effet, et la nécessité, sinon le +devoir, lui prescrivait de vivre suivant son état. Une +première ressource s'offrait à lui, c'était l'étude; +mais d'abord l'étude lui sembla sans attrait; elle +n'apportait plus la gloire avec elle. Toutefois des +clercs venaient le voir, et l'abbé de Saint-Denis, +Adam, se joignait à eux pour lui dire que le moment +peut-être était arrivé de se consacrer plus que jamais +au travail, et surtout aux recherches théologiques. +Ils lui répétaient que maintenant l'amour du ciel lui +pouvait inspirer ce que jadis peut-être lui avait suggéré +le désir de la réputation et de la fortune; que +son devoir était de faire valoir le talent que, selon +la parabole évangélique, le Seigneur lui avait remis, +comme à son serviteur, et qu'il réclamerait un jour +avec usure. Ils ajoutaient que si, jusqu'ici, il avait +instruit les riches, il lui restait à éclairer les pauvres; +que le ciel, en le frappant, lui avait ouvert +du moins l'asile de la paix de l'âme, de la liberté +d'esprit, de la tranquillité studieuse; et que le philosophe +du monde pouvait devenir aujourd'hui le +philosophe de Dieu.</p> + +<p>Abélard hésitait à suivre ces conseils; il lui en +coûtait de reparaître aux yeux des hommes. Mais +il ne trouvait pas, dans l'abbaye de Saint-Denis, +le repos qu'il espérait. Il l'avait choisie comme la +première du royaume. On y avait reçu avec empressement +un homme qui devait illustrer la communauté. +On y attendait de lui de l'éclat et du bruit; +il y cherchait le silence, la règle, l'oubli. Le premier +mouvement de son désespoir avait dû être le +renoncement absolu au monde. Or, l'antique fondation +de Dagobert, agrandie et enrichie par la munificence +de la longue suite de rois, ses successeurs, +cette maison toute royale, une des institutions de la +monarchie, monastère, dit saint Bernard, plus dévoué +à César qu'à Dieu, n'était nullement étrangère +aux choses mondaines, et tenait au siècle par de +nombreux liens.</p> + +<p>Irritable et attristé, Abélard y trouvait la vie peu +régulière, les moeurs relâchées. Il accusait l'abbé +Adam lui-même de désordres qu'aggravait sa dignité<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a><a href="#footnote94"><sup>94</sup></a>. +Habitué au ton du commandement, prompt à tout +régenter autour de lui, il s'éleva contre les dérèglements +dont il était témoin, et ses reproches qui +n'étaient pas toujours discrets, le rendirent bientôt +à charge à tout le monde. Ses frères importunés saisirent +avec empressement les instances de ses disciples +comme une occasion de l'éloigner, et le pressèrent +d'y céder en reprenant ses leçons. Il résista +longtemps; il répugnait à revoir le grand jour. Cependant +amis, ennemis, écoliers, religieux, l'abbé +lui-même insistaient, et entrant alors dans cette vie, +de mobilité et de tentatives changeantes que son âme +inquiète allait prolonger, il s'établit dans le prieuré +de Maisoncelle, situé sur les terres du comte de +Champagne<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a><a href="#footnote95"><sup>95</sup></a> pour y rouvrir son école à la manière +accoutumée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote94" name="footnote94"></a><b>Note 94:</b><a href="#footnotetag94"> (retour) </a> La manière dont Abélard parle des désordres de l'abbé et des moines +de Saint-Denis, ne permet pas le moindre doute. Ces désordres sont affirmés +par saint Bernard, par Guillaume de Nangis, par les annales même du +monastère. La chose était commune alors dans beaucoup de couvents, et il +n'y avait pas cent ans que les mêmes désordres, dans la même maison, +avaient nécessité une réforme entreprise par saint Odilon. Deux actes d'administration +charitable de l'abbé Adam, rapportés par Duchesne qui veut le +justifier, ne prouvent nullement qu'il menât une vie régulière. (<i>Ab. Op</i>., +ep. I, p. 19; Not., p. 1153.—Saint Bernard, <i>Op.</i>, ep. LXXVIII et not.—Guill. +Nang. <i>Chron</i>., an. 1123, <i>Rec. des Hist</i>., t. XX, p. 727.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote95" name="footnote95"></a><b>Note 95:</b><a href="#footnotetag95"> (retour) </a> «Ad cellam quamdam.» (<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 19 et 20.) D. Brial seul dit +que ce lieu est Maisoncelle. (<i>Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 290.) Il y a dans le +département de Seine-et-Marne plusieurs villages de ce nom. Le lieu +qu'habitait Abélard, désigné par quelques écrivains sous le nom de <i>Trecensis +cella</i>, peut être ou Maisoncelle de l'arrondissement et du canton de +Coulommiers, ou plutôt Maisoncelles du canton de +Villiers-Saint-Georges, +arrondissement de Provins. Je ne crois pas que le lieu de refuge d'Abélard, +malgré cette désignation <i>Trecensis cella</i>, doive être confondu avec le couvent +de Troyes, appelé <i>Cella, monasterium cellense</i>, ou +Moustier-la-Celle, +le monastère de Saint-Pierre de Troyes. (<i>Gall. Christ.</i>, t. XII, p. 539.) +Le P. Longueval veut qu'il ait enseigné à Provins dans un prieuré de Saint-Florent +de Saumur. Peut-être confond-il cette première sortie du couvent +avec la seconde qui le conduisit à Provins, au prieuré de +Saint-Ayoul. +(<i>Hist. de l'Egl. gall</i>, t. VIII, l. XXIII, p. 355.—<i>Hist. litt</i>. t. IX, +p. 85.)</blockquote> + +<p>Il retrouva sur-le-champ un auditoire attentif et +nombreux; on parle de trois mille étudiants. La +foule reparut, et bientôt ce lieu retiré ne suffit +plus à l'abriter ni à la nourrir. Ramené par le malheur +aux plus sérieuses méditations, préoccupé des +devoirs de sa profession nouvelle, devenu par l'étude +et plus savant et plus subtil<a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a><a href="#footnote96"><sup>96</sup></a>, il rendit son enseignement +éminemment religieux, sans abandonner ces +sciences profanes dont on lui demandait surtout les +leçons. Il en fit comme un appât dont la saveur attirait +les disciples à cette philosophie véritable qui +était enfin pour lui celle de Jésus-Christ, imitant +ainsi celui qu'il appelait le plus grand des philosophes +chrétiens, Origène. La manière en effet dont +saint Grégoire le Thaumaturge nous dit qu'enseignait +ce profond et singulier docteur offre assez d'analogie +avec la méthode d'Abélard. C'est bien, au reste, +celle de quiconque veut fonder la foi sur la raison. +«Point d'arcane pour Origène,» dit le Thaumaturge, +«il expliquait tout<a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a><a href="#footnote97"><sup>97</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote96" name="footnote96"></a><b>Note 96:</b><a href="#footnotetag96"> (retour) </a> «De acute acutior.» (Oth. Fris., <i>De Gest. Frid.</i>, t. I, c. XCVII.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote97" name="footnote97"></a><b>Note 97:</b><a href="#footnotetag97"> (retour) </a> «Summum christianorum philosophorum Origenem.» (Ep. I, p. 19.) +Voyez le passage de Grégoire dans l'ouvrage de D. Gervaise (t. 1, p. 131) +ou dans ce père lui-même. (<i>Orat. panegyric. et charist. ad Origen</i>, p. 73. +S.P. Greg. cogn. Thaum. <i>Op.</i>, Paris, 1621.)</blockquote> + +<p>Le tour théologique qu'avait pris l'enseignement +d'Abélard ne fit qu'exciter davantage la curiosité, et +le professeur obtint un succès qui rappelait le passé. +Pour s'instruire à la fois dans la science séculière et +sacrée, on se pressa dans son école, et la décadence +des autres établissements recommença. Les maîtres +se déchaînèrent de nouveau contre lui. On attaqua +tout, et sa manière et son droit d'enseigner. On lui reprocha, +mais non pas en face, d'être, contrairement +aux devoirs monastiques, encore trop captivé par +l'étude des livres profanes, et d'avoir usurpé, cette +fois sans qu'un supérieur l'autorisât, la maîtrise en +théologie. Son école était en effet une oeuvre volontaire +et privée; il n'était plus maître et comme recteur +de celle de Paris, il n'était théologal d'aucune église. +La publicité des écoles monastiques n'existait pas de +droit, et d'ailleurs il enseignait hors de son couvent. +On demandait donc son interdiction, et l'on ne cessait +de presser dans ce sens, archevêques, évêques, +abbés et tout personnage revêtu de quelque titre +ecclésiastique. On travaillait à soulever tout le +clergé contre lui.</p> + +<p>Abélard commença par braver l'orage; il s'était +accoutumé à dédaigner ses ennemis. Sa supériorité +avait jusqu'ici accablé tous ceux qu'elle avait irrités.</p> + +<p>N'ayant rien perdu de sa science éloquente, voyant +son auditoire renouvelé, il pensait avoir gardé tout +son ascendant, et il méconnaissait ce que le temps +apporte de changement dans la situation des plus +heureux, ce que le malheur enlève d'autorité au talent +des plus habiles. Le respect et l'empressement +de ses disciples lui faisaient illusion. Il ne savait pas +qu'une puissance interrompue ne se retrouve guère, +et que depuis sa chute une ombre funèbre avait été +portée sur tout son avenir.</p> + +<p>Il arriva que, pressé par ses élèves, il entreprit de +rédiger ses leçons théologiques. Son intention déclarée +était d'affermir les fondements mêmes de la foi; +et puisque le philosophe était maintenant un religieux, +de rendre témoignage de sa profession en +enseignant la philosophie religieuse. Or, la première +vérité de la philosophie religieuse, c'est Dieu; la +première question, c'est la nature de Dieu. Son ouvrage +fut donc un traité sur la nature de Dieu, c'est-à-dire +sur l'Unité et la Trinité divine. C'est l'<i>Introduction +à la Théologie</i> que nous avons encore<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a><a href="#footnote98"><sup>98</sup></a>. Il essaie +d'y exposer ce qui, ainsi qu'il l'observe lui-même, +est plus fait peut-être pour la pensée que pour l'expression. +Démontrant, comme on dit, la foi par la +raison, il veut répondre aux hérétiques et surtout +aux incrédules qui se piquent de philosophie, par un +christianisme philosophique. De là cette thèse persévéramment +soutenue que le dogme peut être présenté +sous une forme rationnelle, qu'il faut comprendre ce +qu'on croit, qu'il n'y a point de mystère qui ne puisse +être éclairci par des explications ou du moins par des +similitudes choisies avec discernement, et que la +dialectique, cette maîtresse de la raison, doit être +conciliée avec les croyances chrétiennes, si l'on ne +veut pas qu'elle les ébranle, en les mettant en contradiction +avec ses propres lois. Une conséquence +assez naturelle était de placer l'autorité des philosophes +presqu'au rang de celle des saints; de prétendre +que la raison, révélation intérieure, avait +conduit les premiers aux mêmes notions que les seconds +sur la nature de Dieu et notamment sur la Trinité; +que la vérité étant commune à tous, les sentiments +qu'elle inspire avaient pu l'être, et qu'il ne +fallait pas entièrement désespérer du salut des +sages de l'antiquité.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote98" name="footnote98"></a><b>Note 98:</b><a href="#footnotetag98"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, p. 973. Tout le monde n'a pas regardé cet ouvrage +comme celui qui fut brûlé à Soissons et qu'on a cru perdu. Mais il +contient ce qu'à Soissons on lui reprochait d'avoir écrit, et les pensées et +les expressions du prologue se rapportent parfaitement à ce qu'il dit dans +l'<i>Historia calamitatum</i> de la composition de l'ouvrage condamné à Soissons. +(<i>Id.</i>, ep. I, p. 20. Voyez le c. II du l. III de cet ouvrage.) L'assertion +pour laquelle Othon de Frisingen dit qu'Abélard fut condamné se trouve +textuellement dans l'Introduction. (<i>Id., Introd. ad Theol.</i>, l. II, p. 1078.—<i>De Gest. Frid.</i>, l. I, c. XLVII.)</blockquote> + +<p>Or, cette foi de la raison, implicite et confuse +dans Platon, plus développée, plus authentique, +plus puissante chez les chrétiens, c'est le dogme de +l'unité de Dieu, seul incréé, seul créateur, seul tout-puissant, +bien suprême et perfection infinie. Mais, +en Dieu ne distinguent la puissance, la sagesse et +la bonté; la première engendre la seconde, et la troisième +procède de toutes deux. Car il y a encore de la +puissance dans la sagesse, et la bonté qui n'est ni +l'une ni l'autre serait nulle et vaine si toutes deux +n'existaient pas, Tels sont les attributs distinctifs qui +se personnifient dans le Père tout-puissant, dans le +Fils, verbe de Dieu, éternelle raison, suprême intelligence, +dans le Saint-Esprit, source divine de +grâce, de charité et d'amour. Voilà les trois personnes +de la Trinité, personnes distinguées entre elles éminemment +par lesdites propriétés, mais qui n'ont +qu'une essence, qu'une substance, puisqu'il n'y a +qu'un Dieu dont toutes les oeuvres sont indivisibles +et supposent à la fois la puissance, la sagesse et la +bonté. Cette notion de la nature essentielle de Dieu +devait être conciliée avec ses attributs généraux, +avec son immutabilité, sa providence, sa prescience. +Cette conciliation était l'objet de la dernière partie, +qui est restée ou ne nous est parvenue qu'incomplète; +et l'ouvrage touchait ainsi à toute les questions +de la théodicée.</p> + +<p>Cette doctrine, qui sans être entièrement nouvelle +ni dénuée d'antécédents réputés orthodoxes, se signalait +cependant par un ton de hardiesse, par des subtilités +hasardées, par un caractère général de liberté +dans la discussion, devait à la fois séduire beaucoup +de jeunes esprits, et alarmer beaucoup de consciences +inquiètes. Le nom de son auteur, je ne sais quelles +apparences aventureuses qui s'étaient toujours attachées +à lui, la position qu'il avait toujours prise en +dehors de l'ordre commun, la rendait plus suspecte, +plus attrayante et plus périlleuse qu'elle ne l'eût été +sous la protection d'un autre nom. L'intelligence était +alors curieuse, excitée, et cependant soumise aux +règles de la foi; elle aimait à raisonner et elle voulait +croire. Ce qui semblait démontrer la croyance, +convaincre la raison, satisfaire à ce besoin inquisitif +d'examiner et de discuter, sans le déchaîner ni +l'égarer, donner enfin au mystère la forme d'un problème +et au dogme celle d'une solution, devait être +saisi avec ardeur et accepté comme la découverte de +la vérité parfaite et définitive. Les idées d'Abélard +avaient dès longtemps transpiré par ses leçons, et +s'étaient ouvert les esprits; le traité qui résumait +ces idées et les livrait au publie eut un succès de +propagande.</p> + +<p>C'était précisément l'instant où se formait contre +lui la coalition des maîtres qu'il avait discrédités. Ils +s'armèrent du prétexte que leur fournissait son imprudence; +la malveillance et l'envie le dénoncèrent +à la foi sévère ou timide. Les autorités ecclésiastiques +furent appelées à la vigilance et suppliées d'intervenir. +Abélard, sans mépriser absolument ces attaques, +les repoussa avec hauteur, et répondit par l'insulte +et le défi. Toujours confiant et impérieux, il provoquait +une lutte qu'il ne croyait pas, je pense, qu'on osât +engager. Comme on lui reprochait d'avoir appliqué +témérairement la dialectique à la théologie et donné +aux doctrines sacrées les allures d'une science profane, +il publia ou laissa courir une amère apologie +(du moins on peut présumer qu'elle date de cette +époque), ou plutôt une invective contre ces ignorants +en dialectique qui prenaient, disait-il, <i>ses +dogmes pour des sophismes</i><a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a><a href="#footnote99"><sup>99</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote99" name="footnote99"></a><b>Note 99:</b><a href="#footnotetag99"> (retour) </a> «Invectiva in quemdam Ignorum dialecticea.» (<i>Ab. Op.</i>, pars II, +ep. IV, p. 238.)</blockquote> + +<p>«Mais quoi? n'était-ce pas toujours la fable si +connue du renard dédaignant les cerises qu'il ne +pouvait atteindre? Ainsi quelques docteurs de ce +temps, parce qu'ils ne sauraient atteindre à la dialectique, +l'appellent une déception; ce qu'ils ne peuvent +comprendre est sottise; ce qui les passe est un +délire. Ils s'appuient, s'il faut les en croire, sur les +livres sacrés; mais que de saints docteurs la recommandent,—cette +science qu'ils insultent! On peut +leur montrer des citations des Pères qui jugent la +dialectique nécessaire pour comprendre, pour expliquer, +pour défendre l'Écriture. Saint Augustin, +saint Jérôme même lui donnent à résoudre les difficultés +de la foi. Qu'est-ce que les hérétiques, sinon +des sophistes, et comment confondrons-nous +les sophistes, si ce n'est en nous montrant dialecticiens? +Et nous nous montrerons en proportion disciples +fidèles du Christ. Quel est le nom que lui donne +l'Évangile? n'est-ce pas celui de la raison, du verbe +incarné, de <i>cette lumière qui luit dans les ténèbres</i>, +de ce principe enfin dont le nom grec est l'origine +du nom de la logique? Si le Christ est si souvent +appelé <i>sophia</i> ou la sagesse, s'il est le <i>logos</i> ou le +verbe, dont parlent et Platon et saint Jean, les amis +de la sagesse ou les <i>philosophes</i>, les disciples du verbe +ou les <i>logiciens</i> ne sont que les chrétiens les plus fervents. +Ne semblent-ils pas précisément chercher et +invoquer ces dons que le Saint-Esprit transmettait +en langues de feu, la parole, l'intelligence et l'amour? +Enfin notre Seigneur lui-même, pour convaincre les +Juifs, n'a pas dédaigné l'arme de la discussion. Il n'a +pas toujours prouvé la foi par des miracles; lui aussi, +il a recouru à la puissance de la raison; et son divin +exemple nous enseigne que nous, à qui manquent +les miracles, à qui ne reste que la lutte de la parole, +nous devons convaincre par elle ceux qui cherchent +la sagesse comme les Grecs au temps de saint +Paul<a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a><a href="#footnote100"><sup>100</sup></a>. Aussi bien, <i>pour les hommes qui savent juger</i><a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a><a href="#footnote101"><sup>101</sup></a>, +la raison a plus de force que les miracles, qu'on peut +attribuer à quelque pouvoir infernal. Si l'erreur peut +se glisser dans le raisonnement, c'est surtout quand +on ignore l'art de l'argumentation. Il faut donc s'adonner +à la logique, qui pénètre tout, même les +questions sacrées, et qui confondra surtout les docteurs +présomptueux qui se croient les mêmes droits +qu'elle.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote100" name="footnote100"></a><b>Note 100:</b><a href="#footnotetag100"> (retour) </a> «Nam et Judaei signa petunt, et Graeci sapientiam quaerunt.» (1 Cor. 1, 22.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote101" name="footnote101"></a><b>Note 101:</b><a href="#footnotetag101"> (retour) </a> «Apud discretos» (<i>loc. cit.</i>, p. 242), ceux qui ont la <i>discrétion</i> ou le discernement, comme dans cette expression: <i>l'âge de discrétion</i>.</blockquote> + +<p>En même temps qu'Abélard se défendait de la +sorte contre ceux qui suspectaient sa foi pour cause +de philosophie, il avait soin de se montrer à l'Église +gardien jaloux des intérêts de la vérité, et prompt à +repousser toute attaque que la dialectique même +pouvait diriger contre son orthodoxie. On croit qu'il +rencontra parmi ses dénonciateurs ce Roscelin qu'il +avait autrefois suivi et qui lui-même avait tant scandalisé +l'Église. Mais, réconcilié avec elle depuis son +retour d'exil, par les soins d'Ives, dernier évêque +de Chartres, Roscelin pouvait être devenu d'autant +plus intolérant qu'il avait été persécuté, d'autant +plus jaloux qu'il était oublié. On lui attribue d'ailleurs +quelques-unes des propositions sur la Trinité +qu'Abélard, sans le nommer, attaquait dans son +livre<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a><a href="#footnote102"><sup>102</sup></a>. C'était assez pour le pousser à la vengeance.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote102" name="footnote102"></a><b>Note 102:</b><a href="#footnotetag102"> (retour) </a> <i>Ab. Op., Introd. ad. Th.</i>, l. II, p. 1067; Not., p. 1157.—<i>Hist. litt.</i>, +l. XII, p. 122. J'aurais de la peine à reconnaître Roscelin parmi les hérétiques +qu'Abélard caractérise au commencement du livre II de l'Introduction; +mais des erreurs signalées dans le cours de l'ouvrage, plus d'une +peut venir de Roscelin, chef de ces <i>pseudo-dialecticiens</i>, qu'il attaque si +vivement. Voyez dans le livre III de cet ouvrage le c. 11.</blockquote> + +<p>Un jour donc, en 1121<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a><a href="#footnote103"><sup>103</sup></a>, Abélard apprend que ce +maître en fausse dialectique, tâchant d'envenimer +sa doctrine sur la Trinité, l'a dénoncé aux autorités +ecclésiastiques. Il prend l'offensive à son tour, et, +dans une lettre véhémente, il dénonce à Girbert, +évêque de Paris, <i>et au vénérable clergé de son église</i>, +cet <i>antique ennemi de la foi catholique</i>, convaincu par +le concile de Soissons de prêcher le trithéisme, et qui +vient vomir contre lui l'outrage et la menace<a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a><a href="#footnote104"><sup>104</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote103" name="footnote103"></a><b>Note 103:</b><a href="#footnotetag103"> (retour) </a> Rousselot, <i>Philos, du moy. âge</i>, t. I, p. 187.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote104" name="footnote104"></a><b>Note 104:</b><a href="#footnotetag104"> (retour) </a> Cette lutte entre Abélard et Roscelin est un fait contesté. On en donne +pour preuve une lettre dans laquelle un théologien, désigné par l'initiale +P et qui a écrit sur la Trinité, se plaint à G, évêque de Paris, des attaques +d'un vieux dialecticien hérétique qui ne paraît autre que Roscelin, +et demande à être jugé contradictoirement avec lui (<i>Ab. Op</i>. pars II, +cp. XXI, p. 334). Mais on ne peut démontrer que cette lettre soit d'Abélard, +qui l'aurait écrite vers 1120 ou 1121; on ne sait pas si Roscelin vivait +encore quand parut l'ouvrage sur la Trinité; enfin on ajoute que converti +alors, Roscelin qui vivait pieusement en Aquitaine vers 1103, +n'aurait pu provoquer ou mériter à Paris les attaques que l'auteur de la +lettre dirige contre lui. On veut donc qu'elle soit d'un théologien inconnu +P qui aurait poursuivi Roscelin, lors de ses démêlés avec saint Anselme +au sujet de la Trinité; revenant d'Angleterre vers 1O87, Roscelin trouvant +cet ouvrage, l'aurait dénoncé à l'évêque G (Guillaume) auprès duquel +P se serait défendu à son tour. On peut répondre que la date de la +mort de Roscelin est ignorée; que la lettre de P peut être de <i>Petrus</i>, +nom donné sans cesse à Abélard, et adressée à Girbert, évêque de +Paris de 1117 à 1124. L'auteur da la lettre se dit auteur d'un <i>Opuscule</i> sur +la Trinité, <i>Opusculo nostro de fide Trinitatis</i>, et Abélard, en parlant de son +Introduction, se sert ailleurs du même mot (<i>Comm. in Rom</i>., p. 513). La +lettre, à lui attribuée par d'Amboise et Duchesne, cotée sous son nom dans +le manuscrit, respire une irritabilité intolérante, un des traits de son caractère. +Il a bien pu se montrer méprisant et offensé à l'égard de Roscelin +même converti, et Roscelin, quand ce serait lui dont la piété en 1103 édifiait +l'Aquitaine, avait bien pu se montrer malveillant ou injuste envers +le novateur Abélard. (Cf. G. Dubois, <i>Histor. Eccles. paris</i>., t. I, 1. XI, c. II, +p. 709.—<i>Hist. litt</i>., t. VIII, p. 464; t. IX, p. 362; t. XII, p. 111.—<i>Malteac, +Chron. in Bibl. nov. mss</i>. P. Labbaei, t. II, p. 217.)</blockquote> + +<p>«S'il est vrai qu'il ait inséré quelque ombre d'hérésie +dans ses écrits sur la Trinité, il invoque les +athlètes du Seigneur et les défenseurs de la foi; qu'un +jour soit pris, un lieu désigné, et que des juges choisis +prononcent et punissent ou le calomniateur ou +l'hérétique. Pour lui, il remercie le ciel d'avoir à +combattre pour la foi, et d'être en butte aux traits +d'un homme qui n'a jamais eu d'inimitié que contre +les gens de bien, de celui qui a osé attaquer dans +une épître <i>le héraut du Christ</i>, Robert d'Arbrissel, +et se répandre en outrages contre <i>ce magnifique +docteur de l'Église</i>, Anselme, archevêque de Cantorbery<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a><a href="#footnote105"><sup>105</sup></a>, +d'un homme dont l'indocilité mérita que +le roi d'Angleterre le bannît de son royaume, et qui +n'a pas sans peine sauvé sa vie par la fuite. Et c'est +cet homme déshonoré qui veut étendre à d'autres +son infamie! Cet homme, proscrit de deux royaumes, +fustigé, dit-on, par les chanoines dans l'église de +Saint-Martin, dont il est chanoine aussi pour la honte +du sanctuaire, cet homme que sa vie et sa foi dénoncent +assez, Abélard ne le nommera pas. «C'est ce +faux dialecticien et ce faux chrétien qui ayant prétendu +qu'aucune chose n'a de parties, a été contraint +d'admettre que lorsque le Seigneur mangea, +comme le dit saint Luc, un morceau de poisson +rôti, ce qu'il mangea fut une partie du mot de +<i>poisson rôti</i>. Or, est-il étrange que celui qui a levé +la tête contre le ciel, extravague sur la terre, et +veuille perdre les autres après s'être perdu<a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a><a href="#footnote106"><sup>106</sup></a>?»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote105" name="footnote105"></a><b>Note 105:</b><a href="#footnotetag105"> (retour) </a> «Egregium illum praeconem Christi... magnificum Ecclesiae doctorem.» +Les deux personnages sont bien caractérisés. Robert d'Arbrissel +fut un prédicateur, une sorte de missionnaire plus célèbre par la piété que +par le talent. On lui dut plusieurs fondations, entre autres celle de Fontevrault. +On ne sait pas dans quelle occasion il fut attaqué par Roscelin. C'est +à tort qu'on a essayé d'attribuer à ce dernier, soit la lettre de Godefroi, +abbé de Vendôme, soit celle de Marbode, dans lesquelles des conseils à la +fois charitables et sévères sont adressés à Robert d'Arbrissel. Les auteurs +de l'<i>Histoire littéraire</i> ne me paraissent laisser subsister aucun doute à cet +égard. Quant aux attaques de Roscelin contre saint Anselme, elles sont +fort connues, et elles contribuèrent à le faire chasser de l'Angleterre où il +s'était réfugié après avoir été chassé de France. (<i>Journal des Savants</i>, ann. +1682, p. 191.—<i>Hist. litt</i>., t. IX, p. 364; t. X, p. 359.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote106" name="footnote106"></a><b>Note 106:</b><a href="#footnotetag106"> (retour) </a> Tel est l'extrait de la lettre intitulée <i>G. Dei gratia parisiacae sedis épiscopo +unaque venerabili ejusdem ecclesiae clero P</i>. (Pars II, cp. XXI, +p. 334.) Plusieurs détails font reconnaître Roscelin. Le sarcasme sur le +<i>morceau de poisson rôti</i> (<i>partem piscis assi</i>, Luc. XXIV, 42) est une +allusion à la doctrine qui refusait l'existence réelle aux parties du tout +comme aux qualités de la substance, d'où il résultait que les qualités et les +parties n'étaient que des mots. Au reste, dans ce système pris au sens le +plus absolu, ce n'est pas le poisson qui eût été un mot, mais la partie seulement. +(Ouvr. inéd., Intr., p. xc. <i>Dial</i>., p. 471.) Quant à la flagellation de +Roscelin, elle n'est, que je sache, rapportée nulle part. Avant de quitter +la France, sous le coup de la sentence du concile de Soissons, Roscelin est +désigné constamment comme maître et chanoine de Compiègne, où il n'y +avait pas de chapitre de Saint-Martin. Les auteurs de l'<i>Histoire littéraire</i> +ne voient pas de difficulté à croire que, rentré en France, il fut chanoine de +Saint-Martin à Tours; mais ils ne citent ni ce passage ni aucune autorité, +car Duboulai qu'ils nomment n'en parle pas. (<i>Hist. litt</i>., t. IX, p. 301).— +<i>Hist. Univ. paris</i>., t. I, p. 443, 485, 493, 639.</blockquote> + +<p>C'est dans ces termes, où se trahit peut-être plus +de colère que de mépris, qu'Abélard livrait son ennemi +à l'exécration de l'Église, oubliant trop sans +doute qu'au temps où il vivait les mêmes anathèmes +attendaient quiconque avait innové dans la dialectique +et par elle dans la théologie, et que le glaive +sacré était déjà levé sur la tête du contempteur de +Roscelin, téméraire vainqueur de Guillaume de +Champeaux et d'Anselme de Laon.</p> + +<p>Rien n'était fort à craindre, en effet, dans cet +effort désespéré d'un auteur de système qui, se sentant +menacé de l'oubli, voulait envelopper dans une +communauté d'hérésie et de disgrâce celui qu'il +n'avait pu annuler ou traîner à sa suite. Malgré cette +dénonciation odieuse, repoussée avec une violence +qui ne le semble guère moins, ce n'était pas le proscrit +Roscelin que devait redouter Abélard; mais les +anciens sectateurs du réalisme, mais les amis de +Guillaume et d'Anselme morts sans vengeance<a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a><a href="#footnote107"><sup>107</sup></a>; mais +quelques disciples fidèles à leur mémoire et bienvenus +auprès des princes de l'Église; mais cet Albéric +et ce Lotulfe dont il avait rencontré de bonne heure +l'opposition vigilante, et qui voulaient dominer à leur +tour et recueillir tout l'héritage de leurs maîtres; +voilà ceux dont l'inimitié devait lui faire éprouver +cruellement sa puissance.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote107" name="footnote107"></a><b>Note 107:</b><a href="#footnotetag107"> (retour) </a> C'est Abélard qui dit positivement qu'ils étaient morts à celle époque +(cp. I, p. 20), et comme le concile de Soissons eut bien certainement lieu en +1121, cela fortifie l'opinion qui place avant cette année la mort de Guillaume +de Champeaux. (Voyez la note 2 de la page 29.) Quant à Anselme, il était +mort en 1116.</blockquote> + +<p>Albéric et Lotulfe gouvernaient les écoles de +Reims; le premier, archidiacre de la cathédrale, +prieur de Saint-Sixte, et qui avait été un moment +désigné, avec l'appui de saint Bernard, pour succéder +à Guillaume de Champeaux dans l'évêché de +Châlons<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a><a href="#footnote108"><sup>108</sup></a>, jouissait d'un grand crédit auprès de +Raoul dit le Vert, son archevêque<a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a><a href="#footnote109"><sup>109</sup></a>. Poussé par les +instances répétées des deux professeurs, ce prélat +s'entendit avec Conan, évêque de Palestrine, qui remplissait +alors dans les Gaules les fonctions de légat +du saint-siège<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a><a href="#footnote110"><sup>110</sup></a>, pour convoquer, sous le nom de +concile ou synode provincial, un conventicule à +Soissons, ville déjà signalée par la condamnation de +Roscelin en 1092. Abélard y fut appelé, on lui dit +d'apporter son célèbre ouvrage, <i>opus clarum</i>. On +l'accusait d'avoir, comme Roscelin, appliqué les +principes du nominalisme au dogme de la Trinité. Il +se rendit à l'appel et parut accepter le jugement.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote108" name="footnote108"></a><b>Note 108:</b><a href="#footnotetag108"> (retour) </a> Saint Bernard fit de vains efforts auprès du pape Honoré II pour obtenir +qu'il approuvât l'élection d'Albéric au siège de Reims. (S. Bern. +<i>Op</i>., ep. XIII.) Je dois cependant ajouter que la plupart des auteurs pensent +que ce n'est pas après Guillaume de Champeaux (1119 ou 1121), mais +après Ebal, son successeur (1126), qu'Albéric faillit devenir évêque de +Châlons.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote109" name="footnote109"></a><b>Note 109:</b><a href="#footnotetag109"> (retour) </a> «Radulfus nomine, Viridis cognomine.» Abélard et plusieurs écrivains +l'appellent <i>Rodulfus</i>, et d'autres <i>Radulfus</i>, que l'on traduit ordinairement +par Raoul. (<i>Ab. Op</i>., ep. I, p. 20; Not. p. 1164.—G. Marlot, <i>Metrop. +remens. Hist</i>., t. II, I. II, c. XXXI, p. 244 et 275.—<i>Gall. Christ</i>., t. IX, +p. 80.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote110" name="footnote110"></a><b>Note 110:</b><a href="#footnotetag110"> (retour) </a> Conan, Conon ou Conus, évêque de Palestrine ou Préneste, légat du +pape Paschal II en France, y prit part à plusieurs conciles. En 1120, il +était légat du pape Calixte II, et tint un nouveau concile à Beauvais. (<i>Ab. +Op</i>; Not., p. 1166.)</blockquote> + +<p>Soissons était une ville de la province ecclésiastique +de Reims<a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a><a href="#footnote111"><sup>111</sup></a>. L'archevêque Raoul y avait convoqué +ses suffragants, et quelques membres considérables +du clergé, parmi lesquels on distinguait +Geoffroi II, évêque de Chartres. Le droit de juridiction +sur Abélard n'était rien moins qu'établi. +Comme moine de Saint-Denis, il relevait de l'évêque +de Paris, dont le métropolitain était à Sens. Tout au +plus pouvait-on dire que le lieu où il avait enseigné +se trouvait dans une partie du territoire de Champagne, +dépendante de la province de Reims. Mais il +n'éleva aucune difficulté; il était loin de se refuser +aux épreuves et aux discussions publiques, et il les +avait en quelque sorte demandées<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a><a href="#footnote112"><sup>112</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote111" name="footnote111"></a><b>Note 111:</b><a href="#footnotetag111"> (retour) </a> Province de Reims ou Belgique seconde. Les suffragants de l'archevêque +de Reims, en 1121, étaient probablement les évêques de Soissons, +d'Arras, de Laon, de Beauvais, de Châlons, de Noyon, d'Amiens, de +Senlis et de Térouenne. On ignore quels sont ceux de ces prélats qui assistèrent +au concile. Il y en eut sans doute très-peu; on verra plus bas que +l'assemblée n'était pas nombreuse. La présence de Lisiard de Crespy, évêque +de Soissons, est seule attestée. (<i>Gall. Christ</i>., t. IX, passim.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote112" name="footnote112"></a><b>Note 112:</b><a href="#footnotetag112"> (retour) </a> Mais cette demande était adressée à l'évêque de Paris. Voyez ci-dessus +p. 81, et dans les Oeuvres, p. 334. Quant à la compétence, résultant du +lieu où l'enseignement avait été donné, je ne l'indique que comme une +hypothèse.</blockquote> + +<p>Lorsqu'il arriva à Soissons (1121), il trouva le +clergé et le peuple mal disposés pour lui. On avait +répandu les bruits les plus fâcheux; il passait pour +avoir écrit et prêché qu'il y avait trois Dieux, en +sorte que, dans les premiers jours, quelques-uns de +ses disciples faillirent être lapidés par le peuple<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a><a href="#footnote113"><sup>113</sup></a>. +C'était assurément une situation toute neuve pour +Abélard.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote113" name="footnote113"></a><b>Note 113:</b><a href="#footnotetag113"> (retour) </a> Le peuple de Soissons était fanatique. Peu d'années auparavant, il avait +brûlé de son propre mouvement un homme soupçonné de manichéisme. +(Le P. Longueval, <i>Hist. de l'Église gall</i>., t. VIII, l. XXIV, p. 414.)</blockquote> + +<p>Il alla d'abord droit au légat, et lui remit son +livre, déférant d'avance au jugement de cet évêque, +et déclarant que, s'il avait rien émis qui s'éloignât de +la foi catholique, il était prêt à le corriger et à +donner toute satisfaction, déclaration qui se lisait +déjà dans l'ouvrage même<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a><a href="#footnote114"><sup>114</sup></a>. Le légat embarrassé le +lui rendit, en lui disant de le porter à l'archevêque +et à ses conseillers, accusateurs devenus juges. +L'ordre fut exécuté; mais les nouveaux censeurs regardèrent, +feuilletèrent le manuscrit sans y rien +trouver à reprendre, du moins en présence de l'auteur, +et ils renvoyèrent le jugement à la fin du +concile. Avant même qu'il ne s'ouvrît, Abélard +s'était efforcé de se ressaisir du public. Partout et +devant tous, il développait chaque jour la pensée +de son ouvrage, il exposait sa foi, il rendait le +dogme intelligible, démonstratif, et commençait à +retrouver des admirateurs. On remarqua bientôt +dans la ville cette singularité d'un accusé qui parle +haut et d'un accusateur qui se tait. «Quoi,» disait-on, +«il harangue le public, et on ne lui répond +pas! Le concile touche à son terme, un concile +réuni principalement à cause de lui; et de lui il +n'est pas question! Est-ce que les jugea auraient +reconnu que l'erreur était de leur côté?» Ces +propos et d'autres semblables ne faisaient qu'animer +de plus en plus l'ardeur de la poursuite; une condamnation +devenait à chaque instant plus nécessaire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote114" name="footnote114"></a><b>Note 114:</b><a href="#footnotetag114"> (retour) </a> <i>Intruct. ad Theol</i>., prolog., p. 974.</blockquote> + +<p>Un jour, Albéric, accompagné de quelques-uns +des siens, s'approche d'Abélard, et voulant apparemment +l'embarrasser, après quelques mots flatteurs, +il lui dit qu'il s'étonnait d'une chose qu'il avait +notée dans son ouvrage; savoir que Dieu ayant engendré +Dieu, et Dieu étant unique, Dieu cependant +ne s'était pas engendré lui-même.</p> + +<p>«Si vous voulez,» répondit Abélard, «je vous en +donnerai la raison.—Nous faisons peu de compte,» +reprit Albéric, «des raisons humaines, ainsi que +de notre propre sens en pareilles matières; nous +demandons les paroles de l'autorité.—Tournez +le feuillet,» dit Abélard, «et vous trouverez l'autorité.» +Et lui, prenant des mains le livre qu'Albéric +avait apporté, il chercha le passage qn'Albéric +n'avait pas vu ou compris, n'ayant qu'une pensée, +celle de trouver un adversaire en faute. Le bonheur +voulut ou Dieu permit que le passage se présentât +aussitôt. La citation portait: «Saint Augustin, <i>de +la Trinité</i>, livre I.—Celui qui croit qu'il est de la +puissance de Dieu de s'être engendré lui-même, +erre d'autant plus que non-seulement Dieu n'est +point dans ce cas, mais pas plus que lui aucune +créature spirituelle ou corporelle. Il n'est absolument +aucune chose qui s'engendre elle-même<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a href="#footnote115"><sup>115</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote115" name="footnote115"></a><b>Note 115:</b><a href="#footnotetag115"> (retour) </a> Voilà une preuve que l'ouvrage jugé à Soissons est l'Introduction à la +Théologie; on y trouve le passage repris par Albéric, et la citation de saint +Augustin qu'invoque Abélard pour lui répondre. (<i>Ab. Op</i>., ep. I, p. 21; +<i>Introd</i>., l. II, p. 1066.—Saint Augustin, <i>Op. omn., De Trin</i>., l. I, c. I, +t. VIII, p. 749; édit. de 1779.)</blockquote> + +<p>Les disciples d'Albéric qui étaient présents furent +surpris et confus. Leur maître, pour essayer +de se défendre, dit à tout hasard: «Mais il faut +bien l'entendre.—La belle nouvelle,» reprit sur-le-champ +Abélard; «mais vous demandiez un texte, +et non pas le sens. Si vous voulez le sens et la +raison, je suis prêt à vous montrer qu'avec l'autre +opinion, vous tombez dans l'hérésie qui veut +que le Père soit son propre fils.» A ces mots, +Albéric en colère répondit par des menaces, et lui dit +que, dans cette affaire, ni les autorités ni les raisons +ne seraient pour lui, et il s'éloigna.</p> + +<p>Abélard qui raconte cette anecdote n'ajoute pas +que, dans le passage en question, c'était précisément +une opinion d'Albéric lui-même qu'il attaquait en +passant, l'attribuant, sans prononcer aucun nom, +à un maître en théologie <i>qui occupait en France une +chaire de pestilence</i><a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a><a href="#footnote116"><sup>116</sup></a>. Albéric qui s'était reconnu, +sans en convenir, avait dû naturellement trouver +dans cet endroit la plus grosse hérésie du livre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote116" name="footnote116"></a><b>Note 116:</b><a href="#footnotetag116"> (retour) </a> «Magistros divinorum librorum qui nunc maxime circa nos pestilentae +cathedras tenent.... quorum unus in Francia.» (<i>Ab. Op., loc. cit</i>.) Je suis +ici l'opinion de Mabillon. (Saint Bern., ep. XIII, in not.)</blockquote> + +<p>Le dernier jour du concile arriva, et avant la +séance, le légat mit en délibération avec l'archevêque +et quelques-uns des meneurs ce qu'on devait +faire de l'accusé et de son livre. Ils avaient l'un et +l'autre sous la main, ils étaient là pour les juger, et +ils paraissaient n'avoir rien à dire. Évidemment, on +reculait devant une discussion publique, et soit faiblesse +ou calcul, soit défiance de la cause ou crainte +de l'ascendant si connu d'Abélard, on avait ainsi +tout retardé, débat et jugement, les uns voulant +échapper à la nécessité d'une telle épreuve, les autres +prévoyant qu'au dernier moment tout deviendrait +plus facile et que le coup pourrait être brusquement +et silencieusement porté. Mais Abélard avait +un parti dans le clergé; les dignités ecclésiastiques +étaient déjà le partage de quelques-uns de ses élèves. +Dans cette conférence décisive, Geoffroi de Lèves, +évêque de Chartres, le premier par sa piété et par la +dignité de son siège<a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a><a href="#footnote117"><sup>117</sup></a>, profita de l'embarras visible des +assistants pour les exhorter à la modération. Il rappela +d'abord la situation d'Abélard, la supériorité de +ses talents, ses succès dans tous les enseignements, +le nombre de ses sectateurs, l'étendue de son influence, +<i>de cette vigne qui projetait ses pampres jusqu'à +la mer</i>. Il ajouta que si l'on voulait le condamner +par une décision en quelque sorte préjudicielle et le +frapper sans débat, il était à craindre qu'en indisposant +beaucoup de monde on ne suscitât aussitôt +un grand parti pour sa défense, d'autant que rien +dans ses écrits ne donnait ouvertement accès à la +censure; qu'une telle violence ajouterait à la faveur +publique, et serait attribuée à l'envie plus qu'à la +justice; que si, au contraire, on voulait procéder canoniquement, +il fallait produire dans l'assemblée +un écrit ou un dogme incontestablement de lui, +l'interroger, et le laisser librement répondre, afin +qu'après aveu ou conviction, il fût réduit au silence; +suivant cette parole de Nicodème, lorsqu'il voulut +sauver Notre-Seigneur: «Est-ce que notre loi condamne +un homme, s'il n'a pas été ouï auparavant, +et sans qu'on sache ce qu'il a fait?» (Jean, VII, +51.)</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote117" name="footnote117"></a><b>Note 117:</b><a href="#footnotetag117"> (retour) </a> Geoffroi II, successeur d'Ives dans l'évêché de Chartres, était de race +noble, et son siège a été longtemps le premier de la province de Sens. Le +siège de Paris n'était alors que le troisième. On n'explique pas comment, +étant de la province de Sons, il assistait à un concile tenu par les évêques +de celle de Reims. Il joua pendant toute sa vie un grand rôle dans les +affaires du clergé, et nous le verrons reparaître plus d'une fois. (<i>Ab. Op</i>., +ep. I, p. 22.—<i>Gall. Christ</i>., t. VIII, p. 1134 et suiv.—<i>Hist. litt. +</i>., t. XIII, p. 82.)</blockquote> + +<p>Cet avis fut accueilli par des murmures, et +quelques-uns s'écrièrent ironiquement que le conseil +était bien sage d'aller lutter de faconde avec un +homme aux arguments et aux sophismes duquel +l'univers n'aurait su comment résister. Geoffroi se +contenta de remarquer qu'il était encore plus difficile +de disputer avec le Christ, lequel pourtant +Nicodème voulait qu'on écoutât par respect pour la +loi. Puis essayant de les ramener par une autre voie +et d'obtenir l'ajournement d'une décision qui réclamait +un examen plus mûr et une assemblée plus +nombreuse, il demanda qu'Abélard fût reconduit à +Saint-Denis par son abbé qui était présent, et que +l'on y convoquât une réunion considérable et des +plus savants hommes, pour examiner plus attentivement +ce qu'il y avait à faire. Ce dernier avis obtint +l'assentiment du légat, et tous les autres parurent +s'y rendre. Dans les cas épineux, l'ajournement +gagne aisément la faveur d'une assemblée. Conan se +leva pour aller dire sa messe, avant d'entrer au +concile, et il fit prévenir Abélard par l'évêque de +Chartres de la permission qui lui serait accordée de +retourner dans son monastère, pour y attendre ce +qui avait été convenu. Mais alors les plus acharnés +ou les plus rigoureux, voyant bien qu'il n'y avait +rien de fait, si l'affaire devait se traiter hors du +diocèse et là où leur crédit ne s'étendait pas, persuadèrent +à l'archevêque qu'il serait ignominieux +pour lui que la cause fût renvoyée à un autre tribunal, +et qu'il fallait craindre que l'accusé n'échappât. +On revint donc au légat, on le pressa de changer +d'avis, et on l'amena, malgré lui, à consentir +que la doctrine fût condamnée sans débat contradictoire, +le livre brûlé en présence de tous, et l'auteur +renfermé à perpétuité dans un nouveau couvent. +On lui persuada que, pour fonder la condamnation, +il suffisait que sans l'autorisation ni du souverain +pontife, ni de l'Église, l'ouvrage eût été lu dans un +cours public et livré par l'auteur lui-même à plusieurs +pour le transcrire; on ajouta enfin qu'un tel +exemple servirait la religion en prévenant à l'avenir +le retour de semblables témérités. Le légat, à ce +qu'il paraît, était peu instruit; il s'appuyait beaucoup +sur les conseils de l'archevêque de Reims, qui +lui-même était conduit par Albéric, Lotulfe et leurs +amis. L'évêque de Chartres jugea que l'on ne pourrait +empêcher l'exécution de ce plan, et avertissant +Abélard, il l'engagea à tout supporter, et à +n'opposer qu'une douceur exemplaire à une violence +qui nuirait plus à ses ennemis qu'à lui. Quant à +sa réclusion dans un monastère, il lui dit de ne +point s'en inquiéter et que le légat qui dans tout +cela agissait à contre-coeur, lui ferait certainement, +quelques jours après la dissolution du concile, +rendre la liberté. Abélard pleurait en l'écoutant, et +Geoffroi pleurait avec lui. La pensée a beau mépriser +la force; quand la force l'opprime en la faisant +taire, c'est un martyre sans consolation. La +consolation ou la vengeance de la pensée, c'est la +parole.</p> + +<p>Abélard fut appelé; il parut devant le concile. On +l'accusait vaguement de l'hérésie de Sabellius, c'est-à-dire +d'avoir nié ou affaibli la réalité des trois personnes +de la Trinité<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a><a href="#footnote118"><sup>118</sup></a>. Jugé sans discussion, convaincu +sans examen, on le força de jeter de sa propre +main son livre dans les flammes. Il le regardait tristement +brûler, lorsqu'au milieu du silence apparent +des juges, un des plus hostiles dit à demi-voix qu'il +y avait lu en quelque endroit que Dieu le père était +seul tout-puissant; ce que le légat ayant entendu, il +lui dit, avec grand étonnement, qu'il ne le pouvait +croire. «Même chez un petit enfant,» ajouta-t-il, «une +si grosse erreur serait inconcevable, quand la foi +universelle tient et professe qu'il y a trois tout-puissants.» +A ce mot, un maître des écoles, qui se +nommait Terric<a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a><a href="#footnote119"><sup>119</sup></a>, se prit à sourire, et lui souffla aussitôt +ces paroles d'Athanase dans son symbole: «<i>Et +pourtant il n'y a pas trois tout-puissants, mais un seul +tout-puissant</i><a id="footnotetag120" name="footnotetag120"></a><a href="#footnote120"><sup>120</sup></a>.» Et comme son évêque, qui l'avait +entendu, lui reprochait cette inconvenance à l'égal +d'un propos contre la majesté divine, Terric tint bon +intrépidement en citant les paroles de Daniel: «<i>Ainsi, +fils insensés d'Israël, sans juger et sans connaître la +vérité, vous avez condamné un de vos frères: retournez +au jugement</i> (XIII, 48 et 49), et jugez le juge +lui-même, car celui qui devait juger s'est condamné +par sa propre bouche.» Alors l'archevêque, +se levant, justifia comme il put, en changeant les +termes, la pensée du légat; et, se laissant aller à la +controverse, il établit qu'effectivement le Père était +tout-puissant, le Fils, tout-puissant, le Saint-Esprit, +tout-puissant, et que celui qui sortait de là ne devait +pas même être écouté; que si d'ailleurs on y tenait, +on pouvait permettre au frère<a id="footnotetag121" name="footnotetag121"></a><a href="#footnote121"><sup>121</sup></a> d'exposer sa foi en présence +de tous, afin qu'on pût l'approuver ou l'improuver, +et finalement prononcer. Cette concession, +arrachée par l'embarras du moment, pouvait changer +la face de l'affaire, et déjà Abélard, debout, se +disposait à se défendre; heureux de professer et de +développer sa foi, il reprenait l'espoir et le courage; +le souvenir de saint Paul devant l'aréopage ou devant +le conseil des Juifs, lui traversait l'esprit; il allait +parler, tout était sauvé, lorsque ses adversaires, +prompts à parer le coup, s'écrièrent qu'il n'était besoin +que de lui faire réciter le symbole d'Athanase<a id="footnotetag122" name="footnotetag122"></a><a href="#footnote122"><sup>122</sup></a>, +et, comme il aurait pu dire, pour gagner du temps, +qu'il ne le savait point par coeur, ils lui mirent à +l'instant sous les yeux le livre tout ouvert. Abélard +laissa retomber sa tête, il soupira, et, d'une voix +sanglotante, il lut ce qu'il put lire. On le remit +aussitôt, comme un accusé convaincu, à l'abbé de +Saint-Médard qui était présent, et qui le conduisit +en prisonnier dans son couvent. Le concile se sépara +sur-le-champ.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote118" name="footnote118"></a><b>Note 118:</b><a href="#footnotetag118"> (retour) </a> Lui-même raconte en deuil l'histoire du synode de Soissons (ep. I, +p. 20-25); mais il ne fait pas connaître l'objet précis de l'accusation. +C'est Othon de Frisingen qui dit qu'il fut reconnu sabellien, pour avoir +réduit les personnes de la Trinité à des mots par l'application du nominalisme, +qui, remarquez-le, avait servi à motiver contre Roscelin, trente ans +auparavant, l'accusation de trithéisme. (Oth. Frising. <i>De Gest. Frid</i>., +l. I, c. XLVII.) Voyez sur cette accusation dans le l. III, le c. V. Au reste, les +mêmes textes servirent plus tard à fonder, à Sens, contre Abélard, une +accusation inverse de celle de Soissons.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote119" name="footnote119"></a><b>Note 119:</b><a href="#footnotetag119"> (retour) </a> D. Brial est porté à croire que ce Terric ou Terrique est le même qu'un +certain Thierry, dialecticien breton assez habile, et penseur assez hardi, +dont parlent Othon de Frisingen et Jean de Salisbury. (<i>De Gest. Frid</i>., l.1, +c. XLVII.—Saresb. <i>Metalog</i>., l. I, c. V, et l. II, c. X.—<i>Hist. litt</i>., t. XIII, +p. 377.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote120" name="footnote120"></a><b>Note 120:</b><a href="#footnotetag120"> (retour) </a> La réponse était topique, mais au fond elle donnait encore prise à +la controverse, et les scolastiques ont beaucoup disputé sur ce passage du +symbole d'Athanase. Pierre d'Ailly le trouva contradictoire, car puisqu'il +est dit plus bas que les trois sont égaux entre eux et coéternels, il faut +bien qu'il soit tous les trois, immenses, tout-puissants, etc. Saint Thomas +convient qu'ils le sont tous les trois, mais non qu'ils soient trois immenses, +trois tout-puissants. (Le P. Petan, <i>Dogmat. theolog</i>., t. II, l. VIII, CIX, +p. 562; édit. de Paris, 1844.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote121" name="footnote121"></a><b>Note 121:</b><a href="#footnotetag121"> (retour) </a> «Frater ille.» (<i>Ab. Op.</i>, p. 24.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote122" name="footnote122"></a><b>Note 122:</b><a href="#footnotetag122"> (retour) </a> Tout le monde sait ce que c'est que le symbole dit de saint Athanase, +quoiqu'il ne soit pas de lui. C'est le symbole qu'on récite le dimanche à +primes et qui est appelé pour cette raison le symbole de primes; on le +nomme aussi la symbole <i>Quicumque,</i> parce qu'il commence par ce mot. +Abélard a fait un commentaire sur ce symbole. (<i>Op.</i>, pars II, p. 381.)</blockquote> + +<p>Ce couvent avait été fondé auprès de Soissons, sur +la rive droite de l'Aisne, par le roi Clotaire I. La +mission des moines était de desservir l'église où les +restes de ce prince furent longtemps déposés près +de ceux de saint Médard, premier évêque de Noyon, +apôtre de ces contrées. C'était un monastère considérable +et respecté, investi de grands privilèges. +L'abbé qui se nommait Geoffroi<a id="footnotetag123" name="footnotetag123"></a><a href="#footnote123"><sup>123</sup></a> et qui était un +homme instruit et distingué, traita son captif ou +plutôt son hôte avec de grands égards; et les moines, +espérant le garder longtemps, l'accueillirent avec +beaucoup d'empressement, et s'efforcèrent de le +consoler par mille soins; mais nulle consolation +n'était possible. Rien au monde ne pouvait rendre +au triste Abélard ce qui venait de lui échapper. La +dernière, la plus puissante et la plus vieille de ses +illusions était évanouie: un pouvoir s'était rencontré +qui ne pliait pas devant lui. La vérité et l'éloquence +avaient été vaincues dans sa personne, et +l'ascendant de son génie était méconnu. Pour la première +fois, il sentait sa faiblesse et presque son déclin. +On ne peut peindre son désespoir. Passant de +l'abattement à la fureur, il accusait Dieu même qui +l'avait abandonné, ou, cachant dans ses mains son +front baigné de larmes, il se disait que ses souffrances +et ses affronts passés étaient peu de chose +auprès de ce qu'il éprouvait. Jadis, au moins, il était +coupable, et il avait en quelque sorte mérité son +malheur; mais aujourd'hui, c'était à ses yeux une +foi sincère, un amour désintéressé du vrai qui faisait +de lui le plus malheureux des mortels. Qu'allait-il +devenir? on avait cette fois attenté sur sa gloire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote123" name="footnote123"></a><b>Note 123:</b><a href="#footnotetag123"> (retour) </a> Geoffroi, surnommé Cou de Cerf, ancien abbé de Saint-Thierry, abbé +de Saint-Médard en 1120, évêque de Châlons en 1131, et qui mourut en +1149. On a de lui des lettres et quelques écrits. (Voyez son article dans +l'<i>Histoire littéraire</i>, t. XIII, p. 185.—<i>Annal. Bened</i>., t. VI, l. LXXV, +p. 190; Append. p. 639.—<i>Gall. Christ</i>., t. IX, p. 186 et 415.)</blockquote> + +<p>La manière dont le procès fut conduit prouve, +en effet, qu'une justice éclairée ne guidait point ses +juges, et les opérations du concile ont quelques-uns +des caractères de la persécution<a id="footnotetag124" name="footnotetag124"></a><a href="#footnote124"><sup>124</sup></a>. La haine et l'envie +avaient depuis longtemps une revanche à prendre, +et elles se plurent à employer comme instruments +la sincérité ignorante, la piété craintive, et +surtout cette intolérance de si bonne foi que le pouvoir +ecclésiastique regarde naturellement comme un +devoir, en présence de ce qui agite les consciences +et peut troubler l'unité silencieuse de la croyance +commune. La lutte directe paraît s'être engagée +entre l'esprit dans son audace et la médiocrité dans +sa prudence, et ce fut l'esprit qui succomba. Cependant +il n'est pas aussi vrai que se l'imaginait Abélard +que la malveillance seule pût trouver à redire à ses +ouvrages, et que la foi, même éclairée, surtout +éclairée, n'en dût concevoir aucun ombrage. Si la +parole lui avait été accordée, quoi qu'il eût pu dire, +et à moins qu'il n'eût dénaturé sa doctrine, il ne +l'aurait point sauvée d'une conséquence périlleuse, +savoir que trois des attributs généraux de la divinité +étant assignés, chacun spécialement et comme +une propriété distinctive, à une personne différente +de la Trinité, cette distribution était entièrement +insignifiante, ou dépouillait chacune des trois personnes +de deux de ces trois attributs également nécessaires, +également divins. Dans le premier cas, +l'unité absorbait les trois personnes et faisait évanouir +la Trinité; dans le second, la Trinité, s'exagérant +elle-même, brisait l'unité et se produisait sous +la forme du trithéisme: voilà pour l'erreur actuelle. +Quant à l'erreur qu'on pourrait nommer virtuelle et +qui menaçait surtout l'avenir, la voici: dans la méthode, +dans le langage, dans cette intention de raisonner +la foi, de démontrer le mystère et d'assimiler +la religion à la philosophie, se dévoilait évidemment +le rationalisme chrétien, origine possible du +rationalisme philosophique<a id="footnotetag125" name="footnotetag125"></a><a href="#footnote125"><sup>125</sup></a>. Mais comme assurément +ces conséquences n'étaient pas distinctement +dans l'esprit d'Abélard, comme elles étaient compensées +par des assertions contradictoires et d'une +éclatante orthodoxie, rachetées par la volonté sincère +de ne point s'écarter de l'unité, le crime de l'hérésie +ne pouvait un moment lui être imputé. Le livre était +dangereux peut-être, mais l'auteur innocent; et le jugement +du concile, que ne condamne pas absolument +la logique, demeure une iniquité.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote124" name="footnote124"></a><b>Note 124:</b><a href="#footnotetag124"> (retour) </a> Le concile a été blâmé par des autorités non suspectes, comme l'historien +d'Argentré, Dubouloi, Crevier, le P. Richard et d'autres; nous +n'ajouterons pas D. Gervaise, devenu suspect à force d'engouement pour +Abélard. Les écrivains qui s'attachent à justifier le concile de Sens semblent +passer condamnation sur celui de Soissons. Au reste, les actes de +l'un comme de l'autre n'ont pas été conservés, et l'assemblée de 1121 ne +nous est guère connue que par le récit d'Abélard, un passage d'Othon de +Frisingen et quelques mots de saint Bernard et d'un de ses secrétaires. +(<i>Act. concil</i>., t. VI, para II, p. 1103.—Phil. Labbaei Concil. hist. synops. +—<i>Anal. des conc</i>., par le P. Richard, t. V, suppl.—10th. Fris. <i>De Gest. +Frid</i>. l. I, c. XLVII.—Saint Bern. <i>Op</i>., ep. CCCXXXI.—Gaufred. mon. +Clar., <i>Rec. des Hist</i>., t. XIV, p. 381.—Cf. Brucker, <i>Hist. crit. phil</i>., t. III, +p. 149.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote125" name="footnote125"></a><b>Note 125:</b><a href="#footnotetag125"> (retour) </a> «Abailard est orthodoxe,» dit Mme Guizot, «il ne veut pas cesser de +l'être; une conviction préalable détermine le but auquel il veut arriver, et +l'examen n'est pour lui qu'une manière de s'exercer dans un cercle dont il +est déterminé à ne pas sortir, travail nécessaire d'un esprit qui marche sans +avancer et enfante des nouveautés qui ne sont pas des progrès. Abailard, +en religion comme en philosophie, a donné le mouvement et non les résultats. +Plusieurs fois accusé d'hérésie, il n'a point laissé de secte, et même +en philosophie, la hardiesse des principes qu'il énonce quelquefois est demeurée +sans conséquence, parce que lui-même n'a pas osé les avouer ou les +reconnaître. Cependant il en avait assez fait et pour ses partisans et pour ses +ennemis.» (<i>Essai sur la vie et les écrits d'Abailard et d'Héloïse</i>, p. 372.)</blockquote> + +<p>Il ne faut donc pas s'étonner si Abélard, plus +désolé que convaincu, retrouva bientôt dans le couvent +qui lui servait comme de prison cette impatience +du joug et ce besoin de résistance polémique +qui entraînait son esprit plus loin que son caractère +n'osait aller. Bien qu'il se loue de l'accueil qu'il +reçut à Saint-Médard, il dut y rencontrer, non sans +quelque importunité, ce même Gosvin, que nous, +avons vu sur la montagne Sainte-Geneviève lui +chercher une querelle scolastique. Celui-ci était +venu là, d'accord, dit-on, avec l'abbé Geoffroi, pour +travailler, en qualité de prieur, à la réforme des +abus et au rétablissement des études.<a id="footnotetag126" name="footnotetag126"></a><a href="#footnote126"><sup>126</sup></a> Déjà sous les +murs de Soissons même, il avait été employé à une +oeuvre semblable dans le monastère de Saint-Crépin; +c'est pour cela qu'il était sorti d'Anchin où il avait +fait profession. Quoiqu'il pensât peut-être, ainsi que +son biographe dévoué, qu'Abélard n'avait été conduit +à Saint-Médard que pour y être <i>lié comme un +rhinocéros indompté</i>, il jugea convenable de le traiter, +à l'exemple de l'abbé, <i>dans un esprit de douceur</i><a id="footnotetag127" name="footnotetag127"></a><a href="#footnote127"><sup>127</sup></a>. +Cependant, de l'humeur que nous lui connaissons, +il ne s'abstint pas, dans ses entretiens, de mêler +ses consolations de conseils et ses conseils de leçons. +Il lui prêcha la patience et la modestie, lui dit de ne +point trop s'attrister, qu'au lieu d'être emprisonné, +il devait se regarder comme délivré, n'ayant plus à +redouter les soucis, les tentations, les grandeurs du +monde; qu'il n'avait enfin qu'à se conduire honnêtement +et à donner à tous l'enseignement et +l'exemple de l'honnêteté. «L'honnêteté, l'honnêteté!» +dit Abélard, qui sentait, à travers la charité +du prieur, percer l'aiguillon de la vanité du docteur, +«qu'avez-vous donc à me tant prêcher, conseiller, +vanter l'honnêteté? Il y a bien des gens qui dissertent +sur toutes les espèces d'honnêteté, et qui +ne sauraient pas répondre à cette question: +Qu'est-ce que l'honnêteté?—Vous dites vrai,» reprit +aussitôt Gosvin avec aigreur; «beaucoup de ceux +qui veulent disserter sur les espèces de l'honnêteté +ignorent entièrement ce que c'est; et si +dorénavant vous dites ou tentez quoi que ce soit +qui déroge à l'honnêteté, vous nous trouverez +sur votre chemin, et vous éprouverez que nous +n'ignorons pas ce que c'est que l'honnêteté, à la +façon dont nous poursuivons son contraire<a id="footnotetag128" name="footnotetag128"></a><a href="#footnote128"><sup>128</sup></a>.» A +cette réponse <i>ferme et mordante</i>, dit le moine historien +de Gosvin, <i>le rhinocéros prit peur, pavefactus +rhinocerosiste</i>; il se montra les jours suivants plus +soumis à la discipline et plus craintif du fouet, +<i>timidior flagellorum</i>. Voilà, si ces paroles caractéristiques +sont exactes, comment, dans les retraites +de la vie spirituelle, le XIIe siècle traitait et instruisait +les héros de la pensée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote126" name="footnote126"></a><b>Note 126:</b><a href="#footnotetag126"> (retour) </a> <i>Ex vit. S. Gosv</i>., l. I, c. XVIII., <i>Rec. des Hist</i>., t. XIV, p.445.—<i>Gall. +Christ</i>., t. IX, p. 415.—<i>Hist. litt. de la Fr.</i>, t. XII, p. 185.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote127" name="footnote127"></a><b>Note 127:</b><a href="#footnotetag127"> (retour) </a> «Instar rhinocerontis indomiti disciplinae coercendum ligamento.—In +spiritu lenitatis.» (S. Gosv., <i>ibid</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote128" name="footnote128"></a><b>Note 128:</b><a href="#footnotetag128"> (retour) </a> «Per insectationem contrarii sui.» (<i>Id. ibid</i>.)</blockquote> + +<p>A peine rendu, cependant, le jugement du concile +fut loin de rencontrer une approbation générale. On +trouva dans ses procédés, rudesse, dureté, précipitation. +L'oppression était évidente, le droit très-douteux. +Beaucoup d'ailleurs penchaient à croire la +vérité du côté d'Abélard; bientôt ceux qui avaient +siégé à Soissons durent se justifier; plusieurs repoussaient +la solidarité du jugement et désavouaient leur +propre vote. Le légat attribuait publiquement l'affaire +à ce qu'il appelait la jalousie des Français, <i>invidia +Francorum</i>, et tout repentant de ce qui s'était +passé, il n'attendit pas longtemps pour faire ramener +Abélard dans son couvent<a id="footnotetag129" name="footnotetag129"></a><a href="#footnote129"><sup>129</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote129" name="footnote129"></a><b>Note 129:</b><a href="#footnotetag129"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>., ep. I, p. 25.</blockquote> + +<p>A Saint-Denis, il est vrai, Abélard retrouvait des +ennemis. On se rappelle qu'il s'était aliéné les moines +par d'imprudentes remontrances. Ceux-ci n'étaient +disposés ni à les pardonner ni à cesser de les mériter; +et une occasion ne tarda pas à survenir où il +faillit encore se perdre. Un jour, en lisant le commentaire +de Bède le Vénérable sur les Actes des Apôtres, +il tomba par hasard sur un passage où il est dit +que Denis l'Aréopagite avait été évêque de Corinthe, +et non pas évêque d'Athènes. Cette opinion ne pouvait +être du goût des moines. Ils tenaient à ce que +leur Denis, fondateur de l'abbaye, et qui d'après le +livre de ses Gestes, était en effet évêque d'Athènes, +fût bien aussi l'Aréopagite, celui que saint Paul convertit<a id="footnotetag130" name="footnotetag130"></a><a href="#footnote130"><sup>130</sup></a>. +Sans songer à l'orage qu'il allait soulever, +Abélard communiqua sa découverte à quelques-uns +des frères qui l'entouraient et leur montra en plaisantant +le passage de Bède. Les bons pères se fâchèrent +fort, traitèrent Bède de menteur, et lui opposèrent +victorieusement le témoignage d'Hilduin, +leur abbé sous Louis le Débonnaire, et qui, pour +vérifier les faits, avait parcouru longtemps la Grèce +avant d'écrire les Gestes du bienheureux Denis. La +conversation se prolongeant, Abélard, sommé de +s'expliquer, dit qu'on ne pouvait mettre l'autorité +d'Hilduin en balance avec celle de Bède, révéré de +toute l'Église latine, et que, sur le fond de la question, +peu importait qui des deux Denis eût fondé +l'abbaye, puisque tous deux avaient obtenu la couronne +céleste. L'indignation fut alors générale; on +s'écria qu'il montrait bien qu'il avait de tout temps +été l'ennemi du couvent, et qu'il voulait aujourd'hui +flétrir l'honneur, non-seulement de ce grand établissement +religieux, mais de tout le royaume dont +l'Aréopagite avait toujours été le glorieux patron; et +l'on courut rendre compte à l'abbé du scandale dont +on venait d'être témoin. Celui-ci se hâta d'assembler +le chapitre; puis, en présence de la congrégation +entière, il menaça Abélard d'envoyer aussitôt au roi +qui tirerait une réparation éclatante d'une si monstrueuse +offense. Il semblait que l'imprudent lecteur +de Bède eût porté la main sur la couronne. Il s'excusa +de son mieux, et offrit, s'il avait manqué à la +discipline, de réparer sa faute; mais ce fut en vain, +et l'abbé ordonna de le bien surveiller jusqu'à ce qu'il +le remît au roi.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote130" name="footnote130"></a><b>Note 130:</b><a href="#footnotetag130"> (retour) </a> Act. XVII, 34.—Bède le Vénérable, prêtre anglo-saxon, a composé, +au VIIe siècle, sur la philosophie, les sciences, l'histoire ecclésiastique et +l'Écriture sainte, des ouvrages très-remarquables pour son temps. Le passage +auquel Abélard fait allusion se trouve dans les <i>Expositions du Nouveau +Testament.</i> (Bed. Ven. <i>Op.</i>. t. V, <i>Exp. Act. Apost.,</i> c. XVII.) Quant à la +question, les moines de Saint-Denis avaient tort sur un point; on ne peut +plus soutenir raisonnablement aujourd'hui que Denis l'Aréopagite, martyr +du Ier siècle, soit le Denis patron de la France, apôtre de Paris, et qui +mourut vers le milieu du IIIe. Mais il y a erreur dans Bède; l'Aréopagite +a bien été évêque d'Athènes; et l'évêque de Corinthe, qui n'est pas +l'Aréopagite, est celui qu'on vénérait en France et qui a donné son nom à +l'abbaye de Saint-Denis. Pour tout accommoder, en 1215, Innocent III, +sans se prononcer pour aucune opinion, donna à la royale abbaye les reliques +de Denis d'Athènes, afin qu'elle eût les restes des deux saints de ce +nom. Mais c'était au fond décider la question, ou dire que les reliques jusque-là +conservées à Saint-Denis n'étaient pas celles de l'Aréopagite. (<i>Ab. +Op.</i>, p. 25, et Not., p. 1189.—Tillemont, <i>Mém. pour servir à l'hist. ecclés.</i>, +t. II, p. 133 et 718, et t. IV, p. 710.)</blockquote> + +<p>L'hostilité de ses supérieurs et de ses frères paraissait implacable; on dit même que la punition +monacale, le fouet, lui fut infligée pour avoir été de +l'avis du vénérable Bède<a id="footnotetag131" name="footnotetag131"></a><a href="#footnote131"><sup>131</sup></a>. Poussé à bout par tant +d'acharnement et de violence, las de voir toujours +ainsi la fortune le contrarier dans les moindres choses, +et le monde entier conjuré contre lui, il résolut de +sortir d'esclavage, et, d'accord avec quelques frères +qui compatissaient à ses peines, aidé de ses amis, +il s'enfuit secrètement une nuit, et gagna la terre de +Champagne, qui n'était pas éloignée et où se trouvait +la retraite déjà habitée par lui quelque temps. +Thibauld, comte de Champagne, de qui il n'était pas +inconnu, s'était intéressé aux persécutions qu'il avait +éprouvées; et, sous sa protection, il demeura à Provins, dans le prieuré de Saint-Ayoul<a id="footnotetag132" name="footnotetag132"></a><a href="#footnote132"><sup>132</sup></a>, occupé par des +moines de Saint-Pierre de Troyes et dont le prieur +était un de ses anciens amis. En même temps, il +essaya de se réconcilier, et il écrivit à l'abbé de Saint-Denis +et à sa congrégation une lettre que nous avons +encore, et où, discutant la question tranchée par Bède, +il la décide en sens inverse et conclut que le vénérable auteur s'est trompé ou que les deux Denis ont +été évêques de Corinthe<a id="footnotetag133" name="footnotetag133"></a><a href="#footnote133"><sup>133</sup></a>. Mais cette concession fut +inutile.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote131" name="footnote131"></a><b>Note 131:</b><a href="#footnotetag131"> (retour) </a> <i>Ut fama est</i>, ajoute Duboulai qui raconte ce fait. (<i>Hist. Univ. par.</i>, +t. II, p. 85.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote132" name="footnote132"></a><b>Note 132:</b><a href="#footnotetag132"> (retour) </a> Saint-Ayoul est la traduction altérée de Saint-Aigulfe, nom d'un prieuré +soumis à l'évêché de Troyes et fondé en 1018. (<i>Gall. Christ.</i>, t. XII, +p. 530.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote133" name="footnote133"></a><b>Note 133:</b><a href="#footnotetag133"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i> pars II, ep. II, <i>Adae dilectissimo patri suo abbati</i>, p. 224.</blockquote> + +<p>Pendant qu'il jouissait à Provins des douceurs d'une +bienveillante hospitalité, une affaire attira dans cette +ville l'abbé de Saint-Denis auprès du comte de Champagne; Abélard, de son côté, vint sur-le-champ, avec +son ami le prieur, trouver Thibauld, et lui demanda +d'intercéder pour lui, afin d'obtenir de son abbé l'absolution +et la permission de vivre suivant la règle +monastique, partout où bon lui semblerait. Adam voulut +en conférer avec les moines qui l'avaient accompagné +et promit une réponse avant son départ. La +réponse fut qu'il y allait de l'honneur de leur abbaye, +s'ils laissaient le frère indocile passer dans un autre +couvent, comme il en avait sans doute le dessein, +et qu'après avoir autrefois choisi leur maison pour +asile, il ne pouvait l'abandonner sans outrage. Puis, +n'écoutant personne, pas même le comte, ils menacèrent +le fugitif de l'excommunier, s'il ne rentrait +aussitôt au bercail, et interdirent sous toutes +les formes, au prieur qui l'avait accueilli, de le retenir +plus longtemps, s'il ne voulait avoir sa part de +l'excommunication.</p> + +<p>Cette réponse jeta Abélard et son ami dans une +grande anxiété; mais, quelques jours après les avoir +quittés, l'abbé Adam mourut le 19 février 1122<a id="footnotetag134" name="footnotetag134"></a><a href="#footnote134"><sup>134</sup></a>. +Un autre lui succéda le 10 mars suivant; c'était +Suger, celui qui devait être un jour régent du +royaume.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote134" name="footnote134"></a><b>Note 134:</b><a href="#footnotetag134"> (retour) </a> M. Alexandre Lenoir donne la pierre tumulaire d'Adam. <i>Musée des +mon. franç.</i>, t. 1, p. 234, pl. n° 518.—Cf. <i>Gall. Christ.</i>, t. VII, p. 308.</blockquote> + +<p>Suger était alors un homme tout politique, un simple +diacre employé par le roi aux plus grandes affaires, +et à l'époque où il devint abbé, en ambassade +à Rome auprès du pape. Abélard, accompagné de +l'évêque de Meaux Burchard, qui s'intéressait à lui, +se rendit auprès du nouvel abbé, ou de celui qui +le suppléait jusqu'à son retour, et renouvela les +demandes adressées au prédécesseur. La décision se +faisant attendre, peut-être parce qu'on attendait +Suger, il se pourvut, grâce à l'entremise de quelques +amis, par-devant le roi et son conseil. Il ne trouva +pas que Louis VI eût grand souci de la qualité +d'Aréopagite pour le patron de la royale abbaye qui +devait garder son tombeau, et l'affaire reprit une +tournure favorable.</p> + +<p>Étienne de Garlande, alors grand-sénéchal de +l'hôtel, se chargea de tout arranger. Il était diacre +aussi comme Suger; mais homme d'État et homme +de guerre, il entrait peu dans les désirs ou les +convenances du clergé, et saint Bernard regardait +l'un et l'autre ministre comme deux calamités pour +l'Église<a id="footnotetag135" name="footnotetag135"></a><a href="#footnote135"><sup>135</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote135" name="footnote135"></a><b>Note 135:</b><a href="#footnotetag135"> (retour) </a> Voyez la lettre qu'il écrivit quatre ans après à l'abbé Suger pour le féliciter +sur sa conversion. (Saint Bern. <i>Op.,</i> ep. LXXVIII.)</blockquote> + +<p>Abélard avait compté sur la politique du conseil +du roi. Il croyait savoir qu'on y pensait que, moins +l'abbaye de Saint-Denis serait régulière, plus elle +serait soumise et temporellement utile à la couronne, +peut-être parce qu'on en tirerait plus d'argent. Il +pouvait donc espérer qu'on se soucierait fort peu d'y +retenir un censeur qui prêchait la réforme, et qu'on +ne prendrait pas fort à coeur les intérêts de l'autorité +abbatiale ni de la discipline commune. Cette situation +exceptionnelle de religieux sans monastère qu'il ambitionnait +pouvait être assez du goût de la cour, et +lui il s'accommodait fort bien de l'idée de lui devoir +sa liberté, et pour ainsi dire de relever d'elle. La +royauté commençait à devenir pour les individus la +protectrice universelle; et elle se plaisait dès lors +à entreprendre sur toutes les juridictions, et à suspendre, +suivant son bon plaisir, toutes les règles particulières. +Étienne de Garlande et Suger s'entendirent +donc aisément<a id="footnotetag136" name="footnotetag136"></a><a href="#footnote136"><sup>136</sup></a>. Pour que tout fût en règle, le ministre +fit venir l'abbé et son chapitre; et il s'enquit des +motifs de l'insistance qu'on avait mise à retenir dans +un cloître un homme malgré lui, et fit valoir le +scandale qui pourrait en résulter, sans qu'on en dût +espérer rien d'utile, puisqu'il y avait entre la congrégation +et son censeur une évidente incompatibilité +d'humeurs. L'abbé demanda seulement que, +pour l'honneur du monastère, Abélard ne cessât +pas de lui appartenir, et qu'il allât vivre dans une +retraite de son choix, sans jamais entrer dans aucune autre communauté. Cette condition fut acceptée, +et le tout fut promis et ratifié en présence du +roi et de son conseil.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote136" name="footnote136"></a><b>Note 136:</b><a href="#footnotetag136"> (retour) </a> Il existe deux lettres adressées à Suger, au nom du pape, pour lui recommander +un maître Pierre qui, ayant une mauvaise affaire, s'était +adressé à la cour de Rome. Duchesne qui les a, je crois, publiées le premier, +veut qu'elles s'appliquent à notre maître Pierre; du moins le dit-il +dans la table de son recueil <i>Historiae Francorum scriptores</i> (t. IV, p. 537 et +538); mais la simple lecture de ces lettres prouve que cette opinion est +insoutenable, et nous croyons volontiers, avec D. Brial, qu'il s'agit d'un certain +Pierre de Meaux, accusé de quelque violence sous la pontificat d'Eugène III. (<i>Rec. des Hist.</i>, t. XV, p. 455 et 456.)</blockquote> + +<p>Le roi était alors ce Louis le Gros dont le règne +fut si mémorable par l'émancipation des communes, +berceau de la liberté moderne. Il eut la gloire d'attacher +son nom à ce grand événement, et sa puissance +en profita, comme si sa volonté en eût été la cause. +Tous les progrès de l'autorité royale ont été, au +moyen âge, des progrès dans le sens absolu du mot. +Elle ne fut jamais grande, au reste, que lorsqu'elle +fut libérale. Suger et Garlande s'en montrèrent les +habiles ministres, et il y a certainement quelque +secrète liaison entre la politique qui secondait l'affranchissement +des communes et celle qui protégeait +Abélard.</p> + +<p>Il était libre, mais il était pauvre. Maître de choisir +sa solitude, il se retira sur le territoire de Troyes, +aux bords de l'Ardusson, dans un lieu désert qu'il +connaissait pour y être allé souvent lire et méditer, +ou même enseigner quelquefois<a id="footnotetag137" name="footnotetag137"></a><a href="#footnote137"><sup>137</sup></a>. C'était dans la paroisse +de Quincey, auprès de Nogent-sur-Seine. Là, +dans quelques prairies qui lui furent données, il +construisit avec la permission d'Atton, évêque de +Troyes, un oratoire de chaume et de roseaux qu'il +dédia d'abord à la sainte Trinité. Ce fut dans cette +retraite qu'il se cacha seul avec un clerc, et répétant +ces mots du psaume: «Voilà que j'ai fui au loin, +et j'ai demeuré dans la solitude.» (Ps. LIV, 8.)</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote137" name="footnote137"></a><b>Note 137:</b><a href="#footnotetag137"> (retour) </a> «Ubi legere (<i>alias</i> degere) solitus fuerat.» Ce lieu est le hameau +du Paraclet, à l'est de Nogent-sur-Seine, à dix on douze lieues de Troyes, +sur la route de Paris. (<i>Gall. Christ.</i>, t. XII, p. 609.—<i>Ab. Op.</i>, ep. 1, p. 28 +Not., p. 1117.—Willelm. Godel. et Guill. Nang. <i>Chron., Rec. des Hist</i>., +t. XII, p. 675, et t. XX, p. 781.)</blockquote> + +<p>C'est une chose étrange que les vicissitudes de la +vie que nous racontons. Elles se multiplient comme +les mouvements inquiets de l'âme d'Abélard. Téméraire +et triste, entreprenant et plaintif, il n'a pas +réussi a maîtriser la fortune, et il ne sait pas s'astreindre +à vivre dans un humble repos. Aucune +situation régulière et commune ne peut lui convenir +longtemps. Partout où il paraît, il semble chercher +querelle, provoquer l'oppression, et, quand il rencontre +la résistance, il s'étonne en gémissant. +Après les grands malheurs, il n'échappe pas aux +petits; victime des sérieuses passions, il est tourmenté +par les passions puériles; il se prend d'une +querelle domestique avec des moines, et aussitôt +tout condamné, tout déchu qu'il paraît, il emploie +des princes et des rois à faire ses affaires, à le délivrer +de son abbé, à garantir sa liberté; puis, dès +qu'elle lui est rendue, n'ayant pu se soumettre à la +vie du cloître, il se fait ermite<a id="footnotetag138" name="footnotetag138"></a><a href="#footnote138"><sup>138</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote138" name="footnote138"></a><b>Note 138:</b><a href="#footnotetag138"> (retour) </a> Cette retraite d'Abélard, le repos et l'activité philosophique qu'il +trouva au Paraclet, ont fixé l'attention d'un auteur que nous citerons à +cause de son nom et parce qu'il est un des premiers en date qui aient +parlé de lui. Pétrarque a fait un traité sur la vie solitaire, où il vante +les philosophes qui ont cherché la retraite, et cite, après avoir nommé +quelques anciens, «recentiorem unum nec valde remetum ab relate nostra.... +apud quosdam.... suspectae fidei, at profecto non humilis ingenii, +Petrum illum cui Abaelardi cognomen.» (<i>De vit. solitar</i>., l. II, sect. VI, +c. I.)</blockquote> + +<p>Mais jamais il ne pouvait demeurer ignoré du +reste du monde, et son désert était à moins de trente +lieues de Paris. On connut bientôt sa retraite, et sans +doute il ne mit nul soin à la cacher. Le maître Pierre +vit accourir aux champs pour l'entendre une nouvelle +génération d'écoliers. Les cités et les châteaux furent +désertés pour cette Thébaïde de la science<a id="footnotetag139" name="footnotetag139"></a><a href="#footnote139"><sup>139</sup></a>. Des tentes +se dressèrent autour de lui; des murs de terre couverts +de mousse s'élevèrent pour abriter de nombreux +disciples qui couchaient sur l'herbe et se nourrissaient +de mets agrestes et de pain grossier. Comme saint Jérôme +au milieu des déserts de Bethléem, il se plaisait +à ce contraste d'une vie rude et champêtre unie +aux délicatesses de l'esprit et aux raffinements de la +science; et peu à peu, entouré d'une affluence croissante, +regardant ces nombreux disciples qui bâtissaient +eux-mêmes leurs cabanes sur le bord de la +rivière, il se sentait consolé; il se disait que ses ennemis +lui avaient tout enlevé et que l'on quittait tout +pour le suivre. De moment en moment, il pensait +que la gloire revenait à lui. Que devaient dire les envieux? +La persécution, loin de leur profiter, servait +à renouveler et à singulariser sa fortune. On l'avait +réduit à la dernière pauvreté; comme le serviteur de +l'Évangile, ne pouvant creuser la terre et rougissant +de mendier<a id="footnotetag140" name="footnotetag140"></a><a href="#footnote140"><sup>140</sup></a>, voilà que la vieille science, à laquelle +il devait tant, venait le sauver encore, et lui donnait +une école à conduire et un institut à fonder. C'étaient +des disciples qui lui préparaient ses aliments, qui +cultivaient, qui bâtissaient pour lui, qui lui fabriquaient +ses habits; des prêtres même lui apportaient +leurs offrandes, et bientôt, comme l'oratoire de roseaux +était insuffisant, ses élèves le reconstruisirent +en bois et en pierre. Ce petit édifice avait été dédié +d'abord à la Trinité, divin objet des leçons et des +méditations d'Abélard à cette époque; et même il y +avait fait placer une statue ou plutôt un groupe qui se +composait de trois figures adossées, et parfaitement +semblables de visage, pour exprimer l'unité de nature +de la trinité des personnes. Cette statue se voyait +encore en ce lieu il n'y a guère plus d'un demi-siècle. +Les trois personnes divines étaient sculptées dans une +seule pierre, avec la figure humaine. Le Père était +placé au milieu, vêtu d'une robe longue; une étole +suspendue à son cou et croisée sur sa poitrine était +attachée à la ceinture. Un manteau couvrait ses épaules +et s'étendait de chaque côté aux deux autres personnes. +A l'agrafe du manteau pendait une bande dorée +portant ces mots écrits: <i>Filius meus es tu</i>. À la droite du +Père, le Fils, avec une robe semblable, mais sans la +ceinture, avait dans ses mains la croix posée sur sa +poitrine, et à gauche une bande avec ces paroles: +<i>Pater meus es tu</i>. Du même côté, le Saint-Esprit, vêtu +encore d'une robe pareille, tenait les mains croisées +sur son sein. Sa légende était: <i>Ego utriusque spiraculum</i>. +Le Fils portait la couronne d'épines, le Saint-Esprit +une couronne d'olivier, le Père la couronne +fermée, et sa main gauche tenait un globe: c'étaient +les attributs de l'empire. Le Fils et le Saint-Esprit regardaient +le Père qui seul était chaussé. Cette image +singulière de la Trinité, cet emblème, unique, je +crois, dans sa forme, attestait assez combien l'esprit +d'Abélard était profondément coupé de ce dogme +fondamental. Cependant quand, en s'agrandissant, +l'établissement des bords de l'Ardusson devint en +quelque sorte le monument de cette grâce divine qui +l'avait recueilli et soulagé dans ses misères, comme +c'était le lien de la consolation, il lui donna le nom +du <i>Consolateur</i> ou du <i>Paraclet</i><a id="footnotetag141" name="footnotetag141"></a><a href="#footnote141"><sup>141</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote139" name="footnote139"></a><b>Note 139:</b><a href="#footnotetag139"> (retour) </a> «Relictis et civitatibus et castellis.» (<i>Ab. Op</i>., ep. I, p. 23.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote140" name="footnote140"></a><b>Note 140:</b><a href="#footnotetag140"> (retour) </a> Luc, XVI, 3.—(<i>Ab. Op</i>., loc. cit., et ep. II, p. 43.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote141" name="footnote141"></a><b>Note 141:</b><a href="#footnotetag141"> (retour) </a> D. Gervaise qui écrivait vers 1720, dit qu'en 1701, le 3 juin, Mme Catherine +de la Rochefoucauld, abbesse du Paraclet, fit retirer de la poussière +cette curieuse antiquité, pour la placer solennellement dans le choeur +des religieuses sur un piédestal de marbre portant une inscription qui en +faisait connaître l'origine. Les auteurs de l'<i>Histoire littéraire</i>, peu favorables +à Gervaise, admettent le fait. (<i>Vie d'Abél.</i>, t. I, l. II, p. 229.—<i>Hist. +litt.</i>, t. XII, p. 95.) D'ailleurs l'auteur des <i>Annales bénédictines</i>, qui +paraît avoir vu la statue, en donne la description exacte. M. Alexandre +Lenoir a publié une gravure qui la représente, et il semble aussi l'avoir vue +avant que la révolution ne l'eût détruite. On trouve dans l'<i>Iconographie +chrétienne</i> de M. Didron un emblème analogue de la Trinité, tiré d'un +manuscrit de Herrade, abbesse de Sainte-Odile, vers 1160. (<i>Annal. ord. +S. Bened.</i>, t. VI, l. LXXIII, p. 85.—<i>Gall. Christ.</i>, t. XII, p. 571.—<i>Mus. +des monum. franç.</i>, t. I, pl. n° 516.—<i>Icon. chrét.</i>, p. 604.)</blockquote> + +<p>On a peu de détails sur cette école du Paraclet, sur +cette académie de scolastique qu'il forma au milieu +des champs. On sait seulement qu'il y maintenait +l'ordre avec sévérité; nous en avons un assez curieux +témoignage. Un valet, un bouvier l'ayant averti +de quelques désordres secrets parmi les écoliers, +le maître les menaça de cesser aussitôt ses leçons, +ou du moins exigea que la communauté fût +dissoute, et leur ordonna, s'ils voulaient encore l'entendre, +d'aller habiter Quincey. Le bourg était assez +éloigné, et le jour suffisait à peine pour qu'on eût le +temps de venir au Paraclet, d'assister aux leçons, de +participer aux études, et de s'en retourner<a id="footnotetag142" name="footnotetag142"></a><a href="#footnote142"><sup>142</sup></a>. D'ailleurs +la vie en commun, les doctes entretiens, l'existence +d'une sorte de congrégation formée, comme le +dit un de ses membres, <i>au souffle de la logique (aura +logicae)</i>, tout cela était cher aux écoliers, donnait de +l'intérêt et de l'originalité à leur entreprise; et la +sévérité d'Abélard les contrista et les humilia. Un +d'eux, un jeune Anglais, qui se nommait Hilaire, +exhala leur douleur commune dans une complainte +en dix stances, de cinq vers chacune, dont les quatre +premiers sont des lignes de latin rimées, et le cinquième +un vers français qui sert de refrain<a id="footnotetag143" name="footnotetag143"></a><a href="#footnote143"><sup>143</sup></a>. Cette +chanson élégiaque, fortement empreinte de l'esprit +et du goût de l'époque, est peu poétique et sans élégance; +mais elle ne manque pas de sentiment ni +d'harmonie, et elle prouve avec quelle ardeur on venait +de loin se réunir autour d'Abélard, avec quel +respect on lui obéissait, avec quelle avidité on se +désaltérait à cette source de savoir et d'éloquence, +<i>quo logices fons erat plurimus</i>. Je me figure que les +écoliers chantaient en choeur cette complainte, que +de telles poésies étaient un de leurs habituels passe-temps, +et que celle-ci nous donne la forme de quelques-unes +de celles qu'Abélard lui-même avait su +rendre populaires. On peut croire du reste qu'il se +laissa fléchir et accueillit le voeu qu'exprimaient ces +mots:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Desolatos, magister, respice,</p> +<p>Spemque nostram quae languet refice.</p> +<p class="i4">Tort a vers nos li mestre.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote142" name="footnote142"></a><b>Note 142:</b><a href="#footnotetag142"> (retour) </a> +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Heu! quam crudelis iste nuntius</p> +<p>Dicens: «Fratres, exito citius;</p> +<p>Habitetur vobis Quinciacus;</p> +<p>Alioquin, non leget monachus.»</p> +<p class="i2"><i>Tort a vers nos li mestre</i>.</p> +<p>Quid, Hilari, quid ergo dubitas?</p> +<p>Cur non abis et villam habitas?</p> +<p>Sed te tenet diei brevitas,</p> +<p>Iter longum, et tua gravitas.</p> +<p class="i2"><i>Tort a vers nos li mestre</i></p> +<p class="i4">(<i>Ab. Op</i>., pars II, <i>Elegia</i>, p. 243.)</p> + </div> </div></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote143" name="footnote143"></a><b>Note 143:</b><a href="#footnotetag143"> (retour) </a> Cette prose que d'Amboise a conservée, est curieuse. Les quatre vers +latins de chaque couplet riment ensemble; ils ont la mesure de nos vers de +dix pieds, avec une césure après le quatrième, sauf dans un seul vers. Il +est difficile d'y retrouver aucune mesure de prosodie latine; seulement tous +se terminent par un iambe. Le refrain français est un vers de six pieds, et +un des plus anciens vers connus en langue vulgaire. <i>Tort a vers nos li +mestre</i> ou <i>mestres</i>, cela signifie <i>le maître a tort envers nous</i> ou <i>nous fait +tort</i>. Ce qui, selon M. Champollion, exprime un regret plutôt qu'un reproche. +M. Leroux de Liney a placé cette chanson la première dans son <i>Recueil de +chants historiques français</i>. Il la fait précéder de quelques détails que +abus croyons peu exacts (p. 3); mais il ajoute qu'elle se trouve avec +d'autres poésies du même auteur dans un manuscrit du XIIe siècle de la +Bibliothèque Royale. Ce manuscrit a été publié par M. Champollion en +1838. (<i>Hilarii versus et ludi</i>, Paris, petit +in-8° de 76 pages, p. 14.) +Il contient des poésies lyriques et dramatiques vraiment curieuses.<br><br> + +Cet Hilaire, qui n'était encore connu que par cette pièce et par ce qu'en +disent les <i>Annales bénédictines</i>, se rendit à l'école d'Angers, après qu'Abélard +eut quitté le Paraclet, et y fit une seconde prose rimée en l'honneur +d'une bienheureuse recluse, Eva d'Angleterre. (<i>Ab. Op.</i>, loc. cit.—<i>Hist. +litt.</i>, t. XII, p. 251, t. XX, p. 627-630.—<i>Annal. ord. S. Bened.</i>, t. VI, +l. LXVIII, p. 315.)</blockquote> + +<p>La renommée était venue le chercher dans sa solitude. +Il fallut bien qu'après quelque temps elle +signalât son retour, en ramenant les alarmes avec +elle.</p> + +<p>L'enseignement du philosophe n'avait sans doute +point changé de caractère; le soupçon et la défiance +ne cessèrent pas d'accueillir tous ses efforts, de +poursuivre tous ses succès. Il provoquait naturellement +l'un et l'autre, et rien de lui n'étant commun, +rien ne paraissait simple et régulier. Ainsi, on lui +fit un crime de ce nom du Saint-Esprit gravé au fronton +du temple qu'il avait élevé. C'était en effet une +consécration à peu près sans exemple, la coutume +étant de vouer les églises à la Trinité entière ou au +Fils seul entre les personnes divines. On voulut voir +dans ce choix inusité une arrière-pensée, et l'aveu +détourné d'une doctrine particulière sur la Trinité. +Il est cependant difficile de comprendre comment, +lorsque de certaines prières sont adressées au Saint-Esprit, +lorsqu'une fête solennelle, celle de la Pentecôte, +lui est spécialement consacrée, il serait +coupable ou inconvenant de lui dédier un temple, +qui sous tous les noms, même sous celui de la +Vierge ou des saints, doit rester toujours et uniquement +la maison du Seigneur<a id="footnotetag144" name="footnotetag144"></a><a href="#footnote144"><sup>144</sup></a>. Mais c'était une +nouveauté, et elle venait d'un homme de qui toute +nouveauté était suspecte. Avec les progrès de son +établissement, les préjugés hostiles se ranimaient +contre lui. On a même cru qu'alors un homme qui +devait jouer un grand rôle dans l'Église et dans la +vie d'Abélard, le nouvel abbé de Cluni, Pierre le +Vénérable, s'était inquiété de son salut, et par des +lettres où brillent à la fois un esprit rare et une piété +vive et tendre, s'était efforcé de le rappeler du travail +aride des sciences humaines à l'exclusive recherche +de l'éternelle béatitude<a id="footnotetag145" name="footnotetag145"></a><a href="#footnote145"><sup>145</sup></a>. Ce qui est mieux +prouvé, c'est que la piété n'inspirait pas à tous alors +une sollicitude aussi charitable.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote144" name="footnote144"></a><b>Note 144:</b><a href="#footnotetag144"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 30, 31.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote145" name="footnote145"></a><b>Note 145:</b><a href="#footnotetag145"> (retour) </a> Deux lettres de Pierre le Vénérable sont adressées <i>dilecto filio suo</i> ou +<i>praecordiali filio, magistro Petro</i>. Elles ont pour but d'exhorter un homme +absorbé par les sciences du siècle, les travaux des écoles, l'étude des +opinions discordantes des philosophes, à se faire pauvre d'esprit, à devenir +le philosophe du Christ. La première témoigne d'une grande piété et d'un +esprit distingué. Martène veut que ces deux lettres aient été adressées à +Abélard, et dans le temps même qu'il enseignait pour la première fois <i>in +Trecensi cella</i>. Ce ne serait pas du moins à cette époque; car il n'avait pas +comparu au concile de Soissons en 1121, et Pierre le Vénérable ne devint +abbé de Cluni qu'en 1122 ou 1123. Rien d'ailleurs, hors ce nom de <i>magister +Petrus</i>, ne rappelle Abélard. Au Paraclet, on ne lui voit aucune liaison +avec l'abbé de Cluni. Duchesne, l'éditeur des lettres de celui-ci, croit +celles dont il s'agit adressées à un moine de Poitiers, appelé dans d'autres +Pierre de Saint-Jean. A titre de pure conjecture, on pourrait dater ces +lettres de l'époque très-postérieure où Abélard et Pierre le Vénérable se +trouvèrent rapprochés, et tout rattacher à la conversion du premier dans +l'abbaye de Cluni. Mais rien de précis, rien d'individuel n'autorise cette hypothèse; +autant vaudrait regarder une lettre XXVI où l'abbé de Cluni félicite +un certain Pierre de sa vie de sainte retraite, comme écrite pour notre +philosophe, retiré dans ses derniers jours à Saint-Marcel. (<i>Bibl. Clun., +Petr. Ven</i>. ep. IX, X, XXVI, l. I, p. 630, 657; Not., p. 107.—<i>Annal. ord. +S. Ben</i>., t. VI, l. LXXXIV, p.84.)</blockquote> + +<p>Les anciens adversaires d'Abélard étaient rentrés +dans l'ombre, mais d'autres avaient paru, plus +dignes et plus formidables.</p> + +<p>Deux hommes commençaient à s'élever dans +l'Église, tous deux destinés à devenir célèbres et +puissants, bien qu'à des degrés fort inégaux; tous +deux renommés par la piété, le savoir, l'activité, +l'autorité, par toutes les vertus et toutes les passions +qui font la grandeur d'un prêtre; tous deux d'une +charité ardente et d'un caractère inflexible, cruels +à eux-mêmes, humbles et impérieux, tendres et +implacables, faits pour édifier et opprimer la terre, +et ambitieux d'arriver, par les bonnes oeuvres et +les actes tyranniques, au rang des saints dans le ciel.</p> + +<p>L'un, saint Norbert<a id="footnotetag146" name="footnotetag146"></a><a href="#footnote146"><sup>146</sup></a>, d'une famille distinguée de +Xanten, dans le pays de Clèves, avait commencé +sa vie dans les plaisirs, et atteint, comme simple +prébendaire, l'âge de trente ans et plus, lorsque le +repentir le saisit et le jeta dans la réforme. Devenu +prêtre en 1116, il essaya vainement de convertir +son chapitre, et se fit le missionnaire ardent de la +foi et de la pénitence. Savant, exalté, bizarre jusque +dans ses manières et son costume, il fut cité comme +fanatique devant le concile de Frizlar, mais il se +justifia, et même il obtint des papes Gélase et +Calixte II la permission de prêcher la parole sainte. +Parcourant en apôtre la France et le Hainaut, partout +il produisit un grand effet sur le peuple, +mais réussit peu à réformer les chanoines dont il +avait particulièrement à coeur la conversion. Ayant +échoué auprès de ceux de Laon, il se retira non +loin de cette ville, dans la solitude de Prémontré, +y jeta, en 1120, les fondements d'un ordre célèbre +de chanoines réguliers, et se vit au bout de quatre +ans à la tête de neuf abbayes florissantes. Il fut +d'abord connu sous le titre de réformateur des chanoines +et devint bientôt archevêque de Magdebourg +(1126). Puissant et révéré dans l'Église, protégé +par de grands princes, il unissait à une activité +infatigable une foi singulière dans sa propre inspiration, +dans une sorte de révélation personnelle, qui +le conduisit à essayer des prophéties et des miracles. +Persuadé de la venue prochaine de l'Antéchrist, +il poursuivait avec un zèle redoutable tout ce qui +lui semblait menacer la foi et l'unité. On ne sait s'il +se rencontra avec Abélard; mais ce dernier le désigne +comme un de ses persécuteurs, et tout dans la +vie de Norbert, tout jusqu'au caractère de sa piété, +devait le rendre incapable d'excuser et de comprendre +le christianisme tout intellectuel du grand +dialecticien de la théologie.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote146" name="footnote146"></a><b>Note 146:</b><a href="#footnotetag146"> (retour) </a> Voyez, dans l'<i>Histoire littéraire</i>, l'article <i>saint Norbert</i>, t. XI, p. 243, +et sa vie par Hugo, chanoine de Prémontré, 1 vol. in-4, 1704.</blockquote> + +<p>L'autre adversaire d'Abélard n'était pas, de son +temps, placé fort au-dessus de saint Norbert; mais son +nom est environné d'un bien autre éclat historique. +Dès son jeune âge, il s'était signalé par ces prodiges +d'austérité et d'humilité chrétienne qui domptent +tout dans l'homme, hormis la colère et l'orgueil, +mais qui rachètent l'une et l'autre en les consacrant +à Dieu. Il vivait dans les misères d'une santé faible, +encore affaiblie et torturée comme à plaisir par de +volontaires souffrances. Il se croyait appelé à ressusciter +l'esprit monastique, en ranimant dans les couvents +la morale et la foi. Il avait de plus en plus +enfoncé dans l'ombre et courbé vers la terre le front +pâle de ses moines amaigris; mais il ouvrait un oeil +vigilant sur le monde, observait les prêtres, les docteurs, +les évêques, les princes, les rois, l'héritier +de saint Pierre lui-même; et tantôt suppliant avec +douleur, tantôt gourmandant avec force, il avait pour +tous des prières, des menaces, des larmes et des +châtiments, et faisait sous la bure la police des trônes +et des sanctuaires. C'était saint Bernard.</p> + +<p>Abélard accuse formellement ces deux hommes +d'avoir été, vers l'époque où nous sommes arrivés, +les principaux artisans de ses malheurs<a id="footnotetag147" name="footnotetag147"></a><a href="#footnote147"><sup>147</sup></a>. Suivant +lui, ces <i>nouveaux apôtres, en qui le monde croyait beaucoup</i>, +allaient prêchant contre lui, répandant tantôt +des doutes sur sa foi, tantôt des soupçons sur sa vie, +détournant de lui l'intérêt, la bienveillance et jusqu'à +l'amitié, le signalant à la surveillance de +l'Église et des évêques, enfin le minant peu à peu +dans l'esprit des fidèles, afin que, le jour venu, il n'y +eût plus qu'à le pousser pour l'abattre. On peut +croire que son ressentiment a chargé le tableau; nous +verrons quelle fut la conduite de saint Bernard, lorsque +Abélard sera une seconde fois jugé, et cette conduite, +nous sommes loin de l'absoudre. Mais quelques +mots des lettres du saint lui-même semblent +prouver que jusqu'alors il avait fait peu d'attention +aux opinions du moine philosophe<a id="footnotetag148" name="footnotetag148"></a><a href="#footnote148"><sup>148</sup></a>. Au temps de +l'enseignement dans la solitude du Paraclet, de 1122 +à 1125, on ne sait même s'il le connaissait personnellement. +Mais il pouvait, au moins, savoir de lui ses +plus éclatantes aventures, et elles devaient peu le +recommander au grand réformateur des moines, à +l'ami d'Anselme de Laon, de Guillaume de Champeaux, +au protecteur d'Albéric de Reims. Lorsque +Abélard écrivit la lettre où il lui donne la première +place parmi ses ennemis, il ignorait encore qu'un +jour il l'aurait pour juge, et ne pouvait, en l'accusant, +céder au ressentiment contre une persécution +future. Quelque chose les avait donc déjà opposés l'un +à l'autre; il avait donc aperçu sous l'indifférence apparente +de l'abbé de Clairvaux des germes d'inimitié, +et deviné la persécution dans les actes qui la +préparaient.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote147" name="footnote147"></a><b>Note 147:</b><a href="#footnotetag147"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 31. Abélard ne les nomme pas, mais la désignation +est claire, et elle a été constamment appliquée à saint Bernard et à saint +Norbert, d'abord par Héloïse, et puis par toutes les autorités, comme les +censeurs de l'édition de d'Amboise, Bayle, Moreri, les auteurs de l'<i>Histoire +littéraire</i>, etc.; on est unanime sur ce point. (<i>Id.</i>, ep. II, p. 42 et Censur. +Doctor. paris.; Not., p. 1177.—<i>Dict. crit.</i>, art. <i>Abélard.—Hist. +litt.</i>, t. XII, p. 95.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote148" name="footnote148"></a><b>Note 148:</b><a href="#footnotetag148"> (retour) </a> Saint Bern., <i>Op.</i>, ep. CCXXVII.</blockquote> + +<p>Rappelons-nous que Clairvaux n'était pas à une +grande distance du Paraclet<a id="footnotetag149" name="footnotetag149"></a><a href="#footnote149"><sup>149</sup></a>. Il n'y avait pas dix ans +que saint Bernard, quittant Cîteaux par l'ordre de son +abbé, était descendu avec quelques religieux dans +ce vallon sauvage pour y fonder un monastère. En peu +de temps il avait réuni dans ce lieu, nommé d'abord +la vallée d'Absinthe, et sous la loi d'une vie sévère et +d'une piété ardente, de sombres cénobites qui tremblaient +devant lui de vénération, de crainte et +d'amour. Il avait créé là une institution qui, sans +être illettrée ni grossière, contrastait singulièrement +avec l'esprit indépendant et raisonneur du Paraclet. +Clairvaux renfermait une milice active et docile +dont les membres sacrifiaient toute passion individuelle +à l'intérêt de l'Église et à l'oeuvre du salut. +C'étaient des jésuites austères et altiers. Le Paraclet +était comme une tribu libre qui campait dans les +champs, retenue par le seul lien du plaisir d'apprendre +et d'admirer, de chercher la vérité au spectacle +de la nature, voyant dans la religion une science +et un sentiment, non une institution et une cause. +C'était quelque chose comme les solitaires de Port-Royal, +moins l'esprit de secte et les doctrines du +stoïcisme<a id="footnotetag150" name="footnotetag150"></a><a href="#footnote150"><sup>150</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote149" name="footnote149"></a><b>Note 149:</b><a href="#footnotetag149"> (retour) </a> Clairvaux, bourg du département de l'Aube, à quinze lieues au delà +de Troyes, était une abbaye du diocèse de Langres, fondée en 1114 ou +1115, par une colonie venue de Cîteaux sous la conduite de saint Bernard. +On l'appelait la troisième fille de Cîteaux. (<i>Gall. Christ.</i>, t. IV, p. 706.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote150" name="footnote150"></a><b>Note 150:</b><a href="#footnotetag150"> (retour) </a> Cette comparaison ne s'applique évidemment qu'à l'esprit d'indépendance +du Paraclet et à sa situation locale qui rappelle vaguement celle de +Port-Royal-des Champs; car rien ne ressemble moins aux doctrines du +jansénisme que celles d'Abélard; et il a rencontré ses juges les plus sévères +parmi les calvinistes, comme ses critiques les plus indulgents parmi +les jésuites.</blockquote> + +<p>Deux institutions aussi opposées et aussi voisines, +qui toutes deux agissaient sur les imaginations des populations +environnantes, ne pouvaient manquer d'être +rivales ou même ennemies. Elles devaient réciproquement +se soupçonner et se méconnaître. Il y avait +autour du Paraclet plus de mouvement, à Clairvaux +plus de puissance réelle, et je conçois que saint +Bernard, inquiet de celte oeuvre de la pure intelligence +qu'il devait mal comprendre, en inscrivit dès +lors l'auteur sur ces listes de suspects que la défiance +du pouvoir ou des partis est si prompte à dresser, +heureuse quand elle n'en fait pas aussitôt des tables +de proscription.</p> + +<p>Ce qui est certain, c'est qu'Abélard se sentit menacé. +De tout temps enclin à l'inquiétude, ses malheurs +l'avaient rendu craintif; il était prompt à +voir la persécution là où il apercevait la malveillance. +Pendant les derniers jours qu'il passa au Paraclet, +il vécut dans l'angoisse, s'attendant incessamment à +être traîné devant un concile comme hérétique ou +profane. S'il apprenait que quelques prêtres dussent +se réunir, il pensait que c'était le synode qui allait +le condamner. Tout était pour lui l'éclair annonçant +la foudre. Quelquefois il tombait dans un désespoir +si violent qu'il formait le projet de fuir les pays catholiques, +de se retirer chez les idolâtres et d'aller vivre +en chrétien parmi les ennemis du Christ. Il espérait +là plus de charité ou plus d'oubli<a id="footnotetag151" name="footnotetag151"></a><a href="#footnote151"><sup>151</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote151" name="footnote151"></a><b>Note 151:</b><a href="#footnotetag151"> (retour) </a> <i>Ab. Op., ep. I, p. 32.</i></blockquote> + +<p>Une inspiration du même genre lui fit prendre +alors un parti funeste, et chercher le repos dans le +séjour où l'attendaient les plus cruelles misères.</p> + +<p>On voit encore en basse Bretagne, sur un promontoire +qui s'étend au sud de Vannes, le long de +la baie et des lagunes du Morbihan, les ruines d'un +antique monastère, au sommet de rochers battus à +leur pied par les îlots de l'Océan. Là s'élevait au +XIIe siècle l'abbaye de Saint-Gildas-de-Rhuys, +fondée sous le roi Chilpéric I par le saint dont +elle portait le nom. L'église encore debout, monument +romain dans ses parties primitives, offre des +traces d'une extrême antiquité, et domine au loin la +pleine mer du haut d'un quai naturel de granit +foncé que le flot ronge en s'y brisant avec fracas<a id="footnotetag152" name="footnotetag152"></a><a href="#footnote152"><sup>152</sup></a>. +Vers 1125, la communauté avait perdu son pasteur, +et avec l'agrément et peut-être sur le désir de +Conan IV, duc de Bretagne, elle élut Abélard pour +remplacer l'abbé Harvé qui venait de mourir. Des +religieux lui furent députés en France; ils obtinrent +pour lui le consentement de l'abbé et des moines +de Saint-Denis, et vinrent offrir au fondateur du +Paraclet une des dignités de l'Église les plus ambitionnées +en ce temps-là. Abélard, alors inquiet et +menacé, crut entrevoir l'asile et le port. Il accepta, +et se comparant à saint Jérôme fuyant dans l'Orient +l'injustice de Rome, il se résolut à fuir dans l'Occident +l'inimitié de la France.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote152" name="footnote152"></a><b>Note 152:</b><a href="#footnotetag152"> (retour) </a> <i>Id. ibid.</i> et pag. suiv.—Il n'y a plus trace de l'ancien couvent, mais +l'église offre des parties, comme le choeur et les transepts, qui semblent +n'avoir jamais été altérées, et qui peuvent bien, ainsi qu'on le dit, +avoir été bâties de 1008 à 1038. Il y a même des murailles et des sculptures +qui paraissent antérieures. Les rochers de granit qui bordent la côte +s'élèvent à pic au-dessus de la mer. Ils offrent des anfractuosités qui peuvent +recéler des grottes et même des passages souterrains conduisant du sol du +vieux couvent à la mer. C'est un lieu sévère et imposant. (Mérimée, <i>Notes +d'un voyage dans l'ouest de la France</i>, 1836, p. 281 et suiv.—<i>Magasin +Pittoresque</i>, t. IX, p. 311.)</blockquote> + +<p>On l'appelait dans un pays barbare dont la langue +même lui était inconnue; mais la vie d'incertitude +et de péril lui devenait insupportable, sa force +ne suffisait plus à ses épreuves; toujours aussi imprudent +et rendu plus timide, il était prêt à chercher +dans les partis extrêmes le repos et la sécurité +qu'il voulait à tout prix. Il partit donc pour la Bretagne; +et ce pasteur, plein de souvenirs mélancoliques, +de méditations rêveuses, tout occupé des +plus délicates recherches de la pensée, alla gouverner +un indomptable troupeau de moines sauvages, +qui n'auraient pas su l'entendre et ne voulaient +point lui obéir. Une vie grossière et déréglée, le +désordre, la violence, la férocité, tels étaient les +nouveaux ennemis qu'il avait à vaincre; dès les +premiers instants, il reconnut avec effroi quelle +tâche ingrate et chimérique il avait acceptée. Pour +comble d'ennuis, un seigneur, tyran de la contrée, +à la faveur de l'inconduite des religieux, avait fait +comme la conquête du monastère dont il tenait +presque tous les domaines; il écrasait les moines de +ses exactions, il les forçait à payer tribut comme +des juifs. La communauté étant ainsi dépouillée, +ses membres recouraient pour leurs besoins journaliers +à leur abbé qui n'y pouvait suffire, et qui se +plaisait peu d'ailleurs à soudoyer leurs profusions, +leurs débauches, et la scandaleuse famille que chacun +d'eux s'était donnée. De là des plaintes continuelles, +des reproches, des vols secrets, et une sorte +de complot pour compromettre ou lasser un chef trop +sévère, et le contraindre de renoncer à son opiniâtre +désir de rétablir la discipline. Abélard, privé +d'appui, de conseil, n'ayant personne qui pût le +seconder ou le comprendre, vivait dans le sentiment +pénible d'un isolement sans repos et d'une activité +sans puissance. Au dehors, les satellites du tyran +voisin l'épiaient en le menaçant; au dedans, les +frères lui dressaient mille embûches. Là, sur ces +rochers désolés, au bruit sourd des flots, en présence +de l'immensité sombre du ciel et de la mer, +il songeait avec une inexprimable tristesse à la vanité +de toutes ses entreprises. Il se rappelait tous les +maux qu'il avait voulu fuir, il voyait ceux qu'il était +venu chercher, et il hésitait dans le choix.</p> + +<p>Une mélancolie profonde respire dans tout ce qu'il +a écrit, et par là aussi il a devancé son temps et se +trouve en intelligence avec la tristesse un peu plaintive +du génie littéraire du nôtre. Des monuments +singuliers de cette disposition d'âme ont été retrouvés +naguère. La bibliothèque du Vatican a livré à l'érudition +allemande des chants élégiaques longtemps +inconnus, <i>Odae flebiles</i>, où sous le voile transparent +de fictions bibliques il exhale ses propres douleurs. +Ces poésies dont on a restitué jusqu'à la musique +ne sont pas dénuées d'inspiration, et sous le nom de +quelque personnage hébraïque qu'il met en scène, +il y laisse échapper des plaintes dictées et comme +animées par ses souvenirs<a id="footnotetag153" name="footnotetag153"></a><a href="#footnote153"><sup>153</sup></a>. Par exemple, dans ce +chant d'Israël sur la perte de Samson, ne croit-on +pas entendre les gémissements du prisonnier de +Saint-Médard, après sa disgrâce et sa chute? «Le +plus fort des hommes.... le bouclier d'Israël.... +Dalila d'abord l'a privé de sa chevelure, puis ses +ennemis, de la lumière. Ses forces exténuées, la vue +perdue, il est condamné à la meule; il s'épuise +dans les ténèbres; il brise dans un travail d'esclave +ses membres faits aux jeux de la guerre. Qu'as-tu, +Dalila, obtenu pour ton crime? quels présents? +nulle grâce n'attend la trahison....»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote153" name="footnote153"></a><b>Note 153:</b><a href="#footnotetag153"> (retour) </a> <i>P. Aboelardi Planctus cum notis musicalibus.—Spicilegium Vaticanum.</i> +Ed. Carl Greith, Frauenfeld, 1838, p. 121-131.—Le manuscrit conservé +à Rome contient six chants: Dina, fille de Jacob; Jacob pleurant ses +fils; les compagnes de la fille de Jephté; Israël pleurant Samson; le chant +de David sur la mort d'Abner, et celui sur Saül et Jonathan. Le titre dit +que la musique est jointe, et elle a, dit-on, été récrite avec la notation +moderne. Cependant j'ai eu dans les mains deux exemplaires de ce livre, +et aucun ne contenait cette musique.</blockquote> + +<p>Lorsqu'il exprime les douleurs de Dina, fille de +Jacob, repoussée par ses frères pour le crime de +Sichem, ne dirait-on pas qu'il fait parler Héloïse? +«Je suis devenue la proie d'un homme impur, +j'ai été séduite par les jeux de l'ennemi. Malheur +à moi, misérable, qui me suis moi-même +perdue!.... Siméon et Lévi, vous avez dans +la peine égalé l'innocent au coupable.... L'entraînement +de l'amour sanctifie la faute.... La jeunesse, +la légèreté de l'âge, une raison faible encore aurait +dû recevoir de ceux que l'âge a mûris un moindre +châtiment.... Malheur à moi, malheur à toi, +misérable jeune homme<a id="footnotetag154" name="footnotetag154"></a><a href="#footnote154"><sup>154</sup></a>!....»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote154" name="footnote154"></a><b>Note 154:</b><a href="#footnotetag154"> (retour) </a><div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i4">Amoris impulsio</p> +<p class="i4">Culpae sanctificatio,....</p> +<p class="i4">Levis aetas juvenilis</p> +<p class="i4">Minusque discreta</p> +<p class="i4">Ferre minus a discretis</p> +<p class="i4">Debuit in poena.</p> +</div> </div></blockquote> + +<p>Et l'élégie vraiment poétique qu'il met dans la +bouche des vierges, amies de la fille de Jephté, n'est-elle +pas le choeur des tristes compagnes d'Héloïse, +entourant de larmes et de sanglots l'autel monastique +où la victime se sacrifie<a id="footnotetag155" name="footnotetag155"></a><a href="#footnote155"><sup>155</sup></a>?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote155" name="footnote155"></a><b>Note 155:</b><a href="#footnotetag155"> (retour) </a><div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Ad testas choreas coelibes</p> +<p>Ex more venite Virgines!</p> +<p>Ex more sint odae flebiles</p> +<p>Et planctus ut cantus celebres,</p> +<p>Incultae sint moestae facies</p> +<p>Plangentum et flentum similes!....</p> +<p>O stupendam plus quam flendam virginem!</p> +<p>O quam rarum illi virum similem....</p> +<p>Quid plura, quid ultra dicemus?</p> +<p>Quid fletus, quid planctus gerimus?</p> +<p>Ad finem quod tamen cepimus</p> +<p>Plangentes et flentes ducimus.</p> +<p>Collatis circa se vestibus,</p> +<p>In arae succensae gradibus,</p> +<p>Traditur ab ipsa gladius....</p> +<p>Hebraeae dicite Virgines,</p> +<p>Insignis virginis memores,</p> +<p>Inclytae puellae Israel,</p> +<p>Hac valde virgine nobiles!</p> +</div> </div></blockquote> + +<p>Comme à Saint-Denis, comme à Saint-Médard, +Abélard dut à Saint-Gildas s'abandonner à ces inspirations +touchantes; et ses vers, sous la forme pédantesque +de l'hymne rimée des latinistes du moyen âge, +sont empreints de cette douleur pensive, rare au +moyen âge, et que laisse à l'âme la perte de l'enthousiasme, +de la gloire et de l'amour.</p> + +<p>À ces sombres rêveries, un remords venait s'ajouter. +Il avait abandonné son cher Paraclet, dispersé ou +laissé son troupeau à l'aventure, déserté ses derniers +amis. Sa pauvreté ne lui avait pas permis de pourvoir +à la continuation du divin sacrifice sur l'autel +qu'il avait élevé. Mais un incident qui semblait un +nouveau malheur vint lui donner un moyen de réparer +sa faute et de fonder le seul monument qui +devait durer après lui.</p> + +<p>Depuis le jour où nous avons vu le crime l'arracher +aux pompes du siècle, un nom a cessé en quelque +sorte d'être prononcé dans la vie d'Abélard. Le souvenir +qui semble la remplir et qui la protège encore +dans l'esprit de la postérité paraît absent de sa pensée, +ou du moins il est enseveli et scellé comme +dans la tombe au plus profond de son coeur. Les +portes du couvent d'Argenteuil s'étaient fermées sur +celle qui avait consenti à ce suprême sacrifice, l'oubli. +Cependant son caractère et son esprit l'avaient +bientôt mise au premier rang; elle était prieure, et +l'Église parlait d'elle avec respect. Or, il advint +que Suger, qui, novice à Saint-Denis dans sa jeunesse, +y avait étudié les chartes du monastère, entreprit +de revendiquer celui d'Argenteuil, à titre +d'ancien domaine enlevé par les événements à son +abbaye. Il paraît en effet certain que les fondateurs +en avaient, au temps du roi Clotaire III, légué la propriété +aux moines de Saint-Denis, qui en jouirent +assez négligemment jusqu'au règne de Charlemagne. +Mais ce prince jugea à propos d'en faire don à sa fille +Théodrade, et Adélaïde, femme de Hugues Capet, +y avait encore réuni des religieuses. Plus de cent ans +s'étaient donc écoulés depuis que l'établissement, +devenu riche, demeurait au pouvoir des femmes. +Mais Suger, qui avait du crédit auprès du pape +Honorius II et du roi Louis VI, fit valoir les anciens +titres, entre autres une donation fort en règle +des empereurs Louis le Débonnaire et Lothaire son +fils<a id="footnotetag156" name="footnotetag156"></a><a href="#footnote156"><sup>156</sup></a>, et il accusa les religieuses de quelques désordres +que par malheur il réussit à prouver<a id="footnotetag157" name="footnotetag157"></a><a href="#footnote157"><sup>157</sup></a>. Il était +devenu sévère, et après quatre ans d'une administration +fort différente, il avait entrepris la réforme de +son ordre en commençant par la sienne. Sur ses instances, +une bulle de 1127 déposséda les religieuses +d'Argenteuil; elles furent, l'année suivante, expulsées +violemment; quelques-unes entrèrent à l'abbaye +de Notre-Dame-des-Bois<a id="footnotetag158" name="footnotetag158"></a><a href="#footnote158"><sup>158</sup></a>; les autres, parmi lesquelles +on comptait Héloïse, et probablement Agnès et Agathe, +deux nièces d'Abélard, cherchaient çà et là un +asile, lorsque l'abbé de Saint-Gildas fut averti et crut +apercevoir une occasion favorable de réparer l'abandon +du Paraclet. Il revint précipitamment en Champagne +(1129) et il engagea la prieure d'Argenteuil à s'établir, +avec celles de ses religieuses qui lui restaient +attachées, dans l'oratoire abandonné. En même +temps, il lui fit, ainsi qu'à ses compagnes, cession +perpétuelle et irrévocable du bâtiment et de tous les +biens qui en dépendaient. Atton, l'évêque de Troyes, +approuva cette donation, qui devait être, moins de +deux ans après, confirmée par le pape, et déclarée +inviolable sous peine d'excommunication<a id="footnotetag159" name="footnotetag159"></a><a href="#footnote159"><sup>159</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote156" name="footnote156"></a><b>Note 156:</b><a href="#footnotetag156"> (retour) </a> Ce titre existe, et il ne permet pas de douter que Hermenric et sa +femme Mummana ou Numana, les fondateurs de la maison d'Argenteuil en +665, ne l'eussent donnée au couvent de Saint-Denis; Louis le Débonnaire +y règle qu'elle reviendra à ce couvent après la mort de sa soeur. Mais les +Normands parurent bientôt qui pillèrent et détruisirent Argenteuil comme +tout le reste, et sous Hugues Capet, les moines omirent de réclamer leurs +droits. (<i>Ab. Op.</i>; Not. p. 1180.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote157" name="footnote157"></a><b>Note 157:</b><a href="#footnotetag157"> (retour) </a> C'est Suger lui-même qui affirme en très-gros mots le dérèglement des +religieuses d'Argenteuil, prouvé par une enquête que dirigèrent le légat, +évêque d'Albano, l'archevêque de Reims et les évêques de Paris, de Chartres +et de Soissons. (Duchesne, <i>Script. Franc.</i>, t. IV; Suger, <i>De reb. a se +gest.</i>, p. 333.—<i>Rec. des Hist.</i>, t. XII; <i>vit. Ludovic Gross.</i>, p. 49; <i>Grandes +chron. de France</i>, XVI, p. 180.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote158" name="footnote158"></a><b>Note 158:</b><a href="#footnotetag158"> (retour) </a> Autrement dit l'abbaye de Sainte-Marie-de-Footel, ou de Malnoue, ou +<i>Beata Maria de Nemore</i>, sur les bords de la Marne, auprès de Champigny. +On ne sait pas la date de sa fondation. (<i>Gall. Christ.</i>, t. VII, p. 586.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote159" name="footnote159"></a><b>Note 159:</b><a href="#footnotetag159"> (retour) </a> Jamais les accusations dirigées contre l'abbaye d'Argenteuil n'en ont +atteint la prieure; et l'on peut conclure qu'elles étaient fort exagérées, ou +ne concernaient aucunement celles des compagnes d'Héloïse qui la suivirent +au Paraclet. La considération dont elle jouissait dans l'Église, est un fait +universellement reconnu, et la première bulle d'institution du Paraclet est +empreinte d'une faveur marquée pour elle. D'Amboise a publié dix bulles, +lettres ou diplômes de différents papes, tirés du cartulaire de ce couvent, +et portant concession de propriétés, droits, privilèges. Elles datent toutes +de l'administration d'Héloïse. Dans la première, elle n'est désignée que par +le titre de prieure de l'oratoire de la Sainte-Trinité. Celui d'abbesse lui est +donné dans la suivante qui est de 1130. Ce n'est que dans la troisième que +le monastère est appelé le Paraclet. (<i>Ab. Op</i>., p. 346-354.)</blockquote> + +<p>Il arriva en effet vers ce temps un événement qui +émut vivement tout le clergé de France. Le pape Honorius +était mort au mois de février 1130, et aussitôt +Rome avait été divisée entre Grégoire, cardinal-diacre +de Saint-Ange, élu dès le lendemain et qui prit le +nom d'Innocent II, et Pierre de Léon, qui peu de jours +après avait, dans l'église de Saint-Marc, été promu +par d'autres cardinaux au souverain pontificat sous le +nom d'Anaclet.</p> + +<p>Des désordres graves éclatèrent, et malgré les efforts +de la puissante famille des Frangipani, qui lui +donnèrent asile dans leur château fort, Innocent II +se vit contraint de chercher un refuge en France, et +il débarqua au port de Saint-Gilles avec tous les +cardinaux de son parti. Des nonces marchèrent devant +lui pour le faire reconnaître; réuni par ordre +du roi, le concile d'Étampes, à la voix de saint Bernard, +le proclama le vrai pape; Pierre le Vénérable, +abbé de Cluni, annonça qu'il le recevrait en grande +pompe dans le monastère même où Anaclet avait été +religieux; et le roi vint au-devant de lui. Ainsi appuyé +par la puissance temporelle et par les deux +hommes les plus considérables de l'Église gallicane, +il traversa solennellement la Gaule, visitant les monastères, +dédiant les églises, consacrant les autels, +confirmant les donations pieuses, présidant les conciles +ou assemblées synodales qu'il rencontrait sur +son chemin, et distribuant des bénédictions, des reliques +et des indulgences. «Ce qui fut,» dit Orderic +Vital, «une immense charge pour toutes les églises +des Gaules; car il ne touchait rien des revenus du +siége apostolique<a id="footnotetag160" name="footnotetag160"></a><a href="#footnote160"><sup>160</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote160" name="footnote160"></a><b>Note 160:</b><a href="#footnotetag160"> (retour) </a> «Immensam gravedinem ecclesiis Galliarum ingessit.» (<i>Ord. Vit. Hist. +eccles.</i>, l. XIII. <i>Rec. des Hist.</i>, t. XII, p. 750.)</blockquote> + +<p>Il s'arrêta quelque temps à Chartres où l'avait reçu +l'évêque Geoffroi dont la réputation était si grande, +et qui y gagna bientôt le titre de légat. Là s'étaient +réunis pour l'honorer plusieurs personnages importants +dans le clergé; là, Henri I, roi d'Angleterre, +qui se trouvait en Normandie, était venu, amené par +saint Bernard, le reconnaître et lui rendre hommage. +De Chartres, Innocent II se proposait de partir pour +Liège, où il comptait voir l'empereur Lothaire et +s'assurer de son adhésion. Il se dirigea donc sur +Étampes et voulut séjourner à Morigni, monastère +de l'ordre de Saint-Benoît, fondé près de cette ville +sur les bords de la Juine, vers la fin du XIe siècle, +par Anseau, fils d'Arembert, et protégé par le roi et +par son père Philippe I. Il demeura deux jours +dans cette maison, et à la prière de l'abbé, il daigna +consacrer le maître-autel de son église, sous l'invocation +de saint Laurent et de tous les martyrs, le +20 janvier 1131<a id="footnotetag161" name="footnotetag161"></a><a href="#footnote161"><sup>161</sup></a>. Cette cérémonie fut remarquable +par le rang et le nom de ceux qui y assistaient; c'était +d'abord le pape, entouré de son sacré collège, c'est-à-dire +de onze cardinaux au moins, parmi lesquels +on distinguait les évêques de Palestrine et d'Albano, +et Haimeric, chancelier de la cour de Rome, cardinal-diacre +de Sainte-Marie-Nouvelle. Le métropolitain +du lieu, Henri dit le Sanglier, archevêque de +Sens, remplissait auprès du pape l'office de chapelain, +et ce fut l'évêque de Chartres qui prononça le +sermon. Les moines qui ont soigneusement écrit la +chronique du monastère de Morigni n'ont pas manqué +de célébrer ce jour mémorable, et de nommer +les abbés dont la présence en relevait encore la splendeur; +c'étaient Thomas Tressent, abbé de Morigni, +Adinulfe, abbé de Feversham, Serlon, abbé de Saint-Lucien +de Beauvais, l'abbé Girard, <i>homme lettré et +religieux</i>; c'étaient surtout «Bernard, abbé de Clairvaux, +qui était alors le prédicateur de la parole +divine le plus fameux de la Gaule, et Pierre Abélard, +abbé de Saint-Gildas, lui aussi homme religieux, +et le plus éminent recteur des écoles où +affluaient les hommes lettrés de presque toute la +latinité<a id="footnotetag162" name="footnotetag162"></a><a href="#footnote162"><sup>162</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote161" name="footnote161"></a><b>Note 161:</b><a href="#footnotetag161"> (retour) </a> La date est donnée par la chronique du monastère de Morigni: «Anno +incarnati Verbi MCXXX, XIII kal. februarii.» (<i>Ex Chron. mauriniac, +Rec. des Hist.</i>, t. XII, p. 80.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote162" name="footnote162"></a><b>Note 162:</b><a href="#footnotetag162"> (retour) </a> <i>Ex Chron. maur., ibid.</i>—Voyez aussi dans le même volume, p. 59 et +60; Suger, <i>De vit. Ludov. Gross.</i>; le t. XII de la <i>Gall. Christ.</i>, p. 45; l'<i>Histoire +de saint Bernard</i>, par Neander, l. II; et l'<i>Histoire littéraire de la +France</i>, t. XII, p. 218-220.</blockquote> + +<p>Abélard vit donc à cette époque le chef de la chrétienté; +il forma des relations directes avec des membres +du sacré collége; il figura, avec saint Bernard, +parmi les plus illustres représentants de l'Église gallicane. +Sans doute l'intérêt de son établissement du +Paraclet n'était pas étranger à son voyage. Il venait +solliciter pour cette institution naissante l'autorisation +et la bénédiction du successeur de saint Pierre; +et, en effet, la même année, le 28 novembre, nous +voyons que, pendant le séjour qu'à son retour de +Liége Innocent II fit à Auxerre, il délivra à ses bien-aimées +filles en Jésus-Christ, Héloïse, prieure, et +autres soeurs de l'oratoire de la Sainte-Trinité, un +diplôme qui leur assurait la propriété entière et sacrée +de tous les biens qu'elles possédaient et de tous +ceux que leur pourrait concéder la libéralité des rois +ou des princes, avec peine de déchéance et de privation +du corps et du sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ +contre quiconque oserait attenter dans l'avenir +à leurs droits ou possessions.</p> + +<p>Ainsi fut fondé le célèbre institut du Paraclet, +dont Héloïse, à vingt-neuf ans, fut la première abbesse. +Du moins le devint-elle de fait; car bien +qu'elle ne reçoive que le titre de prieure, dans la +bulle du pape, elle n'avait point de supérieure; une +seconde bulle, datée de 1136, la désigne sous le nom +d'abbesse; une troisième appelle du nom de monastère +du Paraclet l'oratoire de la Sainte-Trinité<a id="footnotetag163" name="footnotetag163"></a><a href="#footnote163"><sup>163</sup></a>; le +saint-siége, dans sa prudence, ne craignit donc +pas de consacrer cette invocation au divin Consolateur +dont le préjugé avait fait un crime à la reconnaissante +piété d'Abélard.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote163" name="footnote163"></a><b>Note 163:</b><a href="#footnotetag163"> (retour) </a> <i>Ab. Op., literae seu diplom.</i>, p. 346-348.</blockquote> + +<p>Dans les premiers temps, l'abbesse et ses soeurs +menèrent une vie de privations; mais elles priaient +avec ferveur, le Saint-Esprit sembla les secourir. Le +respect et l'affection des populations voisines vinrent +à leur aide; les dons des fidèles accrurent leurs ressources, +et au bout de quelque temps l'établissement +prospéra.</p> + +<p>Cette création fut pour Abélard, au milieu de tant +d'afflictions, une consolation inespérée, et plus que +jamais il rendit grâces au Paraclet. Une fois enfin, +il n'avait point fait de mal à ce qu'il aimait.</p> + +<p>Quand revit-il Héloïse? la revit-il à cette époque +de sa vie? rien ne l'atteste. Peut-être même à son +silence est-il permis de croire que tous ces arrangements +se conclurent sans que les deux époux fussent +un moment réunis. Quoiqu'il en soit, bornons-nous +à citer les paroles calmes et douces par lesquelles +il termine, au milieu de ses tristes récits, le tableau +de cette heureuse fondation.</p> + +<p>«Et, Dieu le sait, elles se sont, dans une année, +plus enrichies, je pense, en biens terrestres que +je ne l'aurais fait en cent ans, si j'avais continué +d'habiter au Paraclet; car, si leur sexe est plus +faible, la pauvreté des femmes est plus touchante, +et plus facilement elle émeut les coeurs, et leur +vertu est plus agréable à Dieu et aux hommes. Puis, +le Seigneur accorda aux yeux de tous une si visible +grâce à cette femme, ma soeur<a id="footnotetag164" name="footnotetag164"></a><a href="#footnote164"><sup>164</sup></a>, qui était à leur +tête, que les évêques l'aimaient comme leur fille, +les abbés comme leur soeur, les laïques comme une +mère; et tous également ils admiraient sa piété, +sa prudence, et en toute chose une incomparable +douceur de patience. Plus il était rare qu'elle se +laissât voir, toujours enfermée dans sa chambre +pour s'y livrer avec plus de pureté à la méditation +sainte et à la prière, plus on venait du dehors avec +ardeur implorer sa présence et les conseils d'un entretien +tout spirituel.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote164" name="footnote164"></a><b>Note 164:</b><a href="#footnotetag164"> (retour) </a> «Illi sorori nostrae.» (<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 34.)</blockquote> + +<p>Abélard, de retour dans son abbaye, reprit le +triste gouvernement de ses indociles sujets. Il vivait +là, toujours livré à des soins pénibles, mais ayant +du moins une pensée douce. Cependant, comme les +commencements du Paraclet furent difficiles, et que +les religieuses eurent à souffrir de leur dénûment, +les voisins de ce couvent blâmaient son absence; on +lui reprochait de délaisser un établissement qu'il +n'avait pourtant, ce semble, aucun moyen de secourir. +I1 y fit donc plusieurs voyages et porta à ses +soeurs ses conseils et son appui. Il prêcha devant elles +et pour elles, et leur donna ainsi quelques secours spirituels +et temporels. Il paraît qu'il avait hésité quelque +temps; une sorte d'effroi le tenait éloigné de ces +pieuses femmes et de ce lieu où retournait si souvent +sa pensée. Mais leur intérêt et la réflexion le +décidèrent; il cessa de leur refuser sa présence, et +comme il était alors plus que jamais tourmenté par +ses moines, il se créa ainsi, au sein de l'orage, <i>un +port tranquille où il pouvait quelque peu respirer</i>. Cependant +on a des preuves qu'il voyait à peine Héloïse +et qu'il lui parlait peu<a id="footnotetag165" name="footnotetag165"></a><a href="#footnote165"><sup>165</sup></a>. Elle-même s'en plaindra +bientôt.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote165" name="footnote165"></a><b>Note 165:</b><a href="#footnotetag165"> (retour) </a> <i>Id. ibid.</i>, p. 38, et op. II, p. 40.</blockquote> + +<p>Mais ces soins, ces visites, ces voyages devinrent +le sujet de nouveaux soupçons. La malignité y vit je +ne sais quel reste d'une passion mal éteinte. On lui +reprocha de ne pouvoir supporter l'absence de celle +qu'il avait trop aimée. Et je doute que l'on dît vrai; il +semble au contraire que son âme endurcie et glacée +n'avait plus de sensibilité que pour la douleur.</p> + +<p>Toutefois si l'on regarde plus attentivement au +fond de ses pensées, on peut dans la réserve de son +langage, dans la bienveillance froide et gênée de sa +conduite et de ses expressions, reconnaître une sorte +de parti pris, et deviner les combats que se livraient +dans son âme les cuisants regrets, la honte amère, +le respect de soi-même, de la religion et du passé, +peut-être la crainte vague de la faiblesse de son +coeur. Mais tous ces sentiments comprimés, il les +reporte dans la sollicitude attentive et délicate du directeur +de conscience. Il semble ne tracer pour ses +religieuses et pour leur abbesse que des exhortations +évangéliques, des règles monacales, des lettres de +spiritualité, tout ce que dicte la piété et l'érudition; +mais il règne dans tout cela une sympathie si tendre, +quoique si contenue, une préoccupation si évidente +et si vive de tous les intérêts confiés à sa foi, et en +même temps, dès qu'il s'agit de vérités générales +et de philosophie religieuse, une confiance si absolue +et un besoin si intime d'être entendu et compris, +qu'on ne peut sans un mélange d'étonnement, de +respect et de pitié, assister à cette étrange et dernière +transformation de l'amour.</p> + +<p>Mais le XIIe siècle n'entrait point dans ces finesses; +et en tout temps peut-être, dans les circonstances +bizarres de ces deux destinées, la malignité humaine +aurait trouvé quelque pâture. Abélard se montre +vivement sensible à ces calomnies imprévues. Il +en souffre, car désormais il souffre de tout. Il descend +à s'en justifier, il descend à une apologie +ensemble ridicule et douloureuse. Puis s'élevant à +des considérations générales, il demande si l'on veut +renouveler contre lui les infâmes accusations qui +poursuivaient saint Jérôme dans le cercle de pieuses +femmes qu'il animait de sa ferveur et de son génie. +Sera-t-il réduit à dire comme lui: «Avant que je +connusse la maison de cette Paule si sainte, toute +la ville retentissait du bruit de mes études; j'étais, +au jugement de presque tous, déclaré digne du +souverain pontificat.... Mais je sais que la mauvaise +comme la bonne réputation conduit au chemin +du ciel<a id="footnotetag166" name="footnotetag166"></a><a href="#footnote166"><sup>166</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote166" name="footnote166"></a><b>Note 166:</b><a href="#footnotetag166"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 85.—Sanc. Hieron. <i>Op.</i>, I. IV, pars II, +ep. XXVIII, <i>ad Asellam.</i></blockquote> + +<p>Tandis qu'il voyait ainsi calomnier les sentiments +les plus purs et les actions les plus simples, il rencontrait +de nouveaux tourments dans sa laborieuse +administration. Ce n'est plus sa tranquillité, c'est +sa vie qui était en péril. S'il s'éloignait du couvent, +il avait à craindre la violence de ses ennemis; s'il y +rentrait, il trouvait dans ceux que son titre l'obligeait +d'appeler ses enfants la haine et la perfidie. +Il ne croyait pas pouvoir voyager en sûreté; il était +exposé aux plus noirs complots. Du moins soupçonna-t-il +plus d'une tentative homicide dirigée +contre lui, jusque-là qu'il eut à prendre des précautions +pour célébrer la messe, et crut un jour +qu'un poison avait été versé dans le calice. Une fois +qu'il était venu à Nantes auprès du comte, alors +malade, il logeait chez un de ses frères qui habitait +cette ville, peut-être Raoul, peut-être le chanoine +Porcaire<a id="footnotetag167" name="footnotetag167"></a><a href="#footnote167"><sup>167</sup></a>. On essaya par les mains d'un valet de faire +empoisonner ses aliments; du moins, comme il +s'était abstenu d'y toucher, un moine qui l'accompagnait, +en ayant mangé, mourut, et le criminel +serviteur se trahit en prenant la fuite. Après de telles +tentatives, il dut songer à sa sûreté; il quitta la +maison conventuelle, et se retira dans quelques cellules +isolées avec le peu de frères qui lui étaient +attachés. Mais il ne pouvait sortir sans redouter un +nouveau guet-apens, et lorsqu'il devait passer par +un chemin ou par un sentier, il craignait qu'on +n'apostât à prix d'argent des voleurs pour se défaire +de lui. Ce fut dans une de ses courses qu'il fit une +grave chute de cheval; il dit même qu'il se brisa +la nuque, et cette fracture quelle qu'elle fût porta +une atteinte profonde à sa santé déjà trop éprouvée +et à ses forces déclinantes: il avait alors plus de +cinquante ans.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote167" name="footnote167"></a><b>Note 167:</b><a href="#footnotetag167"> (retour) </a> Le comté de Nantes était depuis longtemps réuni au duché de Bretagne, +et le titre de comte de Nantes était, surtout dans cette partie de ses États, +donné de préférence au duc. Le Nécrologe du Paraclet donne à Abélard un +frère nommé Raoul, et l'on voit dans un cartulaire de Buzé, qu'en 1150 il +y avait un chanoine de la cathédrale de Nantes qui se nommait Porcaire +(<i>Porcarius</i>) et qui ayant un neveu nommé Astralabe, pouvait aussi être +un frère d'Abélard. Enfin sa Dialectique est dédiée à son frère Dagobert ou +à frère Dagobert. (<i>Ab. Op.</i>, Not., p. 1142.—<i>Mém. pour servir à l'Histoire +de Bretagne</i>, par D. Morice, t. 1, p. 587.—Ouvr. inéd. <i>Dial.</i>, p. 229.)</blockquote> + +<p>Il lui restait une dernière arme contre ces révoltes +opiniâtres, contre ces crimes audacieux, l'excommunication. +Il la prononça enfin. Ceux des moines +qu'il redoutait le plus s'engagèrent par la foi dans +l'Évangile et par le sacrement à quitter tout à fait +l'abbaye et à ne plus l'inquiéter désormais; mais cet +engagement si solennel fut impudemment enfreint, +et il fallut que, par ordre du pape et par les soins +d'un légat spécialement envoyé, en présence du comte +et des évêques, on les forçât de renouveler le serment +violé et de prendre quelques autres engagements.</p> + +<p>L'ordre ne fut pas rétabli après l'expulsion des +plus mutins; Abélard rentra dans la maison; il voulut +reprendre l'administration, il se livra aux moines +qui étaient restés et qu'il suspectait le moins; il les +trouva pires encore que ceux dont il était délivré. Au +lieu du poison, on parlait de l'égorger. Il fallut fuir, +et gagnant la mer, dit-on, par un passage souterrain, +il s'échappa sous la conduite d'un seigneur de la +contrée<a id="footnotetag168" name="footnotetag168"></a><a href="#footnote168"><sup>168</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote168" name="footnote168"></a><b>Note 168:</b><a href="#footnotetag168"> (retour) </a> Je crois que c'est ainsi qu'il faut traduire: «Cujusdam proceris terrae +conductu vix evasi.» (P. 39.) Gervaise et Niceron entendent qu'Abélard se +sauva par un égout, <i>conductu terrae</i>. Soit que cette version ait prévalu de +tout temps, soit qu'elle eût été elle-même inspirée par le souvenir d'un fait +traditionnel, on montre encore dans les anciens jardins de Saint-Gildas-de-Rhuys, +le soupirail par où l'on dit qu'il s'évada pour gagner une embarcation +qui l'attendait au bas de la terrasse dont la mer baigne le pied. Mais le +trou et le passage sont de construction moderne. (<i>Vie d'Ab.</i>, t. II, p. 14 +et <i>Mém. pour servir à l'Hist.</i>, etc., t. IV, p. 11.—<i>Magasin Pittoresque</i>, +t. IX, p. 312.)</blockquote> + +<p>C'est retiré dans un asile où cependant il ne se +jugeait pas encore en sûreté, où, se soumettant à +mille précautions, il croyait voir le glaive toujours +prêt à le frapper, qu'il fit un retour sur le passé de +son orageuse vie et qu'il écrivit pour un ami malheureux<a id="footnotetag169" name="footnotetag169"></a><a href="#footnote169"><sup>169</sup></a> +cette lettre fameuse qui porte le nom d'histoire +de ses calamités, <i>Historia calamitatum</i>. Ce sont +les mémoires de sa vie, ouvrage singulier pour le +temps, qui rappelle parfois et les Confessions de saint +Augustin et celles de J.-J. Rousseau.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote169" name="footnote169"></a><b>Note 169:</b><a href="#footnotetag169"> (retour) </a> Je suis porté à croire que cet ami est un personnage imaginaire. +J'ignore sur quel fondement quelques auteurs l'ont appelé Philinte. C'est +une fantaisie de Bussy-Rabutin. (Voyez sa traduction des Lettres, et <i>Abail. +et Hél.</i>, par Turlot, p. 3.) Un anonyme a aussi publié comme une traduction +fidèle une imitation très-libre de l'<i>Historia calamitatum</i> où il interpelle, +sous le nom de Philinte, le correspondant d'Abélard, et donne +à Héloïse une servante intrigante, <i>une brune</i>, qu'il appelle <i>Agathon</i>. (<i>Hist. +des infortunes d'Abailard. Lettres d'Abailard à Philinte</i>, in-12 de 48 pages, +Amsterd. 1698.)</blockquote> + +<p>Cet ouvrage appartient à ce qu'on a de nos jours +nommé la littérature intime, à celle qui est l'expression +des sentiments individuels. Par là il est singulièrement +original. Je ne crois pas qu'on trouvât sans +peine dans le même temps un écrit dont l'auteur +se proposât uniquement de raconter les aventures de +son esprit et les émotions de son coeur. Une autobiographie +aussi romanesque semble une oeuvre de ces +époques où l'intelligence, sans cesse repliée sur +elle-même, analytique et rêveuse à la fois, développe +cette personnalité expansive et savante qui +fait de l'âme tout un monde. Je regarde, en effet, +cette première lettre d'Abélard comme une composition +littéraire. La forme d'une narration destinée à +raffermir un ami contre le malheur par le spectacle +de douleurs plus grandes me paraît un cadre artificiel +que l'auteur donne au tableau de sa vie et de ses +peines. C'est comme un pendant de la célèbre lettre +où Sulpicius console Cicéron de la perte de sa fille +par la peinture des calamités de tant de cités en ruines +et d'empires détruits. Mais Abélard offrant pour +consolation à l'infortune l'image de ses propres malheurs +est plus saisissant et plus dramatique. L'état +de son âme est désespéré; rien n'est plus triste que +son récit, et c'est une lecture poignante. L'effet naît +du fond du sujet, car la forme n'est pas toujours heureuse; +il y a de beaux traits et beaucoup d'esprit, +mais l'ouvrage manque à la fois d'éloquence et de +naturel. Le style, étudié sans élégance, orné sans +grâce, a quelque froideur dans sa subtilité spirituelle, +dans son érudite redondance. Abélard discute toujours; +il démontre par arguments et citations les +sentiments les plus simples, les émotions les plus +vives. Les actions se hasardaient alors plus que les +pensées, et dès qu'on écrivait, il fallait tout justifier. +Mais il raconte des aventures réelles et tragiques, il +ouvre son âme tout en dissertant sur ce qu'elle +éprouve; en raisonnant, il souffre, et il vous met +ainsi dans la confidence d'illusions si cruelles, de +si violents mécomptes, d'humiliations si déchirantes, +il vous fait assister de si près aux douleurs et aux +faiblesses d'un homme supérieur, qu'il n'est pas de +roman plus pénible à lire, et qu'aucun enseignement +meilleur ne vous saurait être donné de la misère +des plus belles choses de ce monde, le génie, +la science, la gloire, l'amour.</p> + +<p>L'<i>Historia calamitatum</i> marque une grande époque +dans la vie d'Abélard. D'abord c'est à dater de cette +épître que les détails biographiques commencent à +nous manquer; puis, comme pour combler cette lacune +et diminuer nos regrets, c'est cette lettre qui +nous a valu les lettres d'Héloïse. Jusque-là, il ne reste +rien d'elle; on ne la connaît que par son amant; +maintenant elle va parler elle-même. Nous entrerons +dans un récit d'une forme nouvelle; pour raconter, +nous aurons davantage besoin de nos conjectures. +Par exemple, on ignore si Abélard resta +longtemps chez ce seigneur qui l'avait recueilli, et +si cette maison fut son dernier asile en Bretagne. Il +y écrivit sa grande épître; ses lettres postérieures indiquent +qu'il demeura quelque temps soit dans ce +lieu, soit dans un autre de la même contrée, avant +de rompre tout lien avec les moines de Saint-Gildas. +On suppose avec quelque apparence de raison qu'il +rédigea vers ce temps ou revit et mit en ordre une +partie de ses ouvrages. Plusieurs des écrits composés +pour le Paraclet doivent être venus de la Bretagne. +Enfin l'on ne sait quand ni comment il la +quitta<a id="footnotetag170" name="footnotetag170"></a><a href="#footnote170"><sup>170</sup></a>. Il est évident que, malgré tant de cruels +dégoûts, il répugnait à renoncer, au moins par le +fait, à son abbaye. Le devoir et un juste orgueil le +retenaient; son ambition n'avait nullement dédaigné +la dignité dont l'élection l'avait revêtu; c'était alors un +rang très-élevé que celui de chef et de gouverneur +d'une importante communauté. C'était une position +forte dans l'Église, et tant qu'il la conservait, il +devait peu craindre ses ennemis; c'était de plus une +fortune, et hors de là je crois qu'il n'avait nulle +ressource. Il dit lui-même avec naïveté, à la fin de +sa grande lettre: «J'éprouve bien aujourd'hui quelle +est la félicité qui suit les puissances de la terre, +moi de pauvre moine élevé au rang d'abbé, et +devenu d'autant plus malheureux que je suis devenu +plus riche. Que mon exemple, s'il en est +qui désirent de tels biens, serve de frein à l'ambition<a id="footnotetag171" name="footnotetag171"></a><a href="#footnote171"><sup>171</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote170" name="footnote170"></a><b>Note 170:</b><a href="#footnotetag170"> (retour) </a> Brucker conjecture avec assez de fondement que ce fut en 1134. (<i>Hist. +crit. phil.</i>, t. III, p. 755.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote171" name="footnote171"></a><b>Note 171:</b><a href="#footnotetag171"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 40.</blockquote> + +<p>Cependant il se décida enfin à s'éloigner pour +jamais de Saint-Gildas. Peut-être les moines ne voulaient-ils que son départ, et les attentats dont il se +crut au moment d'être victime ne furent-ils, pour +la plupart, que des menaces destinées à l'intimider. +On ne cherchait qu'à lui rendre sa position insupportable et à se délivrer d'un censeur incommode. Des +moines rudes et débauchés, habitués à exploiter au +profit de leurs vices l'impunité de leur profession, +ne pouvaient regarder que comme une gêne la présence du plus bel esprit de son époque, et peut-être +en traçant le cynique tableau de l'intérieur de Saint-Gildas, Abélard s'est-il laissé aller aux exagérations +d'une imagination délicate et craintive. Sa délivrance +dut être facile; on a vu qu'il avait des amis dans la +noblesse de la province; il était bien accueilli par le +comte de Nantes; enfin, il n'était pas sans crédit +à la cour de Rome. Ainsi qu'il avait été autorisé à +garder l'habit de moine de Saint-Denis hors de l'abbaye +de ce nom, il obtint la permission de rester, +hors de son monastère, abbé de Saint-Gildas<a id="footnotetag172" name="footnotetag172"></a><a href="#footnote172"><sup>172</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote172" name="footnote172"></a><b>Note 172:</b><a href="#footnotetag172"> (retour) </a> Il en conserva effectivement le rang et le titre. Le fait est attesté par +la chronique du monastère. L'extrait qu'en ont publié les auteurs du Recueil +des historiens de la France, porte à l'année 1141: «Pierre Abélard, +abbé de Saint-Gildas-de-Rhuys, meurt. Ordination de l'abbé Guillaume.» +(T. XII, <i>ex Chronic. Ruyens. Coenob.</i>, p. 504.)</blockquote> + +<p>Quoi qu'il en soit, il était encore en Bretagne, +chez ses amis, lorsque par hasard quelqu'un apporta +sa lettre sur ses malheurs à l'abbesse du Paraclet. A +peine eut-elle connu quelle main l'avait écrite, qu'elle +la lut avec ferveur, cette <i>lettre pleine de fiel et d'absinthe, +qui lui retraçait la misérable histoire de leur +commune conversion</i>. A cette lecture, saisie d'une +émotion qu'on ne saurait peindre, elle rompit un +silence de bien des années et écrivit à son ancien +époux. C'est la première de ses lettres<a id="footnotetag173" name="footnotetag173"></a><a href="#footnote173"><sup>173</sup></a>. Qui l'a lue +ne l'oubliera jamais.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote173" name="footnote173"></a><b>Note 173:</b><a href="#footnotetag173"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. 11, p. 41-48.</blockquote> + +<p>D'abord elle ne veut que lui dire avec tendresse, +mais avec réserve, combien ce récit l'a touchée, combien +elle déplore ses peines, combien tous ces souvenirs +sont vrais et tristes; puis elle en prend occasion +de lui adresser quelques plaintes. Dès qu'il écrit avec +tant d'épanchement, pourquoi la priver de ses lettres, +et en priver, avec elle, toute la congrégation qui +l'aime si filialement, qui prie si ardemment pour lui? +Ne sait-il pas, qu'elles aussi elles ont besoin de consolations, +d'exhortations, de conseils? Ne s'intéresse-t-il +plus à l'institut qu'il a fondé? ne leur donnera-il +plus ces directions qui leur sont si nécessaires? a-t-il +oublié les commencements si fragiles de leur conversion, +et ne lui souvient-il pas des doctes traités que +les saints Pères ont composés pour les femmes consacrées +à Dieu? Tant d'oubli serait d'autant plus +étrange qu'il avait à s'acquitter d'une dette; «car +enfin tu m'appartiens par un lien sacré, et le monde +sait que je t'ai toujours aimé d'un amour immodéré<a id="footnotetag174" name="footnotetag174"></a><a href="#footnote174"><sup>174</sup></a>.»</p> + +<p>Et alors cette malheureuse ouvre son coeur gonflé +de tendresse et d'amertume. Elle lui retrace la grandeur +et la constance de son dévouement; elle insiste, +avec un peu de ressentiment, sur les deux sacrifices +de sa vie, son mariage et son entrée au couvent. Elle +l'a épousé pour lui obéir; pour lui obéir, elle s'est +donnée à Dieu. Il fallait qu'en toute chose on vît +qu'il était le maître unique de son coeur comme de +sa personne<a id="footnotetag175" name="footnotetag175"></a><a href="#footnote175"><sup>175</sup></a>, car c'est lui seul en lui qu'elle a aimé. +Être aimée de lui, c'était son orgueil; le nom de sa +maîtresse, c'était sa gloire. Qui ne le lui aurait pas +envié? Quelle femme, quelle vierge ne brûlait pas à sa +vue? Quelle reine ou grande dame n'a point porté envie +à ses plaisirs<a id="footnotetag176" name="footnotetag176"></a><a href="#footnote176"><sup>176</sup></a>? Mais aussi comme il avait ce qui eût +séduit toute femme! quel était le charme de sa parole +et la douceur de ses chansons! Ces chansons +qui volaient dans toutes les bouches, qui par tous +les pays allaient célébrer leur amour, dont la douce +mélodie devait laisser un souvenir de leur nom dans +la mémoire de la foule ignorante, c'était là ce qui +excitait le plus la jalousie des autres femmes. Aussi +comme toutes elles soupiraient pour lui! car de tous +les dons du corps et de l'âme, aucun ne lui manquait. +Et quelle est celle des rivales d'Héloïse, qui, +la voyant privée de tant de délices, ne compatirait +maintenant à son malheur? quel ennemi si cruel, +homme ou femme, n'aurait pas pitié d'elle aujourd'hui? +«J'ai été bien coupable.... Non, tu le sais, +toi, je suis innocente. Le crime n'est pas dans l'effet +de l'acte, mais dans le sentiment de l'agent, et la +justice ne pèse pas ce qui a été fait, mais le coeur +de celui qui l'a fait. Or, ce qu'a toujours été mon +coeur pour toi, tu peux en juger seul, toi qui l'as +éprouvé; je soumets tout à ton jugement; je souscris +en tout à ton témoignage<a id="footnotetag177" name="footnotetag177"></a><a href="#footnote177"><sup>177</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote174" name="footnote174"></a><b>Note 174:</b><a href="#footnotetag174"> (retour) </a> «Tanto te majore debito noveris obligatum quanto te amplius nuptialis +foedere sacramenti constat esse adstrictum, et eo te magis mihi obnoxium +quo te semper, ut omnibus patet, immoderato amore complexa +sum. (Ibid., p. 44.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote175" name="footnote175"></a><b>Note 175:</b><a href="#footnotetag175"> (retour) </a> «Ut te tam corporis mei quam animi unicum possessorem ostenderem.» +(Ibid., p. 46.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote176" name="footnote176"></a><b>Note 176:</b><a href="#footnotetag176"> (retour) </a> «Dulcius semper mihi extitit amicae vocabulum, aut, si non indigneris, +concubinae vel scorti.... Dignius videretur tua dici meretrix quam.... +imperatrix.... Quae conjugata, quae virgo non concupiscebat absentem +et non exardebat in praesentem? Quae regina vel praepotens femina gaudiis +meis non invidebat?» (<i>Ibid.</i>, p. 45, 46.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote177" name="footnote177"></a><b>Note 177:</b><a href="#footnotetag177"> (retour) </a> «Ut etiam illiteratos melodiae dulcedo tui non sineret immemores esse. +Atque hinc maxime in amorem tui feminae suspirabant.... Quod enim +bonum animi vel corporis tuam non exornabat adolescentiam? Quam tunc +mihi invidentem nunc tantis privatae delitiis compati calamitas mea non +compellat....? Et plurimum nocens, plurimum, ut nosti, sum innocens. +Non enim rei effectus, etc.» (<i>Ibid.</i>) + +<p>Ce que dit ici Héloïse sur l'intention qui seule fait la faute est un point +de doctrine qu'elle devait à son amant, et qu'il a développé dans ses ouvrages +de théologie, peut-être avec une exagération que les modernes n'ont +pas surpassée. Voyez le Commentaire sur l'épître aux Romains (p. 625); +les Problèmes (p. 426); l'Éthique, <i>passim</i>, et le troisième livre de cet +ouvrage.</p></blockquote> + +<p>Et pourtant, continue-t-elle, il la néglige et l'oublie +au point que depuis le jour de sa conversion, présent, +elle ne peut jouir de son entretien; absent, +elle n'est point consolée par ses lettres. C'est donc +vrai, ce que tout le monde soupçonne; il n'a aimé +en elle que le plaisir, et tout s'est évanoui avec les +désirs qui ne sont plus. Elle n'est pas seule à le +penser, c'est une conjecture publique. Plût à Dieu +qu'elle pût lui trouver quelque excuse! Mais son +silence le condamne. A défaut de sa présence, qu'il +lui rende au moins par ses lettres sa chère et fugitive +image. Pourquoi lui refuser une petite chose et si +facile? Qu'il se souvienne que, toute jeune encore, +il l'a enchaînée à la vie du cloître. Elle l'y a précédé, +et non suivi, parce qu'il l'a voulu, parce qu'il se +souvenait que la femme de Loth avait, en fuyant, +retourné la tête. Si ce dévouement n'a rien mérité +de lui, à quoi est-il bon? Le sacrifice est vain, +car de Dieu, elle n'a point de récompense à espérer, +puisqu'elle n'a rien fait, rien encore, on le sait, +pour l'amour de lui; mais Abélard, il eût couru aux +enfers, que sur un ordre de lui, elle l'y aurait suivi +ou devancé. «Car mon âme n'était pas avec moi, +mais avec toi. Et maintenant encore, si elle n'est +avec toi, elle n'est nulle part au monde<a id="footnotetag178" name="footnotetag178"></a><a href="#footnote178"><sup>178</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote178" name="footnote178"></a><b>Note 178:</b><a href="#footnotetag178"> (retour) </a> «Nulla mihi super hoc merces expectanda est a Deo, cujus adhoc +amore nihil me constat egisse.... Ad vulcania loca te properantem praecedere +aut sequi pro jussu lau nemine dubitarem. Non enim mecum animus +meus, sed tecum erat; sed et nunc maxime, si tecum non est, nusquam est. (Ep. u, p. 47.)</blockquote> + +<p>Elle conclut en le priant par grâce de lui écrire, +elle a besoin d'une lettre qui lui rende quelque force, +afin de vaquer plus librement aux devoirs du service +divin. Autrefois, pour l'entraîner à des voluptés +temporelles, il la poursuivait de ses lettres; il mettait, +par ses vers, le nom de son Héloïse dans la bouche +de tous. «Toutes les places publiques, toutes les +maisons le répétaient. Combien tu ferais mieux +de m'appeler maintenant à Dieu, comme alors à la +passion<a id="footnotetag179" name="footnotetag179"></a><a href="#footnote179"><sup>179</sup></a>!» Et elle finit ainsi cette étrange et incomparable +lettre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote179" name="footnote179"></a><b>Note 179:</b><a href="#footnotetag179"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. II, p. 48.</blockquote> + +<p>Abélard répond comme un <i>frère spirituel à sa +bien-aimée soeur en Jésus-Christ</i><a id="footnotetag180" name="footnotetag180"></a><a href="#footnote180"><sup>180</sup></a>. Il s'excuse d'un +long silence par la confiance absolue qu'il a dans sa +sagesse, sa piété, sa science. Il n'a pas cru qu'elle +eût besoin d'être exhortée ou consolée, elle à qui +Dieu a départi tous les dons de sa grâce. Ce qui eût +été superflu, quand elle n'était que prieure d'Argenteuil, +l'est plus encore maintenant qu'elle est +abbesse du Paraclet. Cependant en promettant de +lui adresser des instructions, quand il connaîtra +mieux ce qu'elle désire, il s'empresse du moins de +lui envoyer un psautier. Puis passant à la situation +funeste où lui-même il se trouve, il la supplie, elle +et les saintes filles, de prier pour lui. Ses maux et +ses périls ne lui ont jamais rendu plus nécessaire +cette pieuse intercession. Et il ne manque pas +d'établir avec exemples et citations l'efficacité des +prières. Mais ce sont surtout les siennes, celles +d'une femme dont la sainteté est, il n'en doute pas, +si puissante auprès de Dieu, qu'il réclame avec instance. +Cela est juste; car il lui appartient, et il lui +rappelle ce que disent les Proverbes et l'Ecclésiaste +de ce que la femme est pour son mari. L'apôtre dit +que <i>le mari infidèle est sanctifié par la femme fidèle</i>; +et, en France, qui a sauvé Clovis? ce ne sont pas +les prédications des saints, ce sont les prières de +Clotilde<a id="footnotetag181" name="footnotetag181"></a><a href="#footnote181"><sup>181</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote180" name="footnote180"></a><b>Note 180:</b><a href="#footnotetag180"> (retour) </a> «Dilectissime sorori suae in Christo frater ejus in ipso.» (Id., ep. III, +p. 49.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote181" name="footnote181"></a><b>Note 181:</b><a href="#footnotetag181"> (retour) </a> 1 Cor. VII, 14; <i>Ab. Op.</i>, ep. III, p. 52.</blockquote> + +<p>Au Paraclet, l'usage était, elle le sait, que lorsqu'il +était présent, la communauté, en terminant +les heures canoniales, dît une oraison à l'intention +de son fondateur, et qu'après avoir chanté le verset +et le répons du jour, on ajoutât les prières et la collecte +suivante:</p> + +<p>«RÉPONS. Ne m'abandonnez pas et ne vous éloignez +pas de moi, Seigneur.</p> + +<p>«VERSET. Soyez toujours attentif à me secourir, +Seigneur.</p> + +<p>«PRIÈRE. Sauvez, mon Dieu, votre serviteur qui +espère en vous. Seigneur, entendez ma prière et +que mes cris aillent jusqu'à vous<a id="footnotetag182" name="footnotetag182"></a><a href="#footnote182"><sup>182</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote182" name="footnote182"></a><b>Note 182:</b><a href="#footnotetag182"> (retour) </a> Toutes ces prières sont tirées des psaumes XXXVII, LXXXV et CI.</blockquote> + +<p>«ORAISON. Dieu qui avez daigné réunir en votre +nom, par la main de votre serviteur, vos petites +servantes, nous vous supplions de lui accorder +ainsi qu'à nous le don de persévérer dans votre +volonté. Par notre Seigneur, etc.»</p> + +<p>A ces prières, Abélard demande qu'on en substitue +de nouvelles, dont il envoie le texte, et qui, +composées dans la même forme, sont plus instantes, +plus précises, et se rapportent mieux à sa violente +situation<a id="footnotetag183" name="footnotetag183"></a><a href="#footnote183"><sup>183</sup></a>. Il termine par un voeu qui devait être +accompli. Si ses ennemis réussissent et lui ôtent la +vie, il désire que son corps, ailleurs inhumé ou +délaissé, soit transporté dans le cimetière du Paraclet, +afin que ses filles ou plutôt ses soeurs, en +voyant son tombeau, adressent pour lui plus de +prières à Dieu; car il ne sait pas, pour une âme gémissante +de l'erreur de ses péchés, un lieu plus +sûr et plus salutaire que le temple voué au divin +Consolateur.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote183" name="footnote183"></a><b>Note 183:</b><a href="#footnotetag183"> (retour) </a> Voici l'oraison: «Deus qui por servum tuum ancillulas tuas in nomino +tuo dignatus es aggregare, te quoesumus ut cum ab omni adversitate +protegas et ancillis tuis incolumem roddas. Per Dominum, etc.» (<i>Ab. Op.</i>, +ep. III, p. 53)</blockquote> + +<p>Telle est la lettre qu'Abélard, alors rempli de +piété et de tristesse, envoie pour consolation à celle +qui lui <i>fut chère dans le siècle</i> et qui lui est maintenant +<i>très-chère en Jésus-Christ</i><a id="footnotetag184" name="footnotetag184"></a><a href="#footnote184"><sup>184</sup></a>. On voit qu'il se +concentre dans les sentiments et les devoirs pour +ainsi dire officiels de sa position, et que, par un +effort réfléchi, il s'élève ou se réduit à la mission +austère et tendre d'un guide mystique et d'un frère +en esprit et en vérité. Tout ce qui dut alors se +passer dans son âme, Dieu seul le sait, et nous n'essaierons +pas de peindre ce que nous ne devinons qu'à +demi.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote184" name="footnote184"></a><b>Note 184:</b><a href="#footnotetag184"> (retour) </a> <i>Id. ib</i>., p. 40.</blockquote> + +<p>La controverse était, à cette époque, la forme naturelle +de l'esprit humain. Les lettres d'Abélard et +d'Héloïse sont tour à tour des thèses et des réfutations, +et elle argumente en lui répondant. Nous n'analyserons +pas cette réponse où la discussion prend place à +côté des aveux emportés de la passion. Nous ne montrerons +pas Héloïse repoussant presque comme une +parole trop dure le voeu suprême d'Abélard qui osait +parler de sa mort, et lui reprochant de leur demander +des prières le jour où <i>les malheureuses ne sauront +plus que pleurer</i><a id="footnotetag185" name="footnotetag185"></a><a href="#footnote185"><sup>185</sup></a>; puis, entreprenant d'établir en +forme qu'il a tort de dire tant de bien des femmes, +qu'elles ont toujours fait un grand mal à ceux qui les +ont aimées, et que l'Ecriture en maint passage leur +est défavorable; nous ne la montrerons pas se citant +alors en exemple, et se complaisant dans la peinture +des faiblesses de son âme. Tout le monde doit lire +ces pages uniques où elle qualifie ses fautes dans le +langage sévère de la religion, et confesse sans remords +que le remords lui est inconnu; où, déchirant +le voile qui couvrait ses souvenirs, ses regrets, ses +désirs les moins exprimables, elle semble prendre à +coeur de répudier tous les mérites que se plaisait à +louer en elle Abélard, afin qu'il n'y trouve plus que +l'immortel amour que lui-même alluma. Comment +rendre, en effet, l'aveu des pensées ardentes que +l'abbesse du Paraclet nourrit dans la solitude de sa +cellule, dans l'isolement de ses nuits, et qui la suivent +à l'autel, et la charment plus encore qu'elles ne l'obsèdent +au bruit des chants d'église? Tout cela est si +sérieux et si vrai que, lorsque Héloïse parle elle-même, +on oublie l'impureté des paroles. Traduites et répétées, +elles perdraient tout ensemble le feu qui les +anime et la vérité qui les excuse. Ne citons que quelques +mots qui révèlent avec une rude ingénuité ce +que cette âme si ferme pensait d'elle-même.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote185" name="footnote185"></a><b>Note 185:</b><a href="#footnotetag185"> (retour) </a> «Flere tunc miseris tantum vocabit, non orare licebit.» (<i>Ab. Op.</i>, +ep. IV, p. 55.)</blockquote> + +<p>«Mes passions m'oppriment d'autant plus que ma +nature est plus faible. Ils me disent chaste, ceux +qui n'ont pas découvert que je suis hypocrite. Ils +confondent la pureté de la chair avec la vertu, +quoique la vertu soit de l'âme et non du corps. +J'ai quelque mérite parmi les hommes, je n'en ai +pas devant Dieu; il sonde les reins et les coeurs, +et il voit ce qui est caché. On me tient pour religieuse, +dans ce temps où ce n'est pas une petite +partie de la religion que l'hypocrisie, où les plus +grandes louanges sont assurées à celui qui ne blesse +pas le jugement des hommes. Et peut-être est-il +louable et dans une certaine mesure agréable à +Dieu de ne point scandaliser l'Église par l'exemple +des oeuvres extérieures, quelle que soit d'ailleurs +l'intention; on évite ainsi d'exciter les infidèles à +blasphémer le nom du Seigneur, et d'avilir, aux +yeux des hommes charnels, l'ordre où l'on a fait +profession. C'est aussi un certain don de la grâce +divine, sinon de faire le bien, au moins de s'abstenir +du mal. Mais qu'importe ce premier pas, +si le second ne le suit, selon qu'il est écrit: <i>Éloigne-toi +du mal et fais le bien?</i> (Ps. XXXVI, 27.) Et encore +l'un et l'autre précepte est-il vainement accompli, +s'il ne l'est par l'amour de Dieu. Or, dans toutes +les situations de ma vie, Dieu le sait, je crains plus +encore de t'offenser que d'offenser Dieu; c'est à +toi que je désire plaire plutôt qu'à lui. C'est ton +ordre et non l'amour divin qui m'a fait prendre cet +habit. Vois donc quelle malheureuse et lamentable +vie je mène, si j'endure ici tant de maux sans +fruit, ne devant avoir aucune rémunération dans +la vie future. Longtemps ma dissimulation t'a +trompé comme beaucoup d'autres; tu prenais l'hypocrisie +pour de la religion, et voilà comme en te +recommandant à mes prières, tu me demandes ce +que j'attends de toi. Cesse, je t'en conjure, de +présumer ainsi de moi, et ne renonce pas à +m'aider en priant pour moi. Ne me juge pas guérie +et ne me retire point le bienfait du remède; +ne me crois pas riche et n'hésite pas à secourir +mon indigence; ne me parle pas de ma force, car +je puis tomber avant que tu n'aies soutenu ma faiblesse +chancelante.</p> + +<p>«Cesse donc tes louanges.... Le coeur de l'homme +est mauvais et impénétrable. Qui le connaîtra? +L'homme a des voies qui paraissent droites, et +finalement elles conduisent à la mort. Aussi est-il +téméraire de le juger; l'examen n'en est réservé +qu'à Dieu; c'est ainsi qu'il est écrit: <i>Tu ne loueras +pas l'homme durant la vie</i><a id="footnotetag186" name="footnotetag186"></a><a href="#footnote186"><sup>186</sup></a>. Et surtout il ne faut pas +le louer, quand la louange peut le rendre moins +louable. Ainsi tes louanges sont pour moi d'autant +plus dangereuses qu'elles me sont plus douces; et +j'en suis d'autant plus captivée et charmée que je +mets mon étude à te plaire en toutes choses. Crains +pour moi, je t'en conjure, au lieu d'être sûr de +moi, et que ta sollicitude me vienne toujours en +aide. C'est aujourd'hui qu'il faut craindre, aujourd'hui +que tu ne calmes plus les désirs de mon âme<a id="footnotetag187" name="footnotetag187"></a><a href="#footnote187"><sup>187</sup></a>. +Ne me dis donc plus, pour m'exhorter au courage +et m'exciter au combat, ces mots de l'apôtre: <i>La +vertu s'achève dans la faiblesse.... Celui-là seul sera +couronné qui aura régulièrement combattu</i><a id="footnotetag188" name="footnotetag188"></a><a href="#footnote188"><sup>188</sup></a>. Je ne +cherche pas la couronne de la victoire; il me suffit +d'échapper au péril. Il est plus sûr de l'éviter +que d'engager le combat. Dans quelque coin du +ciel que Dieu me relègue, il fera bien assez pour</p> + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote186" name="footnote186"></a><b>Note 186:</b><a href="#footnotetag186"> (retour) </a> <i>Eccl</i>., XI, 30. Il y a dans le texte sacré: <i>Ne loue pas un homme +avant sa mort.</i></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote187" name="footnote187"></a><b>Note 187:</b><a href="#footnotetag187"> (retour) </a> «Nunc vere praecipue timendum est ubi nullum incontinentiae meae +superest in te remedium. (<i>Ab. Op</i>., ep. IV, p. 61.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote188" name="footnote188"></a><b>Note 188:</b><a href="#footnotetag188"> (retour) </a> II Cor. XII, D.—II Timoth. II, 5.</blockquote> + +<p>Abélard accueillit cette lettre comme une confession +pour y répondre par une <i>homélie</i><a id="footnotetag189" name="footnotetag189"></a><a href="#footnote189"><sup>189</sup></a>. Il en +traita tous les points avec méthode, et trouva dans +toutes les plaintes d'une infortunée le motif ou le +prétexte d'un sermon. D'abord, il ne veut voir dans +les aveux d'Héloïse qu'une preuve d'humilité, et il +l'approuve de ne point aimer la louange, pourvu +cependant qu'elle prenne garde d'imiter la Galatée +de Virgile qui fuit et cherche en fuyant ce qu'elle +semble éviter. A la peinture de leurs malheurs passés +et de ses cruels regrets, il répond comme un confesseur +que ces maux sont un châtiment mérité, une +leçon utile, une expiation nécessaire. Il lui rappelle +fort nettement leurs péchés, afin de la bien convaincre +que Dieu ne leur a fait que justice. Il la prie +donc très-instamment de déposer toute cette amertume +dont il la croyait délivrée, et surtout de ne +plus déplorer les circonstances de leur commune +conversion, dont elle devrait plutôt remercier le ciel. +Il la conjure, puisqu'elle tient tant à lui plaire, de +lui épargner le tourment qu'elle lui cause, et si elle +croit qu'il aille vers Dieu, de ne pas se séparer de +lui. «Viens à moi, et sois ma compagne inséparable +dans l'action de grâces, toi qui as participé à la +faute et au bienfait. Car Dieu n'a pas non plus +oublié ton salut, que dis-je? il s'est surtout souvenu +de toi, lui qui t'avait en quelque sorte marquée +comme à lui par un nom prophétique, en +t'appelant Héloïse de son propre nom qui est +<i>Héloïm</i><a id="footnotetag190" name="footnotetag190"></a><a href="#footnote190"><sup>190</sup></a>. C'est lui, dis-je, qui a voulu dans sa +bonté nous sauver tous deux, lorsque le démon +s'efforçait de nous perdre, en ne frappant qu'un +de nous. Car peu de temps avant que le malheur +arrivât, il nous avait liés l'un à l'autre par l'indissoluble +loi du sacrement du mariage, et tandis +que t'aimant sans mesure, je ne souhaitais que +de te garder à jamais, déjà il préparait tout pour +que cet événement nous ramenât à lui. Car si tu +ne m'avais été unie par le mariage, lorsque j'ai +quitté le siècle, les prières de tes parents ou les +désirs de la chair t'auraient enchaînée au siècle. +Vois donc combien Dieu s'inquiétait de nous, +comme s'il nous réservait à quelque grand emploi, +et qu'il vît avec indignation ou avec regret que +cette science littéraire, ces talents qu'il nous avait +remis à tous deux, ne fussent point dépensés pour +<i>l'honneur de son nom</i><a id="footnotetag191" name="footnotetag191"></a><a href="#footnote191"><sup>191</sup></a>; ou comme s'il eût craint +pour son serviteur plein d'incontinence, parce +qu'il est écrit que les femmes font apostasier les +sages mêmes: témoin Salomon le plus sage des +hommes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote189" name="footnote189"></a><b>Note 189:</b><a href="#footnotetag189"> (retour) </a> Id., ep. V, p. 62 et suiv.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote190" name="footnote190"></a><b>Note 190:</b><a href="#footnotetag190"> (retour) </a> Abélard explique et décompose lui-même ce nom du Seigneur dans son +Commentaire sur la Genèse. En lisant ce passage dans l'Hexameron où le +nom d'Héloïm revient plusieurs fois sous sa plume, il est impossible de ne +pas penser qu'à quelque époque qu'il l'ait écrit, fût-ce dans les jourfs d'austère +retraite à Cluni, par une puissante liaison d'idées, le nom chéri devait +lui revenir avec des souvenirs bien différents des préoccupations de +l'exégèse et de la théologie. (<i>Expos. in Hexam. Thés. nov. anecd</i>., 1. V, +p. 1371.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote191" name="footnote191"></a><b>Note 191:</b><a href="#footnotetag191"> (retour) </a> Le mot <i>talent</i> est toujours pris par Abélard métaphoriquement dans le +sens de la parabole du père de famille. (Matt., XXV, 15, etc.)</blockquote> + +<p>«Combien au contraire le talent de ta sagesse +rapporte tous les jours d'usures au Seigneur! Déjà +tu lui as donné un troupeau de filles spirituelles, +tandis que je demeure stérile et que je travaille +inutilement parmi les enfants de perdition. Oh! +quelle perte détestable, quel déplorable malheur, +si aujourd'hui, t'abandonnant aux souillures des +voluptés de la chair, tu donnais douloureusement +le jour à quelques enfants du monde, au lieu de +cette famille nombreuse que tu enfantes avec joie +pour le ciel! Tu ne serais plus qu'une femme, +toi qui surpasses les hommes, et qui as changé la +malédiction d'Ève en bénédiction de Marie! Oh! +qu'il serait indécent que ces mains sacrées qui +tournent aujourd'hui les pages des livres divins, +fussent réduites à servir à des soins grossiers! +Dieu a daigné nous arracher aux souillures contagieuses, +aux plaisirs de la fange, et nous attirer à +lui par cette force dont il frappa saint Paul pour +le convertir, et peut-être a-t-il voulu, par notre +exemple, préserver d'une orgueilleuse présomption +les autres personnes habiles dans les lettres<a id="footnotetag192" name="footnotetag192"></a><a href="#footnote192"><sup>192</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote192" name="footnote192"></a><b>Note 192:</b><a href="#footnotetag192"> (retour) </a> «Hoc ipso fortassis exemplo nostro alios quoque literarium peritos ab +hac deterrere praesumptione. (<i> Ab. Op</i>., ep, v, p. 72-73.)</blockquote> + +<p>Puis, par un mouvement dont la véhémence éloquente +tranche avec sa manière un peu didactique, +Abélard l'engage à surmonter ses douleurs en lui +présentant le tableau des souffrances de Jésus-Christ, +exhortation presque inévitable dans la bouche du +prédicateur chrétien, mais qui sera éternellement +émouvante et pathétique.</p> + +<p>«Ma soeur,» ajoute-t-il, «c'est ton époux véritable +que cet époux de toute l'Église: garde-le devant tes +yeux, porte-le dans ton coeur.... C'est lui qui de +toi ne veut que toi-même. Il est ton véritable ami, +celui qui ne désirait que toi et non ce qui était à +toi. Il est ton véritable ami celui qui disait en mourant +pour toi: <i>Personne n'a pour ses amis une plus +grande affection que celui qui donne sa vie pour +eux</i>, (Jean, XV, 13.) Il t'aimait, lui, véritablement, +et non pas moi. Mon amour, qui nous enveloppait +tous deux dans le péché, était de la concupiscence, +et non de l'amour. Je satisfaisais en toi +mes désirs misérables, et c'était là tout ce que j'aimais. +J'ai, dis-tu, souffert pour toi, et c'est peut-être +vrai; mais j'ai plutôt souffert par toi, et encore +malgré moi; j'ai souffert, non pour l'amour de toi, +mais par contrainte et par force, non pour ton +salut, mais pour ta douleur. Lui seul a souffert +salutairement, volontairement pour toi, qui par +sa passion guérit toute langueur, écarte toute passion. +Que pour lui donc, je t'en prie, et non pour +moi, soit tout ton dévouement, toute ta compassion, +toute ta componction. Pleure cette iniquité +si cruelle commise sur une si grande innocence, +et non la juste vengeance de l'équité sur moi, ou +plutôt, je te l'ai dit, une grâce suprême pour tous +deux.... Pleure ton réparateur et non ton corrupteur, +celui qui t'a rachetée, et non celui qui t'a +perdue, le Seigneur mort pour toi, et non un esclave +vivant, ou plutôt qui vient enfin d'être vraiment +délivré de la mort. Prends garde, je t'en +prie, que ce que dit Pompée à Cornélie gémissante +ne te soit honteusement appliqué: <i>Pompée survit +aux combats, mais sa fortune a péri, et tu pleures; +c'est donc là ce que tu aimais</i><a id="footnotetag193" name="footnotetag193"></a><a href="#footnote193"><sup>193</sup></a>. Pense à cela, je t'en +supplie, et rougis, à moins que tu ne veuilles +défendre de honteuses fautes. Accepte donc, ma +soeur, accepte patiemment ce qui nous est arrivé +miséricordieusement....<a id="footnotetag194" name="footnotetag194"></a><a href="#footnote194"><sup>194</sup></a>»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote193" name="footnote193"></a><b>Note 193:</b><a href="#footnotetag193"> (retour) </a><div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Vivit posi proella Magnus,</p> +<p>Sed fortuna perit; quod défies illud amasti.</p> +<p>(Lucan. <i>Phar</i>., \. XIII, v. 84.)</p> + </div> </div></blockquote> + + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote194" name="footnote194"></a><b>Note 194:</b><a href="#footnotetag194"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. V, p. 73-76.</blockquote> + +<p>«Je rends grâces au Seigneur qui t'a dispensée de +la peine et réservée à la couronne. Tandis que par +une seule souffrance corporelle, il a glacé en moi +toute ardeur coupable, il a réservé à ta jeunesse +de plus grandes souffrances de coeur par les continuelles +suggestions de la chair, pour te donner +la couronne du martyre. Je sais qu'il te déplaît d'entendre +cela, et que tu me défends de parler ainsi, +mais c'est le langage de l'éclatante vérité; à celui +qui combat toujours appartient la couronne, parce +que <i>nul ne sera couronné qui n'aura pas régulièrement +combattu</i>. Pour moi, aucune couronne ne me +reste, parce que je n'ai plus à combattre.» Il finit +en lui demandant ses prières, et en lui adressant une +nouvelle formule d'oraison qu'elle récitera avec ses +religieuses, mais qui n'est visiblement que pour elle.</p> + +<p>Chose étrange! cette prière, dans sa forme liturgique +et sacrée, est peut-être ce qu'il lui écrit de +plus tendre. L'amour respire dans cet élan de l'âme +vers une céleste pureté.</p> + +<p>«Dieu qui, dès la première création de l'humanité, +formas la femme de la côte de l'homme, et +consacras comme un très-grand sacrement l'union +nuptiale; toi qui as relevé le mariage par un immense +honneur, soit en naissant d'une femme mariée, +soit en consommant les miracles de ta naissance, +et qui as jadis accordé le mariage comme +un remède aux égarements de ma fragilité; ne méprise +pas les prières de ta faible servante, prières +que j'épanche en présence de ta majesté et pour +mes fautes et pour celles de mon bien-aimé<a id="footnotetag195" name="footnotetag195"></a><a href="#footnote195"><sup>195</sup></a>. +Pardonne, ô très-clément! ô la clémence même! +pardonne à nos crimes si grands, et que l'immensité +de nos péchés éprouve la grandeur de ta miséricorde +ineffable. Punis, je t'en supplie, des coupables +dans la vie présente, afin de les épargner +dans la vie future; punis une heure, afin de ne +point punir une éternité. Prends envers tes serviteurs +la verge de correction, non le glaive de la +colère. Afflige la chair pour sauver les âmes. Épure +et ne venge pas, sois bon plutôt que juste; le +Père miséricordieux n'est pas un Seigneur austère. +Éprouve-nous, Seigneur, et tente-nous, comme te +le demande le Prophète. Ne semble-t-il pas dire: +Regarde d'abord nos forces, et modère en conséquence +le poids des tentations. Ainsi parle le bien-heureux +saint Paul dans ses promesses à tes fidèles: +<i>Car Dieu est puissant, et ne souffrira pas que vous +soyez tenté au delà de votre pouvoir, mais il vous +donnera, avec la tentation même, la puissance d'en +triompher.</i> (1 Cor. X, 13.) Tu nous as unis, Seigneur, +et tu nous as séparés quand il t'a plu et +comme il t'a plu. Maintenant, Seigneur, ce que tu +as miséricordieusement commencé, accomplis-le +en miséricorde; et ceux que tu as une fois séparés +dans le monde, réunis-les à toi à jamais dans le +ciel, ô notre espérance, notre appui, notre attente, +notre consolation, Seigneur, qui es béni dans les +siècles! Amen.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote195" name="footnote195"></a><b>Note 195:</b><a href="#footnotetag195"> (retour) </a> «Pro mei ipsis charique mei excessibus. (<i>Ab. Op.</i>, ep. V, p. 77.)</blockquote> + +<p>Héloïse reçut la prière, la répéta sans doute plus +d'une fois les yeux en pleurs, mais elle obéit: elle +n'objecta rien, ne concéda rien; elle promit seulement +de ne plus rien écrire de tout cela; elle savait +se sacrifier, mais non pas changer. Sa réponse +commence ainsi: «Pour que tu ne puisses en +rien m'accuser de désobéissance, le frein de ta +défense a été imposé à l'expression même d'une +douleur immodérée, afin qu'au moins en écrivant, +je retienne des paroles dont il serait difficile ou +plutôt impossible de se défendre dans un entretien. +Car rien n'est moins en notre puissance que notre +coeur; loin de lui pouvoir commander, force nous +est de lui obéir. Lorsque les affections du coeur +nous pressent, nul ne repousse leurs subites atteintes, +et elles éclatent facilement au dehors par +les actions, plus facilement encore par les paroles, +signes bien plus prompts des passions du coeur; +selon qu'il est écrit: <i>La bouche parle d'abondance +de coeur</i>. J'interdirai donc à ma main d'écrire ce +que je ne pourrais empêcher ma langue d'exprimer. +Dieu veuille que le coeur qui gémit soit aussi +prompt à obéir que la main qui écrit!</p> + +<p>«Tu peux cependant apporter quelque remède à ma +douleur, si tu ne peux l'enlever tout entière....<a id="footnotetag196" name="footnotetag196"></a><a href="#footnote196"><sup>196</sup></a>»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote196" name="footnote196"></a><b>Note 196:</b><a href="#footnotetag196"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>. ep, VI, p. 78.</blockquote> + +<p>Et le remède qu'elle demande, c'est qu'il veuille +bien d'abord lui enseigner l'origine historique des +ordres religieux de femmes, ainsi que leurs droits et +leur autorité; puis, lui envoyer une règle écrite, qui +convienne à la communauté, et détermine complètement +son état, ses devoirs et son habit. La lettre n'est +plus qu'une longue suite de questions et de réflexions +sur ces matières d'un intérêt purement monastique.</p> + +<p>Cette lettre est la dernière. Héloïse paraît n'avoir +plus écrit. Mais Abélard lui envoya la dissertation +qu'elle demandait avec un plan de vie religieuse et +une règle détaillée, qui est curieuse à lire et rédigée +avec beaucoup de soin et de sévérité. Aussi, assure-t-il +qu'en la composant, il a imité Zeuxis, qui pour +peindre la beauté d'une déesse, fit poser cinq jeunes +filles devant lui. Il a eu, lui, plus de modèles sous +les yeux pour retracer la vierge du Christ. Ces +modèles, ce sont les Pères de l'Église. J'ai cueilli +chez eux,» dit-il, «de nombreuses fleurs pour orner +les lis de ta chasteté<a id="footnotetag197" name="footnotetag197"></a><a href="#footnote197"><sup>197</sup></a>.» Désormais la correspondance +devint sans doute une pure correspondance +spirituelle. L'abbé de Saint-Gildas ne fut plus que +le directeur de l'abbesse du Paraclet; le couvent tout +entier l'appelait <i>notre maître</i>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote197" name="footnote197"></a><b>Note 197:</b><a href="#footnotetag197"> (retour) </a> Si nous n'avions déjà beaucoup cité, il y aurait un intérêt d'un autre +genre dans les extraits de la correspondance relative à la règle du couvent. +Héloïse avait remarqué que la règle commune aux couvents d'hommes et +de femmes était celle de Saint-Benoît, établie, dans l'origine, uniquement +pour les hommes, et elle demandait quelques adoucissements qui ne nous +paraissent nullement exagérés, comme, par exemple, la permission d'avoir +du linge. Abélard ne lui accorda pas toutes les modifications qu'elle demandait, +et lui composa avec force citations et réflexions une règle assez +peu différente de celle de Saint-Benoît. (<i>Ab. Op.</i>, ep. VII, p. 91; ep. VIII, +p. 130.) A la suite de la lettre d'Abélard, les archives du Paraclet contenaient +un règlement intérieur que l'on croit l'ouvrage d'Héloïse ou plutôt +l'expression de l'ordre qu'elle avait elle-même établi. Duchesne l'a imprimé. +(Ibid., p. 108.) Il paraît que c'est à peu près la règle de Saint-Benoît +suivant les statuts généraux de l'ordre de Prémontré. (<i>Hist. litt.</i>, +t. XII, p. 640.)</blockquote> + + + +<p>On peut se demander quel était l'état de l'âme +d'Abélard. Avait-elle été entièrement brisée par le +temps, le malheur, la réflexion, la préoccupation +accablante de ses chagrins et de ses périls? Le besoin +du repos, un sentiment de dignité personnelle, un +orgueil souffrant réglait-il sa conduite et son langage? +ou bien enfin la dévotion dominait-elle en lui tout +le reste? Il est probable que ces diverses causes +agissaient à la fois, et l'avaient amené peu à peu à +l'état où nous le voyons. Les croyances et les habitudes +de la religion et plus encore celles du sacerdoce +ont cet avantage de pousser et d'autoriser les hommes +à prendre une attitude convenue d'avance pour +autrui comme pour eux-mêmes, de leur permettre +des sentiments et un langage factices et pourtant +sincères et dignes, de leur donner enfin un personnage +à jouer en parfaite tranquillité de conscience. +Elles nous prêtent en un mot un caractère; elles font +en nous ce que les théologiens appellent un homme +nouveau. C'est un manteau que la grâce donne à la +nature, et la faiblesse humaine croit s'améliorer, +quand elle ne réussit qu'à se déguiser. Peut-être +a-t-elle raison; souvent le coeur ne gagne pas à être +vu. Et cependant la sympathie profonde sera toujours +pour l'âme ingénue et libre qui, ne s'environnant +que de voiles transparents, laissera percer sa +lumière intérieure, au risque de montrer le feu qui +la consume. Héloïse se conforma aux volontés +d'Abélard et pour lui à tous les devoirs de son état. +Sous la déférence de la religieuse, elle cacha le +dévouement de la femme. Elle le lui dit avec les +formes de la dialectique, jusques dans la suscription +de sa dernière lettre: <i>A Dieu spécialement, à lui +singulièrement</i><a id="footnotetag198" name="footnotetag198"></a><a href="#footnote198"><sup>198</sup></a>. Ce qui signifie en bonne logique, <i>à +Dieu par l'espèce, à lui comme individu</i>; et ce qui se +dirait en sens inverse aujourd'hui: «La religieuse est +à Dieu, la femme est à toi.» Mais elle n'ajouta pas +un mot de plus, et son coeur rentra dans le silence. +Elle vécut, puisqu'on le voulait, paisiblement, saintement; +elle asservit et sacrifia sans résistance toutes +ses actions à ce que réclamaient d'elle le ciel et son +amant. Mais inconsolable et indomptée, elle obéit et +ne se soumit pas; elle accepta tous ses devoirs, sans +en faire beaucoup de cas, et son âme n'aima jamais +ses vertus.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote198" name="footnote198"></a><b>Note 198:</b><a href="#footnotetag198"> (retour) </a> «Domino specialiter, sua singulariter.» (<i>Ab. Op</i>., ep. VI, p. 78.)</blockquote> + +<p>Les lettres d'Abélard et d'Héloïse sont un monument +unique dans la littérature. Elles ont suffi pour +immortaliser leurs noms. Moins de cent ans après que +le tombeau se fût fermé sur eux, Jean de Meun traduisit +ces lettres dans l'idiome vulgaire, et sa version +subsiste encore, témoignage irrécusable du vif intérêt +qu'elles inspirèrent de bonne heure aux poëtes. +Comme la langue des passions qui sont éternelles est +pourtant changeante, et suit les vicissitudes du goût +et les modes de l'esprit, on a plus d'une fois retraduit +pour la modifier, altéré pour l'embellir, l'expression +première de ces ardents et profonds amours. +Si l'auteur du poème de la Rose leur donnait, avec +son gaulois du XIIIe siècle, une humble naïveté, dédaignée +par Abélard, inconnue d'Héloïse, Bussy-Rabutin, +avec le français du XVIIe, leur prêtait, dans +un excellent style, un ton d'élégante galanterie, +autre sorte de mensonge. Ainsi, un épisode historique +fixé par des documents certains est devenu +comme un de ces thèmes littéraires qui se conservent +et s'altèrent par la tradition, et qui se renouvellent +selon le génie des époques et des écrivains. Peut-être +même y a-t-il eu des temps où tout le monde +ne savait plus s'il existait des lettres originales, +et dans bien des esprits, les noms d'Abélard et +d'Héloïse ont été près de se confondre avec ceux des +héros de romans. A diverses fois, on a repris leurs +aventures pour en faire le sujet de récits passionnés +ou de correspondances imaginaires. On ne s'est pas +borné à retoucher, à paraphraser leurs lettres, on +leur en a fabriqué de nouvelles, et la réalité a fait +place à la fiction. La poésie est venue à son tour; +elle a prêté à ces amants d'un autre âge les finesses +de sentiment, les combats, les remords qui conviennent +à la morale dramatique des temps modernes. +Elle a dénaturé leur amour réel, croyant le +rendre plus intéressant; et telle est la puissance de +certaines conventions littéraires qu'elles paraissent +quelquefois plus vraies que les faits. L'Héloïse de +Pope est devenue, pour de certaines époques, l'Héloïse +de l'histoire, à ce point que l'auteur du <i>Génie +du Christianisme</i>, voulant peindre l'amante chrétienne, +n'a imaginé rien de mieux que de la chercher +dans les vers de Colardeau<a id="footnotetag199" name="footnotetag199"></a><a href="#footnote199"><sup>199</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote199" name="footnote199"></a><b>Note 199:</b><a href="#footnotetag199"> (retour) </a> <i>Gén. du Christ</i>., part. II, l. III, c. V.—On y lit ces mots: «Femme +d'Abeillard, elle (Héloïse) vit et elle vit pour Dieu.» J'aime mieux ce +jugement de d'Alembert répondant à Rousseau: «Quand vous dites que les +femmes <i>ne savent ni décrire ni sentir</i> l'amour même, il faut que vous n'ayez +jamais lu les lettres d'Héloïse ou que vous ne les ayez lues que dans quelque +poëte qui les aura gâtées.» (Lettre à M. Rousseau, <i>Mél. de phil.</i>., +t. II.) On trouve la traduction de Bussy-Rabutin et presque toutes les +pièces de vers composées au nom d'Héloïse et d'Abélard dans un volume +in-12 publié à Paris en 1841; le texte de Pope est réimprimé dans l'Abélard +illustré de M. Oddoul.</blockquote> + +<p>Le sentiment du réel a commencé à renaître parmi +nous, et c'est aujourd'hui dans leur correspondance +authentique que nous voulons retrouver Héloïse et +Abélard. Ce qu'on en vient de lire suffit, ce me +semble, pour la faire connaître. On ne peut songer +à comparer ces lettres qu'aux Lettres portugaises, si +toutefois l'imagination n'a point celles-ci à se reprocher. +Dans les premières, le fond de deux âmes +souffrantes apparaît avec les formes de l'esprit du +temps: l'amour et la douleur y empruntent le langage +d'une érudition sans discernement, d'un art +sans beauté, d'une philosophie sans profondeur; +mais ce langage pédantesque, c'est bien le coeur qui +le parle, et le coeur est en quelque sorte éloquent +par lui-même. Si le goût n'a point orné le temple, +le feu qui brille sur l'autel est un feu divin. Plus +heureuse que la pensée, la passion peut se passer +plus aisément de la perfection de la forme, et quel +que soit le vêtement dont la recouvre un art inhabile, +elle se fait reconnaître à ses mouvements, comme +la déesse de Virgile à sa démarche: <i>Incessu patuit +dea</i>.</p> + +<p>Reprenons notre récit.—Lorsqu'une fois les rapports +d'Abélard avec la supérieure de l'abbaye du +Paraclet eurent été réglés, et qu'il se fut affranchi +de ses derniers liens avec le couvent de Saint-Gildas<a id="footnotetag200" name="footnotetag200"></a><a href="#footnote200"><sup>200</sup></a>, +il se livra sans réserve à la sollicitude qu'elle lui inspirait, +et il porta dans ses communications chrétiennes +et intellectuelles un intérêt et une affection +qui lui paraissaient acquitter les dettes de son coeur, +sans compromettre les froids devoirs de sa profession. +Nous avons encore une partie des écrits qu'il +adressait aux religieuses dans sa paternelle vigilance +pour leur perfection, pour leur instruction, et peut-être +aussi dans son désir de ne pas cesser d'occuper +leur âme et de maîtriser leur pensée. Tantôt c'est une +exhortation développée à l'étude des langues et des +lettres, où l'on voit en même temps l'estime qu'il +faisait de l'esprit des femmes et sa manière supérieure +d'entendre la religion, dont il ne voulait pas +faire un formulaire attentivement récité, mais une +science bien étudiée et profondément comprise. Tantôt +c'est un panégyrique de saint Étienne, composé +spécialement à l'intention des filles du Paraclet. Puis +ce sont des homélies ou des sermons écrits pour elles +et qu'il prononça sans doute dans leur chapelle, +quand il se fut définitivement rapproché de Paris<a id="footnotetag201" name="footnotetag201"></a><a href="#footnote201"><sup>201</sup></a>. +Pour Héloïse, il lui adresse de véritables ouvrages, +monuments de l'intime et mutuelle confiance qui, +entre ces deux intelligences, survivait à tout le reste. +Un jour, elle lui envoie un recueil de quarante-deux +problèmes de théologie que la lecture de l'Écriture +sainte lui a suggérés et dont un assez grand nombre +roule sur des questions de second ordre. Il lui répond +par quarante-deux solutions motivées, dont +quelques-unes sont de petites dissertations<a id="footnotetag202" name="footnotetag202"></a><a href="#footnote202"><sup>202</sup></a>. Pour elle, +il compose un livre d'hymnes et de séquences qui ne +sont pas dénuées de quelque talent poétique. Pour +elle, il réunit ses sermons en une collection qu'il lui +dédie par quelques mots simples et tendres<a id="footnotetag203" name="footnotetag203"></a><a href="#footnote203"><sup>203</sup></a>. Enfin, +c'est à sa demande qu'il écrit son <i>Hexameron</i>, ouvrage +théologique d'une assez grande importance, et +qui contient, ainsi que le nom l'indique, des recherches +sur l'oeuvre des six jours ou un commentaire +sur la Genèse<a id="footnotetag204" name="footnotetag204"></a><a href="#footnote204"><sup>204</sup></a>. C'est surtout dans le prologue +de ses ouvrages qu'on le voit épancher d'un ton triste +et doux les sentiments qu'il se croit permis avec +Héloïse; et maintenant qu'il a établi entre elle et lui +ce commerce pieux et savant de saint Jérôme avec +Paule ou Marcelle, il s'y abandonne complaisamment, +et même dans les limites de la science et de +la religion, il laisse voir encore un désir passionné +de lui plaire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote200" name="footnote200"></a><b>Note 200:</b><a href="#footnotetag200"> (retour) </a> Nous avons vu qu'on ne sait pas l'époque précise de cette rupture; +mais elle fut antérieure à 1138 et probablement de plusieurs années.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote201" name="footnote201"></a><b>Note 201:</b><a href="#footnotetag201"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>., part II, ep. VI, <i>Ad virgin. paracl.</i>, p. 251. Comparez avec +la fin de la lettre VIII, p. 197, ep. VII <i>ad easdem.—De laude S. Stephani</i>, +p. 203.—<i>Sermones per annum legendi</i>, p. 730. Quelques-uns cependant +de ces sermons sont composés pour des moines, notamment le sermon +XXXI, en l'honneur de saint Jean-Baptiste. p. 940.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote202" name="footnote202"></a><b>Note 202:</b><a href="#footnotetag202"> (retour) </a> <i>Heloissae problemata</i> cum <i>M.P. Aboelardi solutionibus</i>, p. 384.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote203" name="footnote203"></a><b>Note 203:</b><a href="#footnotetag203"> (retour) </a> Voyez la dédicace des sermons (p. 129) et la lettre d'envoi des chants +d'Église. (<i>Bibl. de l'École des chartes</i>, t. III, 2e liv., 1842, et <i>Ann. de philos. +chrét</i>., janvier 1844.) Le manuscrit de Bruxelles, qui contient ces poésies +sacrées, renferme quatre-vingt-quatorze hymnes ou séquences (proses ou +cantiques) pour tout le cours de l'année. Ce ne sont pas les seuls vers +d'Abélard. La <i>Gallia Christiana</i> lui attribue un distique fort insignifiant sur +une alliance entre le roi de France et le roi d'Angleterre. M. Cousin a publié +une longue épître à son fils Astrolabe. Duchesne et Duboulai, sur l'autorité +du docteur Clichton, lui attribuent également une prose rimée sur le +mystère de l'incarnation, chantée autrefois dans plusieurs églises. Je préfère +cette autre pièce intitulée <i>Rhythme sur la Sainte-Trinité</i> et que Durand +et Martène ont tirée d'un manuscrit de l'abbaye du Bec: + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>[Grec: Alpha] et [Grec: Omega], Magne Deus, Heli, Heli, Deus meus,</p> +<p>Cujus virtus totum posse, cujus sensus totum nosse,</p> +<p>Cujus esse summum bonum, cujus opus quidquid bonum, etc.</p> + </div> </div> + +<p><i>Gall. Christ</i>, t. VII, p. 595.—<i>Fragm. philos</i>., t. III, p. 440.—<i>Ab. +Op</i>., p. 1138.—<i>Hist. Universit. parisiens., t. II, p. 761</i>.—<i>Hist. litt</i>., +t. XII, p. 133-136.—<i>Amplisc. Coll</i>., t. IX, p. 1001.—Cf. <i>Religions +antiques</i>, par M. Th. Wright et Hollivol, Londres, 1841, in-8, t. I, p. 15-21, +et surtout l'article de M. E. Duméril, <i>Journ, des sav. de Normand.</i>, +2e liv. 1844.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote204" name="footnote204"></a><b>Note 204:</b><a href="#footnotetag204"> (retour) </a> Voyez ci-après, l. III, et <i>Thesaur. nov. anecd.</i>, t. V, p. 1363.</blockquote> + +<p>Nous sommes peut-être au temps le plus tranquille +de sa vie. Délivré des soucis de son abbaye, tout +entier à l'étude, à la prédication, à la direction du +Paraclet, il pouvait ne pas ambitionner d'autre pouvoir, +et son repos était assuré. Si l'inimitié assoupie, +mais non éteinte, le menaçait encore, il ne manquait +ni de protecteurs ni d'amis. Par quelques faits épars, +on entrevoit qu'il avait trouvé faveur auprès des +puissances du temps; le comte de Champagne, le +duc de Bretagne, le roi de France lui-même, le +prirent plus d'une fois sous leur garde, et les Garlandes, +qui sous Louis le Gros et son fils, formèrent +comme une dynastie de ministres, paraissent s'être +intéressés à lui comme s'intéressent les ministres. +Beaucoup de ses sectateurs étaient maintenant assez +avancés dans la carrière pour l'aider de l'autorité, +de l'influence ou de la réputation qu'ils avaient acquises: +l'Église en comptait plusieurs parmi ses +grands dignitaires. Quelques-uns, étrangers à la +France et même à la Gaule, avaient rapporté dans +leur patrie son souvenir et ses opinions. On disait +qu'elles avaient pénétré dans le sacré collége. Ses +anciens disciples peuplaient les rangs élevés de l'enseignement, +de la littérature et du clergé.</p> + +<p>D'ailleurs l'institution du Paraclet était florissante, +elle obtenait chaque jour davantage la faveur et le +respect, et il était difficile que le succès de l'oeuvre +ne rejaillit pas un peu sur l'ouvrier. Héloïse à la vérité +pouvait en cela réclamer la plus grande part. +Il ne paraît pas qu'à aucune époque rien ait sérieusement +altéré l'admiration que cette femme inspirait +à tout son siècle. Une fois religieuse, puis +prieure, puis abbesse, elle édifia et elle enorgueillit +l'Église; elle fut la lumière et l'ornement de son +ordre. La supériorité de son esprit et de sa science +était si bien établie que tous ses contemporains +étaient fiers d'elle, pour ainsi dire, et lui portaient +un intérêt qui ressemblait à l'engouement. Hugues +Métel, rhéteur épistolaire qui écrivait en style +affecté à tout ce qui était illustre, lui adressait, sans +la connaître, des lettres et des vers où il la comparait +à l'astre de Diane. Il pensait gagner de la +gloire à la louer<a id="footnotetag205" name="footnotetag205"></a><a href="#footnote205"><sup>205</sup></a>. Les plus sévères avaient pour elle +une indulgence qu'ils n'auraient pas même osé nommer +ainsi, tant elle imposait naturellement le respect. +Plus dédaigneuse et plus irritée qu'Abélard lui-même +contre ses ennemis, elle désarma ou intimida +constamment leur haine. Elle ne transigeait, elle ne +faiblissait sur aucun des intérêts comme sur aucune +des idées de son époux et de son maître, et jamais +on n'osa faire remonter jusqu'à elle une dangereuse +solidarité. Elle appelait saint Bernard <i>un faux apôtre</i>, +et lui-même parait n'avoir entretenu avec elle que +des relations bienveillantes<a id="footnotetag206" name="footnotetag206"></a><a href="#footnote206"><sup>206</sup></a>; elles amenèrent même +entre Abélard et lui, sur un point de liturgie d'un +intérêt médiocre, une controverse qui ne semblait +pas présager leur violente rupture et qui cependant +la commença peut-être. On voit dans les lettres de +Pierre, abbé de Cluni, combien il se trouvait honoré +de correspondre avec Héloïse<a id="footnotetag207" name="footnotetag207"></a><a href="#footnote207"><sup>207</sup></a>. Ainsi, les chefs +des institutions les plus puissantes, Clairvaux et +Cluni, les rois du cloître, traitaient sur un pied +d'égalité avec la reine des religieuses, avec cette +docte abbesse, d'une vie si chaste et si pure, et qui +aurait donné mille fois son voile, sa croix et sa couronne, +pour entendre encore chanter sous sa fenêtre +par un enfant de la Cité qu'elle était la maîtresse du +maître Pierre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote205" name="footnote205"></a><b>Note 205:</b><a href="#footnotetag205"> (retour) </a> Hug. Métom., epist. XVI et XVII, dans le recueil intitulé: Hugon. Sacr. +antiq. mon., t. II, p. 348.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote206" name="footnote206"></a><b>Note 206:</b><a href="#footnotetag206"> (retour) </a> Quant au nom de faux apôtre, voyez sa première lettre; et quant aux +relations bienveillantes, voyez ce qu'en dit Abélard. (Ep. II, p. 42, et +pars II, ep. V, p. 244.) Saint Bernard la recommanda une fois au pape, +assez sèchement il est vrai, et sept ou huit ans après la mort d'Abélard. +(S. Bern.; <i>Op</i>., ep. CCLXXVIII.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote207" name="footnote207"></a><b>Note 207:</b><a href="#footnotetag207"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>., p. 337 et 344.</blockquote> + +<p>Un poète anglais qui écrivait vers la fin de ce +siècle, Walter Mapes, a cependant prouvé qu'il y +avait des esprits clairvoyants qui devinaient le coeur +de la femme sous l'habit de la religieuse. «La mariée, +dit-il (<i>nupta</i>, apparemment ce mot suffisait pour +la désigner), cherche où est son Palatin bien-aimé, +dont l'esprit était tout divin; elle cherche pourquoi +il s'éloigne comme un étranger, celui qu'elle +avait réchauffé dans ses bras et sur son sein<a id="footnotetag208" name="footnotetag208"></a><a href="#footnote208"><sup>208</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote208" name="footnote208"></a><b>Note 208:</b><a href="#footnotetag208"> (retour) </a> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Nupta querit ubi sit suus Palatinus</p> +<p>Cujus totus extitit spiritus divinus,</p> +<p>Querit cur se substrahat quasi peregrinus</p> +<p>Quem ad sua ubera foverat et sinus.</p> + </div> </div> + +W. Mapes ou Gautier Map, archidiacre d'Oxford vers 1200, insère ces +vers dans une pièce dirigée contre l'ignorance des moines. Il y décrit une +sorte d'Elysée fantastique des savants et des lettrés, où il énumère et caractérise +les beaux esprits du temps. C'est par ce quatrain et sans autre explication +qu'il indique Héloïse, que l'on reconnaissait alors à ce nom <i>nupta, +l'abesse mariée. (The latin poems</i>, etc., by Thomas Wright, Lond., 1841, +pet. in-4.—Cf. <i>Hist. litt.</i>, t, XV, p. XIV, 496.)</blockquote> + +<p>C'est, je le crois, dans l'intervalle qui s'écoula +entre le moment où il devint abbé de Saint-Gildas +et celui où nous le verrons rouvrir pour la dernière +fois son école qu'Abélard composa ou retoucha ses +principaux ouvrages. Le plus considérable est sa +<i>Dialectique</i> si longtemps perdue pour la postérité, +et qui, à l'originalité près, ressemble à la logique +d'Aristote, qu'elle reproduit en partie sous les formes +verbeuses de la scolastique. C'est le résumé de +son enseignement philosophique adressé à Dagobert, +son frère peut-être, ou du moins son frère +spirituel. Peut-être y travailla-t-il à Saint-Gildas, s'il +ne l'avait commencé à Saint-Denis; mais il l'acheva +ou la revit plus tard. Ce qui est certain, c'est que +l'ouvrage est d'une époque où il n'enseignait plus +depuis longtemps déjà, et où la dialectique n'était +pas en grande faveur auprès de ceux qui veillaient +au gouvernement des esprits. Un écrit plus court, +mais plus précieux, parce qu'il paraît beaucoup plus +original, est un traité peu étendu <i>Sur les genres et +les espèces</i>, monument le plus certain et le plus intéressant +qui nous reste de la partie systématique des +opinions d'Abélard. Si le conceptualisme est quelque +part, il est là. On en retrouve l'esprit dans un petit +traité sur les idées, resté longtemps inconnu (<i>De +intellectibus</i>). Parmi ses écrits théologiques, le plus +important paraît être celui qui fut brûlé à Soissons, +ou, selon nous, l'<i>Introduction à la théologie</i>. On cite +aussi un recueil de textes des Écritures et des Pères +réunis méthodiquement et qui expriment le pour et +le contre sur presque tous les points de la science +sacrée, ouvrage singulier qui s'appelait <i>le Oui et le +Non (Sic et Non)</i>, et qui ne fut peut-être pas publié +par son auteur. On se tromperait cependant, si l'on y +cherchait un recueil d'antinomies destiné à établir le +doute en matière de religion; c'est un ouvrage consacré +à la controverse plutôt qu'au scepticisme. Les +opinions exposées dans l'<i>Introduction</i> ont été de nouveau +présentées et complétées dans un grand <i>Commentaire +de l'épître aux Romains</i>, et dans la <i>Théologie +chrétienne</i>, qui reproduit et développe la matière du +premier ouvrage avec quelques remaniements et +quelques amendements. Enfin, la morale théologique +d'Abélard est exposée sous ce titre: <i>Connais-toi +toi-même (Scito te Ipsum)</i>. On lui attribue également +une démonstration en forme de dialogue de la vérité +du christianisme contre le judaïsme et la philosophie +incrédule. Nous ne pensons pas nous tromper en disant +que la plupart de ces traités<a id="footnotetag209" name="footnotetag209"></a><a href="#footnote209"><sup>209</sup></a> ne reçurent la +dernière main qu'à une époque assez avancée de sa +vie, quoiqu'ils contiennent des opinions de sa jeunesse, +et qu'ils doivent abonder en raisonnements, +en exemples, en expressions cent fois employés dans +ses écrits de tous les temps et dans les improvisations +de son enseignement oral. L'analogie des idées et +des citations, l'identité des formes et du style, sont +remarquables dans presque tous ces ouvrages. On retrouve +sans cesse dans ses lettres des pensées qui +rappellent sa philosophie ou sa théologie, et chose +plus intéressante encore, les lettres d'Héloïse sont +semées de maximes empruntées aux théories du +maître de son esprit et de son coeur.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote209" name="footnote209"></a><b>Note 209:</b><a href="#footnotetag209"> (retour) </a> Nous ne faisons ici que les nommer. Les deux derniers livres de cet ouvrage +sont destinés à les faire connaître.</blockquote> + +<p>Tout annonce que le temps qui sépara le jour où +Abélard quitta la Bretagne de l'année 1140 fut +pour lui animé et rempli par une grande activité intellectuelle +et littéraire. Cependant cette période +est dans sa vie une lacune assez obscure. On sait +seulement qu'il reprit une dernière fois son enseignement +public, et telle était sa vocation éminente +pour cet emploi difficile de l'intelligence que vers +1136, c'est-à-dire à l'âge de cinquante-sept ans, il +retrouvait la vogue de sa jeunesse. C'était à Paris, +sur la montagne Sainte-Geneviève, un des premiers +théâtres de ses succès, qu'il avait rouvert +école de dialectique, et nous apprenons d'un de ses +auditeurs.</p> + + + +<p>«J'étais tout jeune,» dit Jean de Salisbury, «lorsque +je vins dans les Gaules pour y faire mes études. +C'était l'année qui suivit celle où le roi des Anglais, +Henri, Lion de Justice, quitta les choses humaines +(1135). Je me rendis auprès du péripatéticien +Palatin qui alors présidait sur la montagne Sainte-Geneviève, +docteur illustre, admirable a tous. Là, +à ses pieds, je reçus les premiers éléments de l'art +dialectique, et suivant la mesure de mon faible +entendement, je recueillis avec toute l'avidité de +mon âme tout ce qui sortait de sa bouche. Puis, +après son départ qui me parut trop prompt, je +m'attachai au maître Albéric, qui excellait parmi +les autres comme le dialecticien le plus réputé, et +qui était effectivement l'adversaire le plus énergique +de la secte des nominaux<a id="footnotetag210" name="footnotetag210"></a><a href="#footnote210"><sup>210</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote210" name="footnote210"></a><b>Note 210:</b><a href="#footnotetag210"> (retour) </a> Johan. Saresb. <i>Metalog.</i>, l. II, c. X, et <i>Rec. des Hist</i>., t. XIV, p. 304—Jean +le Petit, de Salisbury, né, dit-on, on 1110, mais probablement +plus tard, quitta l'Angleterre pour venir étudier en France. Il y suivit les +maîtres les plus célèbres, Abélard, Albéric, Robert de Melun, Guillaume +de Conches, Adam du Petit-Pont, Gilbert dela Porrée, etc., et il nous a +laissé de précieux détails sur les écoles de son temps. Il retourna en Angleterre +en 1161, remplit de nombreuses missions en Italie, fut appelé en +1170 à l'évêché de Chartres, et mourut le 25 octobre 1180. (<i>Hist. litt</i>., +t. XIV, p. 89.)</blockquote> + +<p>Ainsi peu de temps après ce dernier enseignement, +et pour une cause inconnue, Abélard suspendit +ses leçons; mais en reformant son école, il avait +ravivé son influence et sa renommée. Aussitôt devait +se redresser contre lui la vigilance hostile qu'il avait +constamment rencontrée. L'éclat de ses leçons devait +accroître encore la curiosité qui s'attachait à ses écrits +théologiques; et suivant d'assez bonnes autorités, ce +fut le moment où après les avoir achevés, il leur +donna le plus de publicité, quoique plusieurs aient +été toujours tenus secrets<a id="footnotetag211" name="footnotetag211"></a><a href="#footnote211"><sup>211</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote211" name="footnote211"></a><b>Note 211:</b><a href="#footnotetag211"> (retour) </a> Cette propagation rapide et étendue de ses ouvrages est attestée par +Guillaume de Saint-Thierry et par saint Bernard dans les lettres qui seront +plus bas analysées. Le premier dit aussi que le «<i>Sic et Non</i> et le <i>Scito te +ipsum</i> fuyaient la lumière et ne se trouvaient pas aisément.» Il est à croire +que plusieurs de ces ouvrages, surtout ceux qui avaient été condamnés, +furent longtemps lus en secret, quoique assez répandus: «Libri ejusdem +magistri diu in abscondito servati sunt ab ejus discipulis.» (Alberic. +Triumf. <i>Chronic., Rec. des Hist</i>., t. XII, p. 700.—<i>Histoire littéraire</i>, t. XII, +p. 97.)</blockquote> + +<p>Bientôt vingt ans allaient s'être écoulés depuis que +le concile de Soissons avait prononcé, et peut-être +était-il oublié. Du moins faut-il qu'Abélard le crût +ainsi, ou que, ranimé par un retour d'empire et de +popularité, il fut redevenu confiant dans sa fortune, +et moins inquiet de l'habileté et de la force de ses +ennemis, puisqu'il recommençait à livrer au public +les mêmes doctrines qui l'avaient fait condamner une +fois. Peut-être comptait-il sur l'autorité de son âge, +sur celle de ses amis, sur la disparition de ses anciens +rivaux, sur sa réconciliation ou plutôt sur ses +relations convenables avec saint Bernard. Il se manifestait +d'ailleurs en ce moment un vif mouvement +intellectuel et comme un effort général de la liberté +de penser.</p> + +<p>Abélard devait s'associer à ce mouvement qui venait +en partie de lui, et il semblait le guider. Quoique +plus retenu que ses élèves ou ses imitateurs, dès +qu'il paraissait, il était aussitôt le premier dans les +craintes et dans les aversions du parti de la vieille +autorité. Il ne pouvait retrouver la renommée sans +réveiller la haine et encourir le malheur.</p> + +<p>On aime aujourd'hui à tout rapporter à des causes +générales, et l'histoire n'a plus d'événement qui ne +soit présenté comme le symptôme ou le résultat de +l'état des esprits au moment où il s'est produit. +Cette manière de juger les choses humaines n'est +jamais plus de mise que lorsqu'il s'agit de raconter +un événement où figurent des philosophes et des +théologiens, des penseurs et des prêtres, et qui +n'est qu'une lutte critique entre deux doctrines. +Nous sommes donc bien éloigné de séparer Abélard +et sa querelle avec saint Bernard de l'état général du +monde spirituel à leur époque. Ce conflit célèbre +est un drame qui devait se reproduire plus d'une +fois sous d'autres formes, avec d'autres noms, en +d'autres temps, parce que chacun des deux athlètes +représentait l'un des deux esprits qui ne sauraient +périr dans les sociétés modernes. Le combat de l'autorité +et de l'examen n'a pas commencé d'hier, et +quoique la victoire ait décidément changé de côté, +il n'est pas prêt à finir.</p> + +<p>«Ce qu'Abélard a enseigné de plus nouveau pour +son temps,» dit un ingénieux écrivain, «c'est la +liberté, le droit de consulter et de n'écouter que +la raison; et ce droit, il l'a établi par ses exemples +encore plus que par ses leçons. Novateur presque +involontaire, il a des méthodes plus hardies que +ses doctrines, et des principes dont la portée dépasse +de beaucoup les conséquences où il arrive. +Aussi ne faut-il pas chercher son influence dans +les vérités qu'il a établies, mais dans l'élan qu'il +a donné. Il n'a attaché son nom à aucune de ces +idées puissantes qui agissent à travers les siècles; +mais il a mis dans les esprits cette impulsion qui +se perpétue de génération en génération. C'est tout +ce que demandait, tout ce que comportait son +siècle<a id="footnotetag212" name="footnotetag212"></a><a href="#footnote212"><sup>212</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote212" name="footnote212"></a><b>Note 212:</b><a href="#footnotetag212"> (retour) </a> Mme Guizot, <i>Essai sur la vie et les écrits d'Abél. et d'Hél</i>., p. 343.</blockquote> + +<p>On a donc eu raison d'éclaircir et de compléter le +récit qui nous reste à faire par des considérations +générales sur ce réveil de l'esprit humain au XIIe siècle, +sur cette seconde des trois renaissances qu'on +peut apercevoir dans le cours de l'histoire du moyen +âge<a id="footnotetag213" name="footnotetag213"></a><a href="#footnote213"><sup>213</sup></a>. Un des historiens de saint Bernard, Neander, +a caractérisé d'une manière bien intéressante le mouvement +des esprits et des opinions aux approches du +concile de Sens<a id="footnotetag214" name="footnotetag214"></a><a href="#footnote214"><sup>214</sup></a>. Mais la biographie, sans s'interdire +l'observation des faits généraux, se nourrit surtout +de faits précis et individuels. Ces faits ont aussi +leur influence, car c'est aussi une loi générale de +l'histoire de l'humanité que les causes particulières +produisent leurs effets, et que le petit concourt +au grand, comme le grand aboutit très-souvent au +petit. Recueillons donc encore quelques détails qui +achèveront de caractériser Abélard et sa situation.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote213" name="footnote213"></a><b>Note 213:</b><a href="#footnotetag213"> (retour) </a> <i>Histoire littéraire de la France</i>, par M. Ampère, t. III, l. III, c. II, +p. 32.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote214" name="footnote214"></a><b>Note 214:</b><a href="#footnotetag214"> (retour) </a> <i>Histoire de saint Bernard et de son siècle</i>, par A. Neander, traduit de +l'Allemand par M. Vial, l. II, p. 110 et suiv. Voyez aussi le c. XVII de +<i>l'Histoire de saint Bernard</i>, par M. l'abbé Ratisbonne, t. II, p. 1 et suiv.</blockquote> + +<p>L'esprit de ses doctrines, ou, comme on dirait +aujourd'hui, leur tendance, n'était pas la seule cause, +de l'animadversion de l'Église contre lui. Son caractère +personnel avait certainement beaucoup aggravé +l'effet de ses opinions, et notre récit l'a dû prouver. +Ce qu'il lui fallut souffrir à différentes époques l'avait +irrité contre ses supérieurs ecclésiastiques, et, sans +concevoir la pensée de faire schisme dans l'Église, +il s'était livré plus d'une fois à de vives attaques +contre plusieurs des autorités ou des corps qui la +constituaient. Nous l'avons vu se plaindre de l'évêque +de Paris et de ses chanoines, de l'abbé de Saint-Denis +et de ses religieux; savant, difficile et chagrin, +il ne contenait pas l'expression blessante de +son mépris pour l'ignorance, de son ressentiment +contre l'injustice, de sa sévérité envers le désordre, +et ce chanoine si peu sage, ce moine si peu cloîtré, +ce prêtre si indépendant de toute règle, s'était érigé +en censeur amer et véhément du clergé. Dans plusieurs +de ses ouvrages, il éclate contre les moines, +et non pas seulement contre ceux de Saint-Denis ou +de Saint-Gildas. L'ignorance ou les vices des couvents +en général sont l'objet de ses invectives<a id="footnotetag215" name="footnotetag215"></a><a href="#footnote215"><sup>215</sup></a>. Si +une fois il paraît défendre les moines, c'est pour leur +immoler les chanoines réguliers, et sans doute pour +attaquer indirectement, soit l'abbaye de Saint-Victor +où respirait un esprit opposé au sien, soit plutôt saint +Norbert qui avait, à la réforme et à la propagation +de la constitution canonicale de la vie religieuse, attaché +ses soins et sa gloire<a id="footnotetag216" name="footnotetag216"></a><a href="#footnote216"><sup>216</sup></a>. Les évêques ne s'étaient +point soustraits à sa téméraire critique. En leur reprochant +positivement de ne point savoir les lois et +les règles de l'Église, il essayait, dans un de ses plus +graves écrits, de limiter dans leurs mains ce qu'on +appelle le pouvoir des clefs, et, en dénonçant la +cupidité d'un grand nombre, il avait devancé la réformation +par ses attaques contre le trafic des indulgences<a id="footnotetag217" name="footnotetag217"></a><a href="#footnote217"><sup>217</sup></a>. +Nous ne connaissons pas de satire plus vive +contre le clergé que le plus important de ses sermons, +celui pour la fête de saint Jean-Baptiste. C'est +là qu'il a l'audace d'accuser formellement saint Norbert +d'avoir essayé de frauduleux miracles, et travaillé, +de connivence avec Farsit, <i>son coapôtre</i>, à ressusciter +un mort. Il dénonce avec un ton de dérision +qui semble en avance de six siècles les recettes cachées, +les remèdes et les ruses dont se servent les +nouveaux saints pour conjurer les maux de prétendus +infirmes, et raconte jusqu'à un complot que +Norbert aurait formé avec une mendiante pour tromper +la crédulité des fidèles<a id="footnotetag218" name="footnotetag218"></a><a href="#footnote218"><sup>218</sup></a>. Qu'on s'étonne ensuite +qu'il y eût contre lui dans le clergé des haines bien +plus vives que ne semblait le mériter la hardiesse +modérée et chrétiennement respectueuse de ses nouveautés +dogmatiques.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote215" name="footnote215"></a><b>Note 215:</b><a href="#footnotetag215"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>., ep. VIII, p. 193 et 195. Pars. II de S. Susanna sermo XVIII, +p. 935. De S. Joanne Bapt. sermo XXXI, p. 953, 958, etc.—<i>Theolog. +Christ</i>., l. II. p. 1215, 1235, 1240.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote216" name="footnote216"></a><b>Note 216:</b><a href="#footnotetag216"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>., pars. II, ep. III, p. 228.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote217" name="footnote217"></a><b>Note 217:</b><a href="#footnotetag217"> (retour) </a> <i>Ethic. seu Scito te ipsum</i>, c. XVIII, XXV et XXVI.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote218" name="footnote218"></a><b>Note 218:</b><a href="#footnotetag218"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, de S. Joan B. serm. XXXI, p. 867.—Les miracles de saint Norbert remplissent sa biographie. Cependant le plus ancien récit ne parle point de +morts ressuscités; l'auteur, comme le remarquent les panégyristes plus modernes, +n'ayant voulu, à cause de l'endurcissement de certains infidèles, raconter +que des faits connus et avoués de tous. Le jésuite Daniel Papebroke paraît +le regretter dans ses notes de la Vie des Saints; d'autres plus hardis ont +conclu d'une peinture qu'on voyait dans une église de Nancy que Norbert +avait ressuscité trois hommes, et le prémontré Hugo qui a écrit sa vie en +1704 n'hésite pas à raconter ce miracle qui aurait précédé de très-peu la +mort même du saint. Est-ce de ce miracle qu'Abélard s'est moqué et qu'il +dit: «Mirati fuimus et risimus?» Quant à ce Farsit, qu'il associe à Norbert +et que Papebroke prend pour: «Fursitus, convitium potius quam nomen,» +ce doit être Hugues Farsit (Hue li Farsis), chanoine de Saint-Jean-des-Vignes +à Soissons, lequel suivait les miracles qui de 1128 à 1132 s'opéraient +dans l'église de Notre-Dame de cette ville. Il a écrit de grandes louanges de +saint Norbert, et prétend avoir assisté à soixante-quinze miracles dont se +moque Racine le fils. (<i>Biblioth. praemonstr. ordin. S. Norb. vit.</i>, p. 365.—<i>Acta +sanctor. Junii</i>, t. I, p. 816 et 861.—<i>Vie de saint Norbert</i>, par +Hugo, l. IV, p. 834.—<i>Hist. litt.</i>, t. XI, p. 620, et t. XII, p. 115, 294 et +711.—<i>Mém. de l'Acad. des inscript.</i>, t. XVIII, p. 847.)</blockquote> + +<p>Quant à saint Bernard, Abélard semble l'avoir +plus ménagé; et, si ce n'est dans une ligne de l'histoire +de ses malheurs où il l'attaque sans le nommer<a id="footnotetag219" name="footnotetag219"></a><a href="#footnote219"><sup>219</sup></a>, +il parait être resté, à son égard, dans les +termes d'une prudence politique, imitée par son +rival que distrayaient d'ailleurs tant d'autres soins, +et qui était dans la religion un homme d'État encore +plus qu'un docteur. Cependant il faut raconter une +anecdote déjà indiquée qui peut servir à bien faire +juger de leurs relations.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote219" name="footnote219"></a><b>Note 219:</b><a href="#footnotetag219"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 31, et ep, II, p. 42.</blockquote> + +<p>Un jour, l'abbé de Clairvaux visita le Paraclet, et +y fut reçu avec de grands honneurs. Ayant assisté à +vêpres, comme à la fin de l'office, suivant une règle +de l'ordre de Saint-Benoît, on récitait l'Oraison dominicale, +il remarqua avec surprise qu'on y faisait +une variante, non adoptée généralement par l'Église. +Au lieu de dire: <i>Donnez-nous aujourd'hui notre pain +quotidien</i>, conformément au texte de saint Luc, on +disait: <i>Notre pain supersubstantiel</i>, selon le texte +de saint Mathieu. Bernard en fit l'observation à l'abbesse, +et comme elle lui dit que le maître Pierre +l'avait prescrit ainsi, il parut ne pas approuver cette +singularité<a id="footnotetag220" name="footnotetag220"></a><a href="#footnote220"><sup>220</sup></a>. Étant venu au couvent quelques jours +après, Abélard fut instruit de ce qui s'était passé, +et il écrivit à l'abbé de Clairvaux une lettre où il lui +dit d'abord, un peu ironiquement peut-être, qu'on +l'a écouté au Paraclet, non comme un homme, mais +comme un ange, et que pour lui, il serait plus fâché +de lui déplaire qu'à personne; puis, il explique que +la version de saint Mathieu lui a paru préférable à +celle de saint Luc, parce que le premier avait appris +le <i>Pater</i> de la bouche de Jésus-Christ, tandis que le +second ne pouvait le tenir que de saint Paul, qui lui-même +n'avait pas entendu le Sauveur. Enfin, après +quelque discussion, il déclare ne pas beaucoup tenir +à ces diversités de bréviaire qui sont naturelles et +sans danger, et cette lettre commencée si respectueusement +pour saint Bernard, il la termine par +quelques critiques d'un ton vif et moqueur contre la +manière particulière dont certains offices étaient dits +à Clairvaux<a id="footnotetag221" name="footnotetag221"></a><a href="#footnote221"><sup>221</sup></a>. On ne voit point que saint Bernard ait +rien répondu. Il paraît seulement que par la suite, +mais longtemps après Abélard, Héloïse et saint Bernard, +les religieuses du Paraclet comme les religieux +de Cîteaux, ont changé les singularités de leur liturgie.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote220" name="footnote220"></a><b>Note 220:</b><a href="#footnotetag220"> (retour) </a> Cette différence existe dans la Vulgate qui traduit par <i>supersubstantialem +panem</i> dans saint Mathieu, et par <i>panem quotidianum</i> dans saint Luc, +les mots [Grec: arton epiouson] commune à l'un et à l'autre dans le texte grec. +Quoique le mot de <i>pain quotidien</i> ait prévalu, on ne voit pas comment il +peut traduire exactement l'adjectif grec qui signifie beaucoup plutôt <i>substantiel</i> +que <i>quotidien</i>. (Voy. <i>Thes. ling. graec</i>.) L'épithète de <i>supersubstantiel</i> +est rendue dans la Bible de Vence par ces mots: <i>Notre pain qui es au-dessus +de toute substance</i>. Au reste, les variations sont nombreuses tant sur la +lettre que sur le sens de ce passage de la prière la plus familière aux chrétiens. +(Math., VI, 0.—Luc., XI, 3.—<i>Biblia maxim</i>., t. XVII, p. 62.—Nicole, +<i>Pater</i>, c. VI.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote221" name="footnote221"></a><b>Note 221:</b><a href="#footnotetag221"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>., pars II, ep. V, P. Abael. ad Bern. claraev. abb., p. 244, et +Serm. XIII, p. 858.</blockquote> + +<p>Telles étaient, à les considérer dans leur détail, +les relations d'Abélard avec diverses parties du clergé. +Jugez donc si le jour où il exciterait de nouveau les +ombrages de l'orthodoxie, il pouvait espérer indulgence +ou justice. Or cette hypothèse devait tôt ou +tard se réaliser. La foi absolue qu'il avait dans son +propre sens, la certitude naïve qu'il professait d'être +le plus savant des hommes, lui avaient dicté assez +de maximes indépendantes et d'imprudentes publications +pour que la matière ne manquât point aux +accusations de ses ennemis: il ne leur manqua longtemps +que l'occasion et le courage.</p> + +<p>Nous ne retrouverons plus ici Norbert qui était +mort en 1134, ni Albéric de Reims qui, devenu +archevêque de Bourges depuis six ans, paraît avoir +enfin mis un terme à l'activité de sa haine contre un +ancien rival. Mais noua trouverons saint Bernard, et +nous le verrons entouré d'auxiliaires nouveaux.</p> + +<p>Ainsi qu'il arrive toujours, on s'en prit d'abord +aux disciples d'Abélard. Ils étaient présomptueux et +insolents; on les accusa d'exagérer la doctrine de +leur maître; puis, on les soupçonna de la révéler, et +on lui en demanda compte. Nous avons encore une +lettre de Gautier de Mortagne, professeur assez renommé +de théologie, qui avait enseigné sur la montagne +Sainte-Geneviève et à Reims, et qui devint plus +tard évêque de Laon<a id="footnotetag222" name="footnotetag222"></a><a href="#footnote222"><sup>222</sup></a>. Dans cette lettre, dont la +date est inconnue, il se plaint au maître de l'outrecuidance +de ses élèves; il ne peut croire qu'ils +disent vrai en prétendant que leur professeur donne +la pleine intelligence de la nature de Dieu, et ramène +à une clarté parfaite le dogme de la Trinité. Il remarque +cependant que quelques passages des leçons +d'Abélard paraissent se prêter à ces interprétations; +mais en rendant hommage à sa science et à sa modestie, +il le prie de lui écrire positivement son avis +sur quelques points délicats de théologie; car il n'est +pas bien assuré de sa pensée, quoiqu'il ait récemment +conféré avec lui; il lui demande de lui dire +nettement s'il croit avoir de Dieu une connaissance +parfaite, et quand il saura sur cet article et quelques +autres à quoi s'en tenir, il lui promet de répondre +et de discuter, s'il y a lieu. Cette lettre mesurée et +encore bienveillante est un modèle du ton que la +controverse aurait dû toujours conserver; mais cet +exemple ne fut guère imité.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote222" name="footnote222"></a><b>Note 222:</b><a href="#footnotetag222"> (retour) </a> C'est ce Gautier de Mortagne ou de Laon, désigné quelquefois sous le +nom de Gautier de Mauritanie. On a de lui quelques lettres qui sont de +petits traités de théologie. Celle qui est adressée à Abélard pourrait être +d'une date antérieure à l'époque que nous racontons, si la suscription <i>Magistro +Petro monacho</i> doit être prise à la lettre. (D'Achery, <i>Spicilegium</i> +(1723), t. III, p. 524.—<i>Hist. litt</i>., t. XIII, p. 511.)</blockquote> + +<p>Un chanoine de Saint-Léon de Toul, Hugues Métel, +élève d'Anselme de Laon, fabricateur habile de +phrases et de vers, ou plutôt d'antithèses et d'acrostiches, +bel esprit orthodoxe qui semble avoir fait métier, +presque comme Balzac ou Voiture, d'adresser +des lettres en style recherché aux grands personnages +de son temps, écrivit au pape Innocent II, et au +philosophe Abélard<a id="footnotetag223" name="footnotetag223"></a><a href="#footnote223"><sup>223</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote223" name="footnote223"></a><b>Note 223:</b><a href="#footnotetag223"> (retour) </a> C'est le même qui avait écrit à Héloïse, on ne sait à quelle époque, deux +lettres déjà citées qui ne sont que des compliments littéraires. (Hugo, +<i>Sacrae antiquit. mon</i>., t. II, p. 312.—<i>Hist. litt</i>., t. XII, p. 493.)</blockquote> + +<p>En parlant à ce dernier, <i>maître accompli dans le +trivium et le quadrivium</i>, Hugues Métel, qui s'intitule +quelque part le <i>secrétaire d'Aristote</i><a id="footnotetag224" name="footnotetag224"></a><a href="#footnote224"><sup>224</sup></a>, lui déclare +que, sur la foi de la renommée, il exècre les hérésies +qu'on lui attribue, et qu'il abhorre leur auteur +avec elles. Si toutefois ce qu'on dit de lui est la vérité, +<i>c'est erreur et horreur</i>, l'Écriture sainte a été +profanée. Quelle présomption en effet! Un chétif +mortel vouloir s'élever à l'explication de l'incompréhensible +Trinité! Est-il donc plus insensé qu'Empédocle? +est-il donc enivré de vaines nouveautés? +Oublie-t-il qu'on ne connaît Dieu qu'en l'ignorant<a id="footnotetag225" name="footnotetag225"></a><a href="#footnote225"><sup>225</sup></a>? +«Tout ce que je sais de lui, c'est que je ne le +sais pas. Non que je veuille,» ajoute notre écrivain, +«attaquer ta sagesse et ta gloire; ce serait vouloir +obscurcir le soleil.... Tu as tant de prudence, tant +d'éloquence, tant d'élégance de moeurs.... Mais +peut-être ce sont des paroles qui auront été jetées +au vent, on n'en aura pas bien saisi le sens.... +Reviens à toi, docte maître, reviens.... Sur la porte +de ton âme, garde écrit le <i>Connais-toi toi-même</i>; +car c'est une parole descendue du ciel. Souviens-toi +que tu es un homme et non pas un ange; en +cherchant à te connaître, tu ne sors pas de toi-même, +tu ne te dépasses pas.<a id="footnotetag226" name="footnotetag226"></a><a href="#footnote226"><sup>226</sup></a>»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote224" name="footnote224"></a><b>Note 224:</b><a href="#footnotetag224"> (retour) </a> «<i>Aristotelis secretarius</i>.» (<i>Id. ibid.</i>, ep. XII, p. 313.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote225" name="footnote225"></a><b>Note 225:</b><a href="#footnotetag225"> (retour) </a> «Cum fama loquor.... haereses tuo nomini dedicatas.... execror.... +et te ipsum cum ipsis abominor.... Scripturam sacram devirginasti.... +errore et horrore erras et horres, si haeresibus haeres, si tamen verum +est quod de te dictum est.... insanior es Empedocle.... Inebriatus es novitatibus +vanis.... Deus nesciendo scitur; unum hoc de Deo scio quod +eum nescio.» (<i>Id. ibid</i>., ep. V, p. 332.