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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 04:40:51 -0700
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+The Project Gutenberg EBook of Abélard, Tome I., by Charles de Rémusat
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Abélard, Tome I.
+
+Author: Charles de Rémusat
+
+Release Date: July 6, 2004 [EBook #12829]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ABÉLARD, TOME I. ***
+
+
+
+
+Produced by Robert Connal, Renald Levesque and the Online Distributed
+Proofreading Team; From images generously made available by gallica
+(Bibliothèque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+
+
+ABÉLARD
+
+PAR
+
+CHARLES DE RÉMUSAT.
+
+1845
+
+ Spero equidem quod gloriam eorum
+ qui nunc sunt posteritas celebrabit.
+
+ Jean de SALISBURY, disciple d'Abélard.
+ _Metalogicus in prologo_.
+
+
+
+TOME PREMIER
+
+
+
+
+PRÉFACE.
+
+On se propose dans cet ouvrage de faire connaître la vie, le caractère,
+les écrits et les opinions d'Abélard, et de recueillir tout ce qu'il
+est utile de savoir pour marquer sa place dans l'histoire de l'esprit
+humain.
+
+Abélard est moins connu qu'il n'est célèbre, et sa renommée semble
+romanesque plutôt qu'historique. On sait vaguement qu'il fut un
+professeur, un philosophe, un théologien, qu'il se fit une grande
+réputation dans les écoles du moyen âge, et qu'il exerça une puissante
+influence sur les études et les idées de son temps. Mais dans quel sens
+dirigea-t-il les esprits, quel était le fond de ses doctrines, quelle
+la nature de son talent, quels les titres de ses ouvrages, quel rôle
+joua-t-il dans les lettres et dans l'Église, voilà ce qu'on ignore; et
+le vulgaire même raconte la fatale histoire de ses amours. C'est par ce
+souvenir que le nom d'Abélard est resté populaire.
+
+Peut-être à la faveur de ce souvenir, le tableau que j'entreprends de
+tracer inspirera-t-il quelque curiosité. Peut-être souhaitera-t-on
+de mieux connaître l'homme dont on a si souvent entendu rappeler
+les aventures, et l'amant servira-t-il à recommander le philosophe.
+Moi-même, je l'avouerai, ce n'est point par l'histoire que j'ai commencé
+avec lui. C'est dans le monde de l'imagination que je l'avais cherché
+d'abord, et l'étude de la philosophie n'a pas donné naissance à cet
+ouvrage.
+
+Le lecteur me permettra-t-il de lui en retracer brièvement l'histoire?
+
+Il y a quelques années qu'en réfléchissant sur un sujet que la réflexion
+n'épuisera pas, sur ce que devient la nature morale de l'homme dans les
+temps où l'intelligence prévaut sur tout le reste, je fus conduit à
+me demander s'il n'y aurait pas moyen de concevoir un ouvrage où la
+puissance de l'esprit, devenue supérieure à celle du caractère, serait
+mise en présence des plus fortes réalités du monde social, des épreuves
+de la destinée, des passions même de l'âme. La lutte de l'esprit tout
+seul avec la vie tout entière me paraissait intéressante à décrire
+encore une fois, et je cherchais dans quel temps, sur quelle scène,
+par quels personnages, il serait bon de la représenter. Pour que cette
+peinture fût frappante et vive, en effet, il ne me semblait pas qu'elle
+dût avoir pour cadre un sujet imaginaire. Un héros idéal qui à une
+époque indéterminée se mesure avec des êtres d'invention, ne saurait
+offrir un exemple qui saisisse et qui émeuve; si vraisemblable qu'on
+s'attache à le faire, il paraît toujours hors du vrai, et la situation
+où on le place est prise pour une combinaison de fantaisie. La pensée
+morale que j'aspirais à mettre en action, ne pouvait prendre tout son
+relief et produire tout son effet que sur un fond de réalité.
+
+Je rêvais à tout cela, lorsqu'il m'arriva un de ces hasards qui ne
+manquent guère aux auteurs préoccupés d'une idée. Un jour, mes yeux
+s'arrêtèrent sur l'affiche d'un théâtre où se lisait le nom que j'écris
+aujourd'hui au titre de cet ouvrage. Seulement ce nom était suivi
+d'un autre que la philosophie seule a le triste courage d'en séparer.
+Soudain, la pensée qui flottait dans mon esprit se fixa, pour ainsi
+dire; elle s'unit au nom d'Abélard, et prit dès lors une forme
+distincte: le sujet nécessaire me parut trouvé. Et prenant dans
+l'histoire les faits et les situations, dans les moeurs et dans les
+hommes du XIIe siècle, les traits et les couleurs, je composai avec une
+sorte d'entraînement un ouvrage en forme de roman dramatique, qui, lui
+aussi, s'appelle Abélard.
+
+Quelques personnes pourront se souvenir d'en avoir entendu parler.
+J'avais écrit sous l'empire d'une sorte de passion pour mon sujet, pour
+mon idée, mais avec le sentiment d'une indépendance absolue. La science,
+la foi et l'amour, l'école, le gouvernement et l'Église, j'avais essayé
+de tout peindre, sans rien écarter, sans rien adoucir, sans rien
+ménager, ne supposant pas même un moment qu'un si étrange tableau
+pût jamais passer sous les yeux du public. Mais qui ne connaît les
+faiblesses paternelles? Quel auteur ne prend confiance dans l'ouvrage
+dont la composition l'a charmé? J'ai donc un jour songé à livrer aux
+périls de la publicité ce premier Abélard. Cependant il s'agissait d'une
+oeuvre qui contient sans doute une pensée sérieuse et morale, mais sous
+les formes les plus libres de la réalité et de l'imagination, où dans
+le cadre des moeurs grossières du XIIe siècle, la lutte violente des
+croyances, des idées et des passions est représentée avec une franchise
+qui peut paraître excessive, avec un abandon qui peut blesser les
+esprits sévères. C'est une de ces oeuvres enfin qui n'ont qu'une excuse
+possible, celle du talent.
+
+Je me figurai quelque temps que je pourrais lui en créer une autre;
+c'est alors que je conçus le projet d'opposer l'histoire au roman, et
+de racheter le mensonge par la vérité. A des fictions dramatiques,
+je résolus de joindre un tableau de philosophie et de critique où le
+raisonnement et l'étude prissent la place de l'imagination. Changeant de
+but et de travail, je m'occupai alors de mieux connaître l'Abélard de la
+réalité, d'apprendre sa vie, de pénétrer ses écrits, d'approfondir ses
+doctrines; et voilà comme s'est fait le livre que je soumets en ce
+moment au jugement du public. Destiné à servir d'accompagnement et
+presque de compensation à une tentative hasardeuse, il paraît seul
+aujourd'hui. Des illusions téméraires sont à demi dissipées; une sage
+voix que je voudrais écouter toujours, me conseille de renoncer aux
+fictions passionnées, et de dire tristement adieu à la muse qui les
+inspire:
+
+ Abi
+ Quo blandae juvenum te revocant preces.
+
+Ce récit servira du moins à témoigner de mes consciencieux efforts pour
+rendre cet ouvrage moins indigne du sujet. Plus je tenais à expier en
+quelque sorte une composition d'un genre moins sévère, plus je devais
+tâcher de donner à celle-ci les mérites qui dépendent de l'étude, de
+la patience et du travail. Je n'ai rien négligé pour savoir tout le
+nécessaire, pour ne parler qu'en connaissance de cause, et dans la
+partie historique j'espère m'être approché de la parfaite exactitude.
+L'étendue de mes recherches, et plus encore la révision de quelques
+savants amis m'ont donné confiance dans ma fidélité d'historien.
+
+On trouvera donc ici une biographie d'Abélard plus complète qu'aucune
+autre, aussi complète peut-être que permet de la faire l'état des
+monuments connus jusqu'à ce jour. Quant à l'intérêt du récit, il me
+paraît, à moi, très-vif dans les faits mêmes. Qui sait s'il ne se sera
+pas évanoui sous ma main?
+
+Mais tout n'est pas histoire dans cet ouvrage. Après la première partie,
+qui renferme la vie d'Abélard et qui peut aussi donner une vue générale
+de son talent et de ses idées, il me restait à faire connaître ses
+écrits. A l'exception de quelques lettres sur ses malheurs, ils sont
+tous philosophiques ou théologiques: j'ai donc joint au livre premier,
+un livre sur la philosophie, un livre sur la théologie d'Abélard. Cette
+partie de mon travail, pour être la plus neuve, n'était pas la plus
+attrayante, et j'ignore si ce n'est point une témérité que d'avoir
+voulu rendre de l'intérêt à la science si longtemps décriée sous le nom
+désastreux de scolastique.
+
+A la fin du dernier siècle, une telle entreprise aurait paru insensée.
+Le temps même n'est pas loin où le courage m'aurait manqué pour
+l'accomplir. Mais de nos jours, le tombeau du moyen âge a été rouvert
+avec encore plus de curiosité que de respect. On s'est plu à y
+contempler les grands ossements que les années n'avaient pas détruits,
+à y recueillir les joyaux grossiers ou précieux qui brillaient encore
+mêlés à de froides poussières. Les monuments où ces reliques languirent
+oubliées si longtemps, sont devenus l'objet d'une admiration passionnée,
+comme s'ils étaient retrouvés d'hier, et que la terre les eût jadis
+enfouis dans son sein. Ne pouvant inventer le neuf, on s'est épris du
+plaisir de comprendre le vieux. L'enthousiasme du passé est venu colorer
+la critique, échauffer l'érudition. A juger sévèrement notre époque, on
+pourrait dire que les faits réels réveillent seuls en elle l'imagination
+et qu'elle ne retourne à la poésie que par l'histoire.
+
+A-t-il été présomptueux d'espérer que le goût d'antiquaire qui s'attache
+aux moeurs, aux formes, aux édifices des âges gothiques, s'étendrait
+jusqu'à leurs idées, et qu'on aimerait à connaître la science
+contemporaine de l'art qu'on admire?
+
+Il ne faut rien dissimuler, ce livre est très-sérieux. Nous ne nous
+sommes point arrêté à la surface. Rassembler en passant quelques traits
+de la physionomie d'un homme et d'une époque, offrir de rares extraits,
+piquants par leur singularité, choisis à plaisir dans les débris d'une
+littérature a demi barbare, aurait suffi peut-être pour donner à
+quelques pages un intérêt de curiosité. Ce n'était pas assez pour nous.
+Notre ambition a été de faire connaître, avec les ouvrages d'Abélard, le
+fond et les détails de ses doctrines, les procédés de son esprit, les
+formes de son style, d'éclairer ainsi, à sa lumière, toute une période
+encore obscure de la vie intellectuelle de la société française. Qu'on
+ne s'attende donc point à trouver seulement ici des fragments épars
+de philosophie ou de théologie; mais bien une philosophie, mais une
+théologie, chacune avec ses principes, sa méthode et son langage,
+chacune telle qu'un vieux passé l'a connue, admirée, célébrée, alors que
+l'école était pour nos aïeux ce que la presse est devenue pour leurs
+enfants. Au lieu de présenter des considérations générales sur l'esprit
+de notre philosophe, nous suivrons cet esprit dans sa marche, nous le
+décrirons dans ses monuments. Ce ne sera pas une simple critique, mais,
+s'il est possible, une reproduction du génie d'un homme. Ce sera en même
+temps, si nos forces ne trahissent pas nos desseins, une introduction
+utile à l'étude de la scolastique, et par conséquent à l'histoire de
+l'esprit humain dans le moyen âge.
+
+Cet ouvrage devra toute son originalité à son exactitude, et rien
+n'y paraîtra nouveau que ce qui sera scrupuleusement historique.
+L'intelligence et le savoir affectaient jadis des formes si différentes
+de celles qui nous semblent aujourd'hui les plus naturelles, peut-être
+parce qu'elles nous sont les plus familières; le caractère des
+questions, le choix des arguments, la portée des solutions, tout est si
+étrange chez les scolastiques, que la raison même, dans leurs livres,
+n'est pas toujours reconnaissable, et que le bon sens y prend
+quelquefois une tournure de paradoxe. La scolastique produit aujourd'hui
+l'effet d'une science en désuétude qui étonne et ne persuade plus.
+Cependant, pour qui ne s'en tient pas à l'apparence, pour qui brise
+l'enveloppe que prêtaient à la pensée le goût et l'érudition du temps,
+la scolastique contient dans son sein, elle offre dans son cours et les
+problèmes de tous les siècles et quelquefois les idées du nôtre. C'est
+que les formes de la science peuvent varier, mais le fond est invariable
+comme l'esprit humain. Les Grecs n'ont presque rien dit à la manière
+des modernes, et cependant ils ont connu tous les systèmes, toutes les
+hypothèses dont les modernes se sont vantés. Je ne sais pas même une
+erreur dans laquelle ils ne nous aient devancés. Quand on lit les
+Dialogues de Platon, on y voit figurer, sous des noms antiques, Hobbes,
+Locke, Hume et Kant lui-même. Ainsi chez les maîtres de la scolastique,
+nous reconnaissons des Euthydème et des Protagoras, quelquefois
+Démocrite, Empédocle ou Parménide, ça et là des idées de Platon, partout
+le souvenir et l'imitation d'Aristote. Sans doute le moyen âge morcelait
+la philosophie; mais toutes les parties s'en tiennent si étroitement
+qu'on ne peut longtemps en isoler une, et des voies différentes y
+ramènent au même point. L'esprit humain n'innove guère que dans les
+méthodes, et les méthodes diversifient, mais ne détruisent pas son
+identité. Les idées sur lesquelles porte la philosophie se présentent
+comme d'elles-mêmes à la réflexion. Dès que l'esprit se regarde, il les
+retrouve. C'est un héritage substitué de génération en génération, comme
+ces pierres précieuses qui se perpétuent dans les familles, et dont
+la disposition seule change suivant la mode et le goût des diverses
+époques. Indestructibles, et inaltérables, ces idées demeurent dans
+l'esprit humain comme des symboles de l'éternelle vérité.
+
+Elles ne manquent donc à aucune grande philosophie; et elles peuvent
+être découvertes sous tous les voiles que les caprices du raisonnement
+leur ont prêtés. Il est curieux et piquant parfois de les reconnaître,
+malgré les déguisements dont les revêtent la philosophie et la théologie
+de nos pères. Cet intérêt nous soutenait dans la tâche ingrate de
+pénétrer au fond de ces deux sciences, d'en reproduire les idées et les
+expressions, de leur rendre, s'il nous était possible, la vie et la
+lumière. Cette restauration était une oeuvre assez nouvelle. Depuis
+quelques années, on a bien su ressaisir avec sagacité le sens intime de
+toutes les doctrines, on les a traduites avec succès dans une langue
+commune, celle de la critique contemporaine. Mais à peine a-t-on osé,
+dans de courts passages, faire revivre l'enseignement original des
+maîtres du passé. A peine celui qui a le premier parmi nous entrepris de
+retirer la scolastique d'un oubli de deux siècles, a-t-il osé lui rendre
+à certains moments et ses formes et son style. Par le choix de notre
+sujet, par l'étendue de notre travail, nous avons dû nous jeter
+audacieusement dans cette oeuvre de restitution scientifique. Nous
+sommes rentré dans la nuit du moyen âge, pour y marcher le flambeau à
+la main. Un historien dont la science profonde est vivifiée par une
+puissante imagination, a su ranimer les sentiments et les moeurs de
+la société de ces temps-là. Il a remis sur ses pieds le Germain, le
+Gaulois, le Saxon, le Normand. Ce qu'il a si habilement fait pour
+l'homme moral, pour l'homme politique, serait-il chimérique de le tenter
+pour l'homme intellectuel? A côté du guerrier franc, du magistrat
+communal, du serf des cités ou des champs, en face du roi, du leude et
+du prêtre, reprenant à sa voix la parole et l'action, ne pourrait-on
+faire revivre l'écrivain et le philosophe, aux luttes des races opposer
+les combats des écoles, aux jeux de la force, les guerres de l'esprit?
+Est-il impossible de convoquer encore pour un instant les hommes du XIXe
+siècle autour d'une de ces chaires éloquentes où la raison humaine,
+essayant sa puissance, bégayant des vérités timides, préparait, il y a
+sept cents ans, la lointaine émancipation du monde?
+
+
+PREUVES ET AUTORITÉS
+
+DE
+
+L'HISTOIRE D'ABÉLARD.
+
+
+On a beaucoup écrit sur Abélard, mais on s'est beaucoup répété, et il
+faut bien choisir les autorités, quand on parle de lui. Parmi celles que
+nous allons citer, les unes, qui sont originales, et ce que les anciens
+éditeurs appelaient _testimonia_, datent de son temps ou viennent
+de ceux qui avaient pu connaître ses contemporains; les autres sont
+postérieures et n'ont qu'une valeur relative à l'instruction, à la
+véracité, à la sagacité de l'écrivain.
+
+
+I.
+
+AUTORITÉS DU XIIe SIÈCLE ET DU SUIVANT.
+
+I.--_Historia calamitatum_, ou l'_Epistola prima_. Ce sont les Mémoires
+de sa vie écrits par lui jusque vers l'année 1135. Cette lettre a été
+donnée pour la première fois dans ses Oeuvres, par Duchesne, qui y a
+joint d'excellentes notes. Le meilleur texte, bien qu'incomplet, a été
+revu sur le manuscrit 2923 de la Bibliothèque Royale, et inséré dans
+le Recueil des historiens des Gaules et de la France (t. XIV, p. 278).
+Turlot, qui l'a reproduit en presque totalité, dit que le manuscrit
+a appartenu à Pétrarque et contient des notes de lui. (_Abail. et
+Héloïse_, p. 4.) La bibliothèque de Troyes possède un manuscrit sous le
+n'o 802, qui a été collationné avec l'imprimé à la demande de M. Cousin;
+il contient de nombreuses différences assez peu importantes, sauf une
+seule qui sera indiquée.
+
+II.--Les lettres d'Héloïse et d'Abélard, souvent réimprimées et
+traduites. La première traduction est celle de Jean de Meung, le
+manuscrit en existe à la Bibliothèque du Roi. La première édition
+du texte est celle qui fait partie des Oeuvres déjà citées: _Petri
+Abaelardi filosofi et theologi abbatis ruyensis et Heloisae conjugis
+ejus primae paracletensis abbatissae Opera, nunc primum edita ex Mss.
+codd. V. Illus. Francisci Amboesii_, etc., in-4°. Paris, 1616. Cette
+édition des Oeuvres d'Abélard, la première et la seule qui porte ce
+titre, est appelée indifféremment l'édition d'Amboise ou de Duchesne;
+elle contient les lettres d'Abélard et d'Héloïse, des lettres de saint
+Bernard, du pape Innocent II, de Pierre le Vénérable, de Bérenger de
+Poitiers, de Foulque de Deuil, etc., toutes pièces importantes pour
+l'histoire d'Abélard, ainsi que plusieurs de ses ouvrages théologiques
+qui ne sont encore imprimés que là. Les principaux sont: 1° le
+Commentaire sur l'épître aux Romains; 2° l'Introduction à la théologie;
+3° les Sermons. Voyez sur cette édition Bayle, _Dict. crit_., art. _Fr.
+d'Amboise_, et l'_Histoire littéraire de la France_, par les bénédictins
+de Saint-Maur et l'Institut, t. XII, p. 149.
+
+La seconde édition complète des lettres, contenant toutes celles que
+d'Amboise a données; _P. Abaelardi abbatis ruyensis et Heloissae
+abbatissae paracletensis Epistolae, edit. cur. Ricardi Rawlinson_,
+in-8°. Londres, 1718. Le texte a été revu avec soin, mais corrigé avec
+trop de hardiesse, d'après un manuscrit d'une existence douteuse.
+
+III.--Les autres ouvrages d'Abélard, savoir:
+
+_Petri Abaelardi Theologia christiana.--Ejusdem Expositio in Hexameron_.
+(Durand et Martene, Thesaur. nov. anedoct., t. V, p. 1139 et 1361.)
+
+_Petri Abaelardi Ethica, seu liber dictus: SCITO TE IPSUM_. (Bernard
+Pez, Thesaur. anecdot. noviss., t. III, pars II, p. 626.)
+
+_Petri Abaelardi Dialogus inter philosophum, judaeum et christianum_.
+(Frid. Henr. Rheinwald, Anecdot. ad histor. ecclesiast. pertin., partie.
+I, Berolini, 1831.)
+
+_Petri Abaelardi Epitome theologiae christianae_, (F. H. Rheinwald, même
+recueil, partie II, 1835.)
+
+Ouvrages inédits d'Abélard, pour servir à l'histoire de la philosophie
+scolastique en France, publiés par M. Victor Cousin. Les principaux
+ouvrages sont: 1° _Petri Abaelardi Sic et Non_; 2° _Ejusdem Dialectica_;
+3° _Ejusdem fragmentum de Generibus et Speciebus_. (Documents inédits
+relat. à l'Hist. de France, publiés par ordre du gouvernement, in-4°,
+1836, p. 3, 173 et 507.) _Petri Abaelardi tractatus de Intellectibus_.
+(Cousin, Fragm. philos. 1840, t. III, Append. XI, p. 448.)
+
+Deux préfaces inédites d'Abailard, publiées par M. Lenoble dans les
+Annales de philosophie chrétienne, janvier 1844.
+
+Les poésies qui se trouvent disséminées dans divers recueils, savoir:
+
+1° l'édition des Oeuvres donnée par d'Amboise, p. 1136;
+
+2° _Veterum scriptorum et monumentorum amplissima Collectio_, t. IX, p.
+1091;
+
+3° _Gallia Christiana_, t. VII, p. 595;
+
+4° _Les Fragments philosophiques_ de M. Cousin, 1840, t. III, p. 440;
+
+5° _Spicilegium vaticanum. Beitraege zur naehern Kenntniss der
+Vatikanischen Bibliothek für deutsche Poesie des Mittelalters, von Carl
+Greith._, Frauenfield, 1838;
+
+6° _Bibliothèque de l'école des Chartes_, t. III, 2e livr. 1842.
+
+Le dernier recueil a fait connaître les hymnes découverts dans un
+manuscrit de Bruxelles, dont nous avons eu sous les yeux une copie et un
+spécimen par M. Th. Oehler, et qui est intitulé: _P. Ab. sequentiae et
+hymni per totum anni circulum in virginum monast. paraclet_.
+
+IV.--Les ouvrages de controverse des contemporains d'Abélard, savoir:
+
+Les lettres de saint Bernard, _S. Bernardi Opera omnia_, édition de
+Mabillon, 1690, vol. I, _passim_. Les lettres directement relatives à
+Abélard se retrouvent dans le recueil de ses Oeuvres par d'Amboise.
+
+Les lettres de Pierre le Vénérable, _Vita S. Petri Vener. et Epistolae_.
+(Bibliotheca cluniacensis, p. 553 et 621; édition de Duchesne avec des
+notes, 1614.)
+
+La lettre de Guillaume de Saint-Thierry contre Abélard et la
+dissertation annexée, _Disputatio adversus P. Abaelardum_. (Bibliotheca
+patrum cistercensium, par Tissier, 1660-1669, t. IV, p. 112.)
+
+La dissertation d'un abbé anonyme (Geoffroy d'Auxerre?) contre le même,
+_Disputatio anonymi abbatis adversus dogmata P. Abaelardi_. (Même
+recueil, t. IV, p. 228.)
+
+La lettre de Gautier de Mortagne à Abélard, _Epistola Gualteri de
+Mauritania, episcopi laudunensis_. (Spicilegium, sive Collectio veterum
+aliquot scriptorum, D. Luc. d'Achery, édition de de la Barre, 1723, t.
+III, p. 520.)
+
+Les lettres de Hugues Metel adressées à Innocent II, à Abélard, à
+Héloïse, _Hugon. Metelli Epist._ IV, V, XVI et XVII. (Car. Lud. Hugo,
+Sacr. antiquit. Monum., t. II, p. 330 et 348.)
+
+L'ouvrage de Gautier de Saint-Victor contre les théologiens
+dialecticiens de son temps, écrit vers 1180, _Liber M. Walteri prior.
+S. Vict. Parisius contra manifestas et damnatas etiam in conciliis
+haereses_, manuscrit de l'abbaye de Saint-Victor, et dont on trouve
+de longs extraits dans Duboulai. (Hist. univ. parisiens., t. II, p.
+629-660.)
+
+V.--Les récits écrits par les contemporains ou dans le XIIIe siècle.
+
+Les vies de saint Bernard écrites de son temps, _Ex vita et rebus
+gestis S. Bernardi, lib. III, a Gaufrido autissiod. seu claraeval.
+monach.--Epistola ejusdem ad episcopum albanensem, ex vit. S. Bernardi_,
+ab Alano, episc. autissiod. (Recueil des historiens des Gaules et de la
+France, t. XIV, p. 327, 370 et suiv.)
+
+_Johannis Saresberensis Metalogicus_, lib. I, cap. I et V; lib. II, cap.
+X et _passim_. Jean de Salisbury avait entendu les leçons d'Abélard et
+fréquenté les principales écoles des Gaules.--_Ejusdem Policraticus,
+sive de Nugis curialium, cui accedit Metalog._, 1 vol. in-12, 1639, lib.
+II, cap. XXII, et lib. VII, cap. XII. (Voyez les extraits de cet auteur
+dans le Recueil des histor., t. XIV, p. 300 et suiv.)
+
+_Otto Frisingensis, de gestis Friderici I Caesaris Augusti_, lib. I, cap.
+XLVI, XLVII et seq. Othon, abbé de Morimond, de l'ordre de Cîteaux, puis
+évêque de Frisingen (Freising, en Bavière), neveu de l'empereur Henri
+V, a composé une chronique de l'empereur Frédéric Barberousse, dont
+il était oncle paternel, et il y raconte la vie et la condamnation
+d'Abélard, son contemporain. (1 vol. in-folio, Basil., 1569, et Recueil
+des histor., t. XIII, p. 654.)
+
+_Ex vita S. Gosvini aquicinctensis abbatis_ lib. I, cap. IV et XVIII.
+Gosvin, abbé d'Anchin, fut un des adversaires actifs d'Abélard; sa vie a
+été écrite par des moines de son couvent, ses contemporains.(Recueil des
+histor., t. XIV, p. 442.)
+
+Extraits de diverses chroniques composées au XIIe siècle ou dans les
+suivants; les plus importants sont tirés de:
+
+1° Guillaume de Nangis, _Ex Chronic. Guillielm. de Nangiaco_. (Recueil
+des histor., t. XX, p. 731, ou _Spicilegium_ de d'Achery, t. III, p.
+1-6.)
+
+2° Robert d'Auxerre, _Ex Chronologia Roberti monach. S. Marian.
+altissiod._ (Recueil des histor., t. XII, p. 293.)
+
+3° La Chronique d'un anonyme, _Ex Chronico ab initio mundi usque ad A.C.
+1160_. (_Id., ibid._, p. 120.) 4° Richard de Poitiers, moine de Cluni,
+_Ex Chronic. Richardi pict._ (_id., ibid._, p. 415.)
+
+5° L'appendice à la chronique de Sigebert, par Robert, _Ex Roberti
+proemonstr. appendice ad Sigeberti chronographiam._ (_id._, t. XIII,
+p. 330, ou dans le recueil intitulé: Illustrium veterum scriptorum qui
+rerum a Germ. gest., etc., t. I, p. 626; 2 vol. in-folio, Francfort,
+1573.)
+
+6° Alberic, moine de Trois-Fontaines, _Ex Chronic. Alberici Trium
+Fontium monachi._ (Recueil des histor., t. XIII, p. 700.)
+
+7° Guillaume Godelle, moine de Saint-Martial de Limoges, _Ex Chronic.
+Willelm. Godelli, mon. S. Mart. lemov._ (_id., ibid._, p. 675.)
+
+_Vincentius Burgundus proesul bellovacensis_. (Bibliotheca Mundi, 4 vol.
+in-folio, 1624.--T. IV, _Specul. historial._, lib. XXVII, cap. XVII.)
+Vincent de Beauvais vivait au milieu du XIIIe siècle.
+
+Il y a encore dans d'autres chroniques, comme dans quelques cartulaires,
+des lignes isolées où Abélard est nommé, et dont l'historien peut faire
+son profit, mais qui ne méritent point d'être rappelées. Je ne fais
+que mentionner un chant funèbre sur la mort d'Abélard, rapporté par M.
+Carrière dans son édition allemande des lettres (voyez ci-après, page
+262), et une curieuse chanson bretonne en dialecte de Cornouaille, où
+Héloïse, _Loiza_, raconte qu'instruite par son clerc, _ma o'hloarek, ma
+dousik Abalard_, elle est devenue, grâce à la connaissance des langues,
+une sorcière semblable aux druidesses celtiques. (_Barzas-Breiz_, Chants
+populaires de la Bretagne, publiés par M. Th. de la Villemarqué, t. I,
+p. 93. Paris, 1839.)
+
+
+II.
+
+AUTORITÉS POSTÉRIEURES AU XIIIe SIÈCLE.
+
+1.--Un grand nombre d'historiens qui ne s'occupaient point spécialement
+d'Abélard, ont été conduits par leur sujet à écrire sa vie ou à en
+donner le sommaire, particulièrement d'après l'_Historia calamitatum_ et
+Othon de Frisingen.
+
+Le premier me paraît être Bertrand d'Argentré, un des plus anciens
+historiens français de la Bretagne. (_L'Histoire de Bretaigne_, 1 vol.
+in-fol., 1538, liv. I, chap. XIV, p. 74; liv. III, chap. CIII, p. 236 et
+suiv.) C'est un court résumé de l'histoire d'Abélard, d'après Othon de
+Frisingen.
+
+Pasquier a donné un abrégé de l'_Historia calamitatum_, de son
+temps encore manuscrite, en y joignant quelques détails et quelques
+réflexions. (_Les Recherches de la France_, liv. VI, chap. XVII, p. 587
+et suiv.; liv. IX, chap. V, VI et XXI.)
+
+Tritheme, dans son Catalogue des écrivains ecclésiastiques, insère
+un article pris dans les chroniques déjà citées. (_De Scriptoribus
+ecclesiasticis, in J. Trithemii Span. Oper. histor._, in-folio, 1604,
+part. I, p. 276.)
+
+Duboulai, dans son Histoire de l'Université de Paris, compose en divers
+passages une biographie à peu près complète, d'après d'Amboise, Othon de
+Frisingen, Jean de Salisbury, saint Bernard et ses biographes. (_Coes.
+Egassii Buloei Historia Universitatis parisiensis_, 6 vol. in-folio,
+1665, t. I, p. 257, 272, 349, 445; t. II, p. 8 et suiv., 53, 68, 85,
+107, 157, 162, 168, 200, 242, 715, 733, 739, 753, 759 et suiv.)
+
+Le père Gérard Dubois raconte aussi, à leurs époques, dans l'Histoire de
+l'Église de Paris, les événements de la vie d'Abélard. (_Gerardi Dubois
+aurelianensis Historia Ecclesia parisiensis_, 2 vol. in-folio, 1690, t.
+I, lib. XI, cap. II, p. 709, etc.; cap. VII, p. 774, etc; t. II, lib.
+XII, cap. VII, p. 64 et 178, etc.)
+
+Jacques Thomasius a écrit une vie d'Abélard où il y a de l'érudition et
+des erreurs. (_Petri Abelardi vita in Hist. sapient. et stult. a Christ.
+Thomasio_, t. 1, p. 75-142, 1693, Hal. Magdeb.)
+
+Citons encore Dupin, dans sa Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques.
+(_Hist. des controv. et des mat. ecclésiast. traitées dans le XIIe
+siècle_, 1696, chap. VII, p. 360, etc., 392 à 412.)
+
+Le père Noël Alexandre. (_Natalis Alexandri Historia ecclesiastica_, 7
+vol. in-folio, 1699, t. VI, dissertat, VII, p. 787 et seq.)
+
+L'abbé Fleury. (_Histoire ecclésiastique_, liv. LXVII et LXVIII, p. 307,
+etc., p. 406, etc., p. 547, etc., du t. XIV de l'édition in-4°.)
+
+Casimir Oudin. (_Commentarius de scriptoribus Ecclesioe antiquis_, 3
+vol. in-folio, 1723, t. II, sect. XII, p. 1160 et seq.)
+
+Dom Remy Ceillier. (_Histoire générale des auteurs sacrés et
+ecclésiastiques_, Paris, 1729, 23 vol. in-4°, t. XXII, chap. X, p.
+484-494.)
+
+Le père Longueval, jésuite. (_Histoire de l'Église gallicane_, Paris,
+1730-49, 18 vol. in-4°, t. VIII, liv. XXIII, p. 350 et suiv., 414 et
+suiv; t. IX, liv. XXV, p. 22 et suiv.)
+
+Dom Guy Alexis Lobineau, dans son _Histoire générale de Bretagne_, 2
+vol. in-folio, 1707, t. I, liv. V, p. 139 et suiv. C'est un récit assez
+complet, écrit avec modération et bienveillance, et que je regarde comme
+la base des récits postérieurs.
+
+Dom Hyacinthe Morice, dans l'ouvrage qui porte le même titre; autre
+récit plus sommaire et dans le même esprit. (_Hist. gén. de Bret_., 5
+vol. in-folio, 1744, t. I, liv. II, p. 96 et suiv.)
+
+Baronius, et surtout son commentateur Pagi, dans ses notes. (_Annales
+ecclesiastici_, 43 vol. in-folio; Lucques, 1738-57, t. XVIII. Voyez le
+texte à l'an 1140 et les notes aux années 1113, 1121, 1129, 1131, 1140
+et 1142.)
+
+On peut citer également l'_Histoire de la ville de Paris_, par les pères
+Félibien et Lobineau (5 vol. in-folio, 1725, t. I, liv. III et
+IV); l'article _Abélard_ du _Dictionnaire universel des sciences
+ecclésiastiques_, par le révérend père Richard (6 vol. in-folio, 1760),
+et le § II du liv. I de l'_Histoire de l'Université de Paris_, par
+Crevier. (T. I, p. 111-193, 7 vol. in-12; Paris, 1761.)
+
+Le père Niceron a publié une vie d'Abélard qui n'est guère que l'analyse
+de celle de D. Gervaise. (_Mémoires pour servir à l'histoire des hommes
+illustres dans la république des lettres_, 42 vol. in-12, 1729, t. IV,
+p. 1 et suiv.)
+
+Mabillon, ou son continuateur Martene, donne, dans les Annales
+bénédictines, une biographie par morceaux détachés qui vaut à beaucoup
+d'égards les précédentes, _Annales ordinis S. Benedicti_. (6 vol.
+in-folio, 1739, t. IV, lib. LXXIII, p. 63 et seq., 84 et seq., 324 et
+seq., 356 et seq., 991, 1085, etc.)
+
+L'article d'Abélard, dans l'Histoire de la philosophie, de Brucker,
+mérite aussi d'être lu, tant pour la critique que pour la biographie.
+(_Jacobi Bruckeri Historia critica philosophiae_, 6 vol. in-4°, Lipsiae,
+1766, t. III, pars II, lib. II, cap. III, sect. II, p. 716, 734, etc.)
+
+Nous ne faisons que mentionner l'histoire d'Abélard par Diderot, dans
+l'article _Scolastique_ de l'_Encyclopédie_.
+
+II.--Parmi les biographies proprement dites, nous citerons
+particulièrement:
+
+_La Vie de Pierre Abeillard, abbé de Saint-Gildas, et celle d'Héloise,
+son épouse_, 2 vol. in-12, 1720, par D. Gervaise (François-Armand). Cet
+ouvrage est intéressant: l'auteur, quoique ancien abbé de la Trappe, est
+un apologiste enthousiaste; le récit est fait avec soin, même avec
+assez d'exactitude quant aux faits essentiels, mais enjolivé de détails
+romanesques. Il est vrai que Gervaise a été accusé par Saint-Simon
+d'avoir eu lui-même une intrigue galante avec une religieuse.
+
+L'article Abélard, dans le Dictionnaire de Moreri, dans le Dictionnaire
+critique de Bayle, ainsi que les articles _Héloïse, Paraclet, Foulque,
+Bérenger, Fr. d'Amboise_.
+
+_The History of the lives of Abeillard and Heloisa_, by the rev. Joseph
+Berington, 2 vol. in-8°, Basil, 1793. Cet ouvrage fort estimé contient,
+avec une biographie étendue, une traduction et le texte des lettres
+d'Héloïse et d'Abélard. Il est intéressant, mais il n'a pas été
+composé d'après les autorités contemporaines, et l'auteur a pris pour
+historiques tous les détails romanesques inventés par D. Gervaise.
+
+_Abailard et Héloïse, avec un aperçu du XIIe siècle_, par F.C. Turlot, 1
+vol. in-8°, 1822.
+
+L'article d'Abélard dans _l'Histoire littéraire de la France_, ainsi
+que celui d'Héloïse. Ces articles ont été rédigés par dom Clément avec
+beaucoup de soin et de critique, mais avec une sévérité qui tombe dans
+l'injustice. Ils ont été réimprimés, l'Académie des inscriptions ayant
+donné une nouvelle édition du volume où ils sont insérés, et M. Daunou
+y a joint quelques notes. (_Histoire littéraire de la France_, t. XII,
+1830, p. 86 et suiv., p. 629 et suiv.)
+
+L'_Essai sur la vie et les écrits d'Abailard et d'Héloïse_, par madame
+Guizot. (oeuvres diverses et inédites de madame Guizot, 1828, t. II, p.
+319.) L'ouvrage qui n'est pas fini est le plus remarquable pour le fond
+des idées et pour les vues qu'il contient; il a été terminé par
+M. Guizot et placé à la tête de l'édition _illustrée_ des Lettres
+d'Abailard et d'Héloïse, traduites par M. Oddoul. (2 vol. in-8°, Paris,
+1839.) Cette dernière édition renferme un assez grand nombre de pièces
+et de témoignages, le spécimen d'un des manuscrits des lettres, quelques
+fragments de MM. de Chateaubriand, Michelet, Quinet, etc.
+
+Les dictionnaires et recueils biographiques, qui tous en général
+contiennent un article _Abélard_. Nous citerons celui de M. d'Eckstein,
+dans l'_Encyclopédie des gens du monde_, t. I; celui de M.P. Leroux,
+dans l'_Encyclopédie nouvelle_, t. I; celui de M. Géruzez, dans le
+_Plutarque français_, t. I; M. Barrière y a donné l'article _Héloïse_.
+
+La traduction des lettres d'Héloïse et d'Abélard, par le bibliophile
+Jacob, insérée dans la Bibliothèque d'élite, in-12, Paris, 1840. Cette
+traduction, fort bien faite, est précédée d'une notice intéressante et
+détaillée qu'on doit à M. Villenave, sous ce titre: Abélard et Héloïse,
+leurs amours, leurs malheurs et leurs ouvrages.
+
+Parmi les anciennes traductions, assez peu remarquables, on ne doit
+conserver que celle de Bussy-Rabutin, réimprimée avec de nombreuses
+compositions poétiques sous ce titre: _Lettres d'Héloïse et d'Abélard_,
+traduites librement d'après les lettres originales latines, par le
+comte de Bussy-Rabutin, avec les imitations en vers par de Beauchamps,
+Colardeau, etc., etc., précédées d'une nouvelle préface par M.E.
+Martineault, in-12, Paris, 1841.
+
+Une biographie universelle publiée en Angleterre contient un bon article
+sur Abélard, _The biographical Dictionary of the Society for the
+diffusion of useful knowledge_, in-8°, t. I, London, 1842.
+
+Les Allemands se sont peu occupés d'Abélard. On cite les deux ouvrages
+suivants, dont nous ne connaissons que des extraits:
+
+F. C. Schlosser, _Abaelard und Dulcin, oder Leben und Meinungen eines
+Schwaermers und eines Philosophen_, in-8°, Gotha, 1807.
+
+Fessler, _Abaelard und Heloisa_, 2 vol. in-8°, Berlin, 1808.
+
+_Abaelard und Heloise oder der Schriftsteller und der Mensch_, par M.
+Feuerbach (Leipzig, 1844), est un mince recueil de pensées détachées qui
+ne m'ont paru avoir aucun rapport avec le titre[1].
+
+[Note 1: Voici au vrai le sens tout allemand de ce titre. Il s'agit
+d'une Comparaison entre la vie littéraire et la vie active. Je crois
+qu'Abélard désigne l'une et Héloïse l'autre. C'est un recueil dont le
+titre revient à peu près à ceci, _l'art et humanité_. Les deux noms
+propres ne se rencontrent pas dans le cours du livre.]
+
+_Abaelard und Heloise. Ihre Briefe und die Leidensgeschichte übersetzt
+und eingeleitet durch eine Darstellung von Abaelards Philosophie und
+seinem Kampf mit der Kirche_, von Moriz Carriere, in-12, Giessen, 1844.
+C'est une traduction des lettres, mais l'auteur l'a fait précéder d'une
+introduction qui se lit avec intérêt, et où il se montre au courant des
+plus récentes publications qui concernent Abélard.
+
+III.--On trouve des renseignements sur les manuscrits d'Abélard, sur ses
+ouvrages inédits, sur la publication de ceux qui sont imprimés, dans le
+_Thésaurus_ de Durand et Martene et dans celui de Pez, aux lieux cités;
+dans Casimir Oudin (t. II, p. 1169); l'_Histoire littéraire_ (t. XII, p.
+103, 129, 134 et 706); Fabricius (_Biblioth. lat. med. et infim. aetat.,
+ed. a P.J. Mansi_, t. V, lib. XV, p. 232 et seq.); Olearius, (_Joann.
+Gotfr. Olearii Biblioth. scriptor. ecclesiast._, t. I, p. 2-4); le
+recueil intitulé: _Historia rei litterariae ordin. S. Benedicti_, par
+Ziegelbauer et Legipontanus (t. I et IV); celui de Guillaume Cave,
+(_Scriptor. ecclesiast. Historia litteraria_, t. II, p. 203); le Voyage
+littéraire de deux bénédictins (part. I, p. 245), et l'Introduction aux
+_Ouvrages inédits d'Abélard_, par M. Cousin.
+
+Les opinions religieuses d'Abélard ont été exposées et discutées par
+d'Amboise, D. Gervaise, Dupin, le père Noèl Alexandre, Oudin, Lobineau,
+Bayle, les éditeurs des deux _Thesaurus_, Mabillon, dans l'édition de
+saint Bernard, son continuateur, dans les Annales bénédictines, l'auteur
+du tome XII de l'_Histoire littéraire_, Duplessis d'Argentré (_Collectio
+judiciorum de novis erroribus_, t. I, p. 49 et seq.), M. Neander et M.
+l'abbé Ratisbonne, chacun dans son _Histoire de saint Bernard_; (l'une
+traduite par M. Th. Vial, 1 vol. in-12, 1842; l'autre, 2 vol. in-12,
+1840, t. II, chap. XXVII, XXVIII et XXIX.)
+
+Les opinions philosophiques d'Abélard ont été incomplètement exposées
+par les divers historiens de la philosophie, qui jusqu'à ces derniers
+temps, ne connaissaient pas ceux de ses ouvrages où elles sont exposées.
+Voyez pourtant, outre Brucker déjà cité, Tennemann (_Geschichte der
+Philosophie_, t. VIII, part. I, chap. V, p. 170, Leipzig, 1810);
+Degerando (Histoire comparée des systèmes de philosophie, t. IV, ch.
+XXVI, p. 397), et la note du commencement du chap. III de notre livre
+II. Mais les doctrines d'Abélard ne commencent à être bien connues que
+depuis l'introduction de M. Cousin (_Ouvr. inéd., ou Fragments philos._,
+t. III). On peut consulter aussi l'ouvrage intitulé: _Études sur
+la philosophie dans le moyen âge_, par M. Rousselot (3 vol. in-8°,
+1840-1842). Il a paru quelques dissertations en Allemagne que nous
+citons en leur lieu.
+
+
+
+
+ABÉLARD.
+
+
+
+LIVRE PREMIER.
+
+
+
+
+
+VIE D'ABÉLARD.
+
+
+
+Lorsqu'on suit, en quittant Nantes, la route de Poitiers, on traverse,
+avant d'arriver à Clisson, un bourg formé d'une longue rue et qui se
+nomme le Pallet. Après les dernières maisons, on aperçoit à gauche
+au-dessus du chemin une église, remarquable seulement par sa simplicité
+et par la vétusté de quelques-unes de ses parties. Derrière cette église
+et sur une hauteur, des restes de murs épais, avec des vestiges de
+fossés, indiquent sous le lierre qui les couvre une ancienne et forte
+construction, et renferment maintenant un carré d'arbustes et de grandes
+herbes, cimetière abandonné où s'élève une vieille croix de pierre parmi
+quelques modestes tombeaux. Ces ruines sont celles de la demeure des
+seigneurs du Pallet, détruite en 1420, lors des guerres qui suivirent
+l'attentat commis sur Jean V, duc de Bretagne, par Marguerite de
+Clisson. C'était là, qu'au XIe siècle, un petit château fortifié
+dominait le bourg, du haut d'une éminence à pic sur l'étroite rivière de
+la Sanguèze, ainsi nommée, dit-on, pour avoir été souvent rougie du
+sang des combattants, au temps des luttes acharnées des Bretons et des
+Anglais.
+
+En 1079, Philippe Ier était roi des Français, et Hoël IV, duc de
+Bretagne, lorsque dans ce bourg et dans ce château, son domaine, un
+personnage noble, Bérenger, eut de sa femme Lucie un fils qu'il nomma
+Pierre[2]. C'était l'aîné de sa famille, qui s'augmenta bientôt de
+plusieurs enfants; ses autres fils s'appelèrent Raoul, peut-être
+Porcaire et Dagobert, et sa fille, Denyse. Le père, avant de prendre le
+métier des armes, avait reçu de l'instruction, et il en conservait un
+tel goût pour les lettres qu'il voulut le transmettre à ses enfants et
+faire précéder par quelques études leur éducation guerrière. L'amour
+qu'il portait à son fils aîné lui inspira des soins particuliers,
+auxquels celui-ci répondit par delà toute espérance. Il annonçait des
+dispositions brillantes. Dans cette vieille Armorique qui passait
+pour devoir son nom de Bretagne à la brutalité de ses habitants, on
+remarquait dès lors une singulière aptitude aux choses qui demandent
+la subtilité de l'esprit, et le jeune Pierre tenait du lieu natal, ou
+plutôt de sa race, une remarquable facilité[3]. Ses progrès furent
+bientôt tels qu'il s'éprit d'une passion vive pour l'étude, et, dans son
+ardeur, il résolut de se consacrer aux lettres tout entier. Renonçant
+à la gloire militaire, et abandonnant à ses frères son héritage et
+son droit d'aînesse, il s'adonna surtout à la philosophie, et dans
+la philosophie, à la science de la dialectique, cet art de la guerre
+intellectuelle dont il préférait à tout les armes, les combats et les
+trophées.
+
+[Note 2: Le Pallet, _Palatium_ (on trouve aussi Palet, Palais,
+Paletz, Palez), est situé à 19 ou 20 kilomètres au sud-est de Nantes,
+sur la route de Chollet et de Poitiers, «oppidum ... ab urbe Nannetica
+versus orientem octo miliariis remotum.» L'église est sur le penchant
+d'une butte, appelée encore la butte d'Abélard. C'est l'ancienne
+chapelle du château, donnée á la commune, comme je l'ai appris du curé
+en 1843, par le dernier seigneur Barin de Froidmanteau, de la même
+famille que les La Galissonnière, dont la résidence se voit à moins
+d'une demi-lieue en avant. Les ruines du château, détruit d'abord en
+1420, puis sous Louis XIII, ou quatre pans de murs, hauts de 1 mètre
+environ, renfermant un carré d'à peu près 30 mètres de côté, passent
+pour la maison d'Abélard, qu'on a dit aussi né dans une autre maison
+plus modeste, démolie il y a sept ou huit ans par M. Dufrêne, procureur
+du roi. Bérenger peut avoir été châtelain du lieu, quoiqu'il fût
+Poitevin, suivant l'unique témoignage d'une des épitaphes d'Abélard (_ex
+Chron. Rich. Pictav._), Namque oritur patre Pictavis et Britone matre,
+ si toutefois on n'a pas fait confusion avec Bérenger de Poitiers, dont
+il sera question plus bas. Mais rien n'empêche de voir en lui l'ancêtre
+de ces seigneurs du Pallet qui, jusqu'au XVe siècle, figurent dans les
+annales de la Bretagne. Son fils est souvent désigné sous le nom de
+_Palatinus_ et quelquefois de _Nannetensis_. (_Ab. Op._, ep. I, p.
+4.--Johan. Saresb. _Policrat_., l. II, c. XXII, et _Metal._, l. I, c. V,
+et l. II, c. X.--_Rec. des Hist. des Gaules_, t. XII, p. 115, et t.
+XIV, p. 303-304.--_Hist. de Bret._, par D. Lobineau, t. I, l. III, p.
+106-107; l. IX, p. 298; l. XIX, p. 651, 1143, 1162 et 1235.--_Abail. et
+Hél._, par Turlot, p. 143.--_Voy. pitt. de Clisson_, par Thienon, pl.
+II et III.--_Notice sur Clisson_, in-18, Nantes, 1841, p.
+7.--Renseignements manuscrits transmis par M. Chaper, préfet de la
+Loire-Inférieure, et par MM. de la Jarriette et Demangeat, de Nantes.)]
+
+[Note 3: C'est Abélard qui dit que _Breton_ vient de _brute_. «
+Brito dictas est quasi brutus. Licet enim non omnes vel soli sint
+stolidi, hoc (_sic_) tamen qui nomen Britonis composuit secundum
+affinitatem nominis bruti, in intentione habuit quod maxima pars
+Britonum fatua esset.» Et on lit, en effet, dans le roman de Brut, que
+ Brutus Apela de Bruto Bretons
+ Les Troyens ses compaignons.
+ (V. 1211 et 1212.)
+Il s'agit, il est vrai, de la Grande-Bretagne, mais elle donna son nom
+à l'Armorique. Les savants pensent que le nom de Bretons vient de
+_Vrezonze_ ou _Brazonce_, les _peints_, les tatoués, comme les _Pictes_
+de l'Angleterre. Cependant l'esprit pénétrant des clercs bretons est
+attesté par Othon de Frisingen, mais i1 veut qu'en toute autre chose que
+les arts (la rhétorique et la dialectique), les Bretons soient presque
+stupides. C'est en faisant allusion à cette subtilité particulière
+qu'Abélard dit de lui même: «Natura terrae meae vel generis animo
+levis.» Car je crois qu'ici _animo levis_ signifie plutôt l'esprit
+prompt que la légèreté du caractère: ce n'est pas l'usage d'Abélard
+de parler modestement de lui-même, et la légèreté n'est pas le défaut
+breton. (Ouvr. inéd. d'Ab. _Dialectic._, p. 222 et 591.--_De Gest. Frid.
+I imper._, l. I, c. XLVII.--_Ab. Op._, ep. I, p. 4.)]
+
+Très-jeune encore, il affronta les chances et les épreuves de cette
+stratégie du raisonnement et de la parole. Il s'y exerça de bonne heure,
+et ses rapides succès lui donnèrent une telle confiance que, quittant la
+maison paternelle, il alla voyager, parcourant les provinces,
+cherchant les maîtres et les adversaires, marchant de controverses en
+controverses, et renouvelant ainsi, sous une autre forme et dans un plus
+vaste espace, la coutume attribuée aux péripatéticiens de discuter en se
+promenant[4]. La philosophie avait alors ses chevaliers errants.
+
+[Note 4: _Ab. Op._, ep. I, p. 4.]
+
+La France ne manquait pas de maîtres et d'écrivains qui cultivaient la
+dialectique. Des sciences qui occupaient les esprits, c'était celle qui
+commençait à faire le plus de bruit et à donner le plus de renommée.
+Elle rivalisait d'importance et presque de pouvoir avec la théologie
+qu'elle servait et inquiétait tour à tour. La grammaire et la rhétorique
+qui, unies à ces deux sciences et à quelques études mathématiques,
+composaient presque tout l'enseignement de l'époque, ne venaient que
+loin après la dialectique dans l'estime des hommes instruits. La
+dialectique, c'était alors la philosophie proprement dite. On l'appelait
+un art, parce qu'on ne l'enseignait pas sans la pratiquer, et que
+l'étude du raisonnement ne va pas sans le besoin d'en montrer les
+ressources, d'en essayer les procédés, d'en éprouver les forces[5]. On
+apprenait, sous le nom de cet art, une grande partie de ce que contient
+la Logique d'Aristote, que l'on connaissait par des traductions
+incomplètes et surtout par l'intermédiaire de Porphyre et de Boèce.
+L'introduction que le premier a jointe aux catégories, c'est-à-dire aux
+prolégomènes de la Logique, faisait corps avec elle; on n'en séparait
+pas les versions et les commentaires du second. Ainsi l'on ne savait la
+dialectique qu'à la condition d'avoir appris tout ce qui regarde les
+cinq voix ou les rapports généraux des idées et des choses entre elles,
+exprimés par les noms de genre, d'espèce, de différence, de propriété et
+d'accident; les catégories ou prédicaments, c'est-à-dire les idées les
+plus générales auxquelles puisse être ramené tout ce que nous savons
+ou pensons des choses; la théorie de la proposition ou les principes
+universels du langage; le raisonnement et la démonstration, ou la
+théorie et les formes du syllogisme; les règles de la division et de la
+définition; la science enfin de la discussion et de la réfutation, ou la
+connaissance du sophisme. En étudiant toutes ces choses, on trouvait,
+chemin faisant, de nombreuses questions qui permettaient de joindre
+l'exemple au précepte; c'étaient des questions d'abord de logique pure,
+puis de physique, de métaphysique, de morale, et souvent de théologie.
+Sur ces questions s'échauffaient les esprits, s'animaient les passions,
+et brillaient ceux qui se livraient à l'enseignement et à la dispute;
+sur ces questions se partageaient les professeurs, les lettrés, les
+écoles, et quelquefois l'Église et le public.
+
+[Note 5: On sait que notre faculté des lettres s'appelait autrefois
+la faculté des arts; d'où le titre de maître ès arts. Le nom d'_artista_
+fut donné dans le XIe siècle aux philosophes, qui à Rome étaient aussi
+appelés [Grec: technikoi], quand ils s'adonnaient à l'enseignement et à
+la controverse. Budaeus, _Observ. select._ XIV et XVI, t. VI, p. 121 et
+130. Hall., 1702.]
+
+A l'époque où le jeune Pierre se mit à courir le pays pour chercher les
+aventures philosophiques, un homme s'était fait dans les écoles une
+grande renommée. C'était Jean Roscelin, né comme lui en Bretagne, et
+chanoine de Compiègne. Ce maître avait trouvé assez répandue cette
+doctrine, qui n'était pas cependant toujours explicite, que les noms
+appelés plus tard abstraits par les grammairiens désignent, pour le
+plus grand nombre, des réalités, tout comme les noms des choses
+individuelles, et que ces réalités, pour être inaccessibles à nos
+perceptions immédiates, n'en sont pas moins les objets sérieux et
+substantiels d'une véritable science. Il combattit cette idée qu'il
+contraignit à se développer et à s'éclaircir; et il soutint que tous les
+noms abstraits, c'est-à-dire tous les noms des choses qui ne sont pas
+des substances individuelles, que par conséquent les noms des espèces et
+des genres qui n'existent point hors des individus qui les composent,
+et les noms des qualités et des parties qui ne peuvent être isolées des
+sujets ou des touts auxquels on les rattache, les unes sans disparaître,
+les autres sans cesser d'être des parties, n'étaient en effet que des
+noms. Puisqu'ils n'étaient pas les désignations de réalités distinctes
+et représentables, ils ne pouvaient être, selon lui, que des produits ou
+des éléments du langage, des mots, des sons, des souffles de la voix,
+_flatus vocis_. Cette doctrine fut appelée la doctrine des noms, le
+système des mots, _sententia vocum_; les historiens de la philosophie
+l'appellent le _nominalisme_[6].
+
+[Note 6: Voyez le l. II de cet ouvrage, c. II, VIII, IX et X.]
+
+Cette doctrine illustra son auteur qui ne l'avait pas inventée tout
+entière, mais qui, la rencontrant en principe dans Aristote, l'avait,
+après Raban-Maur et Jean le Sourd, hardiment poussée à ses extrêmes
+conséquences et rédigée en termes absolus; mais elle compromit le repos
+et la sûreté de Roscelin. L'Église s'était alarmée; saint Anselme, alors
+abbé du Bec en Normandie, en attendant qu'il succédât à Lanfranc dans
+l'archevêché de Cantorbery, et qui jouissait d'un grand crédit comme
+religieux et d'une grande réputation comme philosophe, avait combattu le
+nominalisme, en soutenant à outrance la réalité de ce qu'exprimaient
+les termes abstraits et généraux, ou ce qu'on appelle _la réalité des
+universaux_. Devançant même cette polémique, un concile tenu à Soissons,
+en 1092, avait condamné la doctrine de Roscelin, comme fausse en
+elle-même, et comme incompatible avec le dogme de la Trinité, puisqu'en
+n'attribuant l'existence qu'aux individus, elle annulait celle des trois
+personnes, ou les réalisait en trois essences individuelles, ce qui
+était admettre trois dieux.
+
+Roscelin avait été forcé de s'exiler en Angleterre. On croit que dans
+le cours de ses voyages notre Pierre fut un de ses auditeurs; mais on
+ignore quand il le rencontra. Il est certain qu'il suivit ses leçons, et
+probablement avant de venir à Paris. Il l'entendit du moins étant fort
+jeune; il a dit plus tard qu'il l'avait eu pour maître, et il a dit
+aussi qu'il trouvait sa doctrine insensée[7].
+
+[Note 7: «Magistri nostri Roscellini tam insana sententia.» (Ouvr.
+inéd. _Dialect._, p. 471.) C'est Othon de Frisingen qui veut que le
+premier maître d'Abélard ait été Roscelin, lequel a sans aucun doute
+été son maître, mais qui ne peut avoir été le premier, encore moins son
+précepteur dans sa famille, comme quelques-uns l'ont cru. Rien ne prouve
+que Roscelin ait enseigné en Bretagne. Proscrit lorsqu'Abélard avait
+treize ans, il ne peut guère l'avoir connu que plus tard dans ses
+courses plus ou moins secrètes en France. (_Id._, Introd., p. xl et
+suiv.) Abélard le traite avec sévérité, il l'a réfuté et même attaqué
+violemment. (_Ab. Op._, ep. XXI, p. 334; Not., p. 1743.--Ou. Fris. _De
+Gest. Frid. I_, l. I, c. XLVII.--_Philosophie dans le moyen âge,_ par M.
+Rousselot, t. I, c. V.)]
+
+On croit qu'il n'avait guère que vingt ans lorsqu'il vit Paris pour la
+première fois[8].
+
+[Note 8: Peut-être même était-il plus jeune; les auteurs du _Recueil
+des historiens des Gaules et de la France_ veulent qu'il ait entendu
+Guillaume de Champeaux, à Paris, avant la fin du XIe siècle, (t. XIII,
+p. 654). Le P. Dubois, dans son _Histoire ecclésiastique de Paris_, dit
+qu'Abélard arriva dans cette ville en 1100 (t. 1, l. XI, c. VII, p.
+777). Duboulai voudrait même faire remonter son arrivée jusqu'en 1095.
+(_Hist. Universit. parisiens_. t. II p. 8.)]
+
+Cette ville était alors, surtout pour le nord et l'occident de l'Europe,
+la capitale des lettres et des arts. Elle a été de bonne heure, elle
+est restée toujours le centre de cette philosophie du moyen âge qu'on
+a nommée la _scolastique_. Ce nom ne désigne pas autre chose que la
+philosophie des écoles ou cette dialectique que nous avons décrite.
+Les écoles étaient assez nombreuses en France, et pour la plupart
+épiscopales, c'est-à-dire qu'elles étaient ouvertes ordinairement sous
+le patronage et la surveillance de l'évêque et même dans sa maison.
+
+Ces institutions avaient succédé aux écoles palatines, fondées par
+Charlemagne, grande et passagère création, comme presque toutes celles
+de cet homme qui devança trop son temps, et manqua l'avenir pour l'avoir
+deviné trop tôt. Ce qu'il avait voulu placer dans le palais s'était donc
+produit dans l'évêché ou même à la porte du cloître[9]. Dans ces écoles,
+qui différaient de réputation et quelquefois de doctrine, comme les
+évêques eux-mêmes, on enseignait toujours la théologie et souvent les
+sciences profanes, y compris la philosophie. Cet ordre d'institutions
+dura longtemps; il en est resté au chef-lieu de tous les diocèses,
+auprès de tous les évêques, deux titres portés par des prêtres et qui
+représentent le double enseignement du passé: l'un est le titre de
+théologal, et l'autre celui d'écolâtre.
+
+[Note 9: «Carolus.... seculares quodam modo litteras fecit et a
+coenobiis ad palatium evocavit.» (Duboulai, t. 1, p. 95.) Je parle ici
+d'après l'idée reçue qui attribue à Charlemagne la création permanente
+d'écoles royales tenues dans son propre palais. _Domus regia schola
+dicitur_, disait le concile de Kierzy en 858 (Ibid. p. 106). Ce prince
+aurait ainsi conçu et réalisé la véritable instruction publique, celle
+de l'État. J'avoue que M. Ampère a singulièrement ébranlé cette idée.
+Au reste, les écoles épiscopales elles-mêmes doivent encore être
+originairement rapportées à Charlemagne; c'est lui qui en prescrivit la
+formation par un capitulaire de 789. (_Histoire littéraire de la France
+avant le XIIe siècle_, par M. Ampère, t. III, c. II.)]
+
+À l'époque dont nous parlons, ou vers l'an 1100, il n'y avait donc pas
+d'Université de Paris. Il y avait des écoles à Paris, et parmi elles,
+au-dessus de toutes, l'école épiscopale, la plus fréquentée et la plus
+célèbre[10]. Les étudiants y accouraient de très-loin, non-seulement de
+toute la France, ce qui était peu dire, mais de toute la Gaule et des
+pays étrangers. L'Angleterre, l'Italie et l'Allemagne commençaient à
+envoyer leurs enfants dans cette ville, destinée à devenir l'Athènes de
+la philosophie du moyen âge. Les cours de l'école, ou comme on disait
+les _lectures_[11] (il n'existait point de collège), avaient pour
+auditeurs des jeunes gens ou hommes faits de toutes nations; car les
+écoliers étaient alors de tout âge. Ils se rassemblaient autour de la
+chaire du professeur, dans un cloître assez voisin de l'habitation de
+l'évêque, située au lieu où nous avons vu encore l'Archevêché, et au
+pied de l'église métropolitaine, qui se nommait bien déjà Notre-Dame,
+mais qui n'était pas le monument magnifique et vénéré que commença
+Maurice de Sully sous Philippe Auguste. Il n'y a pas très-longtemps
+qu'une enceinte, jadis habitée tout entière par les membres du chapitre,
+s'étendait depuis le Parvis, et longeant au nord la nef de l'église,
+allait rejoindre le jardin de l'Archevêché; elle s'appelait le Cloître
+Notre-Dame[12]. Là était, aux premiers jours du xiie siècle, l'école
+épiscopale, l'école maîtresse, perpétuelle, celle dont le titulaire
+régissait de droit les écoles de Paris, et c'est pour cela qu'elle
+portait dans le monde et qu'elle a conservé dans l'histoire le nom
+d'École du Cloître ou de Notre-Dame. Elle s'enorgueillissait de
+reconnaître pour chef Guillaume, dit de Champeaux, du nom d'un bourg
+de la Brie où il était né. Archidiacre de Paris, il enseignait
+avec beaucoup de succès et d'éclat. Il paraît avoir brillé dans la
+dialectique, donné de quelques-unes des questions qu'elle pose des
+solutions nouvelles, et appliqué le premier, dans l'école de Notre-Dame,
+les formes de la logique à l'enseignement des choses saintes: ce qui a
+fait dire qu'il avait, le premier, professé publiquement la théologie à
+Paris, et d'une manière contentieuse, en ce sens qu'il aurait introduit
+la théologie scolastique. On l'a surnommé la _Colonne des docteurs_[13].
+
+[Note 10: Cf. Lobineau, _Hist. de Paris_, t. I, l. IV, p.
+151.--Gérard Dubois, _Hist. Eccles. paris._, t. I, l. XI, c. VII, p.
+775.--D. B., _Rec. des Hist._ t. XIV, _praef._ xxxj.--Troplong, _Du
+pouvoir de l'État sur l'enseignement_, c. vi, vii, viii et ix.--Launoy,
+_De Schol. celeb._, t. IV, c. lix. _Hist. litt. de la Fr_., par les
+bénédictins de Saint-Maur, t. IX, Disc. prêt.]
+
+[Note 11: _Lectiones_, d'où le mot de leçons. Bayle appelle Anselme
+de Laon _lecteur en théologie_. Les professeurs au Collège de France
+avaient conservé ce titre de _lecteur_. Les leçons, au moyen âge, se
+composaient d'une lecture ou dictée, puis d'un commentaire ou glose
+improvisée. C'est la forme encore suivie dans nos écoles de droit.]
+
+[Note 12: _Paris ancien et moderne_, par du Marlès, t. 1, c. i, p.
+51, et c. ii, p. 189.]
+
+[Note 13: On le dit né vers 1068. Après avoir étudié sous Manegold
+et Anselme de Laon, qui professèrent à Paris, il y devint le chef de
+l'enseignement, et il eut le _regimen scholarum_ d'où est venu sans
+doute plus tard le titre de _recteur_. Il eut des disciples nombreux
+dont quelques-uns occupèrent un rang distingué dans l'Église et la
+science. Élève d'Anselme de Laon, qui s'était formé sous saint Anselme,
+Guillaume continua donc le réalisme, et même il paraît l'avoir exagéré.
+(_Ab. Op._, ep. I, p. 4; Not., p. 1145.--Ouvr. inéd. _Dialectic._
+passim.--Johan. Saresb. _Metalog._, l. I, c. V; l. III, c. IX.--_Rec.
+des Hist._, t. XIV, p. 303.--_Lisiardi Vita M.S.S. Arnulfi_, c. XV.
+D'Achery, _Spicileg._, t. I, p. 633.--_Hist. litt._, t. X, p. 307, 308
+et suiv.)]
+
+Pierre alla l'entendre et ne tarda pas à lui plaire. Un disciple
+intelligent, qui saisit avec promptitude et reproduit avec talent les
+leçons qu'il écoute, est toujours bienvenu de celui qui les donne; mais
+il est rare que sa faveur soit durable. Pierre se distingua parmi les
+écoliers de Paris; il les étonnait par sa mémoire surprenante, par son
+instruction précoce, par sa rare subtilité, par le don de la parole
+que rehaussait en lui la singulière beauté de sa figure. Il se faisait
+admirer, aimer, et partant envier. Bientôt il s'enhardit à se séparer de
+son maître; il attaqua quelques-unes de ses doctrines; et comme il fut
+plus d'une fois vainqueur dans l'argumentation, il ne manqua pas de lui
+devenir insupportable. Il excita chez Guillaume une indignation et
+un effroi, chez quelques-uns de ses condisciples une défiance et une
+jalousie, qu'il regarda toujours depuis comme la triste origine de tous
+ses malheurs. Mais alors jeune, heureux, plein d'espoir, il parcourait
+les sciences et les questions en se jouant. Tout le champ de la
+connaissance humaine était ouvert devant lui comme le monde devant un
+conquérant.
+
+On raconte cependant que, ne sachant encore rien au delà de ce qu'on
+apprenait dans le _trivium_, c'est-à-dire la rhétorique, la grammaire
+et la dialectique, il voulut s'instruire dans les arts plus secrets
+du _quadrivium_, où l'en enseignait l'arithmétique, la géométrie,
+l'astronomie et la musique; car telle était restée la division
+encyclopédique de l'enseignement au XIIe siècle[14]. Il prit même des
+leçons d'un certain maître qui se nommait Tirric, et qui se chargea de
+lui apprendre les mathématiques. On appelait ainsi une science fort
+suspecte où l'étude des propriétés des nombres et des figures s'unissait
+à celle de leurs vertus symboliques et mystérieuses[15].
+
+[Note 14: Cette division septuple des sciences est indiquée partout
+et subsista longtemps. On en trouve l'origine dans Cassiodore et saint
+Augustin. (_Divinar. Lect._, c. XXVII.--_De Ordin._, t. II, c. XII,
+etc.--_Retract._, l. I, c. VI.--Cf. Budd. _Observ. select._ IV, t. I, p.
+47, 51, 55.)]
+
+[Note 15: C'est Abélard qui nous donne lui-même cette idée des
+mathématiques. «Ea quoque scientia cujus nefarium est exercitium, quae
+mathematica appellatur, mala putanda non est.» (Ouv. inéd. _Dialect._,
+p. 435.--Johan. Saresb. _Policrat._, l. II, c. XVIII et XIX, et Duconge,
+ou mot _Mathematica_.)]
+
+Pierre prenait ces leçons sans bruit; déjà il ne lui convenait plus de
+paraître apprendre; cependant il ne réussissait pas. Lui-même a reconnu
+qu'il n'a jamais pu savoir l'arithmétique[16]. Ce genre de travail
+opposait à son esprit une difficulté inattendue, soit qu'il manquât
+d'une aptitude naturelle, chose douteuse, car la dialectique ressemble
+aux sciences du calcul; soit que, déjà confiant et ambitieux, il ne
+donnât à ses nouvelles études que les restes d'une attention trop
+partagée; soit enfin que son esprit, déjà rempli de savoir et préoccupé
+de mille choses, ne fît qu'effleurer la surface de ces nouvelles
+connaissances. Son maître, à ce qu'il semble, en porta ce dernier
+jugement; car le voyant un jour triste et comme indigné de ne pas
+pénétrer plus avant, il lui dit en riant: «Quand un chien est bien
+rempli, que peut-il faire de plus que de lécher le lard?» Le mot d'une
+latinité dégénérée qui signifie _lécher_, composait, avec le dernier
+mot de la plaisanterie vulgaire du maître, un son qui ressemblait à
+_Baiolard (Bajolardus)_[17]. On en fit dans l'école de Tirric le surnom
+de Pierre, et ce surnom, qui rappelait un côté faible dans un homme à
+qui l'on n'en savait pas, fit fortune. L'étudiant en prit son parti, et
+acceptant ce sobriquet d'école, dont il changea quelque peu le son et
+le sens, il se fit appeler Abélard (_Habelardus_), se vantant ainsi de
+posséder ce qu'on l'accusait de ne pouvoir prendre, et, s'il fallait en
+croire cette anecdote, c'est ce surnom d'origine puérile et familière
+qu'auraient immortalisé le génie, la passion et le malheur.
+
+[Note 16: «Ejus artis ignarum omnino me cognosco.» (Ouv. Inéd.
+_Dialect._, p. 182.)]
+
+[Note 17: «Bajare quod est lingere.» On ne connaît, je crois, ce
+mot que par le passage du manuscrit où cette anecdote est rapportée. Du
+moins, au mot _Bajare_, Ducange ne donne-t-il aucun autre exemple.]
+
+Lorsqu'il eut acquis toute sa gloire, lorsqu'il eut atteint le faîte de
+la science, l'origine vraie ou fausse de son nom fut oubliée, et l'on
+ne voulut y voir qu'un surnom emprunté au nom de l'abeille, comme
+si Abélard eût été l'abeille française, ainsi qu'autrefois un grand
+écrivain fut appelé l'abeille attique[18].
+
+[Note 18: L'anecdote sur l'origine du nom d'Abélard est peu connue,
+et n'a été rapportée que par Bernard Pez, sur la foi d'un manuscrit
+de l'abbaye de Saint-Emmeram. (_Thesaur. anecdot. noviss._, t. III,
+_Dissert, isagog._, p. xxij.) Il est plus que douteux que le surnom
+d'Abélard vienne de l'abeille, quoique ses contemporains et saint
+Bernard lui-même aient fait ce rapprochement. (Saint Bern. _Op._, ep.
+CLXXXIX.) D'Argentré voit un nom de famille dans le nom de Pierre
+Esveillard, _qu'ils appellent en France Abéilard. (L'Hist. de
+Bretaigne_, l. I, c. XVI, et l. III, c. CIII, p. 74 et p. 236.) Les
+textes latins écrits en Bretagne portent _Abaelardus. (Chroniq. de Ruys.
+Recueil des Histor._, t. XII, p. 564.--_Mém. pour servir à l'Hist. de
+Bretagne_, par D. Morice, t. I, p. 559.) C'était plutôt un surnom. Tous
+les noms de famille ont bien commencé par des surnoms; mais très-rares
+alors, ils se montraient sous la forme de titre féodal ou nom de fief
+héréditaire. L'orthographe latine la plus correcte est, je crois,
+_Abaelardus_. Dans ses propres ouvrages, il se nomme lui-même: «Hoc
+vocabulum Abaelardus mihi.... collocatum est.» (Ouvr. inéd. _Dialect._,
+p. 212 et 480.) Othon de Frisingen écrit _Abailardus_, et l'on trouve
+aussi _Abaielardus_, et même _Abaulardus, Abbajalarius, Baalaurdus,
+Belardus_. En français, _Abeillard, Abayelard, Abalard, Abaulard,
+Abaalarz, Allebart, Abulard, Beillard, Baillard, Balard,_ etc., et dans
+une ballade de Villon:
+
+ Où est la très-sage Héloïs
+ Pour qui fut chastré et puis moyne
+ Pierre Esbaillart à Saint-Denys,
+ Pour son amour eut cest essoyne?
+
+Les formes les plus usitées sont _Abailard_ ou _Abélard_. Le dernière
+est celle que préfèrent Bayle, _l'Histoire littéraire_, et M. Cousin.
+(_Ab. Op._, praefat., p. 3; Not., p. 1141.--Bayle, _Dict. crit._, art.
+_Abélard_.) Il n'existe aujourd'hui personne du nom d'Abélard dans le
+canton de Vallet où le Pallet est situé, au témoignage de M. le juge de
+paix du canton; mais le nom d'Abélard n'est point inconnu à Nantes comme
+nom de famille, suivant MM. de la Jarriette et Demangeat.]
+
+Cependant il avait conçu l'idée de devenir maître à son tour et de
+régir les écoles, idée hardie chez un étudiant qui sortait à peine de
+l'adolescence[19]. Mais sûr de sa force et confiant dans sa fortune, il
+ne reculait devant aucune des ambitions de son orgueil. Il chercha un
+lieu où il pût ouvrir un cours; il jeta les yeux sur Melun, ville alors
+fort importante et qui était un siège royal. Guillaume, le maître qu'il
+abandonnait, sentit le danger; quoiqu'il fût sur le point de renoncer à
+sa chaire et de quitter le monde, il fit tous ses efforts pour empêcher
+l'établissement d'une école nouvelle, ou du moins pour éloigner
+davantage Abélard des murs de Paris. Il usa de secrètes manoeuvres afin
+de lui faire interdire le lieu où on lui permettait de professer. Mais
+le talent et la jeunesse trouvent aisément faveur et protection; le
+vieux maître avait des jaloux; il s'était fait des ennemis parmi les
+puissants de la terre; ils soutinrent son rival; la malveillance envers
+Guillaume profita de l'odieux de celle de Guillaume envers Abélard; la
+faveur du grand nombre prit ce dernier sous sa garde, et son voeu fut
+réalisé, il eut une école. Tout cela se passait vers l'an 1102.
+
+[Note 19: «Factum est ut ... ad scholarum regimen adolescentulus
+aspirarem.» (_Ab. Op._, ep. I, p. 4.) C'est une opinion assez générale
+qu'il avait vingt-deux ans. (_Histor. Eccl. paris._ a G. Dubois, t. I.
+l. XI, c. VII, p. 777.) L'impression que sa jeunesse avait produite
+paraît avoir duré au delà de sa jeunesse même. On l'appela longtemps _le
+jeune Palatin_; du moins trouve-t-on ce titre en tête de quelques uns
+de ses manuscrits. Car c'est ainsi, je crois qu'il faut entendre _Petri
+Abaelardi junioris Palatini summi peripatetici editio_, et non pas
+_Abélard le jeune_, puisqu'Abélard n'est pas un nom de famille.
+D'ailleurs il n'avait cédé que ses droits d'aînesse et non son âge. On a
+proposé de traduire: _le grand péripatéticien moderne_. (Cousin, Ouvr.
+inéd. Introd. p. xiij.)]
+
+Ce fut alors que son talent pour l'enseignement prit l'essor, et sa
+renommée couvrit bientôt et la réputation naissante de ses condisciples,
+et la célébrité établie des maîtres eux-mêmes. Nul ne semblait à ses
+auditeurs digne ou capable de rivaliser avec lui dans l'art de la
+dialectique; et chaque jour plus présomptueux, ne redoutant aucun
+voisinage, il voulut rapprocher son école et la transporter à Corbeil,
+place forte qui ne tarda pas à devenir un château royal comme Melun[20].
+Là, plus près de Paris, il donnait pour ainsi dire l'assaut à la
+citadelle de l'école de Notre-Dame.
+
+[Note 20: Le comté de Melun et celui de Corbeil avaient été réunis,
+puis séparés. Le premier revint d'abord à la couronne par la mort de
+Rainauld, évêque de Paris et chancelier, comte de Melun; il y eut alors
+un vice-comte (vicomte). Puis, Philippe Ier prit possession de la ville
+qui était fortifiée comme tout chef-lieu de fief (_Meldunum castrum,
+castellum_); il en fit un siège royal, c'est-à-dire qu'étant la ville
+d'un domaine dont le roi était seigneur, elle devint une de ses
+résidences et il y établit sa justice. Philippe Ier y mourut en
+1108. C'est son successeur, Louis le Gros, qui réunit dans les mêmes
+conditions le comté de Corbeil par l'abandon du neveu du dernier comte.
+C'est à une époque bien voisine de cet événement, si ce n'est lors de
+cet événement même, qu'Abélard vint à Corbeil. (_Ab. Op._. Not., p.
+1195.)]
+
+Cependant un travail excessif avait épuisé ses forces et altéré sa
+santé. Il fut obligé de quitter la France, de voyager, et probablement
+de visiter sa patrie, laissant après lui de vifs et longs regrets, et
+sans cesse ardemment rappelé par tous ceux qu'intéressait l'enseignement
+de la dialectique. Très-peu d'années se passèrent ainsi, celles
+peut-être pendant lesquelles il entendit Roscelin; et il se sentait
+rétabli, lorsqu'il apprit que son ancien maître avait abandonné la
+chaire de Notre-Dame.
+
+En 1108, au temps de Pâques, prenant l'habit religieux, l'archidiacre
+Guillaume de Champeaux s'était retiré, avec quelques-uns de ses
+disciples, près d'une chapelle au sud-est de Paris, où était ensevelie
+une recluse morte en grand renom de piété.
+
+Il y avait formé une congrégation volontaire de clercs réguliers, qui
+devint plus tard l'abbaye de Saint-Victor. C'est là que, commençant une
+vie de paix et de piété, il espérait trouver un abri contre les attaques
+et les luttes qu'il prévoyait, ou même se préparer à l'épiscopat, qu'il
+pouvait souhaiter comme une délivrance ou comme un asile.
+
+Cette retraite qu'accompagnait un changement de vie assez éclatant, fit
+sensation dans le clergé; on loua beaucoup la dévotion et l'humilité
+d'un homme qui renonçait pour la solitude à un poste élevé dans l'Église
+de Paris, aux chances apparentes d'une fortune plus grande encore; enfin
+à une position qui, suivant ses disciples, équivalait presque au premier
+rang dans le palais du roi[21].
+
+[Note 21: «Cum esset archidiaconus, fereque opud regem primus,
+omnibus quae possidebat demissis, in praeterito pascha, ad quamdam
+pauperrimam ecclesiolam soli Deo serviturus se contulit,» dit un anonyme
+qui écrit un an après l'avoir entendu et admiré, _tanquam angelum_.
+(_Rec. des Histor._, t. XIV, p. 279.) D'autres fixent la date de cette
+retraite en 1109. (Crevier, _Hist. de l'Univ._, t. I, l. I, §2.)]
+
+Hildebert, célèbre évêque du Mans, et dans la suite plus célèbre
+archevêque de Tours, lui écrivit que c'était là vraiment
+philosopher[22]; mais il l'exhorta vivement à ne point renoncer à
+ses leçons. Guillaume suivit ce conseil; sa nouvelle résidence ne
+l'éloignait point trop de Paris; sa nouvelle vie ne le séquestra pas du
+monde savant. Dans sa retraite ouverte au public, il installa avec lui
+la science, et il continua à faire des cours, inaugurant ainsi cette
+grande école de Saint-Victor qui a joué un rôle important dans la
+théologie et presque dans la religion[23].
+
+[Note 22: «Hoc vere philosophari est.» (Hildeb., episc. cenoman.,
+ep. 1.--G. Dubois, _Hist. Eccl. paris._, t. I, l. IX, c. ix.)]
+
+[Note 23: Guillaume de Champeaux ne fut donc pas précisément le
+fondateur officiel de la congrégation des chanoines réguliers de
+Saint-Victor. On a même contesté qu'il ait été chanoine régulier,
+quoique ce titre lui soit souvent donné, et qu'il ait au moins formé
+dans cette maison une congrégation temporaire, ce qu'Abélard appelle un
+_conventicule de frères, un ordre de clercs réguliers_, qui put être le
+type et fut certainement l'origine de l'institution définitive. Avant
+Guillaume, on prétend que la chapelle ou le prieuré de Saint-Victor
+était desservi par des moines noirs, et dépendait de la célèbre
+abbaye de Saint-Victor de Marseille, l'un et l'autre de la règle de
+Saint-Benoît. En 1108, Guillaume s'établit dans le prieuré avec ses
+disciples et en agrandit les bâtiments. En 1112, il devint évêque. En
+1113, Louis le Gros changea le prieuré en abbaye et remplaça, dit-on,
+les moines noirs par des chanoines de Saint-Rufe de Valence. Le premier
+abbé fut Gilduin. (Cf. _Ab. Op._, ep. i, p. 5 et 6; Not., p. 1145.--_Vie
+d'Abeillard_, par D. Gervaise, t. I, p. 22.--_Hist. litt. de la
+France_ t. XII, art. _Hugues de Saint-Victor_, p. 3, et Gilduin, p.
+476.--Dubois, _Hist. Eccl. paris._, loc. cit.--_Gallia Christ._, t. VII,
+p. 656.)]
+
+Tandis qu'il y parlait, entouré de ses nombreux élèves, il vit tout à
+coup dans leurs rangs reparaître Abélard qui venait, disait-il, entendre
+ses leçons sur la rhétorique. Mais le disciple apparent ne tarda pas à
+provoquer son maître sur la question de philosophie qui préoccupait les
+esprits. C'était cette question fameuse et redoutée qui avait perdu
+Roscelin. Sur les universaux, la doctrine de Guillaume de Champeaux
+était le contre-pied de celle du chanoine de Compiègne. Il professait le
+réalisme le plus pur et le plus absolu, c'est-à-dire qu'il attribuait
+aux universaux une réalité positive; en d'autres termes, il admettait
+des essences universelles. Dans son système, tout universel était par
+lui-même et essentiellement une chose, et cette chose résidait tout
+entière dans les différents individus dont elle était le fond commun,
+sans aucune diversité dans l'essence, mais seulement avec la variété
+qui naît de la multitude des accidents individuels. Ainsi, par exemple,
+l'humanité n'était plus le nom commun de tous les individus de l'espèce
+humaine, mais une essence réelle, commune à tous, entière dans chacun,
+et variée uniquement par les nombreuses diversités des hommes. Ainsi
+du moins Abélard décrit la doctrine de son adversaire. Il l'attaqua
+directement et la pressa d'arguments clairs et frappants. Si le genre,
+disait-il, est l'essence de l'individu, si notamment l'humanité est une
+essence tout entière en chaque homme, et que l'individualité soit un
+pur accident, il s'ensuit que cette essence entière est en même temps
+intégralement dans un homme et dans un autre, et que lorsque Platon est
+à Rome et Socrate à Athènes, elle est tout entière avec Platon à Rome,
+et dans Athènes avec Socrate. Semblablement, l'homme universel, étant
+l'essence de l'individu, est l'individu même, et par conséquent il
+emporte partout l'individu avec lui; de sorte que lorsque Platon est à
+Rome, Socrate y est aussi, et que quand Socrate est à Athènes, Platon
+s'y trouve avec lui et en lui. Là conduisait cette formule de Guillaume
+de Champeaux que, dans les individus, la chose universelle subsistait
+essentiellement ou dans la totalité de son essence[24].
+
+[Note 24: _Ab. Op._, ep. 1, p. 6.--Ouvr. inéd., _De Gener. et
+Spec._, p. 613.]
+
+Par ces objections et par d'autres qui semblaient autant d'appels au
+sens commun, Abélard troubla tellement le maître longtemps incontesté
+des écoles de Paris qu'il le contraignit de s'amender et de rétracter
+ou effacer de la formule un mot décisif. Guillaume cessa de dire que
+la chose universelle subsistait comme une seule et même chose
+_essentiellement_ dans les individus, ce qui était dire qu'elle en
+était l'essence. Il se réduisit à prétendre qu'elle subsistait ou
+_individuellement_, on plutôt _indifféremment_ dans les individus[25].
+
+[Note 25: D'après l'édition des oeuvres d'Abélard, et le texte de sa
+première épître, reproduit dans le recueil de Dom Bouquet, l'_Historia
+calamitatium_ donne _individualiter_, pour le mot substitué
+à _essentialiter_; mais d'Amboise met en marge la variante
+_indifferenter_: c'est le mot du manuscrit de la Bibliothèque du Roi,
+d'un autre de la bibliothèque de Troyes, et de ceux que Rawlinson dit
+avoir consultés; il paraît de tout point préférable, car la première
+substitution, si elle a une valeur, annule le réalisme, et la seconde,
+au contraire, exprime une doctrine qu'Abélard, dans ses ouvrages
+didactiques, expose et réfute comme la seconde opinion de Guillaume de
+Champeaux et la seconde forme du réalisme. (Cf. _Ab. Op. ibid._ Ouv.
+inéd., Introd., p. cxx, cxxxiij et cxliij.--_De Gen. et Spec._, p.
+513 et 516.--_Rec. des Hist._, t. XIV, p. 279.--_Abail. et Hél._, par
+Turlot, p. 16.--Voyez aussi plus bas l. II, c. VIII et suiv.)]
+
+Or, si elle subsistait _individuellement_, elle n'était plus identique
+et intégrale dans tous, elle avait une existence individuelle, ce qui
+ne signifiait rien, ou signifiait que l'essence se divisait en
+parties numériques semblables, mais non identiques, et par conséquent
+indépendantes. Si elle subsistait _indifféremment_ dans les individus,
+elle existait comme l'élément non différent (_indifferens_) des
+différents individus; manière technique d'exprimer qu'elle était ce
+qu'il y avait de commun et de semblable dans les membres d'un même genre
+ou d'une même espèce. Des deux façons, c'était abjurer, ou se
+réfugier dans un réalisme mitigé, qu'Abélard appelle la doctrine de
+l'indifférence, et au sein de laquelle il ne laissa pas son professeur
+en repos.
+
+Cette question des universaux était depuis un temps la question
+dominante de la dialectique et comme la pierre de touche des maîtres
+et des écoles. Celui qui faiblissait sur ce point perdait aussitôt son
+crédit et toute confiance en lui-même. Quiconque se rétractait en cela
+renonçait à convaincre et à guider. Du jour où Guillaume de Champeaux
+eut corrigé ou délaissé son opinion, le découragement le prit, ses
+leçons furent négligées; à peine l'écouta-t-on encore, à peine lui
+permit-on de s'expliquer sur les autres parties de la dialectique. Il
+semblait que ce point abandonné eût emporté toute la science avec lui.
+En même temps, la doctrine et la position d'Abélard acquirent plus de
+force et d'influence; beaucoup de ceux qui l'attaquaient auparavant
+passèrent de son côté. De toutes parts, et du sein même de l'école
+opposée, on accourut dans la sienne.
+
+En quittant le cloître de Notre-Dame pour l'institut naissant de
+Saint-Victor, Guillaume n'avait point laissé sa chaire déserte. Un
+successeur s'y était assis et devait y continuer son oeuvre; mais le
+gouvernement de la science avait passé en d'autres mains; découragé ou
+converti, le nouveau maître offrit sa place à Abélard, et se rangea
+parmi ses auditeurs. L'empire de l'école lui fut ainsi régulièrement
+dévolu, car c'était alors une règle qu'on ne pouvait enseigner qu'avec
+l'autorisation d'un maître reconnu, et comme son suppléant et son
+délégué. Enseigner de son propre chef, ce qu'on appelait enseigner sans
+maître[26] était une témérité et presque un délit. Aussi, ne pouvant
+plus l'attaquer lui-même, Guillaume au désespoir attaqua-t-il son propre
+successeur; de honteuses accusations furent dirigées contre lui, dont
+la plus grave sans doute et la moins avouée était sa déférence pour
+Abélard. Il fut interdit, et comme Guillaume de Champeaux était
+apparemment resté titulaire de sa chaire, il la fit donner à quelque
+adversaire anonyme du nouveau docteur, qui fut forcé de retourner à
+Melun, et d'y recommencer ses leçons.
+
+[Note 26: _Sine magistro_, sans avoir ou la maîtrise ou
+l'autorisation magistrale. (_Ab. Op._, ep. 1; p. 10.) Il fallait,
+suivant M. Troplong, obtenir la licence du maître des études ou
+scolastique, appelé aussi chancelier, ou bien être disciple d'un maître
+titulaire et enseigner sous sa direction. De là sont venus peu à peu
+tous les grades académiques, _maître, licencié, docteur_ (Cf. _Hist.
+litt. de la Fr._, t. IX, p. 8l, et t. XII, p. 93.--Pasquier, _Rech. de
+la France_, l. IX, c. xxi.--D. Brial, préf. du t. XIV des _Hist. fr._,
+p. xxxi.--Crevier, _Hist. de l'Univ._, t. I, l. 1, p. 132, 135, 161,
+256, etc.--Troplong, _Du Pouv. de l'État sur l'enseignement_, c. x.).]
+
+Mais la victoire fut passagère; en écartant pour un moment un formidable
+rival, on ne retrouvait ni la foi ni la puissance. De loin, il
+intimidait, il abaissait encore ceux qui s'étaient délivrés de sa
+présence. La vie s'était comme retirée d'eux; la malignité publique les
+poursuivait et minait ce qui pouvait leur rester d'autorité. Elle se
+prit à Guillaume de Champeaux, et les doutes railleurs des écoliers
+sur le désintéressement de sa piété, sur les motifs de sa retraite, le
+forcèrent bientôt à se retirer, lui, la congrégation qu'il avait formée,
+et ce qu'il avait encore de disciples, dans une maison de campagne
+éloignée de la ville[27].
+
+[Note 27: Une maison de campagne ou un hameau, car _villa_ a ces
+deux sens; _ad villam quamdum ab urbe remotam_. Brucker dit que ce lieu
+était le vieux prieuré (_veteres cellae,_), peut-être le même où fut
+fondé Saint-Victor. (_Ab. Op._, ep. 1, p. 6.--_Hist. crit. phil._, t.
+III, p. 733.)]
+
+Abélard se hâta de se rapprocher. Comme l'école de la Cité restait
+toujours occupée, il s'établit hors des murs, sur la montagne
+Sainte-Geneviève, et dans le cloître même, dit-on, de l'église dédiée à
+la patronne de Paris. Cette colline, destinée à devenir comme le Sinaï
+de l'enseignement universitaire, était alors l'asile où se réfugiait
+l'esprit d'indépendance, le poste où se retranchait l'esprit d'agression
+contre l'autorité enseignante. Des écoles privées, plutôt tolérées
+qu'autorisées par le chancelier de l'Église de Paris, s'y ouvraient
+aux auditeurs innombrables que ne pouvaient contenir ou satisfaire
+les écoles de la Cité. Ainsi Joslen de Vierzy, qui devait un jour,
+en qualité d'évêque, juger Abélard, donnait à ses côtés des leçons
+tendantes au nominalisme, malgré la défaveur qui s'attachait à cette
+doctrine[28]. Les étudiants étaient divisés par conférences, sous
+des professeurs ou répétiteurs qui aspiraient à la maîtrise ou à la
+renommée. Mais par _sa science éprouvée_ et _par son éloquence sublime_
+(ce sont les expressions de ses ennemis), Abélard effaçait tout le
+monde. L'originalité de son esprit lui inspirait des nouveautés hardies
+qui séduisaient la foule et confondaient ses rivaux. Osant ce que nul
+n'avait osé, insultant à tout ce qu'il n'approuvait pas, il provoquait
+la lutte par ses témérités et la décourageait par la terreur de sa
+dialectique[29].
+
+[Note 28: D'après Duboulai, l'Université de Paris se serait formée
+de la réunion de l'école palatine, de l'école épiscopale et de celle de
+Sainte-Geneviève. Il ne prouve pas que la première subsistât encore au
+commencement du XIIe siècle; la seconde dominait la Cité, et continua
+d'y subsister à l'ombre de la Métropole, toujours plus théologique,
+plus ecclésiastique, plus soumise à l'autorité du premier chantre ou
+chancelier de l'Église de Paris qui paraît avoir été, jusqu'au temps
+de Louis le Gros, le magistrat de l'instruction publique. Le chef
+de l'enseignement ou _maître recteur_, ce qu'on appelait d'abord
+le primicier, dut, là comme ailleurs, être le _scholasticus_ ou
+_scholaster_, (écolâtre), _magister scholae_ ou _capischol_. Le nombre
+des étudiants s'étant fort accru ne put être retenu entre les deux
+ponts ou dans l'Ile, et s'étendit sur la montagne Sainte-Geneviève. Il
+s'établit une école à l'abbaye du même nom (emplacement du collège Henri
+IV); et des écoles particulières s'ouvrirent sur la pente septentrionale
+de la colline: de là le pays latin. (_Hist. Univ. paris._, t. I, p. 257,
+267, 272, 280). Joslen, Goselen ou Joscelin, surnommé Le Roux, d'une
+famille noble dite de Vierzi, enseigna d'abord sur la montagne
+Sainte-Geneviève, puis devint archidiacre, et plus tard évêque de
+Soissons (1125 ou 1126); et comme tel, il siégea au concile de Sens où
+Abélard fut condamné. (Johan. Saresb. _Metalog._, l. II, c. XVII.--
+_Rec. des Hist._, t. XIV, p. 297.--_Hist. litt._, t. IX, p. 32 et t.
+XII, p. 412.)]
+
+[Note 29: «Probatae quidem scientiae, sublimis eloquentiae, ...
+inauditarum erat inventor et assertor novitatum, et suas quaerens
+statuere sententias, erat aliarum probatarum improbator. Undo in odium
+venerat eorum qui sanius sapiebant, et sicut manus ejus contra
+omnes, sic oinnium contra eum armabantur. Dicebat quod nullus antea
+praesumpserat.» (_Ex. vit. S. Gostini acquicinct. abb., I. I. Rec. des
+Hist.,_ t. XIV, p, 442.)]
+
+Il est probable que, combattant à la fois le réalisme de Guillaume de
+Champeaux et le nominalisme déguisé de Joslen, il ne manquait ni de
+jaloux ni d'ennemis. On raconte que ceux-ci, poussés à bout, voulurent
+enfin lui susciter un contradicteur, et cherchèrent dans leurs rangs un
+adversaire courageux qui essayât de lui tenir tête. «C'est un chien qui
+aboie,» disaient-ils, «il le faut chasser avec le bâton de la vérité.»
+Il y avait dans l'école de Joslen un jeune homme de Douai, qui se
+montrait plein d'ardeur et d'intelligence. Il se nommait Gosvin, et il
+n'aspirait qu'à l'honneur de se mesurer avec le terrible novateur. Il
+fut choisi. Son maître qui l'aimait s'efforça de le dissuader de
+cette dangereuse entreprise; il lui représenta qu'Abélard était plus
+redoutable encore par la critique que par la discussion, plus railleur
+que docteur, qu'il ne se rendait jamais, n'acquiesçant pas à la vérité
+si elle n'était de sa façon[30], qu'il tenait la massue d'Hercule et
+ne la lâcherait point, et qu'enfin, au lieu de s'exposer à la risée
+en l'attaquant, il fallait se contenter de démêler ses sophismes et
+d'éviter ses erreurs. Le jeune élève persista, et tandis que ses
+camarades réunis par groupes dans leurs logements, comme des soldats
+sous leurs tentes, faisaient des voeux pour lui, il en prit avec lui
+quelques-uns et gravit la montagne Sainte-Geneviève. Il se comparait à
+David marchant à la rencontre de Goliath. Plus jeune de six ou sept ans
+qu'Abélard, qui devait alors approcher de trente ans, il était petit,
+grêle, d'une figure agréable, avec le teint d'un enfant. Il entra
+bravement dans l'école et trouva le maître faisant sa leçon à ses
+auditeurs attentifs. Il prit aussitôt la parole, et l'interpella
+hardiment; mais Abélard, lançant sur lui un regard dédaigneux et
+menaçant: «Songez à vous taire,» lui dit-il avec hauteur, «et
+n'interrompez point ma leçon.» L'enfant qui n'était pas venu pour se
+taire insista avec énergie; mais il ne put obtenir une réponse. Sur sa
+mine, Abélard ne pensait pas qu'il en valût la peine, et levait les
+épaules sans l'écouter; mais ses disciples qui connaissaient Gosvin lui
+dirent que c'était un subtil disputeur, et l'engagèrent à l'entendre.
+«Qu'il parle donc,» dit Abélard, «s'il a quelque chose à dire.» Le jeune
+athlète, libre enfin d'entrer en lice, commença l'attaque. Il posa sa
+thèse, et ouvrit une controverse en règle. Nous ignorons quel en était
+le sujet, quels en furent les détails et les incidents, et toute cette
+histoire ne nous est connue que par un moine du couvent dont Gosvin fut
+un jour abbé[31]. Mais selon lui, le petit David terrassa le géant; il
+conquit tout d'abord l'attention de l'auditoire par la gravité de sa
+parole; puis, il enlaça si savamment son adversaire par des assertions
+qu'on ne pouvait ni éluder ni combattre qu'il lui ferma peu à peu tout
+moyen d'évasion et parvint graduellement à le réduire à l'absurde. Ayant
+ainsi _garrotté ce Protée par les indissolubles liens de la vérité_, il
+redescendit triomphalement la montagne, et en rentrant dans les salles
+où l'attendaient ses condisciples impatients, il fut accueilli par des
+cris de victoire et d'allégresse.
+
+[Note 30: «Non disputator, sed cavillator, plus joculator quam
+doctor.... Quod pertinax esset in errore, et quod, si secundum se non
+esset, nunquam acquiesceret veritati.» (_Id. ibid._, p. 443.)]
+
+[Note 31: On attribue à Alexandre, successeur de Gosvin au titre
+d'abbé d'Anchin, ou plus exactement à deux moines qui l'avaient connu et
+n'écrivaient que huit ou dix ans après sa mort, la biographie d'où nous
+extrayons ce récit. Elle a été imprimée a Douai en 1620, et insérée
+par fragment dans le _Recueil des Historiens des Gaules_. (T. XIV, p.
+441-445.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 605.)]
+
+Quoi qu'on doive penser de cette anecdote, on ne voit pas que Gosvin
+ait suscité contre Abélard une résistance ou une concurrence bien
+formidable. Si ses amis vinrent le prier d'ouvrir école à son tour, il
+n'osa le tenter à Paris, ou du moins sa tentative n'y a laissé nulle
+trace. C'est à Douai, sa ville natale, qu'il paraît avoir fondé un
+véritable enseignement; et il devint, en 1131, abbé d'Anchin, en
+attendant la canonisation, car on l'appelle saint Gosvin. Mais nous le
+retrouverons plus tard.
+
+Rien cependant n'arrêtait la marche ascendante d'Abélard. Du haut de sa
+montagne, il devenait de fait le maître des écoles, et celui qui dans
+la Cité en occupait la place n'était plus qu'un vain simulacre sur une
+chaire impuissante.
+
+À ces nouvelles, Guillaume de Champeaux veut faire un dernier effort.
+Il quitte les champs, il reparaît; il ramène la congrégation à
+Saint-Victor; il rassemble tous ses partisans, comme s'il venait
+délivrer dans l'école son soldat, sentinelle abandonnée. Ce retour
+commença par perdre ce triste remplaçant; il avait encore quelques
+auditeurs; on trouvait qu'il était habile à expliquer Priscien, écrivain
+plus recommandable en grammaire qu'en philosophie. On l'abandonna; il
+fut obligé de quitter sa chaire, et ses élèves retournèrent à Guillaume
+de Champeaux, qui lui-même, désespérant de la gloire mondaine, sembla
+de plus en plus se tourner vers la vie monastique. Cependant les hommes
+secondaires ayant ainsi disparu, rien ne s'interposait plus entre
+Abélard et Guillaume. Devant eux l'arène était ouverte et libre, et le
+combat s'engagea entre les deux écoles, entre les deux maîtres. Peut-on
+demander quelle fut l'issue de la lutte? D'un côté était l'espérance,
+la nouveauté, la jeunesse. De l'autre, les souvenirs d'une autorité
+incontestée, d'une influence vieillie, d'une domination facile, tout ce
+qui perd les pouvoirs menacés de révolution. Chaque jour des victoires
+de détail venaient préparer le triomphe d'Abélard, et couronnaient
+le maître dans ses élèves. Enfin l'événement prononça. «Si vous me
+demandez,» dit Abélard, en citant Ovide, «quelle fut la fortune du
+combat, je vous répondrai comme Ajax: Il ne m'a pas vaincu [32].»
+
+[Note 32: Si quaeritis hujus Fortunam pugnae, non sum superatus ab
+illo.
+
+Ovid. _Metam._, 1. XIII.--_Ab. Op_., ep. 1, p. 7.]
+
+En effet, bientôt la lutte cessa d'être possible. Plus de résistance,
+plus même de rivalité. Abélard allait régner sans partage dans l'école,
+lorsqu'il fut encore obligé de quitter la France. Son père s'était,
+comme on disait alors, converti. Il venait d'embrasser la vie
+religieuse, et Lucie, sa femme, se disposait, suivant la règle, à imiter
+cet exemple. Tendrement aimée de son fils, elle l'appela près d'elle.
+Tous deux avaient leurs adieux à se faire dans le siècle. Il partit,
+il revit la Bretagne et sa mère, et quand après une courte absence il
+revint à Paris; il trouva l'école silencieuse et libre. Guillaume de
+Champeaux, abandonnant à la fois la retraite et l'enseignement,
+s'était réfugié dans les dignités ecclésiastiques. Il était évêque de
+Châlons-sur-Marne.
+
+Ç'avait été un professeur très-habile, un logicien très-ingénieux, et
+sa réputation était grande; mais elle avait vieilli. Il n'avait su ni
+souffrir la contradiction ni repousser l'attaque. Son caractère manquait
+à la fois de générosité et d'énergie, et, dans le combat, son esprit lui
+fit faute. Mais il fut un prélat pieux et respecté, placé à la tête de
+l'épiscopat des Gaules pour la science de l'Écriture sainte. On comprend
+que celui qui avait régi si longtemps les _Écoles sublimes_ (tel était
+le nom donné aux cours de haute science) devait faire un grand évêque:
+aussi en a-t-il reçu le titre[33]. Il administra son diocèse pendant
+sept années et mourut regretté de saint Bernard dont il était l'ami et à
+qui, le premier peut-être, il fit connaître Abélard[34].
+
+[Note 33: «Magnum Wuillelmum episcopum, qui sublimes scholas
+rexerat.» (_Ex Chron. mauriniae. Recueil des Histor._, t. XII,
+p.76.--Saint Bern. _Op_., t. I, p. 13.)]
+
+[Note 34: La date de l'élection de Guillaume de Champeaux, comme
+celle de sa mort, est controversée. Les uns veulent qu'il ait été évêque
+en 1112 et soit mort en 1119 (Duchesne, _Ab. Op_.; Not., p. 1147 et
+1163.--Gervaise, _Vie d'Ab._, t. I, p. 23); les autres, que la promotion
+soit de 1113 et le décès de 1121, le 22 mars. (Mabillon, saint Bern.,
+_Op_., t. I, p. 13, 61 et 302.--Durand et Martene, _Thes. nov. anecd._,
+t. V, p.877.--_Gallia Christ._, t. IX, p. 878.--D. Brial, _Rec. des
+Hist._, t. XIV, p. 279.--_Hist. litt. de la Fr._, t. XII, p. 476, et
+t. X, p. 310 et 311.) Des deux côtés on invoque des textes. Les tables
+manuscrites de l'évêché de Châlons portaient qu'il avait administré
+pendant sept ans.]
+
+On était en 1113; Abélard, dans la force de l'âge et du talent, avait
+constitué son enseignement, son autorité, presque sa gloire. Il dominait
+l'école de Paris; c'était être dictateur dans la république des lettres.
+
+Ses doctrines avaient pris leur caractère définitif. A l'exception de la
+théologie, dans laquelle il lui restait encore des progrès à faire, il
+avait à peu près fermé le cercle de ses études. Ses contemporains ont
+vanté son savoir et l'ont dit égal à la science humaine, éloge quelque
+peu hyperbolique[35]. Nous avons vu qu'il n'était point versé dans
+l'arithmétique, ni probablement dans aucune des sciences du calcul.
+Ceux qui veulent qu'il n'ait rien ignoré, même le droit, chose plus que
+douteuse, citent en preuve une anecdote qui indiquerait seulement
+qu'il ne comprenait pas une loi des empereurs Valentinien, Théodose et
+Arcadius sur les limites[36]. Il ne possédait bien d'autre langue que le
+latin; le grec, dont l'étude était d'ailleurs alors difficile et rare,
+ne lui était, je crois, connu que par quelques mots de la langue
+philosophique. Il avoue qu'il ne lisait les auteurs grecs que dans la
+traduction, et l'on n'a nulle preuve qu'il entendît l'hébreu[37]. Mais
+son instruction littéraire était fort étendue; elle embrassait à peu
+près tous les auteurs de l'antiquité latine connus de son temps, et le
+nombre en était plus grand qu'on ne pense. Le XIIe siècle était plus
+lettré que le XVe ne l'a laissé croire, et il n'est pas sûr que l'esprit
+humain ait tout gagné à cesser de se développer suivant la direction que
+le moyen âge lui avait donnée, et à subir cette révolution qu'on appelle
+la renaissance.
+
+[Note 35: Il est dit de lui dans une épitaphe: «Ille sciens quicquid
+fuit ulli scibile;» et à la fin: «cui soli patui; scibile quicquid
+erat.» C'est aussi de lui qu'on a dit: «Non homini, sed scientiae dees;
+quod nescivit.» (_Ab. Op_., préf. _in fin_.--Gervaise, t. II, p. 150.)]
+
+[Note 36: C'est la loi _quinque pedum Praescriptione, C. fin.
+regund._, l. III, tit. XXXIX. Sur cette loi, qui n'est pas fort claire
+en effet, Accurse dit que Pierre Baylard (_Petrus Baylardus_), qui se
+vantait de donner un sens raisonnable à tout texte, quoique difficile
+qu'il fût, a dit: Je ne sais pas. Or, cela ne signifie point que
+Baylardus sût le droit; de plus, on conteste que ce Baylardus soit
+Abélard, et l'on dit que ce pourrait être un Johannes Bajolardes,
+professeur de droit dont parle Crinitus. Enfin il n'est rien moins
+qu'établi que le _Codex repetitae proelectionis_, d'où cette loi est
+extraite, et même les textes du droit romain en général fussent connus
+en France avant la mort d'Abélard. On dit que l'enseignement du droit
+commença à Bologne vers 1180, et à Paris vingt ans après. La question me
+paraît bien discutée dans Bayle. (Cf. _Ab. Op._, préf. apolog.--Accurs.
+_v° Praescript._--Alciat. _Lib. de quinq. ped. Praescr._--Crinitus, _De
+Honest. Discip._. l. XXV, c. IV.--Pasquier, _Recherches de la Fr._, l.
+VI, c. xvii, et l. IX, c. xxviii.--Bayle, art. _Abélard._--Duboulai,
+_Hist. Univ._, t. II, p. 577-680.)]
+
+[Note 37: Ouvr. inéd., Introd. xliii, xliv, et _Dialec._, p. 200 et
+206. Je parle de l'hébreu, parce qu'on avait alors la prétention de le
+savoir. Tous les historiens et même Abélard disent qu'Héloïse le savait,
+et d'Amboise a montré que les juifs, qui en général ont conservé la
+connaissance de leur langue, participaient au mouvement des études à
+Paris. (_Ab. Op._, préf. _in fin._) Abélard ne me semble savoir de cette
+langue que les mots cités par les interprètes des bibles latines (Voyez
+son _Hexameron_, passim, et du présent ouvrage, le liv. III, c. viii.)]
+
+Toutefois la véritable science d'Abélard était la philosophie. C'est lui
+qui a fixé la forme, sinon le fond de la scolastique. Rien, s'il faut en
+croire ses auditeurs, ne peut donner idée de l'effet qu'il produisait en
+l'enseignant, et jamais aucune science ne paraît avoir eu de propagateur
+plus puissant. Comme chef d'école, il rappelle, s'il n'efface, pour
+l'éclat et l'ascendant, les succès des grands philosophes de la Grèce.
+Cependant cet enseignement était plus original par le talent que par
+les idées, et supposait plus de sagacité critique que d'invention.
+Non content d'expliquer avec une facilité et une subtilité que ses
+contemporains déclaraient sans égales, les secrets de la logique
+péripatéticienne et de promener les esprits attachés au fil du sien
+dans les détours de ce labyrinthe dont il trouvait toujours l'issue, il
+mêlait, autant qu'il était en lui, à l'interprétation de la brièveté
+profonde de ce qu'il connaissait du texte l'analyse intelligente et
+libre des commentaires et des additions de Boèce et de Porphyre;
+il complétait ses exposés par des citations, bien comprises et
+lumineusement développées, de Cicéron qui, lui aussi, a traité, dans ses
+Topiques et dans quelques passages de la Rhétorique à Herennius, des
+parties de la logique; de Thémiste, qui a laissé des paraphrases
+d'Aristote; de Priscien, qui a touché à la logique par la grammaire;
+enfin de saint Augustin, qui passait pour l'auteur d'un traité alors
+étudié sur les catégories, et qui a dû peut-être à son rôle dans la
+scolastique quelque chose de son influence dominante sur la théologie
+française. Le caractère éminent de l'enseignement d'Abélard était,
+suivant un de ses auditeurs, une clarté élémentaire. On trouvait qu'il
+fuyait l'appareil pédantesque, et qu'il mettait la science à la portée
+des enfants[38].
+
+[Note 38: Johan. Saresb. _Metal._, l. III, c. i.--Il serait
+intéressant de fixer la liste des ouvrages anciens que les philosophes
+avaient dans les mains aux différents âges de la scolastique. Jourdain a
+bien avancé ce travail pour les écrits d'Aristote. Thémiste, qui est du
+IVe siècle, avait laissé des commentaires sur Aristote, dont il reste
+quelques-uns, comme ceux sur les Derniers Analytiques, la Physique, le
+Traité de l'Ame; Priscien, du VIe siècle, a écrit sur toutes les parties
+de la Grammaire. La Rhétorique à Herennius a fourni plusieurs passages
+aux livres d'Abélard, et avant comme après lui on a longtemps attribué à
+saint Augustin deux traité sur les principes de la dialectique, et sur
+les dix catégories. Abélard avait certainement sous les yeux la
+version des deux premiers traités qui composent l'Organon, celle
+de l'Introduction de Porphyre et quatre ouvrages de Boèce. Quant à
+Priscien, Thémiste, etc., on ne sait s'il les connaît autrement que par
+des citations. (Cf. ci-après, l. II, c. i et iii.--_Recherches sur les
+traductions d'Aristote_, par A. Jourdain.--Ouvr. inéd. d'Ab., Introd.
+p. xlix et 1; _Dialect._, p. 229.--Saint Augustin, _Op._, t. I,
+append.--Tennemann, _Man. de l'Hist. de la Phil._, t. I, sec. 233.)]
+
+A cet enseignement purement philosophique et qui n'était ni sans
+austérité ni sans sécheresse, se mêlaient quelques digressions
+littéraires, et même, au dire de ses contemporains, il ne s'interdisait
+pas les plaisanteries et le badinage[39]. Autant que le lui permettait
+la rigueur de son esprit passionnément raisonneur, il tempérait les
+âpretés de la logique par quelques souvenirs des poëtes qu'il aimait.
+Virgile et Horace, Ovide et Lucian, toujours présents à sa mémoire, lui
+fournissaient des citations ou des allusions souvent heureuses; eux
+aussi, il les invoquait comme une autorité; de ce qu'ils avaient chanté,
+il dit quelquefois: _Il est écrit. (_Scribitur, scriptum est._)
+
+[Note 39: «Plurimum in inventionum subtilitate, non solum ad
+philosophiam necessariarum, sed et pro commovendis adjocos animis
+hominum utilium valens.» (Ott. Fris. _de Gest. Frid._, l. I, c.
+XLVII.--_Rec. des Hist._, t. XIII, p. 654)]
+
+Mais son vrai maître, c'était toujours celui qui avait instruit
+Alexandre, et qui semblait devoir, comme par continuation, être le
+précepteur du conquérant de l'école. L'esprit perçant d'Abélard
+donnait, dans les cas douteux, raison au créateur de la science sur ses
+continuateurs, et par lui l'autorité d'Aristote s'élevait peu à peu à
+l'infaillibilité. Et cependant il n'en faisait encore que le premier des
+péripatéticiens ou le prince de la dialectique. C'était Platon qu'il
+appelait le plus grand des philosophes[40]. Il s'incline devant lui
+presque sans le connaître, et toutes les fois qu'il peut trouver dans la
+tradition ou dans quelques citations éparses de ses ouvrages une idée
+qu'il comprenne assez pour l'appliquer à ce qu'il étudie, il lui
+fait place avec respect, il essaie d'y subordonner les idées
+péripatéticiennes et voudrait, s'il le pouvait, platoniser la
+dialectique d'Aristote.
+
+[Note 40: _Ab. Op., Introd. ad theol._, p. 1012, 1026, 1032, 1070 et
+1134.--Ouvr. inéd. _Dialect._, p. 204 et 205. Cette autorité si grande
+de Platon, que l'on connaissait si peu, venait des Pères de l'Église et
+surtout de saint Augustin.]
+
+Mais bien qu'il ait grand soin, en toute question, de rechercher ce que
+disait l'autorité avant de se demander ce que dicte la raison, il ne
+craint pas de suivre parfois l'inspiration de sa propre intelligence, et
+après avoir emprunté la science, il lui prête du sien pour l'enrichir.
+Il ne s'interdit pas d'être lui-même, et il a réussi à passer pour
+inventeur; on lui attribue un système et une secte. En effet, il s'est
+flatté d'avoir produit une solution nouvelle de cette grande et capitale
+question, dont il fait lui-même le noeud gordien de la philosophie.
+
+Quand il eut réfuté le réalisme dans Guillaume de Champeaux, il
+prétendit se garantir du nominalisme, et il réfuta Roscelin. Il insista
+principalement sur cet argument que, s'il n'existe à la lettre que des
+individus, les noms généraux seront eux-mêmes des noms d'individus; et,
+de la sorte, les individualités seront identiques aux généralités,
+les parties se confondront avec le tout, et c'en sera fait de toute
+différence essentielle, de toute différence qui sépare les espèces
+des genres, les individus des espèces, et les parties des touts. On
+retomberait ainsi par une autre voie dans l'unité confuse à laquelle
+mène le réalisme, ou bien il faudrait mutiler la science et égaler
+au néant tout ce qui est désigné par les noms généraux. Or, ces noms
+généraux ont certainement une valeur. Ils répondent à ce qu'entend
+l'esprit de l'homme, lorsqu'il embrasse une collection d'individus ou de
+choses particulières, en les rapprochant par leurs communs caractères,
+et lorsqu'il _conçoit_ cette multitude comme une unité, ou l'un des
+êtres qui la composent comme faisant partie de cette totalité. Ainsi
+les universaux sont les expressions de _conceptions_ fondées sur les
+réalités[41].
+
+[Note 41: Ouvr. inéd., _De Gener. et Spec._, p. 522, 524 et
+suiv.--Voyez aussi le livre II de cet ouvrage, c. viii, ix et
+x.--Abélard a bien donné, d'après Boèce, cette théorie de la formation
+des idées générales; mais il n'a pas soutenu que les genres et les
+espèces ne fussent rien que ces idées. Sa doctrine est plus subtile et
+plus scientifique. Ce sont les modernes qui n'en ont extrait que cela.]
+
+Telle était la doctrine qu'Abélard passe pour avoir soutenue, et que les
+classificateurs de systèmes ont appelée le _conceptualisme_. Ce nom se
+lit dans les histoires de la philosophie, qui cependant ont toutes
+été écrites avant que les ouvrages philosophiques d'Abélard fussent
+connus[42].
+
+[Note 42: Ces ouvrages n'ont en effet paru qu'en 1836. Aucun des
+auteurs antérieurs à cette époque ne dit les avoir étudiés ou connus en
+manuscrit. Ce qu'on avait de plus certain sur la philosophie d'Abélard,
+c'était quelques lignes sommaires et obscures dans l'_Historia
+calamitatum_, et le dire plus clair, mais non moins succinct, d'Othon de
+Frisingen et de Jean de Salisbury. (_Ab. Op._, ep. i, p. 5.--Ott. Fris.
+_De Gest. Frid._, l. I, c. CLVII, et Johan. Saresb., _Rec. des Hist._,
+t. XIV, p. 300.)]
+
+L'ardeur de l'esprit, la curiosité de savoir, l'ambition de vaincre ne
+permettaient pas qu'Abélard se contentât d'une autorité sans combat;
+c'était un génie militant. Le nouvel élève d'Aristote avait aussi la
+passion des conquêtes. Roi dans la dialectique, il voulut dominer encore
+dans la théologie. Il résolut d'en faire désormais sa principale étude.
+
+Le maître qui tenait le sceptre de cette science était Anselme de Laon.
+Né dans la première moitié du XIe siècle, après avoir étudié sous
+Anselme de Cantorbery, il avait commencé à enseigner lui-même à Paris,
+et Guillaume de Champeaux était un de ses disciples. Depuis plus de
+vingt ans, retiré à Laon, sa patrie, scolastique ou chancelier de cette
+église, doyen du chapitre métropolitain, il enseignait la théologie avec
+beaucoup d'éclat, et le clergé, même l'épiscopat se peuplaient de ses
+élèves. Sa manière d'enseigner était simple. C'était un commentaire
+suivi et presque interlinéaire du texte de l'Écriture. Mais il s'était
+acquis tant de réputation que ses leçons attiraient à Laon des auditeurs
+de toutes les parties de l'Europe, et qu'il est compté parmi les
+auteurs de la célébrité de l'école des Gaules[43]. Cette autorité, déjà
+ancienne, il la devait au temps plus encore qu'au mérite; du moins
+Abélard le dépeint-il comme un vieillard orthodoxe, instruit, disert,
+mais dont l'esprit manquait de fermeté et de décision. Qui l'abordait
+incertain sur un point douteux le quittait plus incertain encore. Il
+charmait ses auditeurs par une étonnante facilité d'élocution, mais
+le fond des idées était peu de chose, et il ne savait ni résister ni
+satisfaire à une question. «De loin,» dit Abélard, «c'était un bel arbre
+chargé de feuilles; de près, il était sans fruits, ou ne portait que la
+figue aride de l'arbre que le Christ a maudit. Quand il allumait son
+feu, il faisait de la fumée, mais point de lumière[44].»
+
+[Note 43: _Hist. litt. de la Fr._, t. X, p. 170.]
+
+[Note 44: _Ab. Op._, ep. I, p. 7.]
+
+Cependant le jeune docteur de Paris vint l'entendre, il se mêla à ses
+disciples: on devine qu'il ne fut pas captivé longtemps. Il ne pouvait
+_rester longtemps oisif à son ombre_[45], ni suivre après s'être
+habitué à conduire. D'abord il se contenta de négliger les leçons. Il
+y paraissait de loin en loin. Les plus éminents des autres élèves,
+satisfaits et fiers de leur maître, virent avec déplaisir cette
+dédaigneuse indifférence; il s'en plaignirent assez haut, et
+naturellement ils aigrirent l'esprit d'Anselme. Il arriva qu'un jour,
+après avoir entre eux conféré sur quelques points de doctrine, les
+écoliers se mirent à se provoquer par jeu sur les matières théologiques.
+Un d'eux, comme pour éprouver Abélard, lui demanda ce qu'il pensait de
+l'enseignement sacré, lui qui n'avait encore étudié que les sciences
+naturelles[46]. Il répondit que rien n'était plus salutaire qu'une
+science où l'on apprenait à sauver son âme; mais qu'il ne pouvait assez
+admirer qu'à des hommes lettrés il ne suffît pas, pour comprendre les
+saints, du texte de leurs écrits et d'une glose, et qu'on ne devrait pas
+avoir besoin d'un maître. Cette réponse en amena de contraires, et la
+plupart des assistants, raillant Abélard, lui demandèrent s'il pourrait
+faire ce qu'il conseillait, le défièrent de l'entreprendre. Il répliqua
+que si l'on désirait le mettre à l'épreuve, il était tout prêt. «Soit,
+nous le voulons bien,» s'écrièrent-ils tous, et d'un ton plus moqueur
+encore. «Que l'on me cherche donc,» reprit-il, «et qu'on me donne
+quelqu'un pour exposer un point peu connu de l'Écriture.» Tous
+s'accordèrent pour choisir la très-obscure prophétie d'Ézéchiel, qui
+passait pour un des écrivains sacrés les plus difficiles. On eut bientôt
+pris un _expositeur_ qui devait, selon l'usage, lire le texte et faire
+connaître l'état de la question, et Abélard les invita pour le lendemain
+à sa leçon. Aussitôt quelques-uns s'empressant, avec un intérêt
+véritable ou affecté, de lui donner des conseils qu'il ne demandait
+pas, l'engagèrent à ne se point tant hâter; et lui remontrèrent que
+l'entreprise était grande, qu'elle exigeait des recherches et quelque
+précaution, et qu'il devait songer à son inexpérience. «Ce n'est point
+ma coutume,» répondit-il avec vivacité, «de suivre l'usage, mais d'obéir
+à mon esprit[47].» Et il ajouta qu'il romprait tout, si l'on ne se
+conformait à sa volonté, en ne différant point de se rendre à ses
+leçons. A la première, il eut peu d'auditeurs; on trouvait ridicule que,
+dénué presque entièrement de lecture sacrée, il se hâtât d'aborder la
+science. Cependant tous ceux qui l'entendirent furent si enchantés
+qu'ils lui donnèrent de grands éloges, et le pressèrent de composer
+une glose conforme à sa leçon. Au récit de cette première épreuve, on
+accourut à l'envi pour assister aux suivantes, et tous se montraient
+empressés à transcrire les gloses qu'à la prière générale il s'était mis
+à rédiger.
+
+[Note 45: «Non multis diebus in umbra ejus otiosus jacul.» (_Id._,
+p. 8.)]
+
+[Note 46: «Qui nondum nisi in physicis studuerat.» (Ep. i, p. 8.)]
+
+[Note 47: «Respondi non esse meae consuetudinis per usum proficere,
+sed per ingenium.» (Ep. I, p. 8.)]
+
+Le vieux Anselme s'émut au bruit d'une telle témérité. La douleur et la
+colère furent extrêmes. Comme Pompée, à qui Abélard le compare pour la
+grandeur de son attitude et le néant de sa puissance, il voulut défendre
+l'ombre de son autorité contre le jeune César de la science[48]. Il
+devint son ennemi et le combattit dans la théologie, comme avait fait
+Guillaume de Champeaux dans la philosophie. Il se trouvait alors, dans
+l'école de Laon, deux étudiants qui se distinguaient entre tous, Albéric
+de Reims et Lotulfe de Novare. L'un d'eux, le premier, a laissé un nom
+dans l'histoire littéraire[49]. Plus ils avaient de mérite, plus ils
+nourrissaient de grandes espérances, et plus ils devaient concevoir
+d'aversion contre le nouveau venu. Ils circonvinrent le vieillard et
+l'entraînèrent à interdire à ce successeur inattendu la continuation de
+ses leçons et de ses gloses, donnant pour motif que, s'il échappait à
+son inexpérience quelque erreur touchant la foi, on pourrait l'imputer
+à celui dont il usurpait ainsi la place. La défense et le prétexte
+excitèrent parmi les écoliers une indignation générale; ils crièrent
+à la jalousie, à la calomnie; ils dirent que jamais pareille chose ne
+s'était vue; et ce commencement de persécution ne fit qu'ajouter à la
+gloire de celui qu'elle semblait signaler entre tous.
+
+[Note 48: Abélard lui applique la _stat magni nominis umbra_ et
+la comparaison de l'arbre que Lucain applique à Pompée. (Ep. I, p.
+7.--Lucain, _Phars._, l. I.)]
+
+[Note 49: Albéric de Reims, élève de Godefroi, scolastique de cette
+ville, se perfectionna sous Anselme de Laon, devint archidiacre et
+écolâtre de l'église de Reims, et enfin archevêque de Bourges en 1130.
+Il eut de la réputation comme professeur. Il était aimé de saint
+Bernard. Lotulfe ou Loculfo le Lombard, ou, selon Othon de Frisingen,
+Leutald de Novare, ami et condisciple d'Albéric, régit avec lui les
+écoles de Reims. On n'en sait rien de plus. (Johan. Saresb., Rec.
+des Hist., i. XIV, p. 301.--Ou Fris. _Gest. Frid._, l. I, c.
+XLVII.--Duboulai, _Hist. Universit._, Catal. ill. vir., t. II, p.
+753.--_Hist. litt._ t. XII, p. 72.)]
+
+Abélard revint aussitôt à Paris. Toutes les écoles, d'où il avait été
+jadis expulsé, lui étaient maintenant ouvertes; il y rentra en maître et
+occupa facilement cette position dominante dans l'enseignement, qu'on
+n'osait plus lui refuser. A la principale chaire, à celle de recteur des
+écoles, était attaché vraisemblablement un canonicat. On croit du moins
+que c'est alors qu'il fut nommé chanoine de Paris [50], ce qui n'était
+sans doute qu'un bénéfice et un titre, et ne prouve nullement que dès
+lors il fût prêtre.
+
+[Note 50: C'est à cette époque (vers 1115) que les auteurs de
+l'_Histoire littéraire_ placent cette nomination; j'ignore sur quelle
+autorité, mais cette opinion est fort probable. Cependant on la
+conteste, et D. Gervaise veut qu'Abélard soit devenu chanoine dès
+le temps où il professait à Paris, du consentement et à la place du
+successeur de Guillaume de Champeaux. Duchesne, sur la foi d'une
+chronique manuscrite des archevêques de Sens, prétend qu'il fut chanoine
+de Sens et non de Paris; et voici le texte inédit qui motive son
+assertion et dont je dois la connaissance à la savante amitié de M. Le
+Clerc: _Ex Chronico senonensi Gaufridi de Collone, monarchi Sancti Petri
+Viti senonensis, seculo XIIIe_. Manuscrit de la bibliothèque de Sens, n.
+271, décrit et apprécié dans le t. XXI de l'_Hist. litt. de la France._
+Fol. 129 v°, col. 1 et 2. «Anno Domini n° c° XL° (leg. XLII), magister
+Petrus Abaulart, canonicus primo maioris ecclesie senononsis, oblit; qui
+monasteria sanctimonialium fundauit, spetialiter abbatiam de Paraclito,
+in quo sepelitur cum uxore. Suum epitaphium tale est: «Est satis in
+titulo, Petrus hic iacet Abaillardus. Hic (_leg._ huic) soli paluit
+scibile quidquid erat. Canonicus fuit, et post uxoratus.» Cité en
+partie, mais sans nom d'auteur, par André Duchesne, _Notae ad Hist.
+calamitatum_, p. 1150, et Duboulai, _Hist. Univ. paris_, t. II, p. 760.
+Les derniers mots on été ainsi altérés par celui-ci: «Uxoratus primo
+fuerat, postea canonicus.» Le même Duboulai dit, à la vérité dans une
+table seulement, qu'Abélard fut chanoine de Tours; enfin, on voit sur
+une vitre de la cathédrale de Chartres une figure vêtue en chanoine,
+avec ce nom Pierre Baillard, et on veut que ce soit Abélard, chanoine de
+Chartres. On ne pouvait en général posséder qu'un seul canonicat comme
+on ne pouvait avoir qu'un bénéfice. Faut-il admettre que le titre de
+chanoine honoraire fût alors connu, ou qu'Abélard ait changé plusieurs
+fois de chapitre? La chose certaine, c'est qu'il était chanoine, il le
+dit lui-même. Il n'était pas nécessairement prêtre pour cela. On ne sait
+quand il le devint; peut-être en se faisant moine à Saint-Denis.
+(Cf. _Ab. Op._, ep. l, p. 16.--_Hist litt._, t. XII, p. 81.--_Vie
+d'Abeillard_, t. I, p. 28.--_Hist. Universit. paris._, t. II, _in
+indic._--Niceron, _Mém. pour servir à l'Hist. des Homm. ill._, t.
+VI.--_Rech. hist. sur la ville de Sens_, par M. Th. Tarbé, c. XXI,
+p.443.)]
+
+Dans sa nouvelle situation, il continua et termina son interprétation
+d'Ézéchiel, commencée et suspendue à Laon. Par ce genre d'enseignement
+il obtint un grand succès, et bientôt il eût dans la théologie autant
+de faveur que dans la prédication philosophique. Tout le domaine de la
+science fut rangé sous sa loi, une multitude studieuse se pressa en
+s'inclinant autour de lui, et il vécut tranquille quelques années.
+
+On aime à se représenter l'existence d'Abélard, ou, comme on l'appelait,
+du maître Pierre, à cette époque de sa vie, au milieu de cette ville de
+Paris qu'il remplissait de son nom. Paris, ce n'était guère alors que
+la Cité. Sur cette île fameuse, qui partage la Seine au milieu de notre
+capitale, se concentraient toutes les grandes choses, la royauté,
+l'Église, la justice, l'enseignement. Là, ces divers pouvoirs avaient
+leur principal siége. Deux ponts unissaient l'île aux deux bords du
+fleuve. Le Grand-Pont conduisait sur la rive droite, à ce quartier
+qu'entre les deux antiques églises de Saint-Germain-l'Auxerrois et de
+Saint-Gervais, commençait à former le commerce, et qu'habitaient les
+marchands étrangers, attirés par l'importance et la renommée déjà
+considérable de la Lutèce gauloise. C'étaient eux qui devaient,
+confondus sous le nom d'une seule nation, le transmettre à une partie de
+cette ville nouvelle qui allait s'appeler le quartier des Lombards.
+Vers la rive gauche, le Petit-Pont menait au pied de cette colline dont
+l'abbaye de Sainte-Geneviève couronnait le faîte, et sur les flancs de
+laquelle l'enseignement libre avait déjà plus d'une fois dressé ses
+tentes. Les plaines voisines se couvraient peu à peu d'établissements
+pieux ou savants, destinés à une grande renommée; à l'est, la communauté
+de Saint-Victor venait d'être fondée; à l'ouest, la vieille abbaye de
+Saint-Germain-des-Prés attestait, dans sa grandeur, le souvenir de ce
+saint évêque de Paris dont la mémoire le disputait à celle de saint
+Germain d'Auxerre; car les deux plus anciens monuments de Paris sont
+dédiés au même nom[51]. Là aussi, la jeunesse de la ville, et ces
+écoliers, ces clercs qui n'étaient pas tous jeunes alors, venaient sur
+des prés, devenus des lieux historiques, chercher les exercices et les
+rudes jeux qui convenaient à la robuste nature des hommes de ce temps.
+Leur résidence était surtout dans le voisinage du Petit-Pont, et leur
+foule toujours croissante ne pouvant tenir dans l'île, s'était répandue
+sur le bord de la rivière, au pied de la colline, qui devait par eux
+s'appeler le _pays latin_, et opposer, d'une rive à l'autre la ville de
+la science à la ville du commerce.
+
+[Note 51: Saint Germain d'Auxerre fui évêque au Ve siècle et saint
+Germain de Paris, au VIe. L'église de Saint-Germain-l'Auxerrois, fondée,
+dit-on, par Chilpéric I, détruite par les Normands, fut rebâtie par le
+roi Robert; et il peut subsister quelque chose de cette reconstruction
+dans l'édifice actuel. On dit que le portail est du temps de Philippe
+le Bel; les parties modernes sont du XVIe siècle. La fondation de
+Saint-Germain-des-Prés, sous une autre invocation, date du temps de
+saint Germain lui-même (23 décembre 558). Cette église fut détruite
+aussi par les Normands. La reconstruction en fut commencée au plus tard
+en 990, et terminée, dit-on, en 1014; l'église, à peu prés dans son
+état actuel, a été dédiée en 1163. Voyez dans les Documents inédits sur
+l'histoire de France, _Paris sous Philippe le Bel_, p. 362 et 454, et
+_l'Histoire du diocèse de Paris_, par l'abbé Lebeuf.]
+
+Dans la Cité, vers la pointe occidentale de l'île, s'élevait le palais
+souvent habité par nos rois, théâtre de leur puissance et surtout de ce
+pouvoir judiciaire qui y règne encore en leur nom, et qui alors même,
+exercé par leurs délégués, paraissait la plus populaire de leurs
+prérogatives et le signe reconnaissable de leur souveraineté. Un jardin
+royal, comme on pouvait l'avoir en ce siècle, un lieu planté d'arbres
+entre le palais et le terre-plein où Henri IV a sa statue, s'ouvrait en
+certains jours comme promenade publique au peuple, à l'école, au clergé,
+et à ce peu de nobles hommes qui se trouvaient à Paris. En face du
+palais, l'église de Notre-Dame, monument assez imposant, quoique bien
+inférieur à la basilique immense qui lui a succédé, rappelait à tous,
+dans sa beauté massive, la puissance de la religion qui l'avait élevé,
+et qui de là protégeait en les gouvernant les quinze églises dont on ne
+voit plus les vestiges, environnant la métropole comme des gardes rangés
+autour de leur reine. Là, à l'ombre de ces églises et de la cathédrale,
+dans de sombres cloîtres, en de vastes salles, sur le gazon des préaux,
+circulait cette tribu consacrée, qui semblait vivre pour la foi et la
+science, et qui souvent ne s'animait que de la double passion du pouvoir
+ou de la dispute. A côté des prêtres, et sous leur surveillance, parfois
+inquiète, souvent impuissante, s'agitait, dans le monde des études
+sacrées et profanes, cette population de clercs à tous les degrés, de
+toutes les vocations, de toutes les origines, de toutes les contrées,
+qu'attirait la célébrité européenne de l'école de Paris; et dans cette
+école, au milieu de cette nation attentive et obéissante, on voyait
+souvent passer un homme au front large, au regard vif et fier, à la
+démarche noble, dont la beauté conservait encore l'éclat de la jeunesse,
+en prenant les traits plus marqués et les couleurs plus brunes de la
+pleine virilité. Son costume grave et pourtant soigné, le luxe sévère de
+sa personne, l'élégance simple de ses manières, tour à tour affables et
+hautaines, une attitude imposante, gracieuse, et qui n'était pas sans
+cette négligence indolente qui suit la confiance dans le succès et
+l'habitude de la puissance, les respects de ceux qui lui servaient de
+cortège, orgueilleux pour tous, excepté devant lui, l'empressement
+curieux de la multitude qui se rangeait pour lui faire place, tout,
+quand il se rendait à ses leçons ou revenait à sa demeure, suivi de ses
+disciples encore émus de sa parole, tout annonçait un maître, le plus
+puissant dans l'école, le plus illustre dans le monde, le plus aimé dans
+la Cité. Partout on parlait de lui; des lieux les plus éloignés, de
+la Bretagne, de l'Angleterre, _du pays des Suèves et des Teutons_, on
+accourait pour l'entendre; Rome même lui envoyait des auditeurs[52]. La
+foule des rues, jalouse de le contempler, s'arrêtait sur son passage;
+pour le voir, les habitants des maisons descendaient sur le seuil de
+leurs portes, et les femmes écartaient leur rideau, derrière les petits
+vitraux de leur étroite fenêtre. Paris l'avait adopté comme son enfant,
+comme son ornement et son flambeau. Paris était fier d'Abélard, et
+célébrait tout entier ce nom dont, après sept siècles, la ville de
+toutes les gloires et de tous les oublis a conservé le populaire
+souvenir.
+
+[Note 52: L'affluence fabuleuse des auditeurs de tout pays aux
+leçons d'Abélard est attestée par tous les contemporains, amis ou
+ennemis; d'abord par lui-même, puis par Foulque de Deuil, Bérenger de
+Poitiers, saint Bernard, Othon de Frisingen, Jean de Salisbury, les
+auteurs de la _Chronique du couvent de Morigni_, etc. etc. (_Ab.
+Op._, ep. I, p. 6; ep. II, p. 46; pars II, ep. I, p. 218. Not., p.
+1155.--Saint Bern.; ep. CLXXXVIII, CLXXXIX, etc.--Ott. Fris. _De Gest.
+Frid._, l. I, c. XLVII.--Johan. Saresb. _Metal_. l. II, c. x.--_Rec.
+des Hist. Ex Chron. maurin._, t. XII, p. 80.)]
+
+Telle était sa situation à ce moment le plus calme et le plus brillant
+de sa vie. Il ne devait cette situation qu'à lui-même, à son travail, à
+son opiniâtreté, à sa belliqueuse éloquence, et rien ne lui interdisait
+de penser qu'il la dût aussi à l'empire de la vérité.
+
+Il semblait donc, il pouvait se croire revêtu d'un apostolat
+philosophique; et cette fois, la mission spirituelle n'était pas une
+mission de pauvreté, d'humiliations ni de souffrances. Sa richesse
+égalait sa renommée; car l'enseignement n'était pas gratuitement donné
+à ces cinq mille étudiants qui, dit-on, venaient de tous les pays
+pour l'entendre. Parvenu à ce faîte de grandeur intellectuelle et de
+prospérité mondaine, il n'avait plus qu'à vivre en repos.
+
+Mais le repos était impossible: il ne convient qu'aux destinées obscures
+et aux âmes humbles. Abélard s'estimait désormais, c'est lui qui
+l'avoue, le seul philosophe qu'il y eût sur la terre[53]. Aucune raison
+humaine n'a encore résisté à l'épreuve d'un rang suprême et unique.
+Abélard, oisif, ne pouvait donc rester calme; il fallait que par quelque
+issue l'inquiétude ardente de sa nature se fît jour et se donnât
+carrière. Des passions tardives éclatèrent dans son âme et dans sa vie,
+et il entra, poussé par elles, dans une destinée nouvelle et tragique
+qui est devenue presque toute son histoire.
+
+[Note 53: «Cum jam me solum in mundo superesse philosophum
+estimarem.» (Ep. I, p. 9.)]
+
+Il avait jusqu'alors vécu dans la préoccupation exclusive de ses études
+et de ses progrès. La science et l'ambition, qui animaient sa vie, la
+maintenaient pure et régulière. On ne voit même pas que les premiers
+feux de la jeunesse y eussent porté quelque désordre. Il montrait pour
+les habitudes déréglées d'une grande partie des habitants des écoles
+un dédaigneux éloignement. Quoique sa réputation lui eût attiré la
+bienveillance de quelques grands de la terre, il les voyait peu, et sa
+vie toute d'activité littéraire l'écartait de la société des nobles
+dames; il connaissait à peine la conversation des femmes laïques[54].
+D'ailleurs, si jamais Abélard devait aimer, c'était en maître, et les
+soins complaisants et laborieux d'un amour qui se cache et qui supplie
+allaient mal à sa nature. Cependant, au milieu de cette félicité sans
+obstacle, une sorte de mollesse intérieure s'emparait de lui, la
+sévérité l'abandonna. On a même prétendu qu'il se livra à des plaisirs
+qui compromirent sa dignité et jusqu'à sa fortune[55], mais il le nie
+hautement; d'ailleurs de vaines voluptés ne pouvaient suffire à son âme,
+et il se demandait encore d'où lui viendrait l'émotion.
+
+[Note 54: «Ab excessu (_lisez_ accessu) et frequentatione nobilium
+foeminarum studii scholaris assiduitate revocabar, nec laicarum
+conversationem multum noveram.» (Ep. I, p. 10.)]
+
+[Note 55: Foulque lui rappelle dans une lettre, d'ailleurs amicale,
+qu'il s'était ruiné avec des courtisanes. Comme la lettre est, selon
+l'usage du temps, une oeuvre de rhétorique, on y peut soupçonner un peu
+d'hyperbole; mais il est difficile que le fond soit sans aucune vérité.
+Reste à savoir à quelle époque de la vie d'Abélard il faut placer ses
+désordres; est-ce avant qu'il connût Héloïse? est-ce à la suite de son
+amour? Que ceux qui se piquent de connaître le coeur humain en décident.
+On lit dans une pièce de vers qu'il fit pour son fils:
+
+ Gratior est humilis meretrix quam casta superba,
+ Perturbatque domum saepius ista suum.
+ ........................................
+
+ Deterior longe linguosa est foemina scorta (_lisez_ scorto);
+ Hoc aliquis, nullis illa placere potest.
+
+(_Ab. Op._, part. II, ep. I, p. 219.--Cousin, _Frag. phil._, t. III,
+app., p. 444.)]
+
+Il y avait dans la Cité une très-jeune fille (elle était née, dit-on, à
+Paris, en 1101), nommée Héloïse, et nièce d'un chanoine de Notre-Dame,
+appelé Fulbert[56].
+
+[Note 56: Héloïse, Helwide, Helvilde, Helwisa ou Louise; Abélard
+veut que ce nom vienne de l'hébreu _Heloïm_, un des noms du Seigneur.
+Il règne beaucoup d'obscurité sur l'origine, la patrie, la famille
+d'Héloïse. Il n'y a nulle raison de supposer qu'elle fût la fille
+naturelle de Fulbert, encore moins, comme le dit Papire Masson, d'un
+autre chanoine de Paris nommé Jean, ou, selon Mme Guizot, Ycon.
+D'Amboise, Duchesne, Gervaise, et en général les biographes veulent
+qu'elle ait vécu autant de temps qu'Abélard, ce qui, je le remarque
+après les auteurs de l'_Histoire littéraire_, ne porte sur aucune
+preuve, mais ce qui la ferait naître vers 1101. (Cf. _Ab. Op._, part.
+I, ep. i et v, p. 10 et 72; préf. apol.; Not., p. 1140.--Pap. Mass.
+_Annal._, lib. III, p. 239.--Hug., Métel, ep. xvi et xvii.--Bayle, art.
+_Héloïse_.--_Hist. lit._, t. XII, p. 629 et suiv.--_Essai sur la vie et
+les écrits d'Abélard_, par Mme Guizot, p. 349.)]
+
+Orpheline et pauvre, elle habitait près des écoles, dans la maison de
+son oncle; mais on croit qu'elle était de noble naissance, ou du moins
+liée par le sang, peut-être par Hersende, sa mère, à une famille
+illustre, à la famille des Montmorency, qui avait déjà donné à l'État
+deux connétables[57]. Élevée dans sa première enfance au couvent
+d'Argenteuil, près de Paris, son oncle l'avait instruite dans la science
+littéraire, ce qui était rare chez les femmes[58]. Elle y avait fait des
+progrès surprenants, jusque-là qu'en prétendait qu'elle savait, avec
+le latin, le grec et l'hébreu[59]. Sa figure, sans avoir une parfaite
+beauté, l'aurait distinguée; mais sa véritable distinction était
+ailleurs. Son esprit et son instruction avaient fait connaître son nom
+dans tout le royaume[60]. On ne sait pas quand Abélard la vit ni comment
+il la rencontra. On dirait presque, à lire son récit, qu'il ne l'aima
+qu'avec préméditation, qu'il devint son amant systématiquement, et qu'il
+arrêta sur elle ses regards comme sur la passion la plus digne de
+lui, et, le dirai-je? la plus facile. Mais c'est souvent le propre et
+l'illusion des esprits réfléchis et raisonneurs que de prendre leur
+penchant pour un choix, et de croire que leurs entraînements ont été des
+calculs. Toujours est-il qu'Abélard nous raconte qu'avec son nom, sa
+jeunesse, sa figure, il ne devait craindre aucun refus, quelle que fût
+celle qu'il daignât aimer; mais qu'Héloïse menait une vie retirée, que
+le goût de la science créait entre elle et lui une relation naturelle,
+que cette communauté de travaux et d'idées devait autoriser un libre
+commerce de lettres et d'entretiens, et que c'est tout cela qui le
+décida. Il se trompe, un noble et secret instinct lui disait qu'il
+devait aimer celle qui n'avait point d'égale.
+
+[Note 57: Albéric et Thibauld de Montmorency, tous deux vers la fin
+du XIe siècle. Nul ne dit comment Héloïse eût appartenu à cette famille.
+Si c'était une parenté légitime, ce devait être par les femmes. Bayle
+ne croit point à cette parenté, Héloïse disant à Abélard, en quelque
+endroit: _Genus meum sublimaveras_. Cette raison n'est pas décisive.
+(_Ab. Op._, ep. iv, p. 57.) C'est une pure conjecture de Turlot que de
+donner pour mère à Héloise la première abbesse de Sainte-Marie-aux-Bois,
+près Sezanne, Hersendis, qui aurait été la maîtresse d'un Montmorency,
+et qui aurait passé pour être celle de Fulbert. (_Abail. et Hél._, p.
+154.)]
+
+[Note 58: «Bonum hoc literatoriae scilicet scientiae in mulieribus
+est rarius.--Literatoriae scientiae, quod perrarum est, operam dare.»
+(_Ab. Op._, ep. i, p. 10; part. II, ep. xxiii, p. 337.)]
+
+[Note 59: Abélard le dit lui-même (part. II, ep. vii, _ad virg.
+par._, p. 260.--Voyez aussi la Chronologie de Robert, _Rec. des Hist._,
+t. XII, p. 294). Le vrai, c'est qu'elle savait le latin et l'écrivait
+avec facilité et talent. Quant au grec et à l'hébreu, j'ai peine à
+croire qu'elle en connût rien de plus que les caractères et quelques
+mots cités habituellement en théologie ou en philosophie.]
+
+[Note 60: «In toto regno nominatissimam.» (Ep. I, p. 10.) Observez
+qu'il s'en fallait alors que _totum regnum_ fût toute la France; mais
+il n'en est pas moins vrai que la réputation littéraire et scientifique
+d'Héloïse n'a pas eu d'égale dans les temps modernes. Malgré la
+déclaration modeste d'Abélard, _per faciem non infima_, on s'est obstiné
+à croire à la grande beauté d'Héloïse. On a supposé, contre toute
+vraisemblance, que le _Roman de la Rose_, commencé et surtout achevé
+après la mort d'Abélard, était son ouvrage, parce qu'il y est question
+de lui, et l'on a dit qu'il y avait fait le portrait d'Héloïse, sous
+le nom de _Beauté_. C'est le portrait de la beauté parfaite suivant
+Guillaume de Lorris, auteur de la première partie du poème. (Le _Roman
+de la Rose_, v. 999, édit. de M. Méon, t. 1, p. 41.)
+
+ El ne fu oscure ne brune,
+ Ains fu clere comme la lune,
+ Envers qui les autres estoiles
+ Resemblent petites chandoiles.
+ Tendre et la char comme rousée
+ Simple fu cum une espousée
+ Et blanche comme flor de lis;
+ Si ot le vis (_visage_) cler et alis (_uni_),
+ Et fu greslete et alignie,
+ Ne fu fardée ne guignie (_déguisée_):
+ Car el n'avoit mie mestier
+ De sol tifer ne d'afetier.
+ Les cheveus ot blons et si lons
+ Qu'il li batoient as talons;
+ Nez ot bien fait, et yelx et bouche.
+ Moult grand douçor au cuer me touche,
+ Si m'aïst Diex, quant il me membre (_souvient_)
+ De la façon de chascun membre,
+ Qu'il n'ot si bele fame ou monde,
+ Briément el fu jonete et blonde,
+ Sede (_gracieuse_), plaisante, aperte, et cointe (_jolie_),
+ Grassete et gresle, gente et jointe.
+
+Il chercha donc les moyens d'arriver jusqu'à elle et de se rendre
+familier dans la maison. Des amis s'entremirent, et il fit proposer
+à l'oncle Fulbert, qui demeurait dans le voisinage des écoles, de le
+prendre en pension chez lui pour un prix convenu. Il fit valoir ses
+travaux assidus, l'ennui que lui causaient les soins dispendieux d'une
+maison, sa négligence plus dispendieuse encore. Fulbert était avide, et
+de plus très-jaloux d'augmenter par tous les moyens l'instruction de
+sa nièce. Non-seulement il consentit à tout, mais il crut avoir désiré
+lui-même ce qu'on espérait de lui, et vint en suppliant commettre
+entièrement sa pupille à l'illustre et redoutable précepteur, qui devait
+la voir à toute heure, qui, chaque fois qu'il reviendrait des écoles,
+pouvait, ou le jour ou la nuit, lui donner des leçons, et même, voyez la
+naïveté de cet âge, la frapper à la façon d'un maître, si l'élève était
+indocile[61]. Abélard admira tant de simplicité; il lui semblait
+que l'on confiait la brebis au loup ravissant. Non-seulement on lui
+accordait la liberté, l'occasion, mais jusqu'à l'autorité, et au droit
+de menacer et de punir celle que la séduction n'aurait pu vaincre.
+Deux choses aveuglaient le vieillard; l'amour-propre passionné qui
+l'attachait aux succès de sa nièce, et l'ancienne réputation de pureté
+de la vie passée d'Abélard. «Que dirai-je de plus?» écrit ce dernier
+en racontant tout ceci, «nous n'eûmes qu'une maison, et bientôt nous
+n'eûmes qu'un coeur[62].»
+
+[Note 61: «Bernardus carnotensis, exundantissimus modernis
+temporibus fons literarum in Gallia.... quoniam memoria exercitio
+firmatur, ingeniumque acuitur ad imitandum ea quae audiebant, alios
+admonitionibus, alios flagellis et poenis urgebat.» Ainsi parle un des
+élèves de Bernard de Chartres, Jean de Salisbury. (_Metalog._, l. I, c.
+XXIV.) Quant au droit qu'Abélard reçut de Fulbert de frapper son élève,
+il faut voir dans le texte tout ce qu'Abélard en raconte. (Ep. I, p. 11,
+et ep. V, p, 71.)]
+
+[Note 62: _Ab. Op._, ep. I, p. 11.]
+
+«A mesure que l'on a plus d'esprit,» a dit Pascal, «les passions sont
+plus grandes, parce que les passions n'étant que des sentiments et des
+pensées qui appartiennent purement à l'esprit, quoiqu'elles soient
+occasionnées par le corps, il est visible qu'elles ne sont plus que
+l'esprit même, et qu'ainsi elles remplissent toute sa capacité. Je ne
+parle que des passions de feu.... La netteté d'esprit cause aussi la
+netteté de la passion; c'est pourquoi un esprit grand et net aime avec
+ardeur, et il voit distinctement ce qu'il aime[63].»
+
+[Note 63: Fragment publié par M. Cousin. (_Des Pensées de Pascal_,
+seconde édition, p.897.)]
+
+On montre encore dans la Cité, au bord du chevet de Notre-Dame, près
+l'ancien quartier du cloître, a l'extrémité d'une rue étroite et
+tortueuse, toujours habitée par des membres du chapitre métropolitain,
+et dont les abords sont en tout temps parcourus, comme au moyen âge, par
+des clercs de tous grades, revêtus des costumes pittoresques du clergé
+nombreux et complet d'une riche cathédrale, la maison qu'une tradition
+locale désigne comme celle du chanoine Fulbert[64]. Elle est près de la
+Seine, dont la sépare seulement un quai, plus élevé maintenant que le
+sol de la rue où elle est bâtie. Au moyen âge, vers 1116 ou 1117, le
+terrain devait, du pied de cette maison, aller en pente jusqu'à la
+rivière et former l'emplacement de l'ancien port Saint-Landry; des
+fenêtres de la maison, on devait voir en plein la vaste grève où s'élève
+aujourd'hui cet hôtel de ville, magnifique palais des révolutions.
+
+[Note 64: C'est la première maison à gauche en entrant dans la rue
+des Chantres, où l'on descend du quai Napoléon par un escalier. Une
+inscription au dessus de la porte désigne cette maison à la curiosité
+des passants, elle est ainsi conçue:
+
+HÉLOÏSE, ABÉLARD HABITÈRENT CES LIEUX, DES SINCÈRES AMANS MODELES
+PRÉCIEUX.
+
+L'AN 1118.
+
+Dans l'intérieur de la cour, un double médaillon, incrusté dans le mur,
+offre le profil d'une tête d'homme et d'une tête de femme: on dit que
+c'est Héloïse et Abélard. Cette sculpture est très-postérieure au
+XIIe siècle; M. Alexandre Lenoir pense qu'elle en remplace une plus
+authentique, et qu'elle est l'ouvrage de restaurateurs ignorants,
+peut-être non antérieurs au XVIe. La maison n'est pas ancienne, ou du
+moins, ses murs extérieurs ont été récemment bâtis; la disposition
+générale des murs et surtout de l'escalier pourraient bien être du
+temps. On ne donne nulle preuve de la tradition attachée à cette maison;
+mais cette tradition a sa valeur par son existence même. On dit, dans
+le quartier, qu'Abélard habitait la maison située à gauche et qui est
+remplacée par une grande construction moderne. Turlot donne sur tout
+cela quelques détails hasardés, et la lithographie du médaillon.
+(_Abail. et Hél._, p. 153 et 154.--_Mus. des Mon. Franç._, t. I, p.
+223.)]
+
+C'est là, dans cette demeure modeste, au jour sombre que des fenêtres
+étroites laissaient pénétrer dans la chambre simple et rangée d'une
+jeune bourgeoise de Paris, ou bien à la lueur rougeâtre d'une lampe
+vacillante, qu'Abélard, impatient et ravi, venait employer à séduire
+une pauvre fille sans expérience et sans crainte le génie qui soulevait
+toutes les écoles du monde. C'est là que les plaisirs de la science,
+les joies de la pensée, les émotions de l'éloquence, tout était mis
+en oeuvre pour charmer, pour troubler, pour plonger dans une ivresse
+profonde et nouvelle, ce noble et tendre coeur qui n'a jamais connu
+qu'un amour et qu'une douleur, ce coeur que Dieu même n'a pu disputer à
+son amant.
+
+Mais quelles leçons Abélard donnait-il à Héloïse? Lui enseignait-il les
+secrets du langage et les arts savants de l'antiquité? Promenait-il cet
+esprit pénétrant et curieux dans les sentiers sinueux de la dialectique?
+Lui révélait-il les obscurs mystères de la foi, dans le langage lumineux
+de la raison philosophique? Enfin lui lisait-il ces poëtes qu'il cite
+dans ses ouvrages les plus austères, et le professeur de théologie
+récitait-il à son élève, avec ce talent de diction qu'on admirait, les
+vers impurs de l'_Art d'aimer_[65]? Quel fut enfin, quel fut le livre
+qui servit, comme dans le récit du Dante, à la séduction de cette femme,
+historique modèle de la poétique Françoise de Rimini[66]? On ne le sait,
+et cependant on sait que tout le talent d'Abélard fut complice de son
+amour. «Vous aviez,» lui écrivait, longtemps après, Héloïse encore
+charmée de ce qui l'avait perdue, «vous aviez surtout deux choses qui
+pouvaient soudain vous gagner le coeur de toutes les femmes, c'était
+la grâce avec laquelle vous récitiez et celle avec laquelle vous
+chantiez[67].» Et ses chants, il les composait pour elle. Ainsi le
+philosophe était devenu un orateur, un artiste, un poëte. L'amour avait
+complété son génie et achevé son universalité.
+
+[Note 65: Abélard cite souvent Ovide, el quelquefois l'_Art
+d'aimer_.]
+
+[Note 66: la bocca mi baciò tutto tremante; Galeotto fu il libro e
+chi lo scrisse. (DANTE, c. V.)]
+
+[Note 67: «Duo autem, fateor, tibi specialiter inerant quibus
+foeminorum quarumlibet animos statim allicere poteras, dictandi scilicet
+et cantandi gratia.» (_Ab. Op._, ep. II, p. 46.)]
+
+On sent que tout dut seconder une séduction inévitable. L'étude leur
+donnait toutes les occasions de se voir librement, et le prétexte de la
+leçon leur permettait d'être seuls. Alors les livres restaient ouverts
+devant eux; mais ou de longs silences interrompaient la lecture, ou des
+paroles intimes remplaçaient les communications de la science. Les yeux
+des deux amants se détournaient du livre pour se rencontrer et pour se
+fuir. Bientôt la main qui devait tourner les pages, écarta les voiles
+dont Héloïse s'enveloppait, et ce ne fut plus des paroles, mais des
+soupirs qu'on put entendre. Enfin la passion triomphante emporta les
+deux amants jusqu'aux limites de son empire. Tout fut sacrifié à ce
+bonheur sans mélange et sans frein. Tous les degrés de l'amour furent
+franchis. Que sais-je? jusqu'aux droits de l'enseignement, jusqu'aux
+punitions du maître, devinrent, c'est Abélard qui l'avoue, des jeux
+passionnés _dont la douceur surpassait la suavité de tous les parfums_.
+Tout ce que l'amour peut rêver, tout ce que l'imagination de deux
+esprits puissants peut ajouter à ses transports, fut réalisé dans
+l'ivresse et dans la nouveauté d'un bonheur inconnu[68].
+
+[Note 68: Les passages dont je rends ici la pensée, ont été cités
+partout. Je n'en rapporte que deux comme pièces il l'appui: «Quoque
+minus suspicionis habermus, verbera quandoque dabat amor.... quae
+omnium unguentorum suavitatem transcenderent.... si quid insolilum amer
+excogitare potuit, est additum.»--(_Ab. Op._, ep. I, p. 11.)]
+
+Mais cependant, qu'était devenu l'enseignement des écoles? le maître
+Pierre ennuyé, dégoûté, n'y paraissait plus qu'à regret. A peine lui
+restait-il quelques heures de jour pour les donner à l'étude. Quant à
+ses leçons, il les faisait avec négligence et froideur; il répétait
+d'anciennes idées, et ne parlait plus d'inspiration. Devenu un simple
+récitateur, il n'inventait plus rien, ou s'il inventait quelque chose,
+c'étaient des vers et des vers d'amour. Il paraît qu'il en composa
+beaucoup en langue vulgaire, ou, comme on disait alors, barbare[69]; ces
+chansons étaient vraisemblablement dans le goût des trouvères, dont il
+fut un des premiers en date, ou, si l'on veut, le prédécesseur. À tous
+ses talents, à toutes les initiatives de son esprit, il faudrait donc
+ajouter celle de la poésie nationale. Chose plus singulière! il laissait
+ses chansons d'amour se répandre au dehors et courir la ville et le
+pays; longtemps après cette époque, elles se retrouvaient encore dans
+la bouche de ceux dont la situation ressemblait à la sienne[70]. Car il
+devint de bonne heure le patron des amoureux, et il avait «du talent
+pour les vaudevilles,» dit un bénédictin qui a écrit sa biographie[71].
+Ainsi l'aventure qui aurait dû rester le touchant mystère de toute sa
+vie devint un bruit public et passa de son aveu et par degrés à cet état
+de roman populaire qu'elle a conservé jusqu'à nos jours. Il y avait dans
+cet homme quelque chose de l'insolence de ces natures faites pour le
+commandement et la royauté. Il posait sans voile devant la foule;
+il semblait penser que tout ce qui l'intéressait devenait digne de
+l'attention générale, que ses actions surpassaient le jugement commun et
+que tout en lui devait être donné comme en spectacle au monde.
+
+[Note 69: _Barbarice. (Ab. Op._, part. II, Exp. symb., p. 369.)]
+
+[Note 70: «Abélard serait donc le premier des trouvères,» dit M.
+Ampère. (_Hist. de la format. de la lang. franç._, préf., p. XX.)
+Cependant M. Leroux de Lincy, qui a publié un _Recueil des chants
+historiques français_, depuis le XIIe jusqu'au XVIIIe siècle (2 vol.
+in-12, Paris, 1841, 1842), conjecture que les chansons d'Abélard étaient
+en latin; et c'est aussi l'opinion de M. Edélestand Dumeril (_Journ.
+des sav. de Normand._, 2e liv., p. 129). Cependant Héloïse dit qu'on la
+chantait sur les places publiques; peut-être aussi que, suivant le
+goût du temps, les vers latins et les vers romans étaient mêlés. On
+a annoncé, il y a quelques années, que ces chansons venaient d'être
+retrouvées au Vatican; et la _Biographie anglaise_ le répétait en 1842.
+On aura voulu parler des complaintes latines bibliques que M. Greith a
+publiées (_Spicilegium Vaticanum_, Frauenfeld, 1838), et ce ne sont ni
+des chansons d'amour ni des chansons populaires. On pouvait espérer,
+en ce genre, quelque découverte curieuse des manuscrits mentionnés aux
+articles 87, 88, 89 et 90 du catalogue de M. Greith sous ces titres:
+_Cantilenae lingua gallica antiqua scriptae_, _Carmina amatoria_, etc.,
+p. 131. Mais la plupart de ces chansons françaises du Vatican ont été
+publiées dans le recueil d'Adelbert Keller, intitulé: _Romvart_, p. 245,
+etc., Manheim, 1844, in-8. Il n'y en a point d'Abélard. Voyez ci-après
+la note sur les élégies bibliques. Le _Recueil des chants hist. franç._,
+Introd. p. v, et _Ab. Op._, ep. I, p. 12; ep. II, p. 40 et 48.]
+
+[Note 71: Dom Clément, regardé comme l'auteur de l'article
+_Abélard_, dans l'_Histoire littéraire de la France_, t. XII, p. 92, et
+t. VII, p. 50.]
+
+La désolation fut grande parmi les écoliers, lorsqu'ils s'aperçurent de
+la préoccupation qui leur enlevait leur maître. Ils assistaient avec
+tristesse à ces leçons inanimées que leur donnait encore celui dont
+l'âme était ailleurs. Il leur semblait l'avoir perdu, et quelques-uns ne
+pouvaient voir sans alarmes ce que tous voyaient avec douleur. Il est
+impossible que les ennemis secrets d'Abélard n'en ressentissent pas
+une joie égale; mais ils ne la montraient pas, et telle était alors sa
+puissance ou la liberté des moeurs, qu'il ne paraît pas que le bruit de
+son aventure lui ait beaucoup nui dans les premiers temps, ni qu'on ait
+songé à la tourner contre lui. Il était clerc, nous savons qu'il portait
+le titre de chanoine; on a même cru, bien que sans preuve, qu'il était
+déjà prêtre[72]. Mais dans le relâchement et la rudesse du moyen âge,
+le dérèglement ne faisait un tort sérieux qu'au jour où il devenait
+l'occasion de quelque violence. Or ici rien de semblable; l'aventure
+était publique; on en parlait, on la chantait dans Paris. Nul ne
+l'ignorait, hormis, bien entendu, le plus intéressé à la savoir. Dans
+ses illusions d'affection, de respect et de vanité, Fulbert ne se
+doutait de rien, et plusieurs mois se passèrent avant qu'il fût averti;
+il repoussa même les premiers avis; mais enfin il conçut des soupçons,
+et il sépara les deux amants.
+
+[Note 72: Il est certain qu'il le fut plus tard. Une fois abbé, il
+disait la messe. (_Ab. Op._, part. I, ep. i et iv, part. II, ep. xxiii,
+p. 39, 54 et 341.) Mais à l'époque que nous racontons on ne voit que ces
+mots _clericus, canonicus_, et nous ne croyons pas qu'il fût encore
+dans les ordres. Aucun historien ne s'explique sur ce point. Un auteur
+ecclésiastique ne représente Abélard que comme bénéficier, ce qui
+l'engageait à de certains voeux, non pas, il est vrai, irrévocables.
+Dans ses objections contre le mariage, Héloïse l'attaque comme contraire
+à la dignité d'un clerc, à sa fortune à venir, dans l'Église, mais non
+à des engagements formels. Bayle en conclut que le célibat n'était
+pas alors une obligation stricte pour les prêtres, mais un devoir
+de perfection. D. Gervaise en induit an contraire, quoiqu'avec peu
+d'assurance, qu'Abélard était encore libre, le concile de Reims venant
+de renouveler les canons d'un concile tenu à Londres en 1102 contre les
+prêtres, diacres et sous-diacres qui se marieraient. Mais le concile de
+Reims (1119) n'avait pas encore eu lieu, et ses défenses prouvent que la
+règle du célibat des prêtres n'était pas aussi solennellement consacrée
+et suivie qu'elle l'a été depuis. Nous voyons d'ailleurs, dans un des
+ouvrages d'Abélard, qu'il pensait qu'un prêtre pouvait être marié une
+fois, pourvu qu'il n'eût pas fait de voeu contraire. Il n'y a pas
+impossibilité de soutenir l'opinion de Bayle; mais celle de D. Gervaise
+a pour elle les meilleures apparences. (_Ab. Op._, ep. i, p. 16.--_P.
+Ab. Epitom. theol._, c. xxxi, p. 90. Rheinwald édit. Berlin,
+1835.--Bayle, _Dict. crit._, art. _Heloïse_.--D. Gervaise, _Vie
+d'Abeil._, t. I, p. 74.--_Hist. de saint Bernard_, par M. l'abbé
+Ratisbonne, t. II, p. 36.)]
+
+La honte et la douleur, mais la douleur plus que la honte, les
+accablaient à ce fatal moment. Tous deux rougissaient, gémissaient,
+pleuraient; mais aucun ne se plaignait pour lui-même. Abélard n'avait
+d'autre repentir que de voir Héloïse affligée, et dans le chagrin de
+son amant elle mettait tout son désespoir. On les séparait, mais leurs
+coeurs restaient unis. La contrainte ne faisait qu'allumer en eux de
+nouveaux désirs; puisque la honte avait éclaté, il n'y en avait plus;
+ils se faisaient comme un devoir de leur amour. Ils continuèrent donc
+à se voir secrètement. Un jour, ils furent surpris, et le classique
+Abélard dit qu'il leur arriva ce qu'une fable poétique raconte de Vénus
+et de Mars[73].
+
+[Note 73: Ep. i, p. 13.]
+
+Peu après, Héloïse s'aperçut qu'elle était grosse, et avec l'exaltation
+de la joie, elle l'écrivit à son maître, le consultant sur ce qu'il y
+avait à faire. Une nuit, en l'absence de l'oncle, il entra furtivement
+dans la maison, et comme ils en étaient convenus, il emmena Héloïse et
+la conduisit incontinent dans sa patrie. Là, il l'établit chez sa soeur,
+où elle demeura jusqu'à ce qu'elle mît au monde un fils qui reçut d'elle
+le nom de Pierre Astrolabe[74].
+
+[Note 74: _Astrolabius_ ou _Astralabius_ dans les lettres d'Abélard
+et d'Héloïse, _Petrus Astralabius_ dans le nécrologe du Paraclet. Je ne
+sais pourquoi plusieurs historiens veulent que ce nom signifie _Astre
+brillant_. On appelait alors astrolabe la sphère plane à l'aide de
+laquelle on démontrait le système de Ptolemée. (_Ab. Op._, ep. i, p. 13;
+part. II, ep. xxiv et xxv, p. 343 et 345; Not., p. 1149.--Pezji _Thes.
+anecdot. noviss._, t. III, part. II, p. 95 et 110.)]
+
+Non loin du Pallet, au confluent de la Moine et de la Sèvre nantaise,
+s'élèvent les majestueuses ruines du château de Clisson[75]. Elles
+dominent encore le cours limpide et charmant de ces deux rivières, et
+les grandes masses de rochers et de verdure qui en couvrent les
+bords escarpés. On peut croire que ces sites admirables qui, dit-on,
+inspirèrent au Poussin ses plus fameux paysages, furent alors visités
+par l'inquiète Héloïse. Lorsque son amant l'eut rejointe, tous deux
+errèrent sans doute plus d'une fois dans ces lieux encore sauvages, mais
+où la nature étalait toute sa fraîcheur et toute sa beauté. Du moins
+montre-t-on dans la garenne de Clisson une grotte de rochers granitiques
+qui porte le nom d'Héloïse. On dit que là se retiraient souvent les
+deux amants, durant leur séjour en Bretagne. Mais rien n'appuie cette
+tradition, si ce n'est peut-être la secrète harmonie qui unit les
+beautés de la nature, les solitudes mystérieuses et les émotions de
+l'amour.
+
+ Speluncam Dido dux et Trojanus eamdem Deveniunt.
+
+[Note 75: Clisson est à 7 ou 8 kilomètres des ruines du château du
+Pallet, dans le pays appelé le Bocage. Aucune construction n'y paraît
+remonter au temps d'Abélard; hormis peut-être une partie de l'ancienne
+chapelle de la Trinité, près du couvent de bénédictines devenu la Villa
+Valentin. La château fut rebâti en 1223; mais auparavant il y avait déjà
+un château, et Clisson était déjà un lieu important. Rien n'indique
+que le nom de _grotte d'Héloïse_ soit autre chose qu'une fantaisie du
+propriétaire du parc; mais c'est une grotte naturelle sur la rive droite
+de la Sèvre. (_Abail. et Hél._, par Turlot, p. 144.--_Voyage pittoresque
+à Clisson_, par Thienon, planch, xiii, 2 vol. in-4.--_Notice sur la
+ville et le château_, 1 vol. in-18, Nantes, 1841.)]
+
+A la nouvelle de la fuite d'Héloïse, Fulbert était tombé comme en
+démence. Dans sa douleur et sa colère, il ne savait comment se venger
+d'Abélard, quelles embûches lui tendre, enfin quel mal lui faire. S'il
+le tuait, s'il le mutilait par quelque blessure cruelle, il craignait
+que sa nièce bien-aimée n'en fût punie par la famille du ravisseur qui
+l'avait recueillie. Quant à se rendre maître par force de sa personne,
+il ne l'espérait pas. Abélard se tenait sur ses gardes, prêt à
+l'attaquer s'il fallait se défendre. Peu à peu il prit pitié de cette
+extrême douleur, ou plutôt il sentit qu'il fallait absolument sortir
+d'une situation critique en réparant sa faute; il résolut de s'accuser
+du crime de son amour comme d'une trahison, il vint trouver le chanoine,
+avec des prières et des promesses, s'engageant à lui accorder la
+réparation qu'on exigerait. La passion, en effet, ou peut-être la
+crainte lui rendait tout acceptable et tout facile; il se disait que les
+plus grands hommes avaient succombé comme lui, et pour apaiser Fulbert,
+pour le satisfaire au delà de toute espérance, il offrit le mariage,
+pourvu que le mariage restât secret; car il appréhendait que cela ne
+nuisît à sa réputation aussi bien qu'aux chances de son ambition dans
+l'église. Fulbert consentit. La réconciliation fut scellée par un
+échange de parole et par les embrassements de l'oncle et des siens. Tout
+cela peut-être cachait de leur part un projet de trahison. Il semble
+que Fulbert n'ait jamais renoncé à la pensée de quelque noire vengeance
+conçue dès le premier jour.
+
+Abélard retourna en Bretagne pour y chercher celle qui allait devenir sa
+femme. Mais elle n'approuva pas son projet, et elle entreprit de l'en
+dissuader. Cette fille héroïque ne songeait, disait-elle, qu'au péril
+et à l'honneur de son amant. Elle ne croyait pas qu'aucune satisfaction
+désarmât son oncle; elle le connaissait et pressentait les sombres
+desseins de cette âme ulcérée. Puis, elle demandait quelle gloire il
+y aurait pour elle à ternir la gloire d'Abélard par un hymen qui les
+humilierait tous deux[76]. Que ne lui ferait pas le monde, auquel elle
+allait enlever sa lumière? De quelles malédictions de l'Église, de quels
+regrets des philosophes ce mariage serait suivi! quelle honte et quelle
+calamité qu'un homme créé pour tous se consacrât à une seule femme! Elle
+le détestait, s'écriait-elle avec véhémence, ce mariage qui serait un
+opprobre et une ruine.
+
+[Note 76: Le discours étrange et pressant par lequel Héloïse tenta
+de détourner Abélard du mariage a été remarqué et même admiré de
+tout temps. Plusieurs auteurs le citent; nous ne rappellerons qu'un
+témoignage peu sérieux, mais qui n'en est pas moins frappant. Dans le
+_Roman de la Rose_, l'un des auteurs, Jehan de Meung, qui avait, il est
+vrai, _translaté en françhois la Vie et les Epistres de maîstre Pierre
+Abayalard et Héloys sa femme_, voulant faire le procès du mariage,
+s'exprime ainsi:
+
+ Pierres Abaillart reconfesse
+ Que suer Heloïs, l'abeesse
+ Du Paraclet, qui fu s'amie,
+ Accorder ne se voloit mie,
+ Por riens qu'il la préist à fame:
+ Ains il faisoit la genne dame
+ Bien entendant et bien lettrée.
+ Et bien amant, et bien amée,
+ Argumens à il chastier
+ Qu'il se gardast de marier.
+
+Et il continue en rimant toutes les raisons d'Héloïse et même quelque
+chose de l'aventure qui suivit. (Édit. de M. Méon, t. II, p. 213.--_Les
+Manuscrits de la Bibliothèque du Roi_, par M. Paulin Paris, t. V, no.
+7071, p. 39.)]
+
+L'Apôtre n'en a-t-il pas signalé tous les ennuis, toutes les gênes,
+toutes les sollicitudes, lorsqu'il dit: «Vous êtes sans femme, ne
+cherchez point de femme.» Et qu'il ajoute: «Je veux que vous viviez sans
+tourment d'esprit.» (I Cor. VII, 27 et 32.) Si l'on récuse les saints en
+de telles matières, qu'on écoute les sages. Ne sait-on plus ce que saint
+Jérôme dit de Théophraste, que l'expérience avait amené à conclure
+contre le mariage des philosophes, et ce que répondit Cicéron à Hirtius
+qui lui conseillait de se remarier: «Je ne puis m'occuper également à
+la fois d'une femme et de la philosophie[77].» Abélard, d'ailleurs,
+ne devait-il pas se rappeler sa manière de vivre? Comment mêler des
+écoliers à des servantes, dea écritures à des berceaux, des livres et
+des plumes à des fuseaux et à des quenouilles? Quel esprit plongé dans
+les méditations sacrées ou philosophiques pourrait supporter les cris
+des enfants, les chants monotones des nourrices qui les apaisent, tout
+le bruit d'un ménage nombreux? Cela est bon pour les riches dont les
+maisons sont des palais, et à qui l'opulence épargne tous les ennuis;
+mais ce ne sont pas des riches que les philosophes. Leurs pensées vont
+mal avec les soucis mondains. Tous, ils ont cherché la retraite, et
+Sénèque dit à Lucilius: «Voulez-vous philosopher, négligez les affaires.
+Soyez tout à l'étude, il n'y a jamais assez de temps pour elle[78].»
+Interrompre la philosophie, c'est l'abandonner. Chez tous les peuples,
+gentils, juifs, chrétiens, il y a eu des hommes éminents qui se
+séparaient, qui s'isolaient du public par la paix et la régularité de
+leur vie. Chez les Juifs, c'étaient les Nazaréens, et plus tard les
+Sadducéens, les Esséniens; chez les chrétiens, les moines qui mènent la
+vie commune des apôtres, et imitent la solitude de saint Jean; chez les
+païens enfin, ceux à qui Pythagore a donné le noble titre d'amis de la
+sagesse[79]. Rappeler tous les exemples au souvenir d'Abélard, ce serait
+vouloir enseigner Minerve elle-même. Mais si des laïques ont ainsi vécu,
+que doit faire un chrétien, un clerc, un chanoine, et comment l'excuser
+de préférer à ces saints devoirs de misérables plaisirs, et de
+se plonger sans retour dans l'abîme? Où, si peu lui soucie de la
+prérogative ecclésiastique, qu'il sauve du moins la dignité du
+philosophe; qu'il se rappelle que Socrate fut marié et comme il expia sa
+faute.
+
+[Note 77: B. Hieronym. _In Jovinian_, l.1. Cette citation et toutes
+les autres sont attribuées à Héloïse par Abélard.]
+
+[Note 78: Senec. ep. LXXIII.]
+
+[Note 79: L'introduction du nom de philosophe est attribuée à
+Pythagore par Cicéron (_Tusc_., l. V, 3 et 4); mais Abélard ne devait le
+savoir que par saint Augustin qu'il cite: _De Civ. Dei_, l. VIII.--_Ab
+Op._, ép. I. p. 13 et 14.]
+
+Puis, laissant cette singulière argumentation, elle descendait, d'une
+voix plus émue, à des raisons plus pénétrantes. Ne devait-il pas songer
+qu'il serait plus périlleux pour lui de la ramener à son oncle?
+
+Combien il serait plus doux pour elle, et pour lui plus honorable,
+qu'elle fût appelée sa maîtresse que son épouse, et qu'elle le retînt
+par la grâce, au lieu de l'enchaîner par la contrainte! Leurs joies
+seraient plus vives tant qu'elles seraient plus rares. Pour elle, elle
+n'a jamais en lui rien aimé que lui-même. Elle pense ce que dans Eschine
+_la philosophe_ Aspasie dit à Xénophon[80]. Il n'est rang, titre ni
+gloire qu'elle préférât au sort qu'elle tient de lui. Le titre d'épouse
+est plus saint, le nom de sa maîtresse, de l'esclave de ses plaisirs,
+est plus doux; il a plus de prix pour elle que le rang d'une
+impératrice, quand Auguste en personne le lui aurait offert. Où est la
+femme dont la fortune égale la sienne? L'amour d'Abélard vaut mieux que
+l'empire du monde[81].
+
+[Note 80: «Inductio illa philosophae Aspasiae.» (_Ab. Op._, ep. II,
+p. 45.) Dans un dialogue d'Eschine le socratique, Aspasie dit à Xénophon
+et à sa femme: «Persuadez-vous, vous, que vous possédez la première
+des femmes, et elle, le premier des hommes.» (Cic. _De Invent._, I,
+31.--Quintil. _Inst. orat._, V, 11.)]
+
+[Note 81: _Ab. Op._, ep. I, p. 13-16, ep. II, p. 45. Toutes nos
+expressions sont plus faibles que celles dont Héloïse se servait encore,
+bien des années après ces événements.]
+
+Pour lui, il écouta tous ces conseils, toutes ces prières, sans en être
+ébranlé. Il lui fallut subir une discussion en règle, et le maître eut à
+réfuter son élève en dialectique.
+
+Sans doute ce mariage coûtait quelque chose à son ambition; c'était un
+parti qui pouvait compromettre sa position dans l'école, l'obliger au
+moins à renoncer à l'enseignement de la théologie, lui faire perdre son
+canonicat, lui fermer la voie des hautes dignités de l'Église, et il ne
+les dédaignait pas; on dit même que la mitre de l'évêque de Paris avait
+brillé à ses yeux. D'autres ont parlé de la pourpre romaine, que dis-je?
+de la tiare pontificale elle-même. Ces ambitieux rêves séduisaient sans
+doute l'esprit d'Héloïse; mais la situation présente pesait sur lui;
+il se flattait de tenir ses liens éternellement secrets; et dans
+son aveuglement, il repoussait les inquiétudes d'une femme trop
+clairvoyante, et se confiait à l'avenir. Sa volonté obtint ce
+qu'Héloïse, dans l'excès de son dévouement, appelait un sacrifice.
+Elle se résigna à devenir la femme de celui qu'elle aimait plus que la
+lumière du jour. Cependant, en consentant avec des soupirs et des larmes
+à son hymen, elle dit ces tristes mots: «Il ne nous reste plus qu'à
+donner par notre perte commune l'exemple d'une douleur égale à notre
+amour.»
+
+«Le monde entier a connu,» dit Abélard, «que dans ces paroles l'esprit
+de prophétie l'inspira[82].»
+
+[Note 82: Id, Ep. I, p. 16.--On remarquera que dans tous ces
+raisonnements le sacerdoce n'est pas allégué comme un empêchement; il
+n'en faudrait pas conclure rigoureusement qu'Abélard ne fût pas prêtre.
+Il ne regardait pas le mariage comme absolument interdit aux gens
+d'Église. (_Ab. Epit. theol._, p. 91, Berlin, 1836, et ci-après l. III,
+c. II.)]
+
+Ils quittèrent la Bretagne, recommandant leur enfant à leur soeur,
+retournèrent clandestinement à Paris; et quelques jours après, ils
+passèrent la nuit en oraison dans une église dont le nom est ignoré;
+ayant accompli secrètement ainsi les vigiles des noces, le matin, au
+jour naissant, en présence de Fulbert et de quelques amis, ils reçurent
+la bénédiction nuptiale; puis aussitôt ils se retirèrent sans éclat et
+chacun dans sa demeure. A partir de ce moment, leurs entrevues furent
+rares et dérobées, et tous leurs soins tendirent à cacher leurs nouveaux
+liens. Mais ces précautions devinrent inutiles. L'oncle même d'Héloïse
+et les gens de la maison, dans le désir imprudent d'effacer un pénible
+scandale, divulguaient le mariage, violant ainsi la foi promise.
+Héloïse, au contraire, se récriait et jurait avec imprécations que rien
+n'était plus faux[83]. Irrité de ces démentis, Fulbert l'accablait
+d'outrages, et le séjour commun devenait insupportable. Il fallut fuir
+encore.
+
+[Note 83: «Illa autem contra anathematizare et jurare.» (Ep. 1, p.
+17.)]
+
+Il y avait près de Paris au village d'Argenteuil, sur les bords de la
+Seine, un couvent de femmes dédié à la Vierge, établi sous la règle de
+Saint-Benoît, et richement doté par Adélaïde, femme de Hugues Capet[84].
+Une partie de l'enfance d'Héloïse s'y était écoulée: c'est là que la
+conduisit son mari. Il y avait fait disposer l'habit de religieuse qui
+convenait à la vie cloîtrée, et elle le revêtit, mais sans prendre le
+voile. Aucun esprit de retraite, aucun dégoût des joies du monde,
+aucune lassitude des passions ne l'amenait au pied des autels. Elle n'y
+cherchait qu'un sûr asile. L'homme que le ciel lui avait maintenant
+donné pour époux l'y venait voir de temps en temps, et leur amour ne
+respectait pas toujours la sainteté du lieu. Les détours du cloître, la
+solitude des salles silencieuses cachèrent plus d'une fois un bonheur
+qui ne pouvait donc cesser d'être criminel[85].
+
+[Note 84: C'était un prieuré dépendant de l'abbaye de Saint-Denis
+et temporairement converti en couvent de femmes; il portait le nom
+de _Prioratus humilitatis B. Marie de Argentolio_, ou Notre-Dame
+d'Argenteuil. (_Ab. Op_., ep. 1, p. 17; Not., p. 1150.--_Gall. Christ_.,
+t. VII, p. 607.)]
+
+[Note 85: «Nosti ... quid ibi tecum mea libidinis egerit
+intemperantia in quadam etiam parte ipsus refectorit.... Nosti id
+impudentissimo furio actum esse in tam reverendo loco et summae Virgini
+consecrato. (_Ab. Op._, ep. V, p. 69.)]
+
+Rien de tout cela n'était soupçonné de Fulbert, ou rien ne le touchait.
+Il savait seulement que sa nièce, jadis son plaisir et son orgueil,
+lui avait échappé, qu'elle était dans les murs d'un monastère, qu'elle
+portait la robe de religieuse. Il crut ou voulut croire qu'Abélard
+comptait ainsi se débarrasser d'elle et l'enchaîner loin de lui. Toutes
+ces précautions lui paraissaient suspectes, et ce qu'on prenait tant
+de soin de cacher, on voulait sans doute l'annuler un jour. La vie
+d'Abélard pouvait bien d'ailleurs n'être pas celle du mari le plus
+fidèle[85a].
+
+[Note 85a: Voyez la note 2 de la page 46, et les allégations de
+Foulque de Deuil. (_Ab. Op._, p. 219.)]
+
+Les proches, les amis de Fulbert lui répétaient qu'on l'avait trompé,
+et en aigrissant ses soupçons exaltaient tous ses ressentiments. L'idée
+d'une vengeance bizarre et terrible lui était venue dès le premier jour
+de sa colère; elle le ressaisit de nouveau; peut-être ne l'avait-elle
+jamais quitté; et une nuit, après avoir mis du complot quelques-uns
+de ses parents, il se fit introduire avec ses complices, par un valet
+secrètement acheté, jusque dans la chambre retirée où reposait Abélard,
+et le surprenant sans défense et endormi, ils lui infligèrent, par un
+lâche attentat, la mutilation dégradante que le désir d'anéantir les
+tribulations de la chair dont parle saint Paul, arracha jadis au
+spiritualisme insensé d'Origène[86].
+
+[Note 86: 1 Cor. VII, 28.--On ne saurait donner avec certitude la
+date de cet événement, mais ce ne peut être avant 1117, ni plus tard que
+1118.]
+
+Dès que le jour fut venu, tout à cette nouvelle s'émut de surprise et
+d'horreur. La ville entière, curieuse et consternée, accourait dans le
+voisinage de la demeure d'Abélard et le fatiguait des cris de sa pitié.
+
+Tandis que les femmes qui toutes l'aimaient pleuraient en se racontant
+une si cruelle aventure, tout ce que l'Église avait de plus distingué,
+les chanoines de Paris, l'évêque lui-même, témoignaient hautement leur
+intérêt et leur indignation[87]. Les clercs surtout, les écoliers
+faisaient retentir la maison de gémissements insupportables, et ces
+témoignages d'une compassion bruyante allaient redoubler sa honte et
+ses souffrances. Pour lui, sur son lit de misère, il réfléchissait
+péniblement au degré de fortune et de gloire qu'il avait atteint, à
+cette déchéance si soudaine, si étrange et si terrible. Il se sentait
+humilié jusque dans le plus profond de son orgueil, en songeant que Dieu
+semblerait l'avoir frappé dans sa justice, que la trahison paraîtrait
+châtiée par la trahison même, et le crime puni et déshonoré par
+l'impuissance. Il pensait à la joie mal cachée de ses ennemis, à la
+douleur, à la confusion de ses amis, au bruit que ferait dans le monde
+cette dégradation dont il se voyait atteint. Quelle carrière désormais
+lui serait ouverte? De quel front se produire en public, lui maintenant
+montré partout au doigt, partout poursuivi par la risée, partout en
+spectacle comme un de ces monstres à qui, sous l'ancienne loi, Dieu
+fermait les portes du temple! (_Deut._, XXIII, 4.)
+
+[Note 87: _Ab. Op_., pars II, ep. 1, p. 221.]
+
+Ses meurtriers avaient pris la fuite après leur crime. Dès le premier
+moment, l'évêque Girbert avait manifesté la volonté d'en faire justice;
+car l'évêque avait juridiction sur les clercs, _forum ecclesiasticum_.
+Deux des fugitifs, dont l'un était le serviteur perfide et vendu, furent
+repris et condamnés à la peine du talion, après qu'on leur eut crevé
+les yeux. Quant à Fulbert, on ne put lui arracher l'aveu de son crime;
+l'aveu sans doute était alors nécessaire à la preuve. D'ailleurs le
+chapitre de Paris ne pouvait entièrement abandonner un de ses membres.
+Seulement, tous ses biens furent confisqués au profit de l'Église. On
+croit qu'il se cacha et vécut oublié; il ne mourut qu'assez longtemps
+après, compté toujours dans le collège des chanoines de Paris[88].
+
+[Note 88: _Ab. Op._, ep. I, p. 17, pars 11, ep. I, p. 222, Not., p,
+1149.]
+
+Abélard n'avait pu mourir. Il lui fallait recommencer sa triste vie.
+Un seul parti lui restait que lui dictait la honte plus que la piété;
+c'était d'entrer dans un cloître. Il s'y décida; mais il ne voulait pas
+être seul à mourir au monde; il fallait qu'Héloïse n'eût appartenu qu'à
+lui. Il exigea qu'elle prononçât ses voeux avant qu'il eût prononcé les
+siens[89]. Sur son ordre, Héloïse qui n'avait pas quitté sa retraite y
+prit d'abord le voile de novice, et le monastère se ferma sur elle. Tous
+deux enfin, ils revêtirent irrévocablement l'habit religieux, elle dans
+le couvent d'Argenteuil, lui dans l'abbaye de Saint-Denis (1119)[90].
+
+[Note 89: _Id._, Ep. II, p. 47.]
+
+[Note 90: Cette date est celle qu'adoptent la plupart des
+historiens. (_Hist. litt._, t. XII, p. 92.) Le père Dubois veut que la
+retraite à Saint-Denis soit de 1117 ou 1118.(_Hist. Eccl. paris._, t. I,
+l. XI, c. VII, p. 777.)]
+
+Pour elle, au dernier moment, comme ses amis l'entouraient en pleurant
+et cherchaient encore à la détourner de se soumettre, à moins de vingt
+ans, au joug insupportable de la vie monastique, elle répondit par une
+citation toute classique qui prouve à la fois combien l'érudition et la
+passion, mêlées l'une à l'autre dans son âme, y effaçaient le sentiment
+religieux. Elle prononça tout à coup, d'une voix entrecoupée de sanglots
+et de larmes, cette plainte que Lucain prête à Cornélie, lorsqu'après
+Pharsale elle revoit Pompée dont elle croit avoir causé la perte:
+
+ O maxime conjux,
+ O thalamis indigne meis, hoc juris habebat
+ In tantum fortuna caput? Car impia nupsi,
+ Si miserum factura fui? Nunc accipe poenas
+ Sed quas sponte luam[91].
+
+[Note 91: Lucan. _Phars._, l. VIII, v. 94. «0 grand homme, ô mon
+époux, toi dont mon lit n'était pas digne, voilà donc le droit qu'avait
+la fortune sur une si noble tête! Pourquoi, par quelle impiété t'ai-je
+épousé, si je devais te rendre misérable? Accepte aujourd'hui la peine
+que je subis, mais que je subis volontairement.»]
+
+Et montant à l'autel d'un pas pressé, elle y prit le voile noir, bénit
+par l'évêque de Paris, et s'enchaîna solennellement à la profession
+religieuse. Triste victime, obéissante et non résignée, elle se
+sacrifiait encore à la volonté et au repos de celui qu'à regret elle
+avait accepté pour époux, et qu'elle abandonnait en frémissant, pour se
+donner à l'époux divin sans foi, sans amour et sans espérance[92].
+
+[Note 92: _Ab. Op._, ep. ii. p. 45 et 47.]
+
+Voilà donc Abélard religieux à Saint-Denis. Le présent et l'avenir, tout
+est changé pour lui. Il a renoncé à la fortune, à l'éclat, à la gloire
+du monde, et il se tourne, mais avec peu de goût et de ferveur, vers la
+solitude chrétienne. Dans les premiers moments, son coeur n'était rempli
+que de regrets et de ressentiments. Il ne méditait que la vengeance.
+Il reprochait l'impunité de Fulbert à la faiblesse de l'évêque, aux
+machinations des chanoines; il les accusait tous de complicité, et
+voulait aller à Rome les dénoncer comme coupables envers la justice. Il
+fallut les efforts de ses amis pour l'en dissuader. Un d'eux (on
+lui donne du moins ce titre), Foulque, prieur de Deuil, fut obligé
+d'insister auprès de lui sur sa pauvreté qui ne lui permettait pas
+d'accomplir un si long voyage, ni de satisfaire aux dépenses que coûtait
+la justice ou la cupidité romaine, sur l'imprudence qu'il y aurait de
+s'aliéner pour jamais les chefs du clergé parisien, sur les sentiments
+d'équité et de charité que lui commandait sa nouvelle profession. Enfin
+il lui répéta cette triste parole: «Vous êtes moine[93].»
+
+[Note 93: _Monachus es._ (_Ab. Op._, pars II, ep. i, p. 222, 223.)
+Le prieuré de Deuil, dépendant de l'abbaye de Saint-Florent de Saumur,
+était situé dans la vallée de Montmorency. Foulque n'est connu que par
+sa lettre à Abélard. (Bayle, art. _Foulque.--Hist. litt._, t. XII, p.
+240.)]
+
+Il était moine en effet, et la nécessité, sinon le devoir, lui
+prescrivait de vivre suivant son état. Une première ressource s'offrait
+à lui, c'était l'étude; mais d'abord l'étude lui sembla sans attrait;
+elle n'apportait plus la gloire avec elle. Toutefois des clercs venaient
+le voir, et l'abbé de Saint-Denis, Adam, se joignait à eux pour lui dire
+que le moment peut-être était arrivé de se consacrer plus que jamais au
+travail, et surtout aux recherches théologiques. Ils lui répétaient que
+maintenant l'amour du ciel lui pouvait inspirer ce que jadis peut-être
+lui avait suggéré le désir de la réputation et de la fortune; que
+son devoir était de faire valoir le talent que, selon la parabole
+évangélique, le Seigneur lui avait remis, comme à son serviteur, et
+qu'il réclamerait un jour avec usure. Ils ajoutaient que si, jusqu'ici,
+il avait instruit les riches, il lui restait à éclairer les pauvres; que
+le ciel, en le frappant, lui avait ouvert du moins l'asile de la paix de
+l'âme, de la liberté d'esprit, de la tranquillité studieuse; et que le
+philosophe du monde pouvait devenir aujourd'hui le philosophe de Dieu.
+
+Abélard hésitait à suivre ces conseils; il lui en coûtait de reparaître
+aux yeux des hommes. Mais il ne trouvait pas, dans l'abbaye de
+Saint-Denis, le repos qu'il espérait. Il l'avait choisie comme la
+première du royaume. On y avait reçu avec empressement un homme qui
+devait illustrer la communauté. On y attendait de lui de l'éclat et
+du bruit; il y cherchait le silence, la règle, l'oubli. Le premier
+mouvement de son désespoir avait dû être le renoncement absolu au
+monde. Or, l'antique fondation de Dagobert, agrandie et enrichie par la
+munificence de la longue suite de rois, ses successeurs, cette maison
+toute royale, une des institutions de la monarchie, monastère, dit saint
+Bernard, plus dévoué à César qu'à Dieu, n'était nullement étrangère aux
+choses mondaines, et tenait au siècle par de nombreux liens.
+
+Irritable et attristé, Abélard y trouvait la vie peu régulière, les
+moeurs relâchées. Il accusait l'abbé Adam lui-même de désordres
+qu'aggravait sa dignité[94]. Habitué au ton du commandement, prompt à
+tout régenter autour de lui, il s'éleva contre les dérèglements dont il
+était témoin, et ses reproches qui n'étaient pas toujours discrets,
+le rendirent bientôt à charge à tout le monde. Ses frères importunés
+saisirent avec empressement les instances de ses disciples comme une
+occasion de l'éloigner, et le pressèrent d'y céder en reprenant ses
+leçons. Il résista longtemps; il répugnait à revoir le grand jour.
+Cependant amis, ennemis, écoliers, religieux, l'abbé lui-même
+insistaient, et entrant alors dans cette vie, de mobilité et de
+tentatives changeantes que son âme inquiète allait prolonger, il
+s'établit dans le prieuré de Maisoncelle, situé sur les terres du comte
+de Champagne[95] pour y rouvrir son école à la manière accoutumée.
+
+[Note 94: La manière dont Abélard parle des désordres de l'abbé et
+des moines de Saint-Denis, ne permet pas le moindre doute. Ces désordres
+sont affirmés par saint Bernard, par Guillaume de Nangis, par les
+annales même du monastère. La chose était commune alors dans beaucoup de
+couvents, et il n'y avait pas cent ans que les mêmes désordres, dans la
+même maison, avaient nécessité une réforme entreprise par saint Odilon.
+Deux actes d'administration charitable de l'abbé Adam, rapportés par
+Duchesne qui veut le justifier, ne prouvent nullement qu'il menât une
+vie régulière. (_Ab. Op_., ep. I, p. 19; Not., p. 1153.--Saint Bernard,
+_Op._, ep. LXXVIII et not.--Guill. Nang. _Chron_., an. 1123, _Rec. des
+Hist_., t. XX, p. 727.)]
+
+[Note 95: «Ad cellam quamdam.» (_Ab. Op._, ep. I, p. 19 et 20.) D.
+Brial seul dit que ce lieu est Maisoncelle. (_Rec. des Hist._, t. XIV,
+p. 290.) Il y a dans le département de Seine-et-Marne plusieurs villages
+de ce nom. Le lieu qu'habitait Abélard, désigné par quelques écrivains
+sous le nom de _Trecensis cella_, peut être ou Maisoncelle de
+l'arrondissement et du canton de Coulommiers, ou plutôt Maisoncelles du
+canton de Villiers-Saint-Georges, arrondissement de Provins. Je ne crois
+pas que le lieu de refuge d'Abélard, malgré cette désignation _Trecensis
+cella_, doive être confondu avec le couvent de Troyes, appelé
+_Cella, monasterium cellense_, ou Moustier-la-Celle, le monastère
+de Saint-Pierre de Troyes. (_Gall. Christ._, t. XII, p. 539.) Le
+P. Longueval veut qu'il ait enseigné à Provins dans un prieuré de
+Saint-Florent de Saumur. Peut-être confond-il cette première sortie
+du couvent avec la seconde qui le conduisit à Provins, au prieuré de
+Saint-Ayoul. (_Hist. de l'Egl. gall_, t. VIII, l. XXIII, p. 355.--_Hist.
+litt_. t. IX, p. 85.)]
+
+Il retrouva sur-le-champ un auditoire attentif et nombreux; on parle de
+trois mille étudiants. La foule reparut, et bientôt ce lieu retiré ne
+suffit plus à l'abriter ni à la nourrir. Ramené par le malheur aux plus
+sérieuses méditations, préoccupé des devoirs de sa profession nouvelle,
+devenu par l'étude et plus savant et plus subtil[96], il rendit son
+enseignement éminemment religieux, sans abandonner ces sciences profanes
+dont on lui demandait surtout les leçons. Il en fit comme un appât dont
+la saveur attirait les disciples à cette philosophie véritable qui était
+enfin pour lui celle de Jésus-Christ, imitant ainsi celui qu'il appelait
+le plus grand des philosophes chrétiens, Origène. La manière en effet
+dont saint Grégoire le Thaumaturge nous dit qu'enseignait ce profond
+et singulier docteur offre assez d'analogie avec la méthode d'Abélard.
+C'est bien, au reste, celle de quiconque veut fonder la foi sur
+la raison. «Point d'arcane pour Origène,» dit le Thaumaturge, «il
+expliquait tout[97].»
+
+[Note 96: «De acute acutior.» (Oth. Fris., _De Gest. Frid._, t. I,
+c. XCVII.)]
+
+[Note 97: «Summum christianorum philosophorum Origenem.» (Ep. I, p.
+19.) Voyez le passage de Grégoire dans l'ouvrage de D. Gervaise (t. 1,
+p. 131) ou dans ce père lui-même. (_Orat. panegyric. et charist. ad
+Origen_, p. 73. S.P. Greg. cogn. Thaum. _Op._, Paris, 1621.)]
+
+Le tour théologique qu'avait pris l'enseignement d'Abélard ne fit
+qu'exciter davantage la curiosité, et le professeur obtint un succès qui
+rappelait le passé. Pour s'instruire à la fois dans la science séculière
+et sacrée, on se pressa dans son école, et la décadence des autres
+établissements recommença. Les maîtres se déchaînèrent de nouveau contre
+lui. On attaqua tout, et sa manière et son droit d'enseigner. On lui
+reprocha, mais non pas en face, d'être, contrairement aux devoirs
+monastiques, encore trop captivé par l'étude des livres profanes, et
+d'avoir usurpé, cette fois sans qu'un supérieur l'autorisât, la maîtrise
+en théologie. Son école était en effet une oeuvre volontaire et privée;
+il n'était plus maître et comme recteur de celle de Paris, il n'était
+théologal d'aucune église. La publicité des écoles monastiques
+n'existait pas de droit, et d'ailleurs il enseignait hors de son
+couvent. On demandait donc son interdiction, et l'on ne cessait de
+presser dans ce sens, archevêques, évêques, abbés et tout personnage
+revêtu de quelque titre ecclésiastique. On travaillait à soulever tout
+le clergé contre lui.
+
+Abélard commença par braver l'orage; il s'était accoutumé à dédaigner
+ses ennemis. Sa supériorité avait jusqu'ici accablé tous ceux qu'elle
+avait irrités.
+
+N'ayant rien perdu de sa science éloquente, voyant son auditoire
+renouvelé, il pensait avoir gardé tout son ascendant, et il
+méconnaissait ce que le temps apporte de changement dans la situation
+des plus heureux, ce que le malheur enlève d'autorité au talent des plus
+habiles. Le respect et l'empressement de ses disciples lui faisaient
+illusion. Il ne savait pas qu'une puissance interrompue ne se retrouve
+guère, et que depuis sa chute une ombre funèbre avait été portée sur
+tout son avenir.
+
+Il arriva que, pressé par ses élèves, il entreprit de rédiger ses leçons
+théologiques. Son intention déclarée était d'affermir les fondements
+mêmes de la foi; et puisque le philosophe était maintenant un religieux,
+de rendre témoignage de sa profession en enseignant la philosophie
+religieuse. Or, la première vérité de la philosophie religieuse, c'est
+Dieu; la première question, c'est la nature de Dieu. Son ouvrage fut
+donc un traité sur la nature de Dieu, c'est-à-dire sur l'Unité et la
+Trinité divine. C'est l'_Introduction à la Théologie_ que nous avons
+encore[98]. Il essaie d'y exposer ce qui, ainsi qu'il l'observe
+lui-même, est plus fait peut-être pour la pensée que pour l'expression.
+Démontrant, comme on dit, la foi par la raison, il veut répondre aux
+hérétiques et surtout aux incrédules qui se piquent de philosophie,
+par un christianisme philosophique. De là cette thèse persévéramment
+soutenue que le dogme peut être présenté sous une forme rationnelle,
+qu'il faut comprendre ce qu'on croit, qu'il n'y a point de mystère
+qui ne puisse être éclairci par des explications ou du moins par des
+similitudes choisies avec discernement, et que la dialectique, cette
+maîtresse de la raison, doit être conciliée avec les croyances
+chrétiennes, si l'on ne veut pas qu'elle les ébranle, en les mettant en
+contradiction avec ses propres lois. Une conséquence assez naturelle
+était de placer l'autorité des philosophes presqu'au rang de celle des
+saints; de prétendre que la raison, révélation intérieure, avait conduit
+les premiers aux mêmes notions que les seconds sur la nature de Dieu
+et notamment sur la Trinité; que la vérité étant commune à tous, les
+sentiments qu'elle inspire avaient pu l'être, et qu'il ne fallait pas
+entièrement désespérer du salut des sages de l'antiquité.
+
+[Note 98: _Ab. Op._, pars II, p. 973. Tout le monde n'a pas regardé
+cet ouvrage comme celui qui fut brûlé à Soissons et qu'on a cru perdu.
+Mais il contient ce qu'à Soissons on lui reprochait d'avoir écrit, et
+les pensées et les expressions du prologue se rapportent parfaitement
+à ce qu'il dit dans l'_Historia calamitatum_ de la composition de
+l'ouvrage condamné à Soissons. (_Id._, ep. I, p. 20. Voyez le c. II du
+l. III de cet ouvrage.) L'assertion pour laquelle Othon de Frisingen dit
+qu'Abélard fut condamné se trouve textuellement dans l'Introduction.
+(_Id., Introd. ad Theol._, l. II, p. 1078.--_De Gest. Frid._, l. I, c.
+XLVII.)]
+
+Or, cette foi de la raison, implicite et confuse dans Platon, plus
+développée, plus authentique, plus puissante chez les chrétiens,
+c'est le dogme de l'unité de Dieu, seul incréé, seul créateur, seul
+tout-puissant, bien suprême et perfection infinie. Mais, en Dieu ne
+distinguent la puissance, la sagesse et la bonté; la première engendre
+la seconde, et la troisième procède de toutes deux. Car il y a encore de
+la puissance dans la sagesse, et la bonté qui n'est ni l'une ni l'autre
+serait nulle et vaine si toutes deux n'existaient pas, Tels sont les
+attributs distinctifs qui se personnifient dans le Père tout-puissant,
+dans le Fils, verbe de Dieu, éternelle raison, suprême intelligence,
+dans le Saint-Esprit, source divine de grâce, de charité et d'amour.
+Voilà les trois personnes de la Trinité, personnes distinguées entre
+elles éminemment par lesdites propriétés, mais qui n'ont qu'une essence,
+qu'une substance, puisqu'il n'y a qu'un Dieu dont toutes les oeuvres
+sont indivisibles et supposent à la fois la puissance, la sagesse et
+la bonté. Cette notion de la nature essentielle de Dieu devait être
+conciliée avec ses attributs généraux, avec son immutabilité, sa
+providence, sa prescience. Cette conciliation était l'objet de la
+dernière partie, qui est restée ou ne nous est parvenue qu'incomplète;
+et l'ouvrage touchait ainsi à toute les questions de la théodicée.
+
+Cette doctrine, qui sans être entièrement nouvelle ni dénuée
+d'antécédents réputés orthodoxes, se signalait cependant par un ton de
+hardiesse, par des subtilités hasardées, par un caractère général de
+liberté dans la discussion, devait à la fois séduire beaucoup de jeunes
+esprits, et alarmer beaucoup de consciences inquiètes. Le nom de son
+auteur, je ne sais quelles apparences aventureuses qui s'étaient
+toujours attachées à lui, la position qu'il avait toujours prise en
+dehors de l'ordre commun, la rendait plus suspecte, plus attrayante et
+plus périlleuse qu'elle ne l'eût été sous la protection d'un autre nom.
+L'intelligence était alors curieuse, excitée, et cependant soumise aux
+règles de la foi; elle aimait à raisonner et elle voulait croire. Ce qui
+semblait démontrer la croyance, convaincre la raison, satisfaire à
+ce besoin inquisitif d'examiner et de discuter, sans le déchaîner ni
+l'égarer, donner enfin au mystère la forme d'un problème et au dogme
+celle d'une solution, devait être saisi avec ardeur et accepté comme
+la découverte de la vérité parfaite et définitive. Les idées d'Abélard
+avaient dès longtemps transpiré par ses leçons, et s'étaient ouvert les
+esprits; le traité qui résumait ces idées et les livrait au publie eut
+un succès de propagande.
+
+C'était précisément l'instant où se formait contre lui la coalition des
+maîtres qu'il avait discrédités. Ils s'armèrent du prétexte que leur
+fournissait son imprudence; la malveillance et l'envie le dénoncèrent à
+la foi sévère ou timide. Les autorités ecclésiastiques furent appelées
+à la vigilance et suppliées d'intervenir. Abélard, sans mépriser
+absolument ces attaques, les repoussa avec hauteur, et répondit par
+l'insulte et le défi. Toujours confiant et impérieux, il provoquait une
+lutte qu'il ne croyait pas, je pense, qu'on osât engager. Comme on lui
+reprochait d'avoir appliqué témérairement la dialectique à la théologie
+et donné aux doctrines sacrées les allures d'une science profane, il
+publia ou laissa courir une amère apologie (du moins on peut présumer
+qu'elle date de cette époque), ou plutôt une invective contre ces
+ignorants en dialectique qui prenaient, disait-il, _ses dogmes pour des
+sophismes_[99].
+
+[Note 99: «Invectiva in quemdam Ignorum dialecticea.» (_Ab. Op._,
+pars II, ep. IV, p. 238.)]
+
+«Mais quoi? n'était-ce pas toujours la fable si connue du renard
+dédaignant les cerises qu'il ne pouvait atteindre? Ainsi quelques
+docteurs de ce temps, parce qu'ils ne sauraient atteindre à la
+dialectique, l'appellent une déception; ce qu'ils ne peuvent comprendre
+est sottise; ce qui les passe est un délire. Ils s'appuient, s'il faut
+les en croire, sur les livres sacrés; mais que de saints docteurs la
+recommandent,--cette science qu'ils insultent! On peut leur montrer
+des citations des Pères qui jugent la dialectique nécessaire pour
+comprendre, pour expliquer, pour défendre l'Écriture. Saint Augustin,
+saint Jérôme même lui donnent à résoudre les difficultés de la
+foi. Qu'est-ce que les hérétiques, sinon des sophistes, et comment
+confondrons-nous les sophistes, si ce n'est en nous montrant
+dialecticiens? Et nous nous montrerons en proportion disciples fidèles
+du Christ. Quel est le nom que lui donne l'Évangile? n'est-ce pas celui
+de la raison, du verbe incarné, de _cette lumière qui luit dans les
+ténèbres_, de ce principe enfin dont le nom grec est l'origine du nom de
+la logique? Si le Christ est si souvent appelé _sophia_ ou la sagesse,
+s'il est le _logos_ ou le verbe, dont parlent et Platon et saint Jean,
+les amis de la sagesse ou les _philosophes_, les disciples du verbe
+ou les _logiciens_ ne sont que les chrétiens les plus fervents. Ne
+semblent-ils pas précisément chercher et invoquer ces dons que le
+Saint-Esprit transmettait en langues de feu, la parole, l'intelligence
+et l'amour? Enfin notre Seigneur lui-même, pour convaincre les Juifs,
+n'a pas dédaigné l'arme de la discussion. Il n'a pas toujours prouvé
+la foi par des miracles; lui aussi, il a recouru à la puissance de la
+raison; et son divin exemple nous enseigne que nous, à qui manquent
+les miracles, à qui ne reste que la lutte de la parole, nous devons
+convaincre par elle ceux qui cherchent la sagesse comme les Grecs au
+temps de saint Paul[100]. Aussi bien, _pour les hommes qui savent
+juger_[101], la raison a plus de force que les miracles, qu'on peut
+attribuer à quelque pouvoir infernal. Si l'erreur peut se glisser dans
+le raisonnement, c'est surtout quand on ignore l'art de l'argumentation.
+Il faut donc s'adonner à la logique, qui pénètre tout, même les
+questions sacrées, et qui confondra surtout les docteurs présomptueux
+qui se croient les mêmes droits qu'elle.»
+
+[Note 100: «Nam et Judaei signa petunt, et Graeci sapientiam
+quaerunt.» (1 Cor. 1, 22.)]
+
+[Note 101: «Apud discretos» (_loc. cit._, p. 242), ceux qui ont la
+_discrétion_ ou le discernement, comme dans cette expression: _l'âge de
+discrétion_.]
+
+En même temps qu'Abélard se défendait de la sorte contre ceux qui
+suspectaient sa foi pour cause de philosophie, il avait soin de se
+montrer à l'Église gardien jaloux des intérêts de la vérité, et prompt à
+repousser toute attaque que la dialectique même pouvait diriger contre
+son orthodoxie. On croit qu'il rencontra parmi ses dénonciateurs
+ce Roscelin qu'il avait autrefois suivi et qui lui-même avait tant
+scandalisé l'Église. Mais, réconcilié avec elle depuis son retour
+d'exil, par les soins d'Ives, dernier évêque de Chartres, Roscelin
+pouvait être devenu d'autant plus intolérant qu'il avait été persécuté,
+d'autant plus jaloux qu'il était oublié. On lui attribue d'ailleurs
+quelques-unes des propositions sur la Trinité qu'Abélard, sans le
+nommer, attaquait dans son livre[102]. C'était assez pour le pousser à
+la vengeance.
+
+[Note 102: _Ab. Op., Introd. ad. Th._, l. II, p. 1067; Not., p.
+1157.--_Hist. litt._, l. XII, p. 122. J'aurais de la peine à reconnaître
+Roscelin parmi les hérétiques qu'Abélard caractérise au commencement du
+livre II de l'Introduction; mais des erreurs signalées dans le cours
+de l'ouvrage, plus d'une peut venir de Roscelin, chef de ces
+_pseudo-dialecticiens_, qu'il attaque si vivement. Voyez dans le livre
+III de cet ouvrage le c. 11.]
+
+Un jour donc, en 1121[103], Abélard apprend que ce maître en fausse
+dialectique, tâchant d'envenimer sa doctrine sur la Trinité, l'a dénoncé
+aux autorités ecclésiastiques. Il prend l'offensive à son tour, et, dans
+une lettre véhémente, il dénonce à Girbert, évêque de Paris, _et
+au vénérable clergé de son église_, cet _antique ennemi de la foi
+catholique_, convaincu par le concile de Soissons de prêcher le
+trithéisme, et qui vient vomir contre lui l'outrage et la menace[104].
+
+[Note 103: Rousselot, _Philos, du moy. âge_, t. I, p. 187.]
+
+[Note 104: Cette lutte entre Abélard et Roscelin est un fait
+contesté. On en donne pour preuve une lettre dans laquelle un
+théologien, désigné par l'initiale P et qui a écrit sur la Trinité,
+se plaint à G, évêque de Paris, des attaques d'un vieux dialecticien
+hérétique qui ne paraît autre que Roscelin, et demande à être jugé
+contradictoirement avec lui (_Ab. Op_. pars II, cp. XXI, p. 334). Mais
+on ne peut démontrer que cette lettre soit d'Abélard, qui l'aurait
+écrite vers 1120 ou 1121; on ne sait pas si Roscelin vivait encore quand
+parut l'ouvrage sur la Trinité; enfin on ajoute que converti alors,
+Roscelin qui vivait pieusement en Aquitaine vers 1103, n'aurait pu
+provoquer ou mériter à Paris les attaques que l'auteur de la lettre
+dirige contre lui. On veut donc qu'elle soit d'un théologien inconnu P
+qui aurait poursuivi Roscelin, lors de ses démêlés avec saint Anselme au
+sujet de la Trinité; revenant d'Angleterre vers 1O87, Roscelin trouvant
+cet ouvrage, l'aurait dénoncé à l'évêque G (Guillaume) auprès duquel P
+se serait défendu à son tour. On peut répondre que la date de la mort
+de Roscelin est ignorée; que la lettre de P peut être de _Petrus_, nom
+donné sans cesse à Abélard, et adressée à Girbert, évêque de Paris de
+1117 à 1124. L'auteur da la lettre se dit auteur d'un _Opuscule_ sur la
+Trinité, _Opusculo nostro de fide Trinitatis_, et Abélard, en parlant
+de son Introduction, se sert ailleurs du même mot (_Comm. in Rom_., p.
+513). La lettre, à lui attribuée par d'Amboise et Duchesne, cotée sous
+son nom dans le manuscrit, respire une irritabilité intolérante, un des
+traits de son caractère. Il a bien pu se montrer méprisant et offensé à
+l'égard de Roscelin même converti, et Roscelin, quand ce serait lui
+dont la piété en 1103 édifiait l'Aquitaine, avait bien pu se montrer
+malveillant ou injuste envers le novateur Abélard. (Cf. G. Dubois,
+_Histor. Eccles. paris_., t. I, 1. XI, c. II, p. 709.--_Hist. litt_., t.
+VIII, p. 464; t. IX, p. 362; t. XII, p. 111.--_Malteac, Chron. in Bibl.
+nov. mss_. P. Labbaei, t. II, p. 217.)]
+
+«S'il est vrai qu'il ait inséré quelque ombre d'hérésie dans ses écrits
+sur la Trinité, il invoque les athlètes du Seigneur et les défenseurs de
+la foi; qu'un jour soit pris, un lieu désigné, et que des juges choisis
+prononcent et punissent ou le calomniateur ou l'hérétique. Pour lui, il
+remercie le ciel d'avoir à combattre pour la foi, et d'être en butte aux
+traits d'un homme qui n'a jamais eu d'inimitié que contre les gens de
+bien, de celui qui a osé attaquer dans une épître _le héraut du Christ_,
+Robert d'Arbrissel, et se répandre en outrages contre _ce magnifique
+docteur de l'Église_, Anselme, archevêque de Cantorbery[105], d'un
+homme dont l'indocilité mérita que le roi d'Angleterre le bannît de son
+royaume, et qui n'a pas sans peine sauvé sa vie par la fuite. Et c'est
+cet homme déshonoré qui veut étendre à d'autres son infamie! Cet homme,
+proscrit de deux royaumes, fustigé, dit-on, par les chanoines dans
+l'église de Saint-Martin, dont il est chanoine aussi pour la honte du
+sanctuaire, cet homme que sa vie et sa foi dénoncent assez, Abélard ne
+le nommera pas. «C'est ce faux dialecticien et ce faux chrétien
+qui ayant prétendu qu'aucune chose n'a de parties, a été contraint
+d'admettre que lorsque le Seigneur mangea, comme le dit saint Luc,
+un morceau de poisson rôti, ce qu'il mangea fut une partie du mot de
+_poisson rôti_. Or, est-il étrange que celui qui a levé la tête contre
+le ciel, extravague sur la terre, et veuille perdre les autres après
+s'être perdu[106]?»
+
+[Note 105: «Egregium illum praeconem Christi... magnificum Ecclesiae
+doctorem.» Les deux personnages sont bien caractérisés. Robert
+d'Arbrissel fut un prédicateur, une sorte de missionnaire plus célèbre
+par la piété que par le talent. On lui dut plusieurs fondations, entre
+autres celle de Fontevrault. On ne sait pas dans quelle occasion il
+fut attaqué par Roscelin. C'est à tort qu'on a essayé d'attribuer à ce
+dernier, soit la lettre de Godefroi, abbé de Vendôme, soit celle de
+Marbode, dans lesquelles des conseils à la fois charitables et sévères
+sont adressés à Robert d'Arbrissel. Les auteurs de l'_Histoire
+littéraire_ ne me paraissent laisser subsister aucun doute à cet égard.
+Quant aux attaques de Roscelin contre saint Anselme, elles sont fort
+connues, et elles contribuèrent à le faire chasser de l'Angleterre où
+il s'était réfugié après avoir été chassé de France. (_Journal des
+Savants_, ann. 1682, p. 191.--_Hist. litt_., t. IX, p. 364; t. X, p.
+359.)]
+
+[Note 106: Tel est l'extrait de la lettre intitulée _G. Dei gratia
+parisiacae sedis épiscopo unaque venerabili ejusdem ecclesiae clero P_.
+(Pars II, cp. XXI, p. 334.) Plusieurs détails font reconnaître Roscelin.
+Le sarcasme sur le _morceau de poisson rôti_ (_partem piscis assi_, Luc.
+XXIV, 42) est une allusion à la doctrine qui refusait l'existence
+réelle aux parties du tout comme aux qualités de la substance, d'où il
+résultait que les qualités et les parties n'étaient que des mots. Au
+reste, dans ce système pris au sens le plus absolu, ce n'est pas le
+poisson qui eût été un mot, mais la partie seulement. (Ouvr. inéd.,
+Intr., p. xc. _Dial_., p. 471.) Quant à la flagellation de Roscelin,
+elle n'est, que je sache, rapportée nulle part. Avant de quitter la
+France, sous le coup de la sentence du concile de Soissons, Roscelin est
+désigné constamment comme maître et chanoine de Compiègne, où il n'y
+avait pas de chapitre de Saint-Martin. Les auteurs de l'_Histoire
+littéraire_ ne voient pas de difficulté à croire que, rentré en France,
+il fut chanoine de Saint-Martin à Tours; mais ils ne citent ni ce
+passage ni aucune autorité, car Duboulai qu'ils nomment n'en parle pas.
+(_Hist. litt_., t. IX, p. 301).--_Hist. Univ. paris_., t. I, p. 443,
+485, 493, 639.]
+
+C'est dans ces termes, où se trahit peut-être plus de colère que de
+mépris, qu'Abélard livrait son ennemi à l'exécration de l'Église,
+oubliant trop sans doute qu'au temps où il vivait les mêmes anathèmes
+attendaient quiconque avait innové dans la dialectique et par elle dans
+la théologie, et que le glaive sacré était déjà levé sur la tête du
+contempteur de Roscelin, téméraire vainqueur de Guillaume de Champeaux
+et d'Anselme de Laon.
+
+Rien n'était fort à craindre, en effet, dans cet effort désespéré d'un
+auteur de système qui, se sentant menacé de l'oubli, voulait envelopper
+dans une communauté d'hérésie et de disgrâce celui qu'il n'avait pu
+annuler ou traîner à sa suite. Malgré cette dénonciation odieuse,
+repoussée avec une violence qui ne le semble guère moins, ce n'était
+pas le proscrit Roscelin que devait redouter Abélard; mais les anciens
+sectateurs du réalisme, mais les amis de Guillaume et d'Anselme morts
+sans vengeance[107]; mais quelques disciples fidèles à leur mémoire et
+bienvenus auprès des princes de l'Église; mais cet Albéric et ce Lotulfe
+dont il avait rencontré de bonne heure l'opposition vigilante, et qui
+voulaient dominer à leur tour et recueillir tout l'héritage de
+leurs maîtres; voilà ceux dont l'inimitié devait lui faire éprouver
+cruellement sa puissance.
+
+[Note 107: C'est Abélard qui dit positivement qu'ils étaient morts
+à celle époque (cp. I, p. 20), et comme le concile de Soissons eut bien
+certainement lieu en 1121, cela fortifie l'opinion qui place avant cette
+année la mort de Guillaume de Champeaux. (Voyez la note 2 de la page
+29.) Quant à Anselme, il était mort en 1116.]
+
+Albéric et Lotulfe gouvernaient les écoles de Reims; le premier,
+archidiacre de la cathédrale, prieur de Saint-Sixte, et qui avait été un
+moment désigné, avec l'appui de saint Bernard, pour succéder à Guillaume
+de Champeaux dans l'évêché de Châlons[108], jouissait d'un grand crédit
+auprès de Raoul dit le Vert, son archevêque[109]. Poussé par les
+instances répétées des deux professeurs, ce prélat s'entendit avec
+Conan, évêque de Palestrine, qui remplissait alors dans les Gaules les
+fonctions de légat du saint-siège[110], pour convoquer, sous le nom de
+concile ou synode provincial, un conventicule à Soissons, ville déjà
+signalée par la condamnation de Roscelin en 1092. Abélard y fut appelé,
+on lui dit d'apporter son célèbre ouvrage, _opus clarum_. On l'accusait
+d'avoir, comme Roscelin, appliqué les principes du nominalisme au dogme
+de la Trinité. Il se rendit à l'appel et parut accepter le jugement.
+
+[Note 108: Saint Bernard fit de vains efforts auprès du pape Honoré
+II pour obtenir qu'il approuvât l'élection d'Albéric au siège de Reims.
+(S. Bern. _Op_., ep. XIII.) Je dois cependant ajouter que la plupart des
+auteurs pensent que ce n'est pas après Guillaume de Champeaux (1119
+ou 1121), mais après Ebal, son successeur (1126), qu'Albéric faillit
+devenir évêque de Châlons.]
+
+[Note 109: «Radulfus nomine, Viridis cognomine.» Abélard et
+plusieurs écrivains l'appellent _Rodulfus_, et d'autres _Radulfus_, que
+l'on traduit ordinairement par Raoul. (_Ab. Op_., ep. I, p. 20; Not. p.
+1164.--G. Marlot, _Metrop. remens. Hist_., t. II, I. II, c. XXXI, p. 244
+et 275.--_Gall. Christ_., t. IX, p. 80.)]
+
+[Note 110: Conan, Conon ou Conus, évêque de Palestrine ou Préneste,
+légat du pape Paschal II en France, y prit part à plusieurs conciles. En
+1120, il était légat du pape Calixte II, et tint un nouveau concile à
+Beauvais. (_Ab. Op_; Not., p. 1166.)]
+
+Soissons était une ville de la province ecclésiastique de Reims[111].
+L'archevêque Raoul y avait convoqué ses suffragants, et quelques membres
+considérables du clergé, parmi lesquels on distinguait Geoffroi II,
+évêque de Chartres. Le droit de juridiction sur Abélard n'était rien
+moins qu'établi. Comme moine de Saint-Denis, il relevait de l'évêque de
+Paris, dont le métropolitain était à Sens. Tout au plus pouvait-on
+dire que le lieu où il avait enseigné se trouvait dans une partie du
+territoire de Champagne, dépendante de la province de Reims. Mais il
+n'éleva aucune difficulté; il était loin de se refuser aux épreuves
+et aux discussions publiques, et il les avait en quelque sorte
+demandées[112].
+
+[Note 111: Province de Reims ou Belgique seconde. Les suffragants
+de l'archevêque de Reims, en 1121, étaient probablement les évêques de
+Soissons, d'Arras, de Laon, de Beauvais, de Châlons, de Noyon, d'Amiens,
+de Senlis et de Térouenne. On ignore quels sont ceux de ces prélats qui
+assistèrent au concile. Il y en eut sans doute très-peu; on verra plus
+bas que l'assemblée n'était pas nombreuse. La présence de Lisiard de
+Crespy, évêque de Soissons, est seule attestée. (_Gall. Christ_., t. IX,
+passim.)]
+
+[Note 112: Mais cette demande était adressée à l'évêque de Paris.
+Voyez ci-dessus p. 81, et dans les Oeuvres, p. 334. Quant à la
+compétence, résultant du lieu où l'enseignement avait été donné, je ne
+l'indique que comme une hypothèse.]
+
+Lorsqu'il arriva à Soissons (1121), il trouva le clergé et le peuple
+mal disposés pour lui. On avait répandu les bruits les plus fâcheux; il
+passait pour avoir écrit et prêché qu'il y avait trois Dieux, en sorte
+que, dans les premiers jours, quelques-uns de ses disciples faillirent
+être lapidés par le peuple[113]. C'était assurément une situation toute
+neuve pour Abélard.
+
+[Note 113: Le peuple de Soissons était fanatique. Peu d'années
+auparavant, il avait brûlé de son propre mouvement un homme soupçonné de
+manichéisme. (Le P. Longueval, _Hist. de l'Église gall_., t. VIII, l.
+XXIV, p. 414.)]
+
+Il alla d'abord droit au légat, et lui remit son livre, déférant
+d'avance au jugement de cet évêque, et déclarant que, s'il avait rien
+émis qui s'éloignât de la foi catholique, il était prêt à le corriger
+et à donner toute satisfaction, déclaration qui se lisait déjà dans
+l'ouvrage même[114]. Le légat embarrassé le lui rendit, en lui disant
+de le porter à l'archevêque et à ses conseillers, accusateurs devenus
+juges. L'ordre fut exécuté; mais les nouveaux censeurs regardèrent,
+feuilletèrent le manuscrit sans y rien trouver à reprendre, du moins
+en présence de l'auteur, et ils renvoyèrent le jugement à la fin du
+concile. Avant même qu'il ne s'ouvrît, Abélard s'était efforcé de se
+ressaisir du public. Partout et devant tous, il développait chaque
+jour la pensée de son ouvrage, il exposait sa foi, il rendait le dogme
+intelligible, démonstratif, et commençait à retrouver des admirateurs.
+On remarqua bientôt dans la ville cette singularité d'un accusé qui
+parle haut et d'un accusateur qui se tait. «Quoi,» disait-on, «il
+harangue le public, et on ne lui répond pas! Le concile touche à son
+terme, un concile réuni principalement à cause de lui; et de lui il
+n'est pas question! Est-ce que les jugea auraient reconnu que l'erreur
+était de leur côté?» Ces propos et d'autres semblables ne faisaient
+qu'animer de plus en plus l'ardeur de la poursuite; une condamnation
+devenait à chaque instant plus nécessaire.
+
+[Note 114: _Intruct. ad Theol_., prolog., p. 974.]
+
+Un jour, Albéric, accompagné de quelques-uns des siens, s'approche
+d'Abélard, et voulant apparemment l'embarrasser, après quelques mots
+flatteurs, il lui dit qu'il s'étonnait d'une chose qu'il avait notée
+dans son ouvrage; savoir que Dieu ayant engendré Dieu, et Dieu étant
+unique, Dieu cependant ne s'était pas engendré lui-même.
+
+«Si vous voulez,» répondit Abélard, «je vous en donnerai la
+raison.--Nous faisons peu de compte,» reprit Albéric, «des raisons
+humaines, ainsi que de notre propre sens en pareilles matières; nous
+demandons les paroles de l'autorité.--Tournez le feuillet,» dit Abélard,
+«et vous trouverez l'autorité.» Et lui, prenant des mains le livre
+qu'Albéric avait apporté, il chercha le passage qn'Albéric n'avait pas
+vu ou compris, n'ayant qu'une pensée, celle de trouver un adversaire
+en faute. Le bonheur voulut ou Dieu permit que le passage se présentât
+aussitôt. La citation portait: «Saint Augustin, _de la Trinité_, livre
+I.--Celui qui croit qu'il est de la puissance de Dieu de s'être engendré
+lui-même, erre d'autant plus que non-seulement Dieu n'est point dans ce
+cas, mais pas plus que lui aucune créature spirituelle ou corporelle. Il
+n'est absolument aucune chose qui s'engendre elle-même[115].»
+
+[Note 115: Voilà une preuve que l'ouvrage jugé à Soissons est
+l'Introduction à la Théologie; on y trouve le passage repris par
+Albéric, et la citation de saint Augustin qu'invoque Abélard pour lui
+répondre. (_Ab. Op_., ep. I, p. 21; _Introd_., l. II, p. 1066.--Saint
+Augustin, _Op. omn., De Trin_., l. I, c. I, t. VIII, p. 749; édit. de
+1779.)]
+
+Les disciples d'Albéric qui étaient présents furent surpris et confus.
+Leur maître, pour essayer de se défendre, dit à tout hasard: «Mais il
+faut bien l'entendre.--La belle nouvelle,» reprit sur-le-champ Abélard;
+«mais vous demandiez un texte, et non pas le sens. Si vous voulez le
+sens et la raison, je suis prêt à vous montrer qu'avec l'autre opinion,
+vous tombez dans l'hérésie qui veut que le Père soit son propre fils.»
+A ces mots, Albéric en colère répondit par des menaces, et lui dit que,
+dans cette affaire, ni les autorités ni les raisons ne seraient pour
+lui, et il s'éloigna.
+
+Abélard qui raconte cette anecdote n'ajoute pas que, dans le passage
+en question, c'était précisément une opinion d'Albéric lui-même qu'il
+attaquait en passant, l'attribuant, sans prononcer aucun nom, à
+un maître en théologie _qui occupait en France une chaire de
+pestilence_[116]. Albéric qui s'était reconnu, sans en convenir, avait
+dû naturellement trouver dans cet endroit la plus grosse hérésie du
+livre.
+
+[Note 116: «Magistros divinorum librorum qui nunc maxime circa nos
+pestilentae cathedras tenent.... quorum unus in Francia.» (_Ab. Op.,
+loc. cit_.) Je suis ici l'opinion de Mabillon. (Saint Bern., ep. XIII,
+in not.)]
+
+Le dernier jour du concile arriva, et avant la séance, le légat mit en
+délibération avec l'archevêque et quelques-uns des meneurs ce qu'on
+devait faire de l'accusé et de son livre. Ils avaient l'un et l'autre
+sous la main, ils étaient là pour les juger, et ils paraissaient n'avoir
+rien à dire. Évidemment, on reculait devant une discussion publique,
+et soit faiblesse ou calcul, soit défiance de la cause ou crainte de
+l'ascendant si connu d'Abélard, on avait ainsi tout retardé, débat et
+jugement, les uns voulant échapper à la nécessité d'une telle épreuve,
+les autres prévoyant qu'au dernier moment tout deviendrait plus facile
+et que le coup pourrait être brusquement et silencieusement porté. Mais
+Abélard avait un parti dans le clergé; les dignités ecclésiastiques
+étaient déjà le partage de quelques-uns de ses élèves. Dans cette
+conférence décisive, Geoffroi de Lèves, évêque de Chartres, le premier
+par sa piété et par la dignité de son siège[117], profita de l'embarras
+visible des assistants pour les exhorter à la modération. Il rappela
+d'abord la situation d'Abélard, la supériorité de ses talents, ses
+succès dans tous les enseignements, le nombre de ses sectateurs,
+l'étendue de son influence, _de cette vigne qui projetait ses pampres
+jusqu'à la mer_. Il ajouta que si l'on voulait le condamner par une
+décision en quelque sorte préjudicielle et le frapper sans débat, il
+était à craindre qu'en indisposant beaucoup de monde on ne suscitât
+aussitôt un grand parti pour sa défense, d'autant que rien dans ses
+écrits ne donnait ouvertement accès à la censure; qu'une telle violence
+ajouterait à la faveur publique, et serait attribuée à l'envie plus qu'à
+la justice; que si, au contraire, on voulait procéder canoniquement, il
+fallait produire dans l'assemblée un écrit ou un dogme incontestablement
+de lui, l'interroger, et le laisser librement répondre, afin qu'après
+aveu ou conviction, il fût réduit au silence; suivant cette parole de
+Nicodème, lorsqu'il voulut sauver Notre-Seigneur: «Est-ce que notre loi
+condamne un homme, s'il n'a pas été ouï auparavant, et sans qu'on sache
+ce qu'il a fait?» (Jean, VII, 51.)
+
+[Note 117: Geoffroi II, successeur d'Ives dans l'évêché de Chartres,
+était de race noble, et son siège a été longtemps le premier de la
+province de Sens. Le siège de Paris n'était alors que le troisième. On
+n'explique pas comment, étant de la province de Sons, il assistait à un
+concile tenu par les évêques de celle de Reims. Il joua pendant toute
+sa vie un grand rôle dans les affaires du clergé, et nous le verrons
+reparaître plus d'une fois. (_Ab. Op_., ep. I, p. 22.--_Gall. Christ_.,
+t. VIII, p. 1134 et suiv.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 82.)]