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote226" name="footnote226"></a><b>Note 226:</b><a href="#footnotetag226"> (retour) </a> «Prudentia tua tanta, facundia tua tanta, elegantia morum tanta +tua!... In superliminari animae tuae <i>Gnotum canton</i> (sic, pro <i>Gnôti +seauton</i>) scriptum habeto. Descendit quippe de coelo <i>scito te ipsum</i>; +«memineris, etc.» (<i>Id. ibid.</i>)</blockquote> + +<p>Dans ces conseils, mêlés d'ironie et d'adulation, +s'aperçoivent encore l'admiration, la déférence, +l'embarras que témoignaient presque tous les contemporains +d'Abélard en s'adressant à lui: mais, +délivré de cette contrainte, <i>Hugues</i> s'épanche avec +plus d'amertume, quand il parle au souverain pontife. +Il lui dénonce ouvertement un nouvel ennemi; +il voit naître et il lui prédit la querelle qui va s'élever +entre saint Bernard, cet homme vraiment et entièrement +catholique, israélite de père et de mère, +spirituellement et littéralement, et Abélard, ce fils +d'un Égyptien et d'une Juive, fidèle au sens littéral +par sa mère, infidèle au sens spirituel par son père. +Ce Pierre, non pas Barjone, mais <i>Aboilard</i>, aboie +en effet contre le ciel<a id="footnotetag227" name="footnotetag227"></a><a href="#footnote227"><sup>227</sup></a>. C'est une hydre nouvelle, +un nouveau Phaéton, un autre Prométhée, un Antée +à la force d'un géant. C'est le vase d'Ézéchiel qui bout +allumé par l'aquilon. Ainsi la France est frappée +des plus cruelles plaies de l'Égypte; car elle est +ravagée par des grenouilles parlantes. C'est au +saint-père d'y porter remède, c'est à lui d'<i>allumer +le cautère gui guérira ces consciences cautérisées</i>. +Qu'il se presse, s'il ne veut pas que tous les +pécheurs de la terre tombent dans les rets de cet +homme<a id="footnotetag228" name="footnotetag228"></a><a href="#footnote228"><sup>228</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote227" name="footnote227"></a><b>Note 227:</b><a href="#footnotetag227"> (retour) </a> «Petrus iste non Barjona, sed Aboilar, quod equidem esset tolerabile +si tamen latraret in arte.... latratus dat in excelsum.» Jeu de mots sur +le nom d'<i>Aboilar</i> et le rapport du son avec le mot qui dès lors représentait +le mot <i>aboyer</i>. (<i>Id</i>, cp. IV, p. 330.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote228" name="footnote228"></a><b>Note 228:</b><a href="#footnotetag228"> (retour) </a> «Altera olla Ezechielis bulliens succcensa ab aquilone.... Inflammandum +est cauterium ad cauteriatas conscientias medendas.... Velociter, inquam, +ne cadant in retiaculo praefati hominis peccatores terrae.» (<i>Id. ibid.</i>)</blockquote> + +<p>Il n'y a rien de bien sérieux dans ces compositions +étudiées d'un rhéteur clérical qui, sans mission, se +mêle d'une haute controverse, et la saisit comme +une occasion de faire briller son orthodoxie, son +esprit et son style. Nous allons entendre un langage +plus grave et plus vrai.</p> + +<p>Il y avait alors dans l'Église un moine de Cîteaux, +de l'abbaye de Signy au diocèse de Reims, nommé +Guillaume, et qui, avant de s'ensevelir dans l'obscurité +d'une cellule, avait été dans la même contrée +abbé bénédictin du couvent de Saint-Thierry, dont +il conservait le surnom. Il jouissait d'une grande +réputation de piété<a id="footnotetag229" name="footnotetag229"></a><a href="#footnote229"><sup>229</sup></a>, écrivait avec talent sur les matières +spirituelles, unissait assez habilement la dialectique +et la mysticité; et surtout il était vivement +aimé de saint Bernard, qui le consultait souvent sur +ses ouvrages.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote229" name="footnote229"></a><b>Note 229:</b><a href="#footnotetag229"> (retour) </a> Bertrand Tissier, qui a recueilli ses ouvrages, le qualifie de <i>Beatus</i>. +Nous ne voyons nulle part ailleurs son nom précédé de ce titre. Ce doit +être un saint de Cîteaux. (<i>Bibliothec. Patr. cisterc.</i>, t. IV.—<i>Hist. litt</i>., +t. XII, p. 312.)</blockquote> + +<p>Dans le temps que ce Guillaume de Saint-Thierry +s'occupait d'un commentaire sur le <i>Cantique des +Cantiques</i>, livre qui était alors en possession d'exciter +la sagacité féconde des interprètes, le hasard fit +tomber sous ses yeux un recueil intitulé: <i>Théologie +de Pierre Abélard</i>. Le titre excita sa curiosité; le +recueil contenait deux petits ouvrages, à peu près +les mêmes pour le fond, mais l'un plus étendu et +plus développé que l'autre. C'était l'<i>Introduction à +la Théologie</i>, et, je crois, la <i>Théologie chrétienne</i>. +Cette lecture émut le religieux; abandonnant aussitôt +son travail, car c'était une oeuvre des temps de loisir +et qui lui paraissait peu convenable quand il croyait +voir le domaine de la foi envahi à main armée<a id="footnotetag230" name="footnotetag230"></a><a href="#footnote230"><sup>230</sup></a>, il +nota tous les passages qui le troublaient, et ses +motifs pour en être troublé. Il y reconnut des pensées +et des expressions nouvelles, inouïes, touchant +les matières de la foi. Le dogme de la Trinité, la +personne du Médiateur, le Saint-Esprit, la Grâce, le +sacrement de la Rédemption, lui parurent compromis +par les témérités d'un homme qui portait dans +l'Église l'esprit qu'il avait montré dans l'école. Saisi +d'inquiétude et d'indignation, Guillaume de Saint-Thierry +hésita sur ce qu'il devait faire. Il trouvait +le scandale manifeste, le péril grave et imminent. +L'Église n'avait plus, à son avis, dans le monde et +dans l'école, de docteurs célèbres et vigilants, capables +de soutenir avec éclat la saine croyance, de représenter +le véritable esprit de la religion. Il appartenait +à un parti où l'on estimait que, depuis la +mort de Guillaume de Champeaux et d'Anselme de +Laon, <i>le feu de la parole de Dieu s'était éteint sur la +terre</i><a id="footnotetag231" name="footnotetag231"></a><a href="#footnote231"><sup>231</sup></a>. Ceux qui pouvaient le rallumer restaient +comme ensevelis dans les soins de l'épiscopat, les +méditations du cloître, ou le gouvernement des +affaires temporelles de l'Église. Il s'alarmait de leur +silence, et, d'un autre côté, il avait aimé Abélard<a id="footnotetag232" name="footnotetag232"></a><a href="#footnote232"><sup>232</sup></a>; +il éprouvait apparemment ce mélange de goût et de +crainte que ressentaient pour lui tant d'hommes +éminents de ce siècle; il balançait à l'attaquer, +craignant de passer pour trop vif ou pour trop défiant. +Cependant l'intérêt de la foi l'emporta dans +son âme, et dominant toute autre considération, au +risque de s'engager dans une affaire difficile, il +résolut de provoquer directement, dût-il leur déplaire, +ceux dont le silence lui semblait une calamité +pour l'Église. Il écrivit une lettre commune à +l'abbé de Clairvaux, et à Geoffroi, l'évêque de +Chartres.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote230" name="footnote230"></a><b>Note 230:</b><a href="#footnotetag230"> (retour) </a> C'est lui qui s'exprime ainsi dans une Épître aux chartreux du Mont-Dieu, +qui précède son traité de la Vie solitaire, et où il énumère tous ses +ouvrages. Il dit même qu'il a interrompu son exposition du Cantique des +Cantiques aux versets 3 et 4 du chap. III. Là, en effet, se termine cette +exposition qui est insérée dans la Bibliothèque des Pères de Citeaux. +(<i>Lib. de vit. solit.</i>, praefat., t. IV, p. 1.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote231" name="footnote231"></a><b>Note 231:</b><a href="#footnotetag231"> (retour) </a> «Mortuo Anselmo laudunensi et Guillelmo catalaunensi, ignis verbi +Dei in terra defecit.» (Hug. Melel., ep. IV ad Innocent., p. 330.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote232" name="footnote232"></a><b>Note 232:</b><a href="#footnotetag232"> (retour) </a> «Dilexi et ego eum.» (S. Bern., <i>Op.</i>, ep. CCCXVI, Guillelm. abbat. ad. Gaufrid. et Bernard.—<i>Biblioth. Patr. cisterc.</i>, t. IV, p. 112.</blockquote> + +<p>Dans cette lettre que le temps a respectée, Guillaume, +tout en leur demandant presque pardon de +les troubler, gourmande respectueusement leur quiétude, +et décrit, dans un langage animé, et le danger +pressant qui le force à parler, et les poignantes +inquiétudes qu'il éprouve. La foi des apôtres et des +martyrs est menacée, et nul ne résiste, nul ne parle. +Il souffre, il se consume, il frissonne, et cependant +Pierre Abélard recommence à dire, à écrire ses nouveautés; +ses doctrines courent le royaume et les provinces; +ses livres passent les mers; chose plus grave, +ils ont franchi les Alpes, et l'on dit qu'ils ont obtenu +de l'autorité en cour de Rome. Ainsi le mal se propage, +et bientôt envahira tout, si Bernard et Geoffroi +n'y mettent un terme. «Je ne savais en qui me réfugier. +Je vous ai choisis entre tous, je me suis +tourné vers vous, et je vous appelle à la défense de +Dieu et de toute l'Église latine. Car il vous craint, +cet homme, et vous redoute. Fermer les yeux, qui +craindra-t-il? Et après ce qu'il a déjà dit, que +dira-t-il, lorsqu'il ne craindra personne? Ils sont +morts, presque tous les maîtres de la doctrine +ecclésiastique, et voilà qu'un ennemi domestique +fait irruption dans la république déserte de l'Église, +et s'y conquiert une exclusive domination. +Il traite l'Écriture sainte comme il traitait la dialectique; +ce ne sont qu'inventions à lui personnelles, +que nouveautés annuelles. C'est le censeur +et non le disciple de la foi, le correcteur et +non l'imitateur de nos maîtres.»</p> + +<p>A l'appui de cette dénonciation, il relève dans les +deux ouvrages d'Abélard treize articles condamnables, +et il indique les noms d'autres livres qu'il ne +connaît pas et qu'on tient cachés: c'est le <i>Oui et le +Non</i>, c'est le <i>Connais-toi toi-même</i>, dont les titres, qu'il +trouve monstrueux, lui paraissent annoncer dans le +texte d'autres monstruosités. Cette lettre servait de +préface à une dissertation en forme qui l'accompagnait, +ou qui du moins la suivit de fort près. Là, +Guillaume discute en détail et combat avec beaucoup +de soin les treize erreurs capitales dont il accuse +Abélard, et sa réfutation, composée d'autant de chapitres +qu'il trouve d'erreurs à réfuter, n'est certainement +pas d'un esprit vulgaire. Inférieure pour le +mouvement et la puissance à celle que saint Bernard +adressa plus tard au pape, écrite d'un style moins +coloré et moins brillant, elle atteste un esprit plus +subtil, plus propre à pénétrer dans le fond des questions +de dialectique et même de métaphysique. Sa +pensée générale est celle d'une foi implicite et absolue, +qui affirme et n'explique pas; l'esprit humain, +quand il s'agit de Dieu et des conditions de la nature +divine, ne pouvant aller légitimement et sûrement +au delà de la conception et de l'affirmation de l'existence.</p> + +<p>Guillaume de Saint-Thierry ne se trompait pas, +s'il soupçonnait d'un peu de froideur les deux dignitaires +de l'Église qu'il interpellait. Ils s'étaient accoutumés +à témoigner leur zèle en de plus graves +affaires que des controverses d'école, et tous deux +venaient de jouer le rôle le plus actif dans les luttes +provoquées par le schisme des deux papes. Dans sa +querelle contre Pierre de Léon ou Anaclet II, Innocent II +avait trouvé en Geoffroi et en Bernard les plus +utiles et les plus zélés défenseurs. L'un portait encore +le titre de légat du saint-siège dans les Gaules, +et il n'y avait guère plus d'un an que l'autre était +revenu de Rome, où après la mort d'Anaclet il avait +conduit son successeur repentant aux pieds du souverain +pontife, et rétabli l'unité de l'Église.</p> + +<p>On ignore comment l'évêque de Chartres répondit +à Guillaume de Saint-Thierry; quant à saint Bernard, +il accueillit la dénonciation avec une politesse fort +laconique. C'était au mois de mars, pendant le carême +de 1139, ou, suivant quelques-uns, de 1140<a id="footnotetag233" name="footnotetag233"></a><a href="#footnote233"><sup>233</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote233" name="footnote233"></a><b>Note 233?:</b><a href="#footnotetag233"> (retour) </a> On peut admettre en effet que ceci ne se passa qu'en 1140, année de la +réunion du concile. Dans ce cas, la conférence de saint Bernard et de Guillaume, +puis celle de saint Bernard et d'Abélard, leur demi-rapprochement, +leurs plaintes mutuelles, leur rupture, l'appel au concile, la retraite de +saint Bernard, puis sa rentrée dans la querelle, la session du synode et son +jugement, tout se serait passé dans le court espace de cinquante à soixante +jours, de la fin du carême à l'octave de la Pentecôte, et l'accusation dirigée +contre Abélard d'avoir à un certain moment prétendu emporter +l'affaire en la brusquant, n'en serait que mieux justifiée. (Voyez plus bas +p. 201.)</blockquote> + +<p>Dans une lettre des plus courtes, il approuve l'émotion +du religieux, loue son traité, bien qu'il n'ait +pu le lire encore avec assez d'attention, le croit +propre à détruire des dogmes odieux, et, pour le +reste, il se rejette sur les devoirs du saint temps où +il écrit pour ajourner toute explication. L'oraison +réclame à cette heure tous ses instants, et ce n'est +qu'après Pâques qu'il pourra se rencontrer avec +Guillaume et conférer avec lui. En attendant, il le +prie de <i>prendre sa patience en patience</i>, il a jusqu'ici +à peu près ignoré toutes ces choses, et il termine +en lui rappelant que Dieu est puissant et en se recommandant +à ses prières<a id="footnotetag234" name="footnotetag234"></a><a href="#footnote234"><sup>234</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote234" name="footnote234"></a><b>Note 234:</b><a href="#footnotetag234"> (retour) </a> S. Bern., <i>Op.</i>, ep. CCCXVII.</blockquote> + +<p>Les défenseurs de saint Bernard ont insisté sur +cette preuve de sa froideur au début de toute cette +affaire. Ils en concluent qu'on ne le saurait accuser +d'inimitié ni de passion, et mettent un soin peu explicable +à le disculper de toute initiative dans une +poursuite que cependant ils approuvent, et qu'ils le +louent d'avoir soutenue plus tard avec chaleur et persévérance. +En tout genre, les apologies sont souvent +contradictoires; elles tendent à établir à la fois que +celui qu'elles défendent n'a pas fait ce qu'on lui reproche +et qu'il a eu raison de le faire. Ainsi, selon +ses partisans, saint Bernard serait louable de n'avoir +pas suscité l'affaire qu'il est louable pourtant d'avoir +suivie.</p> + +<p>Évidemment, tout cela importe peu; et si, comme +les documents l'attestent, le zèle de Guillaume de +Saint-Thierry alluma celui de l'abbé de Clairvaux, +la conduite de ce dernier n'en est ni mieux justifiée +ni plus condamnable.</p> + +<p>Nous avons vu, en 1121, au concile de Soissons, +la sage modération de l'évêque de Chartres intervenir +avec une grande autorité. Son influence n'eût +pas été moindre dans les nouvelles conférences de +1139 ou de 1140. Le titre de légat qu'il portait encore +et que son humilité changeait en celui de <i>serviteur +du saint-siége apostolique</i>, n'aurait fait qu'ajouter +à son ascendant. Mais bien qu'il ait participé aux +opérations du concile de Sens<a id="footnotetag235" name="footnotetag235"></a><a href="#footnote235"><sup>235</sup></a>, il s'efface dans toute +cette affaire, et d'ailleurs sa position politique dans +l'Église, sa liaison avec saint Bernard, la récente +communauté de leur conduite et de leurs efforts +en tout ce qui touchait les intérêts de la papauté, +devaient le porter impérieusement a marcher avec +lui. Il est probable qu'il suivit le mouvement sans +ardeur et sans résistance.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote235" name="footnote235"></a><b>Note 235:</b><a href="#footnotetag235"> (retour) </a> Je ne sais ou Gervaise a pris que Geoffroi était mort cette année même, +le jour de Pâques, et par conséquent n'avait pu assister au concile (t. II, +l. V, p. 86). Il y assisté, il signa les lettres synodiques, il était encore légat +en 1144, <i>sancto sedis apostolicae famulus</i>, et ne mourut que le 29 janvier +1145. (S. Bern., <i>Op</i>., ep. CCCXVII.—<i>Gallia Christ</i>., t. VIII, p. 1134.—<i>Hist. +litt</i>., t. XIII, p. 84.)</blockquote> + +<p>Saint Bernard fut donc abandonné à lui-même. +C'était un esprit plus élevé qu'étendu, et dont la +sagacité naturelle était limitée par une piété ardente +et crédule. Il la poussait jusqu'à la dévotion minutieuse. +Comme sa sévérité envers lui-même, son zèle +pour la maison du Seigneur ne connaissait pas de +bornes; et tandis qu'il domptait son corps et humiliait +sa vie par les rigueurs les plus misérables, il +se livrait avec une confiance absolue au sentiment +d'une mission personnelle de sainte autorité. Sa +charité vive et tendre dans le cercle de l'Église ou +de son parti dans l'Église, s'unissait à une sévérité +soupçonneuse hors du monde soumis à son influence, +confondue à ses yeux avec le divin pouvoir de l'Église +même. C'était un orateur éloquent, un brillant écrivain, +un missionnaire courageux, un actif et puissant +médiateur dans les affaires où il s'interposait au +nom du ciel; mais il manquait souvent de mesure +et de prudence. Sa raison était moins forte que son +caractère, sa foi en lui-même exaltée par l'excès de +ses sacrifices. La justesse, la modération, l'impartialité +lui étaient difficiles; il y avait de l'aveuglement +dans son génie; et à côté des rares qualités +qui l'ont placé si haut dans l'Église et dans l'histoire, +on reconnaît à mille traits de sa vie que ce grand +homme était un moine<a id="footnotetag236" name="footnotetag236"></a><a href="#footnote236"><sup>236</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote236" name="footnote236"></a><b>Note 236:</b><a href="#footnotetag236"> (retour) </a> Voyez Othon de Frisingen, <i>De Gest. Frid.</i>, l. I, c. XVII.—Cf. Brucker, +<i>Hist. crit. philos.</i>, t. III, pars II, l. II, c. III, p. 751 et 759.</blockquote> + +<p>Lorsque le jour de Pâques fût passé, il donna plus +d'attention aux avertissements de Guillaume de Saint-Thierry, +qui sans doute ne manqua pas de lui rappeler +la conférence promise. La gravité réelle ou +apparente de quelques-unes des nouveautés d'Abélard, +l'indépendance générale de sa doctrine, sa +préférence pour la méthode rationnelle dans l'exposition +des vérités religieuses, et, plus que tout cela, +l'immense et rapide propagation de ses idées, qui +trouvaient tous les esprits prêts et ardents à les accepter, +déterminèrent saint Bernard à intervenir.</p> + +<p>Quoique douze ans auparavant Abélard l'eût rangé +au nombre de ses ennemis<a id="footnotetag237" name="footnotetag237"></a><a href="#footnote237"><sup>237</sup></a>, leur dissidence, qui +était dans la nature des choses, n'avait pas eu beaucoup +d'éclat; rien d'irréparable ne les armait encore +l'un contre l'autre. L'abbé avait visité le Paraclet; +quelques relations les avaient rapprochés; leur +passager dissentiment sur le texte de l'Oraison dominicale +pouvait bien avoir manifesté ou laissé entre +eux un fond d'aigreur cachée, mais enfin ils vivaient +en paix. Bernard hésitait évidemment à rompre, +peu curieux d'engager un si rude combat. Il voulut +d'abord avoir une entrevue avec Abélard, et il lui fit +quelques observations sur ses doctrines. Cette première +conférence n'ayant rien produit, une seconde +eut lieu, et cette fois <i>en présence de deux ou trois témoins</i>, +suivant le précepte de l'Évangile<a id="footnotetag238" name="footnotetag238"></a><a href="#footnote238"><sup>238</sup></a>. Il l'engagea +à revoir ses écrits, à modifier ses assertions, +surtout à ralentir les pas trop rapides de ses +disciples dans la voie qu'il leur avait ouverte. La +conversation fut assez amicale. Un secrétaire de +saint Bernard, son panégyriste et son biographe, +assure même qu'on s'entendit et que ce dernier obtint +quelques promesses rassurantes. C'est ce que ne +confirme point la relation officielle, envoyée au +saint-siége par les évêques, après la décision du +concile<a id="footnotetag239" name="footnotetag239"></a><a href="#footnote239"><sup>239</sup></a>. Il y eut une simple conférence préliminaire, +d'où chacun se retira avec des espérances, +parce que, de part et d'autre, on resta en des termes +bienveillants. Comme Abélard était éloigné de toute +idée de schisme, et que ses propositions les plus +hasardées comportaient pour la plupart une explication +plausible, un entretien commencé sans le +désir de rompre devait conduire à quelque espoir de +rapprochement entre Bernard et lui. L'un n'était +point pressé de pousser les choses à l'extrême; il +ne cherchait pas un éclat; l'autre, toujours placé entre +la soumission et la révolte, désirait se maintenir à +l'égard du pouvoir ecclésiastique dans une indépendance +sans hostilité; il ne céda donc pas à son +adversaire, mais il ne l'irrita pas.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote237" name="footnote237"></a><b>Note 237:</b><a href="#footnotetag237"> (retour) </a> Voyez ci-dessus, p. 116.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote238" name="footnote238"></a><b>Note 238:</b><a href="#footnotetag238"> (retour) </a> «Si ton frère a péché contre toi, va et reprends-le entre toi et lui; +s'il t'écoute, tu auras gagné ton frère. S'il ne t'écoute pas, prends avec toi +encore une ou deux personnes, afin que tout soit confirmé sur la parole de +deux ou de trois témoins.» (Math., XVIII, 15 et 16.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote239" name="footnote239"></a><b>Note 239:</b><a href="#footnotetag239"> (retour) </a> Geoffroi, né à Auxerre, moine de Clairvaux, secrétaire (<i>notarius</i>) de +saint Bernard, et qui a écrit sa vie, avait été quelque temps disciple d'Abélard; +mais il appartenait tout entier au parti opposé lors du concile de +Sens. Il affirme qu'Abélard promit de s'amender à la volonté de saint Bernard, +«ad ipsius arbitrium correcturum se promitteret universa.» Mais les +évêques de France, dans leur lettre au pape, parlent de la conférence <i>familière +et amicale</i> où Abélard fut averti; et ils ne disent point ce qu'il répondit. +S'il eût fait une promesse violée plut tard, leur intérêt était de le rappeler. +(Cf. Gaufr., l. III, <i>De vit. S. Bernardi. Rec. des Hist.</i>, t. XIV, +p. 370, etc.—<i>Thes. nov. anecd.</i>, t. V, p. 1147.—S. Bern., <i>Op.</i>, +ep. CCCXXXVII.—<i>Ab. Op.</i>; Not., p. 1101.)</blockquote> + +<p>Quand les hommes supérieurs se rencontrent, ils +essaient ou feignent de s'entendre, du moins tant que +la guerre n'est pas déclarée. Mais une fois séparés, +chacun, rentré dans son camp, y retrouve ses amis, +ses confidents, ses flatteurs, et se réchauffe au foyer +de l'esprit de parti. Ce qui inquiétait Bernard, c'était +moins encore la nature que le succès des doctrines +d'Abélard. Il voyait au loin s'étendre l'esprit de controverse +sur les matières les plus hautes et les plus +sacrées. Dans les derniers temps, des hérésies graves, +notamment sur la Trinité, s'étaient produites en divers +lieux<a id="footnotetag240" name="footnotetag240"></a><a href="#footnote240"><sup>240</sup></a>. Abélard, après en avoir beaucoup réfuté +par ses arguments, en avait suscité d'autres par sa +méthode. Il autorisait les erreurs même qu'il n'enseignait +pas. Partout à sa voix se dressait, moins prudent +et moins réservé que lui, l'éternel ennemi de +l'autorité, l'examen. Son exemple avait comme déchaîné +dans la lice la raison individuelle.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote240" name="footnote240"></a><b>Note 240:</b><a href="#footnotetag240"> (retour) </a> C'était surtout celles de Henry, de Tanquelm ou Tankolin, de Pierre +de Bruis, peut être aussi des deux frères bretons, Bernard et Thierry dont +parle Othon de Frisingen, et dont Gautier de Mortagne a réfuté le second. +On suppose que ce sont les deux frères que veut désigner Abélard dans +le tableau qu'il a par deux fois tracé des hérésies contemporaines. (Cf. <i>Introd. +ad Theol.</i>, l. II, p. 1066.—<i>Theolog. Christ</i>., l. IV, p. 1314-1316, +et ci-après, l. III. c. II.—<i>Rec. des Histor.</i>, t. XIV, praef., p. IXX.—<i>De +Gest. Frid.</i>, l. I, c. XLVII.—<i>Spicileg.</i>, t. III.—<i>Hist. litt</i>., t. XIII, p. 378).</blockquote> + +<p>Hors de sa présence, l'abbé de Clairvaux ne se +contraignit point pour maudire cette réformation +anticipée; il ne s'abstint pas d'en rapporter l'existence +au plus renommé des novateurs; sans peut-être +attaquer directement sa personne, il accusait +ses principes et son exemple. Il arrachait ses livres +des mains de ses disciples, et prêchait contre la +contagion de son école. Autour du nouvel apôtre +s'élevait contre l'autorité doctrinale d'Abélard une +clameur de réprobation et d'anathème. Nous en pouvons +juger par le langage des écrivains partisans de +saint Bernard. Abélard <i>dogmatisait perfidement</i>, +disent-ils tous. Il fut <i>négromant et familier du démon</i>, +a écrit Gérard d'Auvergne<a id="footnotetag241" name="footnotetag241"></a><a href="#footnote241"><sup>241</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote241" name="footnote241"></a><b>Note 241:</b><a href="#footnotetag241"> (retour) </a> «De fide dogmatizans ferfide.... Nigromanticus et daemoni familiaris.» +(<i>Thes. anc</i>. t. V, praef. in fin.) On lisait cela dans une chronique manuscrite de +Cluni. Les mots <i>perfide dogmatizans</i> ont été répétés ailleurs. (Guill. Nang. +<i>Chron., Rec. des Hist.</i>, t. XX, p. 731.)</blockquote> + +<p>Non moins puissant et non moins passionné, +retentit bientôt de l'autre côté le cri de l'indépendance. +Abélard lui-même, irritable et convaincu, +opposait aux accusations des dénégations sincères, +et, ne croyant que se défendre, prenait contre ce qu'il +appelait la mauvaise foi, l'ignorance ou l'envie, une +offensive hautaine. Ses disciples toujours nombreux +renvoyaient l'insulte à la réprobation, et le mépris +à l'anathème. Ils avaient pour eux les droits de l'intelligence. +Ils pensaient défendre contre des préjugés +tyranniques la vérité éternelle et nouvelle à la fois. +Abélard pouvait se regarder comme le représentant +de ce que le christianisme renfermait de plus éclairé, +comme le docteur, sinon de la majorité dans l'Église, +au moins d'une minorité pleine d'espérance et d'avenir. +Tous les esprits hardis se groupaient autour de +lui. Ceux même qui exagéraient ou dénaturaient ses +opinions, ceux même qui en soutenaient d'autres, ou, +comme on dirait aujourd'hui, de plus <i>avancées</i>, le +prenaient pour chef, et voulaient, à leur profit, faire +triompher en lui la liberté de penser. Un docteur qui +avait étudié avec lui et sous lui, Gilbert de la Porrée, +chancelier de l'église de Chartres et déjà célèbre +par la solidité et le succès de son enseignement, +avait commencé à développer sur l'essence divine, +sur ses attributs, sur la différence des personnes +aux propriétés dans la Trinité, ces subtilités ingénieuses, +hasardées, dont il devait, huit ans après, +étant évêque de Poitiers, venir répondre devant deux +conciles<a id="footnotetag242" name="footnotetag242"></a><a href="#footnote242"><sup>242</sup></a>. Pierre Bérenger, zélé disciple d'Abélard, +déjà revêtu des fonctions de scolastique, et qui +devait défendre plus tard son maître dans une courageuse +apologie, nourrissait et ne cachait pas contre +le despotisme ecclésiastique ces sentiments d'opposition +dont il a rendu l'expression si vive et si piquante<a id="footnotetag243" name="footnotetag243"></a><a href="#footnote243"><sup>243</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote242" name="footnote242"></a><b>Note 242:</b><a href="#footnotetag242"> (retour) </a> Gilbert de la Porrée (<i>Porretanus</i>) soutint des opinions théologiques +qu'on trouve, sous quelques rapports, analogues à celles d'Abélard. Il rencontra +aussi saint Bernard pour adversaire. Il fut traduit devant le consistoire +de Paris et au concile de Reims, en 1148. (Ott. Frising. <i>De Gest. +Frid</i>., l.1, c. XLVI, L et seq.—<i>Hist. litt</i>., t. XII, p. 486.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote243" name="footnote243"></a><b>Note 243:</b><a href="#footnotetag243"> (retour) </a> Pierre Bérenger, de Poitiers, scolastique on ne sait de quelle église, +n'est guère connu que par son apologie d'Abélard et une invective contre +les chartreux. Pétrarque, le premier, l'a appelé <i>Pictaviensis</i> (Poitevin). +Dom Brial soupçonne qu'il l'a confondu avec Pierre de Poitiers, autre disciple +d'Abélard, et veut, sans trop de fondement, que Bérenger soit <i>Gabalitanus</i> ou du Gévaudan. (<i>Ab. Op</i>., pars II, ep. XVII, XVIII et XIX; Not., +p. 1192.—<i>Hist. litt</i>., t. XII, p. 264.—<i>Rec. des Hist</i>., t. XIV, p. 294.)</blockquote> + +<p>Enfin un homme intrépide, jeune encore, Arnauld +de Bresce, qui passe également pour avoir suivi les +leçons d'Abélard, venait de se retirer en France, +banni de Rome par l'autorité pontificale, pour y avoir +fougueusement soutenu la réforme spirituelle et temporelle +de l'Église chrétienne. Moins préoccupé du +dogme que des abus introduits dans la constitution +du clergé, il préludait, sans le savoir, à l'insurrection +des Vaudois, des Albigeois, à celle du protestantisme, +par des attaques où se mêlait à la passion de +l'indépendance religieuse un sentiment confus de la +liberté politique<a id="footnotetag244" name="footnotetag244"></a><a href="#footnote244"><sup>244</sup></a>. On dit qu'il se rapprocha d'Abélard, +et le poussa vivement à la résistance. Rien, à +notre connaissance, n'atteste cette coalition que le +dire de saint Bernard. Il appelle Arnauld le lieutenant, +ou plutôt l'<i>écuyer</i> d'Abélard<a id="footnotetag245" name="footnotetag245"></a><a href="#footnote245"><sup>245</sup></a>, et met grand +soin, dans ses lettres pour Rome, à confondre la +cause de l'un avec celle de l'autre, et à représenter +Abélard, tantôt comme le guide, tantôt comme l'instrument +de l'ennemi que le pape venait de frapper. +Espérons pour saint Bernard qu'il a dit vrai.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote244" name="footnote244"></a><b>Note 244:</b><a href="#footnotetag244"> (retour) </a> Arnauld, qu'on croit né à Bresce, dans les premières années du XIIe siècle, +attaqua avec tant de violence la richesse du clergé et le despotisme du +gouvernement papal qu'il fut condamné en 1139 par le concile de Latran. +Forcé de quitter l'Italie, il vint en Suisse, et de là apparemment en France. +Il repassa les Alpes en 1141, souleva Bresce, provoqua dans Rome un mouvement +révolutionnaire qui triompha dix-ans, et fut brûlé vif en 1155.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote245" name="footnote245"></a><b>Note 245:</b><a href="#footnotetag245"> (retour) </a> «Procedit Golias procero corpore, nobili illo suo bellico apparatu +circumcinctus, antecedente quoque ipsum ejus armigero Arnaldo de +Brixia. (S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CLXXXIX. Voyez aussi les lettres CXCV +et CCCXX.)</blockquote> + +<p>Excité ou non par Arnauld de Bresce, Abélard +affronta la tempête, et traita ses pieux et puissants +adversaires comme des coeurs méchants et des esprits +faibles. Revenant à la confiance présomptueuse +de sa jeunesse, entraîné surtout par ce mouvement +général qui ne venait pas tout entier de son impulsion, +il maintint avec fermeté la vérité de ses principes, +provoqua la réfutation, accusa ses adversaires +de calomnie, et parut braver l'Église.</p> + +<p>Alors éclata la sainte colère de Bernard, et il +commença une guerre déclarée. Il poursuivit son +adversaire, disent ses apologistes, <i>avec son invincible +vigueur</i><a id="footnotetag246" name="footnotetag246"></a><a href="#footnote246"><sup>246</sup></a>. Songeant d'abord à s'assurer une +nécessaire protection, il écrivit en cour de Rome. La +confiance d'Abélard de ce côté l'inquiétait visiblement, +et ce n'est pas sans anxiété qu'il invoque d'un +ton tour à tour plaintif et indigné la sollicitude du +pape et des cardinaux. Nous avons ses lettres, toutes +déclamatoires et cependant éloquentes, toutes remplies +de recherche et de passion, d'art et de violence; +la foi est sincère, la haine aveugle, l'habileté +profonde.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote246" name="footnote246"></a><b>Note 246:</b><a href="#footnotetag246"> (retour) </a> <i>Histoire de saint Bernard</i>, par M. l'abbé Ratisbonne, t. II, c. XXIX, +p. 31.—La plupart des historiens croient que saint Bernard ne devint +vraiment actif et n'écrivit en cour de Rome qu'après qu'Abélard eut demandé +à être jugé au concile de Sens. Cela est possible, mais l'ordre que +nous avons adopté peut aussi se justifier par les textes.</blockquote> + + +<p>Dans son premier appel aux cardinaux, ce n'est +pas un homme seulement, c'est l'esprit humain qu'il +dénonce. «L'esprit humain, il usurpe tout, ne laissant +plus rien à la foi. Il touche à ce qui est plus +haut, fouille ce qui est plus fort que lui; il se +jette sur les choses divines, il force plutôt qu'il +n'ouvre les lieux saints.... Lisez, s'il vous plaît, le +livre de Pierre Abélard, qu'il appelle <i>Théologie</i><a id="footnotetag247" name="footnotetag247"></a><a href="#footnote247"><sup>247</sup></a>.» +Quant à la lettre que je regarde comme la première +que saint Bernard ait écrite sur cette affaire au +pape, elle est comme trempée des larmes qu'il versa +dans le sein pontifical; il jette l'épouse désolée aux +bras de l'ami de l'époux, et lui rappelle que la Sunamite +lui est confiée, pendant que l'époux absent +tarde encore. La peste la plus dangereuse, une inimitié +domestique, a éclaté dans le sein de l'Église; +une nouvelle foi se forge en France. Le maître Pierre +et Arnauld, ce fléau dont Rome vient de délivrer +l'Italie, se sont ligués et conspirent contre le Seigneur +et son Christ. Ces deux serpents <i>rapprochent +leurs écailles</i>. Ils corrompent la foi des simples, ils +troublent l'ordre des moeurs; semblables à celui qui +se transfigura en ange de lumière, ils ont la forme +de la piété. L'Église vient à peine d'échapper à +Pierre qui usurpait le siège de Simon Pierre, et elle +rencontre un autre Pierre qui attaque la foi de +Simon Pierre. L'un était le lion rugissant, l'autre +est le dragon qui guette sa proie dans les ténèbres: +mais le pape écrasera le lion et le dragon<a id="footnotetag248" name="footnotetag248"></a><a href="#footnote248"><sup>248</sup></a>. Le nouveau +théologien invente de nouveaux dogmes, il les +écrit, afin d'en mieux empoisonner la postérité; et, +au milieu de ses hérésies, il se vante d'avoir ouvert +les sources de la science aux cardinaux et aux clercs +de la cour de Rome. Il dit qu'il a mis ses livres dans +leurs mains, et il appelle à défendre son erreur +ceux-là même qui le doivent juger. «Persécuteur de +la foi, comment as-tu la pensée, la conscience +d'invoquer le défenseur de la foi? De quels yeux, +de quel front peux-tu contempler l'ami de l'époux, +toi, le violateur de l'épouse? Oh! si le soin de mes +frères ne me retenait! Oh! si mon infirmité corporelle +ne m'empêchait, de quelle ardeur j'irais +voir l'ami de l'époux qui prend la défense de +l'épouse en l'absence de l'époux! Moi qui n'ai pu +taire les injures de mon Seigneur, je supporterais +patiemment les injures de l'Église! Mais toi, Père +bien-aimé, n'éloigne pas d'elle ton bras secourable; +songe à sa défense, ceins ton glaive. Déjà +l'abondance de l'iniquité refroidit la charité d'un +grand nombre; déjà l'épouse du Christ, si tu n'y +portes la main, sort et suit les traces des troupeaux +et les fait paître auprès des tentes des pasteurs<a id="footnotetag249" name="footnotetag249"></a><a href="#footnote249"><sup>249</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote247" name="footnote247"></a><b>Note 247:</b><a href="#footnotetag247"> (retour) </a> S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CLXXXVIII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote248" name="footnote248"></a><b>Note 248:</b><a href="#footnotetag248"> (retour) </a> «Squamma aquammae conjungitur.... ad imaginem et similitudinem +illius qui transfigurat se in angelum lucis, habentes formam pietatis.... +Evasimus rugitum Petri Leonis, sedem Simonis Petri occupantem; sed +Petrum Draconis incurremus, fidem Simonis Petri impugnantem, etc.» +Il y a là un jeu de mots sur le nom de Pierre de Léon. (S. Bern. <i>Op.</i>, +ep. CCCXXX.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote249" name="footnote249"></a><b>Note 249:</b><a href="#footnotetag249"> (retour) </a> <i>Id. ibid., in fin.</i>—Les derniers mots sont empruntés aux versets 6 +et 7 du c. 1 du <i>Cantique des Cantiques</i>. Toute la lettre est remplie d'allusions +à des passages du même poème sur lequel saint Bernard avait fait un +traité.</blockquote> + +<p>C'est ainsi que saint Bernard parle dans ses lettres à +divers membres du sacré collège, aux cardinaux +Ives et Grégoire Tarquin, à Étienne, évêque de Palestrine. +Dans sa circulaire à tous les évêques et cardinaux +de la cour de Rome<a id="footnotetag250" name="footnotetag250"></a><a href="#footnote250"><sup>250</sup></a>, il tient le même langage. +Il leur rappelle que leur oreille doit être ouverte aux +gémissements de l'épouse, qu'ils sont les fils de +l'Église, qu'ils doivent reconnaître leur mère, et ne +pas l'abandonner dans ses tribulations; il leur dénonce +les témérités de cet Abélard, persécuteur de la +foi, ennemi de la croix, moine au dehors, hérétique +au dedans, religieux sans règle, prélat sans sollicitude, +abbé sans discipline, couleuvre tortueuse qui +sort de sa caverne, hydre nouvelle qui, pour une tête +coupée à Soissons, en repousse sept autres. Il a dérobé +les pains sacrés; il veut déchirer la tunique du +Seigneur; il est entré dans le Saint des saints, dans +la chambre du roi; il marche entouré de la foule, il +raisonne sur la foi par les bourgs et sur les places; +il discute avec les enfants et converse avec les femmes; +il reproduit sur les dogmes les plus saints les +hérésies des plus détestées. Il les a signées de sa +plume, et en les écrivant il transmet la contagion à +l'avenir<a id="footnotetag251" name="footnotetag251"></a><a href="#footnote251"><sup>251</sup></a>, et cependant il se glorifie d'avoir infecté +Rome de ses poisons. Les enfants de l'Église ne +défendront-ils pas le sein qui les a portés, les mamelles +qui les ont nourris?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote250" name="footnote250"></a><b>Note 250:</b><a href="#footnotetag250"> (retour) </a> Grégoire Tarquin, cardinal-diacre de Saint-Serge et Bacche. (<i>Id.</i> +ep. CCCXXXII.) Cette lettre porte <i>ad cardinalem G.</i>, comme la suivante. Ives, +cardinal-prêtre (ep. CXCIII); Étienne, évêque de Palestrine, cardinal en +1140 de l'ordre de Cîteaux (ep. CCCXXXII.) La lettre commune aux évêques +et cardinaux de la cour de Rome est l'ep. CLXXXVIII.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote251" name="footnote251"></a><b>Note 251:</b><a href="#footnotetag251"> (retour) </a> «Catholicae fidei persecutorem, inimicum crucis Christi.... Monachum +se exterius, haereticum interius ostendit.... Egressus est de caverna sua +coluber tortuosus, et in similitudinem hydrae uno prius capite succiso, etc. +(ep. cccxxxi.) Habemus in Francia monachum sine regula, sine sollicitudine +praelatum, sine disciplina abbatem.... disputantem cum pueris, +conversantem cum mulieribus, etc.» (ep. cccxxxii.)</blockquote> + +<p>Ainsi saint Bernard prenait soin d'ôter par avance +tout refuge à celui qui n'était pas encore proscrit et +qu'il ne se hâtait pas d'attaquer ouvertement. C'est +Abélard qui le contraignit enfin à se montrer. Las de +de se voir sans cesse diffamé, jamais combattu, il demanda +une épreuve publique.</p> + +<p>Le roi de France, qui n'était plus Louis le Gros, +mais ce roi violent, inégal et dévot, dont une activité +malheureuse n'a pu illustrer le nom, et qui +amena les Anglais dans le royaume, Louis VII avait +au plus haut degré la dévotion des reliques; il aimait +les cérémonies consacrées à la translation, l'exposition, +l'adoration des restes alors si révérés des martyrs +et des saints. La cathédrale de Sens, métropole +de la province de Paris, était riche en trésors de ce +genre, et elle conserve encore des traces précieuses +pour l'antiquaire de son ancienne opulence. Le jour +de l'octave de la Pentecôte de l'année 1140, le roi +avait promis d'aller visiter à Sens les saintes reliques +qu'on y devait exposer à la vénération des grands et du +peuple<a id="footnotetag252" name="footnotetag252"></a><a href="#footnote252"><sup>252</sup></a>. A cette occasion, il devait y avoir dans cette +ville un concours nombreux de prélats et de dignitaires +de l'Église. Non-seulement les suffragants de +l'archevêque de Sens, mais encore celui de Reims et +les évêques de sa province, devaient s'y rencontrer. +On y annonçait aussi la présence de plusieurs seigneurs +du voisinage. Cette solennité était attendue +avec curiosité par les populations.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote252" name="footnote252"></a><b>Note 252:</b><a href="#footnotetag252"> (retour) </a> <i>Alan. episc. autissiod. in S. Bern. Vit. adornat</i>., c. xxvi. <i>Rec. des +Hist</i>., t. XIV, p. cv. in praef., et p. 371 et 484.—<i>Gallia Christ</i>., t. XII., +p. 16.</blockquote> + +<p>Irrité et enhardi par les attaques détournées dont +il était l'objet, animé par les conseils de ses amis et +peut-être d'Arnauld de Bresce, Abélard, s'adressant +à l'archevêque de Sens, demanda que cette réunion +sainte devînt un synode ou concile devant lequel il +pût être admis à répondre à ses adversaires et à venger +sa foi par la parole<a id="footnotetag253" name="footnotetag253"></a><a href="#footnote253"><sup>253</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote253" name="footnote253"></a><b>Note 253:</b><a href="#footnotetag253"> (retour) </a> S. Bern., <i>Op</i>., ep. CLXXXIX, ad dom. pap. Innocentium.</blockquote> + +<p>On dit qu'il calculait que l'archevêque de Sens, qui +avait eu récemment quelque différend avec saint +Bernard, lui serait favorable, et qu'une convocation +brusque et à bref délai déconcerterait ses ennemis <a id="footnotetag254" name="footnotetag254"></a><a href="#footnote254"><sup>254</sup></a>. +Ce qui est certain, c'est que son appel ne déplut +pas à l'archevêque, dont la vanité fut flattée, et qui +songea aussitôt à rendre l'assemblée plus complète +et l'épreuve plus solennelle. Il écrivit à l'abbé de +Clairvaux afin de l'inviter au concile pour le jour +fixé. Celui-ci refusa, alléguant son inexpérience de +ces joutes de la parole. Il disait qu'auprès d'Abélard, +formé au combat dès sa jeunesse, il n'était lui qu'un +enfant. Il regardait comme inutile et peu digne de +commettre la foi dans ces disputes, <i>de laisser agiter +ainsi la raison divine par de petites raisons humaines</i><a id="footnotetag255" name="footnotetag255"></a><a href="#footnote255"><sup>255</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote254" name="footnote254"></a><b>Note 254:</b><a href="#footnotetag254"> (retour) </a> Le P. Longueval, <i>Hist. de l'Égl. gall</i>., t. IX, l. XXV, p. 22.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote255" name="footnote255"></a><b>Note 255:</b><a href="#footnotetag255"> (retour) </a> «Abnui, tum quia puer sum, et ille vir bellator ab adolescentia, tum +quia judicarem indignum rationem fidei humanis committi ratiunculis agitandam ... +Dicebam sufficere scripia ejus ad accusandum cum. (Ep. CLXXXIX.)</blockquote> + +<p>Il ajoutait que les écrits d'Abélard suffisaient sans +discussion pour le condamner, et qu'après tout +c'était l'affaire des évêques et non celle d'un moine +et d'un abbé que de juger en matière de dogme.</p> + +<p>Mais voulant mieux assurer le succès et témoigner +de son intérêt dans l'affaire, il adressa aux évêques +qu'elle regardait une circulaire pour les engager tous +à se trouver exactement au jour de la réunion, et à +s'y montrer fidèles amis du Christ. Il les avertit en +même temps de se tenir sur leurs gardes contre les +ruses d'un ennemi qui espérait les surprendre, les +trouver mal préparés à la résistance, et dont la perfidie +se trahissait déjà dans la brusque promptitude +avec laquelle il les avait défiés<a id="footnotetag256" name="footnotetag256"></a><a href="#footnote256"><sup>256</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote256" name="footnote256"></a><b>Note 256:</b><a href="#footnotetag256"> (retour) </a> <i>Id</i>., ep. CLXXXVII, ad episc. senonas convocandos.</blockquote> + +<p>Cependant Abélard ne s'oubliait pas. Il donnait à +ses amis et à ses disciples rendez-vous à Sens pour +le jour fixé. Il publiait qu'il comptait bien y trouver +Bernard et lui répondre. Il annonçait ce grand débat +comme un duel théologique en champ clos que déciderait +avec solennité le jugement de Dieu.</p> + +<p>Ce fut bientôt la nouvelle populaire, et l'attente +devint générale. Les amis de saint Bernard alarmés +lui représentèrent tout le danger de son absence, +quelle confiance elle inspirerait à son adversaire, +quel découragement à ses partisans, combien cet +abandon apparent d'une si juste cause lui pourrait +nuire et donner de chances au triomphe de l'erreur. +L'abbé céda; il consentit avec regret à paraître au +concile; mais il assure qu'il ne put retenir ses larmes. +Il partit pour Sens, le coeur triste, sans préparer +ni argumentation ni discours, mais se répétant +sans cesse cette parole de l'Évangile: <i>Ne préméditez +pas votre réponse, elle vous sera donnée à l'heure de +parler</i>, et cette autre du psalmiste: <i>Dieu est mon soutien; +je ne craindrai pas ce qu'un homme peut me faire<a id="footnotetag257" name="footnotetag257"></a><a href="#footnote257"><sup>257</sup></a>.</i> +Mais s'il ne se préparait point pour le débat, il +avait tout disposé pour le jugement. De toutes parts, +des évêques, des abbés, des religieux, des maîtres +en théologie, enfin des clercs versés dans les lettres +avaient été convoqués. Thibauld, comte palatin de +Champagne, cher à l'Église pour ses pieuses fondations; +Guillaume, comte de Nevers, célèbre par sa +piété, qui lui fit un jour abandonner le monde pour +devenir chartreux<a id="footnotetag258" name="footnotetag258"></a><a href="#footnote258"><sup>258</sup></a>; d'autres nobles personnages se rendaient à Sens.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote257" name="footnote257"></a><b>Note 257:</b><a href="#footnotetag257"> (retour) </a> <i>Id.</i> ep. CLXXXIX—Math., X, 10.—Ps. CXVII, 6.—<i>Ex vit. et veb. gest. S. Bern.</i>, auct. Gaufrid. abb. <i>Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 371 et 372.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote258" name="footnote258"></a><b>Note 258:</b><a href="#footnotetag258"> (retour) </a> Ex <i>chron. turonens. Rec. des Hist.</i>, t. XII, p. 471.</blockquote> + +<p>Le roi devait, avec ses grands officiers, assister au +concile. Henry dit le Sanglier, d'une noble famille +de Boisrogues, archevêque de Sens, devait le présider; +il était là, environné de tous les évêques de sa +province, excepté ceux de Paris et de Nevers<a id="footnotetag259" name="footnotetag259"></a><a href="#footnote259"><sup>259</sup></a>; et +Samson des Prés, archevêque de Reims, avec trois +de ses suffragants, devait siéger à côté de lui. Les +prélats qui suivaient le premier étaient d'abord +Geoffroi de Chartres, sans nul doute l'homme le plus +considérable de tout le corps épiscopal, quoiqu'il ne +paraisse avoir joué cette fois aucun rôle; Hugues III, +évêque d'Auxerre, Hélias, évêque d'Orléans, Atton, +évêque de Troyes, Manassès II, évêque de Meaux. +Les prélats de la province de Reims étaient Alvise, +évêque d'Arras, Geoffroi de Châlons et Joslen de +Soissons, celui que nous avons vu, vingt ou trente +ans auparavant, enseigner à tout risque d'hérésie +une variété du nominalisme sur la montagne Sainte-Geneviève<a id="footnotetag260" name="footnotetag260"></a><a href="#footnote260"><sup>260</sup></a>. +A leur suite, une multitude d'ecclésiastiques, +abbés, prieurs, doyens, archidiacres, écolâtres, +avaient envahi la ville<a id="footnotetag261" name="footnotetag261"></a><a href="#footnote261"><sup>261</sup></a>, et pour la plupart animés +de l'esprit de saint Bernard, ils le propageaient dans +la foule. Sens était une cité tout ecclésiastique, la +métropole de Paris, et presque la métropole des +Gaules septentrionales; l'influence épiscopale y régnait +toute-puissante, et le peuple était dès longtemps +préparé à entendre appeler Abélard des noms d'Antechrist +et de Satan, lorsqu'il vit entrer dans ses murs +d'un côté saint Bernard seul, triste, souffrant, les +yeux baissés, couvert de la robe grossière de Clairvaux, +et précédé d'une renommée de sainteté merveilleuse; +de l'autre, Abélard, qui, malgré son âge +et ses maux, portait encore avec fierté une tête belle +et détruite, et marchait entouré de ses disciples à +l'aspect quelque peu profane. Partout où passait le +saint abbé, on voyait les genoux fléchir, les fronts +s'incliner sous la bénédiction de la main dont on +racontait les miracles. Sur les pas d'Abélard, ceux +qu'attirait la curiosité étaient presqu'aussitôt repoussés +par l'effroi.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote259" name="footnote259"></a><b>Note 259:</b><a href="#footnotetag259"> (retour)</a> «Henricus cognomine Aper.... (Guill. Nang. <i>Chron., Rec. des Hist.</i>, +t. XX, p. 727.) On ignore les motifs de l'absence d'Etienne de Senlis, +évêque de Paris, et de Fromond, évêque de Nevers.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote260" name="footnote260"></a><b>Note 260:</b><a href="#footnotetag260"> (retour) </a> <i>Gall. Christ.</i>, t. VIII, p. 1134, 1448, 1613; t. XII, p. 44 et passim.—Voyez aussi ci-dessus, p. 23 et ci-après l. II, c. VII et X.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote261" name="footnote261"></a><b>Note 261:</b><a href="#footnotetag261"> (retour) </a> Loc. cit., et S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CCCXXXVII.</blockquote> + +<p>Les actes du concile de Sens n'existent plus. Les +scènes intérieures n'en ont été nulle part fidèlement +décrites. Nous ne savons que quelques faits succinctement +indiqués par saint Bernard et les évêques. Il +faut les raconter après eux.</p> + +<p>Le premier jour, 2 juin 1140<a id="footnotetag262" name="footnotetag262"></a><a href="#footnote262"><sup>262</sup></a>, c'était un dimanche +(on l'appelait alors le jour de l'octave de la Pentecôte, +car la fête de la Trinité n'a été fondée qu'au +XVe siècle), on s'occupa de l'adoration des reliques +qui furent exposées à la vénération des fidèles. Le roi +les visita pieusement, disent les écrivains ecclésiastiques, +et se les fit montrer et expliquer par saint +Bernard<a id="footnotetag263" name="footnotetag263"></a><a href="#footnote263"><sup>263</sup></a>. Ce fut une grande solennité rendue plus +imposante par une pompe royale, épiscopale, guerrière, +et dont l'effet était tout favorable à l'Église, +qui faisait ainsi parler la religion à l'imagination +populaire, tandis que la théologie philosophique ne +s'adressait qu'à l'intelligence. D'un côté, une vaste +cathédrale, des débris sacrés dans une châsse étincelante, +la mitre et la couronne, la crosse et le sceptre, +la croix et l'épée, les vêtements de soie et d'or +des pontifes, les robes fleurdelisées, les dalmatiques +blasonnées, les chants religieux qui semblent s'élever +vers le ciel avec la fumée de l'encens, le bruit de +l'armure des guerriers qui s'agenouillent; enfin au +milieu de ces pieuses magnificences, un moine austère +et charitable que la voix populaire sanctifie avant +l'Église; et de l'autre, un homme d'une renommée +étrange et suspecte, célèbre par de tristes aventures, +par des tentatives stériles, par des humiliations bizarres, +à la fois altier et faible, n'ayant jamais pris +que des positions téméraires sans en avoir su garder +aucune, appuyé seulement par une bande de bruyants +disciples, simples sans humilité, fiers sans puissance, +n'ayant ni les grandeurs du monde ni celles de +l'Église, libres d'esprit, ce qui ne plaît à personne, +si ce n'est l'avant-veille des révolutions.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote262" name="footnote262"></a><b>Note 262:</b><a href="#footnotetag262"> (retour) </a> J'ignore sur quel fondement un auteur dit que le concile s'ouvrit le +11 janvier. Les témoignages authentiques donnent une date certaine, l'octave +de la Pentecôte. Or, l'année 1140, Pâques était le 7 avril. (Du Cange, +art. <i>Annus</i>.) Selon notre manière de compter, la Pentecôte devait être le +20 mai. Du reste, comme il n'existe pas de procès-verbaux de cette assemblée, +on en refait l'histoire avec les lettres de saint Bernard et des fragments +d'historiens. Nous ne voyons aucune raison pour renvoyer le concile de +Sens, comme le veulent les Bollandistes, à l'année 1141. (Cf. <i>Act. concilior</i>., +t. VI, pars II, p. 1219.—Philip. Labbaei <i>Sacr. concil.</i>, t. X, p. 1018.—<i>Anal. +des concil</i>., par le père Richard, t. V, suppl.—<i>Act. sanct</i>., t. III, +p. 196.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote263" name="footnote263"></a><b>Note 263:</b><a href="#footnotetag263"> (retour) </a> <i>Alan, episc. autiss. in Vit. S. Bern</i>., c. XXVI. <i>Rec. des Hist</i>., t. XIV, p. 371.—<i>Gall. Christ</i>., t. XII, p. 40.</blockquote> + +<p>Le lendemain, le concile s'ouvrit dans l'église métropolitaine +de Saint-Étienne. Les pères étaient assis +en présence du roi sur son trône. Seigneurs, moines, +docteurs, prêtres, tous attendaient en silence. +L'émotion intérieure d'une grande curiosité agitait +tous les esprits. L'anxiété attentive redoubla lorsqu'Abélard +parut. Il traversait la foule des assistants +qui s'ouvrait pour lui faire place, lorsqu'apercevant +parmi eux Gilbert de la Porrée qui le regardait d'un +air d'intelligence, il lui fit un signe et lui dit ce vers +d'Horace en passant:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Nam tua res agitur, paries cum proximus ardet,</p> + </div> </div> + +<p>prédisant ainsi le synode de Paris où, sept ans après, +saint Bernard devait, pour des nouveautés analogues, +poursuivre le subtil prélat<a id="footnotetag264" name="footnotetag264"></a><a href="#footnote264"><sup>264</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote264" name="footnote264"></a><b>Note 264:</b><a href="#footnotetag264"> (retour) </a> Hor. <i>Epist.</i> I, XVIII, 84.—Vincent. Bellov., <i>Biblioth. Mund.</i>, t. IV; <i>Spec. +historial.</i>, l. XXVII, c. lxxxvi, p. 1127.—Gaufr. aulissiod. <i>Vit. S. Bern., +Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 372.—<i>Hist. litt.</i>, t. XII. p. 467.</blockquote> + +<p>Abélard s'arrêta au milieu de l'assemblée. En face +de lui, dans une chaire qu'on montrait encore avant +la révolution, saint Bernard était debout, acceptant +le rôle de promoteur, c'est-à-dire d'accusateur devant +le concile qu'il semblait présider<a id="footnotetag265" name="footnotetag265"></a><a href="#footnote265"><sup>265</sup></a>. Il tenait à la main +les livres incriminés; dix-sept propositions en avaient +été extraites, qui renfermaient des hérésies ou des +erreurs contre la foi. Saint Bernard ordonna qu'on +les lût à voix haute. Mais à peine cette lecture était-elle +commencée qu'Abélard l'interrompit, s'écriant +qu'il ne voulait rien entendre, qu'il ne reconnaissait +pour juge que le pontife de Rome, et il sortit<a id="footnotetag266" name="footnotetag266"></a><a href="#footnote266"><sup>266</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote265" name="footnote265"></a><b>Note 265:</b><a href="#footnotetag265"> (retour) </a> <i>Recherches hist. sur la ville de Sens</i>, par M. Th. Tarbé, 1838, c. xxi.—D'Amboise +signale comme une irrégularité de la procédure que l'accusateur +ait été saint Bernard, qui n'était pas de la même province ecclésiastique +qu'Abélard. Un <i>accusateur idoine</i>, dit-il, devait être choisi dans la province +de Tours où était située l'abbaye de Saint-Gildas. Mais ce n'est point +comme abbé de Saint-Gildas, c'est pour des opinions publiées dans la province +de Sens et de Reims qu'Abélard était poursuivi. Seulement il peut paraître +singulier que dans un concile composé de prélats de ces deux provinces, +un si grand rôle ait été donné à un homme qui n'était ni de l'une ni +de l'autre; car l'abbé de Clairvaux était du diocèse de Langres, province +Lyonnaise première. (<i>Ab. Op.</i>, praef. apol.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote266" name="footnote266"></a><b>Note 266:</b><a href="#footnotetag266"> (retour) </a> On n'est point parfaitement d'accord sur les détails de cet événement; +je suis le récit adressé par saint Bernard au pape. Celui des évêques y est +à peu près conforme; seulement ils ajoutent que cette lecture avait pour +but de mettre Abélard en mesure de s'expliquer et de se défendre. Mais il +se pouvait qu'on n'eût que l'intention de lui demander s'il avouait ou désavouait +les articles; car c'était l'opinion et le conseil de saint Bernard: +«Dicebam sufficere scripta ejus ad accusandum eum.» (S. Bern., <i>Op.</i>, +ep. CLXXXIX, <i>ad pap. Innoc.</i>—Ep. CXCI, <i>Remens. arch. ad eumd.</i>—Ep. +CCCXXXVII, <i>Senon. arch. ad eumd.</i>.—Gaufrid. <i>Ex lit. S. Bern.</i>, l. III, +<i>Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 371.)</blockquote> + +<p>Qu'avait-il éprouvé, qu'avait-il voulu? Était-ce +une fuite? Était-ce une inspiration soudaine, un projet +réfléchi, une tactique, une faiblesse? On ne le +sait pas. Il fut miraculeusement frappé, disent les +légendaires de saint Bernard, et Dieu rendit muet +sur la place celui dont la parole avait été soixante ans +puissante et funeste. Suivant d'autres narrateurs +moins crédules, il fut troublé devant cette assemblée +si auguste, devant cet adversaire si saint et si +grand, et l'erreur perdit mémoire et courage en présence +de la vérité personnifiée<a id="footnotetag267" name="footnotetag267"></a><a href="#footnote267"><sup>267</sup></a>. Certes, on ne croira +pas qu'Abélard fût venu jusqu'au milieu du concile +qu'il avait en quelque sorte convoqué lui-même, +avec le dessein de se taire au jour marqué pour la +parole, et d'éviter solennellement un combat solennellement +demandé. Le désir de suspendre toute querelle +en ajournant et en déplaçant le jugement ne +saurait avoir dès l'origine déterminé sa conduite<a id="footnotetag268" name="footnotetag268"></a><a href="#footnote268"><sup>268</sup></a>. +Mais nous savons qu'il était imprudent et affaibli, +téméraire pour entreprendre et facile à émouvoir. «Il +n'avait nulle audace pour l'action,» dit un historien, +«quoiqu'il en eût beaucoup dans l'esprit<a id="footnotetag269" name="footnotetag269"></a><a href="#footnote269"><sup>269</sup></a>.» Du +moment qu'il mit le pied dans la ville de Sens, il ne +vit que des yeux ennemis; on le menaçait d'une sédition +populaire<a id="footnotetag270" name="footnotetag270"></a><a href="#footnote270"><sup>270</sup></a>. Il lisait son arrêt écrit sur le front +de ses juges. Qu'il se tournât vers le pouvoir ou spirituel +on temporel, point d'espérance. On ne lui +offrait pas une controverse en règle, engagée entre +docteurs égaux; on lui signifiait une accusation, on +le sommait d'un désaveu, d'une rétractation, ou +peut-être d'une défense; mais tout débat eût été +oiseux, toute éloquence impuissante. En essayant de +se justifier, il n'aurait fait qu'accepter et aggraver +sa défaite. D'un autre côté, il espérait en l'appui +de la cour de Rome, et savait que c'était là le +plus grand souci de ses adversaires. Le trouble, +l'orgueil, la crainte et la vengeance se réunirent pour +lui suggérer ensemble la pensée d'échapper ainsi à un +péril certain, d'embarrasser ses ennemis, d'annuler +d'avance l'effet de leur jugement. Comme saint Paul +sans espoir devant les magistrats de Jérusalem, il se +crut le droit d'en appeler à César et de citer à leur +tour ses juges inquiets devant le tribunal de Rome.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote267" name="footnote267"></a><b>Note 267:</b><a href="#footnotetag267"> (retour) </a> <i>Id. ibid.</i>, p. 372.—<i>Hist. de saint Bernard</i>, par M. l'abbé Ratisbonne, t. II, c. XXIX, p. 38.—Le P. Longueval, <i>Hist. de l'Égl. gall.</i>, t. IX, +l. XXV, p. 28.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote268" name="footnote268"></a><b>Note 268:</b><a href="#footnotetag268"> (retour) </a> C'est pourtant l'opinion de D. Martène dans les <i>Annales de l'ordre de +Saint-Benoît</i>, t. VI, p. 324.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote269" name="footnote269"></a><b>Note 269:</b><a href="#footnotetag269"> (retour) </a> Crevier, <i>Hist. de l'Univ</i>., t. I, l. I, chap. 2, p. 186.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote270" name="footnote270"></a><b>Note 270:</b><a href="#footnotetag270"> (retour) </a> Ott. Frising. <i>De Gest. Frid.</i>, l. I, c. XLVII.</blockquote> + +<p>On peut admettre qu'Abélard, appréciant sa position, +s'était dit, avant d'entrer au concile, que +suivant l'aspect de la séance et son inspiration du +moment, il parlerait ou refuserait de répondre. Mais +nul ne s'attendait à ce dernier parti, et cet incident +si imprévu causa d'abord beaucoup d'émotion. Le +concile embarrassé hésita sur ce qu'il devait faire. Sa +compétence paraissait douteuse: car le titulaire +d'une abbaye de Bretagne pouvait, comme tel, +n'être justiciable que de l'archevêque de Tours. A la +vérité, il avait lui-même choisi ses juges et reconnu +par là leur juridiction, et en qualité de fondateur ou +de chapelain du Paraclet, il pouvait être regardé +comme prêtre du diocèse de Troyes<a id="footnotetag271" name="footnotetag271"></a><a href="#footnote271"><sup>271</sup></a>. Mais il avait +pris le concile moins pour juge que pour témoin de +sa controverse avec saint Bernard; jamais il n'avait +accepté le rôle d'accusé. Et s'il était accusé, comment +le juger sans l'entendre, sans savoir même s'il +reconnaissait pour siennes les opinions dénoncées? +D'ailleurs, l'appel au pape n'était-il pas suspensif, et +ne risquait-on point, en passant outre, de blesser le +saint-siège, dont les dispositions étaient déjà si douteuses?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote271" name="footnote271"></a><b>Note 271:</b><a href="#footnotetag271"> (retour) </a> Mabillon, <i>S. Bern. Op.</i>; Not., fus. in ep. CLXXXVII, p. LXV.—Le +P. Longueval, <i>Hist. de l'Égl. gall.</i>, t. IX, l. XXV, p. 22.</blockquote> + +<p>Cependant, si le concile se séparait sans statuer, et +qu'il se récusât ainsi lui-même, la victoire d'Abélard +était complète, et l'Église, celle de France du +moins, prononçait sa propre condamnation. C'était +une faute grave que saint Bernard ne pouvait commettre, +et pour l'autorité une mortelle atteinte qu'il +ne pouvait souffrir. Il décida aisément le concile à +s'en défendre.</p> + +<p>On se rappelle comment l'assemblée était composée. +Geoffroi de Chartres, qui peut-être n'eût pas +engagé l'affaire, et qui était seul en mesure de rivaliser +d'influence avec l'abbé de Clairvaux, n'avait +garde de lui résister, et occupait désormais un rang +trop important dans le gouvernement de l'Église +pour mettre au-dessus des intérêts de son ordre les +inspirations naturelles de sa modération et de son +équité. L'archevêque de Sens pouvait hésiter; car +trois ans à peine s'étaient écoulés depuis qu'il avait +été suspendu par Innocent II, pour ne s'être pas +arrêté devant un appel au pape dans une question +de droit canonique sur la validité d'un mariage; +mais ses débuts dans la carrière épiscopale n'avaient +pas été édifiants; sa réforme était en partie l'oeuvre +de saint Bernard qui, après lui avoir adressé, pour +l'y confirmer un traité sur <i>le devoir des évêques</i>, +s'était maintenu dans l'usage de le gourmander sévèrement +toutes les fois qu'un caractère violent et +capricieux l'entraînait à quelque faute. «La justice +a péri dans votre coeur,» lui écrivait-il un jour. +C'était là le premier des juges d'Abélard<a id="footnotetag272" name="footnotetag272"></a><a href="#footnote272"><sup>272</sup></a>. Quant à +l'archevêque de Reims, élu depuis peu et malgré le +roi, qui résista longtemps à son installation, il +n'avait à grand'peine obtenu sa confirmation définitive +que par l'énergique intervention du saint abbé, +dont il se regardait comme la créature<a id="footnotetag273" name="footnotetag273"></a><a href="#footnote273"><sup>273</sup></a> Atton, +l'évêque de Troyes, avait été l'ami d'Abélard; il +l'avait protégé dans ses premiers malheurs; il lui +devait, ce semble, un peu d'appui, étant dans +l'Église plutôt du parti de Pierre le Vénérable que de +celui de saint Bernard. Mais qui sait s'il ne se croyait +point suspect par ses antécédents mêmes, et s'il ne +fut pas d'autant plus prompt à déserter son ancien +ami qu'il était plus naturellement appelé à le défendre? +D'ailleurs, il se peut qu'il n'eût qu'une position +faible et compromise dans le clergé, ainsi que +l'évêque d'Orléans Hélias, s'il faut en croire un +récit contesté, d'après lequel tous deux auraient été +huit ans plus tard déposés par le concile de Reims<a id="footnotetag274" name="footnotetag274"></a><a href="#footnote274"><sup>274</sup></a>. +Hugues de Mâcon, évêque d'Auxerre, parent de saint +Bernard, un des trente qui étaient entrés à Cîteaux +avec lui, vingt-sept années auparavant, ne devait +voir que par ses yeux et penser que par son esprit<a id="footnotetag275" name="footnotetag275"></a><a href="#footnote275"><sup>275</sup></a>. +On sait peu de chose de l'évêque de Meaux. Celui +d'Arras, Alvise, est désigné par un défenseur +d'Abélard comme un des moins habiles et des +plus prévenus. On croit qu'il était frère de Suger, +et il avait été abbé d'Anchin, monastère dirigé longtemps +par Gosvin, un des constants ennemis de +notre philosophe<a id="footnotetag276" name="footnotetag276"></a><a href="#footnote276"><sup>276</sup></a>. Le maître de Gosvin, Joslen, +évêque de Soissons, en sa qualité d'ancien professeur +de dialectique, aurait bien pu se montrer facile en +matière d'hérésie, mais il avait été rival d'Abélard +sur la montagne Sainte-Geneviève, et collègue de +saint Bernard, dans la mission que celui-ci reçut +d'Innocent II, en 1131, pour aller convertir l'Aquitaine +à son autorité<a id="footnotetag277" name="footnotetag277"></a><a href="#footnote277"><sup>277</sup></a>. L'évêque de Châlons, Geoffroi +Cou de Cerf, était cet ancien abbé de Saint-Médard +que le concile de Soissons avait chargé de détenir +et de discipliner Abélard; et lui aussi, il devait, à +la recommandation de saint Bernard, sa promotion +à l'épiscopat<a id="footnotetag278" name="footnotetag278"></a><a href="#footnote278"><sup>278</sup></a>. On ne voit pas d'où aurait pu venir +au trop faible et trop redoutable accusé la protection, +la bienveillance ou même l'impartialité.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote272" name="footnote272"></a><b>Note 272:</b><a href="#footnotetag272"> (retour) </a> Henry le Sanglier avait mené une vie mondaine depuis son élection en +1122 jusqu'en 1126. Ramené à plus de régularité par Geoffroi de Chartres et +par Burchard de Meaux, il passa sous la tutelle de saint Bernard, qui le défendit +auprès du pape et contre le roi. Voyez surtout celle de ses lettres qui +est devenue le traité <i>de officio episcoporum</i> (1127), et celle où le saint traite +l'archevêque si durement pour avoir déposé un archidiacre, l'accusant de +provoquer ses adversaires et d'offenser ses protecteurs (1136). «Vous amenez +des pieds et des mains votre déposition,» ajoute-t-il. «Ita ne putatis +perlisse justitiam de toto orbe, sicut de vestro corde?» (S. Bern. +<i>Op.</i>, ep. XLII, XLIX et CLXXXII. Opusc. II, t. II, p. 460.—<i>Hist. litt.</i>, +t. XII suppl., p. 134 et 228.—<i>Gall. Christ.</i>, t. XII, p. 46 et pars II, +Instrum. p. 33.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote273" name="footnote273"></a><b>Note 273:</b><a href="#footnotetag273"> (retour) </a> S. Bernard. <i>Op.</i>, ep. CLXX, p. 108 in not.—<i>Gall. Christ.</i>, t. IX, +p. 86.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote274" name="footnote274"></a><b>Note 274:</b><a href="#footnotetag274"> (retour) </a> Alberic., <i>Ex Chronic., Rec. des Hist</i>., t. XIII, p. 701.—<i>Gall. Christ</i>., t. XII, p. 499; t. VIII, p. 1449.—<i>Hist. litt</i>., t. XII, p. 227.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote275" name="footnote275"></a><b>Note 275:</b><a href="#footnotetag275"> (retour) </a> <i>Gall., Christ</i>., t. XII, p. 292.—<i>Hist. litt</i>., t. XII, p. 408 et XII, suppl., p. 7.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote276" name="footnote276"></a><b>Note 276:</b><a href="#footnotetag276"> (retour) </a> C'est à lui, en effet, ou à Joslen que D. Brial applique le passage où +Bérenger se moque d'un prélat d'un renom célèbre, d'une grande autorité +dans le concile, qui aurait, après avoir bu plus que de raison, fait une +harangue assez vive contre Abélard. (<i>Ab. Op</i>., p. 306.—Cf. <i>Rec. des +Hist</i>., t. XIV, p. 297.—<i>Gall. Christ</i>., édit. I, 1056, t. II, p. 216.—<i>Hist. +litt</i>., t. XIII, p. 71, et t. XII, p. 361.—Voyez ci-dessus, p. 24 et 98.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote277" name="footnote277"></a><b>Note 277:</b><a href="#footnotetag277"> (retour) </a> <i>Gall. Christ</i>., t. IX, p. 357.—<i>Hist. litt</i>., t. XII, p. 412. Voyez ci-dessus, p. 23.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote278" name="footnote278"></a><b>Note 278:</b><a href="#footnotetag278"> (retour) </a> <i>Gall. Christ.</i>, t. IX, p. 879.—<i>Hist. litt.</i>, t. XII, p. 186; voyez ci-dessus, p. 95.</blockquote> + +<p>Saint Bernard n'eut donc aucune peine à faire +prévaloir sa volonté, qui paraissait conforme aux +intérêts de l'Église et de l'autorité. Dans la délibération +du jour qui suivit la comparution et la retraite +d'Abélard, il fut décidé que l'on continuerait à juger +la doctrine, à défaut du docteur, et que sans examiner +si l'appel était régulier, en laissant aller la +personne par respect pour le saint-siège, à qui elle +appartenait désormais, on statuerait sur les dogmes. +Il fut dit que ces dogmes, extraits d'ouvrages non +désavoués, avaient été notoirement et à diverses reprises +enseignés au public, et que l'intérêt le plus +pressant était de les ruiner dans les esprits, qu'ils +avaient commencé de corrompre<a id="footnotetag279" name="footnotetag279"></a><a href="#footnote279"><sup>279</sup></a>. Plusieurs pères, +mais surtout saint Bernard, apportèrent des autorités +nombreuses, et nommément celle de saint Augustin, +en preuve des hérésies contenues dans les propositions +accusées. Elles furent déclarées pernicieuses, +manifestement condamnables, opposées à la foi, +contraires à la vérité, ouvertement hérétiques<a id="footnotetag280" name="footnotetag280"></a><a href="#footnote280"><sup>280</sup></a>. On +dit qu'Abélard quitta la ville le jour où la condamnation +fut prononcée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote279" name="footnote279"></a><b>Note 279:</b><a href="#footnotetag279"> (retour) </a> «Episcopi, Vestrae Reverentiae deferentes, nihil in personam egerunt +(S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CXC). Licet appellatio ista minus canonica videretur, +sedi tamen apostolicae deferentes, in personam hominis nullam voluimus +proferre sententiam.» (Ep. CCCXXXVII.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote280" name="footnote280"></a><b>Note 280:</b><a href="#footnotetag280"> (retour) </a> «Errorem perniciosissimum et plane damnabilem.—Sententias.... +«haereticas evidentissime comprobatas (ep. CCCXXXVI). Fidei adversantia, +contraria veritati.» (Ep. CLXXXIX.)</blockquote> + +<p>«Ses adversaires,» dit Brucker<a id="footnotetag281" name="footnotetag281"></a><a href="#footnote281"><sup>281</sup></a>, «ne purent ni +supporter ni pénétrer les nuages dont il enveloppait +des vérités simples; la superstition, l'ignorance, +l'hypocrisie, l'envie, trouvèrent matière à +persécuter cruellement un homme si digne de +temps et de destins meilleurs. Il a le droit d'être +compté parmi les martyrs de la philosophie.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote281" name="footnote281"></a><b>Note 281:</b><a href="#footnotetag281"> (retour) </a> <i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, p. 764.</blockquote> + +<p>Cette condamnation embrassait quatorze des dix-sept +propositions qui lui étaient attribuées. Elles étaient +données comme extraites de ses écrits; le premier, +sa <i>Théologie</i> (et ce titre comprenait probablement +deux ouvrages, l'<i>Introduction</i> et la <i>Théologie chrétienne</i>); +le second, le <i>Connais-toi toi-même</i> ou son +traité de morale. Le troisième était <i>le Livre des Sentences</i>, +ouvrage qu'il a toujours désavoué; l'on ne +connaît en effet aucun livre de lui qui porte ce titre<a id="footnotetag282" name="footnotetag282"></a><a href="#footnote282"><sup>282</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote282" name="footnote282"></a><b>Note 282:</b><a href="#footnotetag282"> (retour) </a> On trouve ces propositions diversement classées et rédigées dans divers +recueils (<i>Ab. Op.</i>, praefat., pars II, ep. XX; <i>Apolog.</i>, p. 830.—<i>Thes. nov. +anecd.</i>, t. V. <i>Theol. Christ., Observ. praev.</i>, p. 1149.—S. Bernard. <i>Op.</i>, +ep. CLXXXVIII). Elles différent peu pour le fond de l'extrait dressé par +Guillaume de Saint-Thierry. Le texte, qui fut envoyé à Rome et sur lequel +le pape prononça, a été retrouva au Vatican par Jean Durand, bénédictin, +et publié par Mabillon. On croit que c'est le texte qui était joint à la grande +lettre de saint Bernard. (Ep. CXC, seu <i>Tractatus</i>, etc. Opusc. XI.) Je +crois plutôt que c'est l'extrait annoncé à la fin de la lettre des évêques de +France (ep. CCCXXXVII); il contient quatorze articles représentés par +quatorze fragments textuels d'Abélard. (S. Bern. <i>Op.</i>, t. II, Opusc. XI, +p. 640.) Les opinions qui y sont exprimées ont été discutées souvent. (Voyez +Dupin, <i>Hist. des controverses</i>, XIIe siècle, c. VII, p. 360.—Le père Noël +Alexandre, <i>Hist. Eccl.</i>, t. VI, Dissert. VII, p. 787.—Duplessis d'Argentré, +<i>Collec. Judicior. de nov. error.</i>, t. I, p. 21.—Gervaise, <i>Hist. d'Abell.</i>, t. II, +t. V, p, 162.—Les auteurs du <i>Thesaur. anecd.</i>, t. V, p. 1148, et ceux +de l'<i>Histoire littéraire</i>, t. XII, p. 118 et suiv. et 138; enfin la troisième +partie du présent ouvrage.) Quant aux écrits dénoncés, il faut en rayer +<i>le Livre des Sentences</i> ou <i>Sententiae Divinitatis</i>, recueil qui courait sous son +nom, qu'il a formellement désavoué et qu'on lui attribuait encore à l'époque +où Gautier de Saint-Victor écrivait contre lui en même temps que contre +P. Lombard, Gilbert de la Porrée, et Pierre de Poitiers. (Duboulai, +<i>Hist. Univ.</i>, t. II, p. 631.) Ce nom de Livre des Sentences était assez +commun alors. (<i>Ab. Op., Apolog.,</i> p. 333; Not., p. 1159.—<i>Hist. litt.</i> t. X, +p. 313, et t. XII, p. 137.)</blockquote> + +<p>Quoique les quatorze propositions ne se retrouvent +pas toutes littéralement dans le texte des écrits qui +nous sont restés, elles sont en général authentiques, +et les apologistes d'Abélard ont eu tort de les contester.</p> + +<p>Parmi les maximes condamnées, les principales +sont les suivantes:</p> + +<p>I. Dans la Trinité, le Père a la toute-puissance, le +Fils la sagesse, et le Saint-Esprit la charité; chacune +de ces propriétés désigne chacune des personnes, de +sorte qu'en logique rigoureuse la propriété qui distingue +une des personnes semble manquer aux deux +autres. Abélard ne dit pas cela, mais il avance au +moins que le Père a la puissance parfaite, le Fils +quelque puissance, le Saint-Esprit nulle puissance. +Le Fils est de la substance du Père, puisqu'il en est +engendré; le Saint-Esprit n'est pas de la substance +du Père, puisqu'il ne fait que procéder du Père et +du Fils. Une personne est à l'autre comme l'espèce +est au genre, comme la forme est à la matière. C'est +là ce que saint Bernard appelle introduire des degrés +dans la Trinité, et sur ce chef, il accuse Abélard de +l'hérésie d'Arius<a id="footnotetag283" name="footnotetag283"></a><a href="#footnote283"><sup>283</sup></a>. C'est ce que d'autres ont appelé +réduire à l'unité les personnes divines, et sur ce chef, +Abélard a été accusé de l'hérésie de Sabellius<a id="footnotetag284" name="footnotetag284"></a><a href="#footnote284"><sup>284</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote283" name="footnote283"></a><b>Note 283:</b><a href="#footnotetag283"> (retour) </a> «Theologus noster cum Ario gradus et scalas in Trinitate disponit.» +(S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CCCXXX. Voyez aussi les lettres CXCII, CCCXXXI, CCCXXXII, +CCCXXXVI, CCCXXXVIII.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote284" name="footnote284"></a><b>Note 284:</b><a href="#footnotetag284"> (retour) </a> Guillelm. S. Theod. <i>Disput. adv. Ab.</i>, c. II et III. <i>Biblioth. cist.</i>, t. IV.—Ott. Frising. <i>De Gest. Frid.</i>, l. I, c. XLVII.—Mabillon, <i>S. Bernard. +Op.</i>, vol. I, t. II, p. 640.—Bayle, <i>Dict. crit.</i>, art. <i>Abélard.—Hist. +litt.</i>, t. XII, p. 139.</blockquote> + +<p>II. L'Homme-Dieu ou le Christ ne peut être appelé +à ce titre une personne de la Trinité. C'est pour cette +parole que saint Bernard accuse Abélard de s'exprimer +sur la personne du Christ comme Nestorius<a id="footnotetag285" name="footnotetag285"></a><a href="#footnote285"><sup>285</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote285" name="footnote285"></a><b>Note 285:</b><a href="#footnotetag285"> (retour) </a> Voyez les lettres déjà citées.—Il faut bien remarquer qu'il ne s'agit ici que du Dieu fait homme, ou du Fils de Dieu en tant que Jésus-Christ. Car +pour le Verbe ou Fils de Dieu, considéré comme tel, il n'y a pas dans tout +Abélard un mot qui affaiblisse en lui un seul des caractères de la divinité.</blockquote> + +<p>III. Dieu ne fait pas plus pour celui qui est sauvé +que pour celui qui ne l'est pas, tant que l'un et l'autre +n'a pas de lui-même consenti à la grâce divine; +d'où il suit, que par les forces du libre arbitre et de +la raison, l'homme peut rechercher la grâce, s'y attacher, +y consentir, ou en d'autres termes, qu'une +grâce spéciale n'est pas nécessaire pour obtenir la +grâce. C'est sur ce point que saint Bernard accuse +Abélard, quand il parle de la grâce, de tomber dans +l'hérésie de Pelage<a id="footnotetag286" name="footnotetag286"></a><a href="#footnote286"><sup>286</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote286" name="footnote286"></a><b>Note 286:</b><a href="#footnotetag286"> (retour) </a> Voyez les mêmes lettres.</blockquote> + +<p>IV. Jésus-Christ ne nous a sauvés que par son +exemple, par les perfections dont il nous a donné le +divin modèle, et par la reconnaissance et l'amour +que doit nous inspirer son sacrifice.</p> + +<p>V. Dieu ne pouvait empêcher le mal, puisqu'il l'a +permis, c'est-à-dire qu'étant la perfection même, il +ne pouvait par sa propre nature faire ce qu'il a fait +autrement qu'il ne l'a fait.</p> + +<p>VI. Ce n'est pas dans l'oeuvre que réside le péché, +mais dans la volonté, ou plutôt dans l'intention ou +le consentement donné sciemment au mal, de sorte +que l'oeuvre en elle-même ne nous rend ni meilleurs +ni pires, que l'ignorance exclut le péché, et que le +péché n'est ni dans l'acte, ni dans la tentation, ni +dans la concupiscence, ni dans le plaisir.</p> + +<p>On doit entrevoir la portée de ces idées. A l'exception +de la seconde qui nous paraît sans importance +(car on ne voit pas ce qu'il y a de mal à dire +subtilement que, Jésus-Christ n'étant que le nom +humain du Fils ou le nom du Verbe fait homme, +ce n'est pas en tant que Jésus-Christ que le Fils est +une personne de la Trinité), toutes ces maximes ont +une certaine gravité, et peuvent recevoir un sens +qui compromette des dogmes fondamentaux. Il serait +oiseux de les discuter ici; nous l'avons fait ailleurs<a id="footnotetag287" name="footnotetag287"></a><a href="#footnote287"><sup>287</sup></a>. +Nous ne contesterons point que les principales opinions +incriminées ne se trouvent au moins en principe +dans les écrits d'Abélard, et qu'interprétées +avec une rigueur absolue, poussées à leur extrême +limite, elles ne soient hérétiques, du moins par certaines +de leurs conséquences. Mais nous affirmons, +en pleine connaissance de cause, qu'elles n'ont en +général dans ses livres ni la gravité ni le caractère +qu'elles présentent comme citations isolées et dans la +forme arrêtée d'une rédaction sommaire. Elles sont, +chez leur auteur, tempérées par des déclarations +positives, modifiées par des développements ou des +restrictions, qui permettent ou de les absoudre, ou +de les excuser, ou de les réduire à des inexactitudes +de langage. Les modernes censeurs d'Abélard ne nient +même pas qu'elles puissent être ramenées à un sens +catholique; et aucun n'affirme qu'il ait voulu innover +an fond ni sciemment sortir de l'unité<a id="footnotetag288" name="footnotetag288"></a><a href="#footnote288"><sup>288</sup></a>. Cela suffit +pour que le jugement qui le frappa soit condamné. +Vainement le concile prétend-il avoir épargné la personne, +pour ne juger que les doctrines; c'est la personne, +bien plus que les doctrines, qu'il a poursuivie. +Dans un autre temps, chez un autre homme, il les +aurait tolérées. Ce n'est pas la pensée abstraite d'Abélard, +c'est sa pensée vivante et remuante; ce n'est +pas son système, c'est son influence que ses juges ont +voulu anéantir<a id="footnotetag289" name="footnotetag289"></a><a href="#footnote289"><sup>289</sup></a>. Ce n'est pas la vérité éternelle, +mais la situation accidentelle de l'Église qu'ils ont +défendue. La puissance d'un génie inquiétant et +réfractaire, dans le passé d'humiliantes victoires, +dans l'avenir une tendance dangereuse, dans le présent +une émotion générale des esprits impatients du +joug, tels sont les graves motifs qui s'unirent aux +inévitables passions humaines, pour déterminer la +politique religieuse de saint Bernard et du concile +qui lui servit d'instrument.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote287" name="footnote287"></a><b>Note 287:</b><a href="#footnotetag287"> (retour) </a> Voyez la troisième partie de cet ouvrage.*</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote288" name="footnote288"></a><b>Note 288:</b><a href="#footnotetag288"> (retour) </a> Voyez Martène et Durand. (<i>Thes. nov. anecd.</i>, t. V, praefat.) Les propositions +d'Abélard, disent-ils, ne peuvent qu'à grand'peine être ramenées +à un sens catholique, et devaient être condamnées du moment qu'il refusait +de les expliquer. Mabillon, l'éditeur et l'apologiste de saint Bernard, +ne veut pas qu'on classe Abélard parmi les hérétiques, mais seulement +parmi les errants, «inter errantes» et plus loin: «Nolumus Abaelardum +haereticum; sufficit pro Bernardi causa cum fuisse in quibusdam errantem; +quod Abaelardus non diffitetur.» (S. Bern. <i>Op.</i>, praefat. chap. 5, 51, 55, +et vol. I, t. II, Admon. in opusc. XI.) Mais ce que Mabillon accorde suffit +aussi pour que l'on condamne la violence de saint Bernard. Tout ces bénédictins +paraissent au fond réduire les torts d'Abélard à de mauvaises expressions. +L'auteur de son article dans l'<i>Histoire littéraire</i>, si malveillant pour +lui, ne lui impute pas comme hérésies intentionnelles les erreurs qu'on peut +tirer de ses expressions (t. XII, p. 139); et M. l'abbé Ratisbonne, plus +équitable encore, lui reconnaît «un respect sincère pour l'Église et une +foi vive et docile.» (<i>Hist. de saint Bern,</i>, t. II, c. XXVIII, p. 24.) Les questions +d'hérésie me paraissent discutées avec soin et modération par le père Alexandre +Noël qui conclut ainsi: «Non est censendus haereticus; nusquam errores +suos pertinaciter propugnavit.» (Natal. Alex. <i>Hist. Eccl.</i>, t. VI, +Dissert. VII, p. 787-803.) Toutes ces opinions, et je n'ai cité que des autorités +qui ne prennent point parti pour Abélard, contiennent ainsi une +censure indirecte de la décision du concile.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote289" name="footnote289"></a><b>Note 289:</b><a href="#footnotetag289"> (retour) </a> «Quia homo ille multitudinem trahit post se et populum qui sibi credat +habet, necesse est ut huic contagio celeri remedio occurratis.» (<i>Lett. des +évêq. au pape.</i> S. Bern., ep. CLXXXI.)</blockquote> + +<p>La politique religieuse, en effet, n'agit pas seule. +Il faut, dans ce jugement, faire une grande part à +la vieille haine qui avait poursuivi Abélard dès le +début de sa carrière et que ses premiers ennemis, +en disparaissant de la scène, avaient transmise à leurs +successeurs. La jalousie qui s'acharna contre lui est +historiquement établie. La modération même des +peines prononcées prouve bien qu'on ne pensait pas +de lui tout le mal qu'on en disait; car dès cette époque, +le sacrilège et le blasphème encouraient de plus +rudes châtiments. On ne voulait évidemment que +deux choses, son impuissance et son humiliation. Il +faut remarquer, au reste, que le temps n'était pas +venu encore où l'on vit l'Église déployer systématiquement +la dernière rigueur contre l'erreur purement +spéculative, et commander ou permettre les +crimes qui ont plus tard souillé sa cause. Le XIIe siècle +était un temps de liberté de penser relative, quand +on le compare aux temps qui l'ont suivi.</p> + +<p>Cependant, ni saint Bernard ni les pères du concile +n'étaient tranquilles sur les suites de leur décision. +Que devait en penser Rome? cette question les +inquiétait. D'abord il ne paraît pas que plusieurs des +pères jouissent de ce côté-là d'une grande faveur, +car, des deux archevêques de Sens et de Reims, l'un +avait encouru déjà une fois la disgrâce du saint-siège; +l'autre était destiné à se voir plus tard privé du pallium, +par jugement du pape Eugène III<a id="footnotetag290" name="footnotetag290"></a><a href="#footnote290"><sup>290</sup></a>. Puis, bien +qu'on eût admis que l'appel à la cour de Rome couvrait +la personne d'Abélard, on n'était pas sûr d'être +approuvé par le souverain pontife pour avoir passé +outre au jugement des doctrines. L'abus de ces sortes +d'appels, fortement dénoncé par le clergé gallican, +était constamment accueilli ou encouragé par le +saint-siège. Grégoire VII avait attiré à lui presque +toute la juridiction ecclésiastique, et le célèbre archevêque +de Tours, Hildebert, comme plus tard saint +Bernard lui-même dans son traité de <i>la Considération</i>, +avait en vain réclamé contre cette compétence +directe et illimitée qui transformait la cour de Rome +en tribunal unique de la chrétienté<a id="footnotetag291" name="footnotetag291"></a><a href="#footnote291"><sup>291</sup></a>. Il est vrai qu'on +alléguait contre l'appel interjeté par Abélard que +lui-même avait choisi ses juges, et qu'un concile +provincial demeure en tout état de cause juge de la +doctrine d'un théologien de son ressort. Mais ces +raisons pouvaient n'être pas goûtées à Rome, et les +évêques ne doutaient pas qu'Abélard et ses amis n'y +missent tout en oeuvre pour faire condamner le clergé +de France au tribunal de saint Pierre. La modération +a toujours été le caractère et de la politique et de la +religion de Rome, sauf dans quelques circonstances +extrêmes où l'autorité apostolique s'est vue directement +en péril. Sa conduite est connue; ardente, +quand les églises nationales sont tièdes, elle se +montre sage et clémente quand celles-ci paraissent +passionnées; elle s'étudie à garder les formes d'une +paternelle protection. On a déjà vu qu'au sein du +sacré collége Abélard comptait des appuis et même +des disciples. A leur tête était le cardinal Gui de +Castello<a id="footnotetag292" name="footnotetag292"></a><a href="#footnote292"><sup>292</sup></a>, distingué par l'élévation de son esprit, sa +douceur, sa justice, et dont le crédit était grand; +car c'est lui qui, quatre ans après, fut pape sous +le nom de Célestin II, trop tard pour le repos d'Abélard, +trop peu de temps peut-être pour l'Église et +pour l'humanité.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote290" name="footnote290"></a><b>Note 290:</b><a href="#footnotetag290"> (retour) </a> <i>Gall. Christ.</i>, t. IX, p. 86, et t. XII, p. 46.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote291" name="footnote291"></a><b>Note 291:</b><a href="#footnotetag291"> (retour) </a> Cf. Gervaise, <i>Vie d'Ab.</i>, t. II, l. V, p. 229.—<i>Rec. des Hist. des Gaules</i>, t. XIV; i praefat., p. XVI.—S. Bern. <i>De Considerat.</i> l. I, c. III.—Neander, +<i>S. Bern. et son siècle</i>, l. II.—Bergier, <i>Dict. de Théol.</i>, art. +<i>Papauté</i>; Not. XVI.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote292" name="footnote292"></a><b>Note 292:</b><a href="#footnotetag292"> (retour) </a> Guido de Castello dans les lettres de saint Bernard; Guy de Castellis, +du Chatel, de Castel ou de Château, dans les historiens français; son nom +vient de la ville de Città di Castello dans la légation de Pérouse. Nommé par +Honorius II, cardinal-diacre au titre de Sainte-Marie, <i>in via lata</i>, et par +Innocent II, cardinal-prêtre au titre de Saint-Marc, il s'éleva au souverain +pontificat en 1143 et mourut au bout de six mois. Les manuscrits des lettres +de saint Bernard portent qu'il était disciple d'Abélard, et Duboulai le désigne +ainsi: «Magister Guido de Castellis P. Abaelardi quondam discipulus, +ejusque defensor acerrimus.» (S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CXCII, p. 185 <i>in not.</i>—<i>Hist. Univ.</i>, t. II, p. 212.)</blockquote> + +<p>Mais saint Bernard avait encore plus d'amis auprès +du saint-siége. Sa réputation de sainteté, sa haute +position et son influence active dans le clergé, ses +grands et récents services dans l'affaire du schisme, +lui assuraient en Italie une autorité qu'il s'occupa +d'augmenter. D'abord deux lettres synodiques furent +adressées au saint-père, l'une par l'archevêque de +Sens et ses suffragants; l'autre au nom de l'archevêque +de Reims et des siens. Ces deux lettres sont +évidemment écrites par saint Bernard. La première +surtout est importante; elle était connue au Vatican +sous le nom de la lettre des évêques de France<a id="footnotetag293" name="footnotetag293"></a><a href="#footnote293"><sup>293</sup></a>; +c'est un compte rendu de toute l'affaire. Après avoir +déclaré qu'il n'y a de ferme et de stable que ce qui +est établi par l'autorité du siége apostolique, on y +rappelle les leçons et les compositions d'Abélard, et +l'impression qu'il avait produite, soit sur le public +des écoles, soit sur celui des villes, des bourgs et +des châteaux, et le bruit qui en était parvenu jusqu'à +l'abbé de Clairvaux, et ses premières démarches +pleines de charité, de discrétion, et les bravades du +novateur et de ses disciples, forçant par un défi le +synode à se réunir et Bernard à y paraître. Puis, en +termes fort succincts, les pères du concile exposent +ce qui s'y est passé; comment le <i>seigneur abbé</i> a produit +dans l'assemblée le livre de théologie du maître +Pierre, et les articles dudit livre, notés comme absurdes +et pleinement hérétiques, pour que l'inculpé +niât les avoir écrits, ou, s'il les avouait, les justifiât +ou les amendât; comment le maître Pierre Abélard +parut alors se défier, chercher un moyen d'évasion, +et refusa de répondre; si bien qu'enfin et quoique +libre audience lui fût accordée, et qu'il fût en lieu +sûr et devant d'équitables juges, il en appela au +saint-père en sa présence, et sortit de l'assemblée +avec les siens. Encore que cet appel, ajoute-t-on, +parût peu canonique, par déférence pour le siége +apostolique, on n'a point voulu prononcer de sentence +contre l'homme lui-même. Mais, pour mettre +un terme à la propagation de l'erreur, on a statué +sur les doctrines, lues et relues souvent en des cours +publics; elles étaient notoires; elles étaient manifestement +fausses et hérétiques; on les a donc condamnées +en elles-mêmes, et cela un jour avant l'appel fait +au saint-siége. Cette dernière circonstance n'est affirmée +que dans cet endroit et elle n'est guère conciliable +avec les autres relations, même avec celle de saint +Bernard, même avec celle que contient cette lettre<a id="footnotetag294" name="footnotetag294"></a><a href="#footnote294"><sup>294</sup></a>. +Pour qu'elle soit exacte, en effet, il faut ou qu'Abélard +ait quitté la séance sans mot dire, ce que nul ne +prétend, ou qu'on eût par provision statué à huis-clos +sur ses doctrines, avant de l'entendre en personne, ou +qu'enfin l'appel au pape n'ait paru consommé qu'après +avoir été régularisé par une déclaration écrite, +admise comme valable par le concile<a id="footnotetag295" name="footnotetag295"></a><a href="#footnote295"><sup>295</sup></a>. Quoi qu'il en +soit, l'archevêque de Sens et son clergé transmettent +au pape, en finissant, les articles condamnés, et +«le supplient unanimement de confirmer leur sentence, +de frapper d'un juste châtiment ceux qui +s'obstineraient par esprit de contention à les défendre<a id="footnotetag296" name="footnotetag296"></a><a href="#footnote296"><sup>296</sup></a>; +et quant au susdit Pierre, de lui imposer +silence en lui interdisant d'enseigner et d'écrire, +et en supprimant ses livres.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote293" name="footnote293"></a><b>Note 293:</b><a href="#footnotetag293"> (retour) </a> S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CCCXXXVII, ad Innocent. pontif. in persona Franciae episcop., Not. d.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote294" name="footnote294"></a><b>Note 294:</b><a href="#footnotetag294"> (retour) </a> «Pridie ante factam ad vos appellationem damnavimus.» Cette circonstance +est en effet peu conciliable avec ces mots de la portion antérieure +du récit: «Respondere noluit ... ad vestram tamen, sanctissisme pater, +appellans praesentiam, cum suis a conventu discessit.» (<i>id. ibid.</i> Voyez +aussi les lettres CLXXXIX et CXCI.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote295" name="footnote295"></a><b>Note 295:</b><a href="#footnotetag295"> (retour) </a> Le père Longueval, <i>Hist. de l'Égl. gall.</i>, t. IX, l. XXV, p. 29.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote296" name="footnote296"></a><b>Note 296:</b><a href="#footnotetag296"> (retour) </a> «Sententias eas perpetua damnatione notari et omnes qui pervicaciter +et contentiese illas defenderent justa poena muletari.» (Ep. CCCXXXVII.)</blockquote> + +<p>En même temps, Bernard écrit pour son compte +au pape. Il se jette dans ses bras avec tous les épanchements +d'une âme navrée de douleur et d'un chrétien +au désespoir. Il est dégoûté de vivre, il ne sait +s'il lui serait utile de mourir<a id="footnotetag297" name="footnotetag297"></a><a href="#footnote297"><sup>297</sup></a>. Insensé! il croyait, +après la mort de Pierre de Léon, l'antipape, que +l'Église était enfin tranquille et qu'il allait vivre en +repos; il ignorait qu'il habitait une vallée de larmes, +une terre d'oubli. La douleur est revenue, ses pleurs +ont coulé à flots comme les maux qu'il a soufferts. +Un Goliath s'est levé, d'autant plus hardi qu'il sentait +bien qu'il n'y avait point de David: Goliath, c'est +Abélard, toujours avec son compagnon d'armes, +Arnauld de Bresce. Puis vient le récit des circonstances +que l'on sait, et enfin une adjuration véhémente +adressée au successeur de Pierre: qu'il voie +s'il est possible que l'ennemi de la foi de Pierre trouve +un refuge auprès du siége de Pierre; qu'il se souvienne +de ce qu'il doit à l'Église; qu'il écrase la fureur +des schismatiques; qu'il ne fasse pas moins que +les grands évêques, ses prédécesseurs, et saisisse, +pendant qu'ils sont encore petits, les renards qui +dévorent la vigne du Seigneur.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote297" name="footnote297"></a><b>Note 297:</b><a href="#footnotetag297"> (retour) </a> «Taedet vivere et an mori expediat nescio.» (Ep. CLXXXIX.)</blockquote> + +<p>Un moine de Montier-Ramey, admis plus tard à +Clairvaux, Nicolas, secrétaire de l'abbé, son messager +de prédilection pour les négociations délicates, et +qui avait alors toute sa confiance, quoiqu'il l'ait +trahie plus tard<a id="footnotetag298" name="footnotetag298"></a><a href="#footnote298"><sup>298</sup></a>, fut chargé de porter ces lettres au +pape, et d'y ajouter de vive voix les commentaires +convenables.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote298" name="footnote298"></a><b>Note 298:</b><a href="#footnotetag298"> (retour) </a> Montier-Ramey était une abbaye à quatre lieues de Troyes. Nicolas était +un homme instruit, lettré, habile, fort employé dans les affaires de Rome, +mais hypocrite, et que saint Bernard accusa plus tard de vol et de faux. On +a de lui des lettres assez intéressantes.» (S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CLXXXIX et +praefat., in t. III, vol. I, p. 711.—<i>Hist. litt.</i>, t. XIII, p. 553.)</blockquote> + +<p>Ces lettres n'étaient pas les seules; il en est d'autres +où le saint s'exprime d'un ton différent, suivant +la différence des correspondants. Ainsi il s'adresse +avec autorité au cardinal Grégoire Tarquin, comme +s'il n'avait pour le faire agir qu'à lui donner le signal, +et qu'il le pût traiter comme un religieux de son ordre, +toujours prêt à lui obéir. «Suivant votre coutume,» +lui dit-il, «quand j'entre dans la cour (la cour de +Rome), vous devez vous lever pour moi. Levez-vous +donc pour ma cause ou plutôt pour la cause du +Christ<a id="footnotetag299" name="footnotetag299"></a><a href="#footnote299"><sup>299</sup></a>.» Quand il écrit au cardinal Haimeric, qui +était des Gaules, son ami, et de plus chancelier de +l'Église romaine<a id="footnotetag300" name="footnotetag300"></a><a href="#footnote300"><sup>300</sup></a>, il lui parle gravement, presque +politiquement, et lui fait sentir en peu de mots ce +qu'on doit en pareille occurrence attendre du saint-siége. +Il est moins à l'aise avec le cardinal Gui de +Castello: il l'appelle son vénérable seigneur et son +père chéri, et d'un ton mêlé de flatterie et de fermeté +il lui témoigne l'espérance de ne pas le voir aimer +un homme au point d'aimer ses erreurs. Ce serait +injure que de le soupçonner d'une telle amitié, elle +serait terrestre, charnelle et diabolique; et il ajoute: +«Ce n'est pas moi qui accuse Abélard auprès du saint-père; +c'est son livre qui l'accuse.... Un homme qui +ne voit rien en énigme, rien dans le miroir, +mais qui regarde tout face à face<a id="footnotetag301" name="footnotetag301"></a><a href="#footnote301"><sup>301</sup></a>!.... J'estimerais +moins votre équité, si je vous priais longtemps, +dans la cause du Christ, de ne mettre personne +avant le Christ. Sachez-le seulement, parce qu'il +vous est utile de le savoir, vous à qui Dieu a donné +la puissance: il importe à l'Église, il importe à cet +homme lui-même, qu'il lui soit imposé silence.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote299" name="footnote299"></a><b>Note 299:</b><a href="#footnotetag299"> (retour) </a> Ep. CCCXXXIII, ad G. cardinalem.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote300" name="footnote300"></a><b>Note 300:</b><a href="#footnotetag300"> (retour) </a> Haimeric, Bourguignon, de la ville de Châtillon, et qu'on dit de +la famille de Castries, cardinal-diacre du titre de Sainte-Marie-Nouvelle. +(S. Bern., ep. XV et CCCXXXVIII.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote301" name="footnote301"></a><b>Note 301:</b><a href="#footnotetag301"> (retour) </a> «Nihil videt per speculum et in aenigmate, sed facie ad faciem omnia +intuetur.» (Ep. CXCII, ad magistrum Guidonem de Castello.)</blockquote> + +<p>Mais quand il parle au cardinal-prêtre Ives, son +ami, qui ayant été chanoine régulier de Saint-Victor +de Paris pouvait comprendre et partager ses sentiments, +il épanche toutes ses colères contre Abélard; +là encore, c'est un moine sans règle, un supérieur +sans soin, qui ne sait ni imposer l'ordre ni s'y +soumettre, un homme différent de lui-même, Hérode +au dedans, Jean-Baptiste au dehors, qui veut +souiller la chasteté de l'Église, fabricateur de mensonges, +fauteur de dogmes pervers, plus hérétique +enfin par son opiniâtreté que par ses erreurs<a id="footnotetag302" name="footnotetag302"></a><a href="#footnote302"><sup>302</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote302" name="footnote302"></a><b>Note 302:</b><a href="#footnotetag302"> (retour) </a> Ep. CXCIII, ad magistrum Ivonem cardinalem.</blockquote> + +<p>Mais en multipliant ces lettres habilement calculées +pour intéresser à sa cause tout ce que Rome +avait de plus considérable, saint Bernard ne voulait +point se montrer étranger à la question de doctrine. +Indépendamment de la relation qu'il écrit pour le +pape, il lui adresse une épître, ou plutôt un traité +où il examine et discute quelques-unes des opinions +d'Abélard<a id="footnotetag303" name="footnotetag303"></a><a href="#footnote303"><sup>303</sup></a>. Cette composition a été justement placée +parmi les meilleures de son auteur. Quoiqu'il n'y +considère pas dans leur ensemble, ni d'un point de +vue fort élevé, les doctrines de son adversaire, il +prend sur lui à divers moments une supériorité véritable; +et dégagée des violences d'un langage injurieux +qui altère et déshonore la vérité même, sa +pensée est souvent juste et quelquefois profonde. +Dans la discussion sur la Trinité, on peut l'accuser +de n'avoir pas équitablement pris l'opinion qu'il +réfute. S'il ne la défigure pas, du moins il l'exagère; +et en isolant les expressions, il les rend exclusives +et plus suspectes qu'elles ne doivent l'être pour un +esprit de bonne foi. Mais dans l'examen de la nouvelle +théorie de la Rédemption il paraît avoir raison +contre son rival; et l'esprit moderne qui peut +préférer l'idée d'Abélard ne saurait faire qu'elle +fût l'idée traditionnelle et partant orthodoxe de +l'Église catholique. La Trinité et la Rédemption sont +les seuls dogmes spéciaux dont le saint s'occupe +avec étendue. Il glisse sur le reste, et se borne à +caractériser d'une manière générale l'esprit du rationalisme +qui respire dans toute la théologie d'Abélard. +Là encore, il montre une vraie sagacité, et il attaque +l'intervention de la raison dans les choses de la foi +avec une force et une clairvoyance qui feraient envie +à plusieurs des apologistes de notre siècle, avec une +rhétorique passionnée qui rappelle l'auteur de l'<i>Essai +sur l'indifférence en matière de religion</i>; c'est la +même éloquence, plus animée peut-être, quoique +moins naturelle encore; c'est la même vigueur sophistique; +c'est, avec les idées que M. de la Mennais +n'a plus, le talent qu'il a toujours.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote303" name="footnote303"></a><b>Note 303:</b><a href="#footnotetag303"> (retour) </a> S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CXC, seu tractatus contra quaedam capitula errorum +Abaelardi, vol. I, t II, op. XI, p. 636.—<i>Ab. Op.</i>, p. 276. Voyez dans la +suite de cet ouvrage le c. IV de la troisième partie.</blockquote> + +<p>Jamais plus active et plus soigneuse habileté n'a +été déployée pour perdre un homme, coupable seulement +de dissidence et convaincu d'être un contradicteur. +A voir tant d'efforts empreints de tant de +haine, de ressentiment et d'orgueil, on se dit qu'il +est heureux pour saint Bernard d'avoir été un saint. +Quiconque penserait et agirait ainsi pour un intérêt +quelconque de ce monde, même pour celui d'une +politique équitable et légitime, serait accusé de +méchanceté dans la tyrannie; la sainteté seule atténue, +si elle ne les justifie, ces excès de l'âme. On +a grand tort d'attaquer les austérités que le christianisme +prescrit. Ces austérités héroïques sont seules +capables de racheter devant Dieu les vives passions +que, ne pouvant les supprimer, le christianisme +détourne à son profit, et qu'il dévoue à sa cause. +Saint Bernard consacrait à Dieu ses passions, comme +autrefois les templiers leur épée.</p> + +<p>L'intérieur du parti qui poursuivait Abélard nous +est mieux connu que le parti d'Abélard lui-même, +et que sa propre conduite, dans ces difficiles circonstances. +Peut-être le Vatican, qui nous a rendu le +texte des propositions déférées par le concile de Sens, +contient-il encore, dans ses mystérieuses archives, +les lettres d'Abélard suppliant, et les plaintes de ceux +qui, croyant la vérité persécutée dans sa personne, +invoquaient la protection du chef de la chrétienté; +mais tout cela nous est inconnu. Nous ne possédons +que les actes publics, deux confessions de foi et une +apologie qu'un de ses amis écrivit avec plus de chaleur +que de prudence. Encore ne sait-on pas bien la +date de ces écrits, et les auteurs ne sont pas d'accord. +Racontons les faits dans l'ordre le plus simple.</p> + +<p>La décision de Rome demeura un temps incertaine. +Mais les lettres de saint Bernard au pape furent +répandues dans le public, et l'on ne tarda pas à les +faire suivre du bruit de la condamnation; on l'annonçait +avant de l'avoir obtenue. Abélard, imparfaitement +instruit de son sort, dut redoubler de soins +pour l'éviter et l'adoucir. Il comptait sur deux appuis, +l'opinion de la France et la faveur de Rome.</p> + +<p>La première était moins unie qu'il ne pensait. L'énergie +avec laquelle on l'avait attaqué au nom de +l'Église intimidait ceux qui n'étaient qu'impartiaux, +neutralisait dans le clergé une partie de ses amis, et +donnait à la querelle une gravité qui ne permettait +plus de le suivre ouvertement qu'aux convictions +fortes ou passionnées. Toutefois, pendant qu'il faisait +sans doute jouer à Rome tous les ressorts qui le +pouvaient sauver, il ne négligea pas de s'adresser au +public, et de se concilier les deux sortes d'esprits +qui l'avaient si souvent servi; d'une part, les esprits +curieux et hardis, qui se plaisent à l'examen et goûtent +la controverse, en un mot les esprits faits pour +l'opposition; de l'autre, les esprits élevés et bienveillants, +qui s'intéressent aisément au talent et à la +sincérité persécutés, et qui placent volontiers le bon +droit du côté de l'intelligence et de la faiblesse. Aux +uns il adressa les réponses de la dialectique, aux +autres les gémissements de la foi. Il s'étudia comme +toujours à faire en lui redouter le controversiste et +plaindre le chrétien.</p> + +<p>Mais il y avait un juge qu'il devait avant tout rassurer +et satisfaire, c'était Héloïse: non qu'il pût +craindre un moment d'être désavoué par l'esprit le +plus libre, abandonné par le coeur le plus fidèle. +Eh! dans quelles extrémités Héloïse ne l'aurait-elle +pas suivi? mais il avait besoin de l'armer pour sa +cause, et de ranger publiquement de son parti l'abbesse +et ses religieuses; car elle exerçait dans l'Église +et le monde une grande autorité morale. D'ailleurs, +au milieu de ces restes de passions philosophiques +et de calculs ambitieux qui l'agitaient encore, le coeur +d'Abélard renfermait un fond de véritable tristesse; +un sentiment amer d'injustice et de malheur qui +demandait à se répandre, et qui s'épanchait toujours +vers celle qui comprenait toute sa pensée et sentait +toute son âme. C'est pour elle qu'il écrivit cette confession +de foi si noble et si touchante:</p> + +<p>«Héloïse, ma soeur, toi jadis si chère dans le siècle, +aujourd'hui plus chère encore en Jésus-Christ, +la logique m'a rendu odieux au monde. Ils disent en +effet; ces pervers qui pervertissent tout et dont +la sagesse est perdition, que je suis éminent dans +la logique, mais que j'ai failli grandement dans la +science de Paul. En louant en moi la trempe de +l'esprit, ils m'enlèvent la pureté de la foi. C'est, il +me semble, la prévention plutôt que la sagesse qui +me juge ainsi; je ne veux pas à ce prix être philosophe, +s'il me faut révolter contre Paul; je ne +veux pas être Aristote, si je suis séparé du Christ; +car il n'est pas sous le ciel d'autre nom que le sien +en qui je doive trouver mon salut. J'adore le Christ +qui règne à la droite du Père; des bras de la foi, +je l'embrasse, agissant divinement pour sa gloire +dans sa chair virginale, prise du Paraclet<a id="footnotetag304" name="footnotetag304"></a><a href="#footnote304"><sup>304</sup></a>. Et pour +que toute inquiète sollicitude, tout ombrage soit +banni du coeur qui bat dans votre sein, tenez de +moi ceci. J'ai fondé ma conscience sur la pierre +où le Christ a édifié son Église. Ce qui est gravé +sur cette pierre, je vous le dirai en peu de mots: +Je crois dans le Père et le Fils et le Saint-Esprit, +Dieu un par nature et vrai Dieu, qui contient la +Trinité dans les personnes, de façon à conserver +toujours l'unité dans la substance. Je crois que le +Fils est en tout <i>coégal</i> au Père; savoir, en éternité, +en puissance, en volonté, en opération. Je n'écoute +point Arius qui, poussé par un génie pervers, ou +même séduit par un esprit démoniaque, introduit +des degrés dans la Trinité, enseignant que le Père +est plus grand, le Fils moins grand, oubliant ainsi +le précepte de la loi: <i>Tu ne monteras point par des +degrés à mon autel</i> (Exod. xx, 26); car il monte +par des degrés à l'autel de Dieu, celui qui introduit +dans la Trinité une priorité et une postériorité +(une supériorité et une infériorité). J'atteste que +le Saint-Esprit, est consubstantiel et coégal en tout +au Père et au Fils, quand dans mes livres je le désigne +si souvent du nom de la Divine bonté. Je +condamne Sabellius qui, attribuant au Père et au +Fils la même personne, avança que le Père avait +souffert la passion, d'où est venu le nom des patripassiens. +Je crois que le Fils de Dieu est devenu +le Fils de l'homme, et qu'une seule personne subsiste +par et dans les deux natures. C'est lui qui +après avoir souffert toutes les conditions attachées +à son humanité et la mort même, est ressuscité, +est monté au ciel, et viendra juger les vivants et +les morts. J'affirme que tous les péchés sont remis +par le baptême; que nous avons besoin de la grâce +pour commencer et accomplir le bien, et que ceux +qui ont failli sont régénérés par la pénitence. Quant +à la résurrection de la chair, pourquoi en parlerais-je, +puisque vainement je me glorifierais d'être +chrétien, si je ne croyais que je dois ressusciter +un jour?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote304" name="footnote304"></a><b>Note 304:</b><a href="#footnotetag304"> (retour) </a> «Amplector eum ulnis fidei in carne virginali de Paracleto sumpta +gloriosa divinitus operantem.» Manière un peu recherchée, mais exacte, +d'exprimer que le Fils de l'homme a été conçu dans le sein d'une vierge +par l'opération du Saint-Esprit.</blockquote> + +<p>Telle est donc la foi dans laquelle je me repose. +C'est d'elle que je tire la fermeté de mon espérance. +Fort de cet appui salutaire, je ne crains pas +les aboiements de Scylla, Je ris du gouffre de Charybde, +je n'ai pas peur des chants mortels des sirènes. +Si la tempête vient, elle ne me renverse +pas; si les vents soufflent, ils ne m'agitent pas; +car je suis fondé sur la pierre inébranlable<a id="footnotetag305" name="footnotetag305"></a><a href="#footnote305"><sup>305</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote305" name="footnote305"></a><b>Note 305:</b><a href="#footnotetag305"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, p. 308.</blockquote> + +<p>Cette déclaration est chrétienne. Elle contient l'expression +d'une foi correcte sur les principaux articles +touchant lesquels on accusait Abélard d'hérésie. +Cependant elle ne rétracte pour le fond aucune +des opinions qu'il a soutenues dans ses livres, au +sens du moins où il les a soutenues. I1 n'est ni le +premier ni le seul qui, pour rester dans l'unité, ait +profité d'une communauté de langage entre ses adversaires +et lui, sans tenir compte des idées diverses +que des esprits différents attachent aux mêmes mots. +Peut-être si l'on obligeait tous les chrétiens à donner +individuellement le sens précis et sincère qu'ils +attribuent chacun aux expressions consacrées du +dogme, verrait-on dans l'unité perpétuelle du catholicisme +surgir les dissidences et les variations, et +l'hérésie des coeurs trahir l'orthodoxie des paroles.</p> + +<p>Ainsi Abélard parlait à Héloïse. Ainsi il essayait +d'offrir aux catholiques, sans engagement ni passion, +les moyens de s'intéresser à lui et de le prendre sous +leur garde. En même temps, il composait une apologie +plus développée, où il se défendait en discutant +et réfutait ses adversaires. Cet ouvrage est inconnu. +Mais Othon de Frisingen nous en a conservé +le commencement, où l'on voit que les questions de +dialectique avaient été mêlées par les adversaires +d'Abélard aux questions de théologie, et ceux-ci ont +accusé cet ouvrage d'une vivacité et d'une violence +qui auraient à la fois aggravé les torts de l'auteur et +empiré sa situation<a id="footnotetag306" name="footnotetag306"></a><a href="#footnote306"><sup>306</sup></a>. Nous doutons qu'il ait écrit +avec l'emportement qu'on lui reproche. En général, +sa discussion était alors plus dédaigneuse que violente; +mais c'était bien assez pour offenser des adversaires +très-sérieusement persuadés d'être les défenseurs +de Dieu.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote306" name="footnote306"></a><b>Note 306:</b><a href="#footnotetag306"> (retour) </a> Othon paraît croire que l'apologie d'Abélard fut faite à Cluni après la +décision du pape. Si c'est la confession de foi qui se trouve dans les +Oeuvres, elle n'était pas de nature à provoquer de vives répliques, et elle ne +commence point par les mots qu'Othon nous a conservés, et qui indiquent +que les imputations d'hérésie auraient été rattachées à quelque point de +philosophie traité d'après Boèce. Elle n'est pas l'apologie dont un adversaire +d'Abélard dit: «Per apologiam suam theologiam impejorat.» Celle-ci est +donc perdue. L'existence en est attestée par Othon et par les citations curieuses +que donne le censeur inconnu dans une réfutation attribuée faussement +à Guillaume de Saint-Thierry. Il faut que les éditeurs de celle-ci +l'aient lue avec peu d'attention pour n'avoir par aperçu qu'elle était dirigée +contre une apologie tout autrement polémique que la déclaration publiée +par d'Amboise et annexée par Tissier à la dissertation de Guillaume de Saint-Thierry, +et à celle de l'abbé anonyme qu'on croit être Geoffroi d'Auxerre. +(Ott. Fris. <i>De Gest. Frid.</i>, l. 1, c. XLIX.—<i>Disput anon. abb. adv. P. Abael., +Biblioth. cisterc.</i>, t. IV, p. 239, 240, 242, 246.)</blockquote> + +<p>Leurs reproches s'adressaient avec plus de justice à +une autre apologie qu'Abélard laissa publier par un +de ses amis. Pierre Bérenger est l'auteur de cette +défense, véritable invective contre saint Bernard<a id="footnotetag307" name="footnotetag307"></a><a href="#footnote307"><sup>307</sup></a>. +L'ouvrage est rempli de verve et d'audace. Au milieu +des longueurs, des puérilités, des plaisanteries grossières +que tolérait le goût du temps, de ces citations +innombrables, ornement obligé d'un ouvrage destiné +aux gens instruits, on y trouve un vrai talent satirique, +un esprit libre et pénétrant, quelquefois une +argumentation vive et des traits d'éloquence. C'est +une Provinciale du XIIe siècle. On ne saurait dire si +Abélard y avait mis la main.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote307" name="footnote307"></a><b>Note 307:</b><a href="#footnotetag307"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. XVII, <i>Berengarii scholastici Apologeticus</i>, p. 302.</blockquote> + +<p>Nous n'avons rien emprunté à cet ouvrage en racontant +le concile de Sens. Nous ne voudrions pas +juger les jésuites sur la foi de Pascal; mais il y a +dans Pascal du vrai sur les jésuites, et tout ne peut-être +faux dans ce que raconte Bérenger: car s'il parle +comme un ennemi de saint Bernard, il ne s'exprime +pas comme un ennemi de la foi.</p> + +<p>Citons, si ce n'est comme historique, au moins +comme échantillon de style, quelque chose de la peinture +intérieure du concile. Après s'être assez agréablement +moqué de la prétention constante de Bernard +à n'être qu'un ignorant qui ne sait pas écrire faute +d'études, quoiqu'il écrivît avec beaucoup d'art et +de recherche, et qu'il se fût adonné aux lettres profanes +au point d'avoir composé dans sa jeunesse +des chansons badines dont on lui peut offrir quelques +citations, l'apologiste lui rappelle avec un respect +ironique sa sainteté et ses miracles, puis lui +déclare brusquement qu'il a perdu son auréole et +trahi son secret par sa conduite dans la dernière +affaire.</p> + +<p>«Or, voilà les évêques convoqués de toutes parts +au concile de Sens. C'est là que tu as déclaré Abélard +hérétique, que tu l'as arraché comme en lambeaux +du sein maternel de l'Église. Il marchait +dans la voie du Christ; sortant de l'ombre comme +un sicaire aposté, tu l'as dépouillé de la tunique +sans couture. D'abord tu haranguais le peuple, +afin qu'il priât Dieu pour lui; et intérieurement +tu te disposais à le proscrire du monde chrétien. +Que pouvait faire la foule? Comment prier, quand +elle méconnaissait celui pour qui il fallait prier? Toi, +l'homme de Dieu, qui avais fait des miracles, qui +étais assis avec Marie aux pieds de Jésus, qui conservais +toutes ses paroles dans ton coeur, tu aurais +dû brûler au ciel le plus pur encens de la prière +pour obtenir la résipiscence de Pierre, ton accusé, +pour obtenir qu'il se lavât de tout soupçon.... Est-ce +que par hasard tu aurais mieux aimé qu'il demeurât +tel que la censure trouvât où le prendre?</p> + +<p>«Enfin, après le dîner, le livre de Pierre est apporté, +et l'on ordonne à quelqu'un de faire à haute +voix lecture de ses écrits. Mais le lecteur, animé +par la haine, arrosé par le fruit de la vigne, non +pas de cette vigne dont il est dit, <i>je suis la vigne véritable</i> +(Jean, XV, 1), mais de celle dont le jus +coucha le patriarche tout nu sur le sol, se met à +crier plus fort qu'on ne lui demandait. Après +quelques mots, vous eussiez vu les graves pontifes +se moquer de lui, battre des pieds, rire, jouer, +comme gens qui accomplissent leurs voeux, non +au Christ, mais à Bacchus; en même temps on +salue les coupes, on célèbre les pots, on loue les +vins; les saints gosiers s'arrosent ... et c'est alors +que, comme dit le satirique:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Inter pocula quaerunt</p> +<p>Pontifices saturi quid dia poemata narrent<a id="footnotetag308" name="footnotetag308"></a><a href="#footnote308"><sup>308</sup></a>.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote308" name="footnote308"></a><b>Note 308:</b><a href="#footnotetag308"> (retour) </a> Pers. sat. I, v. 27-28. L'auteur latin dit <i>Romulidae</i> et non <i>pontifices</i>.</blockquote> + +<p>Puis, quand arrive jusqu'à eux le son de quelque +passage subtil et divin, auquel les oreilles pontificales +ne sont pas habituées, l'auditoire se dégrise +dans son coeur; ce ne sont plus que grincements +de dents contre Pierre, et ces juges aux yeux de +taupe pour voir clair en philosophie, s'écrient:—Quoi! +nous laisserions vivre un pareil monstre!—et, +remuant la tête comme des juifs:—Ah! disent-ils, +<i>voilà celui qui renverse le temple de Dieu</i>.—(Math, +XXVI, 40.) Ainsi des aveugles jugent les +paroles de lumière; ainsi des hommes ivres condamnent +un homme sobre. Ainsi de vrais pots +pleins de vin prononcent contre l'organe de la +Trinité.... Ils avaient rempli, ces premiers philosophes +du monde, le tonneau de leur gosier, +et la chaleur du breuvage leur était montée au cerveau, +de sorte que tous les yeux se fermaient noyés +dans un sommeil léthargique. Cependant le lecteur +crie, l'auditeur dort. L'un s'appuie sur son coude +pour mieux sommeiller; l'autre, sur un coussin +bien mou, cherche à fermer ses paupières; un +troisième penche sa tête sur ses genoux. Aussi, +quand le lecteur trouvait quelque épine dans le +champ, il criait aux sourdes oreilles des pères: +<i>Vous condamnez?</i> Alors, quelques-uns à peine +éveillés à la dernière syllabe, d'une voix somnolente, +la tête pendante, disaient: <i>Nous condamnons.—Amnons</i>, +disaient d'autres qui, éveillés à +leur tour par le bruit que les premiers faisaient en +jugeant, décapitaient le mot<a id="footnotetag309" name="footnotetag309"></a><a href="#footnote309"><sup>309</sup></a>.... Ainsi les soldats +endormis rendent témoignage que, pendant leur +sommeil, les apôtres sont venus et ont emporté le +corps. (Math. XXVIII, 43.) Ainsi, celui qui avait +veillé le jour et la nuit dans la loi du Seigneur est +condamné par des prêtres de Bacchus. C'est le malade +qui traite le médecin; c'est le naufragé qui +accuse celui qui est sur le rivage; le criminel +qu'on va pendre accuse l'innocent. Que faire, ô +mon âme? A qui recourir? As-tu oublié les préceptes +des rhéteurs, et maîtrisée par la douleur, +gagnée par les larmes, perds-tu le fil de ton discours? +Crois-tu que le Fils de l'homme, quand il +viendra, trouvera la foi sur la terre? Les renards +ont leurs terriers, les oiseaux du ciel ont leurs +nids; mais Pierre n'a pas où reposer sa tête....</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote309" name="footnote309"></a><b>Note 309:</b><a href="#footnotetag309"> (retour) </a> Il y a ici un jeu de mots impossible à traduire. <i>Damnatis</i>, dit le promoteur. +<i>Damnamus</i>, disent les pères. <i>Namus</i>, répondent les plus endormis. +<i>Namus</i>, nous nageons, ce mot fait allusion à l'ivresse, et Bérenger ajoute: +«Votre natation est une tempête, une submersion.» (P. 305.)</blockquote> + +<p>«En voyant agir de la sorte, en écoutant les arrêts +de pareils juges, on se console avec ces mots de +l'Évangile: <i>Les pontifes et les pharisiens se sont +réunis, et ils ont dit: Que faisons-nous? Cet homme +dit des choses merveilleuses. Si nous le laissons aller, +tout le monde croira en lui</i>. (Jean, XI, 47.)</p> + +<p>«Mais un des pères, nommé l'abbé Bernard, étant +comme le pontife de ce concile, prophétisa en +disant: <i>Il nous convient qu'un seul homme soit +exterminé par le peuple et que toute la nation ne +périsse pas</i><a id="footnotetag310" name="footnotetag310"></a><a href="#footnote310"><sup>310</sup></a>. C'est de ce moment qu'ils ont résolu +de le condamner, répétant ces paroles de Salomon: +<i>Tendons des embûches au juste</i> (Prov. I, 11), enlevons-lui +la grâce des lèvres et trouvons le mot qui +perdra le juste.—Vous l'avez fait en faisant ce que +vous avez fait, vous avez dardé contre Abélard les +langues de la vipère. Renversés par l'ivresse, vous +l'avez renversé, et vous avez absorbé le vin, <i>comme +celui qui dévore le pauvre en secret</i> (Habac. III, 14). +Et pendant ce temps, Pierre priait: <i>Seigneur</i>, +disait-il, <i>délivrez mon âme des lèvres iniques et de +la langue perfide</i>. (Ps. CXIX, 2.)</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote310" name="footnote310"></a><b>Note 310:</b><a href="#footnotetag310"> (retour) </a> Jean, XI, 50. Bérenger dit: <i>Exterminetur a populo</i>, ce qui veut dire +soit <i>exterminé par le peuple</i> ou <i>proscrit du sein du peuple</i>. Il y a dans la +Vulgate: <i>Moriatur pro populo</i>, ce qui est conforme au texte grec.</blockquote> + +<p>«Au milieu de tant de pièges, Abélard se réfugie +dans l'asile du jugement de Rome.—Je suis, dit-il, +un enfant de l'Église romaine. Je veux que ma +cause soit jugée comme celle de l'impie; <i>j'en appelle à César</i>.—Mais Bernard, l'abbé, sur le bras +duquel se reposait la multitude des pères, ne dit +pas comme le gouverneur qui tenait saint Paul +dans les fers: <i>Tu en as appelé à César, tu iras à César</i><a id="footnotetag311" name="footnotetag311"></a><a href="#footnote311"><sup>311</sup></a>; +mais <i>tu en as appelé à César, tu n'iras pas à +César</i>. Il informe en effet le siège apostolique de +tout ce qu'ils ont fait, et aussitôt un jugement de +condamnation de la cour de Rome court dans toute +l'Église gallicane. Ainsi est condamnée cette bouche, +temple de la raison, trompette de la foi, asile +de la Trinité. Il est condamné, ô douleur, absent, +non entendu, non convaincu. Que dirai-je, que ne +dirai-je pas, Bernard?....</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote311" name="footnote311"></a><b>Note 311:</b><a href="#footnotetag311"> (retour) </a> «Caesarem appello.—Caesarem appellasti; ad Caesarem ibis.» (Act. XXV, +11 et 12.)</blockquote> + +<p>«Malgré tout ce que la fureur intestine des haines +conjurées, tout ce qu'un orage de passions implacables +et insensées pouvait lancer contre Pierre, +tout ce que pouvait comploter l'envie et l'iniquité, +la froide clairvoyance de la censure apostolique ne +devrait jamais se laisser endormir. Mais il dévie +facilement de la justice, celui qui dans une cause +craint l'homme plus que Dieu. Elle est vraie, cette +parole d'une bouche prophétique: <i>Toute tête est +languissante.... De la plante des pieds jusques au col, +rien n'est sain en lui</i><a id="footnotetag312" name="footnotetag312"></a><a href="#footnote312"><sup>312</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote312" name="footnote312"></a><b>Note 312:</b><a href="#footnotetag312"> (retour) </a> Isaï., l. 5 et 6.—Le texte dit de la plante des pieds jusqu'au sommet +de la tête, <i>usque ad verticem</i>. C'est peut-être par erreur que la citation de +Bérenger porte <i>cervicem</i>.</blockquote> + +<p>«Il voulait, disent les fauteurs de l'abbé, corriger +Pierre. Homme de bien, si tu projetais de rappeler +Pierre à la pureté d'une foi intacte, pourquoi, +en présence du peuple, lui imprimais-tu le +caractère du blasphème éternel? Et si tu cherchais +à enlever à Pierre l'amour du peuple, comment t'apprêtais-tu +à le corriger? De l'ensemble de tes +actions, il ressort que ce qui t'a enflammé contre +Pierre n'est pas l'envie de le corriger, mais le +désir d'une vengeance personnelle. C'est une belle +parole que celle du prophète: <i>Le juste me corrigera +en miséricorde.</i> (Ps. CXL, 5.) Où manque en +effet la miséricorde, n'est pas la correction du +juste, mais la barbarie brutale du tyran.</p> + +<p>«Et sa lettre au pape Innocent atteste encore les +ressentiments de son âme: <i>Il ne doit pas trouver un +refuge auprès du siége de Pierre, celui qui attaque +la foi de Pierre</i><a id="footnotetag313" name="footnotetag313"></a><a href="#footnote313"><sup>313</sup></a>! Tout beau, tout beau, vaillant +guerrier; il ne sied pas à un moine de combattre +de la sorte. Crois-en Salomon: <i>Ne soyez pas trop +juste de peur de tomber dans la stupidité</i><a id="footnotetag314" name="footnotetag314"></a><a href="#footnote314"><sup>314</sup></a>. Non, +il n'attaque pas la foi de Pierre celui qui affirme la +foi de Pierre: il doit donc trouver un refuge auprès +du siége de Pierre. Souffre, je te prie, qu'Abélard +soit chrétien avec toi. Et si tu veux, il sera catholique +avec toi; et si tu ne le veux pas, il sera catholique +encore; car Dieu est à tous et n'appartient +à personne<a id="footnotetag315" name="footnotetag315"></a><a href="#footnote315"><sup>315</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote313" name="footnote313"></a><b>Note 313:</b><a href="#footnotetag313"> (retour) </a> S. Bern., ep. CLXXXIX.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote314" name="footnote314"></a><b>Note 314:</b><a href="#footnotetag314"> (retour) </a> <i>Eccl.</i>, VII. 17.—Il y a dans le texte: «Noli esse justus multum, neque plus sapias quam necesse est, ne obstupescas.» Bérenger dit: «Noli nimium esse justus, ne forte obstupescas.»</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote315" name="footnote315"></a><b>Note 315:</b><a href="#footnotetag315"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. XVII, p. 303-308.</blockquote> + +<p>Après ces belles paroles, Bérenger recherche si en +effet Abélard n'est pas chrétien. Il donne alors le +texte de la confession de foi adressée à Héloïse, et +sur cette déclaration, il demande s'il est juste et charitable +de fermer à celui qui professe la croyance de +l'Église tout accès vers le chef de l'Église. Abélard +peut s'être trompé, mais il n'a point dit tout ce qu'on +lui fait dire, ou il l'a dit dans un autre sens; un +second ouvrage eût corrigé ou bien éclairci le premier; +il fallait attendre ses explications. Enfin s'il +reste des erreurs, et Berenger ne le conteste pas, où +n'y a-t-il point d'erreurs? il y en a dans saint Bernard +lui-même. Son traité sur le Cantique des Cantiques +contient une hérésie sur l'origine de l'âme<a id="footnotetag316" name="footnotetag316"></a><a href="#footnote316"><sup>316</sup></a>. +Il y a des fautes dans saint Hilaire, dans saint Jérôme, +et saint Augustin a publié le livre de ses rétractations. +Comment donc a-t-on pu avec tant d'acharnement +travailler à fermer au maître Pierre les +portes de la clémence apostolique?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote316" name="footnote316"></a><b>Note 316:</b><a href="#footnotetag316"> (retour) </a> Les erreurs que Berenger signale dans saint Bernard, sont peu graves +ou peu prouvées. Ainsi on lit dans son vingt-septième sermon sur le <i>Cantique +des Cantiques</i>, que l'âme vient du ciel, et Berenger en conclut que +saint Bernard est tombé dans l'erreur d'Origène qui attribuait aux âmes une +existence antérieure à cette vie. L'induction nous paraît forcée. (S. Bern. +<i>Op.</i>, vol. I, t. IV, serm. XXVII, 6; Not., p. CXIII.—<i>Hist. litt.</i>, t. XII, +p. 257.)</blockquote> + +<p>Telle est l'argumentation ici parfaitement juste +par laquelle Berenger termine son pamphlet théologique, +en prenant l'engagement de discuter dans un +autre écrit le fond même des questions. Mais cet +engagement, il ne le tint pas. On vient de voir qu'en +écrivant, il savait déjà que la cour de Rome avait +prononcé, et que toute espérance était perdue. Du +côté de saint Bernard, une dissertation, empreinte +d'une verve qui va jusqu'à la violence, avait été lancée +contre l'apologie, non de Berenger, mais d'Abélard<a id="footnotetag317" name="footnotetag317"></a><a href="#footnote317"><sup>317</sup></a>. +L'auteur inconnu, mais qui était un abbé de +moines noirs, dédie son ouvrage à l'archevêque de +Rouen qui parait être son supérieur ecclésiastique, +raconte qu'il a été lié avec Abélard par la plus étroite +familiarité, et prend avec la dernière vivacité la +défense de saint Bernard contre une apologie qu'il +traite de calomnieuse. C'est celle que nous n'avons +plus. Il accuse Abélard d'être <i>conduit par les furies</i> et +d'avoir comparé saint Bernard à Satan, transformé +en ange de lumière. Si la citation est exacte, l'accusé +n'eût fait que rendre à l'accusateur ce qu'il lui avait +prêté<a id="footnotetag318" name="footnotetag318"></a><a href="#footnote318"><sup>318</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote317" name="footnote317"></a><b>Note 317:</b><a href="#footnotetag317"> (retour) </a> Nous avons déjà parlé de cette dissertation d'un abbé anonyme. +Plusieurs auteurs, Duchesne entre autres, l'ont confondue avec celle de +Guillaume de Saint-Thierry, ou la lui ont attribuée par surérogation; +erreur manifeste que Tissier et Mabillon ont relevée. Point d'évidente +raison non plus pour donner cet ouvrage à Geoffroi, l'auteur de la <i>Vie +de saint Bernard</i>. Un moine de Cîteaux, nommé aussi Geoffroi, l'attribue +bien à un abbé de moines noirs, et Geoffroi le biographe devint en +effet abbé de Clairvaux (ou des moines noirs de Cîteaux); il fut le troisième +successeur de saint Bernard; mais il n'était point abbé à l'époque où l'ouvrage +paraît avoir été écrit, et surtout il ne dépendait pas de l'archevêque +de Rouen. L'ouvrage, au reste, a été inséré dans la Bibliothèque de +Cîteaux. (Disputat. anonym. abbat. adv. dogm. P. Abael., <i>Bibl. cist.</i>, t. IV, +p. 238.—S. Bern. <i>Op.</i>, admon. in opusc. XI, vol. 1, t. II, p. 636.—<i>Thes. +nov. anecd. observ. proev. in Ab. Theol.</i>, t. V, p. 1148.—Ex epist. +Gaufr. mon. clarev., <i>Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 331.—<i>Ab. Op.</i>; Not., +p. 1193.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote318" name="footnote318"></a><b>Note 318:</b><a href="#footnotetag318"> (retour) </a> Voyez ci-dessus et S. Bern. ep. CCCXXX.</blockquote> + +<p>Mais ces violences de langage, toujours blâmables, +étaient de plus imprudentes. Le clergé orthodoxe +prenait de jour en jour le dessus. Berenger, +esprit vif et caustique, s'était fait encore d'autres +affaires, en attaquant les chartreux qui, dit-on, +avaient pris parti contre lui<a id="footnotetag319" name="footnotetag319"></a><a href="#footnote319"><sup>319</sup></a>. Il se vit bientôt obligé +de quitter le pays et de songer à sa sûreté; puis du +fond de la retraite où il s'était caché, il écrivit à +Guillaume, évêque de Mende, une lettre où il s'excuse, +en laissant échapper encore quelques épigrammes +contre saint Bernard. Il déclare qu'il se rend +sur les questions générales du dogme, qu'il n'a pas +fait suivre son premier ouvrage d'un second, et qu'il +a renoncé à s'ériger en patron des articles reprochés à +Pierre Abélard, puisque, encore qu'ils soient bons pour +le sens, ils ne le sont pas pour le son<a id="footnotetag320" name="footnotetag320"></a><a href="#footnote320"><sup>320</sup></a>. «Quant à l'apologie +que j'ai publiée, je la condamnerai, dit-il, +en ce sens, que si j'ai dit quelque chose contre +la personne de l'homme de Dieu, j'entends que +le lecteur le prenne en plaisanterie, et non au +Sérieux.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote319" name="footnote319"></a><b>Note 319:</b><a href="#footnotetag319"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. XIX, p. 325.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote320" name="footnote320"></a><b>Note 320:</b><a href="#footnotetag320"> (retour) </a> «Quia, etsi sanum saperent, non sane sonabant.» (<i>Ab. Op.</i>, pars II, +ep. XVIII, p. 822.)</blockquote> + + +<p>C'est que le jugement du pape, qui d'abord n'avait +que transpiré, fut bientôt officiellement connu, et +mit fin à cette grande controverse, qui devait renaître +un jour sous les auspices d'hommes nouveaux. +Saint Bernard avait triomphé; l'oeuvre était consommée. +On ignore si la cour de Rome hésita, si +elle fut quelque temps combattue entre les deux +partis; mais l'acquittement d'Abélard était la condamnation +du clergé de France et l'immolation dans +l'Église de ce qu'on pourrait appeler le parti gouvernemental +au parti libéral. Un tel acte ne pouvait être +qu'une dangereuse inconséquence, à moins qu'il ne +fût le début et le signal d'un système nouveau, et +ne figurât dans un vaste ensemble de mesures de +réforme ou tout au moins de conciliation. Or cette +politique n'était pas dans les idées du siècle, peut-être +même eût-elle devancé de trop d'années la nécessité +qui plus tard a pu la réclamer sans l'obtenir. En +tout cas, elle n'était pas à la portée de celui qui, +sous le nom d'Innocent II, gouvernait l'Église, +esprit médiocre et d'une commune prudence, imitateur +timide de la politique illustrée, entre ses prédécesseurs, +par Hildebrand, et entre ses successeurs, +par Lothaire Conti. Peu de mois après le concile de +Sens, un rescrit donné à Latran le 16 juillet, et +adressé aux archevêques de Sens et de Reims, ainsi +qu'à l'abbé de Clairvaux, condamna sur l'appel Abélard +et ses doctrines<a id="footnotetag321" name="footnotetag321"></a><a href="#footnote321"><sup>321</sup></a>. Les termes en sont assez modérés. +Après un préambule sur les droits et les devoirs +du saint siége, et quelques citations d'erreurs déjà condamnées, +le pape, sans se prononcer en droit touchant +les opérations du concile, dit que, quant aux +articles déférés par les deux archevêques, il a reconnu +avec douleur, dans la pernicieuse doctrine de Pierre +Abélard, d'anciennes hérésies, et qu'il se félicite qu'au +moment où se raniment des dogmes pervers, Dieu +ait suscité à l'Église des enfants fidèles, au saint +troupeau d'illustres pasteurs, jaloux de mettre un +terme aux attaques du nouvel hérétique<a id="footnotetag322" name="footnotetag322"></a><a href="#footnote322"><sup>322</sup></a>. En conséquence, +après avoir pris le conseil de ses évêques et +cardinaux, le successeur de saint Pierre condamne +les articles ainsi que la doctrine générale de Pierre +et son auteur avec elle, et impose à Pierre, comme +hérétique (<i>tanquam haeretico</i>), un perpétuel silence. Il +estime en outre que tous les sectateurs et défenseurs +de son erreur devront être séquestrés du commerce +des fidèles et enchaînés dans les liens de l'excommunication. +On ajoute que le pape ordonna de livrer +aux flammes les livres d'Abélard, et que lui-même +les fit brûler à Rome<a id="footnotetag323" name="footnotetag323"></a><a href="#footnote323"><sup>323</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote321" name="footnote321"></a><b>Note 321:</b><a href="#footnotetag321"> (retour) </a> S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CXCIV; Innocentius episc. venerabilibus fratribus.—<i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. XVI, p. 301.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote322" name="footnote322"></a><b>Note 322:</b><a href="#footnotetag322"> (retour) </a> «Qui novi haeretici calomniis studeant obviare.» (<i>Id., ibid.</i>)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote323" name="footnote323"></a><b>Note 323:</b><a href="#footnotetag323"> (retour) </a> Gaufrid., <i>In Vit. S. Bern.</i>—S. Bern. <i>Op.</i>, vol. 1, p. 636.</blockquote> + +<p>Telle était la lettre immédiatement ostensible. +Une lettre plus courte, portant la même suscription, +et donnée le lendemain de la précédente, contenait +le commandement que voici:</p> + +<p>«Par les présents écrits, nous mandons à votre +fraternité de faire enfermer séparément dans les +maisons religieuses qui vous paraîtront le plus +convenables, Pierre Abélard et Arnauld de Bresce, +fabricateurs de dogmes pervers et agresseurs de la +foi catholique, et de faire brûler les livres de leur +erreur partout où ils seront trouvés. Donné à Latran, +18ième jour des calendes d'août.»</p> + +<p>Et à cette lettre était annexé cet ordre:</p> + +<p>«Ne montrez ces écrits à qui que ce soit, jusqu'à +ce que la lettre même (sans doute le rescrit principal) +ait été, dans le colloque de Paris qui est +très-prochain, communiquée aux archevêques<a id="footnotetag324" name="footnotetag324"></a><a href="#footnote324"><sup>324</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote324" name="footnote324"></a><b>Note 324:</b><a href="#footnotetag324"> (retour) </a> Cet ordre est du 14 juillet. On ignore quel était le but de ce colloque +(conférence ou délibération) qui devait se tenir à Paris et où devaient assister +des archevêques, je n'en ai vu trace ni dans la <i>Gallia Christiana</i>, ni +dans l'<i>Histoire de l'Église de Paris</i> du P. Gérard Dubois. (S. Bern. <i>Op.</i>, +ep. CXCIV et not. in ep. CLXXXVII et seqq., p. lxvi.—<i>Ab. Op.</i>, pars II, +ep. XV et XVI, p. 299 et 301.—Fleury, <i>Hist. Eccl.</i>, t. XIV, l. LXVII, +p. 556.)</blockquote> + +<p>Le secret prescrit fut gardé quelque temps. Abélard +paraît n'avoir ni su ni soupçonné de bonne heure +ce fatal dénoûment. En faisant son appel, il avait +entendu se retirer par devers la Cour de Rome, +pour y plaider sa cause. Il ne pouvait s'imaginer +qu'on l'y jugerait sans l'entendre, et que cette iniquité, +presque sans exemple de la part de l'Église +suprême, serait consommée contre lui. Il faut remarquer +en effet, qu'à aucune époque de la procédure, +soit en France, soit en Italie, il n'a été admis à dire +s'il reconnaissait les ouvrages à lui attribués, s'il +avouait, désavouait, rétractait, modifiait ou interprétait +les articles qu'on prétendait en avoir extraits, +ni enfin à s'expliquer sur ses dogmes et ses intentions; +la preuve n'a donc jamais été faite qu'il fût +coupable de malice, orgueil, opiniâtreté, conditions +indispensables de l'hérésie; car l'hérésie est un crime +et non pas une erreur. On conçoit donc jusqu'à un +certain point sa sécurité. Cependant, comme il n'attendait +plus rien de la France, il résolut d'aller à +Rome, afin de s'y défendre s'il était encore simple +accusé, de se justifier s'il était condamné déjà. Triste +et souffrant, il partit pour Lyon, en faisant route +par la Bourgogne. L'âge et les infirmités ralentissaient +sa marche; il séjournait dans les monastères +qu'il rencontrait sur son chemin. Une fois, surpris, +dit-on, par la nuit, il fut forcé de s'arrêter à Cluni.</p> + +<p>La maison de Cluni, située non loin de Mâcon, +était une ancienne abbaye de l'ordre de Saint-Benoît, +fondée au commencement du Xe siècle par Bernon, +abbé de Gigny, et richement dotée par Guillaume Ier, +duc d'Aquitaine et comte d'Auvergne. Elle avait précédé +Cîteaux et par conséquent Clairvaux, qui n'était +qu'une colonie de cette dernière maison, et, comme +on disait dans le cloître, la troisième fille de Cîteaux<a id="footnotetag325" name="footnotetag325"></a><a href="#footnote325"><sup>325</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote325" name="footnote325"></a><b>Note 325:</b><a href="#footnotetag325"> (retour) </a> Cluni et Cîteaux, tous deux de l'ordre de Saint-Benoît, étaient cependant +des chefs d'ordre. Les quatre démembrements de Cîteaux, appelés ses +quatre filles, étaient les abbayes de La Ferté, de Pontigni, de Clairvaux et +de Morimond. La robe de Cluni était noire, celle de Cîteaux blanche, +excepté quand les moines sortaient de la maison. Cette différence dans la +couleur du froc joue un grand rôle dans las démêlés des clunistes et des +cisterciens. (<i>Hist. des ordres monastiques</i>, par le P. Heliot, t. V, c. xviii et +xxxii.)</blockquote> + +<p>Cluni était ce qu'on appelle un chef d'ordre et un +des monastères les plus renommés de la Gaule pour +sa richesse et sa dignité. On vantait la magnificence +de son église, de ses bâtiments, de sa bibliothèque; +et l'hospitalité y était exercée avec grandeur. Un esprit +de paix et d'indulgence, le goût des lettres et +des arts même régnaient dans cette maison où les +biens du monde n'étaient point dédaignés et que des +religieux austères accusaient de relâchement. Les +vives animosités qui éclataient souvent entre les divers +ordres, comme entre les couvents du même +ordre, avaient, pendant un temps, animé Cîteaux +contre Cluni. Cîteaux, chef d'ordre comme Cluni, +et à sa suite Clairvaux, plus ardent, plus rigoureux, +plus pauvre, avait attaqué tout à la fois la +richesse, l'influence, et l'esprit large et tolérant +d'une abbaye où le temps avait amené quelques modifications +à la règle primitive de Saint-Benoît. Naturellement, +Cluni répondait en accusant Cîteaux +de pharisaïsme. Bernard, avec sa ferveur inflexible, +n'avait pas manqué, près de quinze ans auparavant, +de prendre parti pour Cîteaux, d'où il était sorti, +et tout en lui reprochant les exagérations malveillantes +d'un zèle outré, il avait censuré les nouveautés +et les concessions de Cluni, et dénoncé la mollesse +sous le nom de modération, la complaisance sous +celui de charité<a id="footnotetag326" name="footnotetag326"></a><a href="#footnote326"><sup>326</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote326" name="footnote326"></a><b>Note 326:</b><a href="#footnotetag326"> (retour) </a> Voyez l'ouvrage que saint Bernard, à la demande de Guillaume de +Saint-Thierry, composa sous le nom d'<i>Apologia</i> et où il attaque encore plus +Cluni qu'il ne le défend, tout en blâmant Cîteaux. (S. Bern. <i>Op.</i>, vol. 1, +t. II, opusc. V.)</blockquote> + +<p>Quoique ces accusations, motivées surtout par +quelques habitudes de luxe inséparables d'une +grande opulence, et par les désordres ambitieux +d'un abbé, Pons de Melgueil, mort à Rome excommunié, +n'eussent jamais atteint son successeur, +Pierre, fils de Maurice, de la grande famille des +seigneurs de Montboissier en Auvergne, celui à qui +ses vertus et sa longue vie ont attiré le nom de Pierre +le Vénérable; il lui fallut prendre la plume pour défendre +son ordre et répondre, au moins indirectement, +à saint Bernard<a id="footnotetag327" name="footnotetag327"></a><a href="#footnote327"><sup>327</sup></a>. Il donna une réfutation remarquable +de toutes les critiques des cisterciens, +ce qui était réfuter celles que s'appropriait saint +Bernard, quoiqu'il ne le nommât pas<a id="footnotetag328" name="footnotetag328"></a><a href="#footnote328"><sup>328</sup></a>. Mais c'est +l'esprit même de saint Bernard que semble combattre +dans son style calme, mesuré, enjoué même, +l'esprit juste et serein de Pierre le Vénérable. En +1132, une exemption en matière de dîme accordée +par le pape aux moines de Cîteaux, obligea l'abbé +de Cluni à réclamer, et suscita une controverse nouvelle +entre l'abbé de Clairvaux et lui<a id="footnotetag329" name="footnotetag329"></a><a href="#footnote329"><sup>329</sup></a>. Enfin, six +ans après, l'élection d'un cluniste à l'évêché de +Langres, faite contre le gré du premier, l'entraîna +à des plaintes amères où son noble émule ne fut pas +épargné auprès du roi ni du pape. Pierre lui répondit +avec une mesure et une supériorité reconnues des +admirateurs mêmes de saint Bernard; et quand enfin, +résumant tous leurs différends du ton de la modération +et de l'amitié, il voulut les mettre au néant, +il lui écrivit une grande lettre toute pleine d'autorité +et de douceur où nous lisons cette belle parole +trop peu comprise des moines de tous les temps: +«La règle de saint Benoît est subordonnée à la règle +de la charité<a id="footnotetag330" name="footnotetag330"></a><a href="#footnote330"><sup>330</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote327" name="footnote327"></a><b>Note 327:</b><a href="#footnotetag327"> (retour) </a> Pierre le Vénérable, «Venerabilis cognomine, quod ipsi haesit, sua +aetate donatus» (<i>Rec. des Hist.</i>, t. XV, ep. Pet. Clun. abb., <i>Monit.</i>, +p. 625); «Cognomento venerabilis ob eximiam divinarum et humanarum +scientiarum cognitionem cum insigni vitae prebliate conjunctam» (<i>Gall., +Christ.</i>, t. VI, p. 1117), ne fut point <i>canonisé selon les formes</i>. Mais les +bénédictins n'ont pas manqué de l'inscrire dans leur martyrologe; et dans +la bibliothèque de Cluni, son nom est précédé de l'S. (<i>Bibl. Cluniac. vit. S. +Pet. vener.</i>, p. 553.) Les auteurs de l'<i>Histoire littéraire</i> le regardent également +comme un saint en France. (<i>Hist. litt.</i>, t. XIII suppl., p. 431.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote328" name="footnote328"></a><b>Note 328:</b><a href="#footnotetag328"> (retour) </a> Fleury n'hésite pas à considérer l'apologie de Cluni adressée par +Pierre à Bernard comme une réponse à l'ouvrage du dernier, et c'est aussi +l'opinion de Neander. Les auteurs de l'<i>Histoire littéraire</i> mettent un grand +soin à prouver qu'il n'en est rien et que Pierre ne répond qu'aux cisterciens +en général. Il est certain que la réfutation n'est ni directe, ni expresse, +mais l'opposition entre les deux hommes est flagrante. (Cf. <i>Bibl. cluniac.</i>, +l. I, ep. XXVIII—<i>Hist. litt.</i>, t. XIII, p. 199, t. Xlll supp., p. 266 et 438.— +<i>Hist. Eccl.</i>, l. LXVII, n° 43.—<i>Saint Bernard et son siècle</i>, l. II.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote329" name="footnote329"></a><b>Note 329:</b><a href="#footnotetag329"> (retour) </a> S. Bern. <i>Op.</i>, vol. 1, not. in ep. CCXXVIII.—<i>Bibl, Clun., Petr. Ven. epist.</i>, l. I, ep. XXXIII-XXXVI.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote330" name="footnote330"></a><b>Note 330:</b><a href="#footnotetag330"> (retour) </a> «Regula illa illius sancti patris ex illa sublimi et generali caritalis regula pendet.» (<i>Bib. Clun., Petr. epist.</i>, l. IV, ep. XVII, l. I, ep. XXIX.—S. +Bern. <i>Op.</i>, ep. CLXIV à CLXX, ep. CCXXIX.)</blockquote> + +<p>La bienveillance, l'estime, l'amitié même parurent +assez constamment unir ces deux hommes si +différemment chrétiens. Ils se louèrent beaucoup +l'un l'autre, et je ne sais s'ils s'en tendirent jamais. +L'abbé Pierre, par ses vertus calmes, sa piété simple, +la culture et la distinction de son esprit, était +universellement respecté dans l'Église. Il ne manquait +pas pour lui-même de la sévérité nécessaire à +la profession monastique, et sa réforme de son ordre, +décrétée en 1132, dans un chapitre général où +assistèrent douze cent douze frères et deux cents +prieurs, l'a bien prouvé. Mais une charité tendre et +éclairée l'inspirait, et son esprit aimable autant +qu'étendu, lui faisait admettre et comprendre ce +qui échappait au génie étroit de l'abbé de Clairvaux. +Les lettres de Pierre sont admirables par l'onction dans +la raison. Tout, jusqu'à cette intelligence des choses +mondaines dans une juste mesure, jusqu'à cette habile +alliance d'une vie simple et pure avec l'emploi +des richesses du siècle, des trésors des arts, des +moyens d'influence temporels, rappelle involontairement, +dans sa magnificence, sa grâce et sa sainteté, +l'immortel archevêque de Cambrai. Ce n'est faire +tort ni à Pierre ni à Bernard que de dire qu'il y eut +en eux et même entre eux quelque chose qui fait penser +à Fénelon et à Bossuet. «Vous remplissez les devoirs +«pénibles et difficiles, qui sont de jeûner, de +«veiller, de souffrir,» écrivait un jour Pierre à Bernard, +«et vous ne pouvez supporter le devoir facile +«qui est d'aimer<a id="footnotetag331" name="footnotetag331"></a><a href="#footnote331"><sup>331</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote331" name="footnote331"></a><b>Note 331:</b><a href="#footnotetag331"> (retour) </a> «Quae gravia sunt faciunt; quae levia facere nolunt.... Servas, quicumque +talis es, gravia Christi mandata, cum jejunas, cum vigilas, cum fatigaris, +cum laboras; et non vis levia ferre, ut diligas.» (<i>Bibl. Clun.</i>, +1. VI, ep. IV, p. 897. Cette lettre a été mise à la date de 1149.) Saint Bernard +était fort supérieur à Bossuet en énergie et en puissance de caractère; +mais la nature de Bossuet était meilleure, plus équitable et plus douce.</blockquote> + +<p>Tel était l'homme que la Providence mît sur la +route d'Abélard fugitif. Ce n'était ni comme lui un +docteur audacieux, ni comme son rival un moine +dominateur; mais un prélat lettré et doux, pieux et +libéral, qui aimait la paix et qui savait l'établir et la +conserver. Il accueillit Abélard avec un mélange de +compassion et de respect, et la triste victime de tant +de haineuses passions, y compris les siennes, rencontra +enfin ce qu'il n'avait guère trouvé sur l'âpre +chemin de sa vie, la bonté.</p> + +<p>S'étant reposé quelques jours à Cluni, il confia +ses projets à l'abbé Pierre. Il se regardait comme +l'objet d'une injuste persécution, et protestait avec +horreur contre le nom d'hérétique. Il raconta qu'il +avait fait appel au saint-siége, et qu'il allait se réfugier +au pied du trône pontifical. On en a conclu qu'il +ne savait pas encore, du moins avec certitude, que +son arrêt était rendu. Pierre le Vénérable approuva +son dessein, lui dit que Rome était le refuge du +peuple des chrétiens, qu'il devait compter sur une +suprême justice qui n'avait jamais failli à personne, +et par delà la justice, sur la miséricorde. Dans ces +circonstances, Raynard, abbé de Cîteaux, vint à +Cluni. On a supposé qu'il y était envoyé par l'abbé +de Clairvaux, qui, dépositaire des ordres du pape, +hésitait à les exécuter avec éclat, ou redoutait le +voyage d'Abélard à Rome. Quoi qu'il en soit, l'abbé +de Cîteaux parla de réconciliation, et Pierre entra +vivement dans cette nouvelle idée. Tous deux pressèrent +Abélard. Mieux instruit peut-être de sa vraie +situation, ou peut-être usé par l'âge, brisé par la +maladie, découragé par l'expérience, il parut se laisser +fléchir. Jamais il n'avait pensé à se placer en dehors +de l'Église, et le schisme de sa situation lui +était réellement insupportable. Dans une telle disposition +d'esprit, il dut être touché de cet aspect de +charité paisible et de sainte indifférence que présentaient +le vénérable abbé et l'intérieur de sa maison. +Jamais la piété n'avait abandonné son âme; il y +laissa pénétrer le calme et le détachement. A la demande +de Pierre et de quelques autres religieux, il +déclara, comme au reste il l'avait souvent fait, rejeter +tout ce qui, dans ses paroles ou ses livres, aurait +pu blesser des oreilles catholiques, et il écrivit +une nouvelle apologie ou confession de foi<a id="footnotetag332" name="footnotetag332"></a><a href="#footnote332"><sup>332</sup></a>. Il voulut +bien même suivre à Clairvaux l'abbé Raynard, dont +la médiation assoupit les anciens différends, et il dit +à son retour que saint Bernard et lui s'étaient revus +pacifiquement<a id="footnotetag333" name="footnotetag333"></a><a href="#footnote333"><sup>333</sup></a>. On ne sait rien de cette entrevue. +Je ne doute pas de la clémence de saint Bernard; il +croyait réellement que c'était à lui de pardonner.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote332" name="footnote332"></a><b>Note 332:</b><a href="#footnotetag332"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, ep., xx, <i>apologia seu confessio</i>, p. 330.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote333" name="footnote333"></a><b>Note 333:</b><a href="#footnotetag333"> (retour) </a> «Se pacifice convenisse revenus retulit.» (<i>Id</i>., <i>Ibid</i>., pars II, ep. xxii, p. 336.)</blockquote> + +<p>Si la confession de foi qui nous est restée est celle +qui satisfit saint Bernard, il était bien revenu des +exigences que lui inspirait naguère sa clairvoyante +sévérité. Comme l'apologie pour Héloïse, la seconde +déclaration d'Abélard, adressée à tous les enfants de +l'Église universelle, est chrétienne; mais il n'y +dément sur aucun point capital les opinions émises +dans ses ouvrages. Seulement il les désavoue dans la +forme absolue et outrée que leur avaient donnée ses +adversaires, ou bien il répète sans commentaire ni +développement, la formule orthodoxe dont on l'accuse +de s'être écarté; mais il ne reconnaît pas qu'il +s'en soit écarté, ni que par conséquent il l'entende désormais +en un sens contraire à ses écrits. Après cette +déclaration, il restait maître comme par le passé, de +soutenir, s'il l'eût jugé à propos, que ses expressions, +comprises suivant sa pensée, n'offraient pas +le sens qu'on leur prêtait, ou demeuraient compatibles +avec les termes consacrés. Après cette déclaration, +il pouvait encore, au moyen de quelque interprétation, +soutenir qu'il n'avait pas changé d'opinion. +En un mot, il s'exprime chrétiennement, il ne +se rétracte pas. Pour écrire cette apologie, il a pu +céder à l'âge, à la force, à la nécessité; il a pu, chose +plus louable, obéir à l'amour de la paix, au respect +de l'unité, à l'intérêt commun de la foi. Mais j'oserais +affirmer qu'il n'a pas sacrifié une seule de ses +idées à qui que ce soit au monde. Le coeur d'Abélard +pouvait ou faiblir, ou se soumettre; son esprit ne le +pouvait pas.</p> + +<p>Au reste, il continue dans son apologie à se plaindre + de la malice de ses ennemis et des impostures +dont il est victime<a id="footnotetag334" name="footnotetag334"></a><a href="#footnote334"><sup>334</sup></a>. Sur tous les points dont on l'accuse, +il atteste Dieu qu'il ne se connaît aucune faute, +et s'il lui en est échappé dans ses écrits ou dans ses +leçons, il ne les défend point, il se déclare prêt à +tout réparer, à tout corriger, n'ayant jamais eu ni +arrière-pensée, ni mauvais dessein, ni opiniâtreté.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote334" name="footnote334"></a><b>Note 334:</b><a href="#footnotetag334"> (retour) </a> Comme cette confession de foi accuse clairement, bien qu'indirectement, +ses adversaires de mensonge, elle a été censurée assez vivement par +des auteurs modernes, et confondue avec cette apologie antérieure dont +j'ai déjà parlé et qui aurait été plus violente que les ouvrages même qu'elle +était destinée à justifier. C'est ainsi qu'en paraît juger entre autres Tissier. +(<i>Biblioth. pat, cister.</i>, t. IV, p. 259.) Mais ce que nous savons de la première +apologie ne permet pas de la confondre avec la confession de foi, et +ainsi en ont jugé d'excellents critiques. Si celle-ci a été écrite à Cluni, elle +n'atteste pas une réconciliation profondément sincère avec saint Bernard. +(Cf. <i>Hist. litt.</i>, t. XII, p. 129 et 134.) Thomasius a établi d'une manière +assez spécieuse qu'Abélard n'avait jamais au fond abandonné ses opinions +et qu'aidé par Pierre de Cluni, qui tenait à honneur de le garder dans son +couvent, il avait donné à saint Bernard des satisfactions apparentes. (<i>P. Ab. +Vit.</i>, chap. 70 et seqq.)</blockquote> + +<p>Puis, s'expliquant directement ou indirectement +sur dix-sept articles relevés dès l'origine dans ses +écrits, il n'en laisse pas un seul, sans se laver, au +moins dans les termes, de toute trace d'hérésie: «Et +quant à ce qu'ajoute <i>notre ami</i>,» dit-il (et c'est ce +mot qui semble indiquer qu'il écrivit sa déclaration +au moment de sa réconciliation), «que ces articles +ont été trouvés, partie dans la <i>Théologie</i> du +maître Pierre, partie dans le <i>Livre des Sentences</i> du +même, partie dans celui qui est intitulé: <i>Connais-toi +toi-même</i>, je n'ai pas lu cela sans grand +étonnement, aucun ouvrage de moine se pouvant +trouver qui eût pour titre: <i>Livre des Sentences</i>; et +cela aussi a été avancé par ignorance ou par malice<a id="footnotetag335" name="footnotetag335"></a><a href="#footnote335"><sup>335</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote335" name="footnote335"></a><b>Note 335:</b><a href="#footnotetag335"> (retour) </a> Apol., p. 333.</blockquote> + +<p>Abélard, réconcilié, n'aspirait plus qu'à la retraite. +Abandonnant le monde et la vie des écoles, il consentit +à rester pour toujours à Cluni, à la grande joie +de l'abbé et de toute la communauté. Pierre le Vénérable +se hâta d'écrire au pape pour lui demander +de permettre à son hôte de ne plus quitter l'asile où +il avait été reçu, et d'y passer, dans le repos, l'étude +et la piété, les restes d'une vie dont le terme paraissait +approcher<a id="footnotetag336" name="footnotetag336"></a><a href="#footnote336"><sup>336</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote336" name="footnote336"></a><b>Note 336:</b><a href="#footnotetag336"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. xxii, <i>Petr. Vener. ad Dom. Innocent. II</i>, +p. 335.</blockquote> + +<p>Cet arrangement, comme on le pense bien, fut +approuvé à Rome; Abélard devint moine à Cluni, +du moins se soumit-il à la règle de la communauté, +et bien que son rang dans l'Église, égal à celui de +l'abbé de Cluni, l'eût fait, non moins que sa renommée, +placer en tête de toute la congrégation et marcher +le premier après son chef, il accepta avec la +dernière rigueur l'humilité et l'austérité de sa nouvelle +vie. Il se revêtit des habits les plus grossiers; +et cessant de prendre aucun soin de sa personne, il +traita son corps avec le mépris des solitaires. «Saint +Germain, dit l'abbé de Cluni<a id="footnotetag337" name="footnotetag337"></a><a href="#footnote337"><sup>337</sup></a>, ne montrait pas +plus d'abjection, ni saint Martin plus de pauvreté.» +Silencieux, le front baissé, il fuyait les regards, il +se cachait dans les rangs obscurs de ses frères, et +par son maintien il semblait vouloir s'effacer encore +parmi les plus inconnus. Souvent dans les processions, +l'oeil cherchait avec hésitation ou contemplait +avec étonnement cet homme d'un si grand nom, +qui semblait se dédaigner lui-même et se complaire +dans l'abaissement. Rendu par le saint siége à tous +les devoirs du ministère, il fréquentait les sacrements, +il célébrait souvent le divin sacrifice, ou prêchait la +parole sainte aux religieux; encore fallait-il qu'il y +fût contraint par leurs instances. Le reste du temps +il lisait, priait et se taisait toujours. Ses études, +comme celles de toute sa vie, continuaient d'avoir un +triple objet, la théologie, la philosophie et l'érudition. +Ce n'était plus qu'une pure intelligence. Les +passions étaient anéanties ou condamnées au silence; +et il ne restait plus d'action dans sa vie que l'accomplissement +des devoirs monastiques. Mais s'il est +vrai, comme il est permis de le croire, qu'il ait mis +à Cluni la dernière main à son grand traité de philosophie +scolastique, nous y lisons que même alors +il se regardait encore comme la victime de l'envie, +et que, sûr de la puissance de son esprit, des ressources +de son savoir, de la durée de son nom, il +confiait à l'avenir vengeur le triomphe de la science +opprimée dans sa personne. «Convaincu que c'est la +grâce qui fait le philosophe, puisqu'il faut du génie +pour la dialectique,» il se sentait comme prédestiné +à la science, et il écrivait pour l'instruction +des temps où sa mort rendrait à l'enseignement la +liberté, heureux ainsi d'assurer après lui la renaissance +de son école<a id="footnotetag338" name="footnotetag338"></a><a href="#footnote338"><sup>338</sup></a>. Tel était l'homme dont l'humilité +et la soumission édifiaient Pierre le Vénérable.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote337" name="footnote337"></a><b>Note 337:</b><a href="#footnotetag337"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. xxiii. p. 340.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote338" name="footnote338"></a><b>Note 338:</b><a href="#footnotetag338"> (retour) </a> Voyez ci-après I. II, c. iii, et Ouv. inéd. d'Ab., Dialectique, p. 228 et +436. C'est une remarque de Thomasius, qu'Abélard n'a effacé d'aucun de +ses ouvrages les opinions ni les passages qu'il semblait avoir rétractés. +(<i>Ab. Vit.</i>, chap. 81.)</blockquote> + +<p>Cependant ses forces déclinaient rapidement, et +une maladie de peau très-douloureuse, lui laissait peu +de tranquillité. L'abbé Pierre exigea qu'il changeât +d'air, et l'envoya auprès de Châlons, dans le prieuré +de Saint-Marcel, fondé par le roi Gontran, et possédé +par l'ordre de Cluni. Cette maison s'élevait non +loin des bords de la Saône, dans une des situations +les plus agréables et les plus salubres de la Bourgogne. +Là il continua sa vie studieuse; malgré ses souffrances +et sa faiblesse, il ne passait pas un moment +sans prier ou lire, sans écrire ou dicter. Mais tout à +coup ses maux prirent un caractère plus alarmant; +il sentit que le dernier moment venait, fit en chrétien +la confession d'abord de sa foi, puis de ses +péchés, et reçut avec beaucoup de piété les sacrements +en présence de tous les religieux du monastère. +«Ainsi, écrit Pierre le Vénérable, l'homme qui par +son autorité singulière dans la science, était connu +de presque toute la terre, et illustre partout où +il était connu, sut, à l'école de celui qui a dit: +<i>Apprenez que je suis doux et humble de coeur, demeurer +doux et humble</i>, et, comme il est juste de +le croire, il est ainsi retourné à lui<a id="footnotetag339" name="footnotetag339"></a><a href="#footnote339"><sup>339</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote339" name="footnote339"></a><b>Note 339:</b><a href="#footnotetag339"> (retour) </a> Math., XI, 29.—<i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. XXIII, Petr. Vener. ad Heloïss., +p. 342.</blockquote> + +<p>Abélard mourut à Saint-Marcel, le 21 avril 1142. +Il était âgé de soixante-trois ans<a id="footnotetag340" name="footnotetag340"></a><a href="#footnote340"><sup>340</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote340" name="footnote340"></a><b>Note 340:</b><a href="#footnotetag340"> (retour) </a> On lisait dans le vieux nécrologe du Paraclet: «Maistre Pierre Abaelard, +fondateur de ce lieu et instituteur de sainte religion, trespassa ce +XXI avril, agé de LXIII ans.» (<i>Ab. Op.</i>; Not p. 1196.) «Undenas malo +revocante calendas,» porte son épitaphe (<i>Id.</i>, p. 343).</blockquote> + +<p>Il fut enseveli dans une tombe d'une seule pierre, +creusée assez grossièrement et d'un travail fort simple. +Déposé d'abord dans la chapelle de l'infirmerie +où il était mort, son corps fut ensuite transporté +dans l'église du monastère de Saint-Marcel, et y +demeura quelque temps. Dans le dernier siècle, on +y voyait encore son sépulcre, ou plutôt son cénotaphe, +sur lequel il était représenté en habit monacal<a id="footnotetag341" name="footnotetag341"></a><a href="#footnote341"><sup>341</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote341" name="footnote341"></a><b>Note 341:</b><a href="#footnotetag341"> (retour) </a> C'est, d'après de bonnes autorités (M. Alexandre Lenoir et M. Boisset, +de Châlons), la même tombe où Abélard est déposé aujourd'hui au cimetière +du Père Lachaise. M. Lenoir a donné le dessin du monument tel qu'il +existait à Saint-Marcel avant la révolution. Suivant lui, le corps d'Abélard +n'aurait quitté la chapelle de l'infirmerie que pour le Paraclet, et ce n'est +que vers la fin du dernier siècle que son tombeau primitif aurait été transporté +dans l'église du prieuré de Saint-Marcel. L'épitaphe, peinte en noir +sur la muraille au-dessus du monument, portait: + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Hic primo jacuit Petrus Abelardus</p> +<p>Francus et monachus cluniacensis, qui obiit</p> +<p>anno 1142. Nunc apud moniales paraclitenses</p> +<p>in territorio trecacensi requiescit. Vir pietate</p> +<p>Insignis, scriptis clarissimus, ingenii acumine,</p> +<p>rationum pondere, decendi arte, omni</p> +<p>scientiarum genere nulli secundus.</p> + </div> </div> + +<p>(<i>Voyage littéraire par deux bénédictins</i>, t. I, 1re partie, p. 225,—<i>Musée +des monum. franç.</i>, par A. Lenoir, t. 1, p. 220, pl. n° 617.)</blockquote> + +<p>Mais quand il mourut, il avait depuis bien longtemps +demandé que ses restes reposassent au Paraclet<a id="footnotetag342" name="footnotetag342"></a><a href="#footnote342"><sup>342</sup></a>. +Cette volonté devait être accomplie; celle +qui régnait au Paraclet ne pouvait permettre qu'on +ne l'accomplît pas.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote342" name="footnote342"></a><b>Note 342:</b><a href="#footnotetag342"> (retour) </a> <i>Ab, Op.</i>, pars I, ep. III, p. 63 et ci dessus p. 147.</blockquote> + +<p>Elle vivait dans un profond silence; depuis longues +années, ce coeur s'était fermé et ne se montrait +qu'à Dieu, sans se donner à lui. On ne sait rien +d'elle.</p> + +<p>Pierre le Vénérable avait fait de tout temps profession +de lui porter autant d'admiration que de respect. +Une correspondance liait le Paraclet et Cluni; +l'abbé avait reçu d'elle, par un moine nommé Théobald, +une lettre et quelques petits présents, lorsqu'il +lui écrivit, pour lui raconter les derniers jours de +son époux, une épître pleine de louange où il l'appelle +femme vraiment philosophique, où il la compare +à Déborah la prophétesse, et à Penthésilée, +reine des Amazones, et lui exprime de vifs regrets de +ce qu'elle n'habite pas avec les servantes du Christ, +la douce prison de Marcigny, couvent de femmes +bénédictines placé dans le voisinage, près de Semur +et sous la direction de l'abbé de Cluni. Il joignit +même à sa lettre une épitaphe en onze vers latins qu'il +avait composée en l'honneur d'Abélard et qu'on lisait +plus tard gravée sur la muraille de l'aile droite de +l'église de Saint-Marcel, près de la sacristie<a id="footnotetag343" name="footnotetag343"></a><a href="#footnote343"><sup>343</sup></a>. C'était, +y disait-il, «le Socrate, l'Aristote, le Platon de la +Gaule et de l'Occident; parmi les logiciens, s'il eut +des rivaux, il n'eut point de maître. Savant, éloquent, +subtil, pénétrant, c'était le prince des études; +il surmontait tout par la force de la raison, et +ne fut jamais si grand que lorsqu'il passa à la philosophie +véritable, celle du Christ.» On peut regarder +ces mots comme l'expression du jugement +de tous les esprits éclairés du siècle d'Abélard.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote343" name="footnote343"></a><b>Note 343:</b><a href="#footnotetag343"> (retour) </a> +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Gallorum Socrates, Plato maximus Hesperiarum,</p> +<p>Noster Aristoteles, logicis quicumquo fuerunt</p> +<p>Aut par aut melior, studiorum cognitus orbi</p> +<p>Princeps....</p> + </div> </div> + +<p>Dans l'édition d'Amboise, cette épitaphe est jointe à la lettre où +Pierre rend compte à Héloïse de la mort d'Abélard. En 1703, on la lisait +encore dans l'église de Saint-Marcel, d'après les auteurs de l'<i>Histoire littéraire</i>. +Une seconde épitaphe, rapporté également par d'Amboise, est +aussi attribuée à l'abbé de Cluni; la première seule l'est avec quelque +certitude; nous l'analysons dans le texte; les deux derniers vers de la seconde +en ont été détachés et cités seuls comme étant l'inscription du tombeau +d'Abélard; les voici:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Est satis in tumulo: Petrus hic jacet Abaelardus</p> +<p>Cui soli patuit scibite quidquid erat.</p> + </div> </div> + +<p>ou, comme la donne le P. Dubois:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Est satis in titulo: Praesul hic jacet Abaelardus, etc.</p> + </div> </div> + +<p>P** en a donné une troisième trouvée dans un manuscrit qu'il croit +presque contemporain d'Abélard; elle commence ainsi:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Petrus amor cleri, Petrus inquisito veri, etc.</p> + </div> </div> + +<p>On peut y remarquer ce vers:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Praeteriit, sed non periit, transivit ad esse.</p> + </div> </div> + +<p>La chronique de Richard de Poitiers, moine de Cluni, en contient une +quatrième dont voici le premier vers mutilé:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Bummorum major Petrus Abaelardus....</p> + </div> </div> + +<p>Rawlinson a extrait d'un manuscrit de la bibliothèque d'Oxford une cinquième +épitaphe, assez remarquable par quelques vers sur le nominalisme; +elle commence par ces mots:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Occubuit Petrus; succumbit eo moriento</p> +<p>Omnis philosophia....</p> + </div> </div> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Philippe Harveng, théologien du XIIe siècle, en a composé ou conservé une</p> +<p>dont nous ne connaissons que le premier vers:</p> + </div> </div> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i4">Lucifer occubuit, stellae radiate minores.</p> + </div> </div> + +<p>(C. <i>Ab. Op.</i>, praefat. in fin. pars II, ep. XXIII, p. 342.—<i>Thes. anecd. +noviss.</i>, t. III, <i>Dissert. isag</i> XXII.—<i>Ex chronic.</i>, Wilelm. Godel. et Rich. +pict., <i>Rec. des Hist.</i>, t. XII, p. 415 et 675.—<i>P. Ab. et Hel. Epist.</i>, edit. a +R. Rawlinson, 1718.—P. Harveng., <i>Op.</i>, p. 801.—<i>Hist. eccles. paris.</i>, +auct. Dubois, t. II, l. XIII, c. VII, p. 178.—<i>Hist. litt.</i>, t. XII, p. 101 +et 102.)</blockquote> + +<p>«Ainsi, chère et vénérable soeur en Dieu,» écrivait +l'abbé de Cluni à l'abbesse du Paraclet, «celui +à qui vous vous êtes, après votre liaison charnelle, +unie par le lien meilleur et plus fort du divin amour, +celui avec lequel et sous lequel vous avez servi le +Seigneur, celui-là, dis-je, le Seigneur, au lieu +de vous, ou comme un autre vous-même, le réchauffe +dans son sein, et au jour de sa venue, +quand retentira la voix de l'archange et la trompette +de Dieu descendant du ciel, il le garde pour +vous le rendre par sa grâce.» Nous n'avons point +la réponse d'Héloïse; mais nous savons que quelque +temps après, dans le mois de novembre, Pierre le +Vénérable se rendait au Paraclet. Pour complaire à +l'abbesse, il avait fait enlever de l'église de Saint-Marcel, +en secret et à l'insu de ses religieux, les +restes mortels d'Abélard, et il les apportait à leur +dernière demeure. Dans une lettre où elle le remercie, +Héloïse lui dit simplement: «Vous nous avez +donné le corps de notre maître<a id="footnotetag344" name="footnotetag344"></a><a href="#footnote344"><sup>344</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote344" name="footnote344"></a><b>Note 344:</b><a href="#footnotetag344"> (retour) </a> «Corpus magistri nostri dedistis.» On pourrait croire par la place où +se lit cette phrase, qu'il s'agit du corps de Notre-Seigneur, et que Pierre +disant la messe au Paraclet y donna la communion aux religieuses. Mais il +y aurait <i>Corpus DOMINI nostri</i> (<i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. XXIII, p. 342 ep. XXIV. +Heloiss. ad Petr. Abb. clun., p. 343). M. Boisset, à qui nous devons la +conservation du premier tombeau d'Abélard, dit dans une lettre adressée à +M.A. Lenoir, que l'abbé de Cluni se rendit à Saint-Marcel dans les premiers +jours de novembre, sous prétexte d'y faire la visite abbatiale; qu'une +nuit, pendant le sommeil des religieux, il fit enlever le corps d'Abélard, +et partit aussitôt lui-même avec ce dépôt pour aller au Paraclet, où il arriva +le 10 novembre 1142. (<i>Mus. des mon. fr.</i>, t. I, p. 231)</blockquote> + +<p>Pendant son séjour au Paraclet, Pierre dit la messe +dans la chapelle, le 16 novembre, prêcha dans la +salle du chapitre, accorda au monastère le bénéfice +de Cluni, et à l'abbesse ce qu'on appelait le Tricenaire, +c'est-à-dire une concession de trente messes à +dire par ses moines, ou tout au moins des prières +pendant trente jours de suite après la mort d'Héloïse, +et pour le repos de son âme. De retour dans son abbaye, +il régularisa cette promesse en lui envoyant +un engagement écrit et scellé de son sceau, ainsi +que l'absolution d'Abélard qu'elle avait demandée, +pour la suspendre, suivant l'usage du temps, au +tombeau qu'elle faisait élever à son maître et à son +époux.</p> + +<p>Cette absolution est conçue en ces termes: «Moi, +Pierre, abbé de Cluni, qui ai reçu Pierre Abélard +dans le monastère de Cluni, et cédé son corps, furtivement +emporté, à l'abbesse Héloïse et aux religieuses +du Paraclet; par l'autorité du Dieu tout-puissant +et de tous les saints, je l'absous d'office +de tous ses péchés<a id="footnotetag345" name="footnotetag345"></a><a href="#footnote345"><sup>345</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote345" name="footnote345"></a><b>Note 345:</b><a href="#footnotetag345"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars. II, ep. XXV; Pet. clun. ad. Hel., p. 344 et 345.</blockquote> + +<p>On a conservé un hymne funèbre, ce que les +anciens appelaient <i>noenia</i>, chanté peut-être ou supposé +chanté près du tombeau d'Abélard par l'abbesse +du Paraclet et ses religieuses<a id="footnotetag346" name="footnotetag346"></a><a href="#footnote346"><sup>346</sup></a>. On voudrait +croire que ce chant, qui ne manque pas, dans sa +simplicité, d'une certaine grâce mélancolique, est +l'ouvrage d'Héloïse. Pourquoi cette stance ne serait-elle +pas d'elle?</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Tecum fata sum perpessa;</p> +<p>Tecum dormiam defessa,</p> +<p>Et in Sion veniam.</p> +<p class="i4">Solve crucem,</p> +<p class="i4">Due ad lucem</p> +<p>Degravatam animam.</p> + </div> </div> + +<p>Elle demande à reposer près de lui; c'est à lui +qu'elle demande de la conduire au séjour d'éternelle +lumière, et aussitôt elle entend le choeur et la +harpe des anges; et les religieuses s'écrient: «Que +tous deux se reposent du travail et d'un douloureux +amour.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Requiescant a labore,</p> +<p>Doloroso et amore.</p> + </div> </div> + +<p>«Ils demandaient l'union des habitants des cieux: +déjà ils sont entrés dans le sanctuaire du Sauveur.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote346" name="footnote346"></a><b>Note 346:</b><a href="#footnotetag346"> (retour) </a> Ce chant nous est transmis par un auteur allemand, qui ne dit point +d'où il l'a tiré (Morlz Carriere, <i>Abuelard und Heloise</i>, p. XCVI). Je ne +l'ai vu mentionné nulle part ailleurs. M. Carriere en donne une traduction +en vers allemands, par M. Follen. Ce petit poème est très-simple. Les religieuses +chantent d'abord deux stances de <i>requiescat</i> devant le tombeau; +puis Héloïse en dit quatre analysées dans le texte; elle demande la mort et le +ciel. Aussitôt les nonnes reprennent et annoncent la béatitude des deux +époux. Héloïse elle-même aurait bien osé composer cela.</blockquote> + +<p>Héloïse vécut encore vingt et un ans; elle continua +d'être l'objet de l'admiration et de la vénération +générale. Son siècle la mettait au-dessus de toutes +les femmes, et je ne sais si la postérité a démenti son +siècle<a id="footnotetag347" name="footnotetag347"></a><a href="#footnote347"><sup>347</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote347" name="footnote347"></a><b>Note 347:</b><a href="#footnotetag347"> (retour) </a> «Tu... et mulieres omnes evicisti, et pene viros universos superasti.» +(<i>Petr. clun. ep., Ab. Op.,</i> pars II. p. 337.)—«Fama... femineum sexum +vox excessisse nubis nutilleavit. Quomodo? Diciando, versilicando, etc... +Stultus ego qui lunam illuminare velo.... Calamus vester calamis ductorum +supereminet aut aequatur.» (Hug. Metel. ep. XVI et XVII ad Helois. +Hug., <i>Sac. antiq. mon.</i>, t. II. p. 348 et 349.)</blockquote> + +<p>La prospérité, la richesse, la dignité du couvent +du Paraclet ne firent que s'accroître. Sa première +abbesse mourut le 16 mai 1164, un jour de dimanche, +au même âge que son fondateur. Le calendrier +nécrologique français du Paraclet portait à son +nom: «<i>Héloïse, mère et première abbesse de céans, +de doctrine et religion très-resplendissante</i><a id="footnotetag348" name="footnotetag348"></a><a href="#footnote348"><sup>348</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote348" name="footnote348"></a><b>Note 348:</b><a href="#footnotetag348"> (retour) </a> «Mater nostrae religionis Heloysa, prima abbatissa, documentis et religione +clarissima, spem bonam ejus nobis vita donante, feliciter migravit +ad Dominum.» C'est ce qu'on lisait dans le <i>Necrologium</i> à la date +Anno MCLXIV, XVII Kal. jun. (<i>Gall. Christ.,</i> t. XII, p. 574.) Duchesne a +lu dans le calendrier du Paraclet: «Heloysa, neptis Fulberti canonici parisiensis, +primo petri Abaelardi conjux, deinde monialis et prioritsa Argentolii, +post oratorii paralitei abbatissa, quod ab anno MCXXX ad +annum MCLXIV prudenter atque religiose rexit.» (<i>Ab Op.;</i> Not., +p. 1181.) C'est une tradition plutôt qu'un fait historique qu'Héloïse mourut au +même âge qu'Abélard. On a vu qu'il n'existe pas de donnée certaine sur +l'époque de sa naissance. Une inscription gravée près du premier sépulcre +d'Abélard dans l'église de Saint-Marcel de Châlons, portait: «Obiit magnos +ille doctor XI Kalend. Maii an. MCXLII, anno suo <i>climacterico</i>. +et Heloissa vero XVII Kalend. Junii anno MCLXIII. Creditur enim XX annis +amplius marito supervixisse.» Ces paroles ne sont pas affirmatives. +(<i>Hist. litt.</i> t. XII, p. 645.—Voyez ci-dessus la note 3 de la p. 46.)</blockquote> + +<p>On dit qu'en mémoire de sa science incomparable, +ses religieuses voulurent que le Paraclet célébrât +tous les ans l'office en langue grecque le jour +de la Pentecôte; et cette institution s'est longtemps +maintenue<a id="footnotetag349" name="footnotetag349"></a><a href="#footnote349"><sup>349</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote349" name="footnote349"></a><b>Note 349:</b><a href="#footnotetag349"> (retour) </a> In not. Auberti Miraei ad <i>Henric. Gandat. de scriptor. ecclesiast.</i> +c. XVI. <i>Biblioth. eccles.,</i> p. 164.—Bayle, +<i>Dict. crit.</i>, art. <i>Paraclet.</i>—Gervaise, +<i>Vie d'Abeil</i>., t. II, liv. VI, p. 328.</blockquote> + +<p>Peu de temps avant sa mort et dans sa maladie, +elle ordonna, dit-on, qu'on l'ensevelît dans le tombeau +de son époux. Ce tombeau était placé dans une +chapelle qu'Abélard avait fait construire, peut-être +le premier bâtiment en pierre de l'ancien Paraclet, +et qui joignait le cloître avec le choeur. On l'appelait +le petit moustier. «Lorsque la morte,» dit une +chronique, «fut apportée à cette tombe qu'on venait +d'ouvrir, son mari qui, bien des jours avant elle, +avait cessé de vivre, éleva les bras pour la recevoir, +et les ferma en la tenant embrassée<a id="footnotetag350" name="footnotetag350"></a><a href="#footnote350"><sup>350</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote350" name="footnote350"></a><b>Note 350:</b><a href="#footnotetag350"> (retour) </a> D'Amboise et Duchesne donnent ce fait un peu légendaire comme extrait +d'une chronique de Tours, alors manuscrite. <i>Verba chronici MS. +Turonici.</i> (<i>Ab. Op</i>., praefat, et not. p. 1195.) Ce doit être le <i>Chronicon +Turonense</i> inséré par fragments dans le <i>Recueil des Historiens</i>, comme +oeuvre d'un chanoine de Saint-Martin de Tours. Le passage cité y est indiqué +par les premiers mots seulement (t. XII. p. 472), puis suivi d'un renvoi +à la chronologie de Robert d'Auxerre. Dans celle-ci (<i>Id</i>., p. 293), le passage +est inséré à peu près dans les termes rapportés par d'Amboise; mais il +s'arrête à la translation du corps d'Abélard au Paraclet, et ne mentionne +ni le désir exprimé par Héloïse d'être ensevelie avec son amant, ni le fait +miraculeux ici raconté. Peut-être cette différence entre le texte de la chronique +de Tours, si elle est telle que d'Amboise la donne, et les termes de +la chronologie de Robert, a-t-elle échappé à l'éditeur du <i>Recueil des Historiens</i>. +Aucune partie du paragraphe concernant Abélard, ni le début, ni +la fin, ne se trouve dans le texte de la chronique de Tours, imprimé pour +la première fois et par extraits dans l'<i>Amplissima collectio</i>, de Marténe et Durand +(t. V, p. 917 et 1015). On sait au reste qu'un récit tout semblable se +trouve dans Grégoire de Tours. (<i>De Glor. confess.</i>, c. XLII.)</blockquote> + +<p>La vérité cependant, c'est qu'Héloïse ne fut pas +d'abord ensevelie dans le même tombeau, mais dans +la même crypte qu'Abélard. Trois siècles après leur +mort, en 1497, par les soins de Catherine de Courcelles, +dix-septième abbesse du Paraclet, leurs +restes furent transportés du petit moustier dans le +choeur de la grande église du monastère, et déposés, +ceux d'Abélard à droite, ceux d'Héloïse à gauche +du sanctuaire, et plus tard rapprochés au pied +ou même au-dessous du maître autel<a id="footnotetag351" name="footnotetag351"></a><a href="#footnote351"><sup>351</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote351" name="footnote351"></a><b>Note 351:</b><a href="#footnotetag351"> (retour) </a> <i>Gall. Christ.</i>, I. XII, p. 614.—<i>Ann. ord. S. Benedict.</i>., t. VI, p. 356.</blockquote> + +<p>On rapporte qu'en 1630, la vingt-troisième supérieure +du Paraclet, Marie de la Rochefoucauld, fit +transporter les deux tombes dans la chapelle dite +de la Trinité, devant l'autel; elles y restèrent longtemps, +sans aucune épitaphe, dans un caveau situé +au-dessous des cloches<a id="footnotetag352" name="footnotetag352"></a><a href="#footnote352"><sup>352</sup></a>. On ajoute que c'est alors +que les ossements encore entiers furent réunis dans +un double cercueil qui a été ouvert de nos jours. +Il paraît qu'en 1701, une épitaphe en prose française +fut, par l'ordre de la vingt-cinquième abbesse, +Catherine de la Rochefoucauld, gravée sur un marbre +noir placé à la base de cette chapelle sépulcrale +ou plutôt sur une plinthe au pied de la triple statue +de la Trinité, que cette dame avait relevée. En 1766, +une autre abbesse du même nom conçut le plan d'un +monument où devait figurer encore cette curieuse +statue, et qui ne fut exécuté qu'en 1779 par la dernière +abbesse du Paraclet<a id="footnotetag353" name="footnotetag353"></a><a href="#footnote353"><sup>353</sup></a>. La révolution française, +qui abolit l'institution fondée par Àbélard, respecta +cependant et sa mémoire et le double cercueil où +l'on croyait avoir conservé les derniers restes d'Abélard +et d'Héloïse.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote352" name="footnote352"></a><b>Note 352:</b><a href="#footnotetag352"> (retour) </a> <i>Voyag. litt. par deux bénédict.</i>, 1re partie, p. 85.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote353" name="footnote353"></a><b>Note 353:</b><a href="#footnotetag353"> (retour) </a> C'était Charlotte de Roucy; celle qui avait conçu le plan était la vingt-sixième +abbesse et se nommait Marie de Roye; toutes de la maison de la +Rochefoucauld. L'épitaphe que l'une fit graver sur le tombeau, avait été +composée à la demande de l'autre, en 1766, par l'Académie des inscriptions; +elle est conçue en ces termes: + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Hic</p> +<p>Sub eodem marmore jacent</p> +<p>Hujus monasterii</p> +<p>Conditor, Petrus Abaelardus</p> +<p>Et abbatissa prima Heloissa,</p> +<p>Olim studiis, ingenio, amore, infaustis nuptiis</p> +<p>Et poenitentia,</p> +<p>Nunc aeterna, quod speramus, felicitate</p> +<p>Conjuncti.</p> +<p>Petrus oblit XX prima aprilis 1142,</p> +<p>Heloissa XVII maii 1163.</p> +<p>Curis Carolae de Roucy, Paracleti</p> +<p>Abbatissae.</p> +<p>1779.</p> + </div> </div> + +<p>Il y a erreur dans cette dernière date. On a attribué cette épitaphe à +Marmontel. M.A. Lenoir, qui parait avoir vu ce monument ou l'avoir copié +sur des dessins authentiques, l'a fait graver dans son Musée. Il se compose +du triple groupe et d'un socle appliqués à la muraille. (<i>Lives of Abeil. +and Helois.</i>, by J. Berington, t. II, p. 231.—<i>Mus. des mon. fr.</i>, t. I, +p. 225 à 228, pl. no 516.—<i>Abail et Hél</i>., par Turlot, p. 267-269.)</blockquote> + +<p>Ces ossements confondus sont aujourd'hui replacés +dans la tombe de pierre où lui-même avait été d'abord +enseveli sous les voûtes de l'église de Saint-Marcel. +Comment cette tombe est-elle aujourd'hui +déposée dans un des cimetières de Paris? D'où vient +le monument qui la renferme, ce monument connu +de tous, tant de fois reproduit par le dessin, sans +cesse visité par une curiosité populaire, et qu'on +peut souvent dans les beaux jours voir encore paré +de couronnes funéraires et de fleurs fraîchement +cueillies?</p> + +<p>Un homme dont les soins pieux ont sauvé à la +France bien des richesses de l'art gothique dans un +temps où cet art était aussi dédaigné par le goût +qu'insulté par les passions, l'auteur du <i>Musée des +monuments français</i><a id="footnotetag354" name="footnotetag354"></a><a href="#footnote354"><sup>354</sup></a>, est celui à qui nous devons la +conservation des restes d'Abélard et d'Héloïse et le +tombeau même qui les contient. En 1792, le Paraclet +fut vendu à la requête et au profit de la nation. +Les notables de Nogent-sur-Seine vinrent en cortége +lever les corps des deux amants que protégeait du +moins la philosophie sentimentale de l'époque, et les +transportèrent avec le groupe de la Trinité encore +tout entier, dans leur ville et dans l'église de Saint-Léger. +En 1794, des fanatiques du temps, à qui +certainement l'ombre de saint Bernard n'était point +apparue, dévastèrent l'église, et le groupe, jadis suspect +d'un symbolisme hérétique, fut brisé comme un +monument de superstition. Cependant ils épargnèrent +le caveau qui renfermait les précieux restes. +Six ans après, 8 floréal an VIII, M. Lenoir, muni +d'un ordre du gouvernement, reçut des mains du +sous-préfet au nom de l'arrondissement, un cercueil +qui renfermait ces restes séparés par une lame de +plomb. On l'ouvrit avec soin, et un procès-verbal +fut dressé constatant l'état des ossements. Il a été +publié. Les têtes furent moulées, et c'est sur ce modèle +qu'un sculpteur a composé les masques si connus. +Vers le même temps, un médecin de Châlons-sur-Saône, +ayant sauvé le tombeau de l'église de +Saint-Marcel, cette cuve de pierre gypseuse alabastrite, +grossièrement ciselée, au moment où, achetée +par un paysan, elle allait être livrée à quelque usage +domestique, la remit au créateur du musée des Petits-Augustins, +et c'est dans ce sépulcre grossier dont les +sculptures paraissent effectivement à de bons juges +être du temps et du pays, que les restes des deux époux +ont été enfin déposés. Auprès d'une statue réputée +celle d'Abélard en habit de moine, une statue de +femme, du XIIe siècle, et à laquelle on avait adapté le +masque de convention d'Héloïse, fut couchée sur le +même tombeau. C'est celui qu'on a placé dans une +sorte de chambre ou de lanterne, d'un gothique orné, +et formée de débris enlevés au cloître du Paraclet, et +surtout à une ancienne chapelle de Saint-Denis. Ce +monument, d'un style recherché, postérieur au +XIIe siècle, ouvrage composite d'Alexandre Lenoir, +fut à la restauration transporté du jardin du musée +des Petits-Augustins dans le cimetière du Père-Lachaise +le 6 novembre 1817. Les noms d'Héloïse +et d'Abélard étaient gravés alternativement sur la +plinthe, et interrompus seulement par ces mots: [Grec: LEI +SYMPEPLEGMENOI], <i>toujours unis</i>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote354" name="footnote354"></a><b>Note 354:</b><a href="#footnotetag354"> (retour) </a> M. Alexandre Lenoir. Il a raconté lui même tous ce details. Le médecin +de Châlons est M. Boisset, le sculpteur M. Descine. (<i>Mus. des mon. fr.</i>, +t. I, p. 221 et suiv.—<i>Notice hist. sur la sépult. d'Hél. et Abail.</i>, par le +même, 1816.—Villenave, Notice placée en tête de la traduction des +lettres, par le bibl. Jacob, p. 116 et suiv.—Autre traduction des lettres, +par M. Oddoul; édition illustrée, t. I, p. CXI.)</blockquote> + +<p>On a vu qu'Héloïse avait un fils dont l'histoire +ne parle pas. Il paraît qu'il entra dans les ordres, et +obtint la bienveillance de Pierre le Vénérable. Dans +la lettre qu'elle écrit à ce dernier, elle lui recommande +son fils, pour qui elle le prie d'obtenir une +prébende de l'évêque de Paris ou de tout autre. +L'abbé répond qu'il s'efforcera de lui en faire accorder +une dans quelque noble église, mais il ajoute +que la chose n'est pas aisée, et qu'il a éprouvé souvent +que les évêques se montrent fort difficiles pour +accorder des prébendes dans leur diocèse<a id="footnotetag355" name="footnotetag355"></a><a href="#footnote355"><sup>355</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote355" name="footnote355"></a><b>Note 355:</b><a href="#footnotetag355"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i> ep. xxiv et xxv, p. 343 et 345.</blockquote> + +<p>En 1150, il y avait à Nantes un chanoine de la +cathédrale du nom singulier d'Astralabe; il semble, +que ce devait être le fils d'Abélard<a id="footnotetag356" name="footnotetag356"></a><a href="#footnote356"><sup>356</sup></a>. Un religieux +du même nom est mort en 1162, abbé de +Hauterive, dans le canton de Fribourg. Si c'est le fils +d'Héloïse, sa mère lui aurait survécu de deux ans. +Nous avons encore une pièce de vers latins qu'Abélard +composa pour son fils; c'est un recueil de sentences +morales, et l'on y lit ces mots: <i>Nil melius +muliere bona<a id="footnotetag357" name="footnotetag357"></a><a href="#footnote357"><sup>357</sup></a></i>. C'est la véritable épitaphe d'Héloïse<a id="footnotetag358" name="footnotetag358"></a><a href="#footnote358"><sup>358</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote356" name="footnote356"></a><b>Note 356:</b><a href="#footnotetag356"> (retour) </a> Extrait du Cartulaire de Buré; <i>Mém. pour servir à l'Hist. de Bretagne</i>,t. I, p. 587. Aussi Niceron veut-il qu'Astralabe soit mort en Bretagne +(t. IV). Turlot dit avoir lu dans l'obituaire du Paraclet qu'il mourut dans +ce couvent peu de temps après sa mère. (<i>Abail. et Hél.</i>, p. 124 et 144.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote357" name="footnote357"></a><b>Note 357:</b><a href="#footnotetag357"> (retour) </a> C'est M. Cousin qui a découvert par hasard, en 1837, cet Astralabe, +mort en Suisse abbé de bénédictins. Il a aussi publié des vers qu'Abélard +aurait faits pour son fils, et qui, sans manquer d'élégance, manquent de +poésie comme presque tous les vers latins du moyen âge. (<i>Frag. philos.</i>, +t. III, append. X.) Mais malgré l'<i>Histoire littéraire</i>, Thomas Wright (<i>Reliq. +antiq.</i>, t. I, p. 15), M. Edelestand Dumeril ne veut pas que cette pièce soit +d'Abélard. (<i>Journ. des sav. de Norm.</i>, 2e liv., p. 112.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote358" name="footnote358"></a><b>Note 358:</b><a href="#footnotetag358"> (retour) </a> D'Amboise en a publié une autre en quatre méchants vers latins. Il ne +dit point où il l'a trouvée (<i>Ab. Op.</i>, praefat. in fin.), elle commence ainsi: + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Hoc tumulo abbatissa jacet prudens Heloyssa, etc.</p> +</div> </div></blockquote> + +<p>Terminons notre récit. Il doit, s'il est fidèle, suffire +pour faire connaître Abélard et celle dont le nom +charmant est inséparable du sien. On nous dispensera +de chercher à juger son génie, son amour, son +caractère. Sa vie est comme le reflet de tout cela, et +on le juge en la racontant.</p> + +<p>Quoique les ouvrages d'Abélard aient beaucoup de +valeur, ils donneraient de lui une insuffisante idée, si +nous n'avions le témoignage de son siècle, et ce +témoignage est très-considérable. Ces temps du +moyen âge qu'on se représente comme ensevelis dans +l'ignorance, comme abrutis de grossièreté, tenaient +en haute estime, peut-être à cause de leur grossièreté +et de leur ignorance même, les travaux de l'esprit +et du talent. La renommée s'attachait aisément +alors à la supériorité littéraire, et je ne sais s'il est +beaucoup d'époques où il ait mieux valu briller par +la pensée ou la science. C'étaient autant de dons +rares, merveilleux, presque surnaturels, auxquels +tous rendaient hommage. Le clergé même considérait +les esprits qu'il redoutait. Le pouvoir temporel +les persécutait quelquefois, mais ne les dédaignait +pas. Il y avait au-dessus de ces populations rudes et +violentes, séparées par tant d'obstacles, exposées à +tant de tyrannies, une véritable république des lettres, +une société tout intellectuelle que l'Église universelle +ou du moins l'Église latine, enserrait dans +son vaste sein, offrant une place, un titre, un asile, +une puissance même, à ceux qui s'en montraient les +citoyens éminents. La force, qui dans le champ de la +politique exerçait un empire si absolu, s'arrêtait avec +respect, même avec déférence, devant le génie ou +le simple savoir, revêtu d'un caractère sacré et populaire +à la fois; on admirait ce que l'on ne comprenait +pas.</p> + +<p>Abélard, à travers tous ses malheurs, a joui autant +ou plus qu'homme au monde des douceurs de +la renommée. Les philosophes de la Grèce n'obtinrent +pas de leur vivant une aussi lointaine célébrité. +Chez les modernes, ni les Descartes, ni les Leibnitz +n'ont vu leur nom descendre à ce point dans les +rangs du peuple contemporain. Voltaire seul, peut-être, +et sa situation dans le XVIIIe siècle, nous donneraient +quelqu'image de ce que le XIIe pensait d'Abélard. +Ceux mêmes qui le blâmaient ou ne l'osaient +défendre, l'appelaient <i>un philosophe admirable, un +maître des plus célèbres dans la science</i>. «Nos siècles,» +dit un chroniqueur, «n'ont point vu son pareil; les +premiers siècles n'en ont point vu un second<a id="footnotetag359" name="footnotetag359"></a><a href="#footnote359"><sup>359</sup></a>.» +Un écrivain du temps emploie pour lui ce mot, qu'il +invente peut-être, ce titre d'esprit <i>universel</i> qui semble +avoir été précisément retrouvé pour Voltaire; +d'autres ont dit que la Gaule n'eut <i>rien de plus +grand</i>, qu'il était <i>plus grand que les plus grands</i>, que +<i>sa capacité</i> était <i>au-dessus de l'humaine mesure</i>; et ce +siècle, qui avait le culte de l'antiquité, l'a mis au rang +des Platon, des Aristote, et, chose plus étrange, des +Cicéron et des Homère<a id="footnotetag360" name="footnotetag360"></a><a href="#footnote360"><sup>360</sup></a>. Pour expliquer un enthousiasme +si vif et si général, il faut ajouter au mérite +réel de ses ouvrages, la puissance et le charme de +son élocution. Jamais l'enseignement n'eut plus d'ascendant +et d'éclat que dans la bouche d'Abélard. +Aussi couvrit-il la chrétienté de ses disciples. On dit +que de son école sont sortis un pape, dix-neuf cardinaux, +plus de cinquante évêques ou archevêques +de France, d'Angleterre ou d'Allemagne<a id="footnotetag361" name="footnotetag361"></a><a href="#footnote361"><sup>361</sup></a>, et parmi +eux le célèbre Pierre Lombard, évêque de Paris, +celui qui constitua la philosophie théologique de +l'université par son livre fameux, le <i>Livre des sentences</i>, +dont on croit que le fondement est dans le +<i>Sic et non</i> d'Abélard. Ses disciples les plus avérés sont +Bérenger et Pierre de Poitiers, Adam du Petit-Pont, +Pierre Hélie, Bernard de Chartres, Robert Folioth, +Menervius, Raoul de Châlons, Geoffroi d'Auxerre, +Jean le Petit, Arnauld de Bresce, Gilbert de la Porrée<a id="footnotetag362" name="footnotetag362"></a><a href="#footnote362"><sup>362</sup></a>. +Mais les historiens de la philosophie lui donnent +pour disciples, non sans raison peut-être, tous +ceux qui cinquante ans durant après lui, enseignèrent +par leurs leçons ou leurs écrits la dialectique +et la théologie rationnelle. Ce qui est certain, c'est +que la scolastique, cette philosophie de cinq siècles, +ne cite point de plus grand nom, et consent à dater +de lui. Ceux qui, dans l'école, l'ont précédé, égalé, +surpassé, sont restés au-dessous de lui dans la mémoire +des hommes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote359" name="footnote359"></a><b>Note 359:</b><a href="#footnotetag359"> (retour) </a> «Mirabilis philosophus.» Roh. autiss., <i>Chron., Rec. des Hist.</i>, t. XII, p. 203. «Magister in scientia celeberrimus.» Alberic. <i>Chron., id.</i> t. XIII, +p. 700. «Philosophus cui nostra parem, nec prima secundum saecula +viderunt.» <i>Ex chron. britann. id.</i> t. XII, p, 558.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote360" name="footnote360"></a><b>Note 360:</b><a href="#footnotetag360"> (retour) </a> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Summorum major Petrus Abaelardus....</p> +<p>Gallia nil majus habuit vel clarius isto.</p> + </div> </div> + +<p>(Epitaph. <i>Ex Chron.</i> Rich. pict., <i>Rec. des Hist.</i>, t. XII, p. 415.)</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Petrus.... quem mundus Homerum</p> +<p>Clamabat.</p> + </div> </div> + +<p>(Seconde épitaphe attribuée à Pierre le Vénérable.)</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Plangit Aristotelem sibi logica nuper ademptum,</p> +<p>Et plangit Socratem sibi moerens Ethica demtum,</p> +<p>Physica Platonem, facundia sic Ciceronem.</p> + </div> </div> + +<p>(Épitaphe attribuée au prieur Godefroi, par Rawlinson.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote361" name="footnote361"></a><b>Note 361:</b><a href="#footnotetag361"> (retour) </a> Crevier, <i>Hist. de l'Université</i>, t. I, p. 171.—<i>Essai sur la vie et les écrits d'Abélard</i>, par madame Guizot, p. 330.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote362" name="footnote362"></a><b>Note 362:</b><a href="#footnotetag362"> (retour) </a> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Inter hos et allos in parte remota</p> +<p>Parvi pontis incola (non loquor ignota).</p> +<p>Disputabat digitis directis in tota,</p> +<p>Et quecumque dixerat erant per se nota.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Celebrem theologum vidimus Lombardum,</p> +<p>Cum Yvone, Helyum Petrum, et Bernardum,</p> +<p>Quorum opobalsamum spirat os et nardum;</p> +<p>Et professi plurimi sunt Abaielardum.</p> + </div> </div> + +<p>Ces vers sont de Walter Mapes (p. 28 du recueil déjà cité. Voy. ci-dessus, +not. 1 de la page 168). Tous les noms qu'on vient de lire sont connus, à +l'exception de cet Yvon ou Ives dont parle le poète anglais. On ne cite au +XIIe siècle sous ce nom que saint Ives, évêque de Chartres, et un prieur de +Cluni, qui fut appelé <i>Scolasticus</i>; mais celui-ci est mort cent ans avant la +mort de Mapes. Voyez les articles de tous ces savants dans l'<i>Histoire littéraire</i>, +et sur les disciples d'Abélard, Duboulai, <i>Hist. Univ.</i>, t. II, catalog. +Illust. vir., et Brucker, <i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, p. 768.</blockquote> + + + +<p>L'influence d'Abélard est dès longtemps évanouie. +De ses titres à l'admiration du monde, plusieurs ne +pouvaient résister au temps. Dans ses écrits, dans +ses opinions, nous ne saurions distinguer avec justesse +tout ce qu'il y eut d'original, et nous sommes +exposés à n'y plus apprécier des nouveautés que les +siècles ont vieillies. Mais pourtant il est impossible +d'y méconnaître les caractères éminents de cette indépendance +intellectuelle, signe et gage de la raison +philosophique. Chargé des préjugés de son temps, +comprimé par l'autorité, inquiet, soumis, persécuté, +Abélard est un des nobles ancêtres des libérateurs +de l'esprit humain.</p> + +<p>Ce ne fut pourtant pas un grand homme; ce ne +fut pas même un grand philosophe; mais un esprit +supérieur, d'une subtilité ingénieuse, un raisonneur +inventif, un critique pénétrant qui comprenait +et exposait merveilleusement. Parmi les élus de +l'histoire et de l'humanité, il n'égale pas, tant s'en +faut, celle que désola et immortalisa son amour. +Héloïse est, je crois, la première des femmes<a id="footnotetag363" name="footnotetag363"></a><a href="#footnote363"><sup>363</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote363" name="footnote363"></a><b>Note 363:</b><a href="#footnotetag363"> (retour) </a> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Mès ge ne croi mie, par m'ame,</p> +<p>C'onques puis fust une tel fame.</p> + </div> </div> + +<p><i>Roman de la Rose</i>, t. II, v. 213.</blockquote> + +<p>Faible et superbe, téméraire et craintif, opiniâtre +sans persévérance, Abélard fut, par son caractère, +au-dessous de son esprit; sa mission surpassa ses +forces, et l'homme fit plus d'une fois défaut au +philosophe. Ses contemporains, qui n'étaient pas +certes de grands observateurs, n'ont pas laissé +d'apercevoir cet orgueil imprudent, disons mieux, +cette vanité d'homme de lettres, par laquelle aussi +il semble qu'il ait devancé son siècle. Les infirmités +de son âme se firent sentir dans toute sa conduite, +même dans ses doctrines, même dans sa passion. +Cherchez en lui le chrétien, le penseur, le novateur, +l'amant enfin; vous trouverez toujours qu'il +lui manque une grande chose, la fermeté du dévouement. +Aussi pourrait-on, s'il n'eût autant souffert, +si des malheurs aussi tragiques ne protégeaient +sa mémoire, conclure enfin à un jugement sévère +contre lui. Que sa vie cependant, que sa triste vie +ne nous le fasse pas trop plaindre: il vécut dans +l'angoisse et mourut dans l'humiliation, mais il eut +de la gloire et il fut aimé.</p> +<br><br> + +<h2>LIVRE II.</h2> + +<h2>DE LA PHILOSOPHIE D'ABÉLARD.</h2> + +<br><br> + + +<h3>CHAPITRE PREMIER.</h3> + +<h3>DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE EN GÉNÉRAL.</h3> + + +<p>La renommée philosophique d'Abélard était déjà ancienne, +que ses ouvrages philosophiques demeuraient +encore inconnus. Il y a dix ans, à peine savait-on s'ils +existaient quelque part en manuscrit. Cependant on +citait ses doctrines, on parlait de son système, qui +tient une place dans l'histoire de la philosophie. +Aucun de ceux qui ont écrit cette histoire n'a manqué +de nommer Abélard parmi les hommes qui ont +illustré et accrédité la scolastique, et de lui assigner +au XIIe siècle le rang de fondateur d'une école.</p> + +<p>L'existence historique de cette école est notoire. +Sa naissance, son éclat, son influence, du moins +tant que son fondateur a vécu, sont des faits constatés +et célèbres. Son caractère scientifique, sa valeur +intellectuelle, nous paraissent des choses moins claires +et moins connues. On ne voit pas bien dans les +écrits des auteurs si Abélard fut un créateur ou +seulement un continuateur, un propagateur de doctrine. +Celle qu'il enseigna et qui dans sa bouche fut si +puissante était-elle une innovation, un progrès, une +réaction, une simple traduction de théories antérieures, +une révolution dans la science? On est tenté de +la croire nouvelle et de lui attribuer une singulière +importance, quand on considère l'ascendant et la renommée +de celui qui la professe. Mais si l'on néglige +l'homme pour les choses, on est plus embarrassé de +saisir le sens et de mesurer la grandeur de son oeuvre, +et sa gloire paraît supérieure à ce qu'il a fait. +On voit dans l'histoire qu'il fut l'élève de Roscelin, +fameux comme fondateur ou restaurateur du nominalisme; +on y voit aussi qu'il se sépara de Roscelin, +et le combattit vivement<a id="footnotetag364" name="footnotetag364"></a><a href="#footnote364"><sup>364</sup></a>. Cependant il eut pour +antagonistes les sectateurs du réalisme ou les adversaires +de Roscelin, et il est compté dans les rangs +des nominalistes, quoiqu'il ait prétendu changer +leur doctrine, et que celle qu'il soutint ait quelquefois +reçu un nom particulier et nouveau. Telles sont +les notions un peu superficielles et vagues qui restent +dans l'esprit de tout homme instruit, après la +lecture des historiens de la philosophie. Telle est la +commune renommée d'Abélard, et si ses aventures +dignes du roman n'avaient jeté sur lui l'intérêt et +l'éclat, on peut se demander si sa philosophie aurait +suffi pour recommander sa mémoire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote364" name="footnote364"></a><b>Note 364:</b><a href="#footnotetag364"> (retour) </a> Voy. ci-dessus, liv. I, p. 7 et 34, et ci-après ch. VIII.</blockquote> + +<p>Avant la publication d'aucune partie importante +de ses écrits de métaphysique, il fallait bien le juger +sur des passages isolés ou sur des témoignages qui +n'étaient pas le sien. De là cette vue générale et confuse +de sa pensée et de son influence. Il était plus +célèbre que connu. Aujourd'hui le voile qui le couvrait +est à demi levé; on peut prouver que l'opinion +établie sur son compte n'est pas d'une parfaite justesse; +mais son influence toujours singulière est plus +explicable. Il est évident désormais qu'il a fait plus +qu'intervenir dans la controverse des réalistes et +des nominaux, et qu'il n'y est pas tout à fait intervenu +de la manière dont on le suppose. Sa trace dans +cette partie spéciale de la science n'a d'ailleurs été +ni très-profonde ni très-durable; mais son action +sur l'enseignement et le mouvement de la science +entière a pénétré fort avant, et s'est continuée par +ses effets longtemps après lui. Nul philosophe n'a +plus fait parler de lui; nulle philosophie n'est restée +plus inédite.</p> + +<p>Deux idées ressortent de tout ce qu'on lit sur Abélard +philosophe: une idée générale de l'époque où +il a vécu, et de son importance parmi ses contemporains; +une idée particulière de sa doctrine +propre et de son oeuvre personnelle. Il a professé +la philosophie au XIIe siècle, c'est-à-dire qu'il a +enseigné cette philosophie qu'on est convenu de +nommer la scolastique; puis, avec les diverses doctrines +scolastiques, il a enseigné sur un point important +un système qui a passé pour son ouvrage; +et ce système, les classificateurs l'ont rattaché au +nominalisme, ou appelé le conceptualisme. Pour +connaître Abélard comme philosophe, il y aurait +donc à connaître deux choses: la scolastique de +son temps et la sienne.</p> + +<p>En étudiant ces deux points, nous ne nous flattons +pas de les épuiser. La scolastique, ou, pour +mieux parler, la philosophie, depuis Scot Erigene +jusqu'à Descartes, est tout un monde à explorer; +vingt ans plus tôt j'aurais dit, à découvrir. Quoique +ce monde commence à être moins inconnu, il n'a +pas cessé d'être immense, et quelque goût bienveillant +que le moyen âge inspire aux beaux esprits +de notre époque, nous n'en abuserons pas au point +de traîner le lecteur dans tous ces sentiers du passé, +où règnent peut-être aujourd'hui des brouillards +moins épais, mais dont aucune main ne saurait arracher +les ronces et les épines. Peut-être en dirons-nous +trop encore pour ceux qui ne sont que médiocrement +curieux, et qui aiment moins les détails +que les résultats.</p> + +<p>Pendant longtemps, il n'a pas tenu aux écrivains +modernes qu'on ne refusât à la scolastique le rang +d'une philosophie. On a dit, en effet, et répété que +la scolastique était une vaine science, une science +verbale; que tous ses efforts avaient abouti à des +controverses sans fin et sans valeur sur des questions +de mots et non sur des questions de choses. +La langue qu'elle parlait, avec ses difficultés et ses +bizarreries repoussantes aujourd'hui pour notre intelligence +et notre goût, a paru témoigner elle-même +contre les idées qu'elle exprimait. On n'a pas manqué, +de les juger dignes d'un temps de ténèbres, +puisqu'elles étaient énoncées dans un idiome barbare, +et cette fois trop <i>barbare</i> pour mériter d'être +<i>compris</i>. Et comme le jour où cette langue a péri, +pour faire place à une diction plus pure et plus élégante, +la science qu'elle exprimait a péri comme +elle, on en a conclu naturellement que la science +était la langue elle-même, et qu'il ne restait rien à +apprendre de ce qui ne se disait plus.</p> + +<p>Mais, sans disculper tout à fait la scolastique de +l'accusation d'avoir trop souvent consumé ses forces +sur de simples questions de mots, sur des problèmes +qui se seraient évanouis si l'on en eût seulement +changé l'expression, nous nous permettrons de remarquer +que cette accusation, vaguement conçue, +pourrait être généralisée au point de n'être plus aussi +accablante pour la doctrine à laquelle on l'adresserait. +Il est dans la condition de la philosophie et +peut-être de toute science humaine d'être, sous un +certain point de vue, une science de mots; et il +faut prendre garde que cette qualification lancée +au hasard contre un système, oeuvre de l'esprit humain, +ne retombe sur l'esprit humain lui-même; +ce qui serait l'accuser puérilement d'être ce qu'il est +et de faire comme il fait; ce qui serait lui reprocher +sa nature.</p> + +<p>Il est trop évident que lorsque l'homme parle il +pense, et que, par ses expressions, on juge de ses +pensées. Puis, ses pensées exprimées correspondent +ou sont données pour correspondantes à des choses. +Ces choses existent ou n'existent pas, et elles sont +ou ne sont pas comme il les exprime. Ainsi les mots +sont les pensées, et les pensées sont ou ne sont pas +les choses. On peut donc juger des choses par les +pensées, comme des pensées par les mots; et si les +mots ne faisaient que rendre des pensées qui ne +correspondissent à aucune chose existante, ce qui +semble le cas d'une véritable science de mots, cette +science enseignerait cependant plus que des mots; +car elle ferait connaître du moins l'esprit humain +dans sa nature ou dans son histoire. Fausse comme +expression des faits, elle ne serait pas entièrement +vaine comme témoignage des idées, et il est utile de +savoir jusqu'aux mensonges de l'esprit humain; il y +a quelque chose à apprendre même dans une science +fausse. C'est connaître encore que connaître ce qui +n'est pas, pourvu qu'on sache que ce n'est pas, et +celui-là ne serait point un ignorant, qui saurait bien +quelles choses ne sont pas, et tout ce que les choses +ne sont pas. Au moins saurait-il que les choses sont, +et même, à quelques égards, il saurait ce qu'elles +sont.</p> + +<p>Cela est vrai de toute science, même d'une physique +fausse, même d'une astronomie fausse. Le jour +où le système de Ptolémée a été renversé, on aurait +pu le condamner aussi à titre de science de mots; +car il n'était plus que cela. Les choses s'en étaient +comme retirées, pour aller ailleurs et prendre d'autres +formes. Qui pourrait dire cependant que jusque-là +il eût été indifférent de le connaître, ou même +que depuis lors il n'y eût rien à gagner à le connaître, +et qu'il ne fût pas utile de comprendre ses fictions, +afin de bien entendre pourquoi et comment +elles sont des fictions, comment et pourquoi le système +de Copernic est vrai?</p> + +<p>Mais ce que nous osons dire de toute science, nous +l'affirmons avec bien plus de certitude de la philosophie. +Celle-ci traite en effet d'objets qui, réels ou +imaginaires, sont par eux-mêmes invisibles pour la +plupart et n'ont de sensible que les mots qui les +rendent. Je ne parle pas seulement des généralités +contestées et douteuses, créations de l'art philosophique; +je parle d'abord de ce qui n'est pas une +invention systématique, une arbitraire abstraction, +comme le mot même de <i>généralité</i>, comme celui +d'abstraction, ceux de notion, d'idée et de jugement; +je parle de tout ce que l'esprit croit réel ou +conclut comme réel des perceptions actuelles et particulières +de nos facultés; je parle de Dieu que nous +concluons de tout ce que nous sommes et de tout +ce que nous voyons; je parle de l'âme dont le nom +est celui d'un invisible, que l'on affirme, que l'on +suppose ou que l'on nie; je parle des facultés, qui +ne sont pas assurément des substances individuelles, +ni des choses que nous connaîtrions aussi distinctement +si elles n'avaient un nom; je parle des +forces que nous apercevons par la pensée à travers +les mouvements de la nature et de la vie; je parle +enfin de tout ce que je viens de nommer, en écrivant +<i>nature, substance, vie</i>, toutes idées qui, lors +même qu'elles correspondraient, comme je le crois, +à quelque chose de réel, n'ont cependant d'immédiatement +sensible que les mots qui les désignent, +et d'existence scientifique qu'à la condition d'être +exprimées. Or, la philosophie pourrait être appelée +la science de ces mots, sans qu'on lui manquât +de respect; et ne fût-elle bonne qu'à bien faire +connaître ce qu'ils désignent, qu'à déterminer les +idées qui leur répondent dans l'esprit humain, elle +ne serait pas une science vaine; elle aurait atteint, +en partie du moins, son objet; car elle serait en +ce sens la science de l'esprit humain, et on l'a souvent +définie ainsi, sans la dégrader. Déterminer ce +que les mots veulent dire, c'est déterminer ce que +l'esprit humain veut dire par les mots. Or, ce que +l'esprit humain veut dire, c'est ce qu'il pense, et +connaître ce que pense l'esprit humain, c'est déjà, +à beaucoup d'égards, le connaître lui-même. La +science des mots conçue de la sorte est donc déjà +une science, et une science tellement sérieuse que +des écrivains distingués ont estimé que c'était la +première de toutes.</p> + +<p>En effet, des philosophes fort célèbres ont dit +que les sciences n'étaient que des langues, et que +toute bonne philosophie se réduisait à une langue +bien faite. N'est-il pas étrange que ceux qui parlaient +ainsi aient souvent condamné <i>a priori</i> ce +qu'ils appelaient les questions de mots, et cru décrier +telle ou telle philosophie en la taxant de ne +vivre que sur ces questions-là? En vérité la scolastique, +aux yeux de la philosophie du XVIIIe siècle, +n'aurait dû avoir aucun tort d'être une langue; son +seul tort possible, c'était d'être une langue mal +faite.</p> + +<p>Prenons donc garde que l'accusation élevée contre +la scolastique ne remonte jusqu'à la philosophie. Car +elle pourrait à la rigueur être articulée contre la +science métaphysique, de quelque méthode que celle-ci +se servit et quelque forme qu'elle essayât de revêtir.</p> + +<p>On peut distinguer en général trois manières de +philosopher.</p> + +<p>Si, au lieu d'analyser péniblement, soit le sens +des mots comparés entre eux, soit les opérations délicates +de la pensée, on emploie implicitement les +mots et la pensée, et qu'on cherche à décrire directement +la nature des choses, à la représenter dans +les êtres qui la composent et les rapports qui les +unissent; quoique ce travail ne puisse s'opérer que +suivant les lois de l'intelligence et à l'aide des noms +qu'elle prête à ses idées, c'est une tentative immédiate +sur les choses, comme la physique, la chimie +ou la zoologie; c'est l'essai d'une science qui prétend +être éminemment une science de choses; et on +peut l'appeler une ontologie.</p> + +<p>Si l'on s'attache uniquement ou principalement à +porter l'ordre, l'accord et la clarté dans nos manières +de concevoir les choses que nous exprimons, +et à réduire en système ces conceptions pour en +composer une science régulière, c'est encore une +philosophie. Quoique d'une part cette science soit +aussi obligée de se servir des mots, d'en faire un +choix et un usage méthodiques, quoique de l'autre, +en étudiant les idées, elle étudie indirectement les +choses, puisque nous en croyons notre pensée, et +que notre esprit reproduit les choses, soit comme +elles existent, soit comme elles sont réputées exister; +une telle philosophie roule principalement sur +les idées, et ceux qui l'ont particulièrement mise en +honneur l'ont si bien senti qu'ils ont proposé de la +nommer idéologie.</p> + +<p>Si maintenant, laissant dans l'ombre et le modèle +extérieur auquel correspond le tableau de nos pensées, +c'est-à-dire les choses, et le sujet, ainsi que +la composition et l'ordonnance de ce tableau, la +science se borne à en considérer séparément tout +ce qui est notre oeuvre apparente et sensible, savoir, +les images que nous produisons pour tracer et peindre +le tableau après l'avoir conçu, je veux dire les +mots; si, dis-je, elle s'attache à décrire et à déterminer +la valeur, l'usage, les rapports de ces mots; +quoiqu'elle ne puisse le faire sans un certain souvenir +de la réalité, ni sans soumettre le langage à la +pensée intérieure, ce droit naturel dont le langage +est le droit écrit; la science est ouvertement alors +une science de mots; elle a surtout les formes et les +allures d'une grammaire, et s'il fallait ici, pour +l'exactitude et la symétrie de nos distinctions, lui +assigner un nom technique, nous lui pourrions +donner, avec un sens spécial, le nom de terminologie.</p> + +<p>Ainsi, la philosophie peut être ontologique, idéologique, +terminologique, selon le caractère qu'elle +affecte et la méthode qu'elle préfère. Mais, avec telle +ou telle de ces qualifications, cesse-t-elle d'être une +philosophie? nous ne le pensons pas. Ainsi ne l'ont +point pensé les hommes illustres qui, selon les temps, +lui ont fait subir telle ou telle de ces trois transformations. +Comment, en effet, les destituer du titre +de philosophes? Et pour ne défendre ici que les terminologistes, +qui pourrait dire qu'ils doivent être +mis hors la philosophie? Seraient-ce les idéologistes, +eux qui par le choix de ce nom ont témoigné de leur +soin à s'abstenir, à s'écarter de toute ontologie, et +qui, grammairiens avant tout, en inventant ce mot +<i>idéologie</i>, sont restés en arrière de leur véritable doctrine, +et ont retenu le nom de la science en deçà des +conséquences qu'ils lui avaient fait réellement atteindre? +Qui mieux qu'eux-mêmes avait, en effet, compris +que l'expression tenait à la pensée? En se fondant +sur la nécessité où nous sommes de jouer aux +mots pour jouer aux idées, c'est eux qui ont ramené +la science au langage. Conséquents et sincères, eux +aussi, ils auraient pu appeler la philosophie du nom +de terminologie.</p> + +<p>Quant aux ontologistes, seraient-ils donc les +seuls philosophes? Depuis que le <i>Discours de la méthode</i> +a paru, cela serait difficile à soutenir; car le +procédé ontologique, au sens où nous l'avons défini, +a été presque généralement abandonné, et peut-être +même décrié outre mesure. D'ailleurs, il est impossible +à celui qui s'attache le plus aux choses de +ne pas s'occuper au moins implicitement de l'étude +et du classement des pensées. Ce sont deux opérations +inséparables l'une de l'autre, et toutes deux +sont inséparables d'un travail sur les mots. D'ordinaire, +celui qui fait une découverte réforme la +langue, et l'observation neuve d'un phénomène sensible +de la nature aboutit à une innovation dans les +termes. La découverte du principe de toute la chimie +moderne pouvait presque se réduire à une meilleure +définition du mot <i>combustion</i>.</p> + +<p>Dans la philosophie proprement dite, l'ontologie +influe d'une manière encore plus notable et plus directe +sur le langage. Tout auteur de système crée +nécessairement sa langue, et prétend de nouveau +marquer à son coin la monnaie usée des termes vulgaires. +Il arrive même un fait assez frappant, quoique +très-explicable, c'est que les philosophes qui +ont le moins pensé aux mots en ont le plus abusé; +dans le fait, ils n'ont pas été les moins sujets à se +laisser conduire et tromper par le langage. Les philosophes +grecs, par exemple, ceux surtout qui ont +précédé l'école de Socrate, ont manié la langue avec +une liberté qui les a souvent égarés, et à force de +négliger l'analyse soit des mots, soit des idées, +ils ont parfois, avec des idées confuses et des mots +équivoques, construit le mensonge ontologique des +cosmologies de l'antiquité. Faute de se tenir assez +en garde contre les illusions du langage, contre les +déceptions de la raison, on manque l'ontologie; on +la rend plus obscure, plus fictive, plus nominale +encore, que ne le serait la pure science de la +pensée et de l'expression. Que d'observateurs du +monde n'ont enfanté que le roman du monde! que +de descriptions de la nature ont abouti à une science +de mots!</p> + +<p>Mais si celui qui veut faire un système sur la nature +des choses ne réussit trop souvent qu'à aligner +sous le cordeau de la logique des dénominations arbitraires, +il arrive aussi que, par un effet inverse, +les esprits occupés uniquement de la terminologie de +la science s'épuisent à la régulariser, à la distribuer +dans les compartiments d'un plan analytique, +à en séparer les termes par la distinction, à les rapprocher +par l'analogie; et grâce à ce besoin et à ce +pouvoir qui est en nous d'imposer des noms aux +êtres ils prennent bientôt pour des êtres les noms +eux-mêmes, et attribuent une réalité factice à ces +mots si bien classés et si bien définis. L'intelligence +qui, absorbée par l'étude du langage, semble +avoir perdu le sens de la réalité, et se contenter +des apparences verbales, rend ensuite par une illusion +contraire la réalité à ces apparences, matérialise, +anime, personnifie les êtres de raison que les +mots supposent sans les prouver toujours. La science +qui a voulu n'être que terminologique devient peu +à peu ontologique; mais elle le devient dans l'ordre +inverse de la vérité, et soumet le monde à la loi du +langage, au lieu de faire le langage à l'image du +monde. C'est alors que la science peut être accusée +d'être une science de mots; elle risque de ne jamais +autant mériter ce reproche qu'au moment où elle +prétend l'éviter.</p> + +<p>Je laisserais ma pensée trop incomplète si je ne +disais que la nécessité de faire une part à ces trois +procédés de l'esprit, que l'impossibilité prouvée par +vingt expériences d'en proscrire absolument aucun +ou d'essayer impunément de le faire, pèse sur +la philosophie, et nous oblige à les concilier. La +science a trois points de vue; il faut savoir s'y placer +tour à tour. Entre eux, il n'y a qu'une question +d'ordre. Livré à lui-même et sous l'empire des +nécessités de la vie, l'esprit mêle tout ensemble, et +cette synthèse fait dans la pratique sa force et sa +confiance. Toute intelligence est en communication +avec la réalité, la conçoit suivant ses propres lois, +et par le langage reproduit ce qu'elle a perçu et ce +qu'elle a conçu, sous une forme communicable +aux intelligences qui lui ressemblent. Lorsqu'on veut +traduire ces connaissances pratiques et confuses en +science, c'est-à-dire connaître avec méthode, quel +point de vue faut-il choisir? où se placer pour mieux +voir? par où commencer? Évidemment par cette +unité même à laquelle se communique la réalité, et +qui la communique à son tour, telle qu'elle l'a conçue, +après l'avoir reçue. L'homme est constitué pour +absorber d'abord et renvoyer ensuite la lumière qui +l'environne. S'il s'étudie avec exactitude et profondeur, +s'il recherche ce qu'il pense, non pour établir +la généalogie arbitraire de ses idées, mais pour se +bien rendre compte de tout ce qui est contenu dans +ses notions acquises, dans ses notions primitives, +des convictions qui dominent dans son esprit, comme +des opérations à l'aide desquelles elles se forment +et se manifestent, il parviendra sûrement à mieux +connaître ce qui est, en connaissant mieux ce qu'il +en pense et ce qu'il en dit. La puissance qui lui +donne la réalité, qui la perçoit et la conçoit, puis +qui porte dans tout ce qu'il sait et tout ce qu'il pense +l'ordre, la clarté, la fixité par la parole, cette puissance, +c'est lui-même; et, en s'étudiant bien, en +scrutant tout ce mystère de sa nature intérieure sans +perdre de vue le dehors de qui il reçoit et auquel il +rend, il remonte à la source de la science, et prend +le seul moyen de la faire complète, universelle, adéquate +à la vérité, dans la mesure cependant où ces +épithètes sont applicables à la connaissance humaine. +Ce point de vue est le point de vue psychologique, +qui ne diffère du point de vue idéologique qu'en ce +qu'il est moins partiel et moins étroit. Pour celui qui +ne s'arrête pas à l'idéologie superficielle, qui la pousse +à sa profondeur dernière, la science de la réalité et +celle du langage reparaissent à la lueur même du +flambeau intérieur, et la philosophie retrouve au +fond de l'esprit humain le vrai jour qui éclaire le +monde.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, on a vu qu'on ne pouvait <i>a +priori</i> accuser une science d'être, au mauvais sens +de l'expression, une science de mots. L'esprit considère +toujours plus ou moins les choses, les idées, +les mots. S'il tend à ne considérer que les choses, +il ne se connaît pas bien lui-même. S'il n'est attentif +qu'aux idées, il perd le sentiment des choses; et +ce qu'il accepte pour des idées n'est bientôt plus que +des mots. S'il s'occupe des mots plus que de tout le +reste, il prend à la longue les mots pour les choses, +et revient par un détour à l'ontologie. Si cette ontologie +était vraie, peu importerait le chemin qui l'y aurait +conduit; mais si elle est fausse, c'est alors qu'il +ne sait que des mots. Qu'est-ce donc en définitive +qu'une science qui n'est qu'une science de mots? +c'est une fausse ontologie.</p> + +<p>Or, maintenant, est-ce là ce qu'a été la scolastique? +Telle est la vraie question, et elle ne peut +être résolue que par une étude suffisante de la scolastique +même. Et comme il s'agit de savoir si finalement +elle a dit mensonge ou vérité, on ne peut +chercher à la passablement connaître, sans étudier +avec elle le fond des choses; car on ne saurait juger +d'une science qu'en la comparant à son objet, +comme on ne juge de la fidélité d'un portrait que +par son modèle. Et cela déjà prouve que l'étude de +la scolastique n'est ni aussi superficielle, ni aussi +gratuite, ni aussi stérile qu'il l'a paru longtemps.</p> + +<p>Ainsi, bonne ou mauvaise, la scolastique est une +philosophie. Ce que nous avons dit suffit, ce semble, +pour dissiper sur ce point les principaux doutes. +Maintenant il y aurait à examiner d'abord si elle +n'a réellement été que ce que nous avons appelé +une terminologie; puis si cette terminologie a produit +une fausse ontologie. Sur ces deux points, +nous le disons d'avance, elle ne nous paraît pas +irréprochable; mais elle n'est pas pour cela une +science de néant.</p> + +<p>Nous avons déjà montré en général qu'une science +qui mériterait, au sens où nous l'entendons, ce +nom de science terminologique, ne serait pas nécessairement +une science vaine. Faisons application +de ces idées à la scolastique.</p> + +<p>Si cette philosophie est une science purement +terminologique, elle est bien au moins une grammaire. +La grammaire fait profession d'être la science +des mots. Est-elle pour cela une science vaine et +qui n'importe en rien à la connaissance des réalités? +Prenons un exemple pour plus de clarté, et choisissons-le +parmi les plus simples.</p> + +<p>Au début de toute grammaire, on vous dit que +les premiers mots dont vous deviez vous occuper, +sont les noms. Les noms sont les mots qui désignent +et les choses qui sont et ce que sont les choses. +Les choses sont des substances, et pour cette raison +les noms sont appelés substantifs. Ce que les choses +nommées par les substantifs, sont en sus de leur +substance et de leur existence, est en quelque sorte +ajouté à leur substance, et les noms de ce qui +s'ajoute ainsi sont dits adjectifs. En d'autres termes, +les noms désignent d'abord les choses, celles qui +sont considérées comme subsistant par elles-mêmes; +mais il y a autour de ces choses, ou dans ces choses, +des circonstances, modes, accidents, ou qualités +qui sont comme <i>adjacentes</i> aux substances (<i>adjacentia</i>, +c'est le mot de la scolastique et l'origine de +celui d'<i>adjectif</i>), et qui peuvent, jusqu'à un certain +point, êtres prises comme des choses, si bien que +les adjectifs peuvent revêtir à leur tour la forme des +substantifs et continuent alors de désigner les attributs +pris substantivement, c'est-à-dire considérés comme +s'ils existaient hors des choses auxquelles en réalité +ils ne se rencontrent que réunis, et conséquemment +comme s'ils existaient par eux-mêmes à la +manière de ces choses. Tout le monde reconnaît là +les substantifs abstraits.</p> + +<p>Cette première classification des mots ne fait-elle +connaître que des mots?</p> + +<p>1° D'abord elle vous apprend que l'esprit croit +naturellement une existence réelle aux choses individuelles.</p> + +<p>2° Puis, parmi ces substantifs qui les nomment, +les uns désignent exclusivement un individu déterminé, +les autres tous les individus semblables +ou comparables, comme <i>arbre, homme, animal</i>. Or +ceci nous enseigne que l'esprit a le besoin et la +puissance de donner aux choses, en les considérant +dans ce qu'elles ont de commun, des noms communs +aussi, noms abstraits des réalités individuelles, +et de former ainsi des genres et des espèces qui +sont tout au moins les noms abstraits des concrets +individuels.</p> + +<p>3° En outre, ces substances quelconques désignées +par les substantifs peuvent avoir des attributs +exprimés aussi par des noms, et cela veut +dire encore que l'esprit a la faculté de considérer +ces mêmes attributs comme les sujets hypothétiques +de certains autres attributs qu'il distingue +ultérieurement, et de donner ou supposer à ces sujets +de sa composition une certaine réalité, peut-être +factice, sous la forme d'abstraction. Ainsi, à +ne la considérer que comme une notion, la couleur +n'est que le nom substantif de l'attribut du corps +coloré, et elle devient à son tour le sujet d'autres +attributs, elle est dite blanche, rouge, etc.; puis +la blancheur, prise à son tour pour sujet, est dite +terne, éclatante, etc. Or, la connaissance de cet emploi +des idées et des mots est déjà un résultat idéologique, +ou une vue de l'esprit humain.</p> + +<p>4° Il est naturel de se demander ce qu'il en est de +tout cela dans la réalité et indépendamment de +l'esprit humain; et la grammaire a prévenu et +même hypothétiquement résolu la question. Quand +elle dit que les noms désignent des choses ou des +qualités, elle suppose apparemment qu'il y a des +choses et des qualités. Les choses réelles, individuelles, +elle les appelle substances, ou choses qui +existent par elles-mêmes. Elle appelle ainsi non-seulement +des substances accessibles aux sens, mais +des substances invisibles; Dieu, une âme, sont des +substantifs comme cet homme ou cette pierre. La +perception par les sens n'est pas l'unique garant de +la substance, et l'on croit à des choses qu'on ne +voit pas. Les langues faites sous l'empire de cette +croyance la constatent; mais la justifient-elles? Elles +font une distinction entre les substances et les qualités. +Celles-ci sont dites ne pas exister par elles-mêmes, +et elles ne sont que des choses en d'autres +choses. Cependant elles sont nommées isolément, +absolument, et supposées ainsi des choses par le +langage. Cette supposition est-elle un démenti +donné à la distinction précédente? Les qualités +existent-elles, et comment existent-elles? Faut-il +prendre le langage pour la réponse réelle et décisive +à cette question? Il en préjuge la solution; il est, +au moins par hypothèse, ontologique. Il décrit les +réalités comme elles paraissent être à l'esprit, et tout +au moins comme elles pourraient être effectivement. +La grammaire n'est donc pas radicalement étrangère +à l'ontologie. Elle la suppose en traduisant les idées +de l'esprit humain.</p> + +<p>5° Dès qu'elle a fait connaître les noms, elle expose +les circonstances dans lesquelles ils se trouvent +placés les uns par rapport aux autres, ou les relations +verbales que leur donne le langage raisonné. +Car la grammaire n'est pas une simple nomenclature; +toute grammaire est syntaxe, même dès ses +premières pages. Les choses nommées sont exprimées +les unes relativement aux autres. Par exemple, +on énonce qu'une chose est en la possession +d'une autre ou qu'elle passe en la possession d'une +autre; on énonce qu'une chose reçoit l'action d'une +autre, et cela par le moyen d'une autre. Ce sont les +différents <i>cas</i> des noms, c'est le génitif, le datif, +l'accusatif, l'ablatif. Voilà certainement encore de +la pure grammaire.</p> + +<p>Et tout cela cependant signifie que l'esprit établit +des rapports entre les objets; tout cela énumère et +définit quelques-uns de ces rapports. La possession +ou <i>habitude</i> qui est exprimée par le génitif ou +attribuée par le datif, le rapport d'action à passion, +de moyen à résultat, sont assurément des conceptions +de l'esprit, et si l'on n'avait pas soin de les +analyser comme telles, on ferait de la mauvaise +grammaire. Ainsi le rapport de possession serait une +définition bien vague et bien insuffisante de celui +qui est exprimé par le génitif, lequel exprime entre +autres une forme de possession particulière, celle +de l'attribut par le sujet; le rapport de l'agent au +patient que représente en général celui du sujet au +régime ou du nominatif à l'accusatif, se rattache +souvent à celui de l'effet à la cause; enfin l'ablatif +qui correspond à l'idée de moyen, désigne souvent ce +qu'on appelle dans l'école <i>la cause instrumentale</i>. Il +y a là un assez grand nombre d'idées de relation, +nécessaires à l'esprit humain qui les emploie, transporte +ou convertit avec une liberté et une autorité +singulières. La grammaire est confuse et inexacte +si elle ne les distingue, les ordonne et les définit; +et quand elle fait cette opération sur les mots, elle +décrit en même temps des idées nécessaires à l'intelligence, +et touche à ce qu'un philosophe allemand +appelle l'architectonique de l'esprit humain.</p> + +<p>Le fait-elle dans un point de vue vraiment psychologique, +elle cesse de regarder ces notions comme de +simples nécessités de la pensée. L'esprit, en effet, +ne les emploie pas uniquement comme les seuls +moyens d'avoir des choses une conception qui lui +serve. Il y croit en même temps qu'il en use, c'est-à-dire +qu'il a l'invincible conviction que ces rapports +sur lesquels il raisonne sont effectivement les +rapports externes des choses, et qu'en dehors de +lui il y a des causes, des effets, des agents, des +moyens, des résultats, etc.; en un mot, que cette +liaison idéale de ses perceptions est la copie fidèle +des relations entre les objets de la nature. Comme +les noms qui les désignent, les choses ont pour lui +leurs cas, et le monde réel serait incompréhensible +s'il n'était pas tel qu'il est compris. Encore sous ce +rapport, on voit que la grammaire suggère et suppose +une ontologie.</p> + +<p>Est-ce donc qu'il n'y ait pas en grammaire de pures +questions de mots, exclusivement relatives à l'expression +indépendamment de la réalité qu'elle exprime, +et qui n'appartiennent qu'à la nature propre du langage +en général ou d'une langue en particulier? Si +vraiment, et toute langue offre de ces questions-là. +Par exemple, que les cas soient désignés par les désinences +des mots comme en latin, par des articles +comme en français, par des désinences et par des +articles comme en grec; c'est un point de grammaire +qui n'a rien de commun avec la science de la pensée +ou de la nature. Que les substantifs abstraits soient +de tel ou tel genre, qu'ils soient tous féminins plutôt +que masculins ou l'inverse, ce n'est pas là non plus +une vraie question métaphysique; ce n'est en grammaire +qu'un point de fait à éclaircir ou à connaître. +Enfin des questions même plus profondes, comme +celles de la composition des mots, de leur transfusion +d'une langue dans une autre, de la manière +dont les idiomes se sont successivement engendrés, +quoiqu'elles ne puissent être résolues sans une analyse +assez fine des idées, sont cependant des questions +qui, pour la plupart, dépendent de l'état des +esprits dans les pays et les temps où les langues se +sont formées. Bien qu'elles ne soient pas uniquement +verbales, et qu'elles touchent à la philosophie +de l'histoire, on peut encore les regarder comme des +questions grammaticales; elles appartiennent à la +linguistique, à la science des mots.</p> + +<p>Mais enfin, dans les rapports généraux eux-mêmes +du langage avec la pensée, n'y a-t-il pas des +points dont l'étude est indifférente, ou peu s'en +faut, à toute philosophie réelle? Je le crois, encore +qu'on ne puisse les parfaitement étudier sans philosophie; +prenons pour exemple tout ce qui concerne +le langage figuré. La connaissance approfondie +du langage figuré conduirait sans doute à cette remarque, +vraiment philosophique, que la faculté de +nommer les objets ne va pas sans un penchant à +représenter les uns par les noms des autres, en vertu +de certaines similitudes qui frappent l'imagination +plus que la raison; en d'autres termes, à parler par +images. Ou pourrait rechercher encore si, comme +quelques-uns l'ont prétendu, toute langue est exclusivement +métaphorique, ou si seulement le langage +figuré est de fait mêlé au langage direct, et +dans ce cas, si ce mélange est utile, s'il est inévitable, +s'il y aurait quelque motif et quelque possibilité +de l'abolir et de composer une langue absolument +dénuée de figures. C'est là de la philosophie +sans aucun doute, mais c'est de la philosophie du +langage, et quoiqu'on en pût tirer encore quelques +inductions sur la nature de l'esprit humain, la connaissance +de la réalité n'est pas fort engagée dans +l'étude de ces questions, et pour celui qui les résout +sainement, elles n'ont pas un rapport essentiel +avec la vérité de nos idées objectives. Encore est-ce +une simple opinion que j'exprime, et la thèse contraire +a-t-elle été soutenue par des philosophes qui +ont donné au langage une importance philosophique +supérieure à celle que je suis disposé à lui reconnaître.</p> + +<p>J'ai parlé tout à l'heure des substantifs abstraits; +il y en a de différentes sortes. Prenons ceux +qui expriment substantivement ces qualités qu'on +nomme dans l'école les accidents de la substance, +comme la qualité d'être <i>blanc, amer, mou,</i> etc., ou +<i>la blancheur, l'amertume, la mollesse</i>, etc. Les abstractions +de cette sorte ne représentent aucune +substance réelle. Il y a des substances qui ont diverses +qualités, entre autres celle d'être <i>molles, +amères</i> et <i>blanches</i>; il n'y a pas une chose qui soit +substantiellement <i>la blancheur, la mollesse, l'amertume</i> +en elle-même. Lorsqu'on isole ces accidents +par la pensée et le langage, et que l'on en fait les +sujets de certaines propositions, quand on dit <i>la +blancheur est agréable, l'amertume est répugnante</i>, le +sens commun avertit que ce sont des sujets hypothétiques +et artificiels dus au pouvoir généralisateur +de l'esprit; c'est une translation de l'adjectif au +substantif, de l'attribut au sujet, qui a peut-être +quelque analogie avec la propriété translative ou métaphorique +du langage, et qui n'a pas beaucoup +plus de réalité que ces autres locutions, <i>le choc +des opinions, le feu des passions, l'explosion de la +colère</i>. C'est une translation ou métaphore d'un autre +genre; la première rendait l'insensible par une +comparaison avec le sensible, ou l'invisible par une +image; la seconde convertit l'attribut en sujet et la +qualité en substance. C'est un don, un pouvoir, +peut-être une faiblesse de l'esprit humain, que d'opérer +ces métamorphoses, mais la réalité n'est guère +intéressée dans tout cela. +Dans ces termes, l'étude de cette classe de substantifs +abstraits (celle des substantifs qui répondent +aux qualités accidentelles des êtres) n'est et ne +doit être qu'une étude de mots; et c'est savoir les +choses comme elles sont, que de savoir dans ce cas +qu'elles ne sont pas essentiellement comme les mots, +ou que les mots ne sont que des mots.</p> + +<p>Que si, par impossible, on croyait le contraire, +et qu'abusé par les apparences du langage, on fît +jouer sans discernement à ces abstraits le rôle des +concrets individuels, que l'on prît les noms qui +les désignent pour des noms directs, même pour des +noms propres, et qu'on supposât des êtres partout +où l'on a imposé des noms, alors on retomberait +dans l'inconvénient tant signalé de réaliser les abstractions, +on ferait de l'ontologie dans le mauvais +sens, on traiterait les mots comme des choses, et +c'est alors qu'on mériterait l'accusation de n'édifier +qu'une science de mots: accusation grave, parce +qu'on aurait prétendu savoir autre chose. Le tort +serait précisément d'oublier ou d'ignorer qu'on ne +savait que des mots.</p> + +<p>Une science de mots n'est donc pas mauvaise en +soi; ce qui est mauvais, c'est de prendre une science +de mots pour une science de choses.</p> + +<p>La scolastique, je le dis par avance, est plus +d'une fois tombée dans cette erreur. Lorsqu'on y +tombe, il est évident qu'une foule de questions +oiseuses, de difficultés artificielles, doivent naître +successivement, et amener des solutions, des distinctions, +des inductions, en un mot des connaissances +purement hypothétiques ou relatives uniquement +à la signification arbitraire de la langue qu'on +a gratuitement imposée à la science. Mais cette faute +que la scholastique a très-souvent commise, aucune +philosophie, que je sache, ne l'a constamment évitée.</p> + +<p>En prenant des exemples dans la grammaire, je +ne me suis pas beaucoup éloigné de la scolastique. +L'une a beaucoup d'affinité avec l'autre, et l'on serait, +dans certaines occasions, embarrassé de les +distinguer; ce qui deviendra plus évident, quand nous +approcherons de plus près la philosophie du moyen +âge.</p> + +<p>Ce fut une philosophie. Parmi les questions qui +ont joué un rôle philosophique, au moins dans l'antiquité, +il en est peu que la science du moyen âge +n'ait traitées et résolues à sa manière. S'il est des +problèmes que nous n'y retrouvons pas, ce sont en +général ceux dont le progrès moderne de la science a +révélé l'existence ou rétabli la gravité; mais est-ce +pour rien que nous voulons que l'esprit humain ait, il +y a deux ou trois siècles, subi une révolution? Entre +autres nouveautés, l'absolue liberté qui s'est introduite +triomphalement dans les sciences, ne doit-elle +pas avoir amené et des idées et des questions laissées +jusqu'alors dans l'ombre ou dans le néant? Quoi +qu'il en soit, avant nous, chez les anciens, il y +eut apparemment une philosophie. Je n'égale pas la +philosophie du moyen âge à celle de l'antiquité; le +nom d'Abélard pâlit auprès de celui d'Aristote, et le +soleil de Platon offusque de sa splendeur l'étoile de +saint Thomas; mais enfin je dis que l'une de ces philosophies +s'est occupée de presque tout ce qui occupait +l'autre. La plus récente n'a pas été aussi étroite, +aussi exclusive qu'on l'imagine. Elle l'a été dans sa +forme; et c'est par là qu'elle s'est compromise. Elle +a fait passer la science sous une forme exceptionnelle, +et, par là, elle en a restreint et surtout dissimulé +l'universalité.</p> + +<p>La philosophie, au XIIe siècle, s'appelait ordinairement +la dialectique. On donnait à ce mot un sens +analogue a celui qui a prévalu dans le commun +usage. La dialectique était l'art logique ou la logique +appliquée. Les anciens l'avaient souvent entendu autrement. +La dialectique de Platon est la recherche de +ce qu'il y a de général dans le particulier, d'absolu +dans le relatif, la recherche de l'idéal scientifique<a id="footnotetag365" name="footnotetag365"></a><a href="#footnote365"><sup>365</sup></a>. +C'est une méthode ascendante qui, de nos perceptions +diverses écartant le multiple, le changeant, +l'individuel, remonte a l'essence, au permanent, à +l'un. C'est une analyse, en ce sens qu'elle décompose, +afin d'élaguer l'accessoire et d'atteindre le +principal ou ce qui subsiste de chaque chose dans +la raison éternelle; c'est une synthèse, en ce sens que, +des phénomènes complexes et variables, elle semble +former, par la vertu de l'intelligence, quelque chose +qui n'est aucun phénomène. Prise comme instrument +logique, elle serait l'art de la définition, puisqu'elle +est la recherche de l'essence. C'est cette dialectique +que les alexandrins empruntèrent à Platon +et amenèrent à la rigueur d'un procédé scientifique<a id="footnotetag366" name="footnotetag366"></a><a href="#footnote366"><sup>366</sup></a>. +Ce procédé se retrouve dans la philosophie moderne, +et quelques-uns de ses caractères subsistent, par +exemple, dans la dialectique d'Hegel<a id="footnotetag367" name="footnotetag367"></a><a href="#footnote367"><sup>367</sup></a>. Mais bien +qu'il soit surtout cher à Platon, il n'était pas ignoré +d'Aristote, car c'est le procédé de la science de l'être, +de la science de l'universel, de la métaphysique +en un mot<a id="footnotetag368" name="footnotetag368"></a><a href="#footnote368"><sup>368</sup></a>. Le Stagirite n'admit pas toutes les +conséquences auxquelles cette méthode conduisait +Platon; mais il la connut, il sut même la pratiquer +parfois, quoiqu'il réservât le nom de dialectique +pour cette partie de la logique qui ouvre la route +de toutes les sciences en discutant les principes, et +trouve un procédé syllogistique pour traiter un +sujet donné en partant des propositions les plus +probables<a id="footnotetag369" name="footnotetag369"></a><a href="#footnote369"><sup>369</sup></a>. Mais pour lui la dialectique était loin +d'être toute la philosophie. Il dit même qu'elle lui +est opposée, s'appuyant sur l'apparent, tandis +que la philosophie s'appuie sur la vérité<a id="footnotetag370" name="footnotetag370"></a><a href="#footnote370"><sup>370</sup></a>. Dans les +mains des stoïciens, la logique, niant ou du moins +atténuant la vérité du général, devint peu à peu une +polémique subtile et négative. Déjà les mégariens +l'avaient transformée en argumentation sceptique; et +ce n'est qu'après avoir porté le nom d'éristiques, qu'ils +avaient reçu celui de dialecticiens<a id="footnotetag371" name="footnotetag371"></a><a href="#footnote371"><sup>371</sup></a>. C'est dans un sens +qui tient peut-être des idées des écoles mégarique et +stoïcienne, presque autant que des idées péripatéticiennes, +que la dialectique fut entendue au moyen +âge<a id="footnotetag372" name="footnotetag372"></a><a href="#footnote372"><sup>372</sup></a>. Aristote avait distingué une sorte de dialectique +pratique qu'il appelle l'<i>art exercitif</i><a id="footnotetag373" name="footnotetag373"></a><a href="#footnote373"><sup>373</sup></a>, et qui offrait +bien quelques rapports avec l'<i>art</i> par excellence des +scolastiques. La logique fut pour eux un terme +général qui embrassait toute la science de la raison, +ce qu'on appellerait aujourd'hui la philosophie de +l'esprit humain; et comme la logique proprement +dite aboutit à la dialectique qui est la pratique de +la science, elle fut officiellement nommée la dialectique<a id="footnotetag374" name="footnotetag374"></a><a href="#footnote374"><sup>374</sup></a>. +Abélard ne la définit nulle part formellement; +mais en intitulant <i>Dialectica</i> son grand ouvrage de +philosophie logique, son <i>Organon</i> à lui, il a suffisamment indiqué sa pensée, expliqué son langage.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote365" name="footnote365"></a><b>Note 365:</b><a href="#footnotetag365"> (retour) </a> Voyez dans la traduction de M. Cousin l'argument du <i>Philèbe</i>, et le +<i>Philèbe</i> lui-même, ainsi que <i>le Parménide</i>, t. II, p. 280 et 440; t. XII, +p. 8.—Cf. Hegel, <i>Hist. de la phil.</i>, Oeuvres complètes, (All.) t, XIV, +p.240, Berlin, 1833.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote366" name="footnote366"></a><b>Note 366:</b><a href="#footnotetag366"> (retour) </a> Cf. l'<i>Hist. de l'école d'Alex.</i>, par M.J. Simon, t. I, l. II, c. II.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote367" name="footnote367"></a><b>Note 367:</b><a href="#footnotetag367"> (retour) </a> <i>Encycl. des sciences philos.</i> Logique, chap. 81, t. VI, p. 151.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote368" name="footnote368"></a><b>Note 368:</b><a href="#footnotetag368"> (retour) </a> <i>Logique d'Arist.</i>, trad. par M.B. Saint-Hilaire. <i>Dern. Analyt.</i>, l. 1, c. XI, chap. 6, 7 et 8.;—<i>Métaphys.</i>, passim.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote369" name="footnote369"></a><b>Note 369:</b><a href="#footnotetag369"> (retour) </a> <i>Logique; Topiq.</i>, l. 1, c. II, chap. 6. <i>Réfut. des soph.</i>, c. XXXIV, chap. 3.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote370" name="footnote370"></a><b>Note 370:</b><a href="#footnotetag370"> (retour) </a> <i>Id., Topiq.</i>, l. 1, c. XIV, chap. 7.—<i>Réfut. des soph.</i>, c. XI, chap. 8.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote371" name="footnote371"></a><b>Note 371:</b><a href="#footnotetag371"> (retour) </a> Diog. Laert., l. II, c. X, n. 1.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote372" name="footnote372"></a><b>Note 372:</b><a href="#footnotetag372"> (retour) </a> Brucker, <i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, p. 672</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote373" name="footnote373"></a><b>Note 373:</b><a href="#footnotetag373"> (retour) </a> <i>Topiq</i>., c. XI, par. 1 et suiv.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote374" name="footnote374"></a><b>Note 374:</b><a href="#footnotetag374"> (retour) </a> De bonne heure on les avait ainsi réunies. Cicéron considère la dialectique +comme une branche ou une moitié de la science qu'il définit <i>ratio +disserendi</i>, et qui est la logique. (<i>Topiq</i>., II.—<i>De Leg</i>., I, 23.—<i>De +Fato</i>, I.) Boèce, dans son <i>Commentaire des Topiques de Cicéron</i>, décompose +la logique, et donne de la dialectique les définitions consacrées que +durent adopter les scolastiques. (Boet. <i>Op</i>., p. 700.—Cf. S. Aug., <i>De Ord</i>., +l. II, c. XI.—<i>Retract</i>, l. I, c. VI.—Cassiod., <i>De Instit. divin. litt.</i>, c. XXVII.—<i>De +Artib. ac Discipl</i>., c. III.)</blockquote> + +<p>Quoi qu'il en soit, la dialectique, même en ce sens, +n'étant qu'une partie de la philosophie, il a paru que +la Scolastique n'était aussi qu'une partie de la philosophie; +mais la dialectique, comme le raisonnement +humain, peut s'appliquer à toutes choses. Dans une +bonne classification, la dialectique comme science +ne devrait s'appliquer qu'à la dialectique même; +partout ailleurs, elle n'est que procédé et instrument; +elle ne devrait pas même comprendre la logique proprement +dite, dont elle n'est que la suite ou la dernière +partie. Mais s'il plaît de l'appliquer à tout, de +tout encadrer dans ses formes, de chercher dans les +notions qu'elle emploie et dans les règles qu'elle +pose les éléments de toute science, de se servir d'elle +enfin comme d'un <i>critère</i> universel, on le peut faire, +et elle devient alors, au lieu et place de la philosophie, +la reine des sciences, la science universelle; +elle obtient les titres de <i>disciplina disciplinarum, +duae universae scientiae, sola dicenda scientia</i><a id="footnotetag375" name="footnotetag375"></a><a href="#footnote375"><sup>375</sup></a>. Sera-ce +que la philosophie aura été réduite en essence à la +seule dialectique? non, c'est qu'elle aura été exclusivement +ramenée aux procédés et au langage de la +dialectique. Elle en aura sans doute souffert; la réalité +ne peut sans violence et sans dommage, passer +comme par le laminoir d'une méthode exclusive; ce +qui est artificiel est toujours étroit, et le fond n'échappe +jamais aux vices de la forme. Mais pourtant, +ainsi contrainte, la science n'aura pas été supprimée. +La scolastique n'a donc pas été la philosophie réduite +à la dialectique, mais aux formes de la dialectique.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote375" name="footnote375"></a><b>Note 375:</b><a href="#footnotetag375"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. IV, p. 239. <i>Introd. ad Theol.</i>, l. II, p. 1047.—Ouvr. inéd., <i>Dialect.</i>, pars IV, p. 435.</blockquote> + +<p>D'où lui est venue cette contrainte? De ce qu'à +une certaine époque du moyen âge, l'esprit humain +est rentré dans la philosophie par la dialectique. Le +point de départ n'est jamais indifférent; au terme de +la course, on se ressent du chemin qu'on a pris, et +le choix de la méthode est avec raison regardé +comme capital en philosophie. Nous tenons aujourd'hui +qu'il faut aborder la philosophie par la psychologie. +Prétendra-t-on que ce choix soit sans conséquence +et n'influe pas sur les caractères ultérieurs +de la science? La science ne manque pas d'adversaires +qui disent qu'après avoir commencé par la +psychologie, elle y demeure, et que nous n'avons fait +qu'inventer une autre manière de la rendre partielle +et stérile. Je le conteste, mais j'avoue qu'il est très-commun +de ne point dépasser la psychologie; de +très-habiles gens n'ont pu en sortir ou même ont +fini par n'en pas vouloir sortir. L'école idéologique +a tremblé de faire un pas hors du cercle de la sensation. +Il y a beaucoup à redire aux limites scientifiques +que les Écossais ont élevées et qu'ils ont interdit +à l'observation de franchir. Jouffroy n'a pas +complètement réussi, malgré d'ingénieux et opiniâtres +efforts, à se délivrer du joug étroit de l'observation +subjective de la conscience; et quoiqu'il proteste, +Kant lui-même n'a fait que rendre plus profonde, +mais non plus pénétrable, l'impasse de la psychologie. +On ne saurait donc s'étonner que, renfermés +dans un point de vue bien plus rétréci pour embrasser +l'horizon (car la logique est dominée par la psychologie), +les scolastiques aient eu beaucoup de peine +à parcourir l'ensemble de la carte scientifique. S'ils +ont encore beaucoup vu, ils n'ont pas vu sous un +angle vrai; ils n'ont pas donné aux objets les dimensions, +les contours et les teintes de la vérité. Mais +du moins ont-ils connu tout ce qu'on peut connaître, +lorsqu'on n'est initié à la science que par la dialectique.</p> + +<p>Nous n'écrivons pas leur histoire. Il faut donc +poser simplement comme un fait qu'après l'invasion +définitive du christianisme et le refoulement successif +des écoles de philosophie païenne, qui se réfugièrent +et s'éteignirent dans le cercle encore brillant +mais stérile des écoles alexandrines, les hommes +supérieurs qui, dans l'Occident à partir du VIIe siècle, +s'efforcèrent de dissiper les ténèbres de la barbarie, +n'eurent pour flambeau que la lueur pâle des commentaires +de la philosophie antique; et parmi les +interprètes qui la transmirent au moyen âge, dominèrent +les commentateurs de la Logique d'Aristote.</p> + +<p>Les anciens avaient trouvé les sciences et les lettres. +On recevait d'eux les unes et les autres avec +une curiosité, une admiration et une confiance égales. +On les imitait en tout, excepté dans la liberté de +leur génie. Toute doctrine se convertissait donc en +érudition. Comprendre, traduire, interpréter, paraphraser, +telle était, en général, l'oeuvre de ces esprits +nobles et malheureux qui se soulevèrent au-dessus +de l'ignorance et de la grossièreté universelles, +dans ces contrées dépouillées de toute nationalité +par la double conquête des légions romaines et des +hordes du Nord. Les peuples de notre Occident +n'avaient point de culture qui leur fût propre. Leur +littérature indigène, s'il est permis de donner ce +nom aux essais informes de la poésie druidique, +avait péri comme les arts, les moeurs, le culte de la +vieille Gaule. Les idées et les lettres, les arts de +l'imagination et ceux de l'industrie, tout, jusqu'à la +religion, avait été comme importé à nouveau dans +ces régions, théâtre de l'éclatante civilisation de la +moderne Europe. Les hommes livrés aux travaux +de l'esprit, n'étaient donc encouragés par aucun +exemple, autorisés par aucun succès, à penser, à +écrire d'après eux-mêmes, à inventer pour leur +compte, à essayer enfin d'une véritable et complète +originalité. Pour les sciences et les lettres, la Grèce +et Rome; pour la religion, le Midi et l'Orient, c'est-à-dire +encore Rome et la Grèce; voilà leur exemple +et leur loi. Ils ne demandaient ni à leur sol ni à leur +ciel ces productions spontanées que le temps seul +sème à pleines mains dans les terres fécondes. Ils +attendaient tout de ceux de qui tout leur était venu. +Or, que leur venait-il désormais de ces peuples jadis +leurs vainqueurs, et qui, contraints de céder l'espace +et le pouvoir à de nouveaux et barbares conquérants, +étaient restés les maîtres spirituels des premiers +vaincus? Que leur venait-il de ces régions où se levait +encore pour eux le soleil de l'intelligence? rien +d'abord que la grande voix de la religion, qui était +elle-même ou qui voulait être quelque chose de définitif +et d'immuable, rien que les derniers échos de +la parole grecque qui s'était tue, mais qui retentissait +encore. Les écrits des hommes qui ont tracé +leurs noms aux dernières pages des fastes de la littérature +ancienne, ne sont que des compilations plus +ou moins méthodiques, des expositions quelquefois +raisonnées de systèmes antérieurs, des traductions +d'idées enfin, quand ce ne sont pas de simples versions +de textes. Ceux donc qui devenaient leurs +disciples, ceux qui dans le nord de l'Europe s'adonnaient, +entre le VIIe et le XIe Siècle, aux choses de +l'esprit, se faisaient pour la plupart de purs érudits, +c'est-à-dire des penseurs sans liberté, instruits par +des écrivains sans originalité. C'est par le milieu des +commentateurs, c'est à travers un nuage que parvenaient +jusque dans les Gaules les rayons affaiblis +des brillantes constellations qui avaient surgi derrière +la colline de l'Acropolis, et doré de leur éclat le faîte +blanchissant du temple de Thésée. Porphyre, saint +Augustin, Martianus Capella, Cassiodore, et surtout +Boèce, étaient les médiateurs nécessaires et +respectés qui transmettaient les idées de Platon et +d'Aristote aux Bède, aux Alcuin, même aux Jean +Scot et aux Raban Maur, qui s'efforcèrent les premiers +de repasser de l'érudition à la philosophie. +On sait avec assez d'exactitude quelle était la bibliothèque +philosophique de ces hommes qui puisaient +cependant presque toutes leurs idées à la +source du passé. Les originaux leur étaient en général +inconnus. Le Timée de Platon et la Logique +d'Aristote, traduits en latin, sont les plus avérés des +monuments des grands siècles qu'ils eussent entre +les mains<a id="footnotetag376" name="footnotetag376"></a><a href="#footnote376"><sup>376</sup></a>. Le platonisme qui n'est pas dans le +Timée, l'aristotélisme qui n'est pas dans l'Organon, +ne leur étaient connus que confusément, par fragment, +par allusion, par citation dans les paraphrases +et les expositions incomplètes des commentateurs +sans génie des derniers temps. Il n'est pas +étrange que parmi ces débris, l'Organon ou plutôt +la doctrine qui y est contenue et qui forme à elle +seule un système achevé, un travail défini et démonstratif, +ait fait dominer partout la science et +l'esprit de la logique. La logique effaça peu à peu le +reste de la littérature<a id="footnotetag377" name="footnotetag377"></a><a href="#footnote377"><sup>377</sup></a>. Elle avait d'ailleurs exercé +déjà une influence marquée sur les deux vrais maîtres +des écoles du moyen âge, Porphyre et Boèce. +Ils s'étaient appliqués, l'un à ouvrir au disciple les +portes de la logique, l'autre à conduire à travers ses +détours le disciple initié. L'un avait composé une +introduction; l'autre des versions et des commentaires. +Là-dessus, il est tout simple que les savants +du moyen âge aient pensé qu'il ne restait à la +science que des gloses à faire. Le mot même fut consacré. +Presque tous les philosophes scolastiques furent +éminemment des <i>glossateurs</i><a id="footnotetag378" name="footnotetag378"></a><a href="#footnote378"><sup>378</sup></a>, et l'on annota +les commentateurs d'Aristote, avant de l'interpréter +lui-même et de le connaître tout entier. +C'est sans aucun doute un heureux hasard advenu +à un court écrit de Porphyre et à quatre ou cinq de +Boèce qui fut la première cause de la grande fortune +d'Aristote. La puissance saisissante de la logique +fut la seconde. D'ailleurs toute logique est essentiellement +élémentaire, et semble, comme la +grammaire, révéler la raison; elle convient donc à +des études commençantes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote376" name="footnote376"></a><b>Note 376:</b><a href="#footnotetag376"> (retour) </a> Encore Abélard n'avait-il dans les mains que les deux premiers des +six traités qui composent la Logique d'Aristote ou <i>l'Organon</i>. (Voyez sa +Dialectique, p. 228.) Que dans les quarante premières années du XIIe siècle, +il circulât communément en Gaule et en Angleterre d'autres livres philosophiques +que ces deux fragments de l'oeuvre d'Aristote et de Platon, +l'Isagogue de Porphyre, plusieurs des traités aristotéliques de Boèce et +deux traités indûment attribués à saint Augustin, c'est ce que personne +n'a réussi à prouver. Voyez l'excellent ouvrage de M. Jourdain sur les +traductions latines d'Aristote au moyen âge. Cf. Brucker, <i>Hist. crit. phil.</i>, +t. III, p. 564; et le ch. III du présent livre.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote377" name="footnote377"></a><b>Note 377:</b><a href="#footnotetag377"> (retour) </a> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i10"> ...Quaevis</p> +<p>Litera sordescit, logica sola placet.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Johan Saresber., <i>Estheticus</i>, poem., p. 3, Hambourg, 1843.</p> +</div></div></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote378" name="footnote378"></a><b>Note 378:</b><a href="#footnotetag378"> (retour) </a> Nous avons cinq opuscules d'Abélard sous le litre de gloses, <i>Glossae in +Porphyrium, de categoriis</i>, etc., quatre imprimés, un manuscrit. M. Cousin +a fait connaître plusieurs gloses du Xe siècle sur le <i>de Interpretatione</i>, sur +les catégories, etc. (Ouvr. inéd. d'Abél., p. 551-611; Append., p. 618 +et suiv.)</blockquote> + +<p>Cependant la forme péripatéticienne n'avait pas +été primitivement la forme unique de la philosophie +du moyen âge. Scot Érigène, qui en est regardé +comme le fondateur, tendait à lui donner un tout +autre caractère. Son génie hardiment spéculatif dépasse +la dialectique<a id="footnotetag379" name="footnotetag379"></a><a href="#footnote379"><sup>379</sup></a>. Ce dogmatisme encore vague, +où respire un peu de platonisme et de philosophie +alexandrine, put se soutenir quelque temps. Mais +bientôt il arriva un moment où l'aristotélisme, parlons +plus exactement, où la dialectique gagna du +terrain et devint dans la science une mode qui a +duré quatre ou cinq cents ans. Il serait curieux, +mais il est difficile de déterminer ce moment avec +précision. Du moins, la simple chronologie des +noms jettera-t-elle un grand jour sur cette partie de +l'histoire de la dialectique.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote379" name="footnote379"></a><b>Note 379:</b><a href="#footnotetag379"> (retour) </a> Cf. M. Guizot, <i>Cours d'histoire de la civilisation en France</i>, t. III, leçon 29; M. Rousselot, <i>Phil. dans le moyen âge</i>, 1re part., c. II, et +l'ouvrage de M. Saint-René Taillandier, <i>Scot Érigène et la philosophie +scolastique</i>.</blockquote> + +<p>On peut fixer à la mort de Proclus, c'est-à-dire +à la fin du Ve siècle, le terme de toute philosophie +originale dans l'antiquité païenne (485). Et déjà, +depuis plus de cinquante ans, saint Augustin, +un des derniers Pères qui aient une place dans +l'histoire de la philosophie, était descendu au tombeau (430); +le règne des interprètes et des scoliastes +avait commencé. Simplicius et Philopon +commentaient Aristote, en se souvenant de Platon. +Martianus Capella avait un peu auparavant publié +ce poème encyclopédique où les sciences sont personnifiées +comme des déesses, où la Dialectique, +au front pâle, aux cheveux entrelacés, cache dans +les plis de sa robe athénienne des fleurs et des serpents, +mais se donne pour la législatrice des autres +sciences<a id="footnotetag380" name="footnotetag380"></a><a href="#footnote380"><sup>380</sup></a>. Boèce mourait tragiquement, en laissant +ces traductions et ces paraphrases qui devaient surnager +les premières après le naufrage des lettres +antiques (526). Cassiodore, dressant, au VIe siècle, +l'encyclopédie destinée à lui survivre, et dont +Alcuin devait faire un jour la règle légale de l'enseignement +scolaire, mettait au rang des sept +disciplines la philosophie sous le simple nom de +dialectique. La philosophie était bien, pour lui +comme pour Platon, la ressemblance de l'homme à +Dieu, mais il développait cette définition par une +analyse très-sommaire de l'Isagogue de Porphyre, +des Catégories d'Aristote, enfin des grandes divisions +de l'Organon<a id="footnotetag381" name="footnotetag381"></a><a href="#footnote381"><sup>381</sup></a>. C'est de ce temps peut-être qu'il +faut dater les deux ouvrages sur le même sujet que +le moyen âge mettait sur le compte de saint Augustin. +Au siècle suivant, Bède résumait pour le nord +de l'Europe toutes les connaissances humaines venues +de l'Orient et du Midi, et la philosophie trouvait +place dans ses volumineuses compilations. C'était +aussi d'Aristote qu'il aimait à donner des extraits; +déjà il appelait chaque citation une <i>autorité</i>, et +assignait à la dialectique le premier rang dans la +logique, <i>cette maîtresse du jugement</i><a id="footnotetag382" name="footnotetag382"></a><a href="#footnote382"><sup>382</sup></a>. Après Bède, +les écoles s'ouvrent en France à la voix de Charlemagne. +C'est Alcuin qui les inspire et les dirige. Il +a étudié toutes les sciences profanes, et certainement +les sept arts, mais surtout l'art dialectique, +dont l'empereur, dit-il en s'adressant à Charles lui-même, +a la <i>très-noble intention</i> d'apprendre les +principes. Lui aussi, il a quelque teinture de l'Isagogue, +des Catégories, de l'Hermeneia, et il s'attache +à faire recopier, à répandre, à imposer même +comme bases de l'enseignement les traités logiques +qu'Augustin, dit-il, a, pour les traduire, tirés des +trésors de l'ancienne Grèce,</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>De veterum gazis Graecorum clave latina<a id="footnotetag383" name="footnotetag383"></a><a href="#footnote383"><sup>383</sup></a>.</p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote380" name="footnote380"></a><b>Note 380:</b><a href="#footnotetag380"> (retour) </a> Martian. Capel., <i>de Nupt. Philolog. et Mercur.</i>, l. IV, p. 325 et seqq. 1 vol. in 4°. Francf. 1836.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote381" name="footnote381"></a><b>Note 381:</b><a href="#footnotetag381"> (retour) </a> <i>[Grec: Omsiosis to theo xata ounaton anthropon.]</i> (Cassiod., <i>de Art. ac Discipl.</i>, t. II, c. III, p. 528. Ed. de Venise, 1729.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote382" name="footnote382"></a><b>Note 382:</b><a href="#footnotetag382"> (retour) </a> Voyez dans les Oeuvres de Bède (8 tom. in-folio, Colon. Agrip., +1612), les <i>Sententiae sive axiomata philosophica ex Aristotele ... collecta</i> +(t. II, p. 124). On voit là qu'il connaissait au moins par des citations +d'assez nombreux ouvrages d'Aristote, Physique, Métaphysique, <i>De +Anima</i>, etc. Dans ses <i>Elementa philosophiae</i> (id., p. 200), il définit la philosophie: +«Eorum quae sunt et non videntur et eorum quae sunt et videntur +vera comprehensio.» Dans son traité <i>De mundi caelestis terrestrisque constitutione</i>, +la logique est définie: «Diligens ratio disserendi et magistra +judicii;» la dialectique qui en est la partie la plus essentielle: «Sagacitas +ingenii stultitiaeque sequester.» (T. 1, p. 343.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote383" name="footnote383"></a><b>Note 383:</b><a href="#footnotetag383"> (retour) </a> Voyez dans les Oeuvres d'Alcuin (2 vol. in-fol., Ratisb., 1777), la +dédicace des Catégories de saint Augustin, et <i>Opusculum quartum de Dialectica</i> +(t. II, p. 334). C'est un dialogue entre lui et Charles. La philosophie +y est à peu près ramenée à l'éthique et à la dialectique; et celle-ci, «disciplina +rationalia quaerendi, diffiniendi, et disserendi, etiam et vera a +falsis discernendi potens,» est un sommaire de Porphyre et de l'Organon, +cet ouvrage dont on a dit qu'en l'écrivant Aristote avait trempé sa +plume dans l'esprit, «in mente tinxisse calamum» (p. 350). Alcuin, suivant +son éditeur, n'a point composé le livre <i>De septem artibus</i>; mais il avait +écrit sur toutes les sciences, et dans une épître à Charlemagne il dit positivement: +«Vestram nobilissimam intentionem dialecticae disciplinae disere +velle rationes.» (T. I, p. 703.)</blockquote> + +<p>Par lui les écoles gauloises passent sous l'empire +de cette <i>sagesse hibernienne</i>, qu'il avait apportée sur le +continent<a id="footnotetag384" name="footnotetag384"></a><a href="#footnote384"><sup>384</sup></a>, et qui devait après lui recevoir de Scot +Érigène moins d'autorité, mais plus d'éclat (875). +Érigène platonise, et Mannon, son successeur dans +la direction de l'école du palais, passe pour avoir +écrit sur les Lois et la République de Platon des commentaires +qu'on n'a jamais vus<a id="footnotetag385" name="footnotetag385"></a><a href="#footnote385"><sup>385</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote384" name="footnote384"></a><b>Note 384:</b><a href="#footnotetag384"> (retour) </a> «Quid Hiberniam memorem, contempto pelagi discrimine, pene totam +cum grege philosophorum ad littora nostra migrantem?» (Herici <i>Epist. +ad imp. Carol., Hist. francor. script.</i>, ed. Duchesne, t. II, p. 470.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote385" name="footnote385"></a><b>Note 385:</b><a href="#footnotetag385"> (retour) </a> <i>Hist. litt.</i>, t. IV, p. 225 et t. V, p. 657.</blockquote> + +<p>La principale fondation d'Alcuin est l'école de +Saint-Martin de Tours. Le premier et le plus illustre +de ses disciples dans ce cloître, c'est Raban Maur. +Celui-là se montre plus versé encore dans les sciences +profanes, il les recherche, il les aime. Il conseille +de lire les philosophes; il y a, dit-il, dans Platon +bien des choses qu'il ne faut pas craindre<a id="footnotetag386" name="footnotetag386"></a><a href="#footnote386"><sup>386</sup></a>. Il reprend +la division connue de la philosophie, en physique, +en morale, en logique, et celle-ci, les théologiens +doivent se la rendre propre. La dialectique, qu'il +définit littéralement comme Alcuin, il veut qu'elle +entre dans l'instruction des clercs: n'est-elle pas +la science des sciences, <i>disciplina disciplinarum</i>? +elle enseigne à apprendre, elle enseigne à enseigner; +<i>haec docet docere, haec docet discere</i>. Seule elle sait +savoir, <i>scit scire sola</i> (ne dirait-on pas la science de +la science de Fichte?) enfin le syllogisme est une +arme nécessaire<a id="footnotetag387" name="footnotetag387"></a><a href="#footnote387"><sup>387</sup></a>. C'est Raban, qui selon Tennemann, +transporta en Allemagne la dialectique d'Alcuin, +que d'autres appellent la dialectique écossaise<a id="footnotetag388" name="footnotetag388"></a><a href="#footnote388"><sup>388</sup></a>. +Il devint abbé de Fulde, puis évêque de +Mayence (847).</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote386" name="footnote386"></a><b>Note 386:</b><a href="#footnotetag386"> (retour) </a> «Non formidanda, sed in usum nostrum vindicanda.» (<i>De Instit. +cleric.</i>, l. III, c. XXVI, t. VI, p. 44.—<i>Op.</i>, 3 vol. in-fol. Col. Agrip., +1627.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote387" name="footnote387"></a><b>Note 387:</b><a href="#footnotetag387"> (retour) </a> <i>Id., ibid.</i>, c. XX, p. 42.—<i>De Universo</i>, l. XV, t. 1, p. 201 et 202.—Cf. les gloses de Raban sur Porphyre, Boèce, l'<i>Hermeneia</i>, publiées +par M. Cousin. Ouvr. inéd., Append., p. 613.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote388" name="footnote388"></a><b>Note 388:</b><a href="#footnotetag388"> (retour) </a> <i>Mon. de l'Hist. de la phil.</i>, t. I, chap. 244.—M. Hauréau, <i>la Scolastique au IXe siècle; Rev. du Nord</i>, t. II, 2e sér., p. 425.</blockquote> + +<p>En même temps que lui et après lui, on distingue +dans cette féconde école de Tours, un homme d'une +instruction singulière pour le temps, Haimon, plus +tard évêque d'Halberstadt (841), qui des bords de +la Loire rapporta l'enseignement théologique, et +fonda avec Raban dont il fut le successeur, une florissante +école à Fulde. Là vint de Sens s'instruire et +même enseigner, Loup Servat qui s'adonnait particulièrement +aux lettres humaines, et par conséquent +à la logique. Nommé par Charles le Chauve abbé +militaire de Ferrières en 842, esprit cultivé, écrivain +presque poli, il continua ses leçons malgré sa +nouvelle dignité, et les témoignages s'accordent +pour distinguer en lui l'homme de lettres et le théologien. +Élève d'Haimon et de Loup Servat, Heiric +revint d'Allemagne diriger dans sa patrie l'école +d'Auxerre que Saint-Germain avait fondée; il a +laissé de remarquables monuments d'une latinité +savante, d'une sorte de talent poétique et, chose fort +rare, d'une certaine connaissance du grec<a id="footnotetag389" name="footnotetag389"></a><a href="#footnote389"><sup>389</sup></a>. Il est +cité comme ayant professé la dialectique avec éclat +au monastère de Saint-Germain. Après Heiric, Remi +et Huebold, moines d'Auxerre ainsi que lui, furent +signalés comme ses héritiers dans la philosophie<a id="footnotetag390" name="footnotetag390"></a><a href="#footnote390"><sup>390</sup></a>. +Remi surtout, le plus célèbre écrivain du commencement +du Xe siècle, est renommé pour l'enseignement +de la dialectique qu'il cherchait plutôt +dans les prétendus traités de saint Augustin que dans +l'Organon d'Aristote. On possède encore de lui des +manuscrits qui prouvent qu'il connaissait Priscien, +Donat, Martianus Capella, et que ses études embrassaient +le Trivium et le Quadrivium; or, tel était encore +au temps même d'Abélard le cycle des études +littéraires. Condisciple d'un fils de l'empereur Charles +le Chauve à l'école d'Heiric, Remi professa successivement +à Auxerre, à Reims, à Paris, et c'est dans +cette dernière ville qu'il réunit près de sa chaire ses +plus illustres disciples (872)<a id="footnotetag391" name="footnotetag391"></a><a href="#footnote391"><sup>391</sup></a>. Ainsi se forme la +chaîne d'un enseignement philosophique qui vient +enfin se fixer dans la cité où devait dominer Abélard.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote389" name="footnote389"></a><b>Note 389:</b><a href="#footnotetag389"> (retour) </a> Heiric a dit en parlant de ses maîtres: + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Hic Lupus, hic Haimo ludebant ordine grato.</p> + </div> </div> + +<p>(Cf. Duchesne, <i>Hist. francor. script.</i>, t. II, p. 470.—Bolland., t, VII, +31 Jul., p. 221.—Mabillon, <i>Analect.</i>, p. 423.—<i>Hist. litt.</i>, t. V, p. 112 +et 653.) C'est évidemment à cet Heiric, maître du moine Remi, comme on +va le voir, que doit être rapporté le traité manuscrit sur les Catégories dites +de saint Augustin, où M. Cousin a lu: «Henricus, magister Remigii, fecit +bas glosas» (<i>Ab.</i>, Ouv. inéd., Append., p. 621), et ce manuscrit pourrait +être de la main de Remi, ou copié sur le sien.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote390" name="footnote390"></a><b>Note 390:</b><a href="#footnotetag390"> (retour) </a> Dans la chronique du moine Ademar: «Heiricus, Remigium et Ucboldum +Calvum, monachos, haeredes philosophiae reliquisse traditur.» +(Mabillon, <i>Act. sanct. ord. S. Ben.</i>, t. V, p. 325.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote391" name="footnote391"></a><b>Note 391:</b><a href="#footnotetag391"> (retour) </a> Témoignages des XIe et XIIe siècles; le moine Jean, <i>S. Odon. vit.</i>; le moine Nalgod, <i>Ejusd. vit.; De vener. Frodoardo presb. remig.</i>—Mabillon, +<i>id., ibid.</i>, p. 151, 155, 180, 325.—<i>Ejusd. Anal.</i>, p. 423.—<i>Hist. litt.</i>, +t. VI, p. 99, 102; et Launoy, <i>De Schol. celeb.</i>, c. LIX.</blockquote> + +<p>A ce moment, on voit de toutes parts les études +logiques captiver les esprits les plus éminents et les +plus divers. C'est saint Odon qui se forme à Paris, sous +Remi, dans la dialectique et la musique, et qui, +plus tard, y devait professer à sa place. C'est Abbon +qui suit les mêmes leçons, qui les reproduit dans la +même ville (avant 970), et les transporte à Reims, +où il écrit sur le syllogisme, et meurt avec la réputation +d'un <i>abbé d'une haute philosophie</i><a id="footnotetag392" name="footnotetag392"></a><a href="#footnote392"><sup>392</sup></a>. C'est Gerbert, +qui, avant d'être pape, fait un traité sur le +Rationnel et le Raisonnable<a id="footnotetag393" name="footnotetag393"></a><a href="#footnote393"><sup>393</sup></a>, et se pique de recueillir +et de s'approprier les pensées d'Aristote. Saint Maieul, +abbé de Cluni, se plaît dans la lecture des philosophes +païens. Le grand évêque Hildebert recueille dans +leurs ouvrages les éléments d'une morale philosophique<a id="footnotetag394" name="footnotetag394"></a><a href="#footnote394"><sup>394</sup></a>. +Saint Anselme, le seul métaphysicien de +l'époque, ne dédaigne pas de donner, dans son Dialogue +du grammairien, un ouvrage de pure dialectique<a id="footnotetag395" name="footnotetag395"></a><a href="#footnote395"><sup>395</sup></a>. +Et cependant Jean le Sourd ou le Sophiste<a id="footnotetag396" name="footnotetag396"></a><a href="#footnote396"><sup>396</sup></a>, +qui devait être le maître de Roscelin, a commencé +à former cette école subtile et peu connue, destinée +à contraindre la science logique à faire sur elle-même +un de ces efforts féconds qui avancent d'un pas l'esprit +humain.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote392" name="footnote392"></a><b>Note 392:</b><a href="#footnotetag392"> (retour) </a> «Summae philosophiae abbas.» (<i>Hist. litt.</i>, t. VII, p. 159 et suiv.—Cf. Launoy, p. 63.).</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote393" name="footnote393"></a><b>Note 393:</b><a href="#footnotetag393"> (retour) </a> C'est le sens de: <i>De rationali et ratione uti</i>, titre de l'ouvrage de +Gerbert. (B. Pes, <i>Thes. noviae. anecd.</i>, t. I, pars II, p. 148 et seqq.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote394" name="footnote394"></a><b>Note 394:</b><a href="#footnotetag394"> (retour) </a> <i>Moralis philosophia de honesto et utili. (Ven. Hildeb., Op.</i>, p. 959. +1 vol. in-fol., Paris, 1708.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote395" name="footnote395"></a><b>Note 395:</b><a href="#footnotetag395"> (retour) </a> <i>Dialogue de Grammatico</i>, (S. Ansel., <i>Op.</i>, p. 143.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote396" name="footnote396"></a><b>Note 396:</b><a href="#footnotetag396"> (retour) </a> <i>Hist. litt.</i>, t. VII, p. 132.</blockquote> + +<p>On touchait à la fin du XIe siècle. Paris était dès +longtemps la ville de l'intelligence. On dit que le +nombre des étudiants y dépassait celui de la population +sédentaire<a id="footnotetag397" name="footnotetag397"></a><a href="#footnote397"><sup>397</sup></a>. Plus de cent ans avant Abélard, des +chaires de philosophie s'étaient élevées; le caractère +de la philosophie séculière était indiqué; la scolastique +avait commencé. On voit donc qu'Abélard, +sous ce rapport, ne créa pas; il recueillit seulement +une tradition<a id="footnotetag398" name="footnotetag398"></a><a href="#footnote398"><sup>398</sup></a>; mais il lui donna le mouvement et +la vie, en lui prêtant sa puissance et sa renommée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote397" name="footnote397"></a><b>Note 397:</b><a href="#footnotetag397"> (retour) </a> <i>Hist. litt</i>., t. IX, p. 61, 78, etc.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote398" name="footnote398"></a><b>Note 398:</b><a href="#footnotetag398"> (retour) </a> Les recherches de M. Cousin ont déjà fait connaître des manuscrits qui +jettent du jour sur les écoles de dialectique antérieures au XIIe siècle +(Append., p. 613-623). De nouvelles recherches dans le même sens conduiraient +sans doute à renouer sans interruption le fil de l'enseignement +scolastique à Paris. Car on doit convenir qu'entre Remi ou le commencement +du Xe siècle, et Guillaume de Champeaux vers la fin du XIe, il y a +une lacune assez obscure; on voit seulement qu'Odon, Abbon, et un certain +Wilram, professèrent, à Paris, la philosophie, mais longtemps avant +l'an 1000. (Launoy, loc. cit. et <i>Hist. litt.</i> t. IX, p. 61.)</blockquote> + +<p>Maintenant, à quelle époque faut-il fixer l'avénement +d'Aristote au gouvernement de l'école? On sait +parfaitement celle où il obtint une influence prédominante +et bientôt exclusive, grâce au renfort +qu'apportèrent les Arabes, grâce à la protection de +l'empereur Frédéric II; c'est après Abélard, au commencement +du XIIIe siècle. Mais Aristote, avant de +devenir dictateur, comme Bacon l'appelle, avait été +consul. A la fin du XIe siècle, l'enseignement de la +dialectique, dès longtemps établi dans l'école, s'anime et +s'agrandit; la popularité d'Aristote commence +et présage son autorité future<a id="footnotetag399" name="footnotetag399"></a><a href="#footnote399"><sup>399</sup></a>. Abélard paraît, +et soudain il devient le plus puissant promoteur +de cette autorité. Il illustre et fortifie de son éloquence +et de sa gloire ce naissant empire de la logique, +qui ne devait s'organiser et se proclamer qu'après lui<a id="footnotetag400" name="footnotetag400"></a><a href="#footnote400"><sup>400</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote399" name="footnote399"></a><b>Note 399:</b><a href="#footnotetag399"> (retour) </a> C'est au Xe ou XIe siècle que M. Cousin (Append., p. 658) rapporte un +poème sur les catégories où on lit: + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Doctor Aristoteles cui nomen ipsa dedit res,</p> +<p>Ingenio polleus miro, praecelluit omnes.</p> +</div> </div></blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote400" name="footnote400"></a><b>Note 400:</b><a href="#footnotetag400"> (retour) </a> Cf. Launoy, <i>De var. Arist. in Acad. paris, fort.</i>, c. I et III.—Brucker, +<i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, p. 670-684.—Buddaei <i>Observ. select.</i>, t. VI, +ch. XVIII et XX.—Jourdain, <i>Rech. sur les trad. d'Arist.</i>, passim.—M. +Rousselot, <i>Phil. dans le moy. âge</i>, 1re part—Voyez aussi le chap. suiv. +et le chap. I du l. III.</blockquote> + +<p>Nous avons essayé de faire connaître le caractère +général, les sources, l'origine, les débuts de la scolastique; +il conviendrait à présent de donner une +idée plus complète et plus approfondie de la science +même qui s'est appelée de ce nom.</p> + +<h3>CHAPITRE II.</h3> + +<h3>DE LA SCOLASTIQUE AU XIIe SIÈCLE ET DE LA QUESTION DES UNIVERSAUX.</h3> + +<p>Nous recherchons maintenant quelle sorte de +science le moyen âge avait faite avec les données +dont il disposait, et mise à la tête de toutes les connaissances +humaines. Au XIIe siècle, on l'appelait la +dialectique. Elle avait en effet la forme et le langage +de la dialectique, quelles que fussent les idées qu'elle +exprimait. Mais ces idées étaient, suivant les temps +et les hommes, des idées platoniciennes ou des idées +aristotéliques, beaucoup plus souvent les secondes +que les premières; et chez ceux même qui répétaient +ce qu'on savait de Platon, Aristote encore tenait une +grande place: «Ils enseignent Platon, dit un auteur +du temps<a id="footnotetag401" name="footnotetag401"></a><a href="#footnote401"><sup>401</sup></a>, et tous professent Aristote.» C'est que +la forme générale de la science venait de lui. Sa +dialectique qui aiguise et satisfait si puissamment +l'esprit, était la seule étudiée. Quant à celle de Platon, +on la regrettait, mais on ne la connaissait pas; +et, par respect pour un nom qui ne perdit jamais +sa grandeur, on recueillait autant que possible +quelques idées éparses de cet homme divin; on les +conservait précieusement, mais en les traduisant +dans la langue de son rival. Grâce à cet éclectisme +d'un genre particulier, quelques-uns penchaient pour +le maître, la plupart pour le disciple, quoiqu'aucun +n'eût osé contredire le jugement de l'antiquité, en +mettant le disciple au-dessus du maître. Toutefois il +arrivait alors ce qui arrive ordinairement: sur toute +question, à toute époque, il y avait sinon deux +écoles, au moins deux opinions ou deux tendances +philosophiques; l'éclectisme, qui était à peu près +dans l'intention de tous, prenait toujours une des +deux nuances, et l'on a pu, sans trop d'inexactitude, +reconnaître, d'un côté l'influence un peu +lointaine de l'école platonique, et de l'autre la domination +plus directe et plus absolue du péripatétisme. +Ce ne fut jamais, il s'en faut bien, le pur, le +vrai platonisme, ce ne fut pas même le péripatétisme +véritable. Mais si chez les uns, Platon était +défiguré, chez les autres, Aristote n'était qu'incomplet.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote401" name="footnote401"></a><b>Note 401:</b><a href="#footnotetag401"> (retour) </a> Johan. Saresb. <i>Metal.</i>, l. II, c. XIX.</blockquote> + +<p>Toutes les controverses où se produisit cette distinction, +peuvent se ramener ou du moins se comparer +à la mémorable controverse sur la question des +universaux. Aucune ne fut plus célèbre, plus caractéristique +et plus prolongée. Aussi d'excellents +juges n'ont-ils pas hésité à y concentrer toute la +scolastique, et à renfermer toute son histoire dans +l'histoire de cette question. Elle fut capitale en effet; +elle agita les écoles et presque la société, elle partagea +l'esprit humain depuis Scot Érigène, jusqu'à +la réformation, et ce n'est pas au moment de parler +d'Abélard que nous pourrions atténuer l'importance +de ce débat plus que séculaire. Nous accorderons à +M. Cousin qu'en exposant la controverse des universaux, +on donne une idée du reste de la scolastique; +mais ce reste est quelque chose, beaucoup +même, et pour juger ou seulement comprendre cette +seule question, il est indispensable de connaître la +science au sein de laquelle elle s'est élevée. Les divers +partis, réalistes, nominalistes, conceptualistes, +averroïstes, scotistes, thomistes, occamistes, formalistes, +terministes<a id="footnotetag402" name="footnotetag402"></a><a href="#footnote402"><sup>402</sup></a>, avaient un fonds commun d'idées, +de principes, de maximes, de locutions, qui formaient +comme le terrain sur lequel croissait et s'étendait +la plante vivace et vigoureuse de la controverse +la plus abstraite qui ait agité le monde. Les débats, +en effet, sur les points les plus ardus de la théologie, +semblent toucher de plus près à la pratique que la +question de savoir si les noms des genres sont des +abstractions.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote402" name="footnote402"></a><b>Note 402:</b><a href="#footnotetag402"> (retour) </a> Tels sont en partie les noms donnés aux sectes qu'engendra la discussion +des universaux. Au temps d'Abélard, on ne distingue d'ordinaire que +les réalistes (ou réaux), les nominalistes (ou nominaux), et les conceptualistes.</blockquote> + +<p>Dans l'impuissance de parcourir ce terrain tout +entier, nous devrions au moins résumer les idées +qui, au commencement du XIIe siècle, étaient en +quelque sorte les lieux communs de la philosophie +et les points d'appui de toute discussion, de toute +recherche, de toute science.</p> + +<p>Pour présenter un résumé bien systématique, il +faudrait donner une analyse exacte de la philosophie +d'Aristote; c'est-à-dire qu'en prenant pour centre +la Logique, il faudrait par les autres ouvrages, +par la <i>Physique</i>, par le <i>Traité de l'âme</i>, par l'<i>Éthique +à Nicomaque</i>, mais surtout par la <i>Métaphysique</i>, +donner à la logique même, des fondements et des +principes, et montrer comment elle a pu devenir +toute la philosophie, en présentant sommairement +avec elle les autres parties de la science auxquelles +elle se lie. Mais c'est là un travail bien considérable, +qui ne serait pas conforme à la vérité historique, +et qui risquerait de prêter à la scolastique plus +d'ensemble et plus de méthode qu'elle n'en avait +réellement. On la rendrait aussi universelle qu'Aristote; +et lui-même, elle était loin de le connaître +tout entier. Les créateurs et les continuateurs de +cette science ne se sont pas sans doute renfermés +strictement dans la logique, mais c'est suivant le +besoin des questions, c'est dans l'ordre où elles +étaient amenées par l'étude de la dialectique, que +se livrant à des excursions nécessaires, ils ont +atteint, hors d'elle, des principes qui n'étaient +point de son ressort, et qu'ils ont rapportés dans +son domaine, mêlant ainsi la métaphysique, +c'est-à-dire les notions d'une science objective et +transcendante, à la science subjective du raisonnement +et de ses formes. Nous ne les convertirons donc +pas en péripatéticiens complets. Seulement il leur est +arrivé ce qui arriverait encore aujourd'hui à celui +qui apprendrait sans plus la Logique d'Aristote, il +éprouverait incessamment le besoin d'en franchir les +limites; il y trouverait incessamment des allusions +et comme des renvois implicites à une doctrine du +fond des choses; il y rencontrerait des idées ontologiques, +sur lesquelles la logique proprement dite ne +nous fait connaître que la manière d'opérer régulièrement. +Elle est, en effet, la mécanique rationnelle +de l'esprit; mais il y a quelque chose dessous, quelque +chose au delà; et ce quelque chose, elle ne le +donne pas. La logique est un vaste édifice qui a des +jours sur toute la philosophie. L'introduction elle-même +de l'Organon ou le <i>Traité des Catégories</i> n'est +pas seulement de la logique, il est d'un ordre supérieur, +ou fait partie d'une science antérieure. En lui-même, +il ne donne pas entière satisfaction. Le lecteur +qui l'étudie se demande avec hésitation si, en énumérant +les catégories, Aristote a donné la nomenclature +des parties métaphysiques du discours, ou celle des +notions les plus nécessaires, les plus générales de l'esprit, +ou celle enfin des conditions essentielles et absolues +des choses. Les principaux commentateurs ont +ressenti cette incertitude; l'Introduction de Porphyre +aux catégories, c'est-à-dire à l'introduction même +de la Logique, est, malgré la réserve qu'il s'impose +sur un point fondamental, destinée à compléter la +Logique. Quant à Boèce, qui avait traduit la Métaphysique, +aussi bien que la Logique entière, c'est +cependant à celle-ci qu'il se consacre exclusivement, +au moins dans ceux de ses livres que l'Occident +connaissait à l'époque qui nous occupe. Or, c'est à +l'aide de ces renseignements, recueillis par hasard, +que les prédécesseurs et les contemporains d'Abélard +ont mêlé à la dialectique pure les trois points +suivants, les seuls qui soient tout à fait indispensables +à connaître pour comprendre cet ensemble de +logique et d'ontologie qui forme l'essence de la scolastique. +Nous les présenterons en puisant aux +sources, ce que faisait rarement le moyen âge qui +commentait des commentateurs.</p> + +<p>1° D'après Aristote, la philosophie est essentiellement +la science de l'être en tant qu'être. L'être s'entend +de plusieurs manières. Car on dit qu'une chose +<i>est</i> ceci ou cela, et en le disant, suivant les cas, on +entend ou simplement qu'elle existe, ou qu'elle a +telle forme, telle qualité, telle quantité, tel mode +essentiel; ou enfin, qu'elle a tel accident qui la modifie +secondairement. Il suit qu'il y a plus d'une manière +d'<i>être</i>, et que l'être signifie tour à tour l'existence, +la forme, la quantité, la qualité, et même +toute sorte d'attribut accessoire. On dit également +Socrate <i>est</i>, il est quelque chose d'existant; puis, +Socrate est homme; puis, Socrate est philosophe, +athénien, jeune, malade, debout, etc.; tout cela est +apparemment de l'<i>être</i>, puisque c'est ce que Socrate +<i>est</i>. On peut donc distinguer dans l'être ce qui est en +soi et ce qui est accidentellement. Laissant de côté +l'être accidentel, disons que l'être essentiel ou en soi +est l'être véritable, objet éminent de la philosophie.</p> + +<p>Or tout ce qui est est à la fois quelque chose, et telle +chose et non pas telle autre. On dirait ou l'on pourrait +dire aujourd'hui: tout ce qui a existence est substance +et essence. Mais ces mots n'avaient pas autrefois précisément +ce sens, et pour exprimer d'après Aristote, +que tout ce qui est, ou mieux, que le sujet de tout +être en soi est une chose, telle chose, pas une autre +chose, on employait la formule que tout ce qui est +se compose de matière, de forme et de privation<a id="footnotetag403" name="footnotetag403"></a><a href="#footnote403"><sup>403</sup></a>. +La matière, c'est ce dont est l'être, ce qui fait qu'il +est; la forme, c'est sa nature, ou ce qui fait qu'il est +tel. Or, comme ce sont là les conditions primordiales +de l'être, elles doivent se retrouver dans tout ce +qui est en soi<a id="footnotetag404" name="footnotetag404"></a><a href="#footnote404"><sup>404</sup></a>. Nous appellerons ce principe le principe +ontologique.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote403" name="footnote403"></a><b>Note 403:</b><a href="#footnotetag403"> (retour) </a> Arist., <i>Phys.</i>, I, VII.—<i>Met.</i>, XII, II.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote404" name="footnote404"></a><b>Note 404:</b><a href="#footnotetag404"> (retour) </a> <i>Met.</i>, IV, II; V, VII et VIII; VII, I, II et III; VIII, I, II et III.</blockquote> + +<p>2° Il semble au premier abord que l'être en soi ou +essentiel ne dût être que la substance. Et sans aucun +doute, c'est à la substance que s'applique le plus +rigoureusement la définition de l'être en soi qui vient +d'être donnée. La substance est à la fois, quand elle +est réelle, et le dernier sujet, c'est-à-dire l'être indéterminé +qui n'est l'attribut d'aucun autre et qui n'a +pas d'attribut, ou la matière; et l'être déterminé, pris +par abstraction indépendamment du sujet, ou la forme, +qui n'est à proprement parler l'attribut d'aucun +sujet, puisque ce n'est qu'avec elle et par elle que la +substance se réalise; à ce double titre, la substance +est proprement l'essence (au sens aristotélique).</p> + +<p>Mais une essence n'est pas la seule chose dont on +puisse jusqu'à un certain point prononcer qu'elle +est en soi, c'est-à-dire indépendamment de tout +accident. Le nom d'être se donne également aux +choses autres que l'essence, c'est-à-dire aux autres +choses que l'être en soi pourrait être en combinaison +avec ce qu'il est déjà. Par exemple, l'être en +soi (matière et forme) est nécessairement de telle +qualité: cela est encore de son essence. Ces choses +que sont les choses, sont celles qu'on exprime par +ce qu'Aristote appelle les termes simples. L'entendement, +par la jonction de ces termes, constitue la +proposition qui affirme d'un être quoi que ce soit. +On a déjà vu que, quel que soit un être, il est essence, +qualité, quantité, etc.; ces attributs fondamentaux +ou suprêmes qui ne sont pas des attributs +proprement dits ou des accidents, parce qu'ils désignent +ce qu'il est nécessaire que tout être puisse +être, ce que tout être ne peut ne pas être, car l'être +ne saurait manquer de qualité, de quantité, etc.; +ces genres suprêmes, ou les plus généraux, ou généralissimes, +qui ne sont pas non plus proprement des +genres, puisque tous les genres y rentrent, et puisqu'ils +seraient les genres, non pas de tout ce qui +existe, mais de tout ce qui peut exister, sont au +nombre de dix, et s'appellent les <i>prédicaments</i> ou catégories. +L'être en soi a autant d'acceptions qu'il y +a de catégories, c'est-à-dire qu'on ne peut rien affirmer +de lui qui ne soit une de ces dix choses: l'essence, +la quantité, la qualité, la relation, le lieu, +le temps, la situation, la possession, l'action, la +passion<a id="footnotetag405" name="footnotetag405"></a><a href="#footnote405"><sup>405</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote405" name="footnote405"></a><b>Note 405:</b><a href="#footnotetag405"> (retour) </a> Voici les noms grecs traduits par la scolastique: [Grec: Ae Ousia], usia, essentia, substantia; [Grec: Poson], quantum; [Grec: Poion], quale; [Grec: Pros ti], ad aliquid, relatio; *[Grec: Pou], +ubi, locus; [Grec: Pote], quando, tempus; [Grec: Cheisthai], situm esse, situs; [Grec: Echtin], +habere, habitus; [Grec: Poiein], agere, facere, actio; [Grec: Paschein], pati, passio. (Arist., +<i>Met.</i>, V, VII et VIII.—<i>Categ.</i>, IV et seqq. <i>Essai sur la Met. d'Aristote</i>, +par M. Ravaisson, t. I, l. III, c. i, p. 356.—<i>De la Log. d'Arist.</i>, par +M. Barthélemy Saint-Hilaire, t. I, part. II, c. 1, p. 142.)</blockquote> + +<p>Ce sont donc là les termes simples, ou ce qui est +dit sans aucune combinaison, <i>quae sine omni conjunctione +dicuntur</i><a id="footnotetag406" name="footnotetag406"></a><a href="#footnote406"><sup>406</sup></a>. Ainsi la logique définit les catégories; +ainsi elle en fait les éléments du langage. +Dans ces expressions isolées, elle est donc ce que +nous avons appelé terminologique. Mais des termes +simples sont des idées simples ou élémentaires, car +les mots n'expriment que les modifications de l'esprit<a id="footnotetag407" name="footnotetag407"></a><a href="#footnote407"><sup>407</sup></a>. +Les catégories sont donc tous les attributs en +général que l'entendement peut affirmer d'un sujet. +Ceci nous mène jusqu'en idéologie, on même en +psychologie. Maintenant, lisez la Métaphysique, que +ne connaissait point Abélard, et les catégories deviendront +les divers caractères de l'être, l'être lui-même +ou l'être en tant qu'être étant en dehors des +combinaisons intellectuelles; et la science sera finalement +ontologique<a id="footnotetag408" name="footnotetag408"></a><a href="#footnote408"><sup>408</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote406" name="footnote406"></a><b>Note 406:</b><a href="#footnotetag406"> (retour) </a> [Grec: Ta kata maedemian sumplokaen legomina]. <i>Categ.</i>, IV.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote407" name="footnote407"></a><b>Note 407:</b><a href="#footnotetag407"> (retour) </a> <i>De Interpr.</i>, I, I.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote408" name="footnote408"></a><b>Note 408:</b><a href="#footnotetag408"> (retour) </a> <i>Met.</i>, IV, I, II, etc.—<i>Logiq. d'Arist.; Introd.</i> par M. Barthélémy Saint-Hilaire, t. I, p. LXXI.</blockquote> + +<p>3° Maintenant, si c'est un principe que tout être +se compose de matière et de forme, et si l'être se dit +des catégories, le principe est applicable à celles-ci +mêmes, et toute catégorie, tout prédicament se compose +de matière et de forme. C'est en effet ce que +les dialecticiens ont soutenu. A ne consulter que la +logique, on pourrait l'ignorer. Dans la Logique +d'Aristote, les catégories ne sont ou du moins ne +paraissent que des termes, les termes simples ou +élémentaires de toute proposition, c'est-à-dire ceux +sans lesquels ou sans l'un desquels aucune proposition +n'est possible. Or, comme la connaissance de +l'être s'exprime et s'acquiert en général par la définition, +et que la définition est une proposition, les +éléments nécessaires à la proposition sont les éléments +de la connaissance de l'être. Mais sont-ils en +même temps les éléments de l'être, ses conditions +réelles? Sont-ils ainsi des choses? c'est ce que la Logique +laisse incertain. Je ne crois pas que le texte +littéral soit décisif; et si l'on consulte l'esprit, comme +le traité des catégories n'est que l'introduction au +traité de l'interprétation ou du langage, je crois que +parmi les commentateurs d'Aristote, ceux qui ont +décidé qu'il ne s'agit pas des choses dans le livre des +catégories, ont eu raison. Ce qui ne veut pas dire +qu'on eût raison de prétendre que les catégories ne +sont ni des choses, ni dans les choses. Ceci est une +autre question, et qui, selon une observation déjà +faite, est plus du ressort de la métaphysique que de +la logique.</p> + +<p>Or, c'est dans la Métaphysique qu'on lit: «L'être +en soi a autant d'acceptions qu'il y a de catégories; +car autant on en distingue, autant ce sont des +significations données à l'être. Or, parmi les choses +qu'embrassent les catégories, les unes sont des +essences, d'autres des qualités, d'autres désignent +la quantité, la relation, etc. L'être se prend donc +dans le même sens que chacun de ces modes<a id="footnotetag409" name="footnotetag409"></a><a href="#footnote409"><sup>409</sup></a>.» +De ce passage et d'autres semblables, des interprètes +de la Logique d'Aristote ont conclu, non-seulement +que les catégories avaient quelque chose de réel, exprimaient +des modes effectifs de l'existence, mais +que puisque l'être en soi est ce qui n'est pas l'être +accidentel, et que les catégories ne sont pas des accidents, +il fallait les traiter comme des choses et +leur appliquer les conditions de l'être en soi. Ainsi +de ces choses que désignent et nomment les prédicaments, +on a dit qu'elles étaient aussi un composé de +matière et de forme. Sans doute, parce qu'on était +plus à l'aise pour le dire du premier de ces prédicaments +ou de la substance, c'est en général cette première +catégorie que, pour appliquer le principe ontologique, +les logiciens prennent en exemple. Ainsi, +ils disent: «L'essence est corps, le corps est animal, +l'animal est raisonnable, le raisonnable est homme, +l'homme est Socrate.» C'est sur ces propositions +que nous verrons éternellement rouler les plus subtiles +recherches de la scolastique et d'Abélard; mais +on verra aussi que, comme de la substance, il +est dit que le sujet de la qualité ou de la relation ou +de telle autre catégorie, a une matière et une forme. +Ainsi, dire qu'un homme est blanc, c'est assurément +lui attribuer une qualité. Le blanc est dans la catégorie +de la qualité. Or, qu'est-ce que le blanc? c'est +l'union de la matière de la qualité et de la forme de +la blancheur. Esclave est le nom d'une relation, celle +d'esclave à maître. Ce qui la constitue, c'est la matière +de la relation et la forme de la servitude<a id="footnotetag410" name="footnotetag410"></a><a href="#footnote410"><sup>410</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote409" name="footnote409"></a><b>Note 409:</b><a href="#footnotetag409"> (retour) </a> <i>Met.</i>, V, VII; et traduction de MM. Pierron et Zévert. t. I, p. 167.—Barth. +Saint-Hil., loc. cit.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote410" name="footnote410"></a><b>Note 410:</b><a href="#footnotetag410"> (retour) </a> Voy. dans Abélard, <i>Dialect.</i>, p. 400 et 458, et les c. V et VI du présent livre.</blockquote> + +<p>De quelle existence, de quelle réalité entendait-on +douer, soit cette matière de la qualité, soit cette +forme de la relation? on ne s'en explique guère. Est-ce +d'une existence directe, substantielle, comme celle +même de la substance? Est-ce seulement par une +analogie de la catégorie de la substance, que l'on +traite des autres catégories comme si elles existaient +au même titre? Ce qu'on entendait peut se soupçonner +quelquefois, et le plus souvent reste dans le +vague. Mais ce qui ne saurait demeurer douteux, +c'est que de l'application réelle ou fictive du principe +ontologique à ces êtres dialectiques, il est provenu +de graves conséquences logiques, puis des difficultés, +des ambiguïtés innombrables, et surtout ce +caractère équivoque d'une science qui semble tour à +tour tomber dans l'extrême ontologie ou dans l'extrême +idéologie, puisqu'elle parle souvent des êtres de +raison comme s'ils existaient, et des réalités comme +si elles n'existaient pas.</p> + +<p>Si l'on s'adressait à Aristote, la question semblerait +mieux résolue. Nous l'avons vu donner l'être en +soi aux catégories; mais il entendait par là qu'elles +étaient des manières d'être essentielles, en ce sens +qu'elles étaient nécessaires, nécessaires en ce qu'elles +n'étaient pas de simples accidents. Car il dit formellement: +«Rien de ce qui se trouve universellement +dans les êtres n'est une substance, et aucun des +attributs généraux ne marque l'existence, mais ils +désignent le mode de l'existence<a id="footnotetag411" name="footnotetag411"></a><a href="#footnote411"><sup>411</sup></a>.» Pour Aristote, +la qualité est bien un être, mais non pas absolument. +Il s'ensuit que si l'on peut dire qu'elle est, qu'elle +est quelque chose, et faire d'une catégorie quelconque +un sujet de définition, c'est par extension, +par analogie; c'est, non pas que les attributs généraux +sont vraiment des êtres, c'est qu'<i>il y a de l'être</i> +en eux; et que, bien qu'il n'y ait proprement essence +que pour la substance, il y a quasi-essence +pour ce qui n'est pas substance. Pour les choses non +substances, il y a essence ou forme essentielle, +mais non pas dans le sens absolu, ni au même titre +que pour la substance. S'il y a forme de la qualité, +forme de la quantité, ce n'est pas forme au sens rigoureux +du mot. Si l'on peut en donner définition, +ce n'est pas définition première ou proprement dite, +la définition véritable étant l'expression de l'essence +et l'essence ne se trouvant que dans les substances<a id="footnotetag412" name="footnotetag412"></a><a href="#footnote412"><sup>412</sup></a>. +Ces distinctions sont exactement spécifiées dans +Aristote. La scolastique, sans les ignorer tout à fait, +les néglige presque toujours, surtout avant le temps +où elle eut connaissance de la Métaphysique<a id="footnotetag413" name="footnotetag413"></a><a href="#footnote413"><sup>413</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote411" name="footnote411"></a><b>Note 411:</b><a href="#footnotetag411"> (retour) </a> <i>Métaph. d'Aristote</i>, trad., VII, XIII, t. II, p. 50. Lisez le chapitre entier.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote412" name="footnote412"></a><b>Note 412:</b><a href="#footnotetag412"> (retour) </a> <i>Métaph. d'Arist.</i>, l. VII, c. IV et V, p. 11, 12, 13, et 16 du t. II de la traduction.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote413" name="footnote413"></a><b>Note 413:</b><a href="#footnotetag413"> (retour) </a> Ce fut au commencement du XIIIe siècle que l'on commença, selon +Rigord, à lire dans les écoles de Paris la Métaphysique d'Aristote, nouvellement +apportée de Constantinople. (Launoy, <i>De var. Arist. fortun.</i>, c. I, +p. 174.) Je crois ce fait acquis à l'histoire.</blockquote> + +<p>Il s'agit donc d'une existence modale, et non +vraiment substantielle, à moins que par substantielle +l'on n'entende essentielle à la substance. Or +maintenant, chose assez remarquable, ce n'est pas +sur ce point-là que sont nés les doutes et les controverses +du moyen âge. On y a sans explication et sans +contestation appliqué le principe ontologique aux +prédicaments, et l'on a traité des attributs généraux +comme s'ils étaient des êtres; êtres de raison ou êtres +substantiels, à ce degré de généralité, on s'est peu +occupé de la distinction. Je sais bien qu'Abélard +dit quelque part que c'est une maxime philosophique +que parmi les choses, les unes sont constituées de +matière et de forme, les autres à la ressemblance de +la matière et de la forme<a id="footnotetag414" name="footnotetag414"></a><a href="#footnote414"><sup>414</sup></a>. Cette parole, jetée en +passant, est juste et profonde; elle doit être toujours +présente à celui qui lit soit un ouvrage d'Abélard, +soit un livre quelconque de scolastique. Mais +on s'est peu soucié de l'éclaircir ou de la discuter, +et voici la difficulté qui s'est produite, et qui a +embarrassé la science quatre cents ans durant.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote414" name="footnote414"></a><b>Note 414:</b><a href="#footnotetag414"> (retour) </a> <i>Theol. Chrits.</i>, l. IV, p. 1317.</blockquote> + +<p>Au degré de généralité, que l'esprit atteint en +s'élevant aux catégories, tout semble se confondre +et les distinctions s'évanouir. Ainsi les catégories +sont des attributs, leur nom même l'indique; et +celui de prédicaments annonce aussi qu'elles ont +quelque chose de la nature du prédicat ou attribut. +Cependant la première de toutes est la substance, si +ce n'est entendue au sens précis que la science moderne +assigne à ce mot, au moins conçue comme +ce qui ne peut être attribut<a id="footnotetag414a" name="footnotetag414a"></a><a href="#footnote414a"><sup>414a</sup></a>; elle est bien catégorie +ou prédicament, c'est-à-dire au fond attribut, +mais attribut le plus général ou fondamental, et en +outre le premier des attributs les plus généraux ou +fondamentaux. Comme étant le premier, elle est +l'acception première de l'être. L'acception première +de l'être ou l'être premier, c'est ce que l'être est +avant tout. Or ce qu'il est avant tout, c'est l'être +qu'il est, c'est sa forme déterminée, distinctive, ou +son essence; car l'indéterminé pur, s'il est, n'est +que l'être en puissance; l'être en acte, c'est l'être +déterminé. Ainsi le premier attribut de l'être, c'est +d'être déterminé, c'est d'être avec une forme, c'est +d'être une certaine essence, c'est d'être une substance +qui n'est pas <i>un autre (aliud)</i>, et comme sans +tout cela l'on n'est pas, c'est d'être.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote414a" name="footnote414a"></a><b>Note 414a:</b><a href="#footnotetag414a"> (return) </a> <i>Met.,</i> VII, III; et t. II, p. 6 de la traduction.</blockquote> + +<p>Ainsi nous voyons comment en scolastique, essence, +substance, être, sont des mots qui peuvent +successivement se réduire les uns aux autres, malgré +la nuance qui les distingue, et comment on peut +dire indifféremment qu'ils désignent ou le premier +attribut ou ce qui est antérieur à tout attribut. La +meilleure manière d'exprimer ce qu'on entend par +la première catégorie, c'est de dire ce que dit souvent +Aristote, la première catégorie, c'est [Grec: Ti esti kai +tode ti], et plus simplement [Grec: Ti] (<i>quoddam</i>).</p> + +<p>Mais nous venons de voir que l'on pouvait considérer +comme attribut ce qui consiste précisément à +être sujet de tous les attributs. C'est ce qu'exprime +positivement cette phrase de forme plus moderne: +«Tout être <i>a</i> une substance.» Cette expression vient +d'une propriété de l'esprit humain, qui, ne percevant +rien directement que par les qualités, qualifie +toujours quand il conçoit, et ne peut concevoir la +substance sans l'ériger, en quelque sorte, en prédicat +d'elle-même. Or de même qu'on vient de prendre +comme attribut, ce qui n'est réellement pas attribut, +(car l'attribut suppose un sujet, et l'attribut +dont nous venons de parler, consiste précisément à +être sujet), ne peut-il pas se faire que par une extension +inverse, l'esprit prenne substantiellement +les autres, catégories qui ont beaucoup plus sensiblement +le caractère d'attribut?</p> + +<p>Elles ont ce caractère; car Aristote, après avoir dit: +«Être signifie ou bien l'essence, la forme déterminée, +ou bien la qualité, la quantité et le reste,» remarque +très à propos, qu'entre le premier sens qui est l'être +premier ou la première catégorie et les autres choses +qui s'expriment aussi par être, il y a cette différence +qui, si l'on appelle celles-ci êtres, c'est parce qu'elles +sont ou qualité de l'être premier ou quantité de cet +être, parce qu'elles sont des modes enfin. «Aucun +de ces modes,» ajoute-t-il, «n'a par lui-même +une existence propre, aucun ne peut être séparé +de la substance.... Ces choses ne semblent si fort +marquées du caractère de l'être que par ce qu'il y +a sous chacune d'elles un être, un sujet déterminé, +et ce sujet, c'est la substance, c'est l'être particulier +qui apparaît sous les divers attributs.... Il est +évident que l'existence de chacun de ces modes +dépend de l'existence même de la substance. D'après +cela, la substance sera l'être premier, non +point tel ou tel mode de l'être, mais l'être pris dans +son sens absolu<a id="footnotetag415" name="footnotetag415"></a><a href="#footnote415"><sup>415</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote415" name="footnote415"></a><b>Note 415:</b><a href="#footnotetag415"> (retour) </a> <i>Met.</i>, l. VII, I, et t. II, p. 2 de la trad.</blockquote> + +<p>Mais ces modes ou attributs existent; ils sont donc +des existences modales; Aristote les a nommés des +substances secondes. De même que la substance était +tout à l'heure l'attribut primitif, nous voyons l'attribut +devenir la substance secondaire. C'est de l'être +encore, mais de l'être subordonné, accessoire, et +qui, dès qu'il est conçu hors de la substance, perd +la condition de sa réalité.</p> + +<p>Avec cette explication, l'équivoque qui peut subsister +dans les expressions, ne doit plus subsister +dans les idées; mais rien n'a pu empêcher qu'elle +n'ait jeté beaucoup d'obscurité dans la dialectique, +et produit d'épineuses disputes.</p> + +<p>En effet rien n'est plus général que l'essence; et +l'on donne aux catégories le nom spécial de <i>choses +les plus générales</i>, [Grec: genichotata], <i>generalissima</i>, genres +supérieurs ou suprêmes. Ces généralissimes sont les +plus universels des universaux, et parmi eux, le +plus universel est la substance. La substance est un +universel, un genre, Aristote lui-même le dit<a id="footnotetag416" name="footnotetag416"></a><a href="#footnote416"><sup>416</sup></a>. Or +nous avons vu qu'il refuse la substance, et par là le +premier degré de l'existence à tout universel. On +verra plus bas qu'il en refuse autant au genre<a id="footnotetag417" name="footnotetag417"></a><a href="#footnote417"><sup>417</sup></a>. Ainsi +la substance serait une de ces choses auxquelles +manque la substance?... Il faut bien ici quelque +erreur de langage. Il est évident que la substance est +universelle, en ce sens qu'elle est le nom général de +la condition première et absolue de l'être. Mais en +tant que réelle, elle est essentiellement déterminée, +puisqu'elle est l'être en tant que déterminé, ou la +détermination de l'être. Tout s'explique donc; des +diverses notions universelles, une seule, et la plus +universelle de toutes, donne la substance, et c'est +la notion de la substance même.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote416" name="footnote416"></a><b>Note 416:</b><a href="#footnotetag416"> (retour) </a> <i>Met.</i>, VII, III; et t. II, p. 6 de la trad.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote417" name="footnote417"></a><b>Note 417:</b><a href="#footnotetag417"> (retour) </a> La substance qu'il refuse au genre, c'est la substance première ou proprement dite; car il appelle les genres et les espèces substances secondes, +parce qu'ils expriment des attributs substantiels (et non accidentels) de +l'individu. (<i>Categ.</i>, V; voy. la traduct. de M. Barthélemy Saint-Hilaire, t. I, +p. 61, et son ouvrage sur la Logique, t. I, p. 148.)</blockquote> + +<p>La substance existe-t-elle donc d'une existence +universelle? oui, en ce sens que tout être est substance; +non, en ce sens qu'aucun être n'est la substance +universelle: car ce serait dire que tout déterminé +est l'indéterminé. Tel est, nous le croyons +du moins, le vrai sens d'Aristote.</p> + +<p>Et quant aux autres prédicaments, ni comme universels, +ni comme attributs, ils n'ont en eux-mêmes +la substance, puisqu'ils ne passent de la puissance +à l'acte qu'en se déterminant, et ne se déterminent +quo dans la substance. Ils sont universels en ce +qu'ils conviennent à toute substance; ils n'existent +pas d'une existence universelle, en ce qu'ils dépendent +de la substance pour exister, au moins d'une +existence déterminée. Aristote appelle les modes les +substances secondes; il eût mieux fait peut-être de +les nommer les seconds de la substance.</p> + +<p>Si maintenant on veut sortir de cette généralité +et descendre des <i>generalissima</i> aux simples <i>generalia</i>, +des catégories aux <i>catégories</i>, permettez-nous +ce nom, des prédicaments aux entités prédicamentales, +cela s'appelle descendre <i>les degrés métaphysiques.</i> +Les modernes ont appelé cela l'échelle de +l'abstraction, la génération ou la généalogie des +idées abstraites.</p> + +<p>Soit la catégorie de la substance: si vous la prenez +pour matière et que vous y ajoutiez la forme de +<i>corporéité</i> (Condillac aurait dit: si à l'idée de substance +vous ajoutez l'idée d'étendue limitée), vous +avez une nouvelle essence, celle de <i>corps</i>. Si au +corps vous ajoutez la forme de l'<i>animation</i>, vous avez +l'<i>animal</i>. A cette essence, l'addition d'une forme +que les scolastiques appelaient la <i>rationalité</i>, et qui +est tout simplement la raison, vous donnera l'<i>homme</i>. +Enfin si l'homme est affecté d'une forme individuelle +qui ne peut se désigner que par un nom +propre, pour Socrate, la <i>socratité</i>, pour Platon, la +<i>platonité</i>, vous aurez <i>Socrate</i> ou <i>Platon</i><a id="footnotetag418" name="footnotetag418"></a><a href="#footnote418"><sup>418</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote418" name="footnote418"></a><b>Note 418:</b><a href="#footnotetag418"> (retour) </a> Porphyr., <i>Isag.</i>, I, c. II, chap. 23, p. 8 de la trad. de M. Barth. Saint-Hilaire.—Boeth., <i>in Porph. translat.</i>, l. II et III. Cette échelle de l'abstraction +est ce qu'on a appelé dans l'école l'arbre de Porphyre, dont on peut +voir la représentation graphique dans Boèce (p. 25 et 70 de l'édit. de +Basle; 1 vol. in-fol., 1546).</blockquote> + +<p>Les trois derniers degrés de cette échelle portent +les noms de genre, d'espèce, d'individu. L'animal +est un genre, l'homme une espèce, Socrate ou Platon +un individu.</p> + +<p>On a déjà vu quelle importante distinction devait +être introduite entre les divers modes ou attributs, +les uns étant nécessaires, les autres accidentels. Le +langage commun tient peu de compte de ces distinctions; +il confond assez fréquemment tous ces +mots d'attributs, de modes, de qualités, etc.; la +dialectique était fort précise sur ce point.</p> + +<p>D'abord, nous avons vu mettre au sommet de +l'échelle les attributs ou genres <i>les plus généraux</i>, +sous le nom de prédicaments.</p> + +<p>Parmi eux, il en est un spécial qui se nomme la +<i>qualité</i>: une chose est bonne ou mauvaise, voilà la +qualité; une chose est assise ou debout, ce n'est pas +la qualité, c'est la situation.</p> + +<p>Comment une essence se réalise-t-elle? par l'adjonction +d'une détermination actuelle à la matière +en puissance, et cette détermination actuelle qui ressemble +à la qualité, en ce qu'elle qualifie l'être, a +cependant un caractère exclusif de cause créatrice +ou formatrice qui la distingue de tout autre attribut, +et c'est pourquoi on l'appelle <i>forme</i>. Comme +cette forme, en s'adjoignant ce qui lui sert de matière, +convertit la substance et cause la formation +d'une essence nouvelle, on l'appelle <i>forme substantielle, +forme essentielle</i> et quelquefois aussi <i>essence +formelle</i><a id="footnotetag419" name="footnotetag419"></a><a href="#footnote419"><sup>419</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote419" name="footnote419"></a><b>Note 419:</b><a href="#footnotetag419"> (retour) </a> Ces expressions sont telles que les Latins ont préférées pour rendre ce +qui est autrement dit dans Aristote, et elles sont devenues sacramentelles en +scolastique. Aristote appelle presque toujours [Grec: to ti aen sinai] ce que le +moyen âge nommait <i>forme essentielle</i> ou <i>substantielle</i>, et les traducteurs de +sa Métaphysique n'ont pas fait difficulté d'employer cette dernière expression. +(L. I, c. II et l. VII, c. IV et suiv., t. I, p. 12 et t. II, p. 8.) Cependant +ne dénature-t-elle pas la doctrine d'Aristote? ne lui donne-t-elle pas une +apparence exagérée de réalisme: presque de platonisme? Buhle a osé +dire contrairement à l'opinion établie: «Aristote n'admettait pas les formes +substantielles, qui n'eussent été autre chose que les idées de Platon.» +(<i>Hist. de la phil.</i>, Introd., sect. 3, trad. de Jourdan, t. 1, p. 687.) C'ets aller +trop loin. Aristote emploie souvent dans le sens d'essence les mots [Grec: morphae, +eidos, logos] même (ce dernier mot pour définition comme souvent <i>ratio</i> +chez les scolasliques). [Grec: Ho logos taes ousias](<i>Met</i>., v, 8). [Grec: Eidos de lego to ti aen +einai ekatton kai taen protaen ousian] (<i>Met.</i>, VII, 7). Hae ousia gar esti to eidos, +to enon] (<i>ib.</i> 12) [Grec: Hae morphae kai to eidos touto d'estin o logos o taes ekastou +ousias] (<i>De gen. et corr.</i>, II, 8) [Grec: Ti de os to eidos; to ti aen einai]. (<i>Met.</i>, VII, +4.) On pourrait multiplier les citations.</blockquote> + +<p>Nous comprenons tous ces mots. Mais à mesure +que nous descendons les degrés métaphysiques, nous +voyons l'être se transformer par l'addition de nouveaux +modes. A chaque degré supérieur est une +essence plus ou moins commune qui se particularise +au degré inférieur. Au premier degré est quelque +chose d'universel qu'une addition divise et rend +différent de soi-même. Aussi cette essence susceptible +d'être ainsi différenciée, est-elle dite quelquefois +<i>non différente, indifférente</i>. Ce qui vient la modifier, +ce qui, par exemple, vient, dans un genre en général +introduire un genre plus particulier, différent +du premier et qu'on appelle <i>espèce</i>, se nomme +<i>la différence spécifique</i> (qui engendre l'espèce), ou +simplement <i>la différence</i>.</p> + +<p>La différence est une propriété qui engendre l'espèce; +elle n'est pas la simple propriété, qui n'est que +l'accident particulier à une espèce. Ainsi la raison +et le rire sont particuliers à l'espèce humaine. Mais +la raison est la différence de l'homme à l'animal: +elle constitue et définit l'espèce. <i>L'homme est un animal +qui rit</i> ne serait que l'énonciation d'un attribut +<i>propre</i> à l'espèce humaine et qui ne la constitue pas. +Un attribut de cette nature est un <i>propre</i> ou une propriété.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Pour ce que rire est le propre de l'homme,</p> + </div> </div> + +<p>dit Rabelais, qui savait la logique.</p> + +<p>Enfin, les simples modes qui n'ont rien de caractéristique, +rien d'essentiel, qui peuvent être ou ne +pas être, sans que l'essence à laquelle ils appartiennent +ou manquent, change de substance, d'espèce +ou de degré sont les <i>accidents</i>. Socrate est <i>camus</i>, +Achille est <i>blond</i>; voilà l'accident.</p> + +<p>Ainsi, dans ce que le langage commun appellerait +assez indifféremment modes, accidents, qualités, attributs, +la scolastique introduit des distinctions fondamentales, +et attache un sens technique à cinq +mots, <i>le genre, l'espèce, la différence, le propre</i> +et <i>l'accident</i>. On ne peut, sans les prononcer à +chaque instant, traiter des catégories ni de la logique, +et cependant Aristote avait écrit la sienne sans +les définir préalablement<a id="footnotetag420" name="footnotetag420"></a><a href="#footnote420"><sup>420</sup></a>. C'est pour y suppléer que +Porphyre a composé son <i>Introduction aux Catégories +ou le Traité des cinq voix</i><a id="footnotetag421" name="footnotetag421"></a><a href="#footnote421"><sup>421</sup></a>, et cet ouvrage a joué un +rôle capital dans la scolastique. Ceci nous amène enfin +à la grande difficulté ontologique tant annoncée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote420" name="footnote420"></a><b>Note 420: </b><a href="#footnotetag420"> (retour) </a> Car il les définit selon l'occasion, et notamment au chapitre V du livre +des Topiques on trouve presque le fond de l'ouvrage de Porphyre.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote421" name="footnote421"></a><b>Note 421:</b><a href="#footnotetag421"> (retour) </a> «Porphyrii Isagoga ([Grec: Eisagogae]) seu de quinque vocibus. Tractatus II.» +Les cinq voix sont en grec <i>genos, diaphora, eidos, idiov, sumbibaechos</i>. (In +Arist. <i>Op.</i>, édit, de Duval, 1654, t. I, p. 1.)</blockquote> + +<p>Nous avons vu comment les degrés métaphysiques +étaient placés au-dessous des catégories. L'existence, +Aristote aidant, a été distribuée et mesurée à celles-ci +d'une manière que nous voudrions avoir rendue +suffisamment claire. Cependant on aura remarqué +deux points:—la substance est le nom de l'être +premier; les neuf autres prédicaments sont de l'être +en second.—Les dix pris ensemble sont, à des titres +inégaux, des choses, et en un sens, des universaux.</p> + +<p>Maintenant nous avons vu que la substance est +éminemment l'être en soi et qu'elle communique +l'être aux catégories collatérales. Si vous descendez +de ce premier degré au dernier, de ces <i>maxima</i> de généralité +aux <i>minima</i>, ou de la substance en général à +l'individu en particulier, vous trouvez apparemment +que l'individu existe et qu'il est être, essence, substance. +L'être n'a donc pas dépéri en descendant du +sommet au bas de l'échelle, il a persisté en passant +par tous les degrés. Ainsi, existence à tous les degrés; +essence, corps, animal, homme, Socrate, tout cela +existe. Mais quoi! à chaque degré une forme nouvelle +est venue constituer une nouvelle essence; ainsi donc +autant d'essences que de degrés, sans compter qu'au-dessous +de chaque genre il y a plus d'une espèce, +au-dessous de chaque espèce, plusieurs individus. +Puisqu'à chaque degré une forme distinctive est venue +constituer une essence, les essences, hiérarchiquement +subordonnées, sont distinctes, différentes +les unes des autres. Ce sont des êtres essentiellement +et numériquement différents. Ainsi il y a des corps, +et ce n'est pas là un genre; il y a des genres (<i>animal</i>, +etc.), ce ne sont pas des espèces; il y a des espèces (<i>homme</i>, +etc.), ce ne sont pas des individus. Que +leur manque-t-il à chacun, corps, animal, homme, +pour l'existence, pour être chacun à leur degré une +essence déterminée? n'ont-ils pas la matière et la +forme, la matière donnée par le degré supérieur, la +forme dans l'attribut générateur qui les constitue? +Et comme originairement la substance a été le point +de départ, et qu'elle n'a disparu à aucun des degrés, +jusques et y compris celui de l'individu, ils ont tous +et chacun la réalité entière, la condition de l'être, +l'être premier, une existence substantielle et déterminée. +La conséquence apparente de tout cela, c'est +que les degrés métaphysiques sont des degrés ontologiques, +et que notamment les genres et les espèces +sont des réalités.</p> + +<p>Cette conséquence semble inévitable, et cependant +qu'on y réfléchisse.</p> + +<p>D'abord que devient le principe d'Aristote qu'aucun +universel n'est substance<a id="footnotetag422" name="footnotetag422"></a><a href="#footnote422"><sup>422</sup></a>? Les genres et les +espèces sont des universaux, et voilà qu'on leur +décerne l'existence substantielle! Il ne s'agit plus +cette fois d'un universel à part et suprême comme +l'est la substance; il s'agit de toutes les sortes d'universels. +A-t-on quelque artifice pour concilier le principe +d'Aristote avec l'autre principe qui veut que +l'existence soit partout où il y a matière et forme?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote422" name="footnote422"></a><b>Note 422:</b><a href="#footnotetag422"> (retour) </a> [Grec: Ouden ton katholon uparchonton ousia esti.] (<i>Met.</i>, VII, XIII. T. II et +p. 9 dans la trad.)</blockquote> + +<p>Puis, y a-t-on bien pensé? qu'est-ce, par exemple, +qu'un genre ayant une existence réelle et distincte +comme genre, qu'un animal qui n'est aucune espèce, +ni homme, ni quadrupède, ni oiseau? +Qu'est-ce qu'une espèce existant substantiellement, +avant qu'il y ait des individus? Qu'est-ce que +l'homme qui n'est encore ni Socrate, ni Platon, ni +aucun autre, et qui existe cependant substantiellement +comme eux? La raison n'admet point cela; +le sens commun se révolte. Si les genres et les espèces +ou, pour mieux dire, les universaux existent +autant que les individus, il faut que ce ne soit pas +comme les individus; il faut que ce soit d'un mode +d'existence particulier que nous n'avons encore ni +défini, ni deviné; mais alors quel mode d'existence? +La solution de la question n'est pas à notre charge. +A l'exprimer seulement, on en aperçoit dans le +système admis toute la difficulté, et l'on voit en +même temps que cette difficulté et peut-être la +question même proviennent des prémisses posées +dans les généralités de la dialectique, et résultent +des notions ou des locutions qu'elle adopte pour +déterminer les conditions absolues de l'être et la +classification méthodique de ses degrés de transformation. +C'est ici qu'il y a vraiment un départ à +faire entre la science des choses et celle des mots.</p> + +<p>Voilà dans sa première généralité la question qui +a valu à l'esprit humain des siècles d'efforts et +d'angoisses.</p> + +<p>La question en elle-même était soluble. Mais +comment n'aurait-elle pas été obscure et douteuse, +du moment qu'elle était posée dans la langue de +la dialectique, et compliquée tout à la fois par les +principes et les expressions qui devaient dans l'esprit +du temps servir à la résoudre?</p> + +<p>En effet, Aristote a établi plusieurs principes, +sinon contradictoires, au moins difficilement conciliables. +C'est assurément un principe fondamental +chez lui qu'il n'y a de réel que la substance déterminée; +que toute la réalité est dans le particulier, +l'individuel; que c'est là la substance première. +Et cependant il admet l'être dans les attributs; il +distribue l'être aux catégories qui sont les attributs +les plus généraux; il assigne à la forme qui est sans +matière et qui n'est qu'une puissance à la fois déterminante +et générale, la vertu de produire l'être +réel en s'appliquant à la matière elle-même indéterminée +et universelle; enfin il dit que les genres +sont des notions ou des attributs essentiels, et classant +les genres ainsi que les espèces parmi les substances, +il ajoute que les espèces sont plus substances +que les genres, quoiqu'il ait donné pour +une des propriétés fondamentales de la substance +celle de n'être susceptible ni de plus ni de moins<a id="footnotetag423" name="footnotetag423"></a><a href="#footnote423"><sup>423</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote423" name="footnote423"></a><b>Note 423:</b><a href="#footnotetag423"> (retour) </a> <i>Met:</i> * V, VII, VIII et XXVIII; VII, IV, V et VI. <i>Categ.</i>, V. <i>Topic.</i>, I, V.</blockquote> + +<p>Ces divers principes, dont nous croyons avoir fait +comprendre la génération, et qui, bien qu'assez +difficiles à raccorder dans Aristote, s'expliquent par +l'inévitable diversité des points de vue que traverse +nécessairement toute haute métaphysique, parvenaient +aux penseurs de nos premiers siècles, non pas +tout à fait conçus dans leur rédaction primitive à la +fois précise et large, ni rapportés les uns aux autres, +comme dans le maître, par l'unité d'un esprit puissant +et systématique, mais épars, morcelés, décousus, +et hormis peut-être dans une seule version littérale +des deux premiers livres de la Logique, cités, +rappelés, appliqués incidemment et quelquefois au +hasard, suivant les besoins de leur thèse, par les +interprétateurs du péripatétisme. Sur la foi de ces +autorités secondaires, ces principes, acceptés par de +fervents adeptes, presque sans choix, avec une +confiance, une déférence égale, portaient nécessairement +de l'embarras et de la confusion dans les +esprits et dans la science; et l'effort comme le désespoir +de la scolastique fut constamment d'éclaircir, +de coordonner, de concilier tous ces principes, et +d'amener la dialectique à l'état de concordance méthodique +et démonstrative, qu'il semblait qu'elle ne +pouvait manquer d'avoir, soit dans la nature des +choses, soit dans l'esprit infaillible de son créateur.</p> + +<p>Avant la découverte de l'idéologie, le langage +était toujours ontologique, même lorsqu'il s'appliquait +à la seule logique. De là une ambiguïté continuelle +qui permet de se servir des mêmes mots à +ceux qui parlent des choses, et à ceux qui ne +traitent que des idées, à ceux qui décrivent les +conditions de l'être, et à ceux qui n'exposent +que les lois de l'esprit. La question de la réalité +des universaux, ou du moins une question analogue, +celle de la réalité des objets de nos idées, +aurait donc pu s'élever en quelque sorte sur tous +les points que traitait la philosophie du moyen âge. +La question a principalement porté sur les genres et +les espèces; mais elle aurait pu s'appliquer à tout +le reste, et ainsi devenir facilement la controverse +générale, soit entre la doctrine du subjectif et celle +de l'objectif, soit entre l'empirisme et l'idéalisme, +soit entre le scepticisme et le dogmatisme. Elle n'a +jamais atteint alors ce degré d'étendue et de profondeur, +ne l'oublions point, sous peine de la dénaturer, +et d'attribuer aux temps passés ce qui appartient à +l'esprit moderne, la clairvoyance et la hardiesse dans +les conséquences; mais comme ces grandes questions +étaient là, toujours voisines de celle des universaux +qui les côtoyait pour ainsi dire, on s'est +plus tard laissé quelquefois aller en exposant celle-ci, +à la confondre avec celles-là; et l'on a métamorphosé +les dialecticiens du moyen âge en contemporains +de Hume, de Kant, ou d'Hegel. S'ils y ont +gagné en étendue d'intelligence, ils y ont perdu en +originalité.</p> + +<p>Nous nous attacherons scrupuleusement à conserver +à ces esprits singuliers leurs vrais caractères, +comme aux questions qui les ont occupés leurs véritables +limites.</p> + +<p>Nous avons essayé de montrer comment l'aristotélisme +devait naturellement donner naissance, par +la confusion apparente des principes ontologiques et +des principes logiques, à la question des universaux. +En fait, il est bon de rappeler de quelle manière +elle s'est élevée; de le rappeler seulement, car +cette histoire a déjà été supérieurement écrite, et ici +nous ne pourrions que répéter M. Cousin.</p> + +<p>Nous croyons avec lui que cette question, les +scolastiques auraient bien pu ne pas l'apercevoir, si +Porphyre, au début de son Introduction aux catégories, +ne les eût avertis qu'elle existait.</p> + +<p>On ne peut, en effet, trop le redire: Aristote a +conquis le monde savant par ses lieutenants, plus +encore que par lui-même. Ses catégories étaient le +préliminaire de la science. Saint Augustin, ou plutôt +l'auteur d'un livre qui porte son nom, a expliqué +les catégories à l'école des Gaules. L'Isagogue de +Porphyre était le préliminaire des catégories; Boèce +a fait connaître Aristote et Porphyre, et commenté +l'Isagogue, les Catégories, la Logique. Les esprits, +touchés surtout de ce qui les initiait à la science, +se sont arrêtés longtemps, sont incessamment revenus +au point de départ. Par moment, l'introduction +de Porphyre a semblé le livre unique. «Il est +bon de commencer par là,» dit un spirituel contemporain +d'Abélard, «mais à condition de n'y point +consumer son âge, et que le livre ne soit pas l'entrée +des ténèbres. Cinq mots à apprendre ne valent +pas qu'on y use toute une vie, et il faut qu'une +introduction conduise à quelque chose<a id="footnotetag424" name="footnotetag424"></a><a href="#footnote424"><sup>424</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote424" name="footnote424"></a><b>Note 424:</b><a href="#footnotetag424"> (retour) </a> Johan. Saresber. <i>Metalog.</i>, l. II, c. XVI.</blockquote> + +<p>Or, au début même de cette introduction, que +rencontrait-on? un problème posé sans solution. +En annonçant l'objet de son ouvrage, Porphyre dit +qu'il s'abstiendra des questions plus profondes ([Grec: ton +*athuteron zaetaematon], <i>ab altioribus quaestionibus</i>). «Ainsi +je refuserai de dire,—si les genres et les espèces +subsistent ou consistent seulement en de pures +pensées;—ni s'ils sont, au cas où ils subsisteraient, +corporels ou incorporels;—ni enfin s'ils +existent séparés des choses ou des objets, ou forment +avec eux quelque chose de coexistant<a id="footnotetag425" name="footnotetag425"></a><a href="#footnote425"><sup>425</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote425" name="footnote425"></a><b>Note 425:</b><a href="#footnotetag425"> (retour) </a> Porphyr. <i>Isag. praefat.</i>, c. I.—Boeth., <i>in Porphyr. a se transl.</i>, p. 53.—Cousin, <i>Fragm. philos.</i>, t. III, p. 84.—Ouvrag. inéd. d'Ab., <i>Gloss. in +Porphyr.</i>, p. 668.—L'Introduction de Porphyre a été traduite pour la +première fois par M. Barthélémy Saint-Hilaire, t. I, p. 1 de sa traduction +de la Logique.</blockquote> + +<p>Quelle est la recherche que Porphyre écarte? quelle +est la question sur laquelle il s'abstient de s'expliquer? +C'est une question qui avait troublé la +philosophie antique, une question que Porphyre, +platonicien et péripatéticien tout ensemble, devait +connaître à plus d'un titre et considérer sous plus +d'une face; car elle avait occupé l'Académie, le +Lycée, le Portique.</p> + +<p>Les genres et les espèces sont des collections +d'individus. Mais ces collections en tant qu'espèces +(<i>les hommes</i>), en tant que genres, (<i>les animaux</i>), +sont-elles autre chose que des idées spéciales et +générales? Qu'elles soient des idées, des manières +de concevoir les choses, cela n'est pas douteux; +mais parce qu'elles sont cela, ne sont-elles que cela? +sont-elles en tout de pures pensées?</p> + +<p>Les idées des genres et des espèces sont des idées +universelles (des universaux); or, les idées universelles +sont diversement considérées.</p> + +<p>Selon Platon, les idées universelles, en tant +qu'elles se rapportent à plusieurs êtres, sont l'unité +dans la pluralité, l'un dans l'infini, comme dit le +Philèbe. Elles sont les essences de tous les êtres, +l'être par excellence. Les idées, essences, types, +formes, principes, sont éternelles et immuables<a id="footnotetag426" name="footnotetag426"></a><a href="#footnote426"><sup>426</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote426" name="footnote426"></a><b>Note 426:</b><a href="#footnotetag426"> (retour) </a> Cette doctrine est partout dans Platon. Il faudrait trop citer pour la +justifier; voyez surtout la République, III, V, VII et X, et le Phédon, le Phèdre, +le Cratyle, le Théetète, le Parménide. (Cf. l'<i>Essai sur la Métaphysique +d'Aristote</i>, par M. Ravaisson, IIIe part., l. II, c. II, t. I, p. 291-305 et l'<i>Hist. +de la philosophie</i>, de Ritter, l. VIII, c. III, t. II de la trad., p. 216-246.)</blockquote> + +<p>Selon Aristote, les idées ou notions dont il s'agit, +étant universelles (et rien d'universel n'étant substance), +ne sont pas substance; c'est-à-dire qu'elles +n'ont pas l'être proprement dit. Il n'y a de parfaitement +réel que l'individuel<a id="footnotetag427" name="footnotetag427"></a><a href="#footnote427"><sup>427</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote427" name="footnote427"></a><b>Note 427:</b><a href="#footnotetag427"> (retour) </a> <i>Cat.</i>, V.—<i>Analyt. post.</i>, XI et XXIV.—<i>Met.</i>, III, VI.</blockquote> + +<p>Selon Zénon et les stoïciens, le général n'est pas +une chose, et les idées qui l'expriment, ne désignant +aucune chose quelconque, pas même le caractère +individuel des choses particulières, qui seules +ont de la vérité, ne sont que de vaines images produites +par nos facultés représentatives: elles ne +sont rien<a id="footnotetag428" name="footnotetag428"></a><a href="#footnote428"><sup>428</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote428" name="footnote428"></a><b>Note 428:</b><a href="#footnotetag428"> (retour) </a> [Grec: On gar ta eidae oute toia, ae toia, touton ta genae toia, oute toia.] (Sext. +Emp. <i>adv. logic.</i>, VII, 246.) [Grec: Ou tina ta koiva.] (Simpl. in <i>Cat.</i>, fol. 26 b.— +Cf. Diog. Laert. VII, 61.—<i>Hist. de la phil. anc.</i>, par Ritter, l. XI, c. V, +t. III de la trad. p. 459 et 460.) On s'accorde au reste à rattacher cette +partie de la logique stoïcienne à l'école de Mégare, qui paraît avoir la première +posé formellement les principes du nominalisme. (Cf. Bayle, art. +<i>Stilpon.</i>—Ritter, l. VII, c. V; t. II. p. 121.—Rixner, <i>Handbuch der +Gesch. der Phil.</i>, t. II, p. 182.—Tennemann, <i>Gesch. der Phil.</i>, t. VIII, +part. I, p. 162. Voy. ci-après c. VIII.)</blockquote> + +<p>Or, soit qu'elles ne subsistent qu'imparfaitement, +comme le veut Aristote, soit qu'elles ne subsistent +pas du tout, comme le disent les stoïciens, soit même +qu'elles subsistent comme l'entend Platon, elles +sont nécessairement incorporelles. Des notions générales +en elles-mêmes n'ont aucun corps; des idées +éternelles sont des formes immatérielles.</p> + +<p>Et, dans tous les cas, selon Aristote, puisqu'elles +existent comme notions dans l'esprit qui les conçoit, +à ce titre elles existent séparées des choses; +mais comme attributs dont les notions ne sont que +la représentation, elles existent dans les choses, +elles coexistent avec elles; elles sont dans la <i>matière +formée</i>, puisque les idées universelles ne sont que +les notions des modes et attributs des choses. Les +stoïciens ne leur concèdent même pas cette coexistence +avec les choses, les représentations étant plutôt +relatives à la faculté représentative qu'à l'objet +représenté. Selon Platon, comme idées, elles existent +hors des choses; elles existent ou du moins elles +ont leur principe en Dieu<a id="footnotetag429" name="footnotetag429"></a><a href="#footnote429"><sup>429</sup></a>. Comme formes des choses, +elles existent dans les choses. Elles sont à ce +titre les images des idées, mais les essences des +êtres; et les essences réelles participent à leur principe +et représentent, chacune, dans le sensible, leur +idée qui est comme leur exemplaire éternel; ainsi +les essences tiennent aux idées par la <i>participation</i> +([Grec: methexis]), et cependant les idées sont séparées +([Grec: choristai]).</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote429" name="footnote429"></a><b>Note 429:</b><a href="#footnotetag429"> (retour) </a> Platon dit bien dans la République que Dieu est le principe des idées +(Rép., X), et il y a quelque chose de cela dans le Timée. Cependant ce +sont des interprètes de Platon, Alcinoüs et Plutarque, qui ont énoncé plus +formellement que les idées étaient les pensées de Dieu. Il est au moins douteux +que telle soit la doctrine platonique. Voyez l'argument du Timée par +M. Henri Martin (<i>Étud. sur le Tim.</i>, t. 1, p. 6), la préface de la traduction +de la Métaphysique d'Aristote, t. 1, p. 42 et cette Métaphysique même, +l. VII, c. XIII et XIV; l. XIII, c. IV, V, X.</blockquote> + +<p>Cette controverse était présente à l'esprit de Porphyre. +Il déclare qu'il n'y veut pas entrer, c'est une +affaire trop difficile ([Grec: Bathutataes pragmateias]), une trop +grande recherche ([Grec: meizonos exetaseos]). Il la connaît bien, +mais il veut, dit-il, exposer surtout ce que les péripatéticiens +ont enseigné touchant le genre et l'espèce.</p> + +<p>Deux siècles après Porphyre, Boèce a commenté +deux fois son ouvrage, une première dans la traduction +peu littérale de Victorinus, une seconde dans la +traduction plus exacte qu'il a lui-même donnée<a id="footnotetag430" name="footnotetag430"></a><a href="#footnote430"><sup>430</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote430" name="footnote430"></a><b>Note 430:</b><a href="#footnotetag430"> (retour) </a> Boeth., <i>in Porph. a Victorin. transl.</i>, Dial. 1, p. 7.—<i>In Porph. a se transl.</i>, l. I, p. 60.</blockquote> + +<p>M. Cousin s'est montré sévère pour Boèce<a id="footnotetag431" name="footnotetag431"></a><a href="#footnote431"><sup>431</sup></a>; nous +le serons moins que lui. Boèce, dans son premier +commentaire, a eu le tort sans doute de mettre les +cinq voix dont a traité Porphyre sur la même ligne, +et d'assimiler par conséquent aux genres et aux espèces, +la différence, le propre et l'accident. Se demander +ensuite si toutes ces choses existaient, c'était +s'enquérir uniquement de la vérité de notre manière +de considérer les choses, de la vérité de nos pensées; +et, en effet, Boèce, après avoir assez bien +montré comment des sensations particulières nous +nous élevons aux idées des divers modes des choses +sensibles, arrive facilement à reconnaître que ces +idées sont incorporelles, mais qu'elles sont subsistantes, +en ce sens qu'elles sont vraies, en ce sens +que nous ne pouvons rien sentir ni comprendre sans +elles, et qu'elles correspondent à des choses que +nous trouvons unies et comme incorporées à tous +les objets de nos sensations.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote431" name="footnote431"></a><b>Note 431:</b><a href="#footnotetag431"> (retour) </a> Ouvr. inéd. d'Ab., <i>Introd.</i>, p. lxvi.</blockquote> + +<p>Or, ce n'est point là précisément la question qui se +débattait entre Aristote et Platon, celle de la réalité +des essences universelles. C'est encore moins la +question que la scolastique a vue dans le problème +écarté par Porphyre. C'est seulement la question +voisine, et pour ainsi contiguë, de savoir d'abord +comment de nos sensations nous nous élevons aux +conceptions des choses, puis si ces conceptions sont +fondées sur rien de réel. Or, relativement à ces deux +points, ce que dit Boèce n'est ni complet, ni profond, +mais nous paraît juste et sensé.</p> + +<p>La seconde fois que Boèce s'est occupé de la +question, c'est en commentant sa propre traduction +de Porphyre. L'ouvrage est important, parce +que c'est par lui que le moyen âge a d'abord connu +Porphyre. C'est par l'intermédiaire de Boèce que +Porphyre est devenu une autorité.</p> + +<p>Cette fois, Boèce, en bon péripatéticien, décide +que les genres et les espèces ne peuvent être en soi. +Rien de ce qui est commun à plusieurs ne peut être +en soi, puisque la condition de l'être en soi est +au moins d'être dans un même temps le même numériquement +(<i>eodem tempore idem numero</i>), c'est-à-dire +un et identique. En effet, si le genre était en +soi, ce serait d'une existence multiple, c'est-à-dire +qu'il comprendrait en soi plusieurs existants semblables; +ceux-ci seraient nécessairement compris à +leur tour dans un genre supérieur, et ainsi à +l'infini.</p> + +<p>Il suit que les genres et les espèces ne sont pas +des êtres en soi, mais des vues de l'intelligence, +des manières de concevoir les véritables êtres en soi +ou les substances sensibles; ce sont les conceptions +des ressemblances entre les individus. Conséquemment, +comme conceptions, ces universaux sont incorporels, +non pas à la manière de Dieu ou de l'âme, +mais à la manière de la ligne ou du point mathématique; +c'est-à-dire qu'ils sont des <i>abstractions</i>. Boèce se +sert du mot<a id="footnotetag432" name="footnotetag432"></a><a href="#footnote432"><sup>432</sup></a>. Cependant ce ne sont pas pour cela +des conceptions vaines ni fausses; car elles correspondent +aux ressemblances et différences réelles des +êtres réels. Les genres et les espèces sont donc les +représentations de ressemblances entre les objets. +Ces ressemblances, en tant qu'elles sont dans les objets, +sont particulières et sensibles; en tant qu'abstraites, +elles sont universelles et intelligibles. Ainsi +une même chose existe singulièrement, quand elle +est sentie, généralement, quand elle est pensée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote432" name="footnote432"></a><b>Note 432:</b><a href="#footnotetag432"> (retour) </a> <i>In Porph. a se transl.</i>, l. 1, p. 55.</blockquote> + +<p>Cette solution de Boèce, très-clairement exposée, +ne mérite certainement aucun dédain; car elle est +purement aristotélique. J'ajoute que Boèce ne paraît +pas s'en être contenté; car il a soin de remarquer +que Platon croyait que les genres et les espèces +existaient encore ailleurs que dans notre esprit, indépendamment +des corps individuels. S'il s'abstient +de prononcer entre Aristote et Platon, c'est, dit-il, +qu'une telle décision serait du ressort d'une plus +haute philosophie, <i>altioris philosophiae</i>; et s'il a +exposé la doctrine d'Aristote, ce n'est pas qu'il +l'approuve de préférence, <i>non quod eam maxime +probaremus</i>; c'est qu'il commente une introduction +à la Logique du Stagirite.</p> + +<p>Nous ne ferons que deux observations sur cet état +de la question telle que l'a laissée Boèce.</p> + +<p>La première, c'est que de son temps même, les +genres et les espèces ont été regardés comme des +conceptions. <i>Intelliguntur praeter sensibilia.—Genera +et species cogitantur.—Quadam speculatione concepta.—Hominem +specialem ... sola mente intelligentiaque +concipimus</i><a id="footnotetag433" name="footnotetag433"></a><a href="#footnote433"><sup>433</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote433" name="footnote433"></a><b>Note 433:</b><a href="#footnotetag433"> (retour) </a> Boeth., <i>ibid.</i>, p. 56.</blockquote> + +<p>Au reste, cette doctrine vient naturellement à la +faveur du langage. Aristote semble l'autoriser, lorsqu'il +ne voit dans les paroles que les symboles des +affections de l'âme<a id="footnotetag434" name="footnotetag434"></a><a href="#footnote434"><sup>434</sup></a>; lorsqu'il nomme la forme ou +l'espèce du même nom qui désigne la conception +rationnelle ou même le discours, [Grec: logos]. En d'autres +termes, l'habitude de confondre dans le style l'essence +avec la définition qui n'en est que l'expression, +peut conduire aisément à n'admettre que des +êtres de définition ou de raison, et les pensées se +mettent au lieu et place des existences<a id="footnotetag435" name="footnotetag435"></a><a href="#footnote435"><sup>435</sup></a>. Ce n'est +pas une nouveauté que le conceptualisme.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote434" name="footnote434"></a><b>Note 434:</b><a href="#footnotetag434"> (retour) </a> <i>De lnterp.</i>, I, 1.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote435" name="footnote435"></a><b>Note 435:</b><a href="#footnotetag435"> (retour) </a> [Grec: Ae morphae kai to eidos to kata ton logon]. <i>Phys.</i>, II, 1. Cette tendance est si naturelle que les traducteurs de la Métaphysique disent que le genre +est la <i>notion</i> fondamentale et essentielle dont les qualités sont les différences, +pour rendre ces mots: [Grec: Os en tois logois to proton enupargon, ho legetai +en to ti esti, touto genos].(V, XXVIII; et dans la trad., t. I, p. 202.) Suivant +de bons juges, c'est surtout la logique stoïcienne qui aurait embrouillé +les idées et entraîné la scolastique dans les obscures subtilités de la question +des universaux. Quoique imparfaitement connue, cette logique, en effet, +paraît captieuse et elle peut bien avoir troublé l'esprit de Boèce; mais elle +n'a exercé qu'une influence très-indirecte au moyen âge. Brucker attribue +cette influence à l'ouvrage sur les catégories qu'on prête à Saint-Augustin +et qu'il trouve écrit dans l'esprit des stoïciens. (<i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, +p. 568, 672, 712 et 906.)</blockquote> + +<p>Une seconde observation, à laquelle nous attachons +quelque prix, c'est qu'un certain conceptualisme +n'est pas incompatible avec le platonisme. +Boèce, en effet, ne dit pas qu'il repousse le platonisme. +Ce qui est incompatible avec le platonisme, +c'est ce principe: rien n'existe à titre universel. +Mais on pourrait accepter la génération que Boèce +donne des idées de genres et d'espèces; on pourrait +admettre que les genres et les espèces sont pour +nous de pures conceptions générales fondées sur des +perceptions particulières, sans qu'on fût pour cela +strictement obligé de rejeter la croyance aux idées +éternelles de Platon. Que ces idées existent, que les +objets sensibles n'en soient que les images ou les +reflets, il n'en est pas moins vrai qu'elles se produisent +et se représentent en nous d'une autre manière, +par les notions que la puissance de notre +esprit construit à la suite des sensations. L'intelligence +humaine placée entre le monde du sensible et +du particulier et le monde de l'intelligible et de l'universel, +pourrait communiquer avec l'un comme avec +l'autre, et le conceptualisme, loin d'être faux dans +cette hypothèse, serait l'intermédiaire nécessaire +entre l'accidentel et l'universel, entre le passager +et l'éternel. Allons plus loin, la grande difficulté de +la doctrine des idées de Platon, c'est le mode d'existence +de ces idées, essences éternelles. Lorsqu'on +presse un platonicien sur cet article, il ne dit rien +de plausible, si ce n'est parfois que les idées sont +les pensées de Dieu; et alors leur réalité n'est plus +que celle même de l'Être des êtres. En ce sens, on +pourrait dire que l'idéalisme de Platon est une psychologie +dont le sujet est Dieu. Telle est la nature +et la puissance de Dieu que son idéologie est par le +fait une ontologie: le platonisme serait alors un +conceptualisme divin.</p> + +<p>Cette double observation explique par avance +comment la scolastique a dû souvent réduire les +genres et les espèces à de simples pensées; et comment +toutefois elle a pu aussi, par quelques-uns de +ses organes, revenir aux idées de Platon, sans abandonner +la dialectique de Porphyre et de Boèce.</p> + +<p>Mais la controverse de la scolastique sur les genres +et les espèces n'a jamais été explicitement la controverse +d'Aristote et de Platon, quoiqu'elle en fût +une sorte de ressouvenir à travers les siècles. Il ne +serait pas plus juste d'y voir précisément la discussion +si célèbre parmi les modernes de la réalité de +nos connaissances.</p> + +<p>Il y a deux idéalismes; l'idéalisme de Platon, +sorte d'ontologie spirituelle, qui refuse, ou peu s'en +faut, la réalité aux objets des sens, pour la réserver +tout entière aux essences intelligibles; l'autre idéalisme +est l'idéalisme sceptique, ou la doctrine qui ne +croit à rien de réel que le fait de la présence en nous +de certaines idées, purs phénomènes qui manifestent +à un sujet problématique de problématiques objets<a id="footnotetag436" name="footnotetag436"></a><a href="#footnote436"><sup>436</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote436" name="footnote436"></a><b>Note 436:</b><a href="#footnotetag436"> (retour) </a> L'idéalisme qu'on pourrait appeler absolu, celui de Schelling et +d'Hegel, en formerait un troisième. Mais il n'est pas nécessaire d'en tenir +compte en ce moment.</blockquote> + +<p>Ce n'est pas la controverse sur l'un ou l'autre +idéalisme que la scolastique a élevée, lorsqu'elle a +ouvert le débat entre les réalistes et les nominaux. +Les uns disaient: les genres et les espèces sont des +réalités; les autres: les genres et les espèces sont +des mots; d'autres enfin disaient: ce sont des +pensées. Or, si c'était là un problème ontologique, +ce n'était pas le problème permanent, éternel, fondamental +de l'ontologie, celui de la réalité des +choses. Ce dernier problème ne s'élève pas entre +le réalisme et le nominalisme proprement dits, +mais entre l'idéalisme et la doctrine opposée. Sans +doute, le nominalisme fait grand usage de la considération +du subjectif, et l'abus de cette considération +est la source de l'idéalisme; l'idéalisme est +donc, à certains égards, une extension excessive +du nominalisme, un nominalisme universel. Par +analogie, le nominalisme peut être appelé un idéalisme +spécial ou borné aux universaux. Mais, enfin, +l'un n'est pas l'autre, car tout le monde sait que le +nominaliste qui nie la réalité des universaux, croit +à la réalité des individus, et même ne croit qu'à +celle-là. «Ce sont les substances universellement +admises,» dit Aristote<a id="footnotetag437" name="footnotetag437"></a><a href="#footnote437"><sup>437</sup></a>. Or, l'idéalisme nie tout. +De même, le réalisme, qui accorde aux universaux +quelque existence, incorporelle ou autre, peut, dans +certains cas, s'allier à la négation de la substance +corporelle, à la foi exclusive dans l'intelligible au +préjudice du sensible; et, sur cette pente, le platonisme +seul échappe à l'idéalisme sceptique.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote437" name="footnote437"></a><b>Note 437:</b><a href="#footnotetag437"> (retour) </a> <i>Métaph.</i>, VIII, 13. t. II, p. 65 de la traduction.</blockquote> + +<p>Ce qui est vrai, c'est que l'esprit qui conduit au +nominalisme peut mener, mais ne mène pas nécessairement +au scepticisme sur l'existence du monde +extérieur, et que l'esprit qui préfère un certain +réalisme, peut très-bien s'allier avec une forte disposition +à l'étendre hors des universaux, et à prodiguer +assez facilement aux insensibles l'existence +substantielle.</p> + +<p>Mais les conséquences d'une doctrine ne sont pas +cette doctrine même, tant qu'elle les ignore. Les +réalistes ne se savaient point platoniciens; les nominalistes +ne se croyaient pas tous sceptiques; les +conceptualistes enfin n'entendaient nullement se confondre +avec les nominalistes. Les uns comme les +autres n'aspiraient le plus souvent qu'à résoudre la +question logique de la nature des genres et des espèces, +ou des universaux. L'analyse des ouvrages +d'Abélard nous donnera plus d'une occasion d'exposer +sur ce point tous les systèmes. C'est de son temps, +c'est au XIIe siècle, que la question fit, pour ainsi +parler, sa véritable explosion. Jusqu'alors, elle s'était +paisiblement établie dans la philosophie, sans la +troubler, sans l'agrandir. La vie d'Abélard nous a +montré comment avec lui elle tendit à devenir presque +une des affaires du siècle. Quelques mots sur +l'histoire de cette question, depuis l'origine de la +scolastique, nous apprendront dans quelle situation +il trouva sur ce point les idées et les écoles. A dater +d'Abélard, on a pu, avec raison, «comparer la +philosophie scolastique à une sorte d'alchimie qui +emploie les universaux comme substance et la +dialectique comme appareil<a id="footnotetag438" name="footnotetag438"></a><a href="#footnote438"><sup>438</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote438" name="footnote438"></a><b>Note 438:</b><a href="#footnotetag438"> (retour) </a> Degerando, <i>Hist. comp. des syst. de phil.</i>, t. IV, c. XXVI, p. 386.</blockquote> + +<p>On ouvre ordinairement la philosophie du moyen +âge par Jean Scot Érigène. Il ne traita point expressément +la question; mais il avait foi dans l'existence +de ce qui échappe aux sens. Au-dessous de la nature +incréée, il admet des causes primordiales créées et +créatrices qui donnent aux choses contingentes leur +individualité. Une de ces causes primordiales, l'essence, +donne l'être par participation: «C'est par participation +qu'existe tout ce qui est après l'essence.»</p> + +<p>Et ailleurs: «L'essence du corps n'est point corporelle +comme lui <a id="footnotetag439" name="footnotetag439"></a><a href="#footnote439"><sup>439</sup></a>.» Ces pensées, empreintes de +platonisme, auraient, un peu plus tard, mené probablement +au réalisme. Raban Maur, qui avait écrit +avant qu'Érigène vînt sur le continent, est plus explicite; +il annonce déjà que de son temps les uns +pensaient que les cinq objets du livre de Porphyre +étaient des choses, et les autres des mots<a id="footnotetag440" name="footnotetag440"></a><a href="#footnote440"><sup>440</sup></a>. Raban +paraît se prononcer pour la dernière opinion qui, +chez lui, semble, il est vrai, se réduire à l'interprétation +de la pensée de Porphyre. Or, on pouvait +à la rigueur soutenir que Porphyre, qui écrivait une +introduction à la logique, n'avait entendu traiter +des <i>cinq voix</i> que comme voix, sans prétendre pour +cela que ces cinq voix ou, parmi elles, les mots de +genre et d'espèce ne désignassent point des réalités. +L'opinion de Raban pouvait être historique et critique, +mais non philosophique. Toutefois, et pour +son compte, il incline à regarder les universaux +comme des abstractions.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote439" name="footnote439"></a><b>Note 439:</b><a href="#footnotetag439"> (retour) </a> Scot Érigène, par M. Saint-René Taillandier; IIIe part., c. ii, p. 211 +et <i>passim</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote440" name="footnote440"></a><b>Note 440:</b><a href="#footnotetag440"> (retour) </a> Ouvr. inéd. d'Ab., <i>Introd.</i>, p. lxxviii.</blockquote> + +<p>La question était donc alors connue; mais on la +laissait dans l'ombre; on était loin d'en faire, comme +plus tard, le problème fondamental de la philosophie. +Les qualifications de réalistes et de nominaux +étaient inconnues. On lit dans un lettré du Xe siècle, +Gunzon de Novare: «Aristote dit que le genre, +l'espèce, la définition, le propre, l'accident ne +subsistent pas; Platon est persuadé du contraire. +Qui, d'Aristote ou de Platon, pensez-vous qu'il +vaut mieux en croire? L'autorité de tous deux est +grande, et l'on aurait peine à mettre pour le rang +l'un au-dessus de l'autre<a id="footnotetag441" name="footnotetag441"></a><a href="#footnote441"><sup>441</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote441" name="footnote441"></a><b>Note 441:</b><a href="#footnotetag441"> (retour) </a> Gunzon était un pur philologue. Cette citation est extraite d'une lettre +écrite aux moines de Richenon contre un certain Ekkcher qui lui avait +reproché une faute de grammaire. La lettre, violemment satirique, annonce +une certaine érudition. (Dur. et Mart., <i>Ampliss. Coll.</i>, t, I, p. 305.—<i>Hist. +litt.</i>, t. VI, p. 386.)</blockquote> + +<p>Les controverses de la période suivante furent plus +théologiques que dialectiques. La transsubstantiation +devint le point litigieux entre Bérenger et Lanfranc +de Pavie. Bérenger contrôlait par la dialectique le +dogme de l'eucharistie, et, niant la présence réelle, +il écartait les substances, pour ne voir que des mots +au sens relatif et non direct, dans les paroles sacramentelles: +<i>hoc est corpus meum</i>. C'était un nominalisme +spécial ou restreint à une seule question, et +la condamnation de Bérenger par le concile de Soissons +concourut à donner couleur d'hérésie à toute +doctrine dans laquelle perçait l'esprit qui devait +changer le conceptualisme en nominalisme.</p> + +<p>Cependant cet esprit anima Jean le Sourd, que +suivaient Arnulfe de Laon et Roscelin, chanoine de +Compiègne. C'est celui-ci qui donna au nominalisme +et sa forme dernière, et peut-être son nom. Il eut +pour adversaire Anselme, abbé du Bec, puis archevêque +de Cantorbery.</p> + +<p>Nous verrons, dans Abélard, combien fut absolu +le nominalisme de Roscelin. Il disait que les individus +seuls avaient l'existence, et que par conséquent +les genres étaient des mots; et non-seulement les +genres et les espèces, mais les qualités, puisqu'il +n'y a point de qualité hors de l'individu; et non-seulement +les qualités, mais les parties, puisqu'il n'y +a point de parties hors des <i>touts</i> individuels, et que +l'individu, c'est-à-dire le tout individuel, est seul +en possession de l'existence. Cette idée, toute dialectique, +appliquée au dogme de la Trinité, mène à +considérer les personnes divines comme des espèces, +des qualités ou des parties, et conséquemment comme +des voix, si elles ne sont trois choses individuelles. +Aussi le nominalisme exposa-t-il Roscelin à l'accusation +de trithéisme.</p> + +<p>Saint Anselme, son puissant adversaire, se jeta par +opposition dans l'excès du réalisme. Non-seulement +il défendit le dogme de la Trinité contre l'atteinte des +distinctions dialectiques, mais il crut trouver l'origine +<i>des blasphèmes de Roscelin</i> dans sa doctrine logique, +et il l'accusa tour à tour de trithéisme et de +sabellianisme, montrant qu'il fallait ou qu'il admît +trois dieux différents, ou qu'il niât la distinction des +trois personnes. Il soutint que celui qui prend +les universaux pour des mots, ne peut distinguer la +sagesse et l'homme sage, la couleur du cheval et le +cheval, et devient ainsi incapable d'établir une différence +entre un Dieu unique et ses propriétés diverses. +Enfin, il poussa son principe jusqu'à prétendre +que plusieurs hommes ne sont qu'un homme, +et parvenu ainsi au dogme de l'unité d'essence, il +n'évita pas plus que Scot Érigène le danger de tout +confondre et de tout perdre dans une essence universelle +et suprême<a id="footnotetag442" name="footnotetag442"></a><a href="#footnote442"><sup>442</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote442" name="footnote442"></a><b>Note 442:</b><a href="#footnotetag442"> (retour) </a> S. Ans. <i>Op., De fid. Trinit.</i>, c. ii et iii, p. 42 et 43.</blockquote> + +<p>Cependant il résulta de cette lutte que le réalisme, +admis principalement en théologie, obtint encore +meilleure réputation d'orthodoxie, et que le nominalisme, +déjà suspect d'incompatibilité avec l'eucharistie, +fut encore accusé d'être inconciliable avec +la Trinité. Les choses en étaient là; Roscelin condamné, +proscrit, terrassé; et le réalisme, favorisé +par l'Église et vainqueur, dominait du haut de la +chaire de Guillaume de Champeaux l'école de Paris, +c'est-à-dire la première école du monde, lorsqu'Abélard +parut.</p> + +<p>Il nous reste maintenant à le laisser parler lui-même. +Il nous parlera par ses ouvrages.</p> + + + +<h3>CHAPITRE III.</h3> + + +<h3>DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD<a id="footnotetag443" name="footnotetag443"></a><a href="#footnote443"><sup>443</sup></a>.—<i>Dialectica</i>, PREMIÈRE PARTIE, +OU DES CATÉGORIES ET DE L'INTERPRÉTATION.</h3> + +<p>La philosophie peut, en général, être ramenée à +cinq sciences unies par des liens étroits, la psychologie, +la logique, la métaphysique, la théodicée et +la morale. Les deux premières font connaître l'esprit +humain. La troisième est la science des êtres; elle se +rattache immédiatement à la théodicée, et celle-ci, +ou la philosophie de la religion, est difficilement séparable +de la morale, qu'elle n'enseigne pas, mais +qu'elle motive et qu'elle consacre. Suivant l'esprit +des temps, suivant les progrès des connaissances +humaines, l'étude d'une ou plusieurs de ces parties +de la science prévaut sur les autres dans la philosophie, +et il est rare qu'elles soient toutes ensemble +également cultivées. Cependant il n'est guère de +doctrine où l'on ne retrouve, mêlés en proportions +différentes, ces éléments constituants de la philosophie. +La scolastique elle-même les offre tous à +notre curiosité.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote443" name="footnote443"></a><b>Note 443:</b><a href="#footnotetag443"> (retour) </a> La doctrine philosophique d'Abélard n'ayant été connue, jusqu'en 1836, +que par de courtes phrases éparses dans quelques auteurs, il n'en faut +point chercher une exposition satisfaisante dans les historiens de la philosophie. +Brucker, dont le savant ouvrage contient presque tout ce que ses +successeurs n'ont fait que remanier, donne tout ce qu'on pouvait donner de +son temps. (<i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, p. 731-764.) Buhle a compris toute la +scolastique dans son introduction, mais le peu qu'il dit d'Abélard est remarquable. +(<i>Trad. franc.</i>, 1810, t. I, <i>Introd.</i>, sect. III, p 686-801.) +Tennemann lui consacre un article intéressant et assez étendu, mais où il ne +parle guère que de théologie. (<i>Gesch. der Phil.</i>, t. I, c. v, sect. II, p. 167-202 +et dans la trad. franc. de son Manuel, t. I, chap. 260.) Tiedemann procède +à peu près de même. (<i>Gesch. der Phil.</i>, t. IV, c. VIII, p. 277-290.) +M. Degérando a peu ajouté à ce qu'il avait lu dans Brucker. (<i>Hist. comparée</i>, +t. IV, c. XVI, p. 396-408.) Rixner donne des indications utiles; mais lui +aussi ne connaissait pas le philosophe (t. II, A., p. 28-31). Hegel et +Schleiermacher disent très-peu de chose. (Heg., t. III, p. 170; t. XV des +OEuvr. compl.—Schleierm., <i>Gesch. der neu. Phil.</i>, per. I, p. 190.) C'est encore +un mémoire de Meiners sur les réalistes et les nominalistes (<i>Comment. +Soc. Gott.</i>, vol. XII, p. 29), qu'on pourrait le plus utilement consulter de tout +ce qui a paru avant la publication de M. Cousin. (Ouvr. inéd. d'Ab., 1830.) +On doit lire aussi l'ouvrage déjà cité de M. Rousselot. Ritter, qui cependant a +écrit tout récemment, ne parle aussi que de théologie. Il est vrai que son ouvrage +est intitulé: <i>Histoire de la philosophie chrétienne</i>. (Allem., t. III, +t. X, c. v, Hambourg, 1844.)</blockquote> + +<p>Sans doute, la psychologie, qui depuis Descartes +a joué un si grand rôle, y est reléguée à une place +étroite et obscure. Elle ne s'y trouve en quelque +sorte qu'à l'état rudimentaire, si l'on continue à +séparer la psychologie de la logique, qui, sous +beaucoup de rapports, est, comme elle, une science +descriptive de nos facultés; mais la logique, comme +on l'a vu, occupait alors le premier rang, et la logique +n'allait pas sans une certaine métaphysique. +L'homme ne raisonne que sur des êtres réels ou fictifs, +perçus par ses sens ou conçus par son esprit. +Être est le noeud de tous ses jugements, et le verbe +virtuel de toutes ses propositions. Donc, point de +logique qui ne suppose une ontologie. La logique +est démonstrative, sans pour cela démontrer l'ontologie, +comme la géométrie est la science exacte +de figures possibles, sans qu'elle prouve que les +figures soient réelles. Mais comme l'esprit humain +croit naturellement à l'ontologie, au moyen âge il +la réunissait sans hésiter à la logique, qui en devenait +pour lui la forme nécessaire et la base scientifique. +C'est ce mélange qu'embrassait en fait l'étude +de ce qu'on appelait alors la dialectique.</p> + +<p>La psychologie et la logique conduisent par la +métaphysique à la théodicée et à la morale; mais +comme la théodicée et la morale ne sont pas seulement +des sciences, et peuvent se confondre avec la +religion, la scolastique ne les sécularisait pas, et les +renvoyait à la théologie; seulement elle pénétrait +avec elles dans la théologie, à laquelle elle prêtait +ou imposait ses principes, ses formes, son langage, +en recevant d'elle des dogmes et des commandements.</p> + +<p>Tout ce que nous venons de dire de la doctrine +scolastique, nous le disons du scolastique +Abélard. Distinguons eu lui le philosophe et le +théologien. Au premier appartiendront les ouvrages +de dialectique, comprenant tout ce qu'il a su ou +pensé en psychologie, en logique, en métaphysique; +au second se rapporteront tous les ouvrages +sur la théodicée et la morale: dans ceux-ci, nous +le trouverons philosophe encore, mais s'étudiant à +concilier rationnellement la science et la foi.</p> + +<p>La théologie d'Abélard sera l'objet du dernier livre +de cet ouvrage; nous ne nous occupons ici que de +sa philosophie. Il y aurait plusieurs manières de la +faire connaître. La plus agréable serait de l'exposer +dans ses principes et sous une forme systématique. +On en disposerait méthodiquement les principales +idées; on les dégagerait des détails oiseux, des expressions +techniques qui les obscurcissent; on les +traduirait dans le langage de l'abstraction moderne, +et l'on rendrait ainsi clair et saisissable l'esprit de +cette philosophie. Elle irait alors se placer comme +d'elle-même à son rang dans l'histoire de la pensée +humaine. C'est le procédé qu'il faudrait suivre si +nous écrivions cette histoire, ou s'il ne s'agissait +que de donner une vue générale du système et de +l'époque. Mais notre intention est d'offrir davantage, +ou du moins autre chose. Nous voudrions faire un +moment renaître une philosophie qui n'est plus, la +ranimer pour ainsi dire en chair et en âme, et montrer +exactement quelle était alors l'allure de l'esprit humain, +comment il parlait, comment il pensait. Nous +voudrions enfin tracer le portrait individuel de notre +philosophe avec sa physionomie et son costume. +Cet essai de reproduction, plus encore que d'analyse, +nous semble une oeuvre plus instructive et plus +neuve, quoique assurément moins attrayante. Nous +ne changerons donc ni l'ordre ni l'expression des idées +d'Abélard. Ce serait le défigurer que de lui prêter +les méthodes modernes et la moderne diction. Prenant +ses plus importants ouvrages l'un après l'autre, +nous les ferons connaître tantôt par des extraits, +tantôt par des résumés; ici par des traductions littérales, +plus loin par une déduction critique; enfin, +par tous les moyens propres à remettre en lumière +tout ce qui dans ses écrits nous paraît essentiel, +original ou caractéristique; en telle sorte que l'on +puisse bien juger, après avoir lu cet ouvrage, le +penseur, le professeur et l'écrivain. Nous ne prenons +personne en traître; ceci est de la scolastique. Nous +espérons l'avoir rendue intelligible; on pourra la +trouver curieuse; on ne la trouvera ni d'une étude +facile, ni d'une lecture agréable. Que notre siècle +ait de l'indulgence pour ce que le XIIe admirait. +Sommes-nous sûrs que nos admirations nous seront +un jour toutes pardonnées?</p> + +<p>Quoique Abélard ait surtout dominé les esprits par +l'enseignement, il n'avait pas une médiocre idée de +ses ouvrages. «Je me souviens,» écrit un de ses disciples<a id="footnotetag444" name="footnotetag444"></a><a href="#footnote444"><sup>444</sup></a>, +«de lui avoir entendu dire, ce que je crois +vrai, qu'il serait facile à quelqu'un de notre temps +de composer sur l'art philosophique un livre qui +ne serait inférieur à aucun écrit des anciens, soit +pour l'intelligence de la vérité, soit pour l'élégance +de la diction; mais qu'il serait impossible, ou +bien difficile, qu'il obtînt le rang et le crédit d'une +autorité. Cela n'est,» ajoutait-il, «réservé qu'aux +anciens.» Ainsi, il connaissait tout le poids de +l'autorité, et il sentait le joug en s'y soumettant. +En effet, une déférence sincère ou apparente, mais +presque toujours absolue dans les termes, pour les +maîtres du passé, intimide et obscurcit toute la +philosophie de l'époque, embarrasse et subtilise le +raisonnement, encombre le style, diminue la chaleur +et la spontanéité de la conviction. La vérité de +la chose ou la sincérité de la pensée personnelle ne +viennent jamais qu'après la citation des textes. Cet +Abélard si fameux pour son indépendance, n'ose +être lui-même qu'en de rares instants, et ne se permet +de penser qu'avec autorisation. Son esprit est +plus indépendant que ses écrits.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote444" name="footnote444"></a><b>Note 444:</b><a href="#footnotetag444"> (retour) </a> Johan. Saresb., <i>Metalog.</i>, l. III, c. IV.</blockquote> + +<p>De ses ouvrages philosophiques les seuls publiés +sont:</p> + +<p><i>Dialectica</i>;<br> + +<i>De Generibus et Speciebus</i><a id="footnotetag445" name="footnotetag445"></a><a href="#footnote445"><sup>445</sup></a>;<br> + +<i>De Intellectibbus<a id="footnotetag446" name="footnotetag446"></a><a href="#footnote446"><sup>446</sup></a></i>;<br> + +<i>Glossae in Porphyrium</i>,—<i>in Categorias</i>,—<i>in librum +de Interpretatione</i>,—<i>in Topica Boethii</i><a id="footnotetag447" name="footnotetag447"></a><a href="#footnote447"><sup>447</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote445" name="footnote445"></a><b>Note 445:</b><a href="#footnotetag445"> (retour) </a> Ouvrages inédits, p. 173, p. 605.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote446" name="footnote446"></a><b>Note 446:</b><a href="#footnotetag446"> (retour) </a> Cousin, <i>Fragm. philos.</i>, t, III, p. 401.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote447" name="footnote447"></a><b>Note 447:</b><a href="#footnotetag447"> (retour) </a> Ouvr. inéd., p. 651-677-695-803.—Comme nous n'écrivons point +un ouvrage d'érudition, nous nous contenterons, à une seule exception près, +de l'examen des écrits imprimés. Il y aurait encore plus d'un manuscrit à +découvrir; aux ouvrages cités dans ce chapitre nous n'avons joint qu'un +manuscrit. Voyez ci-après chap. X.</blockquote> + +<p>Nous prendrons la Dialectique pour point de départ, +en y rattachant les Gloses sur Porphyre, Aristote +et Boèce. Ainsi nous nous formerons de la +logique d'Abélard et des scolastiques une idée générale +qui nous conduira à l'esquisse psychologique +contenue dans le <i>de Intelletibus</i>, et à la question +des universaux traitée dans le fragment <i>sur les +Genres et les Espèces</i>, véritable spécimen de la métaphysique +du temps.</p> + +<p>Deux des livres de la Dialectique contiennent des +préambules où l'auteur, se mettant en scène, donne +ce spectacle que, de longtemps, ne cesseront pas d'offrir +les philosophes, celui d'une conviction savante +et fière aux prises avec la malveillance qui l'attaque, +ou l'ignorance qui la méconnaît. Traduisons ces +deux morceaux qui seront comme le prologue de +l'ouvrage.</p> + +<p>«Mes rivaux ont imaginé la calomnie d'une accusation nouvelle +contre moi, parce que j'écris beaucoup sur l'art dialectique; ils prétendent +qu'il n'est pas permis à un chrétien de traiter des choses qui +n'appartiennent point à la foi. Or, disent-ils, non-seulement la dialectique +est une science qui ne nous instruit point pour la foi, mais elle +détruit la foi même, par les complications de ses arguments. Vraiment +il est admirable qu'il ne me soit pas loisible de traiter ce qu'il +leur est permis de lire, ou que ce soit mal d'écrire ce dont la lecture +est permise. Cette intuition même de la foi dont ils parlent ne serait +pas obtenue, si l'usage de la lecture était interdit. Retranchez la +lecture, la connaissance de la science s'anéantise. Si l'on accorde +que l'art<a id="footnotetag448" name="footnotetag448"></a><a href="#footnote448"><sup>448</sup></a> combat la foi, on avoue évidemment que la foi n'est +pas une science. Or une science est la compréhension de la vérité +des choses, et c'est une science que la sagesse dans laquelle consiste +la foi. Elle est le discernement de l'honnête ou de l'utile. La vérité +n'est pas contraire à la vérité; car si l'on peut bien trouver un faux +opposé au faux, un mal opposé au mal, le vrai ne peut combattre +le vrai ou le bien le bien; toutes les bonnes choses se conviennent +et sont ensemble en harmonie. Or toute science est bonne, même +celle du mal, car le juste ne peut s'en passer. Pour que le juste se +garde du mal, il faut en effet qu'il connaisse préalablement le mal; +sans cette connaissance, il ne l'éviterait pas. De ce qui est mauvais +comme action, la connaissance peut donc être bonne, et s'il est mal +de pécher, il est bon cependant de connaître le péché, qu'autrement +nous ne pouvons éviter. Cette science elle-même, dont l'exercice est +odieux (<i>nefarium</i>), et qui se nomme la mathématique, ne doit pas +être réputée mauvaise<a id="footnotetag449" name="footnotetag449"></a><a href="#footnote449"><sup>449</sup></a>; car il n'y a pas de crime à savoir au prix +de quels hommages et de quelles immolations les démons accomplissent +nos voeux; le crime est d'y recourir. Si en effet savoir cela est +mal, comment Dieu lui-même peut-il être absous de toute malice? +Lui qui contient toutes les sciences qu'il a créées, et qui seul pénètre +les voeux de tous et toutes les pensées, il sait nécessairement et ce que +désire le diable, et par quels actes on peut se le rendre favorable. +Ainsi donc savoir n'est pas mal, mais faire; et la malice ne doit pas +être rapportée à la science, mais à l'acte. Nous concluons que toute +science, puisqu'elle, provient de Dieu seul et qu'elle est un de ses +dons, est bonne. De là suit qu'on doit accorder que l'étude de toute +science est bonne, étant un moyen d'acquérir ce qui est bon. Or, +l'étude à laquelle il faut principalement s'attacher, est celle de la +doctrine qui enseigne le mieux à connaître la vérité. Cette science +est la dialectique. D'elle vient le discernement de toute vérité et de +toute fausseté; elle tient le premier rang dans la philosophie; elle +guide et gouverne toute science. De plus, on peut montrer qu'elle est +tellement nécessaire à la foi catholique, que nul, s'il n'est prémuni +par elle, ne saurait résister aux sophistiques raisonnements des schismatiques.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote448" name="footnote448"></a><b>Note 448:</b><a href="#footnotetag448"> (retour) </a> L'art par excellence, la dialectique. Voy. ci-dessus, l. I, p. 4.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote449" name="footnote449"></a><b>Note 449:</b><a href="#footnotetag449"> (retour) </a> La mathématique comprenait alors la magie. C'était sous quelques rapports +une cabalistique. Cependant le même nom désignait aussi les sciences +du calcul. (Johan. Saresb. <i>Policrat.</i>, l. II, c. XVIII et XIX. Voy. aussi ci-dessus +l. I, p. 12.)</blockquote> + +<p>«Si Ambroise, évêque de Milan, homme catholique, avait été +prémuni par la dialectique, Augustin, encore philosophe païen, encore +ennemi du nom chrétien, ne l'aurait pas embarrassé au sujet +de l'unité de Dieu, que ce pieux évêque confessait avec raison dans +les trois personnes. Le vénérable prélat lui avait par ignorance +concédé d'une manière absolue cette règle que dans toute énumération, +si le singulier était énoncé séparément comme attribut de +plusieurs noms, le pluriel l'était nécessairement et collectivement +des mêmes noms, laquelle règle est fausse pour les noms qui désignent +une substance unique et une même essence; la saine croyance +étant que le Père est Dieu, que le Fils est Dieu, que le Saint-Esprit +est Dieu, et que cependant, il ne faut pas reconnaître trois Dieux, +puisque ce sont trois noms qui désignent une même substance divine<a id="footnotetag450" name="footnotetag450"></a><a href="#footnote450"><sup>450</sup></a>. +Semblablement, quand on dit de Tullius qu'il est appelé un +homme, et qu'on dit la même chose de Cicéron et de Marcus, Marcus, +et Tullius, et Cicéron ne sont pas des hommes divers; puisque ces +mots désignent une même substance, et qu'il n'y a plusieurs êtres +que pour la voix, non pour le sens. Si d'ailleurs cette comparaison +n'est pas rationnellement satisfaisante, parce qu'en Dieu il n'y a pas +qu'une seule personne comme en Marcus, cependant elle peut suffire +pour renverser la règle précitée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote450" name="footnote450"></a><b>Note 450:</b><a href="#footnotetag450"> (retour) </a> C'est sous une forme grammaticale, la règle mathématique si <i>a=x</i>, +si <i>b=x</i>, si <i>c=x</i>, <i>a+b+c=3x</i>, dont les ennemis du christianisme +se sont tant servis contre le dogme de la Trinité. Je n'ai pas su trouver dans +saint Augustin l'anecdote qu'Abélard raconte ici.</blockquote> + +<p>«Mais ils sont en petit nombre ceux à qui la grâce divine daigne +révéler le secret de cette science, ou plutôt le trésor d'une sagesse +difficile par sa subtilité même. Plus elle est difficile, plus elle est +rare; sa rareté mesure son prix, et plus elle est précieuse, plus c'est +un exercice digne d'étude. Mais comme le long travail de cette science +veut une lecture assidue qui fatigue bien des lecteurs, comme son +excessive subtilité consume vainement leurs efforts et leurs années, +beaucoup, se défiant de la science, et non sans raison, n'osent approcher +de ses portes les plus étroites. La plupart, troublés par sa subtilité, +reculent dès le seuil. A peine ont-ils goûté d'une saveur inconnue, +ils la rejettent; et comme en goûtant ils ne peuvent distinguer +la qualité de cette saveur, ils tournent en accusation ce mérite +de subtilité, et justifient la faiblesse réelle de leur esprit par une +condamnation mensongère de la science. Et comme le regret finit par +allumer en eux l'envie, ils ne rougissent pas de se faire les détracteurs +de ceux qu'ils voient s'élever à l'habileté dans cet art. Seul, cet +art dans son excellence possède ce privilège que ce n'est pas l'exercice +mais le génie qui le donne. Quelque temps que vous ayez péniblement +usé dans cette étude, vous consumez vainement votre peine, +si le don de la grâce céleste n'a pas fait naître dans votre esprit +l'aptitude à ce grand mystère du savoir. Le travail prolongé peut livrer +les autres sciences à toutes sortes d'esprits; mais celle-là, on ne +la tient que de la grâce divine; si la grâce n'y a pas intérieurement +prédisposé votre esprit, en vain celui qui l'enseigne battra l'air qui +vous entoure. Mais plus celui qui vous administre cet art est illustre, +plus l'art qu'il administre a de prix.</p> + +<p>Il suffit de cette réponse aux attaques de mes rivaux: maintenant +venons à notre dessein<a id="footnotetag451" name="footnotetag451"></a><a href="#footnote451"><sup>451</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote451" name="footnote451"></a><b>Note 451:</b><a href="#footnotetag451"> (retour) </a> <i>Dialect.</i>, pars IV, p. 431-437.</blockquote> + +<p>La foi du philosophe et l'orgueil de l'homme respirent +dans ce morceau. C'est un des passages où +l'on voit Abélard, déposant l'humilité timide et forcée +du moine et du théologien, secouer le joug de +son temps et de son habit, pour parler au nom de +son génie et prendre en lui-même son autorité.</p> + +<p>La Dialectique est un ouvrage très-considérable. +Les diverses parties n'en paraissent pas écrites à la +même date. A mesure qu'elles furent connues, elles +donnèrent naissance à diverses attaques contre lesquelles +l'auteur se défendit en avançant; ou, composées +à différentes époques de sa vie, elles contiennent +incidemment des allusions et des réponses aux +accusations dont souffraient sa gloire et son repos. +Le préambule qu'on vient de lire se trouve au commencement +de la quatrième partie, et témoigne des +circonstances qui préoccupaient Abélard au moment +où elle a été écrite ou publiée. Déjà, au début de +la seconde partie<a id="footnotetag452" name="footnotetag452"></a><a href="#footnote452"><sup>452</sup></a>, il avait retracé les succès de ses +ennemis, la persécution qui l'opprimait, les espérances +qui le soutenaient:</p> + +<p>«Et les détractions de nos rivaux, les attaques détournées des jaloux +ne nous ont pas déterminé à nous écarter de notre plan<a id="footnotetag453" name="footnotetag453"></a><a href="#footnote453"><sup>453</sup></a>, non +plus qu'à renoncer à l'étude accoutumée de la science. Car bien que +l'envie ferme à nos écrits la voie de l'enseignement pour le temps de +notre vie et ne permette pas chez nous les studieux exercices, je n'en +perds pas l'espérance, les rênes seront un jour rendues à la science, +alors que le moment suprême aura mis un terme à l'envie comme à +notre existence, et chacun trouvera dans cet écrit ce qui est nécessaire +à l'enseignement. En effet quelque le prince des péripatéticiens, +Aristote, ait touché les formes et les modes des syllogismes +catégoriques, mais brièvement et obscurément, comme un homme +habitué à écrire pour des lecteurs déjà avancés; quoique Boèce ait +donné en langue latine le développement des hypothétiques, prenant +un milieu entre les ouvrages grecs de Théophraste et ceux d'Eudème, +qui l'un et l'autre en écrivant sur ces syllogismes, avaient, dit-il, +méconnu la juste mesure de l'enseignement, l'un troublant son lecteur +par la brièveté, l'autre par la diffusion<a id="footnotetag454" name="footnotetag454"></a><a href="#footnote454"><sup>454</sup></a>; je sais cependant +qu'après eux il reste dans ces deux parties de la science une place +à nos études pour constituer une doctrine complète. Les choses donc +sommairement traitées ou tout-à-fait omises par eux, nous espérons +dans ce travail les mettre en lumière, corriger ça et là les erreurs de +quelques-uns, concilier les dissidences schismatiques de nos contemporains +et résoudre les difficultés qui divisent les modernes, si +j'ose me promettre une si grande oeuvre. J'ai la confiance, grâce à +ces ressources d'esprit qui abondent en moi et avec le secours du +dispensateur des sciences, d'achever des monuments de la parole +péripatéticienne qui ne seront ni moins nombreux ni moindres que +ceux des Latins célèbres par l'étude et la doctrine, au jugement de +qui saura comparer nos écrits avec les leurs et reconnaître équitablement +en quoi nous les aurons atteints ou dépassés, comment nous +aurons développé leurs pensées, là où eux-mêmes ne l'avaient pas +fait. Car je ne crois pas qu'il y ait moins d'utilité et de travail à bien +exposer par la parole qu'à bien inventer les pensées.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote452" name="footnote452"></a><b>Note 452:</b><a href="#footnotetag452"> (retour) </a> <i>Dialect.</i>, pars II, p. 227.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote453" name="footnote453"></a><b>Note 453:</b><a href="#footnotetag453"> (retour) </a> Peut-être faudrait-il traduire: <i>à suivre notre dessein</i>; il y a dans le texte: <i>nostro proposito cedendum</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote454" name="footnote454"></a><b>Note 454:</b><a href="#footnotetag454"> (retour) </a> C'est Boèce qui met ainsi Abélard en mesure de juger si pertinemment +Théophraste et Eudème, disciples d'Aristote, les premiers en date de ses +commentateurs, et dont nous n'avons pas conservé les ouvrages. (Boeth. <i>Op.</i>, +De Syll. Hyp. 1. I, p. 600.—<i>De la Logique d'Arist.</i>, par M. Barthélémy +Saint-Hilaire, t. II, p. 130.)</blockquote> + +<p>Or il sont trois dont les sept manuscrits sont tout l'arsenal de la +science latine en matière de dialectique. D'Aristote, en effet, deux ouvrages +seulement ont été jusqu'ici mis à l'usage des Latins, savoir, +les livres des Prédicaments et <i>Periermenias</i> (<i>sic</i>); de Porphyre un +seul, c'est le Traité des cinq voix, celui où, en étudiant le genre, +l'espèce, la différence, le propre et l'accident, il donne une introduction +aux Prédicaments mêmes. Quant à Boèce, nous avons introduit +dans l'usage quatre livres de lui seulement, savoir: les Divisions +et les Topiques, avec les Syllogismes tant catégoriques qu'hypothétiques; +c'est la somme de tous ces ouvrages que le texte de notre +Dialectique renfermera complètement et mettra en lumière, ainsi +qu'à la portée des lecteurs, si le créateur de notre vie nous accorde +un peu de temps, et si la jalousie lâche un peu le frein à l'essor de +nos écrits<a id="footnotetag455" name="footnotetag455"></a><a href="#footnote455"><sup>455</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote455" name="footnote455"></a><b>Note 455:</b><a href="#footnotetag455"> (retour) </a> «Si nostrae creator vitae tempora pauca concesserit et nostris livor operibus frena quandoque laxaverit.» (P. 229.)</blockquote> + +<p>«En vérité quand je parcoure dans l'imagination de l'âme la +grandeur du volume, quand je regarde derrière moi ce qui est fait, +et pêse ce qui reste à faire, je me répons, frère Dagobert, d'avoir +cédé à tes prières, et d'avoir entrepris une si grande tâche. Mais +lorsque déjà fatigué d'écrire, la mémoire de ton affection et le désir +d'instruire nos neveux renaissent en moi, soudain à la contemplation +de votre image, toute langueur s'éloigne de mon âme, mon courage +accablé par le travail se ranime par l'amour; la charité replace en +quelque sorte sur mes épaules le fardeau déjà presque rejeté, et +la passion ramène la force là où le dégoût avait produit la langueur.»</p> + +<p>Ce fragment donne quelques lumières sur deux +questions importantes: 1° à quelles sources Abélard +puisait-il la science? 2° à quelles époques et dans +quel esprit composa-t-il sa Dialectique?</p> + +<p>On voit d'abord qu'il connaissait les deux premières +parties de l'Organon, les Catégories et l'Herméneia, +parce qu'elles sont effectivement traduites +en entier dans le commentaire de Boèce; mais il +semble ignorer la traduction qu'on y trouve des Analytiques +premières et secondes et des autres parties +de la Logique<a id="footnotetag456" name="footnotetag456"></a><a href="#footnote456"><sup>456</sup></a>. Toutefois il se sert des traités originaux +du même écrivain sur la division, la définition, +le syllogisme catégorique et l'hypothétique. +Quand il nomme les Topiques de Boèce, il peut +désigner trois écrits: la version des Topiques d'Aristote, +les Commentaires sur ceux de Cicéron, le Traité +des Différences topiques. Il s'agit, je crois, du dernier +ouvrage; c'est celui qu'il paraît avoir suivi en +composant ce qu'il appelle aussi ses Topiques. Mais +quelques passages prouvent que ceux de Cicéron ne +lui étaient pas inconnus.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote456" name="footnote456"></a><b>Note 456:</b><a href="#footnotetag456"> (retour) </a> A plus forte raison, ne connaît-il pas la traduction d'une plus grande +partie de l'Organon qu'aurait faite, dit-on, Jacques de Venise en 1128. +(Jourdain, <i>Recherches</i>, etc., p. 58.)</blockquote> +<p>Ce catalogue, qu'il nous donne lui-même, confirme +bien ce que des investigateurs exacts, et notamment +Jourdain, pensaient de l'exiguïté de la +bibliothèque scientifique de cette époque. Il faut y +ajouter le Timée de Platon dans la version de Chalcidius +et les Catégories dites de saint Augustin<a id="footnotetag457" name="footnotetag457"></a><a href="#footnote457"><sup>457</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote457" name="footnote457"></a><b>Note 457:</b><a href="#footnotetag457"> (retour) </a> <i>Ab. Op., Introd. ad. theol.</i>, p. 1007.—Ouvr. Inéd., <i>Dial.</i>, p. 193.—M. Cousin a bien trouvé, dans un manuscrit du XIIe ou XIIIe siècle, une +traduction inédite du Phédon; mais rien n'annonce qu'elle fût connue du +temps d'Abélard, et d'autres faits indiquent que c'est précisément dans les +dernières années de sa vie et après lui qu'un plus grand nombre d'écrits +d'Aristote et de Platon commencèrent à être répandus. (<i>Fragm. phil.</i>, +t. III, Append. VI.—Cf. Johan. Saresb., passim.)</blockquote> + +<p>Voilà les monuments de la philosophie ancienne +dans la première moitié du XIIe siècle; car on doit +croire qu'Abélard connaissait tous les ouvrages qui +étaient en circulation dans les Gaules, la Grande-Bretagne, +la partie lettrée de la Germanie, et peut-être +même l'Italie. Sans doute les choses changèrent +bientôt, et Jean de Salisbury, par exemple, avait +déjà dans les mains un plus grand nombre d'écrits +de Platon et d'Aristote. De même aussi, longtemps +avant Abélard on avait pu connaître d'autres livres +retombés plus tard dans l'oubli; car enfin les manuscrits +en existaient quelque part. Ainsi Bède, au +VIIIe siècle, citait de nombreux passages des principaux +écrits d'Aristote. Au XIe, Scot Erigène peut, +comme on le dit, avoir commenté sa Morale; mais +deux cents ans après lui, l'original et le commentaire +étaient comme ignorés. On a parlé des commentaires +de Mannon ou Nannon de Frise, sur +l'Éthique, le <i>de Coelo</i>, le <i>de Mundo</i>, sur les Lois et +la République de Platon; mais on prétend seulement +qu'ils existaient dans les bibliothèques de la Hollande, +et non pas qu'ils aient jamais été fort répandus. +On voit dans Gunzon, qui n'était pas un érudit +médiocre pour le Xe siècle, qu'il connaissait l'Herméneia, +le Timée, les Topiques de Cicéron et Porphyre; +mais tout cela était également connu d'Abélard. +Le témoignage du dernier est donc très-précieux +à recueillir, et l'on peut hardiment en généraliser +les conséquences et l'étendre aux écoles contemporaines<a id="footnotetag458" name="footnotetag458"></a><a href="#footnote458"><sup>458</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote458" name="footnote458"></a><b>Note 458:</b><a href="#footnotetag458"> (retour) </a> Cf. Jourdain, <i>Rech. sur les trad. d'Arist.</i>—Cousin, <i>Introd. aux ouvr. d'Ab.</i>, p. 49.—L'<i>Hist. litt.</i>, t. IV, p. 225 et 246, t. V, p. 428 et +657.—Ven. Béd. <i>Op.</i>, t. II, <i>Sentent. seu axiom. phil.</i>, passim.—Johan. Saresb., +<i>Entheticus, in comm.</i>, p. 82 et 109.—<i>Scot Erigène</i>, par M. Saint-René +Taillandier, p. 79.—Brucker, <i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, p. 632, 644, et +657.—Martene, <i>Ampliss. Coll.</i>, t. I, p. 299, 304 et 310.</blockquote> + +<p>Quant à l'ouvrage où ce témoignage est consigné, +il est difficile de déterminer l'époque où Abélard +l'écrivait. Les morceaux qu'on vient de lire ont été +composés dans un moment où son enseignement était +interdit. Je n'en conclurai pas que toute la Dialectique +soit de la même date. L'existence même de ces +préambules, jetés dans le cours du l'ouvrage, indique +le contraire, en attestant des préoccupations +accidentelles. Un prologue général devait se trouver +au commencement du premier livre sur les catégories, +ou plutôt d'un livre préliminaire qui nous +manque, et qui pouvait être à la Dialectique ce que +l'Introduction de Porphyre est à la Logique d'Aristote<a id="footnotetag459" name="footnotetag459"></a><a href="#footnote459"><sup>459</sup></a>. +Mais cette Dialectique, grand ouvrage en cinq +parties, qui embrassait dans la pensée de l'auteur +toute la matière de l'Organon, me paraît une compilation +ou une refonte des divers traités, opuscules, +gloses, qu'à différentes époques il devait avoir écrits +à l'usage de ses élèves, à l'appui de son enseignement. +L'exemple de Boèce<a id="footnotetag460" name="footnotetag460"></a><a href="#footnote460"><sup>460</sup></a> devait encourager ses +imitateurs à refaire plusieurs fois les mêmes ouvrages, +et à ne se pas contenter d'une seule édition +de leur pensée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote459" name="footnote459"></a><b>Note 459:</b><a href="#footnotetag459"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 226.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote460" name="footnote460"></a><b>Note 460:</b><a href="#footnotetag460"> (retour) </a> On sait que Boèce a donné deux commentaires de l'Introduction de +Porphyre, deux éditions de son commentaire sur l'<i>Herméneia</i> (lesquelles +éditions sont deux écrits différents); enfin trois ouvrages sur les topiques. +C'était au reste une tradition parmi les disciples d'Aristote que de soutenir +ses idées, soit en commentant ses ouvrages, soit en retraitant les +mêmes matières dans le même ordre, avec les mêmes divisions, sous les +mêmes titres. L'usage remontait à Théophraste. (<i>De la Log. d'Arist.</i>, t. I, +p. 36.)</blockquote> + +<p>Cependant le livre, dans son ordonnance imparfaite, +témoigne d'une pensée générale et même d'une +constante disposition d'esprit. L'auteur s'y présente +comme étranger désormais aux luttes de l'école; il +veut suppléer par la composition à l'enseignement +oral, qu'on lui défend. On a donc pu croire qu'il écrivait +au couvent de Saint-Denis, soit après la décision +du concile de Soissons, soit dans le fort de ses +démêlés avec son abbé. Le frère Dagobert, à qui il +s'adresse, serait alors un de ces moines dont il avait +commencé, à Maisoncelle, l'éducation philosophique +et qui tenaient secrètement pour lui.</p> + +<p>Peut-être aussi écrivait-il dans une de ces périodes +de demi-persécution où, suspect et contraint, irrité +et intimidé, il se croyait réduit au silence; par exemple, +vers la fin de ses leçons au Paraclet, ou lorsqu'à +Saint-Gildas il s'était fait abbé, ne pouvant plus +être professeur.</p> + +<p>Enfin, nous admettrions, avec M. Cousin, qu'il a +pu faire ou plutôt refaire sa Dialectique dons sa retraite +de Cluni. On sait qu'il y écrivait sans cesse, +et, dans l'ouvrage, il parle des controverses spéculatives +comme de choses bien éloignées, et des leçons +de Roscelin et de Guillaume de Champeaux comme +de souvenirs déjà bien vieux. De plus, il paraît éviter +les hardiesses qui touchent le dogme, il combat +même une opinion sur le Saint-Esprit qu'il avait +soutenue dans sa Théologie<a id="footnotetag461" name="footnotetag461"></a><a href="#footnote461"><sup>461</sup></a>; enfin il veille à se montrer +orthodoxe, bien qu'on ait pu juger tout à l'heure +du progrès réel que l'esprit d'humilité et de pénitence +avait fait en lui. Ce moine faible et souffrant, qu'on +croyait soumis, se plaint de l'envie qui l'a condamné +pour toujours au silence, et en appelle à l'avenir, +qui rendra l'honneur à sa mémoire et à la science +la liberté.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote461" name="footnote461"></a><b>Note 461:</b><a href="#footnotetag461"> (retour) </a> <i>Dialec.</i>, p. 475.</blockquote> + +<p>Dans cette hypothèse, le frère Dagobert serait un +moine de Cluni, son confident, à moins que ce ne +fût son propre frère, comme l'indiquerait la tendresse +avec laquelle il parle de lui et de ses neveux<a id="footnotetag462" name="footnotetag462"></a><a href="#footnote462"><sup>462</sup></a>. +La seule difficulté, c'est que les ouvrages théologiques +contiennent des allusions et des renvois à la +Dialectique, et dans celle-ci les passages correspondants +se retrouvent<a id="footnotetag463" name="footnotetag463"></a><a href="#footnote463"><sup>463</sup></a>. Mais répétons que ce peut +être un composé de traités d'époques différentes, et, +dans les dernières années de sa vie, Abélard peut +avoir revu et rassemblé en corps d'ouvrage toute sa +philosophie. Cette rédaction achevée et arrêtée à +Cluni serait notre Dialectique.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote462" name="footnote462"></a><b>Note 462:</b><a href="#footnotetag462"> (retour) </a> C'est l'opinion de M. Cousin, qui pense qu'Abélard rédigea sa Dialectique +pour l'instruction de ses neveux, «nepotum disciplinae desiderium.» +On peut croire aussi que <i>ces neveux</i> sont la postérité. Mais cependant ces +mots: «Vestri contemplatione mihi blandiente, languor discedit, etc.,» +semblent indiquer qu'il s'adresse à son frère et aux enfants de son frère, +en leur disant: <i>Votre image me rend la force.</i> (Ouvr. inéd., <i>Introd.</i>, p. XXXI +et suiv.—<i>Dial.</i>, p. 229.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote463" name="footnote463"></a><b>Note 463:</b><a href="#footnotetag463"> (retour) </a> <i>Intr. ad. theol.</i>, p. 1125.—<i>Theol. christ.</i>, p. 1341.</blockquote> + +<p>Mais une chose plus positive que nos conjectures, +c'est que nous avons ici un monument à peu près complet +de l'enseignement du vrai fondateur de l'école +philosophique de Paris.</p> + +<p>Il serait infini d'analyser dans son entier un si +grand ouvrage. Il suffit d'exposer avec exactitude +quelques parties fondamentales, dont la connaissance +sera la clé de tout le reste; des citations textuelles +donneront une idée de la manière de l'auteur. +Nous craignons bien qu'on ne trouve encore ces extraits +trop nombreux et trop étendus. Qu'on se rappelle +pourtant que toute cette scolastique n'effrayait +pas Héloïse.</p> + +<p>La première section de la Dialectique, sous ce +titre: <i>Des parties d'oraison</i><a id="footnotetag464" name="footnotetag464"></a><a href="#footnote464"><sup>464</sup></a>, était divisée en trois +livres, répondant à l'Introduction de Porphyre, aux +Catégories et à l'Interprétation d'Aristote. Le premier +livre manque: c'était, je crois, proprement le <i>Livre +des parties</i>; le second, dont les premières pages sont +perdues, traite des catégories ou prédicaments.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote464" name="footnote464"></a><b>Note 464:</b><a href="#footnotetag464"> (retour) </a> <i>Liber Partium</i> (on supplée <i>orationis</i>). En donnant ce nom à un traité sur les préliminaires de la logique, Abélard étendait un peu le sens du mot +<i>partes</i>; il faisait comme ceux qui intituleraient grammaire les éléments de +la philosophie. Car on appelait ordinairement <i>partes</i> ce qu'il fallait apprendre +avant d'étudier <i>artes</i>; c'était la grammaire d'après Priscien, Donat, etc., +et mêlée d'un peu de logique (aujourd'hui, <i>analyse logique</i>). Voyez ces +vers d'Alan de l'Ile: + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i8">Si quis sublimes tendit ad artes,</p> +<p class="i4">Principio partes corde necesse sciat;</p> +<p>Artes post partes veteres didicere magistri.</p> + </div> </div> +(Budd., <i>Observ. Select.</i>, XIX, t. VI, p. 149.)</blockquote> + +<p>La substance est la première des catégories, et le +fond de toutes les autres. Elle tient donc le premier +rang dans la logique, que l'on accuse d'être une +science purement verbale. La substance est aussi l'idée +nécessaire et fondamentale de toute science ontologique; +écartez cette idée, le monde objectif devient +une fantasmagorie vaine. M. Royer Collard a dit quelque +part qu'on peut juger une philosophie sur l'idée +qu'elle donne de la substance; c'est à rectifier cette +idée que Leibnitz a mis son étude, pensant régénérer +avec elle toute la philosophie, et l'idéologie a regardé +comme sa première réforme la proscription même du +mot substance. Commençons l'examen de la doctrine +d'Abélard par la théorie de la substance, non qu'elle +soit originale (il y a bien peu de parties originales +dans la logique de ce temps-là); mais elle est importante, +et peut nous apprendre à saisir et à parler +la langue de la Dialectique.</p> + +<p>On connaît la définition logique de la substance: +«Elle n'est dite d'aucun sujet, elle n'est dans aucun +sujet.» A cette propriété fondamentale il faut joindre +celle-ci: «En restant elle-même, elle peut recevoir +les contraires.» Les substances premières sont +les individus, les substances secondes sont les genres +et les espèces. Ainsi parle Aristote<a id="footnotetag465" name="footnotetag465"></a><a href="#footnote465"><sup>465</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote465" name="footnote465"></a><b>Note 465:</b><a href="#footnotetag465"> (retour) </a> Voyez le chapitre précédent et Arist., <i>Categ.</i>, II.</blockquote> + +<p>Toutes les substances, dit Abélard après lui<a id="footnotetag466" name="footnotetag466"></a><a href="#footnote466"><sup>466</sup></a>, ont +cela de commun de n'être pas dans un sujet, c'est-à-dire +un simple attribut d'un sujet (<i>in subjecto non +esse</i>). Car aucune substance, ou première ou seconde, +n'a d'autre fondement qu'elle-même. Au +reste, la différence est dans le même cas: comme +elle constitue l'espèce, elle n'est pas un simple accident, +elle n'est point fondée dans le sujet à titre +d'accident, <i>non inest in fundamento per accidens</i>; +elle entre dans la substance même de l'espèce. Si +l'on dit l'<i>homme est un animal mortel rationnel</i><a id="footnotetag467" name="footnotetag467"></a><a href="#footnote467"><sup>467</sup></a> (ou <i>raisonnable</i>), la différence <i>raisonnable</i>, qui fait de +l'<i>animal</i> l'espèce <i>homme</i>, n'en est pas séparable +comme un simple accident, car l'espèce disparaîtrait +aussitôt. Les substances secondes sont affirmées +des premières, quand on nomme celles-ci et qu'on +les définit. Il en est de même de la différence; elle +entre dans la définition. L'accident, au contraire, +ne constituant rien dans la substance, lui appartient +extérieurement, et ne saurait être énoncé dans la +définition des substances.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote466" name="footnote466"></a><b>Note 466:</b><a href="#footnotetag466"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars I, p. 174 et seq.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote467" name="footnote467"></a><b>Note 467:</b><a href="#footnotetag467"> (retour) </a> Il faut s'habituer à cette définition [Grec: zoon logikon thnaeton], qui est fondamentale, et qui reviendra sans cesse. Cependant Aristote avait blâmé Platon +d'avoir introduit <i>le mortel</i> dans la définition de l'<i>animal</i> (<i>Topic.</i>, VI, X); +aussi l'attribut <i>mortel</i> est-il souvent négligé ou écarté, notamment dans +Porphyr. Isag., I, II; et Boeth., <i>in Porph.</i>, p. 3 et 61. Mais il se retrouve +ailleurs. (Voyez le même, <i>in Top. Cic.</i>, p. 804 et <i>de Consol.</i>, l. I, p. 898.) +<i>Mortel</i> paraît avoir été admis dans la définition pour distinguer l'homme de +Dieu. Cette définition est expliquée et établie dans Porphyre, Isag., III, +p. 16 et 17 de la traduction.</blockquote> + +<p>Autre propriété des substances: en elles rien de +contraire; ce qui veut dire qu'elles ne sont point +contraires les unes aux autres. Premières ou secondes, +elles admettent les contraires, mais à titre +d'accident; l'<i>homme</i> peut être <i>noir</i> ou <i>blanc</i>; c'est +en ce sens qu'elles ont ce qu'on appelle la susceptibilité +des contraires. Si parfois on dit qu'une substance +est contraire à une autre, c'est qu'elle a des +accidents contraires. Mais aucune substance n'est +en soi dite contraire à une autre substance, si ce +n'est par une autre substance. En effet, d'un côté +on ne peut dire que l'homme soit le contraire d'animal, +de pierre, d'arbre; mais il a des accidents +contraires à ceux de l'animal, de la pierre, de l'arbre; +de l'autre, il peut être contraire par une autre +substance, c'est-à-dire que par la substance <i>animal</i> +qu'il a, l'<i>homme</i> est contraire à la <i>pierre</i>, qui ne l'a +pas. Au reste, ce caractère est commun aux catégories +de quantité et de relation.</p> + +<p>Les substances ne peuvent être comparées; car la +comparaison se fait adjectivement (<i>per adjacentiam</i>), +non substantivement (<i>per substantiam</i>), on n'est +pas plus ou moins <i>homme</i>, comme on est plus on +moins <i>blanc</i>. Cette propriété se retrouve dans la +quantité et ailleurs.</p> + +<p>Quel est donc exclusivement le propre de la substance? +C'est qu'étant seule et même en nombre +(<i>un même</i> numériquement, <i>idem numero</i>), elle peut +recevoir les contraires. Cela provient de ce qu'elle +est susceptible d'accidents; elle en est le fondement +ou le soutien. Elle ne reçoit pas les contraires en +formation (<i>in formatione</i>), comme une forme qui la +constitue, qui la différencie, qui détermine son essence. +Car la susceptibilité des contraires n'appartiendrait +plus à la substance seule. La blancheur, +par exemple, simple qualité, admet les formes contraires +de la clarté ou de l'obscurité, et ne cesse +pas d'être la blancheur. La substance <i>homme</i> qui +recevrait la <i>rationnalité</i> et son contraire cesserait +d'être la même substance; mais elle peut persister +en recevant des accidents contraires. Tous les accidents +sont <i>en sujet (in subjecto)</i>, c'est-à-dire peuvent +être attribués à un sujet.</p> + +<p>Aristote dit que la substance est susceptible des +contraires, <i>en vertu d'un changement en elle-même</i>, +c'est-à-dire moyennant un changement dans le temps; +ainsi le froid devient chaud<a id="footnotetag468" name="footnotetag468"></a><a href="#footnote468"><sup>468</sup></a>. L'addition de cette +détermination paraît superflue. Elle avait apparemment +pour but d'exclure la pensée et l'oraison, qui +semblent admettre les contraires, pouvant être vraies +ou fausses en des temps divers, sans cependant +changer en elles-mêmes. <i>Socrate est assis</i>; vous le +pensez et vous le dites: pensée et proposition vraies +qui peuvent, en restant les mêmes, devenir fausses +si Socrate se lève. Mais ce n'est pas là l'effet d'un +<i>changement de soi</i>, c'est-à-dire d'un changement intrinsèque +de la pensée ou de la proposition. Aristote +n'aura inventé sa restriction que pour se délivrer +des objections d'un adversaire importun. En effet, +la proposition <i>Socrate est assis</i>, vraie pendant que +Socrate est assis, n'est plus la même quand il est +levé. Ce qui est <i>dit ensemble</i>, c'est-à-dire avec autre +chose, ne peut, étant seul, être appelé intégralement +la même chose; car ce qui est avec ce qui +n'est pas ne forme pas une essence. La proposition +<i>Socrate est assis</i> dite de Socrate assis n'est pas le +même tout que la même proposition dite de Socrate +debout: elle a donc changé. Si cependant l'on veut +ne voir l'essence de la proposition que dans ses termes, +ce qui est plus usité, la proposition est la même, +elle n'a point changé, mais aussi elle n'a point admis +de contraires. Le fait que Socrate est réellement +assis ou levé ne touche point à l'essence de la proposition; +c'est ce qu'on appelle une apposition ou +circonstance externe. Dans ce sens-là, bien d'autres +choses que les substances admettraient les contraires, +mais des contraires qui ne leur appartiendraient +pas proprement. Les substances aussi en +ont de ce genre qu'elles ne reçoivent pas d'elles-mêmes, +mais de ce qui est autre qu'elles, et qui +proviennent du changement des faits extérieurs et +des objets étrangers. Par exemple, il y en a qui disent +que l'oraison n'est que l'air faisant du bruit +(Roscelin); alors dans l'espèce, suivant que Socrate +serait assis ou levé, l'air serait vrai ou faux. La +substance de l'air aurait-elle donc été modifiée, +aurait-elle vraiment reçu des contraires? non, sans +doute. La proposition n'est pas modifiée davantage +dans les accidents de son essence, quelle qu'elle +soit, et l'objection est sans valeur.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote468" name="footnote468"></a><b>Note 468:</b><a href="#footnotetag468"> (retour) </a> <i>Categ.</i>, V, XXI-XXV.</blockquote> + +<p>On a soutenu cependant que les substances étaient +changées en soi par les contraires, et par les contraires +seulement, parce que, pouvant être sujets de +tout, recevoir toutes sortes d'accidents, elles sont +mobiles et instables dans leurs formes. Mais les +formes qui ont besoin pour subsister d'adhérer aux +substances, ne sont jamais mues ou changées en +elles-mêmes dans ces substances; elles le sont par +la mobilité des substances mêmes, dont la nature +est d'être également sujettes à différentes formes, +et de ne point périr quand les formes changent. +Prenez la blancheur, elle peut recevoir la clarté et +l'obscurité, parce que telle est la nature de la substance, +sujet de la qualité de blancheur, mais comme +blancheur elle ne change pas.</p> + +<p>Ainsi les substances peuvent être changées en soi, +et non dans leurs formes; car lorsque les formes +reçoivent des contraires, c'est que la substance qui +les soutient change et passe par les contraires.</p> + +<p>Après la substance vient la quantité<a id="footnotetag469" name="footnotetag469"></a><a href="#footnote469"><sup>469</sup></a>. On ne peut +penser à une substance sans concevoir une quantité, +car toute substance est nécessairement une ou +plusieurs. Comme l'on considère souvent la matière +sans ses qualités, la quantité a été mise avant la +qualité. Cependant il y a des qualités tellement substantielles +qu'elles sont inséparables des substances, +ce sont les différences. Mais enfin tel est l'ordre +établi par l'autorité<a id="footnotetag470" name="footnotetag470"></a><a href="#footnote470"><sup>470</sup></a>. La quantité d'ailleurs offre +cette analogie avec la substance que, comme elle, +elle n'admet en soi ni contrariété ni comparaison.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote469" name="footnote469"></a><b>Note 469:</b><a href="#footnotetag469"> (retour) </a> <i>Dial.</i> pars I, p. 178.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote470" name="footnote470"></a><b>Note 470:</b><a href="#footnotetag470"> (retour) </a> Cet ordre n'est pas invariable dans Aristote. Voy. <i>Categ.</i>, IV, et <i>Analyt. post.</i>, I, XXII.</blockquote> + +<p>La quantité est la chose suivant laquelle le sujet +est mesuré: on pourrait donc lui donner le nom +plus connu de mesure. Elle est simple comme le +point, l'unité, l'instant ou moment indivisible, l'élément, +la voix indivisible et le lieu simple; ou bien +elle est composée, comme la ligne, la superficie, le +corps, le temps, le lieu composé, l'oraison et le +nombre.</p> + +<p>Les quantités simples ou indivisibles n'étant pas +accessibles aux sens, ne servent pas à la mesure; +c'est l'office des quantités composées qui sont ou +discrètes, ou continues. Guillaume de Champeaux +appelait les quantités simples, des natures spéciales, +parce qu'elles sont les seules qui naturellement manquent +de parties, et les composées, des composés +individuels ou individus composés, lesquels ne sont +pas uns naturellement; exemple, un troupeau ou un +peuple. Il ajoutait que les noms de ligne, superficie, +etc., sont plutôt pris (<i>sumpta</i>, abstraits) de +certaines collections ou combinaisons qu'ils ne sont +vraiment substantifs ou noms de substances.</p> + +<p>Ici Abélard traite du point, et il donne sur le +point et les quantités qu'il engendre les notions préliminaires +de la géométrie. Il n'est arrêté que par +une objection de Boèce, qui ne veut pas que le point +ajouté à lui-même constitue la ligne, parce que rien +ajouté à rien ne produit rien. Il avoue qu'il ne connaît +pas la solution de cette difficulté, quoiqu'il en +ait entendu bon nombre de la bouche des arithméticiens, +«étant lui-même tout à fait ignorant de cette +science.» Il donne cependant la solution de son +maître, c'est-à-dire de Guillaume de Champeaux. En +quelque lieu qu'une ligne soit coupée, à l'extrémité +de chacune de ses sections apparaissent des points, +qui étaient auparavant en contact; donc, sur toute +la ligne, il y a des points. Ces points sont de l'essence +de la ligne, sinon les parties de la ligne ne +seraient pas continues, puisque ce sont les points +qui se touchent. Ceux-ci seraient alors interposés et +briseraient la continuité de la ligne<a id="footnotetag471" name="footnotetag471"></a><a href="#footnote471"><sup>471</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote471" name="footnote471"></a><b>Note 471:</b><a href="#footnotetag471"> (retour) </a> L.c., p. 182.—Arist., <i>Cat.</i>, VI.—Boeth. <i>in Praed.</i>, p. 148.</blockquote> + +<p>Parmi les quantités composées se distingue le +temps; c'est une quantité continue, car ses parties +se succèdent sans intervalle. On objecte que ces parties, +toujours en transition, toujours instables, ne +sont pas plus continues que celles d'une oraison, +lesquelles se succèdent sans continuité. Mais la succession +de celles-ci est notre oeuvre, et la succession +des parties du temps est naturelle; nous ne pouvons, +nous, produire une continuité telle qu'il n'y ait quelque +distance entre ses éléments. Les parties du temps +sont les unes simples, ce sont les instants, et les autres +composées, ce sont les composés de ces moments +indivisibles. Le temps est donc une quantité +continue dans le sujet par la succession des parties. +C'est par le temps que tout se mesure: toutes les +choses ont donc en soi leurs temps, qui sont comme +leurs mesures. Ainsi l'on ne doit pas concevoir la +continuité d'un temps composé dans des choses différentes, +quoiqu'on puisse percevoir en elles des +parties coexistantes; mais il faut admettre dans un +même sujet des moments qui se succèdent comme +une eau qui coule. Les choses se mesurent, quant à +leurs temps, à l'aide d'une action horaire, diurne, +ayant enfin une certaine durée, et dont les parties +ne sont pas permanentes, mais passent avec celles +du temps. Toutes les choses ayant leurs temps, c'est-à-dire, +leurs heures, jours, mois, etc., de durée, +tous ces temps réunis forment un seul jour, un seul +mois, etc., enfin un seul temps.</p> + +<p>Le temps est un tout qui diffère de tous les autres. +Dans ceux-ci, posez le tout, vous posez la partie, et +la destruction de la partie détruit en partie le tout; +mais vous pouvez détruire le tout sans détruire la +partie, et en posant la partie, vous ne posez pas le +tout. C'est l'inverse pour le temps. Ainsi, s'il y a +maison il y a muraille, sans conversion, c'est-à-dire, +sans réciprocité; car on ne peut dire s'il y a +muraille, il y a maison. Au contraire, s'il y a la première +heure du jour, il y a jour, et la proposition inverse +n'est pas vraie. Abélard accepte ces distinctions, +qui sont de tradition; toutefois il observe que +sous le nom de jour on entend douze heures prises +ensemble, et dont aucune ne peut exister, si une +seule n'existe pas. On en conclut que cette proposition: +<i>Le jour existe</i>, ne peut jamais être vraie, les +douze heures ne pouvant jamais exister ensemble; +cela est exact; mais parlant figurativement, nous +disons, comme le jour existe par partie, qu'une +partie est une partie du jour. Proprement, on ne +peut appeler un tout, ce dont il n'existe jamais qu'une +partie; mais souvent nous prenons comme un entier +ce qui n'en est pas un véritablement, et nous adaptons +des noms à des choses comme si elles existaient, +quand nous voulons en faire comprendre quoi que +ce soit. Tels sont les noms de passé et de futur, que +nous employons, lorsque nous voulons en donner +quelque idée ou mesurer quelque chose par leur +moyen, quoiqu'ils ne soient pas même des temps. +Car ils ne sont point des quantités, n'étant dans aucun +sujet, et ils ne sont dans aucun sujet, puisqu'ils +ne sont pas. «Le temps qui fut ou qui n'est pas encore +ne devrait pas plus être appelé temps que le +cadavre humain ne doit être appelé homme.» Seulement +une chose passée a précédé la présente, +comme la présente précède la chose à venir. Des +temps de chaque chose nous composons le temps, et +le temps présent est le terme commun du passé et de +l'avenir.</p> + +<p>Le nombre a pour origine l'unité, il est une collection +d'unités. Deux unités font le binaire, trois le +ternaire, etc. Tous ces nombres, suivant Guillaume +de Champeaux, n'étaient pas des espèces du nombre, +n'avaient pas le nombre pour genre, puisqu'un nombre +ne pouvait être une chose une, une essence. Un +habitant de Rome et un habitant d'Antioche font le +binaire ou le nombre deux. Est-ce donc une chose +que ce qui se compose de deux choses si distinctes +et si distantes? Ainsi, disait-il, tout nom de nombre, +le binaire, le ternaire, sont des noms pris des +collections d'unité, <i>noms pris, sumpta</i>, ou, si l'on +veut, abstraits. Abélard voit à cela quelque difficulté +et trouve plus à propos de dire que le nombre +est un nom substantif et particulier de l'unité, qui +signifie également unité au singulier et au pluriel. +Binaire, ternaire et les autres nombres, seront des +noms du pluriel. «Ceux qui croient que dans les +noms d'espèces ou de genres, sont contenues non-seulement +les choses unes de nature (les individus), +mais encore celles qui sont substantiellement +(mieux, <i>substantivement</i>) désignées par ces +noms, pourront appeler peut-être les noms de +nombre des espèces, attendu qu'ils suivent plus la +logique dans le choix, des noms que la physique +dans la recherche de la nature des choses.» Ceci +s'adresse, comme on le voit, aux réalistes.</p> + +<p>Comme le nombre, l'oraison est une quantité. +Aristote appelle oraison les sons, ou, si l'on veut, les +voix significatives, lorsqu'elles sont proférées en combinaison +avec l'air lui-même. «Cependant,» dit +Abélard, «le système de notre maître voulait, je +m'en souviens, que l'air seul, à proprement parler, +fût entendu, résonnât et signifiât, étant seul frappé, +et qu'on ne dît de ces sons qu'ils sont entendus +ou significatifs qu'en tant qu'ils sont adjacents +à l'air ou plutôt aux parties d'air entendues ou +significatives. Mais, à ce sens, on pourrait soutenir +que toute forme de l'air, fût-ce sa couleur, est +entendue et signifiée.» Proprement, le son n'est +entendu et ne signifie qu'autant que par le battement +de l'air il est produit dans l'air et rendu par ce +même air sensible aux oreilles. Par les sens nous +percevons les formes des substances, par l'ouïe nous +recevons et sentons le son proféré.</p> + +<p>On demande quand cette oraison ou proposition: +<i>L'homme est un animal</i>, laquelle n'a point de parties +permanentes, devient significative; est-ce au commencement, +au milieu, à la fin? La signification +n'est accomplie qu'au dernier point du prononcé. +En vain dit-on qu'il faut alors que les parties qui +ne sont plus signifient, parce qu'autrement il n'y +aurait que la dernière lettre de significative. Ce n'est +qu'après que la proposition est toute prononcée que +nous en tirons une pensée; nous la comprenons en +rappelant à la mémoire les parties proférées immédiatement +auparavant. C'est par l'intelligence et la +mémoire que nous constatons une signification. Dire +que l'oraison proférée signifie, ce n'est pas lui attribuer +une forme essentielle, qui serait la signification; +mais c'est reconnaître à l'âme de l'auditeur +une compréhension opérée à la suite de l'oraison +prononcée. Quand nous disons: <i>Socrate court</i>, le +sens ou la signification paraît n'être que la conception +produite, après la prononciation, dans l'âme d'un +auditeur. Ainsi la proposition: <i>La chimère est concevable</i><a id="footnotetag472" name="footnotetag472"></a><a href="#footnote472"><sup>472</sup></a>, +se comprend figurativement, non qu'elle attribue +à aucune chose la forme de la chimère ou ce qui +n'est pas, mais parce qu'elle produit une certaine +pensée dans l'âme de celui qui pense à la chimère. +Si donc, par la signification d'un nom, nous n'entendons +point une forme essentielle, mais seulement +ce qui engendre un concept, l'oraison significative +sera celle qui fait naître une idée dans l'intelligence. +Le nom de <i>signifiant</i> ou <i>significatif</i> est pris de la cause +plutôt que d'une propriété; il convient à ce qui est +cause qu'un concept se produise dans l'esprit de +quelqu'un.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote472" name="footnote472"></a><b>Note 472:</b><a href="#footnotetag472"> (retour) </a> <i>Chimaera est opinabilis</i> (p. 192). <i>Opinabilis</i> vaut mieux que <i>concevable</i>, +l'<i>opinatio</i> ([Grec: doxa]) étant précisément la pensée à son moindre degré, la pensée +de ce qui n'est pas. (Arist., <i>Hermen.</i>, XI; <i>Boet., De Interp.</i>, p. 423.) Au reste +cet exemple de la chimère, la question de savoir comment on pouvait concevoir +ou nommer le chimérique, le centaure, l'hirco-cervus ([Grec: Tragelaphos]. +<i>Hermen.</i>, I, 1), occupait beaucoup les scolastiques. Voyez sur <i>chimaera intelligitur</i> +le c. VII.</blockquote> + +<p>Après la quantité, on prévoit qu'Abélard passe +aux autres catégories; seulement il change l'ordre +d'Aristote, et arrive immédiatement à celles qu'on +appelle <i>quand</i> et <i>où</i>. Sur l'une et l'autre il se fait cette +question: Les catégories ou prédicaments sont ce +qu'on a nommé les genres ou généralités par excellence, +les genres les plus généraux, ce qu'il y a de +plus général, <i>generalissima</i>. Or, <i>où</i> et <i>quand</i> ne semblent +pas tels, puisqu'ils ne paraissent pas être des +premiers principes; <i>où</i> naît du lieu, <i>quand</i> vient du +temps. Mais les principes premiers ne sont premiers +que par la matière et non par la cause. Car si par +principe on entend cause, la substance sera le principe +des autres prédicaments, puisque c'est en elle +que tous se réalisent, et qu'étant soutenus par elle, +c'est d'elle, sans nul doute, qu'ils tiennent l'être<a id="footnotetag473" name="footnotetag473"></a><a href="#footnote473"><sup>473</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote473" name="footnote473"></a><b>Note 473:</b><a href="#footnotetag473"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars I, p. 199.</blockquote> + +<p>Cette observation est importante, mais Abélard ne +la pousse pas plus loin. Elle le met cependant sur la +voie de la distinction à faire entre la dialectique et +l'ontologie, qu'il appelle la logique et la physique, +c'est-à-dire entre la science des conceptions de l'être +et celle de la nature des êtres. L'une est au vrai sens +du mot une idéologie, et, jusqu'à un certain point, +une hypothèse; l'autre est la connaissance de la réalité, +ou cet empirisme transcendant qui donne les +choses et non des abstractions. Cette distinction est +souvent entrevue par les scolastiques; ils y font, en +passant, allusion; et s'ils n'insistent pas, peut-être +pensaient-ils qu'elle allait sans dire. Mais plus souvent +encore ils ont l'air de l'oublier ou de la méconnaître; +et prenant au sérieux toute leur géométrie +intellectuelle, toute cette science de convention, ils +semblent mettre une ontologie factice à la place de +la véritable, réaliser les abstractions, matérialiser les +êtres de raison et faire vivre l'esprit dans un monde +composé d'apparences et peuplé de fantômes. C'est +cette ontologie qui a décrié la scolastique et compromis +le nom même d'ontologie, au point que dans +un grand nombre d'esprits cette science est devenue +le synonyme de l'hypothèse et de la chimère.</p> + +<p>Abélard, quoiqu'il passe en revue les dix catégories, +n'épuise pas la matière. Il donne pour raison +que l'autorité n'a laissé de la plupart des prédicaments +qu'une énumération. Aristote, en effet, ne +parle avec détail que des quatre premiers. «Aristote,» +ajoute-t-il, «au témoignage de Boèce, a +traité avec plus de profondeur et de subtilité des +prédicaments <i>ubi</i> et <i>quando</i> dans ses <i>Physiques</i>, et +de tous dans ceux de ses livres qu'il appelle <i>les +Métaphysiques</i>. Mais ces ouvrages, aucun traducteur +ne les a encore appropriés à la langue latine, +et voilà pourquoi la nature de ces choses nous +est moins connue<a id="footnotetag474" name="footnotetag474"></a><a href="#footnote474"><sup>474</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote474" name="footnote474"></a><b>Note 474:</b><a href="#footnotetag474"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 200. La Physique et la Métaphysique n'étaient donc pas +traduites ni étudiées. Les manuscrits grecs, dont on pouvait connaître +l'existence, étaient comme non avenus. Boèce nomme ces ouvrages dans son +commentaire sur les catégories (p. 190), mais il cite aussi au même endroit +le traité d'Aristote sur la génération et la corruption, et comme il en +cite le titre en grec, Abélard l'omet.</blockquote> + +<p>On voit ce qu'était dès lors Aristote. La science se +mesurait à la portion connue de ses ouvrages. Cependant +il est remarquable qu'Abélard montrait pour +Platon, qu'il connaissait si peu, plus de déférence +encore et de penchant. A propos de la relation, il rappelle, +sur la foi de Boèce, que Platon avait donné une +définition reçue, puis critiquée et réformée par Aristote. +Cette définition portait que les relatifs sont les +choses qui peuvent être assignées les unes aux autres +d'une façon quelconque par leurs propres, comme un +nom assigné à un autre par le génitif. Mais Aristote, +en examinant mieux cette définition, la trouva trop +large. «Il osa corriger l'erreur de son maître, et se fit +le maître de celui dont il se reconnaissait le disciple.» +Il donna donc cette définition: «Il y a relation +quand une chose n'est que par rapport à une +autre;» c'est-à-dire quand une chose n'existe que +par une autre<a id="footnotetag475" name="footnotetag475"></a><a href="#footnote475"><sup>475</sup></a>. Beaucoup de choses peuvent être +rapportées à d'autres sans que l'être des unes dépende +de l'être des autres. <i>Le boeuf de cet homme</i> +n'exprime pas un rapport pareil à celui qui est exprimé +par <i>l'aile de l'ailé</i>, car sans <i>aile</i> il n'y a plus +d'<i>ailé</i>, et <i>l'homme</i> existe sans <i>le boeuf</i>. Si la définition +de Platon, convenant à tous les rapports, est +trop large, on a trouvé celle d'Aristote trop étroite, +et l'on a dit qu'elle n'embrassait point la relation +dans sa plus grande généralité. «Mais,» observe +Abélard, «si nous nous hasardons à blâmer Aristote +le prince des péripatéticiens, quel autre +adopterons-nous donc?» et il s'applique à justifier +le maître qui lui reste.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote475" name="footnote475"></a><b>Note 475:</b><a href="#footnotetag475"> (retour) </a> Je traduis ici les deux définitions sur le texte d'Abélard (<i>Dial</i>., +p. 201), l'une: «Omnia illa <i>ad aliquid</i> quaecumque ad se invicem assignari +per propria quoque modo possent. (Platon?) Sunt ea <i>ad aliquid</i> quibus est +hoc ipsum esse ad aliud se habere.» (Aristote.) Boèce, qui nous apprend +qu'on croyait la première définition de Platon, les donne toutes deux plus +clairement et plus correctement:—«1° <i>Ad aliquid</i> dicuntur quaecumque +hoc ipsum quod sunt aliurum esse dicuntur, vel quomodo libet aliter ad +aliud.—2° Sunt <i>ad aliquid</i> quibus hoc ipsum esse est <i>ad aliquid</i> quodam +modo se habere.» (<i>In Praed</i>., p. 155 et 169.) M.B. Saint-Hilaire traduit +d'une manière plus conforme au texte d'Aristote en disant: 1° «On appelle +relatives les choses qui sont dites, quelles qu'elles soient, les choses d'autres +choses, ou qui se rapportent à une autre chose, de quelque façon différente +que ce soit.—2° Les relatifs sont les choses dont l'existence se confond +avec leur rapport quelconque à une autre chose.» (T. I, <i>Catég.</i>, +c. vii, p. 81 et 91.) Voici l'original: 1° [Grec: Pros ti de ta toiauta legetai, osa +auta aper estin, heteron einai legetai, ae hoposoun allos pros heteron.]—2° [Grec: Esti ta pros ti, ois to einai tauton esti to pros ti pos echein.] (<i>Cat</i>., +VII, vii, 1 et 24.)</blockquote> + +<p>«Nous avons,» dit-il en terminant, «dans tout ce +que nous venons d'enseigner sur la relation, suivi +principalement Aristote, parce que la langue latine +s'est particulièrement armée de ses ouvrages +et que nos devanciers ont traduit ses écrits du grec +en cette langue. Et nous peut-être, si nous avions +connu les écrits de son maître Platon sur notre art, +nous les adopterions aussi, et peut-être la critique +du disciple touchant la définition du maître paraîtrait-elle +moins juste. Nous savons en effet qu'Aristote +lui-même dans beaucoup d'autres endroits, +excité peut-être par l'envie, par le désir de la renommée, +ou pour faire montre de science, s'est +insurgé contre son maître, ce premier chef de +toute la philosophie, et que, s'acharnant contre ses +opinions, il les a combattues par certaines argumentations +et même par des argumentations sophistiques; +comme dans ce que nous rapporte +Macrobe au sujet du mouvement de l'âme<a id="footnotetag476" name="footnotetag476"></a><a href="#footnote476"><sup>476</sup></a>. De +même, ici peut-être s'est-il glissé quelque malveillance, +soit qu'Aristote n'ait pas été juste dans +sa manière de prendre la doctrine de Platon sur la +relation, soit qu'il expose mal le sens de la définition +et y ajoute de son fonds des exemples mal +choisis, afin de trouver quelque chose à corriger. +Mais puisque notre latinité n'a pas encore connu +les ouvrages de Platon sur cet art, nous ne nous +ingérons pas de le défendre en choses que nous +ignorons. Nous pouvons cependant faire un aveu, +c'est qu'à considérer plus attentivement les termes +de la définition platonique, elle ne s'écarte pas de +la pensée d'Aristote.» Lorsqu'il a dit: «Les relatifs +sont des relatifs en ce qu'ils sont choses des autres +choses,» il a regardé moins à la construction des mots, +qu'à la relation naturelle des choses. Il ne s'agit pas, +en effet, d'une attribution quelconque, verbale, accidentelle, +mais substantielle. Ce qui est assigné par +possession n'est pas relatif dans le sens technique, +car ce n'est pas ce qui accompagne naturellement le +sujet, ce qui en dépend substantiellement. Le boeuf +d'un homme, n'est que le boeuf possédé par un +homme. Une chose est relative à une autre, elle est +<i>ad aliquid</i>, lorsqu'elle est <i>d'une autre</i>, en ce sens +qu'elle en dépend, comme la paternité et la filiation +dépendent mutuellement l'une de l'autre. Sans doute +cette relation est exprimée par le génitif, ce qui est +<i>d'un</i> autre, <i>quod est aliorum</i>; mais le génitif n'exprime +pas uniquement la simple assignation de ce qui +est possédé à ce qui possède, il énonce aussi la relation +de dépendance essentielle, comme lorsqu'on dit: +Le père est le père du fils. Dans cette proposition, on +peut entendre également et que la substance du père +est dans un certain rapport avec le fils ou que les +deux substances se concernent, et qu'il y a du père +au fils une relation nécessaire qui fait que l'un ne +peut être sans l'autre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote476" name="footnote476"></a><b>Note 476:</b><a href="#footnotetag476"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 206. A la manière dont parle Abélard, il paraît avoir connu le texte même de Macrobe. (<i>In somn. Scip.</i>, l. II, C. XIV.)</blockquote> +<p>L'étude des autres catégories, même celle de +qualité, nous apprendrait peu de chose, et nous +passons au livre III.</p> + +<p>La seconde partie de l'Organon est le traité <i>super +periermenias</i>, comme l'appelle Abélard, qui n'était +pas le seul à prendre ce titre pour un seul mot: +[Grec: Ermaeneia], Hermeneia; <i>de Interpretatione</i>, comme disent +les premiers traducteurs; <i>du langage</i> ou <i>de la +proposition</i>, comme dit le dernier traducteur de la +Logique. Dans la Dialectique d'Abélard, qui est son +Organon, la première partie est terminée par un +livre <i>de Interpretatione</i>, qui succède aux <i>Prédicaments</i>, +et ce livre III est, à beaucoup d'égards, +comme dans Aristote, une grammaire générale<a id="footnotetag477" name="footnotetag477"></a><a href="#footnote477"><sup>477</sup></a>. +Là sont véritablement traitées les parties du discours, +et notamment le nom et le verbe. Cependant +on y remarque quelque dissidence sur les questions +communes entre les dialecticiens et les grammairiens, +et Abélard se prononce en général pour les +premiers. Il serait impossible de le suivre dans le +détail de ses recherches sur les mots, et nous marcherons +ici rapidement.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote477" name="footnote477"></a><b>Note 477:</b><a href="#footnotetag477"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars I, l. III, p. 209, 226.—<i>De la Log. d'Arist.</i>, t. I, p. 183.—<i>Log. d'Arist.</i>, trad. par le même, t. I, p. 147.</blockquote> + +<p>Guillaume de Champeaux est souvent cité. Il paraît +évident qu'il avait touché à toutes les parties +de la dialectique, et produit, sur maintes questions, +des vues nouvelles qui ne manquent pas de +subtilité. De ces questions, celle qui semble le plus +occuper Abélard, est la question de savoir ce que +c'est que la signification des mots. On a déjà vu +tout à l'heure qu'il entend par <i>signifier</i> produire +une idée. C'est une conséquence que pour juger de +la signification des mots, il faut moins regarder aux +mots qu'à l'intelligence de l'auditeur. Soit donc posée +la question: Un nom signifie-t-il tout ce qui est +dans la chose à laquelle le nom a été imposé, ou +bien seulement ce que le mot même dénote et ce +qui est contenu dans l'idée qu'il exprime? Abélard +se décide pour cette dernière opinion, qui était celle +d'un certain Garmond<a id="footnotetag478" name="footnotetag478"></a><a href="#footnote478"><sup>478</sup></a> contre Guillaume de Champeaux; +le premier s'appuyant sur la raison, tandis +que le second semblait appuyé par l'autorité. Ainsi +l'on ne peut accorder au dernier que le nom d'un +genre signifie l'espèce, quoique l'espèce soit dans +le genre, ni que le nom abstrait désigne le sujet de +l'accident qu'il exprime, quoique l'accident soit +dans le sujet et n'en puisse être séparé. Chacun de +ces noms ne signifie que l'idée qu'il excite dans +l'esprit; ainsi quoique les hommes soient des +animaux, le nom d'animal ne signifie point homme, +parce qu'il ne produit pas l'idée d'homme. Encore +moins de ce que l'homme est blanc, suit-il que +<i>blanc</i> désigne l'<i>homme</i>. Il y a dans cette opinion de +Garmond, adoptée par Abélard, contre le sens apparent +de quelques mots d'Aristote et de Boèce, une +tendance louable à subordonner la dialectique à la +psychologie.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote478" name="footnote478"></a><b>Note 478:</b><a href="#footnotetag478"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 210. Ce Garmond est inconnu.</blockquote> + +<p>Nous ne dirons rien de plus sur cette première +partie. Elle ne contient pas de grandes nouveautés; +mais ce que nous en avons extrait donne une certaine +idée de la manière d'Abélard, ainsi que de +l'ouvrage qu'il nous a laissé et de la science qu'il +professait. Il refait la logique après Aristote et +d'après ce qu'il sait d'Aristote. Il explique, commente, +développe les idées de l'autorité, et quelquefois +expose et discute les objections et les nouveautés +qui se sont postérieurement produites: c'est +alors qu'il donne du sien. Encore est-il difficile de +distinguer ce qui peut se rencontrer d'original dans +ce qu'il n'emprunte pas à Porphyre et à Boèce. On +ne saurait avec certitude attribuer de la nouveauté +qu'aux opinions qu'il présente comme celles de son +maître, c'est-à-dire de Guillaume de Champeaux, +et de l'originalité qu'à celles qu'il exprime, quand +il réfute et remplace ces opinions. Somme toute, +ce qui est à lui, c'est moins le fond des doctrines +que la discussion.</p> + + + + +<h3>CHAPITRE IV.</h3> + +<h3>SUITE DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD.—<I>Dialectica</i>, DEUXIÈME PARTIE, +OU LES PREMIERS ANALYTIQUES.—DES FUTURS CONTINGENTS.</h3> + + +<p>La théorie de la proposition et du syllogisme catégorique +est la base de la logique proprement dite; +et l'on ne s'étonnera pas que dans la seconde partie +de son ouvrage<a id="footnotetag479" name="footnotetag479"></a><a href="#footnote479"><sup>479</sup></a>, Abélard l'ait exposée avec étendue. +Ici les idées originales, les opinions caractéristiques +continuent d'être fort rares. Il est difficile d'innover +dans cette mathématique immuable qu'Aristote a +probablement créée et certainement fixée pour jamais. +Encore aujourd'hui, quiconque traite de la +proposition ou du syllogisme, répète Aristote. Sous +ce rapport, il est encore et il demeurera <i>l'autorité</i>. +En exposant avec beaucoup de détails des idées pour +la plupart communes à tous les dialecticiens du +moyen âge, en n'y apportant de particulier qu'une +subtilité minutieuse et toujours beaucoup d'esprit, +Abélard s'efface et se laisse oublier. Je me trompe +cependant; voulant quelque part montrer, par un +exemple, qu'il y a des termes qui ont un sens arbitraire +et des noms qui ne rendent que l'intention +de celui qui les a donnés, il a dit ces mots: «Le nom +d'Abélard ne m'a été donné qu'afin d'indiquer qu'il +s'agit de ma substance<a id="footnotetag480" name="footnotetag480"></a><a href="#footnote480"><sup>480</sup></a>.» Ailleurs, peut-être, il +ne se désigne pas moins, ou plutôt il se trahit, lorsque, +voulant énumérer les diverses classes d'oraisons, +il donne pour exemple de l'impérative cet +ordre d'un maître: <i>Prends ce livre</i>; pour exemple de +la déprécative: <i>Que mon amie s'empresse</i>; pour exemple +enfin de la désidérative, ces mots que nous ne +traduisons pas: <i>Osculetur me amica</i><a id="footnotetag481" name="footnotetag481"></a><a href="#footnote481"><sup>481</sup></a>. Est-ce à Cluni +qu'il écrivit ces mots?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote479" name="footnote479"></a><b>Note 479:</b><a href="#footnotetag479"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars II, in III l., p. 227-323.—Abélard appelle cette partie <i>Analytica priora</i>, titre de la troisième partie de l'Organon. Seulement dans +Aristote, cette troisième partie ne traite point de l'oraison ni de la proposition, +ni par conséquent de l'affirmation et de la négation, etc., tout cela +ayant trouvé en place dans l'<i>Hermeneia</i>. Les Analytiques premiers ou premières +roulent exclusivement sur l'analyse du syllogisme; et Abélard, en +conservant le titre, aurait dû conserver la division. Au reste, il n'avait +pas sous les yeux les Analytiques d'Aristote, et il était principalement guidé +par le traité de Boèce sur le syllogisme catégorique; c'est cet ouvrage qui, +soit par son introduction (Boeth. <i>Op.</i>, p. 558), soit par son premier livre +(<i>id.</i>, p. 580), lui a donné l'exemple de joindre à la théorie du syllogisme +tout ce qui concerne l'oraison et la proposition.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote480" name="footnote480"></a><b>Note 480:</b><a href="#footnotetag480"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars I, l. III, p. 212.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote481" name="footnote481"></a><b>Note 481:</b><a href="#footnotetag481"> (retour) </a> <i>Dial</i>., pars II, p. 234 et 236.—Accipe codicem.—Festinet amica.</blockquote> + +<p>C'est dans cette partie de la philosophie que la +science paraît le plus abstraite, le plus étrangère aux +réalités, et ce sont surtout les opinions d'Abélard +sur le fond des choses qui excitent notre curiosité. +Nous avons dit et nous verrons mieux encore par +la suite que ce fond des choses n'est pas toujours +aussi étranger qu'il le semble à la pensée du philosophe +et même du dialecticien. Mais il est un point +de la théorie de la proposition où Abélard fait cesser +jusqu'à cette apparence, et dans une digression heureuse, +donne un des plus remarquables exemples de +l'application de la dialectique à la métaphysique. +C'est là un procédé de la science comparable, sous +plusieurs rapports, à l'application de l'algèbre à la +géométrie; et comme il s'agit d'une question importante, +sur laquelle Abélard s'est fait une renommée, +de la question du libre arbitre, nous reproduirons +ses idées avec un peu de développement.</p> + +<p>Pour bien comprendre la question, il faut remonter +à la théorie de la proposition. Elle se définit: une +oraison qui signifie le vrai ou le faux. La signification +de la proposition est susceptible de fausseté ou +de vérité, tant par rapport aux conceptions que par +rapport aux choses. Dans la proposition: <i>Socrate +court</i>, ce ne sont pas les conceptions de <i>Socrate</i> et +de <i>course</i> que nous entendons combiner; c'est la +chose <i>course</i> que nous voulons combiner à la chose +<i>Socrate</i>, et la conception que nous provoquons dans +l'esprit de celui qui nous écoute est une conception +de réalité.</p> + +<p>La proposition, en tant qu'elle porte sur les conceptions, +n'a presque aucune conséquence nécessaire, +elle en a de nombreuses, en tant qu'elle porte +sur les choses mêmes. En prononçant une proposition, +on a ou l'on n'a pas de certaines conceptions, +et toutes celles que la logique tirerait des termes de +la proposition, ne nous sont pas nécessairement présentes +à l'esprit. De la chose même énoncée par la +proposition, naît au contraire plus d'une conséquence +obligée. Si je pense que tout homme est un +animal, je ne pense pas nécessairement que l'homme +est un corps; mais du fait que tout homme est un +animal, résulte nécessairement le fait que l'homme +est un corps; d'où cette règle, vraie pour les choses, +fausse pour les idées: «Si l'antécédent existe dans +la réalité, il est nécessaire que le conséquent existe +dans la réalité<a id="footnotetag482" name="footnotetag482"></a><a href="#footnote482"><sup>482</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote482" name="footnote482"></a><b>Note 482:</b><a href="#footnotetag482"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars II, p. 237 et seqq.—La liaison de l'antécédent et du conséquent joue un grand rôle dans la théorie du syllogisme hypothétique, +et les idées d'Abélard sur ce point avaient de la célébrité. (Voy. Johan. +Saresb. <i>Pollcrat.</i>, l. II, c. XXII, et <i>Metalog.</i>, l. III, c. VI.)</blockquote> + +<p>Vraie ou fausse, la proposition est affirmative ou +négative. L'affirmation et la négation d'un même +sont contradictoires; ce qui s'exprime en disant: +«L'affirmation et la négation divisent;» ce qui revient +à dire que tout ce qui n'est pas dans l'une est +nécessairement dans l'autre. Cela est évident pour +les propositions relatives au présent; mais il est des +propositions qui ne se renferment pas dans le temps +présent. Des affirmations ou négations vraies ou fausses +peuvent se dire au passé ou au futur. De celles-ci, +et particulièrement des dernières, on a douté que +l'affirmation ou la négation fussent divisoires (<i>dividentes</i>), +c'est-à-dire que la vérité de la négation y +dût exclure celle de l'affirmation, et réciproquement; +car aucune proposition au futur, c'est-à-dire +prononçant sur un événement contingent, ne saurait +être vraie d'une vérité nécessaire. On prévoit comment +le libre arbitre a pu se trouver intéressé dans +cette question.</p> + +<p>Dans l'avenir, en effet, l'événement n'est jamais +déterminé. La proposition n'est vraie, comme elle +n'est fausse, qu'à la condition de la détermination. +Or, la détermination n'est possible que pour le passé, +le présent, ou bien encore le futur nécessaire ou naturel, +parce que dans ces cas les propositions énoncent +des événements déterminés. Nous appelons déterminés +les événements qui peuvent être connus +dans leur existence, comme les événements présents +ou passés, ou qui sont certaine par la nature de la +chose, comme les événements futurs nécessaires ou +naturels. <i>Dieu sera immortel</i>, est un futur nécessaire; +<i>un homme mourra</i>, c'est un futur naturel. Ce dernier +événement n'est pas un futur nécessaire, car il n'est +pas nécessaire qu'<i>un homme meure</i>; mais un futur +nécessaire est naturel, il résulte de la nature de l'être.</p> + +<p>On peut donc distinguer deux futurs, le naturel +et le contingent. Ce dernier seul est celui qui se prête +à l'alternative, c'est-à-dire qui se conçoit aussi bien +avec le non-être qu'avec l'être. <i>Je lirai aujourd'hui</i>, +est de cette espèce; car il peut également arriver +que je lise ou que je ne lise pas. L'événement d'un +futur contingent étant indéterminé, les propositions +qui énoncent un tel événement sont vraies ou fausses +indéterminément ou, pour mieux dire, d'une vérité +ou d'une fausseté indéterminée. Mais cette indétermination +n'est relative qu'à l'événement qu'elles +énoncent. Dans l'avenir, c'est-à-dire dans un présent +qui n'est pas encore, de l'affirmation ou de la +négation de l'événement, l'une sera vraie et l'autre +fausse; voilà qui est déterminé et certain. Rien ne +l'est que cela avant l'événement. Au présent même +l'événement peut être déterminé, et la vérité de la +proposition rester indéterminée. Par exemple, pour +la science humaine, le nombre des astres est inconnu; +on ne sait s'il est pair ou impair; cependant +c'est chose déjà déterminée dans la nature. Il faut +donc distinguer la certitude de la vérité. Il n'y a de +déterminé, quant à la certitude, que ce qui peut se +connaître de soi. Si l'on objecte que, bien que de la +vérité d'une proposition l'événement réel ne paraisse +pas pouvoir être inféré, cependant la certitude de +l'une engendre celle de l'autre, parce que si l'antécédent +est certain, certain est le conséquent; cela +peut être vrai quant à la certitude, mais non quant +à la détermination. Des futurs contingents peuvent +être certains, mais non déterminés. Or ce sont les +seuls futurs dont parle Aristote, car lorsqu'un futur +est déterminé par la nature de la chose, il assimile +la proposition à une proposition au présent. On peut +appeler futur ce qui est nécessaire; car le nécessairement +futur sera toujours futur ou ne sera jamais +présent, et ce qui ne sera jamais présent n'est point +futur. Tout futur sera présent un jour. Il n'est pas +même vrai que tout ce qui sera toujours futur ne +sera jamais présent; car le même peut être également +futur et présent, quant à la même chose: comme +l'est, quant au fait d'être assis, celui qui s'est déjà +assis et qui s'asseoira; comme le ciel, qui doit toujours +tourner et qui tourne toujours; comme Dieu, +qui toujours fut, est et sera.</p> + +<p>Or, quoique aucune proposition au futur contingent +ne soit vraie ou fausse <i>déterminément</i>, cependant +ce qui est déterminé et nécessaire, c'est que +de toutes les divisions de la proposition une soit +vraie et une autre fausse: «<i>Socrate lira, Socrate ne +lira pas</i>.» Aucune, dit-on, n'est vraie, aucune n'est +fausse. Dites qu'on ne peut le savoir, mais rien de +plus. Nous ne savons pas si le nombre des astres +est pair; mais s'il est pair, la proposition: <i>Les astres +sont en nombre pair</i>, est vraie. De même pour le futur.</p> + +<p>Si l'avenir est tel que l'annonce la proposition, elle +est vraie; sinon, elle est fausse. Ce que sera le futur +est incertain, mais il sera comme la proposition +l'affirme ou comme elle le nie; cela est certain, +c'est-à-dire qu'il est certain que si l'une des propositions +est vraie, l'autre est fausse. Qu'on ne dise +point qu'une proposition qui dit ce qui n'est pas, +ne saurait être vraie. Elle ne serait pas vraie, si elle +disait que ce qui n'est pas est, mais non quand elle +dit que ce qui n'est pas sera. Ce qu'elle dit alors +n'est pas, mais peut être; ainsi la proposition peut +être vraie.</p> + +<p>Mais on a contesté cette application du principe +de contradiction en vertu de la division, comme +parle la logique. On a dit: Si de toute affirmation ou +négation divisoire il est nécessaire que l'une soit +vraie et l'autre fausse, il en est de même de ce +qu'elles énoncent; alors nécessairement ce qu'énonce +la vraie est nécessairement, et ce que dit la fausse +nécessairement n'est pas. Ainsi des futurs contingents, +l'un est et l'autre n'est pas; il est donc nécessaire +que l'un soit un jour et l'autre non. La conséquence +est que tout arrive nécessairement, et que +le conseil et l'effort sont choses vaines. Or, l'expérience +prouve qu'il est bon d'être prudent et de +prendre de la peine, et qu'on influe ainsi sur les +événements; on en conclut la destruction de la conséquence. +Le conséquent détruit, on remonte à la +destruction de l'antécédent. De ce qu'il n'est pas +nécessaire que de toutes les choses que disent les +propositions par division, l'une soit et l'autre ne soit +pas, on infère qu'il n'est pas nécessaire non plus +que de toutes ces propositions l'une soit vraie et +l'autre soit fausse.</p> + +<p>On s'appuie pour cela sur ce fait, que beaucoup +de choses futures se prêtent à l'alternative, c'est-à-dire +peuvent également se faire ou ne se pas faire; +par exemple, cet habit, il est également possible +qu'il soit coupé ou ne soit pas coupé. Soit, mais pour +bien résoudre la difficulté, il faut savoir trois choses: +ce que c'est que le hasard, le libre arbitre, la <i>facilité +de la nature</i>; ce sont les expressions de Boèce<a id="footnotetag483" name="footnotetag483"></a><a href="#footnote483"><sup>483</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote483" name="footnote483"></a><b>Note 483:</b><a href="#footnotetag483"> (retour) </a> Boeth., <i>De Interp.</i>, ed. sec., p. 364.</blockquote> + +<p>Le hasard est l'événement inopiné qui résulte de +causes qui y concourent, malgré une tendance intentionnelle +tout autre. Un homme qui trouve un +trésor dans un champ, le trouve par hasard; pourquoi? +parce qu'il ne le cherchait pas, et que celui +qui l'y a enfoui, ne l'avait pas enfoui pour qu'il le +trouvât. Deux intentions qui visaient à autre chose +ont amené par leur concours ce résultat, et l'on dit +que c'est un hasard<a id="footnotetag484" name="footnotetag484"></a><a href="#footnote484"><sup>484</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote484" name="footnote484"></a><b>Note 484:</b><a href="#footnotetag484"> (retour) </a> <i>Dial.</i> pars II, p. 280-290.</blockquote> + +<p>Le libre arbitre est un jugement libre quant à +la volonté, <i>liberum de voluntate judicium</i>. Par lui +nous arrivons à faire une chose après en avoir délibéré, +sans aucune violence externe qui force ou empêche +de la faire. Quand les imaginations<a id="footnotetag485" name="footnotetag485"></a><a href="#footnote485"><sup>485</sup></a> viennent +à l'esprit et provoquent la volonté, la raison les +pèse et juge ce qui lui paraît le meilleur, puis elle +agit. C'est ainsi que souvent nous dédaignons ce +qui nous est doux ou nous semble utile, tandis que +nous supportons avec courage et contre notre volonté, +en quelque sorte, de rudes épreuves. Si le +libre arbitre n'était que la volonté, on pourrait dire +aussi que les animaux ont le libre arbitre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote485" name="footnote485"></a><b>Note 485:</b><a href="#footnotetag485"> (retour) </a> Les imaginations sont les idées sensibles, [Grec: phantasmata], <i>imaginationes</i>. Tout ceci est emprunté à Boèce. <i>De Interp.</i>, l. III, p. 360.</blockquote> + +<p>Enfin, <i>la facilité naturelle</i> est celle qui ne dépend +ni du hasard, ni du libre arbitre, mais de la nature +des choses. Suivant celle-ci, en effet, il est ou n'est +pas <i>facile</i> (faisable) qu'un événement ait lieu. C'est +ainsi qu'il est possible que cette plume soit brisée; +cela est facile naturellement.</p> + +<p>En cette matière, il y a grande dissidence entre les +stoïciens et les péripatéticiens. Les uns ont tout soumis +au destin, c'est-à-dire à la nécessité. Tout étant +éternellement prévu, rien ne peut ne pas arriver, +et il n'y a de hasard que pour notre ignorance; +l'incertitude n'est qu'en nous. Les péripatéticiens +répondent que notre ignorance s'applique surtout +aux choses qui n'ont naturellement en elles-mêmes +aucune nécessité constante. Le libre arbitre est, +pour les premiers, cette volonté nécessaire à laquelle +l'âme est déterminée par sa nature, en sorte +que la nécessité providentielle contraint la volonté +même. Cette volonté est en nous, voilà tout le libre +arbitre qu'ils nous laissent; mais on a vu qu'auprès +de la volonté il faut encore le jugement de la raison. +Quant à la possibilité et à l'impossibilité, les stoïciens +la rapportent à nous, non aux choses, à notre +puissance, non à la nature. Mais qui ne sait qu'il +y a des choses possibles et d'autres impossibles par +nature? Qui doute que la libre volonté ne soit une +chose, et la possibilité une autre; que le nom de +hasard ou cas fortuit, enfin, ne se donne à un +événement inopiné, et que l'inopiné ne soit, en +effet, ce qui ne résulte ni de notre volonté, ni de +notre connaissance, ni de la nature même d'aucune +chose? Il est vrai qu'alors «il faut s'étonner qu'on +nous dise que l'astronomie donne la prescience +des événements futurs; car si les hasards sont +indépendants de la nature, inconnus même à +la nature, comment peut-on les connaître par +un art naturel?» On objecte aussi les inductions +nécessaires à la physique; mais il n'y a là que des +futurs entièrement dépourvus de nécessité. <i>Les sectateurs +de cet art</i> prétendent qu'il leur donne les +moyens de prévoir ces sortes de futurs et de prédire +avec vérité qu'un tel homme mourra le lendemain, +ce qui est un futur contingent, et non qu'il est mort +à l'heure qu'il est, ce qui est toujours déterminé. +«Mais abandonnons ce sujet, qui nous est inconnu, +plutôt que de nous exposer à en disserter témérairement.»</p> + +<p>Le premier point à étudier est cette nécessité prétendue +de tous les événements, ou plutôt ce destin +qui en est la cause, disons la divine providence. +Comme Dieu a éternellement prévu tous les événements +futurs tels qu'ils seront, et comme il ne peut +s'être trompé dans les dispositions de sa providence, +on veut que tout arrive nécessairement ainsi qu'il +l'a prévu; autrement, il serait possible qu'il se fût +trompé. Cette conséquence répugne, elle est même +abominable. Or, quand le conséquent est impossible, +l'antécédent l'est aussi. La providence de Dieu nous +obligerait donc à croire à la nécessité universelle, et +il n'arriverait plus rien par notre conseil et nos efforts.</p> + +<p>Mais, parce que Dieu a prévu éternellement l'avenir, +d'où vient qu'il aurait imposé aux choses aucune +nécessité? S'il prévoit que les choses futures arriveront, +il les prévoit aussi comme pouvant ne pas arriver, +et non comme des conséquences forcées de la +nécessité; autrement, il ne les verrait pas dans sa prescience +comme elles arriveront dans la réalité; car +elles arrivent en pouvant ne pas arriver. Sa providence +embrasse tout; il prévoit et que les choses +arriveront et qu'elles pourront ne pas arriver. Ainsi, +pour sa providence, les événements sont plutôt soumis +à l'alternative qu'à la nécessité. C'est un principe +inébranlable dans l'esprit de tous les fidèles, que +Dieu ne peut se tromper, lui pour qui seul vouloir +est faire. Cependant il est possible que les choses +arrivent autrement qu'elles n'arrivent, et qu'elles +arrivent autrement que sa providence ne les a prévues, +et que cependant il n'en résulte pas qu'elle +puisse être trompée. Car si les choses avaient dû +arriver autrement, autre eût été la providence de +Dieu. Ce même événement s'y conformerait; Dieu +n'aurait pas <i>cette providence</i>, mais une autre qui +concorderait avec un autre événement. Suivant que +la règle de la solidarité du conséquent avec l'antécédent +est entendue d'une façon ou d'une autre, elle +est vraie quand l'antécédent lui-même est vrai, elle +est fausse quand il est faux. Ainsi, il y a vérité si +l'on entend que ces mots: <i>autrement que Dieu ne l'a +prévu</i>, sont la détermination du prédicat <i>est possible</i>, +en ce sens qu'<i>une chose qui arrive est possible autrement +que Dieu ne l'a prévu</i>. Car Dieu aurait toujours +la puissance de prévoir autrement l'événement. Mais +il y a fausseté si, au contraire, ces mots sont la +détermination du sujet <i>une chose qui arrive</i>, et si l'on +dit qu'<i>une chose qui arrive autrement que Dieu ne l'a +prévu est possible</i>; car c'est une proposition qui +affirme l'impossible. <i>La chose qui arrive autrement +que Dieu ne l'a prévu</i>, voilà le sujet dans son entier; +<i>est possible</i>, voilà le prédicat. C'est dire: Il est possible +qu'une chose arrive autrement qu'elle n'arrive. +La théorie de la proposition modale enseigne de quelle +importance c'est pour le sens d'une proposition que +les déterminations appartiennent aux prédicats ou +appartiennent aux sujets.