+
+Cet avis fut accueilli par des murmures, et quelques-uns s'écrièrent
+ironiquement que le conseil était bien sage d'aller lutter de faconde
+avec un homme aux arguments et aux sophismes duquel l'univers n'aurait
+su comment résister. Geoffroi se contenta de remarquer qu'il était
+encore plus difficile de disputer avec le Christ, lequel pourtant
+Nicodème voulait qu'on écoutât par respect pour la loi. Puis essayant de
+les ramener par une autre voie et d'obtenir l'ajournement d'une décision
+qui réclamait un examen plus mûr et une assemblée plus nombreuse, il
+demanda qu'Abélard fût reconduit à Saint-Denis par son abbé qui était
+présent, et que l'on y convoquât une réunion considérable et des plus
+savants hommes, pour examiner plus attentivement ce qu'il y avait à
+faire. Ce dernier avis obtint l'assentiment du légat, et tous les autres
+parurent s'y rendre. Dans les cas épineux, l'ajournement gagne aisément
+la faveur d'une assemblée. Conan se leva pour aller dire sa messe, avant
+d'entrer au concile, et il fit prévenir Abélard par l'évêque de
+Chartres de la permission qui lui serait accordée de retourner dans son
+monastère, pour y attendre ce qui avait été convenu. Mais alors les plus
+acharnés ou les plus rigoureux, voyant bien qu'il n'y avait rien de
+fait, si l'affaire devait se traiter hors du diocèse et là où leur
+crédit ne s'étendait pas, persuadèrent à l'archevêque qu'il serait
+ignominieux pour lui que la cause fût renvoyée à un autre tribunal, et
+qu'il fallait craindre que l'accusé n'échappât. On revint donc au légat,
+on le pressa de changer d'avis, et on l'amena, malgré lui, à consentir
+que la doctrine fût condamnée sans débat contradictoire, le livre brûlé
+en présence de tous, et l'auteur renfermé à perpétuité dans un nouveau
+couvent. On lui persuada que, pour fonder la condamnation, il suffisait
+que sans l'autorisation ni du souverain pontife, ni de l'Église,
+l'ouvrage eût été lu dans un cours public et livré par l'auteur lui-même
+à plusieurs pour le transcrire; on ajouta enfin qu'un tel exemple
+servirait la religion en prévenant à l'avenir le retour de semblables
+témérités. Le légat, à ce qu'il paraît, était peu instruit; il
+s'appuyait beaucoup sur les conseils de l'archevêque de Reims, qui
+lui-même était conduit par Albéric, Lotulfe et leurs amis. L'évêque de
+Chartres jugea que l'on ne pourrait empêcher l'exécution de ce plan,
+et avertissant Abélard, il l'engagea à tout supporter, et à n'opposer
+qu'une douceur exemplaire à une violence qui nuirait plus à ses ennemis
+qu'à lui. Quant à sa réclusion dans un monastère, il lui dit de ne
+point s'en inquiéter et que le légat qui dans tout cela agissait
+à contre-coeur, lui ferait certainement, quelques jours après la
+dissolution du concile, rendre la liberté. Abélard pleurait en
+l'écoutant, et Geoffroi pleurait avec lui. La pensée a beau mépriser la
+force; quand la force l'opprime en la faisant taire, c'est un martyre
+sans consolation. La consolation ou la vengeance de la pensée, c'est la
+parole.
+
+Abélard fut appelé; il parut devant le concile. On l'accusait vaguement
+de l'hérésie de Sabellius, c'est-à-dire d'avoir nié ou affaibli la
+réalité des trois personnes de la Trinité[118]. Jugé sans discussion,
+convaincu sans examen, on le força de jeter de sa propre main son livre
+dans les flammes. Il le regardait tristement brûler, lorsqu'au milieu du
+silence apparent des juges, un des plus hostiles dit à demi-voix qu'il y
+avait lu en quelque endroit que Dieu le père était seul tout-puissant;
+ce que le légat ayant entendu, il lui dit, avec grand étonnement, qu'il
+ne le pouvait croire. «Même chez un petit enfant,» ajouta-t-il, «une si
+grosse erreur serait inconcevable, quand la foi universelle tient et
+professe qu'il y a trois tout-puissants.» A ce mot, un maître des
+écoles, qui se nommait Terric[119], se prit à sourire, et lui souffla
+aussitôt ces paroles d'Athanase dans son symbole: «_Et pourtant il n'y
+a pas trois tout-puissants, mais un seul tout-puissant_[120].» Et comme
+son évêque, qui l'avait entendu, lui reprochait cette inconvenance
+à l'égal d'un propos contre la majesté divine, Terric tint bon
+intrépidement en citant les paroles de Daniel: «_Ainsi, fils insensés
+d'Israël, sans juger et sans connaître la vérité, vous avez condamné un
+de vos frères: retournez au jugement_ (XIII, 48 et 49), et jugez le
+juge lui-même, car celui qui devait juger s'est condamné par sa propre
+bouche.» Alors l'archevêque, se levant, justifia comme il put, en
+changeant les termes, la pensée du légat; et, se laissant aller à la
+controverse, il établit qu'effectivement le Père était tout-puissant, le
+Fils, tout-puissant, le Saint-Esprit, tout-puissant, et que celui qui
+sortait de là ne devait pas même être écouté; que si d'ailleurs on y
+tenait, on pouvait permettre au frère[121] d'exposer sa foi en présence
+de tous, afin qu'on pût l'approuver ou l'improuver, et finalement
+prononcer. Cette concession, arrachée par l'embarras du moment, pouvait
+changer la face de l'affaire, et déjà Abélard, debout, se disposait à
+se défendre; heureux de professer et de développer sa foi, il reprenait
+l'espoir et le courage; le souvenir de saint Paul devant l'aréopage ou
+devant le conseil des Juifs, lui traversait l'esprit; il allait parler,
+tout était sauvé, lorsque ses adversaires, prompts à parer le coup,
+s'écrièrent qu'il n'était besoin que de lui faire réciter le symbole
+d'Athanase[122], et, comme il aurait pu dire, pour gagner du temps,
+qu'il ne le savait point par coeur, ils lui mirent à l'instant sous les
+yeux le livre tout ouvert. Abélard laissa retomber sa tête, il soupira,
+et, d'une voix sanglotante, il lut ce qu'il put lire. On le remit
+aussitôt, comme un accusé convaincu, à l'abbé de Saint-Médard qui était
+présent, et qui le conduisit en prisonnier dans son couvent. Le concile
+se sépara sur-le-champ.
+
+[Note 118: Lui-même raconte en deuil l'histoire du synode de
+Soissons (ep. I, p. 20-25); mais il ne fait pas connaître l'objet précis
+de l'accusation. C'est Othon de Frisingen qui dit qu'il fut reconnu
+sabellien, pour avoir réduit les personnes de la Trinité à des mots par
+l'application du nominalisme, qui, remarquez-le, avait servi à motiver
+contre Roscelin, trente ans auparavant, l'accusation de trithéisme.
+(Oth. Frising. _De Gest. Frid_., l. I, c. XLVII.) Voyez sur cette
+accusation dans le l. III, le c. V. Au reste, les mêmes textes servirent
+plus tard à fonder, à Sens, contre Abélard, une accusation inverse de
+celle de Soissons.]
+
+[Note 119: D. Brial est porté à croire que ce Terric ou Terrique
+est le même qu'un certain Thierry, dialecticien breton assez habile,
+et penseur assez hardi, dont parlent Othon de Frisingen et Jean de
+Salisbury. (_De Gest. Frid_., l.1, c. XLVII.--Saresb. _Metalog_., l. I,
+c. V, et l. II, c. X.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 377.)]
+
+[Note 120: La réponse était topique, mais au fond elle donnait
+encore prise à la controverse, et les scolastiques ont beaucoup
+disputé sur ce passage du symbole d'Athanase. Pierre d'Ailly le trouva
+contradictoire, car puisqu'il est dit plus bas que les trois sont
+égaux entre eux et coéternels, il faut bien qu'il soit tous les trois,
+immenses, tout-puissants, etc. Saint Thomas convient qu'ils le sont tous
+les trois, mais non qu'ils soient trois immenses, trois tout-puissants.
+(Le P. Petan, _Dogmat. theolog_., t. II, l. VIII, CIX, p. 562; édit. de
+Paris, 1844.)]
+
+[Note 121: «Frater ille.» (_Ab. Op._, p. 24.)]
+
+[Note 122: Tout le monde sait ce que c'est que le symbole dit de
+saint Athanase, quoiqu'il ne soit pas de lui. C'est le symbole qu'on
+récite le dimanche à primes et qui est appelé pour cette raison le
+symbole de primes; on le nomme aussi la symbole _Quicumque,_ parce qu'il
+commence par ce mot. Abélard a fait un commentaire sur ce symbole.
+(_Op._, pars II, p. 381.)]
+
+Ce couvent avait été fondé auprès de Soissons, sur la rive droite de
+l'Aisne, par le roi Clotaire I. La mission des moines était de desservir
+l'église où les restes de ce prince furent longtemps déposés près de
+ceux de saint Médard, premier évêque de Noyon, apôtre de ces contrées.
+C'était un monastère considérable et respecté, investi de grands
+privilèges. L'abbé qui se nommait Geoffroi[123] et qui était un homme
+instruit et distingué, traita son captif ou plutôt son hôte avec
+de grands égards; et les moines, espérant le garder longtemps,
+l'accueillirent avec beaucoup d'empressement, et s'efforcèrent de le
+consoler par mille soins; mais nulle consolation n'était possible.
+Rien au monde ne pouvait rendre au triste Abélard ce qui venait de lui
+échapper. La dernière, la plus puissante et la plus vieille de ses
+illusions était évanouie: un pouvoir s'était rencontré qui ne pliait
+pas devant lui. La vérité et l'éloquence avaient été vaincues dans sa
+personne, et l'ascendant de son génie était méconnu. Pour la première
+fois, il sentait sa faiblesse et presque son déclin. On ne peut peindre
+son désespoir. Passant de l'abattement à la fureur, il accusait Dieu
+même qui l'avait abandonné, ou, cachant dans ses mains son front baigné
+de larmes, il se disait que ses souffrances et ses affronts passés
+étaient peu de chose auprès de ce qu'il éprouvait. Jadis, au moins, il
+était coupable, et il avait en quelque sorte mérité son malheur; mais
+aujourd'hui, c'était à ses yeux une foi sincère, un amour désintéressé
+du vrai qui faisait de lui le plus malheureux des mortels. Qu'allait-il
+devenir? on avait cette fois attenté sur sa gloire.
+
+[Note 123: Geoffroi, surnommé Cou de Cerf, ancien abbé de
+Saint-Thierry, abbé de Saint-Médard en 1120, évêque de Châlons en 1131,
+et qui mourut en 1149. On a de lui des lettres et quelques écrits.
+(Voyez son article dans l'_Histoire littéraire_, t. XIII, p.
+185.--_Annal. Bened_., t. VI, l. LXXV, p. 190; Append. p. 639.--_Gall.
+Christ_., t. IX, p. 186 et 415.)]
+
+La manière dont le procès fut conduit prouve, en effet, qu'une justice
+éclairée ne guidait point ses juges, et les opérations du concile ont
+quelques-uns des caractères de la persécution[124]. La haine et l'envie
+avaient depuis longtemps une revanche à prendre, et elles se plurent à
+employer comme instruments la sincérité ignorante, la piété craintive,
+et surtout cette intolérance de si bonne foi que le pouvoir
+ecclésiastique regarde naturellement comme un devoir, en présence de ce
+qui agite les consciences et peut troubler l'unité silencieuse de la
+croyance commune. La lutte directe paraît s'être engagée entre l'esprit
+dans son audace et la médiocrité dans sa prudence, et ce fut l'esprit
+qui succomba. Cependant il n'est pas aussi vrai que se l'imaginait
+Abélard que la malveillance seule pût trouver à redire à ses ouvrages,
+et que la foi, même éclairée, surtout éclairée, n'en dût concevoir aucun
+ombrage. Si la parole lui avait été accordée, quoi qu'il eût pu dire, et
+à moins qu'il n'eût dénaturé sa doctrine, il ne l'aurait point sauvée
+d'une conséquence périlleuse, savoir que trois des attributs généraux de
+la divinité étant assignés, chacun spécialement et comme une propriété
+distinctive, à une personne différente de la Trinité, cette distribution
+était entièrement insignifiante, ou dépouillait chacune des trois
+personnes de deux de ces trois attributs également nécessaires,
+également divins. Dans le premier cas, l'unité absorbait les trois
+personnes et faisait évanouir la Trinité; dans le second, la Trinité,
+s'exagérant elle-même, brisait l'unité et se produisait sous la forme
+du trithéisme: voilà pour l'erreur actuelle. Quant à l'erreur qu'on
+pourrait nommer virtuelle et qui menaçait surtout l'avenir, la voici:
+dans la méthode, dans le langage, dans cette intention de raisonner
+la foi, de démontrer le mystère et d'assimiler la religion à la
+philosophie, se dévoilait évidemment le rationalisme chrétien, origine
+possible du rationalisme philosophique[125]. Mais comme assurément ces
+conséquences n'étaient pas distinctement dans l'esprit d'Abélard, comme
+elles étaient compensées par des assertions contradictoires et d'une
+éclatante orthodoxie, rachetées par la volonté sincère de ne point
+s'écarter de l'unité, le crime de l'hérésie ne pouvait un moment lui
+être imputé. Le livre était dangereux peut-être, mais l'auteur innocent;
+et le jugement du concile, que ne condamne pas absolument la logique,
+demeure une iniquité.
+
+[Note 124: Le concile a été blâmé par des autorités non suspectes,
+comme l'historien d'Argentré, Dubouloi, Crevier, le P. Richard et
+d'autres; nous n'ajouterons pas D. Gervaise, devenu suspect à force
+d'engouement pour Abélard. Les écrivains qui s'attachent à justifier le
+concile de Sens semblent passer condamnation sur celui de Soissons. Au
+reste, les actes de l'un comme de l'autre n'ont pas été conservés, et
+l'assemblée de 1121 ne nous est guère connue que par le récit d'Abélard,
+un passage d'Othon de Frisingen et quelques mots de saint Bernard
+et d'un de ses secrétaires. (_Act. concil_., t. VI, para II, p.
+1103.--Phil. Labbaei Concil. hist. synops.--_Anal. des conc_., par
+le P. Richard, t. V, suppl.--10th. Fris. _De Gest. Frid_. l. I, c.
+XLVII.--Saint Bern. _Op_., ep. CCCXXXI.--Gaufred. mon. Clar., _Rec. des
+Hist_., t. XIV, p. 381.--Cf. Brucker, _Hist. crit. phil_., t. III, p.
+149.)]
+
+[Note 125: «Abailard est orthodoxe,» dit Mme Guizot, «il ne veut pas
+cesser de l'être; une conviction préalable détermine le but auquel il
+veut arriver, et l'examen n'est pour lui qu'une manière de s'exercer
+dans un cercle dont il est déterminé à ne pas sortir, travail nécessaire
+d'un esprit qui marche sans avancer et enfante des nouveautés qui ne
+sont pas des progrès. Abailard, en religion comme en philosophie,
+a donné le mouvement et non les résultats. Plusieurs fois accusé
+d'hérésie, il n'a point laissé de secte, et même en philosophie, la
+hardiesse des principes qu'il énonce quelquefois est demeurée sans
+conséquence, parce que lui-même n'a pas osé les avouer ou les
+reconnaître. Cependant il en avait assez fait et pour ses partisans
+et pour ses ennemis.» (_Essai sur la vie et les écrits d'Abailard et
+d'Héloïse_, p. 372.)]
+
+Il ne faut donc pas s'étonner si Abélard, plus désolé que convaincu,
+retrouva bientôt dans le couvent qui lui servait comme de prison cette
+impatience du joug et ce besoin de résistance polémique qui entraînait
+son esprit plus loin que son caractère n'osait aller. Bien qu'il se loue
+de l'accueil qu'il reçut à Saint-Médard, il dut y rencontrer, non sans
+quelque importunité, ce même Gosvin, que nous, avons vu sur la montagne
+Sainte-Geneviève lui chercher une querelle scolastique. Celui-ci était
+venu là, d'accord, dit-on, avec l'abbé Geoffroi, pour travailler, en
+qualité de prieur, à la réforme des abus et au rétablissement des
+études.[126] Déjà sous les murs de Soissons même, il avait été employé à
+une oeuvre semblable dans le monastère de Saint-Crépin; c'est pour cela
+qu'il était sorti d'Anchin où il avait fait profession. Quoiqu'il pensât
+peut-être, ainsi que son biographe dévoué, qu'Abélard n'avait été
+conduit à Saint-Médard que pour y être _lié comme un rhinocéros
+indompté_, il jugea convenable de le traiter, à l'exemple de l'abbé,
+_dans un esprit de douceur_[127]. Cependant, de l'humeur que nous lui
+connaissons, il ne s'abstint pas, dans ses entretiens, de mêler ses
+consolations de conseils et ses conseils de leçons. Il lui prêcha la
+patience et la modestie, lui dit de ne point trop s'attrister, qu'au
+lieu d'être emprisonné, il devait se regarder comme délivré, n'ayant
+plus à redouter les soucis, les tentations, les grandeurs du monde;
+qu'il n'avait enfin qu'à se conduire honnêtement et à donner à tous
+l'enseignement et l'exemple de l'honnêteté. «L'honnêteté, l'honnêteté!»
+dit Abélard, qui sentait, à travers la charité du prieur, percer
+l'aiguillon de la vanité du docteur, «qu'avez-vous donc à me tant
+prêcher, conseiller, vanter l'honnêteté? Il y a bien des gens qui
+dissertent sur toutes les espèces d'honnêteté, et qui ne sauraient pas
+répondre à cette question: Qu'est-ce que l'honnêteté?--Vous dites vrai,»
+reprit aussitôt Gosvin avec aigreur; «beaucoup de ceux qui veulent
+disserter sur les espèces de l'honnêteté ignorent entièrement ce que
+c'est; et si dorénavant vous dites ou tentez quoi que ce soit qui déroge
+à l'honnêteté, vous nous trouverez sur votre chemin, et vous éprouverez
+que nous n'ignorons pas ce que c'est que l'honnêteté, à la façon
+dont nous poursuivons son contraire[128].» A cette réponse _ferme et
+mordante_, dit le moine historien de Gosvin, _le rhinocéros prit peur,
+pavefactus rhinocerosiste_; il se montra les jours suivants plus soumis
+à la discipline et plus craintif du fouet, _timidior flagellorum_.
+Voilà, si ces paroles caractéristiques sont exactes, comment, dans les
+retraites de la vie spirituelle, le XIIe siècle traitait et instruisait
+les héros de la pensée.
+
+[Note 126: _Ex vit. S. Gosv_., l. I, c. XVIII., _Rec. des Hist_., t.
+XIV, p.445.--_Gall. Christ_., t. IX, p. 415.--_Hist. litt. de la Fr._, t.
+XII, p. 185.]
+
+[Note 127: «Instar rhinocerontis indomiti disciplinae coercendum
+ligamento.--In spiritu lenitatis.» (S. Gosv., _ibid_.)]
+
+[Note 128: «Per insectationem contrarii sui.» (_Id. ibid_.)]
+
+A peine rendu, cependant, le jugement du concile fut loin de rencontrer
+une approbation générale. On trouva dans ses procédés, rudesse, dureté,
+précipitation. L'oppression était évidente, le droit très-douteux.
+Beaucoup d'ailleurs penchaient à croire la vérité du côté d'Abélard;
+bientôt ceux qui avaient siégé à Soissons durent se justifier; plusieurs
+repoussaient la solidarité du jugement et désavouaient leur propre
+vote. Le légat attribuait publiquement l'affaire à ce qu'il appelait la
+jalousie des Français, _invidia Francorum_, et tout repentant de ce qui
+s'était passé, il n'attendit pas longtemps pour faire ramener Abélard
+dans son couvent[129].
+
+[Note 129: _Ab. Op_., ep. I, p. 25.]
+
+A Saint-Denis, il est vrai, Abélard retrouvait des ennemis. On se
+rappelle qu'il s'était aliéné les moines par d'imprudentes remontrances.
+Ceux-ci n'étaient disposés ni à les pardonner ni à cesser de les
+mériter; et une occasion ne tarda pas à survenir où il faillit encore se
+perdre. Un jour, en lisant le commentaire de Bède le Vénérable sur les
+Actes des Apôtres, il tomba par hasard sur un passage où il est dit
+que Denis l'Aréopagite avait été évêque de Corinthe, et non pas évêque
+d'Athènes. Cette opinion ne pouvait être du goût des moines. Ils
+tenaient à ce que leur Denis, fondateur de l'abbaye, et qui d'après le
+livre de ses Gestes, était en effet évêque d'Athènes, fût bien aussi
+l'Aréopagite, celui que saint Paul convertit[130]. Sans songer à l'orage
+qu'il allait soulever, Abélard communiqua sa découverte à quelques-uns
+des frères qui l'entouraient et leur montra en plaisantant le passage de
+Bède. Les bons pères se fâchèrent fort, traitèrent Bède de menteur, et
+lui opposèrent victorieusement le témoignage d'Hilduin, leur abbé sous
+Louis le Débonnaire, et qui, pour vérifier les faits, avait parcouru
+longtemps la Grèce avant d'écrire les Gestes du bienheureux Denis. La
+conversation se prolongeant, Abélard, sommé de s'expliquer, dit qu'on
+ne pouvait mettre l'autorité d'Hilduin en balance avec celle de Bède,
+révéré de toute l'Église latine, et que, sur le fond de la question,
+peu importait qui des deux Denis eût fondé l'abbaye, puisque tous deux
+avaient obtenu la couronne céleste. L'indignation fut alors générale; on
+s'écria qu'il montrait bien qu'il avait de tout temps été l'ennemi du
+couvent, et qu'il voulait aujourd'hui flétrir l'honneur, non-seulement
+de ce grand établissement religieux, mais de tout le royaume dont
+l'Aréopagite avait toujours été le glorieux patron; et l'on courut
+rendre compte à l'abbé du scandale dont on venait d'être témoin.
+Celui-ci se hâta d'assembler le chapitre; puis, en présence de la
+congrégation entière, il menaça Abélard d'envoyer aussitôt au roi qui
+tirerait une réparation éclatante d'une si monstrueuse offense. Il
+semblait que l'imprudent lecteur de Bède eût porté la main sur la
+couronne. Il s'excusa de son mieux, et offrit, s'il avait manqué à la
+discipline, de réparer sa faute; mais ce fut en vain, et l'abbé ordonna
+de le bien surveiller jusqu'à ce qu'il le remît au roi.
+
+[Note 130: Act. XVII, 34.--Bède le Vénérable, prêtre anglo-saxon, a
+composé, au VIIe siècle, sur la philosophie, les sciences, l'histoire
+ecclésiastique et l'Écriture sainte, des ouvrages très-remarquables pour
+son temps. Le passage auquel Abélard fait allusion se trouve dans les
+_Expositions du Nouveau Testament._ (Bed. Ven. _Op._. t. V, _Exp. Act.
+Apost.,_ c. XVII.) Quant à la question, les moines de Saint-Denis
+avaient tort sur un point; on ne peut plus soutenir raisonnablement
+aujourd'hui que Denis l'Aréopagite, martyr du Ier siècle, soit le Denis
+patron de la France, apôtre de Paris, et qui mourut vers le milieu du
+IIIe. Mais il y a erreur dans Bède; l'Aréopagite a bien été évêque
+d'Athènes; et l'évêque de Corinthe, qui n'est pas l'Aréopagite, est
+celui qu'on vénérait en France et qui a donné son nom à l'abbaye de
+Saint-Denis. Pour tout accommoder, en 1215, Innocent III, sans se
+prononcer pour aucune opinion, donna à la royale abbaye les reliques de
+Denis d'Athènes, afin qu'elle eût les restes des deux saints de ce nom.
+Mais c'était au fond décider la question, ou dire que les reliques
+jusque-là conservées à Saint-Denis n'étaient pas celles de l'Aréopagite.
+(_Ab. Op._, p. 25, et Not., p. 1189.--Tillemont, _Mém. pour servir à
+l'hist. ecclés._, t. II, p. 133 et 718, et t. IV, p. 710.)]
+
+L'hostilité de ses supérieurs et de ses frères paraissait implacable; on
+dit même que la punition monacale, le fouet, lui fut infligée pour
+avoir été de l'avis du vénérable Bède[131]. Poussé à bout par tant
+d'acharnement et de violence, las de voir toujours ainsi la fortune le
+contrarier dans les moindres choses, et le monde entier conjuré contre
+lui, il résolut de sortir d'esclavage, et, d'accord avec quelques
+frères qui compatissaient à ses peines, aidé de ses amis, il s'enfuit
+secrètement une nuit, et gagna la terre de Champagne, qui n'était pas
+éloignée et où se trouvait la retraite déjà habitée par lui quelque
+temps. Thibauld, comte de Champagne, de qui il n'était pas inconnu,
+s'était intéressé aux persécutions qu'il avait éprouvées; et, sous sa
+protection, il demeura à Provins, dans le prieuré de Saint-Ayoul[132],
+occupé par des moines de Saint-Pierre de Troyes et dont le prieur était
+un de ses anciens amis. En même temps, il essaya de se réconcilier, et
+il écrivit à l'abbé de Saint-Denis et à sa congrégation une lettre que
+nous avons encore, et où, discutant la question tranchée par Bède, il la
+décide en sens inverse et conclut que le vénérable auteur s'est trompé
+ou que les deux Denis ont été évêques de Corinthe[133]. Mais cette
+concession fut inutile.
+
+[Note 131: _Ut fama est_, ajoute Duboulai qui raconte ce fait.
+(_Hist. Univ. par._, t. II, p. 85.)]
+
+[Note 132: Saint-Ayoul est la traduction altérée de Saint-Aigulfe,
+nom d'un prieuré soumis à l'évêché de Troyes et fondé en 1018. (_Gall.
+Christ._, t. XII, p. 530.)]
+
+[Note 133: _Ab. Op._ pars II, ep. II, _Adae dilectissimo patri suo
+abbati_, p. 224.]
+
+Pendant qu'il jouissait à Provins des douceurs d'une bienveillante
+hospitalité, une affaire attira dans cette ville l'abbé de Saint-Denis
+auprès du comte de Champagne; Abélard, de son côté, vint sur-le-champ,
+avec son ami le prieur, trouver Thibauld, et lui demanda d'intercéder
+pour lui, afin d'obtenir de son abbé l'absolution et la permission de
+vivre suivant la règle monastique, partout où bon lui semblerait. Adam
+voulut en conférer avec les moines qui l'avaient accompagné et promit
+une réponse avant son départ. La réponse fut qu'il y allait de l'honneur
+de leur abbaye, s'ils laissaient le frère indocile passer dans un autre
+couvent, comme il en avait sans doute le dessein, et qu'après avoir
+autrefois choisi leur maison pour asile, il ne pouvait l'abandonner sans
+outrage. Puis, n'écoutant personne, pas même le comte, ils menacèrent
+le fugitif de l'excommunier, s'il ne rentrait aussitôt au bercail, et
+interdirent sous toutes les formes, au prieur qui l'avait accueilli,
+de le retenir plus longtemps, s'il ne voulait avoir sa part de
+l'excommunication.
+
+Cette réponse jeta Abélard et son ami dans une grande anxiété; mais,
+quelques jours après les avoir quittés, l'abbé Adam mourut le 19 février
+1122[134]. Un autre lui succéda le 10 mars suivant; c'était Suger, celui
+qui devait être un jour régent du royaume.
+
+[Note 134: M. Alexandre Lenoir donne la pierre tumulaire d'Adam.
+_Musée des mon. franç._, t. 1, p. 234, pl. n° 518.--Cf. _Gall. Christ._,
+t. VII, p. 308.]
+
+Suger était alors un homme tout politique, un simple diacre employé par
+le roi aux plus grandes affaires, et à l'époque où il devint abbé, en
+ambassade à Rome auprès du pape. Abélard, accompagné de l'évêque de
+Meaux Burchard, qui s'intéressait à lui, se rendit auprès du nouvel
+abbé, ou de celui qui le suppléait jusqu'à son retour, et renouvela les
+demandes adressées au prédécesseur. La décision se faisant attendre,
+peut-être parce qu'on attendait Suger, il se pourvut, grâce à
+l'entremise de quelques amis, par-devant le roi et son conseil. Il ne
+trouva pas que Louis VI eût grand souci de la qualité d'Aréopagite
+pour le patron de la royale abbaye qui devait garder son tombeau, et
+l'affaire reprit une tournure favorable.
+
+Étienne de Garlande, alors grand-sénéchal de l'hôtel, se chargea de tout
+arranger. Il était diacre aussi comme Suger; mais homme d'État et homme
+de guerre, il entrait peu dans les désirs ou les convenances du clergé,
+et saint Bernard regardait l'un et l'autre ministre comme deux calamités
+pour l'Église[135].
+
+[Note 135: Voyez la lettre qu'il écrivit quatre ans après à l'abbé
+Suger pour le féliciter sur sa conversion. (Saint Bern. _Op.,_ ep.
+LXXVIII.)]
+
+Abélard avait compté sur la politique du conseil du roi. Il croyait
+savoir qu'on y pensait que, moins l'abbaye de Saint-Denis serait
+régulière, plus elle serait soumise et temporellement utile à la
+couronne, peut-être parce qu'on en tirerait plus d'argent. Il pouvait
+donc espérer qu'on se soucierait fort peu d'y retenir un censeur qui
+prêchait la réforme, et qu'on ne prendrait pas fort à coeur les intérêts
+de l'autorité abbatiale ni de la discipline commune. Cette situation
+exceptionnelle de religieux sans monastère qu'il ambitionnait pouvait
+être assez du goût de la cour, et lui il s'accommodait fort bien de
+l'idée de lui devoir sa liberté, et pour ainsi dire de relever d'elle.
+La royauté commençait à devenir pour les individus la protectrice
+universelle; et elle se plaisait dès lors à entreprendre sur toutes les
+juridictions, et à suspendre, suivant son bon plaisir, toutes les
+règles particulières. Étienne de Garlande et Suger s'entendirent donc
+aisément[136]. Pour que tout fût en règle, le ministre fit venir l'abbé
+et son chapitre; et il s'enquit des motifs de l'insistance qu'on avait
+mise à retenir dans un cloître un homme malgré lui, et fit valoir le
+scandale qui pourrait en résulter, sans qu'on en dût espérer rien
+d'utile, puisqu'il y avait entre la congrégation et son censeur une
+évidente incompatibilité d'humeurs. L'abbé demanda seulement que, pour
+l'honneur du monastère, Abélard ne cessât pas de lui appartenir, et
+qu'il allât vivre dans une retraite de son choix, sans jamais entrer
+dans aucune autre communauté. Cette condition fut acceptée, et le tout
+fut promis et ratifié en présence du roi et de son conseil.
+
+[Note 136: Il existe deux lettres adressées à Suger, au nom du pape,
+pour lui recommander un maître Pierre qui, ayant une mauvaise affaire,
+s'était adressé à la cour de Rome. Duchesne qui les a, je crois,
+publiées le premier, veut qu'elles s'appliquent à notre maître Pierre;
+du moins le dit-il dans la table de son recueil _Historiae Francorum
+scriptores_ (t. IV, p. 537 et 538); mais la simple lecture de ces
+lettres prouve que cette opinion est insoutenable, et nous croyons
+volontiers, avec D. Brial, qu'il s'agit d'un certain Pierre de Meaux,
+accusé de quelque violence sous la pontificat d'Eugène III. (_Rec. des
+Hist._, t. XV, p. 455 et 456.)]
+
+Le roi était alors ce Louis le Gros dont le règne fut si mémorable par
+l'émancipation des communes, berceau de la liberté moderne. Il eut la
+gloire d'attacher son nom à ce grand événement, et sa puissance en
+profita, comme si sa volonté en eût été la cause. Tous les progrès de
+l'autorité royale ont été, au moyen âge, des progrès dans le sens
+absolu du mot. Elle ne fut jamais grande, au reste, que lorsqu'elle fut
+libérale. Suger et Garlande s'en montrèrent les habiles ministres, et
+il y a certainement quelque secrète liaison entre la politique qui
+secondait l'affranchissement des communes et celle qui protégeait
+Abélard.
+
+Il était libre, mais il était pauvre. Maître de choisir sa solitude, il
+se retira sur le territoire de Troyes, aux bords de l'Ardusson, dans un
+lieu désert qu'il connaissait pour y être allé souvent lire et méditer,
+ou même enseigner quelquefois[137]. C'était dans la paroisse de Quincey,
+auprès de Nogent-sur-Seine. Là, dans quelques prairies qui lui furent
+données, il construisit avec la permission d'Atton, évêque de Troyes,
+un oratoire de chaume et de roseaux qu'il dédia d'abord à la sainte
+Trinité. Ce fut dans cette retraite qu'il se cacha seul avec un clerc,
+et répétant ces mots du psaume: «Voilà que j'ai fui au loin, et j'ai
+demeuré dans la solitude.» (Ps. LIV, 8.)
+
+[Note 137: «Ubi legere (_alias_ degere) solitus fuerat.» Ce lieu
+est le hameau du Paraclet, à l'est de Nogent-sur-Seine, à dix on douze
+lieues de Troyes, sur la route de Paris. (_Gall. Christ._, t. XII, p.
+609.--_Ab. Op._, ep. 1, p. 28 Not., p. 1117.--Willelm. Godel. et Guill.
+Nang. _Chron., Rec. des Hist_., t. XII, p. 675, et t. XX, p. 781.)]
+
+C'est une chose étrange que les vicissitudes de la vie que nous
+racontons. Elles se multiplient comme les mouvements inquiets de l'âme
+d'Abélard. Téméraire et triste, entreprenant et plaintif, il n'a pas
+réussi a maîtriser la fortune, et il ne sait pas s'astreindre à vivre
+dans un humble repos. Aucune situation régulière et commune ne peut lui
+convenir longtemps. Partout où il paraît, il semble chercher querelle,
+provoquer l'oppression, et, quand il rencontre la résistance, il
+s'étonne en gémissant. Après les grands malheurs, il n'échappe pas
+aux petits; victime des sérieuses passions, il est tourmenté par les
+passions puériles; il se prend d'une querelle domestique avec des
+moines, et aussitôt tout condamné, tout déchu qu'il paraît, il emploie
+des princes et des rois à faire ses affaires, à le délivrer de son abbé,
+à garantir sa liberté; puis, dès qu'elle lui est rendue, n'ayant pu se
+soumettre à la vie du cloître, il se fait ermite[138].
+
+[Note 138: Cette retraite d'Abélard, le repos et l'activité
+philosophique qu'il trouva au Paraclet, ont fixé l'attention d'un auteur
+que nous citerons à cause de son nom et parce qu'il est un des premiers
+en date qui aient parlé de lui. Pétrarque a fait un traité sur la vie
+solitaire, où il vante les philosophes qui ont cherché la retraite, et
+cite, après avoir nommé quelques anciens, «recentiorem unum nec valde
+remetum ab relate nostra.... apud quosdam.... suspectae fidei, at
+profecto non humilis ingenii, Petrum illum cui Abaelardi cognomen.» (_De
+vit. solitar_., l. II, sect. VI, c. I.)]
+
+Mais jamais il ne pouvait demeurer ignoré du reste du monde, et son
+désert était à moins de trente lieues de Paris. On connut bientôt sa
+retraite, et sans doute il ne mit nul soin à la cacher. Le maître
+Pierre vit accourir aux champs pour l'entendre une nouvelle génération
+d'écoliers. Les cités et les châteaux furent désertés pour cette
+Thébaïde de la science[139]. Des tentes se dressèrent autour de lui; des
+murs de terre couverts de mousse s'élevèrent pour abriter de nombreux
+disciples qui couchaient sur l'herbe et se nourrissaient de mets
+agrestes et de pain grossier. Comme saint Jérôme au milieu des déserts
+de Bethléem, il se plaisait à ce contraste d'une vie rude et champêtre
+unie aux délicatesses de l'esprit et aux raffinements de la science; et
+peu à peu, entouré d'une affluence croissante, regardant ces nombreux
+disciples qui bâtissaient eux-mêmes leurs cabanes sur le bord de la
+rivière, il se sentait consolé; il se disait que ses ennemis lui avaient
+tout enlevé et que l'on quittait tout pour le suivre. De moment en
+moment, il pensait que la gloire revenait à lui. Que devaient dire les
+envieux? La persécution, loin de leur profiter, servait à renouveler et
+à singulariser sa fortune. On l'avait réduit à la dernière pauvreté;
+comme le serviteur de l'Évangile, ne pouvant creuser la terre et
+rougissant de mendier[140], voilà que la vieille science, à laquelle
+il devait tant, venait le sauver encore, et lui donnait une école à
+conduire et un institut à fonder. C'étaient des disciples qui lui
+préparaient ses aliments, qui cultivaient, qui bâtissaient pour lui,
+qui lui fabriquaient ses habits; des prêtres même lui apportaient leurs
+offrandes, et bientôt, comme l'oratoire de roseaux était insuffisant,
+ses élèves le reconstruisirent en bois et en pierre. Ce petit édifice
+avait été dédié d'abord à la Trinité, divin objet des leçons et des
+méditations d'Abélard à cette époque; et même il y avait fait placer une
+statue ou plutôt un groupe qui se composait de trois figures adossées,
+et parfaitement semblables de visage, pour exprimer l'unité de nature de
+la trinité des personnes. Cette statue se voyait encore en ce lieu il
+n'y a guère plus d'un demi-siècle. Les trois personnes divines étaient
+sculptées dans une seule pierre, avec la figure humaine. Le Père était
+placé au milieu, vêtu d'une robe longue; une étole suspendue à son cou
+et croisée sur sa poitrine était attachée à la ceinture. Un manteau
+couvrait ses épaules et s'étendait de chaque côté aux deux autres
+personnes. A l'agrafe du manteau pendait une bande dorée portant ces
+mots écrits: _Filius meus es tu_. À la droite du Père, le Fils, avec une
+robe semblable, mais sans la ceinture, avait dans ses mains la croix
+posée sur sa poitrine, et à gauche une bande avec ces paroles: _Pater
+meus es tu_. Du même côté, le Saint-Esprit, vêtu encore d'une robe
+pareille, tenait les mains croisées sur son sein. Sa légende était:
+_Ego utriusque spiraculum_. Le Fils portait la couronne d'épines, le
+Saint-Esprit une couronne d'olivier, le Père la couronne fermée, et sa
+main gauche tenait un globe: c'étaient les attributs de l'empire. Le
+Fils et le Saint-Esprit regardaient le Père qui seul était chaussé.
+Cette image singulière de la Trinité, cet emblème, unique, je crois,
+dans sa forme, attestait assez combien l'esprit d'Abélard était
+profondément coupé de ce dogme fondamental. Cependant quand, en
+s'agrandissant, l'établissement des bords de l'Ardusson devint en
+quelque sorte le monument de cette grâce divine qui l'avait recueilli et
+soulagé dans ses misères, comme c'était le lien de la consolation, il
+lui donna le nom du _Consolateur_ ou du _Paraclet_[141].
+
+[Note 139: «Relictis et civitatibus et castellis.» (_Ab. Op_., ep.
+I, p. 23.)]
+
+[Note 140: Luc, XVI, 3.--(_Ab. Op_., loc. cit., et ep. II, p. 43.)]
+
+[Note 141: D. Gervaise qui écrivait vers 1720, dit qu'en 1701, le
+3 juin, Mme Catherine de la Rochefoucauld, abbesse du Paraclet, fit
+retirer de la poussière cette curieuse antiquité, pour la placer
+solennellement dans le choeur des religieuses sur un piédestal de marbre
+portant une inscription qui en faisait connaître l'origine. Les auteurs
+de l'_Histoire littéraire_, peu favorables à Gervaise, admettent le
+fait. (_Vie d'Abél._, t. I, l. II, p. 229.--_Hist. litt._, t. XII, p.
+95.) D'ailleurs l'auteur des _Annales bénédictines_, qui paraît avoir vu
+la statue, en donne la description exacte. M. Alexandre Lenoir a publié
+une gravure qui la représente, et il semble aussi l'avoir vue avant
+que la révolution ne l'eût détruite. On trouve dans l'_Iconographie
+chrétienne_ de M. Didron un emblème analogue de la Trinité, tiré d'un
+manuscrit de Herrade, abbesse de Sainte-Odile, vers 1160. (_Annal.
+ord. S. Bened._, t. VI, l. LXXIII, p. 85.--_Gall. Christ._, t. XII, p.
+571.--_Mus. des monum. franç._, t. I, pl. n° 516.--_Icon. chrét._, p.
+604.)]
+
+On a peu de détails sur cette école du Paraclet, sur cette académie de
+scolastique qu'il forma au milieu des champs. On sait seulement qu'il
+y maintenait l'ordre avec sévérité; nous en avons un assez curieux
+témoignage. Un valet, un bouvier l'ayant averti de quelques désordres
+secrets parmi les écoliers, le maître les menaça de cesser aussitôt
+ses leçons, ou du moins exigea que la communauté fût dissoute, et leur
+ordonna, s'ils voulaient encore l'entendre, d'aller habiter Quincey. Le
+bourg était assez éloigné, et le jour suffisait à peine pour qu'on eût
+le temps de venir au Paraclet, d'assister aux leçons, de participer aux
+études, et de s'en retourner[142]. D'ailleurs la vie en commun, les
+doctes entretiens, l'existence d'une sorte de congrégation formée, comme
+le dit un de ses membres, _au souffle de la logique (aura logicae)_,
+tout cela était cher aux écoliers, donnait de l'intérêt et de
+l'originalité à leur entreprise; et la sévérité d'Abélard les contrista
+et les humilia. Un d'eux, un jeune Anglais, qui se nommait Hilaire,
+exhala leur douleur commune dans une complainte en dix stances, de cinq
+vers chacune, dont les quatre premiers sont des lignes de latin rimées,
+et le cinquième un vers français qui sert de refrain[143]. Cette chanson
+élégiaque, fortement empreinte de l'esprit et du goût de l'époque, est
+peu poétique et sans élégance; mais elle ne manque pas de sentiment
+ni d'harmonie, et elle prouve avec quelle ardeur on venait de loin se
+réunir autour d'Abélard, avec quel respect on lui obéissait, avec quelle
+avidité on se désaltérait à cette source de savoir et d'éloquence, _quo
+logices fons erat plurimus_. Je me figure que les écoliers chantaient
+en choeur cette complainte, que de telles poésies étaient un de
+leurs habituels passe-temps, et que celle-ci nous donne la forme de
+quelques-unes de celles qu'Abélard lui-même avait su rendre populaires.
+On peut croire du reste qu'il se laissa fléchir et accueillit le voeu
+qu'exprimaient ces mots:
+
+ _Desolatos, magister, respice,
+ Spemque nostram quae languet refice._
+ Tort a vers nos li mestre.
+
+[Note 142:
+ Heu! quam crudelis iste nuntius
+ Dicens: «Fratres, exito citius;
+ Habitetur vobis Quinciacus;
+ Alioquin, non leget monachus.»
+ _Tort a vers nos li mestre_.
+ Quid, Hilari, quid ergo dubitas?
+ Cur non abis et villam habitas?
+ Sed te tenet diei brevitas,
+ Iter longum, et tua gravitas.
+ _Tort a vers nos li mestre_
+ (_Ab. Op_., pars II, _Elegia_, p. 243.)]
+
+[Note 143: Cette prose que d'Amboise a conservée, est curieuse. Les
+quatre vers latins de chaque couplet riment ensemble; ils ont la mesure
+de nos vers de dix pieds, avec une césure après le quatrième, sauf dans
+un seul vers. Il est difficile d'y retrouver aucune mesure de prosodie
+latine; seulement tous se terminent par un iambe. Le refrain français
+est un vers de six pieds, et un des plus anciens vers connus en langue
+vulgaire. _Tort a vers nos li mestre_ ou _mestres_, cela signifie
+_le maître a tort envers nous_ ou _nous fait tort_. Ce qui, selon M.
+Champollion, exprime un regret plutôt qu'un reproche. M. Leroux de
+Liney a placé cette chanson la première dans son _Recueil de chants
+historiques français_. Il la fait précéder de quelques détails que
+abus croyons peu exacts (p. 3); mais il ajoute qu'elle se trouve avec
+d'autres poésies du même auteur dans un manuscrit du XIIe siècle de la
+Bibliothèque Royale. Ce manuscrit a été publié par M. Champollion en
+1838. (_Hilarii versus et ludi_, Paris, petit in-8° de 76 pages, p. 14.)
+Il contient des poésies lyriques et dramatiques vraiment curieuses.
+
+Cet Hilaire, qui n'était encore connu que par cette pièce et par ce
+qu'en disent les _Annales bénédictines_, se rendit à l'école d'Angers,
+après qu'Abélard eut quitté le Paraclet, et y fit une seconde prose
+rimée en l'honneur d'une bienheureuse recluse, Eva d'Angleterre.
+(_Ab. Op._, loc. cit.--_Hist. litt._, t. XII, p. 251, t. XX, p.
+627-630.--_Annal. ord. S. Bened._, t. VI, l. LXVIII, p. 315.)]
+
+La renommée était venue le chercher dans sa solitude. Il fallut bien
+qu'après quelque temps elle signalât son retour, en ramenant les alarmes
+avec elle.
+
+L'enseignement du philosophe n'avait sans doute point changé de
+caractère; le soupçon et la défiance ne cessèrent pas d'accueillir tous
+ses efforts, de poursuivre tous ses succès. Il provoquait naturellement
+l'un et l'autre, et rien de lui n'étant commun, rien ne paraissait
+simple et régulier. Ainsi, on lui fit un crime de ce nom du Saint-Esprit
+gravé au fronton du temple qu'il avait élevé. C'était en effet une
+consécration à peu près sans exemple, la coutume étant de vouer les
+églises à la Trinité entière ou au Fils seul entre les personnes
+divines. On voulut voir dans ce choix inusité une arrière-pensée, et
+l'aveu détourné d'une doctrine particulière sur la Trinité. Il est
+cependant difficile de comprendre comment, lorsque de certaines prières
+sont adressées au Saint-Esprit, lorsqu'une fête solennelle, celle de
+la Pentecôte, lui est spécialement consacrée, il serait coupable ou
+inconvenant de lui dédier un temple, qui sous tous les noms, même sous
+celui de la Vierge ou des saints, doit rester toujours et uniquement la
+maison du Seigneur[144]. Mais c'était une nouveauté, et elle venait d'un
+homme de qui toute nouveauté était suspecte. Avec les progrès de son
+établissement, les préjugés hostiles se ranimaient contre lui. On a même
+cru qu'alors un homme qui devait jouer un grand rôle dans l'Église et
+dans la vie d'Abélard, le nouvel abbé de Cluni, Pierre le Vénérable,
+s'était inquiété de son salut, et par des lettres où brillent à la
+fois un esprit rare et une piété vive et tendre, s'était efforcé de le
+rappeler du travail aride des sciences humaines à l'exclusive recherche
+de l'éternelle béatitude[145]. Ce qui est mieux prouvé, c'est que la
+piété n'inspirait pas à tous alors une sollicitude aussi charitable.
+
+[Note 144: _Ab. Op._, ep. I, p. 30, 31.]
+
+[Note 145: Deux lettres de Pierre le Vénérable sont adressées
+_dilecto filio suo_ ou _praecordiali filio, magistro Petro_. Elles ont
+pour but d'exhorter un homme absorbé par les sciences du siècle, les
+travaux des écoles, l'étude des opinions discordantes des philosophes, à
+se faire pauvre d'esprit, à devenir le philosophe du Christ. La première
+témoigne d'une grande piété et d'un esprit distingué. Martène veut que
+ces deux lettres aient été adressées à Abélard, et dans le temps même
+qu'il enseignait pour la première fois _in Trecensi cella_. Ce ne serait
+pas du moins à cette époque; car il n'avait pas comparu au concile de
+Soissons en 1121, et Pierre le Vénérable ne devint abbé de Cluni qu'en
+1122 ou 1123. Rien d'ailleurs, hors ce nom de _magister Petrus_, ne
+rappelle Abélard. Au Paraclet, on ne lui voit aucune liaison avec l'abbé
+de Cluni. Duchesne, l'éditeur des lettres de celui-ci, croit celles dont
+il s'agit adressées à un moine de Poitiers, appelé dans d'autres Pierre
+de Saint-Jean. A titre de pure conjecture, on pourrait dater ces lettres
+de l'époque très-postérieure où Abélard et Pierre le Vénérable se
+trouvèrent rapprochés, et tout rattacher à la conversion du premier dans
+l'abbaye de Cluni. Mais rien de précis, rien d'individuel n'autorise
+cette hypothèse; autant vaudrait regarder une lettre XXVI où l'abbé de
+Cluni félicite un certain Pierre de sa vie de sainte retraite, comme
+écrite pour notre philosophe, retiré dans ses derniers jours à
+Saint-Marcel. (_Bibl. Clun., Petr. Ven_. ep. IX, X, XXVI, l. I, p. 630,
+657; Not., p. 107.--_Annal. ord. S. Ben_., t. VI, l. LXXXIV, p.84.)]
+
+Les anciens adversaires d'Abélard étaient rentrés dans l'ombre, mais
+d'autres avaient paru, plus dignes et plus formidables.
+
+Deux hommes commençaient à s'élever dans l'Église, tous deux destinés à
+devenir célèbres et puissants, bien qu'à des degrés fort inégaux; tous
+deux renommés par la piété, le savoir, l'activité, l'autorité, par
+toutes les vertus et toutes les passions qui font la grandeur d'un
+prêtre; tous deux d'une charité ardente et d'un caractère inflexible,
+cruels à eux-mêmes, humbles et impérieux, tendres et implacables, faits
+pour édifier et opprimer la terre, et ambitieux d'arriver, par les
+bonnes oeuvres et les actes tyranniques, au rang des saints dans le
+ciel.
+
+L'un, saint Norbert[146], d'une famille distinguée de Xanten, dans le
+pays de Clèves, avait commencé sa vie dans les plaisirs, et atteint,
+comme simple prébendaire, l'âge de trente ans et plus, lorsque le
+repentir le saisit et le jeta dans la réforme. Devenu prêtre en 1116, il
+essaya vainement de convertir son chapitre, et se fit le missionnaire
+ardent de la foi et de la pénitence. Savant, exalté, bizarre jusque
+dans ses manières et son costume, il fut cité comme fanatique devant le
+concile de Frizlar, mais il se justifia, et même il obtint des papes
+Gélase et Calixte II la permission de prêcher la parole sainte.
+Parcourant en apôtre la France et le Hainaut, partout il produisit un
+grand effet sur le peuple, mais réussit peu à réformer les chanoines
+dont il avait particulièrement à coeur la conversion. Ayant échoué
+auprès de ceux de Laon, il se retira non loin de cette ville, dans
+la solitude de Prémontré, y jeta, en 1120, les fondements d'un ordre
+célèbre de chanoines réguliers, et se vit au bout de quatre ans à la
+tête de neuf abbayes florissantes. Il fut d'abord connu sous le titre
+de réformateur des chanoines et devint bientôt archevêque de Magdebourg
+(1126). Puissant et révéré dans l'Église, protégé par de grands princes,
+il unissait à une activité infatigable une foi singulière dans sa propre
+inspiration, dans une sorte de révélation personnelle, qui le conduisit
+à essayer des prophéties et des miracles. Persuadé de la venue prochaine
+de l'Antéchrist, il poursuivait avec un zèle redoutable tout ce qui lui
+semblait menacer la foi et l'unité. On ne sait s'il se rencontra avec
+Abélard; mais ce dernier le désigne comme un de ses persécuteurs, et
+tout dans la vie de Norbert, tout jusqu'au caractère de sa piété, devait
+le rendre incapable d'excuser et de comprendre le christianisme tout
+intellectuel du grand dialecticien de la théologie.
+
+[Note 146: Voyez, dans l'_Histoire littéraire_, l'article _saint
+Norbert_, t. XI, p. 243, et sa vie par Hugo, chanoine de Prémontré, 1
+vol. in-4, 1704.]
+
+L'autre adversaire d'Abélard n'était pas, de son temps, placé fort
+au-dessus de saint Norbert; mais son nom est environné d'un bien autre
+éclat historique. Dès son jeune âge, il s'était signalé par ces prodiges
+d'austérité et d'humilité chrétienne qui domptent tout dans l'homme,
+hormis la colère et l'orgueil, mais qui rachètent l'une et l'autre en
+les consacrant à Dieu. Il vivait dans les misères d'une santé faible,
+encore affaiblie et torturée comme à plaisir par de volontaires
+souffrances. Il se croyait appelé à ressusciter l'esprit monastique, en
+ranimant dans les couvents la morale et la foi. Il avait de plus en plus
+enfoncé dans l'ombre et courbé vers la terre le front pâle de ses moines
+amaigris; mais il ouvrait un oeil vigilant sur le monde, observait les
+prêtres, les docteurs, les évêques, les princes, les rois, l'héritier
+de saint Pierre lui-même; et tantôt suppliant avec douleur, tantôt
+gourmandant avec force, il avait pour tous des prières, des menaces, des
+larmes et des châtiments, et faisait sous la bure la police des trônes
+et des sanctuaires. C'était saint Bernard.
+
+Abélard accuse formellement ces deux hommes d'avoir été, vers l'époque
+où nous sommes arrivés, les principaux artisans de ses malheurs[147].
+Suivant lui, ces _nouveaux apôtres, en qui le monde croyait beaucoup_,
+allaient prêchant contre lui, répandant tantôt des doutes sur sa
+foi, tantôt des soupçons sur sa vie, détournant de lui l'intérêt, la
+bienveillance et jusqu'à l'amitié, le signalant à la surveillance de
+l'Église et des évêques, enfin le minant peu à peu dans l'esprit des
+fidèles, afin que, le jour venu, il n'y eût plus qu'à le pousser pour
+l'abattre. On peut croire que son ressentiment a chargé le tableau; nous
+verrons quelle fut la conduite de saint Bernard, lorsque Abélard
+sera une seconde fois jugé, et cette conduite, nous sommes loin de
+l'absoudre. Mais quelques mots des lettres du saint lui-même semblent
+prouver que jusqu'alors il avait fait peu d'attention aux opinions du
+moine philosophe[148]. Au temps de l'enseignement dans la solitude
+du Paraclet, de 1122 à 1125, on ne sait même s'il le connaissait
+personnellement. Mais il pouvait, au moins, savoir de lui ses plus
+éclatantes aventures, et elles devaient peu le recommander au grand
+réformateur des moines, à l'ami d'Anselme de Laon, de Guillaume de
+Champeaux, au protecteur d'Albéric de Reims. Lorsque Abélard écrivit la
+lettre où il lui donne la première place parmi ses ennemis, il ignorait
+encore qu'un jour il l'aurait pour juge, et ne pouvait, en l'accusant,
+céder au ressentiment contre une persécution future. Quelque chose
+les avait donc déjà opposés l'un à l'autre; il avait donc aperçu sous
+l'indifférence apparente de l'abbé de Clairvaux des germes d'inimitié,
+et deviné la persécution dans les actes qui la préparaient.
+
+[Note 147: _Ab. Op._, ep. I, p. 31. Abélard ne les nomme pas, mais
+la désignation est claire, et elle a été constamment appliquée à saint
+Bernard et à saint Norbert, d'abord par Héloïse, et puis par toutes les
+autorités, comme les censeurs de l'édition de d'Amboise, Bayle, Moreri,
+les auteurs de l'_Histoire littéraire_, etc.; on est unanime sur ce
+point. (_Id._, ep. II, p. 42 et Censur. Doctor. paris.; Not., p.
+1177.--_Dict. crit._, art. _Abélard.--Hist. litt._, t. XII, p. 95.)]
+
+[Note 148: Saint Bern., _Op._, ep. CCXXVII.]
+
+Rappelons-nous que Clairvaux n'était pas à une grande distance du
+Paraclet[149]. Il n'y avait pas dix ans que saint Bernard, quittant
+Cîteaux par l'ordre de son abbé, était descendu avec quelques religieux
+dans ce vallon sauvage pour y fonder un monastère. En peu de temps il
+avait réuni dans ce lieu, nommé d'abord la vallée d'Absinthe, et sous la
+loi d'une vie sévère et d'une piété ardente, de sombres cénobites qui
+tremblaient devant lui de vénération, de crainte et d'amour. Il
+avait créé là une institution qui, sans être illettrée ni grossière,
+contrastait singulièrement avec l'esprit indépendant et raisonneur du
+Paraclet. Clairvaux renfermait une milice active et docile dont les
+membres sacrifiaient toute passion individuelle à l'intérêt de l'Église
+et à l'oeuvre du salut. C'étaient des jésuites austères et altiers.
+Le Paraclet était comme une tribu libre qui campait dans les champs,
+retenue par le seul lien du plaisir d'apprendre et d'admirer, de
+chercher la vérité au spectacle de la nature, voyant dans la religion
+une science et un sentiment, non une institution et une cause. C'était
+quelque chose comme les solitaires de Port-Royal, moins l'esprit de
+secte et les doctrines du stoïcisme[150].
+
+[Note 149: Clairvaux, bourg du département de l'Aube, à quinze
+lieues au delà de Troyes, était une abbaye du diocèse de Langres, fondée
+en 1114 ou 1115, par une colonie venue de Cîteaux sous la conduite de
+saint Bernard. On l'appelait la troisième fille de Cîteaux. (_Gall.
+Christ._, t. IV, p. 706.)]
+
+[Note 150: Cette comparaison ne s'applique évidemment qu'à l'esprit
+d'indépendance du Paraclet et à sa situation locale qui rappelle
+vaguement celle de Port-Royal-des Champs; car rien ne ressemble moins
+aux doctrines du jansénisme que celles d'Abélard; et il a rencontré ses
+juges les plus sévères parmi les calvinistes, comme ses critiques les
+plus indulgents parmi les jésuites.]
+
+Deux institutions aussi opposées et aussi voisines, qui toutes deux
+agissaient sur les imaginations des populations environnantes, ne
+pouvaient manquer d'être rivales ou même ennemies. Elles devaient
+réciproquement se soupçonner et se méconnaître. Il y avait autour du
+Paraclet plus de mouvement, à Clairvaux plus de puissance réelle, et
+je conçois que saint Bernard, inquiet de celte oeuvre de la pure
+intelligence qu'il devait mal comprendre, en inscrivit dès lors l'auteur
+sur ces listes de suspects que la défiance du pouvoir ou des partis est
+si prompte à dresser, heureuse quand elle n'en fait pas aussitôt des
+tables de proscription.
+
+Ce qui est certain, c'est qu'Abélard se sentit menacé. De tout temps
+enclin à l'inquiétude, ses malheurs l'avaient rendu craintif; il était
+prompt à voir la persécution là où il apercevait la malveillance.
+Pendant les derniers jours qu'il passa au Paraclet, il vécut dans
+l'angoisse, s'attendant incessamment à être traîné devant un concile
+comme hérétique ou profane. S'il apprenait que quelques prêtres dussent
+se réunir, il pensait que c'était le synode qui allait le condamner.
+Tout était pour lui l'éclair annonçant la foudre. Quelquefois il tombait
+dans un désespoir si violent qu'il formait le projet de fuir les pays
+catholiques, de se retirer chez les idolâtres et d'aller vivre en
+chrétien parmi les ennemis du Christ. Il espérait là plus de charité ou
+plus d'oubli[151].
+
+[Note 151: _Ab. Op., ep. I, p. 32._]
+
+Une inspiration du même genre lui fit prendre alors un parti funeste,
+et chercher le repos dans le séjour où l'attendaient les plus cruelles
+misères.
+
+On voit encore en basse Bretagne, sur un promontoire qui s'étend au sud
+de Vannes, le long de la baie et des lagunes du Morbihan, les ruines
+d'un antique monastère, au sommet de rochers battus à leur pied par
+les îlots de l'Océan. Là s'élevait au XIIe siècle l'abbaye de
+Saint-Gildas-de-Rhuys, fondée sous le roi Chilpéric I par le saint dont
+elle portait le nom. L'église encore debout, monument romain dans ses
+parties primitives, offre des traces d'une extrême antiquité, et domine
+au loin la pleine mer du haut d'un quai naturel de granit foncé que le
+flot ronge en s'y brisant avec fracas[152]. Vers 1125, la communauté
+avait perdu son pasteur, et avec l'agrément et peut-être sur le désir de
+Conan IV, duc de Bretagne, elle élut Abélard pour remplacer l'abbé Harvé
+qui venait de mourir. Des religieux lui furent députés en France;
+ils obtinrent pour lui le consentement de l'abbé et des moines de
+Saint-Denis, et vinrent offrir au fondateur du Paraclet une des dignités
+de l'Église les plus ambitionnées en ce temps-là. Abélard, alors
+inquiet et menacé, crut entrevoir l'asile et le port. Il accepta, et se
+comparant à saint Jérôme fuyant dans l'Orient l'injustice de Rome, il se
+résolut à fuir dans l'Occident l'inimitié de la France.
+
+[Note 152: _Id. ibid._ et pag. suiv.--Il n'y a plus trace de
+l'ancien couvent, mais l'église offre des parties, comme le choeur et
+les transepts, qui semblent n'avoir jamais été altérées, et qui peuvent
+bien, ainsi qu'on le dit, avoir été bâties de 1008 à 1038. Il y a même
+des murailles et des sculptures qui paraissent antérieures. Les rochers
+de granit qui bordent la côte s'élèvent à pic au-dessus de la mer. Ils
+offrent des anfractuosités qui peuvent recéler des grottes et même des
+passages souterrains conduisant du sol du vieux couvent à la mer. C'est
+un lieu sévère et imposant. (Mérimée, _Notes d'un voyage dans l'ouest
+de la France_, 1836, p. 281 et suiv.--_Magasin Pittoresque_, t. IX, p.
+311.)]
+
+On l'appelait dans un pays barbare dont la langue même lui était
+inconnue; mais la vie d'incertitude et de péril lui devenait
+insupportable, sa force ne suffisait plus à ses épreuves; toujours aussi
+imprudent et rendu plus timide, il était prêt à chercher dans les partis
+extrêmes le repos et la sécurité qu'il voulait à tout prix. Il partit
+donc pour la Bretagne; et ce pasteur, plein de souvenirs mélancoliques,
+de méditations rêveuses, tout occupé des plus délicates recherches de la
+pensée, alla gouverner un indomptable troupeau de moines sauvages, qui
+n'auraient pas su l'entendre et ne voulaient point lui obéir. Une vie
+grossière et déréglée, le désordre, la violence, la férocité, tels
+étaient les nouveaux ennemis qu'il avait à vaincre; dès les premiers
+instants, il reconnut avec effroi quelle tâche ingrate et chimérique il
+avait acceptée. Pour comble d'ennuis, un seigneur, tyran de la contrée,
+à la faveur de l'inconduite des religieux, avait fait comme la conquête
+du monastère dont il tenait presque tous les domaines; il écrasait les
+moines de ses exactions, il les forçait à payer tribut comme des juifs.
+La communauté étant ainsi dépouillée, ses membres recouraient pour leurs
+besoins journaliers à leur abbé qui n'y pouvait suffire, et qui se
+plaisait peu d'ailleurs à soudoyer leurs profusions, leurs débauches,
+et la scandaleuse famille que chacun d'eux s'était donnée. De là des
+plaintes continuelles, des reproches, des vols secrets, et une sorte
+de complot pour compromettre ou lasser un chef trop sévère, et le
+contraindre de renoncer à son opiniâtre désir de rétablir la discipline.
+Abélard, privé d'appui, de conseil, n'ayant personne qui pût le seconder
+ou le comprendre, vivait dans le sentiment pénible d'un isolement sans
+repos et d'une activité sans puissance. Au dehors, les satellites du
+tyran voisin l'épiaient en le menaçant; au dedans, les frères lui
+dressaient mille embûches. Là, sur ces rochers désolés, au bruit sourd
+des flots, en présence de l'immensité sombre du ciel et de la mer, il
+songeait avec une inexprimable tristesse à la vanité de toutes ses
+entreprises. Il se rappelait tous les maux qu'il avait voulu fuir, il
+voyait ceux qu'il était venu chercher, et il hésitait dans le choix.
+
+Une mélancolie profonde respire dans tout ce qu'il a écrit, et par
+là aussi il a devancé son temps et se trouve en intelligence avec la
+tristesse un peu plaintive du génie littéraire du nôtre. Des monuments
+singuliers de cette disposition d'âme ont été retrouvés naguère. La
+bibliothèque du Vatican a livré à l'érudition allemande des chants
+élégiaques longtemps inconnus, _Odae flebiles_, où sous le voile
+transparent de fictions bibliques il exhale ses propres douleurs. Ces
+poésies dont on a restitué jusqu'à la musique ne sont pas dénuées
+d'inspiration, et sous le nom de quelque personnage hébraïque qu'il met
+en scène, il y laisse échapper des plaintes dictées et comme animées par
+ses souvenirs[153]. Par exemple, dans ce chant d'Israël sur la perte
+de Samson, ne croit-on pas entendre les gémissements du prisonnier
+de Saint-Médard, après sa disgrâce et sa chute? «Le plus fort des
+hommes.... le bouclier d'Israël.... Dalila d'abord l'a privé de sa
+chevelure, puis ses ennemis, de la lumière. Ses forces exténuées, la vue
+perdue, il est condamné à la meule; il s'épuise dans les ténèbres; il
+brise dans un travail d'esclave ses membres faits aux jeux de la guerre.
+Qu'as-tu, Dalila, obtenu pour ton crime? quels présents? nulle grâce
+n'attend la trahison....»
+
+[Note 153: _P. Aboelardi Planctus cum notis
+musicalibus.--Spicilegium Vaticanum._ Ed. Carl Greith, Frauenfeld, 1838,
+p. 121-131.--Le manuscrit conservé à Rome contient six chants: Dina,
+fille de Jacob; Jacob pleurant ses fils; les compagnes de la fille de
+Jephté; Israël pleurant Samson; le chant de David sur la mort d'Abner,
+et celui sur Saül et Jonathan. Le titre dit que la musique est jointe,
+et elle a, dit-on, été récrite avec la notation moderne. Cependant j'ai
+eu dans les mains deux exemplaires de ce livre, et aucun ne contenait
+cette musique.]
+
+Lorsqu'il exprime les douleurs de Dina, fille de Jacob, repoussée par
+ses frères pour le crime de Sichem, ne dirait-on pas qu'il fait parler
+Héloïse? «Je suis devenue la proie d'un homme impur, j'ai été séduite
+par les jeux de l'ennemi. Malheur à moi, misérable, qui me suis moi-même
+perdue!.... Siméon et Lévi, vous avez dans la peine égalé l'innocent
+au coupable.... L'entraînement de l'amour sanctifie la faute.... La
+jeunesse, la légèreté de l'âge, une raison faible encore aurait dû
+recevoir de ceux que l'âge a mûris un moindre châtiment.... Malheur à
+moi, malheur à toi, misérable jeune homme[154]!....»
+
+[Note 154:
+
+ Amoris impulsio
+ Culpae sanctificatio,....
+ Levis aetas juvenilis
+ Minusque discreta
+ Ferre minus a discretis
+ Debuit in poena.]
+
+Et l'élégie vraiment poétique qu'il met dans la bouche des vierges,
+amies de la fille de Jephté, n'est-elle pas le choeur des tristes
+compagnes d'Héloïse, entourant de larmes et de sanglots l'autel
+monastique où la victime se sacrifie[155]?
+
+[Note 155:
+
+ Ad testas choreas coelibes
+ Ex more venite Virgines!
+ Ex more sint odae flebiles
+ Et planctus ut cantus celebres,
+ Incultae sint moestae facies
+ Plangentum et flentum similes!....
+ O stupendam plus quam flendam virginem!
+ O quam rarum illi virum similem....
+ Quid plura, quid ultra dicemus?
+ Quid fletus, quid planctus gerimus?
+ Ad finem quod tamen cepimus
+ Plangentes et flentes ducimus.
+ Collatis circa se vestibus,
+ In arae succensae gradibus,
+ Traditur ab ipsa gladius....
+ Hebraeae dicite Virgines,
+ Insignis virginis memores,
+ Inclytae puellae Israel,
+ Hac valde virgine nobiles!]
+
+Comme à Saint-Denis, comme à Saint-Médard, Abélard dut à Saint-Gildas
+s'abandonner à ces inspirations touchantes; et ses vers, sous la forme
+pédantesque de l'hymne rimée des latinistes du moyen âge, sont empreints
+de cette douleur pensive, rare au moyen âge, et que laisse à l'âme la
+perte de l'enthousiasme, de la gloire et de l'amour.
+
+À ces sombres rêveries, un remords venait s'ajouter. Il avait abandonné
+son cher Paraclet, dispersé ou laissé son troupeau à l'aventure, déserté
+ses derniers amis. Sa pauvreté ne lui avait pas permis de pourvoir à la
+continuation du divin sacrifice sur l'autel qu'il avait élevé. Mais un
+incident qui semblait un nouveau malheur vint lui donner un moyen de
+réparer sa faute et de fonder le seul monument qui devait durer après
+lui.
+
+Depuis le jour où nous avons vu le crime l'arracher aux pompes du
+siècle, un nom a cessé en quelque sorte d'être prononcé dans la vie
+d'Abélard. Le souvenir qui semble la remplir et qui la protège encore
+dans l'esprit de la postérité paraît absent de sa pensée, ou du moins il
+est enseveli et scellé comme dans la tombe au plus profond de son coeur.
+Les portes du couvent d'Argenteuil s'étaient fermées sur celle qui avait
+consenti à ce suprême sacrifice, l'oubli. Cependant son caractère et son
+esprit l'avaient bientôt mise au premier rang; elle était prieure, et
+l'Église parlait d'elle avec respect. Or, il advint que Suger, qui,
+novice à Saint-Denis dans sa jeunesse, y avait étudié les chartes du
+monastère, entreprit de revendiquer celui d'Argenteuil, à titre d'ancien
+domaine enlevé par les événements à son abbaye. Il paraît en effet
+certain que les fondateurs en avaient, au temps du roi Clotaire III,
+légué la propriété aux moines de Saint-Denis, qui en jouirent assez
+négligemment jusqu'au règne de Charlemagne. Mais ce prince jugea à
+propos d'en faire don à sa fille Théodrade, et Adélaïde, femme de Hugues
+Capet, y avait encore réuni des religieuses. Plus de cent ans s'étaient
+donc écoulés depuis que l'établissement, devenu riche, demeurait au
+pouvoir des femmes. Mais Suger, qui avait du crédit auprès du pape
+Honorius II et du roi Louis VI, fit valoir les anciens titres, entre
+autres une donation fort en règle des empereurs Louis le Débonnaire
+et Lothaire son fils[156], et il accusa les religieuses de quelques
+désordres que par malheur il réussit à prouver[157]. Il était devenu
+sévère, et après quatre ans d'une administration fort différente, il
+avait entrepris la réforme de son ordre en commençant par la sienne. Sur
+ses instances, une bulle de 1127 déposséda les religieuses d'Argenteuil;
+elles furent, l'année suivante, expulsées violemment; quelques-unes
+entrèrent à l'abbaye de Notre-Dame-des-Bois[158]; les autres, parmi
+lesquelles on comptait Héloïse, et probablement Agnès et Agathe, deux
+nièces d'Abélard, cherchaient çà et là un asile, lorsque l'abbé de
+Saint-Gildas fut averti et crut apercevoir une occasion favorable de
+réparer l'abandon du Paraclet. Il revint précipitamment en Champagne
+(1129) et il engagea la prieure d'Argenteuil à s'établir, avec celles de
+ses religieuses qui lui restaient attachées, dans l'oratoire abandonné.
+En même temps, il lui fit, ainsi qu'à ses compagnes, cession perpétuelle
+et irrévocable du bâtiment et de tous les biens qui en dépendaient.
+Atton, l'évêque de Troyes, approuva cette donation, qui devait être,
+moins de deux ans après, confirmée par le pape, et déclarée inviolable
+sous peine d'excommunication[159].
+
+[Note 156: Ce titre existe, et il ne permet pas de douter que
+Hermenric et sa femme Mummana ou Numana, les fondateurs de la maison
+d'Argenteuil en 665, ne l'eussent donnée au couvent de Saint-Denis;
+Louis le Débonnaire y règle qu'elle reviendra à ce couvent après la
+mort de sa soeur. Mais les Normands parurent bientôt qui pillèrent et
+détruisirent Argenteuil comme tout le reste, et sous Hugues Capet, les
+moines omirent de réclamer leurs droits. (_Ab. Op._; Not. p. 1180.)]
+
+[Note 157: C'est Suger lui-même qui affirme en très-gros mots le
+dérèglement des religieuses d'Argenteuil, prouvé par une enquête que
+dirigèrent le légat, évêque d'Albano, l'archevêque de Reims et les
+évêques de Paris, de Chartres et de Soissons. (Duchesne, _Script.
+Franc._, t. IV; Suger, _De reb. a se gest._, p. 333.--_Rec. des Hist._,
+t. XII; _vit. Ludovic Gross._, p. 49; _Grandes chron. de France_, XVI,
+p. 180.)]
+
+[Note 158: Autrement dit l'abbaye de Sainte-Marie-de-Footel, ou de
+Malnoue, ou _Beata Maria de Nemore_, sur les bords de la Marne, auprès
+de Champigny. On ne sait pas la date de sa fondation. (_Gall. Christ._,
+t. VII, p. 586.)]
+
+[Note 159: Jamais les accusations dirigées contre l'abbaye
+d'Argenteuil n'en ont atteint la prieure; et l'on peut conclure qu'elles
+étaient fort exagérées, ou ne concernaient aucunement celles des
+compagnes d'Héloïse qui la suivirent au Paraclet. La considération dont
+elle jouissait dans l'Église, est un fait universellement reconnu, et
+la première bulle d'institution du Paraclet est empreinte d'une faveur
+marquée pour elle. D'Amboise a publié dix bulles, lettres ou diplômes
+de différents papes, tirés du cartulaire de ce couvent, et portant
+concession de propriétés, droits, privilèges. Elles datent toutes de
+l'administration d'Héloïse. Dans la première, elle n'est désignée que
+par le titre de prieure de l'oratoire de la Sainte-Trinité. Celui
+d'abbesse lui est donné dans la suivante qui est de 1130. Ce n'est que
+dans la troisième que le monastère est appelé le Paraclet. (_Ab. Op_.,
+p. 346-354.)]
+
+Il arriva en effet vers ce temps un événement qui émut vivement tout le
+clergé de France. Le pape Honorius était mort au mois de février 1130,
+et aussitôt Rome avait été divisée entre Grégoire, cardinal-diacre de
+Saint-Ange, élu dès le lendemain et qui prit le nom d'Innocent II,
+et Pierre de Léon, qui peu de jours après avait, dans l'église de
+Saint-Marc, été promu par d'autres cardinaux au souverain pontificat
+sous le nom d'Anaclet.
+
+Des désordres graves éclatèrent, et malgré les efforts de la puissante
+famille des Frangipani, qui lui donnèrent asile dans leur château fort,
+Innocent II se vit contraint de chercher un refuge en France, et il
+débarqua au port de Saint-Gilles avec tous les cardinaux de son parti.
+Des nonces marchèrent devant lui pour le faire reconnaître; réuni par
+ordre du roi, le concile d'Étampes, à la voix de saint Bernard, le
+proclama le vrai pape; Pierre le Vénérable, abbé de Cluni, annonça qu'il
+le recevrait en grande pompe dans le monastère même où Anaclet avait
+été religieux; et le roi vint au-devant de lui. Ainsi appuyé par la
+puissance temporelle et par les deux hommes les plus considérables de
+l'Église gallicane, il traversa solennellement la Gaule, visitant les
+monastères, dédiant les églises, consacrant les autels, confirmant les
+donations pieuses, présidant les conciles ou assemblées synodales
+qu'il rencontrait sur son chemin, et distribuant des bénédictions, des
+reliques et des indulgences. «Ce qui fut,» dit Orderic Vital, «une
+immense charge pour toutes les églises des Gaules; car il ne touchait
+rien des revenus du siége apostolique[160].»
+
+[Note 160: «Immensam gravedinem ecclesiis Galliarum ingessit.»
+(_Ord. Vit. Hist. eccles._, l. XIII. _Rec. des Hist._, t. XII, p. 750.)]
+
+Il s'arrêta quelque temps à Chartres où l'avait reçu l'évêque Geoffroi
+dont la réputation était si grande, et qui y gagna bientôt le titre
+de légat. Là s'étaient réunis pour l'honorer plusieurs personnages
+importants dans le clergé; là, Henri I, roi d'Angleterre, qui se
+trouvait en Normandie, était venu, amené par saint Bernard, le
+reconnaître et lui rendre hommage. De Chartres, Innocent II se proposait
+de partir pour Liège, où il comptait voir l'empereur Lothaire et
+s'assurer de son adhésion. Il se dirigea donc sur Étampes et voulut
+séjourner à Morigni, monastère de l'ordre de Saint-Benoît, fondé près de
+cette ville sur les bords de la Juine, vers la fin du XIe siècle, par
+Anseau, fils d'Arembert, et protégé par le roi et par son père Philippe
+I. Il demeura deux jours dans cette maison, et à la prière de l'abbé,
+il daigna consacrer le maître-autel de son église, sous l'invocation de
+saint Laurent et de tous les martyrs, le 20 janvier 1131[161].
+Cette cérémonie fut remarquable par le rang et le nom de ceux qui y
+assistaient; c'était d'abord le pape, entouré de son sacré collège,
+c'est-à-dire de onze cardinaux au moins, parmi lesquels on distinguait
+les évêques de Palestrine et d'Albano, et Haimeric, chancelier de la
+cour de Rome, cardinal-diacre de Sainte-Marie-Nouvelle. Le métropolitain
+du lieu, Henri dit le Sanglier, archevêque de Sens, remplissait auprès
+du pape l'office de chapelain, et ce fut l'évêque de Chartres qui
+prononça le sermon. Les moines qui ont soigneusement écrit la chronique
+du monastère de Morigni n'ont pas manqué de célébrer ce jour mémorable,
+et de nommer les abbés dont la présence en relevait encore la splendeur;
+c'étaient Thomas Tressent, abbé de Morigni, Adinulfe, abbé de Feversham,
+Serlon, abbé de Saint-Lucien de Beauvais, l'abbé Girard, _homme lettré
+et religieux_; c'étaient surtout «Bernard, abbé de Clairvaux, qui était
+alors le prédicateur de la parole divine le plus fameux de la Gaule, et
+Pierre Abélard, abbé de Saint-Gildas, lui aussi homme religieux, et le
+plus éminent recteur des écoles où affluaient les hommes lettrés de
+presque toute la latinité[162].»
+
+[Note 161: La date est donnée par la chronique du monastère de
+Morigni: «Anno incarnati Verbi MCXXX, XIII kal. februarii.» (_Ex Chron.
+mauriniac, Rec. des Hist._, t. XII, p. 80.)]
+
+[Note 162: _Ex Chron. maur., ibid._--Voyez aussi dans le même
+volume, p. 59 et 60; Suger, _De vit. Ludov. Gross._; le t. XII de la
+_Gall. Christ._, p. 45; l'_Histoire de saint Bernard_, par Neander, l.
+II; et l'_Histoire littéraire de la France_, t. XII, p. 218-220.]
+
+Abélard vit donc à cette époque le chef de la chrétienté; il forma des
+relations directes avec des membres du sacré collége; il figura, avec
+saint Bernard, parmi les plus illustres représentants de l'Église
+gallicane. Sans doute l'intérêt de son établissement du Paraclet n'était
+pas étranger à son voyage. Il venait solliciter pour cette institution
+naissante l'autorisation et la bénédiction du successeur de saint
+Pierre; et, en effet, la même année, le 28 novembre, nous voyons que,
+pendant le séjour qu'à son retour de Liége Innocent II fit à Auxerre, il
+délivra à ses bien-aimées filles en Jésus-Christ, Héloïse, prieure, et
+autres soeurs de l'oratoire de la Sainte-Trinité, un diplôme qui leur
+assurait la propriété entière et sacrée de tous les biens qu'elles
+possédaient et de tous ceux que leur pourrait concéder la libéralité des
+rois ou des princes, avec peine de déchéance et de privation du corps et
+du sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ contre quiconque oserait attenter
+dans l'avenir à leurs droits ou possessions.
+
+Ainsi fut fondé le célèbre institut du Paraclet, dont Héloïse, à
+vingt-neuf ans, fut la première abbesse. Du moins le devint-elle de
+fait; car bien qu'elle ne reçoive que le titre de prieure, dans la bulle
+du pape, elle n'avait point de supérieure; une seconde bulle, datée de
+1136, la désigne sous le nom d'abbesse; une troisième appelle du nom
+de monastère du Paraclet l'oratoire de la Sainte-Trinité[163]; le
+saint-siége, dans sa prudence, ne craignit donc pas de consacrer cette
+invocation au divin Consolateur dont le préjugé avait fait un crime à la
+reconnaissante piété d'Abélard.
+
+[Note 163: _Ab. Op., literae seu diplom._, p. 346-348.]
+
+Dans les premiers temps, l'abbesse et ses soeurs menèrent une vie de
+privations; mais elles priaient avec ferveur, le Saint-Esprit sembla les
+secourir. Le respect et l'affection des populations voisines vinrent à
+leur aide; les dons des fidèles accrurent leurs ressources, et au bout
+de quelque temps l'établissement prospéra.
+
+Cette création fut pour Abélard, au milieu de tant d'afflictions, une
+consolation inespérée, et plus que jamais il rendit grâces au Paraclet.
+Une fois enfin, il n'avait point fait de mal à ce qu'il aimait.
+
+Quand revit-il Héloïse? la revit-il à cette époque de sa vie? rien ne
+l'atteste. Peut-être même à son silence est-il permis de croire que tous
+ces arrangements se conclurent sans que les deux époux fussent un moment
+réunis. Quoiqu'il en soit, bornons-nous à citer les paroles calmes et
+douces par lesquelles il termine, au milieu de ses tristes récits, le
+tableau de cette heureuse fondation.
+
+«Et, Dieu le sait, elles se sont, dans une année, plus enrichies, je
+pense, en biens terrestres que je ne l'aurais fait en cent ans, si
+j'avais continué d'habiter au Paraclet; car, si leur sexe est plus
+faible, la pauvreté des femmes est plus touchante, et plus facilement
+elle émeut les coeurs, et leur vertu est plus agréable à Dieu et aux
+hommes. Puis, le Seigneur accorda aux yeux de tous une si visible grâce
+à cette femme, ma soeur[164], qui était à leur tête, que les évêques
+l'aimaient comme leur fille, les abbés comme leur soeur, les laïques
+comme une mère; et tous également ils admiraient sa piété, sa prudence,
+et en toute chose une incomparable douceur de patience. Plus il était
+rare qu'elle se laissât voir, toujours enfermée dans sa chambre pour s'y
+livrer avec plus de pureté à la méditation sainte et à la prière, plus
+on venait du dehors avec ardeur implorer sa présence et les conseils
+d'un entretien tout spirituel.»
+
+[Note 164: «Illi sorori nostrae.» (_Ab. Op._, ep. I, p. 34.)]
+
+Abélard, de retour dans son abbaye, reprit le triste gouvernement de ses
+indociles sujets. Il vivait là, toujours livré à des soins pénibles,
+mais ayant du moins une pensée douce. Cependant, comme les commencements
+du Paraclet furent difficiles, et que les religieuses eurent à souffrir
+de leur dénûment, les voisins de ce couvent blâmaient son absence; on
+lui reprochait de délaisser un établissement qu'il n'avait pourtant,
+ce semble, aucun moyen de secourir. I1 y fit donc plusieurs voyages et
+porta à ses soeurs ses conseils et son appui. Il prêcha devant elles
+et pour elles, et leur donna ainsi quelques secours spirituels et
+temporels. Il paraît qu'il avait hésité quelque temps; une sorte
+d'effroi le tenait éloigné de ces pieuses femmes et de ce lieu où
+retournait si souvent sa pensée. Mais leur intérêt et la réflexion le
+décidèrent; il cessa de leur refuser sa présence, et comme il était
+alors plus que jamais tourmenté par ses moines, il se créa ainsi,
+au sein de l'orage, _un port tranquille où il pouvait quelque peu
+respirer_. Cependant on a des preuves qu'il voyait à peine Héloïse et
+qu'il lui parlait peu[165]. Elle-même s'en plaindra bientôt.
+
+[Note 165: _Id. ibid._, p. 38, et op. II, p. 40.]
+
+Mais ces soins, ces visites, ces voyages devinrent le sujet de nouveaux
+soupçons. La malignité y vit je ne sais quel reste d'une passion mal
+éteinte. On lui reprocha de ne pouvoir supporter l'absence de celle
+qu'il avait trop aimée. Et je doute que l'on dît vrai; il semble au
+contraire que son âme endurcie et glacée n'avait plus de sensibilité que
+pour la douleur.
+
+Toutefois si l'on regarde plus attentivement au fond de ses pensées, on
+peut dans la réserve de son langage, dans la bienveillance froide et
+gênée de sa conduite et de ses expressions, reconnaître une sorte de
+parti pris, et deviner les combats que se livraient dans son âme les
+cuisants regrets, la honte amère, le respect de soi-même, de la religion
+et du passé, peut-être la crainte vague de la faiblesse de son coeur.
+Mais tous ces sentiments comprimés, il les reporte dans la sollicitude
+attentive et délicate du directeur de conscience. Il semble ne tracer
+pour ses religieuses et pour leur abbesse que des exhortations
+évangéliques, des règles monacales, des lettres de spiritualité, tout
+ce que dicte la piété et l'érudition; mais il règne dans tout cela une
+sympathie si tendre, quoique si contenue, une préoccupation si évidente
+et si vive de tous les intérêts confiés à sa foi, et en même temps, dès
+qu'il s'agit de vérités générales et de philosophie religieuse, une
+confiance si absolue et un besoin si intime d'être entendu et compris,
+qu'on ne peut sans un mélange d'étonnement, de respect et de pitié,
+assister à cette étrange et dernière transformation de l'amour.
+
+Mais le XIIe siècle n'entrait point dans ces finesses; et en tout temps
+peut-être, dans les circonstances bizarres de ces deux destinées, la
+malignité humaine aurait trouvé quelque pâture. Abélard se montre
+vivement sensible à ces calomnies imprévues. Il en souffre, car
+désormais il souffre de tout. Il descend à s'en justifier, il descend
+à une apologie ensemble ridicule et douloureuse. Puis s'élevant à des
+considérations générales, il demande si l'on veut renouveler contre lui
+les infâmes accusations qui poursuivaient saint Jérôme dans le cercle de
+pieuses femmes qu'il animait de sa ferveur et de son génie. Sera-t-il
+réduit à dire comme lui: «Avant que je connusse la maison de cette Paule
+si sainte, toute la ville retentissait du bruit de mes études; j'étais,
+au jugement de presque tous, déclaré digne du souverain pontificat....
+Mais je sais que la mauvaise comme la bonne réputation conduit au chemin
+du ciel[166].»
+
+[Note 166: _Ab. Op._, ep. I, p. 85.--Sanc. Hieron. _Op._, I. IV,
+pars II, ep. XXVIII, _ad Asellam._]
+
+Tandis qu'il voyait ainsi calomnier les sentiments les plus purs et les
+actions les plus simples, il rencontrait de nouveaux tourments dans sa
+laborieuse administration. Ce n'est plus sa tranquillité, c'est sa vie
+qui était en péril. S'il s'éloignait du couvent, il avait à craindre la
+violence de ses ennemis; s'il y rentrait, il trouvait dans ceux que son
+titre l'obligeait d'appeler ses enfants la haine et la perfidie. Il ne
+croyait pas pouvoir voyager en sûreté; il était exposé aux plus noirs
+complots. Du moins soupçonna-t-il plus d'une tentative homicide dirigée
+contre lui, jusque-là qu'il eut à prendre des précautions pour célébrer
+la messe, et crut un jour qu'un poison avait été versé dans le calice.
+Une fois qu'il était venu à Nantes auprès du comte, alors malade, il
+logeait chez un de ses frères qui habitait cette ville, peut-être Raoul,
+peut-être le chanoine Porcaire[167]. On essaya par les mains d'un valet
+de faire empoisonner ses aliments; du moins, comme il s'était abstenu
+d'y toucher, un moine qui l'accompagnait, en ayant mangé, mourut, et
+le criminel serviteur se trahit en prenant la fuite. Après de telles
+tentatives, il dut songer à sa sûreté; il quitta la maison conventuelle,
+et se retira dans quelques cellules isolées avec le peu de frères qui
+lui étaient attachés. Mais il ne pouvait sortir sans redouter un nouveau
+guet-apens, et lorsqu'il devait passer par un chemin ou par un sentier,
+il craignait qu'on n'apostât à prix d'argent des voleurs pour se défaire
+de lui. Ce fut dans une de ses courses qu'il fit une grave chute de
+cheval; il dit même qu'il se brisa la nuque, et cette fracture quelle
+qu'elle fût porta une atteinte profonde à sa santé déjà trop éprouvée et
+à ses forces déclinantes: il avait alors plus de cinquante ans.
+
+[Note 167: Le comté de Nantes était depuis longtemps réuni au duché
+de Bretagne, et le titre de comte de Nantes était, surtout dans cette
+partie de ses États, donné de préférence au duc. Le Nécrologe du
+Paraclet donne à Abélard un frère nommé Raoul, et l'on voit dans un
+cartulaire de Buzé, qu'en 1150 il y avait un chanoine de la cathédrale
+de Nantes qui se nommait Porcaire (_Porcarius_) et qui ayant un neveu
+nommé Astralabe, pouvait aussi être un frère d'Abélard. Enfin sa
+Dialectique est dédiée à son frère Dagobert ou à frère Dagobert. (_Ab.
+Op._, Not., p. 1142.--_Mém. pour servir à l'Histoire de Bretagne_, par
+D. Morice, t. 1, p. 587.--Ouvr. inéd. _Dial._, p. 229.)]
+
+Il lui restait une dernière arme contre ces révoltes opiniâtres, contre
+ces crimes audacieux, l'excommunication. Il la prononça enfin. Ceux des
+moines qu'il redoutait le plus s'engagèrent par la foi dans l'Évangile
+et par le sacrement à quitter tout à fait l'abbaye et à ne plus
+l'inquiéter désormais; mais cet engagement si solennel fut impudemment
+enfreint, et il fallut que, par ordre du pape et par les soins d'un
+légat spécialement envoyé, en présence du comte et des évêques, on les
+forçât de renouveler le serment violé et de prendre quelques autres
+engagements.
+
+L'ordre ne fut pas rétabli après l'expulsion des plus mutins; Abélard
+rentra dans la maison; il voulut reprendre l'administration, il se livra
+aux moines qui étaient restés et qu'il suspectait le moins; il les
+trouva pires encore que ceux dont il était délivré. Au lieu du poison,
+on parlait de l'égorger. Il fallut fuir, et gagnant la mer, dit-on, par
+un passage souterrain, il s'échappa sous la conduite d'un seigneur de la
+contrée[168].
+
+[Note 168: Je crois que c'est ainsi qu'il faut traduire: «Cujusdam
+proceris terrae conductu vix evasi.» (P. 39.) Gervaise et Niceron
+entendent qu'Abélard se sauva par un égout, _conductu terrae_. Soit que
+cette version ait prévalu de tout temps, soit qu'elle eût été elle-même
+inspirée par le souvenir d'un fait traditionnel, on montre encore dans
+les anciens jardins de Saint-Gildas-de-Rhuys, le soupirail par où l'on
+dit qu'il s'évada pour gagner une embarcation qui l'attendait au bas de
+la terrasse dont la mer baigne le pied. Mais le trou et le passage sont
+de construction moderne. (_Vie d'Ab._, t. II, p. 14 et _Mém. pour servir
+à l'Hist._, etc., t. IV, p. 11.--_Magasin Pittoresque_, t. IX, p. 312.)]
+
+C'est retiré dans un asile où cependant il ne se jugeait pas encore en
+sûreté, où, se soumettant à mille précautions, il croyait voir le glaive
+toujours prêt à le frapper, qu'il fit un retour sur le passé de son
+orageuse vie et qu'il écrivit pour un ami malheureux[169] cette lettre
+fameuse qui porte le nom d'histoire de ses calamités, _Historia
+calamitatum_. Ce sont les mémoires de sa vie, ouvrage singulier pour
+le temps, qui rappelle parfois et les Confessions de saint Augustin et
+celles de J.-J. Rousseau.
+
+[Note 169: Je suis porté à croire que cet ami est un personnage
+imaginaire. J'ignore sur quel fondement quelques auteurs l'ont appelé
+Philinte. C'est une fantaisie de Bussy-Rabutin. (Voyez sa traduction
+des Lettres, et _Abail. et Hél._, par Turlot, p. 3.) Un anonyme a
+aussi publié comme une traduction fidèle une imitation très-libre de
+l'_Historia calamitatum_ où il interpelle, sous le nom de Philinte, le
+correspondant d'Abélard, et donne à Héloïse une servante intrigante,
+_une brune_, qu'il appelle _Agathon_. (_Hist. des infortunes d'Abailard.
+Lettres d'Abailard à Philinte_, in-12 de 48 pages, Amsterd. 1698.)]
+
+Cet ouvrage appartient à ce qu'on a de nos jours nommé la littérature
+intime, à celle qui est l'expression des sentiments individuels. Par là
+il est singulièrement original. Je ne crois pas qu'on trouvât sans peine
+dans le même temps un écrit dont l'auteur se proposât uniquement de
+raconter les aventures de son esprit et les émotions de son coeur. Une
+autobiographie aussi romanesque semble une oeuvre de ces époques où
+l'intelligence, sans cesse repliée sur elle-même, analytique et rêveuse
+à la fois, développe cette personnalité expansive et savante qui fait
+de l'âme tout un monde. Je regarde, en effet, cette première lettre
+d'Abélard comme une composition littéraire. La forme d'une narration
+destinée à raffermir un ami contre le malheur par le spectacle de
+douleurs plus grandes me paraît un cadre artificiel que l'auteur donne
+au tableau de sa vie et de ses peines. C'est comme un pendant de la
+célèbre lettre où Sulpicius console Cicéron de la perte de sa fille
+par la peinture des calamités de tant de cités en ruines et d'empires
+détruits. Mais Abélard offrant pour consolation à l'infortune l'image de
+ses propres malheurs est plus saisissant et plus dramatique. L'état de
+son âme est désespéré; rien n'est plus triste que son récit, et c'est
+une lecture poignante. L'effet naît du fond du sujet, car la forme n'est
+pas toujours heureuse; il y a de beaux traits et beaucoup d'esprit, mais
+l'ouvrage manque à la fois d'éloquence et de naturel. Le style, étudié
+sans élégance, orné sans grâce, a quelque froideur dans sa subtilité
+spirituelle, dans son érudite redondance. Abélard discute toujours; il
+démontre par arguments et citations les sentiments les plus simples, les
+émotions les plus vives. Les actions se hasardaient alors plus que les
+pensées, et dès qu'on écrivait, il fallait tout justifier. Mais il
+raconte des aventures réelles et tragiques, il ouvre son âme tout en
+dissertant sur ce qu'elle éprouve; en raisonnant, il souffre, et il vous
+met ainsi dans la confidence d'illusions si cruelles, de si violents
+mécomptes, d'humiliations si déchirantes, il vous fait assister de si
+près aux douleurs et aux faiblesses d'un homme supérieur, qu'il n'est
+pas de roman plus pénible à lire, et qu'aucun enseignement meilleur ne
+vous saurait être donné de la misère des plus belles choses de ce monde,
+le génie, la science, la gloire, l'amour.
+
+L'_Historia calamitatum_ marque une grande époque dans la vie d'Abélard.
+D'abord c'est à dater de cette épître que les détails biographiques
+commencent à nous manquer; puis, comme pour combler cette lacune et
+diminuer nos regrets, c'est cette lettre qui nous a valu les lettres
+d'Héloïse. Jusque-là, il ne reste rien d'elle; on ne la connaît que par
+son amant; maintenant elle va parler elle-même. Nous entrerons dans un
+récit d'une forme nouvelle; pour raconter, nous aurons davantage besoin
+de nos conjectures. Par exemple, on ignore si Abélard resta longtemps
+chez ce seigneur qui l'avait recueilli, et si cette maison fut son
+dernier asile en Bretagne. Il y écrivit sa grande épître; ses lettres
+postérieures indiquent qu'il demeura quelque temps soit dans ce lieu,
+soit dans un autre de la même contrée, avant de rompre tout lien avec
+les moines de Saint-Gildas. On suppose avec quelque apparence de raison
+qu'il rédigea vers ce temps ou revit et mit en ordre une partie de ses
+ouvrages. Plusieurs des écrits composés pour le Paraclet doivent
+être venus de la Bretagne. Enfin l'on ne sait quand ni comment il la
+quitta[170]. Il est évident que, malgré tant de cruels dégoûts, il
+répugnait à renoncer, au moins par le fait, à son abbaye. Le devoir et
+un juste orgueil le retenaient; son ambition n'avait nullement dédaigné
+la dignité dont l'élection l'avait revêtu; c'était alors un rang
+très-élevé que celui de chef et de gouverneur d'une importante
+communauté. C'était une position forte dans l'Église, et tant qu'il la
+conservait, il devait peu craindre ses ennemis; c'était de plus une
+fortune, et hors de là je crois qu'il n'avait nulle ressource. Il dit
+lui-même avec naïveté, à la fin de sa grande lettre: «J'éprouve bien
+aujourd'hui quelle est la félicité qui suit les puissances de la terre,
+moi de pauvre moine élevé au rang d'abbé, et devenu d'autant plus
+malheureux que je suis devenu plus riche. Que mon exemple, s'il en est
+qui désirent de tels biens, serve de frein à l'ambition[171].»
+
+[Note 170: Brucker conjecture avec assez de fondement que ce fut en
+1134. (_Hist. crit. phil._, t. III, p. 755.)]
+
+[Note 171: _Ab. Op._, ep. I, p. 40.]
+
+Cependant il se décida enfin à s'éloigner pour jamais de Saint-Gildas.
+Peut-être les moines ne voulaient-ils que son départ, et les attentats
+dont il se crut au moment d'être victime ne furent-ils, pour la plupart,
+que des menaces destinées à l'intimider. On ne cherchait qu'à lui rendre
+sa position insupportable et à se délivrer d'un censeur incommode. Des
+moines rudes et débauchés, habitués à exploiter au profit de leurs vices
+l'impunité de leur profession, ne pouvaient regarder que comme une gêne
+la présence du plus bel esprit de son époque, et peut-être en traçant le
+cynique tableau de l'intérieur de Saint-Gildas, Abélard s'est-il laissé
+aller aux exagérations d'une imagination délicate et craintive. Sa
+délivrance dut être facile; on a vu qu'il avait des amis dans la
+noblesse de la province; il était bien accueilli par le comte de Nantes;
+enfin, il n'était pas sans crédit à la cour de Rome. Ainsi qu'il avait
+été autorisé à garder l'habit de moine de Saint-Denis hors de l'abbaye
+de ce nom, il obtint la permission de rester, hors de son monastère,
+abbé de Saint-Gildas[172].
+
+[Note 172: Il en conserva effectivement le rang et le titre. Le fait
+est attesté par la chronique du monastère. L'extrait qu'en ont publié
+les auteurs du Recueil des historiens de la France, porte à l'année
+1141: «Pierre Abélard, abbé de Saint-Gildas-de-Rhuys, meurt. Ordination
+de l'abbé Guillaume.» (T. XII, _ex Chronic. Ruyens. Coenob._, p. 504.)]
+
+Quoi qu'il en soit, il était encore en Bretagne, chez ses amis, lorsque
+par hasard quelqu'un apporta sa lettre sur ses malheurs à l'abbesse du
+Paraclet. A peine eut-elle connu quelle main l'avait écrite, qu'elle la
+lut avec ferveur, cette _lettre pleine de fiel et d'absinthe, qui lui
+retraçait la misérable histoire de leur commune conversion_. A cette
+lecture, saisie d'une émotion qu'on ne saurait peindre, elle rompit
+un silence de bien des années et écrivit à son ancien époux. C'est la
+première de ses lettres[173]. Qui l'a lue ne l'oubliera jamais.
+
+[Note 173: _Ab. Op._, ep. 11, p. 41-48.]
+
+D'abord elle ne veut que lui dire avec tendresse, mais avec réserve,
+combien ce récit l'a touchée, combien elle déplore ses peines, combien
+tous ces souvenirs sont vrais et tristes; puis elle en prend occasion de
+lui adresser quelques plaintes. Dès qu'il écrit avec tant d'épanchement,
+pourquoi la priver de ses lettres, et en priver, avec elle, toute la
+congrégation qui l'aime si filialement, qui prie si ardemment pour
+lui? Ne sait-il pas, qu'elles aussi elles ont besoin de consolations,
+d'exhortations, de conseils? Ne s'intéresse-t-il plus à l'institut
+qu'il a fondé? ne leur donnera-il plus ces directions qui leur sont
+si nécessaires? a-t-il oublié les commencements si fragiles de leur
+conversion, et ne lui souvient-il pas des doctes traités que les saints
+Pères ont composés pour les femmes consacrées à Dieu? Tant d'oubli
+serait d'autant plus étrange qu'il avait à s'acquitter d'une dette; «car
+enfin tu m'appartiens par un lien sacré, et le monde sait que je t'ai
+toujours aimé d'un amour immodéré[174].»
+
+Et alors cette malheureuse ouvre son coeur gonflé de tendresse et
+d'amertume. Elle lui retrace la grandeur et la constance de son
+dévouement; elle insiste, avec un peu de ressentiment, sur les deux
+sacrifices de sa vie, son mariage et son entrée au couvent. Elle l'a
+épousé pour lui obéir; pour lui obéir, elle s'est donnée à Dieu. Il
+fallait qu'en toute chose on vît qu'il était le maître unique de son
+coeur comme de sa personne[175], car c'est lui seul en lui qu'elle a
+aimé. Être aimée de lui, c'était son orgueil; le nom de sa maîtresse,
+c'était sa gloire. Qui ne le lui aurait pas envié? Quelle femme, quelle
+vierge ne brûlait pas à sa vue? Quelle reine ou grande dame n'a point
+porté envie à ses plaisirs[176]? Mais aussi comme il avait ce qui eût
+séduit toute femme! quel était le charme de sa parole et la douceur de
+ses chansons! Ces chansons qui volaient dans toutes les bouches, qui par
+tous les pays allaient célébrer leur amour, dont la douce mélodie devait
+laisser un souvenir de leur nom dans la mémoire de la foule ignorante,
+c'était là ce qui excitait le plus la jalousie des autres femmes. Aussi
+comme toutes elles soupiraient pour lui! car de tous les dons du corps
+et de l'âme, aucun ne lui manquait. Et quelle est celle des rivales
+d'Héloïse, qui, la voyant privée de tant de délices, ne compatirait
+maintenant à son malheur? quel ennemi si cruel, homme ou femme, n'aurait
+pas pitié d'elle aujourd'hui? «J'ai été bien coupable.... Non, tu le
+sais, toi, je suis innocente. Le crime n'est pas dans l'effet de l'acte,
+mais dans le sentiment de l'agent, et la justice ne pèse pas ce qui a
+été fait, mais le coeur de celui qui l'a fait. Or, ce qu'a toujours été
+mon coeur pour toi, tu peux en juger seul, toi qui l'as éprouvé; je
+soumets tout à ton jugement; je souscris en tout à ton témoignage[177].»
+
+[Note 174: «Tanto te majore debito noveris obligatum quanto te
+amplius nuptialis foedere sacramenti constat esse adstrictum, et eo te
+magis mihi obnoxium quo te semper, ut omnibus patet, immoderato amore
+complexa sum. (Ibid., p. 44.)]
+
+[Note 175: «Ut te tam corporis mei quam animi unicum possessorem
+ostenderem.» (Ibid., p. 46.)]
+
+[Note 176: «Dulcius semper mihi extitit amicae vocabulum, aut, si
+non indigneris, concubinae vel scorti.... Dignius videretur tua dici
+meretrix quam.... imperatrix.... Quae conjugata, quae virgo non
+concupiscebat absentem et non exardebat in praesentem? Quae regina vel
+praepotens femina gaudiis meis non invidebat?» (_Ibid._, p. 45, 46.)]
+
+[Note 177: «Ut etiam illiteratos melodiae dulcedo tui non sineret
+immemores esse. Atque hinc maxime in amorem tui feminae suspirabant....
+Quod enim bonum animi vel corporis tuam non exornabat adolescentiam?
+Quam tunc mihi invidentem nunc tantis privatae delitiis compati
+calamitas mea non compellat....? Et plurimum nocens, plurimum, ut nosti,
+sum innocens. Non enim rei effectus, etc.» (_Ibid._)
+
+Ce que dit ici Héloïse sur l'intention qui seule fait la faute est un
+point de doctrine qu'elle devait à son amant, et qu'il a développé
+dans ses ouvrages de théologie, peut-être avec une exagération que les
+modernes n'ont pas surpassée. Voyez le Commentaire sur l'épître aux
+Romains (p. 625); les Problèmes (p. 426); l'Éthique, _passim_, et le
+troisième livre de cet ouvrage.]
+
+Et pourtant, continue-t-elle, il la néglige et l'oublie au point que
+depuis le jour de sa conversion, présent, elle ne peut jouir de son
+entretien; absent, elle n'est point consolée par ses lettres. C'est
+donc vrai, ce que tout le monde soupçonne; il n'a aimé en elle que le
+plaisir, et tout s'est évanoui avec les désirs qui ne sont plus. Elle
+n'est pas seule à le penser, c'est une conjecture publique. Plût à Dieu
+qu'elle pût lui trouver quelque excuse! Mais son silence le condamne. A
+défaut de sa présence, qu'il lui rende au moins par ses lettres sa chère
+et fugitive image. Pourquoi lui refuser une petite chose et si facile?
+Qu'il se souvienne que, toute jeune encore, il l'a enchaînée à la vie du
+cloître. Elle l'y a précédé, et non suivi, parce qu'il l'a voulu, parce
+qu'il se souvenait que la femme de Loth avait, en fuyant, retourné la
+tête. Si ce dévouement n'a rien mérité de lui, à quoi est-il bon? Le
+sacrifice est vain, car de Dieu, elle n'a point de récompense à espérer,
+puisqu'elle n'a rien fait, rien encore, on le sait, pour l'amour de lui;
+mais Abélard, il eût couru aux enfers, que sur un ordre de lui, elle l'y
+aurait suivi ou devancé. «Car mon âme n'était pas avec moi, mais avec
+toi. Et maintenant encore, si elle n'est avec toi, elle n'est nulle part
+au monde[178].»
+
+[Note 178: «Nulla mihi super hoc merces expectanda est a Deo, cujus
+adhoc amore nihil me constat egisse.... Ad vulcania loca te properantem
+praecedere aut sequi pro jussu lau nemine dubitarem. Non enim mecum
+animus meus, sed tecum erat; sed et nunc maxime, si tecum non est,
+nusquam est. (Ep. u, p. 47.)]
+
+Elle conclut en le priant par grâce de lui écrire, elle a besoin d'une
+lettre qui lui rende quelque force, afin de vaquer plus librement aux
+devoirs du service divin. Autrefois, pour l'entraîner à des voluptés
+temporelles, il la poursuivait de ses lettres; il mettait, par ses
+vers, le nom de son Héloïse dans la bouche de tous. «Toutes les places
+publiques, toutes les maisons le répétaient. Combien tu ferais mieux de
+m'appeler maintenant à Dieu, comme alors à la passion[179]!» Et elle
+finit ainsi cette étrange et incomparable lettre.
+
+[Note 179: _Ab. Op._, ep. II, p. 48.]
+
+Abélard répond comme un _frère spirituel à sa bien-aimée soeur en
+Jésus-Christ_[180]. Il s'excuse d'un long silence par la confiance
+absolue qu'il a dans sa sagesse, sa piété, sa science. Il n'a pas cru
+qu'elle eût besoin d'être exhortée ou consolée, elle à qui Dieu a
+départi tous les dons de sa grâce. Ce qui eût été superflu, quand elle
+n'était que prieure d'Argenteuil, l'est plus encore maintenant qu'elle
+est abbesse du Paraclet. Cependant en promettant de lui adresser des
+instructions, quand il connaîtra mieux ce qu'elle désire, il s'empresse
+du moins de lui envoyer un psautier. Puis passant à la situation funeste
+où lui-même il se trouve, il la supplie, elle et les saintes filles,
+de prier pour lui. Ses maux et ses périls ne lui ont jamais rendu plus
+nécessaire cette pieuse intercession. Et il ne manque pas d'établir avec
+exemples et citations l'efficacité des prières. Mais ce sont surtout les
+siennes, celles d'une femme dont la sainteté est, il n'en doute pas, si
+puissante auprès de Dieu, qu'il réclame avec instance. Cela est juste;
+car il lui appartient, et il lui rappelle ce que disent les Proverbes et
+l'Ecclésiaste de ce que la femme est pour son mari. L'apôtre dit que _le
+mari infidèle est sanctifié par la femme fidèle_; et, en France, qui a
+sauvé Clovis? ce ne sont pas les prédications des saints, ce sont les
+prières de Clotilde[181].
+
+[Note 180: «Dilectissime sorori suae in Christo frater ejus in
+ipso.» (Id., ep. III, p. 49.)]
+
+[Note 181: 1 Cor. VII, 14; _Ab. Op._, ep. III, p. 52.]
+
+Au Paraclet, l'usage était, elle le sait, que lorsqu'il était présent,
+la communauté, en terminant les heures canoniales, dît une oraison à
+l'intention de son fondateur, et qu'après avoir chanté le verset et le
+répons du jour, on ajoutât les prières et la collecte suivante:
+
+«RÉPONS. Ne m'abandonnez pas et ne vous éloignez pas de moi, Seigneur.
+
+«VERSET. Soyez toujours attentif à me secourir, Seigneur.
+
+«PRIÈRE. Sauvez, mon Dieu, votre serviteur qui espère en vous. Seigneur,
+entendez ma prière et que mes cris aillent jusqu'à vous[182].
+
+[Note 182: Toutes ces prières sont tirées des psaumes XXXVII, LXXXV
+et CI.]
+
+«ORAISON. Dieu qui avez daigné réunir en votre nom, par la main de votre
+serviteur, vos petites servantes, nous vous supplions de lui accorder
+ainsi qu'à nous le don de persévérer dans votre volonté. Par notre
+Seigneur, etc.»
+
+A ces prières, Abélard demande qu'on en substitue de nouvelles, dont
+il envoie le texte, et qui, composées dans la même forme, sont plus
+instantes, plus précises, et se rapportent mieux à sa violente
+situation[183]. Il termine par un voeu qui devait être accompli. Si
+ses ennemis réussissent et lui ôtent la vie, il désire que son corps,
+ailleurs inhumé ou délaissé, soit transporté dans le cimetière du
+Paraclet, afin que ses filles ou plutôt ses soeurs, en voyant son
+tombeau, adressent pour lui plus de prières à Dieu; car il ne sait pas,
+pour une âme gémissante de l'erreur de ses péchés, un lieu plus sûr et
+plus salutaire que le temple voué au divin Consolateur.
+
+[Note 183: Voici l'oraison: «Deus qui por servum tuum ancillulas
+tuas in nomino tuo dignatus es aggregare, te quoesumus ut cum ab omni
+adversitate protegas et ancillis tuis incolumem roddas. Per Dominum,
+etc.» (_Ab. Op._, ep. III, p. 53)]
+
+Telle est la lettre qu'Abélard, alors rempli de piété et de tristesse,
+envoie pour consolation à celle qui lui _fut chère dans le siècle_ et
+qui lui est maintenant _très-chère en Jésus-Christ_[184]. On voit
+qu'il se concentre dans les sentiments et les devoirs pour ainsi dire
+officiels de sa position, et que, par un effort réfléchi, il s'élève ou
+se réduit à la mission austère et tendre d'un guide mystique et d'un
+frère en esprit et en vérité. Tout ce qui dut alors se passer dans son
+âme, Dieu seul le sait, et nous n'essaierons pas de peindre ce que nous
+ne devinons qu'à demi.
+
+[Note 184: _Id. ib_., p. 40.]
+
+La controverse était, à cette époque, la forme naturelle de l'esprit
+humain. Les lettres d'Abélard et d'Héloïse sont tour à tour des
+thèses et des réfutations, et elle argumente en lui répondant. Nous
+n'analyserons pas cette réponse où la discussion prend place à côté des
+aveux emportés de la passion. Nous ne montrerons pas Héloïse repoussant
+presque comme une parole trop dure le voeu suprême d'Abélard qui osait
+parler de sa mort, et lui reprochant de leur demander des prières le
+jour où _les malheureuses ne sauront plus que pleurer_[185]; puis,
+entreprenant d'établir en forme qu'il a tort de dire tant de bien des
+femmes, qu'elles ont toujours fait un grand mal à ceux qui les ont
+aimées, et que l'Ecriture en maint passage leur est défavorable; nous ne
+la montrerons pas se citant alors en exemple, et se complaisant dans la
+peinture des faiblesses de son âme. Tout le monde doit lire ces pages
+uniques où elle qualifie ses fautes dans le langage sévère de la
+religion, et confesse sans remords que le remords lui est inconnu; où,
+déchirant le voile qui couvrait ses souvenirs, ses regrets, ses désirs
+les moins exprimables, elle semble prendre à coeur de répudier tous les
+mérites que se plaisait à louer en elle Abélard, afin qu'il n'y trouve
+plus que l'immortel amour que lui-même alluma. Comment rendre, en effet,
+l'aveu des pensées ardentes que l'abbesse du Paraclet nourrit dans la
+solitude de sa cellule, dans l'isolement de ses nuits, et qui la suivent
+à l'autel, et la charment plus encore qu'elles ne l'obsèdent au bruit
+des chants d'église? Tout cela est si sérieux et si vrai que, lorsque
+Héloïse parle elle-même, on oublie l'impureté des paroles. Traduites
+et répétées, elles perdraient tout ensemble le feu qui les anime et la
+vérité qui les excuse. Ne citons que quelques mots qui révèlent avec une
+rude ingénuité ce que cette âme si ferme pensait d'elle-même.
+
+[Note 185: «Flere tunc miseris tantum vocabit, non orare licebit.»
+(_Ab. Op._, ep. IV, p. 55.)]
+
+«Mes passions m'oppriment d'autant plus que ma nature est plus faible.
+Ils me disent chaste, ceux qui n'ont pas découvert que je suis
+hypocrite. Ils confondent la pureté de la chair avec la vertu, quoique
+la vertu soit de l'âme et non du corps. J'ai quelque mérite parmi les
+hommes, je n'en ai pas devant Dieu; il sonde les reins et les coeurs, et
+il voit ce qui est caché. On me tient pour religieuse, dans ce temps où
+ce n'est pas une petite partie de la religion que l'hypocrisie, où
+les plus grandes louanges sont assurées à celui qui ne blesse pas le
+jugement des hommes. Et peut-être est-il louable et dans une certaine
+mesure agréable à Dieu de ne point scandaliser l'Église par l'exemple
+des oeuvres extérieures, quelle que soit d'ailleurs l'intention; on
+évite ainsi d'exciter les infidèles à blasphémer le nom du Seigneur,
+et d'avilir, aux yeux des hommes charnels, l'ordre où l'on a fait
+profession. C'est aussi un certain don de la grâce divine, sinon de
+faire le bien, au moins de s'abstenir du mal. Mais qu'importe ce premier
+pas, si le second ne le suit, selon qu'il est écrit: _Éloigne-toi du mal
+et fais le bien?_ (Ps. XXXVI, 27.) Et encore l'un et l'autre précepte
+est-il vainement accompli, s'il ne l'est par l'amour de Dieu. Or, dans
+toutes les situations de ma vie, Dieu le sait, je crains plus encore de
+t'offenser que d'offenser Dieu; c'est à toi que je désire plaire plutôt
+qu'à lui. C'est ton ordre et non l'amour divin qui m'a fait prendre
+cet habit. Vois donc quelle malheureuse et lamentable vie je mène,
+si j'endure ici tant de maux sans fruit, ne devant avoir aucune
+rémunération dans la vie future. Longtemps ma dissimulation t'a trompé
+comme beaucoup d'autres; tu prenais l'hypocrisie pour de la religion,
+et voilà comme en te recommandant à mes prières, tu me demandes ce que
+j'attends de toi. Cesse, je t'en conjure, de présumer ainsi de moi, et
+ne renonce pas à m'aider en priant pour moi. Ne me juge pas guérie et ne
+me retire point le bienfait du remède; ne me crois pas riche et n'hésite
+pas à secourir mon indigence; ne me parle pas de ma force, car je puis
+tomber avant que tu n'aies soutenu ma faiblesse chancelante.
+
+«Cesse donc tes louanges.... Le coeur de l'homme est mauvais et
+impénétrable. Qui le connaîtra? L'homme a des voies qui paraissent
+droites, et finalement elles conduisent à la mort. Aussi est-il
+téméraire de le juger; l'examen n'en est réservé qu'à Dieu; c'est ainsi
+qu'il est écrit: _Tu ne loueras pas l'homme durant la vie_[186]. Et
+surtout il ne faut pas le louer, quand la louange peut le rendre moins
+louable. Ainsi tes louanges sont pour moi d'autant plus dangereuses
+qu'elles me sont plus douces; et j'en suis d'autant plus captivée et
+charmée que je mets mon étude à te plaire en toutes choses. Crains pour
+moi, je t'en conjure, au lieu d'être sûr de moi, et que ta sollicitude
+me vienne toujours en aide. C'est aujourd'hui qu'il faut craindre,
+aujourd'hui que tu ne calmes plus les désirs de mon âme[187]. Ne me dis
+donc plus, pour m'exhorter au courage et m'exciter au combat, ces mots
+de l'apôtre: _La vertu s'achève dans la faiblesse.... Celui-là seul sera
+couronné qui aura régulièrement combattu_[188]. Je ne cherche pas la
+couronne de la victoire; il me suffit d'échapper au péril. Il est plus
+sûr de l'éviter que d'engager le combat. Dans quelque coin du ciel que
+Dieu me relègue, il fera bien assez pour moi.»
+
+[Note 186: _Eccl_., XI, 30. Il y a dans le texte sacré: _Ne loue pas
+un homme avant sa mort._]
+
+[Note 187: «Nunc vere praecipue timendum est ubi nullum
+incontinentiae meae superest in te remedium. (_Ab. Op_., ep. IV, p.
+61.)]
+
+[Note 188: II Cor. XII, D.--II Timoth. II, 5.]
+
+Abélard accueillit cette lettre comme une confession pour y répondre par
+une homélie[189]. Il en traita tous les points avec méthode, et trouva
+dans toutes les plaintes d'une infortunée le motif ou le prétexte d'un
+sermon. D'abord, il ne veut voir dans les aveux d'Héloïse qu'une preuve
+d'humilité, et il l'approuve de ne point aimer la louange, pourvu
+cependant qu'elle prenne garde d'imiter la Galatée de Virgile qui fuit
+et cherche en fuyant ce qu'elle semble éviter. A la peinture de leurs
+malheurs passés et de ses cruels regrets, il répond comme un confesseur
+que ces maux sont un châtiment mérité, une leçon utile, une expiation
+nécessaire. Il lui rappelle fort nettement leurs péchés, afin de la
+bien convaincre que Dieu ne leur a fait que justice. Il la prie donc
+très-instamment de déposer toute cette amertume dont il la croyait
+délivrée, et surtout de ne plus déplorer les circonstances de leur
+commune conversion, dont elle devrait plutôt remercier le ciel. Il
+la conjure, puisqu'elle tient tant à lui plaire, de lui épargner le
+tourment qu'elle lui cause, et si elle croit qu'il aille vers Dieu, de
+ne pas se séparer de lui. «Viens à moi, et sois ma compagne inséparable
+dans l'action de grâces, toi qui as participé à la faute et au bienfait.
+Car Dieu n'a pas non plus oublié ton salut, que dis-je? il s'est surtout
+souvenu de toi, lui qui t'avait en quelque sorte marquée comme à lui
+par un nom prophétique, en t'appelant Héloïse de son propre nom qui est
+Héloïm[190]. C'est lui, dis-je, qui a voulu dans sa bonté nous sauver
+tous deux, lorsque le démon s'efforçait de nous perdre, en ne frappant
+qu'un de nous. Car peu de temps avant que le malheur arrivât, il nous
+avait liés l'un à l'autre par l'indissoluble loi du sacrement du
+mariage, et tandis que t'aimant sans mesure, je ne souhaitais que de
+te garder à jamais, déjà il préparait tout pour que cet événement nous
+ramenât à lui. Car si tu ne m'avais été unie par le mariage, lorsque
+j'ai quitté le siècle, les prières de tes parents ou les désirs de
+la chair t'auraient enchaînée au siècle. Vois donc combien Dieu
+s'inquiétait de nous, comme s'il nous réservait à quelque grand
+emploi, et qu'il vît avec indignation ou avec regret que cette science
+littéraire, ces talents qu'il nous avait remis à tous deux, ne fussent
+point dépensés pour l'honneur de son nom[191]; ou comme s'il eût craint
+pour son serviteur plein d'incontinence, parce qu'il est écrit que les
+femmes font apostasier les sages mêmes: témoin Salomon le plus sage des
+hommes.
+
+[Note 189: Id., ep. V, p. 62 et suiv.]
+
+[Note 190: Abélard explique et décompose lui-même ce nom du
+Seigneur dans son Commentaire sur la Genèse. En lisant ce passage dans
+l'Hexameron où le nom d'Héloïm revient plusieurs fois sous sa plume, il
+est impossible de ne pas penser qu'à quelque époque qu'il l'ait écrit,
+fût-ce dans les jourfs d'austère retraite à Cluni, par une puissante
+liaison d'idées, le nom chéri devait lui revenir avec des souvenirs bien
+différents des préoccupations de l'exégèse et de la théologie. (_Expos.
+in Hexam. Thés. nov. anecd_., 1. V, p. 1371.)]
+
+[Note 191: Le mot _talent_ est toujours pris par Abélard
+métaphoriquement dans le sens de la parabole du père de famille. (Matt.,
+XXV, 15, etc.)]
+
+«Combien au contraire le talent de ta sagesse rapporte tous les jours
+d'usures au Seigneur! Déjà tu lui as donné un troupeau de filles
+spirituelles, tandis que je demeure stérile et que je travaille
+inutilement parmi les enfants de perdition. Oh! quelle perte détestable,
+quel déplorable malheur, si aujourd'hui, t'abandonnant aux souillures
+des voluptés de la chair, tu donnais douloureusement le jour à quelques
+enfants du monde, au lieu de cette famille nombreuse que tu enfantes
+avec joie pour le ciel! Tu ne serais plus qu'une femme, toi qui
+surpasses les hommes, et qui as changé la malédiction d'Ève en
+bénédiction de Marie! Oh! qu'il serait indécent que ces mains sacrées
+qui tournent aujourd'hui les pages des livres divins, fussent réduites à
+servir à des soins grossiers! Dieu a daigné nous arracher aux souillures
+contagieuses, aux plaisirs de la fange, et nous attirer à lui par cette
+force dont il frappa saint Paul pour le convertir, et peut-être a-t-il
+voulu, par notre exemple, préserver d'une orgueilleuse présomption les
+autres personnes habiles dans les lettres[192].»
+
+[Note 192: «Hoc ipso fortassis exemplo nostro alios quoque
+literarium peritos ab hac deterrere praesumptione. (_ Ab. Op_., ep, v,
+p. 72-73.)]
+
+Puis, par un mouvement dont la véhémence éloquente tranche avec sa
+manière un peu didactique, Abélard l'engage à surmonter ses douleurs en
+lui présentant le tableau des souffrances de Jésus-Christ, exhortation
+presque inévitable dans la bouche du prédicateur chrétien, mais qui sera
+éternellement émouvante et pathétique.
+
+«Ma soeur,» ajoute-t-il, «c'est ton époux véritable que cet époux de
+toute l'Église: garde-le devant tes yeux, porte-le dans ton coeur....
+C'est lui qui de toi ne veut que toi-même. Il est ton véritable ami,
+celui qui ne désirait que toi et non ce qui était à toi. Il est ton
+véritable ami celui qui disait en mourant pour toi: _Personne n'a pour
+ses amis une plus grande affection que celui qui donne sa vie pour eux_,
+(Jean, XV, 13.) Il t'aimait, lui, véritablement, et non pas moi. Mon
+amour, qui nous enveloppait tous deux dans le péché, était de la
+concupiscence, et non de l'amour. Je satisfaisais en toi mes désirs
+misérables, et c'était là tout ce que j'aimais. J'ai, dis-tu, souffert
+pour toi, et c'est peut-être vrai; mais j'ai plutôt souffert par toi,
+et encore malgré moi; j'ai souffert, non pour l'amour de toi, mais par
+contrainte et par force, non pour ton salut, mais pour ta douleur. Lui
+seul a souffert salutairement, volontairement pour toi, qui par sa
+passion guérit toute langueur, écarte toute passion. Que pour lui donc,
+je t'en prie, et non pour moi, soit tout ton dévouement, toute ta
+compassion, toute ta componction. Pleure cette iniquité si cruelle
+commise sur une si grande innocence, et non la juste vengeance de
+l'équité sur moi, ou plutôt, je te l'ai dit, une grâce suprême pour tous
+deux.... Pleure ton réparateur et non ton corrupteur, celui qui t'a
+rachetée, et non celui qui t'a perdue, le Seigneur mort pour toi, et non
+un esclave vivant, ou plutôt qui vient enfin d'être vraiment délivré de
+la mort. Prends garde, je t'en prie, que ce que dit Pompée à Cornélie
+gémissante ne te soit honteusement appliqué: _Pompée survit aux
+combats, mais sa fortune a péri, et tu pleures; c'est donc là ce que tu
+aimais_[193]. Pense à cela, je t'en supplie, et rougis, à moins que
+tu ne veuilles défendre de honteuses fautes. Accepte donc, ma soeur,
+accepte patiemment ce qui nous est arrivé miséricordieusement....[194]»
+
+[Note 193:
+
+ Vivit posi proella Magnus,
+ Sed fortuna perit; quod défies illud amasti.
+ (Lucan. _Phar_., \. XIII, v. 84.)]
+
+[Note 194: _Ab. Op._, ep. V, p. 73-76.]
+
+«Je rends grâces au Seigneur qui t'a dispensée de la peine et réservée à
+la couronne. Tandis que par une seule souffrance corporelle, il a glacé
+en moi toute ardeur coupable, il a réservé à ta jeunesse de plus grandes
+souffrances de coeur par les continuelles suggestions de la chair, pour
+te donner la couronne du martyre. Je sais qu'il te déplaît d'entendre
+cela, et que tu me défends de parler ainsi, mais c'est le langage de
+l'éclatante vérité; à celui qui combat toujours appartient la couronne,
+parce que _nul ne sera couronné qui n'aura pas régulièrement combattu_.
+Pour moi, aucune couronne ne me reste, parce que je n'ai plus à
+combattre.» Il finit en lui demandant ses prières, et en lui adressant
+une nouvelle formule d'oraison qu'elle récitera avec ses religieuses,
+mais qui n'est visiblement que pour elle.
+
+Chose étrange! cette prière, dans sa forme liturgique et sacrée, est
+peut-être ce qu'il lui écrit de plus tendre. L'amour respire dans cet
+élan de l'âme vers une céleste pureté.
+
+«Dieu qui, dès la première création de l'humanité, formas la femme de
+la côte de l'homme, et consacras comme un très-grand sacrement l'union
+nuptiale; toi qui as relevé le mariage par un immense honneur, soit
+en naissant d'une femme mariée, soit en consommant les miracles de
+ta naissance, et qui as jadis accordé le mariage comme un remède aux
+égarements de ma fragilité; ne méprise pas les prières de ta faible
+servante, prières que j'épanche en présence de ta majesté et pour mes
+fautes et pour celles de mon bien-aimé[195]. Pardonne, ô très-clément! ô
+la clémence même! pardonne à nos crimes si grands, et que l'immensité de
+nos péchés éprouve la grandeur de ta miséricorde ineffable. Punis, je
+t'en supplie, des coupables dans la vie présente, afin de les épargner
+dans la vie future; punis une heure, afin de ne point punir une
+éternité. Prends envers tes serviteurs la verge de correction, non le
+glaive de la colère. Afflige la chair pour sauver les âmes. Épure et ne
+venge pas, sois bon plutôt que juste; le Père miséricordieux n'est pas
+un Seigneur austère. Éprouve-nous, Seigneur, et tente-nous, comme te
+le demande le Prophète. Ne semble-t-il pas dire: Regarde d'abord nos
+forces, et modère en conséquence le poids des tentations. Ainsi parle le
+bien-heureux saint Paul dans ses promesses à tes fidèles: _Car Dieu est
+puissant, et ne souffrira pas que vous soyez tenté au delà de votre
+pouvoir, mais il vous donnera, avec la tentation même, la puissance d'en
+triompher._ (1 Cor. X, 13.) Tu nous as unis, Seigneur, et tu nous as
+séparés quand il t'a plu et comme il t'a plu. Maintenant, Seigneur, ce
+que tu as miséricordieusement commencé, accomplis-le en miséricorde; et
+ceux que tu as une fois séparés dans le monde, réunis-les à toi à jamais
+dans le ciel, ô notre espérance, notre appui, notre attente, notre
+consolation, Seigneur, qui es béni dans les siècles! Amen.»
+
+[Note 195: «Pro mei ipsis charique mei excessibus. (_Ab. Op._, ep.
+V, p. 77.)]
+
+Héloïse reçut la prière, la répéta sans doute plus d'une fois les yeux
+en pleurs, mais elle obéit: elle n'objecta rien, ne concéda rien; elle
+promit seulement de ne plus rien écrire de tout cela; elle savait se
+sacrifier, mais non pas changer. Sa réponse commence ainsi: «Pour que tu
+ne puisses en rien m'accuser de désobéissance, le frein de ta défense a
+été imposé à l'expression même d'une douleur immodérée, afin qu'au moins
+en écrivant, je retienne des paroles dont il serait difficile ou plutôt
+impossible de se défendre dans un entretien. Car rien n'est moins en
+notre puissance que notre coeur; loin de lui pouvoir commander, force
+nous est de lui obéir. Lorsque les affections du coeur nous pressent,
+nul ne repousse leurs subites atteintes, et elles éclatent facilement au
+dehors par les actions, plus facilement encore par les paroles, signes
+bien plus prompts des passions du coeur; selon qu'il est écrit: _La
+bouche parle d'abondance de coeur_. J'interdirai donc à ma main d'écrire
+ce que je ne pourrais empêcher ma langue d'exprimer. Dieu veuille que le
+coeur qui gémit soit aussi prompt à obéir que la main qui écrit!
+
+«Tu peux cependant apporter quelque remède à ma douleur, si tu ne peux
+l'enlever tout entière....[196]»
+
+[Note 196: _Ab. Op_. ep, VI, p. 78.]
+
+Et le remède qu'elle demande, c'est qu'il veuille bien d'abord lui
+enseigner l'origine historique des ordres religieux de femmes, ainsi que
+leurs droits et leur autorité; puis, lui envoyer une règle écrite, qui
+convienne à la communauté, et détermine complètement son état, ses
+devoirs et son habit. La lettre n'est plus qu'une longue suite de
+questions et de réflexions sur ces matières d'un intérêt purement
+monastique.
+
+Cette lettre est la dernière. Héloïse paraît n'avoir plus écrit. Mais
+Abélard lui envoya la dissertation qu'elle demandait avec un plan de vie
+religieuse et une règle détaillée, qui est curieuse à lire et rédigée
+avec beaucoup de soin et de sévérité. Aussi, assure-t-il qu'en la
+composant, il a imité Zeuxis, qui pour peindre la beauté d'une déesse,
+fit poser cinq jeunes filles devant lui. Il a eu, lui, plus de modèles
+sous les yeux pour retracer la vierge du Christ. Ces modèles, ce sont
+les Pères de l'Église. J'ai cueilli chez eux,» dit-il, «de nombreuses
+fleurs pour orner les lis de ta chasteté[197].» Désormais la
+correspondance devint sans doute une pure correspondance spirituelle.
+L'abbé de Saint-Gildas ne fut plus que le directeur de l'abbesse du
+Paraclet; le couvent tout entier l'appelait _notre maître_.
+
+[Note 197: Si nous n'avions déjà beaucoup cité, il y aurait un
+intérêt d'un autre genre dans les extraits de la correspondance relative
+à la règle du couvent. Héloïse avait remarqué que la règle commune aux
+couvents d'hommes et de femmes était celle de Saint-Benoît, établie,
+dans l'origine, uniquement pour les hommes, et elle demandait quelques
+adoucissements qui ne nous paraissent nullement exagérés, comme, par
+exemple, la permission d'avoir du linge. Abélard ne lui accorda pas
+toutes les modifications qu'elle demandait, et lui composa avec force
+citations et réflexions une règle assez peu différente de celle de
+Saint-Benoît. (_Ab. Op._, ep. VII, p. 91; ep. VIII, p. 130.) A la
+suite de la lettre d'Abélard, les archives du Paraclet contenaient
+un règlement intérieur que l'on croit l'ouvrage d'Héloïse ou plutôt
+l'expression de l'ordre qu'elle avait elle-même établi. Duchesne l'a
+imprimé. (Ibid., p. 108.) Il paraît que c'est à peu près la règle de
+Saint-Benoît suivant les statuts généraux de l'ordre de Prémontré.
+(_Hist. litt._, t. XII, p. 640.)]
+
+On peut se demander quel était l'état de l'âme d'Abélard. Avait-elle
+été entièrement brisée par le temps, le malheur, la réflexion, la
+préoccupation accablante de ses chagrins et de ses périls? Le besoin
+du repos, un sentiment de dignité personnelle, un orgueil souffrant
+réglait-il sa conduite et son langage? ou bien enfin la dévotion
+dominait-elle en lui tout le reste? Il est probable que ces diverses
+causes agissaient à la fois, et l'avaient amené peu à peu à l'état où
+nous le voyons. Les croyances et les habitudes de la religion et plus
+encore celles du sacerdoce ont cet avantage de pousser et d'autoriser
+les hommes à prendre une attitude convenue d'avance pour autrui comme
+pour eux-mêmes, de leur permettre des sentiments et un langage factices
+et pourtant sincères et dignes, de leur donner enfin un personnage à
+jouer en parfaite tranquillité de conscience. Elles nous prêtent en un
+mot un caractère; elles font en nous ce que les théologiens appellent un
+homme nouveau. C'est un manteau que la grâce donne à la nature, et la
+faiblesse humaine croit s'améliorer, quand elle ne réussit qu'à se
+déguiser. Peut-être a-t-elle raison; souvent le coeur ne gagne pas à
+être vu. Et cependant la sympathie profonde sera toujours pour l'âme
+ingénue et libre qui, ne s'environnant que de voiles transparents,
+laissera percer sa lumière intérieure, au risque de montrer le feu qui
+la consume. Héloïse se conforma aux volontés d'Abélard et pour lui à
+tous les devoirs de son état. Sous la déférence de la religieuse, elle
+cacha le dévouement de la femme. Elle le lui dit avec les formes de la
+dialectique, jusques dans la suscription de sa dernière lettre: _A Dieu
+spécialement, à lui singulièrement_[198]. Ce qui signifie en bonne
+logique, _à Dieu par l'espèce, à lui comme individu_; et ce qui se
+dirait en sens inverse aujourd'hui: «La religieuse est à Dieu, la femme
+est à toi.» Mais elle n'ajouta pas un mot de plus, et son coeur rentra
+dans le silence. Elle vécut, puisqu'on le voulait, paisiblement,
+saintement; elle asservit et sacrifia sans résistance toutes ses actions
+à ce que réclamaient d'elle le ciel et son amant. Mais inconsolable
+et indomptée, elle obéit et ne se soumit pas; elle accepta tous ses
+devoirs, sans en faire beaucoup de cas, et son âme n'aima jamais ses
+vertus.
+
+[Note 198; «Domino specialiter, sua singulariter.» (_Ab. Op_., ep.
+VI, p. 78.)]
+
+Les lettres d'Abélard et d'Héloïse sont un monument unique dans la
+littérature. Elles ont suffi pour immortaliser leurs noms. Moins de cent
+ans après que le tombeau se fût fermé sur eux, Jean de Meun traduisit
+ces lettres dans l'idiome vulgaire, et sa version subsiste encore,
+témoignage irrécusable du vif intérêt qu'elles inspirèrent de bonne
+heure aux poëtes. Comme la langue des passions qui sont éternelles est
+pourtant changeante, et suit les vicissitudes du goût et les modes de
+l'esprit, on a plus d'une fois retraduit pour la modifier, altéré pour
+l'embellir, l'expression première de ces ardents et profonds amours. Si
+l'auteur du poème de la Rose leur donnait, avec son gaulois du XIIIe
+siècle, une humble naïveté, dédaignée par Abélard, inconnue d'Héloïse,
+Bussy-Rabutin, avec le français du XVIIe, leur prêtait, dans un
+excellent style, un ton d'élégante galanterie, autre sorte de mensonge.
+Ainsi, un épisode historique fixé par des documents certains est devenu
+comme un de ces thèmes littéraires qui se conservent et s'altèrent par
+la tradition, et qui se renouvellent selon le génie des époques et des
+écrivains. Peut-être même y a-t-il eu des temps où tout le monde ne
+savait plus s'il existait des lettres originales, et dans bien des
+esprits, les noms d'Abélard et d'Héloïse ont été près de se confondre
+avec ceux des héros de romans. A diverses fois, on a repris leurs
+aventures pour en faire le sujet de récits passionnés ou de
+correspondances imaginaires. On ne s'est pas borné à retoucher, à
+paraphraser leurs lettres, on leur en a fabriqué de nouvelles, et la
+réalité a fait place à la fiction. La poésie est venue à son tour; elle
+a prêté à ces amants d'un autre âge les finesses de sentiment, les
+combats, les remords qui conviennent à la morale dramatique des temps
+modernes. Elle a dénaturé leur amour réel, croyant le rendre plus
+intéressant; et telle est la puissance de certaines conventions
+littéraires qu'elles paraissent quelquefois plus vraies que les faits.
+L'Héloïse de Pope est devenue, pour de certaines époques, l'Héloïse de
+l'histoire, à ce point que l'auteur du _Génie du Christianisme_, voulant
+peindre l'amante chrétienne, n'a imaginé rien de mieux que de la
+chercher dans les vers de Colardeau[199].
+
+[Note 199: _Gén. du Christ_., part. II, l. III, c. V.--On y lit ces
+mots: «Femme d'Abeillard, elle (Héloïse) vit et elle vit pour Dieu.»
+J'aime mieux ce jugement de d'Alembert répondant à Rousseau: «Quand vous
+dites que les femmes _ne savent ni décrire ni sentir_ l'amour même, il
+faut que vous n'ayez jamais lu les lettres d'Héloïse ou que vous ne les
+ayez lues que dans quelque poëte qui les aura gâtées.» (Lettre à
+M. Rousseau, _Mél. de phil._., t. II.) On trouve la traduction de
+Bussy-Rabutin et presque toutes les pièces de vers composées au nom
+d'Héloïse et d'Abélard dans un volume in-12 publié à Paris en 1841; le
+texte de Pope est réimprimé dans l'Abélard illustré de M. Oddoul.]
+
+Le sentiment du réel a commencé à renaître parmi nous, et c'est
+aujourd'hui dans leur correspondance authentique que nous voulons
+retrouver Héloïse et Abélard. Ce qu'on en vient de lire suffit, ce
+me semble, pour la faire connaître. On ne peut songer à comparer ces
+lettres qu'aux Lettres portugaises, si toutefois l'imagination n'a point
+celles-ci à se reprocher. Dans les premières, le fond de deux âmes
+souffrantes apparaît avec les formes de l'esprit du temps: l'amour et la
+douleur y empruntent le langage d'une érudition sans discernement, d'un
+art sans beauté, d'une philosophie sans profondeur; mais ce langage
+pédantesque, c'est bien le coeur qui le parle, et le coeur est en
+quelque sorte éloquent par lui-même. Si le goût n'a point orné le
+temple, le feu qui brille sur l'autel est un feu divin. Plus heureuse
+que la pensée, la passion peut se passer plus aisément de la perfection
+de la forme, et quel que soit le vêtement dont la recouvre un art
+inhabile, elle se fait reconnaître à ses mouvements, comme la déesse de
+Virgile à sa démarche: _Incessu patuit dea_.
+
+Reprenons notre récit.--Lorsqu'une fois les rapports d'Abélard avec la
+supérieure de l'abbaye du Paraclet eurent été réglés, et qu'il se fut
+affranchi de ses derniers liens avec le couvent de Saint-Gildas[200],
+il se livra sans réserve à la sollicitude qu'elle lui inspirait, et il
+porta dans ses communications chrétiennes et intellectuelles un intérêt
+et une affection qui lui paraissaient acquitter les dettes de son coeur,
+sans compromettre les froids devoirs de sa profession. Nous avons encore
+une partie des écrits qu'il adressait aux religieuses dans sa paternelle
+vigilance pour leur perfection, pour leur instruction, et peut-être
+aussi dans son désir de ne pas cesser d'occuper leur âme et de maîtriser
+leur pensée. Tantôt c'est une exhortation développée à l'étude des
+langues et des lettres, où l'on voit en même temps l'estime qu'il
+faisait de l'esprit des femmes et sa manière supérieure d'entendre la
+religion, dont il ne voulait pas faire un formulaire attentivement
+récité, mais une science bien étudiée et profondément comprise.
+Tantôt c'est un panégyrique de saint Étienne, composé spécialement à
+l'intention des filles du Paraclet. Puis ce sont des homélies ou des
+sermons écrits pour elles et qu'il prononça sans doute dans leur
+chapelle, quand il se fut définitivement rapproché de Paris[201]. Pour
+Héloïse, il lui adresse de véritables ouvrages, monuments de l'intime et
+mutuelle confiance qui, entre ces deux intelligences, survivait à tout
+le reste. Un jour, elle lui envoie un recueil de quarante-deux problèmes
+de théologie que la lecture de l'Écriture sainte lui a suggérés et dont
+un assez grand nombre roule sur des questions de second ordre. Il lui
+répond par quarante-deux solutions motivées, dont quelques-unes sont de
+petites dissertations[202]. Pour elle, il compose un livre d'hymnes et
+de séquences qui ne sont pas dénuées de quelque talent poétique. Pour
+elle, il réunit ses sermons en une collection qu'il lui dédie par
+quelques mots simples et tendres[203]. Enfin, c'est à sa demande
+qu'il écrit son _Hexameron_, ouvrage théologique d'une assez grande
+importance, et qui contient, ainsi que le nom l'indique, des recherches
+sur l'oeuvre des six jours ou un commentaire sur la Genèse[204]. C'est
+surtout dans le prologue de ses ouvrages qu'on le voit épancher d'un ton
+triste et doux les sentiments qu'il se croit permis avec Héloïse; et
+maintenant qu'il a établi entre elle et lui ce commerce pieux et savant
+de saint Jérôme avec Paule ou Marcelle, il s'y abandonne complaisamment,
+et même dans les limites de la science et de la religion, il laisse voir
+encore un désir passionné de lui plaire.
+
+[Note 200: Nous avons vu qu'on ne sait pas l'époque précise de cette
+rupture; mais elle fut antérieure à 1138 et probablement de plusieurs
+années.]
+
+[Note 201: _Ab. Op_., part II, ep. VI, _Ad virgin. paracl._, p. 251.
+Comparez avec la fin de la lettre VIII, p. 197, ep. VII _ad easdem.--De
+laude S. Stephani_, p. 203.--_Sermones per annum legendi_, p. 730.
+Quelques-uns cependant de ces sermons sont composés pour des moines,
+notamment le sermon XXXI, en l'honneur de saint Jean-Baptiste. p. 940.]
+
+[Note 202: _Heloissae problemata_ cum _M.P. Aboelardi solutionibus_,
+p. 384.]
+
+[Note 203: Voyez la dédicace des sermons (p. 129) et la lettre
+d'envoi des chants d'Église. (_Bibl. de l'École des chartes_, t. III, 2e
+liv., 1842, et _Ann. de philos. chrét_., janvier 1844.) Le manuscrit
+de Bruxelles, qui contient ces poésies sacrées, renferme
+quatre-vingt-quatorze hymnes ou séquences (proses ou cantiques) pour
+tout le cours de l'année. Ce ne sont pas les seuls vers d'Abélard. La
+_Gallia Christiana_ lui attribue un distique fort insignifiant sur une
+alliance entre le roi de France et le roi d'Angleterre. M. Cousin a
+publié une longue épître à son fils Astrolabe. Duchesne et Duboulai, sur
+l'autorité du docteur Clichton, lui attribuent également une prose
+rimée sur le mystère de l'incarnation, chantée autrefois dans plusieurs
+églises. Je préfère cette autre pièce intitulée _Rhythme sur la
+Sainte-Trinité_ et que Durand et Martène ont tirée d'un manuscrit de
+l'abbaye du Bec:
+
+ [Grec: Alpha] et [Grec: Omega], Magne Deus, Heli, Heli, Deus meus,
+ Cujus virtus totum posse, cujus sensus totum nosse,
+ Cujus esse summum bonum, cujus opus quidquid bonum, etc.
+
+_Gall. Christ_, t. VII, p. 595.--_Fragm. philos_., t. III, p. 440.--_Ab.
+Op_., p. 1138.--_Hist. Universit. parisiens._, t. II, p. 761.--_ Hist.
+litt_., t. XII, p. 133-136.--_Amplisc. Coll_., t. IX, p. 1001.--Cf.
+_Religions antiques_, par M. Th. Wright et Hollivol, Londres, 1841,
+in-8, t. I, p. 15-21, et surtout l'article de M. E. Duméril, _Journ, des
+sav. de Normand._, 2e liv. 1844.]
+
+[Note 204: Voyez ci-après, l. III, et _Thesaur. nov. anecd._, t. V,
+p. 1363.]
+
+Nous sommes peut-être au temps le plus tranquille de sa vie. Délivré
+des soucis de son abbaye, tout entier à l'étude, à la prédication, à la
+direction du Paraclet, il pouvait ne pas ambitionner d'autre pouvoir,
+et son repos était assuré. Si l'inimitié assoupie, mais non éteinte,
+le menaçait encore, il ne manquait ni de protecteurs ni d'amis. Par
+quelques faits épars, on entrevoit qu'il avait trouvé faveur auprès des
+puissances du temps; le comte de Champagne, le duc de Bretagne, le roi
+de France lui-même, le prirent plus d'une fois sous leur garde, et les
+Garlandes, qui sous Louis le Gros et son fils, formèrent comme une
+dynastie de ministres, paraissent s'être intéressés à lui comme
+s'intéressent les ministres. Beaucoup de ses sectateurs étaient
+maintenant assez avancés dans la carrière pour l'aider de l'autorité,
+de l'influence ou de la réputation qu'ils avaient acquises: l'Église en
+comptait plusieurs parmi ses grands dignitaires. Quelques-uns, étrangers
+à la France et même à la Gaule, avaient rapporté dans leur patrie son
+souvenir et ses opinions. On disait qu'elles avaient pénétré dans le
+sacré collége. Ses anciens disciples peuplaient les rangs élevés de
+l'enseignement, de la littérature et du clergé.
+
+D'ailleurs l'institution du Paraclet était florissante, elle obtenait
+chaque jour davantage la faveur et le respect, et il était difficile que
+le succès de l'oeuvre ne rejaillit pas un peu sur l'ouvrier. Héloïse à
+la vérité pouvait en cela réclamer la plus grande part. Il ne paraît pas
+qu'à aucune époque rien ait sérieusement altéré l'admiration que cette
+femme inspirait à tout son siècle. Une fois religieuse, puis prieure,
+puis abbesse, elle édifia et elle enorgueillit l'Église; elle fut la
+lumière et l'ornement de son ordre. La supériorité de son esprit et de
+sa science était si bien établie que tous ses contemporains étaient
+fiers d'elle, pour ainsi dire, et lui portaient un intérêt qui
+ressemblait à l'engouement. Hugues Métel, rhéteur épistolaire qui
+écrivait en style affecté à tout ce qui était illustre, lui adressait,
+sans la connaître, des lettres et des vers où il la comparait à l'astre
+de Diane. Il pensait gagner de la gloire à la louer[205]. Les plus
+sévères avaient pour elle une indulgence qu'ils n'auraient pas même
+osé nommer ainsi, tant elle imposait naturellement le respect. Plus
+dédaigneuse et plus irritée qu'Abélard lui-même contre ses ennemis, elle
+désarma ou intimida constamment leur haine. Elle ne transigeait, elle
+ne faiblissait sur aucun des intérêts comme sur aucune des idées de son
+époux et de son maître, et jamais on n'osa faire remonter jusqu'à elle
+une dangereuse solidarité. Elle appelait saint Bernard _un faux apôtre_,
+et lui-même parait n'avoir entretenu avec elle que des relations
+bienveillantes[206]; elles amenèrent même entre Abélard et lui, sur un
+point de liturgie d'un intérêt médiocre, une controverse qui ne semblait
+pas présager leur violente rupture et qui cependant la commença
+peut-être. On voit dans les lettres de Pierre, abbé de Cluni, combien il
+se trouvait honoré de correspondre avec Héloïse[207]. Ainsi, les chefs
+des institutions les plus puissantes, Clairvaux et Cluni, les rois du
+cloître, traitaient sur un pied d'égalité avec la reine des religieuses,
+avec cette docte abbesse, d'une vie si chaste et si pure, et qui aurait
+donné mille fois son voile, sa croix et sa couronne, pour entendre
+encore chanter sous sa fenêtre par un enfant de la Cité qu'elle était la
+maîtresse du maître Pierre.
+
+[Note 205: Hug. Métom., epist. XVI et XVII, dans le recueil
+intitulé: Hugon. Sacr. antiq. mon., t. II, p. 348.]
+
+[Note 206: Quant au nom de faux apôtre, voyez sa première lettre; et
+quant aux relations bienveillantes, voyez ce qu'en dit Abélard. (Ep. II,
+p. 42, et pars II, ep. V, p. 244.) Saint Bernard la recommanda une fois
+au pape, assez sèchement il est vrai, et sept ou huit ans après la mort
+d'Abélard. (S. Bern.; _Op_., ep. CCLXXVIII.)]
+
+[Note 207: _Ab. Op_., p. 337 et 344.]
+
+Un poète anglais qui écrivait vers la fin de ce siècle, Walter Mapes, a
+cependant prouvé qu'il y avait des esprits clairvoyants qui devinaient
+le coeur de la femme sous l'habit de la religieuse. «La mariée, dit-il
+(_nupta_, apparemment ce mot suffisait pour la désigner), cherche où
+est son Palatin bien-aimé, dont l'esprit était tout divin; elle cherche
+pourquoi il s'éloigne comme un étranger, celui qu'elle avait réchauffé
+dans ses bras et sur son sein[208].»
+
+[Note 208:
+
+ Nupta querit ubi sit suus Palatinus
+ Cujus totus extitit spiritus divinus,
+ Querit cur se substrahat quasi peregrinus
+ Quem ad sua ubera foverat et sinus.
+
+W. Mapes ou Gautier Map, archidiacre d'Oxford vers 1200, insère ces vers
+dans une pièce dirigée contre l'ignorance des moines. Il y décrit une
+sorte d'Elysée fantastique des savants et des lettrés, où il énumère et
+caractérise les beaux esprits du temps. C'est par ce quatrain et sans
+autre explication qu'il indique Héloïse, que l'on reconnaissait alors
+à ce nom _nupta, l'abesse mariée. (The latin poems_, etc., by Thomas
+Wright, Lond., 1841, pet. in-4.--Cf. _Hist. litt._, t, XV, p. XIV,
+496.)]
+
+C'est, je le crois, dans l'intervalle qui s'écoula entre le moment où il
+devint abbé de Saint-Gildas et celui où nous le verrons rouvrir pour la
+dernière fois son école qu'Abélard composa ou retoucha ses principaux
+ouvrages. Le plus considérable est sa _Dialectique_ si longtemps perdue
+pour la postérité, et qui, à l'originalité près, ressemble à la logique
+d'Aristote, qu'elle reproduit en partie sous les formes verbeuses de la
+scolastique. C'est le résumé de son enseignement philosophique adressé
+à Dagobert, son frère peut-être, ou du moins son frère spirituel.
+Peut-être y travailla-t-il à Saint-Gildas, s'il ne l'avait commencé à
+Saint-Denis; mais il l'acheva ou la revit plus tard. Ce qui est certain,
+c'est que l'ouvrage est d'une époque où il n'enseignait plus depuis
+longtemps déjà, et où la dialectique n'était pas en grande faveur auprès
+de ceux qui veillaient au gouvernement des esprits. Un écrit plus court,
+mais plus précieux, parce qu'il paraît beaucoup plus original, est un
+traité peu étendu _Sur les genres et les espèces_, monument le plus
+certain et le plus intéressant qui nous reste de la partie systématique
+des opinions d'Abélard. Si le conceptualisme est quelque part, il est
+là. On en retrouve l'esprit dans un petit traité sur les idées, resté
+longtemps inconnu (_De intellectibus_). Parmi ses écrits théologiques,
+le plus important paraît être celui qui fut brûlé à Soissons, ou, selon
+nous, l'_Introduction à la théologie_. On cite aussi un recueil de
+textes des Écritures et des Pères réunis méthodiquement et qui expriment
+le pour et le contre sur presque tous les points de la science sacrée,
+ouvrage singulier qui s'appelait _le Oui et le Non (Sic et Non)_, et qui
+ne fut peut-être pas publié par son auteur. On se tromperait cependant,
+si l'on y cherchait un recueil d'antinomies destiné à établir le doute
+en matière de religion; c'est un ouvrage consacré à la controverse
+plutôt qu'au scepticisme. Les opinions exposées dans l'_Introduction_
+ont été de nouveau présentées et complétées dans un grand _Commentaire
+de l'épître aux Romains_, et dans la _Théologie chrétienne_, qui
+reproduit et développe la matière du premier ouvrage avec quelques
+remaniements et quelques amendements. Enfin, la morale théologique
+d'Abélard est exposée sous ce titre: _Connais-toi toi-même (Scito
+te Ipsum)_. On lui attribue également une démonstration en forme
+de dialogue de la vérité du christianisme contre le judaïsme et la
+philosophie incrédule. Nous ne pensons pas nous tromper en disant que la
+plupart de ces traités[209] ne reçurent la dernière main qu'à une époque
+assez avancée de sa vie, quoiqu'ils contiennent des opinions de sa
+jeunesse, et qu'ils doivent abonder en raisonnements, en exemples, en
+expressions cent fois employés dans ses écrits de tous les temps et dans
+les improvisations de son enseignement oral. L'analogie des idées et des
+citations, l'identité des formes et du style, sont remarquables dans
+presque tous ces ouvrages. On retrouve sans cesse dans ses lettres des
+pensées qui rappellent sa philosophie ou sa théologie, et chose plus
+intéressante encore, les lettres d'Héloïse sont semées de maximes
+empruntées aux théories du maître de son esprit et de son coeur.
+
+Tout annonce que le temps qui sépara le jour où Abélard quitta la
+Bretagne de l'année 1140 fut pour lui animé et rempli par une grande
+activité intellectuelle et littéraire. Cependant cette période est dans
+sa vie une lacune assez obscure. On sait seulement qu'il reprit une
+dernière fois son enseignement public, et telle était sa vocation
+éminente pour cet emploi difficile de l'intelligence que vers 1136,
+c'est-à-dire à l'âge de cinquante-sept ans, il retrouvait la vogue de
+sa jeunesse. C'était à Paris, sur la montagne Sainte-Geneviève, un
+des premiers théâtres de ses succès, qu'il avait rouvert école de
+dialectique, et nous apprenons d'un de ses auditeurs.
+
+[Note 209: Nous ne faisons ici que les nommer. Les deux derniers
+livres de cet ouvrage sont destinés à les faire connaître.]
+
+«J'étais tout jeune,» dit Jean de Salisbury, «lorsque je vins dans les
+Gaules pour y faire mes études. C'était l'année qui suivit celle où le
+roi des Anglais, Henri, Lion de Justice, quitta les choses humaines
+(1135). Je me rendis auprès du péripatéticien Palatin qui alors
+présidait sur la montagne Sainte-Geneviève, docteur illustre, admirable
+a tous. Là, à ses pieds, je reçus les premiers éléments de l'art
+dialectique, et suivant la mesure de mon faible entendement, je
+recueillis avec toute l'avidité de mon âme tout ce qui sortait de sa
+bouche. Puis, après son départ qui me parut trop prompt, je m'attachai
+au maître Albéric, qui excellait parmi les autres comme le dialecticien
+le plus réputé, et qui était effectivement l'adversaire le plus
+énergique de la secte des nominaux[210].»
+
+[Note 210: Johan. Saresb. _Metalog._, l. II, c. X, et _Rec. des
+Hist_., t. XIV, p. 304--Jean le Petit, de Salisbury, né, dit-on, on
+1110, mais probablement plus tard, quitta l'Angleterre pour venir
+étudier en France. Il y suivit les maîtres les plus célèbres, Abélard,
+Albéric, Robert de Melun, Guillaume de Conches, Adam du Petit-Pont,
+Gilbert dela Porrée, etc., et il nous a laissé de précieux détails sur
+les écoles de son temps. Il retourna en Angleterre en 1161, remplit
+de nombreuses missions en Italie, fut appelé en 1170 à l'évêché de
+Chartres, et mourut le 25 octobre 1180. (_Hist. litt_., t. XIV, p. 89.)]
+
+Ainsi peu de temps après ce dernier enseignement, et pour une cause
+inconnue, Abélard suspendit ses leçons; mais en reformant son école, il
+avait ravivé son influence et sa renommée. Aussitôt devait se redresser
+contre lui la vigilance hostile qu'il avait constamment rencontrée.
+L'éclat de ses leçons devait accroître encore la curiosité qui
+s'attachait à ses écrits théologiques; et suivant d'assez bonnes
+autorités, ce fut le moment où après les avoir achevés, il leur donna
+le plus de publicité, quoique plusieurs aient été toujours tenus
+secrets[211].
+
+[Note 211: Cette propagation rapide et étendue de ses ouvrages est
+attestée par Guillaume de Saint-Thierry et par saint Bernard dans les
+lettres qui seront plus bas analysées. Le premier dit aussi que le «_Sic
+et Non_ et le _Scito te ipsum_ fuyaient la lumière et ne se trouvaient
+pas aisément.» Il est à croire que plusieurs de ces ouvrages, surtout
+ceux qui avaient été condamnés, furent longtemps lus en secret, quoique
+assez répandus: «Libri ejusdem magistri diu in abscondito servati sunt
+ab ejus discipulis.» (Alberic. Triumf. _Chronic., Rec. des Hist_., t.
+XII, p. 700.--_Histoire littéraire_, t. XII, p. 97.)]
+
+Bientôt vingt ans allaient s'être écoulés depuis que le concile de
+Soissons avait prononcé, et peut-être était-il oublié. Du moins faut-il
+qu'Abélard le crût ainsi, ou que, ranimé par un retour d'empire et de
+popularité, il fut redevenu confiant dans sa fortune, et moins inquiet
+de l'habileté et de la force de ses ennemis, puisqu'il recommençait à
+livrer au public les mêmes doctrines qui l'avaient fait condamner une
+fois. Peut-être comptait-il sur l'autorité de son âge, sur celle de ses
+amis, sur la disparition de ses anciens rivaux, sur sa réconciliation
+ou plutôt sur ses relations convenables avec saint Bernard. Il se
+manifestait d'ailleurs en ce moment un vif mouvement intellectuel et
+comme un effort général de la liberté de penser.
+
+Abélard devait s'associer à ce mouvement qui venait en partie de lui,
+et il semblait le guider. Quoique plus retenu que ses élèves ou ses
+imitateurs, dès qu'il paraissait, il était aussitôt le premier dans les
+craintes et dans les aversions du parti de la vieille autorité. Il ne
+pouvait retrouver la renommée sans réveiller la haine et encourir le
+malheur.
+
+On aime aujourd'hui à tout rapporter à des causes générales, et
+l'histoire n'a plus d'événement qui ne soit présenté comme le symptôme
+ou le résultat de l'état des esprits au moment où il s'est produit.
+Cette manière de juger les choses humaines n'est jamais plus de mise que
+lorsqu'il s'agit de raconter un événement où figurent des philosophes et
+des théologiens, des penseurs et des prêtres, et qui n'est qu'une lutte
+critique entre deux doctrines. Nous sommes donc bien éloigné de séparer
+Abélard et sa querelle avec saint Bernard de l'état général du monde
+spirituel à leur époque. Ce conflit célèbre est un drame qui devait se
+reproduire plus d'une fois sous d'autres formes, avec d'autres noms, en
+d'autres temps, parce que chacun des deux athlètes représentait l'un
+des deux esprits qui ne sauraient périr dans les sociétés modernes. Le
+combat de l'autorité et de l'examen n'a pas commencé d'hier, et quoique
+la victoire ait décidément changé de côté, il n'est pas prêt à finir.
+
+«Ce qu'Abélard a enseigné de plus nouveau pour son temps,» dit un
+ingénieux écrivain, «c'est la liberté, le droit de consulter et de
+n'écouter que la raison; et ce droit, il l'a établi par ses exemples
+encore plus que par ses leçons. Novateur presque involontaire, il a des
+méthodes plus hardies que ses doctrines, et des principes dont la portée
+dépasse de beaucoup les conséquences où il arrive. Aussi ne faut-il pas
+chercher son influence dans les vérités qu'il a établies, mais dans
+l'élan qu'il a donné. Il n'a attaché son nom à aucune de ces idées
+puissantes qui agissent à travers les siècles; mais il a mis dans les
+esprits cette impulsion qui se perpétue de génération en génération.
+C'est tout ce que demandait, tout ce que comportait son siècle[212].»
+
+[Note 212: Mme Guizot, _Essai sur la vie et les écrits d'Abél. et
+d'Hél_., p. 343.]
+
+On a donc eu raison d'éclaircir et de compléter le récit qui nous reste
+à faire par des considérations générales sur ce réveil de l'esprit
+humain au XIIe siècle, sur cette seconde des trois renaissances qu'on
+peut apercevoir dans le cours de l'histoire du moyen âge[213]. Un des
+historiens de saint Bernard, Neander, a caractérisé d'une manière bien
+intéressante le mouvement des esprits et des opinions aux approches du
+concile de Sens[214]. Mais la biographie, sans s'interdire l'observation
+des faits généraux, se nourrit surtout de faits précis et individuels.
+Ces faits ont aussi leur influence, car c'est aussi une loi générale de
+l'histoire de l'humanité que les causes particulières produisent leurs
+effets, et que le petit concourt au grand, comme le grand aboutit
+très-souvent au petit. Recueillons donc encore quelques détails qui
+achèveront de caractériser Abélard et sa situation.
+
+[Note 213: _Histoire littéraire de la France_, par M. Ampère, t.
+III, l. III, c. II, p. 32.]
+
+[Note 214: _Histoire de saint Bernard et de son siècle_, par A.
+Neander, traduit de l'Allemand par M. Vial, l. II, p. 110 et suiv.
+Voyez aussi le c. XVII de _l'Histoire de saint Bernard_, par M. l'abbé
+Ratisbonne, t. II, p. 1 et suiv.]
+
+L'esprit de ses doctrines, ou, comme on dirait aujourd'hui, leur
+tendance, n'était pas la seule cause, de l'animadversion de l'Église
+contre lui. Son caractère personnel avait certainement beaucoup aggravé
+l'effet de ses opinions, et notre récit l'a dû prouver. Ce qu'il
+lui fallut souffrir à différentes époques l'avait irrité contre ses
+supérieurs ecclésiastiques, et, sans concevoir la pensée de faire
+schisme dans l'Église, il s'était livré plus d'une fois à de
+vives attaques contre plusieurs des autorités ou des corps qui la
+constituaient. Nous l'avons vu se plaindre de l'évêque de Paris et de
+ses chanoines, de l'abbé de Saint-Denis et de ses religieux; savant,
+difficile et chagrin, il ne contenait pas l'expression blessante de son
+mépris pour l'ignorance, de son ressentiment contre l'injustice, de sa
+sévérité envers le désordre, et ce chanoine si peu sage, ce moine si
+peu cloîtré, ce prêtre si indépendant de toute règle, s'était érigé en
+censeur amer et véhément du clergé. Dans plusieurs de ses ouvrages,
+il éclate contre les moines, et non pas seulement contre ceux de
+Saint-Denis ou de Saint-Gildas. L'ignorance ou les vices des couvents
+en général sont l'objet de ses invectives[215]. Si une fois il paraît
+défendre les moines, c'est pour leur immoler les chanoines réguliers, et
+sans doute pour attaquer indirectement, soit l'abbaye de Saint-Victor où
+respirait un esprit opposé au sien, soit plutôt saint Norbert qui avait,
+à la réforme et à la propagation de la constitution canonicale de la
+vie religieuse, attaché ses soins et sa gloire[216]. Les évêques ne
+s'étaient point soustraits à sa téméraire critique. En leur reprochant
+positivement de ne point savoir les lois et les règles de l'Église, il
+essayait, dans un de ses plus graves écrits, de limiter dans leurs mains
+ce qu'on appelle le pouvoir des clefs, et, en dénonçant la cupidité d'un
+grand nombre, il avait devancé la réformation par ses attaques contre le
+trafic des indulgences[217]. Nous ne connaissons pas de satire plus vive
+contre le clergé que le plus important de ses sermons, celui pour
+la fête de saint Jean-Baptiste. C'est là qu'il a l'audace d'accuser
+formellement saint Norbert d'avoir essayé de frauduleux miracles, et
+travaillé, de connivence avec Farsit, _son coapôtre_, à ressusciter un
+mort. Il dénonce avec un ton de dérision qui semble en avance de six
+siècles les recettes cachées, les remèdes et les ruses dont se servent
+les nouveaux saints pour conjurer les maux de prétendus infirmes, et
+raconte jusqu'à un complot que Norbert aurait formé avec une mendiante
+pour tromper la crédulité des fidèles[218]. Qu'on s'étonne ensuite
+qu'il y eût contre lui dans le clergé des haines bien plus vives que ne
+semblait le mériter la hardiesse modérée et chrétiennement respectueuse
+de ses nouveautés dogmatiques.
+
+[Note 215: _Ab. Op_., ep. VIII, p. 193 et 195. Pars. II de S.
+Susanna sermo XVIII, p. 935. De S. Joanne Bapt. sermo XXXI, p. 953, 958,
+etc.--_Theolog. Christ_., l. II. p. 1215, 1235, 1240.]
+
+[Note 216: _Ab. Op_., pars. II, ep. III, p. 228.]
+
+[Note 217: _Ethic. seu Scito te ipsum_, c. XVIII, XXV et XXVI.]
+
+[Note 218: _Ab. Op._, de S. Joan B. serm. XXXI, p. 867.--Les
+miracles de saint Norbert remplissent sa biographie. Cependant le plus
+ancien récit ne parle point de morts ressuscités; l'auteur, comme le
+remarquent les panégyristes plus modernes, n'ayant voulu, à cause de
+l'endurcissement de certains infidèles, raconter que des faits connus et
+avoués de tous. Le jésuite Daniel Papebroke paraît le regretter dans
+ses notes de la Vie des Saints; d'autres plus hardis ont conclu d'une
+peinture qu'on voyait dans une église de Nancy que Norbert avait
+ressuscité trois hommes, et le prémontré Hugo qui a écrit sa vie en 1704
+n'hésite pas à raconter ce miracle qui aurait précédé de très-peu la
+mort même du saint. Est-ce de ce miracle qu'Abélard s'est moqué et qu'il
+dit: «Mirati fuimus et risimus?» Quant à ce Farsit, qu'il associe à
+Norbert et que Papebroke prend pour: «Fursitus, convitium potius
+quam nomen,» ce doit être Hugues Farsit (Hue li Farsis), chanoine de
+Saint-Jean-des-Vignes à Soissons, lequel suivait les miracles qui de
+1128 à 1132 s'opéraient dans l'église de Notre-Dame de cette ville. Il a
+écrit de grandes louanges de saint Norbert, et prétend avoir assisté
+à soixante-quinze miracles dont se moque Racine le fils. (_Biblioth.
+praemonstr. ordin. S. Norb. vit._, p. 365.--_Acta sanctor. Junii_, t. I,
+p. 816 et 861.--_Vie de saint Norbert_, par Hugo, l. IV, p. 834.--_Hist.
+litt._, t. XI, p. 620, et t. XII, p. 115, 294 et 711.--_Mém. de l'Acad.
+des inscript._, t. XVIII, p. 847.)]
+
+Quant à saint Bernard, Abélard semble l'avoir plus ménagé; et, si ce
+n'est dans une ligne de l'histoire de ses malheurs où il l'attaque sans
+le nommer[219], il parait être resté, à son égard, dans les termes d'une
+prudence politique, imitée par son rival que distrayaient d'ailleurs
+tant d'autres soins, et qui était dans la religion un homme d'État
+encore plus qu'un docteur. Cependant il faut raconter une anecdote déjà
+indiquée qui peut servir à bien faire juger de leurs relations.
+
+[Note 219: _Ab. Op._, ep. I, p. 31, et ep, II, p. 42.]
+
+Un jour, l'abbé de Clairvaux visita le Paraclet, et y fut reçu avec de
+grands honneurs. Ayant assisté à vêpres, comme à la fin de l'office,
+suivant une règle de l'ordre de Saint-Benoît, on récitait l'Oraison
+dominicale, il remarqua avec surprise qu'on y faisait une variante,
+non adoptée généralement par l'Église. Au lieu de dire: _Donnez-nous
+aujourd'hui notre pain quotidien_, conformément au texte de saint Luc,
+on disait: _Notre pain supersubstantiel_, selon le texte de saint
+Mathieu. Bernard en fit l'observation à l'abbesse, et comme elle lui dit
+que le maître Pierre l'avait prescrit ainsi, il parut ne pas approuver
+cette singularité[220]. Étant venu au couvent quelques jours après,
+Abélard fut instruit de ce qui s'était passé, et il écrivit à l'abbé
+de Clairvaux une lettre où il lui dit d'abord, un peu ironiquement
+peut-être, qu'on l'a écouté au Paraclet, non comme un homme, mais comme
+un ange, et que pour lui, il serait plus fâché de lui déplaire qu'à
+personne; puis, il explique que la version de saint Mathieu lui a paru
+préférable à celle de saint Luc, parce que le premier avait appris le
+_Pater_ de la bouche de Jésus-Christ, tandis que le second ne pouvait le
+tenir que de saint Paul, qui lui-même n'avait pas entendu le Sauveur.
+Enfin, après quelque discussion, il déclare ne pas beaucoup tenir à ces
+diversités de bréviaire qui sont naturelles et sans danger, et cette
+lettre commencée si respectueusement pour saint Bernard, il la termine
+par quelques critiques d'un ton vif et moqueur contre la manière
+particulière dont certains offices étaient dits à Clairvaux[221]. On ne
+voit point que saint Bernard ait rien répondu. Il paraît seulement que
+par la suite, mais longtemps après Abélard, Héloïse et saint Bernard,
+les religieuses du Paraclet comme les religieux de Cîteaux, ont changé
+les singularités de leur liturgie.
+
+[Note 220: Cette différence existe dans la Vulgate qui traduit
+par _supersubstantialem panem_ dans saint Mathieu, et par _panem
+quotidianum_ dans saint Luc, les mots [Grec: arton epiouson] commune à
+l'un et à l'autre dans le texte grec. Quoique le mot de _pain quotidien_
+ait prévalu, on ne voit pas comment il peut traduire exactement
+l'adjectif grec qui signifie beaucoup plutôt _substantiel_
+que _quotidien_. (Voy. _Thes. ling. graec_.) L'épithète de
+_supersubstantiel_ est rendue dans la Bible de Vence par ces mots:
+_Notre pain qui est au-dessus de toute substance_. Au reste, les
+variations sont nombreuses tant sur la lettre que sur le sens de ce
+passage de la prière la plus familière aux chrétiens. (Math., VI,
+0.--Luc., XI, 3.--_Biblia maxim_., t. XVII, p. 62.--Nicole, _Pater_, c.
+VI.)]
+
+[Note 221: _Ab. Op_., pars II, ep. V, P. Abael. ad Bern. claraev.
+abb., p. 244, et Serm. XIII, p. 858.]
+
+Telles étaient, à les considérer dans leur détail, les relations
+d'Abélard avec diverses parties du clergé. Jugez donc si le jour où il
+exciterait de nouveau les ombrages de l'orthodoxie, il pouvait espérer
+indulgence ou justice. Or cette hypothèse devait tôt ou tard se
+réaliser. La foi absolue qu'il avait dans son propre sens, la certitude
+naïve qu'il professait d'être le plus savant des hommes, lui avaient
+dicté assez de maximes indépendantes et d'imprudentes publications pour
+que la matière ne manquât point aux accusations de ses ennemis: il ne
+leur manqua longtemps que l'occasion et le courage.
+
+Nous ne retrouverons plus ici Norbert qui était mort en 1134, ni Albéric
+de Reims qui, devenu archevêque de Bourges depuis six ans, paraît avoir
+enfin mis un terme à l'activité de sa haine contre un ancien rival. Mais
+noua trouverons saint Bernard, et nous le verrons entouré d'auxiliaires
+nouveaux.
+
+Ainsi qu'il arrive toujours, on s'en prit d'abord aux disciples
+d'Abélard. Ils étaient présomptueux et insolents; on les accusa
+d'exagérer la doctrine de leur maître; puis, on les soupçonna de la
+révéler, et on lui en demanda compte. Nous avons encore une lettre de
+Gautier de Mortagne, professeur assez renommé de théologie, qui avait
+enseigné sur la montagne Sainte-Geneviève et à Reims, et qui devint plus
+tard évêque de Laon[222]. Dans cette lettre, dont la date est inconnue,
+il se plaint au maître de l'outrecuidance de ses élèves; il ne peut
+croire qu'ils disent vrai en prétendant que leur professeur donne
+la pleine intelligence de la nature de Dieu, et ramène à une clarté
+parfaite le dogme de la Trinité. Il remarque cependant que
+quelques passages des leçons d'Abélard paraissent se prêter à ces
+interprétations; mais en rendant hommage à sa science et à sa modestie,
+il le prie de lui écrire positivement son avis sur quelques points
+délicats de théologie; car il n'est pas bien assuré de sa pensée,
+quoiqu'il ait récemment conféré avec lui; il lui demande de lui dire
+nettement s'il croit avoir de Dieu une connaissance parfaite, et quand
+il saura sur cet article et quelques autres à quoi s'en tenir, il lui
+promet de répondre et de discuter, s'il y a lieu. Cette lettre mesurée
+et encore bienveillante est un modèle du ton que la controverse aurait
+dû toujours conserver; mais cet exemple ne fut guère imité.
+
+[Note 222: C'est ce Gautier de Mortagne ou de Laon, désigné quelquefois
+sous le nom de Gautier de Mauritanie. On a de lui quelques lettres qui
+sont de petits traités de théologie. Celle qui est adressée à Abélard
+pourrait être d'une date antérieure à l'époque que nous racontons, si
+la suscription _Magistro Petro monacho_ doit être prise à la lettre.
+(D'Achery, _Spicilegium_ (1723), t. III, p. 524.--_Hist. litt_., t.
+XIII, p. 511.)]
+
+Un chanoine de Saint-Léon de Toul, Hugues Métel, élève d'Anselme de
+Laon, fabricateur habile de phrases et de vers, ou plutôt d'antithèses
+et d'acrostiches, bel esprit orthodoxe qui semble avoir fait métier,
+presque comme Balzac ou Voiture, d'adresser des lettres en style
+recherché aux grands personnages de son temps, écrivit au pape Innocent
+II, et au philosophe Abélard[223].
+
+[Note 223: C'est le même qui avait écrit à Héloïse, on ne sait à
+quelle époque, deux lettres déjà citées qui ne sont que des compliments
+littéraires. (Hugo, _Sacrae antiquit. mon_., t. II, p. 312.--_Hist.
+litt_., t. XII, p. 493.)]
+
+En parlant à ce dernier, _maître accompli dans le trivium et le
+quadrivium_, Hugues Métel, qui s'intitule quelque part le _secrétaire
+d'Aristote_[224], lui déclare que, sur la foi de la renommée, il exècre
+les hérésies qu'on lui attribue, et qu'il abhorre leur auteur avec
+elles. Si toutefois ce qu'on dit de lui est la vérité, _c'est erreur et
+horreur_, l'Écriture sainte a été profanée. Quelle présomption en effet!
+Un chétif mortel vouloir s'élever à l'explication de l'incompréhensible
+Trinité! Est-il donc plus insensé qu'Empédocle? est-il donc enivré
+de vaines nouveautés? Oublie-t-il qu'on ne connaît Dieu qu'en
+l'ignorant[225]? «Tout ce que je sais de lui, c'est que je ne le sais
+pas. Non que je veuille,» ajoute notre écrivain, «attaquer ta sagesse
+et ta gloire; ce serait vouloir obscurcir le soleil.... Tu as tant de
+prudence, tant d'éloquence, tant d'élégance de moeurs.... Mais peut-être
+ce sont des paroles qui auront été jetées au vent, on n'en aura pas bien
+saisi le sens.... Reviens à toi, docte maître, reviens.... Sur la porte
+de ton âme, garde écrit le _Connais-toi toi-même_; car c'est une parole
+descendue du ciel. Souviens-toi que tu es un homme et non pas un ange;
+en cherchant à te connaître, tu ne sors pas de toi-même, tu ne te
+dépasses pas.[226]»
+
+[Note 224: «_Aristotelis secretarius_.» (_Id. ibid._, ep. XII, p.
+313.)]
+
+[Note 225: «Cum fama loquor.... haereses tuo nomini dedicatas....
+execror.... et te ipsum cum ipsis abominor.... Scripturam sacram
+devirginasti.... errore et horrore erras et horres, si haeresibus
+haeres, si tamen verum est quod de te dictum est.... insanior es
+Empedocle.... Inebriatus es novitatibus vanis.... Deus nesciendo scitur;
+unum hoc de Deo scio quod eum nescio.» (_Id. ibid_., ep. V, p. 332.)]
+
+[Note 226: «Prudentia tua tanta, facundia tua tanta, elegantia morum
+tanta tua!... In superliminari animae tuae _Gnotum canton_ (sic, pro
+_Gnôti seauton_) scriptum habeto. Descendit quippe de coelo _scito te
+ipsum_; «memineris, etc.» (_Id. ibid._)]
+
+Dans ces conseils, mêlés d'ironie et d'adulation, s'aperçoivent encore
+l'admiration, la déférence, l'embarras que témoignaient presque tous les
+contemporains d'Abélard en s'adressant à lui: mais, délivré de cette
+contrainte, _Hugues_ s'épanche avec plus d'amertume, quand il parle au
+souverain pontife. Il lui dénonce ouvertement un nouvel ennemi; il voit
+naître et il lui prédit la querelle qui va s'élever entre saint Bernard,
+cet homme vraiment et entièrement catholique, israélite de père et
+de mère, spirituellement et littéralement, et Abélard, ce fils d'un
+Égyptien et d'une Juive, fidèle au sens littéral par sa mère, infidèle
+au sens spirituel par son père. Ce Pierre, non pas Barjone, mais
+_Aboilard_, aboie en effet contre le ciel[227]. C'est une hydre
+nouvelle, un nouveau Phaéton, un autre Prométhée, un Antée à la force
+d'un géant. C'est le vase d'Ézéchiel qui bout allumé par l'aquilon.
+Ainsi la France est frappée des plus cruelles plaies de l'Égypte; car
+elle est ravagée par des grenouilles parlantes. C'est au saint-père
+d'y porter remède, c'est à lui d'_allumer le cautère gui guérira ces
+consciences cautérisées_. Qu'il se presse, s'il ne veut pas que tous les
+pécheurs de la terre tombent dans les rets de cet homme[228].
+
+[Note 227: «Petrus iste non Barjona, sed Aboilar, quod equidem esset
+tolerabile si tamen latraret in arte.... latratus dat in excelsum.» Jeu
+de mots sur le nom d'_Aboilar_ et le rapport du son avec le mot qui dès
+lors représentait le mot _aboyer_. (_Id_, cp. IV, p. 330.)]
+
+[Note 228: «Altera olla Ezechielis bulliens succcensa ab
+aquilone.... Inflammandum est cauterium ad cauteriatas conscientias
+medendas.... Velociter, inquam, ne cadant in retiaculo praefati hominis
+peccatores terrae.» (_Id. ibid._)]
+
+Il n'y a rien de bien sérieux dans ces compositions étudiées d'un
+rhéteur clérical qui, sans mission, se mêle d'une haute controverse, et
+la saisit comme une occasion de faire briller son orthodoxie, son esprit
+et son style. Nous allons entendre un langage plus grave et plus vrai.
+
+Il y avait alors dans l'Église un moine de Cîteaux, de l'abbaye de Signy
+au diocèse de Reims, nommé Guillaume, et qui, avant de s'ensevelir
+dans l'obscurité d'une cellule, avait été dans la même contrée abbé
+bénédictin du couvent de Saint-Thierry, dont il conservait le surnom. Il
+jouissait d'une grande réputation de piété[229], écrivait avec talent
+sur les matières spirituelles, unissait assez habilement la dialectique
+et la mysticité; et surtout il était vivement aimé de saint Bernard, qui
+le consultait souvent sur ses ouvrages.
+
+[Note 229: Bertrand Tissier, qui a recueilli ses ouvrages, le
+qualifie de _Beatus_. Nous ne voyons nulle part ailleurs son nom précédé
+de ce titre. Ce doit être un saint de Cîteaux. (_Bibliothec. Patr.
+cisterc._, t. IV.--_Hist. litt_., t. XII, p. 312.)]
+
+Dans le temps que ce Guillaume de Saint-Thierry s'occupait d'un
+commentaire sur le _Cantique des Cantiques_, livre qui était alors en
+possession d'exciter la sagacité féconde des interprètes, le hasard fit
+tomber sous ses yeux un recueil intitulé: _Théologie de Pierre Abélard_.
+Le titre excita sa curiosité; le recueil contenait deux petits ouvrages,
+à peu près les mêmes pour le fond, mais l'un plus étendu et plus
+développé que l'autre. C'était l'_Introduction à la Théologie_, et,
+je crois, la _Théologie chrétienne_. Cette lecture émut le religieux;
+abandonnant aussitôt son travail, car c'était une oeuvre des temps de
+loisir et qui lui paraissait peu convenable quand il croyait voir le
+domaine de la foi envahi à main armée[230], il nota tous les passages
+qui le troublaient, et ses motifs pour en être troublé. Il y reconnut
+des pensées et des expressions nouvelles, inouïes, touchant les matières
+de la foi. Le dogme de la Trinité, la personne du Médiateur, le
+Saint-Esprit, la Grâce, le sacrement de la Rédemption, lui parurent
+compromis par les témérités d'un homme qui portait dans l'Église
+l'esprit qu'il avait montré dans l'école. Saisi d'inquiétude et
+d'indignation, Guillaume de Saint-Thierry hésita sur ce qu'il devait
+faire. Il trouvait le scandale manifeste, le péril grave et imminent.
+L'Église n'avait plus, à son avis, dans le monde et dans l'école, de
+docteurs célèbres et vigilants, capables de soutenir avec éclat la
+saine croyance, de représenter le véritable esprit de la religion. Il
+appartenait à un parti où l'on estimait que, depuis la mort de Guillaume
+de Champeaux et d'Anselme de Laon, _le feu de la parole de Dieu s'était
+éteint sur la terre_[231]. Ceux qui pouvaient le rallumer restaient
+comme ensevelis dans les soins de l'épiscopat, les méditations du
+cloître, ou le gouvernement des affaires temporelles de l'Église.
+Il s'alarmait de leur silence, et, d'un autre côté, il avait aimé
+Abélard[232]; il éprouvait apparemment ce mélange de goût et de crainte
+que ressentaient pour lui tant d'hommes éminents de ce siècle; il
+balançait à l'attaquer, craignant de passer pour trop vif ou pour trop
+défiant. Cependant l'intérêt de la foi l'emporta dans son âme, et
+dominant toute autre considération, au risque de s'engager dans une
+affaire difficile, il résolut de provoquer directement, dût-il leur
+déplaire, ceux dont le silence lui semblait une calamité pour l'Église.
+Il écrivit une lettre commune à l'abbé de Clairvaux, et à Geoffroi,
+l'évêque de Chartres.
+
+[Note 230: C'est lui qui s'exprime ainsi dans une Épître aux
+chartreux du Mont-Dieu, qui précède son traité de la Vie solitaire, et
+où il énumère tous ses ouvrages. Il dit même qu'il a interrompu son
+exposition du Cantique des Cantiques aux versets 3 et 4 du chap. III.
+Là, en effet, se termine cette exposition qui est insérée dans la
+Bibliothèque des Pères de Citeaux. (_Lib. de vit. solit._, praefat., t.
+IV, p. 1.)]
+
+[Note 231: «Mortuo Anselmo laudunensi et Guillelmo catalaunensi,
+ignis verbi Dei in terra defecit.» (Hug. Melel., ep. IV ad Innocent., p.
+330.)]
+
+[Note 232: «Dilexi et ego eum.» (S. Bern., _Op._, ep. CCCXVI,
+Guillelm. abbat. ad. Gaufrid. et Bernard.--_Biblioth. Patr. cisterc._,
+t. IV, p. 112.)]
+
+Dans cette lettre que le temps a respectée, Guillaume, tout en leur
+demandant presque pardon de les troubler, gourmande respectueusement
+leur quiétude, et décrit, dans un langage animé, et le danger pressant
+qui le force à parler, et les poignantes inquiétudes qu'il éprouve. La
+foi des apôtres et des martyrs est menacée, et nul ne résiste, nul ne
+parle. Il souffre, il se consume, il frissonne, et cependant Pierre
+Abélard recommence à dire, à écrire ses nouveautés; ses doctrines
+courent le royaume et les provinces; ses livres passent les mers; chose
+plus grave, ils ont franchi les Alpes, et l'on dit qu'ils ont obtenu de
+l'autorité en cour de Rome. Ainsi le mal se propage, et bientôt envahira
+tout, si Bernard et Geoffroi n'y mettent un terme. «Je ne savais en qui
+me réfugier. Je vous ai choisis entre tous, je me suis tourné vers vous,
+et je vous appelle à la défense de Dieu et de toute l'Église latine.
+Car il vous craint, cet homme, et vous redoute. Fermer les yeux, qui
+craindra-t-il? Et après ce qu'il a déjà dit, que dira-t-il, lorsqu'il
+ne craindra personne? Ils sont morts, presque tous les maîtres de la
+doctrine ecclésiastique, et voilà qu'un ennemi domestique fait irruption
+dans la république déserte de l'Église, et s'y conquiert une exclusive
+domination. Il traite l'Écriture sainte comme il traitait la
+dialectique; ce ne sont qu'inventions à lui personnelles, que nouveautés
+annuelles. C'est le censeur et non le disciple de la foi, le correcteur
+et non l'imitateur de nos maîtres.»
+
+A l'appui de cette dénonciation, il relève dans les deux ouvrages
+d'Abélard treize articles condamnables, et il indique les noms d'autres
+livres qu'il ne connaît pas et qu'on tient cachés: c'est le _Oui et le
+Non_, c'est le _Connais-toi toi-même_, dont les titres, qu'il
+trouve monstrueux, lui paraissent annoncer dans le texte d'autres
+monstruosités. Cette lettre servait de préface à une dissertation en
+forme qui l'accompagnait, ou qui du moins la suivit de fort près. Là,
+Guillaume discute en détail et combat avec beaucoup de soin les treize
+erreurs capitales dont il accuse Abélard, et sa réfutation, composée
+d'autant de chapitres qu'il trouve d'erreurs à réfuter, n'est
+certainement pas d'un esprit vulgaire. Inférieure pour le mouvement et
+la puissance à celle que saint Bernard adressa plus tard au pape, écrite
+d'un style moins coloré et moins brillant, elle atteste un esprit plus
+subtil, plus propre à pénétrer dans le fond des questions de dialectique
+et même de métaphysique. Sa pensée générale est celle d'une foi
+implicite et absolue, qui affirme et n'explique pas; l'esprit humain,
+quand il s'agit de Dieu et des conditions de la nature divine, ne
+pouvant aller légitimement et sûrement au delà de la conception et de
+l'affirmation de l'existence.
+
+Guillaume de Saint-Thierry ne se trompait pas, s'il soupçonnait d'un peu
+de froideur les deux dignitaires de l'Église qu'il interpellait. Ils
+s'étaient accoutumés à témoigner leur zèle en de plus graves affaires
+que des controverses d'école, et tous deux venaient de jouer le rôle le
+plus actif dans les luttes provoquées par le schisme des deux papes.
+Dans sa querelle contre Pierre de Léon ou Anaclet II, Innocent II avait
+trouvé en Geoffroi et en Bernard les plus utiles et les plus zélés
+défenseurs. L'un portait encore le titre de légat du saint-siège dans
+les Gaules, et il n'y avait guère plus d'un an que l'autre était revenu
+de Rome, où après la mort d'Anaclet il avait conduit son successeur
+repentant aux pieds du souverain pontife, et rétabli l'unité de
+l'Église.
+
+On ignore comment l'évêque de Chartres répondit à Guillaume de
+Saint-Thierry; quant à saint Bernard, il accueillit la dénonciation avec
+une politesse fort laconique. C'était au mois de mars, pendant le carême
+de 1139, ou, suivant quelques-uns, de 1140[233].
+
+[Note 233: On peut admettre en effet que ceci ne se passa qu'en
+1140, année de la réunion du concile. Dans ce cas, la conférence de
+saint Bernard et de Guillaume, puis celle de saint Bernard et d'Abélard,
+leur demi-rapprochement, leurs plaintes mutuelles, leur rupture, l'appel
+au concile, la retraite de saint Bernard, puis sa rentrée dans la
+querelle, la session du synode et son jugement, tout se serait passé
+dans le court espace de cinquante à soixante jours, de la fin du carême
+à l'octave de la Pentecôte, et l'accusation dirigée contre Abélard
+d'avoir à un certain moment prétendu emporter l'affaire en la brusquant,
+n'en serait que mieux justifiée. (Voyez plus bas p. 201.)]
+
+Dans une lettre des plus courtes, il approuve l'émotion du religieux,
+loue son traité, bien qu'il n'ait pu le lire encore avec assez
+d'attention, le croit propre à détruire des dogmes odieux, et, pour le
+reste, il se rejette sur les devoirs du saint temps où il écrit pour
+ajourner toute explication. L'oraison réclame à cette heure tous ses
+instants, et ce n'est qu'après Pâques qu'il pourra se rencontrer avec
+Guillaume et conférer avec lui. En attendant, il le prie de _prendre
+sa patience en patience_, il a jusqu'ici à peu près ignoré toutes ces
+choses, et il termine en lui rappelant que Dieu est puissant et en se
+recommandant à ses prières[234].
+
+[Note 234: S. Bern., _Op._, ep. CCCXVII.]
+
+Les défenseurs de saint Bernard ont insisté sur cette preuve de sa
+froideur au début de toute cette affaire. Ils en concluent qu'on ne
+le saurait accuser d'inimitié ni de passion, et mettent un soin peu
+explicable à le disculper de toute initiative dans une poursuite que
+cependant ils approuvent, et qu'ils le louent d'avoir soutenue plus tard
+avec chaleur et persévérance. En tout genre, les apologies sont souvent
+contradictoires; elles tendent à établir à la fois que celui qu'elles
+défendent n'a pas fait ce qu'on lui reproche et qu'il a eu raison de
+le faire. Ainsi, selon ses partisans, saint Bernard serait louable de
+n'avoir pas suscité l'affaire qu'il est louable pourtant d'avoir suivie.
+
+Évidemment, tout cela importe peu; et si, comme les documents
+l'attestent, le zèle de Guillaume de Saint-Thierry alluma celui de
+l'abbé de Clairvaux, la conduite de ce dernier n'en est ni mieux
+justifiée ni plus condamnable.
+
+Nous avons vu, en 1121, au concile de Soissons, la sage modération de
+l'évêque de Chartres intervenir avec une grande autorité. Son influence
+n'eût pas été moindre dans les nouvelles conférences de 1139 ou de 1140.
+Le titre de légat qu'il portait encore et que son humilité changeait
+en celui de _serviteur du saint-siége apostolique_, n'aurait fait
+qu'ajouter à son ascendant. Mais bien qu'il ait participé aux opérations
+du concile de Sens[235], il s'efface dans toute cette affaire, et
+d'ailleurs sa position politique dans l'Église, sa liaison avec saint
+Bernard, la récente communauté de leur conduite et de leurs efforts en
+tout ce qui touchait les intérêts de la papauté, devaient le porter
+impérieusement a marcher avec lui. Il est probable qu'il suivit le
+mouvement sans ardeur et sans résistance.
+
+[Note 235: Je ne sais ou Gervaise a pris que Geoffroi était mort
+cette année même, le jour de Pâques, et par conséquent n'avait pu
+assister au concile (t. II, l. V, p. 86). Il y assisté, il signa les
+lettres synodiques, il était encore légat en 1144, _sancto sedis
+apostolicae famulus_, et ne mourut que le 29 janvier 1145. (S. Bern.,
+_Op_., ep. CCCXVII.--_Gallia Christ_., t. VIII, p. 1134.--_Hist. litt_.,
+t. XIII, p. 84.)]
+
+Saint Bernard fut donc abandonné à lui-même. C'était un esprit plus
+élevé qu'étendu, et dont la sagacité naturelle était limitée par une
+piété ardente et crédule. Il la poussait jusqu'à la dévotion minutieuse.
+Comme sa sévérité envers lui-même, son zèle pour la maison du Seigneur
+ne connaissait pas de bornes; et tandis qu'il domptait son corps et
+humiliait sa vie par les rigueurs les plus misérables, il se livrait
+avec une confiance absolue au sentiment d'une mission personnelle de
+sainte autorité. Sa charité vive et tendre dans le cercle de l'Église ou
+de son parti dans l'Église, s'unissait à une sévérité soupçonneuse hors
+du monde soumis à son influence, confondue à ses yeux avec le divin
+pouvoir de l'Église même. C'était un orateur éloquent, un brillant
+écrivain, un missionnaire courageux, un actif et puissant médiateur
+dans les affaires où il s'interposait au nom du ciel; mais il manquait
+souvent de mesure et de prudence. Sa raison était moins forte que son
+caractère, sa foi en lui-même exaltée par l'excès de ses sacrifices. La
+justesse, la modération, l'impartialité lui étaient difficiles; il y
+avait de l'aveuglement dans son génie; et à côté des rares qualités qui
+l'ont placé si haut dans l'Église et dans l'histoire, on reconnaît à
+mille traits de sa vie que ce grand homme était un moine[236].
+
+[Note 236: Voyez Othon de Frisingen, _De Gest. Frid._, l. I, c.
+XVII.--Cf. Brucker, _Hist. crit. philos._, t. III, pars II, l. II, c.
+III, p. 751 et 759.]
+
+Lorsque le jour de Pâques fût passé, il donna plus d'attention aux
+avertissements de Guillaume de Saint-Thierry, qui sans doute ne manqua
+pas de lui rappeler la conférence promise. La gravité réelle ou
+apparente de quelques-unes des nouveautés d'Abélard, l'indépendance
+générale de sa doctrine, sa préférence pour la méthode rationnelle dans
+l'exposition des vérités religieuses, et, plus que tout cela, l'immense
+et rapide propagation de ses idées, qui trouvaient tous les esprits
+prêts et ardents à les accepter, déterminèrent saint Bernard à
+intervenir.
+
+Quoique douze ans auparavant Abélard l'eût rangé au nombre de ses
+ennemis[237], leur dissidence, qui était dans la nature des choses,
+n'avait pas eu beaucoup d'éclat; rien d'irréparable ne les armait encore
+l'un contre l'autre. L'abbé avait visité le Paraclet; quelques relations
+les avaient rapprochés; leur passager dissentiment sur le texte de
+l'Oraison dominicale pouvait bien avoir manifesté ou laissé entre eux un
+fond d'aigreur cachée, mais enfin ils vivaient en paix. Bernard hésitait
+évidemment à rompre, peu curieux d'engager un si rude combat. Il
+voulut d'abord avoir une entrevue avec Abélard, et il lui fit quelques
+observations sur ses doctrines. Cette première conférence n'ayant rien
+produit, une seconde eut lieu, et cette fois _en présence de deux ou
+trois témoins_, suivant le précepte de l'Évangile[238]. Il l'engagea à
+revoir ses écrits, à modifier ses assertions, surtout à ralentir les pas
+trop rapides de ses disciples dans la voie qu'il leur avait ouverte.
+La conversation fut assez amicale. Un secrétaire de saint Bernard, son
+panégyriste et son biographe, assure même qu'on s'entendit et que ce
+dernier obtint quelques promesses rassurantes. C'est ce que ne confirme
+point la relation officielle, envoyée au saint-siége par les évêques,
+après la décision du concile[239]. Il y eut une simple conférence
+préliminaire, d'où chacun se retira avec des espérances, parce que, de
+part et d'autre, on resta en des termes bienveillants. Comme Abélard
+était éloigné de toute idée de schisme, et que ses propositions les plus
+hasardées comportaient pour la plupart une explication plausible, un
+entretien commencé sans le désir de rompre devait conduire à quelque
+espoir de rapprochement entre Bernard et lui. L'un n'était point pressé
+de pousser les choses à l'extrême; il ne cherchait pas un éclat;
+l'autre, toujours placé entre la soumission et la révolte, désirait se
+maintenir à l'égard du pouvoir ecclésiastique dans une indépendance sans
+hostilité; il ne céda donc pas à son adversaire, mais il ne l'irrita
+pas.
+
+[Note 237: Voyez ci-dessus, p. 116.]
+
+[Note 238: «Si ton frère a péché contre toi, va et reprends-le entre
+toi et lui; s'il t'écoute, tu auras gagné ton frère. S'il ne t'écoute
+pas, prends avec toi encore une ou deux personnes, afin que tout soit
+confirmé sur la parole de deux ou de trois témoins.» (Math., XVIII, 15
+et 16.)]
+
+[Note 239: Geoffroi, né à Auxerre, moine de Clairvaux, secrétaire
+(_notarius_) de saint Bernard, et qui a écrit sa vie, avait été quelque
+temps disciple d'Abélard; mais il appartenait tout entier au parti
+opposé lors du concile de Sens. Il affirme qu'Abélard promit de
+s'amender à la volonté de saint Bernard, «ad ipsius arbitrium
+correcturum se promitteret universa.» Mais les évêques de France, dans
+leur lettre au pape, parlent de la conférence _familière et amicale_ où
+Abélard fut averti; et ils ne disent point ce qu'il répondit. S'il eût
+fait une promesse violée plut tard, leur intérêt était de le rappeler.
+(Cf. Gaufr., l. III, _De vit. S. Bernardi. Rec. des Hist._, t. XIV, p.
+370, etc.--_Thes. nov. anecd._, t. V, p. 1147.--S. Bern., _Op._, ep.
+CCCXXXVII.--_Ab. Op._; Not., p. 1101.)]
+
+Quand les hommes supérieurs se rencontrent, ils essaient ou feignent de
+s'entendre, du moins tant que la guerre n'est pas déclarée. Mais une
+fois séparés, chacun, rentré dans son camp, y retrouve ses amis, ses
+confidents, ses flatteurs, et se réchauffe au foyer de l'esprit de
+parti. Ce qui inquiétait Bernard, c'était moins encore la nature que le
+succès des doctrines d'Abélard. Il voyait au loin s'étendre l'esprit de
+controverse sur les matières les plus hautes et les plus sacrées. Dans
+les derniers temps, des hérésies graves, notamment sur la Trinité,
+s'étaient produites en divers lieux[240]. Abélard, après en avoir
+beaucoup réfuté par ses arguments, en avait suscité d'autres par sa
+méthode. Il autorisait les erreurs même qu'il n'enseignait pas. Partout
+à sa voix se dressait, moins prudent et moins réservé que lui, l'éternel
+ennemi de l'autorité, l'examen. Son exemple avait comme déchaîné dans la
+lice la raison individuelle.
+
+[Note 240: C'était surtout celles de Henry, de Tanquelm ou Tankolin,
+de Pierre de Bruis, peut être aussi des deux frères bretons, Bernard et
+Thierry dont parle Othon de Frisingen, et dont Gautier de Mortagne
+a réfuté le second. On suppose que ce sont les deux frères que veut
+désigner Abélard dans le tableau qu'il a par deux fois tracé des
+hérésies contemporaines. (Cf. _Introd. ad Theol._, l. II, p.
+1066.--_Theolog. Christ_., l. IV, p. 1314-1316, et ci-après, l. III. c.
+II.--_Rec. des Histor._, t. XIV, praef., p. IXX.--_De Gest. Frid._, l.
+I, c. XLVII.--_Spicileg._, t. III.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 378).]
+
+Hors de sa présence, l'abbé de Clairvaux ne se contraignit point pour
+maudire cette réformation anticipée; il ne s'abstint pas d'en rapporter
+l'existence au plus renommé des novateurs; sans peut-être attaquer
+directement sa personne, il accusait ses principes et son exemple. Il
+arrachait ses livres des mains de ses disciples, et prêchait contre
+la contagion de son école. Autour du nouvel apôtre s'élevait contre
+l'autorité doctrinale d'Abélard une clameur de réprobation et
+d'anathème. Nous en pouvons juger par le langage des écrivains partisans
+de saint Bernard. Abélard _dogmatisait perfidement_, disent-ils tous. Il
+fut _négromant et familier du démon_, a écrit Gérard d'Auvergne[241].
+
+[Note 241: «De fide dogmatizans ferfide.... Nigromanticus et daemoni
+familiaris.» (_Thes. anc_. t. V, praef. in fin.) On lisait cela dans une
+chronique manuscrite de Cluni. Les mots _perfide dogmatizans_ ont été
+répétés ailleurs. (Guill. Nang. _Chron., Rec. des Hist._, t. XX, p.
+731.)]
+
+Non moins puissant et non moins passionné, retentit bientôt de l'autre
+côté le cri de l'indépendance. Abélard lui-même, irritable et convaincu,
+opposait aux accusations des dénégations sincères, et, ne croyant que se
+défendre, prenait contre ce qu'il appelait la mauvaise foi, l'ignorance
+ou l'envie, une offensive hautaine. Ses disciples toujours nombreux
+renvoyaient l'insulte à la réprobation, et le mépris à l'anathème. Ils
+avaient pour eux les droits de l'intelligence. Ils pensaient défendre
+contre des préjugés tyranniques la vérité éternelle et nouvelle à la
+fois. Abélard pouvait se regarder comme le représentant de ce que le
+christianisme renfermait de plus éclairé, comme le docteur, sinon de la
+majorité dans l'Église, au moins d'une minorité pleine d'espérance et
+d'avenir. Tous les esprits hardis se groupaient autour de lui. Ceux
+même qui exagéraient ou dénaturaient ses opinions, ceux même qui
+en soutenaient d'autres, ou, comme on dirait aujourd'hui, de plus
+_avancées_, le prenaient pour chef, et voulaient, à leur profit, faire
+triompher en lui la liberté de penser. Un docteur qui avait étudié
+avec lui et sous lui, Gilbert de la Porrée, chancelier de l'église
+de Chartres et déjà célèbre par la solidité et le succès de son
+enseignement, avait commencé à développer sur l'essence divine, sur
+ses attributs, sur la différence des personnes aux propriétés dans la
+Trinité, ces subtilités ingénieuses, hasardées, dont il devait, huit
+ans après, étant évêque de Poitiers, venir répondre devant deux
+conciles[242]. Pierre Bérenger, zélé disciple d'Abélard, déjà revêtu des
+fonctions de scolastique, et qui devait défendre plus tard son maître
+dans une courageuse apologie, nourrissait et ne cachait pas contre le
+despotisme ecclésiastique ces sentiments d'opposition dont il a rendu
+l'expression si vive et si piquante[243].
+
+[Note 242: Gilbert de la Porrée (_Porretanus_) soutint des opinions
+théologiques qu'on trouve, sous quelques rapports, analogues à celles
+d'Abélard. Il rencontra aussi saint Bernard pour adversaire. Il fut
+traduit devant le consistoire de Paris et au concile de Reims, en 1148.
+(Ott. Frising. _De Gest. Frid_., l.1, c. XLVI, L et seq.--_Hist. litt_.,
+t. XII, p. 486.)]
+
+[Note 243: Pierre Bérenger, de Poitiers, scolastique on ne sait de
+quelle église, n'est guère connu que par son apologie d'Abélard et
+une invective contre les chartreux. Pétrarque, le premier, l'a appelé
+_Pictaviensis_ (Poitevin). Dom Brial soupçonne qu'il l'a confondu avec
+Pierre de Poitiers, autre disciple d'Abélard, et veut, sans trop de
+fondement, que Bérenger soit _Gabalitanus_ ou du Gévaudan. (_Ab. Op_.,
+pars II, ep. XVII, XVIII et XIX; Not., p. 1192.--_Hist. litt_., t. XII,
+p. 264.--_Rec. des Hist_., t. XIV, p. 294.)]
+
+Enfin un homme intrépide, jeune encore, Arnauld de Bresce, qui passe
+également pour avoir suivi les leçons d'Abélard, venait de se retirer
+en France, banni de Rome par l'autorité pontificale, pour y avoir
+fougueusement soutenu la réforme spirituelle et temporelle de l'Église
+chrétienne. Moins préoccupé du dogme que des abus introduits dans la
+constitution du clergé, il préludait, sans le savoir, à l'insurrection
+des Vaudois, des Albigeois, à celle du protestantisme, par des attaques
+où se mêlait à la passion de l'indépendance religieuse un sentiment
+confus de la liberté politique[244]. On dit qu'il se rapprocha
+d'Abélard, et le poussa vivement à la résistance. Rien, à notre
+connaissance, n'atteste cette coalition que le dire de saint Bernard. Il
+appelle Arnauld le lieutenant, ou plutôt l'_écuyer_ d'Abélard[245], et
+met grand soin, dans ses lettres pour Rome, à confondre la cause de l'un
+avec celle de l'autre, et à représenter Abélard, tantôt comme le guide,
+tantôt comme l'instrument de l'ennemi que le pape venait de frapper.
+Espérons pour saint Bernard qu'il a dit vrai.
+
+[Note 244: Arnauld, qu'on croit né à Bresce, dans les premières
+années du XIIe siècle, attaqua avec tant de violence la richesse du
+clergé et le despotisme du gouvernement papal qu'il fut condamné en 1139
+par le concile de Latran. Forcé de quitter l'Italie, il vint en Suisse,
+et de là apparemment en France. Il repassa les Alpes en 1141, souleva
+Bresce, provoqua dans Rome un mouvement révolutionnaire qui triompha
+dix-ans, et fut brûlé vif en 1155.]
+
+[Note 245: «Procedit Golias procero corpore, nobili illo suo bellico
+apparatu circumcinctus, antecedente quoque ipsum ejus armigero Arnaldo
+de Brixia. (S. Bern. _Op._, ep. CLXXXIX. Voyez aussi les lettres CXCV et
+CCCXX.)]
+
+Excité ou non par Arnauld de Bresce, Abélard affronta la tempête, et
+traita ses pieux et puissants adversaires comme des coeurs méchants
+et des esprits faibles. Revenant à la confiance présomptueuse de sa
+jeunesse, entraîné surtout par ce mouvement général qui ne venait pas
+tout entier de son impulsion, il maintint avec fermeté la vérité de ses
+principes, provoqua la réfutation, accusa ses adversaires de calomnie,
+et parut braver l'Église.
+
+Alors éclata la sainte colère de Bernard, et il commença une guerre
+déclarée. Il poursuivit son adversaire, disent ses apologistes,
+_avec son invincible vigueur_[246]. Songeant d'abord à s'assurer
+une nécessaire protection, il écrivit en cour de Rome. La confiance
+d'Abélard de ce côté l'inquiétait visiblement, et ce n'est pas sans
+anxiété qu'il invoque d'un ton tour à tour plaintif et indigné la
+sollicitude du pape et des cardinaux. Nous avons ses lettres, toutes
+déclamatoires et cependant éloquentes, toutes remplies de recherche et
+de passion, d'art et de violence; la foi est sincère, la haine aveugle,
+l'habileté profonde.
+
+[Note 246: _Histoire de saint Bernard_, par M. l'abbé Ratisbonne, t.
+II, c. XXIX, p. 31.--La plupart des historiens croient que saint
+Bernard ne devint vraiment actif et n'écrivit en cour de Rome qu'après
+qu'Abélard eut demandé à être jugé au concile de Sens. Cela est
+possible, mais l'ordre que nous avons adopté peut aussi se justifier par
+les textes.]
+
+Dans son premier appel aux cardinaux, ce n'est pas un homme seulement,
+c'est l'esprit humain qu'il dénonce. «L'esprit humain, il usurpe tout,
+ne laissant plus rien à la foi. Il touche à ce qui est plus haut,
+fouille ce qui est plus fort que lui; il se jette sur les choses
+divines, il force plutôt qu'il n'ouvre les lieux saints.... Lisez, s'il
+vous plaît, le livre de Pierre Abélard, qu'il appelle _Théologie_[247].»
+Quant à la lettre que je regarde comme la première que saint Bernard
+ait écrite sur cette affaire au pape, elle est comme trempée des larmes
+qu'il versa dans le sein pontifical; il jette l'épouse désolée aux bras
+de l'ami de l'époux, et lui rappelle que la Sunamite lui est confiée,
+pendant que l'époux absent tarde encore. La peste la plus dangereuse,
+une inimitié domestique, a éclaté dans le sein de l'Église; une nouvelle
+foi se forge en France. Le maître Pierre et Arnauld, ce fléau dont Rome
+vient de délivrer l'Italie, se sont ligués et conspirent contre le
+Seigneur et son Christ. Ces deux serpents _rapprochent leurs écailles_.
+Ils corrompent la foi des simples, ils troublent l'ordre des moeurs;
+semblables à celui qui se transfigura en ange de lumière, ils ont la
+forme de la piété. L'Église vient à peine d'échapper à Pierre qui
+usurpait le siège de Simon Pierre, et elle rencontre un autre Pierre qui
+attaque la foi de Simon Pierre. L'un était le lion rugissant, l'autre
+est le dragon qui guette sa proie dans les ténèbres: mais le pape
+écrasera le lion et le dragon[248]. Le nouveau théologien invente de
+nouveaux dogmes, il les écrit, afin d'en mieux empoisonner la postérité;
+et, au milieu de ses hérésies, il se vante d'avoir ouvert les sources de
+la science aux cardinaux et aux clercs de la cour de Rome. Il dit qu'il
+a mis ses livres dans leurs mains, et il appelle à défendre son erreur
+ceux-là même qui le doivent juger. «Persécuteur de la foi, comment as-tu
+la pensée, la conscience d'invoquer le défenseur de la foi? De quels
+yeux, de quel front peux-tu contempler l'ami de l'époux, toi, le
+violateur de l'épouse? Oh! si le soin de mes frères ne me retenait! Oh!
+si mon infirmité corporelle ne m'empêchait, de quelle ardeur j'irais
+voir l'ami de l'époux qui prend la défense de l'épouse en l'absence
+de l'époux! Moi qui n'ai pu taire les injures de mon Seigneur, je
+supporterais patiemment les injures de l'Église! Mais toi, Père
+bien-aimé, n'éloigne pas d'elle ton bras secourable; songe à sa défense,
+ceins ton glaive. Déjà l'abondance de l'iniquité refroidit la charité
+d'un grand nombre; déjà l'épouse du Christ, si tu n'y portes la main,
+sort et suit les traces des troupeaux et les fait paître auprès des
+tentes des pasteurs[249].»
+
+[Note 247: S. Bern. _Op._, ep. CLXXXVIII.]
+
+[Note 248: «Squamma aquammae conjungitur.... ad imaginem et
+similitudinem illius qui transfigurat se in angelum lucis, habentes
+formam pietatis.... Evasimus rugitum Petri Leonis, sedem Simonis
+Petri occupantem; sed Petrum Draconis incurremus, fidem Simonis Petri
+impugnantem, etc.» Il y a là un jeu de mots sur le nom de Pierre de
+Léon. (S. Bern. _Op._, ep. CCCXXX.)]
+
+[Note 249: _Id. ibid., in fin._--Les derniers mots sont empruntés
+aux versets 6 et 7 du c. 1 du _Cantique des Cantiques_. Toute la lettre
+est remplie d'allusions à des passages du même poème sur lequel saint
+Bernard avait fait un traité.]
+
+C'est ainsi que saint Bernard parle dans ses lettres à divers membres du
+sacré collège, aux cardinaux Ives et Grégoire Tarquin, à Étienne, évêque
+de Palestrine. Dans sa circulaire à tous les évêques et cardinaux de la
+cour de Rome[250], il tient le même langage. Il leur rappelle que leur
+oreille doit être ouverte aux gémissements de l'épouse, qu'ils sont
+les fils de l'Église, qu'ils doivent reconnaître leur mère, et ne pas
+l'abandonner dans ses tribulations; il leur dénonce les témérités de cet
+Abélard, persécuteur de la foi, ennemi de la croix, moine au dehors,
+hérétique au dedans, religieux sans règle, prélat sans sollicitude,
+abbé sans discipline, couleuvre tortueuse qui sort de sa caverne, hydre
+nouvelle qui, pour une tête coupée à Soissons, en repousse sept autres.
+Il a dérobé les pains sacrés; il veut déchirer la tunique du Seigneur;
+il est entré dans le Saint des saints, dans la chambre du roi; il marche
+entouré de la foule, il raisonne sur la foi par les bourgs et sur les
+places; il discute avec les enfants et converse avec les femmes;
+il reproduit sur les dogmes les plus saints les hérésies des plus
+détestées. Il les a signées de sa plume, et en les écrivant il transmet
+la contagion à l'avenir[251], et cependant il se glorifie d'avoir
+infecté Rome de ses poisons. Les enfants de l'Église ne défendront-ils
+pas le sein qui les a portés, les mamelles qui les ont nourris?
+
+[Note 250: Grégoire Tarquin, cardinal-diacre de Saint-Serge et
+Bacche. (_Id._ ep. CCCXXXII.) Cette lettre porte _ad cardinalem G._,
+comme la suivante. Ives, cardinal-prêtre (ep. CXCIII); Étienne, évêque
+de Palestrine, cardinal en 1140 de l'ordre de Cîteaux (ep. CCCXXXII.)
+La lettre commune aux évêques et cardinaux de la cour de Rome est l'ep.
+CLXXXVIII.]
+
+[Note 251: «Catholicae fidei persecutorem, inimicum crucis
+Christi.... Monachum se exterius, haereticum interius ostendit....
+Egressus est de caverna sua coluber tortuosus, et in similitudinem
+hydrae uno prius capite succiso, etc. (ep. cccxxxi.) Habemus in Francia
+monachum sine regula, sine sollicitudine praelatum, sine disciplina
+abbatem.... disputantem cum pueris, conversantem cum mulieribus, etc.»
+(ep. cccxxxii.)]
+
+Ainsi saint Bernard prenait soin d'ôter par avance tout refuge à celui
+qui n'était pas encore proscrit et qu'il ne se hâtait pas d'attaquer
+ouvertement. C'est Abélard qui le contraignit enfin à se montrer. Las de
+de se voir sans cesse diffamé, jamais combattu, il demanda une épreuve
+publique.
+
+Le roi de France, qui n'était plus Louis le Gros, mais ce roi violent,
+inégal et dévot, dont une activité malheureuse n'a pu illustrer le nom,
+et qui amena les Anglais dans le royaume, Louis VII avait au plus haut
+degré la dévotion des reliques; il aimait les cérémonies consacrées à la
+translation, l'exposition, l'adoration des restes alors si révérés des
+martyrs et des saints. La cathédrale de Sens, métropole de la province
+de Paris, était riche en trésors de ce genre, et elle conserve encore
+des traces précieuses pour l'antiquaire de son ancienne opulence. Le
+jour de l'octave de la Pentecôte de l'année 1140, le roi avait promis
+d'aller visiter à Sens les saintes reliques qu'on y devait exposer à la
+vénération des grands et du peuple[252]. A cette occasion, il devait y
+avoir dans cette ville un concours nombreux de prélats et de dignitaires
+de l'Église. Non-seulement les suffragants de l'archevêque de Sens,
+mais encore celui de Reims et les évêques de sa province, devaient s'y
+rencontrer. On y annonçait aussi la présence de plusieurs seigneurs
+du voisinage. Cette solennité était attendue avec curiosité par les
+populations.
+
+[Note 252: _Alan. episc. autissiod. in S. Bern. Vit. adornat_.,
+c. xxvi. _Rec. des Hist_., t. XIV, p. cv. in praef., et p. 371 et
+484.--_Gallia Christ_., t. XII., p. 16.]
+
+Irrité et enhardi par les attaques détournées dont il était l'objet,
+animé par les conseils de ses amis et peut-être d'Arnauld de Bresce,
+Abélard, s'adressant à l'archevêque de Sens, demanda que cette réunion
+sainte devînt un synode ou concile devant lequel il pût être admis à
+répondre à ses adversaires et à venger sa foi par la parole [253].
+
+[Note 253: S. Bern., _Op_., ep. CLXXXIX, ad dom. pap. Innocentium.]
+
+On dit qu'il calculait que l'archevêque de Sens, qui avait eu récemment
+quelque différend avec saint Bernard, lui serait favorable, et qu'une
+convocation brusque et à bref délai déconcerterait ses ennemis [254]. Ce
+qui est certain, c'est que son appel ne déplut pas à l'archevêque, dont
+la vanité fut flattée, et qui songea aussitôt à rendre l'assemblée plus
+complète et l'épreuve plus solennelle. Il écrivit à l'abbé de Clairvaux
+afin de l'inviter au concile pour le jour fixé. Celui-ci refusa,
+alléguant son inexpérience de ces joutes de la parole. Il disait
+qu'auprès d'Abélard, formé au combat dès sa jeunesse, il n'était lui
+qu'un enfant. Il regardait comme inutile et peu digne de commettre la
+foi dans ces disputes, _de laisser agiter ainsi la raison divine par de
+petites raisons humaines_ [255].
+
+[Note 254: Le P. Longueval, _Hist. de l'Égl. gall_., t. IX, l. XXV,
+p. 22.]
+
+[Note 255: «Abnui, tum quia puer sum, et ille vir bellator ab
+adolescentia, tum quia judicarem indignum rationem fidei humanis
+committi ratiunculis agitandam ... Dicebam sufficere scripia ejus ad
+accusandum cum. (Ep. CLXXXIX.)]
+
+Il ajoutait que les écrits d'Abélard suffisaient sans discussion pour le
+condamner, et qu'après tout c'était l'affaire des évêques et non celle
+d'un moine et d'un abbé que de juger en matière de dogme.
+
+Mais voulant mieux assurer le succès et témoigner de son intérêt dans
+l'affaire, il adressa aux évêques qu'elle regardait une circulaire pour
+les engager tous à se trouver exactement au jour de la réunion, et à s'y
+montrer fidèles amis du Christ. Il les avertit en même temps de se
+tenir sur leurs gardes contre les ruses d'un ennemi qui espérait les
+surprendre, les trouver mal préparés à la résistance, et dont la
+perfidie se trahissait déjà dans la brusque promptitude avec laquelle il
+les avait défiés[256].
+
+[Note 256: _Id_., ep. CLXXXVII, ad episc. senonas convocandos.]
+
+Cependant Abélard ne s'oubliait pas. Il donnait à ses amis et à ses
+disciples rendez-vous à Sens pour le jour fixé. Il publiait qu'il
+comptait bien y trouver Bernard et lui répondre. Il annonçait ce grand
+débat comme un duel théologique en champ clos que déciderait avec
+solennité le jugement de Dieu.
+
+Ce fut bientôt la nouvelle populaire, et l'attente devint générale. Les
+amis de saint Bernard alarmés lui représentèrent tout le danger de
+son absence, quelle confiance elle inspirerait à son adversaire, quel
+découragement à ses partisans, combien cet abandon apparent d'une si
+juste cause lui pourrait nuire et donner de chances au triomphe de
+l'erreur. L'abbé céda; il consentit avec regret à paraître au concile;
+mais il assure qu'il ne put retenir ses larmes. Il partit pour Sens,
+le coeur triste, sans préparer ni argumentation ni discours, mais se
+répétant sans cesse cette parole de l'Évangile: _Ne préméditez pas votre
+réponse, elle vous sera donnée à l'heure de parler_, et cette autre du
+psalmiste: _Dieu est mon soutien; je ne craindrai pas ce qu'un homme
+peut me faire[257]._ Mais s'il ne se préparait point pour le débat, il
+avait tout disposé pour le jugement. De toutes parts, des évêques, des
+abbés, des religieux, des maîtres en théologie, enfin des clercs versés
+dans les lettres avaient été convoqués. Thibauld, comte palatin de
+Champagne, cher à l'Église pour ses pieuses fondations; Guillaume, comte
+de Nevers, célèbre par sa piété, qui lui fit un jour abandonner le monde
+pour devenir chartreux[258]; d'autres nobles personnages se rendaient à
+Sens.
+
+[Note 257: _Id._ ep. CLXXXIX--Math., X, 10.--Ps. CXVII, 6.--_Ex vit.
+et veb. gest. S. Bern._, auct. Gaufrid. abb. _Rec. des Hist._, t. XIV,
+p. 371 et 372.]
+
+[Note 258: Ex _chron. turonens. Rec. des Hist._, t. XII, p. 471.]
+
+Le roi devait, avec ses grands officiers, assister au concile. Henry
+dit le Sanglier, d'une noble famille de Boisrogues, archevêque de Sens,
+devait le présider; il était là, environné de tous les évêques de sa
+province, excepté ceux de Paris et de Nevers[259]; et Samson des Prés,
+archevêque de Reims, avec trois de ses suffragants, devait siéger à côté
+de lui. Les prélats qui suivaient le premier étaient d'abord Geoffroi de
+Chartres, sans nul doute l'homme le plus considérable de tout le corps
+épiscopal, quoiqu'il ne paraisse avoir joué cette fois aucun rôle;
+Hugues III, évêque d'Auxerre, Hélias, évêque d'Orléans, Atton, évêque
+de Troyes, Manassès II, évêque de Meaux. Les prélats de la province de
+Reims étaient Alvise, évêque d'Arras, Geoffroi de Châlons et Joslen
+de Soissons, celui que nous avons vu, vingt ou trente ans auparavant,
+enseigner à tout risque d'hérésie une variété du nominalisme sur
+la montagne Sainte-Geneviève[260]. A leur suite, une multitude
+d'ecclésiastiques, abbés, prieurs, doyens, archidiacres, écolâtres,
+avaient envahi la ville[261], et pour la plupart animés de l'esprit de
+saint Bernard, ils le propageaient dans la foule. Sens était une cité
+tout ecclésiastique, la métropole de Paris, et presque la métropole
+des Gaules septentrionales; l'influence épiscopale y régnait
+toute-puissante, et le peuple était dès longtemps préparé à entendre
+appeler Abélard des noms d'Antechrist et de Satan, lorsqu'il vit entrer
+dans ses murs d'un côté saint Bernard seul, triste, souffrant, les yeux
+baissés, couvert de la robe grossière de Clairvaux, et précédé d'une
+renommée de sainteté merveilleuse; de l'autre, Abélard, qui, malgré son
+âge et ses maux, portait encore avec fierté une tête belle et détruite,
+et marchait entouré de ses disciples à l'aspect quelque peu profane.
+Partout où passait le saint abbé, on voyait les genoux fléchir, les
+fronts s'incliner sous la bénédiction de la main dont on racontait les
+miracles. Sur les pas d'Abélard, ceux qu'attirait la curiosité étaient
+presqu'aussitôt repoussés par l'effroi.
+
+[Note 259: «Henricus cognomine Aper.... (Guill. Nang. _Chron., Rec.
+des Hist._, t. XX, p. 727.) On ignore les motifs de l'absence d'Etienne
+de Senlis, évêque de Paris, et de Fromond, évêque de Nevers.]
+
+[Note 260: _Gall. Christ._, t. VIII, p. 1134, 1448, 1613; t. XII, p.
+44 et passim.--Voyez aussi ci-dessus, p. 23 et ci-après l. II, c. VII et
+X.]
+
+[Note 261: Loc. cit., et S. Bern. _Op._, ep. CCCXXXVII.]
+
+Les actes du concile de Sens n'existent plus. Les scènes intérieures
+n'en ont été nulle part fidèlement décrites. Nous ne savons que quelques
+faits succinctement indiqués par saint Bernard et les évêques. Il faut
+les raconter après eux.
+
+Le premier jour, 2 juin 1140[262], c'était un dimanche (on l'appelait
+alors le jour de l'octave de la Pentecôte, car la fête de la Trinité n'a
+été fondée qu'au XVe siècle), on s'occupa de l'adoration des reliques
+qui furent exposées à la vénération des fidèles. Le roi les visita
+pieusement, disent les écrivains ecclésiastiques, et se les fit montrer
+et expliquer par saint Bernard[263]. Ce fut une grande solennité rendue
+plus imposante par une pompe royale, épiscopale, guerrière, et dont
+l'effet était tout favorable à l'Église, qui faisait ainsi parler
+la religion à l'imagination populaire, tandis que la théologie
+philosophique ne s'adressait qu'à l'intelligence. D'un côté, une vaste
+cathédrale, des débris sacrés dans une châsse étincelante, la mitre et
+la couronne, la crosse et le sceptre, la croix et l'épée, les vêtements
+de soie et d'or des pontifes, les robes fleurdelisées, les dalmatiques
+blasonnées, les chants religieux qui semblent s'élever vers le ciel
+avec la fumée de l'encens, le bruit de l'armure des guerriers qui
+s'agenouillent; enfin au milieu de ces pieuses magnificences, un moine
+austère et charitable que la voix populaire sanctifie avant l'Église; et
+de l'autre, un homme d'une renommée étrange et suspecte, célèbre par de
+tristes aventures, par des tentatives stériles, par des humiliations
+bizarres, à la fois altier et faible, n'ayant jamais pris que des
+positions téméraires sans en avoir su garder aucune, appuyé seulement
+par une bande de bruyants disciples, simples sans humilité, fiers sans
+puissance, n'ayant ni les grandeurs du monde ni celles de l'Église,
+libres d'esprit, ce qui ne plaît à personne, si ce n'est l'avant-veille
+des révolutions.
+
+[Note 262: J'ignore sur quel fondement un auteur dit que le concile
+s'ouvrit le 11 janvier. Les témoignages authentiques donnent une date
+certaine, l'octave de la Pentecôte. Or, l'année 1140, Pâques était le
+7 avril. (Du Cange, art. _Annus_.) Selon notre manière de compter, la
+Pentecôte devait être le 20 mai. Du reste, comme il n'existe pas de
+procès-verbaux de cette assemblée, on en refait l'histoire avec les
+lettres de saint Bernard et des fragments d'historiens. Nous ne voyons
+aucune raison pour renvoyer le concile de Sens, comme le veulent les
+Bollandistes, à l'année 1141. (Cf. _Act. concilior_., t. VI, pars II,
+p. 1219.--Philip. Labbaei _Sacr. concil._, t. X, p. 1018.--_Anal. des
+concil_., par le père Richard, t. V, suppl.--_Act. sanct_., t. III, p.
+196.)]
+
+[Note 263: _Alan, episc. autiss. in Vit. S. Bern_., c. XXVI. _Rec.
+des Hist_., t. XIV, p. 371.--_Gall. Christ_., t. XII, p. 40.]
+
+Le lendemain, le concile s'ouvrit dans l'église métropolitaine de
+Saint-Étienne. Les pères étaient assis en présence du roi sur son trône.
+Seigneurs, moines, docteurs, prêtres, tous attendaient en silence.
+L'émotion intérieure d'une grande curiosité agitait tous les esprits.
+L'anxiété attentive redoubla lorsqu'Abélard parut. Il traversait
+la foule des assistants qui s'ouvrait pour lui faire place,
+lorsqu'apercevant parmi eux Gilbert de la Porrée qui le regardait d'un
+air d'intelligence, il lui fit un signe et lui dit ce vers d'Horace en
+passant:
+
+ Nam tua res agitur, paries cum proximus ardet,
+
+prédisant ainsi le synode de Paris où, sept ans après, saint Bernard
+devait, pour des nouveautés analogues, poursuivre le subtil prélat[264].
+
+[Note 264: Hor. _Epist._ I, XVIII, 84.--Vincent. Bellov., _Biblioth.
+Mund._, t. IV; _Spec. historial._, l. XXVII, c. lxxxvi, p. 1127.--Gaufr.
+aulissiod. _Vit. S. Bern., Rec. des Hist._, t. XIV, p. 372.--_Hist.
+litt._, t. XII. p. 467.]
+
+Abélard s'arrêta au milieu de l'assemblée. En face de lui, dans une
+chaire qu'on montrait encore avant la révolution, saint Bernard était
+debout, acceptant le rôle de promoteur, c'est-à-dire d'accusateur devant
+le concile qu'il semblait présider[265]. Il tenait à la main les
+livres incriminés; dix-sept propositions en avaient été extraites, qui
+renfermaient des hérésies ou des erreurs contre la foi. Saint Bernard
+ordonna qu'on les lût à voix haute. Mais à peine cette lecture
+était-elle commencée qu'Abélard l'interrompit, s'écriant qu'il ne
+voulait rien entendre, qu'il ne reconnaissait pour juge que le pontife
+de Rome, et il sortit[266].
+
+[Note 265: _Recherches hist. sur la ville de Sens_, par M. Th.
+Tarbé, 1838, c. xxi.--D'Amboise signale comme une irrégularité de la
+procédure que l'accusateur ait été saint Bernard, qui n'était pas de la
+même province ecclésiastique qu'Abélard. Un _accusateur idoine_, dit-il,
+devait être choisi dans la province de Tours où était située l'abbaye de
+Saint-Gildas. Mais ce n'est point comme abbé de Saint-Gildas, c'est pour
+des opinions publiées dans la province de Sens et de Reims qu'Abélard
+était poursuivi. Seulement il peut paraître singulier que dans un
+concile composé de prélats de ces deux provinces, un si grand rôle ait
+été donné à un homme qui n'était ni de l'une ni de l'autre; car l'abbé
+de Clairvaux était du diocèse de Langres, province Lyonnaise première.
+(_Ab. Op._, praef. apol.)]
+
+[Note 266: On n'est point parfaitement d'accord sur les détails de
+cet événement; je suis le récit adressé par saint Bernard au pape. Celui
+des évêques y est à peu près conforme; seulement ils ajoutent que cette
+lecture avait pour but de mettre Abélard en mesure de s'expliquer et
+de se défendre. Mais il se pouvait qu'on n'eût que l'intention de lui
+demander s'il avouait ou désavouait les articles; car c'était l'opinion
+et le conseil de saint Bernard: «Dicebam sufficere scripta ejus ad
+accusandum eum.» (S. Bern., _Op._, ep. CLXXXIX, _ad pap. Innoc._--Ep.
+CXCI, _Remens. arch. ad eumd._--Ep. CCCXXXVII, _Senon. arch. ad
+eumd._.--Gaufrid. _Ex lit. S. Bern._, l. III, _Rec. des Hist._, t. XIV,
+p. 371.)]
+
+Qu'avait-il éprouvé, qu'avait-il voulu? Était-ce une fuite? Était-ce une
+inspiration soudaine, un projet réfléchi, une tactique, une faiblesse?
+On ne le sait pas. Il fut miraculeusement frappé, disent les légendaires
+de saint Bernard, et Dieu rendit muet sur la place celui dont la parole
+avait été soixante ans puissante et funeste. Suivant d'autres narrateurs
+moins crédules, il fut troublé devant cette assemblée si auguste, devant
+cet adversaire si saint et si grand, et l'erreur perdit mémoire et
+courage en présence de la vérité personnifiée[267]. Certes, on ne croira
+pas qu'Abélard fût venu jusqu'au milieu du concile qu'il avait en
+quelque sorte convoqué lui-même, avec le dessein de se taire au
+jour marqué pour la parole, et d'éviter solennellement un combat
+solennellement demandé. Le désir de suspendre toute querelle en
+ajournant et en déplaçant le jugement ne saurait avoir dès l'origine
+déterminé sa conduite[268]. Mais nous savons qu'il était imprudent et
+affaibli, téméraire pour entreprendre et facile à émouvoir. «Il n'avait
+nulle audace pour l'action,» dit un historien, «quoiqu'il en eût
+beaucoup dans l'esprit[269].» Du moment qu'il mit le pied dans la ville
+de Sens, il ne vit que des yeux ennemis; on le menaçait d'une sédition
+populaire[270]. Il lisait son arrêt écrit sur le front de ses juges.
+Qu'il se tournât vers le pouvoir ou spirituel on temporel, point
+d'espérance. On ne lui offrait pas une controverse en règle, engagée
+entre docteurs égaux; on lui signifiait une accusation, on le sommait
+d'un désaveu, d'une rétractation, ou peut-être d'une défense; mais tout
+débat eût été oiseux, toute éloquence impuissante. En essayant de se
+justifier, il n'aurait fait qu'accepter et aggraver sa défaite. D'un
+autre côté, il espérait en l'appui de la cour de Rome, et savait
+que c'était là le plus grand souci de ses adversaires. Le trouble,
+l'orgueil, la crainte et la vengeance se réunirent pour lui suggérer
+ensemble la pensée d'échapper ainsi à un péril certain, d'embarrasser
+ses ennemis, d'annuler d'avance l'effet de leur jugement. Comme saint
+Paul sans espoir devant les magistrats de Jérusalem, il se crut le droit
+d'en appeler à César et de citer à leur tour ses juges inquiets devant
+le tribunal de Rome.
+
+[Note 267: _Id. ibid._, p. 372.--_Hist. de saint Bernard_, par M.
+l'abbé Ratisbonne, t. II, c. XXIX, p. 38.--Le P. Longueval, _Hist. de
+l'Égl. gall._, t. IX, l. XXV, p. 28.]
+
+[Note 268: C'est pourtant l'opinion de D. Martène dans les _Annales
+de l'ordre de Saint-Benoît_, t. VI, p. 324.]
+
+[Note 269: Crevier, _Hist. de l'Univ_., t. I, l. I, § 2, p. 186.]
+
+[Note 270: Ott. Frising. _De Gest. Frid._, l. I, c. XLVII.]