</p> + +<p>Mais revenons à l'argument fondamental, c'est-à-dire +à l'application du principe de contradiction aux +propositions futures.</p> + +<p>Si de toutes les affirmations et négations il est +nécessaire que l'une soit vraie, l'autre fausse, il est +nécessaire que des deux choses qu'elles disent l'une +soit et l'autre ne soit pas.—Entendez-vous qu'à une +seule et même proposition le vrai appartienne toujours? +cela ne peut se dire, car aucune ne conserve +la vérité par préférence: tantôt l'une, tantôt l'autre +est vraie, ce qui est dire que la même est tantôt +vraie, tantôt fausse. Mais si vous ne vous attachez +pas exclusivement à une seule, si vous les +prenez toutes deux indifféremment, et que ce soit +réellement l'une ou l'autre qui soit la vraie ou +qui soit la fausse, l'argument est juste. Ainsi l'entend +Aristote. «Il est nécessaire que l'une soit +vraie, que l'autre soit fausse,» ne veut pas dire: l'une +est nécessairement vraie, l'autre nécessairement +fausse; mais il est nécessaire que l'une ou l'autre +soit vraie, ou bien que l'une ou l'autre soit fausse. +Si une quelconque est vraie, il est nécessaire que +l'autre soit fausse, et réciproquement. Il est nécessaire, +dit Aristote<a id="footnotetag486" name="footnotetag486"></a><a href="#footnote486"><sup>486</sup></a>, que ce qui est soit quand il +est, et que ce qui n'est pas ne soit pas quand +il n'est pas. Mais il n'est pas nécessaire que tout +ce qui est soit, ni que tout ce qui n'est pas ne +soit pas. Ce n'est pas la même chose que de +dire: tout ce qui est, dès qu'il est, est nécessairement; +ou de dire absolument: tout ce qui est est +nécessairement; et de même pour ce qui n'est pas.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote486" name="footnote486"></a><b>Note 486:</b><a href="#footnotetag486"> (retour) </a> <i>Hermen.</i>, IX, et Boeth., <i>De Interp.</i>, edit. sec., p. 376.</blockquote> + +<p>Je dis: <i>Nécessairement, un combat naval aura lieu +ou non demain.</i> Mais je ne dis pas: <i>Demain un combat +naval aura lieu on n'aura pas lieu nécessairement</i>; ce +qui serait dire que ce qui sera et ce qui ne sera pas +est nécessaire. Or, comme les oraisons ont la même +vérité que les choses, c'est-à-dire ne sont vraies +qu'autant que les choses sont vraies, il est évident +que, les choses se prêtant à l'alternative et leurs contraires +pouvant arriver, les propositions doivent nécessairement +se comporter de même par rapport au +principe de contradiction.</p> + +<p>Aristote nous enseigne ainsi que les affirmations +et les négations suivent, quant à leur vérité ou à leur +fausseté, les événements des choses qu'elles énoncent; +par là seulement elles sont vraies ou fausses. +En effet, de même qu'une chose quelconque nécessairement +est quand elle est, et n'est pas quand +elle n'est pas, ainsi une proposition quelconque +vraie est nécessairement vraie quand elle est vraie, +et une non vraie est nécessairement non vraie quand +elle est non vraie. Mais il ne s'ensuit pas qu'on +puisse dire purement et simplement que toute proposition +vraie est vraie nécessairement et que toute +non vraie est nécessairement non vraie. Car ce qui +est nécessairement ne peut être autrement qu'il est.</p> + +<p>«Maintenant si l'on soutient que de toutes les choses que dit l'affirmation +ou la négation, l'une est nécessairement, l'autre nécessairement +n'est pas, que ceci ou cela est nécessairement ou n'est pas de +même, on n'en pourra inférer l'anéantissement de l'alternative dans +les choses, non plus que du conseil et de l'effort, comme le voulait +la dernière conséquence de l'argument. Si au contraire on raisonne +autrement qu'Aristote n'a raisonné et qu'on entende la règle autrement +que lui et que la vérité, la conséquence en question pourra +être vraie; mais qu'en résultera-t-il contre le principe d'Aristote? +En effet si des choses futures l'une arrivait nécessairement et l'autre +nécessairement n'arrivait pas, c'en serait fait de toute alternative, +comme de toute prudence humaine et de tout dessein. A moins qu'on +ne dise que cela même ne serait pas un résultat nécessaire. Il se pourrait +que les choses nécessaires arrivassent par conseil ou savoir-faire, +que le conseil et le travail fussent eux-mêmes nécessaires, et tout +irait de même. Aristote ne le nie pas; mais il dit que ce sont des +causes efficaces de choses futures. «Nous voyons, dit-il, que les +choses futures ont un principe, et la preuve en est dans notre délibération +et notre action<a id="footnotetag487" name="footnotetag487"></a><a href="#footnote487"><sup>487</sup></a>. C'est ce qui n'arriverait pas si l'événement +était nécessaire.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote487" name="footnote487"></a><b>Note 487:</b><a href="#footnotetag487"> (retour) </a> <i>Hermen.</i>, IX, 10.</blockquote> + +<p>En définitive, voici comment le second conséquent +peut être montré faux. Si parce que ceci arrivera de +nécessité, ceci ne doit pas arriver par conseil et entreprise, +et si parce que la chose arrivera nécessairement +par ces moyens, elle ne doit réellement +pas arriver par ces mêmes moyens, il suit que si elle +arrive nécessairement par ces moyens, elle n'arrivera +pas nécessairement par ces moyens, proposition +évidemment absurde. En d'autres termes, dire +qu'une chose à laquelle la délibération et le dessein +ont présidé arrivera nécessairement, c'est dire que +la délibération et le dessein n'y seront pour rien; +mais c'est dire en même temps qu'elle arrivera nécessairement +par délibération et par dessein; ce qui +est dire qu'elle n'arrivera point par délibération et +par dessein; ce qui est nier et affirmer en même +temps<a id="footnotetag488" name="footnotetag488"></a><a href="#footnote488"><sup>488</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote488" name="footnote488"></a><b>Note 488:</b><a href="#footnotetag488"> (retour) </a> <i>Dial.</i> para II, p. 280-294.</blockquote> + +<p>Remarquons dans cette longue digression deux +choses, la pensée et la méthode. L'une est juste, +l'autre singulière.</p> + +<p>En effet, ce que l'auteur défend, c'est la cause +du libre arbitre, et il la défend par les arguments de +fait, les meilleurs de tous. Le conseil, la prudence +sont utiles, sont estimés; la délibération est naturelle; +la volonté libre ne va pas sans un jugement; +elle est vraiment libre, parce que c'est une force +subordonnée à la raison. Cependant Dieu sait tout, +il prévoit tout. Sa prescience accompagne et devance +tous les actes de notre liberté. Nous ne sommes donc +pas libres; car nous ne pouvons agir autrement qu'il +ne l'a prévu sans lui faire perdre son infaillibilité. +Objection embarrassante à réfuter logiquement, +quoiqu'elle n'ait jamais causé à qui que ce soit une +perplexité véritable. Abélard fait la réponse ordinaire +tant répétée après lui: Dieu a prévu tout, +donc il a prévu que nous nous déciderions librement, +il sait comment nous userons de notre liberté. En +quoi cette connaissance anticipée peut-elle nuire à +cette liberté même?</p> + +<p>Tout cela est sensé; mais ce qui est curieux, +c'est la méthode philosophique qui conduit à ces +questions. La théorie de la proposition enseigne que +la négation est le contraire de l'affirmation, et que +par conséquent si l'une est vraie, l'autre est fausse +nécessairement. Or, il y a des propositions où le +verbe est au futur. Le contraire de ces propositions +est-il nécessairement faux, si elles sont vraies? +Alors l'avenir est nécessaire; il n'y a plus de futur +contingent, la liberté disparaît. Donc si la définition +générale de la proposition est vraie de toute proposition, +c'en est fait du libre arbitre. Cette difficulté +inattendue se résout à l'aide d'une distinction juste. +Il n'y a de propositions nécessaires que par l'une de +ces règles:—L'antécédent posé, le conséquent +suit,—ou—l'affirmation et la négation sont réciproquement +opposées. Et ces règles n'existent elles-mêmes +qu'en vertu du principe de contradiction. +Or ce principe, c'est, dans les choses, que toute +chose qui est, dès qu'elle est, est nécessairement; +ce qui ne veut pas dire que toute chose soit nécessairement. +Ce qui est nécessaire, c'est qu'une chose +soit ou ne soit pas. Entre deux choses qui s'excluent, +l'alternative est nécessaire; mais ni l'une ni l'autre +n'est nécessaire. Ainsi le principe de contradiction, +nécessaire en lui-même, n'est que d'une nécessité +conditionnelle dans les choses. La nécessité naît +dans les choses, la condition une fois remplie. +Nécessairement, il y aura demain ou il n'y aura pas +de combat naval; cela ne veut pas dire qu'il y aura +nécessairement demain un combat naval, et que +nécessairement il n'y en aura pas. Cela ne veut pas +dire que soit qu'il y en ait, soit qu'il n'y en ait pas, +ce qui arrivera sera nécessaire; ce qui est nécessaire, +c'est qu'il y ait ou ceci ou cela, c'est l'alternative. +Et pourquoi? parce que, s'il y a un combat +naval, nécessairement il n'est pas vrai qu'il n'y en +ait pas, et réciproquement. Cette nécessité ainsi +entendue respecte l'existence des futurs contingents. +Or, ce qui vient d'être dit des faits s'applique aux +propositions. Une proposition au futur comme au +présent est nécessairement vraie ou fausse; mais +elle n'est pas pour cela d'une vérité nécessaire +ou d'une fausseté nécessaire; et quant à la vérité +de fait d'une proposition, elle ne commence à +être nécessaire qu'alors qu'elle a acquis la vérité +réelle. Un homme mourra, et s'il meurt, nécessairement +il ne sera pas non mort; c'est une nécessité +conditionnelle. Dans les choses, si l'événement arrive, +le non-événement sera nécessairement faux. +Dans la proposition, si elle est vraie, la négation +de la proposition sera nécessairement fausse. Mais +ni la réalité de l'événement, ni la vérité de la +proposition n'est nécessaire. La théorie logique ne +porte donc aucune atteinte à l'existence des futurs +contingents, non plus qu'à celle du libre +arbitre. Dieu sait bien si l'événement arrivera, si +la proposition est vraie; mais il n'a pas mis l'avenir +sous la loi de la nécessité; et la condition du +libre arbitre est à côté de la prescience. <i>Non omnis res</i>, +dit saint Anselme, <i>est neceasitate futura, sed +omnis res futura est necessitate futura.... has necessitates +facit volontatis libertas</i><a id="footnotetag489" name="footnotetag489"></a><a href="#footnote489"><sup>489</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote489" name="footnote489"></a><b>Note 489:</b><a href="#footnotetag489"> (retour) </a> S. Ans. <i>Op., De Concord. praescient. cum lib. arb.</i> Qu. I, c. III, p. 124.</blockquote> + +<p>La discussion à laquelle se livre Abélard est donc +bonne et concluante, encore que technique et subtile. +Nous verrons qu'elle avait pour lui une grande +importance, et qu'il y revient avec une nouvelle +sollicitude dans sa théologie. Là, en effet, est une +grave question de théodicée.</p> + +<p>On remarquera seulement qu'ainsi que nous +l'avons annoncé, la logique offre dans son cours +des questions qui la dépassent et qui intéressent +les parties les plus élevées de la philosophie. Tout +n'est donc pas science de mots dans la dialectique. +Au reste, nous recueillons ici une des premières +expressions de cette théorie des futurs contingents, +un des points les plus célèbres et les plus importants +de la scolastique. Le germe de la doctrine d'Abélard +est dans Aristote. Les détails sont pour la plupart +empruntés à Boèce, qui a longuement traité +la question sans toujours l'éclaircir; mais la discussion, +bien que peu originale, est forte et subtile, +et l'on doit maintenant comprendre comment une +question qui intéresse le libre arbitre, et par conséquent +la morale; la providence divine, et par conséquent +la théodicée; l'action de Dieu sur l'homme, +et par conséquent la religion; la grâce et la volonté, +et par conséquent le christianisme, a pu se +trouver tout entière dans cette simple question +logique: Dans les jugements particuliers et futurs, +l'affirmation et la négation sont-elles nécessairement +vraies ou fausses? Qui dirait que cette question est +au fond celle-ci: Est-il un Dieu<a id="footnotetag490" name="footnotetag490"></a><a href="#footnote490"><sup>490</sup></a>?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote490" name="footnote490"></a><b>Note 490:</b><a href="#footnotetag490"> (retour) </a> Cf. <i>Arist. Hermen.</i>, IX, XIII.—Boeth., in lib. <i>de Interpret.</i>, edit. sec., I. III, p. 367-370.—S. Anselm, <i>Op., De concord.</i>, etc., p. 123.—S. Thom. +<i>Summ. theol.</i>, l pars, quiest, XIV. art. 1, 2, etc.—Voyez aussi dans la +troisième partie de cet ouvrage les c. II, III, V, et surtout le c. VII.</blockquote> + +<p>Abélard termine par l'exposition du syllogisme +ses Analytiques premiers. C'est, en effet, l'objet +fondamental du traité qui porte ce titre dans l'Organon, +et qu'il n'avait pas sous les yeux. La traduction +qu'en a donnée Boèce lui était inconnue, et ce sont +les traités du consulaire romain sur le syllogisme +catégorique et le syllogisme hypothétique qui l'ont +évidemment initié à cette théorie vitale de la logique. +Chose étrange! Enseigner le syllogisme et ne l'avoir +pas étudié dans Aristote! Nous croyons que cet +exemple n'est pas le seul. Les traités élémentaires +sur le syllogisme, les commentaires sur les Analytiques +ont abondé pendant plusieurs siècles, et ils +ont dû souvent tenir lieu de l'exposé concis, serré, +algébrique, dans lequel Aristote a si sévèrement +condensé l'invincible théorie du syllogisme. La manière +de Boèce devait convenir bien mieux à l'esprit +d'érudition, toujours explicateur et diffus, qui était +le propre des philosophes du moyen âge. Mais nous +ne les imiterons pas en rattachant un commentaire +au commentaire d'Abélard, et une analyse sommaire +serait illisible. D'ailleurs notre philosophe ne +nous paraît avoir rien ajouté au syllogisme, et, à +dire vrai, il n'est pas aisé d'ajouter quelque chose +à la découverte d'Aristote<a id="footnotetag491" name="footnotetag491"></a><a href="#footnote491"><sup>491</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote491" name="footnote491"></a><b>Note 491:</b><a href="#footnotetag491"> (retour) </a> <i>Dial.</i> part. II, p. 305-323.—Abélard a trailé assez succinctement du syllogisme, et cette fois il est plus bref qu'Aristote. On a déjà vu qu'il +ne connaissait que de nom les Analytiques premiers; cependant quand il +donne la définition du syllogisme, il transerit celle que contient cet currage +dans des termes différents de ceux qu'emploie Boèce dans sa traduction. +(<i>Arist., Analyt. prior.,</i> I, 1.—Boeth., <i>Prior Analyl. Interp.</i> I, 1, p. 468.) +Celle-ci d'ailleurs lui était inconnus. Où donc a-t-il pris te teste? car pour +le sens, cette définition est partout. Il faut que celle du parag. 8 du chapitre; des +Analytiques I, eût été citée littéralement dans quelque commentateur, et +c'est de là qu'il l'aura tirée. Elle se retrouve identique pour le fond, mais +diverse pour les termes, dans Boèce. (<i>De Syll. cat.</i>, l. II, p. 599, et <i>In +Topic. Arist.</i>, p. 662.)</blockquote> + + +<h3>CHAPITRE V.</h3> + +<h3>SUITE DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD.—<i>Dialectica,</i> TROISIÈME PARTIE, +OU LES TOPIQUES.—DE LA SUBSTANCE ET DE LA CAUSE.</h3> + +<p>Dans sa Logique, Aristote passe des Premiers Analytiques +aux seconds, ou du syllogisme à la démonstration. +Nous ne trouvons point dans Abélard le sujet +des Seconds Analytiques traité d'une manière complète. +Tout annonce qu'ici l'autorité lui manquait. +Aussi la partie de son ouvrage à laquelle il donne +ce nom, est-elle la quatrième; il la fait précéder +par les Topiques, titre de la cinquième partie de +l'Organon; et ses topiques ne répondent pas tout à +fait à ceux d'Aristote, qu'il n'avait pas.</p> + +<p>Les Topiques d'Aristote traitent des lieux de la +dialectique. Le syllogisme dialectique est celui qui +s'appuie sur des propositions probables ou convenues +entre les interlocuteurs. L'art de discuter ou +d'employer le syllogisme dialectique est l'objet des +Topiques. L'ouvrage que Cicéron a intitulé de même, +concerne le même sujet considéré du point de vue +de l'orateur. La dialectique est nécessaire à la rhétorique; +mais la discussion oratoire diffère de la +discussion purement logique. La topique, depuis +Cicéron, est toutefois devenue une science du ressort +des rhéteurs plutôt que des philosophes. Boèce a +traduit les Topiques d'Aristote et commenté ceux +de Cicéron; puis il a composé, d'après ce dernier +et d'après Thémiste, un ouvrage intitulé <i>des Différences +topiques</i> qui a servi de thème à celui d'Abélard.<a id="footnotetag492" name="footnotetag492"></a><a href="#footnote492"><sup>492</sup></a></p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote492" name="footnote492"></a><b>Note 492:</b><a href="#footnotetag492"> (retour) </a> Boeth., <i>In Topic. Arist.,</i> 1. VIII, p. 662.—<i>In Top. Cic.,</i> 1. VI, +p. 767.—<i>De Diff. top.,</i> 1. IV, p. 867.</blockquote> + +<p>Le sujet d'un ouvrage sur les topiques est de sa +nature presque illimité. Il s'agit en effet de toutes les +formes que peut prendre la discussion, de toutes les +sources où elle peut puiser ses arguments. Une classification +est difficile à introduire entre les lieux de +la dialectique. Cicéron a proposé une division, Thémiste +une autre, et c'est à celle-ci que Boèce a ramené +la première. Abélard suit Boèce; mais tout +ce travail a pour nous peu de prix, et la topique a +presque disparu de la science. Ce n'est que dans le +détail qu'il est possible de rencontrer çà et là des +vues intéressantes ou des idées qui méritent d'être +recueillies.</p> + +<p>Nous nous bornerons à deux exemples. Il n'y a +rien de plus important en métaphysique que ces +deux idées, la substance et la cause. Les scolastiques +ont amplement disserté sur la substance, et au +milieu de beaucoup de subtilités, d'équivoques, +d'erreurs, ils ont vu ou du moins entrevu tout; sons +le voile de leur diction, les questions se retrouvent +à la même profondeur où le génie moderne a pu pénétrer. +Mais il n'en est pas de même de la cause. +Cette notion a été à peu près méconnue, et constamment +négligée jusqu'à la renaissance de la philosophie, +et je ne crois même pas qu'avant Leibnitz on +lui ait assigné son véritable rang. Lorsque dans l'énumération +des lieux dialectiques, Abélard rencontrera la substance +et la cause, notre attention devra +donc s'éveiller, et nous nous arrêterons à cette page.</p> + +<p>La substance, considérée au point de vue des topiques, +ou le lieu de la substance, c'est la recherche +de la manière dont la substance doit être établie +(elle l'est par la description on la définition), et +dont peut être attaquée la définition ou la description +qui l'établit. Aussi Aristote n'a-t-il pas distingué +un lieu de la substance, lui qui a distingué un +lieu de l'accident, du genre, du propre, etc.; mais +il a amplement traité des lieux des définitions, et +c'est là qu'il faut chercher l'équivalent de ce qu'Abélard a, +d'après Thémiste et Boèce, nommé le lieu +de la substance, <i>locus a substantia</i><a id="footnotetag493" name="footnotetag493"></a><a href="#footnote493"><sup>493</sup></a>. Il n'y a dans +tout cela que des règles pratiques de dialectique; +mais c'est en développant complaisamment ces +règles, qu'Abélard, selon son usage, vient à rencontrer +des difficultés de logique qui le forcent à +regarder au fond d'une question, et à rentrer par +une digression dans la sphère de la philosophie +réelle. C'est ainsi qu'en donnant les règles de l'opposition, +il rencontre les contraires, et qu'il est +conduit à se demander quelle sorte d'opposition est +la contrariété, et voici comment cet examen le mène +sur le terrain de la question des universaux.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote493" name="footnote493"></a><b>Note 493:</b><a href="#footnotetag493"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 368—Boeth., <i>de Different. topic.</i>, t. III, p. 876.</blockquote> + +<p>Il rappelle que tous les contraires, suivant Aristote, +sont dans les mêmes genres ou dans des genres +contraires, à moins qu'ils ne soient genres eux-mêmes. +Ainsi le noir et le blanc sont dans le même +genre, la couleur; la justice et l'injustice sont de +deux genres contraires, la vertu et le vice; enfin le +bien et le mal sont eux-mêmes des genres. Sur ce +dernier exemple, il faut remarquer que le bien et le +mal appartiennent au même prédicament, la qualité, +et l'on peut généraliser cette remarque en disant que +les contraires ne sont pas contenus dans des prédicaments +différents. «Si des contraires l'un est de la +qualité, les autres en seront aussi<a id="footnotetag494" name="footnotetag494"></a><a href="#footnote494"><sup>494</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote494" name="footnote494"></a><b>Note 494:</b><a href="#footnotetag494"> (retour) </a> <i>Aristot. Categ.</i>, VIII et XI, et Boeth., <i>In Praed.</i>, I. IV, p. 185 et 200.</blockquote> + +<p>On pourrait trouver des espèces contraires qui ne +sont ni dans le même genre, ni dans des genres contraires. +Ainsi certaines actions sont contraires à certaines +passions, sans appartenir à des genres contraires, +comme se réjouir et s'attrister, qu'Aristote +lui-même regarde comme deux contraires du genre +<i>agir</i>. Ce qu'il en faut conclure, c'est que bien que +la tristesse soit en général passive, s'attrister peut +être pris activement, s'apaiser et s'irriter sont bien +actifs. Alors s'attrister devient une action comme +se réjouir, et la contrariété n'est plus admise qu'entre +actions ou entre passions.</p> + +<p>«Ne négligeons pas de remarquer sous quels prédicaments tombent +les contraires, et quels sont les prédicaments qui excluent la +contrariété. D'abord, il est certain, de l'autorité d'Aristote, que rien +de contraire ne peut se trouver dans la substance, ni dans la quantité, +ni dans la relation.... Il nous enseigne que trois autres admettent +les contraires, savoir: la qualité, l'action et la passion. Dans le +texte des Catégories que nous avons, il n'a rien décidé touchant la +contrariété par rapport aux quatre prédicaments, le temps, le lieu, +la situation, l'avoir. Et nous, ce que l'autorité a laissé indécis, nous +n'osons le décider, de peur de nous trouver par aventure opposés à +d'autres de ses ouvrages que n'a pas connus la langue latine, <i>quae +latina non novit eloquentia</i>. Cependant le lieu et le temps, ces prédicaments +qui naissent de la quantité, paraissent comme elle inaccessibles +aux contraires.</p> + +<p>«Quoi qu'il en soit, remarquez que les contraires sont éminemment +adverses l'un à l'autre; et ceci porte atteinte à la doctrine qui +met dans toutes les espèces une matière générique d'essence identique, +en sorte que la même matière générique, l'animal, soit en +essence dans l'âne et dans l'homme, mais diversifiée dans l'un et +l'autre par la forme. Il faut, dans cette hypothèse, que le blanc et +le noir, et les autres contraires qui sont des espèces du même genre, +aient la même matière essentielle. Or, alors ... comment le blanc et +le noir pourront-ils être adverses l'un à l'autre, de même que les +choses qui diffèrent en matière aussi bien qu'en forme, et qui appartiennent +à des prédicaments différents, comme, par exemple, la +blancheur et l'homme? S'il est, en effet, des formes réelles qui +constituent la substance de la blancheur, elles ne peuvent faire la +substance de l'homme, puisque les espèces, quand les genres sont +divers et non subordonnés les uns aux autres, sont diverses aussi +bien que les différences (Aristote). Ma doctrine est donc que les espèces +seules de la substance sont constituées par les différences, et +que les autres espèces ne subsistent que par la matière<a id="footnotetag495" name="footnotetag495"></a><a href="#footnote495"><sup>495</sup></a>. Mais si la +matière est la même, quelle diversité leur reste-t-il? celle qui peut se +concilier avec la ressemblance substantielle, celle de l'essence, dès +qu'elle cesse d'être indéterminée. Car la qualité qui est essence du +blanc n'est pas l'essence du noir, ou bien le blanc serait le noir; +mais elles sont semblables en ce qui concerne la nature du genre +supérieur qui leur est commun. La ressemblance de substance ou +de forme n'exclut pas la contrariété<a id="footnotetag496" name="footnotetag496"></a><a href="#footnote496"><sup>496</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote495" name="footnote495"></a><b>Note 495:</b><a href="#footnotetag495"> (retour) </a> Il ajoute ici: «Comme nous l'avons montré dans le <i>Liber Partium</i>.» On +suppose que c'est sa paraphrase de l'Introduction de Porphyre. Voyez ci-dessus, c. 1.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote496" name="footnote496"></a><b>Note 496:</b><a href="#footnotetag496"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 397-400.</blockquote> + +<p>Cette doctrine est ici sommairement énoncée. Il +paraît qu'elle était établie dans une portion de la +première partie qui nous manque; mais elle est dirigée +contre la doctrine réaliste, qui plaçait dans +toutes les espèces le genre à titre de matière essentielle +et identique, uniquement diversifiée par les +formes accidentelles. Abélard n'admet quelque chose +de tel que pour les espèces de la substance. Celles-ci +seules, identiques dans leur matière, sont constituées +espèces par les différences; mais les autres +espèces, celles de la quantité, de la relation, etc., +ne subsistent que par leur matière, et conséquemment, +elles n'ont point une matière essentielle et +identique, quoiqu'elles puissent être contenues dans +un genre semblable. En un mot, dans les espèces de +la substance, la substance ne peut jamais être autre +que la substance, et il lui faut la forme pour la différencier. +Dans les autres espèces, il peut y avoir +ressemblance et communauté de genre; mais quoique +le blanc et le noir soient de même genre, le +blanc et le noir n'ont pas en eux-mêmes une essence +identique; il n'existe pas une même matière +essentielle qui soit la couleur; une simple similitude +de genre unit le blanc et le noir.</p> + +<p>Ceci, rendu et clarifié en langage moderne, signifierait +que l'idée de substance est l'idée de quelque +chose de stable, d'immuable en soi, et qui ne peut +être diversifié que par les attributs qui lui déterminent +une essence, tandis que dans ces attributs +mêmes la substance est nulle; il n'y a que communauté +ou ressemblance dans la conception générique +que nous en formons; d'où il suit que des attributs +sont du même genre, mais sont, en eux-mêmes et +en tout ce qu'ils sont, réellement des choses différentes. +Il n'y a pas de couleur, en un mot; il y a +le noir, il y a le blanc.</p> + +<p>Ce qu'Abélard dit de la cause touche de bien moins +près encore à ce que nous voudrions apprendre de lui. +Il y a en dialectique des lieux communs des causes; +ils sont classés parmi les lieux des conséquents de +la substance, <i>ex consequentibus substantiam</i>, et pour +savoir comment peut se discuter tout raisonnement +qui roule sur les causes, il faut connaître quelles +sont les causes<a id="footnotetag497" name="footnotetag497"></a><a href="#footnote497"><sup>497</sup></a>. Abélard établit une division des +causes que Boèce donne assez confusément, en suivant +la Métaphysique ou la Physique plutôt que la +Logique d'Aristote<a id="footnotetag498" name="footnotetag498"></a><a href="#footnote498"><sup>498</sup></a>, et il commente cette division +avec développement. Il est remarquable que chez lui +et même chez Aristote, la cause est étudiée dans ses +modes plus que dans son principe. La causalité n'a +été bien comprise que des modernes, et peut-être +encore reste-t-il à faire de nouvelles découvertes +dans le sein de cette idée primitive et nécessaire.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote497" name="footnote497"></a><b>Note 497:</b><a href="#footnotetag497"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, part. III. p. 410-414.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote498" name="footnote498"></a><b>Note 498:</b><a href="#footnotetag498"> (retour) </a> <i>Arist. Analyt. prior.</i>, II, XI.—<i>Met.</i>, IV, II, et <i>Phys.</i>, II, III.—Boeth., +<i>De Interp.</i>, ed. sec., p.453.—<i>In Top. Cic.</i>, l. II, p. 778 et 784; l. V, +p. 834.—<i>De Differ. topic.</i>, l. II, p. 809.</blockquote> + +<p>Il y a, dit Abélard, quatre sortes de causes, la cause +efficiente, la cause matérielle, la cause formelle, la +cause finale. Dans l'ordre, la première est celle qui +meut, celle qui opère, celle enfin qui produit +l'effet, comme le forgeron fabrique l'épée, en causant +le mouvement qui change le fer en lame; +mais l'action et la nature de cette cause seront mieux +comprises après que nous aurons parlé des trois +autres.</p> + +<p>La cause matérielle est ce dont la chose est faite, +non ce qui sert à la faire; c'est le fer, et non l'enclume +ni le marteau. La matière est l'élément immédiat +de la substance. Ainsi la farine ne doit pas +être appelée la matière du pain, puisqu'elle ne s'y +trouve point à l'état de farine; la matière du pain, +c'est la pâte, ou plutôt même les mies de pain +(<i>micae</i>). Seulement, parmi les composés, les uns +ont eu une matière préexistante, comme le vaisseau +ou le toit, qui ont été bois avant d'être vaisseau +ou toit; les autres sont nés avec leur matière, +comme les quatre éléments, créés les premiers pour +devenir la matière des corps. Les composés de cette +nature, aucune matière préexistante ne les a précédés; +tels les accidents naissent avec la matière à +laquelle ils appartiennent. Mais soit que la matière +ait ou non précédé le matériel, proprement le <i>materié</i><a id="footnotetag499" name="footnotetag499"></a><a href="#footnote499"><sup>499</sup></a>, +elle le crée matériellement, elle le fait être; +elle constitue l'essence matérielle. Ainsi l'animal +qui constitue matériellement l'homme, ou ce qui +reçoit la forme de rationnalité et de mortalité, n'est +pas une chose autre que l'homme même; les pierres +et les bois qui sont constitués sous forme de maison +ne sont pas une chose autre que la maison même. +Les parties de l'essence, prises ensemble, sont la +même chose que le tout.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote499" name="footnote499"></a><b>Note 499:</b><a href="#footnotetag499"> (retour) </a> <i>Materiatum</i>. Dans la terminologie de la science, le <i>matérié</i> est une combinaison de la forme unie à la matière ou une forme matérialisée, c'est-à-dire +une réalisation produite par l'union de la matière et de la forme.</blockquote> + +<p>La forme n'est pas proprement composante dans +l'essence, mais, en survenant à la substance, elle +complète l'effet, elle achève la production, et c'est +là la cause formelle. Aucune substance ne peut être +composée sans matière ni se constituer sans forme. +Cependant on ne doit admettre au titre de cause que +la forme nécessaire à la création d'une nouvelle substance, +et sans laquelle il n'y a point d'effet accompli, +point de chose effective produite. Ainsi les +formes accidentelles, comme la blancheur dans +Socrate, ne peuvent être appelées causes; elles dépendent +du sujet, elles lui sont postérieures, elles +n'existent que par lui; c'est le caractère de tout +accident.</p> + +<p>La cause finale est le but; percer est la cause +finale de l'épée. Postérieure dans le temps, cette +cause précède en tant que cause; car elle est la fin +à laquelle tend l'opération. La victoire est la cause +de la guerre; et cependant la guerre doit précéder +la victoire.</p> + +<p>Revenons à la cause efficiente, C'est celle qui, +opérant sur une matière donnée, imprime par cette +opération sa forme à la chose à former, comme le +forgeron à l'épée et la nature à l'homme. Car le père +n'est pas, à proprement parler, la cause efficiente +de l'homme, la mère le serait autant que lui; c'est +le créateur. Le soleil n'est pas non plus la cause +efficiente du jour, car il n'y a pas une matière sur +laquelle il opère pour faire le jour. L'opération créatrice +n'appartient rigoureusement qu'à Dieu. Créer, +c'est faire la substance, ce qui ne convient qu'à l'artisan +suprême. Quant aux créations des hommes, +ce ne sont que des combinaisons de substances déjà +créées. C'est dans cette limite que les hommes sont +<i>efficients</i>; c'est une création improprement dite. Plus +exactement, Dieu crée, l'homme joint. L'homme +ne crée pas même la forme, il adapte la matière pour +la recevoir, et il n'opère qu'en adaptant. C'est Dieu +qui crée par l'intermédiaire de l'opération humaine, +et qui produit ce que l'homme a préparé. Cependant +l'un et l'autre étant cause efficiente, seulement dans +une mesure différente, l'un et l'autre meut, c'est-à-dire +fournit le mouvement nécessaire à l'effet. De +Dieu vient le mouvement de génération; de l'homme +le mouvement d'altération. Ceci conduit à l'examen +des diverses espèces de mouvements, parmi lesquelles +il faut distinguer seulement le mouvement de substance +et le mouvement de quantité<a id="footnotetag500" name="footnotetag500"></a><a href="#footnote500"><sup>500</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote500" name="footnote500"></a><b>Note 500:</b><a href="#footnotetag500"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 414-422.</blockquote> + +<p>Le premier s'opère tontes les fois qu'une chose est +engendrée ou corrompue, ou plutôt produite ou +dissoute substantiellement. Elle est engendrée, lorsqu'elle +prend l'être substantiel; par exemple, lorsqu'un +corps devient vivant, ou prend la substance +de corps animé, soit animal, soit homme. Elle se +corrompt, lorsqu'elle quitte cette même nature substantielle, +comme lorsque le corps vivant meurt ou +devient inanimé. Ainsi le mouvement de substance +se partage en génération et en corruption, l'une +l'entrée en substance, l'autre la sortie de la substance. +Le premier mouvement ne dépend que du créateur; +le second paraît dépendre de nous, puisque nous +pouvons mettre un homme à mort, réduire le bois +en cendre ou le foin en verre. Mais, à ce point de +vue, la génération nous serait également soumise; +car, en dissolvant une substance, nous en produisons +une autre, et toute corruption engendre; la +mort est la création de l'inanimé. Ainsi nous semblons +à la fois corrompre et engendrer, détruire et +produire. Peut-être cela n'est-il pas contestable en +ce qui touche les générations qui ne sont pas premières. +Car pour les créations premières des choses, +dans lesquelles non-seulement les formes, mais les +substances ont été créées de Dieu, comme, par exemple, +lorsque l'être a été donné pour la première fois +aux corps eux-mêmes, elles ne peuvent être attribuées +qu'au Tout-Puissant, ainsi que les dissolutions +correspondantes. Aucun acte humain ne peut en effet +anéantir la substance d'un corps.</p> + +<p>Les créations sont celles par lesquelles les matières +des choses ont commencé d'exister sans matière +préexistante. C'est dans ce sens que la Genèse +dit: <i>Dieu créa le ciel et la terre</i>. Il y enferma la matière +de tous les corps, ou mieux les éléments qui +sont la matière de tous les corps. Car il ne créa point +les éléments purs et distincts; il ne posa point chacun +à part le feu, la terre, l'air et l'eau, mais il +mêla tout dans chaque chose, et les éléments distincts +tirèrent leur nom des principes élémentaires +qui dominèrent en chacun d'eux; ainsi l'air vint de +la légèreté et de l'humidité de l'élément aérien, le +feu de la légèreté et de la sécheresse de l'élément +igné, l'eau de l'humidité et de la mollesse de l'élément +aquatique, et la terre de la pesanteur, de la +dureté de l'élément terrestre.</p> + +<p>Les créations secondes ont lieu, lorsque Dieu, +par l'addition d'une forme substantielle, fait passer +dans un nouvel être une matière déjà créée, comme +lorsqu'il créa l'homme avec le limon de la terre. +Ici point de matière nouvelle; il n'apparaît qu'une +différence de forme, et ce n'est que dans la forme +substantielle que semble changer la nature de la +substance; ces créations postérieures paraissent soumises +à la génération et à la corruption. Moïse dit +avec raison: «le Seigneur <i>forma</i> l'homme,» et non +pas <i>créa</i>, pour montrer clairement qu'il s'agit d'une +création par la forme et non d'une création première<a id="footnotetag501" name="footnotetag501"></a><a href="#footnote501"><sup>501</sup></a>. +Dans cette seconde création, la matière de +la terre, déjà existante, pouvait avoir le mouvement +de génération, en ce que Dieu lui donnait les +formes de l'animation, de la sensibilité, de la rationnalité, +et le reste, ou le mouvement de l'altération +(corruption), en ce qu'elle quittait l'inanimé. +Mais les créations même du second ordre ne sont +pas en notre pouvoir, et doivent, comme toutes les +autres, être attribuées à Dieu. Lorsque la cendre du +foin est placée dans la fournaise pour être convertie +en verre, notre action n'est pour rien dans la création +du verre; c'est Dieu même qui agit secrètement +sur la nature des choses par nous préparées, et <i>pendant +que nous ignorons la physique</i>, il fait une nouvelle +substance. Mais dès que le verre a été divinement +créé, c'est par notre opération qu'il est formé +en vases divers; de même que nous construisons une +maison avec des pierres et des bois déjà créés, ne +créant jamais, mais unissant des choses créées. Aucune +création ne nous est donc permise; un père lui-même +n'est le créateur de son fils, qu'en ce sens +qu'une partie de sa substance est, par l'opération +divine, amenée à produire une nature humaine. La +corruption seule ou altération peut paraître dépendre +de nous, car il est en tout plus facile de détruire que +de composer, nous pouvons plus aisément nuire que +servir, et nous sommes plus prompts à faire le mal que +le bien. Ainsi ne pouvant former un homme, nous le +pouvons détruire, et sous ce rapport, la génération +de l'inanimation semble dépendre de nous. Cependant +il n'y a là qu'un retranchement, ce qui est du +ressort de la corruption; rien n'est donné en substance, +ce qui serait oeuvre de génération. Nous faisons +le non-animé, mais l'inanimation, Dieu seul la +crée. Autre en effet est le non-animé, autre l'inanimé. +La négation n'est pas là privation. La négation +résulte de la corruption; la forme de la privation +résulte de la génération, et celle-ci ne peut venir +que de Dieu. Car lors même que nous ne ferions +rien à la substance, Dieu ne l'en convertirait pas +moins un jour à l'animation où à l'inanimation; seulement, +il est possible que ce que nous faisons l'y +amène un peu plus vite.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote501" name="footnote501"></a><b>Note 501:</b><a href="#footnotetag501"> (retour) </a> Je crois cette distinction peu solide. J'ignore la valeur des mots hébreux +du commencement de la Genèse. Mais s'il y a dans le texte latin au titre: +«De creatione mundi et hominis formatione,» il y a au verset 26: «Faciamus +hominem,» et au verset 27: «Creavit Deus hominem.» C'est pour +la femme que le mot de création n'est pas employé. Au reste, tout ce qui +est dit ici de la création peut se comparer au tableau tracé dans l'<i>Hexameron</i>. +Voy. au l. III du présent ouvrage.</blockquote> + + +<p>«Ainsi donc le mouvement de substance que nous appelons génération, +ne doit être attribué qu'à Dieu, tant dans les créations premières +que dans les créations dernières. Dans les créations de la +nature se placent les substances générales et spéciales. Ce n'est pas +un changement de la forme, c'est une création de substance nouvelle +qui fait la diversité de genre et d'espèce. De quelque façon +que varient les formes, si l'identité demeure, l'essence générale ou +spéciale n'en est point touchée. Mais là où il n'y a point diversité de +formes, il peut y avoir diversité de genres; c'est ce qui arrive aux +genres les plus généraux, à ce qu'il y a de plus général, aux prédicaments +pris en eux-mêmes, et peut-être aussi à certaines espèces, +comme nous l'accordons pour les espèces des accidents, afin d'éviter +une multiplication à l'infini. Mais aussi longtemps que l'essence +matérielle ou la nature de la chose sera diverse, il y aura diversité +de genres ou d'espèces; c'est donc la diversité de substance, non le +changement de la forme, qui fait la diversité des genres et des +espèces. Car, bien que dans les espèces de la substance, la cause de +la diversité des espèces soit la différence, celle-ci vient de la diversité +de substance des choses elles-mêmes. Aussi a-t-on nommé ces +sortes de différences, différences substantielles. Ainsi nous ne devons +comprendre au rang des genres et des espèces que les choses que +l'opération divine a composées en nature de substance<a id="footnotetag502" name="footnotetag502"></a><a href="#footnote502"><sup>502</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote502" name="footnote502"></a><b>Note 502:</b><a href="#footnotetag502"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 418.</blockquote> + +<p>Le mouvement de quantité est de deux sortes, +mouvement d'augmentation, mouvement de diminution. +L'augmentation et la diminution résultent d'une +jonction de parties, et la comparaison seule manifeste +l'une ou l'autre. Or l'accident est seul sujet à +la comparaison, et celle-ci porte sur la longueur, la +largeur, l'épaisseur et le nombre. Ce n'est que par +rapport au nombre que le mouvement de quantité +dépend de l'action de l'homme. En effet l'opération +humaine n'unit jamais les corps au point qu'il n'y ait +entre eux aucune distance. La longueur de la ligne, la +largeur de la surface, l'épaisseur du solide, qui sont +autant de continus, ne sont donc pas soumises à notre +action, et nous ne pouvons rien que multiplier le +nombre par l'accumulation dans le même lieu; ainsi +nous ajoutons une pierre à des pierres, des bois à +des bois pour une construction. Notre création n'est +jamais que de la composition. Les choses ainsi composées +sont dites unes ou plutôt unies par notre oeuvre, +non par création naturelle. Cependant il ne faut +pas considérer les noms de ces sortes d'assemblages +ou d'unités factices, comme des noms collectifs, tels +que ceux de <i>peuple</i>, de <i>troupeau</i>, etc. En effet il +faut l'union des parties de la maison pour qu'il y +ait maison ou vaisseau; tandis que, même séparées, +les unités des collections conservent leur propriété +de former une collection. L'unité d'un homme qui +réside à Paris et celle d'un homme qui demeure à +Rome forment un binaire. La pluralité des unités +suffit pour faire un nombre, une réunion d'hommes, +pour faire un peuple, sans qu'il y ait besoin de +l'union de combinaison. Celle-ci, au contraire, est nécessaire +pour former la maison et le navire, et même +cette combinaison n'est pas indifférente; il n'y en a +qu'une qui constitue le navire ou la maison.</p> + +<p>Ces extraits nous ont fait sortir de la dialectique +pour entrer dans l'ontologie et même dans la physique. +Abélard ne se contente plus de discuter logiquement +des idées; il s'efforce de retracer la génération +des choses. Pour le fond; il emprunte encore +à son maître. Il suit la Physique d'Aristote, qu'il ne +connaissait pas, mais dont les principes se trouvent +rappelés çà et là dans la Logique et dans les commentaires +de Boèce. Seulement, il porte dans son +exposition une clarté et une méthode qui sont bien +à lui, et c'est avec des citations éparses qu'il a recomposé +le système. Ce qui donne à ces passages un +intérêt particulier, c'est qu'ils sont en contradiction +avec les opinions communément attribuées à notre +auteur touchant les universaux. Il nous y donne la +génération réelle des genres et des espèces. Ici point +de trace de conceptualisme, ni de nominalisme. +Les genres et les espèces ne sont admis que pour les +choses qui, ayant une substance naturelle, procèdent +de l'opération divine: ainsi les animaux, les métaux, +les arbres, et non pas les armées, les tribunaux, +les nobles, etc. La distinction des genres et des +espèces repose ainsi sur des causes physiques. Elle +est produite par ce mouvement de la substance qui +interrompt l'identité et fait succéder une nature +essentielle à une autre. Du genre à l'espèce, ce +mouvement se résout dans la survenance de la différence; +mais la différence est substantielle, et dans +toutes les transitions d'un degré ontologique à un +autre, c'est une forme substantielle qui survient +et qui agit comme cause altérante et productrice. +Il me semble que nous avons ici la physique des +genres et des espèces; c'est, je crois, là du réalisme. +On pourrait dire que tout ce réalisme provient d'une +seule idée qu'Abélard ajoute à la théorie de la cause +et du mouvement, dont il prend le fond dans Aristote: +c'est l'idée de la création.</p> + + + +<h3>CHAPITRE VI.</h3> + + +<h3>SUITE DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD.—<i>Dialectica</i>, QUATRIÈME +ET CINQUIÈME PARTIES, OU LES SECONDS ANALYTIQUES ET LE +LIVRE DE LA DIVISION ET DE LA DÉFINITION.</h3> + + +<p>Nous avons dit qu'Abélard ne connaissait pas les +Seconds Analytiques d'Aristote. Lors donc que pour +copier en tout son maître, il a voulu donner le même +titre à la quatrième partie de sa Dialectique, il n'a +pu traiter le même sujet, et au lieu d'écrire sur la +démonstration, il s'est surtout occupé des matières +comprises dans le livre de Boèce sur le syllogisme +hypothétique<a id="footnotetag503" name="footnotetag503"></a><a href="#footnote503"><sup>503</sup></a>. Rien de bien essentiel n'est à remarquer +dans cette partie; passons immédiatement à la +cinquième, ou au <i>Livre des divisions et des définitions</i>. +Ce livre correspond aux deux ouvrages de Boèce sur +les mêmes matières, et dans la Dialectique d'Abélard +il tient la place des Arguments sophistiques, cette +dernière partie de l'Organon<a id="footnotetag504" name="footnotetag504"></a><a href="#footnote504"><sup>504</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote503" name="footnote503"></a><b>Note 503:</b><a href="#footnotetag503"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars IV, De Propos. et Syll. hypoth. seu Anal. post., p. +434-449.—Boeth. <i>Op.</i>, De Syll. hyp., lib. II, p. 606.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote504" name="footnote504"></a><b>Note 504:</b><a href="#footnotetag504"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars V, liber Divisionum et Definitionum, p. 450-497.—Boeth., <i>De Divis.</i>, p. 638. <i>De Diffin.</i>, p. 648.</blockquote> + +<p>«Le talent de diviser ou définir est non-seulement +recommandé par la nécessité même de la science, +mais encore enseigné soigneusement par plus d'une +autorité. Émule reconnaissant de nos maîtres, suivons +religieusement leurs traces; nous sommes excité +à travailler sur le même sujet, pour ton intérêt, +frère, ou plutôt pour l'utilité commune. La perfection +des écrits antiques n'a pas été si grande en +effet que la science n'ait nul besoin de notre travail. +La science ne peut s'accroître chez nous autres +mortels au point de n'avoir plus de progrès à +faire. Or comme les divisions viennent naturellement +avant les définitions, puisque celles-ci tirent +de celles-là leur origine constitutive, les divisions +auront la première place dans ce traité, les +définitions la seconde<a id="footnotetag505" name="footnotetag505"></a><a href="#footnote505"><sup>505</sup></a>.» Ainsi la division est une +analyse dont la définition est comme la synthèse. +C'est une idée de Boèce, qui se sépare en cela d'Aristote, +peu favorable à la division, peut-être parce que +Platon l'employait volontiers<a id="footnotetag506" name="footnotetag506"></a><a href="#footnote506"><sup>506</sup></a>. Aristote ne trouve +rien de syllogistique, ni par conséquent de démonstratif, +dans cette énumération des parties, des modes, +des espèces ou des cas, qu'on appelle la division, +et qui lui paraît se réduire souvent à l'assertion gratuite. +Mais si la division est bonne, la définition est +valable, et réciproquement, et elles peuvent se servir +mutuellement de moyen de contrôle et de garantie.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote505" name="footnote505"></a><b>Note 505:</b><a href="#footnotetag505"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 450.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote506" name="footnote506"></a><b>Note 506:</b><a href="#footnotetag506"> (retour) </a> <i>Analyt. prior.</i>, I, XXXI.—<i>Analyt. post.</i>, II, V.</blockquote> + +<p>On entend donc ici par la division celle dont Boèce +a prouvé que les termes sont les mêmes que ceux de +la définition<a id="footnotetag507" name="footnotetag507"></a><a href="#footnote507"><sup>507</sup></a>. «Nous entreprenons de traiter des +divisions telles que l'autorité de Boèce les a déjà +caractérisées, et si nous donnons du nôtre dans ces +leçons, qu'on ne le regrette pas (<i>non pigeat</i>).»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote507" name="footnote507"></a><b>Note 507:</b><a href="#footnotetag507"> (retour) </a> _De Div._, p. 643.</blockquote> + +<p>La division substantielle, ou <i>secundum se</i>, est la +division du genre en espèces, du mot en significations, +ou du tout en parties. La division selon l'accident +est celle du sujet en ses accidents, de l'accident +en ses sujets, ou la division de l'accident +par le coaccident.</p> + +<p>La première division substantielle, celle du genre +en espèces, est comme celles-ci: <i>La substance est ou +corps, ou esprit; le corps est ou le corps animé ou le +corps inanimé</i>.</p> + +<p>La division du mot est celle qui découvre les diverses +significations d'un mot, ou qui montre qu'un +mot signifiant une même chose a diverses applications. +Dans le premier cas, elle explique l'équivoque +d'un nom: <i>Le chien est le nom d'un animal qui aboie, +d'une bête marine</i> (chien de mer), <i>et d'un signe céleste</i>. +Dans le second, on divise un mot selon ses +modes ou ses applications modales: <i>Infini se dit ou +du temps, ou du nombre, ou de la mesure</i>.</p> + +<p>La division du tout a lieu, quand le tout est divisé +en ses propres parties soit constitutives, soit <i>divisives</i>. +Que nous disions: <i>La maison est en partie +murs, en partie toit, en partie fondation</i>, ou bien: +<i>L'homme est ou Socrate, ou Platon, ou</i> etc., nous faisons +<i>une division du tout</i> ou <i>par le tout</i> (<i>totius</i> ou <i>a +toto</i>); mais l'une est celle de l'entier, l'autre celle de +l'universel; l'une se fait en parties constitutives, +l'autre en parties divisives.</p> + +<p>Commençons par la division du genre en ses espèces +les plus prochaines<a id="footnotetag508" name="footnotetag508"></a><a href="#footnote508"><sup>508</sup></a>. Celle-ci peut être aisément +confondue avec la division par différence; +mais dans la division en espèces par les différences, +il ne s'agit pas des espèces elles-mêmes, mais des +formes des espèces. Ainsi l'<i>animal est ou homme, ou +quadrupède, ou oiseau</i>, etc., est une division du +genre en espèces; l'<i>animal est ou homme ou non-homme</i>, +est une division par opposition; l'<i>animal est +ou rationnel ou non rationnel</i>, une définition par différence.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote508" name="footnote508"></a><b>Note 508:</b><a href="#footnotetag508"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 464.</blockquote> + +<p>Abélard n'ajoute ici à Boèce qu'un seul point. +Par différences faut-il entendre les formes des espèces, +ou seulement de simples noms de différences, +qui, suivant quelques-uns, suppléeraient les noms +spéciaux pour désigner les espèces, en sorte que +<i>rationnel</i> équivaudrait à <i>animal rationnel</i>, <i>animé</i> à +<i>corps animé</i>? Les noms des différences contiendraient +ainsi, non-seulement la forme, mais la matière, +c'est-à-dire la chose tout entière: «Opinion,» dit +Abélard, «qui a paru préférable à mon maître Guillaume. +Celui-ci voulait en effet, je m'en souviens, +pousser à ce point l'abus des mots, que lorsque le +nom de la différence tenait lieu de l'espèce dans +une division du genre, il ne fût pas le nom abstrait +de la différence, mais fût posé comme le +nom substantif de l'espèce. Autrement, suivant +lui, on aurait pu appeler cela division du sujet en +accidents, les différences ne lui paraissant plus +alors appartenir au genre qu'à titre d'accidents. +C'est pourquoi il voulait, par le nom de la différence, +entendre l'espèce elle-même, fondé sur ce +mot de Porphyre: <i>Par les différences nous divisons +le genre en espèces</i><a id="footnotetag509" name="footnotetag509"></a><a href="#footnote509"><sup>509</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote509" name="footnote509"></a><b>Note 509:</b><a href="#footnotetag509"> (retour) </a> Porphyr. <i>Isag.</i>, III.—Boeth., <i>In Porph. a se transl.</i>, l. IV, p. 81.</blockquote> + +<p>Par un plus grand abus, il employait le nom <i>infini</i> +(indéterminé) pour désigner l'espèce opposée. +Ainsi, il disait: <i>La substance est ou le corps ou le +non-corps</i>. <i>Non-corps</i> pour lui ne désignait que l'espèce +opposée à corps; ce terme infini par signification +n'était plus qu'un nom substantif et spécial<a id="footnotetag510" name="footnotetag510"></a><a href="#footnote510"><sup>510</sup></a>. +Mais si, par une nouveauté de langage, on prend les +noms des différences ou les noms infinis pour ceux +même des espèces, «la lettre n'a plus aucun poids,» +c'est-à-dire les textes sont sans autorité. Que devient +le soin particulier et le rôle à part que Boèce accorde +aux différences? Il ne voulait pas non plus que la +simple négation contînt l'idée de l'espèce, lorsqu'il +disait: «La négation par elle-même ne constitue +point une véritable espèce.» <i>Le non-homme, le non-corps</i> +n'est pas une espèce. Les noms négatifs ne remplacent +les noms d'espèces que lorsque ceux-ci manquent. +Quant aux noms des différences, ils ne sont +pas substantifs au sens des noms de substances, +mais ce sont des noms <i>pris des différences</i>, c'est-à-dire +les différences prises substantivement; car ce +que la scolastique appelle des <i>noms pris</i> revient aux +noms abstraits des modernes, quand ces noms ne +sont pas des noms de genres ou d'espèces. Aussi, +de la division du genre par différence, Boèce tire-t-il +la définition des espèces, par la jonction du nom <i>divisant</i> +de la différence au nom <i>divisé</i> du genre<a id="footnotetag511" name="footnotetag511"></a><a href="#footnote511"><sup>511</sup></a>. Cela +veut dire que si l'on divise le genre <i>animal</i> en <i>rationnel</i> +et <i>irrationnel</i>, ce qui est le diviser par différence, +la jonction du genre <i>animal</i> et de la différence +<i>rationnel</i>, ou l'expression l'<i>animal rationnel</i>, +sera la définition de l'espèce <i>homme</i>; en sorte que +c'est un axiome dialectique, que ce qui convient à la +division du genre convient à la définition de l'espèce. +Or, cela ne se peut dire que de la division du genre +par les différences. Si <i>différence</i> équivalait à <i>espèce</i>, +cela signifierait que la division du genre en espèces +définit l'espèce, ce qui n'a aucun sens. C'est pour +cela que Porphyre, d'accord avec Boèce, dit que les +différences qui divisent le genre sont toutes appelées +différences spécifiques<a id="footnotetag512" name="footnotetag512"></a><a href="#footnote512"><sup>512</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote510" name="footnote510"></a><b>Note 510:</b><a href="#footnotetag510"> (retour) </a> Le nom infini est le nom indéfini ou indéterminé qui s'applique à des +choses diverses de genre, d'espèce, ou de degré ontologique, tandis +que les noms universels sont déterminés à certains genres, à certaines espèces; +par exemple, le <i>non-animal</i> est un nom infini, car il s'applique à +la substance, au métal, au fer, à l'épée, à l'épée d'Alexandre, etc.; il y a, +comme on voit, du rapport entre l'infini dans ce sens et le négatif. Kant entend +ainsi l'infini, lorsqu'il traite du jugement, qu'il appelle <i>unendlich</i>. (<i>Crit. +de la rais. pure, Analyt. trans.</i>, l. I, c. I, sect. II.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote511" name="footnote511"></a><b>Note 511:</b><a href="#footnotetag511"> (retour) </a> <i>De Div.</i>, p. 642.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote512" name="footnote512"></a><b>Note 512:</b><a href="#footnotetag512"> (retour) </a> [Grec: Eidopoioi], Porph. <i>Isag.</i>, III.—Boeth., <i>In Porph.</i>, l. IV, p. 86.</blockquote> + +<p>«La division en différences ou en espèces doit porter sur les plus +prochaines; car les plus prochaines sont naturellement les plus analogues, +et les plus propres à faire connaître le genre. Si la division +du genre se faisait toujours par les différences ou par les espèces les +plus prochaines, toute division serait à deux membres. C'est du +moins une opinion de Boèce que tout genre a, dans la nature des choses, +deux espèces les plus prochaines; et si nous en avions toujours +les noms, toute division pourrait s'opérer en deux espèces; si cela +ne se peut toujours faire, c'est disette de noms.</p> + +<p>«Mais à cette opinion qui se rattache à la doctrine philosophique +qui soutient que les genres et les espèces sont les choses mêmes et +non simplement des voix, je me souviens que j'avais une objection +tirée de la relation.</p> + +<p>«Si tout genre est contenu en deux espèces les plus prochaines, +la relation (<i>ad aliquid</i>) est dans ce cas: deux espèces les plus prochaines +de relatifs en forment la division suffisante (complète). Car +bien que nous n'en ayons pas les noms, elles n'en doivent pas moins +subsister dans la nature des choses. Or elles no peuvent être unies +de relation au genre suprême. En effet ce qui est antérieur a tous les +relatifs (le genre suprême) est le genre de tous, leur genre universel. +Il n'est donc pas ensemble avec eux; il ne leur est donc pas relatif; +car Aristote nous enseigne dans ses Prédicaments que dans la nature +tous les relatifs sont ensemble (ou simultanés)<a id="footnotetag513" name="footnotetag513"></a><a href="#footnote513"><sup>513</sup></a>. Par la même raison, +les deux espèces prochaines qui divisent le genre de la relation ne +peuvent être relatives à ce genre, parce que deux choses diverses +d'un même n'y peuvent être relatives, comme un même ne peut +avoir plusieurs contraires, plusieurs privations ou possessions d'un +même, plusieurs affirmations propres ou négations, d'après la règle +<i>une seule négation pour une seule affirmation</i><a id="footnotetag514" name="footnotetag514"></a><a href="#footnote514"><sup>514</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote513" name="footnote513"></a><b>Note 513:</b><a href="#footnotetag513"> (retour) </a> Arist. <i>Categ.</i>—Aristote ne pose pas le principe d'une manière +absolue. [Grec: Dokei de ta pros ti hama tae physei einai kai epi men ton pleiston +alaethis estin.] «Il paraît que les relatifs sont simultanés dans la nature; et +cela est vrai de la plupart.»</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote514" name="footnote514"></a><b>Note 514:</b><a href="#footnotetag514"> (retour) </a> [Grec: Mia apiphasis mias kataphaseos esti.] Arist., <i>De Int.</i>, VII.—Boeth., <i>De Int.</i>, ed. sec., p. 352.</blockquote> + +<p>«Ces deux espèces ne peuvent non plus être relatives aux espèces +subordonnées; car si une d'elles est en relation (et par conséquent +simultanée) avec les espèces inférieures, c'est avec celle qui lui est +subordonnée, ou avec celle qui est subordonnée à l'autre. Or ce ne +peut être avec celle qui vient après elle, puisqu'elle est antérieure à +celle-ci dans la nature, comme étant un genre. Si c'est avec celle +qui est subordonnée à l'autre et si elles échangent ainsi leurs espèces +subordonnées, il suit que dans la nature chacune est antérieure et +postérieure à l'autre, car ce qui est antérieur ou postérieur à l'une +de deux choses simultanées dans la nature est nécessairement aussi +antérieur ou postérieur à l'autre. Or des deux espèces, celle-là, étant +comme le genre du relatif à une espèce contemporaine<a id="footnotetag515" name="footnotetag515"></a><a href="#footnote515"><sup>515</sup></a>, est l'antérieur +de ce relatif, et devient en même temps l'antérieur de l'espèce +contemporaine. Pareillement, celle-ci est antérieure à celle-là, en +sorte que chacune des deux est, dans la nature, antérieure et postérieure +à l'autre et à soi-même. C'est ce qui deviendra plus clair, si +nous désignons par des lettres l'ensemble du prédicament. Représentons +l'ordre par celte figure:</p> + + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i4">Relation</p> +<p class="i2">B. C.</p> +<p>D. F. G. L.</p> + </div> </div> + + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote515" name="footnote515"></a><b>Note 515:</b><a href="#footnotetag515"> (retour) </a> <i>Conquaero</i>, qui n'est ni antérieure ni postérieure.</blockquote> + +<p>«Si d'un côté C et D, de l'autre B et L sont réciproquement relatifs +(B et C étant les deux espèces prochaines du genre le plus général +<i>relation</i>, D et L des espèces, l'un de B, et l'autre de C), B sera antérieur +à D comme à son espèce; D étant ensemble ou simultané avec +C comme avec son relatif, B précédera C. Ainsi B précédera son +espèce D et C le relatif de D, et par conséquent soi-même (puisqu'il +est simultané avec C son codivisant). En outre, il est évident que +dans cette relation, une des espèces inférieures détruite anéantit tout +le prédicament; si D est détruit, tant B que C périt nécessairement, +puisqu'ils comprennent le genre le plus général. Car D, étant relatif à +C, le détruit par sa propre destruction; mais C, étant le genre de L, +emporte L relatif de B, et ainsi B périt aussi. C'est pourquoi D une +fois détruit, tant B que C est détruit, et la <i>relation</i> avec eux. Mais +plutôt, disons B et C mutuellement relatifs, ce qui est plus vrai, et +que toutes les autres espèces contemporaines sous leurs genres, +soient relatives l'une a l'autre, comme D et F entre eux, comme aussi +G et L, et ainsi des autres, tant qu'il y a d'espèces contemporaines. +Si une seule des espèces en relation existe, toutes doivent forcément +exister, de sorte que comme D existe, B son genre existe nécessairement; +et B existant, C son relatif existe nécessairement aussi. Mais +si B existe, il faut nécessairement que son relatif C coexiste. Or C no +coexistera que par quelqu'une de ses espèces qui, étant relative à +une autre, ne peut exister par soi seule, et il faut que celte autre +existe nécessairement. Donc, une des espèces relatives existant, il +arrivera que toutes existent; ce qui est très-évidemment faux, car +une des espèces n'exige l'existence d'aucune autre espèce que de +celle avec laquelle elle est ensemble ou simultanée, et à laquelle elle +est relative. Le père n'exige pas l'esclave ou le disciple, mais seulement +le fils.</p> + +<p>«Si, en descendant des espèces prochaines de relatifs, par les +genres secondaires et les sous-espèces, aux individus, nous trouvons +que les espèces, contemporaines d'un même genre, ne sont pas relatives +entre elles, mais que ce sont les espèces de l'un des genres divisant +qui sont relatives aux espèces d'un autre, sous le même genre +suprême (comme le sont les espèces de l'<i>animé</i> et de l'<i>inanimé</i> entre +elles), deux espèces existant entraînent nécessairement l'existence +de toutes les autres. Si au contraire les espèces d'une espèce la plus +prochaine sont relatives ans espèces d'une autre espèce la plus prochaine +(comme les espèces du <i>corps</i> aux espèces de l'<i>esprit</i>), cette +nécessité n'existe pas. Notez bien que le genre le plus général du +prédicament où cette condition se réalise est contenu dans deux +espèces; mais aussi, ou nous sommes en ceci plus subtil qu'il ne +faut, ou, pour conserver l'autorité sauve, il faut dire qu'elle n'a pas +regardé aux genres de tous les prédicaments. C'est ainsi qu'il<a id="footnotetag516" name="footnotetag516"></a><a href="#footnote516"><sup>516</sup></a> soutient +dans beaucoup de ses ouvrages que toute espèce est constituée +de la matière du genre par la forme de la différence; ce qui ne peut, +à cause de l'infinité des espèces, être maintenu pour toutes; cette +règle ne doit donc être rapportée qu'au prédicament de la substance. +Il en est de même peut-être de l'autre règle<a id="footnotetag517" name="footnotetag517"></a><a href="#footnote517"><sup>517</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote516" name="footnote516"></a><b>Note 516:</b><a href="#footnotetag516"> (retour) </a> Boèce.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote517" name="footnote517"></a><b>Note 517:</b><a href="#footnotetag517"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 458-460.</blockquote> + +<p>On aura remarqué cette argumentation qui peut +être prise comme un spécimen du raisonnement scolastique. +La singularité en sera plus frappante si +nous empruntons un langage plus familier aux lecteurs +de notre temps.</p> + +<p>La division est l'origine et comme le fond de la +définition. Soit par exemple cette définition de +l'homme, <i>l'homme est un animal raisonnable</i>, elle +suppose cette division, <i>l'animal est ou raisonnable +ou non raisonnable</i>. C'est une division, c'est-à-dire +une proposition dans laquelle le sujet est divisé en +deux classes par deux attributs; et c'est une division +par différences, en ce que ces attributs sont +différentiels, c'est-à-dire constitutifs d'espèces proprement +dites, non de simples distinctions modales, +mais des <i>différences spécifiques</i>: c'est l'expression de +la science.</p> + +<p>La division par différences doit se faire par les +différences les plus prochaines. Admettez plusieurs +espèces d'hommes, les uns ayant douze sens, et +les autres cinq; le genre <i>animal</i> ne devrait pas être +divisé par ces différences; car elles sont éloignées, +elles constituent des sous-espèces, et non les espèces +du genre <i>animal</i>; la différence prochaine ou la plus +prochaine, ici c'est la <i>raison</i>.</p> + +<p>La différence prochaine, celle qui divise immédiatement +le genre, est celle qui le fait le mieux +connaître, celle qui touche de plus près la nature; +c'est donc la plus réelle. Boèce dit que tout genre a +deux espèces prochaines<a id="footnotetag518" name="footnotetag518"></a><a href="#footnote518"><sup>518</sup></a>, parce qu'il veut que toute +division soit à deux membres, toute division triple +ou quadruple pouvant se ramener à la division +par deux. Si la division ne paraît pas toujours pouvoir +se faire en deux membres, c'est que les langues +n'offrent pas toujours les deux noms des <i>divisants</i> +et surtout des deux différences spécifiques +d'un même genre. Dans l'exemple, la <i>raison</i> est une +des différences spécifiques; nous serions embarrassés +pour nommer l'autre en français. Le latin assez +barbare des scolastiques dit <i>rationale, irrationale</i>; +le substantif abstrait répondant à <i>irrationale</i> ce serait +la <i>non-raison</i>. Il serait facile de trouver des +exemples pour lesquels la langue nous ferait encore +plus défaut; mais si la division du genre en +deux espèces prochaines est toujours possible, sans +toujours être exprimable, il suit que les espèces +existent indépendamment d'un nom qui les désigne. +Elles existent sans les mots qui les nomment. Que +devient alors la doctrine qui veut que les espèces ne +soient que des mots? Voilà l'argument qu'Abélard +dirige en passant contre Roscelin.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote518" name="footnote518"></a><b>Note 518:</b><a href="#footnotetag518"> (retour) </a> <i>De Div.</i>, p. 643.</blockquote> + +<p>Les modernes répondraient que les espèces peuvent +exister dans l'esprit sans être nommées, que +toutes les idées n'ont pas nécessairement leurs noms, +et qu'ainsi le principe de Boèce peut être vrai +comme principe idéologique, sans qu'il en résulte +aucun préjugé en faveur de la réalité objective des +espèces. Que dit en effet le nominalisme raisonnable? +Les individus seuls sont réels. Ces individus +semblables ou dissemblables, séparés ou rapprochés +par des différences ou ressemblances essentielles ou +accidentelles, sont comparés et classés par l'intelligence, +en sorte que les genres et les espèces sont +des vues de l'esprit fondées seulement sur les différences +et les ressemblances des individus, seules +réalités. Toute classe, genre ou espèce, se résout +réellement en individus. Il n'y a point de réalité +autre qui corresponde au nom ou à l'idée de la +classe; il n'y a point <i>l'homme, l'animal</i>; il y a <i>des +animaux, des hommes</i>. Les genres et les espèces ne +sont donc que des idées, et comme les idées en +général ne se constatent et ne se fixent que par +leurs signes, comme la langue s'unit indissolublement +à l'intelligence, on peut regarder les espèces +comme des noms, ne correspondant à aucune réalité +substantielle qui soit l'espèce, si elle n'est la +réunion des individus; et en ce sens on peut aller +jusqu'à dire que les espèces ne sont que des noms. +Tel est le nominalisme soutenable, ou le conceptualisme +éclairé.</p> + +<p>A ce compte, le principe de Boèce pourrait rester +vrai, tout genre se diviserait en deux espèces, ne +fussent-elles désignées par aucun nom spécial, sans +que le réalisme fût justifié, c'est-à-dire sans qu'il en +fallût conclure que les espèces hors des individus +soient autre chose que des abstractions. Mais Abélard +ne procède pas ainsi; il attaque le principe de +Boèce dans sa généralité, et sans s'inquiéter de l'induction +que ce principe fournit en faveur du réalisme; +voici par quel argument de métier il pense +le détruire.</p> + +<p>Si deux espèces prochaines épuisent la division +de tout genre, la règle est applicable au genre <i>relation</i>. +La <i>relation</i> est un genre supérieur, de ceux +qu'Aristote appelle <i>generalissima</i>, car c'est le troisième +prédicament. Or, quelles sont les deux différences +prochaines qui divisent le genre <i>relation</i>? La +difficulté de le dire peut prouver seulement que les +noms des deux espèces prochaines du genre <i>relation</i> +manquent, et ne prouve pas qu'elles n'existent point +dans les choses, faute d'exister dans les noms; elles +peuvent être dans la nature et manquer dans le +langage. Mais c'est une règle de logique que tous +les relatifs sont ensemble dans la nature, tous les +<i>ad aliquid</i> sont <i>simul</i>, [Grec: pros ti +hama tae physei einai], ce qui +signifie qu'ils coexistent naturellement, en ce sens +que si une chose est relative à une autre, il faut +bien que celle-ci le soit à la première. Elles sont +donc nécessairement corrélatives et simultanées. +L'un des relatifs ne peut disparaître que la relation +ne disparaisse et n'entraîne avec elle la disparition +de l'autre. Cette règle admise, il faut bien que les +deux espèces prochaines qui divisent complètement le +genre <i>relation</i>, étant les deux espèces fondamentales +de relatifs, soient simultanées. Or le seront-elles +avec la <i>relation</i>, leur genre suprême? Mais c'est un +principe que le genre suprême est antérieur aux espèces, +qu'il a la priorité sur elles; et si la <i>relation</i>, +genre suprême des deux espèces prochaines de relatifs, +leur est antérieure, comment ceux-ci pourraient-ils +être simultanés avec elle? Cela répugne. +Maintenant les deux espèces prochaines de relatifs +peuvent-elles être simultanées avec celles qui ne +sont pas prochaines? Non, car ou celles-ci leur sont +subordonnées, ou elles ne le sont pas. Si elles leur +sont subordonnées, elles viennent après les premières, +qui ne peuvent être simultanées avec celles +qui leur sont postérieures. S'il s'agit d'espèces qui +ne leur sont pas subordonnées; si, par exemple, +l'espèce prochaine A est simultanée avec l'espèce D +subordonnée à l'espèce prochaine B, tandis que +celle-ci est simultanée avec l'espèce C subordonnée +à l'espèce prochaine A, il arrive que A simultané +avec B antérieur à D, est simultané avec D postérieur +à B, et par conséquent A est antérieur à D +comme B, et postérieur à B comme D. Et de même, +B est tout à la fois antérieur à C comme A et postérieur +à A comme C. Sans plus de développement, +la contradiction apparaît.</p> + +<p>Enfin, les deux espèces prochaines du genre suprême +<i>relation</i> sont-elles simultanées l'une avec +l'autre? Soit; mais alors il en est de même forcément +des deux genres qui divisent chacune d'elles, +et des espèces subordonnées qui divisent chacun de +ces genres; car toutes ces divisions sont des divisions +en deux relatifs. Et comme il y a solidarité +entre eux à tous les degrés, et qu'en outre les deux +<i>divisants</i> supposent le divisé, un seul relatif à un +degré quelconque de l'échelle, suppose tous les autres; +et conséquemment, il pourrait arriver, par +exemple, que l'existence de la relation de roi à sujet +entraînât nécessairement l'existence de la relation +de maître à disciple, ou de cause à effet; ce qui est +évidemment absurde<a id="footnotetag519" name="footnotetag519"></a><a href="#footnote519"><sup>519</sup></a>.</p> + + + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote519" name="footnote519"></a><b>Note 519:</b><a href="#footnotetag519"> (retour) </a> Supposez que le prédicament <i>relation</i> ait pour espèces les plus prochaines une X et une Y, dont la première sera un relatif que nous nommerons +<i>celui de qui on dépend</i>, et la seconde, <i>celui qui dépend</i>. Elles seront corrélatives +et simultanées; soit. Mais la première aura, je suppose, pour genres qui +la divisent <i>la cause</i> et <i>le supérieur</i>, la seconde, <i>l'effet</i> et <i>l'inférieur</i>. <i>Cause</i> et +<i>supérieur</i> ne sont pas relatifs entre eux, mais ils ont le même genre qu'ils +divisent. <i>Effet</i> et <i>inférieur</i> ne le sont pas davantage; mais ils divisent un +même genre. Ces espèces se sous-divisent à leur tour; par exemple <i>supérieur</i> +en <i>père</i> et en <i>maître</i>, <i>inférieur</i> en <i>fils</i> et en <i>esclave</i>. Or <i>supérieur</i>, +quoique de genre différent, sera relatif à <i>inférieur</i> et simultané avec lui, et +réciproquement. <i>Père</i>, espèce appartenant à un autre genre que <i>fils</i>, sera +relatif et simultané avec <i>fils</i>, comme <i>maître</i> avec <i>esclave</i>, bien qu'appartenant +à des espèces de genres divers. Or, si <i>père</i> est relatif à <i>fils</i>, ils sont +nécessaires l'un à l'autre, et ces deux sous-espèces existant rendent nécessaire +l'existence de toutes les autres. Car <i>fils</i> étant rendu nécessaire par +<i>père</i>, rend nécessaire <i>inférieur</i>, l'espèce de laquelle il dépend, et celle-ci, +son autre sous-espèce <i>esclave</i>, puisque (c'est la supposition) ces deux +sous-espèces <i>fils</i> et <i>esclave</i> divisent exactement leur espèce <i>inférieur</i>. J'en +dis autant de <i>père</i> et de <i>maître</i> par rapport à <i>supérieur</i>. Mais <i>supérieur</i> et +<i>inférieur</i> à leur tour appartiennent à deux genres différents, dont l'un est +divisé par <i>supérieur</i> et par <i>cause</i>, l'autre par <i>inférieur</i> et par <i>effet</i>, et comme +<i>inférieur</i> et <i>supérieur</i> sont nécessaires l'un à l'autre, l'existence de l'un et +de l'autre entraîne celle des deux autres espèces avec chacune desquelles +chacun d'eux divise exactement son genre respectif; et ces genres respectifs, +tous deux réunis et opposés, corrélatifs simultanés, sont les espèces les +plus prochaines du genre le plus général, la <i>relation</i>. Ainsi les rapports dialectiques +de toutes ces branches de la <i>relation</i> établissent une liaison ou +solidarité entre des choses qui en réalité n'en ont aucune, puisque l'existence +du <i>fils</i> ne fait rien à celle de <i>l'esclave</i>, celle du <i>père</i> rien à celle du +<i>maître</i>, celle du <i>supérieur</i> rien à celle de la <i>cause</i>.</blockquote> + + +<p>Que faut-il donc penser de l'autorité? Que devient +la règle de Boèce? Il faut croire, dit Abélard, +qu'il n'a pas entendu parler des genres de tous les +prédicaments; et la règle ne doit être appliquée +qu'au prédicament de la substance; c'est ainsi que +son autre règle: «toute espèce est constituée de la +matière du genre par la forme de la différence,» +n'est vraie que des espèces de la substance.</p> + +<p>On peut ici juger Abélard et la scolastique. Il +s'agit d'un argument qui, au fond, atteint le réalisme. +Quelle en est la difficulté? c'est qu'il est dirigé +contre l'autorité, contre une règle de Boèce. +Quelle en est la force? c'est qu'il est appuyé sur +l'autorité, sur une règle d'Aristote. Il se réduit à +ceci: la règle <i>tout genre se divise en deux espèces +prochaines</i> est inconciliable avec cette autre règle <i>les +relatifs sont simultanés</i>. Voilà comme le raisonnement +scolastique se fonde toujours sur l'autorité, même +quand il attaque l'autorité.</p> + +<p>En admettant que le genre <i>substance</i> se divise en +deux espèces prochaines, Abélard examine s'il en +est de même du genre <i>relation</i>; il traite hypothétiquement +la relation comme la substance; et attendu +que la maxime de Boèce, au cas où elle serait vraie, +suppose que les espèces sont des choses et non des +mots, puisqu'elle les admet comme existantes, encore +même qu'il n'y ait pas de mots pour les nommer, +il suit que, si elle est vraie pour la relation +comme pour la substance, les espèces de la relation +sont des choses comme celles de la substance. Mais, +en vérité, comment des espèces de relations peuvent-elles +être des choses? Quelle valeur peut avoir +un argument qui donne aux relations la même réalité +qu'aux substances? N'y a-t-il pas là une tendance +à réaliser indûment des abstractions? On +voit comment la scolastique, si peu ontologique +dans ses bases, en ce sens qu'elle s'appuie si peu +sur l'observation de la réalité, tombe facilement dans +une ontologie artificielle et gratuite qui remplit et +abuse l'intelligence.</p> + +<p>Il serait facile d'attaquer l'argumentation d'Abélard +en elle-même. Attaquons-la jusque dans ses principes. +Le premier est d'Aristote: «les relatifs sont +ensemble dans la nature;» c'est-à-dire, comme il +l'explique, simultanés et solidaires dans la réalité. +Ce principe est-il donc si clair et si juste? Sans doute +il y a moitié, s'il y a double; s'il y a disciple, il y +a maître; mais la science est relative à son objet, et +l'objet de la science peut exister sans qu'effectivement +la science existe. De même, l'objet senti est +antérieur à la sensation. Le principe n'est vrai tout +au plus que si on l'applique à la relation en acte, +non à la relation en puissance. La relation actuelle +exige la simultanéité des relatifs. Mais quelle espèce +de relatifs sont les deux espèces prochaines du genre +<i>relation</i>? Le rapport des espèces prochaines aux +genres, des espèces entre elles, des espèces à d'autres +espèces, est-il la relation proprement dite, aristotélique, +catégorique? cela ne conduirait-il pas à +cette idée outrée que tout rapport est un rapport +nécessaire? La catégorie de relation est le rapport +nécessaire; mais le rapport nécessaire n'est pas nécessairement +le rapport de simultanéité. De A à B +il peut y avoir un rapport nécessaire, dès que B +existe; mais avant que B existe, il peut n'y avoir +de A à B qu'un rapport possible; si A est naturellement +antérieur à B, on ne peut pas dire que A et B +soient ensemble ou simultanés, quoique A étant +donné, il en résulte nécessairement un rapport possible +avec B, au cas que B devienne réel; et quoique B +étant donné, il en résulte nécessairement un rapport +nécessaire et actuel avec A, qui ne peut pas +exister, dès que B existe. Ainsi A et B sont relatifs +et ne sont pas simultanés.</p> + +<p>Mais si tous les relatifs ne sont pas simultanés, +est-il vrai que cette règle vraie ou fausse doive s'appliquer +aux choses unies par le rapport d'espèces à +genre, ou d'espèces du même genre entre elles, ou +de celles-ci avec d'autres espèces? Nullement; la +définition de la relation ne s'applique pas à ces relations-là. +Le genre est logiquement antérieur aux +espèces, et, bien que les espèces le supposent, il ne +les suppose pas, il ne suppose que des espèces possibles. +Il n'y aurait pas d'hommes qu'il y aurait encore +des animaux. De même, point de relation nécessaire +entre l'espèce <i>homme</i> et les espèces des +plantes, ou les sous-espèces des oiseaux ou des +poissons, ou même les sous-espèces des nègres ou +des blancs. L'une ne suppose pas les autres. Ce qui +est vrai, c'est que si un genre est complètement divisé +par deux espèces prochaines, poser l'une comme +espèce, c'est supposer l'autre. On ne peut dire: Il y +a dans le genre animal une espèce <i>raisonnable</i>, sans +dire implicitement qu'il y a une espèce <i>non raisonnable</i>. +S'il n'y avait que l'espèce <i>raisonnable</i>, il n'y +aurait pas de différence entre le genre <i>animal</i> et l'espèce +<i>homme</i>. L'un se confondrait dans l'autre, l'animal +ne serait qu'un genre sans espèce. Bien plus, si +l'homme a été créé après les autres animaux, le genre +animal, avant la naissance d'Adam, n'était ni genre +ni espèce qu'en puissance, et non pas en acte; et +quoique la race humaine ne pût naître sans que +la division possible du genre devînt nécessairement +actuelle entre elle et les autres races, c'est-à-dire +sans qu'aussitôt le genre et les deux espèces fussent +réalisés, il n'y avait pas eu simultanéité entre l'espèce +humaine et le reste des animaux, en dépit +du rapport nécessaire entre les deux espèces. Tous +les animaux ne coexistent pas nécessairement dans +la nature.</p> + +<p>Il faut donc modifier le principe d'Aristote, ou +ne pas regarder les deux espèces prochaines d'un +genre comme de véritables relatifs. Au reste, la +question n'est pas si un genre se divise en deux +relatifs, mais s'il se divise nécessairement en deux +espèces.</p> + +<p>Nous touchons ici à la seconde règle et à l'autre +autorité. Le genre se divise-t-il exactement en deux +espèces prochaines, oui ou non? Si l'on parle d'une +division verbale, soit. Posez une espèce du genre, +vous aurez certainement en regard de cette espèce +tout ce qui, dans le même genre, n'offre pas la différence +spécifique. On peut toujours dire que le +genre se divise en ce qui a telle différence et ce qui +ne l'a pas; mais le second membre de la division +n'est pas nécessairement une espèce proprement dite. +Ce peut être la collection formée momentanément par +l'esprit de tous les êtres qui n'ont pas la différence; +ce n'est alors que la négation en regard de l'affirmation. +Par exemple, les animaux sans raison constituent-ils +nécessairement une espèce proprement +dite, et ne pourraient-ils pas offrir d'ailleurs de telles +diversités, qu'ils ne formeraient une classe une et +spéciale que par opposition à l'espèce raisonnable? +Toute importante qu'est la division par l'affirmation +et la négation, elle n'est pas assez instructive, assez +significative; c'est plutôt une élimination, une abstraction, +comme parle la logique moderne, qu'une +division scientifique. Par exemple, si l'on disait: +<i>Tout être est créateur, incréé ou créé</i>, on ferait une +division à trois membres et qui pourrait avoir une +véritable valeur. Sans doute on peut toujours réduire +une division par espèces à deux membres; il suffit +pour cela d'affirmer une différence, et puis de la nier. +Mais il ne suit pas que l'on constituera toujours par +là deux espèces réelles. Si l'on divise l'être en créateur +et créé, on aura d'un côté Dieu, et de l'autre +la matière, l'âme, l'ange, l'homme, la brute; le +créé ne sera pas une espèce proprement dite. On +aura cependant une division à deux membres, et +qui comprendra tout le genre.</p> + +<p>J'avoue toutefois que si l'on veut restreindre la +division aux espèces proprement dites, aux différences +proprement dites, et non l'appliquer à toutes +les espèces transitoires et successives qu'enfante +l'esprit humain, la règle de Boèce reprendra plus de +valeur. Admettez qu'il y ait en effet des espèces et +différences proprement dites, c'est-à-dire qu'à tel +degré déterminé de l'échelle de l'être soit le genre, +et au degré qui suit immédiatement, l'espèce, il +sera vrai que vous ne passerez jamais de l'un à +l'autre que par la division à deux membres. L'animal +étant le genre, l'espèce humaine est bien certainement +<i>animal</i> par la différence <i>raison</i>; et l'autre portion +du genre <i>animal</i> moins la <i>raison</i>, peut être dite +constituée du genre <i>animal</i> par la différence <i>non-raison</i>, +ce qui donne forcément une seconde espèce. +Mais on conviendra qu'il y a un peu de symétrie artificielle +dans tout cela, et qu'il est difficile d'admettre +réellement la <i>non-raison</i> comme une forme essentielle. +De cette manière de procéder, il peut +résulter une création illimitée d'êtres de raison érigés +tôt ou tard en être réels. Ainsi, les nominalistes +eux-mêmes sont tôt ou tard ontologistes.</p> + +<p>Je n'ai raisonné que sur le genre substance; que +serait-ce si je m'occupais des genres des autres prédicaments! +c'est alors que tout paraîtrait fictif, et +l'abus de l'ontologie dialectique éclaterait. Il est tel +qu'on ne peut supposer que les scolastiques habiles +en fussent les dupes, et certainement au fond Abélard +savait bien que ce ne pouvait être que par une +assimilation fictive que l'on traitât la <i>relation</i> ou la +<i>situation</i> comme la <i>substance</i>; il laisse entrevoir, +quoique trop rarement, qu'il n'ignore pas que la +<i>nature</i>, c'est ainsi qu'il nomme la réalité, est autre +chose que <i>l'art</i>, c'est ainsi qu'il nomme la dialectique. +Mais d'abord pourquoi ne le pas dire mieux? +puis, pourquoi ne pas étudier, pour la décrire et +la circonscrire, cette disposition ou cette faculté qui +est en nous de convertir tout en être, et de raisonner +des rapports et des modes comme si c'étaient +des substances? Il est vrai que c'eût été là de la psychologie.</p> + +<p>Remarquons cependant une distinction importante +et qui prouve que ce rare esprit ne méconnaissait +pas la différence profonde qui doit séparer +l'ontologie naturelle de l'ontologie dialectique. Il +revient ici à l'idée qu'il a déjà exprimée, c'est que +les règles qui sont bonnes pour la catégorie de la +substance ne sont pas absolument et de plein droit +vraies des autres catégories. Suivant lui, la division +du genre s'opère exactement par deux espèces prochaines, +mais seulement quand ce genre est de la +catégorie de la substance. La division du genre par +les différences équivaut à la division par les espèces, +mais seulement quand il s'agit du genre de la substance. +Tout cela n'est qu'une suite d'un principe +antérieurement posé; c'est que toute espèce est +constituée de la matière du genre par la forme de la +différence, seulement quand il s'agit de genres ou +d'espèces du ressort de la substance.</p> + +<p>Je ne vois pas que cette distinction fondamentale +ait été jusqu'ici remarquée; elle fait honneur à celui +qui l'a aperçue et répond d'avance à plus d'une +censure dirigée contre lui<a id="footnotetag520" name="footnotetag520"></a><a href="#footnote520"><sup>520</sup></a>; mais passons à la seconde +espèce de division substantielle.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote520" name="footnote520"></a><b>Note 520:</b><a href="#footnotetag520"> (retour) </a> Voyez <i>Dial.</i>, pars III, p. 400; et ci-dessus c. V, et ci-après c. VI, +VII et IX.</blockquote> + +<p>«Après la division du genre en espèces vient celle du tout en +parties<a id="footnotetag521" name="footnotetag521"></a><a href="#footnote521"><sup>521</sup></a>. Le tout est quant à la substance, ou quant à la forme, ou +quant à l'une et à l'autre. Le tout quant à la substance est tel quant +à la compréhension de la quantité, c'est l'entier, ou quant à la distribution +de l'essence commune, c'est l'universel. Telle est par exemple +l'espèce distribuée entre tous ses individus. L'espèce peut bien être +appelée le tout quant à la substance des individus, puisqu'elle est +la substance totale des individus. Mais il n'en est pas de même des +genres; car il y a, outre le genre, la différence dans la substance +de l'espèce, tandis qu'au delà de l'espèce rien de nouveau n'entre +dans la substance de l'individu. Les individus sont des parties de +l'espèce, non des espèces (Porphyre); ce tout est un universel, +parce qu'il se dit de toutes les parties individuelles, mais il n'est pas +un entier, c'est-à-dire un tout qui résulte de l'assemblage de toutes +les parties combinées, comme la maison, qui est composée du toit, +des murs, etc. L'entier ne peut être l'universel, parce que l'universalité +n'a point ses parties dans sa quantité, mais en distribution +dans la diffusion de la communauté, c'est-à-dire divisées entre plusieurs +à qui elle est commune. L'entier a une <i>prédication</i> (attribution) +qui lui est particulière; Socrate est composé des membres que +voici.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote521" name="footnote521"></a><b>Note 521:</b><a href="#footnotetag521"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars V, P. 460-470.</blockquote> + +<p>«Quand Platon a dit, au rapport de Porphyre<a id="footnotetag522" name="footnotetag522"></a><a href="#footnote522"><sup>522</sup></a>, que la division +doit s'arrêter aux dernières espèces pour ne pas s'étendre jusqu'aux +individus, il a considéré non la nature des choses, mais la multiplicité +et le changement des individus. Leur existence est soumise à +la génération et à la corruption, elle n'a pas la permanence que +possèdent les universels, dont l'existence est nécessaire, dès qu'il +existe un quelconque des individus en lesquels ils sont distribués. +Cette infinité<a id="footnotetag523" name="footnotetag523"></a><a href="#footnote523"><sup>523</sup></a>, qui n'est point l'oeuvre de la nature, mais de notre +ignorance et de la mobilité de l'existence, laquelle ne saurait longtemps +persister dans ces individus comme dans les premiers sujets +des animaux, ou dans des individus à accidents immobiles, empêche +la division actuelle, mais n'empêche pas qu'elle existe dans la nature: +la nature pourrait très-bien souffrir que les individus dont l'existence +aurait été permise, attendissent notre division et tombassent sous +notre connaissance....</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote522" name="footnote522"></a><b>Note 522:</b><a href="#footnotetag522"> (retour) </a> Porphyr. <i>Isag.</i>, II.—Boeth., <i>In Porph.</i>, l. III, p. 75.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote523" name="footnote523"></a><b>Note 523:</b><a href="#footnotetag523"> (retour) </a> L'impossibilité de déterminer le nombre des individus.</blockquote> + +<p>«De ces touts qu'on appelle entiers ou constitutifs, les uns sont +continus, comme la ligne, qui a ses parties continues, et les autres +non, comme le peuple, dont les parties sont désagrégées. La division +de ces touts ne s'énonce pas au même cas que celle de l'universel, +c'est-à-dire au nominatif, elle se fait au génitif.... <i>De cette ligne</i>, +une partie est cette petite ligne, une autre partie, cette autre petite +ligne; <i>de ce peuple</i>, une partie est cet homme, une autre partie, cet +autre homme..., tandis qu'on ne dit pas que Caton, Virgile ... +sont des parties de l'homme (espèce), mais Caton, Virgile est +homme.... Mais il faut regarder au sens plutôt qu'aux paroles....</p> + +<p>«Comme la division régulière du genre ne se fait point par ses +espèces quelconques, mais par ses espèces les plus prochaines, de +même, la division du tout ne doit pas se faire par les parties qu'on +voudra, mais par les parties principales. On blâmerait celui qui diviserait +l'oraison par syllabes ou par lettres, qui sont les parties des +parties; l'ordre naturel est que la division se fasse en ces parties, +dont l'union constitue immédiatement le tout, et que l'on décompose +l'oraison en expressions et celles-ci en syllabes.»</p> + + +<p>Mais quelles parties convient-il d'appeler principales, +et quelles, secondaires? Regardez-vous comment +le tout se constitue, les principales sont parties, +non des parties, mais du tout, comme dans l'homme +l'âme et le corps. Regardez-vous comment le tout se +détruit, les parties principales sont celles dont la +suppression détruit la substance du tout, comme la +tête dans l'homme.</p> + +<p>La première classification est arbitraire. Elle +veut, par exemple, que les parties principales de la +maison soient les murs, le toit et les fondements. Mais +s'il convient de diviser la maison en deux, mettant +d'un côté les murs avec leurs fondements, et de +l'autre le toit, les fondements ne seront plus partie +principale, mais partie de partie. On peut à volonté +dans un composé quelconque rendre secondaire une +partie principale, et réciproquement. Dans l'autre +opinion, on n'hésite pas à admettre comme principales +des parties de parties, dans l'homme, par +exemple, la tête, laquelle est une partie du corps qui +est une partie de l'homme, dont l'autre partie est +l'âme; on regarde seulement quelles sont les parties +qui, en se détruisant, détruisent la substance du +tout. Mais si vous détruisez une petite pierre de la +muraille d'une maison, comme cette pierre est un +des éléments de sa substance, cette substance est atteinte, +le tout cesse d'exister, la maison est détruite; +ou ce qui reste est un autre tout, une autre maison; +ce n'est qu'une partie de la première. En vain diriez-vous +que la petite pierre de la maison existe séparément, +la maison existait comme composé, et il ne +suffit pas pour son existence que sa matière subsiste. +Autrement, comme elle se compose de bois et de +pierres, on dirait que lorsqu'on a le bois et les pierres, +on a la maison. Donc, du point de vue de la destruction, +toutes les parties sont principales.</p> + +<p>A cette argumentation, qu'Abélard dit toute neuve, +<i>novissimae</i>, voici comme on a tenté de répondre. Vous +dites que si cette petite pierre cesse d'être, le tout +dont elle fait partie n'est plus; soit, pourvu que la +pierre soit vraiment partie principale, comme dans +un tout de deux pierres. Mais pour appliquer cette +conclusion à un tout qui est le tout des parties, mais +qui est autre chose que ses parties, il faut ajouter +au raisonnement cette constante: <i>Les parties étant +parties et parties principales</i>. En effet, dans le conséquent, +elles sont prises comme tout, dans l'antécédent +comme parties. Or une partie n'est pas le tout, +ou la substance se multiplierait à l'infini. Il faut donc +rétablir l'unité du raisonnement qui manque d'une +condition essentielle en logique, <i>la constance</i>, d'après +la règle: «Où la constance n'est pas conservée dans +l'enchaînement, la conjonction des extrêmes ne +suit pas<a id="footnotetag524" name="footnotetag524"></a><a href="#footnote524"><sup>524</sup></a>.»—Mais alors comment accordez-vous +que dans ces conséquences fort connues: <i>Si l'homme +existe, l'animal existe, et si l'animal, la substance</i>, +la conjonction des extrêmes s'accomplisse? Car +dans la première conséquence, <i>animal</i> suit comme +genre, et dans la seconde, il précède comme espèce. +Faut-il donc, pour rétablir la constance, faire l'insertion +suivante: <i>Si l'homme existe, l'animal existe; +et, si l'animal existe, comme animal est l'espèce de la +substance, la substance existe</i>. En vérité, cela est inutile, +le moyen terme peut également être conséquent +pour le premier membre et antécédent pour le second. +Il est donc vrai qu'une partie quelconque détruite +détruit nécessairement le tout, et que, du point +de vue de la destruction de la substance, toutes les +parties sont principales.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote524" name="footnote524"></a><b>Note 524:</b><a href="#footnotetag524"> (retour) </a> «Ubi constantia non interseritur, conjunctio non procedit.» C'est +ainsi qu'Abélard donne cette règle du syllogisme: Les extrêmes et les +moyens doivent nécessairement être homogènes. (<i>Analyt. post.</i>, 1, vii.) +Il n'avait pat sous les yeux le texte des Seconds Analytiques.</blockquote> + +<p>Mais si vous enlevez un ongle à Socrate, est-ce que +toute la substance de Socrate périt? non, parce que +l'homme ne consiste pas dans ses parties. Autrement, +en des temps divers, le même homme vivant ne +subsisterait pas; car sa substance augmente ou diminue +sans cesse. Il faut donc chercher quelle est +la partie, faute de laquelle l'homme ne se retrouve +plus; les uns diront que c'est la main, les autres que +c'est la langue; mais la destruction de l'une ni de +l'autre n'est l'homicide; et nous tenons pour principales +les parties qui sont telles, que leur mutuelle +conjonction produise immédiatement la perfection du +tout. La conjonction du toit, des murs et des fondements, +et non pas la composition de leurs parties +entre elles, produit la maison.</p> + +<p>Il est des touts dont la nature paraît contraire, +quoique ce soient aussi des entiers: tels sont les touts +<i>temporels</i>, comme <i>le jour</i> composé de douze heures, +et qui est pour elles un tout constitutif. Ces touts +n'ayant point de parties permanentes, la simultanéité +ne leur est pas applicable; leurs parties sont successives, +comme celles du temps, celles de l'oraison, +et l'existence actuelle de ces parties est la seule mesure +de l'être de ces touts. A prendre rigoureusement +la signification du jour ou de l'oraison, jamais l'oraison +ou le jour n'existe, puisque jamais ni les douze +heures, ni les mois dont se compose l'oraison, ne +coexistent. Aristote admet dans le temps la continuation +sans la permanence<a id="footnotetag525" name="footnotetag525"></a><a href="#footnote525"><sup>525</sup></a>, mais ni l'une ni l'autre +dans l'oraison. Il faudrait plutôt dire que les parties +du temps ont la permanence et non la continuation; +car les sujets étant discontinus, les accidents doivent +l'être aussi. On trouverait également une sorte de +permanence dans les parties de l'oraison, en faisant +prononcer en même temps par divers les lettres qui +en sonnant ensemble composeraient les mots et l'oraison +avec les mots. Mais à dire le vrai, ni le temps, +ni l'oraison, ne sont des composés de parties. Un +composé ne peut être contenu dans une seule partie, +et ce n'est pas une partie que ce que la quantité du +tout ne surpasse point. Là où il n'y a qu'une partie, +elle est le tout. Or les parties dans le temps ne sont +jamais plusieurs, puisque la simultanéité leur est +interdite; il n'en existe jamais qu'une. Co n'est donc +que par figure qu'on peut dire que le jour existe, et +ce qui en existe et qu'on appelle partie n'en est pas +une, elle est réellement un tout.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote525" name="footnote525"></a><b>Note 525:</b><a href="#footnotetag525"> (retour) </a> Arist. <i>Categ.</i>, VI.</blockquote> + +<p>«Je me souviens, ajoute Abélard<a id="footnotetag526" name="footnotetag526"></a><a href="#footnote526"><sup>526</sup></a>, que mon maître Roscelin +avait cette idée insensée de prétendre qu'aucune chose ne résultât +de parties, et, comme les espèces, il réduisait les parties à des +mots. Si on lui disait que cette chose, qui est une maison, résulte +d'autres choses, savoir, le mur, le toit et le fondement, voici par +quelle argumentation il attaquait cela.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote526" name="footnote526"></a><b>Note 526:</b><a href="#footnotetag526"> (retour) </a> <i>Dial</i>., p. 471.</blockquote> + +<p>«Si cette chose qui est la muraille est une partie de cette +chose qui est la maison, comme la maison elle-même n'est pas autre +chose que le mur, le toit et le fondement, le mur est partie de lui-même +et du reste. Mais comment sera-t-il partie de lui-même? +Toute partie est naturellement antérieure au tout; or, comment le +mur serait-il antérieur à soi et aux autres, lorsque l'antériorité à +soi-même est impossible?</p> + +<p>«La faiblesse de cette argumentation consiste en ceci, que quand +on parle du mur, et qu'on accorde qu'il est partie de lui-même et +du reste, on entend de lui-même et du reste pris et joints ensemble, +ou d'un composé dans lequel il est avec le toit et le fondement, +en sorte que la maison est comme trois choses, mais non +prises séparément, combinées au contraire, et ainsi il n'est plus vrai +qu'elle soit le mur ni le reste, mais elle est les trois ensemble. +De la sorte, le mur n'est partie que de lui-même et du reste combinés, +ou de toute la maison, et non pas de lui-même pris en soi: +il est antérieur, non à soi-même pris en soi, mais a la combinaison +de soi-même et du reste. En effet, le mur a existé avant que +toutes ces choses eussent été jointes, et chacune des parties doit +exister naturellement avant de produire l'assemblage dans lequel +elles sont comprises.»</p> + +<p>Ce long examen de la division du tout vient de +nous conduire au milieu de la grande question du +réalisme et du nominalisme. Abélard y a touché en +s'occupant de la différence; il y est revenu en traitant +de la division de la substance par les espèces. Il +la retrouve ici sous deux formes, en étudiant la division +du tout universel et du tout intégral.</p> + +<p>Le tout universel est un des universaux; il est la +collection soit des genres, soit des espèces, soit des +individus, qui en sont comme les parties; en tant +que collection des individus, le tout espèce peut être +appelé leur substance, puisqu'il est la totalité de la +substance répartie en eux; mais le genre n'est pas la +substance totale des espèces, puisqu'il y a dans l'espèce +un élément qui n'est pas dans le genre, la différence. +Cette doctrine, qui admet bien une certaine +réalité dans les éléments des espèces et des genres, +les présente cependant comme des touts de convention; +et il est vrai qu'en tant qu'on les considère +comme des touts, ce ne sont pas des touts naturels, +si la condition du tout naturel est l'unité numérique +de substance; mais ils sont des touts naturels, lorsqu'ils +sont la totalité de genres et d'espèces véritables, +ou formés à raison de ressemblances et de différences +essentielles et permanentes. Les genres et les espèces +de convention, oeuvres d'une classification arbitraire +et momentanée, sont les seuls qui ne donnent naissance +qu'à des touts conventionnels.</p> + +<p>Quant à la division du tout intégral ou constitutif +en ses parties, elle serait indifférente à la question +du réalisme, si Roscelin n'avait eu la hardiesse de +l'y rattacher. N'admettant de réalité que la réalité +individuelle, il se croyait obligé de nier la réalité des +éléments de l'individu, et comme l'individu est un +tout, de nier les parties du tout. Par quel subtil argument, +on l'a vu. La réponse d'Abélard est bonne, +et résout la difficulté de dialectique que Roscelin +avait inventée. Le bon sens n'en pouvait être embarrassé +un moment; mais le bon sens n'est pas la +logique.</p> + + +<p>«La division du tout selon la forme est, par exemple, celle qui partage +l'âme en trois puissances ou facultés, celle de végéter, celle de +sentir, celle de juger<a id="footnotetag527" name="footnotetag527"></a><a href="#footnote527"><sup>527</sup></a>. L'âme en exerce une dans les plantes, deux +dans les animaux; dans l'homme, elle les contient tontes trois: elle a +le conseil ou le jugement avec la végétabililé et la sensibilité, c'est ce +qu'on appelle la rationnanté ou la raison.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote527" name="footnote527"></a><b>Note 527:</b><a href="#footnotetag527"> (retour) </a> <i>Dial</i>., p. 411-476.</blockquote> + +<p>«Voici donc une division régulière: la puissance de l'âme est ou +de végéter, ou de sentir, ou de juger. Mais cette division est-elle +applicable à l'âme universelle ou âme du monde, que Platon croit +unique et singulière<a id="footnotetag528" name="footnotetag528"></a><a href="#footnote528"><sup>528</sup></a>, que d'autres appellent une espèce contenue +dans un seul individu, comme le phénix? Boèce paraît avoir appliqué +cette division à l'âme en général, quand il dit: <i>L'âme se composant +de ces sortes de parties, en ce sens non pas que toute âme soit composée +de toutes, mais une âme des unes, une autre âme des autres, c'est une +chose qu'il faut rapporter à la nature du tout</i>. Ces mots indiquent +qu'il croit que le nom d'âme, tel qu'il est défini par la division, +convient à toutes les âmes, ou, ce qui revient an même, qu'il désigne +un universel.... On donne donc aussi le nom de tout à ce qui +consiste en de certaines vertus ou facultés, comme l'âme en ses trois +puissances<a id="footnotetag529" name="footnotetag529"></a><a href="#footnote529"><sup>529</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote528" name="footnote528"></a><b>Note 528:</b><a href="#footnotetag528"> (retour) </a> Cette division triple de l'âme est comme dans toute l'antiquité. Abélard +l'avait rencontrée dans Boèce. (<i>In Porph</i>., p. 46.) Quant à la question +de savoir si cette triplicité s'appliquait a l'âme du monde, il aurait +pu s'en assurer en relisant le Timée, si, comme on le croit, il en avait une +version sous les yeux. Là, Platon dit que Dieu forma l'âme du monde d'une +essence divisible, d'une essence indivisible, et d'une essence intermédiaire, +produit de l'union de l'une et de l'autre. Ces trois principes, le +premier, qui est l'être, le second l'intelligence, le troisième qui participe +des deux autres, pourraient bien répondre à la division dont il s'agit, +quoique dans le Timée elle soit conçue d'une manière plus transcendante +et qui a été tout autrement développée et interprétée par les alexandrins. +Voyez dans les <i>Études sur le Timée</i>, de M. Henri Martin, le texte, p. 88, 94 +et 98, et la note 22. t. 1. p. 316-383.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote529" name="footnote529"></a><b>Note 529:</b><a href="#footnotetag529"> (retour) </a> Les citations, comme le fond des idées, sont prises de Boèce (<i>De Div</i>., p. 646), et nous voyons comment s'est introduite ou plutôt maintenue dans +la philosophie du moyen âge cette ancienne division de l'âme en végétative, +sensitive et intelligente (ou rationnelle).</blockquote> + +<p>«Seule, en effet, l'âme fait végéter le corps, et elle donne seule +au corps le mouvement de croissance; seule elle discerne, c'est-à-dire +a la notion du bien et du mal; mais il semble qu'elle ne sente pas +seule, on croit même qu'elle ne peut sentir, car on ne dit pas les +sens de l'âme, mais du corps. Aristote attribue les sens au corps<a id="footnotetag530" name="footnotetag530"></a><a href="#footnote530"><sup>530</sup></a>; +c'est que les sens, c'est que les instruments par lesquels l'âme exerce +ses sens, sont fixés dans le corps et font connaître les corps qui, par +leur intermédiaire, arrivent à l'état de concepts, d'où l'on pourrait +induire qu'il y a une faculté de sentir dans l'âme, une autre dans le +corps. L'une et l'autre, en effet, sont dits sensibles (<i>sensibile</i>); mais +la vraie et première faculté de sentir est dans l'âme, quoique le +corps contienne les divers organes des sens....., ou plutôt quoique +tous ses membres soient pourvus du tact qui paraît être le seul +commun à tout animal, car il est certains animaux qui manquent de +tous les autres instruments, comme les huîtres et les coquilles, qui +sont sans tête, ainsi que Boèce le rappelle dans le premier Commentaire +des Prédicaments<a id="footnotetag531" name="footnotetag531"></a><a href="#footnote531"><sup>531</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote530" name="footnote530"></a><b>Note 530:</b><a href="#footnotetag530"> (retour) </a> <i>Categ.</i>, VII.—Boeth., <i>In Proedic.</i>, p 100.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote531" name="footnote531"></a><b>Note 531:</b><a href="#footnotetag531"> (retour) </a> Il n'y a point ou il n'y a plus deux Commentaires des Prédicaments, ni +par conséquent de premier. C'est dans le livre II de son unique commentaire +sur les catégories que Boèce parle des huîtres et des coquilles (p. 101).</blockquote> + +<p>«Quant à cette sensibilité attribuée au corps de l'animal, comme +si elle était sa différence, elle paraît descendre et naître de celle qui +est dans l'âme, et l'animal ne paraît sensible qu'en tant qu'il contient +une âme capable d'exercer en lui la faculté de sentir. Le corps n'est +dit sensible que parce que l'âme est avec lui, que parce qu'il a une +âme; l'âme, au contraire, est sensible, non par l'effet du prédicament +de l'avoir, mais en vertu d'une puissance qui lui est propre. Objectera-t-on +que <i>sensible</i>, étant la différence substantielle d'<i>animal</i>, est +une qualité, apparemment parce que toute différence est qualité, +mais qu'avoir une âme n'est pas une qualité, étant au contraire de la +catégorie de l'avoir? Il faudrait alors entendre par la qualité la forme, +ou par le mot <i>sensible</i> désigner dans le corps de l'animal une certaine +faculté qui serait nécessairement du ressort de la qualité, puisque +l'autorité a soumis toutes les puissances ou impuissances au genre +suprême de la qualité<a id="footnotetag532" name="footnotetag532"></a><a href="#footnote532"><sup>532</sup></a>. Cela revient à dire que l'animal naît déjà +apte à l'exercice des facultés de l'âme, grâce à une qualité des sens +par lesquels l'âme, comme par des instruments, s'acquitte des fonctions +de la puissance qui lui est propre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote532" name="footnote532"></a><b>Note 532:</b><a href="#footnotetag532"> (retour) </a> Arist. <i>Categ.</i>, VIII.—Boeth., <i>In Proed.</i>, l. III, p. 170. Toute cette psychologie d'ailleurs ne vient point d'Aristote; on trouverait plutôt quelque +chose d'analogue dans Boèce (<i>De interp.</i>, ed. sec., p. 298)</blockquote> + +<p>«Il faut qu'il y ait différentes sensibilités de l'âme et du corps, +comme il y a différentes rationnalités, car c'est une règle que les +genres qui ne sont point subordonnés entre eux, n'ont pas les mêmes +espèces ou les mêmes différences; or, tels sont le corps et l'âme, +dont l'on ne reçoit aucune attribution de l'autre<a id="footnotetag533" name="footnotetag533"></a><a href="#footnote533"><sup>533</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote533" name="footnote533"></a><b>Note 533:</b><a href="#footnotetag533"> (retour) </a> C'est dire, en dialectique, que la sensibilité de l'âme ne peut être celle +du corps ou que la sensation n'est pas l'affection organique; nouvelle preuve +que le raisonnement, avec ses formes d'école, remplace et quelquefois +vaut les notions puisées dans l'observation des faits de conscience.</blockquote> + +<p>«L'équivoque qui se trouve dans les noms des différences de l'âme +et du corps s'étend aussi aux noms de leurs accidents. Il naît de certaines +choses qui sont dans l'âme certaines propriétés pour le corps. +Ainsi le fondement propre des sciences ou des vertus, c'est l'âme. +Cependant l'homme est un corps, et l'on dit de lui qu'il est savant +ou studieux, non qu'on entende par là une <i>qualité</i> de la science ou +de la vertu, car elles ne sont pas en lui, mais un <i>avoir</i> de l'âme, +qui <i>a</i> les sciences et les vertus. L'homme est dit dialecticien ou grammairien, +joyeux ou triste, rassuré ou effrayé, et mille autres choses, +à raison de toutes les qualités de l'âme, dont l'exercice ne peut apparaître +ou même avoir lieu sans la présence du corps. Les corps eux-mêmes +reçoivent des noms, et il leur naît des propriétés qui ont le +même caractère: par exemple, Aristote dit qu'avec l'animal meurt +la science<a id="footnotetag534" name="footnotetag534"></a><a href="#footnote534"><sup>534</sup></a>. Il parle de la science par rapport au corps, car la suppression +de l'animal n'entraînerait point celle de la science, puisque +l'âme, une fois dégagée de la ténébreuse prison du corps, acquiert de +plus vastes connaissances; il ne veut parler que de cet exercice de +la science qui se manifeste seulement grâce à la présence du corps<a id="footnotetag535" name="footnotetag535"></a><a href="#footnote535"><sup>535</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote534" name="footnote534"></a><b>Note 534:</b><a href="#footnotetag534"> (retour) </a> <i>Categ.</i>, VII.—Boeth., <i>In Proed.</i>, p. 166.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote535" name="footnote535"></a><b>Note 535:</b><a href="#footnotetag535"> (retour) </a> La division du tout par facultés a, suivant Boèce, quelque chose de +commun avec celle du genre ou de l'entier. Ainsi la <i>prédication</i> de l'âme +suit de ses facultés, ce qui signifie que l'énonciation des facultés de l'âme +donne l'âme comme conséquence. Exemple; <I>S'il y a végétalble, il y a âme</i>. +Et cela revient à la division du genre lequel suit de ses espèces: <i>S'il y a +homme, il y a animal</i>. L'âme est composée de ses facultés autrement que +l'entier l'est de ses parties. La composition de l'entier est matérielle ou relative +à la quantité de son essence, tandis que la composition de l'âme +résulte de l'addition d'une différence formatrice. «La qualité n'entre pas +dans la quantité de la substance, et ce qui est le même en nature ne peut +être matériellement composé de choses de prédicaments différents.» C'est-à-dire +qu'une quantité matérielle ou une nature <i>quantitative</i>, comme un +entier, ne peut être composée d'éléments d'une nature <i>qualitative</i>, comme +des facultés. (<i>Dial.</i>, p. 474-475)</blockquote> + +<p>«Quelques-uns appliquent celle division du tout virtuel ou du +composé de puissances, non à l'âme en général, mais à cette âme +singulière que Platon appelle l'âme du monde, qu'il a donnée à la +nature comme issue du <i>Noy</i> ou de l'esprit divin, et qu'il s'imagine +retrouver dans tous les corps. Cependant il n'anime pas tout par elle, +mais seulement les êtres qui ont une nature plus molle et ainsi plus +accessible à l'<i>animation</i>; car bien que cette même âme soit à la fois +dans la pierre et dans l'animal, la dureté de la première l'empêche +d'exercer ses facultés, et toute la vertu de l'âme est suspendue dans +la pierre.</p> + +<p>«Enfin, quelques catholiques, s'attachant trop a l'allégorie, s'efforcent +d'attribuer à Platon la foi de la sainte Trinité, grâce à cette doctrine +où ils voient le <i>Noy</i> venir du Dieu suprême, qu'on appelle <i>Tagaton</i>, +comme le Fils engendré du Père, et l'âme du monde, procéder +du <i>Noy</i> comme du Fils le Saint-Esprit. Ce Saint-Esprit en effet, qui, +partout répandu tout entier, contient tout, verse aux coeurs de quelques +chrétiens, par la grâce qui y réside, ses dons qu'il est dit vivifier en +suscitant en eux les vertus<a id="footnotetag536" name="footnotetag536"></a><a href="#footnote536"><sup>536</sup></a>; mais dans quelques-uns, ses dons +semblent absents, il ne les trouve pas dignes qu'il habite en eux, +quoique sa présence ne leur manque pas, il ne leur manque que +l'exercice des vertus. Mais cette foi platonique est convaincue d'être +erronée en ce que cette âme du monde, comme elle l'appelle, elle +ne la dit pas coéternelle à Dieu, mais originaire de Dieu à la manière +des créatures. Or le Saint-Esprit est tellement essentiel à la +perfection de la Trinité divine, qu'aucun fidèle n'hésite à le croire +consubstantiel, égal et coéternel tant au Père qu'au Fils. Ainsi ce +qui a paru à Platon assuré touchant l'âme du monde, ne peut en +aucune manière être rapporté à la teneur de la foi catholique<a id="footnotetag537" name="footnotetag537"></a><a href="#footnote537"><sup>537</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote536" name="footnote536"></a><b>Note 536:</b><a href="#footnotetag536"> (retour) </a> «Fidelium cordibus per inhabitantem gratiam sua largitur charismata +quae vivificare dicitur suscitando in eis virtutes.» (<i>Dial</i>., p. 475.) Cette +génération de l'âme du monde emanée du <i>Noy</i> (pour [Grec: nous], l'intelligence) +est un dogme néo-platonique qu'Abélard tenait de Macrobe plutôt que du +Timée. (<i>In Somn. Scip</i>., I, ii. xiii, xiv, etc.)</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote537" name="footnote537"></a><b>Note 537:</b><a href="#footnotetag537"> (retour) </a> Abélard, comme on le verra plus bas, n'a pas toujours repoussé avec +une aussi grande sévérité d'orthodoxie le dogme platonique de l'âme du +monde. Mais ce passage est un de ceux que l'on cite peur prouver qu'il +écrivit sa Dialectique après sa condamnation. Il est très-probable en effet +qu'il aura inséré à dessein dans ce passage la rétractation d'une opinion, +qui, bien que très-formellement exprimée dans sa théologie, n'en fait point +une partie essentielle; tandis qu'on ne peut admettre qu'après l'avoir positivement +condamnée, il l'ait reprise plus tard et développée, le théologien +se montrant ainsi moins correct en sa foi que le philosophe. (Voyez l. III, c. II et III, et dans Abélard, le l. II de <i>l'Introduction</i>, c. xvii, et le l. I de +la <i>Théologie chrétienne</i>, c. v.)</blockquote> + +<p>«Mais une fiction de ce genre paraît éloignée de toute vérité, +car elle placerait deux âmes dans chaque homme. Platon imagine +et veut que les âmes de chacun, créées au commencement dans +les étoiles correspondantes (<i>in camparibus stellis</i>), viennent prendre +appui en des corps humains pour la création de chaque homme +en particulier, et que les corps soient animés par celles-là seules, +dont la présence est partout suivie et accompagnée de l'animation, +et nos par celle dont une opinion philosophique admet l'existence +également, soit avant que le corps soit animé, soit après qu'il est +dissous et jusque dans le cadavre<a id="footnotetag538" name="footnotetag538"></a><a href="#footnote538"><sup>538</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote538" name="footnote538"></a><b>Note 538:</b><a href="#footnotetag538"> (retour) </a> Cette phrase se rapporte à la distinction établie dans le Timée entre +l'âme du monde et l'âme ou les trois âmes de l'homme, l'une immortelle, +qui est l'âme intelligente ou connaissante, et les deux autres mortelles, +savoir: l'une mâle et l'autre femelle; l'une, celle des volontés passionnées, +l'autre, cette des impressions et affections sensibles; l'une qui réside dans +le coeur et l'autre dans le foie. (Voyez dans les <i>Études sur le Timée</i>, le t. I, +pv 96 et suiv., 187 et suiv., not. 22 et le t. II, not. 136, 139 et 140.)</blockquote> + +<p>«Ne nous occupons point de celle âme que la foi ne réclame point, +qu'aucune analogie réelle ne recommande, et revenons à l'application +de la division de l'âme générale (du genre âme). Il est demeuré en +question pourquoi on a admis tes facultés dans ce tout qui est âme +plutôt que dans les autres touts, ou pourquoi on a séparé cette division +par facultés des autres divisions des genres par différences. Pour +ceux qui par l'âme générale entendent cette âme du monde inventée +par les platoniciens, ils la mettent évidemment en dehors de toutes +les autres divisions, puisque dans cette seule et même âme ils admettent +substantiellement toutes les facultés différentielles, la substance +de cette âme les contenant également partout, quoique partout elle +ne les exerce pas. Ceux au contraire qui entendent par l'âme générale +l'universel âme (ou l'âme en général), ce qui est plus raisonnable, +ils n'ont pas de raison d'admettre au nombre des divisions +par la forme cette division de l'âme, plutôt que celle des autres touts +par puissances ou par impuissances, telles que rationnalité et irrationnalité, +ou toute autre forme de la substance; mais peut-être +la citent-ils de préférence pour exemple, parce que ses différences +sont plus connues d'avance.</p> + +<p>«La dernière division est celle par la matière et par la forme. En +voici une: «L'homme est en partie substance animale, en partie forme +de la rationnalité ou de la mortalité.» L'animal compose l'homme +matériellement, la rationnalité et la mortalité formellement: car +celles-ci étant des qualités ne pouvent se convertir en l'essence de +l'homme qui est substance; mais la substance d'animal est la seule +qui constitue l'homme par <i>l'information</i> de ses différences substantielles. +Les différences substantielles sont celles qui <i>spécifient</i> ou changent +en espèces les genre divisés put elles (Porphyre)<a id="footnotetag539" name="footnotetag539"></a><a href="#footnote539"><sup>539</sup></a>. La rationalité +en effet et la mortalité, advenant à la substance d'animal, en +font une espèce qui est l'homme. Mais en convertissant en espèce la +substance du genre, elles ne passent pas elles-mêmes ensemble avec +elle dans l'essence de l'espèce; ce sont les genres seuls qui deviennent +espèces, sans rester toutefois séparés des différences; sans la survenance +des différences, l'espèce différenciée ne serait pas produite; +c'est par et non avec les différences que cette transformation a lieu. +Si les différences étaient avec le genres transportées dans l'espèce, +nous ne nous rendrions pas à la doctrine de ceux qui veulent quo +l'homme soit un autre plus la rationnalité et la mortalité, non pas +seulement un autre <i>informé</i> par ces deux différences, mais un animal +et ces deux choses; dans le premier cas trois font un, dans le +second les trois sont trois, et l'homme uni à la muraille n'est pas +la même chose que l'homme et la muraille. Mais assurément nous +serions forcés d'admettre que ces mêmes différences ensemble avec +le genre viennent à la fois et se réunissent de même façon dans +l'essence de l'espèce; d'où il résulterait qu'elles sont de la substance +de la chose et qu'elles entrent comme partie dans la matière. Car +rien no reçoit l'attribution de substance composée que la matière, +parce que rien ne doit être pris matériellement que la matière déjà +actuellement combinée a la forme; par la statua on no peut entendre +que l'airain figuré, et non l'airain et la figure, puisque la +composition de la forme n'est pas de l'essence de la statue. «<i>La +statue</i>, dit Boèce<a id="footnotetag540" name="footnotetag540"></a><a href="#footnote540"><sup>540</sup></a>, <i>consiste dans ses parties</i> (c'est-à-dire dans les +parties séparées d'airain qui, réunies, constituent la quantité +de son essence comme matière) <i>autrement gué dans l'airain et +l'espèce</i> (c'est-à-dire dans la composition de la forme).» Cette +composition n'advient pas à la matière pour y être de l'essence de +la chose, mais pour que la substance de l'airain devienne ainsi une +statue. La matière actuellement jointe aux formes n'est que ce +qu'on appelle le <i>matièré</i>, comme l'anneau d'or n'est que l'or étiré en +cercle, comme la maison n'est que le bois et les pierres augmentées +de la construction.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote539" name="footnote539"></a><b>Note 539:</b><a href="#footnotetag539"> (retour) </a> <i>Isag.</i>, III.—Boeth., <i>In Porph.</i>, l. IV, p. 89.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote540" name="footnote540"></a><b>Note 540:</b><a href="#footnotetag540"> (retour) </a> <i>De Div.</i>, p. 640.</blockquote> + +<p>«La division dont nous traitons comprend avec la forme substantielle +la forme accidentelle; car la composition de la statue ne paraît +point substantielle, puisqu'elle ne crée pas une substance spécifique. +La statue ne semble pas en effet une espèce, car elle n'est pas une +unité naturelle, mais fabriquée par les hommes, ni un nom de substance, +mais d'accident, le nom de statue étant pris de quelque fait +de composition. En effet, de quelque substance que soit le simulacre, +airain, fer ou bois, dès qu'il offre l'image d'un être animé, c'est une +statue. Le mot de statue paraît donc appartenir plus à <i>l'adjacence</i><a id="footnotetag541" name="footnotetag541"></a><a href="#footnote541"><sup>541</sup></a> +qu'à l'essence; mais quoique la formation de la statue ne donne pas +une substance spécifique, la composition est substantiellement inhérente +à la statue (elle y est comme dans son sujet d'inhérence), de +la même façon que la justice au juste. Le juste ne peut être sans la +justice, la statue sans sa composition; non, il est vrai, par une nature +substantielle, mais par une propriété formelle, qui fait qu'on dit le +juste et la statue. Boèce a dit que les différences substantielles du +tyran au roi étaient de prendre l'empire sur les lois et d'opprimer le +peuple sous une domination violente<a id="footnotetag542" name="footnotetag542"></a><a href="#footnote542"><sup>542</sup></a>; cependant <i>roi</i> et <i>tyran</i> ne désignent +pas des espèces, mais des accidents; l'homme est ce qu'il y +a de plus spécial; point d'espèces après lui. Le mot de Boèce signifie +donc que nul ne peut être investi de la propriété de roi ou de tyran, +s'il n'a fait ce qui vient d'être dit.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote541" name="footnote541"></a><b>Note 541:</b><a href="#footnotetag541"> (retour) </a> <i>Ad adjacentiam</i>, nous francisons ce mot, parce qu'il est expliqué par +son antithèse avec <i>essence</i>.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote542" name="footnote542"></a><b>Note 542:</b><a href="#footnotetag542"> (retour) </a> <i>De Differ. topic.</i>, l. III, p. 873.</blockquote> + +<p>La troisième division est celle de la voix ou du +mot. Elle divise le mot en significations ou en modes +de significations<a id="footnotetag543" name="footnotetag543"></a><a href="#footnote543"><sup>543</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote543" name="footnote543"></a><b>Note 543:</b><a href="#footnotetag543"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 479-484.</blockquote> + +<p>Les significations des mots dépendent de la notion +qu'ils produisent dans l'esprit de l'auditeur, et en +général du sens qui leur a été imposé; mais ces recherches +ne tiennent pas à l'essence de la philosophie. +Une même signification peut avoir plusieurs +modes, c'est-à-dire qu'un mot peut s'appliquer diversement. +De là une division nouvelle. Le mot +d'<i>infini</i>, par exemple, est divisé par Boèce en +infini de mesure, en infini de multitude, en infini +de temps<a id="footnotetag544" name="footnotetag544"></a><a href="#footnote544"><sup>544</sup></a>. Dans les termes vraiment équivoques, il +y a pour un même mot plusieurs définitions. Ici, au +contraire, où il ne s'agit que des modes de la signification, +la définition ne change pas; l'infini demeure +toujours ce dont le terme ne peut être trouvé, +mais l'infini est un mot qui s'emploie de différentes +manières. C'est la recherche et rémunération de ces +<i>manières</i> ou modes qu'on appelle la division du mot +par les modes. Abélard va plus loin, et croit que +l'infini ne désigne point une seule et même propriété, +commune, par exemple, au monde, au +sable, à Dieu. Chacun a sa manière d'être infini, et +il penche à croire qu'il faudrait ici une définition +plutôt réelle que verbale. Les membres de la division +que Boèce donne de l'infini, ne supposent point +nécessairement une opposition, une même chose +pouvant être infinie de diverses manières. Dieu est +infini quant au temps et par la quantité de la substance; +car il ne saurait être renfermé dans aucun +lieu. Est-il sage d'ailleurs d'employer le mot d'infini +pour Dieu et pour la créature? ne risque-t-on +pas de tomber ainsi dans l'équivoque proprement +dite, et n'y aurait-il pas lieu à des définitions différentes? +On dit que l'infini est ce dont le terme ne +peut être trouvé; mais Dieu est infini, en ce sens +que sa nature ne permet pas que l'on trouve le +terme d'un être que rien ne limite. Il est infini par +essence. «Les créatures, au contraire, ne peuvent +être dites infinies que relativement à notre +connaissance, et non pas à leur nature. Toutes, +en effet, connaissent leurs limites, quand même +notre science ne les atteint pas; et admettre +l'infinité, réelle ou naturelle, dans les créatures, +fut une erreur chez les gentils et serait une hérésie +chez les catholiques; car ce serait assimiler à +son créateur la créature comme excédant toutes +limites; or le créateur lui-même ne connaît pas +ses limites, puisqu'elles n'ont jamais été.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote544" name="footnote544"></a><b>Note 544:</b><a href="#footnotetag544"> (retour) </a> <i>De Div.</i>, p. 640.</blockquote> + +<p>Cette analyse des diverses sortes de divisions ne +serait pas suffisamment instructive, si l'on ne les +comparait entre elles pour faire ressortir leurs différences<a id="footnotetag545" name="footnotetag545"></a><a href="#footnote545"><sup>545</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote545" name="footnote545"></a><b>Note 545:</b><a href="#footnotetag545"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 484-489.</blockquote> + +<p>Si vous comparez la division du tout à la distribution +du genre, vous trouvez qu'elles diffèrent en +ce que la première se fait suivant la quantité, la seconde +suivant la qualité. En effet, lorsqu'on distribue +un universel, on n'entend point le prendre +dans son intégrité, mais en montrer la diffusion +entre tout ce qui y participe. S'agit-il, au contraire, +d'un tout intégral, ses parties en divisent la substance, +indépendamment de toutes qualités et quand +même elles en seraient dépourvues.</p> + +<p>Toujours un genre est antérieur à ses espèces, un +tout postérieur à ses parties; car les parties sont la +matière du tout, comme le genre est la matière des +espèces. Aussi, comme la destruction du genre supprime +l'espèce, quoique la destruction de l'espèce +laisse subsister le genre, la destruction de la partie +détruit le tout, quoique le tout en se détruisant +n'entraîne pas la perte des parties, au moins comme +substance, si ce n'est comme parties.</p> + +<p>Chaque espèce reçoit le genre pour prédicat; on +ne peut dire la même chose du tout pour chaque +partie. Il les faut toutes prises ensemble, pour +qu'elles soient le sujet du tout. L'homme est animal, +mais la muraille n'est pas la maison; il y faut la +muraille, le toit, etc., tout pris ensemble, il n'y a +d'exception que pour les touts factices, comme une +baguette d'airain, dont le tout divisé en deux donnera +deux baguettes d'airain. Mais aussi, comme +étant un tout factice, on devrait peut-être la classer +parmi les substances universelles.</p> + +<p>Comparez maintenant la division du mot à celle +du genre. Elles diffèrent en ce que le mot se partage +en significations propres, le genre en certaines créations +tirées de lui-même. «Car le genre crée matériellement +l'espèce; l'essence générale est transférée +dans la substance de l'espèce, au lieu que +la substance du mot n'est point transportée dans +la constitution de la chose qu'il signifie. Le genre +est plus universel dans la nature que l'espèce, son +sujet; <i>l'équivocation</i> est dans sa signification plus +compréhensive que le mot unique. C'est que le +mot n'est pas un tout naturel; il n'appartient naturellement +à aucune chose signifiée; c'est un nom +imposé par les hommes. Car le suprême artisan des +choses nous a confié l'imposition des noms, mais +il a réservé la nature des choses à sa propre disposition.»</p> + + +<p>Aussi le mot est-il postérieur à la chose qu'il signifie, +et le genre antérieur à l'espèce. Par suite, les +choses qui sont réunies dans la nature du genre, reçoivent +son nom et sa définition; tout ce qui se dit +du sujet en est prédicat de nom et de définition (Aristote). +Les significations, an contraire, ne se partagent +que le nom de l'<i>équivocation</i><a id="footnotetag546" name="footnotetag546"></a><a href="#footnote546"><sup>546</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote546" name="footnote546"></a><b>Note 546:</b><a href="#footnotetag546"> (retour) </a> <i>Categ.</i>, V.—Boeth., <i>In Proed.</i>, l. I, p. 130. Pour bien comprendre ceci, il faut se rappeler que l'<i>équivocation</i> (homonymie) est la propriété des +choses équivoques (homonymes), c'est-à-dire qui sous un même nom n'ont +pas même substance. «Nomem commune, substantiae ratio diversa.» On peut +dire d'un homme vivant et d'un portrait, c'est un homme. (Boeth., <i>In Proed.</i>, +p. 115.) Il y a dans le texte d'Abélard, à la dernière phrase, <i>non participant</i>, +je crois que la négation doit être retranchée (p. 487).</blockquote> + +<p>La division du genre exprime une nature qui est +la même partout, la division du mot un usage ou +convention qui peut varier.</p> + +<p>Comparez enfin la division du mot et celle du +tout; le tout consiste dans ses parties, qui le divisent, +mais les significations qui divisent le mot ne +le constituent pas en lui-même. Aussi, pendant +qu'une partie du tout en entraîne la destruction par la +sienne propre, le mot qui signifie diverses choses +peut perdre une de ces choses, sans que l'anéantissement +de cette chose anéantisse le mot, soit en +substance, soit à titre de signification.</p> + +<p>Ces différences, ainsi résumées, ne sont paa sans +intérêt; elles accusent dans celui qui les a recueillies +une tendance au nominalisme; mais c'est +une conséquence qu'il suffit d'indiquer<a id="footnotetag547" name="footnotetag547"></a><a href="#footnote547"><sup>547</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote547" name="footnote547"></a><b>Note 547:</b><a href="#footnotetag547"> (retour) </a> Et cependant on y rencontre cette expression toute réaliste, <i>essentia +generalis</i> (ibid.).</blockquote> + +<p>Il faudrait donner un traité de dialectique ou +commenter tout Boèce, pour compléter l'analyse du +traité d'Abélard sur la division. Il n'a pas même été +publié tout entier, et après la division substantielle, +le tableau des divisions accidentelles n'aurait qu'un +intérêt médiocre. Cependant cette partie si importante +de la dialectique resterait trop incomplète, si +nous nous taisions sur ce qui fait en dernière analyse +la valeur de la division, sur la définition.</p> + +<p>On a dû voir comment la division rend possible +la définition, et la définition dont le crédit a un peu +baissé dans la philosophie, était au premier rang +dans celle du moyen âge. Mais avant de lui assigner +son rôle philosophique, disons, d'après Abélard, +ce que c'est que la définition<a id="footnotetag548" name="footnotetag548"></a><a href="#footnote548"><sup>548</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote548" name="footnote548"></a><b>Note 548:</b><a href="#footnotetag548"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars V, p. 490-497.</blockquote> + +<p>Ce mot aussi a plusieurs acceptions. Proprement, +la définition est constituée seulement par le genre et +les différences<a id="footnotetag549" name="footnotetag549"></a><a href="#footnote549"><sup>549</sup></a>, comme cette définition de l'homme, +<i>animal rationnel mortel</i>, ou de l'animal, <i>substance +animée sensible</i>, ou des corps, <i>substance corporelle</i>. +Ainsi, comme le dit Cicéron, la définition explique +ce que (<i>quid</i>) est le défini. Cependant on a souvent, +avec Thémiste, entendu la définition dans un sens +large, et compris sous ce nom toute oraison qui, par +une équation entre la <i>prédication</i> et une voix (<i>l'univoque</i>), +en déclare de quelque manière la signification. +Dans la prédication, on dit que l'oraison <i>fait +équation</i> au mot qu'elle définit, ou que la définition +est <i>adéquate</i>, lorsque dans un sujet quelconque il se +trouve que ni le nom n'excède l'oraison, ni l'oraison +le nom. Ainsi, tout ce qui est <i>homme</i> est <i>animal rationnel +mortel</i>, et réciproquement.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote549" name="footnote549"></a><b>Note 549:</b><a href="#footnotetag549"> (retour) </a> Abëlard suit ici Boèce, dont les idées sur la définition ont prévalu dans +l'école. La définition que donne Cicéron de la définition même est dans ses +Topiques, et Boèce, âpres l'avoir commentée, la rappelle dans son «Traité +de la définition» (p. 649), et c'est là qu'Abélard la reprond. Au reste, cette +définition ne diffère pas de l'ideo générale qu'Aristote donne de la définition, +[Grec: lomos ton ti isti], (<i>Analyt. post.</i>, II, x); mais Boèce, Abélard et en général +les scolastiques sont loin d'avoir jugé la définition avec une sévérité aussi +clairvoyante que l'a fait Aristote. (<i>Anal. post.</i>, II, III à XIII.—<i>Topic.</i>, +VI.—<i>Met.</i>, VII, XII.)</blockquote> + +<p>On distingue la définition de nom et la définition +de chose. La première est l'interprétation qui explique +un mot d'une langue dans une autre, surtout en +le décomposant, comme lorsqu'on explique que <i>philosophie</i> +signifie <i>amour de la sagesse</i>. L'interprétation +rentre souvent dans l'étymologie; mais l'une et +l'autre, en expliquant le nom, donnent connaissance +de la chose; autrement, le mot ne se comprendrait +pas. La définition fait la démonstration de la chose, +quand non-seulement elle en donne la substance, +mais qu'elle la dépeint par quelques-unes de ses +propriétés. Le mot montre la chose enveloppée, la +définition la développe, en décomposant la matière +ou la forme. Dans la définition de l'homme, <i>animal</i> +indique la substance, <i>mortel</i> et <i>rationnel</i> les +formes; <i>homme</i> signifiait tout cela confusément. Le +nom de la substance générique ou spécifique détermine, +assigne la qualité à la substance, en désignant +la substance, en tant qu'<i>informée</i> par les qualités; +mais il ne donne pas une pleine connaissance +comme la définition qui décompose.</p> + +<p>L'interprétation s'applique au nom; elle est nécessaire, +notamment quand le doute porte sur la +substance nommée, et que l'on ne sait à quelle substance +le nom est imposé. Puis on y ajoute la définition, +lorsque la propriété formelle est ignorée. «La +définition doit toujours être convertible avec le +défini; mais l'interprétation excède généralement +l'interprété. Ainsi nous n'appelons pas philosophes +tous ceux qui aiment la sagesse, mais seulement +ceux qui ont bien saisi la doctrine de l'art (la +connaissance de la dialectique), tandis qu'on interprète +le mot <i>philosophe</i> par <i>amateur de la sagesse</i>, +c'est la composition et le son du mot qui semblent +le vouloir ainsi. Aussi cet exemple nous donne-t-il +la différence de la définition de nom à celle de +chose.»</p> + +<p>La définition de chose, comme la division, est +ou selon la substance, et c'est la définition propre, +ou selon l'accident, et elle doit s'appeler alors +description. La définition substantielle est celle qui +comprend en ses parties la matière et la forme +substantielle qui font la substance de la chose, +comme par exemple, le genre et les différences +substantielles. Les espèces seules peuvent donc être +définies substantiellement, car seules elles ont le +genre et les différences substantielles. Quant aux +genres les plus généraux ou prédicaments, ils ne +peuvent admettre la définition, car ils n'ont ni genres, +ni différences constitutives, puisqu'ils ne tirent +point d'ailleurs leur constitution, et qu'ils sont suprêmes +principes des choses. De même les individus +sont indéfinissables, parce qu'ils manquent de différences +spécifiques, n'ayant point par soi les différences +auxquelles ils ne participent que parce qu'ils +font partie de l'espèce. Les individus d'une même +espèce ne se distinguent entre eux que par les accidents +de la forme, qui <i>altèrent</i><a id="footnotetag550" name="footnotetag550"></a><a href="#footnote550"><sup>550</sup></a> seulement la substance +et ne créent point d'essence. Les accidents +cesseraient d'être accidents, si l'accès et le retrait en +enlevait quelque chose à la substance; c'est là l'effet +des formes substantielles des espèces; d'elles dépend +la génération et la corruption de la substance, c'est-à-dire +que seules elles peuvent produire les substances +nouvelles et en changer la composition.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote550" name="footnote550"></a><b>Note 550:</b><a href="#footnotetag550"> (retour) </a> <i>Altérer</i> est ici pris dans le sens primitif, et signifie que les accidents font qu'un individu est autre (<i>alter non alius</i>) qu'un autre individu de +même espèce. Ainsi, les accidents individuels altèrent la substance, sans +la changer en tant que substance spécifique. Sous ce rapport, il faut se garder +de confondre <i>altération</i> avec <i>corruption</i>. Les formes substantielles corrompent +la substance, en changent la nature (<i>cum rumpere</i>, composer autrement), +et ne se bornent pas à l'altérer (à l'individualiser).</blockquote> + +<p>Il ne peut donc tomber sous la définition que les +intermédiaires entre les prédicaments et les individus, +mais les uns et les autres ne se refusent pas à la +description, qui est la définition selon l'accident ou +improprement dite. Ainsi l'on dit que <i>la substance est +ce qui peut être sujet de tous les accidents</i>, et que <i>Socrate +est un homme blanc, crépu, musicien, fils de Sophronisque</i>. +Ce sont des définitions incomplètes ou descriptions +qui n'admettent que les seules différences, +ou qui posent le genre sans les différences, ou l'espèce +avec les accidents; elles diffèrent des vraies définitions, +qui ne comprennent que la matière et la +forme.</p> + +<p>Parmi les noms soumis à la définition, on distingue +les noms substantifs proprement dits, qui sont +donnés aux choses en ce qu'elles sont, et les autres +noms qu'on appelle noms pris, <i>nomma sumpta</i> (noms +abstraits), et qui sont imposés aux choses à raison +de la <i>susception</i> de quelque forme. D'où l'on distingue +la définition quant à la substance de la chose, +et la définition quant à l'adhérence de la forme. Les +définitions des genres et espèces sont données quant +à la substance ou substantivement; les définitions +des noms pris, comme l'<i>homme</i>, le <i>rationnel</i>, le <i>blanc</i>, +sont données adjectivement.</p> + + +<p>«A propos de ces dernières, une grande question est élevée par +ceux qui placent les universaux au premier rang parmi les choses, +c'est celle de savoir quelles sont les choses signifiées que les définitions +de noms définissent. En effet, la signification des noms abstraits +est double, la principale est relative à la <i>forme</i>, la secondaire relative +au <i>formé</i>. Ainsi <i>blanc</i> signifie en premier lieu <i>la blancheur</i> qui sert +à déterminer le corps sujet de la blancheur; en second lieu, le sujet +même dont <i>blanc</i> est le nom. Or nous définissons le blanc <i>le formé par +la blancheur</i> (ce qui a la <i>forme de la blancheur</i>). Maintenant on est dans +l'usage de demander si c'est seulement la définition du mot ou de +quelque chose que le mot signifie. Mais d'abord, comme nous définissons +les mots, non selon leur essence, mais selon leur signification, +cette définition paraît être en premier lieu celle de la signification; il +reste donc à chercher de quelle signification. Est-ce la première, c'est-à-dire +<i>la blancheur</i>, ou la seconde, c'est-à-dire <i>le sujet de la blancheur</i>? +Si c'est la définition de la <i>blancheur</i>, elle est <i>prédite</i> d'elle-même +(car c'est dire que la <i>blancheur</i> est <i>formée du formé par la blancheur</i>); +<i>blancheur</i> se dit de toute chose <i>blanche</i>, et la définition se sert à elle-même +de prédicat; or qui accorderait que <i>blancheur</i> ou <i>cette blancheur +fût formée de blancheur</i>? tout ce qui est <i>formé de blancheur</i> ou +<i>blanc</i> est corps.</p> + +<p>«Mais si la définition ci-dessus est celle de la chose qu'on nomme +le <i>blanc</i>, c'est-à-dire qui est le <i>sujet de la blancheur</i>, on demande si +elle est la définition de chaque sujet qui reçoit la <i>blancheur</i> ou de +tous pris ensemble. Dans le premier cas, elle est aussi celle de la +perle, qui est blanche; alors, d'après la règle <i>De quocumque diffinitio +dicitur</i> (la définition se dit de tout ce dont se dit le terme défini<a id="footnotetag551" name="footnotetag551"></a><a href="#footnote551"><sup>551</sup></a>), +celle-ci donne le prédicat de la perle, ce qui est absolument faux. Si +au contraire on veut qu'elle soit la définition de tous les sujets pris +ensemble, il faudra, d'après la même règle, que tous les sujets, +quelque divers qu'ils puissent être, soient définis ensemble (c'est-à-dire +par le même prédicat dans la même proposition), ce qui est +encore faux.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote551" name="footnote551"></a><b>Note 551:</b><a href="#footnotetag551"> (retour) </a> Je crois que cette règle est celle que donne Aristote en ces termes: +«Toute définition est toujours universelle.» (<i>Anal. post.</i>, II, xiii.)</blockquote> + +<p>«Là-dessus, je m'en souviens, voici quelles étaient les solutions +qui pouvaient lever toutes les objections précédentes.</p> + +<p>«Supposons que l'on dise que cette définition est celle de la <i>blancheur</i>, +entendue non selon son essence, mais selon l'adjacence (non +substantivement, mais adjectivement), c'est une conséquence qu'elle +soit aussi dite comme prédicat 1° de la blancheur adjectivement, en +ce sens que <i>tout blanc est formé par la blancheur</i>; 2° et aussi de +toutes les choses dont elle est le prédicat adjectif. (Ainsi toutes les +choses <i>blanches</i> sont <i>formées de la blancheur</i>.)</p> + +<p>«On peut dire aussi qu'elle convient à tout sujet quelconque de la +<i>blancheur</i>; mais ce n'est pas une conséquence nécessaire qu'elle +définisse tout ce qui a cette même définition pour prédicat; car cette +règle <i>la définition se dit d'un quelconque</i>, ne regarde que les définitions +selon la substance<a id="footnotetag552" name="footnotetag552"></a><a href="#footnote552"><sup>552</sup></a>; or celle dont il s'agit est assignée à la substance +<i>sujet de la blancheur</i>, non quant à ce qu'elle est en elle-même, +mais quant à une de ses formes.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote552" name="footnote552"></a><b>Note 552:</b><a href="#footnotetag552"> (retour) </a> J'ai supprimé dans le texte de cette phrase deux mots, <i>et definitum</i>, qui me paraissaient en troubler le sens (p. 496).</blockquote> + +<p>«Cette solution me paraît aussi tirer d'affaire tous ceux qui veulent +que la définition embrasse tous les <i>sujets de la blancheur</i> pris ensemble, +quand même on concéderait qu'ils sont tous <i>prédits en disjonction</i>, +c'est-à-dire que ce qui a la définition pour prédicat est ou +perle, ou cygne, ou tout autre de ces sujets.</p> + +<p>«On peut encore dire que la définition est celle de ce nom, <i>le blanc</i>, +non quant à son essence, mais quant à sa signification, et alors elle +ne risquera plus de lui servir de prédicat quant à son essence: on +ne dira pas que ce mot <i>blanc</i> est le <i>formé de la blancheur</i>, mais que +c'est ce qu'il signifie; c'est comme si l'on disait que la chose qui est +appelée <i>blanche</i>, est <i>formée de la blancheur</i>. Définir le mot, c'est +ouvrir sa signification par la définition; définir la chose, c'est montrer +la chose même.</p> + +<p>«Ainsi, que la définition fût une définition de mot ou qu'elle fût +celle d'une signification quelconque, la question pouvait être résolue: +on ne définit rien sans déclarer en même temps la signification d'un +mot, et nous n'accordons pas qu'aucune chose réelle puisse être dite +de plusieurs, c'est le nom seulement qui est dans ce cas. Comme toute +définition doit éclaircir le mot qui exprime ce qu'elle définit, il faut +qu'elle soit toujours composée de noms dont la signification reçue soit +connue, car nous ne pouvons éclaircir l'inconnu par des inconnus. La +définition est ce qui donne la plus grande démonstration possible de +la chose que contient le nom défini, car il y a cette différence entre la +définition et le défini que, bien que l'une et l'autre aient la même chose +pour sujet, leur manière de le signifier diffère (Boèce<a id="footnotetag553" name="footnotetag553"></a><a href="#footnote553"><sup>553</sup></a>). La définition +qui distingue en parties séparées chacune des propriétés de la chose, la +montre plus expressément et plus explicitement, tandis que le mot +défini ne distingue pas ces divers éléments par parties, mais pose le +tout confusément. Et quoique les mots définis contiennent souvent +plus de propriétés de la chose que la définition n'en énonce, là où l'on +a le mot et la définition, la définition est plus démonstrative que le +nom. Quant aux choses mêmes, la définition fait plus que le nom +pour la signification, quand elle est substituée à la chose même +qui est ignorée et qu'elle détermine distinctement dans toutes ses +parties<a id="footnotetag554" name="footnotetag554"></a><a href="#footnote554"><sup>554</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote553" name="footnote553"></a><b>Note 553:</b><a href="#footnotetag553"> (retour) </a> <i>De Div.</i>, p. 665.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote554" name="footnote554"></a><b>Note 554:</b><a href="#footnotetag554"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 495-497. Cette dernière partie de la discussion, donnée textuellement, aurait besoin peut-être, pour se faire comprendre, d'une paraphrase +nouvelle. Mais dans les deux chapitres suivants on reviendra au sujet +qu'elle traite, et tout sera peut-être éclairci.</blockquote> + +<p>Ici finissent les extraits que nous voulions donner +de la Dialectique, et aucune de ses parties, +plus que ce dernier livre, n'aura prouvé combien +cette science consacrée à l'élude des procédés logiques +de l'esprit, est forcément et fréquemment +entraînée à l'examen des questions de métaphysique. +On ne saurait trouver étrange que cette nécessité +se fasse sentir surtout dans les recherches +sur la définition. Qu'est-ce en effet que définir? +c'est dire ce qu'est une chose. La science de la définition +est donc l'art de dire ce que sont les choses, +et comme l'art de le dire est celui de l'enseigner, +c'est apparemment aussi celui de le savoir. Apprendre +à définir, c'est donc finalement apprendre à +connaître les choses; et cette partie de la logique +est l'introduction à l'ontologie. S'il y a une méthode +sûre pour bien définir, il y a un procédé certain pour +connaître la vérité des choses.</p> + +<p>D'où venait cette préférence pour la définition +comme moyen de connaître? de l'emploi presque exclusif +du raisonnement dialectique. Ce raisonnement +n'est au fond que le syllogisme; or le syllogisme +n'est, à le bien prendre, que le moyen de tirer de +la définition d'une chose la définition d'une autre. +Les propositions qui le composent sont des définitions +partielles ou totales, provisoires ou finales. +Quand il est général et définitif, il est (ce mot de +définitif semble lui-même l'indiquer) un procédé +de définition. Si l'on remonte aux syllogismes +antérieurs, on arrive toujours à quelque proposition +universelle qui exprime qu'une chose convient +à une autre, à toute cette autre, à rien que +cette autre, <i>omni et soli</i>. C'est donc une définition. +Et, comme la scolastique recourait peu à l'observation +soit interne, soit externe, il est tout simple +que, suivant son procédé habituel, elle se soit +attachée à rechercher et à établir plutôt les conditions +logiques de la définition, que les méthodes +les plus sûres de découvrir et de constater la vérité, +persuadée qu'elle était qu'une fois ces conditions +connues, elle n'aurait plus qu'à les appliquer, +sans investigations lointaines, sans expériences +prolongées, pour faire de bonnes définitions ou pour +contrôler celles qui lui seraient présentées. Qu'était-ce +pour elle, en effet, qu'étudier une chose? c'était +en chercher la place dans les cadres de la dialectique; +c'était déterminer à quelle catégorie elle appartenait, +si elle était genre le plus général ou prédicament, +genre, espèce, sous-genre, sous-espèce, +espèce la plus spéciale ou individu, si elle était mode +ou nature, propre ou accident; et cela, moins en +retraçant les caractères effectifs de la chose dans la +réalité, qu'en rappelant les propositions d'Aristote, +de Porphyre, ou de Boèce, où elle avait figuré, +pour faire concorder l'exposition logique de la chose +avec les assertions antérieures de l'autorité. La recherche +de la vérité dans un tel système aurait dû, +pour atteindre parfaitement son but, aboutir à un +tableau dialectiquement encyclopédique de tous les +objets nommés par le langage; et ce tableau n'eût +été qu'une collection méthodique de définitions.</p> + +<p>Si la définition a été depuis moins pratiquée et +moins prônée, c'est qu'on a reconnu combien était +artificielle et hypothétique soit cette manière de la +trouver, soit la science dont elle devenait le fondement. +On a remarqué que la définition n'était jamais +que relative à la connaissance acquise, et ne +contenait de vérité qu'en proportion de ce qu'on en +savait. La définition ne donne pas la science; elle +la résume ou la rappelle, elle ne la produit pas. +Sans donc y renoncer, il vaut mieux s'enquérir, par +l'étude du raisonnement comme par l'expérience +externe, par l'examen du langage comme par la +recherche des citations, par l'analyse directe de tous +les caractères de l'objet à connaître comme par la +décomposition de toutes les idées qui en constituent +la notion, s'enquérir, dis-je, par tout moyen, de +la vérité des choses, sauf ensuite à régulariser et, +jusqu'à un certain point, à contrôler les connaissances +acquises par l'application des formes de la +dialectique. Au nombre de ces formes est sans contredit +la définition, qui n'est elle-même que la division +retournée. La définition est la synthèse dont la +division est l'analyse.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, rien de moins surprenant que +la variété et l'importance des objets et des questions +auxquelles touche l'étude de la définition. Ce qu'on +vient de dire prouve que par la nature même des +choses cette étude était infinie, puisqu'elle n'était +rien moins que la clef de la science universelle. Aussi, +à travers beaucoup de subtilités oiseuses, avons-nous +vu, sous la main d'Abélard, l'étude de la division et +de la définition amener dans son cours une théorie +ontologique de la nature de l'âme, une théorie psychologique +de ses facultés, des vues sur la nature de +Dieu, sur celle de l'homme, sur le langage en général +et sur les langues, des recherches sur la vraie +nature des accidents, et avant tout et sans cesse sur +la substance et les modes, conséquemment sur le +problème continuel et capital des universaux. Par +les lumières que l'analyse de cette cinquième partie +de la Dialectique a jetées sur ces diverses questions, +elle peut être vraiment considérée comme la transition +aux ouvrages qu'il nous reste à faire connaître. +Elle nous conduit à l'examen plus direct des opinions +psychologiques et ontologiques de notre auteur; +et elle nous montre en même temps comment +la dialectique, science purement abstraite, devient +une science d'application.</p> + + +<h3>CHAPITRE VII.</h3> + +<h3>DE LA PSYCHOLOGIE D'ABÉLARD.—<i>De Intellectibis</i>.</h3> + + +<p>Lorsque l'on compare la philosophie du moyen +âge et la philosophie moderne, une première différence +frappe les regards. L'une paraît presque étrangère +à l'étude des facultés de l'âme, à laquelle l'autre +semble consacrée. En d'autres termes, la psychologie +passe pour une découverte des derniers siècles. C'est +en effet une vérité incontestable que depuis deux +cents ans l'étude de l'esprit humain est devenue la +condition préalable, la base, le flambeau, le premier +pas de la science; toutes ces métaphores sont justes. +Mais c'est surtout cette importance, c'est ce rôle de +la psychologie dans la philosophie qui peut s'appeler +une découverte moderne; et l'on ne saurait prétendre +d'une manière absolue qu'à aucune époque l'homme +ait entièrement renoncé à s'observer lui-même, ou +du moins à se faire un système quelconque sur sa nature +intérieure et sur ses moyens de connaître. 11 y a +donc eu toujours une certaine psychologie. Mais on en +faisait peu d'usage; et l'on est resté longtemps sans +deviner qu'une grande partie des vérités philosophiques +ne sont accessibles que par l'observation de +la conscience. Les disputes du moyen âge, ces controverses +fameuses dont le bruit retentit dans l'histoire, +roulaient sur des questions de dialectique ou +de métaphysique, et non sur la science directe de +l'esprit humain. Aussi trouvions-nous à peine dans +les ouvrages déjà imprimés d'Abélard quelques vues +isolées sur les facultés de l'homme, et ne pouvions-nous +obtenir que par des inductions conjecturales et +vagues une idée de sa psychologie, jusqu'au jour où +parut un petit traité qu'il nous reste à faire connaître.</p> + +<p>Le titre seul est singulier, <i>Tractalus de Intellectibus</i><a id="footnotetag555" name="footnotetag555"></a><a href="#footnote555"><sup>555</sup></a>. +Il ne serait pas aisé de le traduire du premier +mot; car bien que l'ouvrage roule sur l'intelligence +humaine, cette expression <i>de intellectibus</i> désigne +plutôt certains produits ou certaines opérations de +l'intelligence que la faculté qui les réalise. M. Cousin +a raison d'appeler l'ouvrage <i>un recueil de remarques +sur l'entendement</i>; mais il s'y agit surtout de ces actes +de l'entendement désignés sous le nom de concepts, +et qu'on n'eût pas, il y a un demi-siècle, hésité à +nommer des idées. Nous n'intitulerons pourtant pas +l'ouvrage <i>Traité des idées</i>; ce titre est trop moderne; +on comprendra mieux notre scrupule, lorsqu'on +aura lu les premiers mots de l'ouvrage. Ils seront le +meilleur préambule de notre analyse.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote555" name="footnote555"></a><b>Note 555:</b><a href="#footnotetag555"> (retour) </a> <i>P. Abaelardi tractalus de Intellectibus</i>; c'est le titre du manuscrit qui provient de la bibliothèque du Mont-Saint-Michel. M. Cousin l'a publié +dans la 4'e édition de ses <i>Frag. phil</i>., t. III, Append., XI, p. 448 et suiv.</blockquote> + +<p>«Voulant traiter des spéculations, c'est-à-dire des +concepts, nous nous proposons, pour en faire une +étude plus exacte, d'abord de les distinguer des +autres passions ou affections de l'âme, de celles du +moins qui paraissent le plus se rapprocher de leur +nature; puis de les distinguer les uns des autres +par leurs différences propres, autant que nous le +jugerons nécessaire pour la science du discours.</p> + +<p>«Il y a cinq choses dont il convient de les isoler +soigneusement: le sens, l'imagination, l'estimation, +la science, la raison<a id="footnotetag556" name="footnotetag556"></a><a href="#footnote556"><sup>556</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote556" name="footnote556"></a><b>Note 556:</b><a href="#footnotetag556"> (retour) </a> «Sensus, Imaginatio, existimatio, scientia, ratio.» Cette distribution +des principales facultés de l'esprit humain ne se trouve nulle part énoncée +en termes exprès dans Boèce; du moins je ne l'y ai pas découverte. Il est +impossible cependant d'en rapporter tout l'honneur à Abélard, d'autant que +c'est à peu près la division de l'âme que l'on trouve exposée d'une manière +si remarquable dans le l. III du <i>de Anima</i> d'Aristote, [Grec: Listhaesis, phantasia, +doxa, epistaemae, nous]. Il serait curieux de rechercher comment et par +qui cette division avait passé dans le commerce philosophique. Car tout +semble prouver qu'Abélard ne connaissait point le <i>de Anima</i>.</blockquote> + +<p>1° Sens.—«L'intellect ou faculté de concevoir +est lié avec le sens tant par l'origine que par le nom. +Par l'origine, car dès qu'un des cinq sens atteint +une chose, il nous en suggère aussitôt une certaine +conception. En voyant en effet quelque chose, en +flairant, entendant, goûtant ou touchant, nous +concevons aussitôt ce que nous sentons; et il est si +vrai que la faiblesse humaine est provoquée par le +sens à s'élever à l'intelligence, que nous avons +peine à donner à aucune chose la forme de la conception, +si ce n'est à la ressemblance des choses +corporelles que l'expérience des sens nous fait +connaître.</p> + +<p>«Quant au langage, nous abusons souvent du +mot de sens pour exprimer l'intelligence; par +exemple nous disons le sens des mots, au lieu +de dire le concept des mots. La vision aussi est +prise souvent pour l'intelligence tant par Aristote +que par la plupart des autres<a id="footnotetag557" name="footnotetag557"></a><a href="#footnote557"><sup>557</sup></a>, peut-être parce +que le sens nous paraît ressembler davantage à +l'intelligence. En effet, l'esprit se représente la +chose qu'il conçoit, d'une manière analogue à celle +dont nous contemplons, comme placée devant +nous, une chose prochaine ou éloignée.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote557" name="footnote557"></a><b>Note 557:</b><a href="#footnotetag557"> (retour) </a> Je ne vois que les représentations mentales, les <i>fantaisies</i> des Grecs, que Boèce propose d'appeler <i>visa</i>. (<i>In Porph. a Victor., Dial.</i>, I, p. 8.)</blockquote> + +<p>«Le sens et l'intellect étant donc réunis par l'origine +et le nom, il m'a paru nécessaire d'assigner +leur différence, vu qu'ils opèrent ensemble dans +l'âme<a id="footnotetag558" name="footnotetag558"></a><a href="#footnote558"><sup>558</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote558" name="footnote558"></a><b>Note 558:</b><a href="#footnotetag558"> (retour) </a> <i>De Intell.</i>, p. 461-462.</blockquote> + +<p>La différence, c'est que la perception d'une chose +corporelle par le sens a besoin d'un instrument corporel, +c'est-à-dire que l'âme doit être appliquée à +un objet par un intermédiaire physique, comme l'oeil +ou l'oreille, tandis que l'intellect qui conçoit, c'est-à-dire +la pensée même de l'âme, n'a besoin ni de +l'instrument corporel, ni même de l'effet d'une chose +réelle à concevoir, puisque l'intelligence se pose des +choses existantes ou non, corporelles ou non, soit +en se rappelant le passé, soit en prévoyant l'avenir, +soit même en se figurant ce qui n'exista jamais.</p> + +<p>La seconde différence, c'est que le sens n'a aucune +faculté de juger d'une chose, c'est-à-dire d'en +concevoir la nature ou la propriété; aussi est-il commun +aux animaux sans raison et aux animaux raisonnables. +L'intelligence, au contraire, n'opère que +par la conception rationnelle de la nature ou de la +propriété des choses, même quand elle conçoit à +faux. Aussi point d'entendement sans la raison, ou +sans la faculté par laquelle un esprit capable de +discernement parvient à distinguer et à juger les +natures des choses.</p> + +<p>2° Raison.—Les animaux qui ont la raison ont, +en langage scolastique, la rationnalité. La science ne +met entre ces deux choses qu'une différence de degré. +La seconde appartient à tous les esprits, tant des +hommes que des anges; la première, seulement à +ceux qui sont capables de discernement (<i>discretis</i>, +aux personnes discrètes); quiconque peut juger les +propriétés des choses possède la rationnalité. Celui +dont le jugement, exempt des atteintes de l'âge ou +des troubles de l'organisation, s'exerce avec facilité, +a seul la raison. Or la raison est en essence la même +chose que l'esprit (<i>animus</i>). La conception, ou l'acte +de l'intelligence en tant qu'elle conçoit, distincte +des sens comme de la raison, descend ou provient +de celle-ci dont elle est comme l'effet perpétuel; +elle n'est donc pas la raison, quoiqu'il n'y ait pas +conception là où manque la raison.</p> + +<p>3° Imagination.—La conception diffère aussi de +l'imagination, qui n'est qu'un souvenir du sens, ou +la faculté par laquelle l'esprit retient l'affection du +sens, en l'absence de la chose qui l'avait produite. +Ce n'est pas qu'il ne puisse y avoir en même temps +dans l'âme imagination et conception, aussi bien +que conception et sens, et dans les deux cas il y a +quelque jugement; mais c'est un acte de l'intelligence, +et non pas de l'imagination et du sens. +L'une se rapporte aux choses absentes, l'autre aux +choses présentes; la conception se produit pour les +choses absentes comme pour les choses présentes. +Mais nous pouvons sentir les choses sans les concevoir, +autrement nous penserions toujours au ciel et +à la terre, que nous voyons toujours. Quand le sens +agit, l'imagination ne peut agir avec lui et en lui; +mais dès qu'il cesse, elle le supplée. C'est une confuse +perception de l'âme aussi bien que le sens. Ce +qui est capable de sens est capable d'imagination. Les +bêtes elles-mêmes n'en sont pas dépourvues, suivant +Boèce<a id="footnotetag559" name="footnotetag559"></a><a href="#footnote559"><sup>559</sup></a>. Mais n'y a-t-il imagination qu'à la condition +du sens? Abélard penche pour l'affirmative; il +veut que non-seulement les objets insensibles et incorporels +ne soient que des concepts intellectuels, +mais qu'il en soit, de même des objets corporels que +l'intelligence conçoit sans les avoir présents par les +sens. Si Aristote a dit que nos conceptions n'ont +jamais lieu sans imagination<a id="footnotetag560" name="footnotetag560"></a><a href="#footnote560"><sup>560</sup></a>, cela signifie, selon +lui, que lorsque nous tâchons d'atteindre et de juger +la nature ou la propriété d'une chose par la seule +intelligence, l'habitude du sens, d'où naît toute +connaissance humaine, <i>sensus consuetudo a quo +omnis humana surgit notitia</i>, suggère à l'esprit par +l'imagination de certaines choses auxquelles nous +n'entendons nullement penser. Voulons-nous, par +exemple, ne concevoir dans l'homme que ce qui +appartient à la nature de l'humanité, c'est-à-dire le +concevoir comme <i>animal rationnel mortel</i>; beaucoup +de choses que nous avons eu l'intention d'écarter +se présentent à l'âme malgré elle par l'effet de l'imagination, +comme la couleur, la longueur, la disposition +des membres, et les autres formes accidentelles +du corps; en sorte que par un effet singulier, +<i>quod mirabile est</i>, lorsque je cherche à penser à +quelque chose d'incorporel, l'habitude de sentir me +force à l'imaginer corporel; ce que je conçois comme +incolore, je l'imagine nécessairement coloré. C'est +que les sens sont en nous ce qui s'éveille d'abord; +leurs opérations se renouvellent sans cesse; ensuite +l'esprit s'élève à l'imagination, puis à la conception +de l'intelligence.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote559" name="footnote559"></a><b>Note 559:</b><a href="#footnotetag559"> (retour) </a> <i>De Consolat. phil.</i>, V, p. 944.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote560" name="footnote560"></a><b>Note 560:</b><a href="#footnotetag560"> (retour) </a> Aristote dit cela dans le Traité de l'âme et dans celui de la Mémoire. +(<i>De Anim.</i>, III, VIII.—<i>De Mem. et Remin.</i>, I.) Abélard ne les connaissait +pas; mais Boèce cite textuellement un passage du <i>de Anima</i>, et c'est là +qu'Abélard s'est instruit. (Boeth., <i>De Interp.</i>, ed. sec., p. 298.)</blockquote> + +<p>Toutefois, Boèce dit «qu'il est une intelligence qui +appartient à bien peu d'hommes, et à Dieu seul, +laquelle dépasse tellement et le sens et l'imagination +qu'elle agit sans l'un et sans l'autre<a id="footnotetag561" name="footnotetag561"></a><a href="#footnote561"><sup>561</sup></a>; par elle, +rien ne s'offre à l'esprit que ce qui se pense et se +comprend; pour elle, point de perception confuse. +Évidemment Dieu ne saurait avoir ni sens ni imagination; +son intelligence atteint et contient tout; +car comprendre, c'est savoir. Cette intelligence-là +que Boèce accorde à un petit nombre d'hommes, +croyons, avec Aristote, qu'elle ne peut se rencontrer +dans cette vie, si ce n'est chez l'homme que +l'excès de la contemplation élève à la révélation +divine. Et cet essor de l'âme, il faut l'appeler +science plutôt que simple intelligence, et le rapporter +à l'esprit divin plutôt qu'à l'esprit humain. +L'âme qui vient de Dieu se pénètre de Dieu, pour +ainsi dire, et dans l'homme qui s'évanouit et meurt +en quelque sorte, Dieu paraît<a id="footnotetag562" name="footnotetag562"></a><a href="#footnote562"><sup>562</sup></a>.»</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote561" name="footnote561"></a><b>Note 561:</b><a href="#footnotetag561"> (retour) </a> Boeth., <i>De Interp.</i>, ed. sec., p. 296.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote562" name="footnote562"></a><b>Note 562:</b><a href="#footnotetag562"> (retour) </a> <i>De Intell.</i>, p. 467. Ceci semble un souvenir du Timée plutôt que du +<i>de Anima</i>. Voyez pourtant III, V.</blockquote> + +<p>4° Estimation.—Distinguons encore l'entendement +ou l'intelligence de l'estimation et de la science. +On confond quelquefois l'estimation avec l'intelligence; +car on doit estimer pour comprendre, et le +mot de pensée (<i>opinio</i>), synonyme de celui d'estimation, +est quelquefois transporté à la conception. +Mais estimer, c'est croire; l'estimation est la même +chose que la créance ou la foi<a id="footnotetag563" name="footnotetag563"></a><a href="#footnote563"><sup>563</sup></a>. Comprendre, c'est +apercevoir (<i>speculari</i>) par la raison, soit que nous +croyions ou non à ce que nous apercevons. Je comprends +cette proposition: <i>l'homme est de bois</i>, et je ne +la crois pas. Ainsi tout ce qu'on estime ou croit, on +le comprend; mais l'inverse n'est pas vraie. D'ailleurs +il n'y a estimation que de ce dont il y a proposition, +c'est-à-dire conjonction ou division.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote563" name="footnote563"></a><b>Note 563:</b><a href="#footnotetag563"> (retour) </a> Ce passage serait au besoin la preuve que cet ouvrage est d'Abélard. +Celle analogie de l'<i>estimation</i> avec la foi qu'il définit l'une par l'autre, est +une opinion qu'il avait empruntée au <i>de Anima</i> (III, iii), et que saint +Bernard lui a reprochée. Voyez dans cet ouvrage le I. III, c. iv, et <i>Ab. Op., +Introd.</i>, I. I, p. 977.</blockquote> + +<p>5° Science.—La science est cette certitude de +l'esprit qui se soutient indépendamment de toute +estimation ou conception. Aussi la science persiste-t-elle +dans le sommeil, et Aristote place-t-il les +sciences et les vertus, à raison de leur durée, parmi +les habitudes, <i>habitus</i><a id="footnotetag564" name="footnotetag564"></a><a href="#footnote564"><sup>564</sup></a>, plutôt que parmi les dispositions +de l'esprit.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote564" name="footnote564"></a><b>Note 564:</b><a href="#footnotetag564"> (retour) </a> L'habitude, n'est pas l'accoutumance, mais ce que l'on a en propre +comme une faculté naturelle, une <i>capacité</i>, suivant la traduction de M. Barthélemy +Saint-Hilaire. La disposition ou diathèse, [Grec: tiùOttni], n'est qu'une +affection peu durable. (<i>Categ.</i> VIII.—<i>De la Logique d'Arist.</i>, t. 1, p. 167.)</blockquote> + +<p>Maintenant, tout ce qui appartient proprement à +l'intelligence, entendement ou faculté de concevoir, +ayant été séparé de tout le reste, il faut distinguer +les différents concepts entre eux. Ils sont simples ou +composés, uns ou multiples, bons (<i>sani</i>) ou mauvais +(<i>cassi</i>), vrais ou faux; en outre, il y a une distinction +à faire entre le concept du composant et celui +des composés, entre le concept du divisant et celui +des divisés, ou entre la division et l'abstraction.</p> + +<p>Les concepts sont simples, lorsque, ainsi que les +actions ou les temps simples, ils ne se constituent +pas de parties successives; les composés sont l'inverse. +Il en est de la conception comme du discours +qui la suscite, lequel est simple ou composé. Dire +ou entendre: <i>l'homme se promène</i>, c'est passer par une +suite d'énonciations significatives, celle d'<i>homme</i>, +celle de <i>se promener</i>, et joindre l'une à l'autre. Il y +a là des parties successives; car une énonciation, +ainsi qu'une conception, peut rester simple et avoir +des parties, si elles ne sont pas successives. Exemples: +<i>deux, trois, troupeau, amas, maison</i>. La combinaison +qui résulte de la matière et de la forme, ou +bien de parties agrégées ensemble, n'exclut pas la +simplicité. Exemple: le nom d'<i>homme</i>, qui désigne +en même temps la matière, <i>animal</i>, et la forme de +la <i>rationnalité</i> et de la <i>mortalité</i>.</p> + +<p>Les mêmes choses peuvent être conçues et par une +conception simple et par une conception successive. +Je puis voir tantôt d'une seule et même intuition, +tantôt par succession et en plusieurs regards, trois +pierres placées devant moi. Ce que fait ici le sens, +l'entendement le peut faire. Là est la différence des +conceptions exprimées par le mot (<i>intellectus dictionis</i>) +ou par l'oraison (<i>intellectus orationis</i>), qui désignent +d'ailleurs la même chose. Ainsi le nom <i>animal</i> +et sa définition <i>corps animé sensible</i> suggèrent la +même pensée; toute la différence, c'est que l'un +donne à la fois trois choses, et l'autre les donne successivement. +Ainsi la conception donne les choses +comme jointes, ou joint les choses pour les donner. +Elle est ainsi ou simultanée ou successive.</p> + +<p>La différence entre les concepts de mot et les concepts +d'oraison s'applique aux concepts qui donnent +les choses comme séparées ou qui en opèrent la +séparation, et qu'Abélard appelle concept des divisés +et concept divisant. <i>Animal</i> donne un concept de +choses jointes; <i>non-animal</i> est un nom infini ou indéterminé; +il signifie la chose <i>qui n'est pas animal</i>, laquelle +donne un concept de choses divisées (<i>intellectus +divisorum</i>); et comme la définition de l'<i>animal</i> +donne un concept de jonction, la description du <i>non-animal</i> +donne un concept de division, proprement +un concept divisant (<i>intellectus dividens</i>)<a id="footnotetag565" name="footnotetag565"></a><a href="#footnote565"><sup>565</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote565" name="footnote565"></a><b>Note 565:</b><a href="#footnotetag565"> (retour) </a> <i>De Intell.</i>, p. 468-473.—Tout ceci concorde avec ce qui a été dit au chapitre précédent sur la division, la description, etc.</blockquote> + +<p>Les concepts simples ou composés sont uns, s'ils +consistent dans une seule jonction, ou dans une seule +division ou disjonction; autrement ils sont multiples. +«La jonction, comme la division ou disjonction, est +une, lorsque l'esprit marche continûment d'un +seul et même élan, et n'a qu'une intention mentale, +par laquelle il accomplit sans interruption le +cours une fois commencé d'un premier concept.» +Ce langage un peu figuré signifie qu'il y a unité dans +un concept, fût-il composé de parties et de parties +successives, lorsque l'esprit le forme par un seul et +même acte, lorsqu'il n'y a du moins rien de successif +dans l'opération intellectuelle. En effet, quand +même vous prendriez des choses successives, si vous +les combinez de telle sorte qu'en les parcourant discursivement +(<i>discurrendo</i>), vous posiez une seule +essence; ou bien quand, par la force d'une seule +affirmation, voua assemblez et rendez réciproquement +unis des éléments divers par le lien de l'attribution, +par celui de la condition ou du temps, ou par +tout autre mode; pourvu qu'il y ait impulsion mentale +unique, il y a unité de concept. Quand je prononce +continûment <i>animal raisonnable</i>, l'auditeur +conçoit <i>animal</i> et <i>rationnalité</i> comme une seule chose, +il en fait un tout; et semblablement, quand je dis +<i>animal non-raisonnable</i>. Peu importe d'ailleurs que la +chose soit réellement ou non comme elle est conçue; +le concept n'en existe pas moins. <i>Caillou raisonnable</i> +et <i>chimère blanche</i> sont des concepts uns, comme +<i>animal raisonnable</i> et <i>homme blanc</i>. Cette unité se +trouve même dans les propositions transitives, et dans +celles dont les termes sont liés par le cas oblique. +Dans le concept, <i>la maison de Socrate</i>, il y a unité +comme dans celui-ci, <i>maison socratique</i>. Dans un +seul concept peuvent se faire plusieurs jonctions, +plusieurs divisions. Mais l'unité de concept disparaît +avec la continuité de l'acte. +Les concepts sont bons (<i>sani</i>), lorsque par eux +nous entendons les choses comme elles sont; autrement, +ils sont mauvais (<i>cassi</i>), et on les appelle +opinions plutôt que concepts. «L'opinion, dit Aristote, +est la pensée de ce qui n'est pas, plutôt que +de ce qui est.<a id="footnotetag566" name="footnotetag566"></a><a href="#footnote566"><sup>566</sup></a>» Suivant lui, les concepts sont +bons, lorsqu'ils ressemblent aux choses. Le concept +d'<i>homme</i> serait, comme le concept de la <i>chimère</i>, un +concept vain et mauvais, s'il n'y avait pas d'homme +du tout.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote566" name="footnote566"></a><b>Note 566:</b><a href="#footnotetag566"> (retour) </a> Abélard altère un peu la pensée d'Aristote et la transforme en proposition +générale. Aristote dit seulement que, bien que ce qui n'est pas puisse +être pensé (<i>opinabile</i>), il n'en faut pas conclure que ce qui n'est pas soit +quelque chose, puisque cette pensée ou opination, <i>opinatio</i>, est, non +qu'il est, mais qu'il n'est pas. Tel est le sens de la version do Boèce +qu'Abélard avait apparemment sous les yeux (<i>De Interp</i>., ed. sec., I. V, p. 423). +Dans le texte grec, il y a littéralement: «Le non-être, parce qu'il est <i>pensable</i> +(<i>opinabile</i>), n'est pas pour cela dit avec vérité être quelque +chose de réel, <i>ens quiddam</i>, puisque nous ne pensons pas qu'il +soit, mais qu'il n'est pas.» (<i>Hermen</i>., XI.) Au reste, si l'on voulait +approfondir toute cette partie de la logique d'Abélard, il faudrait se +reporter à sa Dialectique; là, à l'occasion de la proposition et du prédicat, +il expose sous une autre forme une partie des idées que nous retrouvons +ici. (<i>Dial</i>., p. 237-251.)</blockquote> + +<p>La vérité et la fausseté né s'appliquent qu'aux concepts +composés, soit qu'ils joignent, soit qu'ils divisent, +c'est-à-dire soit affirmatifs, soit négatifs. Car +il faut qu'il y ait possibilité de délibération ou de +jugement, pour que les concepts soient vrais ou faux. +On juge suivant le concept ou par le concept; et le +concept par lequel on juge n'est pas la même chose +que le concept suivant lequel on juge; le concept par +lequel on juge, c'est-à-dire la conception du jugement, +n'est que l'opération par laquelle nous concevons +une jonction ou une division d'où résulte un +jugement. Le concept suivant lequel (<i>secundum quem</i>) +on juge, c'est-à-dire le concept qui est la base du jugement, +est cette partie du concept total du jugement +dans laquelle réside toute la force du jugement; tels +sont les concepts des prédicats. Le sujet n'est posé +que pour recevoir la chose que nous voulons lui assigner +par jugement; mais le prédicat est posé <i>pour +dénoter l'état auquel nous voulons que la chose soit +rapportée par jugement</i><a id="footnotetag567" name="footnotetag567"></a><a href="#footnote567"><sup>567</sup></a>; c'est-à-dire, en langage +moins technique, pour assigner une chose à une autre +en vertu d'un certain rapport. Le sujet est le terme +posé en premier concept, et auquel est substituée la +chose que le jugement y joint ou en sépare; le prédicat +est dit du sujet, non le sujet du prédicat. La +force de la proposition étant dans ce qui <i>est dit</i>, toute +la vertu de l'acte intellectuel qui juge ou de la conception +de jugement est dans le concept du terme qui +<i>est dit</i> ou du prédicat.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote567" name="footnote567"></a><b>Note 567:</b><a href="#footnotetag567"> (retour) </a> «Ad denotandum statum secundum quem eam deliberari volumus.» +(p. 477.)</blockquote> + +<p>Le concept divisant est le concept de négation. Il +sépare quelque chose de quelque chose: <i>un homme +n'est pas un cheval, celui qui est debout n'est pas assis</i>. +Le concept de disjonction est un concept d'affirmation; +il ne sépare pas les choses; mais de plusieurs +conceptions de l'esprit, il en constitue une: <i>quelque +chose est homme ou cheval, sain ou malade</i>, etc. Les +propositions disjonctives hypothétiques sont des +concepts de disjonction.</p> + +<p>Tout concept qui donne la chose comme elle est, +est-il bon? Tout concept qui donne la chose comme +elle n'est pas, est-il mauvais? L'affirmative paraît +vraie; cependant tout concept obtenu par abstraction, +<i>omnis per abstractionem habitus intellectus</i>, donne la +chose autrement qu'elle n'est. A peine existe-t-il un +concept d'une chose non sujette aux sens, qui ne la +donne pas à quelques égards autrement qu'elle n'est.</p> + +<p>«Les concepts par abstraction sont ceux dans lesquels +une nature d'une certaine forme, est prise +indépendamment de la matière qui lui sert de sujet, +ou bien dans lesquels une nature quelconque est +pensée indifféremment, sans distinction d'aucun +des individus auxquels elle appartient. Par exemple, +je prends <i>la couleur d'un corps</i> ou <i>la science +d'une âme</i> dans ce qu'elle a de propre, c'est-à-dire en +tant que qualité; j'abstrais en quelque sorte les +formes des sujets substantiels, pour les considérer +en elles-mêmes, en leur propre nature, et sans faire +attention aux sujets qui leur sont unis. Si je considère +ainsi indifféremment la nature humaine qui +est en chaque homme, sans faire attention à la +distinction personnelle d'aucun homme en particulier, +je conçois simplement l'homme en tant +qu'homme, c'est-à-dire comme animal rationnel +mortel, et non comme tel ou tel homme, et j'abstrais +l'universel des sujets individuels. L'abstraction +consiste donc à isoler les supérieurs des inférieurs, +les universaux des individuels, leurs sujets +de prédication, et les formes des matières, leurs +sujets de fondation. La soustraction (<i>subtractio</i>) +sera le contraire. Elle a lieu, quand l'intelligence +soustrait le sujet de ce qui lui est attribué, et le +considère en lui-même; par exemple, lorsqu'elle +s'efforce de concevoir, indépendamment d'aucune +forme, la nature d'un sujet essentiel. Dans les deux +cas, le concept qui abstrait ou soustrait, donne la +chose autrement qu'elle n'est, puisque la chose qui +n'existe que réunie y est conçue séparément.»</p> + +<p>Or comme personne, en voulant penser une chose, +n'est capable de la penser dans toutes ses essences +ou propriétés, mais seulement en quelques-unes +d'entre elles, l'esprit est forcé de concevoir la chose +autrement qu'elle n'est. Ainsi <i>ce corps</i> est <i>corps, +homme, blanc, chaud</i>, et mille autres choses. Cependant, +considéré en tant que corps, il est conçu séparément +de toutes ces choses, c'est-à-dire autre qu'il +n'est en effet. Le concept de corps, indépendamment +de toute forme ou qualité, est celui d'une nature +quelconque prise comme universelle, c'est-à-dire +indifféremment ou sans application à aucun +individu. Or ce corps pur n'existe nulle part ainsi; +rien dans la nature n'existe indifféremment, d'une +manière indéterminée. Toute chose est individuellement +distincte, une numériquement. La substance +corporelle dans ce corps, qu'est-elle autre chose que +ce corps lui-même? La nature humaine dans cet +homme, dans Socrate, qu'est-elle autre chose que +Socrate même?</p> + +<p>Quant aux choses absentes, insensibles, incorporelles, +qui peut les connaître comme elles sont? Qui +ne les conçoit autrement qu'elles ne sont? Représentez-vous, +quand elle est absente, la chose que vous +avez vue; plus tard, vous la trouverez tout autre +sous plus d'un rapport que vous ne vous l'êtes représentée. +Qui ne conçoit les choses incorporelles à l'image +des corporelles, et qui, pensant à Dieu ou à +l'esprit, n'imagine pas l'un ou l'autre avec quelque +forme, ou quelque habitude corporelle, quoique Dieu +ni l'esprit n'en ait aucune? Qui ne conçoit les esprits +comme circonscrits localement, composés, colorés, +investis de modes propres aux corps, et cela, parce +que toute la connaissance humaine vient des sens?</p> + +<p>Or, si l'expérience des sens nous pousse à figurer +ainsi nos idées, et si tout concept d'une chose +dans un autre état que son état réel, doit être tenu +pour vain et mauvais, quelle conception humaine ne +doit pas être condamnée?</p> + +<p>Passons à l'autre partie de la question. Tout concept +qui donne la chose comme elle est, doit-il être +tenu pour bon? cela ne paraît pas contestable. Cependant, +concevoir qu'<i>un homme est un âne</i>, n'est +pas un concept faux, si l'on entend, par exemple, +que l'<i>homme est un animal</i> comme l'âne. Qu'est-ce +donc que ce concept faux, qui donne la chose comme +elle est? Comment admettre que la vérité et la fausseté, +formes contradictoires des concepts, se réunissent +dans le même concept, ou soient combinées +dans le même acte d'un même esprit indivisible?</p> + +<p>En définitive, <i>concevoir une chose autrement qu'elle +n'est</i>, peut vouloir dire—ou que le mode de conception +diffère du mode d'existence, par exemple qu'on +la conçoit séparée, quoiqu'elle ne le soit pas, pure, +quoiqu'elle soit mixte;—ou bien que la chose est +conçue comme existant dans un état, avec un mode +autre que l'état ou le mode réel.—Dans le premier +cas, <i>autrement</i> se rapporte à <i>concevoir</i>; dans le second, +il se rapporte au verbe exprimé ou sous-entendu +dans la conception. Dans le premier cas, la +chose est <i>autrement conçue</i> qu'elle n'est dans la réalité, +et la conception n'est pas vaine pour cela. Dans +le second, la chose est conçue comme <i>étant autrement</i> +qu'elle n'est, et c'est une vaine conception.</p> + +<p>De même, cette proposition: «Le concept est juste +et valable, quand la chose est conçue <i>comme elle est</i>,» +n'est une proposition vraie, que si l'on ajoute <i>comme +elle est dans le sens où elle est conçue</i>. Tout dépend de +ce que l'esprit entend, quand il conçoit. Suivant le +sens qu'il attache à ce qu'il affirme, un même concept +peut être vrai et faux en même temps. C'est +le cas de tout concept qui peut être ramené à la +forme d'une proposition hypothétique. Par exemple, +<i>l'homme est un âne</i>, peut être ramené à cette +forme: <i>Si l'on entend que l'homme est un animal comme +l'âne, l'homme est un âne</i>. Tel est l'exemple fameux: +<i>Si Socrate est une pierre. Socrate est une perle</i><a id="footnotetag568" name="footnotetag568"></a><a href="#footnote568"><sup>568</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote568" name="footnote568"></a><b>Note 568:</b><a href="#footnotetag568"> (retour) </a> Toutes ces distinctions, ainsi que tout ce qui, dans le <i>de Intellectibus</i>, appartient plus à la logique qu'à la psychologie, ont été traitées plus complétement +dans la Dialectique. (Part. II, p. 237-251.)</blockquote> + +<p>La conception d'une proposition n'est pas le simple +acte intellectuel qu'on nomme concept, mais celui +dans lequel une vue de l'esprit et une notion qui la +développe et l'explique s'unissent et forment un tout. +Ce qu'Abélard appelle <i>intellectus</i>, est proprement +l'idée, selon la plupart des philosophes modernes. +Seulement, il ne réduit pas l'idée à la simple perception; +le concept n'est pas uniquement la chose en +tant que pensée; c'est la pensée qui en donne une +connaissance déterminée. Constituer un concept +revient au même que signifier ou énoncer qu'une +chose est. Cependant il ne faudrait pas en conclure +que le fait de signifier une chose constitue un concept +de la chose. Car chaque mot en particulier signifie +et le concept et la chose, ce qui ne veut pas +dire qu'il signifie une signification ni qu'un concept +constitue un autre concept. La signification rend le +concept qu'elle suppose<a id="footnotetag569" name="footnotetag569"></a><a href="#footnote569"><sup>569</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote569" name="footnote569"></a><b>Note 569:</b><a href="#footnotetag569"> (retour) </a> <i>De Intell</i>., p. 475-497.</blockquote> + +<p>A part les formes de la dialectique, on doit reconnaître +ici la théorie tant répétée de la formation +des idées. La sensation, l'imagination, le concept +(tant simple que composé, tant un que multiple), +le jugement, le concept exprimé ou le terme, le +jugement exprimé ou la proposition, la vérité ou la +fausseté des concepts et des jugements, c'est bien +là le sujet et l'ordre habituel des psychologies élémentaires. +Il ne faut pas s'étonner de retrouver ici +des notions si familières aux modernes; ce n'est pas +qu'Abélard les ait devancés, c'est qu'il a puisé à la +même source; le fond de tout cela est dans Aristote<a id="footnotetag570" name="footnotetag570"></a><a href="#footnote570"><sup>570</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote570" name="footnote570"></a><b>Note 570:</b><a href="#footnotetag570"> (retour) </a> Toutefois ce n'est pas Aristote même qu'il a consulté. Il a suivi Boèce, +et il l'a rendu plus rigoureux et plus méthodique. (<i>In Porph.</i>, I, p. 54. et <i>De +Interp.</i>, ed. sec., <i>passim.</i>)</blockquote> + +<p>Quelle est la signification ou quel est le concept +des mots universels? quelles choses signifient-ils, +ou quelles choses sont comprises en eux? Lorsque +j'entends le nom <i>homme</i>, nom commun à plusieurs +choses auxquelles il convient également, quelle +chose entend mon esprit? c'est l'homme en lui-même, +doit-on répondre. Mais tout <i>homme</i> est celui-ci, +celui-là ou tout autre. La sensation, nous dit-on, +ne donne jamais que tel <i>homme</i> déterminé, et +raisonnant de l'entendement comme du sens, on +affirme que le concept d'<i>homme</i> ne peut être que le +concept d'un homme déterminé: <i>homme</i> équivaut +à <i>un certain homme</i>. Il faut répondre que concevoir +l'homme, c'est concevoir la nature humaine, c'est-à-dire +un animal de telle qualité. Lors donc qu'on +objecte que <i>tout homme</i> étant celui-ci ou celui-là, +concevoir l'<i>homme</i>, c'est concevoir celui-ci ou tel autre, +le syllogisme n'est pas régulier. Il faudrait dire +que <i>tout concept de l'homme</i> est le concept de celui-ci +ou de celui-là; alors le moyen terme serait mieux +maintenu, et la conjonction des extrêmes se ferait +en règle; mais l'assomption serait fausse. Quand je +dis <i>une cape<a id="footnotetag571" name="footnotetag571"></a><a href="#footnote571"><sup>571</sup></a> est désirée par moi</i>, ce qui revient à +dire <i>je désire une cape</i>; quoique toute <i>cape</i> soit celle-ci +ou celle-là, il ne s'ensuit pas que je désire celle-ci +ou celle-là. Mais si je disais: <i>Je désire une cape, et +quiconque désire une cape désire celle-ci ou celle-là</i>, +l'argumentation serait juste et la conclusion légitime. +De même, on peut dire: <i>Si j'ai la sensation d'un homme, +tout homme étant tel ou tel homme, j'ai la sensation de +tel ou tel homme</i>; mais il ne s'ensuit nullement ce +qu'on en veut conclure. Qu'il soit de la nature du +sens de ne pouvoir s'exercer que sur une chose existante +déterminée, qu'en conséquence la sensation +d'homme ne puisse être que la sensation causée +par cet homme-ci ou cet homme-là, accordez-le; +mais l'entendement n'a pas, comme le sens, besoin +pour agir d'une chose réelle, puisqu'il s'applique +aux choses passées, futures, qui n'ont jamais été, +qui ne seront jamais. Pour penser à l'homme, pour +avoir un concept dans lequel entre l'idée de la nature +humaine, il n'est donc pas nécessaire d'avoir +présent à l'esprit tel ou tel homme déterminé. La +nature humaine peut être l'objet de concepts innombrables, +comme ce concept simple du nom spécial +d'<i>homme</i> ou de l'<i>homme</i> pris comme espèce, aussi bien +que de l'<i>homme blanc</i>, de l'<i>homme assis</i>, que sais-je? +de l'<i>homme cornu</i>, qui n'existe pas; en un mot, +comme toutes les conceptions dans lesquelles entre la +nature humaine, soit avec la distinction d'une personne +déterminée comme Socrate, soit indifféremment +ou sans aucune détermination personnelle.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote571" name="footnote571"></a><b>Note 571:</b><a href="#footnotetag571"> (retour) </a> <i>Capa</i>, espèce de capuchon, <i>bardocucullus</i>.</blockquote> + +<p>Abélard énonce ici brièvement certaines objections, +mais à peine indique-t-il à quoi elles tendent, +et pourquoi il est intéressant de les lever. Sous leur +forme technique, leur importance échappe, et le +texte de cet ouvrage ressemble à un sommaire de +principes et d'arguments, applicables à des controverses +usuelles, à des questions connues, et que +devaient éclaircir ou développer, soit l'interprétation +orale, soit au moins l'intelligence du lecteur, déjà +familiarisé avec ce dont il s'agissait<a id="footnotetag572" name="footnotetag572"></a><a href="#footnote572"><sup>572</sup></a>. Essayons de +suppléer à l'une et à l'autre.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote572" name="footnote572"></a><b>Note 572:</b><a href="#footnotetag572"> (retour) </a> <i>De Intel.</i>, p. 487-492.</blockquote> + +<p>Il s'agit de savoir ce que signifient les noms des +universaux, ou quels sont les objets des conceptions +générales ou spéciales. Abélard vient de dire que ces +noms désignent des conceptions universelles, et que +celles-ci, pour être valables et vraies, n'ont pas besoin +de se rapporter à des objets sensibles et déterminés, +parce qu'elles sont l'oeuvre de l'intelligence +et non de la sensibilité. C'est la sensibilité qui veut +des objets certains, réels, individuels; l'intelligence +procède autrement, puisqu'elle conçoit ce qui est +absent, insensible, indéterminé, ce qui n'est pas. +Les conceptions générales ne sont donc pas nécessairement +de purs mots, mais peuvent être de vraies +conceptions, quoiqu'elles ne se rapportent pas à des +objets individuels. A cela on aura trouvé une forte +objection, si l'on démontre qu'il y a des mots, ressemblant +à des noms de conceptions, qui ne désignent +ni des conceptions réelles, ni des conceptions possibles; +ce ne seront que des semblants de conceptions; +ces conceptions n'en auront que le nom; il faudra +bien reconnaître que tout nom ne suppose pas un +concept, et le nominalisme aura gagné un premier +point fort important.</p> + +<p>Ainsi, par exemple, je dis <i>tout homme</i>, et cependant +je ne conçois pas actuellement <i>tout homme</i>, car +il faudrait concevoir <i>tous les hommes</i>, et cela est impossible; +on peut donc nommer une conception sans +l'avoir. Semblablement, de deux je dis que l'<i>un court</i>, +et comme je ne sais lequel, ni peut-être même de +quel être il s'agit, je n'ai point la conception de ce +que je dis. A plus forte raison, ne puis-je avoir la +conception de la <i>chimère blanche</i> ou simplement de +la <i>chimère</i>, ni du <i>non-intelligible</i> ou <i>non-concevable</i>. +Puis donc que je prononce ces mots comme des conceptions +et que j'en raisonne, et qu'en réalité je ne +les comprends pas, il suit que ce ne sont que des +mots. Qu'est-ce que des concepts qui ne sont pas +conçus, des produits de l'entendement qui ne sont +pas entendus, de l'intellectuel sans intelligence? +Ainsi les concepts, autres que ceux qui correspondent +à des choses individuelles, ne sont pas +même des idées, ce ne sont que des noms.</p> + +<p>Abélard répond en expliquant dans quel sens on +conçoit les diverses propositions opposées comme des +difficultés. Concevoir <i>tout homme</i>, c'est, selon lui, +concevoir, non-seulement l'oraison <i>tout homme</i>, mais +<i>un homme quelconque</i>, ou quiconque a la nature humaine. +Ce n'est pas tel ou tel homme, Socrate ou +Platon, quoique tel ou tel homme, Socrate ou +Platon, soit compris sous le concept de <i>tout homme</i>. +C'est la conception de la nature humaine, sans détermination +individuelle; et cette conception comprend +tous les individus, quoique aucune intelligence ne +suffise à les considérer tous individuellement et en +même temps. Dire <i>l'un de ces deux court</i>, c'est concevoir +l'une ou l'autre de ces deux choses vraies, savoir +ou qu'<i>il y en a un qui court</i>, ou que <i>c'est celui-ci</i> et non +<i>celui-là qui court</i>, et l'on ne peut dire que ce concept +ne se rapporte à rien de réel. Quant à <i>la chimère</i>, +elle n'est pas réelle, et elle est conçue comme +n'étant pas réelle. Ce qui n'empêche pas de concevoir +que, si elle était réelle et qu'elle fût blanche, +elle serait blanche; et dans ce cas, il y aurait lieu à +cette proposition, <i>elle est blanche</i>. Quant au <i>non-intelligible</i>, +c'est un attribut général qui, en tant que général, +peut être conçu, quoique une chose particulière +non-intelligible fût précisément ce qui ne peut être +conçu. Autre est de concevoir qu'une chose est inconcevable, +autre de concevoir une chose inconcevable. +Ainsi les exemples cités ne prouvent pas que certains +mots, désignant des idées qui ne représentent rien +de sensible ou de déterminé, ne soient que des mots, +et ne signifient ni choses ni idées, c'est-à-dire ne +signifient rien. Ils ne prouvent pas davantage que, +pour ne représenter directement rien de déterminé ni +de sensible, des idées soient vaines et fausses, et par +conséquent, on ne peut conclure des exemples cités, +à la vanité, à la fausseté, à la nullité des conceptions +générales quelconques.</p> + +<p>Nous avons évidemment ici l'argumentation et la +réfutation du nominalisme. Abélard ne le dit pas en +termes exprès, mais il le fait comprendre, et en posant +les exemples ci-dessus comme des difficultés, +il nous fait connaître, sans aucun doute, quelques-unes +des objections de Roscelin ou de ses partisans. Nous +apprenons ainsi à quel point le nominalisme différait +du conceptualisme. Le premier ne niait pas seulement +les essences générales, mais les conceptions +générales et abstraites; il ne laissait aux genres, aux +espèces, aux êtres de raison, pas même une place +dans l'esprit. Il était absolu. Cela nous explique +comment le conceptualisme, qu'on est souvent porté +à confondre avec le nominalisme, s'élevait alors à +l'importance d'une doctrine positive, distincte, déterminée. +C'était un intermédiaire réel entre le réalisme +et le nominalisme. Le premier disait que les +universaux étaient non-seulement des idées et des +mots, mais des réalités; le conceptualisme, qu'ils +n'étaient pas des réalités, mais des idées et des mots; +le nominalisme, qu'ils n'étaient ni des réalités, ni +des idées, mais des noms. Le fond du nominalisme +était donc que nous n'avons d'idées que des objets +sensibles. La psychologie se réduisait donc à la sensation +et à la mémoire, pour toutes facultés fondamentales. +L'intelligence, purement passive, faculté à la +suite de la sensation et de la mémoire, se bornait à +concevoir leurs objets, c'est-à-dire à la simple représentation. +Il ne lui restait en propre que je ne sais +quelle activité vaine qui se produisait dans le langage, +lequel débordait nécessairement la réalité et la +pensée. Les langues étaient pleines de fictions gratuites. +On voit comment le nominalisme se ramenait +à un étroit sensualisme.</p> + +<p>Abélard, quoiqu'il fût de l'école d'Aristote, et qu'il +adoptât par conséquent quelques-uns des principes +du sensualisme, entendait les choses plus largement, +et s'il ne s'affranchissait pas de quelques-unes des +conséquences de ces principes avec la même hardiesse +que son maître, cependant il ne peut être confondu +avec les sectateurs de cette étroite doctrine. Il +disait bien que toute connaissance <i>surgit des sens</i><a id="footnotetag573" name="footnotetag573"></a><a href="#footnote573"><sup>573</sup></a>. +Il admettait bien qu'il n'y a dans la nature que des +choses déterminées, que les réalités sont toutes individuelles; +il croyait donc que les genres et les espèces +ne sont pas réels en eux-mêmes. Mais si +l'intelligence est instruite, excitée par les sens, si +les sensations suscitent des concepts<a id="footnotetag574" name="footnotetag574"></a><a href="#footnote574"><sup>574</sup></a>, cependant +l'intelligence est distincte des sens; elle en est profondément +différente; elle l'est même de l'imagination, +qui n'est que la faculté de se représenter les +choses sensibles. La sensation, l'imagination, tout +cela n'est que perception confuse. L'intelligence a +des perceptions plus distinctes ou plutôt des conceptions +(concepts, intellects, idées), qui sont de +plus en plus indépendantes, de plus en plus +dégagées des perceptions sensibles et imaginatives; +et elle peut même arriver très-près de l'état d'une +intelligence pure, qui comprend par elle-même +et directement, à la manière de l'intelligence divine. +Or, elle a cette puissance à deux conditions, +c'est non-seulement de changer en idées les perceptions +sensibles, mais de se faire des idées, dont +l'objet n'a pas été senti, dont l'objet ne peut l'être, +dont l'objet même n'existe pas. En d'autres termes, +l'intelligence a des idées sensibles ou de représentation, +et des idées purement intelligibles ou intellectuelles, +savoir celles des choses invisibles, celles +des choses inconnues, celles des choses universelles, +celles des choses abstraites. Ainsi, l'homme +est non-seulement en communication avec la nature +physique, mais il l'excède; il est naturellement métaphysicien; +voilà l'homme d'Abélard et d'Aristote.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote573" name="footnote573"></a><b>Note 573:</b><a href="#footnotetag573"> (retour) </a> <i>De Intell.</i>, p. 466 et 482.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote574" name="footnote574"></a><b>Note 574:</b><a href="#footnotetag574"> (retour) </a> <i>Id.</i>, p. 462.</blockquote> + +<p>On voit que le conceptualisme, quoique venu à +l'occasion d'une question logique, est une psychologie. +Cette psychologie est sommaire, succincte, +incomplète, je le veux; elle n'est pas inattaquable, +j'en conviens encore. Mais elle ne donne +pas une trop mesquine idée de l'esprit humain; elle +est loin de limiter trop étroitement sa portée ni ses +forces. On peut la trouver hésitante, obscure, fautive +sur la question ontologique; elle ne jette sur la +réalité qu'un regard de passage, et peut-être ignore-t-elle +les rapports mystérieux et certains qui unissent +le monde des idées avec le monde des choses. +Mais les philosophies qui peuvent lui en faire +un reproche, ne sont pas fort nombreuses. Platon +n'avait pas réussi à persuader Aristote, et le néo-platonisme +n'a rien fondé. Chez les modernes, Locke +et Reid n'en savent pas beaucoup plus qu'Abélard; +Kant en sait plus, mais il doute davantage. Quelques +mots de Descartes et de Leibnitz composent +tout ce que nous avons gagné sur l'antiquité. Aucune +doctrine formelle, complètement développée, +définitivement reconnue, n'a encore réalisé le modèle +difficile d'une ontologie philosophique. Spinoza +n'a laissé qu'un exemple redouté. Peut-être Hegel +n'a-t-il rien fait de plus. L'avenir jugera la tentative +créatrice de Schelling. Rien de lui n'est encore assuré +que la gloire de son nom.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, vous venez de voir ici par +l'exemple le plus éclatant, comment une simple +question de dialectique contenait ou engendrait les +plus hautes questions de métaphysique, et comment +les scolastiques pouvaient être conduits par la spécialité +de leur art aux grandes généralités de la +science. L'art des scolastiques est celui de décomposer +le langage et le raisonnement. L'analyse des éléments +de la proposition les mène ou plutôt les +oblige à rechercher quelles sont nos diverses idées, +comment nous les formons, quels sont les divers +rapports des êtres, leurs modes, leurs natures, +leurs essences. Qu'y a-t-il au delà? où sont de plus +grandes, de plus fondamentales questions? Mais la +manière de les traiter est singulière; elle ne va pas +droit au fond des choses; elle les aborde obliquement, +d'une façon détournée, incidente, et à propos +des questions logiques. La logique donne une certaine +définition de la substance, une certaine énumération +des catégories; comme introduction à cette double +connaissance, on doit connaître la définition de certains +attributs des choses, qui constituent entre autres +les genres et les espèces; comment cette définition, +une fois donnée, concorde-t-elle avec celles de la +substance et des diverses catégories? De là plusieurs +difficultés. Quelles sont ces difficultés? elles portent +toutes sur l'application de certaines règles logiques à +certaines propositions. Et comment cherche-t-on à +les résoudre? par des distinctions destinées à mieux +fixer le sens de ces règles et celui de ces propositions, +en un mot, par de nouvelles recherches logiques. +Et c'est ainsi, c'est indirectement, artificiellement +pour ainsi dire, qu'en réussissant à éclaircir et +à raccorder les différents principes de la dialectique, +on aborde et l'on résout les problèmes tant de la +formation des idées que de la constitution des êtres.</p> + +<p>Ainsi se manifeste l'importance générale et la singularité +particulière de la controverse des universaux. +Nous en jugerons mieux en étudiant avec +détail l'ouvrage qu'Abélard lui a spécialement consacré.</p> +<br><br> +<h4>FIN DU TOME PREMIER.</h4> + +<br><br> + + + +<h3>TABLE.</h3> + + + +<p>PRÉFACE</p> + +<p>PREUVES ET AUTORITÉS DE L'HISTOIRE D'ABÉLARD</p> + +<p>LIVRE 1er.—VIE D'ABÉLARD</p> + +<p>LIVRE II.—DE LA PHILOSOPHIE D'ABÉLARD</p> + +<p>CHAPITRE 1er.—De la Philosophie scolastique en général</p> + +<p>CHAP. II.—De la Scolastique aux XIIe siècle, et de la question +des universaux.</p> + +<p>CHAP. III.—De la logique d'Abélard.—<i>Dialectica</i>, première +partie, ou des catégories et de l'interprétation.</p> + +<p>CHAP. IV.—Suite de la logique d'Abélard.—<i>Dialectica</i>, +deuxième partie, ou les premiers analytiques.—Des futurs +contingents.</p> + +<p>CHAP. V.—Suite de la logique d'Abélard.—<i>Dialectica</i>, +troisième partie, ou les Topiques.—De la substance et de +la cause.</p> + +<p>CHAP. VI.—Suite de la logique d'Abélard.—<i>Dialectica</i>, +quatrième et cinquième parties, ou les seconds analytiques +et le livre de la division et de la définition.</p> + +<p>CHAP. VII.—De la psychologie d'Abélard.—<i>De Intellectibus</i>.</p> + + +<b>FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME.</b> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Abélard, Tome I., by Charles de Rémusat + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ABÉLARD, TOME I. *** + +***** This file should be named 12829-h.htm or 12829-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/2/8/2/12829/ + +Produced by Robert Connal, Renald Levesque and the Online Distributed +Proofreading Team; From images generously made available by gallica +(Bibliothèque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Abelard, Tome I. + +Author: Charles de Remusat + +Release Date: July 6, 2004 [EBook #12829] + +Language: French + +Character set encoding: ASCII + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ABELARD, TOME I. *** + + + + +Produced by Robert Connal, Renald Levesque and the Online Distributed +Proofreading Team; From images generously made available by gallica +(Bibliotheque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr. + + + + + + + +ABELARD + +PAR + +CHARLES DE REMUSAT. + +1845 + + Spero equidem quod gloriam eorum + qui nunc sunt posteritas celebrabit. + + Jean de SALISBURY, disciple d'Abelard. + _Metalogicus in prologo_. + + + +TOME PREMIER + + + + +PREFACE. + +On se propose dans cet ouvrage de faire connaitre la vie, le caractere, +les ecrits et les opinions d'Abelard, et de recueillir tout ce qu'il +est utile de savoir pour marquer sa place dans l'histoire de l'esprit +humain. + +Abelard est moins connu qu'il n'est celebre, et sa renommee semble +romanesque plutot qu'historique. On sait vaguement qu'il fut un +professeur, un philosophe, un theologien, qu'il se fit une grande +reputation dans les ecoles du moyen age, et qu'il exerca une puissante +influence sur les etudes et les idees de son temps. Mais dans quel sens +dirigea-t-il les esprits, quel etait le fond de ses doctrines, quelle +la nature de son talent, quels les titres de ses ouvrages, quel role +joua-t-il dans les lettres et dans l'Eglise, voila ce qu'on ignore; et +le vulgaire meme raconte la fatale histoire de ses amours. C'est par ce +souvenir que le nom d'Abelard est reste populaire. + +Peut-etre a la faveur de ce souvenir, le tableau que j'entreprends de +tracer inspirera-t-il quelque curiosite. Peut-etre souhaitera-t-on +de mieux connaitre l'homme dont on a si souvent entendu rappeler +les aventures, et l'amant servira-t-il a recommander le philosophe. +Moi-meme, je l'avouerai, ce n'est point par l'histoire que j'ai commence +avec lui. C'est dans le monde de l'imagination que je l'avais cherche +d'abord, et l'etude de la philosophie n'a pas donne naissance a cet +ouvrage. + +Le lecteur me permettra-t-il de lui en retracer brievement l'histoire? + +Il y a quelques annees qu'en reflechissant sur un sujet que la reflexion +n'epuisera pas, sur ce que devient la nature morale de l'homme dans les +temps ou l'intelligence prevaut sur tout le reste, je fus conduit a +me demander s'il n'y aurait pas moyen de concevoir un ouvrage ou la +puissance de l'esprit, devenue superieure a celle du caractere, serait +mise en presence des plus fortes realites du monde social, des epreuves +de la destinee, des passions meme de l'ame. La lutte de l'esprit tout +seul avec la vie tout entiere me paraissait interessante a decrire +encore une fois, et je cherchais dans quel temps, sur quelle scene, +par quels personnages, il serait bon de la representer. Pour que cette +peinture fut frappante et vive, en effet, il ne me semblait pas qu'elle +dut avoir pour cadre un sujet imaginaire. Un heros ideal qui a une +epoque indeterminee se mesure avec des etres d'invention, ne saurait +offrir un exemple qui saisisse et qui emeuve; si vraisemblable qu'on +s'attache a le faire, il parait toujours hors du vrai, et la situation +ou on le place est prise pour une combinaison de fantaisie. La pensee +morale que j'aspirais a mettre en action, ne pouvait prendre tout son +relief et produire tout son effet que sur un fond de realite. + +Je revais a tout cela, lorsqu'il m'arriva un de ces hasards qui ne +manquent guere aux auteurs preoccupes d'une idee. Un jour, mes yeux +s'arreterent sur l'affiche d'un theatre ou se lisait le nom que j'ecris +aujourd'hui au titre de cet ouvrage. Seulement ce nom etait suivi +d'un autre que la philosophie seule a le triste courage d'en separer. +Soudain, la pensee qui flottait dans mon esprit se fixa, pour ainsi +dire; elle s'unit au nom d'Abelard, et prit des lors une forme +distincte: le sujet necessaire me parut trouve. Et prenant dans +l'histoire les faits et les situations, dans les moeurs et dans les +hommes du XIIe siecle, les traits et les couleurs, je composai avec une +sorte d'entrainement un ouvrage en forme de roman dramatique, qui, lui +aussi, s'appelle Abelard. + +Quelques personnes pourront se souvenir d'en avoir entendu parler. +J'avais ecrit sous l'empire d'une sorte de passion pour mon sujet, pour +mon idee, mais avec le sentiment d'une independance absolue. La science, +la foi et l'amour, l'ecole, le gouvernement et l'Eglise, j'avais essaye +de tout peindre, sans rien ecarter, sans rien adoucir, sans rien +menager, ne supposant pas meme un moment qu'un si etrange tableau +put jamais passer sous les yeux du public. Mais qui ne connait les +faiblesses paternelles? Quel auteur ne prend confiance dans l'ouvrage +dont la composition l'a charme? J'ai donc un jour songe a livrer aux +perils de la publicite ce premier Abelard. Cependant il s'agissait d'une +oeuvre qui contient sans doute une pensee serieuse et morale, mais sous +les formes les plus libres de la realite et de l'imagination, ou dans +le cadre des moeurs grossieres du XIIe siecle, la lutte violente des +croyances, des idees et des passions est representee avec une franchise +qui peut paraitre excessive, avec un abandon qui peut blesser les +esprits severes. C'est une de ces oeuvres enfin qui n'ont qu'une excuse +possible, celle du talent. + +Je me figurai quelque temps que je pourrais lui en creer une autre; +c'est alors que je concus le projet d'opposer l'histoire au roman, et +de racheter le mensonge par la verite. A des fictions dramatiques, +je resolus de joindre un tableau de philosophie et de critique ou le +raisonnement et l'etude prissent la place de l'imagination. Changeant de +but et de travail, je m'occupai alors de mieux connaitre l'Abelard de la +realite, d'apprendre sa vie, de penetrer ses ecrits, d'approfondir ses +doctrines; et voila comme s'est fait le livre que je soumets en ce +moment au jugement du public. Destine a servir d'accompagnement et +presque de compensation a une tentative hasardeuse, il parait seul +aujourd'hui. Des illusions temeraires sont a demi dissipees; une sage +voix que je voudrais ecouter toujours, me conseille de renoncer aux +fictions passionnees, et de dire tristement adieu a la muse qui les +inspire: + + Abi + Quo blandae juvenum te revocant preces. + +Ce recit servira du moins a temoigner de mes consciencieux efforts pour +rendre cet ouvrage moins indigne du sujet. Plus je tenais a expier en +quelque sorte une composition d'un genre moins severe, plus je devais +tacher de donner a celle-ci les merites qui dependent de l'etude, de +la patience et du travail. Je n'ai rien neglige pour savoir tout le +necessaire, pour ne parler qu'en connaissance de cause, et dans la +partie historique j'espere m'etre approche de la parfaite exactitude. +L'etendue de mes recherches, et plus encore la revision de quelques +savants amis m'ont donne confiance dans ma fidelite d'historien. + +On trouvera donc ici une biographie d'Abelard plus complete qu'aucune +autre, aussi complete peut-etre que permet de la faire l'etat des +monuments connus jusqu'a ce jour. Quant a l'interet du recit, il me +parait, a moi, tres-vif dans les faits memes. Qui sait s'il ne se sera +pas evanoui sous ma main? + +Mais tout n'est pas histoire dans cet ouvrage. Apres la premiere partie, +qui renferme la vie d'Abelard et qui peut aussi donner une vue generale +de son talent et de ses idees, il me restait a faire connaitre ses +ecrits. A l'exception de quelques lettres sur ses malheurs, ils sont +tous philosophiques ou theologiques: j'ai donc joint au livre premier, +un livre sur la philosophie, un livre sur la theologie d'Abelard. Cette +partie de mon travail, pour etre la plus neuve, n'etait pas la plus +attrayante, et j'ignore si ce n'est point une temerite que d'avoir +voulu rendre de l'interet a la science si longtemps decriee sous le nom +desastreux de scolastique. + +A la fin du dernier siecle, une telle entreprise aurait paru insensee. +Le temps meme n'est pas loin ou le courage m'aurait manque pour +l'accomplir. Mais de nos jours, le tombeau du moyen age a ete rouvert +avec encore plus de curiosite que de respect. On s'est plu a y +contempler les grands ossements que les annees n'avaient pas detruits, +a y recueillir les joyaux grossiers ou precieux qui brillaient encore +meles a de froides poussieres. Les monuments ou ces reliques languirent +oubliees si longtemps, sont devenus l'objet d'une admiration passionnee, +comme s'ils etaient retrouves d'hier, et que la terre les eut jadis +enfouis dans son sein. Ne pouvant inventer le neuf, on s'est epris du +plaisir de comprendre le vieux. L'enthousiasme du passe est venu colorer +la critique, echauffer l'erudition. A juger severement notre epoque, on +pourrait dire que les faits reels reveillent seuls en elle l'imagination +et qu'elle ne retourne a la poesie que par l'histoire. + +A-t-il ete presomptueux d'esperer que le gout d'antiquaire qui s'attache +aux moeurs, aux formes, aux edifices des ages gothiques, s'etendrait +jusqu'a leurs idees, et qu'on aimerait a connaitre la science +contemporaine de l'art qu'on admire? + +Il ne faut rien dissimuler, ce livre est tres-serieux. Nous ne nous +sommes point arrete a la surface. Rassembler en passant quelques traits +de la physionomie d'un homme et d'une epoque, offrir de rares extraits, +piquants par leur singularite, choisis a plaisir dans les debris d'une +litterature a demi barbare, aurait suffi peut-etre pour donner a +quelques pages un interet de curiosite. Ce n'etait pas assez pour nous. +Notre ambition a ete de faire connaitre, avec les ouvrages d'Abelard, le +fond et les details de ses doctrines, les procedes de son esprit, les +formes de son style, d'eclairer ainsi, a sa lumiere, toute une periode +encore obscure de la vie intellectuelle de la societe francaise. Qu'on +ne s'attende donc point a trouver seulement ici des fragments epars +de philosophie ou de theologie; mais bien une philosophie, mais une +theologie, chacune avec ses principes, sa methode et son langage, +chacune telle qu'un vieux passe l'a connue, admiree, celebree, alors que +l'ecole etait pour nos aieux ce que la presse est devenue pour leurs +enfants. Au lieu de presenter des considerations generales sur l'esprit +de notre philosophe, nous suivrons cet esprit dans sa marche, nous le +decrirons dans ses monuments. Ce ne sera pas une simple critique, mais, +s'il est possible, une reproduction du genie d'un homme. Ce sera en meme +temps, si nos forces ne trahissent pas nos desseins, une introduction +utile a l'etude de la scolastique, et par consequent a l'histoire de +l'esprit humain dans le moyen age. + +Cet ouvrage devra toute son originalite a son exactitude, et rien +n'y paraitra nouveau que ce qui sera scrupuleusement historique. +L'intelligence et le savoir affectaient jadis des formes si differentes +de celles qui nous semblent aujourd'hui les plus naturelles, peut-etre +parce qu'elles nous sont les plus familieres; le caractere des +questions, le choix des arguments, la portee des solutions, tout est si +etrange chez les scolastiques, que la raison meme, dans leurs livres, +n'est pas toujours reconnaissable, et que le bon sens y prend +quelquefois une tournure de paradoxe. La scolastique produit aujourd'hui +l'effet d'une science en desuetude qui etonne et ne persuade plus. +Cependant, pour qui ne s'en tient pas a l'apparence, pour qui brise +l'enveloppe que pretaient a la pensee le gout et l'erudition du temps, +la scolastique contient dans son sein, elle offre dans son cours et les +problemes de tous les siecles et quelquefois les idees du notre. C'est +que les formes de la science peuvent varier, mais le fond est invariable +comme l'esprit humain. Les Grecs n'ont presque rien dit a la maniere +des modernes, et cependant ils ont connu tous les systemes, toutes les +hypotheses dont les modernes se sont vantes. Je ne sais pas meme une +erreur dans laquelle ils ne nous aient devances. Quand on lit les +Dialogues de Platon, on y voit figurer, sous des noms antiques, Hobbes, +Locke, Hume et Kant lui-meme. Ainsi chez les maitres de la scolastique, +nous reconnaissons des Euthydeme et des Protagoras, quelquefois +Democrite, Empedocle ou Parmenide, ca et la des idees de Platon, partout +le souvenir et l'imitation d'Aristote. Sans doute le moyen age morcelait +la philosophie; mais toutes les parties s'en tiennent si etroitement +qu'on ne peut longtemps en isoler une, et des voies differentes y +ramenent au meme point. L'esprit humain n'innove guere que dans les +methodes, et les methodes diversifient, mais ne detruisent pas son +identite. Les idees sur lesquelles porte la philosophie se presentent +comme d'elles-memes a la reflexion. Des que l'esprit se regarde, il les +retrouve. C'est un heritage substitue de generation en generation, comme +ces pierres precieuses qui se perpetuent dans les familles, et dont +la disposition seule change suivant la mode et le gout des diverses +epoques. Indestructibles, et inalterables, ces idees demeurent dans +l'esprit humain comme des symboles de l'eternelle verite. + +Elles ne manquent donc a aucune grande philosophie; et elles peuvent +etre decouvertes sous tous les voiles que les caprices du raisonnement +leur ont pretes. Il est curieux et piquant parfois de les reconnaitre, +malgre les deguisements dont les revetent la philosophie et la theologie +de nos peres. Cet interet nous soutenait dans la tache ingrate de +penetrer au fond de ces deux sciences, d'en reproduire les idees et les +expressions, de leur rendre, s'il nous etait possible, la vie et la +lumiere. Cette restauration etait une oeuvre assez nouvelle. Depuis +quelques annees, on a bien su ressaisir avec sagacite le sens intime de +toutes les doctrines, on les a traduites avec succes dans une langue +commune, celle de la critique contemporaine. Mais a peine a-t-on ose, +dans de courts passages, faire revivre l'enseignement original des +maitres du passe. A peine celui qui a le premier parmi nous entrepris de +retirer la scolastique d'un oubli de deux siecles, a-t-il ose lui rendre +a certains moments et ses formes et son style. Par le choix de notre +sujet, par l'etendue de notre travail, nous avons du nous jeter +audacieusement dans cette oeuvre de restitution scientifique. Nous +sommes rentre dans la nuit du moyen age, pour y marcher le flambeau a +la main. Un historien dont la science profonde est vivifiee par une +puissante imagination, a su ranimer les sentiments et les moeurs de +la societe de ces temps-la. Il a remis sur ses pieds le Germain, le +Gaulois, le Saxon, le Normand. Ce qu'il a si habilement fait pour +l'homme moral, pour l'homme politique, serait-il chimerique de le tenter +pour l'homme intellectuel? A cote du guerrier franc, du magistrat +communal, du serf des cites ou des champs, en face du roi, du leude et +du pretre, reprenant a sa voix la parole et l'action, ne pourrait-on +faire revivre l'ecrivain et le philosophe, aux luttes des races opposer +les combats des ecoles, aux jeux de la force, les guerres de l'esprit? +Est-il impossible de convoquer encore pour un instant les hommes du XIXe +siecle autour d'une de ces chaires eloquentes ou la raison humaine, +essayant sa puissance, begayant des verites timides, preparait, il y a +sept cents ans, la lointaine emancipation du monde? + + +PREUVES ET AUTORITES + +DE + +L'HISTOIRE D'ABELARD. + + +On a beaucoup ecrit sur Abelard, mais on s'est beaucoup repete, et il +faut bien choisir les autorites, quand on parle de lui. Parmi celles que +nous allons citer, les unes, qui sont originales, et ce que les anciens +editeurs appelaient _testimonia_, datent de son temps ou viennent +de ceux qui avaient pu connaitre ses contemporains; les autres sont +posterieures et n'ont qu'une valeur relative a l'instruction, a la +veracite, a la sagacite de l'ecrivain. + + +I. + +AUTORITES DU XIIe SIECLE ET DU SUIVANT. + +I.--_Historia calamitatum_, ou l'_Epistola prima_. Ce sont les Memoires +de sa vie ecrits par lui jusque vers l'annee 1135. Cette lettre a ete +donnee pour la premiere fois dans ses Oeuvres, par Duchesne, qui y a +joint d'excellentes notes. Le meilleur texte, bien qu'incomplet, a ete +revu sur le manuscrit 2923 de la Bibliotheque Royale, et insere dans +le Recueil des historiens des Gaules et de la France (t. XIV, p. 278). +Turlot, qui l'a reproduit en presque totalite, dit que le manuscrit +a appartenu a Petrarque et contient des notes de lui. (_Abail. et +Heloise_, p. 4.) La bibliotheque de Troyes possede un manuscrit sous le +n'o 802, qui a ete collationne avec l'imprime a la demande de M. Cousin; +il contient de nombreuses differences assez peu importantes, sauf une +seule qui sera indiquee. + +II.--Les lettres d'Heloise et d'Abelard, souvent reimprimees et +traduites. La premiere traduction est celle de Jean de Meung, le +manuscrit en existe a la Bibliotheque du Roi. La premiere edition +du texte est celle qui fait partie des Oeuvres deja citees: _Petri +Abaelardi filosofi et theologi abbatis ruyensis et Heloisae conjugis +ejus primae paracletensis abbatissae Opera, nunc primum edita ex Mss. +codd. V. Illus. Francisci Amboesii_, etc., in-4 deg.. Paris, 1616. Cette +edition des Oeuvres d'Abelard, la premiere et la seule qui porte ce +titre, est appelee indifferemment l'edition d'Amboise ou de Duchesne; +elle contient les lettres d'Abelard et d'Heloise, des lettres de saint +Bernard, du pape Innocent II, de Pierre le Venerable, de Berenger de +Poitiers, de Foulque de Deuil, etc., toutes pieces importantes pour +l'histoire d'Abelard, ainsi que plusieurs de ses ouvrages theologiques +qui ne sont encore imprimes que la. Les principaux sont: 1 deg. le +Commentaire sur l'epitre aux Romains; 2 deg. l'Introduction a la theologie; +3 deg. les Sermons. Voyez sur cette edition Bayle, _Dict. crit_., art. _Fr. +d'Amboise_, et l'_Histoire litteraire de la France_, par les benedictins +de Saint-Maur et l'Institut, t. XII, p. 149. + +La seconde edition complete des lettres, contenant toutes celles que +d'Amboise a donnees; _P. Abaelardi abbatis ruyensis et Heloissae +abbatissae paracletensis Epistolae, edit. cur. Ricardi Rawlinson_, +in-8 deg.. Londres, 1718. Le texte a ete revu avec soin, mais corrige avec +trop de hardiesse, d'apres un manuscrit d'une existence douteuse. + +III.--Les autres ouvrages d'Abelard, savoir: + +_Petri Abaelardi Theologia christiana.--Ejusdem Expositio in Hexameron_. +(Durand et Martene, Thesaur. nov. anedoct., t. V, p. 1139 et 1361.) + +_Petri Abaelardi Ethica, seu liber dictus: SCITO TE IPSUM_. (Bernard +Pez, Thesaur. anecdot. noviss., t. III, pars II, p. 626.) + +_Petri Abaelardi Dialogus inter philosophum, judaeum et christianum_. +(Frid. Henr. Rheinwald, Anecdot. ad histor. ecclesiast. pertin., partie. +I, Berolini, 1831.) + +_Petri Abaelardi Epitome theologiae christianae_, (F. H. Rheinwald, meme +recueil, partie II, 1835.) + +Ouvrages inedits d'Abelard, pour servir a l'histoire de la philosophie +scolastique en France, publies par M. Victor Cousin. Les principaux +ouvrages sont: 1 deg. _Petri Abaelardi Sic et Non_; 2 deg. _Ejusdem Dialectica_; +3 deg. _Ejusdem fragmentum de Generibus et Speciebus_. (Documents inedits +relat. a l'Hist. de France, publies par ordre du gouvernement, in-4 deg., +1836, p. 3, 173 et 507.) _Petri Abaelardi tractatus de Intellectibus_. +(Cousin, Fragm. philos. 1840, t. III, Append. XI, p. 448.) + +Deux prefaces inedites d'Abailard, publiees par M. Lenoble dans les +Annales de philosophie chretienne, janvier 1844. + +Les poesies qui se trouvent disseminees dans divers recueils, savoir: + +1 deg. l'edition des Oeuvres donnee par d'Amboise, p. 1136; + +2 deg. _Veterum scriptorum et monumentorum amplissima Collectio_, t. IX, p. +1091; + +3 deg. _Gallia Christiana_, t. VII, p. 595; + +4 deg. _Les Fragments philosophiques_ de M. Cousin, 1840, t. III, p. 440; + +5 deg. _Spicilegium vaticanum. Beitraege zur naehern Kenntniss der +Vatikanischen Bibliothek fuer deutsche Poesie des Mittelalters, von Carl +Greith._, Frauenfield, 1838; + +6 deg. _Bibliotheque de l'ecole des Chartes_, t. III, 2e livr. 1842. + +Le dernier recueil a fait connaitre les hymnes decouverts dans un +manuscrit de Bruxelles, dont nous avons eu sous les yeux une copie et un +specimen par M. Th. Oehler, et qui est intitule: _P. Ab. sequentiae et +hymni per totum anni circulum in virginum monast. paraclet_. + +IV.--Les ouvrages de controverse des contemporains d'Abelard, savoir: + +Les lettres de saint Bernard, _S. Bernardi Opera omnia_, edition de +Mabillon, 1690, vol. I, _passim_. Les lettres directement relatives a +Abelard se retrouvent dans le recueil de ses Oeuvres par d'Amboise. + +Les lettres de Pierre le Venerable, _Vita S. Petri Vener. et Epistolae_. +(Bibliotheca cluniacensis, p. 553 et 621; edition de Duchesne avec des +notes, 1614.) + +La lettre de Guillaume de Saint-Thierry contre Abelard et la +dissertation annexee, _Disputatio adversus P. Abaelardum_. (Bibliotheca +patrum cistercensium, par Tissier, 1660-1669, t. IV, p. 112.) + +La dissertation d'un abbe anonyme (Geoffroy d'Auxerre?) contre le meme, +_Disputatio anonymi abbatis adversus dogmata P. Abaelardi_. (Meme +recueil, t. IV, p. 228.) + +La lettre de Gautier de Mortagne a Abelard, _Epistola Gualteri de +Mauritania, episcopi laudunensis_. (Spicilegium, sive Collectio veterum +aliquot scriptorum, D. Luc. d'Achery, edition de de la Barre, 1723, t. +III, p. 520.) + +Les lettres de Hugues Metel adressees a Innocent II, a Abelard, a +Heloise, _Hugon. Metelli Epist._ IV, V, XVI et XVII. (Car. Lud. Hugo, +Sacr. antiquit. Monum., t. II, p. 330 et 348.) + +L'ouvrage de Gautier de Saint-Victor contre les theologiens +dialecticiens de son temps, ecrit vers 1180, _Liber M. Walteri prior. +S. Vict. Parisius contra manifestas et damnatas etiam in conciliis +haereses_, manuscrit de l'abbaye de Saint-Victor, et dont on trouve +de longs extraits dans Duboulai. (Hist. univ. parisiens., t. II, p. +629-660.) + +V.--Les recits ecrits par les contemporains ou dans le XIIIe siecle. + +Les vies de saint Bernard ecrites de son temps, _Ex vita et rebus +gestis S. Bernardi, lib. III, a Gaufrido autissiod. seu claraeval. +monach.--Epistola ejusdem ad episcopum albanensem, ex vit. S. Bernardi_, +ab Alano, episc. autissiod. (Recueil des historiens des Gaules et de la +France, t. XIV, p. 327, 370 et suiv.) + +_Johannis Saresberensis Metalogicus_, lib. I, cap. I et V; lib. II, cap. +X et _passim_. Jean de Salisbury avait entendu les lecons d'Abelard et +frequente les principales ecoles des Gaules.--_Ejusdem Policraticus, +sive de Nugis curialium, cui accedit Metalog._, 1 vol. in-12, 1639, lib. +II, cap. XXII, et lib. VII, cap. XII. (Voyez les extraits de cet auteur +dans le Recueil des histor., t. XIV, p. 300 et suiv.) + +_Otto Frisingensis, de gestis Friderici I Caesaris Augusti_, lib. I, cap. +XLVI, XLVII et seq. Othon, abbe de Morimond, de l'ordre de Citeaux, puis +eveque de Frisingen (Freising, en Baviere), neveu de l'empereur Henri +V, a compose une chronique de l'empereur Frederic Barberousse, dont +il etait oncle paternel, et il y raconte la vie et la condamnation +d'Abelard, son contemporain. (1 vol. in-folio, Basil., 1569, et Recueil +des histor., t. XIII, p. 654.) + +_Ex vita S. Gosvini aquicinctensis abbatis_ lib. I, cap. IV et XVIII. +Gosvin, abbe d'Anchin, fut un des adversaires actifs d'Abelard; sa vie a +ete ecrite par des moines de son couvent, ses contemporains.