+
+On peut admettre qu'Abélard, appréciant sa position, s'était dit,
+avant d'entrer au concile, que suivant l'aspect de la séance et son
+inspiration du moment, il parlerait ou refuserait de répondre. Mais nul
+ne s'attendait à ce dernier parti, et cet incident si imprévu causa
+d'abord beaucoup d'émotion. Le concile embarrassé hésita sur ce qu'il
+devait faire. Sa compétence paraissait douteuse: car le titulaire
+d'une abbaye de Bretagne pouvait, comme tel, n'être justiciable que de
+l'archevêque de Tours. A la vérité, il avait lui-même choisi ses juges
+et reconnu par là leur juridiction, et en qualité de fondateur ou de
+chapelain du Paraclet, il pouvait être regardé comme prêtre du diocèse
+de Troyes[271]. Mais il avait pris le concile moins pour juge que pour
+témoin de sa controverse avec saint Bernard; jamais il n'avait
+accepté le rôle d'accusé. Et s'il était accusé, comment le juger sans
+l'entendre, sans savoir même s'il reconnaissait pour siennes les
+opinions dénoncées? D'ailleurs, l'appel au pape n'était-il pas
+suspensif, et ne risquait-on point, en passant outre, de blesser le
+saint-siège, dont les dispositions étaient déjà si douteuses?
+
+[Note 271: Mabillon, _S. Bern. Op._; Not., fus. in ep. CLXXXVII, p.
+LXV.--Le P. Longueval, _Hist. de l'Égl. gall._, t. IX, l. XXV, p. 22.]
+
+Cependant, si le concile se séparait sans statuer, et qu'il se récusât
+ainsi lui-même, la victoire d'Abélard était complète, et l'Église, celle
+de France du moins, prononçait sa propre condamnation. C'était une faute
+grave que saint Bernard ne pouvait commettre, et pour l'autorité une
+mortelle atteinte qu'il ne pouvait souffrir. Il décida aisément le
+concile à s'en défendre.
+
+On se rappelle comment l'assemblée était composée. Geoffroi de Chartres,
+qui peut-être n'eût pas engagé l'affaire, et qui était seul en mesure
+de rivaliser d'influence avec l'abbé de Clairvaux, n'avait garde de
+lui résister, et occupait désormais un rang trop important dans le
+gouvernement de l'Église pour mettre au-dessus des intérêts de son
+ordre les inspirations naturelles de sa modération et de son équité.
+L'archevêque de Sens pouvait hésiter; car trois ans à peine s'étaient
+écoulés depuis qu'il avait été suspendu par Innocent II, pour ne s'être
+pas arrêté devant un appel au pape dans une question de droit canonique
+sur la validité d'un mariage; mais ses débuts dans la carrière
+épiscopale n'avaient pas été édifiants; sa réforme était en partie
+l'oeuvre de saint Bernard qui, après lui avoir adressé, pour l'y
+confirmer un traité sur _le devoir des évêques_, s'était maintenu dans
+l'usage de le gourmander sévèrement toutes les fois qu'un caractère
+violent et capricieux l'entraînait à quelque faute. «La justice a péri
+dans votre coeur,» lui écrivait-il un jour. C'était là le premier des
+juges d'Abélard[272]. Quant à l'archevêque de Reims, élu depuis peu et
+malgré le roi, qui résista longtemps à son installation, il n'avait
+à grand'peine obtenu sa confirmation définitive que par l'énergique
+intervention du saint abbé, dont il se regardait comme la créature[273].
+Atton, l'évêque de Troyes, avait été l'ami d'Abélard; il l'avait protégé
+dans ses premiers malheurs; il lui devait, ce semble, un peu d'appui,
+étant dans l'Église plutôt du parti de Pierre le Vénérable que de celui
+de saint Bernard. Mais qui sait s'il ne se croyait point suspect par ses
+antécédents mêmes, et s'il ne fut pas d'autant plus prompt à déserter
+son ancien ami qu'il était plus naturellement appelé à le défendre?
+D'ailleurs, il se peut qu'il n'eût qu'une position faible et compromise
+dans le clergé, ainsi que l'évêque d'Orléans Hélias, s'il faut en croire
+un récit contesté, d'après lequel tous deux auraient été huit ans plus
+tard déposés par le concile de Reims[274]. Hugues de Mâcon, évêque
+d'Auxerre, parent de saint Bernard, un des trente qui étaient entrés à
+Cîteaux avec lui, vingt-sept années auparavant, ne devait voir que par
+ses yeux et penser que par son esprit[275]. On sait peu de chose de
+l'évêque de Meaux. Celui d'Arras, Alvise, est désigné par un défenseur
+d'Abélard comme un des moins habiles et des plus prévenus. On croit
+qu'il était frère de Suger, et il avait été abbé d'Anchin, monastère
+dirigé longtemps par Gosvin, un des constants ennemis de notre
+philosophe[276]. Le maître de Gosvin, Joslen, évêque de Soissons, en sa
+qualité d'ancien professeur de dialectique, aurait bien pu se montrer
+facile en matière d'hérésie, mais il avait été rival d'Abélard sur la
+montagne Sainte-Geneviève, et collègue de saint Bernard, dans la
+mission que celui-ci reçut d'Innocent II, en 1131, pour aller convertir
+l'Aquitaine à son autorité[277]. L'évêque de Châlons, Geoffroi Cou de
+Cerf, était cet ancien abbé de Saint-Médard que le concile de Soissons
+avait chargé de détenir et de discipliner Abélard; et lui aussi,
+il devait, à la recommandation de saint Bernard, sa promotion à
+l'épiscopat[278]. On ne voit pas d'où aurait pu venir au trop faible
+et trop redoutable accusé la protection, la bienveillance ou même
+l'impartialité.
+
+[Note 272: Henry le Sanglier avait mené une vie mondaine depuis son
+élection en 1122 jusqu'en 1126. Ramené à plus de régularité par Geoffroi
+de Chartres et par Burchard de Meaux, il passa sous la tutelle de saint
+Bernard, qui le défendit auprès du pape et contre le roi. Voyez surtout
+celle de ses lettres qui est devenue le traité _de officio episcoporum_
+(1127), et celle où le saint traite l'archevêque si durement pour avoir
+déposé un archidiacre, l'accusant de provoquer ses adversaires et
+d'offenser ses protecteurs (1136). «Vous amenez des pieds et des mains
+votre déposition,» ajoute-t-il. «Ita ne putatis perlisse justitiam de
+toto orbe, sicut de vestro corde?» (S. Bern. _Op._, ep. XLII, XLIX et
+CLXXXII. Opusc. II, t. II, p. 460.--_Hist. litt._, t. XII suppl., p. 134
+et 228.--_Gall. Christ._, t. XII, p. 46 et pars II, Instrum. p. 33.)]
+
+[Note 273: S. Bernard. _Op._, ep. CLXX, p. 108 in not.--_Gall.
+Christ._, t. IX, p. 86.]
+
+[Note 274: Alberic., _Ex Chronic., Rec. des Hist_., t. XIII, p.
+701.--_Gall. Christ_., t. XII, p. 499; t. VIII, p. 1449.--_Hist. litt_.,
+t. XII, p. 227.]
+
+[Note 275: _Gall., Christ_., t. XII, p. 292.--_Hist. litt_., t. XII,
+p. 408 et XII, suppl., p. 7.]
+
+[Note 276: C'est à lui, en effet, ou à Joslen que D. Brial applique
+le passage où Bérenger se moque d'un prélat d'un renom célèbre, d'une
+grande autorité dans le concile, qui aurait, après avoir bu plus que
+de raison, fait une harangue assez vive contre Abélard. (_Ab. Op_., p.
+306.--Cf. _Rec. des Hist_., t. XIV, p. 297.--_Gall. Christ_., édit.
+I, 1056, t. II, p. 216.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 71, et t. XII, p.
+361.--Voyez ci-dessus, p. 24 et 98.)]
+
+[Note 277: _Gall. Christ_., t. IX, p. 357.--_Hist. litt_., t. XII,
+p. 412. Voyez ci-dessus, p. 23.]
+
+[Note 278: _Gall. Christ._, t. IX, p. 879.--_Hist. litt._, t. XII,
+p. 186; voyez ci-dessus, p. 95.]
+
+Saint Bernard n'eut donc aucune peine à faire prévaloir sa volonté, qui
+paraissait conforme aux intérêts de l'Église et de l'autorité. Dans la
+délibération du jour qui suivit la comparution et la retraite d'Abélard,
+il fut décidé que l'on continuerait à juger la doctrine, à défaut du
+docteur, et que sans examiner si l'appel était régulier, en laissant
+aller la personne par respect pour le saint-siège, à qui elle
+appartenait désormais, on statuerait sur les dogmes. Il fut dit que ces
+dogmes, extraits d'ouvrages non désavoués, avaient été notoirement et à
+diverses reprises enseignés au public, et que l'intérêt le plus pressant
+était de les ruiner dans les esprits, qu'ils avaient commencé de
+corrompre[279]. Plusieurs pères, mais surtout saint Bernard, apportèrent
+des autorités nombreuses, et nommément celle de saint Augustin, en
+preuve des hérésies contenues dans les propositions accusées. Elles
+furent déclarées pernicieuses, manifestement condamnables, opposées à
+la foi, contraires à la vérité, ouvertement hérétiques[280]. On dit
+qu'Abélard quitta la ville le jour où la condamnation fut prononcée.
+
+[Note 279: «Episcopi, Vestrae Reverentiae deferentes, nihil in
+personam egerunt (S. Bern. _Op._, ep. CXC). Licet appellatio ista minus
+canonica videretur, sedi tamen apostolicae deferentes, in personam
+hominis nullam voluimus proferre sententiam.» (Ep. CCCXXXVII.)]
+
+[Note 280: «Errorem perniciosissimum et plane
+damnabilem.--Sententias.... «haereticas evidentissime comprobatas (ep.
+CCCXXXVI). Fidei adversantia, contraria veritati.» (Ep. CLXXXIX.)]
+
+«Ses adversaires,» dit Brucker[281], «ne purent ni supporter ni pénétrer
+les nuages dont il enveloppait des vérités simples; la superstition,
+l'ignorance, l'hypocrisie, l'envie, trouvèrent matière à persécuter
+cruellement un homme si digne de temps et de destins meilleurs. Il a le
+droit d'être compté parmi les martyrs de la philosophie.»
+
+[Note 281: _Hist. crit. phil._, t. III, p. 764.]
+
+Cette condamnation embrassait quatorze des dix-sept propositions qui lui
+étaient attribuées. Elles étaient données comme extraites de ses écrits;
+le premier, sa _Théologie_ (et ce titre comprenait probablement deux
+ouvrages, l'_Introduction_ et la _Théologie chrétienne_); le second, le
+_Connais-toi toi-même_ ou son traité de morale. Le troisième était _le
+Livre des Sentences_, ouvrage qu'il a toujours désavoué; l'on ne connaît
+en effet aucun livre de lui qui porte ce titre[282].
+
+[Note 282: On trouve ces propositions diversement classées et
+rédigées dans divers recueils (_Ab. Op._, praefat., pars II, ep. XX;
+_Apolog._, p. 830.--_Thes. nov. anecd._, t. V. _Theol. Christ., Observ.
+praev._, p. 1149.--S. Bernard. _Op._, ep. CLXXXVIII). Elles différent
+peu pour le fond de l'extrait dressé par Guillaume de Saint-Thierry.
+Le texte, qui fut envoyé à Rome et sur lequel le pape prononça, a été
+retrouva au Vatican par Jean Durand, bénédictin, et publié par Mabillon.
+On croit que c'est le texte qui était joint à la grande lettre de saint
+Bernard. (Ep. CXC, seu _Tractatus_, etc. Opusc. XI.) Je crois plutôt que
+c'est l'extrait annoncé à la fin de la lettre des évêques de France
+(ep. CCCXXXVII); il contient quatorze articles représentés par quatorze
+fragments textuels d'Abélard. (S. Bern. _Op._, t. II, Opusc. XI, p.
+640.) Les opinions qui y sont exprimées ont été discutées souvent.
+(Voyez Dupin, _Hist. des controverses_, XIIe siècle, c. VII, p.
+360.--Le père Noël Alexandre, _Hist. Eccl._, t. VI, Dissert. VII, p.
+787.--Duplessis d'Argentré, _Collec. Judicior. de nov. error._, t. I, p.
+21.--Gervaise, _Hist. d'Abell._, t. II, t. V, p, 162.--Les auteurs du
+_Thesaur. anecd._, t. V, p. 1148, et ceux de l'_Histoire littéraire_,
+t. XII, p. 118 et suiv. et 138; enfin la troisième partie du présent
+ouvrage.) Quant aux écrits dénoncés, il faut en rayer _le Livre des
+Sentences_ ou _Sententiae Divinitatis_, recueil qui courait sous son
+nom, qu'il a formellement désavoué et qu'on lui attribuait encore à
+l'époque où Gautier de Saint-Victor écrivait contre lui en même temps
+que contre P. Lombard, Gilbert de la Porrée, et Pierre de Poitiers.
+(Duboulai, _Hist. Univ._, t. II, p. 631.) Ce nom de Livre des Sentences
+était assez commun alors. (_Ab. Op., Apolog.,_ p. 333; Not., p.
+1159.--_Hist. litt._ t. X, p. 313, et t. XII, p. 137.)]
+
+Quoique les quatorze propositions ne se retrouvent pas toutes
+littéralement dans le texte des écrits qui nous sont restés, elles sont
+en général authentiques, et les apologistes d'Abélard ont eu tort de les
+contester.
+
+Parmi les maximes condamnées, les principales sont les suivantes:
+
+I. Dans la Trinité, le Père a la toute-puissance, le Fils la sagesse, et
+le Saint-Esprit la charité; chacune de ces propriétés désigne chacune
+des personnes, de sorte qu'en logique rigoureuse la propriété qui
+distingue une des personnes semble manquer aux deux autres. Abélard
+ne dit pas cela, mais il avance au moins que le Père a la puissance
+parfaite, le Fils quelque puissance, le Saint-Esprit nulle puissance.
+Le Fils est de la substance du Père, puisqu'il en est engendré; le
+Saint-Esprit n'est pas de la substance du Père, puisqu'il ne fait que
+procéder du Père et du Fils. Une personne est à l'autre comme l'espèce
+est au genre, comme la forme est à la matière. C'est là ce que saint
+Bernard appelle introduire des degrés dans la Trinité, et sur ce chef,
+il accuse Abélard de l'hérésie d'Arius[283]. C'est ce que d'autres ont
+appelé réduire à l'unité les personnes divines, et sur ce chef, Abélard
+a été accusé de l'hérésie de Sabellius[284].
+
+[Note 283: «Theologus noster cum Ario gradus et scalas in Trinitate
+disponit.» (S. Bern. _Op._, ep. CCCXXX. Voyez aussi les lettres CXCII,
+CCCXXXI, CCCXXXII, CCCXXXVI, CCCXXXVIII.)]
+
+[Note 284: Guillelm. S. Theod. _Disput. adv. Ab._, c. II et III.
+_Biblioth. cist._, t. IV.--Ott. Frising. _De Gest. Frid._, l. I, c.
+XLVII.--Mabillon, _S. Bernard. Op._, vol. I, t. II, p. 640.--Bayle,
+_Dict. crit._, art. _Abélard.--Hist. litt._, t. XII, p. 139.]
+
+II. L'Homme-Dieu ou le Christ ne peut être appelé à ce titre une
+personne de la Trinité. C'est pour cette parole que saint Bernard accuse
+Abélard de s'exprimer sur la personne du Christ comme Nestorius[285].
+
+[Note 285: Voyez les lettres déjà citées.--Il faut bien remarquer
+qu'il ne s'agit ici que du Dieu fait homme, ou du Fils de Dieu en tant
+que Jésus-Christ. Car pour le Verbe ou Fils de Dieu, considéré comme
+tel, il n'y a pas dans tout Abélard un mot qui affaiblisse en lui un
+seul des caractères de la divinité.]
+
+III. Dieu ne fait pas plus pour celui qui est sauvé que pour celui qui
+ne l'est pas, tant que l'un et l'autre n'a pas de lui-même consenti à la
+grâce divine; d'où il suit, que par les forces du libre arbitre et de la
+raison, l'homme peut rechercher la grâce, s'y attacher, y consentir,
+ou en d'autres termes, qu'une grâce spéciale n'est pas nécessaire pour
+obtenir la grâce. C'est sur ce point que saint Bernard accuse Abélard,
+quand il parle de la grâce, de tomber dans l'hérésie de Pelage[286].
+
+[Note 286: Voyez les mêmes lettres.]
+
+IV. Jésus-Christ ne nous a sauvés que par son exemple, par les
+perfections dont il nous a donné le divin modèle, et par la
+reconnaissance et l'amour que doit nous inspirer son sacrifice.
+
+V. Dieu ne pouvait empêcher le mal, puisqu'il l'a permis, c'est-à-dire
+qu'étant la perfection même, il ne pouvait par sa propre nature faire ce
+qu'il a fait autrement qu'il ne l'a fait.
+
+VI. Ce n'est pas dans l'oeuvre que réside le péché, mais dans la
+volonté, ou plutôt dans l'intention ou le consentement donné sciemment
+au mal, de sorte que l'oeuvre en elle-même ne nous rend ni meilleurs ni
+pires, que l'ignorance exclut le péché, et que le péché n'est ni dans
+l'acte, ni dans la tentation, ni dans la concupiscence, ni dans le
+plaisir.
+
+On doit entrevoir la portée de ces idées. A l'exception de la seconde
+qui nous paraît sans importance (car on ne voit pas ce qu'il y a de mal
+à dire subtilement que, Jésus-Christ n'étant que le nom humain du Fils
+ou le nom du Verbe fait homme, ce n'est pas en tant que Jésus-Christ
+que le Fils est une personne de la Trinité), toutes ces maximes ont une
+certaine gravité, et peuvent recevoir un sens qui compromette des dogmes
+fondamentaux. Il serait oiseux de les discuter ici; nous l'avons fait
+ailleurs[287]. Nous ne contesterons point que les principales opinions
+incriminées ne se trouvent au moins en principe dans les écrits
+d'Abélard, et qu'interprétées avec une rigueur absolue, poussées à leur
+extrême limite, elles ne soient hérétiques, du moins par certaines de
+leurs conséquences. Mais nous affirmons, en pleine connaissance de
+cause, qu'elles n'ont en général dans ses livres ni la gravité ni le
+caractère qu'elles présentent comme citations isolées et dans la
+forme arrêtée d'une rédaction sommaire. Elles sont, chez leur
+auteur, tempérées par des déclarations positives, modifiées par des
+développements ou des restrictions, qui permettent ou de les absoudre,
+ou de les excuser, ou de les réduire à des inexactitudes de langage. Les
+modernes censeurs d'Abélard ne nient même pas qu'elles puissent être
+ramenées à un sens catholique; et aucun n'affirme qu'il ait voulu
+innover an fond ni sciemment sortir de l'unité[288]. Cela suffit pour
+que le jugement qui le frappa soit condamné. Vainement le concile
+prétend-il avoir épargné la personne, pour ne juger que les doctrines;
+c'est la personne, bien plus que les doctrines, qu'il a poursuivie. Dans
+un autre temps, chez un autre homme, il les aurait tolérées. Ce n'est
+pas la pensée abstraite d'Abélard, c'est sa pensée vivante et remuante;
+ce n'est pas son système, c'est son influence que ses juges ont voulu
+anéantir[289]. Ce n'est pas la vérité éternelle, mais la situation
+accidentelle de l'Église qu'ils ont défendue. La puissance d'un génie
+inquiétant et réfractaire, dans le passé d'humiliantes victoires, dans
+l'avenir une tendance dangereuse, dans le présent une émotion générale
+des esprits impatients du joug, tels sont les graves motifs qui
+s'unirent aux inévitables passions humaines, pour déterminer la
+politique religieuse de saint Bernard et du concile qui lui servit
+d'instrument.
+
+[Note 287: Voyez la troisième partie de cet ouvrage.]
+
+[Note 288: Voyez Martène et Durand. (_Thes. nov. anecd._, t. V,
+praefat.) Les propositions d'Abélard, disent-ils, ne peuvent qu'à
+grand'peine être ramenées à un sens catholique, et devaient être
+condamnées du moment qu'il refusait de les expliquer. Mabillon,
+l'éditeur et l'apologiste de saint Bernard, ne veut pas qu'on classe
+Abélard parmi les hérétiques, mais seulement parmi les errants, «inter
+errantes» et plus loin: «Nolumus Abaelardum haereticum; sufficit pro
+Bernardi causa cum fuisse in quibusdam errantem; quod Abaelardus non
+diffitetur.» (S. Bern. _Op._, praefat. § 5, 51, 55, et vol. I, t. II,
+Admon. in opusc. XI.) Mais ce que Mabillon accorde suffit aussi pour
+que l'on condamne la violence de saint Bernard. Tout ces bénédictins
+paraissent au fond réduire les torts d'Abélard à de mauvaises
+expressions. L'auteur de son article dans l'_Histoire littéraire_, si
+malveillant pour lui, ne lui impute pas comme hérésies intentionnelles
+les erreurs qu'on peut tirer de ses expressions (t. XII, p. 139); et
+M. l'abbé Ratisbonne, plus équitable encore, lui reconnaît «un respect
+sincère pour l'Église et une foi vive et docile.» (_Hist. de saint
+Bern,_, t. II, c. XXVIII, p. 24.) Les questions d'hérésie me paraissent
+discutées avec soin et modération par le père Alexandre Noël qui conclut
+ainsi: «Non est censendus haereticus; nusquam errores suos pertinaciter
+propugnavit.» (Natal. Alex. _Hist. Eccl._, t. VI, Dissert. VII, p.
+787-803.) Toutes ces opinions, et je n'ai cité que des autorités qui
+ne prennent point parti pour Abélard, contiennent ainsi une censure
+indirecte de la décision du concile.]
+
+[Note 289: «Quia homo ille multitudinem trahit post se et populum
+qui sibi credat habet, necesse est ut huic contagio celeri remedio
+occurratis.» (_Lett. des évêq. au pape._ S. Bern., ep. CLXXXI.)]
+
+La politique religieuse, en effet, n'agit pas seule. Il faut, dans ce
+jugement, faire une grande part à la vieille haine qui avait poursuivi
+Abélard dès le début de sa carrière et que ses premiers ennemis, en
+disparaissant de la scène, avaient transmise à leurs successeurs.
+La jalousie qui s'acharna contre lui est historiquement établie. La
+modération même des peines prononcées prouve bien qu'on ne pensait pas
+de lui tout le mal qu'on en disait; car dès cette époque, le sacrilège
+et le blasphème encouraient de plus rudes châtiments. On ne voulait
+évidemment que deux choses, son impuissance et son humiliation. Il faut
+remarquer, au reste, que le temps n'était pas venu encore où l'on vit
+l'Église déployer systématiquement la dernière rigueur contre l'erreur
+purement spéculative, et commander ou permettre les crimes qui ont plus
+tard souillé sa cause. Le XIIe siècle était un temps de liberté de
+penser relative, quand on le compare aux temps qui l'ont suivi.
+
+Cependant, ni saint Bernard ni les pères du concile n'étaient
+tranquilles sur les suites de leur décision. Que devait en penser Rome?
+cette question les inquiétait. D'abord il ne paraît pas que plusieurs
+des pères jouissent de ce côté-là d'une grande faveur, car, des deux
+archevêques de Sens et de Reims, l'un avait encouru déjà une fois la
+disgrâce du saint-siège; l'autre était destiné à se voir plus tard privé
+du pallium, par jugement du pape Eugène III[290]. Puis, bien qu'on eût
+admis que l'appel à la cour de Rome couvrait la personne d'Abélard, on
+n'était pas sûr d'être approuvé par le souverain pontife pour avoir
+passé outre au jugement des doctrines. L'abus de ces sortes d'appels,
+fortement dénoncé par le clergé gallican, était constamment accueilli ou
+encouragé par le saint-siège. Grégoire VII avait attiré à lui presque
+toute la juridiction ecclésiastique, et le célèbre archevêque de Tours,
+Hildebert, comme plus tard saint Bernard lui-même dans son traité de _la
+Considération_, avait en vain réclamé contre cette compétence directe
+et illimitée qui transformait la cour de Rome en tribunal unique de la
+chrétienté[291]. Il est vrai qu'on alléguait contre l'appel interjeté
+par Abélard que lui-même avait choisi ses juges, et qu'un concile
+provincial demeure en tout état de cause juge de la doctrine d'un
+théologien de son ressort. Mais ces raisons pouvaient n'être pas goûtées
+à Rome, et les évêques ne doutaient pas qu'Abélard et ses amis n'y
+missent tout en oeuvre pour faire condamner le clergé de France au
+tribunal de saint Pierre. La modération a toujours été le caractère
+et de la politique et de la religion de Rome, sauf dans quelques
+circonstances extrêmes où l'autorité apostolique s'est vue directement
+en péril. Sa conduite est connue; ardente, quand les églises nationales
+sont tièdes, elle se montre sage et clémente quand celles-ci paraissent
+passionnées; elle s'étudie à garder les formes d'une paternelle
+protection. On a déjà vu qu'au sein du sacré collége Abélard comptait
+des appuis et même des disciples. A leur tête était le cardinal Gui de
+Castello[292], distingué par l'élévation de son esprit, sa douceur, sa
+justice, et dont le crédit était grand; car c'est lui qui, quatre ans
+après, fut pape sous le nom de Célestin II, trop tard pour le repos
+d'Abélard, trop peu de temps peut-être pour l'Église et pour l'humanité.
+
+[Note 290: _Gall. Christ._, t. IX, p. 86, et t. XII, p. 46.]
+
+[Note 291: Cf. Gervaise, _Vie d'Ab._, t. II, l. V, p. 229.--_Rec.
+des Hist. des Gaules_, t. XIV; i praefat., p. XVI.--S. Bern. _De
+Considerat._ l. I, c. III.--Neander, _S. Bern. et son siècle_, l.
+II.--Bergier, _Dict. de Théol._, art. _Papauté_; Not. XVI.]
+
+[Note 292: Guido de Castello dans les lettres de saint Bernard; Guy
+de Castellis, du Chatel, de Castel ou de Château, dans les historiens
+français; son nom vient de la ville de Città di Castello dans la
+légation de Pérouse. Nommé par Honorius II, cardinal-diacre au titre
+de Sainte-Marie, _in via lata_, et par Innocent II, cardinal-prêtre
+au titre de Saint-Marc, il s'éleva au souverain pontificat en 1143 et
+mourut au bout de six mois. Les manuscrits des lettres de saint Bernard
+portent qu'il était disciple d'Abélard, et Duboulai le désigne ainsi:
+«Magister Guido de Castellis P. Abaelardi quondam discipulus,
+ejusque defensor acerrimus.» (S. Bern. _Op._, ep. CXCII, p. 185 _in
+not._--_Hist. Univ._, t. II, p. 212.)]
+
+Mais saint Bernard avait encore plus d'amis auprès du saint-siége. Sa
+réputation de sainteté, sa haute position et son influence active dans
+le clergé, ses grands et récents services dans l'affaire du schisme, lui
+assuraient en Italie une autorité qu'il s'occupa d'augmenter. D'abord
+deux lettres synodiques furent adressées au saint-père, l'une par
+l'archevêque de Sens et ses suffragants; l'autre au nom de l'archevêque
+de Reims et des siens. Ces deux lettres sont évidemment écrites par
+saint Bernard. La première surtout est importante; elle était connue au
+Vatican sous le nom de la lettre des évêques de France[293]; c'est un
+compte rendu de toute l'affaire. Après avoir déclaré qu'il n'y a de
+ferme et de stable que ce qui est établi par l'autorité du siége
+apostolique, on y rappelle les leçons et les compositions d'Abélard, et
+l'impression qu'il avait produite, soit sur le public des écoles, soit
+sur celui des villes, des bourgs et des châteaux, et le bruit qui en
+était parvenu jusqu'à l'abbé de Clairvaux, et ses premières démarches
+pleines de charité, de discrétion, et les bravades du novateur et de
+ses disciples, forçant par un défi le synode à se réunir et Bernard à y
+paraître. Puis, en termes fort succincts, les pères du concile exposent
+ce qui s'y est passé; comment le _seigneur abbé_ a produit dans
+l'assemblée le livre de théologie du maître Pierre, et les articles
+dudit livre, notés comme absurdes et pleinement hérétiques, pour que
+l'inculpé niât les avoir écrits, ou, s'il les avouait, les justifiât ou
+les amendât; comment le maître Pierre Abélard parut alors se défier,
+chercher un moyen d'évasion, et refusa de répondre; si bien qu'enfin et
+quoique libre audience lui fût accordée, et qu'il fût en lieu sûr et
+devant d'équitables juges, il en appela au saint-père en sa présence, et
+sortit de l'assemblée avec les siens. Encore que cet appel, ajoute-t-on,
+parût peu canonique, par déférence pour le siége apostolique, on n'a
+point voulu prononcer de sentence contre l'homme lui-même. Mais, pour
+mettre un terme à la propagation de l'erreur, on a statué sur les
+doctrines, lues et relues souvent en des cours publics; elles étaient
+notoires; elles étaient manifestement fausses et hérétiques; on les a
+donc condamnées en elles-mêmes, et cela un jour avant l'appel fait au
+saint-siége. Cette dernière circonstance n'est affirmée que dans cet
+endroit et elle n'est guère conciliable avec les autres relations,
+même avec celle de saint Bernard, même avec celle que contient cette
+lettre[294]. Pour qu'elle soit exacte, en effet, il faut ou qu'Abélard
+ait quitté la séance sans mot dire, ce que nul ne prétend, ou qu'on eût
+par provision statué à huis-clos sur ses doctrines, avant de l'entendre
+en personne, ou qu'enfin l'appel au pape n'ait paru consommé qu'après
+avoir été régularisé par une déclaration écrite, admise comme valable
+par le concile[295]. Quoi qu'il en soit, l'archevêque de Sens et son
+clergé transmettent au pape, en finissant, les articles condamnés, et
+«le supplient unanimement de confirmer leur sentence, de frapper d'un
+juste châtiment ceux qui s'obstineraient par esprit de contention à les
+défendre[296]; et quant au susdit Pierre, de lui imposer silence en lui
+interdisant d'enseigner et d'écrire, et en supprimant ses livres.»
+
+[Note 293: S. Bern. _Op._, ep. CCCXXXVII, ad Innocent. pontif. in
+persona Franciae episcop., Not. d.]
+
+[Note 294: «Pridie ante factam ad vos appellationem damnavimus.»
+Cette circonstance est en effet peu conciliable avec ces mots de la
+portion antérieure du récit: «Respondere noluit ... ad vestram tamen,
+sanctissisme pater, appellans praesentiam, cum suis a conventu
+discessit.» (_id. ibid._ Voyez aussi les lettres CLXXXIX et CXCI.)]
+
+[Note 295: Le père Longueval, _Hist. de l'Égl. gall._, t. IX, l.
+XXV, p. 29.]
+
+[Note 296: «Sententias eas perpetua damnatione notari et omnes qui
+pervicaciter et contentiese illas defenderent justa poena muletari.»
+(Ep. CCCXXXVII.)]
+
+En même temps, Bernard écrit pour son compte au pape. Il se jette dans
+ses bras avec tous les épanchements d'une âme navrée de douleur et d'un
+chrétien au désespoir. Il est dégoûté de vivre, il ne sait s'il lui
+serait utile de mourir[297]. Insensé! il croyait, après la mort de
+Pierre de Léon, l'antipape, que l'Église était enfin tranquille et qu'il
+allait vivre en repos; il ignorait qu'il habitait une vallée de larmes,
+une terre d'oubli. La douleur est revenue, ses pleurs ont coulé à flots
+comme les maux qu'il a soufferts. Un Goliath s'est levé, d'autant plus
+hardi qu'il sentait bien qu'il n'y avait point de David: Goliath, c'est
+Abélard, toujours avec son compagnon d'armes, Arnauld de Bresce. Puis
+vient le récit des circonstances que l'on sait, et enfin une adjuration
+véhémente adressée au successeur de Pierre: qu'il voie s'il est possible
+que l'ennemi de la foi de Pierre trouve un refuge auprès du siége de
+Pierre; qu'il se souvienne de ce qu'il doit à l'Église; qu'il écrase
+la fureur des schismatiques; qu'il ne fasse pas moins que les grands
+évêques, ses prédécesseurs, et saisisse, pendant qu'ils sont encore
+petits, les renards qui dévorent la vigne du Seigneur.
+
+[Note 297: «Taedet vivere et an mori expediat nescio.» (Ep.
+CLXXXIX.)]
+
+Un moine de Montier-Ramey, admis plus tard à Clairvaux, Nicolas,
+secrétaire de l'abbé, son messager de prédilection pour les négociations
+délicates, et qui avait alors toute sa confiance, quoiqu'il l'ait trahie
+plus tard[298], fut chargé de porter ces lettres au pape, et d'y ajouter
+de vive voix les commentaires convenables.
+
+[Note 298: Montier-Ramey était une abbaye à quatre lieues de Troyes.
+Nicolas était un homme instruit, lettré, habile, fort employé dans les
+affaires de Rome, mais hypocrite, et que saint Bernard accusa plus tard
+de vol et de faux. On a de lui des lettres assez intéressantes.» (S.
+Bern. _Op._, ep. CLXXXIX et praefat., in t. III, vol. I, p. 711.--_Hist.
+litt._, t. XIII, p. 553.)]
+
+Ces lettres n'étaient pas les seules; il en est d'autres où le saint
+s'exprime d'un ton différent, suivant la différence des correspondants.
+Ainsi il s'adresse avec autorité au cardinal Grégoire Tarquin, comme
+s'il n'avait pour le faire agir qu'à lui donner le signal, et qu'il le
+pût traiter comme un religieux de son ordre, toujours prêt à lui obéir.
+«Suivant votre coutume,» lui dit-il, «quand j'entre dans la cour (la
+cour de Rome), vous devez vous lever pour moi. Levez-vous donc pour
+ma cause ou plutôt pour la cause du Christ[299].» Quand il écrit au
+cardinal Haimeric, qui était des Gaules, son ami, et de plus chancelier
+de l'Église romaine[300], il lui parle gravement, presque politiquement,
+et lui fait sentir en peu de mots ce qu'on doit en pareille occurrence
+attendre du saint-siége. Il est moins à l'aise avec le cardinal Gui de
+Castello: il l'appelle son vénérable seigneur et son père chéri, et d'un
+ton mêlé de flatterie et de fermeté il lui témoigne l'espérance de ne
+pas le voir aimer un homme au point d'aimer ses erreurs. Ce serait
+injure que de le soupçonner d'une telle amitié, elle serait terrestre,
+charnelle et diabolique; et il ajoute: «Ce n'est pas moi qui accuse
+Abélard auprès du saint-père; c'est son livre qui l'accuse.... Un homme
+qui ne voit rien en énigme, rien dans le miroir, mais qui regarde tout
+face à face[301]!.... J'estimerais moins votre équité, si je vous priais
+longtemps, dans la cause du Christ, de ne mettre personne avant le
+Christ. Sachez-le seulement, parce qu'il vous est utile de le savoir,
+vous à qui Dieu a donné la puissance: il importe à l'Église, il importe
+à cet homme lui-même, qu'il lui soit imposé silence.»
+
+[Note 299: Ep. CCCXXXIII, ad G. cardinalem.]
+
+[Note 300: Haimeric, Bourguignon, de la ville de Châtillon, et
+qu'on dit de la famille de Castries, cardinal-diacre du titre de
+Sainte-Marie-Nouvelle. (S. Bern., ep. XV et CCCXXXVIII.)]
+
+[Note 301: «Nihil videt per speculum et in aenigmate, sed facie ad
+faciem omnia intuetur.» (Ep. CXCII, ad magistrum Guidonem de Castello.)]
+
+Mais quand il parle au cardinal-prêtre Ives, son ami, qui ayant été
+chanoine régulier de Saint-Victor de Paris pouvait comprendre et
+partager ses sentiments, il épanche toutes ses colères contre Abélard;
+là encore, c'est un moine sans règle, un supérieur sans soin, qui
+ne sait ni imposer l'ordre ni s'y soumettre, un homme différent de
+lui-même, Hérode au dedans, Jean-Baptiste au dehors, qui veut souiller
+la chasteté de l'Église, fabricateur de mensonges, fauteur de dogmes
+pervers, plus hérétique enfin par son opiniâtreté que par ses
+erreurs[302].
+
+[Note 302: Ep. CXCIII, ad magistrum Ivonem cardinalem.]
+
+Mais en multipliant ces lettres habilement calculées pour intéresser à
+sa cause tout ce que Rome avait de plus considérable, saint Bernard
+ne voulait point se montrer étranger à la question de doctrine.
+Indépendamment de la relation qu'il écrit pour le pape, il lui adresse
+une épître, ou plutôt un traité où il examine et discute quelques-unes
+des opinions d'Abélard[303]. Cette composition a été justement placée
+parmi les meilleures de son auteur. Quoiqu'il n'y considère pas dans
+leur ensemble, ni d'un point de vue fort élevé, les doctrines de son
+adversaire, il prend sur lui à divers moments une supériorité véritable;
+et dégagée des violences d'un langage injurieux qui altère et déshonore
+la vérité même, sa pensée est souvent juste et quelquefois profonde.
+Dans la discussion sur la Trinité, on peut l'accuser de n'avoir pas
+équitablement pris l'opinion qu'il réfute. S'il ne la défigure pas,
+du moins il l'exagère; et en isolant les expressions, il les rend
+exclusives et plus suspectes qu'elles ne doivent l'être pour un esprit
+de bonne foi. Mais dans l'examen de la nouvelle théorie de la Rédemption
+il paraît avoir raison contre son rival; et l'esprit moderne qui
+peut préférer l'idée d'Abélard ne saurait faire qu'elle fût l'idée
+traditionnelle et partant orthodoxe de l'Église catholique. La Trinité
+et la Rédemption sont les seuls dogmes spéciaux dont le saint s'occupe
+avec étendue. Il glisse sur le reste, et se borne à caractériser d'une
+manière générale l'esprit du rationalisme qui respire dans toute la
+théologie d'Abélard. Là encore, il montre une vraie sagacité, et il
+attaque l'intervention de la raison dans les choses de la foi avec une
+force et une clairvoyance qui feraient envie à plusieurs des apologistes
+de notre siècle, avec une rhétorique passionnée qui rappelle l'auteur
+de l'_Essai sur l'indifférence en matière de religion_; c'est la même
+éloquence, plus animée peut-être, quoique moins naturelle encore; c'est
+la même vigueur sophistique; c'est, avec les idées que M. de la Mennais
+n'a plus, le talent qu'il a toujours.
+
+[Note 303: S. Bern. _Op._, ep. CXC, seu tractatus contra quaedam
+capitula errorum Abaelardi, vol. I, t II, op. XI, p. 636.--_Ab. Op._,
+p. 276. Voyez dans la suite de cet ouvrage le c. IV de la troisième
+partie.]
+
+Jamais plus active et plus soigneuse habileté n'a été déployée pour
+perdre un homme, coupable seulement de dissidence et convaincu d'être
+un contradicteur. A voir tant d'efforts empreints de tant de haine,
+de ressentiment et d'orgueil, on se dit qu'il est heureux pour saint
+Bernard d'avoir été un saint. Quiconque penserait et agirait ainsi pour
+un intérêt quelconque de ce monde, même pour celui d'une politique
+équitable et légitime, serait accusé de méchanceté dans la tyrannie; la
+sainteté seule atténue, si elle ne les justifie, ces excès de l'âme. On
+a grand tort d'attaquer les austérités que le christianisme prescrit.
+Ces austérités héroïques sont seules capables de racheter devant Dieu
+les vives passions que, ne pouvant les supprimer, le christianisme
+détourne à son profit, et qu'il dévoue à sa cause. Saint Bernard
+consacrait à Dieu ses passions, comme autrefois les templiers leur épée.
+
+L'intérieur du parti qui poursuivait Abélard nous est mieux connu que le
+parti d'Abélard lui-même, et que sa propre conduite, dans ces difficiles
+circonstances. Peut-être le Vatican, qui nous a rendu le texte des
+propositions déférées par le concile de Sens, contient-il encore, dans
+ses mystérieuses archives, les lettres d'Abélard suppliant, et les
+plaintes de ceux qui, croyant la vérité persécutée dans sa personne,
+invoquaient la protection du chef de la chrétienté; mais tout cela nous
+est inconnu. Nous ne possédons que les actes publics, deux confessions
+de foi et une apologie qu'un de ses amis écrivit avec plus de chaleur
+que de prudence. Encore ne sait-on pas bien la date de ces écrits, et
+les auteurs ne sont pas d'accord. Racontons les faits dans l'ordre le
+plus simple.
+
+La décision de Rome demeura un temps incertaine. Mais les lettres de
+saint Bernard au pape furent répandues dans le public, et l'on ne tarda
+pas à les faire suivre du bruit de la condamnation; on l'annonçait avant
+de l'avoir obtenue. Abélard, imparfaitement instruit de son sort, dut
+redoubler de soins pour l'éviter et l'adoucir. Il comptait sur deux
+appuis, l'opinion de la France et la faveur de Rome.
+
+La première était moins unie qu'il ne pensait. L'énergie avec laquelle
+on l'avait attaqué au nom de l'Église intimidait ceux qui n'étaient
+qu'impartiaux, neutralisait dans le clergé une partie de ses amis, et
+donnait à la querelle une gravité qui ne permettait plus de le suivre
+ouvertement qu'aux convictions fortes ou passionnées. Toutefois, pendant
+qu'il faisait sans doute jouer à Rome tous les ressorts qui le pouvaient
+sauver, il ne négligea pas de s'adresser au public, et de se concilier
+les deux sortes d'esprits qui l'avaient si souvent servi; d'une part,
+les esprits curieux et hardis, qui se plaisent à l'examen et goûtent la
+controverse, en un mot les esprits faits pour l'opposition; de l'autre,
+les esprits élevés et bienveillants, qui s'intéressent aisément au
+talent et à la sincérité persécutés, et qui placent volontiers le bon
+droit du côté de l'intelligence et de la faiblesse. Aux uns il adressa
+les réponses de la dialectique, aux autres les gémissements de la foi.
+Il s'étudia comme toujours à faire en lui redouter le controversiste et
+plaindre le chrétien.
+
+Mais il y avait un juge qu'il devait avant tout rassurer et satisfaire,
+c'était Héloïse: non qu'il pût craindre un moment d'être désavoué par
+l'esprit le plus libre, abandonné par le coeur le plus fidèle. Eh! dans
+quelles extrémités Héloïse ne l'aurait-elle pas suivi? mais il avait
+besoin de l'armer pour sa cause, et de ranger publiquement de son parti
+l'abbesse et ses religieuses; car elle exerçait dans l'Église et le
+monde une grande autorité morale. D'ailleurs, au milieu de ces restes de
+passions philosophiques et de calculs ambitieux qui l'agitaient encore,
+le coeur d'Abélard renfermait un fond de véritable tristesse; un
+sentiment amer d'injustice et de malheur qui demandait à se répandre, et
+qui s'épanchait toujours vers celle qui comprenait toute sa pensée et
+sentait toute son âme. C'est pour elle qu'il écrivit cette confession de
+foi si noble et si touchante:
+
+«Héloïse, ma soeur, toi jadis si chère dans le siècle, aujourd'hui plus
+chère encore en Jésus-Christ, la logique m'a rendu odieux au monde. Ils
+disent en effet; ces pervers qui pervertissent tout et dont la sagesse
+est perdition, que je suis éminent dans la logique, mais que j'ai failli
+grandement dans la science de Paul. En louant en moi la trempe de
+l'esprit, ils m'enlèvent la pureté de la foi. C'est, il me semble, la
+prévention plutôt que la sagesse qui me juge ainsi; je ne veux pas à ce
+prix être philosophe, s'il me faut révolter contre Paul; je ne veux pas
+être Aristote, si je suis séparé du Christ; car il n'est pas sous le
+ciel d'autre nom que le sien en qui je doive trouver mon salut. J'adore
+le Christ qui règne à la droite du Père; des bras de la foi, je
+l'embrasse, agissant divinement pour sa gloire dans sa chair virginale,
+prise du Paraclet[304]. Et pour que toute inquiète sollicitude, tout
+ombrage soit banni du coeur qui bat dans votre sein, tenez de moi ceci.
+J'ai fondé ma conscience sur la pierre où le Christ a édifié son Église.
+Ce qui est gravé sur cette pierre, je vous le dirai en peu de mots: Je
+crois dans le Père et le Fils et le Saint-Esprit, Dieu un par nature
+et vrai Dieu, qui contient la Trinité dans les personnes, de façon à
+conserver toujours l'unité dans la substance. Je crois que le Fils est
+en tout _coégal_ au Père; savoir, en éternité, en puissance, en volonté,
+en opération. Je n'écoute point Arius qui, poussé par un génie pervers,
+ou même séduit par un esprit démoniaque, introduit des degrés dans la
+Trinité, enseignant que le Père est plus grand, le Fils moins grand,
+oubliant ainsi le précepte de la loi: _Tu ne monteras point par des
+degrés à mon autel_ (Exod. xx, 26); car il monte par des degrés à
+l'autel de Dieu, celui qui introduit dans la Trinité une priorité et
+une postériorité (une supériorité et une infériorité). J'atteste que le
+Saint-Esprit, est consubstantiel et coégal en tout au Père et au Fils,
+quand dans mes livres je le désigne si souvent du nom de la Divine
+bonté. Je condamne Sabellius qui, attribuant au Père et au Fils la même
+personne, avança que le Père avait souffert la passion, d'où est venu le
+nom des patripassiens. Je crois que le Fils de Dieu est devenu le Fils
+de l'homme, et qu'une seule personne subsiste par et dans les deux
+natures. C'est lui qui après avoir souffert toutes les conditions
+attachées à son humanité et la mort même, est ressuscité, est monté au
+ciel, et viendra juger les vivants et les morts. J'affirme que tous les
+péchés sont remis par le baptême; que nous avons besoin de la grâce
+pour commencer et accomplir le bien, et que ceux qui ont failli sont
+régénérés par la pénitence. Quant à la résurrection de la chair,
+pourquoi en parlerais-je, puisque vainement je me glorifierais d'être
+chrétien, si je ne croyais que je dois ressusciter un jour?
+
+[Note 304: «Amplector eum ulnis fidei in carne virginali de
+Paracleto sumpta gloriosa divinitus operantem.» Manière un peu
+recherchée, mais exacte, d'exprimer que le Fils de l'homme a été conçu
+dans le sein d'une vierge par l'opération du Saint-Esprit.]
+
+Telle est donc la foi dans laquelle je me repose. C'est d'elle que je
+tire la fermeté de mon espérance. Fort de cet appui salutaire, je ne
+crains pas les aboiements de Scylla, Je ris du gouffre de Charybde, je
+n'ai pas peur des chants mortels des sirènes. Si la tempête vient, elle
+ne me renverse pas; si les vents soufflent, ils ne m'agitent pas; car je
+suis fondé sur la pierre inébranlable[305].»
+
+[Note 305: _Ab. Op._, pars II, p. 308.]
+
+Cette déclaration est chrétienne. Elle contient l'expression d'une foi
+correcte sur les principaux articles touchant lesquels on accusait
+Abélard d'hérésie. Cependant elle ne rétracte pour le fond aucune des
+opinions qu'il a soutenues dans ses livres, au sens du moins où il les
+a soutenues. I1 n'est ni le premier ni le seul qui, pour rester dans
+l'unité, ait profité d'une communauté de langage entre ses adversaires
+et lui, sans tenir compte des idées diverses que des esprits différents
+attachent aux mêmes mots. Peut-être si l'on obligeait tous les chrétiens
+à donner individuellement le sens précis et sincère qu'ils attribuent
+chacun aux expressions consacrées du dogme, verrait-on dans l'unité
+perpétuelle du catholicisme surgir les dissidences et les variations, et
+l'hérésie des coeurs trahir l'orthodoxie des paroles.
+
+Ainsi Abélard parlait à Héloïse. Ainsi il essayait d'offrir aux
+catholiques, sans engagement ni passion, les moyens de s'intéresser à
+lui et de le prendre sous leur garde. En même temps, il composait une
+apologie plus développée, où il se défendait en discutant et réfutait
+ses adversaires. Cet ouvrage est inconnu. Mais Othon de Frisingen
+nous en a conservé le commencement, où l'on voit que les questions
+de dialectique avaient été mêlées par les adversaires d'Abélard aux
+questions de théologie, et ceux-ci ont accusé cet ouvrage d'une vivacité
+et d'une violence qui auraient à la fois aggravé les torts de l'auteur
+et empiré sa situation[306]. Nous doutons qu'il ait écrit avec
+l'emportement qu'on lui reproche. En général, sa discussion était alors
+plus dédaigneuse que violente; mais c'était bien assez pour offenser des
+adversaires très-sérieusement persuadés d'être les défenseurs de Dieu.
+
+[Note 306: Othon paraît croire que l'apologie d'Abélard fut faite à
+Cluni après la décision du pape. Si c'est la confession de foi qui se
+trouve dans les Oeuvres, elle n'était pas de nature à provoquer de
+vives répliques, et elle ne commence point par les mots qu'Othon nous a
+conservés, et qui indiquent que les imputations d'hérésie auraient été
+rattachées à quelque point de philosophie traité d'après Boèce. Elle
+n'est pas l'apologie dont un adversaire d'Abélard dit: «Per apologiam
+suam theologiam impejorat.» Celle-ci est donc perdue. L'existence en est
+attestée par Othon et par les citations curieuses que donne le censeur
+inconnu dans une réfutation attribuée faussement à Guillaume de
+Saint-Thierry. Il faut que les éditeurs de celle-ci l'aient lue avec peu
+d'attention pour n'avoir par aperçu qu'elle était dirigée contre une
+apologie tout autrement polémique que la déclaration publiée par
+d'Amboise et annexée par Tissier à la dissertation de Guillaume de
+Saint-Thierry, et à celle de l'abbé anonyme qu'on croit être Geoffroi
+d'Auxerre. (Ott. Fris. _De Gest. Frid._, l. 1, c. XLIX.--_Disput anon.
+abb. adv. P. Abael., Biblioth. cisterc._, t. IV, p. 239, 240, 242,
+246.)]
+
+Leurs reproches s'adressaient avec plus de justice à une autre apologie
+qu'Abélard laissa publier par un de ses amis. Pierre Bérenger
+est l'auteur de cette défense, véritable invective contre saint
+Bernard[307]. L'ouvrage est rempli de verve et d'audace. Au milieu des
+longueurs, des puérilités, des plaisanteries grossières que tolérait
+le goût du temps, de ces citations innombrables, ornement obligé
+d'un ouvrage destiné aux gens instruits, on y trouve un vrai talent
+satirique, un esprit libre et pénétrant, quelquefois une argumentation
+vive et des traits d'éloquence. C'est une Provinciale du XIIe siècle. On
+ne saurait dire si Abélard y avait mis la main.
+
+[Note 307: _Ab. Op._, pars II, ep. XVII, _Berengarii scholastici
+Apologeticus_, p. 302.]
+
+Nous n'avons rien emprunté à cet ouvrage en racontant le concile de
+Sens. Nous ne voudrions pas juger les jésuites sur la foi de Pascal;
+mais il y a dans Pascal du vrai sur les jésuites, et tout ne peut-être
+faux dans ce que raconte Bérenger: car s'il parle comme un ennemi de
+saint Bernard, il ne s'exprime pas comme un ennemi de la foi.
+
+Citons, si ce n'est comme historique, au moins comme échantillon de
+style, quelque chose de la peinture intérieure du concile. Après s'être
+assez agréablement moqué de la prétention constante de Bernard à n'être
+qu'un ignorant qui ne sait pas écrire faute d'études, quoiqu'il écrivît
+avec beaucoup d'art et de recherche, et qu'il se fût adonné aux lettres
+profanes au point d'avoir composé dans sa jeunesse des chansons badines
+dont on lui peut offrir quelques citations, l'apologiste lui rappelle
+avec un respect ironique sa sainteté et ses miracles, puis lui déclare
+brusquement qu'il a perdu son auréole et trahi son secret par sa
+conduite dans la dernière affaire.
+
+«Or, voilà les évêques convoqués de toutes parts au concile de Sens.
+C'est là que tu as déclaré Abélard hérétique, que tu l'as arraché comme
+en lambeaux du sein maternel de l'Église. Il marchait dans la voie du
+Christ; sortant de l'ombre comme un sicaire aposté, tu l'as dépouillé
+de la tunique sans couture. D'abord tu haranguais le peuple, afin qu'il
+priât Dieu pour lui; et intérieurement tu te disposais à le proscrire du
+monde chrétien. Que pouvait faire la foule? Comment prier, quand elle
+méconnaissait celui pour qui il fallait prier? Toi, l'homme de Dieu, qui
+avais fait des miracles, qui étais assis avec Marie aux pieds de Jésus,
+qui conservais toutes ses paroles dans ton coeur, tu aurais dû brûler
+au ciel le plus pur encens de la prière pour obtenir la résipiscence
+de Pierre, ton accusé, pour obtenir qu'il se lavât de tout soupçon....
+Est-ce que par hasard tu aurais mieux aimé qu'il demeurât tel que la
+censure trouvât où le prendre?
+
+«Enfin, après le dîner, le livre de Pierre est apporté, et l'on ordonne
+à quelqu'un de faire à haute voix lecture de ses écrits. Mais le
+lecteur, animé par la haine, arrosé par le fruit de la vigne, non pas de
+cette vigne dont il est dit, _je suis la vigne véritable_ (Jean, XV, 1),
+mais de celle dont le jus coucha le patriarche tout nu sur le sol, se
+met à crier plus fort qu'on ne lui demandait. Après quelques mots, vous
+eussiez vu les graves pontifes se moquer de lui, battre des pieds, rire,
+jouer, comme gens qui accomplissent leurs voeux, non au Christ, mais à
+Bacchus; en même temps on salue les coupes, on célèbre les pots, on loue
+les vins; les saints gosiers s'arrosent ... et c'est alors que, comme
+dit le satirique:
+
+ Inter pocula quaerunt
+ Pontifices saturi quid dia poemata narrent[308].
+
+[Note 308: Pers. sat. I, v. 27-28. L'auteur latin dit _Romulidae_ et
+non _pontifices_.]
+
+Puis, quand arrive jusqu'à eux le son de quelque passage subtil
+et divin, auquel les oreilles pontificales ne sont pas habituées,
+l'auditoire se dégrise dans son coeur; ce ne sont plus que grincements
+de dents contre Pierre, et ces juges aux yeux de taupe pour voir clair
+en philosophie, s'écrient:--Quoi! nous laisserions vivre un pareil
+monstre!--et, remuant la tête comme des juifs:--Ah! disent-ils, _voilà
+celui qui renverse le temple de Dieu_.--(Math, XXVI, 40.) Ainsi
+des aveugles jugent les paroles de lumière; ainsi des hommes ivres
+condamnent un homme sobre. Ainsi de vrais pots pleins de vin prononcent
+contre l'organe de la Trinité.... Ils avaient rempli, ces premiers
+philosophes du monde, le tonneau de leur gosier, et la chaleur du
+breuvage leur était montée au cerveau, de sorte que tous les yeux se
+fermaient noyés dans un sommeil léthargique. Cependant le lecteur crie,
+l'auditeur dort. L'un s'appuie sur son coude pour mieux sommeiller;
+l'autre, sur un coussin bien mou, cherche à fermer ses paupières;
+un troisième penche sa tête sur ses genoux. Aussi, quand le lecteur
+trouvait quelque épine dans le champ, il criait aux sourdes oreilles
+des pères: _Vous condamnez?_ Alors, quelques-uns à peine éveillés à la
+dernière syllabe, d'une voix somnolente, la tête pendante, disaient:
+_Nous condamnons.--Amnons_, disaient d'autres qui, éveillés à leur tour
+par le bruit que les premiers faisaient en jugeant, décapitaient le
+mot[309].... Ainsi les soldats endormis rendent témoignage que, pendant
+leur sommeil, les apôtres sont venus et ont emporté le corps. (Math.
+XXVIII, 43.) Ainsi, celui qui avait veillé le jour et la nuit dans la
+loi du Seigneur est condamné par des prêtres de Bacchus. C'est le malade
+qui traite le médecin; c'est le naufragé qui accuse celui qui est sur le
+rivage; le criminel qu'on va pendre accuse l'innocent. Que faire, ô
+mon âme? A qui recourir? As-tu oublié les préceptes des rhéteurs, et
+maîtrisée par la douleur, gagnée par les larmes, perds-tu le fil de ton
+discours? Crois-tu que le Fils de l'homme, quand il viendra, trouvera la
+foi sur la terre? Les renards ont leurs terriers, les oiseaux du ciel
+ont leurs nids; mais Pierre n'a pas où reposer sa tête....
+
+[Note 309: Il y a ici un jeu de mots impossible à traduire.
+_Damnatis_, dit le promoteur. _Damnamus_, disent les pères. _Namus_,
+répondent les plus endormis. _Namus_, nous nageons, ce mot fait allusion
+à l'ivresse, et Bérenger ajoute: «Votre natation est une tempête, une
+submersion.» (P. 305.)]
+
+«En voyant agir de la sorte, en écoutant les arrêts de pareils juges, on
+se console avec ces mots de l'Évangile: _Les pontifes et les pharisiens
+se sont réunis, et ils ont dit: Que faisons-nous? Cet homme dit des
+choses merveilleuses. Si nous le laissons aller, tout le monde croira en
+lui_. (Jean, XI, 47.)
+
+«Mais un des pères, nommé l'abbé Bernard, étant comme le pontife de ce
+concile, prophétisa en disant: _Il nous convient qu'un seul homme soit
+exterminé par le peuple et que toute la nation ne périsse pas_[310].
+C'est de ce moment qu'ils ont résolu de le condamner, répétant ces
+paroles de Salomon: _Tendons des embûches au juste_ (Prov. I, 11),
+enlevons-lui la grâce des lèvres et trouvons le mot qui perdra le
+juste.--Vous l'avez fait en faisant ce que vous avez fait, vous avez
+dardé contre Abélard les langues de la vipère. Renversés par l'ivresse,
+vous l'avez renversé, et vous avez absorbé le vin, _comme celui qui
+dévore le pauvre en secret_ (Habac. III, 14). Et pendant ce temps,
+Pierre priait: _Seigneur_, disait-il, _délivrez mon âme des lèvres
+iniques et de la langue perfide_. (Ps. CXIX, 2.)
+
+[Note 310: Jean, XI, 50. Bérenger dit: _Exterminetur a populo_, ce
+qui veut dire soit _exterminé par le peuple_ ou _proscrit du sein du
+peuple_. Il y a dans la Vulgate: _Moriatur pro populo_, ce qui est
+conforme au texte grec.]
+
+«Au milieu de tant de pièges, Abélard se réfugie dans l'asile du
+jugement de Rome.--Je suis, dit-il, un enfant de l'Église romaine. Je
+veux que ma cause soit jugée comme celle de l'impie; _j'en appelle
+à César_.--Mais Bernard, l'abbé, sur le bras duquel se reposait la
+multitude des pères, ne dit pas comme le gouverneur qui tenait saint
+Paul dans les fers: _Tu en as appelé à César, tu iras à César_[311];
+mais _tu en as appelé à César, tu n'iras pas à César_. Il informe en
+effet le siège apostolique de tout ce qu'ils ont fait, et aussitôt un
+jugement de condamnation de la cour de Rome court dans toute l'Église
+gallicane. Ainsi est condamnée cette bouche, temple de la raison,
+trompette de la foi, asile de la Trinité. Il est condamné, ô douleur,
+absent, non entendu, non convaincu. Que dirai-je, que ne dirai-je pas,
+Bernard?....
+
+[Note 311: «Caesarem appello.--Caesarem appellasti; ad Caesarem
+ibis.» (Act. XXV, 11 et 12.)]
+
+«Malgré tout ce que la fureur intestine des haines conjurées, tout ce
+qu'un orage de passions implacables et insensées pouvait lancer contre
+Pierre, tout ce que pouvait comploter l'envie et l'iniquité, la froide
+clairvoyance de la censure apostolique ne devrait jamais se laisser
+endormir. Mais il dévie facilement de la justice, celui qui dans une
+cause craint l'homme plus que Dieu. Elle est vraie, cette parole d'une
+bouche prophétique: _Toute tête est languissante.... De la plante des
+pieds jusques au col, rien n'est sain en lui_[312].
+
+[Note 312: Isaï., l. 5 et 6.--Le texte dit de la plante des pieds
+jusqu'au sommet de la tête, _usque ad verticem_. C'est peut-être par
+erreur que la citation de Bérenger porte _cervicem_.]
+
+«Il voulait, disent les fauteurs de l'abbé, corriger Pierre. Homme de
+bien, si tu projetais de rappeler Pierre à la pureté d'une foi intacte,
+pourquoi, en présence du peuple, lui imprimais-tu le caractère du
+blasphème éternel? Et si tu cherchais à enlever à Pierre l'amour du
+peuple, comment t'apprêtais-tu à le corriger? De l'ensemble de tes
+actions, il ressort que ce qui t'a enflammé contre Pierre n'est pas
+l'envie de le corriger, mais le désir d'une vengeance personnelle.
+C'est une belle parole que celle du prophète: _Le juste me corrigera en
+miséricorde._ (Ps. CXL, 5.) Où manque en effet la miséricorde, n'est pas
+la correction du juste, mais la barbarie brutale du tyran.
+
+«Et sa lettre au pape Innocent atteste encore les ressentiments de son
+âme: _Il ne doit pas trouver un refuge auprès du siége de Pierre, celui
+qui attaque la foi de Pierre_[313]! Tout beau, tout beau, vaillant
+guerrier; il ne sied pas à un moine de combattre de la sorte.
+Crois-en Salomon: _Ne soyez pas trop juste de peur de tomber dans la
+stupidité_[314]. Non, il n'attaque pas la foi de Pierre celui qui
+affirme la foi de Pierre: il doit donc trouver un refuge auprès du siége
+de Pierre. Souffre, je te prie, qu'Abélard soit chrétien avec toi. Et si
+tu veux, il sera catholique avec toi; et si tu ne le veux pas, il sera
+catholique encore; car Dieu est à tous et n'appartient à personne[315].»
+
+[Note 313: S. Bern., ep. CLXXXIX.]
+
+[Note 314: _Eccl._, VII. 17.--Il y a dans le texte: «Noli esse
+justus multum, neque plus sapias quam necesse est, ne obstupescas.»
+Bérenger dit: «Noli nimium esse justus, ne forte obstupescas.»]
+
+[Note 315: _Ab. Op._, pars II, ep. XVII, p. 303-308.]
+
+Après ces belles paroles, Bérenger recherche si en effet Abélard n'est
+pas chrétien. Il donne alors le texte de la confession de foi adressée
+à Héloïse, et sur cette déclaration, il demande s'il est juste et
+charitable de fermer à celui qui professe la croyance de l'Église tout
+accès vers le chef de l'Église. Abélard peut s'être trompé, mais il n'a
+point dit tout ce qu'on lui fait dire, ou il l'a dit dans un autre sens;
+un second ouvrage eût corrigé ou bien éclairci le premier; il fallait
+attendre ses explications. Enfin s'il reste des erreurs, et Berenger ne
+le conteste pas, où n'y a-t-il point d'erreurs? il y en a dans saint
+Bernard lui-même. Son traité sur le Cantique des Cantiques contient
+une hérésie sur l'origine de l'âme[316]. Il y a des fautes dans saint
+Hilaire, dans saint Jérôme, et saint Augustin a publié le livre de ses
+rétractations. Comment donc a-t-on pu avec tant d'acharnement travailler
+à fermer au maître Pierre les portes de la clémence apostolique?
+
+[Note 316: Les erreurs que Berenger signale dans saint Bernard, sont
+peu graves ou peu prouvées. Ainsi on lit dans son vingt-septième sermon
+sur le _Cantique des Cantiques_, que l'âme vient du ciel, et Berenger
+en conclut que saint Bernard est tombé dans l'erreur d'Origène qui
+attribuait aux âmes une existence antérieure à cette vie. L'induction
+nous paraît forcée. (S. Bern. _Op._, vol. I, t. IV, serm. XXVII, 6;
+Not., p. CXIII.--_Hist. litt._, t. XII, p. 257.)]
+
+Telle est l'argumentation ici parfaitement juste par laquelle Berenger
+termine son pamphlet théologique, en prenant l'engagement de discuter
+dans un autre écrit le fond même des questions. Mais cet engagement, il
+ne le tint pas. On vient de voir qu'en écrivant, il savait déjà que la
+cour de Rome avait prononcé, et que toute espérance était perdue. Du
+côté de saint Bernard, une dissertation, empreinte d'une verve qui
+va jusqu'à la violence, avait été lancée contre l'apologie, non de
+Berenger, mais d'Abélard[317]. L'auteur inconnu, mais qui était un abbé
+de moines noirs, dédie son ouvrage à l'archevêque de Rouen qui parait
+être son supérieur ecclésiastique, raconte qu'il a été lié avec Abélard
+par la plus étroite familiarité, et prend avec la dernière vivacité
+la défense de saint Bernard contre une apologie qu'il traite de
+calomnieuse. C'est celle que nous n'avons plus. Il accuse Abélard d'être
+_conduit par les furies_ et d'avoir comparé saint Bernard à Satan,
+transformé en ange de lumière. Si la citation est exacte, l'accusé n'eût
+fait que rendre à l'accusateur ce qu'il lui avait prêté[318].
+
+[Note 317: Nous avons déjà parlé de cette dissertation d'un abbé
+anonyme. Plusieurs auteurs, Duchesne entre autres, l'ont confondue
+avec celle de Guillaume de Saint-Thierry, ou la lui ont attribuée par
+surérogation; erreur manifeste que Tissier et Mabillon ont relevée.
+Point d'évidente raison non plus pour donner cet ouvrage à Geoffroi,
+l'auteur de la _Vie de saint Bernard_. Un moine de Cîteaux, nommé aussi
+Geoffroi, l'attribue bien à un abbé de moines noirs, et Geoffroi le
+biographe devint en effet abbé de Clairvaux (ou des moines noirs de
+Cîteaux); il fut le troisième successeur de saint Bernard; mais il
+n'était point abbé à l'époque où l'ouvrage paraît avoir été écrit, et
+surtout il ne dépendait pas de l'archevêque de Rouen. L'ouvrage, au
+reste, a été inséré dans la Bibliothèque de Cîteaux. (Disputat. anonym.
+abbat. adv. dogm. P. Abael., _Bibl. cist._, t. IV, p. 238.--S. Bern.
+_Op._, admon. in opusc. XI, vol. 1, t. II, p. 636.--_Thes. nov. anecd.
+observ. proev. in Ab. Theol._, t. V, p. 1148.--Ex epist. Gaufr. mon.
+clarev., _Rec. des Hist._, t. XIV, p. 331.--_Ab. Op._; Not., p. 1193.)]
+
+[Note 318: Voyez ci-dessus et S. Bern. ep. CCCXXX.]
+
+Mais ces violences de langage, toujours blâmables, étaient de plus
+imprudentes. Le clergé orthodoxe prenait de jour en jour le dessus.
+Berenger, esprit vif et caustique, s'était fait encore d'autres
+affaires, en attaquant les chartreux qui, dit-on, avaient pris parti
+contre lui[319]. Il se vit bientôt obligé de quitter le pays et de
+songer à sa sûreté; puis du fond de la retraite où il s'était caché,
+il écrivit à Guillaume, évêque de Mende, une lettre où il s'excuse, en
+laissant échapper encore quelques épigrammes contre saint Bernard. Il
+déclare qu'il se rend sur les questions générales du dogme, qu'il n'a
+pas fait suivre son premier ouvrage d'un second, et qu'il a renoncé à
+s'ériger en patron des articles reprochés à Pierre Abélard, puisque,
+encore qu'ils soient bons pour le sens, ils ne le sont pas pour le
+son[320]. «Quant à l'apologie que j'ai publiée, je la condamnerai,
+dit-il, en ce sens, que si j'ai dit quelque chose contre la personne de
+l'homme de Dieu, j'entends que le lecteur le prenne en plaisanterie, et
+non au Sérieux.»
+
+[Note 319: _Ab. Op._, pars II, ep. XIX, p. 325.]
+
+[Note 320: «Quia, etsi sanum saperent, non sane sonabant.» (_Ab.
+Op._, pars II, ep. XVIII, p. 822.)]
+
+
+C'est que le jugement du pape, qui d'abord n'avait que transpiré, fut
+bientôt officiellement connu, et mit fin à cette grande controverse,
+qui devait renaître un jour sous les auspices d'hommes nouveaux. Saint
+Bernard avait triomphé; l'oeuvre était consommée. On ignore si la cour
+de Rome hésita, si elle fut quelque temps combattue entre les deux
+partis; mais l'acquittement d'Abélard était la condamnation du clergé
+de France et l'immolation dans l'Église de ce qu'on pourrait appeler
+le parti gouvernemental au parti libéral. Un tel acte ne pouvait être
+qu'une dangereuse inconséquence, à moins qu'il ne fût le début et le
+signal d'un système nouveau, et ne figurât dans un vaste ensemble de
+mesures de réforme ou tout au moins de conciliation. Or cette politique
+n'était pas dans les idées du siècle, peut-être même eût-elle devancé
+de trop d'années la nécessité qui plus tard a pu la réclamer sans
+l'obtenir. En tout cas, elle n'était pas à la portée de celui qui, sous
+le nom d'Innocent II, gouvernait l'Église, esprit médiocre et d'une
+commune prudence, imitateur timide de la politique illustrée, entre ses
+prédécesseurs, par Hildebrand, et entre ses successeurs, par Lothaire
+Conti. Peu de mois après le concile de Sens, un rescrit donné à Latran
+le 16 juillet, et adressé aux archevêques de Sens et de Reims,
+ainsi qu'à l'abbé de Clairvaux, condamna sur l'appel Abélard et ses
+doctrines[321]. Les termes en sont assez modérés. Après un préambule
+sur les droits et les devoirs du saint siége, et quelques citations
+d'erreurs déjà condamnées, le pape, sans se prononcer en droit touchant
+les opérations du concile, dit que, quant aux articles déférés par
+les deux archevêques, il a reconnu avec douleur, dans la pernicieuse
+doctrine de Pierre Abélard, d'anciennes hérésies, et qu'il se félicite
+qu'au moment où se raniment des dogmes pervers, Dieu ait suscité à
+l'Église des enfants fidèles, au saint troupeau d'illustres pasteurs,
+jaloux de mettre un terme aux attaques du nouvel hérétique[322]. En
+conséquence, après avoir pris le conseil de ses évêques et cardinaux, le
+successeur de saint Pierre condamne les articles ainsi que la doctrine
+générale de Pierre et son auteur avec elle, et impose à Pierre, comme
+hérétique (_tanquam haeretico_), un perpétuel silence. Il estime en
+outre que tous les sectateurs et défenseurs de son erreur devront être
+séquestrés du commerce des fidèles et enchaînés dans les liens de
+l'excommunication. On ajoute que le pape ordonna de livrer aux flammes
+les livres d'Abélard, et que lui-même les fit brûler à Rome[323].
+
+[Note 321: S. Bern. _Op._, ep. CXCIV; Innocentius episc.
+venerabilibus fratribus.--_Ab. Op._, pars II, ep. XVI, p. 301.]
+
+[Note 322: «Qui novi haeretici calomniis studeant obviare.» (_Id.,
+ibid._)]
+
+[Note 323: Gaufrid., _In Vit. S. Bern._--S. Bern. _Op._, vol. 1, p.
+636.]
+
+Telle était la lettre immédiatement ostensible. Une lettre plus courte,
+portant la même suscription, et donnée le lendemain de la précédente,
+contenait le commandement que voici:
+
+«Par les présents écrits, nous mandons à votre fraternité de faire
+enfermer séparément dans les maisons religieuses qui vous paraîtront le
+plus convenables, Pierre Abélard et Arnauld de Bresce, fabricateurs de
+dogmes pervers et agresseurs de la foi catholique, et de faire brûler
+les livres de leur erreur partout où ils seront trouvés. Donné à Latran,
+18ième jour des calendes d'août.»
+
+Et à cette lettre était annexé cet ordre:
+
+«Ne montrez ces écrits à qui que ce soit, jusqu'à ce que la lettre même
+(sans doute le rescrit principal) ait été, dans le colloque de Paris qui
+est très-prochain, communiquée aux archevêques[324].»
+
+[Note 324: Cet ordre est du 14 juillet. On ignore quel était le but
+de ce colloque (conférence ou délibération) qui devait se tenir à Paris
+et où devaient assister des archevêques, je n'en ai vu trace ni dans la
+_Gallia Christiana_, ni dans l'_Histoire de l'Église de Paris_ du P.
+Gérard Dubois. (S. Bern. _Op._, ep. CXCIV et not. in ep. CLXXXVII
+et seqq., p. lxvi.--_Ab. Op._, pars II, ep. XV et XVI, p. 299 et
+301.--Fleury, _Hist. Eccl._, t. XIV, l. LXVII, p. 556.)]
+
+Le secret prescrit fut gardé quelque temps. Abélard paraît n'avoir ni su
+ni soupçonné de bonne heure ce fatal dénoûment. En faisant son appel, il
+avait entendu se retirer par devers la Cour de Rome, pour y plaider sa
+cause. Il ne pouvait s'imaginer qu'on l'y jugerait sans l'entendre, et
+que cette iniquité, presque sans exemple de la part de l'Église suprême,
+serait consommée contre lui. Il faut remarquer en effet, qu'à aucune
+époque de la procédure, soit en France, soit en Italie, il n'a été admis
+à dire s'il reconnaissait les ouvrages à lui attribués, s'il avouait,
+désavouait, rétractait, modifiait ou interprétait les articles qu'on
+prétendait en avoir extraits, ni enfin à s'expliquer sur ses dogmes et
+ses intentions; la preuve n'a donc jamais été faite qu'il fût coupable
+de malice, orgueil, opiniâtreté, conditions indispensables de l'hérésie;
+car l'hérésie est un crime et non pas une erreur. On conçoit donc
+jusqu'à un certain point sa sécurité. Cependant, comme il n'attendait
+plus rien de la France, il résolut d'aller à Rome, afin de s'y défendre
+s'il était encore simple accusé, de se justifier s'il était condamné
+déjà. Triste et souffrant, il partit pour Lyon, en faisant route par
+la Bourgogne. L'âge et les infirmités ralentissaient sa marche; il
+séjournait dans les monastères qu'il rencontrait sur son chemin. Une
+fois, surpris, dit-on, par la nuit, il fut forcé de s'arrêter à Cluni.
+
+La maison de Cluni, située non loin de Mâcon, était une ancienne abbaye
+de l'ordre de Saint-Benoît, fondée au commencement du Xe siècle par
+Bernon, abbé de Gigny, et richement dotée par Guillaume Ier, duc
+d'Aquitaine et comte d'Auvergne. Elle avait précédé Cîteaux et par
+conséquent Clairvaux, qui n'était qu'une colonie de cette dernière
+maison, et, comme on disait dans le cloître, la troisième fille de
+Cîteaux[325].
+
+[Note 325: Cluni et Cîteaux, tous deux de l'ordre de Saint-Benoît,
+étaient cependant des chefs d'ordre. Les quatre démembrements de
+Cîteaux, appelés ses quatre filles, étaient les abbayes de La Ferté, de
+Pontigni, de Clairvaux et de Morimond. La robe de Cluni était noire,
+celle de Cîteaux blanche, excepté quand les moines sortaient de la
+maison. Cette différence dans la couleur du froc joue un grand rôle
+dans las démêlés des clunistes et des cisterciens. (_Hist. des ordres
+monastiques_, par le P. Heliot, t. V, c. xviii et xxxii.)]
+
+Cluni était ce qu'on appelle un chef d'ordre et un des monastères les
+plus renommés de la Gaule pour sa richesse et sa dignité. On vantait la
+magnificence de son église, de ses bâtiments, de sa bibliothèque; et
+l'hospitalité y était exercée avec grandeur. Un esprit de paix et
+d'indulgence, le goût des lettres et des arts même régnaient dans cette
+maison où les biens du monde n'étaient point dédaignés et que des
+religieux austères accusaient de relâchement. Les vives animosités qui
+éclataient souvent entre les divers ordres, comme entre les couvents
+du même ordre, avaient, pendant un temps, animé Cîteaux contre Cluni.
+Cîteaux, chef d'ordre comme Cluni, et à sa suite Clairvaux, plus ardent,
+plus rigoureux, plus pauvre, avait attaqué tout à la fois la richesse,
+l'influence, et l'esprit large et tolérant d'une abbaye où le temps
+avait amené quelques modifications à la règle primitive de Saint-Benoît.
+Naturellement, Cluni répondait en accusant Cîteaux de pharisaïsme.
+Bernard, avec sa ferveur inflexible, n'avait pas manqué, près de quinze
+ans auparavant, de prendre parti pour Cîteaux, d'où il était sorti, et
+tout en lui reprochant les exagérations malveillantes d'un zèle outré,
+il avait censuré les nouveautés et les concessions de Cluni, et dénoncé
+la mollesse sous le nom de modération, la complaisance sous celui de
+charité[326].
+
+[Note 326: Voyez l'ouvrage que saint Bernard, à la demande de
+Guillaume de Saint-Thierry, composa sous le nom d'_Apologia_ et où il
+attaque encore plus Cluni qu'il ne le défend, tout en blâmant Cîteaux.
+(S. Bern. _Op._, vol. 1, t. II, opusc. V.)]
+
+Quoique ces accusations, motivées surtout par quelques habitudes de luxe
+inséparables d'une grande opulence, et par les désordres ambitieux d'un
+abbé, Pons de Melgueil, mort à Rome excommunié, n'eussent jamais atteint
+son successeur, Pierre, fils de Maurice, de la grande famille des
+seigneurs de Montboissier en Auvergne, celui à qui ses vertus et sa
+longue vie ont attiré le nom de Pierre le Vénérable; il lui fallut
+prendre la plume pour défendre son ordre et répondre, au moins
+indirectement, à saint Bernard[327]. Il donna une réfutation remarquable
+de toutes les critiques des cisterciens, ce qui était réfuter celles que
+s'appropriait saint Bernard, quoiqu'il ne le nommât pas[328]. Mais c'est
+l'esprit même de saint Bernard que semble combattre dans son style
+calme, mesuré, enjoué même, l'esprit juste et serein de Pierre le
+Vénérable. En 1132, une exemption en matière de dîme accordée par le
+pape aux moines de Cîteaux, obligea l'abbé de Cluni à réclamer, et
+suscita une controverse nouvelle entre l'abbé de Clairvaux et lui[329].
+Enfin, six ans après, l'élection d'un cluniste à l'évêché de Langres,
+faite contre le gré du premier, l'entraîna à des plaintes amères où son
+noble émule ne fut pas épargné auprès du roi ni du pape. Pierre lui
+répondit avec une mesure et une supériorité reconnues des admirateurs
+mêmes de saint Bernard; et quand enfin, résumant tous leurs différends
+du ton de la modération et de l'amitié, il voulut les mettre au néant,
+il lui écrivit une grande lettre toute pleine d'autorité et de douceur
+où nous lisons cette belle parole trop peu comprise des moines de tous
+les temps: «La règle de saint Benoît est subordonnée à la règle de la
+charité[330].»
+
+[Note 327: Pierre le Vénérable, «Venerabilis cognomine, quod ipsi
+haesit, sua aetate donatus» (_Rec. des Hist._, t. XV, ep. Pet. Clun.
+abb., _Monit._, p. 625); «Cognomento venerabilis ob eximiam divinarum
+et humanarum scientiarum cognitionem cum insigni vitae prebliate
+conjunctam» (_Gall., Christ._, t. VI, p. 1117), ne fut point _canonisé
+selon les formes_. Mais les bénédictins n'ont pas manqué de l'inscrire
+dans leur martyrologe; et dans la bibliothèque de Cluni, son nom est
+précédé de l'S. (_Bibl. Cluniac. vit. S. Pet. vener._, p. 553.) Les
+auteurs de l'_Histoire littéraire_ le regardent également comme un saint
+en France. (_Hist. litt._, t. XIII suppl., p. 431.)]
+
+[Note 328: Fleury n'hésite pas à considérer l'apologie de Cluni
+adressée par Pierre à Bernard comme une réponse à l'ouvrage du dernier,
+et c'est aussi l'opinion de Neander. Les auteurs de l'_Histoire
+littéraire_ mettent un grand soin à prouver qu'il n'en est rien et que
+Pierre ne répond qu'aux cisterciens en général. Il est certain que la
+réfutation n'est ni directe, ni expresse, mais l'opposition entre
+les deux hommes est flagrante. (Cf. _Bibl. cluniac._, l. I, ep.
+XXVIII--_Hist. litt._, t. XIII, p. 199, t. Xlll supp., p. 266 et 438.--
+_Hist. Eccl._, l. LXVII, n° 43.--_Saint Bernard et son siècle_, l. II.)]
+
+[Note 329: S. Bern. _Op._, vol. 1, not. in ep. CCXXVIII.--_Bibl,
+Clun., Petr. Ven. epist._, l. I, ep. XXXIII-XXXVI.]
+
+[Note 330: «Regula illa illius sancti patris ex illa sublimi et
+generali caritalis regula pendet.» (_Bib. Clun., Petr. epist._, l.
+IV, ep. XVII, l. I, ep. XXIX.--S. Bern. _Op._, ep. CLXIV à CLXX, ep.
+CCXXIX.)]
+
+La bienveillance, l'estime, l'amitié même parurent assez constamment
+unir ces deux hommes si différemment chrétiens. Ils se louèrent beaucoup
+l'un l'autre, et je ne sais s'ils s'en tendirent jamais. L'abbé Pierre,
+par ses vertus calmes, sa piété simple, la culture et la distinction de
+son esprit, était universellement respecté dans l'Église. Il ne manquait
+pas pour lui-même de la sévérité nécessaire à la profession monastique,
+et sa réforme de son ordre, décrétée en 1132, dans un chapitre général
+où assistèrent douze cent douze frères et deux cents prieurs, l'a bien
+prouvé. Mais une charité tendre et éclairée l'inspirait, et son esprit
+aimable autant qu'étendu, lui faisait admettre et comprendre ce qui
+échappait au génie étroit de l'abbé de Clairvaux. Les lettres de Pierre
+sont admirables par l'onction dans la raison. Tout, jusqu'à cette
+intelligence des choses mondaines dans une juste mesure, jusqu'à cette
+habile alliance d'une vie simple et pure avec l'emploi des richesses du
+siècle, des trésors des arts, des moyens d'influence temporels, rappelle
+involontairement, dans sa magnificence, sa grâce et sa sainteté,
+l'immortel archevêque de Cambrai. Ce n'est faire tort ni à Pierre ni à
+Bernard que de dire qu'il y eut en eux et même entre eux quelque chose
+qui fait penser à Fénelon et à Bossuet. «Vous remplissez les devoirs
+«pénibles et difficiles, qui sont de jeûner, de «veiller, de souffrir,»
+écrivait un jour Pierre à Bernard, «et vous ne pouvez supporter le
+devoir facile «qui est d'aimer[331].»
+
+[Note 331: «Quae gravia sunt faciunt; quae levia facere nolunt....
+Servas, quicumque talis es, gravia Christi mandata, cum jejunas,
+cum vigilas, cum fatigaris, cum laboras; et non vis levia ferre, ut
+diligas.» (_Bibl. Clun._, 1. VI, ep. IV, p. 897. Cette lettre a été mise
+à la date de 1149.) Saint Bernard était fort supérieur à Bossuet en
+énergie et en puissance de caractère; mais la nature de Bossuet était
+meilleure, plus équitable et plus douce.]
+
+Tel était l'homme que la Providence mît sur la route d'Abélard fugitif.
+Ce n'était ni comme lui un docteur audacieux, ni comme son rival un
+moine dominateur; mais un prélat lettré et doux, pieux et libéral, qui
+aimait la paix et qui savait l'établir et la conserver. Il accueillit
+Abélard avec un mélange de compassion et de respect, et la triste
+victime de tant de haineuses passions, y compris les siennes, rencontra
+enfin ce qu'il n'avait guère trouvé sur l'âpre chemin de sa vie, la
+bonté.
+
+S'étant reposé quelques jours à Cluni, il confia ses projets à l'abbé
+Pierre. Il se regardait comme l'objet d'une injuste persécution, et
+protestait avec horreur contre le nom d'hérétique. Il raconta qu'il
+avait fait appel au saint-siége, et qu'il allait se réfugier au pied du
+trône pontifical. On en a conclu qu'il ne savait pas encore, du moins
+avec certitude, que son arrêt était rendu. Pierre le Vénérable approuva
+son dessein, lui dit que Rome était le refuge du peuple des chrétiens,
+qu'il devait compter sur une suprême justice qui n'avait jamais failli
+à personne, et par delà la justice, sur la miséricorde. Dans ces
+circonstances, Raynard, abbé de Cîteaux, vint à Cluni. On a supposé
+qu'il y était envoyé par l'abbé de Clairvaux, qui, dépositaire des
+ordres du pape, hésitait à les exécuter avec éclat, ou redoutait le
+voyage d'Abélard à Rome. Quoi qu'il en soit, l'abbé de Cîteaux parla de
+réconciliation, et Pierre entra vivement dans cette nouvelle idée. Tous
+deux pressèrent Abélard. Mieux instruit peut-être de sa vraie situation,
+ou peut-être usé par l'âge, brisé par la maladie, découragé par
+l'expérience, il parut se laisser fléchir. Jamais il n'avait pensé à se
+placer en dehors de l'Église, et le schisme de sa situation lui était
+réellement insupportable. Dans une telle disposition d'esprit, il dut
+être touché de cet aspect de charité paisible et de sainte indifférence
+que présentaient le vénérable abbé et l'intérieur de sa maison. Jamais
+la piété n'avait abandonné son âme; il y laissa pénétrer le calme et le
+détachement. A la demande de Pierre et de quelques autres religieux, il
+déclara, comme au reste il l'avait souvent fait, rejeter tout ce
+qui, dans ses paroles ou ses livres, aurait pu blesser des oreilles
+catholiques, et il écrivit une nouvelle apologie ou confession de
+foi[332]. Il voulut bien même suivre à Clairvaux l'abbé Raynard, dont la
+médiation assoupit les anciens différends, et il dit à son retour que
+saint Bernard et lui s'étaient revus pacifiquement[333]. On ne sait rien
+de cette entrevue. Je ne doute pas de la clémence de saint Bernard; il
+croyait réellement que c'était à lui de pardonner.
+
+[Note 332: _Ab. Op._, pars II, ep., xx, _apologia seu confessio_, p.
+330.]
+
+[Note 333: «Se pacifice convenisse revenus retulit.» (_Id_.,
+_Ibid_., pars II, ep. xxii, p. 336.)]
+
+Si la confession de foi qui nous est restée est celle qui satisfit saint
+Bernard, il était bien revenu des exigences que lui inspirait naguère
+sa clairvoyante sévérité. Comme l'apologie pour Héloïse, la seconde
+déclaration d'Abélard, adressée à tous les enfants de l'Église
+universelle, est chrétienne; mais il n'y dément sur aucun point capital
+les opinions émises dans ses ouvrages. Seulement il les désavoue dans la
+forme absolue et outrée que leur avaient donnée ses adversaires, ou bien
+il répète sans commentaire ni développement, la formule orthodoxe dont
+on l'accuse de s'être écarté; mais il ne reconnaît pas qu'il s'en
+soit écarté, ni que par conséquent il l'entende désormais en un sens
+contraire à ses écrits. Après cette déclaration, il restait maître
+comme par le passé, de soutenir, s'il l'eût jugé à propos, que ses
+expressions, comprises suivant sa pensée, n'offraient pas le sens qu'on
+leur prêtait, ou demeuraient compatibles avec les termes consacrés.
+Après cette déclaration, il pouvait encore, au moyen de quelque
+interprétation, soutenir qu'il n'avait pas changé d'opinion. En un mot,
+il s'exprime chrétiennement, il ne se rétracte pas. Pour écrire cette
+apologie, il a pu céder à l'âge, à la force, à la nécessité; il a pu,
+chose plus louable, obéir à l'amour de la paix, au respect de l'unité,
+à l'intérêt commun de la foi. Mais j'oserais affirmer qu'il n'a pas
+sacrifié une seule de ses idées à qui que ce soit au monde. Le coeur
+d'Abélard pouvait ou faiblir, ou se soumettre; son esprit ne le pouvait
+pas.
+
+Au reste, il continue dans son apologie à se plaindre de la malice de
+ses ennemis et des impostures dont il est victime[334]. Sur tous les
+points dont on l'accuse, il atteste Dieu qu'il ne se connaît aucune
+faute, et s'il lui en est échappé dans ses écrits ou dans ses leçons, il
+ne les défend point, il se déclare prêt à tout réparer, à tout corriger,
+n'ayant jamais eu ni arrière-pensée, ni mauvais dessein, ni opiniâtreté.
+
+[Note 334: Comme cette confession de foi accuse clairement, bien
+qu'indirectement, ses adversaires de mensonge, elle a été censurée assez
+vivement par des auteurs modernes, et confondue avec cette apologie
+antérieure dont j'ai déjà parlé et qui aurait été plus violente que les
+ouvrages même qu'elle était destinée à justifier. C'est ainsi qu'en
+paraît juger entre autres Tissier. (_Biblioth. pat, cister._, t. IV, p.
+259.) Mais ce que nous savons de la première apologie ne permet pas
+de la confondre avec la confession de foi, et ainsi en ont jugé
+d'excellents critiques. Si celle-ci a été écrite à Cluni, elle n'atteste
+pas une réconciliation profondément sincère avec saint Bernard. (Cf.
+_Hist. litt._, t. XII, p. 129 et 134.) Thomasius a établi d'une manière
+assez spécieuse qu'Abélard n'avait jamais au fond abandonné ses opinions
+et qu'aidé par Pierre de Cluni, qui tenait à honneur de le garder
+dans son couvent, il avait donné à saint Bernard des satisfactions
+apparentes. (_P. Ab. Vit._, chap. 70 et seqq.)]
+
+Puis, s'expliquant directement ou indirectement sur dix-sept articles
+relevés dès l'origine dans ses écrits, il n'en laisse pas un seul, sans
+se laver, au moins dans les termes, de toute trace d'hérésie: «Et quant
+à ce qu'ajoute _notre ami_,» dit-il (et c'est ce mot qui semble indiquer
+qu'il écrivit sa déclaration au moment de sa réconciliation), «que ces
+articles ont été trouvés, partie dans la _Théologie_ du maître Pierre,
+partie dans le _Livre des Sentences_ du même, partie dans celui qui
+est intitulé: _Connais-toi toi-même_, je n'ai pas lu cela sans grand
+étonnement, aucun ouvrage de moine se pouvant trouver qui eût pour
+titre: _Livre des Sentences_; et cela aussi a été avancé par ignorance
+ou par malice[335].»
+
+[Note 335: Apol., p. 333.]
+
+Abélard, réconcilié, n'aspirait plus qu'à la retraite. Abandonnant le
+monde et la vie des écoles, il consentit à rester pour toujours à
+Cluni, à la grande joie de l'abbé et de toute la communauté. Pierre le
+Vénérable se hâta d'écrire au pape pour lui demander de permettre à son
+hôte de ne plus quitter l'asile où il avait été reçu, et d'y passer,
+dans le repos, l'étude et la piété, les restes d'une vie dont le terme
+paraissait approcher[336].
+
+[Note 336: _Ab. Op._, pars II, ep. xxii, _Petr. Vener. ad Dom.
+Innocent. II_, p. 335.]
+
+Cet arrangement, comme on le pense bien, fut approuvé à Rome; Abélard
+devint moine à Cluni, du moins se soumit-il à la règle de la communauté,
+et bien que son rang dans l'Église, égal à celui de l'abbé de Cluni,
+l'eût fait, non moins que sa renommée, placer en tête de toute la
+congrégation et marcher le premier après son chef, il accepta avec la
+dernière rigueur l'humilité et l'austérité de sa nouvelle vie. Il se
+revêtit des habits les plus grossiers; et cessant de prendre aucun soin
+de sa personne, il traita son corps avec le mépris des solitaires.
+«Saint Germain, dit l'abbé de Cluni[337], ne montrait pas plus
+d'abjection, ni saint Martin plus de pauvreté.» Silencieux, le front
+baissé, il fuyait les regards, il se cachait dans les rangs obscurs de
+ses frères, et par son maintien il semblait vouloir s'effacer encore
+parmi les plus inconnus. Souvent dans les processions, l'oeil cherchait
+avec hésitation ou contemplait avec étonnement cet homme d'un si
+grand nom, qui semblait se dédaigner lui-même et se complaire dans
+l'abaissement. Rendu par le saint siége à tous les devoirs du ministère,
+il fréquentait les sacrements, il célébrait souvent le divin sacrifice,
+ou prêchait la parole sainte aux religieux; encore fallait-il qu'il y
+fût contraint par leurs instances. Le reste du temps il lisait, priait
+et se taisait toujours. Ses études, comme celles de toute sa vie,
+continuaient d'avoir un triple objet, la théologie, la philosophie et
+l'érudition. Ce n'était plus qu'une pure intelligence. Les passions
+étaient anéanties ou condamnées au silence; et il ne restait plus
+d'action dans sa vie que l'accomplissement des devoirs monastiques. Mais
+s'il est vrai, comme il est permis de le croire, qu'il ait mis à Cluni
+la dernière main à son grand traité de philosophie scolastique, nous
+y lisons que même alors il se regardait encore comme la victime de
+l'envie, et que, sûr de la puissance de son esprit, des ressources de
+son savoir, de la durée de son nom, il confiait à l'avenir vengeur le
+triomphe de la science opprimée dans sa personne. «Convaincu que c'est
+la grâce qui fait le philosophe, puisqu'il faut du génie pour la
+dialectique,» il se sentait comme prédestiné à la science, et
+il écrivait pour l'instruction des temps où sa mort rendrait à
+l'enseignement la liberté, heureux ainsi d'assurer après lui la
+renaissance de son école[338]. Tel était l'homme dont l'humilité et la
+soumission édifiaient Pierre le Vénérable.
+
+[Note 337: _Ab. Op._, pars II, ep. xxiii. p. 340.]
+
+[Note 338: Voyez ci-après I. II, c. iii, et Ouv. inéd. d'Ab.,
+Dialectique, p. 228 et 436. C'est une remarque de Thomasius, qu'Abélard
+n'a effacé d'aucun de ses ouvrages les opinions ni les passages qu'il
+semblait avoir rétractés. (_Ab. Vit._, § 81.)]
+
+Cependant ses forces déclinaient rapidement, et une maladie de peau
+très-douloureuse, lui laissait peu de tranquillité. L'abbé Pierre exigea
+qu'il changeât d'air, et l'envoya auprès de Châlons, dans le prieuré de
+Saint-Marcel, fondé par le roi Gontran, et possédé par l'ordre de Cluni.
+Cette maison s'élevait non loin des bords de la Saône, dans une des
+situations les plus agréables et les plus salubres de la Bourgogne. Là
+il continua sa vie studieuse; malgré ses souffrances et sa faiblesse, il
+ne passait pas un moment sans prier ou lire, sans écrire ou dicter. Mais
+tout à coup ses maux prirent un caractère plus alarmant; il sentit que
+le dernier moment venait, fit en chrétien la confession d'abord de sa
+foi, puis de ses péchés, et reçut avec beaucoup de piété les sacrements
+en présence de tous les religieux du monastère. «Ainsi, écrit Pierre
+le Vénérable, l'homme qui par son autorité singulière dans la science,
+était connu de presque toute la terre, et illustre partout où il était
+connu, sut, à l'école de celui qui a dit: _Apprenez que je suis doux et
+humble de coeur, demeurer doux et humble_, et, comme il est juste de le
+croire, il est ainsi retourné à lui[339].»
+
+[Note 339: Math., XI, 29.--_Ab. Op._, pars II, ep. XXIII, Petr.
+Vener. ad Heloïss., p. 342.]
+
+Abélard mourut à Saint-Marcel, le 21 avril 1142. Il était âgé de
+soixante-trois ans[340].
+
+[Note 340: On lisait dans le vieux nécrologe du Paraclet: «Maistre
+Pierre Abaelard, fondateur de ce lieu et instituteur de sainte religion,
+trespassa ce XXI avril, agé de LXIII ans.» (_Ab. Op._; Not p. 1196.)
+«Undenas malo revocante calendas,» porte son épitaphe (_Id._, p. 343).]
+
+Il fut enseveli dans une tombe d'une seule pierre, creusée assez
+grossièrement et d'un travail fort simple. Déposé d'abord dans la
+chapelle de l'infirmerie où il était mort, son corps fut ensuite
+transporté dans l'église du monastère de Saint-Marcel, et y demeura
+quelque temps. Dans le dernier siècle, on y voyait encore son sépulcre,
+ou plutôt son cénotaphe, sur lequel il était représenté en habit
+monacal[341].
+
+[Note 341: C'est, d'après de bonnes autorités (M. Alexandre Lenoir
+et M. Boisset, de Châlons), la même tombe où Abélard est déposé
+aujourd'hui au cimetière du Père Lachaise. M. Lenoir a donné le dessin
+du monument tel qu'il existait à Saint-Marcel avant la révolution.
+Suivant lui, le corps d'Abélard n'aurait quitté la chapelle de
+l'infirmerie que pour le Paraclet, et ce n'est que vers la fin du
+dernier siècle que son tombeau primitif aurait été transporté dans
+l'église du prieuré de Saint-Marcel. L'épitaphe, peinte en noir sur la
+muraille au-dessus du monument, portait:
+
+ Hic primo jacuit Petrus Abelardus
+ Francus et monachus cluniacensis, qui obiit
+ anno 1142. Nunc apud moniales paraclitenses
+ in territorio trecacensi requiescit. Vir pietate
+ Insignis, scriptis clarissimus, ingenii acumine,
+ rationum pondere, decendi arte, omni
+ scientiarum genere nulli secundus.
+
+(_Voyage littéraire par deux bénédictins_, t. I, 1re partie, p.
+225,--_Musée des monum. franç._, par A. Lenoir, t. 1, p. 220, pl. n°
+617.)]
+
+Mais quand il mourut, il avait depuis bien longtemps demandé que
+ses restes reposassent au Paraclet[342]. Cette volonté devait être
+accomplie; celle qui régnait au Paraclet ne pouvait permettre qu'on ne
+l'accomplît pas.
+
+[Note 342: _Ab, Op._, pars I, ep. III, p. 63 et ci dessus p. 147.]
+
+Elle vivait dans un profond silence; depuis longues années, ce coeur
+s'était fermé et ne se montrait qu'à Dieu, sans se donner à lui. On ne
+sait rien d'elle.
+
+Pierre le Vénérable avait fait de tout temps profession de lui porter
+autant d'admiration que de respect. Une correspondance liait le Paraclet
+et Cluni; l'abbé avait reçu d'elle, par un moine nommé Théobald, une
+lettre et quelques petits présents, lorsqu'il lui écrivit, pour lui
+raconter les derniers jours de son époux, une épître pleine de louange
+où il l'appelle femme vraiment philosophique, où il la compare à Déborah
+la prophétesse, et à Penthésilée, reine des Amazones, et lui exprime de
+vifs regrets de ce qu'elle n'habite pas avec les servantes du Christ, la
+douce prison de Marcigny, couvent de femmes bénédictines placé dans le
+voisinage, près de Semur et sous la direction de l'abbé de Cluni. Il
+joignit même à sa lettre une épitaphe en onze vers latins qu'il avait
+composée en l'honneur d'Abélard et qu'on lisait plus tard gravée sur
+la muraille de l'aile droite de l'église de Saint-Marcel, près de la
+sacristie[343]. C'était, y disait-il, «le Socrate, l'Aristote, le Platon
+de la Gaule et de l'Occident; parmi les logiciens, s'il eut des rivaux,
+il n'eut point de maître. Savant, éloquent, subtil, pénétrant, c'était
+le prince des études; il surmontait tout par la force de la raison, et
+ne fut jamais si grand que lorsqu'il passa à la philosophie véritable,
+celle du Christ.» On peut regarder ces mots comme l'expression du
+jugement de tous les esprits éclairés du siècle d'Abélard.
+
+[Note 343 :
+
+ Gallorum Socrates, Plato maximus Hesperiarum,
+ Noster Aristoteles, logicis quicumquo fuerunt
+ Aut par aut melior, studiorum cognitus orbi
+ Princeps....
+
+Dans l'édition d'Amboise, cette épitaphe est jointe à la lettre où
+Pierre rend compte à Héloïse de la mort d'Abélard. En 1703, on la lisait
+encore dans l'église de Saint-Marcel, d'après les auteurs de l'_Histoire
+littéraire_. Une seconde épitaphe, rapporté également par d'Amboise, est
+aussi attribuée à l'abbé de Cluni; la première seule l'est avec quelque
+certitude; nous l'analysons dans le texte; les deux derniers vers de la
+seconde en ont été détachés et cités seuls comme étant l'inscription du
+tombeau d'Abélard; les voici:
+
+ Est satis in tumulo: Petrus hic jacet Abaelardus
+ Cui soli patuit scibite quidquid erat.
+
+ou, comme la donne le P. Dubois:
+
+ Est satis in titulo: Praesul hic jacet Abaelardus, etc.
+
+P** en a donné une troisième trouvée dans un manuscrit qu'il croit
+presque contemporain d'Abélard; elle commence ainsi:
+
+ Petrus amor cleri, Petrus inquisito veri, etc.
+
+On peut y remarquer ce vers:
+
+ Praeteriit, sed non periit, transivit ad esse.
+
+La chronique de Richard de Poitiers, moine de Cluni, en contient une
+quatrième dont voici le premier vers mutilé:
+
+ Bummorum major Petrus Abaelardus....
+
+Rawlinson a extrait d'un manuscrit de la bibliothèque d'Oxford une
+cinquième épitaphe, assez remarquable par quelques vers sur le
+nominalisme; elle commence par ces mots:
+
+ Occubuit Petrus; succumbit eo moriento
+ Omnis philosophia....
+
+ Philippe Harveng, théologien du XIIe siècle, en a composé ou conservé une
+ dont nous ne connaissons que le premier vers:
+
+ Lucifer occubuit, stellae radiate minores.
+
+(C. _Ab. Op._, praefat. in fin. pars II, ep. XXIII, p. 342.--_Thes.
+anecd. noviss._, t. III, _Dissert. isag_ XXII.--_Ex chronic._, Wilelm.
+Godel. et Rich. pict., _Rec. des Hist._, t. XII, p. 415 et 675.--_P. Ab.
+et Hel. Epist._, edit. a R. Rawlinson, 1718.--P. Harveng., _Op._, p.
+801.--_Hist. eccles. paris._, auct. Dubois, t. II, l. XIII, c. VII, p.
+178.--_Hist. litt._, t. XII, p. 101 et 102.)]
+
+«Ainsi, chère et vénérable soeur en Dieu,» écrivait l'abbé de Cluni à
+l'abbesse du Paraclet, «celui à qui vous vous êtes, après votre liaison
+charnelle, unie par le lien meilleur et plus fort du divin amour, celui
+avec lequel et sous lequel vous avez servi le Seigneur, celui-là,
+dis-je, le Seigneur, au lieu de vous, ou comme un autre vous-même, le
+réchauffe dans son sein, et au jour de sa venue, quand retentira la voix
+de l'archange et la trompette de Dieu descendant du ciel, il le garde
+pour vous le rendre par sa grâce.» Nous n'avons point la réponse
+d'Héloïse; mais nous savons que quelque temps après, dans le mois de
+novembre, Pierre le Vénérable se rendait au Paraclet. Pour complaire à
+l'abbesse, il avait fait enlever de l'église de Saint-Marcel, en secret
+et à l'insu de ses religieux, les restes mortels d'Abélard, et il les
+apportait à leur dernière demeure. Dans une lettre où elle le remercie,
+Héloïse lui dit simplement: «Vous nous avez donné le corps de notre
+maître[344].»
+
+[Note 344: «Corpus magistri nostri dedistis.» On pourrait croire
+par la place où se lit cette phrase, qu'il s'agit du corps de
+Notre-Seigneur, et que Pierre disant la messe au Paraclet y donna la
+communion aux religieuses. Mais il y aurait _Corpus DOMINI nostri_ (_Ab.
+Op._, pars II, ep. XXIII, p. 342 ep. XXIV. Heloiss. ad Petr. Abb. clun.,
+p. 343). M. Boisset, à qui nous devons la conservation du premier
+tombeau d'Abélard, dit dans une lettre adressée à M.A. Lenoir, que
+l'abbé de Cluni se rendit à Saint-Marcel dans les premiers jours de
+novembre, sous prétexte d'y faire la visite abbatiale; qu'une nuit,
+pendant le sommeil des religieux, il fit enlever le corps d'Abélard, et
+partit aussitôt lui-même avec ce dépôt pour aller au Paraclet, où il
+arriva le 10 novembre 1142. (_Mus. des mon. fr._, t. I, p. 231)]
+
+Pendant son séjour au Paraclet, Pierre dit la messe dans la chapelle, le
+16 novembre, prêcha dans la salle du chapitre, accorda au monastère
+le bénéfice de Cluni, et à l'abbesse ce qu'on appelait le Tricenaire,
+c'est-à-dire une concession de trente messes à dire par ses moines, ou
+tout au moins des prières pendant trente jours de suite après la mort
+d'Héloïse, et pour le repos de son âme. De retour dans son abbaye, il
+régularisa cette promesse en lui envoyant un engagement écrit et scellé
+de son sceau, ainsi que l'absolution d'Abélard qu'elle avait demandée,
+pour la suspendre, suivant l'usage du temps, au tombeau qu'elle faisait
+élever à son maître et à son époux.
+
+Cette absolution est conçue en ces termes: «Moi, Pierre, abbé de Cluni,
+qui ai reçu Pierre Abélard dans le monastère de Cluni, et cédé son
+corps, furtivement emporté, à l'abbesse Héloïse et aux religieuses du
+Paraclet; par l'autorité du Dieu tout-puissant et de tous les saints, je
+l'absous d'office de tous ses péchés[345].»
+
+[Note 345: _Ab. Op._, pars. II, ep. XXV; Pet. clun. ad. Hel., p. 344
+et 345.]
+
+On a conservé un hymne funèbre, ce que les anciens appelaient _noenia_,
+chanté peut-être ou supposé chanté près du tombeau d'Abélard par
+l'abbesse du Paraclet et ses religieuses[346]. On voudrait croire que
+ce chant, qui ne manque pas, dans sa simplicité, d'une certaine grâce
+mélancolique, est l'ouvrage d'Héloïse. Pourquoi cette stance ne
+serait-elle pas d'elle?
+
+ Tecum fata sum perpessa;
+ Tecum dormiam defessa,
+ Et in Sion veniam.
+ Solve crucem,
+ Due ad lucem
+ Degravatam animam.
+
+Elle demande à reposer près de lui; c'est à lui qu'elle demande de la
+conduire au séjour d'éternelle lumière, et aussitôt elle entend le
+choeur et la harpe des anges; et les religieuses s'écrient: «Que tous
+deux se reposent du travail et d'un douloureux amour.
+
+ Requiescant a labore,
+ Doloroso et amore.
+
+«Ils demandaient l'union des habitants des cieux: déjà ils sont entrés
+dans le sanctuaire du Sauveur.»
+
+[Note 346: Ce chant nous est transmis par un auteur allemand, qui ne
+dit point d'où il l'a tiré (Morlz Carriere, _Abuelard und Heloise_, p.
+XCVI). Je ne l'ai vu mentionné nulle part ailleurs. M. Carriere en donne
+une traduction en vers allemands, par M. Follen. Ce petit poème
+est très-simple. Les religieuses chantent d'abord deux stances de
+_requiescat_ devant le tombeau; puis Héloïse en dit quatre analysées
+dans le texte; elle demande la mort et le ciel. Aussitôt les nonnes
+reprennent et annoncent la béatitude des deux époux. Héloïse elle-même
+aurait bien osé composer cela.]
+
+Héloïse vécut encore vingt et un ans; elle continua d'être l'objet
+de l'admiration et de la vénération générale. Son siècle la mettait
+au-dessus de toutes les femmes, et je ne sais si la postérité a démenti
+son siècle[347].
+
+[Note 347: «Tu... et mulieres omnes evicisti, et pene viros
+universos superasti.» (_Petr. clun. ep., Ab. Op.,_ pars II. p.
+337.)--«Fama... femineum sexum vox excessisse nubis nutilleavit.
+Quomodo? Diciando, versilicando, etc... Stultus ego qui lunam illuminare
+velo.... Calamus vester calamis ductorum supereminet aut aequatur.»
+(Hug. Metel. ep. XVI et XVII ad Helois. Hug., _Sac. antiq. mon._, t. II.
+p. 348 et 349.)]
+
+La prospérité, la richesse, la dignité du couvent du Paraclet ne firent
+que s'accroître. Sa première abbesse mourut le 16 mai 1164, un jour de
+dimanche, au même âge que son fondateur. Le calendrier nécrologique
+français du Paraclet portait à son nom: «_Héloïse, mère et première
+abbesse de céans, de doctrine et religion très-resplendissante_[348].»
+
+[Note 348: «Mater nostrae religionis Heloysa, prima abbatissa,
+documentis et religione clarissima, spem bonam ejus nobis vita
+donante, feliciter migravit ad Dominum.» C'est ce qu'on lisait dans le
+_Necrologium_ à la date Anno MCLXIV, XVII Kal. jun. (_Gall. Christ.,_ t.
+XII, p. 574.) Duchesne a lu dans le calendrier du Paraclet: «Heloysa,
+neptis Fulberti canonici parisiensis, primo petri Abaelardi conjux,
+deinde monialis et prioritsa Argentolii, post oratorii paralitei
+abbatissa, quod ab anno MCXXX ad annum MCLXIV prudenter atque religiose
+rexit.» (_Ab Op.;_ Not., p. 1181.) C'est une tradition plutôt qu'un
+fait historique qu'Héloïse mourut au même âge qu'Abélard. On a vu qu'il
+n'existe pas de donnée certaine sur l'époque de sa naissance. Une
+inscription gravée près du premier sépulcre d'Abélard dans l'église de
+Saint-Marcel de Châlons, portait: «Obiit magnos ille doctor XI Kalend.
+Maii an. MCXLII, anno suo _climacterico_. et Heloissa vero XVII Kalend.
+Junii anno MCLXIII. Creditur enim XX annis amplius marito supervixisse.»
+Ces paroles ne sont pas affirmatives. (_Hist. litt._ t. XII, p.
+645.--Voyez ci-dessus la note 3 de la p. 46.)]
+
+On dit qu'en mémoire de sa science incomparable, ses religieuses
+voulurent que le Paraclet célébrât tous les ans l'office en langue
+grecque le jour de la Pentecôte; et cette institution s'est longtemps
+maintenue[349].
+
+[Note 349: In not. Auberti Miraei ad _Henric. Gandat. de scriptor.
+ecclesiast._ c. XVI. _Biblioth. eccles.,_ p. 164.--Bayle, _Dict. crit._,
+art. _Paraclet._--Gervaise, _Vie d'Abeil_., t. II, liv. VI, p. 328.]
+
+Peu de temps avant sa mort et dans sa maladie, elle ordonna, dit-on,
+qu'on l'ensevelît dans le tombeau de son époux. Ce tombeau était placé
+dans une chapelle qu'Abélard avait fait construire, peut-être le premier
+bâtiment en pierre de l'ancien Paraclet, et qui joignait le cloître avec
+le choeur. On l'appelait le petit moustier. «Lorsque la morte,» dit une
+chronique, «fut apportée à cette tombe qu'on venait d'ouvrir, son mari
+qui, bien des jours avant elle, avait cessé de vivre, éleva les bras
+pour la recevoir, et les ferma en la tenant embrassée[350].»
+
+[Note 350: D'Amboise et Duchesne donnent ce fait un peu légendaire
+comme extrait d'une chronique de Tours, alors manuscrite. _Verba
+chronici MS. Turonici._ (_Ab. Op_., praefat, et not. p. 1195.) Ce doit
+être le _Chronicon Turonense_ inséré par fragments dans le _Recueil des
+Historiens_, comme oeuvre d'un chanoine de Saint-Martin de Tours. Le
+passage cité y est indiqué par les premiers mots seulement (t. XII. p.
+472), puis suivi d'un renvoi à la chronologie de Robert d'Auxerre. Dans
+celle-ci (_Id_., p. 293), le passage est inséré à peu près dans les
+termes rapportés par d'Amboise; mais il s'arrête à la translation du
+corps d'Abélard au Paraclet, et ne mentionne ni le désir exprimé par
+Héloïse d'être ensevelie avec son amant, ni le fait miraculeux ici
+raconté. Peut-être cette différence entre le texte de la chronique de
+Tours, si elle est telle que d'Amboise la donne, et les termes de la
+chronologie de Robert, a-t-elle échappé à l'éditeur du _Recueil des
+Historiens_. Aucune partie du paragraphe concernant Abélard, ni le
+début, ni la fin, ne se trouve dans le texte de la chronique de Tours,
+imprimé pour la première fois et par extraits dans l'_Amplissima
+collectio_, de Marténe et Durand (t. V, p. 917 et 1015). On sait au
+reste qu'un récit tout semblable se trouve dans Grégoire de Tours. (_De
+Glor. confess._, c. XLII.)]
+
+La vérité cependant, c'est qu'Héloïse ne fut pas d'abord ensevelie dans
+le même tombeau, mais dans la même crypte qu'Abélard. Trois siècles
+après leur mort, en 1497, par les soins de Catherine de Courcelles,
+dix-septième abbesse du Paraclet, leurs restes furent transportés du
+petit moustier dans le choeur de la grande église du monastère, et
+déposés, ceux d'Abélard à droite, ceux d'Héloïse à gauche du sanctuaire,
+et plus tard rapprochés au pied ou même au-dessous du maître autel[351].
+
+[Note 351: _Gall. Christ._, I. XII, p. 614.--_Ann. ord. S.
+Benedict._., t. VI, p. 356.]
+
+On rapporte qu'en 1630, la vingt-troisième supérieure du Paraclet, Marie
+de la Rochefoucauld, fit transporter les deux tombes dans la chapelle
+dite de la Trinité, devant l'autel; elles y restèrent longtemps, sans
+aucune épitaphe, dans un caveau situé au-dessous des cloches[352]. On
+ajoute que c'est alors que les ossements encore entiers furent réunis
+dans un double cercueil qui a été ouvert de nos jours. Il paraît
+qu'en 1701, une épitaphe en prose française fut, par l'ordre de la
+vingt-cinquième abbesse, Catherine de la Rochefoucauld, gravée sur un
+marbre noir placé à la base de cette chapelle sépulcrale ou plutôt sur
+une plinthe au pied de la triple statue de la Trinité, que cette dame
+avait relevée. En 1766, une autre abbesse du même nom conçut le plan
+d'un monument où devait figurer encore cette curieuse statue, et qui
+ne fut exécuté qu'en 1779 par la dernière abbesse du Paraclet[353].
+La révolution française, qui abolit l'institution fondée par Àbélard,
+respecta cependant et sa mémoire et le double cercueil où l'on croyait
+avoir conservé les derniers restes d'Abélard et d'Héloïse.
+
+[Note 352: _Voyag. litt. par deux bénédict._, 1re partie, p. 85.]
+
+[Note 353: C'était Charlotte de Roucy; celle qui avait conçu le plan
+était la vingt-sixième abbesse et se nommait Marie de Roye; toutes de
+la maison de la Rochefoucauld. L'épitaphe que l'une fit graver sur
+le tombeau, avait été composée à la demande de l'autre, en 1766, par
+l'Académie des inscriptions; elle est conçue en ces termes:
+
+ Hic
+ Sub eodem marmore jacent
+ Hujus monasterii
+ Conditor, Petrus Abaelardus
+ Et abbatissa prima Heloissa,
+ Olim studiis, ingenio, amore, infaustis nuptiis
+ Et poenitentia,
+ Nunc aeterna, quod speramus, felicitate
+ Conjuncti.
+ Petrus oblit XX prima aprilis 1142,
+ Heloissa XVII maii 1163.
+ Curis Carolae de Roucy, Paracleti
+ Abbatissae.
+ 1779.
+
+Il y a erreur dans cette dernière date. On a attribué cette épitaphe à
+Marmontel. M.A. Lenoir, qui parait avoir vu ce monument ou l'avoir copié
+sur des dessins authentiques, l'a fait graver dans son Musée. Il se
+compose du triple groupe et d'un socle appliqués à la muraille. (_Lives
+of Abeil. and Helois._, by J. Berington, t. II, p. 231.--_Mus. des mon.
+fr._, t. I, p. 225 à 228, pl. no 516.--_Abail et Hél_., par Turlot, p.
+267-269.)]
+
+Ces ossements confondus sont aujourd'hui replacés dans la tombe de
+pierre où lui-même avait été d'abord enseveli sous les voûtes de
+l'église de Saint-Marcel. Comment cette tombe est-elle aujourd'hui
+déposée dans un des cimetières de Paris? D'où vient le monument qui
+la renferme, ce monument connu de tous, tant de fois reproduit par le
+dessin, sans cesse visité par une curiosité populaire, et qu'on peut
+souvent dans les beaux jours voir encore paré de couronnes funéraires et
+de fleurs fraîchement cueillies?
+
+Un homme dont les soins pieux ont sauvé à la France bien des richesses
+de l'art gothique dans un temps où cet art était aussi dédaigné par
+le goût qu'insulté par les passions, l'auteur du _Musée des monuments
+français_[354], est celui à qui nous devons la conservation des restes
+d'Abélard et d'Héloïse et le tombeau même qui les contient. En 1792, le
+Paraclet fut vendu à la requête et au profit de la nation. Les notables
+de Nogent-sur-Seine vinrent en cortége lever les corps des deux amants
+que protégeait du moins la philosophie sentimentale de l'époque, et les
+transportèrent avec le groupe de la Trinité encore tout entier, dans
+leur ville et dans l'église de Saint-Léger. En 1794, des fanatiques
+du temps, à qui certainement l'ombre de saint Bernard n'était point
+apparue, dévastèrent l'église, et le groupe, jadis suspect d'un
+symbolisme hérétique, fut brisé comme un monument de superstition.
+Cependant ils épargnèrent le caveau qui renfermait les précieux restes.
+Six ans après, 8 floréal an VIII, M. Lenoir, muni d'un ordre du
+gouvernement, reçut des mains du sous-préfet au nom de l'arrondissement,
+un cercueil qui renfermait ces restes séparés par une lame de plomb. On
+l'ouvrit avec soin, et un procès-verbal fut dressé constatant l'état des
+ossements. Il a été publié. Les têtes furent moulées, et c'est sur ce
+modèle qu'un sculpteur a composé les masques si connus. Vers le même
+temps, un médecin de Châlons-sur-Saône, ayant sauvé le tombeau de
+l'église de Saint-Marcel, cette cuve de pierre gypseuse alabastrite,
+grossièrement ciselée, au moment où, achetée par un paysan, elle allait
+être livrée à quelque usage domestique, la remit au créateur du musée
+des Petits-Augustins, et c'est dans ce sépulcre grossier dont les
+sculptures paraissent effectivement à de bons juges être du temps et du
+pays, que les restes des deux époux ont été enfin déposés. Auprès d'une
+statue réputée celle d'Abélard en habit de moine, une statue de femme,
+du XIIe siècle, et à laquelle on avait adapté le masque de convention
+d'Héloïse, fut couchée sur le même tombeau. C'est celui qu'on a placé
+dans une sorte de chambre ou de lanterne, d'un gothique orné, et formée
+de débris enlevés au cloître du Paraclet, et surtout à une ancienne
+chapelle de Saint-Denis. Ce monument, d'un style recherché, postérieur
+au XIIe siècle, ouvrage composite d'Alexandre Lenoir, fut à la
+restauration transporté du jardin du musée des Petits-Augustins dans le
+cimetière du Père-Lachaise le 6 novembre 1817. Les noms d'Héloïse et
+d'Abélard étaient gravés alternativement sur la plinthe, et interrompus
+seulement par ces mots: [Grec: LEI SYMPEPLEGMENOI], _toujours unis_.
+
+[Note 354: M. Alexandre Lenoir. Il a raconté lui même tous ce
+details. Le médecin de Châlons est M. Boisset, le sculpteur M. Descine.
+(_Mus. des mon. fr._, t. I, p. 221 et suiv.--_Notice hist. sur la
+sépult. d'Hél. et Abail._, par le même, 1816.--Villenave, Notice placée
+en tête de la traduction des lettres, par le bibl. Jacob, p. 116 et
+suiv.--Autre traduction des lettres, par M. Oddoul; édition illustrée,
+t. I, p. CXI.)]
+
+On a vu qu'Héloïse avait un fils dont l'histoire ne parle pas. Il paraît
+qu'il entra dans les ordres, et obtint la bienveillance de Pierre
+le Vénérable. Dans la lettre qu'elle écrit à ce dernier, elle lui
+recommande son fils, pour qui elle le prie d'obtenir une prébende de
+l'évêque de Paris ou de tout autre. L'abbé répond qu'il s'efforcera de
+lui en faire accorder une dans quelque noble église, mais il ajoute que
+la chose n'est pas aisée, et qu'il a éprouvé souvent que les évêques
+se montrent fort difficiles pour accorder des prébendes dans leur
+diocèse[355].
+
+[Note 355: _Ab. Op._ ep. xxiv et xxv, p. 343 et 345.]
+
+En 1150, il y avait à Nantes un chanoine de la cathédrale du nom
+singulier d'Astralabe; il semble, que ce devait être le fils
+d'Abélard[356]. Un religieux du même nom est mort en 1162, abbé de
+Hauterive, dans le canton de Fribourg. Si c'est le fils d'Héloïse, sa
+mère lui aurait survécu de deux ans. Nous avons encore une pièce de vers
+latins qu'Abélard composa pour son fils; c'est un recueil de sentences
+morales, et l'on y lit ces mots: _Nil melius muliere bona[357]_. C'est
+la véritable épitaphe d'Héloïse[358].
+
+[Note 356: Extrait du Cartulaire de Buré; _Mém. pour servir à
+l'Hist. de Bretagne_, t. I, p. 587. Aussi Niceron veut-il qu'Astralabe
+soit mort en Bretagne (t. IV). Turlot dit avoir lu dans l'obituaire
+du Paraclet qu'il mourut dans ce couvent peu de temps après sa mère.
+(_Abail. et Hél._, p. 124 et 144.)]
+
+[Note 357: C'est M. Cousin qui a découvert par hasard, en 1837, cet
+Astralabe, mort en Suisse abbé de bénédictins. Il a aussi publié des
+vers qu'Abélard aurait faits pour son fils, et qui, sans manquer
+d'élégance, manquent de poésie comme presque tous les vers latins du
+moyen âge. (_Frag. philos._, t. III, append. X.) Mais malgré l'_Histoire
+littéraire_, Thomas Wright (_Reliq. antiq._, t. I, p. 15), M. Edelestand
+Dumeril ne veut pas que cette pièce soit d'Abélard. (_Journ. des sav. de
+Norm._, 2e liv., p. 112.)]
+
+[Note 358: D'Amboise en a publié une autre en quatre méchants vers
+latins. Il ne dit point où il l'a trouvée (_Ab. Op._, praefat. in fin.),
+elle commence ainsi:
+
+ Hoc tumulo abbatissa jacet prudens Heloyssa, etc.
+
+Terminons notre récit. Il doit, s'il est fidèle, suffire pour faire
+connaître Abélard et celle dont le nom charmant est inséparable du
+sien. On nous dispensera de chercher à juger son génie, son amour, son
+caractère. Sa vie est comme le reflet de tout cela, et on le juge en la
+racontant.
+
+Quoique les ouvrages d'Abélard aient beaucoup de valeur, ils donneraient
+de lui une insuffisante idée, si nous n'avions le témoignage de son
+siècle, et ce témoignage est très-considérable. Ces temps du moyen âge
+qu'on se représente comme ensevelis dans l'ignorance, comme abrutis
+de grossièreté, tenaient en haute estime, peut-être à cause de leur
+grossièreté et de leur ignorance même, les travaux de l'esprit et
+du talent. La renommée s'attachait aisément alors à la supériorité
+littéraire, et je ne sais s'il est beaucoup d'époques où il ait mieux
+valu briller par la pensée ou la science. C'étaient autant de dons
+rares, merveilleux, presque surnaturels, auxquels tous rendaient
+hommage. Le clergé même considérait les esprits qu'il redoutait. Le
+pouvoir temporel les persécutait quelquefois, mais ne les dédaignait
+pas. Il y avait au-dessus de ces populations rudes et violentes,
+séparées par tant d'obstacles, exposées à tant de tyrannies, une
+véritable république des lettres, une société tout intellectuelle que
+l'Église universelle ou du moins l'Église latine, enserrait dans son
+vaste sein, offrant une place, un titre, un asile, une puissance même,
+à ceux qui s'en montraient les citoyens éminents. La force, qui dans
+le champ de la politique exerçait un empire si absolu, s'arrêtait avec
+respect, même avec déférence, devant le génie ou le simple savoir,
+revêtu d'un caractère sacré et populaire à la fois; on admirait ce que
+l'on ne comprenait pas.
+
+Abélard, à travers tous ses malheurs, a joui autant ou plus qu'homme
+au monde des douceurs de la renommée. Les philosophes de la Grèce
+n'obtinrent pas de leur vivant une aussi lointaine célébrité. Chez les
+modernes, ni les Descartes, ni les Leibnitz n'ont vu leur nom descendre
+à ce point dans les rangs du peuple contemporain. Voltaire seul,
+peut-être, et sa situation dans le XVIIIe siècle, nous donneraient
+quelqu'image de ce que le XIIe pensait d'Abélard. Ceux mêmes qui
+le blâmaient ou ne l'osaient défendre, l'appelaient _un philosophe
+admirable, un maître des plus célèbres dans la science_. «Nos siècles,»
+dit un chroniqueur, «n'ont point vu son pareil; les premiers siècles
+n'en ont point vu un second[359].» Un écrivain du temps emploie pour
+lui ce mot, qu'il invente peut-être, ce titre d'esprit _universel_ qui
+semble avoir été précisément retrouvé pour Voltaire; d'autres ont dit
+que la Gaule n'eut _rien de plus grand_, qu'il était _plus grand que les
+plus grands_, que _sa capacité_ était _au-dessus de l'humaine mesure_;
+et ce siècle, qui avait le culte de l'antiquité, l'a mis au rang des
+Platon, des Aristote, et, chose plus étrange, des Cicéron et des
+Homère[360]. Pour expliquer un enthousiasme si vif et si général, il
+faut ajouter au mérite réel de ses ouvrages, la puissance et le charme
+de son élocution. Jamais l'enseignement n'eut plus d'ascendant et
+d'éclat que dans la bouche d'Abélard. Aussi couvrit-il la chrétienté de
+ses disciples. On dit que de son école sont sortis un pape, dix-neuf
+cardinaux, plus de cinquante évêques ou archevêques de France,
+d'Angleterre ou d'Allemagne[361], et parmi eux le célèbre Pierre
+Lombard, évêque de Paris, celui qui constitua la philosophie théologique
+de l'université par son livre fameux, le _Livre des sentences_, dont on
+croit que le fondement est dans le _Sic et non_ d'Abélard. Ses disciples
+les plus avérés sont Bérenger et Pierre de Poitiers, Adam du Petit-Pont,
+Pierre Hélie, Bernard de Chartres, Robert Folioth, Menervius, Raoul de
+Châlons, Geoffroi d'Auxerre, Jean le Petit, Arnauld de Bresce, Gilbert
+de la Porrée[362]. Mais les historiens de la philosophie lui donnent
+pour disciples, non sans raison peut-être, tous ceux qui cinquante ans
+durant après lui, enseignèrent par leurs leçons ou leurs écrits la
+dialectique et la théologie rationnelle. Ce qui est certain, c'est que
+la scolastique, cette philosophie de cinq siècles, ne cite point de plus
+grand nom, et consent à dater de lui. Ceux qui, dans l'école, l'ont
+précédé, égalé, surpassé, sont restés au-dessous de lui dans la mémoire
+des hommes.
+
+[Note 359: «Mirabilis philosophus.» Roh. autiss., _Chron., Rec. des
+Hist._, t. XII, p. 203. «Magister in scientia celeberrimus.» Alberic.
+_Chron., id._ t. XIII, p. 700. «Philosophus cui nostra parem, nec prima
+secundum saecula viderunt.» _Ex chron. britann. id._ t. XII, p, 558.]
+
+[Note 360:
+
+ Gallia nil majus habuit vel clarius isto.
+
+(Epitaph. _Ex Chron._ Rich. pict., _Rec. des Hist._, t. XII, p. 415.)
+
+ Petrus.... quem mundus Homerum
+ Clamabat.
+
+(Seconde épitaphe attribuée à Pierre le Vénérable.)
+
+ Plangit Aristotelem sibi logica nuper ademptum,
+ Et plangit Socratem sibi moerens Ethica demtum,
+ Physica Platonem, facundia sic Ciceronem.
+
+(Épitaphe attribuée au prieur Godefroi, par Rawlinson.)]
+
+[Note 361: Crevier, _Hist. de l'Université_, t. I, p. 171.--_Essai
+sur la vie et les écrits d'Abélard_, par madame Guizot, p. 330.]
+
+[Note 362:
+
+ Inter hos et allos in parte remota
+ Parvi pontis incola (non loquor ignota).
+ Disputabat digitis directis in tota,
+ Et quecumque dixerat erant per se nota.
+
+ Celebrem theologum vidimus Lombardum,
+ Cum Yvone, Helyum Petrum, et Bernardum,
+ Quorum opobalsamum spirat os et nardum;
+ Et professi plurimi sunt Abaielardum.
+
+Ces vers sont de Walter Mapes (p. 28 du recueil déjà cité. Voy.
+ci-dessus, not. 1 de la page 168). Tous les noms qu'on vient de lire
+sont connus, à l'exception de cet Yvon ou Ives dont parle le poète
+anglais. On ne cite au XIIe siècle sous ce nom que saint Ives, évêque
+de Chartres, et un prieur de Cluni, qui fut appelé _Scolasticus_; mais
+celui-ci est mort cent ans avant la mort de Mapes. Voyez les articles
+de tous ces savants dans l'_Histoire littéraire_, et sur les disciples
+d'Abélard, Duboulai, _Hist. Univ._, t. II, catalog. Illust. vir., et
+Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. 768.]
+
+L'influence d'Abélard est dès longtemps évanouie. De ses titres à
+l'admiration du monde, plusieurs ne pouvaient résister au temps. Dans
+ses écrits, dans ses opinions, nous ne saurions distinguer avec justesse
+tout ce qu'il y eut d'original, et nous sommes exposés à n'y plus
+apprécier des nouveautés que les siècles ont vieillies. Mais pourtant
+il est impossible d'y méconnaître les caractères éminents de cette
+indépendance intellectuelle, signe et gage de la raison philosophique.
+Chargé des préjugés de son temps, comprimé par l'autorité, inquiet,
+soumis, persécuté, Abélard est un des nobles ancêtres des libérateurs de
+l'esprit humain.
+
+Ce ne fut pourtant pas un grand homme; ce ne fut pas même un grand
+philosophe; mais un esprit supérieur, d'une subtilité ingénieuse, un
+raisonneur inventif, un critique pénétrant qui comprenait et exposait
+merveilleusement. Parmi les élus de l'histoire et de l'humanité, il
+n'égale pas, tant s'en faut, celle que désola et immortalisa son amour.
+Héloïse est, je crois, la première des femmes[363].
+
+[Note 363:
+
+ Mès ge ne croi mie, par m'ame,
+ C'onques puis fust une tel fame.
+
+_Roman de la Rose_, t. II, v. 213.]
+
+Faible et superbe, téméraire et craintif, opiniâtre sans persévérance,
+Abélard fut, par son caractère, au-dessous de son esprit; sa mission
+surpassa ses forces, et l'homme fit plus d'une fois défaut au
+philosophe. Ses contemporains, qui n'étaient pas certes de grands
+observateurs, n'ont pas laissé d'apercevoir cet orgueil imprudent,
+disons mieux, cette vanité d'homme de lettres, par laquelle aussi il
+semble qu'il ait devancé son siècle. Les infirmités de son âme se firent
+sentir dans toute sa conduite, même dans ses doctrines, même dans sa
+passion. Cherchez en lui le chrétien, le penseur, le novateur, l'amant
+enfin; vous trouverez toujours qu'il lui manque une grande chose, la
+fermeté du dévouement. Aussi pourrait-on, s'il n'eût autant souffert, si
+des malheurs aussi tragiques ne protégeaient sa mémoire, conclure enfin
+à un jugement sévère contre lui. Que sa vie cependant, que sa triste vie
+ne nous le fasse pas trop plaindre: il vécut dans l'angoisse et mourut
+dans l'humiliation, mais il eut de la gloire et il fut aimé.
+
+
+
+
+LIVRE II.
+
+DE LA PHILOSOPHIE D'ABÉLARD.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER.
+
+
+DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE EN GÉNÉRAL.
+
+La renommée philosophique d'Abélard était déjà ancienne, que ses
+ouvrages philosophiques demeuraient encore inconnus. Il y a dix ans, à
+peine savait-on s'ils existaient quelque part en manuscrit. Cependant
+on citait ses doctrines, on parlait de son système, qui tient une place
+dans l'histoire de la philosophie. Aucun de ceux qui ont écrit cette
+histoire n'a manqué de nommer Abélard parmi les hommes qui ont illustré
+et accrédité la scolastique, et de lui assigner au XIIe siècle le rang
+de fondateur d'une école.
+
+L'existence historique de cette école est notoire. Sa naissance, son
+éclat, son influence, du moins tant que son fondateur a vécu, sont des
+faits constatés et célèbres. Son caractère scientifique, sa valeur
+intellectuelle, nous paraissent des choses moins claires et moins
+connues. On ne voit pas bien dans les écrits des auteurs si Abélard fut
+un créateur ou seulement un continuateur, un propagateur de doctrine.
+Celle qu'il enseigna et qui dans sa bouche fut si puissante était-elle
+une innovation, un progrès, une réaction, une simple traduction de
+théories antérieures, une révolution dans la science? On est tenté de la
+croire nouvelle et de lui attribuer une singulière importance, quand on
+considère l'ascendant et la renommée de celui qui la professe. Mais si
+l'on néglige l'homme pour les choses, on est plus embarrassé de saisir
+le sens et de mesurer la grandeur de son oeuvre, et sa gloire paraît
+supérieure à ce qu'il a fait. On voit dans l'histoire qu'il fut l'élève
+de Roscelin, fameux comme fondateur ou restaurateur du nominalisme; on y
+voit aussi qu'il se sépara de Roscelin, et le combattit vivement[364].
+Cependant il eut pour antagonistes les sectateurs du réalisme ou
+les adversaires de Roscelin, et il est compté dans les rangs des
+nominalistes, quoiqu'il ait prétendu changer leur doctrine, et que celle
+qu'il soutint ait quelquefois reçu un nom particulier et nouveau. Telles
+sont les notions un peu superficielles et vagues qui restent dans
+l'esprit de tout homme instruit, après la lecture des historiens de
+la philosophie. Telle est la commune renommée d'Abélard, et si ses
+aventures dignes du roman n'avaient jeté sur lui l'intérêt et l'éclat,
+on peut se demander si sa philosophie aurait suffi pour recommander sa
+mémoire.
+
+[Note 364: Voy. ci-dessus, liv. I, p. 7 et 34, et ci-après ch.
+VIII.]
+
+Avant la publication d'aucune partie importante de ses écrits de
+métaphysique, il fallait bien le juger sur des passages isolés ou sur
+des témoignages qui n'étaient pas le sien. De là cette vue générale et
+confuse de sa pensée et de son influence. Il était plus célèbre que
+connu. Aujourd'hui le voile qui le couvrait est à demi levé; on peut
+prouver que l'opinion établie sur son compte n'est pas d'une parfaite
+justesse; mais son influence toujours singulière est plus explicable.
+Il est évident désormais qu'il a fait plus qu'intervenir dans la
+controverse des réalistes et des nominaux, et qu'il n'y est pas tout à
+fait intervenu de la manière dont on le suppose. Sa trace dans cette
+partie spéciale de la science n'a d'ailleurs été ni très-profonde ni
+très-durable; mais son action sur l'enseignement et le mouvement de la
+science entière a pénétré fort avant, et s'est continuée par ses effets
+longtemps après lui. Nul philosophe n'a plus fait parler de lui; nulle
+philosophie n'est restée plus inédite.
+
+Deux idées ressortent de tout ce qu'on lit sur Abélard philosophe: une
+idée générale de l'époque où il a vécu, et de son importance parmi ses
+contemporains; une idée particulière de sa doctrine propre et de son
+oeuvre personnelle. Il a professé la philosophie au XIIe siècle,
+c'est-à-dire qu'il a enseigné cette philosophie qu'on est convenu de
+nommer la scolastique; puis, avec les diverses doctrines scolastiques,
+il a enseigné sur un point important un système qui a passé pour
+son ouvrage; et ce système, les classificateurs l'ont rattaché au
+nominalisme, ou appelé le conceptualisme. Pour connaître Abélard comme
+philosophe, il y aurait donc à connaître deux choses: la scolastique de
+son temps et la sienne.
+
+En étudiant ces deux points, nous ne nous flattons pas de les épuiser.
+La scolastique, ou, pour mieux parler, la philosophie, depuis Scot
+Erigene jusqu'à Descartes, est tout un monde à explorer; vingt ans plus
+tôt j'aurais dit, à découvrir. Quoique ce monde commence à être moins
+inconnu, il n'a pas cessé d'être immense, et quelque goût bienveillant
+que le moyen âge inspire aux beaux esprits de notre époque, nous n'en
+abuserons pas au point de traîner le lecteur dans tous ces sentiers du
+passé, où règnent peut-être aujourd'hui des brouillards moins épais,
+mais dont aucune main ne saurait arracher les ronces et les épines.
+Peut-être en dirons-nous trop encore pour ceux qui ne sont que
+médiocrement curieux, et qui aiment moins les détails que les résultats.
+
+Pendant longtemps, il n'a pas tenu aux écrivains modernes qu'on ne
+refusât à la scolastique le rang d'une philosophie. On a dit, en effet,
+et répété que la scolastique était une vaine science, une science
+verbale; que tous ses efforts avaient abouti à des controverses sans fin
+et sans valeur sur des questions de mots et non sur des questions
+de choses. La langue qu'elle parlait, avec ses difficultés et ses
+bizarreries repoussantes aujourd'hui pour notre intelligence et notre
+goût, a paru témoigner elle-même contre les idées qu'elle exprimait. On
+n'a pas manqué, de les juger dignes d'un temps de ténèbres, puisqu'elles
+étaient énoncées dans un idiome barbare, et cette fois trop _barbare_
+pour mériter d'être _compris_. Et comme le jour où cette langue a péri,
+pour faire place à une diction plus pure et plus élégante, la science
+qu'elle exprimait a péri comme elle, on en a conclu naturellement que la
+science était la langue elle-même, et qu'il ne restait rien à apprendre
+de ce qui ne se disait plus.
+
+Mais, sans disculper tout à fait la scolastique de l'accusation d'avoir
+trop souvent consumé ses forces sur de simples questions de mots, sur
+des problèmes qui se seraient évanouis si l'on en eût seulement changé
+l'expression, nous nous permettrons de remarquer que cette accusation,
+vaguement conçue, pourrait être généralisée au point de n'être plus
+aussi accablante pour la doctrine à laquelle on l'adresserait. Il est
+dans la condition de la philosophie et peut-être de toute science
+humaine d'être, sous un certain point de vue, une science de mots; et il
+faut prendre garde que cette qualification lancée au hasard contre un
+système, oeuvre de l'esprit humain, ne retombe sur l'esprit humain
+lui-même; ce qui serait l'accuser puérilement d'être ce qu'il est et de
+faire comme il fait; ce qui serait lui reprocher sa nature.
+
+Il est trop évident que lorsque l'homme parle il pense, et que, par
+ses expressions, on juge de ses pensées. Puis, ses pensées exprimées
+correspondent ou sont données pour correspondantes à des choses. Ces
+choses existent ou n'existent pas, et elles sont ou ne sont pas comme il
+les exprime. Ainsi les mots sont les pensées, et les pensées sont ou
+ne sont pas les choses. On peut donc juger des choses par les pensées,
+comme des pensées par les mots; et si les mots ne faisaient que rendre
+des pensées qui ne correspondissent à aucune chose existante, ce
+qui semble le cas d'une véritable science de mots, cette science
+enseignerait cependant plus que des mots; car elle ferait connaître du
+moins l'esprit humain dans sa nature ou dans son histoire. Fausse
+comme expression des faits, elle ne serait pas entièrement vaine comme
+témoignage des idées, et il est utile de savoir jusqu'aux mensonges de
+l'esprit humain; il y a quelque chose à apprendre même dans une science
+fausse. C'est connaître encore que connaître ce qui n'est pas, pourvu
+qu'on sache que ce n'est pas, et celui-là ne serait point un ignorant,
+qui saurait bien quelles choses ne sont pas, et tout ce que les choses
+ne sont pas. Au moins saurait-il que les choses sont, et même, à
+quelques égards, il saurait ce qu'elles sont.
+
+Cela est vrai de toute science, même d'une physique fausse, même d'une
+astronomie fausse. Le jour où le système de Ptolémée a été renversé, on
+aurait pu le condamner aussi à titre de science de mots; car il n'était
+plus que cela. Les choses s'en étaient comme retirées, pour aller
+ailleurs et prendre d'autres formes. Qui pourrait dire cependant que
+jusque-là il eût été indifférent de le connaître, ou même que depuis
+lors il n'y eût rien à gagner à le connaître, et qu'il ne fût pas utile
+de comprendre ses fictions, afin de bien entendre pourquoi et comment
+elles sont des fictions, comment et pourquoi le système de Copernic est
+vrai?
+
+Mais ce que nous osons dire de toute science, nous l'affirmons avec bien
+plus de certitude de la philosophie. Celle-ci traite en effet d'objets
+qui, réels ou imaginaires, sont par eux-mêmes invisibles pour la plupart
+et n'ont de sensible que les mots qui les rendent. Je ne parle pas
+seulement des généralités contestées et douteuses, créations de l'art
+philosophique; je parle d'abord de ce qui n'est pas une invention
+systématique, une arbitraire abstraction, comme le mot même de
+_généralité_, comme celui d'abstraction, ceux de notion, d'idée et de
+jugement; je parle de tout ce que l'esprit croit réel ou conclut comme
+réel des perceptions actuelles et particulières de nos facultés; je
+parle de Dieu que nous concluons de tout ce que nous sommes et de
+tout ce que nous voyons; je parle de l'âme dont le nom est celui d'un
+invisible, que l'on affirme, que l'on suppose ou que l'on nie; je parle
+des facultés, qui ne sont pas assurément des substances individuelles,
+ni des choses que nous connaîtrions aussi distinctement si elles
+n'avaient un nom; je parle des forces que nous apercevons par la pensée
+à travers les mouvements de la nature et de la vie; je parle enfin de
+tout ce que je viens de nommer, en écrivant _nature, substance, vie_,
+toutes idées qui, lors même qu'elles correspondraient, comme je le
+crois, à quelque chose de réel, n'ont cependant d'immédiatement sensible
+que les mots qui les désignent, et d'existence scientifique qu'à la
+condition d'être exprimées. Or, la philosophie pourrait être appelée la
+science de ces mots, sans qu'on lui manquât de respect; et ne fût-elle
+bonne qu'à bien faire connaître ce qu'ils désignent, qu'à déterminer les
+idées qui leur répondent dans l'esprit humain, elle ne serait pas une
+science vaine; elle aurait atteint, en partie du moins, son objet; car
+elle serait en ce sens la science de l'esprit humain, et on l'a souvent
+définie ainsi, sans la dégrader. Déterminer ce que les mots veulent
+dire, c'est déterminer ce que l'esprit humain veut dire par les mots.
+Or, ce que l'esprit humain veut dire, c'est ce qu'il pense, et connaître
+ce que pense l'esprit humain, c'est déjà, à beaucoup d'égards, le
+connaître lui-même. La science des mots conçue de la sorte est donc
+déjà une science, et une science tellement sérieuse que des écrivains
+distingués ont estimé que c'était la première de toutes.
+
+En effet, des philosophes fort célèbres ont dit que les sciences
+n'étaient que des langues, et que toute bonne philosophie se réduisait à
+une langue bien faite. N'est-il pas étrange que ceux qui parlaient ainsi
+aient souvent condamné _a priori_ ce qu'ils appelaient les questions de
+mots, et cru décrier telle ou telle philosophie en la taxant de ne vivre
+que sur ces questions-là? En vérité la scolastique, aux yeux de la
+philosophie du XVIIIe siècle, n'aurait dû avoir aucun tort d'être une
+langue; son seul tort possible, c'était d'être une langue mal faite.
+
+Prenons donc garde que l'accusation élevée contre la scolastique ne
+remonte jusqu'à la philosophie. Car elle pourrait à la rigueur être
+articulée contre la science métaphysique, de quelque méthode que
+celle-ci se servit et quelque forme qu'elle essayât de revêtir.
+
+On peut distinguer en général trois manières de philosopher.
+
+Si, au lieu d'analyser péniblement, soit le sens des mots comparés
+entre eux, soit les opérations délicates de la pensée, on emploie
+implicitement les mots et la pensée, et qu'on cherche à décrire
+directement la nature des choses, à la représenter dans les êtres qui la
+composent et les rapports qui les unissent; quoique ce travail ne puisse
+s'opérer que suivant les lois de l'intelligence et à l'aide des noms
+qu'elle prête à ses idées, c'est une tentative immédiate sur les choses,
+comme la physique, la chimie ou la zoologie; c'est l'essai d'une science
+qui prétend être éminemment une science de choses; et on peut l'appeler
+une ontologie.
+
+Si l'on s'attache uniquement ou principalement à porter l'ordre,
+l'accord et la clarté dans nos manières de concevoir les choses que nous
+exprimons, et à réduire en système ces conceptions pour en composer une
+science régulière, c'est encore une philosophie. Quoique d'une part
+cette science soit aussi obligée de se servir des mots, d'en faire un
+choix et un usage méthodiques, quoique de l'autre, en étudiant les
+idées, elle étudie indirectement les choses, puisque nous en croyons
+notre pensée, et que notre esprit reproduit les choses, soit comme elles
+existent, soit comme elles sont réputées exister; une telle philosophie
+roule principalement sur les idées, et ceux qui l'ont particulièrement
+mise en honneur l'ont si bien senti qu'ils ont proposé de la nommer
+idéologie.
+
+Si maintenant, laissant dans l'ombre et le modèle extérieur auquel
+correspond le tableau de nos pensées, c'est-à-dire les choses, et le
+sujet, ainsi que la composition et l'ordonnance de ce tableau, la
+science se borne à en considérer séparément tout ce qui est notre oeuvre
+apparente et sensible, savoir, les images que nous produisons pour
+tracer et peindre le tableau après l'avoir conçu, je veux dire les mots;
+si, dis-je, elle s'attache à décrire et à déterminer la valeur, l'usage,
+les rapports de ces mots; quoiqu'elle ne puisse le faire sans un certain
+souvenir de la réalité, ni sans soumettre le langage à la pensée
+intérieure, ce droit naturel dont le langage est le droit écrit; la
+science est ouvertement alors une science de mots; elle a surtout
+les formes et les allures d'une grammaire, et s'il fallait ici, pour
+l'exactitude et la symétrie de nos distinctions, lui assigner un nom
+technique, nous lui pourrions donner, avec un sens spécial, le nom de
+terminologie.
+
+Ainsi, la philosophie peut être ontologique, idéologique,
+terminologique, selon le caractère qu'elle affecte et la méthode qu'elle
+préfère. Mais, avec telle ou telle de ces qualifications, cesse-t-elle
+d'être une philosophie? nous ne le pensons pas. Ainsi ne l'ont point
+pensé les hommes illustres qui, selon les temps, lui ont fait subir
+telle ou telle de ces trois transformations. Comment, en effet, les
+destituer du titre de philosophes? Et pour ne défendre ici que les
+terminologistes, qui pourrait dire qu'ils doivent être mis hors la
+philosophie? Seraient-ce les idéologistes, eux qui par le choix de
+ce nom ont témoigné de leur soin à s'abstenir, à s'écarter de toute
+ontologie, et qui, grammairiens avant tout, en inventant ce mot
+_idéologie_, sont restés en arrière de leur véritable doctrine, et ont
+retenu le nom de la science en deçà des conséquences qu'ils lui avaient
+fait réellement atteindre? Qui mieux qu'eux-mêmes avait, en effet,
+compris que l'expression tenait à la pensée? En se fondant sur la
+nécessité où nous sommes de jouer aux mots pour jouer aux idées, c'est
+eux qui ont ramené la science au langage. Conséquents et sincères, eux
+aussi, ils auraient pu appeler la philosophie du nom de terminologie.
+
+Quant aux ontologistes, seraient-ils donc les seuls philosophes?
+Depuis que le _Discours de la méthode_ a paru, cela serait difficile à
+soutenir; car le procédé ontologique, au sens où nous l'avons défini,
+a été presque généralement abandonné, et peut-être même décrié outre
+mesure. D'ailleurs, il est impossible à celui qui s'attache le plus
+aux choses de ne pas s'occuper au moins implicitement de l'étude et du
+classement des pensées. Ce sont deux opérations inséparables l'une de
+l'autre, et toutes deux sont inséparables d'un travail sur les mots.
+D'ordinaire, celui qui fait une découverte réforme la langue, et
+l'observation neuve d'un phénomène sensible de la nature aboutit à une
+innovation dans les termes. La découverte du principe de toute la chimie
+moderne pouvait presque se réduire à une meilleure définition du mot
+_combustion_.
+
+Dans la philosophie proprement dite, l'ontologie influe d'une manière
+encore plus notable et plus directe sur le langage. Tout auteur de
+système crée nécessairement sa langue, et prétend de nouveau marquer à
+son coin la monnaie usée des termes vulgaires. Il arrive même un fait
+assez frappant, quoique très-explicable, c'est que les philosophes qui
+ont le moins pensé aux mots en ont le plus abusé; dans le fait, ils
+n'ont pas été les moins sujets à se laisser conduire et tromper par
+le langage. Les philosophes grecs, par exemple, ceux surtout qui ont
+précédé l'école de Socrate, ont manié la langue avec une liberté qui les
+a souvent égarés, et à force de négliger l'analyse soit des mots,
+soit des idées, ils ont parfois, avec des idées confuses et des mots
+équivoques, construit le mensonge ontologique des cosmologies de
+l'antiquité. Faute de se tenir assez en garde contre les illusions du
+langage, contre les déceptions de la raison, on manque l'ontologie; on
+la rend plus obscure, plus fictive, plus nominale encore, que ne
+le serait la pure science de la pensée et de l'expression. Que
+d'observateurs du monde n'ont enfanté que le roman du monde! que de
+descriptions de la nature ont abouti à une science de mots!
+
+Mais si celui qui veut faire un système sur la nature des choses ne
+réussit trop souvent qu'à aligner sous le cordeau de la logique des
+dénominations arbitraires, il arrive aussi que, par un effet inverse,
+les esprits occupés uniquement de la terminologie de la science
+s'épuisent à la régulariser, à la distribuer dans les compartiments
+d'un plan analytique, à en séparer les termes par la distinction, à les
+rapprocher par l'analogie; et grâce à ce besoin et à ce pouvoir qui est
+en nous d'imposer des noms aux êtres ils prennent bientôt pour des êtres
+les noms eux-mêmes, et attribuent une réalité factice à ces mots si bien
+classés et si bien définis. L'intelligence qui, absorbée par l'étude du
+langage, semble avoir perdu le sens de la réalité, et se contenter des
+apparences verbales, rend ensuite par une illusion contraire la réalité
+à ces apparences, matérialise, anime, personnifie les êtres de raison
+que les mots supposent sans les prouver toujours. La science qui a voulu
+n'être que terminologique devient peu à peu ontologique; mais elle le
+devient dans l'ordre inverse de la vérité, et soumet le monde à la loi
+du langage, au lieu de faire le langage à l'image du monde. C'est alors
+que la science peut être accusée d'être une science de mots; elle risque
+de ne jamais autant mériter ce reproche qu'au moment où elle prétend
+l'éviter.
+
+Je laisserais ma pensée trop incomplète si je ne disais que la nécessité
+de faire une part à ces trois procédés de l'esprit, que l'impossibilité
+prouvée par vingt expériences d'en proscrire absolument aucun ou
+d'essayer impunément de le faire, pèse sur la philosophie, et nous
+oblige à les concilier. La science a trois points de vue; il faut savoir
+s'y placer tour à tour. Entre eux, il n'y a qu'une question d'ordre.
+Livré à lui-même et sous l'empire des nécessités de la vie, l'esprit
+mêle tout ensemble, et cette synthèse fait dans la pratique sa force et
+sa confiance. Toute intelligence est en communication avec la réalité,
+la conçoit suivant ses propres lois, et par le langage reproduit ce
+qu'elle a perçu et ce qu'elle a conçu, sous une forme communicable
+aux intelligences qui lui ressemblent. Lorsqu'on veut traduire ces
+connaissances pratiques et confuses en science, c'est-à-dire connaître
+avec méthode, quel point de vue faut-il choisir? où se placer pour mieux
+voir? par où commencer? Évidemment par cette unité même à laquelle se
+communique la réalité, et qui la communique à son tour, telle qu'elle
+l'a conçue, après l'avoir reçue. L'homme est constitué pour absorber
+d'abord et renvoyer ensuite la lumière qui l'environne. S'il s'étudie
+avec exactitude et profondeur, s'il recherche ce qu'il pense, non pour
+établir la généalogie arbitraire de ses idées, mais pour se bien rendre
+compte de tout ce qui est contenu dans ses notions acquises, dans ses
+notions primitives, des convictions qui dominent dans son esprit, comme
+des opérations à l'aide desquelles elles se forment et se manifestent,
+il parviendra sûrement à mieux connaître ce qui est, en connaissant
+mieux ce qu'il en pense et ce qu'il en dit. La puissance qui lui donne
+la réalité, qui la perçoit et la conçoit, puis qui porte dans tout ce
+qu'il sait et tout ce qu'il pense l'ordre, la clarté, la fixité par la
+parole, cette puissance, c'est lui-même; et, en s'étudiant bien, en
+scrutant tout ce mystère de sa nature intérieure sans perdre de vue le
+dehors de qui il reçoit et auquel il rend, il remonte à la source de
+la science, et prend le seul moyen de la faire complète, universelle,
+adéquate à la vérité, dans la mesure cependant où ces épithètes sont
+applicables à la connaissance humaine. Ce point de vue est le point de
+vue psychologique, qui ne diffère du point de vue idéologique qu'en ce
+qu'il est moins partiel et moins étroit. Pour celui qui ne s'arrête pas
+à l'idéologie superficielle, qui la pousse à sa profondeur dernière, la
+science de la réalité et celle du langage reparaissent à la lueur même
+du flambeau intérieur, et la philosophie retrouve au fond de l'esprit
+humain le vrai jour qui éclaire le monde.
+
+Quoi qu'il en soit, on a vu qu'on ne pouvait _a priori_ accuser une
+science d'être, au mauvais sens de l'expression, une science de mots.
+L'esprit considère toujours plus ou moins les choses, les idées, les
+mots. S'il tend à ne considérer que les choses, il ne se connaît pas
+bien lui-même. S'il n'est attentif qu'aux idées, il perd le sentiment
+des choses; et ce qu'il accepte pour des idées n'est bientôt plus que
+des mots. S'il s'occupe des mots plus que de tout le reste, il prend
+à la longue les mots pour les choses, et revient par un détour à
+l'ontologie. Si cette ontologie était vraie, peu importerait le chemin
+qui l'y aurait conduit; mais si elle est fausse, c'est alors qu'il ne
+sait que des mots. Qu'est-ce donc en définitive qu'une science qui n'est
+qu'une science de mots? c'est une fausse ontologie.
+
+Or, maintenant, est-ce là ce qu'a été la scolastique? Telle est la vraie
+question, et elle ne peut être résolue que par une étude suffisante de
+la scolastique même. Et comme il s'agit de savoir si finalement elle a
+dit mensonge ou vérité, on ne peut chercher à la passablement connaître,
+sans étudier avec elle le fond des choses; car on ne saurait juger d'une
+science qu'en la comparant à son objet, comme on ne juge de la fidélité
+d'un portrait que par son modèle. Et cela déjà prouve que l'étude de la
+scolastique n'est ni aussi superficielle, ni aussi gratuite, ni aussi
+stérile qu'il l'a paru longtemps.
+
+Ainsi, bonne ou mauvaise, la scolastique est une philosophie. Ce que
+nous avons dit suffit, ce semble, pour dissiper sur ce point les
+principaux doutes. Maintenant il y aurait à examiner d'abord si elle n'a
+réellement été que ce que nous avons appelé une terminologie; puis si
+cette terminologie a produit une fausse ontologie. Sur ces deux points,
+nous le disons d'avance, elle ne nous paraît pas irréprochable; mais
+elle n'est pas pour cela une science de néant.
+
+Nous avons déjà montré en général qu'une science qui mériterait, au sens
+où nous l'entendons, ce nom de science terminologique, ne serait pas
+nécessairement une science vaine. Faisons application de ces idées à la
+scolastique.
+
+Si cette philosophie est une science purement terminologique, elle est
+bien au moins une grammaire. La grammaire fait profession d'être la
+science des mots. Est-elle pour cela une science vaine et qui n'importe
+en rien à la connaissance des réalités? Prenons un exemple pour plus de
+clarté, et choisissons-le parmi les plus simples.
+
+Au début de toute grammaire, on vous dit que les premiers mots dont vous
+deviez vous occuper, sont les noms. Les noms sont les mots qui désignent
+et les choses qui sont et ce que sont les choses. Les choses sont des
+substances, et pour cette raison les noms sont appelés substantifs.
+Ce que les choses nommées par les substantifs, sont en sus de leur
+substance et de leur existence, est en quelque sorte ajouté à leur
+substance, et les noms de ce qui s'ajoute ainsi sont dits adjectifs. En
+d'autres termes, les noms désignent d'abord les choses, celles qui sont
+considérées comme subsistant par elles-mêmes; mais il y a autour de ces
+choses, ou dans ces choses, des circonstances, modes, accidents, ou
+qualités qui sont comme _adjacentes_ aux substances (_adjacentia_, c'est
+le mot de la scolastique et l'origine de celui d'_adjectif_), et qui
+peuvent, jusqu'à un certain point, êtres prises comme des choses,
+si bien que les adjectifs peuvent revêtir à leur tour la forme des
+substantifs et continuent alors de désigner les attributs pris
+substantivement, c'est-à-dire considérés comme s'ils existaient hors
+des choses auxquelles en réalité ils ne se rencontrent que réunis, et
+conséquemment comme s'ils existaient par eux-mêmes à la manière de ces
+choses. Tout le monde reconnaît là les substantifs abstraits.
+
+Cette première classification des mots ne fait-elle connaître que des
+mots?
+
+1° D'abord elle vous apprend que l'esprit croit naturellement une
+existence réelle aux choses individuelles.
+
+2° Puis, parmi ces substantifs qui les nomment, les uns désignent
+exclusivement un individu déterminé, les autres tous les individus
+semblables ou comparables, comme _arbre, homme, animal_. Or ceci nous
+enseigne que l'esprit a le besoin et la puissance de donner aux choses,
+en les considérant dans ce qu'elles ont de commun, des noms communs
+aussi, noms abstraits des réalités individuelles, et de former ainsi
+des genres et des espèces qui sont tout au moins les noms abstraits des
+concrets individuels.
+
+3° En outre, ces substances quelconques désignées par les substantifs
+peuvent avoir des attributs exprimés aussi par des noms, et cela veut
+dire encore que l'esprit a la faculté de considérer ces mêmes attributs
+comme les sujets hypothétiques de certains autres attributs qu'il
+distingue ultérieurement, et de donner ou supposer à ces sujets de sa
+composition une certaine réalité, peut-être factice, sous la forme
+d'abstraction. Ainsi, à ne la considérer que comme une notion, la
+couleur n'est que le nom substantif de l'attribut du corps coloré, et
+elle devient à son tour le sujet d'autres attributs, elle est dite
+blanche, rouge, etc.; puis la blancheur, prise à son tour pour sujet,
+est dite terne, éclatante, etc. Or, la connaissance de cet emploi des
+idées et des mots est déjà un résultat idéologique, ou une vue de
+l'esprit humain.
+
+4° Il est naturel de se demander ce qu'il en est de tout cela dans la
+réalité et indépendamment de l'esprit humain; et la grammaire a prévenu
+et même hypothétiquement résolu la question. Quand elle dit que les noms
+désignent des choses ou des qualités, elle suppose apparemment qu'il y a
+des choses et des qualités. Les choses réelles, individuelles, elle les
+appelle substances, ou choses qui existent par elles-mêmes. Elle appelle
+ainsi non-seulement des substances accessibles aux sens, mais des
+substances invisibles; Dieu, une âme, sont des substantifs comme cet
+homme ou cette pierre. La perception par les sens n'est pas l'unique
+garant de la substance, et l'on croit à des choses qu'on ne voit pas.
+Les langues faites sous l'empire de cette croyance la constatent; mais
+la justifient-elles? Elles font une distinction entre les substances et
+les qualités. Celles-ci sont dites ne pas exister par elles-mêmes, et
+elles ne sont que des choses en d'autres choses. Cependant elles sont
+nommées isolément, absolument, et supposées ainsi des choses par le
+langage. Cette supposition est-elle un démenti donné à la distinction
+précédente? Les qualités existent-elles, et comment existent-elles?
+Faut-il prendre le langage pour la réponse réelle et décisive à cette
+question? Il en préjuge la solution; il est, au moins par hypothèse,
+ontologique. Il décrit les réalités comme elles paraissent être à
+l'esprit, et tout au moins comme elles pourraient être effectivement. La
+grammaire n'est donc pas radicalement étrangère à l'ontologie. Elle la
+suppose en traduisant les idées de l'esprit humain.
+
+5° Dès qu'elle a fait connaître les noms, elle expose les circonstances
+dans lesquelles ils se trouvent placés les uns par rapport aux autres,
+ou les relations verbales que leur donne le langage raisonné. Car
+la grammaire n'est pas une simple nomenclature; toute grammaire est
+syntaxe, même dès ses premières pages. Les choses nommées sont exprimées
+les unes relativement aux autres. Par exemple, on énonce qu'une chose
+est en la possession d'une autre ou qu'elle passe en la possession d'une
+autre; on énonce qu'une chose reçoit l'action d'une autre, et cela par
+le moyen d'une autre. Ce sont les différents _cas_ des noms, c'est le
+génitif, le datif, l'accusatif, l'ablatif. Voilà certainement encore de
+la pure grammaire.
+
+Et tout cela cependant signifie que l'esprit établit des rapports entre
+les objets; tout cela énumère et définit quelques-uns de ces rapports.
+La possession ou _habitude_ qui est exprimée par le génitif ou attribuée
+par le datif, le rapport d'action à passion, de moyen à résultat, sont
+assurément des conceptions de l'esprit, et si l'on n'avait pas soin de
+les analyser comme telles, on ferait de la mauvaise grammaire. Ainsi
+le rapport de possession serait une définition bien vague et bien
+insuffisante de celui qui est exprimé par le génitif, lequel exprime
+entre autres une forme de possession particulière, celle de l'attribut
+par le sujet; le rapport de l'agent au patient que représente en général
+celui du sujet au régime ou du nominatif à l'accusatif, se rattache
+souvent à celui de l'effet à la cause; enfin l'ablatif qui correspond à
+l'idée de moyen, désigne souvent ce qu'on appelle dans l'école _la cause
+instrumentale_. Il y a là un assez grand nombre d'idées de relation,
+nécessaires à l'esprit humain qui les emploie, transporte ou convertit
+avec une liberté et une autorité singulières. La grammaire est confuse
+et inexacte si elle ne les distingue, les ordonne et les définit; et
+quand elle fait cette opération sur les mots, elle décrit en même temps
+des idées nécessaires à l'intelligence, et touche à ce qu'un philosophe
+allemand appelle l'architectonique de l'esprit humain.
+
+Le fait-elle dans un point de vue vraiment psychologique, elle cesse de
+regarder ces notions comme de simples nécessités de la pensée. L'esprit,
+en effet, ne les emploie pas uniquement comme les seuls moyens d'avoir
+des choses une conception qui lui serve. Il y croit en même temps qu'il
+en use, c'est-à-dire qu'il a l'invincible conviction que ces rapports
+sur lesquels il raisonne sont effectivement les rapports externes des
+choses, et qu'en dehors de lui il y a des causes, des effets, des
+agents, des moyens, des résultats, etc.; en un mot, que cette liaison
+idéale de ses perceptions est la copie fidèle des relations entre les
+objets de la nature. Comme les noms qui les désignent, les choses ont
+pour lui leurs cas, et le monde réel serait incompréhensible s'il
+n'était pas tel qu'il est compris. Encore sous ce rapport, on voit que
+la grammaire suggère et suppose une ontologie.
+
+Est-ce donc qu'il n'y ait pas en grammaire de pures questions de mots,
+exclusivement relatives à l'expression indépendamment de la réalité
+qu'elle exprime, et qui n'appartiennent qu'à la nature propre du langage
+en général ou d'une langue en particulier? Si vraiment, et toute langue
+offre de ces questions-là. Par exemple, que les cas soient désignés
+par les désinences des mots comme en latin, par des articles comme en
+français, par des désinences et par des articles comme en grec; c'est un
+point de grammaire qui n'a rien de commun avec la science de la pensée
+ou de la nature. Que les substantifs abstraits soient de tel ou tel
+genre, qu'ils soient tous féminins plutôt que masculins ou l'inverse,
+ce n'est pas là non plus une vraie question métaphysique; ce n'est en
+grammaire qu'un point de fait à éclaircir ou à connaître. Enfin des
+questions même plus profondes, comme celles de la composition des mots,
+de leur transfusion d'une langue dans une autre, de la manière dont les
+idiomes se sont successivement engendrés, quoiqu'elles ne puissent être
+résolues sans une analyse assez fine des idées, sont cependant des
+questions qui, pour la plupart, dépendent de l'état des esprits dans
+les pays et les temps où les langues se sont formées. Bien qu'elles ne
+soient pas uniquement verbales, et qu'elles touchent à la philosophie
+de l'histoire, on peut encore les regarder comme des questions
+grammaticales; elles appartiennent à la linguistique, à la science des
+mots.
+
+Mais enfin, dans les rapports généraux eux-mêmes du langage avec la
+pensée, n'y a-t-il pas des points dont l'étude est indifférente, ou peu
+s'en faut, à toute philosophie réelle? Je le crois, encore qu'on ne
+puisse les parfaitement étudier sans philosophie; prenons pour exemple
+tout ce qui concerne le langage figuré. La connaissance approfondie
+du langage figuré conduirait sans doute à cette remarque, vraiment
+philosophique, que la faculté de nommer les objets ne va pas sans un
+penchant à représenter les uns par les noms des autres, en vertu de
+certaines similitudes qui frappent l'imagination plus que la raison; en
+d'autres termes, à parler par images. Ou pourrait rechercher encore
+si, comme quelques-uns l'ont prétendu, toute langue est exclusivement
+métaphorique, ou si seulement le langage figuré est de fait mêlé au
+langage direct, et dans ce cas, si ce mélange est utile, s'il est
+inévitable, s'il y aurait quelque motif et quelque possibilité de
+l'abolir et de composer une langue absolument dénuée de figures. C'est
+là de la philosophie sans aucun doute, mais c'est de la philosophie du
+langage, et quoiqu'on en pût tirer encore quelques inductions sur la
+nature de l'esprit humain, la connaissance de la réalité n'est pas fort
+engagée dans l'étude de ces questions, et pour celui qui les résout
+sainement, elles n'ont pas un rapport essentiel avec la vérité de nos
+idées objectives. Encore est-ce une simple opinion que j'exprime, et la
+thèse contraire a-t-elle été soutenue par des philosophes qui ont donné
+au langage une importance philosophique supérieure à celle que je suis
+disposé à lui reconnaître.
+
+J'ai parlé tout à l'heure des substantifs abstraits; il y en a de
+différentes sortes. Prenons ceux qui expriment substantivement ces
+qualités qu'on nomme dans l'école les accidents de la substance,
+comme la qualité d'être _blanc, amer, mou,_ etc., ou _la blancheur,
+l'amertume, la mollesse_, etc. Les abstractions de cette sorte ne
+représentent aucune substance réelle. Il y a des substances qui ont
+diverses qualités, entre autres celle d'être _molles, amères_ et
+_blanches_; il n'y a pas une chose qui soit substantiellement _la
+blancheur, la mollesse, l'amertume_ en elle-même. Lorsqu'on isole ces
+accidents par la pensée et le langage, et que l'on en fait les sujets
+de certaines propositions, quand on dit _la blancheur est agréable,
+l'amertume est répugnante_, le sens commun avertit que ce sont des
+sujets hypothétiques et artificiels dus au pouvoir généralisateur
+de l'esprit; c'est une translation de l'adjectif au substantif, de
+l'attribut au sujet, qui a peut-être quelque analogie avec la propriété
+translative ou métaphorique du langage, et qui n'a pas beaucoup plus
+de réalité que ces autres locutions, _le choc des opinions, le feu des
+passions, l'explosion de la colère_. C'est une translation ou métaphore
+d'un autre genre; la première rendait l'insensible par une comparaison
+avec le sensible, ou l'invisible par une image; la seconde convertit
+l'attribut en sujet et la qualité en substance. C'est un don, un
+pouvoir, peut-être une faiblesse de l'esprit humain, que d'opérer ces
+métamorphoses, mais la réalité n'est guère intéressée dans tout cela.
+Dans ces termes, l'étude de cette classe de substantifs abstraits (celle
+des substantifs qui répondent aux qualités accidentelles des êtres)
+n'est et ne doit être qu'une étude de mots; et c'est savoir les choses
+comme elles sont, que de savoir dans ce cas qu'elles ne sont pas
+essentiellement comme les mots, ou que les mots ne sont que des mots.
+
+Que si, par impossible, on croyait le contraire, et qu'abusé par les
+apparences du langage, on fît jouer sans discernement à ces abstraits le
+rôle des concrets individuels, que l'on prît les noms qui les désignent
+pour des noms directs, même pour des noms propres, et qu'on supposât
+des êtres partout où l'on a imposé des noms, alors on retomberait dans
+l'inconvénient tant signalé de réaliser les abstractions, on ferait
+de l'ontologie dans le mauvais sens, on traiterait les mots comme des
+choses, et c'est alors qu'on mériterait l'accusation de n'édifier qu'une
+science de mots: accusation grave, parce qu'on aurait prétendu savoir
+autre chose. Le tort serait précisément d'oublier ou d'ignorer qu'on ne
+savait que des mots.
+
+Une science de mots n'est donc pas mauvaise en soi; ce qui est mauvais,
+c'est de prendre une science de mots pour une science de choses.
+
+La scolastique, je le dis par avance, est plus d'une fois tombée
+dans cette erreur. Lorsqu'on y tombe, il est évident qu'une foule
+de questions oiseuses, de difficultés artificielles, doivent naître
+successivement, et amener des solutions, des distinctions, des
+inductions, en un mot des connaissances purement hypothétiques ou
+relatives uniquement à la signification arbitraire de la langue qu'on a
+gratuitement imposée à la science. Mais cette faute que la scholastique
+a très-souvent commise, aucune philosophie, que je sache, ne l'a
+constamment évitée.
+
+En prenant des exemples dans la grammaire, je ne me suis pas beaucoup
+éloigné de la scolastique. L'une a beaucoup d'affinité avec l'autre, et
+l'on serait, dans certaines occasions, embarrassé de les distinguer;
+ce qui deviendra plus évident, quand nous approcherons de plus près la
+philosophie du moyen âge.
+
+Ce fut une philosophie. Parmi les questions qui ont joué un rôle
+philosophique, au moins dans l'antiquité, il en est peu que la science
+du moyen âge n'ait traitées et résolues à sa manière. S'il est des
+problèmes que nous n'y retrouvons pas, ce sont en général ceux dont
+le progrès moderne de la science a révélé l'existence ou rétabli la
+gravité; mais est-ce pour rien que nous voulons que l'esprit humain
+ait, il y a deux ou trois siècles, subi une révolution? Entre autres
+nouveautés, l'absolue liberté qui s'est introduite triomphalement dans
+les sciences, ne doit-elle pas avoir amené et des idées et des questions
+laissées jusqu'alors dans l'ombre ou dans le néant? Quoi qu'il en soit,
+avant nous, chez les anciens, il y eut apparemment une philosophie. Je
+n'égale pas la philosophie du moyen âge à celle de l'antiquité; le nom
+d'Abélard pâlit auprès de celui d'Aristote, et le soleil de Platon
+offusque de sa splendeur l'étoile de saint Thomas; mais enfin je dis que
+l'une de ces philosophies s'est occupée de presque tout ce qui occupait
+l'autre. La plus récente n'a pas été aussi étroite, aussi exclusive
+qu'on l'imagine. Elle l'a été dans sa forme; et c'est par là qu'elle
+s'est compromise. Elle a fait passer la science sous une forme
+exceptionnelle, et, par là, elle en a restreint et surtout dissimulé
+l'universalité.
+
+La philosophie, au XIIe siècle, s'appelait ordinairement la dialectique.
+On donnait à ce mot un sens analogue a celui qui a prévalu dans
+le commun usage. La dialectique était l'art logique ou la logique
+appliquée. Les anciens l'avaient souvent entendu autrement. La
+dialectique de Platon est la recherche de ce qu'il y a de général dans
+le particulier, d'absolu dans le relatif, la recherche de l'idéal
+scientifique[365]. C'est une méthode ascendante qui, de nos perceptions
+diverses écartant le multiple, le changeant, l'individuel, remonte a
+l'essence, au permanent, à l'un. C'est une analyse, en ce sens qu'elle
+décompose, afin d'élaguer l'accessoire et d'atteindre le principal ou
+ce qui subsiste de chaque chose dans la raison éternelle; c'est une
+synthèse, en ce sens que, des phénomènes complexes et variables, elle
+semble former, par la vertu de l'intelligence, quelque chose qui n'est
+aucun phénomène. Prise comme instrument logique, elle serait l'art de
+la définition, puisqu'elle est la recherche de l'essence. C'est cette
+dialectique que les alexandrins empruntèrent à Platon et amenèrent à la
+rigueur d'un procédé scientifique[366]. Ce procédé se retrouve dans la
+philosophie moderne, et quelques-uns de ses caractères subsistent, par
+exemple, dans la dialectique d'Hegel[367]. Mais bien qu'il soit surtout
+cher à Platon, il n'était pas ignoré d'Aristote, car c'est le procédé de
+la science de l'être, de la science de l'universel, de la métaphysique
+en un mot[368]. Le Stagirite n'admit pas toutes les conséquences
+auxquelles cette méthode conduisait Platon; mais il la connut, il sut
+même la pratiquer parfois, quoiqu'il réservât le nom de dialectique pour
+cette partie de la logique qui ouvre la route de toutes les sciences en
+discutant les principes, et trouve un procédé syllogistique pour traiter
+un sujet donné en partant des propositions les plus probables[369]. Mais
+pour lui la dialectique était loin d'être toute la philosophie. Il dit
+même qu'elle lui est opposée, s'appuyant sur l'apparent, tandis que la
+philosophie s'appuie sur la vérité[370]. Dans les mains des stoïciens,
+la logique, niant ou du moins atténuant la vérité du général, devint peu
+à peu une polémique subtile et négative. Déjà les mégariens l'avaient
+transformée en argumentation sceptique; et ce n'est qu'après avoir porté
+le nom d'éristiques, qu'ils avaient reçu celui de dialecticiens[371].
+C'est dans un sens qui tient peut-être des idées des écoles mégarique
+et stoïcienne, presque autant que des idées péripatéticiennes, que la
+dialectique fut entendue au moyen âge[372]. Aristote avait distingué une
+sorte de dialectique pratique qu'il appelle l'_art exercitif_[373],
+et qui offrait bien quelques rapports avec l'_art_ par excellence des
+scolastiques. La logique fut pour eux un terme général qui embrassait
+toute la science de la raison, ce qu'on appellerait aujourd'hui la
+philosophie de l'esprit humain; et comme la logique proprement dite
+aboutit à la dialectique qui est la pratique de la science, elle fut
+officiellement nommée la dialectique[374]. Abélard ne la définit nulle
+part formellement; mais en intitulant _Dialectica_ son grand ouvrage de
+philosophie logique, son _Organon_ à lui, il a suffisamment indiqué sa
+pensée, expliqué son langage.
+
+[Note 365: Voyez dans la traduction de M. Cousin l'argument du
+_Philèbe_, et le _Philèbe_ lui-même, ainsi que _le Parménide_, t. II,
+p. 280 et 440; t. XII, p. 8.--Cf. Hegel, _Hist. de la phil._, Oeuvres
+complètes, (All.) t, XIV, p.240, Berlin, 1833.]
+
+[Note 366: Cf. l'_Hist. de l'école d'Alex._, par M.J. Simon, t. I,
+l. II, c. II.]
+
+[Note 367: _Encycl. des sciences philos._ Logique, § 81, t. VI, p.
+151.]
+
+[Note 368: _Logique d'Arist._, trad. par M.B. Saint-Hilaire. _Dern.
+Analyt._, l. 1, c. XI, §§ 6, 7 et 8.;--_Métaphys._, passim.]
+
+[Note 369: _Logique; Topiq._, l. 1, c. II, § 6. _Réfut. des soph._,
+c. XXXIV, § 3.]
+
+[Note 370: _Id., Topiq._, l. 1, c. XIV, § 7.--_Réfut. des soph._, c.
+XI, §. 8.]
+
+[Note 371: Diog. Laert., l. II, c. X, n. 1.]
+
+[Note 372: Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. 672]
+
+[Note 373: _Topiq_., c. XI, § 1 et suiv.]
+
+[Note 374: De bonne heure on les avait ainsi réunies. Cicéron
+considère la dialectique comme une branche ou une moitié de la science
+qu'il définit _ratio disserendi_, et qui est la logique. (_Topiq_.,
+II.--_De Leg_., I, 23.--_De Fato_, I.) Boèce, dans son _Commentaire des
+Topiques de Cicéron_, décompose la logique, et donne de la dialectique
+les définitions consacrées que durent adopter les scolastiques. (Boet.
+_Op_., p. 700.--Cf. S. Aug., _De Ord_., l. II, c. XI.--_Retract_, l. I,
+c. VI.--Cassiod., _De Instit. divin. litt._, c. XXVII.--_De Artib. ac
+Discipl_., c. III.)]
+
+Quoi qu'il en soit, la dialectique, même en ce sens, n'étant qu'une
+partie de la philosophie, il a paru que la Scolastique n'était aussi
+qu'une partie de la philosophie; mais la dialectique, comme le
+raisonnement humain, peut s'appliquer à toutes choses. Dans une bonne
+classification, la dialectique comme science ne devrait s'appliquer
+qu'à la dialectique même; partout ailleurs, elle n'est que procédé et
+instrument; elle ne devrait pas même comprendre la logique proprement
+dite, dont elle n'est que la suite ou la dernière partie. Mais s'il
+plaît de l'appliquer à tout, de tout encadrer dans ses formes, de
+chercher dans les notions qu'elle emploie et dans les règles qu'elle
+pose les éléments de toute science, de se servir d'elle enfin comme d'un
+_critère_ universel, on le peut faire, et elle devient alors, au lieu et
+place de la philosophie, la reine des sciences, la science universelle;
+elle obtient les titres de _disciplina disciplinarum, duae universae
+scientiae, sola dicenda scientia_[375]. Sera-ce que la philosophie aura
+été réduite en essence à la seule dialectique? non, c'est qu'elle aura
+été exclusivement ramenée aux procédés et au langage de la dialectique.
+Elle en aura sans doute souffert; la réalité ne peut sans violence et
+sans dommage, passer comme par le laminoir d'une méthode exclusive; ce
+qui est artificiel est toujours étroit, et le fond n'échappe jamais aux
+vices de la forme. Mais pourtant, ainsi contrainte, la science n'aura
+pas été supprimée. La scolastique n'a donc pas été la philosophie
+réduite à la dialectique, mais aux formes de la dialectique.
+
+[Note 375: _Ab. Op._, ep. IV, p. 239. _Introd. ad Theol._, l. II, p.
+1047.--Ouvr. inéd., _Dialect._, pars IV, p. 435.]
+
+D'où lui est venue cette contrainte? De ce qu'à une certaine époque
+du moyen âge, l'esprit humain est rentré dans la philosophie par la
+dialectique. Le point de départ n'est jamais indifférent; au terme de la
+course, on se ressent du chemin qu'on a pris, et le choix de la méthode
+est avec raison regardé comme capital en philosophie. Nous tenons
+aujourd'hui qu'il faut aborder la philosophie par la psychologie.
+Prétendra-t-on que ce choix soit sans conséquence et n'influe pas sur
+les caractères ultérieurs de la science? La science ne manque pas
+d'adversaires qui disent qu'après avoir commencé par la psychologie,
+elle y demeure, et que nous n'avons fait qu'inventer une autre manière
+de la rendre partielle et stérile. Je le conteste, mais j'avoue qu'il
+est très-commun de ne point dépasser la psychologie; de très-habiles
+gens n'ont pu en sortir ou même ont fini par n'en pas vouloir sortir.
+L'école idéologique a tremblé de faire un pas hors du cercle de la
+sensation. Il y a beaucoup à redire aux limites scientifiques que les
+Écossais ont élevées et qu'ils ont interdit à l'observation de franchir.
+Jouffroy n'a pas complètement réussi, malgré d'ingénieux et opiniâtres
+efforts, à se délivrer du joug étroit de l'observation subjective de la
+conscience; et quoiqu'il proteste, Kant lui-même n'a fait que rendre
+plus profonde, mais non plus pénétrable, l'impasse de la psychologie. On
+ne saurait donc s'étonner que, renfermés dans un point de vue bien plus
+rétréci pour embrasser l'horizon (car la logique est dominée par la
+psychologie), les scolastiques aient eu beaucoup de peine à parcourir
+l'ensemble de la carte scientifique. S'ils ont encore beaucoup vu, ils
+n'ont pas vu sous un angle vrai; ils n'ont pas donné aux objets les
+dimensions, les contours et les teintes de la vérité. Mais du moins
+ont-ils connu tout ce qu'on peut connaître, lorsqu'on n'est initié à la
+science que par la dialectique.
+
+Nous n'écrivons pas leur histoire. Il faut donc poser simplement
+comme un fait qu'après l'invasion définitive du christianisme et
+le refoulement successif des écoles de philosophie païenne, qui se
+réfugièrent et s'éteignirent dans le cercle encore brillant mais stérile
+des écoles alexandrines, les hommes supérieurs qui, dans l'Occident à
+partir du VIIe siècle, s'efforcèrent de dissiper les ténèbres de la
+barbarie, n'eurent pour flambeau que la lueur pâle des commentaires de
+la philosophie antique; et parmi les interprètes qui la transmirent au
+moyen âge, dominèrent les commentateurs de la Logique d'Aristote.
+
+Les anciens avaient trouvé les sciences et les lettres. On recevait
+d'eux les unes et les autres avec une curiosité, une admiration et une
+confiance égales. On les imitait en tout, excepté dans la liberté
+de leur génie. Toute doctrine se convertissait donc en érudition.
+Comprendre, traduire, interpréter, paraphraser, telle était, en général,
+l'oeuvre de ces esprits nobles et malheureux qui se soulevèrent
+au-dessus de l'ignorance et de la grossièreté universelles, dans ces
+contrées dépouillées de toute nationalité par la double conquête des
+légions romaines et des hordes du Nord. Les peuples de notre Occident
+n'avaient point de culture qui leur fût propre. Leur littérature
+indigène, s'il est permis de donner ce nom aux essais informes de la
+poésie druidique, avait péri comme les arts, les moeurs, le culte de la
+vieille Gaule. Les idées et les lettres, les arts de l'imagination et
+ceux de l'industrie, tout, jusqu'à la religion, avait été comme importé
+à nouveau dans ces régions, théâtre de l'éclatante civilisation de la
+moderne Europe. Les hommes livrés aux travaux de l'esprit, n'étaient
+donc encouragés par aucun exemple, autorisés par aucun succès, à penser,
+à écrire d'après eux-mêmes, à inventer pour leur compte, à essayer
+enfin d'une véritable et complète originalité. Pour les sciences et
+les lettres, la Grèce et Rome; pour la religion, le Midi et l'Orient,
+c'est-à-dire encore Rome et la Grèce; voilà leur exemple et leur
+loi. Ils ne demandaient ni à leur sol ni à leur ciel ces productions
+spontanées que le temps seul sème à pleines mains dans les terres
+fécondes. Ils attendaient tout de ceux de qui tout leur était venu. Or,
+que leur venait-il désormais de ces peuples jadis leurs vainqueurs,
+et qui, contraints de céder l'espace et le pouvoir à de nouveaux et
+barbares conquérants, étaient restés les maîtres spirituels des premiers
+vaincus? Que leur venait-il de ces régions où se levait encore pour
+eux le soleil de l'intelligence? rien d'abord que la grande voix de
+la religion, qui était elle-même ou qui voulait être quelque chose
+de définitif et d'immuable, rien que les derniers échos de la parole
+grecque qui s'était tue, mais qui retentissait encore. Les écrits des
+hommes qui ont tracé leurs noms aux dernières pages des fastes de
+la littérature ancienne, ne sont que des compilations plus ou moins
+méthodiques, des expositions quelquefois raisonnées de systèmes
+antérieurs, des traductions d'idées enfin, quand ce ne sont pas de
+simples versions de textes. Ceux donc qui devenaient leurs disciples,
+ceux qui dans le nord de l'Europe s'adonnaient, entre le VIIe et le XIe
+Siècle, aux choses de l'esprit, se faisaient pour la plupart de purs
+érudits, c'est-à-dire des penseurs sans liberté, instruits par des
+écrivains sans originalité. C'est par le milieu des commentateurs, c'est
+à travers un nuage que parvenaient jusque dans les Gaules les rayons
+affaiblis des brillantes constellations qui avaient surgi derrière la
+colline de l'Acropolis, et doré de leur éclat le faîte blanchissant
+du temple de Thésée. Porphyre, saint Augustin, Martianus Capella,
+Cassiodore, et surtout Boèce, étaient les médiateurs nécessaires et
+respectés qui transmettaient les idées de Platon et d'Aristote aux Bède,
+aux Alcuin, même aux Jean Scot et aux Raban Maur, qui s'efforcèrent les
+premiers de repasser de l'érudition à la philosophie. On sait avec assez
+d'exactitude quelle était la bibliothèque philosophique de ces hommes
+qui puisaient cependant presque toutes leurs idées à la source du passé.
+Les originaux leur étaient en général inconnus. Le Timée de Platon et
+la Logique d'Aristote, traduits en latin, sont les plus avérés des
+monuments des grands siècles qu'ils eussent entre les mains[376]. Le
+platonisme qui n'est pas dans le Timée, l'aristotélisme qui n'est pas
+dans l'Organon, ne leur étaient connus que confusément, par fragment,
+par allusion, par citation dans les paraphrases et les expositions
+incomplètes des commentateurs sans génie des derniers temps. Il n'est
+pas étrange que parmi ces débris, l'Organon ou plutôt la doctrine qui
+y est contenue et qui forme à elle seule un système achevé, un travail
+défini et démonstratif, ait fait dominer partout la science et
+l'esprit de la logique. La logique effaça peu à peu le reste de la
+littérature[377]. Elle avait d'ailleurs exercé déjà une influence
+marquée sur les deux vrais maîtres des écoles du moyen âge, Porphyre et
+Boèce. Ils s'étaient appliqués, l'un à ouvrir au disciple les portes de
+la logique, l'autre à conduire à travers ses détours le disciple initié.
+L'un avait composé une introduction; l'autre des versions et des
+commentaires. Là-dessus, il est tout simple que les savants du moyen âge
+aient pensé qu'il ne restait à la science que des gloses à faire. Le
+mot même fut consacré. Presque tous les philosophes scolastiques furent
+éminemment des glossateurs[378], et l'on annota les commentateurs
+d'Aristote, avant de l'interpréter lui-même et de le connaître tout
+entier. C'est sans aucun doute un heureux hasard advenu à un court écrit
+de Porphyre et à quatre ou cinq de Boèce qui fut la première cause de la
+grande fortune d'Aristote. La puissance saisissante de la logique fut la
+seconde. D'ailleurs toute logique est essentiellement élémentaire, et
+semble, comme la grammaire, révéler la raison; elle convient donc à des
+études commençantes.
+
+[Note 376: Encore Abélard n'avait-il dans les mains que les deux
+premiers des six traités qui composent la Logique d'Aristote ou
+_l'Organon_. (Voyez sa Dialectique, p. 228.) Que dans les quarante
+premières années du XIIe siècle, il circulât communément en Gaule et
+en Angleterre d'autres livres philosophiques que ces deux fragments de
+l'oeuvre d'Aristote et de Platon, l'Isagogue de Porphyre, plusieurs des
+traités aristotéliques de Boèce et deux traités indûment attribués
+à saint Augustin, c'est ce que personne n'a réussi à prouver. Voyez
+l'excellent ouvrage de M. Jourdain sur les traductions latines
+d'Aristote au moyen âge. Cf. Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p.
+564; et le ch. III du présent livre.]
+
+[Note 377:
+
+ ...Quaevis
+ Litera sordescit, logica sola placet.
+
+ Johan Saresber., _Estheticus_, poem., p. 3, Hambourg, 1843.
+
+[Note 378: Nous avons cinq opuscules d'Abélard sous le litre de
+gloses, _Glossae in Porphyrium, de categoriis_, etc., quatre imprimés,
+un manuscrit. M. Cousin a fait connaître plusieurs gloses du Xe siècle
+sur le _de Interpretatione_, sur les catégories, etc. (Ouvr. inéd.
+d'Abél., p. 551-611; Append., p. 618 et suiv.)]
+
+Cependant la forme péripatéticienne n'avait pas été primitivement la
+forme unique de la philosophie du moyen âge. Scot Érigène, qui en
+est regardé comme le fondateur, tendait à lui donner un tout autre
+caractère. Son génie hardiment spéculatif dépasse la dialectique[379].
+Ce dogmatisme encore vague, où respire un peu de platonisme et de
+philosophie alexandrine, put se soutenir quelque temps. Mais bientôt
+il arriva un moment où l'aristotélisme, parlons plus exactement, où la
+dialectique gagna du terrain et devint dans la science une mode qui a
+duré quatre ou cinq cents ans. Il serait curieux, mais il est difficile
+de déterminer ce moment avec précision. Du moins, la simple chronologie
+des noms jettera-t-elle un grand jour sur cette partie de l'histoire de
+la dialectique.
+
+[Note 379: Cf. M. Guizot, _Cours d'histoire de la civilisation en
+France_, t. III, leçon 29; M. Rousselot, _Phil. dans le moyen âge_, 1re
+part., c. II, et l'ouvrage de M. Saint-René Taillandier, _Scot Érigène
+et la philosophie scolastique_.]
+
+On peut fixer à la mort de Proclus, c'est-à-dire à la fin du Ve siècle,
+le terme de toute philosophie originale dans l'antiquité païenne (485).
+Et déjà, depuis plus de cinquante ans, saint Augustin, un des derniers
+Pères qui aient une place dans l'histoire de la philosophie, était
+descendu au tombeau (430); le règne des interprètes et des scoliastes
+avait commencé. Simplicius et Philopon commentaient Aristote, en se
+souvenant de Platon. Martianus Capella avait un peu auparavant publié
+ce poème encyclopédique où les sciences sont personnifiées comme des
+déesses, où la Dialectique, au front pâle, aux cheveux entrelacés, cache
+dans les plis de sa robe athénienne des fleurs et des serpents, mais
+se donne pour la législatrice des autres sciences[380]. Boèce mourait
+tragiquement, en laissant ces traductions et ces paraphrases qui
+devaient surnager les premières après le naufrage des lettres antiques
+(526). Cassiodore, dressant, au VIe siècle, l'encyclopédie destinée à
+lui survivre, et dont Alcuin devait faire un jour la règle légale
+de l'enseignement scolaire, mettait au rang des sept disciplines la
+philosophie sous le simple nom de dialectique. La philosophie était
+bien, pour lui comme pour Platon, la ressemblance de l'homme à Dieu,
+mais il développait cette définition par une analyse très-sommaire de
+l'Isagogue de Porphyre, des Catégories d'Aristote, enfin des grandes
+divisions de l'Organon[381]. C'est de ce temps peut-être qu'il faut
+dater les deux ouvrages sur le même sujet que le moyen âge mettait sur
+le compte de saint Augustin. Au siècle suivant, Bède résumait pour le
+nord de l'Europe toutes les connaissances humaines venues de l'Orient
+et du Midi, et la philosophie trouvait place dans ses volumineuses
+compilations. C'était aussi d'Aristote qu'il aimait à donner des
+extraits; déjà il appelait chaque citation une _autorité_, et assignait
+à la dialectique le premier rang dans la logique, _cette maîtresse du
+jugement_[382]. Après Bède, les écoles s'ouvrent en France à la voix de
+Charlemagne. C'est Alcuin qui les inspire et les dirige. Il a étudié
+toutes les sciences profanes, et certainement les sept arts, mais
+surtout l'art dialectique, dont l'empereur, dit-il en s'adressant à
+Charles lui-même, a la _très-noble intention_ d'apprendre les principes.
+Lui aussi, il a quelque teinture de l'Isagogue, des Catégories, de
+l'Hermeneia, et il s'attache à faire recopier, à répandre, à imposer
+même comme bases de l'enseignement les traités logiques qu'Augustin,
+dit-il, a, pour les traduire, tirés des trésors de l'ancienne Grèce,
+
+ De veterum gazis Graecorum clave latina[383].
+
+[Note 380: Martian. Capel., _de Nupt. Philolog. et Mercur._, l. IV,
+p. 325 et seqq. 1 vol. in 4°. Francf. 1836.]
+
+[Note 381: _[Grec: Omsiosis to theo xata ounaton anthropon.]_
+(Cassiod., _de Art. ac Discipl._, t. II, c. III, p. 528. Ed. de Venise,
+1729.)]
+
+[Note 382: Voyez dans les Oeuvres de Bède (8 tom. in-folio, Colon.
+Agrip., 1612), les _Sententiae sive axiomata philosophica ex Aristotele
+... collecta_ (t. II, p. 124). On voit là qu'il connaissait au moins
+par des citations d'assez nombreux ouvrages d'Aristote, Physique,
+Métaphysique, _De Anima_, etc. Dans ses _Elementa philosophiae_ (id.,
+p. 200), il définit la philosophie: «Eorum quae sunt et non videntur
+et eorum quae sunt et videntur vera comprehensio.» Dans son traité _De
+mundi caelestis terrestrisque constitutione_, la logique est définie:
+«Diligens ratio disserendi et magistra judicii;» la dialectique qui en
+est la partie la plus essentielle: «Sagacitas ingenii stultitiaeque
+sequester.» (T. 1, p. 343.)]
+
+[Note 383: Voyez dans les Oeuvres d'Alcuin (2 vol. in-fol., Ratisb.,
+1777), la dédicace des Catégories de saint Augustin, et _Opusculum
+quartum de Dialectica_ (t. II, p. 334). C'est un dialogue entre lui et
+Charles. La philosophie y est à peu près ramenée à l'éthique et à la
+dialectique; et celle-ci, «disciplina rationalia quaerendi, diffiniendi,
+et disserendi, etiam et vera a falsis discernendi potens,» est un
+sommaire de Porphyre et de l'Organon, cet ouvrage dont on a dit qu'en
+l'écrivant Aristote avait trempé sa plume dans l'esprit, «in mente
+tinxisse calamum» (p. 350). Alcuin, suivant son éditeur, n'a point
+composé le livre _De septem artibus_; mais il avait écrit sur toutes les
+sciences, et dans une épître à Charlemagne il dit positivement: «Vestram
+nobilissimam intentionem dialecticae disciplinae disere velle rationes.»
+(T. I, p. 703.)]
+
+Par lui les écoles gauloises passent sous l'empire de cette _sagesse
+hibernienne_, qu'il avait apportée sur le continent[384], et qui devait
+après lui recevoir de Scot Érigène moins d'autorité, mais plus d'éclat
+(875). Érigène platonise, et Mannon, son successeur dans la direction de
+l'école du palais, passe pour avoir écrit sur les Lois et la République
+de Platon des commentaires qu'on n'a jamais vus[385].
+
+[Note 384: «Quid Hiberniam memorem, contempto pelagi discrimine,
+pene totam cum grege philosophorum ad littora nostra migrantem?» (Herici
+_Epist. ad imp. Carol., Hist. francor. script._, ed. Duchesne, t. II, p.
+470.)]
+
+[Note 385: _Hist. litt._, t. IV, p. 225 et t. V, p. 657.]
+
+La principale fondation d'Alcuin est l'école de Saint-Martin de Tours.
+Le premier et le plus illustre de ses disciples dans ce cloître, c'est
+Raban Maur. Celui-là se montre plus versé encore dans les sciences
+profanes, il les recherche, il les aime. Il conseille de lire les
+philosophes; il y a, dit-il, dans Platon bien des choses qu'il ne faut
+pas craindre[386]. Il reprend la division connue de la philosophie, en
+physique, en morale, en logique, et celle-ci, les théologiens doivent
+se la rendre propre. La dialectique, qu'il définit littéralement comme
+Alcuin, il veut qu'elle entre dans l'instruction des clercs: n'est-elle
+pas la science des sciences, _disciplina disciplinarum_? elle enseigne
+à apprendre, elle enseigne à enseigner; _haec docet docere, haec docet
+discere_. Seule elle sait savoir, _scit scire sola_ (ne dirait-on pas
+la science de la science de Fichte?) enfin le syllogisme est une arme
+nécessaire[387]. C'est Raban, qui selon Tennemann, transporta en
+Allemagne la dialectique d'Alcuin, que d'autres appellent la dialectique
+écossaise[388]. Il devint abbé de Fulde, puis évêque de Mayence (847).
+
+[Note 386: «Non formidanda, sed in usum nostrum vindicanda.» (_De
+Instit. cleric._, l. III, c. XXVI, t. VI, p. 44.--_Op._, 3 vol. in-fol.
+Col. Agrip., 1627.)]
+
+[Note 387: _Id., ibid._, c. XX, p. 42.--_De Universo_, l. XV, t.
+1, p. 201 et 202.--Cf. les gloses de Raban sur Porphyre, Boèce,
+l'_Hermeneia_, publiées par M. Cousin. Ouvr. inéd., Append., p. 613.]
+
+[Note 388: _Mon. de l'Hist. de la phil._, t. I, § 244.--M. Hauréau,
+_la Scolastique au IXe siècle; Rev. du Nord_, t. II, 2e sér., p. 425.]
+
+En même temps que lui et après lui, on distingue dans cette féconde
+école de Tours, un homme d'une instruction singulière pour le temps,
+Haimon, plus tard évêque d'Halberstadt (841), qui des bords de la Loire
+rapporta l'enseignement théologique, et fonda avec Raban dont il fut le
+successeur, une florissante école à Fulde. Là vint de Sens s'instruire
+et même enseigner, Loup Servat qui s'adonnait particulièrement aux
+lettres humaines, et par conséquent à la logique. Nommé par Charles le
+Chauve abbé militaire de Ferrières en 842, esprit cultivé, écrivain
+presque poli, il continua ses leçons malgré sa nouvelle dignité, et les
+témoignages s'accordent pour distinguer en lui l'homme de lettres et le
+théologien. Élève d'Haimon et de Loup Servat, Heiric revint d'Allemagne
+diriger dans sa patrie l'école d'Auxerre que Saint-Germain avait fondée;
+il a laissé de remarquables monuments d'une latinité savante,
+d'une sorte de talent poétique et, chose fort rare, d'une certaine
+connaissance du grec[389]. Il est cité comme ayant professé la
+dialectique avec éclat au monastère de Saint-Germain. Après Heiric, Remi
+et Huebold, moines d'Auxerre ainsi que lui, furent signalés comme ses
+héritiers dans la philosophie[390]. Remi surtout, le plus célèbre
+écrivain du commencement du Xe siècle, est renommé pour l'enseignement
+de la dialectique qu'il cherchait plutôt dans les prétendus traités de
+saint Augustin que dans l'Organon d'Aristote. On possède encore de lui
+des manuscrits qui prouvent qu'il connaissait Priscien, Donat, Martianus
+Capella, et que ses études embrassaient le Trivium et le Quadrivium;
+or, tel était encore au temps même d'Abélard le cycle des études
+littéraires. Condisciple d'un fils de l'empereur Charles le Chauve à
+l'école d'Heiric, Remi professa successivement à Auxerre, à Reims, à
+Paris, et c'est dans cette dernière ville qu'il réunit près de sa chaire
+ses plus illustres disciples (872)[391]. Ainsi se forme la chaîne d'un
+enseignement philosophique qui vient enfin se fixer dans la cité où
+devait dominer Abélard.
+
+[Note 389: Heiric a dit en parlant de ses maîtres:
+
+ Hic Lupus, hic Haimo ludebant ordine grato.
+
+(Cf. Duchesne, _Hist. francor. script._, t. II, p. 470.--Bolland., t,
+VII, 31 Jul., p. 221.--Mabillon, _Analect._, p. 423.--_Hist. litt._, t.
+V, p. 112 et 653.) C'est évidemment à cet Heiric, maître du moine Remi,
+comme on va le voir, que doit être rapporté le traité manuscrit sur
+les Catégories dites de saint Augustin, où M. Cousin a lu: «Henricus,
+magister Remigii, fecit bas glosas» (_Ab._, Ouv. inéd., Append., p.
+621), et ce manuscrit pourrait être de la main de Remi, ou copié sur le
+sien.]
+
+[Note 390: Dans la chronique du moine Ademar: «Heiricus, Remigium et
+Ucboldum Calvum, monachos, haeredes philosophiae reliquisse traditur.»
+(Mabillon, _Act. sanct. ord. S. Ben._, t. V, p. 325.)]
+
+[Note 391: Témoignages des XIe et XIIe siècles; le moine Jean, _S.
+Odon. vit._; le moine Nalgod, _Ejusd. vit.; De vener. Frodoardo presb.
+remig._--Mabillon, _id., ibid._, p. 151, 155, 180, 325.--_Ejusd. Anal._,
+p. 423.--_Hist. litt._, t. VI, p. 99, 102; et Launoy, _De Schol.
+celeb._, c. LIX.]
+
+A ce moment, on voit de toutes parts les études logiques captiver les
+esprits les plus éminents et les plus divers. C'est saint Odon qui se
+forme à Paris, sous Remi, dans la dialectique et la musique, et qui,
+plus tard, y devait professer à sa place. C'est Abbon qui suit les
+mêmes leçons, qui les reproduit dans la même ville (avant 970), et les
+transporte à Reims, où il écrit sur le syllogisme, et meurt avec la
+réputation d'un _abbé d'une haute philosophie_[392]. C'est Gerbert,
+qui, avant d'être pape, fait un traité sur le Rationnel et le
+Raisonnable[393], et se pique de recueillir et de s'approprier les
+pensées d'Aristote. Saint Maieul, abbé de Cluni, se plaît dans la
+lecture des philosophes païens. Le grand évêque Hildebert recueille
+dans leurs ouvrages les éléments d'une morale philosophique[394]. Saint
+Anselme, le seul métaphysicien de l'époque, ne dédaigne pas de donner,
+dans son Dialogue du grammairien, un ouvrage de pure dialectique[395].
+Et cependant Jean le Sourd ou le Sophiste[396], qui devait être le
+maître de Roscelin, a commencé à former cette école subtile et peu
+connue, destinée à contraindre la science logique à faire sur elle-même
+un de ces efforts féconds qui avancent d'un pas l'esprit humain.
+
+[Note 392: «Summae philosophiae abbas.» (_Hist. litt._, t. VII, p.
+159 et suiv.--Cf. Launoy, p. 63.).]
+
+[Note 393: C'est le sens de: _De rationali et ratione uti_, titre de
+l'ouvrage de Gerbert. (B. Pes, _Thes. noviae. anecd._, t. I, pars II, p.
+148 et seqq.)]
+
+[Note 394: _Moralis philosophia de honesto et utili. (Ven. Hildeb.,
+Op._, p. 959. 1 vol. in-fol., Paris, 1708.)]
+
+[Note 395: _Dialogue de Grammatico_, (S. Ansel., _Op._, p. 143.)]
+
+[Note 396: _Hist. litt._, t. VII, p. 132.]
+
+On touchait à la fin du XIe siècle. Paris était dès longtemps la ville
+de l'intelligence. On dit que le nombre des étudiants y dépassait celui
+de la population sédentaire[397]. Plus de cent ans avant Abélard, des
+chaires de philosophie s'étaient élevées; le caractère de la philosophie
+séculière était indiqué; la scolastique avait commencé. On voit donc
+qu'Abélard, sous ce rapport, ne créa pas; il recueillit seulement une
+tradition[398]; mais il lui donna le mouvement et la vie, en lui prêtant
+sa puissance et sa renommée.
+
+[Note 397: _Hist. litt_., t. IX, p. 61, 78, etc.]
+
+[Note 398: Les recherches de M. Cousin ont déjà fait connaître des
+manuscrits qui jettent du jour sur les écoles de dialectique antérieures
+au XIIe siècle (Append., p. 613-623). De nouvelles recherches dans le
+même sens conduiraient sans doute à renouer sans interruption le fil de
+l'enseignement scolastique à Paris. Car on doit convenir qu'entre Remi
+ou le commencement du Xe siècle, et Guillaume de Champeaux vers la fin
+du XIe, il y a une lacune assez obscure; on voit seulement qu'Odon,
+Abbon, et un certain Wilram, professèrent, à Paris, la philosophie, mais
+longtemps avant l'an 1000. (Launoy, loc. cit. et _Hist. litt._ t. IX, p.
+61.)]
+
+Maintenant, à quelle époque faut-il fixer l'avénement d'Aristote au
+gouvernement de l'école? On sait parfaitement celle où il obtint
+une influence prédominante et bientôt exclusive, grâce au renfort
+qu'apportèrent les Arabes, grâce à la protection de l'empereur Frédéric
+II; c'est après Abélard, au commencement du XIIIe siècle. Mais Aristote,
+avant de devenir dictateur, comme Bacon l'appelle, avait été consul. A
+la fin du XIe siècle, l'enseignement de la dialectique, dès longtemps
+établi dans l'école, s'anime et s'agrandit; la popularité d'Aristote
+commence et présage son autorité future[399]. Abélard paraît, et soudain
+il devient le plus puissant promoteur de cette autorité. Il illustre
+et fortifie de son éloquence et de sa gloire ce naissant empire de la
+logique, qui ne devait s'organiser et se proclamer qu'après lui[400].
+
+[Note 399: C'est au Xe ou XIe siècle que M. Cousin (Append., p. 658)
+rapporte un poème sur les catégories où on lit:
+
+ Doctor Aristoteles cui nomen ipsa dedit res,
+ Ingenio polleus miro, praecelluit omnes.
+
+[Note 400: Cf. Launoy, _De var. Arist. in Acad. paris, fort._, c.
+I et III.--Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. 670-684.--Buddaei
+_Observ. select._, t. VI, ch. XVIII et XX.--Jourdain, _Rech. sur les
+trad. d'Arist._, passim.--M. Rousselot, _Phil. dans le moy. âge_, 1re
+part--Voyez aussi le chap. suiv. et le chap. I du l. III.]
+
+Nous avons essayé de faire connaître le caractère général, les sources,
+l'origine, les débuts de la scolastique; il conviendrait à présent de
+donner une idée plus complète et plus approfondie de la science même qui
+s'est appelée de ce nom.
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+DE LA SCOLASTIQUE AU XIIe SIÈCLE ET DE LA QUESTION DES UNIVERSAUX.
+
+Nous recherchons maintenant quelle sorte de science le moyen âge avait
+faite avec les données dont il disposait, et mise à la tête de
+toutes les connaissances humaines. Au XIIe siècle, on l'appelait
+la dialectique. Elle avait en effet la forme et le langage de la
+dialectique, quelles que fussent les idées qu'elle exprimait. Mais ces
+idées étaient, suivant les temps et les hommes, des idées platoniciennes
+ou des idées aristotéliques, beaucoup plus souvent les secondes que les
+premières; et chez ceux même qui répétaient ce qu'on savait de Platon,
+Aristote encore tenait une grande place: «Ils enseignent Platon, dit un
+auteur du temps[401], et tous professent Aristote.» C'est que la forme
+générale de la science venait de lui. Sa dialectique qui aiguise et
+satisfait si puissamment l'esprit, était la seule étudiée. Quant à celle
+de Platon, on la regrettait, mais on ne la connaissait pas; et, par
+respect pour un nom qui ne perdit jamais sa grandeur, on recueillait
+autant que possible quelques idées éparses de cet homme divin; on les
+conservait précieusement, mais en les traduisant dans la langue de son
+rival. Grâce à cet éclectisme d'un genre particulier, quelques-uns
+penchaient pour le maître, la plupart pour le disciple, quoiqu'aucun
+n'eût osé contredire le jugement de l'antiquité, en mettant le disciple
+au-dessus du maître. Toutefois il arrivait alors ce qui arrive
+ordinairement: sur toute question, à toute époque, il y avait sinon
+deux écoles, au moins deux opinions ou deux tendances philosophiques;
+l'éclectisme, qui était à peu près dans l'intention de tous, prenait
+toujours une des deux nuances, et l'on a pu, sans trop d'inexactitude,
+reconnaître, d'un côté l'influence un peu lointaine de l'école
+platonique, et de l'autre la domination plus directe et plus absolue
+du péripatétisme. Ce ne fut jamais, il s'en faut bien, le pur, le vrai
+platonisme, ce ne fut pas même le péripatétisme véritable. Mais si
+chez les uns, Platon était défiguré, chez les autres, Aristote n'était
+qu'incomplet.
+
+[Note 401: Johan. Saresb. _Metal._, l. II, c. XIX.]
+
+Toutes les controverses où se produisit cette distinction, peuvent
+se ramener ou du moins se comparer à la mémorable controverse sur
+la question des universaux. Aucune ne fut plus célèbre, plus
+caractéristique et plus prolongée. Aussi d'excellents juges n'ont-ils
+pas hésité à y concentrer toute la scolastique, et à renfermer toute son
+histoire dans l'histoire de cette question. Elle fut capitale en effet;
+elle agita les écoles et presque la société, elle partagea l'esprit
+humain depuis Scot Érigène, jusqu'à la réformation, et ce n'est pas au
+moment de parler d'Abélard que nous pourrions atténuer l'importance de
+ce débat plus que séculaire. Nous accorderons à M. Cousin qu'en exposant
+la controverse des universaux, on donne une idée du reste de la
+scolastique; mais ce reste est quelque chose, beaucoup même, et pour
+juger ou seulement comprendre cette seule question, il est indispensable
+de connaître la science au sein de laquelle elle s'est élevée. Les
+divers partis, réalistes, nominalistes, conceptualistes, averroïstes,
+scotistes, thomistes, occamistes, formalistes, terministes[402], avaient
+un fonds commun d'idées, de principes, de maximes, de locutions, qui
+formaient comme le terrain sur lequel croissait et s'étendait la plante
+vivace et vigoureuse de la controverse la plus abstraite qui ait agité
+le monde. Les débats, en effet, sur les points les plus ardus de la
+théologie, semblent toucher de plus près à la pratique que la question
+de savoir si les noms des genres sont des abstractions.
+
+[Note 402: Tels sont en partie les noms donnés aux sectes
+qu'engendra la discussion des universaux. Au temps d'Abélard, on ne
+distingue d'ordinaire que les réalistes (ou réaux), les nominalistes (ou
+nominaux), et les conceptualistes.]
+
+Dans l'impuissance de parcourir ce terrain tout entier, nous devrions au
+moins résumer les idées qui, au commencement du XIIe siècle, étaient en
+quelque sorte les lieux communs de la philosophie et les points d'appui
+de toute discussion, de toute recherche, de toute science.
+
+Pour présenter un résumé bien systématique, il faudrait donner une
+analyse exacte de la philosophie d'Aristote; c'est-à-dire qu'en prenant
+pour centre la Logique, il faudrait par les autres ouvrages, par la
+_Physique_, par le _Traité de l'âme_, par l'_Éthique à Nicomaque_, mais
+surtout par la _Métaphysique_, donner à la logique même, des fondements
+et des principes, et montrer comment elle a pu devenir toute la
+philosophie, en présentant sommairement avec elle les autres parties
+de la science auxquelles elle se lie. Mais c'est là un travail bien
+considérable, qui ne serait pas conforme à la vérité historique, et qui
+risquerait de prêter à la scolastique plus d'ensemble et plus de
+méthode qu'elle n'en avait réellement. On la rendrait aussi universelle
+qu'Aristote; et lui-même, elle était loin de le connaître tout entier.
+Les créateurs et les continuateurs de cette science ne se sont pas sans
+doute renfermés strictement dans la logique, mais c'est suivant le
+besoin des questions, c'est dans l'ordre où elles étaient amenées par
+l'étude de la dialectique, que se livrant à des excursions nécessaires,
+ils ont atteint, hors d'elle, des principes qui n'étaient point de son
+ressort, et qu'ils ont rapportés dans son domaine, mêlant ainsi la
+métaphysique, c'est-à-dire les notions d'une science objective et
+transcendante, à la science subjective du raisonnement et de ses formes.
+Nous ne les convertirons donc pas en péripatéticiens complets. Seulement
+il leur est arrivé ce qui arriverait encore aujourd'hui à celui qui
+apprendrait sans plus la Logique d'Aristote, il éprouverait incessamment
+le besoin d'en franchir les limites; il y trouverait incessamment des
+allusions et comme des renvois implicites à une doctrine du fond des
+choses; il y rencontrerait des idées ontologiques, sur lesquelles la
+logique proprement dite ne nous fait connaître que la manière d'opérer
+régulièrement. Elle est, en effet, la mécanique rationnelle de l'esprit;
+mais il y a quelque chose dessous, quelque chose au delà; et ce quelque
+chose, elle ne le donne pas. La logique est un vaste édifice qui a des
+jours sur toute la philosophie. L'introduction elle-même de l'Organon
+ou le _Traité des Catégories_ n'est pas seulement de la logique, il
+est d'un ordre supérieur, ou fait partie d'une science antérieure. En
+lui-même, il ne donne pas entière satisfaction. Le lecteur qui l'étudie
+se demande avec hésitation si, en énumérant les catégories, Aristote a
+donné la nomenclature des parties métaphysiques du discours, ou celle
+des notions les plus nécessaires, les plus générales de l'esprit, ou
+celle enfin des conditions essentielles et absolues des choses. Les
+principaux commentateurs ont ressenti cette incertitude; l'Introduction
+de Porphyre aux catégories, c'est-à-dire à l'introduction même de la
+Logique, est, malgré la réserve qu'il s'impose sur un point fondamental,
+destinée à compléter la Logique. Quant à Boèce, qui avait traduit la
+Métaphysique, aussi bien que la Logique entière, c'est cependant à
+celle-ci qu'il se consacre exclusivement, au moins dans ceux de ses
+livres que l'Occident connaissait à l'époque qui nous occupe. Or,
+c'est à l'aide de ces renseignements, recueillis par hasard, que les
+prédécesseurs et les contemporains d'Abélard ont mêlé à la dialectique
+pure les trois points suivants, les seuls qui soient tout à fait
+indispensables à connaître pour comprendre cet ensemble de logique et
+d'ontologie qui forme l'essence de la scolastique. Nous les présenterons
+en puisant aux sources, ce que faisait rarement le moyen âge qui
+commentait des commentateurs.
+
+1° D'après Aristote, la philosophie est essentiellement la science de
+l'être en tant qu'être. L'être s'entend de plusieurs manières. Car on
+dit qu'une chose _est_ ceci ou cela, et en le disant, suivant les cas,
+on entend ou simplement qu'elle existe, ou qu'elle a telle forme, telle
+qualité, telle quantité, tel mode essentiel; ou enfin, qu'elle a tel
+accident qui la modifie secondairement. Il suit qu'il y a plus d'une
+manière d'_être_, et que l'être signifie tour à tour l'existence,
+la forme, la quantité, la qualité, et même toute sorte d'attribut
+accessoire. On dit également Socrate _est_, il est quelque chose
+d'existant; puis, Socrate est homme; puis, Socrate est philosophe,
+athénien, jeune, malade, debout, etc.; tout cela est apparemment de
+l'_être_, puisque c'est ce que Socrate _est_. On peut donc distinguer
+dans l'être ce qui est en soi et ce qui est accidentellement. Laissant
+de côté l'être accidentel, disons que l'être essentiel ou en soi est
+l'être véritable, objet éminent de la philosophie.
+
+Or tout ce qui est est à la fois quelque chose, et telle chose et non
+pas telle autre. On dirait ou l'on pourrait dire aujourd'hui: tout ce
+qui a existence est substance et essence. Mais ces mots n'avaient pas
+autrefois précisément ce sens, et pour exprimer d'après Aristote, que
+tout ce qui est, ou mieux, que le sujet de tout être en soi est une
+chose, telle chose, pas une autre chose, on employait la formule que
+tout ce qui est se compose de matière, de forme et de privation[403].
+La matière, c'est ce dont est l'être, ce qui fait qu'il est; la forme,
+c'est sa nature, ou ce qui fait qu'il est tel. Or, comme ce sont là les
+conditions primordiales de l'être, elles doivent se retrouver dans
+tout ce qui est en soi[404]. Nous appellerons ce principe le principe
+ontologique.
+
+[Note 403: Arist., _Phys._, I, VII.--_Met._, XII, II.]
+
+[Note 404: _Met._, IV, II; V, VII et VIII; VII, I, II et III; VIII,
+I, II et III.]
+
+2° Il semble au premier abord que l'être en soi ou essentiel ne dût
+être que la substance. Et sans aucun doute, c'est à la substance que
+s'applique le plus rigoureusement la définition de l'être en soi qui
+vient d'être donnée. La substance est à la fois, quand elle est
+réelle, et le dernier sujet, c'est-à-dire l'être indéterminé qui n'est
+l'attribut d'aucun autre et qui n'a pas d'attribut, ou la matière; et
+l'être déterminé, pris par abstraction indépendamment du sujet, ou la
+forme, qui n'est à proprement parler l'attribut d'aucun sujet, puisque
+ce n'est qu'avec elle et par elle que la substance se réalise; à
+ce double titre, la substance est proprement l'essence (au sens
+aristotélique).
+
+Mais une essence n'est pas la seule chose dont on puisse jusqu'à un
+certain point prononcer qu'elle est en soi, c'est-à-dire indépendamment
+de tout accident. Le nom d'être se donne également aux choses autres que
+l'essence, c'est-à-dire aux autres choses que l'être en soi pourrait
+être en combinaison avec ce qu'il est déjà. Par exemple, l'être en soi
+(matière et forme) est nécessairement de telle qualité: cela est encore
+de son essence. Ces choses que sont les choses, sont celles qu'on
+exprime par ce qu'Aristote appelle les termes simples. L'entendement,
+par la jonction de ces termes, constitue la proposition qui affirme d'un
+être quoi que ce soit. On a déjà vu que, quel que soit un être, il est
+essence, qualité, quantité, etc.; ces attributs fondamentaux ou suprêmes
+qui ne sont pas des attributs proprement dits ou des accidents, parce
+qu'ils désignent ce qu'il est nécessaire que tout être puisse être, ce
+que tout être ne peut ne pas être, car l'être ne saurait manquer de
+qualité, de quantité, etc.; ces genres suprêmes, ou les plus généraux,
+ou généralissimes, qui ne sont pas non plus proprement des genres,
+puisque tous les genres y rentrent, et puisqu'ils seraient les genres,
+non pas de tout ce qui existe, mais de tout ce qui peut exister, sont au
+nombre de dix, et s'appellent les _prédicaments_ ou catégories. L'être
+en soi a autant d'acceptions qu'il y a de catégories, c'est-à-dire
+qu'on ne peut rien affirmer de lui qui ne soit une de ces dix choses:
+l'essence, la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la
+situation, la possession, l'action, la passion[405].
+
+[Note 405: Voici les noms grecs traduits par la scolastique: [Grec:
+Ae Ousia], usia, essentia, substantia; [Grec: Poson], quantum; [Grec:
+Poion], quale; [Grec: Pros ti], ad aliquid, relatio; *[Grec: Pou], ubi,
+locus; [Grec: Pote], quando, tempus; [Grec: Cheisthai], situm esse,
+situs; [Grec: Echtin], habere, habitus; [Grec: Poiein], agere, facere,
+actio; [Grec: Paschein], pati, passio. (Arist., _Met._, V, VII et
+VIII.--_Categ._, IV et seqq. _Essai sur la Met. d'Aristote_, par M.
+Ravaisson, t. I, l. III, c. i, p. 356.--_De la Log. d'Arist._, par M.
+Barthélemy Saint-Hilaire, t. I, part. II, c. 1, p. 142.)]
+
+Ce sont donc là les termes simples, ou ce qui est dit sans aucune
+combinaison, _quae sine omni conjunctione dicuntur_[406]. Ainsi la
+logique définit les catégories; ainsi elle en fait les éléments du
+langage. Dans ces expressions isolées, elle est donc ce que nous avons
+appelé terminologique. Mais des termes simples sont des idées simples
+ou élémentaires, car les mots n'expriment que les modifications de
+l'esprit[407]. Les catégories sont donc tous les attributs en général
+que l'entendement peut affirmer d'un sujet. Ceci nous mène jusqu'en
+idéologie, on même en psychologie. Maintenant, lisez la Métaphysique,
+que ne connaissait point Abélard, et les catégories deviendront les
+divers caractères de l'être, l'être lui-même ou l'être en tant qu'être
+étant en dehors des combinaisons intellectuelles; et la science sera
+finalement ontologique[408].
+
+[Note 406: [Grec: Ta kata maedemian sumplokaen legomina]. _Categ._,
+IV.]
+
+[Note 407: _De Interpr._, I, I.]
+
+[Note 408: _Met._, IV, I, II, etc.--_Logiq. d'Arist.; Introd._ par
+M. Barthélémy Saint-Hilaire, t. I, p. LXXI.]
+
+3° Maintenant, si c'est un principe que tout être se compose de matière
+et de forme, et si l'être se dit des catégories, le principe est
+applicable à celles-ci mêmes, et toute catégorie, tout prédicament se
+compose de matière et de forme. C'est en effet ce que les dialecticiens
+ont soutenu. A ne consulter que la logique, on pourrait l'ignorer. Dans
+la Logique d'Aristote, les catégories ne sont ou du moins ne paraissent
+que des termes, les termes simples ou élémentaires de toute proposition,
+c'est-à-dire ceux sans lesquels ou sans l'un desquels aucune proposition
+n'est possible. Or, comme la connaissance de l'être s'exprime et
+s'acquiert en général par la définition, et que la définition est une
+proposition, les éléments nécessaires à la proposition sont les éléments
+de la connaissance de l'être. Mais sont-ils en même temps les éléments
+de l'être, ses conditions réelles? Sont-ils ainsi des choses? c'est ce
+que la Logique laisse incertain. Je ne crois pas que le texte littéral
+soit décisif; et si l'on consulte l'esprit, comme le traité des
+catégories n'est que l'introduction au traité de l'interprétation ou du
+langage, je crois que parmi les commentateurs d'Aristote, ceux qui ont
+décidé qu'il ne s'agit pas des choses dans le livre des catégories, ont
+eu raison. Ce qui ne veut pas dire qu'on eût raison de prétendre que les
+catégories ne sont ni des choses, ni dans les choses. Ceci est une autre
+question, et qui, selon une observation déjà faite, est plus du ressort
+de la métaphysique que de la logique.
+
+Or, c'est dans la Métaphysique qu'on lit: «L'être en soi a autant
+d'acceptions qu'il y a de catégories; car autant on en distingue, autant
+ce sont des significations données à l'être. Or, parmi les choses
+qu'embrassent les catégories, les unes sont des essences, d'autres des
+qualités, d'autres désignent la quantité, la relation, etc. L'être
+se prend donc dans le même sens que chacun de ces modes[409].» De ce
+passage et d'autres semblables, des interprètes de la Logique d'Aristote
+ont conclu, non-seulement que les catégories avaient quelque chose de
+réel, exprimaient des modes effectifs de l'existence, mais que puisque
+l'être en soi est ce qui n'est pas l'être accidentel, et que les
+catégories ne sont pas des accidents, il fallait les traiter comme des
+choses et leur appliquer les conditions de l'être en soi. Ainsi de ces
+choses que désignent et nomment les prédicaments, on a dit qu'elles
+étaient aussi un composé de matière et de forme. Sans doute, parce qu'on
+était plus à l'aise pour le dire du premier de ces prédicaments ou de la
+substance, c'est en général cette première catégorie que, pour appliquer
+le principe ontologique, les logiciens prennent en exemple. Ainsi,
+ils disent: «L'essence est corps, le corps est animal, l'animal est
+raisonnable, le raisonnable est homme, l'homme est Socrate.» C'est sur
+ces propositions que nous verrons éternellement rouler les plus subtiles
+recherches de la scolastique et d'Abélard; mais on verra aussi que,
+comme de la substance, il est dit que le sujet de la qualité ou de la
+relation ou de telle autre catégorie, a une matière et une forme. Ainsi,
+dire qu'un homme est blanc, c'est assurément lui attribuer une qualité.
+Le blanc est dans la catégorie de la qualité. Or, qu'est-ce que le
+blanc? c'est l'union de la matière de la qualité et de la forme de la
+blancheur. Esclave est le nom d'une relation, celle d'esclave à maître.
+Ce qui la constitue, c'est la matière de la relation et la forme de la
+servitude[410].
+
+[Note 409: _Met._, V, VII; et traduction de MM. Pierron et Zévert.
+t. I, p. 167.--Barth. Saint-Hil., loc. cit.]
+
+[Note 410: Voy. dans Abélard, _Dialect._, p. 400 et 458, et les c. V
+et VI du présent livre.]
+
+De quelle existence, de quelle réalité entendait-on douer, soit cette
+matière de la qualité, soit cette forme de la relation? on ne s'en
+explique guère. Est-ce d'une existence directe, substantielle, comme
+celle même de la substance? Est-ce seulement par une analogie de la
+catégorie de la substance, que l'on traite des autres catégories comme
+si elles existaient au même titre? Ce qu'on entendait peut se soupçonner
+quelquefois, et le plus souvent reste dans le vague. Mais ce qui ne
+saurait demeurer douteux, c'est que de l'application réelle ou fictive
+du principe ontologique à ces êtres dialectiques, il est provenu de
+graves conséquences logiques, puis des difficultés, des ambiguïtés
+innombrables, et surtout ce caractère équivoque d'une science qui semble
+tour à tour tomber dans l'extrême ontologie ou dans l'extrême idéologie,
+puisqu'elle parle souvent des êtres de raison comme s'ils existaient, et
+des réalités comme si elles n'existaient pas.
+
+Si l'on s'adressait à Aristote, la question semblerait mieux résolue.
+Nous l'avons vu donner l'être en soi aux catégories; mais il entendait
+par là qu'elles étaient des manières d'être essentielles, en ce sens
+qu'elles étaient nécessaires, nécessaires en ce qu'elles n'étaient pas
+de simples accidents. Car il dit formellement: «Rien de ce qui se
+trouve universellement dans les êtres n'est une substance, et aucun des
+attributs généraux ne marque l'existence, mais ils désignent le mode de
+l'existence[411].» Pour Aristote, la qualité est bien un être, mais non
+pas absolument. Il s'ensuit que si l'on peut dire qu'elle est, qu'elle
+est quelque chose, et faire d'une catégorie quelconque un sujet de
+définition, c'est par extension, par analogie; c'est, non pas que les
+attributs généraux sont vraiment des êtres, c'est qu'_il y a de l'être_
+en eux; et que, bien qu'il n'y ait proprement essence que pour la
+substance, il y a quasi-essence pour ce qui n'est pas substance. Pour
+les choses non substances, il y a essence ou forme essentielle, mais non
+pas dans le sens absolu, ni au même titre que pour la substance. S'il y
+a forme de la qualité, forme de la quantité, ce n'est pas forme au
+sens rigoureux du mot. Si l'on peut en donner définition, ce n'est pas
+définition première ou proprement dite, la définition véritable étant
+l'expression de l'essence et l'essence ne se trouvant que dans les
+substances[412]. Ces distinctions sont exactement spécifiées dans
+Aristote. La scolastique, sans les ignorer tout à fait, les néglige
+presque toujours, surtout avant le temps où elle eut connaissance de la
+Métaphysique[413].
+
+[Note 411: _Métaph. d'Aristote_, trad., VII, XIII, t. II, p. 50.
+Lisez le chapitre entier.]
+
+[Note 412: _Métaph. d'Arist._, l. VII, c. IV et V, p. 11, 12, 13, et
+16 du t. II de la traduction.]
+
+[Note 413: Ce fut au commencement du XIIIe siècle que l'on
+commença, selon Rigord, à lire dans les écoles de Paris la Métaphysique
+d'Aristote, nouvellement apportée de Constantinople. (Launoy, _De var.
+Arist. fortun._, c. I, p. 174.) Je crois ce fait acquis à l'histoire.]
+
+Il s'agit donc d'une existence modale, et non vraiment substantielle, à
+moins que par substantielle l'on n'entende essentielle à la substance.
+Or maintenant, chose assez remarquable, ce n'est pas sur ce point-là
+que sont nés les doutes et les controverses du moyen âge. On y a sans
+explication et sans contestation appliqué le principe ontologique aux
+prédicaments, et l'on a traité des attributs généraux comme s'ils
+étaient des êtres; êtres de raison ou êtres substantiels, à ce degré
+de généralité, on s'est peu occupé de la distinction. Je sais bien
+qu'Abélard dit quelque part que c'est une maxime philosophique que parmi
+les choses, les unes sont constituées de matière et de forme, les autres
+à la ressemblance de la matière et de la forme[414]. Cette parole, jetée
+en passant, est juste et profonde; elle doit être toujours présente à
+celui qui lit soit un ouvrage d'Abélard, soit un livre quelconque de
+scolastique. Mais on s'est peu soucié de l'éclaircir ou de la discuter,
+et voici la difficulté qui s'est produite, et qui a embarrassé la
+science quatre cents ans durant.
+
+[Note 414: _Theol. Chrits._, l. IV, p. 1317.]
+
+Au degré de généralité, que l'esprit atteint en s'élevant aux
+catégories, tout semble se confondre et les distinctions s'évanouir.
+Ainsi les catégories sont des attributs, leur nom même l'indique; et
+celui de prédicaments annonce aussi qu'elles ont quelque chose de la
+nature du prédicat ou attribut. Cependant la première de toutes est la
+substance, si ce n'est entendue au sens précis que la science
+moderne assigne à ce mot, au moins conçue comme ce qui ne peut être
+attribut[414a]; elle est bien catégorie ou prédicament, c'est-à-dire au
+fond attribut, mais attribut le plus général ou fondamental, et en outre
+le premier des attributs les plus généraux ou fondamentaux. Comme
+étant le premier, elle est l'acception première de l'être. L'acception
+première de l'être ou l'être premier, c'est ce que l'être est avant
+tout. Or ce qu'il est avant tout, c'est l'être qu'il est, c'est sa forme
+déterminée, distinctive, ou son essence; car l'indéterminé pur, s'il
+est, n'est que l'être en puissance; l'être en acte, c'est l'être
+déterminé. Ainsi le premier attribut de l'être, c'est d'être déterminé,
+c'est d'être avec une forme, c'est d'être une certaine essence, c'est
+d'être une substance qui n'est pas _un autre (aliud)_, et comme sans
+tout cela l'on n'est pas, c'est d'être.
+
+[Note 414a: _Met.,_ VII, III; et t. II, p. 6 de la traduction.]
+
+Ainsi nous voyons comment en scolastique, essence, substance, être,
+sont des mots qui peuvent successivement se réduire les uns aux
+autres, malgré la nuance qui les distingue, et comment on peut dire
+indifféremment qu'ils désignent ou le premier attribut ou ce qui est
+antérieur à tout attribut. La meilleure manière d'exprimer ce qu'on
+entend par la première catégorie, c'est de dire ce que dit souvent
+Aristote, la première catégorie, c'est [Grec: Ti esti kai tode ti], et
+plus simplement [Grec: Ti] (_quoddam_).
+
+Mais nous venons de voir que l'on pouvait considérer comme attribut ce
+qui consiste précisément à être sujet de tous les attributs. C'est ce
+qu'exprime positivement cette phrase de forme plus moderne: «Tout être
+_a_ une substance.» Cette expression vient d'une propriété de l'esprit
+humain, qui, ne percevant rien directement que par les qualités,
+qualifie toujours quand il conçoit, et ne peut concevoir la substance
+sans l'ériger, en quelque sorte, en prédicat d'elle-même. Or de même
+qu'on vient de prendre comme attribut, ce qui n'est réellement pas
+attribut, (car l'attribut suppose un sujet, et l'attribut dont nous
+venons de parler, consiste précisément à être sujet), ne peut-il pas se
+faire que par une extension inverse, l'esprit prenne substantiellement
+les autres, catégories qui ont beaucoup plus sensiblement le caractère
+d'attribut?
+
+Elles ont ce caractère; car Aristote, après avoir dit: «Être signifie ou
+bien l'essence, la forme déterminée, ou bien la qualité, la quantité
+et le reste,» remarque très à propos, qu'entre le premier sens qui
+est l'être premier ou la première catégorie et les autres choses qui
+s'expriment aussi par être, il y a cette différence qui, si l'on appelle
+celles-ci êtres, c'est parce qu'elles sont ou qualité de l'être premier
+ou quantité de cet être, parce qu'elles sont des modes enfin. «Aucun de
+ces modes,» ajoute-t-il, «n'a par lui-même une existence propre, aucun
+ne peut être séparé de la substance.... Ces choses ne semblent si fort
+marquées du caractère de l'être que par ce qu'il y a sous chacune
+d'elles un être, un sujet déterminé, et ce sujet, c'est la substance,
+c'est l'être particulier qui apparaît sous les divers attributs.... Il
+est évident que l'existence de chacun de ces modes dépend de l'existence
+même de la substance. D'après cela, la substance sera l'être premier,
+non point tel ou tel mode de l'être, mais l'être pris dans son sens
+absolu[415].»
+
+[Note 415: _Met._, l. VII, I, et t. II, p. 2 de la trad.]
+
+Mais ces modes ou attributs existent; ils sont donc des existences
+modales; Aristote les a nommés des substances secondes. De même que
+la substance était tout à l'heure l'attribut primitif, nous voyons
+l'attribut devenir la substance secondaire. C'est de l'être encore, mais
+de l'être subordonné, accessoire, et qui, dès qu'il est conçu hors de la
+substance, perd la condition de sa réalité.
+
+Avec cette explication, l'équivoque qui peut subsister dans les
+expressions, ne doit plus subsister dans les idées; mais rien n'a pu
+empêcher qu'elle n'ait jeté beaucoup d'obscurité dans la dialectique, et
+produit d'épineuses disputes.
+
+En effet rien n'est plus général que l'essence; et l'on donne aux
+catégories le nom spécial de _choses les plus générales_, [Grec:
+genichotata], _generalissima_, genres supérieurs ou suprêmes. Ces
+généralissimes sont les plus universels des universaux, et parmi eux,
+le plus universel est la substance. La substance est un universel, un
+genre, Aristote lui-même le dit[416]. Or nous avons vu qu'il refuse la
+substance, et par là le premier degré de l'existence à tout universel.
+On verra plus bas qu'il en refuse autant au genre[417]. Ainsi la
+substance serait une de ces choses auxquelles manque la substance?... Il
+faut bien ici quelque erreur de langage. Il est évident que la substance
+est universelle, en ce sens qu'elle est le nom général de la condition
+première et absolue de l'être. Mais en tant que réelle, elle est
+essentiellement déterminée, puisqu'elle est l'être en tant que
+déterminé, ou la détermination de l'être. Tout s'explique donc; des
+diverses notions universelles, une seule, et la plus universelle de
+toutes, donne la substance, et c'est la notion de la substance même.
+
+[Note 416: _Met._, VII, III; et t. II, p. 6 de la trad.]
+
+[Note 417: La substance qu'il refuse au genre, c'est la substance
+première ou proprement dite; car il appelle les genres et les espèces
+substances secondes, parce qu'ils expriment des attributs substantiels
+(et non accidentels) de l'individu. (_Categ._, V; voy. la traduct. de M.
+Barthélemy Saint-Hilaire, t. I, p. 61, et son ouvrage sur la Logique, t.
+I, p. 148.)]
+
+La substance existe-t-elle donc d'une existence universelle? oui, en ce
+sens que tout être est substance; non, en ce sens qu'aucun être n'est
+la substance universelle: car ce serait dire que tout déterminé
+est l'indéterminé. Tel est, nous le croyons du moins, le vrai sens
+d'Aristote.
+
+Et quant aux autres prédicaments, ni comme universels, ni comme
+attributs, ils n'ont en eux-mêmes la substance, puisqu'ils ne passent
+de la puissance à l'acte qu'en se déterminant, et ne se déterminent quo
+dans la substance. Ils sont universels en ce qu'ils conviennent à toute
+substance; ils n'existent pas d'une existence universelle, en ce qu'ils
+dépendent de la substance pour exister, au moins d'une existence
+déterminée. Aristote appelle les modes les substances secondes; il eût
+mieux fait peut-être de les nommer les seconds de la substance.
+
+Si maintenant on veut sortir de cette généralité et descendre
+des _generalissima_ aux simples _generalia_, des catégories aux
+_catégories_, permettez-nous ce nom, des prédicaments aux entités
+prédicamentales, cela s'appelle descendre _les degrés métaphysiques._
+Les modernes ont appelé cela l'échelle de l'abstraction, la génération
+ou la généalogie des idées abstraites.
+
+Soit la catégorie de la substance: si vous la prenez pour matière et que
+vous y ajoutiez la forme de _corporéité_ (Condillac aurait dit: si à
+l'idée de substance vous ajoutez l'idée d'étendue limitée), vous avez
+une nouvelle essence, celle de _corps_. Si au corps vous ajoutez
+la forme de l'_animation_, vous avez l'_animal_. A cette essence,
+l'addition d'une forme que les scolastiques appelaient la _rationalité_,
+et qui est tout simplement la raison, vous donnera l'_homme_. Enfin si
+l'homme est affecté d'une forme individuelle qui ne peut se désigner
+que par un nom propre, pour Socrate, la _socratité_, pour Platon, la
+_platonité_, vous aurez _Socrate_ ou _Platon_[418].
+
+[Note 418: Porphyr., _Isag._, I, c. II, §23, p. 8 de la trad. de
+M. Barth. Saint-Hilaire.--Boeth., _in Porph. translat._, l. II et III.
+Cette échelle de l'abstraction est ce qu'on a appelé dans l'école
+l'arbre de Porphyre, dont on peut voir la représentation graphique dans
+Boèce (p. 25 et 70 de l'édit. de Basle; 1 vol. in-fol., 1546).]
+
+Les trois derniers degrés de cette échelle portent les noms de genre,
+d'espèce, d'individu. L'animal est un genre, l'homme une espèce, Socrate
+ou Platon un individu.
+
+On a déjà vu quelle importante distinction devait être introduite entre
+les divers modes ou attributs, les uns étant nécessaires, les autres
+accidentels. Le langage commun tient peu de compte de ces distinctions;
+il confond assez fréquemment tous ces mots d'attributs, de modes, de
+qualités, etc.; la dialectique était fort précise sur ce point.
+
+D'abord, nous avons vu mettre au sommet de l'échelle les attributs ou
+genres _les plus généraux_, sous le nom de prédicaments.
+
+Parmi eux, il en est un spécial qui se nomme la _qualité_: une chose est
+bonne ou mauvaise, voilà la qualité; une chose est assise ou debout, ce
+n'est pas la qualité, c'est la situation.
+
+Comment une essence se réalise-t-elle? par l'adjonction d'une
+détermination actuelle à la matière en puissance, et cette détermination
+actuelle qui ressemble à la qualité, en ce qu'elle qualifie l'être, a
+cependant un caractère exclusif de cause créatrice ou formatrice qui
+la distingue de tout autre attribut, et c'est pourquoi on l'appelle
+_forme_. Comme cette forme, en s'adjoignant ce qui lui sert de matière,
+convertit la substance et cause la formation d'une essence nouvelle, on
+l'appelle _forme substantielle, forme essentielle_ et quelquefois aussi
+_essence formelle_[419].
+
+[Note 419: Ces expressions sont telles que les Latins ont préférées
+pour rendre ce qui est autrement dit dans Aristote, et elles sont
+devenues sacramentelles en scolastique. Aristote appelle presque
+toujours [Grec: to ti aen sinai] ce que le moyen âge nommait _forme
+essentielle_ ou _substantielle_, et les traducteurs de sa Métaphysique
+n'ont pas fait difficulté d'employer cette dernière expression. (L. I,
+c. II et l. VII, c. IV et suiv., t. I, p. 12 et t. II, p. 8.) Cependant
+ne dénature-t-elle pas la doctrine d'Aristote? ne lui donne-t-elle pas
+une apparence exagérée de réalisme: presque de platonisme? Buhle a osé
+dire contrairement à l'opinion établie: «Aristote n'admettait pas les
+formes substantielles, qui n'eussent été autre chose que les idées de
+Platon.» (_Hist. de la phil._, Introd., sect. 3, trad. de Jourdan, t. 1,
+p. 687.) C'ets aller trop loin. Aristote emploie souvent dans le sens
+d'essence les mots [Grec: morphae, eidos, logos] même (ce dernier mot
+pour définition comme souvent _ratio_ chez les scolasliques). [Grec: Ho
+logos taes ousias](_Met_., v, 8). [Grec: Eidos de lego to ti aen einai
+ekatton kai taen protaen ousian] (_Met._, VII, 7). Hae ousia gar esti to
+eidos, to enon] (_ib._ 12) [Grec: Hae morphae kai to eidos touto d'estin
+o logos o taes ekastou ousias] (_De gen. et corr._, II, 8) [Grec: Ti de
+os to eidos; to ti aen einai]. (_Met._, VII, 4.) On pourrait multiplier
+les citations.]
+
+Nous comprenons tous ces mots. Mais à mesure que nous descendons les
+degrés métaphysiques, nous voyons l'être se transformer par l'addition
+de nouveaux modes. A chaque degré supérieur est une essence plus ou
+moins commune qui se particularise au degré inférieur. Au premier degré
+est quelque chose d'universel qu'une addition divise et rend différent
+de soi-même. Aussi cette essence susceptible d'être ainsi différenciée,
+est-elle dite quelquefois _non différente, indifférente_. Ce qui vient
+la modifier, ce qui, par exemple, vient, dans un genre en général
+introduire un genre plus particulier, différent du premier et qu'on
+appelle _espèce_, se nomme _la différence spécifique_ (qui engendre
+l'espèce), ou simplement _la différence_.
+
+La différence est une propriété qui engendre l'espèce; elle n'est pas
+la simple propriété, qui n'est que l'accident particulier à une espèce.
+Ainsi la raison et le rire sont particuliers à l'espèce humaine. Mais
+la raison est la différence de l'homme à l'animal: elle constitue
+et définit l'espèce. _L'homme est un animal qui rit_ ne serait que
+l'énonciation d'un attribut _propre_ à l'espèce humaine et qui ne la
+constitue pas. Un attribut de cette nature est un _propre_ ou une
+propriété.
+
+ Pour ce que rire est le propre de l'homme,
+
+dit Rabelais, qui savait la logique.
+
+Enfin, les simples modes qui n'ont rien de caractéristique, rien
+d'essentiel, qui peuvent être ou ne pas être, sans que l'essence à
+laquelle ils appartiennent ou manquent, change de substance, d'espèce ou
+de degré sont les _accidents_. Socrate est _camus_, Achille est _blond_;
+voilà l'accident.
+
+Ainsi, dans ce que le langage commun appellerait assez indifféremment
+modes, accidents, qualités, attributs, la scolastique introduit des
+distinctions fondamentales, et attache un sens technique à cinq mots,
+_le genre, l'espèce, la différence, le propre_ et _l'accident_. On ne
+peut, sans les prononcer à chaque instant, traiter des catégories ni de
+la logique, et cependant Aristote avait écrit la sienne sans les définir
+préalablement[420]. C'est pour y suppléer que Porphyre a composé son
+_Introduction aux Catégories ou le Traité des cinq voix_[421], et cet
+ouvrage a joué un rôle capital dans la scolastique. Ceci nous amène
+enfin à la grande difficulté ontologique tant annoncée.
+
+[Note 420: Car il les définit selon l'occasion, et notamment au
+chapitre V du livre des Topiques on trouve presque le fond de l'ouvrage
+de Porphyre.]
+
+[Note 421: «Porphyrii Isagoga ([Grec: Eisagogae]) seu de quinque
+vocibus. Tractatus II.» Les cinq voix sont en grec _genos, diaphora,
+eidos, idiov, sumbibaechos_. (In Arist. _Op._, édit, de Duval, 1654, t.
+I, p. 1.)]
+
+Nous avons vu comment les degrés métaphysiques étaient placés au-dessous
+des catégories. L'existence, Aristote aidant, a été distribuée et
+mesurée à celles-ci d'une manière que nous voudrions avoir rendue
+suffisamment claire. Cependant on aura remarqué deux points:--la
+substance est le nom de l'être premier; les neuf autres prédicaments
+sont de l'être en second.--Les dix pris ensemble sont, à des titres
+inégaux, des choses, et en un sens, des universaux.
+
+Maintenant nous avons vu que la substance est éminemment l'être en
+soi et qu'elle communique l'être aux catégories collatérales. Si vous
+descendez de ce premier degré au dernier, de ces _maxima_ de généralité
+aux _minima_, ou de la substance en général à l'individu en particulier,
+vous trouvez apparemment que l'individu existe et qu'il est être,
+essence, substance. L'être n'a donc pas dépéri en descendant du sommet
+au bas de l'échelle, il a persisté en passant par tous les degrés.
+Ainsi, existence à tous les degrés; essence, corps, animal, homme,
+Socrate, tout cela existe. Mais quoi! à chaque degré une forme nouvelle
+est venue constituer une nouvelle essence; ainsi donc autant d'essences
+que de degrés, sans compter qu'au-dessous de chaque genre il y a plus
+d'une espèce, au-dessous de chaque espèce, plusieurs individus. Puisqu'à
+chaque degré une forme distinctive est venue constituer une essence, les
+essences, hiérarchiquement subordonnées, sont distinctes, différentes
+les unes des autres. Ce sont des êtres essentiellement et numériquement
+différents. Ainsi il y a des corps, et ce n'est pas là un genre; il y
+a des genres (_­animal_, etc.), ce ne sont pas des espèces; il y a
+des espèces (_homme_, etc.), ce ne sont pas des individus. Que leur
+manque-t-il à chacun, corps, animal, homme, pour l'existence, pour être
+chacun à leur degré une essence déterminée? n'ont-ils pas la matière
+et la forme, la matière donnée par le degré supérieur, la forme dans
+l'attribut générateur qui les constitue? Et comme originairement la
+substance a été le point de départ, et qu'elle n'a disparu à aucun des
+degrés, jusques et y compris celui de l'individu, ils ont tous et
+chacun la réalité entière, la condition de l'être, l'être premier, une
+existence substantielle et déterminée. La conséquence apparente de tout
+cela, c'est que les degrés métaphysiques sont des degrés ontologiques,
+et que notamment les genres et les espèces sont des réalités.
+
+Cette conséquence semble inévitable, et cependant qu'on y réfléchisse.
+
+D'abord que devient le principe d'Aristote qu'aucun universel n'est
+substance[422]? Les genres et les espèces sont des universaux, et voilà
+qu'on leur décerne l'existence substantielle! Il ne s'agit plus cette
+fois d'un universel à part et suprême comme l'est la substance; il
+s'agit de toutes les sortes d'universels. A-t-on quelque artifice pour
+concilier le principe d'Aristote avec l'autre principe qui veut que
+l'existence soit partout où il y a matière et forme?
+
+[Note 422: [Grec: Ouden ton katholon uparchonton ousia esti.]
+(_Met._, VII, XIII. T. II et p. 9 dans la trad.)]
+
+Puis, y a-t-on bien pensé? qu'est-ce, par exemple, qu'un genre ayant une
+existence réelle et distincte comme genre, qu'un animal qui n'est aucune
+espèce, ni homme, ni quadrupède, ni oiseau? Qu'est-ce qu'une espèce
+existant substantiellement, avant qu'il y ait des individus? Qu'est-ce
+que l'homme qui n'est encore ni Socrate, ni Platon, ni aucun autre, et
+qui existe cependant substantiellement comme eux? La raison n'admet
+point cela; le sens commun se révolte. Si les genres et les espèces ou,
+pour mieux dire, les universaux existent autant que les individus, il
+faut que ce ne soit pas comme les individus; il faut que ce soit d'un
+mode d'existence particulier que nous n'avons encore ni défini, ni
+deviné; mais alors quel mode d'existence? La solution de la question
+n'est pas à notre charge. A l'exprimer seulement, on en aperçoit dans le
+système admis toute la difficulté, et l'on voit en même temps que cette
+difficulté et peut-être la question même proviennent des prémisses
+posées dans les généralités de la dialectique, et résultent des notions
+ou des locutions qu'elle adopte pour déterminer les conditions
+absolues de l'être et la classification méthodique de ses degrés de
+transformation. C'est ici qu'il y a vraiment un départ à faire entre la
+science des choses et celle des mots.
+
+Voilà dans sa première généralité la question qui a valu à l'esprit
+humain des siècles d'efforts et d'angoisses.
+
+La question en elle-même était soluble. Mais comment n'aurait-elle pas
+été obscure et douteuse, du moment qu'elle était posée dans la langue de
+la dialectique, et compliquée tout à la fois par les principes et les
+expressions qui devaient dans l'esprit du temps servir à la résoudre?
+
+En effet, Aristote a établi plusieurs principes, sinon contradictoires,
+au moins difficilement conciliables. C'est assurément un principe
+fondamental chez lui qu'il n'y a de réel que la substance déterminée;
+que toute la réalité est dans le particulier, l'individuel; que c'est là
+la substance première. Et cependant il admet l'être dans les attributs;
+il distribue l'être aux catégories qui sont les attributs les plus
+généraux; il assigne à la forme qui est sans matière et qui n'est qu'une
+puissance à la fois déterminante et générale, la vertu de produire
+l'être réel en s'appliquant à la matière elle-même indéterminée et
+universelle; enfin il dit que les genres sont des notions ou des
+attributs essentiels, et classant les genres ainsi que les espèces parmi
+les substances, il ajoute que les espèces sont plus substances que les
+genres, quoiqu'il ait donné pour une des propriétés fondamentales de la
+substance celle de n'être susceptible ni de plus ni de moins[423].
+
+[Note 423: _Met:_ * V, VII, VIII et XXVIII; VII, IV, V et VI.
+_Categ._, V. _Topic._, I, V.]
+
+Ces divers principes, dont nous croyons avoir fait comprendre la
+génération, et qui, bien qu'assez difficiles à raccorder dans Aristote,
+s'expliquent par l'inévitable diversité des points de vue que traverse
+nécessairement toute haute métaphysique, parvenaient aux penseurs de
+nos premiers siècles, non pas tout à fait conçus dans leur rédaction
+primitive à la fois précise et large, ni rapportés les uns aux autres,
+comme dans le maître, par l'unité d'un esprit puissant et systématique,
+mais épars, morcelés, décousus, et hormis peut-être dans une seule
+version littérale des deux premiers livres de la Logique, cités,
+rappelés, appliqués incidemment et quelquefois au hasard, suivant les
+besoins de leur thèse, par les interprétateurs du péripatétisme. Sur
+la foi de ces autorités secondaires, ces principes, acceptés par de
+fervents adeptes, presque sans choix, avec une confiance, une déférence
+égale, portaient nécessairement de l'embarras et de la confusion dans
+les esprits et dans la science; et l'effort comme le désespoir de la
+scolastique fut constamment d'éclaircir, de coordonner, de concilier
+tous ces principes, et d'amener la dialectique à l'état de concordance
+méthodique et démonstrative, qu'il semblait qu'elle ne pouvait manquer
+d'avoir, soit dans la nature des choses, soit dans l'esprit infaillible
+de son créateur.
+
+Avant la découverte de l'idéologie, le langage était toujours
+ontologique, même lorsqu'il s'appliquait à la seule logique. De là une
+ambiguïté continuelle qui permet de se servir des mêmes mots à ceux qui
+parlent des choses, et à ceux qui ne traitent que des idées, à ceux qui
+décrivent les conditions de l'être, et à ceux qui n'exposent que les
+lois de l'esprit. La question de la réalité des universaux, ou du moins
+une question analogue, celle de la réalité des objets de nos idées,
+aurait donc pu s'élever en quelque sorte sur tous les points que
+traitait la philosophie du moyen âge. La question a principalement porté
+sur les genres et les espèces; mais elle aurait pu s'appliquer à tout le
+reste, et ainsi devenir facilement la controverse générale, soit entre
+la doctrine du subjectif et celle de l'objectif, soit entre l'empirisme
+et l'idéalisme, soit entre le scepticisme et le dogmatisme. Elle n'a
+jamais atteint alors ce degré d'étendue et de profondeur, ne l'oublions
+point, sous peine de la dénaturer, et d'attribuer aux temps passés ce
+qui appartient à l'esprit moderne, la clairvoyance et la hardiesse dans
+les conséquences; mais comme ces grandes questions étaient là, toujours
+voisines de celle des universaux qui les côtoyait pour ainsi dire, on
+s'est plus tard laissé quelquefois aller en exposant celle-ci, à la
+confondre avec celles-là; et l'on a métamorphosé les dialecticiens du
+moyen âge en contemporains de Hume, de Kant, ou d'Hegel. S'ils y ont
+gagné en étendue d'intelligence, ils y ont perdu en originalité.
+
+Nous nous attacherons scrupuleusement à conserver à ces esprits
+singuliers leurs vrais caractères, comme aux questions qui les ont
+occupés leurs véritables limites.
+
+Nous avons essayé de montrer comment l'aristotélisme devait
+naturellement donner naissance, par la confusion apparente des principes
+ontologiques et des principes logiques, à la question des universaux. En
+fait, il est bon de rappeler de quelle manière elle s'est élevée; de le
+rappeler seulement, car cette histoire a déjà été supérieurement écrite,
+et ici nous ne pourrions que répéter M. Cousin.
+
+Nous croyons avec lui que cette question, les scolastiques auraient bien
+pu ne pas l'apercevoir, si Porphyre, au début de son Introduction aux
+catégories, ne les eût avertis qu'elle existait.
+
+On ne peut, en effet, trop le redire: Aristote a conquis le monde savant
+par ses lieutenants, plus encore que par lui-même. Ses catégories
+étaient le préliminaire de la science. Saint Augustin, ou plutôt
+l'auteur d'un livre qui porte son nom, a expliqué les catégories à
+l'école des Gaules. L'Isagogue de Porphyre était le préliminaire des
+catégories; Boèce a fait connaître Aristote et Porphyre, et commenté
+l'Isagogue, les Catégories, la Logique. Les esprits, touchés surtout
+de ce qui les initiait à la science, se sont arrêtés longtemps, sont
+incessamment revenus au point de départ. Par moment, l'introduction de
+Porphyre a semblé le livre unique. «Il est bon de commencer par là,»
+dit un spirituel contemporain d'Abélard, «mais à condition de n'y point
+consumer son âge, et que le livre ne soit pas l'entrée des ténèbres.
+Cinq mots à apprendre ne valent pas qu'on y use toute une vie, et il
+faut qu'une introduction conduise à quelque chose[424].»
+
+[Note 424: Johan. Saresber. _Metalog._, l. II, c. XVI.]
+
+Or, au début même de cette introduction, que rencontrait-on? un problème
+posé sans solution. En annonçant l'objet de son ouvrage, Porphyre dit
+qu'il s'abstiendra des questions plus profondes ([Grec: ton *athuteron
+zaetaematon], _ab altioribus quaestionibus_). «Ainsi je refuserai de
+dire,--si les genres et les espèces subsistent ou consistent seulement
+en de pures pensées;--ni s'ils sont, au cas où ils subsisteraient,
+corporels ou incorporels;--ni enfin s'ils existent séparés des choses ou
+des objets, ou forment avec eux quelque chose de coexistant[425].»
+
+[Note 425: Porphyr. _Isag. praefat._, c. I.--Boeth., _in Porphyr. a
+se transl._, p. 53.--Cousin, _Fragm. philos._, t. III, p. 84.--Ouvrag.
+inéd. d'Ab., _Gloss. in Porphyr._, p. 668.--L'Introduction de Porphyre a
+été traduite pour la première fois par M. Barthélémy Saint-Hilaire, t.
+I, p. 1 de sa traduction de la Logique.]
+
+Quelle est la recherche que Porphyre écarte? quelle est la question sur
+laquelle il s'abstient de s'expliquer? C'est une question qui avait
+troublé la philosophie antique, une question que Porphyre, platonicien
+et péripatéticien tout ensemble, devait connaître à plus d'un titre et
+considérer sous plus d'une face; car elle avait occupé l'Académie, le
+Lycée, le Portique.
+
+Les genres et les espèces sont des collections d'individus. Mais ces
+collections en tant qu'espèces (_les hommes_), en tant que genres, (_les
+animaux_), sont-elles autre chose que des idées spéciales et générales?
+Qu'elles soient des idées, des manières de concevoir les choses, cela
+n'est pas douteux; mais parce qu'elles sont cela, ne sont-elles que
+cela? sont-elles en tout de pures pensées?
+
+Les idées des genres et des espèces sont des idées universelles (des
+universaux); or, les idées universelles sont diversement considérées.
+
+Selon Platon, les idées universelles, en tant qu'elles se rapportent à
+plusieurs êtres, sont l'unité dans la pluralité, l'un dans l'infini,
+comme dit le Philèbe. Elles sont les essences de tous les êtres, l'être
+par excellence. Les idées, essences, types, formes, principes, sont
+éternelles et immuables[426].
+
+[Note 426: Cette doctrine est partout dans Platon. Il faudrait trop
+citer pour la justifier; voyez surtout la République, III, V, VII et X,
+et le Phédon, le Phèdre, le Cratyle, le Théetète, le Parménide. (Cf.
+l'_Essai sur la Métaphysique d'Aristote_, par M. Ravaisson, IIIe part.,
+l. II, c. II, t. I, p. 291-305 et l'_Hist. de la philosophie_, de
+Ritter, l. VIII, c. III, t. II de la trad., p. 216-246.)]
+
+Selon Aristote, les idées ou notions dont il s'agit, étant universelles
+(et rien d'universel n'étant substance), ne sont pas substance;
+c'est-à-dire qu'elles n'ont pas l'être proprement dit. Il n'y a de
+parfaitement réel que l'individuel[427].
+
+[Note 427: _Cat._, V.--_Analyt. post._, XI et XXIV.--_Met._, III,
+VI.]
+
+Selon Zénon et les stoïciens, le général n'est pas une chose, et les
+idées qui l'expriment, ne désignant aucune chose quelconque, pas même
+le caractère individuel des choses particulières, qui seules ont de
+la vérité, ne sont que de vaines images produites par nos facultés
+représentatives: elles ne sont rien[428].
+
+[Note 428: [Grec: On gar ta eidae oute toia, ae toia, touton ta
+genae toia, oute toia.] (Sext. Emp. _adv. logic._, VII, 246.) [Grec: Ou
+tina ta koiva.] (Simpl. in _Cat._, fol. 26 b.--Cf. Diog. Laert. VII,
+61.--_Hist. de la phil. anc._, par Ritter, l. XI, c. V, t. III de la
+trad. p. 459 et 460.) On s'accorde au reste à rattacher cette partie de
+la logique stoïcienne à l'école de Mégare, qui paraît avoir la première
+posé formellement les principes du nominalisme. (Cf. Bayle, art.
+_Stilpon._--Ritter, l. VII, c. V; t. II. p. 121.--Rixner, _Handbuch der
+Gesch. der Phil._, t. II, p. 182.--Tennemann, _Gesch. der Phil._, t.
+VIII, part. I, p. 162. Voy. ci-après c. VIII.)]
+
+Or, soit qu'elles ne subsistent qu'imparfaitement, comme le veut
+Aristote, soit qu'elles ne subsistent pas du tout, comme le disent les
+stoïciens, soit même qu'elles subsistent comme l'entend Platon, elles
+sont nécessairement incorporelles. Des notions générales en elles-mêmes
+n'ont aucun corps; des idées éternelles sont des formes immatérielles.
+
+Et, dans tous les cas, selon Aristote, puisqu'elles existent comme
+notions dans l'esprit qui les conçoit, à ce titre elles existent
+séparées des choses; mais comme attributs dont les notions ne sont que
+la représentation, elles existent dans les choses, elles coexistent
+avec elles; elles sont dans la _matière formée_, puisque les idées
+universelles ne sont que les notions des modes et attributs des choses.
+Les stoïciens ne leur concèdent même pas cette coexistence avec les
+choses, les représentations étant plutôt relatives à la faculté
+représentative qu'à l'objet représenté. Selon Platon, comme idées, elles
+existent hors des choses; elles existent ou du moins elles ont leur
+principe en Dieu[429]. Comme formes des choses, elles existent dans les
+choses. Elles sont à ce titre les images des idées, mais les essences
+des êtres; et les essences réelles participent à leur principe et
+représentent, chacune, dans le sensible, leur idée qui est comme leur
+exemplaire éternel; ainsi les essences tiennent aux idées par la
+_participation_ ([Grec: methexis]), et cependant les idées sont séparées
+([Grec: choristai]).
+
+[Note 429: Platon dit bien dans la République que Dieu est le
+principe des idées (Rép., X), et il y a quelque chose de cela dans
+le Timée. Cependant ce sont des interprètes de Platon, Alcinoüs et
+Plutarque, qui ont énoncé plus formellement que les idées étaient les
+pensées de Dieu. Il est au moins douteux que telle soit la doctrine
+platonique. Voyez l'argument du Timée par M. Henri Martin (_Étud. sur
+le Tim._, t. 1, p. 6), la préface de la traduction de la Métaphysique
+d'Aristote, t. 1, p. 42 et cette Métaphysique même, l. VII, c. XIII et
+XIV; l. XIII, c. IV, V, X.]
+
+Cette controverse était présente à l'esprit de Porphyre. Il déclare
+qu'il n'y veut pas entrer, c'est une affaire trop difficile ([Grec:
+Bathutataes pragmateias]), une trop grande recherche ([Grec: meizonos
+exetaseos]). Il la connaît bien, mais il veut, dit-il, exposer surtout
+ce que les péripatéticiens ont enseigné touchant le genre et l'espèce.
+
+Deux siècles après Porphyre, Boèce a commenté deux fois son ouvrage, une
+première dans la traduction peu littérale de Victorinus, une seconde
+dans la traduction plus exacte qu'il a lui-même donnée[430].
+
+[Note 430: Boeth., _in Porph. a Victorin. transl._, Dial. 1, p.
+7.--_In Porph. a se transl._, l. I, p. 60.]
+
+M. Cousin s'est montré sévère pour Boèce[431]; nous le serons moins que
+lui. Boèce, dans son premier commentaire, a eu le tort sans doute de
+mettre les cinq voix dont a traité Porphyre sur la même ligne, et
+d'assimiler par conséquent aux genres et aux espèces, la différence,
+le propre et l'accident. Se demander ensuite si toutes ces choses
+existaient, c'était s'enquérir uniquement de la vérité de notre manière
+de considérer les choses, de la vérité de nos pensées; et, en
+effet, Boèce, après avoir assez bien montré comment des sensations
+particulières nous nous élevons aux idées des divers modes des
+choses sensibles, arrive facilement à reconnaître que ces idées sont
+incorporelles, mais qu'elles sont subsistantes, en ce sens qu'elles sont
+vraies, en ce sens que nous ne pouvons rien sentir ni comprendre sans
+elles, et qu'elles correspondent à des choses que nous trouvons unies et
+comme incorporées à tous les objets de nos sensations.
+
+[Note 431: Ouvr. inéd. d'Ab., _Introd._, p. lxvi.]
+
+Or, ce n'est point là précisément la question qui se débattait entre
+Aristote et Platon, celle de la réalité des essences universelles. C'est
+encore moins la question que la scolastique a vue dans le problème
+écarté par Porphyre. C'est seulement la question voisine, et pour ainsi
+contiguë, de savoir d'abord comment de nos sensations nous nous élevons
+aux conceptions des choses, puis si ces conceptions sont fondées sur
+rien de réel. Or, relativement à ces deux points, ce que dit Boèce n'est
+ni complet, ni profond, mais nous paraît juste et sensé.
+
+La seconde fois que Boèce s'est occupé de la question, c'est en
+commentant sa propre traduction de Porphyre. L'ouvrage est important,
+parce que c'est par lui que le moyen âge a d'abord connu Porphyre. C'est
+par l'intermédiaire de Boèce que Porphyre est devenu une autorité.
+
+Cette fois, Boèce, en bon péripatéticien, décide que les genres et les
+espèces ne peuvent être en soi. Rien de ce qui est commun à plusieurs
+ne peut être en soi, puisque la condition de l'être en soi est au moins
+d'être dans un même temps le même numériquement (_eodem tempore idem
+numero_), c'est-à-dire un et identique. En effet, si le genre était en
+soi, ce serait d'une existence multiple, c'est-à-dire qu'il comprendrait
+en soi plusieurs existants semblables; ceux-ci seraient nécessairement
+compris à leur tour dans un genre supérieur, et ainsi à l'infini.
+
+Il suit que les genres et les espèces ne sont pas des êtres en soi, mais
+des vues de l'intelligence, des manières de concevoir les véritables
+êtres en soi ou les substances sensibles; ce sont les conceptions des
+ressemblances entre les individus. Conséquemment, comme conceptions, ces
+universaux sont incorporels, non pas à la manière de Dieu ou de l'âme,
+mais à la manière de la ligne ou du point mathématique; c'est-à-dire
+qu'ils sont des _abstractions_. Boèce se sert du mot[432]. Cependant
+ce ne sont pas pour cela des conceptions vaines ni fausses; car elles
+correspondent aux ressemblances et différences réelles des êtres réels.
+Les genres et les espèces sont donc les représentations de ressemblances
+entre les objets. Ces ressemblances, en tant qu'elles sont dans les
+objets, sont particulières et sensibles; en tant qu'abstraites, elles
+sont universelles et intelligibles. Ainsi une même chose existe
+singulièrement, quand elle est sentie, généralement, quand elle est
+pensée.
+
+[Note 432: _In Porph. a se transl._, l. 1, p. 55.]
+
+Cette solution de Boèce, très-clairement exposée, ne mérite certainement
+aucun dédain; car elle est purement aristotélique. J'ajoute que Boèce
+ne paraît pas s'en être contenté; car il a soin de remarquer que Platon
+croyait que les genres et les espèces existaient encore ailleurs que
+dans notre esprit, indépendamment des corps individuels. S'il s'abstient
+de prononcer entre Aristote et Platon, c'est, dit-il, qu'une telle
+décision serait du ressort d'une plus haute philosophie, _altioris
+philosophiae_; et s'il a exposé la doctrine d'Aristote, ce n'est pas
+qu'il l'approuve de préférence, _non quod eam maxime probaremus_; c'est
+qu'il commente une introduction à la Logique du Stagirite.
+
+Nous ne ferons que deux observations sur cet état de la question telle
+que l'a laissée Boèce.
+
+La première, c'est que de son temps même, les genres et les espèces
+ont été regardés comme des conceptions. _Intelliguntur praeter
+sensibilia.--Genera et species cogitantur.--Quadam speculatione
+concepta.--Hominem specialem ... sola mente intelligentiaque
+concipimus_[433].
+
+[Note 433: Boeth., _ibid._, p. 56.]
+
+Au reste, cette doctrine vient naturellement à la faveur du langage.
+Aristote semble l'autoriser, lorsqu'il ne voit dans les paroles que
+les symboles des affections de l'âme[434]; lorsqu'il nomme la forme ou
+l'espèce du même nom qui désigne la conception rationnelle ou même le
+discours, [Grec: logos]. En d'autres termes, l'habitude de confondre
+dans le style l'essence avec la définition qui n'en est que
+l'expression, peut conduire aisément à n'admettre que des êtres de
+définition ou de raison, et les pensées se mettent au lieu et place des
+existences[435]. Ce n'est pas une nouveauté que le conceptualisme.
+
+[Note 434: _De lnterp._, I, 1.]
+
+[Note 435: [Grec: Ae morphae kai to eidos to kata ton logon].
+_Phys._, II, 1. Cette tendance est si naturelle que les traducteurs de
+la Métaphysique disent que le genre est la _notion_ fondamentale et
+essentielle dont les qualités sont les différences, pour rendre ces
+mots: [Grec: Os en tois logois to proton enupargon, ho legetai en to ti
+esti, touto genos].(V, XXVIII; et dans la trad., t. I, p. 202.) Suivant
+de bons juges, c'est surtout la logique stoïcienne qui aurait embrouillé
+les idées et entraîné la scolastique dans les obscures subtilités de la
+question des universaux. Quoique imparfaitement connue, cette logique,
+en effet, paraît captieuse et elle peut bien avoir troublé l'esprit de
+Boèce; mais elle n'a exercé qu'une influence très-indirecte au moyen
+âge. Brucker attribue cette influence à l'ouvrage sur les catégories
+qu'on prête à Saint-Augustin et qu'il trouve écrit dans l'esprit des
+stoïciens. (_Hist. crit. phil._, t. III, p. 568, 672, 712 et 906.)]
+
+Une seconde observation, à laquelle nous attachons quelque prix, c'est
+qu'un certain conceptualisme n'est pas incompatible avec le platonisme.
+Boèce, en effet, ne dit pas qu'il repousse le platonisme. Ce qui est
+incompatible avec le platonisme, c'est ce principe: rien n'existe à
+titre universel. Mais on pourrait accepter la génération que Boèce donne
+des idées de genres et d'espèces; on pourrait admettre que les genres et
+les espèces sont pour nous de pures conceptions générales fondées sur
+des perceptions particulières, sans qu'on fût pour cela strictement
+obligé de rejeter la croyance aux idées éternelles de Platon. Que ces
+idées existent, que les objets sensibles n'en soient que les images ou
+les reflets, il n'en est pas moins vrai qu'elles se produisent et
+se représentent en nous d'une autre manière, par les notions que
+la puissance de notre esprit construit à la suite des sensations.
+L'intelligence humaine placée entre le monde du sensible et du
+particulier et le monde de l'intelligible et de l'universel, pourrait
+communiquer avec l'un comme avec l'autre, et le conceptualisme, loin
+d'être faux dans cette hypothèse, serait l'intermédiaire nécessaire
+entre l'accidentel et l'universel, entre le passager et l'éternel.
+Allons plus loin, la grande difficulté de la doctrine des idées de
+Platon, c'est le mode d'existence de ces idées, essences éternelles.
+Lorsqu'on presse un platonicien sur cet article, il ne dit rien de
+plausible, si ce n'est parfois que les idées sont les pensées de Dieu;
+et alors leur réalité n'est plus que celle même de l'Être des êtres. En
+ce sens, on pourrait dire que l'idéalisme de Platon est une psychologie
+dont le sujet est Dieu. Telle est la nature et la puissance de Dieu que
+son idéologie est par le fait une ontologie: le platonisme serait alors
+un conceptualisme divin.
+
+Cette double observation explique par avance comment la scolastique a
+dû souvent réduire les genres et les espèces à de simples pensées; et
+comment toutefois elle a pu aussi, par quelques-uns de ses organes,
+revenir aux idées de Platon, sans abandonner la dialectique de Porphyre
+et de Boèce.
+
+Mais la controverse de la scolastique sur les genres et les espèces
+n'a jamais été explicitement la controverse d'Aristote et de Platon,
+quoiqu'elle en fût une sorte de ressouvenir à travers les siècles. Il
+ne serait pas plus juste d'y voir précisément la discussion si célèbre
+parmi les modernes de la réalité de nos connaissances.
+
+Il y a deux idéalismes; l'idéalisme de Platon, sorte d'ontologie
+spirituelle, qui refuse, ou peu s'en faut, la réalité aux objets des
+sens, pour la réserver tout entière aux essences intelligibles; l'autre
+idéalisme est l'idéalisme sceptique, ou la doctrine qui ne croit à rien
+de réel que le fait de la présence en nous de certaines idées, purs
+phénomènes qui manifestent à un sujet problématique de problématiques
+objets[436].
+
+[Note 436: L'idéalisme qu'on pourrait appeler absolu, celui de
+Schelling et d'Hegel, en formerait un troisième. Mais il n'est pas
+nécessaire d'en tenir compte en ce moment.]
+
+Ce n'est pas la controverse sur l'un ou l'autre idéalisme que la
+scolastique a élevée, lorsqu'elle a ouvert le débat entre les réalistes
+et les nominaux. Les uns disaient: les genres et les espèces sont des
+réalités; les autres: les genres et les espèces sont des mots; d'autres
+enfin disaient: ce sont des pensées. Or, si c'était là un problème
+ontologique, ce n'était pas le problème permanent, éternel, fondamental
+de l'ontologie, celui de la réalité des choses. Ce dernier problème ne
+s'élève pas entre le réalisme et le nominalisme proprement dits, mais
+entre l'idéalisme et la doctrine opposée. Sans doute, le nominalisme
+fait grand usage de la considération du subjectif, et l'abus de cette
+considération est la source de l'idéalisme; l'idéalisme est donc, à
+certains égards, une extension excessive du nominalisme, un nominalisme
+universel. Par analogie, le nominalisme peut être appelé un idéalisme
+spécial ou borné aux universaux. Mais, enfin, l'un n'est pas l'autre,
+car tout le monde sait que le nominaliste qui nie la réalité des
+universaux, croit à la réalité des individus, et même ne croit qu'à
+celle-là. «Ce sont les substances universellement admises,» dit
+Aristote[437]. Or, l'idéalisme nie tout. De même, le réalisme, qui
+accorde aux universaux quelque existence, incorporelle ou autre, peut,
+dans certains cas, s'allier à la négation de la substance corporelle, à
+la foi exclusive dans l'intelligible au préjudice du sensible; et, sur
+cette pente, le platonisme seul échappe à l'idéalisme sceptique.
+
+[Note 437: _Métaph._, VIII, 13. t. II, p. 65 de la traduction.]
+
+Ce qui est vrai, c'est que l'esprit qui conduit au nominalisme peut
+mener, mais ne mène pas nécessairement au scepticisme sur l'existence du
+monde extérieur, et que l'esprit qui préfère un certain réalisme, peut
+très-bien s'allier avec une forte disposition à l'étendre hors des
+universaux, et à prodiguer assez facilement aux insensibles l'existence
+substantielle.
+
+Mais les conséquences d'une doctrine ne sont pas cette doctrine
+même, tant qu'elle les ignore. Les réalistes ne se savaient point
+platoniciens; les nominalistes ne se croyaient pas tous sceptiques; les
+conceptualistes enfin n'entendaient nullement se confondre avec les
+nominalistes. Les uns comme les autres n'aspiraient le plus souvent qu'à
+résoudre la question logique de la nature des genres et des espèces, ou
+des universaux. L'analyse des ouvrages d'Abélard nous donnera plus d'une
+occasion d'exposer sur ce point tous les systèmes. C'est de son temps,
+c'est au XIIe siècle, que la question fit, pour ainsi parler, sa
+véritable explosion. Jusqu'alors, elle s'était paisiblement établie dans
+la philosophie, sans la troubler, sans l'agrandir. La vie d'Abélard nous
+a montré comment avec lui elle tendit à devenir presque une des affaires
+du siècle. Quelques mots sur l'histoire de cette question, depuis
+l'origine de la scolastique, nous apprendront dans quelle situation il
+trouva sur ce point les idées et les écoles. A dater d'Abélard, on a pu,
+avec raison, «comparer la philosophie scolastique à une sorte d'alchimie
+qui emploie les universaux comme substance et la dialectique comme
+appareil[438].»
+
+[Note 438: Degerando, _Hist. comp. des syst. de phil._, t. IV, c.
+XXVI, p. 386.]
+
+On ouvre ordinairement la philosophie du moyen âge par Jean Scot
+Érigène. Il ne traita point expressément la question; mais il avait foi
+dans l'existence de ce qui échappe aux sens. Au-dessous de la nature
+incréée, il admet des causes primordiales créées et créatrices qui
+donnent aux choses contingentes leur individualité. Une de ces causes
+primordiales, l'essence, donne l'être par participation: «C'est par
+participation qu'existe tout ce qui est après l'essence.»
+
+Et ailleurs: «L'essence du corps n'est point corporelle comme lui
+[439].» Ces pensées, empreintes de platonisme, auraient, un peu plus
+tard, mené probablement au réalisme. Raban Maur, qui avait écrit avant
+qu'Érigène vînt sur le continent, est plus explicite; il annonce déjà
+que de son temps les uns pensaient que les cinq objets du livre de
+Porphyre étaient des choses, et les autres des mots[440]. Raban paraît
+se prononcer pour la dernière opinion qui, chez lui, semble, il est
+vrai, se réduire à l'interprétation de la pensée de Porphyre. Or,
+on pouvait à la rigueur soutenir que Porphyre, qui écrivait une
+introduction à la logique, n'avait entendu traiter des _cinq voix_ que
+comme voix, sans prétendre pour cela que ces cinq voix ou, parmi elles,
+les mots de genre et d'espèce ne désignassent point des réalités.
+L'opinion de Raban pouvait être historique et critique, mais non
+philosophique. Toutefois, et pour son compte, il incline à regarder les
+universaux comme des abstractions.
+
+[Note 439: Scot Érigène, par M. Saint-René Taillandier; IIIe part.,
+c. ii, p. 211 et _passim_.]
+
+[Note 440: Ouvr. inéd. d'Ab., _Introd._, p. lxxviii.]
+
+La question était donc alors connue; mais on la laissait dans l'ombre;
+on était loin d'en faire, comme plus tard, le problème fondamental de
+la philosophie. Les qualifications de réalistes et de nominaux étaient
+inconnues. On lit dans un lettré du Xe siècle, Gunzon de Novare:
+«Aristote dit que le genre, l'espèce, la définition, le propre,
+l'accident ne subsistent pas; Platon est persuadé du contraire. Qui,
+d'Aristote ou de Platon, pensez-vous qu'il vaut mieux en croire?
+L'autorité de tous deux est grande, et l'on aurait peine à mettre pour
+le rang l'un au-dessus de l'autre[441].»
+
+[Note 441: Gunzon était un pur philologue. Cette citation est
+extraite d'une lettre écrite aux moines de Richenon contre un certain
+Ekkcher qui lui avait reproché une faute de grammaire. La lettre,
+violemment satirique, annonce une certaine érudition. (Dur. et Mart.,
+_Ampliss. Coll._, t, I, p. 305.--_Hist. litt._, t. VI, p. 386.)]
+
+Les controverses de la période suivante furent plus théologiques que
+dialectiques. La transsubstantiation devint le point litigieux entre
+Bérenger et Lanfranc de Pavie. Bérenger contrôlait par la dialectique le
+dogme de l'eucharistie, et, niant la présence réelle, il écartait les
+substances, pour ne voir que des mots au sens relatif et non direct,
+dans les paroles sacramentelles: _hoc est corpus meum_. C'était
+un nominalisme spécial ou restreint à une seule question, et la
+condamnation de Bérenger par le concile de Soissons concourut à donner
+couleur d'hérésie à toute doctrine dans laquelle perçait l'esprit qui
+devait changer le conceptualisme en nominalisme.
+
+Cependant cet esprit anima Jean le Sourd, que suivaient Arnulfe de
+Laon et Roscelin, chanoine de Compiègne. C'est celui-ci qui donna au
+nominalisme et sa forme dernière, et peut-être son nom. Il eut pour
+adversaire Anselme, abbé du Bec, puis archevêque de Cantorbery.
+
+Nous verrons, dans Abélard, combien fut absolu le nominalisme de
+Roscelin. Il disait que les individus seuls avaient l'existence, et que
+par conséquent les genres étaient des mots; et non-seulement les genres
+et les espèces, mais les qualités, puisqu'il n'y a point de qualité
+hors de l'individu; et non-seulement les qualités, mais les parties,
+puisqu'il n'y a point de parties hors des _touts_ individuels, et que
+l'individu, c'est-à-dire le tout individuel, est seul en possession de
+l'existence. Cette idée, toute dialectique, appliquée au dogme de la
+Trinité, mène à considérer les personnes divines comme des espèces, des
+qualités ou des parties, et conséquemment comme des voix, si elles
+ne sont trois choses individuelles. Aussi le nominalisme exposa-t-il
+Roscelin à l'accusation de trithéisme.
+
+Saint Anselme, son puissant adversaire, se jeta par opposition dans
+l'excès du réalisme. Non-seulement il défendit le dogme de la Trinité
+contre l'atteinte des distinctions dialectiques, mais il crut trouver
+l'origine _des blasphèmes de Roscelin_ dans sa doctrine logique, et il
+l'accusa tour à tour de trithéisme et de sabellianisme, montrant
+qu'il fallait ou qu'il admît trois dieux différents, ou qu'il niât la
+distinction des trois personnes. Il soutint que celui qui prend les
+universaux pour des mots, ne peut distinguer la sagesse et l'homme sage,
+la couleur du cheval et le cheval, et devient ainsi incapable d'établir
+une différence entre un Dieu unique et ses propriétés diverses. Enfin,
+il poussa son principe jusqu'à prétendre que plusieurs hommes ne sont
+qu'un homme, et parvenu ainsi au dogme de l'unité d'essence, il n'évita
+pas plus que Scot Érigène le danger de tout confondre et de tout perdre
+dans une essence universelle et suprême[442].
+
+[Note 442: S. Ans. _Op., De fid. Trinit._, c. ii et iii, p. 42 et
+43.]
+
+Cependant il résulta de cette lutte que le réalisme, admis
+principalement en théologie, obtint encore meilleure réputation
+d'orthodoxie, et que le nominalisme, déjà suspect d'incompatibilité avec
+l'eucharistie, fut encore accusé d'être inconciliable avec la Trinité.
+Les choses en étaient là; Roscelin condamné, proscrit, terrassé; et le
+réalisme, favorisé par l'Église et vainqueur, dominait du haut de la
+chaire de Guillaume de Champeaux l'école de Paris, c'est-à-dire la
+première école du monde, lorsqu'Abélard parut.
+
+Il nous reste maintenant à le laisser parler lui-même. Il nous parlera
+par ses ouvrages.
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD[443].--_Dialectica_, PREMIÈRE PARTIE, OU DES
+CATÉGORIES ET DE L'INTERPRÉTATION.
+
+La philosophie peut, en général, être ramenée à cinq sciences unies
+par des liens étroits, la psychologie, la logique, la métaphysique,
+la théodicée et la morale. Les deux premières font connaître l'esprit
+humain. La troisième est la science des êtres; elle se rattache
+immédiatement à la théodicée, et celle-ci, ou la philosophie de la
+religion, est difficilement séparable de la morale, qu'elle n'enseigne
+pas, mais qu'elle motive et qu'elle consacre. Suivant l'esprit des
+temps, suivant les progrès des connaissances humaines, l'étude d'une ou
+plusieurs de ces parties de la science prévaut sur les autres dans la
+philosophie, et il est rare qu'elles soient toutes ensemble également
+cultivées. Cependant il n'est guère de doctrine où l'on ne retrouve,
+mêlés en proportions différentes, ces éléments constituants de la
+philosophie. La scolastique elle-même les offre tous à notre curiosité.
+
+[Note 443: La doctrine philosophique d'Abélard n'ayant été connue,
+jusqu'en 1836, que par de courtes phrases éparses dans quelques auteurs,
+il n'en faut point chercher une exposition satisfaisante dans les
+historiens de la philosophie. Brucker, dont le savant ouvrage contient
+presque tout ce que ses successeurs n'ont fait que remanier, donne tout
+ce qu'on pouvait donner de son temps. (_Hist. crit. phil._, t. III, p.
+731-764.) Buhle a compris toute la scolastique dans son introduction,
+mais le peu qu'il dit d'Abélard est remarquable. (_Trad. franc._, 1810,
+t. I, _Introd._, sect. III, p 686-801.) Tennemann lui consacre un
+article intéressant et assez étendu, mais où il ne parle guère que de
+théologie. (_Gesch. der Phil._, t. I, c. v, sect. II, p. 167-202 et dans
+la trad. franc. de son Manuel, t. I, § 260.) Tiedemann procède à peu
+près de même. (_Gesch. der Phil._, t. IV, c. VIII, p. 277-290.) M.
+Degérando a peu ajouté à ce qu'il avait lu dans Brucker. (_Hist.
+comparée_, t. IV, c. XVI, p. 396-408.) Rixner donne des indications
+utiles; mais lui aussi ne connaissait pas le philosophe (t. II, A., p.
+28-31). Hegel et Schleiermacher disent très-peu de chose. (Heg., t. III,
+p. 170; t. XV des OEuvr. compl.--Schleierm., _Gesch. der neu. Phil._,
+per. I, p. 190.) C'est encore un mémoire de Meiners sur les réalistes
+et les nominalistes (_Comment. Soc. Gott._, vol. XII, p. 29), qu'on
+pourrait le plus utilement consulter de tout ce qui a paru avant la
+publication de M. Cousin. (Ouvr. inéd. d'Ab., 1830.) On doit lire aussi
+l'ouvrage déjà cité de M. Rousselot. Ritter, qui cependant a écrit tout
+récemment, ne parle aussi que de théologie. Il est vrai que son ouvrage
+est intitulé: _Histoire de la philosophie chrétienne_. (Allem., t. III,
+t. X, c. v, Hambourg, 1844.)]
+
+Sans doute, la psychologie, qui depuis Descartes a joué un si grand
+rôle, y est reléguée à une place étroite et obscure. Elle ne s'y trouve
+en quelque sorte qu'à l'état rudimentaire, si l'on continue à séparer la
+psychologie de la logique, qui, sous beaucoup de rapports, est, comme
+elle, une science descriptive de nos facultés; mais la logique, comme on
+l'a vu, occupait alors le premier rang, et la logique n'allait pas sans
+une certaine métaphysique. L'homme ne raisonne que sur des êtres réels
+ou fictifs, perçus par ses sens ou conçus par son esprit. Être est
+le noeud de tous ses jugements, et le verbe virtuel de toutes ses
+propositions. Donc, point de logique qui ne suppose une ontologie. La
+logique est démonstrative, sans pour cela démontrer l'ontologie, comme
+la géométrie est la science exacte de figures possibles, sans qu'elle
+prouve que les figures soient réelles. Mais comme l'esprit humain croit
+naturellement à l'ontologie, au moyen âge il la réunissait sans hésiter
+à la logique, qui en devenait pour lui la forme nécessaire et la base
+scientifique. C'est ce mélange qu'embrassait en fait l'étude de ce qu'on
+appelait alors la dialectique.
+
+La psychologie et la logique conduisent par la métaphysique à la
+théodicée et à la morale; mais comme la théodicée et la morale ne sont
+pas seulement des sciences, et peuvent se confondre avec la religion, la
+scolastique ne les sécularisait pas, et les renvoyait à la théologie;
+seulement elle pénétrait avec elles dans la théologie, à laquelle elle
+prêtait ou imposait ses principes, ses formes, son langage, en recevant
+d'elle des dogmes et des commandements.
+
+Tout ce que nous venons de dire de la doctrine scolastique, nous le
+disons du scolastique Abélard. Distinguons eu lui le philosophe et le
+théologien. Au premier appartiendront les ouvrages de dialectique,
+comprenant tout ce qu'il a su ou pensé en psychologie, en logique,
+en métaphysique; au second se rapporteront tous les ouvrages sur la
+théodicée et la morale: dans ceux-ci, nous le trouverons philosophe
+encore, mais s'étudiant à concilier rationnellement la science et la
+foi.
+
+La théologie d'Abélard sera l'objet du dernier livre de cet ouvrage;
+nous ne nous occupons ici que de sa philosophie. Il y aurait plusieurs
+manières de la faire connaître. La plus agréable serait de l'exposer
+dans ses principes et sous une forme systématique. On en disposerait
+méthodiquement les principales idées; on les dégagerait des détails
+oiseux, des expressions techniques qui les obscurcissent; on les
+traduirait dans le langage de l'abstraction moderne, et l'on rendrait
+ainsi clair et saisissable l'esprit de cette philosophie. Elle irait
+alors se placer comme d'elle-même à son rang dans l'histoire de la
+pensée humaine. C'est le procédé qu'il faudrait suivre si nous écrivions
+cette histoire, ou s'il ne s'agissait que de donner une vue générale du
+système et de l'époque. Mais notre intention est d'offrir davantage,
+ou du moins autre chose. Nous voudrions faire un moment renaître une
+philosophie qui n'est plus, la ranimer pour ainsi dire en chair et en
+âme, et montrer exactement quelle était alors l'allure de l'esprit
+humain, comment il parlait, comment il pensait. Nous voudrions enfin
+tracer le portrait individuel de notre philosophe avec sa physionomie et
+son costume. Cet essai de reproduction, plus encore que d'analyse, nous
+semble une oeuvre plus instructive et plus neuve, quoique assurément
+moins attrayante. Nous ne changerons donc ni l'ordre ni l'expression des
+idées d'Abélard. Ce serait le défigurer que de lui prêter les méthodes
+modernes et la moderne diction. Prenant ses plus importants ouvrages
+l'un après l'autre, nous les ferons connaître tantôt par des extraits,
+tantôt par des résumés; ici par des traductions littérales, plus loin
+par une déduction critique; enfin, par tous les moyens propres à
+remettre en lumière tout ce qui dans ses écrits nous paraît essentiel,
+original ou caractéristique; en telle sorte que l'on puisse bien juger,
+après avoir lu cet ouvrage, le penseur, le professeur et l'écrivain.
+Nous ne prenons personne en traître; ceci est de la scolastique. Nous
+espérons l'avoir rendue intelligible; on pourra la trouver curieuse; on
+ne la trouvera ni d'une étude facile, ni d'une lecture agréable.
+Que notre siècle ait de l'indulgence pour ce que le XIIe admirait.
+Sommes-nous sûrs que nos admirations nous seront un jour toutes
+pardonnées?
+
+Quoique Abélard ait surtout dominé les esprits par l'enseignement, il
+n'avait pas une médiocre idée de ses ouvrages. «Je me souviens,» écrit
+un de ses disciples[444], «de lui avoir entendu dire, ce que je crois
+vrai, qu'il serait facile à quelqu'un de notre temps de composer sur
+l'art philosophique un livre qui ne serait inférieur à aucun écrit des
+anciens, soit pour l'intelligence de la vérité, soit pour l'élégance
+de la diction; mais qu'il serait impossible, ou bien difficile, qu'il
+obtînt le rang et le crédit d'une autorité. Cela n'est,» ajoutait-il,
+«réservé qu'aux anciens.» Ainsi, il connaissait tout le poids de
+l'autorité, et il sentait le joug en s'y soumettant. En effet, une
+déférence sincère ou apparente, mais presque toujours absolue dans
+les termes, pour les maîtres du passé, intimide et obscurcit toute
+la philosophie de l'époque, embarrasse et subtilise le raisonnement,
+encombre le style, diminue la chaleur et la spontanéité de la
+conviction. La vérité de la chose ou la sincérité de la pensée
+personnelle ne viennent jamais qu'après la citation des textes. Cet
+Abélard si fameux pour son indépendance, n'ose être lui-même qu'en de
+rares instants, et ne se permet de penser qu'avec autorisation. Son
+esprit est plus indépendant que ses écrits.
+
+[Note 444: Johan. Saresb., _Metalog._, l. III, c. IV.]
+
+De ses ouvrages philosophiques les seuls publiés sont:
+
+_Dialectica_;
+
+_De Generibus et Speciebus_[445];
+
+_De Intellectibbus[446]_;
+
+_Glossae in Porphyrium_,--_in Categorias_,--_in librum de
+Interpretatione_,--_in Topica Boethii_[447].
+
+[Note 445: Ouvrages inédits, p. 173, p. 605.]
+
+[Note 446: Cousin, _Fragm. philos._, t, III, p. 401.]
+
+[Note 447: Ouvr. inéd., p. 651-677-695-803.--Comme nous n'écrivons
+point un ouvrage d'érudition, nous nous contenterons, à une seule
+exception près, de l'examen des écrits imprimés. Il y aurait encore plus
+d'un manuscrit à découvrir; aux ouvrages cités dans ce chapitre nous
+n'avons joint qu'un manuscrit. Voyez ci-après chap. X.]
+
+Nous prendrons la Dialectique pour point de départ, en y rattachant les
+Gloses sur Porphyre, Aristote et Boèce. Ainsi nous nous formerons de
+la logique d'Abélard et des scolastiques une idée générale qui nous
+conduira à l'esquisse psychologique contenue dans le _de Intelletibus_,
+et à la question des universaux traitée dans le fragment _sur les Genres
+et les Espèces_, véritable spécimen de la métaphysique du temps.
+
+Deux des livres de la Dialectique contiennent des préambules où
+l'auteur, se mettant en scène, donne ce spectacle que, de longtemps, ne
+cesseront pas d'offrir les philosophes, celui d'une conviction savante
+et fière aux prises avec la malveillance qui l'attaque, ou l'ignorance
+qui la méconnaît. Traduisons ces deux morceaux qui seront comme le
+prologue de l'ouvrage.
+
+«Mes rivaux ont imaginé la calomnie d'une accusation nouvelle contre
+moi, parce que j'écris beaucoup sur l'art dialectique; ils prétendent
+qu'il n'est pas permis à un chrétien de traiter des choses qui
+n'appartiennent point à la foi. Or, disent-ils, non-seulement la
+dialectique est une science qui ne nous instruit point pour la foi,
+mais elle détruit la foi même, par les complications de ses arguments.
+Vraiment il est admirable qu'il ne me soit pas loisible de traiter ce
+qu'il leur est permis de lire, ou que ce soit mal d'écrire ce dont la
+lecture est permise. Cette intuition même de la foi dont ils parlent ne
+serait pas obtenue, si l'usage de la lecture était interdit. Retranchez
+la lecture, la connaissance de la science s'anéantise. Si l'on accorde
+que l'art[448] combat la foi, on avoue évidemment que la foi n'est
+pas une science. Or une science est la compréhension de la vérité des
+choses, et c'est une science que la sagesse dans laquelle consiste la
+foi. Elle est le discernement de l'honnête ou de l'utile. La vérité
+n'est pas contraire à la vérité; car si l'on peut bien trouver un faux
+opposé au faux, un mal opposé au mal, le vrai ne peut combattre le vrai
+ou le bien le bien; toutes les bonnes choses se conviennent et sont
+ensemble en harmonie. Or toute science est bonne, même celle du mal, car
+le juste ne peut s'en passer. Pour que le juste se garde du mal, il faut
+en effet qu'il connaisse préalablement le mal; sans cette connaissance,
+il ne l'éviterait pas. De ce qui est mauvais comme action, la
+connaissance peut donc être bonne, et s'il est mal de pécher, il est bon
+cependant de connaître le péché, qu'autrement nous ne pouvons éviter.
+Cette science elle-même, dont l'exercice est odieux (_nefarium_), et qui
+se nomme la mathématique, ne doit pas être réputée mauvaise[449]; car
+il n'y a pas de crime à savoir au prix de quels hommages et de quelles
+immolations les démons accomplissent nos voeux; le crime est d'y
+recourir. Si en effet savoir cela est mal, comment Dieu lui-même peut-il
+être absous de toute malice? Lui qui contient toutes les sciences qu'il
+a créées, et qui seul pénètre les voeux de tous et toutes les pensées,
+il sait nécessairement et ce que désire le diable, et par quels actes
+on peut se le rendre favorable. Ainsi donc savoir n'est pas mal, mais
+faire; et la malice ne doit pas être rapportée à la science, mais à
+l'acte. Nous concluons que toute science, puisqu'elle, provient de Dieu
+seul et qu'elle est un de ses dons, est bonne. De là suit qu'on doit
+accorder que l'étude de toute science est bonne, étant un moyen
+d'acquérir ce qui est bon. Or, l'étude à laquelle il faut principalement
+s'attacher, est celle de la doctrine qui enseigne le mieux à connaître
+la vérité. Cette science est la dialectique. D'elle vient le
+discernement de toute vérité et de toute fausseté; elle tient le premier
+rang dans la philosophie; elle guide et gouverne toute science. De plus,
+on peut montrer qu'elle est tellement nécessaire à la foi catholique,
+que nul, s'il n'est prémuni par elle, ne saurait résister aux
+sophistiques raisonnements des schismatiques.
+
+[Note 448: L'art par excellence, la dialectique. Voy. ci-dessus, l.
+I, p. 4.]
+
+[Note 449: La mathématique comprenait alors la magie. C'était sous
+quelques rapports une cabalistique. Cependant le même nom désignait
+aussi les sciences du calcul. (Johan. Saresb. _Policrat._, l. II, c.
+XVIII et XIX. Voy. aussi ci-dessus l. I, p. 12.)]
+
+«Si Ambroise, évêque de Milan, homme catholique, avait été prémuni par
+la dialectique, Augustin, encore philosophe païen, encore ennemi du nom
+chrétien, ne l'aurait pas embarrassé au sujet de l'unité de Dieu, que
+ce pieux évêque confessait avec raison dans les trois personnes. Le
+vénérable prélat lui avait par ignorance concédé d'une manière absolue
+cette règle que dans toute énumération, si le singulier était énoncé
+séparément comme attribut de plusieurs noms, le pluriel l'était
+nécessairement et collectivement des mêmes noms, laquelle règle est
+fausse pour les noms qui désignent une substance unique et une même
+essence; la saine croyance étant que le Père est Dieu, que le Fils est
+Dieu, que le Saint-Esprit est Dieu, et que cependant, il ne faut pas
+reconnaître trois Dieux, puisque ce sont trois noms qui désignent une
+même substance divine[450]. Semblablement, quand on dit de Tullius qu'il
+est appelé un homme, et qu'on dit la même chose de Cicéron et de Marcus,
+Marcus, et Tullius, et Cicéron ne sont pas des hommes divers; puisque
+ces mots désignent une même substance, et qu'il n'y a plusieurs êtres
+que pour la voix, non pour le sens. Si d'ailleurs cette comparaison
+n'est pas rationnellement satisfaisante, parce qu'en Dieu il n'y a pas
+qu'une seule personne comme en Marcus, cependant elle peut suffire pour
+renverser la règle précitée.
+
+[Note 450: C'est sous une forme grammaticale, la règle mathématique
+si _a=x_, si _b=x_, si _c=x_, _a+b+c=3x_, dont les ennemis du
+christianisme se sont tant servis contre le dogme de la Trinité. Je n'ai
+pas su trouver dans saint Augustin l'anecdote qu'Abélard raconte ici.]
+
+«Mais ils sont en petit nombre ceux à qui la grâce divine daigne révéler
+le secret de cette science, ou plutôt le trésor d'une sagesse difficile
+par sa subtilité même. Plus elle est difficile, plus elle est rare;
+sa rareté mesure son prix, et plus elle est précieuse, plus c'est un
+exercice digne d'étude. Mais comme le long travail de cette science veut
+une lecture assidue qui fatigue bien des lecteurs, comme son excessive
+subtilité consume vainement leurs efforts et leurs années, beaucoup,
+se défiant de la science, et non sans raison, n'osent approcher de
+ses portes les plus étroites. La plupart, troublés par sa subtilité,
+reculent dès le seuil. A peine ont-ils goûté d'une saveur inconnue, ils
+la rejettent; et comme en goûtant ils ne peuvent distinguer la qualité
+de cette saveur, ils tournent en accusation ce mérite de subtilité,
+et justifient la faiblesse réelle de leur esprit par une condamnation
+mensongère de la science. Et comme le regret finit par allumer en eux
+l'envie, ils ne rougissent pas de se faire les détracteurs de ceux
+qu'ils voient s'élever à l'habileté dans cet art. Seul, cet art dans
+son excellence possède ce privilège que ce n'est pas l'exercice mais le
+génie qui le donne. Quelque temps que vous ayez péniblement usé dans
+cette étude, vous consumez vainement votre peine, si le don de la grâce
+céleste n'a pas fait naître dans votre esprit l'aptitude à ce grand
+mystère du savoir. Le travail prolongé peut livrer les autres sciences à
+toutes sortes d'esprits; mais celle-là, on ne la tient que de la grâce
+divine; si la grâce n'y a pas intérieurement prédisposé votre esprit, en
+vain celui qui l'enseigne battra l'air qui vous entoure. Mais plus celui
+qui vous administre cet art est illustre, plus l'art qu'il administre a
+de prix.
+
+Il suffit de cette réponse aux attaques de mes rivaux: maintenant venons
+à notre dessein[451].
+
+[Note 451: _Dialect._, pars IV, p. 431-437.]
+
+La foi du philosophe et l'orgueil de l'homme respirent dans ce morceau.
+C'est un des passages où l'on voit Abélard, déposant l'humilité timide
+et forcée du moine et du théologien, secouer le joug de son temps et de
+son habit, pour parler au nom de son génie et prendre en lui-même son
+autorité.
+
+La Dialectique est un ouvrage très-considérable. Les diverses parties
+n'en paraissent pas écrites à la même date. A mesure qu'elles furent
+connues, elles donnèrent naissance à diverses attaques contre lesquelles
+l'auteur se défendit en avançant; ou, composées à différentes époques de
+sa vie, elles contiennent incidemment des allusions et des réponses aux
+accusations dont souffraient sa gloire et son repos. Le préambule qu'on
+vient de lire se trouve au commencement de la quatrième partie, et
+témoigne des circonstances qui préoccupaient Abélard au moment où elle
+a été écrite ou publiée. Déjà, au début de la seconde partie[452], il
+avait retracé les succès de ses ennemis, la persécution qui l'opprimait,
+les espérances qui le soutenaient:
+
+«Et les détractions de nos rivaux, les attaques détournées des jaloux ne
+nous ont pas déterminé à nous écarter de notre plan[453], non plus qu'à
+renoncer à l'étude accoutumée de la science. Car bien que l'envie ferme
+à nos écrits la voie de l'enseignement pour le temps de notre vie et
+ne permette pas chez nous les studieux exercices, je n'en perds pas
+l'espérance, les rênes seront un jour rendues à la science, alors que le
+moment suprême aura mis un terme à l'envie comme à notre existence, et
+chacun trouvera dans cet écrit ce qui est nécessaire à l'enseignement.
+En effet quelque le prince des péripatéticiens, Aristote, ait touché les
+formes et les modes des syllogismes catégoriques, mais brièvement et
+obscurément, comme un homme habitué à écrire pour des lecteurs déjà
+avancés; quoique Boèce ait donné en langue latine le développement des
+hypothétiques, prenant un milieu entre les ouvrages grecs de Théophraste
+et ceux d'Eudème, qui l'un et l'autre en écrivant sur ces syllogismes,
+avaient, dit-il, méconnu la juste mesure de l'enseignement, l'un
+troublant son lecteur par la brièveté, l'autre par la diffusion[454]; je
+sais cependant qu'après eux il reste dans ces deux parties de la science
+une place à nos études pour constituer une doctrine complète. Les choses
+donc sommairement traitées ou tout-à-fait omises par eux, nous espérons
+dans ce travail les mettre en lumière, corriger ça et là les erreurs
+de quelques-uns, concilier les dissidences schismatiques de nos
+contemporains et résoudre les difficultés qui divisent les modernes, si
+j'ose me promettre une si grande oeuvre. J'ai la confiance, grâce à
+ces ressources d'esprit qui abondent en moi et avec le secours du
+dispensateur des sciences, d'achever des monuments de la parole
+péripatéticienne qui ne seront ni moins nombreux ni moindres que ceux
+des Latins célèbres par l'étude et la doctrine, au jugement de qui saura
+comparer nos écrits avec les leurs et reconnaître équitablement en quoi
+nous les aurons atteints ou dépassés, comment nous aurons développé
+leurs pensées, là où eux-mêmes ne l'avaient pas fait. Car je ne crois
+pas qu'il y ait moins d'utilité et de travail à bien exposer par la
+parole qu'à bien inventer les pensées.
+
+[Note 452: _Dialect._, pars II, p. 227.]
+
+[Note 453: Peut-être faudrait-il traduire: _à suivre notre dessein_;
+il y a dans le texte: _nostro proposito cedendum_.]
+
+[Note 454: C'est Boèce qui met ainsi Abélard en mesure de juger si
+pertinemment Théophraste et Eudème, disciples d'Aristote, les premiers
+en date de ses commentateurs, et dont nous n'avons pas conservé les
+ouvrages. (Boeth. _Op._, De Syll. Hyp. 1. I, p. 600.--_De la Logique
+d'Arist._, par M. Barthélémy Saint-Hilaire, t. II, p. 130.)]
+
+Or il sont trois dont les sept manuscrits sont tout l'arsenal de la
+science latine en matière de dialectique. D'Aristote, en effet, deux
+ouvrages seulement ont été jusqu'ici mis à l'usage des Latins, savoir,
+les livres des Prédicaments et _Periermenias_ (_sic_); de Porphyre un
+seul, c'est le Traité des cinq voix, celui où, en étudiant le genre,
+l'espèce, la différence, le propre et l'accident, il donne une
+introduction aux Prédicaments mêmes. Quant à Boèce, nous avons introduit
+dans l'usage quatre livres de lui seulement, savoir: les Divisions et
+les Topiques, avec les Syllogismes tant catégoriques qu'hypothétiques;
+c'est la somme de tous ces ouvrages que le texte de notre Dialectique
+renfermera complètement et mettra en lumière, ainsi qu'à la portée des
+lecteurs, si le créateur de notre vie nous accorde un peu de temps, et
+si la jalousie lâche un peu le frein à l'essor de nos écrits[455].
+
+[Note 455: «Si nostrae creator vitae tempora pauca concesserit et
+nostris livor operibus frena quandoque laxaverit.» (P. 229.)]
+
+«En vérité quand je parcoure dans l'imagination de l'âme la grandeur du
+volume, quand je regarde derrière moi ce qui est fait, et pêse ce qui
+reste à faire, je me répons, frère Dagobert, d'avoir cédé à tes prières,
+et d'avoir entrepris une si grande tâche. Mais lorsque déjà fatigué
+d'écrire, la mémoire de ton affection et le désir d'instruire nos neveux
+renaissent en moi, soudain à la contemplation de votre image, toute
+langueur s'éloigne de mon âme, mon courage accablé par le travail se
+ranime par l'amour; la charité replace en quelque sorte sur mes épaules
+le fardeau déjà presque rejeté, et la passion ramène la force là où le
+dégoût avait produit la langueur.»
+
+Ce fragment donne quelques lumières sur deux questions importantes: 1° à
+quelles sources Abélard puisait-il la science? 2° à quelles époques et
+dans quel esprit composa-t-il sa Dialectique?
+
+On voit d'abord qu'il connaissait les deux premières parties de
+l'Organon, les Catégories et l'Herméneia, parce qu'elles sont
+effectivement traduites en entier dans le commentaire de Boèce; mais il
+semble ignorer la traduction qu'on y trouve des Analytiques premières et
+secondes et des autres parties de la Logique[456]. Toutefois il se sert
+des traités originaux du même écrivain sur la division, la définition,
+le syllogisme catégorique et l'hypothétique. Quand il nomme les Topiques
+de Boèce, il peut désigner trois écrits: la version des Topiques
+d'Aristote, les Commentaires sur ceux de Cicéron, le Traité des
+Différences topiques. Il s'agit, je crois, du dernier ouvrage; c'est
+celui qu'il paraît avoir suivi en composant ce qu'il appelle aussi ses
+Topiques. Mais quelques passages prouvent que ceux de Cicéron ne lui
+étaient pas inconnus.
+
+[Note 456: A plus forte raison, ne connaît-il pas la traduction
+d'une plus grande partie de l'Organon qu'aurait faite, dit-on, Jacques
+de Venise en 1128. (Jourdain, _Recherches_, etc., p. 58.)]
+
+Ce catalogue, qu'il nous donne lui-même, confirme bien ce que des
+investigateurs exacts, et notamment Jourdain, pensaient de l'exiguïté de
+la bibliothèque scientifique de cette époque. Il faut y ajouter le Timée
+de Platon dans la version de Chalcidius et les Catégories dites de saint
+Augustin[457].
+
+[Note 457: _Ab. Op., Introd. ad. theol._, p. 1007.--Ouvr. Inéd.,
+_Dial._, p. 193.--M. Cousin a bien trouvé, dans un manuscrit du XIIe
+ou XIIIe siècle, une traduction inédite du Phédon; mais rien n'annonce
+qu'elle fût connue du temps d'Abélard, et d'autres faits indiquent que
+c'est précisément dans les dernières années de sa vie et après lui qu'un
+plus grand nombre d'écrits d'Aristote et de Platon commencèrent à être
+répandus. (_Fragm. phil._, t. III, Append. VI.--Cf. Johan. Saresb.,
+passim.)]
+
+Voilà les monuments de la philosophie ancienne dans la première moitié
+du XIIe siècle; car on doit croire qu'Abélard connaissait tous les
+ouvrages qui étaient en circulation dans les Gaules, la Grande-Bretagne,
+la partie lettrée de la Germanie, et peut-être même l'Italie. Sans doute
+les choses changèrent bientôt, et Jean de Salisbury, par exemple,
+avait déjà dans les mains un plus grand nombre d'écrits de Platon et
+d'Aristote. De même aussi, longtemps avant Abélard on avait pu connaître
+d'autres livres retombés plus tard dans l'oubli; car enfin les
+manuscrits en existaient quelque part. Ainsi Bède, au VIIIe siècle,
+citait de nombreux passages des principaux écrits d'Aristote. Au XIe,
+Scot Erigène peut, comme on le dit, avoir commenté sa Morale; mais deux
+cents ans après lui, l'original et le commentaire étaient comme ignorés.
+On a parlé des commentaires de Mannon ou Nannon de Frise, sur l'Éthique,
+le _de Coelo_, le _de Mundo_, sur les Lois et la République de Platon;
+mais on prétend seulement qu'ils existaient dans les bibliothèques de la
+Hollande, et non pas qu'ils aient jamais été fort répandus. On voit dans
+Gunzon, qui n'était pas un érudit médiocre pour le Xe siècle, qu'il
+connaissait l'Herméneia, le Timée, les Topiques de Cicéron et Porphyre;
+mais tout cela était également connu d'Abélard. Le témoignage du
+dernier est donc très-précieux à recueillir, et l'on peut hardiment
+en généraliser les conséquences et l'étendre aux écoles
+contemporaines[458].
+
+[Note 458: Cf. Jourdain, _Rech. sur les trad. d'Arist._--Cousin,
+_Introd. aux ouvr. d'Ab._, p. 49.--L'_Hist. litt._, t. IV, p. 225 et
+246, t. V, p. 428 et 657.--Ven. Béd. _Op._, t. II, _Sentent. seu axiom.
+phil._, passim.--Johan. Saresb., _Entheticus, in comm._, p. 82 et
+109.--_Scot Erigène_, par M. Saint-René Taillandier, p. 79.--Brucker,
+_Hist. crit. phil._, t. III, p. 632, 644, et 657.--Martene, _Ampliss.
+Coll._, t. I, p. 299, 304 et 310.]
+
+Quant à l'ouvrage où ce témoignage est consigné, il est difficile de
+déterminer l'époque où Abélard l'écrivait. Les morceaux qu'on vient de
+lire ont été composés dans un moment où son enseignement était interdit.
+Je n'en conclurai pas que toute la Dialectique soit de la même date.
+L'existence même de ces préambules, jetés dans le cours du l'ouvrage,
+indique le contraire, en attestant des préoccupations accidentelles. Un
+prologue général devait se trouver au commencement du premier livre sur
+les catégories, ou plutôt d'un livre préliminaire qui nous manque, et
+qui pouvait être à la Dialectique ce que l'Introduction de Porphyre est
+à la Logique d'Aristote[459]. Mais cette Dialectique, grand ouvrage en
+cinq parties, qui embrassait dans la pensée de l'auteur toute la matière
+de l'Organon, me paraît une compilation ou une refonte des divers
+traités, opuscules, gloses, qu'à différentes époques il devait avoir
+écrits à l'usage de ses élèves, à l'appui de son enseignement. L'exemple
+de Boèce[460] devait encourager ses imitateurs à refaire plusieurs fois
+les mêmes ouvrages, et à ne se pas contenter d'une seule édition de leur
+pensée.
+
+[Note 459: _Dial._, p. 226.]
+
+[Note 460: On sait que Boèce a donné deux commentaires de
+l'Introduction de Porphyre, deux éditions de son commentaire sur
+l'_Herméneia_ (lesquelles éditions sont deux écrits différents); enfin
+trois ouvrages sur les topiques. C'était au reste une tradition parmi
+les disciples d'Aristote que de soutenir ses idées, soit en commentant
+ses ouvrages, soit en retraitant les mêmes matières dans le même ordre,
+avec les mêmes divisions, sous les mêmes titres. L'usage remontait à
+Théophraste. (_De la Log. d'Arist._, t. I, p. 36.)]
+
+Cependant le livre, dans son ordonnance imparfaite, témoigne d'une
+pensée générale et même d'une constante disposition d'esprit. L'auteur
+s'y présente comme étranger désormais aux luttes de l'école; il veut
+suppléer par la composition à l'enseignement oral, qu'on lui défend. On
+a donc pu croire qu'il écrivait au couvent de Saint-Denis, soit après la
+décision du concile de Soissons, soit dans le fort de ses démêlés avec
+son abbé. Le frère Dagobert, à qui il s'adresse, serait alors un de ces
+moines dont il avait commencé, à Maisoncelle, l'éducation philosophique
+et qui tenaient secrètement pour lui.
+
+Peut-être aussi écrivait-il dans une de ces périodes de demi-persécution
+où, suspect et contraint, irrité et intimidé, il se croyait réduit au
+silence; par exemple, vers la fin de ses leçons au Paraclet, ou lorsqu'à
+Saint-Gildas il s'était fait abbé, ne pouvant plus être professeur.
+
+Enfin, nous admettrions, avec M. Cousin, qu'il a pu faire ou plutôt
+refaire sa Dialectique dons sa retraite de Cluni. On sait qu'il y
+écrivait sans cesse, et, dans l'ouvrage, il parle des controverses
+spéculatives comme de choses bien éloignées, et des leçons de Roscelin
+et de Guillaume de Champeaux comme de souvenirs déjà bien vieux. De
+plus, il paraît éviter les hardiesses qui touchent le dogme, il combat
+même une opinion sur le Saint-Esprit qu'il avait soutenue dans sa
+Théologie[461]; enfin il veille à se montrer orthodoxe, bien qu'on ait
+pu juger tout à l'heure du progrès réel que l'esprit d'humilité et de
+pénitence avait fait en lui. Ce moine faible et souffrant, qu'on croyait
+soumis, se plaint de l'envie qui l'a condamné pour toujours au silence,
+et en appelle à l'avenir, qui rendra l'honneur à sa mémoire et à la
+science la liberté.
+
+[Note 461: _Dialec._, p. 475.]
+
+Dans cette hypothèse, le frère Dagobert serait un moine de Cluni, son
+confident, à moins que ce ne fût son propre frère, comme l'indiquerait
+la tendresse avec laquelle il parle de lui et de ses neveux[462]. La
+seule difficulté, c'est que les ouvrages théologiques contiennent des
+allusions et des renvois à la Dialectique, et dans celle-ci les passages
+correspondants se retrouvent[463]. Mais répétons que ce peut être un
+composé de traités d'époques différentes, et, dans les dernières années
+de sa vie, Abélard peut avoir revu et rassemblé en corps d'ouvrage toute
+sa philosophie. Cette rédaction achevée et arrêtée à Cluni serait notre
+Dialectique.
+
+[Note 462: C'est l'opinion de M. Cousin, qui pense qu'Abélard
+rédigea sa Dialectique pour l'instruction de ses neveux, «nepotum
+disciplinae desiderium.» On peut croire aussi que _ces neveux_ sont
+la postérité. Mais cependant ces mots: «Vestri contemplatione mihi
+blandiente, languor discedit, etc.,» semblent indiquer qu'il s'adresse à
+son frère et aux enfants de son frère, en leur disant: _Votre image me
+rend la force._ (Ouvr. inéd., _Introd._, p. XXXI et suiv.--_Dial._, p.
+229.)]
+
+[Note 463: _Intr. ad. theol._, p. 1125.--_Theol. christ._, p. 1341.]
+
+Mais une chose plus positive que nos conjectures, c'est que nous avons
+ici un monument à peu près complet de l'enseignement du vrai fondateur
+de l'école philosophique de Paris.
+
+Il serait infini d'analyser dans son entier un si grand ouvrage. Il
+suffit d'exposer avec exactitude quelques parties fondamentales, dont
+la connaissance sera la clé de tout le reste; des citations textuelles
+donneront une idée de la manière de l'auteur. Nous craignons bien qu'on
+ne trouve encore ces extraits trop nombreux et trop étendus. Qu'on se
+rappelle pourtant que toute cette scolastique n'effrayait pas Héloïse.
+
+La première section de la Dialectique, sous ce titre: _Des parties
+d'oraison_[464], était divisée en trois livres, répondant à
+l'Introduction de Porphyre, aux Catégories et à l'Interprétation
+d'Aristote. Le premier livre manque: c'était, je crois, proprement le
+_Livre des parties_; le second, dont les premières pages sont perdues,
+traite des catégories ou prédicaments.
+
+[Note 464: _Liber Partium_ (on supplée _orationis_). En donnant ce
+nom à un traité sur les préliminaires de la logique, Abélard étendait
+un peu le sens du mot _partes_; il faisait comme ceux qui intituleraient
+grammaire les éléments de la philosophie. Car on appelait ordinairement
+_partes_ ce qu'il fallait apprendre avant d'étudier _artes_; c'était la
+grammaire d'après Priscien, Donat, etc., et mêlée d'un peu de logique
+(aujourd'hui, _analyse logique_). Voyez ces vers d'Alan de l'Ile:
+
+ Si quis sublimes tendit ad artes,
+ Principio partes corde necesse sciat;
+ Artes post partes veteres didicere magistri.
+
+(Budd., _Observ. Select._, XIX, t. VI, p. 149.)]
+
+La substance est la première des catégories, et le fond de toutes les
+autres. Elle tient donc le premier rang dans la logique, que l'on accuse
+d'être une science purement verbale. La substance est aussi l'idée
+nécessaire et fondamentale de toute science ontologique; écartez cette
+idée, le monde objectif devient une fantasmagorie vaine. M. Royer
+Collard a dit quelque part qu'on peut juger une philosophie sur l'idée
+qu'elle donne de la substance; c'est à rectifier cette idée que Leibnitz
+a mis son étude, pensant régénérer avec elle toute la philosophie, et
+l'idéologie a regardé comme sa première réforme la proscription même
+du mot substance. Commençons l'examen de la doctrine d'Abélard par la
+théorie de la substance, non qu'elle soit originale (il y a bien peu
+de parties originales dans la logique de ce temps-là); mais elle est
+importante, et peut nous apprendre à saisir et à parler la langue de la
+Dialectique.
+
+On connaît la définition logique de la substance: «Elle n'est dite
+d'aucun sujet, elle n'est dans aucun sujet.» A cette propriété
+fondamentale il faut joindre celle-ci: «En restant elle-même, elle peut
+recevoir les contraires.» Les substances premières sont les individus,
+les substances secondes sont les genres et les espèces. Ainsi parle
+Aristote[465].
+
+[Note 465: Voyez le chapitre précédent et Arist., _Categ._, II.]
+
+Toutes les substances, dit Abélard après lui[466], ont cela de commun
+de n'être pas dans un sujet, c'est-à-dire un simple attribut d'un sujet
+(_in subjecto non esse_). Car aucune substance, ou première ou seconde,
+n'a d'autre fondement qu'elle-même. Au reste, la différence est dans
+le même cas: comme elle constitue l'espèce, elle n'est pas un simple
+accident, elle n'est point fondée dans le sujet à titre d'accident, _non
+inest in fundamento per accidens_; elle entre dans la substance même de
+l'espèce. Si l'on dit l'_homme est un animal mortel rationnel_[467] (ou
+_raisonnable_), la différence _raisonnable_, qui fait de l'_animal_
+l'espèce _homme_, n'en est pas séparable comme un simple accident, car
+l'espèce disparaîtrait aussitôt. Les substances secondes sont affirmées
+des premières, quand on nomme celles-ci et qu'on les définit. Il en est
+de même de la différence; elle entre dans la définition. L'accident,
+au contraire, ne constituant rien dans la substance, lui appartient
+extérieurement, et ne saurait être énoncé dans la définition des
+substances.
+
+[Note 466: _Dial._, pars I, p. 174 et seq.]
+
+[Note 467: Il faut s'habituer à cette définition [Grec: zoon logikon
+thnaeton], qui est fondamentale, et qui reviendra sans cesse. Cependant
+Aristote avait blâmé Platon d'avoir introduit _le mortel_ dans la
+définition de l'_animal_ (_Topic._, VI, X); aussi l'attribut _mortel_
+est-il souvent négligé ou écarté, notamment dans Porphyr. Isag., I, II;
+et Boeth., _in Porph._, p. 3 et 61. Mais il se retrouve ailleurs. (Voyez
+le même, _in Top. Cic._, p. 804 et _de Consol._, l. I, p. 898.) _Mortel_
+paraît avoir été admis dans la définition pour distinguer l'homme de
+Dieu. Cette définition est expliquée et établie dans Porphyre, Isag.,
+III, p. 16 et 17 de la traduction.]
+
+Autre propriété des substances: en elles rien de contraire; ce qui veut
+dire qu'elles ne sont point contraires les unes aux autres. Premières
+ou secondes, elles admettent les contraires, mais à titre d'accident;
+l'_homme_ peut être _noir_ ou _blanc_; c'est en ce sens qu'elles ont ce
+qu'on appelle la susceptibilité des contraires. Si parfois on dit qu'une
+substance est contraire à une autre, c'est qu'elle a des accidents
+contraires. Mais aucune substance n'est en soi dite contraire à une
+autre substance, si ce n'est par une autre substance. En effet, d'un
+côté on ne peut dire que l'homme soit le contraire d'animal, de pierre,
+d'arbre; mais il a des accidents contraires à ceux de l'animal, de la
+pierre, de l'arbre; de l'autre, il peut être contraire par une autre
+substance, c'est-à-dire que par la substance _animal_ qu'il a, l'_homme_
+est contraire à la _pierre_, qui ne l'a pas. Au reste, ce caractère est
+commun aux catégories de quantité et de relation.
+
+Les substances ne peuvent être comparées; car la comparaison se
+fait adjectivement (_per adjacentiam_), non substantivement (_per
+substantiam_), on n'est pas plus ou moins _homme_, comme on est plus on
+moins _blanc_. Cette propriété se retrouve dans la quantité et ailleurs.
+
+Quel est donc exclusivement le propre de la substance? C'est qu'étant
+seule et même en nombre (_un même_ numériquement, _idem numero_),
+elle peut recevoir les contraires. Cela provient de ce qu'elle est
+susceptible d'accidents; elle en est le fondement ou le soutien. Elle
+ne reçoit pas les contraires en formation (_in formatione_), comme une
+forme qui la constitue, qui la différencie, qui détermine son essence.
+Car la susceptibilité des contraires n'appartiendrait plus à la
+substance seule. La blancheur, par exemple, simple qualité, admet les
+formes contraires de la clarté ou de l'obscurité, et ne cesse pas d'être
+la blancheur. La substance _homme_ qui recevrait la _rationnalité_
+et son contraire cesserait d'être la même substance; mais elle peut
+persister en recevant des accidents contraires. Tous les accidents sont
+_en sujet (in subjecto)_, c'est-à-dire peuvent être attribués à un
+sujet.
+
+Aristote dit que la substance est susceptible des contraires, _en vertu
+d'un changement en elle-même_, c'est-à-dire moyennant un changement
+dans le temps; ainsi le froid devient chaud[468]. L'addition de cette
+détermination paraît superflue. Elle avait apparemment pour but
+d'exclure la pensée et l'oraison, qui semblent admettre les contraires,
+pouvant être vraies ou fausses en des temps divers, sans cependant
+changer en elles-mêmes. _Socrate est assis_; vous le pensez et vous le
+dites: pensée et proposition vraies qui peuvent, en restant les mêmes,
+devenir fausses si Socrate se lève. Mais ce n'est pas là l'effet d'un
+_changement de soi_, c'est-à-dire d'un changement intrinsèque de la
+pensée ou de la proposition. Aristote n'aura inventé sa restriction que
+pour se délivrer des objections d'un adversaire importun. En effet, la
+proposition _Socrate est assis_, vraie pendant que Socrate est assis,
+n'est plus la même quand il est levé. Ce qui est _dit ensemble_,
+c'est-à-dire avec autre chose, ne peut, étant seul, être appelé
+intégralement la même chose; car ce qui est avec ce qui n'est pas ne
+forme pas une essence. La proposition _Socrate est assis_ dite de
+Socrate assis n'est pas le même tout que la même proposition dite de
+Socrate debout: elle a donc changé. Si cependant l'on veut ne voir
+l'essence de la proposition que dans ses termes, ce qui est plus usité,
+la proposition est la même, elle n'a point changé, mais aussi elle n'a
+point admis de contraires. Le fait que Socrate est réellement assis
+ou levé ne touche point à l'essence de la proposition; c'est ce qu'on
+appelle une apposition ou circonstance externe. Dans ce sens-là, bien
+d'autres choses que les substances admettraient les contraires, mais des
+contraires qui ne leur appartiendraient pas proprement. Les substances
+aussi en ont de ce genre qu'elles ne reçoivent pas d'elles-mêmes, mais
+de ce qui est autre qu'elles, et qui proviennent du changement des faits
+extérieurs et des objets étrangers. Par exemple, il y en a qui disent
+que l'oraison n'est que l'air faisant du bruit (Roscelin); alors dans
+l'espèce, suivant que Socrate serait assis ou levé, l'air serait vrai ou
+faux. La substance de l'air aurait-elle donc été modifiée, aurait-elle
+vraiment reçu des contraires? non, sans doute. La proposition n'est pas
+modifiée davantage dans les accidents de son essence, quelle qu'elle
+soit, et l'objection est sans valeur.
+
+[Note 468: _Categ._, V, XXI-XXV.]
+
+On a soutenu cependant que les substances étaient changées en soi par
+les contraires, et par les contraires seulement, parce que, pouvant être
+sujets de tout, recevoir toutes sortes d'accidents, elles sont mobiles
+et instables dans leurs formes. Mais les formes qui ont besoin pour
+subsister d'adhérer aux substances, ne sont jamais mues ou changées
+en elles-mêmes dans ces substances; elles le sont par la mobilité
+des substances mêmes, dont la nature est d'être également sujettes à
+différentes formes, et de ne point périr quand les formes changent.
+Prenez la blancheur, elle peut recevoir la clarté et l'obscurité,
+parce que telle est la nature de la substance, sujet de la qualité de
+blancheur, mais comme blancheur elle ne change pas.
+
+Ainsi les substances peuvent être changées en soi, et non dans leurs
+formes; car lorsque les formes reçoivent des contraires, c'est que la
+substance qui les soutient change et passe par les contraires.
+
+Après la substance vient la quantité[469]. On ne peut penser à une
+substance sans concevoir une quantité, car toute substance est
+nécessairement une ou plusieurs. Comme l'on considère souvent la matière
+sans ses qualités, la quantité a été mise avant la qualité. Cependant il
+y a des qualités tellement substantielles qu'elles sont inséparables des
+substances, ce sont les différences. Mais enfin tel est l'ordre établi
+par l'autorité[470]. La quantité d'ailleurs offre cette analogie avec
+la substance que, comme elle, elle n'admet en soi ni contrariété ni
+comparaison.
+
+[Note 469: _Dial._ pars I, p. 178.]
+
+[Note 470: Cet ordre n'est pas invariable dans Aristote. Voy.
+_Categ._, IV, et _Analyt. post._, I, XXII.]
+
+La quantité est la chose suivant laquelle le sujet est mesuré: on
+pourrait donc lui donner le nom plus connu de mesure. Elle est simple
+comme le point, l'unité, l'instant ou moment indivisible, l'élément, la
+voix indivisible et le lieu simple; ou bien elle est composée, comme la
+ligne, la superficie, le corps, le temps, le lieu composé, l'oraison et
+le nombre.
+
+Les quantités simples ou indivisibles n'étant pas accessibles aux sens,
+ne servent pas à la mesure; c'est l'office des quantités composées qui
+sont ou discrètes, ou continues. Guillaume de Champeaux appelait les
+quantités simples, des natures spéciales, parce qu'elles sont les seules
+qui naturellement manquent de parties, et les composées, des
+composés individuels ou individus composés, lesquels ne sont pas uns
+naturellement; exemple, un troupeau ou un peuple. Il ajoutait que les
+noms de ligne, superficie, etc., sont plutôt pris (_sumpta_, abstraits)
+de certaines collections ou combinaisons qu'ils ne sont vraiment
+substantifs ou noms de substances.
+
+Ici Abélard traite du point, et il donne sur le point et les quantités
+qu'il engendre les notions préliminaires de la géométrie. Il n'est
+arrêté que par une objection de Boèce, qui ne veut pas que le point
+ajouté à lui-même constitue la ligne, parce que rien ajouté à rien
+ne produit rien. Il avoue qu'il ne connaît pas la solution de cette
+difficulté, quoiqu'il en ait entendu bon nombre de la bouche des
+arithméticiens, «étant lui-même tout à fait ignorant de cette science.»
+Il donne cependant la solution de son maître, c'est-à-dire de Guillaume
+de Champeaux. En quelque lieu qu'une ligne soit coupée, à l'extrémité de
+chacune de ses sections apparaissent des points, qui étaient auparavant
+en contact; donc, sur toute la ligne, il y a des points. Ces points sont
+de l'essence de la ligne, sinon les parties de la ligne ne seraient pas
+continues, puisque ce sont les points qui se touchent. Ceux-ci seraient
+alors interposés et briseraient la continuité de la ligne[471].
+
+[Note 471: L.c., p. 182.--Arist., _Cat._, VI.--Boeth. _in Praed._,
+p. 148.]
+
+Parmi les quantités composées se distingue le temps; c'est une quantité
+continue, car ses parties se succèdent sans intervalle. On objecte que
+ces parties, toujours en transition, toujours instables, ne sont pas
+plus continues que celles d'une oraison, lesquelles se succèdent sans
+continuité. Mais la succession de celles-ci est notre oeuvre, et la
+succession des parties du temps est naturelle; nous ne pouvons, nous,
+produire une continuité telle qu'il n'y ait quelque distance entre
+ses éléments. Les parties du temps sont les unes simples, ce sont les
+instants, et les autres composées, ce sont les composés de ces moments
+indivisibles. Le temps est donc une quantité continue dans le sujet par
+la succession des parties. C'est par le temps que tout se mesure: toutes
+les choses ont donc en soi leurs temps, qui sont comme leurs mesures.
+Ainsi l'on ne doit pas concevoir la continuité d'un temps composé dans
+des choses différentes, quoiqu'on puisse percevoir en elles des parties
+coexistantes; mais il faut admettre dans un même sujet des moments qui
+se succèdent comme une eau qui coule. Les choses se mesurent, quant à
+leurs temps, à l'aide d'une action horaire, diurne, ayant enfin une
+certaine durée, et dont les parties ne sont pas permanentes, mais
+passent avec celles du temps. Toutes les choses ayant leurs temps,
+c'est-à-dire, leurs heures, jours, mois, etc., de durée, tous ces temps
+réunis forment un seul jour, un seul mois, etc., enfin un seul temps.
+
+Le temps est un tout qui diffère de tous les autres. Dans ceux-ci, posez
+le tout, vous posez la partie, et la destruction de la partie détruit
+en partie le tout; mais vous pouvez détruire le tout sans détruire
+la partie, et en posant la partie, vous ne posez pas le tout. C'est
+l'inverse pour le temps. Ainsi, s'il y a maison il y a muraille, sans
+conversion, c'est-à-dire, sans réciprocité; car on ne peut dire s'il y
+a muraille, il y a maison. Au contraire, s'il y a la première heure du
+jour, il y a jour, et la proposition inverse n'est pas vraie. Abélard
+accepte ces distinctions, qui sont de tradition; toutefois il observe
+que sous le nom de jour on entend douze heures prises ensemble, et dont
+aucune ne peut exister, si une seule n'existe pas. On en conclut que
+cette proposition: _Le jour existe_, ne peut jamais être vraie, les
+douze heures ne pouvant jamais exister ensemble; cela est exact; mais
+parlant figurativement, nous disons, comme le jour existe par partie,
+qu'une partie est une partie du jour. Proprement, on ne peut appeler
+un tout, ce dont il n'existe jamais qu'une partie; mais souvent nous
+prenons comme un entier ce qui n'en est pas un véritablement, et nous
+adaptons des noms à des choses comme si elles existaient, quand nous
+voulons en faire comprendre quoi que ce soit. Tels sont les noms de
+passé et de futur, que nous employons, lorsque nous voulons en donner
+quelque idée ou mesurer quelque chose par leur moyen, quoiqu'ils ne
+soient pas même des temps. Car ils ne sont point des quantités, n'étant
+dans aucun sujet, et ils ne sont dans aucun sujet, puisqu'ils ne sont
+pas. «Le temps qui fut ou qui n'est pas encore ne devrait pas plus être
+appelé temps que le cadavre humain ne doit être appelé homme.» Seulement
+une chose passée a précédé la présente, comme la présente précède la
+chose à venir. Des temps de chaque chose nous composons le temps, et le
+temps présent est le terme commun du passé et de l'avenir.
+
+Le nombre a pour origine l'unité, il est une collection d'unités. Deux
+unités font le binaire, trois le ternaire, etc. Tous ces nombres,
+suivant Guillaume de Champeaux, n'étaient pas des espèces du nombre,
+n'avaient pas le nombre pour genre, puisqu'un nombre ne pouvait être une
+chose une, une essence. Un habitant de Rome et un habitant d'Antioche
+font le binaire ou le nombre deux. Est-ce donc une chose que ce qui se
+compose de deux choses si distinctes et si distantes? Ainsi, disait-il,
+tout nom de nombre, le binaire, le ternaire, sont des noms pris des
+collections d'unité, _noms pris, sumpta_, ou, si l'on veut, abstraits.
+Abélard voit à cela quelque difficulté et trouve plus à propos de dire
+que le nombre est un nom substantif et particulier de l'unité, qui
+signifie également unité au singulier et au pluriel. Binaire, ternaire
+et les autres nombres, seront des noms du pluriel. «Ceux qui croient que
+dans les noms d'espèces ou de genres, sont contenues non-seulement les
+choses unes de nature (les individus), mais encore celles qui sont
+substantiellement (mieux, _substantivement_) désignées par ces noms,
+pourront appeler peut-être les noms de nombre des espèces, attendu
+qu'ils suivent plus la logique dans le choix, des noms que la physique
+dans la recherche de la nature des choses.» Ceci s'adresse, comme on le
+voit, aux réalistes.
+
+Comme le nombre, l'oraison est une quantité. Aristote appelle oraison
+les sons, ou, si l'on veut, les voix significatives, lorsqu'elles sont
+proférées en combinaison avec l'air lui-même. «Cependant,» dit Abélard,
+«le système de notre maître voulait, je m'en souviens, que l'air seul,
+à proprement parler, fût entendu, résonnât et signifiât, étant
+seul frappé, et qu'on ne dît de ces sons qu'ils sont entendus ou
+significatifs qu'en tant qu'ils sont adjacents à l'air ou plutôt aux
+parties d'air entendues ou significatives. Mais, à ce sens, on pourrait
+soutenir que toute forme de l'air, fût-ce sa couleur, est entendue et
+signifiée.» Proprement, le son n'est entendu et ne signifie qu'autant
+que par le battement de l'air il est produit dans l'air et rendu par ce
+même air sensible aux oreilles. Par les sens nous percevons les formes
+des substances, par l'ouïe nous recevons et sentons le son proféré.
+
+On demande quand cette oraison ou proposition: _L'homme est un animal_,
+laquelle n'a point de parties permanentes, devient significative; est-ce
+au commencement, au milieu, à la fin? La signification n'est accomplie
+qu'au dernier point du prononcé. En vain dit-on qu'il faut alors que les
+parties qui ne sont plus signifient, parce qu'autrement il n'y aurait
+que la dernière lettre de significative. Ce n'est qu'après que la
+proposition est toute prononcée que nous en tirons une pensée; nous la
+comprenons en rappelant à la mémoire les parties proférées immédiatement
+auparavant. C'est par l'intelligence et la mémoire que nous constatons
+une signification. Dire que l'oraison proférée signifie, ce n'est pas
+lui attribuer une forme essentielle, qui serait la signification; mais
+c'est reconnaître à l'âme de l'auditeur une compréhension opérée à la
+suite de l'oraison prononcée. Quand nous disons: _Socrate court_, le
+sens ou la signification paraît n'être que la conception produite, après
+la prononciation, dans l'âme d'un auditeur. Ainsi la proposition: _La
+chimère est concevable_[472], se comprend figurativement, non qu'elle
+attribue à aucune chose la forme de la chimère ou ce qui n'est pas, mais
+parce qu'elle produit une certaine pensée dans l'âme de celui qui pense
+à la chimère. Si donc, par la signification d'un nom, nous n'entendons
+point une forme essentielle, mais seulement ce qui engendre un concept,
+l'oraison significative sera celle qui fait naître une idée dans
+l'intelligence. Le nom de _signifiant_ ou _significatif_ est pris de la
+cause plutôt que d'une propriété; il convient à ce qui est cause qu'un
+concept se produise dans l'esprit de quelqu'un.
+
+[Note 472: _Chimaera est opinabilis_ (p. 192). _Opinabilis_ vaut
+mieux que _concevable_, l'_opinatio_ ([Grec: doxa]) étant précisément
+la pensée à son moindre degré, la pensée de ce qui n'est pas. (Arist.,
+_Hermen._, XI; _Boet., De Interp._, p. 423.) Au reste cet exemple de la
+chimère, la question de savoir comment on pouvait concevoir ou nommer le
+chimérique, le centaure, l'hirco-cervus ([Grec: Tragelaphos]. _Hermen._,
+I, 1), occupait beaucoup les scolastiques. Voyez sur _chimaera
+intelligitur_ le c. VII.]
+
+Après la quantité, on prévoit qu'Abélard passe aux autres catégories;
+seulement il change l'ordre d'Aristote, et arrive immédiatement à celles
+qu'on appelle _quand_ et _où_. Sur l'une et l'autre il se fait cette
+question: Les catégories ou prédicaments sont ce qu'on a nommé les
+genres ou généralités par excellence, les genres les plus généraux,
+ce qu'il y a de plus général, _generalissima_. Or, _où_ et _quand_
+ne semblent pas tels, puisqu'ils ne paraissent pas être des premiers
+principes; _où_ naît du lieu, _quand_ vient du temps. Mais les principes
+premiers ne sont premiers que par la matière et non par la cause. Car si
+par principe on entend cause, la substance sera le principe des autres
+prédicaments, puisque c'est en elle que tous se réalisent, et qu'étant
+soutenus par elle, c'est d'elle, sans nul doute, qu'ils tiennent
+l'être[473].
+
+[Note 473: _Dial._, pars I, p. 199.]
+
+Cette observation est importante, mais Abélard ne la pousse pas plus
+loin. Elle le met cependant sur la voie de la distinction à faire entre
+la dialectique et l'ontologie, qu'il appelle la logique et la physique,
+c'est-à-dire entre la science des conceptions de l'être et celle de
+la nature des êtres. L'une est au vrai sens du mot une idéologie, et,
+jusqu'à un certain point, une hypothèse; l'autre est la connaissance de
+la réalité, ou cet empirisme transcendant qui donne les choses et
+non des abstractions. Cette distinction est souvent entrevue par les
+scolastiques; ils y font, en passant, allusion; et s'ils n'insistent
+pas, peut-être pensaient-ils qu'elle allait sans dire. Mais plus souvent
+encore ils ont l'air de l'oublier ou de la méconnaître; et prenant au
+sérieux toute leur géométrie intellectuelle, toute cette science de
+convention, ils semblent mettre une ontologie factice à la place de la
+véritable, réaliser les abstractions, matérialiser les êtres de raison
+et faire vivre l'esprit dans un monde composé d'apparences et peuplé de
+fantômes. C'est cette ontologie qui a décrié la scolastique et compromis
+le nom même d'ontologie, au point que dans un grand nombre d'esprits
+cette science est devenue le synonyme de l'hypothèse et de la chimère.
+
+Abélard, quoiqu'il passe en revue les dix catégories, n'épuise pas la
+matière. Il donne pour raison que l'autorité n'a laissé de la plupart
+des prédicaments qu'une énumération. Aristote, en effet, ne parle avec
+détail que des quatre premiers. «Aristote,» ajoute-t-il, «au témoignage
+de Boèce, a traité avec plus de profondeur et de subtilité des
+prédicaments _ubi_ et _quando_ dans ses _Physiques_, et de tous dans
+ceux de ses livres qu'il appelle _les Métaphysiques_. Mais ces ouvrages,
+aucun traducteur ne les a encore appropriés à la langue latine, et voilà
+pourquoi la nature de ces choses nous est moins connue[474].»
+
+[Note 474: _Dial._, p. 200. La Physique et la Métaphysique n'étaient
+donc pas traduites ni étudiées. Les manuscrits grecs, dont on pouvait
+connaître l'existence, étaient comme non avenus. Boèce nomme ces
+ouvrages dans son commentaire sur les catégories (p. 190), mais il cite
+aussi au même endroit le traité d'Aristote sur la génération et la
+corruption, et comme il en cite le titre en grec, Abélard l'omet.]
+
+On voit ce qu'était dès lors Aristote. La science se mesurait à la
+portion connue de ses ouvrages. Cependant il est remarquable qu'Abélard
+montrait pour Platon, qu'il connaissait si peu, plus de déférence encore
+et de penchant. A propos de la relation, il rappelle, sur la foi de
+Boèce, que Platon avait donné une définition reçue, puis critiquée et
+réformée par Aristote. Cette définition portait que les relatifs sont
+les choses qui peuvent être assignées les unes aux autres d'une façon
+quelconque par leurs propres, comme un nom assigné à un autre par le
+génitif. Mais Aristote, en examinant mieux cette définition, la trouva
+trop large. «Il osa corriger l'erreur de son maître, et se fit le maître
+de celui dont il se reconnaissait le disciple.» Il donna donc cette
+définition: «Il y a relation quand une chose n'est que par rapport à une
+autre;» c'est-à-dire quand une chose n'existe que par une autre[475].
+Beaucoup de choses peuvent être rapportées à d'autres sans que l'être
+des unes dépende de l'être des autres. _Le boeuf de cet homme_ n'exprime
+pas un rapport pareil à celui qui est exprimé par _l'aile de l'ailé_,
+car sans _aile_ il n'y a plus d'_ailé_, et _l'homme_ existe sans _le
+boeuf_. Si la définition de Platon, convenant à tous les rapports, est
+trop large, on a trouvé celle d'Aristote trop étroite, et l'on a dit
+qu'elle n'embrassait point la relation dans sa plus grande généralité.
+«Mais,» observe Abélard, «si nous nous hasardons à blâmer Aristote le
+prince des péripatéticiens, quel autre adopterons-nous donc?» et il
+s'applique à justifier le maître qui lui reste.
+
+[Note 475: Je traduis ici les deux définitions sur le texte
+d'Abélard (_Dial_., p. 201), l'une: «Omnia illa _ad aliquid_ quaecumque
+ad se invicem assignari per propria quoque modo possent. (Platon?)
+Sunt ea _ad aliquid_ quibus est hoc ipsum esse ad aliud se habere.»
+(Aristote.) Boèce, qui nous apprend qu'on croyait la première
+définition de Platon, les donne toutes deux plus clairement et plus
+correctement:--«1° _Ad aliquid_ dicuntur quaecumque hoc ipsum quod sunt
+aliurum esse dicuntur, vel quomodo libet aliter ad aliud.--2° Sunt _ad
+aliquid_ quibus hoc ipsum esse est _ad aliquid_ quodam modo se habere.»
+(_In Praed_., p. 155 et 169.) M.B. Saint-Hilaire traduit d'une manière
+plus conforme au texte d'Aristote en disant: 1° «On appelle relatives
+les choses qui sont dites, quelles qu'elles soient, les choses d'autres
+choses, ou qui se rapportent à une autre chose, de quelque façon
+différente que ce soit.--2° Les relatifs sont les choses dont
+l'existence se confond avec leur rapport quelconque à une autre chose.»
+(T. I, _Catég._, c. vii, p. 81 et 91.) Voici l'original: 1° [Grec:
+Pros ti de ta toiauta legetai, osa auta aper estin, heteron einai
+legetai, ae hoposoun allos pros heteron.]--2° [Grec: Esti ta pros ti,
+ois to einai tauton esti to pros ti pos echein.] (_Cat_., VII, vii, 1 et
+24.)]
+
+«Nous avons,» dit-il en terminant, «dans tout ce que nous venons
+d'enseigner sur la relation, suivi principalement Aristote, parce que la
+langue latine s'est particulièrement armée de ses ouvrages et que nos
+devanciers ont traduit ses écrits du grec en cette langue. Et nous
+peut-être, si nous avions connu les écrits de son maître Platon sur
+notre art, nous les adopterions aussi, et peut-être la critique du
+disciple touchant la définition du maître paraîtrait-elle moins juste.
+Nous savons en effet qu'Aristote lui-même dans beaucoup d'autres
+endroits, excité peut-être par l'envie, par le désir de la renommée,
+ou pour faire montre de science, s'est insurgé contre son maître, ce
+premier chef de toute la philosophie, et que, s'acharnant contre ses
+opinions, il les a combattues par certaines argumentations et même par
+des argumentations sophistiques; comme dans ce que nous rapporte Macrobe
+au sujet du mouvement de l'âme[476]. De même, ici peut-être s'est-il
+glissé quelque malveillance, soit qu'Aristote n'ait pas été juste dans
+sa manière de prendre la doctrine de Platon sur la relation, soit
+qu'il expose mal le sens de la définition et y ajoute de son fonds des
+exemples mal choisis, afin de trouver quelque chose à corriger. Mais
+puisque notre latinité n'a pas encore connu les ouvrages de Platon sur
+cet art, nous ne nous ingérons pas de le défendre en choses que nous
+ignorons. Nous pouvons cependant faire un aveu, c'est qu'à considérer
+plus attentivement les termes de la définition platonique, elle ne
+s'écarte pas de la pensée d'Aristote.» Lorsqu'il a dit: «Les relatifs
+sont des relatifs en ce qu'ils sont choses des autres choses,» il a
+regardé moins à la construction des mots, qu'à la relation naturelle
+des choses. Il ne s'agit pas, en effet, d'une attribution quelconque,
+verbale, accidentelle, mais substantielle. Ce qui est assigné par
+possession n'est pas relatif dans le sens technique, car ce n'est pas
+ce qui accompagne naturellement le sujet, ce qui en dépend
+substantiellement. Le boeuf d'un homme, n'est que le boeuf possédé par
+un homme. Une chose est relative à une autre, elle est _ad aliquid_,
+lorsqu'elle est _d'une autre_, en ce sens qu'elle en dépend, comme la
+paternité et la filiation dépendent mutuellement l'une de l'autre. Sans
+doute cette relation est exprimée par le génitif, ce qui est _d'un_
+autre, _quod est aliorum_; mais le génitif n'exprime pas uniquement la
+simple assignation de ce qui est possédé à ce qui possède, il énonce
+aussi la relation de dépendance essentielle, comme lorsqu'on dit: Le
+père est le père du fils. Dans cette proposition, on peut entendre
+également et que la substance du père est dans un certain rapport avec
+le fils ou que les deux substances se concernent, et qu'il y a du père
+au fils une relation nécessaire qui fait que l'un ne peut être sans
+l'autre.
+
+[Note 476: _Dial._, p. 206. A la manière dont parle Abélard, il
+paraît avoir connu le texte même de Macrobe. (_In somn. Scip._, l. II,
+C. XIV.)]
+
+L'étude des autres catégories, même celle de qualité, nous apprendrait
+peu de chose, et nous passons au livre III.
+
+La seconde partie de l'Organon est le traité _super periermenias_, comme
+l'appelle Abélard, qui n'était pas le seul à prendre ce titre pour un
+seul mot: [Grec: Ermaeneia], Hermeneia; _de Interpretatione_, comme
+disent les premiers traducteurs; _du langage_ ou _de la proposition_,
+comme dit le dernier traducteur de la Logique. Dans la Dialectique
+d'Abélard, qui est son Organon, la première partie est terminée par un
+livre _de Interpretatione_, qui succède aux _Prédicaments_, et ce
+livre III est, à beaucoup d'égards, comme dans Aristote, une grammaire
+générale[477]. Là sont véritablement traitées les parties du discours,
+et notamment le nom et le verbe. Cependant on y remarque quelque
+dissidence sur les questions communes entre les dialecticiens et les
+grammairiens, et Abélard se prononce en général pour les premiers. Il
+serait impossible de le suivre dans le détail de ses recherches sur les
+mots, et nous marcherons ici rapidement.
+
+[Note 477: _Dial._, pars I, l. III, p. 209, 226.--_De la Log.
+d'Arist._, t. I, p. 183.--_Log. d'Arist._, trad. par le même, t. I, p.
+147.]
+
+Guillaume de Champeaux est souvent cité. Il paraît évident qu'il avait
+touché à toutes les parties de la dialectique, et produit, sur maintes
+questions, des vues nouvelles qui ne manquent pas de subtilité. De ces
+questions, celle qui semble le plus occuper Abélard, est la question de
+savoir ce que c'est que la signification des mots. On a déjà vu tout
+à l'heure qu'il entend par _signifier_ produire une idée. C'est une
+conséquence que pour juger de la signification des mots, il faut moins
+regarder aux mots qu'à l'intelligence de l'auditeur. Soit donc posée la
+question: Un nom signifie-t-il tout ce qui est dans la chose à laquelle
+le nom a été imposé, ou bien seulement ce que le mot même dénote et ce
+qui est contenu dans l'idée qu'il exprime? Abélard se décide pour cette
+dernière opinion, qui était celle d'un certain Garmond[478] contre
+Guillaume de Champeaux; le premier s'appuyant sur la raison, tandis que
+le second semblait appuyé par l'autorité. Ainsi l'on ne peut accorder au
+dernier que le nom d'un genre signifie l'espèce, quoique l'espèce soit
+dans le genre, ni que le nom abstrait désigne le sujet de l'accident
+qu'il exprime, quoique l'accident soit dans le sujet et n'en puisse être
+séparé. Chacun de ces noms ne signifie que l'idée qu'il excite dans
+l'esprit; ainsi quoique les hommes soient des animaux, le nom d'animal
+ne signifie point homme, parce qu'il ne produit pas l'idée d'homme.
+Encore moins de ce que l'homme est blanc, suit-il que _blanc_ désigne
+l'_homme_. Il y a dans cette opinion de Garmond, adoptée par Abélard,
+contre le sens apparent de quelques mots d'Aristote et de Boèce, une
+tendance louable à subordonner la dialectique à la psychologie.
+
+[Note 478: _Dial._, p. 210. Ce Garmond est inconnu.]
+
+Nous ne dirons rien de plus sur cette première partie. Elle ne contient
+pas de grandes nouveautés; mais ce que nous en avons extrait donne une
+certaine idée de la manière d'Abélard, ainsi que de l'ouvrage qu'il nous
+a laissé et de la science qu'il professait. Il refait la logique après
+Aristote et d'après ce qu'il sait d'Aristote. Il explique, commente,
+développe les idées de l'autorité, et quelquefois expose et discute les
+objections et les nouveautés qui se sont postérieurement produites:
+c'est alors qu'il donne du sien. Encore est-il difficile de distinguer
+ce qui peut se rencontrer d'original dans ce qu'il n'emprunte pas à
+Porphyre et à Boèce. On ne saurait avec certitude attribuer de la
+nouveauté qu'aux opinions qu'il présente comme celles de son maître,
+c'est-à-dire de Guillaume de Champeaux, et de l'originalité qu'à celles
+qu'il exprime, quand il réfute et remplace ces opinions. Somme toute, ce
+qui est à lui, c'est moins le fond des doctrines que la discussion.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+SUITE DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD.--_Dialectica_, DEUXIÈME PARTIE, OU LES
+PREMIERS ANALYTIQUES.--DES FUTURS CONTINGENTS.
+
+La théorie de la proposition et du syllogisme catégorique est la base
+de la logique proprement dite; et l'on ne s'étonnera pas que dans la
+seconde partie de son ouvrage[479], Abélard l'ait exposée avec étendue.
+Ici les idées originales, les opinions caractéristiques continuent
+d'être fort rares. Il est difficile d'innover dans cette mathématique
+immuable qu'Aristote a probablement créée et certainement fixée pour
+jamais. Encore aujourd'hui, quiconque traite de la proposition ou du
+syllogisme, répète Aristote. Sous ce rapport, il est encore et il
+demeurera _l'autorité_. En exposant avec beaucoup de détails des idées
+pour la plupart communes à tous les dialecticiens du moyen âge, en
+n'y apportant de particulier qu'une subtilité minutieuse et toujours
+beaucoup d'esprit, Abélard s'efface et se laisse oublier. Je me trompe
+cependant; voulant quelque part montrer, par un exemple, qu'il y a
+des termes qui ont un sens arbitraire et des noms qui ne rendent que
+l'intention de celui qui les a donnés, il a dit ces mots: «Le nom
+d'Abélard ne m'a été donné qu'afin d'indiquer qu'il s'agit de ma
+substance[480].» Ailleurs, peut-être, il ne se désigne pas moins, ou
+plutôt il se trahit, lorsque, voulant énumérer les diverses classes
+d'oraisons, il donne pour exemple de l'impérative cet ordre d'un maître:
+_Prends ce livre_; pour exemple de la déprécative: _Que mon amie
+s'empresse_; pour exemple enfin de la désidérative, ces mots que nous ne
+traduisons pas: _Osculetur me amica_[481]. Est-ce à Cluni qu'il écrivit
+ces mots?
+
+[Note 479: _Dial._, pars II, in III l., p. 227-323.--Abélard appelle
+cette partie _Analytica priora_, titre de la troisième partie de
+l'Organon. Seulement dans Aristote, cette troisième partie ne traite
+point de l'oraison ni de la proposition, ni par conséquent de
+l'affirmation et de la négation, etc., tout cela ayant trouvé en place
+dans l'_Hermeneia_. Les Analytiques premiers ou premières roulent
+exclusivement sur l'analyse du syllogisme; et Abélard, en conservant le
+titre, aurait dû conserver la division. Au reste, il n'avait pas sous
+les yeux les Analytiques d'Aristote, et il était principalement guidé
+par le traité de Boèce sur le syllogisme catégorique; c'est cet ouvrage
+qui, soit par son introduction (Boeth. _Op._, p. 558), soit par son
+premier livre (_id._, p. 580), lui a donné l'exemple de joindre à la
+théorie du syllogisme tout ce qui concerne l'oraison et la proposition.]
+
+[Note 480: _Dial._, pars I, l. III, p. 212.]
+
+[Note 481: _Dial_., pars II, p. 234 et 236.--Accipe
+codicem.--Festinet amica.]
+
+C'est dans cette partie de la philosophie que la science paraît le
+plus abstraite, le plus étrangère aux réalités, et ce sont surtout les
+opinions d'Abélard sur le fond des choses qui excitent notre curiosité.
+Nous avons dit et nous verrons mieux encore par la suite que ce fond des
+choses n'est pas toujours aussi étranger qu'il le semble à la pensée du
+philosophe et même du dialecticien. Mais il est un point de la théorie
+de la proposition où Abélard fait cesser jusqu'à cette apparence, et
+dans une digression heureuse, donne un des plus remarquables exemples de
+l'application de la dialectique à la métaphysique. C'est là un procédé
+de la science comparable, sous plusieurs rapports, à l'application de
+l'algèbre à la géométrie; et comme il s'agit d'une question importante,
+sur laquelle Abélard s'est fait une renommée, de la question du libre
+arbitre, nous reproduirons ses idées avec un peu de développement.
+
+Pour bien comprendre la question, il faut remonter à la théorie de la
+proposition. Elle se définit: une oraison qui signifie le vrai ou le
+faux. La signification de la proposition est susceptible de fausseté ou
+de vérité, tant par rapport aux conceptions que par rapport aux choses.
+Dans la proposition: _Socrate court_, ce ne sont pas les conceptions de
+_Socrate_ et de _course_ que nous entendons combiner; c'est la chose
+_course_ que nous voulons combiner à la chose _Socrate_, et la
+conception que nous provoquons dans l'esprit de celui qui nous écoute
+est une conception de réalité.
+
+La proposition, en tant qu'elle porte sur les conceptions, n'a presque
+aucune conséquence nécessaire, elle en a de nombreuses, en tant qu'elle
+porte sur les choses mêmes. En prononçant une proposition, on a ou
+l'on n'a pas de certaines conceptions, et toutes celles que la logique
+tirerait des termes de la proposition, ne nous sont pas nécessairement
+présentes à l'esprit. De la chose même énoncée par la proposition, naît
+au contraire plus d'une conséquence obligée. Si je pense que tout homme
+est un animal, je ne pense pas nécessairement que l'homme est un corps;
+mais du fait que tout homme est un animal, résulte nécessairement le
+fait que l'homme est un corps; d'où cette règle, vraie pour les choses,
+fausse pour les idées: «Si l'antécédent existe dans la réalité, il est
+nécessaire que le conséquent existe dans la réalité[482].»
+
+[Note 482: _Dial._, pars II, p. 237 et seqq.--La liaison de
+l'antécédent et du conséquent joue un grand rôle dans la théorie du
+syllogisme hypothétique, et les idées d'Abélard sur ce point avaient
+de la célébrité. (Voy. Johan. Saresb. _Pollcrat._, l. II, c. XXII, et
+_Metalog._, l. III, c. VI.)]
+
+Vraie ou fausse, la proposition est affirmative ou négative.
+L'affirmation et la négation d'un même sont contradictoires; ce qui
+s'exprime en disant: «L'affirmation et la négation divisent;» ce qui
+revient à dire que tout ce qui n'est pas dans l'une est nécessairement
+dans l'autre. Cela est évident pour les propositions relatives au
+présent; mais il est des propositions qui ne se renferment pas dans le
+temps présent. Des affirmations ou négations vraies ou fausses peuvent
+se dire au passé ou au futur. De celles-ci, et particulièrement
+des dernières, on a douté que l'affirmation ou la négation fussent
+divisoires (_dividentes_), c'est-à-dire que la vérité de la négation
+y dût exclure celle de l'affirmation, et réciproquement; car aucune
+proposition au futur, c'est-à-dire prononçant sur un événement
+contingent, ne saurait être vraie d'une vérité nécessaire. On prévoit
+comment le libre arbitre a pu se trouver intéressé dans cette question.
+
+Dans l'avenir, en effet, l'événement n'est jamais déterminé. La
+proposition n'est vraie, comme elle n'est fausse, qu'à la condition de
+la détermination. Or, la détermination n'est possible que pour le passé,
+le présent, ou bien encore le futur nécessaire ou naturel, parce que
+dans ces cas les propositions énoncent des événements déterminés. Nous
+appelons déterminés les événements qui peuvent être connus dans leur
+existence, comme les événements présents ou passés, ou qui sont certaine
+par la nature de la chose, comme les événements futurs nécessaires ou
+naturels. _Dieu sera immortel_, est un futur nécessaire; _un homme
+mourra_, c'est un futur naturel. Ce dernier événement n'est pas un futur
+nécessaire, car il n'est pas nécessaire qu'_un homme meure_; mais un
+futur nécessaire est naturel, il résulte de la nature de l'être.
+
+On peut donc distinguer deux futurs, le naturel et le contingent. Ce
+dernier seul est celui qui se prête à l'alternative, c'est-à-dire qui
+se conçoit aussi bien avec le non-être qu'avec l'être. _Je lirai
+aujourd'hui_, est de cette espèce; car il peut également arriver que
+je lise ou que je ne lise pas. L'événement d'un futur contingent étant
+indéterminé, les propositions qui énoncent un tel événement sont vraies
+ou fausses indéterminément ou, pour mieux dire, d'une vérité ou d'une
+fausseté indéterminée. Mais cette indétermination n'est relative qu'à
+l'événement qu'elles énoncent. Dans l'avenir, c'est-à-dire dans un
+présent qui n'est pas encore, de l'affirmation ou de la négation de
+l'événement, l'une sera vraie et l'autre fausse; voilà qui est déterminé
+et certain. Rien ne l'est que cela avant l'événement. Au présent même
+l'événement peut être déterminé, et la vérité de la proposition rester
+indéterminée. Par exemple, pour la science humaine, le nombre des astres
+est inconnu; on ne sait s'il est pair ou impair; cependant c'est chose
+déjà déterminée dans la nature. Il faut donc distinguer la certitude de
+la vérité. Il n'y a de déterminé, quant à la certitude, que ce qui peut
+se connaître de soi. Si l'on objecte que, bien que de la vérité d'une
+proposition l'événement réel ne paraisse pas pouvoir être inféré,
+cependant la certitude de l'une engendre celle de l'autre, parce que si
+l'antécédent est certain, certain est le conséquent; cela peut être vrai
+quant à la certitude, mais non quant à la détermination. Des futurs
+contingents peuvent être certains, mais non déterminés. Or ce sont les
+seuls futurs dont parle Aristote, car lorsqu'un futur est déterminé par
+la nature de la chose, il assimile la proposition à une proposition
+au présent. On peut appeler futur ce qui est nécessaire; car le
+nécessairement futur sera toujours futur ou ne sera jamais présent, et
+ce qui ne sera jamais présent n'est point futur. Tout futur sera présent
+un jour. Il n'est pas même vrai que tout ce qui sera toujours futur ne
+sera jamais présent; car le même peut être également futur et présent,
+quant à la même chose: comme l'est, quant au fait d'être assis, celui
+qui s'est déjà assis et qui s'asseoira; comme le ciel, qui doit toujours
+tourner et qui tourne toujours; comme Dieu, qui toujours fut, est et
+sera.
+
+Or, quoique aucune proposition au futur contingent ne soit vraie ou
+fausse _déterminément_, cependant ce qui est déterminé et nécessaire,
+c'est que de toutes les divisions de la proposition une soit vraie et
+une autre fausse: «_Socrate lira, Socrate ne lira pas_.» Aucune, dit-on,
+n'est vraie, aucune n'est fausse. Dites qu'on ne peut le savoir, mais
+rien de plus. Nous ne savons pas si le nombre des astres est pair; mais
+s'il est pair, la proposition: _Les astres sont en nombre pair_, est
+vraie. De même pour le futur.
+
+Si l'avenir est tel que l'annonce la proposition, elle est vraie; sinon,
+elle est fausse. Ce que sera le futur est incertain, mais il sera
+comme la proposition l'affirme ou comme elle le nie; cela est certain,
+c'est-à-dire qu'il est certain que si l'une des propositions est vraie,
+l'autre est fausse. Qu'on ne dise point qu'une proposition qui dit ce
+qui n'est pas, ne saurait être vraie. Elle ne serait pas vraie, si elle
+disait que ce qui n'est pas est, mais non quand elle dit que ce qui
+n'est pas sera. Ce qu'elle dit alors n'est pas, mais peut être; ainsi la
+proposition peut être vraie.
+
+Mais on a contesté cette application du principe de contradiction en
+vertu de la division, comme parle la logique. On a dit: Si de toute
+affirmation ou négation divisoire il est nécessaire que l'une soit vraie
+et l'autre fausse, il en est de même de ce qu'elles énoncent; alors
+nécessairement ce qu'énonce la vraie est nécessairement, et ce que dit
+la fausse nécessairement n'est pas. Ainsi des futurs contingents, l'un
+est et l'autre n'est pas; il est donc nécessaire que l'un soit un jour
+et l'autre non. La conséquence est que tout arrive nécessairement, et
+que le conseil et l'effort sont choses vaines. Or, l'expérience prouve
+qu'il est bon d'être prudent et de prendre de la peine, et qu'on
+influe ainsi sur les événements; on en conclut la destruction de la
+conséquence. Le conséquent détruit, on remonte à la destruction de
+l'antécédent. De ce qu'il n'est pas nécessaire que de toutes les choses
+que disent les propositions par division, l'une soit et l'autre ne soit
+pas, on infère qu'il n'est pas nécessaire non plus que de toutes ces
+propositions l'une soit vraie et l'autre soit fausse.
+
+On s'appuie pour cela sur ce fait, que beaucoup de choses futures se
+prêtent à l'alternative, c'est-à-dire peuvent également se faire ou ne
+se pas faire; par exemple, cet habit, il est également possible qu'il
+soit coupé ou ne soit pas coupé. Soit, mais pour bien résoudre la
+difficulté, il faut savoir trois choses: ce que c'est que le hasard, le
+libre arbitre, la _facilité de la nature_; ce sont les expressions de
+Boèce[483].
+
+[Note 483: Boeth., _De Interp._, ed. sec., p. 364.]
+
+Le hasard est l'événement inopiné qui résulte de causes qui y
+concourent, malgré une tendance intentionnelle tout autre. Un homme qui
+trouve un trésor dans un champ, le trouve par hasard; pourquoi? parce
+qu'il ne le cherchait pas, et que celui qui l'y a enfoui, ne l'avait pas
+enfoui pour qu'il le trouvât. Deux intentions qui visaient à autre
+chose ont amené par leur concours ce résultat, et l'on dit que c'est un
+hasard[484].
+
+[Note 484: _Dial._ pars II, p. 280-290.]
+
+Le libre arbitre est un jugement libre quant à la volonté, _liberum de
+voluntate judicium_. Par lui nous arrivons à faire une chose après en
+avoir délibéré, sans aucune violence externe qui force ou empêche de la
+faire. Quand les imaginations[485] viennent à l'esprit et provoquent la
+volonté, la raison les pèse et juge ce qui lui paraît le meilleur, puis
+elle agit. C'est ainsi que souvent nous dédaignons ce qui nous est doux
+ou nous semble utile, tandis que nous supportons avec courage et contre
+notre volonté, en quelque sorte, de rudes épreuves. Si le libre arbitre
+n'était que la volonté, on pourrait dire aussi que les animaux ont le
+libre arbitre.
+
+[Note 485: Les imaginations sont les idées sensibles, [Grec:
+phantasmata], _imaginationes_. Tout ceci est emprunté à Boèce. _De
+Interp._, l. III, p. 360.]
+
+Enfin, _la facilité naturelle_ est celle qui ne dépend ni du hasard, ni
+du libre arbitre, mais de la nature des choses. Suivant celle-ci, en
+effet, il est ou n'est pas _facile_ (faisable) qu'un événement ait lieu.
+C'est ainsi qu'il est possible que cette plume soit brisée; cela est
+facile naturellement.
+
+En cette matière, il y a grande dissidence entre les stoïciens et les
+péripatéticiens. Les uns ont tout soumis au destin, c'est-à-dire à la
+nécessité. Tout étant éternellement prévu, rien ne peut ne pas arriver,
+et il n'y a de hasard que pour notre ignorance; l'incertitude n'est
+qu'en nous. Les péripatéticiens répondent que notre ignorance s'applique
+surtout aux choses qui n'ont naturellement en elles-mêmes aucune
+nécessité constante. Le libre arbitre est, pour les premiers, cette
+volonté nécessaire à laquelle l'âme est déterminée par sa nature, en
+sorte que la nécessité providentielle contraint la volonté même. Cette
+volonté est en nous, voilà tout le libre arbitre qu'ils nous laissent;
+mais on a vu qu'auprès de la volonté il faut encore le jugement de la
+raison. Quant à la possibilité et à l'impossibilité, les stoïciens la
+rapportent à nous, non aux choses, à notre puissance, non à la nature.
+Mais qui ne sait qu'il y a des choses possibles et d'autres impossibles
+par nature? Qui doute que la libre volonté ne soit une chose, et la
+possibilité une autre; que le nom de hasard ou cas fortuit, enfin, ne se
+donne à un événement inopiné, et que l'inopiné ne soit, en effet, ce
+qui ne résulte ni de notre volonté, ni de notre connaissance, ni de la
+nature même d'aucune chose? Il est vrai qu'alors «il faut s'étonner
+qu'on nous dise que l'astronomie donne la prescience des événements
+futurs; car si les hasards sont indépendants de la nature, inconnus
+même à la nature, comment peut-on les connaître par un art naturel?» On
+objecte aussi les inductions nécessaires à la physique; mais il n'y a là
+que des futurs entièrement dépourvus de nécessité. _Les sectateurs de
+cet art_ prétendent qu'il leur donne les moyens de prévoir ces sortes de
+futurs et de prédire avec vérité qu'un tel homme mourra le lendemain, ce
+qui est un futur contingent, et non qu'il est mort à l'heure qu'il est,
+ce qui est toujours déterminé. «Mais abandonnons ce sujet, qui nous est
+inconnu, plutôt que de nous exposer à en disserter témérairement.»
+
+Le premier point à étudier est cette nécessité prétendue de tous les
+événements, ou plutôt ce destin qui en est la cause, disons la divine
+providence. Comme Dieu a éternellement prévu tous les événements
+futurs tels qu'ils seront, et comme il ne peut s'être trompé dans les
+dispositions de sa providence, on veut que tout arrive nécessairement
+ainsi qu'il l'a prévu; autrement, il serait possible qu'il se fût
+trompé. Cette conséquence répugne, elle est même abominable. Or, quand
+le conséquent est impossible, l'antécédent l'est aussi. La providence
+de Dieu nous obligerait donc à croire à la nécessité universelle, et il
+n'arriverait plus rien par notre conseil et nos efforts.
+
+Mais, parce que Dieu a prévu éternellement l'avenir, d'où vient qu'il
+aurait imposé aux choses aucune nécessité? S'il prévoit que les choses
+futures arriveront, il les prévoit aussi comme pouvant ne pas arriver,
+et non comme des conséquences forcées de la nécessité; autrement, il
+ne les verrait pas dans sa prescience comme elles arriveront dans la
+réalité; car elles arrivent en pouvant ne pas arriver. Sa providence
+embrasse tout; il prévoit et que les choses arriveront et qu'elles
+pourront ne pas arriver. Ainsi, pour sa providence, les événements sont
+plutôt soumis à l'alternative qu'à la nécessité. C'est un principe
+inébranlable dans l'esprit de tous les fidèles, que Dieu ne peut se
+tromper, lui pour qui seul vouloir est faire. Cependant il est possible
+que les choses arrivent autrement qu'elles n'arrivent, et qu'elles
+arrivent autrement que sa providence ne les a prévues, et que cependant
+il n'en résulte pas qu'elle puisse être trompée. Car si les choses
+avaient dû arriver autrement, autre eût été la providence de Dieu. Ce
+même événement s'y conformerait; Dieu n'aurait pas _cette providence_,
+mais une autre qui concorderait avec un autre événement. Suivant que
+la règle de la solidarité du conséquent avec l'antécédent est entendue
+d'une façon ou d'une autre, elle est vraie quand l'antécédent lui-même
+est vrai, elle est fausse quand il est faux. Ainsi, il y a vérité si
+l'on entend que ces mots: _autrement que Dieu ne l'a prévu_, sont la
+détermination du prédicat _est possible_, en ce sens qu'_une chose qui
+arrive est possible autrement que Dieu ne l'a prévu_. Car Dieu aurait
+toujours la puissance de prévoir autrement l'événement. Mais il y a
+fausseté si, au contraire, ces mots sont la détermination du sujet _une
+chose qui arrive_, et si l'on dit qu'_une chose qui arrive autrement que
+Dieu ne l'a prévu est possible_; car c'est une proposition qui affirme
+l'impossible. _La chose qui arrive autrement que Dieu ne l'a prévu_,
+voilà le sujet dans son entier; _est possible_, voilà le prédicat. C'est
+dire: Il est possible qu'une chose arrive autrement qu'elle n'arrive.
+La théorie de la proposition modale enseigne de quelle importance c'est
+pour le sens d'une proposition que les déterminations appartiennent aux
+prédicats ou appartiennent aux sujets.
+
+Mais revenons à l'argument fondamental, c'est-à-dire à l'application du
+principe de contradiction aux propositions futures.
+
+Si de toutes les affirmations et négations il est nécessaire que l'une
+soit vraie, l'autre fausse, il est nécessaire que des deux choses
+qu'elles disent l'une soit et l'autre ne soit pas.--Entendez-vous qu'à
+une seule et même proposition le vrai appartienne toujours? cela ne peut
+se dire, car aucune ne conserve la vérité par préférence: tantôt l'une,
+tantôt l'autre est vraie, ce qui est dire que la même est tantôt vraie,
+tantôt fausse. Mais si vous ne vous attachez pas exclusivement à une
+seule, si vous les prenez toutes deux indifféremment, et que ce soit
+réellement l'une ou l'autre qui soit la vraie ou qui soit la fausse,
+l'argument est juste. Ainsi l'entend Aristote. «Il est nécessaire que
+l'une soit vraie, que l'autre soit fausse,» ne veut pas dire: l'une
+est nécessairement vraie, l'autre nécessairement fausse; mais il est
+nécessaire que l'une ou l'autre soit vraie, ou bien que l'une ou l'autre
+soit fausse. Si une quelconque est vraie, il est nécessaire que l'autre
+soit fausse, et réciproquement. Il est nécessaire, dit Aristote[486],
+que ce qui est soit quand il est, et que ce qui n'est pas ne soit pas
+quand il n'est pas. Mais il n'est pas nécessaire que tout ce qui est
+soit, ni que tout ce qui n'est pas ne soit pas. Ce n'est pas la même
+chose que de dire: tout ce qui est, dès qu'il est, est nécessairement;
+ou de dire absolument: tout ce qui est est nécessairement; et de même
+pour ce qui n'est pas.
+
+[Note 486: _Hermen._, IX, et Boeth., _De Interp._, edit. sec., p.
+376.]
+
+Je dis: _Nécessairement, un combat naval aura lieu ou non demain._ Mais
+je ne dis pas: _Demain un combat naval aura lieu on n'aura pas lieu
+nécessairement_; ce qui serait dire que ce qui sera et ce qui ne sera
+pas est nécessaire. Or, comme les oraisons ont la même vérité que les
+choses, c'est-à-dire ne sont vraies qu'autant que les choses sont
+vraies, il est évident que, les choses se prêtant à l'alternative
+et leurs contraires pouvant arriver, les propositions doivent
+nécessairement se comporter de même par rapport au principe de
+contradiction.
+
+Aristote nous enseigne ainsi que les affirmations et les négations
+suivent, quant à leur vérité ou à leur fausseté, les événements des
+choses qu'elles énoncent; par là seulement elles sont vraies ou fausses.
+En effet, de même qu'une chose quelconque nécessairement est quand elle
+est, et n'est pas quand elle n'est pas, ainsi une proposition quelconque
+vraie est nécessairement vraie quand elle est vraie, et une non vraie
+est nécessairement non vraie quand elle est non vraie. Mais il ne
+s'ensuit pas qu'on puisse dire purement et simplement que toute
+proposition vraie est vraie nécessairement et que toute non vraie est
+nécessairement non vraie. Car ce qui est nécessairement ne peut être
+autrement qu'il est.
+
+«Maintenant si l'on soutient que de toutes les choses que dit
+l'affirmation ou la négation, l'une est nécessairement, l'autre
+nécessairement n'est pas, que ceci ou cela est nécessairement ou n'est
+pas de même, on n'en pourra inférer l'anéantissement de l'alternative
+dans les choses, non plus que du conseil et de l'effort, comme le
+voulait la dernière conséquence de l'argument. Si au contraire on
+raisonne autrement qu'Aristote n'a raisonné et qu'on entende la règle
+autrement que lui et que la vérité, la conséquence en question pourra
+être vraie; mais qu'en résultera-t-il contre le principe d'Aristote? En
+effet si des choses futures l'une arrivait nécessairement et l'autre
+nécessairement n'arrivait pas, c'en serait fait de toute alternative,
+comme de toute prudence humaine et de tout dessein. A moins qu'on ne
+dise que cela même ne serait pas un résultat nécessaire. Il se pourrait
+que les choses nécessaires arrivassent par conseil ou savoir-faire, que
+le conseil et le travail fussent eux-mêmes nécessaires, et tout irait
+de même. Aristote ne le nie pas; mais il dit que ce sont des causes
+efficaces de choses futures. «Nous voyons, dit-il, que les choses
+futures ont un principe, et la preuve en est dans notre délibération et
+notre action[487]. C'est ce qui n'arriverait pas si l'événement était
+nécessaire.»
+
+[Note 487: _Hermen._, IX, 10.]
+
+En définitive, voici comment le second conséquent peut être montré faux.
+Si parce que ceci arrivera de nécessité, ceci ne doit pas arriver par
+conseil et entreprise, et si parce que la chose arrivera nécessairement
+par ces moyens, elle ne doit réellement pas arriver par ces mêmes
+moyens, il suit que si elle arrive nécessairement par ces moyens, elle
+n'arrivera pas nécessairement par ces moyens, proposition évidemment
+absurde. En d'autres termes, dire qu'une chose à laquelle la
+délibération et le dessein ont présidé arrivera nécessairement, c'est
+dire que la délibération et le dessein n'y seront pour rien; mais c'est
+dire en même temps qu'elle arrivera nécessairement par délibération et
+par dessein; ce qui est dire qu'elle n'arrivera point par délibération
+et par dessein; ce qui est nier et affirmer en même temps[488].
+
+[Note 488: _Dial._ para II, p. 280-294.]
+
+Remarquons dans cette longue digression deux choses, la pensée et la
+méthode. L'une est juste, l'autre singulière.
+
+En effet, ce que l'auteur défend, c'est la cause du libre arbitre, et il
+la défend par les arguments de fait, les meilleurs de tous. Le conseil,
+la prudence sont utiles, sont estimés; la délibération est naturelle; la
+volonté libre ne va pas sans un jugement; elle est vraiment libre, parce
+que c'est une force subordonnée à la raison. Cependant Dieu sait tout,
+il prévoit tout. Sa prescience accompagne et devance tous les actes de
+notre liberté. Nous ne sommes donc pas libres; car nous ne pouvons agir
+autrement qu'il ne l'a prévu sans lui faire perdre son infaillibilité.
+Objection embarrassante à réfuter logiquement, quoiqu'elle n'ait jamais
+causé à qui que ce soit une perplexité véritable. Abélard fait la
+réponse ordinaire tant répétée après lui: Dieu a prévu tout, donc il a
+prévu que nous nous déciderions librement, il sait comment nous userons
+de notre liberté. En quoi cette connaissance anticipée peut-elle nuire à
+cette liberté même?
+
+Tout cela est sensé; mais ce qui est curieux, c'est la méthode
+philosophique qui conduit à ces questions. La théorie de la proposition
+enseigne que la négation est le contraire de l'affirmation, et que par
+conséquent si l'une est vraie, l'autre est fausse nécessairement. Or,
+il y a des propositions où le verbe est au futur. Le contraire de ces
+propositions est-il nécessairement faux, si elles sont vraies? Alors
+l'avenir est nécessaire; il n'y a plus de futur contingent, la liberté
+disparaît. Donc si la définition générale de la proposition est vraie
+de toute proposition, c'en est fait du libre arbitre. Cette difficulté
+inattendue se résout à l'aide d'une distinction juste. Il n'y a de
+propositions nécessaires que par l'une de ces règles:--L'antécédent
+posé, le conséquent suit,--ou--l'affirmation et la négation sont
+réciproquement opposées. Et ces règles n'existent elles-mêmes qu'en
+vertu du principe de contradiction. Or ce principe, c'est, dans les
+choses, que toute chose qui est, dès qu'elle est, est nécessairement;
+ce qui ne veut pas dire que toute chose soit nécessairement. Ce qui est
+nécessaire, c'est qu'une chose soit ou ne soit pas. Entre deux choses
+qui s'excluent, l'alternative est nécessaire; mais ni l'une ni l'autre
+n'est nécessaire. Ainsi le principe de contradiction, nécessaire en
+lui-même, n'est que d'une nécessité conditionnelle dans les choses.
+La nécessité naît dans les choses, la condition une fois remplie.
+Nécessairement, il y aura demain ou il n'y aura pas de combat naval;
+cela ne veut pas dire qu'il y aura nécessairement demain un combat
+naval, et que nécessairement il n'y en aura pas. Cela ne veut pas dire
+que soit qu'il y en ait, soit qu'il n'y en ait pas, ce qui arrivera sera
+nécessaire; ce qui est nécessaire, c'est qu'il y ait ou ceci ou cela,
+c'est l'alternative. Et pourquoi? parce que, s'il y a un combat
+naval, nécessairement il n'est pas vrai qu'il n'y en ait pas, et
+réciproquement. Cette nécessité ainsi entendue respecte l'existence des
+futurs contingents. Or, ce qui vient d'être dit des faits s'applique
+aux propositions. Une proposition au futur comme au présent est
+nécessairement vraie ou fausse; mais elle n'est pas pour cela d'une
+vérité nécessaire ou d'une fausseté nécessaire; et quant à la vérité
+de fait d'une proposition, elle ne commence à être nécessaire qu'alors
+qu'elle a acquis la vérité réelle. Un homme mourra, et s'il meurt,
+nécessairement il ne sera pas non mort; c'est une nécessité
+conditionnelle. Dans les choses, si l'événement arrive, le non-événement
+sera nécessairement faux. Dans la proposition, si elle est vraie, la
+négation de la proposition sera nécessairement fausse. Mais ni la
+réalité de l'événement, ni la vérité de la proposition n'est nécessaire.
+La théorie logique ne porte donc aucune atteinte à l'existence des
+futurs contingents, non plus qu'à celle du libre arbitre. Dieu sait bien
+si l'événement arrivera, si la proposition est vraie; mais il n'a pas
+mis l'avenir sous la loi de la nécessité; et la condition du libre
+arbitre est à côté de la prescience. _Non omnis res_, dit saint Anselme,
+_est neceasitate futura, sed omnis res futura est necessitate futura....
+has necessitates facit volontatis libertas_[489].
+
+[Note 489: S. Ans. _Op., De Concord. praescient. cum lib. arb._ Qu.
+I, c. III, p. 124.]
+
+La discussion à laquelle se livre Abélard est donc bonne et concluante,
+encore que technique et subtile. Nous verrons qu'elle avait pour lui une
+grande importance, et qu'il y revient avec une nouvelle sollicitude dans
+sa théologie. Là, en effet, est une grave question de théodicée.
+
+On remarquera seulement qu'ainsi que nous l'avons annoncé, la logique
+offre dans son cours des questions qui la dépassent et qui intéressent
+les parties les plus élevées de la philosophie. Tout n'est donc pas
+science de mots dans la dialectique. Au reste, nous recueillons ici une
+des premières expressions de cette théorie des futurs contingents, un
+des points les plus célèbres et les plus importants de la scolastique.
+Le germe de la doctrine d'Abélard est dans Aristote. Les détails sont
+pour la plupart empruntés à Boèce, qui a longuement traité la question
+sans toujours l'éclaircir; mais la discussion, bien que peu originale,
+est forte et subtile, et l'on doit maintenant comprendre comment une
+question qui intéresse le libre arbitre, et par conséquent la morale; la
+providence divine, et par conséquent la théodicée; l'action de Dieu sur
+l'homme, et par conséquent la religion; la grâce et la volonté, et par
+conséquent le christianisme, a pu se trouver tout entière dans cette
+simple question logique: Dans les jugements particuliers et futurs,
+l'affirmation et la négation sont-elles nécessairement vraies ou
+fausses? Qui dirait que cette question est au fond celle-ci: Est-il un
+Dieu[490]?
+
+[Note 490: Cf. _Arist. Hermen._, IX, XIII.--Boeth., in lib. _de
+Interpret._, edit. sec., I. III, p. 367-370.--S. Anselm, _Op., De
+concord._, etc., p. 123.--S. Thom. _Summ. theol._, l pars, quiest, XIV.
+art. 1, 2, etc.--Voyez aussi dans la troisième partie de cet ouvrage les
+c. II, III, V, et surtout le c. VII.]
+
+Abélard termine par l'exposition du syllogisme ses Analytiques premiers.
+C'est, en effet, l'objet fondamental du traité qui porte ce titre dans
+l'Organon, et qu'il n'avait pas sous les yeux. La traduction qu'en a
+donnée Boèce lui était inconnue, et ce sont les traités du consulaire
+romain sur le syllogisme catégorique et le syllogisme hypothétique qui
+l'ont évidemment initié à cette théorie vitale de la logique. Chose
+étrange! Enseigner le syllogisme et ne l'avoir pas étudié dans Aristote!
+Nous croyons que cet exemple n'est pas le seul. Les traités élémentaires
+sur le syllogisme, les commentaires sur les Analytiques ont abondé
+pendant plusieurs siècles, et ils ont dû souvent tenir lieu de l'exposé
+concis, serré, algébrique, dans lequel Aristote a si sévèrement condensé
+l'invincible théorie du syllogisme. La manière de Boèce devait convenir
+bien mieux à l'esprit d'érudition, toujours explicateur et diffus, qui
+était le propre des philosophes du moyen âge. Mais nous ne les imiterons
+pas en rattachant un commentaire au commentaire d'Abélard, et une
+analyse sommaire serait illisible. D'ailleurs notre philosophe ne nous
+paraît avoir rien ajouté au syllogisme, et, à dire vrai, il n'est pas
+aisé d'ajouter quelque chose à la découverte d'Aristote[491].
+
+[Note 491: _Dial._ part. II, p. 305-323.--Abélard a trailé assez
+succinctement du syllogisme, et cette fois il est plus bref qu'Aristote.
+On a déjà vu qu'il ne connaissait que de nom les Analytiques premiers;
+cependant quand il donne la définition du syllogisme, il transerit celle
+que contient cet currage dans des termes différents de ceux qu'emploie
+Boèce dans sa traduction. (_Arist., Analyt. prior.,_ I, 1.--Boeth.,
+_Prior Analyl. Interp._ I, 1, p. 468.) Celle-ci d'ailleurs lui était
+inconnus. Où donc a-t-il pris te teste? car pour le sens, cette
+définition est partout. Il faut que celle du § 8 du chapitre; des
+Analytiques I, eût été citée littéralement dans quelque commentateur, et
+c'est de là qu'il l'aura tirée. Elle se retrouve identique pour le fond,
+mais diverse pour les termes, dans Boèce. (_De Syll. cat._, l. II, p.
+599, et _In Topic. Arist._, p. 662.)]
+
+
+
+CHAPITRE V.
+
+SUITE DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD.--_Dialectica,_ TROISIÈME PARTIE, OU LES
+TOPIQUES.--DE LA SUBSTANCE ET DE LA CAUSE.
+
+Dans sa Logique, Aristote passe des Premiers Analytiques aux seconds, ou
+du syllogisme à la démonstration. Nous ne trouvons point dans Abélard
+le sujet des Seconds Analytiques traité d'une manière complète. Tout
+annonce qu'ici l'autorité lui manquait. Aussi la partie de son ouvrage à
+laquelle il donne ce nom, est-elle la quatrième; il la fait précéder par
+les Topiques, titre de la cinquième partie de l'Organon; et ses topiques
+ne répondent pas tout à fait à ceux d'Aristote, qu'il n'avait pas.
+
+Les Topiques d'Aristote traitent des lieux de la dialectique. Le
+syllogisme dialectique est celui qui s'appuie sur des propositions
+probables ou convenues entre les interlocuteurs. L'art de discuter ou
+d'employer le syllogisme dialectique est l'objet des Topiques. L'ouvrage
+que Cicéron a intitulé de même, concerne le même sujet considéré
+du point de vue de l'orateur. La dialectique est nécessaire à la
+rhétorique; mais la discussion oratoire diffère de la discussion
+purement logique. La topique, depuis Cicéron, est toutefois devenue une
+science du ressort des rhéteurs plutôt que des philosophes. Boèce a
+traduit les Topiques d'Aristote et commenté ceux de Cicéron; puis il a
+composé, d'après ce dernier et d'après Thémiste, un ouvrage intitulé
+_des Différences topiques_ qui a servi de thème à celui d'Abélard.[492]
+
+[Note 492: Boeth., _In Topic. Arist.,_ 1. VIII, p. 662.--_In Top.
+Cic.,_ 1. VI, p. 767.--_De Diff. top.,_ 1. IV, p. 867.]
+
+Le sujet d'un ouvrage sur les topiques est de sa nature presque
+illimité. Il s'agit en effet de toutes les formes que peut prendre la
+discussion, de toutes les sources où elle peut puiser ses arguments.
+Une classification est difficile à introduire entre les lieux de la
+dialectique. Cicéron a proposé une division, Thémiste une autre, et
+c'est à celle-ci que Boèce a ramené la première. Abélard suit Boèce;
+mais tout ce travail a pour nous peu de prix, et la topique a presque
+disparu de la science. Ce n'est que dans le détail qu'il est possible
+de rencontrer çà et là des vues intéressantes ou des idées qui méritent
+d'être recueillies.
+
+Nous nous bornerons à deux exemples. Il n'y a rien de plus important
+en métaphysique que ces deux idées, la substance et la cause. Les
+scolastiques ont amplement disserté sur la substance, et au milieu de
+beaucoup de subtilités, d'équivoques, d'erreurs, ils ont vu ou du moins
+entrevu tout; sons le voile de leur diction, les questions se retrouvent
+à la même profondeur où le génie moderne a pu pénétrer. Mais il n'en
+est pas de même de la cause. Cette notion a été à peu près méconnue, et
+constamment négligée jusqu'à la renaissance de la philosophie, et je ne
+crois même pas qu'avant Leibnitz on lui ait assigné son véritable rang.
+Lorsque dans l'énumération des lieux dialectiques, Abélard rencontrera
+la substance et la cause, notre attention devra donc s'éveiller, et nous
+nous arrêterons à cette page.
+
+La substance, considérée au point de vue des topiques, ou le lieu de la
+substance, c'est la recherche de la manière dont la substance doit être
+établie (elle l'est par la description on la définition), et dont peut
+être attaquée la définition ou la description qui l'établit. Aussi
+Aristote n'a-t-il pas distingué un lieu de la substance, lui qui a
+distingué un lieu de l'accident, du genre, du propre, etc.; mais il
+a amplement traité des lieux des définitions, et c'est là qu'il faut
+chercher l'équivalent de ce qu'Abélard a, d'après Thémiste et Boèce,
+nommé le lieu de la substance, _locus a substantia_[493]. Il n'y a
+dans tout cela que des règles pratiques de dialectique; mais c'est en
+développant complaisamment ces règles, qu'Abélard, selon son usage,
+vient à rencontrer des difficultés de logique qui le forcent à regarder
+au fond d'une question, et à rentrer par une digression dans la sphère
+de la philosophie réelle. C'est ainsi qu'en donnant les règles de
+l'opposition, il rencontre les contraires, et qu'il est conduit à se
+demander quelle sorte d'opposition est la contrariété, et voici comment
+cet examen le mène sur le terrain de la question des universaux.
+
+[Note 493: _Dial._, p. 368--Boeth., _de Different. topic._, t. III,
+p. 876.]
+
+Il rappelle que tous les contraires, suivant Aristote, sont dans les
+mêmes genres ou dans des genres contraires, à moins qu'ils ne soient
+genres eux-mêmes. Ainsi le noir et le blanc sont dans le même genre, la
+couleur; la justice et l'injustice sont de deux genres contraires, la
+vertu et le vice; enfin le bien et le mal sont eux-mêmes des genres.
+Sur ce dernier exemple, il faut remarquer que le bien et le mal
+appartiennent au même prédicament, la qualité, et l'on peut généraliser
+cette remarque en disant que les contraires ne sont pas contenus dans
+des prédicaments différents. «Si des contraires l'un est de la qualité,
+les autres en seront aussi[494].»
+
+[Note 494: _Aristot. Categ._, VIII et XI, et Boeth., _In Praed._, I.
+IV, p. 185 et 200.]
+
+On pourrait trouver des espèces contraires qui ne sont ni dans le même
+genre, ni dans des genres contraires. Ainsi certaines actions sont
+contraires à certaines passions, sans appartenir à des genres
+contraires, comme se réjouir et s'attrister, qu'Aristote lui-même
+regarde comme deux contraires du genre _agir_. Ce qu'il en faut
+conclure, c'est que bien que la tristesse soit en général passive,
+s'attrister peut être pris activement, s'apaiser et s'irriter sont bien
+actifs. Alors s'attrister devient une action comme se réjouir, et la
+contrariété n'est plus admise qu'entre actions ou entre passions.
+
+«Ne négligeons pas de remarquer sous quels prédicaments tombent les
+contraires, et quels sont les prédicaments qui excluent la contrariété.
+D'abord, il est certain, de l'autorité d'Aristote, que rien de contraire
+ne peut se trouver dans la substance, ni dans la quantité, ni dans la
+relation.... Il nous enseigne que trois autres admettent les contraires,
+savoir: la qualité, l'action et la passion. Dans le texte des Catégories
+que nous avons, il n'a rien décidé touchant la contrariété par rapport
+aux quatre prédicaments, le temps, le lieu, la situation, l'avoir. Et
+nous, ce que l'autorité a laissé indécis, nous n'osons le décider, de
+peur de nous trouver par aventure opposés à d'autres de ses ouvrages que
+n'a pas connus la langue latine, _quae latina non novit eloquentia_.
+Cependant le lieu et le temps, ces prédicaments qui naissent de la
+quantité, paraissent comme elle inaccessibles aux contraires.
+
+«Quoi qu'il en soit, remarquez que les contraires sont éminemment
+adverses l'un à l'autre; et ceci porte atteinte à la doctrine qui met
+dans toutes les espèces une matière générique d'essence identique, en
+sorte que la même matière générique, l'animal, soit en essence dans
+l'âne et dans l'homme, mais diversifiée dans l'un et l'autre par la
+forme. Il faut, dans cette hypothèse, que le blanc et le noir, et les
+autres contraires qui sont des espèces du même genre, aient la même
+matière essentielle. Or, alors ... comment le blanc et le noir
+pourront-ils être adverses l'un à l'autre, de même que les choses qui
+diffèrent en matière aussi bien qu'en forme, et qui appartiennent à des
+prédicaments différents, comme, par exemple, la blancheur et l'homme?
+S'il est, en effet, des formes réelles qui constituent la substance de
+la blancheur, elles ne peuvent faire la substance de l'homme, puisque
+les espèces, quand les genres sont divers et non subordonnés les uns
+aux autres, sont diverses aussi bien que les différences (Aristote).
+Ma doctrine est donc que les espèces seules de la substance sont
+constituées par les différences, et que les autres espèces ne subsistent
+que par la matière[495]. Mais si la matière est la même, quelle
+diversité leur reste-t-il? celle qui peut se concilier avec la
+ressemblance substantielle, celle de l'essence, dès qu'elle cesse
+d'être indéterminée. Car la qualité qui est essence du blanc n'est pas
+l'essence du noir, ou bien le blanc serait le noir; mais elles sont
+semblables en ce qui concerne la nature du genre supérieur qui leur
+est commun. La ressemblance de substance ou de forme n'exclut pas la
+contrariété[496].»
+
+[Note 495: Il ajoute ici: «Comme nous l'avons montré dans le _Liber
+Partium_.» On suppose que c'est sa paraphrase de l'Introduction de
+Porphyre. Voyez ci-dessus, c. 1.]
+
+[Note 496: _Dial._, p. 397-400.]
+
+Cette doctrine est ici sommairement énoncée. Il paraît qu'elle était
+établie dans une portion de la première partie qui nous manque; mais
+elle est dirigée contre la doctrine réaliste, qui plaçait dans toutes
+les espèces le genre à titre de matière essentielle et identique,
+uniquement diversifiée par les formes accidentelles. Abélard n'admet
+quelque chose de tel que pour les espèces de la substance. Celles-ci
+seules, identiques dans leur matière, sont constituées espèces par les
+différences; mais les autres espèces, celles de la quantité, de la
+relation, etc., ne subsistent que par leur matière, et conséquemment,
+elles n'ont point une matière essentielle et identique, quoiqu'elles
+puissent être contenues dans un genre semblable. En un mot, dans les
+espèces de la substance, la substance ne peut jamais être autre que la
+substance, et il lui faut la forme pour la différencier. Dans les autres
+espèces, il peut y avoir ressemblance et communauté de genre; mais
+quoique le blanc et le noir soient de même genre, le blanc et le noir
+n'ont pas en eux-mêmes une essence identique; il n'existe pas une même
+matière essentielle qui soit la couleur; une simple similitude de genre
+unit le blanc et le noir.
+
+Ceci, rendu et clarifié en langage moderne, signifierait que l'idée de
+substance est l'idée de quelque chose de stable, d'immuable en soi, et
+qui ne peut être diversifié que par les attributs qui lui déterminent
+une essence, tandis que dans ces attributs mêmes la substance est nulle;
+il n'y a que communauté ou ressemblance dans la conception générique que
+nous en formons; d'où il suit que des attributs sont du même genre, mais
+sont, en eux-mêmes et en tout ce qu'ils sont, réellement des choses
+différentes. Il n'y a pas de couleur, en un mot; il y a le noir, il y a
+le blanc.
+
+Ce qu'Abélard dit de la cause touche de bien moins près encore à ce que
+nous voudrions apprendre de lui. Il y a en dialectique des lieux communs
+des causes; ils sont classés parmi les lieux des conséquents de la
+substance, _ex consequentibus substantiam_, et pour savoir comment
+peut se discuter tout raisonnement qui roule sur les causes, il faut
+connaître quelles sont les causes[497]. Abélard établit une division des
+causes que Boèce donne assez confusément, en suivant la Métaphysique ou
+la Physique plutôt que la Logique d'Aristote[498], et il commente cette
+division avec développement. Il est remarquable que chez lui et même
+chez Aristote, la cause est étudiée dans ses modes plus que dans son
+principe. La causalité n'a été bien comprise que des modernes, et
+peut-être encore reste-t-il à faire de nouvelles découvertes dans le
+sein de cette idée primitive et nécessaire.
+
+[Note 497: _Dial._, part. III. p. 410-414.]
+
+[Note 498: _Arist. Analyt. prior._, II, XI.--_Met._, IV, II, et
+_Phys._, II, III.--Boeth., _De Interp._, ed. sec., p.453.--_In Top.
+Cic._, l. II, p. 778 et 784; l. V, p. 834.--_De Differ. topic._, l. II,
+p. 809.]
+
+Il y a, dit Abélard, quatre sortes de causes, la cause efficiente, la
+cause matérielle, la cause formelle, la cause finale. Dans l'ordre, la
+première est celle qui meut, celle qui opère, celle enfin qui produit
+l'effet, comme le forgeron fabrique l'épée, en causant le mouvement qui
+change le fer en lame; mais l'action et la nature de cette cause seront
+mieux comprises après que nous aurons parlé des trois autres.
+
+La cause matérielle est ce dont la chose est faite, non ce qui sert à
+la faire; c'est le fer, et non l'enclume ni le marteau. La matière est
+l'élément immédiat de la substance. Ainsi la farine ne doit pas être
+appelée la matière du pain, puisqu'elle ne s'y trouve point à l'état de
+farine; la matière du pain, c'est la pâte, ou plutôt même les mies
+de pain (_micae_). Seulement, parmi les composés, les uns ont eu une
+matière préexistante, comme le vaisseau ou le toit, qui ont été bois
+avant d'être vaisseau ou toit; les autres sont nés avec leur matière,
+comme les quatre éléments, créés les premiers pour devenir la matière
+des corps. Les composés de cette nature, aucune matière préexistante ne
+les a précédés; tels les accidents naissent avec la matière à laquelle
+ils appartiennent. Mais soit que la matière ait ou non précédé le
+matériel, proprement le _materié_[499], elle le crée matériellement,
+elle le fait être; elle constitue l'essence matérielle. Ainsi l'animal
+qui constitue matériellement l'homme, ou ce qui reçoit la forme de
+rationnalité et de mortalité, n'est pas une chose autre que l'homme
+même; les pierres et les bois qui sont constitués sous forme de
+maison ne sont pas une chose autre que la maison même. Les parties de
+l'essence, prises ensemble, sont la même chose que le tout.
+
+[Note 499: _Materiatum_. Dans la terminologie de la science, le
+_matérié_ est une combinaison de la forme unie à la matière ou une forme
+matérialisée, c'est-à-dire une réalisation produite par l'union de la
+matière et de la forme.]
+
+La forme n'est pas proprement composante dans l'essence, mais, en
+survenant à la substance, elle complète l'effet, elle achève la
+production, et c'est là la cause formelle. Aucune substance ne peut être
+composée sans matière ni se constituer sans forme. Cependant on ne doit
+admettre au titre de cause que la forme nécessaire à la création d'une
+nouvelle substance, et sans laquelle il n'y a point d'effet accompli,
+point de chose effective produite. Ainsi les formes accidentelles,
+comme la blancheur dans Socrate, ne peuvent être appelées causes; elles
+dépendent du sujet, elles lui sont postérieures, elles n'existent que
+par lui; c'est le caractère de tout accident.
+
+La cause finale est le but; percer est la cause finale de l'épée.
+Postérieure dans le temps, cette cause précède en tant que cause; car
+elle est la fin à laquelle tend l'opération. La victoire est la cause de
+la guerre; et cependant la guerre doit précéder la victoire.
+
+Revenons à la cause efficiente, C'est celle qui, opérant sur une matière
+donnée, imprime par cette opération sa forme à la chose à former, comme
+le forgeron à l'épée et la nature à l'homme. Car le père n'est pas, à
+proprement parler, la cause efficiente de l'homme, la mère le serait
+autant que lui; c'est le créateur. Le soleil n'est pas non plus la cause
+efficiente du jour, car il n'y a pas une matière sur laquelle il opère
+pour faire le jour. L'opération créatrice n'appartient rigoureusement
+qu'à Dieu. Créer, c'est faire la substance, ce qui ne convient qu'à
+l'artisan suprême. Quant aux créations des hommes, ce ne sont que des
+combinaisons de substances déjà créées. C'est dans cette limite que les
+hommes sont _efficients_; c'est une création improprement dite. Plus
+exactement, Dieu crée, l'homme joint. L'homme ne crée pas même la forme,
+il adapte la matière pour la recevoir, et il n'opère qu'en adaptant.
+C'est Dieu qui crée par l'intermédiaire de l'opération humaine, et qui
+produit ce que l'homme a préparé. Cependant l'un et l'autre étant cause
+efficiente, seulement dans une mesure différente, l'un et l'autre meut,
+c'est-à-dire fournit le mouvement nécessaire à l'effet. De Dieu vient
+le mouvement de génération; de l'homme le mouvement d'altération. Ceci
+conduit à l'examen des diverses espèces de mouvements, parmi lesquelles
+il faut distinguer seulement le mouvement de substance et le mouvement
+de quantité[500].
+
+[Note 500: _Dial._, p. 414-422.]
+
+Le premier s'opère tontes les fois qu'une chose est engendrée ou
+corrompue, ou plutôt produite ou dissoute substantiellement. Elle est
+engendrée, lorsqu'elle prend l'être substantiel; par exemple, lorsqu'un
+corps devient vivant, ou prend la substance de corps animé, soit animal,
+soit homme. Elle se corrompt, lorsqu'elle quitte cette même nature
+substantielle, comme lorsque le corps vivant meurt ou devient inanimé.
+Ainsi le mouvement de substance se partage en génération et en
+corruption, l'une l'entrée en substance, l'autre la sortie de la
+substance. Le premier mouvement ne dépend que du créateur; le second
+paraît dépendre de nous, puisque nous pouvons mettre un homme à mort,
+réduire le bois en cendre ou le foin en verre. Mais, à ce point de vue,
+la génération nous serait également soumise; car, en dissolvant une
+substance, nous en produisons une autre, et toute corruption engendre;
+la mort est la création de l'inanimé. Ainsi nous semblons à la fois
+corrompre et engendrer, détruire et produire. Peut-être cela n'est-il
+pas contestable en ce qui touche les générations qui ne sont pas
+premières. Car pour les créations premières des choses, dans lesquelles
+non-seulement les formes, mais les substances ont été créées de Dieu,
+comme, par exemple, lorsque l'être a été donné pour la première fois aux
+corps eux-mêmes, elles ne peuvent être attribuées qu'au Tout-Puissant,
+ainsi que les dissolutions correspondantes. Aucun acte humain ne peut en
+effet anéantir la substance d'un corps.
+
+Les créations sont celles par lesquelles les matières des choses ont
+commencé d'exister sans matière préexistante. C'est dans ce sens que la
+Genèse dit: _Dieu créa le ciel et la terre_. Il y enferma la matière de
+tous les corps, ou mieux les éléments qui sont la matière de tous les
+corps. Car il ne créa point les éléments purs et distincts; il ne posa
+point chacun à part le feu, la terre, l'air et l'eau, mais il mêla tout
+dans chaque chose, et les éléments distincts tirèrent leur nom des
+principes élémentaires qui dominèrent en chacun d'eux; ainsi l'air
+vint de la légèreté et de l'humidité de l'élément aérien, le feu de la
+légèreté et de la sécheresse de l'élément igné, l'eau de l'humidité et
+de la mollesse de l'élément aquatique, et la terre de la pesanteur, de
+la dureté de l'élément terrestre.
+
+Les créations secondes ont lieu, lorsque Dieu, par l'addition d'une
+forme substantielle, fait passer dans un nouvel être une matière déjà
+créée, comme lorsqu'il créa l'homme avec le limon de la terre. Ici point
+de matière nouvelle; il n'apparaît qu'une différence de forme, et ce
+n'est que dans la forme substantielle que semble changer la nature de
+la substance; ces créations postérieures paraissent soumises à la
+génération et à la corruption. Moïse dit avec raison: «le Seigneur
+_forma_ l'homme,» et non pas _créa_, pour montrer clairement qu'il
+s'agit d'une création par la forme et non d'une création première[501].
+Dans cette seconde création, la matière de la terre, déjà existante,
+pouvait avoir le mouvement de génération, en ce que Dieu lui donnait
+les formes de l'animation, de la sensibilité, de la rationnalité, et
+le reste, ou le mouvement de l'altération (corruption), en ce qu'elle
+quittait l'inanimé. Mais les créations même du second ordre ne sont pas
+en notre pouvoir, et doivent, comme toutes les autres, être attribuées à
+Dieu. Lorsque la cendre du foin est placée dans la fournaise pour être
+convertie en verre, notre action n'est pour rien dans la création du
+verre; c'est Dieu même qui agit secrètement sur la nature des choses par
+nous préparées, et _pendant que nous ignorons la physique_, il fait une
+nouvelle substance. Mais dès que le verre a été divinement créé, c'est
+par notre opération qu'il est formé en vases divers; de même que nous
+construisons une maison avec des pierres et des bois déjà créés, ne
+créant jamais, mais unissant des choses créées. Aucune création ne nous
+est donc permise; un père lui-même n'est le créateur de son fils, qu'en
+ce sens qu'une partie de sa substance est, par l'opération divine,
+amenée à produire une nature humaine. La corruption seule ou altération
+peut paraître dépendre de nous, car il est en tout plus facile de
+détruire que de composer, nous pouvons plus aisément nuire que servir,
+et nous sommes plus prompts à faire le mal que le bien. Ainsi ne pouvant
+former un homme, nous le pouvons détruire, et sous ce rapport, la
+génération de l'inanimation semble dépendre de nous. Cependant il n'y
+a là qu'un retranchement, ce qui est du ressort de la corruption; rien
+n'est donné en substance, ce qui serait oeuvre de génération. Nous
+faisons le non-animé, mais l'inanimation, Dieu seul la crée. Autre
+en effet est le non-animé, autre l'inanimé. La négation n'est pas
+là privation. La négation résulte de la corruption; la forme de la
+privation résulte de la génération, et celle-ci ne peut venir que de
+Dieu. Car lors même que nous ne ferions rien à la substance, Dieu ne
+l'en convertirait pas moins un jour à l'animation où à l'inanimation;
+seulement, il est possible que ce que nous faisons l'y amène un peu plus
+vite.
+
+[Note 501: Je crois cette distinction peu solide. J'ignore la valeur
+des mots hébreux du commencement de la Genèse. Mais s'il y a dans le
+texte latin au titre: «De creatione mundi et hominis formatione,» il y
+a au verset 26: «Faciamus hominem,» et au verset 27: «Creavit Deus
+hominem.» C'est pour la femme que le mot de création n'est pas employé.
+Au reste, tout ce qui est dit ici de la création peut se comparer au
+tableau tracé dans l'_Hexameron_. Voy. au l. III du présent ouvrage.]
+
+
+«Ainsi donc le mouvement de substance que nous appelons génération, ne
+doit être attribué qu'à Dieu, tant dans les créations premières que dans
+les créations dernières. Dans les créations de la nature se placent les
+substances générales et spéciales. Ce n'est pas un changement de la
+forme, c'est une création de substance nouvelle qui fait la diversité
+de genre et d'espèce. De quelque façon que varient les formes, si
+l'identité demeure, l'essence générale ou spéciale n'en est point
+touchée. Mais là où il n'y a point diversité de formes, il peut y avoir
+diversité de genres; c'est ce qui arrive aux genres les plus généraux,
+à ce qu'il y a de plus général, aux prédicaments pris en eux-mêmes, et
+peut-être aussi à certaines espèces, comme nous l'accordons pour les
+espèces des accidents, afin d'éviter une multiplication à l'infini. Mais
+aussi longtemps que l'essence matérielle ou la nature de la chose sera
+diverse, il y aura diversité de genres ou d'espèces; c'est donc la
+diversité de substance, non le changement de la forme, qui fait la
+diversité des genres et des espèces. Car, bien que dans les espèces de
+la substance, la cause de la diversité des espèces soit la différence,
+celle-ci vient de la diversité de substance des choses elles-mêmes.
+Aussi a-t-on nommé ces sortes de différences, différences
+substantielles. Ainsi nous ne devons comprendre au rang des genres et
+des espèces que les choses que l'opération divine a composées en nature
+de substance[502].»
+
+[Note 502: _Dial._, p. 418.]
+
+Le mouvement de quantité est de deux sortes, mouvement d'augmentation,
+mouvement de diminution. L'augmentation et la diminution résultent d'une
+jonction de parties, et la comparaison seule manifeste l'une ou l'autre.
+Or l'accident est seul sujet à la comparaison, et celle-ci porte sur la
+longueur, la largeur, l'épaisseur et le nombre. Ce n'est que par rapport
+au nombre que le mouvement de quantité dépend de l'action de l'homme. En
+effet l'opération humaine n'unit jamais les corps au point qu'il n'y ait
+entre eux aucune distance. La longueur de la ligne, la largeur de la
+surface, l'épaisseur du solide, qui sont autant de continus, ne sont
+donc pas soumises à notre action, et nous ne pouvons rien que multiplier
+le nombre par l'accumulation dans le même lieu; ainsi nous ajoutons une
+pierre à des pierres, des bois à des bois pour une construction. Notre
+création n'est jamais que de la composition. Les choses ainsi composées
+sont dites unes ou plutôt unies par notre oeuvre, non par création
+naturelle. Cependant il ne faut pas considérer les noms de ces sortes
+d'assemblages ou d'unités factices, comme des noms collectifs, tels
+que ceux de _peuple_, de _troupeau_, etc. En effet il faut l'union des
+parties de la maison pour qu'il y ait maison ou vaisseau; tandis que,
+même séparées, les unités des collections conservent leur propriété de
+former une collection. L'unité d'un homme qui réside à Paris et celle
+d'un homme qui demeure à Rome forment un binaire. La pluralité des
+unités suffit pour faire un nombre, une réunion d'hommes, pour faire un
+peuple, sans qu'il y ait besoin de l'union de combinaison. Celle-ci, au
+contraire, est nécessaire pour former la maison et le navire, et même
+cette combinaison n'est pas indifférente; il n'y en a qu'une qui
+constitue le navire ou la maison.
+
+Ces extraits nous ont fait sortir de la dialectique pour entrer dans
+l'ontologie et même dans la physique. Abélard ne se contente plus de
+discuter logiquement des idées; il s'efforce de retracer la génération
+des choses. Pour le fond; il emprunte encore à son maître. Il suit la
+Physique d'Aristote, qu'il ne connaissait pas, mais dont les principes
+se trouvent rappelés çà et là dans la Logique et dans les commentaires
+de Boèce. Seulement, il porte dans son exposition une clarté et une
+méthode qui sont bien à lui, et c'est avec des citations éparses qu'il
+a recomposé le système. Ce qui donne à ces passages un intérêt
+particulier, c'est qu'ils sont en contradiction avec les opinions
+communément attribuées à notre auteur touchant les universaux. Il nous y
+donne la génération réelle des genres et des espèces. Ici point de trace
+de conceptualisme, ni de nominalisme. Les genres et les espèces ne sont
+admis que pour les choses qui, ayant une substance naturelle, procèdent
+de l'opération divine: ainsi les animaux, les métaux, les arbres, et
+non pas les armées, les tribunaux, les nobles, etc. La distinction des
+genres et des espèces repose ainsi sur des causes physiques. Elle est
+produite par ce mouvement de la substance qui interrompt l'identité et
+fait succéder une nature essentielle à une autre. Du genre à l'espèce,
+ce mouvement se résout dans la survenance de la différence; mais la
+différence est substantielle, et dans toutes les transitions d'un degré
+ontologique à un autre, c'est une forme substantielle qui survient et
+qui agit comme cause altérante et productrice. Il me semble que nous
+avons ici la physique des genres et des espèces; c'est, je crois, là du
+réalisme. On pourrait dire que tout ce réalisme provient d'une seule
+idée qu'Abélard ajoute à la théorie de la cause et du mouvement, dont il
+prend le fond dans Aristote: c'est l'idée de la création.
+
+
+
+CHAPITRE VI.
+
+SUITE DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD.--_Dialectica_, QUATRIÈME ET CINQUIÈME
+PARTIES, OU LES SECONDS ANALYTIQUES ET LE LIVRE DE LA DIVISION ET DE LA
+DÉFINITION.
+
+Nous avons dit qu'Abélard ne connaissait pas les Seconds Analytiques
+d'Aristote. Lors donc que pour copier en tout son maître, il a voulu
+donner le même titre à la quatrième partie de sa Dialectique, il n'a
+pu traiter le même sujet, et au lieu d'écrire sur la démonstration, il
+s'est surtout occupé des matières comprises dans le livre de Boèce
+sur le syllogisme hypothétique[503]. Rien de bien essentiel n'est à
+remarquer dans cette partie; passons immédiatement à la cinquième, ou au
+_Livre des divisions et des définitions_. Ce livre correspond aux
+deux ouvrages de Boèce sur les mêmes matières, et dans la Dialectique
+d'Abélard il tient la place des Arguments sophistiques, cette dernière
+partie de l'Organon[504].
+
+[Note 503: _Dial._, pars IV, De Propos. et Syll. hypoth. seu Anal.
+post., p. 434-449.--Boeth. _Op._, De Syll. hyp., lib. II, p. 606.]
+
+[Note 504: _Dial._, pars V, liber Divisionum et Definitionum, p.
+450-497.--Boeth., _De Divis._, p. 638. _De Diffin._, p. 648.]
+
+«Le talent de diviser ou définir est non-seulement recommandé par la
+nécessité même de la science, mais encore enseigné soigneusement par
+plus d'une autorité. Émule reconnaissant de nos maîtres, suivons
+religieusement leurs traces; nous sommes excité à travailler sur le même
+sujet, pour ton intérêt, frère, ou plutôt pour l'utilité commune. La
+perfection des écrits antiques n'a pas été si grande en effet que
+la science n'ait nul besoin de notre travail. La science ne peut
+s'accroître chez nous autres mortels au point de n'avoir plus de progrès
+à faire. Or comme les divisions viennent naturellement avant les
+définitions, puisque celles-ci tirent de celles-là leur origine
+constitutive, les divisions auront la première place dans ce traité, les
+définitions la seconde[505].» Ainsi la division est une analyse dont la
+définition est comme la synthèse. C'est une idée de Boèce, qui se sépare
+en cela d'Aristote, peu favorable à la division, peut-être parce
+que Platon l'employait volontiers[506]. Aristote ne trouve rien de
+syllogistique, ni par conséquent de démonstratif, dans cette énumération
+des parties, des modes, des espèces ou des cas, qu'on appelle la
+division, et qui lui paraît se réduire souvent à l'assertion gratuite.
+Mais si la division est bonne, la définition est valable, et
+réciproquement, et elles peuvent se servir mutuellement de moyen de
+contrôle et de garantie.
+
+[Note 505: _Dial._, p. 450.]
+
+[Note 506: _Analyt. prior._, I, XXXI.--_Analyt. post._, II, V.]
+
+On entend donc ici par la division celle dont Boèce a prouvé que les
+termes sont les mêmes que ceux de la définition[507]. «Nous entreprenons
+de traiter des divisions telles que l'autorité de Boèce les a déjà
+caractérisées, et si nous donnons du nôtre dans ces leçons, qu'on ne le
+regrette pas (_non pigeat_).»
+
+[Note 507: _De Div._, p. 643.]
+
+La division substantielle, ou _secundum se_, est la division du genre en
+espèces, du mot en significations, ou du tout en parties. La division
+selon l'accident est celle du sujet en ses accidents, de l'accident en
+ses sujets, ou la division de l'accident par le coaccident.
+
+La première division substantielle, celle du genre en espèces, est comme
+celles-ci: _La substance est ou corps, ou esprit; le corps est ou le
+corps animé ou le corps inanimé_.
+
+La division du mot est celle qui découvre les diverses significations
+d'un mot, ou qui montre qu'un mot signifiant une même chose a diverses
+applications. Dans le premier cas, elle explique l'équivoque d'un nom:
+_Le chien est le nom d'un animal qui aboie, d'une bête marine_ (chien de
+mer), _et d'un signe céleste_. Dans le second, on divise un mot selon
+ses modes ou ses applications modales: _Infini se dit ou du temps, ou du
+nombre, ou de la mesure_.
+
+La division du tout a lieu, quand le tout est divisé en ses propres
+parties soit constitutives, soit _divisives_. Que nous disions: _La
+maison est en partie murs, en partie toit, en partie fondation_, ou
+bien: _L'homme est ou Socrate, ou Platon, ou_ etc., nous faisons _une
+division du tout_ ou _par le tout_ (_totius_ ou _a toto_); mais l'une
+est celle de l'entier, l'autre celle de l'universel; l'une se fait en
+parties constitutives, l'autre en parties divisives.
+
+Commençons par la division du genre en ses espèces les plus
+prochaines[508]. Celle-ci peut être aisément confondue avec la division
+par différence; mais dans la division en espèces par les différences,
+il ne s'agit pas des espèces elles-mêmes, mais des formes des espèces.
+Ainsi l'_animal est ou homme, ou quadrupède, ou oiseau_, etc., est une
+division du genre en espèces; l'_animal est ou homme ou non-homme_,
+est une division par opposition; l'_animal est ou rationnel ou non
+rationnel_, une définition par différence.
+
+[Note 508: _Dial._, p. 464.]
+
+Abélard n'ajoute ici à Boèce qu'un seul point. Par différences faut-il
+entendre les formes des espèces, ou seulement de simples noms de
+différences, qui, suivant quelques-uns, suppléeraient les noms spéciaux
+pour désigner les espèces, en sorte que _rationnel_ équivaudrait à
+_animal rationnel_, _animé_ à _corps animé_? Les noms des différences
+contiendraient ainsi, non-seulement la forme, mais la matière,
+c'est-à-dire la chose tout entière: «Opinion,» dit Abélard, «qui a paru
+préférable à mon maître Guillaume. Celui-ci voulait en effet, je m'en
+souviens, pousser à ce point l'abus des mots, que lorsque le nom de la
+différence tenait lieu de l'espèce dans une division du genre, il ne
+fût pas le nom abstrait de la différence, mais fût posé comme le nom
+substantif de l'espèce. Autrement, suivant lui, on aurait pu appeler
+cela division du sujet en accidents, les différences ne lui paraissant
+plus alors appartenir au genre qu'à titre d'accidents. C'est pourquoi il
+voulait, par le nom de la différence, entendre l'espèce elle-même, fondé
+sur ce mot de Porphyre: _Par les différences nous divisons le genre en
+espèces_[509].»
+
+[Note 509: Porphyr. _Isag._, III.--Boeth., _In Porph. a se transl._,
+l. IV, p. 81.]
+
+Par un plus grand abus, il employait le nom _infini_ (indéterminé) pour
+désigner l'espèce opposée. Ainsi, il disait: _La substance est ou le
+corps ou le non-corps_. _Non-corps_ pour lui ne désignait que l'espèce
+opposée à corps; ce terme infini par signification n'était plus qu'un
+nom substantif et spécial[510]. Mais si, par une nouveauté de langage,
+on prend les noms des différences ou les noms infinis pour ceux même des
+espèces, «la lettre n'a plus aucun poids,» c'est-à-dire les textes sont
+sans autorité. Que devient le soin particulier et le rôle à part que
+Boèce accorde aux différences? Il ne voulait pas non plus que la simple
+négation contînt l'idée de l'espèce, lorsqu'il disait: «La négation par
+elle-même ne constitue point une véritable espèce.» _Le non-homme, le
+non-corps_ n'est pas une espèce. Les noms négatifs ne remplacent
+les noms d'espèces que lorsque ceux-ci manquent. Quant aux noms des
+différences, ils ne sont pas substantifs au sens des noms de substances,
+mais ce sont des noms _pris des différences_, c'est-à-dire les
+différences prises substantivement; car ce que la scolastique appelle
+des _noms pris_ revient aux noms abstraits des modernes, quand ces noms
+ne sont pas des noms de genres ou d'espèces. Aussi, de la division du
+genre par différence, Boèce tire-t-il la définition des espèces, par
+la jonction du nom _divisant_ de la différence au nom _divisé_ du
+genre[511]. Cela veut dire que si l'on divise le genre _animal_ en
+_rationnel_ et _irrationnel_, ce qui est le diviser par différence,
+la jonction du genre _animal_ et de la différence _rationnel_, ou
+l'expression l'_animal rationnel_, sera la définition de l'espèce
+_homme_; en sorte que c'est un axiome dialectique, que ce qui convient à
+la division du genre convient à la définition de l'espèce. Or, cela
+ne se peut dire que de la division du genre par les différences. Si
+_différence_ équivalait à _espèce_, cela signifierait que la division
+du genre en espèces définit l'espèce, ce qui n'a aucun sens. C'est pour
+cela que Porphyre, d'accord avec Boèce, dit que les différences qui
+divisent le genre sont toutes appelées différences spécifiques[512].
+
+[Note 510: Le nom infini est le nom indéfini ou indéterminé qui
+s'applique à des choses diverses de genre, d'espèce, ou de degré
+ontologique, tandis que les noms universels sont déterminés à certains
+genres, à certaines espèces; par exemple, le _non-animal_ est un nom
+infini, car il s'applique à la substance, au métal, au fer, à l'épée,
+à l'épée d'Alexandre, etc.; il y a, comme on voit, du rapport entre
+l'infini dans ce sens et le négatif. Kant entend ainsi l'infini,
+lorsqu'il traite du jugement, qu'il appelle _unendlich_. (_Crit. de la
+rais. pure, Analyt. trans._, l. I, c. I, sect. II.)]
+
+[Note 511: _De Div._, p. 642.]
+
+[Note 512: [Grec: Eidopoioi], Porph. _Isag._, III.--Boeth., _In
+Porph._, l. IV, p. 86.]
+
+«La division en différences ou en espèces doit porter sur les plus
+prochaines; car les plus prochaines sont naturellement les plus
+analogues, et les plus propres à faire connaître le genre. Si la
+division du genre se faisait toujours par les différences ou par les
+espèces les plus prochaines, toute division serait à deux membres. C'est
+du moins une opinion de Boèce que tout genre a, dans la nature des
+choses, deux espèces les plus prochaines; et si nous en avions toujours
+les noms, toute division pourrait s'opérer en deux espèces; si cela ne
+se peut toujours faire, c'est disette de noms.
+
+«Mais à cette opinion qui se rattache à la doctrine philosophique qui
+soutient que les genres et les espèces sont les choses mêmes et non
+simplement des voix, je me souviens que j'avais une objection tirée de
+la relation.
+
+«Si tout genre est contenu en deux espèces les plus prochaines,
+la relation (_ad aliquid_) est dans ce cas: deux espèces les plus
+prochaines de relatifs en forment la division suffisante (complète).
+Car bien que nous n'en ayons pas les noms, elles n'en doivent pas moins
+subsister dans la nature des choses. Or elles no peuvent être unies de
+relation au genre suprême. En effet ce qui est antérieur a tous les
+relatifs (le genre suprême) est le genre de tous, leur genre universel.
+Il n'est donc pas ensemble avec eux; il ne leur est donc pas relatif;
+car Aristote nous enseigne dans ses Prédicaments que dans la nature tous
+les relatifs sont ensemble (ou simultanés)[513]. Par la même raison, les
+deux espèces prochaines qui divisent le genre de la relation ne peuvent
+être relatives à ce genre, parce que deux choses diverses d'un même
+n'y peuvent être relatives, comme un même ne peut avoir plusieurs
+contraires, plusieurs privations ou possessions d'un même, plusieurs
+affirmations propres ou négations, d'après la règle _une seule négation
+pour une seule affirmation_[514].
+
+[Note 513: Arist. _Categ._--Aristote ne pose pas le principe d'une
+manière absolue. [Grec: Dokei de ta pros ti hama tae physei einai kai
+epi men ton pleiston alaethis estin.] «Il paraît que les relatifs sont
+simultanés dans la nature; et cela est vrai de la plupart.»]
+
+[Note 514: [Grec: Mia apiphasis mias kataphaseos esti.] Arist., _De
+Int._, VII.--Boeth., _De Int._, ed. sec., p. 352.]
+
+«Ces deux espèces ne peuvent non plus être relatives aux espèces
+subordonnées; car si une d'elles est en relation (et par conséquent
+simultanée) avec les espèces inférieures, c'est avec celle qui lui est
+subordonnée, ou avec celle qui est subordonnée à l'autre. Or ce ne peut
+être avec celle qui vient après elle, puisqu'elle est antérieure à
+celle-ci dans la nature, comme étant un genre. Si c'est avec celle qui
+est subordonnée à l'autre et si elles échangent ainsi leurs espèces
+subordonnées, il suit que dans la nature chacune est antérieure et
+postérieure à l'autre, car ce qui est antérieur ou postérieur à l'une
+de deux choses simultanées dans la nature est nécessairement aussi
+antérieur ou postérieur à l'autre. Or des deux espèces, celle-là,
+étant comme le genre du relatif à une espèce contemporaine[515], est
+l'antérieur de ce relatif, et devient en même temps l'antérieur de
+l'espèce contemporaine. Pareillement, celle-ci est antérieure à
+celle-là, en sorte que chacune des deux est, dans la nature, antérieure
+et postérieure à l'autre et à soi-même. C'est ce qui deviendra plus
+clair, si nous désignons par des lettres l'ensemble du prédicament.
+Représentons l'ordre par celte figure:
+
+ Relation
+ B. C.
+ D. F. G. L.
+
+[Note 515: _Conquaero_, qui n'est ni antérieure ni postérieure.]
+
+«Si d'un côté C et D, de l'autre B et L sont réciproquement relatifs
+(B et C étant les deux espèces prochaines du genre le plus général
+_relation_, D et L des espèces, l'un de B, et l'autre de C), B sera
+antérieur à D comme à son espèce; D étant ensemble ou simultané avec C
+comme avec son relatif, B précédera C. Ainsi B précédera son espèce D et
+C le relatif de D, et par conséquent soi-même (puisqu'il est simultané
+avec C son codivisant). En outre, il est évident que dans cette
+relation, une des espèces inférieures détruite anéantit tout le
+prédicament; si D est détruit, tant B que C périt nécessairement,
+puisqu'ils comprennent le genre le plus général. Car D, étant relatif à
+C, le détruit par sa propre destruction; mais C, étant le genre de L,
+emporte L relatif de B, et ainsi B périt aussi. C'est pourquoi D une
+fois détruit, tant B que C est détruit, et la _relation_ avec eux. Mais
+plutôt, disons B et C mutuellement relatifs, ce qui est plus vrai, et
+que toutes les autres espèces contemporaines sous leurs genres, soient
+relatives l'une a l'autre, comme D et F entre eux, comme aussi G et L,
+et ainsi des autres, tant qu'il y a d'espèces contemporaines. Si une
+seule des espèces en relation existe, toutes doivent forcément exister,
+de sorte que comme D existe, B son genre existe nécessairement; et B
+existant, C son relatif existe nécessairement aussi. Mais si B existe,
+il faut nécessairement que son relatif C coexiste. Or C no coexistera
+que par quelqu'une de ses espèces qui, étant relative à une autre,
+ne peut exister par soi seule, et il faut que celte autre existe
+nécessairement. Donc, une des espèces relatives existant, il arrivera
+que toutes existent; ce qui est très-évidemment faux, car une des
+espèces n'exige l'existence d'aucune autre espèce que de celle avec
+laquelle elle est ensemble ou simultanée, et à laquelle elle est
+relative. Le père n'exige pas l'esclave ou le disciple, mais seulement
+le fils.
+
+«Si, en descendant des espèces prochaines de relatifs, par les genres
+secondaires et les sous-espèces, aux individus, nous trouvons que les
+espèces, contemporaines d'un même genre, ne sont pas relatives entre
+elles, mais que ce sont les espèces de l'un des genres divisant qui sont
+relatives aux espèces d'un autre, sous le même genre suprême (comme
+le sont les espèces de l'_animé_ et de l'_inanimé_ entre elles), deux
+espèces existant entraînent nécessairement l'existence de toutes les
+autres. Si au contraire les espèces d'une espèce la plus prochaine sont
+relatives ans espèces d'une autre espèce la plus prochaine (comme les
+espèces du _corps_ aux espèces de l'_esprit_), cette nécessité n'existe
+pas. Notez bien que le genre le plus général du prédicament où cette
+condition se réalise est contenu dans deux espèces; mais aussi, ou nous
+sommes en ceci plus subtil qu'il ne faut, ou, pour conserver l'autorité
+sauve, il faut dire qu'elle n'a pas regardé aux genres de tous les
+prédicaments. C'est ainsi qu'il[516] soutient dans beaucoup de ses
+ouvrages que toute espèce est constituée de la matière du genre par
+la forme de la différence; ce qui ne peut, à cause de l'infinité des
+espèces, être maintenu pour toutes; cette règle ne doit donc être
+rapportée qu'au prédicament de la substance. Il en est de même peut-être
+de l'autre règle[517].»
+
+[Note 516: Boèce.]
+
+[Note 517: _Dial._, p. 458-460.]
+
+On aura remarqué cette argumentation qui peut être prise comme un
+spécimen du raisonnement scolastique. La singularité en sera plus
+frappante si nous empruntons un langage plus familier aux lecteurs de
+notre temps.
+
+La division est l'origine et comme le fond de la définition. Soit
+par exemple cette définition de l'homme, _l'homme est un animal
+raisonnable_, elle suppose cette division, _l'animal est ou raisonnable
+ou non raisonnable_. C'est une division, c'est-à-dire une proposition
+dans laquelle le sujet est divisé en deux classes par deux attributs;
+et c'est une division par différences, en ce que ces attributs sont
+différentiels, c'est-à-dire constitutifs d'espèces proprement dites, non
+de simples distinctions modales, mais des _différences spécifiques_:
+c'est l'expression de la science.
+
+La division par différences doit se faire par les différences les plus
+prochaines. Admettez plusieurs espèces d'hommes, les uns ayant douze
+sens, et les autres cinq; le genre _animal_ ne devrait pas être divisé
+par ces différences; car elles sont éloignées, elles constituent des
+sous-espèces, et non les espèces du genre _animal_; la différence
+prochaine ou la plus prochaine, ici c'est la _raison_.
+
+La différence prochaine, celle qui divise immédiatement le genre, est
+celle qui le fait le mieux connaître, celle qui touche de plus près
+la nature; c'est donc la plus réelle. Boèce dit que tout genre a deux
+espèces prochaines[518], parce qu'il veut que toute division soit à deux
+membres, toute division triple ou quadruple pouvant se ramener à la
+division par deux. Si la division ne paraît pas toujours pouvoir se
+faire en deux membres, c'est que les langues n'offrent pas toujours les
+deux noms des _divisants_ et surtout des deux différences spécifiques
+d'un même genre. Dans l'exemple, la _raison_ est une des différences
+spécifiques; nous serions embarrassés pour nommer l'autre en français.
+Le latin assez barbare des scolastiques dit _rationale, irrationale_; le
+substantif abstrait répondant à _irrationale_ ce serait la _non-raison_.
+Il serait facile de trouver des exemples pour lesquels la langue nous
+ferait encore plus défaut; mais si la division du genre en deux espèces
+prochaines est toujours possible, sans toujours être exprimable, il suit
+que les espèces existent indépendamment d'un nom qui les désigne. Elles
+existent sans les mots qui les nomment. Que devient alors la doctrine
+qui veut que les espèces ne soient que des mots? Voilà l'argument
+qu'Abélard dirige en passant contre Roscelin.
+
+[Note 518: _De Div._, p. 643.]
+
+Les modernes répondraient que les espèces peuvent exister dans l'esprit
+sans être nommées, que toutes les idées n'ont pas nécessairement leurs
+noms, et qu'ainsi le principe de Boèce peut être vrai comme principe
+idéologique, sans qu'il en résulte aucun préjugé en faveur de la réalité
+objective des espèces. Que dit en effet le nominalisme raisonnable? Les
+individus seuls sont réels. Ces individus semblables ou dissemblables,
+séparés ou rapprochés par des différences ou ressemblances essentielles
+ou accidentelles, sont comparés et classés par l'intelligence, en
+sorte que les genres et les espèces sont des vues de l'esprit fondées
+seulement sur les différences et les ressemblances des individus,
+seules réalités. Toute classe, genre ou espèce, se résout réellement en
+individus. Il n'y a point de réalité autre qui corresponde au nom ou à
+l'idée de la classe; il n'y a point _l'homme, l'animal_; il y a _des
+animaux, des hommes_. Les genres et les espèces ne sont donc que des
+idées, et comme les idées en général ne se constatent et ne se fixent
+que par leurs signes, comme la langue s'unit indissolublement à
+l'intelligence, on peut regarder les espèces comme des noms, ne
+correspondant à aucune réalité substantielle qui soit l'espèce, si elle
+n'est la réunion des individus; et en ce sens on peut aller jusqu'à dire
+que les espèces ne sont que des noms. Tel est le nominalisme soutenable,
+ou le conceptualisme éclairé.
+
+A ce compte, le principe de Boèce pourrait rester vrai, tout genre se
+diviserait en deux espèces, ne fussent-elles désignées par aucun nom
+spécial, sans que le réalisme fût justifié, c'est-à-dire sans qu'il en
+fallût conclure que les espèces hors des individus soient autre chose
+que des abstractions. Mais Abélard ne procède pas ainsi; il attaque le
+principe de Boèce dans sa généralité, et sans s'inquiéter de l'induction
+que ce principe fournit en faveur du réalisme; voici par quel argument
+de métier il pense le détruire.
+
+Si deux espèces prochaines épuisent la division de tout genre, la
+règle est applicable au genre _relation_. La _relation_ est un genre
+supérieur, de ceux qu'Aristote appelle _generalissima_, car c'est le
+troisième prédicament. Or, quelles sont les deux différences prochaines
+qui divisent le genre _relation_? La difficulté de le dire peut prouver
+seulement que les noms des deux espèces prochaines du genre _relation_
+manquent, et ne prouve pas qu'elles n'existent point dans les choses,
+faute d'exister dans les noms; elles peuvent être dans la nature et
+manquer dans le langage. Mais c'est une règle de logique que tous les
+relatifs sont ensemble dans la nature, tous les _ad aliquid_ sont
+_simul_, [Grec: pros ti hama tae physei einai], ce qui signifie qu'ils
+coexistent naturellement, en ce sens que si une chose est relative à une
+autre, il faut bien que celle-ci le soit à la première. Elles sont donc
+nécessairement corrélatives et simultanées. L'un des relatifs ne peut
+disparaître que la relation ne disparaisse et n'entraîne avec elle la
+disparition de l'autre. Cette règle admise, il faut bien que les deux
+espèces prochaines qui divisent complètement le genre _relation_, étant
+les deux espèces fondamentales de relatifs, soient simultanées. Or le
+seront-elles avec la _relation_, leur genre suprême? Mais c'est un
+principe que le genre suprême est antérieur aux espèces, qu'il a la
+priorité sur elles; et si la _relation_, genre suprême des deux
+espèces prochaines de relatifs, leur est antérieure, comment ceux-ci
+pourraient-ils être simultanés avec elle? Cela répugne. Maintenant les
+deux espèces prochaines de relatifs peuvent-elles être simultanées avec
+celles qui ne sont pas prochaines? Non, car ou celles-ci leur sont
+subordonnées, ou elles ne le sont pas. Si elles leur sont subordonnées,
+elles viennent après les premières, qui ne peuvent être simultanées avec
+celles qui leur sont postérieures. S'il s'agit d'espèces qui ne leur
+sont pas subordonnées; si, par exemple, l'espèce prochaine A est
+simultanée avec l'espèce D subordonnée à l'espèce prochaine B, tandis
+que celle-ci est simultanée avec l'espèce C subordonnée à l'espèce
+prochaine A, il arrive que A simultané avec B antérieur à D, est
+simultané avec D postérieur à B, et par conséquent A est antérieur à D
+comme B, et postérieur à B comme D. Et de même, B est tout à la
+fois antérieur à C comme A et postérieur à A comme C. Sans plus de
+développement, la contradiction apparaît.
+
+Enfin, les deux espèces prochaines du genre suprême _relation_
+sont-elles simultanées l'une avec l'autre? Soit; mais alors il en est
+de même forcément des deux genres qui divisent chacune d'elles, et des
+espèces subordonnées qui divisent chacun de ces genres; car toutes
+ces divisions sont des divisions en deux relatifs. Et comme il y
+a solidarité entre eux à tous les degrés, et qu'en outre les deux
+_divisants_ supposent le divisé, un seul relatif à un degré quelconque
+de l'échelle, suppose tous les autres; et conséquemment, il pourrait
+arriver, par exemple, que l'existence de la relation de roi à sujet
+entraînât nécessairement l'existence de la relation de maître à
+disciple, ou de cause à effet; ce qui est évidemment absurde[519].
+
+[Note 519: Supposez que le prédicament _relation_ ait pour espèces
+les plus prochaines une X et une Y, dont la première sera un relatif
+que nous nommerons _celui de qui on dépend_, et la seconde, _celui
+qui dépend_. Elles seront corrélatives et simultanées; soit. Mais la
+première aura, je suppose, pour genres qui la divisent _la cause_ et
+_le supérieur_, la seconde, _l'effet_ et _l'inférieur_. _Cause_ et
+_supérieur_ ne sont pas relatifs entre eux, mais ils ont le même genre
+qu'ils divisent. _Effet_ et _inférieur_ ne le sont pas davantage; mais
+ils divisent un même genre. Ces espèces se sous-divisent à leur tour;
+par exemple _supérieur_ en _père_ et en _maître_, _inférieur_ en _fils_
+et en _esclave_. Or _supérieur_, quoique de genre différent, sera
+relatif à _inférieur_ et simultané avec lui, et réciproquement. _Père_,
+espèce appartenant à un autre genre que _fils_, sera relatif
+et simultané avec _fils_, comme _maître_ avec _esclave_, bien
+qu'appartenant à des espèces de genres divers. Or, si _père_ est relatif
+à _fils_, ils sont nécessaires l'un à l'autre, et ces deux sous-espèces
+existant rendent nécessaire l'existence de toutes les autres. Car _fils_
+étant rendu nécessaire par _père_, rend nécessaire _inférieur_, l'espèce
+de laquelle il dépend, et celle-ci, son autre sous-espèce _esclave_,
+puisque (c'est la supposition) ces deux sous-espèces _fils_ et _esclave_
+divisent exactement leur espèce _inférieur_. J'en dis autant de
+_père_ et de _maître_ par rapport à _supérieur_. Mais _supérieur_ et
+_inférieur_ à leur tour appartiennent à deux genres différents, dont
+l'un est divisé par _supérieur_ et par _cause_, l'autre par _inférieur_
+et par _effet_, et comme _inférieur_ et _supérieur_ sont nécessaires
+l'un à l'autre, l'existence de l'un et de l'autre entraîne celle
+des deux autres espèces avec chacune desquelles chacun d'eux divise
+exactement son genre respectif; et ces genres respectifs, tous deux
+réunis et opposés, corrélatifs simultanés, sont les espèces les plus
+prochaines du genre le plus général, la _relation_. Ainsi les rapports
+dialectiques de toutes ces branches de la _relation_ établissent une
+liaison ou solidarité entre des choses qui en réalité n'en ont aucune,
+puisque l'existence du _fils_ ne fait rien à celle de _l'esclave_, celle
+du _père_ rien à celle du _maître_, celle du _supérieur_ rien à celle de
+la _cause_.]
+
+Que faut-il donc penser de l'autorité? Que devient la règle de Boèce?
+Il faut croire, dit Abélard, qu'il n'a pas entendu parler des genres
+de tous les prédicaments; et la règle ne doit être appliquée qu'au
+prédicament de la substance; c'est ainsi que son autre règle: «toute
+espèce est constituée de la matière du genre par la forme de la
+différence,» n'est vraie que des espèces de la substance.
+
+On peut ici juger Abélard et la scolastique. Il s'agit d'un argument
+qui, au fond, atteint le réalisme. Quelle en est la difficulté? c'est
+qu'il est dirigé contre l'autorité, contre une règle de Boèce. Quelle
+en est la force? c'est qu'il est appuyé sur l'autorité, sur une règle
+d'Aristote. Il se réduit à ceci: la règle _tout genre se divise en
+deux espèces prochaines_ est inconciliable avec cette autre règle _les
+relatifs sont simultanés_. Voilà comme le raisonnement scolastique se
+fonde toujours sur l'autorité, même quand il attaque l'autorité.
+
+En admettant que le genre _substance_ se divise en deux espèces
+prochaines, Abélard examine s'il en est de même du genre _relation_; il
+traite hypothétiquement la relation comme la substance; et attendu que
+la maxime de Boèce, au cas où elle serait vraie, suppose que les espèces
+sont des choses et non des mots, puisqu'elle les admet comme existantes,
+encore même qu'il n'y ait pas de mots pour les nommer, il suit que, si
+elle est vraie pour la relation comme pour la substance, les espèces
+de la relation sont des choses comme celles de la substance. Mais, en
+vérité, comment des espèces de relations peuvent-elles être des choses?
+Quelle valeur peut avoir un argument qui donne aux relations la même
+réalité qu'aux substances? N'y a-t-il pas là une tendance à réaliser
+indûment des abstractions? On voit comment la scolastique, si peu
+ontologique dans ses bases, en ce sens qu'elle s'appuie si peu sur
+l'observation de la réalité, tombe facilement dans une ontologie
+artificielle et gratuite qui remplit et abuse l'intelligence.
+
+Il serait facile d'attaquer l'argumentation d'Abélard en elle-même.
+Attaquons-la jusque dans ses principes. Le premier est d'Aristote:
+«les relatifs sont ensemble dans la nature;» c'est-à-dire, comme il
+l'explique, simultanés et solidaires dans la réalité. Ce principe est-il
+donc si clair et si juste? Sans doute il y a moitié, s'il y a double;
+s'il y a disciple, il y a maître; mais la science est relative à son
+objet, et l'objet de la science peut exister sans qu'effectivement la
+science existe. De même, l'objet senti est antérieur à la sensation. Le
+principe n'est vrai tout au plus que si on l'applique à la relation en
+acte, non à la relation en puissance. La relation actuelle exige la
+simultanéité des relatifs. Mais quelle espèce de relatifs sont les
+deux espèces prochaines du genre _relation_? Le rapport des espèces
+prochaines aux genres, des espèces entre elles, des espèces à d'autres
+espèces, est-il la relation proprement dite, aristotélique, catégorique?
+cela ne conduirait-il pas à cette idée outrée que tout rapport est un
+rapport nécessaire? La catégorie de relation est le rapport nécessaire;
+mais le rapport nécessaire n'est pas nécessairement le rapport de
+simultanéité. De A à B il peut y avoir un rapport nécessaire, dès que
+B existe; mais avant que B existe, il peut n'y avoir de A à B qu'un
+rapport possible; si A est naturellement antérieur à B, on ne peut pas
+dire que A et B soient ensemble ou simultanés, quoique A étant donné,
+il en résulte nécessairement un rapport possible avec B, au cas que B
+devienne réel; et quoique B étant donné, il en résulte nécessairement un
+rapport nécessaire et actuel avec A, qui ne peut pas exister, dès que B
+existe. Ainsi A et B sont relatifs et ne sont pas simultanés.
+
+Mais si tous les relatifs ne sont pas simultanés, est-il vrai que cette
+règle vraie ou fausse doive s'appliquer aux choses unies par le rapport
+d'espèces à genre, ou d'espèces du même genre entre elles, ou de
+celles-ci avec d'autres espèces? Nullement; la définition de la relation
+ne s'applique pas à ces relations-là. Le genre est logiquement antérieur
+aux espèces, et, bien que les espèces le supposent, il ne les suppose
+pas, il ne suppose que des espèces possibles. Il n'y aurait pas d'hommes
+qu'il y aurait encore des animaux. De même, point de relation nécessaire
+entre l'espèce _homme_ et les espèces des plantes, ou les sous-espèces
+des oiseaux ou des poissons, ou même les sous-espèces des nègres ou des
+blancs. L'une ne suppose pas les autres. Ce qui est vrai, c'est que si
+un genre est complètement divisé par deux espèces prochaines, poser
+l'une comme espèce, c'est supposer l'autre. On ne peut dire: Il y a dans
+le genre animal une espèce _raisonnable_, sans dire implicitement
+qu'il y a une espèce _non raisonnable_. S'il n'y avait que l'espèce
+_raisonnable_, il n'y aurait pas de différence entre le genre _animal_
+et l'espèce _homme_. L'un se confondrait dans l'autre, l'animal ne
+serait qu'un genre sans espèce. Bien plus, si l'homme a été créé après
+les autres animaux, le genre animal, avant la naissance d'Adam, n'était
+ni genre ni espèce qu'en puissance, et non pas en acte; et quoique la
+race humaine ne pût naître sans que la division possible du genre devînt
+nécessairement actuelle entre elle et les autres races, c'est-à-dire
+sans qu'aussitôt le genre et les deux espèces fussent réalisés, il
+n'y avait pas eu simultanéité entre l'espèce humaine et le reste des
+animaux, en dépit du rapport nécessaire entre les deux espèces. Tous les
+animaux ne coexistent pas nécessairement dans la nature.
+
+Il faut donc modifier le principe d'Aristote, ou ne pas regarder les
+deux espèces prochaines d'un genre comme de véritables relatifs. Au
+reste, la question n'est pas si un genre se divise en deux relatifs,
+mais s'il se divise nécessairement en deux espèces.
+
+Nous touchons ici à la seconde règle et à l'autre autorité. Le genre se
+divise-t-il exactement en deux espèces prochaines, oui ou non? Si l'on
+parle d'une division verbale, soit. Posez une espèce du genre, vous
+aurez certainement en regard de cette espèce tout ce qui, dans le même
+genre, n'offre pas la différence spécifique. On peut toujours dire que
+le genre se divise en ce qui a telle différence et ce qui ne l'a pas;
+mais le second membre de la division n'est pas nécessairement une espèce
+proprement dite. Ce peut être la collection formée momentanément par
+l'esprit de tous les êtres qui n'ont pas la différence; ce n'est alors
+que la négation en regard de l'affirmation. Par exemple, les animaux
+sans raison constituent-ils nécessairement une espèce proprement dite,
+et ne pourraient-ils pas offrir d'ailleurs de telles diversités, qu'ils
+ne formeraient une classe une et spéciale que par opposition à l'espèce
+raisonnable? Toute importante qu'est la division par l'affirmation et la
+négation, elle n'est pas assez instructive, assez significative; c'est
+plutôt une élimination, une abstraction, comme parle la logique moderne,
+qu'une division scientifique. Par exemple, si l'on disait: _Tout être
+est créateur, incréé ou créé_, on ferait une division à trois membres
+et qui pourrait avoir une véritable valeur. Sans doute on peut toujours
+réduire une division par espèces à deux membres; il suffit pour cela
+d'affirmer une différence, et puis de la nier. Mais il ne suit pas que
+l'on constituera toujours par là deux espèces réelles. Si l'on divise
+l'être en créateur et créé, on aura d'un côté Dieu, et de l'autre la
+matière, l'âme, l'ange, l'homme, la brute; le créé ne sera pas une
+espèce proprement dite. On aura cependant une division à deux membres,
+et qui comprendra tout le genre.
+
+J'avoue toutefois que si l'on veut restreindre la division aux espèces
+proprement dites, aux différences proprement dites, et non l'appliquer
+à toutes les espèces transitoires et successives qu'enfante l'esprit
+humain, la règle de Boèce reprendra plus de valeur. Admettez qu'il y ait
+en effet des espèces et différences proprement dites, c'est-à-dire qu'à
+tel degré déterminé de l'échelle de l'être soit le genre, et au degré
+qui suit immédiatement, l'espèce, il sera vrai que vous ne passerez
+jamais de l'un à l'autre que par la division à deux membres. L'animal
+étant le genre, l'espèce humaine est bien certainement _animal_ par
+la différence _raison_; et l'autre portion du genre _animal_ moins la
+_raison_, peut être dite constituée du genre _animal_ par la différence
+_non-raison_, ce qui donne forcément une seconde espèce. Mais on
+conviendra qu'il y a un peu de symétrie artificielle dans tout cela,
+et qu'il est difficile d'admettre réellement la _non-raison_ comme une
+forme essentielle. De cette manière de procéder, il peut résulter une
+création illimitée d'êtres de raison érigés tôt ou tard en être réels.
+Ainsi, les nominalistes eux-mêmes sont tôt ou tard ontologistes.
+
+Je n'ai raisonné que sur le genre substance; que serait-ce si je
+m'occupais des genres des autres prédicaments! c'est alors que tout
+paraîtrait fictif, et l'abus de l'ontologie dialectique éclaterait. Il
+est tel qu'on ne peut supposer que les scolastiques habiles en fussent
+les dupes, et certainement au fond Abélard savait bien que ce ne pouvait
+être que par une assimilation fictive que l'on traitât la _relation_ ou
+la _situation_ comme la _substance_; il laisse entrevoir, quoique trop
+rarement, qu'il n'ignore pas que la _nature_, c'est ainsi qu'il nomme
+la réalité, est autre chose que _l'art_, c'est ainsi qu'il nomme la
+dialectique. Mais d'abord pourquoi ne le pas dire mieux? puis, pourquoi
+ne pas étudier, pour la décrire et la circonscrire, cette disposition ou
+cette faculté qui est en nous de convertir tout en être, et de raisonner
+des rapports et des modes comme si c'étaient des substances? Il est vrai
+que c'eût été là de la psychologie.
+
+Remarquons cependant une distinction importante et qui prouve que ce
+rare esprit ne méconnaissait pas la différence profonde qui doit séparer
+l'ontologie naturelle de l'ontologie dialectique. Il revient ici à
+l'idée qu'il a déjà exprimée, c'est que les règles qui sont bonnes pour
+la catégorie de la substance ne sont pas absolument et de plein droit
+vraies des autres catégories. Suivant lui, la division du genre s'opère
+exactement par deux espèces prochaines, mais seulement quand ce genre
+est de la catégorie de la substance. La division du genre par les
+différences équivaut à la division par les espèces, mais seulement quand
+il s'agit du genre de la substance. Tout cela n'est qu'une suite d'un
+principe antérieurement posé; c'est que toute espèce est constituée de
+la matière du genre par la forme de la différence, seulement quand il
+s'agit de genres ou d'espèces du ressort de la substance.
+
+Je ne vois pas que cette distinction fondamentale ait été jusqu'ici
+remarquée; elle fait honneur à celui qui l'a aperçue et répond d'avance
+à plus d'une censure dirigée contre lui[520]; mais passons à la seconde
+espèce de division substantielle.
+
+[Note 520: Voyez _Dial._, pars III, p. 400; et ci-dessus c. V, et
+ci-après c. VI, VII et IX.]
+
+«Après la division du genre en espèces vient celle du tout en
+parties[521]. Le tout est quant à la substance, ou quant à la forme, ou
+quant à l'une et à l'autre. Le tout quant à la substance est tel quant
+à la compréhension de la quantité, c'est l'entier, ou quant à la
+distribution de l'essence commune, c'est l'universel. Telle est par
+exemple l'espèce distribuée entre tous ses individus. L'espèce peut bien
+être appelée le tout quant à la substance des individus, puisqu'elle
+est la substance totale des individus. Mais il n'en est pas de même des
+genres; car il y a, outre le genre, la différence dans la substance de
+l'espèce, tandis qu'au delà de l'espèce rien de nouveau n'entre dans la
+substance de l'individu. Les individus sont des parties de l'espèce, non
+des espèces (Porphyre); ce tout est un universel, parce qu'il se dit
+de toutes les parties individuelles, mais il n'est pas un entier,
+c'est-à-dire un tout qui résulte de l'assemblage de toutes les parties
+combinées, comme la maison, qui est composée du toit, des murs, etc.
+L'entier ne peut être l'universel, parce que l'universalité n'a point
+ses parties dans sa quantité, mais en distribution dans la diffusion
+de la communauté, c'est-à-dire divisées entre plusieurs à qui elle
+est commune. L'entier a une _prédication_ (attribution) qui lui est
+particulière; Socrate est composé des membres que voici.
+
+[Note 521: _Dial._, pars V, P. 460-470.]
+
+«Quand Platon a dit, au rapport de Porphyre[522], que la division
+doit s'arrêter aux dernières espèces pour ne pas s'étendre jusqu'aux
+individus, il a considéré non la nature des choses, mais la multiplicité
+et le changement des individus. Leur existence est soumise à la
+génération et à la corruption, elle n'a pas la permanence que possèdent
+les universels, dont l'existence est nécessaire, dès qu'il existe
+un quelconque des individus en lesquels ils sont distribués. Cette
+infinité[523], qui n'est point l'oeuvre de la nature, mais de notre
+ignorance et de la mobilité de l'existence, laquelle ne saurait
+longtemps persister dans ces individus comme dans les premiers sujets
+des animaux, ou dans des individus à accidents immobiles, empêche la
+division actuelle, mais n'empêche pas qu'elle existe dans la nature: la
+nature pourrait très-bien souffrir que les individus dont l'existence
+aurait été permise, attendissent notre division et tombassent sous notre
+connaissance....
+
+[Note 522: Porphyr. _Isag._, II.--Boeth., _In Porph._, l. III, p.
+75.]
+
+[Note 523: L'impossibilité de déterminer le nombre des individus.]
+
+«De ces touts qu'on appelle entiers ou constitutifs, les uns sont
+continus, comme la ligne, qui a ses parties continues, et les autres
+non, comme le peuple, dont les parties sont désagrégées. La division
+de ces touts ne s'énonce pas au même cas que celle de l'universel,
+c'est-à-dire au nominatif, elle se fait au génitif.... _De cette ligne_,
+une partie est cette petite ligne, une autre partie, cette autre petite
+ligne; _de ce peuple_, une partie est cet homme, une autre partie, cet
+autre homme..., tandis qu'on ne dit pas que Caton, Virgile ... sont des
+parties de l'homme (espèce), mais Caton, Virgile est homme.... Mais il
+faut regarder au sens plutôt qu'aux paroles....
+
+«Comme la division régulière du genre ne se fait point par ses espèces
+quelconques, mais par ses espèces les plus prochaines, de même, la
+division du tout ne doit pas se faire par les parties qu'on voudra, mais
+par les parties principales. On blâmerait celui qui diviserait l'oraison
+par syllabes ou par lettres, qui sont les parties des parties; l'ordre
+naturel est que la division se fasse en ces parties, dont l'union
+constitue immédiatement le tout, et que l'on décompose l'oraison en
+expressions et celles-ci en syllabes.»
+
+Mais quelles parties convient-il d'appeler principales, et quelles,
+secondaires? Regardez-vous comment le tout se constitue, les principales
+sont parties, non des parties, mais du tout, comme dans l'homme l'âme
+et le corps. Regardez-vous comment le tout se détruit, les parties
+principales sont celles dont la suppression détruit la substance du
+tout, comme la tête dans l'homme.
+
+La première classification est arbitraire. Elle veut, par exemple, que
+les parties principales de la maison soient les murs, le toit et les
+fondements. Mais s'il convient de diviser la maison en deux, mettant
+d'un côté les murs avec leurs fondements, et de l'autre le toit, les
+fondements ne seront plus partie principale, mais partie de partie. On
+peut à volonté dans un composé quelconque rendre secondaire une partie
+principale, et réciproquement. Dans l'autre opinion, on n'hésite pas à
+admettre comme principales des parties de parties, dans l'homme, par
+exemple, la tête, laquelle est une partie du corps qui est une partie
+de l'homme, dont l'autre partie est l'âme; on regarde seulement quelles
+sont les parties qui, en se détruisant, détruisent la substance du tout.
+Mais si vous détruisez une petite pierre de la muraille d'une maison,
+comme cette pierre est un des éléments de sa substance, cette substance
+est atteinte, le tout cesse d'exister, la maison est détruite; ou ce qui
+reste est un autre tout, une autre maison; ce n'est qu'une partie de la
+première. En vain diriez-vous que la petite pierre de la maison existe
+séparément, la maison existait comme composé, et il ne suffit pas pour
+son existence que sa matière subsiste. Autrement, comme elle se compose
+de bois et de pierres, on dirait que lorsqu'on a le bois et les pierres,
+on a la maison. Donc, du point de vue de la destruction, toutes les
+parties sont principales.
+
+A cette argumentation, qu'Abélard dit toute neuve, _novissimae_, voici
+comme on a tenté de répondre. Vous dites que si cette petite pierre
+cesse d'être, le tout dont elle fait partie n'est plus; soit, pourvu que
+la pierre soit vraiment partie principale, comme dans un tout de deux
+pierres. Mais pour appliquer cette conclusion à un tout qui est le tout
+des parties, mais qui est autre chose que ses parties, il faut ajouter
+au raisonnement cette constante: _Les parties étant parties et parties
+principales_. En effet, dans le conséquent, elles sont prises comme
+tout, dans l'antécédent comme parties. Or une partie n'est pas le tout,
+ou la substance se multiplierait à l'infini. Il faut donc rétablir
+l'unité du raisonnement qui manque d'une condition essentielle en
+logique, _la constance_, d'après la règle: «Où la constance n'est pas
+conservée dans l'enchaînement, la conjonction des extrêmes ne suit
+pas[524].»--Mais alors comment accordez-vous que dans ces conséquences
+fort connues: _Si l'homme existe, l'animal existe, et si l'animal, la
+substance_, la conjonction des extrêmes s'accomplisse? Car dans la
+première conséquence, _animal_ suit comme genre, et dans la seconde, il
+précède comme espèce. Faut-il donc, pour rétablir la constance, faire
+l'insertion suivante: _Si l'homme existe, l'animal existe; et, si
+l'animal existe, comme animal est l'espèce de la substance, la substance
+existe_. En vérité, cela est inutile, le moyen terme peut également être
+conséquent pour le premier membre et antécédent pour le second. Il est
+donc vrai qu'une partie quelconque détruite détruit nécessairement le
+tout, et que, du point de vue de la destruction de la substance, toutes
+les parties sont principales.
+
+[Note 524: «Ubi constantia non interseritur, conjunctio non
+procedit.» C'est ainsi qu'Abélard donne cette règle du syllogisme: Les
+extrêmes et les moyens doivent nécessairement être homogènes. (_Analyt.
+post._, 1, vii.) Il n'avait pat sous les yeux le texte des Seconds
+Analytiques.]
+
+Mais si vous enlevez un ongle à Socrate, est-ce que toute la substance
+de Socrate périt? non, parce que l'homme ne consiste pas dans ses
+parties. Autrement, en des temps divers, le même homme vivant ne
+subsisterait pas; car sa substance augmente ou diminue sans cesse. Il
+faut donc chercher quelle est la partie, faute de laquelle l'homme ne se
+retrouve plus; les uns diront que c'est la main, les autres que c'est la
+langue; mais la destruction de l'une ni de l'autre n'est l'homicide;
+et nous tenons pour principales les parties qui sont telles, que leur
+mutuelle conjonction produise immédiatement la perfection du tout.
+La conjonction du toit, des murs et des fondements, et non pas la
+composition de leurs parties entre elles, produit la maison.
+
+Il est des touts dont la nature paraît contraire, quoique ce soient
+aussi des entiers: tels sont les touts _temporels_, comme _le jour_
+composé de douze heures, et qui est pour elles un tout constitutif. Ces
+touts n'ayant point de parties permanentes, la simultanéité ne leur est
+pas applicable; leurs parties sont successives, comme celles du temps,
+celles de l'oraison, et l'existence actuelle de ces parties est la seule
+mesure de l'être de ces touts. A prendre rigoureusement la signification
+du jour ou de l'oraison, jamais l'oraison ou le jour n'existe, puisque
+jamais ni les douze heures, ni les mois dont se compose l'oraison,
+ne coexistent. Aristote admet dans le temps la continuation sans la
+permanence[525], mais ni l'une ni l'autre dans l'oraison. Il faudrait
+plutôt dire que les parties du temps ont la permanence et non la
+continuation; car les sujets étant discontinus, les accidents doivent
+l'être aussi. On trouverait également une sorte de permanence dans les
+parties de l'oraison, en faisant prononcer en même temps par divers les
+lettres qui en sonnant ensemble composeraient les mots et l'oraison avec
+les mots. Mais à dire le vrai, ni le temps, ni l'oraison, ne sont des
+composés de parties. Un composé ne peut être contenu dans une seule
+partie, et ce n'est pas une partie que ce que la quantité du tout ne
+surpasse point. Là où il n'y a qu'une partie, elle est le tout. Or les
+parties dans le temps ne sont jamais plusieurs, puisque la simultanéité
+leur est interdite; il n'en existe jamais qu'une. Co n'est donc que par
+figure qu'on peut dire que le jour existe, et ce qui en existe et qu'on
+appelle partie n'en est pas une, elle est réellement un tout.
+
+[Note 525: Arist. _Categ._, VI.]
+
+«Je me souviens, ajoute Abélard[526], que mon maître Roscelin avait
+cette idée insensée de prétendre qu'aucune chose ne résultât de parties,
+et, comme les espèces, il réduisait les parties à des mots. Si on lui
+disait que cette chose, qui est une maison, résulte d'autres choses,
+savoir, le mur, le toit et le fondement, voici par quelle argumentation
+il attaquait cela.
+
+[Note 526: _Dial_., p. 471.]
+
+«Si cette chose qui est la muraille est une partie de cette chose qui
+est la maison, comme la maison elle-même n'est pas autre chose que le
+mur, le toit et le fondement, le mur est partie de lui-même et du
+reste. Mais comment sera-t-il partie de lui-même? Toute partie est
+naturellement antérieure au tout; or, comment le mur serait-il antérieur
+à soi et aux autres, lorsque l'antériorité à soi-même est impossible?
+
+«La faiblesse de cette argumentation consiste en ceci, que quand on
+parle du mur, et qu'on accorde qu'il est partie de lui-même et du reste,
+on entend de lui-même et du reste pris et joints ensemble, ou d'un
+composé dans lequel il est avec le toit et le fondement, en sorte que la
+maison est comme trois choses, mais non prises séparément, combinées au
+contraire, et ainsi il n'est plus vrai qu'elle soit le mur ni le reste,
+mais elle est les trois ensemble. De la sorte, le mur n'est partie que
+de lui-même et du reste combinés, ou de toute la maison, et non pas de
+lui-même pris en soi: il est antérieur, non à soi-même pris en soi, mais
+a la combinaison de soi-même et du reste. En effet, le mur a existé
+avant que toutes ces choses eussent été jointes, et chacune des parties
+doit exister naturellement avant de produire l'assemblage dans lequel
+elles sont comprises.»
+
+Ce long examen de la division du tout vient de nous conduire au milieu
+de la grande question du réalisme et du nominalisme. Abélard y a touché
+en s'occupant de la différence; il y est revenu en traitant de la
+division de la substance par les espèces. Il la retrouve ici sous deux
+formes, en étudiant la division du tout universel et du tout intégral.
+
+Le tout universel est un des universaux; il est la collection soit des
+genres, soit des espèces, soit des individus, qui en sont comme les
+parties; en tant que collection des individus, le tout espèce peut
+être appelé leur substance, puisqu'il est la totalité de la substance
+répartie en eux; mais le genre n'est pas la substance totale des
+espèces, puisqu'il y a dans l'espèce un élément qui n'est pas dans
+le genre, la différence. Cette doctrine, qui admet bien une certaine
+réalité dans les éléments des espèces et des genres, les présente
+cependant comme des touts de convention; et il est vrai qu'en tant qu'on
+les considère comme des touts, ce ne sont pas des touts naturels, si la
+condition du tout naturel est l'unité numérique de substance; mais
+ils sont des touts naturels, lorsqu'ils sont la totalité de genres
+et d'espèces véritables, ou formés à raison de ressemblances et de
+différences essentielles et permanentes. Les genres et les espèces de
+convention, oeuvres d'une classification arbitraire et momentanée, sont
+les seuls qui ne donnent naissance qu'à des touts conventionnels.
+
+Quant à la division du tout intégral ou constitutif en ses parties, elle
+serait indifférente à la question du réalisme, si Roscelin n'avait eu
+la hardiesse de l'y rattacher. N'admettant de réalité que la réalité
+individuelle, il se croyait obligé de nier la réalité des éléments de
+l'individu, et comme l'individu est un tout, de nier les parties du
+tout. Par quel subtil argument, on l'a vu. La réponse d'Abélard est
+bonne, et résout la difficulté de dialectique que Roscelin avait
+inventée. Le bon sens n'en pouvait être embarrassé un moment; mais le
+bon sens n'est pas la logique.
+
+«La division du tout selon la forme est, par exemple, celle qui partage
+l'âme en trois puissances ou facultés, celle de végéter, celle de
+sentir, celle de juger[527]. L'âme en exerce une dans les plantes, deux
+dans les animaux; dans l'homme, elle les contient tontes trois: elle a
+le conseil ou le jugement avec la végétabililé et la sensibilité, c'est
+ce qu'on appelle la rationnanté ou la raison.
+
+[Note 527: _Dial_., p. 411-476.]
+
+«Voici donc une division régulière: la puissance de l'âme est ou de
+végéter, ou de sentir, ou de juger. Mais cette division est-elle
+applicable à l'âme universelle ou âme du monde, que Platon croit unique
+et singulière[528], que d'autres appellent une espèce contenue dans
+un seul individu, comme le phénix? Boèce paraît avoir appliqué cette
+division à l'âme en général, quand il dit: _L'âme se composant de ces
+sortes de parties, en ce sens non pas que toute âme soit composée de
+toutes, mais une âme des unes, une autre âme des autres, c'est une chose
+qu'il faut rapporter à la nature du tout_. Ces mots indiquent qu'il
+croit que le nom d'âme, tel qu'il est défini par la division, convient
+à toutes les âmes, ou, ce qui revient an même, qu'il désigne un
+universel.... On donne donc aussi le nom de tout à ce qui consiste en de
+certaines vertus ou facultés, comme l'âme en ses trois puissances[529].
+
+[Note 528: Cette division triple de l'âme est comme dans toute
+l'antiquité. Abélard l'avait rencontrée dans Boèce. (_In Porph_., p.
+46.) Quant à la question de savoir si cette triplicité s'appliquait a
+l'âme du monde, il aurait pu s'en assurer en relisant le Timée, si,
+comme on le croit, il en avait une version sous les yeux. Là, Platon dit
+que Dieu forma l'âme du monde d'une essence divisible, d'une essence
+indivisible, et d'une essence intermédiaire, produit de l'union de l'une
+et de l'autre. Ces trois principes, le premier, qui est l'être, le
+second l'intelligence, le troisième qui participe des deux autres,
+pourraient bien répondre à la division dont il s'agit, quoique dans le
+Timée elle soit conçue d'une manière plus transcendante et qui a été
+tout autrement développée et interprétée par les alexandrins. Voyez dans
+les _Études sur le Timée_, de M. Henri Martin, le texte, p. 88, 94 et
+98, et la note 22. t. 1. p. 316-383.]