(Recueil des +histor., t. XIV, p. 442.) + +Extraits de diverses chroniques composees au XIIe siecle ou dans les +suivants; les plus importants sont tires de: + +1 deg. Guillaume de Nangis, _Ex Chronic. Guillielm. de Nangiaco_. (Recueil +des histor., t. XX, p. 731, ou _Spicilegium_ de d'Achery, t. III, p. +1-6.) + +2 deg. Robert d'Auxerre, _Ex Chronologia Roberti monach. S. Marian. +altissiod._ (Recueil des histor., t. XII, p. 293.) + +3 deg. La Chronique d'un anonyme, _Ex Chronico ab initio mundi usque ad A.C. +1160_. (_Id., ibid._, p. 120.) 4 deg. Richard de Poitiers, moine de Cluni, +_Ex Chronic. Richardi pict._ (_id., ibid._, p. 415.) + +5 deg. L'appendice a la chronique de Sigebert, par Robert, _Ex Roberti +proemonstr. appendice ad Sigeberti chronographiam._ (_id._, t. XIII, +p. 330, ou dans le recueil intitule: Illustrium veterum scriptorum qui +rerum a Germ. gest., etc., t. I, p. 626; 2 vol. in-folio, Francfort, +1573.) + +6 deg. Alberic, moine de Trois-Fontaines, _Ex Chronic. Alberici Trium +Fontium monachi._ (Recueil des histor., t. XIII, p. 700.) + +7 deg. Guillaume Godelle, moine de Saint-Martial de Limoges, _Ex Chronic. +Willelm. Godelli, mon. S. Mart. lemov._ (_id., ibid._, p. 675.) + +_Vincentius Burgundus proesul bellovacensis_. (Bibliotheca Mundi, 4 vol. +in-folio, 1624.--T. IV, _Specul. historial._, lib. XXVII, cap. XVII.) +Vincent de Beauvais vivait au milieu du XIIIe siecle. + +Il y a encore dans d'autres chroniques, comme dans quelques cartulaires, +des lignes isolees ou Abelard est nomme, et dont l'historien peut faire +son profit, mais qui ne meritent point d'etre rappelees. Je ne fais +que mentionner un chant funebre sur la mort d'Abelard, rapporte par M. +Carriere dans son edition allemande des lettres (voyez ci-apres, page +262), et une curieuse chanson bretonne en dialecte de Cornouaille, ou +Heloise, _Loiza_, raconte qu'instruite par son clerc, _ma o'hloarek, ma +dousik Abalard_, elle est devenue, grace a la connaissance des langues, +une sorciere semblable aux druidesses celtiques. (_Barzas-Breiz_, Chants +populaires de la Bretagne, publies par M. Th. de la Villemarque, t. I, +p. 93. Paris, 1839.) + + +II. + +AUTORITES POSTERIEURES AU XIIIe SIECLE. + +1.--Un grand nombre d'historiens qui ne s'occupaient point specialement +d'Abelard, ont ete conduits par leur sujet a ecrire sa vie ou a en +donner le sommaire, particulierement d'apres l'_Historia calamitatum_ et +Othon de Frisingen. + +Le premier me parait etre Bertrand d'Argentre, un des plus anciens +historiens francais de la Bretagne. (_L'Histoire de Bretaigne_, 1 vol. +in-fol., 1538, liv. I, chap. XIV, p. 74; liv. III, chap. CIII, p. 236 et +suiv.) C'est un court resume de l'histoire d'Abelard, d'apres Othon de +Frisingen. + +Pasquier a donne un abrege de l'_Historia calamitatum_, de son +temps encore manuscrite, en y joignant quelques details et quelques +reflexions. (_Les Recherches de la France_, liv. VI, chap. XVII, p. 587 +et suiv.; liv. IX, chap. V, VI et XXI.) + +Tritheme, dans son Catalogue des ecrivains ecclesiastiques, insere +un article pris dans les chroniques deja citees. (_De Scriptoribus +ecclesiasticis, in J. Trithemii Span. Oper. histor._, in-folio, 1604, +part. I, p. 276.) + +Duboulai, dans son Histoire de l'Universite de Paris, compose en divers +passages une biographie a peu pres complete, d'apres d'Amboise, Othon de +Frisingen, Jean de Salisbury, saint Bernard et ses biographes. (_Coes. +Egassii Buloei Historia Universitatis parisiensis_, 6 vol. in-folio, +1665, t. I, p. 257, 272, 349, 445; t. II, p. 8 et suiv., 53, 68, 85, +107, 157, 162, 168, 200, 242, 715, 733, 739, 753, 759 et suiv.) + +Le pere Gerard Dubois raconte aussi, a leurs epoques, dans l'Histoire de +l'Eglise de Paris, les evenements de la vie d'Abelard. (_Gerardi Dubois +aurelianensis Historia Ecclesia parisiensis_, 2 vol. in-folio, 1690, t. +I, lib. XI, cap. II, p. 709, etc.; cap. VII, p. 774, etc; t. II, lib. +XII, cap. VII, p. 64 et 178, etc.) + +Jacques Thomasius a ecrit une vie d'Abelard ou il y a de l'erudition et +des erreurs. (_Petri Abelardi vita in Hist. sapient. et stult. a Christ. +Thomasio_, t. 1, p. 75-142, 1693, Hal. Magdeb.) + +Citons encore Dupin, dans sa Bibliotheque des auteurs ecclesiastiques. +(_Hist. des controv. et des mat. ecclesiast. traitees dans le XIIe +siecle_, 1696, chap. VII, p. 360, etc., 392 a 412.) + +Le pere Noel Alexandre. (_Natalis Alexandri Historia ecclesiastica_, 7 +vol. in-folio, 1699, t. VI, dissertat, VII, p. 787 et seq.) + +L'abbe Fleury. (_Histoire ecclesiastique_, liv. LXVII et LXVIII, p. 307, +etc., p. 406, etc., p. 547, etc., du t. XIV de l'edition in-4 deg..) + +Casimir Oudin. (_Commentarius de scriptoribus Ecclesioe antiquis_, 3 +vol. in-folio, 1723, t. II, sect. XII, p. 1160 et seq.) + +Dom Remy Ceillier. (_Histoire generale des auteurs sacres et +ecclesiastiques_, Paris, 1729, 23 vol. in-4 deg., t. XXII, chap. X, p. +484-494.) + +Le pere Longueval, jesuite. (_Histoire de l'Eglise gallicane_, Paris, +1730-49, 18 vol. in-4 deg., t. VIII, liv. XXIII, p. 350 et suiv., 414 et +suiv; t. IX, liv. XXV, p. 22 et suiv.) + +Dom Guy Alexis Lobineau, dans son _Histoire generale de Bretagne_, 2 +vol. in-folio, 1707, t. I, liv. V, p. 139 et suiv. C'est un recit assez +complet, ecrit avec moderation et bienveillance, et que je regarde comme +la base des recits posterieurs. + +Dom Hyacinthe Morice, dans l'ouvrage qui porte le meme titre; autre +recit plus sommaire et dans le meme esprit. (_Hist. gen. de Bret_., 5 +vol. in-folio, 1744, t. I, liv. II, p. 96 et suiv.) + +Baronius, et surtout son commentateur Pagi, dans ses notes. (_Annales +ecclesiastici_, 43 vol. in-folio; Lucques, 1738-57, t. XVIII. Voyez le +texte a l'an 1140 et les notes aux annees 1113, 1121, 1129, 1131, 1140 +et 1142.) + +On peut citer egalement l'_Histoire de la ville de Paris_, par les peres +Felibien et Lobineau (5 vol. in-folio, 1725, t. I, liv. III et +IV); l'article _Abelard_ du _Dictionnaire universel des sciences +ecclesiastiques_, par le reverend pere Richard (6 vol. in-folio, 1760), +et le Sec. II du liv. I de l'_Histoire de l'Universite de Paris_, par +Crevier. (T. I, p. 111-193, 7 vol. in-12; Paris, 1761.) + +Le pere Niceron a publie une vie d'Abelard qui n'est guere que l'analyse +de celle de D. Gervaise. (_Memoires pour servir a l'histoire des hommes +illustres dans la republique des lettres_, 42 vol. in-12, 1729, t. IV, +p. 1 et suiv.) + +Mabillon, ou son continuateur Martene, donne, dans les Annales +benedictines, une biographie par morceaux detaches qui vaut a beaucoup +d'egards les precedentes, _Annales ordinis S. Benedicti_. (6 vol. +in-folio, 1739, t. IV, lib. LXXIII, p. 63 et seq., 84 et seq., 324 et +seq., 356 et seq., 991, 1085, etc.) + +L'article d'Abelard, dans l'Histoire de la philosophie, de Brucker, +merite aussi d'etre lu, tant pour la critique que pour la biographie. +(_Jacobi Bruckeri Historia critica philosophiae_, 6 vol. in-4 deg., Lipsiae, +1766, t. III, pars II, lib. II, cap. III, sect. II, p. 716, 734, etc.) + +Nous ne faisons que mentionner l'histoire d'Abelard par Diderot, dans +l'article _Scolastique_ de l'_Encyclopedie_. + +II.--Parmi les biographies proprement dites, nous citerons +particulierement: + +_La Vie de Pierre Abeillard, abbe de Saint-Gildas, et celle d'Heloise, +son epouse_, 2 vol. in-12, 1720, par D. Gervaise (Francois-Armand). Cet +ouvrage est interessant: l'auteur, quoique ancien abbe de la Trappe, est +un apologiste enthousiaste; le recit est fait avec soin, meme avec +assez d'exactitude quant aux faits essentiels, mais enjolive de details +romanesques. Il est vrai que Gervaise a ete accuse par Saint-Simon +d'avoir eu lui-meme une intrigue galante avec une religieuse. + +L'article Abelard, dans le Dictionnaire de Moreri, dans le Dictionnaire +critique de Bayle, ainsi que les articles _Heloise, Paraclet, Foulque, +Berenger, Fr. d'Amboise_. + +_The History of the lives of Abeillard and Heloisa_, by the rev. Joseph +Berington, 2 vol. in-8 deg., Basil, 1793. Cet ouvrage fort estime contient, +avec une biographie etendue, une traduction et le texte des lettres +d'Heloise et d'Abelard. Il est interessant, mais il n'a pas ete +compose d'apres les autorites contemporaines, et l'auteur a pris pour +historiques tous les details romanesques inventes par D. Gervaise. + +_Abailard et Heloise, avec un apercu du XIIe siecle_, par F.C. Turlot, 1 +vol. in-8 deg., 1822. + +L'article d'Abelard dans _l'Histoire litteraire de la France_, ainsi +que celui d'Heloise. Ces articles ont ete rediges par dom Clement avec +beaucoup de soin et de critique, mais avec une severite qui tombe dans +l'injustice. Ils ont ete reimprimes, l'Academie des inscriptions ayant +donne une nouvelle edition du volume ou ils sont inseres, et M. Daunou +y a joint quelques notes. (_Histoire litteraire de la France_, t. XII, +1830, p. 86 et suiv., p. 629 et suiv.) + +L'_Essai sur la vie et les ecrits d'Abailard et d'Heloise_, par madame +Guizot. (oeuvres diverses et inedites de madame Guizot, 1828, t. II, p. +319.) L'ouvrage qui n'est pas fini est le plus remarquable pour le fond +des idees et pour les vues qu'il contient; il a ete termine par +M. Guizot et place a la tete de l'edition _illustree_ des Lettres +d'Abailard et d'Heloise, traduites par M. Oddoul. (2 vol. in-8 deg., Paris, +1839.) Cette derniere edition renferme un assez grand nombre de pieces +et de temoignages, le specimen d'un des manuscrits des lettres, quelques +fragments de MM. de Chateaubriand, Michelet, Quinet, etc. + +Les dictionnaires et recueils biographiques, qui tous en general +contiennent un article _Abelard_. Nous citerons celui de M. d'Eckstein, +dans l'_Encyclopedie des gens du monde_, t. I; celui de M.P. Leroux, +dans l'_Encyclopedie nouvelle_, t. I; celui de M. Geruzez, dans le +_Plutarque francais_, t. I; M. Barriere y a donne l'article _Heloise_. + +La traduction des lettres d'Heloise et d'Abelard, par le bibliophile +Jacob, inseree dans la Bibliotheque d'elite, in-12, Paris, 1840. Cette +traduction, fort bien faite, est precedee d'une notice interessante et +detaillee qu'on doit a M. Villenave, sous ce titre: Abelard et Heloise, +leurs amours, leurs malheurs et leurs ouvrages. + +Parmi les anciennes traductions, assez peu remarquables, on ne doit +conserver que celle de Bussy-Rabutin, reimprimee avec de nombreuses +compositions poetiques sous ce titre: _Lettres d'Heloise et d'Abelard_, +traduites librement d'apres les lettres originales latines, par le +comte de Bussy-Rabutin, avec les imitations en vers par de Beauchamps, +Colardeau, etc., etc., precedees d'une nouvelle preface par M.E. +Martineault, in-12, Paris, 1841. + +Une biographie universelle publiee en Angleterre contient un bon article +sur Abelard, _The biographical Dictionary of the Society for the +diffusion of useful knowledge_, in-8 deg., t. I, London, 1842. + +Les Allemands se sont peu occupes d'Abelard. On cite les deux ouvrages +suivants, dont nous ne connaissons que des extraits: + +F. C. Schlosser, _Abaelard und Dulcin, oder Leben und Meinungen eines +Schwaermers und eines Philosophen_, in-8 deg., Gotha, 1807. + +Fessler, _Abaelard und Heloisa_, 2 vol. in-8 deg., Berlin, 1808. + +_Abaelard und Heloise oder der Schriftsteller und der Mensch_, par M. +Feuerbach (Leipzig, 1844), est un mince recueil de pensees detachees qui +ne m'ont paru avoir aucun rapport avec le titre[1]. + +[Note 1: Voici au vrai le sens tout allemand de ce titre. Il s'agit +d'une Comparaison entre la vie litteraire et la vie active. Je crois +qu'Abelard designe l'une et Heloise l'autre. C'est un recueil dont le +titre revient a peu pres a ceci, _l'art et humanite_. Les deux noms +propres ne se rencontrent pas dans le cours du livre.] + +_Abaelard und Heloise. Ihre Briefe und die Leidensgeschichte uebersetzt +und eingeleitet durch eine Darstellung von Abaelards Philosophie und +seinem Kampf mit der Kirche_, von Moriz Carriere, in-12, Giessen, 1844. +C'est une traduction des lettres, mais l'auteur l'a fait preceder d'une +introduction qui se lit avec interet, et ou il se montre au courant des +plus recentes publications qui concernent Abelard. + +III.--On trouve des renseignements sur les manuscrits d'Abelard, sur ses +ouvrages inedits, sur la publication de ceux qui sont imprimes, dans le +_Thesaurus_ de Durand et Martene et dans celui de Pez, aux lieux cites; +dans Casimir Oudin (t. II, p. 1169); l'_Histoire litteraire_ (t. XII, p. +103, 129, 134 et 706); Fabricius (_Biblioth. lat. med. et infim. aetat., +ed. a P.J. Mansi_, t. V, lib. XV, p. 232 et seq.); Olearius, (_Joann. +Gotfr. Olearii Biblioth. scriptor. ecclesiast._, t. I, p. 2-4); le +recueil intitule: _Historia rei litterariae ordin. S. Benedicti_, par +Ziegelbauer et Legipontanus (t. I et IV); celui de Guillaume Cave, +(_Scriptor. ecclesiast. Historia litteraria_, t. II, p. 203); le Voyage +litteraire de deux benedictins (part. I, p. 245), et l'Introduction aux +_Ouvrages inedits d'Abelard_, par M. Cousin. + +Les opinions religieuses d'Abelard ont ete exposees et discutees par +d'Amboise, D. Gervaise, Dupin, le pere Noel Alexandre, Oudin, Lobineau, +Bayle, les editeurs des deux _Thesaurus_, Mabillon, dans l'edition de +saint Bernard, son continuateur, dans les Annales benedictines, l'auteur +du tome XII de l'_Histoire litteraire_, Duplessis d'Argentre (_Collectio +judiciorum de novis erroribus_, t. I, p. 49 et seq.), M. Neander et M. +l'abbe Ratisbonne, chacun dans son _Histoire de saint Bernard_; (l'une +traduite par M. Th. Vial, 1 vol. in-12, 1842; l'autre, 2 vol. in-12, +1840, t. II, chap. XXVII, XXVIII et XXIX.) + +Les opinions philosophiques d'Abelard ont ete incompletement exposees +par les divers historiens de la philosophie, qui jusqu'a ces derniers +temps, ne connaissaient pas ceux de ses ouvrages ou elles sont exposees. +Voyez pourtant, outre Brucker deja cite, Tennemann (_Geschichte der +Philosophie_, t. VIII, part. I, chap. V, p. 170, Leipzig, 1810); +Degerando (Histoire comparee des systemes de philosophie, t. IV, ch. +XXVI, p. 397), et la note du commencement du chap. III de notre livre +II. Mais les doctrines d'Abelard ne commencent a etre bien connues que +depuis l'introduction de M. Cousin (_Ouvr. ined., ou Fragments philos._, +t. III). On peut consulter aussi l'ouvrage intitule: _Etudes sur +la philosophie dans le moyen age_, par M. Rousselot (3 vol. in-8 deg., +1840-1842). Il a paru quelques dissertations en Allemagne que nous +citons en leur lieu. + + + + +ABELARD. + + + +LIVRE PREMIER. + + + + + +VIE D'ABELARD. + + + +Lorsqu'on suit, en quittant Nantes, la route de Poitiers, on traverse, +avant d'arriver a Clisson, un bourg forme d'une longue rue et qui se +nomme le Pallet. Apres les dernieres maisons, on apercoit a gauche +au-dessus du chemin une eglise, remarquable seulement par sa simplicite +et par la vetuste de quelques-unes de ses parties. Derriere cette eglise +et sur une hauteur, des restes de murs epais, avec des vestiges de +fosses, indiquent sous le lierre qui les couvre une ancienne et forte +construction, et renferment maintenant un carre d'arbustes et de grandes +herbes, cimetiere abandonne ou s'eleve une vieille croix de pierre parmi +quelques modestes tombeaux. Ces ruines sont celles de la demeure des +seigneurs du Pallet, detruite en 1420, lors des guerres qui suivirent +l'attentat commis sur Jean V, duc de Bretagne, par Marguerite de +Clisson. C'etait la, qu'au XIe siecle, un petit chateau fortifie +dominait le bourg, du haut d'une eminence a pic sur l'etroite riviere de +la Sangueze, ainsi nommee, dit-on, pour avoir ete souvent rougie du +sang des combattants, au temps des luttes acharnees des Bretons et des +Anglais. + +En 1079, Philippe Ier etait roi des Francais, et Hoel IV, duc de +Bretagne, lorsque dans ce bourg et dans ce chateau, son domaine, un +personnage noble, Berenger, eut de sa femme Lucie un fils qu'il nomma +Pierre[2]. C'etait l'aine de sa famille, qui s'augmenta bientot de +plusieurs enfants; ses autres fils s'appelerent Raoul, peut-etre +Porcaire et Dagobert, et sa fille, Denyse. Le pere, avant de prendre le +metier des armes, avait recu de l'instruction, et il en conservait un +tel gout pour les lettres qu'il voulut le transmettre a ses enfants et +faire preceder par quelques etudes leur education guerriere. L'amour +qu'il portait a son fils aine lui inspira des soins particuliers, +auxquels celui-ci repondit par dela toute esperance. Il annoncait des +dispositions brillantes. Dans cette vieille Armorique qui passait +pour devoir son nom de Bretagne a la brutalite de ses habitants, on +remarquait des lors une singuliere aptitude aux choses qui demandent +la subtilite de l'esprit, et le jeune Pierre tenait du lieu natal, ou +plutot de sa race, une remarquable facilite[3]. Ses progres furent +bientot tels qu'il s'eprit d'une passion vive pour l'etude, et, dans son +ardeur, il resolut de se consacrer aux lettres tout entier. Renoncant +a la gloire militaire, et abandonnant a ses freres son heritage et +son droit d'ainesse, il s'adonna surtout a la philosophie, et dans +la philosophie, a la science de la dialectique, cet art de la guerre +intellectuelle dont il preferait a tout les armes, les combats et les +trophees. + +[Note 2: Le Pallet, _Palatium_ (on trouve aussi Palet, Palais, +Paletz, Palez), est situe a 19 ou 20 kilometres au sud-est de Nantes, +sur la route de Chollet et de Poitiers, "oppidum ... ab urbe Nannetica +versus orientem octo miliariis remotum." L'eglise est sur le penchant +d'une butte, appelee encore la butte d'Abelard. C'est l'ancienne +chapelle du chateau, donnee a la commune, comme je l'ai appris du cure +en 1843, par le dernier seigneur Barin de Froidmanteau, de la meme +famille que les La Galissonniere, dont la residence se voit a moins +d'une demi-lieue en avant. Les ruines du chateau, detruit d'abord en +1420, puis sous Louis XIII, ou quatre pans de murs, hauts de 1 metre +environ, renfermant un carre d'a peu pres 30 metres de cote, passent +pour la maison d'Abelard, qu'on a dit aussi ne dans une autre maison +plus modeste, demolie il y a sept ou huit ans par M. Dufrene, procureur +du roi. Berenger peut avoir ete chatelain du lieu, quoiqu'il fut +Poitevin, suivant l'unique temoignage d'une des epitaphes d'Abelard (_ex +Chron. Rich. Pictav._), Namque oritur patre Pictavis et Britone matre, + si toutefois on n'a pas fait confusion avec Berenger de Poitiers, dont +il sera question plus bas. Mais rien n'empeche de voir en lui l'ancetre +de ces seigneurs du Pallet qui, jusqu'au XVe siecle, figurent dans les +annales de la Bretagne. Son fils est souvent designe sous le nom de +_Palatinus_ et quelquefois de _Nannetensis_. (_Ab. Op._, ep. I, p. +4.--Johan. Saresb. _Policrat_., l. II, c. XXII, et _Metal._, l. I, c. V, +et l. II, c. X.--_Rec. des Hist. des Gaules_, t. XII, p. 115, et t. +XIV, p. 303-304.--_Hist. de Bret._, par D. Lobineau, t. I, l. III, p. +106-107; l. IX, p. 298; l. XIX, p. 651, 1143, 1162 et 1235.--_Abail. et +Hel._, par Turlot, p. 143.--_Voy. pitt. de Clisson_, par Thienon, pl. +II et III.--_Notice sur Clisson_, in-18, Nantes, 1841, p. +7.--Renseignements manuscrits transmis par M. Chaper, prefet de la +Loire-Inferieure, et par MM. de la Jarriette et Demangeat, de Nantes.)] + +[Note 3: C'est Abelard qui dit que _Breton_ vient de _brute_. " +Brito dictas est quasi brutus. Licet enim non omnes vel soli sint +stolidi, hoc (_sic_) tamen qui nomen Britonis composuit secundum +affinitatem nominis bruti, in intentione habuit quod maxima pars +Britonum fatua esset." Et on lit, en effet, dans le roman de Brut, que + Brutus Apela de Bruto Bretons + Les Troyens ses compaignons. + (V. 1211 et 1212.) +Il s'agit, il est vrai, de la Grande-Bretagne, mais elle donna son nom +a l'Armorique. Les savants pensent que le nom de Bretons vient de +_Vrezonze_ ou _Brazonce_, les _peints_, les tatoues, comme les _Pictes_ +de l'Angleterre. Cependant l'esprit penetrant des clercs bretons est +atteste par Othon de Frisingen, mais i1 veut qu'en toute autre chose que +les arts (la rhetorique et la dialectique), les Bretons soient presque +stupides. C'est en faisant allusion a cette subtilite particuliere +qu'Abelard dit de lui meme: "Natura terrae meae vel generis animo +levis." Car je crois qu'ici _animo levis_ signifie plutot l'esprit +prompt que la legerete du caractere: ce n'est pas l'usage d'Abelard +de parler modestement de lui-meme, et la legerete n'est pas le defaut +breton. (Ouvr. ined. d'Ab. _Dialectic._, p. 222 et 591.--_De Gest. Frid. +I imper._, l. I, c. XLVII.--_Ab. Op._, ep. I, p. 4.)] + +Tres-jeune encore, il affronta les chances et les epreuves de cette +strategie du raisonnement et de la parole. Il s'y exerca de bonne heure, +et ses rapides succes lui donnerent une telle confiance que, quittant la +maison paternelle, il alla voyager, parcourant les provinces, +cherchant les maitres et les adversaires, marchant de controverses en +controverses, et renouvelant ainsi, sous une autre forme et dans un plus +vaste espace, la coutume attribuee aux peripateticiens de discuter en se +promenant[4]. La philosophie avait alors ses chevaliers errants. + +[Note 4: _Ab. Op._, ep. I, p. 4.] + +La France ne manquait pas de maitres et d'ecrivains qui cultivaient la +dialectique. Des sciences qui occupaient les esprits, c'etait celle qui +commencait a faire le plus de bruit et a donner le plus de renommee. +Elle rivalisait d'importance et presque de pouvoir avec la theologie +qu'elle servait et inquietait tour a tour. La grammaire et la rhetorique +qui, unies a ces deux sciences et a quelques etudes mathematiques, +composaient presque tout l'enseignement de l'epoque, ne venaient que +loin apres la dialectique dans l'estime des hommes instruits. La +dialectique, c'etait alors la philosophie proprement dite. On l'appelait +un art, parce qu'on ne l'enseignait pas sans la pratiquer, et que +l'etude du raisonnement ne va pas sans le besoin d'en montrer les +ressources, d'en essayer les procedes, d'en eprouver les forces[5]. On +apprenait, sous le nom de cet art, une grande partie de ce que contient +la Logique d'Aristote, que l'on connaissait par des traductions +incompletes et surtout par l'intermediaire de Porphyre et de Boece. +L'introduction que le premier a jointe aux categories, c'est-a-dire aux +prolegomenes de la Logique, faisait corps avec elle; on n'en separait +pas les versions et les commentaires du second. Ainsi l'on ne savait la +dialectique qu'a la condition d'avoir appris tout ce qui regarde les +cinq voix ou les rapports generaux des idees et des choses entre elles, +exprimes par les noms de genre, d'espece, de difference, de propriete et +d'accident; les categories ou predicaments, c'est-a-dire les idees les +plus generales auxquelles puisse etre ramene tout ce que nous savons +ou pensons des choses; la theorie de la proposition ou les principes +universels du langage; le raisonnement et la demonstration, ou la +theorie et les formes du syllogisme; les regles de la division et de la +definition; la science enfin de la discussion et de la refutation, ou la +connaissance du sophisme. En etudiant toutes ces choses, on trouvait, +chemin faisant, de nombreuses questions qui permettaient de joindre +l'exemple au precepte; c'etaient des questions d'abord de logique pure, +puis de physique, de metaphysique, de morale, et souvent de theologie. +Sur ces questions s'echauffaient les esprits, s'animaient les passions, +et brillaient ceux qui se livraient a l'enseignement et a la dispute; +sur ces questions se partageaient les professeurs, les lettres, les +ecoles, et quelquefois l'Eglise et le public. + +[Note 5: On sait que notre faculte des lettres s'appelait autrefois +la faculte des arts; d'ou le titre de maitre es arts. Le nom d'_artista_ +fut donne dans le XIe siecle aux philosophes, qui a Rome etaient aussi +appeles [Grec: technikoi], quand ils s'adonnaient a l'enseignement et a +la controverse. Budaeus, _Observ. select._ XIV et XVI, t. VI, p. 121 et +130. Hall., 1702.] + +A l'epoque ou le jeune Pierre se mit a courir le pays pour chercher les +aventures philosophiques, un homme s'etait fait dans les ecoles une +grande renommee. C'etait Jean Roscelin, ne comme lui en Bretagne, et +chanoine de Compiegne. Ce maitre avait trouve assez repandue cette +doctrine, qui n'etait pas cependant toujours explicite, que les noms +appeles plus tard abstraits par les grammairiens designent, pour le +plus grand nombre, des realites, tout comme les noms des choses +individuelles, et que ces realites, pour etre inaccessibles a nos +perceptions immediates, n'en sont pas moins les objets serieux et +substantiels d'une veritable science. Il combattit cette idee qu'il +contraignit a se developper et a s'eclaircir; et il soutint que tous les +noms abstraits, c'est-a-dire tous les noms des choses qui ne sont pas +des substances individuelles, que par consequent les noms des especes et +des genres qui n'existent point hors des individus qui les composent, +et les noms des qualites et des parties qui ne peuvent etre isolees des +sujets ou des touts auxquels on les rattache, les unes sans disparaitre, +les autres sans cesser d'etre des parties, n'etaient en effet que des +noms. Puisqu'ils n'etaient pas les designations de realites distinctes +et representables, ils ne pouvaient etre, selon lui, que des produits ou +des elements du langage, des mots, des sons, des souffles de la voix, +_flatus vocis_. Cette doctrine fut appelee la doctrine des noms, le +systeme des mots, _sententia vocum_; les historiens de la philosophie +l'appellent le _nominalisme_[6]. + +[Note 6: Voyez le l. II de cet ouvrage, c. II, VIII, IX et X.] + +Cette doctrine illustra son auteur qui ne l'avait pas inventee tout +entiere, mais qui, la rencontrant en principe dans Aristote, l'avait, +apres Raban-Maur et Jean le Sourd, hardiment poussee a ses extremes +consequences et redigee en termes absolus; mais elle compromit le repos +et la surete de Roscelin. L'Eglise s'etait alarmee; saint Anselme, alors +abbe du Bec en Normandie, en attendant qu'il succedat a Lanfranc dans +l'archeveche de Cantorbery, et qui jouissait d'un grand credit comme +religieux et d'une grande reputation comme philosophe, avait combattu le +nominalisme, en soutenant a outrance la realite de ce qu'exprimaient +les termes abstraits et generaux, ou ce qu'on appelle _la realite des +universaux_. Devancant meme cette polemique, un concile tenu a Soissons, +en 1092, avait condamne la doctrine de Roscelin, comme fausse en +elle-meme, et comme incompatible avec le dogme de la Trinite, puisqu'en +n'attribuant l'existence qu'aux individus, elle annulait celle des trois +personnes, ou les realisait en trois essences individuelles, ce qui +etait admettre trois dieux. + +Roscelin avait ete force de s'exiler en Angleterre. On croit que dans +le cours de ses voyages notre Pierre fut un de ses auditeurs; mais on +ignore quand il le rencontra. Il est certain qu'il suivit ses lecons, et +probablement avant de venir a Paris. Il l'entendit du moins etant fort +jeune; il a dit plus tard qu'il l'avait eu pour maitre, et il a dit +aussi qu'il trouvait sa doctrine insensee[7]. + +[Note 7: "Magistri nostri Roscellini tam insana sententia." (Ouvr. +ined. _Dialect._, p. 471.) C'est Othon de Frisingen qui veut que le +premier maitre d'Abelard ait ete Roscelin, lequel a sans aucun doute +ete son maitre, mais qui ne peut avoir ete le premier, encore moins son +precepteur dans sa famille, comme quelques-uns l'ont cru. Rien ne prouve +que Roscelin ait enseigne en Bretagne. Proscrit lorsqu'Abelard avait +treize ans, il ne peut guere l'avoir connu que plus tard dans ses +courses plus ou moins secretes en France. (_Id._, Introd., p. xl et +suiv.) Abelard le traite avec severite, il l'a refute et meme attaque +violemment. (_Ab. Op._, ep. XXI, p. 334; Not., p. 1743.--Ou. Fris. _De +Gest. Frid. I_, l. I, c. XLVII.--_Philosophie dans le moyen age,_ par M. +Rousselot, t. I, c. V.)] + +On croit qu'il n'avait guere que vingt ans lorsqu'il vit Paris pour la +premiere fois[8]. + +[Note 8: Peut-etre meme etait-il plus jeune; les auteurs du _Recueil +des historiens des Gaules et de la France_ veulent qu'il ait entendu +Guillaume de Champeaux, a Paris, avant la fin du XIe siecle, (t. XIII, +p. 654). Le P. Dubois, dans son _Histoire ecclesiastique de Paris_, dit +qu'Abelard arriva dans cette ville en 1100 (t. 1, l. XI, c. VII, p. +777). Duboulai voudrait meme faire remonter son arrivee jusqu'en 1095. +(_Hist. Universit. parisiens_. t. II p. 8.)] + +Cette ville etait alors, surtout pour le nord et l'occident de l'Europe, +la capitale des lettres et des arts. Elle a ete de bonne heure, elle +est restee toujours le centre de cette philosophie du moyen age qu'on +a nommee la _scolastique_. Ce nom ne designe pas autre chose que la +philosophie des ecoles ou cette dialectique que nous avons decrite. +Les ecoles etaient assez nombreuses en France, et pour la plupart +episcopales, c'est-a-dire qu'elles etaient ouvertes ordinairement sous +le patronage et la surveillance de l'eveque et meme dans sa maison. + +Ces institutions avaient succede aux ecoles palatines, fondees par +Charlemagne, grande et passagere creation, comme presque toutes celles +de cet homme qui devanca trop son temps, et manqua l'avenir pour l'avoir +devine trop tot. Ce qu'il avait voulu placer dans le palais s'etait donc +produit dans l'eveche ou meme a la porte du cloitre[9]. Dans ces ecoles, +qui differaient de reputation et quelquefois de doctrine, comme les +eveques eux-memes, on enseignait toujours la theologie et souvent les +sciences profanes, y compris la philosophie. Cet ordre d'institutions +dura longtemps; il en est reste au chef-lieu de tous les dioceses, +aupres de tous les eveques, deux titres portes par des pretres et qui +representent le double enseignement du passe: l'un est le titre de +theologal, et l'autre celui d'ecolatre. + +[Note 9: "Carolus.... seculares quodam modo litteras fecit et a +coenobiis ad palatium evocavit." (Duboulai, t. 1, p. 95.) Je parle ici +d'apres l'idee recue qui attribue a Charlemagne la creation permanente +d'ecoles royales tenues dans son propre palais. _Domus regia schola +dicitur_, disait le concile de Kierzy en 858 (Ibid. p. 106). Ce prince +aurait ainsi concu et realise la veritable instruction publique, celle +de l'Etat. J'avoue que M. Ampere a singulierement ebranle cette idee. +Au reste, les ecoles episcopales elles-memes doivent encore etre +originairement rapportees a Charlemagne; c'est lui qui en prescrivit la +formation par un capitulaire de 789. (_Histoire litteraire de la France +avant le XIIe siecle_, par M. Ampere, t. III, c. II.)] + +A l'epoque dont nous parlons, ou vers l'an 1100, il n'y avait donc pas +d'Universite de Paris. Il y avait des ecoles a Paris, et parmi elles, +au-dessus de toutes, l'ecole episcopale, la plus frequentee et la plus +celebre[10]. Les etudiants y accouraient de tres-loin, non-seulement de +toute la France, ce qui etait peu dire, mais de toute la Gaule et des +pays etrangers. L'Angleterre, l'Italie et l'Allemagne commencaient a +envoyer leurs enfants dans cette ville, destinee a devenir l'Athenes de +la philosophie du moyen age. Les cours de l'ecole, ou comme on disait +les _lectures_[11] (il n'existait point de college), avaient pour +auditeurs des jeunes gens ou hommes faits de toutes nations; car les +ecoliers etaient alors de tout age. Ils se rassemblaient autour de la +chaire du professeur, dans un cloitre assez voisin de l'habitation de +l'eveque, situee au lieu ou nous avons vu encore l'Archeveche, et au +pied de l'eglise metropolitaine, qui se nommait bien deja Notre-Dame, +mais qui n'etait pas le monument magnifique et venere que commenca +Maurice de Sully sous Philippe Auguste. Il n'y a pas tres-longtemps +qu'une enceinte, jadis habitee tout entiere par les membres du chapitre, +s'etendait depuis le Parvis, et longeant au nord la nef de l'eglise, +allait rejoindre le jardin de l'Archeveche; elle s'appelait le Cloitre +Notre-Dame[12]. La etait, aux premiers jours du xiie siecle, l'ecole +episcopale, l'ecole maitresse, perpetuelle, celle dont le titulaire +regissait de droit les ecoles de Paris, et c'est pour cela qu'elle +portait dans le monde et qu'elle a conserve dans l'histoire le nom +d'Ecole du Cloitre ou de Notre-Dame. Elle s'enorgueillissait de +reconnaitre pour chef Guillaume, dit de Champeaux, du nom d'un bourg +de la Brie ou il etait ne. Archidiacre de Paris, il enseignait +avec beaucoup de succes et d'eclat. Il parait avoir brille dans la +dialectique, donne de quelques-unes des questions qu'elle pose des +solutions nouvelles, et applique le premier, dans l'ecole de Notre-Dame, +les formes de la logique a l'enseignement des choses saintes: ce qui a +fait dire qu'il avait, le premier, professe publiquement la theologie a +Paris, et d'une maniere contentieuse, en ce sens qu'il aurait introduit +la theologie scolastique. On l'a surnomme la _Colonne des docteurs_[13]. + +[Note 10: Cf. Lobineau, _Hist. de Paris_, t. I, l. IV, p. +151.--Gerard Dubois, _Hist. Eccles. paris._, t. I, l. XI, c. VII, p. +775.--D. B., _Rec. des Hist._ t. XIV, _praef._ xxxj.--Troplong, _Du +pouvoir de l'Etat sur l'enseignement_, c. vi, vii, viii et ix.--Launoy, +_De Schol. celeb._, t. IV, c. lix. _Hist. litt. de la Fr_., par les +benedictins de Saint-Maur, t. IX, Disc. pret.] + +[Note 11: _Lectiones_, d'ou le mot de lecons. Bayle appelle Anselme +de Laon _lecteur en theologie_. Les professeurs au College de France +avaient conserve ce titre de _lecteur_. Les lecons, au moyen age, se +composaient d'une lecture ou dictee, puis d'un commentaire ou glose +improvisee. C'est la forme encore suivie dans nos ecoles de droit.] + +[Note 12: _Paris ancien et moderne_, par du Marles, t. 1, c. i, p. +51, et c. ii, p. 189.] + +[Note 13: On le dit ne vers 1068. Apres avoir etudie sous Manegold +et Anselme de Laon, qui professerent a Paris, il y devint le chef de +l'enseignement, et il eut le _regimen scholarum_ d'ou est venu sans +doute plus tard le titre de _recteur_. Il eut des disciples nombreux +dont quelques-uns occuperent un rang distingue dans l'Eglise et la +science. Eleve d'Anselme de Laon, qui s'etait forme sous saint Anselme, +Guillaume continua donc le realisme, et meme il parait l'avoir exagere. +(_Ab. Op._, ep. I, p. 4; Not., p. 1145.--Ouvr. ined. _Dialectic._ +passim.--Johan. Saresb. _Metalog._, l. I, c. V; l. III, c. IX.--_Rec. +des Hist._, t. XIV, p. 303.--_Lisiardi Vita M.S.S. Arnulfi_, c. XV. +D'Achery, _Spicileg._, t. I, p. 633.--_Hist. litt._, t. X, p. 307, 308 +et suiv.)] + +Pierre alla l'entendre et ne tarda pas a lui plaire. Un disciple +intelligent, qui saisit avec promptitude et reproduit avec talent les +lecons qu'il ecoute, est toujours bienvenu de celui qui les donne; mais +il est rare que sa faveur soit durable. Pierre se distingua parmi les +ecoliers de Paris; il les etonnait par sa memoire surprenante, par son +instruction precoce, par sa rare subtilite, par le don de la parole +que rehaussait en lui la singuliere beaute de sa figure. Il se faisait +admirer, aimer, et partant envier. Bientot il s'enhardit a se separer de +son maitre; il attaqua quelques-unes de ses doctrines; et comme il fut +plus d'une fois vainqueur dans l'argumentation, il ne manqua pas de lui +devenir insupportable. Il excita chez Guillaume une indignation et +un effroi, chez quelques-uns de ses condisciples une defiance et une +jalousie, qu'il regarda toujours depuis comme la triste origine de tous +ses malheurs. Mais alors jeune, heureux, plein d'espoir, il parcourait +les sciences et les questions en se jouant. Tout le champ de la +connaissance humaine etait ouvert devant lui comme le monde devant un +conquerant. + +On raconte cependant que, ne sachant encore rien au dela de ce qu'on +apprenait dans le _trivium_, c'est-a-dire la rhetorique, la grammaire +et la dialectique, il voulut s'instruire dans les arts plus secrets +du _quadrivium_, ou l'en enseignait l'arithmetique, la geometrie, +l'astronomie et la musique; car telle etait restee la division +encyclopedique de l'enseignement au XIIe siecle[14]. Il prit meme des +lecons d'un certain maitre qui se nommait Tirric, et qui se chargea de +lui apprendre les mathematiques. On appelait ainsi une science fort +suspecte ou l'etude des proprietes des nombres et des figures s'unissait +a celle de leurs vertus symboliques et mysterieuses[15]. + +[Note 14: Cette division septuple des sciences est indiquee partout +et subsista longtemps. On en trouve l'origine dans Cassiodore et saint +Augustin. (_Divinar. Lect._, c. XXVII.--_De Ordin._, t. II, c. XII, +etc.--_Retract._, l. I, c. VI.--Cf. Budd. _Observ. select._ IV, t. I, p. +47, 51, 55.)] + +[Note 15: C'est Abelard qui nous donne lui-meme cette idee des +mathematiques. "Ea quoque scientia cujus nefarium est exercitium, quae +mathematica appellatur, mala putanda non est." (Ouv. ined. _Dialect._, +p. 435.--Johan. Saresb. _Policrat._, l. II, c. XVIII et XIX, et Duconge, +ou mot _Mathematica_.)] + +Pierre prenait ces lecons sans bruit; deja il ne lui convenait plus de +paraitre apprendre; cependant il ne reussissait pas. Lui-meme a reconnu +qu'il n'a jamais pu savoir l'arithmetique[16]. Ce genre de travail +opposait a son esprit une difficulte inattendue, soit qu'il manquat +d'une aptitude naturelle, chose douteuse, car la dialectique ressemble +aux sciences du calcul; soit que, deja confiant et ambitieux, il ne +donnat a ses nouvelles etudes que les restes d'une attention trop +partagee; soit enfin que son esprit, deja rempli de savoir et preoccupe +de mille choses, ne fit qu'effleurer la surface de ces nouvelles +connaissances. Son maitre, a ce qu'il semble, en porta ce dernier +jugement; car le voyant un jour triste et comme indigne de ne pas +penetrer plus avant, il lui dit en riant: "Quand un chien est bien +rempli, que peut-il faire de plus que de lecher le lard?" Le mot d'une +latinite degeneree qui signifie _lecher_, composait, avec le dernier +mot de la plaisanterie vulgaire du maitre, un son qui ressemblait a +_Baiolard (Bajolardus)_[17]. On en fit dans l'ecole de Tirric le surnom +de Pierre, et ce surnom, qui rappelait un cote faible dans un homme a +qui l'on n'en savait pas, fit fortune. L'etudiant en prit son parti, et +acceptant ce sobriquet d'ecole, dont il changea quelque peu le son et +le sens, il se fit appeler Abelard (_Habelardus_), se vantant ainsi de +posseder ce qu'on l'accusait de ne pouvoir prendre, et, s'il fallait en +croire cette anecdote, c'est ce surnom d'origine puerile et familiere +qu'auraient immortalise le genie, la passion et le malheur. + +[Note 16: "Ejus artis ignarum omnino me cognosco." (Ouv. Ined. +_Dialect._, p. 182.)] + +[Note 17: "Bajare quod est lingere." On ne connait, je crois, ce +mot que par le passage du manuscrit ou cette anecdote est rapportee. Du +moins, au mot _Bajare_, Ducange ne donne-t-il aucun autre exemple.] + +Lorsqu'il eut acquis toute sa gloire, lorsqu'il eut atteint le faite de +la science, l'origine vraie ou fausse de son nom fut oubliee, et l'on +ne voulut y voir qu'un surnom emprunte au nom de l'abeille, comme +si Abelard eut ete l'abeille francaise, ainsi qu'autrefois un grand +ecrivain fut appele l'abeille attique[18]. + +[Note 18: L'anecdote sur l'origine du nom d'Abelard est peu connue, +et n'a ete rapportee que par Bernard Pez, sur la foi d'un manuscrit +de l'abbaye de Saint-Emmeram. (_Thesaur. anecdot. noviss._, t. III, +_Dissert, isagog._, p. xxij.) Il est plus que douteux que le surnom +d'Abelard vienne de l'abeille, quoique ses contemporains et saint +Bernard lui-meme aient fait ce rapprochement. (Saint Bern. _Op._, ep. +CLXXXIX.) D'Argentre voit un nom de famille dans le nom de Pierre +Esveillard, _qu'ils appellent en France Abeilard. (L'Hist. de +Bretaigne_, l. I, c. XVI, et l. III, c. CIII, p. 74 et p. 236.) Les +textes latins ecrits en Bretagne portent _Abaelardus. (Chroniq. de Ruys. +Recueil des Histor._, t. XII, p. 564.--_Mem. pour servir a l'Hist. de +Bretagne_, par D. Morice, t. I, p. 559.) C'etait plutot un surnom. Tous +les noms de famille ont bien commence par des surnoms; mais tres-rares +alors, ils se montraient sous la forme de titre feodal ou nom de fief +hereditaire. L'orthographe latine la plus correcte est, je crois, +_Abaelardus_. Dans ses propres ouvrages, il se nomme lui-meme: "Hoc +vocabulum Abaelardus mihi.... collocatum est." (Ouvr. ined. _Dialect._, +p. 212 et 480.) Othon de Frisingen ecrit _Abailardus_, et l'on trouve +aussi _Abaielardus_, et meme _Abaulardus, Abbajalarius, Baalaurdus, +Belardus_. En francais, _Abeillard, Abayelard, Abalard, Abaulard, +Abaalarz, Allebart, Abulard, Beillard, Baillard, Balard,_ etc., et dans +une ballade de Villon: + + Ou est la tres-sage Helois + Pour qui fut chastre et puis moyne + Pierre Esbaillart a Saint-Denys, + Pour son amour eut cest essoyne? + +Les formes les plus usitees sont _Abailard_ ou _Abelard_. Le derniere +est celle que preferent Bayle, _l'Histoire litteraire_, et M. Cousin. +(_Ab. Op._, praefat., p. 3; Not., p. 1141.--Bayle, _Dict. crit._, art. +_Abelard_.) Il n'existe aujourd'hui personne du nom d'Abelard dans le +canton de Vallet ou le Pallet est situe, au temoignage de M. le juge de +paix du canton; mais le nom d'Abelard n'est point inconnu a Nantes comme +nom de famille, suivant MM. de la Jarriette et Demangeat.] + +Cependant il avait concu l'idee de devenir maitre a son tour et de +regir les ecoles, idee hardie chez un etudiant qui sortait a peine de +l'adolescence[19]. Mais sur de sa force et confiant dans sa fortune, il +ne reculait devant aucune des ambitions de son orgueil. Il chercha un +lieu ou il put ouvrir un cours; il jeta les yeux sur Melun, ville alors +fort importante et qui etait un siege royal. Guillaume, le maitre qu'il +abandonnait, sentit le danger; quoiqu'il fut sur le point de renoncer a +sa chaire et de quitter le monde, il fit tous ses efforts pour empecher +l'etablissement d'une ecole nouvelle, ou du moins pour eloigner +davantage Abelard des murs de Paris. Il usa de secretes manoeuvres afin +de lui faire interdire le lieu ou on lui permettait de professer. Mais +le talent et la jeunesse trouvent aisement faveur et protection; le +vieux maitre avait des jaloux; il s'etait fait des ennemis parmi les +puissants de la terre; ils soutinrent son rival; la malveillance envers +Guillaume profita de l'odieux de celle de Guillaume envers Abelard; la +faveur du grand nombre prit ce dernier sous sa garde, et son voeu fut +realise, il eut une ecole. Tout cela se passait vers l'an 1102. + +[Note 19: "Factum est ut ... ad scholarum regimen adolescentulus +aspirarem." (_Ab. Op._, ep. I, p. 4.) C'est une opinion assez generale +qu'il avait vingt-deux ans. (_Histor. Eccl. paris._ a G. Dubois, t. I. +l. XI, c. VII, p. 777.) L'impression que sa jeunesse avait produite +parait avoir dure au dela de sa jeunesse meme. On l'appela longtemps _le +jeune Palatin_; du moins trouve-t-on ce titre en tete de quelques uns +de ses manuscrits. Car c'est ainsi, je crois qu'il faut entendre _Petri +Abaelardi junioris Palatini summi peripatetici editio_, et non pas +_Abelard le jeune_, puisqu'Abelard n'est pas un nom de famille. +D'ailleurs il n'avait cede que ses droits d'ainesse et non son age. On a +propose de traduire: _le grand peripateticien moderne_. (Cousin, Ouvr. +ined. Introd. p. xiij.)] + +Ce fut alors que son talent pour l'enseignement prit l'essor, et sa +renommee couvrit bientot et la reputation naissante de ses condisciples, +et la celebrite etablie des maitres eux-memes. Nul ne semblait a ses +auditeurs digne ou capable de rivaliser avec lui dans l'art de la +dialectique; et chaque jour plus presomptueux, ne redoutant aucun +voisinage, il voulut rapprocher son ecole et la transporter a Corbeil, +place forte qui ne tarda pas a devenir un chateau royal comme Melun[20]. +La, plus pres de Paris, il donnait pour ainsi dire l'assaut a la +citadelle de l'ecole de Notre-Dame. + +[Note 20: Le comte de Melun et celui de Corbeil avaient ete reunis, +puis separes. Le premier revint d'abord a la couronne par la mort de +Rainauld, eveque de Paris et chancelier, comte de Melun; il y eut alors +un vice-comte (vicomte). Puis, Philippe Ier prit possession de la ville +qui etait fortifiee comme tout chef-lieu de fief (_Meldunum castrum, +castellum_); il en fit un siege royal, c'est-a-dire qu'etant la ville +d'un domaine dont le roi etait seigneur, elle devint une de ses +residences et il y etablit sa justice. Philippe Ier y mourut en +1108. C'est son successeur, Louis le Gros, qui reunit dans les memes +conditions le comte de Corbeil par l'abandon du neveu du dernier comte. +C'est a une epoque bien voisine de cet evenement, si ce n'est lors de +cet evenement meme, qu'Abelard vint a Corbeil. (_Ab. Op._. Not., p. +1195.)] + +Cependant un travail excessif avait epuise ses forces et altere sa +sante. Il fut oblige de quitter la France, de voyager, et probablement +de visiter sa patrie, laissant apres lui de vifs et longs regrets, et +sans cesse ardemment rappele par tous ceux qu'interessait l'enseignement +de la dialectique. Tres-peu d'annees se passerent ainsi, celles +peut-etre pendant lesquelles il entendit Roscelin; et il se sentait +retabli, lorsqu'il apprit que son ancien maitre avait abandonne la +chaire de Notre-Dame. + +En 1108, au temps de Paques, prenant l'habit religieux, l'archidiacre +Guillaume de Champeaux s'etait retire, avec quelques-uns de ses +disciples, pres d'une chapelle au sud-est de Paris, ou etait ensevelie +une recluse morte en grand renom de piete. + +Il y avait forme une congregation volontaire de clercs reguliers, qui +devint plus tard l'abbaye de Saint-Victor. C'est la que, commencant une +vie de paix et de piete, il esperait trouver un abri contre les attaques +et les luttes qu'il prevoyait, ou meme se preparer a l'episcopat, qu'il +pouvait souhaiter comme une delivrance ou comme un asile. + +Cette retraite qu'accompagnait un changement de vie assez eclatant, fit +sensation dans le clerge; on loua beaucoup la devotion et l'humilite +d'un homme qui renoncait pour la solitude a un poste eleve dans l'Eglise +de Paris, aux chances apparentes d'une fortune plus grande encore; enfin +a une position qui, suivant ses disciples, equivalait presque au premier +rang dans le palais du roi[21]. + +[Note 21: "Cum esset archidiaconus, fereque opud regem primus, +omnibus quae possidebat demissis, in praeterito pascha, ad quamdam +pauperrimam ecclesiolam soli Deo serviturus se contulit," dit un anonyme +qui ecrit un an apres l'avoir entendu et admire, _tanquam angelum_. +(_Rec. des Histor._, t. XIV, p. 279.) D'autres fixent la date de cette +retraite en 1109. (Crevier, _Hist. de l'Univ._, t. I, l. I, Sec.2.)] + +Hildebert, celebre eveque du Mans, et dans la suite plus celebre +archeveque de Tours, lui ecrivit que c'etait la vraiment +philosopher[22]; mais il l'exhorta vivement a ne point renoncer a +ses lecons. Guillaume suivit ce conseil; sa nouvelle residence ne +l'eloignait point trop de Paris; sa nouvelle vie ne le sequestra pas du +monde savant. Dans sa retraite ouverte au public, il installa avec lui +la science, et il continua a faire des cours, inaugurant ainsi cette +grande ecole de Saint-Victor qui a joue un role important dans la +theologie et presque dans la religion[23]. + +[Note 22: "Hoc vere philosophari est." (Hildeb., episc. cenoman., +ep. 1.--G. Dubois, _Hist. Eccl. paris._, t. I, l. IX, c. ix.)] + +[Note 23: Guillaume de Champeaux ne fut donc pas precisement le +fondateur officiel de la congregation des chanoines reguliers de +Saint-Victor. On a meme conteste qu'il ait ete chanoine regulier, +quoique ce titre lui soit souvent donne, et qu'il ait au moins forme +dans cette maison une congregation temporaire, ce qu'Abelard appelle un +_conventicule de freres, un ordre de clercs reguliers_, qui put etre le +type et fut certainement l'origine de l'institution definitive. Avant +Guillaume, on pretend que la chapelle ou le prieure de Saint-Victor +etait desservi par des moines noirs, et dependait de la celebre +abbaye de Saint-Victor de Marseille, l'un et l'autre de la regle de +Saint-Benoit. En 1108, Guillaume s'etablit dans le prieure avec ses +disciples et en agrandit les batiments. En 1112, il devint eveque. En +1113, Louis le Gros changea le prieure en abbaye et remplaca, dit-on, +les moines noirs par des chanoines de Saint-Rufe de Valence. Le premier +abbe fut Gilduin. (Cf. _Ab. Op._, ep. i, p. 5 et 6; Not., p. 1145.--_Vie +d'Abeillard_, par D. Gervaise, t. I, p. 22.--_Hist. litt. de la +France_ t. XII, art. _Hugues de Saint-Victor_, p. 3, et Gilduin, p. +476.--Dubois, _Hist. Eccl. paris._, loc. cit.--_Gallia Christ._, t. VII, +p. 656.)] + +Tandis qu'il y parlait, entoure de ses nombreux eleves, il vit tout a +coup dans leurs rangs reparaitre Abelard qui venait, disait-il, entendre +ses lecons sur la rhetorique. Mais le disciple apparent ne tarda pas a +provoquer son maitre sur la question de philosophie qui preoccupait les +esprits. C'etait cette question fameuse et redoutee qui avait perdu +Roscelin. Sur les universaux, la doctrine de Guillaume de Champeaux +etait le contre-pied de celle du chanoine de Compiegne. Il professait le +realisme le plus pur et le plus absolu, c'est-a-dire qu'il attribuait +aux universaux une realite positive; en d'autres termes, il admettait +des essences universelles. Dans son systeme, tout universel etait par +lui-meme et essentiellement une chose, et cette chose residait tout +entiere dans les differents individus dont elle etait le fond commun, +sans aucune diversite dans l'essence, mais seulement avec la variete +qui nait de la multitude des accidents individuels. Ainsi, par exemple, +l'humanite n'etait plus le nom commun de tous les individus de l'espece +humaine, mais une essence reelle, commune a tous, entiere dans chacun, +et variee uniquement par les nombreuses diversites des hommes. Ainsi +du moins Abelard decrit la doctrine de son adversaire. Il l'attaqua +directement et la pressa d'arguments clairs et frappants. Si le genre, +disait-il, est l'essence de l'individu, si notamment l'humanite est une +essence tout entiere en chaque homme, et que l'individualite soit un +pur accident, il s'ensuit que cette essence entiere est en meme temps +integralement dans un homme et dans un autre, et que lorsque Platon est +a Rome et Socrate a Athenes, elle est tout entiere avec Platon a Rome, +et dans Athenes avec Socrate. Semblablement, l'homme universel, etant +l'essence de l'individu, est l'individu meme, et par consequent il +emporte partout l'individu avec lui; de sorte que lorsque Platon est a +Rome, Socrate y est aussi, et que quand Socrate est a Athenes, Platon +s'y trouve avec lui et en lui. La conduisait cette formule de Guillaume +de Champeaux que, dans les individus, la chose universelle subsistait +essentiellement ou dans la totalite de son essence[24]. + +[Note 24: _Ab. Op._, ep. 1, p. 6.--Ouvr. ined., _De Gener. et +Spec._, p. 613.] + +Par ces objections et par d'autres qui semblaient autant d'appels au +sens commun, Abelard troubla tellement le maitre longtemps inconteste +des ecoles de Paris qu'il le contraignit de s'amender et de retracter +ou effacer de la formule un mot decisif. Guillaume cessa de dire que +la chose universelle subsistait comme une seule et meme chose +_essentiellement_ dans les individus, ce qui etait dire qu'elle en +etait l'essence. Il se reduisit a pretendre qu'elle subsistait ou +_individuellement_, on plutot _indifferemment_ dans les individus[25]. + +[Note 25: D'apres l'edition des oeuvres d'Abelard, et le texte de sa +premiere epitre, reproduit dans le recueil de Dom Bouquet, l'_Historia +calamitatium_ donne _individualiter_, pour le mot substitue +a _essentialiter_; mais d'Amboise met en marge la variante +_indifferenter_: c'est le mot du manuscrit de la Bibliotheque du Roi, +d'un autre de la bibliotheque de Troyes, et de ceux que Rawlinson dit +avoir consultes; il parait de tout point preferable, car la premiere +substitution, si elle a une valeur, annule le realisme, et la seconde, +au contraire, exprime une doctrine qu'Abelard, dans ses ouvrages +didactiques, expose et refute comme la seconde opinion de Guillaume de +Champeaux et la seconde forme du realisme. (Cf. _Ab. Op. ibid._ Ouv. +ined., Introd., p. cxx, cxxxiij et cxliij.--_De Gen. et Spec._, p. +513 et 516.--_Rec. des Hist._, t. XIV, p. 279.--_Abail. et Hel._, par +Turlot, p. 16.--Voyez aussi plus bas l. II, c. VIII et suiv.)] + +Or, si elle subsistait _individuellement_, elle n'etait plus identique +et integrale dans tous, elle avait une existence individuelle, ce qui +ne signifiait rien, ou signifiait que l'essence se divisait en +parties numeriques semblables, mais non identiques, et par consequent +independantes. Si elle subsistait _indifferemment_ dans les individus, +elle existait comme l'element non different (_indifferens_) des +differents individus; maniere technique d'exprimer qu'elle etait ce +qu'il y avait de commun et de semblable dans les membres d'un meme genre +ou d'une meme espece. Des deux facons, c'etait abjurer, ou se +refugier dans un realisme mitige, qu'Abelard appelle la doctrine de +l'indifference, et au sein de laquelle il ne laissa pas son professeur +en repos. + +Cette question des universaux etait depuis un temps la question +dominante de la dialectique et comme la pierre de touche des maitres +et des ecoles. Celui qui faiblissait sur ce point perdait aussitot son +credit et toute confiance en lui-meme. Quiconque se retractait en cela +renoncait a convaincre et a guider. Du jour ou Guillaume de Champeaux +eut corrige ou delaisse son opinion, le decouragement le prit, ses +lecons furent negligees; a peine l'ecouta-t-on encore, a peine lui +permit-on de s'expliquer sur les autres parties de la dialectique. Il +semblait que ce point abandonne eut emporte toute la science avec lui. +En meme temps, la doctrine et la position d'Abelard acquirent plus de +force et d'influence; beaucoup de ceux qui l'attaquaient auparavant +passerent de son cote. De toutes parts, et du sein meme de l'ecole +opposee, on accourut dans la sienne. + +En quittant le cloitre de Notre-Dame pour l'institut naissant de +Saint-Victor, Guillaume n'avait point laisse sa chaire deserte. Un +successeur s'y etait assis et devait y continuer son oeuvre; mais le +gouvernement de la science avait passe en d'autres mains; decourage ou +converti, le nouveau maitre offrit sa place a Abelard, et se rangea +parmi ses auditeurs. L'empire de l'ecole lui fut ainsi regulierement +devolu, car c'etait alors une regle qu'on ne pouvait enseigner qu'avec +l'autorisation d'un maitre reconnu, et comme son suppleant et son +delegue. Enseigner de son propre chef, ce qu'on appelait enseigner sans +maitre[26] etait une temerite et presque un delit. Aussi, ne pouvant +plus l'attaquer lui-meme, Guillaume au desespoir attaqua-t-il son propre +successeur; de honteuses accusations furent dirigees contre lui, dont +la plus grave sans doute et la moins avouee etait sa deference pour +Abelard. Il fut interdit, et comme Guillaume de Champeaux etait +apparemment reste titulaire de sa chaire, il la fit donner a quelque +adversaire anonyme du nouveau docteur, qui fut force de retourner a +Melun, et d'y recommencer ses lecons. + +[Note 26: _Sine magistro_, sans avoir ou la maitrise ou +l'autorisation magistrale. (_Ab. Op._, ep. 1; p. 10.) Il fallait, +suivant M. Troplong, obtenir la licence du maitre des etudes ou +scolastique, appele aussi chancelier, ou bien etre disciple d'un maitre +titulaire et enseigner sous sa direction. De la sont venus peu a peu +tous les grades academiques, _maitre, licencie, docteur_ (Cf. _Hist. +litt. de la Fr._, t. IX, p. 8l, et t. XII, p. 93.--Pasquier, _Rech. de +la France_, l. IX, c. xxi.--D. Brial, pref. du t. XIV des _Hist. fr._, +p. xxxi.--Crevier, _Hist. de l'Univ._, t. I, l. 1, p. 132, 135, 161, +256, etc.--Troplong, _Du Pouv. de l'Etat sur l'enseignement_, c. x.).] + +Mais la victoire fut passagere; en ecartant pour un moment un formidable +rival, on ne retrouvait ni la foi ni la puissance. De loin, il +intimidait, il abaissait encore ceux qui s'etaient delivres de sa +presence. La vie s'etait comme retiree d'eux; la malignite publique les +poursuivait et minait ce qui pouvait leur rester d'autorite. Elle se +prit a Guillaume de Champeaux, et les doutes railleurs des ecoliers +sur le desinteressement de sa piete, sur les motifs de sa retraite, le +forcerent bientot a se retirer, lui, la congregation qu'il avait formee, +et ce qu'il avait encore de disciples, dans une maison de campagne +eloignee de la ville[27]. + +[Note 27: Une maison de campagne ou un hameau, car _villa_ a ces +deux sens; _ad villam quamdum ab urbe remotam_. Brucker dit que ce lieu +etait le vieux prieure (_veteres cellae,_), peut-etre le meme ou fut +fonde Saint-Victor. (_Ab. Op._, ep. 1, p. 6.--_Hist. crit. phil._, t. +III, p. 733.)] + +Abelard se hata de se rapprocher. Comme l'ecole de la Cite restait +toujours occupee, il s'etablit hors des murs, sur la montagne +Sainte-Genevieve, et dans le cloitre meme, dit-on, de l'eglise dediee a +la patronne de Paris. Cette colline, destinee a devenir comme le Sinai +de l'enseignement universitaire, etait alors l'asile ou se refugiait +l'esprit d'independance, le poste ou se retranchait l'esprit d'agression +contre l'autorite enseignante. Des ecoles privees, plutot tolerees +qu'autorisees par le chancelier de l'Eglise de Paris, s'y ouvraient +aux auditeurs innombrables que ne pouvaient contenir ou satisfaire +les ecoles de la Cite. Ainsi Joslen de Vierzy, qui devait un jour, +en qualite d'eveque, juger Abelard, donnait a ses cotes des lecons +tendantes au nominalisme, malgre la defaveur qui s'attachait a cette +doctrine[28]. Les etudiants etaient divises par conferences, sous +des professeurs ou repetiteurs qui aspiraient a la maitrise ou a la +renommee. Mais par _sa science eprouvee_ et _par son eloquence sublime_ +(ce sont les expressions de ses ennemis), Abelard effacait tout le +monde. L'originalite de son esprit lui inspirait des nouveautes hardies +qui seduisaient la foule et confondaient ses rivaux. Osant ce que nul +n'avait ose, insultant a tout ce qu'il n'approuvait pas, il provoquait +la lutte par ses temerites et la decourageait par la terreur de sa +dialectique[29]. + +[Note 28: D'apres Duboulai, l'Universite de Paris se serait formee +de la reunion de l'ecole palatine, de l'ecole episcopale et de celle de +Sainte-Genevieve. Il ne prouve pas que la premiere subsistat encore au +commencement du XIIe siecle; la seconde dominait la Cite, et continua +d'y subsister a l'ombre de la Metropole, toujours plus theologique, +plus ecclesiastique, plus soumise a l'autorite du premier chantre ou +chancelier de l'Eglise de Paris qui parait avoir ete, jusqu'au temps +de Louis le Gros, le magistrat de l'instruction publique. Le chef +de l'enseignement ou _maitre recteur_, ce qu'on appelait d'abord +le primicier, dut, la comme ailleurs, etre le _scholasticus_ ou +_scholaster_, (ecolatre), _magister scholae_ ou _capischol_. Le nombre +des etudiants s'etant fort accru ne put etre retenu entre les deux +ponts ou dans l'Ile, et s'etendit sur la montagne Sainte-Genevieve. Il +s'etablit une ecole a l'abbaye du meme nom (emplacement du college Henri +IV); et des ecoles particulieres s'ouvrirent sur la pente septentrionale +de la colline: de la le pays latin. (_Hist. Univ. paris._, t. I, p. 257, +267, 272, 280). Joslen, Goselen ou Joscelin, surnomme Le Roux, d'une +famille noble dite de Vierzi, enseigna d'abord sur la montagne +Sainte-Genevieve, puis devint archidiacre, et plus tard eveque de +Soissons (1125 ou 1126); et comme tel, il siegea au concile de Sens ou +Abelard fut condamne. (Johan. Saresb. _Metalog._, l. II, c. XVII.-- +_Rec. des Hist._, t. XIV, p. 297.--_Hist. litt._, t. IX, p. 32 et t. +XII, p. 412.)] + +[Note 29: "Probatae quidem scientiae, sublimis eloquentiae, ... +inauditarum erat inventor et assertor novitatum, et suas quaerens +statuere sententias, erat aliarum probatarum improbator. Undo in odium +venerat eorum qui sanius sapiebant, et sicut manus ejus contra +omnes, sic oinnium contra eum armabantur. Dicebat quod nullus antea +praesumpserat." (_Ex. vit. S. Gostini acquicinct. abb., I. I. Rec. des +Hist.,_ t. XIV, p, 442.)] + +Il est probable que, combattant a la fois le realisme de Guillaume de +Champeaux et le nominalisme deguise de Joslen, il ne manquait ni de +jaloux ni d'ennemis. On raconte que ceux-ci, pousses a bout, voulurent +enfin lui susciter un contradicteur, et chercherent dans leurs rangs un +adversaire courageux qui essayat de lui tenir tete. "C'est un chien qui +aboie," disaient-ils, "il le faut chasser avec le baton de la verite." +Il y avait dans l'ecole de Joslen un jeune homme de Douai, qui se +montrait plein d'ardeur et d'intelligence. Il se nommait Gosvin, et il +n'aspirait qu'a l'honneur de se mesurer avec le terrible novateur. Il +fut choisi. Son maitre qui l'aimait s'efforca de le dissuader de +cette dangereuse entreprise; il lui representa qu'Abelard etait plus +redoutable encore par la critique que par la discussion, plus railleur +que docteur, qu'il ne se rendait jamais, n'acquiescant pas a la verite +si elle n'etait de sa facon[30], qu'il tenait la massue d'Hercule et +ne la lacherait point, et qu'enfin, au lieu de s'exposer a la risee +en l'attaquant, il fallait se contenter de demeler ses sophismes et +d'eviter ses erreurs. Le jeune eleve persista, et tandis que ses +camarades reunis par groupes dans leurs logements, comme des soldats +sous leurs tentes, faisaient des voeux pour lui, il en prit avec lui +quelques-uns et gravit la montagne Sainte-Genevieve. Il se comparait a +David marchant a la rencontre de Goliath. Plus jeune de six ou sept ans +qu'Abelard, qui devait alors approcher de trente ans, il etait petit, +grele, d'une figure agreable, avec le teint d'un enfant. Il entra +bravement dans l'ecole et trouva le maitre faisant sa lecon a ses +auditeurs attentifs. Il prit aussitot la parole, et l'interpella +hardiment; mais Abelard, lancant sur lui un regard dedaigneux et +menacant: "Songez a vous taire," lui dit-il avec hauteur, "et +n'interrompez point ma lecon." L'enfant qui n'etait pas venu pour se +taire insista avec energie; mais il ne put obtenir une reponse. Sur sa +mine, Abelard ne pensait pas qu'il en valut la peine, et levait les +epaules sans l'ecouter; mais ses disciples qui connaissaient Gosvin lui +dirent que c'etait un subtil disputeur, et l'engagerent a l'entendre. +"Qu'il parle donc," dit Abelard, "s'il a quelque chose a dire." Le jeune +athlete, libre enfin d'entrer en lice, commenca l'attaque. Il posa sa +these, et ouvrit une controverse en regle. Nous ignorons quel en etait +le sujet, quels en furent les details et les incidents, et toute cette +histoire ne nous est connue que par un moine du couvent dont Gosvin fut +un jour abbe[31]. Mais selon lui, le petit David terrassa le geant; il +conquit tout d'abord l'attention de l'auditoire par la gravite de sa +parole; puis, il enlaca si savamment son adversaire par des assertions +qu'on ne pouvait ni eluder ni combattre qu'il lui ferma peu a peu tout +moyen d'evasion et parvint graduellement a le reduire a l'absurde. Ayant +ainsi _garrotte ce Protee par les indissolubles liens de la verite_, il +redescendit triomphalement la montagne, et en rentrant dans les salles +ou l'attendaient ses condisciples impatients, il fut accueilli par des +cris de victoire et d'allegresse. + +[Note 30: "Non disputator, sed cavillator, plus joculator quam +doctor.... Quod pertinax esset in errore, et quod, si secundum se non +esset, nunquam acquiesceret veritati." (_Id. ibid._, p. 443.)] + +[Note 31: On attribue a Alexandre, successeur de Gosvin au titre +d'abbe d'Anchin, ou plus exactement a deux moines qui l'avaient connu et +n'ecrivaient que huit ou dix ans apres sa mort, la biographie d'ou nous +extrayons ce recit. Elle a ete imprimee a Douai en 1620, et inseree +par fragment dans le _Recueil des Historiens des Gaules_. (T. XIV, p. +441-445.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 605.)] + +Quoi qu'on doive penser de cette anecdote, on ne voit pas que Gosvin +ait suscite contre Abelard une resistance ou une concurrence bien +formidable. Si ses amis vinrent le prier d'ouvrir ecole a son tour, il +n'osa le tenter a Paris, ou du moins sa tentative n'y a laisse nulle +trace. C'est a Douai, sa ville natale, qu'il parait avoir fonde un +veritable enseignement; et il devint, en 1131, abbe d'Anchin, en +attendant la canonisation, car on l'appelle saint Gosvin. Mais nous le +retrouverons plus tard. + +Rien cependant n'arretait la marche ascendante d'Abelard. Du haut de sa +montagne, il devenait de fait le maitre des ecoles, et celui qui dans +la Cite en occupait la place n'etait plus qu'un vain simulacre sur une +chaire impuissante. + +A ces nouvelles, Guillaume de Champeaux veut faire un dernier effort. +Il quitte les champs, il reparait; il ramene la congregation a +Saint-Victor; il rassemble tous ses partisans, comme s'il venait +delivrer dans l'ecole son soldat, sentinelle abandonnee. Ce retour +commenca par perdre ce triste remplacant; il avait encore quelques +auditeurs; on trouvait qu'il etait habile a expliquer Priscien, ecrivain +plus recommandable en grammaire qu'en philosophie. On l'abandonna; il +fut oblige de quitter sa chaire, et ses eleves retournerent a Guillaume +de Champeaux, qui lui-meme, desesperant de la gloire mondaine, sembla +de plus en plus se tourner vers la vie monastique. Cependant les hommes +secondaires ayant ainsi disparu, rien ne s'interposait plus entre +Abelard et Guillaume. Devant eux l'arene etait ouverte et libre, et le +combat s'engagea entre les deux ecoles, entre les deux maitres. Peut-on +demander quelle fut l'issue de la lutte? D'un cote etait l'esperance, +la nouveaute, la jeunesse. De l'autre, les souvenirs d'une autorite +incontestee, d'une influence vieillie, d'une domination facile, tout ce +qui perd les pouvoirs menaces de revolution. Chaque jour des victoires +de detail venaient preparer le triomphe d'Abelard, et couronnaient +le maitre dans ses eleves. Enfin l'evenement prononca. "Si vous me +demandez," dit Abelard, en citant Ovide, "quelle fut la fortune du +combat, je vous repondrai comme Ajax: Il ne m'a pas vaincu [32]." + +[Note 32: Si quaeritis hujus Fortunam pugnae, non sum superatus ab +illo. + +Ovid. _Metam._, 1. XIII.--_Ab. Op_., ep. 1, p. 7.] + +En effet, bientot la lutte cessa d'etre possible. Plus de resistance, +plus meme de rivalite. Abelard allait regner sans partage dans l'ecole, +lorsqu'il fut encore oblige de quitter la France. Son pere s'etait, +comme on disait alors, converti. Il venait d'embrasser la vie +religieuse, et Lucie, sa femme, se disposait, suivant la regle, a imiter +cet exemple. Tendrement aimee de son fils, elle l'appela pres d'elle. +Tous deux avaient leurs adieux a se faire dans le siecle. Il partit, +il revit la Bretagne et sa mere, et quand apres une courte absence il +revint a Paris; il trouva l'ecole silencieuse et libre. Guillaume de +Champeaux, abandonnant a la fois la retraite et l'enseignement, +s'etait refugie dans les dignites ecclesiastiques. Il etait eveque de +Chalons-sur-Marne. + +C'avait ete un professeur tres-habile, un logicien tres-ingenieux, et +sa reputation etait grande; mais elle avait vieilli. Il n'avait su ni +souffrir la contradiction ni repousser l'attaque. Son caractere manquait +a la fois de generosite et d'energie, et, dans le combat, son esprit lui +fit faute. Mais il fut un prelat pieux et respecte, place a la tete de +l'episcopat des Gaules pour la science de l'Ecriture sainte. On comprend +que celui qui avait regi si longtemps les _Ecoles sublimes_ (tel etait +le nom donne aux cours de haute science) devait faire un grand eveque: +aussi en a-t-il recu le titre[33]. Il administra son diocese pendant +sept annees et mourut regrette de saint Bernard dont il etait l'ami et a +qui, le premier peut-etre, il fit connaitre Abelard[34]. + +[Note 33: "Magnum Wuillelmum episcopum, qui sublimes scholas +rexerat." (_Ex Chron. mauriniae. Recueil des Histor._, t. XII, +p.76.--Saint Bern. _Op_., t. I, p. 13.)] + +[Note 34: La date de l'election de Guillaume de Champeaux, comme +celle de sa mort, est controversee. Les uns veulent qu'il ait ete eveque +en 1112 et soit mort en 1119 (Duchesne, _Ab. Op_.; Not., p. 1147 et +1163.--Gervaise, _Vie d'Ab._, t. I, p. 23); les autres, que la promotion +soit de 1113 et le deces de 1121, le 22 mars. (Mabillon, saint Bern., +_Op_., t. I, p. 13, 61 et 302.--Durand et Martene, _Thes. nov. anecd._, +t. V, p.877.--_Gallia Christ._, t. IX, p. 878.--D. Brial, _Rec. des +Hist._, t. XIV, p. 279.--_Hist. litt. de la Fr._, t. XII, p. 476, et +t. X, p. 310 et 311.) Des deux cotes on invoque des textes. Les tables +manuscrites de l'eveche de Chalons portaient qu'il avait administre +pendant sept ans.] + +On etait en 1113; Abelard, dans la force de l'age et du talent, avait +constitue son enseignement, son autorite, presque sa gloire. Il dominait +l'ecole de Paris; c'etait etre dictateur dans la republique des lettres. + +Ses doctrines avaient pris leur caractere definitif. A l'exception de la +theologie, dans laquelle il lui restait encore des progres a faire, il +avait a peu pres ferme le cercle de ses etudes. Ses contemporains ont +vante son savoir et l'ont dit egal a la science humaine, eloge quelque +peu hyperbolique[35]. Nous avons vu qu'il n'etait point verse dans +l'arithmetique, ni probablement dans aucune des sciences du calcul. +Ceux qui veulent qu'il n'ait rien ignore, meme le droit, chose plus que +douteuse, citent en preuve une anecdote qui indiquerait seulement +qu'il ne comprenait pas une loi des empereurs Valentinien, Theodose et +Arcadius sur les limites[36]. Il ne possedait bien d'autre langue que le +latin; le grec, dont l'etude etait d'ailleurs alors difficile et rare, +ne lui etait, je crois, connu que par quelques mots de la langue +philosophique. Il avoue qu'il ne lisait les auteurs grecs que dans la +traduction, et l'on n'a nulle preuve qu'il entendit l'hebreu[37]. Mais +son instruction litteraire etait fort etendue; elle embrassait a peu +pres tous les auteurs de l'antiquite latine connus de son temps, et le +nombre en etait plus grand qu'on ne pense. Le XIIe siecle etait plus +lettre que le XVe ne l'a laisse croire, et il n'est pas sur que l'esprit +humain ait tout gagne a cesser de se developper suivant la direction que +le moyen age lui avait donnee, et a subir cette revolution qu'on appelle +la renaissance. + +[Note 35: Il est dit de lui dans une epitaphe: "Ille sciens quicquid +fuit ulli scibile;" et a la fin: "cui soli patui; scibile quicquid +erat." C'est aussi de lui qu'on a dit: "Non homini, sed scientiae dees; +quod nescivit." (_Ab. Op_., pref. _in fin_.--Gervaise, t. II, p. 150.)] + +[Note 36: C'est la loi _quinque pedum Praescriptione, C. fin. +regund._, l. III, tit. XXXIX. Sur cette loi, qui n'est pas fort claire +en effet, Accurse dit que Pierre Baylard (_Petrus Baylardus_), qui se +vantait de donner un sens raisonnable a tout texte, quoique difficile +qu'il fut, a dit: Je ne sais pas. Or, cela ne signifie point que +Baylardus sut le droit; de plus, on conteste que ce Baylardus soit +Abelard, et l'on dit que ce pourrait etre un Johannes Bajolardes, +professeur de droit dont parle Crinitus. Enfin il n'est rien moins +qu'etabli que le _Codex repetitae proelectionis_, d'ou cette loi est +extraite, et meme les textes du droit romain en general fussent connus +en France avant la mort d'Abelard. On dit que l'enseignement du droit +commenca a Bologne vers 1180, et a Paris vingt ans apres. La question me +parait bien discutee dans Bayle. (Cf. _Ab. Op._, pref. apolog.--Accurs. +_v deg. Praescript._--Alciat. _Lib. de quinq. ped. Praescr._--Crinitus, _De +Honest. Discip._. l. XXV, c. IV.--Pasquier, _Recherches de la Fr._, l. +VI, c. xvii, et l. IX, c. xxviii.--Bayle, art. _Abelard._--Duboulai, +_Hist. Univ._, t. II, p. 577-680.)] + +[Note 37: Ouvr. ined., Introd. xliii, xliv, et _Dialec._, p. 200 et +206. Je parle de l'hebreu, parce qu'on avait alors la pretention de le +savoir. Tous les historiens et meme Abelard disent qu'Heloise le savait, +et d'Amboise a montre que les juifs, qui en general ont conserve la +connaissance de leur langue, participaient au mouvement des etudes a +Paris. (_Ab. Op._, pref. _in fin._) Abelard ne me semble savoir de cette +langue que les mots cites par les interpretes des bibles latines (Voyez +son _Hexameron_, passim, et du present ouvrage, le liv. III, c. viii.)] + +Toutefois la veritable science d'Abelard etait la philosophie. C'est lui +qui a fixe la forme, sinon le fond de la scolastique. Rien, s'il faut en +croire ses auditeurs, ne peut donner idee de l'effet qu'il produisait en +l'enseignant, et jamais aucune science ne parait avoir eu de propagateur +plus puissant. Comme chef d'ecole, il rappelle, s'il n'efface, pour +l'eclat et l'ascendant, les succes des grands philosophes de la Grece. +Cependant cet enseignement etait plus original par le talent que par +les idees, et supposait plus de sagacite critique que d'invention. +Non content d'expliquer avec une facilite et une subtilite que ses +contemporains declaraient sans egales, les secrets de la logique +peripateticienne et de promener les esprits attaches au fil du sien +dans les detours de ce labyrinthe dont il trouvait toujours l'issue, il +melait, autant qu'il etait en lui, a l'interpretation de la brievete +profonde de ce qu'il connaissait du texte l'analyse intelligente et +libre des commentaires et des additions de Boece et de Porphyre; +il completait ses exposes par des citations, bien comprises et +lumineusement developpees, de Ciceron qui, lui aussi, a traite, dans ses +Topiques et dans quelques passages de la Rhetorique a Herennius, des +parties de la logique; de Themiste, qui a laisse des paraphrases +d'Aristote; de Priscien, qui a touche a la logique par la grammaire; +enfin de saint Augustin, qui passait pour l'auteur d'un traite alors +etudie sur les categories, et qui a du peut-etre a son role dans la +scolastique quelque chose de son influence dominante sur la theologie +francaise. Le caractere eminent de l'enseignement d'Abelard etait, +suivant un de ses auditeurs, une clarte elementaire. On trouvait qu'il +fuyait l'appareil pedantesque, et qu'il mettait la science a la portee +des enfants[38]. + +[Note 38: Johan. Saresb. _Metal._, l. III, c. i.--Il serait +interessant de fixer la liste des ouvrages anciens que les philosophes +avaient dans les mains aux differents ages de la scolastique. Jourdain a +bien avance ce travail pour les ecrits d'Aristote. Themiste, qui est du +IVe siecle, avait laisse des commentaires sur Aristote, dont il reste +quelques-uns, comme ceux sur les Derniers Analytiques, la Physique, le +Traite de l'Ame; Priscien, du VIe siecle, a ecrit sur toutes les parties +de la Grammaire. La Rhetorique a Herennius a fourni plusieurs passages +aux livres d'Abelard, et avant comme apres lui on a longtemps attribue a +saint Augustin deux traite sur les principes de la dialectique, et sur +les dix categories. Abelard avait certainement sous les yeux la +version des deux premiers traites qui composent l'Organon, celle +de l'Introduction de Porphyre et quatre ouvrages de Boece. Quant a +Priscien, Themiste, etc., on ne sait s'il les connait autrement que par +des citations. (Cf. ci-apres, l. II, c. i et iii.--_Recherches sur les +traductions d'Aristote_, par A. Jourdain.--Ouvr. ined. d'Ab., Introd. +p. xlix et 1; _Dialect._, p. 229.--Saint Augustin, _Op._, t. I, +append.--Tennemann, _Man. de l'Hist. de la Phil._, t. I, sec. 233.)] + +A cet enseignement purement philosophique et qui n'etait ni sans +austerite ni sans secheresse, se melaient quelques digressions +litteraires, et meme, au dire de ses contemporains, il ne s'interdisait +pas les plaisanteries et le badinage[39]. Autant que le lui permettait +la rigueur de son esprit passionnement raisonneur, il temperait les +apretes de la logique par quelques souvenirs des poetes qu'il aimait. +Virgile et Horace, Ovide et Lucian, toujours presents a sa memoire, lui +fournissaient des citations ou des allusions souvent heureuses; eux +aussi, il les invoquait comme une autorite; de ce qu'ils avaient chante, +il dit quelquefois: _Il est ecrit. (_Scribitur, scriptum est._) + +[Note 39: "Plurimum in inventionum subtilitate, non solum ad +philosophiam necessariarum, sed et pro commovendis adjocos animis +hominum utilium valens." (Ott. Fris. _de Gest. Frid._, l. I, c. +XLVII.--_Rec. des Hist._, t. XIII, p. 654)] + +Mais son vrai maitre, c'etait toujours celui qui avait instruit +Alexandre, et qui semblait devoir, comme par continuation, etre le +precepteur du conquerant de l'ecole. L'esprit percant d'Abelard +donnait, dans les cas douteux, raison au createur de la science sur ses +continuateurs, et par lui l'autorite d'Aristote s'elevait peu a peu a +l'infaillibilite. Et cependant il n'en faisait encore que le premier des +peripateticiens ou le prince de la dialectique. C'etait Platon qu'il +appelait le plus grand des philosophes[40]. Il s'incline devant lui +presque sans le connaitre, et toutes les fois qu'il peut trouver dans la +tradition ou dans quelques citations eparses de ses ouvrages une idee +qu'il comprenne assez pour l'appliquer a ce qu'il etudie, il lui +fait place avec respect, il essaie d'y subordonner les idees +peripateticiennes et voudrait, s'il le pouvait, platoniser la +dialectique d'Aristote. + +[Note 40: _Ab. Op., Introd. ad theol._, p. 1012, 1026, 1032, 1070 et +1134.--Ouvr. ined. _Dialect._, p. 204 et 205. Cette autorite si grande +de Platon, que l'on connaissait si peu, venait des Peres de l'Eglise et +surtout de saint Augustin.] + +Mais bien qu'il ait grand soin, en toute question, de rechercher ce que +disait l'autorite avant de se demander ce que dicte la raison, il ne +craint pas de suivre parfois l'inspiration de sa propre intelligence, et +apres avoir emprunte la science, il lui prete du sien pour l'enrichir. +Il ne s'interdit pas d'etre lui-meme, et il a reussi a passer pour +inventeur; on lui attribue un systeme et une secte. En effet, il s'est +flatte d'avoir produit une solution nouvelle de cette grande et capitale +question, dont il fait lui-meme le noeud gordien de la philosophie. + +Quand il eut refute le realisme dans Guillaume de Champeaux, il +pretendit se garantir du nominalisme, et il refuta Roscelin. Il insista +principalement sur cet argument que, s'il n'existe a la lettre que des +individus, les noms generaux seront eux-memes des noms d'individus; et, +de la sorte, les individualites seront identiques aux generalites, +les parties se confondront avec le tout, et c'en sera fait de toute +difference essentielle, de toute difference qui separe les especes +des genres, les individus des especes, et les parties des touts. On +retomberait ainsi par une autre voie dans l'unite confuse a laquelle +mene le realisme, ou bien il faudrait mutiler la science et egaler +au neant tout ce qui est designe par les noms generaux. Or, ces noms +generaux ont certainement une valeur. Ils repondent a ce qu'entend +l'esprit de l'homme, lorsqu'il embrasse une collection d'individus ou de +choses particulieres, en les rapprochant par leurs communs caracteres, +et lorsqu'il _concoit_ cette multitude comme une unite, ou l'un des +etres qui la composent comme faisant partie de cette totalite. Ainsi +les universaux sont les expressions de _conceptions_ fondees sur les +realites[41]. + +[Note 41: Ouvr. ined., _De Gener. et Spec._, p. 522, 524 et +suiv.--Voyez aussi le livre II de cet ouvrage, c. viii, ix et +x.--Abelard a bien donne, d'apres Boece, cette theorie de la formation +des idees generales; mais il n'a pas soutenu que les genres et les +especes ne fussent rien que ces idees. Sa doctrine est plus subtile et +plus scientifique. Ce sont les modernes qui n'en ont extrait que cela.] + +Telle etait la doctrine qu'Abelard passe pour avoir soutenue, et que les +classificateurs de systemes ont appelee le _conceptualisme_. Ce nom se +lit dans les histoires de la philosophie, qui cependant ont toutes +ete ecrites avant que les ouvrages philosophiques d'Abelard fussent +connus[42]. + +[Note 42: Ces ouvrages n'ont en effet paru qu'en 1836. Aucun des +auteurs anterieurs a cette epoque ne dit les avoir etudies ou connus en +manuscrit. Ce qu'on avait de plus certain sur la philosophie d'Abelard, +c'etait quelques lignes sommaires et obscures dans l'_Historia +calamitatum_, et le dire plus clair, mais non moins succinct, d'Othon de +Frisingen et de Jean de Salisbury. (_Ab. Op._, ep. i, p. 5.--Ott. Fris. +_De Gest. Frid._, l. I, c. CLVII, et Johan. Saresb., _Rec. des Hist._, +t. XIV, p. 300.)] + +L'ardeur de l'esprit, la curiosite de savoir, l'ambition de vaincre ne +permettaient pas qu'Abelard se contentat d'une autorite sans combat; +c'etait un genie militant. Le nouvel eleve d'Aristote avait aussi la +passion des conquetes. Roi dans la dialectique, il voulut dominer encore +dans la theologie. Il resolut d'en faire desormais sa principale etude. + +Le maitre qui tenait le sceptre de cette science etait Anselme de Laon. +Ne dans la premiere moitie du XIe siecle, apres avoir etudie sous +Anselme de Cantorbery, il avait commence a enseigner lui-meme a Paris, +et Guillaume de Champeaux etait un de ses disciples. Depuis plus de +vingt ans, retire a Laon, sa patrie, scolastique ou chancelier de cette +eglise, doyen du chapitre metropolitain, il enseignait la theologie avec +beaucoup d'eclat, et le clerge, meme l'episcopat se peuplaient de ses +eleves. Sa maniere d'enseigner etait simple. C'etait un commentaire +suivi et presque interlineaire du texte de l'Ecriture. Mais il s'etait +acquis tant de reputation que ses lecons attiraient a Laon des auditeurs +de toutes les parties de l'Europe, et qu'il est compte parmi les +auteurs de la celebrite de l'ecole des Gaules[43]. Cette autorite, deja +ancienne, il la devait au temps plus encore qu'au merite; du moins +Abelard le depeint-il comme un vieillard orthodoxe, instruit, disert, +mais dont l'esprit manquait de fermete et de decision. Qui l'abordait +incertain sur un point douteux le quittait plus incertain encore. Il +charmait ses auditeurs par une etonnante facilite d'elocution, mais +le fond des idees etait peu de chose, et il ne savait ni resister ni +satisfaire a une question. "De loin," dit Abelard, "c'etait un bel arbre +charge de feuilles; de pres, il etait sans fruits, ou ne portait que la +figue aride de l'arbre que le Christ a maudit. Quand il allumait son +feu, il faisait de la fumee, mais point de lumiere[44]." + +[Note 43: _Hist. litt. de la Fr._, t. X, p. 170.] + +[Note 44: _Ab. Op._, ep. I, p. 7.] + +Cependant le jeune docteur de Paris vint l'entendre, il se mela a ses +disciples: on devine qu'il ne fut pas captive longtemps. Il ne pouvait +_rester longtemps oisif a son ombre_[45], ni suivre apres s'etre +habitue a conduire. D'abord il se contenta de negliger les lecons. Il +y paraissait de loin en loin. Les plus eminents des autres eleves, +satisfaits et fiers de leur maitre, virent avec deplaisir cette +dedaigneuse indifference; il s'en plaignirent assez haut, et +naturellement ils aigrirent l'esprit d'Anselme. Il arriva qu'un jour, +apres avoir entre eux confere sur quelques points de doctrine, les +ecoliers se mirent a se provoquer par jeu sur les matieres theologiques. +Un d'eux, comme pour eprouver Abelard, lui demanda ce qu'il pensait de +l'enseignement sacre, lui qui n'avait encore etudie que les sciences +naturelles[46]. Il repondit que rien n'etait plus salutaire qu'une +science ou l'on apprenait a sauver son ame; mais qu'il ne pouvait assez +admirer qu'a des hommes lettres il ne suffit pas, pour comprendre les +saints, du texte de leurs ecrits et d'une glose, et qu'on ne devrait pas +avoir besoin d'un maitre. Cette reponse en amena de contraires, et la +plupart des assistants, raillant Abelard, lui demanderent s'il pourrait +faire ce qu'il conseillait, le defierent de l'entreprendre. Il repliqua +que si l'on desirait le mettre a l'epreuve, il etait tout pret. "Soit, +nous le voulons bien," s'ecrierent-ils tous, et d'un ton plus moqueur +encore. "Que l'on me cherche donc," reprit-il, "et qu'on me donne +quelqu'un pour exposer un point peu connu de l'Ecriture." Tous +s'accorderent pour choisir la tres-obscure prophetie d'Ezechiel, qui +passait pour un des ecrivains sacres les plus difficiles. On eut bientot +pris un _expositeur_ qui devait, selon l'usage, lire le texte et faire +connaitre l'etat de la question, et Abelard les invita pour le lendemain +a sa lecon. Aussitot quelques-uns s'empressant, avec un interet +veritable ou affecte, de lui donner des conseils qu'il ne demandait +pas, l'engagerent a ne se point tant hater; et lui remontrerent que +l'entreprise etait grande, qu'elle exigeait des recherches et quelque +precaution, et qu'il devait songer a son inexperience. "Ce n'est point +ma coutume," repondit-il avec vivacite, "de suivre l'usage, mais d'obeir +a mon esprit[47]." Et il ajouta qu'il romprait tout, si l'on ne se +conformait a sa volonte, en ne differant point de se rendre a ses +lecons. A la premiere, il eut peu d'auditeurs; on trouvait ridicule que, +denue presque entierement de lecture sacree, il se hatat d'aborder la +science. Cependant tous ceux qui l'entendirent furent si enchantes +qu'ils lui donnerent de grands eloges, et le presserent de composer +une glose conforme a sa lecon. Au recit de cette premiere epreuve, on +accourut a l'envi pour assister aux suivantes, et tous se montraient +empresses a transcrire les gloses qu'a la priere generale il s'etait mis +a rediger. + +[Note 45: "Non multis diebus in umbra ejus otiosus jacul." (_Id._, +p. 8.)] + +[Note 46: "Qui nondum nisi in physicis studuerat." (Ep. i, p. 8.)] + +[Note 47: "Respondi non esse meae consuetudinis per usum proficere, +sed per ingenium." (Ep. I, p. 8.)] + +Le vieux Anselme s'emut au bruit d'une telle temerite. La douleur et la +colere furent extremes. Comme Pompee, a qui Abelard le compare pour la +grandeur de son attitude et le neant de sa puissance, il voulut defendre +l'ombre de son autorite contre le jeune Cesar de la science[48]. Il +devint son ennemi et le combattit dans la theologie, comme avait fait +Guillaume de Champeaux dans la philosophie. Il se trouvait alors, dans +l'ecole de Laon, deux etudiants qui se distinguaient entre tous, Alberic +de Reims et Lotulfe de Novare. L'un d'eux, le premier, a laisse un nom +dans l'histoire litteraire[49]. Plus ils avaient de merite, plus ils +nourrissaient de grandes esperances, et plus ils devaient concevoir +d'aversion contre le nouveau venu. Ils circonvinrent le vieillard et +l'entrainerent a interdire a ce successeur inattendu la continuation de +ses lecons et de ses gloses, donnant pour motif que, s'il echappait a +son inexperience quelque erreur touchant la foi, on pourrait l'imputer +a celui dont il usurpait ainsi la place. La defense et le pretexte +exciterent parmi les ecoliers une indignation generale; ils crierent +a la jalousie, a la calomnie; ils dirent que jamais pareille chose ne +s'etait vue; et ce commencement de persecution ne fit qu'ajouter a la +gloire de celui qu'elle semblait signaler entre tous. + +[Note 48: Abelard lui applique la _stat magni nominis umbra_ et +la comparaison de l'arbre que Lucain applique a Pompee. (Ep. I, p. +7.--Lucain, _Phars._, l. I.)] + +[Note 49: Alberic de Reims, eleve de Godefroi, scolastique de cette +ville, se perfectionna sous Anselme de Laon, devint archidiacre et +ecolatre de l'eglise de Reims, et enfin archeveque de Bourges en 1130. +Il eut de la reputation comme professeur. Il etait aime de saint +Bernard. Lotulfe ou Loculfo le Lombard, ou, selon Othon de Frisingen, +Leutald de Novare, ami et condisciple d'Alberic, regit avec lui les +ecoles de Reims. On n'en sait rien de plus. (Johan. Saresb., Rec. +des Hist., i. XIV, p. 301.--Ou Fris. _Gest. Frid._, l. I, c. +XLVII.--Duboulai, _Hist. Universit._, Catal. ill. vir., t. II, p. +753.--_Hist. litt._ t. XII, p. 72.)] + +Abelard revint aussitot a Paris. Toutes les ecoles, d'ou il avait ete +jadis expulse, lui etaient maintenant ouvertes; il y rentra en maitre et +occupa facilement cette position dominante dans l'enseignement, qu'on +n'osait plus lui refuser. A la principale chaire, a celle de recteur des +ecoles, etait attache vraisemblablement un canonicat. On croit du moins +que c'est alors qu'il fut nomme chanoine de Paris [50], ce qui n'etait +sans doute qu'un benefice et un titre, et ne prouve nullement que des +lors il fut pretre. + +[Note 50: C'est a cette epoque (vers 1115) que les auteurs de +l'_Histoire litteraire_ placent cette nomination; j'ignore sur quelle +autorite, mais cette opinion est fort probable. Cependant on la +conteste, et D. Gervaise veut qu'Abelard soit devenu chanoine des +le temps ou il professait a Paris, du consentement et a la place du +successeur de Guillaume de Champeaux. Duchesne, sur la foi d'une +chronique manuscrite des archeveques de Sens, pretend qu'il fut chanoine +de Sens et non de Paris; et voici le texte inedit qui motive son +assertion et dont je dois la connaissance a la savante amitie de M. Le +Clerc: _Ex Chronico senonensi Gaufridi de Collone, monarchi Sancti Petri +Viti senonensis, seculo XIIIe_. Manuscrit de la bibliotheque de Sens, n. +271, decrit et apprecie dans le t. XXI de l'_Hist. litt. de la France._ +Fol. 129 v deg., col. 1 et 2. "Anno Domini n deg. c deg. XL deg. (leg. XLII), magister +Petrus Abaulart, canonicus primo maioris ecclesie senononsis, oblit; qui +monasteria sanctimonialium fundauit, spetialiter abbatiam de Paraclito, +in quo sepelitur cum uxore. Suum epitaphium tale est: "Est satis in +titulo, Petrus hic iacet Abaillardus. Hic (_leg._ huic) soli paluit +scibile quidquid erat. Canonicus fuit, et post uxoratus." Cite en +partie, mais sans nom d'auteur, par Andre Duchesne, _Notae ad Hist. +calamitatum_, p. 1150, et Duboulai, _Hist. Univ. paris_, t. II, p. 760. +Les derniers mots on ete ainsi alteres par celui-ci: "Uxoratus primo +fuerat, postea canonicus." Le meme Duboulai dit, a la verite dans une +table seulement, qu'Abelard fut chanoine de Tours; enfin, on voit sur +une vitre de la cathedrale de Chartres une figure vetue en chanoine, +avec ce nom Pierre Baillard, et on veut que ce soit Abelard, chanoine de +Chartres. On ne pouvait en general posseder qu'un seul canonicat comme +on ne pouvait avoir qu'un benefice. Faut-il admettre que le titre de +chanoine honoraire fut alors connu, ou qu'Abelard ait change plusieurs +fois de chapitre? La chose certaine, c'est qu'il etait chanoine, il le +dit lui-meme. Il n'etait pas necessairement pretre pour cela. On ne sait +quand il le devint; peut-etre en se faisant moine a Saint-Denis. +(Cf. _Ab. Op._, ep. l, p. 16.--_Hist litt._, t. XII, p. 81.--_Vie +d'Abeillard_, t. I, p. 28.--_Hist. Universit. paris._, t. II, _in +indic._--Niceron, _Mem. pour servir a l'Hist. des Homm. ill._, t. +VI.--_Rech. hist. sur la ville de Sens_, par M. Th. Tarbe, c. XXI, +p.443.)] + +Dans sa nouvelle situation, il continua et termina son interpretation +d'Ezechiel, commencee et suspendue a Laon. Par ce genre d'enseignement +il obtint un grand succes, et bientot il eut dans la theologie autant +de faveur que dans la predication philosophique. Tout le domaine de la +science fut range sous sa loi, une multitude studieuse se pressa en +s'inclinant autour de lui, et il vecut tranquille quelques annees. + +On aime a se representer l'existence d'Abelard, ou, comme on l'appelait, +du maitre Pierre, a cette epoque de sa vie, au milieu de cette ville de +Paris qu'il remplissait de son nom. Paris, ce n'etait guere alors que +la Cite. Sur cette ile fameuse, qui partage la Seine au milieu de notre +capitale, se concentraient toutes les grandes choses, la royaute, +l'Eglise, la justice, l'enseignement. La, ces divers pouvoirs avaient +leur principal siege. Deux ponts unissaient l'ile aux deux bords du +fleuve. Le Grand-Pont conduisait sur la rive droite, a ce quartier +qu'entre les deux antiques eglises de Saint-Germain-l'Auxerrois et de +Saint-Gervais, commencait a former le commerce, et qu'habitaient les +marchands etrangers, attires par l'importance et la renommee deja +considerable de la Lutece gauloise. C'etaient eux qui devaient, +confondus sous le nom d'une seule nation, le transmettre a une partie de +cette ville nouvelle qui allait s'appeler le quartier des Lombards. +Vers la rive gauche, le Petit-Pont menait au pied de cette colline dont +l'abbaye de Sainte-Genevieve couronnait le faite, et sur les flancs de +laquelle l'enseignement libre avait deja plus d'une fois dresse ses +tentes. Les plaines voisines se couvraient peu a peu d'etablissements +pieux ou savants, destines a une grande renommee; a l'est, la communaute +de Saint-Victor venait d'etre fondee; a l'ouest, la vieille abbaye de +Saint-Germain-des-Pres attestait, dans sa grandeur, le souvenir de ce +saint eveque de Paris dont la memoire le disputait a celle de saint +Germain d'Auxerre; car les deux plus anciens monuments de Paris sont +dedies au meme nom[51]. La aussi, la jeunesse de la ville, et ces +ecoliers, ces clercs qui n'etaient pas tous jeunes alors, venaient sur +des pres, devenus des lieux historiques, chercher les exercices et les +rudes jeux qui convenaient a la robuste nature des hommes de ce temps. +Leur residence etait surtout dans le voisinage du Petit-Pont, et leur +foule toujours croissante ne pouvant tenir dans l'ile, s'etait repandue +sur le bord de la riviere, au pied de la colline, qui devait par eux +s'appeler le _pays latin_, et opposer, d'une rive a l'autre la ville de +la science a la ville du commerce. + +[Note 51: Saint Germain d'Auxerre fui eveque au Ve siecle et saint +Germain de Paris, au VIe. L'eglise de Saint-Germain-l'Auxerrois, fondee, +dit-on, par Chilperic I, detruite par les Normands, fut rebatie par le +roi Robert; et il peut subsister quelque chose de cette reconstruction +dans l'edifice actuel. On dit que le portail est du temps de Philippe +le Bel; les parties modernes sont du XVIe siecle. La fondation de +Saint-Germain-des-Pres, sous une autre invocation, date du temps de +saint Germain lui-meme (23 decembre 558). Cette eglise fut detruite +aussi par les Normands. La reconstruction en fut commencee au plus tard +en 990, et terminee, dit-on, en 1014; l'eglise, a peu pres dans son +etat actuel, a ete dediee en 1163. Voyez dans les Documents inedits sur +l'histoire de France, _Paris sous Philippe le Bel_, p. 362 et 454, et +_l'Histoire du diocese de Paris_, par l'abbe Lebeuf.] + +Dans la Cite, vers la pointe occidentale de l'ile, s'elevait le palais +souvent habite par nos rois, theatre de leur puissance et surtout de ce +pouvoir judiciaire qui y regne encore en leur nom, et qui alors meme, +exerce par leurs delegues, paraissait la plus populaire de leurs +prerogatives et le signe reconnaissable de leur souverainete. Un jardin +royal, comme on pouvait l'avoir en ce siecle, un lieu plante d'arbres +entre le palais et le terre-plein ou Henri IV a sa statue, s'ouvrait en +certains jours comme promenade publique au peuple, a l'ecole, au clerge, +et a ce peu de nobles hommes qui se trouvaient a Paris. En face du +palais, l'eglise de Notre-Dame, monument assez imposant, quoique bien +inferieur a la basilique immense qui lui a succede, rappelait a tous, +dans sa beaute massive, la puissance de la religion qui l'avait eleve, +et qui de la protegeait en les gouvernant les quinze eglises dont on ne +voit plus les vestiges, environnant la metropole comme des gardes ranges +autour de leur reine. La, a l'ombre de ces eglises et de la cathedrale, +dans de sombres cloitres, en de vastes salles, sur le gazon des preaux, +circulait cette tribu consacree, qui semblait vivre pour la foi et la +science, et qui souvent ne s'animait que de la double passion du pouvoir +ou de la dispute. A cote des pretres, et sous leur surveillance, parfois +inquiete, souvent impuissante, s'agitait, dans le monde des etudes +sacrees et profanes, cette population de clercs a tous les degres, de +toutes les vocations, de toutes les origines, de toutes les contrees, +qu'attirait la celebrite europeenne de l'ecole de Paris; et dans cette +ecole, au milieu de cette nation attentive et obeissante, on voyait +souvent passer un homme au front large, au regard vif et fier, a la +demarche noble, dont la beaute conservait encore l'eclat de la jeunesse, +en prenant les traits plus marques et les couleurs plus brunes de la +pleine virilite. Son costume grave et pourtant soigne, le luxe severe de +sa personne, l'elegance simple de ses manieres, tour a tour affables et +hautaines, une attitude imposante, gracieuse, et qui n'etait pas sans +cette negligence indolente qui suit la confiance dans le succes et +l'habitude de la puissance, les respects de ceux qui lui servaient de +cortege, orgueilleux pour tous, excepte devant lui, l'empressement +curieux de la multitude qui se rangeait pour lui faire place, tout, +quand il se rendait a ses lecons ou revenait a sa demeure, suivi de ses +disciples encore emus de sa parole, tout annoncait un maitre, le plus +puissant dans l'ecole, le plus illustre dans le monde, le plus aime dans +la Cite. Partout on parlait de lui; des lieux les plus eloignes, de +la Bretagne, de l'Angleterre, _du pays des Sueves et des Teutons_, on +accourait pour l'entendre; Rome meme lui envoyait des auditeurs[52]. La +foule des rues, jalouse de le contempler, s'arretait sur son passage; +pour le voir, les habitants des maisons descendaient sur le seuil de +leurs portes, et les femmes ecartaient leur rideau, derriere les petits +vitraux de leur etroite fenetre. Paris l'avait adopte comme son enfant, +comme son ornement et son flambeau. Paris etait fier d'Abelard, et +celebrait tout entier ce nom dont, apres sept siecles, la ville de +toutes les gloires et de tous les oublis a conserve le populaire +souvenir. + +[Note 52: L'affluence fabuleuse des auditeurs de tout pays aux +lecons d'Abelard est attestee par tous les contemporains, amis ou +ennemis; d'abord par lui-meme, puis par Foulque de Deuil, Berenger de +Poitiers, saint Bernard, Othon de Frisingen, Jean de Salisbury, les +auteurs de la _Chronique du couvent de Morigni_, etc. etc. (_Ab. +Op._, ep. I, p. 6; ep. II, p. 46; pars II, ep. I, p. 218. Not., p. +1155.--Saint Bern.; ep. CLXXXVIII, CLXXXIX, etc.--Ott. Fris. _De Gest. +Frid._, l. I, c. XLVII.--Johan. Saresb. _Metal_. l. II, c. x.--_Rec. +des Hist. Ex Chron. maurin._, t. XII, p. 80.)] + +Telle etait sa situation a ce moment le plus calme et le plus brillant +de sa vie. Il ne devait cette situation qu'a lui-meme, a son travail, a +son opiniatrete, a sa belliqueuse eloquence, et rien ne lui interdisait +de penser qu'il la dut aussi a l'empire de la verite. + +Il semblait donc, il pouvait se croire revetu d'un apostolat +philosophique; et cette fois, la mission spirituelle n'etait pas une +mission de pauvrete, d'humiliations ni de souffrances. Sa richesse +egalait sa renommee; car l'enseignement n'etait pas gratuitement donne +a ces cinq mille etudiants qui, dit-on, venaient de tous les pays +pour l'entendre. Parvenu a ce faite de grandeur intellectuelle et de +prosperite mondaine, il n'avait plus qu'a vivre en repos. + +Mais le repos etait impossible: il ne convient qu'aux destinees obscures +et aux ames humbles. Abelard s'estimait desormais, c'est lui qui +l'avoue, le seul philosophe qu'il y eut sur la terre[53]. Aucune raison +humaine n'a encore resiste a l'epreuve d'un rang supreme et unique. +Abelard, oisif, ne pouvait donc rester calme; il fallait que par quelque +issue l'inquietude ardente de sa nature se fit jour et se donnat +carriere. Des passions tardives eclaterent dans son ame et dans sa vie, +et il entra, pousse par elles, dans une destinee nouvelle et tragique +qui est devenue presque toute son histoire. + +[Note 53: "Cum jam me solum in mundo superesse philosophum +estimarem." (Ep. I, p. 9.)] + +Il avait jusqu'alors vecu dans la preoccupation exclusive de ses etudes +et de ses progres. La science et l'ambition, qui animaient sa vie, la +maintenaient pure et reguliere. On ne voit meme pas que les premiers +feux de la jeunesse y eussent porte quelque desordre. Il montrait pour +les habitudes dereglees d'une grande partie des habitants des ecoles +un dedaigneux eloignement. Quoique sa reputation lui eut attire la +bienveillance de quelques grands de la terre, il les voyait peu, et sa +vie toute d'activite litteraire l'ecartait de la societe des nobles +dames; il connaissait a peine la conversation des femmes laiques[54]. +D'ailleurs, si jamais Abelard devait aimer, c'etait en maitre, et les +soins complaisants et laborieux d'un amour qui se cache et qui supplie +allaient mal a sa nature. Cependant, au milieu de cette felicite sans +obstacle, une sorte de mollesse interieure s'emparait de lui, la +severite l'abandonna. On a meme pretendu qu'il se livra a des plaisirs +qui compromirent sa dignite et jusqu'a sa fortune[55], mais il le nie +hautement; d'ailleurs de vaines voluptes ne pouvaient suffire a son ame, +et il se demandait encore d'ou lui viendrait l'emotion. + +[Note 54: "Ab excessu (_lisez_ accessu) et frequentatione nobilium +foeminarum studii scholaris assiduitate revocabar, nec laicarum +conversationem multum noveram." (Ep. I, p. 10.)] + +[Note 55: Foulque lui rappelle dans une lettre, d'ailleurs amicale, +qu'il s'etait ruine avec des courtisanes. Comme la lettre est, selon +l'usage du temps, une oeuvre de rhetorique, on y peut soupconner un peu +d'hyperbole; mais il est difficile que le fond soit sans aucune verite. +Reste a savoir a quelle epoque de la vie d'Abelard il faut placer ses +desordres; est-ce avant qu'il connut Heloise? est-ce a la suite de son +amour? Que ceux qui se piquent de connaitre le coeur humain en decident. +On lit dans une piece de vers qu'il fit pour son fils: + + Gratior est humilis meretrix quam casta superba, + Perturbatque domum saepius ista suum. + ........................................ + + Deterior longe linguosa est foemina scorta (_lisez_ scorto); + Hoc aliquis, nullis illa placere potest. + +(_Ab. Op._, part. II, ep. I, p. 219.--Cousin, _Frag. phil._, t. III, +app., p. 444.)] + +Il y avait dans la Cite une tres-jeune fille (elle etait nee, dit-on, a +Paris, en 1101), nommee Heloise, et niece d'un chanoine de Notre-Dame, +appele Fulbert[56]. + +[Note 56: Heloise, Helwide, Helvilde, Helwisa ou Louise; Abelard +veut que ce nom vienne de l'hebreu _Heloim_, un des noms du Seigneur. +Il regne beaucoup d'obscurite sur l'origine, la patrie, la famille +d'Heloise. Il n'y a nulle raison de supposer qu'elle fut la fille +naturelle de Fulbert, encore moins, comme le dit Papire Masson, d'un +autre chanoine de Paris nomme Jean, ou, selon Mme Guizot, Ycon. +D'Amboise, Duchesne, Gervaise, et en general les biographes veulent +qu'elle ait vecu autant de temps qu'Abelard, ce qui, je le remarque +apres les auteurs de l'_Histoire litteraire_, ne porte sur aucune +preuve, mais ce qui la ferait naitre vers 1101. (Cf. _Ab. Op._, part. +I, ep. i et v, p. 10 et 72; pref. apol.; Not., p. 1140.--Pap. Mass. +_Annal._, lib. III, p. 239.--Hug., Metel, ep. xvi et xvii.--Bayle, art. +_Heloise_.--_Hist. lit._, t. XII, p. 629 et suiv.--_Essai sur la vie et +les ecrits d'Abelard_, par Mme Guizot, p. 349.)] + +Orpheline et pauvre, elle habitait pres des ecoles, dans la maison de +son oncle; mais on croit qu'elle etait de noble naissance, ou du moins +liee par le sang, peut-etre par Hersende, sa mere, a une famille +illustre, a la famille des Montmorency, qui avait deja donne a l'Etat +deux connetables[57]. Elevee dans sa premiere enfance au couvent +d'Argenteuil, pres de Paris, son oncle l'avait instruite dans la science +litteraire, ce qui etait rare chez les femmes[58]. Elle y avait fait des +progres surprenants, jusque-la qu'en pretendait qu'elle savait, avec +le latin, le grec et l'hebreu[59]. Sa figure, sans avoir une parfaite +beaute, l'aurait distinguee; mais sa veritable distinction etait +ailleurs. Son esprit et son instruction avaient fait connaitre son nom +dans tout le royaume[60]. On ne sait pas quand Abelard la vit ni comment +il la rencontra. On dirait presque, a lire son recit, qu'il ne l'aima +qu'avec premeditation, qu'il devint son amant systematiquement, et qu'il +arreta sur elle ses regards comme sur la passion la plus digne de +lui, et, le dirai-je? la plus facile. Mais c'est souvent le propre et +l'illusion des esprits reflechis et raisonneurs que de prendre leur +penchant pour un choix, et de croire que leurs entrainements ont ete des +calculs. Toujours est-il qu'Abelard nous raconte qu'avec son nom, sa +jeunesse, sa figure, il ne devait craindre aucun refus, quelle que fut +celle qu'il daignat aimer; mais qu'Heloise menait une vie retiree, que +le gout de la science creait entre elle et lui une relation naturelle, +que cette communaute de travaux et d'idees devait autoriser un libre +commerce de lettres et d'entretiens, et que c'est tout cela qui le +decida. Il se trompe, un noble et secret instinct lui disait qu'il +devait aimer celle qui n'avait point d'egale. + +[Note 57: Alberic et Thibauld de Montmorency, tous deux vers la fin +du XIe siecle. Nul ne dit comment Heloise eut appartenu a cette famille. +Si c'etait une parente legitime, ce devait etre par les femmes. Bayle +ne croit point a cette parente, Heloise disant a Abelard, en quelque +endroit: _Genus meum sublimaveras_. Cette raison n'est pas decisive. +(_Ab. Op._, ep. iv, p. 57.) C'est une pure conjecture de Turlot que de +donner pour mere a Heloise la premiere abbesse de Sainte-Marie-aux-Bois, +pres Sezanne, Hersendis, qui aurait ete la maitresse d'un Montmorency, +et qui aurait passe pour etre celle de Fulbert. (_Abail. et Hel._, p. +154.)] + +[Note 58: "Bonum hoc literatoriae scilicet scientiae in mulieribus +est rarius.--Literatoriae scientiae, quod perrarum est, operam dare." +(_Ab. Op._, ep. i, p. 10; part. II, ep. xxiii, p. 337.)] + +[Note 59: Abelard le dit lui-meme (part. II, ep. vii, _ad virg. +par._, p. 260.--Voyez aussi la Chronologie de Robert, _Rec. des Hist._, +t. XII, p. 294). Le vrai, c'est qu'elle savait le latin et l'ecrivait +avec facilite et talent. Quant au grec et a l'hebreu, j'ai peine a +croire qu'elle en connut rien de plus que les caracteres et quelques +mots cites habituellement en theologie ou en philosophie.] + +[Note 60: "In toto regno nominatissimam." (Ep. I, p. 10.) Observez +qu'il s'en fallait alors que _totum regnum_ fut toute la France; mais +il n'en est pas moins vrai que la reputation litteraire et scientifique +d'Heloise n'a pas eu d'egale dans les temps modernes. Malgre la +declaration modeste d'Abelard, _per faciem non infima_, on s'est obstine +a croire a la grande beaute d'Heloise. On a suppose, contre toute +vraisemblance, que le _Roman de la Rose_, commence et surtout acheve +apres la mort d'Abelard, etait son ouvrage, parce qu'il y est question +de lui, et l'on a dit qu'il y avait fait le portrait d'Heloise, sous +le nom de _Beaute_. C'est le portrait de la beaute parfaite suivant +Guillaume de Lorris, auteur de la premiere partie du poeme. (Le _Roman +de la Rose_, v. 999, edit. de M. Meon, t. 1, p. 41.) + + El ne fu oscure ne brune, + Ains fu clere comme la lune, + Envers qui les autres estoiles + Resemblent petites chandoiles. + Tendre et la char comme rousee + Simple fu cum une espousee + Et blanche comme flor de lis; + Si ot le vis (_visage_) cler et alis (_uni_), + Et fu greslete et alignie, + Ne fu fardee ne guignie (_deguisee_): + Car el n'avoit mie mestier + De sol tifer ne d'afetier. + Les cheveus ot blons et si lons + Qu'il li batoient as talons; + Nez ot bien fait, et yelx et bouche. + Moult grand doucor au cuer me touche, + Si m'aist Diex, quant il me membre (_souvient_) + De la facon de chascun membre, + Qu'il n'ot si bele fame ou monde, + Briement el fu jonete et blonde, + Sede (_gracieuse_), plaisante, aperte, et cointe (_jolie_), + Grassete et gresle, gente et jointe. + +Il chercha donc les moyens d'arriver jusqu'a elle et de se rendre +familier dans la maison. Des amis s'entremirent, et il fit proposer +a l'oncle Fulbert, qui demeurait dans le voisinage des ecoles, de le +prendre en pension chez lui pour un prix convenu. Il fit valoir ses +travaux assidus, l'ennui que lui causaient les soins dispendieux d'une +maison, sa negligence plus dispendieuse encore. Fulbert etait avide, et +de plus tres-jaloux d'augmenter par tous les moyens l'instruction de +sa niece. Non-seulement il consentit a tout, mais il crut avoir desire +lui-meme ce qu'on esperait de lui, et vint en suppliant commettre +entierement sa pupille a l'illustre et redoutable precepteur, qui devait +la voir a toute heure, qui, chaque fois qu'il reviendrait des ecoles, +pouvait, ou le jour ou la nuit, lui donner des lecons, et meme, voyez la +naivete de cet age, la frapper a la facon d'un maitre, si l'eleve etait +indocile[61]. Abelard admira tant de simplicite; il lui semblait +que l'on confiait la brebis au loup ravissant. Non-seulement on lui +accordait la liberte, l'occasion, mais jusqu'a l'autorite, et au droit +de menacer et de punir celle que la seduction n'aurait pu vaincre. +Deux choses aveuglaient le vieillard; l'amour-propre passionne qui +l'attachait aux succes de sa niece, et l'ancienne reputation de purete +de la vie passee d'Abelard. "Que dirai-je de plus?" ecrit ce dernier +en racontant tout ceci, "nous n'eumes qu'une maison, et bientot nous +n'eumes qu'un coeur[62]." + +[Note 61: "Bernardus carnotensis, exundantissimus modernis +temporibus fons literarum in Gallia.... quoniam memoria exercitio +firmatur, ingeniumque acuitur ad imitandum ea quae audiebant, alios +admonitionibus, alios flagellis et poenis urgebat." Ainsi parle un des +eleves de Bernard de Chartres, Jean de Salisbury. (_Metalog._, l. I, c. +XXIV.) Quant au droit qu'Abelard recut de Fulbert de frapper son eleve, +il faut voir dans le texte tout ce qu'Abelard en raconte. (Ep. I, p. 11, +et ep. V, p, 71.)] + +[Note 62: _Ab. Op._, ep. I, p. 11.] + +"A mesure que l'on a plus d'esprit," a dit Pascal, "les passions sont +plus grandes, parce que les passions n'etant que des sentiments et des +pensees qui appartiennent purement a l'esprit, quoiqu'elles soient +occasionnees par le corps, il est visible qu'elles ne sont plus que +l'esprit meme, et qu'ainsi elles remplissent toute sa capacite. Je ne +parle que des passions de feu.... La nettete d'esprit cause aussi la +nettete de la passion; c'est pourquoi un esprit grand et net aime avec +ardeur, et il voit distinctement ce qu'il aime[63]." + +[Note 63: Fragment publie par M. Cousin. (_Des Pensees de Pascal_, +seconde edition, p.897.)] + +On montre encore dans la Cite, au bord du chevet de Notre-Dame, pres +l'ancien quartier du cloitre, a l'extremite d'une rue etroite et +tortueuse, toujours habitee par des membres du chapitre metropolitain, +et dont les abords sont en tout temps parcourus, comme au moyen age, par +des clercs de tous grades, revetus des costumes pittoresques du clerge +nombreux et complet d'une riche cathedrale, la maison qu'une tradition +locale designe comme celle du chanoine Fulbert[64]. Elle est pres de la +Seine, dont la separe seulement un quai, plus eleve maintenant que le +sol de la rue ou elle est batie. Au moyen age, vers 1116 ou 1117, le +terrain devait, du pied de cette maison, aller en pente jusqu'a la +riviere et former l'emplacement de l'ancien port Saint-Landry; des +fenetres de la maison, on devait voir en plein la vaste greve ou s'eleve +aujourd'hui cet hotel de ville, magnifique palais des revolutions. + +[Note 64: C'est la premiere maison a gauche en entrant dans la rue +des Chantres, ou l'on descend du quai Napoleon par un escalier. Une +inscription au dessus de la porte designe cette maison a la curiosite +des passants, elle est ainsi concue: + +HELOISE, ABELARD HABITERENT CES LIEUX, DES SINCERES AMANS MODELES +PRECIEUX. + +L'AN 1118. + +Dans l'interieur de la cour, un double medaillon, incruste dans le mur, +offre le profil d'une tete d'homme et d'une tete de femme: on dit que +c'est Heloise et Abelard. Cette sculpture est tres-posterieure au +XIIe siecle; M. Alexandre Lenoir pense qu'elle en remplace une plus +authentique, et qu'elle est l'ouvrage de restaurateurs ignorants, +peut-etre non anterieurs au XVIe. La maison n'est pas ancienne, ou du +moins, ses murs exterieurs ont ete recemment batis; la disposition +generale des murs et surtout de l'escalier pourraient bien etre du +temps. On ne donne nulle preuve de la tradition attachee a cette maison; +mais cette tradition a sa valeur par son existence meme. On dit, dans +le quartier, qu'Abelard habitait la maison situee a gauche et qui est +remplacee par une grande construction moderne. Turlot donne sur tout +cela quelques details hasardes, et la lithographie du medaillon. +(_Abail. et Hel._, p. 153 et 154.--_Mus. des Mon. Franc._, t. I, p. +223.)] + +C'est la, dans cette demeure modeste, au jour sombre que des fenetres +etroites laissaient penetrer dans la chambre simple et rangee d'une +jeune bourgeoise de Paris, ou bien a la lueur rougeatre d'une lampe +vacillante, qu'Abelard, impatient et ravi, venait employer a seduire +une pauvre fille sans experience et sans crainte le genie qui soulevait +toutes les ecoles du monde. C'est la que les plaisirs de la science, +les joies de la pensee, les emotions de l'eloquence, tout etait mis +en oeuvre pour charmer, pour troubler, pour plonger dans une ivresse +profonde et nouvelle, ce noble et tendre coeur qui n'a jamais connu +qu'un amour et qu'une douleur, ce coeur que Dieu meme n'a pu disputer a +son amant. + +Mais quelles lecons Abelard donnait-il a Heloise? Lui enseignait-il les +secrets du langage et les arts savants de l'antiquite? Promenait-il cet +esprit penetrant et curieux dans les sentiers sinueux de la dialectique? +Lui revelait-il les obscurs mysteres de la foi, dans le langage lumineux +de la raison philosophique? Enfin lui lisait-il ces poetes qu'il cite +dans ses ouvrages les plus austeres, et le professeur de theologie +recitait-il a son eleve, avec ce talent de diction qu'on admirait, les +vers impurs de l'_Art d'aimer_[65]? Quel fut enfin, quel fut le livre +qui servit, comme dans le recit du Dante, a la seduction de cette femme, +historique modele de la poetique Francoise de Rimini[66]? On ne le sait, +et cependant on sait que tout le talent d'Abelard fut complice de son +amour. "Vous aviez," lui ecrivait, longtemps apres, Heloise encore +charmee de ce qui l'avait perdue, "vous aviez surtout deux choses qui +pouvaient soudain vous gagner le coeur de toutes les femmes, c'etait +la grace avec laquelle vous recitiez et celle avec laquelle vous +chantiez[67]." Et ses chants, il les composait pour elle. Ainsi le +philosophe etait devenu un orateur, un artiste, un poete. L'amour avait +complete son genie et acheve son universalite. + +[Note 65: Abelard cite souvent Ovide, el quelquefois l'_Art +d'aimer_.] + +[Note 66: la bocca mi bacio tutto tremante; Galeotto fu il libro e +chi lo scrisse. (DANTE, c. V.)] + +[Note 67: "Duo autem, fateor, tibi specialiter inerant quibus +foeminorum quarumlibet animos statim allicere poteras, dictandi scilicet +et cantandi gratia." (_Ab. Op._, ep. II, p. 46.)] + +On sent que tout dut seconder une seduction inevitable. L'etude leur +donnait toutes les occasions de se voir librement, et le pretexte de la +lecon leur permettait d'etre seuls. Alors les livres restaient ouverts +devant eux; mais ou de longs silences interrompaient la lecture, ou des +paroles intimes remplacaient les communications de la science. Les yeux +des deux amants se detournaient du livre pour se rencontrer et pour se +fuir. Bientot la main qui devait tourner les pages, ecarta les voiles +dont Heloise s'enveloppait, et ce ne fut plus des paroles, mais des +soupirs qu'on put entendre. Enfin la passion triomphante emporta les +deux amants jusqu'aux limites de son empire. Tout fut sacrifie a ce +bonheur sans melange et sans frein. Tous les degres de l'amour furent +franchis. Que sais-je? jusqu'aux droits de l'enseignement, jusqu'aux +punitions du maitre, devinrent, c'est Abelard qui l'avoue, des jeux +passionnes _dont la douceur surpassait la suavite de tous les parfums_. +Tout ce que l'amour peut rever, tout ce que l'imagination de deux +esprits puissants peut ajouter a ses transports, fut realise dans +l'ivresse et dans la nouveaute d'un bonheur inconnu[68]. + +[Note 68: Les passages dont je rends ici la pensee, ont ete cites +partout. Je n'en rapporte que deux comme pieces il l'appui: "Quoque +minus suspicionis habermus, verbera quandoque dabat amor.... quae +omnium unguentorum suavitatem transcenderent.... si quid insolilum amer +excogitare potuit, est additum."--(_Ab. Op._, ep. I, p. 11.)] + +Mais cependant, qu'etait devenu l'enseignement des ecoles? le maitre +Pierre ennuye, degoute, n'y paraissait plus qu'a regret. A peine lui +restait-il quelques heures de jour pour les donner a l'etude. Quant a +ses lecons, il les faisait avec negligence et froideur; il repetait +d'anciennes idees, et ne parlait plus d'inspiration. Devenu un simple +recitateur, il n'inventait plus rien, ou s'il inventait quelque chose, +c'etaient des vers et des vers d'amour. Il parait qu'il en composa +beaucoup en langue vulgaire, ou, comme on disait alors, barbare[69]; ces +chansons etaient vraisemblablement dans le gout des trouveres, dont il +fut un des premiers en date, ou, si l'on veut, le predecesseur. A tous +ses talents, a toutes les initiatives de son esprit, il faudrait donc +ajouter celle de la poesie nationale. Chose plus singuliere! il laissait +ses chansons d'amour se repandre au dehors et courir la ville et le +pays; longtemps apres cette epoque, elles se retrouvaient encore dans +la bouche de ceux dont la situation ressemblait a la sienne[70]. Car il +devint de bonne heure le patron des amoureux, et il avait "du talent +pour les vaudevilles," dit un benedictin qui a ecrit sa biographie[71]. +Ainsi l'aventure qui aurait du rester le touchant mystere de toute sa +vie devint un bruit public et passa de son aveu et par degres a cet etat +de roman populaire qu'elle a conserve jusqu'a nos jours. Il y avait dans +cet homme quelque chose de l'insolence de ces natures faites pour le +commandement et la royaute. Il posait sans voile devant la foule; +il semblait penser que tout ce qui l'interessait devenait digne de +l'attention generale, que ses actions surpassaient le jugement commun et +que tout en lui devait etre donne comme en spectacle au monde. + +[Note 69: _Barbarice. (Ab. Op._, part. II, Exp. symb., p. 369.)] + +[Note 70: "Abelard serait donc le premier des trouveres," dit M. +Ampere. (_Hist. de la format. de la lang. franc._, pref., p. XX.) +Cependant M. Leroux de Lincy, qui a publie un _Recueil des chants +historiques francais_, depuis le XIIe jusqu'au XVIIIe siecle (2 vol. +in-12, Paris, 1841, 1842), conjecture que les chansons d'Abelard etaient +en latin; et c'est aussi l'opinion de M. Edelestand Dumeril (_Journ. +des sav. de Normand._, 2e liv., p. 129). Cependant Heloise dit qu'on la +chantait sur les places publiques; peut-etre aussi que, suivant le +gout du temps, les vers latins et les vers romans etaient meles. On +a annonce, il y a quelques annees, que ces chansons venaient d'etre +retrouvees au Vatican; et la _Biographie anglaise_ le repetait en 1842. +On aura voulu parler des complaintes latines bibliques que M. Greith a +publiees (_Spicilegium Vaticanum_, Frauenfeld, 1838), et ce ne sont ni +des chansons d'amour ni des chansons populaires. On pouvait esperer, +en ce genre, quelque decouverte curieuse des manuscrits mentionnes aux +articles 87, 88, 89 et 90 du catalogue de M. Greith sous ces titres: +_Cantilenae lingua gallica antiqua scriptae_, _Carmina amatoria_, etc., +p. 131. Mais la plupart de ces chansons francaises du Vatican ont ete +publiees dans le recueil d'Adelbert Keller, intitule: _Romvart_, p. 245, +etc., Manheim, 1844, in-8. Il n'y en a point d'Abelard. Voyez ci-apres +la note sur les elegies bibliques. Le _Recueil des chants hist. franc._, +Introd. p. v, et _Ab. Op._, ep. I, p. 12; ep. II, p. 40 et 48.] + +[Note 71: Dom Clement, regarde comme l'auteur de l'article +_Abelard_, dans l'_Histoire litteraire de la France_, t. XII, p. 92, et +t. VII, p. 50.] + +La desolation fut grande parmi les ecoliers, lorsqu'ils s'apercurent de +la preoccupation qui leur enlevait leur maitre. Ils assistaient avec +tristesse a ces lecons inanimees que leur donnait encore celui dont +l'ame etait ailleurs. Il leur semblait l'avoir perdu, et quelques-uns ne +pouvaient voir sans alarmes ce que tous voyaient avec douleur. Il est +impossible que les ennemis secrets d'Abelard n'en ressentissent pas +une joie egale; mais ils ne la montraient pas, et telle etait alors sa +puissance ou la liberte des moeurs, qu'il ne parait pas que le bruit de +son aventure lui ait beaucoup nui dans les premiers temps, ni qu'on ait +songe a la tourner contre lui. Il etait clerc, nous savons qu'il portait +le titre de chanoine; on a meme cru, bien que sans preuve, qu'il etait +deja pretre[72]. Mais dans le relachement et la rudesse du moyen age, +le dereglement ne faisait un tort serieux qu'au jour ou il devenait +l'occasion de quelque violence. Or ici rien de semblable; l'aventure +etait publique; on en parlait, on la chantait dans Paris. Nul ne +l'ignorait, hormis, bien entendu, le plus interesse a la savoir. Dans +ses illusions d'affection, de respect et de vanite, Fulbert ne se +doutait de rien, et plusieurs mois se passerent avant qu'il fut averti; +il repoussa meme les premiers avis; mais enfin il concut des soupcons, +et il separa les deux amants. + +[Note 72: Il est certain qu'il le fut plus tard. Une fois abbe, il +disait la messe. (_Ab. Op._, part. I, ep. i et iv, part. II, ep. xxiii, +p. 39, 54 et 341.) Mais a l'epoque que nous racontons on ne voit que ces +mots _clericus, canonicus_, et nous ne croyons pas qu'il fut encore +dans les ordres. Aucun historien ne s'explique sur ce point. Un auteur +ecclesiastique ne represente Abelard que comme beneficier, ce qui +l'engageait a de certains voeux, non pas, il est vrai, irrevocables. +Dans ses objections contre le mariage, Heloise l'attaque comme contraire +a la dignite d'un clerc, a sa fortune a venir, dans l'Eglise, mais non +a des engagements formels. Bayle en conclut que le celibat n'etait +pas alors une obligation stricte pour les pretres, mais un devoir +de perfection. D. Gervaise en induit an contraire, quoiqu'avec peu +d'assurance, qu'Abelard etait encore libre, le concile de Reims venant +de renouveler les canons d'un concile tenu a Londres en 1102 contre les +pretres, diacres et sous-diacres qui se marieraient. Mais le concile de +Reims (1119) n'avait pas encore eu lieu, et ses defenses prouvent que la +regle du celibat des pretres n'etait pas aussi solennellement consacree +et suivie qu'elle l'a ete depuis. Nous voyons d'ailleurs, dans un des +ouvrages d'Abelard, qu'il pensait qu'un pretre pouvait etre marie une +fois, pourvu qu'il n'eut pas fait de voeu contraire. Il n'y a pas +impossibilite de soutenir l'opinion de Bayle; mais celle de D. Gervaise +a pour elle les meilleures apparences. (_Ab. Op._, ep. i, p. 16.--_P. +Ab. Epitom. theol._, c. xxxi, p. 90. Rheinwald edit. Berlin, +1835.--Bayle, _Dict. crit._, art. _Heloise_.--D. Gervaise, _Vie +d'Abeil._, t. I, p. 74.--_Hist. de saint Bernard_, par M. l'abbe +Ratisbonne, t. II, p. 36.)] + +La honte et la douleur, mais la douleur plus que la honte, les +accablaient a ce fatal moment. Tous deux rougissaient, gemissaient, +pleuraient; mais aucun ne se plaignait pour lui-meme. Abelard n'avait +d'autre repentir que de voir Heloise affligee, et dans le chagrin de +son amant elle mettait tout son desespoir. On les separait, mais leurs +coeurs restaient unis. La contrainte ne faisait qu'allumer en eux de +nouveaux desirs; puisque la honte avait eclate, il n'y en avait plus; +ils se faisaient comme un devoir de leur amour. Ils continuerent donc +a se voir secretement. Un jour, ils furent surpris, et le classique +Abelard dit qu'il leur arriva ce qu'une fable poetique raconte de Venus +et de Mars[73]. + +[Note 73: Ep. i, p. 13.] + +Peu apres, Heloise s'apercut qu'elle etait grosse, et avec l'exaltation +de la joie, elle l'ecrivit a son maitre, le consultant sur ce qu'il y +avait a faire. Une nuit, en l'absence de l'oncle, il entra furtivement +dans la maison, et comme ils en etaient convenus, il emmena Heloise et +la conduisit incontinent dans sa patrie. La, il l'etablit chez sa soeur, +ou elle demeura jusqu'a ce qu'elle mit au monde un fils qui recut d'elle +le nom de Pierre Astrolabe[74]. + +[Note 74: _Astrolabius_ ou _Astralabius_ dans les lettres d'Abelard +et d'Heloise, _Petrus Astralabius_ dans le necrologe du Paraclet. Je ne +sais pourquoi plusieurs historiens veulent que ce nom signifie _Astre +brillant_. On appelait alors astrolabe la sphere plane a l'aide de +laquelle on demontrait le systeme de Ptolemee. (_Ab. Op._, ep. i, p. 13; +part. II, ep. xxiv et xxv, p. 343 et 345; Not., p. 1149.--Pezji _Thes. +anecdot. noviss._, t. III, part. II, p. 95 et 110.)] + +Non loin du Pallet, au confluent de la Moine et de la Sevre nantaise, +s'elevent les majestueuses ruines du chateau de Clisson[75]. Elles +dominent encore le cours limpide et charmant de ces deux rivieres, et +les grandes masses de rochers et de verdure qui en couvrent les +bords escarpes. On peut croire que ces sites admirables qui, dit-on, +inspirerent au Poussin ses plus fameux paysages, furent alors visites +par l'inquiete Heloise. Lorsque son amant l'eut rejointe, tous deux +errerent sans doute plus d'une fois dans ces lieux encore sauvages, mais +ou la nature etalait toute sa fraicheur et toute sa beaute. Du moins +montre-t-on dans la garenne de Clisson une grotte de rochers granitiques +qui porte le nom d'Heloise. On dit que la se retiraient souvent les +deux amants, durant leur sejour en Bretagne. Mais rien n'appuie cette +tradition, si ce n'est peut-etre la secrete harmonie qui unit les +beautes de la nature, les solitudes mysterieuses et les emotions de +l'amour. + + Speluncam Dido dux et Trojanus eamdem Deveniunt. + +[Note 75: Clisson est a 7 ou 8 kilometres des ruines du chateau du +Pallet, dans le pays appele le Bocage. Aucune construction n'y parait +remonter au temps d'Abelard; hormis peut-etre une partie de l'ancienne +chapelle de la Trinite, pres du couvent de benedictines devenu la Villa +Valentin. La chateau fut rebati en 1223; mais auparavant il y avait deja +un chateau, et Clisson etait deja un lieu important. Rien n'indique +que le nom de _grotte d'Heloise_ soit autre chose qu'une fantaisie du +proprietaire du parc; mais c'est une grotte naturelle sur la rive droite +de la Sevre. (_Abail. et Hel._, par Turlot, p. 144.--_Voyage pittoresque +a Clisson_, par Thienon, planch, xiii, 2 vol. in-4.--_Notice sur la +ville et le chateau_, 1 vol. in-18, Nantes, 1841.)] + +A la nouvelle de la fuite d'Heloise, Fulbert etait tombe comme en +demence. Dans sa douleur et sa colere, il ne savait comment se venger +d'Abelard, quelles embuches lui tendre, enfin quel mal lui faire. S'il +le tuait, s'il le mutilait par quelque blessure cruelle, il craignait +que sa niece bien-aimee n'en fut punie par la famille du ravisseur qui +l'avait recueillie. Quant a se rendre maitre par force de sa personne, +il ne l'esperait pas. Abelard se tenait sur ses gardes, pret a +l'attaquer s'il fallait se defendre. Peu a peu il prit pitie de cette +extreme douleur, ou plutot il sentit qu'il fallait absolument sortir +d'une situation critique en reparant sa faute; il resolut de s'accuser +du crime de son amour comme d'une trahison, il vint trouver le chanoine, +avec des prieres et des promesses, s'engageant a lui accorder la +reparation qu'on exigerait. La passion, en effet, ou peut-etre la +crainte lui rendait tout acceptable et tout facile; il se disait que les +plus grands hommes avaient succombe comme lui, et pour apaiser Fulbert, +pour le satisfaire au dela de toute esperance, il offrit le mariage, +pourvu que le mariage restat secret; car il apprehendait que cela ne +nuisit a sa reputation aussi bien qu'aux chances de son ambition dans +l'eglise. Fulbert consentit. La reconciliation fut scellee par un +echange de parole et par les embrassements de l'oncle et des siens. Tout +cela peut-etre cachait de leur part un projet de trahison. Il semble +que Fulbert n'ait jamais renonce a la pensee de quelque noire vengeance +concue des le premier jour. + +Abelard retourna en Bretagne pour y chercher celle qui allait devenir sa +femme. Mais elle n'approuva pas son projet, et elle entreprit de l'en +dissuader. Cette fille heroique ne songeait, disait-elle, qu'au peril +et a l'honneur de son amant. Elle ne croyait pas qu'aucune satisfaction +desarmat son oncle; elle le connaissait et pressentait les sombres +desseins de cette ame ulceree. Puis, elle demandait quelle gloire il +y aurait pour elle a ternir la gloire d'Abelard par un hymen qui les +humilierait tous deux[76]. Que ne lui ferait pas le monde, auquel elle +allait enlever sa lumiere? De quelles maledictions de l'Eglise, de quels +regrets des philosophes ce mariage serait suivi! quelle honte et quelle +calamite qu'un homme cree pour tous se consacrat a une seule femme! Elle +le detestait, s'ecriait-elle avec vehemence, ce mariage qui serait un +opprobre et une ruine. + +[Note 76: Le discours etrange et pressant par lequel Heloise tenta +de detourner Abelard du mariage a ete remarque et meme admire de +tout temps. Plusieurs auteurs le citent; nous ne rappellerons qu'un +temoignage peu serieux, mais qui n'en est pas moins frappant. Dans le +_Roman de la Rose_, l'un des auteurs, Jehan de Meung, qui avait, il est +vrai, _translate en franchois la Vie et les Epistres de maistre Pierre +Abayalard et Heloys sa femme_, voulant faire le proces du mariage, +s'exprime ainsi: + + Pierres Abaillart reconfesse + Que suer Helois, l'abeesse + Du Paraclet, qui fu s'amie, + Accorder ne se voloit mie, + Por riens qu'il la preist a fame: + Ains il faisoit la genne dame + Bien entendant et bien lettree. + Et bien amant, et bien amee, + Argumens a il chastier + Qu'il se gardast de marier. + +Et il continue en rimant toutes les raisons d'Heloise et meme quelque +chose de l'aventure qui suivit. (Edit. de M. Meon, t. II, p. 213.--_Les +Manuscrits de la Bibliotheque du Roi_, par M. Paulin Paris, t. V, no. +7071, p. 39.)] + +L'Apotre n'en a-t-il pas signale tous les ennuis, toutes les genes, +toutes les sollicitudes, lorsqu'il dit: "Vous etes sans femme, ne +cherchez point de femme." Et qu'il ajoute: "Je veux que vous viviez sans +tourment d'esprit." (I Cor. VII, 27 et 32.) Si l'on recuse les saints en +de telles matieres, qu'on ecoute les sages. Ne sait-on plus ce que saint +Jerome dit de Theophraste, que l'experience avait amene a conclure +contre le mariage des philosophes, et ce que repondit Ciceron a Hirtius +qui lui conseillait de se remarier: "Je ne puis m'occuper egalement a +la fois d'une femme et de la philosophie[77]." Abelard, d'ailleurs, +ne devait-il pas se rappeler sa maniere de vivre? Comment meler des +ecoliers a des servantes, dea ecritures a des berceaux, des livres et +des plumes a des fuseaux et a des quenouilles? Quel esprit plonge dans +les meditations sacrees ou philosophiques pourrait supporter les cris +des enfants, les chants monotones des nourrices qui les apaisent, tout +le bruit d'un menage nombreux? Cela est bon pour les riches dont les +maisons sont des palais, et a qui l'opulence epargne tous les ennuis; +mais ce ne sont pas des riches que les philosophes. Leurs pensees vont +mal avec les soucis mondains. Tous, ils ont cherche la retraite, et +Seneque dit a Lucilius: "Voulez-vous philosopher, negligez les affaires. +Soyez tout a l'etude, il n'y a jamais assez de temps pour elle[78]." +Interrompre la philosophie, c'est l'abandonner. Chez tous les peuples, +gentils, juifs, chretiens, il y a eu des hommes eminents qui se +separaient, qui s'isolaient du public par la paix et la regularite de +leur vie. Chez les Juifs, c'etaient les Nazareens, et plus tard les +Sadduceens, les Esseniens; chez les chretiens, les moines qui menent la +vie commune des apotres, et imitent la solitude de saint Jean; chez les +paiens enfin, ceux a qui Pythagore a donne le noble titre d'amis de la +sagesse[79]. Rappeler tous les exemples au souvenir d'Abelard, ce serait +vouloir enseigner Minerve elle-meme. Mais si des laiques ont ainsi vecu, +que doit faire un chretien, un clerc, un chanoine, et comment l'excuser +de preferer a ces saints devoirs de miserables plaisirs, et de +se plonger sans retour dans l'abime? Ou, si peu lui soucie de la +prerogative ecclesiastique, qu'il sauve du moins la dignite du +philosophe; qu'il se rappelle que Socrate fut marie et comme il expia sa +faute. + +[Note 77: B. Hieronym. _In Jovinian_, l.1. Cette citation et toutes +les autres sont attribuees a Heloise par Abelard.] + +[Note 78: Senec. ep. LXXIII.] + +[Note 79: L'introduction du nom de philosophe est attribuee a +Pythagore par Ciceron (_Tusc_., l. V, 3 et 4); mais Abelard ne devait le +savoir que par saint Augustin qu'il cite: _De Civ. Dei_, l. VIII.--_Ab +Op._, ep. I. p. 13 et 14.] + +Puis, laissant cette singuliere argumentation, elle descendait, d'une +voix plus emue, a des raisons plus penetrantes. Ne devait-il pas songer +qu'il serait plus perilleux pour lui de la ramener a son oncle? + +Combien il serait plus doux pour elle, et pour lui plus honorable, +qu'elle fut appelee sa maitresse que son epouse, et qu'elle le retint +par la grace, au lieu de l'enchainer par la contrainte! Leurs joies +seraient plus vives tant qu'elles seraient plus rares. Pour elle, elle +n'a jamais en lui rien aime que lui-meme. Elle pense ce que dans Eschine +_la philosophe_ Aspasie dit a Xenophon[80]. Il n'est rang, titre ni +gloire qu'elle preferat au sort qu'elle tient de lui. Le titre d'epouse +est plus saint, le nom de sa maitresse, de l'esclave de ses plaisirs, +est plus doux; il a plus de prix pour elle que le rang d'une +imperatrice, quand Auguste en personne le lui aurait offert. Ou est la +femme dont la fortune egale la sienne? L'amour d'Abelard vaut mieux que +l'empire du monde[81]. + +[Note 80: "Inductio illa philosophae Aspasiae." (_Ab. Op._, ep. II, +p. 45.) Dans un dialogue d'Eschine le socratique, Aspasie dit a Xenophon +et a sa femme: "Persuadez-vous, vous, que vous possedez la premiere +des femmes, et elle, le premier des hommes." (Cic. _De Invent._, I, +31.--Quintil. _Inst. orat._, V, 11.)] + +[Note 81: _Ab. Op._, ep. I, p. 13-16, ep. II, p. 45. Toutes nos +expressions sont plus faibles que celles dont Heloise se servait encore, +bien des annees apres ces evenements.] + +Pour lui, il ecouta tous ces conseils, toutes ces prieres, sans en etre +ebranle. Il lui fallut subir une discussion en regle, et le maitre eut a +refuter son eleve en dialectique. + +Sans doute ce mariage coutait quelque chose a son ambition; c'etait un +parti qui pouvait compromettre sa position dans l'ecole, l'obliger au +moins a renoncer a l'enseignement de la theologie, lui faire perdre son +canonicat, lui fermer la voie des hautes dignites de l'Eglise, et il ne +les dedaignait pas; on dit meme que la mitre de l'eveque de Paris avait +brille a ses yeux. D'autres ont parle de la pourpre romaine, que dis-je? +de la tiare pontificale elle-meme. Ces ambitieux reves seduisaient sans +doute l'esprit d'Heloise; mais la situation presente pesait sur lui; +il se flattait de tenir ses liens eternellement secrets; et dans +son aveuglement, il repoussait les inquietudes d'une femme trop +clairvoyante, et se confiait a l'avenir. Sa volonte obtint ce +qu'Heloise, dans l'exces de son devouement, appelait un sacrifice. +Elle se resigna a devenir la femme de celui qu'elle aimait plus que la +lumiere du jour. Cependant, en consentant avec des soupirs et des larmes +a son hymen, elle dit ces tristes mots: "Il ne nous reste plus qu'a +donner par notre perte commune l'exemple d'une douleur egale a notre +amour." + +"Le monde entier a connu," dit Abelard, "que dans ces paroles l'esprit +de prophetie l'inspira[82]." + +[Note 82: Id, Ep. I, p. 16.--On remarquera que dans tous ces +raisonnements le sacerdoce n'est pas allegue comme un empechement; il +n'en faudrait pas conclure rigoureusement qu'Abelard ne fut pas pretre. +Il ne regardait pas le mariage comme absolument interdit aux gens +d'Eglise. (_Ab. Epit. theol._, p. 91, Berlin, 1836, et ci-apres l. III, +c. II.)] + +Ils quitterent la Bretagne, recommandant leur enfant a leur soeur, +retournerent clandestinement a Paris; et quelques jours apres, ils +passerent la nuit en oraison dans une eglise dont le nom est ignore; +ayant accompli secretement ainsi les vigiles des noces, le matin, au +jour naissant, en presence de Fulbert et de quelques amis, ils recurent +la benediction nuptiale; puis aussitot ils se retirerent sans eclat et +chacun dans sa demeure. A partir de ce moment, leurs entrevues furent +rares et derobees, et tous leurs soins tendirent a cacher leurs nouveaux +liens. Mais ces precautions devinrent inutiles. L'oncle meme d'Heloise +et les gens de la maison, dans le desir imprudent d'effacer un penible +scandale, divulguaient le mariage, violant ainsi la foi promise. +Heloise, au contraire, se recriait et jurait avec imprecations que rien +n'etait plus faux[83]. Irrite de ces dementis, Fulbert l'accablait +d'outrages, et le sejour commun devenait insupportable. Il fallut fuir +encore. + +[Note 83: "Illa autem contra anathematizare et jurare." (Ep. 1, p. +17.)] + +Il y avait pres de Paris au village d'Argenteuil, sur les bords de la +Seine, un couvent de femmes dedie a la Vierge, etabli sous la regle de +Saint-Benoit, et richement dote par Adelaide, femme de Hugues Capet[84]. +Une partie de l'enfance d'Heloise s'y etait ecoulee: c'est la que la +conduisit son mari. Il y avait fait disposer l'habit de religieuse qui +convenait a la vie cloitree, et elle le revetit, mais sans prendre le +voile. Aucun esprit de retraite, aucun degout des joies du monde, +aucune lassitude des passions ne l'amenait au pied des autels. Elle n'y +cherchait qu'un sur asile. L'homme que le ciel lui avait maintenant +donne pour epoux l'y venait voir de temps en temps, et leur amour ne +respectait pas toujours la saintete du lieu. Les detours du cloitre, la +solitude des salles silencieuses cacherent plus d'une fois un bonheur +qui ne pouvait donc cesser d'etre criminel[85]. + +[Note 84: C'etait un prieure dependant de l'abbaye de Saint-Denis +et temporairement converti en couvent de femmes; il portait le nom +de _Prioratus humilitatis B. Marie de Argentolio_, ou Notre-Dame +d'Argenteuil. (_Ab. Op_., ep. 1, p. 17; Not., p. 1150.--_Gall. Christ_., +t. VII, p. 607.)] + +[Note 85: "Nosti ... quid ibi tecum mea libidinis egerit +intemperantia in quadam etiam parte ipsus refectorit.... Nosti id +impudentissimo furio actum esse in tam reverendo loco et summae Virgini +consecrato. (_Ab. Op._, ep. V, p. 69.)] + +Rien de tout cela n'etait soupconne de Fulbert, ou rien ne le touchait. +Il savait seulement que sa niece, jadis son plaisir et son orgueil, +lui avait echappe, qu'elle etait dans les murs d'un monastere, qu'elle +portait la robe de religieuse. Il crut ou voulut croire qu'Abelard +comptait ainsi se debarrasser d'elle et l'enchainer loin de lui. Toutes +ces precautions lui paraissaient suspectes, et ce qu'on prenait tant +de soin de cacher, on voulait sans doute l'annuler un jour. La vie +d'Abelard pouvait bien d'ailleurs n'etre pas celle du mari le plus +fidele[85a]. + +[Note 85a: Voyez la note 2 de la page 46, et les allegations de +Foulque de Deuil. (_Ab. Op._, p. 219.)] + +Les proches, les amis de Fulbert lui repetaient qu'on l'avait trompe, +et en aigrissant ses soupcons exaltaient tous ses ressentiments. L'idee +d'une vengeance bizarre et terrible lui etait venue des le premier jour +de sa colere; elle le ressaisit de nouveau; peut-etre ne l'avait-elle +jamais quitte; et une nuit, apres avoir mis du complot quelques-uns +de ses parents, il se fit introduire avec ses complices, par un valet +secretement achete, jusque dans la chambre retiree ou reposait Abelard, +et le surprenant sans defense et endormi, ils lui infligerent, par un +lache attentat, la mutilation degradante que le desir d'aneantir les +tribulations de la chair dont parle saint Paul, arracha jadis au +spiritualisme insense d'Origene[86]. + +[Note 86: 1 Cor. VII, 28.--On ne saurait donner avec certitude la +date de cet evenement, mais ce ne peut etre avant 1117, ni plus tard que +1118.] + +Des que le jour fut venu, tout a cette nouvelle s'emut de surprise et +d'horreur. La ville entiere, curieuse et consternee, accourait dans le +voisinage de la demeure d'Abelard et le fatiguait des cris de sa pitie. + +Tandis que les femmes qui toutes l'aimaient pleuraient en se racontant +une si cruelle aventure, tout ce que l'Eglise avait de plus distingue, +les chanoines de Paris, l'eveque lui-meme, temoignaient hautement leur +interet et leur indignation[87]. Les clercs surtout, les ecoliers +faisaient retentir la maison de gemissements insupportables, et ces +temoignages d'une compassion bruyante allaient redoubler sa honte et +ses souffrances. Pour lui, sur son lit de misere, il reflechissait +peniblement au degre de fortune et de gloire qu'il avait atteint, a +cette decheance si soudaine, si etrange et si terrible. Il se sentait +humilie jusque dans le plus profond de son orgueil, en songeant que Dieu +semblerait l'avoir frappe dans sa justice, que la trahison paraitrait +chatiee par la trahison meme, et le crime puni et deshonore par +l'impuissance. Il pensait a la joie mal cachee de ses ennemis, a la +douleur, a la confusion de ses amis, au bruit que ferait dans le monde +cette degradation dont il se voyait atteint. Quelle carriere desormais +lui serait ouverte? De quel front se produire en public, lui maintenant +montre partout au doigt, partout poursuivi par la risee, partout en +spectacle comme un de ces monstres a qui, sous l'ancienne loi, Dieu +fermait les portes du temple! (_Deut._, XXIII, 4.) + +[Note 87: _Ab. Op_., pars II, ep. 1, p. 221.] + +Ses meurtriers avaient pris la fuite apres leur crime. Des le premier +moment, l'eveque Girbert avait manifeste la volonte d'en faire justice; +car l'eveque avait juridiction sur les clercs, _forum ecclesiasticum_. +Deux des fugitifs, dont l'un etait le serviteur perfide et vendu, furent +repris et condamnes a la peine du talion, apres qu'on leur eut creve +les yeux. Quant a Fulbert, on ne put lui arracher l'aveu de son crime; +l'aveu sans doute etait alors necessaire a la preuve. D'ailleurs le +chapitre de Paris ne pouvait entierement abandonner un de ses membres. +Seulement, tous ses biens furent confisques au profit de l'Eglise. On +croit qu'il se cacha et vecut oublie; il ne mourut qu'assez longtemps +apres, compte toujours dans le college des chanoines de Paris[88]. + +[Note 88: _Ab. Op._, ep. I, p. 17, pars 11, ep. I, p. 222, Not., p, +1149.] + +Abelard n'avait pu mourir. Il lui fallait recommencer sa triste vie. +Un seul parti lui restait que lui dictait la honte plus que la piete; +c'etait d'entrer dans un cloitre. Il s'y decida; mais il ne voulait pas +etre seul a mourir au monde; il fallait qu'Heloise n'eut appartenu qu'a +lui. Il exigea qu'elle prononcat ses voeux avant qu'il eut prononce les +siens[89]. Sur son ordre, Heloise qui n'avait pas quitte sa retraite y +prit d'abord le voile de novice, et le monastere se ferma sur elle. Tous +deux enfin, ils revetirent irrevocablement l'habit religieux, elle dans +le couvent d'Argenteuil, lui dans l'abbaye de Saint-Denis (1119)[90]. + +[Note 89: _Id._, Ep. II, p. 47.] + +[Note 90: Cette date est celle qu'adoptent la plupart des +historiens. (_Hist. litt._, t. XII, p. 92.) Le pere Dubois veut que la +retraite a Saint-Denis soit de 1117 ou 1118.(_Hist. Eccl. paris._, t. I, +l. XI, c. VII, p. 777.)] + +Pour elle, au dernier moment, comme ses amis l'entouraient en pleurant +et cherchaient encore a la detourner de se soumettre, a moins de vingt +ans, au joug insupportable de la vie monastique, elle repondit par une +citation toute classique qui prouve a la fois combien l'erudition et la +passion, melees l'une a l'autre dans son ame, y effacaient le sentiment +religieux. Elle prononca tout a coup, d'une voix entrecoupee de sanglots +et de larmes, cette plainte que Lucain prete a Cornelie, lorsqu'apres +Pharsale elle revoit Pompee dont elle croit avoir cause la perte: + + O maxime conjux, + O thalamis indigne meis, hoc juris habebat + In tantum fortuna caput? Car impia nupsi, + Si miserum factura fui? Nunc accipe poenas + Sed quas sponte luam[91]. + +[Note 91: Lucan. _Phars._, l. VIII, v. 94. "0 grand homme, o mon +epoux, toi dont mon lit n'etait pas digne, voila donc le droit qu'avait +la fortune sur une si noble tete! Pourquoi, par quelle impiete t'ai-je +epouse, si je devais te rendre miserable? Accepte aujourd'hui la peine +que je subis, mais que je subis volontairement."] + +Et montant a l'autel d'un pas presse, elle y prit le voile noir, benit +par l'eveque de Paris, et s'enchaina solennellement a la profession +religieuse. Triste victime, obeissante et non resignee, elle se +sacrifiait encore a la volonte et au repos de celui qu'a regret elle +avait accepte pour epoux, et qu'elle abandonnait en fremissant, pour se +donner a l'epoux divin sans foi, sans amour et sans esperance[92]. + +[Note 92: _Ab. Op._, ep. ii. p. 45 et 47.] + +Voila donc Abelard religieux a Saint-Denis. Le present et l'avenir, tout +est change pour lui. Il a renonce a la fortune, a l'eclat, a la gloire +du monde, et il se tourne, mais avec peu de gout et de ferveur, vers la +solitude chretienne. Dans les premiers moments, son coeur n'etait rempli +que de regrets et de ressentiments. Il ne meditait que la vengeance. +Il reprochait l'impunite de Fulbert a la faiblesse de l'eveque, aux +machinations des chanoines; il les accusait tous de complicite, et +voulait aller a Rome les denoncer comme coupables envers la justice. Il +fallut les efforts de ses amis pour l'en dissuader. Un d'eux (on +lui donne du moins ce titre), Foulque, prieur de Deuil, fut oblige +d'insister aupres de lui sur sa pauvrete qui ne lui permettait pas +d'accomplir un si long voyage, ni de satisfaire aux depenses que coutait +la justice ou la cupidite romaine, sur l'imprudence qu'il y aurait de +s'aliener pour jamais les chefs du clerge parisien, sur les sentiments +d'equite et de charite que lui commandait sa nouvelle profession. Enfin +il lui repeta cette triste parole: "Vous etes moine[93]." + +[Note 93: _Monachus es._ (_Ab. Op._, pars II, ep. i, p. 222, 223.) +Le prieure de Deuil, dependant de l'abbaye de Saint-Florent de Saumur, +etait situe dans la vallee de Montmorency. Foulque n'est connu que par +sa lettre a Abelard. (Bayle, art. _Foulque.--Hist. litt._, t. XII, p. +240.)] + +Il etait moine en effet, et la necessite, sinon le devoir, lui +prescrivait de vivre suivant son etat. Une premiere ressource s'offrait +a lui, c'etait l'etude; mais d'abord l'etude lui sembla sans attrait; +elle n'apportait plus la gloire avec elle. Toutefois des clercs venaient +le voir, et l'abbe de Saint-Denis, Adam, se joignait a eux pour lui dire +que le moment peut-etre etait arrive de se consacrer plus que jamais au +travail, et surtout aux recherches theologiques. Ils lui repetaient que +maintenant l'amour du ciel lui pouvait inspirer ce que jadis peut-etre +lui avait suggere le desir de la reputation et de la fortune; que +son devoir etait de faire valoir le talent que, selon la parabole +evangelique, le Seigneur lui avait remis, comme a son serviteur, et +qu'il reclamerait un jour avec usure. Ils ajoutaient que si, jusqu'ici, +il avait instruit les riches, il lui restait a eclairer les pauvres; que +le ciel, en le frappant, lui avait ouvert du moins l'asile de la paix de +l'ame, de la liberte d'esprit, de la tranquillite studieuse; et que le +philosophe du monde pouvait devenir aujourd'hui le philosophe de Dieu. + +Abelard hesitait a suivre ces conseils; il lui en coutait de reparaitre +aux yeux des hommes. Mais il ne trouvait pas, dans l'abbaye de +Saint-Denis, le repos qu'il esperait. Il l'avait choisie comme la +premiere du royaume. On y avait recu avec empressement un homme qui +devait illustrer la communaute. On y attendait de lui de l'eclat et +du bruit; il y cherchait le silence, la regle, l'oubli. Le premier +mouvement de son desespoir avait du etre le renoncement absolu au +monde. Or, l'antique fondation de Dagobert, agrandie et enrichie par la +munificence de la longue suite de rois, ses successeurs, cette maison +toute royale, une des institutions de la monarchie, monastere, dit saint +Bernard, plus devoue a Cesar qu'a Dieu, n'etait nullement etrangere aux +choses mondaines, et tenait au siecle par de nombreux liens. + +Irritable et attriste, Abelard y trouvait la vie peu reguliere, les +moeurs relachees. Il accusait l'abbe Adam lui-meme de desordres +qu'aggravait sa dignite[94]. Habitue au ton du commandement, prompt a +tout regenter autour de lui, il s'eleva contre les dereglements dont il +etait temoin, et ses reproches qui n'etaient pas toujours discrets, +le rendirent bientot a charge a tout le monde. Ses freres importunes +saisirent avec empressement les instances de ses disciples comme une +occasion de l'eloigner, et le presserent d'y ceder en reprenant ses +lecons. Il resista longtemps; il repugnait a revoir le grand jour. +Cependant amis, ennemis, ecoliers, religieux, l'abbe lui-meme +insistaient, et entrant alors dans cette vie, de mobilite et de +tentatives changeantes que son ame inquiete allait prolonger, il +s'etablit dans le prieure de Maisoncelle, situe sur les terres du comte +de Champagne[95] pour y rouvrir son ecole a la maniere accoutumee. + +[Note 94: La maniere dont Abelard parle des desordres de l'abbe et +des moines de Saint-Denis, ne permet pas le moindre doute. Ces desordres +sont affirmes par saint Bernard, par Guillaume de Nangis, par les +annales meme du monastere. La chose etait commune alors dans beaucoup de +couvents, et il n'y avait pas cent ans que les memes desordres, dans la +meme maison, avaient necessite une reforme entreprise par saint Odilon. +Deux actes d'administration charitable de l'abbe Adam, rapportes par +Duchesne qui veut le justifier, ne prouvent nullement qu'il menat une +vie reguliere. (_Ab. Op_., ep. I, p. 19; Not., p. 1153.--Saint Bernard, +_Op._, ep. LXXVIII et not.--Guill. Nang. _Chron_., an. 1123, _Rec. des +Hist_., t. XX, p. 727.)] + +[Note 95: "Ad cellam quamdam." (_Ab. Op._, ep. I, p. 19 et 20.) D. +Brial seul dit que ce lieu est Maisoncelle. (_Rec. des Hist._, t. XIV, +p. 290.) Il y a dans le departement de Seine-et-Marne plusieurs villages +de ce nom. Le lieu qu'habitait Abelard, designe par quelques ecrivains +sous le nom de _Trecensis cella_, peut etre ou Maisoncelle de +l'arrondissement et du canton de Coulommiers, ou plutot Maisoncelles du +canton de Villiers-Saint-Georges, arrondissement de Provins. Je ne crois +pas que le lieu de refuge d'Abelard, malgre cette designation _Trecensis +cella_, doive etre confondu avec le couvent de Troyes, appele +_Cella, monasterium cellense_, ou Moustier-la-Celle, le monastere +de Saint-Pierre de Troyes. (_Gall. Christ._, t. XII, p. 539.) Le +P. Longueval veut qu'il ait enseigne a Provins dans un prieure de +Saint-Florent de Saumur. Peut-etre confond-il cette premiere sortie +du couvent avec la seconde qui le conduisit a Provins, au prieure de +Saint-Ayoul. (_Hist. de l'Egl. gall_, t. VIII, l. XXIII, p. 355.--_Hist. +litt_. t. IX, p. 85.)] + +Il retrouva sur-le-champ un auditoire attentif et nombreux; on parle de +trois mille etudiants. La foule reparut, et bientot ce lieu retire ne +suffit plus a l'abriter ni a la nourrir. Ramene par le malheur aux plus +serieuses meditations, preoccupe des devoirs de sa profession nouvelle, +devenu par l'etude et plus savant et plus subtil[96], il rendit son +enseignement eminemment religieux, sans abandonner ces sciences profanes +dont on lui demandait surtout les lecons. Il en fit comme un appat dont +la saveur attirait les disciples a cette philosophie veritable qui etait +enfin pour lui celle de Jesus-Christ, imitant ainsi celui qu'il appelait +le plus grand des philosophes chretiens, Origene. La maniere en effet +dont saint Gregoire le Thaumaturge nous dit qu'enseignait ce profond +et singulier docteur offre assez d'analogie avec la methode d'Abelard. +C'est bien, au reste, celle de quiconque veut fonder la foi sur +la raison. "Point d'arcane pour Origene," dit le Thaumaturge, "il +expliquait tout[97]." + +[Note 96: "De acute acutior." (Oth. Fris., _De Gest. Frid._, t. I, +c. XCVII.)] + +[Note 97: "Summum christianorum philosophorum Origenem." (Ep. I, p. +19.) Voyez le passage de Gregoire dans l'ouvrage de D. Gervaise (t. 1, +p. 131) ou dans ce pere lui-meme. (_Orat. panegyric. et charist. ad +Origen_, p. 73. S.P. Greg. cogn. Thaum. _Op._, Paris, 1621.)] + +Le tour theologique qu'avait pris l'enseignement d'Abelard ne fit +qu'exciter davantage la curiosite, et le professeur obtint un succes qui +rappelait le passe. Pour s'instruire a la fois dans la science seculiere +et sacree, on se pressa dans son ecole, et la decadence des autres +etablissements recommenca. Les maitres se dechainerent de nouveau contre +lui. On attaqua tout, et sa maniere et son droit d'enseigner. On lui +reprocha, mais non pas en face, d'etre, contrairement aux devoirs +monastiques, encore trop captive par l'etude des livres profanes, et +d'avoir usurpe, cette fois sans qu'un superieur l'autorisat, la maitrise +en theologie. Son ecole etait en effet une oeuvre volontaire et privee; +il n'etait plus maitre et comme recteur de celle de Paris, il n'etait +theologal d'aucune eglise. La publicite des ecoles monastiques +n'existait pas de droit, et d'ailleurs il enseignait hors de son +couvent. On demandait donc son interdiction, et l'on ne cessait de +presser dans ce sens, archeveques, eveques, abbes et tout personnage +revetu de quelque titre ecclesiastique. On travaillait a soulever tout +le clerge contre lui. + +Abelard commenca par braver l'orage; il s'etait accoutume a dedaigner +ses ennemis. Sa superiorite avait jusqu'ici accable tous ceux qu'elle +avait irrites. + +N'ayant rien perdu de sa science eloquente, voyant son auditoire +renouvele, il pensait avoir garde tout son ascendant, et il +meconnaissait ce que le temps apporte de changement dans la situation +des plus heureux, ce que le malheur enleve d'autorite au talent des plus +habiles. Le respect et l'empressement de ses disciples lui faisaient +illusion. Il ne savait pas qu'une puissance interrompue ne se retrouve +guere, et que depuis sa chute une ombre funebre avait ete portee sur +tout son avenir. + +Il arriva que, presse par ses eleves, il entreprit de rediger ses lecons +theologiques. Son intention declaree etait d'affermir les fondements +memes de la foi; et puisque le philosophe etait maintenant un religieux, +de rendre temoignage de sa profession en enseignant la philosophie +religieuse. Or, la premiere verite de la philosophie religieuse, c'est +Dieu; la premiere question, c'est la nature de Dieu. Son ouvrage fut +donc un traite sur la nature de Dieu, c'est-a-dire sur l'Unite et la +Trinite divine. C'est l'_Introduction a la Theologie_ que nous avons +encore[98]. Il essaie d'y exposer ce qui, ainsi qu'il l'observe +lui-meme, est plus fait peut-etre pour la pensee que pour l'expression. +Demontrant, comme on dit, la foi par la raison, il veut repondre aux +heretiques et surtout aux incredules qui se piquent de philosophie, +par un christianisme philosophique. De la cette these perseveramment +soutenue que le dogme peut etre presente sous une forme rationnelle, +qu'il faut comprendre ce qu'on croit, qu'il n'y a point de mystere +qui ne puisse etre eclairci par des explications ou du moins par des +similitudes choisies avec discernement, et que la dialectique, cette +maitresse de la raison, doit etre conciliee avec les croyances +chretiennes, si l'on ne veut pas qu'elle les ebranle, en les mettant en +contradiction avec ses propres lois. Une consequence assez naturelle +etait de placer l'autorite des philosophes presqu'au rang de celle des +saints; de pretendre que la raison, revelation interieure, avait conduit +les premiers aux memes notions que les seconds sur la nature de Dieu +et notamment sur la Trinite; que la verite etant commune a tous, les +sentiments qu'elle inspire avaient pu l'etre, et qu'il ne fallait pas +entierement desesperer du salut des sages de l'antiquite. + +[Note 98: _Ab. Op._, pars II, p. 973. Tout le monde n'a pas regarde +cet ouvrage comme celui qui fut brule a Soissons et qu'on a cru perdu. +Mais il contient ce qu'a Soissons on lui reprochait d'avoir ecrit, et +les pensees et les expressions du prologue se rapportent parfaitement +a ce qu'il dit dans l'_Historia calamitatum_ de la composition de +l'ouvrage condamne a Soissons. (_Id._, ep. I, p. 20. Voyez le c. II du +l. III de cet ouvrage.) L'assertion pour laquelle Othon de Frisingen dit +qu'Abelard fut condamne se trouve textuellement dans l'Introduction. +(_Id., Introd. ad Theol._, l. II, p. 1078.--_De Gest. Frid._, l. I, c. +XLVII.)] + +Or, cette foi de la raison, implicite et confuse dans Platon, plus +developpee, plus authentique, plus puissante chez les chretiens, +c'est le dogme de l'unite de Dieu, seul incree, seul createur, seul +tout-puissant, bien supreme et perfection infinie. Mais, en Dieu ne +distinguent la puissance, la sagesse et la bonte; la premiere engendre +la seconde, et la troisieme procede de toutes deux. Car il y a encore de +la puissance dans la sagesse, et la bonte qui n'est ni l'une ni l'autre +serait nulle et vaine si toutes deux n'existaient pas, Tels sont les +attributs distinctifs qui se personnifient dans le Pere tout-puissant, +dans le Fils, verbe de Dieu, eternelle raison, supreme intelligence, +dans le Saint-Esprit, source divine de grace, de charite et d'amour. +Voila les trois personnes de la Trinite, personnes distinguees entre +elles eminemment par lesdites proprietes, mais qui n'ont qu'une essence, +qu'une substance, puisqu'il n'y a qu'un Dieu dont toutes les oeuvres +sont indivisibles et supposent a la fois la puissance, la sagesse et +la bonte. Cette notion de la nature essentielle de Dieu devait etre +conciliee avec ses attributs generaux, avec son immutabilite, sa +providence, sa prescience. Cette conciliation etait l'objet de la +derniere partie, qui est restee ou ne nous est parvenue qu'incomplete; +et l'ouvrage touchait ainsi a toute les questions de la theodicee. + +Cette doctrine, qui sans etre entierement nouvelle ni denuee +d'antecedents reputes orthodoxes, se signalait cependant par un ton de +hardiesse, par des subtilites hasardees, par un caractere general de +liberte dans la discussion, devait a la fois seduire beaucoup de jeunes +esprits, et alarmer beaucoup de consciences inquietes. Le nom de son +auteur, je ne sais quelles apparences aventureuses qui s'etaient +toujours attachees a lui, la position qu'il avait toujours prise en +dehors de l'ordre commun, la rendait plus suspecte, plus attrayante et +plus perilleuse qu'elle ne l'eut ete sous la protection d'un autre nom. +L'intelligence etait alors curieuse, excitee, et cependant soumise aux +regles de la foi; elle aimait a raisonner et elle voulait croire. Ce qui +semblait demontrer la croyance, convaincre la raison, satisfaire a +ce besoin inquisitif d'examiner et de discuter, sans le dechainer ni +l'egarer, donner enfin au mystere la forme d'un probleme et au dogme +celle d'une solution, devait etre saisi avec ardeur et accepte comme +la decouverte de la verite parfaite et definitive. Les idees d'Abelard +avaient des longtemps transpire par ses lecons, et s'etaient ouvert les +esprits; le traite qui resumait ces idees et les livrait au publie eut +un succes de propagande. + +C'etait precisement l'instant ou se formait contre lui la coalition des +maitres qu'il avait discredites. Ils s'armerent du pretexte que leur +fournissait son imprudence; la malveillance et l'envie le denoncerent a +la foi severe ou timide. Les autorites ecclesiastiques furent appelees +a la vigilance et suppliees d'intervenir. Abelard, sans mepriser +absolument ces attaques, les repoussa avec hauteur, et repondit par +l'insulte et le defi. Toujours confiant et imperieux, il provoquait une +lutte qu'il ne croyait pas, je pense, qu'on osat engager. Comme on lui +reprochait d'avoir applique temerairement la dialectique a la theologie +et donne aux doctrines sacrees les allures d'une science profane, il +publia ou laissa courir une amere apologie (du moins on peut presumer +qu'elle date de cette epoque), ou plutot une invective contre ces +ignorants en dialectique qui prenaient, disait-il, _ses dogmes pour des +sophismes_[99]. + +[Note 99: "Invectiva in quemdam Ignorum dialecticea." (_Ab. Op._, +pars II, ep. IV, p. 238.)] + +"Mais quoi? n'etait-ce pas toujours la fable si connue du renard +dedaignant les cerises qu'il ne pouvait atteindre? Ainsi quelques +docteurs de ce temps, parce qu'ils ne sauraient atteindre a la +dialectique, l'appellent une deception; ce qu'ils ne peuvent comprendre +est sottise; ce qui les passe est un delire. Ils s'appuient, s'il faut +les en croire, sur les livres sacres; mais que de saints docteurs la +recommandent,--cette science qu'ils insultent! On peut leur montrer +des citations des Peres qui jugent la dialectique necessaire pour +comprendre, pour expliquer, pour defendre l'Ecriture. Saint Augustin, +saint Jerome meme lui donnent a resoudre les difficultes de la +foi. Qu'est-ce que les heretiques, sinon des sophistes, et comment +confondrons-nous les sophistes, si ce n'est en nous montrant +dialecticiens? Et nous nous montrerons en proportion disciples fideles +du Christ. Quel est le nom que lui donne l'Evangile? n'est-ce pas celui +de la raison, du verbe incarne, de _cette lumiere qui luit dans les +tenebres_, de ce principe enfin dont le nom grec est l'origine du nom de +la logique? Si le Christ est si souvent appele _sophia_ ou la sagesse, +s'il est le _logos_ ou le verbe, dont parlent et Platon et saint Jean, +les amis de la sagesse ou les _philosophes_, les disciples du verbe +ou les _logiciens_ ne sont que les chretiens les plus fervents. Ne +semblent-ils pas precisement chercher et invoquer ces dons que le +Saint-Esprit transmettait en langues de feu, la parole, l'intelligence +et l'amour? Enfin notre Seigneur lui-meme, pour convaincre les Juifs, +n'a pas dedaigne l'arme de la discussion. Il n'a pas toujours prouve +la foi par des miracles; lui aussi, il a recouru a la puissance de la +raison; et son divin exemple nous enseigne que nous, a qui manquent +les miracles, a qui ne reste que la lutte de la parole, nous devons +convaincre par elle ceux qui cherchent la sagesse comme les Grecs au +temps de saint Paul[100]. Aussi bien, _pour les hommes qui savent +juger_[101], la raison a plus de force que les miracles, qu'on peut +attribuer a quelque pouvoir infernal. Si l'erreur peut se glisser dans +le raisonnement, c'est surtout quand on ignore l'art de l'argumentation. +Il faut donc s'adonner a la logique, qui penetre tout, meme les +questions sacrees, et qui confondra surtout les docteurs presomptueux +qui se croient les memes droits qu'elle." + +[Note 100: "Nam et Judaei signa petunt, et Graeci sapientiam +quaerunt." (1 Cor. 1, 22.)] + +[Note 101: "Apud discretos" (_loc. cit._, p. 242), ceux qui ont la +_discretion_ ou le discernement, comme dans cette expression: _l'age de +discretion_.] + +En meme temps qu'Abelard se defendait de la sorte contre ceux qui +suspectaient sa foi pour cause de philosophie, il avait soin de se +montrer a l'Eglise gardien jaloux des interets de la verite, et prompt a +repousser toute attaque que la dialectique meme pouvait diriger contre +son orthodoxie. On croit qu'il rencontra parmi ses denonciateurs +ce Roscelin qu'il avait autrefois suivi et qui lui-meme avait tant +scandalise l'Eglise. Mais, reconcilie avec elle depuis son retour +d'exil, par les soins d'Ives, dernier eveque de Chartres, Roscelin +pouvait etre devenu d'autant plus intolerant qu'il avait ete persecute, +d'autant plus jaloux qu'il etait oublie. On lui attribue d'ailleurs +quelques-unes des propositions sur la Trinite qu'Abelard, sans le +nommer, attaquait dans son livre[102]. C'etait assez pour le pousser a +la vengeance. + +[Note 102: _Ab. Op., Introd. ad. Th._, l. II, p. 1067; Not., p. +1157.--_Hist. litt._, l. XII, p. 122. J'aurais de la peine a reconnaitre +Roscelin parmi les heretiques qu'Abelard caracterise au commencement du +livre II de l'Introduction; mais des erreurs signalees dans le cours +de l'ouvrage, plus d'une peut venir de Roscelin, chef de ces +_pseudo-dialecticiens_, qu'il attaque si vivement. Voyez dans le livre +III de cet ouvrage le c. 11.] + +Un jour donc, en 1121[103], Abelard apprend que ce maitre en fausse +dialectique, tachant d'envenimer sa doctrine sur la Trinite, l'a denonce +aux autorites ecclesiastiques. Il prend l'offensive a son tour, et, dans +une lettre vehemente, il denonce a Girbert, eveque de Paris, _et +au venerable clerge de son eglise_, cet _antique ennemi de la foi +catholique_, convaincu par le concile de Soissons de precher le +tritheisme, et qui vient vomir contre lui l'outrage et la menace[104]. + +[Note 103: Rousselot, _Philos, du moy. age_, t. I, p. 187.] + +[Note 104: Cette lutte entre Abelard et Roscelin est un fait +conteste. On en donne pour preuve une lettre dans laquelle un +theologien, designe par l'initiale P et qui a ecrit sur la Trinite, +se plaint a G, eveque de Paris, des attaques d'un vieux dialecticien +heretique qui ne parait autre que Roscelin, et demande a etre juge +contradictoirement avec lui (_Ab. Op_. pars II, cp. XXI, p. 334). Mais +on ne peut demontrer que cette lettre soit d'Abelard, qui l'aurait +ecrite vers 1120 ou 1121; on ne sait pas si Roscelin vivait encore quand +parut l'ouvrage sur la Trinite; enfin on ajoute que converti alors, +Roscelin qui vivait pieusement en Aquitaine vers 1103, n'aurait pu +provoquer ou meriter a Paris les attaques que l'auteur de la lettre +dirige contre lui. On veut donc qu'elle soit d'un theologien inconnu P +qui aurait poursuivi Roscelin, lors de ses demeles avec saint Anselme au +sujet de la Trinite; revenant d'Angleterre vers 1O87, Roscelin trouvant +cet ouvrage, l'aurait denonce a l'eveque G (Guillaume) aupres duquel P +se serait defendu a son tour. On peut repondre que la date de la mort +de Roscelin est ignoree; que la lettre de P peut etre de _Petrus_, nom +donne sans cesse a Abelard, et adressee a Girbert, eveque de Paris de +1117 a 1124. L'auteur da la lettre se dit auteur d'un _Opuscule_ sur la +Trinite, _Opusculo nostro de fide Trinitatis_, et Abelard, en parlant +de son Introduction, se sert ailleurs du meme mot (_Comm. in Rom_., p. +513). La lettre, a lui attribuee par d'Amboise et Duchesne, cotee sous +son nom dans le manuscrit, respire une irritabilite intolerante, un des +traits de son caractere. Il a bien pu se montrer meprisant et offense a +l'egard de Roscelin meme converti, et Roscelin, quand ce serait lui +dont la piete en 1103 edifiait l'Aquitaine, avait bien pu se montrer +malveillant ou injuste envers le novateur Abelard. (Cf. G. Dubois, +_Histor. Eccles. paris_., t. I, 1. XI, c. II, p. 709.--_Hist. litt_., t. +VIII, p. 464; t. IX, p. 362; t. XII, p. 111.--_Malteac, Chron. in Bibl. +nov. mss_. P. Labbaei, t. II, p. 217.)] + +"S'il est vrai qu'il ait insere quelque ombre d'heresie dans ses ecrits +sur la Trinite, il invoque les athletes du Seigneur et les defenseurs de +la foi; qu'un jour soit pris, un lieu designe, et que des juges choisis +prononcent et punissent ou le calomniateur ou l'heretique. Pour lui, il +remercie le ciel d'avoir a combattre pour la foi, et d'etre en butte aux +traits d'un homme qui n'a jamais eu d'inimitie que contre les gens de +bien, de celui qui a ose attaquer dans une epitre _le heraut du Christ_, +Robert d'Arbrissel, et se repandre en outrages contre _ce magnifique +docteur de l'Eglise_, Anselme, archeveque de Cantorbery[105], d'un +homme dont l'indocilite merita que le roi d'Angleterre le bannit de son +royaume, et qui n'a pas sans peine sauve sa vie par la fuite. Et c'est +cet homme deshonore qui veut etendre a d'autres son infamie! Cet homme, +proscrit de deux royaumes, fustige, dit-on, par les chanoines dans +l'eglise de Saint-Martin, dont il est chanoine aussi pour la honte du +sanctuaire, cet homme que sa vie et sa foi denoncent assez, Abelard ne +le nommera pas. "C'est ce faux dialecticien et ce faux chretien +qui ayant pretendu qu'aucune chose n'a de parties, a ete contraint +d'admettre que lorsque le Seigneur mangea, comme le dit saint Luc, +un morceau de poisson roti, ce qu'il mangea fut une partie du mot de +_poisson roti_. Or, est-il etrange que celui qui a leve la tete contre +le ciel, extravague sur la terre, et veuille perdre les autres apres +s'etre perdu[106]?" + +[Note 105: "Egregium illum praeconem Christi... magnificum Ecclesiae +doctorem." Les deux personnages sont bien caracterises. Robert +d'Arbrissel fut un predicateur, une sorte de missionnaire plus celebre +par la piete que par le talent. On lui dut plusieurs fondations, entre +autres celle de Fontevrault. On ne sait pas dans quelle occasion il +fut attaque par Roscelin. C'est a tort qu'on a essaye d'attribuer a ce +dernier, soit la lettre de Godefroi, abbe de Vendome, soit celle de +Marbode, dans lesquelles des conseils a la fois charitables et severes +sont adresses a Robert d'Arbrissel. Les auteurs de l'_Histoire +litteraire_ ne me paraissent laisser subsister aucun doute a cet egard. +Quant aux attaques de Roscelin contre saint Anselme, elles sont fort +connues, et elles contribuerent a le faire chasser de l'Angleterre ou +il s'etait refugie apres avoir ete chasse de France. (_Journal des +Savants_, ann. 1682, p. 191.--_Hist. litt_., t. IX, p. 364; t. X, p. +359.)] + +[Note 106: Tel est l'extrait de la lettre intitulee _G. Dei gratia +parisiacae sedis episcopo unaque venerabili ejusdem ecclesiae clero P_. +(Pars II, cp. XXI, p. 334.) Plusieurs details font reconnaitre Roscelin. +Le sarcasme sur le _morceau de poisson roti_ (_partem piscis assi_, Luc. +XXIV, 42) est une allusion a la doctrine qui refusait l'existence +reelle aux parties du tout comme aux qualites de la substance, d'ou il +resultait que les qualites et les parties n'etaient que des mots. Au +reste, dans ce systeme pris au sens le plus absolu, ce n'est pas le +poisson qui eut ete un mot, mais la partie seulement. (Ouvr. ined., +Intr., p. xc. _Dial_., p. 471.) Quant a la flagellation de Roscelin, +elle n'est, que je sache, rapportee nulle part. Avant de quitter la +France, sous le coup de la sentence du concile de Soissons, Roscelin est +designe constamment comme maitre et chanoine de Compiegne, ou il n'y +avait pas de chapitre de Saint-Martin. Les auteurs de l'_Histoire +litteraire_ ne voient pas de difficulte a croire que, rentre en France, +il fut chanoine de Saint-Martin a Tours; mais ils ne citent ni ce +passage ni aucune autorite, car Duboulai qu'ils nomment n'en parle pas. +(_Hist. litt_., t. IX, p. 301).--_Hist. Univ. paris_., t. I, p. 443, +485, 493, 639.] + +C'est dans ces termes, ou se trahit peut-etre plus de colere que de +mepris, qu'Abelard livrait son ennemi a l'execration de l'Eglise, +oubliant trop sans doute qu'au temps ou il vivait les memes anathemes +attendaient quiconque avait innove dans la dialectique et par elle dans +la theologie, et que le glaive sacre etait deja leve sur la tete du +contempteur de Roscelin, temeraire vainqueur de Guillaume de Champeaux +et d'Anselme de Laon. + +Rien n'etait fort a craindre, en effet, dans cet effort desespere d'un +auteur de systeme qui, se sentant menace de l'oubli, voulait envelopper +dans une communaute d'heresie et de disgrace celui qu'il n'avait pu +annuler ou trainer a sa suite. Malgre cette denonciation odieuse, +repoussee avec une violence qui ne le semble guere moins, ce n'etait +pas le proscrit Roscelin que devait redouter Abelard; mais les anciens +sectateurs du realisme, mais les amis de Guillaume et d'Anselme morts +sans vengeance[107]; mais quelques disciples fideles a leur memoire et +bienvenus aupres des princes de l'Eglise; mais cet Alberic et ce Lotulfe +dont il avait rencontre de bonne heure l'opposition vigilante, et qui +voulaient dominer a leur tour et recueillir tout l'heritage de +leurs maitres; voila ceux dont l'inimitie devait lui faire eprouver +cruellement sa puissance. + +[Note 107: C'est Abelard qui dit positivement qu'ils etaient morts +a celle epoque (cp. I, p. 20), et comme le concile de Soissons eut bien +certainement lieu en 1121, cela fortifie l'opinion qui place avant cette +annee la mort de Guillaume de Champeaux. (Voyez la note 2 de la page +29.) Quant a Anselme, il etait mort en 1116.] + +Alberic et Lotulfe gouvernaient les ecoles de Reims; le premier, +archidiacre de la cathedrale, prieur de Saint-Sixte, et qui avait ete un +moment designe, avec l'appui de saint Bernard, pour succeder a Guillaume +de Champeaux dans l'eveche de Chalons[108], jouissait d'un grand credit +aupres de Raoul dit le Vert, son archeveque[109]. Pousse par les +instances repetees des deux professeurs, ce prelat s'entendit avec +Conan, eveque de Palestrine, qui remplissait alors dans les Gaules les +fonctions de legat du saint-siege[110], pour convoquer, sous le nom de +concile ou synode provincial, un conventicule a Soissons, ville deja +signalee par la condamnation de Roscelin en 1092. Abelard y fut appele, +on lui dit d'apporter son celebre ouvrage, _opus clarum_. On l'accusait +d'avoir, comme Roscelin, applique les principes du nominalisme au dogme +de la Trinite. Il se rendit a l'appel et parut accepter le jugement. + +[Note 108: Saint Bernard fit de vains efforts aupres du pape Honore +II pour obtenir qu'il approuvat l'election d'Alberic au siege de Reims. +(S. Bern. _Op_., ep. XIII.) Je dois cependant ajouter que la plupart des +auteurs pensent que ce n'est pas apres Guillaume de Champeaux (1119 +ou 1121), mais apres Ebal, son successeur (1126), qu'Alberic faillit +devenir eveque de Chalons.] + +[Note 109: "Radulfus nomine, Viridis cognomine." Abelard et +plusieurs ecrivains l'appellent _Rodulfus_, et d'autres _Radulfus_, que +l'on traduit ordinairement par Raoul. (_Ab. Op_., ep. I, p. 20; Not. p. +1164.--G. Marlot, _Metrop. remens. Hist_., t. II, I. II, c. XXXI, p. 244 +et 275.--_Gall. Christ_., t. IX, p. 80.)] + +[Note 110: Conan, Conon ou Conus, eveque de Palestrine ou Preneste, +legat du pape Paschal II en France, y prit part a plusieurs conciles. En +1120, il etait legat du pape Calixte II, et tint un nouveau concile a +Beauvais. (_Ab. Op_; Not., p. 1166.)] + +Soissons etait une ville de la province ecclesiastique de Reims[111]. +L'archeveque Raoul y avait convoque ses suffragants, et quelques membres +considerables du clerge, parmi lesquels on distinguait Geoffroi II, +eveque de Chartres. Le droit de juridiction sur Abelard n'etait rien +moins qu'etabli. Comme moine de Saint-Denis, il relevait de l'eveque de +Paris, dont le metropolitain etait a Sens. Tout au plus pouvait-on +dire que le lieu ou il avait enseigne se trouvait dans une partie du +territoire de Champagne, dependante de la province de Reims. Mais il +n'eleva aucune difficulte; il etait loin de se refuser aux epreuves +et aux discussions publiques, et il les avait en quelque sorte +demandees[112]. + +[Note 111: Province de Reims ou Belgique seconde. Les suffragants +de l'archeveque de Reims, en 1121, etaient probablement les eveques de +Soissons, d'Arras, de Laon, de Beauvais, de Chalons, de Noyon, d'Amiens, +de Senlis et de Terouenne. On ignore quels sont ceux de ces prelats qui +assisterent au concile. Il y en eut sans doute tres-peu; on verra plus +bas que l'assemblee n'etait pas nombreuse. La presence de Lisiard de +Crespy, eveque de Soissons, est seule attestee. (_Gall. Christ_., t. IX, +passim.)] + +[Note 112: Mais cette demande etait adressee a l'eveque de Paris. +Voyez ci-dessus p. 81, et dans les Oeuvres, p. 334. Quant a la +competence, resultant du lieu ou l'enseignement avait ete donne, je ne +l'indique que comme une hypothese.] + +Lorsqu'il arriva a Soissons (1121), il trouva le clerge et le peuple +mal disposes pour lui. On avait repandu les bruits les plus facheux; il +passait pour avoir ecrit et preche qu'il y avait trois Dieux, en sorte +que, dans les premiers jours, quelques-uns de ses disciples faillirent +etre lapides par le peuple[113]. C'etait assurement une situation toute +neuve pour Abelard. + +[Note 113: Le peuple de Soissons etait fanatique. Peu d'annees +auparavant, il avait brule de son propre mouvement un homme soupconne de +manicheisme. (Le P. Longueval, _Hist. de l'Eglise gall_., t. VIII, l. +XXIV, p. 414.)] + +Il alla d'abord droit au legat, et lui remit son livre, deferant +d'avance au jugement de cet eveque, et declarant que, s'il avait rien +emis qui s'eloignat de la foi catholique, il etait pret a le corriger +et a donner toute satisfaction, declaration qui se lisait deja dans +l'ouvrage meme[114]. Le legat embarrasse le lui rendit, en lui disant +de le porter a l'archeveque et a ses conseillers, accusateurs devenus +juges. L'ordre fut execute; mais les nouveaux censeurs regarderent, +feuilleterent le manuscrit sans y rien trouver a reprendre, du moins +en presence de l'auteur, et ils renvoyerent le jugement a la fin du +concile. Avant meme qu'il ne s'ouvrit, Abelard s'etait efforce de se +ressaisir du public. Partout et devant tous, il developpait chaque +jour la pensee de son ouvrage, il exposait sa foi, il rendait le dogme +intelligible, demonstratif, et commencait a retrouver des admirateurs. +On remarqua bientot dans la ville cette singularite d'un accuse qui +parle haut et d'un accusateur qui se tait. "Quoi," disait-on, "il +harangue le public, et on ne lui repond pas! Le concile touche a son +terme, un concile reuni principalement a cause de lui; et de lui il +n'est pas question! Est-ce que les jugea auraient reconnu que l'erreur +etait de leur cote?" Ces propos et d'autres semblables ne faisaient +qu'animer de plus en plus l'ardeur de la poursuite; une condamnation +devenait a chaque instant plus necessaire. + +[Note 114: _Intruct. ad Theol_., prolog., p. 974.] + +Un jour, Alberic, accompagne de quelques-uns des siens, s'approche +d'Abelard, et voulant apparemment l'embarrasser, apres quelques mots +flatteurs, il lui dit qu'il s'etonnait d'une chose qu'il avait notee +dans son ouvrage; savoir que Dieu ayant engendre Dieu, et Dieu etant +unique, Dieu cependant ne s'etait pas engendre lui-meme. + +"Si vous voulez," repondit Abelard, "je vous en donnerai la +raison.--Nous faisons peu de compte," reprit Alberic, "des raisons +humaines, ainsi que de notre propre sens en pareilles matieres; nous +demandons les paroles de l'autorite.--Tournez le feuillet," dit Abelard, +"et vous trouverez l'autorite." Et lui, prenant des mains le livre +qu'Alberic avait apporte, il chercha le passage qn'Alberic n'avait pas +vu ou compris, n'ayant qu'une pensee, celle de trouver un adversaire +en faute. Le bonheur voulut ou Dieu permit que le passage se presentat +aussitot. La citation portait: "Saint Augustin, _de la Trinite_, livre +I.--Celui qui croit qu'il est de la puissance de Dieu de s'etre engendre +lui-meme, erre d'autant plus que non-seulement Dieu n'est point dans ce +cas, mais pas plus que lui aucune creature spirituelle ou corporelle. Il +n'est absolument aucune chose qui s'engendre elle-meme[115]." + +[Note 115: Voila une preuve que l'ouvrage juge a Soissons est +l'Introduction a la Theologie; on y trouve le passage repris par +Alberic, et la citation de saint Augustin qu'invoque Abelard pour lui +repondre. (_Ab. Op_., ep. I, p. 21; _Introd_., l. II, p. 1066.--Saint +Augustin, _Op. omn., De Trin_., l. I, c. I, t. VIII, p. 749; edit. de +1779.)] + +Les disciples d'Alberic qui etaient presents furent surpris et confus. +Leur maitre, pour essayer de se defendre, dit a tout hasard: "Mais il +faut bien l'entendre.--La belle nouvelle," reprit sur-le-champ Abelard; +"mais vous demandiez un texte, et non pas le sens. Si vous voulez le +sens et la raison, je suis pret a vous montrer qu'avec l'autre opinion, +vous tombez dans l'heresie qui veut que le Pere soit son propre fils." +A ces mots, Alberic en colere repondit par des menaces, et lui dit que, +dans cette affaire, ni les autorites ni les raisons ne seraient pour +lui, et il s'eloigna. + +Abelard qui raconte cette anecdote n'ajoute pas que, dans le passage +en question, c'etait precisement une opinion d'Alberic lui-meme qu'il +attaquait en passant, l'attribuant, sans prononcer aucun nom, a +un maitre en theologie _qui occupait en France une chaire de +pestilence_[116]. Alberic qui s'etait reconnu, sans en convenir, avait +du naturellement trouver dans cet endroit la plus grosse heresie du +livre. + +[Note 116: "Magistros divinorum librorum qui nunc maxime circa nos +pestilentae cathedras tenent.... quorum unus in Francia." (_Ab. Op., +loc. cit_.) Je suis ici l'opinion de Mabillon. (Saint Bern., ep. XIII, +in not.)] + +Le dernier jour du concile arriva, et avant la seance, le legat mit en +deliberation avec l'archeveque et quelques-uns des meneurs ce qu'on +devait faire de l'accuse et de son livre. Ils avaient l'un et l'autre +sous la main, ils etaient la pour les juger, et ils paraissaient n'avoir +rien a dire. Evidemment, on reculait devant une discussion publique, +et soit faiblesse ou calcul, soit defiance de la cause ou crainte de +l'ascendant si connu d'Abelard, on avait ainsi tout retarde, debat et +jugement, les uns voulant echapper a la necessite d'une telle epreuve, +les autres prevoyant qu'au dernier moment tout deviendrait plus facile +et que le coup pourrait etre brusquement et silencieusement porte. Mais +Abelard avait un parti dans le clerge; les dignites ecclesiastiques +etaient deja le partage de quelques-uns de ses eleves. Dans cette +conference decisive, Geoffroi de Leves, eveque de Chartres, le premier +par sa piete et par la dignite de son siege[117], profita de l'embarras +visible des assistants pour les exhorter a la moderation. Il rappela +d'abord la situation d'Abelard, la superiorite de ses talents, ses +succes dans tous les enseignements, le nombre de ses sectateurs, +l'etendue de son influence, _de cette vigne qui projetait ses pampres +jusqu'a la mer_. Il ajouta que si l'on voulait le condamner par une +decision en quelque sorte prejudicielle et le frapper sans debat, il +etait a craindre qu'en indisposant beaucoup de monde on ne suscitat +aussitot un grand parti pour sa defense, d'autant que rien dans ses +ecrits ne donnait ouvertement acces a la censure; qu'une telle violence +ajouterait a la faveur publique, et serait attribuee a l'envie plus qu'a +la justice; que si, au contraire, on voulait proceder canoniquement, il +fallait produire dans l'assemblee un ecrit ou un dogme incontestablement +de lui, l'interroger, et le laisser librement repondre, afin qu'apres +aveu ou conviction, il fut reduit au silence; suivant cette parole de +Nicodeme, lorsqu'il voulut sauver Notre-Seigneur: "Est-ce que notre loi +condamne un homme, s'il n'a pas ete oui auparavant, et sans qu'on sache +ce qu'il a fait?" (Jean, VII, 51.) + +[Note 117: Geoffroi II, successeur d'Ives dans l'eveche de Chartres, +etait de race noble, et son siege a ete longtemps le premier de la +province de Sens. Le siege de Paris n'etait alors que le troisieme. On +n'explique pas comment, etant de la province de Sons, il assistait a un +concile tenu par les eveques de celle de Reims. Il joua pendant toute +sa vie un grand role dans les affaires du clerge, et nous le verrons +reparaitre plus d'une fois. (_Ab. Op_., ep. I, p. 22.--_Gall. Christ_., +t. VIII, p. 1134 et suiv.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 82.)] + +Cet avis fut accueilli par des murmures, et quelques-uns s'ecrierent +ironiquement que le conseil etait bien sage d'aller lutter de faconde +avec un homme aux arguments et aux sophismes duquel l'univers n'aurait +su comment resister. Geoffroi se contenta de remarquer qu'il etait +encore plus difficile de disputer avec le Christ, lequel pourtant +Nicodeme voulait qu'on ecoutat par respect pour la loi. Puis essayant de +les ramener par une autre voie et d'obtenir l'ajournement d'une decision +qui reclamait un examen plus mur et une assemblee plus nombreuse, il +demanda qu'Abelard fut reconduit a Saint-Denis par son abbe qui etait +present, et que l'on y convoquat une reunion considerable et des plus +savants hommes, pour examiner plus attentivement ce qu'il y avait a +faire. Ce dernier avis obtint l'assentiment du legat, et tous les autres +parurent s'y rendre. Dans les cas epineux, l'ajournement gagne aisement +la faveur d'une assemblee. Conan se leva pour aller dire sa messe, avant +d'entrer au concile, et il fit prevenir Abelard par l'eveque de +Chartres de la permission qui lui serait accordee de retourner dans son +monastere, pour y attendre ce qui avait ete convenu. Mais alors les plus +acharnes ou les plus rigoureux, voyant bien qu'il n'y avait rien de +fait, si l'affaire devait se traiter hors du diocese et la ou leur +credit ne s'etendait pas, persuaderent a l'archeveque qu'il serait +ignominieux pour lui que la cause fut renvoyee a un autre tribunal, et +qu'il fallait craindre que l'accuse n'echappat. On revint donc au legat, +on le pressa de changer d'avis, et on l'amena, malgre lui, a consentir +que la doctrine fut condamnee sans debat contradictoire, le livre brule +en presence de tous, et l'auteur renferme a perpetuite dans un nouveau +couvent. On lui persuada que, pour fonder la condamnation, il suffisait +que sans l'autorisation ni du souverain pontife, ni de l'Eglise, +l'ouvrage eut ete lu dans un cours public et livre par l'auteur lui-meme +a plusieurs pour le transcrire; on ajouta enfin qu'un tel exemple +servirait la religion en prevenant a l'avenir le retour de semblables +temerites. Le legat, a ce qu'il parait, etait peu instruit; il +s'appuyait beaucoup sur les conseils de l'archeveque de Reims, qui +lui-meme etait conduit par Alberic, Lotulfe et leurs amis. L'eveque de +Chartres jugea que l'on ne pourrait empecher l'execution de ce plan, +et avertissant Abelard, il l'engagea a tout supporter, et a n'opposer +qu'une douceur exemplaire a une violence qui nuirait plus a ses ennemis +qu'a lui. Quant a sa reclusion dans un monastere, il lui dit de ne +point s'en inquieter et que le legat qui dans tout cela agissait +a contre-coeur, lui ferait certainement, quelques jours apres la +dissolution du concile, rendre la liberte. Abelard pleurait en +l'ecoutant, et Geoffroi pleurait avec lui. La pensee a beau mepriser la +force; quand la force l'opprime en la faisant taire, c'est un martyre +sans consolation. La consolation ou la vengeance de la pensee, c'est la +parole. + +Abelard fut appele; il parut devant le concile. On l'accusait vaguement +de l'heresie de Sabellius, c'est-a-dire d'avoir nie ou affaibli la +realite des trois personnes de la Trinite[118]. Juge sans discussion, +convaincu sans examen, on le forca de jeter de sa propre main son livre +dans les flammes. Il le regardait tristement bruler, lorsqu'au milieu du +silence apparent des juges, un des plus hostiles dit a demi-voix qu'il y +avait lu en quelque endroit que Dieu le pere etait seul tout-puissant; +ce que le legat ayant entendu, il lui dit, avec grand etonnement, qu'il +ne le pouvait croire. "Meme chez un petit enfant," ajouta-t-il, "une si +grosse erreur serait inconcevable, quand la foi universelle tient et +professe qu'il y a trois tout-puissants." A ce mot, un maitre des +ecoles, qui se nommait Terric[119], se prit a sourire, et lui souffla +aussitot ces paroles d'Athanase dans son symbole: "_Et pourtant il n'y +a pas trois tout-puissants, mais un seul tout-puissant_[120]." Et comme +son eveque, qui l'avait entendu, lui reprochait cette inconvenance +a l'egal d'un propos contre la majeste divine, Terric tint bon +intrepidement en citant les paroles de Daniel: "_Ainsi, fils insenses +d'Israel, sans juger et sans connaitre la verite, vous avez condamne un +de vos freres: retournez au jugement_ (XIII, 48 et 49), et jugez le +juge lui-meme, car celui qui devait juger s'est condamne par sa propre +bouche." Alors l'archeveque, se levant, justifia comme il put, en +changeant les termes, la pensee du legat; et, se laissant aller a la +controverse, il etablit qu'effectivement le Pere etait tout-puissant, le +Fils, tout-puissant, le Saint-Esprit, tout-puissant, et que celui qui +sortait de la ne devait pas meme etre ecoute; que si d'ailleurs on y +tenait, on pouvait permettre au frere[121] d'exposer sa foi en presence +de tous, afin qu'on put l'approuver ou l'improuver, et finalement +prononcer. Cette concession, arrachee par l'embarras du moment, pouvait +changer la face de l'affaire, et deja Abelard, debout, se disposait a +se defendre; heureux de professer et de developper sa foi, il reprenait +l'espoir et le courage; le souvenir de saint Paul devant l'areopage ou +devant le conseil des Juifs, lui traversait l'esprit; il allait parler, +tout etait sauve, lorsque ses adversaires, prompts a parer le coup, +s'ecrierent qu'il n'etait besoin que de lui faire reciter le symbole +d'Athanase[122], et, comme il aurait pu dire, pour gagner du temps, +qu'il ne le savait point par coeur, ils lui mirent a l'instant sous les +yeux le livre tout ouvert. Abelard laissa retomber sa tete, il soupira, +et, d'une voix sanglotante, il lut ce qu'il put lire. On le remit +aussitot, comme un accuse convaincu, a l'abbe de Saint-Medard qui etait +present, et qui le conduisit en prisonnier dans son couvent. Le concile +se separa sur-le-champ. + +[Note 118: Lui-meme raconte en deuil l'histoire du synode de +Soissons (ep. I, p. 20-25); mais il ne fait pas connaitre l'objet precis +de l'accusation. C'est Othon de Frisingen qui dit qu'il fut reconnu +sabellien, pour avoir reduit les personnes de la Trinite a des mots par +l'application du nominalisme, qui, remarquez-le, avait servi a motiver +contre Roscelin, trente ans auparavant, l'accusation de tritheisme. +(Oth. Frising. _De Gest. Frid_., l. I, c. XLVII.) Voyez sur cette +accusation dans le l. III, le c. V. Au reste, les memes textes servirent +plus tard a fonder, a Sens, contre Abelard, une accusation inverse de +celle de Soissons.] + +[Note 119: D. Brial est porte a croire que ce Terric ou Terrique +est le meme qu'un certain Thierry, dialecticien breton assez habile, +et penseur assez hardi, dont parlent Othon de Frisingen et Jean de +Salisbury. (_De Gest. Frid_., l.1, c. XLVII.--Saresb. _Metalog_., l. I, +c. V, et l. II, c. X.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 377.)] + +[Note 120: La reponse etait topique, mais au fond elle donnait +encore prise a la controverse, et les scolastiques ont beaucoup +dispute sur ce passage du symbole d'Athanase. Pierre d'Ailly le trouva +contradictoire, car puisqu'il est dit plus bas que les trois sont +egaux entre eux et coeternels, il faut bien qu'il soit tous les trois, +immenses, tout-puissants, etc. Saint Thomas convient qu'ils le sont tous +les trois, mais non qu'ils soient trois immenses, trois tout-puissants. +(Le P. Petan, _Dogmat. theolog_., t. II, l. VIII, CIX, p. 562; edit. de +Paris, 1844.)] + +[Note 121: "Frater ille." (_Ab. Op._, p. 24.)] + +[Note 122: Tout le monde sait ce que c'est que le symbole dit de +saint Athanase, quoiqu'il ne soit pas de lui. C'est le symbole qu'on +recite le dimanche a primes et qui est appele pour cette raison le +symbole de primes; on le nomme aussi la symbole _Quicumque,_ parce qu'il +commence par ce mot. Abelard a fait un commentaire sur ce symbole. +(_Op._, pars II, p. 381.)] + +Ce couvent avait ete fonde aupres de Soissons, sur la rive droite de +l'Aisne, par le roi Clotaire I. La mission des moines etait de desservir +l'eglise ou les restes de ce prince furent longtemps deposes pres de +ceux de saint Medard, premier eveque de Noyon, apotre de ces contrees. +C'etait un monastere considerable et respecte, investi de grands +privileges. L'abbe qui se nommait Geoffroi[123] et qui etait un homme +instruit et distingue, traita son captif ou plutot son hote avec +de grands egards; et les moines, esperant le garder longtemps, +l'accueillirent avec beaucoup d'empressement, et s'efforcerent de le +consoler par mille soins; mais nulle consolation n'etait possible. +Rien au monde ne pouvait rendre au triste Abelard ce qui venait de lui +echapper. La derniere, la plus puissante et la plus vieille de ses +illusions etait evanouie: un pouvoir s'etait rencontre qui ne pliait +pas devant lui. La verite et l'eloquence avaient ete vaincues dans sa +personne, et l'ascendant de son genie etait meconnu. Pour la premiere +fois, il sentait sa faiblesse et presque son declin. On ne peut peindre +son desespoir. Passant de l'abattement a la fureur, il accusait Dieu +meme qui l'avait abandonne, ou, cachant dans ses mains son front baigne +de larmes, il se disait que ses souffrances et ses affronts passes +etaient peu de chose aupres de ce qu'il eprouvait. Jadis, au moins, il +etait coupable, et il avait en quelque sorte merite son malheur; mais +aujourd'hui, c'etait a ses yeux une foi sincere, un amour desinteresse +du vrai qui faisait de lui le plus malheureux des mortels. Qu'allait-il +devenir? on avait cette fois attente sur sa gloire. + +[Note 123: Geoffroi, surnomme Cou de Cerf, ancien abbe de +Saint-Thierry, abbe de Saint-Medard en 1120, eveque de Chalons en 1131, +et qui mourut en 1149. On a de lui des lettres et quelques ecrits. +(Voyez son article dans l'_Histoire litteraire_, t. XIII, p. +185.--_Annal. Bened_., t. VI, l. LXXV, p. 190; Append. p. 639.--_Gall. +Christ_., t. IX, p. 186 et 415.)] + +La maniere dont le proces fut conduit prouve, en effet, qu'une justice +eclairee ne guidait point ses juges, et les operations du concile ont +quelques-uns des caracteres de la persecution[124]. La haine et l'envie +avaient depuis longtemps une revanche a prendre, et elles se plurent a +employer comme instruments la sincerite ignorante, la piete craintive, +et surtout cette intolerance de si bonne foi que le pouvoir +ecclesiastique regarde naturellement comme un devoir, en presence de ce +qui agite les consciences et peut troubler l'unite silencieuse de la +croyance commune. La lutte directe parait s'etre engagee entre l'esprit +dans son audace et la mediocrite dans sa prudence, et ce fut l'esprit +qui succomba. Cependant il n'est pas aussi vrai que se l'imaginait +Abelard que la malveillance seule put trouver a redire a ses ouvrages, +et que la foi, meme eclairee, surtout eclairee, n'en dut concevoir aucun +ombrage. Si la parole lui avait ete accordee, quoi qu'il eut pu dire, et +a moins qu'il n'eut denature sa doctrine, il ne l'aurait point sauvee +d'une consequence perilleuse, savoir que trois des attributs generaux de +la divinite etant assignes, chacun specialement et comme une propriete +distinctive, a une personne differente de la Trinite, cette distribution +etait entierement insignifiante, ou depouillait chacune des trois +personnes de deux de ces trois attributs egalement necessaires, +egalement divins. Dans le premier cas, l'unite absorbait les trois +personnes et faisait evanouir la Trinite; dans le second, la Trinite, +s'exagerant elle-meme, brisait l'unite et se produisait sous la forme +du tritheisme: voila pour l'erreur actuelle. Quant a l'erreur qu'on +pourrait nommer virtuelle et qui menacait surtout l'avenir, la voici: +dans la methode, dans le langage, dans cette intention de raisonner +la foi, de demontrer le mystere et d'assimiler la religion a la +philosophie, se devoilait evidemment le rationalisme chretien, origine +possible du rationalisme philosophique[125]. Mais comme assurement ces +consequences n'etaient pas distinctement dans l'esprit d'Abelard, comme +elles etaient compensees par des assertions contradictoires et d'une +eclatante orthodoxie, rachetees par la volonte sincere de ne point +s'ecarter de l'unite, le crime de l'heresie ne pouvait un moment lui +etre impute. Le livre etait dangereux peut-etre, mais l'auteur innocent; +et le jugement du concile, que ne condamne pas absolument la logique, +demeure une iniquite. + +[Note 124: Le concile a ete blame par des autorites non suspectes, +comme l'historien d'Argentre, Dubouloi, Crevier, le P. Richard et +d'autres; nous n'ajouterons pas D. Gervaise, devenu suspect a force +d'engouement pour Abelard. Les ecrivains qui s'attachent a justifier le +concile de Sens semblent passer condamnation sur celui de Soissons. Au +reste, les actes de l'un comme de l'autre n'ont pas ete conserves, et +l'assemblee de 1121 ne nous est guere connue que par le recit d'Abelard, +un passage d'Othon de Frisingen et quelques mots de saint Bernard +et d'un de ses secretaires. (_Act. concil_., t. VI, para II, p. +1103.--Phil. Labbaei Concil. hist. synops.--_Anal. des conc_., par +le P. Richard, t. V, suppl.--10th. Fris. _De Gest. Frid_. l. I, c. +XLVII.--Saint Bern. _Op_., ep. CCCXXXI.--Gaufred. mon. Clar., _Rec. des +Hist_., t. XIV, p. 381.--Cf. Brucker, _Hist. crit. phil_., t. III, p. +149.)] + +[Note 125: "Abailard est orthodoxe," dit Mme Guizot, "il ne veut pas +cesser de l'etre; une conviction prealable determine le but auquel il +veut arriver, et l'examen n'est pour lui qu'une maniere de s'exercer +dans un cercle dont il est determine a ne pas sortir, travail necessaire +d'un esprit qui marche sans avancer et enfante des nouveautes qui ne +sont pas des progres. Abailard, en religion comme en philosophie, +a donne le mouvement et non les resultats. Plusieurs fois accuse +d'heresie, il n'a point laisse de secte, et meme en philosophie, la +hardiesse des principes qu'il enonce quelquefois est demeuree sans +consequence, parce que lui-meme n'a pas ose les avouer ou les +reconnaitre. Cependant il en avait assez fait et pour ses partisans +et pour ses ennemis." (_Essai sur la vie et les ecrits d'Abailard et +d'Heloise_, p. 372.)] + +Il ne faut donc pas s'etonner si Abelard, plus desole que convaincu, +retrouva bientot dans le couvent qui lui servait comme de prison cette +impatience du joug et ce besoin de resistance polemique qui entrainait +son esprit plus loin que son caractere n'osait aller. Bien qu'il se loue +de l'accueil qu'il recut a Saint-Medard, il dut y rencontrer, non sans +quelque importunite, ce meme Gosvin, que nous, avons vu sur la montagne +Sainte-Genevieve lui chercher une querelle scolastique. Celui-ci etait +venu la, d'accord, dit-on, avec l'abbe Geoffroi, pour travailler, en +qualite de prieur, a la reforme des abus et au retablissement des +etudes.[126] Deja sous les murs de Soissons meme, il avait ete employe a +une oeuvre semblable dans le monastere de Saint-Crepin; c'est pour cela +qu'il etait sorti d'Anchin ou il avait fait profession. Quoiqu'il pensat +peut-etre, ainsi que son biographe devoue, qu'Abelard n'avait ete +conduit a Saint-Medard que pour y etre _lie comme un rhinoceros +indompte_, il jugea convenable de le traiter, a l'exemple de l'abbe, +_dans un esprit de douceur_[127]. Cependant, de l'humeur que nous lui +connaissons, il ne s'abstint pas, dans ses entretiens, de meler ses +consolations de conseils et ses conseils de lecons. Il lui precha la +patience et la modestie, lui dit de ne point trop s'attrister, qu'au +lieu d'etre emprisonne, il devait se regarder comme delivre, n'ayant +plus a redouter les soucis, les tentations, les grandeurs du monde; +qu'il n'avait enfin qu'a se conduire honnetement et a donner a tous +l'enseignement et l'exemple de l'honnetete. "L'honnetete, l'honnetete!" +dit Abelard, qui sentait, a travers la charite du prieur, percer +l'aiguillon de la vanite du docteur, "qu'avez-vous donc a me tant +precher, conseiller, vanter l'honnetete? Il y a bien des gens qui +dissertent sur toutes les especes d'honnetete, et qui ne sauraient pas +repondre a cette question: Qu'est-ce que l'honnetete?--Vous dites vrai," +reprit aussitot Gosvin avec aigreur; "beaucoup de ceux qui veulent +disserter sur les especes de l'honnetete ignorent entierement ce que +c'est; et si dorenavant vous dites ou tentez quoi que ce soit qui deroge +a l'honnetete, vous nous trouverez sur votre chemin, et vous eprouverez +que nous n'ignorons pas ce que c'est que l'honnetete, a la facon +dont nous poursuivons son contraire[128]." A cette reponse _ferme et +mordante_, dit le moine historien de Gosvin, _le rhinoceros prit peur, +pavefactus rhinocerosiste_; il se montra les jours suivants plus soumis +a la discipline et plus craintif du fouet, _timidior flagellorum_. +Voila, si ces paroles caracteristiques sont exactes, comment, dans les +retraites de la vie spirituelle, le XIIe siecle traitait et instruisait +les heros de la pensee. + +[Note 126: _Ex vit. S. Gosv_., l. I, c. XVIII., _Rec. des Hist_., t. +XIV, p.445.--_Gall. Christ_., t. IX, p. 415.--_Hist. litt. de la Fr._, t. +XII, p. 185.] + +[Note 127: "Instar rhinocerontis indomiti disciplinae coercendum +ligamento.--In spiritu lenitatis." (S. Gosv., _ibid_.)] + +[Note 128: "Per insectationem contrarii sui." (_Id. ibid_.)] + +A peine rendu, cependant, le jugement du concile fut loin de rencontrer +une approbation generale. On trouva dans ses procedes, rudesse, durete, +precipitation. L'oppression etait evidente, le droit tres-douteux. +Beaucoup d'ailleurs penchaient a croire la verite du cote d'Abelard; +bientot ceux qui avaient siege a Soissons durent se justifier; plusieurs +repoussaient la solidarite du jugement et desavouaient leur propre +vote. Le legat attribuait publiquement l'affaire a ce qu'il appelait la +jalousie des Francais, _invidia Francorum_, et tout repentant de ce qui +s'etait passe, il n'attendit pas longtemps pour faire ramener Abelard +dans son couvent[129]. + +[Note 129: _Ab. Op_., ep. I, p. 25.] + +A Saint-Denis, il est vrai, Abelard retrouvait des ennemis. On se +rappelle qu'il s'etait aliene les moines par d'imprudentes remontrances. +Ceux-ci n'etaient disposes ni a les pardonner ni a cesser de les +meriter; et une occasion ne tarda pas a survenir ou il faillit encore se +perdre. Un jour, en lisant le commentaire de Bede le Venerable sur les +Actes des Apotres, il tomba par hasard sur un passage ou il est dit +que Denis l'Areopagite avait ete eveque de Corinthe, et non pas eveque +d'Athenes. Cette opinion ne pouvait etre du gout des moines. Ils +tenaient a ce que leur Denis, fondateur de l'abbaye, et qui d'apres le +livre de ses Gestes, etait en effet eveque d'Athenes, fut bien aussi +l'Areopagite, celui que saint Paul convertit[130]. Sans songer a l'orage +qu'il allait soulever, Abelard communiqua sa decouverte a quelques-uns +des freres qui l'entouraient et leur montra en plaisantant le passage de +Bede. Les bons peres se facherent fort, traiterent Bede de menteur, et +lui opposerent victorieusement le temoignage d'Hilduin, leur abbe sous +Louis le Debonnaire, et qui, pour verifier les faits, avait parcouru +longtemps la Grece avant d'ecrire les Gestes du bienheureux Denis. La +conversation se prolongeant, Abelard, somme de s'expliquer, dit qu'on +ne pouvait mettre l'autorite d'Hilduin en balance avec celle de Bede, +revere de toute l'Eglise latine, et que, sur le fond de la question, +peu importait qui des deux Denis eut fonde l'abbaye, puisque tous deux +avaient obtenu la couronne celeste. L'indignation fut alors generale; on +s'ecria qu'il montrait bien qu'il avait de tout temps ete l'ennemi du +couvent, et qu'il voulait aujourd'hui fletrir l'honneur, non-seulement +de ce grand etablissement religieux, mais de tout le royaume dont +l'Areopagite avait toujours ete le glorieux patron; et l'on courut +rendre compte a l'abbe du scandale dont on venait d'etre temoin. +Celui-ci se hata d'assembler le chapitre; puis, en presence de la +congregation entiere, il menaca Abelard d'envoyer aussitot au roi qui +tirerait une reparation eclatante d'une si monstrueuse offense. Il +semblait que l'imprudent lecteur de Bede eut porte la main sur la +couronne. Il s'excusa de son mieux, et offrit, s'il avait manque a la +discipline, de reparer sa faute; mais ce fut en vain, et l'abbe ordonna +de le bien surveiller jusqu'a ce qu'il le remit au roi. + +[Note 130: Act. XVII, 34.--Bede le Venerable, pretre anglo-saxon, a +compose, au VIIe siecle, sur la philosophie, les sciences, l'histoire +ecclesiastique et l'Ecriture sainte, des ouvrages tres-remarquables pour +son temps. Le passage auquel Abelard fait allusion se trouve dans les +_Expositions du Nouveau Testament._ (Bed. Ven. _Op._. t. V, _Exp. Act. +Apost.,_ c. XVII.) Quant a la question, les moines de Saint-Denis +avaient tort sur un point; on ne peut plus soutenir raisonnablement +aujourd'hui que Denis l'Areopagite, martyr du Ier siecle, soit le Denis +patron de la France, apotre de Paris, et qui mourut vers le milieu du +IIIe. Mais il y a erreur dans Bede; l'Areopagite a bien ete eveque +d'Athenes; et l'eveque de Corinthe, qui n'est pas l'Areopagite, est +celui qu'on venerait en France et qui a donne son nom a l'abbaye de +Saint-Denis. Pour tout accommoder, en 1215, Innocent III, sans se +prononcer pour aucune opinion, donna a la royale abbaye les reliques de +Denis d'Athenes, afin qu'elle eut les restes des deux saints de ce nom. +Mais c'etait au fond decider la question, ou dire que les reliques +jusque-la conservees a Saint-Denis n'etaient pas celles de l'Areopagite. +(_Ab. Op._, p. 25, et Not., p. 1189.--Tillemont, _Mem. pour servir a +l'hist. eccles._, t. II, p. 133 et 718, et t. IV, p. 710.)] + +L'hostilite de ses superieurs et de ses freres paraissait implacable; on +dit meme que la punition monacale, le fouet, lui fut infligee pour +avoir ete de l'avis du venerable Bede[131]. Pousse a bout par tant +d'acharnement et de violence, las de voir toujours ainsi la fortune le +contrarier dans les moindres choses, et le monde entier conjure contre +lui, il resolut de sortir d'esclavage, et, d'accord avec quelques +freres qui compatissaient a ses peines, aide de ses amis, il s'enfuit +secretement une nuit, et gagna la terre de Champagne, qui n'etait pas +eloignee et ou se trouvait la retraite deja habitee par lui quelque +temps. Thibauld, comte de Champagne, de qui il n'etait pas inconnu, +s'etait interesse aux persecutions qu'il avait eprouvees; et, sous sa +protection, il demeura a Provins, dans le prieure de Saint-Ayoul[132], +occupe par des moines de Saint-Pierre de Troyes et dont le prieur etait +un de ses anciens amis. En meme temps, il essaya de se reconcilier, et +il ecrivit a l'abbe de Saint-Denis et a sa congregation une lettre que +nous avons encore, et ou, discutant la question tranchee par Bede, il la +decide en sens inverse et conclut que le venerable auteur s'est trompe +ou que les deux Denis ont ete eveques de Corinthe[133]. Mais cette +concession fut inutile. + +[Note 131: _Ut fama est_, ajoute Duboulai qui raconte ce fait. +(_Hist. Univ. par._, t. II, p. 85.)] + +[Note 132: Saint-Ayoul est la traduction alteree de Saint-Aigulfe, +nom d'un prieure soumis a l'eveche de Troyes et fonde en 1018. (_Gall. +Christ._, t. XII, p. 530.)] + +[Note 133: _Ab. Op._ pars II, ep. II, _Adae dilectissimo patri suo +abbati_, p. 224.] + +Pendant qu'il jouissait a Provins des douceurs d'une bienveillante +hospitalite, une affaire attira dans cette ville l'abbe de Saint-Denis +aupres du comte de Champagne; Abelard, de son cote, vint sur-le-champ, +avec son ami le prieur, trouver Thibauld, et lui demanda d'interceder +pour lui, afin d'obtenir de son abbe l'absolution et la permission de +vivre suivant la regle monastique, partout ou bon lui semblerait. Adam +voulut en conferer avec les moines qui l'avaient accompagne et promit +une reponse avant son depart. La reponse fut qu'il y allait de l'honneur +de leur abbaye, s'ils laissaient le frere indocile passer dans un autre +couvent, comme il en avait sans doute le dessein, et qu'apres avoir +autrefois choisi leur maison pour asile, il ne pouvait l'abandonner sans +outrage. Puis, n'ecoutant personne, pas meme le comte, ils menacerent +le fugitif de l'excommunier, s'il ne rentrait aussitot au bercail, et +interdirent sous toutes les formes, au prieur qui l'avait accueilli, +de le retenir plus longtemps, s'il ne voulait avoir sa part de +l'excommunication. + +Cette reponse jeta Abelard et son ami dans une grande anxiete; mais, +quelques jours apres les avoir quittes, l'abbe Adam mourut le 19 fevrier +1122[134]. Un autre lui succeda le 10 mars suivant; c'etait Suger, celui +qui devait etre un jour regent du royaume. + +[Note 134: M. Alexandre Lenoir donne la pierre tumulaire d'Adam. +_Musee des mon. franc._, t. 1, p. 234, pl. n deg. 518.--Cf. _Gall. Christ._, +t. VII, p. 308.] + +Suger etait alors un homme tout politique, un simple diacre employe par +le roi aux plus grandes affaires, et a l'epoque ou il devint abbe, en +ambassade a Rome aupres du pape. Abelard, accompagne de l'eveque de +Meaux Burchard, qui s'interessait a lui, se rendit aupres du nouvel +abbe, ou de celui qui le suppleait jusqu'a son retour, et renouvela les +demandes adressees au predecesseur. La decision se faisant attendre, +peut-etre parce qu'on attendait Suger, il se pourvut, grace a +l'entremise de quelques amis, par-devant le roi et son conseil. Il ne +trouva pas que Louis VI eut grand souci de la qualite d'Areopagite +pour le patron de la royale abbaye qui devait garder son tombeau, et +l'affaire reprit une tournure favorable. + +Etienne de Garlande, alors grand-senechal de l'hotel, se chargea de tout +arranger. Il etait diacre aussi comme Suger; mais homme d'Etat et homme +de guerre, il entrait peu dans les desirs ou les convenances du clerge, +et saint Bernard regardait l'un et l'autre ministre comme deux calamites +pour l'Eglise[135]. + +[Note 135: Voyez la lettre qu'il ecrivit quatre ans apres a l'abbe +Suger pour le feliciter sur sa conversion. (Saint Bern. _Op.,_ ep. +LXXVIII.)] + +Abelard avait compte sur la politique du conseil du roi. Il croyait +savoir qu'on y pensait que, moins l'abbaye de Saint-Denis serait +reguliere, plus elle serait soumise et temporellement utile a la +couronne, peut-etre parce qu'on en tirerait plus d'argent. Il pouvait +donc esperer qu'on se soucierait fort peu d'y retenir un censeur qui +prechait la reforme, et qu'on ne prendrait pas fort a coeur les interets +de l'autorite abbatiale ni de la discipline commune. Cette situation +exceptionnelle de religieux sans monastere qu'il ambitionnait pouvait +etre assez du gout de la cour, et lui il s'accommodait fort bien de +l'idee de lui devoir sa liberte, et pour ainsi dire de relever d'elle. +La royaute commencait a devenir pour les individus la protectrice +universelle; et elle se plaisait des lors a entreprendre sur toutes les +juridictions, et a suspendre, suivant son bon plaisir, toutes les +regles particulieres. Etienne de Garlande et Suger s'entendirent donc +aisement[136]. Pour que tout fut en regle, le ministre fit venir l'abbe +et son chapitre; et il s'enquit des motifs de l'insistance qu'on avait +mise a retenir dans un cloitre un homme malgre lui, et fit valoir le +scandale qui pourrait en resulter, sans qu'on en dut esperer rien +d'utile, puisqu'il y avait entre la congregation et son censeur une +evidente incompatibilite d'humeurs. L'abbe demanda seulement que, pour +l'honneur du monastere, Abelard ne cessat pas de lui appartenir, et +qu'il allat vivre dans une retraite de son choix, sans jamais entrer +dans aucune autre communaute. Cette condition fut acceptee, et le tout +fut promis et ratifie en presence du roi et de son conseil. + +[Note 136: Il existe deux lettres adressees a Suger, au nom du pape, +pour lui recommander un maitre Pierre qui, ayant une mauvaise affaire, +s'etait adresse a la cour de Rome. Duchesne qui les a, je crois, +publiees le premier, veut qu'elles s'appliquent a notre maitre Pierre; +du moins le dit-il dans la table de son recueil _Historiae Francorum +scriptores_ (t. IV, p. 537 et 538); mais la simple lecture de ces +lettres prouve que cette opinion est insoutenable, et nous croyons +volontiers, avec D. Brial, qu'il s'agit d'un certain Pierre de Meaux, +accuse de quelque violence sous la pontificat d'Eugene III. (_Rec. des +Hist._, t. XV, p. 455 et 456.)] + +Le roi etait alors ce Louis le Gros dont le regne fut si memorable par +l'emancipation des communes, berceau de la liberte moderne. Il eut la +gloire d'attacher son nom a ce grand evenement, et sa puissance en +profita, comme si sa volonte en eut ete la cause. Tous les progres de +l'autorite royale ont ete, au moyen age, des progres dans le sens +absolu du mot. Elle ne fut jamais grande, au reste, que lorsqu'elle fut +liberale. Suger et Garlande s'en montrerent les habiles ministres, et +il y a certainement quelque secrete liaison entre la politique qui +secondait l'affranchissement des communes et celle qui protegeait +Abelard. + +Il etait libre, mais il etait pauvre. Maitre de choisir sa solitude, il +se retira sur le territoire de Troyes, aux bords de l'Ardusson, dans un +lieu desert qu'il connaissait pour y etre alle souvent lire et mediter, +ou meme enseigner quelquefois[137]. C'etait dans la paroisse de Quincey, +aupres de Nogent-sur-Seine. La, dans quelques prairies qui lui furent +donnees, il construisit avec la permission d'Atton, eveque de Troyes, +un oratoire de chaume et de roseaux qu'il dedia d'abord a la sainte +Trinite. Ce fut dans cette retraite qu'il se cacha seul avec un clerc, +et repetant ces mots du psaume: "Voila que j'ai fui au loin, et j'ai +demeure dans la solitude." (Ps. LIV, 8.) + +[Note 137: "Ubi legere (_alias_ degere) solitus fuerat." Ce lieu +est le hameau du Paraclet, a l'est de Nogent-sur-Seine, a dix on douze +lieues de Troyes, sur la route de Paris. (_Gall. Christ._, t. XII, p. +609.--_Ab. Op._, ep. 1, p. 28 Not., p. 1117.--Willelm. Godel. et Guill. +Nang. _Chron., Rec. des Hist_., t. XII, p. 675, et t. XX, p. 781.)] + +C'est une chose etrange que les vicissitudes de la vie que nous +racontons. Elles se multiplient comme les mouvements inquiets de l'ame +d'Abelard. Temeraire et triste, entreprenant et plaintif, il n'a pas +reussi a maitriser la fortune, et il ne sait pas s'astreindre a vivre +dans un humble repos. Aucune situation reguliere et commune ne peut lui +convenir longtemps. Partout ou il parait, il semble chercher querelle, +provoquer l'oppression, et, quand il rencontre la resistance, il +s'etonne en gemissant. Apres les grands malheurs, il n'echappe pas +aux petits; victime des serieuses passions, il est tourmente par les +passions pueriles; il se prend d'une querelle domestique avec des +moines, et aussitot tout condamne, tout dechu qu'il parait, il emploie +des princes et des rois a faire ses affaires, a le delivrer de son abbe, +a garantir sa liberte; puis, des qu'elle lui est rendue, n'ayant pu se +soumettre a la vie du cloitre, il se fait ermite[138]. + +[Note 138: Cette retraite d'Abelard, le repos et l'activite +philosophique qu'il trouva au Paraclet, ont fixe l'attention d'un auteur +que nous citerons a cause de son nom et parce qu'il est un des premiers +en date qui aient parle de lui. Petrarque a fait un traite sur la vie +solitaire, ou il vante les philosophes qui ont cherche la retraite, et +cite, apres avoir nomme quelques anciens, "recentiorem unum nec valde +remetum ab relate nostra.... apud quosdam.... suspectae fidei, at +profecto non humilis ingenii, Petrum illum cui Abaelardi cognomen." (_De +vit. solitar_., l. II, sect. VI, c. I.)] + +Mais jamais il ne pouvait demeurer ignore du reste du monde, et son +desert etait a moins de trente lieues de Paris. On connut bientot sa +retraite, et sans doute il ne mit nul soin a la cacher. Le maitre +Pierre vit accourir aux champs pour l'entendre une nouvelle generation +d'ecoliers. Les cites et les chateaux furent desertes pour cette +Thebaide de la science[139]. Des tentes se dresserent autour de lui; des +murs de terre couverts de mousse s'eleverent pour abriter de nombreux +disciples qui couchaient sur l'herbe et se nourrissaient de mets +agrestes et de pain grossier. Comme saint Jerome au milieu des deserts +de Bethleem, il se plaisait a ce contraste d'une vie rude et champetre +unie aux delicatesses de l'esprit et aux raffinements de la science; et +peu a peu, entoure d'une affluence croissante, regardant ces nombreux +disciples qui batissaient eux-memes leurs cabanes sur le bord de la +riviere, il se sentait console; il se disait que ses ennemis lui avaient +tout enleve et que l'on quittait tout pour le suivre. De moment en +moment, il pensait que la gloire revenait a lui. Que devaient dire les +envieux? La persecution, loin de leur profiter, servait a renouveler et +a singulariser sa fortune. On l'avait reduit a la derniere pauvrete; +comme le serviteur de l'Evangile, ne pouvant creuser la terre et +rougissant de mendier[140], voila que la vieille science, a laquelle +il devait tant, venait le sauver encore, et lui donnait une ecole a +conduire et un institut a fonder. C'etaient des disciples qui lui +preparaient ses aliments, qui cultivaient, qui batissaient pour lui, +qui lui fabriquaient ses habits; des pretres meme lui apportaient leurs +offrandes, et bientot, comme l'oratoire de roseaux etait insuffisant, +ses eleves le reconstruisirent en bois et en pierre. Ce petit edifice +avait ete dedie d'abord a la Trinite, divin objet des lecons et des +meditations d'Abelard a cette epoque; et meme il y avait fait placer une +statue ou plutot un groupe qui se composait de trois figures adossees, +et parfaitement semblables de visage, pour exprimer l'unite de nature de +la trinite des personnes. Cette statue se voyait encore en ce lieu il +n'y a guere plus d'un demi-siecle. Les trois personnes divines etaient +sculptees dans une seule pierre, avec la figure humaine. Le Pere etait +place au milieu, vetu d'une robe longue; une etole suspendue a son cou +et croisee sur sa poitrine etait attachee a la ceinture. Un manteau +couvrait ses epaules et s'etendait de chaque cote aux deux autres +personnes. A l'agrafe du manteau pendait une bande doree portant ces +mots ecrits: _Filius meus es tu_. A la droite du Pere, le Fils, avec une +robe semblable, mais sans la ceinture, avait dans ses mains la croix +posee sur sa poitrine, et a gauche une bande avec ces paroles: _Pater +meus es tu_. Du meme cote, le Saint-Esprit, vetu encore d'une robe +pareille, tenait les mains croisees sur son sein. Sa legende etait: +_Ego utriusque spiraculum_. Le Fils portait la couronne d'epines, le +Saint-Esprit une couronne d'olivier, le Pere la couronne fermee, et sa +main gauche tenait un globe: c'etaient les attributs de l'empire. Le +Fils et le Saint-Esprit regardaient le Pere qui seul etait chausse. +Cette image singuliere de la Trinite, cet embleme, unique, je crois, +dans sa forme, attestait assez combien l'esprit d'Abelard etait +profondement coupe de ce dogme fondamental. Cependant quand, en +s'agrandissant, l'etablissement des bords de l'Ardusson devint en +quelque sorte le monument de cette grace divine qui l'avait recueilli et +soulage dans ses miseres, comme c'etait le lien de la consolation, il +lui donna le nom du _Consolateur_ ou du _Paraclet_[141]. + +[Note 139: "Relictis et civitatibus et castellis." (_Ab. Op_., ep. +I, p. 23.)] + +[Note 140: Luc, XVI, 3.--(_Ab. Op_., loc. cit., et ep. II, p. 43.)] + +[Note 141: D. Gervaise qui ecrivait vers 1720, dit qu'en 1701, le +3 juin, Mme Catherine de la Rochefoucauld, abbesse du Paraclet, fit +retirer de la poussiere cette curieuse antiquite, pour la placer +solennellement dans le choeur des religieuses sur un piedestal de marbre +portant une inscription qui en faisait connaitre l'origine. Les auteurs +de l'_Histoire litteraire_, peu favorables a Gervaise, admettent le +fait. (_Vie d'Abel._, t. I, l. II, p. 229.--_Hist. litt._, t. XII, p. +95.) D'ailleurs l'auteur des _Annales benedictines_, qui parait avoir vu +la statue, en donne la description exacte. M. Alexandre Lenoir a publie +une gravure qui la represente, et il semble aussi l'avoir vue avant +que la revolution ne l'eut detruite. On trouve dans l'_Iconographie +chretienne_ de M. Didron un embleme analogue de la Trinite, tire d'un +manuscrit de Herrade, abbesse de Sainte-Odile, vers 1160. (_Annal. +ord. S. Bened._, t. VI, l. LXXIII, p. 85.--_Gall. Christ._, t. XII, p. +571.--_Mus. des monum. franc._, t. I, pl. n deg. 516.--_Icon. chret._, p. +604.)] + +On a peu de details sur cette ecole du Paraclet, sur cette academie de +scolastique qu'il forma au milieu des champs. On sait seulement qu'il +y maintenait l'ordre avec severite; nous en avons un assez curieux +temoignage. Un valet, un bouvier l'ayant averti de quelques desordres +secrets parmi les ecoliers, le maitre les menaca de cesser aussitot +ses lecons, ou du moins exigea que la communaute fut dissoute, et leur +ordonna, s'ils voulaient encore l'entendre, d'aller habiter Quincey. Le +bourg etait assez eloigne, et le jour suffisait a peine pour qu'on eut +le temps de venir au Paraclet, d'assister aux lecons, de participer aux +etudes, et de s'en retourner[142]. D'ailleurs la vie en commun, les +doctes entretiens, l'existence d'une sorte de congregation formee, comme +le dit un de ses membres, _au souffle de la logique (aura logicae)_, +tout cela etait cher aux ecoliers, donnait de l'interet et de +l'originalite a leur entreprise; et la severite d'Abelard les contrista +et les humilia. Un d'eux, un jeune Anglais, qui se nommait Hilaire, +exhala leur douleur commune dans une complainte en dix stances, de cinq +vers chacune, dont les quatre premiers sont des lignes de latin rimees, +et le cinquieme un vers francais qui sert de refrain[143]. Cette chanson +elegiaque, fortement empreinte de l'esprit et du gout de l'epoque, est +peu poetique et sans elegance; mais elle ne manque pas de sentiment +ni d'harmonie, et elle prouve avec quelle ardeur on venait de loin se +reunir autour d'Abelard, avec quel respect on lui obeissait, avec quelle +avidite on se desalterait a cette source de savoir et d'eloquence, _quo +logices fons erat plurimus_. Je me figure que les ecoliers chantaient +en choeur cette complainte, que de telles poesies etaient un de +leurs habituels passe-temps, et que celle-ci nous donne la forme de +quelques-unes de celles qu'Abelard lui-meme avait su rendre populaires. +On peut croire du reste qu'il se laissa flechir et accueillit le voeu +qu'exprimaient ces mots: + + _Desolatos, magister, respice, + Spemque nostram quae languet refice._ + Tort a vers nos li mestre. + +[Note 142: + Heu! quam crudelis iste nuntius + Dicens: "Fratres, exito citius; + Habitetur vobis Quinciacus; + Alioquin, non leget monachus." + _Tort a vers nos li mestre_. + Quid, Hilari, quid ergo dubitas? + Cur non abis et villam habitas? + Sed te tenet diei brevitas, + Iter longum, et tua gravitas. + _Tort a vers nos li mestre_ + (_Ab. Op_., pars II, _Elegia_, p. 243.)] + +[Note 143: Cette prose que d'Amboise a conservee, est curieuse. Les +quatre vers latins de chaque couplet riment ensemble; ils ont la mesure +de nos vers de dix pieds, avec une cesure apres le quatrieme, sauf dans +un seul vers. Il est difficile d'y retrouver aucune mesure de prosodie +latine; seulement tous se terminent par un iambe. Le refrain francais +est un vers de six pieds, et un des plus anciens vers connus en langue +vulgaire. _Tort a vers nos li mestre_ ou _mestres_, cela signifie +_le maitre a tort envers nous_ ou _nous fait tort_. Ce qui, selon M. +Champollion, exprime un regret plutot qu'un reproche. M. Leroux de +Liney a place cette chanson la premiere dans son _Recueil de chants +historiques francais_. Il la fait preceder de quelques details que +abus croyons peu exacts (p. 3); mais il ajoute qu'elle se trouve avec +d'autres poesies du meme auteur dans un manuscrit du XIIe siecle de la +Bibliotheque Royale. Ce manuscrit a ete publie par M. Champollion en +1838. (_Hilarii versus et ludi_, Paris, petit in-8 deg. de 76 pages, p. 14.) +Il contient des poesies lyriques et dramatiques vraiment curieuses. + +Cet Hilaire, qui n'etait encore connu que par cette piece et par ce +qu'en disent les _Annales benedictines_, se rendit a l'ecole d'Angers, +apres qu'Abelard eut quitte le Paraclet, et y fit une seconde prose +rimee en l'honneur d'une bienheureuse recluse, Eva d'Angleterre. +(_Ab. Op._, loc. cit.--_Hist. litt._, t. XII, p. 251, t. XX, p. +627-630.--_Annal. ord. S. Bened._, t. VI, l. LXVIII, p. 315.)] + +La renommee etait venue le chercher dans sa solitude. Il fallut bien +qu'apres quelque temps elle signalat son retour, en ramenant les alarmes +avec elle. + +L'enseignement du philosophe n'avait sans doute point change de +caractere; le soupcon et la defiance ne cesserent pas d'accueillir tous +ses efforts, de poursuivre tous ses succes. Il provoquait naturellement +l'un et l'autre, et rien de lui n'etant commun, rien ne paraissait +simple et regulier. Ainsi, on lui fit un crime de ce nom du Saint-Esprit +grave au fronton du temple qu'il avait eleve. C'etait en effet une +consecration a peu pres sans exemple, la coutume etant de vouer les +eglises a la Trinite entiere ou au Fils seul entre les personnes +divines. On voulut voir dans ce choix inusite une arriere-pensee, et +l'aveu detourne d'une doctrine particuliere sur la Trinite. Il est +cependant difficile de comprendre comment, lorsque de certaines prieres +sont adressees au Saint-Esprit, lorsqu'une fete solennelle, celle de +la Pentecote, lui est specialement consacree, il serait coupable ou +inconvenant de lui dedier un temple, qui sous tous les noms, meme sous +celui de la Vierge ou des saints, doit rester toujours et uniquement la +maison du Seigneur[144]. Mais c'etait une nouveaute, et elle venait d'un +homme de qui toute nouveaute etait suspecte. Avec les progres de son +etablissement, les prejuges hostiles se ranimaient contre lui. On a meme +cru qu'alors un homme qui devait jouer un grand role dans l'Eglise et +dans la vie d'Abelard, le nouvel abbe de Cluni, Pierre le Venerable, +s'etait inquiete de son salut, et par des lettres ou brillent a la +fois un esprit rare et une piete vive et tendre, s'etait efforce de le +rappeler du travail aride des sciences humaines a l'exclusive recherche +de l'eternelle beatitude[145]. Ce qui est mieux prouve, c'est que la +piete n'inspirait pas a tous alors une sollicitude aussi charitable. + +[Note 144: _Ab. Op._, ep. I, p. 30, 31.] + +[Note 145: Deux lettres de Pierre le Venerable sont adressees +_dilecto filio suo_ ou _praecordiali filio, magistro Petro_. Elles ont +pour but d'exhorter un homme absorbe par les sciences du siecle, les +travaux des ecoles, l'etude des opinions discordantes des philosophes, a +se faire pauvre d'esprit, a devenir le philosophe du Christ. La premiere +temoigne d'une grande piete et d'un esprit distingue. Martene veut que +ces deux lettres aient ete adressees a Abelard, et dans le temps meme +qu'il enseignait pour la premiere fois _in Trecensi cella_. Ce ne serait +pas du moins a cette epoque; car il n'avait pas comparu au concile de +Soissons en 1121, et Pierre le Venerable ne devint abbe de Cluni qu'en +1122 ou 1123. Rien d'ailleurs, hors ce nom de _magister Petrus_, ne +rappelle Abelard. Au Paraclet, on ne lui voit aucune liaison avec l'abbe +de Cluni. Duchesne, l'editeur des lettres de celui-ci, croit celles dont +il s'agit adressees a un moine de Poitiers, appele dans d'autres Pierre +de Saint-Jean. A titre de pure conjecture, on pourrait dater ces lettres +de l'epoque tres-posterieure ou Abelard et Pierre le Venerable se +trouverent rapproches, et tout rattacher a la conversion du premier dans +l'abbaye de Cluni. Mais rien de precis, rien d'individuel n'autorise +cette hypothese; autant vaudrait regarder une lettre XXVI ou l'abbe de +Cluni felicite un certain Pierre de sa vie de sainte retraite, comme +ecrite pour notre philosophe, retire dans ses derniers jours a +Saint-Marcel. (_Bibl. Clun., Petr. Ven_. ep. IX, X, XXVI, l. I, p. 630, +657; Not., p. 107.--_Annal. ord. S. Ben_., t. VI, l. LXXXIV, p.84.)] + +Les anciens adversaires d'Abelard etaient rentres dans l'ombre, mais +d'autres avaient paru, plus dignes et plus formidables. + +Deux hommes commencaient a s'elever dans l'Eglise, tous deux destines a +devenir celebres et puissants, bien qu'a des degres fort inegaux; tous +deux renommes par la piete, le savoir, l'activite, l'autorite, par +toutes les vertus et toutes les passions qui font la grandeur d'un +pretre; tous deux d'une charite ardente et d'un caractere inflexible, +cruels a eux-memes, humbles et imperieux, tendres et implacables, faits +pour edifier et opprimer la terre, et ambitieux d'arriver, par les +bonnes oeuvres et les actes tyranniques, au rang des saints dans le +ciel. + +L'un, saint Norbert[146], d'une famille distinguee de Xanten, dans le +pays de Cleves, avait commence sa vie dans les plaisirs, et atteint, +comme simple prebendaire, l'age de trente ans et plus, lorsque le +repentir le saisit et le jeta dans la reforme. Devenu pretre en 1116, il +essaya vainement de convertir son chapitre, et se fit le missionnaire +ardent de la foi et de la penitence. Savant, exalte, bizarre jusque +dans ses manieres et son costume, il fut cite comme fanatique devant le +concile de Frizlar, mais il se justifia, et meme il obtint des papes +Gelase et Calixte II la permission de precher la parole sainte. +Parcourant en apotre la France et le Hainaut, partout il produisit un +grand effet sur le peuple, mais reussit peu a reformer les chanoines +dont il avait particulierement a coeur la conversion. Ayant echoue +aupres de ceux de Laon, il se retira non loin de cette ville, dans +la solitude de Premontre, y jeta, en 1120, les fondements d'un ordre +celebre de chanoines reguliers, et se vit au bout de quatre ans a la +tete de neuf abbayes florissantes. Il fut d'abord connu sous le titre +de reformateur des chanoines et devint bientot archeveque de Magdebourg +(1126). Puissant et revere dans l'Eglise, protege par de grands princes, +il unissait a une activite infatigable une foi singuliere dans sa propre +inspiration, dans une sorte de revelation personnelle, qui le conduisit +a essayer des propheties et des miracles. Persuade de la venue prochaine +de l'Antechrist, il poursuivait avec un zele redoutable tout ce qui lui +semblait menacer la foi et l'unite. On ne sait s'il se rencontra avec +Abelard; mais ce dernier le designe comme un de ses persecuteurs, et +tout dans la vie de Norbert, tout jusqu'au caractere de sa piete, devait +le rendre incapable d'excuser et de comprendre le christianisme tout +intellectuel du grand dialecticien de la theologie. + +[Note 146: Voyez, dans l'_Histoire litteraire_, l'article _saint +Norbert_, t. XI, p. 243, et sa vie par Hugo, chanoine de Premontre, 1 +vol. in-4, 1704.] + +L'autre adversaire d'Abelard n'etait pas, de son temps, place fort +au-dessus de saint Norbert; mais son nom est environne d'un bien autre +eclat historique. Des son jeune age, il s'etait signale par ces prodiges +d'austerite et d'humilite chretienne qui domptent tout dans l'homme, +hormis la colere et l'orgueil, mais qui rachetent l'une et l'autre en +les consacrant a Dieu. Il vivait dans les miseres d'une sante faible, +encore affaiblie et torturee comme a plaisir par de volontaires +souffrances. Il se croyait appele a ressusciter l'esprit monastique, en +ranimant dans les couvents la morale et la foi. Il avait de plus en plus +enfonce dans l'ombre et courbe vers la terre le front pale de ses moines +amaigris; mais il ouvrait un oeil vigilant sur le monde, observait les +pretres, les docteurs, les eveques, les princes, les rois, l'heritier +de saint Pierre lui-meme; et tantot suppliant avec douleur, tantot +gourmandant avec force, il avait pour tous des prieres, des menaces, des +larmes et des chatiments, et faisait sous la bure la police des trones +et des sanctuaires. C'etait saint Bernard. + +Abelard accuse formellement ces deux hommes d'avoir ete, vers l'epoque +ou nous sommes arrives, les principaux artisans de ses malheurs[147]. +Suivant lui, ces _nouveaux apotres, en qui le monde croyait beaucoup_, +allaient prechant contre lui, repandant tantot des doutes sur sa +foi, tantot des soupcons sur sa vie, detournant de lui l'interet, la +bienveillance et jusqu'a l'amitie, le signalant a la surveillance de +l'Eglise et des eveques, enfin le minant peu a peu dans l'esprit des +fideles, afin que, le jour venu, il n'y eut plus qu'a le pousser pour +l'abattre. On peut croire que son ressentiment a charge le tableau; nous +verrons quelle fut la conduite de saint Bernard, lorsque Abelard +sera une seconde fois juge, et cette conduite, nous sommes loin de +l'absoudre. Mais quelques mots des lettres du saint lui-meme semblent +prouver que jusqu'alors il avait fait peu d'attention aux opinions du +moine philosophe[148]. Au temps de l'enseignement dans la solitude +du Paraclet, de 1122 a 1125, on ne sait meme s'il le connaissait +personnellement. Mais il pouvait, au moins, savoir de lui ses plus +eclatantes aventures, et elles devaient peu le recommander au grand +reformateur des moines, a l'ami d'Anselme de Laon, de Guillaume de +Champeaux, au protecteur d'Alberic de Reims. Lorsque Abelard ecrivit la +lettre ou il lui donne la premiere place parmi ses ennemis, il ignorait +encore qu'un jour il l'aurait pour juge, et ne pouvait, en l'accusant, +ceder au ressentiment contre une persecution future. Quelque chose +les avait donc deja opposes l'un a l'autre; il avait donc apercu sous +l'indifference apparente de l'abbe de Clairvaux des germes d'inimitie, +et devine la persecution dans les actes qui la preparaient. + +[Note 147: _Ab. Op._, ep. I, p. 31. Abelard ne les nomme pas, mais +la designation est claire, et elle a ete constamment appliquee a saint +Bernard et a saint Norbert, d'abord par Heloise, et puis par toutes les +autorites, comme les censeurs de l'edition de d'Amboise, Bayle, Moreri, +les auteurs de l'_Histoire litteraire_, etc.; on est unanime sur ce +point. (_Id._, ep. II, p. 42 et Censur. Doctor. paris.; Not., p. +1177.