+
+[Note 529: Les citations, comme le fond des idées, sont prises de
+Boèce (_De Div_., p. 646), et nous voyons comment s'est introduite
+ou plutôt maintenue dans la philosophie du moyen âge cette ancienne
+division de l'âme en végétative, sensitive et intelligente (ou
+rationnelle).]
+
+«Seule, en effet, l'âme fait végéter le corps, et elle donne seule au
+corps le mouvement de croissance; seule elle discerne, c'est-à-dire a la
+notion du bien et du mal; mais il semble qu'elle ne sente pas seule, on
+croit même qu'elle ne peut sentir, car on ne dit pas les sens de l'âme,
+mais du corps. Aristote attribue les sens au corps[530]; c'est que les
+sens, c'est que les instruments par lesquels l'âme exerce ses sens,
+sont fixés dans le corps et font connaître les corps qui, par leur
+intermédiaire, arrivent à l'état de concepts, d'où l'on pourrait induire
+qu'il y a une faculté de sentir dans l'âme, une autre dans le corps.
+L'une et l'autre, en effet, sont dits sensibles (_sensibile_); mais la
+vraie et première faculté de sentir est dans l'âme, quoique le corps
+contienne les divers organes des sens....., ou plutôt quoique tous ses
+membres soient pourvus du tact qui paraît être le seul commun à tout
+animal, car il est certains animaux qui manquent de tous les autres
+instruments, comme les huîtres et les coquilles, qui sont sans
+tête, ainsi que Boèce le rappelle dans le premier Commentaire des
+Prédicaments[531].
+
+[Note 530: _Categ._, VII.--Boeth., _In Proedic._, p 100.]
+
+[Note 531: Il n'y a point ou il n'y a plus deux Commentaires des
+Prédicaments, ni par conséquent de premier. C'est dans le livre II de
+son unique commentaire sur les catégories que Boèce parle des huîtres et
+des coquilles (p. 101).]
+
+«Quant à cette sensibilité attribuée au corps de l'animal, comme si elle
+était sa différence, elle paraît descendre et naître de celle qui est
+dans l'âme, et l'animal ne paraît sensible qu'en tant qu'il contient une
+âme capable d'exercer en lui la faculté de sentir. Le corps n'est dit
+sensible que parce que l'âme est avec lui, que parce qu'il a une âme;
+l'âme, au contraire, est sensible, non par l'effet du prédicament
+de l'avoir, mais en vertu d'une puissance qui lui est propre.
+Objectera-t-on que _sensible_, étant la différence substantielle
+d'_animal_, est une qualité, apparemment parce que toute différence est
+qualité, mais qu'avoir une âme n'est pas une qualité, étant au contraire
+de la catégorie de l'avoir? Il faudrait alors entendre par la qualité la
+forme, ou par le mot _sensible_ désigner dans le corps de l'animal une
+certaine faculté qui serait nécessairement du ressort de la qualité,
+puisque l'autorité a soumis toutes les puissances ou impuissances au
+genre suprême de la qualité[532]. Cela revient à dire que l'animal naît
+déjà apte à l'exercice des facultés de l'âme, grâce à une qualité des
+sens par lesquels l'âme, comme par des instruments, s'acquitte des
+fonctions de la puissance qui lui est propre.
+
+[Note 532: Arist. _Categ._, VIII.--Boeth., _In Proed._, l. III, p.
+170. Toute cette psychologie d'ailleurs ne vient point d'Aristote; on
+trouverait plutôt quelque chose d'analogue dans Boèce (_De interp._, ed.
+sec., p. 298)]
+
+«Il faut qu'il y ait différentes sensibilités de l'âme et du corps,
+comme il y a différentes rationnalités, car c'est une règle que les
+genres qui ne sont point subordonnés entre eux, n'ont pas les mêmes
+espèces ou les mêmes différences; or, tels sont le corps et l'âme, dont
+l'on ne reçoit aucune attribution de l'autre[533].
+
+[Note 533: C'est dire, en dialectique, que la sensibilité de l'âme
+ne peut être celle du corps ou que la sensation n'est pas l'affection
+organique; nouvelle preuve que le raisonnement, avec ses formes d'école,
+remplace et quelquefois vaut les notions puisées dans l'observation des
+faits de conscience.]
+
+«L'équivoque qui se trouve dans les noms des différences de l'âme et du
+corps s'étend aussi aux noms de leurs accidents. Il naît de certaines
+choses qui sont dans l'âme certaines propriétés pour le corps. Ainsi
+le fondement propre des sciences ou des vertus, c'est l'âme. Cependant
+l'homme est un corps, et l'on dit de lui qu'il est savant ou studieux,
+non qu'on entende par là une _qualité_ de la science ou de la vertu, car
+elles ne sont pas en lui, mais un _avoir_ de l'âme, qui _a_ les sciences
+et les vertus. L'homme est dit dialecticien ou grammairien, joyeux ou
+triste, rassuré ou effrayé, et mille autres choses, à raison de toutes
+les qualités de l'âme, dont l'exercice ne peut apparaître ou même avoir
+lieu sans la présence du corps. Les corps eux-mêmes reçoivent des noms,
+et il leur naît des propriétés qui ont le même caractère: par exemple,
+Aristote dit qu'avec l'animal meurt la science[534]. Il parle de
+la science par rapport au corps, car la suppression de l'animal
+n'entraînerait point celle de la science, puisque l'âme, une fois
+dégagée de la ténébreuse prison du corps, acquiert de plus vastes
+connaissances; il ne veut parler que de cet exercice de la science qui
+se manifeste seulement grâce à la présence du corps[535].
+
+[Note 534: _Categ._, VII.--Boeth., _In Proed._, p. 166.]
+
+[Note 535: La division du tout par facultés a, suivant Boèce,
+quelque chose de commun avec celle du genre ou de l'entier. Ainsi
+la _prédication_ de l'âme suit de ses facultés, ce qui signifie que
+l'énonciation des facultés de l'âme donne l'âme comme conséquence.
+Exemple; _S'il y a végétalble, il y a âme_. Et cela revient à la
+division du genre lequel suit de ses espèces: _S'il y a homme, il y a
+animal_. L'âme est composée de ses facultés autrement que l'entier l'est
+de ses parties. La composition de l'entier est matérielle ou relative à
+la quantité de son essence, tandis que la composition de l'âme résulte
+de l'addition d'une différence formatrice. «La qualité n'entre pas dans
+la quantité de la substance, et ce qui est le même en nature ne peut
+être matériellement composé de choses de prédicaments différents.»
+C'est-à-dire qu'une quantité matérielle ou une nature _quantitative_,
+comme un entier, ne peut être composée d'éléments d'une nature
+_qualitative_, comme des facultés. (_Dial._, p. 474-475)]
+
+«Quelques-uns appliquent celle division du tout virtuel ou du composé
+de puissances, non à l'âme en général, mais à cette âme singulière que
+Platon appelle l'âme du monde, qu'il a donnée à la nature comme issue du
+_Noy_ ou de l'esprit divin, et qu'il s'imagine retrouver dans tous les
+corps. Cependant il n'anime pas tout par elle, mais seulement les êtres
+qui ont une nature plus molle et ainsi plus accessible à l'_animation_;
+car bien que cette même âme soit à la fois dans la pierre et dans
+l'animal, la dureté de la première l'empêche d'exercer ses facultés, et
+toute la vertu de l'âme est suspendue dans la pierre.
+
+«Enfin, quelques catholiques, s'attachant trop a l'allégorie,
+s'efforcent d'attribuer à Platon la foi de la sainte Trinité, grâce
+à cette doctrine où ils voient le _Noy_ venir du Dieu suprême, qu'on
+appelle _Tagaton_, comme le Fils engendré du Père, et l'âme du monde,
+procéder du _Noy_ comme du Fils le Saint-Esprit. Ce Saint-Esprit en
+effet, qui, partout répandu tout entier, contient tout, verse aux coeurs
+de quelques chrétiens, par la grâce qui y réside, ses dons qu'il est dit
+vivifier en suscitant en eux les vertus[536]; mais dans quelques-uns,
+ses dons semblent absents, il ne les trouve pas dignes qu'il habite
+en eux, quoique sa présence ne leur manque pas, il ne leur manque que
+l'exercice des vertus. Mais cette foi platonique est convaincue d'être
+erronée en ce que cette âme du monde, comme elle l'appelle, elle ne la
+dit pas coéternelle à Dieu, mais originaire de Dieu à la manière des
+créatures. Or le Saint-Esprit est tellement essentiel à la perfection de
+la Trinité divine, qu'aucun fidèle n'hésite à le croire consubstantiel,
+égal et coéternel tant au Père qu'au Fils. Ainsi ce qui a paru à Platon
+assuré touchant l'âme du monde, ne peut en aucune manière être rapporté
+à la teneur de la foi catholique[537].»
+
+[Note 536: «Fidelium cordibus per inhabitantem gratiam sua largitur
+charismata quae vivificare dicitur suscitando in eis virtutes.»
+(_Dial_., p. 475.) Cette génération de l'âme du monde emanée du _Noy_
+(pour [Grec: nous], l'intelligence) est un dogme néo-platonique
+qu'Abélard tenait de Macrobe plutôt que du Timée. (_In Somn. Scip_., I,
+ii. xiii, xiv, etc.)]
+
+[Note 537: Abélard, comme on le verra plus bas, n'a pas toujours
+repoussé avec une aussi grande sévérité d'orthodoxie le dogme platonique
+de l'âme du monde. Mais ce passage est un de ceux que l'on cite peur
+prouver qu'il écrivit sa Dialectique après sa condamnation. Il est
+très-probable en effet qu'il aura inséré à dessein dans ce passage la
+rétractation d'une opinion, qui, bien que très-formellement exprimée
+dans sa théologie, n'en fait point une partie essentielle; tandis qu'on
+ne peut admettre qu'après l'avoir positivement condamnée, il l'ait
+reprise plus tard et développée, le théologien se montrant ainsi moins
+correct en sa foi que le philosophe. (Voyez l. III, c. II et III, et
+dans Abélard, le l. II de _l'Introduction_, c. xvii, et le l. I de la
+_Théologie chrétienne_, c. v.)]
+
+«Mais une fiction de ce genre paraît éloignée de toute vérité, car elle
+placerait deux âmes dans chaque homme. Platon imagine et veut que les
+âmes de chacun, créées au commencement dans les étoiles correspondantes
+(_in camparibus stellis_), viennent prendre appui en des corps humains
+pour la création de chaque homme en particulier, et que les corps soient
+animés par celles-là seules, dont la présence est partout suivie
+et accompagnée de l'animation, et nos par celle dont une opinion
+philosophique admet l'existence également, soit avant que le corps soit
+animé, soit après qu'il est dissous et jusque dans le cadavre[538].
+
+[Note 538: Cette phrase se rapporte à la distinction établie dans le
+Timée entre l'âme du monde et l'âme ou les trois âmes de l'homme, l'une
+immortelle, qui est l'âme intelligente ou connaissante, et les deux
+autres mortelles, savoir: l'une mâle et l'autre femelle; l'une, celle
+des volontés passionnées, l'autre, cette des impressions et affections
+sensibles; l'une qui réside dans le coeur et l'autre dans le foie.
+(Voyez dans les _Études sur le Timée_, le t. I, pv 96 et suiv., 187 et
+suiv., not. 22 et le t. II, not. 136, 139 et 140.)]
+
+«Ne nous occupons point de celle âme que la foi ne réclame point,
+qu'aucune analogie réelle ne recommande, et revenons à l'application de
+la division de l'âme générale (du genre âme). Il est demeuré en question
+pourquoi on a admis tes facultés dans ce tout qui est âme plutôt que
+dans les autres touts, ou pourquoi on a séparé cette division par
+facultés des autres divisions des genres par différences. Pour ceux
+qui par l'âme générale entendent cette âme du monde inventée par les
+platoniciens, ils la mettent évidemment en dehors de toutes les
+autres divisions, puisque dans cette seule et même âme ils admettent
+substantiellement toutes les facultés différentielles, la substance de
+cette âme les contenant également partout, quoique partout elle ne
+les exerce pas. Ceux au contraire qui entendent par l'âme générale
+l'universel âme (ou l'âme en général), ce qui est plus raisonnable, ils
+n'ont pas de raison d'admettre au nombre des divisions par la forme
+cette division de l'âme, plutôt que celle des autres touts par
+puissances ou par impuissances, telles que rationnalité et
+irrationnalité, ou toute autre forme de la substance; mais peut-être la
+citent-ils de préférence pour exemple, parce que ses différences sont
+plus connues d'avance.
+
+«La dernière division est celle par la matière et par la forme. En voici
+une: «L'homme est en partie substance animale, en partie forme de
+la rationnalité ou de la mortalité.» L'animal compose l'homme
+matériellement, la rationnalité et la mortalité formellement: car
+celles-ci étant des qualités ne pouvent se convertir en l'essence de
+l'homme qui est substance; mais la substance d'animal est la seule qui
+constitue l'homme par _l'information_ de ses différences substantielles.
+Les différences substantielles sont celles qui _spécifient_ ou changent
+en espèces les genre divisés put elles (Porphyre)[539]. La rationalité
+en effet et la mortalité, advenant à la substance d'animal, en font une
+espèce qui est l'homme. Mais en convertissant en espèce la substance
+du genre, elles ne passent pas elles-mêmes ensemble avec elle dans
+l'essence de l'espèce; ce sont les genres seuls qui deviennent espèces,
+sans rester toutefois séparés des différences; sans la survenance des
+différences, l'espèce différenciée ne serait pas produite; c'est par
+et non avec les différences que cette transformation a lieu. Si les
+différences étaient avec le genres transportées dans l'espèce, nous ne
+nous rendrions pas à la doctrine de ceux qui veulent quo l'homme soit un
+autre plus la rationnalité et la mortalité, non pas seulement un autre
+_informé_ par ces deux différences, mais un animal et ces deux choses;
+dans le premier cas trois font un, dans le second les trois sont trois,
+et l'homme uni à la muraille n'est pas la même chose que l'homme et la
+muraille. Mais assurément nous serions forcés d'admettre que ces mêmes
+différences ensemble avec le genre viennent à la fois et se réunissent
+de même façon dans l'essence de l'espèce; d'où il résulterait qu'elles
+sont de la substance de la chose et qu'elles entrent comme partie dans
+la matière. Car rien no reçoit l'attribution de substance composée que
+la matière, parce que rien ne doit être pris matériellement que la
+matière déjà actuellement combinée a la forme; par la statua on no peut
+entendre que l'airain figuré, et non l'airain et la figure, puisque
+la composition de la forme n'est pas de l'essence de la statue. «_La
+statue_, dit Boèce[540], _consiste dans ses parties_ (c'est-à-dire dans
+les parties séparées d'airain qui, réunies, constituent la quantité de
+son essence comme matière) _autrement que dans l'airain et l'espèce_
+(c'est-à-dire dans la composition de la forme).» Cette composition
+n'advient pas n la matière pour y être de l'essence de la chose, mais
+pour que la substance de l'airain devienne ainsi une statue. La matière
+actuellement jointe aux formes n'est que ce qu'on appelle le _matièré_,
+comme l'anneau d'or n'est que l'or étiré en cercle, comme la maison
+n'est que le bois et les pierres augmentées de la construction.
+
+[Note 539: _Isag._, III.--Boeth., _In Porph._, l. IV, p. 89.]
+
+[Note 540: _De Div._, p. 640.]
+
+«La division dont nous traitons comprend avec la forme substantielle
+la forme accidentelle; car la composition de la statue ne paraît point
+substantielle, puisqu'elle ne crée pas une substance spécifique. La
+statue ne semble pas en effet une espèce, car elle n'est pas une unité
+naturelle, mais fabriquée par les hommes, ni un nom de substance, mais
+d'accident, le nom de statue étant pris de quelque fait de composition.
+En effet, de quelque substance que soit le simulacre, airain, fer ou
+bois, dès qu'il offre l'image d'un être animé, c'est une statue. Le
+mot de statue paraît donc appartenir plus à _l'adjacence_[541] qu'à
+l'essence; mais quoique la formation de la statue ne donne pas une
+substance spécifique, la composition est substantiellement inhérente
+à la statue (elle y est comme dans son sujet d'inhérence), de la même
+façon que la justice au juste. Le juste ne peut être sans la justice,
+la statue sans sa composition; non, il est vrai, par une nature
+substantielle, mais par une propriété formelle, qui fait qu'on dit le
+juste et la statue. Boèce a dit que les différences substantielles du
+tyran au roi étaient de prendre l'empire sur les lois et d'opprimer le
+peuple sous une domination violente[542]; cependant _roi_ et _tyran_ ne
+désignent pas des espèces, mais des accidents; l'homme est ce qu'il y
+a de plus spécial; point d'espèces après lui. Le mot de Boèce signifie
+donc que nul ne peut être investi de la propriété de roi ou de tyran,
+s'il n'a fait ce qui vient d'être dit.»
+
+[Note 541: _Ad adjacentiam_, nous francisons ce mot, parce qu'il est
+expliqué par son antithèse avec _essence_.]
+
+[Note 542: _De Differ. topic._, l. III, p. 873.]
+
+La troisième division est celle de la voix ou du mot. Elle divise le mot
+en significations ou en modes de significations[543].
+
+[Note 543: _Dial._, p. 479-484.]
+
+Les significations des mots dépendent de la notion qu'ils produisent
+dans l'esprit de l'auditeur, et en général du sens qui leur a été
+imposé; mais ces recherches ne tiennent pas à l'essence de la
+philosophie. Une même signification peut avoir plusieurs modes,
+c'est-à-dire qu'un mot peut s'appliquer diversement. De là une division
+nouvelle. Le mot d'_infini_, par exemple, est divisé par Boèce en infini
+de mesure, en infini de multitude, en infini de temps[544]. Dans
+les termes vraiment équivoques, il y a pour un même mot plusieurs
+définitions. Ici, au contraire, où il ne s'agit que des modes de la
+signification, la définition ne change pas; l'infini demeure toujours
+ce dont le terme ne peut être trouvé, mais l'infini est un mot qui
+s'emploie de différentes manières. C'est la recherche et rémunération de
+ces _manières_ ou modes qu'on appelle la division du mot par les modes.
+Abélard va plus loin, et croit que l'infini ne désigne point une seule
+et même propriété, commune, par exemple, au monde, au sable, à Dieu.
+Chacun a sa manière d'être infini, et il penche à croire qu'il faudrait
+ici une définition plutôt réelle que verbale. Les membres de la division
+que Boèce donne de l'infini, ne supposent point nécessairement une
+opposition, une même chose pouvant être infinie de diverses manières.
+Dieu est infini quant au temps et par la quantité de la substance; car
+il ne saurait être renfermé dans aucun lieu. Est-il sage d'ailleurs
+d'employer le mot d'infini pour Dieu et pour la créature? ne risque-t-on
+pas de tomber ainsi dans l'équivoque proprement dite, et n'y aurait-il
+pas lieu à des définitions différentes? On dit que l'infini est ce dont
+le terme ne peut être trouvé; mais Dieu est infini, en ce sens que sa
+nature ne permet pas que l'on trouve le terme d'un être que rien ne
+limite. Il est infini par essence. «Les créatures, au contraire, ne
+peuvent être dites infinies que relativement à notre connaissance, et
+non pas à leur nature. Toutes, en effet, connaissent leurs limites,
+quand même notre science ne les atteint pas; et admettre l'infinité,
+réelle ou naturelle, dans les créatures, fut une erreur chez les gentils
+et serait une hérésie chez les catholiques; car ce serait assimiler à
+son créateur la créature comme excédant toutes limites; or le créateur
+lui-même ne connaît pas ses limites, puisqu'elles n'ont jamais été.»
+
+[Note 544: _De Div._, p. 640.]
+
+Cette analyse des diverses sortes de divisions ne serait pas
+suffisamment instructive, si l'on ne les comparait entre elles pour
+faire ressortir leurs différences[545].
+
+[Note 545: _Dial._, p. 484-489.]
+
+Si vous comparez la division du tout à la distribution du genre, vous
+trouvez qu'elles diffèrent en ce que la première se fait suivant la
+quantité, la seconde suivant la qualité. En effet, lorsqu'on distribue
+un universel, on n'entend point le prendre dans son intégrité, mais
+en montrer la diffusion entre tout ce qui y participe. S'agit-il, au
+contraire, d'un tout intégral, ses parties en divisent la substance,
+indépendamment de toutes qualités et quand même elles en seraient
+dépourvues.
+
+Toujours un genre est antérieur à ses espèces, un tout postérieur à ses
+parties; car les parties sont la matière du tout, comme le genre est
+la matière des espèces. Aussi, comme la destruction du genre supprime
+l'espèce, quoique la destruction de l'espèce laisse subsister le genre,
+la destruction de la partie détruit le tout, quoique le tout en
+se détruisant n'entraîne pas la perte des parties, au moins comme
+substance, si ce n'est comme parties.
+
+Chaque espèce reçoit le genre pour prédicat; on ne peut dire la même
+chose du tout pour chaque partie. Il les faut toutes prises ensemble,
+pour qu'elles soient le sujet du tout. L'homme est animal, mais la
+muraille n'est pas la maison; il y faut la muraille, le toit, etc., tout
+pris ensemble, il n'y a d'exception que pour les touts factices,
+comme une baguette d'airain, dont le tout divisé en deux donnera deux
+baguettes d'airain. Mais aussi, comme étant un tout factice, on devrait
+peut-être la classer parmi les substances universelles.
+
+Comparez maintenant la division du mot à celle du genre. Elles diffèrent
+en ce que le mot se partage en significations propres, le genre
+en certaines créations tirées de lui-même. «Car le genre crée
+matériellement l'espèce; l'essence générale est transférée dans la
+substance de l'espèce, au lieu que la substance du mot n'est point
+transportée dans la constitution de la chose qu'il signifie. Le
+genre est plus universel dans la nature que l'espèce, son sujet;
+_l'équivocation_ est dans sa signification plus compréhensive que le
+mot unique. C'est que le mot n'est pas un tout naturel; il n'appartient
+naturellement à aucune chose signifiée; c'est un nom imposé par les
+hommes. Car le suprême artisan des choses nous a confié l'imposition des
+noms, mais il a réservé la nature des choses à sa propre disposition.»
+
+Aussi le mot est-il postérieur à la chose qu'il signifie, et le genre
+antérieur à l'espèce. Par suite, les choses qui sont réunies dans la
+nature du genre, reçoivent son nom et sa définition; tout ce qui se
+dit du sujet en est prédicat de nom et de définition (Aristote).
+Les significations, an contraire, ne se partagent que le nom de
+l'_équivocation_[546].
+
+[Note 546: _Categ._, V.--Boeth., _In Proed._, l. I, p. 130.
+Pour bien comprendre ceci, il faut se rappeler que l'_équivocation_
+(homonymie) est la propriété des choses équivoques (homonymes),
+c'est-à-dire qui sous un même nom n'ont pas même substance. «Nomem
+commune, substantiae ratio diversa.» On peut dire d'un homme vivant et
+d'un portrait, c'est un homme. (Boeth., _In Proed._, p. 115.) Il y a
+dans le texte d'Abélard, à la dernière phrase, _non participant_, je
+crois que la négation doit être retranchée (p. 487).]
+
+La division du genre exprime une nature qui est la même partout, la
+division du mot un usage ou convention qui peut varier.
+
+Comparez enfin la division du mot et celle du tout; le tout consiste
+dans ses parties, qui le divisent, mais les significations qui divisent
+le mot ne le constituent pas en lui-même. Aussi, pendant qu'une partie
+du tout en entraîne la destruction par la sienne propre, le mot qui
+signifie diverses choses peut perdre une de ces choses, sans que
+l'anéantissement de cette chose anéantisse le mot, soit en substance,
+soit à titre de signification.
+
+Ces différences, ainsi résumées, ne sont paa sans intérêt; elles
+accusent dans celui qui les a recueillies une tendance au nominalisme;
+mais c'est une conséquence qu'il suffit d'indiquer[547].
+
+[Note 547: Et cependant on y rencontre cette expression toute
+réaliste, _essentia generalis_ (ibid.).]
+
+Il faudrait donner un traité de dialectique ou commenter tout Boèce,
+pour compléter l'analyse du traité d'Abélard sur la division. Il n'a
+pas même été publié tout entier, et après la division substantielle, le
+tableau des divisions accidentelles n'aurait qu'un intérêt médiocre.
+Cependant cette partie si importante de la dialectique resterait trop
+incomplète, si nous nous taisions sur ce qui fait en dernière analyse la
+valeur de la division, sur la définition.
+
+On a dû voir comment la division rend possible la définition, et la
+définition dont le crédit a un peu baissé dans la philosophie, était au
+premier rang dans celle du moyen âge. Mais avant de lui assigner son
+rôle philosophique, disons, d'après Abélard, ce que c'est que la
+définition[548].
+
+[Note 548: _Dial._, pars V, p. 490-497.]
+
+Ce mot aussi a plusieurs acceptions. Proprement, la définition est
+constituée seulement par le genre et les différences[549], comme cette
+définition de l'homme, _animal rationnel mortel_, ou de l'animal,
+_substance animée sensible_, ou des corps, _substance corporelle_.
+Ainsi, comme le dit Cicéron, la définition explique ce que (_quid_) est
+le défini. Cependant on a souvent, avec Thémiste, entendu la définition
+dans un sens large, et compris sous ce nom toute oraison qui, par une
+équation entre la _prédication_ et une voix (_l'univoque_), en déclare
+de quelque manière la signification. Dans la prédication, on dit que
+l'oraison _fait équation_ au mot qu'elle définit, ou que la définition
+est _adéquate_, lorsque dans un sujet quelconque il se trouve que ni
+le nom n'excède l'oraison, ni l'oraison le nom. Ainsi, tout ce qui est
+_homme_ est _animal rationnel mortel_, et réciproquement.
+
+[Note 549: Abëlard suit ici Boèce, dont les idées sur la définition
+ont prévalu dans l'école. La définition que donne Cicéron de la
+définition même est dans ses Topiques, et Boèce, âpres l'avoir
+commentée, la rappelle dans son «Traité de la définition» (p. 649), et
+c'est là qu'Abélard la reprond. Au reste, cette définition ne diffère
+pas de l'ideo générale qu'Aristote donne de la définition, [Grec: lomos
+ton ti isti], (_Analyt. post._, II, x); mais Boèce, Abélard et en
+général les scolastiques sont loin d'avoir jugé la définition avec une
+sévérité aussi clairvoyante que l'a fait Aristote. (_Anal. post._, II,
+III à XIII.--_Topic._, VI.--_Met._, VII, XII.)]
+
+On distingue la définition de nom et la définition de chose. La première
+est l'interprétation qui explique un mot d'une langue dans une autre,
+surtout en le décomposant, comme lorsqu'on explique que _philosophie_
+signifie _amour de la sagesse_. L'interprétation rentre souvent dans
+l'étymologie; mais l'une et l'autre, en expliquant le nom, donnent
+connaissance de la chose; autrement, le mot ne se comprendrait pas. La
+définition fait la démonstration de la chose, quand non-seulement elle
+en donne la substance, mais qu'elle la dépeint par quelques-unes de
+ses propriétés. Le mot montre la chose enveloppée, la définition la
+développe, en décomposant la matière ou la forme. Dans la définition
+de l'homme, _animal_ indique la substance, _mortel_ et _rationnel_ les
+formes; _homme_ signifiait tout cela confusément. Le nom de la substance
+générique ou spécifique détermine, assigne la qualité à la substance, en
+désignant la substance, en tant qu'_informée_ par les qualités; mais il
+ne donne pas une pleine connaissance comme la définition qui décompose.
+
+L'interprétation s'applique au nom; elle est nécessaire, notamment quand
+le doute porte sur la substance nommée, et que l'on ne sait à quelle
+substance le nom est imposé. Puis on y ajoute la définition, lorsque
+la propriété formelle est ignorée. «La définition doit toujours être
+convertible avec le défini; mais l'interprétation excède généralement
+l'interprété. Ainsi nous n'appelons pas philosophes tous ceux qui aiment
+la sagesse, mais seulement ceux qui ont bien saisi la doctrine de l'art
+(la connaissance de la dialectique), tandis qu'on interprète le mot
+_philosophe_ par _amateur de la sagesse_, c'est la composition et le son
+du mot qui semblent le vouloir ainsi. Aussi cet exemple nous donne-t-il
+la différence de la définition de nom à celle de chose.»
+
+La définition de chose, comme la division, est ou selon la substance, et
+c'est la définition propre, ou selon l'accident, et elle doit s'appeler
+alors description. La définition substantielle est celle qui comprend en
+ses parties la matière et la forme substantielle qui font la
+substance de la chose, comme par exemple, le genre et les différences
+substantielles. Les espèces seules peuvent donc être définies
+substantiellement, car seules elles ont le genre et les différences
+substantielles. Quant aux genres les plus généraux ou prédicaments,
+ils ne peuvent admettre la définition, car ils n'ont ni genres, ni
+différences constitutives, puisqu'ils ne tirent point d'ailleurs leur
+constitution, et qu'ils sont suprêmes principes des choses. De même les
+individus sont indéfinissables, parce qu'ils manquent de différences
+spécifiques, n'ayant point par soi les différences auxquelles ils ne
+participent que parce qu'ils font partie de l'espèce. Les individus
+d'une même espèce ne se distinguent entre eux que par les accidents de
+la forme, qui _altèrent_[550] seulement la substance et ne créent point
+d'essence. Les accidents cesseraient d'être accidents, si l'accès et le
+retrait en enlevait quelque chose à la substance; c'est là l'effet des
+formes substantielles des espèces; d'elles dépend la génération et
+la corruption de la substance, c'est-à-dire que seules elles peuvent
+produire les substances nouvelles et en changer la composition.
+
+[Note 550: _Altérer_ est ici pris dans le sens primitif, et signifie
+que les accidents font qu'un individu est autre (_alter non alius_)
+qu'un autre individu de même espèce. Ainsi, les accidents individuels
+altèrent la substance, sans la changer en tant que substance spécifique.
+Sous ce rapport, il faut se garder de confondre _altération_ avec
+_corruption_. Les formes substantielles corrompent la substance, en
+changent la nature (_cum rumpere_, composer autrement), et ne se bornent
+pas à l'altérer (à l'individualiser).]
+
+Il ne peut donc tomber sous la définition que les intermédiaires entre
+les prédicaments et les individus, mais les uns et les autres ne se
+refusent pas à la description, qui est la définition selon l'accident ou
+improprement dite. Ainsi l'on dit que _la substance est ce qui peut être
+sujet de tous les accidents_, et que _Socrate est un homme blanc, crépu,
+musicien, fils de Sophronisque_. Ce sont des définitions incomplètes ou
+descriptions qui n'admettent que les seules différences, ou qui posent
+le genre sans les différences, ou l'espèce avec les accidents; elles
+diffèrent des vraies définitions, qui ne comprennent que la matière et
+la forme.
+
+Parmi les noms soumis à la définition, on distingue les noms substantifs
+proprement dits, qui sont donnés aux choses en ce qu'elles sont, et les
+autres noms qu'on appelle noms pris, _nomma sumpta_ (noms abstraits),
+et qui sont imposés aux choses à raison de la _susception_ de quelque
+forme. D'où l'on distingue la définition quant à la substance de la
+chose, et la définition quant à l'adhérence de la forme. Les
+définitions des genres et espèces sont données quant à la substance ou
+substantivement; les définitions des noms pris, comme l'_homme_, le
+_rationnel_, le _blanc_, sont données adjectivement.
+
+«A propos de ces dernières, une grande question est élevée par ceux qui
+placent les universaux au premier rang parmi les choses, c'est celle de
+savoir quelles sont les choses signifiées que les définitions de noms
+définissent. En effet, la signification des noms abstraits est double,
+la principale est relative à la _forme_, la secondaire relative au
+_formé_. Ainsi _blanc_ signifie en premier lieu _la blancheur_ qui sert
+à déterminer le corps sujet de la blancheur; en second lieu, le sujet
+même dont _blanc_ est le nom. Or nous définissons le blanc _le formé par
+la blancheur_ (ce qui a la _forme de la blancheur_). Maintenant on est
+dans l'usage de demander si c'est seulement la définition du mot ou de
+quelque chose que le mot signifie. Mais d'abord, comme nous définissons
+les mots, non selon leur essence, mais selon leur signification, cette
+définition paraît être en premier lieu celle de la signification; il
+reste donc à chercher de quelle signification. Est-ce la première,
+c'est-à-dire _la blancheur_, ou la seconde, c'est-à-dire _le sujet de la
+blancheur_? Si c'est la définition de la _blancheur_, elle est _prédite_
+d'elle-même (car c'est dire que la _blancheur_ est _formée du formé
+par la blancheur_); _blancheur_ se dit de toute chose _blanche_, et
+la définition se sert à elle-même de prédicat; or qui accorderait que
+_blancheur_ ou _cette blancheur fût formée de blancheur_? tout ce qui
+est _formé de blancheur_ ou _blanc_ est corps.
+
+«Mais si la définition ci-dessus est celle de la chose qu'on nomme le
+_blanc_, c'est-à-dire qui est le _sujet de la blancheur_, on demande si
+elle est la définition de chaque sujet qui reçoit la _blancheur_ ou de
+tous pris ensemble. Dans le premier cas, elle est aussi celle de la
+perle, qui est blanche; alors, d'après la règle _De quocumque diffinitio
+dicitur_ (la définition se dit de tout ce dont se dit le terme
+défini[551]), celle-ci donne le prédicat de la perle, ce qui est
+absolument faux. Si au contraire on veut qu'elle soit la définition de
+tous les sujets pris ensemble, il faudra, d'après la même règle, que
+tous les sujets, quelque divers qu'ils puissent être, soient définis
+ensemble (c'est-à-dire par le même prédicat dans la même proposition),
+ce qui est encore faux.
+
+[Note 551: Je crois que cette règle est celle que donne Aristote en
+ces termes: «Toute définition est toujours universelle.» (_Anal. post._,
+II, xiii.)]
+
+«Là-dessus, je m'en souviens, voici quelles étaient les solutions qui
+pouvaient lever toutes les objections précédentes.
+
+«Supposons que l'on dise que cette définition est celle de la
+_blancheur_, entendue non selon son essence, mais selon l'adjacence (non
+substantivement, mais adjectivement), c'est une conséquence qu'elle soit
+aussi dite comme prédicat 1° de la blancheur adjectivement, en ce sens
+que _tout blanc est formé par la blancheur_; 2° et aussi de toutes les
+choses dont elle est le prédicat adjectif. (Ainsi toutes les choses
+_blanches_ sont _formées de la blancheur_.)
+
+«On peut dire aussi qu'elle convient à tout sujet quelconque de la
+_blancheur_; mais ce n'est pas une conséquence nécessaire qu'elle
+définisse tout ce qui a cette même définition pour prédicat; car cette
+règle _la définition se dit d'un quelconque_, ne regarde que les
+définitions selon la substance[552]; or celle dont il s'agit est
+assignée à la substance _sujet de la blancheur_, non quant à ce qu'elle
+est en elle-même, mais quant à une de ses formes.
+
+[Note 552: J'ai supprimé dans le texte de cette phrase deux mots,
+_et definitum_, qui me paraissaient en troubler le sens (p. 496).]
+
+«Cette solution me paraît aussi tirer d'affaire tous ceux qui veulent
+que la définition embrasse tous les _sujets de la blancheur_ pris
+ensemble, quand même on concéderait qu'ils sont tous _prédits en
+disjonction_, c'est-à-dire que ce qui a la définition pour prédicat est
+ou perle, ou cygne, ou tout autre de ces sujets.
+
+«On peut encore dire que la définition est celle de ce nom, _le blanc_,
+non quant à son essence, mais quant à sa signification, et alors elle ne
+risquera plus de lui servir de prédicat quant à son essence: on ne dira
+pas que ce mot _blanc_ est le _formé de la blancheur_, mais que c'est ce
+qu'il signifie; c'est comme si l'on disait que la chose qui est appelée
+_blanche_, est _formée de la blancheur_. Définir le mot, c'est ouvrir
+sa signification par la définition; définir la chose, c'est montrer la
+chose même.
+
+«Ainsi, que la définition fût une définition de mot ou qu'elle fût celle
+d'une signification quelconque, la question pouvait être résolue: on ne
+définit rien sans déclarer en même temps la signification d'un mot,
+et nous n'accordons pas qu'aucune chose réelle puisse être dite de
+plusieurs, c'est le nom seulement qui est dans ce cas. Comme toute
+définition doit éclaircir le mot qui exprime ce qu'elle définit, il faut
+qu'elle soit toujours composée de noms dont la signification reçue soit
+connue, car nous ne pouvons éclaircir l'inconnu par des inconnus. La
+définition est ce qui donne la plus grande démonstration possible de la
+chose que contient le nom défini, car il y a cette différence entre la
+définition et le défini que, bien que l'une et l'autre aient la même
+chose pour sujet, leur manière de le signifier diffère (Boèce[553]). La
+définition qui distingue en parties séparées chacune des propriétés de
+la chose, la montre plus expressément et plus explicitement, tandis que
+le mot défini ne distingue pas ces divers éléments par parties, mais
+pose le tout confusément. Et quoique les mots définis contiennent
+souvent plus de propriétés de la chose que la définition n'en énonce, là
+où l'on a le mot et la définition, la définition est plus démonstrative
+que le nom. Quant aux choses mêmes, la définition fait plus que le nom
+pour la signification, quand elle est substituée à la chose même qui
+est ignorée et qu'elle détermine distinctement dans toutes ses
+parties[554].»
+
+[Note 553: _De Div._, p. 665.]
+
+[Note 554: _Dial._, p. 495-497. Cette dernière partie de la
+discussion, donnée textuellement, aurait besoin peut-être, pour se faire
+comprendre, d'une paraphrase nouvelle. Mais dans les deux chapitres
+suivants on reviendra au sujet qu'elle traite, et tout sera peut-être
+éclairci.]
+
+Ici finissent les extraits que nous voulions donner de la Dialectique,
+et aucune de ses parties, plus que ce dernier livre, n'aura prouvé
+combien cette science consacrée à l'élude des procédés logiques de
+l'esprit, est forcément et fréquemment entraînée à l'examen des
+questions de métaphysique. On ne saurait trouver étrange que cette
+nécessité se fasse sentir surtout dans les recherches sur la définition.
+Qu'est-ce en effet que définir? c'est dire ce qu'est une chose. La
+science de la définition est donc l'art de dire ce que sont les choses,
+et comme l'art de le dire est celui de l'enseigner, c'est apparemment
+aussi celui de le savoir. Apprendre à définir, c'est donc finalement
+apprendre à connaître les choses; et cette partie de la logique est
+l'introduction à l'ontologie. S'il y a une méthode sûre pour bien
+définir, il y a un procédé certain pour connaître la vérité des choses.
+
+D'où venait cette préférence pour la définition comme moyen de
+connaître? de l'emploi presque exclusif du raisonnement dialectique. Ce
+raisonnement n'est au fond que le syllogisme; or le syllogisme n'est, à
+le bien prendre, que le moyen de tirer de la définition d'une chose
+la définition d'une autre. Les propositions qui le composent sont des
+définitions partielles ou totales, provisoires ou finales. Quand il
+est général et définitif, il est (ce mot de définitif semble lui-même
+l'indiquer) un procédé de définition. Si l'on remonte aux syllogismes
+antérieurs, on arrive toujours à quelque proposition universelle qui
+exprime qu'une chose convient à une autre, à toute cette autre, à rien
+que cette autre, _omni et soli_. C'est donc une définition. Et, comme la
+scolastique recourait peu à l'observation soit interne, soit externe, il
+est tout simple que, suivant son procédé habituel, elle se soit
+attachée à rechercher et à établir plutôt les conditions logiques de la
+définition, que les méthodes les plus sûres de découvrir et de constater
+la vérité, persuadée qu'elle était qu'une fois ces conditions connues,
+elle n'aurait plus qu'à les appliquer, sans investigations lointaines,
+sans expériences prolongées, pour faire de bonnes définitions ou pour
+contrôler celles qui lui seraient présentées. Qu'était-ce pour elle,
+en effet, qu'étudier une chose? c'était en chercher la place dans les
+cadres de la dialectique; c'était déterminer à quelle catégorie elle
+appartenait, si elle était genre le plus général ou prédicament, genre,
+espèce, sous-genre, sous-espèce, espèce la plus spéciale ou individu,
+si elle était mode ou nature, propre ou accident; et cela, moins en
+retraçant les caractères effectifs de la chose dans la réalité, qu'en
+rappelant les propositions d'Aristote, de Porphyre, ou de Boèce, où elle
+avait figuré, pour faire concorder l'exposition logique de la chose avec
+les assertions antérieures de l'autorité. La recherche de la vérité dans
+un tel système aurait dû, pour atteindre parfaitement son but, aboutir à
+un tableau dialectiquement encyclopédique de tous les objets nommés par
+le langage; et ce tableau n'eût été qu'une collection méthodique de
+définitions.
+
+Si la définition a été depuis moins pratiquée et moins prônée, c'est
+qu'on a reconnu combien était artificielle et hypothétique soit cette
+manière de la trouver, soit la science dont elle devenait le fondement.
+On a remarqué que la définition n'était jamais que relative à la
+connaissance acquise, et ne contenait de vérité qu'en proportion de ce
+qu'on en savait. La définition ne donne pas la science; elle la résume
+ou la rappelle, elle ne la produit pas. Sans donc y renoncer, il vaut
+mieux s'enquérir, par l'étude du raisonnement comme par l'expérience
+externe, par l'examen du langage comme par la recherche des citations,
+par l'analyse directe de tous les caractères de l'objet à connaître
+comme par la décomposition de toutes les idées qui en constituent la
+notion, s'enquérir, dis-je, par tout moyen, de la vérité des choses,
+sauf ensuite à régulariser et, jusqu'à un certain point, à contrôler les
+connaissances acquises par l'application des formes de la dialectique.
+Au nombre de ces formes est sans contredit la définition, qui n'est
+elle-même que la division retournée. La définition est la synthèse dont
+la division est l'analyse.
+
+Quoi qu'il en soit, rien de moins surprenant que la variété et
+l'importance des objets et des questions auxquelles touche l'étude de
+la définition. Ce qu'on vient de dire prouve que par la nature même des
+choses cette étude était infinie, puisqu'elle n'était rien moins que la
+clef de la science universelle. Aussi, à travers beaucoup de subtilités
+oiseuses, avons-nous vu, sous la main d'Abélard, l'étude de la division
+et de la définition amener dans son cours une théorie ontologique de la
+nature de l'âme, une théorie psychologique de ses facultés, des vues sur
+la nature de Dieu, sur celle de l'homme, sur le langage en général et
+sur les langues, des recherches sur la vraie nature des accidents, et
+avant tout et sans cesse sur la substance et les modes, conséquemment
+sur le problème continuel et capital des universaux. Par les lumières
+que l'analyse de cette cinquième partie de la Dialectique a jetées sur
+ces diverses questions, elle peut être vraiment considérée comme la
+transition aux ouvrages qu'il nous reste à faire connaître. Elle
+nous conduit à l'examen plus direct des opinions psychologiques et
+ontologiques de notre auteur; et elle nous montre en même temps comment
+la dialectique, science purement abstraite, devient une science
+d'application.
+
+
+
+CHAPITRE VII.
+
+DE LA PSYCHOLOGIE D'ABÉLARD.--_De Intellectibis_.
+
+Lorsque l'on compare la philosophie du moyen âge et la philosophie
+moderne, une première différence frappe les regards. L'une paraît
+presque étrangère à l'étude des facultés de l'âme, à laquelle l'autre
+semble consacrée. En d'autres termes, la psychologie passe pour une
+découverte des derniers siècles. C'est en effet une vérité incontestable
+que depuis deux cents ans l'étude de l'esprit humain est devenue la
+condition préalable, la base, le flambeau, le premier pas de la science;
+toutes ces métaphores sont justes. Mais c'est surtout cette importance,
+c'est ce rôle de la psychologie dans la philosophie qui peut s'appeler
+une découverte moderne; et l'on ne saurait prétendre d'une manière
+absolue qu'à aucune époque l'homme ait entièrement renoncé à s'observer
+lui-même, ou du moins à se faire un système quelconque sur sa nature
+intérieure et sur ses moyens de connaître. 11 y a donc eu toujours une
+certaine psychologie. Mais on en faisait peu d'usage; et l'on est resté
+longtemps sans deviner qu'une grande partie des vérités philosophiques
+ne sont accessibles que par l'observation de la conscience. Les disputes
+du moyen âge, ces controverses fameuses dont le bruit retentit
+dans l'histoire, roulaient sur des questions de dialectique ou de
+métaphysique, et non sur la science directe de l'esprit humain. Aussi
+trouvions-nous à peine dans les ouvrages déjà imprimés d'Abélard
+quelques vues isolées sur les facultés de l'homme, et ne pouvions-nous
+obtenir que par des inductions conjecturales et vagues une idée de sa
+psychologie, jusqu'au jour où parut un petit traité qu'il nous reste à
+faire connaître.
+
+Le titre seul est singulier, _Tractalus de Intellectibus_[555]. Il ne
+serait pas aisé de le traduire du premier mot; car bien que l'ouvrage
+roule sur l'intelligence humaine, cette expression _de intellectibus_
+désigne plutôt certains produits ou certaines opérations de
+l'intelligence que la faculté qui les réalise. M. Cousin a raison
+d'appeler l'ouvrage _un recueil de remarques sur l'entendement_; mais il
+s'y agit surtout de ces actes de l'entendement désignés sous le nom de
+concepts, et qu'on n'eût pas, il y a un demi-siècle, hésité à nommer des
+idées. Nous n'intitulerons pourtant pas l'ouvrage _Traité des idées_; ce
+titre est trop moderne; on comprendra mieux notre scrupule, lorsqu'on
+aura lu les premiers mots de l'ouvrage. Ils seront le meilleur préambule
+de notre analyse.
+
+[Note 555: _P. Abaelardi tractalus de Intellectibus_; c'est le titre
+du manuscrit qui provient de la bibliothèque du Mont-Saint-Michel. M.
+Cousin l'a publié dans la 4'e édition de ses _Frag. phil_., t. III,
+Append., XI, p. 448 et suiv.]
+
+«Voulant traiter des spéculations, c'est-à-dire des concepts, nous
+nous proposons, pour en faire une étude plus exacte, d'abord de les
+distinguer des autres passions ou affections de l'âme, de celles du
+moins qui paraissent le plus se rapprocher de leur nature; puis de les
+distinguer les uns des autres par leurs différences propres, autant que
+nous le jugerons nécessaire pour la science du discours.
+
+«Il y a cinq choses dont il convient de les isoler soigneusement: le
+sens, l'imagination, l'estimation, la science, la raison[556].
+
+[Note 556: «Sensus, Imaginatio, existimatio, scientia, ratio.» Cette
+distribution des principales facultés de l'esprit humain ne se trouve
+nulle part énoncée en termes exprès dans Boèce; du moins je ne l'y
+ai pas découverte. Il est impossible cependant d'en rapporter tout
+l'honneur à Abélard, d'autant que c'est à peu près la division de l'âme
+que l'on trouve exposée d'une manière si remarquable dans le l. III du
+_de Anima_ d'Aristote, [Grec: Listhaesis, phantasia, doxa, epistaemae,
+nous]. Il serait curieux de rechercher comment et par qui cette division
+avait passé dans le commerce philosophique. Car tout semble prouver
+qu'Abélard ne connaissait point le _de Anima_.]
+
+1° Sens.--«L'intellect ou faculté de concevoir est lié avec le sens tant
+par l'origine que par le nom. Par l'origine, car dès qu'un des cinq sens
+atteint une chose, il nous en suggère aussitôt une certaine conception.
+En voyant en effet quelque chose, en flairant, entendant, goûtant ou
+touchant, nous concevons aussitôt ce que nous sentons; et il est si
+vrai que la faiblesse humaine est provoquée par le sens à s'élever à
+l'intelligence, que nous avons peine à donner à aucune chose la forme de
+la conception, si ce n'est à la ressemblance des choses corporelles que
+l'expérience des sens nous fait connaître.
+
+«Quant au langage, nous abusons souvent du mot de sens pour exprimer
+l'intelligence; par exemple nous disons le sens des mots, au lieu
+de dire le concept des mots. La vision aussi est prise souvent pour
+l'intelligence tant par Aristote que par la plupart des autres[557],
+peut-être parce que le sens nous paraît ressembler davantage à
+l'intelligence. En effet, l'esprit se représente la chose qu'il conçoit,
+d'une manière analogue à celle dont nous contemplons, comme placée
+devant nous, une chose prochaine ou éloignée.
+
+[Note 557: Je ne vois que les représentations mentales, les
+_fantaisies_ des Grecs, que Boèce propose d'appeler _visa_. (_In Porph.
+a Victor., Dial._, I, p. 8.)]
+
+«Le sens et l'intellect étant donc réunis par l'origine et le nom,
+il m'a paru nécessaire d'assigner leur différence, vu qu'ils opèrent
+ensemble dans l'âme[558].»
+
+[Note 558: _De Intell._, p. 461-462.]
+
+La différence, c'est que la perception d'une chose corporelle par le
+sens a besoin d'un instrument corporel, c'est-à-dire que l'âme doit être
+appliquée à un objet par un intermédiaire physique, comme l'oeil ou
+l'oreille, tandis que l'intellect qui conçoit, c'est-à-dire la pensée
+même de l'âme, n'a besoin ni de l'instrument corporel, ni même de
+l'effet d'une chose réelle à concevoir, puisque l'intelligence se pose
+des choses existantes ou non, corporelles ou non, soit en se rappelant
+le passé, soit en prévoyant l'avenir, soit même en se figurant ce qui
+n'exista jamais.
+
+La seconde différence, c'est que le sens n'a aucune faculté de juger
+d'une chose, c'est-à-dire d'en concevoir la nature ou la propriété;
+aussi est-il commun aux animaux sans raison et aux animaux raisonnables.
+L'intelligence, au contraire, n'opère que par la conception rationnelle
+de la nature ou de la propriété des choses, même quand elle conçoit à
+faux. Aussi point d'entendement sans la raison, ou sans la faculté par
+laquelle un esprit capable de discernement parvient à distinguer et à
+juger les natures des choses.
+
+2° Raison.--Les animaux qui ont la raison ont, en langage scolastique,
+la rationnalité. La science ne met entre ces deux choses qu'une
+différence de degré. La seconde appartient à tous les esprits, tant des
+hommes que des anges; la première, seulement à ceux qui sont capables
+de discernement (_discretis_, aux personnes discrètes); quiconque peut
+juger les propriétés des choses possède la rationnalité. Celui dont
+le jugement, exempt des atteintes de l'âge ou des troubles de
+l'organisation, s'exerce avec facilité, a seul la raison. Or la raison
+est en essence la même chose que l'esprit (_animus_). La conception, ou
+l'acte de l'intelligence en tant qu'elle conçoit, distincte des sens
+comme de la raison, descend ou provient de celle-ci dont elle est comme
+l'effet perpétuel; elle n'est donc pas la raison, quoiqu'il n'y ait pas
+conception là où manque la raison.
+
+3° Imagination.--La conception diffère aussi de l'imagination, qui n'est
+qu'un souvenir du sens, ou la faculté par laquelle l'esprit retient
+l'affection du sens, en l'absence de la chose qui l'avait produite. Ce
+n'est pas qu'il ne puisse y avoir en même temps dans l'âme imagination
+et conception, aussi bien que conception et sens, et dans les deux cas
+il y a quelque jugement; mais c'est un acte de l'intelligence, et non
+pas de l'imagination et du sens. L'une se rapporte aux choses absentes,
+l'autre aux choses présentes; la conception se produit pour les choses
+absentes comme pour les choses présentes. Mais nous pouvons sentir les
+choses sans les concevoir, autrement nous penserions toujours au ciel et
+à la terre, que nous voyons toujours. Quand le sens agit, l'imagination
+ne peut agir avec lui et en lui; mais dès qu'il cesse, elle le supplée.
+C'est une confuse perception de l'âme aussi bien que le sens. Ce qui est
+capable de sens est capable d'imagination. Les bêtes elles-mêmes n'en
+sont pas dépourvues, suivant Boèce[559]. Mais n'y a-t-il imagination
+qu'à la condition du sens? Abélard penche pour l'affirmative; il veut
+que non-seulement les objets insensibles et incorporels ne soient que
+des concepts intellectuels, mais qu'il en soit, de même des objets
+corporels que l'intelligence conçoit sans les avoir présents par les
+sens. Si Aristote a dit que nos conceptions n'ont jamais lieu sans
+imagination[560], cela signifie, selon lui, que lorsque nous tâchons
+d'atteindre et de juger la nature ou la propriété d'une chose par la
+seule intelligence, l'habitude du sens, d'où naît toute connaissance
+humaine, _sensus consuetudo a quo omnis humana surgit notitia_, suggère
+à l'esprit par l'imagination de certaines choses auxquelles nous
+n'entendons nullement penser. Voulons-nous, par exemple, ne concevoir
+dans l'homme que ce qui appartient à la nature de l'humanité,
+c'est-à-dire le concevoir comme _animal rationnel mortel_; beaucoup de
+choses que nous avons eu l'intention d'écarter se présentent à l'âme
+malgré elle par l'effet de l'imagination, comme la couleur, la longueur,
+la disposition des membres, et les autres formes accidentelles du corps;
+en sorte que par un effet singulier, _quod mirabile est_, lorsque je
+cherche à penser à quelque chose d'incorporel, l'habitude de sentir
+me force à l'imaginer corporel; ce que je conçois comme incolore, je
+l'imagine nécessairement coloré. C'est que les sens sont en nous ce qui
+s'éveille d'abord; leurs opérations se renouvellent sans cesse;
+ensuite l'esprit s'élève à l'imagination, puis à la conception de
+l'intelligence.
+
+[Note 559: _De Consolat. phil._, V, p. 944.]
+
+[Note 560: Aristote dit cela dans le Traité de l'âme et dans celui
+de la Mémoire. (_De Anim._, III, VIII.--_De Mem. et Remin._, I.) Abélard
+ne les connaissait pas; mais Boèce cite textuellement un passage du _de
+Anima_, et c'est là qu'Abélard s'est instruit. (Boeth., _De Interp._,
+ed. sec., p. 298.)]
+
+Toutefois, Boèce dit «qu'il est une intelligence qui appartient à bien
+peu d'hommes, et à Dieu seul, laquelle dépasse tellement et le sens et
+l'imagination qu'elle agit sans l'un et sans l'autre[561]; par elle,
+rien ne s'offre à l'esprit que ce qui se pense et se comprend; pour
+elle, point de perception confuse. Évidemment Dieu ne saurait avoir ni
+sens ni imagination; son intelligence atteint et contient tout; car
+comprendre, c'est savoir. Cette intelligence-là que Boèce accorde à
+un petit nombre d'hommes, croyons, avec Aristote, qu'elle ne peut se
+rencontrer dans cette vie, si ce n'est chez l'homme que l'excès de la
+contemplation élève à la révélation divine. Et cet essor de l'âme, il
+faut l'appeler science plutôt que simple intelligence, et le rapporter à
+l'esprit divin plutôt qu'à l'esprit humain. L'âme qui vient de Dieu se
+pénètre de Dieu, pour ainsi dire, et dans l'homme qui s'évanouit et
+meurt en quelque sorte, Dieu paraît[562].»
+
+[Note 561: Boeth., _De Interp._, ed. sec., p. 296.]
+
+[Note 562: _De Intell._, p. 467. Ceci semble un souvenir du Timée
+plutôt que du _de Anima_. Voyez pourtant III, V.]
+
+4° Estimation.--Distinguons encore l'entendement ou l'intelligence de
+l'estimation et de la science. On confond quelquefois l'estimation avec
+l'intelligence; car on doit estimer pour comprendre, et le mot de pensée
+(_opinio_), synonyme de celui d'estimation, est quelquefois transporté
+à la conception. Mais estimer, c'est croire; l'estimation est la même
+chose que la créance ou la foi[563]. Comprendre, c'est apercevoir
+(_speculari_) par la raison, soit que nous croyions ou non à ce que nous
+apercevons. Je comprends cette proposition: _l'homme est de bois_, et je
+ne la crois pas. Ainsi tout ce qu'on estime ou croit, on le comprend;
+mais l'inverse n'est pas vraie. D'ailleurs il n'y a estimation que de ce
+dont il y a proposition, c'est-à-dire conjonction ou division.
+
+[Note 563: Ce passage serait au besoin la preuve que cet ouvrage est
+d'Abélard. Celle analogie de l'_estimation_ avec la foi qu'il définit
+l'une par l'autre, est une opinion qu'il avait empruntée au _de Anima_
+(III, iii), et que saint Bernard lui a reprochée. Voyez dans cet ouvrage
+le I. III, c. iv, et _Ab. Op., Introd._, I. I, p. 977.]
+
+5° Science.--La science est cette certitude de l'esprit qui se soutient
+indépendamment de toute estimation ou conception. Aussi la science
+persiste-t-elle dans le sommeil, et Aristote place-t-il les sciences et
+les vertus, à raison de leur durée, parmi les habitudes, _habitus_[564],
+plutôt que parmi les dispositions de l'esprit.
+
+[Note 564: L'habitude, n'est pas l'accoutumance, mais ce que l'on
+a en propre comme une faculté naturelle, une _capacité_, suivant la
+traduction de M. Barthélemy Saint-Hilaire. La disposition ou diathèse,
+[Grec: tiùOttni], n'est qu'une affection peu durable. (_Categ._
+VIII.--_De la Logique d'Arist._, t. 1, p. 167.)]
+
+Maintenant, tout ce qui appartient proprement à l'intelligence,
+entendement ou faculté de concevoir, ayant été séparé de tout le reste,
+il faut distinguer les différents concepts entre eux. Ils sont simples
+ou composés, uns ou multiples, bons (_sani_) ou mauvais (_cassi_), vrais
+ou faux; en outre, il y a une distinction à faire entre le concept du
+composant et celui des composés, entre le concept du divisant et celui
+des divisés, ou entre la division et l'abstraction.
+
+Les concepts sont simples, lorsque, ainsi que les actions ou les temps
+simples, ils ne se constituent pas de parties successives; les composés
+sont l'inverse. Il en est de la conception comme du discours qui la
+suscite, lequel est simple ou composé. Dire ou entendre: _l'homme se
+promène_, c'est passer par une suite d'énonciations significatives,
+celle d'_homme_, celle de _se promener_, et joindre l'une à l'autre.
+Il y a là des parties successives; car une énonciation, ainsi qu'une
+conception, peut rester simple et avoir des parties, si elles ne sont
+pas successives. Exemples: _deux, trois, troupeau, amas, maison_. La
+combinaison qui résulte de la matière et de la forme, ou bien de
+parties agrégées ensemble, n'exclut pas la simplicité. Exemple: le nom
+d'_homme_, qui désigne en même temps la matière, _animal_, et la forme
+de la _rationnalité_ et de la _mortalité_.
+
+Les mêmes choses peuvent être conçues et par une conception simple et
+par une conception successive. Je puis voir tantôt d'une seule et même
+intuition, tantôt par succession et en plusieurs regards, trois pierres
+placées devant moi. Ce que fait ici le sens, l'entendement le peut
+faire. Là est la différence des conceptions exprimées par le mot
+(_intellectus dictionis_) ou par l'oraison (_intellectus orationis_),
+qui désignent d'ailleurs la même chose. Ainsi le nom _animal_ et sa
+définition _corps animé sensible_ suggèrent la même pensée; toute la
+différence, c'est que l'un donne à la fois trois choses, et l'autre
+les donne successivement. Ainsi la conception donne les choses comme
+jointes, ou joint les choses pour les donner. Elle est ainsi ou
+simultanée ou successive.
+
+La différence entre les concepts de mot et les concepts d'oraison
+s'applique aux concepts qui donnent les choses comme séparées ou qui
+en opèrent la séparation, et qu'Abélard appelle concept des divisés
+et concept divisant. _Animal_ donne un concept de choses jointes;
+_non-animal_ est un nom infini ou indéterminé; il signifie la chose
+_qui n'est pas animal_, laquelle donne un concept de choses divisées
+(_intellectus divisorum_); et comme la définition de l'_animal_ donne un
+concept de jonction, la description du _non-animal_ donne un concept de
+division, proprement un concept divisant (_intellectus dividens_)[565].
+
+[Note 565: _De Intell._, p. 468-473.--Tout ceci concorde avec ce qui
+a été dit au chapitre précédent sur la division, la description, etc.]
+
+Les concepts simples ou composés sont uns, s'ils consistent dans une
+seule jonction, ou dans une seule division ou disjonction; autrement ils
+sont multiples. «La jonction, comme la division ou disjonction, est
+une, lorsque l'esprit marche continûment d'un seul et même élan, et n'a
+qu'une intention mentale, par laquelle il accomplit sans interruption le
+cours une fois commencé d'un premier concept.» Ce langage un peu figuré
+signifie qu'il y a unité dans un concept, fût-il composé de parties et
+de parties successives, lorsque l'esprit le forme par un seul et même
+acte, lorsqu'il n'y a du moins rien de successif dans l'opération
+intellectuelle. En effet, quand même vous prendriez des choses
+successives, si vous les combinez de telle sorte qu'en les parcourant
+discursivement (_discurrendo_), vous posiez une seule essence; ou bien
+quand, par la force d'une seule affirmation, voua assemblez et rendez
+réciproquement unis des éléments divers par le lien de l'attribution,
+par celui de la condition ou du temps, ou par tout autre mode; pourvu
+qu'il y ait impulsion mentale unique, il y a unité de concept. Quand je
+prononce continûment _animal raisonnable_, l'auditeur conçoit _animal_
+et _rationnalité_ comme une seule chose, il en fait un tout; et
+semblablement, quand je dis _animal non-raisonnable_. Peu importe
+d'ailleurs que la chose soit réellement ou non comme elle est conçue;
+le concept n'en existe pas moins. _Caillou raisonnable_ et _chimère
+blanche_ sont des concepts uns, comme _animal raisonnable_ et _homme
+blanc_. Cette unité se trouve même dans les propositions transitives,
+et dans celles dont les termes sont liés par le cas oblique. Dans le
+concept, _la maison de Socrate_, il y a unité comme dans celui-ci,
+_maison socratique_. Dans un seul concept peuvent se faire plusieurs
+jonctions, plusieurs divisions. Mais l'unité de concept disparaît avec
+la continuité de l'acte. Les concepts sont bons (_sani_), lorsque par
+eux nous entendons les choses comme elles sont; autrement, ils sont
+mauvais (_cassi_), et on les appelle opinions plutôt que concepts.
+«L'opinion, dit Aristote, est la pensée de ce qui n'est pas, plutôt que
+de ce qui est.[566]» Suivant lui, les concepts sont bons, lorsqu'ils
+ressemblent aux choses. Le concept d'_homme_ serait, comme le concept de
+la _chimère_, un concept vain et mauvais, s'il n'y avait pas d'homme du
+tout.
+
+[Note 566: Abélard altère un peu la pensée d'Aristote et la
+transforme en proposition générale. Aristote dit seulement que, bien
+que ce qui n'est pas puisse être pensé (_opinabile_), il n'en faut pas
+conclure que ce qui n'est pas soit quelque chose, puisque cette pensée
+ou opination, _opinatio_, est, non qu'il est, mais qu'il n'est pas. Tel
+est le sens de la version do Boèce qu'Abélard avait apparemment sous les
+yeux (_De Interp_., ed. sec., I. V, p. 423). Dans le texte grec, il y a
+littéralement: «Le non-être, parce qu'il est _pensable_ (_opinabile_),
+n'est pas pour cela dit avec vérité être quelque chose de réel, _ens
+quiddam_, puisque nous ne pensons pas qu'il soit, mais qu'il n'est pas.»
+(_Hermen_., XI.) Au reste, si l'on voulait approfondir toute cette
+partie de la logique d'Abélard, il faudrait se reporter à sa
+Dialectique; là, à l'occasion de la proposition et du prédicat, il
+expose sous une autre forme une partie des idées que nous retrouvons
+ici. (_Dial_., p. 237-251.)]
+
+La vérité et la fausseté né s'appliquent qu'aux concepts composés, soit
+qu'ils joignent, soit qu'ils divisent, c'est-à-dire soit affirmatifs,
+soit négatifs. Car il faut qu'il y ait possibilité de délibération ou de
+jugement, pour que les concepts soient vrais ou faux. On juge suivant le
+concept ou par le concept; et le concept par lequel on juge n'est pas la
+même chose que le concept suivant lequel on juge; le concept par lequel
+on juge, c'est-à-dire la conception du jugement, n'est que l'opération
+par laquelle nous concevons une jonction ou une division d'où résulte
+un jugement. Le concept suivant lequel (_secundum quem_) on juge,
+c'est-à-dire le concept qui est la base du jugement, est cette partie
+du concept total du jugement dans laquelle réside toute la force du
+jugement; tels sont les concepts des prédicats. Le sujet n'est posé que
+pour recevoir la chose que nous voulons lui assigner par jugement; mais
+le prédicat est posé _pour dénoter l'état auquel nous voulons que la
+chose soit rapportée par jugement_[567]; c'est-à-dire, en langage moins
+technique, pour assigner une chose à une autre en vertu d'un certain
+rapport. Le sujet est le terme posé en premier concept, et auquel est
+substituée la chose que le jugement y joint ou en sépare; le prédicat
+est dit du sujet, non le sujet du prédicat. La force de la proposition
+étant dans ce qui _est dit_, toute la vertu de l'acte intellectuel qui
+juge ou de la conception de jugement est dans le concept du terme qui
+_est dit_ ou du prédicat.
+
+[Note 567: «Ad denotandum statum secundum quem eam deliberari
+volumus.» (p. 477.)]
+
+Le concept divisant est le concept de négation. Il sépare quelque chose
+de quelque chose: _un homme n'est pas un cheval, celui qui est
+debout n'est pas assis_. Le concept de disjonction est un concept
+d'affirmation; il ne sépare pas les choses; mais de plusieurs
+conceptions de l'esprit, il en constitue une: _quelque chose est
+homme ou cheval, sain ou malade_, etc. Les propositions disjonctives
+hypothétiques sont des concepts de disjonction.
+
+Tout concept qui donne la chose comme elle est, est-il bon? Tout concept
+qui donne la chose comme elle n'est pas, est-il mauvais? L'affirmative
+paraît vraie; cependant tout concept obtenu par abstraction, _omnis per
+abstractionem habitus intellectus_, donne la chose autrement qu'elle
+n'est. A peine existe-t-il un concept d'une chose non sujette aux sens,
+qui ne la donne pas à quelques égards autrement qu'elle n'est.
+
+«Les concepts par abstraction sont ceux dans lesquels une nature d'une
+certaine forme, est prise indépendamment de la matière qui lui sert
+de sujet, ou bien dans lesquels une nature quelconque est pensée
+indifféremment, sans distinction d'aucun des individus auxquels elle
+appartient. Par exemple, je prends _la couleur d'un corps_ ou _la
+science d'une âme_ dans ce qu'elle a de propre, c'est-à-dire en tant que
+qualité; j'abstrais en quelque sorte les formes des sujets substantiels,
+pour les considérer en elles-mêmes, en leur propre nature, et sans
+faire attention aux sujets qui leur sont unis. Si je considère ainsi
+indifféremment la nature humaine qui est en chaque homme, sans faire
+attention à la distinction personnelle d'aucun homme en particulier, je
+conçois simplement l'homme en tant qu'homme, c'est-à-dire comme
+animal rationnel mortel, et non comme tel ou tel homme, et j'abstrais
+l'universel des sujets individuels. L'abstraction consiste donc à isoler
+les supérieurs des inférieurs, les universaux des individuels, leurs
+sujets de prédication, et les formes des matières, leurs sujets de
+fondation. La soustraction (_subtractio_) sera le contraire. Elle
+a lieu, quand l'intelligence soustrait le sujet de ce qui lui est
+attribué, et le considère en lui-même; par exemple, lorsqu'elle
+s'efforce de concevoir, indépendamment d'aucune forme, la nature
+d'un sujet essentiel. Dans les deux cas, le concept qui abstrait ou
+soustrait, donne la chose autrement qu'elle n'est, puisque la chose qui
+n'existe que réunie y est conçue séparément.»
+
+Or comme personne, en voulant penser une chose, n'est capable de la
+penser dans toutes ses essences ou propriétés, mais seulement en
+quelques-unes d'entre elles, l'esprit est forcé de concevoir la chose
+autrement qu'elle n'est. Ainsi _ce corps_ est _corps, homme, blanc,
+chaud_, et mille autres choses. Cependant, considéré en tant que corps,
+il est conçu séparément de toutes ces choses, c'est-à-dire autre qu'il
+n'est en effet. Le concept de corps, indépendamment de toute forme ou
+qualité, est celui d'une nature quelconque prise comme universelle,
+c'est-à-dire indifféremment ou sans application à aucun individu. Or
+ce corps pur n'existe nulle part ainsi; rien dans la nature n'existe
+indifféremment, d'une manière indéterminée. Toute chose est
+individuellement distincte, une numériquement. La substance corporelle
+dans ce corps, qu'est-elle autre chose que ce corps lui-même? La nature
+humaine dans cet homme, dans Socrate, qu'est-elle autre chose que
+Socrate même?
+
+Quant aux choses absentes, insensibles, incorporelles, qui peut les
+connaître comme elles sont? Qui ne les conçoit autrement qu'elles ne
+sont? Représentez-vous, quand elle est absente, la chose que vous avez
+vue; plus tard, vous la trouverez tout autre sous plus d'un rapport que
+vous ne vous l'êtes représentée. Qui ne conçoit les choses incorporelles
+à l'image des corporelles, et qui, pensant à Dieu ou à l'esprit,
+n'imagine pas l'un ou l'autre avec quelque forme, ou quelque habitude
+corporelle, quoique Dieu ni l'esprit n'en ait aucune? Qui ne conçoit les
+esprits comme circonscrits localement, composés, colorés, investis
+de modes propres aux corps, et cela, parce que toute la connaissance
+humaine vient des sens?
+
+Or, si l'expérience des sens nous pousse à figurer ainsi nos idées, et
+si tout concept d'une chose dans un autre état que son état réel, doit
+être tenu pour vain et mauvais, quelle conception humaine ne doit pas
+être condamnée?
+
+Passons à l'autre partie de la question. Tout concept qui donne la
+chose comme elle est, doit-il être tenu pour bon? cela ne paraît pas
+contestable. Cependant, concevoir qu'_un homme est un âne_, n'est pas un
+concept faux, si l'on entend, par exemple, que l'_homme est un animal_
+comme l'âne. Qu'est-ce donc que ce concept faux, qui donne la chose
+comme elle est? Comment admettre que la vérité et la fausseté, formes
+contradictoires des concepts, se réunissent dans le même concept, ou
+soient combinées dans le même acte d'un même esprit indivisible?
+
+En définitive, _concevoir une chose autrement qu'elle n'est_, peut
+vouloir dire--ou que le mode de conception diffère du mode d'existence,
+par exemple qu'on la conçoit séparée, quoiqu'elle ne le soit pas, pure,
+quoiqu'elle soit mixte;--ou bien que la chose est conçue comme existant
+dans un état, avec un mode autre que l'état ou le mode réel.--Dans le
+premier cas, _autrement_ se rapporte à _concevoir_; dans le second, il
+se rapporte au verbe exprimé ou sous-entendu dans la conception. Dans
+le premier cas, la chose est _autrement conçue_ qu'elle n'est dans la
+réalité, et la conception n'est pas vaine pour cela. Dans le second, la
+chose est conçue comme _étant autrement_ qu'elle n'est, et c'est une
+vaine conception.
+
+De même, cette proposition: «Le concept est juste et valable, quand la
+chose est conçue _comme elle est_,» n'est une proposition vraie, que
+si l'on ajoute _comme elle est dans le sens où elle est conçue_. Tout
+dépend de ce que l'esprit entend, quand il conçoit. Suivant le sens
+qu'il attache à ce qu'il affirme, un même concept peut être vrai et faux
+en même temps. C'est le cas de tout concept qui peut être ramené à la
+forme d'une proposition hypothétique. Par exemple, _l'homme est un âne_,
+peut être ramené à cette forme: _Si l'on entend que l'homme est un
+animal comme l'âne, l'homme est un âne_. Tel est l'exemple fameux: _Si
+Socrate est une pierre. Socrate est une perle_[568].
+
+[Note 568: Toutes ces distinctions, ainsi que tout ce qui, dans le
+_de Intellectibus_, appartient plus à la logique qu'à la psychologie,
+ont été traitées plus complétement dans la Dialectique. (Part. II, p.
+237-251.)]
+
+La conception d'une proposition n'est pas le simple acte intellectuel
+qu'on nomme concept, mais celui dans lequel une vue de l'esprit et une
+notion qui la développe et l'explique s'unissent et forment un tout.
+Ce qu'Abélard appelle _intellectus_, est proprement l'idée, selon la
+plupart des philosophes modernes. Seulement, il ne réduit pas l'idée à
+la simple perception; le concept n'est pas uniquement la chose en tant
+que pensée; c'est la pensée qui en donne une connaissance déterminée.
+Constituer un concept revient au même que signifier ou énoncer qu'une
+chose est. Cependant il ne faudrait pas en conclure que le fait de
+signifier une chose constitue un concept de la chose. Car chaque mot en
+particulier signifie et le concept et la chose, ce qui ne veut pas dire
+qu'il signifie une signification ni qu'un concept constitue un autre
+concept. La signification rend le concept qu'elle suppose[569].
+
+[Note 569: _De Intell_., p. 475-497.]
+
+A part les formes de la dialectique, on doit reconnaître ici la théorie
+tant répétée de la formation des idées. La sensation, l'imagination, le
+concept (tant simple que composé, tant un que multiple), le jugement, le
+concept exprimé ou le terme, le jugement exprimé ou la proposition, la
+vérité ou la fausseté des concepts et des jugements, c'est bien là le
+sujet et l'ordre habituel des psychologies élémentaires. Il ne faut pas
+s'étonner de retrouver ici des notions si familières aux modernes; ce
+n'est pas qu'Abélard les ait devancés, c'est qu'il a puisé à la même
+source; le fond de tout cela est dans Aristote[570].
+
+[Note 570: Toutefois ce n'est pas Aristote même qu'il a consulté. Il
+a suivi Boèce, et il l'a rendu plus rigoureux et plus méthodique. (_In
+Porph._, I, p. 54. et _De Interp._, ed. sec., _passim._)]
+
+Quelle est la signification ou quel est le concept des mots universels?
+quelles choses signifient-ils, ou quelles choses sont comprises en
+eux? Lorsque j'entends le nom _homme_, nom commun à plusieurs choses
+auxquelles il convient également, quelle chose entend mon esprit? c'est
+l'homme en lui-même, doit-on répondre. Mais tout _homme_ est celui-ci,
+celui-là ou tout autre. La sensation, nous dit-on, ne donne jamais que
+tel _homme_ déterminé, et raisonnant de l'entendement comme du sens, on
+affirme que le concept d'_homme_ ne peut être que le concept d'un homme
+déterminé: _homme_ équivaut à _un certain homme_. Il faut répondre que
+concevoir l'homme, c'est concevoir la nature humaine, c'est-à-dire un
+animal de telle qualité. Lors donc qu'on objecte que _tout homme_ étant
+celui-ci ou celui-là, concevoir l'_homme_, c'est concevoir celui-ci ou
+tel autre, le syllogisme n'est pas régulier. Il faudrait dire que _tout
+concept de l'homme_ est le concept de celui-ci ou de celui-là; alors le
+moyen terme serait mieux maintenu, et la conjonction des extrêmes se
+ferait en règle; mais l'assomption serait fausse. Quand je dis _une
+cape[571] est désirée par moi_, ce qui revient à dire _je désire une
+cape_; quoique toute _cape_ soit celle-ci ou celle-là, il ne s'ensuit
+pas que je désire celle-ci ou celle-là. Mais si je disais: _Je désire
+une cape, et quiconque désire une cape désire celle-ci ou celle-là_,
+l'argumentation serait juste et la conclusion légitime. De même, on peut
+dire: _Si j'ai la sensation d'un homme, tout homme étant tel ou tel
+homme, j'ai la sensation de tel ou tel homme_; mais il ne s'ensuit
+nullement ce qu'on en veut conclure. Qu'il soit de la nature du sens
+de ne pouvoir s'exercer que sur une chose existante déterminée, qu'en
+conséquence la sensation d'homme ne puisse être que la sensation causée
+par cet homme-ci ou cet homme-là, accordez-le; mais l'entendement n'a
+pas, comme le sens, besoin pour agir d'une chose réelle, puisqu'il
+s'applique aux choses passées, futures, qui n'ont jamais été, qui ne
+seront jamais. Pour penser à l'homme, pour avoir un concept dans lequel
+entre l'idée de la nature humaine, il n'est donc pas nécessaire d'avoir
+présent à l'esprit tel ou tel homme déterminé. La nature humaine peut
+être l'objet de concepts innombrables, comme ce concept simple du nom
+spécial d'_homme_ ou de l'_homme_ pris comme espèce, aussi bien que de
+l'_homme blanc_, de l'_homme assis_, que sais-je? de l'_homme cornu_,
+qui n'existe pas; en un mot, comme toutes les conceptions dans
+lesquelles entre la nature humaine, soit avec la distinction d'une
+personne déterminée comme Socrate, soit indifféremment ou sans aucune
+détermination personnelle.
+
+[Note 571: _Capa_, espèce de capuchon, _bardocucullus_.]
+
+Abélard énonce ici brièvement certaines objections, mais à peine
+indique-t-il à quoi elles tendent, et pourquoi il est intéressant de les
+lever. Sous leur forme technique, leur importance échappe, et le texte
+de cet ouvrage ressemble à un sommaire de principes et d'arguments,
+applicables à des controverses usuelles, à des questions connues, et que
+devaient éclaircir ou développer, soit l'interprétation orale, soit
+au moins l'intelligence du lecteur, déjà familiarisé avec ce dont il
+s'agissait[572]. Essayons de suppléer à l'une et à l'autre.
+
+[Note 572: _De Intel._, p. 487-492.]
+
+Il s'agit de savoir ce que signifient les noms des universaux, ou quels
+sont les objets des conceptions générales ou spéciales. Abélard vient
+de dire que ces noms désignent des conceptions universelles, et que
+celles-ci, pour être valables et vraies, n'ont pas besoin de se
+rapporter à des objets sensibles et déterminés, parce qu'elles
+sont l'oeuvre de l'intelligence et non de la sensibilité. C'est
+la sensibilité qui veut des objets certains, réels, individuels;
+l'intelligence procède autrement, puisqu'elle conçoit ce qui est absent,
+insensible, indéterminé, ce qui n'est pas. Les conceptions générales ne
+sont donc pas nécessairement de purs mots, mais peuvent être de vraies
+conceptions, quoiqu'elles ne se rapportent pas à des objets individuels.
+A cela on aura trouvé une forte objection, si l'on démontre qu'il y a
+des mots, ressemblant à des noms de conceptions, qui ne désignent ni des
+conceptions réelles, ni des conceptions possibles; ce ne seront que des
+semblants de conceptions; ces conceptions n'en auront que le nom; il
+faudra bien reconnaître que tout nom ne suppose pas un concept, et le
+nominalisme aura gagné un premier point fort important.
+
+Ainsi, par exemple, je dis _tout homme_, et cependant je ne conçois pas
+actuellement _tout homme_, car il faudrait concevoir _tous les hommes_,
+et cela est impossible; on peut donc nommer une conception sans l'avoir.
+Semblablement, de deux je dis que l'_un court_, et comme je ne sais
+lequel, ni peut-être même de quel être il s'agit, je n'ai point la
+conception de ce que je dis. A plus forte raison, ne puis-je avoir la
+conception de la _chimère blanche_ ou simplement de la _chimère_, ni du
+_non-intelligible_ ou _non-concevable_. Puis donc que je prononce ces
+mots comme des conceptions et que j'en raisonne, et qu'en réalité je ne
+les comprends pas, il suit que ce ne sont que des mots. Qu'est-ce que
+des concepts qui ne sont pas conçus, des produits de l'entendement qui
+ne sont pas entendus, de l'intellectuel sans intelligence? Ainsi les
+concepts, autres que ceux qui correspondent à des choses individuelles,
+ne sont pas même des idées, ce ne sont que des noms.
+
+Abélard répond en expliquant dans quel sens on conçoit les diverses
+propositions opposées comme des difficultés. Concevoir _tout homme_,
+c'est, selon lui, concevoir, non-seulement l'oraison _tout homme_, mais
+_un homme quelconque_, ou quiconque a la nature humaine. Ce n'est pas
+tel ou tel homme, Socrate ou Platon, quoique tel ou tel homme, Socrate
+ou Platon, soit compris sous le concept de _tout homme_. C'est la
+conception de la nature humaine, sans détermination individuelle;
+et cette conception comprend tous les individus, quoique aucune
+intelligence ne suffise à les considérer tous individuellement et en
+même temps. Dire _l'un de ces deux court_, c'est concevoir l'une ou
+l'autre de ces deux choses vraies, savoir ou qu'_il y en a un qui
+court_, ou que _c'est celui-ci_ et non _celui-là qui court_, et l'on
+ne peut dire que ce concept ne se rapporte à rien de réel. Quant à _la
+chimère_, elle n'est pas réelle, et elle est conçue comme n'étant pas
+réelle. Ce qui n'empêche pas de concevoir que, si elle était réelle et
+qu'elle fût blanche, elle serait blanche; et dans ce cas, il y
+aurait lieu à cette proposition, _elle est blanche_. Quant au
+_non-intelligible_, c'est un attribut général qui, en tant que général,
+peut être conçu, quoique une chose particulière non-intelligible fût
+précisément ce qui ne peut être conçu. Autre est de concevoir qu'une
+chose est inconcevable, autre de concevoir une chose inconcevable. Ainsi
+les exemples cités ne prouvent pas que certains mots, désignant des
+idées qui ne représentent rien de sensible ou de déterminé, ne soient
+que des mots, et ne signifient ni choses ni idées, c'est-à-dire ne
+signifient rien. Ils ne prouvent pas davantage que, pour ne représenter
+directement rien de déterminé ni de sensible, des idées soient vaines et
+fausses, et par conséquent, on ne peut conclure des exemples cités, à
+la vanité, à la fausseté, à la nullité des conceptions générales
+quelconques.
+
+Nous avons évidemment ici l'argumentation et la réfutation du
+nominalisme. Abélard ne le dit pas en termes exprès, mais il le fait
+comprendre, et en posant les exemples ci-dessus comme des difficultés,
+il nous fait connaître, sans aucun doute, quelques-unes des objections
+de Roscelin ou de ses partisans. Nous apprenons ainsi à quel point
+le nominalisme différait du conceptualisme. Le premier ne niait pas
+seulement les essences générales, mais les conceptions générales et
+abstraites; il ne laissait aux genres, aux espèces, aux êtres de raison,
+pas même une place dans l'esprit. Il était absolu. Cela nous explique
+comment le conceptualisme, qu'on est souvent porté à confondre avec le
+nominalisme, s'élevait alors à l'importance d'une doctrine positive,
+distincte, déterminée. C'était un intermédiaire réel entre le réalisme
+et le nominalisme. Le premier disait que les universaux étaient
+non-seulement des idées et des mots, mais des réalités; le
+conceptualisme, qu'ils n'étaient pas des réalités, mais des idées et des
+mots; le nominalisme, qu'ils n'étaient ni des réalités, ni des idées,
+mais des noms. Le fond du nominalisme était donc que nous n'avons
+d'idées que des objets sensibles. La psychologie se réduisait donc à
+la sensation et à la mémoire, pour toutes facultés fondamentales.
+L'intelligence, purement passive, faculté à la suite de la sensation et
+de la mémoire, se bornait à concevoir leurs objets, c'est-à-dire à la
+simple représentation. Il ne lui restait en propre que je ne sais quelle
+activité vaine qui se produisait dans le langage, lequel débordait
+nécessairement la réalité et la pensée. Les langues étaient pleines de
+fictions gratuites. On voit comment le nominalisme se ramenait à un
+étroit sensualisme.
+
+Abélard, quoiqu'il fût de l'école d'Aristote, et qu'il adoptât par
+conséquent quelques-uns des principes du sensualisme, entendait les
+choses plus largement, et s'il ne s'affranchissait pas de quelques-unes
+des conséquences de ces principes avec la même hardiesse que son maître,
+cependant il ne peut être confondu avec les sectateurs de cette étroite
+doctrine. Il disait bien que toute connaissance _surgit des sens_[573].
+Il admettait bien qu'il n'y a dans la nature que des choses déterminées,
+que les réalités sont toutes individuelles; il croyait donc que
+les genres et les espèces ne sont pas réels en eux-mêmes. Mais si
+l'intelligence est instruite, excitée par les sens, si les sensations
+suscitent des concepts[574], cependant l'intelligence est distincte
+des sens; elle en est profondément différente; elle l'est même de
+l'imagination, qui n'est que la faculté de se représenter les choses
+sensibles. La sensation, l'imagination, tout cela n'est que perception
+confuse. L'intelligence a des perceptions plus distinctes ou plutôt des
+conceptions (concepts, intellects, idées), qui sont de plus en plus
+indépendantes, de plus en plus dégagées des perceptions sensibles et
+imaginatives; et elle peut même arriver très-près de l'état d'une
+intelligence pure, qui comprend par elle-même et directement, à la
+manière de l'intelligence divine. Or, elle a cette puissance à deux
+conditions, c'est non-seulement de changer en idées les perceptions
+sensibles, mais de se faire des idées, dont l'objet n'a pas été senti,
+dont l'objet ne peut l'être, dont l'objet même n'existe pas. En d'autres
+termes, l'intelligence a des idées sensibles ou de représentation, et
+des idées purement intelligibles ou intellectuelles, savoir celles
+des choses invisibles, celles des choses inconnues, celles des choses
+universelles, celles des choses abstraites. Ainsi, l'homme est
+non-seulement en communication avec la nature physique, mais il
+l'excède; il est naturellement métaphysicien; voilà l'homme d'Abélard et
+d'Aristote.
+
+[Note 573: _De Intell._, p. 466 et 482.]
+
+[Note 574: _Id._, p. 462.]
+
+On voit que le conceptualisme, quoique venu à l'occasion d'une question
+logique, est une psychologie. Cette psychologie est sommaire, succincte,
+incomplète, je le veux; elle n'est pas inattaquable, j'en conviens
+encore. Mais elle ne donne pas une trop mesquine idée de l'esprit
+humain; elle est loin de limiter trop étroitement sa portée ni ses
+forces. On peut la trouver hésitante, obscure, fautive sur la question
+ontologique; elle ne jette sur la réalité qu'un regard de passage, et
+peut-être ignore-t-elle les rapports mystérieux et certains qui unissent
+le monde des idées avec le monde des choses. Mais les philosophies qui
+peuvent lui en faire un reproche, ne sont pas fort nombreuses. Platon
+n'avait pas réussi à persuader Aristote, et le néo-platonisme n'a rien
+fondé. Chez les modernes, Locke et Reid n'en savent pas beaucoup plus
+qu'Abélard; Kant en sait plus, mais il doute davantage. Quelques mots
+de Descartes et de Leibnitz composent tout ce que nous avons gagné
+sur l'antiquité. Aucune doctrine formelle, complètement développée,
+définitivement reconnue, n'a encore réalisé le modèle difficile d'une
+ontologie philosophique. Spinoza n'a laissé qu'un exemple redouté.
+Peut-être Hegel n'a-t-il rien fait de plus. L'avenir jugera la tentative
+créatrice de Schelling. Rien de lui n'est encore assuré que la gloire de
+son nom.
+
+Quoi qu'il en soit, vous venez de voir ici par l'exemple le plus
+éclatant, comment une simple question de dialectique contenait ou
+engendrait les plus hautes questions de métaphysique, et comment les
+scolastiques pouvaient être conduits par la spécialité de leur art aux
+grandes généralités de la science. L'art des scolastiques est celui de
+décomposer le langage et le raisonnement. L'analyse des éléments de la
+proposition les mène ou plutôt les oblige à rechercher quelles sont nos
+diverses idées, comment nous les formons, quels sont les divers rapports
+des êtres, leurs modes, leurs natures, leurs essences. Qu'y a-t-il au
+delà? où sont de plus grandes, de plus fondamentales questions? Mais la
+manière de les traiter est singulière; elle ne va pas droit au fond des
+choses; elle les aborde obliquement, d'une façon détournée, incidente,
+et à propos des questions logiques. La logique donne une certaine
+définition de la substance, une certaine énumération des catégories;
+comme introduction à cette double connaissance, on doit connaître la
+définition de certains attributs des choses, qui constituent entre
+autres les genres et les espèces; comment cette définition, une fois
+donnée, concorde-t-elle avec celles de la substance et des diverses
+catégories? De là plusieurs difficultés. Quelles sont ces difficultés?
+elles portent toutes sur l'application de certaines règles logiques à
+certaines propositions. Et comment cherche-t-on à les résoudre? par des
+distinctions destinées à mieux fixer le sens de ces règles et celui de
+ces propositions, en un mot, par de nouvelles recherches logiques. Et
+c'est ainsi, c'est indirectement, artificiellement pour ainsi dire,
+qu'en réussissant à éclaircir et à raccorder les différents principes
+de la dialectique, on aborde et l'on résout les problèmes tant de la
+formation des idées que de la constitution des êtres.
+
+Ainsi se manifeste l'importance générale et la singularité particulière
+de la controverse des universaux. Nous en jugerons mieux en étudiant
+avec détail l'ouvrage qu'Abélard lui a spécialement consacré.
+
+
+
+
+FIN DU TOME PREMIER.
+
+
+
+
+
+TABLE.
+
+ * * * * *
+
+PRÉFACE
+
+PREUVES ET AUTORITÉS DE L'HISTOIRE D'ABÉLARD
+
+LIVRE 1er.--VIE D'ABÉLARD
+
+LIVRE II.--DE LA PHILOSOPHIE D'ABÉLARD
+
+CHAPITRE 1er.--De la Philosophie scolastique en général
+
+CHAP. II.--De la Scolastique aux XIIe siècle, et de la question des
+universaux.
+
+CHAP. III.--De la logique d'Abélard.--_Dialectica_, première partie, ou
+des catégories et de l'interprétation.
+
+CHAP. IV.--Suite de la logique d'Abélard.--_Dialectica_, deuxième
+partie, ou les premiers analytiques.--Des futurs contingents.
+
+CHAP. V.--Suite de la logique d'Abélard.--_Dialectica_, troisième
+partie, ou les Topiques.--De la substance et de la cause.
+
+CHAP. VI.--Suite de la logique d'Abélard.--_Dialectica_, quatrième et
+cinquième parties, ou les seconds analytiques et le livre de la division
+et de la définition.
+
+CHAP. VII.--De la psychologie d'Abélard.--_De Intellectibus_.
+
+
+FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME.
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Abélard, Tome I., by Charles de Rémusat
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ABÉLARD, TOME I. ***
+
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+Produced by Robert Connal, Renald Levesque and the Online Distributed
+Proofreading Team; From images generously made available by gallica
+(Bibliothèque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr.
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+will be renamed.
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+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
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+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
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+redistribution.
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+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
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+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
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+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
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+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
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+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
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+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
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+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
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+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
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+works, and the medium on which they may be stored, may contain
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+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
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+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
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+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
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+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
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+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
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+Author: Charles de Rémusat
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+Release Date: July 6, 2004 [EBook #12829]
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ABÉLARD, TOME I. ***
+
+
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+
+Produced by Robert Connal, Renald Levesque and the Online Distributed
+Proofreading Team; From images generously made available by gallica
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+</pre>
+
+
+
+
+<h1>ABÉLARD</h1>
+
+<h5>PAR</h5>
+
+<h3>CHARLES DE RÉMUSAT.</h3>
+
+<h4>1845</h4>
+
+<br><br>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p class="i2">Spero equidem quod gloriam eorum</p>
+<p>qui nunc sunt posteritas celebrabit.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p class="i6">Jean de SALISBURY, disciple d'Abélard.</p>
+<p class="i10"> <i>Metalogicus in prologo</i>.</p>
+ </div> </div>
+
+<br><br>
+
+<h2>TOME PREMIER</h2>
+
+<br><br>
+
+
+<h3>PRÉFACE.</h3>
+
+
+<p>On se propose dans cet ouvrage de faire connaître
+la vie, le caractère, les écrits et les opinions d'Abélard,
+et de recueillir tout ce qu'il est utile de savoir
+pour marquer sa place dans l'histoire de l'esprit
+humain.</p>
+
+<p>Abélard est moins connu qu'il n'est célèbre, et sa
+renommée semble romanesque plutôt qu'historique.
+On sait vaguement qu'il fut un professeur, un philosophe,
+un théologien, qu'il se fit une grande réputation
+dans les écoles du moyen âge, et qu'il exerça
+une puissante influence sur les études et les idées
+de son temps. Mais dans quel sens dirigea-t-il les
+esprits, quel était le fond de ses doctrines, quelle la
+nature de son talent, quels les titres de ses ouvrages,
+quel rôle joua-t-il dans les lettres et dans l'Église,
+voilà ce qu'on ignore; et le vulgaire même raconte
+la fatale histoire de ses amours. C'est par ce souvenir
+que le nom d'Abélard est resté populaire.</p>
+
+<p>Peut-être à la faveur de ce souvenir, le tableau
+que j'entreprends de tracer inspirera-t-il quelque
+curiosité. Peut-être souhaitera-t-on de mieux connaître
+l'homme dont on a si souvent entendu rappeler les aventures,
+et l'amant servira-t-il à recommander
+le philosophe. Moi-même, je l'avouerai, ce n'est
+point par l'histoire que j'ai commencé avec lui. C'est
+dans le monde de l'imagination que je l'avais cherché
+d'abord, et l'étude de la philosophie n'a pas
+donné naissance à cet ouvrage.</p>
+
+<p>Le lecteur me permettra-t-il de lui en retracer
+brièvement l'histoire?</p>
+
+<p>Il y a quelques années qu'en réfléchissant sur
+un sujet que la réflexion n'épuisera pas, sur ce
+que devient la nature morale de l'homme dans les
+temps où l'intelligence prévaut sur tout le reste, je
+fus conduit à me demander s'il n'y aurait pas moyen
+de concevoir un ouvrage où la puissance de l'esprit,
+devenue supérieure à celle du caractère, serait mise
+en présence des plus fortes réalités du monde social,
+des épreuves de la destinée, des passions même de
+l'âme. La lutte de l'esprit tout seul avec la vie tout
+entière me paraissait intéressante à décrire encore
+une fois, et je cherchais dans quel temps, sur quelle
+scène, par quels personnages, il serait bon de la
+représenter. Pour que cette peinture fût frappante
+et vive, en effet, il ne me semblait pas qu'elle dût
+avoir pour cadre un sujet imaginaire. Un héros idéal
+qui à une époque indéterminée se mesure avec des
+êtres d'invention, ne saurait offrir un exemple qui
+saisisse et qui émeuve; si vraisemblable qu'on s'attache
+à le faire, il paraît toujours hors du vrai, et la
+situation où on le place est prise pour une combinaison
+de fantaisie. La pensée morale que j'aspirais à
+mettre en action, ne pouvait prendre tout son relief
+et produire tout son effet que sur un fond de réalité.</p>
+
+<p>Je rêvais à tout cela, lorsqu'il m'arriva un de ces
+hasards qui ne manquent guère aux auteurs préoccupés
+d'une idée. Un jour, mes yeux s'arrêtèrent sur
+l'affiche d'un théâtre où se lisait le nom que j'écris
+aujourd'hui au titre de cet ouvrage. Seulement ce
+nom était suivi d'un autre que la philosophie seule a
+le triste courage d'en séparer. Soudain, la pensée
+qui flottait dans mon esprit se fixa, pour ainsi dire;
+elle s'unit au nom d'Abélard, et prit dès lors une
+forme distincte: le sujet nécessaire me parut trouvé.
+Et prenant dans l'histoire les faits et les situations,
+dans les moeurs et dans les hommes du XIIe siècle,
+les traits et les couleurs, je composai avec une sorte
+d'entraînement un ouvrage en forme de roman dramatique,
+qui, lui aussi, s'appelle Abélard.</p>
+
+<p>Quelques personnes pourront se souvenir d'en
+avoir entendu parler. J'avais écrit sous l'empire
+d'une sorte de passion pour mon sujet, pour mon
+idée, mais avec le sentiment d'une indépendance
+absolue. La science, la foi et l'amour, l'école, le
+gouvernement et l'Église, j'avais essayé de tout peindre,
+sans rien écarter, sans rien adoucir, sans rien
+ménager, ne supposant pas même un moment qu'un
+si étrange tableau pût jamais passer sous les yeux du
+public. Mais qui ne connaît les faiblesses paternelles?
+Quel auteur ne prend confiance dans l'ouvrage dont
+la composition l'a charmé? J'ai donc un jour songé à
+livrer aux périls de la publicité ce premier Abélard.
+Cependant il s'agissait d'une oeuvre qui contient sans
+doute une pensée sérieuse et morale, mais sous les
+formes les plus libres de la réalité et de l'imagination,
+où dans le cadre des moeurs grossières du XIIe siècle,
+la lutte violente des croyances, des idées et des
+passions est représentée avec une franchise qui peut
+paraître excessive, avec un abandon qui peut blesser
+les esprits sévères. C'est une de ces oeuvres enfin qui
+n'ont qu'une excuse possible, celle du talent.</p>
+
+<p>Je me figurai quelque temps que je pourrais lui en
+créer une autre; c'est alors que je conçus le projet
+d'opposer l'histoire au roman, et de racheter le mensonge
+par la vérité. A des fictions dramatiques, je
+résolus de joindre un tableau de philosophie et de
+critique où le raisonnement et l'étude prissent la
+place de l'imagination. Changeant de but et de travail,
+je m'occupai alors de mieux connaître l'Abélard
+de la réalité, d'apprendre sa vie, de pénétrer ses
+écrits, d'approfondir ses doctrines; et voilà comme
+s'est fait le livre que je soumets en ce moment au
+jugement du public. Destiné à servir d'accompagnement
+et presque de compensation à une tentative
+hasardeuse, il paraît seul aujourd'hui. Des illusions
+téméraires sont à demi dissipées; une sage voix que
+je voudrais écouter toujours, me conseille de renoncer
+aux fictions passionnées, et de dire tristement
+adieu à la muse qui les inspire:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Abi</p>
+<p>Quo blandae juvenum te revocant preces.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Ce récit servira du moins à témoigner de mes
+consciencieux efforts pour rendre cet ouvrage moins
+indigne du sujet. Plus je tenais à expier en quelque
+sorte une composition d'un genre moins sévère,
+plus je devais tâcher de donner à celle-ci les mérites
+qui dépendent de l'étude, de la patience et du travail.
+Je n'ai rien négligé pour savoir tout le nécessaire,
+pour ne parler qu'en connaissance de cause,
+et dans la partie historique j'espère m'être approché
+de la parfaite exactitude. L'étendue de mes recherches,
+et plus encore la révision de quelques savants
+amis m'ont donné confiance dans ma fidélité d'historien.</p>
+
+<p>On trouvera donc ici une biographie d'Abélard
+plus complète qu'aucune autre, aussi complète peut-être
+que permet de la faire l'état des monuments
+connus jusqu'à ce jour. Quant à l'intérêt du récit,
+il me paraît, à moi, très-vif dans les faits mêmes.
+Qui sait s'il ne se sera pas évanoui sous ma main?</p>
+
+<p>Mais tout n'est pas histoire dans cet ouvrage. Après
+la première partie, qui renferme la vie d'Abélard et
+qui peut aussi donner une vue générale de son talent
+et de ses idées, il me restait à faire connaître ses
+écrits. A l'exception de quelques lettres sur ses malheurs,
+ils sont tous philosophiques ou théologiques:
+j'ai donc joint au livre premier, un livre sur la philosophie,
+un livre sur la théologie d'Abélard. Cette
+partie de mon travail, pour être la plus neuve,
+n'était pas la plus attrayante, et j'ignore si ce n'est
+point une témérité que d'avoir voulu rendre de l'intérêt
+à la science si longtemps décriée sous le nom
+désastreux de scolastique.</p>
+
+<p>A la fin du dernier siècle, une telle entreprise aurait
+paru insensée. Le temps même n'est pas loin où
+le courage m'aurait manqué pour l'accomplir. Mais
+de nos jours, le tombeau du moyen âge a été rouvert
+avec encore plus de curiosité que de respect. On s'est
+plu à y contempler les grands ossements que les années
+n'avaient pas détruits, à y recueillir les joyaux
+grossiers ou précieux qui brillaient encore mêlés à
+de froides poussières. Les monuments où ces reliques
+languirent oubliées si longtemps, sont devenus
+l'objet d'une admiration passionnée, comme s'ils
+étaient retrouvés d'hier, et que la terre les eût jadis
+enfouis dans son sein. Ne pouvant inventer le neuf,
+on s'est épris du plaisir de comprendre le vieux.
+L'enthousiasme du passé est venu colorer la critique,
+échauffer l'érudition. A juger sévèrement notre
+époque, on pourrait dire que les faits réels réveillent
+seuls en elle l'imagination et qu'elle ne retourne à
+la poésie que par l'histoire.</p>
+
+<p>A-t-il été présomptueux d'espérer que le goût
+d'antiquaire qui s'attache aux moeurs, aux formes,
+aux édifices des âges gothiques, s'étendrait jusqu'à
+leurs idées, et qu'on aimerait à connaître la science
+contemporaine de l'art qu'on admire?</p>
+
+<p>Il ne faut rien dissimuler, ce livre est très-sérieux.
+Nous ne nous sommes point arrêté à la
+surface. Rassembler en passant quelques traits de
+la physionomie d'un homme et d'une époque, offrir
+de rares extraits, piquants par leur singularité,
+choisis à plaisir dans les débris d'une littérature a
+demi barbare, aurait suffi peut-être pour donner
+à quelques pages un intérêt de curiosité. Ce n'était
+pas assez pour nous. Notre ambition a été de faire
+connaître, avec les ouvrages d'Abélard, le fond et les
+détails de ses doctrines, les procédés de son esprit,
+les formes de son style, d'éclairer ainsi, à
+sa lumière, toute une période encore obscure de
+la vie intellectuelle de la société française. Qu'on
+ne s'attende donc point à trouver seulement ici des
+fragments épars de philosophie ou de théologie;
+mais bien une philosophie, mais une théologie,
+chacune avec ses principes, sa méthode et son langage,
+chacune telle qu'un vieux passé l'a connue,
+admirée, célébrée, alors que l'école était pour nos
+aïeux ce que la presse est devenue pour leurs enfants.
+Au lieu de présenter des considérations générales
+sur l'esprit de notre philosophe, nous suivrons
+cet esprit dans sa marche, nous le décrirons
+dans ses monuments. Ce ne sera pas une simple
+critique, mais, s'il est possible, une reproduction
+du génie d'un homme. Ce sera en même temps,
+si nos forces ne trahissent pas nos desseins, une
+introduction utile à l'étude de la scolastique, et
+par conséquent à l'histoire de l'esprit humain dans
+le moyen âge.</p>
+
+<p>Cet ouvrage devra toute son originalité à son
+exactitude, et rien n'y paraîtra nouveau que ce qui
+sera scrupuleusement historique. L'intelligence et
+le savoir affectaient jadis des formes si différentes
+de celles qui nous semblent aujourd'hui les plus
+naturelles, peut-être parce qu'elles nous sont les
+plus familières; le caractère des questions, le choix
+des arguments, la portée des solutions, tout est si
+étrange chez les scolastiques, que la raison même,
+dans leurs livres, n'est pas toujours reconnaissable,
+et que le bon sens y prend quelquefois une tournure
+de paradoxe. La scolastique produit aujourd'hui
+l'effet d'une science en désuétude qui étonne et ne
+persuade plus. Cependant, pour qui ne s'en tient
+pas à l'apparence, pour qui brise l'enveloppe que
+prêtaient à la pensée le goût et l'érudition du temps,
+la scolastique contient dans son sein, elle offre dans
+son cours et les problèmes de tous les siècles et
+quelquefois les idées du nôtre. C'est que les formes
+de la science peuvent varier, mais le fond est invariable
+comme l'esprit humain. Les Grecs n'ont presque
+rien dit à la manière des modernes, et cependant
+ils ont connu tous les systèmes, toutes les
+hypothèses dont les modernes se sont vantés. Je ne
+sais pas même une erreur dans laquelle ils ne nous
+aient devancés. Quand on lit les Dialogues de Platon,
+on y voit figurer, sous des noms antiques,
+Hobbes, Locke, Hume et Kant lui-même. Ainsi
+chez les maîtres de la scolastique, nous reconnaissons
+des Euthydème et des Protagoras, quelquefois
+Démocrite, Empédocle ou Parménide, ça et
+là des idées de Platon, partout le souvenir et l'imitation
+d'Aristote. Sans doute le moyen âge morcelait
+la philosophie; mais toutes les parties s'en tiennent
+si étroitement qu'on ne peut longtemps en isoler une,
+et des voies différentes y ramènent au même point.
+L'esprit humain n'innove guère que dans les méthodes,
+et les méthodes diversifient, mais ne détruisent
+pas son identité. Les idées sur lesquelles porte la
+philosophie se présentent comme d'elles-mêmes à
+la réflexion. Dès que l'esprit se regarde, il les retrouve.
+C'est un héritage substitué de génération en
+génération, comme ces pierres précieuses qui se
+perpétuent dans les familles, et dont la disposition
+seule change suivant la mode et le goût des diverses
+époques. Indestructibles, et inaltérables, ces
+idées demeurent dans l'esprit humain comme des
+symboles de l'éternelle vérité.</p>
+
+<p>Elles ne manquent donc à aucune grande philosophie;
+et elles peuvent être découvertes sous tous
+les voiles que les caprices du raisonnement leur ont
+prêtés. Il est curieux et piquant parfois de les reconnaître,
+malgré les déguisements dont les revêtent la
+philosophie et la théologie de nos pères. Cet intérêt
+nous soutenait dans la tâche ingrate de pénétrer au
+fond de ces deux sciences, d'en reproduire les idées
+et les expressions, de leur rendre, s'il nous était possible,
+la vie et la lumière. Cette restauration était
+une oeuvre assez nouvelle. Depuis quelques années,
+on a bien su ressaisir avec sagacité le sens intime de
+toutes les doctrines, on les a traduites avec succès
+dans une langue commune, celle de la critique contemporaine.
+Mais à peine a-t-on osé, dans de courts
+passages, faire revivre l'enseignement original des
+maîtres du passé. A peine celui qui a le premier parmi
+nous entrepris de retirer la scolastique d'un oubli de
+deux siècles, a-t-il osé lui rendre à certains moments
+et ses formes et son style. Par le choix de notre sujet,
+par l'étendue de notre travail, nous avons dû nous
+jeter audacieusement dans cette oeuvre de restitution
+scientifique. Nous sommes rentré dans la nuit du
+moyen âge, pour y marcher le flambeau à la main. Un
+historien dont la science profonde est vivifiée par une
+puissante imagination, a su ranimer les sentiments
+et les moeurs de la société de ces temps-là. Il a remis
+sur ses pieds le Germain, le Gaulois, le Saxon, le
+Normand. Ce qu'il a si habilement fait pour l'homme
+moral, pour l'homme politique, serait-il chimérique
+de le tenter pour l'homme intellectuel? A côté du
+guerrier franc, du magistrat communal, du serf des
+cités ou des champs, en face du roi, du leude et du
+prêtre, reprenant à sa voix la parole et l'action, ne
+pourrait-on faire revivre l'écrivain et le philosophe,
+aux luttes des races opposer les combats des écoles,
+aux jeux de la force, les guerres de l'esprit? Est-il
+impossible de convoquer encore pour un instant les
+hommes du XIXe siècle autour d'une de ces chaires
+éloquentes où la raison humaine, essayant sa puissance,
+bégayant des vérités timides, préparait, il y a
+sept cents ans, la lointaine émancipation du monde?</p>
+<br><br>
+
+<h3>PREUVES ET AUTORITÉS<br>
+
+DE<br>
+
+L'HISTOIRE D'ABÉLARD.</h3>
+<br>
+
+<p>On a beaucoup écrit sur Abélard, mais on s'est beaucoup répété,
+et il faut bien choisir les autorités, quand on parle de lui. Parmi celles
+que nous allons citer, les unes, qui sont originales, et ce que les
+anciens éditeurs appelaient <i>testimonia</i>, datent de son temps ou
+viennent de ceux qui avaient pu connaître ses contemporains; les
+autres sont postérieures et n'ont qu'une valeur relative à l'instruction,
+à la véracité, à la sagacité de l'écrivain.</p>
+<br>
+
+
+
+<h3>I.</h3>
+
+<h3>AUTORITÉS DU XIIe SIÈCLE ET DU SUIVANT.</h3>
+
+
+<p>I.&mdash;<i>Historia calamitatum</i>, ou l'<i>Epistola prima</i>. Ce sont les Mémoires
+de sa vie écrits par lui jusque vers l'année 1135. Cette lettre
+a été donnée pour la première fois dans ses Oeuvres, par Duchesne,
+qui y a joint d'excellentes notes. Le meilleur texte, bien qu'incomplet,
+a été revu sur le manuscrit 2923 de la Bibliothèque Royale, et
+inséré dans le Recueil des historiens des Gaules et de la France
+(t. XIV, p. 278). Turlot, qui l'a reproduit en presque totalité, dit
+que le manuscrit a appartenu à Pétrarque et contient des notes de
+lui. (<i>Abail. et Héloïse</i>, p. 4.) La bibliothèque de Troyes possède un
+manuscrit sous le n'o 802, qui a été collationné avec l'imprimé à la
+demande de M. Cousin; il contient de nombreuses différences assez
+peu importantes, sauf une seule qui sera indiquée.</p>
+
+<p>II.&mdash;Les lettres d'Héloïse et d'Abélard, souvent réimprimées et
+traduites. La première traduction est celle de Jean de Meung, le manuscrit
+en existe à la Bibliothèque du Roi. La première édition du
+texte est celle qui fait partie des Oeuvres déjà citées: <i>Petri Abaelardi
+filosofi et theologi abbatis ruyensis et Heloisae conjugis ejus primae
+paracletensis abbatissae Opera, nunc primum edita ex Mss. codd. V. Illus.
+Francisci Amboesii</i>, etc., in-4°. Paris, 1616. Cette édition des Oeuvres
+d'Abélard, la première et la seule qui porte ce titre, est appelée
+indifféremment l'édition d'Amboise ou de Duchesne; elle contient
+les lettres d'Abélard et d'Héloïse, des lettres de saint Bernard, du
+pape Innocent II, de Pierre le Vénérable, de Bérenger de Poitiers,
+de Foulque de Deuil, etc., toutes pièces importantes pour l'histoire
+d'Abélard, ainsi que plusieurs de ses ouvrages théologiques qui ne
+sont encore imprimés que là. Les principaux sont: 1° le Commentaire
+sur l'épître aux Romains; 2° l'Introduction à la théologie; 3° les
+Sermons. Voyez sur cette édition Bayle, <i>Dict. crit</i>., art.
+<i>Fr. d'Amboise</i>, et l'<i>Histoire littéraire de la France</i>, par
+les bénédictins de Saint-Maur et l'Institut, t. XII, p. 149.</p>
+
+<p>La seconde édition complète des lettres, contenant toutes celles que
+d'Amboise a données; <i>P. Abaelardi abbatis ruyensis et Heloissae abbatissae
+paracletensis Epistolae, edit. cur. Ricardi Rawlinson</i>, in-8°.
+Londres, 1718. Le texte a été revu avec soin, mais corrigé avec trop
+de hardiesse, d'après un manuscrit d'une existence douteuse.</p>
+
+<p>III.&mdash;Les autres ouvrages d'Abélard, savoir:</p>
+
+<p><i>Petri Abaelardi Theologia christiana.&mdash;Ejusdem Expositio in Hexameron</i>.
+(Durand et Martene, Thesaur. nov. anedoct., t. V, p. 1139
+et 1361.)</p>
+
+<p><i>Petri Abaelardi Ethica, seu liber dictus: SCITO TE IPSUM</i>. (Bernard
+Pez, Thesaur. anecdot. noviss., t. III, pars II, p. 626.)</p>
+
+<p><i>Petri Abaelardi Dialogus inter philosophum, judaeum et christianum</i>.
+(Frid. Henr. Rheinwald, Anecdot. ad histor. ecclesiast. pertin.,
+partie. I, Berolini, 1831.)</p>
+
+<p><i>Petri Abaelardi Epitome theologiae christianae</i>, (F. H. Rheinwald,
+même recueil, partie II, 1835.)</p>
+
+<p>Ouvrages inédits d'Abélard, pour servir à l'histoire de la philosophie
+scolastique en France, publiés par M. Victor Cousin. Les principaux
+ouvrages sont: 1° <i>Petri Abaelardi Sic et Non</i>; 2° <i>Ejusdem Dialectica</i>;
+3° <i>Ejusdem fragmentum de Generibus et Speciebus</i>. (Documents
+inédits relat. à l'Hist. de France, publiés par ordre du gouvernement,
+in-4°, 1836, p. 3, 173 et 507.)
+<i>Petri Abaelardi tractatus de Intellectibus</i>. (Cousin, Fragm. philos.
+1840, t. III, Append. XI, p. 448.)</p>
+
+<p>Deux préfaces inédites d'Abailard, publiées par M. Lenoble dans les
+Annales de philosophie chrétienne, janvier 1844.</p>
+
+<p>Les poésies qui se trouvent disséminées dans divers recueils, savoir:</p>
+
+<p>1° l'édition des Oeuvres donnée par d'Amboise, p. 1136;</p>
+
+<p>2° <i>Veterum scriptorum et monumentorum amplissima Collectio</i>, t. IX, p. 1091;</p>
+
+<p>3° <i>Gallia Christiana</i>, t. VII, p. 595;</p>
+
+<p>4° <i>Les Fragments philosophiques</i> de M. Cousin, 1840, t. III, p. 440;</p>
+
+<p>5° <i>Spicilegium vaticanum. Beitraege zur naehern Kenntniss der
+Vatikanischen Bibliothek für deutsche Poesie des Mittelalters, von Carl
+Greith.</i>, Frauenfield, 1838;</p>
+
+<p>6° <i>Bibliothèque de l'école des Chartes</i>, t. III, 2e livr. 1842.</p>
+
+<p>Le dernier recueil a fait connaître les hymnes découverts dans un
+manuscrit de Bruxelles, dont nous avons eu sous les yeux une copie et un
+spécimen par M. Th. Oehler, et qui est intitulé: <i>P. Ab. sequentiae et
+hymni per totum anni circulum in virginum monast. paraclet</i>.</p>
+
+<p>IV.&mdash;Les ouvrages de controverse des contemporains d'Abélard,
+savoir:</p>
+
+<p>Les lettres de saint Bernard, <i>S. Bernardi Opera omnia</i>, édition
+de Mabillon, 1690, vol. I, <i>passim</i>. Les lettres directement relatives
+à Abélard se retrouvent dans le recueil de ses Oeuvres par d'Amboise.</p>
+
+<p>Les lettres de Pierre le Vénérable, <i>Vita S. Petri Vener. et Epistolae</i>.
+(Bibliotheca cluniacensis, p. 553 et 621; édition de Duchesne avec
+des notes, 1614.)</p>
+
+<p>La lettre de Guillaume de Saint-Thierry contre Abélard et la dissertation
+annexée, <i>Disputatio adversus P. Abaelardum</i>. (Bibliotheca
+patrum cistercensium, par Tissier, 1660-1669, t. IV, p. 112.)</p>
+
+<p>La dissertation d'un abbé anonyme (Geoffroy d'Auxerre?) contre
+le même, <i>Disputatio anonymi abbatis adversus dogmata P. Abaelardi</i>.
+(Même recueil, t. IV, p. 228.)</p>
+
+<p>La lettre de Gautier de Mortagne à Abélard, <i>Epistola Gualteri de
+Mauritania, episcopi laudunensis</i>. (Spicilegium, sive Collectio veterum
+aliquot scriptorum, D. Luc. d'Achery, édition de de la Barre, 1723,
+t. III, p. 520.)</p>
+
+<p>Les lettres de Hugues Metel adressées à Innocent II, à Abélard, à
+Héloïse, <i>Hugon. Metelli Epist.</i> IV, V, XVI et XVII. (Car. Lud. Hugo,
+Sacr. antiquit. Monum., t. II, p. 330 et 348.)</p>
+
+<p>L'ouvrage de Gautier de Saint-Victor contre les théologiens dialecticiens
+de son temps, écrit vers 1180, <i>Liber M. Walteri prior. S. Vict.
+Parisius contra manifestas et damnatas etiam in conciliis haereses</i>,
+manuscrit de l'abbaye de Saint-Victor, et dont on trouve de longs
+extraits dans Duboulai. (Hist. univ. parisiens., t. II, p. 629-660.)</p>
+
+<p>V.&mdash;Les récits écrits par les contemporains ou dans le XIIIe siècle.</p>
+
+<p>Les vies de saint Bernard écrites de son temps, <i>Ex vita et rebus
+gestis S. Bernardi, lib. III, a Gaufrido autissiod. seu claraeval.
+monach.&mdash;Epistola ejusdem ad episcopum albanensem, ex vit.
+S. Bernardi</i>, ab Alano, episc. autissiod. (Recueil des historiens des
+Gaules et de la France, t. XIV, p. 327, 370 et suiv.)</p>
+
+<p><i>Johannis Saresberensis Metalogicus</i>, lib. I, cap. I et V; lib. II, cap. X
+et <i>passim</i>. Jean de Salisbury avait entendu les leçons d'Abélard et
+fréquenté les principales écoles des Gaules.&mdash;<i>Ejusdem Policraticus, sive
+de Nugis curialium, cui accedit Metalog.</i>, 1 vol. in-12, 1639, lib. II,
+cap. XXII, et lib. VII, cap. XII. (Voyez les extraits de cet auteur dans
+le Recueil des histor., t. XIV, p. 300 et suiv.)</p>
+
+<p><i>Otto Frisingensis, de gestis Friderici I Caesaris Augusti</i>, lib. I,
+cap. XLVI, XLVII et seq. Othon, abbé de Morimond, de l'ordre de
+Cîteaux, puis évêque de Frisingen (Freising, en Bavière), neveu de
+l'empereur Henri V, a composé une chronique de l'empereur Frédéric
+Barberousse, dont il était oncle paternel, et il y raconte la vie
+et la condamnation d'Abélard, son contemporain. (1 vol. in-folio,
+Basil., 1569, et Recueil des histor., t. XIII, p. 654.)</p>
+
+<p><i>Ex vita S. Gosvini aquicinctensis abbatis</i> lib. I, cap. IV et XVIII.
+Gosvin, abbé d'Anchin, fut un des adversaires actifs d'Abélard; sa vie a
+été écrite par des moines de son couvent, ses contemporains.(Recueil des
+histor., t. XIV, p. 442.)</p>
+
+<p>Extraits de diverses chroniques composées au XIIe siècle ou dans les
+suivants; les plus importants sont tirés de:</p>
+
+<p>1° Guillaume de Nangis, <i>Ex Chronic. Guillielm. de Nangiaco</i>.
+(Recueil des histor., t. XX, p. 731, ou <i>Spicilegium</i> de d'Achery,
+t. III, p. 1-6.)</p>
+
+<p>2° Robert d'Auxerre, <i>Ex Chronologia Roberti monach. S. Marian.
+altissiod.</i> (Recueil des histor., t. XII, p. 293.)</p>
+
+<p>3° La Chronique d'un anonyme, <i>Ex Chronico ab initio mundi usque
+ad A.C. 1160.</i> (<i>id., ibid.</i>, p. 120.)
+4° Richard de Poitiers, moine de Cluni, <i>Ex Chronic. Richardi pict.</i>
+(<i>id., ibid.</i>, p. 415.)</p>
+
+<p>5° L'appendice à la chronique de Sigebert, par Robert, <i>Ex Roberti
+proemonstr. appendice ad Sigeberti chronographiam.</i> (<i>id.</i>, t. XIII,
+p. 330, ou dans le recueil intitulé: Illustrium veterum scriptorum qui
+rerum a Germ. gest., etc., t. I, p. 626; 2 vol. in-folio, Francfort, 1573.)</p>
+
+<p>6° Alberic, moine de Trois-Fontaines, <i>Ex Chronic. Alberici
+Trium Fontium monachi.</i> (Recueil des histor., t. XIII, p. 700.)</p>
+
+<p>7° Guillaume Godelle, moine de Saint-Martial de Limoges, <i>Ex
+Chronic. Willelm. Godelli, mon. S. Mart. lemov.</i> (<i>id., ibid.</i>, p. 675.)</p>
+
+<p><i>Vincentius Burgundus proesul bellovacensis</i>. (Bibliotheca Mundi,
+4 vol. in-folio, 1624.&mdash;T. IV, <i>Specul. historial.</i>, lib. XXVII,
+cap. XVII.) Vincent de Beauvais vivait au milieu du XIIIe siècle.</p>
+
+<p>Il y a encore dans d'autres chroniques, comme dans quelques cartulaires,
+des lignes isolées où Abélard est nommé, et dont l'historien
+peut faire son profit, mais qui ne méritent point d'être rappelées. Je ne
+fais que mentionner un chant funèbre sur la mort d'Abélard, rapporté
+par M. Carrière dans son édition allemande des lettres (voyez
+ci-après, page 262), et une curieuse chanson bretonne en dialecte de
+Cornouaille, où Héloïse, <i>Loiza</i>, raconte qu'instruite par son clerc,
+<i>ma o'hloarek, ma dousik Abalard</i>, elle est devenue, grâce à la connaissance
+des langues, une sorcière semblable aux druidesses celtiques.
+(<i>Barzas-Breiz</i>, Chants populaires de la Bretagne, publiés par
+M. Th. de la Villemarqué, t. I, p. 93. Paris, 1839.)</p>
+<br>
+
+
+
+<h3>II.</h3>
+
+<h3>AUTORITÉS POSTÉRIEURES AU XIIIe SIÈCLE.</h3>
+
+
+<p>1.&mdash;Un grand nombre d'historiens qui ne s'occupaient point spécialement
+d'Abélard, ont été conduits par leur sujet à écrire sa vie ou à
+en donner le sommaire, particulièrement d'après l'<i>Historia calamitatum</i>
+et Othon de Frisingen.</p>
+
+<p>Le premier me paraît être Bertrand d'Argentré, un des plus anciens
+historiens français de la Bretagne. (<i>L'Histoire de Bretaigne</i>, 1 vol.
+in-fol., 1538, liv. I, chap. XIV, p. 74; liv. III, chap. CIII, p. 236 et
+suiv.) C'est un court résumé de l'histoire d'Abélard, d'après Othon de
+Frisingen.</p>
+
+<p>Pasquier a donné un abrégé de l'<i>Historia calamitatum</i>, de son
+temps encore manuscrite, en y joignant quelques détails et quelques
+réflexions. (<i>Les Recherches de la France</i>, liv. VI, chap. XVII, p. 587
+et suiv.; liv. IX, chap. V, VI et XXI.)</p>
+
+<p>Tritheme, dans son Catalogue des écrivains ecclésiastiques, insère
+un article pris dans les chroniques déjà citées. (<i>De Scriptoribus ecclesiasticis,
+in J. Trithemii Span. Oper. histor.</i>, in-folio, 1604, part. I,
+p. 276.)</p>
+
+<p>Duboulai, dans son Histoire de l'Université de Paris, compose en
+divers passages une biographie à peu près complète, d'après d'Amboise,
+Othon de Frisingen, Jean de Salisbury, saint Bernard et ses
+biographes. (<i>Coes. Egassii Buloei Historia Universitatis parisiensis</i>,
+6 vol. in-folio, 1665, t. I, p. 257, 272, 349, 445; t. II, p. 8 et suiv.,
+53, 68, 85, 107, 157, 162, 168, 200, 242, 715, 733, 739, 753, 759
+et suiv.)</p>
+
+<p>Le père Gérard Dubois raconte aussi, à leurs époques, dans l'Histoire
+de l'Église de Paris, les événements de la vie d'Abélard. (<i>Gerardi
+Dubois aurelianensis Historia Ecclesia parisiensis</i>, 2 vol. in-folio, 1690,
+t. I, lib. XI, cap. II, p. 709, etc.; cap. VII, p. 774, etc; t. II,
+lib. XII, cap. VII, p. 64 et 178, etc.)</p>
+
+<p>Jacques Thomasius a écrit une vie d'Abélard où il y a de l'érudition
+et des erreurs. (<i>Petri Abelardi vita in Hist. sapient. et stult. a Christ.
+Thomasio</i>, t. 1, p. 75-142, 1693, Hal.Magdeb.)</p>
+
+<p>Citons encore Dupin, dans sa Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques.
+(<i>Hist. des controv. et des mat. ecclésiast. traitées dans le XIIe siècle</i>,
+1696, chap. VII, p. 360, etc., 392 à 412.)</p>
+
+<p>Le père Noël Alexandre. (<i>Natalis Alexandri Historia ecclesiastica</i>,
+7 vol. in-folio, 1699, t. VI, dissertat, VII, p. 787 et seq.)</p>
+
+<p>L'abbé Fleury. (<i>Histoire ecclésiastique</i>, liv. LXVII et LXVIII,
+p. 307, etc., p. 406, etc., p. 547, etc., du t. XIV de l'édition in-4°.)</p>
+
+<p>Casimir Oudin. (<i>Commentarius de scriptoribus Ecclesioe antiquis</i>,
+3 vol. in-folio, 1723, t. II, sect. XII, p. 1160 et seq.)</p>
+
+<p>Dom Remy Ceillier. (<i>Histoire générale des auteurs sacrés et ecclésiastiques</i>,
+Paris, 1729, 23 vol. in-4°, t. XXII, chap. X, p. 484-494.)</p>
+
+<p>Le père Longueval, jésuite. (<i>Histoire de l'Église gallicane</i>, Paris,
+1730-49, 18 vol. in-4°, t. VIII, liv. XXIII, p. 350 et suiv., 414 et
+suiv; t. IX, liv. XXV, p. 22 et suiv.)</p>
+
+<p>Dom Guy Alexis Lobineau, dans son <i>Histoire générale de Bretagne</i>,
+2 vol. in-folio, 1707, t. I, liv. V, p. 139 et suiv. C'est un récit assez
+complet, écrit avec modération et bienveillance, et que je regarde
+comme la base des récits postérieurs.</p>
+
+<p>Dom Hyacinthe Morice, dans l'ouvrage qui porte le même titre;
+autre récit plus sommaire et dans le même esprit. (<i>Hist. gén. de Bret</i>.,
+5 vol. in-folio, 1744, t. I, liv. II, p. 96 et suiv.)</p>
+
+<p>Baronius, et surtout son commentateur Pagi, dans ses notes. (<i>Annales
+ecclesiastici</i>, 43 vol. in-folio; Lucques, 1738-57, t. XVIII.
+Voyez le texte à l'an 1140 et les notes aux années 1113, 1121, 1129,
+1131, 1140 et 1142.)</p>
+
+<p>On peut citer également l'<i>Histoire de la ville de Paris</i>, par les
+pères Félibien et Lobineau (5 vol. in-folio, 1725, t. I, liv. III et IV);
+l'article <i>Abélard</i> du <i>Dictionnaire universel des sciences ecclésiastiques</i>,
+par le révérend père Richard (6 vol. in-folio, 1760), et le chap. II du
+liv. I de l'<i>Histoire de l'Université de Paris</i>, par Crevier. (T. I,
+p. 111-193, 7 vol. in-12; Paris, 1761.)</p>
+
+<p>Le père Niceron a publié une vie d'Abélard qui n'est guère que
+l'analyse de celle de D. Gervaise. (<i>Mémoires pour servir à l'histoire
+des hommes illustres dans la république des lettres</i>, 42 vol. in-12, 1729,
+t. IV, p. 1 et suiv.)</p>
+
+<p>Mabillon, ou son continuateur Martene, donne, dans les Annales
+bénédictines, une biographie par morceaux détachés qui vaut à beaucoup
+d'égards les précédentes, <i>Annales ordinis S. Benedicti</i>. (6 vol.
+in-folio, 1739, t. IV, lib. LXXIII, p. 63 et seq., 84 et seq., 324 et
+seq., 356 et seq., 991, 1085, etc.)</p>
+
+<p>L'article d'Abélard, dans l'Histoire de la philosophie, de Brucker,
+mérite aussi d'être lu, tant pour la critique que pour la biographie.
+(<i>Jacobi Bruckeri Historia critica philosophiae</i>, 6 vol. in-4°, Lipsiae,
+1766, t. III, pars II, lib. II, cap. III, sect. II, p. 716, 734, etc.)</p>
+
+<p>Nous ne faisons que mentionner l'histoire d'Abélard par Diderot,
+dans l'article <i>Scolastique</i> de l'<i>Encyclopédie</i>.</p>
+
+<p>II.&mdash;Parmi les biographies proprement dites, nous citerons particulièrement:</p>
+
+<p><i>La Vie de Pierre Abeillard, abbé de Saint-Gildas, et celle d'Héloise,
+son épouse</i>, 2 vol. in-12, 1720, par D. Gervaise (François-Armand).
+Cet ouvrage est intéressant: l'auteur, quoique ancien abbé de la
+Trappe, est un apologiste enthousiaste; le récit est fait avec soin,
+même avec assez d'exactitude quant aux faits essentiels, mais enjolivé
+de détails romanesques. Il est vrai que Gervaise a été accusé par
+Saint-Simon d'avoir eu lui-même une intrigue galante avec une religieuse.</p>
+
+<p>L'article Abélard, dans le Dictionnaire de Moreri, dans le Dictionnaire
+critique de Bayle, ainsi que les articles <i>Héloïse, Paraclet,
+Foulque, Bérenger, Fr. d'Amboise</i>.</p>
+
+<p><i>The History of the lives of Abeillard and Heloisa</i>, by the rev. Joseph
+Berington, 2 vol. in-8°, Basil, 1793. Cet ouvrage fort estimé contient,
+avec une biographie étendue, une traduction et le texte des lettres
+d'Héloïse et d'Abélard. Il est intéressant, mais il n'a pas été composé
+d'après les autorités contemporaines, et l'auteur a pris pour
+historiques tous les détails romanesques inventés par D. Gervaise.</p>
+
+<p><i>Abailard et Héloïse, avec un aperçu du XIIe siècle</i>, par F.C. Turlot,
+1 vol. in-8°, 1822.</p>
+
+<p>L'article d'Abélard dans <i>l'Histoire littéraire de la France</i>, ainsi
+que celui d'Héloïse. Ces articles ont été rédigés par dom Clément avec
+beaucoup de soin et de critique, mais avec une sévérité qui tombe
+dans l'injustice. Ils ont été réimprimés, l'Académie des inscriptions
+ayant donné une nouvelle édition du volume où ils sont insérés, et
+M. Daunou y a joint quelques notes. (<i>Histoire littéraire de la France</i>,
+t. XII, 1830, p. 86 et suiv., p. 629 et suiv.)</p>
+
+<p>L'<i>Essai sur la vie et les écrits d'Abailard et d'Héloïse</i>, par madame
+Guizot. (oeuvres diverses et inédites de madame Guizot, 1828, t. II,
+p. 319.) L'ouvrage qui n'est pas fini est le plus remarquable pour le
+fond des idées et pour les vues qu'il contient; il a été terminé par
+M. Guizot et placé à la tête de l'édition <i>illustrée</i> des Lettres d'Abailard
+et d'Héloïse, traduites par M. Oddoul. (2 vol. in-8°, Paris, 1839.)
+Cette dernière édition renferme un assez grand nombre de pièces et
+de témoignages, le spécimen d'un des manuscrits des lettres, quelques
+fragments de MM. de Chateaubriand, Michelet, Quinet, etc.</p>
+
+<p>Les dictionnaires et recueils biographiques, qui tous en général
+contiennent un article <i>Abélard</i>. Nous citerons celui de M. d'Eckstein,
+dans l'<i>Encyclopédie des gens du monde</i>, t. I; celui de M.P. Leroux, dans
+l'<i>Encyclopédie nouvelle</i>, t. I; celui de M. Géruzez, dans le <i>Plutarque
+français</i>, t. I; M. Barrière y a donné l'article <i>Héloïse</i>.</p>
+
+<p>La traduction des lettres d'Héloïse et d'Abélard, par le bibliophile
+Jacob, insérée dans la Bibliothèque d'élite, in-12, Paris, 1840. Cette
+traduction, fort bien faite, est précédée d'une notice intéressante et
+détaillée qu'on doit à M. Villenave, sous ce titre: Abélard et Héloïse,
+leurs amours, leurs malheurs et leurs ouvrages.</p>
+
+<p>Parmi les anciennes traductions, assez peu remarquables, on ne
+doit conserver que celle de Bussy-Rabutin, réimprimée avec de nombreuses
+compositions poétiques sous ce titre: <i>Lettres d'Héloïse et
+d'Abélard</i>, traduites librement d'après les lettres originales latines, par
+le comte de Bussy-Rabutin, avec les imitations en vers par de Beauchamps,
+Colardeau, etc., etc., précédées d'une nouvelle préface par
+M.E. Martineault, in-12, Paris, 1841.</p>
+
+<p>Une biographie universelle publiée en Angleterre contient un bon
+article sur Abélard, <i>The biographical Dictionary of the Society for the
+diffusion of useful knowledge</i>, in-8°, t. I, London, 1842.</p>
+
+<p>Les Allemands se sont peu occupés d'Abélard. On cite les deux
+ouvrages suivants, dont nous ne connaissons que des extraits:</p>
+
+<p>F. C. Schlosser, <i>Abaelard und Dulcin, oder Leben und Meinungen
+eines Schwaermers und eines Philosophen</i>, in-8°, Gotha, 1807.</p>
+
+<p>Fessler, <i>Abaelard und Heloisa</i>, 2 vol. in-8°, Berlin, 1808.</p>
+
+<p><i>Abaelard und Heloise oder der Schriftsteller und der Mensch</i>, par
+M. Feuerbach (Leipzig, 1844), est un mince recueil de pensées détachées
+qui ne m'ont paru avoir aucun rapport avec le titre<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1"><sup>1</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" name="footnote1"></a><b>Note 1:</b><a href="#footnotetag1"> (retour) </a> Voici au vrai le sens tout allemand de ce titre. Il s'agit d'une
+Comparaison entre la vie littéraire et la vie active. Je crois qu'Abélard désigne
+l'une et Héloïse l'autre. C'est un recueil dont le titre revient à peu près à
+ceci, <i>l'art et humanité</i>. Les deux noms propres ne se rencontrent pas
+dans le cours du livre.</blockquote>
+
+<p><i>Abaelard und Heloise. Ihre Briefe und die Leidensgeschichte übersetzt
+und eingeleitet durch eine Darstellung von Abaelards Philosophie und
+seinem Kampf mit der Kirche</i>, von Moriz Carriere, in-12, Giessen, 1844.
+C'est une traduction des lettres, mais l'auteur l'a fait précéder d'une
+introduction qui se lit avec intérêt, et où il se montre au courant des
+plus récentes publications qui concernent Abélard.</p>
+
+<p>III.&mdash;On trouve des renseignements sur les manuscrits d'Abélard,
+sur ses ouvrages inédits, sur la publication de ceux qui sont imprimés,
+dans le <i>Thésaurus</i> de Durand et Martene et dans celui de
+Pez, aux lieux cités; dans Casimir Oudin (t. II, p. 1169); l'<i>Histoire
+littéraire</i> (t. XII, p. 103, 129, 134 et 706); Fabricius (<i>Biblioth. lat.
+med. et infim. aetat., ed. a P.J. Mansi</i>, t. V, lib. XV, p. 232 et seq.);
+Olearius, (<i>Joann. Gotfr. Olearii Biblioth. scriptor. ecclesiast.</i>, t. I,
+p. 2-4); le recueil intitulé: <i>Historia rei litterariae ordin. S. Benedicti</i>,
+par Ziegelbauer et Legipontanus (t. I et IV); celui de Guillaume Cave,
+(<i>Scriptor. ecclesiast. Historia litteraria</i>, t. II, p. 203); le Voyage littéraire
+de deux bénédictins (part. I, p. 245), et l'Introduction aux
+<i>Ouvrages inédits d'Abélard</i>, par M. Cousin.</p>
+
+<p>Les opinions religieuses d'Abélard ont été exposées et discutées par
+d'Amboise, D. Gervaise, Dupin, le père Noèl Alexandre, Oudin,
+Lobineau, Bayle, les éditeurs des deux <i>Thesaurus</i>, Mabillon, dans
+l'édition de saint Bernard, son continuateur, dans les Annales bénédictines,
+l'auteur du tome XII de l'<i>Histoire littéraire</i>, Duplessis
+d'Argentré (<i>Collectio judiciorum de novis erroribus</i>, t. I, p. 49 et
+seq.), M. Neander et M. l'abbé Ratisbonne, chacun dans son <i>Histoire
+de saint Bernard</i>; (l'une traduite par M. Th. Vial, 1 vol. in-12,
+1842; l'autre, 2 vol. in-12, 1840, t. II, chap. XXVII, XXVIII et XXIX.)</p>
+
+<p>Les opinions philosophiques d'Abélard ont été incomplètement
+exposées par les divers historiens de la philosophie, qui jusqu'à ces
+derniers temps, ne connaissaient pas ceux de ses ouvrages où elles
+sont exposées. Voyez pourtant, outre Brucker déjà cité, Tennemann
+(<i>Geschichte der Philosophie</i>, t. VIII, part. I, chap. V, p. 170, Leipzig,
+1810); Degerando (Histoire comparée des systèmes de philosophie,
+t. IV, ch. XXVI, p. 397), et la note du commencement du chap. III
+de notre livre II. Mais les doctrines d'Abélard ne commencent à être
+bien connues que depuis l'introduction de M. Cousin (<i>Ouvr. inéd.,
+ou Fragments philos.</i>, t. III). On peut consulter aussi l'ouvrage intitulé:
+<i>Études sur la philosophie dans le moyen âge</i>, par M. Rousselot
+(3 vol. in-8°, 1840-1842). Il a paru quelques dissertations en Allemagne
+que nous citons en leur lieu.</p>
+
+<br><br>
+
+
+<h2>ABÉLARD.</h2>
+
+<br>
+
+<h2>LIVRE PREMIER.</h2>
+<br>
+<h3>VIE D'ABÉLARD.</h3>
+
+<br><br>
+
+<p>Lorsqu'on suit, en quittant Nantes, la route de
+Poitiers, on traverse, avant d'arriver à Clisson, un
+bourg formé d'une longue rue et qui se nomme le
+Pallet. Après les dernières maisons, on aperçoit à
+gauche au-dessus du chemin une église, remarquable
+seulement par sa simplicité et par la vétusté de quelques-unes
+de ses parties. Derrière cette église et sur
+une hauteur, des restes de murs épais, avec des vestiges
+de fossés, indiquent sous le lierre qui les couvre
+une ancienne et forte construction, et renferment
+maintenant un carré d'arbustes et de grandes herbes,
+cimetière abandonné où s'élève une vieille croix de
+pierre parmi quelques modestes tombeaux. Ces ruines
+sont celles de la demeure des seigneurs du Pallet,
+détruite en 1420, lors des guerres qui suivirent l'attentat
+commis sur Jean V, duc de Bretagne, par Marguerite
+de Clisson. C'était là, qu'au XIe siècle, un petit
+château fortifié dominait le bourg, du haut d'une
+éminence à pic sur l'étroite rivière de la Sanguèze,
+ainsi nommée, dit-on, pour avoir été souvent rougie
+du sang des combattants, au temps des luttes acharnées
+des Bretons et des Anglais.</p>
+
+<p>En 1079, Philippe Ier était roi des Français, et
+Hoël IV, duc de Bretagne, lorsque dans ce bourg et
+dans ce château, son domaine, un personnage noble,
+Bérenger, eut de sa femme Lucie un fils qu'il nomma
+Pierre<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2"><sup>2</sup></a>. C'était l'aîné de sa famille, qui s'augmenta
+bientôt de plusieurs enfants; ses autres fils s'appelèrent
+Raoul, peut-être Porcaire et Dagobert, et sa
+fille, Denyse. Le père, avant de prendre le métier
+des armes, avait reçu de l'instruction, et il en conservait
+un tel goût pour les lettres qu'il voulut le transmettre
+à ses enfants et faire précéder par quelques
+études leur éducation guerrière. L'amour qu'il portait
+à son fils aîné lui inspira des soins particuliers,
+auxquels celui-ci répondit par delà toute espérance.
+Il annonçait des dispositions brillantes. Dans cette
+vieille Armorique qui passait pour devoir son nom
+de Bretagne à la brutalité de ses habitants, on remarquait
+dès lors une singulière aptitude aux choses
+qui demandent la subtilité de l'esprit, et le jeune
+Pierre tenait du lieu natal, ou plutôt de sa race,
+une remarquable facilité<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3"><sup>3</sup></a>. Ses progrès furent bientôt
+tels qu'il s'éprit d'une passion vive pour l'étude,
+et, dans son ardeur, il résolut de se consacrer aux
+lettres tout entier. Renonçant à la gloire militaire,
+et abandonnant à ses frères son héritage et son droit
+d'aînesse, il s'adonna surtout à la philosophie, et
+dans la philosophie, à la science de la dialectique,
+cet art de la guerre intellectuelle dont il préférait à
+tout les armes, les combats et les trophées.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" name="footnote2"></a><b>Note 2:</b><a href="#footnotetag2"> (retour) </a> Le Pallet, <i>Palatium</i> (on trouve aussi Palet, Palais,
+Paletz, Palez), est situé à 19 ou 20 kilomètres au sud-est de Nantes,
+sur la route de Chollet et de Poitiers, «oppidum ... ab urbe Nannetica
+versus orientem octo miliariis remotum.» L'église est sur le penchant
+d'une butte, appelée encore la butte d'Abélard. C'est l'ancienne
+chapelle du château, donnée á la commune, comme je l'ai appris du curé
+en 1843, par le dernier seigneur Barin de Froidmanteau, de la même
+famille que les La Galissonnière, dont la résidence se voit à moins
+d'une demi-lieue en avant. Les ruines du château, détruit d'abord en
+1420, puis sous Louis XIII, ou quatre pans de murs, hauts de 1 mètre
+environ, renfermant un carré d'à peu près 30 mètres de côté, passent
+pour la maison d'Abélard, qu'on a dit aussi né dans une autre maison
+plus modeste, démolie il y a sept ou huit ans par M. Dufrêne, procureur
+du roi. Bérenger peut avoir été châtelain du lieu, quoiqu'il fût
+Poitevin, suivant l'unique témoignage d'une des épitaphes d'Abélard (<i>ex
+Chron. Rich. Pictav.</i>),
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Namque oritur patre Pictavis et Britone matre,</p>
+ </div> </div>
+si toutefois on n'a pas fait confusion avec Bérenger de Poitiers, dont
+il sera question plus bas. Mais rien n'empêche de voir en lui l'ancêtre
+de ces seigneurs du Pallet qui, jusqu'au XVe siècle, figurent dans les
+annales de la Bretagne. Son fils est souvent désigné sous le nom de
+<i>Palatinus</i> et quelquefois de <i>Nannetensis</i>. (<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p.
+4.&mdash;Johan. Saresb. <i>Policrat</i>., l. II, c. XXII, et <i>Metal.</i>, l. I, c. V,
+et l. II, c. X.&mdash;<i>Rec. des Hist. des Gaules</i>, t. XII, p. 115, et t. XIV,
+p. 303-304.&mdash;<i>Hist. de Bret.</i>, par D. Lobineau, t. I, l. III, p.
+106-107; l. IX, p. 298; l. XIX, p. 651, 1143, 1162 et 1235.&mdash;<i>Abail. et
+Hél.</i>, par Turlot, p. 143.&mdash;<i>Voy. pitt. de Clisson</i>, par Thienon, pl. II
+et III.&mdash;<i>Notice sur Clisson</i>, in-18, Nantes, 1841, p.
+7.&mdash;Renseignements manuscrits transmis par M. Chaper, préfet de la
+Loire-Inférieure, et par MM. de la Jarriette et Demangeat, de Nantes.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" name="footnote3"></a><b>Note 3:</b><a href="#footnotetag3"> (retour) </a> C'est Abélard qui dit que <i>Breton</i> vient de <i>brute</i>. «
+Brito dictas est quasi brutus. Licet enim non omnes vel soli sint
+stolidi, hoc (<i>sic</i>) tamen qui nomen Britonis composuit secundum
+affinitatem nominis bruti, in intentione habuit quod maxima pars
+Britonum fatua esset.» Et on lit, en effet, dans le roman de Brut, que
+Brutus
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Apela de Bruto Bretons</p>
+<p>Les Troyens ses compaignons.</p>
+<p>(V. 1211 et 1212.)</p>
+ </div> </div>
+Il s'agit, il est vrai, de la Grande-Bretagne, mais elle donna son nom à
+l'Armorique. Les savants pensent que le nom de Bretons vient de
+<i>Vrezonze</i> ou <i>Brazonce</i>, les <i>peints</i>, les tatoués, comme les <i>Pictes</i>
+de l'Angleterre. Cependant l'esprit pénétrant des clercs bretons est
+attesté par Othon de Frisingen, mais i1 veut qu'en toute autre chose que
+les arts (la rhétorique et la dialectique), les Bretons soient presque
+stupides. C'est en faisant allusion à cette subtilité particulière
+qu'Abélard dit de lui même: «Natura terrae meae vel generis animo
+levis.» Car je crois qu'ici <i>animo levis</i> signifie plutôt l'esprit
+prompt que la légèreté du caractère: ce n'est pas l'usage d'Abélard de
+parler modestement de lui-même, et la légèreté n'est pas le défaut
+breton. (Ouvr. inéd. d'Ab. <i>Dialectic.</i>, p. 222 et 591.&mdash;<i>De Gest. Frid.
+I imper.</i>, l. I, c. XLVII.&mdash;<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 4.)</blockquote>
+
+<p>Très-jeune encore, il affronta les chances et les
+épreuves de cette stratégie du raisonnement et de la
+parole. Il s'y exerça de bonne heure, et ses rapides
+succès lui donnèrent une telle confiance que, quittant
+la maison paternelle, il alla voyager, parcourant
+les provinces, cherchant les maîtres et les adversaires,
+marchant de controverses en controverses,
+et renouvelant ainsi, sous une autre forme et dans
+un plus vaste espace, la coutume attribuée aux péripatéticiens
+de discuter en se promenant<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4"><sup>4</sup></a>. La philosophie
+avait alors ses chevaliers errants.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" name="footnote4"></a><b>Note 4:</b><a href="#footnotetag4"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 4.</blockquote>
+
+<p>La France ne manquait pas de maîtres et d'écrivains
+qui cultivaient la dialectique. Des sciences
+qui occupaient les esprits, c'était celle qui commençait
+à faire le plus de bruit et à donner le plus de
+renommée. Elle rivalisait d'importance et presque de
+pouvoir avec la théologie qu'elle servait et inquiétait
+tour à tour. La grammaire et la rhétorique qui,
+unies à ces deux sciences et à quelques études mathématiques,
+composaient presque tout l'enseignement
+de l'époque, ne venaient que loin après la dialectique
+dans l'estime des hommes instruits. La dialectique,
+c'était alors la philosophie proprement dite. On
+l'appelait un art, parce qu'on ne l'enseignait pas
+sans la pratiquer, et que l'étude du raisonnement
+ne va pas sans le besoin d'en montrer les ressources,
+d'en essayer les procédés, d'en éprouver les forces<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5"><sup>5</sup></a>.
+On apprenait, sous le nom de cet art, une grande
+partie de ce que contient la Logique d'Aristote, que
+l'on connaissait par des traductions incomplètes et
+surtout par l'intermédiaire de Porphyre et de Boèce.
+L'introduction que le premier a jointe aux catégories,
+c'est-à-dire aux prolégomènes de la Logique, faisait
+corps avec elle; on n'en séparait pas les versions et
+les commentaires du second. Ainsi l'on ne savait la
+dialectique qu'à la condition d'avoir appris tout ce
+qui regarde les cinq voix ou les rapports généraux
+des idées et des choses entre elles, exprimés par les
+noms de genre, d'espèce, de différence, de propriété
+et d'accident; les catégories ou prédicaments,
+c'est-à-dire les idées les plus générales auxquelles
+puisse être ramené tout ce que nous savons ou pensons
+des choses; la théorie de la proposition ou les
+principes universels du langage; le raisonnement et
+la démonstration, ou la théorie et les formes du syllogisme;
+les règles de la division et de la définition;
+la science enfin de la discussion et de la réfutation, ou
+la connaissance du sophisme. En étudiant toutes ces
+choses, on trouvait, chemin faisant, de nombreuses
+questions qui permettaient de joindre l'exemple au
+précepte; c'étaient des questions d'abord de logique
+pure, puis de physique, de métaphysique, de morale,
+et souvent de théologie. Sur ces questions s'échauffaient
+les esprits, s'animaient les passions, et brillaient
+ceux qui se livraient à l'enseignement et à la
+dispute; sur ces questions se partageaient les professeurs,
+les lettrés, les écoles, et quelquefois l'Église
+et le public.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" name="footnote5"></a><b>Note 5:</b><a href="#footnotetag5"> (retour) </a> On sait que notre faculté des lettres s'appelait autrefois
+la faculté des arts; d'où le titre de maître ès arts. Le nom d'<i>artista</i>
+fut donné dans le XIe siècle aux philosophes, qui à Rome étaient aussi
+appelés [Grec: technikoi], quand ils s'adonnaient à l'enseignement et à
+la controverse. Budaeus, <i>Observ. select.</i> XIV et XVI, t. VI, p. 121 et
+130. Hall., 1702.</blockquote>
+
+<p>A l'époque où le jeune Pierre se mit à courir le
+pays pour chercher les aventures philosophiques, un
+homme s'était fait dans les écoles une grande renommée.
+C'était Jean Roscelin, né comme lui en Bretagne,
+et chanoine de Compiègne. Ce maître avait
+trouvé assez répandue cette doctrine, qui n'était pas
+cependant toujours explicite, que les noms appelés
+plus tard abstraits par les grammairiens désignent,
+pour le plus grand nombre, des réalités, tout comme
+les noms des choses individuelles, et que ces réalités,
+pour être inaccessibles à nos perceptions immédiates,
+n'en sont pas moins les objets sérieux et
+substantiels d'une véritable science. Il combattit cette
+idée qu'il contraignit à se développer et à s'éclaircir;
+et il soutint que tous les noms abstraits, c'est-à-dire
+tous les noms des choses qui ne sont pas des
+substances individuelles, que par conséquent les
+noms des espèces et des genres qui n'existent point
+hors des individus qui les composent, et les noms
+des qualités et des parties qui ne peuvent être isolées
+des sujets ou des touts auxquels on les rattache,
+les unes sans disparaître, les autres sans cesser
+d'être des parties, n'étaient en effet que des noms.
+Puisqu'ils n'étaient pas les désignations de réalités
+distinctes et représentables, ils ne pouvaient être,
+selon lui, que des produits ou des éléments du langage,
+des mots, des sons, des souffles de la voix,
+<i>flatus vocis</i>. Cette doctrine fut appelée la doctrine des
+noms, le système des mots, <i>sententia vocum</i>; les historiens
+de la philosophie l'appellent le <i>nominalisme</i><a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6"><sup>6</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" name="footnote6"></a><b>Note 6:</b><a href="#footnotetag6"> (retour) </a> Voyez le l. II de cet ouvrage, c. II, VIII, IX et X.</blockquote>
+
+<p>Cette doctrine illustra son auteur qui ne l'avait
+pas inventée tout entière, mais qui, la rencontrant
+en principe dans Aristote, l'avait, après Raban-Maur
+et Jean le Sourd, hardiment poussée à ses extrêmes
+conséquences et rédigée en termes absolus; mais elle
+compromit le repos et la sûreté de Roscelin. L'Église
+s'était alarmée; saint Anselme, alors abbé du Bec
+en Normandie, en attendant qu'il succédât à Lanfranc
+dans l'archevêché de Cantorbery, et qui jouissait
+d'un grand crédit comme religieux et d'une
+grande réputation comme philosophe, avait combattu
+le nominalisme, en soutenant à outrance la
+réalité de ce qu'exprimaient les termes abstraits et
+généraux, ou ce qu'on appelle <i>la réalité des universaux</i>.
+Devançant même cette polémique, un concile
+tenu à Soissons, en 1092, avait condamné la doctrine
+de Roscelin, comme fausse en elle-même, et
+comme incompatible avec le dogme de la Trinité,
+puisqu'en n'attribuant l'existence qu'aux individus,
+elle annulait celle des trois personnes, ou les réalisait
+en trois essences individuelles, ce qui était admettre
+trois dieux.</p>
+
+<p>Roscelin avait été forcé de s'exiler en Angleterre.
+On croit que dans le cours de ses voyages notre Pierre
+fut un de ses auditeurs; mais on ignore quand il le
+rencontra. Il est certain qu'il suivit ses leçons, et
+probablement avant de venir à Paris. Il l'entendit du
+moins étant fort jeune; il a dit plus tard qu'il l'avait
+eu pour maître, et il a dit aussi qu'il trouvait sa
+doctrine insensée<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7"><sup>7</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote7" name="footnote7"></a><b>Note 7:</b><a href="#footnotetag7"> (retour) </a> «Magistri nostri Roscellini tam insana sententia.» (Ouvr.
+inéd. <i>Dialect.</i>, p. 471.) C'est Othon de Frisingen qui veut que le
+premier maître d'Abélard ait été Roscelin, lequel a sans aucun doute été
+son maître, mais qui ne peut avoir été le premier, encore moins son
+précepteur dans sa famille, comme quelques-uns l'ont cru. Rien ne prouve
+que Roscelin ait enseigné en Bretagne. Proscrit lorsqu'Abélard avait
+treize ans, il ne peut guère l'avoir connu que plus tard dans ses
+courses plus ou moins secrètes en France. (<i>Id.</i>, Introd., p. xl et
+suiv.) Abélard le traite avec sévérité, il l'a réfuté et même attaqué
+violemment. (<i>Ab. Op.</i>, ep. XXI, p. 334; Not., p. 1743.&mdash;Ou. Fris. <i>De
+Gest. Frid. I</i>, l. I, c. XLVII.&mdash;<i>Philosophie dans le moyen âge,</i> par M.
+Rousselot, t. I, c. V.)</blockquote>
+
+<p>On croit qu'il n'avait guère que vingt ans lorsqu'il
+vit Paris pour la première fois<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8"><sup>8</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote8" name="footnote8"></a><b>Note 8:</b><a href="#footnotetag8"> (retour) </a> Peut-être même était-il plus jeune; les auteurs du <i>Recueil
+des historiens des Gaules et de la France</i> veulent qu'il ait entendu
+Guillaume de Champeaux, à Paris, avant la fin du XIe siècle, (t. XIII,
+p. 654). Le P. Dubois, dans son <i>Histoire ecclésiastique de Paris</i>, dit
+qu'Abélard arriva dans cette ville en 1100 (t. 1, l. XI, c. VII, p.
+777). Duboulai voudrait même faire remonter son arrivée jusqu'en 1095.
+(<i>Hist. Universit. parisiens.</i> t. II p. 8.)*</blockquote>
+
+<p>Cette ville était alors, surtout pour le nord et l'occident
+de l'Europe, la capitale des lettres et des arts.
+Elle a été de bonne heure, elle est restée toujours
+le centre de cette philosophie du moyen âge qu'on
+a nommée la <i>scolastique</i>. Ce nom ne désigne pas autre
+chose que la philosophie des écoles ou cette dialectique
+que nous avons décrite. Les écoles étaient assez
+nombreuses en France, et pour la plupart épiscopales,
+c'est-à-dire qu'elles étaient ouvertes ordinairement
+sous le patronage et la surveillance de l'évêque
+et même dans sa maison.</p>
+
+<p>Ces institutions avaient succédé aux écoles palatines,
+fondées par Charlemagne, grande et passagère
+création, comme presque toutes celles de cet homme
+qui devança trop son temps, et manqua l'avenir pour
+l'avoir deviné trop tôt. Ce qu'il avait voulu placer
+dans le palais s'était donc produit dans l'évêché ou
+même à la porte du cloître<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9"><sup>9</sup></a>. Dans ces écoles, qui
+différaient de réputation et quelquefois de doctrine,
+comme les évêques eux-mêmes, on enseignait toujours
+la théologie et souvent les sciences profanes,
+y compris la philosophie. Cet ordre d'institutions
+dura longtemps; il en est resté au chef-lieu de tous
+les diocèses, auprès de tous les évêques, deux titres
+portés par des prêtres et qui représentent le double
+enseignement du passé: l'un est le titre de théologal,
+et l'autre celui d'écolâtre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote9" name="footnote9"></a><b>Note 9:</b><a href="#footnotetag9"> (retour) </a> «Carolus.... seculares quodam modo litteras fecit et a
+coenobiis ad palatium evocavit.» (Duboulai, t. 1, p. 95.) Je parle ici
+d'après l'idée reçue qui attribue à Charlemagne la création permanente
+d'écoles royales tenues dans son propre palais. <i>Domus regia schola
+dicitur</i>, disait le concile de Kierzy en 858 (Ibid. p. 106). Ce prince
+aurait ainsi conçu et réalisé la véritable instruction publique, celle
+de l'État. J'avoue que M. Ampère a singulièrement ébranlé cette idée. Au
+reste, les écoles épiscopales elles-mêmes doivent encore être
+originairement rapportées à Charlemagne; c'est lui qui en prescrivit la
+formation par un capitulaire de 789. (<i>Histoire littéraire de la France
+avant le XIIe siècle</i>, par M. Ampère, t. III, c. II.)</blockquote>
+
+<p>À l'époque dont nous parlons, ou vers l'an 1100,
+il n'y avait donc pas d'Université de Paris. Il y
+avait des écoles à Paris, et parmi elles, au-dessus
+de toutes, l'école épiscopale, la plus fréquentée et
+la plus célèbre<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10"><sup>10</sup></a>. Les étudiants y accouraient de
+très-loin, non-seulement de toute la France, ce qui
+était peu dire, mais de toute la Gaule et des pays
+étrangers. L'Angleterre, l'Italie et l'Allemagne commençaient
+à envoyer leurs enfants dans cette ville,
+destinée à devenir l'Athènes de la philosophie du
+moyen âge. Les cours de l'école, ou comme on
+disait les <i>lectures</i><a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11"><sup>11</sup></a> (il n'existait point de collège),
+avaient pour auditeurs des jeunes gens ou hommes
+faits de toutes nations; car les écoliers étaient
+alors de tout âge. Ils se rassemblaient autour de la
+chaire du professeur, dans un cloître assez voisin
+de l'habitation de l'évêque, située au lieu où nous
+avons vu encore l'Archevêché, et au pied de l'église
+métropolitaine, qui se nommait bien déjà Notre-Dame,
+mais qui n'était pas le monument magnifique
+et vénéré que commença Maurice de Sully sous Philippe
+Auguste. Il n'y a pas très-longtemps qu'une
+enceinte, jadis habitée tout entière par les membres
+du chapitre, s'étendait depuis le Parvis, et longeant
+au nord la nef de l'église, allait rejoindre le jardin
+de l'Archevêché; elle s'appelait le Cloître Notre-Dame<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12"><sup>12</sup></a>.
+Là était, aux premiers jours du xiie siècle,
+l'école épiscopale, l'école maîtresse, perpétuelle, celle
+dont le titulaire régissait de droit les écoles de Paris,
+et c'est pour cela qu'elle portait dans le monde et
+qu'elle a conservé dans l'histoire le nom d'École du
+Cloître ou de Notre-Dame. Elle s'enorgueillissait de
+reconnaître pour chef Guillaume, dit de Champeaux,
+du nom d'un bourg de la Brie où il était né. Archidiacre
+de Paris, il enseignait avec beaucoup de succès
+et d'éclat. Il paraît avoir brillé dans la dialectique,
+donné de quelques-unes des questions qu'elle pose
+des solutions nouvelles, et appliqué le premier, dans
+l'école de Notre-Dame, les formes de la logique à
+l'enseignement des choses saintes: ce qui a fait dire
+qu'il avait, le premier, professé publiquement la
+théologie à Paris, et d'une manière contentieuse, en
+ce sens qu'il aurait introduit la théologie scolastique.
+On l'a surnommé la <i>Colonne des docteurs</i><a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13"><sup>13</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote10" name="footnote10"></a><b>Note 10:</b><a href="#footnotetag10"> (retour) </a> Cf. Lobineau, <i>Hist. de Paris</i>, t. I, l. IV, p.
+151.&mdash;Gérard Dubois, <i>Hist. Eccles. paris.</i>, t. I, l. XI, c. VII, p.
+775.&mdash;D. B., <i>Rec. des Hist.</i> t. XIV, <i>praef.</i> xxxj.&mdash;Troplong, <i>Du
+pouvoir de l'État sur l'enseignement</i>, c. vi, vii, viii et ix.&mdash;Launoy,
+<i>De Schol. celeb.</i>, t. IV, c. lix. <i>Hist. litt. de la Fr</i>., par les
+bénédictins de Saint-Maur, t. IX, Disc. prêt.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote11" name="footnote11"></a><b>Note 11:</b><a href="#footnotetag11"> (retour) </a> <i>Lectiones</i>, d'où le mot de leçons. Bayle appelle Anselme de Laon
+<i>lecteur en théologie</i>. Les professeurs au Collège de France avaient conservé
+ce titre de <i>lecteur</i>. Les leçons, au moyen âge, se composaient d'une lecture
+ou dictée, puis d'un commentaire ou glose improvisée. C'est la forme
+encore suivie dans nos écoles de droit.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote12" name="footnote12"></a><b>Note 12:</b><a href="#footnotetag12"> (retour) </a> <i>Paris ancien et moderne</i>, par du Marlès, t. 1, c. i, p. 51, et c. ii, p. 189.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote13" name="footnote13"></a><b>Note 13:</b><a href="#footnotetag13"> (retour) </a> On le dit né vers 1068. Après avoir étudié sous Manegold
+et Anselme de Laon, qui professèrent à Paris, il y devint le chef de
+l'enseignement, et il eut le <i>regimen scholarum</i> d'où est venu sans
+doute plus tard le titre de <i>recteur</i>. Il eut des disciples nombreux
+dont quelques-uns occupèrent un rang distingué dans l'Église et la
+science. Élève d'Anselme de Laon, qui s'était formé sous saint Anselme,
+Guillaume continua donc le réalisme, et même il paraît l'avoir exagéré.
+(<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 4; Not., p. 1145.&mdash;Ouvr. inéd. <i>Dialectic.</i>
+passim.&mdash;Johan. Saresb. <i>Metalog.</i>, l. I, c. V; l. III, c. IX.&mdash;<i>Rec.
+des Hist.</i>, t. XIV, p. 303.&mdash;<i>Lisiardi Vita M.S.S. Arnulfi</i>, c. XV.
+D'Achery, <i>Spicileg.</i>, t. I, p. 633.&mdash;<i>Hist. litt.</i>, t. X, p. 307, 308
+et suiv.)</blockquote>
+
+<p>Pierre alla l'entendre et ne tarda pas à lui plaire.
+Un disciple intelligent, qui saisit avec promptitude
+et reproduit avec talent les leçons qu'il écoute, est
+toujours bienvenu de celui qui les donne; mais il
+est rare que sa faveur soit durable. Pierre se distingua
+parmi les écoliers de Paris; il les étonnait par
+sa mémoire surprenante, par son instruction précoce,
+par sa rare subtilité, par le don de la parole que rehaussait
+en lui la singulière beauté de sa figure. Il
+se faisait admirer, aimer, et partant envier. Bientôt
+il s'enhardit à se séparer de son maître; il attaqua
+quelques-unes de ses doctrines; et comme il fut plus
+d'une fois vainqueur dans l'argumentation, il ne
+manqua pas de lui devenir insupportable. Il excita
+chez Guillaume une indignation et un effroi, chez
+quelques-uns de ses condisciples une défiance et une
+jalousie, qu'il regarda toujours depuis comme la
+triste origine de tous ses malheurs. Mais alors jeune,
+heureux, plein d'espoir, il parcourait les sciences et
+les questions en se jouant. Tout le champ de la connaissance
+humaine était ouvert devant lui comme le
+monde devant un conquérant.</p>
+
+<p>On raconte cependant que, ne sachant encore rien
+au delà de ce qu'on apprenait dans le <i>trivium</i>, c'est-à-dire
+la rhétorique, la grammaire et la dialectique,
+il voulut s'instruire dans les arts plus secrets du
+<i>quadrivium</i>, où l'en enseignait l'arithmétique, la
+géométrie, l'astronomie et la musique; car telle était
+restée la division encyclopédique de l'enseignement
+au XIIe siècle<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14"><sup>14</sup></a>. Il prit même des leçons d'un certain
+maître qui se nommait Tirric, et qui se chargea de
+lui apprendre les mathématiques. On appelait ainsi
+une science fort suspecte où l'étude des propriétés
+des nombres et des figures s'unissait à celle de leurs
+vertus symboliques et mystérieuses<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15"><sup>15</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote14" name="footnote14"></a><b>Note 14:</b><a href="#footnotetag14"> (retour) </a> Cette division septuple des sciences est indiquée partout
+et subsista longtemps. On en trouve l'origine dans Cassiodore et saint
+Augustin. (<i>Divinar. Lect.</i>, c. XXVII.&mdash;<i>De Ordin.</i>, t. II, c. XII,
+etc.&mdash;<i>Retract.</i>, l. I, c. VI.&mdash;Cf. Budd. <i>Observ. select.</i> IV, t. I, p.
+47, 51, 55.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote15" name="footnote15"></a><b>Note 15:</b><a href="#footnotetag15"> (retour) </a> C'est Abélard qui nous donne lui-même cette idée des
+mathématiques. «Ea quoque scientia cujus nefarium est exercitium, quae
+mathematica appellatur, mala putanda non est.» (Ouv. inéd. <i>Dialect.</i>,
+p. 435.&mdash;Johan. Saresb. <i>Policrat.</i>, l. II, c. XVIII et XIX, et Duconge,
+ou mot <i>Mathematica</i>.)</blockquote>
+
+<p>Pierre prenait ces leçons sans bruit; déjà il ne lui
+convenait plus de paraître apprendre; cependant il
+ne réussissait pas. Lui-même a reconnu qu'il n'a jamais
+pu savoir l'arithmétique<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16"><sup>16</sup></a>. Ce genre de travail
+opposait à son esprit une difficulté inattendue, soit
+qu'il manquât d'une aptitude naturelle, chose douteuse,
+car la dialectique ressemble aux sciences du
+calcul; soit que, déjà confiant et ambitieux, il ne
+donnât à ses nouvelles études que les restes d'une
+attention trop partagée; soit enfin que son esprit, déjà
+rempli de savoir et préoccupé de mille choses, ne fît
+qu'effleurer la surface de ces nouvelles connaissances.
+Son maître, à ce qu'il semble, en porta ce
+dernier jugement; car le voyant un jour triste et
+comme indigné de ne pas pénétrer plus avant, il lui
+dit en riant: «Quand un chien est bien rempli, que
+peut-il faire de plus que de lécher le lard?» Le
+mot d'une latinité dégénérée qui signifie <i>lécher</i>,
+composait, avec le dernier mot de la plaisanterie
+vulgaire du maître, un son qui ressemblait à <i>Baiolard
+(Bajolardus)</i><a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17"><sup>17</sup></a>. On en fit dans l'école de Tirric
+le surnom de Pierre, et ce surnom, qui rappelait
+un côté faible dans un homme à qui l'on n'en savait
+pas, fit fortune. L'étudiant en prit son parti, et
+acceptant ce sobriquet d'école, dont il changea
+quelque peu le son et le sens, il se fit appeler Abélard
+(<i>Habelardus</i>), se vantant ainsi de posséder ce
+qu'on l'accusait de ne pouvoir prendre, et, s'il fallait
+en croire cette anecdote, c'est ce surnom d'origine
+puérile et familière qu'auraient immortalisé le
+génie, la passion et le malheur.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote16" name="footnote16"></a><b>Note 16:</b><a href="#footnotetag16"> (retour) </a> «Ejus artis ignarum omnino me cognosco.» (Ouv. Inéd. <i>Dialect.</i>,
+p. 182.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote17" name="footnote17"></a><b>Note 17:</b><a href="#footnotetag17"> (retour) </a> «Bajare quod est lingere.» On ne connaît, je crois, ce mot que par
+le passage du manuscrit où cette anecdote est rapportée. Du moins, au
+mot <i>Bajare</i>, Ducange ne donne-t-il aucun autre exemple.</blockquote>
+
+<p>Lorsqu'il eut acquis toute sa gloire, lorsqu'il eut
+atteint le faîte de la science, l'origine vraie ou fausse
+de son nom fut oubliée, et l'on ne voulut y voir qu'un
+surnom emprunté au nom de l'abeille, comme si
+Abélard eût été l'abeille française, ainsi qu'autrefois
+un grand écrivain fut appelé l'abeille attique<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18"><sup>18</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote18" name="footnote18"></a><b>Note 18:</b><a href="#footnotetag18"> (retour) </a> L'anecdote sur l'origine du nom d'Abélard est peu connue, et n'a été
+rapportée que par Bernard Pez, sur la foi d'un manuscrit de l'abbaye de
+Saint-Emmeram. (<i>Thesaur. anecdot. noviss.</i>, t. III, <i>Dissert, isagog.</i>,
+p. xxij.) Il est plus que douteux que le surnom d'Abélard vienne de l'abeille,
+quoique ses contemporains et saint Bernard lui-même aient fait ce rapprochement.
+(Saint Bern. <i>Op.</i>, ep. CLXXXIX.) D'Argentré voit un nom de famille
+dans le nom de Pierre Esveillard, <i>qu'ils appellent en France Abéilard. (L'Hist.
+de Bretaigne</i>, l. I, c. XVI, et l. III, c. CIII, p. 74 et p. 236.) Les textes
+latins écrits en Bretagne portent <i>Abaelardus. (Chroniq. de Ruys. Recueil
+des Histor.</i>, t. XII, p. 564.&mdash;<i>Mém. pour servir à l'Hist. de Bretagne</i>,
+par D. Morice, t. I, p. 559.) C'était plutôt un surnom. Tous les noms
+de famille ont bien commencé par des surnoms; mais très-rares alors,
+ils se montraient sous la forme de titre féodal ou nom de fief héréditaire.
+L'orthographe latine la plus correcte est, je crois, <i>Abaelardus</i>. Dans
+ses propres ouvrages, il se nomme lui-même: «Hoc vocabulum Abaelardus
+mihi.... collocatum est.» (Ouvr. inéd. <i>Dialect.</i>, p. 212 et 480.) Othon de
+Frisingen écrit <i>Abailardus</i>, et l'on trouve aussi <i>Abaielardus</i>, et même
+<i>Abaulardus, Abbajalarius, Baalaurdus, Belardus</i>. En français, <i>Abeillard,
+Abayelard, Abalard, Abaulard, Abaalarz, Allebart, Abulard, Beillard,
+Baillard, Balard,</i> etc., et dans une ballade de Villon:
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Où est la très-sage Héloïs</p>
+<p>Pour qui fut chastré et puis moyne</p>
+<p>Pierre Esbaillart à Saint-Denys,</p>
+<p>Pour son amour eut cest essoyne?</p>
+ </div> </div>
+Les formes les plus usitées sont <i>Abailard</i> ou <i>Abélard</i>. Le dernière
+est celle que préfèrent Bayle, <i>l'Histoire littéraire</i>, et M. Cousin.
+(<i>Ab. Op.</i>, praefat., p. 3; Not., p. 1141.&mdash;Bayle, <i>Dict. crit.</i>, art.
+<i>Abélard</i>.) Il n'existe aujourd'hui personne du nom d'Abélard dans le
+canton de Vallet où le Pallet est situé, au témoignage de M. le juge de
+paix du canton; mais le nom d'Abélard n'est point inconnu à Nantes comme
+nom de famille, suivant MM. de la Jarriette et Demangeat.</blockquote>
+
+<p>Cependant il avait conçu l'idée de devenir maître
+à son tour et de régir les écoles, idée hardie chez un
+étudiant qui sortait à peine de l'adolescence<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19"><sup>19</sup></a>. Mais
+sûr de sa force et confiant dans sa fortune, il ne reculait
+devant aucune des ambitions de son orgueil.
+Il chercha un lieu où il pût ouvrir un cours; il jeta
+les yeux sur Melun, ville alors fort importante et qui
+était un siège royal. Guillaume, le maître qu'il abandonnait,
+sentit le danger; quoiqu'il fût sur le point
+de renoncer à sa chaire et de quitter le monde, il fit
+tous ses efforts pour empêcher l'établissement d'une
+école nouvelle, ou du moins pour éloigner davantage
+Abélard des murs de Paris. Il usa de secrètes manoeuvres
+afin de lui faire interdire le lieu où on lui
+permettait de professer. Mais le talent et la jeunesse
+trouvent aisément faveur et protection; le vieux maître
+avait des jaloux; il s'était fait des ennemis parmi
+les puissants de la terre; ils soutinrent son rival;
+la malveillance envers Guillaume profita de l'odieux
+de celle de Guillaume envers Abélard; la faveur du
+grand nombre prit ce dernier sous sa garde, et son
+voeu fut réalisé, il eut une école. Tout cela se passait
+vers l'an 1102.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote19" name="footnote19"></a><b>Note 19:</b><a href="#footnotetag19"> (retour) </a> «Factum est ut ... ad scholarum regimen adolescentulus
+aspirarem.» (<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 4.) C'est une opinion assez générale
+qu'il avait vingt-deux ans. (<i>Histor. Eccl. paris.</i> a G. Dubois, t. I.
+l. XI, c. VII, p. 777.) L'impression que sa jeunesse avait produite
+paraît avoir duré au delà de sa jeunesse même. On l'appela longtemps <i>le
+jeune Palatin</i>; du moins trouve-t-on ce titre en tête de quelques uns de
+ses manuscrits. Car c'est ainsi, je crois qu'il faut entendre <i>Petri
+Abaelardi junioris Palatini summi peripatetici editio</i>, et non pas
+<i>Abélard le jeune</i>, puisqu'Abélard n'est pas un nom de famille.
+D'ailleurs il n'avait cédé que ses droits d'aînesse et non son âge. On a
+proposé de traduire: <i>le grand péripatéticien moderne</i>. (Cousin, Ouvr.
+inéd. Introd. p. xiij.)</blockquote>
+
+<p>Ce fut alors que son talent pour l'enseignement
+prit l'essor, et sa renommée couvrit bientôt et la réputation
+naissante de ses condisciples, et la célébrité
+établie des maîtres eux-mêmes. Nul ne semblait à
+ses auditeurs digne ou capable de rivaliser avec lui
+dans l'art de la dialectique; et chaque jour plus présomptueux,
+ne redoutant aucun voisinage, il voulut
+rapprocher son école et la transporter à Corbeil,
+place forte qui ne tarda pas à devenir un château
+royal comme Melun<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20"><sup>20</sup></a>. Là, plus près de Paris, il donnait
+pour ainsi dire l'assaut à la citadelle de l'école
+de Notre-Dame.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote20" name="footnote20"></a><b>Note 20:</b><a href="#footnotetag20"> (retour) </a> Le comté de Melun et celui de Corbeil avaient été réunis,
+puis séparés. Le premier revint d'abord à la couronne par la mort de
+Rainauld, évêque de Paris et chancelier, comte de Melun; il y eut alors
+un vice-comte (vicomte). Puis, Philippe Ier prit possession de la ville
+qui était fortifiée comme tout chef-lieu de fief (<i>Meldunum castrum,
+castellum</i>); il en fit un siège royal, c'est-à-dire qu'étant la ville
+d'un domaine dont le roi était seigneur, elle devint une de ses
+résidences et il y établit sa justice. Philippe Ier y mourut en 1108.
+C'est son successeur, Louis le Gros, qui réunit dans les mêmes
+conditions le comté de Corbeil par l'abandon du neveu du dernier comte.
+C'est à une époque bien voisine de cet événement, si ce n'est lors de
+cet événement même, qu'Abélard vint à Corbeil. (<i>Ab. Op.</i>. Not., p.
+1195.)</blockquote>
+
+<p>Cependant un travail excessif avait épuisé ses forces
+et altéré sa santé. Il fut obligé de quitter la France,
+de voyager, et probablement de visiter sa patrie,
+laissant après lui de vifs et longs regrets, et sans
+cesse ardemment rappelé par tous ceux qu'intéressait
+l'enseignement de la dialectique. Très-peu d'années
+se passèrent ainsi, celles peut-être pendant lesquelles
+il entendit Roscelin; et il se sentait rétabli,
+lorsqu'il apprit que son ancien maître avait abandonné
+la chaire de Notre-Dame.</p>
+
+<p>En 1108, au temps de Pâques, prenant l'habit
+religieux, l'archidiacre Guillaume de Champeaux
+s'était retiré, avec quelques-uns de ses disciples,
+près d'une chapelle au sud-est de Paris, où était
+ensevelie une recluse morte en grand renom de piété.</p>
+
+<p>Il y avait formé une congrégation volontaire de clercs
+réguliers, qui devint plus tard l'abbaye de Saint-Victor.
+C'est là que, commençant une vie de paix
+et de piété, il espérait trouver un abri contre les attaques
+et les luttes qu'il prévoyait, ou même se préparer
+à l'épiscopat, qu'il pouvait souhaiter comme
+une délivrance ou comme un asile.</p>
+
+<p>Cette retraite qu'accompagnait un changement de
+vie assez éclatant, fit sensation dans le clergé; on
+loua beaucoup la dévotion et l'humilité d'un homme
+qui renonçait pour la solitude à un poste élevé dans
+l'Église de Paris, aux chances apparentes d'une fortune
+plus grande encore; enfin à une position qui,
+suivant ses disciples, équivalait presque au premier
+rang dans le palais du roi<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21"><sup>21</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote21" name="footnote21"></a><b>Note 21:</b><a href="#footnotetag21"> (retour) </a> «Cum esset archidiaconus, fereque opud regem primus,
+omnibus quae possidebat demissis, in praeterito pascha, ad quamdam
+pauperrimam ecclesiolam soli Deo serviturus se contulit,» dit un anonyme
+qui écrit un an après l'avoir entendu et admiré, <i>tanquam angelum</i>.
+(<i>Rec. des Histor.</i>, t. XIV, p. 279.) D'autres fixent la date de cette
+retraite en 1109. (Crevier, <i>Hist. de l'Univ.</i>, t. I, l. I, chap. 2.)</blockquote>
+
+<p>Hildebert, célèbre évêque du Mans, et dans la
+suite plus célèbre archevêque de Tours, lui écrivit
+que c'était là vraiment philosopher<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22"><sup>22</sup></a>; mais il l'exhorta
+vivement à ne point renoncer à ses leçons.
+Guillaume suivit ce conseil; sa nouvelle résidence
+ne l'éloignait point trop de Paris; sa nouvelle vie ne
+le séquestra pas du monde savant. Dans sa retraite
+ouverte au public, il installa avec lui la science, et
+il continua à faire des cours, inaugurant ainsi cette
+grande école de Saint-Victor qui a joué un rôle important
+dans la théologie et presque dans la religion<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23"><sup>23</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote22" name="footnote22"></a><b>Note 22:</b><a href="#footnotetag22"> (retour) </a> «Hoc vere philosophari est.» (Hildeb., episc. cenoman., ep. 1.&mdash;G.
+Dubois, <i>Hist. Eccl. paris.</i>, t. I, l. IX, c. ix.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote23" name="footnote23"></a><b>Note 23:</b><a href="#footnotetag23"> (retour) </a> Guillaume de Champeaux ne fut donc pas précisément le
+fondateur officiel de la congrégation des chanoines réguliers de
+Saint-Victor. On a même contesté qu'il ait été chanoine régulier,
+quoique ce titre lui soit souvent donné, et qu'il ait au moins formé
+dans cette maison une congrégation temporaire, ce qu'Abélard appelle un
+<i>conventicule de frères, un ordre de clercs réguliers</i>, qui put être le
+type et fut certainement l'origine de l'institution définitive. Avant
+Guillaume, on prétend que la chapelle ou le prieuré de Saint-Victor
+était desservi par des moines noirs, et dépendait de la célèbre abbaye
+de Saint-Victor de Marseille, l'un et l'autre de la règle de
+Saint-Benoît. En 1108, Guillaume s'établit dans le prieuré avec ses
+disciples et en agrandit les bâtiments. En 1112, il devint évêque. En
+1113, Louis le Gros changea le prieuré en abbaye et remplaça, dit-on,
+les moines noirs par des chanoines de Saint-Rufe de Valence. Le premier
+abbé fut Gilduin. (Cf. <i>Ab. Op.</i>, ep. i, p. 5 et 6; Not., p. 1145.&mdash;<i>Vie
+d'Abeillard</i>, par D. Gervaise, t. I, p. 22.&mdash;<i>Hist. litt. de la France</i>
+t. XII, art. <i>Hugues de Saint-Victor</i>, p. 3, et Gilduin, p.
+476.&mdash;Dubois, <i>Hist. Eccl. paris.</i>, loc. cit.&mdash;<i>Gallia Christ.</i>, t. VII,
+p. 656.)</blockquote>
+
+
+<p>Tandis qu'il y parlait, entouré de ses nombreux
+élèves, il vit tout à coup dans leurs rangs reparaître
+Abélard qui venait, disait-il, entendre ses leçons sur
+la rhétorique. Mais le disciple apparent ne tarda pas
+à provoquer son maître sur la question de philosophie
+qui préoccupait les esprits. C'était cette question
+fameuse et redoutée qui avait perdu Roscelin.
+Sur les universaux, la doctrine de Guillaume de
+Champeaux était le contre-pied de celle du chanoine
+de Compiègne. Il professait le réalisme le plus pur
+et le plus absolu, c'est-à-dire qu'il attribuait aux
+universaux une réalité positive; en d'autres termes,
+il admettait des essences universelles. Dans son système,
+tout universel était par lui-même et essentiellement
+une chose, et cette chose résidait tout entière
+dans les différents individus dont elle était le
+fond commun, sans aucune diversité dans l'essence,
+mais seulement avec la variété qui naît de la multitude
+des accidents individuels. Ainsi, par exemple,
+l'humanité n'était plus le nom commun de tous les
+individus de l'espèce humaine, mais une essence
+réelle, commune à tous, entière dans chacun, et
+variée uniquement par les nombreuses diversités des
+hommes. Ainsi du moins Abélard décrit la doctrine
+de son adversaire. Il l'attaqua directement et la pressa
+d'arguments clairs et frappants. Si le genre, disait-il,
+est l'essence de l'individu, si notamment l'humanité
+est une essence tout entière en chaque
+homme, et que l'individualité soit un pur accident,
+il s'ensuit que cette essence entière est en même
+temps intégralement dans un homme et dans un autre,
+et que lorsque Platon est à Rome et Socrate à
+Athènes, elle est tout entière avec Platon à Rome, et
+dans Athènes avec Socrate. Semblablement, l'homme
+universel, étant l'essence de l'individu, est l'individu
+même, et par conséquent il emporte partout
+l'individu avec lui; de sorte que lorsque Platon est
+à Rome, Socrate y est aussi, et que quand Socrate
+est à Athènes, Platon s'y trouve avec lui et en lui. Là
+conduisait cette formule de Guillaume de Champeaux
+que, dans les individus, la chose universelle subsistait
+essentiellement ou dans la totalité de son essence<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24"><sup>24</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote24" name="footnote24"></a><b>Note 24:</b><a href="#footnotetag24"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. 1, p. 6.&mdash;Ouvr. inéd., <i>De Gener. et Spec.</i>, p. 613.</blockquote>
+
+<p>Par ces objections et par d'autres qui semblaient
+autant d'appels au sens commun, Abélard troubla
+tellement le maître longtemps incontesté des écoles
+de Paris qu'il le contraignit de s'amender et de
+rétracter ou effacer de la formule un mot décisif.
+Guillaume cessa de dire que la chose universelle
+subsistait comme une seule et même chose <i>essentiellement</i>
+dans les individus, ce qui était dire qu'elle
+en était l'essence. Il se réduisit à prétendre qu'elle
+subsistait ou <i>individuellement</i>, on plutôt <i>indifféremment</i>
+dans les individus<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25"><sup>25</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote25" name="footnote25"></a><b>Note 25:</b><a href="#footnotetag25"> (retour) </a> D'après l'édition des oeuvres d'Abélard, et le texte de sa
+première épître, reproduit dans le recueil de Dom Bouquet, l'<i>Historia
+calamitatium</i> donne <i>individualiter</i>, pour le mot substitué à
+<i>essentialiter</i>; mais d'Amboise met en marge la variante
+<i>indifferenter</i>: c'est le mot du manuscrit de la Bibliothèque du Roi,
+d'un autre de la bibliothèque de Troyes, et de ceux que Rawlinson dit
+avoir consultés; il paraît de tout point préférable, car la première
+substitution, si elle a une valeur, annule le réalisme, et la seconde,
+au contraire, exprime une doctrine qu'Abélard, dans ses ouvrages
+didactiques, expose et réfute comme la seconde opinion de Guillaume de
+Champeaux et la seconde forme du réalisme. (Cf. <i>Ab. Op. ibid.</i> Ouv.
+inéd., Introd., p. cxx, cxxxiij et cxliij.&mdash;<i>De Gen. et Spec.</i>, p. 513
+et 516.&mdash;<i>Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 279.&mdash;<i>Abail. et Hél.</i>, par
+Turlot, p. 16.&mdash;Voyez aussi plus bas l. II, c. VIII et suiv.)</blockquote>
+
+<p>Or, si elle subsistait <i>individuellement</i>, elle n'était
+plus identique et intégrale dans tous, elle avait une
+existence individuelle, ce qui ne signifiait rien, ou signifiait
+que l'essence se divisait en parties numériques
+semblables, mais non identiques, et par conséquent
+indépendantes. Si elle subsistait <i>indifféremment</i>
+dans les individus, elle existait comme l'élément non
+différent (<i>indifferens</i>) des différents individus; manière
+technique d'exprimer qu'elle était ce qu'il y
+avait de commun et de semblable dans les membres
+d'un même genre ou d'une même espèce. Des deux
+façons, c'était abjurer, ou se réfugier dans un réalisme
+mitigé, qu'Abélard appelle la doctrine de l'indifférence,
+et au sein de laquelle il ne laissa pas
+son professeur en repos.</p>
+
+<p>Cette question des universaux était depuis un
+temps la question dominante de la dialectique et
+comme la pierre de touche des maîtres et des écoles.
+Celui qui faiblissait sur ce point perdait aussitôt son
+crédit et toute confiance en lui-même. Quiconque
+se rétractait en cela renonçait à convaincre et à guider.
+Du jour où Guillaume de Champeaux eut corrigé
+ou délaissé son opinion, le découragement le prit,
+ses leçons furent négligées; à peine l'écouta-t-on
+encore, à peine lui permit-on de s'expliquer sur les
+autres parties de la dialectique. Il semblait que ce
+point abandonné eût emporté toute la science avec
+lui. En même temps, la doctrine et la position d'Abélard
+acquirent plus de force et d'influence; beaucoup
+de ceux qui l'attaquaient auparavant passèrent
+de son côté. De toutes parts, et du sein même de
+l'école opposée, on accourut dans la sienne.</p>
+
+<p>En quittant le cloître de Notre-Dame pour l'institut
+naissant de Saint-Victor, Guillaume n'avait
+point laissé sa chaire déserte. Un successeur s'y était
+assis et devait y continuer son oeuvre; mais le gouvernement
+de la science avait passé en d'autres
+mains; découragé ou converti, le nouveau maître
+offrit sa place à Abélard, et se rangea parmi ses
+auditeurs. L'empire de l'école lui fut ainsi régulièrement
+dévolu, car c'était alors une règle qu'on ne
+pouvait enseigner qu'avec l'autorisation d'un maître
+reconnu, et comme son suppléant et son délégué.
+Enseigner de son propre chef, ce qu'on appelait enseigner
+sans maître<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26"><sup>26</sup></a> était une témérité et presque
+un délit. Aussi, ne pouvant plus l'attaquer lui-même,
+Guillaume au désespoir attaqua-t-il son propre
+successeur; de honteuses accusations furent dirigées
+contre lui, dont la plus grave sans doute et
+la moins avouée était sa déférence pour Abélard. Il
+fut interdit, et comme Guillaume de Champeaux
+était apparemment resté titulaire de sa chaire, il la
+fit donner à quelque adversaire anonyme du nouveau
+docteur, qui fut forcé de retourner à Melun, et d'y
+recommencer ses leçons.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote26" name="footnote26"></a><b>Note 26:</b><a href="#footnotetag26"> (retour) </a> <i>Sine magistro</i>, sans avoir ou la maîtrise ou
+l'autorisation magistrale. (<i>Ab. Op.</i>, ep. 1; p. 10.) Il fallait,
+suivant M. Troplong, obtenir la licence du maître des études ou
+scolastique, appelé aussi chancelier, ou bien être disciple d'un maître
+titulaire et enseigner sous sa direction. De là sont venus peu à peu
+tous les grades académiques, <i>maître, licencié, docteur</i> (Cf. <i>Hist.
+litt. de la Fr.</i>, t. IX, p. 8l, et t. XII, p. 93.&mdash;Pasquier, <i>Rech. de
+la France</i>, l. IX, c. xxi.&mdash;D. Brial, préf. du t. XIV des <i>Hist. fr.</i>,
+p. xxxi.&mdash;Crevier, <i>Hist. de l'Univ.</i>, t. I, l. 1, p. 132, 135, 161,
+256, etc.&mdash;Troplong, <i>Du Pouv. de l'État sur l'enseignement</i>, c. x.).</blockquote>
+
+<p>Mais la victoire fut passagère; en écartant pour
+un moment un formidable rival, on ne retrouvait
+ni la foi ni la puissance. De loin, il intimidait, il
+abaissait encore ceux qui s'étaient délivrés de sa
+présence. La vie s'était comme retirée d'eux; la
+malignité publique les poursuivait et minait ce qui
+pouvait leur rester d'autorité. Elle se prit à Guillaume
+de Champeaux, et les doutes railleurs des
+écoliers sur le désintéressement de sa piété, sur les
+motifs de sa retraite, le forcèrent bientôt à se retirer,
+lui, la congrégation qu'il avait formée, et ce
+qu'il avait encore de disciples, dans une maison de
+campagne éloignée de la ville<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27"><sup>27</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote27" name="footnote27"></a><b>Note 27:</b><a href="#footnotetag27"> (retour) </a> Une maison de campagne ou un hameau, car <i>villa</i> a ces deux sens;
+<i>ad villam quamdum ab urbe remotam</i>. Brucker dit que ce lieu était le vieux
+prieuré (<i>veteres cellae,</i>), peut-être le même où fut fondé Saint-Victor. (<i>Ab.
+Op.</i>, ep. 1, p. 6.&mdash;<i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, p. 733.)</blockquote>
+
+<p>Abélard se hâta de se rapprocher. Comme l'école
+de la Cité restait toujours occupée, il s'établit hors
+des murs, sur la montagne Sainte-Geneviève, et dans
+le cloître même, dit-on, de l'église dédiée à la patronne
+de Paris. Cette colline, destinée à devenir
+comme le Sinaï de l'enseignement universitaire, était
+alors l'asile où se réfugiait l'esprit d'indépendance,
+le poste où se retranchait l'esprit d'agression contre
+l'autorité enseignante. Des écoles privées, plutôt
+tolérées qu'autorisées par le chancelier de l'Église de
+Paris, s'y ouvraient aux auditeurs innombrables que
+ne pouvaient contenir ou satisfaire les écoles de la
+Cité. Ainsi Joslen de Vierzy, qui devait un jour, en
+qualité d'évêque, juger Abélard, donnait à ses côtés
+des leçons tendantes au nominalisme, malgré la défaveur
+qui s'attachait à cette doctrine<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28"><sup>28</sup></a>. Les étudiants
+étaient divisés par conférences, sous des professeurs
+ou répétiteurs qui aspiraient à la maîtrise ou à la
+renommée. Mais par <i>sa science éprouvée</i> et <i>par son
+éloquence sublime</i> (ce sont les expressions de ses ennemis),
+Abélard effaçait tout le monde. L'originalité
+de son esprit lui inspirait des nouveautés hardies
+qui séduisaient la foule et confondaient ses rivaux.
+Osant ce que nul n'avait osé, insultant à tout ce qu'il
+n'approuvait pas, il provoquait la lutte par ses témérités
+et la décourageait par la terreur de sa dialectique<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29"><sup>29</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote28" name="footnote28"></a><b>Note 28:</b><a href="#footnotetag28"> (retour) </a> D'après Duboulai, l'Université de Paris se serait formée
+de la réunion de l'école palatine, de l'école épiscopale et de celle de
+Sainte-Geneviève. Il ne prouve pas que la première subsistât encore au
+commencement du XIIe siècle; la seconde dominait la Cité, et continua
+d'y subsister à l'ombre de la Métropole, toujours plus théologique, plus
+ecclésiastique, plus soumise à l'autorité du premier chantre ou
+chancelier de l'Église de Paris qui paraît avoir été, jusqu'au temps de
+Louis le Gros, le magistrat de l'instruction publique. Le chef de
+l'enseignement ou <i>maître recteur</i>, ce qu'on appelait d'abord le
+primicier, dut, là comme ailleurs, être le <i>scholasticus</i> ou
+<i>scholaster</i>, (écolâtre), <i>magister scholae</i> ou <i>capischol</i>. Le nombre
+des étudiants s'étant fort accru ne put être retenu entre les deux ponts
+ou dans l'Ile, et s'étendit sur la montagne Sainte-Geneviève. Il
+s'établit une école à l'abbaye du même nom (emplacement du collège Henri
+IV); et des écoles particulières s'ouvrirent sur la pente septentrionale
+de la colline: de là le pays latin. (<i>Hist. Univ. paris.</i>, t. I, p. 257,
+267, 272, 280). Joslen, Goselen ou Joscelin, surnommé Le Roux, d'une
+famille noble dite de Vierzi, enseigna d'abord sur la montagne
+Sainte-Geneviève, puis devint archidiacre, et plus tard évêque de
+Soissons (1125 ou 1126); et comme tel, il siégea au concile de Sens où
+Abélard fut condamné. (Johan. Saresb. <i>Metalog.</i>, l. II, c. XVII.&mdash;
+<i>Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 297.&mdash;<i>Hist. litt.</i>, t. IX, p. 32 et t.
+XII, p. 412.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote29" name="footnote29"></a><b>Note 29:</b><a href="#footnotetag29"> (retour) </a> «Probatae quidem scientiae, sublimis eloquentiae, ...
+inauditarum erat inventor et assertor novitatum, et suas quaerens
+statuere sententias, erat aliarum probatarum improbator. Undo in odium
+venerat eorum qui sanius sapiebant, et sicut manus ejus contra omnes,
+sic oinnium contra eum armabantur. Dicebat quod nullus antea
+praesumpserat.» (<i>Ex. vit. S. Gostini acquicinct. abb., I. I. Rec. des
+Hist.,</i> t. XIV, p, 442.)</blockquote>
+
+<p>Il est probable que, combattant à la fois le réalisme
+de Guillaume de Champeaux et le nominalisme déguisé
+de Joslen, il ne manquait ni de jaloux ni d'ennemis.
+On raconte que ceux-ci, poussés à bout,
+voulurent enfin lui susciter un contradicteur, et cherchèrent
+dans leurs rangs un adversaire courageux
+qui essayât de lui tenir tête. «C'est un chien qui
+aboie,» disaient-ils, «il le faut chasser avec le bâton
+de la vérité.» Il y avait dans l'école de Joslen un
+jeune homme de Douai, qui se montrait plein d'ardeur
+et d'intelligence. Il se nommait Gosvin, et il
+n'aspirait qu'à l'honneur de se mesurer avec le terrible
+novateur. Il fut choisi. Son maître qui l'aimait
+s'efforça de le dissuader de cette dangereuse entreprise;
+il lui représenta qu'Abélard était plus redoutable
+encore par la critique que par la discussion,
+plus railleur que docteur, qu'il ne se rendait jamais,
+n'acquiesçant pas à la vérité si elle n'était de sa façon<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30"><sup>30</sup></a>,
+qu'il tenait la massue d'Hercule et ne la lâcherait
+point, et qu'enfin, au lieu de s'exposer à la risée
+en l'attaquant, il fallait se contenter de démêler ses
+sophismes et d'éviter ses erreurs. Le jeune élève persista,
+et tandis que ses camarades réunis par groupes
+dans leurs logements, comme des soldats sous leurs
+tentes, faisaient des voeux pour lui, il en prit avec
+lui quelques-uns et gravit la montagne Sainte-Geneviève.
+Il se comparait à David marchant à la rencontre
+de Goliath. Plus jeune de six ou sept ans
+qu'Abélard, qui devait alors approcher de trente ans,
+il était petit, grêle, d'une figure agréable, avec le
+teint d'un enfant. Il entra bravement dans l'école et
+trouva le maître faisant sa leçon à ses auditeurs attentifs.
+Il prit aussitôt la parole, et l'interpella hardiment;
+mais Abélard, lançant sur lui un regard dédaigneux
+et menaçant: «Songez à vous taire,» lui dit-il
+avec hauteur, «et n'interrompez point ma leçon.»
+L'enfant qui n'était pas venu pour se taire insista
+avec énergie; mais il ne put obtenir une réponse. Sur
+sa mine, Abélard ne pensait pas qu'il en valût la
+peine, et levait les épaules sans l'écouter; mais ses
+disciples qui connaissaient Gosvin lui dirent que
+c'était un subtil disputeur, et l'engagèrent à l'entendre.
+«Qu'il parle donc,» dit Abélard, «s'il a
+quelque chose à dire.» Le jeune athlète, libre enfin
+d'entrer en lice, commença l'attaque. Il posa sa
+thèse, et ouvrit une controverse en règle. Nous ignorons
+quel en était le sujet, quels en furent les détails
+et les incidents, et toute cette histoire ne nous est
+connue que par un moine du couvent dont Gosvin fut
+un jour abbé<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31"><sup>31</sup></a>. Mais selon lui, le petit David terrassa
+le géant; il conquit tout d'abord l'attention de l'auditoire
+par la gravité de sa parole; puis, il enlaça
+si savamment son adversaire par des assertions qu'on
+ne pouvait ni éluder ni combattre qu'il lui ferma
+peu à peu tout moyen d'évasion et parvint graduellement
+à le réduire à l'absurde. Ayant ainsi <i>garrotté ce
+Protée par les indissolubles liens de la vérité</i>, il redescendit
+triomphalement la montagne, et en rentrant
+dans les salles où l'attendaient ses condisciples impatients,
+il fut accueilli par des cris de victoire et
+d'allégresse.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote30" name="footnote30"></a><b>Note 30:</b><a href="#footnotetag30"> (retour) </a> «Non disputator, sed cavillator, plus joculator quam doctor.... Quod
+pertinax esset in errore, et quod, si secundum se non esset, nunquam
+acquiesceret veritati.» (<i>Id. ibid.</i>, p. 443.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote31" name="footnote31"></a><b>Note 31:</b><a href="#footnotetag31"> (retour) </a> On attribue à Alexandre, successeur de Gosvin au titre
+d'abbé d'Anchin, ou plus exactement à deux moines qui l'avaient connu et
+n'écrivaient que huit ou dix ans après sa mort, la biographie d'où nous
+extrayons ce récit. Elle a été imprimée a Douai en 1620, et insérée par
+fragment dans le <i>Recueil des Historiens des Gaules</i>. (T. XIV, p.
+441-445.&mdash;<i>Hist. litt</i>., t. XIII, p. 605.)</blockquote>
+
+<p>Quoi qu'on doive penser de cette anecdote, on ne
+voit pas que Gosvin ait suscité contre Abélard une résistance
+ou une concurrence bien formidable. Si ses
+amis vinrent le prier d'ouvrir école à son tour, il
+n'osa le tenter à Paris, ou du moins sa tentative n'y a
+laissé nulle trace. C'est à Douai, sa ville natale,
+qu'il paraît avoir fondé un véritable enseignement;
+et il devint, en 1131, abbé d'Anchin, en attendant
+la canonisation, car on l'appelle saint Gosvin. Mais
+nous le retrouverons plus tard.</p>
+
+<p>Rien cependant n'arrêtait la marche ascendante
+d'Abélard. Du haut de sa montagne, il devenait de
+fait le maître des écoles, et celui qui dans la Cité en
+occupait la place n'était plus qu'un vain simulacre
+sur une chaire impuissante.</p>
+
+<p>À ces nouvelles, Guillaume de Champeaux veut
+faire un dernier effort. Il quitte les champs, il reparaît;
+il ramène la congrégation à Saint-Victor; il
+rassemble tous ses partisans, comme s'il venait délivrer
+dans l'école son soldat, sentinelle abandonnée.
+Ce retour commença par perdre ce triste remplaçant;
+il avait encore quelques auditeurs; on trouvait qu'il
+était habile à expliquer Priscien, écrivain plus recommandable
+en grammaire qu'en philosophie. On
+l'abandonna; il fut obligé de quitter sa chaire, et ses
+élèves retournèrent à Guillaume de Champeaux, qui
+lui-même, désespérant de la gloire mondaine, sembla
+de plus en plus se tourner vers la vie monastique.
+Cependant les hommes secondaires ayant ainsi disparu,
+rien ne s'interposait plus entre Abélard et
+Guillaume. Devant eux l'arène était ouverte et libre,
+et le combat s'engagea entre les deux écoles, entre
+les deux maîtres. Peut-on demander quelle fut l'issue
+de la lutte? D'un côté était l'espérance, la nouveauté,
+la jeunesse. De l'autre, les souvenirs d'une
+autorité incontestée, d'une influence vieillie, d'une
+domination facile, tout ce qui perd les pouvoirs menacés
+de révolution. Chaque jour des victoires de
+détail venaient préparer le triomphe d'Abélard, et
+couronnaient le maître dans ses élèves. Enfin l'événement prononça.
+«Si vous me demandez,» dit Abélard,
+en citant Ovide, «quelle fut la fortune du
+combat, je vous répondrai comme Ajax: Il ne
+m'a pas vaincu <a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32"><sup>32</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote32" name="footnote32"></a><b>Note 32:</b><a href="#footnotetag32"> (retour) </a>
+<p> Si quaeritis hujus<br>
+Fortunam pugnae, non sum superatus ab illo.</p>
+
+<p>Ovid. <i>Metam.</i>, 1. XIII.&mdash;<i>Ab. Op</i>., ep. 1, p. 7.]</p></blockquote>
+
+<p>En effet, bientôt la lutte cessa d'être possible.
+Plus de résistance, plus même de rivalité. Abélard
+allait régner sans partage dans l'école, lorsqu'il fut
+encore obligé de quitter la France. Son père s'était,
+comme on disait alors, converti. Il venait d'embrasser
+la vie religieuse, et Lucie, sa femme, se disposait,
+suivant la règle, à imiter cet exemple. Tendrement
+aimée de son fils, elle l'appela près d'elle.
+Tous deux avaient leurs adieux à se faire dans le
+siècle. Il partit, il revit la Bretagne et sa mère, et
+quand après une courte absence il revint à Paris; il
+trouva l'école silencieuse et libre. Guillaume de
+Champeaux, abandonnant à la fois la retraite et l'enseignement,
+s'était réfugié dans les dignités ecclésiastiques.
+Il était évêque de Châlons-sur-Marne.</p>
+
+<p>Ç'avait été un professeur très-habile, un logicien
+très-ingénieux, et sa réputation était grande; mais
+elle avait vieilli. Il n'avait su ni souffrir la contradiction
+ni repousser l'attaque. Son caractère manquait
+à la fois de générosité et d'énergie, et, dans
+le combat, son esprit lui fit faute. Mais il fut un
+prélat pieux et respecté, placé à la tête de l'épiscopat
+des Gaules pour la science de l'Écriture sainte. On
+comprend que celui qui avait régi si longtemps les
+<i>Écoles sublimes</i> (tel était le nom donné aux cours de
+haute science) devait faire un grand évêque: aussi en
+a-t-il reçu le titre<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33"><sup>33</sup></a>. Il administra son diocèse pendant
+sept années et mourut regretté de saint Bernard
+dont il était l'ami et à qui, le premier peut-être, il
+fit connaître Abélard<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34"><sup>34</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote33" name="footnote33"></a><b>Note 33:</b><a href="#footnotetag33"> (retour) </a> «Magnum Wuillelmum episcopum, qui sublimes scholas rexerat.» (<i>Ex
+Chron. mauriniae. Recueil des Histor.</i>, t. XII, p.76.&mdash;Saint Bern. <i>Op</i>.,
+t. I, p. 13.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote34" name="footnote34"></a><b>Note 34:</b><a href="#footnotetag34"> (retour) </a> La date de l'élection de Guillaume de Champeaux, comme
+celle de sa mort, est controversée. Les uns veulent qu'il ait été évêque
+en 1112 et soit mort en 1119 (Duchesne, <i>Ab. Op</i>.; Not., p. 1147 et
+1163.&mdash;Gervaise, <i>Vie d'Ab.</i>, t. I, p. 23); les autres, que la promotion
+soit de 1113 et le décès de 1121, le 22 mars. (Mabillon, saint Bern.,
+<i>Op</i>., t. I, p. 13, 61 et 302.&mdash;Durand et Martene, <i>Thes. nov. anecd.</i>,
+t. V, p.877.&mdash;<i>Gallia Christ.</i>, t. IX, p. 878.&mdash;D. Brial, <i>Rec. des
+Hist.</i>, t. XIV, p. 279.&mdash;<i>Hist. litt. de la Fr.</i>, t. XII, p. 476, et t.
+X, p. 310 et 311.) Des deux côtés on invoque des textes. Les tables
+manuscrites de l'évêché de Châlons portaient qu'il avait administré
+pendant sept ans.</blockquote>
+
+<p>On était en 1113; Abélard, dans la force de l'âge
+et du talent, avait constitué son enseignement, son
+autorité, presque sa gloire. Il dominait l'école de
+Paris; c'était être dictateur dans la république des
+lettres.</p>
+
+<p>Ses doctrines avaient pris leur caractère définitif.
+A l'exception de la théologie, dans laquelle il lui
+restait encore des progrès à faire, il avait à peu près
+fermé le cercle de ses études. Ses contemporains
+ont vanté son savoir et l'ont dit égal à la science
+humaine, éloge quelque peu hyperbolique<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35"><sup>35</sup></a>. Nous
+avons vu qu'il n'était point versé dans l'arithmétique,
+ni probablement dans aucune des sciences du
+calcul. Ceux qui veulent qu'il n'ait rien ignoré,
+même le droit, chose plus que douteuse, citent en
+preuve une anecdote qui indiquerait seulement qu'il
+ne comprenait pas une loi des empereurs Valentinien,
+Théodose et Arcadius sur les limites<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36"><sup>36</sup></a>. Il ne
+possédait bien d'autre langue que le latin; le grec,
+dont l'étude était d'ailleurs alors difficile et rare, ne
+lui était, je crois, connu que par quelques mots
+de la langue philosophique. Il avoue qu'il ne lisait
+les auteurs grecs que dans la traduction, et l'on n'a
+nulle preuve qu'il entendît l'hébreu<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37"><sup>37</sup></a>. Mais son
+instruction littéraire était fort étendue; elle embrassait
+à peu près tous les auteurs de l'antiquité
+latine connus de son temps, et le nombre en était
+plus grand qu'on ne pense. Le XIIe siècle était plus
+lettré que le XVe ne l'a laissé croire, et il n'est pas
+sûr que l'esprit humain ait tout gagné à cesser de se
+développer suivant la direction que le moyen âge lui
+avait donnée, et à subir cette révolution qu'on appelle
+la renaissance.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote35" name="footnote35"></a><b>Note 35:</b><a href="#footnotetag35"> (retour) </a> Il est dit de lui dans une épitaphe: «Ille sciens quicquid fuit ulli scibile;»
+et à la fin: «cui soli patui; scibile quicquid erat.» C'est aussi de lui
+qu'on a dit: «Non homini, sed scientiae dees; quod nescivit.» (<i>Ab. Op</i>.,
+préf. <i>in fin</i>.&mdash;Gervaise, t. II, p. 150.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote36" name="footnote36"></a><b>Note 36:</b><a href="#footnotetag36"> (retour) </a> C'est la loi <i>quinque pedum Praescriptione, C. fin.
+regund.</i>, l. III, tit. XXXIX. Sur cette loi, qui n'est pas fort claire
+en effet, Accurse dit que Pierre Baylard (<i>Petrus Baylardus</i>), qui se
+vantait de donner un sens raisonnable à tout texte, quoique difficile
+qu'il fût, a dit: Je ne sais pas. Or, cela ne signifie point que
+Baylardus sût le droit; de plus, on conteste que ce Baylardus soit
+Abélard, et l'on dit que ce pourrait être un Johannes Bajolardes,
+professeur de droit dont parle Crinitus. Enfin il n'est rien moins
+qu'établi que le <i>Codex repetitae proelectionis</i>, d'où cette loi est
+extraite, et même les textes du droit romain en général fussent connus
+en France avant la mort d'Abélard. On dit que l'enseignement du droit
+commença à Bologne vers 1180, et à Paris vingt ans après. La question me
+paraît bien discutée dans Bayle. (Cf. <i>Ab. Op.</i>, préf. apolog.&mdash;Accurs.
+<i>v° Praescript.</i>&mdash;Alciat. <i>Lib. de quinq. ped. Praescr.</i>&mdash;Crinitus, <i>De
+Honest. Discip.</i>. l. XXV, c. IV.&mdash;Pasquier, <i>Recherches de la Fr.</i>, l.
+VI, c. xvii, et l. IX, c. xxviii.&mdash;Bayle, art. <i>Abélard.</i>&mdash;Duboulai,
+<i>Hist. Univ.</i>, t. II, p. 577-680.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote37" name="footnote37"></a><b>Note 37:</b><a href="#footnotetag37"> (retour) </a> Ouvr. inéd., Introd. xliii, xliv, et <i>Dialec.</i>, p. 200 et
+206. Je parle de l'hébreu, parce qu'on avait alors la prétention de le
+savoir. Tous les historiens et même Abélard disent qu'Héloïse le savait,
+et d'Amboise a montré que les juifs, qui en général ont conservé la
+connaissance de leur langue, participaient au mouvement des études à
+Paris. (<i>Ab. Op.</i>, préf. <i>in fin.</i>) Abélard ne me semble savoir de cette
+langue que les mots cités par les interprètes des bibles latines (Voyez
+son <i>Hexameron</i>, passim, et du présent ouvrage, le liv. III, c. viii.)</blockquote>
+
+<p>Toutefois la véritable science d'Abélard était la
+philosophie. C'est lui qui a fixé la forme, sinon le
+fond de la scolastique. Rien, s'il faut en croire ses
+auditeurs, ne peut donner idée de l'effet qu'il produisait
+en l'enseignant, et jamais aucune science
+ne paraît avoir eu de propagateur plus puissant.
+Comme chef d'école, il rappelle, s'il n'efface, pour
+l'éclat et l'ascendant, les succès des grands philosophes
+de la Grèce. Cependant cet enseignement était
+plus original par le talent que par les idées, et supposait
+plus de sagacité critique que d'invention. Non
+content d'expliquer avec une facilité et une subtilité
+que ses contemporains déclaraient sans égales, les
+secrets de la logique péripatéticienne et de promener
+les esprits attachés au fil du sien dans les détours
+de ce labyrinthe dont il trouvait toujours l'issue,
+il mêlait, autant qu'il était en lui, à l'interprétation
+de la brièveté profonde de ce qu'il connaissait du
+texte l'analyse intelligente et libre des commentaires
+et des additions de Boèce et de Porphyre; il complétait
+ses exposés par des citations, bien comprises et
+lumineusement développées, de Cicéron qui, lui
+aussi, a traité, dans ses Topiques et dans quelques
+passages de la Rhétorique à Herennius, des parties
+de la logique; de Thémiste, qui a laissé des paraphrases
+d'Aristote; de Priscien, qui a touché à la
+logique par la grammaire; enfin de saint Augustin,
+qui passait pour l'auteur d'un traité alors étudié sur
+les catégories, et qui a dû peut-être à son rôle dans
+la scolastique quelque chose de son influence dominante
+sur la théologie française. Le caractère éminent
+de l'enseignement d'Abélard était, suivant un
+de ses auditeurs, une clarté élémentaire. On trouvait
+qu'il fuyait l'appareil pédantesque, et qu'il
+mettait la science à la portée des enfants<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38"><sup>38</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote38" name="footnote38"></a><b>Note 38:</b><a href="#footnotetag38"> (retour) </a> Johan. Saresb. <i>Metal.</i>, l. III, c. i.&mdash;Il serait
+intéressant de fixer la liste des ouvrages anciens que les philosophes
+avaient dans les mains aux différents âges de la scolastique. Jourdain a
+bien avancé ce travail pour les écrits d'Aristote. Thémiste, qui est du
+IVe siècle, avait laissé des commentaires sur Aristote, dont il reste
+quelques-uns, comme ceux sur les Derniers Analytiques, la Physique, le
+Traité de l'Ame; Priscien, du VIe siècle, a écrit sur toutes les parties
+de la Grammaire. La Rhétorique à Herennius a fourni plusieurs passages
+aux livres d'Abélard, et avant comme après lui on a longtemps attribué à
+saint Augustin deux traité sur les principes de la dialectique, et sur
+les dix catégories. Abélard avait certainement sous les yeux la version
+des deux premiers traités qui composent l'Organon, celle de
+l'Introduction de Porphyre et quatre ouvrages de Boèce. Quant à
+Priscien, Thémiste, etc., on ne sait s'il les connaît autrement que par
+des citations. (Cf. ci-après, l. II, c. i et iii.&mdash;<i>Recherches sur les
+traductions d'Aristote</i>, par A. Jourdain.&mdash;Ouvr. inéd. d'Ab., Introd. p.
+xlix et 1; <i>Dialect.</i>, p. 229.&mdash;Saint Augustin, <i>Op.</i>, t. I,
+append.&mdash;Tennemann, <i>Man. de l'Hist. de la Phil.</i>, t. I, sec. 233.)</blockquote>
+
+<p>A cet enseignement purement philosophique et
+qui n'était ni sans austérité ni sans sécheresse, se mêlaient
+quelques digressions littéraires, et même, au
+dire de ses contemporains, il ne s'interdisait pas les
+plaisanteries et le badinage<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39"><sup>39</sup></a>. Autant que le lui permettait
+la rigueur de son esprit passionnément raisonneur,
+il tempérait les âpretés de la logique par
+quelques souvenirs des poëtes qu'il aimait. Virgile et
+Horace, Ovide et Lucian, toujours présents à sa
+mémoire, lui fournissaient des citations ou des allusions
+souvent heureuses; eux aussi, il les invoquait
+comme une autorité; de ce qu'ils avaient chanté, il
+dit quelquefois: Il est écrit. (<i>Scribitur, scriptum est.</i>)</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote39" name="footnote39"></a><b>Note 39:</b><a href="#footnotetag39"> (retour) </a> «Plurimum in inventionum subtilitate, non solum ad
+philosophiam necessariarum, sed et pro commovendis adjocos animis
+hominum utilium valens.» (Ott. Fris. <i>de Gest. Frid.</i>, l. I, c.
+XLVII.&mdash;<i>Rec. des Hist.</i>, t. XIII, p. 654)</blockquote>
+
+<p>Mais son vrai maître, c'était toujours celui qui
+avait instruit Alexandre, et qui semblait devoir,
+comme par continuation, être le précepteur du conquérant
+de l'école. L'esprit perçant d'Abélard donnait,
+dans les cas douteux, raison au créateur de la
+science sur ses continuateurs, et par lui l'autorité
+d'Aristote s'élevait peu à peu à l'infaillibilité. Et cependant
+il n'en faisait encore que le premier des
+péripatéticiens ou le prince de la dialectique. C'était
+Platon qu'il appelait le plus grand des philosophes<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40"><sup>40</sup></a>.
+Il s'incline devant lui presque sans le connaître, et
+toutes les fois qu'il peut trouver dans la tradition ou
+dans quelques citations éparses de ses ouvrages une
+idée qu'il comprenne assez pour l'appliquer à ce
+qu'il étudie, il lui fait place avec respect, il essaie d'y
+subordonner les idées péripatéticiennes et voudrait,
+s'il le pouvait, platoniser la dialectique d'Aristote.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote40" name="footnote40"></a><b>Note 40:</b><a href="#footnotetag40"> (retour) </a> <i>Ab. Op., Introd. ad theol.</i>, p. 1012, 1026, 1032, 1070 et
+1134.&mdash;Ouvr. inéd. <i>Dialect.</i>, p. 204 et 205. Cette autorité si grande
+de Platon, que l'on connaissait si peu, venait des Pères de l'Église et
+surtout de saint Augustin.</blockquote>
+
+<p>Mais bien qu'il ait grand soin, en toute question,
+de rechercher ce que disait l'autorité avant de se
+demander ce que dicte la raison, il ne craint pas de
+suivre parfois l'inspiration de sa propre intelligence,
+et après avoir emprunté la science, il lui prête du
+sien pour l'enrichir. Il ne s'interdit pas d'être lui-même,
+et il a réussi à passer pour inventeur; on lui
+attribue un système et une secte. En effet, il s'est
+flatté d'avoir produit une solution nouvelle de cette
+grande et capitale question, dont il fait lui-même
+le noeud gordien de la philosophie.</p>
+
+<p>Quand il eut réfuté le réalisme dans Guillaume de
+Champeaux, il prétendit se garantir du nominalisme,
+et il réfuta Roscelin. Il insista principalement
+sur cet argument que, s'il n'existe à la lettre que des
+individus, les noms généraux seront eux-mêmes des
+noms d'individus; et, de la sorte, les individualités
+seront identiques aux généralités, les parties se confondront
+avec le tout, et c'en sera fait de toute différence
+essentielle, de toute différence qui sépare
+les espèces des genres, les individus des espèces,
+et les parties des touts. On retomberait ainsi
+par une autre voie dans l'unité confuse à laquelle
+mène le réalisme, ou bien il faudrait mutiler la
+science et égaler au néant tout ce qui est désigné
+par les noms généraux. Or, ces noms généraux ont
+certainement une valeur. Ils répondent à ce qu'entend
+l'esprit de l'homme, lorsqu'il embrasse une
+collection d'individus ou de choses particulières, en
+les rapprochant par leurs communs caractères, et
+lorsqu'il <i>conçoit</i> cette multitude comme une unité,
+ou l'un des êtres qui la composent comme faisant
+partie de cette totalité. Ainsi les universaux sont les
+expressions de <i>conceptions</i> fondées sur les réalités<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41"><sup>41</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote41" name="footnote41"></a><b>Note 41:</b><a href="#footnotetag41"> (retour) </a> Ouvr. inéd., <i>De Gener. et Spec.</i>, p. 522, 524 et suiv.&mdash;Voyez aussi
+le livre II de cet ouvrage, c. viii, ix et x.&mdash;Abélard a bien donné,
+d'après Boèce, cette théorie de la formation des idées générales; mais il n'a
+pas soutenu que les genres et les espèces ne fussent rien que ces idées. Sa
+doctrine est plus subtile et plus scientifique. Ce sont les modernes qui n'en
+ont extrait que cela.</blockquote>
+
+<p>Telle était la doctrine qu'Abélard passe pour avoir
+soutenue, et que les classificateurs de systèmes ont
+appelée le <i>conceptualisme</i>. Ce nom se lit dans les histoires
+de la philosophie, qui cependant ont toutes été
+écrites avant que les ouvrages philosophiques d'Abélard
+fussent connus<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42"><sup>42</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote42" name="footnote42"></a><b>Note 42:</b><a href="#footnotetag42"> (retour) </a> Ces ouvrages n'ont en effet paru qu'en 1836. Aucun des auteurs antérieurs
+à cette époque ne dit les avoir étudiés ou connus en manuscrit. Ce
+qu'on avait de plus certain sur la philosophie d'Abélard, c'était quelques
+lignes sommaires et obscures dans l'<i>Historia calamitatum</i>, et le dire
+plus clair, mais non moins succinct, d'Othon de Frisingen et de Jean de
+Salisbury. (<i>Ab. Op.</i>, ep. i, p. 5.&mdash;Ott. Fris. <i>De Gest. Frid.</i>, l. I, c. CLVII,
+et Johan. Saresb., <i>Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 300.)</blockquote>
+
+<p>L'ardeur de l'esprit, la curiosité de savoir, l'ambition
+de vaincre ne permettaient pas qu'Abélard se
+contentât d'une autorité sans combat; c'était un génie
+militant. Le nouvel élève d'Aristote avait aussi la
+passion des conquêtes. Roi dans la dialectique, il
+voulut dominer encore dans la théologie. Il résolut
+d'en faire désormais sa principale étude.</p>
+
+<p>Le maître qui tenait le sceptre de cette science
+était Anselme de Laon. Né dans la première moitié du
+XIe siècle, après avoir étudié sous Anselme de Cantorbery,
+il avait commencé à enseigner lui-même à Paris,
+et Guillaume de Champeaux était un de ses disciples.
+Depuis plus de vingt ans, retiré à Laon, sa patrie,
+scolastique ou chancelier de cette église, doyen du
+chapitre métropolitain, il enseignait la théologie avec
+beaucoup d'éclat, et le clergé, même l'épiscopat se
+peuplaient de ses élèves. Sa manière d'enseigner était
+simple. C'était un commentaire suivi et presque interlinéaire
+du texte de l'Écriture. Mais il s'était acquis
+tant de réputation que ses leçons attiraient à Laon
+des auditeurs de toutes les parties de l'Europe, et
+qu'il est compté parmi les auteurs de la célébrité de
+l'école des Gaules<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43"><sup>43</sup></a>. Cette autorité, déjà ancienne, il
+la devait au temps plus encore qu'au mérite; du
+moins Abélard le dépeint-il comme un vieillard orthodoxe,
+instruit, disert, mais dont l'esprit manquait
+de fermeté et de décision. Qui l'abordait
+incertain sur un point douteux le quittait plus incertain
+encore. Il charmait ses auditeurs par une
+étonnante facilité d'élocution, mais le fond des idées
+était peu de chose, et il ne savait ni résister ni satisfaire
+à une question. «De loin,» dit Abélard,
+«c'était un bel arbre chargé de feuilles; de près, il était
+sans fruits, ou ne portait que la figue aride de l'arbre
+que le Christ a maudit. Quand il allumait son
+feu, il faisait de la fumée, mais point de lumière<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44"><sup>44</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote43" name="footnote43"></a><b>Note 43:</b><a href="#footnotetag43"> (retour) </a> <i>Hist. litt. de la Fr.</i>, t. X, p. 170.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote44" name="footnote44"></a><b>Note 44:</b><a href="#footnotetag44"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 7.</blockquote>
+
+<p>Cependant le jeune docteur de Paris vint l'entendre,
+il se mêla à ses disciples: on devine
+qu'il ne fut pas captivé longtemps. Il ne pouvait
+<i>rester longtemps oisif à son ombre</i><a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45"><sup>45</sup></a>, ni suivre après
+s'être habitué à conduire. D'abord il se contenta
+de négliger les leçons. Il y paraissait de loin en
+loin. Les plus éminents des autres élèves, satisfaits
+et fiers de leur maître, virent avec déplaisir
+cette dédaigneuse indifférence; il s'en plaignirent
+assez haut, et naturellement ils aigrirent l'esprit
+d'Anselme. Il arriva qu'un jour, après avoir entre
+eux conféré sur quelques points de doctrine, les
+écoliers se mirent à se provoquer par jeu sur
+les matières théologiques. Un d'eux, comme pour
+éprouver Abélard, lui demanda ce qu'il pensait de
+l'enseignement sacré, lui qui n'avait encore étudié
+que les sciences naturelles<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46"><sup>46</sup></a>. Il répondit que rien
+n'était plus salutaire qu'une science où l'on apprenait
+à sauver son âme; mais qu'il ne pouvait assez admirer
+qu'à des hommes lettrés il ne suffît pas, pour
+comprendre les saints, du texte de leurs écrits et
+d'une glose, et qu'on ne devrait pas avoir besoin d'un
+maître. Cette réponse en amena de contraires, et la
+plupart des assistants, raillant Abélard, lui demandèrent
+s'il pourrait faire ce qu'il conseillait, le défièrent
+de l'entreprendre. Il répliqua que si l'on désirait
+le mettre à l'épreuve, il était tout prêt. «Soit, nous
+le voulons bien,» s'écrièrent-ils tous, et d'un ton
+plus moqueur encore. «Que l'on me cherche donc,»
+reprit-il, «et qu'on me donne quelqu'un pour exposer
+un point peu connu de l'Écriture.» Tous s'accordèrent
+pour choisir la très-obscure prophétie
+d'Ézéchiel, qui passait pour un des écrivains sacrés
+les plus difficiles. On eut bientôt pris un <i>expositeur</i>
+qui devait, selon l'usage, lire le texte et faire
+connaître l'état de la question, et Abélard les invita
+pour le lendemain à sa leçon. Aussitôt quelques-uns
+s'empressant, avec un intérêt véritable ou
+affecté, de lui donner des conseils qu'il ne demandait
+pas, l'engagèrent à ne se point tant hâter; et
+lui remontrèrent que l'entreprise était grande, qu'elle
+exigeait des recherches et quelque précaution, et
+qu'il devait songer à son inexpérience. «Ce n'est
+point ma coutume,» répondit-il avec vivacité, «de
+suivre l'usage, mais d'obéir à mon esprit<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47"><sup>47</sup></a>.» Et il
+ajouta qu'il romprait tout, si l'on ne se conformait
+à sa volonté, en ne différant point de se rendre à ses
+leçons. A la première, il eut peu d'auditeurs; on
+trouvait ridicule que, dénué presque entièrement de
+lecture sacrée, il se hâtât d'aborder la science. Cependant
+tous ceux qui l'entendirent furent si enchantés
+qu'ils lui donnèrent de grands éloges, et le
+pressèrent de composer une glose conforme à sa
+leçon. Au récit de cette première épreuve, on accourut
+à l'envi pour assister aux suivantes, et tous
+se montraient empressés à transcrire les gloses qu'à
+la prière générale il s'était mis à rédiger.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote45" name="footnote45"></a><b>Note 45:</b><a href="#footnotetag45"> (retour) </a> «Non multis diebus in umbra ejus otiosus jacul.» (<i>Id.</i>, p. 8.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote46" name="footnote46"></a><b>Note 46:</b><a href="#footnotetag46"> (retour) </a> «Qui nondum nisi in physicis studuerat.» (Ep. i, p. 8.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote47" name="footnote47"></a><b>Note 47:</b><a href="#footnotetag47"> (retour) </a> «Respondi non esse meae consuetudinis per usum proficere, sed per
+ingenium.» (Ep. I, p. 8.)</blockquote>
+
+<p>Le vieux Anselme s'émut au bruit d'une telle
+témérité. La douleur et la colère furent extrêmes.
+Comme Pompée, à qui Abélard le compare pour la
+grandeur de son attitude et le néant de sa puissance,
+il voulut défendre l'ombre de son autorité contre le
+jeune César de la science<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48"><sup>48</sup></a>. Il devint son ennemi et
+le combattit dans la théologie, comme avait fait Guillaume
+de Champeaux dans la philosophie. Il se trouvait
+alors, dans l'école de Laon, deux étudiants qui
+se distinguaient entre tous, Albéric de Reims et
+Lotulfe de Novare. L'un d'eux, le premier, a laissé
+un nom dans l'histoire littéraire<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a><a href="#footnote49"><sup>49</sup></a>. Plus ils avaient de
+mérite, plus ils nourrissaient de grandes espérances,
+et plus ils devaient concevoir d'aversion contre le
+nouveau venu. Ils circonvinrent le vieillard et l'entraînèrent
+à interdire à ce successeur inattendu la
+continuation de ses leçons et de ses gloses, donnant
+pour motif que, s'il échappait à son inexpérience
+quelque erreur touchant la foi, on pourrait l'imputer
+à celui dont il usurpait ainsi la place. La défense
+et le prétexte excitèrent parmi les écoliers une indignation générale; ils crièrent à la jalousie, à la
+calomnie; ils dirent que jamais pareille chose ne
+s'était vue; et ce commencement de persécution ne fit
+qu'ajouter à la gloire de celui qu'elle semblait signaler
+entre tous.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote48" name="footnote48"></a><b>Note 48:</b><a href="#footnotetag48"> (retour) </a> Abélard lui applique la <i>stat magni nominis umbra</i> et la comparaison de
+l'arbre que Lucain applique à Pompée. (Ep. I, p. 7.&mdash;Lucain, <i>Phars.</i>, l. I.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote49" name="footnote49"></a><b>Note 49:</b><a href="#footnotetag49"> (retour) </a> Albéric de Reims, élève de Godefroi, scolastique de cette ville, se
+perfectionna sous Anselme de Laon, devint archidiacre et écolâtre de
+l'église de Reims, et enfin archevêque de Bourges en 1130. Il eut de la réputation
+comme professeur. Il était aimé de saint Bernard. Lotulfe ou Loculfo
+le Lombard, ou, selon Othon de Frisingen, Leutald de Novare, ami et
+condisciple d'Albéric, régit avec lui les écoles de Reims. On n'en sait rien
+de plus. (Johan. Saresb., Rec. des Hist., i. XIV, p. 301.&mdash;Ou Fris. <i>Gest.
+Frid.</i>, l. I, c. XLVII.&mdash;Duboulai, <i>Hist. Universit.</i>, Catal. ill. vir., t. II,
+p. 753.&mdash;<i>Hist. litt.</i> t. XII, p. 72.)</blockquote>
+
+<p>Abélard revint aussitôt à Paris. Toutes les écoles,
+d'où il avait été jadis expulsé, lui étaient maintenant ouvertes; il y rentra en maître et occupa facilement
+cette position dominante dans l'enseignement,
+qu'on n'osait plus lui refuser. A la principale chaire,
+à celle de recteur des écoles, était attaché vraisemblablement un canonicat. On croit du moins que c'est
+alors qu'il fut nommé chanoine de Paris <a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a><a href="#footnote50"><sup>50</sup></a>, ce qui
+n'était sans doute qu'un bénéfice et un titre, et ne
+prouve nullement que dès lors il fût prêtre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote50" name="footnote50"></a><b>Note 50:</b><a href="#footnotetag50"> (retour) </a> C'est à cette époque (vers 1115) que les auteurs de l'<i>Histoire littéraire</i>
+placent cette nomination; j'ignore sur quelle autorité, mais cette opinion
+est fort probable. Cependant on la conteste, et D. Gervaise veut qu'Abélard
+soit devenu chanoine dès le temps où il professait à Paris, du consentement
+et à la place du successeur de Guillaume de Champeaux. Duchesne,
+sur la foi d'une chronique manuscrite des archevêques de Sens, prétend
+qu'il fut chanoine de Sens et non de Paris; et voici le texte inédit qui
+motive son assertion et dont je dois la connaissance à la savante amitié de
+M. Le Clerc: <i>Ex Chronico senonensi Gaufridi de Collone, monarchi Sancti
+Petri Viti senonensis, seculo XIIIe</i>. Manuscrit de la bibliothèque de Sens,
+n. 271, décrit et apprécié dans le t. XXI de l'<i>Hist. litt. de la France.</i>
+Fol. 129 v°, col. 1 et 2. «Anno Domini n° c° XL° (leg. XLII), magister
+Petrus Abaulart, canonicus primo maioris ecclesie senononsis, oblit; qui
+monasteria sanctimonialium fundauit, spetialiter abbatiam de Paraclito,
+in quo sepelitur cum uxore. Suum epitaphium tale est: «Est satis in titulo,
+Petrus hic iacet Abaillardus. Hic (<i>leg.</i> huic) soli paluit scibile quidquid
+erat. Canonicus fuit, et post uxoratus.» Cité en partie, mais sans nom
+d'auteur, par André Duchesne, <i>Notae ad Hist. calamitatum</i>, p. 1150, et
+Duboulai, <i>Hist. Univ. paris</i>, t. II, p. 760. Les derniers mots on été ainsi
+altérés par celui-ci: «Uxoratus primo fuerat, postea canonicus.» Le même
+Duboulai dit, à la vérité dans une table seulement, qu'Abélard fut chanoine
+de Tours; enfin, on voit sur une vitre de la cathédrale de Chartres
+une figure vêtue en chanoine, avec ce nom Pierre Baillard, et on veut
+que ce soit Abélard, chanoine de Chartres. On ne pouvait en général posséder
+qu'un seul canonicat comme on ne pouvait avoir qu'un bénéfice.
+Faut-il admettre que le titre de chanoine honoraire fût alors connu, ou
+qu'Abélard ait changé plusieurs fois de chapitre? La chose certaine, c'est
+qu'il était chanoine, il le dit lui-même. Il n'était pas nécessairement prêtre
+pour cela. On ne sait quand il le devint; peut-être en se faisant moine
+à Saint-Denis. (Cf. <i>Ab. Op.</i>, ep. l, p. 16.&mdash;<i>Hist litt.</i>, t. XII, p. 81.&mdash;
+<i>Vie d'Abeillard</i>, t. I, p. 28.&mdash;<i>Hist. Universit. paris.</i>, t. II, <i>in indic.</i>&mdash;
+Niceron, <i>Mém. pour servir à l'Hist. des Homm. ill.</i>, t. VI.&mdash;<i>Rech. hist. sur
+la ville de Sens</i>, par M. Th. Tarbé, c. XXI, p.443.)</blockquote>
+
+<p>Dans sa nouvelle situation, il continua et termina
+son interprétation d'Ézéchiel, commencée et suspendue
+à Laon. Par ce genre d'enseignement il obtint
+un grand succès, et bientôt il eût dans la théologie
+autant de faveur que dans la prédication philosophique.
+Tout le domaine de la science fut rangé sous
+sa loi, une multitude studieuse se pressa en s'inclinant
+autour de lui, et il vécut tranquille quelques
+années.</p>
+
+<p>On aime à se représenter l'existence d'Abélard,
+ou, comme on l'appelait, du maître Pierre, à cette
+époque de sa vie, au milieu de cette ville de Paris
+qu'il remplissait de son nom. Paris, ce n'était guère
+alors que la Cité. Sur cette île fameuse, qui partage
+la Seine au milieu de notre capitale, se concentraient
+toutes les grandes choses, la royauté, l'Église, la
+justice, l'enseignement. Là, ces divers pouvoirs
+avaient leur principal siége. Deux ponts unissaient
+l'île aux deux bords du fleuve. Le Grand-Pont conduisait
+sur la rive droite, à ce quartier qu'entre les
+deux antiques églises de Saint-Germain-l'Auxerrois
+et de Saint-Gervais, commençait à former le commerce,
+et qu'habitaient les marchands étrangers,
+attirés par l'importance et la renommée déjà considérable
+de la Lutèce gauloise. C'étaient eux qui devaient,
+confondus sous le nom d'une seule nation,
+le transmettre à une partie de cette ville nouvelle qui
+allait s'appeler le quartier des Lombards. Vers la rive
+gauche, le Petit-Pont menait au pied de cette colline
+dont l'abbaye de Sainte-Geneviève couronnait le faîte,
+et sur les flancs de laquelle l'enseignement libre avait
+déjà plus d'une fois dressé ses tentes. Les plaines voisines
+se couvraient peu à peu d'établissements pieux
+ou savants, destinés à une grande renommée; à
+l'est, la communauté de Saint-Victor venait d'être
+fondée; à l'ouest, la vieille abbaye de Saint-Germain-des-Prés
+attestait, dans sa grandeur, le souvenir
+de ce saint évêque de Paris dont la mémoire le disputait
+à celle de saint Germain d'Auxerre; car les
+deux plus anciens monuments de Paris sont dédiés
+au même nom<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a><a href="#footnote51"><sup>51</sup></a>. Là aussi, la jeunesse de la ville, et
+ces écoliers, ces clercs qui n'étaient pas tous jeunes
+alors, venaient sur des prés, devenus des lieux historiques,
+chercher les exercices et les rudes jeux qui
+convenaient à la robuste nature des hommes de ce
+temps. Leur résidence était surtout dans le voisinage
+du Petit-Pont, et leur foule toujours croissante ne
+pouvant tenir dans l'île, s'était répandue sur le bord
+de la rivière, au pied de la colline, qui devait par eux
+s'appeler le <i>pays latin</i>, et opposer, d'une rive à l'autre
+la ville de la science à la ville du commerce.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote51" name="footnote51"></a><b>Note 51:</b><a href="#footnotetag51"> (retour) </a> Saint Germain d'Auxerre fui évêque au Ve siècle et saint Germain de
+Paris, au VIe. L'église de Saint-Germain-l'Auxerrois, fondée, dit-on, par
+Chilpéric I, détruite par les Normands, fut rebâtie par le roi Robert; et
+il peut subsister quelque chose de cette reconstruction dans l'édifice
+actuel. On dit que le portail est du temps de Philippe le Bel; les parties
+modernes sont du XVIe siècle. La fondation de Saint-Germain-des-Prés,
+sous une autre invocation, date du temps de saint Germain lui-même
+(23 décembre 558). Cette église fut détruite aussi par les Normands. La
+reconstruction en fut commencée au plus tard en 990, et terminée, dit-on,
+en 1014; l'église, à peu prés dans son état actuel, a été dédiée en
+1163. Voyez dans les Documents inédits sur l'histoire de France, <i>Paris
+sous Philippe le Bel</i>, p. 362 et 454, et <i>l'Histoire du diocèse de Paris</i>, par
+l'abbé Lebeuf.</blockquote>
+
+<p>Dans la Cité, vers la pointe occidentale de l'île,
+s'élevait le palais souvent habité par nos rois, théâtre
+de leur puissance et surtout de ce pouvoir judiciaire
+qui y règne encore en leur nom, et qui alors même,
+exercé par leurs délégués, paraissait la plus populaire
+de leurs prérogatives et le signe reconnaissable
+de leur souveraineté. Un jardin royal, comme on
+pouvait l'avoir en ce siècle, un lieu planté d'arbres
+entre le palais et le terre-plein où Henri IV a sa statue,
+s'ouvrait en certains jours comme promenade publique
+au peuple, à l'école, au clergé, et à ce peu de
+nobles hommes qui se trouvaient à Paris. En face
+du palais, l'église de Notre-Dame, monument assez
+imposant, quoique bien inférieur à la basilique immense
+qui lui a succédé, rappelait à tous, dans sa
+beauté massive, la puissance de la religion qui l'avait
+élevé, et qui de là protégeait en les gouvernant les
+quinze églises dont on ne voit plus les vestiges, environnant
+la métropole comme des gardes rangés autour
+de leur reine. Là, à l'ombre de ces églises et
+de la cathédrale, dans de sombres cloîtres, en de
+vastes salles, sur le gazon des préaux, circulait cette
+tribu consacrée, qui semblait vivre pour la foi et la
+science, et qui souvent ne s'animait que de la double
+passion du pouvoir ou de la dispute. A côté des prêtres,
+et sous leur surveillance, parfois inquiète,
+souvent impuissante, s'agitait, dans le monde des
+études sacrées et profanes, cette population de clercs
+à tous les degrés, de toutes les vocations, de toutes
+les origines, de toutes les contrées, qu'attirait la célébrité
+européenne de l'école de Paris; et dans cette
+école, au milieu de cette nation attentive et obéissante,
+on voyait souvent passer un homme au front
+large, au regard vif et fier, à la démarche noble, dont
+la beauté conservait encore l'éclat de la jeunesse, en
+prenant les traits plus marqués et les couleurs plus
+brunes de la pleine virilité. Son costume grave et
+pourtant soigné, le luxe sévère de sa personne, l'élégance
+simple de ses manières, tour à tour affables et
+hautaines, une attitude imposante, gracieuse, et qui
+n'était pas sans cette négligence indolente qui suit
+la confiance dans le succès et l'habitude de la puissance,
+les respects de ceux qui lui servaient de cortège,
+orgueilleux pour tous, excepté devant lui, l'empressement
+curieux de la multitude qui se rangeait
+pour lui faire place, tout, quand il se rendait à ses
+leçons ou revenait à sa demeure, suivi de ses disciples
+encore émus de sa parole, tout annonçait un maître,
+le plus puissant dans l'école, le plus illustre dans
+le monde, le plus aimé dans la Cité. Partout on parlait
+de lui; des lieux les plus éloignés, de la Bretagne,
+de l'Angleterre, <i>du pays des Suèves et des Teutons</i>,
+on accourait pour l'entendre; Rome même lui
+envoyait des auditeurs<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a><a href="#footnote52"><sup>52</sup></a>. La foule des rues, jalouse
+de le contempler, s'arrêtait sur son passage; pour le
+voir, les habitants des maisons descendaient sur le
+seuil de leurs portes, et les femmes écartaient leur
+rideau, derrière les petits vitraux de leur étroite
+fenêtre. Paris l'avait adopté comme son enfant,
+comme son ornement et son flambeau. Paris était
+fier d'Abélard, et célébrait tout entier ce nom dont,
+après sept siècles, la ville de toutes les gloires et
+de tous les oublis a conservé le populaire souvenir.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote52" name="footnote52"></a><b>Note 52:</b><a href="#footnotetag52"> (retour) </a> L'affluence fabuleuse des auditeurs de tout pays aux leçons d'Abélard
+est attestée par tous les contemporains, amis ou ennemis; d'abord par lui-même,
+puis par Foulque de Deuil, Bérenger de Poitiers, saint Bernard,
+Othon de Frisingen, Jean de Salisbury, les auteurs de la <i>Chronique du
+couvent de Morigni</i>, etc. etc. (<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 6; ep. II, p. 46; pars
+II, ep. I, p. 218. Not., p. 1155.&mdash;Saint Bern.; ep. CLXXXVIII, CLXXXIX, etc.&mdash;Ott.
+Fris. <i>De Gest. Frid.</i>, l. I, c. XLVII.&mdash;Johan. Saresb. <i>Metal</i>. l. II, c. x.
+&mdash;<i>Rec. des Hist. Ex Chron. maurin.</i>, t. XII, p. 80.)</blockquote>
+
+<p>Telle était sa situation à ce moment le plus calme
+et le plus brillant de sa vie. Il ne devait cette situation
+qu'à lui-même, à son travail, à son opiniâtreté, à
+sa belliqueuse éloquence, et rien ne lui interdisait
+de penser qu'il la dût aussi à l'empire de la vérité.</p>
+
+<p>Il semblait donc, il pouvait se croire revêtu d'un
+apostolat philosophique; et cette fois, la mission
+spirituelle n'était pas une mission de pauvreté, d'humiliations
+ni de souffrances. Sa richesse égalait sa
+renommée; car l'enseignement n'était pas gratuitement
+donné à ces cinq mille étudiants qui, dit-on,
+venaient de tous les pays pour l'entendre. Parvenu à
+ce faîte de grandeur intellectuelle et de prospérité
+mondaine, il n'avait plus qu'à vivre en repos.</p>
+
+<p>Mais le repos était impossible: il ne convient
+qu'aux destinées obscures et aux âmes humbles.
+Abélard s'estimait désormais, c'est lui qui l'avoue,
+le seul philosophe qu'il y eût sur la terre<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a><a href="#footnote53"><sup>53</sup></a>. Aucune
+raison humaine n'a encore résisté à l'épreuve d'un
+rang suprême et unique. Abélard, oisif, ne pouvait
+donc rester calme; il fallait que par quelque issue
+l'inquiétude ardente de sa nature se fît jour et se
+donnât carrière. Des passions tardives éclatèrent
+dans son âme et dans sa vie, et il entra, poussé par
+elles, dans une destinée nouvelle et tragique qui est
+devenue presque toute son histoire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote53" name="footnote53"></a><b>Note 53:</b><a href="#footnotetag53"> (retour) </a> «Cum jam me solum in mundo superesse philosophum estimarem.» (Ep. I, p. 9.)</blockquote>
+
+<p>Il avait jusqu'alors vécu dans la préoccupation
+exclusive de ses études et de ses progrès. La science
+et l'ambition, qui animaient sa vie, la maintenaient
+pure et régulière. On ne voit même pas que les premiers
+feux de la jeunesse y eussent porté quelque
+désordre. Il montrait pour les habitudes déréglées
+d'une grande partie des habitants des écoles un dédaigneux
+éloignement. Quoique sa réputation lui
+eût attiré la bienveillance de quelques grands de la
+terre, il les voyait peu, et sa vie toute d'activité
+littéraire l'écartait de la société des nobles dames;
+il connaissait à peine la conversation des femmes
+laïques<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a><a href="#footnote54"><sup>54</sup></a>. D'ailleurs, si jamais Abélard devait aimer,
+c'était en maître, et les soins complaisants et laborieux
+d'un amour qui se cache et qui supplie allaient
+mal à sa nature. Cependant, au milieu de cette félicité
+sans obstacle, une sorte de mollesse intérieure
+s'emparait de lui, la sévérité l'abandonna. On a même
+prétendu qu'il se livra à des plaisirs qui compromirent
+sa dignité et jusqu'à sa fortune<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a><a href="#footnote55"><sup>55</sup></a>, mais il le nie
+hautement; d'ailleurs de vaines voluptés ne pouvaient
+suffire à son âme, et il se demandait encore
+d'où lui viendrait l'émotion.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote54" name="footnote54"></a><b>Note 54:</b><a href="#footnotetag54"> (retour) </a> «Ab excessu (<i>lisez</i> accessu) et frequentatione nobilium foeminarum
+studii scholaris assiduitate revocabar, nec laicarum conversationem multum
+noveram.» (Ep. I, p. 10.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote55" name="footnote55"></a><b>Note 55:</b><a href="#footnotetag55"> (retour) </a> Foulque lui rappelle dans une lettre, d'ailleurs amicale, qu'il s'était
+ruiné avec des courtisanes. Comme la lettre est, selon l'usage du temps,
+une oeuvre de rhétorique, on y peut soupçonner un peu d'hyperbole; mais
+il est difficile que le fond soit sans aucune vérité. Reste à savoir à quelle
+époque de la vie d'Abélard il faut placer ses désordres; est-ce avant qu'il
+connût Héloïse? est-ce à la suite de son amour? Que ceux qui se piquent
+de connaître le coeur humain en décident. On lit dans une pièce de vers
+qu'il fit pour son fils:
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Gratior est humilis meretrix quam casta superba,</p>
+<p class="i8">Perturbatque domum saepius ista suum.</p>
+<p class="i6"> ........................................</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Deterior longe linguosa est foemina scorta (<i>lisez</i> scorto);</p>
+<p class="i4"> Hoc aliquis, nullis illa placere potest.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>(<i>Ab. Op.</i>, part. II, ep. I, p. 219.&mdash;Cousin, <i>Frag. phil.</i>, t. III, app.,
+p. 444.)</blockquote>
+
+<p>Il y avait dans la Cité une très-jeune fille (elle était
+née, dit-on, à Paris, en 1101), nommée Héloïse, et
+nièce d'un chanoine de Notre-Dame, appelé Fulbert<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a><a href="#footnote56"><sup>56</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote56" name="footnote56"></a><b>Note 56:</b><a href="#footnotetag56"> (retour) </a> Héloïse, Helwide, Helvilde, Helwisa ou Louise; Abélard veut que ce
+nom vienne de l'hébreu <i>Heloïm</i>, un des noms du Seigneur. Il règne beaucoup
+d'obscurité sur l'origine, la patrie, la famille d'Héloïse. Il n'y a nulle
+raison de supposer qu'elle fût la fille naturelle de Fulbert, encore moins,
+comme le dit Papire Masson, d'un autre chanoine de Paris nommé Jean,
+ou, selon Mme Guizot, Ycon. D'Amboise, Duchesne, Gervaise, et en général
+les biographes veulent qu'elle ait vécu autant de temps qu'Abélard, ce
+qui, je le remarque après les auteurs de l'<i>Histoire littéraire</i>, ne porte sur
+aucune preuve, mais ce qui la ferait naître vers 1101. (Cf. <i>Ab. Op.</i>, part. I,
+ep. i et v, p. 10 et 72; préf. apol.; Not., p. 1140.&mdash;Pap. Mass. <i>Annal.</i>,
+lib. III, p. 239.&mdash;Hug., Métel, ep. xvi et xvii.&mdash;Bayle, art. <i>Héloïse</i>.
+&mdash;<i>Hist. lit.</i>, t. XII, p. 629 et suiv.&mdash;<i>Essai sur la vie et les écrits d'Abélard</i>,
+par Mme Guizot, p. 349.)</blockquote>
+
+<p>Orpheline et pauvre, elle habitait près des écoles,
+dans la maison de son oncle; mais on croit qu'elle
+était de noble naissance, ou du moins liée par le
+sang, peut-être par Hersende, sa mère, à une famille
+illustre, à la famille des Montmorency, qui avait
+déjà donné à l'État deux connétables<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a><a href="#footnote57"><sup>57</sup></a>. Élevée dans
+sa première enfance au couvent d'Argenteuil, près
+de Paris, son oncle l'avait instruite dans la science
+littéraire, ce qui était rare chez les femmes<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a><a href="#footnote58"><sup>58</sup></a>. Elle y
+avait fait des progrès surprenants, jusque-là qu'en
+prétendait qu'elle savait, avec le latin, le grec et
+l'hébreu<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a><a href="#footnote59"><sup>59</sup></a>. Sa figure, sans avoir une parfaite beauté,
+l'aurait distinguée; mais sa véritable distinction était
+ailleurs. Son esprit et son instruction avaient fait connaître
+son nom dans tout le royaume<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a><a href="#footnote60"><sup>60</sup></a>. On ne sait
+pas quand Abélard la vit ni comment il la rencontra.
+On dirait presque, à lire son récit, qu'il ne l'aima
+qu'avec préméditation, qu'il devint son amant systématiquement,
+et qu'il arrêta sur elle ses regards
+comme sur la passion la plus digne de lui, et, le
+dirai-je? la plus facile. Mais c'est souvent le propre
+et l'illusion des esprits réfléchis et raisonneurs que
+de prendre leur penchant pour un choix, et de croire
+que leurs entraînements ont été des calculs. Toujours
+est-il qu'Abélard nous raconte qu'avec son nom, sa
+jeunesse, sa figure, il ne devait craindre aucun refus,
+quelle que fût celle qu'il daignât aimer; mais
+qu'Héloïse menait une vie retirée, que le goût de la
+science créait entre elle et lui une relation naturelle,
+que cette communauté de travaux et d'idées devait
+autoriser un libre commerce de lettres et d'entretiens,
+et que c'est tout cela qui le décida. Il se
+trompe, un noble et secret instinct lui disait qu'il
+devait aimer celle qui n'avait point d'égale.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote57" name="footnote57"></a><b>Note 57:</b><a href="#footnotetag57"> (retour) </a> Albéric et Thibauld de Montmorency, tous deux vers la fin du XIe siècle.
+Nul ne dit comment Héloïse eût appartenu à cette famille. Si c'était une
+parenté légitime, ce devait être par les femmes. Bayle ne croit point à
+cette parenté, Héloïse disant à Abélard, en quelque endroit: <i>Genus meum
+sublimaveras</i>. Cette raison n'est pas décisive. (<i>Ab. Op.</i>, ep. iv, p. 57.) C'est
+une pure conjecture de Turlot que de donner pour mère à Héloise la première
+abbesse de Sainte-Marie-aux-Bois, près Sezanne, Hersendis, qui
+aurait été la maîtresse d'un Montmorency, et qui aurait passé pour être celle
+de Fulbert. (<i>Abail. et Hél.</i>, p. 154.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote58" name="footnote58"></a><b>Note 58:</b><a href="#footnotetag58"> (retour) </a> «Bonum hoc literatoriae scilicet scientiae in mulieribus est rarius.&mdash;Literatoriae
+scientiae, quod perrarum est, operam dare.» (<i>Ab. Op.</i>, ep. i,
+p. 10; part. II, ep. xxiii, p. 337.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote59" name="footnote59"></a><b>Note 59:</b><a href="#footnotetag59"> (retour) </a> Abélard le dit lui-même (part. II, ep. vii, <i>ad virg. par.</i>, p. 260.&mdash;
+Voyez aussi la Chronologie de Robert, <i>Rec. des Hist.</i>, t. XII, p. 294). Le vrai,
+c'est qu'elle savait le latin et l'écrivait avec facilité et talent. Quant au
+grec et à l'hébreu, j'ai peine à croire qu'elle en connût rien de plus que les
+caractères et quelques mots cités habituellement en théologie ou en philosophie.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote60" name="footnote60"></a><b>Note 60:</b><a href="#footnotetag60"> (retour) </a> «In toto regno nominatissimam.» (Ep. I, p. 10.) Observez qu'il s'en fallait
+alors que <i>totum regnum</i> fût toute la France; mais il n'en est pas moins
+vrai que la réputation littéraire et scientifique d'Héloïse n'a pas eu d'égale
+dans les temps modernes. Malgré la déclaration modeste d'Abélard, <i>per
+faciem non infima</i>, on s'est obstiné à croire à la grande beauté d'Héloïse.
+On a supposé, contre toute vraisemblance, que le <i>Roman de la Rose</i>, commencé
+et surtout achevé après la mort d'Abélard, était son ouvrage, parce
+qu'il y est question de lui, et l'on a dit qu'il y avait fait le portrait d'Héloïse,
+sous le nom de <i>Beauté</i>. C'est le portrait de la beauté parfaite suivant
+Guillaume de Lorris, auteur de la première partie du poème. (Le <i>Roman
+de la Rose</i>, v. 999, édit. de M. Méon, t. 1, p. 41.)
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>El ne fu oscure ne brune,</p>
+<p>Ains fu clere comme la lune,</p>
+<p>Envers qui les autres estoiles</p>
+<p>Resemblent petites chandoiles.</p>
+<p>Tendre et la char comme rousée</p>
+<p>Simple fu cum une espousée</p>
+<p>Et blanche comme flor de lis;</p>
+<p>Si ot le vis (<i>visage</i>) cler et alis (<i>uni</i>),</p>
+<p>Et fu greslete et alignie,</p>
+<p>Ne fu fardée ne guignie (<i>déguisée</i>):</p>
+<p>Car el n'avoit mie mestier</p>
+<p>De sol tifer ne d'afetier.</p>
+<p>Les cheveus ot blons et si lons</p>
+<p>Qu'il li batoient as talons;</p>
+<p>Nez ot bien fait, et yelx et bouche.</p>
+<p>Moult grand douçor au cuer me touche,</p>
+<p>Si m'aïst Diex, quant il me membre (<i>souvient</i>)</p>
+<p>De la façon de chascun membre,</p>
+<p>Qu'il n'ot si bele fame ou monde,</p>
+<p>Briément el fu jonete et blonde,</p>
+<p>Sede (<i>gracieuse</i>), plaisante, aperte, et cointe (<i>jolie</i>),</p>
+<p>Grassete et gresle, gente et jointe.</p>
+</div> </div></blockquote>
+
+<p>Il chercha donc les moyens d'arriver jusqu'à elle
+et de se rendre familier dans la maison. Des amis
+s'entremirent, et il fit proposer à l'oncle Fulbert,
+qui demeurait dans le voisinage des écoles, de le
+prendre en pension chez lui pour un prix convenu.
+Il fit valoir ses travaux assidus, l'ennui que lui causaient
+les soins dispendieux d'une maison, sa négligence
+plus dispendieuse encore. Fulbert était avide,
+et de plus très-jaloux d'augmenter par tous les moyens
+l'instruction de sa nièce. Non-seulement il consentit
+à tout, mais il crut avoir désiré lui-même ce qu'on
+espérait de lui, et vint en suppliant commettre entièrement
+sa pupille à l'illustre et redoutable précepteur,
+qui devait la voir à toute heure, qui, chaque
+fois qu'il reviendrait des écoles, pouvait, ou le jour
+ou la nuit, lui donner des leçons, et même, voyez la
+naïveté de cet âge, la frapper à la façon d'un maître,
+si l'élève était indocile<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a><a href="#footnote61"><sup>61</sup></a>. Abélard admira tant de simplicité;
+il lui semblait que l'on confiait la brebis au
+loup ravissant. Non-seulement on lui accordait la
+liberté, l'occasion, mais jusqu'à l'autorité, et au droit
+de menacer et de punir celle que la séduction n'aurait
+pu vaincre. Deux choses aveuglaient le vieillard;
+l'amour-propre passionné qui l'attachait aux succès
+de sa nièce, et l'ancienne réputation de pureté de la
+vie passée d'Abélard. «Que dirai-je de plus?» écrit ce
+dernier en racontant tout ceci, «nous n'eûmes qu'une
+maison, et bientôt nous n'eûmes qu'un coeur<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a><a href="#footnote62"><sup>62</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote61" name="footnote61"></a><b>Note 61:</b><a href="#footnotetag61"> (retour) </a> «Bernardus carnotensis, exundantissimus modernis temporibus fons
+literarum in Gallia.... quoniam memoria exercitio firmatur, ingeniumque
+acuitur ad imitandum ea quae audiebant, alios admonitionibus, alios
+flagellis et poenis urgebat.» Ainsi parle un des élèves de Bernard de
+Chartres, Jean de Salisbury. (<i>Metalog.</i>, l. I, c. XXIV.) Quant au droit
+qu'Abélard reçut de Fulbert de frapper son élève, il faut voir dans le texte
+tout ce qu'Abélard en raconte. (Ep. I, p. 11, et ep. V, p, 71.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote62" name="footnote62"></a><b>Note 62:</b><a href="#footnotetag62"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 11.</blockquote>
+
+<p>«A mesure que l'on a plus d'esprit,» a dit Pascal,
+«les passions sont plus grandes, parce que les passions
+n'étant que des sentiments et des pensées
+qui appartiennent purement à l'esprit, quoiqu'elles
+soient occasionnées par le corps, il est visible
+qu'elles ne sont plus que l'esprit même, et qu'ainsi
+elles remplissent toute sa capacité. Je ne parle que
+des passions de feu.... La netteté d'esprit cause
+aussi la netteté de la passion; c'est pourquoi un
+esprit grand et net aime avec ardeur, et il voit distinctement
+ce qu'il aime<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a><a href="#footnote63"><sup>63</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote63" name="footnote63"></a><b>Note 63:</b><a href="#footnotetag63"> (retour) </a> Fragment publié par M. Cousin. (<i>Des Pensées de Pascal</i>, seconde édition,
+p.897.)</blockquote>
+
+<p>On montre encore dans la Cité, au bord du chevet
+de Notre-Dame, près l'ancien quartier du cloître,
+a l'extrémité d'une rue étroite et tortueuse, toujours
+habitée par des membres du chapitre métropolitain,
+et dont les abords sont en tout temps parcourus, comme
+au moyen âge, par des clercs de tous grades, revêtus
+des costumes pittoresques du clergé nombreux et
+complet d'une riche cathédrale, la maison qu'une
+tradition locale désigne comme celle du chanoine
+Fulbert<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a><a href="#footnote64"><sup>64</sup></a>. Elle est près de la Seine, dont la sépare seulement
+un quai, plus élevé maintenant que le sol de
+la rue où elle est bâtie. Au moyen âge, vers 1116
+ou 1117, le terrain devait, du pied de cette maison,
+aller en pente jusqu'à la rivière et former l'emplacement
+de l'ancien port Saint-Landry; des fenêtres de
+la maison, on devait voir en plein la vaste grève où
+s'élève aujourd'hui cet hôtel de ville, magnifique palais
+des révolutions.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote64" name="footnote64"></a><b>Note 64:</b><a href="#footnotetag64"> (retour) </a> C'est la première maison à gauche en entrant dans la rue des Chantres,
+où l'on descend du quai Napoléon par un escalier. Une inscription au dessus
+de la porte désigne cette maison à la curiosité des passants, elle est ainsi
+conçue:<br><br>
+
+HÉLOÏSE, ABÉLARD HABITÈRENT CES LIEUX,<br>
+DES SINCÈRES AMANS MODELES PRÉCIEUX.<br>
+L'AN 1118.<br><br>
+
+Dans l'intérieur de la cour, un double médaillon, incrusté dans le mur,
+offre le profil d'une tête d'homme et d'une tête de femme: on dit que c'est
+Héloïse et Abélard. Cette sculpture est très-postérieure au XIIe siècle;
+M. Alexandre Lenoir pense qu'elle en remplace une plus authentique, et
+qu'elle est l'ouvrage de restaurateurs ignorants, peut-être non antérieurs au
+XVIe. La maison n'est pas ancienne, ou du moins, ses murs extérieurs ont
+été récemment bâtis; la disposition générale des murs et surtout de
+l'escalier pourraient bien être du temps. On ne donne nulle preuve de la
+tradition attachée à cette maison; mais cette tradition a sa valeur par son
+existence même. On dit, dans le quartier, qu'Abélard habitait la maison
+située à gauche et qui est remplacée par une grande construction moderne.
+Turlot donne sur tout cela quelques détails hasardés, et la lithographie du
+médaillon. (<i>Abail. et Hél.</i>, p. 153 et 154.&mdash;<i>Mus. des Mon. Franç.</i>, t. I, p. 223.)</blockquote>
+
+<p>C'est là, dans cette demeure modeste, au jour
+sombre que des fenêtres étroites laissaient pénétrer
+dans la chambre simple et rangée d'une jeune
+bourgeoise de Paris, ou bien à la lueur rougeâtre
+d'une lampe vacillante, qu'Abélard, impatient et
+ravi, venait employer à séduire une pauvre fille
+sans expérience et sans crainte le génie qui soulevait
+toutes les écoles du monde. C'est là que les
+plaisirs de la science, les joies de la pensée, les
+émotions de l'éloquence, tout était mis en oeuvre
+pour charmer, pour troubler, pour plonger dans
+une ivresse profonde et nouvelle, ce noble et tendre
+coeur qui n'a jamais connu qu'un amour et
+qu'une douleur, ce coeur que Dieu même n'a pu
+disputer à son amant.</p>
+
+<p>Mais quelles leçons Abélard donnait-il à Héloïse?
+Lui enseignait-il les secrets du langage et les arts
+savants de l'antiquité? Promenait-il cet esprit pénétrant
+et curieux dans les sentiers sinueux de la dialectique?
+Lui révélait-il les obscurs mystères de la
+foi, dans le langage lumineux de la raison philosophique?
+Enfin lui lisait-il ces poëtes qu'il cite dans ses
+ouvrages les plus austères, et le professeur de théologie
+récitait-il à son élève, avec ce talent de diction
+qu'on admirait, les vers impurs de l'<i>Art d'aimer</i><a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a><a href="#footnote65"><sup>65</sup></a>?
+Quel fut enfin, quel fut le livre qui servit,
+comme dans le récit du Dante, à la séduction de
+cette femme, historique modèle de la poétique Françoise
+de Rimini<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a><a href="#footnote66"><sup>66</sup></a>? On ne le sait, et cependant on
+sait que tout le talent d'Abélard fut complice de son
+amour. «Vous aviez,» lui écrivait, longtemps après,
+Héloïse encore charmée de ce qui l'avait perdue,
+«vous aviez surtout deux choses qui pouvaient soudain
+vous gagner le coeur de toutes les femmes,
+c'était la grâce avec laquelle vous récitiez et celle
+avec laquelle vous chantiez<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a><a href="#footnote67"><sup>67</sup></a>.» Et ses chants, il
+les composait pour elle. Ainsi le philosophe était devenu
+un orateur, un artiste, un poëte. L'amour avait
+complété son génie et achevé son universalité.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote65" name="footnote65"></a><b>Note 65:</b><a href="#footnotetag65"> (retour) </a> Abélard cite souvent Ovide, el quelquefois l'<i>Art d'aimer</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote66" name="footnote66"></a><b>Note 66:</b><a href="#footnotetag66"> (retour) </a> la bocca mi baciò tutto tremante;
+Galeotto fu il libro e chi lo scrisse. (DANTE, c. V.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote67" name="footnote67"></a><b>Note 67:</b><a href="#footnotetag67"> (retour) </a> «Duo autem, fateor, tibi specialiter inerant quibus foeminorum quarumlibet
+animos statim allicere poteras, dictandi scilicet et cantandi gratia.»<br>
+(<i>Ab. Op.</i>, ep. II, p. 46.)</blockquote>
+
+<p>On sent que tout dut seconder une séduction inévitable.
+L'étude leur donnait toutes les occasions de
+se voir librement, et le prétexte de la leçon leur
+permettait d'être seuls. Alors les livres restaient ouverts
+devant eux; mais ou de longs silences interrompaient
+la lecture, ou des paroles intimes remplaçaient
+les communications de la science. Les yeux
+des deux amants se détournaient du livre pour se
+rencontrer et pour se fuir. Bientôt la main qui devait
+tourner les pages, écarta les voiles dont Héloïse
+s'enveloppait, et ce ne fut plus des paroles, mais des
+soupirs qu'on put entendre. Enfin la passion triomphante
+emporta les deux amants jusqu'aux limites
+de son empire. Tout fut sacrifié à ce bonheur sans
+mélange et sans frein. Tous les degrés de l'amour
+furent franchis. Que sais-je? jusqu'aux droits de l'enseignement,
+jusqu'aux punitions du maître, devinrent,
+c'est Abélard qui l'avoue, des jeux passionnés
+<i>dont la douceur surpassait la suavité de tous les parfums</i>.
+Tout ce que l'amour peut rêver, tout ce que
+l'imagination de deux esprits puissants peut ajouter
+à ses transports, fut réalisé dans l'ivresse et dans la
+nouveauté d'un bonheur inconnu<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a><a href="#footnote68"><sup>68</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote68" name="footnote68"></a><b>Note 68:</b><a href="#footnotetag68"> (retour) </a> Les passages dont je rends ici la pensée, ont été cités partout. Je n'en
+rapporte que deux comme pièces il l'appui: «Quoque minus suspicionis
+habermus, verbera quandoque dabat amor.... quae omnium unguentorum
+suavitatem transcenderent.... si quid insolilum amer excogitare potuit,
+est additum.»&mdash;(<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 11.)</blockquote>
+
+<p>Mais cependant, qu'était devenu l'enseignement
+des écoles? le maître Pierre ennuyé, dégoûté, n'y
+paraissait plus qu'à regret. A peine lui restait-il
+quelques heures de jour pour les donner à l'étude.
+Quant à ses leçons, il les faisait avec négligence et
+froideur; il répétait d'anciennes idées, et ne parlait
+plus d'inspiration. Devenu un simple récitateur, il
+n'inventait plus rien, ou s'il inventait quelque chose,
+c'étaient des vers et des vers d'amour. Il paraît qu'il
+en composa beaucoup en langue vulgaire, ou, comme
+on disait alors, barbare<a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a><a href="#footnote69"><sup>69</sup></a>; ces chansons étaient vraisemblablement
+dans le goût des trouvères, dont il
+fut un des premiers en date, ou, si l'on veut, le
+prédécesseur. À tous ses talents, à toutes les initiatives
+de son esprit, il faudrait donc ajouter celle de
+la poésie nationale. Chose plus singulière! il laissait
+ses chansons d'amour se répandre au dehors et courir
+la ville et le pays; longtemps après cette époque,
+elles se retrouvaient encore dans la bouche de ceux
+dont la situation ressemblait à la sienne<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a><a href="#footnote70"><sup>70</sup></a>. Car il devint
+de bonne heure le patron des amoureux, et il
+avait «du talent pour les vaudevilles,» dit un bénédictin
+qui a écrit sa biographie<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a><a href="#footnote71"><sup>71</sup></a>. Ainsi l'aventure
+qui aurait dû rester le touchant mystère de toute sa
+vie devint un bruit public et passa de son aveu et
+par degrés à cet état de roman populaire qu'elle a
+conservé jusqu'à nos jours. Il y avait dans cet homme
+quelque chose de l'insolence de ces natures faites
+pour le commandement et la royauté. Il posait sans
+voile devant la foule; il semblait penser que tout ce
+qui l'intéressait devenait digne de l'attention générale,
+que ses actions surpassaient le jugement commun
+et que tout en lui devait être donné comme en
+spectacle au monde.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote69" name="footnote69"></a><b>Note 69:</b><a href="#footnotetag69"> (retour) </a> <i>Barbarice. (Ab. Op.</i>, part. II, Exp. symb., p. 369.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote70" name="footnote70"></a><b>Note 70:</b><a href="#footnotetag70"> (retour) </a> «Abélard serait donc le premier des trouvères,» dit M. Ampère. (<i>Hist.
+de la format. de la lang. franç.</i>, préf., p. XX.) Cependant M. Leroux de Lincy,
+qui a publié un <i>Recueil des chants historiques français</i>, depuis le XIIe
+jusqu'au XVIIIe siècle (2 vol. in-12, Paris, 1841, 1842), conjecture que
+les chansons d'Abélard étaient en latin; et c'est aussi l'opinion de M. Edélestand
+Dumeril (<i>Journ. des sav. de Normand.</i>, 2e liv., p. 129). Cependant
+Héloïse dit qu'on la chantait sur les places publiques; peut-être aussi que,
+suivant le goût du temps, les vers latins et les vers romans étaient mêlés.
+On a annoncé, il y a quelques années, que ces chansons venaient d'être
+retrouvées au Vatican; et la <i>Biographie anglaise</i> le répétait en 1842. On
+aura voulu parler des complaintes latines bibliques que M. Greith a publiées (<i>Spicilegium Vaticanum</i>, Frauenfeld, 1838), et ce ne sont ni des
+chansons d'amour ni des chansons populaires. On pouvait espérer, en ce
+genre, quelque découverte curieuse des manuscrits mentionnés aux articles
+87, 88, 89 et 90 du catalogue de M. Greith sous ces titres: <i>Cantilenae lingua gallica antiqua scriptae</i>, <i>Carmina amatoria</i>, etc., p. 131.
+Mais la plupart de ces chansons françaises du Vatican ont été publiées dans
+le recueil d'Adelbert Keller, intitulé: <i>Romvart</i>, p. 245, etc., Manheim,
+1844, in-8. Il n'y en a point d'Abélard. Voyez ci-après la note sur les élégies bibliques. Le <i>Recueil des chants hist. franç.</i>, Introd. p. v, et <i>Ab. Op.</i>,
+ep. I, p. 12; ep. II, p. 40 et 48.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote71" name="footnote71"></a><b>Note 71:</b><a href="#footnotetag71"> (retour) </a> Dom Clément, regardé comme l'auteur de l'article <i>Abélard</i>, dans
+l'<i>Histoire littéraire de la France</i>, t. XII, p. 92, et t. VII, p. 50.</blockquote>
+
+<p>La désolation fut grande parmi les écoliers, lorsqu'ils
+s'aperçurent de la préoccupation qui leur enlevait
+leur maître. Ils assistaient avec tristesse à ces
+leçons inanimées que leur donnait encore celui dont
+l'âme était ailleurs. Il leur semblait l'avoir perdu, et
+quelques-uns ne pouvaient voir sans alarmes ce que
+tous voyaient avec douleur. Il est impossible que les
+ennemis secrets d'Abélard n'en ressentissent pas une
+joie égale; mais ils ne la montraient pas, et telle
+était alors sa puissance ou la liberté des moeurs, qu'il
+ne paraît pas que le bruit de son aventure lui ait
+beaucoup nui dans les premiers temps, ni qu'on ait
+songé à la tourner contre lui. Il était clerc, nous savons
+qu'il portait le titre de chanoine; on a même
+cru, bien que sans preuve, qu'il était déjà prêtre<a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a><a href="#footnote72"><sup>72</sup></a>.
+Mais dans le relâchement et la rudesse du moyen âge,
+le dérèglement ne faisait un tort sérieux qu'au jour
+où il devenait l'occasion de quelque violence. Or ici
+rien de semblable; l'aventure était publique; on en
+parlait, on la chantait dans Paris. Nul ne l'ignorait,
+hormis, bien entendu, le plus intéressé à la savoir.
+Dans ses illusions d'affection, de respect et de vanité,
+Fulbert ne se doutait de rien, et plusieurs
+mois se passèrent avant qu'il fût averti; il repoussa
+même les premiers avis; mais enfin il conçut des
+soupçons, et il sépara les deux amants.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote72" name="footnote72"></a><b>Note 72:</b><a href="#footnotetag72"> (retour) </a> Il est certain qu'il le fut plus tard. Une fois abbé, il disait la messe.
+(<i>Ab. Op.</i>, part. I, ep. i et iv, part. II, ep. xxiii, p. 39, 54 et 341.) Mais
+à l'époque que nous racontons on ne voit que ces mots <i>clericus, canonicus</i>,
+et nous ne croyons pas qu'il fût encore dans les ordres. Aucun historien ne
+s'explique sur ce point. Un auteur ecclésiastique ne représente Abélard
+que comme bénéficier, ce qui l'engageait à de certains voeux, non pas,
+il est vrai, irrévocables. Dans ses objections contre le mariage, Héloïse
+l'attaque comme contraire à la dignité d'un clerc, à sa fortune à venir,
+dans l'Église, mais non à des engagements formels. Bayle en conclut que le
+célibat n'était pas alors une obligation stricte pour les prêtres, mais un
+devoir de perfection. D. Gervaise en induit an contraire, quoiqu'avec
+peu d'assurance, qu'Abélard était encore libre, le concile de Reims venant
+de renouveler les canons d'un concile tenu à Londres en 1102 contre
+les prêtres, diacres et sous-diacres qui se marieraient. Mais le concile de
+Reims (1119) n'avait pas encore eu lieu, et ses défenses prouvent que la
+règle du célibat des prêtres n'était pas aussi solennellement consacrée et
+suivie qu'elle l'a été depuis. Nous voyons d'ailleurs, dans un des ouvrages
+d'Abélard, qu'il pensait qu'un prêtre pouvait être marié une fois, pourvu
+qu'il n'eût pas fait de voeu contraire. Il n'y a pas impossibilité de soutenir
+l'opinion de Bayle; mais celle de D. Gervaise a pour elle les meilleures
+apparences. (<i>Ab. Op.</i>, ep. i, p. 16.&mdash;<i>P. Ab. Epitom. theol.</i>, c. xxxi,
+p. 90. Rheinwald édit. Berlin, 1835.&mdash;Bayle, <i>Dict. crit.</i>, art. <i>Heloïse</i>.
+&mdash;D. Gervaise, <i>Vie d'Abeil.</i>, t. I, p. 74.&mdash;<i>Hist. de saint Bernard</i>, par
+M. l'abbé Ratisbonne, t. II, p. 36.)</blockquote>
+
+<p>La honte et la douleur, mais la douleur plus que
+la honte, les accablaient à ce fatal moment. Tous deux
+rougissaient, gémissaient, pleuraient; mais aucun
+ne se plaignait pour lui-même. Abélard n'avait d'autre
+repentir que de voir Héloïse affligée, et dans le
+chagrin de son amant elle mettait tout son désespoir.
+On les séparait, mais leurs coeurs restaient unis. La
+contrainte ne faisait qu'allumer en eux de nouveaux
+désirs; puisque la honte avait éclaté, il n'y en avait
+plus; ils se faisaient comme un devoir de leur amour.
+Ils continuèrent donc à se voir secrètement. Un jour,
+ils furent surpris, et le classique Abélard dit qu'il
+leur arriva ce qu'une fable poétique raconte de Vénus
+et de Mars<a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a><a href="#footnote73"><sup>73</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote73" name="footnote73"></a><b>Note 73:</b><a href="#footnotetag73"> (retour) </a> Ep. i, p. 13.</blockquote>
+
+<p>Peu après, Héloïse s'aperçut qu'elle était grosse,
+et avec l'exaltation de la joie, elle l'écrivit à son
+maître, le consultant sur ce qu'il y avait à faire.
+Une nuit, en l'absence de l'oncle, il entra furtivement
+dans la maison, et comme ils en étaient convenus,
+il emmena Héloïse et la conduisit incontinent
+dans sa patrie. Là, il l'établit chez sa soeur, où elle
+demeura jusqu'à ce qu'elle mît au monde un fils qui
+reçut d'elle le nom de Pierre Astrolabe<a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a><a href="#footnote74"><sup>74</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote74" name="footnote74"></a><b>Note 74:</b><a href="#footnotetag74"> (retour) </a> <i>Astrolabius</i> ou <i>Astralabius</i> dans les lettres d'Abélard et d'Héloïse,
+<i>Petrus Astralabius</i> dans le nécrologe du Paraclet. Je ne sais pourquoi plusieurs
+historiens veulent que ce nom signifie <i>Astre brillant</i>. On appelait
+alors astrolabe la sphère plane à l'aide de laquelle on démontrait le système
+de Ptolemée. (<i>Ab. Op.</i>, ep. i, p. 13; part. II, ep. xxiv et xxv,
+p. 343 et 345; Not., p. 1149.&mdash;Pezji <i>Thes. anecdot. noviss.</i>, t. III,
+part. II, p. 95 et 110.)</blockquote>
+
+<p>Non loin du Pallet, au confluent de la Moine et
+de la Sèvre nantaise, s'élèvent les majestueuses ruines
+du château de Clisson<a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a><a href="#footnote75"><sup>75</sup></a>. Elles dominent encore le
+cours limpide et charmant de ces deux rivières, et
+les grandes masses de rochers et de verdure qui en
+couvrent les bords escarpés. On peut croire que ces
+sites admirables qui, dit-on, inspirèrent au Poussin
+ses plus fameux paysages, furent alors visités par
+l'inquiète Héloïse. Lorsque son amant l'eut rejointe,
+tous deux errèrent sans doute plus d'une fois dans
+ces lieux encore sauvages, mais où la nature étalait
+toute sa fraîcheur et toute sa beauté. Du moins montre-t-on
+dans la garenne de Clisson une grotte de rochers
+granitiques qui porte le nom d'Héloïse. On dit que là
+se retiraient souvent les deux amants, durant leur séjour
+en Bretagne. Mais rien n'appuie cette tradition,
+si ce n'est peut-être la secrète harmonie qui unit les
+beautés de la nature, les solitudes mystérieuses et
+les émotions de l'amour.</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Speluncam Dido dux et Trojanus eamdem Deveniunt.</p>
+ </div> </div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote75" name="footnote75"></a><b>Note 75:</b><a href="#footnotetag75"> (retour) </a> Clisson est à 7 ou 8 kilomètres des ruines du château du Pallet, dans
+le pays appelé le Bocage. Aucune construction n'y paraît remonter au temps
+d'Abélard; hormis peut-être une partie de l'ancienne chapelle de la Trinité,
+près du couvent de bénédictines devenu la Villa Valentin. La château fut
+rebâti en 1223; mais auparavant il y avait déjà un château, et Clisson
+était déjà un lieu important. Rien n'indique que le nom de <i>grotte d'Héloïse</i>
+soit autre chose qu'une fantaisie du propriétaire du parc; mais c'est une
+grotte naturelle sur la rive droite de la Sèvre. (<i>Abail. et Hél.</i>, par Turlot,
+p. 144.&mdash;<i>Voyage pittoresque à Clisson</i>, par Thienon, planch, xiii, 2 vol.
+in-4.&mdash;<i>Notice sur la ville et le château</i>, 1 vol. in-18, Nantes, 1841.)</blockquote>
+
+<p>A la nouvelle de la fuite d'Héloïse, Fulbert était
+tombé comme en démence. Dans sa douleur et sa colère,
+il ne savait comment se venger d'Abélard, quelles
+embûches lui tendre, enfin quel mal lui faire. S'il le
+tuait, s'il le mutilait par quelque blessure cruelle, il
+craignait que sa nièce bien-aimée n'en fût punie par
+la famille du ravisseur qui l'avait recueillie. Quant
+à se rendre maître par force de sa personne, il ne
+l'espérait pas. Abélard se tenait sur ses gardes, prêt
+à l'attaquer s'il fallait se défendre. Peu à peu il prit
+pitié de cette extrême douleur, ou plutôt il sentit
+qu'il fallait absolument sortir d'une situation critique
+en réparant sa faute; il résolut de s'accuser du
+crime de son amour comme d'une trahison, il vint
+trouver le chanoine, avec des prières et des promesses,
+s'engageant à lui accorder la réparation
+qu'on exigerait. La passion, en effet, ou peut-être
+la crainte lui rendait tout acceptable et tout facile;
+il se disait que les plus grands hommes avaient
+succombé comme lui, et pour apaiser Fulbert, pour
+le satisfaire au delà de toute espérance, il offrit le
+mariage, pourvu que le mariage restât secret; car
+il appréhendait que cela ne nuisît à sa réputation
+aussi bien qu'aux chances de son ambition dans
+l'église. Fulbert consentit. La réconciliation fut scellée
+par un échange de parole et par les embrassements
+de l'oncle et des siens. Tout cela peut-être cachait de
+leur part un projet de trahison. Il semble que Fulbert
+n'ait jamais renoncé à la pensée de quelque noire vengeance
+conçue dès le premier jour.</p>
+
+<p>Abélard retourna en Bretagne pour y chercher
+celle qui allait devenir sa femme. Mais elle n'approuva
+pas son projet, et elle entreprit de l'en dissuader.
+Cette fille héroïque ne songeait, disait-elle,
+qu'au péril et à l'honneur de son amant. Elle ne
+croyait pas qu'aucune satisfaction désarmât son oncle;
+elle le connaissait et pressentait les sombres
+desseins de cette âme ulcérée. Puis, elle demandait
+quelle gloire il y aurait pour elle à ternir la gloire
+d'Abélard par un hymen qui les humilierait tous
+deux<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a><a href="#footnote76"><sup>76</sup></a>. Que ne lui ferait pas le monde, auquel elle
+allait enlever sa lumière? De quelles malédictions
+de l'Église, de quels regrets des philosophes ce mariage
+serait suivi! quelle honte et quelle calamité
+qu'un homme créé pour tous se consacrât à une seule
+femme! Elle le détestait, s'écriait-elle avec véhémence,
+ce mariage qui serait un opprobre et une
+ruine.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote76" name="footnote76"></a><b>Note 76:</b><a href="#footnotetag76"> (retour) </a> Le discours étrange et pressant par lequel Héloïse tenta de détourner
+Abélard du mariage a été remarqué et même admiré de tout temps.
+Plusieurs auteurs le citent; nous ne rappellerons qu'un témoignage peu
+sérieux, mais qui n'en est pas moins frappant. Dans le <i>Roman de la Rose</i>,
+l'un des auteurs, Jehan de Meung, qui avait, il est vrai, <i>translaté en
+françhois la Vie et les Epistres de maîstre Pierre Abayalard et Héloys sa
+femme</i>, voulant faire le procès du mariage, s'exprime ainsi:
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Pierres Abaillart reconfesse</p>
+<p>Que suer Heloïs, l'abeesse</p>
+<p>Du Paraclet, qui fu s'amie,</p>
+<p>Accorder ne se voloit mie,</p>
+<p>Por riens qu'il la préist à fame:</p>
+<p>Ains il faisoit la genne dame</p>
+<p>Bien entendant et bien lettrée.</p>
+<p>Et bien amant, et bien amée,</p>
+<p>Argumens à il chastier</p>
+<p>Qu'il se gardast de marier.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Et il continue en rimant toutes les raisons d'Héloïse et même quelque chose
+de l'aventure qui suivit. (Édit. de M. Méon, t. II, p. 213.&mdash;<i>Les Manuscrits
+de la Bibliothèque du Roi</i>, par M. Paulin Paris, t. V, no. 7071,
+p. 39.)</blockquote>
+
+<p>L'Apôtre n'en a-t-il pas signalé tous les ennuis,
+toutes les gênes, toutes les sollicitudes, lorsqu'il
+dit: «Vous êtes sans femme, ne cherchez point de
+femme.» Et qu'il ajoute: «Je veux que vous viviez
+sans tourment d'esprit.» (I Cor. VII, 27 et 32.)
+Si l'on récuse les saints en de telles matières, qu'on
+écoute les sages. Ne sait-on plus ce que saint Jérôme
+dit de Théophraste, que l'expérience avait amené à
+conclure contre le mariage des philosophes, et ce que
+répondit Cicéron à Hirtius qui lui conseillait de se
+remarier: «Je ne puis m'occuper également à la fois
+d'une femme et de la philosophie<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a><a href="#footnote77"><sup>77</sup></a>.» Abélard, d'ailleurs,
+ne devait-il pas se rappeler sa manière de
+vivre? Comment mêler des écoliers à des servantes,
+dea écritures à des berceaux, des livres et des plumes
+à des fuseaux et à des quenouilles? Quel esprit plongé
+dans les méditations sacrées ou philosophiques pourrait
+supporter les cris des enfants, les chants monotones
+des nourrices qui les apaisent, tout le bruit
+d'un ménage nombreux? Cela est bon pour les riches
+dont les maisons sont des palais, et à qui l'opulence
+épargne tous les ennuis; mais ce ne sont pas des riches
+que les philosophes. Leurs pensées vont mal
+avec les soucis mondains. Tous, ils ont cherché la
+retraite, et Sénèque dit à Lucilius: «Voulez-vous
+philosopher, négligez les affaires. Soyez tout à
+l'étude, il n'y a jamais assez de temps pour elle<a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a><a href="#footnote78"><sup>78</sup></a>.»
+Interrompre la philosophie, c'est l'abandonner. Chez
+tous les peuples, gentils, juifs, chrétiens, il y a eu
+des hommes éminents qui se séparaient, qui s'isolaient
+du public par la paix et la régularité de leur
+vie. Chez les Juifs, c'étaient les Nazaréens, et plus
+tard les Sadducéens, les Esséniens; chez les chrétiens,
+les moines qui mènent la vie commune des
+apôtres, et imitent la solitude de saint Jean; chez
+les païens enfin, ceux à qui Pythagore a donné le
+noble titre d'amis de la sagesse<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a><a href="#footnote79"><sup>79</sup></a>. Rappeler tous les
+exemples au souvenir d'Abélard, ce serait vouloir enseigner
+Minerve elle-même. Mais si des laïques ont
+ainsi vécu, que doit faire un chrétien, un clerc, un
+chanoine, et comment l'excuser de préférer à ces
+saints devoirs de misérables plaisirs, et de se plonger
+sans retour dans l'abîme? Où, si peu lui soucie de la
+prérogative ecclésiastique, qu'il sauve du moins la
+dignité du philosophe; qu'il se rappelle que Socrate
+fut marié et comme il expia sa faute.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote77" name="footnote77"></a><b>Note 77:</b><a href="#footnotetag77"> (retour) </a> B. Hieronym. <i>In Jovinian</i>, l.1. Cette citation et toutes les autres sont
+attribuées à Héloïse par Abélard.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote78" name="footnote78"></a><b>Note 78:</b><a href="#footnotetag78"> (retour) </a> Senec. ep. LXXIII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote79" name="footnote79"></a><b>Note 79:</b><a href="#footnotetag79"> (retour) </a> L'introduction du nom de philosophe est attribuée à Pythagore par
+Cicéron (<i>Tusc</i>., l. V, 3 et 4); mais Abélard ne devait le savoir que par
+saint Augustin qu'il cite: <i>De Civ. Dei</i>, l. VIII.&mdash;<i>Ab Op.</i>, ép. I. p. 13 et 14.</blockquote>
+
+<p>Puis, laissant cette singulière argumentation, elle
+descendait, d'une voix plus émue, à des raisons
+plus pénétrantes. Ne devait-il pas songer qu'il serait
+plus périlleux pour lui de la ramener à son oncle?</p>
+
+<p>Combien il serait plus doux pour elle, et pour lui
+plus honorable, qu'elle fût appelée sa maîtresse que
+son épouse, et qu'elle le retînt par la grâce, au lieu
+de l'enchaîner par la contrainte! Leurs joies seraient
+plus vives tant qu'elles seraient plus rares. Pour
+elle, elle n'a jamais en lui rien aimé que lui-même.
+Elle pense ce que dans Eschine <i>la philosophe</i>
+Aspasie dit à Xénophon<a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a><a href="#footnote80"><sup>80</sup></a>. Il n'est rang, titre ni
+gloire qu'elle préférât au sort qu'elle tient de lui. Le
+titre d'épouse est plus saint, le nom de sa maîtresse,
+de l'esclave de ses plaisirs, est plus doux; il a plus de
+prix pour elle que le rang d'une impératrice, quand
+Auguste en personne le lui aurait offert. Où est la
+femme dont la fortune égale la sienne? L'amour
+d'Abélard vaut mieux que l'empire du monde<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a><a href="#footnote81"><sup>81</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote80" name="footnote80"></a><b>Note 80:</b><a href="#footnotetag80"> (retour) </a> «Inductio illa philosophae Aspasiae.» (<i>Ab. Op.</i>, ep. II, p. 45.) Dans un
+dialogue d'Eschine le socratique, Aspasie dit à Xénophon et à sa femme:
+«Persuadez-vous, vous, que vous possédez la première des femmes, et
+elle, le premier des hommes.» (Cic. <i>De Invent.</i>, I, 31.&mdash;Quintil. <i>Inst.
+orat.</i>, V, 11.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote81" name="footnote81"></a><b>Note 81:</b><a href="#footnotetag81"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 13-16, ep. II, p. 45. Toutes nos expressions sont plus
+faibles que celles dont Héloïse se servait encore, bien des années après
+ces événements.</blockquote>
+
+<p>Pour lui, il écouta tous ces conseils, toutes ces
+prières, sans en être ébranlé. Il lui fallut subir une
+discussion en règle, et le maître eut à réfuter son
+élève en dialectique.</p>
+
+<p>Sans doute ce mariage coûtait quelque chose à son
+ambition; c'était un parti qui pouvait compromettre
+sa position dans l'école, l'obliger au moins à renoncer
+à l'enseignement de la théologie, lui faire
+perdre son canonicat, lui fermer la voie des hautes
+dignités de l'Église, et il ne les dédaignait pas; on
+dit même que la mitre de l'évêque de Paris avait
+brillé à ses yeux. D'autres ont parlé de la pourpre
+romaine, que dis-je? de la tiare pontificale elle-même.
+Ces ambitieux rêves séduisaient sans doute
+l'esprit d'Héloïse; mais la situation présente pesait
+sur lui; il se flattait de tenir ses liens éternellement
+secrets; et dans son aveuglement, il repoussait les
+inquiétudes d'une femme trop clairvoyante, et se
+confiait à l'avenir. Sa volonté obtint ce qu'Héloïse,
+dans l'excès de son dévouement, appelait un sacrifice.
+Elle se résigna à devenir la femme de celui qu'elle
+aimait plus que la lumière du jour. Cependant, en
+consentant avec des soupirs et des larmes à son
+hymen, elle dit ces tristes mots: «Il ne nous reste
+plus qu'à donner par notre perte commune l'exemple
+d'une douleur égale à notre amour.»</p>
+
+<p>«Le monde entier a connu,» dit Abélard, «que
+dans ces paroles l'esprit de prophétie l'inspira<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a><a href="#footnote82"><sup>82</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote82" name="footnote82"></a><b>Note 82:</b><a href="#footnotetag82"> (retour) </a> Id, Ep. I, p. 16.&mdash;On remarquera que dans tous ces raisonnements
+le sacerdoce n'est pas allégué comme un empêchement; il n'en faudrait
+pas conclure rigoureusement qu'Abélard ne fût pas prêtre. Il ne regardait
+pas le mariage comme absolument interdit aux gens d'Église. (<i>Ab. Epit.
+theol.</i>, p. 91, Berlin, 1836, et ci-après l. III, c. II.)</blockquote>
+
+<p>Ils quittèrent la Bretagne, recommandant leur
+enfant à leur soeur, retournèrent clandestinement
+à Paris; et quelques jours après, ils passèrent la
+nuit en oraison dans une église dont le nom est
+ignoré; ayant accompli secrètement ainsi les vigiles
+des noces, le matin, au jour naissant, en présence
+de Fulbert et de quelques amis, ils reçurent la bénédiction
+nuptiale; puis aussitôt ils se retirèrent
+sans éclat et chacun dans sa demeure. A partir de
+ce moment, leurs entrevues furent rares et dérobées,
+et tous leurs soins tendirent à cacher leurs
+nouveaux liens. Mais ces précautions devinrent inutiles.
+L'oncle même d'Héloïse et les gens de la maison,
+dans le désir imprudent d'effacer un pénible
+scandale, divulguaient le mariage, violant ainsi la
+foi promise. Héloïse, au contraire, se récriait et jurait
+avec imprécations que rien n'était plus faux<a id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a><a href="#footnote83"><sup>83</sup></a>.
+Irrité de ces démentis, Fulbert l'accablait d'outrages,
+et le séjour commun devenait insupportable. Il fallut
+fuir encore.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote83" name="footnote83"></a><b>Note 83:</b><a href="#footnotetag83"> (retour) </a> «Illa autem contra anathematizare et jurare.» (Ep. 1, p. 17.)</blockquote>
+
+<p>Il y avait près de Paris au village d'Argenteuil,
+sur les bords de la Seine, un couvent de femmes dédié
+à la Vierge, établi sous la règle de Saint-Benoît,
+et richement doté par Adélaïde, femme de Hugues
+Capet<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a><a href="#footnote84"><sup>84</sup></a>. Une partie de l'enfance d'Héloïse s'y était
+écoulée: c'est là que la conduisit son mari. Il y
+avait fait disposer l'habit de religieuse qui convenait
+à la vie cloîtrée, et elle le revêtit, mais sans
+prendre le voile. Aucun esprit de retraite, aucun
+dégoût des joies du monde, aucune lassitude des
+passions ne l'amenait au pied des autels. Elle n'y
+cherchait qu'un sûr asile. L'homme que le ciel lui
+avait maintenant donné pour époux l'y venait voir
+de temps en temps, et leur amour ne respectait pas
+toujours la sainteté du lieu. Les détours du cloître,
+la solitude des salles silencieuses cachèrent plus
+d'une fois un bonheur qui ne pouvait donc cesser
+d'être criminel<a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a><a href="#footnote85"><sup>85</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote84" name="footnote84"></a><b>Note 84:</b><a href="#footnotetag84"> (retour) </a> C'était un prieuré dépendant de l'abbaye de Saint-Denis et temporairement
+converti en couvent de femmes; il portait le nom de <i>Prioratus humilitatis B. Marie de Argentolio</i>, ou Notre-Dame d'Argenteuil. (<i>Ab. Op</i>.,
+ep. 1, p. 17; Not., p. 1150.&mdash;<i>Gall. Christ</i>., t. VII, p. 607.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote85" name="footnote85"></a><b>Note 85:</b><a href="#footnotetag85"> (retour) </a> «Nosti ... quid ibi tecum mea libidinis egerit intemperantia in quadam
+etiam parte ipsus refectorit.... Nosti id impudentissimo furio actum
+esse in tam reverendo loco et summae Virgini consecrato. (<i>Ab. Op.</i>,
+ep. V, p. 69.)</blockquote>
+
+
+<p>Rien de tout cela n'était soupçonné de Fulbert,
+ou rien ne le touchait. Il savait seulement que
+sa nièce, jadis son plaisir et son orgueil, lui avait
+échappé, qu'elle était dans les murs d'un monastère,
+qu'elle portait la robe de religieuse. Il crut
+ou voulut croire qu'Abélard comptait ainsi se débarrasser
+d'elle et l'enchaîner loin de lui. Toutes ces
+précautions lui paraissaient suspectes, et ce qu'on
+prenait tant de soin de cacher, on voulait sans doute
+l'annuler un jour. La vie d'Abélard pouvait bien
+d'ailleurs n'être pas celle du mari le plus fidèle<a id="footnotetag85a" name="footnotetag85a"></a><a href="#footnote85a"><sup>85a</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote85a" name="footnote85a"></a><b>Note 85a:</b><a href="#footnotetag85a"> (retour) </a> Voyez la note 2 de la page 46, et les allégations de Foulque
+de Deuil. (<i>Ab. Op.</i>, p. 219.)</blockquote>
+
+<p>Les proches, les amis de Fulbert lui répétaient
+qu'on l'avait trompé, et en aigrissant ses soupçons
+exaltaient tous ses ressentiments. L'idée d'une vengeance
+bizarre et terrible lui était venue dès le premier
+jour de sa colère; elle le ressaisit de nouveau;
+peut-être ne l'avait-elle jamais quitté; et une nuit,
+après avoir mis du complot quelques-uns de ses
+parents, il se fit introduire avec ses complices, par
+un valet secrètement acheté, jusque dans la chambre
+retirée où reposait Abélard, et le surprenant
+sans défense et endormi, ils lui infligèrent, par un
+lâche attentat, la mutilation dégradante que le désir
+d'anéantir les tribulations de la chair dont parle
+saint Paul, arracha jadis au spiritualisme insensé
+d'Origène<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a><a href="#footnote86"><sup>86</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote86" name="footnote86"></a><b>Note 86:</b><a href="#footnotetag86"> (retour) </a> 1 Cor. VII, 28.&mdash;On ne saurait donner avec certitude la date de cet
+événement, mais ce ne peut être avant 1117, ni plus tard que 1118.</blockquote>
+
+<p>Dès que le jour fut venu, tout à cette nouvelle
+s'émut de surprise et d'horreur. La ville entière,
+curieuse et consternée, accourait dans le voisinage
+de la demeure d'Abélard et le fatiguait des cris de sa
+pitié.</p>
+
+<p>Tandis que les femmes qui toutes l'aimaient pleuraient
+en se racontant une si cruelle aventure, tout
+ce que l'Église avait de plus distingué, les chanoines
+de Paris, l'évêque lui-même, témoignaient hautement
+leur intérêt et leur indignation<a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a><a href="#footnote87"><sup>87</sup></a>. Les clercs surtout,
+les écoliers faisaient retentir la maison de gémissements
+insupportables, et ces témoignages d'une compassion
+bruyante allaient redoubler sa honte et ses
+souffrances. Pour lui, sur son lit de misère, il réfléchissait
+péniblement au degré de fortune et de gloire
+qu'il avait atteint, à cette déchéance si soudaine, si
+étrange et si terrible. Il se sentait humilié jusque
+dans le plus profond de son orgueil, en songeant que
+Dieu semblerait l'avoir frappé dans sa justice, que la
+trahison paraîtrait châtiée par la trahison même, et
+le crime puni et déshonoré par l'impuissance. Il pensait
+à la joie mal cachée de ses ennemis, à la douleur,
+à la confusion de ses amis, au bruit que ferait dans
+le monde cette dégradation dont il se voyait atteint.
+Quelle carrière désormais lui serait ouverte? De quel
+front se produire en public, lui maintenant montré
+partout au doigt, partout poursuivi par la risée, partout
+en spectacle comme un de ces monstres à qui,
+sous l'ancienne loi, Dieu fermait les portes du temple!
+(<i>Deut.</i>, XXIII, 4.)</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote87" name="footnote87"></a><b>Note 87:</b><a href="#footnotetag87"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>., pars II, ep. 1, p. 221.</blockquote>
+
+<p>Ses meurtriers avaient pris la fuite après leur crime.
+Dès le premier moment, l'évêque Girbert avait manifesté
+la volonté d'en faire justice; car l'évêque avait
+juridiction sur les clercs, <i>forum ecclesiasticum</i>. Deux
+des fugitifs, dont l'un était le serviteur perfide et
+vendu, furent repris et condamnés à la peine du talion,
+après qu'on leur eut crevé les yeux. Quant à
+Fulbert, on ne put lui arracher l'aveu de son crime;
+l'aveu sans doute était alors nécessaire à la preuve.
+D'ailleurs le chapitre de Paris ne pouvait entièrement
+abandonner un de ses membres. Seulement, tous ses
+biens furent confisqués au profit de l'Église. On croit
+qu'il se cacha et vécut oublié; il ne mourut qu'assez
+longtemps après, compté toujours dans le collège
+des chanoines de Paris<a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a><a href="#footnote88"><sup>88</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote88" name="footnote88"></a><b>Note 88:</b><a href="#footnotetag88"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 17, pars 11, ep. I, p. 222, Not., p, 1149.</blockquote>
+
+<p>Abélard n'avait pu mourir. Il lui fallait recommencer
+sa triste vie. Un seul parti lui restait que lui
+dictait la honte plus que la piété; c'était d'entrer
+dans un cloître. Il s'y décida; mais il ne voulait pas
+être seul à mourir au monde; il fallait qu'Héloïse
+n'eût appartenu qu'à lui. Il exigea qu'elle prononçât
+ses voeux avant qu'il eût prononcé les siens<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a><a href="#footnote89"><sup>89</sup></a>. Sur
+son ordre, Héloïse qui n'avait pas quitté sa retraite
+y prit d'abord le voile de novice, et le monastère se
+ferma sur elle. Tous deux enfin, ils revêtirent irrévocablement
+l'habit religieux, elle dans le couvent
+d'Argenteuil, lui dans l'abbaye de Saint-Denis
+(1119)<a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a><a href="#footnote90"><sup>90</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote89" name="footnote89"></a><b>Note 89:</b><a href="#footnotetag89"> (retour) </a> <i>Id.</i>, Ep. II, p. 47.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote90" name="footnote90"></a><b>Note 90:</b><a href="#footnotetag90"> (retour) </a> Cette date est celle qu'adoptent la plupart des historiens. (<i>Hist. litt.</i>,
+t. XII, p. 92.) Le père Dubois veut que la retraite à Saint-Denis soit de
+1117 ou 1118.(<i>Hist. Eccl. paris.</i>, t. I, l. XI, c. VII, p. 777.)</blockquote>
+
+<p>Pour elle, au dernier moment, comme ses amis
+l'entouraient en pleurant et cherchaient encore à la
+détourner de se soumettre, à moins de vingt ans, au
+joug insupportable de la vie monastique, elle répondit
+par une citation toute classique qui prouve à la
+fois combien l'érudition et la passion, mêlées l'une
+à l'autre dans son âme, y effaçaient le sentiment
+religieux. Elle prononça tout à coup, d'une voix entrecoupée
+de sanglots et de larmes, cette plainte que
+Lucain prête à Cornélie, lorsqu'après Pharsale elle
+revoit Pompée dont elle croit avoir causé la perte:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>O maxime conjux,</p>
+<p>O thalamis indigne meis, hoc juris habebat</p>
+<p>In tantum fortuna caput? Car impia nupsi,</p>
+<p>Si miserum factura fui? Nunc accipe poenas</p>
+<p>Sed quas sponte luam<a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a><a href="#footnote91"><sup>91</sup></a>.</p>
+ </div> </div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote91" name="footnote91"></a><b>Note 91:</b><a href="#footnotetag91"> (retour) </a> Lucan. <i>Phars.</i>, l. VIII, v. 94. «0 grand homme, ô mon époux, toi
+dont mon lit n'était pas digne, voilà donc le droit qu'avait la fortune sur
+une si noble tête! Pourquoi, par quelle impiété t'ai-je épousé, si je devais
+te rendre misérable? Accepte aujourd'hui la peine que je subis, mais que je
+subis volontairement.»</blockquote>
+
+<p>Et montant à l'autel d'un pas pressé, elle y prit
+le voile noir, bénit par l'évêque de Paris, et s'enchaîna
+solennellement à la profession religieuse.
+Triste victime, obéissante et non résignée, elle se
+sacrifiait encore à la volonté et au repos de celui
+qu'à regret elle avait accepté pour époux, et qu'elle
+abandonnait en frémissant, pour se donner à l'époux
+divin sans foi, sans amour et sans espérance<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a><a href="#footnote92"><sup>92</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote92" name="footnote92"></a><b>Note 92:</b><a href="#footnotetag92"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. ii. p. 45 et 47.</blockquote>
+
+<p>Voilà donc Abélard religieux à Saint-Denis. Le
+présent et l'avenir, tout est changé pour lui. Il a
+renoncé à la fortune, à l'éclat, à la gloire du monde,
+et il se tourne, mais avec peu de goût et de ferveur,
+vers la solitude chrétienne. Dans les premiers moments,
+son coeur n'était rempli que de regrets et de
+ressentiments. Il ne méditait que la vengeance. Il
+reprochait l'impunité de Fulbert à la faiblesse de
+l'évêque, aux machinations des chanoines; il les
+accusait tous de complicité, et voulait aller à Rome
+les dénoncer comme coupables envers la justice. Il
+fallut les efforts de ses amis pour l'en dissuader. Un
+d'eux (on lui donne du moins ce titre), Foulque,
+prieur de Deuil, fut obligé d'insister auprès de lui
+sur sa pauvreté qui ne lui permettait pas d'accomplir
+un si long voyage, ni de satisfaire aux dépenses
+que coûtait la justice ou la cupidité romaine, sur
+l'imprudence qu'il y aurait de s'aliéner pour jamais
+les chefs du clergé parisien, sur les sentiments
+d'équité et de charité que lui commandait sa nouvelle
+profession. Enfin il lui répéta cette triste parole:
+«Vous êtes moine<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a><a href="#footnote93"><sup>93</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote93" name="footnote93"></a><b>Note 93:</b><a href="#footnotetag93"> (retour) </a> <i>Monachus es.</i> (<i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. i, p. 222, 223.) Le prieuré de
+Deuil, dépendant de l'abbaye de Saint-Florent de Saumur, était situé dans
+la vallée de Montmorency. Foulque n'est connu que par sa lettre à Abélard.
+(Bayle, art. <i>Foulque.&mdash;Hist. litt.</i>, t. XII, p. 240.)</blockquote>
+
+
+<p>Il était moine en effet, et la nécessité, sinon le
+devoir, lui prescrivait de vivre suivant son état. Une
+première ressource s'offrait à lui, c'était l'étude;
+mais d'abord l'étude lui sembla sans attrait; elle
+n'apportait plus la gloire avec elle. Toutefois des
+clercs venaient le voir, et l'abbé de Saint-Denis,
+Adam, se joignait à eux pour lui dire que le moment
+peut-être était arrivé de se consacrer plus que jamais
+au travail, et surtout aux recherches théologiques.
+Ils lui répétaient que maintenant l'amour du ciel lui
+pouvait inspirer ce que jadis peut-être lui avait suggéré
+le désir de la réputation et de la fortune; que
+son devoir était de faire valoir le talent que, selon
+la parabole évangélique, le Seigneur lui avait remis,
+comme à son serviteur, et qu'il réclamerait un jour
+avec usure. Ils ajoutaient que si, jusqu'ici, il avait
+instruit les riches, il lui restait à éclairer les pauvres;
+que le ciel, en le frappant, lui avait ouvert
+du moins l'asile de la paix de l'âme, de la liberté
+d'esprit, de la tranquillité studieuse; et que le philosophe
+du monde pouvait devenir aujourd'hui le
+philosophe de Dieu.</p>
+
+<p>Abélard hésitait à suivre ces conseils; il lui en
+coûtait de reparaître aux yeux des hommes. Mais
+il ne trouvait pas, dans l'abbaye de Saint-Denis,
+le repos qu'il espérait. Il l'avait choisie comme la
+première du royaume. On y avait reçu avec empressement
+un homme qui devait illustrer la communauté.
+On y attendait de lui de l'éclat et du bruit;
+il y cherchait le silence, la règle, l'oubli. Le premier
+mouvement de son désespoir avait dû être le
+renoncement absolu au monde. Or, l'antique fondation
+de Dagobert, agrandie et enrichie par la munificence
+de la longue suite de rois, ses successeurs,
+cette maison toute royale, une des institutions de la
+monarchie, monastère, dit saint Bernard, plus dévoué
+à César qu'à Dieu, n'était nullement étrangère
+aux choses mondaines, et tenait au siècle par de
+nombreux liens.</p>
+
+<p>Irritable et attristé, Abélard y trouvait la vie peu
+régulière, les moeurs relâchées. Il accusait l'abbé
+Adam lui-même de désordres qu'aggravait sa dignité<a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a><a href="#footnote94"><sup>94</sup></a>.
+Habitué au ton du commandement, prompt à tout
+régenter autour de lui, il s'éleva contre les dérèglements
+dont il était témoin, et ses reproches qui
+n'étaient pas toujours discrets, le rendirent bientôt
+à charge à tout le monde. Ses frères importunés saisirent
+avec empressement les instances de ses disciples
+comme une occasion de l'éloigner, et le pressèrent
+d'y céder en reprenant ses leçons. Il résista
+longtemps; il répugnait à revoir le grand jour. Cependant
+amis, ennemis, écoliers, religieux, l'abbé
+lui-même insistaient, et entrant alors dans cette vie,
+de mobilité et de tentatives changeantes que son âme
+inquiète allait prolonger, il s'établit dans le prieuré
+de Maisoncelle, situé sur les terres du comte de
+Champagne<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a><a href="#footnote95"><sup>95</sup></a> pour y rouvrir son école à la manière
+accoutumée.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote94" name="footnote94"></a><b>Note 94:</b><a href="#footnotetag94"> (retour) </a> La manière dont Abélard parle des désordres de l'abbé et des moines
+de Saint-Denis, ne permet pas le moindre doute. Ces désordres sont affirmés
+par saint Bernard, par Guillaume de Nangis, par les annales même du
+monastère. La chose était commune alors dans beaucoup de couvents, et il
+n'y avait pas cent ans que les mêmes désordres, dans la même maison,
+avaient nécessité une réforme entreprise par saint Odilon. Deux actes d'administration
+charitable de l'abbé Adam, rapportés par Duchesne qui veut le
+justifier, ne prouvent nullement qu'il menât une vie régulière. (<i>Ab. Op</i>.,
+ep. I, p. 19; Not., p. 1153.&mdash;Saint Bernard, <i>Op.</i>, ep. LXXVIII et not.&mdash;Guill.
+Nang. <i>Chron</i>., an. 1123, <i>Rec. des Hist</i>., t. XX, p. 727.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote95" name="footnote95"></a><b>Note 95:</b><a href="#footnotetag95"> (retour) </a> «Ad cellam quamdam.» (<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 19 et 20.) D. Brial seul dit
+que ce lieu est Maisoncelle. (<i>Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 290.) Il y a dans le
+département de Seine-et-Marne plusieurs villages de ce nom. Le lieu
+qu'habitait Abélard, désigné par quelques écrivains sous le nom de <i>Trecensis
+cella</i>, peut être ou Maisoncelle de l'arrondissement et du canton de
+Coulommiers, ou plutôt Maisoncelles du canton de
+Villiers-Saint-Georges,
+arrondissement de Provins. Je ne crois pas que le lieu de refuge d'Abélard,
+malgré cette désignation <i>Trecensis cella</i>, doive être confondu avec le couvent
+de Troyes, appelé <i>Cella, monasterium cellense</i>, ou
+Moustier-la-Celle,
+le monastère de Saint-Pierre de Troyes. (<i>Gall. Christ.</i>, t. XII, p. 539.)
+Le P. Longueval veut qu'il ait enseigné à Provins dans un prieuré de Saint-Florent
+de Saumur. Peut-être confond-il cette première sortie du couvent
+avec la seconde qui le conduisit à Provins, au prieuré de
+Saint-Ayoul.
+(<i>Hist. de l'Egl. gall</i>, t. VIII, l. XXIII, p. 355.&mdash;<i>Hist. litt</i>. t. IX,
+p. 85.)</blockquote>
+
+<p>Il retrouva sur-le-champ un auditoire attentif et
+nombreux; on parle de trois mille étudiants. La
+foule reparut, et bientôt ce lieu retiré ne suffit
+plus à l'abriter ni à la nourrir. Ramené par le malheur
+aux plus sérieuses méditations, préoccupé des
+devoirs de sa profession nouvelle, devenu par l'étude
+et plus savant et plus subtil<a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a><a href="#footnote96"><sup>96</sup></a>, il rendit son enseignement
+éminemment religieux, sans abandonner ces
+sciences profanes dont on lui demandait surtout les
+leçons. Il en fit comme un appât dont la saveur attirait
+les disciples à cette philosophie véritable qui
+était enfin pour lui celle de Jésus-Christ, imitant
+ainsi celui qu'il appelait le plus grand des philosophes
+chrétiens, Origène. La manière en effet dont
+saint Grégoire le Thaumaturge nous dit qu'enseignait
+ce profond et singulier docteur offre assez d'analogie
+avec la méthode d'Abélard. C'est bien, au reste,
+celle de quiconque veut fonder la foi sur la raison.
+«Point d'arcane pour Origène,» dit le Thaumaturge,
+«il expliquait tout<a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a><a href="#footnote97"><sup>97</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote96" name="footnote96"></a><b>Note 96:</b><a href="#footnotetag96"> (retour) </a> «De acute acutior.» (Oth. Fris., <i>De Gest. Frid.</i>, t. I, c. XCVII.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote97" name="footnote97"></a><b>Note 97:</b><a href="#footnotetag97"> (retour) </a> «Summum christianorum philosophorum Origenem.» (Ep. I, p. 19.)
+Voyez le passage de Grégoire dans l'ouvrage de D. Gervaise (t. 1, p. 131)
+ou dans ce père lui-même. (<i>Orat. panegyric. et charist. ad Origen</i>, p. 73.
+S.P. Greg. cogn. Thaum. <i>Op.</i>, Paris, 1621.)</blockquote>
+
+<p>Le tour théologique qu'avait pris l'enseignement
+d'Abélard ne fit qu'exciter davantage la curiosité, et
+le professeur obtint un succès qui rappelait le passé.
+Pour s'instruire à la fois dans la science séculière et
+sacrée, on se pressa dans son école, et la décadence
+des autres établissements recommença. Les maîtres
+se déchaînèrent de nouveau contre lui. On attaqua
+tout, et sa manière et son droit d'enseigner. On lui reprocha,
+mais non pas en face, d'être, contrairement
+aux devoirs monastiques, encore trop captivé par
+l'étude des livres profanes, et d'avoir usurpé, cette
+fois sans qu'un supérieur l'autorisât, la maîtrise en
+théologie. Son école était en effet une oeuvre volontaire
+et privée; il n'était plus maître et comme recteur
+de celle de Paris, il n'était théologal d'aucune église.
+La publicité des écoles monastiques n'existait pas de
+droit, et d'ailleurs il enseignait hors de son couvent.
+On demandait donc son interdiction, et l'on ne cessait
+de presser dans ce sens, archevêques, évêques,
+abbés et tout personnage revêtu de quelque titre
+ecclésiastique. On travaillait à soulever tout le
+clergé contre lui.</p>
+
+<p>Abélard commença par braver l'orage; il s'était
+accoutumé à dédaigner ses ennemis. Sa supériorité
+avait jusqu'ici accablé tous ceux qu'elle avait irrités.</p>
+
+<p>N'ayant rien perdu de sa science éloquente, voyant
+son auditoire renouvelé, il pensait avoir gardé tout
+son ascendant, et il méconnaissait ce que le temps
+apporte de changement dans la situation des plus
+heureux, ce que le malheur enlève d'autorité au talent
+des plus habiles. Le respect et l'empressement
+de ses disciples lui faisaient illusion. Il ne savait pas
+qu'une puissance interrompue ne se retrouve guère,
+et que depuis sa chute une ombre funèbre avait été
+portée sur tout son avenir.</p>
+
+<p>Il arriva que, pressé par ses élèves, il entreprit de
+rédiger ses leçons théologiques. Son intention déclarée
+était d'affermir les fondements mêmes de la foi;
+et puisque le philosophe était maintenant un religieux,
+de rendre témoignage de sa profession en
+enseignant la philosophie religieuse. Or, la première
+vérité de la philosophie religieuse, c'est Dieu; la
+première question, c'est la nature de Dieu. Son ouvrage
+fut donc un traité sur la nature de Dieu, c'est-à-dire
+sur l'Unité et la Trinité divine. C'est l'<i>Introduction
+à la Théologie</i> que nous avons encore<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a><a href="#footnote98"><sup>98</sup></a>. Il essaie
+d'y exposer ce qui, ainsi qu'il l'observe lui-même,
+est plus fait peut-être pour la pensée que pour l'expression.
+Démontrant, comme on dit, la foi par la
+raison, il veut répondre aux hérétiques et surtout
+aux incrédules qui se piquent de philosophie, par un
+christianisme philosophique. De là cette thèse persévéramment
+soutenue que le dogme peut être présenté
+sous une forme rationnelle, qu'il faut comprendre ce
+qu'on croit, qu'il n'y a point de mystère qui ne puisse
+être éclairci par des explications ou du moins par des
+similitudes choisies avec discernement, et que la
+dialectique, cette maîtresse de la raison, doit être
+conciliée avec les croyances chrétiennes, si l'on ne
+veut pas qu'elle les ébranle, en les mettant en contradiction
+avec ses propres lois. Une conséquence
+assez naturelle était de placer l'autorité des philosophes
+presqu'au rang de celle des saints; de prétendre
+que la raison, révélation intérieure, avait
+conduit les premiers aux mêmes notions que les seconds
+sur la nature de Dieu et notamment sur la Trinité;
+que la vérité étant commune à tous, les sentiments
+qu'elle inspire avaient pu l'être, et qu'il ne
+fallait pas entièrement désespérer du salut des
+sages de l'antiquité.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote98" name="footnote98"></a><b>Note 98:</b><a href="#footnotetag98"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, p. 973. Tout le monde n'a pas regardé cet ouvrage
+comme celui qui fut brûlé à Soissons et qu'on a cru perdu. Mais il
+contient ce qu'à Soissons on lui reprochait d'avoir écrit, et les pensées et
+les expressions du prologue se rapportent parfaitement à ce qu'il dit dans
+l'<i>Historia calamitatum</i> de la composition de l'ouvrage condamné à Soissons.
+(<i>Id.</i>, ep. I, p. 20. Voyez le c. II du l. III de cet ouvrage.) L'assertion
+pour laquelle Othon de Frisingen dit qu'Abélard fut condamné se trouve
+textuellement dans l'Introduction. (<i>Id., Introd. ad Theol.</i>, l. II, p. 1078.&mdash;<i>De Gest. Frid.</i>, l. I, c. XLVII.)</blockquote>
+
+<p>Or, cette foi de la raison, implicite et confuse
+dans Platon, plus développée, plus authentique,
+plus puissante chez les chrétiens, c'est le dogme de
+l'unité de Dieu, seul incréé, seul créateur, seul tout-puissant,
+bien suprême et perfection infinie. Mais,
+en Dieu ne distinguent la puissance, la sagesse et
+la bonté; la première engendre la seconde, et la troisième
+procède de toutes deux. Car il y a encore de la
+puissance dans la sagesse, et la bonté qui n'est ni
+l'une ni l'autre serait nulle et vaine si toutes deux
+n'existaient pas, Tels sont les attributs distinctifs qui
+se personnifient dans le Père tout-puissant, dans le
+Fils, verbe de Dieu, éternelle raison, suprême intelligence,
+dans le Saint-Esprit, source divine de
+grâce, de charité et d'amour. Voilà les trois personnes
+de la Trinité, personnes distinguées entre elles éminemment
+par lesdites propriétés, mais qui n'ont
+qu'une essence, qu'une substance, puisqu'il n'y a
+qu'un Dieu dont toutes les oeuvres sont indivisibles
+et supposent à la fois la puissance, la sagesse et la
+bonté. Cette notion de la nature essentielle de Dieu
+devait être conciliée avec ses attributs généraux,
+avec son immutabilité, sa providence, sa prescience.
+Cette conciliation était l'objet de la dernière partie,
+qui est restée ou ne nous est parvenue qu'incomplète;
+et l'ouvrage touchait ainsi à toute les questions
+de la théodicée.</p>
+
+<p>Cette doctrine, qui sans être entièrement nouvelle
+ni dénuée d'antécédents réputés orthodoxes, se signalait
+cependant par un ton de hardiesse, par des subtilités
+hasardées, par un caractère général de liberté
+dans la discussion, devait à la fois séduire beaucoup
+de jeunes esprits, et alarmer beaucoup de consciences
+inquiètes. Le nom de son auteur, je ne sais quelles
+apparences aventureuses qui s'étaient toujours attachées
+à lui, la position qu'il avait toujours prise en
+dehors de l'ordre commun, la rendait plus suspecte,
+plus attrayante et plus périlleuse qu'elle ne l'eût été
+sous la protection d'un autre nom. L'intelligence était
+alors curieuse, excitée, et cependant soumise aux
+règles de la foi; elle aimait à raisonner et elle voulait
+croire. Ce qui semblait démontrer la croyance,
+convaincre la raison, satisfaire à ce besoin inquisitif
+d'examiner et de discuter, sans le déchaîner ni
+l'égarer, donner enfin au mystère la forme d'un problème
+et au dogme celle d'une solution, devait être
+saisi avec ardeur et accepté comme la découverte de
+la vérité parfaite et définitive. Les idées d'Abélard
+avaient dès longtemps transpiré par ses leçons, et
+s'étaient ouvert les esprits; le traité qui résumait
+ces idées et les livrait au publie eut un succès de
+propagande.</p>
+
+<p>C'était précisément l'instant où se formait contre
+lui la coalition des maîtres qu'il avait discrédités. Ils
+s'armèrent du prétexte que leur fournissait son imprudence;
+la malveillance et l'envie le dénoncèrent
+à la foi sévère ou timide. Les autorités ecclésiastiques
+furent appelées à la vigilance et suppliées d'intervenir.
+Abélard, sans mépriser absolument ces attaques,
+les repoussa avec hauteur, et répondit par l'insulte
+et le défi. Toujours confiant et impérieux, il provoquait
+une lutte qu'il ne croyait pas, je pense, qu'on osât
+engager. Comme on lui reprochait d'avoir appliqué
+témérairement la dialectique à la théologie et donné
+aux doctrines sacrées les allures d'une science profane,
+il publia ou laissa courir une amère apologie
+(du moins on peut présumer qu'elle date de cette
+époque), ou plutôt une invective contre ces ignorants
+en dialectique qui prenaient, disait-il, <i>ses
+dogmes pour des sophismes</i><a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a><a href="#footnote99"><sup>99</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote99" name="footnote99"></a><b>Note 99:</b><a href="#footnotetag99"> (retour) </a> «Invectiva in quemdam Ignorum dialecticea.» (<i>Ab. Op.</i>, pars II,
+ep. IV, p. 238.)</blockquote>
+
+<p>«Mais quoi? n'était-ce pas toujours la fable si
+connue du renard dédaignant les cerises qu'il ne
+pouvait atteindre? Ainsi quelques docteurs de ce
+temps, parce qu'ils ne sauraient atteindre à la dialectique,
+l'appellent une déception; ce qu'ils ne peuvent
+comprendre est sottise; ce qui les passe est un
+délire. Ils s'appuient, s'il faut les en croire, sur les
+livres sacrés; mais que de saints docteurs la recommandent,&mdash;cette
+science qu'ils insultent! On peut
+leur montrer des citations des Pères qui jugent la
+dialectique nécessaire pour comprendre, pour expliquer,
+pour défendre l'Écriture. Saint Augustin,
+saint Jérôme même lui donnent à résoudre les difficultés
+de la foi. Qu'est-ce que les hérétiques, sinon
+des sophistes, et comment confondrons-nous
+les sophistes, si ce n'est en nous montrant dialecticiens?
+Et nous nous montrerons en proportion disciples
+fidèles du Christ. Quel est le nom que lui donne
+l'Évangile? n'est-ce pas celui de la raison, du verbe
+incarné, de <i>cette lumière qui luit dans les ténèbres</i>,
+de ce principe enfin dont le nom grec est l'origine
+du nom de la logique? Si le Christ est si souvent
+appelé <i>sophia</i> ou la sagesse, s'il est le <i>logos</i> ou le
+verbe, dont parlent et Platon et saint Jean, les amis
+de la sagesse ou les <i>philosophes</i>, les disciples du verbe
+ou les <i>logiciens</i> ne sont que les chrétiens les plus fervents.
+Ne semblent-ils pas précisément chercher et
+invoquer ces dons que le Saint-Esprit transmettait
+en langues de feu, la parole, l'intelligence et l'amour?
+Enfin notre Seigneur lui-même, pour convaincre les
+Juifs, n'a pas dédaigné l'arme de la discussion. Il n'a
+pas toujours prouvé la foi par des miracles; lui aussi,
+il a recouru à la puissance de la raison; et son divin
+exemple nous enseigne que nous, à qui manquent
+les miracles, à qui ne reste que la lutte de la parole,
+nous devons convaincre par elle ceux qui cherchent
+la sagesse comme les Grecs au temps de saint
+Paul<a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a><a href="#footnote100"><sup>100</sup></a>. Aussi bien, <i>pour les hommes qui savent juger</i><a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a><a href="#footnote101"><sup>101</sup></a>,
+la raison a plus de force que les miracles, qu'on peut
+attribuer à quelque pouvoir infernal. Si l'erreur peut
+se glisser dans le raisonnement, c'est surtout quand
+on ignore l'art de l'argumentation. Il faut donc s'adonner
+à la logique, qui pénètre tout, même les
+questions sacrées, et qui confondra surtout les docteurs
+présomptueux qui se croient les mêmes droits
+qu'elle.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote100" name="footnote100"></a><b>Note 100:</b><a href="#footnotetag100"> (retour) </a> «Nam et Judaei signa petunt, et Graeci sapientiam quaerunt.» (1 Cor. 1, 22.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote101" name="footnote101"></a><b>Note 101:</b><a href="#footnotetag101"> (retour) </a> «Apud discretos» (<i>loc. cit.</i>, p. 242), ceux qui ont la <i>discrétion</i> ou le discernement, comme dans cette expression: <i>l'âge de discrétion</i>.</blockquote>
+
+<p>En même temps qu'Abélard se défendait de la
+sorte contre ceux qui suspectaient sa foi pour cause
+de philosophie, il avait soin de se montrer à l'Église
+gardien jaloux des intérêts de la vérité, et prompt à
+repousser toute attaque que la dialectique même
+pouvait diriger contre son orthodoxie. On croit qu'il
+rencontra parmi ses dénonciateurs ce Roscelin qu'il
+avait autrefois suivi et qui lui-même avait tant scandalisé
+l'Église. Mais, réconcilié avec elle depuis son
+retour d'exil, par les soins d'Ives, dernier évêque
+de Chartres, Roscelin pouvait être devenu d'autant
+plus intolérant qu'il avait été persécuté, d'autant
+plus jaloux qu'il était oublié. On lui attribue d'ailleurs
+quelques-unes des propositions sur la Trinité
+qu'Abélard, sans le nommer, attaquait dans son
+livre<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a><a href="#footnote102"><sup>102</sup></a>. C'était assez pour le pousser à la vengeance.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote102" name="footnote102"></a><b>Note 102:</b><a href="#footnotetag102"> (retour) </a> <i>Ab. Op., Introd. ad. Th.</i>, l. II, p. 1067; Not., p. 1157.&mdash;<i>Hist. litt.</i>,
+l. XII, p. 122. J'aurais de la peine à reconnaître Roscelin parmi les hérétiques
+qu'Abélard caractérise au commencement du livre II de l'Introduction;
+mais des erreurs signalées dans le cours de l'ouvrage, plus d'une
+peut venir de Roscelin, chef de ces <i>pseudo-dialecticiens</i>, qu'il attaque si
+vivement. Voyez dans le livre III de cet ouvrage le c. 11.</blockquote>
+
+<p>Un jour donc, en 1121<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a><a href="#footnote103"><sup>103</sup></a>, Abélard apprend que ce
+maître en fausse dialectique, tâchant d'envenimer
+sa doctrine sur la Trinité, l'a dénoncé aux autorités
+ecclésiastiques. Il prend l'offensive à son tour, et,
+dans une lettre véhémente, il dénonce à Girbert,
+évêque de Paris, <i>et au vénérable clergé de son église</i>,
+cet <i>antique ennemi de la foi catholique</i>, convaincu par
+le concile de Soissons de prêcher le trithéisme, et qui
+vient vomir contre lui l'outrage et la menace<a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a><a href="#footnote104"><sup>104</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote103" name="footnote103"></a><b>Note 103:</b><a href="#footnotetag103"> (retour) </a> Rousselot, <i>Philos, du moy. âge</i>, t. I, p. 187.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote104" name="footnote104"></a><b>Note 104:</b><a href="#footnotetag104"> (retour) </a> Cette lutte entre Abélard et Roscelin est un fait contesté. On en donne
+pour preuve une lettre dans laquelle un théologien, désigné par l'initiale
+P et qui a écrit sur la Trinité, se plaint à G, évêque de Paris, des attaques
+d'un vieux dialecticien hérétique qui ne paraît autre que Roscelin,
+et demande à être jugé contradictoirement avec lui (<i>Ab. Op</i>. pars II,
+cp. XXI, p. 334). Mais on ne peut démontrer que cette lettre soit d'Abélard,
+qui l'aurait écrite vers 1120 ou 1121; on ne sait pas si Roscelin vivait
+encore quand parut l'ouvrage sur la Trinité; enfin on ajoute que converti
+alors, Roscelin qui vivait pieusement en Aquitaine vers 1103,
+n'aurait pu provoquer ou mériter à Paris les attaques que l'auteur de la
+lettre dirige contre lui. On veut donc qu'elle soit d'un théologien inconnu
+P qui aurait poursuivi Roscelin, lors de ses démêlés avec saint Anselme
+au sujet de la Trinité; revenant d'Angleterre vers 1O87, Roscelin trouvant
+cet ouvrage, l'aurait dénoncé à l'évêque G (Guillaume) auprès duquel
+P se serait défendu à son tour. On peut répondre que la date de la
+mort de Roscelin est ignorée; que la lettre de P peut être de <i>Petrus</i>,
+nom donné sans cesse à Abélard, et adressée à Girbert, évêque de
+Paris de 1117 à 1124. L'auteur da la lettre se dit auteur d'un <i>Opuscule</i> sur
+la Trinité, <i>Opusculo nostro de fide Trinitatis</i>, et Abélard, en parlant de son
+Introduction, se sert ailleurs du même mot (<i>Comm. in Rom</i>., p. 513). La
+lettre, à lui attribuée par d'Amboise et Duchesne, cotée sous son nom dans
+le manuscrit, respire une irritabilité intolérante, un des traits de son caractère.
+Il a bien pu se montrer méprisant et offensé à l'égard de Roscelin
+même converti, et Roscelin, quand ce serait lui dont la piété en 1103 édifiait
+l'Aquitaine, avait bien pu se montrer malveillant ou injuste envers
+le novateur Abélard. (Cf. G. Dubois, <i>Histor. Eccles. paris</i>., t. I, 1. XI, c. II,
+p. 709.&mdash;<i>Hist. litt</i>., t. VIII, p. 464; t. IX, p. 362; t. XII, p. 111.&mdash;<i>Malteac,
+Chron. in Bibl. nov. mss</i>. P. Labbaei, t. II, p. 217.)</blockquote>
+
+<p>«S'il est vrai qu'il ait inséré quelque ombre d'hérésie
+dans ses écrits sur la Trinité, il invoque les
+athlètes du Seigneur et les défenseurs de la foi; qu'un
+jour soit pris, un lieu désigné, et que des juges choisis
+prononcent et punissent ou le calomniateur ou
+l'hérétique. Pour lui, il remercie le ciel d'avoir à
+combattre pour la foi, et d'être en butte aux traits
+d'un homme qui n'a jamais eu d'inimitié que contre
+les gens de bien, de celui qui a osé attaquer dans
+une épître <i>le héraut du Christ</i>, Robert d'Arbrissel,
+et se répandre en outrages contre <i>ce magnifique
+docteur de l'Église</i>, Anselme, archevêque de Cantorbery<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a><a href="#footnote105"><sup>105</sup></a>,
+d'un homme dont l'indocilité mérita que
+le roi d'Angleterre le bannît de son royaume, et qui
+n'a pas sans peine sauvé sa vie par la fuite. Et c'est
+cet homme déshonoré qui veut étendre à d'autres
+son infamie! Cet homme, proscrit de deux royaumes,
+fustigé, dit-on, par les chanoines dans l'église de
+Saint-Martin, dont il est chanoine aussi pour la honte
+du sanctuaire, cet homme que sa vie et sa foi dénoncent
+assez, Abélard ne le nommera pas. «C'est ce
+faux dialecticien et ce faux chrétien qui ayant prétendu
+qu'aucune chose n'a de parties, a été contraint
+d'admettre que lorsque le Seigneur mangea,
+comme le dit saint Luc, un morceau de poisson
+rôti, ce qu'il mangea fut une partie du mot de
+<i>poisson rôti</i>. Or, est-il étrange que celui qui a levé
+la tête contre le ciel, extravague sur la terre, et
+veuille perdre les autres après s'être perdu<a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a><a href="#footnote106"><sup>106</sup></a>?»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote105" name="footnote105"></a><b>Note 105:</b><a href="#footnotetag105"> (retour) </a> «Egregium illum praeconem Christi... magnificum Ecclesiae doctorem.»
+Les deux personnages sont bien caractérisés. Robert d'Arbrissel
+fut un prédicateur, une sorte de missionnaire plus célèbre par la piété que
+par le talent. On lui dut plusieurs fondations, entre autres celle de Fontevrault.
+On ne sait pas dans quelle occasion il fut attaqué par Roscelin. C'est
+à tort qu'on a essayé d'attribuer à ce dernier, soit la lettre de Godefroi,
+abbé de Vendôme, soit celle de Marbode, dans lesquelles des conseils à la
+fois charitables et sévères sont adressés à Robert d'Arbrissel. Les auteurs
+de l'<i>Histoire littéraire</i> ne me paraissent laisser subsister aucun doute à cet
+égard. Quant aux attaques de Roscelin contre saint Anselme, elles sont
+fort connues, et elles contribuèrent à le faire chasser de l'Angleterre où il
+s'était réfugié après avoir été chassé de France. (<i>Journal des Savants</i>, ann.
+1682, p. 191.&mdash;<i>Hist. litt</i>., t. IX, p. 364; t. X, p. 359.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote106" name="footnote106"></a><b>Note 106:</b><a href="#footnotetag106"> (retour) </a> Tel est l'extrait de la lettre intitulée <i>G. Dei gratia parisiacae sedis épiscopo
+unaque venerabili ejusdem ecclesiae clero P</i>. (Pars II, cp. XXI,
+p. 334.) Plusieurs détails font reconnaître Roscelin. Le sarcasme sur le
+<i>morceau de poisson rôti</i> (<i>partem piscis assi</i>, Luc. XXIV, 42) est une
+allusion à la doctrine qui refusait l'existence réelle aux parties du tout
+comme aux qualités de la substance, d'où il résultait que les qualités et les
+parties n'étaient que des mots. Au reste, dans ce système pris au sens le
+plus absolu, ce n'est pas le poisson qui eût été un mot, mais la partie seulement.
+(Ouvr. inéd., Intr., p. xc. <i>Dial</i>., p. 471.) Quant à la flagellation de
+Roscelin, elle n'est, que je sache, rapportée nulle part. Avant de quitter
+la France, sous le coup de la sentence du concile de Soissons, Roscelin est
+désigné constamment comme maître et chanoine de Compiègne, où il n'y
+avait pas de chapitre de Saint-Martin. Les auteurs de l'<i>Histoire littéraire</i>
+ne voient pas de difficulté à croire que, rentré en France, il fut chanoine de
+Saint-Martin à Tours; mais ils ne citent ni ce passage ni aucune autorité,
+car Duboulai qu'ils nomment n'en parle pas. (<i>Hist. litt</i>., t. IX, p. 301).&mdash;
+<i>Hist. Univ. paris</i>., t. I, p. 443, 485, 493, 639.</blockquote>
+
+<p>C'est dans ces termes, où se trahit peut-être plus
+de colère que de mépris, qu'Abélard livrait son ennemi
+à l'exécration de l'Église, oubliant trop sans
+doute qu'au temps où il vivait les mêmes anathèmes
+attendaient quiconque avait innové dans la dialectique
+et par elle dans la théologie, et que le glaive
+sacré était déjà levé sur la tête du contempteur de
+Roscelin, téméraire vainqueur de Guillaume de
+Champeaux et d'Anselme de Laon.</p>
+
+<p>Rien n'était fort à craindre, en effet, dans cet
+effort désespéré d'un auteur de système qui, se sentant
+menacé de l'oubli, voulait envelopper dans une
+communauté d'hérésie et de disgrâce celui qu'il
+n'avait pu annuler ou traîner à sa suite. Malgré cette
+dénonciation odieuse, repoussée avec une violence
+qui ne le semble guère moins, ce n'était pas le proscrit
+Roscelin que devait redouter Abélard; mais les
+anciens sectateurs du réalisme, mais les amis de
+Guillaume et d'Anselme morts sans vengeance<a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a><a href="#footnote107"><sup>107</sup></a>; mais
+quelques disciples fidèles à leur mémoire et bienvenus
+auprès des princes de l'Église; mais cet Albéric
+et ce Lotulfe dont il avait rencontré de bonne heure
+l'opposition vigilante, et qui voulaient dominer à leur
+tour et recueillir tout l'héritage de leurs maîtres;
+voilà ceux dont l'inimitié devait lui faire éprouver
+cruellement sa puissance.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote107" name="footnote107"></a><b>Note 107:</b><a href="#footnotetag107"> (retour) </a> C'est Abélard qui dit positivement qu'ils étaient morts à celle époque
+(cp. I, p. 20), et comme le concile de Soissons eut bien certainement lieu en
+1121, cela fortifie l'opinion qui place avant cette année la mort de Guillaume
+de Champeaux. (Voyez la note 2 de la page 29.) Quant à Anselme, il était
+mort en 1116.</blockquote>
+
+<p>Albéric et Lotulfe gouvernaient les écoles de
+Reims; le premier, archidiacre de la cathédrale,
+prieur de Saint-Sixte, et qui avait été un moment
+désigné, avec l'appui de saint Bernard, pour succéder
+à Guillaume de Champeaux dans l'évêché de
+Châlons<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a><a href="#footnote108"><sup>108</sup></a>, jouissait d'un grand crédit auprès de
+Raoul dit le Vert, son archevêque<a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a><a href="#footnote109"><sup>109</sup></a>. Poussé par les
+instances répétées des deux professeurs, ce prélat
+s'entendit avec Conan, évêque de Palestrine, qui remplissait
+alors dans les Gaules les fonctions de légat
+du saint-siège<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a><a href="#footnote110"><sup>110</sup></a>, pour convoquer, sous le nom de
+concile ou synode provincial, un conventicule à
+Soissons, ville déjà signalée par la condamnation de
+Roscelin en 1092. Abélard y fut appelé, on lui dit
+d'apporter son célèbre ouvrage, <i>opus clarum</i>. On
+l'accusait d'avoir, comme Roscelin, appliqué les
+principes du nominalisme au dogme de la Trinité. Il
+se rendit à l'appel et parut accepter le jugement.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote108" name="footnote108"></a><b>Note 108:</b><a href="#footnotetag108"> (retour) </a> Saint Bernard fit de vains efforts auprès du pape Honoré II pour obtenir
+qu'il approuvât l'élection d'Albéric au siège de Reims. (S. Bern.
+<i>Op</i>., ep. XIII.) Je dois cependant ajouter que la plupart des auteurs pensent
+que ce n'est pas après Guillaume de Champeaux (1119 ou 1121), mais
+après Ebal, son successeur (1126), qu'Albéric faillit devenir évêque de
+Châlons.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote109" name="footnote109"></a><b>Note 109:</b><a href="#footnotetag109"> (retour) </a> «Radulfus nomine, Viridis cognomine.» Abélard et plusieurs écrivains
+l'appellent <i>Rodulfus</i>, et d'autres <i>Radulfus</i>, que l'on traduit ordinairement
+par Raoul. (<i>Ab. Op</i>., ep. I, p. 20; Not. p. 1164.&mdash;G. Marlot, <i>Metrop.
+remens. Hist</i>., t. II, I. II, c. XXXI, p. 244 et 275.&mdash;<i>Gall. Christ</i>., t. IX,
+p. 80.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote110" name="footnote110"></a><b>Note 110:</b><a href="#footnotetag110"> (retour) </a> Conan, Conon ou Conus, évêque de Palestrine ou Préneste, légat du
+pape Paschal II en France, y prit part à plusieurs conciles. En 1120, il
+était légat du pape Calixte II, et tint un nouveau concile à Beauvais. (<i>Ab.
+Op</i>; Not., p. 1166.)</blockquote>
+
+<p>Soissons était une ville de la province ecclésiastique
+de Reims<a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a><a href="#footnote111"><sup>111</sup></a>. L'archevêque Raoul y avait convoqué
+ses suffragants, et quelques membres considérables
+du clergé, parmi lesquels on distinguait
+Geoffroi II, évêque de Chartres. Le droit de juridiction
+sur Abélard n'était rien moins qu'établi.
+Comme moine de Saint-Denis, il relevait de l'évêque
+de Paris, dont le métropolitain était à Sens. Tout au
+plus pouvait-on dire que le lieu où il avait enseigné
+se trouvait dans une partie du territoire de Champagne,
+dépendante de la province de Reims. Mais il
+n'éleva aucune difficulté; il était loin de se refuser
+aux épreuves et aux discussions publiques, et il les
+avait en quelque sorte demandées<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a><a href="#footnote112"><sup>112</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote111" name="footnote111"></a><b>Note 111:</b><a href="#footnotetag111"> (retour) </a> Province de Reims ou Belgique seconde. Les suffragants de l'archevêque
+de Reims, en 1121, étaient probablement les évêques de Soissons,
+d'Arras, de Laon, de Beauvais, de Châlons, de Noyon, d'Amiens, de
+Senlis et de Térouenne. On ignore quels sont ceux de ces prélats qui assistèrent
+au concile. Il y en eut sans doute très-peu; on verra plus bas que
+l'assemblée n'était pas nombreuse. La présence de Lisiard de Crespy, évêque
+de Soissons, est seule attestée. (<i>Gall. Christ</i>., t. IX, passim.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote112" name="footnote112"></a><b>Note 112:</b><a href="#footnotetag112"> (retour) </a> Mais cette demande était adressée à l'évêque de Paris. Voyez ci-dessus
+p. 81, et dans les Oeuvres, p. 334. Quant à la compétence, résultant du
+lieu où l'enseignement avait été donné, je ne l'indique que comme une
+hypothèse.</blockquote>
+
+<p>Lorsqu'il arriva à Soissons (1121), il trouva le
+clergé et le peuple mal disposés pour lui. On avait
+répandu les bruits les plus fâcheux; il passait pour
+avoir écrit et prêché qu'il y avait trois Dieux, en
+sorte que, dans les premiers jours, quelques-uns de
+ses disciples faillirent être lapidés par le peuple<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a><a href="#footnote113"><sup>113</sup></a>.
+C'était assurément une situation toute neuve pour
+Abélard.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote113" name="footnote113"></a><b>Note 113:</b><a href="#footnotetag113"> (retour) </a> Le peuple de Soissons était fanatique. Peu d'années auparavant, il avait
+brûlé de son propre mouvement un homme soupçonné de manichéisme.
+(Le P. Longueval, <i>Hist. de l'Église gall</i>., t. VIII, l. XXIV, p. 414.)</blockquote>
+
+<p>Il alla d'abord droit au légat, et lui remit son
+livre, déférant d'avance au jugement de cet évêque,
+et déclarant que, s'il avait rien émis qui s'éloignât de
+la foi catholique, il était prêt à le corriger et à
+donner toute satisfaction, déclaration qui se lisait
+déjà dans l'ouvrage même<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a><a href="#footnote114"><sup>114</sup></a>. Le légat embarrassé le
+lui rendit, en lui disant de le porter à l'archevêque
+et à ses conseillers, accusateurs devenus juges.
+L'ordre fut exécuté; mais les nouveaux censeurs regardèrent,
+feuilletèrent le manuscrit sans y rien
+trouver à reprendre, du moins en présence de l'auteur,
+et ils renvoyèrent le jugement à la fin du
+concile. Avant même qu'il ne s'ouvrît, Abélard
+s'était efforcé de se ressaisir du public. Partout et
+devant tous, il développait chaque jour la pensée
+de son ouvrage, il exposait sa foi, il rendait le
+dogme intelligible, démonstratif, et commençait à
+retrouver des admirateurs. On remarqua bientôt
+dans la ville cette singularité d'un accusé qui parle
+haut et d'un accusateur qui se tait. «Quoi,» disait-on,
+«il harangue le public, et on ne lui répond
+pas! Le concile touche à son terme, un concile
+réuni principalement à cause de lui; et de lui il
+n'est pas question! Est-ce que les jugea auraient
+reconnu que l'erreur était de leur côté?» Ces
+propos et d'autres semblables ne faisaient qu'animer
+de plus en plus l'ardeur de la poursuite; une condamnation
+devenait à chaque instant plus nécessaire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote114" name="footnote114"></a><b>Note 114:</b><a href="#footnotetag114"> (retour) </a> <i>Intruct. ad Theol</i>., prolog., p. 974.</blockquote>
+
+<p>Un jour, Albéric, accompagné de quelques-uns
+des siens, s'approche d'Abélard, et voulant apparemment
+l'embarrasser, après quelques mots flatteurs,
+il lui dit qu'il s'étonnait d'une chose qu'il avait
+notée dans son ouvrage; savoir que Dieu ayant engendré
+Dieu, et Dieu étant unique, Dieu cependant
+ne s'était pas engendré lui-même.</p>
+
+<p>«Si vous voulez,» répondit Abélard, «je vous en
+donnerai la raison.&mdash;Nous faisons peu de compte,»
+reprit Albéric, «des raisons humaines, ainsi que
+de notre propre sens en pareilles matières; nous
+demandons les paroles de l'autorité.&mdash;Tournez
+le feuillet,» dit Abélard, «et vous trouverez l'autorité.»
+Et lui, prenant des mains le livre qu'Albéric
+avait apporté, il chercha le passage qn'Albéric
+n'avait pas vu ou compris, n'ayant qu'une pensée,
+celle de trouver un adversaire en faute. Le bonheur
+voulut ou Dieu permit que le passage se présentât
+aussitôt. La citation portait: «Saint Augustin, <i>de
+la Trinité</i>, livre I.&mdash;Celui qui croit qu'il est de la
+puissance de Dieu de s'être engendré lui-même,
+erre d'autant plus que non-seulement Dieu n'est
+point dans ce cas, mais pas plus que lui aucune
+créature spirituelle ou corporelle. Il n'est absolument
+aucune chose qui s'engendre elle-même<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a href="#footnote115"><sup>115</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote115" name="footnote115"></a><b>Note 115:</b><a href="#footnotetag115"> (retour) </a> Voilà une preuve que l'ouvrage jugé à Soissons est l'Introduction à la
+Théologie; on y trouve le passage repris par Albéric, et la citation de saint
+Augustin qu'invoque Abélard pour lui répondre. (<i>Ab. Op</i>., ep. I, p. 21;
+<i>Introd</i>., l. II, p. 1066.&mdash;Saint Augustin, <i>Op. omn., De Trin</i>., l. I, c. I,
+t. VIII, p. 749; édit. de 1779.)</blockquote>
+
+<p>Les disciples d'Albéric qui étaient présents furent
+surpris et confus. Leur maître, pour essayer
+de se défendre, dit à tout hasard: «Mais il faut
+bien l'entendre.&mdash;La belle nouvelle,» reprit sur-le-champ
+Abélard; «mais vous demandiez un texte,
+et non pas le sens. Si vous voulez le sens et la
+raison, je suis prêt à vous montrer qu'avec l'autre
+opinion, vous tombez dans l'hérésie qui veut
+que le Père soit son propre fils.» A ces mots,
+Albéric en colère répondit par des menaces, et lui dit
+que, dans cette affaire, ni les autorités ni les raisons
+ne seraient pour lui, et il s'éloigna.</p>
+
+<p>Abélard qui raconte cette anecdote n'ajoute pas
+que, dans le passage en question, c'était précisément
+une opinion d'Albéric lui-même qu'il attaquait en
+passant, l'attribuant, sans prononcer aucun nom,
+à un maître en théologie <i>qui occupait en France une
+chaire de pestilence</i><a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a><a href="#footnote116"><sup>116</sup></a>. Albéric qui s'était reconnu,
+sans en convenir, avait dû naturellement trouver
+dans cet endroit la plus grosse hérésie du livre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote116" name="footnote116"></a><b>Note 116:</b><a href="#footnotetag116"> (retour) </a> «Magistros divinorum librorum qui nunc maxime circa nos pestilentae
+cathedras tenent.... quorum unus in Francia.» (<i>Ab. Op., loc. cit</i>.) Je suis
+ici l'opinion de Mabillon. (Saint Bern., ep. XIII, in not.)</blockquote>
+
+<p>Le dernier jour du concile arriva, et avant la
+séance, le légat mit en délibération avec l'archevêque
+et quelques-uns des meneurs ce qu'on devait
+faire de l'accusé et de son livre. Ils avaient l'un et
+l'autre sous la main, ils étaient là pour les juger, et
+ils paraissaient n'avoir rien à dire. Évidemment, on
+reculait devant une discussion publique, et soit faiblesse
+ou calcul, soit défiance de la cause ou crainte
+de l'ascendant si connu d'Abélard, on avait ainsi
+tout retardé, débat et jugement, les uns voulant
+échapper à la nécessité d'une telle épreuve, les autres
+prévoyant qu'au dernier moment tout deviendrait
+plus facile et que le coup pourrait être brusquement
+et silencieusement porté. Mais Abélard avait
+un parti dans le clergé; les dignités ecclésiastiques
+étaient déjà le partage de quelques-uns de ses élèves.
+Dans cette conférence décisive, Geoffroi de Lèves,
+évêque de Chartres, le premier par sa piété et par la
+dignité de son siège<a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a><a href="#footnote117"><sup>117</sup></a>, profita de l'embarras visible des
+assistants pour les exhorter à la modération. Il rappela
+d'abord la situation d'Abélard, la supériorité de
+ses talents, ses succès dans tous les enseignements,
+le nombre de ses sectateurs, l'étendue de son influence,
+<i>de cette vigne qui projetait ses pampres jusqu'à
+la mer</i>. Il ajouta que si l'on voulait le condamner
+par une décision en quelque sorte préjudicielle et le
+frapper sans débat, il était à craindre qu'en indisposant
+beaucoup de monde on ne suscitât aussitôt
+un grand parti pour sa défense, d'autant que rien
+dans ses écrits ne donnait ouvertement accès à la
+censure; qu'une telle violence ajouterait à la faveur
+publique, et serait attribuée à l'envie plus qu'à la
+justice; que si, au contraire, on voulait procéder canoniquement,
+il fallait produire dans l'assemblée
+un écrit ou un dogme incontestablement de lui,
+l'interroger, et le laisser librement répondre, afin
+qu'après aveu ou conviction, il fût réduit au silence;
+suivant cette parole de Nicodème, lorsqu'il voulut
+sauver Notre-Seigneur: «Est-ce que notre loi condamne
+un homme, s'il n'a pas été ouï auparavant,
+et sans qu'on sache ce qu'il a fait?» (Jean, VII,
+51.)</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote117" name="footnote117"></a><b>Note 117:</b><a href="#footnotetag117"> (retour) </a> Geoffroi II, successeur d'Ives dans l'évêché de Chartres, était de race
+noble, et son siège a été longtemps le premier de la province de Sens. Le
+siège de Paris n'était alors que le troisième. On n'explique pas comment,
+étant de la province de Sons, il assistait à un concile tenu par les évêques
+de celle de Reims. Il joua pendant toute sa vie un grand rôle dans les
+affaires du clergé, et nous le verrons reparaître plus d'une fois. (<i>Ab. Op</i>.,
+ep. I, p. 22.&mdash;<i>Gall. Christ</i>., t. VIII, p. 1134 et suiv.&mdash;<i>Hist. litt.
+</i>., t. XIII, p. 82.)</blockquote>
+
+<p>Cet avis fut accueilli par des murmures, et
+quelques-uns s'écrièrent ironiquement que le conseil
+était bien sage d'aller lutter de faconde avec un
+homme aux arguments et aux sophismes duquel
+l'univers n'aurait su comment résister. Geoffroi se
+contenta de remarquer qu'il était encore plus difficile
+de disputer avec le Christ, lequel pourtant
+Nicodème voulait qu'on écoutât par respect pour la
+loi. Puis essayant de les ramener par une autre voie
+et d'obtenir l'ajournement d'une décision qui réclamait
+un examen plus mûr et une assemblée plus
+nombreuse, il demanda qu'Abélard fût reconduit à
+Saint-Denis par son abbé qui était présent, et que
+l'on y convoquât une réunion considérable et des
+plus savants hommes, pour examiner plus attentivement
+ce qu'il y avait à faire. Ce dernier avis obtint
+l'assentiment du légat, et tous les autres parurent
+s'y rendre. Dans les cas épineux, l'ajournement
+gagne aisément la faveur d'une assemblée. Conan se
+leva pour aller dire sa messe, avant d'entrer au
+concile, et il fit prévenir Abélard par l'évêque de
+Chartres de la permission qui lui serait accordée de
+retourner dans son monastère, pour y attendre ce
+qui avait été convenu. Mais alors les plus acharnés
+ou les plus rigoureux, voyant bien qu'il n'y avait
+rien de fait, si l'affaire devait se traiter hors du
+diocèse et là où leur crédit ne s'étendait pas, persuadèrent
+à l'archevêque qu'il serait ignominieux
+pour lui que la cause fût renvoyée à un autre tribunal,
+et qu'il fallait craindre que l'accusé n'échappât.
+On revint donc au légat, on le pressa de changer
+d'avis, et on l'amena, malgré lui, à consentir
+que la doctrine fût condamnée sans débat contradictoire,
+le livre brûlé en présence de tous, et l'auteur
+renfermé à perpétuité dans un nouveau couvent.
+On lui persuada que, pour fonder la condamnation,
+il suffisait que sans l'autorisation ni du souverain
+pontife, ni de l'Église, l'ouvrage eût été lu dans un
+cours public et livré par l'auteur lui-même à plusieurs
+pour le transcrire; on ajouta enfin qu'un tel
+exemple servirait la religion en prévenant à l'avenir
+le retour de semblables témérités. Le légat, à ce
+qu'il paraît, était peu instruit; il s'appuyait beaucoup
+sur les conseils de l'archevêque de Reims, qui
+lui-même était conduit par Albéric, Lotulfe et leurs
+amis. L'évêque de Chartres jugea que l'on ne pourrait
+empêcher l'exécution de ce plan, et avertissant
+Abélard, il l'engagea à tout supporter, et à
+n'opposer qu'une douceur exemplaire à une violence
+qui nuirait plus à ses ennemis qu'à lui. Quant à
+sa réclusion dans un monastère, il lui dit de ne
+point s'en inquiéter et que le légat qui dans tout
+cela agissait à contre-coeur, lui ferait certainement,
+quelques jours après la dissolution du concile,
+rendre la liberté. Abélard pleurait en l'écoutant, et
+Geoffroi pleurait avec lui. La pensée a beau mépriser
+la force; quand la force l'opprime en la faisant
+taire, c'est un martyre sans consolation. La
+consolation ou la vengeance de la pensée, c'est la
+parole.</p>
+
+<p>Abélard fut appelé; il parut devant le concile. On
+l'accusait vaguement de l'hérésie de Sabellius, c'est-à-dire
+d'avoir nié ou affaibli la réalité des trois personnes
+de la Trinité<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a><a href="#footnote118"><sup>118</sup></a>. Jugé sans discussion, convaincu
+sans examen, on le força de jeter de sa propre
+main son livre dans les flammes. Il le regardait tristement
+brûler, lorsqu'au milieu du silence apparent
+des juges, un des plus hostiles dit à demi-voix qu'il
+y avait lu en quelque endroit que Dieu le père était
+seul tout-puissant; ce que le légat ayant entendu, il
+lui dit, avec grand étonnement, qu'il ne le pouvait
+croire. «Même chez un petit enfant,» ajouta-t-il, «une
+si grosse erreur serait inconcevable, quand la foi
+universelle tient et professe qu'il y a trois tout-puissants.»
+A ce mot, un maître des écoles, qui se
+nommait Terric<a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a><a href="#footnote119"><sup>119</sup></a>, se prit à sourire, et lui souffla aussitôt
+ces paroles d'Athanase dans son symbole: «<i>Et
+pourtant il n'y a pas trois tout-puissants, mais un seul
+tout-puissant</i><a id="footnotetag120" name="footnotetag120"></a><a href="#footnote120"><sup>120</sup></a>.» Et comme son évêque, qui l'avait
+entendu, lui reprochait cette inconvenance à l'égal
+d'un propos contre la majesté divine, Terric tint bon
+intrépidement en citant les paroles de Daniel: «<i>Ainsi,
+fils insensés d'Israël, sans juger et sans connaître la
+vérité, vous avez condamné un de vos frères: retournez
+au jugement</i> (XIII, 48 et 49), et jugez le juge
+lui-même, car celui qui devait juger s'est condamné
+par sa propre bouche.» Alors l'archevêque,
+se levant, justifia comme il put, en changeant les
+termes, la pensée du légat; et, se laissant aller à la
+controverse, il établit qu'effectivement le Père était
+tout-puissant, le Fils, tout-puissant, le Saint-Esprit,
+tout-puissant, et que celui qui sortait de là ne devait
+pas même être écouté; que si d'ailleurs on y tenait,
+on pouvait permettre au frère<a id="footnotetag121" name="footnotetag121"></a><a href="#footnote121"><sup>121</sup></a> d'exposer sa foi en présence
+de tous, afin qu'on pût l'approuver ou l'improuver,
+et finalement prononcer. Cette concession,
+arrachée par l'embarras du moment, pouvait changer
+la face de l'affaire, et déjà Abélard, debout, se
+disposait à se défendre; heureux de professer et de
+développer sa foi, il reprenait l'espoir et le courage;
+le souvenir de saint Paul devant l'aréopage ou devant
+le conseil des Juifs, lui traversait l'esprit; il allait
+parler, tout était sauvé, lorsque ses adversaires,
+prompts à parer le coup, s'écrièrent qu'il n'était besoin
+que de lui faire réciter le symbole d'Athanase<a id="footnotetag122" name="footnotetag122"></a><a href="#footnote122"><sup>122</sup></a>,
+et, comme il aurait pu dire, pour gagner du temps,
+qu'il ne le savait point par coeur, ils lui mirent à
+l'instant sous les yeux le livre tout ouvert. Abélard
+laissa retomber sa tête, il soupira, et, d'une voix
+sanglotante, il lut ce qu'il put lire. On le remit
+aussitôt, comme un accusé convaincu, à l'abbé de
+Saint-Médard qui était présent, et qui le conduisit
+en prisonnier dans son couvent. Le concile se sépara
+sur-le-champ.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote118" name="footnote118"></a><b>Note 118:</b><a href="#footnotetag118"> (retour) </a> Lui-même raconte en deuil l'histoire du synode de Soissons (ep. I,
+p. 20-25); mais il ne fait pas connaître l'objet précis de l'accusation.
+C'est Othon de Frisingen qui dit qu'il fut reconnu sabellien, pour avoir
+réduit les personnes de la Trinité à des mots par l'application du nominalisme,
+qui, remarquez-le, avait servi à motiver contre Roscelin, trente ans
+auparavant, l'accusation de trithéisme. (Oth. Frising. <i>De Gest. Frid</i>.,
+l. I, c. XLVII.) Voyez sur cette accusation dans le l. III, le c. V. Au reste, les
+mêmes textes servirent plus tard à fonder, à Sens, contre Abélard, une
+accusation inverse de celle de Soissons.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote119" name="footnote119"></a><b>Note 119:</b><a href="#footnotetag119"> (retour) </a> D. Brial est porté à croire que ce Terric ou Terrique est le même qu'un
+certain Thierry, dialecticien breton assez habile, et penseur assez hardi,
+dont parlent Othon de Frisingen et Jean de Salisbury. (<i>De Gest. Frid</i>., l.1,
+c. XLVII.&mdash;Saresb. <i>Metalog</i>., l. I, c. V, et l. II, c. X.&mdash;<i>Hist. litt</i>., t. XIII,
+p. 377.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote120" name="footnote120"></a><b>Note 120:</b><a href="#footnotetag120"> (retour) </a> La réponse était topique, mais au fond elle donnait encore prise à
+la controverse, et les scolastiques ont beaucoup disputé sur ce passage du
+symbole d'Athanase. Pierre d'Ailly le trouva contradictoire, car puisqu'il
+est dit plus bas que les trois sont égaux entre eux et coéternels, il faut
+bien qu'il soit tous les trois, immenses, tout-puissants, etc. Saint Thomas
+convient qu'ils le sont tous les trois, mais non qu'ils soient trois immenses,
+trois tout-puissants. (Le P. Petan, <i>Dogmat. theolog</i>., t. II, l. VIII, CIX,
+p. 562; édit. de Paris, 1844.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote121" name="footnote121"></a><b>Note 121:</b><a href="#footnotetag121"> (retour) </a> «Frater ille.» (<i>Ab. Op.</i>, p. 24.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote122" name="footnote122"></a><b>Note 122:</b><a href="#footnotetag122"> (retour) </a> Tout le monde sait ce que c'est que le symbole dit de saint Athanase,
+quoiqu'il ne soit pas de lui. C'est le symbole qu'on récite le dimanche à
+primes et qui est appelé pour cette raison le symbole de primes; on le
+nomme aussi la symbole <i>Quicumque,</i> parce qu'il commence par ce mot.
+Abélard a fait un commentaire sur ce symbole. (<i>Op.</i>, pars II, p. 381.)</blockquote>
+
+<p>Ce couvent avait été fondé auprès de Soissons, sur
+la rive droite de l'Aisne, par le roi Clotaire I. La
+mission des moines était de desservir l'église où les
+restes de ce prince furent longtemps déposés près
+de ceux de saint Médard, premier évêque de Noyon,
+apôtre de ces contrées. C'était un monastère considérable
+et respecté, investi de grands privilèges.
+L'abbé qui se nommait Geoffroi<a id="footnotetag123" name="footnotetag123"></a><a href="#footnote123"><sup>123</sup></a> et qui était un
+homme instruit et distingué, traita son captif ou
+plutôt son hôte avec de grands égards; et les moines,
+espérant le garder longtemps, l'accueillirent avec
+beaucoup d'empressement, et s'efforcèrent de le
+consoler par mille soins; mais nulle consolation
+n'était possible. Rien au monde ne pouvait rendre
+au triste Abélard ce qui venait de lui échapper. La
+dernière, la plus puissante et la plus vieille de ses
+illusions était évanouie: un pouvoir s'était rencontré
+qui ne pliait pas devant lui. La vérité et l'éloquence
+avaient été vaincues dans sa personne, et
+l'ascendant de son génie était méconnu. Pour la première
+fois, il sentait sa faiblesse et presque son déclin.
+On ne peut peindre son désespoir. Passant de
+l'abattement à la fureur, il accusait Dieu même qui
+l'avait abandonné, ou, cachant dans ses mains son
+front baigné de larmes, il se disait que ses souffrances
+et ses affronts passés étaient peu de chose
+auprès de ce qu'il éprouvait. Jadis, au moins, il était
+coupable, et il avait en quelque sorte mérité son
+malheur; mais aujourd'hui, c'était à ses yeux une
+foi sincère, un amour désintéressé du vrai qui faisait
+de lui le plus malheureux des mortels. Qu'allait-il
+devenir? on avait cette fois attenté sur sa gloire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote123" name="footnote123"></a><b>Note 123:</b><a href="#footnotetag123"> (retour) </a> Geoffroi, surnommé Cou de Cerf, ancien abbé de Saint-Thierry, abbé
+de Saint-Médard en 1120, évêque de Châlons en 1131, et qui mourut en
+1149. On a de lui des lettres et quelques écrits. (Voyez son article dans
+l'<i>Histoire littéraire</i>, t. XIII, p. 185.&mdash;<i>Annal. Bened</i>., t. VI, l. LXXV,
+p. 190; Append. p. 639.&mdash;<i>Gall. Christ</i>., t. IX, p. 186 et 415.)</blockquote>
+
+<p>La manière dont le procès fut conduit prouve,
+en effet, qu'une justice éclairée ne guidait point ses
+juges, et les opérations du concile ont quelques-uns
+des caractères de la persécution<a id="footnotetag124" name="footnotetag124"></a><a href="#footnote124"><sup>124</sup></a>. La haine et l'envie
+avaient depuis longtemps une revanche à prendre,
+et elles se plurent à employer comme instruments
+la sincérité ignorante, la piété craintive, et
+surtout cette intolérance de si bonne foi que le pouvoir
+ecclésiastique regarde naturellement comme un
+devoir, en présence de ce qui agite les consciences
+et peut troubler l'unité silencieuse de la croyance
+commune. La lutte directe paraît s'être engagée
+entre l'esprit dans son audace et la médiocrité dans
+sa prudence, et ce fut l'esprit qui succomba. Cependant
+il n'est pas aussi vrai que se l'imaginait Abélard
+que la malveillance seule pût trouver à redire à ses
+ouvrages, et que la foi, même éclairée, surtout
+éclairée, n'en dût concevoir aucun ombrage. Si la
+parole lui avait été accordée, quoi qu'il eût pu dire,
+et à moins qu'il n'eût dénaturé sa doctrine, il ne
+l'aurait point sauvée d'une conséquence périlleuse,
+savoir que trois des attributs généraux de la divinité
+étant assignés, chacun spécialement et comme
+une propriété distinctive, à une personne différente
+de la Trinité, cette distribution était entièrement
+insignifiante, ou dépouillait chacune des trois personnes
+de deux de ces trois attributs également nécessaires,
+également divins. Dans le premier cas,
+l'unité absorbait les trois personnes et faisait évanouir
+la Trinité; dans le second, la Trinité, s'exagérant
+elle-même, brisait l'unité et se produisait sous
+la forme du trithéisme: voilà pour l'erreur actuelle.
+Quant à l'erreur qu'on pourrait nommer virtuelle et
+qui menaçait surtout l'avenir, la voici: dans la méthode,
+dans le langage, dans cette intention de raisonner
+la foi, de démontrer le mystère et d'assimiler
+la religion à la philosophie, se dévoilait évidemment
+le rationalisme chrétien, origine possible du
+rationalisme philosophique<a id="footnotetag125" name="footnotetag125"></a><a href="#footnote125"><sup>125</sup></a>. Mais comme assurément
+ces conséquences n'étaient pas distinctement
+dans l'esprit d'Abélard, comme elles étaient compensées
+par des assertions contradictoires et d'une
+éclatante orthodoxie, rachetées par la volonté sincère
+de ne point s'écarter de l'unité, le crime de l'hérésie
+ne pouvait un moment lui être imputé. Le livre était
+dangereux peut-être, mais l'auteur innocent; et le jugement
+du concile, que ne condamne pas absolument
+la logique, demeure une iniquité.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote124" name="footnote124"></a><b>Note 124:</b><a href="#footnotetag124"> (retour) </a> Le concile a été blâmé par des autorités non suspectes, comme l'historien
+d'Argentré, Dubouloi, Crevier, le P. Richard et d'autres; nous
+n'ajouterons pas D. Gervaise, devenu suspect à force d'engouement pour
+Abélard. Les écrivains qui s'attachent à justifier le concile de Sens semblent
+passer condamnation sur celui de Soissons. Au reste, les actes de
+l'un comme de l'autre n'ont pas été conservés, et l'assemblée de 1121 ne
+nous est guère connue que par le récit d'Abélard, un passage d'Othon de
+Frisingen et quelques mots de saint Bernard et d'un de ses secrétaires.
+(<i>Act. concil</i>., t. VI, para II, p. 1103.&mdash;Phil. Labbaei Concil. hist. synops.
+&mdash;<i>Anal. des conc</i>., par le P. Richard, t. V, suppl.&mdash;10th. Fris. <i>De Gest.
+Frid</i>. l. I, c. XLVII.&mdash;Saint Bern. <i>Op</i>., ep. CCCXXXI.&mdash;Gaufred. mon.
+Clar., <i>Rec. des Hist</i>., t. XIV, p. 381.&mdash;Cf. Brucker, <i>Hist. crit. phil</i>., t. III,
+p. 149.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote125" name="footnote125"></a><b>Note 125:</b><a href="#footnotetag125"> (retour) </a> «Abailard est orthodoxe,» dit Mme Guizot, «il ne veut pas cesser de
+l'être; une conviction préalable détermine le but auquel il veut arriver, et
+l'examen n'est pour lui qu'une manière de s'exercer dans un cercle dont il
+est déterminé à ne pas sortir, travail nécessaire d'un esprit qui marche sans
+avancer et enfante des nouveautés qui ne sont pas des progrès. Abailard,
+en religion comme en philosophie, a donné le mouvement et non les résultats.
+Plusieurs fois accusé d'hérésie, il n'a point laissé de secte, et même
+en philosophie, la hardiesse des principes qu'il énonce quelquefois est demeurée
+sans conséquence, parce que lui-même n'a pas osé les avouer ou les
+reconnaître. Cependant il en avait assez fait et pour ses partisans et pour ses
+ennemis.» (<i>Essai sur la vie et les écrits d'Abailard et d'Héloïse</i>, p. 372.)</blockquote>
+
+<p>Il ne faut donc pas s'étonner si Abélard, plus
+désolé que convaincu, retrouva bientôt dans le couvent
+qui lui servait comme de prison cette impatience
+du joug et ce besoin de résistance polémique
+qui entraînait son esprit plus loin que son caractère
+n'osait aller. Bien qu'il se loue de l'accueil qu'il
+reçut à Saint-Médard, il dut y rencontrer, non sans
+quelque importunité, ce même Gosvin, que nous,
+avons vu sur la montagne Sainte-Geneviève lui
+chercher une querelle scolastique. Celui-ci était
+venu là, d'accord, dit-on, avec l'abbé Geoffroi, pour
+travailler, en qualité de prieur, à la réforme des
+abus et au rétablissement des études.<a id="footnotetag126" name="footnotetag126"></a><a href="#footnote126"><sup>126</sup></a> Déjà sous les
+murs de Soissons même, il avait été employé à une
+oeuvre semblable dans le monastère de Saint-Crépin;
+c'est pour cela qu'il était sorti d'Anchin où il avait
+fait profession. Quoiqu'il pensât peut-être, ainsi que
+son biographe dévoué, qu'Abélard n'avait été conduit
+à Saint-Médard que pour y être <i>lié comme un
+rhinocéros indompté</i>, il jugea convenable de le traiter,
+à l'exemple de l'abbé, <i>dans un esprit de douceur</i><a id="footnotetag127" name="footnotetag127"></a><a href="#footnote127"><sup>127</sup></a>.
+Cependant, de l'humeur que nous lui connaissons,
+il ne s'abstint pas, dans ses entretiens, de mêler
+ses consolations de conseils et ses conseils de leçons.
+Il lui prêcha la patience et la modestie, lui dit de ne
+point trop s'attrister, qu'au lieu d'être emprisonné,
+il devait se regarder comme délivré, n'ayant plus à
+redouter les soucis, les tentations, les grandeurs du
+monde; qu'il n'avait enfin qu'à se conduire honnêtement
+et à donner à tous l'enseignement et
+l'exemple de l'honnêteté. «L'honnêteté, l'honnêteté!»
+dit Abélard, qui sentait, à travers la charité
+du prieur, percer l'aiguillon de la vanité du docteur,
+«qu'avez-vous donc à me tant prêcher, conseiller,
+vanter l'honnêteté? Il y a bien des gens qui dissertent
+sur toutes les espèces d'honnêteté, et qui
+ne sauraient pas répondre à cette question:
+Qu'est-ce que l'honnêteté?&mdash;Vous dites vrai,» reprit
+aussitôt Gosvin avec aigreur; «beaucoup de ceux
+qui veulent disserter sur les espèces de l'honnêteté
+ignorent entièrement ce que c'est; et si
+dorénavant vous dites ou tentez quoi que ce soit
+qui déroge à l'honnêteté, vous nous trouverez
+sur votre chemin, et vous éprouverez que nous
+n'ignorons pas ce que c'est que l'honnêteté, à la
+façon dont nous poursuivons son contraire<a id="footnotetag128" name="footnotetag128"></a><a href="#footnote128"><sup>128</sup></a>.» A
+cette réponse <i>ferme et mordante</i>, dit le moine historien
+de Gosvin, <i>le rhinocéros prit peur, pavefactus
+rhinocerosiste</i>; il se montra les jours suivants plus
+soumis à la discipline et plus craintif du fouet,
+<i>timidior flagellorum</i>. Voilà, si ces paroles caractéristiques
+sont exactes, comment, dans les retraites
+de la vie spirituelle, le XIIe siècle traitait et instruisait
+les héros de la pensée.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote126" name="footnote126"></a><b>Note 126:</b><a href="#footnotetag126"> (retour) </a> <i>Ex vit. S. Gosv</i>., l. I, c. XVIII., <i>Rec. des Hist</i>., t. XIV, p.445.&mdash;<i>Gall.
+Christ</i>., t. IX, p. 415.&mdash;<i>Hist. litt. de la Fr.</i>, t. XII, p. 185.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote127" name="footnote127"></a><b>Note 127:</b><a href="#footnotetag127"> (retour) </a> «Instar rhinocerontis indomiti disciplinae coercendum ligamento.&mdash;In
+spiritu lenitatis.» (S. Gosv., <i>ibid</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote128" name="footnote128"></a><b>Note 128:</b><a href="#footnotetag128"> (retour) </a> «Per insectationem contrarii sui.» (<i>Id. ibid</i>.)</blockquote>
+
+<p>A peine rendu, cependant, le jugement du concile
+fut loin de rencontrer une approbation générale. On
+trouva dans ses procédés, rudesse, dureté, précipitation.
+L'oppression était évidente, le droit très-douteux.
+Beaucoup d'ailleurs penchaient à croire la
+vérité du côté d'Abélard; bientôt ceux qui avaient
+siégé à Soissons durent se justifier; plusieurs repoussaient
+la solidarité du jugement et désavouaient leur
+propre vote. Le légat attribuait publiquement l'affaire
+à ce qu'il appelait la jalousie des Français, <i>invidia
+Francorum</i>, et tout repentant de ce qui s'était
+passé, il n'attendit pas longtemps pour faire ramener
+Abélard dans son couvent<a id="footnotetag129" name="footnotetag129"></a><a href="#footnote129"><sup>129</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote129" name="footnote129"></a><b>Note 129:</b><a href="#footnotetag129"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>., ep. I, p. 25.</blockquote>
+
+<p>A Saint-Denis, il est vrai, Abélard retrouvait des
+ennemis. On se rappelle qu'il s'était aliéné les moines
+par d'imprudentes remontrances. Ceux-ci n'étaient
+disposés ni à les pardonner ni à cesser de les mériter;
+et une occasion ne tarda pas à survenir où il
+faillit encore se perdre. Un jour, en lisant le commentaire
+de Bède le Vénérable sur les Actes des Apôtres,
+il tomba par hasard sur un passage où il est dit
+que Denis l'Aréopagite avait été évêque de Corinthe,
+et non pas évêque d'Athènes. Cette opinion ne pouvait
+être du goût des moines. Ils tenaient à ce que
+leur Denis, fondateur de l'abbaye, et qui d'après le
+livre de ses Gestes, était en effet évêque d'Athènes,
+fût bien aussi l'Aréopagite, celui que saint Paul convertit<a id="footnotetag130" name="footnotetag130"></a><a href="#footnote130"><sup>130</sup></a>.
+Sans songer à l'orage qu'il allait soulever,
+Abélard communiqua sa découverte à quelques-uns
+des frères qui l'entouraient et leur montra en plaisantant
+le passage de Bède. Les bons pères se fâchèrent
+fort, traitèrent Bède de menteur, et lui opposèrent
+victorieusement le témoignage d'Hilduin,
+leur abbé sous Louis le Débonnaire, et qui, pour
+vérifier les faits, avait parcouru longtemps la Grèce
+avant d'écrire les Gestes du bienheureux Denis. La
+conversation se prolongeant, Abélard, sommé de
+s'expliquer, dit qu'on ne pouvait mettre l'autorité
+d'Hilduin en balance avec celle de Bède, révéré de
+toute l'Église latine, et que, sur le fond de la question,
+peu importait qui des deux Denis eût fondé
+l'abbaye, puisque tous deux avaient obtenu la couronne
+céleste. L'indignation fut alors générale; on
+s'écria qu'il montrait bien qu'il avait de tout temps
+été l'ennemi du couvent, et qu'il voulait aujourd'hui
+flétrir l'honneur, non-seulement de ce grand établissement
+religieux, mais de tout le royaume dont
+l'Aréopagite avait toujours été le glorieux patron; et
+l'on courut rendre compte à l'abbé du scandale dont
+on venait d'être témoin. Celui-ci se hâta d'assembler
+le chapitre; puis, en présence de la congrégation
+entière, il menaça Abélard d'envoyer aussitôt au roi
+qui tirerait une réparation éclatante d'une si monstrueuse
+offense. Il semblait que l'imprudent lecteur
+de Bède eût porté la main sur la couronne. Il s'excusa
+de son mieux, et offrit, s'il avait manqué à la
+discipline, de réparer sa faute; mais ce fut en vain,
+et l'abbé ordonna de le bien surveiller jusqu'à ce qu'il
+le remît au roi.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote130" name="footnote130"></a><b>Note 130:</b><a href="#footnotetag130"> (retour) </a> Act. XVII, 34.&mdash;Bède le Vénérable, prêtre anglo-saxon, a composé,
+au VIIe siècle, sur la philosophie, les sciences, l'histoire ecclésiastique et
+l'Écriture sainte, des ouvrages très-remarquables pour son temps. Le passage
+auquel Abélard fait allusion se trouve dans les <i>Expositions du Nouveau
+Testament.</i> (Bed. Ven. <i>Op.</i>. t. V, <i>Exp. Act. Apost.,</i> c. XVII.) Quant à la
+question, les moines de Saint-Denis avaient tort sur un point; on ne peut
+plus soutenir raisonnablement aujourd'hui que Denis l'Aréopagite, martyr
+du Ier siècle, soit le Denis patron de la France, apôtre de Paris, et qui
+mourut vers le milieu du IIIe. Mais il y a erreur dans Bède; l'Aréopagite
+a bien été évêque d'Athènes; et l'évêque de Corinthe, qui n'est pas
+l'Aréopagite, est celui qu'on vénérait en France et qui a donné son nom à
+l'abbaye de Saint-Denis. Pour tout accommoder, en 1215, Innocent III,
+sans se prononcer pour aucune opinion, donna à la royale abbaye les reliques
+de Denis d'Athènes, afin qu'elle eût les restes des deux saints de ce
+nom. Mais c'était au fond décider la question, ou dire que les reliques jusque-là
+conservées à Saint-Denis n'étaient pas celles de l'Aréopagite. (<i>Ab.
+Op.</i>, p. 25, et Not., p. 1189.&mdash;Tillemont, <i>Mém. pour servir à l'hist. ecclés.</i>,
+t. II, p. 133 et 718, et t. IV, p. 710.)</blockquote>
+
+<p>L'hostilité de ses supérieurs et de ses frères paraissait implacable; on dit même que la punition
+monacale, le fouet, lui fut infligée pour avoir été de
+l'avis du vénérable Bède<a id="footnotetag131" name="footnotetag131"></a><a href="#footnote131"><sup>131</sup></a>. Poussé à bout par tant
+d'acharnement et de violence, las de voir toujours
+ainsi la fortune le contrarier dans les moindres choses,
+et le monde entier conjuré contre lui, il résolut de
+sortir d'esclavage, et, d'accord avec quelques frères
+qui compatissaient à ses peines, aidé de ses amis,
+il s'enfuit secrètement une nuit, et gagna la terre de
+Champagne, qui n'était pas éloignée et où se trouvait
+la retraite déjà habitée par lui quelque temps.
+Thibauld, comte de Champagne, de qui il n'était pas
+inconnu, s'était intéressé aux persécutions qu'il avait
+éprouvées; et, sous sa protection, il demeura à Provins, dans le prieuré de Saint-Ayoul<a id="footnotetag132" name="footnotetag132"></a><a href="#footnote132"><sup>132</sup></a>, occupé par des
+moines de Saint-Pierre de Troyes et dont le prieur
+était un de ses anciens amis. En même temps, il
+essaya de se réconcilier, et il écrivit à l'abbé de Saint-Denis
+et à sa congrégation une lettre que nous avons
+encore, et où, discutant la question tranchée par Bède,
+il la décide en sens inverse et conclut que le vénérable auteur s'est trompé ou que les deux Denis ont
+été évêques de Corinthe<a id="footnotetag133" name="footnotetag133"></a><a href="#footnote133"><sup>133</sup></a>. Mais cette concession fut
+inutile.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote131" name="footnote131"></a><b>Note 131:</b><a href="#footnotetag131"> (retour) </a> <i>Ut fama est</i>, ajoute Duboulai qui raconte ce fait. (<i>Hist. Univ. par.</i>,
+t. II, p. 85.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote132" name="footnote132"></a><b>Note 132:</b><a href="#footnotetag132"> (retour) </a> Saint-Ayoul est la traduction altérée de Saint-Aigulfe, nom d'un prieuré
+soumis à l'évêché de Troyes et fondé en 1018. (<i>Gall. Christ.</i>, t. XII,
+p. 530.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote133" name="footnote133"></a><b>Note 133:</b><a href="#footnotetag133"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i> pars II, ep. II, <i>Adae dilectissimo patri suo abbati</i>, p. 224.</blockquote>
+
+<p>Pendant qu'il jouissait à Provins des douceurs d'une
+bienveillante hospitalité, une affaire attira dans cette
+ville l'abbé de Saint-Denis auprès du comte de Champagne; Abélard, de son côté, vint sur-le-champ, avec
+son ami le prieur, trouver Thibauld, et lui demanda
+d'intercéder pour lui, afin d'obtenir de son abbé l'absolution
+et la permission de vivre suivant la règle
+monastique, partout où bon lui semblerait. Adam voulut
+en conférer avec les moines qui l'avaient accompagné
+et promit une réponse avant son départ. La
+réponse fut qu'il y allait de l'honneur de leur abbaye,
+s'ils laissaient le frère indocile passer dans un autre
+couvent, comme il en avait sans doute le dessein,
+et qu'après avoir autrefois choisi leur maison pour
+asile, il ne pouvait l'abandonner sans outrage. Puis,
+n'écoutant personne, pas même le comte, ils menacèrent
+le fugitif de l'excommunier, s'il ne rentrait
+aussitôt au bercail, et interdirent sous toutes
+les formes, au prieur qui l'avait accueilli, de le retenir
+plus longtemps, s'il ne voulait avoir sa part de
+l'excommunication.</p>
+
+<p>Cette réponse jeta Abélard et son ami dans une
+grande anxiété; mais, quelques jours après les avoir
+quittés, l'abbé Adam mourut le 19 février 1122<a id="footnotetag134" name="footnotetag134"></a><a href="#footnote134"><sup>134</sup></a>.
+Un autre lui succéda le 10 mars suivant; c'était
+Suger, celui qui devait être un jour régent du
+royaume.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote134" name="footnote134"></a><b>Note 134:</b><a href="#footnotetag134"> (retour) </a> M. Alexandre Lenoir donne la pierre tumulaire d'Adam. <i>Musée des
+mon. franç.</i>, t. 1, p. 234, pl. n° 518.&mdash;Cf. <i>Gall. Christ.</i>, t. VII, p. 308.</blockquote>
+
+<p>Suger était alors un homme tout politique, un simple
+diacre employé par le roi aux plus grandes affaires,
+et à l'époque où il devint abbé, en ambassade
+à Rome auprès du pape. Abélard, accompagné de
+l'évêque de Meaux Burchard, qui s'intéressait à lui,
+se rendit auprès du nouvel abbé, ou de celui qui
+le suppléait jusqu'à son retour, et renouvela les
+demandes adressées au prédécesseur. La décision se
+faisant attendre, peut-être parce qu'on attendait
+Suger, il se pourvut, grâce à l'entremise de quelques
+amis, par-devant le roi et son conseil. Il ne trouva
+pas que Louis VI eût grand souci de la qualité
+d'Aréopagite pour le patron de la royale abbaye qui
+devait garder son tombeau, et l'affaire reprit une
+tournure favorable.</p>
+
+<p>Étienne de Garlande, alors grand-sénéchal de
+l'hôtel, se chargea de tout arranger. Il était diacre
+aussi comme Suger; mais homme d'État et homme
+de guerre, il entrait peu dans les désirs ou les
+convenances du clergé, et saint Bernard regardait
+l'un et l'autre ministre comme deux calamités pour
+l'Église<a id="footnotetag135" name="footnotetag135"></a><a href="#footnote135"><sup>135</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote135" name="footnote135"></a><b>Note 135:</b><a href="#footnotetag135"> (retour) </a> Voyez la lettre qu'il écrivit quatre ans après à l'abbé Suger pour le féliciter
+sur sa conversion. (Saint Bern. <i>Op.,</i> ep. LXXVIII.)</blockquote>
+
+<p>Abélard avait compté sur la politique du conseil
+du roi. Il croyait savoir qu'on y pensait que, moins
+l'abbaye de Saint-Denis serait régulière, plus elle
+serait soumise et temporellement utile à la couronne,
+peut-être parce qu'on en tirerait plus d'argent. Il
+pouvait donc espérer qu'on se soucierait fort peu d'y
+retenir un censeur qui prêchait la réforme, et qu'on
+ne prendrait pas fort à coeur les intérêts de l'autorité
+abbatiale ni de la discipline commune. Cette situation
+exceptionnelle de religieux sans monastère qu'il ambitionnait
+pouvait être assez du goût de la cour, et
+lui il s'accommodait fort bien de l'idée de lui devoir
+sa liberté, et pour ainsi dire de relever d'elle. La
+royauté commençait à devenir pour les individus la
+protectrice universelle; et elle se plaisait dès lors
+à entreprendre sur toutes les juridictions, et à suspendre,
+suivant son bon plaisir, toutes les règles particulières.
+Étienne de Garlande et Suger s'entendirent
+donc aisément<a id="footnotetag136" name="footnotetag136"></a><a href="#footnote136"><sup>136</sup></a>. Pour que tout fût en règle, le ministre
+fit venir l'abbé et son chapitre; et il s'enquit des
+motifs de l'insistance qu'on avait mise à retenir dans
+un cloître un homme malgré lui, et fit valoir le
+scandale qui pourrait en résulter, sans qu'on en dût
+espérer rien d'utile, puisqu'il y avait entre la congrégation
+et son censeur une évidente incompatibilité
+d'humeurs. L'abbé demanda seulement que,
+pour l'honneur du monastère, Abélard ne cessât
+pas de lui appartenir, et qu'il allât vivre dans une
+retraite de son choix, sans jamais entrer dans aucune autre communauté. Cette condition fut acceptée,
+et le tout fut promis et ratifié en présence du
+roi et de son conseil.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote136" name="footnote136"></a><b>Note 136:</b><a href="#footnotetag136"> (retour) </a> Il existe deux lettres adressées à Suger, au nom du pape, pour lui recommander
+un maître Pierre qui, ayant une mauvaise affaire, s'était
+adressé à la cour de Rome. Duchesne qui les a, je crois, publiées le premier,
+veut qu'elles s'appliquent à notre maître Pierre; du moins le dit-il
+dans la table de son recueil <i>Historiae Francorum scriptores</i> (t. IV, p. 537 et
+538); mais la simple lecture de ces lettres prouve que cette opinion est
+insoutenable, et nous croyons volontiers, avec D. Brial, qu'il s'agit d'un certain
+Pierre de Meaux, accusé de quelque violence sous la pontificat d'Eugène III. (<i>Rec. des Hist.</i>, t. XV, p. 455 et 456.)</blockquote>
+
+<p>Le roi était alors ce Louis le Gros dont le règne
+fut si mémorable par l'émancipation des communes,
+berceau de la liberté moderne. Il eut la gloire d'attacher
+son nom à ce grand événement, et sa puissance
+en profita, comme si sa volonté en eût été la cause.
+Tous les progrès de l'autorité royale ont été, au
+moyen âge, des progrès dans le sens absolu du mot.
+Elle ne fut jamais grande, au reste, que lorsqu'elle
+fut libérale. Suger et Garlande s'en montrèrent les
+habiles ministres, et il y a certainement quelque
+secrète liaison entre la politique qui secondait l'affranchissement
+des communes et celle qui protégeait
+Abélard.</p>
+
+<p>Il était libre, mais il était pauvre. Maître de choisir
+sa solitude, il se retira sur le territoire de Troyes,
+aux bords de l'Ardusson, dans un lieu désert qu'il
+connaissait pour y être allé souvent lire et méditer,
+ou même enseigner quelquefois<a id="footnotetag137" name="footnotetag137"></a><a href="#footnote137"><sup>137</sup></a>. C'était dans la paroisse
+de Quincey, auprès de Nogent-sur-Seine. Là,
+dans quelques prairies qui lui furent données, il
+construisit avec la permission d'Atton, évêque de
+Troyes, un oratoire de chaume et de roseaux qu'il
+dédia d'abord à la sainte Trinité. Ce fut dans cette
+retraite qu'il se cacha seul avec un clerc, et répétant
+ces mots du psaume: «Voilà que j'ai fui au loin,
+et j'ai demeuré dans la solitude.» (Ps. LIV, 8.)</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote137" name="footnote137"></a><b>Note 137:</b><a href="#footnotetag137"> (retour) </a> «Ubi legere (<i>alias</i> degere) solitus fuerat.» Ce lieu est le hameau
+du Paraclet, à l'est de Nogent-sur-Seine, à dix on douze lieues de Troyes,
+sur la route de Paris. (<i>Gall. Christ.</i>, t. XII, p. 609.&mdash;<i>Ab. Op.</i>, ep. 1, p. 28
+Not., p. 1117.&mdash;Willelm. Godel. et Guill. Nang. <i>Chron., Rec. des Hist</i>.,
+t. XII, p. 675, et t. XX, p. 781.)</blockquote>
+
+<p>C'est une chose étrange que les vicissitudes de la
+vie que nous racontons. Elles se multiplient comme
+les mouvements inquiets de l'âme d'Abélard. Téméraire
+et triste, entreprenant et plaintif, il n'a pas
+réussi a maîtriser la fortune, et il ne sait pas s'astreindre
+à vivre dans un humble repos. Aucune
+situation régulière et commune ne peut lui convenir
+longtemps. Partout où il paraît, il semble chercher
+querelle, provoquer l'oppression, et, quand il rencontre
+la résistance, il s'étonne en gémissant.
+Après les grands malheurs, il n'échappe pas aux
+petits; victime des sérieuses passions, il est tourmenté
+par les passions puériles; il se prend d'une
+querelle domestique avec des moines, et aussitôt
+tout condamné, tout déchu qu'il paraît, il emploie
+des princes et des rois à faire ses affaires, à le délivrer
+de son abbé, à garantir sa liberté; puis, dès
+qu'elle lui est rendue, n'ayant pu se soumettre à la
+vie du cloître, il se fait ermite<a id="footnotetag138" name="footnotetag138"></a><a href="#footnote138"><sup>138</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote138" name="footnote138"></a><b>Note 138:</b><a href="#footnotetag138"> (retour) </a> Cette retraite d'Abélard, le repos et l'activité philosophique qu'il
+trouva au Paraclet, ont fixé l'attention d'un auteur que nous citerons à
+cause de son nom et parce qu'il est un des premiers en date qui aient
+parlé de lui. Pétrarque a fait un traité sur la vie solitaire, où il vante
+les philosophes qui ont cherché la retraite, et cite, après avoir nommé
+quelques anciens, «recentiorem unum nec valde remetum ab relate nostra....
+apud quosdam.... suspectae fidei, at profecto non humilis ingenii,
+Petrum illum cui Abaelardi cognomen.» (<i>De vit. solitar</i>., l. II, sect. VI,
+c. I.)</blockquote>
+
+<p>Mais jamais il ne pouvait demeurer ignoré du
+reste du monde, et son désert était à moins de trente
+lieues de Paris. On connut bientôt sa retraite, et sans
+doute il ne mit nul soin à la cacher. Le maître Pierre
+vit accourir aux champs pour l'entendre une nouvelle
+génération d'écoliers. Les cités et les châteaux furent
+désertés pour cette Thébaïde de la science<a id="footnotetag139" name="footnotetag139"></a><a href="#footnote139"><sup>139</sup></a>. Des tentes
+se dressèrent autour de lui; des murs de terre couverts
+de mousse s'élevèrent pour abriter de nombreux
+disciples qui couchaient sur l'herbe et se nourrissaient
+de mets agrestes et de pain grossier. Comme saint Jérôme
+au milieu des déserts de Bethléem, il se plaisait
+à ce contraste d'une vie rude et champêtre unie
+aux délicatesses de l'esprit et aux raffinements de la
+science; et peu à peu, entouré d'une affluence croissante,
+regardant ces nombreux disciples qui bâtissaient
+eux-mêmes leurs cabanes sur le bord de la
+rivière, il se sentait consolé; il se disait que ses ennemis
+lui avaient tout enlevé et que l'on quittait tout
+pour le suivre. De moment en moment, il pensait
+que la gloire revenait à lui. Que devaient dire les envieux?
+La persécution, loin de leur profiter, servait
+à renouveler et à singulariser sa fortune. On l'avait
+réduit à la dernière pauvreté; comme le serviteur de
+l'Évangile, ne pouvant creuser la terre et rougissant
+de mendier<a id="footnotetag140" name="footnotetag140"></a><a href="#footnote140"><sup>140</sup></a>, voilà que la vieille science, à laquelle
+il devait tant, venait le sauver encore, et lui donnait
+une école à conduire et un institut à fonder. C'étaient
+des disciples qui lui préparaient ses aliments, qui
+cultivaient, qui bâtissaient pour lui, qui lui fabriquaient
+ses habits; des prêtres même lui apportaient
+leurs offrandes, et bientôt, comme l'oratoire de roseaux
+était insuffisant, ses élèves le reconstruisirent
+en bois et en pierre. Ce petit édifice avait été dédié
+d'abord à la Trinité, divin objet des leçons et des
+méditations d'Abélard à cette époque; et même il y
+avait fait placer une statue ou plutôt un groupe qui se
+composait de trois figures adossées, et parfaitement
+semblables de visage, pour exprimer l'unité de nature
+de la trinité des personnes. Cette statue se voyait
+encore en ce lieu il n'y a guère plus d'un demi-siècle.
+Les trois personnes divines étaient sculptées dans une
+seule pierre, avec la figure humaine. Le Père était
+placé au milieu, vêtu d'une robe longue; une étole
+suspendue à son cou et croisée sur sa poitrine était
+attachée à la ceinture. Un manteau couvrait ses épaules
+et s'étendait de chaque côté aux deux autres personnes.
+A l'agrafe du manteau pendait une bande dorée
+portant ces mots écrits: <i>Filius meus es tu</i>. À la droite du
+Père, le Fils, avec une robe semblable, mais sans la
+ceinture, avait dans ses mains la croix posée sur sa
+poitrine, et à gauche une bande avec ces paroles:
+<i>Pater meus es tu</i>. Du même côté, le Saint-Esprit, vêtu
+encore d'une robe pareille, tenait les mains croisées
+sur son sein. Sa légende était: <i>Ego utriusque spiraculum</i>.
+Le Fils portait la couronne d'épines, le Saint-Esprit
+une couronne d'olivier, le Père la couronne
+fermée, et sa main gauche tenait un globe: c'étaient
+les attributs de l'empire. Le Fils et le Saint-Esprit regardaient
+le Père qui seul était chaussé. Cette image
+singulière de la Trinité, cet emblème, unique, je
+crois, dans sa forme, attestait assez combien l'esprit
+d'Abélard était profondément coupé de ce dogme
+fondamental. Cependant quand, en s'agrandissant,
+l'établissement des bords de l'Ardusson devint en
+quelque sorte le monument de cette grâce divine qui
+l'avait recueilli et soulagé dans ses misères, comme
+c'était le lien de la consolation, il lui donna le nom
+du <i>Consolateur</i> ou du <i>Paraclet</i><a id="footnotetag141" name="footnotetag141"></a><a href="#footnote141"><sup>141</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote139" name="footnote139"></a><b>Note 139:</b><a href="#footnotetag139"> (retour) </a> «Relictis et civitatibus et castellis.» (<i>Ab. Op</i>., ep. I, p. 23.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote140" name="footnote140"></a><b>Note 140:</b><a href="#footnotetag140"> (retour) </a> Luc, XVI, 3.&mdash;(<i>Ab. Op</i>., loc. cit., et ep. II, p. 43.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote141" name="footnote141"></a><b>Note 141:</b><a href="#footnotetag141"> (retour) </a> D. Gervaise qui écrivait vers 1720, dit qu'en 1701, le 3 juin, Mme Catherine
+de la Rochefoucauld, abbesse du Paraclet, fit retirer de la poussière
+cette curieuse antiquité, pour la placer solennellement dans le choeur
+des religieuses sur un piédestal de marbre portant une inscription qui en
+faisait connaître l'origine. Les auteurs de l'<i>Histoire littéraire</i>, peu favorables
+à Gervaise, admettent le fait. (<i>Vie d'Abél.</i>, t. I, l. II, p. 229.&mdash;<i>Hist.
+litt.</i>, t. XII, p. 95.) D'ailleurs l'auteur des <i>Annales bénédictines</i>, qui
+paraît avoir vu la statue, en donne la description exacte. M. Alexandre
+Lenoir a publié une gravure qui la représente, et il semble aussi l'avoir vue
+avant que la révolution ne l'eût détruite. On trouve dans l'<i>Iconographie
+chrétienne</i> de M. Didron un emblème analogue de la Trinité, tiré d'un
+manuscrit de Herrade, abbesse de Sainte-Odile, vers 1160. (<i>Annal. ord.
+S. Bened.</i>, t. VI, l. LXXIII, p. 85.&mdash;<i>Gall. Christ.</i>, t. XII, p. 571.&mdash;<i>Mus.
+des monum. franç.</i>, t. I, pl. n° 516.&mdash;<i>Icon. chrét.</i>, p. 604.)</blockquote>
+
+<p>On a peu de détails sur cette école du Paraclet, sur
+cette académie de scolastique qu'il forma au milieu
+des champs. On sait seulement qu'il y maintenait
+l'ordre avec sévérité; nous en avons un assez curieux
+témoignage. Un valet, un bouvier l'ayant averti
+de quelques désordres secrets parmi les écoliers,
+le maître les menaça de cesser aussitôt ses leçons,
+ou du moins exigea que la communauté fût
+dissoute, et leur ordonna, s'ils voulaient encore l'entendre,
+d'aller habiter Quincey. Le bourg était assez
+éloigné, et le jour suffisait à peine pour qu'on eût le
+temps de venir au Paraclet, d'assister aux leçons, de
+participer aux études, et de s'en retourner<a id="footnotetag142" name="footnotetag142"></a><a href="#footnote142"><sup>142</sup></a>. D'ailleurs
+la vie en commun, les doctes entretiens, l'existence
+d'une sorte de congrégation formée, comme le
+dit un de ses membres, <i>au souffle de la logique (aura
+logicae)</i>, tout cela était cher aux écoliers, donnait de
+l'intérêt et de l'originalité à leur entreprise; et la
+sévérité d'Abélard les contrista et les humilia. Un
+d'eux, un jeune Anglais, qui se nommait Hilaire,
+exhala leur douleur commune dans une complainte
+en dix stances, de cinq vers chacune, dont les quatre
+premiers sont des lignes de latin rimées, et le cinquième
+un vers français qui sert de refrain<a id="footnotetag143" name="footnotetag143"></a><a href="#footnote143"><sup>143</sup></a>. Cette
+chanson élégiaque, fortement empreinte de l'esprit
+et du goût de l'époque, est peu poétique et sans élégance;
+mais elle ne manque pas de sentiment ni
+d'harmonie, et elle prouve avec quelle ardeur on venait
+de loin se réunir autour d'Abélard, avec quel
+respect on lui obéissait, avec quelle avidité on se
+désaltérait à cette source de savoir et d'éloquence,
+<i>quo logices fons erat plurimus</i>. Je me figure que les
+écoliers chantaient en choeur cette complainte, que
+de telles poésies étaient un de leurs habituels passe-temps,
+et que celle-ci nous donne la forme de quelques-unes
+de celles qu'Abélard lui-même avait su
+rendre populaires. On peut croire du reste qu'il se
+laissa fléchir et accueillit le voeu qu'exprimaient ces
+mots:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Desolatos, magister, respice,</p>
+<p>Spemque nostram quae languet refice.</p>
+<p class="i4">Tort a vers nos li mestre.</p>
+ </div> </div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote142" name="footnote142"></a><b>Note 142:</b><a href="#footnotetag142"> (retour) </a>
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Heu! quam crudelis iste nuntius</p>
+<p>Dicens: «Fratres, exito citius;</p>
+<p>Habitetur vobis Quinciacus;</p>
+<p>Alioquin, non leget monachus.»</p>
+<p class="i2"><i>Tort a vers nos li mestre</i>.</p>
+<p>Quid, Hilari, quid ergo dubitas?</p>
+<p>Cur non abis et villam habitas?</p>
+<p>Sed te tenet diei brevitas,</p>
+<p>Iter longum, et tua gravitas.</p>
+<p class="i2"><i>Tort a vers nos li mestre</i></p>
+<p class="i4">(<i>Ab. Op</i>., pars II, <i>Elegia</i>, p. 243.)</p>
+ </div> </div></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote143" name="footnote143"></a><b>Note 143:</b><a href="#footnotetag143"> (retour) </a> Cette prose que d'Amboise a conservée, est curieuse. Les quatre vers
+latins de chaque couplet riment ensemble; ils ont la mesure de nos vers de
+dix pieds, avec une césure après le quatrième, sauf dans un seul vers. Il
+est difficile d'y retrouver aucune mesure de prosodie latine; seulement tous
+se terminent par un iambe. Le refrain français est un vers de six pieds, et
+un des plus anciens vers connus en langue vulgaire. <i>Tort a vers nos li
+mestre</i> ou <i>mestres</i>, cela signifie <i>le maître a tort envers nous</i> ou <i>nous fait
+tort</i>. Ce qui, selon M. Champollion, exprime un regret plutôt qu'un reproche.
+M. Leroux de Liney a placé cette chanson la première dans son <i>Recueil de
+chants historiques français</i>. Il la fait précéder de quelques détails que
+abus croyons peu exacts (p. 3); mais il ajoute qu'elle se trouve avec
+d'autres poésies du même auteur dans un manuscrit du XIIe siècle de la
+Bibliothèque Royale. Ce manuscrit a été publié par M. Champollion en
+1838. (<i>Hilarii versus et ludi</i>, Paris, petit
+in-8° de 76 pages, p. 14.)
+Il contient des poésies lyriques et dramatiques vraiment curieuses.<br><br>
+
+Cet Hilaire, qui n'était encore connu que par cette pièce et par ce qu'en
+disent les <i>Annales bénédictines</i>, se rendit à l'école d'Angers, après qu'Abélard
+eut quitté le Paraclet, et y fit une seconde prose rimée en l'honneur
+d'une bienheureuse recluse, Eva d'Angleterre. (<i>Ab. Op.</i>, loc. cit.&mdash;<i>Hist.
+litt.</i>, t. XII, p. 251, t. XX, p. 627-630.&mdash;<i>Annal. ord. S. Bened.</i>, t. VI,
+l. LXVIII, p. 315.)</blockquote>
+
+<p>La renommée était venue le chercher dans sa solitude.
+Il fallut bien qu'après quelque temps elle
+signalât son retour, en ramenant les alarmes avec
+elle.</p>
+
+<p>L'enseignement du philosophe n'avait sans doute
+point changé de caractère; le soupçon et la défiance
+ne cessèrent pas d'accueillir tous ses efforts, de
+poursuivre tous ses succès. Il provoquait naturellement
+l'un et l'autre, et rien de lui n'étant commun,
+rien ne paraissait simple et régulier. Ainsi, on lui
+fit un crime de ce nom du Saint-Esprit gravé au fronton
+du temple qu'il avait élevé. C'était en effet une
+consécration à peu près sans exemple, la coutume
+étant de vouer les églises à la Trinité entière ou au
+Fils seul entre les personnes divines. On voulut voir
+dans ce choix inusité une arrière-pensée, et l'aveu
+détourné d'une doctrine particulière sur la Trinité.
+Il est cependant difficile de comprendre comment,
+lorsque de certaines prières sont adressées au Saint-Esprit,
+lorsqu'une fête solennelle, celle de la Pentecôte,
+lui est spécialement consacrée, il serait
+coupable ou inconvenant de lui dédier un temple,
+qui sous tous les noms, même sous celui de la
+Vierge ou des saints, doit rester toujours et uniquement
+la maison du Seigneur<a id="footnotetag144" name="footnotetag144"></a><a href="#footnote144"><sup>144</sup></a>. Mais c'était une
+nouveauté, et elle venait d'un homme de qui toute
+nouveauté était suspecte. Avec les progrès de son
+établissement, les préjugés hostiles se ranimaient
+contre lui. On a même cru qu'alors un homme qui
+devait jouer un grand rôle dans l'Église et dans la
+vie d'Abélard, le nouvel abbé de Cluni, Pierre le
+Vénérable, s'était inquiété de son salut, et par des
+lettres où brillent à la fois un esprit rare et une piété
+vive et tendre, s'était efforcé de le rappeler du travail
+aride des sciences humaines à l'exclusive recherche
+de l'éternelle béatitude<a id="footnotetag145" name="footnotetag145"></a><a href="#footnote145"><sup>145</sup></a>. Ce qui est mieux
+prouvé, c'est que la piété n'inspirait pas à tous alors
+une sollicitude aussi charitable.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote144" name="footnote144"></a><b>Note 144:</b><a href="#footnotetag144"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 30, 31.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote145" name="footnote145"></a><b>Note 145:</b><a href="#footnotetag145"> (retour) </a> Deux lettres de Pierre le Vénérable sont adressées <i>dilecto filio suo</i> ou
+<i>praecordiali filio, magistro Petro</i>. Elles ont pour but d'exhorter un homme
+absorbé par les sciences du siècle, les travaux des écoles, l'étude des
+opinions discordantes des philosophes, à se faire pauvre d'esprit, à devenir
+le philosophe du Christ. La première témoigne d'une grande piété et d'un
+esprit distingué. Martène veut que ces deux lettres aient été adressées à
+Abélard, et dans le temps même qu'il enseignait pour la première fois <i>in
+Trecensi cella</i>. Ce ne serait pas du moins à cette époque; car il n'avait pas
+comparu au concile de Soissons en 1121, et Pierre le Vénérable ne devint
+abbé de Cluni qu'en 1122 ou 1123. Rien d'ailleurs, hors ce nom de <i>magister
+Petrus</i>, ne rappelle Abélard. Au Paraclet, on ne lui voit aucune liaison
+avec l'abbé de Cluni. Duchesne, l'éditeur des lettres de celui-ci, croit
+celles dont il s'agit adressées à un moine de Poitiers, appelé dans d'autres
+Pierre de Saint-Jean. A titre de pure conjecture, on pourrait dater ces
+lettres de l'époque très-postérieure où Abélard et Pierre le Vénérable se
+trouvèrent rapprochés, et tout rattacher à la conversion du premier dans
+l'abbaye de Cluni. Mais rien de précis, rien d'individuel n'autorise cette hypothèse;
+autant vaudrait regarder une lettre XXVI où l'abbé de Cluni félicite
+un certain Pierre de sa vie de sainte retraite, comme écrite pour notre
+philosophe, retiré dans ses derniers jours à Saint-Marcel. (<i>Bibl. Clun.,
+Petr. Ven</i>. ep. IX, X, XXVI, l. I, p. 630, 657; Not., p. 107.&mdash;<i>Annal. ord.
+S. Ben</i>., t. VI, l. LXXXIV, p.84.)</blockquote>
+
+<p>Les anciens adversaires d'Abélard étaient rentrés
+dans l'ombre, mais d'autres avaient paru, plus
+dignes et plus formidables.</p>
+
+<p>Deux hommes commençaient à s'élever dans
+l'Église, tous deux destinés à devenir célèbres et
+puissants, bien qu'à des degrés fort inégaux; tous
+deux renommés par la piété, le savoir, l'activité,
+l'autorité, par toutes les vertus et toutes les passions
+qui font la grandeur d'un prêtre; tous deux d'une
+charité ardente et d'un caractère inflexible, cruels
+à eux-mêmes, humbles et impérieux, tendres et
+implacables, faits pour édifier et opprimer la terre,
+et ambitieux d'arriver, par les bonnes oeuvres et
+les actes tyranniques, au rang des saints dans le ciel.</p>
+
+<p>L'un, saint Norbert<a id="footnotetag146" name="footnotetag146"></a><a href="#footnote146"><sup>146</sup></a>, d'une famille distinguée de
+Xanten, dans le pays de Clèves, avait commencé
+sa vie dans les plaisirs, et atteint, comme simple
+prébendaire, l'âge de trente ans et plus, lorsque le
+repentir le saisit et le jeta dans la réforme. Devenu
+prêtre en 1116, il essaya vainement de convertir
+son chapitre, et se fit le missionnaire ardent de la
+foi et de la pénitence. Savant, exalté, bizarre jusque
+dans ses manières et son costume, il fut cité comme
+fanatique devant le concile de Frizlar, mais il se
+justifia, et même il obtint des papes Gélase et
+Calixte II la permission de prêcher la parole sainte.
+Parcourant en apôtre la France et le Hainaut, partout
+il produisit un grand effet sur le peuple,
+mais réussit peu à réformer les chanoines dont il
+avait particulièrement à coeur la conversion. Ayant
+échoué auprès de ceux de Laon, il se retira non
+loin de cette ville, dans la solitude de Prémontré,
+y jeta, en 1120, les fondements d'un ordre célèbre
+de chanoines réguliers, et se vit au bout de quatre
+ans à la tête de neuf abbayes florissantes. Il fut
+d'abord connu sous le titre de réformateur des chanoines
+et devint bientôt archevêque de Magdebourg
+(1126). Puissant et révéré dans l'Église, protégé
+par de grands princes, il unissait à une activité
+infatigable une foi singulière dans sa propre inspiration,
+dans une sorte de révélation personnelle, qui
+le conduisit à essayer des prophéties et des miracles.
+Persuadé de la venue prochaine de l'Antéchrist,
+il poursuivait avec un zèle redoutable tout ce qui
+lui semblait menacer la foi et l'unité. On ne sait s'il
+se rencontra avec Abélard; mais ce dernier le désigne
+comme un de ses persécuteurs, et tout dans la
+vie de Norbert, tout jusqu'au caractère de sa piété,
+devait le rendre incapable d'excuser et de comprendre
+le christianisme tout intellectuel du grand
+dialecticien de la théologie.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote146" name="footnote146"></a><b>Note 146:</b><a href="#footnotetag146"> (retour) </a> Voyez, dans l'<i>Histoire littéraire</i>, l'article <i>saint Norbert</i>, t. XI, p. 243,
+et sa vie par Hugo, chanoine de Prémontré, 1 vol. in-4, 1704.</blockquote>
+
+<p>L'autre adversaire d'Abélard n'était pas, de son
+temps, placé fort au-dessus de saint Norbert; mais son
+nom est environné d'un bien autre éclat historique.
+Dès son jeune âge, il s'était signalé par ces prodiges
+d'austérité et d'humilité chrétienne qui domptent
+tout dans l'homme, hormis la colère et l'orgueil,
+mais qui rachètent l'une et l'autre en les consacrant
+à Dieu. Il vivait dans les misères d'une santé faible,
+encore affaiblie et torturée comme à plaisir par de
+volontaires souffrances. Il se croyait appelé à ressusciter
+l'esprit monastique, en ranimant dans les couvents
+la morale et la foi. Il avait de plus en plus
+enfoncé dans l'ombre et courbé vers la terre le front
+pâle de ses moines amaigris; mais il ouvrait un oeil
+vigilant sur le monde, observait les prêtres, les docteurs,
+les évêques, les princes, les rois, l'héritier
+de saint Pierre lui-même; et tantôt suppliant avec
+douleur, tantôt gourmandant avec force, il avait pour
+tous des prières, des menaces, des larmes et des
+châtiments, et faisait sous la bure la police des trônes
+et des sanctuaires. C'était saint Bernard.</p>
+
+<p>Abélard accuse formellement ces deux hommes
+d'avoir été, vers l'époque où nous sommes arrivés,
+les principaux artisans de ses malheurs<a id="footnotetag147" name="footnotetag147"></a><a href="#footnote147"><sup>147</sup></a>. Suivant
+lui, ces <i>nouveaux apôtres, en qui le monde croyait beaucoup</i>,
+allaient prêchant contre lui, répandant tantôt
+des doutes sur sa foi, tantôt des soupçons sur sa vie,
+détournant de lui l'intérêt, la bienveillance et jusqu'à
+l'amitié, le signalant à la surveillance de
+l'Église et des évêques, enfin le minant peu à peu
+dans l'esprit des fidèles, afin que, le jour venu, il n'y
+eût plus qu'à le pousser pour l'abattre. On peut
+croire que son ressentiment a chargé le tableau; nous
+verrons quelle fut la conduite de saint Bernard, lorsque
+Abélard sera une seconde fois jugé, et cette conduite,
+nous sommes loin de l'absoudre. Mais quelques
+mots des lettres du saint lui-même semblent
+prouver que jusqu'alors il avait fait peu d'attention
+aux opinions du moine philosophe<a id="footnotetag148" name="footnotetag148"></a><a href="#footnote148"><sup>148</sup></a>. Au temps de
+l'enseignement dans la solitude du Paraclet, de 1122
+à 1125, on ne sait même s'il le connaissait personnellement.
+Mais il pouvait, au moins, savoir de lui ses
+plus éclatantes aventures, et elles devaient peu le
+recommander au grand réformateur des moines, à
+l'ami d'Anselme de Laon, de Guillaume de Champeaux,
+au protecteur d'Albéric de Reims. Lorsque
+Abélard écrivit la lettre où il lui donne la première
+place parmi ses ennemis, il ignorait encore qu'un
+jour il l'aurait pour juge, et ne pouvait, en l'accusant,
+céder au ressentiment contre une persécution
+future. Quelque chose les avait donc déjà opposés l'un
+à l'autre; il avait donc aperçu sous l'indifférence apparente
+de l'abbé de Clairvaux des germes d'inimitié,
+et deviné la persécution dans les actes qui la
+préparaient.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote147" name="footnote147"></a><b>Note 147:</b><a href="#footnotetag147"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 31. Abélard ne les nomme pas, mais la désignation
+est claire, et elle a été constamment appliquée à saint Bernard et à saint
+Norbert, d'abord par Héloïse, et puis par toutes les autorités, comme les
+censeurs de l'édition de d'Amboise, Bayle, Moreri, les auteurs de l'<i>Histoire
+littéraire</i>, etc.; on est unanime sur ce point. (<i>Id.</i>, ep. II, p. 42 et Censur.
+Doctor. paris.; Not., p. 1177.&mdash;<i>Dict. crit.</i>, art. <i>Abélard.&mdash;Hist.
+litt.</i>, t. XII, p. 95.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote148" name="footnote148"></a><b>Note 148:</b><a href="#footnotetag148"> (retour) </a> Saint Bern., <i>Op.</i>, ep. CCXXVII.</blockquote>
+
+<p>Rappelons-nous que Clairvaux n'était pas à une
+grande distance du Paraclet<a id="footnotetag149" name="footnotetag149"></a><a href="#footnote149"><sup>149</sup></a>. Il n'y avait pas dix ans
+que saint Bernard, quittant Cîteaux par l'ordre de son
+abbé, était descendu avec quelques religieux dans
+ce vallon sauvage pour y fonder un monastère. En peu
+de temps il avait réuni dans ce lieu, nommé d'abord
+la vallée d'Absinthe, et sous la loi d'une vie sévère et
+d'une piété ardente, de sombres cénobites qui tremblaient
+devant lui de vénération, de crainte et
+d'amour. Il avait créé là une institution qui, sans
+être illettrée ni grossière, contrastait singulièrement
+avec l'esprit indépendant et raisonneur du Paraclet.
+Clairvaux renfermait une milice active et docile
+dont les membres sacrifiaient toute passion individuelle
+à l'intérêt de l'Église et à l'oeuvre du salut.
+C'étaient des jésuites austères et altiers. Le Paraclet
+était comme une tribu libre qui campait dans les
+champs, retenue par le seul lien du plaisir d'apprendre
+et d'admirer, de chercher la vérité au spectacle
+de la nature, voyant dans la religion une science
+et un sentiment, non une institution et une cause.
+C'était quelque chose comme les solitaires de Port-Royal,
+moins l'esprit de secte et les doctrines du
+stoïcisme<a id="footnotetag150" name="footnotetag150"></a><a href="#footnote150"><sup>150</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote149" name="footnote149"></a><b>Note 149:</b><a href="#footnotetag149"> (retour) </a> Clairvaux, bourg du département de l'Aube, à quinze lieues au delà
+de Troyes, était une abbaye du diocèse de Langres, fondée en 1114 ou
+1115, par une colonie venue de Cîteaux sous la conduite de saint Bernard.
+On l'appelait la troisième fille de Cîteaux. (<i>Gall. Christ.</i>, t. IV, p. 706.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote150" name="footnote150"></a><b>Note 150:</b><a href="#footnotetag150"> (retour) </a> Cette comparaison ne s'applique évidemment qu'à l'esprit d'indépendance
+du Paraclet et à sa situation locale qui rappelle vaguement celle de
+Port-Royal-des Champs; car rien ne ressemble moins aux doctrines du
+jansénisme que celles d'Abélard; et il a rencontré ses juges les plus sévères
+parmi les calvinistes, comme ses critiques les plus indulgents parmi
+les jésuites.</blockquote>
+
+<p>Deux institutions aussi opposées et aussi voisines,
+qui toutes deux agissaient sur les imaginations des populations
+environnantes, ne pouvaient manquer d'être
+rivales ou même ennemies. Elles devaient réciproquement
+se soupçonner et se méconnaître. Il y avait
+autour du Paraclet plus de mouvement, à Clairvaux
+plus de puissance réelle, et je conçois que saint
+Bernard, inquiet de celte oeuvre de la pure intelligence
+qu'il devait mal comprendre, en inscrivit dès
+lors l'auteur sur ces listes de suspects que la défiance
+du pouvoir ou des partis est si prompte à dresser,
+heureuse quand elle n'en fait pas aussitôt des tables
+de proscription.</p>
+
+<p>Ce qui est certain, c'est qu'Abélard se sentit menacé.
+De tout temps enclin à l'inquiétude, ses malheurs
+l'avaient rendu craintif; il était prompt à
+voir la persécution là où il apercevait la malveillance.
+Pendant les derniers jours qu'il passa au Paraclet,
+il vécut dans l'angoisse, s'attendant incessamment à
+être traîné devant un concile comme hérétique ou
+profane. S'il apprenait que quelques prêtres dussent
+se réunir, il pensait que c'était le synode qui allait
+le condamner. Tout était pour lui l'éclair annonçant
+la foudre. Quelquefois il tombait dans un désespoir
+si violent qu'il formait le projet de fuir les pays catholiques,
+de se retirer chez les idolâtres et d'aller vivre
+en chrétien parmi les ennemis du Christ. Il espérait
+là plus de charité ou plus d'oubli<a id="footnotetag151" name="footnotetag151"></a><a href="#footnote151"><sup>151</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote151" name="footnote151"></a><b>Note 151:</b><a href="#footnotetag151"> (retour) </a> <i>Ab. Op., ep. I, p. 32.</i></blockquote>
+
+<p>Une inspiration du même genre lui fit prendre
+alors un parti funeste, et chercher le repos dans le
+séjour où l'attendaient les plus cruelles misères.</p>
+
+<p>On voit encore en basse Bretagne, sur un promontoire
+qui s'étend au sud de Vannes, le long de
+la baie et des lagunes du Morbihan, les ruines d'un
+antique monastère, au sommet de rochers battus à
+leur pied par les îlots de l'Océan. Là s'élevait au
+XIIe siècle l'abbaye de Saint-Gildas-de-Rhuys,
+fondée sous le roi Chilpéric I par le saint dont
+elle portait le nom. L'église encore debout, monument
+romain dans ses parties primitives, offre des
+traces d'une extrême antiquité, et domine au loin la
+pleine mer du haut d'un quai naturel de granit
+foncé que le flot ronge en s'y brisant avec fracas<a id="footnotetag152" name="footnotetag152"></a><a href="#footnote152"><sup>152</sup></a>.
+Vers 1125, la communauté avait perdu son pasteur,
+et avec l'agrément et peut-être sur le désir de
+Conan IV, duc de Bretagne, elle élut Abélard pour
+remplacer l'abbé Harvé qui venait de mourir. Des
+religieux lui furent députés en France; ils obtinrent
+pour lui le consentement de l'abbé et des moines
+de Saint-Denis, et vinrent offrir au fondateur du
+Paraclet une des dignités de l'Église les plus ambitionnées
+en ce temps-là. Abélard, alors inquiet et
+menacé, crut entrevoir l'asile et le port. Il accepta,
+et se comparant à saint Jérôme fuyant dans l'Orient
+l'injustice de Rome, il se résolut à fuir dans l'Occident
+l'inimitié de la France.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote152" name="footnote152"></a><b>Note 152:</b><a href="#footnotetag152"> (retour) </a> <i>Id. ibid.</i> et pag. suiv.&mdash;Il n'y a plus trace de l'ancien couvent, mais
+l'église offre des parties, comme le choeur et les transepts, qui semblent
+n'avoir jamais été altérées, et qui peuvent bien, ainsi qu'on le dit,
+avoir été bâties de 1008 à 1038. Il y a même des murailles et des sculptures
+qui paraissent antérieures. Les rochers de granit qui bordent la côte
+s'élèvent à pic au-dessus de la mer. Ils offrent des anfractuosités qui peuvent
+recéler des grottes et même des passages souterrains conduisant du sol du
+vieux couvent à la mer. C'est un lieu sévère et imposant. (Mérimée, <i>Notes
+d'un voyage dans l'ouest de la France</i>, 1836, p. 281 et suiv.&mdash;<i>Magasin
+Pittoresque</i>, t. IX, p. 311.)</blockquote>
+
+<p>On l'appelait dans un pays barbare dont la langue
+même lui était inconnue; mais la vie d'incertitude
+et de péril lui devenait insupportable, sa force
+ne suffisait plus à ses épreuves; toujours aussi imprudent
+et rendu plus timide, il était prêt à chercher
+dans les partis extrêmes le repos et la sécurité
+qu'il voulait à tout prix. Il partit donc pour la Bretagne;
+et ce pasteur, plein de souvenirs mélancoliques,
+de méditations rêveuses, tout occupé des
+plus délicates recherches de la pensée, alla gouverner
+un indomptable troupeau de moines sauvages,
+qui n'auraient pas su l'entendre et ne voulaient
+point lui obéir. Une vie grossière et déréglée, le
+désordre, la violence, la férocité, tels étaient les
+nouveaux ennemis qu'il avait à vaincre; dès les
+premiers instants, il reconnut avec effroi quelle
+tâche ingrate et chimérique il avait acceptée. Pour
+comble d'ennuis, un seigneur, tyran de la contrée,
+à la faveur de l'inconduite des religieux, avait fait
+comme la conquête du monastère dont il tenait
+presque tous les domaines; il écrasait les moines de
+ses exactions, il les forçait à payer tribut comme
+des juifs. La communauté étant ainsi dépouillée,
+ses membres recouraient pour leurs besoins journaliers
+à leur abbé qui n'y pouvait suffire, et qui se
+plaisait peu d'ailleurs à soudoyer leurs profusions,
+leurs débauches, et la scandaleuse famille que chacun
+d'eux s'était donnée. De là des plaintes continuelles,
+des reproches, des vols secrets, et une sorte
+de complot pour compromettre ou lasser un chef trop
+sévère, et le contraindre de renoncer à son opiniâtre
+désir de rétablir la discipline. Abélard, privé
+d'appui, de conseil, n'ayant personne qui pût le
+seconder ou le comprendre, vivait dans le sentiment
+pénible d'un isolement sans repos et d'une activité
+sans puissance. Au dehors, les satellites du tyran
+voisin l'épiaient en le menaçant; au dedans, les
+frères lui dressaient mille embûches. Là, sur ces
+rochers désolés, au bruit sourd des flots, en présence
+de l'immensité sombre du ciel et de la mer,
+il songeait avec une inexprimable tristesse à la vanité
+de toutes ses entreprises. Il se rappelait tous les
+maux qu'il avait voulu fuir, il voyait ceux qu'il était
+venu chercher, et il hésitait dans le choix.</p>
+
+<p>Une mélancolie profonde respire dans tout ce qu'il
+a écrit, et par là aussi il a devancé son temps et se
+trouve en intelligence avec la tristesse un peu plaintive
+du génie littéraire du nôtre. Des monuments
+singuliers de cette disposition d'âme ont été retrouvés
+naguère. La bibliothèque du Vatican a livré à l'érudition
+allemande des chants élégiaques longtemps
+inconnus, <i>Odae flebiles</i>, où sous le voile transparent
+de fictions bibliques il exhale ses propres douleurs.
+Ces poésies dont on a restitué jusqu'à la musique
+ne sont pas dénuées d'inspiration, et sous le nom de
+quelque personnage hébraïque qu'il met en scène,
+il y laisse échapper des plaintes dictées et comme
+animées par ses souvenirs<a id="footnotetag153" name="footnotetag153"></a><a href="#footnote153"><sup>153</sup></a>. Par exemple, dans ce
+chant d'Israël sur la perte de Samson, ne croit-on
+pas entendre les gémissements du prisonnier de
+Saint-Médard, après sa disgrâce et sa chute? «Le
+plus fort des hommes.... le bouclier d'Israël....
+Dalila d'abord l'a privé de sa chevelure, puis ses
+ennemis, de la lumière. Ses forces exténuées, la vue
+perdue, il est condamné à la meule; il s'épuise
+dans les ténèbres; il brise dans un travail d'esclave
+ses membres faits aux jeux de la guerre. Qu'as-tu,
+Dalila, obtenu pour ton crime? quels présents?
+nulle grâce n'attend la trahison....»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote153" name="footnote153"></a><b>Note 153:</b><a href="#footnotetag153"> (retour) </a> <i>P. Aboelardi Planctus cum notis musicalibus.&mdash;Spicilegium Vaticanum.</i>
+Ed. Carl Greith, Frauenfeld, 1838, p. 121-131.&mdash;Le manuscrit conservé
+à Rome contient six chants: Dina, fille de Jacob; Jacob pleurant ses
+fils; les compagnes de la fille de Jephté; Israël pleurant Samson; le chant
+de David sur la mort d'Abner, et celui sur Saül et Jonathan. Le titre dit
+que la musique est jointe, et elle a, dit-on, été récrite avec la notation
+moderne. Cependant j'ai eu dans les mains deux exemplaires de ce livre,
+et aucun ne contenait cette musique.</blockquote>
+
+<p>Lorsqu'il exprime les douleurs de Dina, fille de
+Jacob, repoussée par ses frères pour le crime de
+Sichem, ne dirait-on pas qu'il fait parler Héloïse?
+«Je suis devenue la proie d'un homme impur,
+j'ai été séduite par les jeux de l'ennemi. Malheur
+à moi, misérable, qui me suis moi-même
+perdue!.... Siméon et Lévi, vous avez dans
+la peine égalé l'innocent au coupable.... L'entraînement
+de l'amour sanctifie la faute.... La jeunesse,
+la légèreté de l'âge, une raison faible encore aurait
+dû recevoir de ceux que l'âge a mûris un moindre
+châtiment.... Malheur à moi, malheur à toi,
+misérable jeune homme<a id="footnotetag154" name="footnotetag154"></a><a href="#footnote154"><sup>154</sup></a>!....»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote154" name="footnote154"></a><b>Note 154:</b><a href="#footnotetag154"> (retour) </a><div class="poem"> <div class="stanza">
+<p class="i4">Amoris impulsio</p>
+<p class="i4">Culpae sanctificatio,....</p>
+<p class="i4">Levis aetas juvenilis</p>
+<p class="i4">Minusque discreta</p>
+<p class="i4">Ferre minus a discretis</p>
+<p class="i4">Debuit in poena.</p>
+</div> </div></blockquote>
+
+<p>Et l'élégie vraiment poétique qu'il met dans la
+bouche des vierges, amies de la fille de Jephté, n'est-elle
+pas le choeur des tristes compagnes d'Héloïse,
+entourant de larmes et de sanglots l'autel monastique
+où la victime se sacrifie<a id="footnotetag155" name="footnotetag155"></a><a href="#footnote155"><sup>155</sup></a>?</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote155" name="footnote155"></a><b>Note 155:</b><a href="#footnotetag155"> (retour) </a><div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Ad testas choreas coelibes</p>
+<p>Ex more venite Virgines!</p>
+<p>Ex more sint odae flebiles</p>
+<p>Et planctus ut cantus celebres,</p>
+<p>Incultae sint moestae facies</p>
+<p>Plangentum et flentum similes!....</p>
+<p>O stupendam plus quam flendam virginem!</p>
+<p>O quam rarum illi virum similem....</p>
+<p>Quid plura, quid ultra dicemus?</p>
+<p>Quid fletus, quid planctus gerimus?</p>
+<p>Ad finem quod tamen cepimus</p>
+<p>Plangentes et flentes ducimus.</p>
+<p>Collatis circa se vestibus,</p>
+<p>In arae succensae gradibus,</p>
+<p>Traditur ab ipsa gladius....</p>
+<p>Hebraeae dicite Virgines,</p>
+<p>Insignis virginis memores,</p>
+<p>Inclytae puellae Israel,</p>
+<p>Hac valde virgine nobiles!</p>
+</div> </div></blockquote>
+
+<p>Comme à Saint-Denis, comme à Saint-Médard,
+Abélard dut à Saint-Gildas s'abandonner à ces inspirations
+touchantes; et ses vers, sous la forme pédantesque
+de l'hymne rimée des latinistes du moyen âge,
+sont empreints de cette douleur pensive, rare au
+moyen âge, et que laisse à l'âme la perte de l'enthousiasme,
+de la gloire et de l'amour.</p>
+
+<p>À ces sombres rêveries, un remords venait s'ajouter.
+Il avait abandonné son cher Paraclet, dispersé ou
+laissé son troupeau à l'aventure, déserté ses derniers
+amis. Sa pauvreté ne lui avait pas permis de pourvoir
+à la continuation du divin sacrifice sur l'autel
+qu'il avait élevé. Mais un incident qui semblait un
+nouveau malheur vint lui donner un moyen de réparer
+sa faute et de fonder le seul monument qui
+devait durer après lui.</p>
+
+<p>Depuis le jour où nous avons vu le crime l'arracher
+aux pompes du siècle, un nom a cessé en quelque
+sorte d'être prononcé dans la vie d'Abélard. Le souvenir
+qui semble la remplir et qui la protège encore
+dans l'esprit de la postérité paraît absent de sa pensée,
+ou du moins il est enseveli et scellé comme
+dans la tombe au plus profond de son coeur. Les
+portes du couvent d'Argenteuil s'étaient fermées sur
+celle qui avait consenti à ce suprême sacrifice, l'oubli.
+Cependant son caractère et son esprit l'avaient
+bientôt mise au premier rang; elle était prieure, et
+l'Église parlait d'elle avec respect. Or, il advint
+que Suger, qui, novice à Saint-Denis dans sa jeunesse,
+y avait étudié les chartes du monastère, entreprit
+de revendiquer celui d'Argenteuil, à titre
+d'ancien domaine enlevé par les événements à son
+abbaye. Il paraît en effet certain que les fondateurs
+en avaient, au temps du roi Clotaire III, légué la propriété
+aux moines de Saint-Denis, qui en jouirent
+assez négligemment jusqu'au règne de Charlemagne.
+Mais ce prince jugea à propos d'en faire don à sa fille
+Théodrade, et Adélaïde, femme de Hugues Capet,
+y avait encore réuni des religieuses. Plus de cent ans
+s'étaient donc écoulés depuis que l'établissement,
+devenu riche, demeurait au pouvoir des femmes.
+Mais Suger, qui avait du crédit auprès du pape
+Honorius II et du roi Louis VI, fit valoir les anciens
+titres, entre autres une donation fort en règle
+des empereurs Louis le Débonnaire et Lothaire son
+fils<a id="footnotetag156" name="footnotetag156"></a><a href="#footnote156"><sup>156</sup></a>, et il accusa les religieuses de quelques désordres
+que par malheur il réussit à prouver<a id="footnotetag157" name="footnotetag157"></a><a href="#footnote157"><sup>157</sup></a>. Il était
+devenu sévère, et après quatre ans d'une administration
+fort différente, il avait entrepris la réforme de
+son ordre en commençant par la sienne. Sur ses instances,
+une bulle de 1127 déposséda les religieuses
+d'Argenteuil; elles furent, l'année suivante, expulsées
+violemment; quelques-unes entrèrent à l'abbaye
+de Notre-Dame-des-Bois<a id="footnotetag158" name="footnotetag158"></a><a href="#footnote158"><sup>158</sup></a>; les autres, parmi lesquelles
+on comptait Héloïse, et probablement Agnès et Agathe,
+deux nièces d'Abélard, cherchaient çà et là un
+asile, lorsque l'abbé de Saint-Gildas fut averti et crut
+apercevoir une occasion favorable de réparer l'abandon
+du Paraclet. Il revint précipitamment en Champagne
+(1129) et il engagea la prieure d'Argenteuil à s'établir,
+avec celles de ses religieuses qui lui restaient
+attachées, dans l'oratoire abandonné. En même
+temps, il lui fit, ainsi qu'à ses compagnes, cession
+perpétuelle et irrévocable du bâtiment et de tous les
+biens qui en dépendaient. Atton, l'évêque de Troyes,
+approuva cette donation, qui devait être, moins de
+deux ans après, confirmée par le pape, et déclarée
+inviolable sous peine d'excommunication<a id="footnotetag159" name="footnotetag159"></a><a href="#footnote159"><sup>159</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote156" name="footnote156"></a><b>Note 156:</b><a href="#footnotetag156"> (retour) </a> Ce titre existe, et il ne permet pas de douter que Hermenric et sa
+femme Mummana ou Numana, les fondateurs de la maison d'Argenteuil en
+665, ne l'eussent donnée au couvent de Saint-Denis; Louis le Débonnaire
+y règle qu'elle reviendra à ce couvent après la mort de sa soeur. Mais les
+Normands parurent bientôt qui pillèrent et détruisirent Argenteuil comme
+tout le reste, et sous Hugues Capet, les moines omirent de réclamer leurs
+droits. (<i>Ab. Op.</i>; Not. p. 1180.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote157" name="footnote157"></a><b>Note 157:</b><a href="#footnotetag157"> (retour) </a> C'est Suger lui-même qui affirme en très-gros mots le dérèglement des
+religieuses d'Argenteuil, prouvé par une enquête que dirigèrent le légat,
+évêque d'Albano, l'archevêque de Reims et les évêques de Paris, de Chartres
+et de Soissons. (Duchesne, <i>Script. Franc.</i>, t. IV; Suger, <i>De reb. a se
+gest.</i>, p. 333.&mdash;<i>Rec. des Hist.</i>, t. XII; <i>vit. Ludovic Gross.</i>, p. 49; <i>Grandes
+chron. de France</i>, XVI, p. 180.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote158" name="footnote158"></a><b>Note 158:</b><a href="#footnotetag158"> (retour) </a> Autrement dit l'abbaye de Sainte-Marie-de-Footel, ou de Malnoue, ou
+<i>Beata Maria de Nemore</i>, sur les bords de la Marne, auprès de Champigny.
+On ne sait pas la date de sa fondation. (<i>Gall. Christ.</i>, t. VII, p. 586.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote159" name="footnote159"></a><b>Note 159:</b><a href="#footnotetag159"> (retour) </a> Jamais les accusations dirigées contre l'abbaye d'Argenteuil n'en ont
+atteint la prieure; et l'on peut conclure qu'elles étaient fort exagérées, ou
+ne concernaient aucunement celles des compagnes d'Héloïse qui la suivirent
+au Paraclet. La considération dont elle jouissait dans l'Église, est un fait
+universellement reconnu, et la première bulle d'institution du Paraclet est
+empreinte d'une faveur marquée pour elle. D'Amboise a publié dix bulles,
+lettres ou diplômes de différents papes, tirés du cartulaire de ce couvent,
+et portant concession de propriétés, droits, privilèges. Elles datent toutes
+de l'administration d'Héloïse. Dans la première, elle n'est désignée que par
+le titre de prieure de l'oratoire de la Sainte-Trinité. Celui d'abbesse lui est
+donné dans la suivante qui est de 1130. Ce n'est que dans la troisième que
+le monastère est appelé le Paraclet. (<i>Ab. Op</i>., p. 346-354.)</blockquote>
+
+<p>Il arriva en effet vers ce temps un événement qui
+émut vivement tout le clergé de France. Le pape Honorius
+était mort au mois de février 1130, et aussitôt
+Rome avait été divisée entre Grégoire, cardinal-diacre
+de Saint-Ange, élu dès le lendemain et qui prit le
+nom d'Innocent II, et Pierre de Léon, qui peu de jours
+après avait, dans l'église de Saint-Marc, été promu
+par d'autres cardinaux au souverain pontificat sous le
+nom d'Anaclet.</p>
+
+<p>Des désordres graves éclatèrent, et malgré les efforts
+de la puissante famille des Frangipani, qui lui
+donnèrent asile dans leur château fort, Innocent II
+se vit contraint de chercher un refuge en France, et
+il débarqua au port de Saint-Gilles avec tous les
+cardinaux de son parti. Des nonces marchèrent devant
+lui pour le faire reconnaître; réuni par ordre
+du roi, le concile d'Étampes, à la voix de saint Bernard,
+le proclama le vrai pape; Pierre le Vénérable,
+abbé de Cluni, annonça qu'il le recevrait en grande
+pompe dans le monastère même où Anaclet avait été
+religieux; et le roi vint au-devant de lui. Ainsi appuyé
+par la puissance temporelle et par les deux
+hommes les plus considérables de l'Église gallicane,
+il traversa solennellement la Gaule, visitant les monastères,
+dédiant les églises, consacrant les autels,
+confirmant les donations pieuses, présidant les conciles
+ou assemblées synodales qu'il rencontrait sur
+son chemin, et distribuant des bénédictions, des reliques
+et des indulgences. «Ce qui fut,» dit Orderic
+Vital, «une immense charge pour toutes les églises
+des Gaules; car il ne touchait rien des revenus du
+siége apostolique<a id="footnotetag160" name="footnotetag160"></a><a href="#footnote160"><sup>160</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote160" name="footnote160"></a><b>Note 160:</b><a href="#footnotetag160"> (retour) </a> «Immensam gravedinem ecclesiis Galliarum ingessit.» (<i>Ord. Vit. Hist.
+eccles.</i>, l. XIII. <i>Rec. des Hist.</i>, t. XII, p. 750.)</blockquote>
+
+<p>Il s'arrêta quelque temps à Chartres où l'avait reçu
+l'évêque Geoffroi dont la réputation était si grande,
+et qui y gagna bientôt le titre de légat. Là s'étaient
+réunis pour l'honorer plusieurs personnages importants
+dans le clergé; là, Henri I, roi d'Angleterre,
+qui se trouvait en Normandie, était venu, amené par
+saint Bernard, le reconnaître et lui rendre hommage.
+De Chartres, Innocent II se proposait de partir pour
+Liège, où il comptait voir l'empereur Lothaire et
+s'assurer de son adhésion. Il se dirigea donc sur
+Étampes et voulut séjourner à Morigni, monastère
+de l'ordre de Saint-Benoît, fondé près de cette ville
+sur les bords de la Juine, vers la fin du XIe siècle,
+par Anseau, fils d'Arembert, et protégé par le roi et
+par son père Philippe I. Il demeura deux jours
+dans cette maison, et à la prière de l'abbé, il daigna
+consacrer le maître-autel de son église, sous l'invocation
+de saint Laurent et de tous les martyrs, le
+20 janvier 1131<a id="footnotetag161" name="footnotetag161"></a><a href="#footnote161"><sup>161</sup></a>. Cette cérémonie fut remarquable
+par le rang et le nom de ceux qui y assistaient; c'était
+d'abord le pape, entouré de son sacré collège, c'est-à-dire
+de onze cardinaux au moins, parmi lesquels
+on distinguait les évêques de Palestrine et d'Albano,
+et Haimeric, chancelier de la cour de Rome, cardinal-diacre
+de Sainte-Marie-Nouvelle. Le métropolitain
+du lieu, Henri dit le Sanglier, archevêque de
+Sens, remplissait auprès du pape l'office de chapelain,
+et ce fut l'évêque de Chartres qui prononça le
+sermon. Les moines qui ont soigneusement écrit la
+chronique du monastère de Morigni n'ont pas manqué
+de célébrer ce jour mémorable, et de nommer
+les abbés dont la présence en relevait encore la splendeur;
+c'étaient Thomas Tressent, abbé de Morigni,
+Adinulfe, abbé de Feversham, Serlon, abbé de Saint-Lucien
+de Beauvais, l'abbé Girard, <i>homme lettré et
+religieux</i>; c'étaient surtout «Bernard, abbé de Clairvaux,
+qui était alors le prédicateur de la parole
+divine le plus fameux de la Gaule, et Pierre Abélard,
+abbé de Saint-Gildas, lui aussi homme religieux,
+et le plus éminent recteur des écoles où
+affluaient les hommes lettrés de presque toute la
+latinité<a id="footnotetag162" name="footnotetag162"></a><a href="#footnote162"><sup>162</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote161" name="footnote161"></a><b>Note 161:</b><a href="#footnotetag161"> (retour) </a> La date est donnée par la chronique du monastère de Morigni: «Anno
+incarnati Verbi MCXXX, XIII kal. februarii.» (<i>Ex Chron. mauriniac,
+Rec. des Hist.</i>, t. XII, p. 80.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote162" name="footnote162"></a><b>Note 162:</b><a href="#footnotetag162"> (retour) </a> <i>Ex Chron. maur., ibid.</i>&mdash;Voyez aussi dans le même volume, p. 59 et
+60; Suger, <i>De vit. Ludov. Gross.</i>; le t. XII de la <i>Gall. Christ.</i>, p. 45; l'<i>Histoire
+de saint Bernard</i>, par Neander, l. II; et l'<i>Histoire littéraire de la
+France</i>, t. XII, p. 218-220.</blockquote>
+
+<p>Abélard vit donc à cette époque le chef de la chrétienté;
+il forma des relations directes avec des membres
+du sacré collége; il figura, avec saint Bernard,
+parmi les plus illustres représentants de l'Église gallicane.
+Sans doute l'intérêt de son établissement du
+Paraclet n'était pas étranger à son voyage. Il venait
+solliciter pour cette institution naissante l'autorisation
+et la bénédiction du successeur de saint Pierre;
+et, en effet, la même année, le 28 novembre, nous
+voyons que, pendant le séjour qu'à son retour de
+Liége Innocent II fit à Auxerre, il délivra à ses bien-aimées
+filles en Jésus-Christ, Héloïse, prieure, et
+autres soeurs de l'oratoire de la Sainte-Trinité, un
+diplôme qui leur assurait la propriété entière et sacrée
+de tous les biens qu'elles possédaient et de tous
+ceux que leur pourrait concéder la libéralité des rois
+ou des princes, avec peine de déchéance et de privation
+du corps et du sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ
+contre quiconque oserait attenter dans l'avenir
+à leurs droits ou possessions.</p>
+
+<p>Ainsi fut fondé le célèbre institut du Paraclet,
+dont Héloïse, à vingt-neuf ans, fut la première abbesse.
+Du moins le devint-elle de fait; car bien
+qu'elle ne reçoive que le titre de prieure, dans la
+bulle du pape, elle n'avait point de supérieure; une
+seconde bulle, datée de 1136, la désigne sous le nom
+d'abbesse; une troisième appelle du nom de monastère
+du Paraclet l'oratoire de la Sainte-Trinité<a id="footnotetag163" name="footnotetag163"></a><a href="#footnote163"><sup>163</sup></a>; le
+saint-siége, dans sa prudence, ne craignit donc
+pas de consacrer cette invocation au divin Consolateur
+dont le préjugé avait fait un crime à la reconnaissante
+piété d'Abélard.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote163" name="footnote163"></a><b>Note 163:</b><a href="#footnotetag163"> (retour) </a> <i>Ab. Op., literae seu diplom.</i>, p. 346-348.</blockquote>
+
+<p>Dans les premiers temps, l'abbesse et ses soeurs
+menèrent une vie de privations; mais elles priaient
+avec ferveur, le Saint-Esprit sembla les secourir. Le
+respect et l'affection des populations voisines vinrent
+à leur aide; les dons des fidèles accrurent leurs ressources,
+et au bout de quelque temps l'établissement
+prospéra.</p>
+
+<p>Cette création fut pour Abélard, au milieu de tant
+d'afflictions, une consolation inespérée, et plus que
+jamais il rendit grâces au Paraclet. Une fois enfin,
+il n'avait point fait de mal à ce qu'il aimait.</p>
+
+<p>Quand revit-il Héloïse? la revit-il à cette époque
+de sa vie? rien ne l'atteste. Peut-être même à son
+silence est-il permis de croire que tous ces arrangements
+se conclurent sans que les deux époux fussent
+un moment réunis. Quoiqu'il en soit, bornons-nous
+à citer les paroles calmes et douces par lesquelles
+il termine, au milieu de ses tristes récits, le tableau
+de cette heureuse fondation.</p>
+
+<p>«Et, Dieu le sait, elles se sont, dans une année,
+plus enrichies, je pense, en biens terrestres que
+je ne l'aurais fait en cent ans, si j'avais continué
+d'habiter au Paraclet; car, si leur sexe est plus
+faible, la pauvreté des femmes est plus touchante,
+et plus facilement elle émeut les coeurs, et leur
+vertu est plus agréable à Dieu et aux hommes. Puis,
+le Seigneur accorda aux yeux de tous une si visible
+grâce à cette femme, ma soeur<a id="footnotetag164" name="footnotetag164"></a><a href="#footnote164"><sup>164</sup></a>, qui était à leur
+tête, que les évêques l'aimaient comme leur fille,
+les abbés comme leur soeur, les laïques comme une
+mère; et tous également ils admiraient sa piété,
+sa prudence, et en toute chose une incomparable
+douceur de patience. Plus il était rare qu'elle se
+laissât voir, toujours enfermée dans sa chambre
+pour s'y livrer avec plus de pureté à la méditation
+sainte et à la prière, plus on venait du dehors avec
+ardeur implorer sa présence et les conseils d'un entretien
+tout spirituel.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote164" name="footnote164"></a><b>Note 164:</b><a href="#footnotetag164"> (retour) </a> «Illi sorori nostrae.» (<i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 34.)</blockquote>
+
+<p>Abélard, de retour dans son abbaye, reprit le
+triste gouvernement de ses indociles sujets. Il vivait
+là, toujours livré à des soins pénibles, mais ayant
+du moins une pensée douce. Cependant, comme les
+commencements du Paraclet furent difficiles, et que
+les religieuses eurent à souffrir de leur dénûment,
+les voisins de ce couvent blâmaient son absence; on
+lui reprochait de délaisser un établissement qu'il
+n'avait pourtant, ce semble, aucun moyen de secourir.
+I1 y fit donc plusieurs voyages et porta à ses
+soeurs ses conseils et son appui. Il prêcha devant elles
+et pour elles, et leur donna ainsi quelques secours spirituels
+et temporels. Il paraît qu'il avait hésité quelque
+temps; une sorte d'effroi le tenait éloigné de ces
+pieuses femmes et de ce lieu où retournait si souvent
+sa pensée. Mais leur intérêt et la réflexion le
+décidèrent; il cessa de leur refuser sa présence, et
+comme il était alors plus que jamais tourmenté par
+ses moines, il se créa ainsi, au sein de l'orage, <i>un
+port tranquille où il pouvait quelque peu respirer</i>. Cependant
+on a des preuves qu'il voyait à peine Héloïse
+et qu'il lui parlait peu<a id="footnotetag165" name="footnotetag165"></a><a href="#footnote165"><sup>165</sup></a>. Elle-même s'en plaindra
+bientôt.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote165" name="footnote165"></a><b>Note 165:</b><a href="#footnotetag165"> (retour) </a> <i>Id. ibid.</i>, p. 38, et op. II, p. 40.</blockquote>
+
+<p>Mais ces soins, ces visites, ces voyages devinrent
+le sujet de nouveaux soupçons. La malignité y vit je
+ne sais quel reste d'une passion mal éteinte. On lui
+reprocha de ne pouvoir supporter l'absence de celle
+qu'il avait trop aimée. Et je doute que l'on dît vrai; il
+semble au contraire que son âme endurcie et glacée
+n'avait plus de sensibilité que pour la douleur.</p>
+
+<p>Toutefois si l'on regarde plus attentivement au
+fond de ses pensées, on peut dans la réserve de son
+langage, dans la bienveillance froide et gênée de sa
+conduite et de ses expressions, reconnaître une sorte
+de parti pris, et deviner les combats que se livraient
+dans son âme les cuisants regrets, la honte amère,
+le respect de soi-même, de la religion et du passé,
+peut-être la crainte vague de la faiblesse de son
+coeur. Mais tous ces sentiments comprimés, il les
+reporte dans la sollicitude attentive et délicate du directeur
+de conscience. Il semble ne tracer pour ses
+religieuses et pour leur abbesse que des exhortations
+évangéliques, des règles monacales, des lettres de
+spiritualité, tout ce que dicte la piété et l'érudition;
+mais il règne dans tout cela une sympathie si tendre,
+quoique si contenue, une préoccupation si évidente
+et si vive de tous les intérêts confiés à sa foi, et en
+même temps, dès qu'il s'agit de vérités générales
+et de philosophie religieuse, une confiance si absolue
+et un besoin si intime d'être entendu et compris,
+qu'on ne peut sans un mélange d'étonnement, de
+respect et de pitié, assister à cette étrange et dernière
+transformation de l'amour.</p>
+
+<p>Mais le XIIe siècle n'entrait point dans ces finesses;
+et en tout temps peut-être, dans les circonstances
+bizarres de ces deux destinées, la malignité humaine
+aurait trouvé quelque pâture. Abélard se montre
+vivement sensible à ces calomnies imprévues. Il
+en souffre, car désormais il souffre de tout. Il descend
+à s'en justifier, il descend à une apologie
+ensemble ridicule et douloureuse. Puis s'élevant à
+des considérations générales, il demande si l'on veut
+renouveler contre lui les infâmes accusations qui
+poursuivaient saint Jérôme dans le cercle de pieuses
+femmes qu'il animait de sa ferveur et de son génie.
+Sera-t-il réduit à dire comme lui: «Avant que je
+connusse la maison de cette Paule si sainte, toute
+la ville retentissait du bruit de mes études; j'étais,
+au jugement de presque tous, déclaré digne du
+souverain pontificat.... Mais je sais que la mauvaise
+comme la bonne réputation conduit au chemin
+du ciel<a id="footnotetag166" name="footnotetag166"></a><a href="#footnote166"><sup>166</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote166" name="footnote166"></a><b>Note 166:</b><a href="#footnotetag166"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 85.&mdash;Sanc. Hieron. <i>Op.</i>, I. IV, pars II,
+ep. XXVIII, <i>ad Asellam.</i></blockquote>
+
+<p>Tandis qu'il voyait ainsi calomnier les sentiments
+les plus purs et les actions les plus simples, il rencontrait
+de nouveaux tourments dans sa laborieuse
+administration. Ce n'est plus sa tranquillité, c'est
+sa vie qui était en péril. S'il s'éloignait du couvent,
+il avait à craindre la violence de ses ennemis; s'il y
+rentrait, il trouvait dans ceux que son titre l'obligeait
+d'appeler ses enfants la haine et la perfidie.
+Il ne croyait pas pouvoir voyager en sûreté; il était
+exposé aux plus noirs complots. Du moins soupçonna-t-il
+plus d'une tentative homicide dirigée
+contre lui, jusque-là qu'il eut à prendre des précautions
+pour célébrer la messe, et crut un jour
+qu'un poison avait été versé dans le calice. Une fois
+qu'il était venu à Nantes auprès du comte, alors
+malade, il logeait chez un de ses frères qui habitait
+cette ville, peut-être Raoul, peut-être le chanoine
+Porcaire<a id="footnotetag167" name="footnotetag167"></a><a href="#footnote167"><sup>167</sup></a>. On essaya par les mains d'un valet de faire
+empoisonner ses aliments; du moins, comme il
+s'était abstenu d'y toucher, un moine qui l'accompagnait,
+en ayant mangé, mourut, et le criminel
+serviteur se trahit en prenant la fuite. Après de telles
+tentatives, il dut songer à sa sûreté; il quitta la
+maison conventuelle, et se retira dans quelques cellules
+isolées avec le peu de frères qui lui étaient
+attachés. Mais il ne pouvait sortir sans redouter un
+nouveau guet-apens, et lorsqu'il devait passer par
+un chemin ou par un sentier, il craignait qu'on
+n'apostât à prix d'argent des voleurs pour se défaire
+de lui. Ce fut dans une de ses courses qu'il fit une
+grave chute de cheval; il dit même qu'il se brisa
+la nuque, et cette fracture quelle qu'elle fût porta
+une atteinte profonde à sa santé déjà trop éprouvée
+et à ses forces déclinantes: il avait alors plus de
+cinquante ans.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote167" name="footnote167"></a><b>Note 167:</b><a href="#footnotetag167"> (retour) </a> Le comté de Nantes était depuis longtemps réuni au duché de Bretagne,
+et le titre de comte de Nantes était, surtout dans cette partie de ses États,
+donné de préférence au duc. Le Nécrologe du Paraclet donne à Abélard un
+frère nommé Raoul, et l'on voit dans un cartulaire de Buzé, qu'en 1150 il
+y avait un chanoine de la cathédrale de Nantes qui se nommait Porcaire
+(<i>Porcarius</i>) et qui ayant un neveu nommé Astralabe, pouvait aussi être
+un frère d'Abélard. Enfin sa Dialectique est dédiée à son frère Dagobert ou
+à frère Dagobert. (<i>Ab. Op.</i>, Not., p. 1142.&mdash;<i>Mém. pour servir à l'Histoire
+de Bretagne</i>, par D. Morice, t. 1, p. 587.&mdash;Ouvr. inéd. <i>Dial.</i>, p. 229.)</blockquote>
+
+<p>Il lui restait une dernière arme contre ces révoltes
+opiniâtres, contre ces crimes audacieux, l'excommunication.
+Il la prononça enfin. Ceux des moines
+qu'il redoutait le plus s'engagèrent par la foi dans
+l'Évangile et par le sacrement à quitter tout à fait
+l'abbaye et à ne plus l'inquiéter désormais; mais cet
+engagement si solennel fut impudemment enfreint,
+et il fallut que, par ordre du pape et par les soins
+d'un légat spécialement envoyé, en présence du comte
+et des évêques, on les forçât de renouveler le serment
+violé et de prendre quelques autres engagements.</p>
+
+<p>L'ordre ne fut pas rétabli après l'expulsion des
+plus mutins; Abélard rentra dans la maison; il voulut
+reprendre l'administration, il se livra aux moines
+qui étaient restés et qu'il suspectait le moins; il les
+trouva pires encore que ceux dont il était délivré. Au
+lieu du poison, on parlait de l'égorger. Il fallut fuir,
+et gagnant la mer, dit-on, par un passage souterrain,
+il s'échappa sous la conduite d'un seigneur de la
+contrée<a id="footnotetag168" name="footnotetag168"></a><a href="#footnote168"><sup>168</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote168" name="footnote168"></a><b>Note 168:</b><a href="#footnotetag168"> (retour) </a> Je crois que c'est ainsi qu'il faut traduire: «Cujusdam proceris terrae
+conductu vix evasi.» (P. 39.) Gervaise et Niceron entendent qu'Abélard se
+sauva par un égout, <i>conductu terrae</i>. Soit que cette version ait prévalu de
+tout temps, soit qu'elle eût été elle-même inspirée par le souvenir d'un fait
+traditionnel, on montre encore dans les anciens jardins de Saint-Gildas-de-Rhuys,
+le soupirail par où l'on dit qu'il s'évada pour gagner une embarcation
+qui l'attendait au bas de la terrasse dont la mer baigne le pied. Mais le
+trou et le passage sont de construction moderne. (<i>Vie d'Ab.</i>, t. II, p. 14
+et <i>Mém. pour servir à l'Hist.</i>, etc., t. IV, p. 11.&mdash;<i>Magasin Pittoresque</i>,
+t. IX, p. 312.)</blockquote>
+
+<p>C'est retiré dans un asile où cependant il ne se
+jugeait pas encore en sûreté, où, se soumettant à
+mille précautions, il croyait voir le glaive toujours
+prêt à le frapper, qu'il fit un retour sur le passé de
+son orageuse vie et qu'il écrivit pour un ami malheureux<a id="footnotetag169" name="footnotetag169"></a><a href="#footnote169"><sup>169</sup></a>
+cette lettre fameuse qui porte le nom d'histoire
+de ses calamités, <i>Historia calamitatum</i>. Ce sont
+les mémoires de sa vie, ouvrage singulier pour le
+temps, qui rappelle parfois et les Confessions de saint
+Augustin et celles de J.-J. Rousseau.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote169" name="footnote169"></a><b>Note 169:</b><a href="#footnotetag169"> (retour) </a> Je suis porté à croire que cet ami est un personnage imaginaire.
+J'ignore sur quel fondement quelques auteurs l'ont appelé Philinte. C'est
+une fantaisie de Bussy-Rabutin. (Voyez sa traduction des Lettres, et <i>Abail.
+et Hél.</i>, par Turlot, p. 3.) Un anonyme a aussi publié comme une traduction
+fidèle une imitation très-libre de l'<i>Historia calamitatum</i> où il interpelle,
+sous le nom de Philinte, le correspondant d'Abélard, et donne
+à Héloïse une servante intrigante, <i>une brune</i>, qu'il appelle <i>Agathon</i>. (<i>Hist.
+des infortunes d'Abailard. Lettres d'Abailard à Philinte</i>, in-12 de 48 pages,
+Amsterd. 1698.)</blockquote>
+
+<p>Cet ouvrage appartient à ce qu'on a de nos jours
+nommé la littérature intime, à celle qui est l'expression
+des sentiments individuels. Par là il est singulièrement
+original. Je ne crois pas qu'on trouvât sans
+peine dans le même temps un écrit dont l'auteur
+se proposât uniquement de raconter les aventures de
+son esprit et les émotions de son coeur. Une autobiographie
+aussi romanesque semble une oeuvre de ces
+époques où l'intelligence, sans cesse repliée sur
+elle-même, analytique et rêveuse à la fois, développe
+cette personnalité expansive et savante qui
+fait de l'âme tout un monde. Je regarde, en effet,
+cette première lettre d'Abélard comme une composition
+littéraire. La forme d'une narration destinée à
+raffermir un ami contre le malheur par le spectacle
+de douleurs plus grandes me paraît un cadre artificiel
+que l'auteur donne au tableau de sa vie et de ses
+peines. C'est comme un pendant de la célèbre lettre
+où Sulpicius console Cicéron de la perte de sa fille
+par la peinture des calamités de tant de cités en ruines
+et d'empires détruits. Mais Abélard offrant pour
+consolation à l'infortune l'image de ses propres malheurs
+est plus saisissant et plus dramatique. L'état
+de son âme est désespéré; rien n'est plus triste que
+son récit, et c'est une lecture poignante. L'effet naît
+du fond du sujet, car la forme n'est pas toujours heureuse;
+il y a de beaux traits et beaucoup d'esprit,
+mais l'ouvrage manque à la fois d'éloquence et de
+naturel. Le style, étudié sans élégance, orné sans
+grâce, a quelque froideur dans sa subtilité spirituelle,
+dans son érudite redondance. Abélard discute toujours;
+il démontre par arguments et citations les
+sentiments les plus simples, les émotions les plus
+vives. Les actions se hasardaient alors plus que les
+pensées, et dès qu'on écrivait, il fallait tout justifier.
+Mais il raconte des aventures réelles et tragiques, il
+ouvre son âme tout en dissertant sur ce qu'elle
+éprouve; en raisonnant, il souffre, et il vous met
+ainsi dans la confidence d'illusions si cruelles, de
+si violents mécomptes, d'humiliations si déchirantes,
+il vous fait assister de si près aux douleurs et aux
+faiblesses d'un homme supérieur, qu'il n'est pas de
+roman plus pénible à lire, et qu'aucun enseignement
+meilleur ne vous saurait être donné de la misère
+des plus belles choses de ce monde, le génie,
+la science, la gloire, l'amour.</p>
+
+<p>L'<i>Historia calamitatum</i> marque une grande époque
+dans la vie d'Abélard. D'abord c'est à dater de cette
+épître que les détails biographiques commencent à
+nous manquer; puis, comme pour combler cette lacune
+et diminuer nos regrets, c'est cette lettre qui
+nous a valu les lettres d'Héloïse. Jusque-là, il ne reste
+rien d'elle; on ne la connaît que par son amant;
+maintenant elle va parler elle-même. Nous entrerons
+dans un récit d'une forme nouvelle; pour raconter,
+nous aurons davantage besoin de nos conjectures.
+Par exemple, on ignore si Abélard resta
+longtemps chez ce seigneur qui l'avait recueilli, et
+si cette maison fut son dernier asile en Bretagne. Il
+y écrivit sa grande épître; ses lettres postérieures indiquent
+qu'il demeura quelque temps soit dans ce
+lieu, soit dans un autre de la même contrée, avant
+de rompre tout lien avec les moines de Saint-Gildas.
+On suppose avec quelque apparence de raison qu'il
+rédigea vers ce temps ou revit et mit en ordre une
+partie de ses ouvrages. Plusieurs des écrits composés
+pour le Paraclet doivent être venus de la Bretagne.
+Enfin l'on ne sait quand ni comment il la
+quitta<a id="footnotetag170" name="footnotetag170"></a><a href="#footnote170"><sup>170</sup></a>. Il est évident que, malgré tant de cruels
+dégoûts, il répugnait à renoncer, au moins par le
+fait, à son abbaye. Le devoir et un juste orgueil le
+retenaient; son ambition n'avait nullement dédaigné
+la dignité dont l'élection l'avait revêtu; c'était alors un
+rang très-élevé que celui de chef et de gouverneur
+d'une importante communauté. C'était une position
+forte dans l'Église, et tant qu'il la conservait, il
+devait peu craindre ses ennemis; c'était de plus une
+fortune, et hors de là je crois qu'il n'avait nulle
+ressource. Il dit lui-même avec naïveté, à la fin de
+sa grande lettre: «J'éprouve bien aujourd'hui quelle
+est la félicité qui suit les puissances de la terre,
+moi de pauvre moine élevé au rang d'abbé, et
+devenu d'autant plus malheureux que je suis devenu
+plus riche. Que mon exemple, s'il en est
+qui désirent de tels biens, serve de frein à l'ambition<a id="footnotetag171" name="footnotetag171"></a><a href="#footnote171"><sup>171</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote170" name="footnote170"></a><b>Note 170:</b><a href="#footnotetag170"> (retour) </a> Brucker conjecture avec assez de fondement que ce fut en 1134. (<i>Hist.
+crit. phil.</i>, t. III, p. 755.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote171" name="footnote171"></a><b>Note 171:</b><a href="#footnotetag171"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 40.</blockquote>
+
+<p>Cependant il se décida enfin à s'éloigner pour
+jamais de Saint-Gildas. Peut-être les moines ne voulaient-ils que son départ, et les attentats dont il se
+crut au moment d'être victime ne furent-ils, pour
+la plupart, que des menaces destinées à l'intimider.
+On ne cherchait qu'à lui rendre sa position insupportable et à se délivrer d'un censeur incommode. Des
+moines rudes et débauchés, habitués à exploiter au
+profit de leurs vices l'impunité de leur profession,
+ne pouvaient regarder que comme une gêne la présence du plus bel esprit de son époque, et peut-être
+en traçant le cynique tableau de l'intérieur de Saint-Gildas, Abélard s'est-il laissé aller aux exagérations
+d'une imagination délicate et craintive. Sa délivrance
+dut être facile; on a vu qu'il avait des amis dans la
+noblesse de la province; il était bien accueilli par le
+comte de Nantes; enfin, il n'était pas sans crédit
+à la cour de Rome. Ainsi qu'il avait été autorisé à
+garder l'habit de moine de Saint-Denis hors de l'abbaye
+de ce nom, il obtint la permission de rester,
+hors de son monastère, abbé de Saint-Gildas<a id="footnotetag172" name="footnotetag172"></a><a href="#footnote172"><sup>172</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote172" name="footnote172"></a><b>Note 172:</b><a href="#footnotetag172"> (retour) </a> Il en conserva effectivement le rang et le titre. Le fait est attesté par
+la chronique du monastère. L'extrait qu'en ont publié les auteurs du Recueil
+des historiens de la France, porte à l'année 1141: «Pierre Abélard,
+abbé de Saint-Gildas-de-Rhuys, meurt. Ordination de l'abbé Guillaume.»
+(T. XII, <i>ex Chronic. Ruyens. Coenob.</i>, p. 504.)</blockquote>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, il était encore en Bretagne,
+chez ses amis, lorsque par hasard quelqu'un apporta
+sa lettre sur ses malheurs à l'abbesse du Paraclet. A
+peine eut-elle connu quelle main l'avait écrite, qu'elle
+la lut avec ferveur, cette <i>lettre pleine de fiel et d'absinthe,
+qui lui retraçait la misérable histoire de leur
+commune conversion</i>. A cette lecture, saisie d'une
+émotion qu'on ne saurait peindre, elle rompit un
+silence de bien des années et écrivit à son ancien
+époux. C'est la première de ses lettres<a id="footnotetag173" name="footnotetag173"></a><a href="#footnote173"><sup>173</sup></a>. Qui l'a lue
+ne l'oubliera jamais.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote173" name="footnote173"></a><b>Note 173:</b><a href="#footnotetag173"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. 11, p. 41-48.</blockquote>
+
+<p>D'abord elle ne veut que lui dire avec tendresse,
+mais avec réserve, combien ce récit l'a touchée, combien
+elle déplore ses peines, combien tous ces souvenirs
+sont vrais et tristes; puis elle en prend occasion
+de lui adresser quelques plaintes. Dès qu'il écrit avec
+tant d'épanchement, pourquoi la priver de ses lettres,
+et en priver, avec elle, toute la congrégation qui
+l'aime si filialement, qui prie si ardemment pour lui?
+Ne sait-il pas, qu'elles aussi elles ont besoin de consolations,
+d'exhortations, de conseils? Ne s'intéresse-t-il
+plus à l'institut qu'il a fondé? ne leur donnera-il
+plus ces directions qui leur sont si nécessaires? a-t-il
+oublié les commencements si fragiles de leur conversion,
+et ne lui souvient-il pas des doctes traités que
+les saints Pères ont composés pour les femmes consacrées
+à Dieu? Tant d'oubli serait d'autant plus
+étrange qu'il avait à s'acquitter d'une dette; «car
+enfin tu m'appartiens par un lien sacré, et le monde
+sait que je t'ai toujours aimé d'un amour immodéré<a id="footnotetag174" name="footnotetag174"></a><a href="#footnote174"><sup>174</sup></a>.»</p>
+
+<p>Et alors cette malheureuse ouvre son coeur gonflé
+de tendresse et d'amertume. Elle lui retrace la grandeur
+et la constance de son dévouement; elle insiste,
+avec un peu de ressentiment, sur les deux sacrifices
+de sa vie, son mariage et son entrée au couvent. Elle
+l'a épousé pour lui obéir; pour lui obéir, elle s'est
+donnée à Dieu. Il fallait qu'en toute chose on vît
+qu'il était le maître unique de son coeur comme de
+sa personne<a id="footnotetag175" name="footnotetag175"></a><a href="#footnote175"><sup>175</sup></a>, car c'est lui seul en lui qu'elle a aimé.
+Être aimée de lui, c'était son orgueil; le nom de sa
+maîtresse, c'était sa gloire. Qui ne le lui aurait pas
+envié? Quelle femme, quelle vierge ne brûlait pas à sa
+vue? Quelle reine ou grande dame n'a point porté envie
+à ses plaisirs<a id="footnotetag176" name="footnotetag176"></a><a href="#footnote176"><sup>176</sup></a>? Mais aussi comme il avait ce qui eût
+séduit toute femme! quel était le charme de sa parole
+et la douceur de ses chansons! Ces chansons
+qui volaient dans toutes les bouches, qui par tous
+les pays allaient célébrer leur amour, dont la douce
+mélodie devait laisser un souvenir de leur nom dans
+la mémoire de la foule ignorante, c'était là ce qui
+excitait le plus la jalousie des autres femmes. Aussi
+comme toutes elles soupiraient pour lui! car de tous
+les dons du corps et de l'âme, aucun ne lui manquait.