--_Dict. crit._, art. _Abelard.--Hist. litt._, t. XII, p. 95.)] + +[Note 148: Saint Bern., _Op._, ep. CCXXVII.] + +Rappelons-nous que Clairvaux n'etait pas a une grande distance du +Paraclet[149]. Il n'y avait pas dix ans que saint Bernard, quittant +Citeaux par l'ordre de son abbe, etait descendu avec quelques religieux +dans ce vallon sauvage pour y fonder un monastere. En peu de temps il +avait reuni dans ce lieu, nomme d'abord la vallee d'Absinthe, et sous la +loi d'une vie severe et d'une piete ardente, de sombres cenobites qui +tremblaient devant lui de veneration, de crainte et d'amour. Il +avait cree la une institution qui, sans etre illettree ni grossiere, +contrastait singulierement avec l'esprit independant et raisonneur du +Paraclet. Clairvaux renfermait une milice active et docile dont les +membres sacrifiaient toute passion individuelle a l'interet de l'Eglise +et a l'oeuvre du salut. C'etaient des jesuites austeres et altiers. +Le Paraclet etait comme une tribu libre qui campait dans les champs, +retenue par le seul lien du plaisir d'apprendre et d'admirer, de +chercher la verite au spectacle de la nature, voyant dans la religion +une science et un sentiment, non une institution et une cause. C'etait +quelque chose comme les solitaires de Port-Royal, moins l'esprit de +secte et les doctrines du stoicisme[150]. + +[Note 149: Clairvaux, bourg du departement de l'Aube, a quinze +lieues au dela de Troyes, etait une abbaye du diocese de Langres, fondee +en 1114 ou 1115, par une colonie venue de Citeaux sous la conduite de +saint Bernard. On l'appelait la troisieme fille de Citeaux. (_Gall. +Christ._, t. IV, p. 706.)] + +[Note 150: Cette comparaison ne s'applique evidemment qu'a l'esprit +d'independance du Paraclet et a sa situation locale qui rappelle +vaguement celle de Port-Royal-des Champs; car rien ne ressemble moins +aux doctrines du jansenisme que celles d'Abelard; et il a rencontre ses +juges les plus severes parmi les calvinistes, comme ses critiques les +plus indulgents parmi les jesuites.] + +Deux institutions aussi opposees et aussi voisines, qui toutes deux +agissaient sur les imaginations des populations environnantes, ne +pouvaient manquer d'etre rivales ou meme ennemies. Elles devaient +reciproquement se soupconner et se meconnaitre. Il y avait autour du +Paraclet plus de mouvement, a Clairvaux plus de puissance reelle, et +je concois que saint Bernard, inquiet de celte oeuvre de la pure +intelligence qu'il devait mal comprendre, en inscrivit des lors l'auteur +sur ces listes de suspects que la defiance du pouvoir ou des partis est +si prompte a dresser, heureuse quand elle n'en fait pas aussitot des +tables de proscription. + +Ce qui est certain, c'est qu'Abelard se sentit menace. De tout temps +enclin a l'inquietude, ses malheurs l'avaient rendu craintif; il etait +prompt a voir la persecution la ou il apercevait la malveillance. +Pendant les derniers jours qu'il passa au Paraclet, il vecut dans +l'angoisse, s'attendant incessamment a etre traine devant un concile +comme heretique ou profane. S'il apprenait que quelques pretres dussent +se reunir, il pensait que c'etait le synode qui allait le condamner. +Tout etait pour lui l'eclair annoncant la foudre. Quelquefois il tombait +dans un desespoir si violent qu'il formait le projet de fuir les pays +catholiques, de se retirer chez les idolatres et d'aller vivre en +chretien parmi les ennemis du Christ. Il esperait la plus de charite ou +plus d'oubli[151]. + +[Note 151: _Ab. Op., ep. I, p. 32._] + +Une inspiration du meme genre lui fit prendre alors un parti funeste, +et chercher le repos dans le sejour ou l'attendaient les plus cruelles +miseres. + +On voit encore en basse Bretagne, sur un promontoire qui s'etend au sud +de Vannes, le long de la baie et des lagunes du Morbihan, les ruines +d'un antique monastere, au sommet de rochers battus a leur pied par +les ilots de l'Ocean. La s'elevait au XIIe siecle l'abbaye de +Saint-Gildas-de-Rhuys, fondee sous le roi Chilperic I par le saint dont +elle portait le nom. L'eglise encore debout, monument romain dans ses +parties primitives, offre des traces d'une extreme antiquite, et domine +au loin la pleine mer du haut d'un quai naturel de granit fonce que le +flot ronge en s'y brisant avec fracas[152]. Vers 1125, la communaute +avait perdu son pasteur, et avec l'agrement et peut-etre sur le desir de +Conan IV, duc de Bretagne, elle elut Abelard pour remplacer l'abbe Harve +qui venait de mourir. Des religieux lui furent deputes en France; +ils obtinrent pour lui le consentement de l'abbe et des moines de +Saint-Denis, et vinrent offrir au fondateur du Paraclet une des dignites +de l'Eglise les plus ambitionnees en ce temps-la. Abelard, alors +inquiet et menace, crut entrevoir l'asile et le port. Il accepta, et se +comparant a saint Jerome fuyant dans l'Orient l'injustice de Rome, il se +resolut a fuir dans l'Occident l'inimitie de la France. + +[Note 152: _Id. ibid._ et pag. suiv.--Il n'y a plus trace de +l'ancien couvent, mais l'eglise offre des parties, comme le choeur et +les transepts, qui semblent n'avoir jamais ete alterees, et qui peuvent +bien, ainsi qu'on le dit, avoir ete baties de 1008 a 1038. Il y a meme +des murailles et des sculptures qui paraissent anterieures. Les rochers +de granit qui bordent la cote s'elevent a pic au-dessus de la mer. Ils +offrent des anfractuosites qui peuvent receler des grottes et meme des +passages souterrains conduisant du sol du vieux couvent a la mer. C'est +un lieu severe et imposant. (Merimee, _Notes d'un voyage dans l'ouest +de la France_, 1836, p. 281 et suiv.--_Magasin Pittoresque_, t. IX, p. +311.)] + +On l'appelait dans un pays barbare dont la langue meme lui etait +inconnue; mais la vie d'incertitude et de peril lui devenait +insupportable, sa force ne suffisait plus a ses epreuves; toujours aussi +imprudent et rendu plus timide, il etait pret a chercher dans les partis +extremes le repos et la securite qu'il voulait a tout prix. Il partit +donc pour la Bretagne; et ce pasteur, plein de souvenirs melancoliques, +de meditations reveuses, tout occupe des plus delicates recherches de la +pensee, alla gouverner un indomptable troupeau de moines sauvages, qui +n'auraient pas su l'entendre et ne voulaient point lui obeir. Une vie +grossiere et dereglee, le desordre, la violence, la ferocite, tels +etaient les nouveaux ennemis qu'il avait a vaincre; des les premiers +instants, il reconnut avec effroi quelle tache ingrate et chimerique il +avait acceptee. Pour comble d'ennuis, un seigneur, tyran de la contree, +a la faveur de l'inconduite des religieux, avait fait comme la conquete +du monastere dont il tenait presque tous les domaines; il ecrasait les +moines de ses exactions, il les forcait a payer tribut comme des juifs. +La communaute etant ainsi depouillee, ses membres recouraient pour leurs +besoins journaliers a leur abbe qui n'y pouvait suffire, et qui se +plaisait peu d'ailleurs a soudoyer leurs profusions, leurs debauches, +et la scandaleuse famille que chacun d'eux s'etait donnee. De la des +plaintes continuelles, des reproches, des vols secrets, et une sorte +de complot pour compromettre ou lasser un chef trop severe, et le +contraindre de renoncer a son opiniatre desir de retablir la discipline. +Abelard, prive d'appui, de conseil, n'ayant personne qui put le seconder +ou le comprendre, vivait dans le sentiment penible d'un isolement sans +repos et d'une activite sans puissance. Au dehors, les satellites du +tyran voisin l'epiaient en le menacant; au dedans, les freres lui +dressaient mille embuches. La, sur ces rochers desoles, au bruit sourd +des flots, en presence de l'immensite sombre du ciel et de la mer, il +songeait avec une inexprimable tristesse a la vanite de toutes ses +entreprises. Il se rappelait tous les maux qu'il avait voulu fuir, il +voyait ceux qu'il etait venu chercher, et il hesitait dans le choix. + +Une melancolie profonde respire dans tout ce qu'il a ecrit, et par +la aussi il a devance son temps et se trouve en intelligence avec la +tristesse un peu plaintive du genie litteraire du notre. Des monuments +singuliers de cette disposition d'ame ont ete retrouves naguere. La +bibliotheque du Vatican a livre a l'erudition allemande des chants +elegiaques longtemps inconnus, _Odae flebiles_, ou sous le voile +transparent de fictions bibliques il exhale ses propres douleurs. Ces +poesies dont on a restitue jusqu'a la musique ne sont pas denuees +d'inspiration, et sous le nom de quelque personnage hebraique qu'il met +en scene, il y laisse echapper des plaintes dictees et comme animees par +ses souvenirs[153]. Par exemple, dans ce chant d'Israel sur la perte +de Samson, ne croit-on pas entendre les gemissements du prisonnier +de Saint-Medard, apres sa disgrace et sa chute? "Le plus fort des +hommes.... le bouclier d'Israel.... Dalila d'abord l'a prive de sa +chevelure, puis ses ennemis, de la lumiere. Ses forces extenuees, la vue +perdue, il est condamne a la meule; il s'epuise dans les tenebres; il +brise dans un travail d'esclave ses membres faits aux jeux de la guerre. +Qu'as-tu, Dalila, obtenu pour ton crime? quels presents? nulle grace +n'attend la trahison...." + +[Note 153: _P. Aboelardi Planctus cum notis +musicalibus.--Spicilegium Vaticanum._ Ed. Carl Greith, Frauenfeld, 1838, +p. 121-131.--Le manuscrit conserve a Rome contient six chants: Dina, +fille de Jacob; Jacob pleurant ses fils; les compagnes de la fille de +Jephte; Israel pleurant Samson; le chant de David sur la mort d'Abner, +et celui sur Sauel et Jonathan. Le titre dit que la musique est jointe, +et elle a, dit-on, ete recrite avec la notation moderne. Cependant j'ai +eu dans les mains deux exemplaires de ce livre, et aucun ne contenait +cette musique.] + +Lorsqu'il exprime les douleurs de Dina, fille de Jacob, repoussee par +ses freres pour le crime de Sichem, ne dirait-on pas qu'il fait parler +Heloise? "Je suis devenue la proie d'un homme impur, j'ai ete seduite +par les jeux de l'ennemi. Malheur a moi, miserable, qui me suis moi-meme +perdue!.... Simeon et Levi, vous avez dans la peine egale l'innocent +au coupable.... L'entrainement de l'amour sanctifie la faute.... La +jeunesse, la legerete de l'age, une raison faible encore aurait du +recevoir de ceux que l'age a muris un moindre chatiment.... Malheur a +moi, malheur a toi, miserable jeune homme[154]!...." + +[Note 154: + + Amoris impulsio + Culpae sanctificatio,.... + Levis aetas juvenilis + Minusque discreta + Ferre minus a discretis + Debuit in poena.] + +Et l'elegie vraiment poetique qu'il met dans la bouche des vierges, +amies de la fille de Jephte, n'est-elle pas le choeur des tristes +compagnes d'Heloise, entourant de larmes et de sanglots l'autel +monastique ou la victime se sacrifie[155]? + +[Note 155: + + Ad testas choreas coelibes + Ex more venite Virgines! + Ex more sint odae flebiles + Et planctus ut cantus celebres, + Incultae sint moestae facies + Plangentum et flentum similes!.... + O stupendam plus quam flendam virginem! + O quam rarum illi virum similem.... + Quid plura, quid ultra dicemus? + Quid fletus, quid planctus gerimus? + Ad finem quod tamen cepimus + Plangentes et flentes ducimus. + Collatis circa se vestibus, + In arae succensae gradibus, + Traditur ab ipsa gladius.... + Hebraeae dicite Virgines, + Insignis virginis memores, + Inclytae puellae Israel, + Hac valde virgine nobiles!] + +Comme a Saint-Denis, comme a Saint-Medard, Abelard dut a Saint-Gildas +s'abandonner a ces inspirations touchantes; et ses vers, sous la forme +pedantesque de l'hymne rimee des latinistes du moyen age, sont empreints +de cette douleur pensive, rare au moyen age, et que laisse a l'ame la +perte de l'enthousiasme, de la gloire et de l'amour. + +A ces sombres reveries, un remords venait s'ajouter. Il avait abandonne +son cher Paraclet, disperse ou laisse son troupeau a l'aventure, deserte +ses derniers amis. Sa pauvrete ne lui avait pas permis de pourvoir a la +continuation du divin sacrifice sur l'autel qu'il avait eleve. Mais un +incident qui semblait un nouveau malheur vint lui donner un moyen de +reparer sa faute et de fonder le seul monument qui devait durer apres +lui. + +Depuis le jour ou nous avons vu le crime l'arracher aux pompes du +siecle, un nom a cesse en quelque sorte d'etre prononce dans la vie +d'Abelard. Le souvenir qui semble la remplir et qui la protege encore +dans l'esprit de la posterite parait absent de sa pensee, ou du moins il +est enseveli et scelle comme dans la tombe au plus profond de son coeur. +Les portes du couvent d'Argenteuil s'etaient fermees sur celle qui avait +consenti a ce supreme sacrifice, l'oubli. Cependant son caractere et son +esprit l'avaient bientot mise au premier rang; elle etait prieure, et +l'Eglise parlait d'elle avec respect. Or, il advint que Suger, qui, +novice a Saint-Denis dans sa jeunesse, y avait etudie les chartes du +monastere, entreprit de revendiquer celui d'Argenteuil, a titre d'ancien +domaine enleve par les evenements a son abbaye. Il parait en effet +certain que les fondateurs en avaient, au temps du roi Clotaire III, +legue la propriete aux moines de Saint-Denis, qui en jouirent assez +negligemment jusqu'au regne de Charlemagne. Mais ce prince jugea a +propos d'en faire don a sa fille Theodrade, et Adelaide, femme de Hugues +Capet, y avait encore reuni des religieuses. Plus de cent ans s'etaient +donc ecoules depuis que l'etablissement, devenu riche, demeurait au +pouvoir des femmes. Mais Suger, qui avait du credit aupres du pape +Honorius II et du roi Louis VI, fit valoir les anciens titres, entre +autres une donation fort en regle des empereurs Louis le Debonnaire +et Lothaire son fils[156], et il accusa les religieuses de quelques +desordres que par malheur il reussit a prouver[157]. Il etait devenu +severe, et apres quatre ans d'une administration fort differente, il +avait entrepris la reforme de son ordre en commencant par la sienne. Sur +ses instances, une bulle de 1127 deposseda les religieuses d'Argenteuil; +elles furent, l'annee suivante, expulsees violemment; quelques-unes +entrerent a l'abbaye de Notre-Dame-des-Bois[158]; les autres, parmi +lesquelles on comptait Heloise, et probablement Agnes et Agathe, deux +nieces d'Abelard, cherchaient ca et la un asile, lorsque l'abbe de +Saint-Gildas fut averti et crut apercevoir une occasion favorable de +reparer l'abandon du Paraclet. Il revint precipitamment en Champagne +(1129) et il engagea la prieure d'Argenteuil a s'etablir, avec celles de +ses religieuses qui lui restaient attachees, dans l'oratoire abandonne. +En meme temps, il lui fit, ainsi qu'a ses compagnes, cession perpetuelle +et irrevocable du batiment et de tous les biens qui en dependaient. +Atton, l'eveque de Troyes, approuva cette donation, qui devait etre, +moins de deux ans apres, confirmee par le pape, et declaree inviolable +sous peine d'excommunication[159]. + +[Note 156: Ce titre existe, et il ne permet pas de douter que +Hermenric et sa femme Mummana ou Numana, les fondateurs de la maison +d'Argenteuil en 665, ne l'eussent donnee au couvent de Saint-Denis; +Louis le Debonnaire y regle qu'elle reviendra a ce couvent apres la +mort de sa soeur. Mais les Normands parurent bientot qui pillerent et +detruisirent Argenteuil comme tout le reste, et sous Hugues Capet, les +moines omirent de reclamer leurs droits. (_Ab. Op._; Not. p. 1180.)] + +[Note 157: C'est Suger lui-meme qui affirme en tres-gros mots le +dereglement des religieuses d'Argenteuil, prouve par une enquete que +dirigerent le legat, eveque d'Albano, l'archeveque de Reims et les +eveques de Paris, de Chartres et de Soissons. (Duchesne, _Script. +Franc._, t. IV; Suger, _De reb. a se gest._, p. 333.--_Rec. des Hist._, +t. XII; _vit. Ludovic Gross._, p. 49; _Grandes chron. de France_, XVI, +p. 180.)] + +[Note 158: Autrement dit l'abbaye de Sainte-Marie-de-Footel, ou de +Malnoue, ou _Beata Maria de Nemore_, sur les bords de la Marne, aupres +de Champigny. On ne sait pas la date de sa fondation. (_Gall. Christ._, +t. VII, p. 586.)] + +[Note 159: Jamais les accusations dirigees contre l'abbaye +d'Argenteuil n'en ont atteint la prieure; et l'on peut conclure qu'elles +etaient fort exagerees, ou ne concernaient aucunement celles des +compagnes d'Heloise qui la suivirent au Paraclet. La consideration dont +elle jouissait dans l'Eglise, est un fait universellement reconnu, et +la premiere bulle d'institution du Paraclet est empreinte d'une faveur +marquee pour elle. D'Amboise a publie dix bulles, lettres ou diplomes +de differents papes, tires du cartulaire de ce couvent, et portant +concession de proprietes, droits, privileges. Elles datent toutes de +l'administration d'Heloise. Dans la premiere, elle n'est designee que +par le titre de prieure de l'oratoire de la Sainte-Trinite. Celui +d'abbesse lui est donne dans la suivante qui est de 1130. Ce n'est que +dans la troisieme que le monastere est appele le Paraclet. (_Ab. Op_., +p. 346-354.)] + +Il arriva en effet vers ce temps un evenement qui emut vivement tout le +clerge de France. Le pape Honorius etait mort au mois de fevrier 1130, +et aussitot Rome avait ete divisee entre Gregoire, cardinal-diacre de +Saint-Ange, elu des le lendemain et qui prit le nom d'Innocent II, +et Pierre de Leon, qui peu de jours apres avait, dans l'eglise de +Saint-Marc, ete promu par d'autres cardinaux au souverain pontificat +sous le nom d'Anaclet. + +Des desordres graves eclaterent, et malgre les efforts de la puissante +famille des Frangipani, qui lui donnerent asile dans leur chateau fort, +Innocent II se vit contraint de chercher un refuge en France, et il +debarqua au port de Saint-Gilles avec tous les cardinaux de son parti. +Des nonces marcherent devant lui pour le faire reconnaitre; reuni par +ordre du roi, le concile d'Etampes, a la voix de saint Bernard, le +proclama le vrai pape; Pierre le Venerable, abbe de Cluni, annonca qu'il +le recevrait en grande pompe dans le monastere meme ou Anaclet avait +ete religieux; et le roi vint au-devant de lui. Ainsi appuye par la +puissance temporelle et par les deux hommes les plus considerables de +l'Eglise gallicane, il traversa solennellement la Gaule, visitant les +monasteres, dediant les eglises, consacrant les autels, confirmant les +donations pieuses, presidant les conciles ou assemblees synodales +qu'il rencontrait sur son chemin, et distribuant des benedictions, des +reliques et des indulgences. "Ce qui fut," dit Orderic Vital, "une +immense charge pour toutes les eglises des Gaules; car il ne touchait +rien des revenus du siege apostolique[160]." + +[Note 160: "Immensam gravedinem ecclesiis Galliarum ingessit." +(_Ord. Vit. Hist. eccles._, l. XIII. _Rec. des Hist._, t. XII, p. 750.)] + +Il s'arreta quelque temps a Chartres ou l'avait recu l'eveque Geoffroi +dont la reputation etait si grande, et qui y gagna bientot le titre +de legat. La s'etaient reunis pour l'honorer plusieurs personnages +importants dans le clerge; la, Henri I, roi d'Angleterre, qui se +trouvait en Normandie, etait venu, amene par saint Bernard, le +reconnaitre et lui rendre hommage. De Chartres, Innocent II se proposait +de partir pour Liege, ou il comptait voir l'empereur Lothaire et +s'assurer de son adhesion. Il se dirigea donc sur Etampes et voulut +sejourner a Morigni, monastere de l'ordre de Saint-Benoit, fonde pres de +cette ville sur les bords de la Juine, vers la fin du XIe siecle, par +Anseau, fils d'Arembert, et protege par le roi et par son pere Philippe +I. Il demeura deux jours dans cette maison, et a la priere de l'abbe, +il daigna consacrer le maitre-autel de son eglise, sous l'invocation de +saint Laurent et de tous les martyrs, le 20 janvier 1131[161]. +Cette ceremonie fut remarquable par le rang et le nom de ceux qui y +assistaient; c'etait d'abord le pape, entoure de son sacre college, +c'est-a-dire de onze cardinaux au moins, parmi lesquels on distinguait +les eveques de Palestrine et d'Albano, et Haimeric, chancelier de la +cour de Rome, cardinal-diacre de Sainte-Marie-Nouvelle. Le metropolitain +du lieu, Henri dit le Sanglier, archeveque de Sens, remplissait aupres +du pape l'office de chapelain, et ce fut l'eveque de Chartres qui +prononca le sermon. Les moines qui ont soigneusement ecrit la chronique +du monastere de Morigni n'ont pas manque de celebrer ce jour memorable, +et de nommer les abbes dont la presence en relevait encore la splendeur; +c'etaient Thomas Tressent, abbe de Morigni, Adinulfe, abbe de Feversham, +Serlon, abbe de Saint-Lucien de Beauvais, l'abbe Girard, _homme lettre +et religieux_; c'etaient surtout "Bernard, abbe de Clairvaux, qui etait +alors le predicateur de la parole divine le plus fameux de la Gaule, et +Pierre Abelard, abbe de Saint-Gildas, lui aussi homme religieux, et le +plus eminent recteur des ecoles ou affluaient les hommes lettres de +presque toute la latinite[162]." + +[Note 161: La date est donnee par la chronique du monastere de +Morigni: "Anno incarnati Verbi MCXXX, XIII kal. februarii." (_Ex Chron. +mauriniac, Rec. des Hist._, t. XII, p. 80.)] + +[Note 162: _Ex Chron. maur., ibid._--Voyez aussi dans le meme +volume, p. 59 et 60; Suger, _De vit. Ludov. Gross._; le t. XII de la +_Gall. Christ._, p. 45; l'_Histoire de saint Bernard_, par Neander, l. +II; et l'_Histoire litteraire de la France_, t. XII, p. 218-220.] + +Abelard vit donc a cette epoque le chef de la chretiente; il forma des +relations directes avec des membres du sacre college; il figura, avec +saint Bernard, parmi les plus illustres representants de l'Eglise +gallicane. Sans doute l'interet de son etablissement du Paraclet n'etait +pas etranger a son voyage. Il venait solliciter pour cette institution +naissante l'autorisation et la benediction du successeur de saint +Pierre; et, en effet, la meme annee, le 28 novembre, nous voyons que, +pendant le sejour qu'a son retour de Liege Innocent II fit a Auxerre, il +delivra a ses bien-aimees filles en Jesus-Christ, Heloise, prieure, et +autres soeurs de l'oratoire de la Sainte-Trinite, un diplome qui leur +assurait la propriete entiere et sacree de tous les biens qu'elles +possedaient et de tous ceux que leur pourrait conceder la liberalite des +rois ou des princes, avec peine de decheance et de privation du corps et +du sang de Notre-Seigneur Jesus-Christ contre quiconque oserait attenter +dans l'avenir a leurs droits ou possessions. + +Ainsi fut fonde le celebre institut du Paraclet, dont Heloise, a +vingt-neuf ans, fut la premiere abbesse. Du moins le devint-elle de +fait; car bien qu'elle ne recoive que le titre de prieure, dans la bulle +du pape, elle n'avait point de superieure; une seconde bulle, datee de +1136, la designe sous le nom d'abbesse; une troisieme appelle du nom +de monastere du Paraclet l'oratoire de la Sainte-Trinite[163]; le +saint-siege, dans sa prudence, ne craignit donc pas de consacrer cette +invocation au divin Consolateur dont le prejuge avait fait un crime a la +reconnaissante piete d'Abelard. + +[Note 163: _Ab. Op., literae seu diplom._, p. 346-348.] + +Dans les premiers temps, l'abbesse et ses soeurs menerent une vie de +privations; mais elles priaient avec ferveur, le Saint-Esprit sembla les +secourir. Le respect et l'affection des populations voisines vinrent a +leur aide; les dons des fideles accrurent leurs ressources, et au bout +de quelque temps l'etablissement prospera. + +Cette creation fut pour Abelard, au milieu de tant d'afflictions, une +consolation inesperee, et plus que jamais il rendit graces au Paraclet. +Une fois enfin, il n'avait point fait de mal a ce qu'il aimait. + +Quand revit-il Heloise? la revit-il a cette epoque de sa vie? rien ne +l'atteste. Peut-etre meme a son silence est-il permis de croire que tous +ces arrangements se conclurent sans que les deux epoux fussent un moment +reunis. Quoiqu'il en soit, bornons-nous a citer les paroles calmes et +douces par lesquelles il termine, au milieu de ses tristes recits, le +tableau de cette heureuse fondation. + +"Et, Dieu le sait, elles se sont, dans une annee, plus enrichies, je +pense, en biens terrestres que je ne l'aurais fait en cent ans, si +j'avais continue d'habiter au Paraclet; car, si leur sexe est plus +faible, la pauvrete des femmes est plus touchante, et plus facilement +elle emeut les coeurs, et leur vertu est plus agreable a Dieu et aux +hommes. Puis, le Seigneur accorda aux yeux de tous une si visible grace +a cette femme, ma soeur[164], qui etait a leur tete, que les eveques +l'aimaient comme leur fille, les abbes comme leur soeur, les laiques +comme une mere; et tous egalement ils admiraient sa piete, sa prudence, +et en toute chose une incomparable douceur de patience. Plus il etait +rare qu'elle se laissat voir, toujours enfermee dans sa chambre pour s'y +livrer avec plus de purete a la meditation sainte et a la priere, plus +on venait du dehors avec ardeur implorer sa presence et les conseils +d'un entretien tout spirituel." + +[Note 164: "Illi sorori nostrae." (_Ab. Op._, ep. I, p. 34.)] + +Abelard, de retour dans son abbaye, reprit le triste gouvernement de ses +indociles sujets. Il vivait la, toujours livre a des soins penibles, +mais ayant du moins une pensee douce. Cependant, comme les commencements +du Paraclet furent difficiles, et que les religieuses eurent a souffrir +de leur denument, les voisins de ce couvent blamaient son absence; on +lui reprochait de delaisser un etablissement qu'il n'avait pourtant, +ce semble, aucun moyen de secourir. I1 y fit donc plusieurs voyages et +porta a ses soeurs ses conseils et son appui. Il precha devant elles +et pour elles, et leur donna ainsi quelques secours spirituels et +temporels. Il parait qu'il avait hesite quelque temps; une sorte +d'effroi le tenait eloigne de ces pieuses femmes et de ce lieu ou +retournait si souvent sa pensee. Mais leur interet et la reflexion le +deciderent; il cessa de leur refuser sa presence, et comme il etait +alors plus que jamais tourmente par ses moines, il se crea ainsi, +au sein de l'orage, _un port tranquille ou il pouvait quelque peu +respirer_. Cependant on a des preuves qu'il voyait a peine Heloise et +qu'il lui parlait peu[165]. Elle-meme s'en plaindra bientot. + +[Note 165: _Id. ibid._, p. 38, et op. II, p. 40.] + +Mais ces soins, ces visites, ces voyages devinrent le sujet de nouveaux +soupcons. La malignite y vit je ne sais quel reste d'une passion mal +eteinte. On lui reprocha de ne pouvoir supporter l'absence de celle +qu'il avait trop aimee. Et je doute que l'on dit vrai; il semble au +contraire que son ame endurcie et glacee n'avait plus de sensibilite que +pour la douleur. + +Toutefois si l'on regarde plus attentivement au fond de ses pensees, on +peut dans la reserve de son langage, dans la bienveillance froide et +genee de sa conduite et de ses expressions, reconnaitre une sorte de +parti pris, et deviner les combats que se livraient dans son ame les +cuisants regrets, la honte amere, le respect de soi-meme, de la religion +et du passe, peut-etre la crainte vague de la faiblesse de son coeur. +Mais tous ces sentiments comprimes, il les reporte dans la sollicitude +attentive et delicate du directeur de conscience. Il semble ne tracer +pour ses religieuses et pour leur abbesse que des exhortations +evangeliques, des regles monacales, des lettres de spiritualite, tout +ce que dicte la piete et l'erudition; mais il regne dans tout cela une +sympathie si tendre, quoique si contenue, une preoccupation si evidente +et si vive de tous les interets confies a sa foi, et en meme temps, des +qu'il s'agit de verites generales et de philosophie religieuse, une +confiance si absolue et un besoin si intime d'etre entendu et compris, +qu'on ne peut sans un melange d'etonnement, de respect et de pitie, +assister a cette etrange et derniere transformation de l'amour. + +Mais le XIIe siecle n'entrait point dans ces finesses; et en tout temps +peut-etre, dans les circonstances bizarres de ces deux destinees, la +malignite humaine aurait trouve quelque pature. Abelard se montre +vivement sensible a ces calomnies imprevues. Il en souffre, car +desormais il souffre de tout. Il descend a s'en justifier, il descend +a une apologie ensemble ridicule et douloureuse. Puis s'elevant a des +considerations generales, il demande si l'on veut renouveler contre lui +les infames accusations qui poursuivaient saint Jerome dans le cercle de +pieuses femmes qu'il animait de sa ferveur et de son genie. Sera-t-il +reduit a dire comme lui: "Avant que je connusse la maison de cette Paule +si sainte, toute la ville retentissait du bruit de mes etudes; j'etais, +au jugement de presque tous, declare digne du souverain pontificat.... +Mais je sais que la mauvaise comme la bonne reputation conduit au chemin +du ciel[166]." + +[Note 166: _Ab. Op._, ep. I, p. 85.--Sanc. Hieron. _Op._, I. IV, +pars II, ep. XXVIII, _ad Asellam._] + +Tandis qu'il voyait ainsi calomnier les sentiments les plus purs et les +actions les plus simples, il rencontrait de nouveaux tourments dans sa +laborieuse administration. Ce n'est plus sa tranquillite, c'est sa vie +qui etait en peril. S'il s'eloignait du couvent, il avait a craindre la +violence de ses ennemis; s'il y rentrait, il trouvait dans ceux que son +titre l'obligeait d'appeler ses enfants la haine et la perfidie. Il ne +croyait pas pouvoir voyager en surete; il etait expose aux plus noirs +complots. Du moins soupconna-t-il plus d'une tentative homicide dirigee +contre lui, jusque-la qu'il eut a prendre des precautions pour celebrer +la messe, et crut un jour qu'un poison avait ete verse dans le calice. +Une fois qu'il etait venu a Nantes aupres du comte, alors malade, il +logeait chez un de ses freres qui habitait cette ville, peut-etre Raoul, +peut-etre le chanoine Porcaire[167]. On essaya par les mains d'un valet +de faire empoisonner ses aliments; du moins, comme il s'etait abstenu +d'y toucher, un moine qui l'accompagnait, en ayant mange, mourut, et +le criminel serviteur se trahit en prenant la fuite. Apres de telles +tentatives, il dut songer a sa surete; il quitta la maison conventuelle, +et se retira dans quelques cellules isolees avec le peu de freres qui +lui etaient attaches. Mais il ne pouvait sortir sans redouter un nouveau +guet-apens, et lorsqu'il devait passer par un chemin ou par un sentier, +il craignait qu'on n'apostat a prix d'argent des voleurs pour se defaire +de lui. Ce fut dans une de ses courses qu'il fit une grave chute de +cheval; il dit meme qu'il se brisa la nuque, et cette fracture quelle +qu'elle fut porta une atteinte profonde a sa sante deja trop eprouvee et +a ses forces declinantes: il avait alors plus de cinquante ans. + +[Note 167: Le comte de Nantes etait depuis longtemps reuni au duche +de Bretagne, et le titre de comte de Nantes etait, surtout dans cette +partie de ses Etats, donne de preference au duc. Le Necrologe du +Paraclet donne a Abelard un frere nomme Raoul, et l'on voit dans un +cartulaire de Buze, qu'en 1150 il y avait un chanoine de la cathedrale +de Nantes qui se nommait Porcaire (_Porcarius_) et qui ayant un neveu +nomme Astralabe, pouvait aussi etre un frere d'Abelard. Enfin sa +Dialectique est dediee a son frere Dagobert ou a frere Dagobert. (_Ab. +Op._, Not., p. 1142.--_Mem. pour servir a l'Histoire de Bretagne_, par +D. Morice, t. 1, p. 587.--Ouvr. ined. _Dial._, p. 229.)] + +Il lui restait une derniere arme contre ces revoltes opiniatres, contre +ces crimes audacieux, l'excommunication. Il la prononca enfin. Ceux des +moines qu'il redoutait le plus s'engagerent par la foi dans l'Evangile +et par le sacrement a quitter tout a fait l'abbaye et a ne plus +l'inquieter desormais; mais cet engagement si solennel fut impudemment +enfreint, et il fallut que, par ordre du pape et par les soins d'un +legat specialement envoye, en presence du comte et des eveques, on les +forcat de renouveler le serment viole et de prendre quelques autres +engagements. + +L'ordre ne fut pas retabli apres l'expulsion des plus mutins; Abelard +rentra dans la maison; il voulut reprendre l'administration, il se livra +aux moines qui etaient restes et qu'il suspectait le moins; il les +trouva pires encore que ceux dont il etait delivre. Au lieu du poison, +on parlait de l'egorger. Il fallut fuir, et gagnant la mer, dit-on, par +un passage souterrain, il s'echappa sous la conduite d'un seigneur de la +contree[168]. + +[Note 168: Je crois que c'est ainsi qu'il faut traduire: "Cujusdam +proceris terrae conductu vix evasi." (P. 39.) Gervaise et Niceron +entendent qu'Abelard se sauva par un egout, _conductu terrae_. Soit que +cette version ait prevalu de tout temps, soit qu'elle eut ete elle-meme +inspiree par le souvenir d'un fait traditionnel, on montre encore dans +les anciens jardins de Saint-Gildas-de-Rhuys, le soupirail par ou l'on +dit qu'il s'evada pour gagner une embarcation qui l'attendait au bas de +la terrasse dont la mer baigne le pied. Mais le trou et le passage sont +de construction moderne. (_Vie d'Ab._, t. II, p. 14 et _Mem. pour servir +a l'Hist._, etc., t. IV, p. 11.--_Magasin Pittoresque_, t. IX, p. 312.)] + +C'est retire dans un asile ou cependant il ne se jugeait pas encore en +surete, ou, se soumettant a mille precautions, il croyait voir le glaive +toujours pret a le frapper, qu'il fit un retour sur le passe de son +orageuse vie et qu'il ecrivit pour un ami malheureux[169] cette lettre +fameuse qui porte le nom d'histoire de ses calamites, _Historia +calamitatum_. Ce sont les memoires de sa vie, ouvrage singulier pour +le temps, qui rappelle parfois et les Confessions de saint Augustin et +celles de J.-J. Rousseau. + +[Note 169: Je suis porte a croire que cet ami est un personnage +imaginaire. J'ignore sur quel fondement quelques auteurs l'ont appele +Philinte. C'est une fantaisie de Bussy-Rabutin. (Voyez sa traduction +des Lettres, et _Abail. et Hel._, par Turlot, p. 3.) Un anonyme a +aussi publie comme une traduction fidele une imitation tres-libre de +l'_Historia calamitatum_ ou il interpelle, sous le nom de Philinte, le +correspondant d'Abelard, et donne a Heloise une servante intrigante, +_une brune_, qu'il appelle _Agathon_. (_Hist. des infortunes d'Abailard. +Lettres d'Abailard a Philinte_, in-12 de 48 pages, Amsterd. 1698.)] + +Cet ouvrage appartient a ce qu'on a de nos jours nomme la litterature +intime, a celle qui est l'expression des sentiments individuels. Par la +il est singulierement original. Je ne crois pas qu'on trouvat sans peine +dans le meme temps un ecrit dont l'auteur se proposat uniquement de +raconter les aventures de son esprit et les emotions de son coeur. Une +autobiographie aussi romanesque semble une oeuvre de ces epoques ou +l'intelligence, sans cesse repliee sur elle-meme, analytique et reveuse +a la fois, developpe cette personnalite expansive et savante qui fait +de l'ame tout un monde. Je regarde, en effet, cette premiere lettre +d'Abelard comme une composition litteraire. La forme d'une narration +destinee a raffermir un ami contre le malheur par le spectacle de +douleurs plus grandes me parait un cadre artificiel que l'auteur donne +au tableau de sa vie et de ses peines. C'est comme un pendant de la +celebre lettre ou Sulpicius console Ciceron de la perte de sa fille +par la peinture des calamites de tant de cites en ruines et d'empires +detruits. Mais Abelard offrant pour consolation a l'infortune l'image de +ses propres malheurs est plus saisissant et plus dramatique. L'etat de +son ame est desespere; rien n'est plus triste que son recit, et c'est +une lecture poignante. L'effet nait du fond du sujet, car la forme n'est +pas toujours heureuse; il y a de beaux traits et beaucoup d'esprit, mais +l'ouvrage manque a la fois d'eloquence et de naturel. Le style, etudie +sans elegance, orne sans grace, a quelque froideur dans sa subtilite +spirituelle, dans son erudite redondance. Abelard discute toujours; il +demontre par arguments et citations les sentiments les plus simples, les +emotions les plus vives. Les actions se hasardaient alors plus que les +pensees, et des qu'on ecrivait, il fallait tout justifier. Mais il +raconte des aventures reelles et tragiques, il ouvre son ame tout en +dissertant sur ce qu'elle eprouve; en raisonnant, il souffre, et il vous +met ainsi dans la confidence d'illusions si cruelles, de si violents +mecomptes, d'humiliations si dechirantes, il vous fait assister de si +pres aux douleurs et aux faiblesses d'un homme superieur, qu'il n'est +pas de roman plus penible a lire, et qu'aucun enseignement meilleur ne +vous saurait etre donne de la misere des plus belles choses de ce monde, +le genie, la science, la gloire, l'amour. + +L'_Historia calamitatum_ marque une grande epoque dans la vie d'Abelard. +D'abord c'est a dater de cette epitre que les details biographiques +commencent a nous manquer; puis, comme pour combler cette lacune et +diminuer nos regrets, c'est cette lettre qui nous a valu les lettres +d'Heloise. Jusque-la, il ne reste rien d'elle; on ne la connait que par +son amant; maintenant elle va parler elle-meme. Nous entrerons dans un +recit d'une forme nouvelle; pour raconter, nous aurons davantage besoin +de nos conjectures. Par exemple, on ignore si Abelard resta longtemps +chez ce seigneur qui l'avait recueilli, et si cette maison fut son +dernier asile en Bretagne. Il y ecrivit sa grande epitre; ses lettres +posterieures indiquent qu'il demeura quelque temps soit dans ce lieu, +soit dans un autre de la meme contree, avant de rompre tout lien avec +les moines de Saint-Gildas. On suppose avec quelque apparence de raison +qu'il redigea vers ce temps ou revit et mit en ordre une partie de ses +ouvrages. Plusieurs des ecrits composes pour le Paraclet doivent +etre venus de la Bretagne. Enfin l'on ne sait quand ni comment il la +quitta[170]. Il est evident que, malgre tant de cruels degouts, il +repugnait a renoncer, au moins par le fait, a son abbaye. Le devoir et +un juste orgueil le retenaient; son ambition n'avait nullement dedaigne +la dignite dont l'election l'avait revetu; c'etait alors un rang +tres-eleve que celui de chef et de gouverneur d'une importante +communaute. C'etait une position forte dans l'Eglise, et tant qu'il la +conservait, il devait peu craindre ses ennemis; c'etait de plus une +fortune, et hors de la je crois qu'il n'avait nulle ressource. Il dit +lui-meme avec naivete, a la fin de sa grande lettre: "J'eprouve bien +aujourd'hui quelle est la felicite qui suit les puissances de la terre, +moi de pauvre moine eleve au rang d'abbe, et devenu d'autant plus +malheureux que je suis devenu plus riche. Que mon exemple, s'il en est +qui desirent de tels biens, serve de frein a l'ambition[171]." + +[Note 170: Brucker conjecture avec assez de fondement que ce fut en +1134. (_Hist. crit. phil._, t. III, p. 755.)] + +[Note 171: _Ab. Op._, ep. I, p. 40.] + +Cependant il se decida enfin a s'eloigner pour jamais de Saint-Gildas. +Peut-etre les moines ne voulaient-ils que son depart, et les attentats +dont il se crut au moment d'etre victime ne furent-ils, pour la plupart, +que des menaces destinees a l'intimider. On ne cherchait qu'a lui rendre +sa position insupportable et a se delivrer d'un censeur incommode. Des +moines rudes et debauches, habitues a exploiter au profit de leurs vices +l'impunite de leur profession, ne pouvaient regarder que comme une gene +la presence du plus bel esprit de son epoque, et peut-etre en tracant le +cynique tableau de l'interieur de Saint-Gildas, Abelard s'est-il laisse +aller aux exagerations d'une imagination delicate et craintive. Sa +delivrance dut etre facile; on a vu qu'il avait des amis dans la +noblesse de la province; il etait bien accueilli par le comte de Nantes; +enfin, il n'etait pas sans credit a la cour de Rome. Ainsi qu'il avait +ete autorise a garder l'habit de moine de Saint-Denis hors de l'abbaye +de ce nom, il obtint la permission de rester, hors de son monastere, +abbe de Saint-Gildas[172]. + +[Note 172: Il en conserva effectivement le rang et le titre. Le fait +est atteste par la chronique du monastere. L'extrait qu'en ont publie +les auteurs du Recueil des historiens de la France, porte a l'annee +1141: "Pierre Abelard, abbe de Saint-Gildas-de-Rhuys, meurt. Ordination +de l'abbe Guillaume." (T. XII, _ex Chronic. Ruyens. Coenob._, p. 504.)] + +Quoi qu'il en soit, il etait encore en Bretagne, chez ses amis, lorsque +par hasard quelqu'un apporta sa lettre sur ses malheurs a l'abbesse du +Paraclet. A peine eut-elle connu quelle main l'avait ecrite, qu'elle la +lut avec ferveur, cette _lettre pleine de fiel et d'absinthe, qui lui +retracait la miserable histoire de leur commune conversion_. A cette +lecture, saisie d'une emotion qu'on ne saurait peindre, elle rompit +un silence de bien des annees et ecrivit a son ancien epoux. C'est la +premiere de ses lettres[173]. Qui l'a lue ne l'oubliera jamais. + +[Note 173: _Ab. Op._, ep. 11, p. 41-48.] + +D'abord elle ne veut que lui dire avec tendresse, mais avec reserve, +combien ce recit l'a touchee, combien elle deplore ses peines, combien +tous ces souvenirs sont vrais et tristes; puis elle en prend occasion de +lui adresser quelques plaintes. Des qu'il ecrit avec tant d'epanchement, +pourquoi la priver de ses lettres, et en priver, avec elle, toute la +congregation qui l'aime si filialement, qui prie si ardemment pour +lui? Ne sait-il pas, qu'elles aussi elles ont besoin de consolations, +d'exhortations, de conseils? Ne s'interesse-t-il plus a l'institut +qu'il a fonde? ne leur donnera-il plus ces directions qui leur sont +si necessaires? a-t-il oublie les commencements si fragiles de leur +conversion, et ne lui souvient-il pas des doctes traites que les saints +Peres ont composes pour les femmes consacrees a Dieu? Tant d'oubli +serait d'autant plus etrange qu'il avait a s'acquitter d'une dette; "car +enfin tu m'appartiens par un lien sacre, et le monde sait que je t'ai +toujours aime d'un amour immodere[174]." + +Et alors cette malheureuse ouvre son coeur gonfle de tendresse et +d'amertume. Elle lui retrace la grandeur et la constance de son +devouement; elle insiste, avec un peu de ressentiment, sur les deux +sacrifices de sa vie, son mariage et son entree au couvent. Elle l'a +epouse pour lui obeir; pour lui obeir, elle s'est donnee a Dieu. Il +fallait qu'en toute chose on vit qu'il etait le maitre unique de son +coeur comme de sa personne[175], car c'est lui seul en lui qu'elle a +aime. Etre aimee de lui, c'etait son orgueil; le nom de sa maitresse, +c'etait sa gloire. Qui ne le lui aurait pas envie? Quelle femme, quelle +vierge ne brulait pas a sa vue? Quelle reine ou grande dame n'a point +porte envie a ses plaisirs[176]? Mais aussi comme il avait ce qui eut +seduit toute femme! quel etait le charme de sa parole et la douceur de +ses chansons! Ces chansons qui volaient dans toutes les bouches, qui par +tous les pays allaient celebrer leur amour, dont la douce melodie devait +laisser un souvenir de leur nom dans la memoire de la foule ignorante, +c'etait la ce qui excitait le plus la jalousie des autres femmes. Aussi +comme toutes elles soupiraient pour lui! car de tous les dons du corps +et de l'ame, aucun ne lui manquait. Et quelle est celle des rivales +d'Heloise, qui, la voyant privee de tant de delices, ne compatirait +maintenant a son malheur? quel ennemi si cruel, homme ou femme, n'aurait +pas pitie d'elle aujourd'hui? "J'ai ete bien coupable.... Non, tu le +sais, toi, je suis innocente. Le crime n'est pas dans l'effet de l'acte, +mais dans le sentiment de l'agent, et la justice ne pese pas ce qui a +ete fait, mais le coeur de celui qui l'a fait. Or, ce qu'a toujours ete +mon coeur pour toi, tu peux en juger seul, toi qui l'as eprouve; je +soumets tout a ton jugement; je souscris en tout a ton temoignage[177]." + +[Note 174: "Tanto te majore debito noveris obligatum quanto te +amplius nuptialis foedere sacramenti constat esse adstrictum, et eo te +magis mihi obnoxium quo te semper, ut omnibus patet, immoderato amore +complexa sum. (Ibid., p. 44.)] + +[Note 175: "Ut te tam corporis mei quam animi unicum possessorem +ostenderem." (Ibid., p. 46.)] + +[Note 176: "Dulcius semper mihi extitit amicae vocabulum, aut, si +non indigneris, concubinae vel scorti.... Dignius videretur tua dici +meretrix quam.... imperatrix.... Quae conjugata, quae virgo non +concupiscebat absentem et non exardebat in praesentem? Quae regina vel +praepotens femina gaudiis meis non invidebat?" (_Ibid._, p. 45, 46.)] + +[Note 177: "Ut etiam illiteratos melodiae dulcedo tui non sineret +immemores esse. Atque hinc maxime in amorem tui feminae suspirabant.... +Quod enim bonum animi vel corporis tuam non exornabat adolescentiam? +Quam tunc mihi invidentem nunc tantis privatae delitiis compati +calamitas mea non compellat....? Et plurimum nocens, plurimum, ut nosti, +sum innocens. Non enim rei effectus, etc." (_Ibid._) + +Ce que dit ici Heloise sur l'intention qui seule fait la faute est un +point de doctrine qu'elle devait a son amant, et qu'il a developpe +dans ses ouvrages de theologie, peut-etre avec une exageration que les +modernes n'ont pas surpassee. Voyez le Commentaire sur l'epitre aux +Romains (p. 625); les Problemes (p. 426); l'Ethique, _passim_, et le +troisieme livre de cet ouvrage.] + +Et pourtant, continue-t-elle, il la neglige et l'oublie au point que +depuis le jour de sa conversion, present, elle ne peut jouir de son +entretien; absent, elle n'est point consolee par ses lettres. C'est +donc vrai, ce que tout le monde soupconne; il n'a aime en elle que le +plaisir, et tout s'est evanoui avec les desirs qui ne sont plus. Elle +n'est pas seule a le penser, c'est une conjecture publique. Plut a Dieu +qu'elle put lui trouver quelque excuse! Mais son silence le condamne. A +defaut de sa presence, qu'il lui rende au moins par ses lettres sa chere +et fugitive image. Pourquoi lui refuser une petite chose et si facile? +Qu'il se souvienne que, toute jeune encore, il l'a enchainee a la vie du +cloitre. Elle l'y a precede, et non suivi, parce qu'il l'a voulu, parce +qu'il se souvenait que la femme de Loth avait, en fuyant, retourne la +tete. Si ce devouement n'a rien merite de lui, a quoi est-il bon? Le +sacrifice est vain, car de Dieu, elle n'a point de recompense a esperer, +puisqu'elle n'a rien fait, rien encore, on le sait, pour l'amour de lui; +mais Abelard, il eut couru aux enfers, que sur un ordre de lui, elle l'y +aurait suivi ou devance. "Car mon ame n'etait pas avec moi, mais avec +toi. Et maintenant encore, si elle n'est avec toi, elle n'est nulle part +au monde[178]." + +[Note 178: "Nulla mihi super hoc merces expectanda est a Deo, cujus +adhoc amore nihil me constat egisse.... Ad vulcania loca te properantem +praecedere aut sequi pro jussu lau nemine dubitarem. Non enim mecum +animus meus, sed tecum erat; sed et nunc maxime, si tecum non est, +nusquam est. (Ep. u, p. 47.)] + +Elle conclut en le priant par grace de lui ecrire, elle a besoin d'une +lettre qui lui rende quelque force, afin de vaquer plus librement aux +devoirs du service divin. Autrefois, pour l'entrainer a des voluptes +temporelles, il la poursuivait de ses lettres; il mettait, par ses +vers, le nom de son Heloise dans la bouche de tous. "Toutes les places +publiques, toutes les maisons le repetaient. Combien tu ferais mieux de +m'appeler maintenant a Dieu, comme alors a la passion[179]!" Et elle +finit ainsi cette etrange et incomparable lettre. + +[Note 179: _Ab. Op._, ep. II, p. 48.] + +Abelard repond comme un _frere spirituel a sa bien-aimee soeur en +Jesus-Christ_[180]. Il s'excuse d'un long silence par la confiance +absolue qu'il a dans sa sagesse, sa piete, sa science. Il n'a pas cru +qu'elle eut besoin d'etre exhortee ou consolee, elle a qui Dieu a +departi tous les dons de sa grace. Ce qui eut ete superflu, quand elle +n'etait que prieure d'Argenteuil, l'est plus encore maintenant qu'elle +est abbesse du Paraclet. Cependant en promettant de lui adresser des +instructions, quand il connaitra mieux ce qu'elle desire, il s'empresse +du moins de lui envoyer un psautier. Puis passant a la situation funeste +ou lui-meme il se trouve, il la supplie, elle et les saintes filles, +de prier pour lui. Ses maux et ses perils ne lui ont jamais rendu plus +necessaire cette pieuse intercession. Et il ne manque pas d'etablir avec +exemples et citations l'efficacite des prieres. Mais ce sont surtout les +siennes, celles d'une femme dont la saintete est, il n'en doute pas, si +puissante aupres de Dieu, qu'il reclame avec instance. Cela est juste; +car il lui appartient, et il lui rappelle ce que disent les Proverbes et +l'Ecclesiaste de ce que la femme est pour son mari. L'apotre dit que _le +mari infidele est sanctifie par la femme fidele_; et, en France, qui a +sauve Clovis? ce ne sont pas les predications des saints, ce sont les +prieres de Clotilde[181]. + +[Note 180: "Dilectissime sorori suae in Christo frater ejus in +ipso." (Id., ep. III, p. 49.)] + +[Note 181: 1 Cor. VII, 14; _Ab. Op._, ep. III, p. 52.] + +Au Paraclet, l'usage etait, elle le sait, que lorsqu'il etait present, +la communaute, en terminant les heures canoniales, dit une oraison a +l'intention de son fondateur, et qu'apres avoir chante le verset et le +repons du jour, on ajoutat les prieres et la collecte suivante: + +"REPONS. Ne m'abandonnez pas et ne vous eloignez pas de moi, Seigneur. + +"VERSET. Soyez toujours attentif a me secourir, Seigneur. + +"PRIERE. Sauvez, mon Dieu, votre serviteur qui espere en vous. Seigneur, +entendez ma priere et que mes cris aillent jusqu'a vous[182]. + +[Note 182: Toutes ces prieres sont tirees des psaumes XXXVII, LXXXV +et CI.] + +"ORAISON. Dieu qui avez daigne reunir en votre nom, par la main de votre +serviteur, vos petites servantes, nous vous supplions de lui accorder +ainsi qu'a nous le don de perseverer dans votre volonte. Par notre +Seigneur, etc." + +A ces prieres, Abelard demande qu'on en substitue de nouvelles, dont +il envoie le texte, et qui, composees dans la meme forme, sont plus +instantes, plus precises, et se rapportent mieux a sa violente +situation[183]. Il termine par un voeu qui devait etre accompli. Si +ses ennemis reussissent et lui otent la vie, il desire que son corps, +ailleurs inhume ou delaisse, soit transporte dans le cimetiere du +Paraclet, afin que ses filles ou plutot ses soeurs, en voyant son +tombeau, adressent pour lui plus de prieres a Dieu; car il ne sait pas, +pour une ame gemissante de l'erreur de ses peches, un lieu plus sur et +plus salutaire que le temple voue au divin Consolateur. + +[Note 183: Voici l'oraison: "Deus qui por servum tuum ancillulas +tuas in nomino tuo dignatus es aggregare, te quoesumus ut cum ab omni +adversitate protegas et ancillis tuis incolumem roddas. Per Dominum, +etc." (_Ab. Op._, ep. III, p. 53)] + +Telle est la lettre qu'Abelard, alors rempli de piete et de tristesse, +envoie pour consolation a celle qui lui _fut chere dans le siecle_ et +qui lui est maintenant _tres-chere en Jesus-Christ_[184]. On voit +qu'il se concentre dans les sentiments et les devoirs pour ainsi dire +officiels de sa position, et que, par un effort reflechi, il s'eleve ou +se reduit a la mission austere et tendre d'un guide mystique et d'un +frere en esprit et en verite. Tout ce qui dut alors se passer dans son +ame, Dieu seul le sait, et nous n'essaierons pas de peindre ce que nous +ne devinons qu'a demi. + +[Note 184: _Id. ib_., p. 40.] + +La controverse etait, a cette epoque, la forme naturelle de l'esprit +humain. Les lettres d'Abelard et d'Heloise sont tour a tour des +theses et des refutations, et elle argumente en lui repondant. Nous +n'analyserons pas cette reponse ou la discussion prend place a cote des +aveux emportes de la passion. Nous ne montrerons pas Heloise repoussant +presque comme une parole trop dure le voeu supreme d'Abelard qui osait +parler de sa mort, et lui reprochant de leur demander des prieres le +jour ou _les malheureuses ne sauront plus que pleurer_[185]; puis, +entreprenant d'etablir en forme qu'il a tort de dire tant de bien des +femmes, qu'elles ont toujours fait un grand mal a ceux qui les ont +aimees, et que l'Ecriture en maint passage leur est defavorable; nous ne +la montrerons pas se citant alors en exemple, et se complaisant dans la +peinture des faiblesses de son ame. Tout le monde doit lire ces pages +uniques ou elle qualifie ses fautes dans le langage severe de la +religion, et confesse sans remords que le remords lui est inconnu; ou, +dechirant le voile qui couvrait ses souvenirs, ses regrets, ses desirs +les moins exprimables, elle semble prendre a coeur de repudier tous les +merites que se plaisait a louer en elle Abelard, afin qu'il n'y trouve +plus que l'immortel amour que lui-meme alluma. Comment rendre, en effet, +l'aveu des pensees ardentes que l'abbesse du Paraclet nourrit dans la +solitude de sa cellule, dans l'isolement de ses nuits, et qui la suivent +a l'autel, et la charment plus encore qu'elles ne l'obsedent au bruit +des chants d'eglise? Tout cela est si serieux et si vrai que, lorsque +Heloise parle elle-meme, on oublie l'impurete des paroles. Traduites +et repetees, elles perdraient tout ensemble le feu qui les anime et la +verite qui les excuse. Ne citons que quelques mots qui revelent avec une +rude ingenuite ce que cette ame si ferme pensait d'elle-meme. + +[Note 185: "Flere tunc miseris tantum vocabit, non orare licebit." +(_Ab. Op._, ep. IV, p. 55.)] + +"Mes passions m'oppriment d'autant plus que ma nature est plus faible. +Ils me disent chaste, ceux qui n'ont pas decouvert que je suis +hypocrite. Ils confondent la purete de la chair avec la vertu, quoique +la vertu soit de l'ame et non du corps. J'ai quelque merite parmi les +hommes, je n'en ai pas devant Dieu; il sonde les reins et les coeurs, et +il voit ce qui est cache. On me tient pour religieuse, dans ce temps ou +ce n'est pas une petite partie de la religion que l'hypocrisie, ou +les plus grandes louanges sont assurees a celui qui ne blesse pas le +jugement des hommes. Et peut-etre est-il louable et dans une certaine +mesure agreable a Dieu de ne point scandaliser l'Eglise par l'exemple +des oeuvres exterieures, quelle que soit d'ailleurs l'intention; on +evite ainsi d'exciter les infideles a blasphemer le nom du Seigneur, +et d'avilir, aux yeux des hommes charnels, l'ordre ou l'on a fait +profession. C'est aussi un certain don de la grace divine, sinon de +faire le bien, au moins de s'abstenir du mal. Mais qu'importe ce premier +pas, si le second ne le suit, selon qu'il est ecrit: _Eloigne-toi du mal +et fais le bien?_ (Ps. XXXVI, 27.) Et encore l'un et l'autre precepte +est-il vainement accompli, s'il ne l'est par l'amour de Dieu. Or, dans +toutes les situations de ma vie, Dieu le sait, je crains plus encore de +t'offenser que d'offenser Dieu; c'est a toi que je desire plaire plutot +qu'a lui. C'est ton ordre et non l'amour divin qui m'a fait prendre +cet habit. Vois donc quelle malheureuse et lamentable vie je mene, +si j'endure ici tant de maux sans fruit, ne devant avoir aucune +remuneration dans la vie future. Longtemps ma dissimulation t'a trompe +comme beaucoup d'autres; tu prenais l'hypocrisie pour de la religion, +et voila comme en te recommandant a mes prieres, tu me demandes ce que +j'attends de toi. Cesse, je t'en conjure, de presumer ainsi de moi, et +ne renonce pas a m'aider en priant pour moi. Ne me juge pas guerie et ne +me retire point le bienfait du remede; ne me crois pas riche et n'hesite +pas a secourir mon indigence; ne me parle pas de ma force, car je puis +tomber avant que tu n'aies soutenu ma faiblesse chancelante. + +"Cesse donc tes louanges.... Le coeur de l'homme est mauvais et +impenetrable. Qui le connaitra? L'homme a des voies qui paraissent +droites, et finalement elles conduisent a la mort. Aussi est-il +temeraire de le juger; l'examen n'en est reserve qu'a Dieu; c'est ainsi +qu'il est ecrit: _Tu ne loueras pas l'homme durant la vie_[186]. Et +surtout il ne faut pas le louer, quand la louange peut le rendre moins +louable. Ainsi tes louanges sont pour moi d'autant plus dangereuses +qu'elles me sont plus douces; et j'en suis d'autant plus captivee et +charmee que je mets mon etude a te plaire en toutes choses. Crains pour +moi, je t'en conjure, au lieu d'etre sur de moi, et que ta sollicitude +me vienne toujours en aide. C'est aujourd'hui qu'il faut craindre, +aujourd'hui que tu ne calmes plus les desirs de mon ame[187]. Ne me dis +donc plus, pour m'exhorter au courage et m'exciter au combat, ces mots +de l'apotre: _La vertu s'acheve dans la faiblesse.... Celui-la seul sera +couronne qui aura regulierement combattu_[188]. Je ne cherche pas la +couronne de la victoire; il me suffit d'echapper au peril. Il est plus +sur de l'eviter que d'engager le combat. Dans quelque coin du ciel que +Dieu me relegue, il fera bien assez pour moi." + +[Note 186: _Eccl_., XI, 30. Il y a dans le texte sacre: _Ne loue pas +un homme avant sa mort._] + +[Note 187: "Nunc vere praecipue timendum est ubi nullum +incontinentiae meae superest in te remedium. (_Ab. Op_., ep. IV, p. +61.)] + +[Note 188: II Cor. XII, D.--II Timoth. II, 5.] + +Abelard accueillit cette lettre comme une confession pour y repondre par +une homelie[189]. Il en traita tous les points avec methode, et trouva +dans toutes les plaintes d'une infortunee le motif ou le pretexte d'un +sermon. D'abord, il ne veut voir dans les aveux d'Heloise qu'une preuve +d'humilite, et il l'approuve de ne point aimer la louange, pourvu +cependant qu'elle prenne garde d'imiter la Galatee de Virgile qui fuit +et cherche en fuyant ce qu'elle semble eviter. A la peinture de leurs +malheurs passes et de ses cruels regrets, il repond comme un confesseur +que ces maux sont un chatiment merite, une lecon utile, une expiation +necessaire. Il lui rappelle fort nettement leurs peches, afin de la +bien convaincre que Dieu ne leur a fait que justice. Il la prie donc +tres-instamment de deposer toute cette amertume dont il la croyait +delivree, et surtout de ne plus deplorer les circonstances de leur +commune conversion, dont elle devrait plutot remercier le ciel. Il +la conjure, puisqu'elle tient tant a lui plaire, de lui epargner le +tourment qu'elle lui cause, et si elle croit qu'il aille vers Dieu, de +ne pas se separer de lui. "Viens a moi, et sois ma compagne inseparable +dans l'action de graces, toi qui as participe a la faute et au bienfait. +Car Dieu n'a pas non plus oublie ton salut, que dis-je? il s'est surtout +souvenu de toi, lui qui t'avait en quelque sorte marquee comme a lui +par un nom prophetique, en t'appelant Heloise de son propre nom qui est +Heloim[190]. C'est lui, dis-je, qui a voulu dans sa bonte nous sauver +tous deux, lorsque le demon s'efforcait de nous perdre, en ne frappant +qu'un de nous. Car peu de temps avant que le malheur arrivat, il nous +avait lies l'un a l'autre par l'indissoluble loi du sacrement du +mariage, et tandis que t'aimant sans mesure, je ne souhaitais que de +te garder a jamais, deja il preparait tout pour que cet evenement nous +ramenat a lui. Car si tu ne m'avais ete unie par le mariage, lorsque +j'ai quitte le siecle, les prieres de tes parents ou les desirs de +la chair t'auraient enchainee au siecle. Vois donc combien Dieu +s'inquietait de nous, comme s'il nous reservait a quelque grand +emploi, et qu'il vit avec indignation ou avec regret que cette science +litteraire, ces talents qu'il nous avait remis a tous deux, ne fussent +point depenses pour l'honneur de son nom[191]; ou comme s'il eut craint +pour son serviteur plein d'incontinence, parce qu'il est ecrit que les +femmes font apostasier les sages memes: temoin Salomon le plus sage des +hommes. + +[Note 189: Id., ep. V, p. 62 et suiv.] + +[Note 190: Abelard explique et decompose lui-meme ce nom du +Seigneur dans son Commentaire sur la Genese. En lisant ce passage dans +l'Hexameron ou le nom d'Heloim revient plusieurs fois sous sa plume, il +est impossible de ne pas penser qu'a quelque epoque qu'il l'ait ecrit, +fut-ce dans les jourfs d'austere retraite a Cluni, par une puissante +liaison d'idees, le nom cheri devait lui revenir avec des souvenirs bien +differents des preoccupations de l'exegese et de la theologie. (_Expos. +in Hexam. Thes. nov. anecd_., 1. V, p. 1371.)] + +[Note 191: Le mot _talent_ est toujours pris par Abelard +metaphoriquement dans le sens de la parabole du pere de famille. (Matt., +XXV, 15, etc.)] + +"Combien au contraire le talent de ta sagesse rapporte tous les jours +d'usures au Seigneur! Deja tu lui as donne un troupeau de filles +spirituelles, tandis que je demeure sterile et que je travaille +inutilement parmi les enfants de perdition. Oh! quelle perte detestable, +quel deplorable malheur, si aujourd'hui, t'abandonnant aux souillures +des voluptes de la chair, tu donnais douloureusement le jour a quelques +enfants du monde, au lieu de cette famille nombreuse que tu enfantes +avec joie pour le ciel! Tu ne serais plus qu'une femme, toi qui +surpasses les hommes, et qui as change la malediction d'Eve en +benediction de Marie! Oh! qu'il serait indecent que ces mains sacrees +qui tournent aujourd'hui les pages des livres divins, fussent reduites a +servir a des soins grossiers! Dieu a daigne nous arracher aux souillures +contagieuses, aux plaisirs de la fange, et nous attirer a lui par cette +force dont il frappa saint Paul pour le convertir, et peut-etre a-t-il +voulu, par notre exemple, preserver d'une orgueilleuse presomption les +autres personnes habiles dans les lettres[192]." + +[Note 192: "Hoc ipso fortassis exemplo nostro alios quoque +literarium peritos ab hac deterrere praesumptione. (_ Ab. Op_., ep, v, +p. 72-73.)] + +Puis, par un mouvement dont la vehemence eloquente tranche avec sa +maniere un peu didactique, Abelard l'engage a surmonter ses douleurs en +lui presentant le tableau des souffrances de Jesus-Christ, exhortation +presque inevitable dans la bouche du predicateur chretien, mais qui sera +eternellement emouvante et pathetique. + +"Ma soeur," ajoute-t-il, "c'est ton epoux veritable que cet epoux de +toute l'Eglise: garde-le devant tes yeux, porte-le dans ton coeur.... +C'est lui qui de toi ne veut que toi-meme. Il est ton veritable ami, +celui qui ne desirait que toi et non ce qui etait a toi. Il est ton +veritable ami celui qui disait en mourant pour toi: _Personne n'a pour +ses amis une plus grande affection que celui qui donne sa vie pour eux_, +(Jean, XV, 13.) Il t'aimait, lui, veritablement, et non pas moi. Mon +amour, qui nous enveloppait tous deux dans le peche, etait de la +concupiscence, et non de l'amour. Je satisfaisais en toi mes desirs +miserables, et c'etait la tout ce que j'aimais. J'ai, dis-tu, souffert +pour toi, et c'est peut-etre vrai; mais j'ai plutot souffert par toi, +et encore malgre moi; j'ai souffert, non pour l'amour de toi, mais par +contrainte et par force, non pour ton salut, mais pour ta douleur. Lui +seul a souffert salutairement, volontairement pour toi, qui par sa +passion guerit toute langueur, ecarte toute passion. Que pour lui donc, +je t'en prie, et non pour moi, soit tout ton devouement, toute ta +compassion, toute ta componction. Pleure cette iniquite si cruelle +commise sur une si grande innocence, et non la juste vengeance de +l'equite sur moi, ou plutot, je te l'ai dit, une grace supreme pour tous +deux.... Pleure ton reparateur et non ton corrupteur, celui qui t'a +rachetee, et non celui qui t'a perdue, le Seigneur mort pour toi, et non +un esclave vivant, ou plutot qui vient enfin d'etre vraiment delivre de +la mort. Prends garde, je t'en prie, que ce que dit Pompee a Cornelie +gemissante ne te soit honteusement applique: _Pompee survit aux +combats, mais sa fortune a peri, et tu pleures; c'est donc la ce que tu +aimais_[193]. Pense a cela, je t'en supplie, et rougis, a moins que +tu ne veuilles defendre de honteuses fautes. Accepte donc, ma soeur, +accepte patiemment ce qui nous est arrive misericordieusement....[194]" + +[Note 193: + + Vivit posi proella Magnus, + Sed fortuna perit; quod defies illud amasti. + (Lucan. _Phar_., \. XIII, v. 84.)] + +[Note 194: _Ab. Op._, ep. V, p. 73-76.] + +"Je rends graces au Seigneur qui t'a dispensee de la peine et reservee a +la couronne. Tandis que par une seule souffrance corporelle, il a glace +en moi toute ardeur coupable, il a reserve a ta jeunesse de plus grandes +souffrances de coeur par les continuelles suggestions de la chair, pour +te donner la couronne du martyre. Je sais qu'il te deplait d'entendre +cela, et que tu me defends de parler ainsi, mais c'est le langage de +l'eclatante verite; a celui qui combat toujours appartient la couronne, +parce que _nul ne sera couronne qui n'aura pas regulierement combattu_. +Pour moi, aucune couronne ne me reste, parce que je n'ai plus a +combattre." Il finit en lui demandant ses prieres, et en lui adressant +une nouvelle formule d'oraison qu'elle recitera avec ses religieuses, +mais qui n'est visiblement que pour elle. + +Chose etrange! cette priere, dans sa forme liturgique et sacree, est +peut-etre ce qu'il lui ecrit de plus tendre. L'amour respire dans cet +elan de l'ame vers une celeste purete. + +"Dieu qui, des la premiere creation de l'humanite, formas la femme de +la cote de l'homme, et consacras comme un tres-grand sacrement l'union +nuptiale; toi qui as releve le mariage par un immense honneur, soit +en naissant d'une femme mariee, soit en consommant les miracles de +ta naissance, et qui as jadis accorde le mariage comme un remede aux +egarements de ma fragilite; ne meprise pas les prieres de ta faible +servante, prieres que j'epanche en presence de ta majeste et pour mes +fautes et pour celles de mon bien-aime[195]. Pardonne, o tres-clement! o +la clemence meme! pardonne a nos crimes si grands, et que l'immensite de +nos peches eprouve la grandeur de ta misericorde ineffable. Punis, je +t'en supplie, des coupables dans la vie presente, afin de les epargner +dans la vie future; punis une heure, afin de ne point punir une +eternite. Prends envers tes serviteurs la verge de correction, non le +glaive de la colere. Afflige la chair pour sauver les ames. Epure et ne +venge pas, sois bon plutot que juste; le Pere misericordieux n'est pas +un Seigneur austere. Eprouve-nous, Seigneur, et tente-nous, comme te +le demande le Prophete. Ne semble-t-il pas dire: Regarde d'abord nos +forces, et modere en consequence le poids des tentations. Ainsi parle le +bien-heureux saint Paul dans ses promesses a tes fideles: _Car Dieu est +puissant, et ne souffrira pas que vous soyez tente au dela de votre +pouvoir, mais il vous donnera, avec la tentation meme, la puissance d'en +triompher._ (1 Cor. X, 13.) Tu nous as unis, Seigneur, et tu nous as +separes quand il t'a plu et comme il t'a plu. Maintenant, Seigneur, ce +que tu as misericordieusement commence, accomplis-le en misericorde; et +ceux que tu as une fois separes dans le monde, reunis-les a toi a jamais +dans le ciel, o notre esperance, notre appui, notre attente, notre +consolation, Seigneur, qui es beni dans les siecles! Amen." + +[Note 195: "Pro mei ipsis charique mei excessibus. (_Ab. Op._, ep. +V, p. 77.)] + +Heloise recut la priere, la repeta sans doute plus d'une fois les yeux +en pleurs, mais elle obeit: elle n'objecta rien, ne conceda rien; elle +promit seulement de ne plus rien ecrire de tout cela; elle savait se +sacrifier, mais non pas changer. Sa reponse commence ainsi: "Pour que tu +ne puisses en rien m'accuser de desobeissance, le frein de ta defense a +ete impose a l'expression meme d'une douleur immoderee, afin qu'au moins +en ecrivant, je retienne des paroles dont il serait difficile ou plutot +impossible de se defendre dans un entretien. Car rien n'est moins en +notre puissance que notre coeur; loin de lui pouvoir commander, force +nous est de lui obeir. Lorsque les affections du coeur nous pressent, +nul ne repousse leurs subites atteintes, et elles eclatent facilement au +dehors par les actions, plus facilement encore par les paroles, signes +bien plus prompts des passions du coeur; selon qu'il est ecrit: _La +bouche parle d'abondance de coeur_. J'interdirai donc a ma main d'ecrire +ce que je ne pourrais empecher ma langue d'exprimer. Dieu veuille que le +coeur qui gemit soit aussi prompt a obeir que la main qui ecrit! + +"Tu peux cependant apporter quelque remede a ma douleur, si tu ne peux +l'enlever tout entiere....[196]" + +[Note 196: _Ab. Op_. ep, VI, p. 78.] + +Et le remede qu'elle demande, c'est qu'il veuille bien d'abord lui +enseigner l'origine historique des ordres religieux de femmes, ainsi que +leurs droits et leur autorite; puis, lui envoyer une regle ecrite, qui +convienne a la communaute, et determine completement son etat, ses +devoirs et son habit. La lettre n'est plus qu'une longue suite de +questions et de reflexions sur ces matieres d'un interet purement +monastique. + +Cette lettre est la derniere. Heloise parait n'avoir plus ecrit. Mais +Abelard lui envoya la dissertation qu'elle demandait avec un plan de vie +religieuse et une regle detaillee, qui est curieuse a lire et redigee +avec beaucoup de soin et de severite. Aussi, assure-t-il qu'en la +composant, il a imite Zeuxis, qui pour peindre la beaute d'une deesse, +fit poser cinq jeunes filles devant lui. Il a eu, lui, plus de modeles +sous les yeux pour retracer la vierge du Christ. Ces modeles, ce sont +les Peres de l'Eglise. J'ai cueilli chez eux," dit-il, "de nombreuses +fleurs pour orner les lis de ta chastete[197]." Desormais la +correspondance devint sans doute une pure correspondance spirituelle. +L'abbe de Saint-Gildas ne fut plus que le directeur de l'abbesse du +Paraclet; le couvent tout entier l'appelait _notre maitre_. + +[Note 197: Si nous n'avions deja beaucoup cite, il y aurait un +interet d'un autre genre dans les extraits de la correspondance relative +a la regle du couvent. Heloise avait remarque que la regle commune aux +couvents d'hommes et de femmes etait celle de Saint-Benoit, etablie, +dans l'origine, uniquement pour les hommes, et elle demandait quelques +adoucissements qui ne nous paraissent nullement exageres, comme, par +exemple, la permission d'avoir du linge. Abelard ne lui accorda pas +toutes les modifications qu'elle demandait, et lui composa avec force +citations et reflexions une regle assez peu differente de celle de +Saint-Benoit. (_Ab. Op._, ep. VII, p. 91; ep. VIII, p. 130.) A la +suite de la lettre d'Abelard, les archives du Paraclet contenaient +un reglement interieur que l'on croit l'ouvrage d'Heloise ou plutot +l'expression de l'ordre qu'elle avait elle-meme etabli. Duchesne l'a +imprime. (Ibid., p. 108.) Il parait que c'est a peu pres la regle de +Saint-Benoit suivant les statuts generaux de l'ordre de Premontre. +(_Hist. litt._, t. XII, p. 640.)] + +On peut se demander quel etait l'etat de l'ame d'Abelard. Avait-elle +ete entierement brisee par le temps, le malheur, la reflexion, la +preoccupation accablante de ses chagrins et de ses perils? Le besoin +du repos, un sentiment de dignite personnelle, un orgueil souffrant +reglait-il sa conduite et son langage? ou bien enfin la devotion +dominait-elle en lui tout le reste? Il est probable que ces diverses +causes agissaient a la fois, et l'avaient amene peu a peu a l'etat ou +nous le voyons. Les croyances et les habitudes de la religion et plus +encore celles du sacerdoce ont cet avantage de pousser et d'autoriser +les hommes a prendre une attitude convenue d'avance pour autrui comme +pour eux-memes, de leur permettre des sentiments et un langage factices +et pourtant sinceres et dignes, de leur donner enfin un personnage a +jouer en parfaite tranquillite de conscience. Elles nous pretent en un +mot un caractere; elles font en nous ce que les theologiens appellent un +homme nouveau. C'est un manteau que la grace donne a la nature, et la +faiblesse humaine croit s'ameliorer, quand elle ne reussit qu'a se +deguiser. Peut-etre a-t-elle raison; souvent le coeur ne gagne pas a +etre vu. Et cependant la sympathie profonde sera toujours pour l'ame +ingenue et libre qui, ne s'environnant que de voiles transparents, +laissera percer sa lumiere interieure, au risque de montrer le feu qui +la consume. Heloise se conforma aux volontes d'Abelard et pour lui a +tous les devoirs de son etat. Sous la deference de la religieuse, elle +cacha le devouement de la femme. Elle le lui dit avec les formes de la +dialectique, jusques dans la suscription de sa derniere lettre: _A Dieu +specialement, a lui singulierement_[198]. Ce qui signifie en bonne +logique, _a Dieu par l'espece, a lui comme individu_; et ce qui se +dirait en sens inverse aujourd'hui: "La religieuse est a Dieu, la femme +est a toi." Mais elle n'ajouta pas un mot de plus, et son coeur rentra +dans le silence. Elle vecut, puisqu'on le voulait, paisiblement, +saintement; elle asservit et sacrifia sans resistance toutes ses actions +a ce que reclamaient d'elle le ciel et son amant. Mais inconsolable +et indomptee, elle obeit et ne se soumit pas; elle accepta tous ses +devoirs, sans en faire beaucoup de cas, et son ame n'aima jamais ses +vertus. + +[Note 198; "Domino specialiter, sua singulariter." (_Ab. Op_., ep. +VI, p. 78.)] + +Les lettres d'Abelard et d'Heloise sont un monument unique dans la +litterature. Elles ont suffi pour immortaliser leurs noms. Moins de cent +ans apres que le tombeau se fut ferme sur eux, Jean de Meun traduisit +ces lettres dans l'idiome vulgaire, et sa version subsiste encore, +temoignage irrecusable du vif interet qu'elles inspirerent de bonne +heure aux poetes. Comme la langue des passions qui sont eternelles est +pourtant changeante, et suit les vicissitudes du gout et les modes de +l'esprit, on a plus d'une fois retraduit pour la modifier, altere pour +l'embellir, l'expression premiere de ces ardents et profonds amours. Si +l'auteur du poeme de la Rose leur donnait, avec son gaulois du XIIIe +siecle, une humble naivete, dedaignee par Abelard, inconnue d'Heloise, +Bussy-Rabutin, avec le francais du XVIIe, leur pretait, dans un +excellent style, un ton d'elegante galanterie, autre sorte de mensonge. +Ainsi, un episode historique fixe par des documents certains est devenu +comme un de ces themes litteraires qui se conservent et s'alterent par +la tradition, et qui se renouvellent selon le genie des epoques et des +ecrivains. Peut-etre meme y a-t-il eu des temps ou tout le monde ne +savait plus s'il existait des lettres originales, et dans bien des +esprits, les noms d'Abelard et d'Heloise ont ete pres de se confondre +avec ceux des heros de romans. A diverses fois, on a repris leurs +aventures pour en faire le sujet de recits passionnes ou de +correspondances imaginaires. On ne s'est pas borne a retoucher, a +paraphraser leurs lettres, on leur en a fabrique de nouvelles, et la +realite a fait place a la fiction. La poesie est venue a son tour; elle +a prete a ces amants d'un autre age les finesses de sentiment, les +combats, les remords qui conviennent a la morale dramatique des temps +modernes. Elle a denature leur amour reel, croyant le rendre plus +interessant; et telle est la puissance de certaines conventions +litteraires qu'elles paraissent quelquefois plus vraies que les faits. +L'Heloise de Pope est devenue, pour de certaines epoques, l'Heloise de +l'histoire, a ce point que l'auteur du _Genie du Christianisme_, voulant +peindre l'amante chretienne, n'a imagine rien de mieux que de la +chercher dans les vers de Colardeau[199]. + +[Note 199: _Gen. du Christ_., part. II, l. III, c. V.--On y lit ces +mots: "Femme d'Abeillard, elle (Heloise) vit et elle vit pour Dieu." +J'aime mieux ce jugement de d'Alembert repondant a Rousseau: "Quand vous +dites que les femmes _ne savent ni decrire ni sentir_ l'amour meme, il +faut que vous n'ayez jamais lu les lettres d'Heloise ou que vous ne les +ayez lues que dans quelque poete qui les aura gatees." (Lettre a +M. Rousseau, _Mel. de phil._., t. II.) On trouve la traduction de +Bussy-Rabutin et presque toutes les pieces de vers composees au nom +d'Heloise et d'Abelard dans un volume in-12 publie a Paris en 1841; le +texte de Pope est reimprime dans l'Abelard illustre de M. Oddoul.] + +Le sentiment du reel a commence a renaitre parmi nous, et c'est +aujourd'hui dans leur correspondance authentique que nous voulons +retrouver Heloise et Abelard. Ce qu'on en vient de lire suffit, ce +me semble, pour la faire connaitre. On ne peut songer a comparer ces +lettres qu'aux Lettres portugaises, si toutefois l'imagination n'a point +celles-ci a se reprocher. Dans les premieres, le fond de deux ames +souffrantes apparait avec les formes de l'esprit du temps: l'amour et la +douleur y empruntent le langage d'une erudition sans discernement, d'un +art sans beaute, d'une philosophie sans profondeur; mais ce langage +pedantesque, c'est bien le coeur qui le parle, et le coeur est en +quelque sorte eloquent par lui-meme. Si le gout n'a point orne le +temple, le feu qui brille sur l'autel est un feu divin. Plus heureuse +que la pensee, la passion peut se passer plus aisement de la perfection +de la forme, et quel que soit le vetement dont la recouvre un art +inhabile, elle se fait reconnaitre a ses mouvements, comme la deesse de +Virgile a sa demarche: _Incessu patuit dea_. + +Reprenons notre recit.--Lorsqu'une fois les rapports d'Abelard avec la +superieure de l'abbaye du Paraclet eurent ete regles, et qu'il se fut +affranchi de ses derniers liens avec le couvent de Saint-Gildas[200], +il se livra sans reserve a la sollicitude qu'elle lui inspirait, et il +porta dans ses communications chretiennes et intellectuelles un interet +et une affection qui lui paraissaient acquitter les dettes de son coeur, +sans compromettre les froids devoirs de sa profession. Nous avons encore +une partie des ecrits qu'il adressait aux religieuses dans sa paternelle +vigilance pour leur perfection, pour leur instruction, et peut-etre +aussi dans son desir de ne pas cesser d'occuper leur ame et de maitriser +leur pensee. Tantot c'est une exhortation developpee a l'etude des +langues et des lettres, ou l'on voit en meme temps l'estime qu'il +faisait de l'esprit des femmes et sa maniere superieure d'entendre la +religion, dont il ne voulait pas faire un formulaire attentivement +recite, mais une science bien etudiee et profondement comprise. +Tantot c'est un panegyrique de saint Etienne, compose specialement a +l'intention des filles du Paraclet. Puis ce sont des homelies ou des +sermons ecrits pour elles et qu'il prononca sans doute dans leur +chapelle, quand il se fut definitivement rapproche de Paris[201]. Pour +Heloise, il lui adresse de veritables ouvrages, monuments de l'intime et +mutuelle confiance qui, entre ces deux intelligences, survivait a tout +le reste. Un jour, elle lui envoie un recueil de quarante-deux problemes +de theologie que la lecture de l'Ecriture sainte lui a suggeres et dont +un assez grand nombre roule sur des questions de second ordre. Il lui +repond par quarante-deux solutions motivees, dont quelques-unes sont de +petites dissertations[202]. Pour elle, il compose un livre d'hymnes et +de sequences qui ne sont pas denuees de quelque talent poetique. Pour +elle, il reunit ses sermons en une collection qu'il lui dedie par +quelques mots simples et tendres[203]. Enfin, c'est a sa demande +qu'il ecrit son _Hexameron_, ouvrage theologique d'une assez grande +importance, et qui contient, ainsi que le nom l'indique, des recherches +sur l'oeuvre des six jours ou un commentaire sur la Genese[204]. C'est +surtout dans le prologue de ses ouvrages qu'on le voit epancher d'un ton +triste et doux les sentiments qu'il se croit permis avec Heloise; et +maintenant qu'il a etabli entre elle et lui ce commerce pieux et savant +de saint Jerome avec Paule ou Marcelle, il s'y abandonne complaisamment, +et meme dans les limites de la science et de la religion, il laisse voir +encore un desir passionne de lui plaire. + +[Note 200: Nous avons vu qu'on ne sait pas l'epoque precise de cette +rupture; mais elle fut anterieure a 1138 et probablement de plusieurs +annees.] + +[Note 201: _Ab. Op_., part II, ep. VI, _Ad virgin. paracl._, p. 251. +Comparez avec la fin de la lettre VIII, p. 197, ep. VII _ad easdem.--De +laude S. Stephani_, p. 203.--_Sermones per annum legendi_, p. 730. +Quelques-uns cependant de ces sermons sont composes pour des moines, +notamment le sermon XXXI, en l'honneur de saint Jean-Baptiste. p. 940.] + +[Note 202: _Heloissae problemata_ cum _M.P. Aboelardi solutionibus_, +p. 384.] + +[Note 203: Voyez la dedicace des sermons (p. 129) et la lettre +d'envoi des chants d'Eglise. (_Bibl. de l'Ecole des chartes_, t. III, 2e +liv., 1842, et _Ann. de philos. chret_., janvier 1844.) Le manuscrit +de Bruxelles, qui contient ces poesies sacrees, renferme +quatre-vingt-quatorze hymnes ou sequences (proses ou cantiques) pour +tout le cours de l'annee. Ce ne sont pas les seuls vers d'Abelard. La +_Gallia Christiana_ lui attribue un distique fort insignifiant sur une +alliance entre le roi de France et le roi d'Angleterre. M. Cousin a +publie une longue epitre a son fils Astrolabe. Duchesne et Duboulai, sur +l'autorite du docteur Clichton, lui attribuent egalement une prose +rimee sur le mystere de l'incarnation, chantee autrefois dans plusieurs +eglises. Je prefere cette autre piece intitulee _Rhythme sur la +Sainte-Trinite_ et que Durand et Martene ont tiree d'un manuscrit de +l'abbaye du Bec: + + [Grec: Alpha] et [Grec: Omega], Magne Deus, Heli, Heli, Deus meus, + Cujus virtus totum posse, cujus sensus totum nosse, + Cujus esse summum bonum, cujus opus quidquid bonum, etc. + +_Gall. Christ_, t. VII, p. 595.--_Fragm. philos_., t. III, p. 440.--_Ab. +Op_., p. 1138.--_Hist. Universit. parisiens._, t. II, p. 761.--_ Hist. +litt_., t. XII, p. 133-136.--_Amplisc. Coll_., t. IX, p. 1001.--Cf. +_Religions antiques_, par M. Th. Wright et Hollivol, Londres, 1841, +in-8, t. I, p. 15-21, et surtout l'article de M. E. Dumeril, _Journ, des +sav. de Normand._, 2e liv. 1844.] + +[Note 204: Voyez ci-apres, l. III, et _Thesaur. nov. anecd._, t. V, +p. 1363.] + +Nous sommes peut-etre au temps le plus tranquille de sa vie. Delivre +des soucis de son abbaye, tout entier a l'etude, a la predication, a la +direction du Paraclet, il pouvait ne pas ambitionner d'autre pouvoir, +et son repos etait assure. Si l'inimitie assoupie, mais non eteinte, +le menacait encore, il ne manquait ni de protecteurs ni d'amis. Par +quelques faits epars, on entrevoit qu'il avait trouve faveur aupres des +puissances du temps; le comte de Champagne, le duc de Bretagne, le roi +de France lui-meme, le prirent plus d'une fois sous leur garde, et les +Garlandes, qui sous Louis le Gros et son fils, formerent comme une +dynastie de ministres, paraissent s'etre interesses a lui comme +s'interessent les ministres. Beaucoup de ses sectateurs etaient +maintenant assez avances dans la carriere pour l'aider de l'autorite, +de l'influence ou de la reputation qu'ils avaient acquises: l'Eglise en +comptait plusieurs parmi ses grands dignitaires. Quelques-uns, etrangers +a la France et meme a la Gaule, avaient rapporte dans leur patrie son +souvenir et ses opinions. On disait qu'elles avaient penetre dans le +sacre college. Ses anciens disciples peuplaient les rangs eleves de +l'enseignement, de la litterature et du clerge. + +D'ailleurs l'institution du Paraclet etait florissante, elle obtenait +chaque jour davantage la faveur et le respect, et il etait difficile que +le succes de l'oeuvre ne rejaillit pas un peu sur l'ouvrier. Heloise a +la verite pouvait en cela reclamer la plus grande part. Il ne parait pas +qu'a aucune epoque rien ait serieusement altere l'admiration que cette +femme inspirait a tout son siecle. Une fois religieuse, puis prieure, +puis abbesse, elle edifia et elle enorgueillit l'Eglise; elle fut la +lumiere et l'ornement de son ordre. La superiorite de son esprit et de +sa science etait si bien etablie que tous ses contemporains etaient +fiers d'elle, pour ainsi dire, et lui portaient un interet qui +ressemblait a l'engouement. Hugues Metel, rheteur epistolaire qui +ecrivait en style affecte a tout ce qui etait illustre, lui adressait, +sans la connaitre, des lettres et des vers ou il la comparait a l'astre +de Diane. Il pensait gagner de la gloire a la louer[205]. Les plus +severes avaient pour elle une indulgence qu'ils n'auraient pas meme +ose nommer ainsi, tant elle imposait naturellement le respect. Plus +dedaigneuse et plus irritee qu'Abelard lui-meme contre ses ennemis, elle +desarma ou intimida constamment leur haine. Elle ne transigeait, elle +ne faiblissait sur aucun des interets comme sur aucune des idees de son +epoux et de son maitre, et jamais on n'osa faire remonter jusqu'a elle +une dangereuse solidarite. Elle appelait saint Bernard _un faux apotre_, +et lui-meme parait n'avoir entretenu avec elle que des relations +bienveillantes[206]; elles amenerent meme entre Abelard et lui, sur un +point de liturgie d'un interet mediocre, une controverse qui ne semblait +pas presager leur violente rupture et qui cependant la commenca +peut-etre. On voit dans les lettres de Pierre, abbe de Cluni, combien il +se trouvait honore de correspondre avec Heloise[207]. Ainsi, les chefs +des institutions les plus puissantes, Clairvaux et Cluni, les rois du +cloitre, traitaient sur un pied d'egalite avec la reine des religieuses, +avec cette docte abbesse, d'une vie si chaste et si pure, et qui aurait +donne mille fois son voile, sa croix et sa couronne, pour entendre +encore chanter sous sa fenetre par un enfant de la Cite qu'elle etait la +maitresse du maitre Pierre. + +[Note 205: Hug. Metom., epist. XVI et XVII, dans le recueil +intitule: Hugon. Sacr. antiq. mon., t. II, p. 348.] + +[Note 206: Quant au nom de faux apotre, voyez sa premiere lettre; et +quant aux relations bienveillantes, voyez ce qu'en dit Abelard. (Ep. II, +p. 42, et pars II, ep. V, p. 244.) Saint Bernard la recommanda une fois +au pape, assez sechement il est vrai, et sept ou huit ans apres la mort +d'Abelard. (S. Bern.; _Op_., ep. CCLXXVIII.)] + +[Note 207: _Ab. Op_., p. 337 et 344.] + +Un poete anglais qui ecrivait vers la fin de ce siecle, Walter Mapes, a +cependant prouve qu'il y avait des esprits clairvoyants qui devinaient +le coeur de la femme sous l'habit de la religieuse. "La mariee, dit-il +(_nupta_, apparemment ce mot suffisait pour la designer), cherche ou +est son Palatin bien-aime, dont l'esprit etait tout divin; elle cherche +pourquoi il s'eloigne comme un etranger, celui qu'elle avait rechauffe +dans ses bras et sur son sein[208]." + +[Note 208: + + Nupta querit ubi sit suus Palatinus + Cujus totus extitit spiritus divinus, + Querit cur se substrahat quasi peregrinus + Quem ad sua ubera foverat et sinus. + +W. Mapes ou Gautier Map, archidiacre d'Oxford vers 1200, insere ces vers +dans une piece dirigee contre l'ignorance des moines. Il y decrit une +sorte d'Elysee fantastique des savants et des lettres, ou il enumere et +caracterise les beaux esprits du temps. C'est par ce quatrain et sans +autre explication qu'il indique Heloise, que l'on reconnaissait alors +a ce nom _nupta, l'abesse mariee. (The latin poems_, etc., by Thomas +Wright, Lond., 1841, pet. in-4.--Cf. _Hist. litt._, t, XV, p. XIV, +496.)] + +C'est, je le crois, dans l'intervalle qui s'ecoula entre le moment ou il +devint abbe de Saint-Gildas et celui ou nous le verrons rouvrir pour la +derniere fois son ecole qu'Abelard composa ou retoucha ses principaux +ouvrages. Le plus considerable est sa _Dialectique_ si longtemps perdue +pour la posterite, et qui, a l'originalite pres, ressemble a la logique +d'Aristote, qu'elle reproduit en partie sous les formes verbeuses de la +scolastique. C'est le resume de son enseignement philosophique adresse +a Dagobert, son frere peut-etre, ou du moins son frere spirituel. +Peut-etre y travailla-t-il a Saint-Gildas, s'il ne l'avait commence a +Saint-Denis; mais il l'acheva ou la revit plus tard. Ce qui est certain, +c'est que l'ouvrage est d'une epoque ou il n'enseignait plus depuis +longtemps deja, et ou la dialectique n'etait pas en grande faveur aupres +de ceux qui veillaient au gouvernement des esprits. Un ecrit plus court, +mais plus precieux, parce qu'il parait beaucoup plus original, est un +traite peu etendu _Sur les genres et les especes_, monument le plus +certain et le plus interessant qui nous reste de la partie systematique +des opinions d'Abelard. Si le conceptualisme est quelque part, il est +la. On en retrouve l'esprit dans un petit traite sur les idees, reste +longtemps inconnu (_De intellectibus_). Parmi ses ecrits theologiques, +le plus important parait etre celui qui fut brule a Soissons, ou, selon +nous, l'_Introduction a la theologie_. On cite aussi un recueil de +textes des Ecritures et des Peres reunis methodiquement et qui expriment +le pour et le contre sur presque tous les points de la science sacree, +ouvrage singulier qui s'appelait _le Oui et le Non (Sic et Non)_, et qui +ne fut peut-etre pas publie par son auteur. On se tromperait cependant, +si l'on y cherchait un recueil d'antinomies destine a etablir le doute +en matiere de religion; c'est un ouvrage consacre a la controverse +plutot qu'au scepticisme. Les opinions exposees dans l'_Introduction_ +ont ete de nouveau presentees et completees dans un grand _Commentaire +de l'epitre aux Romains_, et dans la _Theologie chretienne_, qui +reproduit et developpe la matiere du premier ouvrage avec quelques +remaniements et quelques amendements. Enfin, la morale theologique +d'Abelard est exposee sous ce titre: _Connais-toi toi-meme (Scito +te Ipsum)_. On lui attribue egalement une demonstration en forme +de dialogue de la verite du christianisme contre le judaisme et la +philosophie incredule. Nous ne pensons pas nous tromper en disant que la +plupart de ces traites[209] ne recurent la derniere main qu'a une epoque +assez avancee de sa vie, quoiqu'ils contiennent des opinions de sa +jeunesse, et qu'ils doivent abonder en raisonnements, en exemples, en +expressions cent fois employes dans ses ecrits de tous les temps et dans +les improvisations de son enseignement oral. L'analogie des idees et des +citations, l'identite des formes et du style, sont remarquables dans +presque tous ces ouvrages. On retrouve sans cesse dans ses lettres des +pensees qui rappellent sa philosophie ou sa theologie, et chose plus +interessante encore, les lettres d'Heloise sont semees de maximes +empruntees aux theories du maitre de son esprit et de son coeur. + +Tout annonce que le temps qui separa le jour ou Abelard quitta la +Bretagne de l'annee 1140 fut pour lui anime et rempli par une grande +activite intellectuelle et litteraire. Cependant cette periode est dans +sa vie une lacune assez obscure. On sait seulement qu'il reprit une +derniere fois son enseignement public, et telle etait sa vocation +eminente pour cet emploi difficile de l'intelligence que vers 1136, +c'est-a-dire a l'age de cinquante-sept ans, il retrouvait la vogue de +sa jeunesse. C'etait a Paris, sur la montagne Sainte-Genevieve, un +des premiers theatres de ses succes, qu'il avait rouvert ecole de +dialectique, et nous apprenons d'un de ses auditeurs. + +[Note 209: Nous ne faisons ici que les nommer. Les deux derniers +livres de cet ouvrage sont destines a les faire connaitre.] + +"J'etais tout jeune," dit Jean de Salisbury, "lorsque je vins dans les +Gaules pour y faire mes etudes. C'etait l'annee qui suivit celle ou le +roi des Anglais, Henri, Lion de Justice, quitta les choses humaines +(1135). Je me rendis aupres du peripateticien Palatin qui alors +presidait sur la montagne Sainte-Genevieve, docteur illustre, admirable +a tous. La, a ses pieds, je recus les premiers elements de l'art +dialectique, et suivant la mesure de mon faible entendement, je +recueillis avec toute l'avidite de mon ame tout ce qui sortait de sa +bouche. Puis, apres son depart qui me parut trop prompt, je m'attachai +au maitre Alberic, qui excellait parmi les autres comme le dialecticien +le plus repute, et qui etait effectivement l'adversaire le plus +energique de la secte des nominaux[210]." + +[Note 210: Johan. Saresb. _Metalog._, l. II, c. X, et _Rec. des +Hist_., t. XIV, p. 304--Jean le Petit, de Salisbury, ne, dit-on, on +1110, mais probablement plus tard, quitta l'Angleterre pour venir +etudier en France. Il y suivit les maitres les plus celebres, Abelard, +Alberic, Robert de Melun, Guillaume de Conches, Adam du Petit-Pont, +Gilbert dela Porree, etc., et il nous a laisse de precieux details sur +les ecoles de son temps. Il retourna en Angleterre en 1161, remplit +de nombreuses missions en Italie, fut appele en 1170 a l'eveche de +Chartres, et mourut le 25 octobre 1180. (_Hist. litt_., t. XIV, p. 89.)] + +Ainsi peu de temps apres ce dernier enseignement, et pour une cause +inconnue, Abelard suspendit ses lecons; mais en reformant son ecole, il +avait ravive son influence et sa renommee. Aussitot devait se redresser +contre lui la vigilance hostile qu'il avait constamment rencontree. +L'eclat de ses lecons devait accroitre encore la curiosite qui +s'attachait a ses ecrits theologiques; et suivant d'assez bonnes +autorites, ce fut le moment ou apres les avoir acheves, il leur donna +le plus de publicite, quoique plusieurs aient ete toujours tenus +secrets[211]. + +[Note 211: Cette propagation rapide et etendue de ses ouvrages est +attestee par Guillaume de Saint-Thierry et par saint Bernard dans les +lettres qui seront plus bas analysees. Le premier dit aussi que le "_Sic +et Non_ et le _Scito te ipsum_ fuyaient la lumiere et ne se trouvaient +pas aisement." Il est a croire que plusieurs de ces ouvrages, surtout +ceux qui avaient ete condamnes, furent longtemps lus en secret, quoique +assez repandus: "Libri ejusdem magistri diu in abscondito servati sunt +ab ejus discipulis." (Alberic. Triumf. _Chronic., Rec. des Hist_., t. +XII, p. 700.--_Histoire litteraire_, t. XII, p. 97.)] + +Bientot vingt ans allaient s'etre ecoules depuis que le concile de +Soissons avait prononce, et peut-etre etait-il oublie. Du moins faut-il +qu'Abelard le crut ainsi, ou que, ranime par un retour d'empire et de +popularite, il fut redevenu confiant dans sa fortune, et moins inquiet +de l'habilete et de la force de ses ennemis, puisqu'il recommencait a +livrer au public les memes doctrines qui l'avaient fait condamner une +fois. Peut-etre comptait-il sur l'autorite de son age, sur celle de ses +amis, sur la disparition de ses anciens rivaux, sur sa reconciliation +ou plutot sur ses relations convenables avec saint Bernard. Il se +manifestait d'ailleurs en ce moment un vif mouvement intellectuel et +comme un effort general de la liberte de penser. + +Abelard devait s'associer a ce mouvement qui venait en partie de lui, +et il semblait le guider. Quoique plus retenu que ses eleves ou ses +imitateurs, des qu'il paraissait, il etait aussitot le premier dans les +craintes et dans les aversions du parti de la vieille autorite. Il ne +pouvait retrouver la renommee sans reveiller la haine et encourir le +malheur. + +On aime aujourd'hui a tout rapporter a des causes generales, et +l'histoire n'a plus d'evenement qui ne soit presente comme le symptome +ou le resultat de l'etat des esprits au moment ou il s'est produit. +Cette maniere de juger les choses humaines n'est jamais plus de mise que +lorsqu'il s'agit de raconter un evenement ou figurent des philosophes et +des theologiens, des penseurs et des pretres, et qui n'est qu'une lutte +critique entre deux doctrines. Nous sommes donc bien eloigne de separer +Abelard et sa querelle avec saint Bernard de l'etat general du monde +spirituel a leur epoque. Ce conflit celebre est un drame qui devait se +reproduire plus d'une fois sous d'autres formes, avec d'autres noms, en +d'autres temps, parce que chacun des deux athletes representait l'un +des deux esprits qui ne sauraient perir dans les societes modernes. Le +combat de l'autorite et de l'examen n'a pas commence d'hier, et quoique +la victoire ait decidement change de cote, il n'est pas pret a finir. + +"Ce qu'Abelard a enseigne de plus nouveau pour son temps," dit un +ingenieux ecrivain, "c'est la liberte, le droit de consulter et de +n'ecouter que la raison; et ce droit, il l'a etabli par ses exemples +encore plus que par ses lecons. Novateur presque involontaire, il a des +methodes plus hardies que ses doctrines, et des principes dont la portee +depasse de beaucoup les consequences ou il arrive. Aussi ne faut-il pas +chercher son influence dans les verites qu'il a etablies, mais dans +l'elan qu'il a donne. Il n'a attache son nom a aucune de ces idees +puissantes qui agissent a travers les siecles; mais il a mis dans les +esprits cette impulsion qui se perpetue de generation en generation. +C'est tout ce que demandait, tout ce que comportait son siecle[212]." + +[Note 212: Mme Guizot, _Essai sur la vie et les ecrits d'Abel. et +d'Hel_., p. 343.] + +On a donc eu raison d'eclaircir et de completer le recit qui nous reste +a faire par des considerations generales sur ce reveil de l'esprit +humain au XIIe siecle, sur cette seconde des trois renaissances qu'on +peut apercevoir dans le cours de l'histoire du moyen age[213]. Un des +historiens de saint Bernard, Neander, a caracterise d'une maniere bien +interessante le mouvement des esprits et des opinions aux approches du +concile de Sens[214]. Mais la biographie, sans s'interdire l'observation +des faits generaux, se nourrit surtout de faits precis et individuels. +Ces faits ont aussi leur influence, car c'est aussi une loi generale de +l'histoire de l'humanite que les causes particulieres produisent leurs +effets, et que le petit concourt au grand, comme le grand aboutit +tres-souvent au petit. Recueillons donc encore quelques details qui +acheveront de caracteriser Abelard et sa situation. + +[Note 213: _Histoire litteraire de la France_, par M. Ampere, t. +III, l. III, c. II, p. 32.] + +[Note 214: _Histoire de saint Bernard et de son siecle_, par A. +Neander, traduit de l'Allemand par M. Vial, l. II, p. 110 et suiv. +Voyez aussi le c. XVII de _l'Histoire de saint Bernard_, par M. l'abbe +Ratisbonne, t. II, p. 1 et suiv.] + +L'esprit de ses doctrines, ou, comme on dirait aujourd'hui, leur +tendance, n'etait pas la seule cause, de l'animadversion de l'Eglise +contre lui. Son caractere personnel avait certainement beaucoup aggrave +l'effet de ses opinions, et notre recit l'a du prouver. Ce qu'il +lui fallut souffrir a differentes epoques l'avait irrite contre ses +superieurs ecclesiastiques, et, sans concevoir la pensee de faire +schisme dans l'Eglise, il s'etait livre plus d'une fois a de +vives attaques contre plusieurs des autorites ou des corps qui la +constituaient. Nous l'avons vu se plaindre de l'eveque de Paris et de +ses chanoines, de l'abbe de Saint-Denis et de ses religieux; savant, +difficile et chagrin, il ne contenait pas l'expression blessante de son +mepris pour l'ignorance, de son ressentiment contre l'injustice, de sa +severite envers le desordre, et ce chanoine si peu sage, ce moine si +peu cloitre, ce pretre si independant de toute regle, s'etait erige en +censeur amer et vehement du clerge. Dans plusieurs de ses ouvrages, +il eclate contre les moines, et non pas seulement contre ceux de +Saint-Denis ou de Saint-Gildas. L'ignorance ou les vices des couvents +en general sont l'objet de ses invectives[215]. Si une fois il parait +defendre les moines, c'est pour leur immoler les chanoines reguliers, et +sans doute pour attaquer indirectement, soit l'abbaye de Saint-Victor ou +respirait un esprit oppose au sien, soit plutot saint Norbert qui avait, +a la reforme et a la propagation de la constitution canonicale de la +vie religieuse, attache ses soins et sa gloire[216]. Les eveques ne +s'etaient point soustraits a sa temeraire critique. En leur reprochant +positivement de ne point savoir les lois et les regles de l'Eglise, il +essayait, dans un de ses plus graves ecrits, de limiter dans leurs mains +ce qu'on appelle le pouvoir des clefs, et, en denoncant la cupidite d'un +grand nombre, il avait devance la reformation par ses attaques contre le +trafic des indulgences[217]. Nous ne connaissons pas de satire plus vive +contre le clerge que le plus important de ses sermons, celui pour +la fete de saint Jean-Baptiste. C'est la qu'il a l'audace d'accuser +formellement saint Norbert d'avoir essaye de frauduleux miracles, et +travaille, de connivence avec Farsit, _son coapotre_, a ressusciter un +mort. Il denonce avec un ton de derision qui semble en avance de six +siecles les recettes cachees, les remedes et les ruses dont se servent +les nouveaux saints pour conjurer les maux de pretendus infirmes, et +raconte jusqu'a un complot que Norbert aurait forme avec une mendiante +pour tromper la credulite des fideles[218]. Qu'on s'etonne ensuite +qu'il y eut contre lui dans le clerge des haines bien plus vives que ne +semblait le meriter la hardiesse moderee et chretiennement respectueuse +de ses nouveautes dogmatiques. + +[Note 215: _Ab. Op_., ep. VIII, p. 193 et 195. Pars. II de S. +Susanna sermo XVIII, p. 935. De S. Joanne Bapt. sermo XXXI, p. 953, 958, +etc.--_Theolog. Christ_., l. II. p. 1215, 1235, 1240.] + +[Note 216: _Ab. Op_., pars. II, ep. III, p. 228.] + +[Note 217: _Ethic. seu Scito te ipsum_, c. XVIII, XXV et XXVI.] + +[Note 218: _Ab. Op._, de S. Joan B. serm. XXXI, p. 867.--Les +miracles de saint Norbert remplissent sa biographie. Cependant le plus +ancien recit ne parle point de morts ressuscites; l'auteur, comme le +remarquent les panegyristes plus modernes, n'ayant voulu, a cause de +l'endurcissement de certains infideles, raconter que des faits connus et +avoues de tous. Le jesuite Daniel Papebroke parait le regretter dans +ses notes de la Vie des Saints; d'autres plus hardis ont conclu d'une +peinture qu'on voyait dans une eglise de Nancy que Norbert avait +ressuscite trois hommes, et le premontre Hugo qui a ecrit sa vie en 1704 +n'hesite pas a raconter ce miracle qui aurait precede de tres-peu la +mort meme du saint. Est-ce de ce miracle qu'Abelard s'est moque et qu'il +dit: "Mirati fuimus et risimus?" Quant a ce Farsit, qu'il associe a +Norbert et que Papebroke prend pour: "Fursitus, convitium potius +quam nomen," ce doit etre Hugues Farsit (Hue li Farsis), chanoine de +Saint-Jean-des-Vignes a Soissons, lequel suivait les miracles qui de +1128 a 1132 s'operaient dans l'eglise de Notre-Dame de cette ville. Il a +ecrit de grandes louanges de saint Norbert, et pretend avoir assiste +a soixante-quinze miracles dont se moque Racine le fils. (_Biblioth. +praemonstr. ordin. S. Norb. vit._, p. 365.--_Acta sanctor. Junii_, t. I, +p. 816 et 861.--_Vie de saint Norbert_, par Hugo, l. IV, p. 834.--_Hist. +litt._, t. XI, p. 620, et t. XII, p. 115, 294 et 711.--_Mem. de l'Acad. +des inscript._, t. XVIII, p. 847.)] + +Quant a saint Bernard, Abelard semble l'avoir plus menage; et, si ce +n'est dans une ligne de l'histoire de ses malheurs ou il l'attaque sans +le nommer[219], il parait etre reste, a son egard, dans les termes d'une +prudence politique, imitee par son rival que distrayaient d'ailleurs +tant d'autres soins, et qui etait dans la religion un homme d'Etat +encore plus qu'un docteur. Cependant il faut raconter une anecdote deja +indiquee qui peut servir a bien faire juger de leurs relations. + +[Note 219: _Ab. Op._, ep. I, p. 31, et ep, II, p. 42.] + +Un jour, l'abbe de Clairvaux visita le Paraclet, et y fut recu avec de +grands honneurs. Ayant assiste a vepres, comme a la fin de l'office, +suivant une regle de l'ordre de Saint-Benoit, on recitait l'Oraison +dominicale, il remarqua avec surprise qu'on y faisait une variante, +non adoptee generalement par l'Eglise. Au lieu de dire: _Donnez-nous +aujourd'hui notre pain quotidien_, conformement au texte de saint Luc, +on disait: _Notre pain supersubstantiel_, selon le texte de saint +Mathieu. Bernard en fit l'observation a l'abbesse, et comme elle lui dit +que le maitre Pierre l'avait prescrit ainsi, il parut ne pas approuver +cette singularite[220]. Etant venu au couvent quelques jours apres, +Abelard fut instruit de ce qui s'etait passe, et il ecrivit a l'abbe +de Clairvaux une lettre ou il lui dit d'abord, un peu ironiquement +peut-etre, qu'on l'a ecoute au Paraclet, non comme un homme, mais comme +un ange, et que pour lui, il serait plus fache de lui deplaire qu'a +personne; puis, il explique que la version de saint Mathieu lui a paru +preferable a celle de saint Luc, parce que le premier avait appris le +_Pater_ de la bouche de Jesus-Christ, tandis que le second ne pouvait le +tenir que de saint Paul, qui lui-meme n'avait pas entendu le Sauveur. +Enfin, apres quelque discussion, il declare ne pas beaucoup tenir a ces +diversites de breviaire qui sont naturelles et sans danger, et cette +lettre commencee si respectueusement pour saint Bernard, il la termine +par quelques critiques d'un ton vif et moqueur contre la maniere +particuliere dont certains offices etaient dits a Clairvaux[221]. On ne +voit point que saint Bernard ait rien repondu. Il parait seulement que +par la suite, mais longtemps apres Abelard, Heloise et saint Bernard, +les religieuses du Paraclet comme les religieux de Citeaux, ont change +les singularites de leur liturgie. + +[Note 220: Cette difference existe dans la Vulgate qui traduit +par _supersubstantialem panem_ dans saint Mathieu, et par _panem +quotidianum_ dans saint Luc, les mots [Grec: arton epiouson] commune a +l'un et a l'autre dans le texte grec. Quoique le mot de _pain quotidien_ +ait prevalu, on ne voit pas comment il peut traduire exactement +l'adjectif grec qui signifie beaucoup plutot _substantiel_ +que _quotidien_. (Voy. _Thes. ling. graec_.) L'epithete de +_supersubstantiel_ est rendue dans la Bible de Vence par ces mots: +_Notre pain qui est au-dessus de toute substance_. Au reste, les +variations sont nombreuses tant sur la lettre que sur le sens de ce +passage de la priere la plus familiere aux chretiens. (Math., VI, +0.--Luc., XI, 3.--_Biblia maxim_., t. XVII, p. 62.--Nicole, _Pater_, c. +VI.)] + +[Note 221: _Ab. Op_., pars II, ep. V, P. Abael. ad Bern. claraev. +abb., p. 244, et Serm. XIII, p. 858.] + +Telles etaient, a les considerer dans leur detail, les relations +d'Abelard avec diverses parties du clerge. Jugez donc si le jour ou il +exciterait de nouveau les ombrages de l'orthodoxie, il pouvait esperer +indulgence ou justice. Or cette hypothese devait tot ou tard se +realiser. La foi absolue qu'il avait dans son propre sens, la certitude +naive qu'il professait d'etre le plus savant des hommes, lui avaient +dicte assez de maximes independantes et d'imprudentes publications pour +que la matiere ne manquat point aux accusations de ses ennemis: il ne +leur manqua longtemps que l'occasion et le courage. + +Nous ne retrouverons plus ici Norbert qui etait mort en 1134, ni Alberic +de Reims qui, devenu archeveque de Bourges depuis six ans, parait avoir +enfin mis un terme a l'activite de sa haine contre un ancien rival. Mais +noua trouverons saint Bernard, et nous le verrons entoure d'auxiliaires +nouveaux. + +Ainsi qu'il arrive toujours, on s'en prit d'abord aux disciples +d'Abelard. Ils etaient presomptueux et insolents; on les accusa +d'exagerer la doctrine de leur maitre; puis, on les soupconna de la +reveler, et on lui en demanda compte. Nous avons encore une lettre de +Gautier de Mortagne, professeur assez renomme de theologie, qui avait +enseigne sur la montagne Sainte-Genevieve et a Reims, et qui devint plus +tard eveque de Laon[222]. Dans cette lettre, dont la date est inconnue, +il se plaint au maitre de l'outrecuidance de ses eleves; il ne peut +croire qu'ils disent vrai en pretendant que leur professeur donne +la pleine intelligence de la nature de Dieu, et ramene a une clarte +parfaite le dogme de la Trinite. Il remarque cependant que +quelques passages des lecons d'Abelard paraissent se preter a ces +interpretations; mais en rendant hommage a sa science et a sa modestie, +il le prie de lui ecrire positivement son avis sur quelques points +delicats de theologie; car il n'est pas bien assure de sa pensee, +quoiqu'il ait recemment confere avec lui; il lui demande de lui dire +nettement s'il croit avoir de Dieu une connaissance parfaite, et quand +il saura sur cet article et quelques autres a quoi s'en tenir, il lui +promet de repondre et de discuter, s'il y a lieu. Cette lettre mesuree +et encore bienveillante est un modele du ton que la controverse aurait +du toujours conserver; mais cet exemple ne fut guere imite. + +[Note 222: C'est ce Gautier de Mortagne ou de Laon, designe quelquefois +sous le nom de Gautier de Mauritanie. On a de lui quelques lettres qui +sont de petits traites de theologie. Celle qui est adressee a Abelard +pourrait etre d'une date anterieure a l'epoque que nous racontons, si +la suscription _Magistro Petro monacho_ doit etre prise a la lettre. +(D'Achery, _Spicilegium_ (1723), t. III, p. 524.--_Hist. litt_., t. +XIII, p. 511.)] + +Un chanoine de Saint-Leon de Toul, Hugues Metel, eleve d'Anselme de +Laon, fabricateur habile de phrases et de vers, ou plutot d'antitheses +et d'acrostiches, bel esprit orthodoxe qui semble avoir fait metier, +presque comme Balzac ou Voiture, d'adresser des lettres en style +recherche aux grands personnages de son temps, ecrivit au pape Innocent +II, et au philosophe Abelard[223]. + +[Note 223: C'est le meme qui avait ecrit a Heloise, on ne sait a +quelle epoque, deux lettres deja citees qui ne sont que des compliments +litteraires. (Hugo, _Sacrae antiquit. mon_., t. II, p. 312.--_Hist. +litt_., t. XII, p. 493.)] + +En parlant a ce dernier, _maitre accompli dans le trivium et le +quadrivium_, Hugues Metel, qui s'intitule quelque part le _secretaire +d'Aristote_[224], lui declare que, sur la foi de la renommee, il execre +les heresies qu'on lui attribue, et qu'il abhorre leur auteur avec +elles. Si toutefois ce qu'on dit de lui est la verite, _c'est erreur et +horreur_, l'Ecriture sainte a ete profanee. Quelle presomption en effet! +Un chetif mortel vouloir s'elever a l'explication de l'incomprehensible +Trinite! Est-il donc plus insense qu'Empedocle? est-il donc enivre +de vaines nouveautes? Oublie-t-il qu'on ne connait Dieu qu'en +l'ignorant[225]? "Tout ce que je sais de lui, c'est que je ne le sais +pas. Non que je veuille," ajoute notre ecrivain, "attaquer ta sagesse +et ta gloire; ce serait vouloir obscurcir le soleil.... Tu as tant de +prudence, tant d'eloquence, tant d'elegance de moeurs.... Mais peut-etre +ce sont des paroles qui auront ete jetees au vent, on n'en aura pas bien +saisi le sens.... Reviens a toi, docte maitre, reviens.... Sur la porte +de ton ame, garde ecrit le _Connais-toi toi-meme_; car c'est une parole +descendue du ciel. Souviens-toi que tu es un homme et non pas un ange; +en cherchant a te connaitre, tu ne sors pas de toi-meme, tu ne te +depasses pas.[226]" + +[Note 224: "_Aristotelis secretarius_." (_Id. ibid._, ep. XII, p. +313.)] + +[Note 225: "Cum fama loquor.... haereses tuo nomini dedicatas.... +execror.... et te ipsum cum ipsis abominor.... Scripturam sacram +devirginasti.... errore et horrore erras et horres, si haeresibus +haeres, si tamen verum est quod de te dictum est.... insanior es +Empedocle.... Inebriatus es novitatibus vanis.... Deus nesciendo scitur; +unum hoc de Deo scio quod eum nescio." (_Id. ibid_., ep. V, p. 332.)] + +[Note 226: "Prudentia tua tanta, facundia tua tanta, elegantia morum +tanta tua!... In superliminari animae tuae _Gnotum canton_ (sic, pro +_Gnoti seauton_) scriptum habeto. Descendit quippe de coelo _scito te +ipsum_; "memineris, etc." (_Id. ibid._)] + +Dans ces conseils, meles d'ironie et d'adulation, s'apercoivent encore +l'admiration, la deference, l'embarras que temoignaient presque tous les +contemporains d'Abelard en s'adressant a lui: mais, delivre de cette +contrainte, _Hugues_ s'epanche avec plus d'amertume, quand il parle au +souverain pontife. Il lui denonce ouvertement un nouvel ennemi; il voit +naitre et il lui predit la querelle qui va s'elever entre saint Bernard, +cet homme vraiment et entierement catholique, israelite de pere et +de mere, spirituellement et litteralement, et Abelard, ce fils d'un +Egyptien et d'une Juive, fidele au sens litteral par sa mere, infidele +au sens spirituel par son pere. Ce Pierre, non pas Barjone, mais +_Aboilard_, aboie en effet contre le ciel[227]. C'est une hydre +nouvelle, un nouveau Phaeton, un autre Promethee, un Antee a la force +d'un geant. C'est le vase d'Ezechiel qui bout allume par l'aquilon. +Ainsi la France est frappee des plus cruelles plaies de l'Egypte; car +elle est ravagee par des grenouilles parlantes. C'est au saint-pere +d'y porter remede, c'est a lui d'_allumer le cautere gui guerira ces +consciences cauterisees_. Qu'il se presse, s'il ne veut pas que tous les +pecheurs de la terre tombent dans les rets de cet homme[228]. + +[Note 227: "Petrus iste non Barjona, sed Aboilar, quod equidem esset +tolerabile si tamen latraret in arte.... latratus dat in excelsum." Jeu +de mots sur le nom d'_Aboilar_ et le rapport du son avec le mot qui des +lors representait le mot _aboyer_. (_Id_, cp. IV, p. 330.)] + +[Note 228: "Altera olla Ezechielis bulliens succcensa ab +aquilone.... Inflammandum est cauterium ad cauteriatas conscientias +medendas.... Velociter, inquam, ne cadant in retiaculo praefati hominis +peccatores terrae." (_Id. ibid._)] + +Il n'y a rien de bien serieux dans ces compositions etudiees d'un +rheteur clerical qui, sans mission, se mele d'une haute controverse, et +la saisit comme une occasion de faire briller son orthodoxie, son esprit +et son style. Nous allons entendre un langage plus grave et plus vrai. + +Il y avait alors dans l'Eglise un moine de Citeaux, de l'abbaye de Signy +au diocese de Reims, nomme Guillaume, et qui, avant de s'ensevelir +dans l'obscurite d'une cellule, avait ete dans la meme contree abbe +benedictin du couvent de Saint-Thierry, dont il conservait le surnom. Il +jouissait d'une grande reputation de piete[229], ecrivait avec talent +sur les matieres spirituelles, unissait assez habilement la dialectique +et la mysticite; et surtout il etait vivement aime de saint Bernard, qui +le consultait souvent sur ses ouvrages. + +[Note 229: Bertrand Tissier, qui a recueilli ses ouvrages, le +qualifie de _Beatus_. Nous ne voyons nulle part ailleurs son nom precede +de ce titre. Ce doit etre un saint de Citeaux. (_Bibliothec. Patr. +cisterc._, t. IV.--_Hist. litt_., t. XII, p. 312.)] + +Dans le temps que ce Guillaume de Saint-Thierry s'occupait d'un +commentaire sur le _Cantique des Cantiques_, livre qui etait alors en +possession d'exciter la sagacite feconde des interpretes, le hasard fit +tomber sous ses yeux un recueil intitule: _Theologie de Pierre Abelard_. +Le titre excita sa curiosite; le recueil contenait deux petits ouvrages, +a peu pres les memes pour le fond, mais l'un plus etendu et plus +developpe que l'autre. C'etait l'_Introduction a la Theologie_, et, +je crois, la _Theologie chretienne_. Cette lecture emut le religieux; +abandonnant aussitot son travail, car c'etait une oeuvre des temps de +loisir et qui lui paraissait peu convenable quand il croyait voir le +domaine de la foi envahi a main armee[230], il nota tous les passages +qui le troublaient, et ses motifs pour en etre trouble. Il y reconnut +des pensees et des expressions nouvelles, inouies, touchant les matieres +de la foi. Le dogme de la Trinite, la personne du Mediateur, le +Saint-Esprit, la Grace, le sacrement de la Redemption, lui parurent +compromis par les temerites d'un homme qui portait dans l'Eglise +l'esprit qu'il avait montre dans l'ecole. Saisi d'inquietude et +d'indignation, Guillaume de Saint-Thierry hesita sur ce qu'il devait +faire. Il trouvait le scandale manifeste, le peril grave et imminent. +L'Eglise n'avait plus, a son avis, dans le monde et dans l'ecole, de +docteurs celebres et vigilants, capables de soutenir avec eclat la +saine croyance, de representer le veritable esprit de la religion. Il +appartenait a un parti ou l'on estimait que, depuis la mort de Guillaume +de Champeaux et d'Anselme de Laon, _le feu de la parole de Dieu s'etait +eteint sur la terre_[231]. Ceux qui pouvaient le rallumer restaient +comme ensevelis dans les soins de l'episcopat, les meditations du +cloitre, ou le gouvernement des affaires temporelles de l'Eglise. +Il s'alarmait de leur silence, et, d'un autre cote, il avait aime +Abelard[232]; il eprouvait apparemment ce melange de gout et de crainte +que ressentaient pour lui tant d'hommes eminents de ce siecle; il +balancait a l'attaquer, craignant de passer pour trop vif ou pour trop +defiant. Cependant l'interet de la foi l'emporta dans son ame, et +dominant toute autre consideration, au risque de s'engager dans une +affaire difficile, il resolut de provoquer directement, dut-il leur +deplaire, ceux dont le silence lui semblait une calamite pour l'Eglise. +Il ecrivit une lettre commune a l'abbe de Clairvaux, et a Geoffroi, +l'eveque de Chartres. + +[Note 230: C'est lui qui s'exprime ainsi dans une Epitre aux +chartreux du Mont-Dieu, qui precede son traite de la Vie solitaire, et +ou il enumere tous ses ouvrages. Il dit meme qu'il a interrompu son +exposition du Cantique des Cantiques aux versets 3 et 4 du chap. III. +La, en effet, se termine cette exposition qui est inseree dans la +Bibliotheque des Peres de Citeaux. (_Lib. de vit. solit._, praefat., t. +IV, p. 1.)] + +[Note 231: "Mortuo Anselmo laudunensi et Guillelmo catalaunensi, +ignis verbi Dei in terra defecit." (Hug. Melel., ep. IV ad Innocent., p. +330.)] + +[Note 232: "Dilexi et ego eum." (S. Bern., _Op._, ep. CCCXVI, +Guillelm. abbat. ad. Gaufrid. et Bernard.--_Biblioth. Patr. cisterc._, +t. IV, p. 112.)] + +Dans cette lettre que le temps a respectee, Guillaume, tout en leur +demandant presque pardon de les troubler, gourmande respectueusement +leur quietude, et decrit, dans un langage anime, et le danger pressant +qui le force a parler, et les poignantes inquietudes qu'il eprouve. La +foi des apotres et des martyrs est menacee, et nul ne resiste, nul ne +parle. Il souffre, il se consume, il frissonne, et cependant Pierre +Abelard recommence a dire, a ecrire ses nouveautes; ses doctrines +courent le royaume et les provinces; ses livres passent les mers; chose +plus grave, ils ont franchi les Alpes, et l'on dit qu'ils ont obtenu de +l'autorite en cour de Rome. Ainsi le mal se propage, et bientot envahira +tout, si Bernard et Geoffroi n'y mettent un terme. "Je ne savais en qui +me refugier. Je vous ai choisis entre tous, je me suis tourne vers vous, +et je vous appelle a la defense de Dieu et de toute l'Eglise latine. +Car il vous craint, cet homme, et vous redoute. Fermer les yeux, qui +craindra-t-il? Et apres ce qu'il a deja dit, que dira-t-il, lorsqu'il +ne craindra personne? Ils sont morts, presque tous les maitres de la +doctrine ecclesiastique, et voila qu'un ennemi domestique fait irruption +dans la republique deserte de l'Eglise, et s'y conquiert une exclusive +domination. Il traite l'Ecriture sainte comme il traitait la +dialectique; ce ne sont qu'inventions a lui personnelles, que nouveautes +annuelles. C'est le censeur et non le disciple de la foi, le correcteur +et non l'imitateur de nos maitres." + +A l'appui de cette denonciation, il releve dans les deux ouvrages +d'Abelard treize articles condamnables, et il indique les noms d'autres +livres qu'il ne connait pas et qu'on tient caches: c'est le _Oui et le +Non_, c'est le _Connais-toi toi-meme_, dont les titres, qu'il +trouve monstrueux, lui paraissent annoncer dans le texte d'autres +monstruosites. Cette lettre servait de preface a une dissertation en +forme qui l'accompagnait, ou qui du moins la suivit de fort pres. La, +Guillaume discute en detail et combat avec beaucoup de soin les treize +erreurs capitales dont il accuse Abelard, et sa refutation, composee +d'autant de chapitres qu'il trouve d'erreurs a refuter, n'est +certainement pas d'un esprit vulgaire. Inferieure pour le mouvement et +la puissance a celle que saint Bernard adressa plus tard au pape, ecrite +d'un style moins colore et moins brillant, elle atteste un esprit plus +subtil, plus propre a penetrer dans le fond des questions de dialectique +et meme de metaphysique. Sa pensee generale est celle d'une foi +implicite et absolue, qui affirme et n'explique pas; l'esprit humain, +quand il s'agit de Dieu et des conditions de la nature divine, ne +pouvant aller legitimement et surement au dela de la conception et de +l'affirmation de l'existence. + +Guillaume de Saint-Thierry ne se trompait pas, s'il soupconnait d'un peu +de froideur les deux dignitaires de l'Eglise qu'il interpellait. Ils +s'etaient accoutumes a temoigner leur zele en de plus graves affaires +que des controverses d'ecole, et tous deux venaient de jouer le role le +plus actif dans les luttes provoquees par le schisme des deux papes. +Dans sa querelle contre Pierre de Leon ou Anaclet II, Innocent II avait +trouve en Geoffroi et en Bernard les plus utiles et les plus zeles +defenseurs. L'un portait encore le titre de legat du saint-siege dans +les Gaules, et il n'y avait guere plus d'un an que l'autre etait revenu +de Rome, ou apres la mort d'Anaclet il avait conduit son successeur +repentant aux pieds du souverain pontife, et retabli l'unite de +l'Eglise. + +On ignore comment l'eveque de Chartres repondit a Guillaume de +Saint-Thierry; quant a saint Bernard, il accueillit la denonciation avec +une politesse fort laconique. C'etait au mois de mars, pendant le careme +de 1139, ou, suivant quelques-uns, de 1140[233]. + +[Note 233: On peut admettre en effet que ceci ne se passa qu'en +1140, annee de la reunion du concile. Dans ce cas, la conference de +saint Bernard et de Guillaume, puis celle de saint Bernard et d'Abelard, +leur demi-rapprochement, leurs plaintes mutuelles, leur rupture, l'appel +au concile, la retraite de saint Bernard, puis sa rentree dans la +querelle, la session du synode et son jugement, tout se serait passe +dans le court espace de cinquante a soixante jours, de la fin du careme +a l'octave de la Pentecote, et l'accusation dirigee contre Abelard +d'avoir a un certain moment pretendu emporter l'affaire en la brusquant, +n'en serait que mieux justifiee. (Voyez plus bas p. 201.)] + +Dans une lettre des plus courtes, il approuve l'emotion du religieux, +loue son traite, bien qu'il n'ait pu le lire encore avec assez +d'attention, le croit propre a detruire des dogmes odieux, et, pour le +reste, il se rejette sur les devoirs du saint temps ou il ecrit pour +ajourner toute explication. L'oraison reclame a cette heure tous ses +instants, et ce n'est qu'apres Paques qu'il pourra se rencontrer avec +Guillaume et conferer avec lui. En attendant, il le prie de _prendre +sa patience en patience_, il a jusqu'ici a peu pres ignore toutes ces +choses, et il termine en lui rappelant que Dieu est puissant et en se +recommandant a ses prieres[234]. + +[Note 234: S. Bern., _Op._, ep. CCCXVII.] + +Les defenseurs de saint Bernard ont insiste sur cette preuve de sa +froideur au debut de toute cette affaire. Ils en concluent qu'on ne +le saurait accuser d'inimitie ni de passion, et mettent un soin peu +explicable a le disculper de toute initiative dans une poursuite que +cependant ils approuvent, et qu'ils le louent d'avoir soutenue plus tard +avec chaleur et perseverance. En tout genre, les apologies sont souvent +contradictoires; elles tendent a etablir a la fois que celui qu'elles +defendent n'a pas fait ce qu'on lui reproche et qu'il a eu raison de +le faire. Ainsi, selon ses partisans, saint Bernard serait louable de +n'avoir pas suscite l'affaire qu'il est louable pourtant d'avoir suivie. + +Evidemment, tout cela importe peu; et si, comme les documents +l'attestent, le zele de Guillaume de Saint-Thierry alluma celui de +l'abbe de Clairvaux, la conduite de ce dernier n'en est ni mieux +justifiee ni plus condamnable. + +Nous avons vu, en 1121, au concile de Soissons, la sage moderation de +l'eveque de Chartres intervenir avec une grande autorite. Son influence +n'eut pas ete moindre dans les nouvelles conferences de 1139 ou de 1140. +Le titre de legat qu'il portait encore et que son humilite changeait +en celui de _serviteur du saint-siege apostolique_, n'aurait fait +qu'ajouter a son ascendant. Mais bien qu'il ait participe aux operations +du concile de Sens[235], il s'efface dans toute cette affaire, et +d'ailleurs sa position politique dans l'Eglise, sa liaison avec saint +Bernard, la recente communaute de leur conduite et de leurs efforts en +tout ce qui touchait les interets de la papaute, devaient le porter +imperieusement a marcher avec lui. Il est probable qu'il suivit le +mouvement sans ardeur et sans resistance. + +[Note 235: Je ne sais ou Gervaise a pris que Geoffroi etait mort +cette annee meme, le jour de Paques, et par consequent n'avait pu +assister au concile (t. II, l. V, p. 86). Il y assiste, il signa les +lettres synodiques, il etait encore legat en 1144, _sancto sedis +apostolicae famulus_, et ne mourut que le 29 janvier 1145. (S. Bern., +_Op_., ep. CCCXVII.--_Gallia Christ_., t. VIII, p. 1134.--_Hist. litt_., +t. XIII, p. 84.)] + +Saint Bernard fut donc abandonne a lui-meme. C'etait un esprit plus +eleve qu'etendu, et dont la sagacite naturelle etait limitee par une +piete ardente et credule. Il la poussait jusqu'a la devotion minutieuse. +Comme sa severite envers lui-meme, son zele pour la maison du Seigneur +ne connaissait pas de bornes; et tandis qu'il domptait son corps et +humiliait sa vie par les rigueurs les plus miserables, il se livrait +avec une confiance absolue au sentiment d'une mission personnelle de +sainte autorite. Sa charite vive et tendre dans le cercle de l'Eglise ou +de son parti dans l'Eglise, s'unissait a une severite soupconneuse hors +du monde soumis a son influence, confondue a ses yeux avec le divin +pouvoir de l'Eglise meme. C'etait un orateur eloquent, un brillant +ecrivain, un missionnaire courageux, un actif et puissant mediateur +dans les affaires ou il s'interposait au nom du ciel; mais il manquait +souvent de mesure et de prudence. Sa raison etait moins forte que son +caractere, sa foi en lui-meme exaltee par l'exces de ses sacrifices. La +justesse, la moderation, l'impartialite lui etaient difficiles; il y +avait de l'aveuglement dans son genie; et a cote des rares qualites qui +l'ont place si haut dans l'Eglise et dans l'histoire, on reconnait a +mille traits de sa vie que ce grand homme etait un moine[236]. + +[Note 236: Voyez Othon de Frisingen, _De Gest. Frid._, l. I, c. +XVII.--Cf. Brucker, _Hist. crit. philos._, t. III, pars II, l. II, c. +III, p. 751 et 759.] + +Lorsque le jour de Paques fut passe, il donna plus d'attention aux +avertissements de Guillaume de Saint-Thierry, qui sans doute ne manqua +pas de lui rappeler la conference promise. La gravite reelle ou +apparente de quelques-unes des nouveautes d'Abelard, l'independance +generale de sa doctrine, sa preference pour la methode rationnelle dans +l'exposition des verites religieuses, et, plus que tout cela, l'immense +et rapide propagation de ses idees, qui trouvaient tous les esprits +prets et ardents a les accepter, determinerent saint Bernard a +intervenir. + +Quoique douze ans auparavant Abelard l'eut range au nombre de ses +ennemis[237], leur dissidence, qui etait dans la nature des choses, +n'avait pas eu beaucoup d'eclat; rien d'irreparable ne les armait encore +l'un contre l'autre. L'abbe avait visite le Paraclet; quelques relations +les avaient rapproches; leur passager dissentiment sur le texte de +l'Oraison dominicale pouvait bien avoir manifeste ou laisse entre eux un +fond d'aigreur cachee, mais enfin ils vivaient en paix. Bernard hesitait +evidemment a rompre, peu curieux d'engager un si rude combat. Il +voulut d'abord avoir une entrevue avec Abelard, et il lui fit quelques +observations sur ses doctrines. Cette premiere conference n'ayant rien +produit, une seconde eut lieu, et cette fois _en presence de deux ou +trois temoins_, suivant le precepte de l'Evangile[238]. Il l'engagea a +revoir ses ecrits, a modifier ses assertions, surtout a ralentir les pas +trop rapides de ses disciples dans la voie qu'il leur avait ouverte. +La conversation fut assez amicale. Un secretaire de saint Bernard, son +panegyriste et son biographe, assure meme qu'on s'entendit et que ce +dernier obtint quelques promesses rassurantes. C'est ce que ne confirme +point la relation officielle, envoyee au saint-siege par les eveques, +apres la decision du concile[239]. Il y eut une simple conference +preliminaire, d'ou chacun se retira avec des esperances, parce que, de +part et d'autre, on resta en des termes bienveillants. Comme Abelard +etait eloigne de toute idee de schisme, et que ses propositions les plus +hasardees comportaient pour la plupart une explication plausible, un +entretien commence sans le desir de rompre devait conduire a quelque +espoir de rapprochement entre Bernard et lui. L'un n'etait point presse +de pousser les choses a l'extreme; il ne cherchait pas un eclat; +l'autre, toujours place entre la soumission et la revolte, desirait se +maintenir a l'egard du pouvoir ecclesiastique dans une independance sans +hostilite; il ne ceda donc pas a son adversaire, mais il ne l'irrita +pas. + +[Note 237: Voyez ci-dessus, p. 116.] + +[Note 238: "Si ton frere a peche contre toi, va et reprends-le entre +toi et lui; s'il t'ecoute, tu auras gagne ton frere. S'il ne t'ecoute +pas, prends avec toi encore une ou deux personnes, afin que tout soit +confirme sur la parole de deux ou de trois temoins." (Math., XVIII, 15 +et 16.)] + +[Note 239: Geoffroi, ne a Auxerre, moine de Clairvaux, secretaire +(_notarius_) de saint Bernard, et qui a ecrit sa vie, avait ete quelque +temps disciple d'Abelard; mais il appartenait tout entier au parti +oppose lors du concile de Sens. Il affirme qu'Abelard promit de +s'amender a la volonte de saint Bernard, "ad ipsius arbitrium +correcturum se promitteret universa." Mais les eveques de France, dans +leur lettre au pape, parlent de la conference _familiere et amicale_ ou +Abelard fut averti; et ils ne disent point ce qu'il repondit. S'il eut +fait une promesse violee plut tard, leur interet etait de le rappeler. +(Cf. Gaufr., l. III, _De vit. S. Bernardi. Rec. des Hist._, t. XIV, p. +370, etc.--_Thes. nov. anecd._, t. V, p. 1147.--S. Bern., _Op._, ep. +CCCXXXVII.--_Ab. Op._; Not., p. 1101.)] + +Quand les hommes superieurs se rencontrent, ils essaient ou feignent de +s'entendre, du moins tant que la guerre n'est pas declaree. Mais une +fois separes, chacun, rentre dans son camp, y retrouve ses amis, ses +confidents, ses flatteurs, et se rechauffe au foyer de l'esprit de +parti. Ce qui inquietait Bernard, c'etait moins encore la nature que le +succes des doctrines d'Abelard. Il voyait au loin s'etendre l'esprit de +controverse sur les matieres les plus hautes et les plus sacrees. Dans +les derniers temps, des heresies graves, notamment sur la Trinite, +s'etaient produites en divers lieux[240]. Abelard, apres en avoir +beaucoup refute par ses arguments, en avait suscite d'autres par sa +methode. Il autorisait les erreurs meme qu'il n'enseignait pas. Partout +a sa voix se dressait, moins prudent et moins reserve que lui, l'eternel +ennemi de l'autorite, l'examen. Son exemple avait comme dechaine dans la +lice la raison individuelle. + +[Note 240: C'etait surtout celles de Henry, de Tanquelm ou Tankolin, +de Pierre de Bruis, peut etre aussi des deux freres bretons, Bernard et +Thierry dont parle Othon de Frisingen, et dont Gautier de Mortagne +a refute le second. On suppose que ce sont les deux freres que veut +designer Abelard dans le tableau qu'il a par deux fois trace des +heresies contemporaines. (Cf. _Introd. ad Theol._, l. II, p. +1066.--_Theolog. Christ_., l. IV, p. 1314-1316, et ci-apres, l. III. c. +II.--_Rec. des Histor._, t. XIV, praef., p. IXX.--_De Gest. Frid._, l. +I, c. XLVII.--_Spicileg._, t. III.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 378).] + +Hors de sa presence, l'abbe de Clairvaux ne se contraignit point pour +maudire cette reformation anticipee; il ne s'abstint pas d'en rapporter +l'existence au plus renomme des novateurs; sans peut-etre attaquer +directement sa personne, il accusait ses principes et son exemple. Il +arrachait ses livres des mains de ses disciples, et prechait contre +la contagion de son ecole. Autour du nouvel apotre s'elevait contre +l'autorite doctrinale d'Abelard une clameur de reprobation et +d'anatheme. Nous en pouvons juger par le langage des ecrivains partisans +de saint Bernard. Abelard _dogmatisait perfidement_, disent-ils tous. Il +fut _negromant et familier du demon_, a ecrit Gerard d'Auvergne[241]. + +[Note 241: "De fide dogmatizans ferfide.... Nigromanticus et daemoni +familiaris." (_Thes. anc_. t. V, praef. in fin.) On lisait cela dans une +chronique manuscrite de Cluni. Les mots _perfide dogmatizans_ ont ete +repetes ailleurs. (Guill. Nang. _Chron., Rec. des Hist._, t. XX, p. +731.)] + +Non moins puissant et non moins passionne, retentit bientot de l'autre +cote le cri de l'independance. Abelard lui-meme, irritable et convaincu, +opposait aux accusations des denegations sinceres, et, ne croyant que se +defendre, prenait contre ce qu'il appelait la mauvaise foi, l'ignorance +ou l'envie, une offensive hautaine. Ses disciples toujours nombreux +renvoyaient l'insulte a la reprobation, et le mepris a l'anatheme. Ils +avaient pour eux les droits de l'intelligence. Ils pensaient defendre +contre des prejuges tyranniques la verite eternelle et nouvelle a la +fois. Abelard pouvait se regarder comme le representant de ce que le +christianisme renfermait de plus eclaire, comme le docteur, sinon de la +majorite dans l'Eglise, au moins d'une minorite pleine d'esperance et +d'avenir. Tous les esprits hardis se groupaient autour de lui. Ceux +meme qui exageraient ou denaturaient ses opinions, ceux meme qui +en soutenaient d'autres, ou, comme on dirait aujourd'hui, de plus +_avancees_, le prenaient pour chef, et voulaient, a leur profit, faire +triompher en lui la liberte de penser. Un docteur qui avait etudie +avec lui et sous lui, Gilbert de la Porree, chancelier de l'eglise +de Chartres et deja celebre par la solidite et le succes de son +enseignement, avait commence a developper sur l'essence divine, sur +ses attributs, sur la difference des personnes aux proprietes dans la +Trinite, ces subtilites ingenieuses, hasardees, dont il devait, huit +ans apres, etant eveque de Poitiers, venir repondre devant deux +conciles[242]. Pierre Berenger, zele disciple d'Abelard, deja revetu des +fonctions de scolastique, et qui devait defendre plus tard son maitre +dans une courageuse apologie, nourrissait et ne cachait pas contre le +despotisme ecclesiastique ces sentiments d'opposition dont il a rendu +l'expression si vive et si piquante[243]. + +[Note 242: Gilbert de la Porree (_Porretanus_) soutint des opinions +theologiques qu'on trouve, sous quelques rapports, analogues a celles +d'Abelard. Il rencontra aussi saint Bernard pour adversaire. Il fut +traduit devant le consistoire de Paris et au concile de Reims, en 1148. +(Ott. Frising. _De Gest. Frid_., l.1, c. XLVI, L et seq.--_Hist. litt_., +t. XII, p. 486.)] + +[Note 243: Pierre Berenger, de Poitiers, scolastique on ne sait de +quelle eglise, n'est guere connu que par son apologie d'Abelard et +une invective contre les chartreux. Petrarque, le premier, l'a appele +_Pictaviensis_ (Poitevin). Dom Brial soupconne qu'il l'a confondu avec +Pierre de Poitiers, autre disciple d'Abelard, et veut, sans trop de +fondement, que Berenger soit _Gabalitanus_ ou du Gevaudan. (_Ab. Op_., +pars II, ep. XVII, XVIII et XIX; Not., p. 1192.--_Hist. litt_., t. XII, +p. 264.--_Rec. des Hist_., t. XIV, p. 294.)] + +Enfin un homme intrepide, jeune encore, Arnauld de Bresce, qui passe +egalement pour avoir suivi les lecons d'Abelard, venait de se retirer +en France, banni de Rome par l'autorite pontificale, pour y avoir +fougueusement soutenu la reforme spirituelle et temporelle de l'Eglise +chretienne. Moins preoccupe du dogme que des abus introduits dans la +constitution du clerge, il preludait, sans le savoir, a l'insurrection +des Vaudois, des Albigeois, a celle du protestantisme, par des attaques +ou se melait a la passion de l'independance religieuse un sentiment +confus de la liberte politique[244]. On dit qu'il se rapprocha +d'Abelard, et le poussa vivement a la resistance. Rien, a notre +connaissance, n'atteste cette coalition que le dire de saint Bernard. Il +appelle Arnauld le lieutenant, ou plutot l'_ecuyer_ d'Abelard[245], et +met grand soin, dans ses lettres pour Rome, a confondre la cause de l'un +avec celle de l'autre, et a representer Abelard, tantot comme le guide, +tantot comme l'instrument de l'ennemi que le pape venait de frapper. +Esperons pour saint Bernard qu'il a dit vrai. + +[Note 244: Arnauld, qu'on croit ne a Bresce, dans les premieres +annees du XIIe siecle, attaqua avec tant de violence la richesse du +clerge et le despotisme du gouvernement papal qu'il fut condamne en 1139 +par le concile de Latran. Force de quitter l'Italie, il vint en Suisse, +et de la apparemment en France. Il repassa les Alpes en 1141, souleva +Bresce, provoqua dans Rome un mouvement revolutionnaire qui triompha +dix-ans, et fut brule vif en 1155.] + +[Note 245: "Procedit Golias procero corpore, nobili illo suo bellico +apparatu circumcinctus, antecedente quoque ipsum ejus armigero Arnaldo +de Brixia. (S. Bern. _Op._, ep. CLXXXIX. Voyez aussi les lettres CXCV et +CCCXX.)] + +Excite ou non par Arnauld de Bresce, Abelard affronta la tempete, et +traita ses pieux et puissants adversaires comme des coeurs mechants +et des esprits faibles. Revenant a la confiance presomptueuse de sa +jeunesse, entraine surtout par ce mouvement general qui ne venait pas +tout entier de son impulsion, il maintint avec fermete la verite de ses +principes, provoqua la refutation, accusa ses adversaires de calomnie, +et parut braver l'Eglise. + +Alors eclata la sainte colere de Bernard, et il commenca une guerre +declaree. Il poursuivit son adversaire, disent ses apologistes, +_avec son invincible vigueur_[246]. Songeant d'abord a s'assurer +une necessaire protection, il ecrivit en cour de Rome. La confiance +d'Abelard de ce cote l'inquietait visiblement, et ce n'est pas sans +anxiete qu'il invoque d'un ton tour a tour plaintif et indigne la +sollicitude du pape et des cardinaux. Nous avons ses lettres, toutes +declamatoires et cependant eloquentes, toutes remplies de recherche et +de passion, d'art et de violence; la foi est sincere, la haine aveugle, +l'habilete profonde. + +[Note 246: _Histoire de saint Bernard_, par M. l'abbe Ratisbonne, t. +II, c. XXIX, p. 31.--La plupart des historiens croient que saint +Bernard ne devint vraiment actif et n'ecrivit en cour de Rome qu'apres +qu'Abelard eut demande a etre juge au concile de Sens. Cela est +possible, mais l'ordre que nous avons adopte peut aussi se justifier par +les textes.] + +Dans son premier appel aux cardinaux, ce n'est pas un homme seulement, +c'est l'esprit humain qu'il denonce. "L'esprit humain, il usurpe tout, +ne laissant plus rien a la foi. Il touche a ce qui est plus haut, +fouille ce qui est plus fort que lui; il se jette sur les choses +divines, il force plutot qu'il n'ouvre les lieux saints.... Lisez, s'il +vous plait, le livre de Pierre Abelard, qu'il appelle _Theologie_[247]." +Quant a la lettre que je regarde comme la premiere que saint Bernard +ait ecrite sur cette affaire au pape, elle est comme trempee des larmes +qu'il versa dans le sein pontifical; il jette l'epouse desolee aux bras +de l'ami de l'epoux, et lui rappelle que la Sunamite lui est confiee, +pendant que l'epoux absent tarde encore. La peste la plus dangereuse, +une inimitie domestique, a eclate dans le sein de l'Eglise; une nouvelle +foi se forge en France. Le maitre Pierre et Arnauld, ce fleau dont Rome +vient de delivrer l'Italie, se sont ligues et conspirent contre le +Seigneur et son Christ. Ces deux serpents _rapprochent leurs ecailles_. +Ils corrompent la foi des simples, ils troublent l'ordre des moeurs; +semblables a celui qui se transfigura en ange de lumiere, ils ont la +forme de la piete. L'Eglise vient a peine d'echapper a Pierre qui +usurpait le siege de Simon Pierre, et elle rencontre un autre Pierre qui +attaque la foi de Simon Pierre. L'un etait le lion rugissant, l'autre +est le dragon qui guette sa proie dans les tenebres: mais le pape +ecrasera le lion et le dragon[248]. Le nouveau theologien invente de +nouveaux dogmes, il les ecrit, afin d'en mieux empoisonner la posterite; +et, au milieu de ses heresies, il se vante d'avoir ouvert les sources de +la science aux cardinaux et aux clercs de la cour de Rome. Il dit qu'il +a mis ses livres dans leurs mains, et il appelle a defendre son erreur +ceux-la meme qui le doivent juger. "Persecuteur de la foi, comment as-tu +la pensee, la conscience d'invoquer le defenseur de la foi? De quels +yeux, de quel front peux-tu contempler l'ami de l'epoux, toi, le +violateur de l'epouse? Oh! si le soin de mes freres ne me retenait! Oh! +si mon infirmite corporelle ne m'empechait, de quelle ardeur j'irais +voir l'ami de l'epoux qui prend la defense de l'epouse en l'absence +de l'epoux! Moi qui n'ai pu taire les injures de mon Seigneur, je +supporterais patiemment les injures de l'Eglise! Mais toi, Pere +bien-aime, n'eloigne pas d'elle ton bras secourable; songe a sa defense, +ceins ton glaive. Deja l'abondance de l'iniquite refroidit la charite +d'un grand nombre; deja l'epouse du Christ, si tu n'y portes la main, +sort et suit les traces des troupeaux et les fait paitre aupres des +tentes des pasteurs[249]." + +[Note 247: S. Bern. _Op._, ep. CLXXXVIII.] + +[Note 248: "Squamma aquammae conjungitur.... ad imaginem et +similitudinem illius qui transfigurat se in angelum lucis, habentes +formam pietatis.... Evasimus rugitum Petri Leonis, sedem Simonis +Petri occupantem; sed Petrum Draconis incurremus, fidem Simonis Petri +impugnantem, etc." Il y a la un jeu de mots sur le nom de Pierre de +Leon. (S. Bern. _Op._, ep. CCCXXX.)] + +[Note 249: _Id. ibid., in fin._--Les derniers mots sont empruntes +aux versets 6 et 7 du c. 1 du _Cantique des Cantiques_. Toute la lettre +est remplie d'allusions a des passages du meme poeme sur lequel saint +Bernard avait fait un traite.] + +C'est ainsi que saint Bernard parle dans ses lettres a divers membres du +sacre college, aux cardinaux Ives et Gregoire Tarquin, a Etienne, eveque +de Palestrine. Dans sa circulaire a tous les eveques et cardinaux de la +cour de Rome[250], il tient le meme langage. Il leur rappelle que leur +oreille doit etre ouverte aux gemissements de l'epouse, qu'ils sont +les fils de l'Eglise, qu'ils doivent reconnaitre leur mere, et ne pas +l'abandonner dans ses tribulations; il leur denonce les temerites de cet +Abelard, persecuteur de la foi, ennemi de la croix, moine au dehors, +heretique au dedans, religieux sans regle, prelat sans sollicitude, +abbe sans discipline, couleuvre tortueuse qui sort de sa caverne, hydre +nouvelle qui, pour une tete coupee a Soissons, en repousse sept autres. +Il a derobe les pains sacres; il veut dechirer la tunique du Seigneur; +il est entre dans le Saint des saints, dans la chambre du roi; il marche +entoure de la foule, il raisonne sur la foi par les bourgs et sur les +places; il discute avec les enfants et converse avec les femmes; +il reproduit sur les dogmes les plus saints les heresies des plus +detestees. Il les a signees de sa plume, et en les ecrivant il transmet +la contagion a l'avenir[251], et cependant il se glorifie d'avoir +infecte Rome de ses poisons. Les enfants de l'Eglise ne defendront-ils +pas le sein qui les a portes, les mamelles qui les ont nourris? + +[Note 250: Gregoire Tarquin, cardinal-diacre de Saint-Serge et +Bacche. (_Id._ ep. CCCXXXII.) Cette lettre porte _ad cardinalem G._, +comme la suivante. Ives, cardinal-pretre (ep. CXCIII); Etienne, eveque +de Palestrine, cardinal en 1140 de l'ordre de Citeaux (ep. CCCXXXII.) +La lettre commune aux eveques et cardinaux de la cour de Rome est l'ep. +CLXXXVIII.] + +[Note 251: "Catholicae fidei persecutorem, inimicum crucis +Christi.... Monachum se exterius, haereticum interius ostendit.... +Egressus est de caverna sua coluber tortuosus, et in similitudinem +hydrae uno prius capite succiso, etc. (ep. cccxxxi.) Habemus in Francia +monachum sine regula, sine sollicitudine praelatum, sine disciplina +abbatem.... disputantem cum pueris, conversantem cum mulieribus, etc." +(ep. cccxxxii.)] + +Ainsi saint Bernard prenait soin d'oter par avance tout refuge a celui +qui n'etait pas encore proscrit et qu'il ne se hatait pas d'attaquer +ouvertement. C'est Abelard qui le contraignit enfin a se montrer. Las de +de se voir sans cesse diffame, jamais combattu, il demanda une epreuve +publique. + +Le roi de France, qui n'etait plus Louis le Gros, mais ce roi violent, +inegal et devot, dont une activite malheureuse n'a pu illustrer le nom, +et qui amena les Anglais dans le royaume, Louis VII avait au plus haut +degre la devotion des reliques; il aimait les ceremonies consacrees a la +translation, l'exposition, l'adoration des restes alors si reveres des +martyrs et des saints. La cathedrale de Sens, metropole de la province +de Paris, etait riche en tresors de ce genre, et elle conserve encore +des traces precieuses pour l'antiquaire de son ancienne opulence. Le +jour de l'octave de la Pentecote de l'annee 1140, le roi avait promis +d'aller visiter a Sens les saintes reliques qu'on y devait exposer a la +veneration des grands et du peuple[252]. A cette occasion, il devait y +avoir dans cette ville un concours nombreux de prelats et de dignitaires +de l'Eglise. Non-seulement les suffragants de l'archeveque de Sens, +mais encore celui de Reims et les eveques de sa province, devaient s'y +rencontrer. On y annoncait aussi la presence de plusieurs seigneurs +du voisinage. Cette solennite etait attendue avec curiosite par les +populations. + +[Note 252: _Alan. episc. autissiod. in S. Bern. Vit. adornat_., +c. xxvi. _Rec. des Hist_., t. XIV, p. cv. in praef., et p. 371 et +484.--_Gallia Christ_., t. XII., p. 16.] + +Irrite et enhardi par les attaques detournees dont il etait l'objet, +anime par les conseils de ses amis et peut-etre d'Arnauld de Bresce, +Abelard, s'adressant a l'archeveque de Sens, demanda que cette reunion +sainte devint un synode ou concile devant lequel il put etre admis a +repondre a ses adversaires et a venger sa foi par la parole [253]. + +[Note 253: S. Bern., _Op_., ep. CLXXXIX, ad dom. pap. Innocentium.] + +On dit qu'il calculait que l'archeveque de Sens, qui avait eu recemment +quelque differend avec saint Bernard, lui serait favorable, et qu'une +convocation brusque et a bref delai deconcerterait ses ennemis [254]. Ce +qui est certain, c'est que son appel ne deplut pas a l'archeveque, dont +la vanite fut flattee, et qui songea aussitot a rendre l'assemblee plus +complete et l'epreuve plus solennelle. Il ecrivit a l'abbe de Clairvaux +afin de l'inviter au concile pour le jour fixe. Celui-ci refusa, +alleguant son inexperience de ces joutes de la parole. Il disait +qu'aupres d'Abelard, forme au combat des sa jeunesse, il n'etait lui +qu'un enfant. Il regardait comme inutile et peu digne de commettre la +foi dans ces disputes, _de laisser agiter ainsi la raison divine par de +petites raisons humaines_ [255]. + +[Note 254: Le P. Longueval, _Hist. de l'Egl. gall_., t. IX, l. XXV, +p. 22.] + +[Note 255: "Abnui, tum quia puer sum, et ille vir bellator ab +adolescentia, tum quia judicarem indignum rationem fidei humanis +committi ratiunculis agitandam ... Dicebam sufficere scripia ejus ad +accusandum cum. (Ep. CLXXXIX.)] + +Il ajoutait que les ecrits d'Abelard suffisaient sans discussion pour le +condamner, et qu'apres tout c'etait l'affaire des eveques et non celle +d'un moine et d'un abbe que de juger en matiere de dogme. + +Mais voulant mieux assurer le succes et temoigner de son interet dans +l'affaire, il adressa aux eveques qu'elle regardait une circulaire pour +les engager tous a se trouver exactement au jour de la reunion, et a s'y +montrer fideles amis du Christ. Il les avertit en meme temps de se +tenir sur leurs gardes contre les ruses d'un ennemi qui esperait les +surprendre, les trouver mal prepares a la resistance, et dont la +perfidie se trahissait deja dans la brusque promptitude avec laquelle il +les avait defies[256]. + +[Note 256: _Id_., ep. CLXXXVII, ad episc. senonas convocandos.] + +Cependant Abelard ne s'oubliait pas. Il donnait a ses amis et a ses +disciples rendez-vous a Sens pour le jour fixe. Il publiait qu'il +comptait bien y trouver Bernard et lui repondre. Il annoncait ce grand +debat comme un duel theologique en champ clos que deciderait avec +solennite le jugement de Dieu. + +Ce fut bientot la nouvelle populaire, et l'attente devint generale. Les +amis de saint Bernard alarmes lui representerent tout le danger de +son absence, quelle confiance elle inspirerait a son adversaire, quel +decouragement a ses partisans, combien cet abandon apparent d'une si +juste cause lui pourrait nuire et donner de chances au triomphe de +l'erreur. L'abbe ceda; il consentit avec regret a paraitre au concile; +mais il assure qu'il ne put retenir ses larmes. Il partit pour Sens, +le coeur triste, sans preparer ni argumentation ni discours, mais se +repetant sans cesse cette parole de l'Evangile: _Ne premeditez pas votre +reponse, elle vous sera donnee a l'heure de parler_, et cette autre du +psalmiste: _Dieu est mon soutien; je ne craindrai pas ce qu'un homme +peut me faire[257]._ Mais s'il ne se preparait point pour le debat, il +avait tout dispose pour le jugement. De toutes parts, des eveques, des +abbes, des religieux, des maitres en theologie, enfin des clercs verses +dans les lettres avaient ete convoques. Thibauld, comte palatin de +Champagne, cher a l'Eglise pour ses pieuses fondations; Guillaume, comte +de Nevers, celebre par sa piete, qui lui fit un jour abandonner le monde +pour devenir chartreux[258]; d'autres nobles personnages se rendaient a +Sens. + +[Note 257: _Id._ ep. CLXXXIX--Math., X, 10.--Ps. CXVII, 6.--_Ex vit. +et veb. gest. S. Bern._, auct. Gaufrid. abb. _Rec. des Hist._, t. XIV, +p. 371 et 372.] + +[Note 258: Ex _chron. turonens. Rec. des Hist._, t. XII, p. 471.] + +Le roi devait, avec ses grands officiers, assister au concile. Henry +dit le Sanglier, d'une noble famille de Boisrogues, archeveque de Sens, +devait le presider; il etait la, environne de tous les eveques de sa +province, excepte ceux de Paris et de Nevers[259]; et Samson des Pres, +archeveque de Reims, avec trois de ses suffragants, devait sieger a cote +de lui. Les prelats qui suivaient le premier etaient d'abord Geoffroi de +Chartres, sans nul doute l'homme le plus considerable de tout le corps +episcopal, quoiqu'il ne paraisse avoir joue cette fois aucun role; +Hugues III, eveque d'Auxerre, Helias, eveque d'Orleans, Atton, eveque +de Troyes, Manasses II, eveque de Meaux. Les prelats de la province de +Reims etaient Alvise, eveque d'Arras, Geoffroi de Chalons et Joslen +de Soissons, celui que nous avons vu, vingt ou trente ans auparavant, +enseigner a tout risque d'heresie une variete du nominalisme sur +la montagne Sainte-Genevieve[260]. A leur suite, une multitude +d'ecclesiastiques, abbes, prieurs, doyens, archidiacres, ecolatres, +avaient envahi la ville[261], et pour la plupart animes de l'esprit de +saint Bernard, ils le propageaient dans la foule. Sens etait une cite +tout ecclesiastique, la metropole de Paris, et presque la metropole +des Gaules septentrionales; l'influence episcopale y regnait +toute-puissante, et le peuple etait des longtemps prepare a entendre +appeler Abelard des noms d'Antechrist et de Satan, lorsqu'il vit entrer +dans ses murs d'un cote saint Bernard seul, triste, souffrant, les yeux +baisses, couvert de la robe grossiere de Clairvaux, et precede d'une +renommee de saintete merveilleuse; de l'autre, Abelard, qui, malgre son +age et ses maux, portait encore avec fierte une tete belle et detruite, +et marchait entoure de ses disciples a l'aspect quelque peu profane. +Partout ou passait le saint abbe, on voyait les genoux flechir, les +fronts s'incliner sous la benediction de la main dont on racontait les +miracles. Sur les pas d'Abelard, ceux qu'attirait la curiosite etaient +presqu'aussitot repousses par l'effroi. + +[Note 259: "Henricus cognomine Aper.... (Guill. Nang. _Chron., Rec. +des Hist._, t. XX, p. 727.) On ignore les motifs de l'absence d'Etienne +de Senlis, eveque de Paris, et de Fromond, eveque de Nevers.] + +[Note 260: _Gall. Christ._, t. VIII, p. 1134, 1448, 1613; t. XII, p. +44 et passim.--Voyez aussi ci-dessus, p. 23 et ci-apres l. II, c. VII et +X.] + +[Note 261: Loc. cit., et S. Bern. _Op._, ep. CCCXXXVII.] + +Les actes du concile de Sens n'existent plus. Les scenes interieures +n'en ont ete nulle part fidelement decrites. Nous ne savons que quelques +faits succinctement indiques par saint Bernard et les eveques. Il faut +les raconter apres eux. + +Le premier jour, 2 juin 1140[262], c'etait un dimanche (on l'appelait +alors le jour de l'octave de la Pentecote, car la fete de la Trinite n'a +ete fondee qu'au XVe siecle), on s'occupa de l'adoration des reliques +qui furent exposees a la veneration des fideles. Le roi les visita +pieusement, disent les ecrivains ecclesiastiques, et se les fit montrer +et expliquer par saint Bernard[263]. Ce fut une grande solennite rendue +plus imposante par une pompe royale, episcopale, guerriere, et dont +l'effet etait tout favorable a l'Eglise, qui faisait ainsi parler +la religion a l'imagination populaire, tandis que la theologie +philosophique ne s'adressait qu'a l'intelligence. D'un cote, une vaste +cathedrale, des debris sacres dans une chasse etincelante, la mitre et +la couronne, la crosse et le sceptre, la croix et l'epee, les vetements +de soie et d'or des pontifes, les robes fleurdelisees, les dalmatiques +blasonnees, les chants religieux qui semblent s'elever vers le ciel +avec la fumee de l'encens, le bruit de l'armure des guerriers qui +s'agenouillent; enfin au milieu de ces pieuses magnificences, un moine +austere et charitable que la voix populaire sanctifie avant l'Eglise; et +de l'autre, un homme d'une renommee etrange et suspecte, celebre par de +tristes aventures, par des tentatives steriles, par des humiliations +bizarres, a la fois altier et faible, n'ayant jamais pris que des +positions temeraires sans en avoir su garder aucune, appuye seulement +par une bande de bruyants disciples, simples sans humilite, fiers sans +puissance, n'ayant ni les grandeurs du monde ni celles de l'Eglise, +libres d'esprit, ce qui ne plait a personne, si ce n'est l'avant-veille +des revolutions. + +[Note 262: J'ignore sur quel fondement un auteur dit que le concile +s'ouvrit le 11 janvier. Les temoignages authentiques donnent une date +certaine, l'octave de la Pentecote. Or, l'annee 1140, Paques etait le +7 avril. (Du Cange, art. _Annus_.) Selon notre maniere de compter, la +Pentecote devait etre le 20 mai. Du reste, comme il n'existe pas de +proces-verbaux de cette assemblee, on en refait l'histoire avec les +lettres de saint Bernard et des fragments d'historiens. Nous ne voyons +aucune raison pour renvoyer le concile de Sens, comme le veulent les +Bollandistes, a l'annee 1141. (Cf. _Act. concilior_., t. VI, pars II, +p. 1219.--Philip. Labbaei _Sacr. concil._, t. X, p. 1018.--_Anal. des +concil_., par le pere Richard, t. V, suppl.--_Act. sanct_., t. III, p. +196.)] + +[Note 263: _Alan, episc. autiss. in Vit. S. Bern_., c. XXVI. _Rec. +des Hist_., t. XIV, p. 371.--_Gall. Christ_., t. XII, p. 40.] + +Le lendemain, le concile s'ouvrit dans l'eglise metropolitaine de +Saint-Etienne. Les peres etaient assis en presence du roi sur son trone. +Seigneurs, moines, docteurs, pretres, tous attendaient en silence. +L'emotion interieure d'une grande curiosite agitait tous les esprits. +L'anxiete attentive redoubla lorsqu'Abelard parut. Il traversait +la foule des assistants qui s'ouvrait pour lui faire place, +lorsqu'apercevant parmi eux Gilbert de la Porree qui le regardait d'un +air d'intelligence, il lui fit un signe et lui dit ce vers d'Horace en +passant: + + Nam tua res agitur, paries cum proximus ardet, + +predisant ainsi le synode de Paris ou, sept ans apres, saint Bernard +devait, pour des nouveautes analogues, poursuivre le subtil prelat[264]. + +[Note 264: Hor. _Epist._ I, XVIII, 84.--Vincent. Bellov., _Biblioth. +Mund._, t. IV; _Spec. historial._, l. XXVII, c. lxxxvi, p. 1127.--Gaufr. +aulissiod. _Vit. S. Bern., Rec. des Hist._, t. XIV, p. 372.--_Hist. +litt._, t. XII. p. 467.] + +Abelard s'arreta au milieu de l'assemblee. En face de lui, dans une +chaire qu'on montrait encore avant la revolution, saint Bernard etait +debout, acceptant le role de promoteur, c'est-a-dire d'accusateur devant +le concile qu'il semblait presider[265]. Il tenait a la main les +livres incrimines; dix-sept propositions en avaient ete extraites, qui +renfermaient des heresies ou des erreurs contre la foi. Saint Bernard +ordonna qu'on les lut a voix haute. Mais a peine cette lecture +etait-elle commencee qu'Abelard l'interrompit, s'ecriant qu'il ne +voulait rien entendre, qu'il ne reconnaissait pour juge que le pontife +de Rome, et il sortit[266]. + +[Note 265: _Recherches hist. sur la ville de Sens_, par M. Th. +Tarbe, 1838, c. xxi.--D'Amboise signale comme une irregularite de la +procedure que l'accusateur ait ete saint Bernard, qui n'etait pas de la +meme province ecclesiastique qu'Abelard. Un _accusateur idoine_, dit-il, +devait etre choisi dans la province de Tours ou etait situee l'abbaye de +Saint-Gildas. Mais ce n'est point comme abbe de Saint-Gildas, c'est pour +des opinions publiees dans la province de Sens et de Reims qu'Abelard +etait poursuivi. Seulement il peut paraitre singulier que dans un +concile compose de prelats de ces deux provinces, un si grand role ait +ete donne a un homme qui n'etait ni de l'une ni de l'autre; car l'abbe +de Clairvaux etait du diocese de Langres, province Lyonnaise premiere. +(_Ab. Op._, praef. apol.)] + +[Note 266: On n'est point parfaitement d'accord sur les details de +cet evenement; je suis le recit adresse par saint Bernard au pape. Celui +des eveques y est a peu pres conforme; seulement ils ajoutent que cette +lecture avait pour but de mettre Abelard en mesure de s'expliquer et +de se defendre. Mais il se pouvait qu'on n'eut que l'intention de lui +demander s'il avouait ou desavouait les articles; car c'etait l'opinion +et le conseil de saint Bernard: "Dicebam sufficere scripta ejus ad +accusandum eum." (S. Bern., _Op._, ep. CLXXXIX, _ad pap. Innoc._--Ep. +CXCI, _Remens. arch. ad eumd._--Ep. CCCXXXVII, _Senon. arch. ad +eumd._.--Gaufrid. _Ex lit. S. Bern._, l. III, _Rec. des Hist._, t. XIV, +p. 371.)] + +Qu'avait-il eprouve, qu'avait-il voulu? Etait-ce une fuite? Etait-ce une +inspiration soudaine, un projet reflechi, une tactique, une faiblesse? +On ne le sait pas. Il fut miraculeusement frappe, disent les legendaires +de saint Bernard, et Dieu rendit muet sur la place celui dont la parole +avait ete soixante ans puissante et funeste. Suivant d'autres narrateurs +moins credules, il fut trouble devant cette assemblee si auguste, devant +cet adversaire si saint et si grand, et l'erreur perdit memoire et +courage en presence de la verite personnifiee[267]. Certes, on ne croira +pas qu'Abelard fut venu jusqu'au milieu du concile qu'il avait en +quelque sorte convoque lui-meme, avec le dessein de se taire au +jour marque pour la parole, et d'eviter solennellement un combat +solennellement demande. Le desir de suspendre toute querelle en +ajournant et en deplacant le jugement ne saurait avoir des l'origine +determine sa conduite[268]. Mais nous savons qu'il etait imprudent et +affaibli, temeraire pour entreprendre et facile a emouvoir. "Il n'avait +nulle audace pour l'action," dit un historien, "quoiqu'il en eut +beaucoup dans l'esprit[269]." Du moment qu'il mit le pied dans la ville +de Sens, il ne vit que des yeux ennemis; on le menacait d'une sedition +populaire[270]. Il lisait son arret ecrit sur le front de ses juges. +Qu'il se tournat vers le pouvoir ou spirituel on temporel, point +d'esperance. On ne lui offrait pas une controverse en regle, engagee +entre docteurs egaux; on lui signifiait une accusation, on le sommait +d'un desaveu, d'une retractation, ou peut-etre d'une defense; mais tout +debat eut ete oiseux, toute eloquence impuissante. En essayant de se +justifier, il n'aurait fait qu'accepter et aggraver sa defaite. D'un +autre cote, il esperait en l'appui de la cour de Rome, et savait +que c'etait la le plus grand souci de ses adversaires. Le trouble, +l'orgueil, la crainte et la vengeance se reunirent pour lui suggerer +ensemble la pensee d'echapper ainsi a un peril certain, d'embarrasser +ses ennemis, d'annuler d'avance l'effet de leur jugement. Comme saint +Paul sans espoir devant les magistrats de Jerusalem, il se crut le droit +d'en appeler a Cesar et de citer a leur tour ses juges inquiets devant +le tribunal de Rome. + +[Note 267: _Id. ibid._, p. 372.--_Hist. de saint Bernard_, par M. +l'abbe Ratisbonne, t. II, c. XXIX, p. 38.--Le P. Longueval, _Hist. de +l'Egl. gall._, t. IX, l. XXV, p. 28.] + +[Note 268: C'est pourtant l'opinion de D. Martene dans les _Annales +de l'ordre de Saint-Benoit_, t. VI, p. 324.] + +[Note 269: Crevier, _Hist. de l'Univ_., t. I, l. I, Sec. 2, p. 186.] + +[Note 270: Ott. Frising. _De Gest. Frid._, l. I, c. XLVII.] + +On peut admettre qu'Abelard, appreciant sa position, s'etait dit, +avant d'entrer au concile, que suivant l'aspect de la seance et son +inspiration du moment, il parlerait ou refuserait de repondre. Mais nul +ne s'attendait a ce dernier parti, et cet incident si imprevu causa +d'abord beaucoup d'emotion. Le concile embarrasse hesita sur ce qu'il +devait faire. Sa competence paraissait douteuse: car le titulaire +d'une abbaye de Bretagne pouvait, comme tel, n'etre justiciable que de +l'archeveque de Tours. A la verite, il avait lui-meme choisi ses juges +et reconnu par la leur juridiction, et en qualite de fondateur ou de +chapelain du Paraclet, il pouvait etre regarde comme pretre du diocese +de Troyes[271]. Mais il avait pris le concile moins pour juge que pour +temoin de sa controverse avec saint Bernard; jamais il n'avait +accepte le role d'accuse. Et s'il etait accuse, comment le juger sans +l'entendre, sans savoir meme s'il reconnaissait pour siennes les +opinions denoncees? D'ailleurs, l'appel au pape n'etait-il pas +suspensif, et ne risquait-on point, en passant outre, de blesser le +saint-siege, dont les dispositions etaient deja si douteuses? + +[Note 271: Mabillon, _S. Bern. Op._; Not., fus. in ep. CLXXXVII, p. +LXV.--Le P. Longueval, _Hist. de l'Egl. gall._, t. IX, l. XXV, p. 22.] + +Cependant, si le concile se separait sans statuer, et qu'il se recusat +ainsi lui-meme, la victoire d'Abelard etait complete, et l'Eglise, celle +de France du moins, prononcait sa propre condamnation. C'etait une faute +grave que saint Bernard ne pouvait commettre, et pour l'autorite une +mortelle atteinte qu'il ne pouvait souffrir. Il decida aisement le +concile a s'en defendre. + +On se rappelle comment l'assemblee etait composee. Geoffroi de Chartres, +qui peut-etre n'eut pas engage l'affaire, et qui etait seul en mesure +de rivaliser d'influence avec l'abbe de Clairvaux, n'avait garde de +lui resister, et occupait desormais un rang trop important dans le +gouvernement de l'Eglise pour mettre au-dessus des interets de son +ordre les inspirations naturelles de sa moderation et de son equite. +L'archeveque de Sens pouvait hesiter; car trois ans a peine s'etaient +ecoules depuis qu'il avait ete suspendu par Innocent II, pour ne s'etre +pas arrete devant un appel au pape dans une question de droit canonique +sur la validite d'un mariage; mais ses debuts dans la carriere +episcopale n'avaient pas ete edifiants; sa reforme etait en partie +l'oeuvre de saint Bernard qui, apres lui avoir adresse, pour l'y +confirmer un traite sur _le devoir des eveques_, s'etait maintenu dans +l'usage de le gourmander severement toutes les fois qu'un caractere +violent et capricieux l'entrainait a quelque faute. "La justice a peri +dans votre coeur," lui ecrivait-il un jour. C'etait la le premier des +juges d'Abelard[272]. Quant a l'archeveque de Reims, elu depuis peu et +malgre le roi, qui resista longtemps a son installation, il n'avait +a grand'peine obtenu sa confirmation definitive que par l'energique +intervention du saint abbe, dont il se regardait comme la creature[273]. +Atton, l'eveque de Troyes, avait ete l'ami d'Abelard; il l'avait protege +dans ses premiers malheurs; il lui devait, ce semble, un peu d'appui, +etant dans l'Eglise plutot du parti de Pierre le Venerable que de celui +de saint Bernard. Mais qui sait s'il ne se croyait point suspect par ses +antecedents memes, et s'il ne fut pas d'autant plus prompt a deserter +son ancien ami qu'il etait plus naturellement appele a le defendre? +D'ailleurs, il se peut qu'il n'eut qu'une position faible et compromise +dans le clerge, ainsi que l'eveque d'Orleans Helias, s'il faut en croire +un recit conteste, d'apres lequel tous deux auraient ete huit ans plus +tard deposes par le concile de Reims[274]. Hugues de Macon, eveque +d'Auxerre, parent de saint Bernard, un des trente qui etaient entres a +Citeaux avec lui, vingt-sept annees auparavant, ne devait voir que par +ses yeux et penser que par son esprit[275]. On sait peu de chose de +l'eveque de Meaux. Celui d'Arras, Alvise, est designe par un defenseur +d'Abelard comme un des moins habiles et des plus prevenus. On croit +qu'il etait frere de Suger, et il avait ete abbe d'Anchin, monastere +dirige longtemps par Gosvin, un des constants ennemis de notre +philosophe[276]. Le maitre de Gosvin, Joslen, eveque de Soissons, en sa +qualite d'ancien professeur de dialectique, aurait bien pu se montrer +facile en matiere d'heresie, mais il avait ete rival d'Abelard sur la +montagne Sainte-Genevieve, et collegue de saint Bernard, dans la +mission que celui-ci recut d'Innocent II, en 1131, pour aller convertir +l'Aquitaine a son autorite[277]. L'eveque de Chalons, Geoffroi Cou de +Cerf, etait cet ancien abbe de Saint-Medard que le concile de Soissons +avait charge de detenir et de discipliner Abelard; et lui aussi, +il devait, a la recommandation de saint Bernard, sa promotion a +l'episcopat[278]. On ne voit pas d'ou aurait pu venir au trop faible +et trop redoutable accuse la protection, la bienveillance ou meme +l'impartialite. + +[Note 272: Henry le Sanglier avait mene une vie mondaine depuis son +election en 1122 jusqu'en 1126. Ramene a plus de regularite par Geoffroi +de Chartres et par Burchard de Meaux, il passa sous la tutelle de saint +Bernard, qui le defendit aupres du pape et contre le roi. Voyez surtout +celle de ses lettres qui est devenue le traite _de officio episcoporum_ +(1127), et celle ou le saint traite l'archeveque si durement pour avoir +depose un archidiacre, l'accusant de provoquer ses adversaires et +d'offenser ses protecteurs (1136). "Vous amenez des pieds et des mains +votre deposition," ajoute-t-il. "Ita ne putatis perlisse justitiam de +toto orbe, sicut de vestro corde?" (S. Bern. _Op._, ep. XLII, XLIX et +CLXXXII. Opusc. II, t. II, p. 460.--_Hist. litt._, t. XII suppl., p. 134 +et 228.--_Gall. Christ._, t. XII, p. 46 et pars II, Instrum. p. 33.)] + +[Note 273: S. Bernard. _Op._, ep. CLXX, p. 108 in not.--_Gall. +Christ._, t. IX, p. 86.] + +[Note 274: Alberic., _Ex Chronic., Rec. des Hist_., t. XIII, p. +701.--_Gall. Christ_., t. XII, p. 499; t. VIII, p. 1449.--_Hist. litt_., +t. XII, p. 227.] + +[Note 275: _Gall., Christ_., t. XII, p. 292.--_Hist. litt_., t. XII, +p. 408 et XII, suppl., p. 7.] + +[Note 276: C'est a lui, en effet, ou a Joslen que D. Brial applique +le passage ou Berenger se moque d'un prelat d'un renom celebre, d'une +grande autorite dans le concile, qui aurait, apres avoir bu plus que +de raison, fait une harangue assez vive contre Abelard. (_Ab. Op_., p. +306.--Cf. _Rec. des Hist_., t. XIV, p. 297.--_Gall. Christ_., edit. +I, 1056, t. II, p. 216.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 71, et t. XII, p. +361.--Voyez ci-dessus, p. 24 et 98.)] + +[Note 277: _Gall. Christ_., t. IX, p. 357.--_Hist. litt_., t. XII, +p. 412. Voyez ci-dessus, p. 23.] + +[Note 278: _Gall. Christ._, t. IX, p. 879.--_Hist. litt._, t. XII, +p. 186; voyez ci-dessus, p. 95.] + +Saint Bernard n'eut donc aucune peine a faire prevaloir sa volonte, qui +paraissait conforme aux interets de l'Eglise et de l'autorite. Dans la +deliberation du jour qui suivit la comparution et la retraite d'Abelard, +il fut decide que l'on continuerait a juger la doctrine, a defaut du +docteur, et que sans examiner si l'appel etait regulier, en laissant +aller la personne par respect pour le saint-siege, a qui elle +appartenait desormais, on statuerait sur les dogmes. Il fut dit que ces +dogmes, extraits d'ouvrages non desavoues, avaient ete notoirement et a +diverses reprises enseignes au public, et que l'interet le plus pressant +etait de les ruiner dans les esprits, qu'ils avaient commence de +corrompre[279]. Plusieurs peres, mais surtout saint Bernard, apporterent +des autorites nombreuses, et nommement celle de saint Augustin, en +preuve des heresies contenues dans les propositions accusees. Elles +furent declarees pernicieuses, manifestement condamnables, opposees a +la foi, contraires a la verite, ouvertement heretiques[280]. On dit +qu'Abelard quitta la ville le jour ou la condamnation fut prononcee. + +[Note 279: "Episcopi, Vestrae Reverentiae deferentes, nihil in +personam egerunt (S. Bern. _Op._, ep. CXC). Licet appellatio ista minus +canonica videretur, sedi tamen apostolicae deferentes, in personam +hominis nullam voluimus proferre sententiam." (Ep. CCCXXXVII.)] + +[Note 280: "Errorem perniciosissimum et plane +damnabilem.--Sententias.... "haereticas evidentissime comprobatas (ep. +CCCXXXVI). Fidei adversantia, contraria veritati." (Ep. CLXXXIX.)] + +"Ses adversaires," dit Brucker[281], "ne purent ni supporter ni penetrer +les nuages dont il enveloppait des verites simples; la superstition, +l'ignorance, l'hypocrisie, l'envie, trouverent matiere a persecuter +cruellement un homme si digne de temps et de destins meilleurs. Il a le +droit d'etre compte parmi les martyrs de la philosophie." + +[Note 281: _Hist. crit. phil._, t. III, p. 764.] + +Cette condamnation embrassait quatorze des dix-sept propositions qui lui +etaient attribuees. Elles etaient donnees comme extraites de ses ecrits; +le premier, sa _Theologie_ (et ce titre comprenait probablement deux +ouvrages, l'_Introduction_ et la _Theologie chretienne_); le second, le +_Connais-toi toi-meme_ ou son traite de morale. Le troisieme etait _le +Livre des Sentences_, ouvrage qu'il a toujours desavoue; l'on ne connait +en effet aucun livre de lui qui porte ce titre[282]. + +[Note 282: On trouve ces propositions diversement classees et +redigees dans divers recueils (_Ab. Op._, praefat., pars II, ep. XX; +_Apolog._, p. 830.--_Thes. nov. anecd._, t. V. _Theol. Christ., Observ. +praev._, p. 1149.--S. Bernard. _Op._, ep. CLXXXVIII). Elles different +peu pour le fond de l'extrait dresse par Guillaume de Saint-Thierry. +Le texte, qui fut envoye a Rome et sur lequel le pape prononca, a ete +retrouva au Vatican par Jean Durand, benedictin, et publie par Mabillon. +On croit que c'est le texte qui etait joint a la grande lettre de saint +Bernard. (Ep. CXC, seu _Tractatus_, etc. Opusc. XI.) Je crois plutot que +c'est l'extrait annonce a la fin de la lettre des eveques de France +(ep. CCCXXXVII); il contient quatorze articles representes par quatorze +fragments textuels d'Abelard. (S. Bern. _Op._, t. II, Opusc. XI, p. +640.) Les opinions qui y sont exprimees ont ete discutees souvent. +(Voyez Dupin, _Hist. des controverses_, XIIe siecle, c. VII, p. +360.--Le pere Noel Alexandre, _Hist. Eccl._, t. VI, Dissert. VII, p. +787.--Duplessis d'Argentre, _Collec. Judicior. de nov. error._, t. I, p. +21.--Gervaise, _Hist. d'Abell._, t. II, t. V, p, 162.--Les auteurs du +_Thesaur. anecd._, t. V, p. 1148, et ceux de l'_Histoire litteraire_, +t. XII, p. 118 et suiv. et 138; enfin la troisieme partie du present +ouvrage.) Quant aux ecrits denonces, il faut en rayer _le Livre des +Sentences_ ou _Sententiae Divinitatis_, recueil qui courait sous son +nom, qu'il a formellement desavoue et qu'on lui attribuait encore a +l'epoque ou Gautier de Saint-Victor ecrivait contre lui en meme temps +que contre P. Lombard, Gilbert de la Porree, et Pierre de Poitiers. +(Duboulai, _Hist. Univ._, t. II, p. 631.) Ce nom de Livre des Sentences +etait assez commun alors. (_Ab. Op., Apolog.,_ p. 333; Not., p. +1159.--_Hist. litt._ t. X, p. 313, et t. XII, p. 137.)] + +Quoique les quatorze propositions ne se retrouvent pas toutes +litteralement dans le texte des ecrits qui nous sont restes, elles sont +en general authentiques, et les apologistes d'Abelard ont eu tort de les +contester. + +Parmi les maximes condamnees, les principales sont les suivantes: + +I. Dans la Trinite, le Pere a la toute-puissance, le Fils la sagesse, et +le Saint-Esprit la charite; chacune de ces proprietes designe chacune +des personnes, de sorte qu'en logique rigoureuse la propriete qui +distingue une des personnes semble manquer aux deux autres. Abelard +ne dit pas cela, mais il avance au moins que le Pere a la puissance +parfaite, le Fils quelque puissance, le Saint-Esprit nulle puissance. +Le Fils est de la substance du Pere, puisqu'il en est engendre; le +Saint-Esprit n'est pas de la substance du Pere, puisqu'il ne fait que +proceder du Pere et du Fils. Une personne est a l'autre comme l'espece +est au genre, comme la forme est a la matiere. C'est la ce que saint +Bernard appelle introduire des degres dans la Trinite, et sur ce chef, +il accuse Abelard de l'heresie d'Arius[283]. C'est ce que d'autres ont +appele reduire a l'unite les personnes divines, et sur ce chef, Abelard +a ete accuse de l'heresie de Sabellius[284]. + +[Note 283: "Theologus noster cum Ario gradus et scalas in Trinitate +disponit." (S. Bern. _Op._, ep. CCCXXX. Voyez aussi les lettres CXCII, +CCCXXXI, CCCXXXII, CCCXXXVI, CCCXXXVIII.)] + +[Note 284: Guillelm. S. Theod. _Disput. adv. Ab._, c. II et III. +_Biblioth. cist._, t. IV.--Ott. Frising. _De Gest. Frid._, l. I, c. +XLVII.--Mabillon, _S. Bernard. Op._, vol. I, t. II, p. 640.--Bayle, +_Dict. crit._, art. _Abelard.--Hist. litt._, t. XII, p. 139.] + +II. L'Homme-Dieu ou le Christ ne peut etre appele a ce titre une +personne de la Trinite. C'est pour cette parole que saint Bernard accuse +Abelard de s'exprimer sur la personne du Christ comme Nestorius[285]. + +[Note 285: Voyez les lettres deja citees.--Il faut bien remarquer +qu'il ne s'agit ici que du Dieu fait homme, ou du Fils de Dieu en tant +que Jesus-Christ. Car pour le Verbe ou Fils de Dieu, considere comme +tel, il n'y a pas dans tout Abelard un mot qui affaiblisse en lui un +seul des caracteres de la divinite.] + +III. Dieu ne fait pas plus pour celui qui est sauve que pour celui qui +ne l'est pas, tant que l'un et l'autre n'a pas de lui-meme consenti a la +grace divine; d'ou il suit, que par les forces du libre arbitre et de la +raison, l'homme peut rechercher la grace, s'y attacher, y consentir, +ou en d'autres termes, qu'une grace speciale n'est pas necessaire pour +obtenir la grace. C'est sur ce point que saint Bernard accuse Abelard, +quand il parle de la grace, de tomber dans l'heresie de Pelage[286]. + +[Note 286: Voyez les memes lettres.] + +IV. Jesus-Christ ne nous a sauves que par son exemple, par les +perfections dont il nous a donne le divin modele, et par la +reconnaissance et l'amour que doit nous inspirer son sacrifice. + +V. Dieu ne pouvait empecher le mal, puisqu'il l'a permis, c'est-a-dire +qu'etant la perfection meme, il ne pouvait par sa propre nature faire ce +qu'il a fait autrement qu'il ne l'a fait. + +VI. Ce n'est pas dans l'oeuvre que reside le peche, mais dans la +volonte, ou plutot dans l'intention ou le consentement donne sciemment +au mal, de sorte que l'oeuvre en elle-meme ne nous rend ni meilleurs ni +pires, que l'ignorance exclut le peche, et que le peche n'est ni dans +l'acte, ni dans la tentation, ni dans la concupiscence, ni dans le +plaisir. + +On doit entrevoir la portee de ces idees. A l'exception de la seconde +qui nous parait sans importance (car on ne voit pas ce qu'il y a de mal +a dire subtilement que, Jesus-Christ n'etant que le nom humain du Fils +ou le nom du Verbe fait homme, ce n'est pas en tant que Jesus-Christ +que le Fils est une personne de la Trinite), toutes ces maximes ont une +certaine gravite, et peuvent recevoir un sens qui compromette des dogmes +fondamentaux. Il serait oiseux de les discuter ici; nous l'avons fait +ailleurs[287]. Nous ne contesterons point que les principales opinions +incriminees ne se trouvent au moins en principe dans les ecrits +d'Abelard, et qu'interpretees avec une rigueur absolue, poussees a leur +extreme limite, elles ne soient heretiques, du moins par certaines de +leurs consequences. Mais nous affirmons, en pleine connaissance de +cause, qu'elles n'ont en general dans ses livres ni la gravite ni le +caractere qu'elles presentent comme citations isolees et dans la +forme arretee d'une redaction sommaire. Elles sont, chez leur +auteur, temperees par des declarations positives, modifiees par des +developpements ou des restrictions, qui permettent ou de les absoudre, +ou de les excuser, ou de les reduire a des inexactitudes de langage. Les +modernes censeurs d'Abelard ne nient meme pas qu'elles puissent etre +ramenees a un sens catholique; et aucun n'affirme qu'il ait voulu +innover an fond ni sciemment sortir de l'unite[288]. Cela suffit pour +que le jugement qui le frappa soit condamne. Vainement le concile +pretend-il avoir epargne la personne, pour ne juger que les doctrines; +c'est la personne, bien plus que les doctrines, qu'il a poursuivie. Dans +un autre temps, chez un autre homme, il les aurait tolerees. Ce n'est +pas la pensee abstraite d'Abelard, c'est sa pensee vivante et remuante; +ce n'est pas son systeme, c'est son influence que ses juges ont voulu +aneantir[289]. Ce n'est pas la verite eternelle, mais la situation +accidentelle de l'Eglise qu'ils ont defendue. La puissance d'un genie +inquietant et refractaire, dans le passe d'humiliantes victoires, dans +l'avenir une tendance dangereuse, dans le present une emotion generale +des esprits impatients du joug, tels sont les graves motifs qui +s'unirent aux inevitables passions humaines, pour determiner la +politique religieuse de saint Bernard et du concile qui lui servit +d'instrument. + +[Note 287: Voyez la troisieme partie de cet ouvrage.] + +[Note 288: Voyez Martene et Durand. (_Thes. nov. anecd._, t. V, +praefat.) Les propositions d'Abelard, disent-ils, ne peuvent qu'a +grand'peine etre ramenees a un sens catholique, et devaient etre +condamnees du moment qu'il refusait de les expliquer. Mabillon, +l'editeur et l'apologiste de saint Bernard, ne veut pas qu'on classe +Abelard parmi les heretiques, mais seulement parmi les errants, "inter +errantes" et plus loin: "Nolumus Abaelardum haereticum; sufficit pro +Bernardi causa cum fuisse in quibusdam errantem; quod Abaelardus non +diffitetur." (S. Bern. _Op._, praefat. Sec. 5, 51, 55, et vol. I, t. II, +Admon. in opusc. XI.) Mais ce que Mabillon accorde suffit aussi pour +que l'on condamne la violence de saint Bernard. Tout ces benedictins +paraissent au fond reduire les torts d'Abelard a de mauvaises +expressions. L'auteur de son article dans l'_Histoire litteraire_, si +malveillant pour lui, ne lui impute pas comme heresies intentionnelles +les erreurs qu'on peut tirer de ses expressions (t. XII, p. 139); et +M. l'abbe Ratisbonne, plus equitable encore, lui reconnait "un respect +sincere pour l'Eglise et une foi vive et docile." (_Hist. de saint +Bern,_, t. II, c. XXVIII, p. 24.) Les questions d'heresie me paraissent +discutees avec soin et moderation par le pere Alexandre Noel qui conclut +ainsi: "Non est censendus haereticus; nusquam errores suos pertinaciter +propugnavit." (Natal. Alex. _Hist. Eccl._, t. VI, Dissert. VII, p. +787-803.) Toutes ces opinions, et je n'ai cite que des autorites qui +ne prennent point parti pour Abelard, contiennent ainsi une censure +indirecte de la decision du concile.] + +[Note 289: "Quia homo ille multitudinem trahit post se et populum +qui sibi credat habet, necesse est ut huic contagio celeri remedio +occurratis." (_Lett. des eveq. au pape._ S. Bern., ep. CLXXXI.)] + +La politique religieuse, en effet, n'agit pas seule. Il faut, dans ce +jugement, faire une grande part a la vieille haine qui avait poursuivi +Abelard des le debut de sa carriere et que ses premiers ennemis, en +disparaissant de la scene, avaient transmise a leurs successeurs. +La jalousie qui s'acharna contre lui est historiquement etablie. La +moderation meme des peines prononcees prouve bien qu'on ne pensait pas +de lui tout le mal qu'on en disait; car des cette epoque, le sacrilege +et le blaspheme encouraient de plus rudes chatiments. On ne voulait +evidemment que deux choses, son impuissance et son humiliation. Il faut +remarquer, au reste, que le temps n'etait pas venu encore ou l'on vit +l'Eglise deployer systematiquement la derniere rigueur contre l'erreur +purement speculative, et commander ou permettre les crimes qui ont plus +tard souille sa cause. Le XIIe siecle etait un temps de liberte de +penser relative, quand on le compare aux temps qui l'ont suivi. + +Cependant, ni saint Bernard ni les peres du concile n'etaient +tranquilles sur les suites de leur decision. Que devait en penser Rome? +cette question les inquietait. D'abord il ne parait pas que plusieurs +des peres jouissent de ce cote-la d'une grande faveur, car, des deux +archeveques de Sens et de Reims, l'un avait encouru deja une fois la +disgrace du saint-siege; l'autre etait destine a se voir plus tard prive +du pallium, par jugement du pape Eugene III[290]. Puis, bien qu'on eut +admis que l'appel a la cour de Rome couvrait la personne d'Abelard, on +n'etait pas sur d'etre approuve par le souverain pontife pour avoir +passe outre au jugement des doctrines. L'abus de ces sortes d'appels, +fortement denonce par le clerge gallican, etait constamment accueilli ou +encourage par le saint-siege. Gregoire VII avait attire a lui presque +toute la juridiction ecclesiastique, et le celebre archeveque de Tours, +Hildebert, comme plus tard saint Bernard lui-meme dans son traite de _la +Consideration_, avait en vain reclame contre cette competence directe +et illimitee qui transformait la cour de Rome en tribunal unique de la +chretiente[291]. Il est vrai qu'on alleguait contre l'appel interjete +par Abelard que lui-meme avait choisi ses juges, et qu'un concile +provincial demeure en tout etat de cause juge de la doctrine d'un +theologien de son ressort. Mais ces raisons pouvaient n'etre pas goutees +a Rome, et les eveques ne doutaient pas qu'Abelard et ses amis n'y +missent tout en oeuvre pour faire condamner le clerge de France au +tribunal de saint Pierre. La moderation a toujours ete le caractere +et de la politique et de la religion de Rome, sauf dans quelques +circonstances extremes ou l'autorite apostolique s'est vue directement +en peril. Sa conduite est connue; ardente, quand les eglises nationales +sont tiedes, elle se montre sage et clemente quand celles-ci paraissent +passionnees; elle s'etudie a garder les formes d'une paternelle +protection. On a deja vu qu'au sein du sacre college Abelard comptait +des appuis et meme des disciples. A leur tete etait le cardinal Gui de +Castello[292], distingue par l'elevation de son esprit, sa douceur, sa +justice, et dont le credit etait grand; car c'est lui qui, quatre ans +apres, fut pape sous le nom de Celestin II, trop tard pour le repos +d'Abelard, trop peu de temps peut-etre pour l'Eglise et pour l'humanite. + +[Note 290: _Gall. Christ._, t. IX, p. 86, et t. XII, p. 46.] + +[Note 291: Cf. Gervaise, _Vie d'Ab._, t. II, l. V, p. 229.--_Rec. +des Hist. des Gaules_, t. XIV; i praefat., p. XVI.--S. Bern. _De +Considerat._ l. I, c. III.--Neander, _S. Bern. et son siecle_, l. +II.--Bergier, _Dict. de Theol._, art. _Papaute_; Not. XVI.] + +[Note 292: Guido de Castello dans les lettres de saint Bernard; Guy +de Castellis, du Chatel, de Castel ou de Chateau, dans les historiens +francais; son nom vient de la ville de Citta di Castello dans la +legation de Perouse. Nomme par Honorius II, cardinal-diacre au titre +de Sainte-Marie, _in via lata_, et par Innocent II, cardinal-pretre +au titre de Saint-Marc, il s'eleva au souverain pontificat en 1143 et +mourut au bout de six mois. Les manuscrits des lettres de saint Bernard +portent qu'il etait disciple d'Abelard, et Duboulai le designe ainsi: +"Magister Guido de Castellis P. Abaelardi quondam discipulus, +ejusque defensor acerrimus." (S. Bern. _Op._, ep. CXCII, p. 185 _in +not._--_Hist. Univ._, t. II, p. 212.)] + +Mais saint Bernard avait encore plus d'amis aupres du saint-siege. Sa +reputation de saintete, sa haute position et son influence active dans +le clerge, ses grands et recents services dans l'affaire du schisme, lui +assuraient en Italie une autorite qu'il s'occupa d'augmenter. D'abord +deux lettres synodiques furent adressees au saint-pere, l'une par +l'archeveque de Sens et ses suffragants; l'autre au nom de l'archeveque +de Reims et des siens. Ces deux lettres sont evidemment ecrites par +saint Bernard. La premiere surtout est importante; elle etait connue au +Vatican sous le nom de la lettre des eveques de France[293]; c'est un +compte rendu de toute l'affaire. Apres avoir declare qu'il n'y a de +ferme et de stable que ce qui est etabli par l'autorite du siege +apostolique, on y rappelle les lecons et les compositions d'Abelard, et +l'impression qu'il avait produite, soit sur le public des ecoles, soit +sur celui des villes, des bourgs et des chateaux, et le bruit qui en +etait parvenu jusqu'a l'abbe de Clairvaux, et ses premieres demarches +pleines de charite, de discretion, et les bravades du novateur et de +ses disciples, forcant par un defi le synode a se reunir et Bernard a y +paraitre. Puis, en termes fort succincts, les peres du concile exposent +ce qui s'y est passe; comment le _seigneur abbe_ a produit dans +l'assemblee le livre de theologie du maitre Pierre, et les articles +dudit livre, notes comme absurdes et pleinement heretiques, pour que +l'inculpe niat les avoir ecrits, ou, s'il les avouait, les justifiat ou +les amendat; comment le maitre Pierre Abelard parut alors se defier, +chercher un moyen d'evasion, et refusa de repondre; si bien qu'enfin et +quoique libre audience lui fut accordee, et qu'il fut en lieu sur et +devant d'equitables juges, il en appela au saint-pere en sa presence, et +sortit de l'assemblee avec les siens. Encore que cet appel, ajoute-t-on, +parut peu canonique, par deference pour le siege apostolique, on n'a +point voulu prononcer de sentence contre l'homme lui-meme. Mais, pour +mettre un terme a la propagation de l'erreur, on a statue sur les +doctrines, lues et relues souvent en des cours publics; elles etaient +notoires; elles etaient manifestement fausses et heretiques; on les a +donc condamnees en elles-memes, et cela un jour avant l'appel fait au +saint-siege. Cette derniere circonstance n'est affirmee que dans cet +endroit et elle n'est guere conciliable avec les autres relations, +meme avec celle de saint Bernard, meme avec celle que contient cette +lettre[294]. Pour qu'elle soit exacte, en effet, il faut ou qu'Abelard +ait quitte la seance sans mot dire, ce que nul ne pretend, ou qu'on eut +par provision statue a huis-clos sur ses doctrines, avant de l'entendre +en personne, ou qu'enfin l'appel au pape n'ait paru consomme qu'apres +avoir ete regularise par une declaration ecrite, admise comme valable +par le concile[295]. Quoi qu'il en soit, l'archeveque de Sens et son +clerge transmettent au pape, en finissant, les articles condamnes, et +"le supplient unanimement de confirmer leur sentence, de frapper d'un +juste chatiment ceux qui s'obstineraient par esprit de contention a les +defendre[296]; et quant au susdit Pierre, de lui imposer silence en lui +interdisant d'enseigner et d'ecrire, et en supprimant ses livres." + +[Note 293: S. Bern. _Op._, ep. CCCXXXVII, ad Innocent. pontif. in +persona Franciae episcop., Not. d.] + +[Note 294: "Pridie ante factam ad vos appellationem damnavimus." +Cette circonstance est en effet peu conciliable avec ces mots de la +portion anterieure du recit: "Respondere noluit ... ad vestram tamen, +sanctissisme pater, appellans praesentiam, cum suis a conventu +discessit." (_id. ibid._ Voyez aussi les lettres CLXXXIX et CXCI.)] + +[Note 295: Le pere Longueval, _Hist. de l'Egl. gall._, t. IX, l. +XXV, p. 29.] + +[Note 296: "Sententias eas perpetua damnatione notari et omnes qui +pervicaciter et contentiese illas defenderent justa poena muletari." +(Ep. CCCXXXVII.)] + +En meme temps, Bernard ecrit pour son compte au pape. Il se jette dans +ses bras avec tous les epanchements d'une ame navree de douleur et d'un +chretien au desespoir. Il est degoute de vivre, il ne sait s'il lui +serait utile de mourir[297]. Insense! il croyait, apres la mort de +Pierre de Leon, l'antipape, que l'Eglise etait enfin tranquille et qu'il +allait vivre en repos; il ignorait qu'il habitait une vallee de larmes, +une terre d'oubli. La douleur est revenue, ses pleurs ont coule a flots +comme les maux qu'il a soufferts. Un Goliath s'est leve, d'autant plus +hardi qu'il sentait bien qu'il n'y avait point de David: Goliath, c'est +Abelard, toujours avec son compagnon d'armes, Arnauld de Bresce. Puis +vient le recit des circonstances que l'on sait, et enfin une adjuration +vehemente adressee au successeur de Pierre: qu'il voie s'il est possible +que l'ennemi de la foi de Pierre trouve un refuge aupres du siege de +Pierre; qu'il se souvienne de ce qu'il doit a l'Eglise; qu'il ecrase +la fureur des schismatiques; qu'il ne fasse pas moins que les grands +eveques, ses predecesseurs, et saisisse, pendant qu'ils sont encore +petits, les renards qui devorent la vigne du Seigneur. + +[Note 297: "Taedet vivere et an mori expediat nescio." (Ep. +CLXXXIX.)] + +Un moine de Montier-Ramey, admis plus tard a Clairvaux, Nicolas, +secretaire de l'abbe, son messager de predilection pour les negociations +delicates, et qui avait alors toute sa confiance, quoiqu'il l'ait trahie +plus tard[298], fut charge de porter ces lettres au pape, et d'y ajouter +de vive voix les commentaires convenables. + +[Note 298: Montier-Ramey etait une abbaye a quatre lieues de Troyes. +Nicolas etait un homme instruit, lettre, habile, fort employe dans les +affaires de Rome, mais hypocrite, et que saint Bernard accusa plus tard +de vol et de faux. On a de lui des lettres assez interessantes." (S. +Bern. _Op._, ep. CLXXXIX et praefat., in t. III, vol. I, p. 711.--_Hist. +litt._, t. XIII, p. 553.)] + +Ces lettres n'etaient pas les seules; il en est d'autres ou le saint +s'exprime d'un ton different, suivant la difference des correspondants. +Ainsi il s'adresse avec autorite au cardinal Gregoire Tarquin, comme +s'il n'avait pour le faire agir qu'a lui donner le signal, et qu'il le +put traiter comme un religieux de son ordre, toujours pret a lui obeir. +"Suivant votre coutume," lui dit-il, "quand j'entre dans la cour (la +cour de Rome), vous devez vous lever pour moi. Levez-vous donc pour +ma cause ou plutot pour la cause du Christ[299]." Quand il ecrit au +cardinal Haimeric, qui etait des Gaules, son ami, et de plus chancelier +de l'Eglise romaine[300], il lui parle gravement, presque politiquement, +et lui fait sentir en peu de mots ce qu'on doit en pareille occurrence +attendre du saint-siege. Il est moins a l'aise avec le cardinal Gui de +Castello: il l'appelle son venerable seigneur et son pere cheri, et d'un +ton mele de flatterie et de fermete il lui temoigne l'esperance de ne +pas le voir aimer un homme au point d'aimer ses erreurs. Ce serait +injure que de le soupconner d'une telle amitie, elle serait terrestre, +charnelle et diabolique; et il ajoute: "Ce n'est pas moi qui accuse +Abelard aupres du saint-pere; c'est son livre qui l'accuse.... Un homme +qui ne voit rien en enigme, rien dans le miroir, mais qui regarde tout +face a face[301]!.... J'estimerais moins votre equite, si je vous priais +longtemps, dans la cause du Christ, de ne mettre personne avant le +Christ. Sachez-le seulement, parce qu'il vous est utile de le savoir, +vous a qui Dieu a donne la puissance: il importe a l'Eglise, il importe +a cet homme lui-meme, qu'il lui soit impose silence." + +[Note 299: Ep. CCCXXXIII, ad G. cardinalem.] + +[Note 300: Haimeric, Bourguignon, de la ville de Chatillon, et +qu'on dit de la famille de Castries, cardinal-diacre du titre de +Sainte-Marie-Nouvelle. (S. Bern., ep. XV et CCCXXXVIII.)] + +[Note 301: "Nihil videt per speculum et in aenigmate, sed facie ad +faciem omnia intuetur." (Ep. CXCII, ad magistrum Guidonem de Castello.)] + +Mais quand il parle au cardinal-pretre Ives, son ami, qui ayant ete +chanoine regulier de Saint-Victor de Paris pouvait comprendre et +partager ses sentiments, il epanche toutes ses coleres contre Abelard; +la encore, c'est un moine sans regle, un superieur sans soin, qui +ne sait ni imposer l'ordre ni s'y soumettre, un homme different de +lui-meme, Herode au dedans, Jean-Baptiste au dehors, qui veut souiller +la chastete de l'Eglise, fabricateur de mensonges, fauteur de dogmes +pervers, plus heretique enfin par son opiniatrete que par ses +erreurs[302]. + +[Note 302: Ep. CXCIII, ad magistrum Ivonem cardinalem.] + +Mais en multipliant ces lettres habilement calculees pour interesser a +sa cause tout ce que Rome avait de plus considerable, saint Bernard +ne voulait point se montrer etranger a la question de doctrine. +Independamment de la relation qu'il ecrit pour le pape, il lui adresse +une epitre, ou plutot un traite ou il examine et discute quelques-unes +des opinions d'Abelard[303]. Cette composition a ete justement placee +parmi les meilleures de son auteur. Quoiqu'il n'y considere pas dans +leur ensemble, ni d'un point de vue fort eleve, les doctrines de son +adversaire, il prend sur lui a divers moments une superiorite veritable; +et degagee des violences d'un langage injurieux qui altere et deshonore +la verite meme, sa pensee est souvent juste et quelquefois profonde. +Dans la discussion sur la Trinite, on peut l'accuser de n'avoir pas +equitablement pris l'opinion qu'il refute. S'il ne la defigure pas, +du moins il l'exagere; et en isolant les expressions, il les rend +exclusives et plus suspectes qu'elles ne doivent l'etre pour un esprit +de bonne foi. Mais dans l'examen de la nouvelle theorie de la Redemption +il parait avoir raison contre son rival; et l'esprit moderne qui +peut preferer l'idee d'Abelard ne saurait faire qu'elle fut l'idee +traditionnelle et partant orthodoxe de l'Eglise catholique. La Trinite +et la Redemption sont les seuls dogmes speciaux dont le saint s'occupe +avec etendue. Il glisse sur le reste, et se borne a caracteriser d'une +maniere generale l'esprit du rationalisme qui respire dans toute la +theologie d'Abelard. La encore, il montre une vraie sagacite, et il +attaque l'intervention de la raison dans les choses de la foi avec une +force et une clairvoyance qui feraient envie a plusieurs des apologistes +de notre siecle, avec une rhetorique passionnee qui rappelle l'auteur +de l'_Essai sur l'indifference en matiere de religion_; c'est la meme +eloquence, plus animee peut-etre, quoique moins naturelle encore; c'est +la meme vigueur sophistique; c'est, avec les idees que M. de la Mennais +n'a plus, le talent qu'il a toujours. + +[Note 303: S. Bern. _Op._, ep. CXC, seu tractatus contra quaedam +capitula errorum Abaelardi, vol. I, t II, op. XI, p. 636.--_Ab. Op._, +p. 276. Voyez dans la suite de cet ouvrage le c. IV de la troisieme +partie.] + +Jamais plus active et plus soigneuse habilete n'a ete deployee pour +perdre un homme, coupable seulement de dissidence et convaincu d'etre +un contradicteur. A voir tant d'efforts empreints de tant de haine, +de ressentiment et d'orgueil, on se dit qu'il est heureux pour saint +Bernard d'avoir ete un saint. Quiconque penserait et agirait ainsi pour +un interet quelconque de ce monde, meme pour celui d'une politique +equitable et legitime, serait accuse de mechancete dans la tyrannie; la +saintete seule attenue, si elle ne les justifie, ces exces de l'ame. On +a grand tort d'attaquer les austerites que le christianisme prescrit. +Ces austerites heroiques sont seules capables de racheter devant Dieu +les vives passions que, ne pouvant les supprimer, le christianisme +detourne a son profit, et qu'il devoue a sa cause. Saint Bernard +consacrait a Dieu ses passions, comme autrefois les templiers leur epee. + +L'interieur du parti qui poursuivait Abelard nous est mieux connu que le +parti d'Abelard lui-meme, et que sa propre conduite, dans ces difficiles +circonstances. Peut-etre le Vatican, qui nous a rendu le texte des +propositions deferees par le concile de Sens, contient-il encore, dans +ses mysterieuses archives, les lettres d'Abelard suppliant, et les +plaintes de ceux qui, croyant la verite persecutee dans sa personne, +invoquaient la protection du chef de la chretiente; mais tout cela nous +est inconnu. Nous ne possedons que les actes publics, deux confessions +de foi et une apologie qu'un de ses amis ecrivit avec plus de chaleur +que de prudence. Encore ne sait-on pas bien la date de ces ecrits, et +les auteurs ne sont pas d'accord. Racontons les faits dans l'ordre le +plus simple. + +La decision de Rome demeura un temps incertaine. Mais les lettres de +saint Bernard au pape furent repandues dans le public, et l'on ne tarda +pas a les faire suivre du bruit de la condamnation; on l'annoncait avant +de l'avoir obtenue. Abelard, imparfaitement instruit de son sort, dut +redoubler de soins pour l'eviter et l'adoucir. Il comptait sur deux +appuis, l'opinion de la France et la faveur de Rome. + +La premiere etait moins unie qu'il ne pensait. L'energie avec laquelle +on l'avait attaque au nom de l'Eglise intimidait ceux qui n'etaient +qu'impartiaux, neutralisait dans le clerge une partie de ses amis, et +donnait a la querelle une gravite qui ne permettait plus de le suivre +ouvertement qu'aux convictions fortes ou passionnees. Toutefois, pendant +qu'il faisait sans doute jouer a Rome tous les ressorts qui le pouvaient +sauver, il ne negligea pas de s'adresser au public, et de se concilier +les deux sortes d'esprits qui l'avaient si souvent servi; d'une part, +les esprits curieux et hardis, qui se plaisent a l'examen et goutent la +controverse, en un mot les esprits faits pour l'opposition; de l'autre, +les esprits eleves et bienveillants, qui s'interessent aisement au +talent et a la sincerite persecutes, et qui placent volontiers le bon +droit du cote de l'intelligence et de la faiblesse. Aux uns il adressa +les reponses de la dialectique, aux autres les gemissements de la foi. +Il s'etudia comme toujours a faire en lui redouter le controversiste et +plaindre le chretien. + +Mais il y avait un juge qu'il devait avant tout rassurer et satisfaire, +c'etait Heloise: non qu'il put craindre un moment d'etre desavoue par +l'esprit le plus libre, abandonne par le coeur le plus fidele. Eh! dans +quelles extremites Heloise ne l'aurait-elle pas suivi? mais il avait +besoin de l'armer pour sa cause, et de ranger publiquement de son parti +l'abbesse et ses religieuses; car elle exercait dans l'Eglise et le +monde une grande autorite morale. D'ailleurs, au milieu de ces restes de +passions philosophiques et de calculs ambitieux qui l'agitaient encore, +le coeur d'Abelard renfermait un fond de veritable tristesse; un +sentiment amer d'injustice et de malheur qui demandait a se repandre, et +qui s'epanchait toujours vers celle qui comprenait toute sa pensee et +sentait toute son ame. C'est pour elle qu'il ecrivit cette confession de +foi si noble et si touchante: + +"Heloise, ma soeur, toi jadis si chere dans le siecle, aujourd'hui plus +chere encore en Jesus-Christ, la logique m'a rendu odieux au monde. Ils +disent en effet; ces pervers qui pervertissent tout et dont la sagesse +est perdition, que je suis eminent dans la logique, mais que j'ai failli +grandement dans la science de Paul. En louant en moi la trempe de +l'esprit, ils m'enlevent la purete de la foi. C'est, il me semble, la +prevention plutot que la sagesse qui me juge ainsi; je ne veux pas a ce +prix etre philosophe, s'il me faut revolter contre Paul; je ne veux pas +etre Aristote, si je suis separe du Christ; car il n'est pas sous le +ciel d'autre nom que le sien en qui je doive trouver mon salut. J'adore +le Christ qui regne a la droite du Pere; des bras de la foi, je +l'embrasse, agissant divinement pour sa gloire dans sa chair virginale, +prise du Paraclet[304]. Et pour que toute inquiete sollicitude, tout +ombrage soit banni du coeur qui bat dans votre sein, tenez de moi ceci. +J'ai fonde ma conscience sur la pierre ou le Christ a edifie son Eglise. +Ce qui est grave sur cette pierre, je vous le dirai en peu de mots: Je +crois dans le Pere et le Fils et le Saint-Esprit, Dieu un par nature +et vrai Dieu, qui contient la Trinite dans les personnes, de facon a +conserver toujours l'unite dans la substance. Je crois que le Fils est +en tout _coegal_ au Pere; savoir, en eternite, en puissance, en volonte, +en operation. Je n'ecoute point Arius qui, pousse par un genie pervers, +ou meme seduit par un esprit demoniaque, introduit des degres dans la +Trinite, enseignant que le Pere est plus grand, le Fils moins grand, +oubliant ainsi le precepte de la loi: _Tu ne monteras point par des +degres a mon autel_ (Exod. xx, 26); car il monte par des degres a +l'autel de Dieu, celui qui introduit dans la Trinite une priorite et +une posteriorite (une superiorite et une inferiorite). J'atteste que le +Saint-Esprit, est consubstantiel et coegal en tout au Pere et au Fils, +quand dans mes livres je le designe si souvent du nom de la Divine +bonte. Je condamne Sabellius qui, attribuant au Pere et au Fils la meme +personne, avanca que le Pere avait souffert la passion, d'ou est venu le +nom des patripassiens. Je crois que le Fils de Dieu est devenu le Fils +de l'homme, et qu'une seule personne subsiste par et dans les deux +natures. C'est lui qui apres avoir souffert toutes les conditions +attachees a son humanite et la mort meme, est ressuscite, est monte au +ciel, et viendra juger les vivants et les morts. J'affirme que tous les +peches sont remis par le bapteme; que nous avons besoin de la grace +pour commencer et accomplir le bien, et que ceux qui ont failli sont +regeneres par la penitence. Quant a la resurrection de la chair, +pourquoi en parlerais-je, puisque vainement je me glorifierais d'etre +chretien, si je ne croyais que je dois ressusciter un jour? + +[Note 304: "Amplector eum ulnis fidei in carne virginali de +Paracleto sumpta gloriosa divinitus operantem." Maniere un peu +recherchee, mais exacte, d'exprimer que le Fils de l'homme a ete concu +dans le sein d'une vierge par l'operation du Saint-Esprit.] + +Telle est donc la foi dans laquelle je me repose. C'est d'elle que je +tire la fermete de mon esperance. Fort de cet appui salutaire, je ne +crains pas les aboiements de Scylla, Je ris du gouffre de Charybde, je +n'ai pas peur des chants mortels des sirenes. Si la tempete vient, elle +ne me renverse pas; si les vents soufflent, ils ne m'agitent pas; car je +suis fonde sur la pierre inebranlable[305]." + +[Note 305: _Ab. Op._, pars II, p. 308.] + +Cette declaration est chretienne. Elle contient l'expression d'une foi +correcte sur les principaux articles touchant lesquels on accusait +Abelard d'heresie. Cependant elle ne retracte pour le fond aucune des +opinions qu'il a soutenues dans ses livres, au sens du moins ou il les +a soutenues. I1 n'est ni le premier ni le seul qui, pour rester dans +l'unite, ait profite d'une communaute de langage entre ses adversaires +et lui, sans tenir compte des idees diverses que des esprits differents +attachent aux memes mots. Peut-etre si l'on obligeait tous les chretiens +a donner individuellement le sens precis et sincere qu'ils attribuent +chacun aux expressions consacrees du dogme, verrait-on dans l'unite +perpetuelle du catholicisme surgir les dissidences et les variations, et +l'heresie des coeurs trahir l'orthodoxie des paroles. + +Ainsi Abelard parlait a Heloise. Ainsi il essayait d'offrir aux +catholiques, sans engagement ni passion, les moyens de s'interesser a +lui et de le prendre sous leur garde. En meme temps, il composait une +apologie plus developpee, ou il se defendait en discutant et refutait +ses adversaires. Cet ouvrage est inconnu. Mais Othon de Frisingen +nous en a conserve le commencement, ou l'on voit que les questions +de dialectique avaient ete melees par les adversaires d'Abelard aux +questions de theologie, et ceux-ci ont accuse cet ouvrage d'une vivacite +et d'une violence qui auraient a la fois aggrave les torts de l'auteur +et empire sa situation[306]. Nous doutons qu'il ait ecrit avec +l'emportement qu'on lui reproche. En general, sa discussion etait alors +plus dedaigneuse que violente; mais c'etait bien assez pour offenser des +adversaires tres-serieusement persuades d'etre les defenseurs de Dieu. + +[Note 306: Othon parait croire que l'apologie d'Abelard fut faite a +Cluni apres la decision du pape. Si c'est la confession de foi qui se +trouve dans les Oeuvres, elle n'etait pas de nature a provoquer de +vives repliques, et elle ne commence point par les mots qu'Othon nous a +conserves, et qui indiquent que les imputations d'heresie auraient ete +rattachees a quelque point de philosophie traite d'apres Boece. Elle +n'est pas l'apologie dont un adversaire d'Abelard dit: "Per apologiam +suam theologiam impejorat." Celle-ci est donc perdue. L'existence en est +attestee par Othon et par les citations curieuses que donne le censeur +inconnu dans une refutation attribuee faussement a Guillaume de +Saint-Thierry. Il faut que les editeurs de celle-ci l'aient lue avec peu +d'attention pour n'avoir par apercu qu'elle etait dirigee contre une +apologie tout autrement polemique que la declaration publiee par +d'Amboise et annexee par Tissier a la dissertation de Guillaume de +Saint-Thierry, et a celle de l'abbe anonyme qu'on croit etre Geoffroi +d'Auxerre. (Ott. Fris. _De Gest. Frid._, l. 1, c. XLIX.--_Disput anon. +abb. adv. P. Abael., Biblioth. cisterc._, t. IV, p. 239, 240, 242, +246.)] + +Leurs reproches s'adressaient avec plus de justice a une autre apologie +qu'Abelard laissa publier par un de ses amis. Pierre Berenger +est l'auteur de cette defense, veritable invective contre saint +Bernard[307]. L'ouvrage est rempli de verve et d'audace. Au milieu des +longueurs, des puerilites, des plaisanteries grossieres que tolerait +le gout du temps, de ces citations innombrables, ornement oblige +d'un ouvrage destine aux gens instruits, on y trouve un vrai talent +satirique, un esprit libre et penetrant, quelquefois une argumentation +vive et des traits d'eloquence. C'est une Provinciale du XIIe siecle. On +ne saurait dire si Abelard y avait mis la main. + +[Note 307: _Ab. Op._, pars II, ep. XVII, _Berengarii scholastici +Apologeticus_, p. 302.] + +Nous n'avons rien emprunte a cet ouvrage en racontant le concile de +Sens. Nous ne voudrions pas juger les jesuites sur la foi de Pascal; +mais il y a dans Pascal du vrai sur les jesuites, et tout ne peut-etre +faux dans ce que raconte Berenger: car s'il parle comme un ennemi de +saint Bernard, il ne s'exprime pas comme un ennemi de la foi. + +Citons, si ce n'est comme historique, au moins comme echantillon de +style, quelque chose de la peinture interieure du concile. Apres s'etre +assez agreablement moque de la pretention constante de Bernard a n'etre +qu'un ignorant qui ne sait pas ecrire faute d'etudes, quoiqu'il ecrivit +avec beaucoup d'art et de recherche, et qu'il se fut adonne aux lettres +profanes au point d'avoir compose dans sa jeunesse des chansons badines +dont on lui peut offrir quelques citations, l'apologiste lui rappelle +avec un respect ironique sa saintete et ses miracles, puis lui declare +brusquement qu'il a perdu son aureole et trahi son secret par sa +conduite dans la derniere affaire. + +"Or, voila les eveques convoques de toutes parts au concile de Sens. +C'est la que tu as declare Abelard heretique, que tu l'as arrache comme +en lambeaux du sein maternel de l'Eglise. Il marchait dans la voie du +Christ; sortant de l'ombre comme un sicaire aposte, tu l'as depouille +de la tunique sans couture. D'abord tu haranguais le peuple, afin qu'il +priat Dieu pour lui; et interieurement tu te disposais a le proscrire du +monde chretien. Que pouvait faire la foule? Comment prier, quand elle +meconnaissait celui pour qui il fallait prier? Toi, l'homme de Dieu, qui +avais fait des miracles, qui etais assis avec Marie aux pieds de Jesus, +qui conservais toutes ses paroles dans ton coeur, tu aurais du bruler +au ciel le plus pur encens de la priere pour obtenir la resipiscence +de Pierre, ton accuse, pour obtenir qu'il se lavat de tout soupcon.... +Est-ce que par hasard tu aurais mieux aime qu'il demeurat tel que la +censure trouvat ou le prendre? + +"Enfin, apres le diner, le livre de Pierre est apporte, et l'on ordonne +a quelqu'un de faire a haute voix lecture de ses ecrits. Mais le +lecteur, anime par la haine, arrose par le fruit de la vigne, non pas de +cette vigne dont il est dit, _je suis la vigne veritable_ (Jean, XV, 1), +mais de celle dont le jus coucha le patriarche tout nu sur le sol, se +met a crier plus fort qu'on ne lui demandait. Apres quelques mots, vous +eussiez vu les graves pontifes se moquer de lui, battre des pieds, rire, +jouer, comme gens qui accomplissent leurs voeux, non au Christ, mais a +Bacchus; en meme temps on salue les coupes, on celebre les pots, on loue +les vins; les saints gosiers s'arrosent ... et c'est alors que, comme +dit le satirique: + + Inter pocula quaerunt + Pontifices saturi quid dia poemata narrent[308]. + +[Note 308: Pers. sat. I, v. 27-28. L'auteur latin dit _Romulidae_ et +non _pontifices_.] + +Puis, quand arrive jusqu'a eux le son de quelque passage subtil +et divin, auquel les oreilles pontificales ne sont pas habituees, +l'auditoire se degrise dans son coeur; ce ne sont plus que grincements +de dents contre Pierre, et ces juges aux yeux de taupe pour voir clair +en philosophie, s'ecrient:--Quoi! nous laisserions vivre un pareil +monstre!--et, remuant la tete comme des juifs:--Ah! disent-ils, _voila +celui qui renverse le temple de Dieu_.--(Math, XXVI, 40.) Ainsi +des aveugles jugent les paroles de lumiere; ainsi des hommes ivres +condamnent un homme sobre. Ainsi de vrais pots pleins de vin prononcent +contre l'organe de la Trinite.... Ils avaient rempli, ces premiers +philosophes du monde, le tonneau de leur gosier, et la chaleur du +breuvage leur etait montee au cerveau, de sorte que tous les yeux se +fermaient noyes dans un sommeil lethargique. Cependant le lecteur crie, +l'auditeur dort. L'un s'appuie sur son coude pour mieux sommeiller; +l'autre, sur un coussin bien mou, cherche a fermer ses paupieres; +un troisieme penche sa tete sur ses genoux. Aussi, quand le lecteur +trouvait quelque epine dans le champ, il criait aux sourdes oreilles +des peres: _Vous condamnez?_ Alors, quelques-uns a peine eveilles a la +derniere syllabe, d'une voix somnolente, la tete pendante, disaient: +_Nous condamnons.--Amnons_, disaient d'autres qui, eveilles a leur tour +par le bruit que les premiers faisaient en jugeant, decapitaient le +mot[309].... Ainsi les soldats endormis rendent temoignage que, pendant +leur sommeil, les apotres sont venus et ont emporte le corps. (Math. +XXVIII, 43.) Ainsi, celui qui avait veille le jour et la nuit dans la +loi du Seigneur est condamne par des pretres de Bacchus. C'est le malade +qui traite le medecin; c'est le naufrage qui accuse celui qui est sur le +rivage; le criminel qu'on va pendre accuse l'innocent. Que faire, o +mon ame? A qui recourir? As-tu oublie les preceptes des rheteurs, et +maitrisee par la douleur, gagnee par les larmes, perds-tu le fil de ton +discours? Crois-tu que le Fils de l'homme, quand il viendra, trouvera la +foi sur la terre? Les renards ont leurs terriers, les oiseaux du ciel +ont leurs nids; mais Pierre n'a pas ou reposer sa tete.... + +[Note 309: Il y a ici un jeu de mots impossible a traduire. +_Damnatis_, dit le promoteur. _Damnamus_, disent les peres. _Namus_, +repondent les plus endormis. _Namus_, nous nageons, ce mot fait allusion +a l'ivresse, et Berenger ajoute: "Votre natation est une tempete, une +submersion." (P. 305.)] + +"En voyant agir de la sorte, en ecoutant les arrets de pareils juges, on +se console avec ces mots de l'Evangile: _Les pontifes et les pharisiens +se sont reunis, et ils ont dit: Que faisons-nous? Cet homme dit des +choses merveilleuses. Si nous le laissons aller, tout le monde croira en +lui_. (Jean, XI, 47.) + +"Mais un des peres, nomme l'abbe Bernard, etant comme le pontife de ce +concile, prophetisa en disant: _Il nous convient qu'un seul homme soit +extermine par le peuple et que toute la nation ne perisse pas_[310]. +C'est de ce moment qu'ils ont resolu de le condamner, repetant ces +paroles de Salomon: _Tendons des embuches au juste_ (Prov. I, 11), +enlevons-lui la grace des levres et trouvons le mot qui perdra le +juste.--Vous l'avez fait en faisant ce que vous avez fait, vous avez +darde contre Abelard les langues de la vipere. Renverses par l'ivresse, +vous l'avez renverse, et vous avez absorbe le vin, _comme celui qui +devore le pauvre en secret_ (Habac. III, 14). Et pendant ce temps, +Pierre priait: _Seigneur_, disait-il, _delivrez mon ame des levres +iniques et de la langue perfide_. (Ps. CXIX, 2.) + +[Note 310: Jean, XI, 50. Berenger dit: _Exterminetur a populo_, ce +qui veut dire soit _extermine par le peuple_ ou _proscrit du sein du +peuple_. Il y a dans la Vulgate: _Moriatur pro populo_, ce qui est +conforme au texte grec.] + +"Au milieu de tant de pieges, Abelard se refugie dans l'asile du +jugement de Rome.--Je suis, dit-il, un enfant de l'Eglise romaine. Je +veux que ma cause soit jugee comme celle de l'impie; _j'en appelle +a Cesar_.--Mais Bernard, l'abbe, sur le bras duquel se reposait la +multitude des peres, ne dit pas comme le gouverneur qui tenait saint +Paul dans les fers: _Tu en as appele a Cesar, tu iras a Cesar_[311]; +mais _tu en as appele a Cesar, tu n'iras pas a Cesar_. Il informe en +effet le siege apostolique de tout ce qu'ils ont fait, et aussitot un +jugement de condamnation de la cour de Rome court dans toute l'Eglise +gallicane. Ainsi est condamnee cette bouche, temple de la raison, +trompette de la foi, asile de la Trinite. Il est condamne, o douleur, +absent, non entendu, non convaincu. Que dirai-je, que ne dirai-je pas, +Bernard?.... + +[Note 311: "Caesarem appello.--Caesarem appellasti; ad Caesarem +ibis." (Act. XXV, 11 et 12.)] + +"Malgre tout ce que la fureur intestine des haines conjurees, tout ce +qu'un orage de passions implacables et insensees pouvait lancer contre +Pierre, tout ce que pouvait comploter l'envie et l'iniquite, la froide +clairvoyance de la censure apostolique ne devrait jamais se laisser +endormir. Mais il devie facilement de la justice, celui qui dans une +cause craint l'homme plus que Dieu. Elle est vraie, cette parole d'une +bouche prophetique: _Toute tete est languissante.... De la plante des +pieds jusques au col, rien n'est sain en lui_[312]. + +[Note 312: Isai., l. 5 et 6.--Le texte dit de la plante des pieds +jusqu'au sommet de la tete, _usque ad verticem_. C'est peut-etre par +erreur que la citation de Berenger porte _cervicem_.] + +"Il voulait, disent les fauteurs de l'abbe, corriger Pierre. Homme de +bien, si tu projetais de rappeler Pierre a la purete d'une foi intacte, +pourquoi, en presence du peuple, lui imprimais-tu le caractere du +blaspheme eternel? Et si tu cherchais a enlever a Pierre l'amour du +peuple, comment t'appretais-tu a le corriger? De l'ensemble de tes +actions, il ressort que ce qui t'a enflamme contre Pierre n'est pas +l'envie de le corriger, mais le desir d'une vengeance personnelle. +C'est une belle parole que celle du prophete: _Le juste me corrigera en +misericorde._ (Ps. CXL, 5.) Ou manque en effet la misericorde, n'est pas +la correction du juste, mais la barbarie brutale du tyran. + +"Et sa lettre au pape Innocent atteste encore les ressentiments de son +ame: _Il ne doit pas trouver un refuge aupres du siege de Pierre, celui +qui attaque la foi de Pierre_[313]! Tout beau, tout beau, vaillant +guerrier; il ne sied pas a un moine de combattre de la sorte. +Crois-en Salomon: _Ne soyez pas trop juste de peur de tomber dans la +stupidite_[314]. Non, il n'attaque pas la foi de Pierre celui qui +affirme la foi de Pierre: il doit donc trouver un refuge aupres du siege +de Pierre. Souffre, je te prie, qu'Abelard soit chretien avec toi. Et si +tu veux, il sera catholique avec toi; et si tu ne le veux pas, il sera +catholique encore; car Dieu est a tous et n'appartient a personne[315]." + +[Note 313: S. Bern., ep. CLXXXIX.] + +[Note 314: _Eccl._, VII. 17.--Il y a dans le texte: "Noli esse +justus multum, neque plus sapias quam necesse est, ne obstupescas." +Berenger dit: "Noli nimium esse justus, ne forte obstupescas."] + +[Note 315: _Ab. Op._, pars II, ep. XVII, p. 303-308.] + +Apres ces belles paroles, Berenger recherche si en effet Abelard n'est +pas chretien. Il donne alors le texte de la confession de foi adressee +a Heloise, et sur cette declaration, il demande s'il est juste et +charitable de fermer a celui qui professe la croyance de l'Eglise tout +acces vers le chef de l'Eglise. Abelard peut s'etre trompe, mais il n'a +point dit tout ce qu'on lui fait dire, ou il l'a dit dans un autre sens; +un second ouvrage eut corrige ou bien eclairci le premier; il fallait +attendre ses explications. Enfin s'il reste des erreurs, et Berenger ne +le conteste pas, ou n'y a-t-il point d'erreurs? il y en a dans saint +Bernard lui-meme. Son traite sur le Cantique des Cantiques contient +une heresie sur l'origine de l'ame[316]. Il y a des fautes dans saint +Hilaire, dans saint Jerome, et saint Augustin a publie le livre de ses +retractations. Comment donc a-t-on pu avec tant d'acharnement travailler +a fermer au maitre Pierre les portes de la clemence apostolique? + +[Note 316: Les erreurs que Berenger signale dans saint Bernard, sont +peu graves ou peu prouvees. Ainsi on lit dans son vingt-septieme sermon +sur le _Cantique des Cantiques_, que l'ame vient du ciel, et Berenger +en conclut que saint Bernard est tombe dans l'erreur d'Origene qui +attribuait aux ames une existence anterieure a cette vie. L'induction +nous parait forcee. (S. Bern. _Op._, vol. I, t. IV, serm. XXVII, 6; +Not., p. CXIII.--_Hist. litt._, t. XII, p. 257.)] + +Telle est l'argumentation ici parfaitement juste par laquelle Berenger +termine son pamphlet theologique, en prenant l'engagement de discuter +dans un autre ecrit le fond meme des questions. Mais cet engagement, il +ne le tint pas. On vient de voir qu'en ecrivant, il savait deja que la +cour de Rome avait prononce, et que toute esperance etait perdue. Du +cote de saint Bernard, une dissertation, empreinte d'une verve qui +va jusqu'a la violence, avait ete lancee contre l'apologie, non de +Berenger, mais d'Abelard[317]. L'auteur inconnu, mais qui etait un abbe +de moines noirs, dedie son ouvrage a l'archeveque de Rouen qui parait +etre son superieur ecclesiastique, raconte qu'il a ete lie avec Abelard +par la plus etroite familiarite, et prend avec la derniere vivacite +la defense de saint Bernard contre une apologie qu'il traite de +calomnieuse. C'est celle que nous n'avons plus. Il accuse Abelard d'etre +_conduit par les furies_ et d'avoir compare saint Bernard a Satan, +transforme en ange de lumiere. Si la citation est exacte, l'accuse n'eut +fait que rendre a l'accusateur ce qu'il lui avait prete[318]. + +[Note 317: Nous avons deja parle de cette dissertation d'un abbe +anonyme. Plusieurs auteurs, Duchesne entre autres, l'ont confondue +avec celle de Guillaume de Saint-Thierry, ou la lui ont attribuee par +surerogation; erreur manifeste que Tissier et Mabillon ont relevee. +Point d'evidente raison non plus pour donner cet ouvrage a Geoffroi, +l'auteur de la _Vie de saint Bernard_. Un moine de Citeaux, nomme aussi +Geoffroi, l'attribue bien a un abbe de moines noirs, et Geoffroi le +biographe devint en effet abbe de Clairvaux (ou des moines noirs de +Citeaux); il fut le troisieme successeur de saint Bernard; mais il +n'etait point abbe a l'epoque ou l'ouvrage parait avoir ete ecrit, et +surtout il ne dependait pas de l'archeveque de Rouen. L'ouvrage, au +reste, a ete insere dans la Bibliotheque de Citeaux. (Disputat. anonym. +abbat. adv. dogm. P. Abael., _Bibl. cist._, t. IV, p. 238.--S. Bern. +_Op._, admon. in opusc. XI, vol. 1, t. II, p. 636.--_Thes. nov. anecd. +observ. proev. in Ab. Theol._, t. V, p. 1148.--Ex epist. Gaufr. mon. +clarev., _Rec. des Hist._, t. XIV, p. 331.--_Ab. Op._; Not., p. 1193.)] + +[Note 318: Voyez ci-dessus et S. Bern. ep. CCCXXX.] + +Mais ces violences de langage, toujours blamables, etaient de plus +imprudentes. Le clerge orthodoxe prenait de jour en jour le dessus. +Berenger, esprit vif et caustique, s'etait fait encore d'autres +affaires, en attaquant les chartreux qui, dit-on, avaient pris parti +contre lui[319]. Il se vit bientot oblige de quitter le pays et de +songer a sa surete; puis du fond de la retraite ou il s'etait cache, +il ecrivit a Guillaume, eveque de Mende, une lettre ou il s'excuse, en +laissant echapper encore quelques epigrammes contre saint Bernard. Il +declare qu'il se rend sur les questions generales du dogme, qu'il n'a +pas fait suivre son premier ouvrage d'un second, et qu'il a renonce a +s'eriger en patron des articles reproches a Pierre Abelard, puisque, +encore qu'ils soient bons pour le sens, ils ne le sont pas pour le +son[320]. "Quant a l'apologie que j'ai publiee, je la condamnerai, +dit-il, en ce sens, que si j'ai dit quelque chose contre la personne de +l'homme de Dieu, j'entends que le lecteur le prenne en plaisanterie, et +non au Serieux." + +[Note 319: _Ab. Op._, pars II, ep. XIX, p. 325.] + +[Note 320: "Quia, etsi sanum saperent, non sane sonabant." (_Ab. +Op._, pars II, ep. XVIII, p. 822.)] + + +C'est que le jugement du pape, qui d'abord n'avait que transpire, fut +bientot officiellement connu, et mit fin a cette grande controverse, +qui devait renaitre un jour sous les auspices d'hommes nouveaux. Saint +Bernard avait triomphe; l'oeuvre etait consommee. On ignore si la cour +de Rome hesita, si elle fut quelque temps combattue entre les deux +partis; mais l'acquittement d'Abelard etait la condamnation du clerge +de France et l'immolation dans l'Eglise de ce qu'on pourrait appeler +le parti gouvernemental au parti liberal. Un tel acte ne pouvait etre +qu'une dangereuse inconsequence, a moins qu'il ne fut le debut et le +signal d'un systeme nouveau, et ne figurat dans un vaste ensemble de +mesures de reforme ou tout au moins de conciliation. Or cette politique +n'etait pas dans les idees du siecle, peut-etre meme eut-elle devance +de trop d'annees la necessite qui plus tard a pu la reclamer sans +l'obtenir. En tout cas, elle n'etait pas a la portee de celui qui, sous +le nom d'Innocent II, gouvernait l'Eglise, esprit mediocre et d'une +commune prudence, imitateur timide de la politique illustree, entre ses +predecesseurs, par Hildebrand, et entre ses successeurs, par Lothaire +Conti. Peu de mois apres le concile de Sens, un rescrit donne a Latran +le 16 juillet, et adresse aux archeveques de Sens et de Reims, +ainsi qu'a l'abbe de Clairvaux, condamna sur l'appel Abelard et ses +doctrines[321]. Les termes en sont assez moderes. Apres un preambule +sur les droits et les devoirs du saint siege, et quelques citations +d'erreurs deja condamnees, le pape, sans se prononcer en droit touchant +les operations du concile, dit que, quant aux articles deferes par +les deux archeveques, il a reconnu avec douleur, dans la pernicieuse +doctrine de Pierre Abelard, d'anciennes heresies, et qu'il se felicite +qu'au moment ou se raniment des dogmes pervers, Dieu ait suscite a +l'Eglise des enfants fideles, au saint troupeau d'illustres pasteurs, +jaloux de mettre un terme aux attaques du nouvel heretique[322]. En +consequence, apres avoir pris le conseil de ses eveques et cardinaux, le +successeur de saint Pierre condamne les articles ainsi que la doctrine +generale de Pierre et son auteur avec elle, et impose a Pierre, comme +heretique (_tanquam haeretico_), un perpetuel silence. Il estime en +outre que tous les sectateurs et defenseurs de son erreur devront etre +sequestres du commerce des fideles et enchaines dans les liens de +l'excommunication. On ajoute que le pape ordonna de livrer aux flammes +les livres d'Abelard, et que lui-meme les fit bruler a Rome[323]. + +[Note 321: S. Bern. _Op._, ep. CXCIV; Innocentius episc. +venerabilibus fratribus.--_Ab. Op._, pars II, ep. XVI, p. 301.] + +[Note 322: "Qui novi haeretici calomniis studeant obviare." (_Id., +ibid._)] + +[Note 323: Gaufrid., _In Vit. S. Bern._--S. Bern. _Op._, vol. 1, p. +636.] + +Telle etait la lettre immediatement ostensible. Une lettre plus courte, +portant la meme suscription, et donnee le lendemain de la precedente, +contenait le commandement que voici: + +"Par les presents ecrits, nous mandons a votre fraternite de faire +enfermer separement dans les maisons religieuses qui vous paraitront le +plus convenables, Pierre Abelard et Arnauld de Bresce, fabricateurs de +dogmes pervers et agresseurs de la foi catholique, et de faire bruler +les livres de leur erreur partout ou ils seront trouves. Donne a Latran, +18ieme jour des calendes d'aout." + +Et a cette lettre etait annexe cet ordre: + +"Ne montrez ces ecrits a qui que ce soit, jusqu'a ce que la lettre meme +(sans doute le rescrit principal) ait ete, dans le colloque de Paris qui +est tres-prochain, communiquee aux archeveques[324]." + +[Note 324: Cet ordre est du 14 juillet. On ignore quel etait le but +de ce colloque (conference ou deliberation) qui devait se tenir a Paris +et ou devaient assister des archeveques, je n'en ai vu trace ni dans la +_Gallia Christiana_, ni dans l'_Histoire de l'Eglise de Paris_ du P. +Gerard Dubois. (S. Bern. _Op._, ep. CXCIV et not. in ep. CLXXXVII +et seqq., p. lxvi.--_Ab. Op._, pars II, ep. XV et XVI, p. 299 et +301.