+Et quelle est celle des rivales d'Héloïse, qui,
+la voyant privée de tant de délices, ne compatirait
+maintenant à son malheur? quel ennemi si cruel,
+homme ou femme, n'aurait pas pitié d'elle aujourd'hui?
+«J'ai été bien coupable.... Non, tu le sais,
+toi, je suis innocente. Le crime n'est pas dans l'effet
+de l'acte, mais dans le sentiment de l'agent, et la
+justice ne pèse pas ce qui a été fait, mais le coeur
+de celui qui l'a fait. Or, ce qu'a toujours été mon
+coeur pour toi, tu peux en juger seul, toi qui l'as
+éprouvé; je soumets tout à ton jugement; je souscris
+en tout à ton témoignage<a id="footnotetag177" name="footnotetag177"></a><a href="#footnote177"><sup>177</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote174" name="footnote174"></a><b>Note 174:</b><a href="#footnotetag174"> (retour) </a> «Tanto te majore debito noveris obligatum quanto te amplius nuptialis
+foedere sacramenti constat esse adstrictum, et eo te magis mihi obnoxium
+quo te semper, ut omnibus patet, immoderato amore complexa
+sum. (Ibid., p. 44.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote175" name="footnote175"></a><b>Note 175:</b><a href="#footnotetag175"> (retour) </a> «Ut te tam corporis mei quam animi unicum possessorem ostenderem.»
+(Ibid., p. 46.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote176" name="footnote176"></a><b>Note 176:</b><a href="#footnotetag176"> (retour) </a> «Dulcius semper mihi extitit amicae vocabulum, aut, si non indigneris,
+concubinae vel scorti.... Dignius videretur tua dici meretrix quam....
+imperatrix.... Quae conjugata, quae virgo non concupiscebat absentem
+et non exardebat in praesentem? Quae regina vel praepotens femina gaudiis
+meis non invidebat?» (<i>Ibid.</i>, p. 45, 46.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote177" name="footnote177"></a><b>Note 177:</b><a href="#footnotetag177"> (retour) </a> «Ut etiam illiteratos melodiae dulcedo tui non sineret immemores esse.
+Atque hinc maxime in amorem tui feminae suspirabant.... Quod enim
+bonum animi vel corporis tuam non exornabat adolescentiam? Quam tunc
+mihi invidentem nunc tantis privatae delitiis compati calamitas mea non
+compellat....? Et plurimum nocens, plurimum, ut nosti, sum innocens.
+Non enim rei effectus, etc.» (<i>Ibid.</i>)
+
+<p>Ce que dit ici Héloïse sur l'intention qui seule fait la faute est un point
+de doctrine qu'elle devait à son amant, et qu'il a développé dans ses ouvrages
+de théologie, peut-être avec une exagération que les modernes n'ont
+pas surpassée. Voyez le Commentaire sur l'épître aux Romains (p. 625);
+les Problèmes (p. 426); l'Éthique, <i>passim</i>, et le troisième livre de cet
+ouvrage.</p></blockquote>
+
+<p>Et pourtant, continue-t-elle, il la néglige et l'oublie
+au point que depuis le jour de sa conversion, présent,
+elle ne peut jouir de son entretien; absent,
+elle n'est point consolée par ses lettres. C'est donc
+vrai, ce que tout le monde soupçonne; il n'a aimé
+en elle que le plaisir, et tout s'est évanoui avec les
+désirs qui ne sont plus. Elle n'est pas seule à le
+penser, c'est une conjecture publique. Plût à Dieu
+qu'elle pût lui trouver quelque excuse! Mais son
+silence le condamne. A défaut de sa présence, qu'il
+lui rende au moins par ses lettres sa chère et fugitive
+image. Pourquoi lui refuser une petite chose et si
+facile? Qu'il se souvienne que, toute jeune encore,
+il l'a enchaînée à la vie du cloître. Elle l'y a précédé,
+et non suivi, parce qu'il l'a voulu, parce qu'il se
+souvenait que la femme de Loth avait, en fuyant,
+retourné la tête. Si ce dévouement n'a rien mérité
+de lui, à quoi est-il bon? Le sacrifice est vain,
+car de Dieu, elle n'a point de récompense à espérer,
+puisqu'elle n'a rien fait, rien encore, on le sait,
+pour l'amour de lui; mais Abélard, il eût couru aux
+enfers, que sur un ordre de lui, elle l'y aurait suivi
+ou devancé. «Car mon âme n'était pas avec moi,
+mais avec toi. Et maintenant encore, si elle n'est
+avec toi, elle n'est nulle part au monde<a id="footnotetag178" name="footnotetag178"></a><a href="#footnote178"><sup>178</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote178" name="footnote178"></a><b>Note 178:</b><a href="#footnotetag178"> (retour) </a> «Nulla mihi super hoc merces expectanda est a Deo, cujus adhoc
+amore nihil me constat egisse.... Ad vulcania loca te properantem praecedere
+aut sequi pro jussu lau nemine dubitarem. Non enim mecum animus
+meus, sed tecum erat; sed et nunc maxime, si tecum non est, nusquam est. (Ep. u, p. 47.)</blockquote>
+
+<p>Elle conclut en le priant par grâce de lui écrire,
+elle a besoin d'une lettre qui lui rende quelque force,
+afin de vaquer plus librement aux devoirs du service
+divin. Autrefois, pour l'entraîner à des voluptés
+temporelles, il la poursuivait de ses lettres; il mettait,
+par ses vers, le nom de son Héloïse dans la bouche
+de tous. «Toutes les places publiques, toutes les
+maisons le répétaient. Combien tu ferais mieux
+de m'appeler maintenant à Dieu, comme alors à la
+passion<a id="footnotetag179" name="footnotetag179"></a><a href="#footnote179"><sup>179</sup></a>!» Et elle finit ainsi cette étrange et incomparable
+lettre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote179" name="footnote179"></a><b>Note 179:</b><a href="#footnotetag179"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. II, p. 48.</blockquote>
+
+<p>Abélard répond comme un <i>frère spirituel à sa
+bien-aimée soeur en Jésus-Christ</i><a id="footnotetag180" name="footnotetag180"></a><a href="#footnote180"><sup>180</sup></a>. Il s'excuse d'un
+long silence par la confiance absolue qu'il a dans sa
+sagesse, sa piété, sa science. Il n'a pas cru qu'elle
+eût besoin d'être exhortée ou consolée, elle à qui
+Dieu a départi tous les dons de sa grâce. Ce qui eût
+été superflu, quand elle n'était que prieure d'Argenteuil,
+l'est plus encore maintenant qu'elle est
+abbesse du Paraclet. Cependant en promettant de
+lui adresser des instructions, quand il connaîtra
+mieux ce qu'elle désire, il s'empresse du moins de
+lui envoyer un psautier. Puis passant à la situation
+funeste où lui-même il se trouve, il la supplie, elle
+et les saintes filles, de prier pour lui. Ses maux et
+ses périls ne lui ont jamais rendu plus nécessaire
+cette pieuse intercession. Et il ne manque pas
+d'établir avec exemples et citations l'efficacité des
+prières. Mais ce sont surtout les siennes, celles
+d'une femme dont la sainteté est, il n'en doute pas,
+si puissante auprès de Dieu, qu'il réclame avec instance.
+Cela est juste; car il lui appartient, et il lui
+rappelle ce que disent les Proverbes et l'Ecclésiaste
+de ce que la femme est pour son mari. L'apôtre dit
+que <i>le mari infidèle est sanctifié par la femme fidèle</i>;
+et, en France, qui a sauvé Clovis? ce ne sont pas
+les prédications des saints, ce sont les prières de
+Clotilde<a id="footnotetag181" name="footnotetag181"></a><a href="#footnote181"><sup>181</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote180" name="footnote180"></a><b>Note 180:</b><a href="#footnotetag180"> (retour) </a> «Dilectissime sorori suae in Christo frater ejus in ipso.» (Id., ep. III,
+p. 49.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote181" name="footnote181"></a><b>Note 181:</b><a href="#footnotetag181"> (retour) </a> 1 Cor. VII, 14; <i>Ab. Op.</i>, ep. III, p. 52.</blockquote>
+
+<p>Au Paraclet, l'usage était, elle le sait, que lorsqu'il
+était présent, la communauté, en terminant
+les heures canoniales, dît une oraison à l'intention
+de son fondateur, et qu'après avoir chanté le verset
+et le répons du jour, on ajoutât les prières et la collecte
+suivante:</p>
+
+<p>«RÉPONS. Ne m'abandonnez pas et ne vous éloignez
+pas de moi, Seigneur.</p>
+
+<p>«VERSET. Soyez toujours attentif à me secourir,
+Seigneur.</p>
+
+<p>«PRIÈRE. Sauvez, mon Dieu, votre serviteur qui
+espère en vous. Seigneur, entendez ma prière et
+que mes cris aillent jusqu'à vous<a id="footnotetag182" name="footnotetag182"></a><a href="#footnote182"><sup>182</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote182" name="footnote182"></a><b>Note 182:</b><a href="#footnotetag182"> (retour) </a> Toutes ces prières sont tirées des psaumes XXXVII, LXXXV et CI.</blockquote>
+
+<p>«ORAISON. Dieu qui avez daigné réunir en votre
+nom, par la main de votre serviteur, vos petites
+servantes, nous vous supplions de lui accorder
+ainsi qu'à nous le don de persévérer dans votre
+volonté. Par notre Seigneur, etc.»</p>
+
+<p>A ces prières, Abélard demande qu'on en substitue
+de nouvelles, dont il envoie le texte, et qui,
+composées dans la même forme, sont plus instantes,
+plus précises, et se rapportent mieux à sa violente
+situation<a id="footnotetag183" name="footnotetag183"></a><a href="#footnote183"><sup>183</sup></a>. Il termine par un voeu qui devait être
+accompli. Si ses ennemis réussissent et lui ôtent la
+vie, il désire que son corps, ailleurs inhumé ou
+délaissé, soit transporté dans le cimetière du Paraclet,
+afin que ses filles ou plutôt ses soeurs, en
+voyant son tombeau, adressent pour lui plus de
+prières à Dieu; car il ne sait pas, pour une âme gémissante
+de l'erreur de ses péchés, un lieu plus
+sûr et plus salutaire que le temple voué au divin
+Consolateur.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote183" name="footnote183"></a><b>Note 183:</b><a href="#footnotetag183"> (retour) </a> Voici l'oraison: «Deus qui por servum tuum ancillulas tuas in nomino
+tuo dignatus es aggregare, te quoesumus ut cum ab omni adversitate
+protegas et ancillis tuis incolumem roddas. Per Dominum, etc.» (<i>Ab. Op.</i>,
+ep. III, p. 53)</blockquote>
+
+<p>Telle est la lettre qu'Abélard, alors rempli de
+piété et de tristesse, envoie pour consolation à celle
+qui lui <i>fut chère dans le siècle</i> et qui lui est maintenant
+<i>très-chère en Jésus-Christ</i><a id="footnotetag184" name="footnotetag184"></a><a href="#footnote184"><sup>184</sup></a>. On voit qu'il se
+concentre dans les sentiments et les devoirs pour
+ainsi dire officiels de sa position, et que, par un
+effort réfléchi, il s'élève ou se réduit à la mission
+austère et tendre d'un guide mystique et d'un frère
+en esprit et en vérité. Tout ce qui dut alors se
+passer dans son âme, Dieu seul le sait, et nous n'essaierons
+pas de peindre ce que nous ne devinons qu'à
+demi.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote184" name="footnote184"></a><b>Note 184:</b><a href="#footnotetag184"> (retour) </a> <i>Id. ib</i>., p. 40.</blockquote>
+
+<p>La controverse était, à cette époque, la forme naturelle
+de l'esprit humain. Les lettres d'Abélard et
+d'Héloïse sont tour à tour des thèses et des réfutations,
+et elle argumente en lui répondant. Nous n'analyserons
+pas cette réponse où la discussion prend place à
+côté des aveux emportés de la passion. Nous ne montrerons
+pas Héloïse repoussant presque comme une
+parole trop dure le voeu suprême d'Abélard qui osait
+parler de sa mort, et lui reprochant de leur demander
+des prières le jour où <i>les malheureuses ne sauront
+plus que pleurer</i><a id="footnotetag185" name="footnotetag185"></a><a href="#footnote185"><sup>185</sup></a>; puis, entreprenant d'établir en
+forme qu'il a tort de dire tant de bien des femmes,
+qu'elles ont toujours fait un grand mal à ceux qui les
+ont aimées, et que l'Ecriture en maint passage leur
+est défavorable; nous ne la montrerons pas se citant
+alors en exemple, et se complaisant dans la peinture
+des faiblesses de son âme. Tout le monde doit lire
+ces pages uniques où elle qualifie ses fautes dans le
+langage sévère de la religion, et confesse sans remords
+que le remords lui est inconnu; où, déchirant
+le voile qui couvrait ses souvenirs, ses regrets, ses
+désirs les moins exprimables, elle semble prendre à
+coeur de répudier tous les mérites que se plaisait à
+louer en elle Abélard, afin qu'il n'y trouve plus que
+l'immortel amour que lui-même alluma. Comment
+rendre, en effet, l'aveu des pensées ardentes que
+l'abbesse du Paraclet nourrit dans la solitude de sa
+cellule, dans l'isolement de ses nuits, et qui la suivent
+à l'autel, et la charment plus encore qu'elles ne l'obsèdent
+au bruit des chants d'église? Tout cela est si
+sérieux et si vrai que, lorsque Héloïse parle elle-même,
+on oublie l'impureté des paroles. Traduites et répétées,
+elles perdraient tout ensemble le feu qui les
+anime et la vérité qui les excuse. Ne citons que quelques
+mots qui révèlent avec une rude ingénuité ce
+que cette âme si ferme pensait d'elle-même.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote185" name="footnote185"></a><b>Note 185:</b><a href="#footnotetag185"> (retour) </a> «Flere tunc miseris tantum vocabit, non orare licebit.» (<i>Ab. Op.</i>,
+ep. IV, p. 55.)</blockquote>
+
+<p>«Mes passions m'oppriment d'autant plus que ma
+nature est plus faible. Ils me disent chaste, ceux
+qui n'ont pas découvert que je suis hypocrite. Ils
+confondent la pureté de la chair avec la vertu,
+quoique la vertu soit de l'âme et non du corps.
+J'ai quelque mérite parmi les hommes, je n'en ai
+pas devant Dieu; il sonde les reins et les coeurs,
+et il voit ce qui est caché. On me tient pour religieuse,
+dans ce temps où ce n'est pas une petite
+partie de la religion que l'hypocrisie, où les plus
+grandes louanges sont assurées à celui qui ne blesse
+pas le jugement des hommes. Et peut-être est-il
+louable et dans une certaine mesure agréable à
+Dieu de ne point scandaliser l'Église par l'exemple
+des oeuvres extérieures, quelle que soit d'ailleurs
+l'intention; on évite ainsi d'exciter les infidèles à
+blasphémer le nom du Seigneur, et d'avilir, aux
+yeux des hommes charnels, l'ordre où l'on a fait
+profession. C'est aussi un certain don de la grâce
+divine, sinon de faire le bien, au moins de s'abstenir
+du mal. Mais qu'importe ce premier pas,
+si le second ne le suit, selon qu'il est écrit: <i>Éloigne-toi
+du mal et fais le bien?</i> (Ps. XXXVI, 27.) Et encore
+l'un et l'autre précepte est-il vainement accompli,
+s'il ne l'est par l'amour de Dieu. Or, dans toutes
+les situations de ma vie, Dieu le sait, je crains plus
+encore de t'offenser que d'offenser Dieu; c'est à
+toi que je désire plaire plutôt qu'à lui. C'est ton
+ordre et non l'amour divin qui m'a fait prendre cet
+habit. Vois donc quelle malheureuse et lamentable
+vie je mène, si j'endure ici tant de maux sans
+fruit, ne devant avoir aucune rémunération dans
+la vie future. Longtemps ma dissimulation t'a
+trompé comme beaucoup d'autres; tu prenais l'hypocrisie
+pour de la religion, et voilà comme en te
+recommandant à mes prières, tu me demandes ce
+que j'attends de toi. Cesse, je t'en conjure, de
+présumer ainsi de moi, et ne renonce pas à
+m'aider en priant pour moi. Ne me juge pas guérie
+et ne me retire point le bienfait du remède;
+ne me crois pas riche et n'hésite pas à secourir
+mon indigence; ne me parle pas de ma force, car
+je puis tomber avant que tu n'aies soutenu ma faiblesse
+chancelante.</p>
+
+<p>«Cesse donc tes louanges.... Le coeur de l'homme
+est mauvais et impénétrable. Qui le connaîtra?
+L'homme a des voies qui paraissent droites, et
+finalement elles conduisent à la mort. Aussi est-il
+téméraire de le juger; l'examen n'en est réservé
+qu'à Dieu; c'est ainsi qu'il est écrit: <i>Tu ne loueras
+pas l'homme durant la vie</i><a id="footnotetag186" name="footnotetag186"></a><a href="#footnote186"><sup>186</sup></a>. Et surtout il ne faut pas
+le louer, quand la louange peut le rendre moins
+louable. Ainsi tes louanges sont pour moi d'autant
+plus dangereuses qu'elles me sont plus douces; et
+j'en suis d'autant plus captivée et charmée que je
+mets mon étude à te plaire en toutes choses. Crains
+pour moi, je t'en conjure, au lieu d'être sûr de
+moi, et que ta sollicitude me vienne toujours en
+aide. C'est aujourd'hui qu'il faut craindre, aujourd'hui
+que tu ne calmes plus les désirs de mon âme<a id="footnotetag187" name="footnotetag187"></a><a href="#footnote187"><sup>187</sup></a>.
+Ne me dis donc plus, pour m'exhorter au courage
+et m'exciter au combat, ces mots de l'apôtre: <i>La
+vertu s'achève dans la faiblesse.... Celui-là seul sera
+couronné qui aura régulièrement combattu</i><a id="footnotetag188" name="footnotetag188"></a><a href="#footnote188"><sup>188</sup></a>. Je ne
+cherche pas la couronne de la victoire; il me suffit
+d'échapper au péril. Il est plus sûr de l'éviter
+que d'engager le combat. Dans quelque coin du
+ciel que Dieu me relègue, il fera bien assez pour</p>
+
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote186" name="footnote186"></a><b>Note 186:</b><a href="#footnotetag186"> (retour) </a> <i>Eccl</i>., XI, 30. Il y a dans le texte sacré: <i>Ne loue pas un homme
+avant sa mort.</i></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote187" name="footnote187"></a><b>Note 187:</b><a href="#footnotetag187"> (retour) </a> «Nunc vere praecipue timendum est ubi nullum incontinentiae meae
+superest in te remedium. (<i>Ab. Op</i>., ep. IV, p. 61.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote188" name="footnote188"></a><b>Note 188:</b><a href="#footnotetag188"> (retour) </a> II Cor. XII, D.&mdash;II Timoth. II, 5.</blockquote>
+
+<p>Abélard accueillit cette lettre comme une confession
+pour y répondre par une <i>homélie</i><a id="footnotetag189" name="footnotetag189"></a><a href="#footnote189"><sup>189</sup></a>. Il en
+traita tous les points avec méthode, et trouva dans
+toutes les plaintes d'une infortunée le motif ou le
+prétexte d'un sermon. D'abord, il ne veut voir dans
+les aveux d'Héloïse qu'une preuve d'humilité, et il
+l'approuve de ne point aimer la louange, pourvu
+cependant qu'elle prenne garde d'imiter la Galatée
+de Virgile qui fuit et cherche en fuyant ce qu'elle
+semble éviter. A la peinture de leurs malheurs passés
+et de ses cruels regrets, il répond comme un confesseur
+que ces maux sont un châtiment mérité, une
+leçon utile, une expiation nécessaire. Il lui rappelle
+fort nettement leurs péchés, afin de la bien convaincre
+que Dieu ne leur a fait que justice. Il la prie
+donc très-instamment de déposer toute cette amertume
+dont il la croyait délivrée, et surtout de ne
+plus déplorer les circonstances de leur commune
+conversion, dont elle devrait plutôt remercier le ciel.
+Il la conjure, puisqu'elle tient tant à lui plaire, de
+lui épargner le tourment qu'elle lui cause, et si elle
+croit qu'il aille vers Dieu, de ne pas se séparer de
+lui. «Viens à moi, et sois ma compagne inséparable
+dans l'action de grâces, toi qui as participé à la
+faute et au bienfait. Car Dieu n'a pas non plus
+oublié ton salut, que dis-je? il s'est surtout souvenu
+de toi, lui qui t'avait en quelque sorte marquée
+comme à lui par un nom prophétique, en
+t'appelant Héloïse de son propre nom qui est
+<i>Héloïm</i><a id="footnotetag190" name="footnotetag190"></a><a href="#footnote190"><sup>190</sup></a>. C'est lui, dis-je, qui a voulu dans sa
+bonté nous sauver tous deux, lorsque le démon
+s'efforçait de nous perdre, en ne frappant qu'un
+de nous. Car peu de temps avant que le malheur
+arrivât, il nous avait liés l'un à l'autre par l'indissoluble
+loi du sacrement du mariage, et tandis
+que t'aimant sans mesure, je ne souhaitais que
+de te garder à jamais, déjà il préparait tout pour
+que cet événement nous ramenât à lui. Car si tu
+ne m'avais été unie par le mariage, lorsque j'ai
+quitté le siècle, les prières de tes parents ou les
+désirs de la chair t'auraient enchaînée au siècle.
+Vois donc combien Dieu s'inquiétait de nous,
+comme s'il nous réservait à quelque grand emploi,
+et qu'il vît avec indignation ou avec regret que
+cette science littéraire, ces talents qu'il nous avait
+remis à tous deux, ne fussent point dépensés pour
+<i>l'honneur de son nom</i><a id="footnotetag191" name="footnotetag191"></a><a href="#footnote191"><sup>191</sup></a>; ou comme s'il eût craint
+pour son serviteur plein d'incontinence, parce
+qu'il est écrit que les femmes font apostasier les
+sages mêmes: témoin Salomon le plus sage des
+hommes.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote189" name="footnote189"></a><b>Note 189:</b><a href="#footnotetag189"> (retour) </a> Id., ep. V, p. 62 et suiv.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote190" name="footnote190"></a><b>Note 190:</b><a href="#footnotetag190"> (retour) </a> Abélard explique et décompose lui-même ce nom du Seigneur dans son
+Commentaire sur la Genèse. En lisant ce passage dans l'Hexameron où le
+nom d'Héloïm revient plusieurs fois sous sa plume, il est impossible de ne
+pas penser qu'à quelque époque qu'il l'ait écrit, fût-ce dans les jourfs d'austère
+retraite à Cluni, par une puissante liaison d'idées, le nom chéri devait
+lui revenir avec des souvenirs bien différents des préoccupations de
+l'exégèse et de la théologie. (<i>Expos. in Hexam. Thés. nov. anecd</i>., 1. V,
+p. 1371.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote191" name="footnote191"></a><b>Note 191:</b><a href="#footnotetag191"> (retour) </a> Le mot <i>talent</i> est toujours pris par Abélard métaphoriquement dans le
+sens de la parabole du père de famille. (Matt., XXV, 15, etc.)</blockquote>
+
+<p>«Combien au contraire le talent de ta sagesse
+rapporte tous les jours d'usures au Seigneur! Déjà
+tu lui as donné un troupeau de filles spirituelles,
+tandis que je demeure stérile et que je travaille
+inutilement parmi les enfants de perdition. Oh!
+quelle perte détestable, quel déplorable malheur,
+si aujourd'hui, t'abandonnant aux souillures des
+voluptés de la chair, tu donnais douloureusement
+le jour à quelques enfants du monde, au lieu de
+cette famille nombreuse que tu enfantes avec joie
+pour le ciel! Tu ne serais plus qu'une femme,
+toi qui surpasses les hommes, et qui as changé la
+malédiction d'Ève en bénédiction de Marie! Oh!
+qu'il serait indécent que ces mains sacrées qui
+tournent aujourd'hui les pages des livres divins,
+fussent réduites à servir à des soins grossiers!
+Dieu a daigné nous arracher aux souillures contagieuses,
+aux plaisirs de la fange, et nous attirer à
+lui par cette force dont il frappa saint Paul pour
+le convertir, et peut-être a-t-il voulu, par notre
+exemple, préserver d'une orgueilleuse présomption
+les autres personnes habiles dans les lettres<a id="footnotetag192" name="footnotetag192"></a><a href="#footnote192"><sup>192</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote192" name="footnote192"></a><b>Note 192:</b><a href="#footnotetag192"> (retour) </a> «Hoc ipso fortassis exemplo nostro alios quoque literarium peritos ab
+hac deterrere praesumptione. (<i> Ab. Op</i>., ep, v, p. 72-73.)</blockquote>
+
+<p>Puis, par un mouvement dont la véhémence éloquente
+tranche avec sa manière un peu didactique,
+Abélard l'engage à surmonter ses douleurs en lui
+présentant le tableau des souffrances de Jésus-Christ,
+exhortation presque inévitable dans la bouche du
+prédicateur chrétien, mais qui sera éternellement
+émouvante et pathétique.</p>
+
+<p>«Ma soeur,» ajoute-t-il, «c'est ton époux véritable
+que cet époux de toute l'Église: garde-le devant tes
+yeux, porte-le dans ton coeur.... C'est lui qui de
+toi ne veut que toi-même. Il est ton véritable ami,
+celui qui ne désirait que toi et non ce qui était à
+toi. Il est ton véritable ami celui qui disait en mourant
+pour toi: <i>Personne n'a pour ses amis une plus
+grande affection que celui qui donne sa vie pour
+eux</i>, (Jean, XV, 13.) Il t'aimait, lui, véritablement,
+et non pas moi. Mon amour, qui nous enveloppait
+tous deux dans le péché, était de la concupiscence,
+et non de l'amour. Je satisfaisais en toi
+mes désirs misérables, et c'était là tout ce que j'aimais.
+J'ai, dis-tu, souffert pour toi, et c'est peut-être
+vrai; mais j'ai plutôt souffert par toi, et encore
+malgré moi; j'ai souffert, non pour l'amour de toi,
+mais par contrainte et par force, non pour ton
+salut, mais pour ta douleur. Lui seul a souffert
+salutairement, volontairement pour toi, qui par
+sa passion guérit toute langueur, écarte toute passion.
+Que pour lui donc, je t'en prie, et non pour
+moi, soit tout ton dévouement, toute ta compassion,
+toute ta componction. Pleure cette iniquité
+si cruelle commise sur une si grande innocence,
+et non la juste vengeance de l'équité sur moi, ou
+plutôt, je te l'ai dit, une grâce suprême pour tous
+deux.... Pleure ton réparateur et non ton corrupteur,
+celui qui t'a rachetée, et non celui qui t'a
+perdue, le Seigneur mort pour toi, et non un esclave
+vivant, ou plutôt qui vient enfin d'être vraiment
+délivré de la mort. Prends garde, je t'en
+prie, que ce que dit Pompée à Cornélie gémissante
+ne te soit honteusement appliqué: <i>Pompée survit
+aux combats, mais sa fortune a péri, et tu pleures;
+c'est donc là ce que tu aimais</i><a id="footnotetag193" name="footnotetag193"></a><a href="#footnote193"><sup>193</sup></a>. Pense à cela, je t'en
+supplie, et rougis, à moins que tu ne veuilles
+défendre de honteuses fautes. Accepte donc, ma
+soeur, accepte patiemment ce qui nous est arrivé
+miséricordieusement....<a id="footnotetag194" name="footnotetag194"></a><a href="#footnote194"><sup>194</sup></a>»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote193" name="footnote193"></a><b>Note 193:</b><a href="#footnotetag193"> (retour) </a><div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Vivit posi proella Magnus,</p>
+<p>Sed fortuna perit; quod défies illud amasti.</p>
+<p>(Lucan. <i>Phar</i>., \. XIII, v. 84.)</p>
+ </div> </div></blockquote>
+
+
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote194" name="footnote194"></a><b>Note 194:</b><a href="#footnotetag194"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. V, p. 73-76.</blockquote>
+
+<p>«Je rends grâces au Seigneur qui t'a dispensée de
+la peine et réservée à la couronne. Tandis que par
+une seule souffrance corporelle, il a glacé en moi
+toute ardeur coupable, il a réservé à ta jeunesse
+de plus grandes souffrances de coeur par les continuelles
+suggestions de la chair, pour te donner
+la couronne du martyre. Je sais qu'il te déplaît d'entendre
+cela, et que tu me défends de parler ainsi,
+mais c'est le langage de l'éclatante vérité; à celui
+qui combat toujours appartient la couronne, parce
+que <i>nul ne sera couronné qui n'aura pas régulièrement
+combattu</i>. Pour moi, aucune couronne ne me
+reste, parce que je n'ai plus à combattre.» Il finit
+en lui demandant ses prières, et en lui adressant une
+nouvelle formule d'oraison qu'elle récitera avec ses
+religieuses, mais qui n'est visiblement que pour elle.</p>
+
+<p>Chose étrange! cette prière, dans sa forme liturgique
+et sacrée, est peut-être ce qu'il lui écrit de
+plus tendre. L'amour respire dans cet élan de l'âme
+vers une céleste pureté.</p>
+
+<p>«Dieu qui, dès la première création de l'humanité,
+formas la femme de la côte de l'homme, et
+consacras comme un très-grand sacrement l'union
+nuptiale; toi qui as relevé le mariage par un immense
+honneur, soit en naissant d'une femme mariée,
+soit en consommant les miracles de ta naissance,
+et qui as jadis accordé le mariage comme
+un remède aux égarements de ma fragilité; ne méprise
+pas les prières de ta faible servante, prières
+que j'épanche en présence de ta majesté et pour
+mes fautes et pour celles de mon bien-aimé<a id="footnotetag195" name="footnotetag195"></a><a href="#footnote195"><sup>195</sup></a>.
+Pardonne, ô très-clément! ô la clémence même!
+pardonne à nos crimes si grands, et que l'immensité
+de nos péchés éprouve la grandeur de ta miséricorde
+ineffable. Punis, je t'en supplie, des coupables
+dans la vie présente, afin de les épargner
+dans la vie future; punis une heure, afin de ne
+point punir une éternité. Prends envers tes serviteurs
+la verge de correction, non le glaive de la
+colère. Afflige la chair pour sauver les âmes. Épure
+et ne venge pas, sois bon plutôt que juste; le
+Père miséricordieux n'est pas un Seigneur austère.
+Éprouve-nous, Seigneur, et tente-nous, comme te
+le demande le Prophète. Ne semble-t-il pas dire:
+Regarde d'abord nos forces, et modère en conséquence
+le poids des tentations. Ainsi parle le bien-heureux
+saint Paul dans ses promesses à tes fidèles:
+<i>Car Dieu est puissant, et ne souffrira pas que vous
+soyez tenté au delà de votre pouvoir, mais il vous
+donnera, avec la tentation même, la puissance d'en
+triompher.</i> (1 Cor. X, 13.) Tu nous as unis, Seigneur,
+et tu nous as séparés quand il t'a plu et
+comme il t'a plu. Maintenant, Seigneur, ce que tu
+as miséricordieusement commencé, accomplis-le
+en miséricorde; et ceux que tu as une fois séparés
+dans le monde, réunis-les à toi à jamais dans le
+ciel, ô notre espérance, notre appui, notre attente,
+notre consolation, Seigneur, qui es béni dans les
+siècles! Amen.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote195" name="footnote195"></a><b>Note 195:</b><a href="#footnotetag195"> (retour) </a> «Pro mei ipsis charique mei excessibus. (<i>Ab. Op.</i>, ep. V, p. 77.)</blockquote>
+
+<p>Héloïse reçut la prière, la répéta sans doute plus
+d'une fois les yeux en pleurs, mais elle obéit: elle
+n'objecta rien, ne concéda rien; elle promit seulement
+de ne plus rien écrire de tout cela; elle savait
+se sacrifier, mais non pas changer. Sa réponse
+commence ainsi: «Pour que tu ne puisses en
+rien m'accuser de désobéissance, le frein de ta
+défense a été imposé à l'expression même d'une
+douleur immodérée, afin qu'au moins en écrivant,
+je retienne des paroles dont il serait difficile ou
+plutôt impossible de se défendre dans un entretien.
+Car rien n'est moins en notre puissance que notre
+coeur; loin de lui pouvoir commander, force nous
+est de lui obéir. Lorsque les affections du coeur
+nous pressent, nul ne repousse leurs subites atteintes,
+et elles éclatent facilement au dehors par
+les actions, plus facilement encore par les paroles,
+signes bien plus prompts des passions du coeur;
+selon qu'il est écrit: <i>La bouche parle d'abondance
+de coeur</i>. J'interdirai donc à ma main d'écrire ce
+que je ne pourrais empêcher ma langue d'exprimer.
+Dieu veuille que le coeur qui gémit soit aussi
+prompt à obéir que la main qui écrit!</p>
+
+<p>«Tu peux cependant apporter quelque remède à ma
+douleur, si tu ne peux l'enlever tout entière....<a id="footnotetag196" name="footnotetag196"></a><a href="#footnote196"><sup>196</sup></a>»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote196" name="footnote196"></a><b>Note 196:</b><a href="#footnotetag196"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>. ep, VI, p. 78.</blockquote>
+
+<p>Et le remède qu'elle demande, c'est qu'il veuille
+bien d'abord lui enseigner l'origine historique des
+ordres religieux de femmes, ainsi que leurs droits et
+leur autorité; puis, lui envoyer une règle écrite, qui
+convienne à la communauté, et détermine complètement
+son état, ses devoirs et son habit. La lettre n'est
+plus qu'une longue suite de questions et de réflexions
+sur ces matières d'un intérêt purement monastique.</p>
+
+<p>Cette lettre est la dernière. Héloïse paraît n'avoir
+plus écrit. Mais Abélard lui envoya la dissertation
+qu'elle demandait avec un plan de vie religieuse et
+une règle détaillée, qui est curieuse à lire et rédigée
+avec beaucoup de soin et de sévérité. Aussi, assure-t-il
+qu'en la composant, il a imité Zeuxis, qui pour
+peindre la beauté d'une déesse, fit poser cinq jeunes
+filles devant lui. Il a eu, lui, plus de modèles sous
+les yeux pour retracer la vierge du Christ. Ces
+modèles, ce sont les Pères de l'Église. J'ai cueilli
+chez eux,» dit-il, «de nombreuses fleurs pour orner
+les lis de ta chasteté<a id="footnotetag197" name="footnotetag197"></a><a href="#footnote197"><sup>197</sup></a>.» Désormais la correspondance
+devint sans doute une pure correspondance
+spirituelle. L'abbé de Saint-Gildas ne fut plus que
+le directeur de l'abbesse du Paraclet; le couvent tout
+entier l'appelait <i>notre maître</i>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote197" name="footnote197"></a><b>Note 197:</b><a href="#footnotetag197"> (retour) </a> Si nous n'avions déjà beaucoup cité, il y aurait un intérêt d'un autre
+genre dans les extraits de la correspondance relative à la règle du couvent.
+Héloïse avait remarqué que la règle commune aux couvents d'hommes et
+de femmes était celle de Saint-Benoît, établie, dans l'origine, uniquement
+pour les hommes, et elle demandait quelques adoucissements qui ne nous
+paraissent nullement exagérés, comme, par exemple, la permission d'avoir
+du linge. Abélard ne lui accorda pas toutes les modifications qu'elle demandait,
+et lui composa avec force citations et réflexions une règle assez
+peu différente de celle de Saint-Benoît. (<i>Ab. Op.</i>, ep. VII, p. 91; ep. VIII,
+p. 130.) A la suite de la lettre d'Abélard, les archives du Paraclet contenaient
+un règlement intérieur que l'on croit l'ouvrage d'Héloïse ou plutôt
+l'expression de l'ordre qu'elle avait elle-même établi. Duchesne l'a imprimé.
+(Ibid., p. 108.) Il paraît que c'est à peu près la règle de Saint-Benoît
+suivant les statuts généraux de l'ordre de Prémontré. (<i>Hist. litt.</i>,
+t. XII, p. 640.)</blockquote>
+
+
+
+<p>On peut se demander quel était l'état de l'âme
+d'Abélard. Avait-elle été entièrement brisée par le
+temps, le malheur, la réflexion, la préoccupation
+accablante de ses chagrins et de ses périls? Le besoin
+du repos, un sentiment de dignité personnelle, un
+orgueil souffrant réglait-il sa conduite et son langage?
+ou bien enfin la dévotion dominait-elle en lui tout
+le reste? Il est probable que ces diverses causes
+agissaient à la fois, et l'avaient amené peu à peu à
+l'état où nous le voyons. Les croyances et les habitudes
+de la religion et plus encore celles du sacerdoce
+ont cet avantage de pousser et d'autoriser les hommes
+à prendre une attitude convenue d'avance pour
+autrui comme pour eux-mêmes, de leur permettre
+des sentiments et un langage factices et pourtant
+sincères et dignes, de leur donner enfin un personnage
+à jouer en parfaite tranquillité de conscience.
+Elles nous prêtent en un mot un caractère; elles font
+en nous ce que les théologiens appellent un homme
+nouveau. C'est un manteau que la grâce donne à la
+nature, et la faiblesse humaine croit s'améliorer,
+quand elle ne réussit qu'à se déguiser. Peut-être
+a-t-elle raison; souvent le coeur ne gagne pas à être
+vu. Et cependant la sympathie profonde sera toujours
+pour l'âme ingénue et libre qui, ne s'environnant
+que de voiles transparents, laissera percer sa
+lumière intérieure, au risque de montrer le feu qui
+la consume. Héloïse se conforma aux volontés
+d'Abélard et pour lui à tous les devoirs de son état.
+Sous la déférence de la religieuse, elle cacha le
+dévouement de la femme. Elle le lui dit avec les
+formes de la dialectique, jusques dans la suscription
+de sa dernière lettre: <i>A Dieu spécialement, à lui
+singulièrement</i><a id="footnotetag198" name="footnotetag198"></a><a href="#footnote198"><sup>198</sup></a>. Ce qui signifie en bonne logique, <i>à
+Dieu par l'espèce, à lui comme individu</i>; et ce qui se
+dirait en sens inverse aujourd'hui: «La religieuse est
+à Dieu, la femme est à toi.» Mais elle n'ajouta pas
+un mot de plus, et son coeur rentra dans le silence.
+Elle vécut, puisqu'on le voulait, paisiblement, saintement;
+elle asservit et sacrifia sans résistance toutes
+ses actions à ce que réclamaient d'elle le ciel et son
+amant. Mais inconsolable et indomptée, elle obéit et
+ne se soumit pas; elle accepta tous ses devoirs, sans
+en faire beaucoup de cas, et son âme n'aima jamais
+ses vertus.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote198" name="footnote198"></a><b>Note 198:</b><a href="#footnotetag198"> (retour) </a> «Domino specialiter, sua singulariter.» (<i>Ab. Op</i>., ep. VI, p. 78.)</blockquote>
+
+<p>Les lettres d'Abélard et d'Héloïse sont un monument
+unique dans la littérature. Elles ont suffi pour
+immortaliser leurs noms. Moins de cent ans après que
+le tombeau se fût fermé sur eux, Jean de Meun traduisit
+ces lettres dans l'idiome vulgaire, et sa version
+subsiste encore, témoignage irrécusable du vif intérêt
+qu'elles inspirèrent de bonne heure aux poëtes.
+Comme la langue des passions qui sont éternelles est
+pourtant changeante, et suit les vicissitudes du goût
+et les modes de l'esprit, on a plus d'une fois retraduit
+pour la modifier, altéré pour l'embellir, l'expression
+première de ces ardents et profonds amours.
+Si l'auteur du poème de la Rose leur donnait, avec
+son gaulois du XIIIe siècle, une humble naïveté, dédaignée
+par Abélard, inconnue d'Héloïse, Bussy-Rabutin,
+avec le français du XVIIe, leur prêtait, dans
+un excellent style, un ton d'élégante galanterie,
+autre sorte de mensonge. Ainsi, un épisode historique
+fixé par des documents certains est devenu
+comme un de ces thèmes littéraires qui se conservent
+et s'altèrent par la tradition, et qui se renouvellent
+selon le génie des époques et des écrivains. Peut-être
+même y a-t-il eu des temps où tout le monde
+ne savait plus s'il existait des lettres originales,
+et dans bien des esprits, les noms d'Abélard et
+d'Héloïse ont été près de se confondre avec ceux des
+héros de romans. A diverses fois, on a repris leurs
+aventures pour en faire le sujet de récits passionnés
+ou de correspondances imaginaires. On ne s'est pas
+borné à retoucher, à paraphraser leurs lettres, on
+leur en a fabriqué de nouvelles, et la réalité a fait
+place à la fiction. La poésie est venue à son tour;
+elle a prêté à ces amants d'un autre âge les finesses
+de sentiment, les combats, les remords qui conviennent
+à la morale dramatique des temps modernes.
+Elle a dénaturé leur amour réel, croyant le
+rendre plus intéressant; et telle est la puissance de
+certaines conventions littéraires qu'elles paraissent
+quelquefois plus vraies que les faits. L'Héloïse de
+Pope est devenue, pour de certaines époques, l'Héloïse
+de l'histoire, à ce point que l'auteur du <i>Génie
+du Christianisme</i>, voulant peindre l'amante chrétienne,
+n'a imaginé rien de mieux que de la chercher
+dans les vers de Colardeau<a id="footnotetag199" name="footnotetag199"></a><a href="#footnote199"><sup>199</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote199" name="footnote199"></a><b>Note 199:</b><a href="#footnotetag199"> (retour) </a> <i>Gén. du Christ</i>., part. II, l. III, c. V.&mdash;On y lit ces mots: «Femme
+d'Abeillard, elle (Héloïse) vit et elle vit pour Dieu.» J'aime mieux ce
+jugement de d'Alembert répondant à Rousseau: «Quand vous dites que les
+femmes <i>ne savent ni décrire ni sentir</i> l'amour même, il faut que vous n'ayez
+jamais lu les lettres d'Héloïse ou que vous ne les ayez lues que dans quelque
+poëte qui les aura gâtées.» (Lettre à M. Rousseau, <i>Mél. de phil.</i>.,
+t. II.) On trouve la traduction de Bussy-Rabutin et presque toutes les
+pièces de vers composées au nom d'Héloïse et d'Abélard dans un volume
+in-12 publié à Paris en 1841; le texte de Pope est réimprimé dans l'Abélard
+illustré de M. Oddoul.</blockquote>
+
+<p>Le sentiment du réel a commencé à renaître parmi
+nous, et c'est aujourd'hui dans leur correspondance
+authentique que nous voulons retrouver Héloïse et
+Abélard. Ce qu'on en vient de lire suffit, ce me
+semble, pour la faire connaître. On ne peut songer
+à comparer ces lettres qu'aux Lettres portugaises, si
+toutefois l'imagination n'a point celles-ci à se reprocher.
+Dans les premières, le fond de deux âmes
+souffrantes apparaît avec les formes de l'esprit du
+temps: l'amour et la douleur y empruntent le langage
+d'une érudition sans discernement, d'un art
+sans beauté, d'une philosophie sans profondeur;
+mais ce langage pédantesque, c'est bien le coeur qui
+le parle, et le coeur est en quelque sorte éloquent
+par lui-même. Si le goût n'a point orné le temple,
+le feu qui brille sur l'autel est un feu divin. Plus
+heureuse que la pensée, la passion peut se passer
+plus aisément de la perfection de la forme, et quel
+que soit le vêtement dont la recouvre un art inhabile,
+elle se fait reconnaître à ses mouvements, comme
+la déesse de Virgile à sa démarche: <i>Incessu patuit
+dea</i>.</p>
+
+<p>Reprenons notre récit.&mdash;Lorsqu'une fois les rapports
+d'Abélard avec la supérieure de l'abbaye du
+Paraclet eurent été réglés, et qu'il se fut affranchi
+de ses derniers liens avec le couvent de Saint-Gildas<a id="footnotetag200" name="footnotetag200"></a><a href="#footnote200"><sup>200</sup></a>,
+il se livra sans réserve à la sollicitude qu'elle lui inspirait,
+et il porta dans ses communications chrétiennes
+et intellectuelles un intérêt et une affection
+qui lui paraissaient acquitter les dettes de son coeur,
+sans compromettre les froids devoirs de sa profession.
+Nous avons encore une partie des écrits qu'il
+adressait aux religieuses dans sa paternelle vigilance
+pour leur perfection, pour leur instruction, et peut-être
+aussi dans son désir de ne pas cesser d'occuper
+leur âme et de maîtriser leur pensée. Tantôt c'est une
+exhortation développée à l'étude des langues et des
+lettres, où l'on voit en même temps l'estime qu'il
+faisait de l'esprit des femmes et sa manière supérieure
+d'entendre la religion, dont il ne voulait pas
+faire un formulaire attentivement récité, mais une
+science bien étudiée et profondément comprise. Tantôt
+c'est un panégyrique de saint Étienne, composé
+spécialement à l'intention des filles du Paraclet. Puis
+ce sont des homélies ou des sermons écrits pour elles
+et qu'il prononça sans doute dans leur chapelle,
+quand il se fut définitivement rapproché de Paris<a id="footnotetag201" name="footnotetag201"></a><a href="#footnote201"><sup>201</sup></a>.
+Pour Héloïse, il lui adresse de véritables ouvrages,
+monuments de l'intime et mutuelle confiance qui,
+entre ces deux intelligences, survivait à tout le reste.
+Un jour, elle lui envoie un recueil de quarante-deux
+problèmes de théologie que la lecture de l'Écriture
+sainte lui a suggérés et dont un assez grand nombre
+roule sur des questions de second ordre. Il lui répond
+par quarante-deux solutions motivées, dont
+quelques-unes sont de petites dissertations<a id="footnotetag202" name="footnotetag202"></a><a href="#footnote202"><sup>202</sup></a>. Pour elle,
+il compose un livre d'hymnes et de séquences qui ne
+sont pas dénuées de quelque talent poétique. Pour
+elle, il réunit ses sermons en une collection qu'il lui
+dédie par quelques mots simples et tendres<a id="footnotetag203" name="footnotetag203"></a><a href="#footnote203"><sup>203</sup></a>. Enfin,
+c'est à sa demande qu'il écrit son <i>Hexameron</i>, ouvrage
+théologique d'une assez grande importance, et
+qui contient, ainsi que le nom l'indique, des recherches
+sur l'oeuvre des six jours ou un commentaire
+sur la Genèse<a id="footnotetag204" name="footnotetag204"></a><a href="#footnote204"><sup>204</sup></a>. C'est surtout dans le prologue
+de ses ouvrages qu'on le voit épancher d'un ton triste
+et doux les sentiments qu'il se croit permis avec
+Héloïse; et maintenant qu'il a établi entre elle et lui
+ce commerce pieux et savant de saint Jérôme avec
+Paule ou Marcelle, il s'y abandonne complaisamment,
+et même dans les limites de la science et de
+la religion, il laisse voir encore un désir passionné
+de lui plaire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote200" name="footnote200"></a><b>Note 200:</b><a href="#footnotetag200"> (retour) </a> Nous avons vu qu'on ne sait pas l'époque précise de cette rupture;
+mais elle fut antérieure à 1138 et probablement de plusieurs années.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote201" name="footnote201"></a><b>Note 201:</b><a href="#footnotetag201"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>., part II, ep. VI, <i>Ad virgin. paracl.</i>, p. 251. Comparez avec
+la fin de la lettre VIII, p. 197, ep. VII <i>ad easdem.&mdash;De laude S. Stephani</i>,
+p. 203.&mdash;<i>Sermones per annum legendi</i>, p. 730. Quelques-uns cependant
+de ces sermons sont composés pour des moines, notamment le sermon
+XXXI, en l'honneur de saint Jean-Baptiste. p. 940.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote202" name="footnote202"></a><b>Note 202:</b><a href="#footnotetag202"> (retour) </a> <i>Heloissae problemata</i> cum <i>M.P. Aboelardi solutionibus</i>, p. 384.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote203" name="footnote203"></a><b>Note 203:</b><a href="#footnotetag203"> (retour) </a> Voyez la dédicace des sermons (p. 129) et la lettre d'envoi des chants
+d'Église. (<i>Bibl. de l'École des chartes</i>, t. III, 2e liv., 1842, et <i>Ann. de philos.
+chrét</i>., janvier 1844.) Le manuscrit de Bruxelles, qui contient ces poésies
+sacrées, renferme quatre-vingt-quatorze hymnes ou séquences (proses ou
+cantiques) pour tout le cours de l'année. Ce ne sont pas les seuls vers
+d'Abélard. La <i>Gallia Christiana</i> lui attribue un distique fort insignifiant sur
+une alliance entre le roi de France et le roi d'Angleterre. M. Cousin a publié
+une longue épître à son fils Astrolabe. Duchesne et Duboulai, sur l'autorité
+du docteur Clichton, lui attribuent également une prose rimée sur le
+mystère de l'incarnation, chantée autrefois dans plusieurs églises. Je préfère
+cette autre pièce intitulée <i>Rhythme sur la Sainte-Trinité</i> et que Durand
+et Martène ont tirée d'un manuscrit de l'abbaye du Bec:
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>[Grec: Alpha] et [Grec: Omega], Magne Deus, Heli, Heli, Deus meus,</p>
+<p>Cujus virtus totum posse, cujus sensus totum nosse,</p>
+<p>Cujus esse summum bonum, cujus opus quidquid bonum, etc.</p>
+ </div> </div>
+
+<p><i>Gall. Christ</i>, t. VII, p. 595.&mdash;<i>Fragm. philos</i>., t. III, p. 440.&mdash;<i>Ab.
+Op</i>., p. 1138.&mdash;<i>Hist. Universit. parisiens., t. II, p. 761</i>.&mdash;<i>Hist. litt</i>.,
+t. XII, p. 133-136.&mdash;<i>Amplisc. Coll</i>., t. IX, p. 1001.&mdash;Cf. <i>Religions
+antiques</i>, par M. Th. Wright et Hollivol, Londres, 1841, in-8, t. I, p. 15-21,
+et surtout l'article de M. E. Duméril, <i>Journ, des sav. de Normand.</i>,
+2e liv. 1844.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote204" name="footnote204"></a><b>Note 204:</b><a href="#footnotetag204"> (retour) </a> Voyez ci-après, l. III, et <i>Thesaur. nov. anecd.</i>, t. V, p. 1363.</blockquote>
+
+<p>Nous sommes peut-être au temps le plus tranquille
+de sa vie. Délivré des soucis de son abbaye, tout
+entier à l'étude, à la prédication, à la direction du
+Paraclet, il pouvait ne pas ambitionner d'autre pouvoir,
+et son repos était assuré. Si l'inimitié assoupie,
+mais non éteinte, le menaçait encore, il ne manquait
+ni de protecteurs ni d'amis. Par quelques faits épars,
+on entrevoit qu'il avait trouvé faveur auprès des
+puissances du temps; le comte de Champagne, le
+duc de Bretagne, le roi de France lui-même, le
+prirent plus d'une fois sous leur garde, et les Garlandes,
+qui sous Louis le Gros et son fils, formèrent
+comme une dynastie de ministres, paraissent s'être
+intéressés à lui comme s'intéressent les ministres.
+Beaucoup de ses sectateurs étaient maintenant assez
+avancés dans la carrière pour l'aider de l'autorité,
+de l'influence ou de la réputation qu'ils avaient acquises:
+l'Église en comptait plusieurs parmi ses
+grands dignitaires. Quelques-uns, étrangers à la
+France et même à la Gaule, avaient rapporté dans
+leur patrie son souvenir et ses opinions. On disait
+qu'elles avaient pénétré dans le sacré collége. Ses
+anciens disciples peuplaient les rangs élevés de l'enseignement,
+de la littérature et du clergé.</p>
+
+<p>D'ailleurs l'institution du Paraclet était florissante,
+elle obtenait chaque jour davantage la faveur et le
+respect, et il était difficile que le succès de l'oeuvre
+ne rejaillit pas un peu sur l'ouvrier. Héloïse à la vérité
+pouvait en cela réclamer la plus grande part.
+Il ne paraît pas qu'à aucune époque rien ait sérieusement
+altéré l'admiration que cette femme inspirait
+à tout son siècle. Une fois religieuse, puis
+prieure, puis abbesse, elle édifia et elle enorgueillit
+l'Église; elle fut la lumière et l'ornement de son
+ordre. La supériorité de son esprit et de sa science
+était si bien établie que tous ses contemporains
+étaient fiers d'elle, pour ainsi dire, et lui portaient
+un intérêt qui ressemblait à l'engouement. Hugues
+Métel, rhéteur épistolaire qui écrivait en style
+affecté à tout ce qui était illustre, lui adressait, sans
+la connaître, des lettres et des vers où il la comparait
+à l'astre de Diane. Il pensait gagner de la
+gloire à la louer<a id="footnotetag205" name="footnotetag205"></a><a href="#footnote205"><sup>205</sup></a>. Les plus sévères avaient pour elle
+une indulgence qu'ils n'auraient pas même osé nommer
+ainsi, tant elle imposait naturellement le respect.
+Plus dédaigneuse et plus irritée qu'Abélard lui-même
+contre ses ennemis, elle désarma ou intimida
+constamment leur haine. Elle ne transigeait, elle ne
+faiblissait sur aucun des intérêts comme sur aucune
+des idées de son époux et de son maître, et jamais
+on n'osa faire remonter jusqu'à elle une dangereuse
+solidarité. Elle appelait saint Bernard <i>un faux apôtre</i>,
+et lui-même parait n'avoir entretenu avec elle que
+des relations bienveillantes<a id="footnotetag206" name="footnotetag206"></a><a href="#footnote206"><sup>206</sup></a>; elles amenèrent même
+entre Abélard et lui, sur un point de liturgie d'un
+intérêt médiocre, une controverse qui ne semblait
+pas présager leur violente rupture et qui cependant
+la commença peut-être. On voit dans les lettres de
+Pierre, abbé de Cluni, combien il se trouvait honoré
+de correspondre avec Héloïse<a id="footnotetag207" name="footnotetag207"></a><a href="#footnote207"><sup>207</sup></a>. Ainsi, les chefs
+des institutions les plus puissantes, Clairvaux et
+Cluni, les rois du cloître, traitaient sur un pied
+d'égalité avec la reine des religieuses, avec cette
+docte abbesse, d'une vie si chaste et si pure, et qui
+aurait donné mille fois son voile, sa croix et sa couronne,
+pour entendre encore chanter sous sa fenêtre
+par un enfant de la Cité qu'elle était la maîtresse du
+maître Pierre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote205" name="footnote205"></a><b>Note 205:</b><a href="#footnotetag205"> (retour) </a> Hug. Métom., epist. XVI et XVII, dans le recueil intitulé: Hugon. Sacr.
+antiq. mon., t. II, p. 348.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote206" name="footnote206"></a><b>Note 206:</b><a href="#footnotetag206"> (retour) </a> Quant au nom de faux apôtre, voyez sa première lettre; et quant aux
+relations bienveillantes, voyez ce qu'en dit Abélard. (Ep. II, p. 42, et
+pars II, ep. V, p. 244.) Saint Bernard la recommanda une fois au pape,
+assez sèchement il est vrai, et sept ou huit ans après la mort d'Abélard.
+(S. Bern.; <i>Op</i>., ep. CCLXXVIII.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote207" name="footnote207"></a><b>Note 207:</b><a href="#footnotetag207"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>., p. 337 et 344.</blockquote>
+
+<p>Un poète anglais qui écrivait vers la fin de ce
+siècle, Walter Mapes, a cependant prouvé qu'il y
+avait des esprits clairvoyants qui devinaient le coeur
+de la femme sous l'habit de la religieuse. «La mariée,
+dit-il (<i>nupta</i>, apparemment ce mot suffisait pour
+la désigner), cherche où est son Palatin bien-aimé,
+dont l'esprit était tout divin; elle cherche pourquoi
+il s'éloigne comme un étranger, celui qu'elle
+avait réchauffé dans ses bras et sur son sein<a id="footnotetag208" name="footnotetag208"></a><a href="#footnote208"><sup>208</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote208" name="footnote208"></a><b>Note 208:</b><a href="#footnotetag208"> (retour) </a>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Nupta querit ubi sit suus Palatinus</p>
+<p>Cujus totus extitit spiritus divinus,</p>
+<p>Querit cur se substrahat quasi peregrinus</p>
+<p>Quem ad sua ubera foverat et sinus.</p>
+ </div> </div>
+
+W. Mapes ou Gautier Map, archidiacre d'Oxford vers 1200, insère ces
+vers dans une pièce dirigée contre l'ignorance des moines. Il y décrit une
+sorte d'Elysée fantastique des savants et des lettrés, où il énumère et caractérise
+les beaux esprits du temps. C'est par ce quatrain et sans autre explication
+qu'il indique Héloïse, que l'on reconnaissait alors à ce nom <i>nupta,
+l'abesse mariée. (The latin poems</i>, etc., by Thomas Wright, Lond., 1841,
+pet. in-4.&mdash;Cf. <i>Hist. litt.</i>, t, XV, p. XIV, 496.)</blockquote>
+
+<p>C'est, je le crois, dans l'intervalle qui s'écoula
+entre le moment où il devint abbé de Saint-Gildas
+et celui où nous le verrons rouvrir pour la dernière
+fois son école qu'Abélard composa ou retoucha ses
+principaux ouvrages. Le plus considérable est sa
+<i>Dialectique</i> si longtemps perdue pour la postérité,
+et qui, à l'originalité près, ressemble à la logique
+d'Aristote, qu'elle reproduit en partie sous les formes
+verbeuses de la scolastique. C'est le résumé de
+son enseignement philosophique adressé à Dagobert,
+son frère peut-être, ou du moins son frère
+spirituel. Peut-être y travailla-t-il à Saint-Gildas, s'il
+ne l'avait commencé à Saint-Denis; mais il l'acheva
+ou la revit plus tard. Ce qui est certain, c'est que
+l'ouvrage est d'une époque où il n'enseignait plus
+depuis longtemps déjà, et où la dialectique n'était
+pas en grande faveur auprès de ceux qui veillaient
+au gouvernement des esprits. Un écrit plus court,
+mais plus précieux, parce qu'il paraît beaucoup plus
+original, est un traité peu étendu <i>Sur les genres et
+les espèces</i>, monument le plus certain et le plus intéressant
+qui nous reste de la partie systématique des
+opinions d'Abélard. Si le conceptualisme est quelque
+part, il est là. On en retrouve l'esprit dans un petit
+traité sur les idées, resté longtemps inconnu (<i>De
+intellectibus</i>). Parmi ses écrits théologiques, le plus
+important paraît être celui qui fut brûlé à Soissons,
+ou, selon nous, l'<i>Introduction à la théologie</i>. On cite
+aussi un recueil de textes des Écritures et des Pères
+réunis méthodiquement et qui expriment le pour et
+le contre sur presque tous les points de la science
+sacrée, ouvrage singulier qui s'appelait <i>le Oui et le
+Non (Sic et Non)</i>, et qui ne fut peut-être pas publié
+par son auteur. On se tromperait cependant, si l'on y
+cherchait un recueil d'antinomies destiné à établir le
+doute en matière de religion; c'est un ouvrage consacré
+à la controverse plutôt qu'au scepticisme. Les
+opinions exposées dans l'<i>Introduction</i> ont été de nouveau
+présentées et complétées dans un grand <i>Commentaire
+de l'épître aux Romains</i>, et dans la <i>Théologie
+chrétienne</i>, qui reproduit et développe la matière du
+premier ouvrage avec quelques remaniements et
+quelques amendements. Enfin, la morale théologique
+d'Abélard est exposée sous ce titre: <i>Connais-toi
+toi-même (Scito te Ipsum)</i>. On lui attribue également
+une démonstration en forme de dialogue de la vérité
+du christianisme contre le judaïsme et la philosophie
+incrédule. Nous ne pensons pas nous tromper en disant
+que la plupart de ces traités<a id="footnotetag209" name="footnotetag209"></a><a href="#footnote209"><sup>209</sup></a> ne reçurent la
+dernière main qu'à une époque assez avancée de sa
+vie, quoiqu'ils contiennent des opinions de sa jeunesse,
+et qu'ils doivent abonder en raisonnements,
+en exemples, en expressions cent fois employés dans
+ses écrits de tous les temps et dans les improvisations
+de son enseignement oral. L'analogie des idées et
+des citations, l'identité des formes et du style, sont
+remarquables dans presque tous ces ouvrages. On retrouve
+sans cesse dans ses lettres des pensées qui
+rappellent sa philosophie ou sa théologie, et chose
+plus intéressante encore, les lettres d'Héloïse sont
+semées de maximes empruntées aux théories du
+maître de son esprit et de son coeur.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote209" name="footnote209"></a><b>Note 209:</b><a href="#footnotetag209"> (retour) </a> Nous ne faisons ici que les nommer. Les deux derniers livres de cet ouvrage
+sont destinés à les faire connaître.</blockquote>
+
+<p>Tout annonce que le temps qui sépara le jour où
+Abélard quitta la Bretagne de l'année 1140 fut
+pour lui animé et rempli par une grande activité intellectuelle
+et littéraire. Cependant cette période
+est dans sa vie une lacune assez obscure. On sait
+seulement qu'il reprit une dernière fois son enseignement
+public, et telle était sa vocation éminente
+pour cet emploi difficile de l'intelligence que vers
+1136, c'est-à-dire à l'âge de cinquante-sept ans, il
+retrouvait la vogue de sa jeunesse. C'était à Paris,
+sur la montagne Sainte-Geneviève, un des premiers
+théâtres de ses succès, qu'il avait rouvert
+école de dialectique, et nous apprenons d'un de ses
+auditeurs.</p>
+
+
+
+<p>«J'étais tout jeune,» dit Jean de Salisbury, «lorsque
+je vins dans les Gaules pour y faire mes études.
+C'était l'année qui suivit celle où le roi des Anglais,
+Henri, Lion de Justice, quitta les choses humaines
+(1135). Je me rendis auprès du péripatéticien
+Palatin qui alors présidait sur la montagne Sainte-Geneviève,
+docteur illustre, admirable a tous. Là,
+à ses pieds, je reçus les premiers éléments de l'art
+dialectique, et suivant la mesure de mon faible
+entendement, je recueillis avec toute l'avidité de
+mon âme tout ce qui sortait de sa bouche. Puis,
+après son départ qui me parut trop prompt, je
+m'attachai au maître Albéric, qui excellait parmi
+les autres comme le dialecticien le plus réputé, et
+qui était effectivement l'adversaire le plus énergique
+de la secte des nominaux<a id="footnotetag210" name="footnotetag210"></a><a href="#footnote210"><sup>210</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote210" name="footnote210"></a><b>Note 210:</b><a href="#footnotetag210"> (retour) </a> Johan. Saresb. <i>Metalog.</i>, l. II, c. X, et <i>Rec. des Hist</i>., t. XIV, p. 304&mdash;Jean
+le Petit, de Salisbury, né, dit-on, on 1110, mais probablement
+plus tard, quitta l'Angleterre pour venir étudier en France. Il y suivit les
+maîtres les plus célèbres, Abélard, Albéric, Robert de Melun, Guillaume
+de Conches, Adam du Petit-Pont, Gilbert dela Porrée, etc., et il nous a
+laissé de précieux détails sur les écoles de son temps. Il retourna en Angleterre
+en 1161, remplit de nombreuses missions en Italie, fut appelé en
+1170 à l'évêché de Chartres, et mourut le 25 octobre 1180. (<i>Hist. litt</i>.,
+t. XIV, p. 89.)</blockquote>
+
+<p>Ainsi peu de temps après ce dernier enseignement,
+et pour une cause inconnue, Abélard suspendit
+ses leçons; mais en reformant son école, il avait
+ravivé son influence et sa renommée. Aussitôt devait
+se redresser contre lui la vigilance hostile qu'il avait
+constamment rencontrée. L'éclat de ses leçons devait
+accroître encore la curiosité qui s'attachait à ses écrits
+théologiques; et suivant d'assez bonnes autorités, ce
+fut le moment où après les avoir achevés, il leur
+donna le plus de publicité, quoique plusieurs aient
+été toujours tenus secrets<a id="footnotetag211" name="footnotetag211"></a><a href="#footnote211"><sup>211</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote211" name="footnote211"></a><b>Note 211:</b><a href="#footnotetag211"> (retour) </a> Cette propagation rapide et étendue de ses ouvrages est attestée par
+Guillaume de Saint-Thierry et par saint Bernard dans les lettres qui seront
+plus bas analysées. Le premier dit aussi que le «<i>Sic et Non</i> et le <i>Scito te
+ipsum</i> fuyaient la lumière et ne se trouvaient pas aisément.» Il est à croire
+que plusieurs de ces ouvrages, surtout ceux qui avaient été condamnés,
+furent longtemps lus en secret, quoique assez répandus: «Libri ejusdem
+magistri diu in abscondito servati sunt ab ejus discipulis.» (Alberic.
+Triumf. <i>Chronic., Rec. des Hist</i>., t. XII, p. 700.&mdash;<i>Histoire littéraire</i>, t. XII,
+p. 97.)</blockquote>
+
+<p>Bientôt vingt ans allaient s'être écoulés depuis que
+le concile de Soissons avait prononcé, et peut-être
+était-il oublié. Du moins faut-il qu'Abélard le crût
+ainsi, ou que, ranimé par un retour d'empire et de
+popularité, il fut redevenu confiant dans sa fortune,
+et moins inquiet de l'habileté et de la force de ses
+ennemis, puisqu'il recommençait à livrer au public
+les mêmes doctrines qui l'avaient fait condamner une
+fois. Peut-être comptait-il sur l'autorité de son âge,
+sur celle de ses amis, sur la disparition de ses anciens
+rivaux, sur sa réconciliation ou plutôt sur ses
+relations convenables avec saint Bernard. Il se manifestait
+d'ailleurs en ce moment un vif mouvement
+intellectuel et comme un effort général de la liberté
+de penser.</p>
+
+<p>Abélard devait s'associer à ce mouvement qui venait
+en partie de lui, et il semblait le guider. Quoique
+plus retenu que ses élèves ou ses imitateurs, dès
+qu'il paraissait, il était aussitôt le premier dans les
+craintes et dans les aversions du parti de la vieille
+autorité. Il ne pouvait retrouver la renommée sans
+réveiller la haine et encourir le malheur.</p>
+
+<p>On aime aujourd'hui à tout rapporter à des causes
+générales, et l'histoire n'a plus d'événement qui ne
+soit présenté comme le symptôme ou le résultat de
+l'état des esprits au moment où il s'est produit.
+Cette manière de juger les choses humaines n'est
+jamais plus de mise que lorsqu'il s'agit de raconter
+un événement où figurent des philosophes et des
+théologiens, des penseurs et des prêtres, et qui
+n'est qu'une lutte critique entre deux doctrines.
+Nous sommes donc bien éloigné de séparer Abélard
+et sa querelle avec saint Bernard de l'état général du
+monde spirituel à leur époque. Ce conflit célèbre
+est un drame qui devait se reproduire plus d'une
+fois sous d'autres formes, avec d'autres noms, en
+d'autres temps, parce que chacun des deux athlètes
+représentait l'un des deux esprits qui ne sauraient
+périr dans les sociétés modernes. Le combat de l'autorité
+et de l'examen n'a pas commencé d'hier, et
+quoique la victoire ait décidément changé de côté,
+il n'est pas prêt à finir.</p>
+
+<p>«Ce qu'Abélard a enseigné de plus nouveau pour
+son temps,» dit un ingénieux écrivain, «c'est la
+liberté, le droit de consulter et de n'écouter que
+la raison; et ce droit, il l'a établi par ses exemples
+encore plus que par ses leçons. Novateur presque
+involontaire, il a des méthodes plus hardies que
+ses doctrines, et des principes dont la portée dépasse
+de beaucoup les conséquences où il arrive.
+Aussi ne faut-il pas chercher son influence dans
+les vérités qu'il a établies, mais dans l'élan qu'il
+a donné. Il n'a attaché son nom à aucune de ces
+idées puissantes qui agissent à travers les siècles;
+mais il a mis dans les esprits cette impulsion qui
+se perpétue de génération en génération. C'est tout
+ce que demandait, tout ce que comportait son
+siècle<a id="footnotetag212" name="footnotetag212"></a><a href="#footnote212"><sup>212</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote212" name="footnote212"></a><b>Note 212:</b><a href="#footnotetag212"> (retour) </a> Mme Guizot, <i>Essai sur la vie et les écrits d'Abél. et d'Hél</i>., p. 343.</blockquote>
+
+<p>On a donc eu raison d'éclaircir et de compléter le
+récit qui nous reste à faire par des considérations
+générales sur ce réveil de l'esprit humain au XIIe siècle,
+sur cette seconde des trois renaissances qu'on
+peut apercevoir dans le cours de l'histoire du moyen
+âge<a id="footnotetag213" name="footnotetag213"></a><a href="#footnote213"><sup>213</sup></a>. Un des historiens de saint Bernard, Neander,
+a caractérisé d'une manière bien intéressante le mouvement
+des esprits et des opinions aux approches du
+concile de Sens<a id="footnotetag214" name="footnotetag214"></a><a href="#footnote214"><sup>214</sup></a>. Mais la biographie, sans s'interdire
+l'observation des faits généraux, se nourrit surtout
+de faits précis et individuels. Ces faits ont aussi
+leur influence, car c'est aussi une loi générale de
+l'histoire de l'humanité que les causes particulières
+produisent leurs effets, et que le petit concourt
+au grand, comme le grand aboutit très-souvent au
+petit. Recueillons donc encore quelques détails qui
+achèveront de caractériser Abélard et sa situation.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote213" name="footnote213"></a><b>Note 213:</b><a href="#footnotetag213"> (retour) </a> <i>Histoire littéraire de la France</i>, par M. Ampère, t. III, l. III, c. II,
+p. 32.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote214" name="footnote214"></a><b>Note 214:</b><a href="#footnotetag214"> (retour) </a> <i>Histoire de saint Bernard et de son siècle</i>, par A. Neander, traduit de
+l'Allemand par M. Vial, l. II, p. 110 et suiv. Voyez aussi le c. XVII de
+<i>l'Histoire de saint Bernard</i>, par M. l'abbé Ratisbonne, t. II, p. 1 et suiv.</blockquote>
+
+<p>L'esprit de ses doctrines, ou, comme on dirait
+aujourd'hui, leur tendance, n'était pas la seule cause,
+de l'animadversion de l'Église contre lui. Son caractère
+personnel avait certainement beaucoup aggravé
+l'effet de ses opinions, et notre récit l'a dû prouver.
+Ce qu'il lui fallut souffrir à différentes époques l'avait
+irrité contre ses supérieurs ecclésiastiques, et, sans
+concevoir la pensée de faire schisme dans l'Église,
+il s'était livré plus d'une fois à de vives attaques
+contre plusieurs des autorités ou des corps qui la
+constituaient. Nous l'avons vu se plaindre de l'évêque
+de Paris et de ses chanoines, de l'abbé de Saint-Denis
+et de ses religieux; savant, difficile et chagrin,
+il ne contenait pas l'expression blessante de
+son mépris pour l'ignorance, de son ressentiment
+contre l'injustice, de sa sévérité envers le désordre,
+et ce chanoine si peu sage, ce moine si peu cloîtré,
+ce prêtre si indépendant de toute règle, s'était érigé
+en censeur amer et véhément du clergé. Dans plusieurs
+de ses ouvrages, il éclate contre les moines,
+et non pas seulement contre ceux de Saint-Denis ou
+de Saint-Gildas. L'ignorance ou les vices des couvents
+en général sont l'objet de ses invectives<a id="footnotetag215" name="footnotetag215"></a><a href="#footnote215"><sup>215</sup></a>. Si
+une fois il paraît défendre les moines, c'est pour leur
+immoler les chanoines réguliers, et sans doute pour
+attaquer indirectement, soit l'abbaye de Saint-Victor
+où respirait un esprit opposé au sien, soit plutôt saint
+Norbert qui avait, à la réforme et à la propagation
+de la constitution canonicale de la vie religieuse, attaché
+ses soins et sa gloire<a id="footnotetag216" name="footnotetag216"></a><a href="#footnote216"><sup>216</sup></a>. Les évêques ne s'étaient
+point soustraits à sa téméraire critique. En leur reprochant
+positivement de ne point savoir les lois et
+les règles de l'Église, il essayait, dans un de ses plus
+graves écrits, de limiter dans leurs mains ce qu'on
+appelle le pouvoir des clefs, et, en dénonçant la
+cupidité d'un grand nombre, il avait devancé la réformation
+par ses attaques contre le trafic des indulgences<a id="footnotetag217" name="footnotetag217"></a><a href="#footnote217"><sup>217</sup></a>.
+Nous ne connaissons pas de satire plus vive
+contre le clergé que le plus important de ses sermons,
+celui pour la fête de saint Jean-Baptiste. C'est
+là qu'il a l'audace d'accuser formellement saint Norbert
+d'avoir essayé de frauduleux miracles, et travaillé,
+de connivence avec Farsit, <i>son coapôtre</i>, à ressusciter
+un mort. Il dénonce avec un ton de dérision
+qui semble en avance de six siècles les recettes cachées,
+les remèdes et les ruses dont se servent les
+nouveaux saints pour conjurer les maux de prétendus
+infirmes, et raconte jusqu'à un complot que
+Norbert aurait formé avec une mendiante pour tromper
+la crédulité des fidèles<a id="footnotetag218" name="footnotetag218"></a><a href="#footnote218"><sup>218</sup></a>. Qu'on s'étonne ensuite
+qu'il y eût contre lui dans le clergé des haines bien
+plus vives que ne semblait le mériter la hardiesse
+modérée et chrétiennement respectueuse de ses nouveautés
+dogmatiques.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote215" name="footnote215"></a><b>Note 215:</b><a href="#footnotetag215"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>., ep. VIII, p. 193 et 195. Pars. II de S. Susanna sermo XVIII,
+p. 935. De S. Joanne Bapt. sermo XXXI, p. 953, 958, etc.&mdash;<i>Theolog.
+Christ</i>., l. II. p. 1215, 1235, 1240.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote216" name="footnote216"></a><b>Note 216:</b><a href="#footnotetag216"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>., pars. II, ep. III, p. 228.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote217" name="footnote217"></a><b>Note 217:</b><a href="#footnotetag217"> (retour) </a> <i>Ethic. seu Scito te ipsum</i>, c. XVIII, XXV et XXVI.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote218" name="footnote218"></a><b>Note 218:</b><a href="#footnotetag218"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, de S. Joan B. serm. XXXI, p. 867.&mdash;Les miracles de saint Norbert remplissent sa biographie. Cependant le plus ancien récit ne parle point de
+morts ressuscités; l'auteur, comme le remarquent les panégyristes plus modernes,
+n'ayant voulu, à cause de l'endurcissement de certains infidèles, raconter
+que des faits connus et avoués de tous. Le jésuite Daniel Papebroke paraît
+le regretter dans ses notes de la Vie des Saints; d'autres plus hardis ont
+conclu d'une peinture qu'on voyait dans une église de Nancy que Norbert
+avait ressuscité trois hommes, et le prémontré Hugo qui a écrit sa vie en
+1704 n'hésite pas à raconter ce miracle qui aurait précédé de très-peu la
+mort même du saint. Est-ce de ce miracle qu'Abélard s'est moqué et qu'il
+dit: «Mirati fuimus et risimus?» Quant à ce Farsit, qu'il associe à Norbert
+et que Papebroke prend pour: «Fursitus, convitium potius quam nomen,»
+ce doit être Hugues Farsit (Hue li Farsis), chanoine de Saint-Jean-des-Vignes
+à Soissons, lequel suivait les miracles qui de 1128 à 1132 s'opéraient
+dans l'église de Notre-Dame de cette ville. Il a écrit de grandes louanges de
+saint Norbert, et prétend avoir assisté à soixante-quinze miracles dont se
+moque Racine le fils. (<i>Biblioth. praemonstr. ordin. S. Norb. vit.</i>, p. 365.&mdash;<i>Acta
+sanctor. Junii</i>, t. I, p. 816 et 861.&mdash;<i>Vie de saint Norbert</i>, par
+Hugo, l. IV, p. 834.&mdash;<i>Hist. litt.</i>, t. XI, p. 620, et t. XII, p. 115, 294 et
+711.&mdash;<i>Mém. de l'Acad. des inscript.</i>, t. XVIII, p. 847.)</blockquote>
+
+<p>Quant à saint Bernard, Abélard semble l'avoir
+plus ménagé; et, si ce n'est dans une ligne de l'histoire
+de ses malheurs où il l'attaque sans le nommer<a id="footnotetag219" name="footnotetag219"></a><a href="#footnote219"><sup>219</sup></a>,
+il parait être resté, à son égard, dans les
+termes d'une prudence politique, imitée par son
+rival que distrayaient d'ailleurs tant d'autres soins,
+et qui était dans la religion un homme d'État encore
+plus qu'un docteur. Cependant il faut raconter une
+anecdote déjà indiquée qui peut servir à bien faire
+juger de leurs relations.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote219" name="footnote219"></a><b>Note 219:</b><a href="#footnotetag219"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. I, p. 31, et ep, II, p. 42.</blockquote>
+
+<p>Un jour, l'abbé de Clairvaux visita le Paraclet, et
+y fut reçu avec de grands honneurs. Ayant assisté à
+vêpres, comme à la fin de l'office, suivant une règle
+de l'ordre de Saint-Benoît, on récitait l'Oraison dominicale,
+il remarqua avec surprise qu'on y faisait
+une variante, non adoptée généralement par l'Église.
+Au lieu de dire: <i>Donnez-nous aujourd'hui notre pain
+quotidien</i>, conformément au texte de saint Luc, on
+disait: <i>Notre pain supersubstantiel</i>, selon le texte
+de saint Mathieu. Bernard en fit l'observation à l'abbesse,
+et comme elle lui dit que le maître Pierre
+l'avait prescrit ainsi, il parut ne pas approuver cette
+singularité<a id="footnotetag220" name="footnotetag220"></a><a href="#footnote220"><sup>220</sup></a>. Étant venu au couvent quelques jours
+après, Abélard fut instruit de ce qui s'était passé,
+et il écrivit à l'abbé de Clairvaux une lettre où il lui
+dit d'abord, un peu ironiquement peut-être, qu'on
+l'a écouté au Paraclet, non comme un homme, mais
+comme un ange, et que pour lui, il serait plus fâché
+de lui déplaire qu'à personne; puis, il explique que
+la version de saint Mathieu lui a paru préférable à
+celle de saint Luc, parce que le premier avait appris
+le <i>Pater</i> de la bouche de Jésus-Christ, tandis que le
+second ne pouvait le tenir que de saint Paul, qui lui-même
+n'avait pas entendu le Sauveur. Enfin, après
+quelque discussion, il déclare ne pas beaucoup tenir
+à ces diversités de bréviaire qui sont naturelles et
+sans danger, et cette lettre commencée si respectueusement
+pour saint Bernard, il la termine par
+quelques critiques d'un ton vif et moqueur contre la
+manière particulière dont certains offices étaient dits
+à Clairvaux<a id="footnotetag221" name="footnotetag221"></a><a href="#footnote221"><sup>221</sup></a>. On ne voit point que saint Bernard ait
+rien répondu. Il paraît seulement que par la suite,
+mais longtemps après Abélard, Héloïse et saint Bernard,
+les religieuses du Paraclet comme les religieux
+de Cîteaux, ont changé les singularités de leur liturgie.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote220" name="footnote220"></a><b>Note 220:</b><a href="#footnotetag220"> (retour) </a> Cette différence existe dans la Vulgate qui traduit par <i>supersubstantialem
+panem</i> dans saint Mathieu, et par <i>panem quotidianum</i> dans saint Luc,
+les mots [Grec: arton epiouson] commune à l'un et à l'autre dans le texte grec.
+Quoique le mot de <i>pain quotidien</i> ait prévalu, on ne voit pas comment il
+peut traduire exactement l'adjectif grec qui signifie beaucoup plutôt <i>substantiel</i>
+que <i>quotidien</i>. (Voy. <i>Thes. ling. graec</i>.) L'épithète de <i>supersubstantiel</i>
+est rendue dans la Bible de Vence par ces mots: <i>Notre pain qui es au-dessus
+de toute substance</i>. Au reste, les variations sont nombreuses tant sur la
+lettre que sur le sens de ce passage de la prière la plus familière aux chrétiens.
+(Math., VI, 0.&mdash;Luc., XI, 3.&mdash;<i>Biblia maxim</i>., t. XVII, p. 62.&mdash;Nicole,
+<i>Pater</i>, c. VI.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote221" name="footnote221"></a><b>Note 221:</b><a href="#footnotetag221"> (retour) </a> <i>Ab. Op</i>., pars II, ep. V, P. Abael. ad Bern. claraev. abb., p. 244, et
+Serm. XIII, p. 858.</blockquote>
+
+<p>Telles étaient, à les considérer dans leur détail,
+les relations d'Abélard avec diverses parties du clergé.
+Jugez donc si le jour où il exciterait de nouveau les
+ombrages de l'orthodoxie, il pouvait espérer indulgence
+ou justice. Or cette hypothèse devait tôt ou
+tard se réaliser. La foi absolue qu'il avait dans son
+propre sens, la certitude naïve qu'il professait d'être
+le plus savant des hommes, lui avaient dicté assez
+de maximes indépendantes et d'imprudentes publications
+pour que la matière ne manquât point aux
+accusations de ses ennemis: il ne leur manqua longtemps
+que l'occasion et le courage.</p>
+
+<p>Nous ne retrouverons plus ici Norbert qui était
+mort en 1134, ni Albéric de Reims qui, devenu
+archevêque de Bourges depuis six ans, paraît avoir
+enfin mis un terme à l'activité de sa haine contre un
+ancien rival. Mais noua trouverons saint Bernard, et
+nous le verrons entouré d'auxiliaires nouveaux.</p>
+
+<p>Ainsi qu'il arrive toujours, on s'en prit d'abord
+aux disciples d'Abélard. Ils étaient présomptueux et
+insolents; on les accusa d'exagérer la doctrine de
+leur maître; puis, on les soupçonna de la révéler, et
+on lui en demanda compte. Nous avons encore une
+lettre de Gautier de Mortagne, professeur assez renommé
+de théologie, qui avait enseigné sur la montagne
+Sainte-Geneviève et à Reims, et qui devint plus
+tard évêque de Laon<a id="footnotetag222" name="footnotetag222"></a><a href="#footnote222"><sup>222</sup></a>. Dans cette lettre, dont la
+date est inconnue, il se plaint au maître de l'outrecuidance
+de ses élèves; il ne peut croire qu'ils
+disent vrai en prétendant que leur professeur donne
+la pleine intelligence de la nature de Dieu, et ramène
+à une clarté parfaite le dogme de la Trinité. Il remarque
+cependant que quelques passages des leçons
+d'Abélard paraissent se prêter à ces interprétations;
+mais en rendant hommage à sa science et à sa modestie,
+il le prie de lui écrire positivement son avis
+sur quelques points délicats de théologie; car il n'est
+pas bien assuré de sa pensée, quoiqu'il ait récemment
+conféré avec lui; il lui demande de lui dire
+nettement s'il croit avoir de Dieu une connaissance
+parfaite, et quand il saura sur cet article et quelques
+autres à quoi s'en tenir, il lui promet de répondre
+et de discuter, s'il y a lieu. Cette lettre mesurée et
+encore bienveillante est un modèle du ton que la
+controverse aurait dû toujours conserver; mais cet
+exemple ne fut guère imité.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote222" name="footnote222"></a><b>Note 222:</b><a href="#footnotetag222"> (retour) </a> C'est ce Gautier de Mortagne ou de Laon, désigné quelquefois sous le
+nom de Gautier de Mauritanie. On a de lui quelques lettres qui sont de
+petits traités de théologie. Celle qui est adressée à Abélard pourrait être
+d'une date antérieure à l'époque que nous racontons, si la suscription <i>Magistro
+Petro monacho</i> doit être prise à la lettre. (D'Achery, <i>Spicilegium</i>
+(1723), t. III, p. 524.&mdash;<i>Hist. litt</i>., t. XIII, p. 511.)</blockquote>
+
+<p>Un chanoine de Saint-Léon de Toul, Hugues Métel,
+élève d'Anselme de Laon, fabricateur habile de
+phrases et de vers, ou plutôt d'antithèses et d'acrostiches,
+bel esprit orthodoxe qui semble avoir fait métier,
+presque comme Balzac ou Voiture, d'adresser
+des lettres en style recherché aux grands personnages
+de son temps, écrivit au pape Innocent II, et au
+philosophe Abélard<a id="footnotetag223" name="footnotetag223"></a><a href="#footnote223"><sup>223</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote223" name="footnote223"></a><b>Note 223:</b><a href="#footnotetag223"> (retour) </a> C'est le même qui avait écrit à Héloïse, on ne sait à quelle époque, deux
+lettres déjà citées qui ne sont que des compliments littéraires. (Hugo,
+<i>Sacrae antiquit. mon</i>., t. II, p. 312.&mdash;<i>Hist. litt</i>., t. XII, p. 493.)</blockquote>
+
+<p>En parlant à ce dernier, <i>maître accompli dans le
+trivium et le quadrivium</i>, Hugues Métel, qui s'intitule
+quelque part le <i>secrétaire d'Aristote</i><a id="footnotetag224" name="footnotetag224"></a><a href="#footnote224"><sup>224</sup></a>, lui déclare
+que, sur la foi de la renommée, il exècre les hérésies
+qu'on lui attribue, et qu'il abhorre leur auteur
+avec elles. Si toutefois ce qu'on dit de lui est la vérité,
+<i>c'est erreur et horreur</i>, l'Écriture sainte a été
+profanée. Quelle présomption en effet! Un chétif
+mortel vouloir s'élever à l'explication de l'incompréhensible
+Trinité! Est-il donc plus insensé qu'Empédocle?
+est-il donc enivré de vaines nouveautés?
+Oublie-t-il qu'on ne connaît Dieu qu'en l'ignorant<a id="footnotetag225" name="footnotetag225"></a><a href="#footnote225"><sup>225</sup></a>?
+«Tout ce que je sais de lui, c'est que je ne le
+sais pas. Non que je veuille,» ajoute notre écrivain,
+«attaquer ta sagesse et ta gloire; ce serait vouloir
+obscurcir le soleil.... Tu as tant de prudence, tant
+d'éloquence, tant d'élégance de moeurs.... Mais
+peut-être ce sont des paroles qui auront été jetées
+au vent, on n'en aura pas bien saisi le sens....
+Reviens à toi, docte maître, reviens.... Sur la porte
+de ton âme, garde écrit le <i>Connais-toi toi-même</i>;
+car c'est une parole descendue du ciel. Souviens-toi
+que tu es un homme et non pas un ange; en
+cherchant à te connaître, tu ne sors pas de toi-même,
+tu ne te dépasses pas.<a id="footnotetag226" name="footnotetag226"></a><a href="#footnote226"><sup>226</sup></a>»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote224" name="footnote224"></a><b>Note 224:</b><a href="#footnotetag224"> (retour) </a> «<i>Aristotelis secretarius</i>.» (<i>Id. ibid.</i>, ep. XII, p. 313.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote225" name="footnote225"></a><b>Note 225:</b><a href="#footnotetag225"> (retour) </a> «Cum fama loquor.... haereses tuo nomini dedicatas.... execror....
+et te ipsum cum ipsis abominor.... Scripturam sacram devirginasti....
+errore et horrore erras et horres, si haeresibus haeres, si tamen verum
+est quod de te dictum est.... insanior es Empedocle.... Inebriatus es novitatibus
+vanis.... Deus nesciendo scitur; unum hoc de Deo scio quod
+eum nescio.» (<i>Id. ibid</i>., ep. V, p. 332.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote226" name="footnote226"></a><b>Note 226:</b><a href="#footnotetag226"> (retour) </a> «Prudentia tua tanta, facundia tua tanta, elegantia morum tanta
+tua!... In superliminari animae tuae <i>Gnotum canton</i> (sic, pro <i>Gnôti
+seauton</i>) scriptum habeto. Descendit quippe de coelo <i>scito te ipsum</i>;
+«memineris, etc.» (<i>Id. ibid.</i>)</blockquote>
+
+<p>Dans ces conseils, mêlés d'ironie et d'adulation,
+s'aperçoivent encore l'admiration, la déférence,
+l'embarras que témoignaient presque tous les contemporains
+d'Abélard en s'adressant à lui: mais,
+délivré de cette contrainte, <i>Hugues</i> s'épanche avec
+plus d'amertume, quand il parle au souverain pontife.
+Il lui dénonce ouvertement un nouvel ennemi;
+il voit naître et il lui prédit la querelle qui va s'élever
+entre saint Bernard, cet homme vraiment et entièrement
+catholique, israélite de père et de mère,
+spirituellement et littéralement, et Abélard, ce fils
+d'un Égyptien et d'une Juive, fidèle au sens littéral
+par sa mère, infidèle au sens spirituel par son père.
+Ce Pierre, non pas Barjone, mais <i>Aboilard</i>, aboie
+en effet contre le ciel<a id="footnotetag227" name="footnotetag227"></a><a href="#footnote227"><sup>227</sup></a>. C'est une hydre nouvelle,
+un nouveau Phaéton, un autre Prométhée, un Antée
+à la force d'un géant. C'est le vase d'Ézéchiel qui bout
+allumé par l'aquilon. Ainsi la France est frappée
+des plus cruelles plaies de l'Égypte; car elle est
+ravagée par des grenouilles parlantes. C'est au
+saint-père d'y porter remède, c'est à lui d'<i>allumer
+le cautère gui guérira ces consciences cautérisées</i>.
+Qu'il se presse, s'il ne veut pas que tous les
+pécheurs de la terre tombent dans les rets de cet
+homme<a id="footnotetag228" name="footnotetag228"></a><a href="#footnote228"><sup>228</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote227" name="footnote227"></a><b>Note 227:</b><a href="#footnotetag227"> (retour) </a> «Petrus iste non Barjona, sed Aboilar, quod equidem esset tolerabile
+si tamen latraret in arte.... latratus dat in excelsum.» Jeu de mots sur
+le nom d'<i>Aboilar</i> et le rapport du son avec le mot qui dès lors représentait
+le mot <i>aboyer</i>. (<i>Id</i>, cp. IV, p. 330.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote228" name="footnote228"></a><b>Note 228:</b><a href="#footnotetag228"> (retour) </a> «Altera olla Ezechielis bulliens succcensa ab aquilone.... Inflammandum
+est cauterium ad cauteriatas conscientias medendas.... Velociter, inquam,
+ne cadant in retiaculo praefati hominis peccatores terrae.» (<i>Id. ibid.</i>)</blockquote>
+
+<p>Il n'y a rien de bien sérieux dans ces compositions
+étudiées d'un rhéteur clérical qui, sans mission, se
+mêle d'une haute controverse, et la saisit comme
+une occasion de faire briller son orthodoxie, son
+esprit et son style. Nous allons entendre un langage
+plus grave et plus vrai.</p>
+
+<p>Il y avait alors dans l'Église un moine de Cîteaux,
+de l'abbaye de Signy au diocèse de Reims, nommé
+Guillaume, et qui, avant de s'ensevelir dans l'obscurité
+d'une cellule, avait été dans la même contrée
+abbé bénédictin du couvent de Saint-Thierry, dont
+il conservait le surnom. Il jouissait d'une grande
+réputation de piété<a id="footnotetag229" name="footnotetag229"></a><a href="#footnote229"><sup>229</sup></a>, écrivait avec talent sur les matières
+spirituelles, unissait assez habilement la dialectique
+et la mysticité; et surtout il était vivement
+aimé de saint Bernard, qui le consultait souvent sur
+ses ouvrages.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote229" name="footnote229"></a><b>Note 229:</b><a href="#footnotetag229"> (retour) </a> Bertrand Tissier, qui a recueilli ses ouvrages, le qualifie de <i>Beatus</i>.
+Nous ne voyons nulle part ailleurs son nom précédé de ce titre. Ce doit
+être un saint de Cîteaux. (<i>Bibliothec. Patr. cisterc.</i>, t. IV.&mdash;<i>Hist. litt</i>.,
+t. XII, p. 312.)</blockquote>
+
+<p>Dans le temps que ce Guillaume de Saint-Thierry
+s'occupait d'un commentaire sur le <i>Cantique des
+Cantiques</i>, livre qui était alors en possession d'exciter
+la sagacité féconde des interprètes, le hasard fit
+tomber sous ses yeux un recueil intitulé: <i>Théologie
+de Pierre Abélard</i>. Le titre excita sa curiosité; le
+recueil contenait deux petits ouvrages, à peu près
+les mêmes pour le fond, mais l'un plus étendu et
+plus développé que l'autre. C'était l'<i>Introduction à
+la Théologie</i>, et, je crois, la <i>Théologie chrétienne</i>.
+Cette lecture émut le religieux; abandonnant aussitôt
+son travail, car c'était une oeuvre des temps de loisir
+et qui lui paraissait peu convenable quand il croyait
+voir le domaine de la foi envahi à main armée<a id="footnotetag230" name="footnotetag230"></a><a href="#footnote230"><sup>230</sup></a>, il
+nota tous les passages qui le troublaient, et ses
+motifs pour en être troublé. Il y reconnut des pensées
+et des expressions nouvelles, inouïes, touchant
+les matières de la foi. Le dogme de la Trinité, la
+personne du Médiateur, le Saint-Esprit, la Grâce, le
+sacrement de la Rédemption, lui parurent compromis
+par les témérités d'un homme qui portait dans
+l'Église l'esprit qu'il avait montré dans l'école. Saisi
+d'inquiétude et d'indignation, Guillaume de Saint-Thierry
+hésita sur ce qu'il devait faire. Il trouvait
+le scandale manifeste, le péril grave et imminent.
+L'Église n'avait plus, à son avis, dans le monde et
+dans l'école, de docteurs célèbres et vigilants, capables
+de soutenir avec éclat la saine croyance, de représenter
+le véritable esprit de la religion. Il appartenait
+à un parti où l'on estimait que, depuis la
+mort de Guillaume de Champeaux et d'Anselme de
+Laon, <i>le feu de la parole de Dieu s'était éteint sur la
+terre</i><a id="footnotetag231" name="footnotetag231"></a><a href="#footnote231"><sup>231</sup></a>. Ceux qui pouvaient le rallumer restaient
+comme ensevelis dans les soins de l'épiscopat, les
+méditations du cloître, ou le gouvernement des
+affaires temporelles de l'Église. Il s'alarmait de leur
+silence, et, d'un autre côté, il avait aimé Abélard<a id="footnotetag232" name="footnotetag232"></a><a href="#footnote232"><sup>232</sup></a>;
+il éprouvait apparemment ce mélange de goût et de
+crainte que ressentaient pour lui tant d'hommes
+éminents de ce siècle; il balançait à l'attaquer,
+craignant de passer pour trop vif ou pour trop défiant.
+Cependant l'intérêt de la foi l'emporta dans
+son âme, et dominant toute autre considération, au
+risque de s'engager dans une affaire difficile, il
+résolut de provoquer directement, dût-il leur déplaire,
+ceux dont le silence lui semblait une calamité
+pour l'Église. Il écrivit une lettre commune à
+l'abbé de Clairvaux, et à Geoffroi, l'évêque de
+Chartres.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote230" name="footnote230"></a><b>Note 230:</b><a href="#footnotetag230"> (retour) </a> C'est lui qui s'exprime ainsi dans une Épître aux chartreux du Mont-Dieu,
+qui précède son traité de la Vie solitaire, et où il énumère tous ses
+ouvrages. Il dit même qu'il a interrompu son exposition du Cantique des
+Cantiques aux versets 3 et 4 du chap. III. Là, en effet, se termine cette
+exposition qui est insérée dans la Bibliothèque des Pères de Citeaux.
+(<i>Lib. de vit. solit.</i>, praefat., t. IV, p. 1.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote231" name="footnote231"></a><b>Note 231:</b><a href="#footnotetag231"> (retour) </a> «Mortuo Anselmo laudunensi et Guillelmo catalaunensi, ignis verbi
+Dei in terra defecit.» (Hug. Melel., ep. IV ad Innocent., p. 330.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote232" name="footnote232"></a><b>Note 232:</b><a href="#footnotetag232"> (retour) </a> «Dilexi et ego eum.» (S. Bern., <i>Op.</i>, ep. CCCXVI, Guillelm. abbat. ad. Gaufrid. et Bernard.&mdash;<i>Biblioth. Patr. cisterc.</i>, t. IV, p. 112.</blockquote>
+
+<p>Dans cette lettre que le temps a respectée, Guillaume,
+tout en leur demandant presque pardon de
+les troubler, gourmande respectueusement leur quiétude,
+et décrit, dans un langage animé, et le danger
+pressant qui le force à parler, et les poignantes
+inquiétudes qu'il éprouve. La foi des apôtres et des
+martyrs est menacée, et nul ne résiste, nul ne parle.
+Il souffre, il se consume, il frissonne, et cependant
+Pierre Abélard recommence à dire, à écrire ses nouveautés;
+ses doctrines courent le royaume et les provinces;
+ses livres passent les mers; chose plus grave,
+ils ont franchi les Alpes, et l'on dit qu'ils ont obtenu
+de l'autorité en cour de Rome. Ainsi le mal se propage,
+et bientôt envahira tout, si Bernard et Geoffroi
+n'y mettent un terme. «Je ne savais en qui me réfugier.
+Je vous ai choisis entre tous, je me suis
+tourné vers vous, et je vous appelle à la défense de
+Dieu et de toute l'Église latine. Car il vous craint,
+cet homme, et vous redoute. Fermer les yeux, qui
+craindra-t-il? Et après ce qu'il a déjà dit, que
+dira-t-il, lorsqu'il ne craindra personne? Ils sont
+morts, presque tous les maîtres de la doctrine
+ecclésiastique, et voilà qu'un ennemi domestique
+fait irruption dans la république déserte de l'Église,
+et s'y conquiert une exclusive domination.
+Il traite l'Écriture sainte comme il traitait la dialectique;
+ce ne sont qu'inventions à lui personnelles,
+que nouveautés annuelles. C'est le censeur
+et non le disciple de la foi, le correcteur et
+non l'imitateur de nos maîtres.»</p>
+
+<p>A l'appui de cette dénonciation, il relève dans les
+deux ouvrages d'Abélard treize articles condamnables,
+et il indique les noms d'autres livres qu'il ne
+connaît pas et qu'on tient cachés: c'est le <i>Oui et le
+Non</i>, c'est le <i>Connais-toi toi-même</i>, dont les titres, qu'il
+trouve monstrueux, lui paraissent annoncer dans le
+texte d'autres monstruosités. Cette lettre servait de
+préface à une dissertation en forme qui l'accompagnait,
+ou qui du moins la suivit de fort près. Là,
+Guillaume discute en détail et combat avec beaucoup
+de soin les treize erreurs capitales dont il accuse
+Abélard, et sa réfutation, composée d'autant de chapitres
+qu'il trouve d'erreurs à réfuter, n'est certainement
+pas d'un esprit vulgaire. Inférieure pour le
+mouvement et la puissance à celle que saint Bernard
+adressa plus tard au pape, écrite d'un style moins
+coloré et moins brillant, elle atteste un esprit plus
+subtil, plus propre à pénétrer dans le fond des questions
+de dialectique et même de métaphysique. Sa
+pensée générale est celle d'une foi implicite et absolue,
+qui affirme et n'explique pas; l'esprit humain,
+quand il s'agit de Dieu et des conditions de la nature
+divine, ne pouvant aller légitimement et sûrement
+au delà de la conception et de l'affirmation de l'existence.</p>
+
+<p>Guillaume de Saint-Thierry ne se trompait pas,
+s'il soupçonnait d'un peu de froideur les deux dignitaires
+de l'Église qu'il interpellait. Ils s'étaient accoutumés
+à témoigner leur zèle en de plus graves
+affaires que des controverses d'école, et tous deux
+venaient de jouer le rôle le plus actif dans les luttes
+provoquées par le schisme des deux papes. Dans sa
+querelle contre Pierre de Léon ou Anaclet II, Innocent II
+avait trouvé en Geoffroi et en Bernard les plus
+utiles et les plus zélés défenseurs. L'un portait encore
+le titre de légat du saint-siège dans les Gaules,
+et il n'y avait guère plus d'un an que l'autre était
+revenu de Rome, où après la mort d'Anaclet il avait
+conduit son successeur repentant aux pieds du souverain
+pontife, et rétabli l'unité de l'Église.</p>
+
+<p>On ignore comment l'évêque de Chartres répondit
+à Guillaume de Saint-Thierry; quant à saint Bernard,
+il accueillit la dénonciation avec une politesse fort
+laconique. C'était au mois de mars, pendant le carême
+de 1139, ou, suivant quelques-uns, de 1140<a id="footnotetag233" name="footnotetag233"></a><a href="#footnote233"><sup>233</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote233" name="footnote233"></a><b>Note 233?:</b><a href="#footnotetag233"> (retour) </a> On peut admettre en effet que ceci ne se passa qu'en 1140, année de la
+réunion du concile. Dans ce cas, la conférence de saint Bernard et de Guillaume,
+puis celle de saint Bernard et d'Abélard, leur demi-rapprochement,
+leurs plaintes mutuelles, leur rupture, l'appel au concile, la retraite de
+saint Bernard, puis sa rentrée dans la querelle, la session du synode et son
+jugement, tout se serait passé dans le court espace de cinquante à soixante
+jours, de la fin du carême à l'octave de la Pentecôte, et l'accusation dirigée
+contre Abélard d'avoir à un certain moment prétendu emporter
+l'affaire en la brusquant, n'en serait que mieux justifiée. (Voyez plus bas
+p. 201.)</blockquote>
+
+<p>Dans une lettre des plus courtes, il approuve l'émotion
+du religieux, loue son traité, bien qu'il n'ait
+pu le lire encore avec assez d'attention, le croit
+propre à détruire des dogmes odieux, et, pour le
+reste, il se rejette sur les devoirs du saint temps où
+il écrit pour ajourner toute explication. L'oraison
+réclame à cette heure tous ses instants, et ce n'est
+qu'après Pâques qu'il pourra se rencontrer avec
+Guillaume et conférer avec lui. En attendant, il le
+prie de <i>prendre sa patience en patience</i>, il a jusqu'ici
+à peu près ignoré toutes ces choses, et il termine
+en lui rappelant que Dieu est puissant et en se recommandant
+à ses prières<a id="footnotetag234" name="footnotetag234"></a><a href="#footnote234"><sup>234</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote234" name="footnote234"></a><b>Note 234:</b><a href="#footnotetag234"> (retour) </a> S. Bern., <i>Op.</i>, ep. CCCXVII.</blockquote>
+
+<p>Les défenseurs de saint Bernard ont insisté sur
+cette preuve de sa froideur au début de toute cette
+affaire. Ils en concluent qu'on ne le saurait accuser
+d'inimitié ni de passion, et mettent un soin peu explicable
+à le disculper de toute initiative dans une
+poursuite que cependant ils approuvent, et qu'ils le
+louent d'avoir soutenue plus tard avec chaleur et persévérance.
+En tout genre, les apologies sont souvent
+contradictoires; elles tendent à établir à la fois que
+celui qu'elles défendent n'a pas fait ce qu'on lui reproche
+et qu'il a eu raison de le faire. Ainsi, selon
+ses partisans, saint Bernard serait louable de n'avoir
+pas suscité l'affaire qu'il est louable pourtant d'avoir
+suivie.</p>
+
+<p>Évidemment, tout cela importe peu; et si, comme
+les documents l'attestent, le zèle de Guillaume de
+Saint-Thierry alluma celui de l'abbé de Clairvaux,
+la conduite de ce dernier n'en est ni mieux justifiée
+ni plus condamnable.</p>
+
+<p>Nous avons vu, en 1121, au concile de Soissons,
+la sage modération de l'évêque de Chartres intervenir
+avec une grande autorité. Son influence n'eût
+pas été moindre dans les nouvelles conférences de
+1139 ou de 1140. Le titre de légat qu'il portait encore
+et que son humilité changeait en celui de <i>serviteur
+du saint-siége apostolique</i>, n'aurait fait qu'ajouter
+à son ascendant. Mais bien qu'il ait participé aux
+opérations du concile de Sens<a id="footnotetag235" name="footnotetag235"></a><a href="#footnote235"><sup>235</sup></a>, il s'efface dans toute
+cette affaire, et d'ailleurs sa position politique dans
+l'Église, sa liaison avec saint Bernard, la récente
+communauté de leur conduite et de leurs efforts
+en tout ce qui touchait les intérêts de la papauté,
+devaient le porter impérieusement a marcher avec
+lui. Il est probable qu'il suivit le mouvement sans
+ardeur et sans résistance.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote235" name="footnote235"></a><b>Note 235:</b><a href="#footnotetag235"> (retour) </a> Je ne sais ou Gervaise a pris que Geoffroi était mort cette année même,
+le jour de Pâques, et par conséquent n'avait pu assister au concile (t. II,
+l. V, p. 86). Il y assisté, il signa les lettres synodiques, il était encore légat
+en 1144, <i>sancto sedis apostolicae famulus</i>, et ne mourut que le 29 janvier
+1145. (S. Bern., <i>Op</i>., ep. CCCXVII.&mdash;<i>Gallia Christ</i>., t. VIII, p. 1134.&mdash;<i>Hist.
+litt</i>., t. XIII, p. 84.)</blockquote>
+
+<p>Saint Bernard fut donc abandonné à lui-même.
+C'était un esprit plus élevé qu'étendu, et dont la
+sagacité naturelle était limitée par une piété ardente
+et crédule. Il la poussait jusqu'à la dévotion minutieuse.
+Comme sa sévérité envers lui-même, son zèle
+pour la maison du Seigneur ne connaissait pas de
+bornes; et tandis qu'il domptait son corps et humiliait
+sa vie par les rigueurs les plus misérables, il
+se livrait avec une confiance absolue au sentiment
+d'une mission personnelle de sainte autorité. Sa
+charité vive et tendre dans le cercle de l'Église ou
+de son parti dans l'Église, s'unissait à une sévérité
+soupçonneuse hors du monde soumis à son influence,
+confondue à ses yeux avec le divin pouvoir de l'Église
+même. C'était un orateur éloquent, un brillant écrivain,
+un missionnaire courageux, un actif et puissant
+médiateur dans les affaires où il s'interposait au
+nom du ciel; mais il manquait souvent de mesure
+et de prudence. Sa raison était moins forte que son
+caractère, sa foi en lui-même exaltée par l'excès de
+ses sacrifices. La justesse, la modération, l'impartialité
+lui étaient difficiles; il y avait de l'aveuglement
+dans son génie; et à côté des rares qualités
+qui l'ont placé si haut dans l'Église et dans l'histoire,
+on reconnaît à mille traits de sa vie que ce grand
+homme était un moine<a id="footnotetag236" name="footnotetag236"></a><a href="#footnote236"><sup>236</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote236" name="footnote236"></a><b>Note 236:</b><a href="#footnotetag236"> (retour) </a> Voyez Othon de Frisingen, <i>De Gest. Frid.</i>, l. I, c. XVII.&mdash;Cf. Brucker,
+<i>Hist. crit. philos.</i>, t. III, pars II, l. II, c. III, p. 751 et 759.</blockquote>
+
+<p>Lorsque le jour de Pâques fût passé, il donna plus
+d'attention aux avertissements de Guillaume de Saint-Thierry,
+qui sans doute ne manqua pas de lui rappeler
+la conférence promise. La gravité réelle ou
+apparente de quelques-unes des nouveautés d'Abélard,
+l'indépendance générale de sa doctrine, sa
+préférence pour la méthode rationnelle dans l'exposition
+des vérités religieuses, et, plus que tout cela,
+l'immense et rapide propagation de ses idées, qui
+trouvaient tous les esprits prêts et ardents à les accepter,
+déterminèrent saint Bernard à intervenir.</p>
+
+<p>Quoique douze ans auparavant Abélard l'eût rangé
+au nombre de ses ennemis<a id="footnotetag237" name="footnotetag237"></a><a href="#footnote237"><sup>237</sup></a>, leur dissidence, qui
+était dans la nature des choses, n'avait pas eu beaucoup
+d'éclat; rien d'irréparable ne les armait encore
+l'un contre l'autre. L'abbé avait visité le Paraclet;
+quelques relations les avaient rapprochés; leur
+passager dissentiment sur le texte de l'Oraison dominicale
+pouvait bien avoir manifesté ou laissé entre
+eux un fond d'aigreur cachée, mais enfin ils vivaient
+en paix. Bernard hésitait évidemment à rompre,
+peu curieux d'engager un si rude combat. Il voulut
+d'abord avoir une entrevue avec Abélard, et il lui fit
+quelques observations sur ses doctrines. Cette première
+conférence n'ayant rien produit, une seconde
+eut lieu, et cette fois <i>en présence de deux ou trois témoins</i>,
+suivant le précepte de l'Évangile<a id="footnotetag238" name="footnotetag238"></a><a href="#footnote238"><sup>238</sup></a>. Il l'engagea
+à revoir ses écrits, à modifier ses assertions,
+surtout à ralentir les pas trop rapides de ses
+disciples dans la voie qu'il leur avait ouverte. La
+conversation fut assez amicale. Un secrétaire de
+saint Bernard, son panégyriste et son biographe,
+assure même qu'on s'entendit et que ce dernier obtint
+quelques promesses rassurantes. C'est ce que ne
+confirme point la relation officielle, envoyée au
+saint-siége par les évêques, après la décision du
+concile<a id="footnotetag239" name="footnotetag239"></a><a href="#footnote239"><sup>239</sup></a>. Il y eut une simple conférence préliminaire,
+d'où chacun se retira avec des espérances,
+parce que, de part et d'autre, on resta en des termes
+bienveillants. Comme Abélard était éloigné de toute
+idée de schisme, et que ses propositions les plus
+hasardées comportaient pour la plupart une explication
+plausible, un entretien commencé sans le
+désir de rompre devait conduire à quelque espoir de
+rapprochement entre Bernard et lui. L'un n'était
+point pressé de pousser les choses à l'extrême; il
+ne cherchait pas un éclat; l'autre, toujours placé entre
+la soumission et la révolte, désirait se maintenir à
+l'égard du pouvoir ecclésiastique dans une indépendance
+sans hostilité; il ne céda donc pas à son
+adversaire, mais il ne l'irrita pas.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote237" name="footnote237"></a><b>Note 237:</b><a href="#footnotetag237"> (retour) </a> Voyez ci-dessus, p. 116.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote238" name="footnote238"></a><b>Note 238:</b><a href="#footnotetag238"> (retour) </a> «Si ton frère a péché contre toi, va et reprends-le entre toi et lui;
+s'il t'écoute, tu auras gagné ton frère. S'il ne t'écoute pas, prends avec toi
+encore une ou deux personnes, afin que tout soit confirmé sur la parole de
+deux ou de trois témoins.» (Math., XVIII, 15 et 16.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote239" name="footnote239"></a><b>Note 239:</b><a href="#footnotetag239"> (retour) </a> Geoffroi, né à Auxerre, moine de Clairvaux, secrétaire (<i>notarius</i>) de
+saint Bernard, et qui a écrit sa vie, avait été quelque temps disciple d'Abélard;
+mais il appartenait tout entier au parti opposé lors du concile de
+Sens. Il affirme qu'Abélard promit de s'amender à la volonté de saint Bernard,
+«ad ipsius arbitrium correcturum se promitteret universa.» Mais les
+évêques de France, dans leur lettre au pape, parlent de la conférence <i>familière
+et amicale</i> où Abélard fut averti; et ils ne disent point ce qu'il répondit.
+S'il eût fait une promesse violée plut tard, leur intérêt était de le rappeler.
+(Cf. Gaufr., l. III, <i>De vit. S. Bernardi. Rec. des Hist.</i>, t. XIV,
+p. 370, etc.&mdash;<i>Thes. nov. anecd.</i>, t. V, p. 1147.&mdash;S. Bern., <i>Op.</i>,
+ep. CCCXXXVII.&mdash;<i>Ab. Op.</i>; Not., p. 1101.)</blockquote>
+
+<p>Quand les hommes supérieurs se rencontrent, ils
+essaient ou feignent de s'entendre, du moins tant que
+la guerre n'est pas déclarée. Mais une fois séparés,
+chacun, rentré dans son camp, y retrouve ses amis,
+ses confidents, ses flatteurs, et se réchauffe au foyer
+de l'esprit de parti. Ce qui inquiétait Bernard, c'était
+moins encore la nature que le succès des doctrines
+d'Abélard. Il voyait au loin s'étendre l'esprit de controverse
+sur les matières les plus hautes et les plus
+sacrées. Dans les derniers temps, des hérésies graves,
+notamment sur la Trinité, s'étaient produites en divers
+lieux<a id="footnotetag240" name="footnotetag240"></a><a href="#footnote240"><sup>240</sup></a>. Abélard, après en avoir beaucoup réfuté
+par ses arguments, en avait suscité d'autres par sa
+méthode. Il autorisait les erreurs même qu'il n'enseignait
+pas. Partout à sa voix se dressait, moins prudent
+et moins réservé que lui, l'éternel ennemi de
+l'autorité, l'examen. Son exemple avait comme déchaîné
+dans la lice la raison individuelle.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote240" name="footnote240"></a><b>Note 240:</b><a href="#footnotetag240"> (retour) </a> C'était surtout celles de Henry, de Tanquelm ou Tankolin, de Pierre
+de Bruis, peut être aussi des deux frères bretons, Bernard et Thierry dont
+parle Othon de Frisingen, et dont Gautier de Mortagne a réfuté le second.
+On suppose que ce sont les deux frères que veut désigner Abélard dans
+le tableau qu'il a par deux fois tracé des hérésies contemporaines. (Cf. <i>Introd.
+ad Theol.</i>, l. II, p. 1066.&mdash;<i>Theolog. Christ</i>., l. IV, p. 1314-1316,
+et ci-après, l. III. c. II.&mdash;<i>Rec. des Histor.</i>, t. XIV, praef., p. IXX.&mdash;<i>De
+Gest. Frid.</i>, l. I, c. XLVII.&mdash;<i>Spicileg.</i>, t. III.&mdash;<i>Hist. litt</i>., t. XIII, p. 378).</blockquote>
+
+<p>Hors de sa présence, l'abbé de Clairvaux ne se
+contraignit point pour maudire cette réformation
+anticipée; il ne s'abstint pas d'en rapporter l'existence
+au plus renommé des novateurs; sans peut-être
+attaquer directement sa personne, il accusait
+ses principes et son exemple. Il arrachait ses livres
+des mains de ses disciples, et prêchait contre la
+contagion de son école. Autour du nouvel apôtre
+s'élevait contre l'autorité doctrinale d'Abélard une
+clameur de réprobation et d'anathème. Nous en pouvons
+juger par le langage des écrivains partisans de
+saint Bernard. Abélard <i>dogmatisait perfidement</i>,
+disent-ils tous. Il fut <i>négromant et familier du démon</i>,
+a écrit Gérard d'Auvergne<a id="footnotetag241" name="footnotetag241"></a><a href="#footnote241"><sup>241</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote241" name="footnote241"></a><b>Note 241:</b><a href="#footnotetag241"> (retour) </a> «De fide dogmatizans ferfide.... Nigromanticus et daemoni familiaris.»
+(<i>Thes. anc</i>. t. V, praef. in fin.) On lisait cela dans une chronique manuscrite de
+Cluni. Les mots <i>perfide dogmatizans</i> ont été répétés ailleurs. (Guill. Nang.
+<i>Chron., Rec. des Hist.</i>, t. XX, p. 731.)</blockquote>
+
+<p>Non moins puissant et non moins passionné,
+retentit bientôt de l'autre côté le cri de l'indépendance.
+Abélard lui-même, irritable et convaincu,
+opposait aux accusations des dénégations sincères,
+et, ne croyant que se défendre, prenait contre ce qu'il
+appelait la mauvaise foi, l'ignorance ou l'envie, une
+offensive hautaine. Ses disciples toujours nombreux
+renvoyaient l'insulte à la réprobation, et le mépris
+à l'anathème. Ils avaient pour eux les droits de l'intelligence.
+Ils pensaient défendre contre des préjugés
+tyranniques la vérité éternelle et nouvelle à la fois.
+Abélard pouvait se regarder comme le représentant
+de ce que le christianisme renfermait de plus éclairé,
+comme le docteur, sinon de la majorité dans l'Église,
+au moins d'une minorité pleine d'espérance et d'avenir.
+Tous les esprits hardis se groupaient autour de
+lui. Ceux même qui exagéraient ou dénaturaient ses
+opinions, ceux même qui en soutenaient d'autres, ou,
+comme on dirait aujourd'hui, de plus <i>avancées</i>, le
+prenaient pour chef, et voulaient, à leur profit, faire
+triompher en lui la liberté de penser. Un docteur qui
+avait étudié avec lui et sous lui, Gilbert de la Porrée,
+chancelier de l'église de Chartres et déjà célèbre
+par la solidité et le succès de son enseignement,
+avait commencé à développer sur l'essence divine,
+sur ses attributs, sur la différence des personnes
+aux propriétés dans la Trinité, ces subtilités ingénieuses,
+hasardées, dont il devait, huit ans après,
+étant évêque de Poitiers, venir répondre devant deux
+conciles<a id="footnotetag242" name="footnotetag242"></a><a href="#footnote242"><sup>242</sup></a>. Pierre Bérenger, zélé disciple d'Abélard,
+déjà revêtu des fonctions de scolastique, et qui
+devait défendre plus tard son maître dans une courageuse
+apologie, nourrissait et ne cachait pas contre
+le despotisme ecclésiastique ces sentiments d'opposition
+dont il a rendu l'expression si vive et si piquante<a id="footnotetag243" name="footnotetag243"></a><a href="#footnote243"><sup>243</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote242" name="footnote242"></a><b>Note 242:</b><a href="#footnotetag242"> (retour) </a> Gilbert de la Porrée (<i>Porretanus</i>) soutint des opinions théologiques
+qu'on trouve, sous quelques rapports, analogues à celles d'Abélard. Il rencontra
+aussi saint Bernard pour adversaire. Il fut traduit devant le consistoire
+de Paris et au concile de Reims, en 1148. (Ott. Frising. <i>De Gest.
+Frid</i>., l.1, c. XLVI, L et seq.&mdash;<i>Hist. litt</i>., t. XII, p. 486.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote243" name="footnote243"></a><b>Note 243:</b><a href="#footnotetag243"> (retour) </a> Pierre Bérenger, de Poitiers, scolastique on ne sait de quelle église,
+n'est guère connu que par son apologie d'Abélard et une invective contre
+les chartreux. Pétrarque, le premier, l'a appelé <i>Pictaviensis</i> (Poitevin).
+Dom Brial soupçonne qu'il l'a confondu avec Pierre de Poitiers, autre disciple
+d'Abélard, et veut, sans trop de fondement, que Bérenger soit <i>Gabalitanus</i> ou du Gévaudan. (<i>Ab. Op</i>., pars II, ep. XVII, XVIII et XIX; Not.,
+p. 1192.&mdash;<i>Hist. litt</i>., t. XII, p. 264.&mdash;<i>Rec. des Hist</i>., t. XIV, p. 294.)</blockquote>
+
+<p>Enfin un homme intrépide, jeune encore, Arnauld
+de Bresce, qui passe également pour avoir suivi les
+leçons d'Abélard, venait de se retirer en France,
+banni de Rome par l'autorité pontificale, pour y avoir
+fougueusement soutenu la réforme spirituelle et temporelle
+de l'Église chrétienne. Moins préoccupé du
+dogme que des abus introduits dans la constitution
+du clergé, il préludait, sans le savoir, à l'insurrection
+des Vaudois, des Albigeois, à celle du protestantisme,
+par des attaques où se mêlait à la passion de
+l'indépendance religieuse un sentiment confus de la
+liberté politique<a id="footnotetag244" name="footnotetag244"></a><a href="#footnote244"><sup>244</sup></a>. On dit qu'il se rapprocha d'Abélard,
+et le poussa vivement à la résistance. Rien, à
+notre connaissance, n'atteste cette coalition que le
+dire de saint Bernard. Il appelle Arnauld le lieutenant,
+ou plutôt l'<i>écuyer</i> d'Abélard<a id="footnotetag245" name="footnotetag245"></a><a href="#footnote245"><sup>245</sup></a>, et met grand
+soin, dans ses lettres pour Rome, à confondre la
+cause de l'un avec celle de l'autre, et à représenter
+Abélard, tantôt comme le guide, tantôt comme l'instrument
+de l'ennemi que le pape venait de frapper.
+Espérons pour saint Bernard qu'il a dit vrai.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote244" name="footnote244"></a><b>Note 244:</b><a href="#footnotetag244"> (retour) </a> Arnauld, qu'on croit né à Bresce, dans les premières années du XIIe siècle,
+attaqua avec tant de violence la richesse du clergé et le despotisme du
+gouvernement papal qu'il fut condamné en 1139 par le concile de Latran.
+Forcé de quitter l'Italie, il vint en Suisse, et de là apparemment en France.
+Il repassa les Alpes en 1141, souleva Bresce, provoqua dans Rome un mouvement
+révolutionnaire qui triompha dix-ans, et fut brûlé vif en 1155.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote245" name="footnote245"></a><b>Note 245:</b><a href="#footnotetag245"> (retour) </a> «Procedit Golias procero corpore, nobili illo suo bellico apparatu
+circumcinctus, antecedente quoque ipsum ejus armigero Arnaldo de
+Brixia. (S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CLXXXIX. Voyez aussi les lettres CXCV
+et CCCXX.)</blockquote>
+
+<p>Excité ou non par Arnauld de Bresce, Abélard
+affronta la tempête, et traita ses pieux et puissants
+adversaires comme des coeurs méchants et des esprits
+faibles. Revenant à la confiance présomptueuse
+de sa jeunesse, entraîné surtout par ce mouvement
+général qui ne venait pas tout entier de son impulsion,
+il maintint avec fermeté la vérité de ses principes,
+provoqua la réfutation, accusa ses adversaires
+de calomnie, et parut braver l'Église.</p>
+
+<p>Alors éclata la sainte colère de Bernard, et il
+commença une guerre déclarée. Il poursuivit son
+adversaire, disent ses apologistes, <i>avec son invincible
+vigueur</i><a id="footnotetag246" name="footnotetag246"></a><a href="#footnote246"><sup>246</sup></a>. Songeant d'abord à s'assurer une
+nécessaire protection, il écrivit en cour de Rome. La
+confiance d'Abélard de ce côté l'inquiétait visiblement,
+et ce n'est pas sans anxiété qu'il invoque d'un
+ton tour à tour plaintif et indigné la sollicitude du
+pape et des cardinaux. Nous avons ses lettres, toutes
+déclamatoires et cependant éloquentes, toutes remplies
+de recherche et de passion, d'art et de violence;
+la foi est sincère, la haine aveugle, l'habileté
+profonde.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote246" name="footnote246"></a><b>Note 246:</b><a href="#footnotetag246"> (retour) </a> <i>Histoire de saint Bernard</i>, par M. l'abbé Ratisbonne, t. II, c. XXIX,
+p. 31.&mdash;La plupart des historiens croient que saint Bernard ne devint
+vraiment actif et n'écrivit en cour de Rome qu'après qu'Abélard eut demandé
+à être jugé au concile de Sens. Cela est possible, mais l'ordre que
+nous avons adopté peut aussi se justifier par les textes.</blockquote>
+
+
+<p>Dans son premier appel aux cardinaux, ce n'est
+pas un homme seulement, c'est l'esprit humain qu'il
+dénonce. «L'esprit humain, il usurpe tout, ne laissant
+plus rien à la foi. Il touche à ce qui est plus
+haut, fouille ce qui est plus fort que lui; il se
+jette sur les choses divines, il force plutôt qu'il
+n'ouvre les lieux saints.... Lisez, s'il vous plaît, le
+livre de Pierre Abélard, qu'il appelle <i>Théologie</i><a id="footnotetag247" name="footnotetag247"></a><a href="#footnote247"><sup>247</sup></a>.»
+Quant à la lettre que je regarde comme la première
+que saint Bernard ait écrite sur cette affaire au
+pape, elle est comme trempée des larmes qu'il versa
+dans le sein pontifical; il jette l'épouse désolée aux
+bras de l'ami de l'époux, et lui rappelle que la Sunamite
+lui est confiée, pendant que l'époux absent
+tarde encore. La peste la plus dangereuse, une inimitié
+domestique, a éclaté dans le sein de l'Église;
+une nouvelle foi se forge en France. Le maître Pierre
+et Arnauld, ce fléau dont Rome vient de délivrer
+l'Italie, se sont ligués et conspirent contre le Seigneur
+et son Christ. Ces deux serpents <i>rapprochent
+leurs écailles</i>. Ils corrompent la foi des simples, ils
+troublent l'ordre des moeurs; semblables à celui qui
+se transfigura en ange de lumière, ils ont la forme
+de la piété. L'Église vient à peine d'échapper à
+Pierre qui usurpait le siège de Simon Pierre, et elle
+rencontre un autre Pierre qui attaque la foi de
+Simon Pierre. L'un était le lion rugissant, l'autre
+est le dragon qui guette sa proie dans les ténèbres:
+mais le pape écrasera le lion et le dragon<a id="footnotetag248" name="footnotetag248"></a><a href="#footnote248"><sup>248</sup></a>. Le nouveau
+théologien invente de nouveaux dogmes, il les
+écrit, afin d'en mieux empoisonner la postérité; et,
+au milieu de ses hérésies, il se vante d'avoir ouvert
+les sources de la science aux cardinaux et aux clercs
+de la cour de Rome. Il dit qu'il a mis ses livres dans
+leurs mains, et il appelle à défendre son erreur
+ceux-là même qui le doivent juger. «Persécuteur de
+la foi, comment as-tu la pensée, la conscience
+d'invoquer le défenseur de la foi? De quels yeux,
+de quel front peux-tu contempler l'ami de l'époux,
+toi, le violateur de l'épouse? Oh! si le soin de mes
+frères ne me retenait! Oh! si mon infirmité corporelle
+ne m'empêchait, de quelle ardeur j'irais
+voir l'ami de l'époux qui prend la défense de
+l'épouse en l'absence de l'époux! Moi qui n'ai pu
+taire les injures de mon Seigneur, je supporterais
+patiemment les injures de l'Église! Mais toi, Père
+bien-aimé, n'éloigne pas d'elle ton bras secourable;
+songe à sa défense, ceins ton glaive. Déjà
+l'abondance de l'iniquité refroidit la charité d'un
+grand nombre; déjà l'épouse du Christ, si tu n'y
+portes la main, sort et suit les traces des troupeaux
+et les fait paître auprès des tentes des pasteurs<a id="footnotetag249" name="footnotetag249"></a><a href="#footnote249"><sup>249</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote247" name="footnote247"></a><b>Note 247:</b><a href="#footnotetag247"> (retour) </a> S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CLXXXVIII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote248" name="footnote248"></a><b>Note 248:</b><a href="#footnotetag248"> (retour) </a> «Squamma aquammae conjungitur.... ad imaginem et similitudinem
+illius qui transfigurat se in angelum lucis, habentes formam pietatis....
+Evasimus rugitum Petri Leonis, sedem Simonis Petri occupantem; sed
+Petrum Draconis incurremus, fidem Simonis Petri impugnantem, etc.»
+Il y a là un jeu de mots sur le nom de Pierre de Léon. (S. Bern. <i>Op.</i>,
+ep. CCCXXX.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote249" name="footnote249"></a><b>Note 249:</b><a href="#footnotetag249"> (retour) </a> <i>Id. ibid., in fin.</i>&mdash;Les derniers mots sont empruntés aux versets 6
+et 7 du c. 1 du <i>Cantique des Cantiques</i>. Toute la lettre est remplie d'allusions
+à des passages du même poème sur lequel saint Bernard avait fait un
+traité.</blockquote>
+
+<p>C'est ainsi que saint Bernard parle dans ses lettres à
+divers membres du sacré collège, aux cardinaux
+Ives et Grégoire Tarquin, à Étienne, évêque de Palestrine.
+Dans sa circulaire à tous les évêques et cardinaux
+de la cour de Rome<a id="footnotetag250" name="footnotetag250"></a><a href="#footnote250"><sup>250</sup></a>, il tient le même langage.
+Il leur rappelle que leur oreille doit être ouverte aux
+gémissements de l'épouse, qu'ils sont les fils de
+l'Église, qu'ils doivent reconnaître leur mère, et ne
+pas l'abandonner dans ses tribulations; il leur dénonce
+les témérités de cet Abélard, persécuteur de la
+foi, ennemi de la croix, moine au dehors, hérétique
+au dedans, religieux sans règle, prélat sans sollicitude,
+abbé sans discipline, couleuvre tortueuse qui
+sort de sa caverne, hydre nouvelle qui, pour une tête
+coupée à Soissons, en repousse sept autres. Il a dérobé
+les pains sacrés; il veut déchirer la tunique du
+Seigneur; il est entré dans le Saint des saints, dans
+la chambre du roi; il marche entouré de la foule, il
+raisonne sur la foi par les bourgs et sur les places;
+il discute avec les enfants et converse avec les femmes;
+il reproduit sur les dogmes les plus saints les
+hérésies des plus détestées. Il les a signées de sa
+plume, et en les écrivant il transmet la contagion à
+l'avenir<a id="footnotetag251" name="footnotetag251"></a><a href="#footnote251"><sup>251</sup></a>, et cependant il se glorifie d'avoir infecté
+Rome de ses poisons. Les enfants de l'Église ne
+défendront-ils pas le sein qui les a portés, les mamelles
+qui les ont nourris?</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote250" name="footnote250"></a><b>Note 250:</b><a href="#footnotetag250"> (retour) </a> Grégoire Tarquin, cardinal-diacre de Saint-Serge et Bacche. (<i>Id.</i>
+ep. CCCXXXII.) Cette lettre porte <i>ad cardinalem G.</i>, comme la suivante. Ives,
+cardinal-prêtre (ep. CXCIII); Étienne, évêque de Palestrine, cardinal en
+1140 de l'ordre de Cîteaux (ep. CCCXXXII.) La lettre commune aux évêques
+et cardinaux de la cour de Rome est l'ep. CLXXXVIII.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote251" name="footnote251"></a><b>Note 251:</b><a href="#footnotetag251"> (retour) </a> «Catholicae fidei persecutorem, inimicum crucis Christi.... Monachum
+se exterius, haereticum interius ostendit.... Egressus est de caverna sua
+coluber tortuosus, et in similitudinem hydrae uno prius capite succiso, etc.
+(ep. cccxxxi.) Habemus in Francia monachum sine regula, sine sollicitudine
+praelatum, sine disciplina abbatem.... disputantem cum pueris,
+conversantem cum mulieribus, etc.» (ep. cccxxxii.)</blockquote>
+
+<p>Ainsi saint Bernard prenait soin d'ôter par avance
+tout refuge à celui qui n'était pas encore proscrit et
+qu'il ne se hâtait pas d'attaquer ouvertement. C'est
+Abélard qui le contraignit enfin à se montrer. Las de
+de se voir sans cesse diffamé, jamais combattu, il demanda
+une épreuve publique.</p>
+
+<p>Le roi de France, qui n'était plus Louis le Gros,
+mais ce roi violent, inégal et dévot, dont une activité
+malheureuse n'a pu illustrer le nom, et qui
+amena les Anglais dans le royaume, Louis VII avait
+au plus haut degré la dévotion des reliques; il aimait
+les cérémonies consacrées à la translation, l'exposition,
+l'adoration des restes alors si révérés des martyrs
+et des saints. La cathédrale de Sens, métropole
+de la province de Paris, était riche en trésors de ce
+genre, et elle conserve encore des traces précieuses
+pour l'antiquaire de son ancienne opulence. Le jour
+de l'octave de la Pentecôte de l'année 1140, le roi
+avait promis d'aller visiter à Sens les saintes reliques
+qu'on y devait exposer à la vénération des grands et du
+peuple<a id="footnotetag252" name="footnotetag252"></a><a href="#footnote252"><sup>252</sup></a>. A cette occasion, il devait y avoir dans cette
+ville un concours nombreux de prélats et de dignitaires
+de l'Église. Non-seulement les suffragants de
+l'archevêque de Sens, mais encore celui de Reims et
+les évêques de sa province, devaient s'y rencontrer.
+On y annonçait aussi la présence de plusieurs seigneurs
+du voisinage. Cette solennité était attendue
+avec curiosité par les populations.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote252" name="footnote252"></a><b>Note 252:</b><a href="#footnotetag252"> (retour) </a> <i>Alan. episc. autissiod. in S. Bern. Vit. adornat</i>., c. xxvi. <i>Rec. des
+Hist</i>., t. XIV, p. cv. in praef., et p. 371 et 484.&mdash;<i>Gallia Christ</i>., t. XII.,
+p. 16.</blockquote>
+
+<p>Irrité et enhardi par les attaques détournées dont
+il était l'objet, animé par les conseils de ses amis et
+peut-être d'Arnauld de Bresce, Abélard, s'adressant
+à l'archevêque de Sens, demanda que cette réunion
+sainte devînt un synode ou concile devant lequel il
+pût être admis à répondre à ses adversaires et à venger
+sa foi par la parole<a id="footnotetag253" name="footnotetag253"></a><a href="#footnote253"><sup>253</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote253" name="footnote253"></a><b>Note 253:</b><a href="#footnotetag253"> (retour) </a> S. Bern., <i>Op</i>., ep. CLXXXIX, ad dom. pap. Innocentium.</blockquote>
+
+<p>On dit qu'il calculait que l'archevêque de Sens, qui
+avait eu récemment quelque différend avec saint
+Bernard, lui serait favorable, et qu'une convocation
+brusque et à bref délai déconcerterait ses ennemis <a id="footnotetag254" name="footnotetag254"></a><a href="#footnote254"><sup>254</sup></a>.
+Ce qui est certain, c'est que son appel ne déplut
+pas à l'archevêque, dont la vanité fut flattée, et qui
+songea aussitôt à rendre l'assemblée plus complète
+et l'épreuve plus solennelle. Il écrivit à l'abbé de
+Clairvaux afin de l'inviter au concile pour le jour
+fixé. Celui-ci refusa, alléguant son inexpérience de
+ces joutes de la parole. Il disait qu'auprès d'Abélard,
+formé au combat dès sa jeunesse, il n'était lui qu'un
+enfant. Il regardait comme inutile et peu digne de
+commettre la foi dans ces disputes, <i>de laisser agiter
+ainsi la raison divine par de petites raisons humaines</i><a id="footnotetag255" name="footnotetag255"></a><a href="#footnote255"><sup>255</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote254" name="footnote254"></a><b>Note 254:</b><a href="#footnotetag254"> (retour) </a> Le P. Longueval, <i>Hist. de l'Égl. gall</i>., t. IX, l. XXV, p. 22.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote255" name="footnote255"></a><b>Note 255:</b><a href="#footnotetag255"> (retour) </a> «Abnui, tum quia puer sum, et ille vir bellator ab adolescentia, tum
+quia judicarem indignum rationem fidei humanis committi ratiunculis agitandam ...
+Dicebam sufficere scripia ejus ad accusandum cum. (Ep. CLXXXIX.)</blockquote>
+
+<p>Il ajoutait que les écrits d'Abélard suffisaient sans
+discussion pour le condamner, et qu'après tout
+c'était l'affaire des évêques et non celle d'un moine
+et d'un abbé que de juger en matière de dogme.</p>
+
+<p>Mais voulant mieux assurer le succès et témoigner
+de son intérêt dans l'affaire, il adressa aux évêques
+qu'elle regardait une circulaire pour les engager tous
+à se trouver exactement au jour de la réunion, et à
+s'y montrer fidèles amis du Christ. Il les avertit en
+même temps de se tenir sur leurs gardes contre les
+ruses d'un ennemi qui espérait les surprendre, les
+trouver mal préparés à la résistance, et dont la perfidie
+se trahissait déjà dans la brusque promptitude
+avec laquelle il les avait défiés<a id="footnotetag256" name="footnotetag256"></a><a href="#footnote256"><sup>256</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote256" name="footnote256"></a><b>Note 256:</b><a href="#footnotetag256"> (retour) </a> <i>Id</i>., ep. CLXXXVII, ad episc. senonas convocandos.</blockquote>
+
+<p>Cependant Abélard ne s'oubliait pas. Il donnait à
+ses amis et à ses disciples rendez-vous à Sens pour
+le jour fixé. Il publiait qu'il comptait bien y trouver
+Bernard et lui répondre. Il annonçait ce grand débat
+comme un duel théologique en champ clos que déciderait
+avec solennité le jugement de Dieu.</p>
+
+<p>Ce fut bientôt la nouvelle populaire, et l'attente
+devint générale. Les amis de saint Bernard alarmés
+lui représentèrent tout le danger de son absence,
+quelle confiance elle inspirerait à son adversaire,
+quel découragement à ses partisans, combien cet
+abandon apparent d'une si juste cause lui pourrait
+nuire et donner de chances au triomphe de l'erreur.
+L'abbé céda; il consentit avec regret à paraître au
+concile; mais il assure qu'il ne put retenir ses larmes.
+Il partit pour Sens, le coeur triste, sans préparer
+ni argumentation ni discours, mais se répétant
+sans cesse cette parole de l'Évangile: <i>Ne préméditez
+pas votre réponse, elle vous sera donnée à l'heure de
+parler</i>, et cette autre du psalmiste: <i>Dieu est mon soutien;
+je ne craindrai pas ce qu'un homme peut me faire<a id="footnotetag257" name="footnotetag257"></a><a href="#footnote257"><sup>257</sup></a>.</i>
+Mais s'il ne se préparait point pour le débat, il
+avait tout disposé pour le jugement. De toutes parts,
+des évêques, des abbés, des religieux, des maîtres
+en théologie, enfin des clercs versés dans les lettres
+avaient été convoqués. Thibauld, comte palatin de
+Champagne, cher à l'Église pour ses pieuses fondations;
+Guillaume, comte de Nevers, célèbre par sa
+piété, qui lui fit un jour abandonner le monde pour
+devenir chartreux<a id="footnotetag258" name="footnotetag258"></a><a href="#footnote258"><sup>258</sup></a>; d'autres nobles personnages se rendaient à Sens.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote257" name="footnote257"></a><b>Note 257:</b><a href="#footnotetag257"> (retour) </a> <i>Id.</i> ep. CLXXXIX&mdash;Math., X, 10.&mdash;Ps. CXVII, 6.&mdash;<i>Ex vit. et veb. gest. S. Bern.</i>, auct. Gaufrid. abb. <i>Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 371 et 372.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote258" name="footnote258"></a><b>Note 258:</b><a href="#footnotetag258"> (retour) </a> Ex <i>chron. turonens. Rec. des Hist.</i>, t. XII, p. 471.</blockquote>
+
+<p>Le roi devait, avec ses grands officiers, assister au
+concile. Henry dit le Sanglier, d'une noble famille
+de Boisrogues, archevêque de Sens, devait le présider;
+il était là, environné de tous les évêques de sa
+province, excepté ceux de Paris et de Nevers<a id="footnotetag259" name="footnotetag259"></a><a href="#footnote259"><sup>259</sup></a>; et
+Samson des Prés, archevêque de Reims, avec trois
+de ses suffragants, devait siéger à côté de lui. Les
+prélats qui suivaient le premier étaient d'abord
+Geoffroi de Chartres, sans nul doute l'homme le plus
+considérable de tout le corps épiscopal, quoiqu'il ne
+paraisse avoir joué cette fois aucun rôle; Hugues III,
+évêque d'Auxerre, Hélias, évêque d'Orléans, Atton,
+évêque de Troyes, Manassès II, évêque de Meaux.
+Les prélats de la province de Reims étaient Alvise,
+évêque d'Arras, Geoffroi de Châlons et Joslen de
+Soissons, celui que nous avons vu, vingt ou trente
+ans auparavant, enseigner à tout risque d'hérésie
+une variété du nominalisme sur la montagne Sainte-Geneviève<a id="footnotetag260" name="footnotetag260"></a><a href="#footnote260"><sup>260</sup></a>.
+A leur suite, une multitude d'ecclésiastiques,
+abbés, prieurs, doyens, archidiacres, écolâtres,
+avaient envahi la ville<a id="footnotetag261" name="footnotetag261"></a><a href="#footnote261"><sup>261</sup></a>, et pour la plupart animés
+de l'esprit de saint Bernard, ils le propageaient dans
+la foule. Sens était une cité tout ecclésiastique, la
+métropole de Paris, et presque la métropole des
+Gaules septentrionales; l'influence épiscopale y régnait
+toute-puissante, et le peuple était dès longtemps
+préparé à entendre appeler Abélard des noms d'Antechrist
+et de Satan, lorsqu'il vit entrer dans ses murs
+d'un côté saint Bernard seul, triste, souffrant, les
+yeux baissés, couvert de la robe grossière de Clairvaux,
+et précédé d'une renommée de sainteté merveilleuse;
+de l'autre, Abélard, qui, malgré son âge
+et ses maux, portait encore avec fierté une tête belle
+et détruite, et marchait entouré de ses disciples à
+l'aspect quelque peu profane. Partout où passait le
+saint abbé, on voyait les genoux fléchir, les fronts
+s'incliner sous la bénédiction de la main dont on
+racontait les miracles. Sur les pas d'Abélard, ceux
+qu'attirait la curiosité étaient presqu'aussitôt repoussés
+par l'effroi.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote259" name="footnote259"></a><b>Note 259:</b><a href="#footnotetag259"> (retour)</a> «Henricus cognomine Aper.... (Guill. Nang. <i>Chron., Rec. des Hist.</i>,
+t. XX, p. 727.) On ignore les motifs de l'absence d'Etienne de Senlis,
+évêque de Paris, et de Fromond, évêque de Nevers.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote260" name="footnote260"></a><b>Note 260:</b><a href="#footnotetag260"> (retour) </a> <i>Gall. Christ.</i>, t. VIII, p. 1134, 1448, 1613; t. XII, p. 44 et passim.&mdash;Voyez aussi ci-dessus, p. 23 et ci-après l. II, c. VII et X.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote261" name="footnote261"></a><b>Note 261:</b><a href="#footnotetag261"> (retour) </a> Loc. cit., et S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CCCXXXVII.</blockquote>
+
+<p>Les actes du concile de Sens n'existent plus. Les
+scènes intérieures n'en ont été nulle part fidèlement
+décrites. Nous ne savons que quelques faits succinctement
+indiqués par saint Bernard et les évêques. Il
+faut les raconter après eux.</p>
+
+<p>Le premier jour, 2 juin 1140<a id="footnotetag262" name="footnotetag262"></a><a href="#footnote262"><sup>262</sup></a>, c'était un dimanche
+(on l'appelait alors le jour de l'octave de la Pentecôte,
+car la fête de la Trinité n'a été fondée qu'au
+XVe siècle), on s'occupa de l'adoration des reliques
+qui furent exposées à la vénération des fidèles. Le roi
+les visita pieusement, disent les écrivains ecclésiastiques,
+et se les fit montrer et expliquer par saint
+Bernard<a id="footnotetag263" name="footnotetag263"></a><a href="#footnote263"><sup>263</sup></a>. Ce fut une grande solennité rendue plus
+imposante par une pompe royale, épiscopale, guerrière,
+et dont l'effet était tout favorable à l'Église,
+qui faisait ainsi parler la religion à l'imagination
+populaire, tandis que la théologie philosophique ne
+s'adressait qu'à l'intelligence. D'un côté, une vaste
+cathédrale, des débris sacrés dans une châsse étincelante,
+la mitre et la couronne, la crosse et le sceptre,
+la croix et l'épée, les vêtements de soie et d'or
+des pontifes, les robes fleurdelisées, les dalmatiques
+blasonnées, les chants religieux qui semblent s'élever
+vers le ciel avec la fumée de l'encens, le bruit de
+l'armure des guerriers qui s'agenouillent; enfin au
+milieu de ces pieuses magnificences, un moine austère
+et charitable que la voix populaire sanctifie avant
+l'Église; et de l'autre, un homme d'une renommée
+étrange et suspecte, célèbre par de tristes aventures,
+par des tentatives stériles, par des humiliations bizarres,
+à la fois altier et faible, n'ayant jamais pris
+que des positions téméraires sans en avoir su garder
+aucune, appuyé seulement par une bande de bruyants
+disciples, simples sans humilité, fiers sans puissance,
+n'ayant ni les grandeurs du monde ni celles de
+l'Église, libres d'esprit, ce qui ne plaît à personne,
+si ce n'est l'avant-veille des révolutions.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote262" name="footnote262"></a><b>Note 262:</b><a href="#footnotetag262"> (retour) </a> J'ignore sur quel fondement un auteur dit que le concile s'ouvrit le
+11 janvier. Les témoignages authentiques donnent une date certaine, l'octave
+de la Pentecôte. Or, l'année 1140, Pâques était le 7 avril. (Du Cange,
+art. <i>Annus</i>.) Selon notre manière de compter, la Pentecôte devait être le
+20 mai. Du reste, comme il n'existe pas de procès-verbaux de cette assemblée,
+on en refait l'histoire avec les lettres de saint Bernard et des fragments
+d'historiens. Nous ne voyons aucune raison pour renvoyer le concile de
+Sens, comme le veulent les Bollandistes, à l'année 1141. (Cf. <i>Act. concilior</i>.,
+t. VI, pars II, p. 1219.&mdash;Philip. Labbaei <i>Sacr. concil.</i>, t. X, p. 1018.&mdash;<i>Anal.
+des concil</i>., par le père Richard, t. V, suppl.&mdash;<i>Act. sanct</i>., t. III,
+p. 196.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote263" name="footnote263"></a><b>Note 263:</b><a href="#footnotetag263"> (retour) </a> <i>Alan, episc. autiss. in Vit. S. Bern</i>., c. XXVI. <i>Rec. des Hist</i>., t. XIV, p. 371.&mdash;<i>Gall. Christ</i>., t. XII, p. 40.</blockquote>
+
+<p>Le lendemain, le concile s'ouvrit dans l'église métropolitaine
+de Saint-Étienne. Les pères étaient assis
+en présence du roi sur son trône. Seigneurs, moines,
+docteurs, prêtres, tous attendaient en silence.
+L'émotion intérieure d'une grande curiosité agitait
+tous les esprits. L'anxiété attentive redoubla lorsqu'Abélard
+parut. Il traversait la foule des assistants
+qui s'ouvrait pour lui faire place, lorsqu'apercevant
+parmi eux Gilbert de la Porrée qui le regardait d'un
+air d'intelligence, il lui fit un signe et lui dit ce vers
+d'Horace en passant:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Nam tua res agitur, paries cum proximus ardet,</p>
+ </div> </div>
+
+<p>prédisant ainsi le synode de Paris où, sept ans après,
+saint Bernard devait, pour des nouveautés analogues,
+poursuivre le subtil prélat<a id="footnotetag264" name="footnotetag264"></a><a href="#footnote264"><sup>264</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote264" name="footnote264"></a><b>Note 264:</b><a href="#footnotetag264"> (retour) </a> Hor. <i>Epist.</i> I, XVIII, 84.&mdash;Vincent. Bellov., <i>Biblioth. Mund.</i>, t. IV; <i>Spec.
+historial.</i>, l. XXVII, c. lxxxvi, p. 1127.&mdash;Gaufr. aulissiod. <i>Vit. S. Bern.,
+Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 372.&mdash;<i>Hist. litt.</i>, t. XII. p. 467.</blockquote>
+
+<p>Abélard s'arrêta au milieu de l'assemblée. En face
+de lui, dans une chaire qu'on montrait encore avant
+la révolution, saint Bernard était debout, acceptant
+le rôle de promoteur, c'est-à-dire d'accusateur devant
+le concile qu'il semblait présider<a id="footnotetag265" name="footnotetag265"></a><a href="#footnote265"><sup>265</sup></a>. Il tenait à la main
+les livres incriminés; dix-sept propositions en avaient
+été extraites, qui renfermaient des hérésies ou des
+erreurs contre la foi. Saint Bernard ordonna qu'on
+les lût à voix haute. Mais à peine cette lecture était-elle
+commencée qu'Abélard l'interrompit, s'écriant
+qu'il ne voulait rien entendre, qu'il ne reconnaissait
+pour juge que le pontife de Rome, et il sortit<a id="footnotetag266" name="footnotetag266"></a><a href="#footnote266"><sup>266</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote265" name="footnote265"></a><b>Note 265:</b><a href="#footnotetag265"> (retour) </a> <i>Recherches hist. sur la ville de Sens</i>, par M. Th. Tarbé, 1838, c. xxi.&mdash;D'Amboise
+signale comme une irrégularité de la procédure que l'accusateur
+ait été saint Bernard, qui n'était pas de la même province ecclésiastique
+qu'Abélard. Un <i>accusateur idoine</i>, dit-il, devait être choisi dans la province
+de Tours où était située l'abbaye de Saint-Gildas. Mais ce n'est point
+comme abbé de Saint-Gildas, c'est pour des opinions publiées dans la province
+de Sens et de Reims qu'Abélard était poursuivi. Seulement il peut paraître
+singulier que dans un concile composé de prélats de ces deux provinces,
+un si grand rôle ait été donné à un homme qui n'était ni de l'une ni
+de l'autre; car l'abbé de Clairvaux était du diocèse de Langres, province
+Lyonnaise première. (<i>Ab. Op.</i>, praef. apol.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote266" name="footnote266"></a><b>Note 266:</b><a href="#footnotetag266"> (retour) </a> On n'est point parfaitement d'accord sur les détails de cet événement;
+je suis le récit adressé par saint Bernard au pape. Celui des évêques y est
+à peu près conforme; seulement ils ajoutent que cette lecture avait pour
+but de mettre Abélard en mesure de s'expliquer et de se défendre. Mais il
+se pouvait qu'on n'eût que l'intention de lui demander s'il avouait ou désavouait
+les articles; car c'était l'opinion et le conseil de saint Bernard:
+«Dicebam sufficere scripta ejus ad accusandum eum.» (S. Bern., <i>Op.</i>,
+ep. CLXXXIX, <i>ad pap. Innoc.</i>&mdash;Ep. CXCI, <i>Remens. arch. ad eumd.</i>&mdash;Ep.
+CCCXXXVII, <i>Senon. arch. ad eumd.</i>.&mdash;Gaufrid. <i>Ex lit. S. Bern.</i>, l. III,
+<i>Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 371.)</blockquote>
+
+<p>Qu'avait-il éprouvé, qu'avait-il voulu? Était-ce
+une fuite? Était-ce une inspiration soudaine, un projet
+réfléchi, une tactique, une faiblesse? On ne le
+sait pas. Il fut miraculeusement frappé, disent les
+légendaires de saint Bernard, et Dieu rendit muet
+sur la place celui dont la parole avait été soixante ans
+puissante et funeste. Suivant d'autres narrateurs
+moins crédules, il fut troublé devant cette assemblée
+si auguste, devant cet adversaire si saint et si
+grand, et l'erreur perdit mémoire et courage en présence
+de la vérité personnifiée<a id="footnotetag267" name="footnotetag267"></a><a href="#footnote267"><sup>267</sup></a>. Certes, on ne croira
+pas qu'Abélard fût venu jusqu'au milieu du concile
+qu'il avait en quelque sorte convoqué lui-même,
+avec le dessein de se taire au jour marqué pour la
+parole, et d'éviter solennellement un combat solennellement
+demandé. Le désir de suspendre toute querelle
+en ajournant et en déplaçant le jugement ne
+saurait avoir dès l'origine déterminé sa conduite<a id="footnotetag268" name="footnotetag268"></a><a href="#footnote268"><sup>268</sup></a>.
+Mais nous savons qu'il était imprudent et affaibli,
+téméraire pour entreprendre et facile à émouvoir. «Il
+n'avait nulle audace pour l'action,» dit un historien,
+«quoiqu'il en eût beaucoup dans l'esprit<a id="footnotetag269" name="footnotetag269"></a><a href="#footnote269"><sup>269</sup></a>.» Du
+moment qu'il mit le pied dans la ville de Sens, il ne
+vit que des yeux ennemis; on le menaçait d'une sédition
+populaire<a id="footnotetag270" name="footnotetag270"></a><a href="#footnote270"><sup>270</sup></a>. Il lisait son arrêt écrit sur le front
+de ses juges. Qu'il se tournât vers le pouvoir ou spirituel
+on temporel, point d'espérance. On ne lui
+offrait pas une controverse en règle, engagée entre
+docteurs égaux; on lui signifiait une accusation, on
+le sommait d'un désaveu, d'une rétractation, ou
+peut-être d'une défense; mais tout débat eût été
+oiseux, toute éloquence impuissante. En essayant de
+se justifier, il n'aurait fait qu'accepter et aggraver
+sa défaite. D'un autre côté, il espérait en l'appui
+de la cour de Rome, et savait que c'était là le
+plus grand souci de ses adversaires. Le trouble,
+l'orgueil, la crainte et la vengeance se réunirent pour
+lui suggérer ensemble la pensée d'échapper ainsi à un
+péril certain, d'embarrasser ses ennemis, d'annuler
+d'avance l'effet de leur jugement. Comme saint Paul
+sans espoir devant les magistrats de Jérusalem, il se
+crut le droit d'en appeler à César et de citer à leur
+tour ses juges inquiets devant le tribunal de Rome.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote267" name="footnote267"></a><b>Note 267:</b><a href="#footnotetag267"> (retour) </a> <i>Id. ibid.</i>, p. 372.&mdash;<i>Hist. de saint Bernard</i>, par M. l'abbé Ratisbonne, t. II, c. XXIX, p. 38.&mdash;Le P. Longueval, <i>Hist. de l'Égl. gall.</i>, t. IX,
+l. XXV, p. 28.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote268" name="footnote268"></a><b>Note 268:</b><a href="#footnotetag268"> (retour) </a> C'est pourtant l'opinion de D. Martène dans les <i>Annales de l'ordre de
+Saint-Benoît</i>, t. VI, p. 324.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote269" name="footnote269"></a><b>Note 269:</b><a href="#footnotetag269"> (retour) </a> Crevier, <i>Hist. de l'Univ</i>., t. I, l. I, chap. 2, p. 186.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote270" name="footnote270"></a><b>Note 270:</b><a href="#footnotetag270"> (retour) </a> Ott. Frising. <i>De Gest. Frid.</i>, l. I, c. XLVII.</blockquote>
+
+<p>On peut admettre qu'Abélard, appréciant sa position,
+s'était dit, avant d'entrer au concile, que
+suivant l'aspect de la séance et son inspiration du
+moment, il parlerait ou refuserait de répondre. Mais
+nul ne s'attendait à ce dernier parti, et cet incident
+si imprévu causa d'abord beaucoup d'émotion. Le
+concile embarrassé hésita sur ce qu'il devait faire. Sa
+compétence paraissait douteuse: car le titulaire
+d'une abbaye de Bretagne pouvait, comme tel,
+n'être justiciable que de l'archevêque de Tours. A la
+vérité, il avait lui-même choisi ses juges et reconnu
+par là leur juridiction, et en qualité de fondateur ou
+de chapelain du Paraclet, il pouvait être regardé
+comme prêtre du diocèse de Troyes<a id="footnotetag271" name="footnotetag271"></a><a href="#footnote271"><sup>271</sup></a>. Mais il avait
+pris le concile moins pour juge que pour témoin de
+sa controverse avec saint Bernard; jamais il n'avait
+accepté le rôle d'accusé. Et s'il était accusé, comment
+le juger sans l'entendre, sans savoir même s'il
+reconnaissait pour siennes les opinions dénoncées?
+D'ailleurs, l'appel au pape n'était-il pas suspensif, et
+ne risquait-on point, en passant outre, de blesser le
+saint-siège, dont les dispositions étaient déjà si douteuses?</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote271" name="footnote271"></a><b>Note 271:</b><a href="#footnotetag271"> (retour) </a> Mabillon, <i>S. Bern. Op.</i>; Not., fus. in ep. CLXXXVII, p. LXV.&mdash;Le
+P. Longueval, <i>Hist. de l'Égl. gall.</i>, t. IX, l. XXV, p. 22.</blockquote>
+
+<p>Cependant, si le concile se séparait sans statuer, et
+qu'il se récusât ainsi lui-même, la victoire d'Abélard
+était complète, et l'Église, celle de France du
+moins, prononçait sa propre condamnation. C'était
+une faute grave que saint Bernard ne pouvait commettre,
+et pour l'autorité une mortelle atteinte qu'il
+ne pouvait souffrir. Il décida aisément le concile à
+s'en défendre.</p>
+
+<p>On se rappelle comment l'assemblée était composée.
+Geoffroi de Chartres, qui peut-être n'eût pas
+engagé l'affaire, et qui était seul en mesure de rivaliser
+d'influence avec l'abbé de Clairvaux, n'avait
+garde de lui résister, et occupait désormais un rang
+trop important dans le gouvernement de l'Église
+pour mettre au-dessus des intérêts de son ordre les
+inspirations naturelles de sa modération et de son
+équité. L'archevêque de Sens pouvait hésiter; car
+trois ans à peine s'étaient écoulés depuis qu'il avait
+été suspendu par Innocent II, pour ne s'être pas
+arrêté devant un appel au pape dans une question
+de droit canonique sur la validité d'un mariage;
+mais ses débuts dans la carrière épiscopale n'avaient
+pas été édifiants; sa réforme était en partie l'oeuvre
+de saint Bernard qui, après lui avoir adressé, pour
+l'y confirmer un traité sur <i>le devoir des évêques</i>,
+s'était maintenu dans l'usage de le gourmander sévèrement
+toutes les fois qu'un caractère violent et
+capricieux l'entraînait à quelque faute. «La justice
+a péri dans votre coeur,» lui écrivait-il un jour.
+C'était là le premier des juges d'Abélard<a id="footnotetag272" name="footnotetag272"></a><a href="#footnote272"><sup>272</sup></a>. Quant à
+l'archevêque de Reims, élu depuis peu et malgré le
+roi, qui résista longtemps à son installation, il
+n'avait à grand'peine obtenu sa confirmation définitive
+que par l'énergique intervention du saint abbé,
+dont il se regardait comme la créature<a id="footnotetag273" name="footnotetag273"></a><a href="#footnote273"><sup>273</sup></a> Atton,
+l'évêque de Troyes, avait été l'ami d'Abélard; il
+l'avait protégé dans ses premiers malheurs; il lui
+devait, ce semble, un peu d'appui, étant dans
+l'Église plutôt du parti de Pierre le Vénérable que de
+celui de saint Bernard. Mais qui sait s'il ne se croyait
+point suspect par ses antécédents mêmes, et s'il ne
+fut pas d'autant plus prompt à déserter son ancien
+ami qu'il était plus naturellement appelé à le défendre?
+D'ailleurs, il se peut qu'il n'eût qu'une position
+faible et compromise dans le clergé, ainsi que
+l'évêque d'Orléans Hélias, s'il faut en croire un
+récit contesté, d'après lequel tous deux auraient été
+huit ans plus tard déposés par le concile de Reims<a id="footnotetag274" name="footnotetag274"></a><a href="#footnote274"><sup>274</sup></a>.
+Hugues de Mâcon, évêque d'Auxerre, parent de saint
+Bernard, un des trente qui étaient entrés à Cîteaux
+avec lui, vingt-sept années auparavant, ne devait
+voir que par ses yeux et penser que par son esprit<a id="footnotetag275" name="footnotetag275"></a><a href="#footnote275"><sup>275</sup></a>.
+On sait peu de chose de l'évêque de Meaux. Celui
+d'Arras, Alvise, est désigné par un défenseur
+d'Abélard comme un des moins habiles et des
+plus prévenus. On croit qu'il était frère de Suger,
+et il avait été abbé d'Anchin, monastère dirigé longtemps
+par Gosvin, un des constants ennemis de
+notre philosophe<a id="footnotetag276" name="footnotetag276"></a><a href="#footnote276"><sup>276</sup></a>. Le maître de Gosvin, Joslen,
+évêque de Soissons, en sa qualité d'ancien professeur
+de dialectique, aurait bien pu se montrer facile en
+matière d'hérésie, mais il avait été rival d'Abélard
+sur la montagne Sainte-Geneviève, et collègue de
+saint Bernard, dans la mission que celui-ci reçut
+d'Innocent II, en 1131, pour aller convertir l'Aquitaine
+à son autorité<a id="footnotetag277" name="footnotetag277"></a><a href="#footnote277"><sup>277</sup></a>. L'évêque de Châlons, Geoffroi
+Cou de Cerf, était cet ancien abbé de Saint-Médard
+que le concile de Soissons avait chargé de détenir
+et de discipliner Abélard; et lui aussi, il devait, à
+la recommandation de saint Bernard, sa promotion
+à l'épiscopat<a id="footnotetag278" name="footnotetag278"></a><a href="#footnote278"><sup>278</sup></a>. On ne voit pas d'où aurait pu venir
+au trop faible et trop redoutable accusé la protection,
+la bienveillance ou même l'impartialité.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote272" name="footnote272"></a><b>Note 272:</b><a href="#footnotetag272"> (retour) </a> Henry le Sanglier avait mené une vie mondaine depuis son élection en
+1122 jusqu'en 1126. Ramené à plus de régularité par Geoffroi de Chartres et
+par Burchard de Meaux, il passa sous la tutelle de saint Bernard, qui le défendit
+auprès du pape et contre le roi. Voyez surtout celle de ses lettres qui
+est devenue le traité <i>de officio episcoporum</i> (1127), et celle où le saint traite
+l'archevêque si durement pour avoir déposé un archidiacre, l'accusant de
+provoquer ses adversaires et d'offenser ses protecteurs (1136). «Vous amenez
+des pieds et des mains votre déposition,» ajoute-t-il. «Ita ne putatis
+perlisse justitiam de toto orbe, sicut de vestro corde?» (S. Bern.
+<i>Op.</i>, ep. XLII, XLIX et CLXXXII. Opusc. II, t. II, p. 460.&mdash;<i>Hist. litt.</i>,
+t. XII suppl., p. 134 et 228.&mdash;<i>Gall. Christ.</i>, t. XII, p. 46 et pars II,
+Instrum. p. 33.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote273" name="footnote273"></a><b>Note 273:</b><a href="#footnotetag273"> (retour) </a> S. Bernard. <i>Op.</i>, ep. CLXX, p. 108 in not.&mdash;<i>Gall. Christ.</i>, t. IX,
+p. 86.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote274" name="footnote274"></a><b>Note 274:</b><a href="#footnotetag274"> (retour) </a> Alberic., <i>Ex Chronic., Rec. des Hist</i>., t. XIII, p. 701.&mdash;<i>Gall. Christ</i>., t. XII, p. 499; t. VIII, p. 1449.&mdash;<i>Hist. litt</i>., t. XII, p. 227.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote275" name="footnote275"></a><b>Note 275:</b><a href="#footnotetag275"> (retour) </a> <i>Gall., Christ</i>., t. XII, p. 292.&mdash;<i>Hist. litt</i>., t. XII, p. 408 et XII, suppl., p. 7.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote276" name="footnote276"></a><b>Note 276:</b><a href="#footnotetag276"> (retour) </a> C'est à lui, en effet, ou à Joslen que D. Brial applique le passage où
+Bérenger se moque d'un prélat d'un renom célèbre, d'une grande autorité
+dans le concile, qui aurait, après avoir bu plus que de raison, fait une
+harangue assez vive contre Abélard. (<i>Ab. Op</i>., p. 306.&mdash;Cf. <i>Rec. des
+Hist</i>., t. XIV, p. 297.&mdash;<i>Gall. Christ</i>., édit. I, 1056, t. II, p. 216.&mdash;<i>Hist.
+litt</i>., t. XIII, p. 71, et t. XII, p. 361.&mdash;Voyez ci-dessus, p. 24 et 98.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote277" name="footnote277"></a><b>Note 277:</b><a href="#footnotetag277"> (retour) </a> <i>Gall. Christ</i>., t. IX, p. 357.&mdash;<i>Hist. litt</i>., t. XII, p. 412. Voyez ci-dessus, p. 23.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote278" name="footnote278"></a><b>Note 278:</b><a href="#footnotetag278"> (retour) </a> <i>Gall. Christ.</i>, t. IX, p. 879.&mdash;<i>Hist. litt.</i>, t. XII, p. 186; voyez ci-dessus, p. 95.</blockquote>
+
+<p>Saint Bernard n'eut donc aucune peine à faire
+prévaloir sa volonté, qui paraissait conforme aux
+intérêts de l'Église et de l'autorité. Dans la délibération
+du jour qui suivit la comparution et la retraite
+d'Abélard, il fut décidé que l'on continuerait à juger
+la doctrine, à défaut du docteur, et que sans examiner
+si l'appel était régulier, en laissant aller la
+personne par respect pour le saint-siège, à qui elle
+appartenait désormais, on statuerait sur les dogmes.
+Il fut dit que ces dogmes, extraits d'ouvrages non
+désavoués, avaient été notoirement et à diverses reprises
+enseignés au public, et que l'intérêt le plus
+pressant était de les ruiner dans les esprits, qu'ils
+avaient commencé de corrompre<a id="footnotetag279" name="footnotetag279"></a><a href="#footnote279"><sup>279</sup></a>. Plusieurs pères,
+mais surtout saint Bernard, apportèrent des autorités
+nombreuses, et nommément celle de saint Augustin,
+en preuve des hérésies contenues dans les propositions
+accusées. Elles furent déclarées pernicieuses,
+manifestement condamnables, opposées à la foi,
+contraires à la vérité, ouvertement hérétiques<a id="footnotetag280" name="footnotetag280"></a><a href="#footnote280"><sup>280</sup></a>. On
+dit qu'Abélard quitta la ville le jour où la condamnation
+fut prononcée.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote279" name="footnote279"></a><b>Note 279:</b><a href="#footnotetag279"> (retour) </a> «Episcopi, Vestrae Reverentiae deferentes, nihil in personam egerunt
+(S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CXC). Licet appellatio ista minus canonica videretur,
+sedi tamen apostolicae deferentes, in personam hominis nullam voluimus
+proferre sententiam.» (Ep. CCCXXXVII.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote280" name="footnote280"></a><b>Note 280:</b><a href="#footnotetag280"> (retour) </a> «Errorem perniciosissimum et plane damnabilem.&mdash;Sententias....
+«haereticas evidentissime comprobatas (ep. CCCXXXVI). Fidei adversantia,
+contraria veritati.» (Ep. CLXXXIX.)</blockquote>
+
+<p>«Ses adversaires,» dit Brucker<a id="footnotetag281" name="footnotetag281"></a><a href="#footnote281"><sup>281</sup></a>, «ne purent ni
+supporter ni pénétrer les nuages dont il enveloppait
+des vérités simples; la superstition, l'ignorance,
+l'hypocrisie, l'envie, trouvèrent matière à
+persécuter cruellement un homme si digne de
+temps et de destins meilleurs. Il a le droit d'être
+compté parmi les martyrs de la philosophie.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote281" name="footnote281"></a><b>Note 281:</b><a href="#footnotetag281"> (retour) </a> <i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, p. 764.</blockquote>
+
+<p>Cette condamnation embrassait quatorze des dix-sept
+propositions qui lui étaient attribuées. Elles étaient
+données comme extraites de ses écrits; le premier,
+sa <i>Théologie</i> (et ce titre comprenait probablement
+deux ouvrages, l'<i>Introduction</i> et la <i>Théologie chrétienne</i>);
+le second, le <i>Connais-toi toi-même</i> ou son
+traité de morale. Le troisième était <i>le Livre des Sentences</i>,
+ouvrage qu'il a toujours désavoué; l'on ne
+connaît en effet aucun livre de lui qui porte ce titre<a id="footnotetag282" name="footnotetag282"></a><a href="#footnote282"><sup>282</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote282" name="footnote282"></a><b>Note 282:</b><a href="#footnotetag282"> (retour) </a> On trouve ces propositions diversement classées et rédigées dans divers
+recueils (<i>Ab. Op.</i>, praefat., pars II, ep. XX; <i>Apolog.</i>, p. 830.&mdash;<i>Thes. nov.
+anecd.</i>, t. V. <i>Theol. Christ., Observ. praev.</i>, p. 1149.&mdash;S. Bernard. <i>Op.</i>,
+ep. CLXXXVIII). Elles différent peu pour le fond de l'extrait dressé par
+Guillaume de Saint-Thierry. Le texte, qui fut envoyé à Rome et sur lequel
+le pape prononça, a été retrouva au Vatican par Jean Durand, bénédictin,
+et publié par Mabillon. On croit que c'est le texte qui était joint à la grande
+lettre de saint Bernard. (Ep. CXC, seu <i>Tractatus</i>, etc. Opusc. XI.) Je
+crois plutôt que c'est l'extrait annoncé à la fin de la lettre des évêques de
+France (ep. CCCXXXVII); il contient quatorze articles représentés par
+quatorze fragments textuels d'Abélard. (S. Bern. <i>Op.</i>, t. II, Opusc. XI,
+p. 640.) Les opinions qui y sont exprimées ont été discutées souvent. (Voyez
+Dupin, <i>Hist. des controverses</i>, XIIe siècle, c. VII, p. 360.&mdash;Le père Noël
+Alexandre, <i>Hist. Eccl.</i>, t. VI, Dissert. VII, p. 787.&mdash;Duplessis d'Argentré,
+<i>Collec. Judicior. de nov. error.</i>, t. I, p. 21.&mdash;Gervaise, <i>Hist. d'Abell.</i>, t. II,
+t. V, p, 162.&mdash;Les auteurs du <i>Thesaur. anecd.</i>, t. V, p. 1148, et ceux
+de l'<i>Histoire littéraire</i>, t. XII, p. 118 et suiv. et 138; enfin la troisième
+partie du présent ouvrage.) Quant aux écrits dénoncés, il faut en rayer
+<i>le Livre des Sentences</i> ou <i>Sententiae Divinitatis</i>, recueil qui courait sous son
+nom, qu'il a formellement désavoué et qu'on lui attribuait encore à l'époque
+où Gautier de Saint-Victor écrivait contre lui en même temps que contre
+P. Lombard, Gilbert de la Porrée, et Pierre de Poitiers. (Duboulai,
+<i>Hist. Univ.</i>, t. II, p. 631.) Ce nom de Livre des Sentences était assez
+commun alors. (<i>Ab. Op., Apolog.,</i> p. 333; Not., p. 1159.&mdash;<i>Hist. litt.</i> t. X,
+p. 313, et t. XII, p. 137.)</blockquote>
+
+<p>Quoique les quatorze propositions ne se retrouvent
+pas toutes littéralement dans le texte des écrits qui
+nous sont restés, elles sont en général authentiques,
+et les apologistes d'Abélard ont eu tort de les contester.</p>
+
+<p>Parmi les maximes condamnées, les principales
+sont les suivantes:</p>
+
+<p>I. Dans la Trinité, le Père a la toute-puissance, le
+Fils la sagesse, et le Saint-Esprit la charité; chacune
+de ces propriétés désigne chacune des personnes, de
+sorte qu'en logique rigoureuse la propriété qui distingue
+une des personnes semble manquer aux deux
+autres. Abélard ne dit pas cela, mais il avance au
+moins que le Père a la puissance parfaite, le Fils
+quelque puissance, le Saint-Esprit nulle puissance.
+Le Fils est de la substance du Père, puisqu'il en est
+engendré; le Saint-Esprit n'est pas de la substance
+du Père, puisqu'il ne fait que procéder du Père et
+du Fils. Une personne est à l'autre comme l'espèce
+est au genre, comme la forme est à la matière. C'est
+là ce que saint Bernard appelle introduire des degrés
+dans la Trinité, et sur ce chef, il accuse Abélard de
+l'hérésie d'Arius<a id="footnotetag283" name="footnotetag283"></a><a href="#footnote283"><sup>283</sup></a>. C'est ce que d'autres ont appelé
+réduire à l'unité les personnes divines, et sur ce chef,
+Abélard a été accusé de l'hérésie de Sabellius<a id="footnotetag284" name="footnotetag284"></a><a href="#footnote284"><sup>284</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote283" name="footnote283"></a><b>Note 283:</b><a href="#footnotetag283"> (retour) </a> «Theologus noster cum Ario gradus et scalas in Trinitate disponit.»
+(S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CCCXXX. Voyez aussi les lettres CXCII, CCCXXXI, CCCXXXII,
+CCCXXXVI, CCCXXXVIII.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote284" name="footnote284"></a><b>Note 284:</b><a href="#footnotetag284"> (retour) </a> Guillelm. S. Theod. <i>Disput. adv. Ab.</i>, c. II et III. <i>Biblioth. cist.</i>, t. IV.&mdash;Ott. Frising. <i>De Gest. Frid.</i>, l. I, c. XLVII.&mdash;Mabillon, <i>S. Bernard.
+Op.</i>, vol. I, t. II, p. 640.&mdash;Bayle, <i>Dict. crit.</i>, art. <i>Abélard.&mdash;Hist.
+litt.</i>, t. XII, p. 139.</blockquote>
+
+<p>II. L'Homme-Dieu ou le Christ ne peut être appelé
+à ce titre une personne de la Trinité. C'est pour cette
+parole que saint Bernard accuse Abélard de s'exprimer
+sur la personne du Christ comme Nestorius<a id="footnotetag285" name="footnotetag285"></a><a href="#footnote285"><sup>285</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote285" name="footnote285"></a><b>Note 285:</b><a href="#footnotetag285"> (retour) </a> Voyez les lettres déjà citées.&mdash;Il faut bien remarquer qu'il ne s'agit ici que du Dieu fait homme, ou du Fils de Dieu en tant que Jésus-Christ. Car
+pour le Verbe ou Fils de Dieu, considéré comme tel, il n'y a pas dans tout
+Abélard un mot qui affaiblisse en lui un seul des caractères de la divinité.</blockquote>
+
+<p>III. Dieu ne fait pas plus pour celui qui est sauvé
+que pour celui qui ne l'est pas, tant que l'un et l'autre
+n'a pas de lui-même consenti à la grâce divine;
+d'où il suit, que par les forces du libre arbitre et de
+la raison, l'homme peut rechercher la grâce, s'y attacher,
+y consentir, ou en d'autres termes, qu'une
+grâce spéciale n'est pas nécessaire pour obtenir la
+grâce. C'est sur ce point que saint Bernard accuse
+Abélard, quand il parle de la grâce, de tomber dans
+l'hérésie de Pelage<a id="footnotetag286" name="footnotetag286"></a><a href="#footnote286"><sup>286</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote286" name="footnote286"></a><b>Note 286:</b><a href="#footnotetag286"> (retour) </a> Voyez les mêmes lettres.</blockquote>
+
+<p>IV. Jésus-Christ ne nous a sauvés que par son
+exemple, par les perfections dont il nous a donné le
+divin modèle, et par la reconnaissance et l'amour
+que doit nous inspirer son sacrifice.</p>
+
+<p>V. Dieu ne pouvait empêcher le mal, puisqu'il l'a
+permis, c'est-à-dire qu'étant la perfection même, il
+ne pouvait par sa propre nature faire ce qu'il a fait
+autrement qu'il ne l'a fait.</p>
+
+<p>VI. Ce n'est pas dans l'oeuvre que réside le péché,
+mais dans la volonté, ou plutôt dans l'intention ou
+le consentement donné sciemment au mal, de sorte
+que l'oeuvre en elle-même ne nous rend ni meilleurs
+ni pires, que l'ignorance exclut le péché, et que le
+péché n'est ni dans l'acte, ni dans la tentation, ni
+dans la concupiscence, ni dans le plaisir.</p>
+
+<p>On doit entrevoir la portée de ces idées. A l'exception
+de la seconde qui nous paraît sans importance
+(car on ne voit pas ce qu'il y a de mal à dire
+subtilement que, Jésus-Christ n'étant que le nom
+humain du Fils ou le nom du Verbe fait homme,
+ce n'est pas en tant que Jésus-Christ que le Fils est
+une personne de la Trinité), toutes ces maximes ont
+une certaine gravité, et peuvent recevoir un sens
+qui compromette des dogmes fondamentaux. Il serait
+oiseux de les discuter ici; nous l'avons fait ailleurs<a id="footnotetag287" name="footnotetag287"></a><a href="#footnote287"><sup>287</sup></a>.
+Nous ne contesterons point que les principales opinions
+incriminées ne se trouvent au moins en principe
+dans les écrits d'Abélard, et qu'interprétées
+avec une rigueur absolue, poussées à leur extrême
+limite, elles ne soient hérétiques, du moins par certaines
+de leurs conséquences. Mais nous affirmons,
+en pleine connaissance de cause, qu'elles n'ont en
+général dans ses livres ni la gravité ni le caractère
+qu'elles présentent comme citations isolées et dans la
+forme arrêtée d'une rédaction sommaire. Elles sont,
+chez leur auteur, tempérées par des déclarations
+positives, modifiées par des développements ou des
+restrictions, qui permettent ou de les absoudre, ou
+de les excuser, ou de les réduire à des inexactitudes
+de langage. Les modernes censeurs d'Abélard ne nient
+même pas qu'elles puissent être ramenées à un sens
+catholique; et aucun n'affirme qu'il ait voulu innover
+an fond ni sciemment sortir de l'unité<a id="footnotetag288" name="footnotetag288"></a><a href="#footnote288"><sup>288</sup></a>. Cela suffit
+pour que le jugement qui le frappa soit condamné.
+Vainement le concile prétend-il avoir épargné la personne,
+pour ne juger que les doctrines; c'est la personne,
+bien plus que les doctrines, qu'il a poursuivie.
+Dans un autre temps, chez un autre homme, il les
+aurait tolérées. Ce n'est pas la pensée abstraite d'Abélard,
+c'est sa pensée vivante et remuante; ce n'est
+pas son système, c'est son influence que ses juges ont
+voulu anéantir<a id="footnotetag289" name="footnotetag289"></a><a href="#footnote289"><sup>289</sup></a>. Ce n'est pas la vérité éternelle,
+mais la situation accidentelle de l'Église qu'ils ont
+défendue. La puissance d'un génie inquiétant et
+réfractaire, dans le passé d'humiliantes victoires,
+dans l'avenir une tendance dangereuse, dans le présent
+une émotion générale des esprits impatients du
+joug, tels sont les graves motifs qui s'unirent aux
+inévitables passions humaines, pour déterminer la
+politique religieuse de saint Bernard et du concile
+qui lui servit d'instrument.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote287" name="footnote287"></a><b>Note 287:</b><a href="#footnotetag287"> (retour) </a> Voyez la troisième partie de cet ouvrage.*</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote288" name="footnote288"></a><b>Note 288:</b><a href="#footnotetag288"> (retour) </a> Voyez Martène et Durand. (<i>Thes. nov. anecd.</i>, t. V, praefat.) Les propositions
+d'Abélard, disent-ils, ne peuvent qu'à grand'peine être ramenées
+à un sens catholique, et devaient être condamnées du moment qu'il refusait
+de les expliquer. Mabillon, l'éditeur et l'apologiste de saint Bernard,
+ne veut pas qu'on classe Abélard parmi les hérétiques, mais seulement
+parmi les errants, «inter errantes» et plus loin: «Nolumus Abaelardum
+haereticum; sufficit pro Bernardi causa cum fuisse in quibusdam errantem;
+quod Abaelardus non diffitetur.» (S. Bern. <i>Op.</i>, praefat. chap. 5, 51, 55,
+et vol. I, t. II, Admon. in opusc. XI.) Mais ce que Mabillon accorde suffit
+aussi pour que l'on condamne la violence de saint Bernard. Tout ces bénédictins
+paraissent au fond réduire les torts d'Abélard à de mauvaises expressions.
+L'auteur de son article dans l'<i>Histoire littéraire</i>, si malveillant pour
+lui, ne lui impute pas comme hérésies intentionnelles les erreurs qu'on peut
+tirer de ses expressions (t. XII, p. 139); et M. l'abbé Ratisbonne, plus
+équitable encore, lui reconnaît «un respect sincère pour l'Église et une
+foi vive et docile.» (<i>Hist. de saint Bern,</i>, t. II, c. XXVIII, p. 24.) Les questions
+d'hérésie me paraissent discutées avec soin et modération par le père Alexandre
+Noël qui conclut ainsi: «Non est censendus haereticus; nusquam errores
+suos pertinaciter propugnavit.» (Natal. Alex. <i>Hist. Eccl.</i>, t. VI,
+Dissert. VII, p. 787-803.) Toutes ces opinions, et je n'ai cité que des autorités
+qui ne prennent point parti pour Abélard, contiennent ainsi une
+censure indirecte de la décision du concile.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote289" name="footnote289"></a><b>Note 289:</b><a href="#footnotetag289"> (retour) </a> «Quia homo ille multitudinem trahit post se et populum qui sibi credat
+habet, necesse est ut huic contagio celeri remedio occurratis.» (<i>Lett. des
+évêq. au pape.</i> S. Bern., ep. CLXXXI.)</blockquote>
+
+<p>La politique religieuse, en effet, n'agit pas seule.
+Il faut, dans ce jugement, faire une grande part à
+la vieille haine qui avait poursuivi Abélard dès le
+début de sa carrière et que ses premiers ennemis,
+en disparaissant de la scène, avaient transmise à leurs
+successeurs. La jalousie qui s'acharna contre lui est
+historiquement établie. La modération même des
+peines prononcées prouve bien qu'on ne pensait pas
+de lui tout le mal qu'on en disait; car dès cette époque,
+le sacrilège et le blasphème encouraient de plus
+rudes châtiments. On ne voulait évidemment que
+deux choses, son impuissance et son humiliation. Il
+faut remarquer, au reste, que le temps n'était pas
+venu encore où l'on vit l'Église déployer systématiquement
+la dernière rigueur contre l'erreur purement
+spéculative, et commander ou permettre les
+crimes qui ont plus tard souillé sa cause. Le XIIe siècle
+était un temps de liberté de penser relative, quand
+on le compare aux temps qui l'ont suivi.</p>
+
+<p>Cependant, ni saint Bernard ni les pères du concile
+n'étaient tranquilles sur les suites de leur décision.
+Que devait en penser Rome? cette question les
+inquiétait. D'abord il ne paraît pas que plusieurs des
+pères jouissent de ce côté-là d'une grande faveur,
+car, des deux archevêques de Sens et de Reims, l'un
+avait encouru déjà une fois la disgrâce du saint-siège;
+l'autre était destiné à se voir plus tard privé du pallium,
+par jugement du pape Eugène III<a id="footnotetag290" name="footnotetag290"></a><a href="#footnote290"><sup>290</sup></a>. Puis, bien
+qu'on eût admis que l'appel à la cour de Rome couvrait
+la personne d'Abélard, on n'était pas sûr d'être
+approuvé par le souverain pontife pour avoir passé
+outre au jugement des doctrines. L'abus de ces sortes
+d'appels, fortement dénoncé par le clergé gallican,
+était constamment accueilli ou encouragé par le
+saint-siège. Grégoire VII avait attiré à lui presque
+toute la juridiction ecclésiastique, et le célèbre archevêque
+de Tours, Hildebert, comme plus tard saint
+Bernard lui-même dans son traité de <i>la Considération</i>,
+avait en vain réclamé contre cette compétence
+directe et illimitée qui transformait la cour de Rome
+en tribunal unique de la chrétienté<a id="footnotetag291" name="footnotetag291"></a><a href="#footnote291"><sup>291</sup></a>. Il est vrai qu'on
+alléguait contre l'appel interjeté par Abélard que
+lui-même avait choisi ses juges, et qu'un concile
+provincial demeure en tout état de cause juge de la
+doctrine d'un théologien de son ressort. Mais ces
+raisons pouvaient n'être pas goûtées à Rome, et les
+évêques ne doutaient pas qu'Abélard et ses amis n'y
+missent tout en oeuvre pour faire condamner le clergé
+de France au tribunal de saint Pierre. La modération
+a toujours été le caractère et de la politique et de la
+religion de Rome, sauf dans quelques circonstances
+extrêmes où l'autorité apostolique s'est vue directement
+en péril. Sa conduite est connue; ardente,
+quand les églises nationales sont tièdes, elle se
+montre sage et clémente quand celles-ci paraissent
+passionnées; elle s'étudie à garder les formes d'une
+paternelle protection. On a déjà vu qu'au sein du
+sacré collége Abélard comptait des appuis et même
+des disciples. A leur tête était le cardinal Gui de
+Castello<a id="footnotetag292" name="footnotetag292"></a><a href="#footnote292"><sup>292</sup></a>, distingué par l'élévation de son esprit, sa
+douceur, sa justice, et dont le crédit était grand;
+car c'est lui qui, quatre ans après, fut pape sous
+le nom de Célestin II, trop tard pour le repos d'Abélard,
+trop peu de temps peut-être pour l'Église et
+pour l'humanité.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote290" name="footnote290"></a><b>Note 290:</b><a href="#footnotetag290"> (retour) </a> <i>Gall. Christ.</i>, t. IX, p. 86, et t. XII, p. 46.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote291" name="footnote291"></a><b>Note 291:</b><a href="#footnotetag291"> (retour) </a> Cf. Gervaise, <i>Vie d'Ab.</i>, t. II, l. V, p. 229.&mdash;<i>Rec. des Hist. des Gaules</i>, t. XIV; i praefat., p. XVI.&mdash;S. Bern. <i>De Considerat.</i> l. I, c. III.&mdash;Neander,
+<i>S. Bern. et son siècle</i>, l. II.&mdash;Bergier, <i>Dict. de Théol.</i>, art.
+<i>Papauté</i>; Not. XVI.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote292" name="footnote292"></a><b>Note 292:</b><a href="#footnotetag292"> (retour) </a> Guido de Castello dans les lettres de saint Bernard; Guy de Castellis,
+du Chatel, de Castel ou de Château, dans les historiens français; son nom
+vient de la ville de Città di Castello dans la légation de Pérouse. Nommé par
+Honorius II, cardinal-diacre au titre de Sainte-Marie, <i>in via lata</i>, et par
+Innocent II, cardinal-prêtre au titre de Saint-Marc, il s'éleva au souverain
+pontificat en 1143 et mourut au bout de six mois. Les manuscrits des lettres
+de saint Bernard portent qu'il était disciple d'Abélard, et Duboulai le désigne
+ainsi: «Magister Guido de Castellis P. Abaelardi quondam discipulus,
+ejusque defensor acerrimus.» (S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CXCII, p. 185 <i>in not.</i>&mdash;<i>Hist. Univ.</i>, t. II, p. 212.)</blockquote>
+
+<p>Mais saint Bernard avait encore plus d'amis auprès
+du saint-siége. Sa réputation de sainteté, sa haute
+position et son influence active dans le clergé, ses
+grands et récents services dans l'affaire du schisme,
+lui assuraient en Italie une autorité qu'il s'occupa
+d'augmenter. D'abord deux lettres synodiques furent
+adressées au saint-père, l'une par l'archevêque de
+Sens et ses suffragants; l'autre au nom de l'archevêque
+de Reims et des siens. Ces deux lettres sont
+évidemment écrites par saint Bernard. La première
+surtout est importante; elle était connue au Vatican
+sous le nom de la lettre des évêques de France<a id="footnotetag293" name="footnotetag293"></a><a href="#footnote293"><sup>293</sup></a>;
+c'est un compte rendu de toute l'affaire. Après avoir
+déclaré qu'il n'y a de ferme et de stable que ce qui
+est établi par l'autorité du siége apostolique, on y
+rappelle les leçons et les compositions d'Abélard, et
+l'impression qu'il avait produite, soit sur le public
+des écoles, soit sur celui des villes, des bourgs et
+des châteaux, et le bruit qui en était parvenu jusqu'à
+l'abbé de Clairvaux, et ses premières démarches
+pleines de charité, de discrétion, et les bravades du
+novateur et de ses disciples, forçant par un défi le
+synode à se réunir et Bernard à y paraître. Puis, en
+termes fort succincts, les pères du concile exposent
+ce qui s'y est passé; comment le <i>seigneur abbé</i> a produit
+dans l'assemblée le livre de théologie du maître
+Pierre, et les articles dudit livre, notés comme absurdes
+et pleinement hérétiques, pour que l'inculpé
+niât les avoir écrits, ou, s'il les avouait, les justifiât
+ou les amendât; comment le maître Pierre Abélard
+parut alors se défier, chercher un moyen d'évasion,
+et refusa de répondre; si bien qu'enfin et quoique
+libre audience lui fût accordée, et qu'il fût en lieu
+sûr et devant d'équitables juges, il en appela au
+saint-père en sa présence, et sortit de l'assemblée
+avec les siens. Encore que cet appel, ajoute-t-on,
+parût peu canonique, par déférence pour le siége
+apostolique, on n'a point voulu prononcer de sentence
+contre l'homme lui-même. Mais, pour mettre
+un terme à la propagation de l'erreur, on a statué
+sur les doctrines, lues et relues souvent en des cours
+publics; elles étaient notoires; elles étaient manifestement
+fausses et hérétiques; on les a donc condamnées
+en elles-mêmes, et cela un jour avant l'appel fait
+au saint-siége. Cette dernière circonstance n'est affirmée
+que dans cet endroit et elle n'est guère conciliable
+avec les autres relations, même avec celle de saint
+Bernard, même avec celle que contient cette lettre<a id="footnotetag294" name="footnotetag294"></a><a href="#footnote294"><sup>294</sup></a>.
+Pour qu'elle soit exacte, en effet, il faut ou qu'Abélard
+ait quitté la séance sans mot dire, ce que nul ne
+prétend, ou qu'on eût par provision statué à huis-clos
+sur ses doctrines, avant de l'entendre en personne, ou
+qu'enfin l'appel au pape n'ait paru consommé qu'après
+avoir été régularisé par une déclaration écrite,
+admise comme valable par le concile<a id="footnotetag295" name="footnotetag295"></a><a href="#footnote295"><sup>295</sup></a>. Quoi qu'il en
+soit, l'archevêque de Sens et son clergé transmettent
+au pape, en finissant, les articles condamnés, et
+«le supplient unanimement de confirmer leur sentence,
+de frapper d'un juste châtiment ceux qui
+s'obstineraient par esprit de contention à les défendre<a id="footnotetag296" name="footnotetag296"></a><a href="#footnote296"><sup>296</sup></a>;
+et quant au susdit Pierre, de lui imposer
+silence en lui interdisant d'enseigner et d'écrire,
+et en supprimant ses livres.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote293" name="footnote293"></a><b>Note 293:</b><a href="#footnotetag293"> (retour) </a> S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CCCXXXVII, ad Innocent. pontif. in persona Franciae episcop., Not. d.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote294" name="footnote294"></a><b>Note 294:</b><a href="#footnotetag294"> (retour) </a> «Pridie ante factam ad vos appellationem damnavimus.» Cette circonstance
+est en effet peu conciliable avec ces mots de la portion antérieure
+du récit: «Respondere noluit ... ad vestram tamen, sanctissisme pater,
+appellans praesentiam, cum suis a conventu discessit.» (<i>id. ibid.</i> Voyez
+aussi les lettres CLXXXIX et CXCI.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote295" name="footnote295"></a><b>Note 295:</b><a href="#footnotetag295"> (retour) </a> Le père Longueval, <i>Hist. de l'Égl. gall.</i>, t. IX, l. XXV, p. 29.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote296" name="footnote296"></a><b>Note 296:</b><a href="#footnotetag296"> (retour) </a> «Sententias eas perpetua damnatione notari et omnes qui pervicaciter
+et contentiese illas defenderent justa poena muletari.» (Ep. CCCXXXVII.)</blockquote>
+
+<p>En même temps, Bernard écrit pour son compte
+au pape. Il se jette dans ses bras avec tous les épanchements
+d'une âme navrée de douleur et d'un chrétien
+au désespoir. Il est dégoûté de vivre, il ne sait
+s'il lui serait utile de mourir<a id="footnotetag297" name="footnotetag297"></a><a href="#footnote297"><sup>297</sup></a>. Insensé! il croyait,
+après la mort de Pierre de Léon, l'antipape, que
+l'Église était enfin tranquille et qu'il allait vivre en
+repos; il ignorait qu'il habitait une vallée de larmes,
+une terre d'oubli. La douleur est revenue, ses pleurs
+ont coulé à flots comme les maux qu'il a soufferts.
+Un Goliath s'est levé, d'autant plus hardi qu'il sentait
+bien qu'il n'y avait point de David: Goliath, c'est
+Abélard, toujours avec son compagnon d'armes,
+Arnauld de Bresce. Puis vient le récit des circonstances
+que l'on sait, et enfin une adjuration véhémente
+adressée au successeur de Pierre: qu'il voie
+s'il est possible que l'ennemi de la foi de Pierre trouve
+un refuge auprès du siége de Pierre; qu'il se souvienne
+de ce qu'il doit à l'Église; qu'il écrase la fureur
+des schismatiques; qu'il ne fasse pas moins que
+les grands évêques, ses prédécesseurs, et saisisse,
+pendant qu'ils sont encore petits, les renards qui
+dévorent la vigne du Seigneur.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote297" name="footnote297"></a><b>Note 297:</b><a href="#footnotetag297"> (retour) </a> «Taedet vivere et an mori expediat nescio.» (Ep. CLXXXIX.)</blockquote>
+
+<p>Un moine de Montier-Ramey, admis plus tard à
+Clairvaux, Nicolas, secrétaire de l'abbé, son messager
+de prédilection pour les négociations délicates, et
+qui avait alors toute sa confiance, quoiqu'il l'ait
+trahie plus tard<a id="footnotetag298" name="footnotetag298"></a><a href="#footnote298"><sup>298</sup></a>, fut chargé de porter ces lettres au
+pape, et d'y ajouter de vive voix les commentaires
+convenables.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote298" name="footnote298"></a><b>Note 298:</b><a href="#footnotetag298"> (retour) </a> Montier-Ramey était une abbaye à quatre lieues de Troyes. Nicolas était
+un homme instruit, lettré, habile, fort employé dans les affaires de Rome,
+mais hypocrite, et que saint Bernard accusa plus tard de vol et de faux. On
+a de lui des lettres assez intéressantes.» (S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CLXXXIX et
+praefat., in t. III, vol. I, p. 711.&mdash;<i>Hist. litt.</i>, t. XIII, p. 553.)</blockquote>
+
+<p>Ces lettres n'étaient pas les seules; il en est d'autres
+où le saint s'exprime d'un ton différent, suivant
+la différence des correspondants. Ainsi il s'adresse
+avec autorité au cardinal Grégoire Tarquin, comme
+s'il n'avait pour le faire agir qu'à lui donner le signal,
+et qu'il le pût traiter comme un religieux de son ordre,
+toujours prêt à lui obéir. «Suivant votre coutume,»
+lui dit-il, «quand j'entre dans la cour (la cour de
+Rome), vous devez vous lever pour moi. Levez-vous
+donc pour ma cause ou plutôt pour la cause du
+Christ<a id="footnotetag299" name="footnotetag299"></a><a href="#footnote299"><sup>299</sup></a>.» Quand il écrit au cardinal Haimeric, qui
+était des Gaules, son ami, et de plus chancelier de
+l'Église romaine<a id="footnotetag300" name="footnotetag300"></a><a href="#footnote300"><sup>300</sup></a>, il lui parle gravement, presque
+politiquement, et lui fait sentir en peu de mots ce
+qu'on doit en pareille occurrence attendre du saint-siége.
+Il est moins à l'aise avec le cardinal Gui de
+Castello: il l'appelle son vénérable seigneur et son
+père chéri, et d'un ton mêlé de flatterie et de fermeté
+il lui témoigne l'espérance de ne pas le voir aimer
+un homme au point d'aimer ses erreurs. Ce serait
+injure que de le soupçonner d'une telle amitié, elle
+serait terrestre, charnelle et diabolique; et il ajoute:
+«Ce n'est pas moi qui accuse Abélard auprès du saint-père;
+c'est son livre qui l'accuse.... Un homme qui
+ne voit rien en énigme, rien dans le miroir,
+mais qui regarde tout face à face<a id="footnotetag301" name="footnotetag301"></a><a href="#footnote301"><sup>301</sup></a>!.... J'estimerais
+moins votre équité, si je vous priais longtemps,
+dans la cause du Christ, de ne mettre personne
+avant le Christ. Sachez-le seulement, parce qu'il
+vous est utile de le savoir, vous à qui Dieu a donné
+la puissance: il importe à l'Église, il importe à cet
+homme lui-même, qu'il lui soit imposé silence.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote299" name="footnote299"></a><b>Note 299:</b><a href="#footnotetag299"> (retour) </a> Ep. CCCXXXIII, ad G. cardinalem.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote300" name="footnote300"></a><b>Note 300:</b><a href="#footnotetag300"> (retour) </a> Haimeric, Bourguignon, de la ville de Châtillon, et qu'on dit de
+la famille de Castries, cardinal-diacre du titre de Sainte-Marie-Nouvelle.
+(S. Bern., ep. XV et CCCXXXVIII.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote301" name="footnote301"></a><b>Note 301:</b><a href="#footnotetag301"> (retour) </a> «Nihil videt per speculum et in aenigmate, sed facie ad faciem omnia
+intuetur.» (Ep. CXCII, ad magistrum Guidonem de Castello.)</blockquote>
+
+<p>Mais quand il parle au cardinal-prêtre Ives, son
+ami, qui ayant été chanoine régulier de Saint-Victor
+de Paris pouvait comprendre et partager ses sentiments,
+il épanche toutes ses colères contre Abélard;
+là encore, c'est un moine sans règle, un supérieur
+sans soin, qui ne sait ni imposer l'ordre ni s'y
+soumettre, un homme différent de lui-même, Hérode
+au dedans, Jean-Baptiste au dehors, qui veut
+souiller la chasteté de l'Église, fabricateur de mensonges,
+fauteur de dogmes pervers, plus hérétique
+enfin par son opiniâtreté que par ses erreurs<a id="footnotetag302" name="footnotetag302"></a><a href="#footnote302"><sup>302</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote302" name="footnote302"></a><b>Note 302:</b><a href="#footnotetag302"> (retour) </a> Ep. CXCIII, ad magistrum Ivonem cardinalem.</blockquote>
+
+<p>Mais en multipliant ces lettres habilement calculées
+pour intéresser à sa cause tout ce que Rome
+avait de plus considérable, saint Bernard ne voulait
+point se montrer étranger à la question de doctrine.
+Indépendamment de la relation qu'il écrit pour le
+pape, il lui adresse une épître, ou plutôt un traité
+où il examine et discute quelques-unes des opinions
+d'Abélard<a id="footnotetag303" name="footnotetag303"></a><a href="#footnote303"><sup>303</sup></a>. Cette composition a été justement placée
+parmi les meilleures de son auteur. Quoiqu'il n'y
+considère pas dans leur ensemble, ni d'un point de
+vue fort élevé, les doctrines de son adversaire, il
+prend sur lui à divers moments une supériorité véritable;
+et dégagée des violences d'un langage injurieux
+qui altère et déshonore la vérité même, sa
+pensée est souvent juste et quelquefois profonde.
+Dans la discussion sur la Trinité, on peut l'accuser
+de n'avoir pas équitablement pris l'opinion qu'il
+réfute. S'il ne la défigure pas, du moins il l'exagère;
+et en isolant les expressions, il les rend exclusives
+et plus suspectes qu'elles ne doivent l'être pour un
+esprit de bonne foi. Mais dans l'examen de la nouvelle
+théorie de la Rédemption il paraît avoir raison
+contre son rival; et l'esprit moderne qui peut
+préférer l'idée d'Abélard ne saurait faire qu'elle
+fût l'idée traditionnelle et partant orthodoxe de
+l'Église catholique. La Trinité et la Rédemption sont
+les seuls dogmes spéciaux dont le saint s'occupe
+avec étendue. Il glisse sur le reste, et se borne à
+caractériser d'une manière générale l'esprit du rationalisme
+qui respire dans toute la théologie d'Abélard.
+Là encore, il montre une vraie sagacité, et il attaque
+l'intervention de la raison dans les choses de la foi
+avec une force et une clairvoyance qui feraient envie
+à plusieurs des apologistes de notre siècle, avec une
+rhétorique passionnée qui rappelle l'auteur de l'<i>Essai
+sur l'indifférence en matière de religion</i>; c'est la
+même éloquence, plus animée peut-être, quoique
+moins naturelle encore; c'est la même vigueur sophistique;
+c'est, avec les idées que M. de la Mennais
+n'a plus, le talent qu'il a toujours.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote303" name="footnote303"></a><b>Note 303:</b><a href="#footnotetag303"> (retour) </a> S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CXC, seu tractatus contra quaedam capitula errorum
+Abaelardi, vol. I, t II, op. XI, p. 636.&mdash;<i>Ab. Op.</i>, p. 276. Voyez dans la
+suite de cet ouvrage le c. IV de la troisième partie.</blockquote>
+
+<p>Jamais plus active et plus soigneuse habileté n'a
+été déployée pour perdre un homme, coupable seulement
+de dissidence et convaincu d'être un contradicteur.
+A voir tant d'efforts empreints de tant de
+haine, de ressentiment et d'orgueil, on se dit qu'il
+est heureux pour saint Bernard d'avoir été un saint.
+Quiconque penserait et agirait ainsi pour un intérêt
+quelconque de ce monde, même pour celui d'une
+politique équitable et légitime, serait accusé de
+méchanceté dans la tyrannie; la sainteté seule atténue,
+si elle ne les justifie, ces excès de l'âme. On
+a grand tort d'attaquer les austérités que le christianisme
+prescrit. Ces austérités héroïques sont seules
+capables de racheter devant Dieu les vives passions
+que, ne pouvant les supprimer, le christianisme
+détourne à son profit, et qu'il dévoue à sa cause.
+Saint Bernard consacrait à Dieu ses passions, comme
+autrefois les templiers leur épée.</p>
+
+<p>L'intérieur du parti qui poursuivait Abélard nous
+est mieux connu que le parti d'Abélard lui-même,
+et que sa propre conduite, dans ces difficiles circonstances.
+Peut-être le Vatican, qui nous a rendu le
+texte des propositions déférées par le concile de Sens,
+contient-il encore, dans ses mystérieuses archives,
+les lettres d'Abélard suppliant, et les plaintes de ceux
+qui, croyant la vérité persécutée dans sa personne,
+invoquaient la protection du chef de la chrétienté;
+mais tout cela nous est inconnu. Nous ne possédons
+que les actes publics, deux confessions de foi et une
+apologie qu'un de ses amis écrivit avec plus de chaleur
+que de prudence. Encore ne sait-on pas bien la
+date de ces écrits, et les auteurs ne sont pas d'accord.
+Racontons les faits dans l'ordre le plus simple.</p>
+
+<p>La décision de Rome demeura un temps incertaine.
+Mais les lettres de saint Bernard au pape furent
+répandues dans le public, et l'on ne tarda pas à les
+faire suivre du bruit de la condamnation; on l'annonçait
+avant de l'avoir obtenue. Abélard, imparfaitement
+instruit de son sort, dut redoubler de soins
+pour l'éviter et l'adoucir. Il comptait sur deux appuis,
+l'opinion de la France et la faveur de Rome.</p>
+
+<p>La première était moins unie qu'il ne pensait. L'énergie
+avec laquelle on l'avait attaqué au nom de
+l'Église intimidait ceux qui n'étaient qu'impartiaux,
+neutralisait dans le clergé une partie de ses amis, et
+donnait à la querelle une gravité qui ne permettait
+plus de le suivre ouvertement qu'aux convictions
+fortes ou passionnées. Toutefois, pendant qu'il faisait
+sans doute jouer à Rome tous les ressorts qui le
+pouvaient sauver, il ne négligea pas de s'adresser au
+public, et de se concilier les deux sortes d'esprits
+qui l'avaient si souvent servi; d'une part, les esprits
+curieux et hardis, qui se plaisent à l'examen et goûtent
+la controverse, en un mot les esprits faits pour
+l'opposition; de l'autre, les esprits élevés et bienveillants,
+qui s'intéressent aisément au talent et à la
+sincérité persécutés, et qui placent volontiers le bon
+droit du côté de l'intelligence et de la faiblesse. Aux
+uns il adressa les réponses de la dialectique, aux
+autres les gémissements de la foi. Il s'étudia comme
+toujours à faire en lui redouter le controversiste et
+plaindre le chrétien.</p>
+
+<p>Mais il y avait un juge qu'il devait avant tout rassurer
+et satisfaire, c'était Héloïse: non qu'il pût
+craindre un moment d'être désavoué par l'esprit le
+plus libre, abandonné par le coeur le plus fidèle.
+Eh! dans quelles extrémités Héloïse ne l'aurait-elle
+pas suivi? mais il avait besoin de l'armer pour sa
+cause, et de ranger publiquement de son parti l'abbesse
+et ses religieuses; car elle exerçait dans l'Église
+et le monde une grande autorité morale. D'ailleurs,
+au milieu de ces restes de passions philosophiques
+et de calculs ambitieux qui l'agitaient encore, le coeur
+d'Abélard renfermait un fond de véritable tristesse;
+un sentiment amer d'injustice et de malheur qui
+demandait à se répandre, et qui s'épanchait toujours
+vers celle qui comprenait toute sa pensée et sentait
+toute son âme. C'est pour elle qu'il écrivit cette confession
+de foi si noble et si touchante:</p>
+
+<p>«Héloïse, ma soeur, toi jadis si chère dans le siècle,
+aujourd'hui plus chère encore en Jésus-Christ,
+la logique m'a rendu odieux au monde. Ils disent en
+effet; ces pervers qui pervertissent tout et dont
+la sagesse est perdition, que je suis éminent dans
+la logique, mais que j'ai failli grandement dans la
+science de Paul. En louant en moi la trempe de
+l'esprit, ils m'enlèvent la pureté de la foi. C'est, il
+me semble, la prévention plutôt que la sagesse qui
+me juge ainsi; je ne veux pas à ce prix être philosophe,
+s'il me faut révolter contre Paul; je ne
+veux pas être Aristote, si je suis séparé du Christ;
+car il n'est pas sous le ciel d'autre nom que le sien
+en qui je doive trouver mon salut. J'adore le Christ
+qui règne à la droite du Père; des bras de la foi,
+je l'embrasse, agissant divinement pour sa gloire
+dans sa chair virginale, prise du Paraclet<a id="footnotetag304" name="footnotetag304"></a><a href="#footnote304"><sup>304</sup></a>. Et pour
+que toute inquiète sollicitude, tout ombrage soit
+banni du coeur qui bat dans votre sein, tenez de
+moi ceci. J'ai fondé ma conscience sur la pierre
+où le Christ a édifié son Église. Ce qui est gravé
+sur cette pierre, je vous le dirai en peu de mots:
+Je crois dans le Père et le Fils et le Saint-Esprit,
+Dieu un par nature et vrai Dieu, qui contient la
+Trinité dans les personnes, de façon à conserver
+toujours l'unité dans la substance. Je crois que le
+Fils est en tout <i>coégal</i> au Père; savoir, en éternité,
+en puissance, en volonté, en opération. Je n'écoute
+point Arius qui, poussé par un génie pervers, ou
+même séduit par un esprit démoniaque, introduit
+des degrés dans la Trinité, enseignant que le Père
+est plus grand, le Fils moins grand, oubliant ainsi
+le précepte de la loi: <i>Tu ne monteras point par des
+degrés à mon autel</i> (Exod. xx, 26); car il monte
+par des degrés à l'autel de Dieu, celui qui introduit
+dans la Trinité une priorité et une postériorité
+(une supériorité et une infériorité). J'atteste que
+le Saint-Esprit, est consubstantiel et coégal en tout
+au Père et au Fils, quand dans mes livres je le désigne
+si souvent du nom de la Divine bonté. Je
+condamne Sabellius qui, attribuant au Père et au
+Fils la même personne, avança que le Père avait
+souffert la passion, d'où est venu le nom des patripassiens.
+Je crois que le Fils de Dieu est devenu
+le Fils de l'homme, et qu'une seule personne subsiste
+par et dans les deux natures. C'est lui qui
+après avoir souffert toutes les conditions attachées
+à son humanité et la mort même, est ressuscité,
+est monté au ciel, et viendra juger les vivants et
+les morts. J'affirme que tous les péchés sont remis
+par le baptême; que nous avons besoin de la grâce
+pour commencer et accomplir le bien, et que ceux
+qui ont failli sont régénérés par la pénitence. Quant
+à la résurrection de la chair, pourquoi en parlerais-je,
+puisque vainement je me glorifierais d'être
+chrétien, si je ne croyais que je dois ressusciter
+un jour?</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote304" name="footnote304"></a><b>Note 304:</b><a href="#footnotetag304"> (retour) </a> «Amplector eum ulnis fidei in carne virginali de Paracleto sumpta
+gloriosa divinitus operantem.» Manière un peu recherchée, mais exacte,
+d'exprimer que le Fils de l'homme a été conçu dans le sein d'une vierge
+par l'opération du Saint-Esprit.</blockquote>
+
+<p>Telle est donc la foi dans laquelle je me repose.
+C'est d'elle que je tire la fermeté de mon espérance.
+Fort de cet appui salutaire, je ne crains pas
+les aboiements de Scylla, Je ris du gouffre de Charybde,
+je n'ai pas peur des chants mortels des sirènes.
+Si la tempête vient, elle ne me renverse
+pas; si les vents soufflent, ils ne m'agitent pas;
+car je suis fondé sur la pierre inébranlable<a id="footnotetag305" name="footnotetag305"></a><a href="#footnote305"><sup>305</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote305" name="footnote305"></a><b>Note 305:</b><a href="#footnotetag305"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, p. 308.</blockquote>
+
+<p>Cette déclaration est chrétienne. Elle contient l'expression
+d'une foi correcte sur les principaux articles
+touchant lesquels on accusait Abélard d'hérésie.
+Cependant elle ne rétracte pour le fond aucune
+des opinions qu'il a soutenues dans ses livres, au
+sens du moins où il les a soutenues. I1 n'est ni le
+premier ni le seul qui, pour rester dans l'unité, ait
+profité d'une communauté de langage entre ses adversaires
+et lui, sans tenir compte des idées diverses
+que des esprits différents attachent aux mêmes mots.
+Peut-être si l'on obligeait tous les chrétiens à donner
+individuellement le sens précis et sincère qu'ils
+attribuent chacun aux expressions consacrées du
+dogme, verrait-on dans l'unité perpétuelle du catholicisme
+surgir les dissidences et les variations, et
+l'hérésie des coeurs trahir l'orthodoxie des paroles.</p>
+
+<p>Ainsi Abélard parlait à Héloïse. Ainsi il essayait
+d'offrir aux catholiques, sans engagement ni passion,
+les moyens de s'intéresser à lui et de le prendre sous
+leur garde. En même temps, il composait une apologie
+plus développée, où il se défendait en discutant
+et réfutait ses adversaires. Cet ouvrage est inconnu.
+Mais Othon de Frisingen nous en a conservé
+le commencement, où l'on voit que les questions de
+dialectique avaient été mêlées par les adversaires
+d'Abélard aux questions de théologie, et ceux-ci ont
+accusé cet ouvrage d'une vivacité et d'une violence
+qui auraient à la fois aggravé les torts de l'auteur et
+empiré sa situation<a id="footnotetag306" name="footnotetag306"></a><a href="#footnote306"><sup>306</sup></a>. Nous doutons qu'il ait écrit
+avec l'emportement qu'on lui reproche. En général,
+sa discussion était alors plus dédaigneuse que violente;
+mais c'était bien assez pour offenser des adversaires
+très-sérieusement persuadés d'être les défenseurs
+de Dieu.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote306" name="footnote306"></a><b>Note 306:</b><a href="#footnotetag306"> (retour) </a> Othon paraît croire que l'apologie d'Abélard fut faite à Cluni après la
+décision du pape. Si c'est la confession de foi qui se trouve dans les
+Oeuvres, elle n'était pas de nature à provoquer de vives répliques, et elle ne
+commence point par les mots qu'Othon nous a conservés, et qui indiquent
+que les imputations d'hérésie auraient été rattachées à quelque point de
+philosophie traité d'après Boèce. Elle n'est pas l'apologie dont un adversaire
+d'Abélard dit: «Per apologiam suam theologiam impejorat.» Celle-ci est
+donc perdue. L'existence en est attestée par Othon et par les citations curieuses
+que donne le censeur inconnu dans une réfutation attribuée faussement
+à Guillaume de Saint-Thierry. Il faut que les éditeurs de celle-ci
+l'aient lue avec peu d'attention pour n'avoir par aperçu qu'elle était dirigée
+contre une apologie tout autrement polémique que la déclaration publiée
+par d'Amboise et annexée par Tissier à la dissertation de Guillaume de Saint-Thierry,
+et à celle de l'abbé anonyme qu'on croit être Geoffroi d'Auxerre.
+(Ott. Fris. <i>De Gest. Frid.</i>, l. 1, c. XLIX.&mdash;<i>Disput anon. abb. adv. P. Abael.,
+Biblioth. cisterc.</i>, t. IV, p. 239, 240, 242, 246.)</blockquote>
+
+<p>Leurs reproches s'adressaient avec plus de justice à
+une autre apologie qu'Abélard laissa publier par un
+de ses amis. Pierre Bérenger est l'auteur de cette
+défense, véritable invective contre saint Bernard<a id="footnotetag307" name="footnotetag307"></a><a href="#footnote307"><sup>307</sup></a>.
+L'ouvrage est rempli de verve et d'audace. Au milieu
+des longueurs, des puérilités, des plaisanteries grossières
+que tolérait le goût du temps, de ces citations
+innombrables, ornement obligé d'un ouvrage destiné
+aux gens instruits, on y trouve un vrai talent satirique,
+un esprit libre et pénétrant, quelquefois une
+argumentation vive et des traits d'éloquence. C'est
+une Provinciale du XIIe siècle. On ne saurait dire si
+Abélard y avait mis la main.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote307" name="footnote307"></a><b>Note 307:</b><a href="#footnotetag307"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. XVII, <i>Berengarii scholastici Apologeticus</i>, p. 302.</blockquote>
+
+<p>Nous n'avons rien emprunté à cet ouvrage en racontant
+le concile de Sens. Nous ne voudrions pas
+juger les jésuites sur la foi de Pascal; mais il y a
+dans Pascal du vrai sur les jésuites, et tout ne peut-être
+faux dans ce que raconte Bérenger: car s'il parle
+comme un ennemi de saint Bernard, il ne s'exprime
+pas comme un ennemi de la foi.</p>
+
+<p>Citons, si ce n'est comme historique, au moins
+comme échantillon de style, quelque chose de la peinture
+intérieure du concile. Après s'être assez agréablement
+moqué de la prétention constante de Bernard
+à n'être qu'un ignorant qui ne sait pas écrire faute
+d'études, quoiqu'il écrivît avec beaucoup d'art et
+de recherche, et qu'il se fût adonné aux lettres profanes
+au point d'avoir composé dans sa jeunesse
+des chansons badines dont on lui peut offrir quelques
+citations, l'apologiste lui rappelle avec un respect
+ironique sa sainteté et ses miracles, puis lui
+déclare brusquement qu'il a perdu son auréole et
+trahi son secret par sa conduite dans la dernière
+affaire.</p>
+
+<p>«Or, voilà les évêques convoqués de toutes parts
+au concile de Sens. C'est là que tu as déclaré Abélard
+hérétique, que tu l'as arraché comme en lambeaux
+du sein maternel de l'Église. Il marchait
+dans la voie du Christ; sortant de l'ombre comme
+un sicaire aposté, tu l'as dépouillé de la tunique
+sans couture. D'abord tu haranguais le peuple,
+afin qu'il priât Dieu pour lui; et intérieurement
+tu te disposais à le proscrire du monde chrétien.
+Que pouvait faire la foule? Comment prier, quand
+elle méconnaissait celui pour qui il fallait prier? Toi,
+l'homme de Dieu, qui avais fait des miracles, qui
+étais assis avec Marie aux pieds de Jésus, qui conservais
+toutes ses paroles dans ton coeur, tu aurais
+dû brûler au ciel le plus pur encens de la prière
+pour obtenir la résipiscence de Pierre, ton accusé,
+pour obtenir qu'il se lavât de tout soupçon.... Est-ce
+que par hasard tu aurais mieux aimé qu'il demeurât
+tel que la censure trouvât où le prendre?</p>
+
+<p>«Enfin, après le dîner, le livre de Pierre est apporté,
+et l'on ordonne à quelqu'un de faire à haute
+voix lecture de ses écrits. Mais le lecteur, animé
+par la haine, arrosé par le fruit de la vigne, non
+pas de cette vigne dont il est dit, <i>je suis la vigne véritable</i>
+(Jean, XV, 1), mais de celle dont le jus
+coucha le patriarche tout nu sur le sol, se met à
+crier plus fort qu'on ne lui demandait. Après
+quelques mots, vous eussiez vu les graves pontifes
+se moquer de lui, battre des pieds, rire, jouer,
+comme gens qui accomplissent leurs voeux, non
+au Christ, mais à Bacchus; en même temps on
+salue les coupes, on célèbre les pots, on loue les
+vins; les saints gosiers s'arrosent ... et c'est alors
+que, comme dit le satirique:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Inter pocula quaerunt</p>
+<p>Pontifices saturi quid dia poemata narrent<a id="footnotetag308" name="footnotetag308"></a><a href="#footnote308"><sup>308</sup></a>.</p>
+ </div> </div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote308" name="footnote308"></a><b>Note 308:</b><a href="#footnotetag308"> (retour) </a> Pers. sat. I, v. 27-28. L'auteur latin dit <i>Romulidae</i> et non <i>pontifices</i>.</blockquote>
+
+<p>Puis, quand arrive jusqu'à eux le son de quelque
+passage subtil et divin, auquel les oreilles pontificales
+ne sont pas habituées, l'auditoire se dégrise
+dans son coeur; ce ne sont plus que grincements
+de dents contre Pierre, et ces juges aux yeux de
+taupe pour voir clair en philosophie, s'écrient:&mdash;Quoi!
+nous laisserions vivre un pareil monstre!&mdash;et,
+remuant la tête comme des juifs:&mdash;Ah! disent-ils,
+<i>voilà celui qui renverse le temple de Dieu</i>.&mdash;(Math,
+XXVI, 40.) Ainsi des aveugles jugent les
+paroles de lumière; ainsi des hommes ivres condamnent
+un homme sobre. Ainsi de vrais pots
+pleins de vin prononcent contre l'organe de la
+Trinité.... Ils avaient rempli, ces premiers philosophes
+du monde, le tonneau de leur gosier,
+et la chaleur du breuvage leur était montée au cerveau,
+de sorte que tous les yeux se fermaient noyés
+dans un sommeil léthargique. Cependant le lecteur
+crie, l'auditeur dort. L'un s'appuie sur son coude
+pour mieux sommeiller; l'autre, sur un coussin
+bien mou, cherche à fermer ses paupières; un
+troisième penche sa tête sur ses genoux. Aussi,
+quand le lecteur trouvait quelque épine dans le
+champ, il criait aux sourdes oreilles des pères:
+<i>Vous condamnez?</i> Alors, quelques-uns à peine
+éveillés à la dernière syllabe, d'une voix somnolente,
+la tête pendante, disaient: <i>Nous condamnons.&mdash;Amnons</i>,
+disaient d'autres qui, éveillés à
+leur tour par le bruit que les premiers faisaient en
+jugeant, décapitaient le mot<a id="footnotetag309" name="footnotetag309"></a><a href="#footnote309"><sup>309</sup></a>.... Ainsi les soldats
+endormis rendent témoignage que, pendant leur
+sommeil, les apôtres sont venus et ont emporté le
+corps. (Math. XXVIII, 43.) Ainsi, celui qui avait
+veillé le jour et la nuit dans la loi du Seigneur est
+condamné par des prêtres de Bacchus. C'est le malade
+qui traite le médecin; c'est le naufragé qui
+accuse celui qui est sur le rivage; le criminel
+qu'on va pendre accuse l'innocent. Que faire, ô
+mon âme? A qui recourir? As-tu oublié les préceptes
+des rhéteurs, et maîtrisée par la douleur,
+gagnée par les larmes, perds-tu le fil de ton discours?
+Crois-tu que le Fils de l'homme, quand il
+viendra, trouvera la foi sur la terre? Les renards
+ont leurs terriers, les oiseaux du ciel ont leurs
+nids; mais Pierre n'a pas où reposer sa tête....</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote309" name="footnote309"></a><b>Note 309:</b><a href="#footnotetag309"> (retour) </a> Il y a ici un jeu de mots impossible à traduire. <i>Damnatis</i>, dit le promoteur.
+<i>Damnamus</i>, disent les pères. <i>Namus</i>, répondent les plus endormis.
+<i>Namus</i>, nous nageons, ce mot fait allusion à l'ivresse, et Bérenger ajoute:
+«Votre natation est une tempête, une submersion.» (P. 305.)</blockquote>
+
+<p>«En voyant agir de la sorte, en écoutant les arrêts
+de pareils juges, on se console avec ces mots de
+l'Évangile: <i>Les pontifes et les pharisiens se sont
+réunis, et ils ont dit: Que faisons-nous? Cet homme
+dit des choses merveilleuses. Si nous le laissons aller,
+tout le monde croira en lui</i>. (Jean, XI, 47.)</p>
+
+<p>«Mais un des pères, nommé l'abbé Bernard, étant
+comme le pontife de ce concile, prophétisa en
+disant: <i>Il nous convient qu'un seul homme soit
+exterminé par le peuple et que toute la nation ne
+périsse pas</i><a id="footnotetag310" name="footnotetag310"></a><a href="#footnote310"><sup>310</sup></a>. C'est de ce moment qu'ils ont résolu
+de le condamner, répétant ces paroles de Salomon:
+<i>Tendons des embûches au juste</i> (Prov. I, 11), enlevons-lui
+la grâce des lèvres et trouvons le mot qui
+perdra le juste.&mdash;Vous l'avez fait en faisant ce que
+vous avez fait, vous avez dardé contre Abélard les
+langues de la vipère. Renversés par l'ivresse, vous
+l'avez renversé, et vous avez absorbé le vin, <i>comme
+celui qui dévore le pauvre en secret</i> (Habac. III, 14).
+Et pendant ce temps, Pierre priait: <i>Seigneur</i>,
+disait-il, <i>délivrez mon âme des lèvres iniques et de
+la langue perfide</i>. (Ps. CXIX, 2.)</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote310" name="footnote310"></a><b>Note 310:</b><a href="#footnotetag310"> (retour) </a> Jean, XI, 50. Bérenger dit: <i>Exterminetur a populo</i>, ce qui veut dire
+soit <i>exterminé par le peuple</i> ou <i>proscrit du sein du peuple</i>. Il y a dans la
+Vulgate: <i>Moriatur pro populo</i>, ce qui est conforme au texte grec.</blockquote>
+
+<p>«Au milieu de tant de pièges, Abélard se réfugie
+dans l'asile du jugement de Rome.&mdash;Je suis, dit-il,
+un enfant de l'Église romaine. Je veux que ma
+cause soit jugée comme celle de l'impie; <i>j'en appelle à César</i>.&mdash;Mais Bernard, l'abbé, sur le bras
+duquel se reposait la multitude des pères, ne dit
+pas comme le gouverneur qui tenait saint Paul
+dans les fers: <i>Tu en as appelé à César, tu iras à César</i><a id="footnotetag311" name="footnotetag311"></a><a href="#footnote311"><sup>311</sup></a>;
+mais <i>tu en as appelé à César, tu n'iras pas à
+César</i>. Il informe en effet le siège apostolique de
+tout ce qu'ils ont fait, et aussitôt un jugement de
+condamnation de la cour de Rome court dans toute
+l'Église gallicane. Ainsi est condamnée cette bouche,
+temple de la raison, trompette de la foi, asile
+de la Trinité. Il est condamné, ô douleur, absent,
+non entendu, non convaincu. Que dirai-je, que ne
+dirai-je pas, Bernard?....</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote311" name="footnote311"></a><b>Note 311:</b><a href="#footnotetag311"> (retour) </a> «Caesarem appello.&mdash;Caesarem appellasti; ad Caesarem ibis.» (Act. XXV,
+11 et 12.)</blockquote>
+
+<p>«Malgré tout ce que la fureur intestine des haines
+conjurées, tout ce qu'un orage de passions implacables
+et insensées pouvait lancer contre Pierre,
+tout ce que pouvait comploter l'envie et l'iniquité,
+la froide clairvoyance de la censure apostolique ne
+devrait jamais se laisser endormir. Mais il dévie
+facilement de la justice, celui qui dans une cause
+craint l'homme plus que Dieu. Elle est vraie, cette
+parole d'une bouche prophétique: <i>Toute tête est
+languissante.... De la plante des pieds jusques au col,
+rien n'est sain en lui</i><a id="footnotetag312" name="footnotetag312"></a><a href="#footnote312"><sup>312</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote312" name="footnote312"></a><b>Note 312:</b><a href="#footnotetag312"> (retour) </a> Isaï., l. 5 et 6.&mdash;Le texte dit de la plante des pieds jusqu'au sommet
+de la tête, <i>usque ad verticem</i>. C'est peut-être par erreur que la citation de
+Bérenger porte <i>cervicem</i>.</blockquote>
+
+<p>«Il voulait, disent les fauteurs de l'abbé, corriger
+Pierre. Homme de bien, si tu projetais de rappeler
+Pierre à la pureté d'une foi intacte, pourquoi,
+en présence du peuple, lui imprimais-tu le
+caractère du blasphème éternel? Et si tu cherchais
+à enlever à Pierre l'amour du peuple, comment t'apprêtais-tu
+à le corriger? De l'ensemble de tes
+actions, il ressort que ce qui t'a enflammé contre
+Pierre n'est pas l'envie de le corriger, mais le
+désir d'une vengeance personnelle. C'est une belle
+parole que celle du prophète: <i>Le juste me corrigera
+en miséricorde.</i> (Ps. CXL, 5.) Où manque en
+effet la miséricorde, n'est pas la correction du
+juste, mais la barbarie brutale du tyran.</p>
+
+<p>«Et sa lettre au pape Innocent atteste encore les
+ressentiments de son âme: <i>Il ne doit pas trouver un
+refuge auprès du siége de Pierre, celui qui attaque
+la foi de Pierre</i><a id="footnotetag313" name="footnotetag313"></a><a href="#footnote313"><sup>313</sup></a>! Tout beau, tout beau, vaillant
+guerrier; il ne sied pas à un moine de combattre
+de la sorte. Crois-en Salomon: <i>Ne soyez pas trop
+juste de peur de tomber dans la stupidité</i><a id="footnotetag314" name="footnotetag314"></a><a href="#footnote314"><sup>314</sup></a>. Non,
+il n'attaque pas la foi de Pierre celui qui affirme la
+foi de Pierre: il doit donc trouver un refuge auprès
+du siége de Pierre. Souffre, je te prie, qu'Abélard
+soit chrétien avec toi. Et si tu veux, il sera catholique
+avec toi; et si tu ne le veux pas, il sera catholique
+encore; car Dieu est à tous et n'appartient
+à personne<a id="footnotetag315" name="footnotetag315"></a><a href="#footnote315"><sup>315</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote313" name="footnote313"></a><b>Note 313:</b><a href="#footnotetag313"> (retour) </a> S. Bern., ep. CLXXXIX.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote314" name="footnote314"></a><b>Note 314:</b><a href="#footnotetag314"> (retour) </a> <i>Eccl.</i>, VII. 17.&mdash;Il y a dans le texte: «Noli esse justus multum, neque plus sapias quam necesse est, ne obstupescas.» Bérenger dit: «Noli nimium esse justus, ne forte obstupescas.»</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote315" name="footnote315"></a><b>Note 315:</b><a href="#footnotetag315"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. XVII, p. 303-308.</blockquote>
+
+<p>Après ces belles paroles, Bérenger recherche si en
+effet Abélard n'est pas chrétien. Il donne alors le
+texte de la confession de foi adressée à Héloïse, et
+sur cette déclaration, il demande s'il est juste et charitable
+de fermer à celui qui professe la croyance de
+l'Église tout accès vers le chef de l'Église. Abélard
+peut s'être trompé, mais il n'a point dit tout ce qu'on
+lui fait dire, ou il l'a dit dans un autre sens; un
+second ouvrage eût corrigé ou bien éclairci le premier;
+il fallait attendre ses explications. Enfin s'il
+reste des erreurs, et Berenger ne le conteste pas, où
+n'y a-t-il point d'erreurs? il y en a dans saint Bernard
+lui-même. Son traité sur le Cantique des Cantiques
+contient une hérésie sur l'origine de l'âme<a id="footnotetag316" name="footnotetag316"></a><a href="#footnote316"><sup>316</sup></a>.
+Il y a des fautes dans saint Hilaire, dans saint Jérôme,
+et saint Augustin a publié le livre de ses rétractations.
+Comment donc a-t-on pu avec tant d'acharnement
+travailler à fermer au maître Pierre les
+portes de la clémence apostolique?</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote316" name="footnote316"></a><b>Note 316:</b><a href="#footnotetag316"> (retour) </a> Les erreurs que Berenger signale dans saint Bernard, sont peu graves
+ou peu prouvées. Ainsi on lit dans son vingt-septième sermon sur le <i>Cantique
+des Cantiques</i>, que l'âme vient du ciel, et Berenger en conclut que
+saint Bernard est tombé dans l'erreur d'Origène qui attribuait aux âmes une
+existence antérieure à cette vie. L'induction nous paraît forcée. (S. Bern.
+<i>Op.</i>, vol. I, t. IV, serm. XXVII, 6; Not., p. CXIII.&mdash;<i>Hist. litt.</i>, t. XII,
+p. 257.)</blockquote>
+
+<p>Telle est l'argumentation ici parfaitement juste
+par laquelle Berenger termine son pamphlet théologique,
+en prenant l'engagement de discuter dans un
+autre écrit le fond même des questions. Mais cet
+engagement, il ne le tint pas. On vient de voir qu'en
+écrivant, il savait déjà que la cour de Rome avait
+prononcé, et que toute espérance était perdue. Du
+côté de saint Bernard, une dissertation, empreinte
+d'une verve qui va jusqu'à la violence, avait été lancée
+contre l'apologie, non de Berenger, mais d'Abélard<a id="footnotetag317" name="footnotetag317"></a><a href="#footnote317"><sup>317</sup></a>.
+L'auteur inconnu, mais qui était un abbé de
+moines noirs, dédie son ouvrage à l'archevêque de
+Rouen qui parait être son supérieur ecclésiastique,
+raconte qu'il a été lié avec Abélard par la plus étroite
+familiarité, et prend avec la dernière vivacité la
+défense de saint Bernard contre une apologie qu'il
+traite de calomnieuse. C'est celle que nous n'avons
+plus. Il accuse Abélard d'être <i>conduit par les furies</i> et
+d'avoir comparé saint Bernard à Satan, transformé
+en ange de lumière. Si la citation est exacte, l'accusé
+n'eût fait que rendre à l'accusateur ce qu'il lui avait
+prêté<a id="footnotetag318" name="footnotetag318"></a><a href="#footnote318"><sup>318</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote317" name="footnote317"></a><b>Note 317:</b><a href="#footnotetag317"> (retour) </a> Nous avons déjà parlé de cette dissertation d'un abbé anonyme.
+Plusieurs auteurs, Duchesne entre autres, l'ont confondue avec celle de
+Guillaume de Saint-Thierry, ou la lui ont attribuée par surérogation;
+erreur manifeste que Tissier et Mabillon ont relevée. Point d'évidente
+raison non plus pour donner cet ouvrage à Geoffroi, l'auteur de la <i>Vie
+de saint Bernard</i>. Un moine de Cîteaux, nommé aussi Geoffroi, l'attribue
+bien à un abbé de moines noirs, et Geoffroi le biographe devint en
+effet abbé de Clairvaux (ou des moines noirs de Cîteaux); il fut le troisième
+successeur de saint Bernard; mais il n'était point abbé à l'époque où l'ouvrage
+paraît avoir été écrit, et surtout il ne dépendait pas de l'archevêque
+de Rouen. L'ouvrage, au reste, a été inséré dans la Bibliothèque de
+Cîteaux. (Disputat. anonym. abbat. adv. dogm. P. Abael., <i>Bibl. cist.</i>, t. IV,
+p. 238.&mdash;S. Bern. <i>Op.</i>, admon. in opusc. XI, vol. 1, t. II, p. 636.&mdash;<i>Thes.
+nov. anecd. observ. proev. in Ab. Theol.</i>, t. V, p. 1148.&mdash;Ex epist.
+Gaufr. mon. clarev., <i>Rec. des Hist.</i>, t. XIV, p. 331.&mdash;<i>Ab. Op.</i>; Not.,
+p. 1193.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote318" name="footnote318"></a><b>Note 318:</b><a href="#footnotetag318"> (retour) </a> Voyez ci-dessus et S. Bern. ep. CCCXXX.</blockquote>
+
+<p>Mais ces violences de langage, toujours blâmables,
+étaient de plus imprudentes. Le clergé orthodoxe
+prenait de jour en jour le dessus. Berenger,
+esprit vif et caustique, s'était fait encore d'autres
+affaires, en attaquant les chartreux qui, dit-on,
+avaient pris parti contre lui<a id="footnotetag319" name="footnotetag319"></a><a href="#footnote319"><sup>319</sup></a>. Il se vit bientôt obligé
+de quitter le pays et de songer à sa sûreté; puis du
+fond de la retraite où il s'était caché, il écrivit à
+Guillaume, évêque de Mende, une lettre où il s'excuse,
+en laissant échapper encore quelques épigrammes
+contre saint Bernard. Il déclare qu'il se rend
+sur les questions générales du dogme, qu'il n'a pas
+fait suivre son premier ouvrage d'un second, et qu'il
+a renoncé à s'ériger en patron des articles reprochés à
+Pierre Abélard, puisque, encore qu'ils soient bons pour
+le sens, ils ne le sont pas pour le son<a id="footnotetag320" name="footnotetag320"></a><a href="#footnote320"><sup>320</sup></a>. «Quant à l'apologie
+que j'ai publiée, je la condamnerai, dit-il,
+en ce sens, que si j'ai dit quelque chose contre
+la personne de l'homme de Dieu, j'entends que
+le lecteur le prenne en plaisanterie, et non au
+Sérieux.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote319" name="footnote319"></a><b>Note 319:</b><a href="#footnotetag319"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. XIX, p. 325.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote320" name="footnote320"></a><b>Note 320:</b><a href="#footnotetag320"> (retour) </a> «Quia, etsi sanum saperent, non sane sonabant.» (<i>Ab. Op.</i>, pars II,
+ep. XVIII, p. 822.)</blockquote>
+
+
+<p>C'est que le jugement du pape, qui d'abord n'avait
+que transpiré, fut bientôt officiellement connu, et
+mit fin à cette grande controverse, qui devait renaître
+un jour sous les auspices d'hommes nouveaux.