--Fleury, _Hist. Eccl._, t. XIV, l. LXVII, p. 556.)] + +Le secret prescrit fut garde quelque temps. Abelard parait n'avoir ni su +ni soupconne de bonne heure ce fatal denoument. En faisant son appel, il +avait entendu se retirer par devers la Cour de Rome, pour y plaider sa +cause. Il ne pouvait s'imaginer qu'on l'y jugerait sans l'entendre, et +que cette iniquite, presque sans exemple de la part de l'Eglise supreme, +serait consommee contre lui. Il faut remarquer en effet, qu'a aucune +epoque de la procedure, soit en France, soit en Italie, il n'a ete admis +a dire s'il reconnaissait les ouvrages a lui attribues, s'il avouait, +desavouait, retractait, modifiait ou interpretait les articles qu'on +pretendait en avoir extraits, ni enfin a s'expliquer sur ses dogmes et +ses intentions; la preuve n'a donc jamais ete faite qu'il fut coupable +de malice, orgueil, opiniatrete, conditions indispensables de l'heresie; +car l'heresie est un crime et non pas une erreur. On concoit donc +jusqu'a un certain point sa securite. Cependant, comme il n'attendait +plus rien de la France, il resolut d'aller a Rome, afin de s'y defendre +s'il etait encore simple accuse, de se justifier s'il etait condamne +deja. Triste et souffrant, il partit pour Lyon, en faisant route par +la Bourgogne. L'age et les infirmites ralentissaient sa marche; il +sejournait dans les monasteres qu'il rencontrait sur son chemin. Une +fois, surpris, dit-on, par la nuit, il fut force de s'arreter a Cluni. + +La maison de Cluni, situee non loin de Macon, etait une ancienne abbaye +de l'ordre de Saint-Benoit, fondee au commencement du Xe siecle par +Bernon, abbe de Gigny, et richement dotee par Guillaume Ier, duc +d'Aquitaine et comte d'Auvergne. Elle avait precede Citeaux et par +consequent Clairvaux, qui n'etait qu'une colonie de cette derniere +maison, et, comme on disait dans le cloitre, la troisieme fille de +Citeaux[325]. + +[Note 325: Cluni et Citeaux, tous deux de l'ordre de Saint-Benoit, +etaient cependant des chefs d'ordre. Les quatre demembrements de +Citeaux, appeles ses quatre filles, etaient les abbayes de La Ferte, de +Pontigni, de Clairvaux et de Morimond. La robe de Cluni etait noire, +celle de Citeaux blanche, excepte quand les moines sortaient de la +maison. Cette difference dans la couleur du froc joue un grand role +dans las demeles des clunistes et des cisterciens. (_Hist. des ordres +monastiques_, par le P. Heliot, t. V, c. xviii et xxxii.)] + +Cluni etait ce qu'on appelle un chef d'ordre et un des monasteres les +plus renommes de la Gaule pour sa richesse et sa dignite. On vantait la +magnificence de son eglise, de ses batiments, de sa bibliotheque; et +l'hospitalite y etait exercee avec grandeur. Un esprit de paix et +d'indulgence, le gout des lettres et des arts meme regnaient dans cette +maison ou les biens du monde n'etaient point dedaignes et que des +religieux austeres accusaient de relachement. Les vives animosites qui +eclataient souvent entre les divers ordres, comme entre les couvents +du meme ordre, avaient, pendant un temps, anime Citeaux contre Cluni. +Citeaux, chef d'ordre comme Cluni, et a sa suite Clairvaux, plus ardent, +plus rigoureux, plus pauvre, avait attaque tout a la fois la richesse, +l'influence, et l'esprit large et tolerant d'une abbaye ou le temps +avait amene quelques modifications a la regle primitive de Saint-Benoit. +Naturellement, Cluni repondait en accusant Citeaux de pharisaisme. +Bernard, avec sa ferveur inflexible, n'avait pas manque, pres de quinze +ans auparavant, de prendre parti pour Citeaux, d'ou il etait sorti, et +tout en lui reprochant les exagerations malveillantes d'un zele outre, +il avait censure les nouveautes et les concessions de Cluni, et denonce +la mollesse sous le nom de moderation, la complaisance sous celui de +charite[326]. + +[Note 326: Voyez l'ouvrage que saint Bernard, a la demande de +Guillaume de Saint-Thierry, composa sous le nom d'_Apologia_ et ou il +attaque encore plus Cluni qu'il ne le defend, tout en blamant Citeaux. +(S. Bern. _Op._, vol. 1, t. II, opusc. V.)] + +Quoique ces accusations, motivees surtout par quelques habitudes de luxe +inseparables d'une grande opulence, et par les desordres ambitieux d'un +abbe, Pons de Melgueil, mort a Rome excommunie, n'eussent jamais atteint +son successeur, Pierre, fils de Maurice, de la grande famille des +seigneurs de Montboissier en Auvergne, celui a qui ses vertus et sa +longue vie ont attire le nom de Pierre le Venerable; il lui fallut +prendre la plume pour defendre son ordre et repondre, au moins +indirectement, a saint Bernard[327]. Il donna une refutation remarquable +de toutes les critiques des cisterciens, ce qui etait refuter celles que +s'appropriait saint Bernard, quoiqu'il ne le nommat pas[328]. Mais c'est +l'esprit meme de saint Bernard que semble combattre dans son style +calme, mesure, enjoue meme, l'esprit juste et serein de Pierre le +Venerable. En 1132, une exemption en matiere de dime accordee par le +pape aux moines de Citeaux, obligea l'abbe de Cluni a reclamer, et +suscita une controverse nouvelle entre l'abbe de Clairvaux et lui[329]. +Enfin, six ans apres, l'election d'un cluniste a l'eveche de Langres, +faite contre le gre du premier, l'entraina a des plaintes ameres ou son +noble emule ne fut pas epargne aupres du roi ni du pape. Pierre lui +repondit avec une mesure et une superiorite reconnues des admirateurs +memes de saint Bernard; et quand enfin, resumant tous leurs differends +du ton de la moderation et de l'amitie, il voulut les mettre au neant, +il lui ecrivit une grande lettre toute pleine d'autorite et de douceur +ou nous lisons cette belle parole trop peu comprise des moines de tous +les temps: "La regle de saint Benoit est subordonnee a la regle de la +charite[330]." + +[Note 327: Pierre le Venerable, "Venerabilis cognomine, quod ipsi +haesit, sua aetate donatus" (_Rec. des Hist._, t. XV, ep. Pet. Clun. +abb., _Monit._, p. 625); "Cognomento venerabilis ob eximiam divinarum +et humanarum scientiarum cognitionem cum insigni vitae prebliate +conjunctam" (_Gall., Christ._, t. VI, p. 1117), ne fut point _canonise +selon les formes_. Mais les benedictins n'ont pas manque de l'inscrire +dans leur martyrologe; et dans la bibliotheque de Cluni, son nom est +precede de l'S. (_Bibl. Cluniac. vit. S. Pet. vener._, p. 553.) Les +auteurs de l'_Histoire litteraire_ le regardent egalement comme un saint +en France. (_Hist. litt._, t. XIII suppl., p. 431.)] + +[Note 328: Fleury n'hesite pas a considerer l'apologie de Cluni +adressee par Pierre a Bernard comme une reponse a l'ouvrage du dernier, +et c'est aussi l'opinion de Neander. Les auteurs de l'_Histoire +litteraire_ mettent un grand soin a prouver qu'il n'en est rien et que +Pierre ne repond qu'aux cisterciens en general. Il est certain que la +refutation n'est ni directe, ni expresse, mais l'opposition entre +les deux hommes est flagrante. (Cf. _Bibl. cluniac._, l. I, ep. +XXVIII--_Hist. litt._, t. XIII, p. 199, t. Xlll supp., p. 266 et 438.-- +_Hist. Eccl._, l. LXVII, n deg. 43.--_Saint Bernard et son siecle_, l. II.)] + +[Note 329: S. Bern. _Op._, vol. 1, not. in ep. CCXXVIII.--_Bibl, +Clun., Petr. Ven. epist._, l. I, ep. XXXIII-XXXVI.] + +[Note 330: "Regula illa illius sancti patris ex illa sublimi et +generali caritalis regula pendet." (_Bib. Clun., Petr. epist._, l. +IV, ep. XVII, l. I, ep. XXIX.--S. Bern. _Op._, ep. CLXIV a CLXX, ep. +CCXXIX.)] + +La bienveillance, l'estime, l'amitie meme parurent assez constamment +unir ces deux hommes si differemment chretiens. Ils se louerent beaucoup +l'un l'autre, et je ne sais s'ils s'en tendirent jamais. L'abbe Pierre, +par ses vertus calmes, sa piete simple, la culture et la distinction de +son esprit, etait universellement respecte dans l'Eglise. Il ne manquait +pas pour lui-meme de la severite necessaire a la profession monastique, +et sa reforme de son ordre, decretee en 1132, dans un chapitre general +ou assisterent douze cent douze freres et deux cents prieurs, l'a bien +prouve. Mais une charite tendre et eclairee l'inspirait, et son esprit +aimable autant qu'etendu, lui faisait admettre et comprendre ce qui +echappait au genie etroit de l'abbe de Clairvaux. Les lettres de Pierre +sont admirables par l'onction dans la raison. Tout, jusqu'a cette +intelligence des choses mondaines dans une juste mesure, jusqu'a cette +habile alliance d'une vie simple et pure avec l'emploi des richesses du +siecle, des tresors des arts, des moyens d'influence temporels, rappelle +involontairement, dans sa magnificence, sa grace et sa saintete, +l'immortel archeveque de Cambrai. Ce n'est faire tort ni a Pierre ni a +Bernard que de dire qu'il y eut en eux et meme entre eux quelque chose +qui fait penser a Fenelon et a Bossuet. "Vous remplissez les devoirs +"penibles et difficiles, qui sont de jeuner, de "veiller, de souffrir," +ecrivait un jour Pierre a Bernard, "et vous ne pouvez supporter le +devoir facile "qui est d'aimer[331]." + +[Note 331: "Quae gravia sunt faciunt; quae levia facere nolunt.... +Servas, quicumque talis es, gravia Christi mandata, cum jejunas, +cum vigilas, cum fatigaris, cum laboras; et non vis levia ferre, ut +diligas." (_Bibl. Clun._, 1. VI, ep. IV, p. 897. Cette lettre a ete mise +a la date de 1149.) Saint Bernard etait fort superieur a Bossuet en +energie et en puissance de caractere; mais la nature de Bossuet etait +meilleure, plus equitable et plus douce.] + +Tel etait l'homme que la Providence mit sur la route d'Abelard fugitif. +Ce n'etait ni comme lui un docteur audacieux, ni comme son rival un +moine dominateur; mais un prelat lettre et doux, pieux et liberal, qui +aimait la paix et qui savait l'etablir et la conserver. Il accueillit +Abelard avec un melange de compassion et de respect, et la triste +victime de tant de haineuses passions, y compris les siennes, rencontra +enfin ce qu'il n'avait guere trouve sur l'apre chemin de sa vie, la +bonte. + +S'etant repose quelques jours a Cluni, il confia ses projets a l'abbe +Pierre. Il se regardait comme l'objet d'une injuste persecution, et +protestait avec horreur contre le nom d'heretique. Il raconta qu'il +avait fait appel au saint-siege, et qu'il allait se refugier au pied du +trone pontifical. On en a conclu qu'il ne savait pas encore, du moins +avec certitude, que son arret etait rendu. Pierre le Venerable approuva +son dessein, lui dit que Rome etait le refuge du peuple des chretiens, +qu'il devait compter sur une supreme justice qui n'avait jamais failli +a personne, et par dela la justice, sur la misericorde. Dans ces +circonstances, Raynard, abbe de Citeaux, vint a Cluni. On a suppose +qu'il y etait envoye par l'abbe de Clairvaux, qui, depositaire des +ordres du pape, hesitait a les executer avec eclat, ou redoutait le +voyage d'Abelard a Rome. Quoi qu'il en soit, l'abbe de Citeaux parla de +reconciliation, et Pierre entra vivement dans cette nouvelle idee. Tous +deux presserent Abelard. Mieux instruit peut-etre de sa vraie situation, +ou peut-etre use par l'age, brise par la maladie, decourage par +l'experience, il parut se laisser flechir. Jamais il n'avait pense a se +placer en dehors de l'Eglise, et le schisme de sa situation lui etait +reellement insupportable. Dans une telle disposition d'esprit, il dut +etre touche de cet aspect de charite paisible et de sainte indifference +que presentaient le venerable abbe et l'interieur de sa maison. Jamais +la piete n'avait abandonne son ame; il y laissa penetrer le calme et le +detachement. A la demande de Pierre et de quelques autres religieux, il +declara, comme au reste il l'avait souvent fait, rejeter tout ce +qui, dans ses paroles ou ses livres, aurait pu blesser des oreilles +catholiques, et il ecrivit une nouvelle apologie ou confession de +foi[332]. Il voulut bien meme suivre a Clairvaux l'abbe Raynard, dont la +mediation assoupit les anciens differends, et il dit a son retour que +saint Bernard et lui s'etaient revus pacifiquement[333]. On ne sait rien +de cette entrevue. Je ne doute pas de la clemence de saint Bernard; il +croyait reellement que c'etait a lui de pardonner. + +[Note 332: _Ab. Op._, pars II, ep., xx, _apologia seu confessio_, p. +330.] + +[Note 333: "Se pacifice convenisse revenus retulit." (_Id_., +_Ibid_., pars II, ep. xxii, p. 336.)] + +Si la confession de foi qui nous est restee est celle qui satisfit saint +Bernard, il etait bien revenu des exigences que lui inspirait naguere +sa clairvoyante severite. Comme l'apologie pour Heloise, la seconde +declaration d'Abelard, adressee a tous les enfants de l'Eglise +universelle, est chretienne; mais il n'y dement sur aucun point capital +les opinions emises dans ses ouvrages. Seulement il les desavoue dans la +forme absolue et outree que leur avaient donnee ses adversaires, ou bien +il repete sans commentaire ni developpement, la formule orthodoxe dont +on l'accuse de s'etre ecarte; mais il ne reconnait pas qu'il s'en +soit ecarte, ni que par consequent il l'entende desormais en un sens +contraire a ses ecrits. Apres cette declaration, il restait maitre +comme par le passe, de soutenir, s'il l'eut juge a propos, que ses +expressions, comprises suivant sa pensee, n'offraient pas le sens qu'on +leur pretait, ou demeuraient compatibles avec les termes consacres. +Apres cette declaration, il pouvait encore, au moyen de quelque +interpretation, soutenir qu'il n'avait pas change d'opinion. En un mot, +il s'exprime chretiennement, il ne se retracte pas. Pour ecrire cette +apologie, il a pu ceder a l'age, a la force, a la necessite; il a pu, +chose plus louable, obeir a l'amour de la paix, au respect de l'unite, +a l'interet commun de la foi. Mais j'oserais affirmer qu'il n'a pas +sacrifie une seule de ses idees a qui que ce soit au monde. Le coeur +d'Abelard pouvait ou faiblir, ou se soumettre; son esprit ne le pouvait +pas. + +Au reste, il continue dans son apologie a se plaindre de la malice de +ses ennemis et des impostures dont il est victime[334]. Sur tous les +points dont on l'accuse, il atteste Dieu qu'il ne se connait aucune +faute, et s'il lui en est echappe dans ses ecrits ou dans ses lecons, il +ne les defend point, il se declare pret a tout reparer, a tout corriger, +n'ayant jamais eu ni arriere-pensee, ni mauvais dessein, ni opiniatrete. + +[Note 334: Comme cette confession de foi accuse clairement, bien +qu'indirectement, ses adversaires de mensonge, elle a ete censuree assez +vivement par des auteurs modernes, et confondue avec cette apologie +anterieure dont j'ai deja parle et qui aurait ete plus violente que les +ouvrages meme qu'elle etait destinee a justifier. C'est ainsi qu'en +parait juger entre autres Tissier. (_Biblioth. pat, cister._, t. IV, p. +259.) Mais ce que nous savons de la premiere apologie ne permet pas +de la confondre avec la confession de foi, et ainsi en ont juge +d'excellents critiques. Si celle-ci a ete ecrite a Cluni, elle n'atteste +pas une reconciliation profondement sincere avec saint Bernard. (Cf. +_Hist. litt._, t. XII, p. 129 et 134.) Thomasius a etabli d'une maniere +assez specieuse qu'Abelard n'avait jamais au fond abandonne ses opinions +et qu'aide par Pierre de Cluni, qui tenait a honneur de le garder +dans son couvent, il avait donne a saint Bernard des satisfactions +apparentes. (_P. Ab. Vit._, chap. 70 et seqq.)] + +Puis, s'expliquant directement ou indirectement sur dix-sept articles +releves des l'origine dans ses ecrits, il n'en laisse pas un seul, sans +se laver, au moins dans les termes, de toute trace d'heresie: "Et quant +a ce qu'ajoute _notre ami_," dit-il (et c'est ce mot qui semble indiquer +qu'il ecrivit sa declaration au moment de sa reconciliation), "que ces +articles ont ete trouves, partie dans la _Theologie_ du maitre Pierre, +partie dans le _Livre des Sentences_ du meme, partie dans celui qui +est intitule: _Connais-toi toi-meme_, je n'ai pas lu cela sans grand +etonnement, aucun ouvrage de moine se pouvant trouver qui eut pour +titre: _Livre des Sentences_; et cela aussi a ete avance par ignorance +ou par malice[335]." + +[Note 335: Apol., p. 333.] + +Abelard, reconcilie, n'aspirait plus qu'a la retraite. Abandonnant le +monde et la vie des ecoles, il consentit a rester pour toujours a +Cluni, a la grande joie de l'abbe et de toute la communaute. Pierre le +Venerable se hata d'ecrire au pape pour lui demander de permettre a son +hote de ne plus quitter l'asile ou il avait ete recu, et d'y passer, +dans le repos, l'etude et la piete, les restes d'une vie dont le terme +paraissait approcher[336]. + +[Note 336: _Ab. Op._, pars II, ep. xxii, _Petr. Vener. ad Dom. +Innocent. II_, p. 335.] + +Cet arrangement, comme on le pense bien, fut approuve a Rome; Abelard +devint moine a Cluni, du moins se soumit-il a la regle de la communaute, +et bien que son rang dans l'Eglise, egal a celui de l'abbe de Cluni, +l'eut fait, non moins que sa renommee, placer en tete de toute la +congregation et marcher le premier apres son chef, il accepta avec la +derniere rigueur l'humilite et l'austerite de sa nouvelle vie. Il se +revetit des habits les plus grossiers; et cessant de prendre aucun soin +de sa personne, il traita son corps avec le mepris des solitaires. +"Saint Germain, dit l'abbe de Cluni[337], ne montrait pas plus +d'abjection, ni saint Martin plus de pauvrete." Silencieux, le front +baisse, il fuyait les regards, il se cachait dans les rangs obscurs de +ses freres, et par son maintien il semblait vouloir s'effacer encore +parmi les plus inconnus. Souvent dans les processions, l'oeil cherchait +avec hesitation ou contemplait avec etonnement cet homme d'un si +grand nom, qui semblait se dedaigner lui-meme et se complaire dans +l'abaissement. Rendu par le saint siege a tous les devoirs du ministere, +il frequentait les sacrements, il celebrait souvent le divin sacrifice, +ou prechait la parole sainte aux religieux; encore fallait-il qu'il y +fut contraint par leurs instances. Le reste du temps il lisait, priait +et se taisait toujours. Ses etudes, comme celles de toute sa vie, +continuaient d'avoir un triple objet, la theologie, la philosophie et +l'erudition. Ce n'etait plus qu'une pure intelligence. Les passions +etaient aneanties ou condamnees au silence; et il ne restait plus +d'action dans sa vie que l'accomplissement des devoirs monastiques. Mais +s'il est vrai, comme il est permis de le croire, qu'il ait mis a Cluni +la derniere main a son grand traite de philosophie scolastique, nous +y lisons que meme alors il se regardait encore comme la victime de +l'envie, et que, sur de la puissance de son esprit, des ressources de +son savoir, de la duree de son nom, il confiait a l'avenir vengeur le +triomphe de la science opprimee dans sa personne. "Convaincu que c'est +la grace qui fait le philosophe, puisqu'il faut du genie pour la +dialectique," il se sentait comme predestine a la science, et +il ecrivait pour l'instruction des temps ou sa mort rendrait a +l'enseignement la liberte, heureux ainsi d'assurer apres lui la +renaissance de son ecole[338]. Tel etait l'homme dont l'humilite et la +soumission edifiaient Pierre le Venerable. + +[Note 337: _Ab. Op._, pars II, ep. xxiii. p. 340.] + +[Note 338: Voyez ci-apres I. II, c. iii, et Ouv. ined. d'Ab., +Dialectique, p. 228 et 436. C'est une remarque de Thomasius, qu'Abelard +n'a efface d'aucun de ses ouvrages les opinions ni les passages qu'il +semblait avoir retractes. (_Ab. Vit._, Sec. 81.)] + +Cependant ses forces declinaient rapidement, et une maladie de peau +tres-douloureuse, lui laissait peu de tranquillite. L'abbe Pierre exigea +qu'il changeat d'air, et l'envoya aupres de Chalons, dans le prieure de +Saint-Marcel, fonde par le roi Gontran, et possede par l'ordre de Cluni. +Cette maison s'elevait non loin des bords de la Saone, dans une des +situations les plus agreables et les plus salubres de la Bourgogne. La +il continua sa vie studieuse; malgre ses souffrances et sa faiblesse, il +ne passait pas un moment sans prier ou lire, sans ecrire ou dicter. Mais +tout a coup ses maux prirent un caractere plus alarmant; il sentit que +le dernier moment venait, fit en chretien la confession d'abord de sa +foi, puis de ses peches, et recut avec beaucoup de piete les sacrements +en presence de tous les religieux du monastere. "Ainsi, ecrit Pierre +le Venerable, l'homme qui par son autorite singuliere dans la science, +etait connu de presque toute la terre, et illustre partout ou il etait +connu, sut, a l'ecole de celui qui a dit: _Apprenez que je suis doux et +humble de coeur, demeurer doux et humble_, et, comme il est juste de le +croire, il est ainsi retourne a lui[339]." + +[Note 339: Math., XI, 29.--_Ab. Op._, pars II, ep. XXIII, Petr. +Vener. ad Heloiss., p. 342.] + +Abelard mourut a Saint-Marcel, le 21 avril 1142. Il etait age de +soixante-trois ans[340]. + +[Note 340: On lisait dans le vieux necrologe du Paraclet: "Maistre +Pierre Abaelard, fondateur de ce lieu et instituteur de sainte religion, +trespassa ce XXI avril, age de LXIII ans." (_Ab. Op._; Not p. 1196.) +"Undenas malo revocante calendas," porte son epitaphe (_Id._, p. 343).] + +Il fut enseveli dans une tombe d'une seule pierre, creusee assez +grossierement et d'un travail fort simple. Depose d'abord dans la +chapelle de l'infirmerie ou il etait mort, son corps fut ensuite +transporte dans l'eglise du monastere de Saint-Marcel, et y demeura +quelque temps. Dans le dernier siecle, on y voyait encore son sepulcre, +ou plutot son cenotaphe, sur lequel il etait represente en habit +monacal[341]. + +[Note 341: C'est, d'apres de bonnes autorites (M. Alexandre Lenoir +et M. Boisset, de Chalons), la meme tombe ou Abelard est depose +aujourd'hui au cimetiere du Pere Lachaise. M. Lenoir a donne le dessin +du monument tel qu'il existait a Saint-Marcel avant la revolution. +Suivant lui, le corps d'Abelard n'aurait quitte la chapelle de +l'infirmerie que pour le Paraclet, et ce n'est que vers la fin du +dernier siecle que son tombeau primitif aurait ete transporte dans +l'eglise du prieure de Saint-Marcel. L'epitaphe, peinte en noir sur la +muraille au-dessus du monument, portait: + + Hic primo jacuit Petrus Abelardus + Francus et monachus cluniacensis, qui obiit + anno 1142. Nunc apud moniales paraclitenses + in territorio trecacensi requiescit. Vir pietate + Insignis, scriptis clarissimus, ingenii acumine, + rationum pondere, decendi arte, omni + scientiarum genere nulli secundus. + +(_Voyage litteraire par deux benedictins_, t. I, 1re partie, p. +225,--_Musee des monum. franc._, par A. Lenoir, t. 1, p. 220, pl. n deg. +617.)] + +Mais quand il mourut, il avait depuis bien longtemps demande que +ses restes reposassent au Paraclet[342]. Cette volonte devait etre +accomplie; celle qui regnait au Paraclet ne pouvait permettre qu'on ne +l'accomplit pas. + +[Note 342: _Ab, Op._, pars I, ep. III, p. 63 et ci dessus p. 147.] + +Elle vivait dans un profond silence; depuis longues annees, ce coeur +s'etait ferme et ne se montrait qu'a Dieu, sans se donner a lui. On ne +sait rien d'elle. + +Pierre le Venerable avait fait de tout temps profession de lui porter +autant d'admiration que de respect. Une correspondance liait le Paraclet +et Cluni; l'abbe avait recu d'elle, par un moine nomme Theobald, une +lettre et quelques petits presents, lorsqu'il lui ecrivit, pour lui +raconter les derniers jours de son epoux, une epitre pleine de louange +ou il l'appelle femme vraiment philosophique, ou il la compare a Deborah +la prophetesse, et a Penthesilee, reine des Amazones, et lui exprime de +vifs regrets de ce qu'elle n'habite pas avec les servantes du Christ, la +douce prison de Marcigny, couvent de femmes benedictines place dans le +voisinage, pres de Semur et sous la direction de l'abbe de Cluni. Il +joignit meme a sa lettre une epitaphe en onze vers latins qu'il avait +composee en l'honneur d'Abelard et qu'on lisait plus tard gravee sur +la muraille de l'aile droite de l'eglise de Saint-Marcel, pres de la +sacristie[343]. C'etait, y disait-il, "le Socrate, l'Aristote, le Platon +de la Gaule et de l'Occident; parmi les logiciens, s'il eut des rivaux, +il n'eut point de maitre. Savant, eloquent, subtil, penetrant, c'etait +le prince des etudes; il surmontait tout par la force de la raison, et +ne fut jamais si grand que lorsqu'il passa a la philosophie veritable, +celle du Christ." On peut regarder ces mots comme l'expression du +jugement de tous les esprits eclaires du siecle d'Abelard. + +[Note 343 : + + Gallorum Socrates, Plato maximus Hesperiarum, + Noster Aristoteles, logicis quicumquo fuerunt + Aut par aut melior, studiorum cognitus orbi + Princeps.... + +Dans l'edition d'Amboise, cette epitaphe est jointe a la lettre ou +Pierre rend compte a Heloise de la mort d'Abelard. En 1703, on la lisait +encore dans l'eglise de Saint-Marcel, d'apres les auteurs de l'_Histoire +litteraire_. Une seconde epitaphe, rapporte egalement par d'Amboise, est +aussi attribuee a l'abbe de Cluni; la premiere seule l'est avec quelque +certitude; nous l'analysons dans le texte; les deux derniers vers de la +seconde en ont ete detaches et cites seuls comme etant l'inscription du +tombeau d'Abelard; les voici: + + Est satis in tumulo: Petrus hic jacet Abaelardus + Cui soli patuit scibite quidquid erat. + +ou, comme la donne le P. Dubois: + + Est satis in titulo: Praesul hic jacet Abaelardus, etc. + +P** en a donne une troisieme trouvee dans un manuscrit qu'il croit +presque contemporain d'Abelard; elle commence ainsi: + + Petrus amor cleri, Petrus inquisito veri, etc. + +On peut y remarquer ce vers: + + Praeteriit, sed non periit, transivit ad esse. + +La chronique de Richard de Poitiers, moine de Cluni, en contient une +quatrieme dont voici le premier vers mutile: + + Bummorum major Petrus Abaelardus.... + +Rawlinson a extrait d'un manuscrit de la bibliotheque d'Oxford une +cinquieme epitaphe, assez remarquable par quelques vers sur le +nominalisme; elle commence par ces mots: + + Occubuit Petrus; succumbit eo moriento + Omnis philosophia.... + + Philippe Harveng, theologien du XIIe siecle, en a compose ou conserve une + dont nous ne connaissons que le premier vers: + + Lucifer occubuit, stellae radiate minores. + +(C. _Ab. Op._, praefat. in fin. pars II, ep. XXIII, p. 342.--_Thes. +anecd. noviss._, t. III, _Dissert. isag_ XXII.--_Ex chronic._, Wilelm. +Godel. et Rich. pict., _Rec. des Hist._, t. XII, p. 415 et 675.--_P. Ab. +et Hel. Epist._, edit. a R. Rawlinson, 1718.--P. Harveng., _Op._, p. +801.--_Hist. eccles. paris._, auct. Dubois, t. II, l. XIII, c. VII, p. +178.--_Hist. litt._, t. XII, p. 101 et 102.)] + +"Ainsi, chere et venerable soeur en Dieu," ecrivait l'abbe de Cluni a +l'abbesse du Paraclet, "celui a qui vous vous etes, apres votre liaison +charnelle, unie par le lien meilleur et plus fort du divin amour, celui +avec lequel et sous lequel vous avez servi le Seigneur, celui-la, +dis-je, le Seigneur, au lieu de vous, ou comme un autre vous-meme, le +rechauffe dans son sein, et au jour de sa venue, quand retentira la voix +de l'archange et la trompette de Dieu descendant du ciel, il le garde +pour vous le rendre par sa grace." Nous n'avons point la reponse +d'Heloise; mais nous savons que quelque temps apres, dans le mois de +novembre, Pierre le Venerable se rendait au Paraclet. Pour complaire a +l'abbesse, il avait fait enlever de l'eglise de Saint-Marcel, en secret +et a l'insu de ses religieux, les restes mortels d'Abelard, et il les +apportait a leur derniere demeure. Dans une lettre ou elle le remercie, +Heloise lui dit simplement: "Vous nous avez donne le corps de notre +maitre[344]." + +[Note 344: "Corpus magistri nostri dedistis." On pourrait croire +par la place ou se lit cette phrase, qu'il s'agit du corps de +Notre-Seigneur, et que Pierre disant la messe au Paraclet y donna la +communion aux religieuses. Mais il y aurait _Corpus DOMINI nostri_ (_Ab. +Op._, pars II, ep. XXIII, p. 342 ep. XXIV. Heloiss. ad Petr. Abb. clun., +p. 343). M. Boisset, a qui nous devons la conservation du premier +tombeau d'Abelard, dit dans une lettre adressee a M.A. Lenoir, que +l'abbe de Cluni se rendit a Saint-Marcel dans les premiers jours de +novembre, sous pretexte d'y faire la visite abbatiale; qu'une nuit, +pendant le sommeil des religieux, il fit enlever le corps d'Abelard, et +partit aussitot lui-meme avec ce depot pour aller au Paraclet, ou il +arriva le 10 novembre 1142. (_Mus. des mon. fr._, t. I, p. 231)] + +Pendant son sejour au Paraclet, Pierre dit la messe dans la chapelle, le +16 novembre, precha dans la salle du chapitre, accorda au monastere +le benefice de Cluni, et a l'abbesse ce qu'on appelait le Tricenaire, +c'est-a-dire une concession de trente messes a dire par ses moines, ou +tout au moins des prieres pendant trente jours de suite apres la mort +d'Heloise, et pour le repos de son ame. De retour dans son abbaye, il +regularisa cette promesse en lui envoyant un engagement ecrit et scelle +de son sceau, ainsi que l'absolution d'Abelard qu'elle avait demandee, +pour la suspendre, suivant l'usage du temps, au tombeau qu'elle faisait +elever a son maitre et a son epoux. + +Cette absolution est concue en ces termes: "Moi, Pierre, abbe de Cluni, +qui ai recu Pierre Abelard dans le monastere de Cluni, et cede son +corps, furtivement emporte, a l'abbesse Heloise et aux religieuses du +Paraclet; par l'autorite du Dieu tout-puissant et de tous les saints, je +l'absous d'office de tous ses peches[345]." + +[Note 345: _Ab. Op._, pars. II, ep. XXV; Pet. clun. ad. Hel., p. 344 +et 345.] + +On a conserve un hymne funebre, ce que les anciens appelaient _noenia_, +chante peut-etre ou suppose chante pres du tombeau d'Abelard par +l'abbesse du Paraclet et ses religieuses[346]. On voudrait croire que +ce chant, qui ne manque pas, dans sa simplicite, d'une certaine grace +melancolique, est l'ouvrage d'Heloise. Pourquoi cette stance ne +serait-elle pas d'elle? + + Tecum fata sum perpessa; + Tecum dormiam defessa, + Et in Sion veniam. + Solve crucem, + Due ad lucem + Degravatam animam. + +Elle demande a reposer pres de lui; c'est a lui qu'elle demande de la +conduire au sejour d'eternelle lumiere, et aussitot elle entend le +choeur et la harpe des anges; et les religieuses s'ecrient: "Que tous +deux se reposent du travail et d'un douloureux amour. + + Requiescant a labore, + Doloroso et amore. + +"Ils demandaient l'union des habitants des cieux: deja ils sont entres +dans le sanctuaire du Sauveur." + +[Note 346: Ce chant nous est transmis par un auteur allemand, qui ne +dit point d'ou il l'a tire (Morlz Carriere, _Abuelard und Heloise_, p. +XCVI). Je ne l'ai vu mentionne nulle part ailleurs. M. Carriere en donne +une traduction en vers allemands, par M. Follen. Ce petit poeme +est tres-simple. Les religieuses chantent d'abord deux stances de +_requiescat_ devant le tombeau; puis Heloise en dit quatre analysees +dans le texte; elle demande la mort et le ciel. Aussitot les nonnes +reprennent et annoncent la beatitude des deux epoux. Heloise elle-meme +aurait bien ose composer cela.] + +Heloise vecut encore vingt et un ans; elle continua d'etre l'objet +de l'admiration et de la veneration generale. Son siecle la mettait +au-dessus de toutes les femmes, et je ne sais si la posterite a dementi +son siecle[347]. + +[Note 347: "Tu... et mulieres omnes evicisti, et pene viros +universos superasti." (_Petr. clun. ep., Ab. Op.,_ pars II. p. +337.)--"Fama... femineum sexum vox excessisse nubis nutilleavit. +Quomodo? Diciando, versilicando, etc... Stultus ego qui lunam illuminare +velo.... Calamus vester calamis ductorum supereminet aut aequatur." +(Hug. Metel. ep. XVI et XVII ad Helois. Hug., _Sac. antiq. mon._, t. II. +p. 348 et 349.)] + +La prosperite, la richesse, la dignite du couvent du Paraclet ne firent +que s'accroitre. Sa premiere abbesse mourut le 16 mai 1164, un jour de +dimanche, au meme age que son fondateur. Le calendrier necrologique +francais du Paraclet portait a son nom: "_Heloise, mere et premiere +abbesse de ceans, de doctrine et religion tres-resplendissante_[348]." + +[Note 348: "Mater nostrae religionis Heloysa, prima abbatissa, +documentis et religione clarissima, spem bonam ejus nobis vita +donante, feliciter migravit ad Dominum." C'est ce qu'on lisait dans le +_Necrologium_ a la date Anno MCLXIV, XVII Kal. jun. (_Gall. Christ.,_ t. +XII, p. 574.) Duchesne a lu dans le calendrier du Paraclet: "Heloysa, +neptis Fulberti canonici parisiensis, primo petri Abaelardi conjux, +deinde monialis et prioritsa Argentolii, post oratorii paralitei +abbatissa, quod ab anno MCXXX ad annum MCLXIV prudenter atque religiose +rexit." (_Ab Op.;_ Not., p. 1181.) C'est une tradition plutot qu'un +fait historique qu'Heloise mourut au meme age qu'Abelard. On a vu qu'il +n'existe pas de donnee certaine sur l'epoque de sa naissance. Une +inscription gravee pres du premier sepulcre d'Abelard dans l'eglise de +Saint-Marcel de Chalons, portait: "Obiit magnos ille doctor XI Kalend. +Maii an. MCXLII, anno suo _climacterico_. et Heloissa vero XVII Kalend. +Junii anno MCLXIII. Creditur enim XX annis amplius marito supervixisse." +Ces paroles ne sont pas affirmatives. (_Hist. litt._ t. XII, p. +645.--Voyez ci-dessus la note 3 de la p. 46.)] + +On dit qu'en memoire de sa science incomparable, ses religieuses +voulurent que le Paraclet celebrat tous les ans l'office en langue +grecque le jour de la Pentecote; et cette institution s'est longtemps +maintenue[349]. + +[Note 349: In not. Auberti Miraei ad _Henric. Gandat. de scriptor. +ecclesiast._ c. XVI. _Biblioth. eccles.,_ p. 164.--Bayle, _Dict. crit._, +art. _Paraclet._--Gervaise, _Vie d'Abeil_., t. II, liv. VI, p. 328.] + +Peu de temps avant sa mort et dans sa maladie, elle ordonna, dit-on, +qu'on l'ensevelit dans le tombeau de son epoux. Ce tombeau etait place +dans une chapelle qu'Abelard avait fait construire, peut-etre le premier +batiment en pierre de l'ancien Paraclet, et qui joignait le cloitre avec +le choeur. On l'appelait le petit moustier. "Lorsque la morte," dit une +chronique, "fut apportee a cette tombe qu'on venait d'ouvrir, son mari +qui, bien des jours avant elle, avait cesse de vivre, eleva les bras +pour la recevoir, et les ferma en la tenant embrassee[350]." + +[Note 350: D'Amboise et Duchesne donnent ce fait un peu legendaire +comme extrait d'une chronique de Tours, alors manuscrite. _Verba +chronici MS. Turonici._ (_Ab. Op_., praefat, et not. p. 1195.) Ce doit +etre le _Chronicon Turonense_ insere par fragments dans le _Recueil des +Historiens_, comme oeuvre d'un chanoine de Saint-Martin de Tours. Le +passage cite y est indique par les premiers mots seulement (t. XII. p. +472), puis suivi d'un renvoi a la chronologie de Robert d'Auxerre. Dans +celle-ci (_Id_., p. 293), le passage est insere a peu pres dans les +termes rapportes par d'Amboise; mais il s'arrete a la translation du +corps d'Abelard au Paraclet, et ne mentionne ni le desir exprime par +Heloise d'etre ensevelie avec son amant, ni le fait miraculeux ici +raconte. Peut-etre cette difference entre le texte de la chronique de +Tours, si elle est telle que d'Amboise la donne, et les termes de la +chronologie de Robert, a-t-elle echappe a l'editeur du _Recueil des +Historiens_. Aucune partie du paragraphe concernant Abelard, ni le +debut, ni la fin, ne se trouve dans le texte de la chronique de Tours, +imprime pour la premiere fois et par extraits dans l'_Amplissima +collectio_, de Martene et Durand (t. V, p. 917 et 1015). On sait au +reste qu'un recit tout semblable se trouve dans Gregoire de Tours. (_De +Glor. confess._, c. XLII.)] + +La verite cependant, c'est qu'Heloise ne fut pas d'abord ensevelie dans +le meme tombeau, mais dans la meme crypte qu'Abelard. Trois siecles +apres leur mort, en 1497, par les soins de Catherine de Courcelles, +dix-septieme abbesse du Paraclet, leurs restes furent transportes du +petit moustier dans le choeur de la grande eglise du monastere, et +deposes, ceux d'Abelard a droite, ceux d'Heloise a gauche du sanctuaire, +et plus tard rapproches au pied ou meme au-dessous du maitre autel[351]. + +[Note 351: _Gall. Christ._, I. XII, p. 614.--_Ann. ord. S. +Benedict._., t. VI, p. 356.] + +On rapporte qu'en 1630, la vingt-troisieme superieure du Paraclet, Marie +de la Rochefoucauld, fit transporter les deux tombes dans la chapelle +dite de la Trinite, devant l'autel; elles y resterent longtemps, sans +aucune epitaphe, dans un caveau situe au-dessous des cloches[352]. On +ajoute que c'est alors que les ossements encore entiers furent reunis +dans un double cercueil qui a ete ouvert de nos jours. Il parait +qu'en 1701, une epitaphe en prose francaise fut, par l'ordre de la +vingt-cinquieme abbesse, Catherine de la Rochefoucauld, gravee sur un +marbre noir place a la base de cette chapelle sepulcrale ou plutot sur +une plinthe au pied de la triple statue de la Trinite, que cette dame +avait relevee. En 1766, une autre abbesse du meme nom concut le plan +d'un monument ou devait figurer encore cette curieuse statue, et qui +ne fut execute qu'en 1779 par la derniere abbesse du Paraclet[353]. +La revolution francaise, qui abolit l'institution fondee par Abelard, +respecta cependant et sa memoire et le double cercueil ou l'on croyait +avoir conserve les derniers restes d'Abelard et d'Heloise. + +[Note 352: _Voyag. litt. par deux benedict._, 1re partie, p. 85.] + +[Note 353: C'etait Charlotte de Roucy; celle qui avait concu le plan +etait la vingt-sixieme abbesse et se nommait Marie de Roye; toutes de +la maison de la Rochefoucauld. L'epitaphe que l'une fit graver sur +le tombeau, avait ete composee a la demande de l'autre, en 1766, par +l'Academie des inscriptions; elle est concue en ces termes: + + Hic + Sub eodem marmore jacent + Hujus monasterii + Conditor, Petrus Abaelardus + Et abbatissa prima Heloissa, + Olim studiis, ingenio, amore, infaustis nuptiis + Et poenitentia, + Nunc aeterna, quod speramus, felicitate + Conjuncti. + Petrus oblit XX prima aprilis 1142, + Heloissa XVII maii 1163. + Curis Carolae de Roucy, Paracleti + Abbatissae. + 1779. + +Il y a erreur dans cette derniere date. On a attribue cette epitaphe a +Marmontel. M.A. Lenoir, qui parait avoir vu ce monument ou l'avoir copie +sur des dessins authentiques, l'a fait graver dans son Musee. Il se +compose du triple groupe et d'un socle appliques a la muraille. (_Lives +of Abeil. and Helois._, by J. Berington, t. II, p. 231.--_Mus. des mon. +fr._, t. I, p. 225 a 228, pl. no 516.--_Abail et Hel_., par Turlot, p. +267-269.)] + +Ces ossements confondus sont aujourd'hui replaces dans la tombe de +pierre ou lui-meme avait ete d'abord enseveli sous les voutes de +l'eglise de Saint-Marcel. Comment cette tombe est-elle aujourd'hui +deposee dans un des cimetieres de Paris? D'ou vient le monument qui +la renferme, ce monument connu de tous, tant de fois reproduit par le +dessin, sans cesse visite par une curiosite populaire, et qu'on peut +souvent dans les beaux jours voir encore pare de couronnes funeraires et +de fleurs fraichement cueillies? + +Un homme dont les soins pieux ont sauve a la France bien des richesses +de l'art gothique dans un temps ou cet art etait aussi dedaigne par +le gout qu'insulte par les passions, l'auteur du _Musee des monuments +francais_[354], est celui a qui nous devons la conservation des restes +d'Abelard et d'Heloise et le tombeau meme qui les contient. En 1792, le +Paraclet fut vendu a la requete et au profit de la nation. Les notables +de Nogent-sur-Seine vinrent en cortege lever les corps des deux amants +que protegeait du moins la philosophie sentimentale de l'epoque, et les +transporterent avec le groupe de la Trinite encore tout entier, dans +leur ville et dans l'eglise de Saint-Leger. En 1794, des fanatiques +du temps, a qui certainement l'ombre de saint Bernard n'etait point +apparue, devasterent l'eglise, et le groupe, jadis suspect d'un +symbolisme heretique, fut brise comme un monument de superstition. +Cependant ils epargnerent le caveau qui renfermait les precieux restes. +Six ans apres, 8 floreal an VIII, M. Lenoir, muni d'un ordre du +gouvernement, recut des mains du sous-prefet au nom de l'arrondissement, +un cercueil qui renfermait ces restes separes par une lame de plomb. On +l'ouvrit avec soin, et un proces-verbal fut dresse constatant l'etat des +ossements. Il a ete publie. Les tetes furent moulees, et c'est sur ce +modele qu'un sculpteur a compose les masques si connus. Vers le meme +temps, un medecin de Chalons-sur-Saone, ayant sauve le tombeau de +l'eglise de Saint-Marcel, cette cuve de pierre gypseuse alabastrite, +grossierement ciselee, au moment ou, achetee par un paysan, elle allait +etre livree a quelque usage domestique, la remit au createur du musee +des Petits-Augustins, et c'est dans ce sepulcre grossier dont les +sculptures paraissent effectivement a de bons juges etre du temps et du +pays, que les restes des deux epoux ont ete enfin deposes. Aupres d'une +statue reputee celle d'Abelard en habit de moine, une statue de femme, +du XIIe siecle, et a laquelle on avait adapte le masque de convention +d'Heloise, fut couchee sur le meme tombeau. C'est celui qu'on a place +dans une sorte de chambre ou de lanterne, d'un gothique orne, et formee +de debris enleves au cloitre du Paraclet, et surtout a une ancienne +chapelle de Saint-Denis. Ce monument, d'un style recherche, posterieur +au XIIe siecle, ouvrage composite d'Alexandre Lenoir, fut a la +restauration transporte du jardin du musee des Petits-Augustins dans le +cimetiere du Pere-Lachaise le 6 novembre 1817. Les noms d'Heloise et +d'Abelard etaient graves alternativement sur la plinthe, et interrompus +seulement par ces mots: [Grec: LEI SYMPEPLEGMENOI], _toujours unis_. + +[Note 354: M. Alexandre Lenoir. Il a raconte lui meme tous ce +details. Le medecin de Chalons est M. Boisset, le sculpteur M. Descine. +(_Mus. des mon. fr._, t. I, p. 221 et suiv.--_Notice hist. sur la +sepult. d'Hel. et Abail._, par le meme, 1816.--Villenave, Notice placee +en tete de la traduction des lettres, par le bibl. Jacob, p. 116 et +suiv.--Autre traduction des lettres, par M. Oddoul; edition illustree, +t. I, p. CXI.)] + +On a vu qu'Heloise avait un fils dont l'histoire ne parle pas. Il parait +qu'il entra dans les ordres, et obtint la bienveillance de Pierre +le Venerable. Dans la lettre qu'elle ecrit a ce dernier, elle lui +recommande son fils, pour qui elle le prie d'obtenir une prebende de +l'eveque de Paris ou de tout autre. L'abbe repond qu'il s'efforcera de +lui en faire accorder une dans quelque noble eglise, mais il ajoute que +la chose n'est pas aisee, et qu'il a eprouve souvent que les eveques +se montrent fort difficiles pour accorder des prebendes dans leur +diocese[355]. + +[Note 355: _Ab. Op._ ep. xxiv et xxv, p. 343 et 345.] + +En 1150, il y avait a Nantes un chanoine de la cathedrale du nom +singulier d'Astralabe; il semble, que ce devait etre le fils +d'Abelard[356]. Un religieux du meme nom est mort en 1162, abbe de +Hauterive, dans le canton de Fribourg. Si c'est le fils d'Heloise, sa +mere lui aurait survecu de deux ans. Nous avons encore une piece de vers +latins qu'Abelard composa pour son fils; c'est un recueil de sentences +morales, et l'on y lit ces mots: _Nil melius muliere bona[357]_. C'est +la veritable epitaphe d'Heloise[358]. + +[Note 356: Extrait du Cartulaire de Bure; _Mem. pour servir a +l'Hist. de Bretagne_, t. I, p. 587. Aussi Niceron veut-il qu'Astralabe +soit mort en Bretagne (t. IV). Turlot dit avoir lu dans l'obituaire +du Paraclet qu'il mourut dans ce couvent peu de temps apres sa mere. +(_Abail. et Hel._, p. 124 et 144.)] + +[Note 357: C'est M. Cousin qui a decouvert par hasard, en 1837, cet +Astralabe, mort en Suisse abbe de benedictins. Il a aussi publie des +vers qu'Abelard aurait faits pour son fils, et qui, sans manquer +d'elegance, manquent de poesie comme presque tous les vers latins du +moyen age. (_Frag. philos._, t. III, append. X.) Mais malgre l'_Histoire +litteraire_, Thomas Wright (_Reliq. antiq._, t. I, p. 15), M. Edelestand +Dumeril ne veut pas que cette piece soit d'Abelard. (_Journ. des sav. de +Norm._, 2e liv., p. 112.)] + +[Note 358: D'Amboise en a publie une autre en quatre mechants vers +latins. Il ne dit point ou il l'a trouvee (_Ab. Op._, praefat. in fin.), +elle commence ainsi: + + Hoc tumulo abbatissa jacet prudens Heloyssa, etc. + +Terminons notre recit. Il doit, s'il est fidele, suffire pour faire +connaitre Abelard et celle dont le nom charmant est inseparable du +sien. On nous dispensera de chercher a juger son genie, son amour, son +caractere. Sa vie est comme le reflet de tout cela, et on le juge en la +racontant. + +Quoique les ouvrages d'Abelard aient beaucoup de valeur, ils donneraient +de lui une insuffisante idee, si nous n'avions le temoignage de son +siecle, et ce temoignage est tres-considerable. Ces temps du moyen age +qu'on se represente comme ensevelis dans l'ignorance, comme abrutis +de grossierete, tenaient en haute estime, peut-etre a cause de leur +grossierete et de leur ignorance meme, les travaux de l'esprit et +du talent. La renommee s'attachait aisement alors a la superiorite +litteraire, et je ne sais s'il est beaucoup d'epoques ou il ait mieux +valu briller par la pensee ou la science. C'etaient autant de dons +rares, merveilleux, presque surnaturels, auxquels tous rendaient +hommage. Le clerge meme considerait les esprits qu'il redoutait. Le +pouvoir temporel les persecutait quelquefois, mais ne les dedaignait +pas. Il y avait au-dessus de ces populations rudes et violentes, +separees par tant d'obstacles, exposees a tant de tyrannies, une +veritable republique des lettres, une societe tout intellectuelle que +l'Eglise universelle ou du moins l'Eglise latine, enserrait dans son +vaste sein, offrant une place, un titre, un asile, une puissance meme, +a ceux qui s'en montraient les citoyens eminents. La force, qui dans +le champ de la politique exercait un empire si absolu, s'arretait avec +respect, meme avec deference, devant le genie ou le simple savoir, +revetu d'un caractere sacre et populaire a la fois; on admirait ce que +l'on ne comprenait pas. + +Abelard, a travers tous ses malheurs, a joui autant ou plus qu'homme +au monde des douceurs de la renommee. Les philosophes de la Grece +n'obtinrent pas de leur vivant une aussi lointaine celebrite. Chez les +modernes, ni les Descartes, ni les Leibnitz n'ont vu leur nom descendre +a ce point dans les rangs du peuple contemporain. Voltaire seul, +peut-etre, et sa situation dans le XVIIIe siecle, nous donneraient +quelqu'image de ce que le XIIe pensait d'Abelard. Ceux memes qui +le blamaient ou ne l'osaient defendre, l'appelaient _un philosophe +admirable, un maitre des plus celebres dans la science_. "Nos siecles," +dit un chroniqueur, "n'ont point vu son pareil; les premiers siecles +n'en ont point vu un second[359]." Un ecrivain du temps emploie pour +lui ce mot, qu'il invente peut-etre, ce titre d'esprit _universel_ qui +semble avoir ete precisement retrouve pour Voltaire; d'autres ont dit +que la Gaule n'eut _rien de plus grand_, qu'il etait _plus grand que les +plus grands_, que _sa capacite_ etait _au-dessus de l'humaine mesure_; +et ce siecle, qui avait le culte de l'antiquite, l'a mis au rang des +Platon, des Aristote, et, chose plus etrange, des Ciceron et des +Homere[360]. Pour expliquer un enthousiasme si vif et si general, il +faut ajouter au merite reel de ses ouvrages, la puissance et le charme +de son elocution. Jamais l'enseignement n'eut plus d'ascendant et +d'eclat que dans la bouche d'Abelard. Aussi couvrit-il la chretiente de +ses disciples. On dit que de son ecole sont sortis un pape, dix-neuf +cardinaux, plus de cinquante eveques ou archeveques de France, +d'Angleterre ou d'Allemagne[361], et parmi eux le celebre Pierre +Lombard, eveque de Paris, celui qui constitua la philosophie theologique +de l'universite par son livre fameux, le _Livre des sentences_, dont on +croit que le fondement est dans le _Sic et non_ d'Abelard. Ses disciples +les plus averes sont Berenger et Pierre de Poitiers, Adam du Petit-Pont, +Pierre Helie, Bernard de Chartres, Robert Folioth, Menervius, Raoul de +Chalons, Geoffroi d'Auxerre, Jean le Petit, Arnauld de Bresce, Gilbert +de la Porree[362]. Mais les historiens de la philosophie lui donnent +pour disciples, non sans raison peut-etre, tous ceux qui cinquante ans +durant apres lui, enseignerent par leurs lecons ou leurs ecrits la +dialectique et la theologie rationnelle. Ce qui est certain, c'est que +la scolastique, cette philosophie de cinq siecles, ne cite point de plus +grand nom, et consent a dater de lui. Ceux qui, dans l'ecole, l'ont +precede, egale, surpasse, sont restes au-dessous de lui dans la memoire +des hommes. + +[Note 359: "Mirabilis philosophus." Roh. autiss., _Chron., Rec. des +Hist._, t. XII, p. 203. "Magister in scientia celeberrimus." Alberic. +_Chron., id._ t. XIII, p. 700. "Philosophus cui nostra parem, nec prima +secundum saecula viderunt." _Ex chron. britann. id._ t. XII, p, 558.] + +[Note 360: + + Gallia nil majus habuit vel clarius isto. + +(Epitaph. _Ex Chron._ Rich. pict., _Rec. des Hist._, t. XII, p. 415.) + + Petrus.... quem mundus Homerum + Clamabat. + +(Seconde epitaphe attribuee a Pierre le Venerable.) + + Plangit Aristotelem sibi logica nuper ademptum, + Et plangit Socratem sibi moerens Ethica demtum, + Physica Platonem, facundia sic Ciceronem. + +(Epitaphe attribuee au prieur Godefroi, par Rawlinson.)] + +[Note 361: Crevier, _Hist. de l'Universite_, t. I, p. 171.--_Essai +sur la vie et les ecrits d'Abelard_, par madame Guizot, p. 330.] + +[Note 362: + + Inter hos et allos in parte remota + Parvi pontis incola (non loquor ignota). + Disputabat digitis directis in tota, + Et quecumque dixerat erant per se nota. + + Celebrem theologum vidimus Lombardum, + Cum Yvone, Helyum Petrum, et Bernardum, + Quorum opobalsamum spirat os et nardum; + Et professi plurimi sunt Abaielardum. + +Ces vers sont de Walter Mapes (p. 28 du recueil deja cite. Voy. +ci-dessus, not. 1 de la page 168). Tous les noms qu'on vient de lire +sont connus, a l'exception de cet Yvon ou Ives dont parle le poete +anglais. On ne cite au XIIe siecle sous ce nom que saint Ives, eveque +de Chartres, et un prieur de Cluni, qui fut appele _Scolasticus_; mais +celui-ci est mort cent ans avant la mort de Mapes. Voyez les articles +de tous ces savants dans l'_Histoire litteraire_, et sur les disciples +d'Abelard, Duboulai, _Hist. Univ._, t. II, catalog. Illust. vir., et +Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. 768.] + +L'influence d'Abelard est des longtemps evanouie. De ses titres a +l'admiration du monde, plusieurs ne pouvaient resister au temps. Dans +ses ecrits, dans ses opinions, nous ne saurions distinguer avec justesse +tout ce qu'il y eut d'original, et nous sommes exposes a n'y plus +apprecier des nouveautes que les siecles ont vieillies. Mais pourtant +il est impossible d'y meconnaitre les caracteres eminents de cette +independance intellectuelle, signe et gage de la raison philosophique. +Charge des prejuges de son temps, comprime par l'autorite, inquiet, +soumis, persecute, Abelard est un des nobles ancetres des liberateurs de +l'esprit humain. + +Ce ne fut pourtant pas un grand homme; ce ne fut pas meme un grand +philosophe; mais un esprit superieur, d'une subtilite ingenieuse, un +raisonneur inventif, un critique penetrant qui comprenait et exposait +merveilleusement. Parmi les elus de l'histoire et de l'humanite, il +n'egale pas, tant s'en faut, celle que desola et immortalisa son amour. +Heloise est, je crois, la premiere des femmes[363]. + +[Note 363: + + Mes ge ne croi mie, par m'ame, + C'onques puis fust une tel fame. + +_Roman de la Rose_, t. II, v. 213.] + +Faible et superbe, temeraire et craintif, opiniatre sans perseverance, +Abelard fut, par son caractere, au-dessous de son esprit; sa mission +surpassa ses forces, et l'homme fit plus d'une fois defaut au +philosophe. Ses contemporains, qui n'etaient pas certes de grands +observateurs, n'ont pas laisse d'apercevoir cet orgueil imprudent, +disons mieux, cette vanite d'homme de lettres, par laquelle aussi il +semble qu'il ait devance son siecle. Les infirmites de son ame se firent +sentir dans toute sa conduite, meme dans ses doctrines, meme dans sa +passion. Cherchez en lui le chretien, le penseur, le novateur, l'amant +enfin; vous trouverez toujours qu'il lui manque une grande chose, la +fermete du devouement. Aussi pourrait-on, s'il n'eut autant souffert, si +des malheurs aussi tragiques ne protegeaient sa memoire, conclure enfin +a un jugement severe contre lui. Que sa vie cependant, que sa triste vie +ne nous le fasse pas trop plaindre: il vecut dans l'angoisse et mourut +dans l'humiliation, mais il eut de la gloire et il fut aime. + + + + +LIVRE II. + +DE LA PHILOSOPHIE D'ABELARD. + + + + +CHAPITRE PREMIER. + + +DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE EN GENERAL. + +La renommee philosophique d'Abelard etait deja ancienne, que ses +ouvrages philosophiques demeuraient encore inconnus. Il y a dix ans, a +peine savait-on s'ils existaient quelque part en manuscrit. Cependant +on citait ses doctrines, on parlait de son systeme, qui tient une place +dans l'histoire de la philosophie. Aucun de ceux qui ont ecrit cette +histoire n'a manque de nommer Abelard parmi les hommes qui ont illustre +et accredite la scolastique, et de lui assigner au XIIe siecle le rang +de fondateur d'une ecole. + +L'existence historique de cette ecole est notoire. Sa naissance, son +eclat, son influence, du moins tant que son fondateur a vecu, sont des +faits constates et celebres. Son caractere scientifique, sa valeur +intellectuelle, nous paraissent des choses moins claires et moins +connues. On ne voit pas bien dans les ecrits des auteurs si Abelard fut +un createur ou seulement un continuateur, un propagateur de doctrine. +Celle qu'il enseigna et qui dans sa bouche fut si puissante etait-elle +une innovation, un progres, une reaction, une simple traduction de +theories anterieures, une revolution dans la science? On est tente de la +croire nouvelle et de lui attribuer une singuliere importance, quand on +considere l'ascendant et la renommee de celui qui la professe. Mais si +l'on neglige l'homme pour les choses, on est plus embarrasse de saisir +le sens et de mesurer la grandeur de son oeuvre, et sa gloire parait +superieure a ce qu'il a fait. On voit dans l'histoire qu'il fut l'eleve +de Roscelin, fameux comme fondateur ou restaurateur du nominalisme; on y +voit aussi qu'il se separa de Roscelin, et le combattit vivement[364]. +Cependant il eut pour antagonistes les sectateurs du realisme ou +les adversaires de Roscelin, et il est compte dans les rangs des +nominalistes, quoiqu'il ait pretendu changer leur doctrine, et que celle +qu'il soutint ait quelquefois recu un nom particulier et nouveau. Telles +sont les notions un peu superficielles et vagues qui restent dans +l'esprit de tout homme instruit, apres la lecture des historiens de +la philosophie. Telle est la commune renommee d'Abelard, et si ses +aventures dignes du roman n'avaient jete sur lui l'interet et l'eclat, +on peut se demander si sa philosophie aurait suffi pour recommander sa +memoire. + +[Note 364: Voy. ci-dessus, liv. I, p. 7 et 34, et ci-apres ch. +VIII.] + +Avant la publication d'aucune partie importante de ses ecrits de +metaphysique, il fallait bien le juger sur des passages isoles ou sur +des temoignages qui n'etaient pas le sien. De la cette vue generale et +confuse de sa pensee et de son influence. Il etait plus celebre que +connu. Aujourd'hui le voile qui le couvrait est a demi leve; on peut +prouver que l'opinion etablie sur son compte n'est pas d'une parfaite +justesse; mais son influence toujours singuliere est plus explicable. +Il est evident desormais qu'il a fait plus qu'intervenir dans la +controverse des realistes et des nominaux, et qu'il n'y est pas tout a +fait intervenu de la maniere dont on le suppose. Sa trace dans cette +partie speciale de la science n'a d'ailleurs ete ni tres-profonde ni +tres-durable; mais son action sur l'enseignement et le mouvement de la +science entiere a penetre fort avant, et s'est continuee par ses effets +longtemps apres lui. Nul philosophe n'a plus fait parler de lui; nulle +philosophie n'est restee plus inedite. + +Deux idees ressortent de tout ce qu'on lit sur Abelard philosophe: une +idee generale de l'epoque ou il a vecu, et de son importance parmi ses +contemporains; une idee particuliere de sa doctrine propre et de son +oeuvre personnelle. Il a professe la philosophie au XIIe siecle, +c'est-a-dire qu'il a enseigne cette philosophie qu'on est convenu de +nommer la scolastique; puis, avec les diverses doctrines scolastiques, +il a enseigne sur un point important un systeme qui a passe pour +son ouvrage; et ce systeme, les classificateurs l'ont rattache au +nominalisme, ou appele le conceptualisme. Pour connaitre Abelard comme +philosophe, il y aurait donc a connaitre deux choses: la scolastique de +son temps et la sienne. + +En etudiant ces deux points, nous ne nous flattons pas de les epuiser. +La scolastique, ou, pour mieux parler, la philosophie, depuis Scot +Erigene jusqu'a Descartes, est tout un monde a explorer; vingt ans plus +tot j'aurais dit, a decouvrir. Quoique ce monde commence a etre moins +inconnu, il n'a pas cesse d'etre immense, et quelque gout bienveillant +que le moyen age inspire aux beaux esprits de notre epoque, nous n'en +abuserons pas au point de trainer le lecteur dans tous ces sentiers du +passe, ou regnent peut-etre aujourd'hui des brouillards moins epais, +mais dont aucune main ne saurait arracher les ronces et les epines. +Peut-etre en dirons-nous trop encore pour ceux qui ne sont que +mediocrement curieux, et qui aiment moins les details que les resultats. + +Pendant longtemps, il n'a pas tenu aux ecrivains modernes qu'on ne +refusat a la scolastique le rang d'une philosophie. On a dit, en effet, +et repete que la scolastique etait une vaine science, une science +verbale; que tous ses efforts avaient abouti a des controverses sans fin +et sans valeur sur des questions de mots et non sur des questions +de choses. La langue qu'elle parlait, avec ses difficultes et ses +bizarreries repoussantes aujourd'hui pour notre intelligence et notre +gout, a paru temoigner elle-meme contre les idees qu'elle exprimait. On +n'a pas manque, de les juger dignes d'un temps de tenebres, puisqu'elles +etaient enoncees dans un idiome barbare, et cette fois trop _barbare_ +pour meriter d'etre _compris_. Et comme le jour ou cette langue a peri, +pour faire place a une diction plus pure et plus elegante, la science +qu'elle exprimait a peri comme elle, on en a conclu naturellement que la +science etait la langue elle-meme, et qu'il ne restait rien a apprendre +de ce qui ne se disait plus. + +Mais, sans disculper tout a fait la scolastique de l'accusation d'avoir +trop souvent consume ses forces sur de simples questions de mots, sur +des problemes qui se seraient evanouis si l'on en eut seulement change +l'expression, nous nous permettrons de remarquer que cette accusation, +vaguement concue, pourrait etre generalisee au point de n'etre plus +aussi accablante pour la doctrine a laquelle on l'adresserait. Il est +dans la condition de la philosophie et peut-etre de toute science +humaine d'etre, sous un certain point de vue, une science de mots; et il +faut prendre garde que cette qualification lancee au hasard contre un +systeme, oeuvre de l'esprit humain, ne retombe sur l'esprit humain +lui-meme; ce qui serait l'accuser puerilement d'etre ce qu'il est et de +faire comme il fait; ce qui serait lui reprocher sa nature. + +Il est trop evident que lorsque l'homme parle il pense, et que, par +ses expressions, on juge de ses pensees. Puis, ses pensees exprimees +correspondent ou sont donnees pour correspondantes a des choses. Ces +choses existent ou n'existent pas, et elles sont ou ne sont pas comme il +les exprime. Ainsi les mots sont les pensees, et les pensees sont ou +ne sont pas les choses. On peut donc juger des choses par les pensees, +comme des pensees par les mots; et si les mots ne faisaient que rendre +des pensees qui ne correspondissent a aucune chose existante, ce +qui semble le cas d'une veritable science de mots, cette science +enseignerait cependant plus que des mots; car elle ferait connaitre du +moins l'esprit humain dans sa nature ou dans son histoire. Fausse +comme expression des faits, elle ne serait pas entierement vaine comme +temoignage des idees, et il est utile de savoir jusqu'aux mensonges de +l'esprit humain; il y a quelque chose a apprendre meme dans une science +fausse. C'est connaitre encore que connaitre ce qui n'est pas, pourvu +qu'on sache que ce n'est pas, et celui-la ne serait point un ignorant, +qui saurait bien quelles choses ne sont pas, et tout ce que les choses +ne sont pas. Au moins saurait-il que les choses sont, et meme, a +quelques egards, il saurait ce qu'elles sont. + +Cela est vrai de toute science, meme d'une physique fausse, meme d'une +astronomie fausse. Le jour ou le systeme de Ptolemee a ete renverse, on +aurait pu le condamner aussi a titre de science de mots; car il n'etait +plus que cela. Les choses s'en etaient comme retirees, pour aller +ailleurs et prendre d'autres formes. Qui pourrait dire cependant que +jusque-la il eut ete indifferent de le connaitre, ou meme que depuis +lors il n'y eut rien a gagner a le connaitre, et qu'il ne fut pas utile +de comprendre ses fictions, afin de bien entendre pourquoi et comment +elles sont des fictions, comment et pourquoi le systeme de Copernic est +vrai? + +Mais ce que nous osons dire de toute science, nous l'affirmons avec bien +plus de certitude de la philosophie. Celle-ci traite en effet d'objets +qui, reels ou imaginaires, sont par eux-memes invisibles pour la plupart +et n'ont de sensible que les mots qui les rendent. Je ne parle pas +seulement des generalites contestees et douteuses, creations de l'art +philosophique; je parle d'abord de ce qui n'est pas une invention +systematique, une arbitraire abstraction, comme le mot meme de +_generalite_, comme celui d'abstraction, ceux de notion, d'idee et de +jugement; je parle de tout ce que l'esprit croit reel ou conclut comme +reel des perceptions actuelles et particulieres de nos facultes; je +parle de Dieu que nous concluons de tout ce que nous sommes et de +tout ce que nous voyons; je parle de l'ame dont le nom est celui d'un +invisible, que l'on affirme, que l'on suppose ou que l'on nie; je parle +des facultes, qui ne sont pas assurement des substances individuelles, +ni des choses que nous connaitrions aussi distinctement si elles +n'avaient un nom; je parle des forces que nous apercevons par la pensee +a travers les mouvements de la nature et de la vie; je parle enfin de +tout ce que je viens de nommer, en ecrivant _nature, substance, vie_, +toutes idees qui, lors meme qu'elles correspondraient, comme je le +crois, a quelque chose de reel, n'ont cependant d'immediatement sensible +que les mots qui les designent, et d'existence scientifique qu'a la +condition d'etre exprimees. Or, la philosophie pourrait etre appelee la +science de ces mots, sans qu'on lui manquat de respect; et ne fut-elle +bonne qu'a bien faire connaitre ce qu'ils designent, qu'a determiner les +idees qui leur repondent dans l'esprit humain, elle ne serait pas une +science vaine; elle aurait atteint, en partie du moins, son objet; car +elle serait en ce sens la science de l'esprit humain, et on l'a souvent +definie ainsi, sans la degrader. Determiner ce que les mots veulent +dire, c'est determiner ce que l'esprit humain veut dire par les mots. +Or, ce que l'esprit humain veut dire, c'est ce qu'il pense, et connaitre +ce que pense l'esprit humain, c'est deja, a beaucoup d'egards, le +connaitre lui-meme. La science des mots concue de la sorte est donc +deja une science, et une science tellement serieuse que des ecrivains +distingues ont estime que c'etait la premiere de toutes. + +En effet, des philosophes fort celebres ont dit que les sciences +n'etaient que des langues, et que toute bonne philosophie se reduisait a +une langue bien faite. N'est-il pas etrange que ceux qui parlaient ainsi +aient souvent condamne _a priori_ ce qu'ils appelaient les questions de +mots, et cru decrier telle ou telle philosophie en la taxant de ne vivre +que sur ces questions-la? En verite la scolastique, aux yeux de la +philosophie du XVIIIe siecle, n'aurait du avoir aucun tort d'etre une +langue; son seul tort possible, c'etait d'etre une langue mal faite. + +Prenons donc garde que l'accusation elevee contre la scolastique ne +remonte jusqu'a la philosophie. Car elle pourrait a la rigueur etre +articulee contre la science metaphysique, de quelque methode que +celle-ci se servit et quelque forme qu'elle essayat de revetir. + +On peut distinguer en general trois manieres de philosopher. + +Si, au lieu d'analyser peniblement, soit le sens des mots compares +entre eux, soit les operations delicates de la pensee, on emploie +implicitement les mots et la pensee, et qu'on cherche a decrire +directement la nature des choses, a la representer dans les etres qui la +composent et les rapports qui les unissent; quoique ce travail ne puisse +s'operer que suivant les lois de l'intelligence et a l'aide des noms +qu'elle prete a ses idees, c'est une tentative immediate sur les choses, +comme la physique, la chimie ou la zoologie; c'est l'essai d'une science +qui pretend etre eminemment une science de choses; et on peut l'appeler +une ontologie. + +Si l'on s'attache uniquement ou principalement a porter l'ordre, +l'accord et la clarte dans nos manieres de concevoir les choses que nous +exprimons, et a reduire en systeme ces conceptions pour en composer une +science reguliere, c'est encore une philosophie. Quoique d'une part +cette science soit aussi obligee de se servir des mots, d'en faire un +choix et un usage methodiques, quoique de l'autre, en etudiant les +idees, elle etudie indirectement les choses, puisque nous en croyons +notre pensee, et que notre esprit reproduit les choses, soit comme elles +existent, soit comme elles sont reputees exister; une telle philosophie +roule principalement sur les idees, et ceux qui l'ont particulierement +mise en honneur l'ont si bien senti qu'ils ont propose de la nommer +ideologie. + +Si maintenant, laissant dans l'ombre et le modele exterieur auquel +correspond le tableau de nos pensees, c'est-a-dire les choses, et le +sujet, ainsi que la composition et l'ordonnance de ce tableau, la +science se borne a en considerer separement tout ce qui est notre oeuvre +apparente et sensible, savoir, les images que nous produisons pour +tracer et peindre le tableau apres l'avoir concu, je veux dire les mots; +si, dis-je, elle s'attache a decrire et a determiner la valeur, l'usage, +les rapports de ces mots; quoiqu'elle ne puisse le faire sans un certain +souvenir de la realite, ni sans soumettre le langage a la pensee +interieure, ce droit naturel dont le langage est le droit ecrit; la +science est ouvertement alors une science de mots; elle a surtout +les formes et les allures d'une grammaire, et s'il fallait ici, pour +l'exactitude et la symetrie de nos distinctions, lui assigner un nom +technique, nous lui pourrions donner, avec un sens special, le nom de +terminologie. + +Ainsi, la philosophie peut etre ontologique, ideologique, +terminologique, selon le caractere qu'elle affecte et la methode qu'elle +prefere. Mais, avec telle ou telle de ces qualifications, cesse-t-elle +d'etre une philosophie? nous ne le pensons pas. Ainsi ne l'ont point +pense les hommes illustres qui, selon les temps, lui ont fait subir +telle ou telle de ces trois transformations. Comment, en effet, les +destituer du titre de philosophes? Et pour ne defendre ici que les +terminologistes, qui pourrait dire qu'ils doivent etre mis hors la +philosophie? Seraient-ce les ideologistes, eux qui par le choix de +ce nom ont temoigne de leur soin a s'abstenir, a s'ecarter de toute +ontologie, et qui, grammairiens avant tout, en inventant ce mot +_ideologie_, sont restes en arriere de leur veritable doctrine, et ont +retenu le nom de la science en deca des consequences qu'ils lui avaient +fait reellement atteindre? Qui mieux qu'eux-memes avait, en effet, +compris que l'expression tenait a la pensee? En se fondant sur la +necessite ou nous sommes de jouer aux mots pour jouer aux idees, c'est +eux qui ont ramene la science au langage. Consequents et sinceres, eux +aussi, ils auraient pu appeler la philosophie du nom de terminologie. + +Quant aux ontologistes, seraient-ils donc les seuls philosophes? +Depuis que le _Discours de la methode_ a paru, cela serait difficile a +soutenir; car le procede ontologique, au sens ou nous l'avons defini, +a ete presque generalement abandonne, et peut-etre meme decrie outre +mesure. D'ailleurs, il est impossible a celui qui s'attache le plus +aux choses de ne pas s'occuper au moins implicitement de l'etude et du +classement des pensees. Ce sont deux operations inseparables l'une de +l'autre, et toutes deux sont inseparables d'un travail sur les mots. +D'ordinaire, celui qui fait une decouverte reforme la langue, et +l'observation neuve d'un phenomene sensible de la nature aboutit a une +innovation dans les termes. La decouverte du principe de toute la chimie +moderne pouvait presque se reduire a une meilleure definition du mot +_combustion_. + +Dans la philosophie proprement dite, l'ontologie influe d'une maniere +encore plus notable et plus directe sur le langage. Tout auteur de +systeme cree necessairement sa langue, et pretend de nouveau marquer a +son coin la monnaie usee des termes vulgaires. Il arrive meme un fait +assez frappant, quoique tres-explicable, c'est que les philosophes qui +ont le moins pense aux mots en ont le plus abuse; dans le fait, ils +n'ont pas ete les moins sujets a se laisser conduire et tromper par +le langage. Les philosophes grecs, par exemple, ceux surtout qui ont +precede l'ecole de Socrate, ont manie la langue avec une liberte qui les +a souvent egares, et a force de negliger l'analyse soit des mots, +soit des idees, ils ont parfois, avec des idees confuses et des mots +equivoques, construit le mensonge ontologique des cosmologies de +l'antiquite. Faute de se tenir assez en garde contre les illusions du +langage, contre les deceptions de la raison, on manque l'ontologie; on +la rend plus obscure, plus fictive, plus nominale encore, que ne +le serait la pure science de la pensee et de l'expression. Que +d'observateurs du monde n'ont enfante que le roman du monde! que de +descriptions de la nature ont abouti a une science de mots! + +Mais si celui qui veut faire un systeme sur la nature des choses ne +reussit trop souvent qu'a aligner sous le cordeau de la logique des +denominations arbitraires, il arrive aussi que, par un effet inverse, +les esprits occupes uniquement de la terminologie de la science +s'epuisent a la regulariser, a la distribuer dans les compartiments +d'un plan analytique, a en separer les termes par la distinction, a les +rapprocher par l'analogie; et grace a ce besoin et a ce pouvoir qui est +en nous d'imposer des noms aux etres ils prennent bientot pour des etres +les noms eux-memes, et attribuent une realite factice a ces mots si bien +classes et si bien definis. L'intelligence qui, absorbee par l'etude du +langage, semble avoir perdu le sens de la realite, et se contenter des +apparences verbales, rend ensuite par une illusion contraire la realite +a ces apparences, materialise, anime, personnifie les etres de raison +que les mots supposent sans les prouver toujours. La science qui a voulu +n'etre que terminologique devient peu a peu ontologique; mais elle le +devient dans l'ordre inverse de la verite, et soumet le monde a la loi +du langage, au lieu de faire le langage a l'image du monde. C'est alors +que la science peut etre accusee d'etre une science de mots; elle risque +de ne jamais autant meriter ce reproche qu'au moment ou elle pretend +l'eviter. + +Je laisserais ma pensee trop incomplete si je ne disais que la necessite +de faire une part a ces trois procedes de l'esprit, que l'impossibilite +prouvee par vingt experiences d'en proscrire absolument aucun ou +d'essayer impunement de le faire, pese sur la philosophie, et nous +oblige a les concilier. La science a trois points de vue; il faut savoir +s'y placer tour a tour. Entre eux, il n'y a qu'une question d'ordre. +Livre a lui-meme et sous l'empire des necessites de la vie, l'esprit +mele tout ensemble, et cette synthese fait dans la pratique sa force et +sa confiance. Toute intelligence est en communication avec la realite, +la concoit suivant ses propres lois, et par le langage reproduit ce +qu'elle a percu et ce qu'elle a concu, sous une forme communicable +aux intelligences qui lui ressemblent. Lorsqu'on veut traduire ces +connaissances pratiques et confuses en science, c'est-a-dire connaitre +avec methode, quel point de vue faut-il choisir? ou se placer pour mieux +voir? par ou commencer? Evidemment par cette unite meme a laquelle se +communique la realite, et qui la communique a son tour, telle qu'elle +l'a concue, apres l'avoir recue. L'homme est constitue pour absorber +d'abord et renvoyer ensuite la lumiere qui l'environne. S'il s'etudie +avec exactitude et profondeur, s'il recherche ce qu'il pense, non pour +etablir la genealogie arbitraire de ses idees, mais pour se bien rendre +compte de tout ce qui est contenu dans ses notions acquises, dans ses +notions primitives, des convictions qui dominent dans son esprit, comme +des operations a l'aide desquelles elles se forment et se manifestent, +il parviendra surement a mieux connaitre ce qui est, en connaissant +mieux ce qu'il en pense et ce qu'il en dit. La puissance qui lui donne +la realite, qui la percoit et la concoit, puis qui porte dans tout ce +qu'il sait et tout ce qu'il pense l'ordre, la clarte, la fixite par la +parole, cette puissance, c'est lui-meme; et, en s'etudiant bien, en +scrutant tout ce mystere de sa nature interieure sans perdre de vue le +dehors de qui il recoit et auquel il rend, il remonte a la source de +la science, et prend le seul moyen de la faire complete, universelle, +adequate a la verite, dans la mesure cependant ou ces epithetes sont +applicables a la connaissance humaine. Ce point de vue est le point de +vue psychologique, qui ne differe du point de vue ideologique qu'en ce +qu'il est moins partiel et moins etroit. Pour celui qui ne s'arrete pas +a l'ideologie superficielle, qui la pousse a sa profondeur derniere, la +science de la realite et celle du langage reparaissent a la lueur meme +du flambeau interieur, et la philosophie retrouve au fond de l'esprit +humain le vrai jour qui eclaire le monde. + +Quoi qu'il en soit, on a vu qu'on ne pouvait _a priori_ accuser une +science d'etre, au mauvais sens de l'expression, une science de mots. +L'esprit considere toujours plus ou moins les choses, les idees, les +mots. S'il tend a ne considerer que les choses, il ne se connait pas +bien lui-meme. S'il n'est attentif qu'aux idees, il perd le sentiment +des choses; et ce qu'il accepte pour des idees n'est bientot plus que +des mots. S'il s'occupe des mots plus que de tout le reste, il prend +a la longue les mots pour les choses, et revient par un detour a +l'ontologie. Si cette ontologie etait vraie, peu importerait le chemin +qui l'y aurait conduit; mais si elle est fausse, c'est alors qu'il ne +sait que des mots. Qu'est-ce donc en definitive qu'une science qui n'est +qu'une science de mots? c'est une fausse ontologie. + +Or, maintenant, est-ce la ce qu'a ete la scolastique? Telle est la vraie +question, et elle ne peut etre resolue que par une etude suffisante de +la scolastique meme. Et comme il s'agit de savoir si finalement elle a +dit mensonge ou verite, on ne peut chercher a la passablement connaitre, +sans etudier avec elle le fond des choses; car on ne saurait juger d'une +science qu'en la comparant a son objet, comme on ne juge de la fidelite +d'un portrait que par son modele. Et cela deja prouve que l'etude de la +scolastique n'est ni aussi superficielle, ni aussi gratuite, ni aussi +sterile qu'il l'a paru longtemps. + +Ainsi, bonne ou mauvaise, la scolastique est une philosophie. Ce que +nous avons dit suffit, ce semble, pour dissiper sur ce point les +principaux doutes. Maintenant il y aurait a examiner d'abord si elle n'a +reellement ete que ce que nous avons appele une terminologie; puis si +cette terminologie a produit une fausse ontologie. Sur ces deux points, +nous le disons d'avance, elle ne nous parait pas irreprochable; mais +elle n'est pas pour cela une science de neant. + +Nous avons deja montre en general qu'une science qui meriterait, au sens +ou nous l'entendons, ce nom de science terminologique, ne serait pas +necessairement une science vaine. Faisons application de ces idees a la +scolastique. + +Si cette philosophie est une science purement terminologique, elle est +bien au moins une grammaire. La grammaire fait profession d'etre la +science des mots. Est-elle pour cela une science vaine et qui n'importe +en rien a la connaissance des realites? Prenons un exemple pour plus de +clarte, et choisissons-le parmi les plus simples. + +Au debut de toute grammaire, on vous dit que les premiers mots dont vous +deviez vous occuper, sont les noms. Les noms sont les mots qui designent +et les choses qui sont et ce que sont les choses. Les choses sont des +substances, et pour cette raison les noms sont appeles substantifs. +Ce que les choses nommees par les substantifs, sont en sus de leur +substance et de leur existence, est en quelque sorte ajoute a leur +substance, et les noms de ce qui s'ajoute ainsi sont dits adjectifs. En +d'autres termes, les noms designent d'abord les choses, celles qui sont +considerees comme subsistant par elles-memes; mais il y a autour de ces +choses, ou dans ces choses, des circonstances, modes, accidents, ou +qualites qui sont comme _adjacentes_ aux substances (_adjacentia_, c'est +le mot de la scolastique et l'origine de celui d'_adjectif_), et qui +peuvent, jusqu'a un certain point, etres prises comme des choses, +si bien que les adjectifs peuvent revetir a leur tour la forme des +substantifs et continuent alors de designer les attributs pris +substantivement, c'est-a-dire consideres comme s'ils existaient hors +des choses auxquelles en realite ils ne se rencontrent que reunis, et +consequemment comme s'ils existaient par eux-memes a la maniere de ces +choses. Tout le monde reconnait la les substantifs abstraits. + +Cette premiere classification des mots ne fait-elle connaitre que des +mots? + +1 deg. D'abord elle vous apprend que l'esprit croit naturellement une +existence reelle aux choses individuelles. + +2 deg. Puis, parmi ces substantifs qui les nomment, les uns designent +exclusivement un individu determine, les autres tous les individus +semblables ou comparables, comme _arbre, homme, animal_. Or ceci nous +enseigne que l'esprit a le besoin et la puissance de donner aux choses, +en les considerant dans ce qu'elles ont de commun, des noms communs +aussi, noms abstraits des realites individuelles, et de former ainsi +des genres et des especes qui sont tout au moins les noms abstraits des +concrets individuels. + +3 deg. En outre, ces substances quelconques designees par les substantifs +peuvent avoir des attributs exprimes aussi par des noms, et cela veut +dire encore que l'esprit a la faculte de considerer ces memes attributs +comme les sujets hypothetiques de certains autres attributs qu'il +distingue ulterieurement, et de donner ou supposer a ces sujets de sa +composition une certaine realite, peut-etre factice, sous la forme +d'abstraction. Ainsi, a ne la considerer que comme une notion, la +couleur n'est que le nom substantif de l'attribut du corps colore, et +elle devient a son tour le sujet d'autres attributs, elle est dite +blanche, rouge, etc.; puis la blancheur, prise a son tour pour sujet, +est dite terne, eclatante, etc. Or, la connaissance de cet emploi des +idees et des mots est deja un resultat ideologique, ou une vue de +l'esprit humain. + +4 deg. Il est naturel de se demander ce qu'il en est de tout cela dans la +realite et independamment de l'esprit humain; et la grammaire a prevenu +et meme hypothetiquement resolu la question. Quand elle dit que les noms +designent des choses ou des qualites, elle suppose apparemment qu'il y a +des choses et des qualites. Les choses reelles, individuelles, elle les +appelle substances, ou choses qui existent par elles-memes. Elle appelle +ainsi non-seulement des substances accessibles aux sens, mais des +substances invisibles; Dieu, une ame, sont des substantifs comme cet +homme ou cette pierre. La perception par les sens n'est pas l'unique +garant de la substance, et l'on croit a des choses qu'on ne voit pas. +Les langues faites sous l'empire de cette croyance la constatent; mais +la justifient-elles? Elles font une distinction entre les substances et +les qualites. Celles-ci sont dites ne pas exister par elles-memes, et +elles ne sont que des choses en d'autres choses. Cependant elles sont +nommees isolement, absolument, et supposees ainsi des choses par le +langage. Cette supposition est-elle un dementi donne a la distinction +precedente? Les qualites existent-elles, et comment existent-elles? +Faut-il prendre le langage pour la reponse reelle et decisive a cette +question? Il en prejuge la solution; il est, au moins par hypothese, +ontologique. Il decrit les realites comme elles paraissent etre a +l'esprit, et tout au moins comme elles pourraient etre effectivement. La +grammaire n'est donc pas radicalement etrangere a l'ontologie. Elle la +suppose en traduisant les idees de l'esprit humain. + +5 deg. Des qu'elle a fait connaitre les noms, elle expose les circonstances +dans lesquelles ils se trouvent places les uns par rapport aux autres, +ou les relations verbales que leur donne le langage raisonne. Car +la grammaire n'est pas une simple nomenclature; toute grammaire est +syntaxe, meme des ses premieres pages. Les choses nommees sont exprimees +les unes relativement aux autres. Par exemple, on enonce qu'une chose +est en la possession d'une autre ou qu'elle passe en la possession d'une +autre; on enonce qu'une chose recoit l'action d'une autre, et cela par +le moyen d'une autre. Ce sont les differents _cas_ des noms, c'est le +genitif, le datif, l'accusatif, l'ablatif. Voila certainement encore de +la pure grammaire. + +Et tout cela cependant signifie que l'esprit etablit des rapports entre +les objets; tout cela enumere et definit quelques-uns de ces rapports. +La possession ou _habitude_ qui est exprimee par le genitif ou attribuee +par le datif, le rapport d'action a passion, de moyen a resultat, sont +assurement des conceptions de l'esprit, et si l'on n'avait pas soin de +les analyser comme telles, on ferait de la mauvaise grammaire. Ainsi +le rapport de possession serait une definition bien vague et bien +insuffisante de celui qui est exprime par le genitif, lequel exprime +entre autres une forme de possession particuliere, celle de l'attribut +par le sujet; le rapport de l'agent au patient que represente en general +celui du sujet au regime ou du nominatif a l'accusatif, se rattache +souvent a celui de l'effet a la cause; enfin l'ablatif qui correspond a +l'idee de moyen, designe souvent ce qu'on appelle dans l'ecole _la cause +instrumentale_. Il y a la un assez grand nombre d'idees de relation, +necessaires a l'esprit humain qui les emploie, transporte ou convertit +avec une liberte et une autorite singulieres. La grammaire est confuse +et inexacte si elle ne les distingue, les ordonne et les definit; et +quand elle fait cette operation sur les mots, elle decrit en meme temps +des idees necessaires a l'intelligence, et touche a ce qu'un philosophe +allemand appelle l'architectonique de l'esprit humain. + +Le fait-elle dans un point de vue vraiment psychologique, elle cesse de +regarder ces notions comme de simples necessites de la pensee. L'esprit, +en effet, ne les emploie pas uniquement comme les seuls moyens d'avoir +des choses une conception qui lui serve. Il y croit en meme temps qu'il +en use, c'est-a-dire qu'il a l'invincible conviction que ces rapports +sur lesquels il raisonne sont effectivement les rapports externes des +choses, et qu'en dehors de lui il y a des causes, des effets, des +agents, des moyens, des resultats, etc.; en un mot, que cette liaison +ideale de ses perceptions est la copie fidele des relations entre les +objets de la nature. Comme les noms qui les designent, les choses ont +pour lui leurs cas, et le monde reel serait incomprehensible s'il +n'etait pas tel qu'il est compris. Encore sous ce rapport, on voit que +la grammaire suggere et suppose une ontologie. + +Est-ce donc qu'il n'y ait pas en grammaire de pures questions de mots, +exclusivement relatives a l'expression independamment de la realite +qu'elle exprime, et qui n'appartiennent qu'a la nature propre du langage +en general ou d'une langue en particulier? Si vraiment, et toute langue +offre de ces questions-la. Par exemple, que les cas soient designes +par les desinences des mots comme en latin, par des articles comme en +francais, par des desinences et par des articles comme en grec; c'est un +point de grammaire qui n'a rien de commun avec la science de la pensee +ou de la nature. Que les substantifs abstraits soient de tel ou tel +genre, qu'ils soient tous feminins plutot que masculins ou l'inverse, +ce n'est pas la non plus une vraie question metaphysique; ce n'est en +grammaire qu'un point de fait a eclaircir ou a connaitre. Enfin des +questions meme plus profondes, comme celles de la composition des mots, +de leur transfusion d'une langue dans une autre, de la maniere dont les +idiomes se sont successivement engendres, quoiqu'elles ne puissent etre +resolues sans une analyse assez fine des idees, sont cependant des +questions qui, pour la plupart, dependent de l'etat des esprits dans +les pays et les temps ou les langues se sont formees. Bien qu'elles ne +soient pas uniquement verbales, et qu'elles touchent a la philosophie +de l'histoire, on peut encore les regarder comme des questions +grammaticales; elles appartiennent a la linguistique, a la science des +mots. + +Mais enfin, dans les rapports generaux eux-memes du langage avec la +pensee, n'y a-t-il pas des points dont l'etude est indifferente, ou peu +s'en faut, a toute philosophie reelle? Je le crois, encore qu'on ne +puisse les parfaitement etudier sans philosophie; prenons pour exemple +tout ce qui concerne le langage figure. La connaissance approfondie +du langage figure conduirait sans doute a cette remarque, vraiment +philosophique, que la faculte de nommer les objets ne va pas sans un +penchant a representer les uns par les noms des autres, en vertu de +certaines similitudes qui frappent l'imagination plus que la raison; en +d'autres termes, a parler par images. Ou pourrait rechercher encore +si, comme quelques-uns l'ont pretendu, toute langue est exclusivement +metaphorique, ou si seulement le langage figure est de fait mele au +langage direct, et dans ce cas, si ce melange est utile, s'il est +inevitable, s'il y aurait quelque motif et quelque possibilite de +l'abolir et de composer une langue absolument denuee de figures. C'est +la de la philosophie sans aucun doute, mais c'est de la philosophie du +langage, et quoiqu'on en put tirer encore quelques inductions sur la +nature de l'esprit humain, la connaissance de la realite n'est pas fort +engagee dans l'etude de ces questions, et pour celui qui les resout +sainement, elles n'ont pas un rapport essentiel avec la verite de nos +idees objectives. Encore est-ce une simple opinion que j'exprime, et la +these contraire a-t-elle ete soutenue par des philosophes qui ont donne +au langage une importance philosophique superieure a celle que je suis +dispose a lui reconnaitre. + +J'ai parle tout a l'heure des substantifs abstraits; il y en a de +differentes sortes. Prenons ceux qui expriment substantivement ces +qualites qu'on nomme dans l'ecole les accidents de la substance, +comme la qualite d'etre _blanc, amer, mou,_ etc., ou _la blancheur, +l'amertume, la mollesse_, etc. Les abstractions de cette sorte ne +representent aucune substance reelle. Il y a des substances qui ont +diverses qualites, entre autres celle d'etre _molles, ameres_ et +_blanches_; il n'y a pas une chose qui soit substantiellement _la +blancheur, la mollesse, l'amertume_ en elle-meme. Lorsqu'on isole ces +accidents par la pensee et le langage, et que l'on en fait les sujets +de certaines propositions, quand on dit _la blancheur est agreable, +l'amertume est repugnante_, le sens commun avertit que ce sont des +sujets hypothetiques et artificiels dus au pouvoir generalisateur +de l'esprit; c'est une translation de l'adjectif au substantif, de +l'attribut au sujet, qui a peut-etre quelque analogie avec la propriete +translative ou metaphorique du langage, et qui n'a pas beaucoup plus +de realite que ces autres locutions, _le choc des opinions, le feu des +passions, l'explosion de la colere_. C'est une translation ou metaphore +d'un autre genre; la premiere rendait l'insensible par une comparaison +avec le sensible, ou l'invisible par une image; la seconde convertit +l'attribut en sujet et la qualite en substance. C'est un don, un +pouvoir, peut-etre une faiblesse de l'esprit humain, que d'operer ces +metamorphoses, mais la realite n'est guere interessee dans tout cela. +Dans ces termes, l'etude de cette classe de substantifs abstraits (celle +des substantifs qui repondent aux qualites accidentelles des etres) +n'est et ne doit etre qu'une etude de mots; et c'est savoir les choses +comme elles sont, que de savoir dans ce cas qu'elles ne sont pas +essentiellement comme les mots, ou que les mots ne sont que des mots. + +Que si, par impossible, on croyait le contraire, et qu'abuse par les +apparences du langage, on fit jouer sans discernement a ces abstraits le +role des concrets individuels, que l'on prit les noms qui les designent +pour des noms directs, meme pour des noms propres, et qu'on supposat +des etres partout ou l'on a impose des noms, alors on retomberait dans +l'inconvenient tant signale de realiser les abstractions, on ferait +de l'ontologie dans le mauvais sens, on traiterait les mots comme des +choses, et c'est alors qu'on meriterait l'accusation de n'edifier qu'une +science de mots: accusation grave, parce qu'on aurait pretendu savoir +autre chose. Le tort serait precisement d'oublier ou d'ignorer qu'on ne +savait que des mots. + +Une science de mots n'est donc pas mauvaise en soi; ce qui est mauvais, +c'est de prendre une science de mots pour une science de choses. + +La scolastique, je le dis par avance, est plus d'une fois tombee +dans cette erreur. Lorsqu'on y tombe, il est evident qu'une foule +de questions oiseuses, de difficultes artificielles, doivent naitre +successivement, et amener des solutions, des distinctions, des +inductions, en un mot des connaissances purement hypothetiques ou +relatives uniquement a la signification arbitraire de la langue qu'on a +gratuitement imposee a la science. Mais cette faute que la scholastique +a tres-souvent commise, aucune philosophie, que je sache, ne l'a +constamment evitee. + +En prenant des exemples dans la grammaire, je ne me suis pas beaucoup +eloigne de la scolastique. L'une a beaucoup d'affinite avec l'autre, et +l'on serait, dans certaines occasions, embarrasse de les distinguer; +ce qui deviendra plus evident, quand nous approcherons de plus pres la +philosophie du moyen age. + +Ce fut une philosophie. Parmi les questions qui ont joue un role +philosophique, au moins dans l'antiquite, il en est peu que la science +du moyen age n'ait traitees et resolues a sa maniere. S'il est des +problemes que nous n'y retrouvons pas, ce sont en general ceux dont +le progres moderne de la science a revele l'existence ou retabli la +gravite; mais est-ce pour rien que nous voulons que l'esprit humain +ait, il y a deux ou trois siecles, subi une revolution? Entre autres +nouveautes, l'absolue liberte qui s'est introduite triomphalement dans +les sciences, ne doit-elle pas avoir amene et des idees et des questions +laissees jusqu'alors dans l'ombre ou dans le neant? Quoi qu'il en soit, +avant nous, chez les anciens, il y eut apparemment une philosophie. Je +n'egale pas la philosophie du moyen age a celle de l'antiquite; le nom +d'Abelard palit aupres de celui d'Aristote, et le soleil de Platon +offusque de sa splendeur l'etoile de saint Thomas; mais enfin je dis que +l'une de ces philosophies s'est occupee de presque tout ce qui occupait +l'autre. La plus recente n'a pas ete aussi etroite, aussi exclusive +qu'on l'imagine. Elle l'a ete dans sa forme; et c'est par la qu'elle +s'est compromise. Elle a fait passer la science sous une forme +exceptionnelle, et, par la, elle en a restreint et surtout dissimule +l'universalite. + +La philosophie, au XIIe siecle, s'appelait ordinairement la dialectique. +On donnait a ce mot un sens analogue a celui qui a prevalu dans +le commun usage. La dialectique etait l'art logique ou la logique +appliquee. Les anciens l'avaient souvent entendu autrement. La +dialectique de Platon est la recherche de ce qu'il y a de general dans +le particulier, d'absolu dans le relatif, la recherche de l'ideal +scientifique[365]. C'est une methode ascendante qui, de nos perceptions +diverses ecartant le multiple, le changeant, l'individuel, remonte a +l'essence, au permanent, a l'un. C'est une analyse, en ce sens qu'elle +decompose, afin d'elaguer l'accessoire et d'atteindre le principal ou +ce qui subsiste de chaque chose dans la raison eternelle; c'est une +synthese, en ce sens que, des phenomenes complexes et variables, elle +semble former, par la vertu de l'intelligence, quelque chose qui n'est +aucun phenomene. Prise comme instrument logique, elle serait l'art de +la definition, puisqu'elle est la recherche de l'essence. C'est cette +dialectique que les alexandrins emprunterent a Platon et amenerent a la +rigueur d'un procede scientifique[366]. Ce procede se retrouve dans la +philosophie moderne, et quelques-uns de ses caracteres subsistent, par +exemple, dans la dialectique d'Hegel[367]. Mais bien qu'il soit surtout +cher a Platon, il n'etait pas ignore d'Aristote, car c'est le procede de +la science de l'etre, de la science de l'universel, de la metaphysique +en un mot[368]. Le Stagirite n'admit pas toutes les consequences +auxquelles cette methode conduisait Platon; mais il la connut, il sut +meme la pratiquer parfois, quoiqu'il reservat le nom de dialectique pour +cette partie de la logique qui ouvre la route de toutes les sciences en +discutant les principes, et trouve un procede syllogistique pour traiter +un sujet donne en partant des propositions les plus probables[369]. Mais +pour lui la dialectique etait loin d'etre toute la philosophie. Il dit +meme qu'elle lui est opposee, s'appuyant sur l'apparent, tandis que la +philosophie s'appuie sur la verite[370]. Dans les mains des stoiciens, +la logique, niant ou du moins attenuant la verite du general, devint peu +a peu une polemique subtile et negative. Deja les megariens l'avaient +transformee en argumentation sceptique; et ce n'est qu'apres avoir porte +le nom d'eristiques, qu'ils avaient recu celui de dialecticiens[371]. +C'est dans un sens qui tient peut-etre des idees des ecoles megarique +et stoicienne, presque autant que des idees peripateticiennes, que la +dialectique fut entendue au moyen age[372]. Aristote avait distingue une +sorte de dialectique pratique qu'il appelle l'_art exercitif_[373], +et qui offrait bien quelques rapports avec l'_art_ par excellence des +scolastiques. La logique fut pour eux un terme general qui embrassait +toute la science de la raison, ce qu'on appellerait aujourd'hui la +philosophie de l'esprit humain; et comme la logique proprement dite +aboutit a la dialectique qui est la pratique de la science, elle fut +officiellement nommee la dialectique[374]. Abelard ne la definit nulle +part formellement; mais en intitulant _Dialectica_ son grand ouvrage de +philosophie logique, son _Organon_ a lui, il a suffisamment indique sa +pensee, explique son langage. + +[Note 365: Voyez dans la traduction de M. Cousin l'argument du +_Philebe_, et le _Philebe_ lui-meme, ainsi que _le Parmenide_, t. II, +p. 280 et 440; t. XII, p. 8.--Cf. Hegel, _Hist. de la phil._, Oeuvres +completes, (All.) t, XIV, p.240, Berlin, 1833.] + +[Note 366: Cf. l'_Hist. de l'ecole d'Alex._, par M.J. Simon, t. I, +l. II, c. II.] + +[Note 367: _Encycl. des sciences philos._ Logique, Sec. 81, t. VI, p. +151.] + +[Note 368: _Logique d'Arist._, trad. par M.B. Saint-Hilaire. _Dern. +Analyt._, l. 1, c. XI, Sec.Sec. 6, 7 et 8.;--_Metaphys._, passim.] + +[Note 369: _Logique; Topiq._, l. 1, c. II, Sec. 6. _Refut. des soph._, +c. XXXIV, Sec. 3.] + +[Note 370: _Id., Topiq._, l. 1, c. XIV, Sec. 7.--_Refut. des soph._, c. +XI, Sec.. 8.] + +[Note 371: Diog. Laert., l. II, c. X, n. 1.] + +[Note 372: Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. 672] + +[Note 373: _Topiq_., c. XI, Sec. 1 et suiv.] + +[Note 374: De bonne heure on les avait ainsi reunies. Ciceron +considere la dialectique comme une branche ou une moitie de la science +qu'il definit _ratio disserendi_, et qui est la logique. (_Topiq_., +II.--_De Leg_., I, 23.--_De Fato_, I.) Boece, dans son _Commentaire des +Topiques de Ciceron_, decompose la logique, et donne de la dialectique +les definitions consacrees que durent adopter les scolastiques. (Boet. +_Op_., p. 700.--Cf. S. Aug., _De Ord_., l. II, c. XI.--_Retract_, l. I, +c. VI.--Cassiod., _De Instit. divin. litt._, c. XXVII.--_De Artib. ac +Discipl_., c. III.)] + +Quoi qu'il en soit, la dialectique, meme en ce sens, n'etant qu'une +partie de la philosophie, il a paru que la Scolastique n'etait aussi +qu'une partie de la philosophie; mais la dialectique, comme le +raisonnement humain, peut s'appliquer a toutes choses. Dans une bonne +classification, la dialectique comme science ne devrait s'appliquer +qu'a la dialectique meme; partout ailleurs, elle n'est que procede et +instrument; elle ne devrait pas meme comprendre la logique proprement +dite, dont elle n'est que la suite ou la derniere partie. Mais s'il +plait de l'appliquer a tout, de tout encadrer dans ses formes, de +chercher dans les notions qu'elle emploie et dans les regles qu'elle +pose les elements de toute science, de se servir d'elle enfin comme d'un +_critere_ universel, on le peut faire, et elle devient alors, au lieu et +place de la philosophie, la reine des sciences, la science universelle; +elle obtient les titres de _disciplina disciplinarum, duae universae +scientiae, sola dicenda scientia_[375]. Sera-ce que la philosophie aura +ete reduite en essence a la seule dialectique? non, c'est qu'elle aura +ete exclusivement ramenee aux procedes et au langage de la dialectique. +Elle en aura sans doute souffert; la realite ne peut sans violence et +sans dommage, passer comme par le laminoir d'une methode exclusive; ce +qui est artificiel est toujours etroit, et le fond n'echappe jamais aux +vices de la forme. Mais pourtant, ainsi contrainte, la science n'aura +pas ete supprimee. La scolastique n'a donc pas ete la philosophie +reduite a la dialectique, mais aux formes de la dialectique. + +[Note 375: _Ab. Op._, ep. IV, p. 239. _Introd. ad Theol._, l. II, p. +1047.--Ouvr. ined., _Dialect._, pars IV, p. 435.] + +D'ou lui est venue cette contrainte? De ce qu'a une certaine epoque +du moyen age, l'esprit humain est rentre dans la philosophie par la +dialectique. Le point de depart n'est jamais indifferent; au terme de la +course, on se ressent du chemin qu'on a pris, et le choix de la methode +est avec raison regarde comme capital en philosophie. Nous tenons +aujourd'hui qu'il faut aborder la philosophie par la psychologie. +Pretendra-t-on que ce choix soit sans consequence et n'influe pas sur +les caracteres ulterieurs de la science? La science ne manque pas +d'adversaires qui disent qu'apres avoir commence par la psychologie, +elle y demeure, et que nous n'avons fait qu'inventer une autre maniere +de la rendre partielle et sterile. Je le conteste, mais j'avoue qu'il +est tres-commun de ne point depasser la psychologie; de tres-habiles +gens n'ont pu en sortir ou meme ont fini par n'en pas vouloir sortir. +L'ecole ideologique a tremble de faire un pas hors du cercle de la +sensation. Il y a beaucoup a redire aux limites scientifiques que les +Ecossais ont elevees et qu'ils ont interdit a l'observation de franchir. +Jouffroy n'a pas completement reussi, malgre d'ingenieux et opiniatres +efforts, a se delivrer du joug etroit de l'observation subjective de la +conscience; et quoiqu'il proteste, Kant lui-meme n'a fait que rendre +plus profonde, mais non plus penetrable, l'impasse de la psychologie. On +ne saurait donc s'etonner que, renfermes dans un point de vue bien plus +retreci pour embrasser l'horizon (car la logique est dominee par la +psychologie), les scolastiques aient eu beaucoup de peine a parcourir +l'ensemble de la carte scientifique. S'ils ont encore beaucoup vu, ils +n'ont pas vu sous un angle vrai; ils n'ont pas donne aux objets les +dimensions, les contours et les teintes de la verite. Mais du moins +ont-ils connu tout ce qu'on peut connaitre, lorsqu'on n'est initie a la +science que par la dialectique. + +Nous n'ecrivons pas leur histoire. Il faut donc poser simplement +comme un fait qu'apres l'invasion definitive du christianisme et +le refoulement successif des ecoles de philosophie paienne, qui se +refugierent et s'eteignirent dans le cercle encore brillant mais sterile +des ecoles alexandrines, les hommes superieurs qui, dans l'Occident a +partir du VIIe siecle, s'efforcerent de dissiper les tenebres de la +barbarie, n'eurent pour flambeau que la lueur pale des commentaires de +la philosophie antique; et parmi les interpretes qui la transmirent au +moyen age, dominerent les commentateurs de la Logique d'Aristote. + +Les anciens avaient trouve les sciences et les lettres. On recevait +d'eux les unes et les autres avec une curiosite, une admiration et une +confiance egales. On les imitait en tout, excepte dans la liberte +de leur genie. Toute doctrine se convertissait donc en erudition. +Comprendre, traduire, interpreter, paraphraser, telle etait, en general, +l'oeuvre de ces esprits nobles et malheureux qui se souleverent +au-dessus de l'ignorance et de la grossierete universelles, dans ces +contrees depouillees de toute nationalite par la double conquete des +legions romaines et des hordes du Nord. Les peuples de notre Occident +n'avaient point de culture qui leur fut propre. Leur litterature +indigene, s'il est permis de donner ce nom aux essais informes de la +poesie druidique, avait peri comme les arts, les moeurs, le culte de la +vieille Gaule. Les idees et les lettres, les arts de l'imagination et +ceux de l'industrie, tout, jusqu'a la religion, avait ete comme importe +a nouveau dans ces regions, theatre de l'eclatante civilisation de la +moderne Europe. Les hommes livres aux travaux de l'esprit, n'etaient +donc encourages par aucun exemple, autorises par aucun succes, a penser, +a ecrire d'apres eux-memes, a inventer pour leur compte, a essayer +enfin d'une veritable et complete originalite. Pour les sciences et +les lettres, la Grece et Rome; pour la religion, le Midi et l'Orient, +c'est-a-dire encore Rome et la Grece; voila leur exemple et leur +loi. Ils ne demandaient ni a leur sol ni a leur ciel ces productions +spontanees que le temps seul seme a pleines mains dans les terres +fecondes. Ils attendaient tout de ceux de qui tout leur etait venu. Or, +que leur venait-il desormais de ces peuples jadis leurs vainqueurs, +et qui, contraints de ceder l'espace et le pouvoir a de nouveaux et +barbares conquerants, etaient restes les maitres spirituels des premiers +vaincus? Que leur venait-il de ces regions ou se levait encore pour +eux le soleil de l'intelligence? rien d'abord que la grande voix de +la religion, qui etait elle-meme ou qui voulait etre quelque chose +de definitif et d'immuable, rien que les derniers echos de la parole +grecque qui s'etait tue, mais qui retentissait encore. Les ecrits des +hommes qui ont trace leurs noms aux dernieres pages des fastes de +la litterature ancienne, ne sont que des compilations plus ou moins +methodiques, des expositions quelquefois raisonnees de systemes +anterieurs, des traductions d'idees enfin, quand ce ne sont pas de +simples versions de textes. Ceux donc qui devenaient leurs disciples, +ceux qui dans le nord de l'Europe s'adonnaient, entre le VIIe et le XIe +Siecle, aux choses de l'esprit, se faisaient pour la plupart de purs +erudits, c'est-a-dire des penseurs sans liberte, instruits par des +ecrivains sans originalite. C'est par le milieu des commentateurs, c'est +a travers un nuage que parvenaient jusque dans les Gaules les rayons +affaiblis des brillantes constellations qui avaient surgi derriere la +colline de l'Acropolis, et dore de leur eclat le faite blanchissant +du temple de Thesee. Porphyre, saint Augustin, Martianus Capella, +Cassiodore, et surtout Boece, etaient les mediateurs necessaires et +respectes qui transmettaient les idees de Platon et d'Aristote aux Bede, +aux Alcuin, meme aux Jean Scot et aux Raban Maur, qui s'efforcerent les +premiers de repasser de l'erudition a la philosophie. On sait avec assez +d'exactitude quelle etait la bibliotheque philosophique de ces hommes +qui puisaient cependant presque toutes leurs idees a la source du passe. +Les originaux leur etaient en general inconnus. Le Timee de Platon et +la Logique d'Aristote, traduits en latin, sont les plus averes des +monuments des grands siecles qu'ils eussent entre les mains[376]. Le +platonisme qui n'est pas dans le Timee, l'aristotelisme qui n'est pas +dans l'Organon, ne leur etaient connus que confusement, par fragment, +par allusion, par citation dans les paraphrases et les expositions +incompletes des commentateurs sans genie des derniers temps. Il n'est +pas etrange que parmi ces debris, l'Organon ou plutot la doctrine qui +y est contenue et qui forme a elle seule un systeme acheve, un travail +defini et demonstratif, ait fait dominer partout la science et +l'esprit de la logique. La logique effaca peu a peu le reste de la +litterature[377]. Elle avait d'ailleurs exerce deja une influence +marquee sur les deux vrais maitres des ecoles du moyen age, Porphyre et +Boece. Ils s'etaient appliques, l'un a ouvrir au disciple les portes de +la logique, l'autre a conduire a travers ses detours le disciple initie. +L'un avait compose une introduction; l'autre des versions et des +commentaires. La-dessus, il est tout simple que les savants du moyen age +aient pense qu'il ne restait a la science que des gloses a faire. Le +mot meme fut consacre. Presque tous les philosophes scolastiques furent +eminemment des glossateurs[378], et l'on annota les commentateurs +d'Aristote, avant de l'interpreter lui-meme et de le connaitre tout +entier. C'est sans aucun doute un heureux hasard advenu a un court ecrit +de Porphyre et a quatre ou cinq de Boece qui fut la premiere cause de la +grande fortune d'Aristote. La puissance saisissante de la logique fut la +seconde. D'ailleurs toute logique est essentiellement elementaire, et +semble, comme la grammaire, reveler la raison; elle convient donc a des +etudes commencantes. + +[Note 376: Encore Abelard n'avait-il dans les mains que les deux +premiers des six traites qui composent la Logique d'Aristote ou +_l'Organon_. (Voyez sa Dialectique, p. 228.) Que dans les quarante +premieres annees du XIIe siecle, il circulat communement en Gaule et +en Angleterre d'autres livres philosophiques que ces deux fragments de +l'oeuvre d'Aristote et de Platon, l'Isagogue de Porphyre, plusieurs des +traites aristoteliques de Boece et deux traites indument attribues +a saint Augustin, c'est ce que personne n'a reussi a prouver. Voyez +l'excellent ouvrage de M. Jourdain sur les traductions latines +d'Aristote au moyen age. Cf. Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. +564; et le ch. III du present livre.] + +[Note 377: + + ...Quaevis + Litera sordescit, logica sola placet. + + Johan Saresber., _Estheticus_, poem., p. 3, Hambourg, 1843. + +[Note 378: Nous avons cinq opuscules d'Abelard sous le litre de +gloses, _Glossae in Porphyrium, de categoriis_, etc., quatre imprimes, +un manuscrit. M. Cousin a fait connaitre plusieurs gloses du Xe siecle +sur le _de Interpretatione_, sur les categories, etc. (Ouvr. ined. +d'Abel., p. 551-611; Append., p. 618 et suiv.)] + +Cependant la forme peripateticienne n'avait pas ete primitivement la +forme unique de la philosophie du moyen age. Scot Erigene, qui en +est regarde comme le fondateur, tendait a lui donner un tout autre +caractere. Son genie hardiment speculatif depasse la dialectique[379]. +Ce dogmatisme encore vague, ou respire un peu de platonisme et de +philosophie alexandrine, put se soutenir quelque temps. Mais bientot +il arriva un moment ou l'aristotelisme, parlons plus exactement, ou la +dialectique gagna du terrain et devint dans la science une mode qui a +dure quatre ou cinq cents ans. Il serait curieux, mais il est difficile +de determiner ce moment avec precision. Du moins, la simple chronologie +des noms jettera-t-elle un grand jour sur cette partie de l'histoire de +la dialectique. + +[Note 379: Cf. M. Guizot, _Cours d'histoire de la civilisation en +France_, t. III, lecon 29; M. Rousselot, _Phil. dans le moyen age_, 1re +part., c. II, et l'ouvrage de M. Saint-Rene Taillandier, _Scot Erigene +et la philosophie scolastique_.] + +On peut fixer a la mort de Proclus, c'est-a-dire a la fin du Ve siecle, +le terme de toute philosophie originale dans l'antiquite paienne (485). +Et deja, depuis plus de cinquante ans, saint Augustin, un des derniers +Peres qui aient une place dans l'histoire de la philosophie, etait +descendu au tombeau (430); le regne des interpretes et des scoliastes +avait commence. Simplicius et Philopon commentaient Aristote, en se +souvenant de Platon. Martianus Capella avait un peu auparavant publie +ce poeme encyclopedique ou les sciences sont personnifiees comme des +deesses, ou la Dialectique, au front pale, aux cheveux entrelaces, cache +dans les plis de sa robe athenienne des fleurs et des serpents, mais +se donne pour la legislatrice des autres sciences[380]. Boece mourait +tragiquement, en laissant ces traductions et ces paraphrases qui +devaient surnager les premieres apres le naufrage des lettres antiques +(526). Cassiodore, dressant, au VIe siecle, l'encyclopedie destinee a +lui survivre, et dont Alcuin devait faire un jour la regle legale +de l'enseignement scolaire, mettait au rang des sept disciplines la +philosophie sous le simple nom de dialectique. La philosophie etait +bien, pour lui comme pour Platon, la ressemblance de l'homme a Dieu, +mais il developpait cette definition par une analyse tres-sommaire de +l'Isagogue de Porphyre, des Categories d'Aristote, enfin des grandes +divisions de l'Organon[381]. C'est de ce temps peut-etre qu'il faut +dater les deux ouvrages sur le meme sujet que le moyen age mettait sur +le compte de saint Augustin. Au siecle suivant, Bede resumait pour le +nord de l'Europe toutes les connaissances humaines venues de l'Orient +et du Midi, et la philosophie trouvait place dans ses volumineuses +compilations. C'etait aussi d'Aristote qu'il aimait a donner des +extraits; deja il appelait chaque citation une _autorite_, et assignait +a la dialectique le premier rang dans la logique, _cette maitresse du +jugement_[382]. Apres Bede, les ecoles s'ouvrent en France a la voix de +Charlemagne. C'est Alcuin qui les inspire et les dirige. Il a etudie +toutes les sciences profanes, et certainement les sept arts, mais +surtout l'art dialectique, dont l'empereur, dit-il en s'adressant a +Charles lui-meme, a la _tres-noble intention_ d'apprendre les principes. +Lui aussi, il a quelque teinture de l'Isagogue, des Categories, de +l'Hermeneia, et il s'attache a faire recopier, a repandre, a imposer +meme comme bases de l'enseignement les traites logiques qu'Augustin, +dit-il, a, pour les traduire, tires des tresors de l'ancienne Grece, + + De veterum gazis Graecorum clave latina[383]. + +[Note 380: Martian. Capel., _de Nupt. Philolog. et Mercur._, l. IV, +p. 325 et seqq. 1 vol. in 4 deg.. Francf. 1836.] + +[Note 381: _[Grec: Omsiosis to theo xata ounaton anthropon.]_ +(Cassiod., _de Art. ac Discipl._, t. II, c. III, p. 528. Ed. de Venise, +1729.)] + +[Note 382: Voyez dans les Oeuvres de Bede (8 tom. in-folio, Colon. +Agrip., 1612), les _Sententiae sive axiomata philosophica ex Aristotele +... collecta_ (t. II, p. 124). On voit la qu'il connaissait au moins +par des citations d'assez nombreux ouvrages d'Aristote, Physique, +Metaphysique, _De Anima_, etc. Dans ses _Elementa philosophiae_ (id., +p. 200), il definit la philosophie: "Eorum quae sunt et non videntur +et eorum quae sunt et videntur vera comprehensio." Dans son traite _De +mundi caelestis terrestrisque constitutione_, la logique est definie: +"Diligens ratio disserendi et magistra judicii;" la dialectique qui en +est la partie la plus essentielle: "Sagacitas ingenii stultitiaeque +sequester." (T. 1, p. 343.)] + +[Note 383: Voyez dans les Oeuvres d'Alcuin (2 vol. in-fol., Ratisb., +1777), la dedicace des Categories de saint Augustin, et _Opusculum +quartum de Dialectica_ (t. II, p. 334). C'est un dialogue entre lui et +Charles. La philosophie y est a peu pres ramenee a l'ethique et a la +dialectique; et celle-ci, "disciplina rationalia quaerendi, diffiniendi, +et disserendi, etiam et vera a falsis discernendi potens," est un +sommaire de Porphyre et de l'Organon, cet ouvrage dont on a dit qu'en +l'ecrivant Aristote avait trempe sa plume dans l'esprit, "in mente +tinxisse calamum" (p. 350). Alcuin, suivant son editeur, n'a point +compose le livre _De septem artibus_; mais il avait ecrit sur toutes les +sciences, et dans une epitre a Charlemagne il dit positivement: "Vestram +nobilissimam intentionem dialecticae disciplinae disere velle rationes." +(T. I, p. 703.)] + +Par lui les ecoles gauloises passent sous l'empire de cette _sagesse +hibernienne_, qu'il avait apportee sur le continent[384], et qui devait +apres lui recevoir de Scot Erigene moins d'autorite, mais plus d'eclat +(875). Erigene platonise, et Mannon, son successeur dans la direction de +l'ecole du palais, passe pour avoir ecrit sur les Lois et la Republique +de Platon des commentaires qu'on n'a jamais vus[385]. + +[Note 384: "Quid Hiberniam memorem, contempto pelagi discrimine, +pene totam cum grege philosophorum ad littora nostra migrantem?" (Herici +_Epist. ad imp. Carol., Hist. francor. script._, ed. Duchesne, t. II, p. +470.)] + +[Note 385: _Hist. litt._, t. IV, p. 225 et t. V, p. 657.] + +La principale fondation d'Alcuin est l'ecole de Saint-Martin de Tours. +Le premier et le plus illustre de ses disciples dans ce cloitre, c'est +Raban Maur. Celui-la se montre plus verse encore dans les sciences +profanes, il les recherche, il les aime. Il conseille de lire les +philosophes; il y a, dit-il, dans Platon bien des choses qu'il ne faut +pas craindre[386]. Il reprend la division connue de la philosophie, en +physique, en morale, en logique, et celle-ci, les theologiens doivent +se la rendre propre. La dialectique, qu'il definit litteralement comme +Alcuin, il veut qu'elle entre dans l'instruction des clercs: n'est-elle +pas la science des sciences, _disciplina disciplinarum_? elle enseigne +a apprendre, elle enseigne a enseigner; _haec docet docere, haec docet +discere_. Seule elle sait savoir, _scit scire sola_ (ne dirait-on pas +la science de la science de Fichte?) enfin le syllogisme est une arme +necessaire[387]. C'est Raban, qui selon Tennemann, transporta en +Allemagne la dialectique d'Alcuin, que d'autres appellent la dialectique +ecossaise[388]. Il devint abbe de Fulde, puis eveque de Mayence (847). + +[Note 386: "Non formidanda, sed in usum nostrum vindicanda." (_De +Instit. cleric._, l. III, c. XXVI, t. VI, p. 44.--_Op._, 3 vol. in-fol. +Col. Agrip., 1627.)] + +[Note 387: _Id., ibid._, c. XX, p. 42.--_De Universo_, l. XV, t. +1, p. 201 et 202.--Cf. les gloses de Raban sur Porphyre, Boece, +l'_Hermeneia_, publiees par M. Cousin. Ouvr. ined., Append., p. 613.] + +[Note 388: _Mon. de l'Hist. de la phil._, t. I, Sec. 244.--M. Haureau, +_la Scolastique au IXe siecle; Rev. du Nord_, t. II, 2e ser., p. 425.] + +En meme temps que lui et apres lui, on distingue dans cette feconde +ecole de Tours, un homme d'une instruction singuliere pour le temps, +Haimon, plus tard eveque d'Halberstadt (841), qui des bords de la Loire +rapporta l'enseignement theologique, et fonda avec Raban dont il fut le +successeur, une florissante ecole a Fulde. La vint de Sens s'instruire +et meme enseigner, Loup Servat qui s'adonnait particulierement aux +lettres humaines, et par consequent a la logique. Nomme par Charles le +Chauve abbe militaire de Ferrieres en 842, esprit cultive, ecrivain +presque poli, il continua ses lecons malgre sa nouvelle dignite, et les +temoignages s'accordent pour distinguer en lui l'homme de lettres et le +theologien. Eleve d'Haimon et de Loup Servat, Heiric revint d'Allemagne +diriger dans sa patrie l'ecole d'Auxerre que Saint-Germain avait fondee; +il a laisse de remarquables monuments d'une latinite savante, +d'une sorte de talent poetique et, chose fort rare, d'une certaine +connaissance du grec[389]. Il est cite comme ayant professe la +dialectique avec eclat au monastere de Saint-Germain. Apres Heiric, Remi +et Huebold, moines d'Auxerre ainsi que lui, furent signales comme ses +heritiers dans la philosophie[390]. Remi surtout, le plus celebre +ecrivain du commencement du Xe siecle, est renomme pour l'enseignement +de la dialectique qu'il cherchait plutot dans les pretendus traites de +saint Augustin que dans l'Organon d'Aristote. On possede encore de lui +des manuscrits qui prouvent qu'il connaissait Priscien, Donat, Martianus +Capella, et que ses etudes embrassaient le Trivium et le Quadrivium; +or, tel etait encore au temps meme d'Abelard le cycle des etudes +litteraires. Condisciple d'un fils de l'empereur Charles le Chauve a +l'ecole d'Heiric, Remi professa successivement a Auxerre, a Reims, a +Paris, et c'est dans cette derniere ville qu'il reunit pres de sa chaire +ses plus illustres disciples (872)[391]. Ainsi se forme la chaine d'un +enseignement philosophique qui vient enfin se fixer dans la cite ou +devait dominer Abelard. + +[Note 389: Heiric a dit en parlant de ses maitres: + + Hic Lupus, hic Haimo ludebant ordine grato. + +(Cf. Duchesne, _Hist. francor. script._, t. II, p. 470.--Bolland., t, +VII, 31 Jul., p. 221.--Mabillon, _Analect._, p. 423.--_Hist. litt._, t. +V, p. 112 et 653.) C'est evidemment a cet Heiric, maitre du moine Remi, +comme on va le voir, que doit etre rapporte le traite manuscrit sur +les Categories dites de saint Augustin, ou M. Cousin a lu: "Henricus, +magister Remigii, fecit bas glosas" (_Ab._, Ouv. ined., Append., p. +621), et ce manuscrit pourrait etre de la main de Remi, ou copie sur le +sien.] + +[Note 390: Dans la chronique du moine Ademar: "Heiricus, Remigium et +Ucboldum Calvum, monachos, haeredes philosophiae reliquisse traditur." +(Mabillon, _Act. sanct. ord. S. Ben._, t. V, p. 325.)] + +[Note 391: Temoignages des XIe et XIIe siecles; le moine Jean, _S. +Odon. vit._; le moine Nalgod, _Ejusd. vit.; De vener. Frodoardo presb. +remig._--Mabillon, _id., ibid._, p. 151, 155, 180, 325.--_Ejusd. Anal._, +p. 423.--_Hist. litt._, t. VI, p. 99, 102; et Launoy, _De Schol. +celeb._, c. LIX.] + +A ce moment, on voit de toutes parts les etudes logiques captiver les +esprits les plus eminents et les plus divers. C'est saint Odon qui se +forme a Paris, sous Remi, dans la dialectique et la musique, et qui, +plus tard, y devait professer a sa place. C'est Abbon qui suit les +memes lecons, qui les reproduit dans la meme ville (avant 970), et les +transporte a Reims, ou il ecrit sur le syllogisme, et meurt avec la +reputation d'un _abbe d'une haute philosophie_[392]. C'est Gerbert, +qui, avant d'etre pape, fait un traite sur le Rationnel et le +Raisonnable[393], et se pique de recueillir et de s'approprier les +pensees d'Aristote. Saint Maieul, abbe de Cluni, se plait dans la +lecture des philosophes paiens. Le grand eveque Hildebert recueille +dans leurs ouvrages les elements d'une morale philosophique[394]. Saint +Anselme, le seul metaphysicien de l'epoque, ne dedaigne pas de donner, +dans son Dialogue du grammairien, un ouvrage de pure dialectique[395]. +Et cependant Jean le Sourd ou le Sophiste[396], qui devait etre le +maitre de Roscelin, a commence a former cette ecole subtile et peu +connue, destinee a contraindre la science logique a faire sur elle-meme +un de ces efforts feconds qui avancent d'un pas l'esprit humain. + +[Note 392: "Summae philosophiae abbas." (_Hist. litt._, t. VII, p. +159 et suiv.--Cf. Launoy, p. 63.).] + +[Note 393: C'est le sens de: _De rationali et ratione uti_, titre de +l'ouvrage de Gerbert. (B. Pes, _Thes. noviae. anecd._, t. I, pars II, p. +148 et seqq.)] + +[Note 394: _Moralis philosophia de honesto et utili. (Ven. Hildeb., +Op._, p. 959. 1 vol. in-fol., Paris, 1708.)] + +[Note 395: _Dialogue de Grammatico_, (S. Ansel., _Op._, p. 143.)] + +[Note 396: _Hist. litt._, t. VII, p. 132.] + +On touchait a la fin du XIe siecle. Paris etait des longtemps la ville +de l'intelligence. On dit que le nombre des etudiants y depassait celui +de la population sedentaire[397]. Plus de cent ans avant Abelard, des +chaires de philosophie s'etaient elevees; le caractere de la philosophie +seculiere etait indique; la scolastique avait commence. On voit donc +qu'Abelard, sous ce rapport, ne crea pas; il recueillit seulement une +tradition[398]; mais il lui donna le mouvement et la vie, en lui pretant +sa puissance et sa renommee. + +[Note 397: _Hist. litt_., t. IX, p. 61, 78, etc.] + +[Note 398: Les recherches de M. Cousin ont deja fait connaitre des +manuscrits qui jettent du jour sur les ecoles de dialectique anterieures +au XIIe siecle (Append., p. 613-623). De nouvelles recherches dans le +meme sens conduiraient sans doute a renouer sans interruption le fil de +l'enseignement scolastique a Paris. Car on doit convenir qu'entre Remi +ou le commencement du Xe siecle, et Guillaume de Champeaux vers la fin +du XIe, il y a une lacune assez obscure; on voit seulement qu'Odon, +Abbon, et un certain Wilram, professerent, a Paris, la philosophie, mais +longtemps avant l'an 1000. (Launoy, loc. cit. et _Hist. litt._ t. IX, p. +61.)] + +Maintenant, a quelle epoque faut-il fixer l'avenement d'Aristote au +gouvernement de l'ecole? On sait parfaitement celle ou il obtint +une influence predominante et bientot exclusive, grace au renfort +qu'apporterent les Arabes, grace a la protection de l'empereur Frederic +II; c'est apres Abelard, au commencement du XIIIe siecle. Mais Aristote, +avant de devenir dictateur, comme Bacon l'appelle, avait ete consul. A +la fin du XIe siecle, l'enseignement de la dialectique, des longtemps +etabli dans l'ecole, s'anime et s'agrandit; la popularite d'Aristote +commence et presage son autorite future[399]. Abelard parait, et soudain +il devient le plus puissant promoteur de cette autorite. Il illustre +et fortifie de son eloquence et de sa gloire ce naissant empire de la +logique, qui ne devait s'organiser et se proclamer qu'apres lui[400]. + +[Note 399: C'est au Xe ou XIe siecle que M. Cousin (Append., p. 658) +rapporte un poeme sur les categories ou on lit: + + Doctor Aristoteles cui nomen ipsa dedit res, + Ingenio polleus miro, praecelluit omnes. + +[Note 400: Cf. Launoy, _De var. Arist. in Acad. paris, fort._, c. +I et III.--Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. 670-684.--Buddaei +_Observ. select._, t. VI, ch. XVIII et XX.--Jourdain, _Rech. sur les +trad. d'Arist._, passim.--M. Rousselot, _Phil. dans le moy. age_, 1re +part--Voyez aussi le chap. suiv. et le chap. I du l. III.] + +Nous avons essaye de faire connaitre le caractere general, les sources, +l'origine, les debuts de la scolastique; il conviendrait a present de +donner une idee plus complete et plus approfondie de la science meme qui +s'est appelee de ce nom. + + + +CHAPITRE II. + +DE LA SCOLASTIQUE AU XIIe SIECLE ET DE LA QUESTION DES UNIVERSAUX. + +Nous recherchons maintenant quelle sorte de science le moyen age avait +faite avec les donnees dont il disposait, et mise a la tete de +toutes les connaissances humaines. Au XIIe siecle, on l'appelait +la dialectique. Elle avait en effet la forme et le langage de la +dialectique, quelles que fussent les idees qu'elle exprimait. Mais ces +idees etaient, suivant les temps et les hommes, des idees platoniciennes +ou des idees aristoteliques, beaucoup plus souvent les secondes que les +premieres; et chez ceux meme qui repetaient ce qu'on savait de Platon, +Aristote encore tenait une grande place: "Ils enseignent Platon, dit un +auteur du temps[401], et tous professent Aristote." C'est que la forme +generale de la science venait de lui. Sa dialectique qui aiguise et +satisfait si puissamment l'esprit, etait la seule etudiee. Quant a celle +de Platon, on la regrettait, mais on ne la connaissait pas; et, par +respect pour un nom qui ne perdit jamais sa grandeur, on recueillait +autant que possible quelques idees eparses de cet homme divin; on les +conservait precieusement, mais en les traduisant dans la langue de son +rival. Grace a cet eclectisme d'un genre particulier, quelques-uns +penchaient pour le maitre, la plupart pour le disciple, quoiqu'aucun +n'eut ose contredire le jugement de l'antiquite, en mettant le disciple +au-dessus du maitre. Toutefois il arrivait alors ce qui arrive +ordinairement: sur toute question, a toute epoque, il y avait sinon +deux ecoles, au moins deux opinions ou deux tendances philosophiques; +l'eclectisme, qui etait a peu pres dans l'intention de tous, prenait +toujours une des deux nuances, et l'on a pu, sans trop d'inexactitude, +reconnaitre, d'un cote l'influence un peu lointaine de l'ecole +platonique, et de l'autre la domination plus directe et plus absolue +du peripatetisme. Ce ne fut jamais, il s'en faut bien, le pur, le vrai +platonisme, ce ne fut pas meme le peripatetisme veritable. Mais si +chez les uns, Platon etait defigure, chez les autres, Aristote n'etait +qu'incomplet. + +[Note 401: Johan. Saresb. _Metal._, l. II, c. XIX.] + +Toutes les controverses ou se produisit cette distinction, peuvent +se ramener ou du moins se comparer a la memorable controverse sur +la question des universaux. Aucune ne fut plus celebre, plus +caracteristique et plus prolongee. Aussi d'excellents juges n'ont-ils +pas hesite a y concentrer toute la scolastique, et a renfermer toute son +histoire dans l'histoire de cette question. Elle fut capitale en effet; +elle agita les ecoles et presque la societe, elle partagea l'esprit +humain depuis Scot Erigene, jusqu'a la reformation, et ce n'est pas au +moment de parler d'Abelard que nous pourrions attenuer l'importance de +ce debat plus que seculaire. Nous accorderons a M. Cousin qu'en exposant +la controverse des universaux, on donne une idee du reste de la +scolastique; mais ce reste est quelque chose, beaucoup meme, et pour +juger ou seulement comprendre cette seule question, il est indispensable +de connaitre la science au sein de laquelle elle s'est elevee. Les +divers partis, realistes, nominalistes, conceptualistes, averroistes, +scotistes, thomistes, occamistes, formalistes, terministes[402], avaient +un fonds commun d'idees, de principes, de maximes, de locutions, qui +formaient comme le terrain sur lequel croissait et s'etendait la plante +vivace et vigoureuse de la controverse la plus abstraite qui ait agite +le monde. Les debats, en effet, sur les points les plus ardus de la +theologie, semblent toucher de plus pres a la pratique que la question +de savoir si les noms des genres sont des abstractions. + +[Note 402: Tels sont en partie les noms donnes aux sectes +qu'engendra la discussion des universaux. Au temps d'Abelard, on ne +distingue d'ordinaire que les realistes (ou reaux), les nominalistes (ou +nominaux), et les conceptualistes.] + +Dans l'impuissance de parcourir ce terrain tout entier, nous devrions au +moins resumer les idees qui, au commencement du XIIe siecle, etaient en +quelque sorte les lieux communs de la philosophie et les points d'appui +de toute discussion, de toute recherche, de toute science. + +Pour presenter un resume bien systematique, il faudrait donner une +analyse exacte de la philosophie d'Aristote; c'est-a-dire qu'en prenant +pour centre la Logique, il faudrait par les autres ouvrages, par la +_Physique_, par le _Traite de l'ame_, par l'_Ethique a Nicomaque_, mais +surtout par la _Metaphysique_, donner a la logique meme, des fondements +et des principes, et montrer comment elle a pu devenir toute la +philosophie, en presentant sommairement avec elle les autres parties +de la science auxquelles elle se lie. Mais c'est la un travail bien +considerable, qui ne serait pas conforme a la verite historique, et qui +risquerait de preter a la scolastique plus d'ensemble et plus de +methode qu'elle n'en avait reellement. On la rendrait aussi universelle +qu'Aristote; et lui-meme, elle etait loin de le connaitre tout entier. +Les createurs et les continuateurs de cette science ne se sont pas sans +doute renfermes strictement dans la logique, mais c'est suivant le +besoin des questions, c'est dans l'ordre ou elles etaient amenees par +l'etude de la dialectique, que se livrant a des excursions necessaires, +ils ont atteint, hors d'elle, des principes qui n'etaient point de son +ressort, et qu'ils ont rapportes dans son domaine, melant ainsi la +metaphysique, c'est-a-dire les notions d'une science objective et +transcendante, a la science subjective du raisonnement et de ses formes. +Nous ne les convertirons donc pas en peripateticiens complets. Seulement +il leur est arrive ce qui arriverait encore aujourd'hui a celui qui +apprendrait sans plus la Logique d'Aristote, il eprouverait incessamment +le besoin d'en franchir les limites; il y trouverait incessamment des +allusions et comme des renvois implicites a une doctrine du fond des +choses; il y rencontrerait des idees ontologiques, sur lesquelles la +logique proprement dite ne nous fait connaitre que la maniere d'operer +regulierement. Elle est, en effet, la mecanique rationnelle de l'esprit; +mais il y a quelque chose dessous, quelque chose au dela; et ce quelque +chose, elle ne le donne pas. La logique est un vaste edifice qui a des +jours sur toute la philosophie. L'introduction elle-meme de l'Organon +ou le _Traite des Categories_ n'est pas seulement de la logique, il +est d'un ordre superieur, ou fait partie d'une science anterieure. En +lui-meme, il ne donne pas entiere satisfaction. Le lecteur qui l'etudie +se demande avec hesitation si, en enumerant les categories, Aristote a +donne la nomenclature des parties metaphysiques du discours, ou celle +des notions les plus necessaires, les plus generales de l'esprit, ou +celle enfin des conditions essentielles et absolues des choses. Les +principaux commentateurs ont ressenti cette incertitude; l'Introduction +de Porphyre aux categories, c'est-a-dire a l'introduction meme de la +Logique, est, malgre la reserve qu'il s'impose sur un point fondamental, +destinee a completer la Logique. Quant a Boece, qui avait traduit la +Metaphysique, aussi bien que la Logique entiere, c'est cependant a +celle-ci qu'il se consacre exclusivement, au moins dans ceux de ses +livres que l'Occident connaissait a l'epoque qui nous occupe. Or, +c'est a l'aide de ces renseignements, recueillis par hasard, que les +predecesseurs et les contemporains d'Abelard ont mele a la dialectique +pure les trois points suivants, les seuls qui soient tout a fait +indispensables a connaitre pour comprendre cet ensemble de logique et +d'ontologie qui forme l'essence de la scolastique. Nous les presenterons +en puisant aux sources, ce que faisait rarement le moyen age qui +commentait des commentateurs. + +1 deg. D'apres Aristote, la philosophie est essentiellement la science de +l'etre en tant qu'etre. L'etre s'entend de plusieurs manieres. Car on +dit qu'une chose _est_ ceci ou cela, et en le disant, suivant les cas, +on entend ou simplement qu'elle existe, ou qu'elle a telle forme, telle +qualite, telle quantite, tel mode essentiel; ou enfin, qu'elle a tel +accident qui la modifie secondairement. Il suit qu'il y a plus d'une +maniere d'_etre_, et que l'etre signifie tour a tour l'existence, +la forme, la quantite, la qualite, et meme toute sorte d'attribut +accessoire. On dit egalement Socrate _est_, il est quelque chose +d'existant; puis, Socrate est homme; puis, Socrate est philosophe, +athenien, jeune, malade, debout, etc.; tout cela est apparemment de +l'_etre_, puisque c'est ce que Socrate _est_. On peut donc distinguer +dans l'etre ce qui est en soi et ce qui est accidentellement. Laissant +de cote l'etre accidentel, disons que l'etre essentiel ou en soi est +l'etre veritable, objet eminent de la philosophie. + +Or tout ce qui est est a la fois quelque chose, et telle chose et non +pas telle autre. On dirait ou l'on pourrait dire aujourd'hui: tout ce +qui a existence est substance et essence. Mais ces mots n'avaient pas +autrefois precisement ce sens, et pour exprimer d'apres Aristote, que +tout ce qui est, ou mieux, que le sujet de tout etre en soi est une +chose, telle chose, pas une autre chose, on employait la formule que +tout ce qui est se compose de matiere, de forme et de privation[403]. +La matiere, c'est ce dont est l'etre, ce qui fait qu'il est; la forme, +c'est sa nature, ou ce qui fait qu'il est tel. Or, comme ce sont la les +conditions primordiales de l'etre, elles doivent se retrouver dans +tout ce qui est en soi[404]. Nous appellerons ce principe le principe +ontologique. + +[Note 403: Arist., _Phys._, I, VII.--_Met._, XII, II.] + +[Note 404: _Met._, IV, II; V, VII et VIII; VII, I, II et III; VIII, +I, II et III.] + +2 deg. Il semble au premier abord que l'etre en soi ou essentiel ne dut +etre que la substance. Et sans aucun doute, c'est a la substance que +s'applique le plus rigoureusement la definition de l'etre en soi qui +vient d'etre donnee. La substance est a la fois, quand elle est +reelle, et le dernier sujet, c'est-a-dire l'etre indetermine qui n'est +l'attribut d'aucun autre et qui n'a pas d'attribut, ou la matiere; et +l'etre determine, pris par abstraction independamment du sujet, ou la +forme, qui n'est a proprement parler l'attribut d'aucun sujet, puisque +ce n'est qu'avec elle et par elle que la substance se realise; a +ce double titre, la substance est proprement l'essence (au sens +aristotelique). + +Mais une essence n'est pas la seule chose dont on puisse jusqu'a un +certain point prononcer qu'elle est en soi, c'est-a-dire independamment +de tout accident. Le nom d'etre se donne egalement aux choses autres que +l'essence, c'est-a-dire aux autres choses que l'etre en soi pourrait +etre en combinaison avec ce qu'il est deja. Par exemple, l'etre en soi +(matiere et forme) est necessairement de telle qualite: cela est encore +de son essence. Ces choses que sont les choses, sont celles qu'on +exprime par ce qu'Aristote appelle les termes simples. L'entendement, +par la jonction de ces termes, constitue la proposition qui affirme d'un +etre quoi que ce soit. On a deja vu que, quel que soit un etre, il est +essence, qualite, quantite, etc.; ces attributs fondamentaux ou supremes +qui ne sont pas des attributs proprement dits ou des accidents, parce +qu'ils designent ce qu'il est necessaire que tout etre puisse etre, ce +que tout etre ne peut ne pas etre, car l'etre ne saurait manquer de +qualite, de quantite, etc.; ces genres supremes, ou les plus generaux, +ou generalissimes, qui ne sont pas non plus proprement des genres, +puisque tous les genres y rentrent, et puisqu'ils seraient les genres, +non pas de tout ce qui existe, mais de tout ce qui peut exister, sont au +nombre de dix, et s'appellent les _predicaments_ ou categories. L'etre +en soi a autant d'acceptions qu'il y a de categories, c'est-a-dire +qu'on ne peut rien affirmer de lui qui ne soit une de ces dix choses: +l'essence, la quantite, la qualite, la relation, le lieu, le temps, la +situation, la possession, l'action, la passion[405]. + +[Note 405: Voici les noms grecs traduits par la scolastique: [Grec: +Ae Ousia], usia, essentia, substantia; [Grec: Poson], quantum; [Grec: +Poion], quale; [Grec: Pros ti], ad aliquid, relatio; *[Grec: Pou], ubi, +locus; [Grec: Pote], quando, tempus; [Grec: Cheisthai], situm esse, +situs; [Grec: Echtin], habere, habitus; [Grec: Poiein], agere, facere, +actio; [Grec: Paschein], pati, passio. (Arist., _Met._, V, VII et +VIII.--_Categ._, IV et seqq. _Essai sur la Met. d'Aristote_, par M. +Ravaisson, t. I, l. III, c. i, p. 356.--_De la Log. d'Arist._, par M. +Barthelemy Saint-Hilaire, t. I, part. II, c. 1, p. 142.)] + +Ce sont donc la les termes simples, ou ce qui est dit sans aucune +combinaison, _quae sine omni conjunctione dicuntur_[406]. Ainsi la +logique definit les categories; ainsi elle en fait les elements du +langage. Dans ces expressions isolees, elle est donc ce que nous avons +appele terminologique. Mais des termes simples sont des idees simples +ou elementaires, car les mots n'expriment que les modifications de +l'esprit[407]. Les categories sont donc tous les attributs en general +que l'entendement peut affirmer d'un sujet. Ceci nous mene jusqu'en +ideologie, on meme en psychologie. Maintenant, lisez la Metaphysique, +que ne connaissait point Abelard, et les categories deviendront les +divers caracteres de l'etre, l'etre lui-meme ou l'etre en tant qu'etre +etant en dehors des combinaisons intellectuelles; et la science sera +finalement ontologique[408]. + +[Note 406: [Grec: Ta kata maedemian sumplokaen legomina]. _Categ._, +IV.] + +[Note 407: _De Interpr._, I, I.] + +[Note 408: _Met._, IV, I, II, etc.--_Logiq. d'Arist.; Introd._ par +M. Barthelemy Saint-Hilaire, t. I, p. LXXI.] + +3 deg. Maintenant, si c'est un principe que tout etre se compose de matiere +et de forme, et si l'etre se dit des categories, le principe est +applicable a celles-ci memes, et toute categorie, tout predicament se +compose de matiere et de forme. C'est en effet ce que les dialecticiens +ont soutenu. A ne consulter que la logique, on pourrait l'ignorer. Dans +la Logique d'Aristote, les categories ne sont ou du moins ne paraissent +que des termes, les termes simples ou elementaires de toute proposition, +c'est-a-dire ceux sans lesquels ou sans l'un desquels aucune proposition +n'est possible. Or, comme la connaissance de l'etre s'exprime et +s'acquiert en general par la definition, et que la definition est une +proposition, les elements necessaires a la proposition sont les elements +de la connaissance de l'etre. Mais sont-ils en meme temps les elements +de l'etre, ses conditions reelles? Sont-ils ainsi des choses? c'est ce +que la Logique laisse incertain. Je ne crois pas que le texte litteral +soit decisif; et si l'on consulte l'esprit, comme le traite des +categories n'est que l'introduction au traite de l'interpretation ou du +langage, je crois que parmi les commentateurs d'Aristote, ceux qui ont +decide qu'il ne s'agit pas des choses dans le livre des categories, ont +eu raison. Ce qui ne veut pas dire qu'on eut raison de pretendre que les +categories ne sont ni des choses, ni dans les choses. Ceci est une autre +question, et qui, selon une observation deja faite, est plus du ressort +de la metaphysique que de la logique. + +Or, c'est dans la Metaphysique qu'on lit: "L'etre en soi a autant +d'acceptions qu'il y a de categories; car autant on en distingue, autant +ce sont des significations donnees a l'etre. Or, parmi les choses +qu'embrassent les categories, les unes sont des essences, d'autres des +qualites, d'autres designent la quantite, la relation, etc. L'etre +se prend donc dans le meme sens que chacun de ces modes[409]." De ce +passage et d'autres semblables, des interpretes de la Logique d'Aristote +ont conclu, non-seulement que les categories avaient quelque chose de +reel, exprimaient des modes effectifs de l'existence, mais que puisque +l'etre en soi est ce qui n'est pas l'etre accidentel, et que les +categories ne sont pas des accidents, il fallait les traiter comme des +choses et leur appliquer les conditions de l'etre en soi. Ainsi de ces +choses que designent et nomment les predicaments, on a dit qu'elles +etaient aussi un compose de matiere et de forme. Sans doute, parce qu'on +etait plus a l'aise pour le dire du premier de ces predicaments ou de la +substance, c'est en general cette premiere categorie que, pour appliquer +le principe ontologique, les logiciens prennent en exemple. Ainsi, +ils disent: "L'essence est corps, le corps est animal, l'animal est +raisonnable, le raisonnable est homme, l'homme est Socrate." C'est sur +ces propositions que nous verrons eternellement rouler les plus subtiles +recherches de la scolastique et d'Abelard; mais on verra aussi que, +comme de la substance, il est dit que le sujet de la qualite ou de la +relation ou de telle autre categorie, a une matiere et une forme. Ainsi, +dire qu'un homme est blanc, c'est assurement lui attribuer une qualite. +Le blanc est dans la categorie de la qualite. Or, qu'est-ce que le +blanc? c'est l'union de la matiere de la qualite et de la forme de la +blancheur. Esclave est le nom d'une relation, celle d'esclave a maitre. +Ce qui la constitue, c'est la matiere de la relation et la forme de la +servitude[410]. + +[Note 409: _Met._, V, VII; et traduction de MM. Pierron et Zevert. +t. I, p. 167.--Barth. Saint-Hil., loc. cit.] + +[Note 410: Voy. dans Abelard, _Dialect._, p. 400 et 458, et les c. V +et VI du present livre.] + +De quelle existence, de quelle realite entendait-on douer, soit cette +matiere de la qualite, soit cette forme de la relation? on ne s'en +explique guere. Est-ce d'une existence directe, substantielle, comme +celle meme de la substance? Est-ce seulement par une analogie de la +categorie de la substance, que l'on traite des autres categories comme +si elles existaient au meme titre? Ce qu'on entendait peut se soupconner +quelquefois, et le plus souvent reste dans le vague. Mais ce qui ne +saurait demeurer douteux, c'est que de l'application reelle ou fictive +du principe ontologique a ces etres dialectiques, il est provenu de +graves consequences logiques, puis des difficultes, des ambiguites +innombrables, et surtout ce caractere equivoque d'une science qui semble +tour a tour tomber dans l'extreme ontologie ou dans l'extreme ideologie, +puisqu'elle parle souvent des etres de raison comme s'ils existaient, et +des realites comme si elles n'existaient pas. + +Si l'on s'adressait a Aristote, la question semblerait mieux resolue. +Nous l'avons vu donner l'etre en soi aux categories; mais il entendait +par la qu'elles etaient des manieres d'etre essentielles, en ce sens +qu'elles etaient necessaires, necessaires en ce qu'elles n'etaient pas +de simples accidents. Car il dit formellement: "Rien de ce qui se +trouve universellement dans les etres n'est une substance, et aucun des +attributs generaux ne marque l'existence, mais ils designent le mode de +l'existence[411]." Pour Aristote, la qualite est bien un etre, mais non +pas absolument. Il s'ensuit que si l'on peut dire qu'elle est, qu'elle +est quelque chose, et faire d'une categorie quelconque un sujet de +definition, c'est par extension, par analogie; c'est, non pas que les +attributs generaux sont vraiment des etres, c'est qu'_il y a de l'etre_ +en eux; et que, bien qu'il n'y ait proprement essence que pour la +substance, il y a quasi-essence pour ce qui n'est pas substance. Pour +les choses non substances, il y a essence ou forme essentielle, mais non +pas dans le sens absolu, ni au meme titre que pour la substance. S'il y +a forme de la qualite, forme de la quantite, ce n'est pas forme au +sens rigoureux du mot. Si l'on peut en donner definition, ce n'est pas +definition premiere ou proprement dite, la definition veritable etant +l'expression de l'essence et l'essence ne se trouvant que dans les +substances[412]. Ces distinctions sont exactement specifiees dans +Aristote. La scolastique, sans les ignorer tout a fait, les neglige +presque toujours, surtout avant le temps ou elle eut connaissance de la +Metaphysique[413]. + +[Note 411: _Metaph. d'Aristote_, trad., VII, XIII, t. II, p. 50. +Lisez le chapitre entier.] + +[Note 412: _Metaph. d'Arist._, l. VII, c. IV et V, p. 11, 12, 13, et +16 du t. II de la traduction.] + +[Note 413: Ce fut au commencement du XIIIe siecle que l'on +commenca, selon Rigord, a lire dans les ecoles de Paris la Metaphysique +d'Aristote, nouvellement apportee de Constantinople. (Launoy, _De var. +Arist. fortun._, c. I, p. 174.) Je crois ce fait acquis a l'histoire.] + +Il s'agit donc d'une existence modale, et non vraiment substantielle, a +moins que par substantielle l'on n'entende essentielle a la substance. +Or maintenant, chose assez remarquable, ce n'est pas sur ce point-la +que sont nes les doutes et les controverses du moyen age. On y a sans +explication et sans contestation applique le principe ontologique aux +predicaments, et l'on a traite des attributs generaux comme s'ils +etaient des etres; etres de raison ou etres substantiels, a ce degre +de generalite, on s'est peu occupe de la distinction. Je sais bien +qu'Abelard dit quelque part que c'est une maxime philosophique que parmi +les choses, les unes sont constituees de matiere et de forme, les autres +a la ressemblance de la matiere et de la forme[414]. Cette parole, jetee +en passant, est juste et profonde; elle doit etre toujours presente a +celui qui lit soit un ouvrage d'Abelard, soit un livre quelconque de +scolastique. Mais on s'est peu soucie de l'eclaircir ou de la discuter, +et voici la difficulte qui s'est produite, et qui a embarrasse la +science quatre cents ans durant. + +[Note 414: _Theol. Chrits._, l. IV, p. 1317.] + +Au degre de generalite, que l'esprit atteint en s'elevant aux +categories, tout semble se confondre et les distinctions s'evanouir. +Ainsi les categories sont des attributs, leur nom meme l'indique; et +celui de predicaments annonce aussi qu'elles ont quelque chose de la +nature du predicat ou attribut. Cependant la premiere de toutes est la +substance, si ce n'est entendue au sens precis que la science +moderne assigne a ce mot, au moins concue comme ce qui ne peut etre +attribut[414a]; elle est bien categorie ou predicament, c'est-a-dire au +fond attribut, mais attribut le plus general ou fondamental, et en outre +le premier des attributs les plus generaux ou fondamentaux. Comme +etant le premier, elle est l'acception premiere de l'etre. L'acception +premiere de l'etre ou l'etre premier, c'est ce que l'etre est avant +tout. Or ce qu'il est avant tout, c'est l'etre qu'il est, c'est sa forme +determinee, distinctive, ou son essence; car l'indetermine pur, s'il +est, n'est que l'etre en puissance; l'etre en acte, c'est l'etre +determine. Ainsi le premier attribut de l'etre, c'est d'etre determine, +c'est d'etre avec une forme, c'est d'etre une certaine essence, c'est +d'etre une substance qui n'est pas _un autre (aliud)_, et comme sans +tout cela l'on n'est pas, c'est d'etre. + +[Note 414a: _Met.,_ VII, III; et t. II, p. 6 de la traduction.] + +Ainsi nous voyons comment en scolastique, essence, substance, etre, +sont des mots qui peuvent successivement se reduire les uns aux +autres, malgre la nuance qui les distingue, et comment on peut dire +indifferemment qu'ils designent ou le premier attribut ou ce qui est +anterieur a tout attribut. La meilleure maniere d'exprimer ce qu'on +entend par la premiere categorie, c'est de dire ce que dit souvent +Aristote, la premiere categorie, c'est [Grec: Ti esti kai tode ti], et +plus simplement [Grec: Ti] (_quoddam_). + +Mais nous venons de voir que l'on pouvait considerer comme attribut ce +qui consiste precisement a etre sujet de tous les attributs. C'est ce +qu'exprime positivement cette phrase de forme plus moderne: "Tout etre +_a_ une substance." Cette expression vient d'une propriete de l'esprit +humain, qui, ne percevant rien directement que par les qualites, +qualifie toujours quand il concoit, et ne peut concevoir la substance +sans l'eriger, en quelque sorte, en predicat d'elle-meme. Or de meme +qu'on vient de prendre comme attribut, ce qui n'est reellement pas +attribut, (car l'attribut suppose un sujet, et l'attribut dont nous +venons de parler, consiste precisement a etre sujet), ne peut-il pas se +faire que par une extension inverse, l'esprit prenne substantiellement +les autres, categories qui ont beaucoup plus sensiblement le caractere +d'attribut? + +Elles ont ce caractere; car Aristote, apres avoir dit: "Etre signifie ou +bien l'essence, la forme determinee, ou bien la qualite, la quantite +et le reste," remarque tres a propos, qu'entre le premier sens qui +est l'etre premier ou la premiere categorie et les autres choses qui +s'expriment aussi par etre, il y a cette difference qui, si l'on appelle +celles-ci etres, c'est parce qu'elles sont ou qualite de l'etre premier +ou quantite de cet etre, parce qu'elles sont des modes enfin. "Aucun de +ces modes," ajoute-t-il, "n'a par lui-meme une existence propre, aucun +ne peut etre separe de la substance.... Ces choses ne semblent si fort +marquees du caractere de l'etre que par ce qu'il y a sous chacune +d'elles un etre, un sujet determine, et ce sujet, c'est la substance, +c'est l'etre particulier qui apparait sous les divers attributs.... Il +est evident que l'existence de chacun de ces modes depend de l'existence +meme de la substance. D'apres cela, la substance sera l'etre premier, +non point tel ou tel mode de l'etre, mais l'etre pris dans son sens +absolu[415]." + +[Note 415: _Met._, l. VII, I, et t. II, p. 2 de la trad.] + +Mais ces modes ou attributs existent; ils sont donc des existences +modales; Aristote les a nommes des substances secondes. De meme que +la substance etait tout a l'heure l'attribut primitif, nous voyons +l'attribut devenir la substance secondaire. C'est de l'etre encore, mais +de l'etre subordonne, accessoire, et qui, des qu'il est concu hors de la +substance, perd la condition de sa realite. + +Avec cette explication, l'equivoque qui peut subsister dans les +expressions, ne doit plus subsister dans les idees; mais rien n'a pu +empecher qu'elle n'ait jete beaucoup d'obscurite dans la dialectique, et +produit d'epineuses disputes. + +En effet rien n'est plus general que l'essence; et l'on donne aux +categories le nom special de _choses les plus generales_, [Grec: +genichotata], _generalissima_, genres superieurs ou supremes. Ces +generalissimes sont les plus universels des universaux, et parmi eux, +le plus universel est la substance. La substance est un universel, un +genre, Aristote lui-meme le dit[416]. Or nous avons vu qu'il refuse la +substance, et par la le premier degre de l'existence a tout universel. +On verra plus bas qu'il en refuse autant au genre[417]. Ainsi la +substance serait une de ces choses auxquelles manque la substance?... Il +faut bien ici quelque erreur de langage. Il est evident que la substance +est universelle, en ce sens qu'elle est le nom general de la condition +premiere et absolue de l'etre. Mais en tant que reelle, elle est +essentiellement determinee, puisqu'elle est l'etre en tant que +determine, ou la determination de l'etre. Tout s'explique donc; des +diverses notions universelles, une seule, et la plus universelle de +toutes, donne la substance, et c'est la notion de la substance meme. + +[Note 416: _Met._, VII, III; et t. II, p. 6 de la trad.] + +[Note 417: La substance qu'il refuse au genre, c'est la substance +premiere ou proprement dite; car il appelle les genres et les especes +substances secondes, parce qu'ils expriment des attributs substantiels +(et non accidentels) de l'individu. (_Categ._, V; voy. la traduct. de M. +Barthelemy Saint-Hilaire, t. I, p. 61, et son ouvrage sur la Logique, t. +I, p. 148.)] + +La substance existe-t-elle donc d'une existence universelle? oui, en ce +sens que tout etre est substance; non, en ce sens qu'aucun etre n'est +la substance universelle: car ce serait dire que tout determine +est l'indetermine. Tel est, nous le croyons du moins, le vrai sens +d'Aristote. + +Et quant aux autres predicaments, ni comme universels, ni comme +attributs, ils n'ont en eux-memes la substance, puisqu'ils ne passent +de la puissance a l'acte qu'en se determinant, et ne se determinent quo +dans la substance. Ils sont universels en ce qu'ils conviennent a toute +substance; ils n'existent pas d'une existence universelle, en ce qu'ils +dependent de la substance pour exister, au moins d'une existence +determinee. Aristote appelle les modes les substances secondes; il eut +mieux fait peut-etre de les nommer les seconds de la substance. + +Si maintenant on veut sortir de cette generalite et descendre +des _generalissima_ aux simples _generalia_, des categories aux +_categories_, permettez-nous ce nom, des predicaments aux entites +predicamentales, cela s'appelle descendre _les degres metaphysiques._ +Les modernes ont appele cela l'echelle de l'abstraction, la generation +ou la genealogie des idees abstraites. + +Soit la categorie de la substance: si vous la prenez pour matiere et que +vous y ajoutiez la forme de _corporeite_ (Condillac aurait dit: si a +l'idee de substance vous ajoutez l'idee d'etendue limitee), vous avez +une nouvelle essence, celle de _corps_. Si au corps vous ajoutez +la forme de l'_animation_, vous avez l'_animal_. A cette essence, +l'addition d'une forme que les scolastiques appelaient la _rationalite_, +et qui est tout simplement la raison, vous donnera l'_homme_. Enfin si +l'homme est affecte d'une forme individuelle qui ne peut se designer +que par un nom propre, pour Socrate, la _socratite_, pour Platon, la +_platonite_, vous aurez _Socrate_ ou _Platon_[418]. + +[Note 418: Porphyr., _Isag._, I, c. II, Sec.23, p. 8 de la trad. de +M. Barth. Saint-Hilaire.--Boeth., _in Porph. translat._, l. II et III. +Cette echelle de l'abstraction est ce qu'on a appele dans l'ecole +l'arbre de Porphyre, dont on peut voir la representation graphique dans +Boece (p. 25 et 70 de l'edit. de Basle; 1 vol. in-fol., 1546).] + +Les trois derniers degres de cette echelle portent les noms de genre, +d'espece, d'individu. L'animal est un genre, l'homme une espece, Socrate +ou Platon un individu. + +On a deja vu quelle importante distinction devait etre introduite entre +les divers modes ou attributs, les uns etant necessaires, les autres +accidentels. Le langage commun tient peu de compte de ces distinctions; +il confond assez frequemment tous ces mots d'attributs, de modes, de +qualites, etc.; la dialectique etait fort precise sur ce point. + +D'abord, nous avons vu mettre au sommet de l'echelle les attributs ou +genres _les plus generaux_, sous le nom de predicaments. + +Parmi eux, il en est un special qui se nomme la _qualite_: une chose est +bonne ou mauvaise, voila la qualite; une chose est assise ou debout, ce +n'est pas la qualite, c'est la situation. + +Comment une essence se realise-t-elle? par l'adjonction d'une +determination actuelle a la matiere en puissance, et cette determination +actuelle qui ressemble a la qualite, en ce qu'elle qualifie l'etre, a +cependant un caractere exclusif de cause creatrice ou formatrice qui +la distingue de tout autre attribut, et c'est pourquoi on l'appelle +_forme_. Comme cette forme, en s'adjoignant ce qui lui sert de matiere, +convertit la substance et cause la formation d'une essence nouvelle, on +l'appelle _forme substantielle, forme essentielle_ et quelquefois aussi +_essence formelle_[419]. + +[Note 419: Ces expressions sont telles que les Latins ont preferees +pour rendre ce qui est autrement dit dans Aristote, et elles sont +devenues sacramentelles en scolastique. Aristote appelle presque +toujours [Grec: to ti aen sinai] ce que le moyen age nommait _forme +essentielle_ ou _substantielle_, et les traducteurs de sa Metaphysique +n'ont pas fait difficulte d'employer cette derniere expression. (L. I, +c. II et l. VII, c. IV et suiv., t. I, p. 12 et t. II, p. 8.) Cependant +ne denature-t-elle pas la doctrine d'Aristote? ne lui donne-t-elle pas +une apparence exageree de realisme: presque de platonisme? Buhle a ose +dire contrairement a l'opinion etablie: "Aristote n'admettait pas les +formes substantielles, qui n'eussent ete autre chose que les idees de +Platon." (_Hist. de la phil._, Introd., sect. 3, trad. de Jourdan, t. 1, +p. 687.) C'ets aller trop loin. Aristote emploie souvent dans le sens +d'essence les mots [Grec: morphae, eidos, logos] meme (ce dernier mot +pour definition comme souvent _ratio_ chez les scolasliques). [Grec: Ho +logos taes ousias](_Met_., v, 8). [Grec: Eidos de lego to ti aen einai +ekatton kai taen protaen ousian] (_Met._, VII, 7). Hae ousia gar esti to +eidos, to enon] (_ib._ 12) [Grec: Hae morphae kai to eidos touto d'estin +o logos o taes ekastou ousias] (_De gen. et corr._, II, 8) [Grec: Ti de +os to eidos; to ti aen einai]. (_Met._, VII, 4.) On pourrait multiplier +les citations.] + +Nous comprenons tous ces mots. Mais a mesure que nous descendons les +degres metaphysiques, nous voyons l'etre se transformer par l'addition +de nouveaux modes. A chaque degre superieur est une essence plus ou +moins commune qui se particularise au degre inferieur. Au premier degre +est quelque chose d'universel qu'une addition divise et rend different +de soi-meme. Aussi cette essence susceptible d'etre ainsi differenciee, +est-elle dite quelquefois _non differente, indifferente_. Ce qui vient +la modifier, ce qui, par exemple, vient, dans un genre en general +introduire un genre plus particulier, different du premier et qu'on +appelle _espece_, se nomme _la difference specifique_ (qui engendre +l'espece), ou simplement _la difference_. + +La difference est une propriete qui engendre l'espece; elle n'est pas +la simple propriete, qui n'est que l'accident particulier a une espece. +Ainsi la raison et le rire sont particuliers a l'espece humaine. Mais +la raison est la difference de l'homme a l'animal: elle constitue +et definit l'espece. _L'homme est un animal qui rit_ ne serait que +l'enonciation d'un attribut _propre_ a l'espece humaine et qui ne la +constitue pas. Un attribut de cette nature est un _propre_ ou une +propriete. + + Pour ce que rire est le propre de l'homme, + +dit Rabelais, qui savait la logique. + +Enfin, les simples modes qui n'ont rien de caracteristique, rien +d'essentiel, qui peuvent etre ou ne pas etre, sans que l'essence a +laquelle ils appartiennent ou manquent, change de substance, d'espece ou +de degre sont les _accidents_. Socrate est _camus_, Achille est _blond_; +voila l'accident. + +Ainsi, dans ce que le langage commun appellerait assez indifferemment +modes, accidents, qualites, attributs, la scolastique introduit des +distinctions fondamentales, et attache un sens technique a cinq mots, +_le genre, l'espece, la difference, le propre_ et _l'accident_. On ne +peut, sans les prononcer a chaque instant, traiter des categories ni de +la logique, et cependant Aristote avait ecrit la sienne sans les definir +prealablement[420]. C'est pour y suppleer que Porphyre a compose son +_Introduction aux Categories ou le Traite des cinq voix_[421], et cet +ouvrage a joue un role capital dans la scolastique. Ceci nous amene +enfin a la grande difficulte ontologique tant annoncee. + +[Note 420: Car il les definit selon l'occasion, et notamment au +chapitre V du livre des Topiques on trouve presque le fond de l'ouvrage +de Porphyre.] + +[Note 421: "Porphyrii Isagoga ([Grec: Eisagogae]) seu de quinque +vocibus. Tractatus II." Les cinq voix sont en grec _genos, diaphora, +eidos, idiov, sumbibaechos_. (In Arist. _Op._, edit, de Duval, 1654, t. +I, p. 1.)] + +Nous avons vu comment les degres metaphysiques etaient places au-dessous +des categories. L'existence, Aristote aidant, a ete distribuee et +mesuree a celles-ci d'une maniere que nous voudrions avoir rendue +suffisamment claire. Cependant on aura remarque deux points:--la +substance est le nom de l'etre premier; les neuf autres predicaments +sont de l'etre en second.--Les dix pris ensemble sont, a des titres +inegaux, des choses, et en un sens, des universaux. + +Maintenant nous avons vu que la substance est eminemment l'etre en +soi et qu'elle communique l'etre aux categories collaterales. Si vous +descendez de ce premier degre au dernier, de ces _maxima_ de generalite +aux _minima_, ou de la substance en general a l'individu en particulier, +vous trouvez apparemment que l'individu existe et qu'il est etre, +essence, substance. L'etre n'a donc pas deperi en descendant du sommet +au bas de l'echelle, il a persiste en passant par tous les degres. +Ainsi, existence a tous les degres; essence, corps, animal, homme, +Socrate, tout cela existe. Mais quoi! a chaque degre une forme nouvelle +est venue constituer une nouvelle essence; ainsi donc autant d'essences +que de degres, sans compter qu'au-dessous de chaque genre il y a plus +d'une espece, au-dessous de chaque espece, plusieurs individus. Puisqu'a +chaque degre une forme distinctive est venue constituer une essence, les +essences, hierarchiquement subordonnees, sont distinctes, differentes +les unes des autres. Ce sont des etres essentiellement et numeriquement +differents. Ainsi il y a des corps, et ce n'est pas la un genre; il y +a des genres (_-animal_, etc.), ce ne sont pas des especes; il y a +des especes (_homme_, etc.), ce ne sont pas des individus. Que leur +manque-t-il a chacun, corps, animal, homme, pour l'existence, pour etre +chacun a leur degre une essence determinee? n'ont-ils pas la matiere +et la forme, la matiere donnee par le degre superieur, la forme dans +l'attribut generateur qui les constitue? Et comme originairement la +substance a ete le point de depart, et qu'elle n'a disparu a aucun des +degres, jusques et y compris celui de l'individu, ils ont tous et +chacun la realite entiere, la condition de l'etre, l'etre premier, une +existence substantielle et determinee. La consequence apparente de tout +cela, c'est que les degres metaphysiques sont des degres ontologiques, +et que notamment les genres et les especes sont des realites. + +Cette consequence semble inevitable, et cependant qu'on y reflechisse. + +D'abord que devient le principe d'Aristote qu'aucun universel n'est +substance[422]? Les genres et les especes sont des universaux, et voila +qu'on leur decerne l'existence substantielle! Il ne s'agit plus cette +fois d'un universel a part et supreme comme l'est la substance; il +s'agit de toutes les sortes d'universels. A-t-on quelque artifice pour +concilier le principe d'Aristote avec l'autre principe qui veut que +l'existence soit partout ou il y a matiere et forme? + +[Note 422: [Grec: Ouden ton katholon uparchonton ousia esti.] +(_Met._, VII, XIII. T. II et p. 9 dans la trad.)] + +Puis, y a-t-on bien pense? qu'est-ce, par exemple, qu'un genre ayant une +existence reelle et distincte comme genre, qu'un animal qui n'est aucune +espece, ni homme, ni quadrupede, ni oiseau? Qu'est-ce qu'une espece +existant substantiellement, avant qu'il y ait des individus? Qu'est-ce +que l'homme qui n'est encore ni Socrate, ni Platon, ni aucun autre, et +qui existe cependant substantiellement comme eux? La raison n'admet +point cela; le sens commun se revolte. Si les genres et les especes ou, +pour mieux dire, les universaux existent autant que les individus, il +faut que ce ne soit pas comme les individus; il faut que ce soit d'un +mode d'existence particulier que nous n'avons encore ni defini, ni +devine; mais alors quel mode d'existence? La solution de la question +n'est pas a notre charge. A l'exprimer seulement, on en apercoit dans le +systeme admis toute la difficulte, et l'on voit en meme temps que cette +difficulte et peut-etre la question meme proviennent des premisses +posees dans les generalites de la dialectique, et resultent des notions +ou des locutions qu'elle adopte pour determiner les conditions +absolues de l'etre et la classification methodique de ses degres de +transformation. C'est ici qu'il y a vraiment un depart a faire entre la +science des choses et celle des mots. + +Voila dans sa premiere generalite la question qui a valu a l'esprit +humain des siecles d'efforts et d'angoisses. + +La question en elle-meme etait soluble. Mais comment n'aurait-elle pas +ete obscure et douteuse, du moment qu'elle etait posee dans la langue de +la dialectique, et compliquee tout a la fois par les principes et les +expressions qui devaient dans l'esprit du temps servir a la resoudre? + +En effet, Aristote a etabli plusieurs principes, sinon contradictoires, +au moins difficilement conciliables. C'est assurement un principe +fondamental chez lui qu'il n'y a de reel que la substance determinee; +que toute la realite est dans le particulier, l'individuel; que c'est la +la substance premiere. Et cependant il admet l'etre dans les attributs; +il distribue l'etre aux categories qui sont les attributs les plus +generaux; il assigne a la forme qui est sans matiere et qui n'est qu'une +puissance a la fois determinante et generale, la vertu de produire +l'etre reel en s'appliquant a la matiere elle-meme indeterminee et +universelle; enfin il dit que les genres sont des notions ou des +attributs essentiels, et classant les genres ainsi que les especes parmi +les substances, il ajoute que les especes sont plus substances que les +genres, quoiqu'il ait donne pour une des proprietes fondamentales de la +substance celle de n'etre susceptible ni de plus ni de moins[423]. + +[Note 423: _Met:_ * V, VII, VIII et XXVIII; VII, IV, V et VI. +_Categ._, V. _Topic._, I, V.] + +Ces divers principes, dont nous croyons avoir fait comprendre la +generation, et qui, bien qu'assez difficiles a raccorder dans Aristote, +s'expliquent par l'inevitable diversite des points de vue que traverse +necessairement toute haute metaphysique, parvenaient aux penseurs de +nos premiers siecles, non pas tout a fait concus dans leur redaction +primitive a la fois precise et large, ni rapportes les uns aux autres, +comme dans le maitre, par l'unite d'un esprit puissant et systematique, +mais epars, morceles, decousus, et hormis peut-etre dans une seule +version litterale des deux premiers livres de la Logique, cites, +rappeles, appliques incidemment et quelquefois au hasard, suivant les +besoins de leur these, par les interpretateurs du peripatetisme. Sur +la foi de ces autorites secondaires, ces principes, acceptes par de +fervents adeptes, presque sans choix, avec une confiance, une deference +egale, portaient necessairement de l'embarras et de la confusion dans +les esprits et dans la science; et l'effort comme le desespoir de la +scolastique fut constamment d'eclaircir, de coordonner, de concilier +tous ces principes, et d'amener la dialectique a l'etat de concordance +methodique et demonstrative, qu'il semblait qu'elle ne pouvait manquer +d'avoir, soit dans la nature des choses, soit dans l'esprit infaillible +de son createur. + +Avant la decouverte de l'ideologie, le langage etait toujours +ontologique, meme lorsqu'il s'appliquait a la seule logique. De la une +ambiguite continuelle qui permet de se servir des memes mots a ceux qui +parlent des choses, et a ceux qui ne traitent que des idees, a ceux qui +decrivent les conditions de l'etre, et a ceux qui n'exposent que les +lois de l'esprit. La question de la realite des universaux, ou du moins +une question analogue, celle de la realite des objets de nos idees, +aurait donc pu s'elever en quelque sorte sur tous les points que +traitait la philosophie du moyen age. La question a principalement porte +sur les genres et les especes; mais elle aurait pu s'appliquer a tout le +reste, et ainsi devenir facilement la controverse generale, soit entre +la doctrine du subjectif et celle de l'objectif, soit entre l'empirisme +et l'idealisme, soit entre le scepticisme et le dogmatisme. Elle n'a +jamais atteint alors ce degre d'etendue et de profondeur, ne l'oublions +point, sous peine de la denaturer, et d'attribuer aux temps passes ce +qui appartient a l'esprit moderne, la clairvoyance et la hardiesse dans +les consequences; mais comme ces grandes questions etaient la, toujours +voisines de celle des universaux qui les cotoyait pour ainsi dire, on +s'est plus tard laisse quelquefois aller en exposant celle-ci, a la +confondre avec celles-la; et l'on a metamorphose les dialecticiens du +moyen age en contemporains de Hume, de Kant, ou d'Hegel. S'ils y ont +gagne en etendue d'intelligence, ils y ont perdu en originalite. + +Nous nous attacherons scrupuleusement a conserver a ces esprits +singuliers leurs vrais caracteres, comme aux questions qui les ont +occupes leurs veritables limites. + +Nous avons essaye de montrer comment l'aristotelisme devait +naturellement donner naissance, par la confusion apparente des principes +ontologiques et des principes logiques, a la question des universaux. En +fait, il est bon de rappeler de quelle maniere elle s'est elevee; de le +rappeler seulement, car cette histoire a deja ete superieurement ecrite, +et ici nous ne pourrions que repeter M. Cousin. + +Nous croyons avec lui que cette question, les scolastiques auraient bien +pu ne pas l'apercevoir, si Porphyre, au debut de son Introduction aux +categories, ne les eut avertis qu'elle existait. + +On ne peut, en effet, trop le redire: Aristote a conquis le monde savant +par ses lieutenants, plus encore que par lui-meme. Ses categories +etaient le preliminaire de la science. Saint Augustin, ou plutot +l'auteur d'un livre qui porte son nom, a explique les categories a +l'ecole des Gaules. L'Isagogue de Porphyre etait le preliminaire des +categories; Boece a fait connaitre Aristote et Porphyre, et commente +l'Isagogue, les Categories, la Logique. Les esprits, touches surtout +de ce qui les initiait a la science, se sont arretes longtemps, sont +incessamment revenus au point de depart. Par moment, l'introduction de +Porphyre a semble le livre unique. "Il est bon de commencer par la," +dit un spirituel contemporain d'Abelard, "mais a condition de n'y point +consumer son age, et que le livre ne soit pas l'entree des tenebres. +Cinq mots a apprendre ne valent pas qu'on y use toute une vie, et il +faut qu'une introduction conduise a quelque chose[424]." + +[Note 424: Johan. Saresber. _Metalog._, l. II, c. XVI.] + +Or, au debut meme de cette introduction, que rencontrait-on? un probleme +pose sans solution. En annoncant l'objet de son ouvrage, Porphyre dit +qu'il s'abstiendra des questions plus profondes ([Grec: ton *athuteron +zaetaematon], _ab altioribus quaestionibus_). "Ainsi je refuserai de +dire,--si les genres et les especes subsistent ou consistent seulement +en de pures pensees;--ni s'ils sont, au cas ou ils subsisteraient, +corporels ou incorporels;--ni enfin s'ils existent separes des choses ou +des objets, ou forment avec eux quelque chose de coexistant[425]." + +[Note 425: Porphyr. _Isag. praefat._, c. I.--Boeth., _in Porphyr. a +se transl._, p. 53.--Cousin, _Fragm. philos._, t. III, p. 84.--Ouvrag. +ined. d'Ab., _Gloss. in Porphyr._, p. 668.--L'Introduction de Porphyre a +ete traduite pour la premiere fois par M. Barthelemy Saint-Hilaire, t. +I, p. 1 de sa traduction de la Logique.] + +Quelle est la recherche que Porphyre ecarte? quelle est la question sur +laquelle il s'abstient de s'expliquer? C'est une question qui avait +trouble la philosophie antique, une question que Porphyre, platonicien +et peripateticien tout ensemble, devait connaitre a plus d'un titre et +considerer sous plus d'une face; car elle avait occupe l'Academie, le +Lycee, le Portique. + +Les genres et les especes sont des collections d'individus. Mais ces +collections en tant qu'especes (_les hommes_), en tant que genres, (_les +animaux_), sont-elles autre chose que des idees speciales et generales? +Qu'elles soient des idees, des manieres de concevoir les choses, cela +n'est pas douteux; mais parce qu'elles sont cela, ne sont-elles que +cela? sont-elles en tout de pures pensees? + +Les idees des genres et des especes sont des idees universelles (des +universaux); or, les idees universelles sont diversement considerees. + +Selon Platon, les idees universelles, en tant qu'elles se rapportent a +plusieurs etres, sont l'unite dans la pluralite, l'un dans l'infini, +comme dit le Philebe. Elles sont les essences de tous les etres, l'etre +par excellence. Les idees, essences, types, formes, principes, sont +eternelles et immuables[426]. + +[Note 426: Cette doctrine est partout dans Platon. Il faudrait trop +citer pour la justifier; voyez surtout la Republique, III, V, VII et X, +et le Phedon, le Phedre, le Cratyle, le Theetete, le Parmenide. (Cf. +l'_Essai sur la Metaphysique d'Aristote_, par M. Ravaisson, IIIe part., +l. II, c. II, t. I, p. 291-305 et l'_Hist. de la philosophie_, de +Ritter, l. VIII, c. III, t. II de la trad., p. 216-246.)] + +Selon Aristote, les idees ou notions dont il s'agit, etant universelles +(et rien d'universel n'etant substance), ne sont pas substance; +c'est-a-dire qu'elles n'ont pas l'etre proprement dit. Il n'y a de +parfaitement reel que l'individuel[427]. + +[Note 427: _Cat._, V.--_Analyt. post._, XI et XXIV.--_Met._, III, +VI.] + +Selon Zenon et les stoiciens, le general n'est pas une chose, et les +idees qui l'expriment, ne designant aucune chose quelconque, pas meme +le caractere individuel des choses particulieres, qui seules ont de +la verite, ne sont que de vaines images produites par nos facultes +representatives: elles ne sont rien[428]. + +[Note 428: [Grec: On gar ta eidae oute toia, ae toia, touton ta +genae toia, oute toia.] (Sext. Emp. _adv. logic._, VII, 246.) [Grec: Ou +tina ta koiva.] (Simpl. in _Cat._, fol. 26 b.--Cf. Diog. Laert. VII, +61.--_Hist. de la phil. anc._, par Ritter, l. XI, c. V, t. III de la +trad. p. 459 et 460.) On s'accorde au reste a rattacher cette partie de +la logique stoicienne a l'ecole de Megare, qui parait avoir la premiere +pose formellement les principes du nominalisme. (Cf. Bayle, art. +_Stilpon._--Ritter, l. VII, c. V; t. II. p. 121.--Rixner, _Handbuch der +Gesch. der Phil._, t. II, p. 182.--Tennemann, _Gesch. der Phil._, t. +VIII, part. I, p. 162. Voy. ci-apres c. VIII.)] + +Or, soit qu'elles ne subsistent qu'imparfaitement, comme le veut +Aristote, soit qu'elles ne subsistent pas du tout, comme le disent les +stoiciens, soit meme qu'elles subsistent comme l'entend Platon, elles +sont necessairement incorporelles. Des notions generales en elles-memes +n'ont aucun corps; des idees eternelles sont des formes immaterielles. + +Et, dans tous les cas, selon Aristote, puisqu'elles existent comme +notions dans l'esprit qui les concoit, a ce titre elles existent +separees des choses; mais comme attributs dont les notions ne sont que +la representation, elles existent dans les choses, elles coexistent +avec elles; elles sont dans la _matiere formee_, puisque les idees +universelles ne sont que les notions des modes et attributs des choses. +Les stoiciens ne leur concedent meme pas cette coexistence avec les +choses, les representations etant plutot relatives a la faculte +representative qu'a l'objet represente. Selon Platon, comme idees, elles +existent hors des choses; elles existent ou du moins elles ont leur +principe en Dieu[429]. Comme formes des choses, elles existent dans les +choses. Elles sont a ce titre les images des idees, mais les essences +des etres; et les essences reelles participent a leur principe et +representent, chacune, dans le sensible, leur idee qui est comme leur +exemplaire eternel; ainsi les essences tiennent aux idees par la +_participation_ ([Grec: methexis]), et cependant les idees sont separees +([Grec: choristai]). + +[Note 429: Platon dit bien dans la Republique que Dieu est le +principe des idees (Rep., X), et il y a quelque chose de cela dans +le Timee. Cependant ce sont des interpretes de Platon, Alcinoues et +Plutarque, qui ont enonce plus formellement que les idees etaient les +pensees de Dieu. Il est au moins douteux que telle soit la doctrine +platonique. Voyez l'argument du Timee par M. Henri Martin (_Etud. sur +le Tim._, t. 1, p. 6), la preface de la traduction de la Metaphysique +d'Aristote, t. 1, p. 42 et cette Metaphysique meme, l. VII, c. XIII et +XIV; l. XIII, c. IV, V, X.] + +Cette controverse etait presente a l'esprit de Porphyre. Il declare +qu'il n'y veut pas entrer, c'est une affaire trop difficile ([Grec: +Bathutataes pragmateias]), une trop grande recherche ([Grec: meizonos +exetaseos]). Il la connait bien, mais il veut, dit-il, exposer surtout +ce que les peripateticiens ont enseigne touchant le genre et l'espece. + +Deux siecles apres Porphyre, Boece a commente deux fois son ouvrage, une +premiere dans la traduction peu litterale de Victorinus, une seconde +dans la traduction plus exacte qu'il a lui-meme donnee[430]. + +[Note 430: Boeth., _in Porph. a Victorin. transl._, Dial. 1, p. +7.--_In Porph. a se transl._, l. I, p. 60.] + +M. Cousin s'est montre severe pour Boece[431]; nous le serons moins que +lui. Boece, dans son premier commentaire, a eu le tort sans doute de +mettre les cinq voix dont a traite Porphyre sur la meme ligne, et +d'assimiler par consequent aux genres et aux especes, la difference, +le propre et l'accident. Se demander ensuite si toutes ces choses +existaient, c'etait s'enquerir uniquement de la verite de notre maniere +de considerer les choses, de la verite de nos pensees; et, en +effet, Boece, apres avoir assez bien montre comment des sensations +particulieres nous nous elevons aux idees des divers modes des +choses sensibles, arrive facilement a reconnaitre que ces idees sont +incorporelles, mais qu'elles sont subsistantes, en ce sens qu'elles sont +vraies, en ce sens que nous ne pouvons rien sentir ni comprendre sans +elles, et qu'elles correspondent a des choses que nous trouvons unies et +comme incorporees a tous les objets de nos sensations. + +[Note 431: Ouvr. ined. d'Ab., _Introd._, p. lxvi.] + +Or, ce n'est point la precisement la question qui se debattait entre +Aristote et Platon, celle de la realite des essences universelles. C'est +encore moins la question que la scolastique a vue dans le probleme +ecarte par Porphyre. C'est seulement la question voisine, et pour ainsi +contigue, de savoir d'abord comment de nos sensations nous nous elevons +aux conceptions des choses, puis si ces conceptions sont fondees sur +rien de reel. Or, relativement a ces deux points, ce que dit Boece n'est +ni complet, ni profond, mais nous parait juste et sense. + +La seconde fois que Boece s'est occupe de la question, c'est en +commentant sa propre traduction de Porphyre. L'ouvrage est important, +parce que c'est par lui que le moyen age a d'abord connu Porphyre. C'est +par l'intermediaire de Boece que Porphyre est devenu une autorite. + +Cette fois, Boece, en bon peripateticien, decide que les genres et les +especes ne peuvent etre en soi. Rien de ce qui est commun a plusieurs +ne peut etre en soi, puisque la condition de l'etre en soi est au moins +d'etre dans un meme temps le meme numeriquement (_eodem tempore idem +numero_), c'est-a-dire un et identique. En effet, si le genre etait en +soi, ce serait d'une existence multiple, c'est-a-dire qu'il comprendrait +en soi plusieurs existants semblables; ceux-ci seraient necessairement +compris a leur tour dans un genre superieur, et ainsi a l'infini. + +Il suit que les genres et les especes ne sont pas des etres en soi, mais +des vues de l'intelligence, des manieres de concevoir les veritables +etres en soi ou les substances sensibles; ce sont les conceptions des +ressemblances entre les individus. Consequemment, comme conceptions, ces +universaux sont incorporels, non pas a la maniere de Dieu ou de l'ame, +mais a la maniere de la ligne ou du point mathematique; c'est-a-dire +qu'ils sont des _abstractions_. Boece se sert du mot[432]. Cependant +ce ne sont pas pour cela des conceptions vaines ni fausses; car elles +correspondent aux ressemblances et differences reelles des etres reels. +Les genres et les especes sont donc les representations de ressemblances +entre les objets. Ces ressemblances, en tant qu'elles sont dans les +objets, sont particulieres et sensibles; en tant qu'abstraites, elles +sont universelles et intelligibles. Ainsi une meme chose existe +singulierement, quand elle est sentie, generalement, quand elle est +pensee. + +[Note 432: _In Porph. a se transl._, l. 1, p. 55.] + +Cette solution de Boece, tres-clairement exposee, ne merite certainement +aucun dedain; car elle est purement aristotelique. J'ajoute que Boece +ne parait pas s'en etre contente; car il a soin de remarquer que Platon +croyait que les genres et les especes existaient encore ailleurs que +dans notre esprit, independamment des corps individuels. S'il s'abstient +de prononcer entre Aristote et Platon, c'est, dit-il, qu'une telle +decision serait du ressort d'une plus haute philosophie, _altioris +philosophiae_; et s'il a expose la doctrine d'Aristote, ce n'est pas +qu'il l'approuve de preference, _non quod eam maxime probaremus_; c'est +qu'il commente une introduction a la Logique du Stagirite. + +Nous ne ferons que deux observations sur cet etat de la question telle +que l'a laissee Boece. + +La premiere, c'est que de son temps meme, les genres et les especes +ont ete regardes comme des conceptions. _Intelliguntur praeter +sensibilia.--Genera et species cogitantur.--Quadam speculatione +concepta.--Hominem specialem ... sola mente intelligentiaque +concipimus_[433]. + +[Note 433: Boeth., _ibid._, p. 56.] + +Au reste, cette doctrine vient naturellement a la faveur du langage. +Aristote semble l'autoriser, lorsqu'il ne voit dans les paroles que +les symboles des affections de l'ame[434]; lorsqu'il nomme la forme ou +l'espece du meme nom qui designe la conception rationnelle ou meme le +discours, [Grec: logos]. En d'autres termes, l'habitude de confondre +dans le style l'essence avec la definition qui n'en est que +l'expression, peut conduire aisement a n'admettre que des etres de +definition ou de raison, et les pensees se mettent au lieu et place des +existences[435]. Ce n'est pas une nouveaute que le conceptualisme. + +[Note 434: _De lnterp._, I, 1.] + +[Note 435: [Grec: Ae morphae kai to eidos to kata ton logon]. +_Phys._, II, 1. Cette tendance est si naturelle que les traducteurs de +la Metaphysique disent que le genre est la _notion_ fondamentale et +essentielle dont les qualites sont les differences, pour rendre ces +mots: [Grec: Os en tois logois to proton enupargon, ho legetai en to ti +esti, touto genos].(V, XXVIII; et dans la trad., t. I, p. 202.) Suivant +de bons juges, c'est surtout la logique stoicienne qui aurait embrouille +les idees et entraine la scolastique dans les obscures subtilites de la +question des universaux. Quoique imparfaitement connue, cette logique, +en effet, parait captieuse et elle peut bien avoir trouble l'esprit de +Boece; mais elle n'a exerce qu'une influence tres-indirecte au moyen +age. Brucker attribue cette influence a l'ouvrage sur les categories +qu'on prete a Saint-Augustin et qu'il trouve ecrit dans l'esprit des +stoiciens. (_Hist. crit. phil._, t. III, p. 568, 672, 712 et 906.)] + +Une seconde observation, a laquelle nous attachons quelque prix, c'est +qu'un certain conceptualisme n'est pas incompatible avec le platonisme. +Boece, en effet, ne dit pas qu'il repousse le platonisme. Ce qui est +incompatible avec le platonisme, c'est ce principe: rien n'existe a +titre universel. Mais on pourrait accepter la generation que Boece donne +des idees de genres et d'especes; on pourrait admettre que les genres et +les especes sont pour nous de pures conceptions generales fondees sur +des perceptions particulieres, sans qu'on fut pour cela strictement +oblige de rejeter la croyance aux idees eternelles de Platon. Que ces +idees existent, que les objets sensibles n'en soient que les images ou +les reflets, il n'en est pas moins vrai qu'elles se produisent et +se representent en nous d'une autre maniere, par les notions que +la puissance de notre esprit construit a la suite des sensations. +L'intelligence humaine placee entre le monde du sensible et du +particulier et le monde de l'intelligible et de l'universel, pourrait +communiquer avec l'un comme avec l'autre, et le conceptualisme, loin +d'etre faux dans cette hypothese, serait l'intermediaire necessaire +entre l'accidentel et l'universel, entre le passager et l'eternel. +Allons plus loin, la grande difficulte de la doctrine des idees de +Platon, c'est le mode d'existence de ces idees, essences eternelles. +Lorsqu'on presse un platonicien sur cet article, il ne dit rien de +plausible, si ce n'est parfois que les idees sont les pensees de Dieu; +et alors leur realite n'est plus que celle meme de l'Etre des etres. En +ce sens, on pourrait dire que l'idealisme de Platon est une psychologie +dont le sujet est Dieu. Telle est la nature et la puissance de Dieu que +son ideologie est par le fait une ontologie: le platonisme serait alors +un conceptualisme divin. + +Cette double observation explique par avance comment la scolastique a +du souvent reduire les genres et les especes a de simples pensees; et +comment toutefois elle a pu aussi, par quelques-uns de ses organes, +revenir aux idees de Platon, sans abandonner la dialectique de Porphyre +et de Boece. + +Mais la controverse de la scolastique sur les genres et les especes +n'a jamais ete explicitement la controverse d'Aristote et de Platon, +quoiqu'elle en fut une sorte de ressouvenir a travers les siecles. Il +ne serait pas plus juste d'y voir precisement la discussion si celebre +parmi les modernes de la realite de nos connaissances. + +Il y a deux idealismes; l'idealisme de Platon, sorte d'ontologie +spirituelle, qui refuse, ou peu s'en faut, la realite aux objets des +sens, pour la reserver tout entiere aux essences intelligibles; l'autre +idealisme est l'idealisme sceptique, ou la doctrine qui ne croit a rien +de reel que le fait de la presence en nous de certaines idees, purs +phenomenes qui manifestent a un sujet problematique de problematiques +objets[436]. + +[Note 436: L'idealisme qu'on pourrait appeler absolu, celui de +Schelling et d'Hegel, en formerait un troisieme. Mais il n'est pas +necessaire d'en tenir compte en ce moment.] + +Ce n'est pas la controverse sur l'un ou l'autre idealisme que la +scolastique a elevee, lorsqu'elle a ouvert le debat entre les realistes +et les nominaux. Les uns disaient: les genres et les especes sont des +realites; les autres: les genres et les especes sont des mots; d'autres +enfin disaient: ce sont des pensees. Or, si c'etait la un probleme +ontologique, ce n'etait pas le probleme permanent, eternel, fondamental +de l'ontologie, celui de la realite des choses. Ce dernier probleme ne +s'eleve pas entre le realisme et le nominalisme proprement dits, mais +entre l'idealisme et la doctrine opposee. Sans doute, le nominalisme +fait grand usage de la consideration du subjectif, et l'abus de cette +consideration est la source de l'idealisme; l'idealisme est donc, a +certains egards, une extension excessive du nominalisme, un nominalisme +universel. Par analogie, le nominalisme peut etre appele un idealisme +special ou borne aux universaux. Mais, enfin, l'un n'est pas l'autre, +car tout le monde sait que le nominaliste qui nie la realite des +universaux, croit a la realite des individus, et meme ne croit qu'a +celle-la. "Ce sont les substances universellement admises," dit +Aristote[437]. Or, l'idealisme nie tout. De meme, le realisme, qui +accorde aux universaux quelque existence, incorporelle ou autre, peut, +dans certains cas, s'allier a la negation de la substance corporelle, a +la foi exclusive dans l'intelligible au prejudice du sensible; et, sur +cette pente, le platonisme seul echappe a l'idealisme sceptique. + +[Note 437: _Metaph._, VIII, 13. t. II, p. 65 de la traduction.] + +Ce qui est vrai, c'est que l'esprit qui conduit au nominalisme peut +mener, mais ne mene pas necessairement au scepticisme sur l'existence du +monde exterieur, et que l'esprit qui prefere un certain realisme, peut +tres-bien s'allier avec une forte disposition a l'etendre hors des +universaux, et a prodiguer assez facilement aux insensibles l'existence +substantielle. + +Mais les consequences d'une doctrine ne sont pas cette doctrine +meme, tant qu'elle les ignore. Les realistes ne se savaient point +platoniciens; les nominalistes ne se croyaient pas tous sceptiques; les +conceptualistes enfin n'entendaient nullement se confondre avec les +nominalistes. Les uns comme les autres n'aspiraient le plus souvent qu'a +resoudre la question logique de la nature des genres et des especes, ou +des universaux. L'analyse des ouvrages d'Abelard nous donnera plus d'une +occasion d'exposer sur ce point tous les systemes. C'est de son temps, +c'est au XIIe siecle, que la question fit, pour ainsi parler, sa +veritable explosion. Jusqu'alors, elle s'etait paisiblement etablie dans +la philosophie, sans la troubler, sans l'agrandir. La vie d'Abelard nous +a montre comment avec lui elle tendit a devenir presque une des affaires +du siecle. Quelques mots sur l'histoire de cette question, depuis +l'origine de la scolastique, nous apprendront dans quelle situation il +trouva sur ce point les idees et les ecoles. A dater d'Abelard, on a pu, +avec raison, "comparer la philosophie scolastique a une sorte d'alchimie +qui emploie les universaux comme substance et la dialectique comme +appareil[438]." + +[Note 438: Degerando, _Hist. comp. des syst. de phil._, t. IV, c. +XXVI, p. 386.] + +On ouvre ordinairement la philosophie du moyen age par Jean Scot +Erigene. Il ne traita point expressement la question; mais il avait foi +dans l'existence de ce qui echappe aux sens. Au-dessous de la nature +increee, il admet des causes primordiales creees et creatrices qui +donnent aux choses contingentes leur individualite. Une de ces causes +primordiales, l'essence, donne l'etre par participation: "C'est par +participation qu'existe tout ce qui est apres l'essence." + +Et ailleurs: "L'essence du corps n'est point corporelle comme lui +[439]." Ces pensees, empreintes de platonisme, auraient, un peu plus +tard, mene probablement au realisme. Raban Maur, qui avait ecrit avant +qu'Erigene vint sur le continent, est plus explicite; il annonce deja +que de son temps les uns pensaient que les cinq objets du livre de +Porphyre etaient des choses, et les autres des mots[440]. Raban parait +se prononcer pour la derniere opinion qui, chez lui, semble, il est +vrai, se reduire a l'interpretation de la pensee de Porphyre. Or, +on pouvait a la rigueur soutenir que Porphyre, qui ecrivait une +introduction a la logique, n'avait entendu traiter des _cinq voix_ que +comme voix, sans pretendre pour cela que ces cinq voix ou, parmi elles, +les mots de genre et d'espece ne designassent point des realites. +L'opinion de Raban pouvait etre historique et critique, mais non +philosophique. Toutefois, et pour son compte, il incline a regarder les +universaux comme des abstractions. + +[Note 439: Scot Erigene, par M. Saint-Rene Taillandier; IIIe part., +c. ii, p. 211 et _passim_.] + +[Note 440: Ouvr. ined. d'Ab., _Introd._, p. lxxviii.] + +La question etait donc alors connue; mais on la laissait dans l'ombre; +on etait loin d'en faire, comme plus tard, le probleme fondamental de +la philosophie. Les qualifications de realistes et de nominaux etaient +inconnues. On lit dans un lettre du Xe siecle, Gunzon de Novare: +"Aristote dit que le genre, l'espece, la definition, le propre, +l'accident ne subsistent pas; Platon est persuade du contraire. Qui, +d'Aristote ou de Platon, pensez-vous qu'il vaut mieux en croire? +L'autorite de tous deux est grande, et l'on aurait peine a mettre pour +le rang l'un au-dessus de l'autre[441]." + +[Note 441: Gunzon etait un pur philologue. Cette citation est +extraite d'une lettre ecrite aux moines de Richenon contre un certain +Ekkcher qui lui avait reproche une faute de grammaire. La lettre, +violemment satirique, annonce une certaine erudition. (Dur. et Mart., +_Ampliss. Coll._, t, I, p. 305.--_Hist. litt._, t. VI, p. 386.)] + +Les controverses de la periode suivante furent plus theologiques que +dialectiques. La transsubstantiation devint le point litigieux entre +Berenger et Lanfranc de Pavie. Berenger controlait par la dialectique le +dogme de l'eucharistie, et, niant la presence reelle, il ecartait les +substances, pour ne voir que des mots au sens relatif et non direct, +dans les paroles sacramentelles: _hoc est corpus meum_. C'etait +un nominalisme special ou restreint a une seule question, et la +condamnation de Berenger par le concile de Soissons concourut a donner +couleur d'heresie a toute doctrine dans laquelle percait l'esprit qui +devait changer le conceptualisme en nominalisme. + +Cependant cet esprit anima Jean le Sourd, que suivaient Arnulfe de +Laon et Roscelin, chanoine de Compiegne. C'est celui-ci qui donna au +nominalisme et sa forme derniere, et peut-etre son nom. Il eut pour +adversaire Anselme, abbe du Bec, puis archeveque de Cantorbery. + +Nous verrons, dans Abelard, combien fut absolu le nominalisme de +Roscelin. Il disait que les individus seuls avaient l'existence, et que +par consequent les genres etaient des mots; et non-seulement les genres +et les especes, mais les qualites, puisqu'il n'y a point de qualite +hors de l'individu; et non-seulement les qualites, mais les parties, +puisqu'il n'y a point de parties hors des _touts_ individuels, et que +l'individu, c'est-a-dire le tout individuel, est seul en possession de +l'existence. Cette idee, toute dialectique, appliquee au dogme de la +Trinite, mene a considerer les personnes divines comme des especes, des +qualites ou des parties, et consequemment comme des voix, si elles +ne sont trois choses individuelles. Aussi le nominalisme exposa-t-il +Roscelin a l'accusation de tritheisme. + +Saint Anselme, son puissant adversaire, se jeta par opposition dans +l'exces du realisme. Non-seulement il defendit le dogme de la Trinite +contre l'atteinte des distinctions dialectiques, mais il crut trouver +l'origine _des blasphemes de Roscelin_ dans sa doctrine logique, et il +l'accusa tour a tour de tritheisme et de sabellianisme, montrant +qu'il fallait ou qu'il admit trois dieux differents, ou qu'il niat la +distinction des trois personnes. Il soutint que celui qui prend les +universaux pour des mots, ne peut distinguer la sagesse et l'homme sage, +la couleur du cheval et le cheval, et devient ainsi incapable d'etablir +une difference entre un Dieu unique et ses proprietes diverses. Enfin, +il poussa son principe jusqu'a pretendre que plusieurs hommes ne sont +qu'un homme, et parvenu ainsi au dogme de l'unite d'essence, il n'evita +pas plus que Scot Erigene le danger de tout confondre et de tout perdre +dans une essence universelle et supreme[442]. + +[Note 442: S. Ans. _Op., De fid. Trinit._, c. ii et iii, p. 42 et +43.] + +Cependant il resulta de cette lutte que le realisme, admis +principalement en theologie, obtint encore meilleure reputation +d'orthodoxie, et que le nominalisme, deja suspect d'incompatibilite avec +l'eucharistie, fut encore accuse d'etre inconciliable avec la Trinite. +Les choses en etaient la; Roscelin condamne, proscrit, terrasse; et le +realisme, favorise par l'Eglise et vainqueur, dominait du haut de la +chaire de Guillaume de Champeaux l'ecole de Paris, c'est-a-dire la +premiere ecole du monde, lorsqu'Abelard parut. + +Il nous reste maintenant a le laisser parler lui-meme. Il nous parlera +par ses ouvrages. + + + +CHAPITRE III. + +DE LA LOGIQUE D'ABELARD[443].--_Dialectica_, PREMIERE PARTIE, OU DES +CATEGORIES ET DE L'INTERPRETATION. + +La philosophie peut, en general, etre ramenee a cinq sciences unies +par des liens etroits, la psychologie, la logique, la metaphysique, +la theodicee et la morale. Les deux premieres font connaitre l'esprit +humain. La troisieme est la science des etres; elle se rattache +immediatement a la theodicee, et celle-ci, ou la philosophie de la +religion, est difficilement separable de la morale, qu'elle n'enseigne +pas, mais qu'elle motive et qu'elle consacre. Suivant l'esprit des +temps, suivant les progres des connaissances humaines, l'etude d'une ou +plusieurs de ces parties de la science prevaut sur les autres dans la +philosophie, et il est rare qu'elles soient toutes ensemble egalement +cultivees. Cependant il n'est guere de doctrine ou l'on ne retrouve, +meles en proportions differentes, ces elements constituants de la +philosophie. La scolastique elle-meme les offre tous a notre curiosite. + +[Note 443: La doctrine philosophique d'Abelard n'ayant ete connue, +jusqu'en 1836, que par de courtes phrases eparses dans quelques auteurs, +il n'en faut point chercher une exposition satisfaisante dans les +historiens de la philosophie. Brucker, dont le savant ouvrage contient +presque tout ce que ses successeurs n'ont fait que remanier, donne tout +ce qu'on pouvait donner de son temps. (_Hist. crit. phil._, t. III, p. +731-764.) Buhle a compris toute la scolastique dans son introduction, +mais le peu qu'il dit d'Abelard est remarquable. (_Trad. franc._, 1810, +t. I, _Introd._, sect. III, p 686-801.) Tennemann lui consacre un +article interessant et assez etendu, mais ou il ne parle guere que de +theologie. (_Gesch. der Phil._, t. I, c. v, sect. II, p. 167-202 et dans +la trad. franc. de son Manuel, t. I, Sec. 260.) Tiedemann procede a peu +pres de meme. (_Gesch. der Phil._, t. IV, c. VIII, p. 277-290.) M. +Degerando a peu ajoute a ce qu'il avait lu dans Brucker. (_Hist. +comparee_, t. IV, c. XVI, p. 396-408.) Rixner donne des indications +utiles; mais lui aussi ne connaissait pas le philosophe (t. II, A., p. +28-31). Hegel et Schleiermacher disent tres-peu de chose. (Heg., t. III, +p. 170; t. XV des OEuvr. compl.--Schleierm., _Gesch. der neu. Phil._, +per. I, p. 190.) C'est encore un memoire de Meiners sur les realistes +et les nominalistes (_Comment. Soc. Gott._, vol. XII, p. 29), qu'on +pourrait le plus utilement consulter de tout ce qui a paru avant la +publication de M. Cousin. (Ouvr. ined. d'Ab., 1830.) On doit lire aussi +l'ouvrage deja cite de M. Rousselot. Ritter, qui cependant a ecrit tout +recemment, ne parle aussi que de theologie. Il est vrai que son ouvrage +est intitule: _Histoire de la philosophie chretienne_. (Allem., t. III, +t. X, c. v, Hambourg, 1844.)] + +Sans doute, la psychologie, qui depuis Descartes a joue un si grand +role, y est releguee a une place etroite et obscure. Elle ne s'y trouve +en quelque sorte qu'a l'etat rudimentaire, si l'on continue a separer la +psychologie de la logique, qui, sous beaucoup de rapports, est, comme +elle, une science descriptive de nos facultes; mais la logique, comme on +l'a vu, occupait alors le premier rang, et la logique n'allait pas sans +une certaine metaphysique. L'homme ne raisonne que sur des etres reels +ou fictifs, percus par ses sens ou concus par son esprit. Etre est +le noeud de tous ses jugements, et le verbe virtuel de toutes ses +propositions. Donc, point de logique qui ne suppose une ontologie. La +logique est demonstrative, sans pour cela demontrer l'ontologie, comme +la geometrie est la science exacte de figures possibles, sans qu'elle +prouve que les figures soient reelles. Mais comme l'esprit humain croit +naturellement a l'ontologie, au moyen age il la reunissait sans hesiter +a la logique, qui en devenait pour lui la forme necessaire et la base +scientifique. C'est ce melange qu'embrassait en fait l'etude de ce qu'on +appelait alors la dialectique. + +La psychologie et la logique conduisent par la metaphysique a la +theodicee et a la morale; mais comme la theodicee et la morale ne sont +pas seulement des sciences, et peuvent se confondre avec la religion, la +scolastique ne les secularisait pas, et les renvoyait a la theologie; +seulement elle penetrait avec elles dans la theologie, a laquelle elle +pretait ou imposait ses principes, ses formes, son langage, en recevant +d'elle des dogmes et des commandements. + +Tout ce que nous venons de dire de la doctrine scolastique, nous le +disons du scolastique Abelard. Distinguons eu lui le philosophe et le +theologien. Au premier appartiendront les ouvrages de dialectique, +comprenant tout ce qu'il a su ou pense en psychologie, en logique, +en metaphysique; au second se rapporteront tous les ouvrages sur la +theodicee et la morale: dans ceux-ci, nous le trouverons philosophe +encore, mais s'etudiant a concilier rationnellement la science et la +foi. + +La theologie d'Abelard sera l'objet du dernier livre de cet ouvrage; +nous ne nous occupons ici que de sa philosophie. Il y aurait plusieurs +manieres de la faire connaitre. La plus agreable serait de l'exposer +dans ses principes et sous une forme systematique. On en disposerait +methodiquement les principales idees; on les degagerait des details +oiseux, des expressions techniques qui les obscurcissent; on les +traduirait dans le langage de l'abstraction moderne, et l'on rendrait +ainsi clair et saisissable l'esprit de cette philosophie. Elle irait +alors se placer comme d'elle-meme a son rang dans l'histoire de la +pensee humaine. C'est le procede qu'il faudrait suivre si nous ecrivions +cette histoire, ou s'il ne s'agissait que de donner une vue generale du +systeme et de l'epoque. Mais notre intention est d'offrir davantage, +ou du moins autre chose. Nous voudrions faire un moment renaitre une +philosophie qui n'est plus, la ranimer pour ainsi dire en chair et en +ame, et montrer exactement quelle etait alors l'allure de l'esprit +humain, comment il parlait, comment il pensait. Nous voudrions enfin +tracer le portrait individuel de notre philosophe avec sa physionomie et +son costume. Cet essai de reproduction, plus encore que d'analyse, nous +semble une oeuvre plus instructive et plus neuve, quoique assurement +moins attrayante. Nous ne changerons donc ni l'ordre ni l'expression des +idees d'Abelard. Ce serait le defigurer que de lui preter les methodes +modernes et la moderne diction. Prenant ses plus importants ouvrages +l'un apres l'autre, nous les ferons connaitre tantot par des extraits, +tantot par des resumes; ici par des traductions litterales, plus loin +par une deduction critique; enfin, par tous les moyens propres a +remettre en lumiere tout ce qui dans ses ecrits nous parait essentiel, +original ou caracteristique; en telle sorte que l'on puisse bien juger, +apres avoir lu cet ouvrage, le penseur, le professeur et l'ecrivain. +Nous ne prenons personne en traitre; ceci est de la scolastique. Nous +esperons l'avoir rendue intelligible; on pourra la trouver curieuse; on +ne la trouvera ni d'une etude facile, ni d'une lecture agreable. +Que notre siecle ait de l'indulgence pour ce que le XIIe admirait. +Sommes-nous surs que nos admirations nous seront un jour toutes +pardonnees? + +Quoique Abelard ait surtout domine les esprits par l'enseignement, il +n'avait pas une mediocre idee de ses ouvrages. "Je me souviens," ecrit +un de ses disciples[444], "de lui avoir entendu dire, ce que je crois +vrai, qu'il serait facile a quelqu'un de notre temps de composer sur +l'art philosophique un livre qui ne serait inferieur a aucun ecrit des +anciens, soit pour l'intelligence de la verite, soit pour l'elegance +de la diction; mais qu'il serait impossible, ou bien difficile, qu'il +obtint le rang et le credit d'une autorite. Cela n'est," ajoutait-il, +"reserve qu'aux anciens." Ainsi, il connaissait tout le poids de +l'autorite, et il sentait le joug en s'y soumettant. En effet, une +deference sincere ou apparente, mais presque toujours absolue dans +les termes, pour les maitres du passe, intimide et obscurcit toute +la philosophie de l'epoque, embarrasse et subtilise le raisonnement, +encombre le style, diminue la chaleur et la spontaneite de la +conviction. La verite de la chose ou la sincerite de la pensee +personnelle ne viennent jamais qu'apres la citation des textes. Cet +Abelard si fameux pour son independance, n'ose etre lui-meme qu'en de +rares instants, et ne se permet de penser qu'avec autorisation. Son +esprit est plus independant que ses ecrits. + +[Note 444: Johan. Saresb., _Metalog._, l. III, c. IV.] + +De ses ouvrages philosophiques les seuls publies sont: + +_Dialectica_; + +_De Generibus et Speciebus_[445]; + +_De Intellectibbus[446]_; + +_Glossae in Porphyrium_,--_in Categorias_,--_in librum de +Interpretatione_,--_in Topica Boethii_[447]. + +[Note 445: Ouvrages inedits, p. 173, p. 605.] + +[Note 446: Cousin, _Fragm. philos._, t, III, p. 401.] + +[Note 447: Ouvr. ined., p. 651-677-695-803.--Comme nous n'ecrivons +point un ouvrage d'erudition, nous nous contenterons, a une seule +exception pres, de l'examen des ecrits imprimes. Il y aurait encore plus +d'un manuscrit a decouvrir; aux ouvrages cites dans ce chapitre nous +n'avons joint qu'un manuscrit. Voyez ci-apres chap. X.] + +Nous prendrons la Dialectique pour point de depart, en y rattachant les +Gloses sur Porphyre, Aristote et Boece. Ainsi nous nous formerons de +la logique d'Abelard et des scolastiques une idee generale qui nous +conduira a l'esquisse psychologique contenue dans le _de Intelletibus_, +et a la question des universaux traitee dans le fragment _sur les Genres +et les Especes_, veritable specimen de la metaphysique du temps. + +Deux des livres de la Dialectique contiennent des preambules ou +l'auteur, se mettant en scene, donne ce spectacle que, de longtemps, ne +cesseront pas d'offrir les philosophes, celui d'une conviction savante +et fiere aux prises avec la malveillance qui l'attaque, ou l'ignorance +qui la meconnait. Traduisons ces deux morceaux qui seront comme le +prologue de l'ouvrage. + +"Mes rivaux ont imagine la calomnie d'une accusation nouvelle contre +moi, parce que j'ecris beaucoup sur l'art dialectique; ils pretendent +qu'il n'est pas permis a un chretien de traiter des choses qui +n'appartiennent point a la foi. Or, disent-ils, non-seulement la +dialectique est une science qui ne nous instruit point pour la foi, +mais elle detruit la foi meme, par les complications de ses arguments. +Vraiment il est admirable qu'il ne me soit pas loisible de traiter ce +qu'il leur est permis de lire, ou que ce soit mal d'ecrire ce dont la +lecture est permise. Cette intuition meme de la foi dont ils parlent ne +serait pas obtenue, si l'usage de la lecture etait interdit. Retranchez +la lecture, la connaissance de la science s'aneantise. Si l'on accorde +que l'art[448] combat la foi, on avoue evidemment que la foi n'est +pas une science. Or une science est la comprehension de la verite des +choses, et c'est une science que la sagesse dans laquelle consiste la +foi. Elle est le discernement de l'honnete ou de l'utile. La verite +n'est pas contraire a la verite; car si l'on peut bien trouver un faux +oppose au faux, un mal oppose au mal, le vrai ne peut combattre le vrai +ou le bien le bien; toutes les bonnes choses se conviennent et sont +ensemble en harmonie. Or toute science est bonne, meme celle du mal, car +le juste ne peut s'en passer. Pour que le juste se garde du mal, il faut +en effet qu'il connaisse prealablement le mal; sans cette connaissance, +il ne l'eviterait pas. De ce qui est mauvais comme action, la +connaissance peut donc etre bonne, et s'il est mal de pecher, il est bon +cependant de connaitre le peche, qu'autrement nous ne pouvons eviter. +Cette science elle-meme, dont l'exercice est odieux (_nefarium_), et qui +se nomme la mathematique, ne doit pas etre reputee mauvaise[449]; car +il n'y a pas de crime a savoir au prix de quels hommages et de quelles +immolations les demons accomplissent nos voeux; le crime est d'y +recourir. Si en effet savoir cela est mal, comment Dieu lui-meme peut-il +etre absous de toute malice? Lui qui contient toutes les sciences qu'il +a creees, et qui seul penetre les voeux de tous et toutes les pensees, +il sait necessairement et ce que desire le diable, et par quels actes +on peut se le rendre favorable. Ainsi donc savoir n'est pas mal, mais +faire; et la malice ne doit pas etre rapportee a la science, mais a +l'acte. Nous concluons que toute science, puisqu'elle, provient de Dieu +seul et qu'elle est un de ses dons, est bonne. De la suit qu'on doit +accorder que l'etude de toute science est bonne, etant un moyen +d'acquerir ce qui est bon. Or, l'etude a laquelle il faut principalement +s'attacher, est celle de la doctrine qui enseigne le mieux a connaitre +la verite. Cette science est la dialectique. D'elle vient le +discernement de toute verite et de toute faussete; elle tient le premier +rang dans la philosophie; elle guide et gouverne toute science. De plus, +on peut montrer qu'elle est tellement necessaire a la foi catholique, +que nul, s'il n'est premuni par elle, ne saurait resister aux +sophistiques raisonnements des schismatiques. + +[Note 448: L'art par excellence, la dialectique. Voy. ci-dessus, l. +I, p. 4.] + +[Note 449: La mathematique comprenait alors la magie. C'etait sous +quelques rapports une cabalistique. Cependant le meme nom designait +aussi les sciences du calcul. (Johan. Saresb. _Policrat._, l. II, c. +XVIII et XIX. Voy. aussi ci-dessus l. I, p. 12.)] + +"Si Ambroise, eveque de Milan, homme catholique, avait ete premuni par +la dialectique, Augustin, encore philosophe paien, encore ennemi du nom +chretien, ne l'aurait pas embarrasse au sujet de l'unite de Dieu, que +ce pieux eveque confessait avec raison dans les trois personnes. Le +venerable prelat lui avait par ignorance concede d'une maniere absolue +cette regle que dans toute enumeration, si le singulier etait enonce +separement comme attribut de plusieurs noms, le pluriel l'etait +necessairement et collectivement des memes noms, laquelle regle est +fausse pour les noms qui designent une substance unique et une meme +essence; la saine croyance etant que le Pere est Dieu, que le Fils est +Dieu, que le Saint-Esprit est Dieu, et que cependant, il ne faut pas +reconnaitre trois Dieux, puisque ce sont trois noms qui designent une +meme substance divine[450]. Semblablement, quand on dit de Tullius qu'il +est appele un homme, et qu'on dit la meme chose de Ciceron et de Marcus, +Marcus, et Tullius, et Ciceron ne sont pas des hommes divers; puisque +ces mots designent une meme substance, et qu'il n'y a plusieurs etres +que pour la voix, non pour le sens. Si d'ailleurs cette comparaison +n'est pas rationnellement satisfaisante, parce qu'en Dieu il n'y a pas +qu'une seule personne comme en Marcus, cependant elle peut suffire pour +renverser la regle precitee. + +[Note 450: C'est sous une forme grammaticale, la regle mathematique +si _a=x_, si _b=x_, si _c=x_, _a+b+c=3x_, dont les ennemis du +christianisme se sont tant servis contre le dogme de la Trinite. Je n'ai +pas su trouver dans saint Augustin l'anecdote qu'Abelard raconte ici.] + +"Mais ils sont en petit nombre ceux a qui la grace divine daigne reveler +le secret de cette science, ou plutot le tresor d'une sagesse difficile +par sa subtilite meme. Plus elle est difficile, plus elle est rare; +sa rarete mesure son prix, et plus elle est precieuse, plus c'est un +exercice digne d'etude. Mais comme le long travail de cette science veut +une lecture assidue qui fatigue bien des lecteurs, comme son excessive +subtilite consume vainement leurs efforts et leurs annees, beaucoup, +se defiant de la science, et non sans raison, n'osent approcher de +ses portes les plus etroites. La plupart, troubles par sa subtilite, +reculent des le seuil. A peine ont-ils goute d'une saveur inconnue, ils +la rejettent; et comme en goutant ils ne peuvent distinguer la qualite +de cette saveur, ils tournent en accusation ce merite de subtilite, +et justifient la faiblesse reelle de leur esprit par une condamnation +mensongere de la science. Et comme le regret finit par allumer en eux +l'envie, ils ne rougissent pas de se faire les detracteurs de ceux +qu'ils voient s'elever a l'habilete dans cet art. Seul, cet art dans +son excellence possede ce privilege que ce n'est pas l'exercice mais le +genie qui le donne. Quelque temps que vous ayez peniblement use dans +cette etude, vous consumez vainement votre peine, si le don de la grace +celeste n'a pas fait naitre dans votre esprit l'aptitude a ce grand +mystere du savoir. Le travail prolonge peut livrer les autres sciences a +toutes sortes d'esprits; mais celle-la, on ne la tient que de la grace +divine; si la grace n'y a pas interieurement predispose votre esprit, en +vain celui qui l'enseigne battra l'air qui vous entoure. Mais plus celui +qui vous administre cet art est illustre, plus l'art qu'il administre a +de prix. + +Il suffit de cette reponse aux attaques de mes rivaux: maintenant venons +a notre dessein[451]. + +[Note 451: _Dialect._, pars IV, p. 431-437.] + +La foi du philosophe et l'orgueil de l'homme respirent dans ce morceau. +C'est un des passages ou l'on voit Abelard, deposant l'humilite timide +et forcee du moine et du theologien, secouer le joug de son temps et de +son habit, pour parler au nom de son genie et prendre en lui-meme son +autorite. + +La Dialectique est un ouvrage tres-considerable. Les diverses parties +n'en paraissent pas ecrites a la meme date. A mesure qu'elles furent +connues, elles donnerent naissance a diverses attaques contre lesquelles +l'auteur se defendit en avancant; ou, composees a differentes epoques de +sa vie, elles contiennent incidemment des allusions et des reponses aux +accusations dont souffraient sa gloire et son repos. Le preambule qu'on +vient de lire se trouve au commencement de la quatrieme partie, et +temoigne des circonstances qui preoccupaient Abelard au moment ou elle +a ete ecrite ou publiee. Deja, au debut de la seconde partie[452], il +avait retrace les succes de ses ennemis, la persecution qui l'opprimait, +les esperances qui le soutenaient: + +"Et les detractions de nos rivaux, les attaques detournees des jaloux ne +nous ont pas determine a nous ecarter de notre plan[453], non plus qu'a +renoncer a l'etude accoutumee de la science. Car bien que l'envie ferme +a nos ecrits la voie de l'enseignement pour le temps de notre vie et +ne permette pas chez nous les studieux exercices, je n'en perds pas +l'esperance, les renes seront un jour rendues a la science, alors que le +moment supreme aura mis un terme a l'envie comme a notre existence, et +chacun trouvera dans cet ecrit ce qui est necessaire a l'enseignement. +En effet quelque le prince des peripateticiens, Aristote, ait touche les +formes et les modes des syllogismes categoriques, mais brievement et +obscurement, comme un homme habitue a ecrire pour des lecteurs deja +avances; quoique Boece ait donne en langue latine le developpement des +hypothetiques, prenant un milieu entre les ouvrages grecs de Theophraste +et ceux d'Eudeme, qui l'un et l'autre en ecrivant sur ces syllogismes, +avaient, dit-il, meconnu la juste mesure de l'enseignement, l'un +troublant son lecteur par la brievete, l'autre par la diffusion[454]; je +sais cependant qu'apres eux il reste dans ces deux parties de la science +une place a nos etudes pour constituer une doctrine complete. Les choses +donc sommairement traitees ou tout-a-fait omises par eux, nous esperons +dans ce travail les mettre en lumiere, corriger ca et la les erreurs +de quelques-uns, concilier les dissidences schismatiques de nos +contemporains et resoudre les difficultes qui divisent les modernes, si +j'ose me promettre une si grande oeuvre. J'ai la confiance, grace a +ces ressources d'esprit qui abondent en moi et avec le secours du +dispensateur des sciences, d'achever des monuments de la parole +peripateticienne qui ne seront ni moins nombreux ni moindres que ceux +des Latins celebres par l'etude et la doctrine, au jugement de qui saura +comparer nos ecrits avec les leurs et reconnaitre equitablement en quoi +nous les aurons atteints ou depasses, comment nous aurons developpe +leurs pensees, la ou eux-memes ne l'avaient pas fait. Car je ne crois +pas qu'il y ait moins d'utilite et de travail a bien exposer par la +parole qu'a bien inventer les pensees. + +[Note 452: _Dialect._, pars II, p. 227.] + +[Note 453: Peut-etre faudrait-il traduire: _a suivre notre dessein_; +il y a dans le texte: _nostro proposito cedendum_.] + +[Note 454: C'est Boece qui met ainsi Abelard en mesure de juger si +pertinemment Theophraste et Eudeme, disciples d'Aristote, les premiers +en date de ses commentateurs, et dont nous n'avons pas conserve les +ouvrages. (Boeth. _Op._, De Syll. Hyp. 1. I, p. 600.--_De la Logique +d'Arist._, par M. Barthelemy Saint-Hilaire, t. II, p. 130.)] + +Or il sont trois dont les sept manuscrits sont tout l'arsenal de la +science latine en matiere de dialectique. D'Aristote, en effet, deux +ouvrages seulement ont ete jusqu'ici mis a l'usage des Latins, savoir, +les livres des Predicaments et _Periermenias_ (_sic_); de Porphyre un +seul, c'est le Traite des cinq voix, celui ou, en etudiant le genre, +l'espece, la difference, le propre et l'accident, il donne une +introduction aux Predicaments memes. Quant a Boece, nous avons introduit +dans l'usage quatre livres de lui seulement, savoir: les Divisions et +les Topiques, avec les Syllogismes tant categoriques qu'hypothetiques; +c'est la somme de tous ces ouvrages que le texte de notre Dialectique +renfermera completement et mettra en lumiere, ainsi qu'a la portee des +lecteurs, si le createur de notre vie nous accorde un peu de temps, et +si la jalousie lache un peu le frein a l'essor de nos ecrits[455]. + +[Note 455: "Si nostrae creator vitae tempora pauca concesserit et +nostris livor operibus frena quandoque laxaverit." (P. 229.)] + +"En verite quand je parcoure dans l'imagination de l'ame la grandeur du +volume, quand je regarde derriere moi ce qui est fait, et pese ce qui +reste a faire, je me repons, frere Dagobert, d'avoir cede a tes prieres, +et d'avoir entrepris une si grande tache. Mais lorsque deja fatigue +d'ecrire, la memoire de ton affection et le desir d'instruire nos neveux +renaissent en moi, soudain a la contemplation de votre image, toute +langueur s'eloigne de mon ame, mon courage accable par le travail se +ranime par l'amour; la charite replace en quelque sorte sur mes epaules +le fardeau deja presque rejete, et la passion ramene la force la ou le +degout avait produit la langueur." + +Ce fragment donne quelques lumieres sur deux questions importantes: 1 deg. a +quelles sources Abelard puisait-il la science? 2 deg. a quelles epoques et +dans quel esprit composa-t-il sa Dialectique? + +On voit d'abord qu'il connaissait les deux premieres parties de +l'Organon, les Categories et l'Hermeneia, parce qu'elles sont +effectivement traduites en entier dans le commentaire de Boece; mais il +semble ignorer la traduction qu'on y trouve des Analytiques premieres et +secondes et des autres parties de la Logique[456]. Toutefois il se sert +des traites originaux du meme ecrivain sur la division, la definition, +le syllogisme categorique et l'hypothetique. Quand il nomme les Topiques +de Boece, il peut designer trois ecrits: la version des Topiques +d'Aristote, les Commentaires sur ceux de Ciceron, le Traite des +Differences topiques. Il s'agit, je crois, du dernier ouvrage; c'est +celui qu'il parait avoir suivi en composant ce qu'il appelle aussi ses +Topiques. Mais quelques passages prouvent que ceux de Ciceron ne lui +etaient pas inconnus. + +[Note 456: A plus forte raison, ne connait-il pas la traduction +d'une plus grande partie de l'Organon qu'aurait faite, dit-on, Jacques +de Venise en 1128. (Jourdain, _Recherches_, etc., p. 58.)] + +Ce catalogue, qu'il nous donne lui-meme, confirme bien ce que des +investigateurs exacts, et notamment Jourdain, pensaient de l'exiguite de +la bibliotheque scientifique de cette epoque. Il faut y ajouter le Timee +de Platon dans la version de Chalcidius et les Categories dites de saint +Augustin[457]. + +[Note 457: _Ab. Op., Introd. ad. theol._, p. 1007.--Ouvr. Ined., +_Dial._, p. 193.--M. Cousin a bien trouve, dans un manuscrit du XIIe +ou XIIIe siecle, une traduction inedite du Phedon; mais rien n'annonce +qu'elle fut connue du temps d'Abelard, et d'autres faits indiquent que +c'est precisement dans les dernieres annees de sa vie et apres lui qu'un +plus grand nombre d'ecrits d'Aristote et de Platon commencerent a etre +repandus. (_Fragm. phil._, t. III, Append. VI.--Cf. Johan. Saresb., +passim.)] + +Voila les monuments de la philosophie ancienne dans la premiere moitie +du XIIe siecle; car on doit croire qu'Abelard connaissait tous les +ouvrages qui etaient en circulation dans les Gaules, la Grande-Bretagne, +la partie lettree de la Germanie, et peut-etre meme l'Italie. Sans doute +les choses changerent bientot, et Jean de Salisbury, par exemple, +avait deja dans les mains un plus grand nombre d'ecrits de Platon et +d'Aristote. De meme aussi, longtemps avant Abelard on avait pu connaitre +d'autres livres retombes plus tard dans l'oubli; car enfin les +manuscrits en existaient quelque part. Ainsi Bede, au VIIIe siecle, +citait de nombreux passages des principaux ecrits d'Aristote. Au XIe, +Scot Erigene peut, comme on le dit, avoir commente sa Morale; mais deux +cents ans apres lui, l'original et le commentaire etaient comme ignores. +On a parle des commentaires de Mannon ou Nannon de Frise, sur l'Ethique, +le _de Coelo_, le _de Mundo_, sur les Lois et la Republique de Platon; +mais on pretend seulement qu'ils existaient dans les bibliotheques de la +Hollande, et non pas qu'ils aient jamais ete fort repandus. On voit dans +Gunzon, qui n'etait pas un erudit mediocre pour le Xe siecle, qu'il +connaissait l'Hermeneia, le Timee, les Topiques de Ciceron et Porphyre; +mais tout cela etait egalement connu d'Abelard. Le temoignage du +dernier est donc tres-precieux a recueillir, et l'on peut hardiment +en generaliser les consequences et l'etendre aux ecoles +contemporaines[458]. + +[Note 458: Cf. Jourdain, _Rech. sur les trad. d'Arist._--Cousin, +_Introd. aux ouvr. d'Ab._, p. 49.--L'_Hist. litt._, t. IV, p. 225 et +246, t. V, p. 428 et 657.--Ven. Bed. _Op._, t. II, _Sentent. seu axiom. +phil._, passim.--Johan. Saresb., _Entheticus, in comm._, p. 82 et +109.--_Scot Erigene_, par M. Saint-Rene Taillandier, p. 79.--Brucker, +_Hist. crit. phil._, t. III, p. 632, 644, et 657.--Martene, _Ampliss. +Coll._, t. I, p. 299, 304 et 310.] + +Quant a l'ouvrage ou ce temoignage est consigne, il est difficile de +determiner l'epoque ou Abelard l'ecrivait. Les morceaux qu'on vient de +lire ont ete composes dans un moment ou son enseignement etait interdit. +Je n'en conclurai pas que toute la Dialectique soit de la meme date. +L'existence meme de ces preambules, jetes dans le cours du l'ouvrage, +indique le contraire, en attestant des preoccupations accidentelles. Un +prologue general devait se trouver au commencement du premier livre sur +les categories, ou plutot d'un livre preliminaire qui nous manque, et +qui pouvait etre a la Dialectique ce que l'Introduction de Porphyre est +a la Logique d'Aristote[459]. Mais cette Dialectique, grand ouvrage en +cinq parties, qui embrassait dans la pensee de l'auteur toute la matiere +de l'Organon, me parait une compilation ou une refonte des divers +traites, opuscules, gloses, qu'a differentes epoques il devait avoir +ecrits a l'usage de ses eleves, a l'appui de son enseignement. L'exemple +de Boece[460] devait encourager ses imitateurs a refaire plusieurs fois +les memes ouvrages, et a ne se pas contenter d'une seule edition de leur +pensee. + +[Note 459: _Dial._, p. 226.] + +[Note 460: On sait que Boece a donne deux commentaires de +l'Introduction de Porphyre, deux editions de son commentaire sur +l'_Hermeneia_ (lesquelles editions sont deux ecrits differents); enfin +trois ouvrages sur les topiques. C'etait au reste une tradition parmi +les disciples d'Aristote que de soutenir ses idees, soit en commentant +ses ouvrages, soit en retraitant les memes matieres dans le meme ordre, +avec les memes divisions, sous les memes titres. L'usage remontait a +Theophraste. (_De la Log. d'Arist._, t. I, p. 36.)] + +Cependant le livre, dans son ordonnance imparfaite, temoigne d'une +pensee generale et meme d'une constante disposition d'esprit. L'auteur +s'y presente comme etranger desormais aux luttes de l'ecole; il veut +suppleer par la composition a l'enseignement oral, qu'on lui defend. On +a donc pu croire qu'il ecrivait au couvent de Saint-Denis, soit apres la +decision du concile de Soissons, soit dans le fort de ses demeles avec +son abbe. Le frere Dagobert, a qui il s'adresse, serait alors un de ces +moines dont il avait commence, a Maisoncelle, l'education philosophique +et qui tenaient secretement pour lui. + +Peut-etre aussi ecrivait-il dans une de ces periodes de demi-persecution +ou, suspect et contraint, irrite et intimide, il se croyait reduit au +silence; par exemple, vers la fin de ses lecons au Paraclet, ou lorsqu'a +Saint-Gildas il s'etait fait abbe, ne pouvant plus etre professeur. + +Enfin, nous admettrions, avec M. Cousin, qu'il a pu faire ou plutot +refaire sa Dialectique dons sa retraite de Cluni. On sait qu'il y +ecrivait sans cesse, et, dans l'ouvrage, il parle des controverses +speculatives comme de choses bien eloignees, et des lecons de Roscelin +et de Guillaume de Champeaux comme de souvenirs deja bien vieux. De +plus, il parait eviter les hardiesses qui touchent le dogme, il combat +meme une opinion sur le Saint-Esprit qu'il avait soutenue dans sa +Theologie[461]; enfin il veille a se montrer orthodoxe, bien qu'on ait +pu juger tout a l'heure du progres reel que l'esprit d'humilite et de +penitence avait fait en lui. Ce moine faible et souffrant, qu'on croyait +soumis, se plaint de l'envie qui l'a condamne pour toujours au silence, +et en appelle a l'avenir, qui rendra l'honneur a sa memoire et a la +science la liberte. + +[Note 461: _Dialec._, p. 475.] + +Dans cette hypothese, le frere Dagobert serait un moine de Cluni, son +confident, a moins que ce ne fut son propre frere, comme l'indiquerait +la tendresse avec laquelle il parle de lui et de ses neveux[462]. La +seule difficulte, c'est que les ouvrages theologiques contiennent des +allusions et des renvois a la Dialectique, et dans celle-ci les passages +correspondants se retrouvent[463]. Mais repetons que ce peut etre un +compose de traites d'epoques differentes, et, dans les dernieres annees +de sa vie, Abelard peut avoir revu et rassemble en corps d'ouvrage toute +sa philosophie. Cette redaction achevee et arretee a Cluni serait notre +Dialectique. + +[Note 462: C'est l'opinion de M. Cousin, qui pense qu'Abelard +redigea sa Dialectique pour l'instruction de ses neveux, "nepotum +disciplinae desiderium." On peut croire aussi que _ces neveux_ sont +la posterite. Mais cependant ces mots: "Vestri contemplatione mihi +blandiente, languor discedit, etc.," semblent indiquer qu'il s'adresse a +son frere et aux enfants de son frere, en leur disant: _Votre image me +rend la force._ (Ouvr. ined., _Introd._, p. XXXI et suiv.--_Dial._, p. +229.)] + +[Note 463: _Intr. ad. theol._, p. 1125.--_Theol. christ._, p. 1341.] + +Mais une chose plus positive que nos conjectures, c'est que nous avons +ici un monument a peu pres complet de l'enseignement du vrai fondateur +de l'ecole philosophique de Paris. + +Il serait infini d'analyser dans son entier un si grand ouvrage. Il +suffit d'exposer avec exactitude quelques parties fondamentales, dont +la connaissance sera la cle de tout le reste; des citations textuelles +donneront une idee de la maniere de l'auteur. Nous craignons bien qu'on +ne trouve encore ces extraits trop nombreux et trop etendus. Qu'on se +rappelle pourtant que toute cette scolastique n'effrayait pas Heloise. + +La premiere section de la Dialectique, sous ce titre: _Des parties +d'oraison_[464], etait divisee en trois livres, repondant a +l'Introduction de Porphyre, aux Categories et a l'Interpretation +d'Aristote. Le premier livre manque: c'etait, je crois, proprement le +_Livre des parties_; le second, dont les premieres pages sont perdues, +traite des categories ou predicaments. + +[Note 464: _Liber Partium_ (on supplee _orationis_). En donnant ce +nom a un traite sur les preliminaires de la logique, Abelard etendait +un peu le sens du mot _partes_; il faisait comme ceux qui intituleraient +grammaire les elements de la philosophie. Car on appelait ordinairement +_partes_ ce qu'il fallait apprendre avant d'etudier _artes_; c'etait la +grammaire d'apres Priscien, Donat, etc., et melee d'un peu de logique +(aujourd'hui, _analyse logique_). Voyez ces vers d'Alan de l'Ile: + + Si quis sublimes tendit ad artes, + Principio partes corde necesse sciat; + Artes post partes veteres didicere magistri. + +(Budd., _Observ. Select._, XIX, t. VI, p. 149.)] + +La substance est la premiere des categories, et le fond de toutes les +autres. Elle tient donc le premier rang dans la logique, que l'on accuse +d'etre une science purement verbale. La substance est aussi l'idee +necessaire et fondamentale de toute science ontologique; ecartez cette +idee, le monde objectif devient une fantasmagorie vaine. M. Royer +Collard a dit quelque part qu'on peut juger une philosophie sur l'idee +qu'elle donne de la substance; c'est a rectifier cette idee que Leibnitz +a mis son etude, pensant regenerer avec elle toute la philosophie, et +l'ideologie a regarde comme sa premiere reforme la proscription meme +du mot substance. Commencons l'examen de la doctrine d'Abelard par la +theorie de la substance, non qu'elle soit originale (il y a bien peu +de parties originales dans la logique de ce temps-la); mais elle est +importante, et peut nous apprendre a saisir et a parler la langue de la +Dialectique. + +On connait la definition logique de la substance: "Elle n'est dite +d'aucun sujet, elle n'est dans aucun sujet." A cette propriete +fondamentale il faut joindre celle-ci: "En restant elle-meme, elle peut +recevoir les contraires." Les substances premieres sont les individus, +les substances secondes sont les genres et les especes. Ainsi parle +Aristote[465]. + +[Note 465: Voyez le chapitre precedent et Arist., _Categ._, II.] + +Toutes les substances, dit Abelard apres lui[466], ont cela de commun +de n'etre pas dans un sujet, c'est-a-dire un simple attribut d'un sujet +(_in subjecto non esse_). Car aucune substance, ou premiere ou seconde, +n'a d'autre fondement qu'elle-meme. Au reste, la difference est dans +le meme cas: comme elle constitue l'espece, elle n'est pas un simple +accident, elle n'est point fondee dans le sujet a titre d'accident, _non +inest in fundamento per accidens_; elle entre dans la substance meme de +l'espece. Si l'on dit l'_homme est un animal mortel rationnel_[467] (ou +_raisonnable_), la difference _raisonnable_, qui fait de l'_animal_ +l'espece _homme_, n'en est pas separable comme un simple accident, car +l'espece disparaitrait aussitot. Les substances secondes sont affirmees +des premieres, quand on nomme celles-ci et qu'on les definit. Il en est +de meme de la difference; elle entre dans la definition. L'accident, +au contraire, ne constituant rien dans la substance, lui appartient +exterieurement, et ne saurait etre enonce dans la definition des +substances. + +[Note 466: _Dial._, pars I, p. 174 et seq.] + +[Note 467: Il faut s'habituer a cette definition [Grec: zoon logikon +thnaeton], qui est fondamentale, et qui reviendra sans cesse. Cependant +Aristote avait blame Platon d'avoir introduit _le mortel_ dans la +definition de l'_animal_ (_Topic._, VI, X); aussi l'attribut _mortel_ +est-il souvent neglige ou ecarte, notamment dans Porphyr. Isag., I, II; +et Boeth., _in Porph._, p. 3 et 61. Mais il se retrouve ailleurs. (Voyez +le meme, _in Top. Cic._, p. 804 et _de Consol._, l. I, p. 898.) _Mortel_ +parait avoir ete admis dans la definition pour distinguer l'homme de +Dieu. Cette definition est expliquee et etablie dans Porphyre, Isag., +III, p. 16 et 17 de la traduction.] + +Autre propriete des substances: en elles rien de contraire; ce qui veut +dire qu'elles ne sont point contraires les unes aux autres. Premieres +ou secondes, elles admettent les contraires, mais a titre d'accident; +l'_homme_ peut etre _noir_ ou _blanc_; c'est en ce sens qu'elles ont ce +qu'on appelle la susceptibilite des contraires. Si parfois on dit qu'une +substance est contraire a une autre, c'est qu'elle a des accidents +contraires. Mais aucune substance n'est en soi dite contraire a une +autre substance, si ce n'est par une autre substance. En effet, d'un +cote on ne peut dire que l'homme soit le contraire d'animal, de pierre, +d'arbre; mais il a des accidents contraires a ceux de l'animal, de la +pierre, de l'arbre; de l'autre, il peut etre contraire par une autre +substance, c'est-a-dire que par la substance _animal_ qu'il a, l'_homme_ +est contraire a la _pierre_, qui ne l'a pas. Au reste, ce caractere est +commun aux categories de quantite et de relation. + +Les substances ne peuvent etre comparees; car la comparaison se +fait adjectivement (_per adjacentiam_), non substantivement (_per +substantiam_), on n'est pas plus ou moins _homme_, comme on est plus on +moins _blanc_. Cette propriete se retrouve dans la quantite et ailleurs. + +Quel est donc exclusivement le propre de la substance? C'est qu'etant +seule et meme en nombre (_un meme_ numeriquement, _idem numero_), +elle peut recevoir les contraires. Cela provient de ce qu'elle est +susceptible d'accidents; elle en est le fondement ou le soutien. Elle +ne recoit pas les contraires en formation (_in formatione_), comme une +forme qui la constitue, qui la differencie, qui determine son essence. +Car la susceptibilite des contraires n'appartiendrait plus a la +substance seule. La blancheur, par exemple, simple qualite, admet les +formes contraires de la clarte ou de l'obscurite, et ne cesse pas d'etre +la blancheur. La substance _homme_ qui recevrait la _rationnalite_ +et son contraire cesserait d'etre la meme substance; mais elle peut +persister en recevant des accidents contraires. Tous les accidents sont +_en sujet (in subjecto)_, c'est-a-dire peuvent etre attribues a un +sujet. + +Aristote dit que la substance est susceptible des contraires, _en vertu +d'un changement en elle-meme_, c'est-a-dire moyennant un changement +dans le temps; ainsi le froid devient chaud[468]. L'addition de cette +determination parait superflue. Elle avait apparemment pour but +d'exclure la pensee et l'oraison, qui semblent admettre les contraires, +pouvant etre vraies ou fausses en des temps divers, sans cependant +changer en elles-memes. _Socrate est assis_; vous le pensez et vous le +dites: pensee et proposition vraies qui peuvent, en restant les memes, +devenir fausses si Socrate se leve. Mais ce n'est pas la l'effet d'un +_changement de soi_, c'est-a-dire d'un changement intrinseque de la +pensee ou de la proposition. Aristote n'aura invente sa restriction que +pour se delivrer des objections d'un adversaire importun. En effet, la +proposition _Socrate est assis_, vraie pendant que Socrate est assis, +n'est plus la meme quand il est leve. Ce qui est _dit ensemble_, +c'est-a-dire avec autre chose, ne peut, etant seul, etre appele +integralement la meme chose; car ce qui est avec ce qui n'est pas ne +forme pas une essence. La proposition _Socrate est assis_ dite de +Socrate assis n'est pas le meme tout que la meme proposition dite de +Socrate debout: elle a donc change. Si cependant l'on veut ne voir +l'essence de la proposition que dans ses termes, ce qui est plus usite, +la proposition est la meme, elle n'a point change, mais aussi elle n'a +point admis de contraires. Le fait que Socrate est reellement assis +ou leve ne touche point a l'essence de la proposition; c'est ce qu'on +appelle une apposition ou circonstance externe. Dans ce sens-la, bien +d'autres choses que les substances admettraient les contraires, mais des +contraires qui ne leur appartiendraient pas proprement. Les substances +aussi en ont de ce genre qu'elles ne recoivent pas d'elles-memes, mais +de ce qui est autre qu'elles, et qui proviennent du changement des faits +exterieurs et des objets etrangers. Par exemple, il y en a qui disent +que l'oraison n'est que l'air faisant du bruit (Roscelin); alors dans +l'espece, suivant que Socrate serait assis ou leve, l'air serait vrai ou +faux. La substance de l'air aurait-elle donc ete modifiee, aurait-elle +vraiment recu des contraires? non, sans doute. La proposition n'est pas +modifiee davantage dans les accidents de son essence, quelle qu'elle +soit, et l'objection est sans valeur. + +[Note 468: _Categ._, V, XXI-XXV.] + +On a soutenu cependant que les substances etaient changees en soi par +les contraires, et par les contraires seulement, parce que, pouvant etre +sujets de tout, recevoir toutes sortes d'accidents, elles sont mobiles +et instables dans leurs formes. Mais les formes qui ont besoin pour +subsister d'adherer aux substances, ne sont jamais mues ou changees +en elles-memes dans ces substances; elles le sont par la mobilite +des substances memes, dont la nature est d'etre egalement sujettes a +differentes formes, et de ne point perir quand les formes changent. +Prenez la blancheur, elle peut recevoir la clarte et l'obscurite, +parce que telle est la nature de la substance, sujet de la qualite de +blancheur, mais comme blancheur elle ne change pas. + +Ainsi les substances peuvent etre changees en soi, et non dans leurs +formes; car lorsque les formes recoivent des contraires, c'est que la +substance qui les soutient change et passe par les contraires. + +Apres la substance vient la quantite[469]. On ne peut penser a une +substance sans concevoir une quantite, car toute substance est +necessairement une ou plusieurs. Comme l'on considere souvent la matiere +sans ses qualites, la quantite a ete mise avant la qualite. Cependant il +y a des qualites tellement substantielles qu'elles sont inseparables des +substances, ce sont les differences. Mais enfin tel est l'ordre etabli +par l'autorite[470]. La quantite d'ailleurs offre cette analogie avec +la substance que, comme elle, elle n'admet en soi ni contrariete ni +comparaison. + +[Note 469: _Dial._ pars I, p. 178.] + +[Note 470: Cet ordre n'est pas invariable dans Aristote. Voy. +_Categ._, IV, et _Analyt. post._, I, XXII.] + +La quantite est la chose suivant laquelle le sujet est mesure: on +pourrait donc lui donner le nom plus connu de mesure. Elle est simple +comme le point, l'unite, l'instant ou moment indivisible, l'element, la +voix indivisible et le lieu simple; ou bien elle est composee, comme la +ligne, la superficie, le corps, le temps, le lieu compose, l'oraison et +le nombre. + +Les quantites simples ou indivisibles n'etant pas accessibles aux sens, +ne servent pas a la mesure; c'est l'office des quantites composees qui +sont ou discretes, ou continues. Guillaume de Champeaux appelait les +quantites simples, des natures speciales, parce qu'elles sont les seules +qui naturellement manquent de parties, et les composees, des +composes individuels ou individus composes, lesquels ne sont pas uns +naturellement; exemple, un troupeau ou un peuple. Il ajoutait que les +noms de ligne, superficie, etc., sont plutot pris (_sumpta_, abstraits) +de certaines collections ou combinaisons qu'ils ne sont vraiment +substantifs ou noms de substances. + +Ici Abelard traite du point, et il donne sur le point et les quantites +qu'il engendre les notions preliminaires de la geometrie. Il n'est +arrete que par une objection de Boece, qui ne veut pas que le point +ajoute a lui-meme constitue la ligne, parce que rien ajoute a rien +ne produit rien. Il avoue qu'il ne connait pas la solution de cette +difficulte, quoiqu'il en ait entendu bon nombre de la bouche des +arithmeticiens, "etant lui-meme tout a fait ignorant de cette science." +Il donne cependant la solution de son maitre, c'est-a-dire de Guillaume +de Champeaux. En quelque lieu qu'une ligne soit coupee, a l'extremite de +chacune de ses sections apparaissent des points, qui etaient auparavant +en contact; donc, sur toute la ligne, il y a des points. Ces points sont +de l'essence de la ligne, sinon les parties de la ligne ne seraient pas +continues, puisque ce sont les points qui se touchent. Ceux-ci seraient +alors interposes et briseraient la continuite de la ligne[471]. + +[Note 471: L.c., p. 182.--Arist., _Cat._, VI.--Boeth. _in Praed._, +p. 148.] + +Parmi les quantites composees se distingue le temps; c'est une quantite +continue, car ses parties se succedent sans intervalle. On objecte que +ces parties, toujours en transition, toujours instables, ne sont pas +plus continues que celles d'une oraison, lesquelles se succedent sans +continuite. Mais la succession de celles-ci est notre oeuvre, et la +succession des parties du temps est naturelle; nous ne pouvons, nous, +produire une continuite telle qu'il n'y ait quelque distance entre +ses elements. Les parties du temps sont les unes simples, ce sont les +instants, et les autres composees, ce sont les composes de ces moments +indivisibles. Le temps est donc une quantite continue dans le sujet par +la succession des parties. C'est par le temps que tout se mesure: toutes +les choses ont donc en soi leurs temps, qui sont comme leurs mesures. +Ainsi l'on ne doit pas concevoir la continuite d'un temps compose dans +des choses differentes, quoiqu'on puisse percevoir en elles des parties +coexistantes; mais il faut admettre dans un meme sujet des moments qui +se succedent comme une eau qui coule. Les choses se mesurent, quant a +leurs temps, a l'aide d'une action horaire, diurne, ayant enfin une +certaine duree, et dont les parties ne sont pas permanentes, mais +passent avec celles du temps. Toutes les choses ayant leurs temps, +c'est-a-dire, leurs heures, jours, mois, etc., de duree, tous ces temps +reunis forment un seul jour, un seul mois, etc., enfin un seul temps. + +Le temps est un tout qui differe de tous les autres. Dans ceux-ci, posez +le tout, vous posez la partie, et la destruction de la partie detruit +en partie le tout; mais vous pouvez detruire le tout sans detruire +la partie, et en posant la partie, vous ne posez pas le tout. C'est +l'inverse pour le temps. Ainsi, s'il y a maison il y a muraille, sans +conversion, c'est-a-dire, sans reciprocite; car on ne peut dire s'il y +a muraille, il y a maison. Au contraire, s'il y a la premiere heure du +jour, il y a jour, et la proposition inverse n'est pas vraie. Abelard +accepte ces distinctions, qui sont de tradition; toutefois il observe +que sous le nom de jour on entend douze heures prises ensemble, et dont +aucune ne peut exister, si une seule n'existe pas. On en conclut que +cette proposition: _Le jour existe_, ne peut jamais etre vraie, les +douze heures ne pouvant jamais exister ensemble; cela est exact; mais +parlant figurativement, nous disons, comme le jour existe par partie, +qu'une partie est une partie du jour. Proprement, on ne peut appeler +un tout, ce dont il n'existe jamais qu'une partie; mais souvent nous +prenons comme un entier ce qui n'en est pas un veritablement, et nous +adaptons des noms a des choses comme si elles existaient, quand nous +voulons en faire comprendre quoi que ce soit. Tels sont les noms de +passe et de futur, que nous employons, lorsque nous voulons en donner +quelque idee ou mesurer quelque chose par leur moyen, quoiqu'ils ne +soient pas meme des temps. Car ils ne sont point des quantites, n'etant +dans aucun sujet, et ils ne sont dans aucun sujet, puisqu'ils ne sont +pas. "Le temps qui fut ou qui n'est pas encore ne devrait pas plus etre +appele temps que le cadavre humain ne doit etre appele homme." Seulement +une chose passee a precede la presente, comme la presente precede la +chose a venir. Des temps de chaque chose nous composons le temps, et le +temps present est le terme commun du passe et de l'avenir. + +Le nombre a pour origine l'unite, il est une collection d'unites. Deux +unites font le binaire, trois le ternaire, etc. Tous ces nombres, +suivant Guillaume de Champeaux, n'etaient pas des especes du nombre, +n'avaient pas le nombre pour genre, puisqu'un nombre ne pouvait etre une +chose une, une essence. Un habitant de Rome et un habitant d'Antioche +font le binaire ou le nombre deux. Est-ce donc une chose que ce qui se +compose de deux choses si distinctes et si distantes? Ainsi, disait-il, +tout nom de nombre, le binaire, le ternaire, sont des noms pris des +collections d'unite, _noms pris, sumpta_, ou, si l'on veut, abstraits. +Abelard voit a cela quelque difficulte et trouve plus a propos de dire +que le nombre est un nom substantif et particulier de l'unite, qui +signifie egalement unite au singulier et au pluriel. Binaire, ternaire +et les autres nombres, seront des noms du pluriel. "Ceux qui croient que +dans les noms d'especes ou de genres, sont contenues non-seulement les +choses unes de nature (les individus), mais encore celles qui sont +substantiellement (mieux, _substantivement_) designees par ces noms, +pourront appeler peut-etre les noms de nombre des especes, attendu +qu'ils suivent plus la logique dans le choix, des noms que la physique +dans la recherche de la nature des choses." Ceci s'adresse, comme on le +voit, aux realistes. + +Comme le nombre, l'oraison est une quantite. Aristote appelle oraison +les sons, ou, si l'on veut, les voix significatives, lorsqu'elles sont +proferees en combinaison avec l'air lui-meme. "Cependant," dit Abelard, +"le systeme de notre maitre voulait, je m'en souviens, que l'air seul, +a proprement parler, fut entendu, resonnat et signifiat, etant +seul frappe, et qu'on ne dit de ces sons qu'ils sont entendus ou +significatifs qu'en tant qu'ils sont adjacents a l'air ou plutot aux +parties d'air entendues ou significatives. Mais, a ce sens, on pourrait +soutenir que toute forme de l'air, fut-ce sa couleur, est entendue et +signifiee." Proprement, le son n'est entendu et ne signifie qu'autant +que par le battement de l'air il est produit dans l'air et rendu par ce +meme air sensible aux oreilles. Par les sens nous percevons les formes +des substances, par l'ouie nous recevons et sentons le son profere. + +On demande quand cette oraison ou proposition: _L'homme est un animal_, +laquelle n'a point de parties permanentes, devient significative; est-ce +au commencement, au milieu, a la fin? La signification n'est accomplie +qu'au dernier point du prononce. En vain dit-on qu'il faut alors que les +parties qui ne sont plus signifient, parce qu'autrement il n'y aurait +que la derniere lettre de significative. Ce n'est qu'apres que la +proposition est toute prononcee que nous en tirons une pensee; nous la +comprenons en rappelant a la memoire les parties proferees immediatement +auparavant. C'est par l'intelligence et la memoire que nous constatons +une signification. Dire que l'oraison proferee signifie, ce n'est pas +lui attribuer une forme essentielle, qui serait la signification; mais +c'est reconnaitre a l'ame de l'auditeur une comprehension operee a la +suite de l'oraison prononcee. Quand nous disons: _Socrate court_, le +sens ou la signification parait n'etre que la conception produite, apres +la prononciation, dans l'ame d'un auditeur. Ainsi la proposition: _La +chimere est concevable_[472], se comprend figurativement, non qu'elle +attribue a aucune chose la forme de la chimere ou ce qui n'est pas, mais +parce qu'elle produit une certaine pensee dans l'ame de celui qui pense +a la chimere. Si donc, par la signification d'un nom, nous n'entendons +point une forme essentielle, mais seulement ce qui engendre un concept, +l'oraison significative sera celle qui fait naitre une idee dans +l'intelligence. Le nom de _signifiant_ ou _significatif_ est pris de la +cause plutot que d'une propriete; il convient a ce qui est cause qu'un +concept se produise dans l'esprit de quelqu'un. + +[Note 472: _Chimaera est opinabilis_ (p. 192). _Opinabilis_ vaut +mieux que _concevable_, l'_opinatio_ ([Grec: doxa]) etant precisement +la pensee a son moindre degre, la pensee de ce qui n'est pas. (Arist., +_Hermen._, XI; _Boet., De Interp._, p. 423.) Au reste cet exemple de la +chimere, la question de savoir comment on pouvait concevoir ou nommer le +chimerique, le centaure, l'hirco-cervus ([Grec: Tragelaphos]. _Hermen._, +I, 1), occupait beaucoup les scolastiques. Voyez sur _chimaera +intelligitur_ le c. VII.] + +Apres la quantite, on prevoit qu'Abelard passe aux autres categories; +seulement il change l'ordre d'Aristote, et arrive immediatement a celles +qu'on appelle _quand_ et _ou_. Sur l'une et l'autre il se fait cette +question: Les categories ou predicaments sont ce qu'on a nomme les +genres ou generalites par excellence, les genres les plus generaux, +ce qu'il y a de plus general, _generalissima_. Or, _ou_ et _quand_ +ne semblent pas tels, puisqu'ils ne paraissent pas etre des premiers +principes; _ou_ nait du lieu, _quand_ vient du temps. Mais les principes +premiers ne sont premiers que par la matiere et non par la cause. Car si +par principe on entend cause, la substance sera le principe des autres +predicaments, puisque c'est en elle que tous se realisent, et qu'etant +soutenus par elle, c'est d'elle, sans nul doute, qu'ils tiennent +l'etre[473]. + +[Note 473: _Dial._, pars I, p. 199.] + +Cette observation est importante, mais Abelard ne la pousse pas plus +loin. Elle le met cependant sur la voie de la distinction a faire entre +la dialectique et l'ontologie, qu'il appelle la logique et la physique, +c'est-a-dire entre la science des conceptions de l'etre et celle de +la nature des etres. L'une est au vrai sens du mot une ideologie, et, +jusqu'a un certain point, une hypothese; l'autre est la connaissance de +la realite, ou cet empirisme transcendant qui donne les choses et +non des abstractions. Cette distinction est souvent entrevue par les +scolastiques; ils y font, en passant, allusion; et s'ils n'insistent +pas, peut-etre pensaient-ils qu'elle allait sans dire. Mais plus souvent +encore ils ont l'air de l'oublier ou de la meconnaitre; et prenant au +serieux toute leur geometrie intellectuelle, toute cette science de +convention, ils semblent mettre une ontologie factice a la place de la +veritable, realiser les abstractions, materialiser les etres de raison +et faire vivre l'esprit dans un monde compose d'apparences et peuple de +fantomes. C'est cette ontologie qui a decrie la scolastique et compromis +le nom meme d'ontologie, au point que dans un grand nombre d'esprits +cette science est devenue le synonyme de l'hypothese et de la chimere. + +Abelard, quoiqu'il passe en revue les dix categories, n'epuise pas la +matiere. Il donne pour raison que l'autorite n'a laisse de la plupart +des predicaments qu'une enumeration. Aristote, en effet, ne parle avec +detail que des quatre premiers. "Aristote," ajoute-t-il, "au temoignage +de Boece, a traite avec plus de profondeur et de subtilite des +predicaments _ubi_ et _quando_ dans ses _Physiques_, et de tous dans +ceux de ses livres qu'il appelle _les Metaphysiques_. Mais ces ouvrages, +aucun traducteur ne les a encore appropries a la langue latine, et voila +pourquoi la nature de ces choses nous est moins connue[474]." + +[Note 474: _Dial._, p. 200. La Physique et la Metaphysique n'etaient +donc pas traduites ni etudiees. Les manuscrits grecs, dont on pouvait +connaitre l'existence, etaient comme non avenus. Boece nomme ces +ouvrages dans son commentaire sur les categories (p. 190), mais il cite +aussi au meme endroit le traite d'Aristote sur la generation et la +corruption, et comme il en cite le titre en grec, Abelard l'omet.] + +On voit ce qu'etait des lors Aristote. La science se mesurait a la +portion connue de ses ouvrages. Cependant il est remarquable qu'Abelard +montrait pour Platon, qu'il connaissait si peu, plus de deference encore +et de penchant. A propos de la relation, il rappelle, sur la foi de +Boece, que Platon avait donne une definition recue, puis critiquee et +reformee par Aristote. Cette definition portait que les relatifs sont +les choses qui peuvent etre assignees les unes aux autres d'une facon +quelconque par leurs propres, comme un nom assigne a un autre par le +genitif. Mais Aristote, en examinant mieux cette definition, la trouva +trop large. "Il osa corriger l'erreur de son maitre, et se fit le maitre +de celui dont il se reconnaissait le disciple." Il donna donc cette +definition: "Il y a relation quand une chose n'est que par rapport a une +autre;" c'est-a-dire quand une chose n'existe que par une autre[475]. +Beaucoup de choses peuvent etre rapportees a d'autres sans que l'etre +des unes depende de l'etre des autres. _Le boeuf de cet homme_ n'exprime +pas un rapport pareil a celui qui est exprime par _l'aile de l'aile_, +car sans _aile_ il n'y a plus d'_aile_, et _l'homme_ existe sans _le +boeuf_. Si la definition de Platon, convenant a tous les rapports, est +trop large, on a trouve celle d'Aristote trop etroite, et l'on a dit +qu'elle n'embrassait point la relation dans sa plus grande generalite. +"Mais," observe Abelard, "si nous nous hasardons a blamer Aristote le +prince des peripateticiens, quel autre adopterons-nous donc?" et il +s'applique a justifier le maitre qui lui reste. + +[Note 475: Je traduis ici les deux definitions sur le texte +d'Abelard (_Dial_., p. 201), l'une: "Omnia illa _ad aliquid_ quaecumque +ad se invicem assignari per propria quoque modo possent. (Platon?) +Sunt ea _ad aliquid_ quibus est hoc ipsum esse ad aliud se habere." +(Aristote.) Boece, qui nous apprend qu'on croyait la premiere +definition de Platon, les donne toutes deux plus clairement et plus +correctement:--"1 deg. _Ad aliquid_ dicuntur quaecumque hoc ipsum quod sunt +aliurum esse dicuntur, vel quomodo libet aliter ad aliud.--2 deg. Sunt _ad +aliquid_ quibus hoc ipsum esse est _ad aliquid_ quodam modo se habere." +(_In Praed_., p. 155 et 169.) M.B. Saint-Hilaire traduit d'une maniere +plus conforme au texte d'Aristote en disant: 1 deg. "On appelle relatives +les choses qui sont dites, quelles qu'elles soient, les choses d'autres +choses, ou qui se rapportent a une autre chose, de quelque facon +differente que ce soit.--2 deg. Les relatifs sont les choses dont +l'existence se confond avec leur rapport quelconque a une autre chose." +(T. I, _Categ._, c. vii, p. 81 et 91.) Voici l'original: 1 deg. [Grec: +Pros ti de ta toiauta legetai, osa auta aper estin, heteron einai +legetai, ae hoposoun allos pros heteron.]--2 deg. [Grec: Esti ta pros ti, +ois to einai tauton esti to pros ti pos echein.] (_Cat_., VII, vii, 1 et +24.)] + +"Nous avons," dit-il en terminant, "dans tout ce que nous venons +d'enseigner sur la relation, suivi principalement Aristote, parce que la +langue latine s'est particulierement armee de ses ouvrages et que nos +devanciers ont traduit ses ecrits du grec en cette langue. Et nous +peut-etre, si nous avions connu les ecrits de son maitre Platon sur +notre art, nous les adopterions aussi, et peut-etre la critique du +disciple touchant la definition du maitre paraitrait-elle moins juste. +Nous savons en effet qu'Aristote lui-meme dans beaucoup d'autres +endroits, excite peut-etre par l'envie, par le desir de la renommee, +ou pour faire montre de science, s'est insurge contre son maitre, ce +premier chef de toute la philosophie, et que, s'acharnant contre ses +opinions, il les a combattues par certaines argumentations et meme par +des argumentations sophistiques; comme dans ce que nous rapporte Macrobe +au sujet du mouvement de l'ame[476]. De meme, ici peut-etre s'est-il +glisse quelque malveillance, soit qu'Aristote n'ait pas ete juste dans +sa maniere de prendre la doctrine de Platon sur la relation, soit +qu'il expose mal le sens de la definition et y ajoute de son fonds des +exemples mal choisis, afin de trouver quelque chose a corriger. Mais +puisque notre latinite n'a pas encore connu les ouvrages de Platon sur +cet art, nous ne nous ingerons pas de le defendre en choses que nous +ignorons. Nous pouvons cependant faire un aveu, c'est qu'a considerer +plus attentivement les termes de la definition platonique, elle ne +s'ecarte pas de la pensee d'Aristote." Lorsqu'il a dit: "Les relatifs +sont des relatifs en ce qu'ils sont choses des autres choses," il a +regarde moins a la construction des mots, qu'a la relation naturelle +des choses. Il ne s'agit pas, en effet, d'une attribution quelconque, +verbale, accidentelle, mais substantielle. Ce qui est assigne par +possession n'est pas relatif dans le sens technique, car ce n'est pas +ce qui accompagne naturellement le sujet, ce qui en depend +substantiellement. Le boeuf d'un homme, n'est que le boeuf possede par +un homme. Une chose est relative a une autre, elle est _ad aliquid_, +lorsqu'elle est _d'une autre_, en ce sens qu'elle en depend, comme la +paternite et la filiation dependent mutuellement l'une de l'autre. Sans +doute cette relation est exprimee par le genitif, ce qui est _d'un_ +autre, _quod est aliorum_; mais le genitif n'exprime pas uniquement la +simple assignation de ce qui est possede a ce qui possede, il enonce +aussi la relation de dependance essentielle, comme lorsqu'on dit: Le +pere est le pere du fils. Dans cette proposition, on peut entendre +egalement et que la substance du pere est dans un certain rapport avec +le fils ou que les deux substances se concernent, et qu'il y a du pere +au fils une relation necessaire qui fait que l'un ne peut etre sans +l'autre. + +[Note 476: _Dial._, p. 206. A la maniere dont parle Abelard, il +parait avoir connu le texte meme de Macrobe. (_In somn. Scip._, l. II, +C. XIV.)] + +L'etude des autres categories, meme celle de qualite, nous apprendrait +peu de chose, et nous passons au livre III. + +La seconde partie de l'Organon est le traite _super periermenias_, comme +l'appelle Abelard, qui n'etait pas le seul a prendre ce titre pour un +seul mot: [Grec: Ermaeneia], Hermeneia; _de Interpretatione_, comme +disent les premiers traducteurs; _du langage_ ou _de la proposition_, +comme dit le dernier traducteur de la Logique. Dans la Dialectique +d'Abelard, qui est son Organon, la premiere partie est terminee par un +livre _de Interpretatione_, qui succede aux _Predicaments_, et ce +livre III est, a beaucoup d'egards, comme dans Aristote, une grammaire +generale[477]. La sont veritablement traitees les parties du discours, +et notamment le nom et le verbe. Cependant on y remarque quelque +dissidence sur les questions communes entre les dialecticiens et les +grammairiens, et Abelard se prononce en general pour les premiers. Il +serait impossible de le suivre dans le detail de ses recherches sur les +mots, et nous marcherons ici rapidement. + +[Note 477: _Dial._, pars I, l. III, p. 209, 226.--_De la Log. +d'Arist._, t. I, p. 183.--_Log. d'Arist._, trad. par le meme, t. I, p. +147.] + +Guillaume de Champeaux est souvent cite. Il parait evident qu'il avait +touche a toutes les parties de la dialectique, et produit, sur maintes +questions, des vues nouvelles qui ne manquent pas de subtilite. De ces +questions, celle qui semble le plus occuper Abelard, est la question de +savoir ce que c'est que la signification des mots. On a deja vu tout +a l'heure qu'il entend par _signifier_ produire une idee. C'est une +consequence que pour juger de la signification des mots, il faut moins +regarder aux mots qu'a l'intelligence de l'auditeur. Soit donc posee la +question: Un nom signifie-t-il tout ce qui est dans la chose a laquelle +le nom a ete impose, ou bien seulement ce que le mot meme denote et ce +qui est contenu dans l'idee qu'il exprime? Abelard se decide pour cette +derniere opinion, qui etait celle d'un certain Garmond[478] contre +Guillaume de Champeaux; le premier s'appuyant sur la raison, tandis que +le second semblait appuye par l'autorite. Ainsi l'on ne peut accorder au +dernier que le nom d'un genre signifie l'espece, quoique l'espece soit +dans le genre, ni que le nom abstrait designe le sujet de l'accident +qu'il exprime, quoique l'accident soit dans le sujet et n'en puisse etre +separe. Chacun de ces noms ne signifie que l'idee qu'il excite dans +l'esprit; ainsi quoique les hommes soient des animaux, le nom d'animal +ne signifie point homme, parce qu'il ne produit pas l'idee d'homme. +Encore moins de ce que l'homme est blanc, suit-il que _blanc_ designe +l'_homme_. Il y a dans cette opinion de Garmond, adoptee par Abelard, +contre le sens apparent de quelques mots d'Aristote et de Boece, une +tendance louable a subordonner la dialectique a la psychologie. + +[Note 478: _Dial._, p. 210. Ce Garmond est inconnu.] + +Nous ne dirons rien de plus sur cette premiere partie. Elle ne contient +pas de grandes nouveautes; mais ce que nous en avons extrait donne une +certaine idee de la maniere d'Abelard, ainsi que de l'ouvrage qu'il nous +a laisse et de la science qu'il professait. Il refait la logique apres +Aristote et d'apres ce qu'il sait d'Aristote. Il explique, commente, +developpe les idees de l'autorite, et quelquefois expose et discute les +objections et les nouveautes qui se sont posterieurement produites: +c'est alors qu'il donne du sien. Encore est-il difficile de distinguer +ce qui peut se rencontrer d'original dans ce qu'il n'emprunte pas a +Porphyre et a Boece. On ne saurait avec certitude attribuer de la +nouveaute qu'aux opinions qu'il presente comme celles de son maitre, +c'est-a-dire de Guillaume de Champeaux, et de l'originalite qu'a celles +qu'il exprime, quand il refute et remplace ces opinions. Somme toute, ce +qui est a lui, c'est moins le fond des doctrines que la discussion. + + + + +CHAPITRE IV. + +SUITE DE LA LOGIQUE D'ABELARD.--_Dialectica_, DEUXIEME PARTIE, OU LES +PREMIERS ANALYTIQUES.--DES FUTURS CONTINGENTS. + +La theorie de la proposition et du syllogisme categorique est la base +de la logique proprement dite; et l'on ne s'etonnera pas que dans la +seconde partie de son ouvrage[479], Abelard l'ait exposee avec etendue. +Ici les idees originales, les opinions caracteristiques continuent +d'etre fort rares. Il est difficile d'innover dans cette mathematique +immuable qu'Aristote a probablement creee et certainement fixee pour +jamais. Encore aujourd'hui, quiconque traite de la proposition ou du +syllogisme, repete Aristote. Sous ce rapport, il est encore et il +demeurera _l'autorite_. En exposant avec beaucoup de details des idees +pour la plupart communes a tous les dialecticiens du moyen age, en +n'y apportant de particulier qu'une subtilite minutieuse et toujours +beaucoup d'esprit, Abelard s'efface et se laisse oublier. Je me trompe +cependant; voulant quelque part montrer, par un exemple, qu'il y a +des termes qui ont un sens arbitraire et des noms qui ne rendent que +l'intention de celui qui les a donnes, il a dit ces mots: "Le nom +d'Abelard ne m'a ete donne qu'afin d'indiquer qu'il s'agit de ma +substance[480]." Ailleurs, peut-etre, il ne se designe pas moins, ou +plutot il se trahit, lorsque, voulant enumerer les diverses classes +d'oraisons, il donne pour exemple de l'imperative cet ordre d'un maitre: +_Prends ce livre_; pour exemple de la deprecative: _Que mon amie +s'empresse_; pour exemple enfin de la desiderative, ces mots que nous ne +traduisons pas: _Osculetur me amica_[481]. Est-ce a Cluni qu'il ecrivit +ces mots? + +[Note 479: _Dial._, pars II, in III l., p. 227-323.--Abelard appelle +cette partie _Analytica priora_, titre de la troisieme partie de +l'Organon. Seulement dans Aristote, cette troisieme partie ne traite +point de l'oraison ni de la proposition, ni par consequent de +l'affirmation et de la negation, etc., tout cela ayant trouve en place +dans l'_Hermeneia_. Les Analytiques premiers ou premieres roulent +exclusivement sur l'analyse du syllogisme; et Abelard, en conservant le +titre, aurait du conserver la division. Au reste, il n'avait pas sous +les yeux les Analytiques d'Aristote, et il etait principalement guide +par le traite de Boece sur le syllogisme categorique; c'est cet ouvrage +qui, soit par son introduction (Boeth. _Op._, p. 558), soit par son +premier livre (_id._, p. 580), lui a donne l'exemple de joindre a la +theorie du syllogisme tout ce qui concerne l'oraison et la proposition.] + +[Note 480: _Dial._, pars I, l. III, p. 212.] + +[Note 481: _Dial_., pars II, p. 234 et 236.--Accipe +codicem.--Festinet amica.] + +C'est dans cette partie de la philosophie que la science parait le +plus abstraite, le plus etrangere aux realites, et ce sont surtout les +opinions d'Abelard sur le fond des choses qui excitent notre curiosite. +Nous avons dit et nous verrons mieux encore par la suite que ce fond des +choses n'est pas toujours aussi etranger qu'il le semble a la pensee du +philosophe et meme du dialecticien. Mais il est un point de la theorie +de la proposition ou Abelard fait cesser jusqu'a cette apparence, et +dans une digression heureuse, donne un des plus remarquables exemples de +l'application de la dialectique a la metaphysique. C'est la un procede +de la science comparable, sous plusieurs rapports, a l'application de +l'algebre a la geometrie; et comme il s'agit d'une question importante, +sur laquelle Abelard s'est fait une renommee, de la question du libre +arbitre, nous reproduirons ses idees avec un peu de developpement. + +Pour bien comprendre la question, il faut remonter a la theorie de la +proposition. Elle se definit: une oraison qui signifie le vrai ou le +faux. La signification de la proposition est susceptible de faussete ou +de verite, tant par rapport aux conceptions que par rapport aux choses. +Dans la proposition: _Socrate court_, ce ne sont pas les conceptions de +_Socrate_ et de _course_ que nous entendons combiner; c'est la chose +_course_ que nous voulons combiner a la chose _Socrate_, et la +conception que nous provoquons dans l'esprit de celui qui nous ecoute +est une conception de realite. + +La proposition, en tant qu'elle porte sur les conceptions, n'a presque +aucune consequence necessaire, elle en a de nombreuses, en tant qu'elle +porte sur les choses memes. En prononcant une proposition, on a ou +l'on n'a pas de certaines conceptions, et toutes celles que la logique +tirerait des termes de la proposition, ne nous sont pas necessairement +presentes a l'esprit. De la chose meme enoncee par la proposition, nait +au contraire plus d'une consequence obligee. Si je pense que tout homme +est un animal, je ne pense pas necessairement que l'homme est un corps; +mais du fait que tout homme est un animal, resulte necessairement le +fait que l'homme est un corps; d'ou cette regle, vraie pour les choses, +fausse pour les idees: "Si l'antecedent existe dans la realite, il est +necessaire que le consequent existe dans la realite[482]." + +[Note 482: _Dial._, pars II, p. 237 et seqq.--La liaison de +l'antecedent et du consequent joue un grand role dans la theorie du +syllogisme hypothetique, et les idees d'Abelard sur ce point avaient +de la celebrite. (Voy. Johan. Saresb. _Pollcrat._, l. II, c. XXII, et +_Metalog._, l. III, c. VI.)] + +Vraie ou fausse, la proposition est affirmative ou negative. +L'affirmation et la negation d'un meme sont contradictoires; ce qui +s'exprime en disant: "L'affirmation et la negation divisent;" ce qui +revient a dire que tout ce qui n'est pas dans l'une est necessairement +dans l'autre. Cela est evident pour les propositions relatives au +present; mais il est des propositions qui ne se renferment pas dans le +temps present. Des affirmations ou negations vraies ou fausses peuvent +se dire au passe ou au futur. De celles-ci, et particulierement +des dernieres, on a doute que l'affirmation ou la negation fussent +divisoires (_dividentes_), c'est-a-dire que la verite de la negation +y dut exclure celle de l'affirmation, et reciproquement; car aucune +proposition au futur, c'est-a-dire prononcant sur un evenement +contingent, ne saurait etre vraie d'une verite necessaire. On prevoit +comment le libre arbitre a pu se trouver interesse dans cette question. + +Dans l'avenir, en effet, l'evenement n'est jamais determine. La +proposition n'est vraie, comme elle n'est fausse, qu'a la condition de +la determination. Or, la determination n'est possible que pour le passe, +le present, ou bien encore le futur necessaire ou naturel, parce que +dans ces cas les propositions enoncent des evenements determines. Nous +appelons determines les evenements qui peuvent etre connus dans leur +existence, comme les evenements presents ou passes, ou qui sont certaine +par la nature de la chose, comme les evenements futurs necessaires ou +naturels. _Dieu sera immortel_, est un futur necessaire; _un homme +mourra_, c'est un futur naturel. Ce dernier evenement n'est pas un futur +necessaire, car il n'est pas necessaire qu'_un homme meure_; mais un +futur necessaire est naturel, il resulte de la nature de l'etre. + +On peut donc distinguer deux futurs, le naturel et le contingent. Ce +dernier seul est celui qui se prete a l'alternative, c'est-a-dire qui +se concoit aussi bien avec le non-etre qu'avec l'etre. _Je lirai +aujourd'hui_, est de cette espece; car il peut egalement arriver que +je lise ou que je ne lise pas. L'evenement d'un futur contingent etant +indetermine, les propositions qui enoncent un tel evenement sont vraies +ou fausses indeterminement ou, pour mieux dire, d'une verite ou d'une +faussete indeterminee. Mais cette indetermination n'est relative qu'a +l'evenement qu'elles enoncent. Dans l'avenir, c'est-a-dire dans un +present qui n'est pas encore, de l'affirmation ou de la negation de +l'evenement, l'une sera vraie et l'autre fausse; voila qui est determine +et certain. Rien ne l'est que cela avant l'evenement. Au present meme +l'evenement peut etre determine, et la verite de la proposition rester +indeterminee. Par exemple, pour la science humaine, le nombre des astres +est inconnu; on ne sait s'il est pair ou impair; cependant c'est chose +deja determinee dans la nature. Il faut donc distinguer la certitude de +la verite. Il n'y a de determine, quant a la certitude, que ce qui peut +se connaitre de soi. Si l'on objecte que, bien que de la verite d'une +proposition l'evenement reel ne paraisse pas pouvoir etre infere, +cependant la certitude de l'une engendre celle de l'autre, parce que si +l'antecedent est certain, certain est le consequent; cela peut etre vrai +quant a la certitude, mais non quant a la determination. Des futurs +contingents peuvent etre certains, mais non determines. Or ce sont les +seuls futurs dont parle Aristote, car lorsqu'un futur est determine par +la nature de la chose, il assimile la proposition a une proposition +au present. On peut appeler futur ce qui est necessaire; car le +necessairement futur sera toujours futur ou ne sera jamais present, et +ce qui ne sera jamais present n'est point futur. Tout futur sera present +un jour. Il n'est pas meme vrai que tout ce qui sera toujours futur ne +sera jamais present; car le meme peut etre egalement futur et present, +quant a la meme chose: comme l'est, quant au fait d'etre assis, celui +qui s'est deja assis et qui s'asseoira; comme le ciel, qui doit toujours +tourner et qui tourne toujours; comme Dieu, qui toujours fut, est et +sera. + +Or, quoique aucune proposition au futur contingent ne soit vraie ou +fausse _determinement_, cependant ce qui est determine et necessaire, +c'est que de toutes les divisions de la proposition une soit vraie et +une autre fausse: "_Socrate lira, Socrate ne lira pas_." Aucune, dit-on, +n'est vraie, aucune n'est fausse. Dites qu'on ne peut le savoir, mais +rien de plus. Nous ne savons pas si le nombre des astres est pair; mais +s'il est pair, la proposition: _Les astres sont en nombre pair_, est +vraie. De meme pour le futur. + +Si l'avenir est tel que l'annonce la proposition, elle est vraie; sinon, +elle est fausse. Ce que sera le futur est incertain, mais il sera +comme la proposition l'affirme ou comme elle le nie; cela est certain, +c'est-a-dire qu'il est certain que si l'une des propositions est vraie, +l'autre est fausse. Qu'on ne dise point qu'une proposition qui dit ce +qui n'est pas, ne saurait etre vraie. Elle ne serait pas vraie, si elle +disait que ce qui n'est pas est, mais non quand elle dit que ce qui +n'est pas sera. Ce qu'elle dit alors n'est pas, mais peut etre; ainsi la +proposition peut etre vraie. + +Mais on a conteste cette application du principe de contradiction en +vertu de la division, comme parle la logique. On a dit: Si de toute +affirmation ou negation divisoire il est necessaire que l'une soit vraie +et l'autre fausse, il en est de meme de ce qu'elles enoncent; alors +necessairement ce qu'enonce la vraie est necessairement, et ce que dit +la fausse necessairement n'est pas. Ainsi des futurs contingents, l'un +est et l'autre n'est pas; il est donc necessaire que l'un soit un jour +et l'autre non. La consequence est que tout arrive necessairement, et +que le conseil et l'effort sont choses vaines. Or, l'experience prouve +qu'il est bon d'etre prudent et de prendre de la peine, et qu'on +influe ainsi sur les evenements; on en conclut la destruction de la +consequence. Le consequent detruit, on remonte a la destruction de +l'antecedent. De ce qu'il n'est pas necessaire que de toutes les choses +que disent les propositions par division, l'une soit et l'autre ne soit +pas, on infere qu'il n'est pas necessaire non plus que de toutes ces +propositions l'une soit vraie et l'autre soit fausse. + +On s'appuie pour cela sur ce fait, que beaucoup de choses futures se +pretent a l'alternative, c'est-a-dire peuvent egalement se faire ou ne +se pas faire; par exemple, cet habit, il est egalement possible qu'il +soit coupe ou ne soit pas coupe. Soit, mais pour bien resoudre la +difficulte, il faut savoir trois choses: ce que c'est que le hasard, le +libre arbitre, la _facilite de la nature_; ce sont les expressions de +Boece[483]. + +[Note 483: Boeth., _De Interp._, ed. sec., p. 364.] + +Le hasard est l'evenement inopine qui resulte de causes qui y +concourent, malgre une tendance intentionnelle tout autre. Un homme qui +trouve un tresor dans un champ, le trouve par hasard; pourquoi? parce +qu'il ne le cherchait pas, et que celui qui l'y a enfoui, ne l'avait pas +enfoui pour qu'il le trouvat. Deux intentions qui visaient a autre +chose ont amene par leur concours ce resultat, et l'on dit que c'est un +hasard[484]. + +[Note 484: _Dial._ pars II, p. 280-290.] + +Le libre arbitre est un jugement libre quant a la volonte, _liberum de +voluntate judicium_. Par lui nous arrivons a faire une chose apres en +avoir delibere, sans aucune violence externe qui force ou empeche de la +faire. Quand les imaginations[485] viennent a l'esprit et provoquent la +volonte, la raison les pese et juge ce qui lui parait le meilleur, puis +elle agit. C'est ainsi que souvent nous dedaignons ce qui nous est doux +ou nous semble utile, tandis que nous supportons avec courage et contre +notre volonte, en quelque sorte, de rudes epreuves. Si le libre arbitre +n'etait que la volonte, on pourrait dire aussi que les animaux ont le +libre arbitre. + +[Note 485: Les imaginations sont les idees sensibles, [Grec: +phantasmata], _imaginationes_. Tout ceci est emprunte a Boece. _De +Interp._, l. III, p. 360.] + +Enfin, _la facilite naturelle_ est celle qui ne depend ni du hasard, ni +du libre arbitre, mais de la nature des choses. Suivant celle-ci, en +effet, il est ou n'est pas _facile_ (faisable) qu'un evenement ait lieu. +C'est ainsi qu'il est possible que cette plume soit brisee; cela est +facile naturellement. + +En cette matiere, il y a grande dissidence entre les stoiciens et les +peripateticiens. Les uns ont tout soumis au destin, c'est-a-dire a la +necessite. Tout etant eternellement prevu, rien ne peut ne pas arriver, +et il n'y a de hasard que pour notre ignorance; l'incertitude n'est +qu'en nous. Les peripateticiens repondent que notre ignorance s'applique +surtout aux choses qui n'ont naturellement en elles-memes aucune +necessite constante. Le libre arbitre est, pour les premiers, cette +volonte necessaire a laquelle l'ame est determinee par sa nature, en +sorte que la necessite providentielle contraint la volonte meme. Cette +volonte est en nous, voila tout le libre arbitre qu'ils nous laissent; +mais on a vu qu'aupres de la volonte il faut encore le jugement de la +raison. Quant a la possibilite et a l'impossibilite, les stoiciens la +rapportent a nous, non aux choses, a notre puissance, non a la nature. +Mais qui ne sait qu'il y a des choses possibles et d'autres impossibles +par nature? Qui doute que la libre volonte ne soit une chose, et la +possibilite une autre; que le nom de hasard ou cas fortuit, enfin, ne se +donne a un evenement inopine, et que l'inopine ne soit, en effet, ce +qui ne resulte ni de notre volonte, ni de notre connaissance, ni de la +nature meme d'aucune chose? Il est vrai qu'alors "il faut s'etonner +qu'on nous dise que l'astronomie donne la prescience des evenements +futurs; car si les hasards sont independants de la nature, inconnus +meme a la nature, comment peut-on les connaitre par un art naturel?" On +objecte aussi les inductions necessaires a la physique; mais il n'y a la +que des futurs entierement depourvus de necessite. _Les sectateurs de +cet art_ pretendent qu'il leur donne les moyens de prevoir ces sortes de +futurs et de predire avec verite qu'un tel homme mourra le lendemain, ce +qui est un futur contingent, et non qu'il est mort a l'heure qu'il est, +ce qui est toujours determine. "Mais abandonnons ce sujet, qui nous est +inconnu, plutot que de nous exposer a en disserter temerairement." + +Le premier point a etudier est cette necessite pretendue de tous les +evenements, ou plutot ce destin qui en est la cause, disons la divine +providence. Comme Dieu a eternellement prevu tous les evenements +futurs tels qu'ils seront, et comme il ne peut s'etre trompe dans les +dispositions de sa providence, on veut que tout arrive necessairement +ainsi qu'il l'a prevu; autrement, il serait possible qu'il se fut +trompe. Cette consequence repugne, elle est meme abominable. Or, quand +le consequent est impossible, l'antecedent l'est aussi. La providence +de Dieu nous obligerait donc a croire a la necessite universelle, et il +n'arriverait plus rien par notre conseil et nos efforts. + +Mais, parce que Dieu a prevu eternellement l'avenir, d'ou vient qu'il +aurait impose aux choses aucune necessite? S'il prevoit que les choses +futures arriveront, il les prevoit aussi comme pouvant ne pas arriver, +et non comme des consequences forcees de la necessite; autrement, il +ne les verrait pas dans sa prescience comme elles arriveront dans la +realite; car elles arrivent en pouvant ne pas arriver. Sa providence +embrasse tout; il prevoit et que les choses arriveront et qu'elles +pourront ne pas arriver. Ainsi, pour sa providence, les evenements sont +plutot soumis a l'alternative qu'a la necessite. C'est un principe +inebranlable dans l'esprit de tous les fideles, que Dieu ne peut se +tromper, lui pour qui seul vouloir est faire. Cependant il est possible +que les choses arrivent autrement qu'elles n'arrivent, et qu'elles +arrivent autrement que sa providence ne les a prevues, et que cependant +il n'en resulte pas qu'elle puisse etre trompee. Car si les choses +avaient du arriver autrement, autre eut ete la providence de Dieu. Ce +meme evenement s'y conformerait; Dieu n'aurait pas _cette providence_, +mais une autre qui concorderait avec un autre evenement. Suivant que +la regle de la solidarite du consequent avec l'antecedent est entendue +d'une facon ou d'une autre, elle est vraie quand l'antecedent lui-meme +est vrai, elle est fausse quand il est faux. Ainsi, il y a verite si +l'on entend que ces mots: _autrement que Dieu ne l'a prevu_, sont la +determination du predicat _est possible_, en ce sens qu'_une chose qui +arrive est possible autrement que Dieu ne l'a prevu_. Car Dieu aurait +toujours la puissance de prevoir autrement l'evenement. Mais il y a +faussete si, au contraire, ces mots sont la determination du sujet _une +chose qui arrive_, et si l'on dit qu'_une chose qui arrive autrement que +Dieu ne l'a prevu est possible_; car c'est une proposition qui affirme +l'impossible. _La chose qui arrive autrement que Dieu ne l'a prevu_, +voila le sujet dans son entier; _est possible_, voila le predicat. C'est +dire: Il est possible qu'une chose arrive autrement qu'elle n'arrive. +La theorie de la proposition modale enseigne de quelle importance c'est +pour le sens d'une proposition que les determinations appartiennent aux +predicats ou appartiennent aux sujets. + +Mais revenons a l'argument fondamental, c'est-a-dire a l'application du +principe de contradiction aux propositions futures. + +Si de toutes les affirmations et negations il est necessaire que l'une +soit vraie, l'autre fausse, il est necessaire que des deux choses +qu'elles disent l'une soit et l'autre ne soit pas.--Entendez-vous qu'a +une seule et meme proposition le vrai appartienne toujours? cela ne peut +se dire, car aucune ne conserve la verite par preference: tantot l'une, +tantot l'autre est vraie, ce qui est dire que la meme est tantot vraie, +tantot fausse. Mais si vous ne vous attachez pas exclusivement a une +seule, si vous les prenez toutes deux indifferemment, et que ce soit +reellement l'une ou l'autre qui soit la vraie ou qui soit la fausse, +l'argument est juste. Ainsi l'entend Aristote. "Il est necessaire que +l'une soit vraie, que l'autre soit fausse," ne veut pas dire: l'une +est necessairement vraie, l'autre necessairement fausse; mais il est +necessaire que l'une ou l'autre soit vraie, ou bien que l'une ou l'autre +soit fausse. Si une quelconque est vraie, il est necessaire que l'autre +soit fausse, et reciproquement. Il est necessaire, dit Aristote[486], +que ce qui est soit quand il est, et que ce qui n'est pas ne soit pas +quand il n'est pas. Mais il n'est pas necessaire que tout ce qui est +soit, ni que tout ce qui n'est pas ne soit pas. Ce n'est pas la meme +chose que de dire: tout ce qui est, des qu'il est, est necessairement; +ou de dire absolument: tout ce qui est est necessairement; et de meme +pour ce qui n'est pas. + +[Note 486: _Hermen._, IX, et Boeth., _De Interp._, edit. sec., p. +376.] + +Je dis: _Necessairement, un combat naval aura lieu ou non demain._ Mais +je ne dis pas: _Demain un combat naval aura lieu on n'aura pas lieu +necessairement_; ce qui serait dire que ce qui sera et ce qui ne sera +pas est necessaire. Or, comme les oraisons ont la meme verite que les +choses, c'est-a-dire ne sont vraies qu'autant que les choses sont +vraies, il est evident que, les choses se pretant a l'alternative +et leurs contraires pouvant arriver, les propositions doivent +necessairement se comporter de meme par rapport au principe de +contradiction. + +Aristote nous enseigne ainsi que les affirmations et les negations +suivent, quant a leur verite ou a leur faussete, les evenements des +choses qu'elles enoncent; par la seulement elles sont vraies ou fausses. +En effet, de meme qu'une chose quelconque necessairement est quand elle +est, et n'est pas quand elle n'est pas, ainsi une proposition quelconque +vraie est necessairement vraie quand elle est vraie, et une non vraie +est necessairement non vraie quand elle est non vraie. Mais il ne +s'ensuit pas qu'on puisse dire purement et simplement que toute +proposition vraie est vraie necessairement et que toute non vraie est +necessairement non vraie. Car ce qui est necessairement ne peut etre +autrement qu'il est. + +"Maintenant si l'on soutient que de toutes les choses que dit +l'affirmation ou la negation, l'une est necessairement, l'autre +necessairement n'est pas, que ceci ou cela est necessairement ou n'est +pas de meme, on n'en pourra inferer l'aneantissement de l'alternative +dans les choses, non plus que du conseil et de l'effort, comme le +voulait la derniere consequence de l'argument. Si au contraire on +raisonne autrement qu'Aristote n'a raisonne et qu'on entende la regle +autrement que lui et que la verite, la consequence en question pourra +etre vraie; mais qu'en resultera-t-il contre le principe d'Aristote? En +effet si des choses futures l'une arrivait necessairement et l'autre +necessairement n'arrivait pas, c'en serait fait de toute alternative, +comme de toute prudence humaine et de tout dessein. A moins qu'on ne +dise que cela meme ne serait pas un resultat necessaire. Il se pourrait +que les choses necessaires arrivassent par conseil ou savoir-faire, que +le conseil et le travail fussent eux-memes necessaires, et tout irait +de meme. Aristote ne le nie pas; mais il dit que ce sont des causes +efficaces de choses futures. "Nous voyons, dit-il, que les choses +futures ont un principe, et la preuve en est dans notre deliberation et +notre action[487]. C'est ce qui n'arriverait pas si l'evenement etait +necessaire." + +[Note 487: _Hermen._, IX, 10.] + +En definitive, voici comment le second consequent peut etre montre faux. +Si parce que ceci arrivera de necessite, ceci ne doit pas arriver par +conseil et entreprise, et si parce que la chose arrivera necessairement +par ces moyens, elle ne doit reellement pas arriver par ces memes +moyens, il suit que si elle arrive necessairement par ces moyens, elle +n'arrivera pas necessairement par ces moyens, proposition evidemment +absurde. En d'autres termes, dire qu'une chose a laquelle la +deliberation et le dessein ont preside arrivera necessairement, c'est +dire que la deliberation et le dessein n'y seront pour rien; mais c'est +dire en meme temps qu'elle arrivera necessairement par deliberation et +par dessein; ce qui est dire qu'elle n'arrivera point par deliberation +et par dessein; ce qui est nier et affirmer en meme temps[488]. + +[Note 488: _Dial._ para II, p. 280-294.] + +Remarquons dans cette longue digression deux choses, la pensee et la +methode. L'une est juste, l'autre singuliere. + +En effet, ce que l'auteur defend, c'est la cause du libre arbitre, et il +la defend par les arguments de fait, les meilleurs de tous. Le conseil, +la prudence sont utiles, sont estimes; la deliberation est naturelle; la +volonte libre ne va pas sans un jugement; elle est vraiment libre, parce +que c'est une force subordonnee a la raison. Cependant Dieu sait tout, +il prevoit tout. Sa prescience accompagne et devance tous les actes de +notre liberte. Nous ne sommes donc pas libres; car nous ne pouvons agir +autrement qu'il ne l'a prevu sans lui faire perdre son infaillibilite. +Objection embarrassante a refuter logiquement, quoiqu'elle n'ait jamais +cause a qui que ce soit une perplexite veritable. Abelard fait la +reponse ordinaire tant repetee apres lui: Dieu a prevu tout, donc il a +prevu que nous nous deciderions librement, il sait comment nous userons +de notre liberte. En quoi cette connaissance anticipee peut-elle nuire a +cette liberte meme? + +Tout cela est sense; mais ce qui est curieux, c'est la methode +philosophique qui conduit a ces questions. La theorie de la proposition +enseigne que la negation est le contraire de l'affirmation, et que par +consequent si l'une est vraie, l'autre est fausse necessairement. Or, +il y a des propositions ou le verbe est au futur. Le contraire de ces +propositions est-il necessairement faux, si elles sont vraies? Alors +l'avenir est necessaire; il n'y a plus de futur contingent, la liberte +disparait. Donc si la definition generale de la proposition est vraie +de toute proposition, c'en est fait du libre arbitre. Cette difficulte +inattendue se resout a l'aide d'une distinction juste. Il n'y a de +propositions necessaires que par l'une de ces regles:--L'antecedent +pose, le consequent suit,--ou--l'affirmation et la negation sont +reciproquement opposees. Et ces regles n'existent elles-memes qu'en +vertu du principe de contradiction. Or ce principe, c'est, dans les +choses, que toute chose qui est, des qu'elle est, est necessairement; +ce qui ne veut pas dire que toute chose soit necessairement. Ce qui est +necessaire, c'est qu'une chose soit ou ne soit pas. Entre deux choses +qui s'excluent, l'alternative est necessaire; mais ni l'une ni l'autre +n'est necessaire. Ainsi le principe de contradiction, necessaire en +lui-meme, n'est que d'une necessite conditionnelle dans les choses. +La necessite nait dans les choses, la condition une fois remplie. +Necessairement, il y aura demain ou il n'y aura pas de combat naval; +cela ne veut pas dire qu'il y aura necessairement demain un combat +naval, et que necessairement il n'y en aura pas. Cela ne veut pas dire +que soit qu'il y en ait, soit qu'il n'y en ait pas, ce qui arrivera sera +necessaire; ce qui est necessaire, c'est qu'il y ait ou ceci ou cela, +c'est l'alternative. Et pourquoi? parce que, s'il y a un combat +naval, necessairement il n'est pas vrai qu'il n'y en ait pas, et +reciproquement. Cette necessite ainsi entendue respecte l'existence des +futurs contingents. Or, ce qui vient d'etre dit des faits s'applique +aux propositions. Une proposition au futur comme au present est +necessairement vraie ou fausse; mais elle n'est pas pour cela d'une +verite necessaire ou d'une faussete necessaire; et quant a la verite +de fait d'une proposition, elle ne commence a etre necessaire qu'alors +qu'elle a acquis la verite reelle. Un homme mourra, et s'il meurt, +necessairement il ne sera pas non mort; c'est une necessite +conditionnelle. Dans les choses, si l'evenement arrive, le non-evenement +sera necessairement faux. Dans la proposition, si elle est vraie, la +negation de la proposition sera necessairement fausse. Mais ni la +realite de l'evenement, ni la verite de la proposition n'est necessaire. +La theorie logique ne porte donc aucune atteinte a l'existence des +futurs contingents, non plus qu'a celle du libre arbitre. Dieu sait bien +si l'evenement arrivera, si la proposition est vraie; mais il n'a pas +mis l'avenir sous la loi de la necessite; et la condition du libre +arbitre est a cote de la prescience. _Non omnis res_, dit saint Anselme, +_est neceasitate futura, sed omnis res futura est necessitate futura.... +has necessitates facit volontatis libertas_[489]. + +[Note 489: S. Ans. _Op., De Concord. praescient. cum lib. arb._ Qu. +I, c. III, p. 124.] + +La discussion a laquelle se livre Abelard est donc bonne et concluante, +encore que technique et subtile. Nous verrons qu'elle avait pour lui une +grande importance, et qu'il y revient avec une nouvelle sollicitude dans +sa theologie. La, en effet, est une grave question de theodicee. + +On remarquera seulement qu'ainsi que nous l'avons annonce, la logique +offre dans son cours des questions qui la depassent et qui interessent +les parties les plus elevees de la philosophie. Tout n'est donc pas +science de mots dans la dialectique. Au reste, nous recueillons ici une +des premieres expressions de cette theorie des futurs contingents, un +des points les plus celebres et les plus importants de la scolastique. +Le germe de la doctrine d'Abelard est dans Aristote. Les details sont +pour la plupart empruntes a Boece, qui a longuement traite la question +sans toujours l'eclaircir; mais la discussion, bien que peu originale, +est forte et subtile, et l'on doit maintenant comprendre comment une +question qui interesse le libre arbitre, et par consequent la morale; la +providence divine, et par consequent la theodicee; l'action de Dieu sur +l'homme, et par consequent la religion; la grace et la volonte, et par +consequent le christianisme, a pu se trouver tout entiere dans cette +simple question logique: Dans les jugements particuliers et futurs, +l'affirmation et la negation sont-elles necessairement vraies ou +fausses? Qui dirait que cette question est au fond celle-ci: Est-il un +Dieu[490]? + +[Note 490: Cf. _Arist. Hermen._, IX, XIII.--Boeth., in lib. _de +Interpret._, edit. sec., I. III, p. 367-370.--S. Anselm, _Op., De +concord._, etc., p. 123.--S. Thom. _Summ. theol._, l pars, quiest, XIV. +art. 1, 2, etc.--Voyez aussi dans la troisieme partie de cet ouvrage les +c. II, III, V, et surtout le c. VII.] + +Abelard termine par l'exposition du syllogisme ses Analytiques premiers. +C'est, en effet, l'objet fondamental du traite qui porte ce titre dans +l'Organon, et qu'il n'avait pas sous les yeux. La traduction qu'en a +donnee Boece lui etait inconnue, et ce sont les traites du consulaire +romain sur le syllogisme categorique et le syllogisme hypothetique qui +l'ont evidemment initie a cette theorie vitale de la logique. Chose +etrange! Enseigner le syllogisme et ne l'avoir pas etudie dans Aristote! +Nous croyons que cet exemple n'est pas le seul. Les traites elementaires +sur le syllogisme, les commentaires sur les Analytiques ont abonde +pendant plusieurs siecles, et ils ont du souvent tenir lieu de l'expose +concis, serre, algebrique, dans lequel Aristote a si severement condense +l'invincible theorie du syllogisme. La maniere de Boece devait convenir +bien mieux a l'esprit d'erudition, toujours explicateur et diffus, qui +etait le propre des philosophes du moyen age. Mais nous ne les imiterons +pas en rattachant un commentaire au commentaire d'Abelard, et une +analyse sommaire serait illisible. D'ailleurs notre philosophe ne nous +parait avoir rien ajoute au syllogisme, et, a dire vrai, il n'est pas +aise d'ajouter quelque chose a la decouverte d'Aristote[491]. + +[Note 491: _Dial._ part. II, p. 305-323.--Abelard a traile assez +succinctement du syllogisme, et cette fois il est plus bref qu'Aristote. +On a deja vu qu'il ne connaissait que de nom les Analytiques premiers; +cependant quand il donne la definition du syllogisme, il transerit celle +que contient cet currage dans des termes differents de ceux qu'emploie +Boece dans sa traduction. (_Arist., Analyt. prior.,_ I, 1.--Boeth., +_Prior Analyl. Interp._ I, 1, p. 468.) Celle-ci d'ailleurs lui etait +inconnus. Ou donc a-t-il pris te teste? car pour le sens, cette +definition est partout. Il faut que celle du Sec. 8 du chapitre; des +Analytiques I, eut ete citee litteralement dans quelque commentateur, et +c'est de la qu'il l'aura tiree. Elle se retrouve identique pour le fond, +mais diverse pour les termes, dans Boece. (_De Syll. cat._, l. II, p. +599, et _In Topic. Arist._, p. 662.)] + + + +CHAPITRE V. + +SUITE DE LA LOGIQUE D'ABELARD.--_Dialectica,_ TROISIEME PARTIE, OU LES +TOPIQUES.--DE LA SUBSTANCE ET DE LA CAUSE. + +Dans sa Logique, Aristote passe des Premiers Analytiques aux seconds, ou +du syllogisme a la demonstration. Nous ne trouvons point dans Abelard +le sujet des Seconds Analytiques traite d'une maniere complete. Tout +annonce qu'ici l'autorite lui manquait. Aussi la partie de son ouvrage a +laquelle il donne ce nom, est-elle la quatrieme; il la fait preceder par +les Topiques, titre de la cinquieme partie de l'Organon; et ses topiques +ne repondent pas tout a fait a ceux d'Aristote, qu'il n'avait pas. + +Les Topiques d'Aristote traitent des lieux de la dialectique. Le +syllogisme dialectique est celui qui s'appuie sur des propositions +probables ou convenues entre les interlocuteurs. L'art de discuter ou +d'employer le syllogisme dialectique est l'objet des Topiques. L'ouvrage +que Ciceron a intitule de meme, concerne le meme sujet considere +du point de vue de l'orateur. La dialectique est necessaire a la +rhetorique; mais la discussion oratoire differe de la discussion +purement logique. La topique, depuis Ciceron, est toutefois devenue une +science du ressort des rheteurs plutot que des philosophes. Boece a +traduit les Topiques d'Aristote et commente ceux de Ciceron; puis il a +compose, d'apres ce dernier et d'apres Themiste, un ouvrage intitule +_des Differences topiques_ qui a servi de theme a celui d'Abelard.[492] + +[Note 492: Boeth., _In Topic. Arist.,_ 1. VIII, p. 662.--_In Top. +Cic.,_ 1. VI, p. 767.--_De Diff. top.,_ 1. IV, p. 867.] + +Le sujet d'un ouvrage sur les topiques est de sa nature presque +illimite. Il s'agit en effet de toutes les formes que peut prendre la +discussion, de toutes les sources ou elle peut puiser ses arguments. +Une classification est difficile a introduire entre les lieux de la +dialectique. Ciceron a propose une division, Themiste une autre, et +c'est a celle-ci que Boece a ramene la premiere. Abelard suit Boece; +mais tout ce travail a pour nous peu de prix, et la topique a presque +disparu de la science. Ce n'est que dans le detail qu'il est possible +de rencontrer ca et la des vues interessantes ou des idees qui meritent +d'etre recueillies. + +Nous nous bornerons a deux exemples. Il n'y a rien de plus important +en metaphysique que ces deux idees, la substance et la cause. Les +scolastiques ont amplement disserte sur la substance, et au milieu de +beaucoup de subtilites, d'equivoques, d'erreurs, ils ont vu ou du moins +entrevu tout; sons le voile de leur diction, les questions se retrouvent +a la meme profondeur ou le genie moderne a pu penetrer. Mais il n'en +est pas de meme de la cause. Cette notion a ete a peu pres meconnue, et +constamment negligee jusqu'a la renaissance de la philosophie, et je ne +crois meme pas qu'avant Leibnitz on lui ait assigne son veritable rang. +Lorsque dans l'enumeration des lieux dialectiques, Abelard rencontrera +la substance et la cause, notre attention devra donc s'eveiller, et nous +nous arreterons a cette page. + +La substance, consideree au point de vue des topiques, ou le lieu de la +substance, c'est la recherche de la maniere dont la substance doit etre +etablie (elle l'est par la description on la definition), et dont peut +etre attaquee la definition ou la description qui l'etablit. Aussi +Aristote n'a-t-il pas distingue un lieu de la substance, lui qui a +distingue un lieu de l'accident, du genre, du propre, etc.; mais il +a amplement traite des lieux des definitions, et c'est la qu'il faut +chercher l'equivalent de ce qu'Abelard a, d'apres Themiste et Boece, +nomme le lieu de la substance, _locus a substantia_[493]. Il n'y a +dans tout cela que des regles pratiques de dialectique; mais c'est en +developpant complaisamment ces regles, qu'Abelard, selon son usage, +vient a rencontrer des difficultes de logique qui le forcent a regarder +au fond d'une question, et a rentrer par une digression dans la sphere +de la philosophie reelle. C'est ainsi qu'en donnant les regles de +l'opposition, il rencontre les contraires, et qu'il est conduit a se +demander quelle sorte d'opposition est la contrariete, et voici comment +cet examen le mene sur le terrain de la question des universaux. + +[Note 493: _Dial._, p. 368--Boeth., _de Different. topic._, t. III, +p. 876.] + +Il rappelle que tous les contraires, suivant Aristote, sont dans les +memes genres ou dans des genres contraires, a moins qu'ils ne soient +genres eux-memes. Ainsi le noir et le blanc sont dans le meme genre, la +couleur; la justice et l'injustice sont de deux genres contraires, la +vertu et le vice; enfin le bien et le mal sont eux-memes des genres. +Sur ce dernier exemple, il faut remarquer que le bien et le mal +appartiennent au meme predicament, la qualite, et l'on peut generaliser +cette remarque en disant que les contraires ne sont pas contenus dans +des predicaments differents. "Si des contraires l'un est de la qualite, +les autres en seront aussi[494]." + +[Note 494: _Aristot. Categ._, VIII et XI, et Boeth., _In Praed._, I. +IV, p. 185 et 200.] + +On pourrait trouver des especes contraires qui ne sont ni dans le meme +genre, ni dans des genres contraires. Ainsi certaines actions sont +contraires a certaines passions, sans appartenir a des genres +contraires, comme se rejouir et s'attrister, qu'Aristote lui-meme +regarde comme deux contraires du genre _agir_. Ce qu'il en faut +conclure, c'est que bien que la tristesse soit en general passive, +s'attrister peut etre pris activement, s'apaiser et s'irriter sont bien +actifs. Alors s'attrister devient une action comme se rejouir, et la +contrariete n'est plus admise qu'entre actions ou entre passions. + +"Ne negligeons pas de remarquer sous quels predicaments tombent les +contraires, et quels sont les predicaments qui excluent la contrariete. +D'abord, il est certain, de l'autorite d'Aristote, que rien de contraire +ne peut se trouver dans la substance, ni dans la quantite, ni dans la +relation.... Il nous enseigne que trois autres admettent les contraires, +savoir: la qualite, l'action et la passion. Dans le texte des Categories +que nous avons, il n'a rien decide touchant la contrariete par rapport +aux quatre predicaments, le temps, le lieu, la situation, l'avoir. Et +nous, ce que l'autorite a laisse indecis, nous n'osons le decider, de +peur de nous trouver par aventure opposes a d'autres de ses ouvrages que +n'a pas connus la langue latine, _quae latina non novit eloquentia_. +Cependant le lieu et le temps, ces predicaments qui naissent de la +quantite, paraissent comme elle inaccessibles aux contraires. + +"Quoi qu'il en soit, remarquez que les contraires sont eminemment +adverses l'un a l'autre; et ceci porte atteinte a la doctrine qui met +dans toutes les especes une matiere generique d'essence identique, en +sorte que la meme matiere generique, l'animal, soit en essence dans +l'ane et dans l'homme, mais diversifiee dans l'un et l'autre par la +forme. Il faut, dans cette hypothese, que le blanc et le noir, et les +autres contraires qui sont des especes du meme genre, aient la meme +matiere essentielle. Or, alors ... comment le blanc et le noir +pourront-ils etre adverses l'un a l'autre, de meme que les choses qui +different en matiere aussi bien qu'en forme, et qui appartiennent a des +predicaments differents, comme, par exemple, la blancheur et l'homme? +S'il est, en effet, des formes reelles qui constituent la substance de +la blancheur, elles ne peuvent faire la substance de l'homme, puisque +les especes, quand les genres sont divers et non subordonnes les uns +aux autres, sont diverses aussi bien que les differences (Aristote). +Ma doctrine est donc que les especes seules de la substance sont +constituees par les differences, et que les autres especes ne subsistent +que par la matiere[495]. Mais si la matiere est la meme, quelle +diversite leur reste-t-il? celle qui peut se concilier avec la +ressemblance substantielle, celle de l'essence, des qu'elle cesse +d'etre indeterminee. Car la qualite qui est essence du blanc n'est pas +l'essence du noir, ou bien le blanc serait le noir; mais elles sont +semblables en ce qui concerne la nature du genre superieur qui leur +est commun. La ressemblance de substance ou de forme n'exclut pas la +contrariete[496]." + +[Note 495: Il ajoute ici: "Comme nous l'avons montre dans le _Liber +Partium_." On suppose que c'est sa paraphrase de l'Introduction de +Porphyre. Voyez ci-dessus, c. 1.] + +[Note 496: _Dial._, p. 397-400.] + +Cette doctrine est ici sommairement enoncee. Il parait qu'elle etait +etablie dans une portion de la premiere partie qui nous manque; mais +elle est dirigee contre la doctrine realiste, qui placait dans toutes +les especes le genre a titre de matiere essentielle et identique, +uniquement diversifiee par les formes accidentelles. Abelard n'admet +quelque chose de tel que pour les especes de la substance. Celles-ci +seules, identiques dans leur matiere, sont constituees especes par les +differences; mais les autres especes, celles de la quantite, de la +relation, etc., ne subsistent que par leur matiere, et consequemment, +elles n'ont point une matiere essentielle et identique, quoiqu'elles +puissent etre contenues dans un genre semblable. En un mot, dans les +especes de la substance, la substance ne peut jamais etre autre que la +substance, et il lui faut la forme pour la differencier. Dans les autres +especes, il peut y avoir ressemblance et communaute de genre; mais +quoique le blanc et le noir soient de meme genre, le blanc et le noir +n'ont pas en eux-memes une essence identique; il n'existe pas une meme +matiere essentielle qui soit la couleur; une simple similitude de genre +unit le blanc et le noir. + +Ceci, rendu et clarifie en langage moderne, signifierait que l'idee de +substance est l'idee de quelque chose de stable, d'immuable en soi, et +qui ne peut etre diversifie que par les attributs qui lui determinent +une essence, tandis que dans ces attributs memes la substance est nulle; +il n'y a que communaute ou ressemblance dans la conception generique que +nous en formons; d'ou il suit que des attributs sont du meme genre, mais +sont, en eux-memes et en tout ce qu'ils sont, reellement des choses +differentes. Il n'y a pas de couleur, en un mot; il y a le noir, il y a +le blanc. + +Ce qu'Abelard dit de la cause touche de bien moins pres encore a ce que +nous voudrions apprendre de lui. Il y a en dialectique des lieux communs +des causes; ils sont classes parmi les lieux des consequents de la +substance, _ex consequentibus substantiam_, et pour savoir comment +peut se discuter tout raisonnement qui roule sur les causes, il faut +connaitre quelles sont les causes[497]. Abelard etablit une division des +causes que Boece donne assez confusement, en suivant la Metaphysique ou +la Physique plutot que la Logique d'Aristote[498], et il commente cette +division avec developpement. Il est remarquable que chez lui et meme +chez Aristote, la cause est etudiee dans ses modes plus que dans son +principe. La causalite n'a ete bien comprise que des modernes, et +peut-etre encore reste-t-il a faire de nouvelles decouvertes dans le +sein de cette idee primitive et necessaire. + +[Note 497: _Dial._, part. III. p. 410-414.] + +[Note 498: _Arist. Analyt. prior._, II, XI.--_Met._, IV, II, et +_Phys._, II, III.--Boeth., _De Interp._, ed. sec., p.453.--_In Top. +Cic._, l. II, p. 778 et 784; l. V, p. 834.--_De Differ. topic._, l. II, +p. 809.] + +Il y a, dit Abelard, quatre sortes de causes, la cause efficiente, la +cause materielle, la cause formelle, la cause finale. Dans l'ordre, la +premiere est celle qui meut, celle qui opere, celle enfin qui produit +l'effet, comme le forgeron fabrique l'epee, en causant le mouvement qui +change le fer en lame; mais l'action et la nature de cette cause seront +mieux comprises apres que nous aurons parle des trois autres. + +La cause materielle est ce dont la chose est faite, non ce qui sert a +la faire; c'est le fer, et non l'enclume ni le marteau. La matiere est +l'element immediat de la substance. Ainsi la farine ne doit pas etre +appelee la matiere du pain, puisqu'elle ne s'y trouve point a l'etat de +farine; la matiere du pain, c'est la pate, ou plutot meme les mies +de pain (_micae_). Seulement, parmi les composes, les uns ont eu une +matiere preexistante, comme le vaisseau ou le toit, qui ont ete bois +avant d'etre vaisseau ou toit; les autres sont nes avec leur matiere, +comme les quatre elements, crees les premiers pour devenir la matiere +des corps. Les composes de cette nature, aucune matiere preexistante ne +les a precedes; tels les accidents naissent avec la matiere a laquelle +ils appartiennent. Mais soit que la matiere ait ou non precede le +materiel, proprement le _materie_[499], elle le cree materiellement, +elle le fait etre; elle constitue l'essence materielle. Ainsi l'animal +qui constitue materiellement l'homme, ou ce qui recoit la forme de +rationnalite et de mortalite, n'est pas une chose autre que l'homme +meme; les pierres et les bois qui sont constitues sous forme de +maison ne sont pas une chose autre que la maison meme. Les parties de +l'essence, prises ensemble, sont la meme chose que le tout. + +[Note 499: _Materiatum_. Dans la terminologie de la science, le +_materie_ est une combinaison de la forme unie a la matiere ou une forme +materialisee, c'est-a-dire une realisation produite par l'union de la +matiere et de la forme.] + +La forme n'est pas proprement composante dans l'essence, mais, en +survenant a la substance, elle complete l'effet, elle acheve la +production, et c'est la la cause formelle. Aucune substance ne peut etre +composee sans matiere ni se constituer sans forme. Cependant on ne doit +admettre au titre de cause que la forme necessaire a la creation d'une +nouvelle substance, et sans laquelle il n'y a point d'effet accompli, +point de chose effective produite. Ainsi les formes accidentelles, +comme la blancheur dans Socrate, ne peuvent etre appelees causes; elles +dependent du sujet, elles lui sont posterieures, elles n'existent que +par lui; c'est le caractere de tout accident. + +La cause finale est le but; percer est la cause finale de l'epee. +Posterieure dans le temps, cette cause precede en tant que cause; car +elle est la fin a laquelle tend l'operation. La victoire est la cause de +la guerre; et cependant la guerre doit preceder la victoire. + +Revenons a la cause efficiente, C'est celle qui, operant sur une matiere +donnee, imprime par cette operation sa forme a la chose a former, comme +le forgeron a l'epee et la nature a l'homme. Car le pere n'est pas, a +proprement parler, la cause efficiente de l'homme, la mere le serait +autant que lui; c'est le createur. Le soleil n'est pas non plus la cause +efficiente du jour, car il n'y a pas une matiere sur laquelle il opere +pour faire le jour. L'operation creatrice n'appartient rigoureusement +qu'a Dieu. Creer, c'est faire la substance, ce qui ne convient qu'a +l'artisan supreme. Quant aux creations des hommes, ce ne sont que des +combinaisons de substances deja creees. C'est dans cette limite que les +hommes sont _efficients_; c'est une creation improprement dite. Plus +exactement, Dieu cree, l'homme joint. L'homme ne cree pas meme la forme, +il adapte la matiere pour la recevoir, et il n'opere qu'en adaptant. +C'est Dieu qui cree par l'intermediaire de l'operation humaine, et qui +produit ce que l'homme a prepare. Cependant l'un et l'autre etant cause +efficiente, seulement dans une mesure differente, l'un et l'autre meut, +c'est-a-dire fournit le mouvement necessaire a l'effet. De Dieu vient +le mouvement de generation; de l'homme le mouvement d'alteration. Ceci +conduit a l'examen des diverses especes de mouvements, parmi lesquelles +il faut distinguer seulement le mouvement de substance et le mouvement +de quantite[500]. + +[Note 500: _Dial._, p. 414-422.] + +Le premier s'opere tontes les fois qu'une chose est engendree ou +corrompue, ou plutot produite ou dissoute substantiellement. Elle est +engendree, lorsqu'elle prend l'etre substantiel; par exemple, lorsqu'un +corps devient vivant, ou prend la substance de corps anime, soit animal, +soit homme. Elle se corrompt, lorsqu'elle quitte cette meme nature +substantielle, comme lorsque le corps vivant meurt ou devient inanime. +Ainsi le mouvement de substance se partage en generation et en +corruption, l'une l'entree en substance, l'autre la sortie de la +substance. Le premier mouvement ne depend que du createur; le second +parait dependre de nous, puisque nous pouvons mettre un homme a mort, +reduire le bois en cendre ou le foin en verre. Mais, a ce point de vue, +la generation nous serait egalement soumise; car, en dissolvant une +substance, nous en produisons une autre, et toute corruption engendre; +la mort est la creation de l'inanime. Ainsi nous semblons a la fois +corrompre et engendrer, detruire et produire. Peut-etre cela n'est-il +pas contestable en ce qui touche les generations qui ne sont pas +premieres. Car pour les creations premieres des choses, dans lesquelles +non-seulement les formes, mais les substances ont ete creees de Dieu, +comme, par exemple, lorsque l'etre a ete donne pour la premiere fois aux +corps eux-memes, elles ne peuvent etre attribuees qu'au Tout-Puissant, +ainsi que les dissolutions correspondantes. Aucun acte humain ne peut en +effet aneantir la substance d'un corps. + +Les creations sont celles par lesquelles les matieres des choses ont +commence d'exister sans matiere preexistante. C'est dans ce sens que la +Genese dit: _Dieu crea le ciel et la terre_. Il y enferma la matiere de +tous les corps, ou mieux les elements qui sont la matiere de tous les +corps. Car il ne crea point les elements purs et distincts; il ne posa +point chacun a part le feu, la terre, l'air et l'eau, mais il mela tout +dans chaque chose, et les elements distincts tirerent leur nom des +principes elementaires qui dominerent en chacun d'eux; ainsi l'air +vint de la legerete et de l'humidite de l'element aerien, le feu de la +legerete et de la secheresse de l'element igne, l'eau de l'humidite et +de la mollesse de l'element aquatique, et la terre de la pesanteur, de +la durete de l'element terrestre. + +Les creations secondes ont lieu, lorsque Dieu, par l'addition d'une +forme substantielle, fait passer dans un nouvel etre une matiere deja +creee, comme lorsqu'il crea l'homme avec le limon de la terre. Ici point +de matiere nouvelle; il n'apparait qu'une difference de forme, et ce +n'est que dans la forme substantielle que semble changer la nature de +la substance; ces creations posterieures paraissent soumises a la +generation et a la corruption. Moise dit avec raison: "le Seigneur +_forma_ l'homme," et non pas _crea_, pour montrer clairement qu'il +s'agit d'une creation par la forme et non d'une creation premiere[501]. +Dans cette seconde creation, la matiere de la terre, deja existante, +pouvait avoir le mouvement de generation, en ce que Dieu lui donnait +les formes de l'animation, de la sensibilite, de la rationnalite, et +le reste, ou le mouvement de l'alteration (corruption), en ce qu'elle +quittait l'inanime. Mais les creations meme du second ordre ne sont pas +en notre pouvoir, et doivent, comme toutes les autres, etre attribuees a +Dieu. Lorsque la cendre du foin est placee dans la fournaise pour etre +convertie en verre, notre action n'est pour rien dans la creation du +verre; c'est Dieu meme qui agit secretement sur la nature des choses par +nous preparees, et _pendant que nous ignorons la physique_, il fait une +nouvelle substance. Mais des que le verre a ete divinement cree, c'est +par notre operation qu'il est forme en vases divers; de meme que nous +construisons une maison avec des pierres et des bois deja crees, ne +creant jamais, mais unissant des choses creees. Aucune creation ne nous +est donc permise; un pere lui-meme n'est le createur de son fils, qu'en +ce sens qu'une partie de sa substance est, par l'operation divine, +amenee a produire une nature humaine. La corruption seule ou alteration +peut paraitre dependre de nous, car il est en tout plus facile de +detruire que de composer, nous pouvons plus aisement nuire que servir, +et nous sommes plus prompts a faire le mal que le bien. Ainsi ne pouvant +former un homme, nous le pouvons detruire, et sous ce rapport, la +generation de l'inanimation semble dependre de nous. Cependant il n'y +a la qu'un retranchement, ce qui est du ressort de la corruption; rien +n'est donne en substance, ce qui serait oeuvre de generation. Nous +faisons le non-anime, mais l'inanimation, Dieu seul la cree. Autre +en effet est le non-anime, autre l'inanime. La negation n'est pas +la privation. La negation resulte de la corruption; la forme de la +privation resulte de la generation, et celle-ci ne peut venir que de +Dieu. Car lors meme que nous ne ferions rien a la substance, Dieu ne +l'en convertirait pas moins un jour a l'animation ou a l'inanimation; +seulement, il est possible que ce que nous faisons l'y amene un peu plus +vite. + +[Note 501: Je crois cette distinction peu solide. J'ignore la valeur +des mots hebreux du commencement de la Genese. Mais s'il y a dans le +texte latin au titre: "De creatione mundi et hominis formatione," il y +a au verset 26: "Faciamus hominem," et au verset 27: "Creavit Deus +hominem." C'est pour la femme que le mot de creation n'est pas employe. +Au reste, tout ce qui est dit ici de la creation peut se comparer au +tableau trace dans l'_Hexameron_. Voy. au l. III du present ouvrage.] + + +"Ainsi donc le mouvement de substance que nous appelons generation, ne +doit etre attribue qu'a Dieu, tant dans les creations premieres que dans +les creations dernieres. Dans les creations de la nature se placent les +substances generales et speciales. Ce n'est pas un changement de la +forme, c'est une creation de substance nouvelle qui fait la diversite +de genre et d'espece. De quelque facon que varient les formes, si +l'identite demeure, l'essence generale ou speciale n'en est point +touchee. Mais la ou il n'y a point diversite de formes, il peut y avoir +diversite de genres; c'est ce qui arrive aux genres les plus generaux, +a ce qu'il y a de plus general, aux predicaments pris en eux-memes, et +peut-etre aussi a certaines especes, comme nous l'accordons pour les +especes des accidents, afin d'eviter une multiplication a l'infini. Mais +aussi longtemps que l'essence materielle ou la nature de la chose sera +diverse, il y aura diversite de genres ou d'especes; c'est donc la +diversite de substance, non le changement de la forme, qui fait la +diversite des genres et des especes. Car, bien que dans les especes de +la substance, la cause de la diversite des especes soit la difference, +celle-ci vient de la diversite de substance des choses elles-memes. +Aussi a-t-on nomme ces sortes de differences, differences +substantielles. Ainsi nous ne devons comprendre au rang des genres et +des especes que les choses que l'operation divine a composees en nature +de substance[502]." + +[Note 502: _Dial._, p. 418.] + +Le mouvement de quantite est de deux sortes, mouvement d'augmentation, +mouvement de diminution. L'augmentation et la diminution resultent d'une +jonction de parties, et la comparaison seule manifeste l'une ou l'autre. +Or l'accident est seul sujet a la comparaison, et celle-ci porte sur la +longueur, la largeur, l'epaisseur et le nombre. Ce n'est que par rapport +au nombre que le mouvement de quantite depend de l'action de l'homme. En +effet l'operation humaine n'unit jamais les corps au point qu'il n'y ait +entre eux aucune distance. La longueur de la ligne, la largeur de la +surface, l'epaisseur du solide, qui sont autant de continus, ne sont +donc pas soumises a notre action, et nous ne pouvons rien que multiplier +le nombre par l'accumulation dans le meme lieu; ainsi nous ajoutons une +pierre a des pierres, des bois a des bois pour une construction. Notre +creation n'est jamais que de la composition. Les choses ainsi composees +sont dites unes ou plutot unies par notre oeuvre, non par creation +naturelle. Cependant il ne faut pas considerer les noms de ces sortes +d'assemblages ou d'unites factices, comme des noms collectifs, tels +que ceux de _peuple_, de _troupeau_, etc. En effet il faut l'union des +parties de la maison pour qu'il y ait maison ou vaisseau; tandis que, +meme separees, les unites des collections conservent leur propriete de +former une collection. L'unite d'un homme qui reside a Paris et celle +d'un homme qui demeure a Rome forment un binaire. La pluralite des +unites suffit pour faire un nombre, une reunion d'hommes, pour faire un +peuple, sans qu'il y ait besoin de l'union de combinaison. Celle-ci, au +contraire, est necessaire pour former la maison et le navire, et meme +cette combinaison n'est pas indifferente; il n'y en a qu'une qui +constitue le navire ou la maison. + +Ces extraits nous ont fait sortir de la dialectique pour entrer dans +l'ontologie et meme dans la physique. Abelard ne se contente plus de +discuter logiquement des idees; il s'efforce de retracer la generation +des choses. Pour le fond; il emprunte encore a son maitre. Il suit la +Physique d'Aristote, qu'il ne connaissait pas, mais dont les principes +se trouvent rappeles ca et la dans la Logique et dans les commentaires +de Boece. Seulement, il porte dans son exposition une clarte et une +methode qui sont bien a lui, et c'est avec des citations eparses qu'il +a recompose le systeme. Ce qui donne a ces passages un interet +particulier, c'est qu'ils sont en contradiction avec les opinions +communement attribuees a notre auteur touchant les universaux. Il nous y +donne la generation reelle des genres et des especes. Ici point de trace +de conceptualisme, ni de nominalisme. Les genres et les especes ne sont +admis que pour les choses qui, ayant une substance naturelle, procedent +de l'operation divine: ainsi les animaux, les metaux, les arbres, et +non pas les armees, les tribunaux, les nobles, etc. La distinction des +genres et des especes repose ainsi sur des causes physiques. Elle est +produite par ce mouvement de la substance qui interrompt l'identite et +fait succeder une nature essentielle a une autre. Du genre a l'espece, +ce mouvement se resout dans la survenance de la difference; mais la +difference est substantielle, et dans toutes les transitions d'un degre +ontologique a un autre, c'est une forme substantielle qui survient et +qui agit comme cause alterante et productrice. Il me semble que nous +avons ici la physique des genres et des especes; c'est, je crois, la du +realisme. On pourrait dire que tout ce realisme provient d'une seule +idee qu'Abelard ajoute a la theorie de la cause et du mouvement, dont il +prend le fond dans Aristote: c'est l'idee de la creation. + + + +CHAPITRE VI. + +SUITE DE LA LOGIQUE D'ABELARD.--_Dialectica_, QUATRIEME ET CINQUIEME +PARTIES, OU LES SECONDS ANALYTIQUES ET LE LIVRE DE LA DIVISION ET DE LA +DEFINITION. + +Nous avons dit qu'Abelard ne connaissait pas les Seconds Analytiques +d'Aristote. Lors donc que pour copier en tout son maitre, il a voulu +donner le meme titre a la quatrieme partie de sa Dialectique, il n'a +pu traiter le meme sujet, et au lieu d'ecrire sur la demonstration, il +s'est surtout occupe des matieres comprises dans le livre de Boece +sur le syllogisme hypothetique[503]. Rien de bien essentiel n'est a +remarquer dans cette partie; passons immediatement a la cinquieme, ou au +_Livre des divisions et des definitions_. Ce livre correspond aux +deux ouvrages de Boece sur les memes matieres, et dans la Dialectique +d'Abelard il tient la place des Arguments sophistiques, cette derniere +partie de l'Organon[504]. + +[Note 503: _Dial._, pars IV, De Propos. et Syll. hypoth. seu Anal. +post., p. 434-449.--Boeth. _Op._, De Syll. hyp., lib. II, p. 606.] + +[Note 504: _Dial._, pars V, liber Divisionum et Definitionum, p. +450-497.--Boeth., _De Divis._, p. 638. _De Diffin._, p. 648.] + +"Le talent de diviser ou definir est non-seulement recommande par la +necessite meme de la science, mais encore enseigne soigneusement par +plus d'une autorite. Emule reconnaissant de nos maitres, suivons +religieusement leurs traces; nous sommes excite a travailler sur le meme +sujet, pour ton interet, frere, ou plutot pour l'utilite commune. La +perfection des ecrits antiques n'a pas ete si grande en effet que +la science n'ait nul besoin de notre travail. La science ne peut +s'accroitre chez nous autres mortels au point de n'avoir plus de progres +a faire. Or comme les divisions viennent naturellement avant les +definitions, puisque celles-ci tirent de celles-la leur origine +constitutive, les divisions auront la premiere place dans ce traite, les +definitions la seconde[505]." Ainsi la division est une analyse dont la +definition est comme la synthese. C'est une idee de Boece, qui se separe +en cela d'Aristote, peu favorable a la division, peut-etre parce +que Platon l'employait volontiers[506]. Aristote ne trouve rien de +syllogistique, ni par consequent de demonstratif, dans cette enumeration +des parties, des modes, des especes ou des cas, qu'on appelle la +division, et qui lui parait se reduire souvent a l'assertion gratuite. +Mais si la division est bonne, la definition est valable, et +reciproquement, et elles peuvent se servir mutuellement de moyen de +controle et de garantie. + +[Note 505: _Dial._, p. 450.] + +[Note 506: _Analyt. prior._, I, XXXI.--_Analyt. post._, II, V.] + +On entend donc ici par la division celle dont Boece a prouve que les +termes sont les memes que ceux de la definition[507]. "Nous entreprenons +de traiter des divisions telles que l'autorite de Boece les a deja +caracterisees, et si nous donnons du notre dans ces lecons, qu'on ne le +regrette pas (_non pigeat_)." + +[Note 507: _De Div._, p. 643.] + +La division substantielle, ou _secundum se_, est la division du genre en +especes, du mot en significations, ou du tout en parties. La division +selon l'accident est celle du sujet en ses accidents, de l'accident en +ses sujets, ou la division de l'accident par le coaccident. + +La premiere division substantielle, celle du genre en especes, est comme +celles-ci: _La substance est ou corps, ou esprit; le corps est ou le +corps anime ou le corps inanime_. + +La division du mot est celle qui decouvre les diverses significations +d'un mot, ou qui montre qu'un mot signifiant une meme chose a diverses +applications. Dans le premier cas, elle explique l'equivoque d'un nom: +_Le chien est le nom d'un animal qui aboie, d'une bete marine_ (chien de +mer), _et d'un signe celeste_. Dans le second, on divise un mot selon +ses modes ou ses applications modales: _Infini se dit ou du temps, ou du +nombre, ou de la mesure_. + +La division du tout a lieu, quand le tout est divise en ses propres +parties soit constitutives, soit _divisives_. Que nous disions: _La +maison est en partie murs, en partie toit, en partie fondation_, ou +bien: _L'homme est ou Socrate, ou Platon, ou_ etc., nous faisons _une +division du tout_ ou _par le tout_ (_totius_ ou _a toto_); mais l'une +est celle de l'entier, l'autre celle de l'universel; l'une se fait en +parties constitutives, l'autre en parties divisives. + +Commencons par la division du genre en ses especes les plus +prochaines[508]. Celle-ci peut etre aisement confondue avec la division +par difference; mais dans la division en especes par les differences, +il ne s'agit pas des especes elles-memes, mais des formes des especes. +Ainsi l'_animal est ou homme, ou quadrupede, ou oiseau_, etc., est une +division du genre en especes; l'_animal est ou homme ou non-homme_, +est une division par opposition; l'_animal est ou rationnel ou non +rationnel_, une definition par difference. + +[Note 508: _Dial._, p. 464.] + +Abelard n'ajoute ici a Boece qu'un seul point. Par differences faut-il +entendre les formes des especes, ou seulement de simples noms de +differences, qui, suivant quelques-uns, suppleeraient les noms speciaux +pour designer les especes, en sorte que _rationnel_ equivaudrait a +_animal rationnel_, _anime_ a _corps anime_? Les noms des differences +contiendraient ainsi, non-seulement la forme, mais la matiere, +c'est-a-dire la chose tout entiere: "Opinion," dit Abelard, "qui a paru +preferable a mon maitre Guillaume. Celui-ci voulait en effet, je m'en +souviens, pousser a ce point l'abus des mots, que lorsque le nom de la +difference tenait lieu de l'espece dans une division du genre, il ne +fut pas le nom abstrait de la difference, mais fut pose comme le nom +substantif de l'espece. Autrement, suivant lui, on aurait pu appeler +cela division du sujet en accidents, les differences ne lui paraissant +plus alors appartenir au genre qu'a titre d'accidents. C'est pourquoi il +voulait, par le nom de la difference, entendre l'espece elle-meme, fonde +sur ce mot de Porphyre: _Par les differences nous divisons le genre en +especes_[509]." + +[Note 509: Porphyr. _Isag._, III.--Boeth., _In Porph. a se transl._, +l. IV, p. 81.] + +Par un plus grand abus, il employait le nom _infini_ (indetermine) pour +designer l'espece opposee. Ainsi, il disait: _La substance est ou le +corps ou le non-corps_. _Non-corps_ pour lui ne designait que l'espece +opposee a corps; ce terme infini par signification n'etait plus qu'un +nom substantif et special[510]. Mais si, par une nouveaute de langage, +on prend les noms des differences ou les noms infinis pour ceux meme des +especes, "la lettre n'a plus aucun poids," c'est-a-dire les textes sont +sans autorite. Que devient le soin particulier et le role a part que +Boece accorde aux differences? Il ne voulait pas non plus que la simple +negation contint l'idee de l'espece, lorsqu'il disait: "La negation par +elle-meme ne constitue point une veritable espece." _Le non-homme, le +non-corps_ n'est pas une espece. Les noms negatifs ne remplacent +les noms d'especes que lorsque ceux-ci manquent. Quant aux noms des +differences, ils ne sont pas substantifs au sens des noms de substances, +mais ce sont des noms _pris des differences_, c'est-a-dire les +differences prises substantivement; car ce que la scolastique appelle +des _noms pris_ revient aux noms abstraits des modernes, quand ces noms +ne sont pas des noms de genres ou d'especes. Aussi, de la division du +genre par difference, Boece tire-t-il la definition des especes, par +la jonction du nom _divisant_ de la difference au nom _divise_ du +genre[511]. Cela veut dire que si l'on divise le genre _animal_ en +_rationnel_ et _irrationnel_, ce qui est le diviser par difference, +la jonction du genre _animal_ et de la difference _rationnel_, ou +l'expression l'_animal rationnel_, sera la definition de l'espece +_homme_; en sorte que c'est un axiome dialectique, que ce qui convient a +la division du genre convient a la definition de l'espece. Or, cela +ne se peut dire que de la division du genre par les differences. Si +_difference_ equivalait a _espece_, cela signifierait que la division +du genre en especes definit l'espece, ce qui n'a aucun sens. C'est pour +cela que Porphyre, d'accord avec Boece, dit que les differences qui +divisent le genre sont toutes appelees differences specifiques[512]. + +[Note 510: Le nom infini est le nom indefini ou indetermine qui +s'applique a des choses diverses de genre, d'espece, ou de degre +ontologique, tandis que les noms universels sont determines a certains +genres, a certaines especes; par exemple, le _non-animal_ est un nom +infini, car il s'applique a la substance, au metal, au fer, a l'epee, +a l'epee d'Alexandre, etc.; il y a, comme on voit, du rapport entre +l'infini dans ce sens et le negatif. Kant entend ainsi l'infini, +lorsqu'il traite du jugement, qu'il appelle _unendlich_. (_Crit. de la +rais. pure, Analyt. trans._, l. I, c. I, sect. II.)] + +[Note 511: _De Div._, p. 642.] + +[Note 512: [Grec: Eidopoioi], Porph. _Isag._, III.--Boeth., _In +Porph._, l. IV, p. 86.] + +"La division en differences ou en especes doit porter sur les plus +prochaines; car les plus prochaines sont naturellement les plus +analogues, et les plus propres a faire connaitre le genre. Si la +division du genre se faisait toujours par les differences ou par les +especes les plus prochaines, toute division serait a deux membres. C'est +du moins une opinion de Boece que tout genre a, dans la nature des +choses, deux especes les plus prochaines; et si nous en avions toujours +les noms, toute division pourrait s'operer en deux especes; si cela ne +se peut toujours faire, c'est disette de noms. + +"Mais a cette opinion qui se rattache a la doctrine philosophique qui +soutient que les genres et les especes sont les choses memes et non +simplement des voix, je me souviens que j'avais une objection tiree de +la relation. + +"Si tout genre est contenu en deux especes les plus prochaines, +la relation (_ad aliquid_) est dans ce cas: deux especes les plus +prochaines de relatifs en forment la division suffisante (complete). +Car bien que nous n'en ayons pas les noms, elles n'en doivent pas moins +subsister dans la nature des choses. Or elles no peuvent etre unies de +relation au genre supreme. En effet ce qui est anterieur a tous les +relatifs (le genre supreme) est le genre de tous, leur genre universel. +Il n'est donc pas ensemble avec eux; il ne leur est donc pas relatif; +car Aristote nous enseigne dans ses Predicaments que dans la nature tous +les relatifs sont ensemble (ou simultanes)[513]. Par la meme raison, les +deux especes prochaines qui divisent le genre de la relation ne peuvent +etre relatives a ce genre, parce que deux choses diverses d'un meme +n'y peuvent etre relatives, comme un meme ne peut avoir plusieurs +contraires, plusieurs privations ou possessions d'un meme, plusieurs +affirmations propres ou negations, d'apres la regle _une seule negation +pour une seule affirmation_[514]. + +[Note 513: Arist. _Categ._--Aristote ne pose pas le principe d'une +maniere absolue. [Grec: Dokei de ta pros ti hama tae physei einai kai +epi men ton pleiston alaethis estin.] "Il parait que les relatifs sont +simultanes dans la nature; et cela est vrai de la plupart."] + +[Note 514: [Grec: Mia apiphasis mias kataphaseos esti.] Arist., _De +Int._, VII.--Boeth., _De Int._, ed. sec., p. 352.] + +"Ces deux especes ne peuvent non plus etre relatives aux especes +subordonnees; car si une d'elles est en relation (et par consequent +simultanee) avec les especes inferieures, c'est avec celle qui lui est +subordonnee, ou avec celle qui est subordonnee a l'autre. Or ce ne peut +etre avec celle qui vient apres elle, puisqu'elle est anterieure a +celle-ci dans la nature, comme etant un genre. Si c'est avec celle qui +est subordonnee a l'autre et si elles echangent ainsi leurs especes +subordonnees, il suit que dans la nature chacune est anterieure et +posterieure a l'autre, car ce qui est anterieur ou posterieur a l'une +de deux choses simultanees dans la nature est necessairement aussi +anterieur ou posterieur a l'autre. Or des deux especes, celle-la, +etant comme le genre du relatif a une espece contemporaine[515], est +l'anterieur de ce relatif, et devient en meme temps l'anterieur de +l'espece contemporaine. Pareillement, celle-ci est anterieure a +celle-la, en sorte que chacune des deux est, dans la nature, anterieure +et posterieure a l'autre et a soi-meme. C'est ce qui deviendra plus +clair, si nous designons par des lettres l'ensemble du predicament. +Representons l'ordre par celte figure: + + Relation + B. C. + D. F. G. L. + +[Note 515: _Conquaero_, qui n'est ni anterieure ni posterieure.] + +"Si d'un cote C et D, de l'autre B et L sont reciproquement relatifs +(B et C etant les deux especes prochaines du genre le plus general +_relation_, D et L des especes, l'un de B, et l'autre de C), B sera +anterieur a D comme a son espece; D etant ensemble ou simultane avec C +comme avec son relatif, B precedera C. Ainsi B precedera son espece D et +C le relatif de D, et par consequent soi-meme (puisqu'il est simultane +avec C son codivisant). En outre, il est evident que dans cette +relation, une des especes inferieures detruite aneantit tout le +predicament; si D est detruit, tant B que C perit necessairement, +puisqu'ils comprennent le genre le plus general. Car D, etant relatif a +C, le detruit par sa propre destruction; mais C, etant le genre de L, +emporte L relatif de B, et ainsi B perit aussi. C'est pourquoi D une +fois detruit, tant B que C est detruit, et la _relation_ avec eux. Mais +plutot, disons B et C mutuellement relatifs, ce qui est plus vrai, et +que toutes les autres especes contemporaines sous leurs genres, soient +relatives l'une a l'autre, comme D et F entre eux, comme aussi G et L, +et ainsi des autres, tant qu'il y a d'especes contemporaines. Si une +seule des especes en relation existe, toutes doivent forcement exister, +de sorte que comme D existe, B son genre existe necessairement; et B +existant, C son relatif existe necessairement aussi. Mais si B existe, +il faut necessairement que son relatif C coexiste. Or C no coexistera +que par quelqu'une de ses especes qui, etant relative a une autre, +ne peut exister par soi seule, et il faut que celte autre existe +necessairement. Donc, une des especes relatives existant, il arrivera +que toutes existent; ce qui est tres-evidemment faux, car une des +especes n'exige l'existence d'aucune autre espece que de celle avec +laquelle elle est ensemble ou simultanee, et a laquelle elle est +relative. Le pere n'exige pas l'esclave ou le disciple, mais seulement +le fils. + +"Si, en descendant des especes prochaines de relatifs, par les genres +secondaires et les sous-especes, aux individus, nous trouvons que les +especes, contemporaines d'un meme genre, ne sont pas relatives entre +elles, mais que ce sont les especes de l'un des genres divisant qui sont +relatives aux especes d'un autre, sous le meme genre supreme (comme +le sont les especes de l'_anime_ et de l'_inanime_ entre elles), deux +especes existant entrainent necessairement l'existence de toutes les +autres. Si au contraire les especes d'une espece la plus prochaine sont +relatives ans especes d'une autre espece la plus prochaine (comme les +especes du _corps_ aux especes de l'_esprit_), cette necessite n'existe +pas. Notez bien que le genre le plus general du predicament ou cette +condition se realise est contenu dans deux especes; mais aussi, ou nous +sommes en ceci plus subtil qu'il ne faut, ou, pour conserver l'autorite +sauve, il faut dire qu'elle n'a pas regarde aux genres de tous les +predicaments. C'est ainsi qu'il[516] soutient dans beaucoup de ses +ouvrages que toute espece est constituee de la matiere du genre par +la forme de la difference; ce qui ne peut, a cause de l'infinite des +especes, etre maintenu pour toutes; cette regle ne doit donc etre +rapportee qu'au predicament de la substance. Il en est de meme peut-etre +de l'autre regle[517]." + +[Note 516: Boece.] + +[Note 517: _Dial._, p. 458-460.] + +On aura remarque cette argumentation qui peut etre prise comme un +specimen du raisonnement scolastique. La singularite en sera plus +frappante si nous empruntons un langage plus familier aux lecteurs de +notre temps. + +La division est l'origine et comme le fond de la definition. Soit +par exemple cette definition de l'homme, _l'homme est un animal +raisonnable_, elle suppose cette division, _l'animal est ou raisonnable +ou non raisonnable_. C'est une division, c'est-a-dire une proposition +dans laquelle le sujet est divise en deux classes par deux attributs; +et c'est une division par differences, en ce que ces attributs sont +differentiels, c'est-a-dire constitutifs d'especes proprement dites, non +de simples distinctions modales, mais des _differences specifiques_: +c'est l'expression de la science. + +La division par differences doit se faire par les differences les plus +prochaines. Admettez plusieurs especes d'hommes, les uns ayant douze +sens, et les autres cinq; le genre _animal_ ne devrait pas etre divise +par ces differences; car elles sont eloignees, elles constituent des +sous-especes, et non les especes du genre _animal_; la difference +prochaine ou la plus prochaine, ici c'est la _raison_. + +La difference prochaine, celle qui divise immediatement le genre, est +celle qui le fait le mieux connaitre, celle qui touche de plus pres +la nature; c'est donc la plus reelle. Boece dit que tout genre a deux +especes prochaines[518], parce qu'il veut que toute division soit a deux +membres, toute division triple ou quadruple pouvant se ramener a la +division par deux. Si la division ne parait pas toujours pouvoir se +faire en deux membres, c'est que les langues n'offrent pas toujours les +deux noms des _divisants_ et surtout des deux differences specifiques +d'un meme genre. Dans l'exemple, la _raison_ est une des differences +specifiques; nous serions embarrasses pour nommer l'autre en francais. +Le latin assez barbare des scolastiques dit _rationale, irrationale_; le +substantif abstrait repondant a _irrationale_ ce serait la _non-raison_. +Il serait facile de trouver des exemples pour lesquels la langue nous +ferait encore plus defaut; mais si la division du genre en deux especes +prochaines est toujours possible, sans toujours etre exprimable, il suit +que les especes existent independamment d'un nom qui les designe. Elles +existent sans les mots qui les nomment. Que devient alors la doctrine +qui veut que les especes ne soient que des mots? Voila l'argument +qu'Abelard dirige en passant contre Roscelin. + +[Note 518: _De Div._, p. 643.] + +Les modernes repondraient que les especes peuvent exister dans l'esprit +sans etre nommees, que toutes les idees n'ont pas necessairement leurs +noms, et qu'ainsi le principe de Boece peut etre vrai comme principe +ideologique, sans qu'il en resulte aucun prejuge en faveur de la realite +objective des especes. Que dit en effet le nominalisme raisonnable? Les +individus seuls sont reels. Ces individus semblables ou dissemblables, +separes ou rapproches par des differences ou ressemblances essentielles +ou accidentelles, sont compares et classes par l'intelligence, en +sorte que les genres et les especes sont des vues de l'esprit fondees +seulement sur les differences et les ressemblances des individus, +seules realites. Toute classe, genre ou espece, se resout reellement en +individus. Il n'y a point de realite autre qui corresponde au nom ou a +l'idee de la classe; il n'y a point _l'homme, l'animal_; il y a _des +animaux, des hommes_. Les genres et les especes ne sont donc que des +idees, et comme les idees en general ne se constatent et ne se fixent +que par leurs signes, comme la langue s'unit indissolublement a +l'intelligence, on peut regarder les especes comme des noms, ne +correspondant a aucune realite substantielle qui soit l'espece, si elle +n'est la reunion des individus; et en ce sens on peut aller jusqu'a dire +que les especes ne sont que des noms. Tel est le nominalisme soutenable, +ou le conceptualisme eclaire. + +A ce compte, le principe de Boece pourrait rester vrai, tout genre se +diviserait en deux especes, ne fussent-elles designees par aucun nom +special, sans que le realisme fut justifie, c'est-a-dire sans qu'il en +fallut conclure que les especes hors des individus soient autre chose +que des abstractions. Mais Abelard ne procede pas ainsi; il attaque le +principe de Boece dans sa generalite, et sans s'inquieter de l'induction +que ce principe fournit en faveur du realisme; voici par quel argument +de metier il pense le detruire. + +Si deux especes prochaines epuisent la division de tout genre, la +regle est applicable au genre _relation_. La _relation_ est un genre +superieur, de ceux qu'Aristote appelle _generalissima_, car c'est le +troisieme predicament. Or, quelles sont les deux differences prochaines +qui divisent le genre _relation_? La difficulte de le dire peut prouver +seulement que les noms des deux especes prochaines du genre _relation_ +manquent, et ne prouve pas qu'elles n'existent point dans les choses, +faute d'exister dans les noms; elles peuvent etre dans la nature et +manquer dans le langage. Mais c'est une regle de logique que tous les +relatifs sont ensemble dans la nature, tous les _ad aliquid_ sont +_simul_, [Grec: pros ti hama tae physei einai], ce qui signifie qu'ils +coexistent naturellement, en ce sens que si une chose est relative a une +autre, il faut bien que celle-ci le soit a la premiere. Elles sont donc +necessairement correlatives et simultanees. L'un des relatifs ne peut +disparaitre que la relation ne disparaisse et n'entraine avec elle la +disparition de l'autre. Cette regle admise, il faut bien que les deux +especes prochaines qui divisent completement le genre _relation_, etant +les deux especes fondamentales de relatifs, soient simultanees. Or le +seront-elles avec la _relation_, leur genre supreme? Mais c'est un +principe que le genre supreme est anterieur aux especes, qu'il a la +priorite sur elles; et si la _relation_, genre supreme des deux +especes prochaines de relatifs, leur est anterieure, comment ceux-ci +pourraient-ils etre simultanes avec elle? Cela repugne. Maintenant les +deux especes prochaines de relatifs peuvent-elles etre simultanees avec +celles qui ne sont pas prochaines? Non, car ou celles-ci leur sont +subordonnees, ou elles ne le sont pas. Si elles leur sont subordonnees, +elles viennent apres les premieres, qui ne peuvent etre simultanees avec +celles qui leur sont posterieures. S'il s'agit d'especes qui ne leur +sont pas subordonnees; si, par exemple, l'espece prochaine A est +simultanee avec l'espece D subordonnee a l'espece prochaine B, tandis +que celle-ci est simultanee avec l'espece C subordonnee a l'espece +prochaine A, il arrive que A simultane avec B anterieur a D, est +simultane avec D posterieur a B, et par consequent A est anterieur a D +comme B, et posterieur a B comme D. Et de meme, B est tout a la +fois anterieur a C comme A et posterieur a A comme C. Sans plus de +developpement, la contradiction apparait. + +Enfin, les deux especes prochaines du genre supreme _relation_ +sont-elles simultanees l'une avec l'autre? Soit; mais alors il en est +de meme forcement des deux genres qui divisent chacune d'elles, et des +especes subordonnees qui divisent chacun de ces genres; car toutes +ces divisions sont des divisions en deux relatifs. Et comme il y +a solidarite entre eux a tous les degres, et qu'en outre les deux +_divisants_ supposent le divise, un seul relatif a un degre quelconque +de l'echelle, suppose tous les autres; et consequemment, il pourrait +arriver, par exemple, que l'existence de la relation de roi a sujet +entrainat necessairement l'existence de la relation de maitre a +disciple, ou de cause a effet; ce qui est evidemment absurde[519]. + +[Note 519: Supposez que le predicament _relation_ ait pour especes +les plus prochaines une X et une Y, dont la premiere sera un relatif +que nous nommerons _celui de qui on depend_, et la seconde, _celui +qui depend_. Elles seront correlatives et simultanees; soit. Mais la +premiere aura, je suppose, pour genres qui la divisent _la cause_ et +_le superieur_, la seconde, _l'effet_ et _l'inferieur_. _Cause_ et +_superieur_ ne sont pas relatifs entre eux, mais ils ont le meme genre +qu'ils divisent. _Effet_ et _inferieur_ ne le sont pas davantage; mais +ils divisent un meme genre. Ces especes se sous-divisent a leur tour; +par exemple _superieur_ en _pere_ et en _maitre_, _inferieur_ en _fils_ +et en _esclave_. Or _superieur_, quoique de genre different, sera +relatif a _inferieur_ et simultane avec lui, et reciproquement. _Pere_, +espece appartenant a un autre genre que _fils_, sera relatif +et simultane avec _fils_, comme _maitre_ avec _esclave_, bien +qu'appartenant a des especes de genres divers. Or, si _pere_ est relatif +a _fils_, ils sont necessaires l'un a l'autre, et ces deux sous-especes +existant rendent necessaire l'existence de toutes les autres. Car _fils_ +etant rendu necessaire par _pere_, rend necessaire _inferieur_, l'espece +de laquelle il depend, et celle-ci, son autre sous-espece _esclave_, +puisque (c'est la supposition) ces deux sous-especes _fils_ et _esclave_ +divisent exactement leur espece _inferieur_. J'en dis autant de +_pere_ et de _maitre_ par rapport a _superieur_. Mais _superieur_ et +_inferieur_ a leur tour appartiennent a deux genres differents, dont +l'un est divise par _superieur_ et par _cause_, l'autre par _inferieur_ +et par _effet_, et comme _inferieur_ et _superieur_ sont necessaires +l'un a l'autre, l'existence de l'un et de l'autre entraine celle +des deux autres especes avec chacune desquelles chacun d'eux divise +exactement son genre respectif; et ces genres respectifs, tous deux +reunis et opposes, correlatifs simultanes, sont les especes les plus +prochaines du genre le plus general, la _relation_. Ainsi les rapports +dialectiques de toutes ces branches de la _relation_ etablissent une +liaison ou solidarite entre des choses qui en realite n'en ont aucune, +puisque l'existence du _fils_ ne fait rien a celle de _l'esclave_, celle +du _pere_ rien a celle du _maitre_, celle du _superieur_ rien a celle de +la _cause_.] + +Que faut-il donc penser de l'autorite? Que devient la regle de Boece? +Il faut croire, dit Abelard, qu'il n'a pas entendu parler des genres +de tous les predicaments; et la regle ne doit etre appliquee qu'au +predicament de la substance; c'est ainsi que son autre regle: "toute +espece est constituee de la matiere du genre par la forme de la +difference," n'est vraie que des especes de la substance. + +On peut ici juger Abelard et la scolastique. Il s'agit d'un argument +qui, au fond, atteint le realisme. Quelle en est la difficulte? c'est +qu'il est dirige contre l'autorite, contre une regle de Boece. Quelle +en est la force? c'est qu'il est appuye sur l'autorite, sur une regle +d'Aristote. Il se reduit a ceci: la regle _tout genre se divise en +deux especes prochaines_ est inconciliable avec cette autre regle _les +relatifs sont simultanes_. Voila comme le raisonnement scolastique se +fonde toujours sur l'autorite, meme quand il attaque l'autorite. + +En admettant que le genre _substance_ se divise en deux especes +prochaines, Abelard examine s'il en est de meme du genre _relation_; il +traite hypothetiquement la relation comme la substance; et attendu que +la maxime de Boece, au cas ou elle serait vraie, suppose que les especes +sont des choses et non des mots, puisqu'elle les admet comme existantes, +encore meme qu'il n'y ait pas de mots pour les nommer, il suit que, si +elle est vraie pour la relation comme pour la substance, les especes +de la relation sont des choses comme celles de la substance. Mais, en +verite, comment des especes de relations peuvent-elles etre des choses? +Quelle valeur peut avoir un argument qui donne aux relations la meme +realite qu'aux substances? N'y a-t-il pas la une tendance a realiser +indument des abstractions? On voit comment la scolastique, si peu +ontologique dans ses bases, en ce sens qu'elle s'appuie si peu sur +l'observation de la realite, tombe facilement dans une ontologie +artificielle et gratuite qui remplit et abuse l'intelligence. + +Il serait facile d'attaquer l'argumentation d'Abelard en elle-meme. +Attaquons-la jusque dans ses principes. Le premier est d'Aristote: +"les relatifs sont ensemble dans la nature;" c'est-a-dire, comme il +l'explique, simultanes et solidaires dans la realite. Ce principe est-il +donc si clair et si juste? Sans doute il y a moitie, s'il y a double; +s'il y a disciple, il y a maitre; mais la science est relative a son +objet, et l'objet de la science peut exister sans qu'effectivement la +science existe. De meme, l'objet senti est anterieur a la sensation. Le +principe n'est vrai tout au plus que si on l'applique a la relation en +acte, non a la relation en puissance. La relation actuelle exige la +simultaneite des relatifs. Mais quelle espece de relatifs sont les +deux especes prochaines du genre _relation_? Le rapport des especes +prochaines aux genres, des especes entre elles, des especes a d'autres +especes, est-il la relation proprement dite, aristotelique, categorique? +cela ne conduirait-il pas a cette idee outree que tout rapport est un +rapport necessaire? La categorie de relation est le rapport necessaire; +mais le rapport necessaire n'est pas necessairement le rapport de +simultaneite. De A a B il peut y avoir un rapport necessaire, des que +B existe; mais avant que B existe, il peut n'y avoir de A a B qu'un +rapport possible; si A est naturellement anterieur a B, on ne peut pas +dire que A et B soient ensemble ou simultanes, quoique A etant donne, +il en resulte necessairement un rapport possible avec B, au cas que B +devienne reel; et quoique B etant donne, il en resulte necessairement un +rapport necessaire et actuel avec A, qui ne peut pas exister, des que B +existe. Ainsi A et B sont relatifs et ne sont pas simultanes. + +Mais si tous les relatifs ne sont pas simultanes, est-il vrai que cette +regle vraie ou fausse doive s'appliquer aux choses unies par le rapport +d'especes a genre, ou d'especes du meme genre entre elles, ou de +celles-ci avec d'autres especes? Nullement; la definition de la relation +ne s'applique pas a ces relations-la. Le genre est logiquement anterieur +aux especes, et, bien que les especes le supposent, il ne les suppose +pas, il ne suppose que des especes possibles. Il n'y aurait pas d'hommes +qu'il y aurait encore des animaux. De meme, point de relation necessaire +entre l'espece _homme_ et les especes des plantes, ou les sous-especes +des oiseaux ou des poissons, ou meme les sous-especes des negres ou des +blancs. L'une ne suppose pas les autres. Ce qui est vrai, c'est que si +un genre est completement divise par deux especes prochaines, poser +l'une comme espece, c'est supposer l'autre. On ne peut dire: Il y a dans +le genre animal une espece _raisonnable_, sans dire implicitement +qu'il y a une espece _non raisonnable_. S'il n'y avait que l'espece +_raisonnable_, il n'y aurait pas de difference entre le genre _animal_ +et l'espece _homme_. L'un se confondrait dans l'autre, l'animal ne +serait qu'un genre sans espece. Bien plus, si l'homme a ete cree apres +les autres animaux, le genre animal, avant la naissance d'Adam, n'etait +ni genre ni espece qu'en puissance, et non pas en acte; et quoique la +race humaine ne put naitre sans que la division possible du genre devint +necessairement actuelle entre elle et les autres races, c'est-a-dire +sans qu'aussitot le genre et les deux especes fussent realises, il +n'y avait pas eu simultaneite entre l'espece humaine et le reste des +animaux, en depit du rapport necessaire entre les deux especes. Tous les +animaux ne coexistent pas necessairement dans la nature. + +Il faut donc modifier le principe d'Aristote, ou ne pas regarder les +deux especes prochaines d'un genre comme de veritables relatifs. Au +reste, la question n'est pas si un genre se divise en deux relatifs, +mais s'il se divise necessairement en deux especes. + +Nous touchons ici a la seconde regle et a l'autre autorite. Le genre se +divise-t-il exactement en deux especes prochaines, oui ou non? Si l'on +parle d'une division verbale, soit. Posez une espece du genre, vous +aurez certainement en regard de cette espece tout ce qui, dans le meme +genre, n'offre pas la difference specifique. On peut toujours dire que +le genre se divise en ce qui a telle difference et ce qui ne l'a pas; +mais le second membre de la division n'est pas necessairement une espece +proprement dite. Ce peut etre la collection formee momentanement par +l'esprit de tous les etres qui n'ont pas la difference; ce n'est alors +que la negation en regard de l'affirmation. Par exemple, les animaux +sans raison constituent-ils necessairement une espece proprement dite, +et ne pourraient-ils pas offrir d'ailleurs de telles diversites, qu'ils +ne formeraient une classe une et speciale que par opposition a l'espece +raisonnable? Toute importante qu'est la division par l'affirmation et la +negation, elle n'est pas assez instructive, assez significative; c'est +plutot une elimination, une abstraction, comme parle la logique moderne, +qu'une division scientifique. Par exemple, si l'on disait: _Tout etre +est createur, incree ou cree_, on ferait une division a trois membres +et qui pourrait avoir une veritable valeur. Sans doute on peut toujours +reduire une division par especes a deux membres; il suffit pour cela +d'affirmer une difference, et puis de la nier. Mais il ne suit pas que +l'on constituera toujours par la deux especes reelles. Si l'on divise +l'etre en createur et cree, on aura d'un cote Dieu, et de l'autre la +matiere, l'ame, l'ange, l'homme, la brute; le cree ne sera pas une +espece proprement dite. On aura cependant une division a deux membres, +et qui comprendra tout le genre. + +J'avoue toutefois que si l'on veut restreindre la division aux especes +proprement dites, aux differences proprement dites, et non l'appliquer +a toutes les especes transitoires et successives qu'enfante l'esprit +humain, la regle de Boece reprendra plus de valeur. Admettez qu'il y ait +en effet des especes et differences proprement dites, c'est-a-dire qu'a +tel degre determine de l'echelle de l'etre soit le genre, et au degre +qui suit immediatement, l'espece, il sera vrai que vous ne passerez +jamais de l'un a l'autre que par la division a deux membres. L'animal +etant le genre, l'espece humaine est bien certainement _animal_ par +la difference _raison_; et l'autre portion du genre _animal_ moins la +_raison_, peut etre dite constituee du genre _animal_ par la difference +_non-raison_, ce qui donne forcement une seconde espece. Mais on +conviendra qu'il y a un peu de symetrie artificielle dans tout cela, +et qu'il est difficile d'admettre reellement la _non-raison_ comme une +forme essentielle. De cette maniere de proceder, il peut resulter une +creation illimitee d'etres de raison eriges tot ou tard en etre reels. +Ainsi, les nominalistes eux-memes sont tot ou tard ontologistes. + +Je n'ai raisonne que sur le genre substance; que serait-ce si je +m'occupais des genres des autres predicaments! c'est alors que tout +paraitrait fictif, et l'abus de l'ontologie dialectique eclaterait. Il +est tel qu'on ne peut supposer que les scolastiques habiles en fussent +les dupes, et certainement au fond Abelard savait bien que ce ne pouvait +etre que par une assimilation fictive que l'on traitat la _relation_ ou +la _situation_ comme la _substance_; il laisse entrevoir, quoique trop +rarement, qu'il n'ignore pas que la _nature_, c'est ainsi qu'il nomme +la realite, est autre chose que _l'art_, c'est ainsi qu'il nomme la +dialectique. Mais d'abord pourquoi ne le pas dire mieux? puis, pourquoi +ne pas etudier, pour la decrire et la circonscrire, cette disposition ou +cette faculte qui est en nous de convertir tout en etre, et de raisonner +des rapports et des modes comme si c'etaient des substances? Il est vrai +que c'eut ete la de la psychologie. + +Remarquons cependant une distinction importante et qui prouve que ce +rare esprit ne meconnaissait pas la difference profonde qui doit separer +l'ontologie naturelle de l'ontologie dialectique. Il revient ici a +l'idee qu'il a deja exprimee, c'est que les regles qui sont bonnes pour +la categorie de la substance ne sont pas absolument et de plein droit +vraies des autres categories. Suivant lui, la division du genre s'opere +exactement par deux especes prochaines, mais seulement quand ce genre +est de la categorie de la substance. La division du genre par les +differences equivaut a la division par les especes, mais seulement quand +il s'agit du genre de la substance. Tout cela n'est qu'une suite d'un +principe anterieurement pose; c'est que toute espece est constituee de +la matiere du genre par la forme de la difference, seulement quand il +s'agit de genres ou d'especes du ressort de la substance. + +Je ne vois pas que cette distinction fondamentale ait ete jusqu'ici +remarquee; elle fait honneur a celui qui l'a apercue et repond d'avance +a plus d'une censure dirigee contre lui[520]; mais passons a la seconde +espece de division substantielle. + +[Note 520: Voyez _Dial._, pars III, p. 400; et ci-dessus c. V, et +ci-apres c. VI, VII et IX.] + +"Apres la division du genre en especes vient celle du tout en +parties[521]. Le tout est quant a la substance, ou quant a la forme, ou +quant a l'une et a l'autre. Le tout quant a la substance est tel quant +a la comprehension de la quantite, c'est l'entier, ou quant a la +distribution de l'essence commune, c'est l'universel. Telle est par +exemple l'espece distribuee entre tous ses individus. L'espece peut bien +etre appelee le tout quant a la substance des individus, puisqu'elle +est la substance totale des individus. Mais il n'en est pas de meme des +genres; car il y a, outre le genre, la difference dans la substance de +l'espece, tandis qu'au dela de l'espece rien de nouveau n'entre dans la +substance de l'individu. Les individus sont des parties de l'espece, non +des especes (Porphyre); ce tout est un universel, parce qu'il se dit +de toutes les parties individuelles, mais il n'est pas un entier, +c'est-a-dire un tout qui resulte de l'assemblage de toutes les parties +combinees, comme la maison, qui est composee du toit, des murs, etc. +L'entier ne peut etre l'universel, parce que l'universalite n'a point +ses parties dans sa quantite, mais en distribution dans la diffusion +de la communaute, c'est-a-dire divisees entre plusieurs a qui elle +est commune. L'entier a une _predication_ (attribution) qui lui est +particuliere; Socrate est compose des membres que voici. + +[Note 521: _Dial._, pars V, P. 460-470.] + +"Quand Platon a dit, au rapport de Porphyre[522], que la division +doit s'arreter aux dernieres especes pour ne pas s'etendre jusqu'aux +individus, il a considere non la nature des choses, mais la multiplicite +et le changement des individus. Leur existence est soumise a la +generation et a la corruption, elle n'a pas la permanence que possedent +les universels, dont l'existence est necessaire, des qu'il existe +un quelconque des individus en lesquels ils sont distribues. Cette +infinite[523], qui n'est point l'oeuvre de la nature, mais de notre +ignorance et de la mobilite de l'existence, laquelle ne saurait +longtemps persister dans ces individus comme dans les premiers sujets +des animaux, ou dans des individus a accidents immobiles, empeche la +division actuelle, mais n'empeche pas qu'elle existe dans la nature: la +nature pourrait tres-bien souffrir que les individus dont l'existence +aurait ete permise, attendissent notre division et tombassent sous notre +connaissance.... + +[Note 522: Porphyr. _Isag._, II.--Boeth., _In Porph._, l. III, p. +75.] + +[Note 523: L'impossibilite de determiner le nombre des individus.] + +"De ces touts qu'on appelle entiers ou constitutifs, les uns sont +continus, comme la ligne, qui a ses parties continues, et les autres +non, comme le peuple, dont les parties sont desagregees. La division +de ces touts ne s'enonce pas au meme cas que celle de l'universel, +c'est-a-dire au nominatif, elle se fait au genitif.... _De cette ligne_, +une partie est cette petite ligne, une autre partie, cette autre petite +ligne; _de ce peuple_, une partie est cet homme, une autre partie, cet +autre homme..., tandis qu'on ne dit pas que Caton, Virgile ... sont des +parties de l'homme (espece), mais Caton, Virgile est homme.... Mais il +faut regarder au sens plutot qu'aux paroles.... + +"Comme la division reguliere du genre ne se fait point par ses especes +quelconques, mais par ses especes les plus prochaines, de meme, la +division du tout ne doit pas se faire par les parties qu'on voudra, mais +par les parties principales. On blamerait celui qui diviserait l'oraison +par syllabes ou par lettres, qui sont les parties des parties; l'ordre +naturel est que la division se fasse en ces parties, dont l'union +constitue immediatement le tout, et que l'on decompose l'oraison en +expressions et celles-ci en syllabes." + +Mais quelles parties convient-il d'appeler principales, et quelles, +secondaires? Regardez-vous comment le tout se constitue, les principales +sont parties, non des parties, mais du tout, comme dans l'homme l'ame +et le corps. Regardez-vous comment le tout se detruit, les parties +principales sont celles dont la suppression detruit la substance du +tout, comme la tete dans l'homme. + +La premiere classification est arbitraire. Elle veut, par exemple, que +les parties principales de la maison soient les murs, le toit et les +fondements. Mais s'il convient de diviser la maison en deux, mettant +d'un cote les murs avec leurs fondements, et de l'autre le toit, les +fondements ne seront plus partie principale, mais partie de partie. On +peut a volonte dans un compose quelconque rendre secondaire une partie +principale, et reciproquement. Dans l'autre opinion, on n'hesite pas a +admettre comme principales des parties de parties, dans l'homme, par +exemple, la tete, laquelle est une partie du corps qui est une partie +de l'homme, dont l'autre partie est l'ame; on regarde seulement quelles +sont les parties qui, en se detruisant, detruisent la substance du tout. +Mais si vous detruisez une petite pierre de la muraille d'une maison, +comme cette pierre est un des elements de sa substance, cette substance +est atteinte, le tout cesse d'exister, la maison est detruite; ou ce qui +reste est un autre tout, une autre maison; ce n'est qu'une partie de la +premiere. En vain diriez-vous que la petite pierre de la maison existe +separement, la maison existait comme compose, et il ne suffit pas pour +son existence que sa matiere subsiste. Autrement, comme elle se compose +de bois et de pierres, on dirait que lorsqu'on a le bois et les pierres, +on a la maison. Donc, du point de vue de la destruction, toutes les +parties sont principales. + +A cette argumentation, qu'Abelard dit toute neuve, _novissimae_, voici +comme on a tente de repondre. Vous dites que si cette petite pierre +cesse d'etre, le tout dont elle fait partie n'est plus; soit, pourvu que +la pierre soit vraiment partie principale, comme dans un tout de deux +pierres. Mais pour appliquer cette conclusion a un tout qui est le tout +des parties, mais qui est autre chose que ses parties, il faut ajouter +au raisonnement cette constante: _Les parties etant parties et parties +principales_. En effet, dans le consequent, elles sont prises comme +tout, dans l'antecedent comme parties. Or une partie n'est pas le tout, +ou la substance se multiplierait a l'infini. Il faut donc retablir +l'unite du raisonnement qui manque d'une condition essentielle en +logique, _la constance_, d'apres la regle: "Ou la constance n'est pas +conservee dans l'enchainement, la conjonction des extremes ne suit +pas[524]."--Mais alors comment accordez-vous que dans ces consequences +fort connues: _Si l'homme existe, l'animal existe, et si l'animal, la +substance_, la conjonction des extremes s'accomplisse? Car dans la +premiere consequence, _animal_ suit comme genre, et dans la seconde, il +precede comme espece. Faut-il donc, pour retablir la constance, faire +l'insertion suivante: _Si l'homme existe, l'animal existe; et, si +l'animal existe, comme animal est l'espece de la substance, la substance +existe_. En verite, cela est inutile, le moyen terme peut egalement etre +consequent pour le premier membre et antecedent pour le second. Il est +donc vrai qu'une partie quelconque detruite detruit necessairement le +tout, et que, du point de vue de la destruction de la substance, toutes +les parties sont principales. + +[Note 524: "Ubi constantia non interseritur, conjunctio non +procedit." C'est ainsi qu'Abelard donne cette regle du syllogisme: Les +extremes et les moyens doivent necessairement etre homogenes. (_Analyt. +post._, 1, vii.) Il n'avait pat sous les yeux le texte des Seconds +Analytiques.] + +Mais si vous enlevez un ongle a Socrate, est-ce que toute la substance +de Socrate perit? non, parce que l'homme ne consiste pas dans ses +parties. Autrement, en des temps divers, le meme homme vivant ne +subsisterait pas; car sa substance augmente ou diminue sans cesse. Il +faut donc chercher quelle est la partie, faute de laquelle l'homme ne se +retrouve plus; les uns diront que c'est la main, les autres que c'est la +langue; mais la destruction de l'une ni de l'autre n'est l'homicide; +et nous tenons pour principales les parties qui sont telles, que leur +mutuelle conjonction produise immediatement la perfection du tout. +La conjonction du toit, des murs et des fondements, et non pas la +composition de leurs parties entre elles, produit la maison. + +Il est des touts dont la nature parait contraire, quoique ce soient +aussi des entiers: tels sont les touts _temporels_, comme _le jour_ +compose de douze heures, et qui est pour elles un tout constitutif. Ces +touts n'ayant point de parties permanentes, la simultaneite ne leur est +pas applicable; leurs parties sont successives, comme celles du temps, +celles de l'oraison, et l'existence actuelle de ces parties est la seule +mesure de l'etre de ces touts. A prendre rigoureusement la signification +du jour ou de l'oraison, jamais l'oraison ou le jour n'existe, puisque +jamais ni les douze heures, ni les mois dont se compose l'oraison, +ne coexistent. Aristote admet dans le temps la continuation sans la +permanence[525], mais ni l'une ni l'autre dans l'oraison. Il faudrait +plutot dire que les parties du temps ont la permanence et non la +continuation; car les sujets etant discontinus, les accidents doivent +l'etre aussi. On trouverait egalement une sorte de permanence dans les +parties de l'oraison, en faisant prononcer en meme temps par divers les +lettres qui en sonnant ensemble composeraient les mots et l'oraison avec +les mots. Mais a dire le vrai, ni le temps, ni l'oraison, ne sont des +composes de parties. Un compose ne peut etre contenu dans une seule +partie, et ce n'est pas une partie que ce que la quantite du tout ne +surpasse point. La ou il n'y a qu'une partie, elle est le tout. Or les +parties dans le temps ne sont jamais plusieurs, puisque la simultaneite +leur est interdite; il n'en existe jamais qu'une. Co n'est donc que par +figure qu'on peut dire que le jour existe, et ce qui en existe et qu'on +appelle partie n'en est pas une, elle est reellement un tout. + +[Note 525: Arist. _Categ._, VI.] + +"Je me souviens, ajoute Abelard[526], que mon maitre Roscelin avait +cette idee insensee de pretendre qu'aucune chose ne resultat de parties, +et, comme les especes, il reduisait les parties a des mots. Si on lui +disait que cette chose, qui est une maison, resulte d'autres choses, +savoir, le mur, le toit et le fondement, voici par quelle argumentation +il attaquait cela. + +[Note 526: _Dial_., p. 471.] + +"Si cette chose qui est la muraille est une partie de cette chose qui +est la maison, comme la maison elle-meme n'est pas autre chose que le +mur, le toit et le fondement, le mur est partie de lui-meme et du +reste. Mais comment sera-t-il partie de lui-meme? Toute partie est +naturellement anterieure au tout; or, comment le mur serait-il anterieur +a soi et aux autres, lorsque l'anteriorite a soi-meme est impossible? + +"La faiblesse de cette argumentation consiste en ceci, que quand on +parle du mur, et qu'on accorde qu'il est partie de lui-meme et du reste, +on entend de lui-meme et du reste pris et joints ensemble, ou d'un +compose dans lequel il est avec le toit et le fondement, en sorte que la +maison est comme trois choses, mais non prises separement, combinees au +contraire, et ainsi il n'est plus vrai qu'elle soit le mur ni le reste, +mais elle est les trois ensemble. De la sorte, le mur n'est partie que +de lui-meme et du reste combines, ou de toute la maison, et non pas de +lui-meme pris en soi: il est anterieur, non a soi-meme pris en soi, mais +a la combinaison de soi-meme et du reste. En effet, le mur a existe +avant que toutes ces choses eussent ete jointes, et chacune des parties +doit exister naturellement avant de produire l'assemblage dans lequel +elles sont comprises." + +Ce long examen de la division du tout vient de nous conduire au milieu +de la grande question du realisme et du nominalisme. Abelard y a touche +en s'occupant de la difference; il y est revenu en traitant de la +division de la substance par les especes. Il la retrouve ici sous deux +formes, en etudiant la division du tout universel et du tout integral. + +Le tout universel est un des universaux; il est la collection soit des +genres, soit des especes, soit des individus, qui en sont comme les +parties; en tant que collection des individus, le tout espece peut +etre appele leur substance, puisqu'il est la totalite de la substance +repartie en eux; mais le genre n'est pas la substance totale des +especes, puisqu'il y a dans l'espece un element qui n'est pas dans +le genre, la difference. Cette doctrine, qui admet bien une certaine +realite dans les elements des especes et des genres, les presente +cependant comme des touts de convention; et il est vrai qu'en tant qu'on +les considere comme des touts, ce ne sont pas des touts naturels, si la +condition du tout naturel est l'unite numerique de substance; mais +ils sont des touts naturels, lorsqu'ils sont la totalite de genres +et d'especes veritables, ou formes a raison de ressemblances et de +differences essentielles et permanentes. Les genres et les especes de +convention, oeuvres d'une classification arbitraire et momentanee, sont +les seuls qui ne donnent naissance qu'a des touts conventionnels. + +Quant a la division du tout integral ou constitutif en ses parties, elle +serait indifferente a la question du realisme, si Roscelin n'avait eu +la hardiesse de l'y rattacher. N'admettant de realite que la realite +individuelle, il se croyait oblige de nier la realite des elements de +l'individu, et comme l'individu est un tout, de nier les parties du +tout. Par quel subtil argument, on l'a vu. La reponse d'Abelard est +bonne, et resout la difficulte de dialectique que Roscelin avait +inventee. Le bon sens n'en pouvait etre embarrasse un moment; mais le +bon sens n'est pas la logique. + +"La division du tout selon la forme est, par exemple, celle qui partage +l'ame en trois puissances ou facultes, celle de vegeter, celle de +sentir, celle de juger[527]. L'ame en exerce une dans les plantes, deux +dans les animaux; dans l'homme, elle les contient tontes trois: elle a +le conseil ou le jugement avec la vegetabilile et la sensibilite, c'est +ce qu'on appelle la rationnante ou la raison. + +[Note 527: _Dial_., p. 411-476.] + +"Voici donc une division reguliere: la puissance de l'ame est ou de +vegeter, ou de sentir, ou de juger. Mais cette division est-elle +applicable a l'ame universelle ou ame du monde, que Platon croit unique +et singuliere[528], que d'autres appellent une espece contenue dans +un seul individu, comme le phenix? Boece parait avoir applique cette +division a l'ame en general, quand il dit: _L'ame se composant de ces +sortes de parties, en ce sens non pas que toute ame soit composee de +toutes, mais une ame des unes, une autre ame des autres, c'est une chose +qu'il faut rapporter a la nature du tout_. Ces mots indiquent qu'il +croit que le nom d'ame, tel qu'il est defini par la division, convient +a toutes les ames, ou, ce qui revient an meme, qu'il designe un +universel.... On donne donc aussi le nom de tout a ce qui consiste en de +certaines vertus ou facultes, comme l'ame en ses trois puissances[529]. + +[Note 528: Cette division triple de l'ame est comme dans toute +l'antiquite. Abelard l'avait rencontree dans Boece. (_In Porph_., p. +46.) Quant a la question de savoir si cette triplicite s'appliquait a +l'ame du monde, il aurait pu s'en assurer en relisant le Timee, si, +comme on le croit, il en avait une version sous les yeux. La, Platon dit +que Dieu forma l'ame du monde d'une essence divisible, d'une essence +indivisible, et d'une essence intermediaire, produit de l'union de l'une +et de l'autre. Ces trois principes, le premier, qui est l'etre, le +second l'intelligence, le troisieme qui participe des deux autres, +pourraient bien repondre a la division dont il s'agit, quoique dans le +Timee elle soit concue d'une maniere plus transcendante et qui a ete +tout autrement developpee et interpretee par les alexandrins. Voyez dans +les _Etudes sur le Timee_, de M. Henri Martin, le texte, p. 88, 94 et +98, et la note 22. t. 1. p. 316-383.] + +[Note 529: Les citations, comme le fond des idees, sont prises de +Boece (_De Div_., p. 646), et nous voyons comment s'est introduite +ou plutot maintenue dans la philosophie du moyen age cette ancienne +division de l'ame en vegetative, sensitive et intelligente (ou +rationnelle).] + +"Seule, en effet, l'ame fait vegeter le corps, et elle donne seule au +corps le mouvement de croissance; seule elle discerne, c'est-a-dire a la +notion du bien et du mal; mais il semble qu'elle ne sente pas seule, on +croit meme qu'elle ne peut sentir, car on ne dit pas les sens de l'ame, +mais du corps. Aristote attribue les sens au corps[530]; c'est que les +sens, c'est que les instruments par lesquels l'ame exerce ses sens, +sont fixes dans le corps et font connaitre les corps qui, par leur +intermediaire, arrivent a l'etat de concepts, d'ou l'on pourrait induire +qu'il y a une faculte de sentir dans l'ame, une autre dans le corps. +L'une et l'autre, en effet, sont dits sensibles (_sensibile_); mais la +vraie et premiere faculte de sentir est dans l'ame, quoique le corps +contienne les divers organes des sens....., ou plutot quoique tous ses +membres soient pourvus du tact qui parait etre le seul commun a tout +animal, car il est certains animaux qui manquent de tous les autres +instruments, comme les huitres et les coquilles, qui sont sans +tete, ainsi que Boece le rappelle dans le premier Commentaire des +Predicaments[531]. + +[Note 530: _Categ._, VII.--Boeth., _In Proedic._, p 100.] + +[Note 531: Il n'y a point ou il n'y a plus deux Commentaires des +Predicaments, ni par consequent de premier. C'est dans le livre II de +son unique commentaire sur les categories que Boece parle des huitres et +des coquilles (p. 101).] + +"Quant a cette sensibilite attribuee au corps de l'animal, comme si elle +etait sa difference, elle parait descendre et naitre de celle qui est +dans l'ame, et l'animal ne parait sensible qu'en tant qu'il contient une +ame capable d'exercer en lui la faculte de sentir. Le corps n'est dit +sensible que parce que l'ame est avec lui, que parce qu'il a une ame; +l'ame, au contraire, est sensible, non par l'effet du predicament +de l'avoir, mais en vertu d'une puissance qui lui est propre. +Objectera-t-on que _sensible_, etant la difference substantielle +d'_animal_, est une qualite, apparemment parce que toute difference est +qualite, mais qu'avoir une ame n'est pas une qualite, etant au contraire +de la categorie de l'avoir? Il faudrait alors entendre par la qualite la +forme, ou par le mot _sensible_ designer dans le corps de l'animal une +certaine faculte qui serait necessairement du ressort de la qualite, +puisque l'autorite a soumis toutes les puissances ou impuissances au +genre supreme de la qualite[532]. Cela revient a dire que l'animal nait +deja apte a l'exercice des facultes de l'ame, grace a une qualite des +sens par lesquels l'ame, comme par des instruments, s'acquitte des +fonctions de la puissance qui lui est propre. + +[Note 532: Arist. _Categ._, VIII.--Boeth., _In Proed._, l. III, p. +170. Toute cette psychologie d'ailleurs ne vient point d'Aristote; on +trouverait plutot quelque chose d'analogue dans Boece (_De interp._, ed. +sec., p. 298)] + +"Il faut qu'il y ait differentes sensibilites de l'ame et du corps, +comme il y a differentes rationnalites, car c'est une regle que les +genres qui ne sont point subordonnes entre eux, n'ont pas les memes +especes ou les memes differences; or, tels sont le corps et l'ame, dont +l'on ne recoit aucune attribution de l'autre[533]. + +[Note 533: C'est dire, en dialectique, que la sensibilite de l'ame +ne peut etre celle du corps ou que la sensation n'est pas l'affection +organique; nouvelle preuve que le raisonnement, avec ses formes d'ecole, +remplace et quelquefois vaut les notions puisees dans l'observation des +faits de conscience.] + +"L'equivoque qui se trouve dans les noms des differences de l'ame et du +corps s'etend aussi aux noms de leurs accidents. Il nait de certaines +choses qui sont dans l'ame certaines proprietes pour le corps. Ainsi +le fondement propre des sciences ou des vertus, c'est l'ame. Cependant +l'homme est un corps, et l'on dit de lui qu'il est savant ou studieux, +non qu'on entende par la une _qualite_ de la science ou de la vertu, car +elles ne sont pas en lui, mais un _avoir_ de l'ame, qui _a_ les sciences +et les vertus. L'homme est dit dialecticien ou grammairien, joyeux ou +triste, rassure ou effraye, et mille autres choses, a raison de toutes +les qualites de l'ame, dont l'exercice ne peut apparaitre ou meme avoir +lieu sans la presence du corps. Les corps eux-memes recoivent des noms, +et il leur nait des proprietes qui ont le meme caractere: par exemple, +Aristote dit qu'avec l'animal meurt la science[534]. Il parle de +la science par rapport au corps, car la suppression de l'animal +n'entrainerait point celle de la science, puisque l'ame, une fois +degagee de la tenebreuse prison du corps, acquiert de plus vastes +connaissances; il ne veut parler que de cet exercice de la science qui +se manifeste seulement grace a la presence du corps[535]. + +[Note 534: _Categ._, VII.--Boeth., _In Proed._, p. 166.] + +[Note 535: La division du tout par facultes a, suivant Boece, +quelque chose de commun avec celle du genre ou de l'entier. Ainsi +la _predication_ de l'ame suit de ses facultes, ce qui signifie que +l'enonciation des facultes de l'ame donne l'ame comme consequence. +Exemple; _S'il y a vegetalble, il y a ame_. Et cela revient a la +division du genre lequel suit de ses especes: _S'il y a homme, il y a +animal_. L'ame est composee de ses facultes autrement que l'entier l'est +de ses parties. La composition de l'entier est materielle ou relative a +la quantite de son essence, tandis que la composition de l'ame resulte +de l'addition d'une difference formatrice. "La qualite n'entre pas dans +la quantite de la substance, et ce qui est le meme en nature ne peut +etre materiellement compose de choses de predicaments differents." +C'est-a-dire qu'une quantite materielle ou une nature _quantitative_, +comme un entier, ne peut etre composee d'elements d'une nature +_qualitative_, comme des facultes. (_Dial._, p. 474-475)] + +"Quelques-uns appliquent celle division du tout virtuel ou du compose +de puissances, non a l'ame en general, mais a cette ame singuliere que +Platon appelle l'ame du monde, qu'il a donnee a la nature comme issue du +_Noy_ ou de l'esprit divin, et qu'il s'imagine retrouver dans tous les +corps. Cependant il n'anime pas tout par elle, mais seulement les etres +qui ont une nature plus molle et ainsi plus accessible a l'_animation_; +car bien que cette meme ame soit a la fois dans la pierre et dans +l'animal, la durete de la premiere l'empeche d'exercer ses facultes, et +toute la vertu de l'ame est suspendue dans la pierre. + +"Enfin, quelques catholiques, s'attachant trop a l'allegorie, +s'efforcent d'attribuer a Platon la foi de la sainte Trinite, grace +a cette doctrine ou ils voient le _Noy_ venir du Dieu supreme, qu'on +appelle _Tagaton_, comme le Fils engendre du Pere, et l'ame du monde, +proceder du _Noy_ comme du Fils le Saint-Esprit. Ce Saint-Esprit en +effet, qui, partout repandu tout entier, contient tout, verse aux coeurs +de quelques chretiens, par la grace qui y reside, ses dons qu'il est dit +vivifier en suscitant en eux les vertus[536]; mais dans quelques-uns, +ses dons semblent absents, il ne les trouve pas dignes qu'il habite +en eux, quoique sa presence ne leur manque pas, il ne leur manque que +l'exercice des vertus. Mais cette foi platonique est convaincue d'etre +erronee en ce que cette ame du monde, comme elle l'appelle, elle ne la +dit pas coeternelle a Dieu, mais originaire de Dieu a la maniere des +creatures. Or le Saint-Esprit est tellement essentiel a la perfection de +la Trinite divine, qu'aucun fidele n'hesite a le croire consubstantiel, +egal et coeternel tant au Pere qu'au Fils. Ainsi ce qui a paru a Platon +assure touchant l'ame du monde, ne peut en aucune maniere etre rapporte +a la teneur de la foi catholique[537]." + +[Note 536: "Fidelium cordibus per inhabitantem gratiam sua largitur +charismata quae vivificare dicitur suscitando in eis virtutes." +(_Dial_., p. 475.) Cette generation de l'ame du monde emanee du _Noy_ +(pour [Grec: nous], l'intelligence) est un dogme neo-platonique +qu'Abelard tenait de Macrobe plutot que du Timee. (_In Somn. Scip_., I, +ii. xiii, xiv, etc.)] + +[Note 537: Abelard, comme on le verra plus bas, n'a pas toujours +repousse avec une aussi grande severite d'orthodoxie le dogme platonique +de l'ame du monde. Mais ce passage est un de ceux que l'on cite peur +prouver qu'il ecrivit sa Dialectique apres sa condamnation. Il est +tres-probable en effet qu'il aura insere a dessein dans ce passage la +retractation d'une opinion, qui, bien que tres-formellement exprimee +dans sa theologie, n'en fait point une partie essentielle; tandis qu'on +ne peut admettre qu'apres l'avoir positivement condamnee, il l'ait +reprise plus tard et developpee, le theologien se montrant ainsi moins +correct en sa foi que le philosophe. (Voyez l. III, c. II et III, et +dans Abelard, le l. II de _l'Introduction_, c. xvii, et le l. I de la +_Theologie chretienne_, c. v.)] + +"Mais une fiction de ce genre parait eloignee de toute verite, car elle +placerait deux ames dans chaque homme. Platon imagine et veut que les +ames de chacun, creees au commencement dans les etoiles correspondantes +(_in camparibus stellis_), viennent prendre appui en des corps humains +pour la creation de chaque homme en particulier, et que les corps soient +animes par celles-la seules, dont la presence est partout suivie +et accompagnee de l'animation, et nos par celle dont une opinion +philosophique admet l'existence egalement, soit avant que le corps soit +anime, soit apres qu'il est dissous et jusque dans le cadavre[538]. + +[Note 538: Cette phrase se rapporte a la distinction etablie dans le +Timee entre l'ame du monde et l'ame ou les trois ames de l'homme, l'une +immortelle, qui est l'ame intelligente ou connaissante, et les deux +autres mortelles, savoir: l'une male et l'autre femelle; l'une, celle +des volontes passionnees, l'autre, cette des impressions et affections +sensibles; l'une qui reside dans le coeur et l'autre dans le foie. +(Voyez dans les _Etudes sur le Timee_, le t. I, pv 96 et suiv., 187 et +suiv., not. 22 et le t. II, not. 136, 139 et 140.)] + +"Ne nous occupons point de celle ame que la foi ne reclame point, +qu'aucune analogie reelle ne recommande, et revenons a l'application de +la division de l'ame generale (du genre ame). Il est demeure en question +pourquoi on a admis tes facultes dans ce tout qui est ame plutot que +dans les autres touts, ou pourquoi on a separe cette division par +facultes des autres divisions des genres par differences. Pour ceux +qui par l'ame generale entendent cette ame du monde inventee par les +platoniciens, ils la mettent evidemment en dehors de toutes les +autres divisions, puisque dans cette seule et meme ame ils admettent +substantiellement toutes les facultes differentielles, la substance de +cette ame les contenant egalement partout, quoique partout elle ne +les exerce pas. Ceux au contraire qui entendent par l'ame generale +l'universel ame (ou l'ame en general), ce qui est plus raisonnable, ils +n'ont pas de raison d'admettre au nombre des divisions par la forme +cette division de l'ame, plutot que celle des autres touts par +puissances ou par impuissances, telles que rationnalite et +irrationnalite, ou toute autre forme de la substance; mais peut-etre la +citent-ils de preference pour exemple, parce que ses differences sont +plus connues d'avance. + +"La derniere division est celle par la matiere et par la forme. En voici +une: "L'homme est en partie substance animale, en partie forme de +la rationnalite ou de la mortalite." L'animal compose l'homme +materiellement, la rationnalite et la mortalite formellement: car +celles-ci etant des qualites ne pouvent se convertir en l'essence de +l'homme qui est substance; mais la substance d'animal est la seule qui +constitue l'homme par _l'information_ de ses differences substantielles. +Les differences substantielles sont celles qui _specifient_ ou changent +en especes les genre divises put elles (Porphyre)[539]. La rationalite +en effet et la mortalite, advenant a la substance d'animal, en font une +espece qui est l'homme. Mais en convertissant en espece la substance +du genre, elles ne passent pas elles-memes ensemble avec elle dans +l'essence de l'espece; ce sont les genres seuls qui deviennent especes, +sans rester toutefois separes des differences; sans la survenance des +differences, l'espece differenciee ne serait pas produite; c'est par +et non avec les differences que cette transformation a lieu. Si les +differences etaient avec le genres transportees dans l'espece, nous ne +nous rendrions pas a la doctrine de ceux qui veulent quo l'homme soit un +autre plus la rationnalite et la mortalite, non pas seulement un autre +_informe_ par ces deux differences, mais un animal et ces deux choses; +dans le premier cas trois font un, dans le second les trois sont trois, +et l'homme uni a la muraille n'est pas la meme chose que l'homme et la +muraille. Mais assurement nous serions forces d'admettre que ces memes +differences ensemble avec le genre viennent a la fois et se reunissent +de meme facon dans l'essence de l'espece; d'ou il resulterait qu'elles +sont de la substance de la chose et qu'elles entrent comme partie dans +la matiere. Car rien no recoit l'attribution de substance composee que +la matiere, parce que rien ne doit etre pris materiellement que la +matiere deja actuellement combinee a la forme; par la statua on no peut +entendre que l'airain figure, et non l'airain et la figure, puisque +la composition de la forme n'est pas de l'essence de la statue. "_La +statue_, dit Boece[540], _consiste dans ses parties_ (c'est-a-dire dans +les parties separees d'airain qui, reunies, constituent la quantite de +son essence comme matiere) _autrement que dans l'airain et l'espece_ +(c'est-a-dire dans la composition de la forme)." Cette composition +n'advient pas n la matiere pour y etre de l'essence de la chose, mais +pour que la substance de l'airain devienne ainsi une statue. La matiere +actuellement jointe aux formes n'est que ce qu'on appelle le _matiere_, +comme l'anneau d'or n'est que l'or etire en cercle, comme la maison +n'est que le bois et les pierres augmentees de la construction. + +[Note 539: _Isag._, III.--Boeth., _In Porph._, l. IV, p. 89.] + +[Note 540: _De Div._, p. 640.] + +"La division dont nous traitons comprend avec la forme substantielle +la forme accidentelle; car la composition de la statue ne parait point +substantielle, puisqu'elle ne cree pas une substance specifique. La +statue ne semble pas en effet une espece, car elle n'est pas une unite +naturelle, mais fabriquee par les hommes, ni un nom de substance, mais +d'accident, le nom de statue etant pris de quelque fait de composition. +En effet, de quelque substance que soit le simulacre, airain, fer ou +bois, des qu'il offre l'image d'un etre anime, c'est une statue. Le +mot de statue parait donc appartenir plus a _l'adjacence_[541] qu'a +l'essence; mais quoique la formation de la statue ne donne pas une +substance specifique, la composition est substantiellement inherente +a la statue (elle y est comme dans son sujet d'inherence), de la meme +facon que la justice au juste. Le juste ne peut etre sans la justice, +la statue sans sa composition; non, il est vrai, par une nature +substantielle, mais par une propriete formelle, qui fait qu'on dit le +juste et la statue. Boece a dit que les differences substantielles du +tyran au roi etaient de prendre l'empire sur les lois et d'opprimer le +peuple sous une domination violente[542]; cependant _roi_ et _tyran_ ne +designent pas des especes, mais des accidents; l'homme est ce qu'il y +a de plus special; point d'especes apres lui. Le mot de Boece signifie +donc que nul ne peut etre investi de la propriete de roi ou de tyran, +s'il n'a fait ce qui vient d'etre dit." + +[Note 541: _Ad adjacentiam_, nous francisons ce mot, parce qu'il est +explique par son antithese avec _essence_.] + +[Note 542: _De Differ. topic._, l. III, p. 873.] + +La troisieme division est celle de la voix ou du mot. Elle divise le mot +en significations ou en modes de significations[543]. + +[Note 543: _Dial._, p. 479-484.] + +Les significations des mots dependent de la notion qu'ils produisent +dans l'esprit de l'auditeur, et en general du sens qui leur a ete +impose; mais ces recherches ne tiennent pas a l'essence de la +philosophie. Une meme signification peut avoir plusieurs modes, +c'est-a-dire qu'un mot peut s'appliquer diversement. De la une division +nouvelle. Le mot d'_infini_, par exemple, est divise par Boece en infini +de mesure, en infini de multitude, en infini de temps[544]. Dans +les termes vraiment equivoques, il y a pour un meme mot plusieurs +definitions. Ici, au contraire, ou il ne s'agit que des modes de la +signification, la definition ne change pas; l'infini demeure toujours +ce dont le terme ne peut etre trouve, mais l'infini est un mot qui +s'emploie de differentes manieres. C'est la recherche et remuneration de +ces _manieres_ ou modes qu'on appelle la division du mot par les modes. +Abelard va plus loin, et croit que l'infini ne designe point une seule +et meme propriete, commune, par exemple, au monde, au sable, a Dieu. +Chacun a sa maniere d'etre infini, et il penche a croire qu'il faudrait +ici une definition plutot reelle que verbale. Les membres de la division +que Boece donne de l'infini, ne supposent point necessairement une +opposition, une meme chose pouvant etre infinie de diverses manieres. +Dieu est infini quant au temps et par la quantite de la substance; car +il ne saurait etre renferme dans aucun lieu. Est-il sage d'ailleurs +d'employer le mot d'infini pour Dieu et pour la creature? ne risque-t-on +pas de tomber ainsi dans l'equivoque proprement dite, et n'y aurait-il +pas lieu a des definitions differentes? On dit que l'infini est ce dont +le terme ne peut etre trouve; mais Dieu est infini, en ce sens que sa +nature ne permet pas que l'on trouve le terme d'un etre que rien ne +limite. Il est infini par essence. "Les creatures, au contraire, ne +peuvent etre dites infinies que relativement a notre connaissance, et +non pas a leur nature. Toutes, en effet, connaissent leurs limites, +quand meme notre science ne les atteint pas; et admettre l'infinite, +reelle ou naturelle, dans les creatures, fut une erreur chez les gentils +et serait une heresie chez les catholiques; car ce serait assimiler a +son createur la creature comme excedant toutes limites; or le createur +lui-meme ne connait pas ses limites, puisqu'elles n'ont jamais ete." + +[Note 544: _De Div._, p. 640.] + +Cette analyse des diverses sortes de divisions ne serait pas +suffisamment instructive, si l'on ne les comparait entre elles pour +faire ressortir leurs differences[545]. + +[Note 545: _Dial._, p. 484-489.] + +Si vous comparez la division du tout a la distribution du genre, vous +trouvez qu'elles different en ce que la premiere se fait suivant la +quantite, la seconde suivant la qualite. En effet, lorsqu'on distribue +un universel, on n'entend point le prendre dans son integrite, mais +en montrer la diffusion entre tout ce qui y participe. S'agit-il, au +contraire, d'un tout integral, ses parties en divisent la substance, +independamment de toutes qualites et quand meme elles en seraient +depourvues. + +Toujours un genre est anterieur a ses especes, un tout posterieur a ses +parties; car les parties sont la matiere du tout, comme le genre est +la matiere des especes. Aussi, comme la destruction du genre supprime +l'espece, quoique la destruction de l'espece laisse subsister le genre, +la destruction de la partie detruit le tout, quoique le tout en +se detruisant n'entraine pas la perte des parties, au moins comme +substance, si ce n'est comme parties. + +Chaque espece recoit le genre pour predicat; on ne peut dire la meme +chose du tout pour chaque partie. Il les faut toutes prises ensemble, +pour qu'elles soient le sujet du tout. L'homme est animal, mais la +muraille n'est pas la maison; il y faut la muraille, le toit, etc., tout +pris ensemble, il n'y a d'exception que pour les touts factices, +comme une baguette d'airain, dont le tout divise en deux donnera deux +baguettes d'airain. Mais aussi, comme etant un tout factice, on devrait +peut-etre la classer parmi les substances universelles. + +Comparez maintenant la division du mot a celle du genre. Elles different +en ce que le mot se partage en significations propres, le genre +en certaines creations tirees de lui-meme. "Car le genre cree +materiellement l'espece; l'essence generale est transferee dans la +substance de l'espece, au lieu que la substance du mot n'est point +transportee dans la constitution de la chose qu'il signifie. Le +genre est plus universel dans la nature que l'espece, son sujet; +_l'equivocation_ est dans sa signification plus comprehensive que le +mot unique. C'est que le mot n'est pas un tout naturel; il n'appartient +naturellement a aucune chose signifiee; c'est un nom impose par les +hommes. Car le supreme artisan des choses nous a confie l'imposition des +noms, mais il a reserve la nature des choses a sa propre disposition." + +Aussi le mot est-il posterieur a la chose qu'il signifie, et le genre +anterieur a l'espece. Par suite, les choses qui sont reunies dans la +nature du genre, recoivent son nom et sa definition; tout ce qui se +dit du sujet en est predicat de nom et de definition (Aristote). +Les significations, an contraire, ne se partagent que le nom de +l'_equivocation_[546]. + +[Note 546: _Categ._, V.--Boeth., _In Proed._, l. I, p. 130. +Pour bien comprendre ceci, il faut se rappeler que l'_equivocation_ +(homonymie) est la propriete des choses equivoques (homonymes), +c'est-a-dire qui sous un meme nom n'ont pas meme substance. "Nomem +commune, substantiae ratio diversa." On peut dire d'un homme vivant et +d'un portrait, c'est un homme. (Boeth., _In Proed._, p. 115.) Il y a +dans le texte d'Abelard, a la derniere phrase, _non participant_, je +crois que la negation doit etre retranchee (p. 487).] + +La division du genre exprime une nature qui est la meme partout, la +division du mot un usage ou convention qui peut varier. + +Comparez enfin la division du mot et celle du tout; le tout consiste +dans ses parties, qui le divisent, mais les significations qui divisent +le mot ne le constituent pas en lui-meme. Aussi, pendant qu'une partie +du tout en entraine la destruction par la sienne propre, le mot qui +signifie diverses choses peut perdre une de ces choses, sans que +l'aneantissement de cette chose aneantisse le mot, soit en substance, +soit a titre de signification. + +Ces differences, ainsi resumees, ne sont paa sans interet; elles +accusent dans celui qui les a recueillies une tendance au nominalisme; +mais c'est une consequence qu'il suffit d'indiquer[547]. + +[Note 547: Et cependant on y rencontre cette expression toute +realiste, _essentia generalis_ (ibid.).] + +Il faudrait donner un traite de dialectique ou commenter tout Boece, +pour completer l'analyse du traite d'Abelard sur la division. Il n'a +pas meme ete publie tout entier, et apres la division substantielle, le +tableau des divisions accidentelles n'aurait qu'un interet mediocre. +Cependant cette partie si importante de la dialectique resterait trop +incomplete, si nous nous taisions sur ce qui fait en derniere analyse la +valeur de la division, sur la definition. + +On a du voir comment la division rend possible la definition, et la +definition dont le credit a un peu baisse dans la philosophie, etait au +premier rang dans celle du moyen age. Mais avant de lui assigner son +role philosophique, disons, d'apres Abelard, ce que c'est que la +definition[548]. + +[Note 548: _Dial._, pars V, p. 490-497.] + +Ce mot aussi a plusieurs acceptions. Proprement, la definition est +constituee seulement par le genre et les differences[549], comme cette +definition de l'homme, _animal rationnel mortel_, ou de l'animal, +_substance animee sensible_, ou des corps, _substance corporelle_. +Ainsi, comme le dit Ciceron, la definition explique ce que (_quid_) est +le defini. Cependant on a souvent, avec Themiste, entendu la definition +dans un sens large, et compris sous ce nom toute oraison qui, par une +equation entre la _predication_ et une voix (_l'univoque_), en declare +de quelque maniere la signification. Dans la predication, on dit que +l'oraison _fait equation_ au mot qu'elle definit, ou que la definition +est _adequate_, lorsque dans un sujet quelconque il se trouve que ni +le nom n'excede l'oraison, ni l'oraison le nom. Ainsi, tout ce qui est +_homme_ est _animal rationnel mortel_, et reciproquement. + +[Note 549: Abelard suit ici Boece, dont les idees sur la definition +ont prevalu dans l'ecole. La definition que donne Ciceron de la +definition meme est dans ses Topiques, et Boece, apres l'avoir +commentee, la rappelle dans son "Traite de la definition" (p. 649), et +c'est la qu'Abelard la reprond. Au reste, cette definition ne differe +pas de l'ideo generale qu'Aristote donne de la definition, [Grec: lomos +ton ti isti], (_Analyt. post._, II, x); mais Boece, Abelard et en +general les scolastiques sont loin d'avoir juge la definition avec une +severite aussi clairvoyante que l'a fait Aristote. (_Anal. post._, II, +III a XIII.--_Topic._, VI.--_Met._, VII, XII.)] + +On distingue la definition de nom et la definition de chose. La premiere +est l'interpretation qui explique un mot d'une langue dans une autre, +surtout en le decomposant, comme lorsqu'on explique que _philosophie_ +signifie _amour de la sagesse_. L'interpretation rentre souvent dans +l'etymologie; mais l'une et l'autre, en expliquant le nom, donnent +connaissance de la chose; autrement, le mot ne se comprendrait pas. La +definition fait la demonstration de la chose, quand non-seulement elle +en donne la substance, mais qu'elle la depeint par quelques-unes de +ses proprietes. Le mot montre la chose enveloppee, la definition la +developpe, en decomposant la matiere ou la forme. Dans la definition +de l'homme, _animal_ indique la substance, _mortel_ et _rationnel_ les +formes; _homme_ signifiait tout cela confusement. Le nom de la substance +generique ou specifique determine, assigne la qualite a la substance, en +designant la substance, en tant qu'_informee_ par les qualites; mais il +ne donne pas une pleine connaissance comme la definition qui decompose. + +L'interpretation s'applique au nom; elle est necessaire, notamment quand +le doute porte sur la substance nommee, et que l'on ne sait a quelle +substance le nom est impose. Puis on y ajoute la definition, lorsque +la propriete formelle est ignoree. "La definition doit toujours etre +convertible avec le defini; mais l'interpretation excede generalement +l'interprete. Ainsi nous n'appelons pas philosophes tous ceux qui aiment +la sagesse, mais seulement ceux qui ont bien saisi la doctrine de l'art +(la connaissance de la dialectique), tandis qu'on interprete le mot +_philosophe_ par _amateur de la sagesse_, c'est la composition et le son +du mot qui semblent le vouloir ainsi. Aussi cet exemple nous donne-t-il +la difference de la definition de nom a celle de chose." + +La definition de chose, comme la division, est ou selon la substance, et +c'est la definition propre, ou selon l'accident, et elle doit s'appeler +alors description. La definition substantielle est celle qui comprend en +ses parties la matiere et la forme substantielle qui font la +substance de la chose, comme par exemple, le genre et les differences +substantielles. Les especes seules peuvent donc etre definies +substantiellement, car seules elles ont le genre et les differences +substantielles. Quant aux genres les plus generaux ou predicaments, +ils ne peuvent admettre la definition, car ils n'ont ni genres, ni +differences constitutives, puisqu'ils ne tirent point d'ailleurs leur +constitution, et qu'ils sont supremes principes des choses. De meme les +individus sont indefinissables, parce qu'ils manquent de differences +specifiques, n'ayant point par soi les differences auxquelles ils ne +participent que parce qu'ils font partie de l'espece. Les individus +d'une meme espece ne se distinguent entre eux que par les accidents de +la forme, qui _alterent_[550] seulement la substance et ne creent point +d'essence. Les accidents cesseraient d'etre accidents, si l'acces et le +retrait en enlevait quelque chose a la substance; c'est la l'effet des +formes substantielles des especes; d'elles depend la generation et +la corruption de la substance, c'est-a-dire que seules elles peuvent +produire les substances nouvelles et en changer la composition. + +[Note 550: _Alterer_ est ici pris dans le sens primitif, et signifie +que les accidents font qu'un individu est autre (_alter non alius_) +qu'un autre individu de meme espece. Ainsi, les accidents individuels +alterent la substance, sans la changer en tant que substance specifique. +Sous ce rapport, il faut se garder de confondre _alteration_ avec +_corruption_. Les formes substantielles corrompent la substance, en +changent la nature (_cum rumpere_, composer autrement), et ne se bornent +pas a l'alterer (a l'individualiser).] + +Il ne peut donc tomber sous la definition que les intermediaires entre +les predicaments et les individus, mais les uns et les autres ne se +refusent pas a la description, qui est la definition selon l'accident ou +improprement dite. Ainsi l'on dit que _la substance est ce qui peut etre +sujet de tous les accidents_, et que _Socrate est un homme blanc, crepu, +musicien, fils de Sophronisque_. Ce sont des definitions incompletes ou +descriptions qui n'admettent que les seules differences, ou qui posent +le genre sans les differences, ou l'espece avec les accidents; elles +different des vraies definitions, qui ne comprennent que la matiere et +la forme. + +Parmi les noms soumis a la definition, on distingue les noms substantifs +proprement dits, qui sont donnes aux choses en ce qu'elles sont, et les +autres noms qu'on appelle noms pris, _nomma sumpta_ (noms abstraits), +et qui sont imposes aux choses a raison de la _susception_ de quelque +forme. D'ou l'on distingue la definition quant a la substance de la +chose, et la definition quant a l'adherence de la forme. Les +definitions des genres et especes sont donnees quant a la substance ou +substantivement; les definitions des noms pris, comme l'_homme_, le +_rationnel_, le _blanc_, sont donnees adjectivement. + +"A propos de ces dernieres, une grande question est elevee par ceux qui +placent les universaux au premier rang parmi les choses, c'est celle de +savoir quelles sont les choses signifiees que les definitions de noms +definissent. En effet, la signification des noms abstraits est double, +la principale est relative a la _forme_, la secondaire relative au +_forme_. Ainsi _blanc_ signifie en premier lieu _la blancheur_ qui sert +a determiner le corps sujet de la blancheur; en second lieu, le sujet +meme dont _blanc_ est le nom. Or nous definissons le blanc _le forme par +la blancheur_ (ce qui a la _forme de la blancheur_). Maintenant on est +dans l'usage de demander si c'est seulement la definition du mot ou de +quelque chose que le mot signifie. Mais d'abord, comme nous definissons +les mots, non selon leur essence, mais selon leur signification, cette +definition parait etre en premier lieu celle de la signification; il +reste donc a chercher de quelle signification. Est-ce la premiere, +c'est-a-dire _la blancheur_, ou la seconde, c'est-a-dire _le sujet de la +blancheur_? Si c'est la definition de la _blancheur_, elle est _predite_ +d'elle-meme (car c'est dire que la _blancheur_ est _formee du forme +par la blancheur_); _blancheur_ se dit de toute chose _blanche_, et +la definition se sert a elle-meme de predicat; or qui accorderait que +_blancheur_ ou _cette blancheur fut formee de blancheur_? tout ce qui +est _forme de blancheur_ ou _blanc_ est corps. + +"Mais si la definition ci-dessus est celle de la chose qu'on nomme le +_blanc_, c'est-a-dire qui est le _sujet de la blancheur_, on demande si +elle est la definition de chaque sujet qui recoit la _blancheur_ ou de +tous pris ensemble. Dans le premier cas, elle est aussi celle de la +perle, qui est blanche; alors, d'apres la regle _De quocumque diffinitio +dicitur_ (la definition se dit de tout ce dont se dit le terme +defini[551]), celle-ci donne le predicat de la perle, ce qui est +absolument faux. Si au contraire on veut qu'elle soit la definition de +tous les sujets pris ensemble, il faudra, d'apres la meme regle, que +tous les sujets, quelque divers qu'ils puissent etre, soient definis +ensemble (c'est-a-dire par le meme predicat dans la meme proposition), +ce qui est encore faux. + +[Note 551: Je crois que cette regle est celle que donne Aristote en +ces termes: "Toute definition est toujours universelle." (_Anal. post._, +II, xiii.)] + +"La-dessus, je m'en souviens, voici quelles etaient les solutions qui +pouvaient lever toutes les objections precedentes. + +"Supposons que l'on dise que cette definition est celle de la +_blancheur_, entendue non selon son essence, mais selon l'adjacence (non +substantivement, mais adjectivement), c'est une consequence qu'elle soit +aussi dite comme predicat 1 deg. de la blancheur adjectivement, en ce sens +que _tout blanc est forme par la blancheur_; 2 deg. et aussi de toutes les +choses dont elle est le predicat adjectif. (Ainsi toutes les choses +_blanches_ sont _formees de la blancheur_.) + +"On peut dire aussi qu'elle convient a tout sujet quelconque de la +_blancheur_; mais ce n'est pas une consequence necessaire qu'elle +definisse tout ce qui a cette meme definition pour predicat; car cette +regle _la definition se dit d'un quelconque_, ne regarde que les +definitions selon la substance[552]; or celle dont il s'agit est +assignee a la substance _sujet de la blancheur_, non quant a ce qu'elle +est en elle-meme, mais quant a une de ses formes. + +[Note 552: J'ai supprime dans le texte de cette phrase deux mots, +_et definitum_, qui me paraissaient en troubler le sens (p. 496).] + +"Cette solution me parait aussi tirer d'affaire tous ceux qui veulent +que la definition embrasse tous les _sujets de la blancheur_ pris +ensemble, quand meme on concederait qu'ils sont tous _predits en +disjonction_, c'est-a-dire que ce qui a la definition pour predicat est +ou perle, ou cygne, ou tout autre de ces sujets. + +"On peut encore dire que la definition est celle de ce nom, _le blanc_, +non quant a son essence, mais quant a sa signification, et alors elle ne +risquera plus de lui servir de predicat quant a son essence: on ne dira +pas que ce mot _blanc_ est le _forme de la blancheur_, mais que c'est ce +qu'il signifie; c'est comme si l'on disait que la chose qui est appelee +_blanche_, est _formee de la blancheur_. Definir le mot, c'est ouvrir +sa signification par la definition; definir la chose, c'est montrer la +chose meme. + +"Ainsi, que la definition fut une definition de mot ou qu'elle fut celle +d'une signification quelconque, la question pouvait etre resolue: on ne +definit rien sans declarer en meme temps la signification d'un mot, +et nous n'accordons pas qu'aucune chose reelle puisse etre dite de +plusieurs, c'est le nom seulement qui est dans ce cas. Comme toute +definition doit eclaircir le mot qui exprime ce qu'elle definit, il faut +qu'elle soit toujours composee de noms dont la signification recue soit +connue, car nous ne pouvons eclaircir l'inconnu par des inconnus. La +definition est ce qui donne la plus grande demonstration possible de la +chose que contient le nom defini, car il y a cette difference entre la +definition et le defini que, bien que l'une et l'autre aient la meme +chose pour sujet, leur maniere de le signifier differe (Boece[553]). La +definition qui distingue en parties separees chacune des proprietes de +la chose, la montre plus expressement et plus explicitement, tandis que +le mot defini ne distingue pas ces divers elements par parties, mais +pose le tout confusement. Et quoique les mots definis contiennent +souvent plus de proprietes de la chose que la definition n'en enonce, la +ou l'on a le mot et la definition, la definition est plus demonstrative +que le nom. Quant aux choses memes, la definition fait plus que le nom +pour la signification, quand elle est substituee a la chose meme qui +est ignoree et qu'elle determine distinctement dans toutes ses +parties[554]." + +[Note 553: _De Div._, p. 665.] + +[Note 554: _Dial._, p. 495-497. Cette derniere partie de la +discussion, donnee textuellement, aurait besoin peut-etre, pour se faire +comprendre, d'une paraphrase nouvelle. Mais dans les deux chapitres +suivants on reviendra au sujet qu'elle traite, et tout sera peut-etre +eclairci.] + +Ici finissent les extraits que nous voulions donner de la Dialectique, +et aucune de ses parties, plus que ce dernier livre, n'aura prouve +combien cette science consacree a l'elude des procedes logiques de +l'esprit, est forcement et frequemment entrainee a l'examen des +questions de metaphysique. On ne saurait trouver etrange que cette +necessite se fasse sentir surtout dans les recherches sur la definition. +Qu'est-ce en effet que definir? c'est dire ce qu'est une chose. La +science de la definition est donc l'art de dire ce que sont les choses, +et comme l'art de le dire est celui de l'enseigner, c'est apparemment +aussi celui de le savoir. Apprendre a definir, c'est donc finalement +apprendre a connaitre les choses; et cette partie de la logique est +l'introduction a l'ontologie. S'il y a une methode sure pour bien +definir, il y a un procede certain pour connaitre la verite des choses. + +D'ou venait cette preference pour la definition comme moyen de +connaitre? de l'emploi presque exclusif du raisonnement dialectique. Ce +raisonnement n'est au fond que le syllogisme; or le syllogisme n'est, a +le bien prendre, que le moyen de tirer de la definition d'une chose +la definition d'une autre. Les propositions qui le composent sont des +definitions partielles ou totales, provisoires ou finales. Quand il +est general et definitif, il est (ce mot de definitif semble lui-meme +l'indiquer) un procede de definition. Si l'on remonte aux syllogismes +anterieurs, on arrive toujours a quelque proposition universelle qui +exprime qu'une chose convient a une autre, a toute cette autre, a rien +que cette autre, _omni et soli_. C'est donc une definition. Et, comme la +scolastique recourait peu a l'observation soit interne, soit externe, il +est tout simple que, suivant son procede habituel, elle se soit +attachee a rechercher et a etablir plutot les conditions logiques de la +definition, que les methodes les plus sures de decouvrir et de constater +la verite, persuadee qu'elle etait qu'une fois ces conditions connues, +elle n'aurait plus qu'a les appliquer, sans investigations lointaines, +sans experiences prolongees, pour faire de bonnes definitions ou pour +controler celles qui lui seraient presentees. Qu'etait-ce pour elle, +en effet, qu'etudier une chose? c'etait en chercher la place dans les +cadres de la dialectique; c'etait determiner a quelle categorie elle +appartenait, si elle etait genre le plus general ou predicament, genre, +espece, sous-genre, sous-espece, espece la plus speciale ou individu, +si elle etait mode ou nature, propre ou accident; et cela, moins en +retracant les caracteres effectifs de la chose dans la realite, qu'en +rappelant les propositions d'Aristote, de Porphyre, ou de Boece, ou elle +avait figure, pour faire concorder l'exposition logique de la chose avec +les assertions anterieures de l'autorite. La recherche de la verite dans +un tel systeme aurait du, pour atteindre parfaitement son but, aboutir a +un tableau dialectiquement encyclopedique de tous les objets nommes par +le langage; et ce tableau n'eut ete qu'une collection methodique de +definitions. + +Si la definition a ete depuis moins pratiquee et moins pronee, c'est +qu'on a reconnu combien etait artificielle et hypothetique soit cette +maniere de la trouver, soit la science dont elle devenait le fondement. +On a remarque que la definition n'etait jamais que relative a la +connaissance acquise, et ne contenait de verite qu'en proportion de ce +qu'on en savait. La definition ne donne pas la science; elle la resume +ou la rappelle, elle ne la produit pas. Sans donc y renoncer, il vaut +mieux s'enquerir, par l'etude du raisonnement comme par l'experience +externe, par l'examen du langage comme par la recherche des citations, +par l'analyse directe de tous les caracteres de l'objet a connaitre +comme par la decomposition de toutes les idees qui en constituent la +notion, s'enquerir, dis-je, par tout moyen, de la verite des choses, +sauf ensuite a regulariser et, jusqu'a un certain point, a controler les +connaissances acquises par l'application des formes de la dialectique. +Au nombre de ces formes est sans contredit la definition, qui n'est +elle-meme que la division retournee. La definition est la synthese dont +la division est l'analyse. + +Quoi qu'il en soit, rien de moins surprenant que la variete et +l'importance des objets et des questions auxquelles touche l'etude de +la definition. Ce qu'on vient de dire prouve que par la nature meme des +choses cette etude etait infinie, puisqu'elle n'etait rien moins que la +clef de la science universelle. Aussi, a travers beaucoup de subtilites +oiseuses, avons-nous vu, sous la main d'Abelard, l'etude de la division +et de la definition amener dans son cours une theorie ontologique de la +nature de l'ame, une theorie psychologique de ses facultes, des vues sur +la nature de Dieu, sur celle de l'homme, sur le langage en general et +sur les langues, des recherches sur la vraie nature des accidents, et +avant tout et sans cesse sur la substance et les modes, consequemment +sur le probleme continuel et capital des universaux. Par les lumieres +que l'analyse de cette cinquieme partie de la Dialectique a jetees sur +ces diverses questions, elle peut etre vraiment consideree comme la +transition aux ouvrages qu'il nous reste a faire connaitre. Elle +nous conduit a l'examen plus direct des opinions psychologiques et +ontologiques de notre auteur; et elle nous montre en meme temps comment +la dialectique, science purement abstraite, devient une science +d'application. + + + +CHAPITRE VII. + +DE LA PSYCHOLOGIE D'ABELARD.--_De Intellectibis_. + +Lorsque l'on compare la philosophie du moyen age et la philosophie +moderne, une premiere difference frappe les regards. L'une parait +presque etrangere a l'etude des facultes de l'ame, a laquelle l'autre +semble consacree. En d'autres termes, la psychologie passe pour une +decouverte des derniers siecles. C'est en effet une verite incontestable +que depuis deux cents ans l'etude de l'esprit humain est devenue la +condition prealable, la base, le flambeau, le premier pas de la science; +toutes ces metaphores sont justes. Mais c'est surtout cette importance, +c'est ce role de la psychologie dans la philosophie qui peut s'appeler +une decouverte moderne; et l'on ne saurait pretendre d'une maniere +absolue qu'a aucune epoque l'homme ait entierement renonce a s'observer +lui-meme, ou du moins a se faire un systeme quelconque sur sa nature +interieure et sur ses moyens de connaitre. 11 y a donc eu toujours une +certaine psychologie. Mais on en faisait peu d'usage; et l'on est reste +longtemps sans deviner qu'une grande partie des verites philosophiques +ne sont accessibles que par l'observation de la conscience. Les disputes +du moyen age, ces controverses fameuses dont le bruit retentit +dans l'histoire, roulaient sur des questions de dialectique ou de +metaphysique, et non sur la science directe de l'esprit humain. Aussi +trouvions-nous a peine dans les ouvrages deja imprimes d'Abelard +quelques vues isolees sur les facultes de l'homme, et ne pouvions-nous +obtenir que par des inductions conjecturales et vagues une idee de sa +psychologie, jusqu'au jour ou parut un petit traite qu'il nous reste a +faire connaitre. + +Le titre seul est singulier, _Tractalus de Intellectibus_[555]. Il ne +serait pas aise de le traduire du premier mot; car bien que l'ouvrage +roule sur l'intelligence humaine, cette expression _de intellectibus_ +designe plutot certains produits ou certaines operations de +l'intelligence que la faculte qui les realise. M. Cousin a raison +d'appeler l'ouvrage _un recueil de remarques sur l'entendement_; mais il +s'y agit surtout de ces actes de l'entendement designes sous le nom de +concepts, et qu'on n'eut pas, il y a un demi-siecle, hesite a nommer des +idees. Nous n'intitulerons pourtant pas l'ouvrage _Traite des idees_; ce +titre est trop moderne; on comprendra mieux notre scrupule, lorsqu'on +aura lu les premiers mots de l'ouvrage. Ils seront le meilleur preambule +de notre analyse. + +[Note 555: _P. Abaelardi tractalus de Intellectibus_; c'est le titre +du manuscrit qui provient de la bibliotheque du Mont-Saint-Michel. M. +Cousin l'a publie dans la 4'e edition de ses _Frag. phil_., t. III, +Append., XI, p. 448 et suiv.] + +"Voulant traiter des speculations, c'est-a-dire des concepts, nous +nous proposons, pour en faire une etude plus exacte, d'abord de les +distinguer des autres passions ou affections de l'ame, de celles du +moins qui paraissent le plus se rapprocher de leur nature; puis de les +distinguer les uns des autres par leurs differences propres, autant que +nous le jugerons necessaire pour la science du discours. + +"Il y a cinq choses dont il convient de les isoler soigneusement: le +sens, l'imagination, l'estimation, la science, la raison[556]. + +[Note 556: "Sensus, Imaginatio, existimatio, scientia, ratio." Cette +distribution des principales facultes de l'esprit humain ne se trouve +nulle part enoncee en termes expres dans Boece; du moins je ne l'y +ai pas decouverte. Il est impossible cependant d'en rapporter tout +l'honneur a Abelard, d'autant que c'est a peu pres la division de l'ame +que l'on trouve exposee d'une maniere si remarquable dans le l. III du +_de Anima_ d'Aristote, [Grec: Listhaesis, phantasia, doxa, epistaemae, +nous]. Il serait curieux de rechercher comment et par qui cette division +avait passe dans le commerce philosophique. Car tout semble prouver +qu'Abelard ne connaissait point le _de Anima_.] + +1 deg. Sens.--"L'intellect ou faculte de concevoir est lie avec le sens tant +par l'origine que par le nom. Par l'origine, car des qu'un des cinq sens +atteint une chose, il nous en suggere aussitot une certaine conception. +En voyant en effet quelque chose, en flairant, entendant, goutant ou +touchant, nous concevons aussitot ce que nous sentons; et il est si +vrai que la faiblesse humaine est provoquee par le sens a s'elever a +l'intelligence, que nous avons peine a donner a aucune chose la forme de +la conception, si ce n'est a la ressemblance des choses corporelles que +l'experience des sens nous fait connaitre. + +"Quant au langage, nous abusons souvent du mot de sens pour exprimer +l'intelligence; par exemple nous disons le sens des mots, au lieu +de dire le concept des mots. La vision aussi est prise souvent pour +l'intelligence tant par Aristote que par la plupart des autres[557], +peut-etre parce que le sens nous parait ressembler davantage a +l'intelligence. En effet, l'esprit se represente la chose qu'il concoit, +d'une maniere analogue a celle dont nous contemplons, comme placee +devant nous, une chose prochaine ou eloignee. + +[Note 557: Je ne vois que les representations mentales, les +_fantaisies_ des Grecs, que Boece propose d'appeler _visa_. (_In Porph. +a Victor., Dial._, I, p. 8.)] + +"Le sens et l'intellect etant donc reunis par l'origine et le nom, +il m'a paru necessaire d'assigner leur difference, vu qu'ils operent +ensemble dans l'ame[558]." + +[Note 558: _De Intell._, p. 461-462.] + +La difference, c'est que la perception d'une chose corporelle par le +sens a besoin d'un instrument corporel, c'est-a-dire que l'ame doit etre +appliquee a un objet par un intermediaire physique, comme l'oeil ou +l'oreille, tandis que l'intellect qui concoit, c'est-a-dire la pensee +meme de l'ame, n'a besoin ni de l'instrument corporel, ni meme de +l'effet d'une chose reelle a concevoir, puisque l'intelligence se pose +des choses existantes ou non, corporelles ou non, soit en se rappelant +le passe, soit en prevoyant l'avenir, soit meme en se figurant ce qui +n'exista jamais. + +La seconde difference, c'est que le sens n'a aucune faculte de juger +d'une chose, c'est-a-dire d'en concevoir la nature ou la propriete; +aussi est-il commun aux animaux sans raison et aux animaux raisonnables. +L'intelligence, au contraire, n'opere que par la conception rationnelle +de la nature ou de la propriete des choses, meme quand elle concoit a +faux. Aussi point d'entendement sans la raison, ou sans la faculte par +laquelle un esprit capable de discernement parvient a distinguer et a +juger les natures des choses. + +2 deg. Raison.--Les animaux qui ont la raison ont, en langage scolastique, +la rationnalite. La science ne met entre ces deux choses qu'une +difference de degre. La seconde appartient a tous les esprits, tant des +hommes que des anges; la premiere, seulement a ceux qui sont capables +de discernement (_discretis_, aux personnes discretes); quiconque peut +juger les proprietes des choses possede la rationnalite. Celui dont +le jugement, exempt des atteintes de l'age ou des troubles de +l'organisation, s'exerce avec facilite, a seul la raison. Or la raison +est en essence la meme chose que l'esprit (_animus_). La conception, ou +l'acte de l'intelligence en tant qu'elle concoit, distincte des sens +comme de la raison, descend ou provient de celle-ci dont elle est comme +l'effet perpetuel; elle n'est donc pas la raison, quoiqu'il n'y ait pas +conception la ou manque la raison. + +3 deg. Imagination.--La conception differe aussi de l'imagination, qui n'est +qu'un souvenir du sens, ou la faculte par laquelle l'esprit retient +l'affection du sens, en l'absence de la chose qui l'avait produite. Ce +n'est pas qu'il ne puisse y avoir en meme temps dans l'ame imagination +et conception, aussi bien que conception et sens, et dans les deux cas +il y a quelque jugement; mais c'est un acte de l'intelligence, et non +pas de l'imagination et du sens. L'une se rapporte aux choses absentes, +l'autre aux choses presentes; la conception se produit pour les choses +absentes comme pour les choses presentes. Mais nous pouvons sentir les +choses sans les concevoir, autrement nous penserions toujours au ciel et +a la terre, que nous voyons toujours. Quand le sens agit, l'imagination +ne peut agir avec lui et en lui; mais des qu'il cesse, elle le supplee. +C'est une confuse perception de l'ame aussi bien que le sens. Ce qui est +capable de sens est capable d'imagination. Les betes elles-memes n'en +sont pas depourvues, suivant Boece[559]. Mais n'y a-t-il imagination +qu'a la condition du sens? Abelard penche pour l'affirmative; il veut +que non-seulement les objets insensibles et incorporels ne soient que +des concepts intellectuels, mais qu'il en soit, de meme des objets +corporels que l'intelligence concoit sans les avoir presents par les +sens. Si Aristote a dit que nos conceptions n'ont jamais lieu sans +imagination[560], cela signifie, selon lui, que lorsque nous tachons +d'atteindre et de juger la nature ou la propriete d'une chose par la +seule intelligence, l'habitude du sens, d'ou nait toute connaissance +humaine, _sensus consuetudo a quo omnis humana surgit notitia_, suggere +a l'esprit par l'imagination de certaines choses auxquelles nous +n'entendons nullement penser. Voulons-nous, par exemple, ne concevoir +dans l'homme que ce qui appartient a la nature de l'humanite, +c'est-a-dire le concevoir comme _animal rationnel mortel_; beaucoup de +choses que nous avons eu l'intention d'ecarter se presentent a l'ame +malgre elle par l'effet de l'imagination, comme la couleur, la longueur, +la disposition des membres, et les autres formes accidentelles du corps; +en sorte que par un effet singulier, _quod mirabile est_, lorsque je +cherche a penser a quelque chose d'incorporel, l'habitude de sentir +me force a l'imaginer corporel; ce que je concois comme incolore, je +l'imagine necessairement colore. C'est que les sens sont en nous ce qui +s'eveille d'abord; leurs operations se renouvellent sans cesse; +ensuite l'esprit s'eleve a l'imagination, puis a la conception de +l'intelligence. + +[Note 559: _De Consolat. phil._, V, p. 944.] + +[Note 560: Aristote dit cela dans le Traite de l'ame et dans celui +de la Memoire. (_De Anim._, III, VIII.--_De Mem. et Remin._, I.) Abelard +ne les connaissait pas; mais Boece cite textuellement un passage du _de +Anima_, et c'est la qu'Abelard s'est instruit. (Boeth., _De Interp._, +ed. sec., p. 298.)] + +Toutefois, Boece dit "qu'il est une intelligence qui appartient a bien +peu d'hommes, et a Dieu seul, laquelle depasse tellement et le sens et +l'imagination qu'elle agit sans l'un et sans l'autre[561]; par elle, +rien ne s'offre a l'esprit que ce qui se pense et se comprend; pour +elle, point de perception confuse. Evidemment Dieu ne saurait avoir ni +sens ni imagination; son intelligence atteint et contient tout; car +comprendre, c'est savoir. Cette intelligence-la que Boece accorde a +un petit nombre d'hommes, croyons, avec Aristote, qu'elle ne peut se +rencontrer dans cette vie, si ce n'est chez l'homme que l'exces de la +contemplation eleve a la revelation divine. Et cet essor de l'ame, il +faut l'appeler science plutot que simple intelligence, et le rapporter a +l'esprit divin plutot qu'a l'esprit humain. L'ame qui vient de Dieu se +penetre de Dieu, pour ainsi dire, et dans l'homme qui s'evanouit et +meurt en quelque sorte, Dieu parait[562]." + +[Note 561: Boeth., _De Interp._, ed. sec., p. 296.] + +[Note 562: _De Intell._, p. 467. Ceci semble un souvenir du Timee +plutot que du _de Anima_. Voyez pourtant III, V.] + +4 deg. Estimation.--Distinguons encore l'entendement ou l'intelligence de +l'estimation et de la science. On confond quelquefois l'estimation avec +l'intelligence; car on doit estimer pour comprendre, et le mot de pensee +(_opinio_), synonyme de celui d'estimation, est quelquefois transporte +a la conception. Mais estimer, c'est croire; l'estimation est la meme +chose que la creance ou la foi[563]. Comprendre, c'est apercevoir +(_speculari_) par la raison, soit que nous croyions ou non a ce que nous +apercevons. Je comprends cette proposition: _l'homme est de bois_, et je +ne la crois pas. Ainsi tout ce qu'on estime ou croit, on le comprend; +mais l'inverse n'est pas vraie. D'ailleurs il n'y a estimation que de ce +dont il y a proposition, c'est-a-dire conjonction ou division. + +[Note 563: Ce passage serait au besoin la preuve que cet ouvrage est +d'Abelard. Celle analogie de l'_estimation_ avec la foi qu'il definit +l'une par l'autre, est une opinion qu'il avait empruntee au _de Anima_ +(III, iii), et que saint Bernard lui a reprochee. Voyez dans cet ouvrage +le I. III, c. iv, et _Ab. Op., Introd._, I. I, p. 977.] + +5 deg. Science.--La science est cette certitude de l'esprit qui se soutient +independamment de toute estimation ou conception. Aussi la science +persiste-t-elle dans le sommeil, et Aristote place-t-il les sciences et +les vertus, a raison de leur duree, parmi les habitudes, _habitus_[564], +plutot que parmi les dispositions de l'esprit. + +[Note 564: L'habitude, n'est pas l'accoutumance, mais ce que l'on +a en propre comme une faculte naturelle, une _capacite_, suivant la +traduction de M. Barthelemy Saint-Hilaire. La disposition ou diathese, +[Grec: tiuOttni], n'est qu'une affection peu durable. (_Categ._ +VIII.--_De la Logique d'Arist._, t. 1, p. 167.)] + +Maintenant, tout ce qui appartient proprement a l'intelligence, +entendement ou faculte de concevoir, ayant ete separe de tout le reste, +il faut distinguer les differents concepts entre eux. Ils sont simples +ou composes, uns ou multiples, bons (_sani_) ou mauvais (_cassi_), vrais +ou faux; en outre, il y a une distinction a faire entre le concept du +composant et celui des composes, entre le concept du divisant et celui +des divises, ou entre la division et l'abstraction. + +Les concepts sont simples, lorsque, ainsi que les actions ou les temps +simples, ils ne se constituent pas de parties successives; les composes +sont l'inverse. Il en est de la conception comme du discours qui la +suscite, lequel est simple ou compose. Dire ou entendre: _l'homme se +promene_, c'est passer par une suite d'enonciations significatives, +celle d'_homme_, celle de _se promener_, et joindre l'une a l'autre. +Il y a la des parties successives; car une enonciation, ainsi qu'une +conception, peut rester simple et avoir des parties, si elles ne sont +pas successives. Exemples: _deux, trois, troupeau, amas, maison_. La +combinaison qui resulte de la matiere et de la forme, ou bien de +parties agregees ensemble, n'exclut pas la simplicite. Exemple: le nom +d'_homme_, qui designe en meme temps la matiere, _animal_, et la forme +de la _rationnalite_ et de la _mortalite_. + +Les memes choses peuvent etre concues et par une conception simple et +par une conception successive. Je puis voir tantot d'une seule et meme +intuition, tantot par succession et en plusieurs regards, trois pierres +placees devant moi. Ce que fait ici le sens, l'entendement le peut +faire. La est la difference des conceptions exprimees par le mot +(_intellectus dictionis_) ou par l'oraison (_intellectus orationis_), +qui designent d'ailleurs la meme chose. Ainsi le nom _animal_ et sa +definition _corps anime sensible_ suggerent la meme pensee; toute la +difference, c'est que l'un donne a la fois trois choses, et l'autre +les donne successivement. Ainsi la conception donne les choses comme +jointes, ou joint les choses pour les donner. Elle est ainsi ou +simultanee ou successive. + +La difference entre les concepts de mot et les concepts d'oraison +s'applique aux concepts qui donnent les choses comme separees ou qui +en operent la separation, et qu'Abelard appelle concept des divises +et concept divisant. _Animal_ donne un concept de choses jointes; +_non-animal_ est un nom infini ou indetermine; il signifie la chose +_qui n'est pas animal_, laquelle donne un concept de choses divisees +(_intellectus divisorum_); et comme la definition de l'_animal_ donne un +concept de jonction, la description du _non-animal_ donne un concept de +division, proprement un concept divisant (_intellectus dividens_)[565]. + +[Note 565: _De Intell._, p. 468-473.--Tout ceci concorde avec ce qui +a ete dit au chapitre precedent sur la division, la description, etc.] + +Les concepts simples ou composes sont uns, s'ils consistent dans une +seule jonction, ou dans une seule division ou disjonction; autrement ils +sont multiples. "La jonction, comme la division ou disjonction, est +une, lorsque l'esprit marche continument d'un seul et meme elan, et n'a +qu'une intention mentale, par laquelle il accomplit sans interruption le +cours une fois commence d'un premier concept." Ce langage un peu figure +signifie qu'il y a unite dans un concept, fut-il compose de parties et +de parties successives, lorsque l'esprit le forme par un seul et meme +acte, lorsqu'il n'y a du moins rien de successif dans l'operation +intellectuelle. En effet, quand meme vous prendriez des choses +successives, si vous les combinez de telle sorte qu'en les parcourant +discursivement (_discurrendo_), vous posiez une seule essence; ou bien +quand, par la force d'une seule affirmation, voua assemblez et rendez +reciproquement unis des elements divers par le lien de l'attribution, +par celui de la condition ou du temps, ou par tout autre mode; pourvu +qu'il y ait impulsion mentale unique, il y a unite de concept. Quand je +prononce continument _animal raisonnable_, l'auditeur concoit _animal_ +et _rationnalite_ comme une seule chose, il en fait un tout; et +semblablement, quand je dis _animal non-raisonnable_. Peu importe +d'ailleurs que la chose soit reellement ou non comme elle est concue; +le concept n'en existe pas moins. _Caillou raisonnable_ et _chimere +blanche_ sont des concepts uns, comme _animal raisonnable_ et _homme +blanc_. Cette unite se trouve meme dans les propositions transitives, +et dans celles dont les termes sont lies par le cas oblique. Dans le +concept, _la maison de Socrate_, il y a unite comme dans celui-ci, +_maison socratique_. Dans un seul concept peuvent se faire plusieurs +jonctions, plusieurs divisions. Mais l'unite de concept disparait avec +la continuite de l'acte. Les concepts sont bons (_sani_), lorsque par +eux nous entendons les choses comme elles sont; autrement, ils sont +mauvais (_cassi_), et on les appelle opinions plutot que concepts. +"L'opinion, dit Aristote, est la pensee de ce qui n'est pas, plutot que +de ce qui est.[566]" Suivant lui, les concepts sont bons, lorsqu'ils +ressemblent aux choses. Le concept d'_homme_ serait, comme le concept de +la _chimere_, un concept vain et mauvais, s'il n'y avait pas d'homme du +tout. + +[Note 566: Abelard altere un peu la pensee d'Aristote et la +transforme en proposition generale. Aristote dit seulement que, bien +que ce qui n'est pas puisse etre pense (_opinabile_), il n'en faut pas +conclure que ce qui n'est pas soit quelque chose, puisque cette pensee +ou opination, _opinatio_, est, non qu'il est, mais qu'il n'est pas. Tel +est le sens de la version do Boece qu'Abelard avait apparemment sous les +yeux (_De Interp_., ed. sec., I. V, p. 423). Dans le texte grec, il y a +litteralement: "Le non-etre, parce qu'il est _pensable_ (_opinabile_), +n'est pas pour cela dit avec verite etre quelque chose de reel, _ens +quiddam_, puisque nous ne pensons pas qu'il soit, mais qu'il n'est pas." +(_Hermen_., XI.) Au reste, si l'on voulait approfondir toute cette +partie de la logique d'Abelard, il faudrait se reporter a sa +Dialectique; la, a l'occasion de la proposition et du predicat, il +expose sous une autre forme une partie des idees que nous retrouvons +ici. (_Dial_., p. 237-251.)] + +La verite et la faussete ne s'appliquent qu'aux concepts composes, soit +qu'ils joignent, soit qu'ils divisent, c'est-a-dire soit affirmatifs, +soit negatifs. Car il faut qu'il y ait possibilite de deliberation ou de +jugement, pour que les concepts soient vrais ou faux. On juge suivant le +concept ou par le concept; et le concept par lequel on juge n'est pas la +meme chose que le concept suivant lequel on juge; le concept par lequel +on juge, c'est-a-dire la conception du jugement, n'est que l'operation +par laquelle nous concevons une jonction ou une division d'ou resulte +un jugement. Le concept suivant lequel (_secundum quem_) on juge, +c'est-a-dire le concept qui est la base du jugement, est cette partie +du concept total du jugement dans laquelle reside toute la force du +jugement; tels sont les concepts des predicats. Le sujet n'est pose que +pour recevoir la chose que nous voulons lui assigner par jugement; mais +le predicat est pose _pour denoter l'etat auquel nous voulons que la +chose soit rapportee par jugement_[567]; c'est-a-dire, en langage moins +technique, pour assigner une chose a une autre en vertu d'un certain +rapport. Le sujet est le terme pose en premier concept, et auquel est +substituee la chose que le jugement y joint ou en separe; le predicat +est dit du sujet, non le sujet du predicat. La force de la proposition +etant dans ce qui _est dit_, toute la vertu de l'acte intellectuel qui +juge ou de la conception de jugement est dans le concept du terme qui +_est dit_ ou du predicat. + +[Note 567: "Ad denotandum statum secundum quem eam deliberari +volumus." (p. 477.)] + +Le concept divisant est le concept de negation. Il separe quelque chose +de quelque chose: _un homme n'est pas un cheval, celui qui est +debout n'est pas assis_. Le concept de disjonction est un concept +d'affirmation; il ne separe pas les choses; mais de plusieurs +conceptions de l'esprit, il en constitue une: _quelque chose est +homme ou cheval, sain ou malade_, etc. Les propositions disjonctives +hypothetiques sont des concepts de disjonction. + +Tout concept qui donne la chose comme elle est, est-il bon? Tout concept +qui donne la chose comme elle n'est pas, est-il mauvais? L'affirmative +parait vraie; cependant tout concept obtenu par abstraction, _omnis per +abstractionem habitus intellectus_, donne la chose autrement qu'elle +n'est. A peine existe-t-il un concept d'une chose non sujette aux sens, +qui ne la donne pas a quelques egards autrement qu'elle n'est. + +"Les concepts par abstraction sont ceux dans lesquels une nature d'une +certaine forme, est prise independamment de la matiere qui lui sert +de sujet, ou bien dans lesquels une nature quelconque est pensee +indifferemment, sans distinction d'aucun des individus auxquels elle +appartient. Par exemple, je prends _la couleur d'un corps_ ou _la +science d'une ame_ dans ce qu'elle a de propre, c'est-a-dire en tant que +qualite; j'abstrais en quelque sorte les formes des sujets substantiels, +pour les considerer en elles-memes, en leur propre nature, et sans +faire attention aux sujets qui leur sont unis. Si je considere ainsi +indifferemment la nature humaine qui est en chaque homme, sans faire +attention a la distinction personnelle d'aucun homme en particulier, je +concois simplement l'homme en tant qu'homme, c'est-a-dire comme +animal rationnel mortel, et non comme tel ou tel homme, et j'abstrais +l'universel des sujets individuels. L'abstraction consiste donc a isoler +les superieurs des inferieurs, les universaux des individuels, leurs +sujets de predication, et les formes des matieres, leurs sujets de +fondation. La soustraction (_subtractio_) sera le contraire. Elle +a lieu, quand l'intelligence soustrait le sujet de ce qui lui est +attribue, et le considere en lui-meme; par exemple, lorsqu'elle +s'efforce de concevoir, independamment d'aucune forme, la nature +d'un sujet essentiel. Dans les deux cas, le concept qui abstrait ou +soustrait, donne la chose autrement qu'elle n'est, puisque la chose qui +n'existe que reunie y est concue separement." + +Or comme personne, en voulant penser une chose, n'est capable de la +penser dans toutes ses essences ou proprietes, mais seulement en +quelques-unes d'entre elles, l'esprit est force de concevoir la chose +autrement qu'elle n'est. Ainsi _ce corps_ est _corps, homme, blanc, +chaud_, et mille autres choses. Cependant, considere en tant que corps, +il est concu separement de toutes ces choses, c'est-a-dire autre qu'il +n'est en effet. Le concept de corps, independamment de toute forme ou +qualite, est celui d'une nature quelconque prise comme universelle, +c'est-a-dire indifferemment ou sans application a aucun individu. Or +ce corps pur n'existe nulle part ainsi; rien dans la nature n'existe +indifferemment, d'une maniere indeterminee. Toute chose est +individuellement distincte, une numeriquement. La substance corporelle +dans ce corps, qu'est-elle autre chose que ce corps lui-meme? La nature +humaine dans cet homme, dans Socrate, qu'est-elle autre chose que +Socrate meme? + +Quant aux choses absentes, insensibles, incorporelles, qui peut les +connaitre comme elles sont? Qui ne les concoit autrement qu'elles ne +sont? Representez-vous, quand elle est absente, la chose que vous avez +vue; plus tard, vous la trouverez tout autre sous plus d'un rapport que +vous ne vous l'etes representee. Qui ne concoit les choses incorporelles +a l'image des corporelles, et qui, pensant a Dieu ou a l'esprit, +n'imagine pas l'un ou l'autre avec quelque forme, ou quelque habitude +corporelle, quoique Dieu ni l'esprit n'en ait aucune? Qui ne concoit les +esprits comme circonscrits localement, composes, colores, investis +de modes propres aux corps, et cela, parce que toute la connaissance +humaine vient des sens? + +Or, si l'experience des sens nous pousse a figurer ainsi nos idees, et +si tout concept d'une chose dans un autre etat que son etat reel, doit +etre tenu pour vain et mauvais, quelle conception humaine ne doit pas +etre condamnee? + +Passons a l'autre partie de la question. Tout concept qui donne la +chose comme elle est, doit-il etre tenu pour bon? cela ne parait pas +contestable. Cependant, concevoir qu'_un homme est un ane_, n'est pas un +concept faux, si l'on entend, par exemple, que l'_homme est un animal_ +comme l'ane. Qu'est-ce donc que ce concept faux, qui donne la chose +comme elle est? Comment admettre que la verite et la faussete, formes +contradictoires des concepts, se reunissent dans le meme concept, ou +soient combinees dans le meme acte d'un meme esprit indivisible? + +En definitive, _concevoir une chose autrement qu'elle n'est_, peut +vouloir dire--ou que le mode de conception differe du mode d'existence, +par exemple qu'on la concoit separee, quoiqu'elle ne le soit pas, pure, +quoiqu'elle soit mixte;--ou bien que la chose est concue comme existant +dans un etat, avec un mode autre que l'etat ou le mode reel.--Dans le +premier cas, _autrement_ se rapporte a _concevoir_; dans le second, il +se rapporte au verbe exprime ou sous-entendu dans la conception. Dans +le premier cas, la chose est _autrement concue_ qu'elle n'est dans la +realite, et la conception n'est pas vaine pour cela. Dans le second, la +chose est concue comme _etant autrement_ qu'elle n'est, et c'est une +vaine conception. + +De meme, cette proposition: "Le concept est juste et valable, quand la +chose est concue _comme elle est_," n'est une proposition vraie, que +si l'on ajoute _comme elle est dans le sens ou elle est concue_. Tout +depend de ce que l'esprit entend, quand il concoit. Suivant le sens +qu'il attache a ce qu'il affirme, un meme concept peut etre vrai et faux +en meme temps. C'est le cas de tout concept qui peut etre ramene a la +forme d'une proposition hypothetique. Par exemple, _l'homme est un ane_, +peut etre ramene a cette forme: _Si l'on entend que l'homme est un +animal comme l'ane, l'homme est un ane_. Tel est l'exemple fameux: _Si +Socrate est une pierre. Socrate est une perle_[568]. + +[Note 568: Toutes ces distinctions, ainsi que tout ce qui, dans le +_de Intellectibus_, appartient plus a la logique qu'a la psychologie, +ont ete traitees plus completement dans la Dialectique. (Part. II, p. +237-251.)] + +La conception d'une proposition n'est pas le simple acte intellectuel +qu'on nomme concept, mais celui dans lequel une vue de l'esprit et une +notion qui la developpe et l'explique s'unissent et forment un tout. +Ce qu'Abelard appelle _intellectus_, est proprement l'idee, selon la +plupart des philosophes modernes. Seulement, il ne reduit pas l'idee a +la simple perception; le concept n'est pas uniquement la chose en tant +que pensee; c'est la pensee qui en donne une connaissance determinee. +Constituer un concept revient au meme que signifier ou enoncer qu'une +chose est. Cependant il ne faudrait pas en conclure que le fait de +signifier une chose constitue un concept de la chose. Car chaque mot en +particulier signifie et le concept et la chose, ce qui ne veut pas dire +qu'il signifie une signification ni qu'un concept constitue un autre +concept. La signification rend le concept qu'elle suppose[569]. + +[Note 569: _De Intell_., p. 475-497.] + +A part les formes de la dialectique, on doit reconnaitre ici la theorie +tant repetee de la formation des idees. La sensation, l'imagination, le +concept (tant simple que compose, tant un que multiple), le jugement, le +concept exprime ou le terme, le jugement exprime ou la proposition, la +verite ou la faussete des concepts et des jugements, c'est bien la le +sujet et l'ordre habituel des psychologies elementaires. Il ne faut pas +s'etonner de retrouver ici des notions si familieres aux modernes; ce +n'est pas qu'Abelard les ait devances, c'est qu'il a puise a la meme +source; le fond de tout cela est dans Aristote[570]. + +[Note 570: Toutefois ce n'est pas Aristote meme qu'il a consulte. Il +a suivi Boece, et il l'a rendu plus rigoureux et plus methodique. (_In +Porph._, I, p. 54. et _De Interp._, ed. sec., _passim._)] + +Quelle est la signification ou quel est le concept des mots universels? +quelles choses signifient-ils, ou quelles choses sont comprises en +eux? Lorsque j'entends le nom _homme_, nom commun a plusieurs choses +auxquelles il convient egalement, quelle chose entend mon esprit? c'est +l'homme en lui-meme, doit-on repondre. Mais tout _homme_ est celui-ci, +celui-la ou tout autre. La sensation, nous dit-on, ne donne jamais que +tel _homme_ determine, et raisonnant de l'entendement comme du sens, on +affirme que le concept d'_homme_ ne peut etre que le concept d'un homme +determine: _homme_ equivaut a _un certain homme_. Il faut repondre que +concevoir l'homme, c'est concevoir la nature humaine, c'est-a-dire un +animal de telle qualite. Lors donc qu'on objecte que _tout homme_ etant +celui-ci ou celui-la, concevoir l'_homme_, c'est concevoir celui-ci ou +tel autre, le syllogisme n'est pas regulier. Il faudrait dire que _tout +concept de l'homme_ est le concept de celui-ci ou de celui-la; alors le +moyen terme serait mieux maintenu, et la conjonction des extremes se +ferait en regle; mais l'assomption serait fausse. Quand je dis _une +cape[571] est desiree par moi_, ce qui revient a dire _je desire une +cape_; quoique toute _cape_ soit celle-ci ou celle-la, il ne s'ensuit +pas que je desire celle-ci ou celle-la. Mais si je disais: _Je desire +une cape, et quiconque desire une cape desire celle-ci ou celle-la_, +l'argumentation serait juste et la conclusion legitime. De meme, on peut +dire: _Si j'ai la sensation d'un homme, tout homme etant tel ou tel +homme, j'ai la sensation de tel ou tel homme_; mais il ne s'ensuit +nullement ce qu'on en veut conclure. Qu'il soit de la nature du sens +de ne pouvoir s'exercer que sur une chose existante determinee, qu'en +consequence la sensation d'homme ne puisse etre que la sensation causee +par cet homme-ci ou cet homme-la, accordez-le; mais l'entendement n'a +pas, comme le sens, besoin pour agir d'une chose reelle, puisqu'il +s'applique aux choses passees, futures, qui n'ont jamais ete, qui ne +seront jamais. Pour penser a l'homme, pour avoir un concept dans lequel +entre l'idee de la nature humaine, il n'est donc pas necessaire d'avoir +present a l'esprit tel ou tel homme determine. La nature humaine peut +etre l'objet de concepts innombrables, comme ce concept simple du nom +special d'_homme_ ou de l'_homme_ pris comme espece, aussi bien que de +l'_homme blanc_, de l'_homme assis_, que sais-je? de l'_homme cornu_, +qui n'existe pas; en un mot, comme toutes les conceptions dans +lesquelles entre la nature humaine, soit avec la distinction d'une +personne determinee comme Socrate, soit indifferemment ou sans aucune +determination personnelle. + +[Note 571: _Capa_, espece de capuchon, _bardocucullus_.] + +Abelard enonce ici brievement certaines objections, mais a peine +indique-t-il a quoi elles tendent, et pourquoi il est interessant de les +lever. Sous leur forme technique, leur importance echappe, et le texte +de cet ouvrage ressemble a un sommaire de principes et d'arguments, +applicables a des controverses usuelles, a des questions connues, et que +devaient eclaircir ou developper, soit l'interpretation orale, soit +au moins l'intelligence du lecteur, deja familiarise avec ce dont il +s'agissait[572]. Essayons de suppleer a l'une et a l'autre. + +[Note 572: _De Intel._, p. 487-492.] + +Il s'agit de savoir ce que signifient les noms des universaux, ou quels +sont les objets des conceptions generales ou speciales. Abelard vient +de dire que ces noms designent des conceptions universelles, et que +celles-ci, pour etre valables et vraies, n'ont pas besoin de se +rapporter a des objets sensibles et determines, parce qu'elles +sont l'oeuvre de l'intelligence et non de la sensibilite. C'est +la sensibilite qui veut des objets certains, reels, individuels; +l'intelligence procede autrement, puisqu'elle concoit ce qui est absent, +insensible, indetermine, ce qui n'est pas. Les conceptions generales ne +sont donc pas necessairement de purs mots, mais peuvent etre de vraies +conceptions, quoiqu'elles ne se rapportent pas a des objets individuels. +A cela on aura trouve une forte objection, si l'on demontre qu'il y a +des mots, ressemblant a des noms de conceptions, qui ne designent ni des +conceptions reelles, ni des conceptions possibles; ce ne seront que des +semblants de conceptions; ces conceptions n'en auront que le nom; il +faudra bien reconnaitre que tout nom ne suppose pas un concept, et le +nominalisme aura gagne un premier point fort important. + +Ainsi, par exemple, je dis _tout homme_, et cependant je ne concois pas +actuellement _tout homme_, car il faudrait concevoir _tous les hommes_, +et cela est impossible; on peut donc nommer une conception sans l'avoir. +Semblablement, de deux je dis que l'_un court_, et comme je ne sais +lequel, ni peut-etre meme de quel etre il s'agit, je n'ai point la +conception de ce que je dis. A plus forte raison, ne puis-je avoir la +conception de la _chimere blanche_ ou simplement de la _chimere_, ni du +_non-intelligible_ ou _non-concevable_. Puis donc que je prononce ces +mots comme des conceptions et que j'en raisonne, et qu'en realite je ne +les comprends pas, il suit que ce ne sont que des mots. Qu'est-ce que +des concepts qui ne sont pas concus, des produits de l'entendement qui +ne sont pas entendus, de l'intellectuel sans intelligence? Ainsi les +concepts, autres que ceux qui correspondent a des choses individuelles, +ne sont pas meme des idees, ce ne sont que des noms. + +Abelard repond en expliquant dans quel sens on concoit les diverses +propositions opposees comme des difficultes. Concevoir _tout homme_, +c'est, selon lui, concevoir, non-seulement l'oraison _tout homme_, mais +_un homme quelconque_, ou quiconque a la nature humaine. Ce n'est pas +tel ou tel homme, Socrate ou Platon, quoique tel ou tel homme, Socrate +ou Platon, soit compris sous le concept de _tout homme_. C'est la +conception de la nature humaine, sans determination individuelle; +et cette conception comprend tous les individus, quoique aucune +intelligence ne suffise a les considerer tous individuellement et en +meme temps. Dire _l'un de ces deux court_, c'est concevoir l'une ou +l'autre de ces deux choses vraies, savoir ou qu'_il y en a un qui +court_, ou que _c'est celui-ci_ et non _celui-la qui court_, et l'on +ne peut dire que ce concept ne se rapporte a rien de reel. Quant a _la +chimere_, elle n'est pas reelle, et elle est concue comme n'etant pas +reelle. Ce qui n'empeche pas de concevoir que, si elle etait reelle et +qu'elle fut blanche, elle serait blanche; et dans ce cas, il y +aurait lieu a cette proposition, _elle est blanche_. Quant au +_non-intelligible_, c'est un attribut general qui, en tant que general, +peut etre concu, quoique une chose particuliere non-intelligible fut +precisement ce qui ne peut etre concu. Autre est de concevoir qu'une +chose est inconcevable, autre de concevoir une chose inconcevable. Ainsi +les exemples cites ne prouvent pas que certains mots, designant des +idees qui ne representent rien de sensible ou de determine, ne soient +que des mots, et ne signifient ni choses ni idees, c'est-a-dire ne +signifient rien. Ils ne prouvent pas davantage que, pour ne representer +directement rien de determine ni de sensible, des idees soient vaines et +fausses, et par consequent, on ne peut conclure des exemples cites, a +la vanite, a la faussete, a la nullite des conceptions generales +quelconques. + +Nous avons evidemment ici l'argumentation et la refutation du +nominalisme. Abelard ne le dit pas en termes expres, mais il le fait +comprendre, et en posant les exemples ci-dessus comme des difficultes, +il nous fait connaitre, sans aucun doute, quelques-unes des objections +de Roscelin ou de ses partisans. Nous apprenons ainsi a quel point +le nominalisme differait du conceptualisme. Le premier ne niait pas +seulement les essences generales, mais les conceptions generales et +abstraites; il ne laissait aux genres, aux especes, aux etres de raison, +pas meme une place dans l'esprit. Il etait absolu. Cela nous explique +comment le conceptualisme, qu'on est souvent porte a confondre avec le +nominalisme, s'elevait alors a l'importance d'une doctrine positive, +distincte, determinee. C'etait un intermediaire reel entre le realisme +et le nominalisme. Le premier disait que les universaux etaient +non-seulement des idees et des mots, mais des realites; le +conceptualisme, qu'ils n'etaient pas des realites, mais des idees et des +mots; le nominalisme, qu'ils n'etaient ni des realites, ni des idees, +mais des noms. Le fond du nominalisme etait donc que nous n'avons +d'idees que des objets sensibles. La psychologie se reduisait donc a +la sensation et a la memoire, pour toutes facultes fondamentales. +L'intelligence, purement passive, faculte a la suite de la sensation et +de la memoire, se bornait a concevoir leurs objets, c'est-a-dire a la +simple representation. Il ne lui restait en propre que je ne sais quelle +activite vaine qui se produisait dans le langage, lequel debordait +necessairement la realite et la pensee. Les langues etaient pleines de +fictions gratuites. On voit comment le nominalisme se ramenait a un +etroit sensualisme. + +Abelard, quoiqu'il fut de l'ecole d'Aristote, et qu'il adoptat par +consequent quelques-uns des principes du sensualisme, entendait les +choses plus largement, et s'il ne s'affranchissait pas de quelques-unes +des consequences de ces principes avec la meme hardiesse que son maitre, +cependant il ne peut etre confondu avec les sectateurs de cette etroite +doctrine. Il disait bien que toute connaissance _surgit des sens_[573]. +Il admettait bien qu'il n'y a dans la nature que des choses determinees, +que les realites sont toutes individuelles; il croyait donc que +les genres et les especes ne sont pas reels en eux-memes. Mais si +l'intelligence est instruite, excitee par les sens, si les sensations +suscitent des concepts[574], cependant l'intelligence est distincte +des sens; elle en est profondement differente; elle l'est meme de +l'imagination, qui n'est que la faculte de se representer les choses +sensibles. La sensation, l'imagination, tout cela n'est que perception +confuse. L'intelligence a des perceptions plus distinctes ou plutot des +conceptions (concepts, intellects, idees), qui sont de plus en plus +independantes, de plus en plus degagees des perceptions sensibles et +imaginatives; et elle peut meme arriver tres-pres de l'etat d'une +intelligence pure, qui comprend par elle-meme et directement, a la +maniere de l'intelligence divine. Or, elle a cette puissance a deux +conditions, c'est non-seulement de changer en idees les perceptions +sensibles, mais de se faire des idees, dont l'objet n'a pas ete senti, +dont l'objet ne peut l'etre, dont l'objet meme n'existe pas. En d'autres +termes, l'intelligence a des idees sensibles ou de representation, et +des idees purement intelligibles ou intellectuelles, savoir celles +des choses invisibles, celles des choses inconnues, celles des choses +universelles, celles des choses abstraites. Ainsi, l'homme est +non-seulement en communication avec la nature physique, mais il +l'excede; il est naturellement metaphysicien; voila l'homme d'Abelard et +d'Aristote. + +[Note 573: _De Intell._, p. 466 et 482.] + +[Note 574: _Id._, p. 462.] + +On voit que le conceptualisme, quoique venu a l'occasion d'une question +logique, est une psychologie. Cette psychologie est sommaire, succincte, +incomplete, je le veux; elle n'est pas inattaquable, j'en conviens +encore. Mais elle ne donne pas une trop mesquine idee de l'esprit +humain; elle est loin de limiter trop etroitement sa portee ni ses +forces. On peut la trouver hesitante, obscure, fautive sur la question +ontologique; elle ne jette sur la realite qu'un regard de passage, et +peut-etre ignore-t-elle les rapports mysterieux et certains qui unissent +le monde des idees avec le monde des choses. Mais les philosophies qui +peuvent lui en faire un reproche, ne sont pas fort nombreuses. Platon +n'avait pas reussi a persuader Aristote, et le neo-platonisme n'a rien +fonde. Chez les modernes, Locke et Reid n'en savent pas beaucoup plus +qu'Abelard; Kant en sait plus, mais il doute davantage. Quelques mots +de Descartes et de Leibnitz composent tout ce que nous avons gagne +sur l'antiquite. Aucune doctrine formelle, completement developpee, +definitivement reconnue, n'a encore realise le modele difficile d'une +ontologie philosophique. Spinoza n'a laisse qu'un exemple redoute. +Peut-etre Hegel n'a-t-il rien fait de plus. L'avenir jugera la tentative +creatrice de Schelling. Rien de lui n'est encore assure que la gloire de +son nom. + +Quoi qu'il en soit, vous venez de voir ici par l'exemple le plus +eclatant, comment une simple question de dialectique contenait ou +engendrait les plus hautes questions de metaphysique, et comment les +scolastiques pouvaient etre conduits par la specialite de leur art aux +grandes generalites de la science. L'art des scolastiques est celui de +decomposer le langage et le raisonnement. L'analyse des elements de la +proposition les mene ou plutot les oblige a rechercher quelles sont nos +diverses idees, comment nous les formons, quels sont les divers rapports +des etres, leurs modes, leurs natures, leurs essences. Qu'y a-t-il au +dela? ou sont de plus grandes, de plus fondamentales questions? Mais la +maniere de les traiter est singuliere; elle ne va pas droit au fond des +choses; elle les aborde obliquement, d'une facon detournee, incidente, +et a propos des questions logiques. La logique donne une certaine +definition de la substance, une certaine enumeration des categories; +comme introduction a cette double connaissance, on doit connaitre la +definition de certains attributs des choses, qui constituent entre +autres les genres et les especes; comment cette definition, une fois +donnee, concorde-t-elle avec celles de la substance et des diverses +categories? De la plusieurs difficultes. Quelles sont ces difficultes? +elles portent toutes sur l'application de certaines regles logiques a +certaines propositions. Et comment cherche-t-on a les resoudre? par des +distinctions destinees a mieux fixer le sens de ces regles et celui de +ces propositions, en un mot, par de nouvelles recherches logiques. Et +c'est ainsi, c'est indirectement, artificiellement pour ainsi dire, +qu'en reussissant a eclaircir et a raccorder les differents principes +de la dialectique, on aborde et l'on resout les problemes tant de la +formation des idees que de la constitution des etres. + +Ainsi se manifeste l'importance generale et la singularite particuliere +de la controverse des universaux. Nous en jugerons mieux en etudiant +avec detail l'ouvrage qu'Abelard lui a specialement consacre. + + + + +FIN DU TOME PREMIER. + + + + + +TABLE. + + * * * * * + +PREFACE + +PREUVES ET AUTORITES DE L'HISTOIRE D'ABELARD + +LIVRE 1er.--VIE D'ABELARD + +LIVRE II.--DE LA PHILOSOPHIE D'ABELARD + +CHAPITRE 1er.--De la Philosophie scolastique en general + +CHAP. II.--De la Scolastique aux XIIe siecle, et de la question des +universaux. + +CHAP. III.--De la logique d'Abelard.--_Dialectica_, premiere partie, ou +des categories et de l'interpretation. + +CHAP. IV.--Suite de la logique d'Abelard.--_Dialectica_, deuxieme +partie, ou les premiers analytiques.--Des futurs contingents. + +CHAP. V.--Suite de la logique d'Abelard.--_Dialectica_, troisieme +partie, ou les Topiques.--De la substance et de la cause. + +CHAP. VI.--Suite de la logique d'Abelard.--_Dialectica_, quatrieme et +cinquieme parties, ou les seconds analytiques et le livre de la division +et de la definition. + +CHAP. VII.--De la psychologie d'Abelard.--_De Intellectibus_. + + +FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Abelard, Tome I., by Charles de Remusat + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ABELARD, TOME I. *** + +***** This file should be named 12829.txt or 12829.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/2/8/2/12829/ + +Produced by Robert Connal, Renald Levesque and the Online Distributed +Proofreading Team; From images generously made available by gallica +(Bibliotheque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/12829.zip b/old/12829.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..57685fa --- /dev/null +++ b/old/12829.zip |