+Saint Bernard avait triomphé; l'oeuvre était consommée.
+On ignore si la cour de Rome hésita, si
+elle fut quelque temps combattue entre les deux
+partis; mais l'acquittement d'Abélard était la condamnation
+du clergé de France et l'immolation dans
+l'Église de ce qu'on pourrait appeler le parti gouvernemental
+au parti libéral. Un tel acte ne pouvait être
+qu'une dangereuse inconséquence, à moins qu'il ne
+fût le début et le signal d'un système nouveau, et
+ne figurât dans un vaste ensemble de mesures de
+réforme ou tout au moins de conciliation. Or cette
+politique n'était pas dans les idées du siècle, peut-être
+même eût-elle devancé de trop d'années la nécessité
+qui plus tard a pu la réclamer sans l'obtenir. En
+tout cas, elle n'était pas à la portée de celui qui,
+sous le nom d'Innocent II, gouvernait l'Église,
+esprit médiocre et d'une commune prudence, imitateur
+timide de la politique illustrée, entre ses prédécesseurs,
+par Hildebrand, et entre ses successeurs,
+par Lothaire Conti. Peu de mois après le concile de
+Sens, un rescrit donné à Latran le 16 juillet, et
+adressé aux archevêques de Sens et de Reims, ainsi
+qu'à l'abbé de Clairvaux, condamna sur l'appel Abélard
+et ses doctrines<a id="footnotetag321" name="footnotetag321"></a><a href="#footnote321"><sup>321</sup></a>. Les termes en sont assez modérés.
+Après un préambule sur les droits et les devoirs
+du saint siége, et quelques citations d'erreurs déjà condamnées,
+le pape, sans se prononcer en droit touchant
+les opérations du concile, dit que, quant aux
+articles déférés par les deux archevêques, il a reconnu
+avec douleur, dans la pernicieuse doctrine de Pierre
+Abélard, d'anciennes hérésies, et qu'il se félicite qu'au
+moment où se raniment des dogmes pervers, Dieu
+ait suscité à l'Église des enfants fidèles, au saint
+troupeau d'illustres pasteurs, jaloux de mettre un
+terme aux attaques du nouvel hérétique<a id="footnotetag322" name="footnotetag322"></a><a href="#footnote322"><sup>322</sup></a>. En conséquence,
+après avoir pris le conseil de ses évêques et
+cardinaux, le successeur de saint Pierre condamne
+les articles ainsi que la doctrine générale de Pierre
+et son auteur avec elle, et impose à Pierre, comme
+hérétique (<i>tanquam haeretico</i>), un perpétuel silence. Il
+estime en outre que tous les sectateurs et défenseurs
+de son erreur devront être séquestrés du commerce
+des fidèles et enchaînés dans les liens de l'excommunication.
+On ajoute que le pape ordonna de livrer
+aux flammes les livres d'Abélard, et que lui-même
+les fit brûler à Rome<a id="footnotetag323" name="footnotetag323"></a><a href="#footnote323"><sup>323</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote321" name="footnote321"></a><b>Note 321:</b><a href="#footnotetag321"> (retour) </a> S. Bern. <i>Op.</i>, ep. CXCIV; Innocentius episc. venerabilibus fratribus.&mdash;<i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. XVI, p. 301.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote322" name="footnote322"></a><b>Note 322:</b><a href="#footnotetag322"> (retour) </a> «Qui novi haeretici calomniis studeant obviare.» (<i>Id., ibid.</i>)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote323" name="footnote323"></a><b>Note 323:</b><a href="#footnotetag323"> (retour) </a> Gaufrid., <i>In Vit. S. Bern.</i>&mdash;S. Bern. <i>Op.</i>, vol. 1, p. 636.</blockquote>
+
+<p>Telle était la lettre immédiatement ostensible.
+Une lettre plus courte, portant la même suscription,
+et donnée le lendemain de la précédente, contenait
+le commandement que voici:</p>
+
+<p>«Par les présents écrits, nous mandons à votre
+fraternité de faire enfermer séparément dans les
+maisons religieuses qui vous paraîtront le plus
+convenables, Pierre Abélard et Arnauld de Bresce,
+fabricateurs de dogmes pervers et agresseurs de la
+foi catholique, et de faire brûler les livres de leur
+erreur partout où ils seront trouvés. Donné à Latran,
+18ième jour des calendes d'août.»</p>
+
+<p>Et à cette lettre était annexé cet ordre:</p>
+
+<p>«Ne montrez ces écrits à qui que ce soit, jusqu'à
+ce que la lettre même (sans doute le rescrit principal)
+ait été, dans le colloque de Paris qui est
+très-prochain, communiquée aux archevêques<a id="footnotetag324" name="footnotetag324"></a><a href="#footnote324"><sup>324</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote324" name="footnote324"></a><b>Note 324:</b><a href="#footnotetag324"> (retour) </a> Cet ordre est du 14 juillet. On ignore quel était le but de ce colloque
+(conférence ou délibération) qui devait se tenir à Paris et où devaient assister
+des archevêques, je n'en ai vu trace ni dans la <i>Gallia Christiana</i>, ni
+dans l'<i>Histoire de l'Église de Paris</i> du P. Gérard Dubois. (S. Bern. <i>Op.</i>,
+ep. CXCIV et not. in ep. CLXXXVII et seqq., p. lxvi.&mdash;<i>Ab. Op.</i>, pars II,
+ep. XV et XVI, p. 299 et 301.&mdash;Fleury, <i>Hist. Eccl.</i>, t. XIV, l. LXVII,
+p. 556.)</blockquote>
+
+<p>Le secret prescrit fut gardé quelque temps. Abélard
+paraît n'avoir ni su ni soupçonné de bonne heure
+ce fatal dénoûment. En faisant son appel, il avait
+entendu se retirer par devers la Cour de Rome,
+pour y plaider sa cause. Il ne pouvait s'imaginer
+qu'on l'y jugerait sans l'entendre, et que cette iniquité,
+presque sans exemple de la part de l'Église
+suprême, serait consommée contre lui. Il faut remarquer
+en effet, qu'à aucune époque de la procédure,
+soit en France, soit en Italie, il n'a été admis à dire
+s'il reconnaissait les ouvrages à lui attribués, s'il
+avouait, désavouait, rétractait, modifiait ou interprétait
+les articles qu'on prétendait en avoir extraits,
+ni enfin à s'expliquer sur ses dogmes et ses intentions;
+la preuve n'a donc jamais été faite qu'il fût
+coupable de malice, orgueil, opiniâtreté, conditions
+indispensables de l'hérésie; car l'hérésie est un crime
+et non pas une erreur. On conçoit donc jusqu'à un
+certain point sa sécurité. Cependant, comme il n'attendait
+plus rien de la France, il résolut d'aller à
+Rome, afin de s'y défendre s'il était encore simple
+accusé, de se justifier s'il était condamné déjà. Triste
+et souffrant, il partit pour Lyon, en faisant route
+par la Bourgogne. L'âge et les infirmités ralentissaient
+sa marche; il séjournait dans les monastères
+qu'il rencontrait sur son chemin. Une fois, surpris,
+dit-on, par la nuit, il fut forcé de s'arrêter à Cluni.</p>
+
+<p>La maison de Cluni, située non loin de Mâcon,
+était une ancienne abbaye de l'ordre de Saint-Benoît,
+fondée au commencement du Xe siècle par Bernon,
+abbé de Gigny, et richement dotée par Guillaume Ier,
+duc d'Aquitaine et comte d'Auvergne. Elle avait précédé
+Cîteaux et par conséquent Clairvaux, qui n'était
+qu'une colonie de cette dernière maison, et, comme
+on disait dans le cloître, la troisième fille de Cîteaux<a id="footnotetag325" name="footnotetag325"></a><a href="#footnote325"><sup>325</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote325" name="footnote325"></a><b>Note 325:</b><a href="#footnotetag325"> (retour) </a> Cluni et Cîteaux, tous deux de l'ordre de Saint-Benoît, étaient cependant
+des chefs d'ordre. Les quatre démembrements de Cîteaux, appelés ses
+quatre filles, étaient les abbayes de La Ferté, de Pontigni, de Clairvaux et
+de Morimond. La robe de Cluni était noire, celle de Cîteaux blanche,
+excepté quand les moines sortaient de la maison. Cette différence dans la
+couleur du froc joue un grand rôle dans las démêlés des clunistes et des
+cisterciens. (<i>Hist. des ordres monastiques</i>, par le P. Heliot, t. V, c. xviii et
+xxxii.)</blockquote>
+
+<p>Cluni était ce qu'on appelle un chef d'ordre et un
+des monastères les plus renommés de la Gaule pour
+sa richesse et sa dignité. On vantait la magnificence
+de son église, de ses bâtiments, de sa bibliothèque;
+et l'hospitalité y était exercée avec grandeur. Un esprit
+de paix et d'indulgence, le goût des lettres et
+des arts même régnaient dans cette maison où les
+biens du monde n'étaient point dédaignés et que des
+religieux austères accusaient de relâchement. Les
+vives animosités qui éclataient souvent entre les divers
+ordres, comme entre les couvents du même
+ordre, avaient, pendant un temps, animé Cîteaux
+contre Cluni. Cîteaux, chef d'ordre comme Cluni,
+et à sa suite Clairvaux, plus ardent, plus rigoureux,
+plus pauvre, avait attaqué tout à la fois la
+richesse, l'influence, et l'esprit large et tolérant
+d'une abbaye où le temps avait amené quelques modifications
+à la règle primitive de Saint-Benoît. Naturellement,
+Cluni répondait en accusant Cîteaux
+de pharisaïsme. Bernard, avec sa ferveur inflexible,
+n'avait pas manqué, près de quinze ans auparavant,
+de prendre parti pour Cîteaux, d'où il était sorti,
+et tout en lui reprochant les exagérations malveillantes
+d'un zèle outré, il avait censuré les nouveautés
+et les concessions de Cluni, et dénoncé la mollesse
+sous le nom de modération, la complaisance sous
+celui de charité<a id="footnotetag326" name="footnotetag326"></a><a href="#footnote326"><sup>326</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote326" name="footnote326"></a><b>Note 326:</b><a href="#footnotetag326"> (retour) </a> Voyez l'ouvrage que saint Bernard, à la demande de Guillaume de
+Saint-Thierry, composa sous le nom d'<i>Apologia</i> et où il attaque encore plus
+Cluni qu'il ne le défend, tout en blâmant Cîteaux. (S. Bern. <i>Op.</i>, vol. 1,
+t. II, opusc. V.)</blockquote>
+
+<p>Quoique ces accusations, motivées surtout par
+quelques habitudes de luxe inséparables d'une
+grande opulence, et par les désordres ambitieux
+d'un abbé, Pons de Melgueil, mort à Rome excommunié,
+n'eussent jamais atteint son successeur,
+Pierre, fils de Maurice, de la grande famille des
+seigneurs de Montboissier en Auvergne, celui à qui
+ses vertus et sa longue vie ont attiré le nom de Pierre
+le Vénérable; il lui fallut prendre la plume pour défendre
+son ordre et répondre, au moins indirectement,
+à saint Bernard<a id="footnotetag327" name="footnotetag327"></a><a href="#footnote327"><sup>327</sup></a>. Il donna une réfutation remarquable
+de toutes les critiques des cisterciens,
+ce qui était réfuter celles que s'appropriait saint
+Bernard, quoiqu'il ne le nommât pas<a id="footnotetag328" name="footnotetag328"></a><a href="#footnote328"><sup>328</sup></a>. Mais c'est
+l'esprit même de saint Bernard que semble combattre
+dans son style calme, mesuré, enjoué même,
+l'esprit juste et serein de Pierre le Vénérable. En
+1132, une exemption en matière de dîme accordée
+par le pape aux moines de Cîteaux, obligea l'abbé
+de Cluni à réclamer, et suscita une controverse nouvelle
+entre l'abbé de Clairvaux et lui<a id="footnotetag329" name="footnotetag329"></a><a href="#footnote329"><sup>329</sup></a>. Enfin, six
+ans après, l'élection d'un cluniste à l'évêché de
+Langres, faite contre le gré du premier, l'entraîna
+à des plaintes amères où son noble émule ne fut pas
+épargné auprès du roi ni du pape. Pierre lui répondit
+avec une mesure et une supériorité reconnues des
+admirateurs mêmes de saint Bernard; et quand enfin,
+résumant tous leurs différends du ton de la modération
+et de l'amitié, il voulut les mettre au néant,
+il lui écrivit une grande lettre toute pleine d'autorité
+et de douceur où nous lisons cette belle parole
+trop peu comprise des moines de tous les temps:
+«La règle de saint Benoît est subordonnée à la règle
+de la charité<a id="footnotetag330" name="footnotetag330"></a><a href="#footnote330"><sup>330</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote327" name="footnote327"></a><b>Note 327:</b><a href="#footnotetag327"> (retour) </a> Pierre le Vénérable, «Venerabilis cognomine, quod ipsi haesit, sua
+aetate donatus» (<i>Rec. des Hist.</i>, t. XV, ep. Pet. Clun. abb., <i>Monit.</i>,
+p. 625); «Cognomento venerabilis ob eximiam divinarum et humanarum
+scientiarum cognitionem cum insigni vitae prebliate conjunctam» (<i>Gall.,
+Christ.</i>, t. VI, p. 1117), ne fut point <i>canonisé selon les formes</i>. Mais les
+bénédictins n'ont pas manqué de l'inscrire dans leur martyrologe; et dans
+la bibliothèque de Cluni, son nom est précédé de l'S. (<i>Bibl. Cluniac. vit. S.
+Pet. vener.</i>, p. 553.) Les auteurs de l'<i>Histoire littéraire</i> le regardent également
+comme un saint en France. (<i>Hist. litt.</i>, t. XIII suppl., p. 431.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote328" name="footnote328"></a><b>Note 328:</b><a href="#footnotetag328"> (retour) </a> Fleury n'hésite pas à considérer l'apologie de Cluni adressée par
+Pierre à Bernard comme une réponse à l'ouvrage du dernier, et c'est aussi
+l'opinion de Neander. Les auteurs de l'<i>Histoire littéraire</i> mettent un grand
+soin à prouver qu'il n'en est rien et que Pierre ne répond qu'aux cisterciens
+en général. Il est certain que la réfutation n'est ni directe, ni expresse,
+mais l'opposition entre les deux hommes est flagrante. (Cf. <i>Bibl. cluniac.</i>,
+l. I, ep. XXVIII&mdash;<i>Hist. litt.</i>, t. XIII, p. 199, t. Xlll supp., p. 266 et 438.&mdash;
+<i>Hist. Eccl.</i>, l. LXVII, n° 43.&mdash;<i>Saint Bernard et son siècle</i>, l. II.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote329" name="footnote329"></a><b>Note 329:</b><a href="#footnotetag329"> (retour) </a> S. Bern. <i>Op.</i>, vol. 1, not. in ep. CCXXVIII.&mdash;<i>Bibl, Clun., Petr. Ven. epist.</i>, l. I, ep. XXXIII-XXXVI.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote330" name="footnote330"></a><b>Note 330:</b><a href="#footnotetag330"> (retour) </a> «Regula illa illius sancti patris ex illa sublimi et generali caritalis regula pendet.» (<i>Bib. Clun., Petr. epist.</i>, l. IV, ep. XVII, l. I, ep. XXIX.&mdash;S.
+Bern. <i>Op.</i>, ep. CLXIV à CLXX, ep. CCXXIX.)</blockquote>
+
+<p>La bienveillance, l'estime, l'amitié même parurent
+assez constamment unir ces deux hommes si
+différemment chrétiens. Ils se louèrent beaucoup
+l'un l'autre, et je ne sais s'ils s'en tendirent jamais.
+L'abbé Pierre, par ses vertus calmes, sa piété simple,
+la culture et la distinction de son esprit, était
+universellement respecté dans l'Église. Il ne manquait
+pas pour lui-même de la sévérité nécessaire à
+la profession monastique, et sa réforme de son ordre,
+décrétée en 1132, dans un chapitre général où
+assistèrent douze cent douze frères et deux cents
+prieurs, l'a bien prouvé. Mais une charité tendre et
+éclairée l'inspirait, et son esprit aimable autant
+qu'étendu, lui faisait admettre et comprendre ce
+qui échappait au génie étroit de l'abbé de Clairvaux.
+Les lettres de Pierre sont admirables par l'onction dans
+la raison. Tout, jusqu'à cette intelligence des choses
+mondaines dans une juste mesure, jusqu'à cette habile
+alliance d'une vie simple et pure avec l'emploi
+des richesses du siècle, des trésors des arts, des
+moyens d'influence temporels, rappelle involontairement,
+dans sa magnificence, sa grâce et sa sainteté,
+l'immortel archevêque de Cambrai. Ce n'est faire
+tort ni à Pierre ni à Bernard que de dire qu'il y eut
+en eux et même entre eux quelque chose qui fait penser
+à Fénelon et à Bossuet. «Vous remplissez les devoirs
+«pénibles et difficiles, qui sont de jeûner, de
+«veiller, de souffrir,» écrivait un jour Pierre à Bernard,
+«et vous ne pouvez supporter le devoir facile
+«qui est d'aimer<a id="footnotetag331" name="footnotetag331"></a><a href="#footnote331"><sup>331</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote331" name="footnote331"></a><b>Note 331:</b><a href="#footnotetag331"> (retour) </a> «Quae gravia sunt faciunt; quae levia facere nolunt.... Servas, quicumque
+talis es, gravia Christi mandata, cum jejunas, cum vigilas, cum fatigaris,
+cum laboras; et non vis levia ferre, ut diligas.» (<i>Bibl. Clun.</i>,
+1. VI, ep. IV, p. 897. Cette lettre a été mise à la date de 1149.) Saint Bernard
+était fort supérieur à Bossuet en énergie et en puissance de caractère;
+mais la nature de Bossuet était meilleure, plus équitable et plus douce.</blockquote>
+
+<p>Tel était l'homme que la Providence mît sur la
+route d'Abélard fugitif. Ce n'était ni comme lui un
+docteur audacieux, ni comme son rival un moine
+dominateur; mais un prélat lettré et doux, pieux et
+libéral, qui aimait la paix et qui savait l'établir et la
+conserver. Il accueillit Abélard avec un mélange de
+compassion et de respect, et la triste victime de tant
+de haineuses passions, y compris les siennes, rencontra
+enfin ce qu'il n'avait guère trouvé sur l'âpre
+chemin de sa vie, la bonté.</p>
+
+<p>S'étant reposé quelques jours à Cluni, il confia
+ses projets à l'abbé Pierre. Il se regardait comme
+l'objet d'une injuste persécution, et protestait avec
+horreur contre le nom d'hérétique. Il raconta qu'il
+avait fait appel au saint-siége, et qu'il allait se réfugier
+au pied du trône pontifical. On en a conclu qu'il
+ne savait pas encore, du moins avec certitude, que
+son arrêt était rendu. Pierre le Vénérable approuva
+son dessein, lui dit que Rome était le refuge du
+peuple des chrétiens, qu'il devait compter sur une
+suprême justice qui n'avait jamais failli à personne,
+et par delà la justice, sur la miséricorde. Dans ces
+circonstances, Raynard, abbé de Cîteaux, vint à
+Cluni. On a supposé qu'il y était envoyé par l'abbé
+de Clairvaux, qui, dépositaire des ordres du pape,
+hésitait à les exécuter avec éclat, ou redoutait le
+voyage d'Abélard à Rome. Quoi qu'il en soit, l'abbé
+de Cîteaux parla de réconciliation, et Pierre entra
+vivement dans cette nouvelle idée. Tous deux pressèrent
+Abélard. Mieux instruit peut-être de sa vraie
+situation, ou peut-être usé par l'âge, brisé par la
+maladie, découragé par l'expérience, il parut se laisser
+fléchir. Jamais il n'avait pensé à se placer en dehors
+de l'Église, et le schisme de sa situation lui
+était réellement insupportable. Dans une telle disposition
+d'esprit, il dut être touché de cet aspect de
+charité paisible et de sainte indifférence que présentaient
+le vénérable abbé et l'intérieur de sa maison.
+Jamais la piété n'avait abandonné son âme; il y
+laissa pénétrer le calme et le détachement. A la demande
+de Pierre et de quelques autres religieux, il
+déclara, comme au reste il l'avait souvent fait, rejeter
+tout ce qui, dans ses paroles ou ses livres, aurait
+pu blesser des oreilles catholiques, et il écrivit
+une nouvelle apologie ou confession de foi<a id="footnotetag332" name="footnotetag332"></a><a href="#footnote332"><sup>332</sup></a>. Il voulut
+bien même suivre à Clairvaux l'abbé Raynard, dont
+la médiation assoupit les anciens différends, et il dit
+à son retour que saint Bernard et lui s'étaient revus
+pacifiquement<a id="footnotetag333" name="footnotetag333"></a><a href="#footnote333"><sup>333</sup></a>. On ne sait rien de cette entrevue.
+Je ne doute pas de la clémence de saint Bernard; il
+croyait réellement que c'était à lui de pardonner.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote332" name="footnote332"></a><b>Note 332:</b><a href="#footnotetag332"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, ep., xx, <i>apologia seu confessio</i>, p. 330.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote333" name="footnote333"></a><b>Note 333:</b><a href="#footnotetag333"> (retour) </a> «Se pacifice convenisse revenus retulit.» (<i>Id</i>., <i>Ibid</i>., pars II, ep. xxii, p. 336.)</blockquote>
+
+<p>Si la confession de foi qui nous est restée est celle
+qui satisfit saint Bernard, il était bien revenu des
+exigences que lui inspirait naguère sa clairvoyante
+sévérité. Comme l'apologie pour Héloïse, la seconde
+déclaration d'Abélard, adressée à tous les enfants de
+l'Église universelle, est chrétienne; mais il n'y
+dément sur aucun point capital les opinions émises
+dans ses ouvrages. Seulement il les désavoue dans la
+forme absolue et outrée que leur avaient donnée ses
+adversaires, ou bien il répète sans commentaire ni
+développement, la formule orthodoxe dont on l'accuse
+de s'être écarté; mais il ne reconnaît pas qu'il
+s'en soit écarté, ni que par conséquent il l'entende désormais
+en un sens contraire à ses écrits. Après cette
+déclaration, il restait maître comme par le passé, de
+soutenir, s'il l'eût jugé à propos, que ses expressions,
+comprises suivant sa pensée, n'offraient pas
+le sens qu'on leur prêtait, ou demeuraient compatibles
+avec les termes consacrés. Après cette déclaration,
+il pouvait encore, au moyen de quelque interprétation,
+soutenir qu'il n'avait pas changé d'opinion.
+En un mot, il s'exprime chrétiennement, il ne
+se rétracte pas. Pour écrire cette apologie, il a pu
+céder à l'âge, à la force, à la nécessité; il a pu, chose
+plus louable, obéir à l'amour de la paix, au respect
+de l'unité, à l'intérêt commun de la foi. Mais j'oserais
+affirmer qu'il n'a pas sacrifié une seule de ses
+idées à qui que ce soit au monde. Le coeur d'Abélard
+pouvait ou faiblir, ou se soumettre; son esprit ne le
+pouvait pas.</p>
+
+<p>Au reste, il continue dans son apologie à se plaindre
+ de la malice de ses ennemis et des impostures
+dont il est victime<a id="footnotetag334" name="footnotetag334"></a><a href="#footnote334"><sup>334</sup></a>. Sur tous les points dont on l'accuse,
+il atteste Dieu qu'il ne se connaît aucune faute,
+et s'il lui en est échappé dans ses écrits ou dans ses
+leçons, il ne les défend point, il se déclare prêt à
+tout réparer, à tout corriger, n'ayant jamais eu ni
+arrière-pensée, ni mauvais dessein, ni opiniâtreté.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote334" name="footnote334"></a><b>Note 334:</b><a href="#footnotetag334"> (retour) </a> Comme cette confession de foi accuse clairement, bien qu'indirectement,
+ses adversaires de mensonge, elle a été censurée assez vivement par
+des auteurs modernes, et confondue avec cette apologie antérieure dont
+j'ai déjà parlé et qui aurait été plus violente que les ouvrages même qu'elle
+était destinée à justifier. C'est ainsi qu'en paraît juger entre autres Tissier.
+(<i>Biblioth. pat, cister.</i>, t. IV, p. 259.) Mais ce que nous savons de la première
+apologie ne permet pas de la confondre avec la confession de foi, et
+ainsi en ont jugé d'excellents critiques. Si celle-ci a été écrite à Cluni, elle
+n'atteste pas une réconciliation profondément sincère avec saint Bernard.
+(Cf. <i>Hist. litt.</i>, t. XII, p. 129 et 134.) Thomasius a établi d'une manière
+assez spécieuse qu'Abélard n'avait jamais au fond abandonné ses opinions
+et qu'aidé par Pierre de Cluni, qui tenait à honneur de le garder dans son
+couvent, il avait donné à saint Bernard des satisfactions apparentes. (<i>P. Ab.
+Vit.</i>, chap. 70 et seqq.)</blockquote>
+
+<p>Puis, s'expliquant directement ou indirectement
+sur dix-sept articles relevés dès l'origine dans ses
+écrits, il n'en laisse pas un seul, sans se laver, au
+moins dans les termes, de toute trace d'hérésie: «Et
+quant à ce qu'ajoute <i>notre ami</i>,» dit-il (et c'est ce
+mot qui semble indiquer qu'il écrivit sa déclaration
+au moment de sa réconciliation), «que ces articles
+ont été trouvés, partie dans la <i>Théologie</i> du
+maître Pierre, partie dans le <i>Livre des Sentences</i> du
+même, partie dans celui qui est intitulé: <i>Connais-toi
+toi-même</i>, je n'ai pas lu cela sans grand
+étonnement, aucun ouvrage de moine se pouvant
+trouver qui eût pour titre: <i>Livre des Sentences</i>; et
+cela aussi a été avancé par ignorance ou par malice<a id="footnotetag335" name="footnotetag335"></a><a href="#footnote335"><sup>335</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote335" name="footnote335"></a><b>Note 335:</b><a href="#footnotetag335"> (retour) </a> Apol., p. 333.</blockquote>
+
+<p>Abélard, réconcilié, n'aspirait plus qu'à la retraite.
+Abandonnant le monde et la vie des écoles, il consentit
+à rester pour toujours à Cluni, à la grande joie
+de l'abbé et de toute la communauté. Pierre le Vénérable
+se hâta d'écrire au pape pour lui demander
+de permettre à son hôte de ne plus quitter l'asile où
+il avait été reçu, et d'y passer, dans le repos, l'étude
+et la piété, les restes d'une vie dont le terme paraissait
+approcher<a id="footnotetag336" name="footnotetag336"></a><a href="#footnote336"><sup>336</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote336" name="footnote336"></a><b>Note 336:</b><a href="#footnotetag336"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. xxii, <i>Petr. Vener. ad Dom. Innocent. II</i>,
+p. 335.</blockquote>
+
+<p>Cet arrangement, comme on le pense bien, fut
+approuvé à Rome; Abélard devint moine à Cluni,
+du moins se soumit-il à la règle de la communauté,
+et bien que son rang dans l'Église, égal à celui de
+l'abbé de Cluni, l'eût fait, non moins que sa renommée,
+placer en tête de toute la congrégation et marcher
+le premier après son chef, il accepta avec la
+dernière rigueur l'humilité et l'austérité de sa nouvelle
+vie. Il se revêtit des habits les plus grossiers;
+et cessant de prendre aucun soin de sa personne, il
+traita son corps avec le mépris des solitaires. «Saint
+Germain, dit l'abbé de Cluni<a id="footnotetag337" name="footnotetag337"></a><a href="#footnote337"><sup>337</sup></a>, ne montrait pas
+plus d'abjection, ni saint Martin plus de pauvreté.»
+Silencieux, le front baissé, il fuyait les regards, il
+se cachait dans les rangs obscurs de ses frères, et
+par son maintien il semblait vouloir s'effacer encore
+parmi les plus inconnus. Souvent dans les processions,
+l'oeil cherchait avec hésitation ou contemplait
+avec étonnement cet homme d'un si grand nom,
+qui semblait se dédaigner lui-même et se complaire
+dans l'abaissement. Rendu par le saint siége à tous
+les devoirs du ministère, il fréquentait les sacrements,
+il célébrait souvent le divin sacrifice, ou prêchait la
+parole sainte aux religieux; encore fallait-il qu'il y
+fût contraint par leurs instances. Le reste du temps
+il lisait, priait et se taisait toujours. Ses études,
+comme celles de toute sa vie, continuaient d'avoir un
+triple objet, la théologie, la philosophie et l'érudition.
+Ce n'était plus qu'une pure intelligence. Les
+passions étaient anéanties ou condamnées au silence;
+et il ne restait plus d'action dans sa vie que l'accomplissement
+des devoirs monastiques. Mais s'il est
+vrai, comme il est permis de le croire, qu'il ait mis
+à Cluni la dernière main à son grand traité de philosophie
+scolastique, nous y lisons que même alors
+il se regardait encore comme la victime de l'envie,
+et que, sûr de la puissance de son esprit, des ressources
+de son savoir, de la durée de son nom, il
+confiait à l'avenir vengeur le triomphe de la science
+opprimée dans sa personne. «Convaincu que c'est la
+grâce qui fait le philosophe, puisqu'il faut du génie
+pour la dialectique,» il se sentait comme prédestiné
+à la science, et il écrivait pour l'instruction
+des temps où sa mort rendrait à l'enseignement la
+liberté, heureux ainsi d'assurer après lui la renaissance
+de son école<a id="footnotetag338" name="footnotetag338"></a><a href="#footnote338"><sup>338</sup></a>. Tel était l'homme dont l'humilité
+et la soumission édifiaient Pierre le Vénérable.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote337" name="footnote337"></a><b>Note 337:</b><a href="#footnotetag337"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. xxiii. p. 340.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote338" name="footnote338"></a><b>Note 338:</b><a href="#footnotetag338"> (retour) </a> Voyez ci-après I. II, c. iii, et Ouv. inéd. d'Ab., Dialectique, p. 228 et
+436. C'est une remarque de Thomasius, qu'Abélard n'a effacé d'aucun de
+ses ouvrages les opinions ni les passages qu'il semblait avoir rétractés.
+(<i>Ab. Vit.</i>, chap. 81.)</blockquote>
+
+<p>Cependant ses forces déclinaient rapidement, et
+une maladie de peau très-douloureuse, lui laissait peu
+de tranquillité. L'abbé Pierre exigea qu'il changeât
+d'air, et l'envoya auprès de Châlons, dans le prieuré
+de Saint-Marcel, fondé par le roi Gontran, et possédé
+par l'ordre de Cluni. Cette maison s'élevait non
+loin des bords de la Saône, dans une des situations
+les plus agréables et les plus salubres de la Bourgogne.
+Là il continua sa vie studieuse; malgré ses souffrances
+et sa faiblesse, il ne passait pas un moment
+sans prier ou lire, sans écrire ou dicter. Mais tout à
+coup ses maux prirent un caractère plus alarmant;
+il sentit que le dernier moment venait, fit en chrétien
+la confession d'abord de sa foi, puis de ses
+péchés, et reçut avec beaucoup de piété les sacrements
+en présence de tous les religieux du monastère.
+«Ainsi, écrit Pierre le Vénérable, l'homme qui par
+son autorité singulière dans la science, était connu
+de presque toute la terre, et illustre partout où
+il était connu, sut, à l'école de celui qui a dit:
+<i>Apprenez que je suis doux et humble de coeur, demeurer
+doux et humble</i>, et, comme il est juste de
+le croire, il est ainsi retourné à lui<a id="footnotetag339" name="footnotetag339"></a><a href="#footnote339"><sup>339</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote339" name="footnote339"></a><b>Note 339:</b><a href="#footnotetag339"> (retour) </a> Math., XI, 29.&mdash;<i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. XXIII, Petr. Vener. ad Heloïss.,
+p. 342.</blockquote>
+
+<p>Abélard mourut à Saint-Marcel, le 21 avril 1142.
+Il était âgé de soixante-trois ans<a id="footnotetag340" name="footnotetag340"></a><a href="#footnote340"><sup>340</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote340" name="footnote340"></a><b>Note 340:</b><a href="#footnotetag340"> (retour) </a> On lisait dans le vieux nécrologe du Paraclet: «Maistre Pierre Abaelard,
+fondateur de ce lieu et instituteur de sainte religion, trespassa ce
+XXI avril, agé de LXIII ans.» (<i>Ab. Op.</i>; Not p. 1196.) «Undenas malo
+revocante calendas,» porte son épitaphe (<i>Id.</i>, p. 343).</blockquote>
+
+<p>Il fut enseveli dans une tombe d'une seule pierre,
+creusée assez grossièrement et d'un travail fort simple.
+Déposé d'abord dans la chapelle de l'infirmerie
+où il était mort, son corps fut ensuite transporté
+dans l'église du monastère de Saint-Marcel, et y
+demeura quelque temps. Dans le dernier siècle, on
+y voyait encore son sépulcre, ou plutôt son cénotaphe,
+sur lequel il était représenté en habit monacal<a id="footnotetag341" name="footnotetag341"></a><a href="#footnote341"><sup>341</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote341" name="footnote341"></a><b>Note 341:</b><a href="#footnotetag341"> (retour) </a> C'est, d'après de bonnes autorités (M. Alexandre Lenoir et M. Boisset,
+de Châlons), la même tombe où Abélard est déposé aujourd'hui au cimetière
+du Père Lachaise. M. Lenoir a donné le dessin du monument tel qu'il
+existait à Saint-Marcel avant la révolution. Suivant lui, le corps d'Abélard
+n'aurait quitté la chapelle de l'infirmerie que pour le Paraclet, et ce n'est
+que vers la fin du dernier siècle que son tombeau primitif aurait été transporté
+dans l'église du prieuré de Saint-Marcel. L'épitaphe, peinte en noir
+sur la muraille au-dessus du monument, portait:
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Hic primo jacuit Petrus Abelardus</p>
+<p>Francus et monachus cluniacensis, qui obiit</p>
+<p>anno 1142. Nunc apud moniales paraclitenses</p>
+<p>in territorio trecacensi requiescit. Vir pietate</p>
+<p>Insignis, scriptis clarissimus, ingenii acumine,</p>
+<p>rationum pondere, decendi arte, omni</p>
+<p>scientiarum genere nulli secundus.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>(<i>Voyage littéraire par deux bénédictins</i>, t. I, 1re partie, p. 225,&mdash;<i>Musée
+des monum. franç.</i>, par A. Lenoir, t. 1, p. 220, pl. n° 617.)</blockquote>
+
+<p>Mais quand il mourut, il avait depuis bien longtemps
+demandé que ses restes reposassent au Paraclet<a id="footnotetag342" name="footnotetag342"></a><a href="#footnote342"><sup>342</sup></a>.
+Cette volonté devait être accomplie; celle
+qui régnait au Paraclet ne pouvait permettre qu'on
+ne l'accomplît pas.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote342" name="footnote342"></a><b>Note 342:</b><a href="#footnotetag342"> (retour) </a> <i>Ab, Op.</i>, pars I, ep. III, p. 63 et ci dessus p. 147.</blockquote>
+
+<p>Elle vivait dans un profond silence; depuis longues
+années, ce coeur s'était fermé et ne se montrait
+qu'à Dieu, sans se donner à lui. On ne sait rien
+d'elle.</p>
+
+<p>Pierre le Vénérable avait fait de tout temps profession
+de lui porter autant d'admiration que de respect.
+Une correspondance liait le Paraclet et Cluni;
+l'abbé avait reçu d'elle, par un moine nommé Théobald,
+une lettre et quelques petits présents, lorsqu'il
+lui écrivit, pour lui raconter les derniers jours de
+son époux, une épître pleine de louange où il l'appelle
+femme vraiment philosophique, où il la compare
+à Déborah la prophétesse, et à Penthésilée,
+reine des Amazones, et lui exprime de vifs regrets de
+ce qu'elle n'habite pas avec les servantes du Christ,
+la douce prison de Marcigny, couvent de femmes
+bénédictines placé dans le voisinage, près de Semur
+et sous la direction de l'abbé de Cluni. Il joignit
+même à sa lettre une épitaphe en onze vers latins qu'il
+avait composée en l'honneur d'Abélard et qu'on lisait
+plus tard gravée sur la muraille de l'aile droite de
+l'église de Saint-Marcel, près de la sacristie<a id="footnotetag343" name="footnotetag343"></a><a href="#footnote343"><sup>343</sup></a>. C'était,
+y disait-il, «le Socrate, l'Aristote, le Platon de la
+Gaule et de l'Occident; parmi les logiciens, s'il eut
+des rivaux, il n'eut point de maître. Savant, éloquent,
+subtil, pénétrant, c'était le prince des études;
+il surmontait tout par la force de la raison, et
+ne fut jamais si grand que lorsqu'il passa à la philosophie
+véritable, celle du Christ.» On peut regarder
+ces mots comme l'expression du jugement
+de tous les esprits éclairés du siècle d'Abélard.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote343" name="footnote343"></a><b>Note 343:</b><a href="#footnotetag343"> (retour) </a>
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Gallorum Socrates, Plato maximus Hesperiarum,</p>
+<p>Noster Aristoteles, logicis quicumquo fuerunt</p>
+<p>Aut par aut melior, studiorum cognitus orbi</p>
+<p>Princeps....</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Dans l'édition d'Amboise, cette épitaphe est jointe à la lettre où
+Pierre rend compte à Héloïse de la mort d'Abélard. En 1703, on la lisait
+encore dans l'église de Saint-Marcel, d'après les auteurs de l'<i>Histoire littéraire</i>.
+Une seconde épitaphe, rapporté également par d'Amboise, est
+aussi attribuée à l'abbé de Cluni; la première seule l'est avec quelque
+certitude; nous l'analysons dans le texte; les deux derniers vers de la seconde
+en ont été détachés et cités seuls comme étant l'inscription du tombeau
+d'Abélard; les voici:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Est satis in tumulo: Petrus hic jacet Abaelardus</p>
+<p>Cui soli patuit scibite quidquid erat.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>ou, comme la donne le P. Dubois:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Est satis in titulo: Praesul hic jacet Abaelardus, etc.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>P** en a donné une troisième trouvée dans un manuscrit qu'il croit
+presque contemporain d'Abélard; elle commence ainsi:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Petrus amor cleri, Petrus inquisito veri, etc.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>On peut y remarquer ce vers:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Praeteriit, sed non periit, transivit ad esse.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>La chronique de Richard de Poitiers, moine de Cluni, en contient une
+quatrième dont voici le premier vers mutilé:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Bummorum major Petrus Abaelardus....</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Rawlinson a extrait d'un manuscrit de la bibliothèque d'Oxford une cinquième
+épitaphe, assez remarquable par quelques vers sur le nominalisme;
+elle commence par ces mots:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Occubuit Petrus; succumbit eo moriento</p>
+<p>Omnis philosophia....</p>
+ </div> </div>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Philippe Harveng, théologien du XIIe siècle, en a composé ou conservé une</p>
+<p>dont nous ne connaissons que le premier vers:</p>
+ </div> </div>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p class="i4">Lucifer occubuit, stellae radiate minores.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>(C. <i>Ab. Op.</i>, praefat. in fin. pars II, ep. XXIII, p. 342.&mdash;<i>Thes. anecd.
+noviss.</i>, t. III, <i>Dissert. isag</i> XXII.&mdash;<i>Ex chronic.</i>, Wilelm. Godel. et Rich.
+pict., <i>Rec. des Hist.</i>, t. XII, p. 415 et 675.&mdash;<i>P. Ab. et Hel. Epist.</i>, edit. a
+R. Rawlinson, 1718.&mdash;P. Harveng., <i>Op.</i>, p. 801.&mdash;<i>Hist. eccles. paris.</i>,
+auct. Dubois, t. II, l. XIII, c. VII, p. 178.&mdash;<i>Hist. litt.</i>, t. XII, p. 101
+et 102.)</blockquote>
+
+<p>«Ainsi, chère et vénérable soeur en Dieu,» écrivait
+l'abbé de Cluni à l'abbesse du Paraclet, «celui
+à qui vous vous êtes, après votre liaison charnelle,
+unie par le lien meilleur et plus fort du divin amour,
+celui avec lequel et sous lequel vous avez servi le
+Seigneur, celui-là, dis-je, le Seigneur, au lieu
+de vous, ou comme un autre vous-même, le réchauffe
+dans son sein, et au jour de sa venue,
+quand retentira la voix de l'archange et la trompette
+de Dieu descendant du ciel, il le garde pour
+vous le rendre par sa grâce.» Nous n'avons point
+la réponse d'Héloïse; mais nous savons que quelque
+temps après, dans le mois de novembre, Pierre le
+Vénérable se rendait au Paraclet. Pour complaire à
+l'abbesse, il avait fait enlever de l'église de Saint-Marcel,
+en secret et à l'insu de ses religieux, les
+restes mortels d'Abélard, et il les apportait à leur
+dernière demeure. Dans une lettre où elle le remercie,
+Héloïse lui dit simplement: «Vous nous avez
+donné le corps de notre maître<a id="footnotetag344" name="footnotetag344"></a><a href="#footnote344"><sup>344</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote344" name="footnote344"></a><b>Note 344:</b><a href="#footnotetag344"> (retour) </a> «Corpus magistri nostri dedistis.» On pourrait croire par la place où
+se lit cette phrase, qu'il s'agit du corps de Notre-Seigneur, et que Pierre
+disant la messe au Paraclet y donna la communion aux religieuses. Mais il
+y aurait <i>Corpus DOMINI nostri</i> (<i>Ab. Op.</i>, pars II, ep. XXIII, p. 342 ep. XXIV.
+Heloiss. ad Petr. Abb. clun., p. 343). M. Boisset, à qui nous devons la
+conservation du premier tombeau d'Abélard, dit dans une lettre adressée à
+M.A. Lenoir, que l'abbé de Cluni se rendit à Saint-Marcel dans les premiers
+jours de novembre, sous prétexte d'y faire la visite abbatiale; qu'une
+nuit, pendant le sommeil des religieux, il fit enlever le corps d'Abélard,
+et partit aussitôt lui-même avec ce dépôt pour aller au Paraclet, où il arriva
+le 10 novembre 1142. (<i>Mus. des mon. fr.</i>, t. I, p. 231)</blockquote>
+
+<p>Pendant son séjour au Paraclet, Pierre dit la messe
+dans la chapelle, le 16 novembre, prêcha dans la
+salle du chapitre, accorda au monastère le bénéfice
+de Cluni, et à l'abbesse ce qu'on appelait le Tricenaire,
+c'est-à-dire une concession de trente messes à
+dire par ses moines, ou tout au moins des prières
+pendant trente jours de suite après la mort d'Héloïse,
+et pour le repos de son âme. De retour dans son abbaye,
+il régularisa cette promesse en lui envoyant
+un engagement écrit et scellé de son sceau, ainsi
+que l'absolution d'Abélard qu'elle avait demandée,
+pour la suspendre, suivant l'usage du temps, au
+tombeau qu'elle faisait élever à son maître et à son
+époux.</p>
+
+<p>Cette absolution est conçue en ces termes: «Moi,
+Pierre, abbé de Cluni, qui ai reçu Pierre Abélard
+dans le monastère de Cluni, et cédé son corps, furtivement
+emporté, à l'abbesse Héloïse et aux religieuses
+du Paraclet; par l'autorité du Dieu tout-puissant
+et de tous les saints, je l'absous d'office
+de tous ses péchés<a id="footnotetag345" name="footnotetag345"></a><a href="#footnote345"><sup>345</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote345" name="footnote345"></a><b>Note 345:</b><a href="#footnotetag345"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, pars. II, ep. XXV; Pet. clun. ad. Hel., p. 344 et 345.</blockquote>
+
+<p>On a conservé un hymne funèbre, ce que les
+anciens appelaient <i>noenia</i>, chanté peut-être ou supposé
+chanté près du tombeau d'Abélard par l'abbesse
+du Paraclet et ses religieuses<a id="footnotetag346" name="footnotetag346"></a><a href="#footnote346"><sup>346</sup></a>. On voudrait
+croire que ce chant, qui ne manque pas, dans sa
+simplicité, d'une certaine grâce mélancolique, est
+l'ouvrage d'Héloïse. Pourquoi cette stance ne serait-elle
+pas d'elle?</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Tecum fata sum perpessa;</p>
+<p>Tecum dormiam defessa,</p>
+<p>Et in Sion veniam.</p>
+<p class="i4">Solve crucem,</p>
+<p class="i4">Due ad lucem</p>
+<p>Degravatam animam.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Elle demande à reposer près de lui; c'est à lui
+qu'elle demande de la conduire au séjour d'éternelle
+lumière, et aussitôt elle entend le choeur et la
+harpe des anges; et les religieuses s'écrient: «Que
+tous deux se reposent du travail et d'un douloureux
+amour.</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Requiescant a labore,</p>
+<p>Doloroso et amore.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>«Ils demandaient l'union des habitants des cieux:
+déjà ils sont entrés dans le sanctuaire du Sauveur.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote346" name="footnote346"></a><b>Note 346:</b><a href="#footnotetag346"> (retour) </a> Ce chant nous est transmis par un auteur allemand, qui ne dit point
+d'où il l'a tiré (Morlz Carriere, <i>Abuelard und Heloise</i>, p. XCVI). Je ne
+l'ai vu mentionné nulle part ailleurs. M. Carriere en donne une traduction
+en vers allemands, par M. Follen. Ce petit poème est très-simple. Les religieuses
+chantent d'abord deux stances de <i>requiescat</i> devant le tombeau;
+puis Héloïse en dit quatre analysées dans le texte; elle demande la mort et le
+ciel. Aussitôt les nonnes reprennent et annoncent la béatitude des deux
+époux. Héloïse elle-même aurait bien osé composer cela.</blockquote>
+
+<p>Héloïse vécut encore vingt et un ans; elle continua
+d'être l'objet de l'admiration et de la vénération
+générale. Son siècle la mettait au-dessus de toutes
+les femmes, et je ne sais si la postérité a démenti son
+siècle<a id="footnotetag347" name="footnotetag347"></a><a href="#footnote347"><sup>347</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote347" name="footnote347"></a><b>Note 347:</b><a href="#footnotetag347"> (retour) </a> «Tu... et mulieres omnes evicisti, et pene viros universos superasti.»
+(<i>Petr. clun. ep., Ab. Op.,</i> pars II. p. 337.)&mdash;«Fama... femineum sexum
+vox excessisse nubis nutilleavit. Quomodo? Diciando, versilicando, etc...
+Stultus ego qui lunam illuminare velo.... Calamus vester calamis ductorum
+supereminet aut aequatur.» (Hug. Metel. ep. XVI et XVII ad Helois.
+Hug., <i>Sac. antiq. mon.</i>, t. II. p. 348 et 349.)</blockquote>
+
+<p>La prospérité, la richesse, la dignité du couvent
+du Paraclet ne firent que s'accroître. Sa première
+abbesse mourut le 16 mai 1164, un jour de dimanche,
+au même âge que son fondateur. Le calendrier
+nécrologique français du Paraclet portait à son
+nom: «<i>Héloïse, mère et première abbesse de céans,
+de doctrine et religion très-resplendissante</i><a id="footnotetag348" name="footnotetag348"></a><a href="#footnote348"><sup>348</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote348" name="footnote348"></a><b>Note 348:</b><a href="#footnotetag348"> (retour) </a> «Mater nostrae religionis Heloysa, prima abbatissa, documentis et religione
+clarissima, spem bonam ejus nobis vita donante, feliciter migravit
+ad Dominum.» C'est ce qu'on lisait dans le <i>Necrologium</i> à la date
+Anno MCLXIV, XVII Kal. jun. (<i>Gall. Christ.,</i> t. XII, p. 574.) Duchesne a
+lu dans le calendrier du Paraclet: «Heloysa, neptis Fulberti canonici parisiensis,
+primo petri Abaelardi conjux, deinde monialis et prioritsa Argentolii,
+post oratorii paralitei abbatissa, quod ab anno MCXXX ad
+annum MCLXIV prudenter atque religiose rexit.» (<i>Ab Op.;</i> Not.,
+p. 1181.) C'est une tradition plutôt qu'un fait historique qu'Héloïse mourut au
+même âge qu'Abélard. On a vu qu'il n'existe pas de donnée certaine sur
+l'époque de sa naissance. Une inscription gravée près du premier sépulcre
+d'Abélard dans l'église de Saint-Marcel de Châlons, portait: «Obiit magnos
+ille doctor XI Kalend. Maii an. MCXLII, anno suo <i>climacterico</i>.
+et Heloissa vero XVII Kalend. Junii anno MCLXIII. Creditur enim XX annis
+amplius marito supervixisse.» Ces paroles ne sont pas affirmatives.
+(<i>Hist. litt.</i> t. XII, p. 645.&mdash;Voyez ci-dessus la note 3 de la p. 46.)</blockquote>
+
+<p>On dit qu'en mémoire de sa science incomparable,
+ses religieuses voulurent que le Paraclet célébrât
+tous les ans l'office en langue grecque le jour
+de la Pentecôte; et cette institution s'est longtemps
+maintenue<a id="footnotetag349" name="footnotetag349"></a><a href="#footnote349"><sup>349</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote349" name="footnote349"></a><b>Note 349:</b><a href="#footnotetag349"> (retour) </a> In not. Auberti Miraei ad <i>Henric. Gandat. de scriptor. ecclesiast.</i>
+c. XVI. <i>Biblioth. eccles.,</i> p. 164.&mdash;Bayle,
+<i>Dict. crit.</i>, art. <i>Paraclet.</i>&mdash;Gervaise,
+<i>Vie d'Abeil</i>., t. II, liv. VI, p. 328.</blockquote>
+
+<p>Peu de temps avant sa mort et dans sa maladie,
+elle ordonna, dit-on, qu'on l'ensevelît dans le tombeau
+de son époux. Ce tombeau était placé dans une
+chapelle qu'Abélard avait fait construire, peut-être
+le premier bâtiment en pierre de l'ancien Paraclet,
+et qui joignait le cloître avec le choeur. On l'appelait
+le petit moustier. «Lorsque la morte,» dit une
+chronique, «fut apportée à cette tombe qu'on venait
+d'ouvrir, son mari qui, bien des jours avant elle,
+avait cessé de vivre, éleva les bras pour la recevoir,
+et les ferma en la tenant embrassée<a id="footnotetag350" name="footnotetag350"></a><a href="#footnote350"><sup>350</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote350" name="footnote350"></a><b>Note 350:</b><a href="#footnotetag350"> (retour) </a> D'Amboise et Duchesne donnent ce fait un peu légendaire comme extrait
+d'une chronique de Tours, alors manuscrite. <i>Verba chronici MS.
+Turonici.</i> (<i>Ab. Op</i>., praefat, et not. p. 1195.) Ce doit être le <i>Chronicon
+Turonense</i> inséré par fragments dans le <i>Recueil des Historiens</i>, comme
+oeuvre d'un chanoine de Saint-Martin de Tours. Le passage cité y est indiqué
+par les premiers mots seulement (t. XII. p. 472), puis suivi d'un renvoi
+à la chronologie de Robert d'Auxerre. Dans celle-ci (<i>Id</i>., p. 293), le passage
+est inséré à peu près dans les termes rapportés par d'Amboise; mais il
+s'arrête à la translation du corps d'Abélard au Paraclet, et ne mentionne
+ni le désir exprimé par Héloïse d'être ensevelie avec son amant, ni le fait
+miraculeux ici raconté. Peut-être cette différence entre le texte de la chronique
+de Tours, si elle est telle que d'Amboise la donne, et les termes de
+la chronologie de Robert, a-t-elle échappé à l'éditeur du <i>Recueil des Historiens</i>.
+Aucune partie du paragraphe concernant Abélard, ni le début, ni
+la fin, ne se trouve dans le texte de la chronique de Tours, imprimé pour
+la première fois et par extraits dans l'<i>Amplissima collectio</i>, de Marténe et Durand
+(t. V, p. 917 et 1015). On sait au reste qu'un récit tout semblable se
+trouve dans Grégoire de Tours. (<i>De Glor. confess.</i>, c. XLII.)</blockquote>
+
+<p>La vérité cependant, c'est qu'Héloïse ne fut pas
+d'abord ensevelie dans le même tombeau, mais dans
+la même crypte qu'Abélard. Trois siècles après leur
+mort, en 1497, par les soins de Catherine de Courcelles,
+dix-septième abbesse du Paraclet, leurs
+restes furent transportés du petit moustier dans le
+choeur de la grande église du monastère, et déposés,
+ceux d'Abélard à droite, ceux d'Héloïse à gauche
+du sanctuaire, et plus tard rapprochés au pied
+ou même au-dessous du maître autel<a id="footnotetag351" name="footnotetag351"></a><a href="#footnote351"><sup>351</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote351" name="footnote351"></a><b>Note 351:</b><a href="#footnotetag351"> (retour) </a> <i>Gall. Christ.</i>, I. XII, p. 614.&mdash;<i>Ann. ord. S. Benedict.</i>., t. VI, p. 356.</blockquote>
+
+<p>On rapporte qu'en 1630, la vingt-troisième supérieure
+du Paraclet, Marie de la Rochefoucauld, fit
+transporter les deux tombes dans la chapelle dite
+de la Trinité, devant l'autel; elles y restèrent longtemps,
+sans aucune épitaphe, dans un caveau situé
+au-dessous des cloches<a id="footnotetag352" name="footnotetag352"></a><a href="#footnote352"><sup>352</sup></a>. On ajoute que c'est alors
+que les ossements encore entiers furent réunis dans
+un double cercueil qui a été ouvert de nos jours.
+Il paraît qu'en 1701, une épitaphe en prose française
+fut, par l'ordre de la vingt-cinquième abbesse,
+Catherine de la Rochefoucauld, gravée sur un marbre
+noir placé à la base de cette chapelle sépulcrale
+ou plutôt sur une plinthe au pied de la triple statue
+de la Trinité, que cette dame avait relevée. En 1766,
+une autre abbesse du même nom conçut le plan d'un
+monument où devait figurer encore cette curieuse
+statue, et qui ne fut exécuté qu'en 1779 par la dernière
+abbesse du Paraclet<a id="footnotetag353" name="footnotetag353"></a><a href="#footnote353"><sup>353</sup></a>. La révolution française,
+qui abolit l'institution fondée par Àbélard, respecta
+cependant et sa mémoire et le double cercueil où
+l'on croyait avoir conservé les derniers restes d'Abélard
+et d'Héloïse.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote352" name="footnote352"></a><b>Note 352:</b><a href="#footnotetag352"> (retour) </a> <i>Voyag. litt. par deux bénédict.</i>, 1re partie, p. 85.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote353" name="footnote353"></a><b>Note 353:</b><a href="#footnotetag353"> (retour) </a> C'était Charlotte de Roucy; celle qui avait conçu le plan était la vingt-sixième
+abbesse et se nommait Marie de Roye; toutes de la maison de la
+Rochefoucauld. L'épitaphe que l'une fit graver sur le tombeau, avait été
+composée à la demande de l'autre, en 1766, par l'Académie des inscriptions;
+elle est conçue en ces termes:
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Hic</p>
+<p>Sub eodem marmore jacent</p>
+<p>Hujus monasterii</p>
+<p>Conditor, Petrus Abaelardus</p>
+<p>Et abbatissa prima Heloissa,</p>
+<p>Olim studiis, ingenio, amore, infaustis nuptiis</p>
+<p>Et poenitentia,</p>
+<p>Nunc aeterna, quod speramus, felicitate</p>
+<p>Conjuncti.</p>
+<p>Petrus oblit XX prima aprilis 1142,</p>
+<p>Heloissa XVII maii 1163.</p>
+<p>Curis Carolae de Roucy, Paracleti</p>
+<p>Abbatissae.</p>
+<p>1779.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Il y a erreur dans cette dernière date. On a attribué cette épitaphe à
+Marmontel. M.A. Lenoir, qui parait avoir vu ce monument ou l'avoir copié
+sur des dessins authentiques, l'a fait graver dans son Musée. Il se compose
+du triple groupe et d'un socle appliqués à la muraille. (<i>Lives of Abeil.
+and Helois.</i>, by J. Berington, t. II, p. 231.&mdash;<i>Mus. des mon. fr.</i>, t. I,
+p. 225 à 228, pl. no 516.&mdash;<i>Abail et Hél</i>., par Turlot, p. 267-269.)</blockquote>
+
+<p>Ces ossements confondus sont aujourd'hui replacés
+dans la tombe de pierre où lui-même avait été d'abord
+enseveli sous les voûtes de l'église de Saint-Marcel.
+Comment cette tombe est-elle aujourd'hui
+déposée dans un des cimetières de Paris? D'où vient
+le monument qui la renferme, ce monument connu
+de tous, tant de fois reproduit par le dessin, sans
+cesse visité par une curiosité populaire, et qu'on
+peut souvent dans les beaux jours voir encore paré
+de couronnes funéraires et de fleurs fraîchement
+cueillies?</p>
+
+<p>Un homme dont les soins pieux ont sauvé à la
+France bien des richesses de l'art gothique dans un
+temps où cet art était aussi dédaigné par le goût
+qu'insulté par les passions, l'auteur du <i>Musée des
+monuments français</i><a id="footnotetag354" name="footnotetag354"></a><a href="#footnote354"><sup>354</sup></a>, est celui à qui nous devons la
+conservation des restes d'Abélard et d'Héloïse et le
+tombeau même qui les contient. En 1792, le Paraclet
+fut vendu à la requête et au profit de la nation.
+Les notables de Nogent-sur-Seine vinrent en cortége
+lever les corps des deux amants que protégeait du
+moins la philosophie sentimentale de l'époque, et les
+transportèrent avec le groupe de la Trinité encore
+tout entier, dans leur ville et dans l'église de Saint-Léger.
+En 1794, des fanatiques du temps, à qui
+certainement l'ombre de saint Bernard n'était point
+apparue, dévastèrent l'église, et le groupe, jadis suspect
+d'un symbolisme hérétique, fut brisé comme un
+monument de superstition. Cependant ils épargnèrent
+le caveau qui renfermait les précieux restes.
+Six ans après, 8 floréal an VIII, M. Lenoir, muni
+d'un ordre du gouvernement, reçut des mains du
+sous-préfet au nom de l'arrondissement, un cercueil
+qui renfermait ces restes séparés par une lame de
+plomb. On l'ouvrit avec soin, et un procès-verbal
+fut dressé constatant l'état des ossements. Il a été
+publié. Les têtes furent moulées, et c'est sur ce modèle
+qu'un sculpteur a composé les masques si connus.
+Vers le même temps, un médecin de Châlons-sur-Saône,
+ayant sauvé le tombeau de l'église de
+Saint-Marcel, cette cuve de pierre gypseuse alabastrite,
+grossièrement ciselée, au moment où, achetée
+par un paysan, elle allait être livrée à quelque usage
+domestique, la remit au créateur du musée des Petits-Augustins,
+et c'est dans ce sépulcre grossier dont les
+sculptures paraissent effectivement à de bons juges
+être du temps et du pays, que les restes des deux époux
+ont été enfin déposés. Auprès d'une statue réputée
+celle d'Abélard en habit de moine, une statue de
+femme, du XIIe siècle, et à laquelle on avait adapté le
+masque de convention d'Héloïse, fut couchée sur le
+même tombeau. C'est celui qu'on a placé dans une
+sorte de chambre ou de lanterne, d'un gothique orné,
+et formée de débris enlevés au cloître du Paraclet, et
+surtout à une ancienne chapelle de Saint-Denis. Ce
+monument, d'un style recherché, postérieur au
+XIIe siècle, ouvrage composite d'Alexandre Lenoir,
+fut à la restauration transporté du jardin du musée
+des Petits-Augustins dans le cimetière du Père-Lachaise
+le 6 novembre 1817. Les noms d'Héloïse
+et d'Abélard étaient gravés alternativement sur la
+plinthe, et interrompus seulement par ces mots: [Grec: LEI
+SYMPEPLEGMENOI], <i>toujours unis</i>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote354" name="footnote354"></a><b>Note 354:</b><a href="#footnotetag354"> (retour) </a> M. Alexandre Lenoir. Il a raconté lui même tous ce details. Le médecin
+de Châlons est M. Boisset, le sculpteur M. Descine. (<i>Mus. des mon. fr.</i>,
+t. I, p. 221 et suiv.&mdash;<i>Notice hist. sur la sépult. d'Hél. et Abail.</i>, par le
+même, 1816.&mdash;Villenave, Notice placée en tête de la traduction des
+lettres, par le bibl. Jacob, p. 116 et suiv.&mdash;Autre traduction des lettres,
+par M. Oddoul; édition illustrée, t. I, p. CXI.)</blockquote>
+
+<p>On a vu qu'Héloïse avait un fils dont l'histoire
+ne parle pas. Il paraît qu'il entra dans les ordres, et
+obtint la bienveillance de Pierre le Vénérable. Dans
+la lettre qu'elle écrit à ce dernier, elle lui recommande
+son fils, pour qui elle le prie d'obtenir une
+prébende de l'évêque de Paris ou de tout autre.
+L'abbé répond qu'il s'efforcera de lui en faire accorder
+une dans quelque noble église, mais il ajoute
+que la chose n'est pas aisée, et qu'il a éprouvé souvent
+que les évêques se montrent fort difficiles pour
+accorder des prébendes dans leur diocèse<a id="footnotetag355" name="footnotetag355"></a><a href="#footnote355"><sup>355</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote355" name="footnote355"></a><b>Note 355:</b><a href="#footnotetag355"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i> ep. xxiv et xxv, p. 343 et 345.</blockquote>
+
+<p>En 1150, il y avait à Nantes un chanoine de la
+cathédrale du nom singulier d'Astralabe; il semble,
+que ce devait être le fils d'Abélard<a id="footnotetag356" name="footnotetag356"></a><a href="#footnote356"><sup>356</sup></a>. Un religieux
+du même nom est mort en 1162, abbé de
+Hauterive, dans le canton de Fribourg. Si c'est le fils
+d'Héloïse, sa mère lui aurait survécu de deux ans.
+Nous avons encore une pièce de vers latins qu'Abélard
+composa pour son fils; c'est un recueil de sentences
+morales, et l'on y lit ces mots: <i>Nil melius
+muliere bona<a id="footnotetag357" name="footnotetag357"></a><a href="#footnote357"><sup>357</sup></a></i>. C'est la véritable épitaphe d'Héloïse<a id="footnotetag358" name="footnotetag358"></a><a href="#footnote358"><sup>358</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote356" name="footnote356"></a><b>Note 356:</b><a href="#footnotetag356"> (retour) </a> Extrait du Cartulaire de Buré; <i>Mém. pour servir à l'Hist. de Bretagne</i>,t. I, p. 587. Aussi Niceron veut-il qu'Astralabe soit mort en Bretagne
+(t. IV). Turlot dit avoir lu dans l'obituaire du Paraclet qu'il mourut dans
+ce couvent peu de temps après sa mère. (<i>Abail. et Hél.</i>, p. 124 et 144.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote357" name="footnote357"></a><b>Note 357:</b><a href="#footnotetag357"> (retour) </a> C'est M. Cousin qui a découvert par hasard, en 1837, cet Astralabe,
+mort en Suisse abbé de bénédictins. Il a aussi publié des vers qu'Abélard
+aurait faits pour son fils, et qui, sans manquer d'élégance, manquent de
+poésie comme presque tous les vers latins du moyen âge. (<i>Frag. philos.</i>,
+t. III, append. X.) Mais malgré l'<i>Histoire littéraire</i>, Thomas Wright (<i>Reliq.
+antiq.</i>, t. I, p. 15), M. Edelestand Dumeril ne veut pas que cette pièce soit
+d'Abélard. (<i>Journ. des sav. de Norm.</i>, 2e liv., p. 112.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote358" name="footnote358"></a><b>Note 358:</b><a href="#footnotetag358"> (retour) </a> D'Amboise en a publié une autre en quatre méchants vers latins. Il ne
+dit point où il l'a trouvée (<i>Ab. Op.</i>, praefat. in fin.), elle commence ainsi:
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Hoc tumulo abbatissa jacet prudens Heloyssa, etc.</p>
+</div> </div></blockquote>
+
+<p>Terminons notre récit. Il doit, s'il est fidèle, suffire
+pour faire connaître Abélard et celle dont le nom
+charmant est inséparable du sien. On nous dispensera
+de chercher à juger son génie, son amour, son
+caractère. Sa vie est comme le reflet de tout cela, et
+on le juge en la racontant.</p>
+
+<p>Quoique les ouvrages d'Abélard aient beaucoup de
+valeur, ils donneraient de lui une insuffisante idée, si
+nous n'avions le témoignage de son siècle, et ce
+témoignage est très-considérable. Ces temps du
+moyen âge qu'on se représente comme ensevelis dans
+l'ignorance, comme abrutis de grossièreté, tenaient
+en haute estime, peut-être à cause de leur grossièreté
+et de leur ignorance même, les travaux de l'esprit
+et du talent. La renommée s'attachait aisément
+alors à la supériorité littéraire, et je ne sais s'il est
+beaucoup d'époques où il ait mieux valu briller par
+la pensée ou la science. C'étaient autant de dons
+rares, merveilleux, presque surnaturels, auxquels
+tous rendaient hommage. Le clergé même considérait
+les esprits qu'il redoutait. Le pouvoir temporel
+les persécutait quelquefois, mais ne les dédaignait
+pas. Il y avait au-dessus de ces populations rudes et
+violentes, séparées par tant d'obstacles, exposées à
+tant de tyrannies, une véritable république des lettres,
+une société tout intellectuelle que l'Église universelle
+ou du moins l'Église latine, enserrait dans
+son vaste sein, offrant une place, un titre, un asile,
+une puissance même, à ceux qui s'en montraient les
+citoyens éminents. La force, qui dans le champ de la
+politique exerçait un empire si absolu, s'arrêtait avec
+respect, même avec déférence, devant le génie ou
+le simple savoir, revêtu d'un caractère sacré et populaire
+à la fois; on admirait ce que l'on ne comprenait
+pas.</p>
+
+<p>Abélard, à travers tous ses malheurs, a joui autant
+ou plus qu'homme au monde des douceurs de
+la renommée. Les philosophes de la Grèce n'obtinrent
+pas de leur vivant une aussi lointaine célébrité.
+Chez les modernes, ni les Descartes, ni les Leibnitz
+n'ont vu leur nom descendre à ce point dans les
+rangs du peuple contemporain. Voltaire seul, peut-être,
+et sa situation dans le XVIIIe siècle, nous donneraient
+quelqu'image de ce que le XIIe pensait d'Abélard.
+Ceux mêmes qui le blâmaient ou ne l'osaient
+défendre, l'appelaient <i>un philosophe admirable, un
+maître des plus célèbres dans la science</i>. «Nos siècles,»
+dit un chroniqueur, «n'ont point vu son pareil; les
+premiers siècles n'en ont point vu un second<a id="footnotetag359" name="footnotetag359"></a><a href="#footnote359"><sup>359</sup></a>.»
+Un écrivain du temps emploie pour lui ce mot, qu'il
+invente peut-être, ce titre d'esprit <i>universel</i> qui semble
+avoir été précisément retrouvé pour Voltaire;
+d'autres ont dit que la Gaule n'eut <i>rien de plus
+grand</i>, qu'il était <i>plus grand que les plus grands</i>, que
+<i>sa capacité</i> était <i>au-dessus de l'humaine mesure</i>; et ce
+siècle, qui avait le culte de l'antiquité, l'a mis au rang
+des Platon, des Aristote, et, chose plus étrange, des
+Cicéron et des Homère<a id="footnotetag360" name="footnotetag360"></a><a href="#footnote360"><sup>360</sup></a>. Pour expliquer un enthousiasme
+si vif et si général, il faut ajouter au mérite
+réel de ses ouvrages, la puissance et le charme de
+son élocution. Jamais l'enseignement n'eut plus d'ascendant
+et d'éclat que dans la bouche d'Abélard.
+Aussi couvrit-il la chrétienté de ses disciples. On dit
+que de son école sont sortis un pape, dix-neuf cardinaux,
+plus de cinquante évêques ou archevêques
+de France, d'Angleterre ou d'Allemagne<a id="footnotetag361" name="footnotetag361"></a><a href="#footnote361"><sup>361</sup></a>, et parmi
+eux le célèbre Pierre Lombard, évêque de Paris,
+celui qui constitua la philosophie théologique de
+l'université par son livre fameux, le <i>Livre des sentences</i>,
+dont on croit que le fondement est dans le
+<i>Sic et non</i> d'Abélard. Ses disciples les plus avérés sont
+Bérenger et Pierre de Poitiers, Adam du Petit-Pont,
+Pierre Hélie, Bernard de Chartres, Robert Folioth,
+Menervius, Raoul de Châlons, Geoffroi d'Auxerre,
+Jean le Petit, Arnauld de Bresce, Gilbert de la Porrée<a id="footnotetag362" name="footnotetag362"></a><a href="#footnote362"><sup>362</sup></a>.
+Mais les historiens de la philosophie lui donnent
+pour disciples, non sans raison peut-être, tous
+ceux qui cinquante ans durant après lui, enseignèrent
+par leurs leçons ou leurs écrits la dialectique
+et la théologie rationnelle. Ce qui est certain, c'est
+que la scolastique, cette philosophie de cinq siècles,
+ne cite point de plus grand nom, et consent à dater
+de lui. Ceux qui, dans l'école, l'ont précédé, égalé,
+surpassé, sont restés au-dessous de lui dans la mémoire
+des hommes.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote359" name="footnote359"></a><b>Note 359:</b><a href="#footnotetag359"> (retour) </a> «Mirabilis philosophus.» Roh. autiss., <i>Chron., Rec. des Hist.</i>, t. XII, p. 203. «Magister in scientia celeberrimus.» Alberic. <i>Chron., id.</i> t. XIII,
+p. 700. «Philosophus cui nostra parem, nec prima secundum saecula
+viderunt.» <i>Ex chron. britann. id.</i> t. XII, p, 558.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote360" name="footnote360"></a><b>Note 360:</b><a href="#footnotetag360"> (retour) </a>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Summorum major Petrus Abaelardus....</p>
+<p>Gallia nil majus habuit vel clarius isto.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>(Epitaph. <i>Ex Chron.</i> Rich. pict., <i>Rec. des Hist.</i>, t. XII, p. 415.)</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Petrus.... quem mundus Homerum</p>
+<p>Clamabat.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>(Seconde épitaphe attribuée à Pierre le Vénérable.)</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Plangit Aristotelem sibi logica nuper ademptum,</p>
+<p>Et plangit Socratem sibi moerens Ethica demtum,</p>
+<p>Physica Platonem, facundia sic Ciceronem.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>(Épitaphe attribuée au prieur Godefroi, par Rawlinson.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote361" name="footnote361"></a><b>Note 361:</b><a href="#footnotetag361"> (retour) </a> Crevier, <i>Hist. de l'Université</i>, t. I, p. 171.&mdash;<i>Essai sur la vie et les écrits d'Abélard</i>, par madame Guizot, p. 330.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote362" name="footnote362"></a><b>Note 362:</b><a href="#footnotetag362"> (retour) </a>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Inter hos et allos in parte remota</p>
+<p>Parvi pontis incola (non loquor ignota).</p>
+<p>Disputabat digitis directis in tota,</p>
+<p>Et quecumque dixerat erant per se nota.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Celebrem theologum vidimus Lombardum,</p>
+<p>Cum Yvone, Helyum Petrum, et Bernardum,</p>
+<p>Quorum opobalsamum spirat os et nardum;</p>
+<p>Et professi plurimi sunt Abaielardum.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Ces vers sont de Walter Mapes (p. 28 du recueil déjà cité. Voy. ci-dessus,
+not. 1 de la page 168). Tous les noms qu'on vient de lire sont connus, à
+l'exception de cet Yvon ou Ives dont parle le poète anglais. On ne cite au
+XIIe siècle sous ce nom que saint Ives, évêque de Chartres, et un prieur de
+Cluni, qui fut appelé <i>Scolasticus</i>; mais celui-ci est mort cent ans avant la
+mort de Mapes. Voyez les articles de tous ces savants dans l'<i>Histoire littéraire</i>,
+et sur les disciples d'Abélard, Duboulai, <i>Hist. Univ.</i>, t. II, catalog.
+Illust. vir., et Brucker, <i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, p. 768.</blockquote>
+
+
+
+<p>L'influence d'Abélard est dès longtemps évanouie.
+De ses titres à l'admiration du monde, plusieurs ne
+pouvaient résister au temps. Dans ses écrits, dans
+ses opinions, nous ne saurions distinguer avec justesse
+tout ce qu'il y eut d'original, et nous sommes
+exposés à n'y plus apprécier des nouveautés que les
+siècles ont vieillies. Mais pourtant il est impossible
+d'y méconnaître les caractères éminents de cette indépendance
+intellectuelle, signe et gage de la raison
+philosophique. Chargé des préjugés de son temps,
+comprimé par l'autorité, inquiet, soumis, persécuté,
+Abélard est un des nobles ancêtres des libérateurs
+de l'esprit humain.</p>
+
+<p>Ce ne fut pourtant pas un grand homme; ce ne
+fut pas même un grand philosophe; mais un esprit
+supérieur, d'une subtilité ingénieuse, un raisonneur
+inventif, un critique pénétrant qui comprenait
+et exposait merveilleusement. Parmi les élus de
+l'histoire et de l'humanité, il n'égale pas, tant s'en
+faut, celle que désola et immortalisa son amour.
+Héloïse est, je crois, la première des femmes<a id="footnotetag363" name="footnotetag363"></a><a href="#footnote363"><sup>363</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote363" name="footnote363"></a><b>Note 363:</b><a href="#footnotetag363"> (retour) </a>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Mès ge ne croi mie, par m'ame,</p>
+<p>C'onques puis fust une tel fame.</p>
+ </div> </div>
+
+<p><i>Roman de la Rose</i>, t. II, v. 213.</blockquote>
+
+<p>Faible et superbe, téméraire et craintif, opiniâtre
+sans persévérance, Abélard fut, par son caractère,
+au-dessous de son esprit; sa mission surpassa ses
+forces, et l'homme fit plus d'une fois défaut au
+philosophe. Ses contemporains, qui n'étaient pas
+certes de grands observateurs, n'ont pas laissé
+d'apercevoir cet orgueil imprudent, disons mieux,
+cette vanité d'homme de lettres, par laquelle aussi
+il semble qu'il ait devancé son siècle. Les infirmités
+de son âme se firent sentir dans toute sa conduite,
+même dans ses doctrines, même dans sa passion.
+Cherchez en lui le chrétien, le penseur, le novateur,
+l'amant enfin; vous trouverez toujours qu'il
+lui manque une grande chose, la fermeté du dévouement.
+Aussi pourrait-on, s'il n'eût autant souffert,
+si des malheurs aussi tragiques ne protégeaient
+sa mémoire, conclure enfin à un jugement sévère
+contre lui. Que sa vie cependant, que sa triste vie
+ne nous le fasse pas trop plaindre: il vécut dans
+l'angoisse et mourut dans l'humiliation, mais il eut
+de la gloire et il fut aimé.</p>
+<br><br>
+
+<h2>LIVRE II.</h2>
+
+<h2>DE LA PHILOSOPHIE D'ABÉLARD.</h2>
+
+<br><br>
+
+
+<h3>CHAPITRE PREMIER.</h3>
+
+<h3>DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE EN GÉNÉRAL.</h3>
+
+
+<p>La renommée philosophique d'Abélard était déjà ancienne,
+que ses ouvrages philosophiques demeuraient
+encore inconnus. Il y a dix ans, à peine savait-on s'ils
+existaient quelque part en manuscrit. Cependant on
+citait ses doctrines, on parlait de son système, qui
+tient une place dans l'histoire de la philosophie.
+Aucun de ceux qui ont écrit cette histoire n'a manqué
+de nommer Abélard parmi les hommes qui ont
+illustré et accrédité la scolastique, et de lui assigner
+au XIIe siècle le rang de fondateur d'une école.</p>
+
+<p>L'existence historique de cette école est notoire.
+Sa naissance, son éclat, son influence, du moins
+tant que son fondateur a vécu, sont des faits constatés
+et célèbres. Son caractère scientifique, sa valeur
+intellectuelle, nous paraissent des choses moins claires
+et moins connues. On ne voit pas bien dans les
+écrits des auteurs si Abélard fut un créateur ou
+seulement un continuateur, un propagateur de doctrine.
+Celle qu'il enseigna et qui dans sa bouche fut si
+puissante était-elle une innovation, un progrès, une
+réaction, une simple traduction de théories antérieures,
+une révolution dans la science? On est tenté de
+la croire nouvelle et de lui attribuer une singulière
+importance, quand on considère l'ascendant et la renommée
+de celui qui la professe. Mais si l'on néglige
+l'homme pour les choses, on est plus embarrassé de
+saisir le sens et de mesurer la grandeur de son oeuvre,
+et sa gloire paraît supérieure à ce qu'il a fait.
+On voit dans l'histoire qu'il fut l'élève de Roscelin,
+fameux comme fondateur ou restaurateur du nominalisme;
+on y voit aussi qu'il se sépara de Roscelin,
+et le combattit vivement<a id="footnotetag364" name="footnotetag364"></a><a href="#footnote364"><sup>364</sup></a>. Cependant il eut pour
+antagonistes les sectateurs du réalisme ou les adversaires
+de Roscelin, et il est compté dans les rangs
+des nominalistes, quoiqu'il ait prétendu changer
+leur doctrine, et que celle qu'il soutint ait quelquefois
+reçu un nom particulier et nouveau. Telles sont
+les notions un peu superficielles et vagues qui restent
+dans l'esprit de tout homme instruit, après la
+lecture des historiens de la philosophie. Telle est la
+commune renommée d'Abélard, et si ses aventures
+dignes du roman n'avaient jeté sur lui l'intérêt et
+l'éclat, on peut se demander si sa philosophie aurait
+suffi pour recommander sa mémoire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote364" name="footnote364"></a><b>Note 364:</b><a href="#footnotetag364"> (retour) </a> Voy. ci-dessus, liv. I, p. 7 et 34, et ci-après ch. VIII.</blockquote>
+
+<p>Avant la publication d'aucune partie importante
+de ses écrits de métaphysique, il fallait bien le juger
+sur des passages isolés ou sur des témoignages qui
+n'étaient pas le sien. De là cette vue générale et confuse
+de sa pensée et de son influence. Il était plus
+célèbre que connu. Aujourd'hui le voile qui le couvrait
+est à demi levé; on peut prouver que l'opinion
+établie sur son compte n'est pas d'une parfaite justesse;
+mais son influence toujours singulière est plus
+explicable. Il est évident désormais qu'il a fait plus
+qu'intervenir dans la controverse des réalistes et
+des nominaux, et qu'il n'y est pas tout à fait intervenu
+de la manière dont on le suppose. Sa trace dans
+cette partie spéciale de la science n'a d'ailleurs été
+ni très-profonde ni très-durable; mais son action
+sur l'enseignement et le mouvement de la science
+entière a pénétré fort avant, et s'est continuée par
+ses effets longtemps après lui. Nul philosophe n'a
+plus fait parler de lui; nulle philosophie n'est restée
+plus inédite.</p>
+
+<p>Deux idées ressortent de tout ce qu'on lit sur Abélard
+philosophe: une idée générale de l'époque où
+il a vécu, et de son importance parmi ses contemporains;
+une idée particulière de sa doctrine
+propre et de son oeuvre personnelle. Il a professé
+la philosophie au XIIe siècle, c'est-à-dire qu'il a
+enseigné cette philosophie qu'on est convenu de
+nommer la scolastique; puis, avec les diverses doctrines
+scolastiques, il a enseigné sur un point important
+un système qui a passé pour son ouvrage;
+et ce système, les classificateurs l'ont rattaché au
+nominalisme, ou appelé le conceptualisme. Pour
+connaître Abélard comme philosophe, il y aurait
+donc à connaître deux choses: la scolastique de
+son temps et la sienne.</p>
+
+<p>En étudiant ces deux points, nous ne nous flattons
+pas de les épuiser. La scolastique, ou, pour
+mieux parler, la philosophie, depuis Scot Erigene
+jusqu'à Descartes, est tout un monde à explorer;
+vingt ans plus tôt j'aurais dit, à découvrir. Quoique
+ce monde commence à être moins inconnu, il n'a
+pas cessé d'être immense, et quelque goût bienveillant
+que le moyen âge inspire aux beaux esprits
+de notre époque, nous n'en abuserons pas au point
+de traîner le lecteur dans tous ces sentiers du passé,
+où règnent peut-être aujourd'hui des brouillards
+moins épais, mais dont aucune main ne saurait arracher
+les ronces et les épines. Peut-être en dirons-nous
+trop encore pour ceux qui ne sont que médiocrement
+curieux, et qui aiment moins les détails
+que les résultats.</p>
+
+<p>Pendant longtemps, il n'a pas tenu aux écrivains
+modernes qu'on ne refusât à la scolastique le rang
+d'une philosophie. On a dit, en effet, et répété que
+la scolastique était une vaine science, une science
+verbale; que tous ses efforts avaient abouti à des
+controverses sans fin et sans valeur sur des questions
+de mots et non sur des questions de choses.
+La langue qu'elle parlait, avec ses difficultés et ses
+bizarreries repoussantes aujourd'hui pour notre intelligence
+et notre goût, a paru témoigner elle-même
+contre les idées qu'elle exprimait. On n'a pas manqué,
+de les juger dignes d'un temps de ténèbres,
+puisqu'elles étaient énoncées dans un idiome barbare,
+et cette fois trop <i>barbare</i> pour mériter d'être
+<i>compris</i>. Et comme le jour où cette langue a péri,
+pour faire place à une diction plus pure et plus élégante,
+la science qu'elle exprimait a péri comme
+elle, on en a conclu naturellement que la science
+était la langue elle-même, et qu'il ne restait rien à
+apprendre de ce qui ne se disait plus.</p>
+
+<p>Mais, sans disculper tout à fait la scolastique de
+l'accusation d'avoir trop souvent consumé ses forces
+sur de simples questions de mots, sur des problèmes
+qui se seraient évanouis si l'on en eût seulement
+changé l'expression, nous nous permettrons de remarquer
+que cette accusation, vaguement conçue,
+pourrait être généralisée au point de n'être plus aussi
+accablante pour la doctrine à laquelle on l'adresserait.
+Il est dans la condition de la philosophie et
+peut-être de toute science humaine d'être, sous un
+certain point de vue, une science de mots; et il
+faut prendre garde que cette qualification lancée
+au hasard contre un système, oeuvre de l'esprit humain,
+ne retombe sur l'esprit humain lui-même;
+ce qui serait l'accuser puérilement d'être ce qu'il est
+et de faire comme il fait; ce qui serait lui reprocher
+sa nature.</p>
+
+<p>Il est trop évident que lorsque l'homme parle il
+pense, et que, par ses expressions, on juge de ses
+pensées. Puis, ses pensées exprimées correspondent
+ou sont données pour correspondantes à des choses.
+Ces choses existent ou n'existent pas, et elles sont
+ou ne sont pas comme il les exprime. Ainsi les mots
+sont les pensées, et les pensées sont ou ne sont pas
+les choses. On peut donc juger des choses par les
+pensées, comme des pensées par les mots; et si les
+mots ne faisaient que rendre des pensées qui ne
+correspondissent à aucune chose existante, ce qui
+semble le cas d'une véritable science de mots, cette
+science enseignerait cependant plus que des mots;
+car elle ferait connaître du moins l'esprit humain
+dans sa nature ou dans son histoire. Fausse comme
+expression des faits, elle ne serait pas entièrement
+vaine comme témoignage des idées, et il est utile de
+savoir jusqu'aux mensonges de l'esprit humain; il y
+a quelque chose à apprendre même dans une science
+fausse. C'est connaître encore que connaître ce qui
+n'est pas, pourvu qu'on sache que ce n'est pas, et
+celui-là ne serait point un ignorant, qui saurait bien
+quelles choses ne sont pas, et tout ce que les choses
+ne sont pas. Au moins saurait-il que les choses sont,
+et même, à quelques égards, il saurait ce qu'elles
+sont.</p>
+
+<p>Cela est vrai de toute science, même d'une physique
+fausse, même d'une astronomie fausse. Le jour
+où le système de Ptolémée a été renversé, on aurait
+pu le condamner aussi à titre de science de mots;
+car il n'était plus que cela. Les choses s'en étaient
+comme retirées, pour aller ailleurs et prendre d'autres
+formes. Qui pourrait dire cependant que jusque-là
+il eût été indifférent de le connaître, ou même
+que depuis lors il n'y eût rien à gagner à le connaître,
+et qu'il ne fût pas utile de comprendre ses fictions,
+afin de bien entendre pourquoi et comment
+elles sont des fictions, comment et pourquoi le système
+de Copernic est vrai?</p>
+
+<p>Mais ce que nous osons dire de toute science, nous
+l'affirmons avec bien plus de certitude de la philosophie.
+Celle-ci traite en effet d'objets qui, réels ou
+imaginaires, sont par eux-mêmes invisibles pour la
+plupart et n'ont de sensible que les mots qui les
+rendent. Je ne parle pas seulement des généralités
+contestées et douteuses, créations de l'art philosophique;
+je parle d'abord de ce qui n'est pas une
+invention systématique, une arbitraire abstraction,
+comme le mot même de <i>généralité</i>, comme celui
+d'abstraction, ceux de notion, d'idée et de jugement;
+je parle de tout ce que l'esprit croit réel ou
+conclut comme réel des perceptions actuelles et particulières
+de nos facultés; je parle de Dieu que nous
+concluons de tout ce que nous sommes et de tout
+ce que nous voyons; je parle de l'âme dont le nom
+est celui d'un invisible, que l'on affirme, que l'on
+suppose ou que l'on nie; je parle des facultés, qui
+ne sont pas assurément des substances individuelles,
+ni des choses que nous connaîtrions aussi distinctement
+si elles n'avaient un nom; je parle des
+forces que nous apercevons par la pensée à travers
+les mouvements de la nature et de la vie; je parle
+enfin de tout ce que je viens de nommer, en écrivant
+<i>nature, substance, vie</i>, toutes idées qui, lors
+même qu'elles correspondraient, comme je le crois,
+à quelque chose de réel, n'ont cependant d'immédiatement
+sensible que les mots qui les désignent,
+et d'existence scientifique qu'à la condition d'être
+exprimées. Or, la philosophie pourrait être appelée
+la science de ces mots, sans qu'on lui manquât
+de respect; et ne fût-elle bonne qu'à bien faire
+connaître ce qu'ils désignent, qu'à déterminer les
+idées qui leur répondent dans l'esprit humain, elle
+ne serait pas une science vaine; elle aurait atteint,
+en partie du moins, son objet; car elle serait en
+ce sens la science de l'esprit humain, et on l'a souvent
+définie ainsi, sans la dégrader. Déterminer ce
+que les mots veulent dire, c'est déterminer ce que
+l'esprit humain veut dire par les mots. Or, ce que
+l'esprit humain veut dire, c'est ce qu'il pense, et
+connaître ce que pense l'esprit humain, c'est déjà,
+à beaucoup d'égards, le connaître lui-même. La
+science des mots conçue de la sorte est donc déjà
+une science, et une science tellement sérieuse que
+des écrivains distingués ont estimé que c'était la
+première de toutes.</p>
+
+<p>En effet, des philosophes fort célèbres ont dit
+que les sciences n'étaient que des langues, et que
+toute bonne philosophie se réduisait à une langue
+bien faite. N'est-il pas étrange que ceux qui parlaient
+ainsi aient souvent condamné <i>a priori</i> ce
+qu'ils appelaient les questions de mots, et cru décrier
+telle ou telle philosophie en la taxant de ne
+vivre que sur ces questions-là? En vérité la scolastique,
+aux yeux de la philosophie du XVIIIe siècle,
+n'aurait dû avoir aucun tort d'être une langue; son
+seul tort possible, c'était d'être une langue mal
+faite.</p>
+
+<p>Prenons donc garde que l'accusation élevée contre
+la scolastique ne remonte jusqu'à la philosophie. Car
+elle pourrait à la rigueur être articulée contre la
+science métaphysique, de quelque méthode que celle-ci
+se servit et quelque forme qu'elle essayât de revêtir.</p>
+
+<p>On peut distinguer en général trois manières de
+philosopher.</p>
+
+<p>Si, au lieu d'analyser péniblement, soit le sens
+des mots comparés entre eux, soit les opérations délicates
+de la pensée, on emploie implicitement les
+mots et la pensée, et qu'on cherche à décrire directement
+la nature des choses, à la représenter dans
+les êtres qui la composent et les rapports qui les
+unissent; quoique ce travail ne puisse s'opérer que
+suivant les lois de l'intelligence et à l'aide des noms
+qu'elle prête à ses idées, c'est une tentative immédiate
+sur les choses, comme la physique, la chimie
+ou la zoologie; c'est l'essai d'une science qui prétend
+être éminemment une science de choses; et on
+peut l'appeler une ontologie.</p>
+
+<p>Si l'on s'attache uniquement ou principalement à
+porter l'ordre, l'accord et la clarté dans nos manières
+de concevoir les choses que nous exprimons,
+et à réduire en système ces conceptions pour en
+composer une science régulière, c'est encore une
+philosophie. Quoique d'une part cette science soit
+aussi obligée de se servir des mots, d'en faire un
+choix et un usage méthodiques, quoique de l'autre,
+en étudiant les idées, elle étudie indirectement les
+choses, puisque nous en croyons notre pensée, et
+que notre esprit reproduit les choses, soit comme
+elles existent, soit comme elles sont réputées exister;
+une telle philosophie roule principalement sur
+les idées, et ceux qui l'ont particulièrement mise en
+honneur l'ont si bien senti qu'ils ont proposé de la
+nommer idéologie.</p>
+
+<p>Si maintenant, laissant dans l'ombre et le modèle
+extérieur auquel correspond le tableau de nos pensées,
+c'est-à-dire les choses, et le sujet, ainsi que
+la composition et l'ordonnance de ce tableau, la
+science se borne à en considérer séparément tout
+ce qui est notre oeuvre apparente et sensible, savoir,
+les images que nous produisons pour tracer et peindre
+le tableau après l'avoir conçu, je veux dire les
+mots; si, dis-je, elle s'attache à décrire et à déterminer
+la valeur, l'usage, les rapports de ces mots;
+quoiqu'elle ne puisse le faire sans un certain souvenir
+de la réalité, ni sans soumettre le langage à la
+pensée intérieure, ce droit naturel dont le langage
+est le droit écrit; la science est ouvertement alors
+une science de mots; elle a surtout les formes et les
+allures d'une grammaire, et s'il fallait ici, pour
+l'exactitude et la symétrie de nos distinctions, lui
+assigner un nom technique, nous lui pourrions
+donner, avec un sens spécial, le nom de terminologie.</p>
+
+<p>Ainsi, la philosophie peut être ontologique, idéologique,
+terminologique, selon le caractère qu'elle
+affecte et la méthode qu'elle préfère. Mais, avec telle
+ou telle de ces qualifications, cesse-t-elle d'être une
+philosophie? nous ne le pensons pas. Ainsi ne l'ont
+point pensé les hommes illustres qui, selon les temps,
+lui ont fait subir telle ou telle de ces trois transformations.
+Comment, en effet, les destituer du titre
+de philosophes? Et pour ne défendre ici que les terminologistes,
+qui pourrait dire qu'ils doivent être
+mis hors la philosophie? Seraient-ce les idéologistes,
+eux qui par le choix de ce nom ont témoigné de leur
+soin à s'abstenir, à s'écarter de toute ontologie, et
+qui, grammairiens avant tout, en inventant ce mot
+<i>idéologie</i>, sont restés en arrière de leur véritable doctrine,
+et ont retenu le nom de la science en deçà des
+conséquences qu'ils lui avaient fait réellement atteindre?
+Qui mieux qu'eux-mêmes avait, en effet, compris
+que l'expression tenait à la pensée? En se fondant
+sur la nécessité où nous sommes de jouer aux
+mots pour jouer aux idées, c'est eux qui ont ramené
+la science au langage. Conséquents et sincères, eux
+aussi, ils auraient pu appeler la philosophie du nom
+de terminologie.</p>
+
+<p>Quant aux ontologistes, seraient-ils donc les
+seuls philosophes? Depuis que le <i>Discours de la méthode</i>
+a paru, cela serait difficile à soutenir; car le
+procédé ontologique, au sens où nous l'avons défini,
+a été presque généralement abandonné, et peut-être
+même décrié outre mesure. D'ailleurs, il est impossible
+à celui qui s'attache le plus aux choses de
+ne pas s'occuper au moins implicitement de l'étude
+et du classement des pensées. Ce sont deux opérations
+inséparables l'une de l'autre, et toutes deux
+sont inséparables d'un travail sur les mots. D'ordinaire,
+celui qui fait une découverte réforme la
+langue, et l'observation neuve d'un phénomène sensible
+de la nature aboutit à une innovation dans les
+termes. La découverte du principe de toute la chimie
+moderne pouvait presque se réduire à une meilleure
+définition du mot <i>combustion</i>.</p>
+
+<p>Dans la philosophie proprement dite, l'ontologie
+influe d'une manière encore plus notable et plus directe
+sur le langage. Tout auteur de système crée
+nécessairement sa langue, et prétend de nouveau
+marquer à son coin la monnaie usée des termes vulgaires.
+Il arrive même un fait assez frappant, quoique
+très-explicable, c'est que les philosophes qui
+ont le moins pensé aux mots en ont le plus abusé;
+dans le fait, ils n'ont pas été les moins sujets à se
+laisser conduire et tromper par le langage. Les philosophes
+grecs, par exemple, ceux surtout qui ont
+précédé l'école de Socrate, ont manié la langue avec
+une liberté qui les a souvent égarés, et à force de
+négliger l'analyse soit des mots, soit des idées,
+ils ont parfois, avec des idées confuses et des mots
+équivoques, construit le mensonge ontologique des
+cosmologies de l'antiquité. Faute de se tenir assez
+en garde contre les illusions du langage, contre les
+déceptions de la raison, on manque l'ontologie; on
+la rend plus obscure, plus fictive, plus nominale
+encore, que ne le serait la pure science de la
+pensée et de l'expression. Que d'observateurs du
+monde n'ont enfanté que le roman du monde! que
+de descriptions de la nature ont abouti à une science
+de mots!</p>
+
+<p>Mais si celui qui veut faire un système sur la nature
+des choses ne réussit trop souvent qu'à aligner
+sous le cordeau de la logique des dénominations arbitraires,
+il arrive aussi que, par un effet inverse,
+les esprits occupés uniquement de la terminologie de
+la science s'épuisent à la régulariser, à la distribuer
+dans les compartiments d'un plan analytique,
+à en séparer les termes par la distinction, à les rapprocher
+par l'analogie; et grâce à ce besoin et à ce
+pouvoir qui est en nous d'imposer des noms aux
+êtres ils prennent bientôt pour des êtres les noms
+eux-mêmes, et attribuent une réalité factice à ces
+mots si bien classés et si bien définis. L'intelligence
+qui, absorbée par l'étude du langage, semble
+avoir perdu le sens de la réalité, et se contenter
+des apparences verbales, rend ensuite par une illusion
+contraire la réalité à ces apparences, matérialise,
+anime, personnifie les êtres de raison que les
+mots supposent sans les prouver toujours. La science
+qui a voulu n'être que terminologique devient peu
+à peu ontologique; mais elle le devient dans l'ordre
+inverse de la vérité, et soumet le monde à la loi du
+langage, au lieu de faire le langage à l'image du
+monde. C'est alors que la science peut être accusée
+d'être une science de mots; elle risque de ne jamais
+autant mériter ce reproche qu'au moment où elle
+prétend l'éviter.</p>
+
+<p>Je laisserais ma pensée trop incomplète si je ne
+disais que la nécessité de faire une part à ces trois
+procédés de l'esprit, que l'impossibilité prouvée par
+vingt expériences d'en proscrire absolument aucun
+ou d'essayer impunément de le faire, pèse sur
+la philosophie, et nous oblige à les concilier. La
+science a trois points de vue; il faut savoir s'y placer
+tour à tour. Entre eux, il n'y a qu'une question
+d'ordre. Livré à lui-même et sous l'empire des
+nécessités de la vie, l'esprit mêle tout ensemble, et
+cette synthèse fait dans la pratique sa force et sa
+confiance. Toute intelligence est en communication
+avec la réalité, la conçoit suivant ses propres lois,
+et par le langage reproduit ce qu'elle a perçu et ce
+qu'elle a conçu, sous une forme communicable
+aux intelligences qui lui ressemblent. Lorsqu'on veut
+traduire ces connaissances pratiques et confuses en
+science, c'est-à-dire connaître avec méthode, quel
+point de vue faut-il choisir? où se placer pour mieux
+voir? par où commencer? Évidemment par cette
+unité même à laquelle se communique la réalité, et
+qui la communique à son tour, telle qu'elle l'a conçue,
+après l'avoir reçue. L'homme est constitué pour
+absorber d'abord et renvoyer ensuite la lumière qui
+l'environne. S'il s'étudie avec exactitude et profondeur,
+s'il recherche ce qu'il pense, non pour établir
+la généalogie arbitraire de ses idées, mais pour se
+bien rendre compte de tout ce qui est contenu dans
+ses notions acquises, dans ses notions primitives,
+des convictions qui dominent dans son esprit, comme
+des opérations à l'aide desquelles elles se forment
+et se manifestent, il parviendra sûrement à mieux
+connaître ce qui est, en connaissant mieux ce qu'il
+en pense et ce qu'il en dit. La puissance qui lui
+donne la réalité, qui la perçoit et la conçoit, puis
+qui porte dans tout ce qu'il sait et tout ce qu'il pense
+l'ordre, la clarté, la fixité par la parole, cette puissance,
+c'est lui-même; et, en s'étudiant bien, en
+scrutant tout ce mystère de sa nature intérieure sans
+perdre de vue le dehors de qui il reçoit et auquel il
+rend, il remonte à la source de la science, et prend
+le seul moyen de la faire complète, universelle, adéquate
+à la vérité, dans la mesure cependant où ces
+épithètes sont applicables à la connaissance humaine.
+Ce point de vue est le point de vue psychologique,
+qui ne diffère du point de vue idéologique qu'en ce
+qu'il est moins partiel et moins étroit. Pour celui qui
+ne s'arrête pas à l'idéologie superficielle, qui la pousse
+à sa profondeur dernière, la science de la réalité et
+celle du langage reparaissent à la lueur même du
+flambeau intérieur, et la philosophie retrouve au
+fond de l'esprit humain le vrai jour qui éclaire le
+monde.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, on a vu qu'on ne pouvait <i>a
+priori</i> accuser une science d'être, au mauvais sens
+de l'expression, une science de mots. L'esprit considère
+toujours plus ou moins les choses, les idées,
+les mots. S'il tend à ne considérer que les choses,
+il ne se connaît pas bien lui-même. S'il n'est attentif
+qu'aux idées, il perd le sentiment des choses; et
+ce qu'il accepte pour des idées n'est bientôt plus que
+des mots. S'il s'occupe des mots plus que de tout le
+reste, il prend à la longue les mots pour les choses,
+et revient par un détour à l'ontologie. Si cette ontologie
+était vraie, peu importerait le chemin qui l'y aurait
+conduit; mais si elle est fausse, c'est alors qu'il
+ne sait que des mots. Qu'est-ce donc en définitive
+qu'une science qui n'est qu'une science de mots?
+c'est une fausse ontologie.</p>
+
+<p>Or, maintenant, est-ce là ce qu'a été la scolastique?
+Telle est la vraie question, et elle ne peut
+être résolue que par une étude suffisante de la scolastique
+même. Et comme il s'agit de savoir si finalement
+elle a dit mensonge ou vérité, on ne peut
+chercher à la passablement connaître, sans étudier
+avec elle le fond des choses; car on ne saurait juger
+d'une science qu'en la comparant à son objet,
+comme on ne juge de la fidélité d'un portrait que
+par son modèle. Et cela déjà prouve que l'étude de
+la scolastique n'est ni aussi superficielle, ni aussi
+gratuite, ni aussi stérile qu'il l'a paru longtemps.</p>
+
+<p>Ainsi, bonne ou mauvaise, la scolastique est une
+philosophie. Ce que nous avons dit suffit, ce semble,
+pour dissiper sur ce point les principaux doutes.
+Maintenant il y aurait à examiner d'abord si elle
+n'a réellement été que ce que nous avons appelé
+une terminologie; puis si cette terminologie a produit
+une fausse ontologie. Sur ces deux points,
+nous le disons d'avance, elle ne nous paraît pas
+irréprochable; mais elle n'est pas pour cela une
+science de néant.</p>
+
+<p>Nous avons déjà montré en général qu'une science
+qui mériterait, au sens où nous l'entendons, ce
+nom de science terminologique, ne serait pas nécessairement
+une science vaine. Faisons application
+de ces idées à la scolastique.</p>
+
+<p>Si cette philosophie est une science purement
+terminologique, elle est bien au moins une grammaire.
+La grammaire fait profession d'être la science
+des mots. Est-elle pour cela une science vaine et
+qui n'importe en rien à la connaissance des réalités?
+Prenons un exemple pour plus de clarté, et choisissons-le
+parmi les plus simples.</p>
+
+<p>Au début de toute grammaire, on vous dit que
+les premiers mots dont vous deviez vous occuper,
+sont les noms. Les noms sont les mots qui désignent
+et les choses qui sont et ce que sont les choses.
+Les choses sont des substances, et pour cette raison
+les noms sont appelés substantifs. Ce que les choses
+nommées par les substantifs, sont en sus de leur
+substance et de leur existence, est en quelque sorte
+ajouté à leur substance, et les noms de ce qui
+s'ajoute ainsi sont dits adjectifs. En d'autres termes,
+les noms désignent d'abord les choses, celles qui
+sont considérées comme subsistant par elles-mêmes;
+mais il y a autour de ces choses, ou dans ces choses,
+des circonstances, modes, accidents, ou qualités
+qui sont comme <i>adjacentes</i> aux substances (<i>adjacentia</i>,
+c'est le mot de la scolastique et l'origine de
+celui d'<i>adjectif</i>), et qui peuvent, jusqu'à un certain
+point, êtres prises comme des choses, si bien que
+les adjectifs peuvent revêtir à leur tour la forme des
+substantifs et continuent alors de désigner les attributs
+pris substantivement, c'est-à-dire considérés comme
+s'ils existaient hors des choses auxquelles en réalité
+ils ne se rencontrent que réunis, et conséquemment
+comme s'ils existaient par eux-mêmes à la
+manière de ces choses. Tout le monde reconnaît là
+les substantifs abstraits.</p>
+
+<p>Cette première classification des mots ne fait-elle
+connaître que des mots?</p>
+
+<p>1° D'abord elle vous apprend que l'esprit croit
+naturellement une existence réelle aux choses individuelles.</p>
+
+<p>2° Puis, parmi ces substantifs qui les nomment,
+les uns désignent exclusivement un individu déterminé,
+les autres tous les individus semblables
+ou comparables, comme <i>arbre, homme, animal</i>. Or
+ceci nous enseigne que l'esprit a le besoin et la
+puissance de donner aux choses, en les considérant
+dans ce qu'elles ont de commun, des noms communs
+aussi, noms abstraits des réalités individuelles,
+et de former ainsi des genres et des espèces qui
+sont tout au moins les noms abstraits des concrets
+individuels.</p>
+
+<p>3° En outre, ces substances quelconques désignées
+par les substantifs peuvent avoir des attributs
+exprimés aussi par des noms, et cela veut
+dire encore que l'esprit a la faculté de considérer
+ces mêmes attributs comme les sujets hypothétiques
+de certains autres attributs qu'il distingue
+ultérieurement, et de donner ou supposer à ces sujets
+de sa composition une certaine réalité, peut-être
+factice, sous la forme d'abstraction. Ainsi, à
+ne la considérer que comme une notion, la couleur
+n'est que le nom substantif de l'attribut du corps
+coloré, et elle devient à son tour le sujet d'autres
+attributs, elle est dite blanche, rouge, etc.; puis
+la blancheur, prise à son tour pour sujet, est dite
+terne, éclatante, etc. Or, la connaissance de cet emploi
+des idées et des mots est déjà un résultat idéologique,
+ou une vue de l'esprit humain.</p>
+
+<p>4° Il est naturel de se demander ce qu'il en est de
+tout cela dans la réalité et indépendamment de
+l'esprit humain; et la grammaire a prévenu et
+même hypothétiquement résolu la question. Quand
+elle dit que les noms désignent des choses ou des
+qualités, elle suppose apparemment qu'il y a des
+choses et des qualités. Les choses réelles, individuelles,
+elle les appelle substances, ou choses qui
+existent par elles-mêmes. Elle appelle ainsi non-seulement
+des substances accessibles aux sens, mais
+des substances invisibles; Dieu, une âme, sont des
+substantifs comme cet homme ou cette pierre. La
+perception par les sens n'est pas l'unique garant de
+la substance, et l'on croit à des choses qu'on ne
+voit pas. Les langues faites sous l'empire de cette
+croyance la constatent; mais la justifient-elles? Elles
+font une distinction entre les substances et les qualités.
+Celles-ci sont dites ne pas exister par elles-mêmes,
+et elles ne sont que des choses en d'autres
+choses. Cependant elles sont nommées isolément,
+absolument, et supposées ainsi des choses par le
+langage. Cette supposition est-elle un démenti
+donné à la distinction précédente? Les qualités
+existent-elles, et comment existent-elles? Faut-il
+prendre le langage pour la réponse réelle et décisive
+à cette question? Il en préjuge la solution; il est,
+au moins par hypothèse, ontologique. Il décrit les
+réalités comme elles paraissent être à l'esprit, et tout
+au moins comme elles pourraient être effectivement.
+La grammaire n'est donc pas radicalement étrangère
+à l'ontologie. Elle la suppose en traduisant les idées
+de l'esprit humain.</p>
+
+<p>5° Dès qu'elle a fait connaître les noms, elle expose
+les circonstances dans lesquelles ils se trouvent
+placés les uns par rapport aux autres, ou les relations
+verbales que leur donne le langage raisonné.
+Car la grammaire n'est pas une simple nomenclature;
+toute grammaire est syntaxe, même dès ses
+premières pages. Les choses nommées sont exprimées
+les unes relativement aux autres. Par exemple,
+on énonce qu'une chose est en la possession
+d'une autre ou qu'elle passe en la possession d'une
+autre; on énonce qu'une chose reçoit l'action d'une
+autre, et cela par le moyen d'une autre. Ce sont les
+différents <i>cas</i> des noms, c'est le génitif, le datif,
+l'accusatif, l'ablatif. Voilà certainement encore de
+la pure grammaire.</p>
+
+<p>Et tout cela cependant signifie que l'esprit établit
+des rapports entre les objets; tout cela énumère et
+définit quelques-uns de ces rapports. La possession
+ou <i>habitude</i> qui est exprimée par le génitif ou
+attribuée par le datif, le rapport d'action à passion,
+de moyen à résultat, sont assurément des conceptions
+de l'esprit, et si l'on n'avait pas soin de les
+analyser comme telles, on ferait de la mauvaise
+grammaire. Ainsi le rapport de possession serait une
+définition bien vague et bien insuffisante de celui
+qui est exprimé par le génitif, lequel exprime entre
+autres une forme de possession particulière, celle
+de l'attribut par le sujet; le rapport de l'agent au
+patient que représente en général celui du sujet au
+régime ou du nominatif à l'accusatif, se rattache
+souvent à celui de l'effet à la cause; enfin l'ablatif
+qui correspond à l'idée de moyen, désigne souvent ce
+qu'on appelle dans l'école <i>la cause instrumentale</i>. Il
+y a là un assez grand nombre d'idées de relation,
+nécessaires à l'esprit humain qui les emploie, transporte
+ou convertit avec une liberté et une autorité
+singulières. La grammaire est confuse et inexacte
+si elle ne les distingue, les ordonne et les définit;
+et quand elle fait cette opération sur les mots, elle
+décrit en même temps des idées nécessaires à l'intelligence,
+et touche à ce qu'un philosophe allemand
+appelle l'architectonique de l'esprit humain.</p>
+
+<p>Le fait-elle dans un point de vue vraiment psychologique,
+elle cesse de regarder ces notions comme de
+simples nécessités de la pensée. L'esprit, en effet,
+ne les emploie pas uniquement comme les seuls
+moyens d'avoir des choses une conception qui lui
+serve. Il y croit en même temps qu'il en use, c'est-à-dire
+qu'il a l'invincible conviction que ces rapports
+sur lesquels il raisonne sont effectivement les
+rapports externes des choses, et qu'en dehors de
+lui il y a des causes, des effets, des agents, des
+moyens, des résultats, etc.; en un mot, que cette
+liaison idéale de ses perceptions est la copie fidèle
+des relations entre les objets de la nature. Comme
+les noms qui les désignent, les choses ont pour lui
+leurs cas, et le monde réel serait incompréhensible
+s'il n'était pas tel qu'il est compris. Encore sous ce
+rapport, on voit que la grammaire suggère et suppose
+une ontologie.</p>
+
+<p>Est-ce donc qu'il n'y ait pas en grammaire de pures
+questions de mots, exclusivement relatives à l'expression
+indépendamment de la réalité qu'elle exprime,
+et qui n'appartiennent qu'à la nature propre du langage
+en général ou d'une langue en particulier? Si
+vraiment, et toute langue offre de ces questions-là.
+Par exemple, que les cas soient désignés par les désinences
+des mots comme en latin, par des articles
+comme en français, par des désinences et par des
+articles comme en grec; c'est un point de grammaire
+qui n'a rien de commun avec la science de la pensée
+ou de la nature. Que les substantifs abstraits soient
+de tel ou tel genre, qu'ils soient tous féminins plutôt
+que masculins ou l'inverse, ce n'est pas là non plus
+une vraie question métaphysique; ce n'est en grammaire
+qu'un point de fait à éclaircir ou à connaître.
+Enfin des questions même plus profondes, comme
+celles de la composition des mots, de leur transfusion
+d'une langue dans une autre, de la manière
+dont les idiomes se sont successivement engendrés,
+quoiqu'elles ne puissent être résolues sans une analyse
+assez fine des idées, sont cependant des questions
+qui, pour la plupart, dépendent de l'état des
+esprits dans les pays et les temps où les langues se
+sont formées. Bien qu'elles ne soient pas uniquement
+verbales, et qu'elles touchent à la philosophie
+de l'histoire, on peut encore les regarder comme des
+questions grammaticales; elles appartiennent à la
+linguistique, à la science des mots.</p>
+
+<p>Mais enfin, dans les rapports généraux eux-mêmes
+du langage avec la pensée, n'y a-t-il pas des
+points dont l'étude est indifférente, ou peu s'en
+faut, à toute philosophie réelle? Je le crois, encore
+qu'on ne puisse les parfaitement étudier sans philosophie;
+prenons pour exemple tout ce qui concerne
+le langage figuré. La connaissance approfondie
+du langage figuré conduirait sans doute à cette remarque,
+vraiment philosophique, que la faculté de
+nommer les objets ne va pas sans un penchant à
+représenter les uns par les noms des autres, en vertu
+de certaines similitudes qui frappent l'imagination
+plus que la raison; en d'autres termes, à parler par
+images. Ou pourrait rechercher encore si, comme
+quelques-uns l'ont prétendu, toute langue est exclusivement
+métaphorique, ou si seulement le langage
+figuré est de fait mêlé au langage direct, et
+dans ce cas, si ce mélange est utile, s'il est inévitable,
+s'il y aurait quelque motif et quelque possibilité
+de l'abolir et de composer une langue absolument
+dénuée de figures. C'est là de la philosophie
+sans aucun doute, mais c'est de la philosophie du
+langage, et quoiqu'on en pût tirer encore quelques
+inductions sur la nature de l'esprit humain, la connaissance
+de la réalité n'est pas fort engagée dans
+l'étude de ces questions, et pour celui qui les résout
+sainement, elles n'ont pas un rapport essentiel
+avec la vérité de nos idées objectives. Encore est-ce
+une simple opinion que j'exprime, et la thèse contraire
+a-t-elle été soutenue par des philosophes qui
+ont donné au langage une importance philosophique
+supérieure à celle que je suis disposé à lui reconnaître.</p>
+
+<p>J'ai parlé tout à l'heure des substantifs abstraits;
+il y en a de différentes sortes. Prenons ceux
+qui expriment substantivement ces qualités qu'on
+nomme dans l'école les accidents de la substance,
+comme la qualité d'être <i>blanc, amer, mou,</i> etc., ou
+<i>la blancheur, l'amertume, la mollesse</i>, etc. Les abstractions
+de cette sorte ne représentent aucune
+substance réelle. Il y a des substances qui ont diverses
+qualités, entre autres celle d'être <i>molles,
+amères</i> et <i>blanches</i>; il n'y a pas une chose qui soit
+substantiellement <i>la blancheur, la mollesse, l'amertume</i>
+en elle-même. Lorsqu'on isole ces accidents
+par la pensée et le langage, et que l'on en fait les
+sujets de certaines propositions, quand on dit <i>la
+blancheur est agréable, l'amertume est répugnante</i>, le
+sens commun avertit que ce sont des sujets hypothétiques
+et artificiels dus au pouvoir généralisateur
+de l'esprit; c'est une translation de l'adjectif au
+substantif, de l'attribut au sujet, qui a peut-être
+quelque analogie avec la propriété translative ou métaphorique
+du langage, et qui n'a pas beaucoup
+plus de réalité que ces autres locutions, <i>le choc
+des opinions, le feu des passions, l'explosion de la
+colère</i>. C'est une translation ou métaphore d'un autre
+genre; la première rendait l'insensible par une
+comparaison avec le sensible, ou l'invisible par une
+image; la seconde convertit l'attribut en sujet et la
+qualité en substance. C'est un don, un pouvoir,
+peut-être une faiblesse de l'esprit humain, que d'opérer
+ces métamorphoses, mais la réalité n'est guère
+intéressée dans tout cela.
+Dans ces termes, l'étude de cette classe de substantifs
+abstraits (celle des substantifs qui répondent
+aux qualités accidentelles des êtres) n'est et ne
+doit être qu'une étude de mots; et c'est savoir les
+choses comme elles sont, que de savoir dans ce cas
+qu'elles ne sont pas essentiellement comme les mots,
+ou que les mots ne sont que des mots.</p>
+
+<p>Que si, par impossible, on croyait le contraire,
+et qu'abusé par les apparences du langage, on fît
+jouer sans discernement à ces abstraits le rôle des
+concrets individuels, que l'on prît les noms qui
+les désignent pour des noms directs, même pour des
+noms propres, et qu'on supposât des êtres partout
+où l'on a imposé des noms, alors on retomberait
+dans l'inconvénient tant signalé de réaliser les abstractions,
+on ferait de l'ontologie dans le mauvais
+sens, on traiterait les mots comme des choses, et
+c'est alors qu'on mériterait l'accusation de n'édifier
+qu'une science de mots: accusation grave, parce
+qu'on aurait prétendu savoir autre chose. Le tort
+serait précisément d'oublier ou d'ignorer qu'on ne
+savait que des mots.</p>
+
+<p>Une science de mots n'est donc pas mauvaise en
+soi; ce qui est mauvais, c'est de prendre une science
+de mots pour une science de choses.</p>
+
+<p>La scolastique, je le dis par avance, est plus
+d'une fois tombée dans cette erreur. Lorsqu'on y
+tombe, il est évident qu'une foule de questions
+oiseuses, de difficultés artificielles, doivent naître
+successivement, et amener des solutions, des distinctions,
+des inductions, en un mot des connaissances
+purement hypothétiques ou relatives uniquement
+à la signification arbitraire de la langue qu'on
+a gratuitement imposée à la science. Mais cette faute
+que la scholastique a très-souvent commise, aucune
+philosophie, que je sache, ne l'a constamment évitée.</p>
+
+<p>En prenant des exemples dans la grammaire, je
+ne me suis pas beaucoup éloigné de la scolastique.
+L'une a beaucoup d'affinité avec l'autre, et l'on serait,
+dans certaines occasions, embarrassé de les
+distinguer; ce qui deviendra plus évident, quand nous
+approcherons de plus près la philosophie du moyen
+âge.</p>
+
+<p>Ce fut une philosophie. Parmi les questions qui
+ont joué un rôle philosophique, au moins dans l'antiquité,
+il en est peu que la science du moyen âge
+n'ait traitées et résolues à sa manière. S'il est des
+problèmes que nous n'y retrouvons pas, ce sont en
+général ceux dont le progrès moderne de la science a
+révélé l'existence ou rétabli la gravité; mais est-ce
+pour rien que nous voulons que l'esprit humain ait, il
+y a deux ou trois siècles, subi une révolution? Entre
+autres nouveautés, l'absolue liberté qui s'est introduite
+triomphalement dans les sciences, ne doit-elle
+pas avoir amené et des idées et des questions laissées
+jusqu'alors dans l'ombre ou dans le néant? Quoi
+qu'il en soit, avant nous, chez les anciens, il y
+eut apparemment une philosophie. Je n'égale pas la
+philosophie du moyen âge à celle de l'antiquité; le
+nom d'Abélard pâlit auprès de celui d'Aristote, et le
+soleil de Platon offusque de sa splendeur l'étoile de
+saint Thomas; mais enfin je dis que l'une de ces philosophies
+s'est occupée de presque tout ce qui occupait
+l'autre. La plus récente n'a pas été aussi étroite,
+aussi exclusive qu'on l'imagine. Elle l'a été dans sa
+forme; et c'est par là qu'elle s'est compromise. Elle
+a fait passer la science sous une forme exceptionnelle,
+et, par là, elle en a restreint et surtout dissimulé
+l'universalité.</p>
+
+<p>La philosophie, au XIIe siècle, s'appelait ordinairement
+la dialectique. On donnait à ce mot un sens
+analogue a celui qui a prévalu dans le commun
+usage. La dialectique était l'art logique ou la logique
+appliquée. Les anciens l'avaient souvent entendu autrement.
+La dialectique de Platon est la recherche de
+ce qu'il y a de général dans le particulier, d'absolu
+dans le relatif, la recherche de l'idéal scientifique<a id="footnotetag365" name="footnotetag365"></a><a href="#footnote365"><sup>365</sup></a>.
+C'est une méthode ascendante qui, de nos perceptions
+diverses écartant le multiple, le changeant,
+l'individuel, remonte a l'essence, au permanent, à
+l'un. C'est une analyse, en ce sens qu'elle décompose,
+afin d'élaguer l'accessoire et d'atteindre le
+principal ou ce qui subsiste de chaque chose dans
+la raison éternelle; c'est une synthèse, en ce sens que,
+des phénomènes complexes et variables, elle semble
+former, par la vertu de l'intelligence, quelque chose
+qui n'est aucun phénomène. Prise comme instrument
+logique, elle serait l'art de la définition, puisqu'elle
+est la recherche de l'essence. C'est cette dialectique
+que les alexandrins empruntèrent à Platon
+et amenèrent à la rigueur d'un procédé scientifique<a id="footnotetag366" name="footnotetag366"></a><a href="#footnote366"><sup>366</sup></a>.
+Ce procédé se retrouve dans la philosophie moderne,
+et quelques-uns de ses caractères subsistent, par
+exemple, dans la dialectique d'Hegel<a id="footnotetag367" name="footnotetag367"></a><a href="#footnote367"><sup>367</sup></a>. Mais bien
+qu'il soit surtout cher à Platon, il n'était pas ignoré
+d'Aristote, car c'est le procédé de la science de l'être,
+de la science de l'universel, de la métaphysique
+en un mot<a id="footnotetag368" name="footnotetag368"></a><a href="#footnote368"><sup>368</sup></a>. Le Stagirite n'admit pas toutes les
+conséquences auxquelles cette méthode conduisait
+Platon; mais il la connut, il sut même la pratiquer
+parfois, quoiqu'il réservât le nom de dialectique
+pour cette partie de la logique qui ouvre la route
+de toutes les sciences en discutant les principes, et
+trouve un procédé syllogistique pour traiter un
+sujet donné en partant des propositions les plus
+probables<a id="footnotetag369" name="footnotetag369"></a><a href="#footnote369"><sup>369</sup></a>. Mais pour lui la dialectique était loin
+d'être toute la philosophie. Il dit même qu'elle lui
+est opposée, s'appuyant sur l'apparent, tandis
+que la philosophie s'appuie sur la vérité<a id="footnotetag370" name="footnotetag370"></a><a href="#footnote370"><sup>370</sup></a>. Dans les
+mains des stoïciens, la logique, niant ou du moins
+atténuant la vérité du général, devint peu à peu une
+polémique subtile et négative. Déjà les mégariens
+l'avaient transformée en argumentation sceptique; et
+ce n'est qu'après avoir porté le nom d'éristiques, qu'ils
+avaient reçu celui de dialecticiens<a id="footnotetag371" name="footnotetag371"></a><a href="#footnote371"><sup>371</sup></a>. C'est dans un sens
+qui tient peut-être des idées des écoles mégarique et
+stoïcienne, presque autant que des idées péripatéticiennes,
+que la dialectique fut entendue au moyen
+âge<a id="footnotetag372" name="footnotetag372"></a><a href="#footnote372"><sup>372</sup></a>. Aristote avait distingué une sorte de dialectique
+pratique qu'il appelle l'<i>art exercitif</i><a id="footnotetag373" name="footnotetag373"></a><a href="#footnote373"><sup>373</sup></a>, et qui offrait
+bien quelques rapports avec l'<i>art</i> par excellence des
+scolastiques. La logique fut pour eux un terme
+général qui embrassait toute la science de la raison,
+ce qu'on appellerait aujourd'hui la philosophie de
+l'esprit humain; et comme la logique proprement
+dite aboutit à la dialectique qui est la pratique de
+la science, elle fut officiellement nommée la dialectique<a id="footnotetag374" name="footnotetag374"></a><a href="#footnote374"><sup>374</sup></a>.
+Abélard ne la définit nulle part formellement;
+mais en intitulant <i>Dialectica</i> son grand ouvrage de
+philosophie logique, son <i>Organon</i> à lui, il a suffisamment indiqué sa pensée, expliqué son langage.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote365" name="footnote365"></a><b>Note 365:</b><a href="#footnotetag365"> (retour) </a> Voyez dans la traduction de M. Cousin l'argument du <i>Philèbe</i>, et le
+<i>Philèbe</i> lui-même, ainsi que <i>le Parménide</i>, t. II, p. 280 et 440; t. XII,
+p. 8.&mdash;Cf. Hegel, <i>Hist. de la phil.</i>, Oeuvres complètes, (All.) t, XIV,
+p.240, Berlin, 1833.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote366" name="footnote366"></a><b>Note 366:</b><a href="#footnotetag366"> (retour) </a> Cf. l'<i>Hist. de l'école d'Alex.</i>, par M.J. Simon, t. I, l. II, c. II.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote367" name="footnote367"></a><b>Note 367:</b><a href="#footnotetag367"> (retour) </a> <i>Encycl. des sciences philos.</i> Logique, chap. 81, t. VI, p. 151.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote368" name="footnote368"></a><b>Note 368:</b><a href="#footnotetag368"> (retour) </a> <i>Logique d'Arist.</i>, trad. par M.B. Saint-Hilaire. <i>Dern. Analyt.</i>, l. 1, c. XI, chap. 6, 7 et 8.;&mdash;<i>Métaphys.</i>, passim.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote369" name="footnote369"></a><b>Note 369:</b><a href="#footnotetag369"> (retour) </a> <i>Logique; Topiq.</i>, l. 1, c. II, chap. 6. <i>Réfut. des soph.</i>, c. XXXIV, chap. 3.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote370" name="footnote370"></a><b>Note 370:</b><a href="#footnotetag370"> (retour) </a> <i>Id., Topiq.</i>, l. 1, c. XIV, chap. 7.&mdash;<i>Réfut. des soph.</i>, c. XI, chap. 8.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote371" name="footnote371"></a><b>Note 371:</b><a href="#footnotetag371"> (retour) </a> Diog. Laert., l. II, c. X, n. 1.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote372" name="footnote372"></a><b>Note 372:</b><a href="#footnotetag372"> (retour) </a> Brucker, <i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, p. 672</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote373" name="footnote373"></a><b>Note 373:</b><a href="#footnotetag373"> (retour) </a> <i>Topiq</i>., c. XI, par. 1 et suiv.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote374" name="footnote374"></a><b>Note 374:</b><a href="#footnotetag374"> (retour) </a> De bonne heure on les avait ainsi réunies. Cicéron considère la dialectique
+comme une branche ou une moitié de la science qu'il définit <i>ratio
+disserendi</i>, et qui est la logique. (<i>Topiq</i>., II.&mdash;<i>De Leg</i>., I, 23.&mdash;<i>De
+Fato</i>, I.) Boèce, dans son <i>Commentaire des Topiques de Cicéron</i>, décompose
+la logique, et donne de la dialectique les définitions consacrées que
+durent adopter les scolastiques. (Boet. <i>Op</i>., p. 700.&mdash;Cf. S. Aug., <i>De Ord</i>.,
+l. II, c. XI.&mdash;<i>Retract</i>, l. I, c. VI.&mdash;Cassiod., <i>De Instit. divin. litt.</i>, c. XXVII.&mdash;<i>De
+Artib. ac Discipl</i>., c. III.)</blockquote>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, la dialectique, même en ce sens,
+n'étant qu'une partie de la philosophie, il a paru que
+la Scolastique n'était aussi qu'une partie de la philosophie;
+mais la dialectique, comme le raisonnement
+humain, peut s'appliquer à toutes choses. Dans une
+bonne classification, la dialectique comme science
+ne devrait s'appliquer qu'à la dialectique même;
+partout ailleurs, elle n'est que procédé et instrument;
+elle ne devrait pas même comprendre la logique proprement
+dite, dont elle n'est que la suite ou la dernière
+partie. Mais s'il plaît de l'appliquer à tout, de
+tout encadrer dans ses formes, de chercher dans les
+notions qu'elle emploie et dans les règles qu'elle
+pose les éléments de toute science, de se servir d'elle
+enfin comme d'un <i>critère</i> universel, on le peut faire,
+et elle devient alors, au lieu et place de la philosophie,
+la reine des sciences, la science universelle;
+elle obtient les titres de <i>disciplina disciplinarum,
+duae universae scientiae, sola dicenda scientia</i><a id="footnotetag375" name="footnotetag375"></a><a href="#footnote375"><sup>375</sup></a>. Sera-ce
+que la philosophie aura été réduite en essence à la
+seule dialectique? non, c'est qu'elle aura été exclusivement
+ramenée aux procédés et au langage de la
+dialectique. Elle en aura sans doute souffert; la réalité
+ne peut sans violence et sans dommage, passer
+comme par le laminoir d'une méthode exclusive; ce
+qui est artificiel est toujours étroit, et le fond n'échappe
+jamais aux vices de la forme. Mais pourtant,
+ainsi contrainte, la science n'aura pas été supprimée.
+La scolastique n'a donc pas été la philosophie réduite
+à la dialectique, mais aux formes de la dialectique.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote375" name="footnote375"></a><b>Note 375:</b><a href="#footnotetag375"> (retour) </a> <i>Ab. Op.</i>, ep. IV, p. 239. <i>Introd. ad Theol.</i>, l. II, p. 1047.&mdash;Ouvr. inéd., <i>Dialect.</i>, pars IV, p. 435.</blockquote>
+
+<p>D'où lui est venue cette contrainte? De ce qu'à
+une certaine époque du moyen âge, l'esprit humain
+est rentré dans la philosophie par la dialectique. Le
+point de départ n'est jamais indifférent; au terme de
+la course, on se ressent du chemin qu'on a pris, et
+le choix de la méthode est avec raison regardé
+comme capital en philosophie. Nous tenons aujourd'hui
+qu'il faut aborder la philosophie par la psychologie.
+Prétendra-t-on que ce choix soit sans conséquence
+et n'influe pas sur les caractères ultérieurs
+de la science? La science ne manque pas d'adversaires
+qui disent qu'après avoir commencé par la
+psychologie, elle y demeure, et que nous n'avons fait
+qu'inventer une autre manière de la rendre partielle
+et stérile. Je le conteste, mais j'avoue qu'il est très-commun
+de ne point dépasser la psychologie; de
+très-habiles gens n'ont pu en sortir ou même ont
+fini par n'en pas vouloir sortir. L'école idéologique
+a tremblé de faire un pas hors du cercle de la sensation.
+Il y a beaucoup à redire aux limites scientifiques
+que les Écossais ont élevées et qu'ils ont interdit
+à l'observation de franchir. Jouffroy n'a pas
+complètement réussi, malgré d'ingénieux et opiniâtres
+efforts, à se délivrer du joug étroit de l'observation
+subjective de la conscience; et quoiqu'il proteste,
+Kant lui-même n'a fait que rendre plus profonde,
+mais non plus pénétrable, l'impasse de la psychologie.
+On ne saurait donc s'étonner que, renfermés
+dans un point de vue bien plus rétréci pour embrasser
+l'horizon (car la logique est dominée par la psychologie),
+les scolastiques aient eu beaucoup de peine
+à parcourir l'ensemble de la carte scientifique. S'ils
+ont encore beaucoup vu, ils n'ont pas vu sous un
+angle vrai; ils n'ont pas donné aux objets les dimensions,
+les contours et les teintes de la vérité. Mais
+du moins ont-ils connu tout ce qu'on peut connaître,
+lorsqu'on n'est initié à la science que par la dialectique.</p>
+
+<p>Nous n'écrivons pas leur histoire. Il faut donc
+poser simplement comme un fait qu'après l'invasion
+définitive du christianisme et le refoulement successif
+des écoles de philosophie païenne, qui se réfugièrent
+et s'éteignirent dans le cercle encore brillant
+mais stérile des écoles alexandrines, les hommes
+supérieurs qui, dans l'Occident à partir du VIIe siècle,
+s'efforcèrent de dissiper les ténèbres de la barbarie,
+n'eurent pour flambeau que la lueur pâle des commentaires
+de la philosophie antique; et parmi les
+interprètes qui la transmirent au moyen âge, dominèrent
+les commentateurs de la Logique d'Aristote.</p>
+
+<p>Les anciens avaient trouvé les sciences et les lettres.
+On recevait d'eux les unes et les autres avec
+une curiosité, une admiration et une confiance égales.
+On les imitait en tout, excepté dans la liberté de
+leur génie. Toute doctrine se convertissait donc en
+érudition. Comprendre, traduire, interpréter, paraphraser,
+telle était, en général, l'oeuvre de ces esprits
+nobles et malheureux qui se soulevèrent au-dessus
+de l'ignorance et de la grossièreté universelles,
+dans ces contrées dépouillées de toute nationalité
+par la double conquête des légions romaines et des
+hordes du Nord. Les peuples de notre Occident
+n'avaient point de culture qui leur fût propre. Leur
+littérature indigène, s'il est permis de donner ce
+nom aux essais informes de la poésie druidique,
+avait péri comme les arts, les moeurs, le culte de la
+vieille Gaule. Les idées et les lettres, les arts de
+l'imagination et ceux de l'industrie, tout, jusqu'à la
+religion, avait été comme importé à nouveau dans
+ces régions, théâtre de l'éclatante civilisation de la
+moderne Europe. Les hommes livrés aux travaux
+de l'esprit, n'étaient donc encouragés par aucun
+exemple, autorisés par aucun succès, à penser, à
+écrire d'après eux-mêmes, à inventer pour leur
+compte, à essayer enfin d'une véritable et complète
+originalité. Pour les sciences et les lettres, la Grèce
+et Rome; pour la religion, le Midi et l'Orient, c'est-à-dire
+encore Rome et la Grèce; voilà leur exemple
+et leur loi. Ils ne demandaient ni à leur sol ni à leur
+ciel ces productions spontanées que le temps seul
+sème à pleines mains dans les terres fécondes. Ils
+attendaient tout de ceux de qui tout leur était venu.
+Or, que leur venait-il désormais de ces peuples jadis
+leurs vainqueurs, et qui, contraints de céder l'espace
+et le pouvoir à de nouveaux et barbares conquérants,
+étaient restés les maîtres spirituels des premiers
+vaincus? Que leur venait-il de ces régions où se levait
+encore pour eux le soleil de l'intelligence? rien
+d'abord que la grande voix de la religion, qui était
+elle-même ou qui voulait être quelque chose de définitif
+et d'immuable, rien que les derniers échos de
+la parole grecque qui s'était tue, mais qui retentissait
+encore. Les écrits des hommes qui ont tracé
+leurs noms aux dernières pages des fastes de la littérature
+ancienne, ne sont que des compilations plus
+ou moins méthodiques, des expositions quelquefois
+raisonnées de systèmes antérieurs, des traductions
+d'idées enfin, quand ce ne sont pas de simples versions
+de textes. Ceux donc qui devenaient leurs
+disciples, ceux qui dans le nord de l'Europe s'adonnaient,
+entre le VIIe et le XIe Siècle, aux choses de
+l'esprit, se faisaient pour la plupart de purs érudits,
+c'est-à-dire des penseurs sans liberté, instruits par
+des écrivains sans originalité. C'est par le milieu des
+commentateurs, c'est à travers un nuage que parvenaient
+jusque dans les Gaules les rayons affaiblis
+des brillantes constellations qui avaient surgi derrière
+la colline de l'Acropolis, et doré de leur éclat le faîte
+blanchissant du temple de Thésée. Porphyre, saint
+Augustin, Martianus Capella, Cassiodore, et surtout
+Boèce, étaient les médiateurs nécessaires et
+respectés qui transmettaient les idées de Platon et
+d'Aristote aux Bède, aux Alcuin, même aux Jean
+Scot et aux Raban Maur, qui s'efforcèrent les premiers
+de repasser de l'érudition à la philosophie.
+On sait avec assez d'exactitude quelle était la bibliothèque
+philosophique de ces hommes qui puisaient
+cependant presque toutes leurs idées à la
+source du passé. Les originaux leur étaient en général
+inconnus. Le Timée de Platon et la Logique
+d'Aristote, traduits en latin, sont les plus avérés des
+monuments des grands siècles qu'ils eussent entre
+les mains<a id="footnotetag376" name="footnotetag376"></a><a href="#footnote376"><sup>376</sup></a>. Le platonisme qui n'est pas dans le
+Timée, l'aristotélisme qui n'est pas dans l'Organon,
+ne leur étaient connus que confusément, par fragment,
+par allusion, par citation dans les paraphrases
+et les expositions incomplètes des commentateurs
+sans génie des derniers temps. Il n'est pas
+étrange que parmi ces débris, l'Organon ou plutôt
+la doctrine qui y est contenue et qui forme à elle
+seule un système achevé, un travail défini et démonstratif,
+ait fait dominer partout la science et
+l'esprit de la logique. La logique effaça peu à peu le
+reste de la littérature<a id="footnotetag377" name="footnotetag377"></a><a href="#footnote377"><sup>377</sup></a>. Elle avait d'ailleurs exercé
+déjà une influence marquée sur les deux vrais maîtres
+des écoles du moyen âge, Porphyre et Boèce.
+Ils s'étaient appliqués, l'un à ouvrir au disciple les
+portes de la logique, l'autre à conduire à travers ses
+détours le disciple initié. L'un avait composé une
+introduction; l'autre des versions et des commentaires.
+Là-dessus, il est tout simple que les savants
+du moyen âge aient pensé qu'il ne restait à la
+science que des gloses à faire. Le mot même fut consacré.
+Presque tous les philosophes scolastiques furent
+éminemment des <i>glossateurs</i><a id="footnotetag378" name="footnotetag378"></a><a href="#footnote378"><sup>378</sup></a>, et l'on annota
+les commentateurs d'Aristote, avant de l'interpréter
+lui-même et de le connaître tout entier.
+C'est sans aucun doute un heureux hasard advenu
+à un court écrit de Porphyre et à quatre ou cinq de
+Boèce qui fut la première cause de la grande fortune
+d'Aristote. La puissance saisissante de la logique
+fut la seconde. D'ailleurs toute logique est essentiellement
+élémentaire, et semble, comme la
+grammaire, révéler la raison; elle convient donc à
+des études commençantes.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote376" name="footnote376"></a><b>Note 376:</b><a href="#footnotetag376"> (retour) </a> Encore Abélard n'avait-il dans les mains que les deux premiers des
+six traités qui composent la Logique d'Aristote ou <i>l'Organon</i>. (Voyez sa
+Dialectique, p. 228.) Que dans les quarante premières années du XIIe siècle,
+il circulât communément en Gaule et en Angleterre d'autres livres philosophiques
+que ces deux fragments de l'oeuvre d'Aristote et de Platon,
+l'Isagogue de Porphyre, plusieurs des traités aristotéliques de Boèce et
+deux traités indûment attribués à saint Augustin, c'est ce que personne
+n'a réussi à prouver. Voyez l'excellent ouvrage de M. Jourdain sur les
+traductions latines d'Aristote au moyen âge. Cf. Brucker, <i>Hist. crit. phil.</i>,
+t. III, p. 564; et le ch. III du présent livre.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote377" name="footnote377"></a><b>Note 377:</b><a href="#footnotetag377"> (retour) </a>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p class="i10"> ...Quaevis</p>
+<p>Litera sordescit, logica sola placet.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Johan Saresber., <i>Estheticus</i>, poem., p. 3, Hambourg, 1843.</p>
+</div></div></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote378" name="footnote378"></a><b>Note 378:</b><a href="#footnotetag378"> (retour) </a> Nous avons cinq opuscules d'Abélard sous le litre de gloses, <i>Glossae in
+Porphyrium, de categoriis</i>, etc., quatre imprimés, un manuscrit. M. Cousin
+a fait connaître plusieurs gloses du Xe siècle sur le <i>de Interpretatione</i>, sur
+les catégories, etc. (Ouvr. inéd. d'Abél., p. 551-611; Append., p. 618
+et suiv.)</blockquote>
+
+<p>Cependant la forme péripatéticienne n'avait pas
+été primitivement la forme unique de la philosophie
+du moyen âge. Scot Érigène, qui en est regardé
+comme le fondateur, tendait à lui donner un tout
+autre caractère. Son génie hardiment spéculatif dépasse
+la dialectique<a id="footnotetag379" name="footnotetag379"></a><a href="#footnote379"><sup>379</sup></a>. Ce dogmatisme encore vague,
+où respire un peu de platonisme et de philosophie
+alexandrine, put se soutenir quelque temps. Mais
+bientôt il arriva un moment où l'aristotélisme, parlons
+plus exactement, où la dialectique gagna du
+terrain et devint dans la science une mode qui a
+duré quatre ou cinq cents ans. Il serait curieux,
+mais il est difficile de déterminer ce moment avec
+précision. Du moins, la simple chronologie des
+noms jettera-t-elle un grand jour sur cette partie de
+l'histoire de la dialectique.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote379" name="footnote379"></a><b>Note 379:</b><a href="#footnotetag379"> (retour) </a> Cf. M. Guizot, <i>Cours d'histoire de la civilisation en France</i>, t. III, leçon 29; M. Rousselot, <i>Phil. dans le moyen âge</i>, 1re part., c. II, et
+l'ouvrage de M. Saint-René Taillandier, <i>Scot Érigène et la philosophie
+scolastique</i>.</blockquote>
+
+<p>On peut fixer à la mort de Proclus, c'est-à-dire
+à la fin du Ve siècle, le terme de toute philosophie
+originale dans l'antiquité païenne (485). Et déjà,
+depuis plus de cinquante ans, saint Augustin,
+un des derniers Pères qui aient une place dans
+l'histoire de la philosophie, était descendu au tombeau (430);
+le règne des interprètes et des scoliastes
+avait commencé. Simplicius et Philopon
+commentaient Aristote, en se souvenant de Platon.
+Martianus Capella avait un peu auparavant publié
+ce poème encyclopédique où les sciences sont personnifiées
+comme des déesses, où la Dialectique,
+au front pâle, aux cheveux entrelacés, cache dans
+les plis de sa robe athénienne des fleurs et des serpents,
+mais se donne pour la législatrice des autres
+sciences<a id="footnotetag380" name="footnotetag380"></a><a href="#footnote380"><sup>380</sup></a>. Boèce mourait tragiquement, en laissant
+ces traductions et ces paraphrases qui devaient surnager
+les premières après le naufrage des lettres
+antiques (526). Cassiodore, dressant, au VIe siècle,
+l'encyclopédie destinée à lui survivre, et dont
+Alcuin devait faire un jour la règle légale de l'enseignement
+scolaire, mettait au rang des sept
+disciplines la philosophie sous le simple nom de
+dialectique. La philosophie était bien, pour lui
+comme pour Platon, la ressemblance de l'homme à
+Dieu, mais il développait cette définition par une
+analyse très-sommaire de l'Isagogue de Porphyre,
+des Catégories d'Aristote, enfin des grandes divisions
+de l'Organon<a id="footnotetag381" name="footnotetag381"></a><a href="#footnote381"><sup>381</sup></a>. C'est de ce temps peut-être qu'il
+faut dater les deux ouvrages sur le même sujet que
+le moyen âge mettait sur le compte de saint Augustin.
+Au siècle suivant, Bède résumait pour le nord
+de l'Europe toutes les connaissances humaines venues
+de l'Orient et du Midi, et la philosophie trouvait
+place dans ses volumineuses compilations. C'était
+aussi d'Aristote qu'il aimait à donner des extraits;
+déjà il appelait chaque citation une <i>autorité</i>, et
+assignait à la dialectique le premier rang dans la
+logique, <i>cette maîtresse du jugement</i><a id="footnotetag382" name="footnotetag382"></a><a href="#footnote382"><sup>382</sup></a>. Après Bède,
+les écoles s'ouvrent en France à la voix de Charlemagne.
+C'est Alcuin qui les inspire et les dirige. Il
+a étudié toutes les sciences profanes, et certainement
+les sept arts, mais surtout l'art dialectique,
+dont l'empereur, dit-il en s'adressant à Charles lui-même,
+a la <i>très-noble intention</i> d'apprendre les
+principes. Lui aussi, il a quelque teinture de l'Isagogue,
+des Catégories, de l'Hermeneia, et il s'attache
+à faire recopier, à répandre, à imposer même
+comme bases de l'enseignement les traités logiques
+qu'Augustin, dit-il, a, pour les traduire, tirés des
+trésors de l'ancienne Grèce,</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>De veterum gazis Graecorum clave latina<a id="footnotetag383" name="footnotetag383"></a><a href="#footnote383"><sup>383</sup></a>.</p>
+ </div> </div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote380" name="footnote380"></a><b>Note 380:</b><a href="#footnotetag380"> (retour) </a> Martian. Capel., <i>de Nupt. Philolog. et Mercur.</i>, l. IV, p. 325 et seqq. 1 vol. in 4°. Francf. 1836.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote381" name="footnote381"></a><b>Note 381:</b><a href="#footnotetag381"> (retour) </a> <i>[Grec: Omsiosis to theo xata ounaton anthropon.]</i> (Cassiod., <i>de Art. ac Discipl.</i>, t. II, c. III, p. 528. Ed. de Venise, 1729.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote382" name="footnote382"></a><b>Note 382:</b><a href="#footnotetag382"> (retour) </a> Voyez dans les Oeuvres de Bède (8 tom. in-folio, Colon. Agrip.,
+1612), les <i>Sententiae sive axiomata philosophica ex Aristotele ... collecta</i>
+(t. II, p. 124). On voit là qu'il connaissait au moins par des citations
+d'assez nombreux ouvrages d'Aristote, Physique, Métaphysique, <i>De
+Anima</i>, etc. Dans ses <i>Elementa philosophiae</i> (id., p. 200), il définit la philosophie:
+«Eorum quae sunt et non videntur et eorum quae sunt et videntur
+vera comprehensio.» Dans son traité <i>De mundi caelestis terrestrisque constitutione</i>,
+la logique est définie: «Diligens ratio disserendi et magistra
+judicii;» la dialectique qui en est la partie la plus essentielle: «Sagacitas
+ingenii stultitiaeque sequester.» (T. 1, p. 343.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote383" name="footnote383"></a><b>Note 383:</b><a href="#footnotetag383"> (retour) </a> Voyez dans les Oeuvres d'Alcuin (2 vol. in-fol., Ratisb., 1777), la
+dédicace des Catégories de saint Augustin, et <i>Opusculum quartum de Dialectica</i>
+(t. II, p. 334). C'est un dialogue entre lui et Charles. La philosophie
+y est à peu près ramenée à l'éthique et à la dialectique; et celle-ci, «disciplina
+rationalia quaerendi, diffiniendi, et disserendi, etiam et vera a
+falsis discernendi potens,» est un sommaire de Porphyre et de l'Organon,
+cet ouvrage dont on a dit qu'en l'écrivant Aristote avait trempé sa
+plume dans l'esprit, «in mente tinxisse calamum» (p. 350). Alcuin, suivant
+son éditeur, n'a point composé le livre <i>De septem artibus</i>; mais il avait
+écrit sur toutes les sciences, et dans une épître à Charlemagne il dit positivement:
+«Vestram nobilissimam intentionem dialecticae disciplinae disere
+velle rationes.» (T. I, p. 703.)</blockquote>
+
+<p>Par lui les écoles gauloises passent sous l'empire
+de cette <i>sagesse hibernienne</i>, qu'il avait apportée sur le
+continent<a id="footnotetag384" name="footnotetag384"></a><a href="#footnote384"><sup>384</sup></a>, et qui devait après lui recevoir de Scot
+Érigène moins d'autorité, mais plus d'éclat (875).
+Érigène platonise, et Mannon, son successeur dans
+la direction de l'école du palais, passe pour avoir
+écrit sur les Lois et la République de Platon des commentaires
+qu'on n'a jamais vus<a id="footnotetag385" name="footnotetag385"></a><a href="#footnote385"><sup>385</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote384" name="footnote384"></a><b>Note 384:</b><a href="#footnotetag384"> (retour) </a> «Quid Hiberniam memorem, contempto pelagi discrimine, pene totam
+cum grege philosophorum ad littora nostra migrantem?» (Herici <i>Epist.
+ad imp. Carol., Hist. francor. script.</i>, ed. Duchesne, t. II, p. 470.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote385" name="footnote385"></a><b>Note 385:</b><a href="#footnotetag385"> (retour) </a> <i>Hist. litt.</i>, t. IV, p. 225 et t. V, p. 657.</blockquote>
+
+<p>La principale fondation d'Alcuin est l'école de
+Saint-Martin de Tours. Le premier et le plus illustre
+de ses disciples dans ce cloître, c'est Raban Maur.
+Celui-là se montre plus versé encore dans les sciences
+profanes, il les recherche, il les aime. Il conseille
+de lire les philosophes; il y a, dit-il, dans Platon
+bien des choses qu'il ne faut pas craindre<a id="footnotetag386" name="footnotetag386"></a><a href="#footnote386"><sup>386</sup></a>. Il reprend
+la division connue de la philosophie, en physique,
+en morale, en logique, et celle-ci, les théologiens
+doivent se la rendre propre. La dialectique, qu'il
+définit littéralement comme Alcuin, il veut qu'elle
+entre dans l'instruction des clercs: n'est-elle pas
+la science des sciences, <i>disciplina disciplinarum</i>?
+elle enseigne à apprendre, elle enseigne à enseigner;
+<i>haec docet docere, haec docet discere</i>. Seule elle sait
+savoir, <i>scit scire sola</i> (ne dirait-on pas la science de
+la science de Fichte?) enfin le syllogisme est une
+arme nécessaire<a id="footnotetag387" name="footnotetag387"></a><a href="#footnote387"><sup>387</sup></a>. C'est Raban, qui selon Tennemann,
+transporta en Allemagne la dialectique d'Alcuin,
+que d'autres appellent la dialectique écossaise<a id="footnotetag388" name="footnotetag388"></a><a href="#footnote388"><sup>388</sup></a>.
+Il devint abbé de Fulde, puis évêque de
+Mayence (847).</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote386" name="footnote386"></a><b>Note 386:</b><a href="#footnotetag386"> (retour) </a> «Non formidanda, sed in usum nostrum vindicanda.» (<i>De Instit.
+cleric.</i>, l. III, c. XXVI, t. VI, p. 44.&mdash;<i>Op.</i>, 3 vol. in-fol. Col. Agrip.,
+1627.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote387" name="footnote387"></a><b>Note 387:</b><a href="#footnotetag387"> (retour) </a> <i>Id., ibid.</i>, c. XX, p. 42.&mdash;<i>De Universo</i>, l. XV, t. 1, p. 201 et 202.&mdash;Cf. les gloses de Raban sur Porphyre, Boèce, l'<i>Hermeneia</i>, publiées
+par M. Cousin. Ouvr. inéd., Append., p. 613.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote388" name="footnote388"></a><b>Note 388:</b><a href="#footnotetag388"> (retour) </a> <i>Mon. de l'Hist. de la phil.</i>, t. I, chap. 244.&mdash;M. Hauréau, <i>la Scolastique au IXe siècle; Rev. du Nord</i>, t. II, 2e sér., p. 425.</blockquote>
+
+<p>En même temps que lui et après lui, on distingue
+dans cette féconde école de Tours, un homme d'une
+instruction singulière pour le temps, Haimon, plus
+tard évêque d'Halberstadt (841), qui des bords de
+la Loire rapporta l'enseignement théologique, et
+fonda avec Raban dont il fut le successeur, une florissante
+école à Fulde. Là vint de Sens s'instruire et
+même enseigner, Loup Servat qui s'adonnait particulièrement
+aux lettres humaines, et par conséquent
+à la logique. Nommé par Charles le Chauve abbé
+militaire de Ferrières en 842, esprit cultivé, écrivain
+presque poli, il continua ses leçons malgré sa
+nouvelle dignité, et les témoignages s'accordent
+pour distinguer en lui l'homme de lettres et le théologien.
+Élève d'Haimon et de Loup Servat, Heiric
+revint d'Allemagne diriger dans sa patrie l'école
+d'Auxerre que Saint-Germain avait fondée; il a
+laissé de remarquables monuments d'une latinité
+savante, d'une sorte de talent poétique et, chose fort
+rare, d'une certaine connaissance du grec<a id="footnotetag389" name="footnotetag389"></a><a href="#footnote389"><sup>389</sup></a>. Il est
+cité comme ayant professé la dialectique avec éclat
+au monastère de Saint-Germain. Après Heiric, Remi
+et Huebold, moines d'Auxerre ainsi que lui, furent
+signalés comme ses héritiers dans la philosophie<a id="footnotetag390" name="footnotetag390"></a><a href="#footnote390"><sup>390</sup></a>.
+Remi surtout, le plus célèbre écrivain du commencement
+du Xe siècle, est renommé pour l'enseignement
+de la dialectique qu'il cherchait plutôt
+dans les prétendus traités de saint Augustin que dans
+l'Organon d'Aristote. On possède encore de lui des
+manuscrits qui prouvent qu'il connaissait Priscien,
+Donat, Martianus Capella, et que ses études embrassaient
+le Trivium et le Quadrivium; or, tel était encore
+au temps même d'Abélard le cycle des études
+littéraires. Condisciple d'un fils de l'empereur Charles
+le Chauve à l'école d'Heiric, Remi professa successivement
+à Auxerre, à Reims, à Paris, et c'est dans
+cette dernière ville qu'il réunit près de sa chaire ses
+plus illustres disciples (872)<a id="footnotetag391" name="footnotetag391"></a><a href="#footnote391"><sup>391</sup></a>. Ainsi se forme la
+chaîne d'un enseignement philosophique qui vient
+enfin se fixer dans la cité où devait dominer Abélard.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote389" name="footnote389"></a><b>Note 389:</b><a href="#footnotetag389"> (retour) </a> Heiric a dit en parlant de ses maîtres:
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Hic Lupus, hic Haimo ludebant ordine grato.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>(Cf. Duchesne, <i>Hist. francor. script.</i>, t. II, p. 470.&mdash;Bolland., t, VII,
+31 Jul., p. 221.&mdash;Mabillon, <i>Analect.</i>, p. 423.&mdash;<i>Hist. litt.</i>, t. V, p. 112
+et 653.) C'est évidemment à cet Heiric, maître du moine Remi, comme on
+va le voir, que doit être rapporté le traité manuscrit sur les Catégories dites
+de saint Augustin, où M. Cousin a lu: «Henricus, magister Remigii, fecit
+bas glosas» (<i>Ab.</i>, Ouv. inéd., Append., p. 621), et ce manuscrit pourrait
+être de la main de Remi, ou copié sur le sien.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote390" name="footnote390"></a><b>Note 390:</b><a href="#footnotetag390"> (retour) </a> Dans la chronique du moine Ademar: «Heiricus, Remigium et Ucboldum
+Calvum, monachos, haeredes philosophiae reliquisse traditur.»
+(Mabillon, <i>Act. sanct. ord. S. Ben.</i>, t. V, p. 325.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote391" name="footnote391"></a><b>Note 391:</b><a href="#footnotetag391"> (retour) </a> Témoignages des XIe et XIIe siècles; le moine Jean, <i>S. Odon. vit.</i>; le moine Nalgod, <i>Ejusd. vit.; De vener. Frodoardo presb. remig.</i>&mdash;Mabillon,
+<i>id., ibid.</i>, p. 151, 155, 180, 325.&mdash;<i>Ejusd. Anal.</i>, p. 423.&mdash;<i>Hist. litt.</i>,
+t. VI, p. 99, 102; et Launoy, <i>De Schol. celeb.</i>, c. LIX.</blockquote>
+
+<p>A ce moment, on voit de toutes parts les études
+logiques captiver les esprits les plus éminents et les
+plus divers. C'est saint Odon qui se forme à Paris, sous
+Remi, dans la dialectique et la musique, et qui,
+plus tard, y devait professer à sa place. C'est Abbon
+qui suit les mêmes leçons, qui les reproduit dans la
+même ville (avant 970), et les transporte à Reims,
+où il écrit sur le syllogisme, et meurt avec la réputation
+d'un <i>abbé d'une haute philosophie</i><a id="footnotetag392" name="footnotetag392"></a><a href="#footnote392"><sup>392</sup></a>. C'est Gerbert,
+qui, avant d'être pape, fait un traité sur le
+Rationnel et le Raisonnable<a id="footnotetag393" name="footnotetag393"></a><a href="#footnote393"><sup>393</sup></a>, et se pique de recueillir
+et de s'approprier les pensées d'Aristote. Saint Maieul,
+abbé de Cluni, se plaît dans la lecture des philosophes
+païens. Le grand évêque Hildebert recueille dans
+leurs ouvrages les éléments d'une morale philosophique<a id="footnotetag394" name="footnotetag394"></a><a href="#footnote394"><sup>394</sup></a>.
+Saint Anselme, le seul métaphysicien de
+l'époque, ne dédaigne pas de donner, dans son Dialogue
+du grammairien, un ouvrage de pure dialectique<a id="footnotetag395" name="footnotetag395"></a><a href="#footnote395"><sup>395</sup></a>.
+Et cependant Jean le Sourd ou le Sophiste<a id="footnotetag396" name="footnotetag396"></a><a href="#footnote396"><sup>396</sup></a>,
+qui devait être le maître de Roscelin, a commencé
+à former cette école subtile et peu connue, destinée
+à contraindre la science logique à faire sur elle-même
+un de ces efforts féconds qui avancent d'un pas l'esprit
+humain.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote392" name="footnote392"></a><b>Note 392:</b><a href="#footnotetag392"> (retour) </a> «Summae philosophiae abbas.» (<i>Hist. litt.</i>, t. VII, p. 159 et suiv.&mdash;Cf. Launoy, p. 63.).</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote393" name="footnote393"></a><b>Note 393:</b><a href="#footnotetag393"> (retour) </a> C'est le sens de: <i>De rationali et ratione uti</i>, titre de l'ouvrage de
+Gerbert. (B. Pes, <i>Thes. noviae. anecd.</i>, t. I, pars II, p. 148 et seqq.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote394" name="footnote394"></a><b>Note 394:</b><a href="#footnotetag394"> (retour) </a> <i>Moralis philosophia de honesto et utili. (Ven. Hildeb., Op.</i>, p. 959.
+1 vol. in-fol., Paris, 1708.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote395" name="footnote395"></a><b>Note 395:</b><a href="#footnotetag395"> (retour) </a> <i>Dialogue de Grammatico</i>, (S. Ansel., <i>Op.</i>, p. 143.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote396" name="footnote396"></a><b>Note 396:</b><a href="#footnotetag396"> (retour) </a> <i>Hist. litt.</i>, t. VII, p. 132.</blockquote>
+
+<p>On touchait à la fin du XIe siècle. Paris était dès
+longtemps la ville de l'intelligence. On dit que le
+nombre des étudiants y dépassait celui de la population
+sédentaire<a id="footnotetag397" name="footnotetag397"></a><a href="#footnote397"><sup>397</sup></a>. Plus de cent ans avant Abélard, des
+chaires de philosophie s'étaient élevées; le caractère
+de la philosophie séculière était indiqué; la scolastique
+avait commencé. On voit donc qu'Abélard,
+sous ce rapport, ne créa pas; il recueillit seulement
+une tradition<a id="footnotetag398" name="footnotetag398"></a><a href="#footnote398"><sup>398</sup></a>; mais il lui donna le mouvement et
+la vie, en lui prêtant sa puissance et sa renommée.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote397" name="footnote397"></a><b>Note 397:</b><a href="#footnotetag397"> (retour) </a> <i>Hist. litt</i>., t. IX, p. 61, 78, etc.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote398" name="footnote398"></a><b>Note 398:</b><a href="#footnotetag398"> (retour) </a> Les recherches de M. Cousin ont déjà fait connaître des manuscrits qui
+jettent du jour sur les écoles de dialectique antérieures au XIIe siècle
+(Append., p. 613-623). De nouvelles recherches dans le même sens conduiraient
+sans doute à renouer sans interruption le fil de l'enseignement
+scolastique à Paris. Car on doit convenir qu'entre Remi ou le commencement
+du Xe siècle, et Guillaume de Champeaux vers la fin du XIe, il y a
+une lacune assez obscure; on voit seulement qu'Odon, Abbon, et un certain
+Wilram, professèrent, à Paris, la philosophie, mais longtemps avant
+l'an 1000. (Launoy, loc. cit. et <i>Hist. litt.</i> t. IX, p. 61.)</blockquote>
+
+<p>Maintenant, à quelle époque faut-il fixer l'avénement
+d'Aristote au gouvernement de l'école? On sait
+parfaitement celle où il obtint une influence prédominante
+et bientôt exclusive, grâce au renfort
+qu'apportèrent les Arabes, grâce à la protection de
+l'empereur Frédéric II; c'est après Abélard, au commencement
+du XIIIe siècle. Mais Aristote, avant de
+devenir dictateur, comme Bacon l'appelle, avait été
+consul. A la fin du XIe siècle, l'enseignement de la
+dialectique, dès longtemps établi dans l'école, s'anime et
+s'agrandit; la popularité d'Aristote commence
+et présage son autorité future<a id="footnotetag399" name="footnotetag399"></a><a href="#footnote399"><sup>399</sup></a>. Abélard paraît,
+et soudain il devient le plus puissant promoteur
+de cette autorité. Il illustre et fortifie de son éloquence
+et de sa gloire ce naissant empire de la logique,
+qui ne devait s'organiser et se proclamer qu'après lui<a id="footnotetag400" name="footnotetag400"></a><a href="#footnote400"><sup>400</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote399" name="footnote399"></a><b>Note 399:</b><a href="#footnotetag399"> (retour) </a> C'est au Xe ou XIe siècle que M. Cousin (Append., p. 658) rapporte un
+poème sur les catégories où on lit:
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Doctor Aristoteles cui nomen ipsa dedit res,</p>
+<p>Ingenio polleus miro, praecelluit omnes.</p>
+</div> </div></blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote400" name="footnote400"></a><b>Note 400:</b><a href="#footnotetag400"> (retour) </a> Cf. Launoy, <i>De var. Arist. in Acad. paris, fort.</i>, c. I et III.&mdash;Brucker,
+<i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, p. 670-684.&mdash;Buddaei <i>Observ. select.</i>, t. VI,
+ch. XVIII et XX.&mdash;Jourdain, <i>Rech. sur les trad. d'Arist.</i>, passim.&mdash;M.
+Rousselot, <i>Phil. dans le moy. âge</i>, 1re part&mdash;Voyez aussi le chap. suiv.
+et le chap. I du l. III.</blockquote>
+
+<p>Nous avons essayé de faire connaître le caractère
+général, les sources, l'origine, les débuts de la scolastique;
+il conviendrait à présent de donner une
+idée plus complète et plus approfondie de la science
+même qui s'est appelée de ce nom.</p>
+
+<h3>CHAPITRE II.</h3>
+
+<h3>DE LA SCOLASTIQUE AU XIIe SIÈCLE ET DE LA QUESTION DES UNIVERSAUX.</h3>
+
+<p>Nous recherchons maintenant quelle sorte de
+science le moyen âge avait faite avec les données
+dont il disposait, et mise à la tête de toutes les connaissances
+humaines. Au XIIe siècle, on l'appelait la
+dialectique. Elle avait en effet la forme et le langage
+de la dialectique, quelles que fussent les idées qu'elle
+exprimait. Mais ces idées étaient, suivant les temps
+et les hommes, des idées platoniciennes ou des idées
+aristotéliques, beaucoup plus souvent les secondes
+que les premières; et chez ceux même qui répétaient
+ce qu'on savait de Platon, Aristote encore tenait une
+grande place: «Ils enseignent Platon, dit un auteur
+du temps<a id="footnotetag401" name="footnotetag401"></a><a href="#footnote401"><sup>401</sup></a>, et tous professent Aristote.» C'est que
+la forme générale de la science venait de lui. Sa
+dialectique qui aiguise et satisfait si puissamment
+l'esprit, était la seule étudiée. Quant à celle de Platon,
+on la regrettait, mais on ne la connaissait pas;
+et, par respect pour un nom qui ne perdit jamais
+sa grandeur, on recueillait autant que possible
+quelques idées éparses de cet homme divin; on les
+conservait précieusement, mais en les traduisant
+dans la langue de son rival. Grâce à cet éclectisme
+d'un genre particulier, quelques-uns penchaient pour
+le maître, la plupart pour le disciple, quoiqu'aucun
+n'eût osé contredire le jugement de l'antiquité, en
+mettant le disciple au-dessus du maître. Toutefois il
+arrivait alors ce qui arrive ordinairement: sur toute
+question, à toute époque, il y avait sinon deux
+écoles, au moins deux opinions ou deux tendances
+philosophiques; l'éclectisme, qui était à peu près
+dans l'intention de tous, prenait toujours une des
+deux nuances, et l'on a pu, sans trop d'inexactitude,
+reconnaître, d'un côté l'influence un peu
+lointaine de l'école platonique, et de l'autre la domination
+plus directe et plus absolue du péripatétisme.
+Ce ne fut jamais, il s'en faut bien, le pur, le
+vrai platonisme, ce ne fut pas même le péripatétisme
+véritable. Mais si chez les uns, Platon était
+défiguré, chez les autres, Aristote n'était qu'incomplet.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote401" name="footnote401"></a><b>Note 401:</b><a href="#footnotetag401"> (retour) </a> Johan. Saresb. <i>Metal.</i>, l. II, c. XIX.</blockquote>
+
+<p>Toutes les controverses où se produisit cette distinction,
+peuvent se ramener ou du moins se comparer
+à la mémorable controverse sur la question des
+universaux. Aucune ne fut plus célèbre, plus caractéristique
+et plus prolongée. Aussi d'excellents
+juges n'ont-ils pas hésité à y concentrer toute la
+scolastique, et à renfermer toute son histoire dans
+l'histoire de cette question. Elle fut capitale en effet;
+elle agita les écoles et presque la société, elle partagea
+l'esprit humain depuis Scot Érigène, jusqu'à
+la réformation, et ce n'est pas au moment de parler
+d'Abélard que nous pourrions atténuer l'importance
+de ce débat plus que séculaire. Nous accorderons à
+M. Cousin qu'en exposant la controverse des universaux,
+on donne une idée du reste de la scolastique;
+mais ce reste est quelque chose, beaucoup
+même, et pour juger ou seulement comprendre cette
+seule question, il est indispensable de connaître la
+science au sein de laquelle elle s'est élevée. Les divers
+partis, réalistes, nominalistes, conceptualistes,
+averroïstes, scotistes, thomistes, occamistes, formalistes,
+terministes<a id="footnotetag402" name="footnotetag402"></a><a href="#footnote402"><sup>402</sup></a>, avaient un fonds commun d'idées,
+de principes, de maximes, de locutions, qui formaient
+comme le terrain sur lequel croissait et s'étendait
+la plante vivace et vigoureuse de la controverse
+la plus abstraite qui ait agité le monde. Les débats,
+en effet, sur les points les plus ardus de la théologie,
+semblent toucher de plus près à la pratique que la
+question de savoir si les noms des genres sont des
+abstractions.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote402" name="footnote402"></a><b>Note 402:</b><a href="#footnotetag402"> (retour) </a> Tels sont en partie les noms donnés aux sectes qu'engendra la discussion
+des universaux. Au temps d'Abélard, on ne distingue d'ordinaire que
+les réalistes (ou réaux), les nominalistes (ou nominaux), et les conceptualistes.</blockquote>
+
+<p>Dans l'impuissance de parcourir ce terrain tout
+entier, nous devrions au moins résumer les idées
+qui, au commencement du XIIe siècle, étaient en
+quelque sorte les lieux communs de la philosophie
+et les points d'appui de toute discussion, de toute
+recherche, de toute science.</p>
+
+<p>Pour présenter un résumé bien systématique, il
+faudrait donner une analyse exacte de la philosophie
+d'Aristote; c'est-à-dire qu'en prenant pour centre
+la Logique, il faudrait par les autres ouvrages,
+par la <i>Physique</i>, par le <i>Traité de l'âme</i>, par l'<i>Éthique
+à Nicomaque</i>, mais surtout par la <i>Métaphysique</i>,
+donner à la logique même, des fondements et des
+principes, et montrer comment elle a pu devenir
+toute la philosophie, en présentant sommairement
+avec elle les autres parties de la science auxquelles
+elle se lie. Mais c'est là un travail bien considérable,
+qui ne serait pas conforme à la vérité historique,
+et qui risquerait de prêter à la scolastique plus
+d'ensemble et plus de méthode qu'elle n'en avait
+réellement. On la rendrait aussi universelle qu'Aristote;
+et lui-même, elle était loin de le connaître
+tout entier. Les créateurs et les continuateurs de
+cette science ne se sont pas sans doute renfermés
+strictement dans la logique, mais c'est suivant le
+besoin des questions, c'est dans l'ordre où elles
+étaient amenées par l'étude de la dialectique, que
+se livrant à des excursions nécessaires, ils ont
+atteint, hors d'elle, des principes qui n'étaient
+point de son ressort, et qu'ils ont rapportés dans
+son domaine, mêlant ainsi la métaphysique,
+c'est-à-dire les notions d'une science objective et
+transcendante, à la science subjective du raisonnement
+et de ses formes. Nous ne les convertirons donc
+pas en péripatéticiens complets. Seulement il leur est
+arrivé ce qui arriverait encore aujourd'hui à celui
+qui apprendrait sans plus la Logique d'Aristote, il
+éprouverait incessamment le besoin d'en franchir les
+limites; il y trouverait incessamment des allusions
+et comme des renvois implicites à une doctrine du
+fond des choses; il y rencontrerait des idées ontologiques,
+sur lesquelles la logique proprement dite ne
+nous fait connaître que la manière d'opérer régulièrement.
+Elle est, en effet, la mécanique rationnelle
+de l'esprit; mais il y a quelque chose dessous, quelque
+chose au delà; et ce quelque chose, elle ne le
+donne pas. La logique est un vaste édifice qui a des
+jours sur toute la philosophie. L'introduction elle-même
+de l'Organon ou le <i>Traité des Catégories</i> n'est
+pas seulement de la logique, il est d'un ordre supérieur,
+ou fait partie d'une science antérieure. En lui-même,
+il ne donne pas entière satisfaction. Le lecteur
+qui l'étudie se demande avec hésitation si, en énumérant
+les catégories, Aristote a donné la nomenclature
+des parties métaphysiques du discours, ou celle des
+notions les plus nécessaires, les plus générales de l'esprit,
+ou celle enfin des conditions essentielles et absolues
+des choses. Les principaux commentateurs ont
+ressenti cette incertitude; l'Introduction de Porphyre
+aux catégories, c'est-à-dire à l'introduction même
+de la Logique, est, malgré la réserve qu'il s'impose
+sur un point fondamental, destinée à compléter la
+Logique. Quant à Boèce, qui avait traduit la Métaphysique,
+aussi bien que la Logique entière, c'est
+cependant à celle-ci qu'il se consacre exclusivement,
+au moins dans ceux de ses livres que l'Occident
+connaissait à l'époque qui nous occupe. Or, c'est à
+l'aide de ces renseignements, recueillis par hasard,
+que les prédécesseurs et les contemporains d'Abélard
+ont mêlé à la dialectique pure les trois points
+suivants, les seuls qui soient tout à fait indispensables
+à connaître pour comprendre cet ensemble de
+logique et d'ontologie qui forme l'essence de la scolastique.
+Nous les présenterons en puisant aux
+sources, ce que faisait rarement le moyen âge qui
+commentait des commentateurs.</p>
+
+<p>1° D'après Aristote, la philosophie est essentiellement
+la science de l'être en tant qu'être. L'être s'entend
+de plusieurs manières. Car on dit qu'une chose
+<i>est</i> ceci ou cela, et en le disant, suivant les cas, on
+entend ou simplement qu'elle existe, ou qu'elle a
+telle forme, telle qualité, telle quantité, tel mode
+essentiel; ou enfin, qu'elle a tel accident qui la modifie
+secondairement. Il suit qu'il y a plus d'une manière
+d'<i>être</i>, et que l'être signifie tour à tour l'existence,
+la forme, la quantité, la qualité, et même
+toute sorte d'attribut accessoire. On dit également
+Socrate <i>est</i>, il est quelque chose d'existant; puis,
+Socrate est homme; puis, Socrate est philosophe,
+athénien, jeune, malade, debout, etc.; tout cela est
+apparemment de l'<i>être</i>, puisque c'est ce que Socrate
+<i>est</i>. On peut donc distinguer dans l'être ce qui est en
+soi et ce qui est accidentellement. Laissant de côté
+l'être accidentel, disons que l'être essentiel ou en soi
+est l'être véritable, objet éminent de la philosophie.</p>
+
+<p>Or tout ce qui est est à la fois quelque chose, et telle
+chose et non pas telle autre. On dirait ou l'on pourrait
+dire aujourd'hui: tout ce qui a existence est substance
+et essence. Mais ces mots n'avaient pas autrefois précisément
+ce sens, et pour exprimer d'après Aristote,
+que tout ce qui est, ou mieux, que le sujet de tout
+être en soi est une chose, telle chose, pas une autre
+chose, on employait la formule que tout ce qui est
+se compose de matière, de forme et de privation<a id="footnotetag403" name="footnotetag403"></a><a href="#footnote403"><sup>403</sup></a>.
+La matière, c'est ce dont est l'être, ce qui fait qu'il
+est; la forme, c'est sa nature, ou ce qui fait qu'il est
+tel. Or, comme ce sont là les conditions primordiales
+de l'être, elles doivent se retrouver dans tout ce
+qui est en soi<a id="footnotetag404" name="footnotetag404"></a><a href="#footnote404"><sup>404</sup></a>. Nous appellerons ce principe le principe
+ontologique.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote403" name="footnote403"></a><b>Note 403:</b><a href="#footnotetag403"> (retour) </a> Arist., <i>Phys.</i>, I, VII.&mdash;<i>Met.</i>, XII, II.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote404" name="footnote404"></a><b>Note 404:</b><a href="#footnotetag404"> (retour) </a> <i>Met.</i>, IV, II; V, VII et VIII; VII, I, II et III; VIII, I, II et III.</blockquote>
+
+<p>2° Il semble au premier abord que l'être en soi ou
+essentiel ne dût être que la substance. Et sans aucun
+doute, c'est à la substance que s'applique le plus
+rigoureusement la définition de l'être en soi qui vient
+d'être donnée. La substance est à la fois, quand elle
+est réelle, et le dernier sujet, c'est-à-dire l'être indéterminé
+qui n'est l'attribut d'aucun autre et qui n'a
+pas d'attribut, ou la matière; et l'être déterminé, pris
+par abstraction indépendamment du sujet, ou la forme,
+qui n'est à proprement parler l'attribut d'aucun
+sujet, puisque ce n'est qu'avec elle et par elle que la
+substance se réalise; à ce double titre, la substance
+est proprement l'essence (au sens aristotélique).</p>
+
+<p>Mais une essence n'est pas la seule chose dont on
+puisse jusqu'à un certain point prononcer qu'elle
+est en soi, c'est-à-dire indépendamment de tout
+accident. Le nom d'être se donne également aux
+choses autres que l'essence, c'est-à-dire aux autres
+choses que l'être en soi pourrait être en combinaison
+avec ce qu'il est déjà. Par exemple, l'être en
+soi (matière et forme) est nécessairement de telle
+qualité: cela est encore de son essence. Ces choses
+que sont les choses, sont celles qu'on exprime par
+ce qu'Aristote appelle les termes simples. L'entendement,
+par la jonction de ces termes, constitue la
+proposition qui affirme d'un être quoi que ce soit.
+On a déjà vu que, quel que soit un être, il est essence,
+qualité, quantité, etc.; ces attributs fondamentaux
+ou suprêmes qui ne sont pas des attributs
+proprement dits ou des accidents, parce qu'ils désignent
+ce qu'il est nécessaire que tout être puisse
+être, ce que tout être ne peut ne pas être, car l'être
+ne saurait manquer de qualité, de quantité, etc.;
+ces genres suprêmes, ou les plus généraux, ou généralissimes,
+qui ne sont pas non plus proprement des
+genres, puisque tous les genres y rentrent, et puisqu'ils
+seraient les genres, non pas de tout ce qui
+existe, mais de tout ce qui peut exister, sont au
+nombre de dix, et s'appellent les <i>prédicaments</i> ou catégories.
+L'être en soi a autant d'acceptions qu'il y
+a de catégories, c'est-à-dire qu'on ne peut rien affirmer
+de lui qui ne soit une de ces dix choses: l'essence,
+la quantité, la qualité, la relation, le lieu,
+le temps, la situation, la possession, l'action, la
+passion<a id="footnotetag405" name="footnotetag405"></a><a href="#footnote405"><sup>405</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote405" name="footnote405"></a><b>Note 405:</b><a href="#footnotetag405"> (retour) </a> Voici les noms grecs traduits par la scolastique: [Grec: Ae Ousia], usia, essentia, substantia; [Grec: Poson], quantum; [Grec: Poion], quale; [Grec: Pros ti], ad aliquid, relatio; *[Grec: Pou],
+ubi, locus; [Grec: Pote], quando, tempus; [Grec: Cheisthai], situm esse, situs; [Grec: Echtin],
+habere, habitus; [Grec: Poiein], agere, facere, actio; [Grec: Paschein], pati, passio. (Arist.,
+<i>Met.</i>, V, VII et VIII.&mdash;<i>Categ.</i>, IV et seqq. <i>Essai sur la Met. d'Aristote</i>,
+par M. Ravaisson, t. I, l. III, c. i, p. 356.&mdash;<i>De la Log. d'Arist.</i>, par
+M. Barthélemy Saint-Hilaire, t. I, part. II, c. 1, p. 142.)</blockquote>
+
+<p>Ce sont donc là les termes simples, ou ce qui est
+dit sans aucune combinaison, <i>quae sine omni conjunctione
+dicuntur</i><a id="footnotetag406" name="footnotetag406"></a><a href="#footnote406"><sup>406</sup></a>. Ainsi la logique définit les catégories;
+ainsi elle en fait les éléments du langage.
+Dans ces expressions isolées, elle est donc ce que
+nous avons appelé terminologique. Mais des termes
+simples sont des idées simples ou élémentaires, car
+les mots n'expriment que les modifications de l'esprit<a id="footnotetag407" name="footnotetag407"></a><a href="#footnote407"><sup>407</sup></a>.
+Les catégories sont donc tous les attributs en
+général que l'entendement peut affirmer d'un sujet.
+Ceci nous mène jusqu'en idéologie, on même en
+psychologie. Maintenant, lisez la Métaphysique, que
+ne connaissait point Abélard, et les catégories deviendront
+les divers caractères de l'être, l'être lui-même
+ou l'être en tant qu'être étant en dehors des
+combinaisons intellectuelles; et la science sera finalement
+ontologique<a id="footnotetag408" name="footnotetag408"></a><a href="#footnote408"><sup>408</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote406" name="footnote406"></a><b>Note 406:</b><a href="#footnotetag406"> (retour) </a> [Grec: Ta kata maedemian sumplokaen legomina]. <i>Categ.</i>, IV.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote407" name="footnote407"></a><b>Note 407:</b><a href="#footnotetag407"> (retour) </a> <i>De Interpr.</i>, I, I.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote408" name="footnote408"></a><b>Note 408:</b><a href="#footnotetag408"> (retour) </a> <i>Met.</i>, IV, I, II, etc.&mdash;<i>Logiq. d'Arist.; Introd.</i> par M. Barthélémy Saint-Hilaire, t. I, p. LXXI.</blockquote>
+
+<p>3° Maintenant, si c'est un principe que tout être
+se compose de matière et de forme, et si l'être se dit
+des catégories, le principe est applicable à celles-ci
+mêmes, et toute catégorie, tout prédicament se compose
+de matière et de forme. C'est en effet ce que
+les dialecticiens ont soutenu. A ne consulter que la
+logique, on pourrait l'ignorer. Dans la Logique
+d'Aristote, les catégories ne sont ou du moins ne
+paraissent que des termes, les termes simples ou
+élémentaires de toute proposition, c'est-à-dire ceux
+sans lesquels ou sans l'un desquels aucune proposition
+n'est possible. Or, comme la connaissance de
+l'être s'exprime et s'acquiert en général par la définition,
+et que la définition est une proposition, les
+éléments nécessaires à la proposition sont les éléments
+de la connaissance de l'être. Mais sont-ils en
+même temps les éléments de l'être, ses conditions
+réelles? Sont-ils ainsi des choses? c'est ce que la Logique
+laisse incertain. Je ne crois pas que le texte
+littéral soit décisif; et si l'on consulte l'esprit, comme
+le traité des catégories n'est que l'introduction au
+traité de l'interprétation ou du langage, je crois que
+parmi les commentateurs d'Aristote, ceux qui ont
+décidé qu'il ne s'agit pas des choses dans le livre des
+catégories, ont eu raison. Ce qui ne veut pas dire
+qu'on eût raison de prétendre que les catégories ne
+sont ni des choses, ni dans les choses. Ceci est une
+autre question, et qui, selon une observation déjà
+faite, est plus du ressort de la métaphysique que de
+la logique.</p>
+
+<p>Or, c'est dans la Métaphysique qu'on lit: «L'être
+en soi a autant d'acceptions qu'il y a de catégories;
+car autant on en distingue, autant ce sont des
+significations données à l'être. Or, parmi les choses
+qu'embrassent les catégories, les unes sont des
+essences, d'autres des qualités, d'autres désignent
+la quantité, la relation, etc. L'être se prend donc
+dans le même sens que chacun de ces modes<a id="footnotetag409" name="footnotetag409"></a><a href="#footnote409"><sup>409</sup></a>.»
+De ce passage et d'autres semblables, des interprètes
+de la Logique d'Aristote ont conclu, non-seulement
+que les catégories avaient quelque chose de réel, exprimaient
+des modes effectifs de l'existence, mais
+que puisque l'être en soi est ce qui n'est pas l'être
+accidentel, et que les catégories ne sont pas des accidents,
+il fallait les traiter comme des choses et
+leur appliquer les conditions de l'être en soi. Ainsi
+de ces choses que désignent et nomment les prédicaments,
+on a dit qu'elles étaient aussi un composé de
+matière et de forme. Sans doute, parce qu'on était
+plus à l'aise pour le dire du premier de ces prédicaments
+ou de la substance, c'est en général cette première
+catégorie que, pour appliquer le principe ontologique,
+les logiciens prennent en exemple. Ainsi,
+ils disent: «L'essence est corps, le corps est animal,
+l'animal est raisonnable, le raisonnable est homme,
+l'homme est Socrate.» C'est sur ces propositions
+que nous verrons éternellement rouler les plus subtiles
+recherches de la scolastique et d'Abélard; mais
+on verra aussi que, comme de la substance, il
+est dit que le sujet de la qualité ou de la relation ou
+de telle autre catégorie, a une matière et une forme.
+Ainsi, dire qu'un homme est blanc, c'est assurément
+lui attribuer une qualité. Le blanc est dans la catégorie
+de la qualité. Or, qu'est-ce que le blanc? c'est
+l'union de la matière de la qualité et de la forme de
+la blancheur. Esclave est le nom d'une relation, celle
+d'esclave à maître. Ce qui la constitue, c'est la matière
+de la relation et la forme de la servitude<a id="footnotetag410" name="footnotetag410"></a><a href="#footnote410"><sup>410</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote409" name="footnote409"></a><b>Note 409:</b><a href="#footnotetag409"> (retour) </a> <i>Met.</i>, V, VII; et traduction de MM. Pierron et Zévert. t. I, p. 167.&mdash;Barth.
+Saint-Hil., loc. cit.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote410" name="footnote410"></a><b>Note 410:</b><a href="#footnotetag410"> (retour) </a> Voy. dans Abélard, <i>Dialect.</i>, p. 400 et 458, et les c. V et VI du présent livre.</blockquote>
+
+<p>De quelle existence, de quelle réalité entendait-on
+douer, soit cette matière de la qualité, soit cette
+forme de la relation? on ne s'en explique guère. Est-ce
+d'une existence directe, substantielle, comme celle
+même de la substance? Est-ce seulement par une
+analogie de la catégorie de la substance, que l'on
+traite des autres catégories comme si elles existaient
+au même titre? Ce qu'on entendait peut se soupçonner
+quelquefois, et le plus souvent reste dans le
+vague. Mais ce qui ne saurait demeurer douteux,
+c'est que de l'application réelle ou fictive du principe
+ontologique à ces êtres dialectiques, il est provenu
+de graves conséquences logiques, puis des difficultés,
+des ambiguïtés innombrables, et surtout ce
+caractère équivoque d'une science qui semble tour à
+tour tomber dans l'extrême ontologie ou dans l'extrême
+idéologie, puisqu'elle parle souvent des êtres de
+raison comme s'ils existaient, et des réalités comme
+si elles n'existaient pas.</p>
+
+<p>Si l'on s'adressait à Aristote, la question semblerait
+mieux résolue. Nous l'avons vu donner l'être en
+soi aux catégories; mais il entendait par là qu'elles
+étaient des manières d'être essentielles, en ce sens
+qu'elles étaient nécessaires, nécessaires en ce qu'elles
+n'étaient pas de simples accidents. Car il dit formellement:
+«Rien de ce qui se trouve universellement
+dans les êtres n'est une substance, et aucun des
+attributs généraux ne marque l'existence, mais ils
+désignent le mode de l'existence<a id="footnotetag411" name="footnotetag411"></a><a href="#footnote411"><sup>411</sup></a>.» Pour Aristote,
+la qualité est bien un être, mais non pas absolument.
+Il s'ensuit que si l'on peut dire qu'elle est, qu'elle
+est quelque chose, et faire d'une catégorie quelconque
+un sujet de définition, c'est par extension,
+par analogie; c'est, non pas que les attributs généraux
+sont vraiment des êtres, c'est qu'<i>il y a de l'être</i>
+en eux; et que, bien qu'il n'y ait proprement essence
+que pour la substance, il y a quasi-essence
+pour ce qui n'est pas substance. Pour les choses non
+substances, il y a essence ou forme essentielle,
+mais non pas dans le sens absolu, ni au même titre
+que pour la substance. S'il y a forme de la qualité,
+forme de la quantité, ce n'est pas forme au sens rigoureux
+du mot. Si l'on peut en donner définition,
+ce n'est pas définition première ou proprement dite,
+la définition véritable étant l'expression de l'essence
+et l'essence ne se trouvant que dans les substances<a id="footnotetag412" name="footnotetag412"></a><a href="#footnote412"><sup>412</sup></a>.
+Ces distinctions sont exactement spécifiées dans
+Aristote. La scolastique, sans les ignorer tout à fait,
+les néglige presque toujours, surtout avant le temps
+où elle eut connaissance de la Métaphysique<a id="footnotetag413" name="footnotetag413"></a><a href="#footnote413"><sup>413</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote411" name="footnote411"></a><b>Note 411:</b><a href="#footnotetag411"> (retour) </a> <i>Métaph. d'Aristote</i>, trad., VII, XIII, t. II, p. 50. Lisez le chapitre entier.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote412" name="footnote412"></a><b>Note 412:</b><a href="#footnotetag412"> (retour) </a> <i>Métaph. d'Arist.</i>, l. VII, c. IV et V, p. 11, 12, 13, et 16 du t. II de la traduction.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote413" name="footnote413"></a><b>Note 413:</b><a href="#footnotetag413"> (retour) </a> Ce fut au commencement du XIIIe siècle que l'on commença, selon
+Rigord, à lire dans les écoles de Paris la Métaphysique d'Aristote, nouvellement
+apportée de Constantinople. (Launoy, <i>De var. Arist. fortun.</i>, c. I,
+p. 174.) Je crois ce fait acquis à l'histoire.</blockquote>
+
+<p>Il s'agit donc d'une existence modale, et non
+vraiment substantielle, à moins que par substantielle
+l'on n'entende essentielle à la substance. Or
+maintenant, chose assez remarquable, ce n'est pas
+sur ce point-là que sont nés les doutes et les controverses
+du moyen âge. On y a sans explication et sans
+contestation appliqué le principe ontologique aux
+prédicaments, et l'on a traité des attributs généraux
+comme s'ils étaient des êtres; êtres de raison ou êtres
+substantiels, à ce degré de généralité, on s'est peu
+occupé de la distinction. Je sais bien qu'Abélard
+dit quelque part que c'est une maxime philosophique
+que parmi les choses, les unes sont constituées de
+matière et de forme, les autres à la ressemblance de
+la matière et de la forme<a id="footnotetag414" name="footnotetag414"></a><a href="#footnote414"><sup>414</sup></a>. Cette parole, jetée en
+passant, est juste et profonde; elle doit être toujours
+présente à celui qui lit soit un ouvrage d'Abélard,
+soit un livre quelconque de scolastique. Mais
+on s'est peu soucié de l'éclaircir ou de la discuter,
+et voici la difficulté qui s'est produite, et qui a
+embarrassé la science quatre cents ans durant.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote414" name="footnote414"></a><b>Note 414:</b><a href="#footnotetag414"> (retour) </a> <i>Theol. Chrits.</i>, l. IV, p. 1317.</blockquote>
+
+<p>Au degré de généralité, que l'esprit atteint en
+s'élevant aux catégories, tout semble se confondre
+et les distinctions s'évanouir. Ainsi les catégories
+sont des attributs, leur nom même l'indique; et
+celui de prédicaments annonce aussi qu'elles ont
+quelque chose de la nature du prédicat ou attribut.
+Cependant la première de toutes est la substance, si
+ce n'est entendue au sens précis que la science moderne
+assigne à ce mot, au moins conçue comme
+ce qui ne peut être attribut<a id="footnotetag414a" name="footnotetag414a"></a><a href="#footnote414a"><sup>414a</sup></a>; elle est bien catégorie
+ou prédicament, c'est-à-dire au fond attribut,
+mais attribut le plus général ou fondamental, et en
+outre le premier des attributs les plus généraux ou
+fondamentaux. Comme étant le premier, elle est
+l'acception première de l'être. L'acception première
+de l'être ou l'être premier, c'est ce que l'être est
+avant tout. Or ce qu'il est avant tout, c'est l'être
+qu'il est, c'est sa forme déterminée, distinctive, ou
+son essence; car l'indéterminé pur, s'il est, n'est
+que l'être en puissance; l'être en acte, c'est l'être
+déterminé. Ainsi le premier attribut de l'être, c'est
+d'être déterminé, c'est d'être avec une forme, c'est
+d'être une certaine essence, c'est d'être une substance
+qui n'est pas <i>un autre (aliud)</i>, et comme sans
+tout cela l'on n'est pas, c'est d'être.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote414a" name="footnote414a"></a><b>Note 414a:</b><a href="#footnotetag414a"> (return) </a> <i>Met.,</i> VII, III; et t. II, p. 6 de la traduction.</blockquote>
+
+<p>Ainsi nous voyons comment en scolastique, essence,
+substance, être, sont des mots qui peuvent
+successivement se réduire les uns aux autres, malgré
+la nuance qui les distingue, et comment on peut
+dire indifféremment qu'ils désignent ou le premier
+attribut ou ce qui est antérieur à tout attribut. La
+meilleure manière d'exprimer ce qu'on entend par
+la première catégorie, c'est de dire ce que dit souvent
+Aristote, la première catégorie, c'est [Grec: Ti esti kai
+tode ti], et plus simplement [Grec: Ti] (<i>quoddam</i>).</p>
+
+<p>Mais nous venons de voir que l'on pouvait considérer
+comme attribut ce qui consiste précisément à
+être sujet de tous les attributs. C'est ce qu'exprime
+positivement cette phrase de forme plus moderne:
+«Tout être <i>a</i> une substance.» Cette expression vient
+d'une propriété de l'esprit humain, qui, ne percevant
+rien directement que par les qualités, qualifie
+toujours quand il conçoit, et ne peut concevoir la
+substance sans l'ériger, en quelque sorte, en prédicat
+d'elle-même. Or de même qu'on vient de prendre
+comme attribut, ce qui n'est réellement pas attribut,
+(car l'attribut suppose un sujet, et l'attribut
+dont nous venons de parler, consiste précisément à
+être sujet), ne peut-il pas se faire que par une extension
+inverse, l'esprit prenne substantiellement
+les autres, catégories qui ont beaucoup plus sensiblement
+le caractère d'attribut?</p>
+
+<p>Elles ont ce caractère; car Aristote, après avoir dit:
+«Être signifie ou bien l'essence, la forme déterminée,
+ou bien la qualité, la quantité et le reste,» remarque
+très à propos, qu'entre le premier sens qui est l'être
+premier ou la première catégorie et les autres choses
+qui s'expriment aussi par être, il y a cette différence
+qui, si l'on appelle celles-ci êtres, c'est parce qu'elles
+sont ou qualité de l'être premier ou quantité de cet
+être, parce qu'elles sont des modes enfin. «Aucun
+de ces modes,» ajoute-t-il, «n'a par lui-même
+une existence propre, aucun ne peut être séparé
+de la substance.... Ces choses ne semblent si fort
+marquées du caractère de l'être que par ce qu'il y
+a sous chacune d'elles un être, un sujet déterminé,
+et ce sujet, c'est la substance, c'est l'être particulier
+qui apparaît sous les divers attributs.... Il est
+évident que l'existence de chacun de ces modes
+dépend de l'existence même de la substance. D'après
+cela, la substance sera l'être premier, non
+point tel ou tel mode de l'être, mais l'être pris dans
+son sens absolu<a id="footnotetag415" name="footnotetag415"></a><a href="#footnote415"><sup>415</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote415" name="footnote415"></a><b>Note 415:</b><a href="#footnotetag415"> (retour) </a> <i>Met.</i>, l. VII, I, et t. II, p. 2 de la trad.</blockquote>
+
+<p>Mais ces modes ou attributs existent; ils sont donc
+des existences modales; Aristote les a nommés des
+substances secondes. De même que la substance était
+tout à l'heure l'attribut primitif, nous voyons l'attribut
+devenir la substance secondaire. C'est de l'être
+encore, mais de l'être subordonné, accessoire, et
+qui, dès qu'il est conçu hors de la substance, perd
+la condition de sa réalité.</p>
+
+<p>Avec cette explication, l'équivoque qui peut subsister
+dans les expressions, ne doit plus subsister
+dans les idées; mais rien n'a pu empêcher qu'elle
+n'ait jeté beaucoup d'obscurité dans la dialectique,
+et produit d'épineuses disputes.</p>
+
+<p>En effet rien n'est plus général que l'essence; et
+l'on donne aux catégories le nom spécial de <i>choses
+les plus générales</i>, [Grec: genichotata], <i>generalissima</i>, genres
+supérieurs ou suprêmes. Ces généralissimes sont les
+plus universels des universaux, et parmi eux, le
+plus universel est la substance. La substance est un
+universel, un genre, Aristote lui-même le dit<a id="footnotetag416" name="footnotetag416"></a><a href="#footnote416"><sup>416</sup></a>. Or
+nous avons vu qu'il refuse la substance, et par là le
+premier degré de l'existence à tout universel. On
+verra plus bas qu'il en refuse autant au genre<a id="footnotetag417" name="footnotetag417"></a><a href="#footnote417"><sup>417</sup></a>. Ainsi
+la substance serait une de ces choses auxquelles
+manque la substance?... Il faut bien ici quelque
+erreur de langage. Il est évident que la substance est
+universelle, en ce sens qu'elle est le nom général de
+la condition première et absolue de l'être. Mais en
+tant que réelle, elle est essentiellement déterminée,
+puisqu'elle est l'être en tant que déterminé, ou la
+détermination de l'être. Tout s'explique donc; des
+diverses notions universelles, une seule, et la plus
+universelle de toutes, donne la substance, et c'est
+la notion de la substance même.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote416" name="footnote416"></a><b>Note 416:</b><a href="#footnotetag416"> (retour) </a> <i>Met.</i>, VII, III; et t. II, p. 6 de la trad.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote417" name="footnote417"></a><b>Note 417:</b><a href="#footnotetag417"> (retour) </a> La substance qu'il refuse au genre, c'est la substance première ou proprement dite; car il appelle les genres et les espèces substances secondes,
+parce qu'ils expriment des attributs substantiels (et non accidentels) de
+l'individu. (<i>Categ.</i>, V; voy. la traduct. de M. Barthélemy Saint-Hilaire, t. I,
+p. 61, et son ouvrage sur la Logique, t. I, p. 148.)</blockquote>
+
+<p>La substance existe-t-elle donc d'une existence
+universelle? oui, en ce sens que tout être est substance;
+non, en ce sens qu'aucun être n'est la substance
+universelle: car ce serait dire que tout déterminé
+est l'indéterminé. Tel est, nous le croyons
+du moins, le vrai sens d'Aristote.</p>
+
+<p>Et quant aux autres prédicaments, ni comme universels,
+ni comme attributs, ils n'ont en eux-mêmes
+la substance, puisqu'ils ne passent de la puissance
+à l'acte qu'en se déterminant, et ne se déterminent
+quo dans la substance. Ils sont universels en ce
+qu'ils conviennent à toute substance; ils n'existent
+pas d'une existence universelle, en ce qu'ils dépendent
+de la substance pour exister, au moins d'une
+existence déterminée. Aristote appelle les modes les
+substances secondes; il eût mieux fait peut-être de
+les nommer les seconds de la substance.</p>
+
+<p>Si maintenant on veut sortir de cette généralité
+et descendre des <i>generalissima</i> aux simples <i>generalia</i>,
+des catégories aux <i>catégories</i>, permettez-nous
+ce nom, des prédicaments aux entités prédicamentales,
+cela s'appelle descendre <i>les degrés métaphysiques.</i>
+Les modernes ont appelé cela l'échelle de
+l'abstraction, la génération ou la généalogie des
+idées abstraites.</p>
+
+<p>Soit la catégorie de la substance: si vous la prenez
+pour matière et que vous y ajoutiez la forme de
+<i>corporéité</i> (Condillac aurait dit: si à l'idée de substance
+vous ajoutez l'idée d'étendue limitée), vous
+avez une nouvelle essence, celle de <i>corps</i>. Si au
+corps vous ajoutez la forme de l'<i>animation</i>, vous avez
+l'<i>animal</i>. A cette essence, l'addition d'une forme
+que les scolastiques appelaient la <i>rationalité</i>, et qui
+est tout simplement la raison, vous donnera l'<i>homme</i>.
+Enfin si l'homme est affecté d'une forme individuelle
+qui ne peut se désigner que par un nom
+propre, pour Socrate, la <i>socratité</i>, pour Platon, la
+<i>platonité</i>, vous aurez <i>Socrate</i> ou <i>Platon</i><a id="footnotetag418" name="footnotetag418"></a><a href="#footnote418"><sup>418</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote418" name="footnote418"></a><b>Note 418:</b><a href="#footnotetag418"> (retour) </a> Porphyr., <i>Isag.</i>, I, c. II, chap. 23, p. 8 de la trad. de M. Barth. Saint-Hilaire.&mdash;Boeth., <i>in Porph. translat.</i>, l. II et III. Cette échelle de l'abstraction
+est ce qu'on a appelé dans l'école l'arbre de Porphyre, dont on peut
+voir la représentation graphique dans Boèce (p. 25 et 70 de l'édit. de
+Basle; 1 vol. in-fol., 1546).</blockquote>
+
+<p>Les trois derniers degrés de cette échelle portent
+les noms de genre, d'espèce, d'individu. L'animal
+est un genre, l'homme une espèce, Socrate ou Platon
+un individu.</p>
+
+<p>On a déjà vu quelle importante distinction devait
+être introduite entre les divers modes ou attributs,
+les uns étant nécessaires, les autres accidentels. Le
+langage commun tient peu de compte de ces distinctions;
+il confond assez fréquemment tous ces
+mots d'attributs, de modes, de qualités, etc.; la
+dialectique était fort précise sur ce point.</p>
+
+<p>D'abord, nous avons vu mettre au sommet de
+l'échelle les attributs ou genres <i>les plus généraux</i>,
+sous le nom de prédicaments.</p>
+
+<p>Parmi eux, il en est un spécial qui se nomme la
+<i>qualité</i>: une chose est bonne ou mauvaise, voilà la
+qualité; une chose est assise ou debout, ce n'est pas
+la qualité, c'est la situation.</p>
+
+<p>Comment une essence se réalise-t-elle? par l'adjonction
+d'une détermination actuelle à la matière
+en puissance, et cette détermination actuelle qui ressemble
+à la qualité, en ce qu'elle qualifie l'être, a
+cependant un caractère exclusif de cause créatrice
+ou formatrice qui la distingue de tout autre attribut,
+et c'est pourquoi on l'appelle <i>forme</i>. Comme
+cette forme, en s'adjoignant ce qui lui sert de matière,
+convertit la substance et cause la formation
+d'une essence nouvelle, on l'appelle <i>forme substantielle,
+forme essentielle</i> et quelquefois aussi <i>essence
+formelle</i><a id="footnotetag419" name="footnotetag419"></a><a href="#footnote419"><sup>419</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote419" name="footnote419"></a><b>Note 419:</b><a href="#footnotetag419"> (retour) </a> Ces expressions sont telles que les Latins ont préférées pour rendre ce
+qui est autrement dit dans Aristote, et elles sont devenues sacramentelles en
+scolastique. Aristote appelle presque toujours [Grec: to ti aen sinai] ce que le
+moyen âge nommait <i>forme essentielle</i> ou <i>substantielle</i>, et les traducteurs de
+sa Métaphysique n'ont pas fait difficulté d'employer cette dernière expression.
+(L. I, c. II et l. VII, c. IV et suiv., t. I, p. 12 et t. II, p. 8.) Cependant
+ne dénature-t-elle pas la doctrine d'Aristote? ne lui donne-t-elle pas une
+apparence exagérée de réalisme: presque de platonisme? Buhle a osé
+dire contrairement à l'opinion établie: «Aristote n'admettait pas les formes
+substantielles, qui n'eussent été autre chose que les idées de Platon.»
+(<i>Hist. de la phil.</i>, Introd., sect. 3, trad. de Jourdan, t. 1, p. 687.) C'ets aller
+trop loin. Aristote emploie souvent dans le sens d'essence les mots [Grec: morphae,
+eidos, logos] même (ce dernier mot pour définition comme souvent <i>ratio</i>
+chez les scolasliques). [Grec: Ho logos taes ousias](<i>Met</i>., v, 8). [Grec: Eidos de lego to ti aen
+einai ekatton kai taen protaen ousian] (<i>Met.</i>, VII, 7). Hae ousia gar esti to eidos,
+to enon] (<i>ib.</i> 12) [Grec: Hae morphae kai to eidos touto d'estin o logos o taes ekastou
+ousias] (<i>De gen. et corr.</i>, II, 8) [Grec: Ti de os to eidos; to ti aen einai]. (<i>Met.</i>, VII,
+4.) On pourrait multiplier les citations.</blockquote>
+
+<p>Nous comprenons tous ces mots. Mais à mesure
+que nous descendons les degrés métaphysiques, nous
+voyons l'être se transformer par l'addition de nouveaux
+modes. A chaque degré supérieur est une
+essence plus ou moins commune qui se particularise
+au degré inférieur. Au premier degré est quelque
+chose d'universel qu'une addition divise et rend
+différent de soi-même. Aussi cette essence susceptible
+d'être ainsi différenciée, est-elle dite quelquefois
+<i>non différente, indifférente</i>. Ce qui vient la modifier,
+ce qui, par exemple, vient, dans un genre en général
+introduire un genre plus particulier, différent
+du premier et qu'on appelle <i>espèce</i>, se nomme
+<i>la différence spécifique</i> (qui engendre l'espèce), ou
+simplement <i>la différence</i>.</p>
+
+<p>La différence est une propriété qui engendre l'espèce;
+elle n'est pas la simple propriété, qui n'est que
+l'accident particulier à une espèce. Ainsi la raison
+et le rire sont particuliers à l'espèce humaine. Mais
+la raison est la différence de l'homme à l'animal:
+elle constitue et définit l'espèce. <i>L'homme est un animal
+qui rit</i> ne serait que l'énonciation d'un attribut
+<i>propre</i> à l'espèce humaine et qui ne la constitue pas.
+Un attribut de cette nature est un <i>propre</i> ou une propriété.</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Pour ce que rire est le propre de l'homme,</p>
+ </div> </div>
+
+<p>dit Rabelais, qui savait la logique.</p>
+
+<p>Enfin, les simples modes qui n'ont rien de caractéristique,
+rien d'essentiel, qui peuvent être ou ne
+pas être, sans que l'essence à laquelle ils appartiennent
+ou manquent, change de substance, d'espèce
+ou de degré sont les <i>accidents</i>. Socrate est <i>camus</i>,
+Achille est <i>blond</i>; voilà l'accident.</p>
+
+<p>Ainsi, dans ce que le langage commun appellerait
+assez indifféremment modes, accidents, qualités, attributs,
+la scolastique introduit des distinctions fondamentales,
+et attache un sens technique à cinq
+mots, <i>le genre, l'espèce, la différence, le propre</i>
+et <i>l'accident</i>. On ne peut, sans les prononcer à
+chaque instant, traiter des catégories ni de la logique,
+et cependant Aristote avait écrit la sienne sans
+les définir préalablement<a id="footnotetag420" name="footnotetag420"></a><a href="#footnote420"><sup>420</sup></a>. C'est pour y suppléer que
+Porphyre a composé son <i>Introduction aux Catégories
+ou le Traité des cinq voix</i><a id="footnotetag421" name="footnotetag421"></a><a href="#footnote421"><sup>421</sup></a>, et cet ouvrage a joué un
+rôle capital dans la scolastique. Ceci nous amène enfin
+à la grande difficulté ontologique tant annoncée.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote420" name="footnote420"></a><b>Note 420: </b><a href="#footnotetag420"> (retour) </a> Car il les définit selon l'occasion, et notamment au chapitre V du livre
+des Topiques on trouve presque le fond de l'ouvrage de Porphyre.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote421" name="footnote421"></a><b>Note 421:</b><a href="#footnotetag421"> (retour) </a> «Porphyrii Isagoga ([Grec: Eisagogae]) seu de quinque vocibus. Tractatus II.»
+Les cinq voix sont en grec <i>genos, diaphora, eidos, idiov, sumbibaechos</i>. (In
+Arist. <i>Op.</i>, édit, de Duval, 1654, t. I, p. 1.)</blockquote>
+
+<p>Nous avons vu comment les degrés métaphysiques
+étaient placés au-dessous des catégories. L'existence,
+Aristote aidant, a été distribuée et mesurée à celles-ci
+d'une manière que nous voudrions avoir rendue
+suffisamment claire. Cependant on aura remarqué
+deux points:&mdash;la substance est le nom de l'être
+premier; les neuf autres prédicaments sont de l'être
+en second.&mdash;Les dix pris ensemble sont, à des titres
+inégaux, des choses, et en un sens, des universaux.</p>
+
+<p>Maintenant nous avons vu que la substance est
+éminemment l'être en soi et qu'elle communique
+l'être aux catégories collatérales. Si vous descendez
+de ce premier degré au dernier, de ces <i>maxima</i> de généralité
+aux <i>minima</i>, ou de la substance en général à
+l'individu en particulier, vous trouvez apparemment
+que l'individu existe et qu'il est être, essence, substance.
+L'être n'a donc pas dépéri en descendant du
+sommet au bas de l'échelle, il a persisté en passant
+par tous les degrés. Ainsi, existence à tous les degrés;
+essence, corps, animal, homme, Socrate, tout cela
+existe. Mais quoi! à chaque degré une forme nouvelle
+est venue constituer une nouvelle essence; ainsi donc
+autant d'essences que de degrés, sans compter qu'au-dessous
+de chaque genre il y a plus d'une espèce,
+au-dessous de chaque espèce, plusieurs individus.
+Puisqu'à chaque degré une forme distinctive est venue
+constituer une essence, les essences, hiérarchiquement
+subordonnées, sont distinctes, différentes
+les unes des autres. Ce sont des êtres essentiellement
+et numériquement différents. Ainsi il y a des corps,
+et ce n'est pas là un genre; il y a des genres (<i>­animal</i>,
+etc.), ce ne sont pas des espèces; il y a des espèces (<i>homme</i>,
+etc.), ce ne sont pas des individus. Que
+leur manque-t-il à chacun, corps, animal, homme,
+pour l'existence, pour être chacun à leur degré une
+essence déterminée? n'ont-ils pas la matière et la
+forme, la matière donnée par le degré supérieur, la
+forme dans l'attribut générateur qui les constitue?
+Et comme originairement la substance a été le point
+de départ, et qu'elle n'a disparu à aucun des degrés,
+jusques et y compris celui de l'individu, ils ont tous
+et chacun la réalité entière, la condition de l'être,
+l'être premier, une existence substantielle et déterminée.
+La conséquence apparente de tout cela, c'est
+que les degrés métaphysiques sont des degrés ontologiques,
+et que notamment les genres et les espèces
+sont des réalités.</p>
+
+<p>Cette conséquence semble inévitable, et cependant
+qu'on y réfléchisse.</p>
+
+<p>D'abord que devient le principe d'Aristote qu'aucun
+universel n'est substance<a id="footnotetag422" name="footnotetag422"></a><a href="#footnote422"><sup>422</sup></a>? Les genres et les
+espèces sont des universaux, et voilà qu'on leur
+décerne l'existence substantielle! Il ne s'agit plus
+cette fois d'un universel à part et suprême comme
+l'est la substance; il s'agit de toutes les sortes d'universels.
+A-t-on quelque artifice pour concilier le principe
+d'Aristote avec l'autre principe qui veut que
+l'existence soit partout où il y a matière et forme?</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote422" name="footnote422"></a><b>Note 422:</b><a href="#footnotetag422"> (retour) </a> [Grec: Ouden ton katholon uparchonton ousia esti.] (<i>Met.</i>, VII, XIII. T. II et
+p. 9 dans la trad.)</blockquote>
+
+<p>Puis, y a-t-on bien pensé? qu'est-ce, par exemple,
+qu'un genre ayant une existence réelle et distincte
+comme genre, qu'un animal qui n'est aucune espèce,
+ni homme, ni quadrupède, ni oiseau?
+Qu'est-ce qu'une espèce existant substantiellement,
+avant qu'il y ait des individus? Qu'est-ce que
+l'homme qui n'est encore ni Socrate, ni Platon, ni
+aucun autre, et qui existe cependant substantiellement
+comme eux? La raison n'admet point cela;
+le sens commun se révolte. Si les genres et les espèces
+ou, pour mieux dire, les universaux existent
+autant que les individus, il faut que ce ne soit pas
+comme les individus; il faut que ce soit d'un mode
+d'existence particulier que nous n'avons encore ni
+défini, ni deviné; mais alors quel mode d'existence?
+La solution de la question n'est pas à notre charge.
+A l'exprimer seulement, on en aperçoit dans le
+système admis toute la difficulté, et l'on voit en
+même temps que cette difficulté et peut-être la
+question même proviennent des prémisses posées
+dans les généralités de la dialectique, et résultent
+des notions ou des locutions qu'elle adopte pour
+déterminer les conditions absolues de l'être et la
+classification méthodique de ses degrés de transformation.
+C'est ici qu'il y a vraiment un départ à
+faire entre la science des choses et celle des mots.</p>
+
+<p>Voilà dans sa première généralité la question qui
+a valu à l'esprit humain des siècles d'efforts et
+d'angoisses.</p>
+
+<p>La question en elle-même était soluble. Mais
+comment n'aurait-elle pas été obscure et douteuse,
+du moment qu'elle était posée dans la langue de
+la dialectique, et compliquée tout à la fois par les
+principes et les expressions qui devaient dans l'esprit
+du temps servir à la résoudre?</p>
+
+<p>En effet, Aristote a établi plusieurs principes,
+sinon contradictoires, au moins difficilement conciliables.
+C'est assurément un principe fondamental
+chez lui qu'il n'y a de réel que la substance déterminée;
+que toute la réalité est dans le particulier,
+l'individuel; que c'est là la substance première.
+Et cependant il admet l'être dans les attributs; il
+distribue l'être aux catégories qui sont les attributs
+les plus généraux; il assigne à la forme qui est sans
+matière et qui n'est qu'une puissance à la fois déterminante
+et générale, la vertu de produire l'être
+réel en s'appliquant à la matière elle-même indéterminée
+et universelle; enfin il dit que les genres
+sont des notions ou des attributs essentiels, et classant
+les genres ainsi que les espèces parmi les substances,
+il ajoute que les espèces sont plus substances
+que les genres, quoiqu'il ait donné pour
+une des propriétés fondamentales de la substance
+celle de n'être susceptible ni de plus ni de moins<a id="footnotetag423" name="footnotetag423"></a><a href="#footnote423"><sup>423</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote423" name="footnote423"></a><b>Note 423:</b><a href="#footnotetag423"> (retour) </a> <i>Met:</i> * V, VII, VIII et XXVIII; VII, IV, V et VI. <i>Categ.</i>, V. <i>Topic.</i>, I, V.</blockquote>
+
+<p>Ces divers principes, dont nous croyons avoir fait
+comprendre la génération, et qui, bien qu'assez
+difficiles à raccorder dans Aristote, s'expliquent par
+l'inévitable diversité des points de vue que traverse
+nécessairement toute haute métaphysique, parvenaient
+aux penseurs de nos premiers siècles, non pas
+tout à fait conçus dans leur rédaction primitive à la
+fois précise et large, ni rapportés les uns aux autres,
+comme dans le maître, par l'unité d'un esprit puissant
+et systématique, mais épars, morcelés, décousus,
+et hormis peut-être dans une seule version littérale
+des deux premiers livres de la Logique, cités,
+rappelés, appliqués incidemment et quelquefois au
+hasard, suivant les besoins de leur thèse, par les
+interprétateurs du péripatétisme. Sur la foi de ces
+autorités secondaires, ces principes, acceptés par de
+fervents adeptes, presque sans choix, avec une
+confiance, une déférence égale, portaient nécessairement
+de l'embarras et de la confusion dans les
+esprits et dans la science; et l'effort comme le désespoir
+de la scolastique fut constamment d'éclaircir,
+de coordonner, de concilier tous ces principes, et
+d'amener la dialectique à l'état de concordance méthodique
+et démonstrative, qu'il semblait qu'elle ne
+pouvait manquer d'avoir, soit dans la nature des
+choses, soit dans l'esprit infaillible de son créateur.</p>
+
+<p>Avant la découverte de l'idéologie, le langage
+était toujours ontologique, même lorsqu'il s'appliquait
+à la seule logique. De là une ambiguïté continuelle
+qui permet de se servir des mêmes mots à
+ceux qui parlent des choses, et à ceux qui ne
+traitent que des idées, à ceux qui décrivent les
+conditions de l'être, et à ceux qui n'exposent
+que les lois de l'esprit. La question de la réalité
+des universaux, ou du moins une question analogue,
+celle de la réalité des objets de nos idées,
+aurait donc pu s'élever en quelque sorte sur tous
+les points que traitait la philosophie du moyen âge.
+La question a principalement porté sur les genres et
+les espèces; mais elle aurait pu s'appliquer à tout
+le reste, et ainsi devenir facilement la controverse
+générale, soit entre la doctrine du subjectif et celle
+de l'objectif, soit entre l'empirisme et l'idéalisme,
+soit entre le scepticisme et le dogmatisme. Elle n'a
+jamais atteint alors ce degré d'étendue et de profondeur,
+ne l'oublions point, sous peine de la dénaturer,
+et d'attribuer aux temps passés ce qui appartient à
+l'esprit moderne, la clairvoyance et la hardiesse dans
+les conséquences; mais comme ces grandes questions
+étaient là, toujours voisines de celle des universaux
+qui les côtoyait pour ainsi dire, on s'est
+plus tard laissé quelquefois aller en exposant celle-ci,
+à la confondre avec celles-là; et l'on a métamorphosé
+les dialecticiens du moyen âge en contemporains
+de Hume, de Kant, ou d'Hegel. S'ils y ont
+gagné en étendue d'intelligence, ils y ont perdu en
+originalité.</p>
+
+<p>Nous nous attacherons scrupuleusement à conserver
+à ces esprits singuliers leurs vrais caractères,
+comme aux questions qui les ont occupés leurs véritables
+limites.</p>
+
+<p>Nous avons essayé de montrer comment l'aristotélisme
+devait naturellement donner naissance, par
+la confusion apparente des principes ontologiques et
+des principes logiques, à la question des universaux.
+En fait, il est bon de rappeler de quelle manière
+elle s'est élevée; de le rappeler seulement, car
+cette histoire a déjà été supérieurement écrite, et ici
+nous ne pourrions que répéter M. Cousin.</p>
+
+<p>Nous croyons avec lui que cette question, les
+scolastiques auraient bien pu ne pas l'apercevoir, si
+Porphyre, au début de son Introduction aux catégories,
+ne les eût avertis qu'elle existait.</p>
+
+<p>On ne peut, en effet, trop le redire: Aristote a
+conquis le monde savant par ses lieutenants, plus
+encore que par lui-même. Ses catégories étaient le
+préliminaire de la science. Saint Augustin, ou plutôt
+l'auteur d'un livre qui porte son nom, a expliqué
+les catégories à l'école des Gaules. L'Isagogue de
+Porphyre était le préliminaire des catégories; Boèce
+a fait connaître Aristote et Porphyre, et commenté
+l'Isagogue, les Catégories, la Logique. Les esprits,
+touchés surtout de ce qui les initiait à la science,
+se sont arrêtés longtemps, sont incessamment revenus
+au point de départ. Par moment, l'introduction
+de Porphyre a semblé le livre unique. «Il est
+bon de commencer par là,» dit un spirituel contemporain
+d'Abélard, «mais à condition de n'y point
+consumer son âge, et que le livre ne soit pas l'entrée
+des ténèbres. Cinq mots à apprendre ne valent
+pas qu'on y use toute une vie, et il faut qu'une
+introduction conduise à quelque chose<a id="footnotetag424" name="footnotetag424"></a><a href="#footnote424"><sup>424</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote424" name="footnote424"></a><b>Note 424:</b><a href="#footnotetag424"> (retour) </a> Johan. Saresber. <i>Metalog.</i>, l. II, c. XVI.</blockquote>
+
+<p>Or, au début même de cette introduction, que
+rencontrait-on? un problème posé sans solution.
+En annonçant l'objet de son ouvrage, Porphyre dit
+qu'il s'abstiendra des questions plus profondes ([Grec: ton
+*athuteron zaetaematon], <i>ab altioribus quaestionibus</i>). «Ainsi
+je refuserai de dire,&mdash;si les genres et les espèces
+subsistent ou consistent seulement en de pures
+pensées;&mdash;ni s'ils sont, au cas où ils subsisteraient,
+corporels ou incorporels;&mdash;ni enfin s'ils
+existent séparés des choses ou des objets, ou forment
+avec eux quelque chose de coexistant<a id="footnotetag425" name="footnotetag425"></a><a href="#footnote425"><sup>425</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote425" name="footnote425"></a><b>Note 425:</b><a href="#footnotetag425"> (retour) </a> Porphyr. <i>Isag. praefat.</i>, c. I.&mdash;Boeth., <i>in Porphyr. a se transl.</i>, p. 53.&mdash;Cousin, <i>Fragm. philos.</i>, t. III, p. 84.&mdash;Ouvrag. inéd. d'Ab., <i>Gloss. in
+Porphyr.</i>, p. 668.&mdash;L'Introduction de Porphyre a été traduite pour la
+première fois par M. Barthélémy Saint-Hilaire, t. I, p. 1 de sa traduction
+de la Logique.</blockquote>
+
+<p>Quelle est la recherche que Porphyre écarte? quelle
+est la question sur laquelle il s'abstient de s'expliquer?
+C'est une question qui avait troublé la
+philosophie antique, une question que Porphyre,
+platonicien et péripatéticien tout ensemble, devait
+connaître à plus d'un titre et considérer sous plus
+d'une face; car elle avait occupé l'Académie, le
+Lycée, le Portique.</p>
+
+<p>Les genres et les espèces sont des collections
+d'individus. Mais ces collections en tant qu'espèces
+(<i>les hommes</i>), en tant que genres, (<i>les animaux</i>),
+sont-elles autre chose que des idées spéciales et
+générales? Qu'elles soient des idées, des manières
+de concevoir les choses, cela n'est pas douteux;
+mais parce qu'elles sont cela, ne sont-elles que cela?
+sont-elles en tout de pures pensées?</p>
+
+<p>Les idées des genres et des espèces sont des idées
+universelles (des universaux); or, les idées universelles
+sont diversement considérées.</p>
+
+<p>Selon Platon, les idées universelles, en tant
+qu'elles se rapportent à plusieurs êtres, sont l'unité
+dans la pluralité, l'un dans l'infini, comme dit le
+Philèbe. Elles sont les essences de tous les êtres,
+l'être par excellence. Les idées, essences, types,
+formes, principes, sont éternelles et immuables<a id="footnotetag426" name="footnotetag426"></a><a href="#footnote426"><sup>426</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote426" name="footnote426"></a><b>Note 426:</b><a href="#footnotetag426"> (retour) </a> Cette doctrine est partout dans Platon. Il faudrait trop citer pour la
+justifier; voyez surtout la République, III, V, VII et X, et le Phédon, le Phèdre,
+le Cratyle, le Théetète, le Parménide. (Cf. l'<i>Essai sur la Métaphysique
+d'Aristote</i>, par M. Ravaisson, IIIe part., l. II, c. II, t. I, p. 291-305 et l'<i>Hist.
+de la philosophie</i>, de Ritter, l. VIII, c. III, t. II de la trad., p. 216-246.)</blockquote>
+
+<p>Selon Aristote, les idées ou notions dont il s'agit,
+étant universelles (et rien d'universel n'étant substance),
+ne sont pas substance; c'est-à-dire qu'elles
+n'ont pas l'être proprement dit. Il n'y a de parfaitement
+réel que l'individuel<a id="footnotetag427" name="footnotetag427"></a><a href="#footnote427"><sup>427</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote427" name="footnote427"></a><b>Note 427:</b><a href="#footnotetag427"> (retour) </a> <i>Cat.</i>, V.&mdash;<i>Analyt. post.</i>, XI et XXIV.&mdash;<i>Met.</i>, III, VI.</blockquote>
+
+<p>Selon Zénon et les stoïciens, le général n'est pas
+une chose, et les idées qui l'expriment, ne désignant
+aucune chose quelconque, pas même le caractère
+individuel des choses particulières, qui seules
+ont de la vérité, ne sont que de vaines images produites
+par nos facultés représentatives: elles ne
+sont rien<a id="footnotetag428" name="footnotetag428"></a><a href="#footnote428"><sup>428</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote428" name="footnote428"></a><b>Note 428:</b><a href="#footnotetag428"> (retour) </a> [Grec: On gar ta eidae oute toia, ae toia, touton ta genae toia, oute toia.] (Sext.
+Emp. <i>adv. logic.</i>, VII, 246.) [Grec: Ou tina ta koiva.] (Simpl. in <i>Cat.</i>, fol. 26 b.&mdash;
+Cf. Diog. Laert. VII, 61.&mdash;<i>Hist. de la phil. anc.</i>, par Ritter, l. XI, c. V,
+t. III de la trad. p. 459 et 460.) On s'accorde au reste à rattacher cette
+partie de la logique stoïcienne à l'école de Mégare, qui paraît avoir la première
+posé formellement les principes du nominalisme. (Cf. Bayle, art.
+<i>Stilpon.</i>&mdash;Ritter, l. VII, c. V; t. II. p. 121.&mdash;Rixner, <i>Handbuch der
+Gesch. der Phil.</i>, t. II, p. 182.&mdash;Tennemann, <i>Gesch. der Phil.</i>, t. VIII,
+part. I, p. 162. Voy. ci-après c. VIII.)</blockquote>
+
+<p>Or, soit qu'elles ne subsistent qu'imparfaitement,
+comme le veut Aristote, soit qu'elles ne subsistent
+pas du tout, comme le disent les stoïciens, soit même
+qu'elles subsistent comme l'entend Platon, elles
+sont nécessairement incorporelles. Des notions générales
+en elles-mêmes n'ont aucun corps; des idées
+éternelles sont des formes immatérielles.</p>
+
+<p>Et, dans tous les cas, selon Aristote, puisqu'elles
+existent comme notions dans l'esprit qui les conçoit,
+à ce titre elles existent séparées des choses;
+mais comme attributs dont les notions ne sont que
+la représentation, elles existent dans les choses,
+elles coexistent avec elles; elles sont dans la <i>matière
+formée</i>, puisque les idées universelles ne sont que
+les notions des modes et attributs des choses. Les
+stoïciens ne leur concèdent même pas cette coexistence
+avec les choses, les représentations étant plutôt
+relatives à la faculté représentative qu'à l'objet
+représenté. Selon Platon, comme idées, elles existent
+hors des choses; elles existent ou du moins elles
+ont leur principe en Dieu<a id="footnotetag429" name="footnotetag429"></a><a href="#footnote429"><sup>429</sup></a>. Comme formes des choses,
+elles existent dans les choses. Elles sont à ce
+titre les images des idées, mais les essences des
+êtres; et les essences réelles participent à leur principe
+et représentent, chacune, dans le sensible, leur
+idée qui est comme leur exemplaire éternel; ainsi
+les essences tiennent aux idées par la <i>participation</i>
+([Grec: methexis]), et cependant les idées sont séparées
+([Grec: choristai]).</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote429" name="footnote429"></a><b>Note 429:</b><a href="#footnotetag429"> (retour) </a> Platon dit bien dans la République que Dieu est le principe des idées
+(Rép., X), et il y a quelque chose de cela dans le Timée. Cependant ce
+sont des interprètes de Platon, Alcinoüs et Plutarque, qui ont énoncé plus
+formellement que les idées étaient les pensées de Dieu. Il est au moins douteux
+que telle soit la doctrine platonique. Voyez l'argument du Timée par
+M. Henri Martin (<i>Étud. sur le Tim.</i>, t. 1, p. 6), la préface de la traduction
+de la Métaphysique d'Aristote, t. 1, p. 42 et cette Métaphysique même,
+l. VII, c. XIII et XIV; l. XIII, c. IV, V, X.</blockquote>
+
+<p>Cette controverse était présente à l'esprit de Porphyre.
+Il déclare qu'il n'y veut pas entrer, c'est une
+affaire trop difficile ([Grec: Bathutataes pragmateias]), une trop
+grande recherche ([Grec: meizonos exetaseos]). Il la connaît bien,
+mais il veut, dit-il, exposer surtout ce que les péripatéticiens
+ont enseigné touchant le genre et l'espèce.</p>
+
+<p>Deux siècles après Porphyre, Boèce a commenté
+deux fois son ouvrage, une première dans la traduction
+peu littérale de Victorinus, une seconde dans la
+traduction plus exacte qu'il a lui-même donnée<a id="footnotetag430" name="footnotetag430"></a><a href="#footnote430"><sup>430</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote430" name="footnote430"></a><b>Note 430:</b><a href="#footnotetag430"> (retour) </a> Boeth., <i>in Porph. a Victorin. transl.</i>, Dial. 1, p. 7.&mdash;<i>In Porph. a se transl.</i>, l. I, p. 60.</blockquote>
+
+<p>M. Cousin s'est montré sévère pour Boèce<a id="footnotetag431" name="footnotetag431"></a><a href="#footnote431"><sup>431</sup></a>; nous
+le serons moins que lui. Boèce, dans son premier
+commentaire, a eu le tort sans doute de mettre les
+cinq voix dont a traité Porphyre sur la même ligne,
+et d'assimiler par conséquent aux genres et aux espèces,
+la différence, le propre et l'accident. Se demander
+ensuite si toutes ces choses existaient, c'était
+s'enquérir uniquement de la vérité de notre manière
+de considérer les choses, de la vérité de nos pensées;
+et, en effet, Boèce, après avoir assez bien
+montré comment des sensations particulières nous
+nous élevons aux idées des divers modes des choses
+sensibles, arrive facilement à reconnaître que ces
+idées sont incorporelles, mais qu'elles sont subsistantes,
+en ce sens qu'elles sont vraies, en ce sens
+que nous ne pouvons rien sentir ni comprendre sans
+elles, et qu'elles correspondent à des choses que
+nous trouvons unies et comme incorporées à tous
+les objets de nos sensations.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote431" name="footnote431"></a><b>Note 431:</b><a href="#footnotetag431"> (retour) </a> Ouvr. inéd. d'Ab., <i>Introd.</i>, p. lxvi.</blockquote>
+
+<p>Or, ce n'est point là précisément la question qui se
+débattait entre Aristote et Platon, celle de la réalité
+des essences universelles. C'est encore moins la
+question que la scolastique a vue dans le problème
+écarté par Porphyre. C'est seulement la question
+voisine, et pour ainsi contiguë, de savoir d'abord
+comment de nos sensations nous nous élevons aux
+conceptions des choses, puis si ces conceptions sont
+fondées sur rien de réel. Or, relativement à ces deux
+points, ce que dit Boèce n'est ni complet, ni profond,
+mais nous paraît juste et sensé.</p>
+
+<p>La seconde fois que Boèce s'est occupé de la
+question, c'est en commentant sa propre traduction
+de Porphyre. L'ouvrage est important, parce
+que c'est par lui que le moyen âge a d'abord connu
+Porphyre. C'est par l'intermédiaire de Boèce que
+Porphyre est devenu une autorité.</p>
+
+<p>Cette fois, Boèce, en bon péripatéticien, décide
+que les genres et les espèces ne peuvent être en soi.
+Rien de ce qui est commun à plusieurs ne peut être
+en soi, puisque la condition de l'être en soi est
+au moins d'être dans un même temps le même numériquement
+(<i>eodem tempore idem numero</i>), c'est-à-dire
+un et identique. En effet, si le genre était en
+soi, ce serait d'une existence multiple, c'est-à-dire
+qu'il comprendrait en soi plusieurs existants semblables;
+ceux-ci seraient nécessairement compris à
+leur tour dans un genre supérieur, et ainsi à
+l'infini.</p>
+
+<p>Il suit que les genres et les espèces ne sont pas
+des êtres en soi, mais des vues de l'intelligence,
+des manières de concevoir les véritables êtres en soi
+ou les substances sensibles; ce sont les conceptions
+des ressemblances entre les individus. Conséquemment,
+comme conceptions, ces universaux sont incorporels,
+non pas à la manière de Dieu ou de l'âme,
+mais à la manière de la ligne ou du point mathématique;
+c'est-à-dire qu'ils sont des <i>abstractions</i>. Boèce se
+sert du mot<a id="footnotetag432" name="footnotetag432"></a><a href="#footnote432"><sup>432</sup></a>. Cependant ce ne sont pas pour cela
+des conceptions vaines ni fausses; car elles correspondent
+aux ressemblances et différences réelles des
+êtres réels. Les genres et les espèces sont donc les
+représentations de ressemblances entre les objets.
+Ces ressemblances, en tant qu'elles sont dans les objets,
+sont particulières et sensibles; en tant qu'abstraites,
+elles sont universelles et intelligibles. Ainsi
+une même chose existe singulièrement, quand elle
+est sentie, généralement, quand elle est pensée.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote432" name="footnote432"></a><b>Note 432:</b><a href="#footnotetag432"> (retour) </a> <i>In Porph. a se transl.</i>, l. 1, p. 55.</blockquote>
+
+<p>Cette solution de Boèce, très-clairement exposée,
+ne mérite certainement aucun dédain; car elle est
+purement aristotélique. J'ajoute que Boèce ne paraît
+pas s'en être contenté; car il a soin de remarquer
+que Platon croyait que les genres et les espèces
+existaient encore ailleurs que dans notre esprit, indépendamment
+des corps individuels. S'il s'abstient
+de prononcer entre Aristote et Platon, c'est, dit-il,
+qu'une telle décision serait du ressort d'une plus
+haute philosophie, <i>altioris philosophiae</i>; et s'il a
+exposé la doctrine d'Aristote, ce n'est pas qu'il
+l'approuve de préférence, <i>non quod eam maxime
+probaremus</i>; c'est qu'il commente une introduction
+à la Logique du Stagirite.</p>
+
+<p>Nous ne ferons que deux observations sur cet état
+de la question telle que l'a laissée Boèce.</p>
+
+<p>La première, c'est que de son temps même, les
+genres et les espèces ont été regardés comme des
+conceptions. <i>Intelliguntur praeter sensibilia.&mdash;Genera
+et species cogitantur.&mdash;Quadam speculatione concepta.&mdash;Hominem
+specialem ... sola mente intelligentiaque
+concipimus</i><a id="footnotetag433" name="footnotetag433"></a><a href="#footnote433"><sup>433</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote433" name="footnote433"></a><b>Note 433:</b><a href="#footnotetag433"> (retour) </a> Boeth., <i>ibid.</i>, p. 56.</blockquote>
+
+<p>Au reste, cette doctrine vient naturellement à la
+faveur du langage. Aristote semble l'autoriser, lorsqu'il
+ne voit dans les paroles que les symboles des
+affections de l'âme<a id="footnotetag434" name="footnotetag434"></a><a href="#footnote434"><sup>434</sup></a>; lorsqu'il nomme la forme ou
+l'espèce du même nom qui désigne la conception
+rationnelle ou même le discours, [Grec: logos]. En d'autres
+termes, l'habitude de confondre dans le style l'essence
+avec la définition qui n'en est que l'expression,
+peut conduire aisément à n'admettre que des
+êtres de définition ou de raison, et les pensées se
+mettent au lieu et place des existences<a id="footnotetag435" name="footnotetag435"></a><a href="#footnote435"><sup>435</sup></a>. Ce n'est
+pas une nouveauté que le conceptualisme.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote434" name="footnote434"></a><b>Note 434:</b><a href="#footnotetag434"> (retour) </a> <i>De lnterp.</i>, I, 1.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote435" name="footnote435"></a><b>Note 435:</b><a href="#footnotetag435"> (retour) </a> [Grec: Ae morphae kai to eidos to kata ton logon]. <i>Phys.</i>, II, 1. Cette tendance est si naturelle que les traducteurs de la Métaphysique disent que le genre
+est la <i>notion</i> fondamentale et essentielle dont les qualités sont les différences,
+pour rendre ces mots: [Grec: Os en tois logois to proton enupargon, ho legetai
+en to ti esti, touto genos].(V, XXVIII; et dans la trad., t. I, p. 202.) Suivant
+de bons juges, c'est surtout la logique stoïcienne qui aurait embrouillé
+les idées et entraîné la scolastique dans les obscures subtilités de la question
+des universaux. Quoique imparfaitement connue, cette logique, en effet,
+paraît captieuse et elle peut bien avoir troublé l'esprit de Boèce; mais elle
+n'a exercé qu'une influence très-indirecte au moyen âge. Brucker attribue
+cette influence à l'ouvrage sur les catégories qu'on prête à Saint-Augustin
+et qu'il trouve écrit dans l'esprit des stoïciens. (<i>Hist. crit. phil.</i>, t. III,
+p. 568, 672, 712 et 906.)</blockquote>
+
+<p>Une seconde observation, à laquelle nous attachons
+quelque prix, c'est qu'un certain conceptualisme
+n'est pas incompatible avec le platonisme.
+Boèce, en effet, ne dit pas qu'il repousse le platonisme.
+Ce qui est incompatible avec le platonisme,
+c'est ce principe: rien n'existe à titre universel.
+Mais on pourrait accepter la génération que Boèce
+donne des idées de genres et d'espèces; on pourrait
+admettre que les genres et les espèces sont pour
+nous de pures conceptions générales fondées sur des
+perceptions particulières, sans qu'on fût pour cela
+strictement obligé de rejeter la croyance aux idées
+éternelles de Platon. Que ces idées existent, que les
+objets sensibles n'en soient que les images ou les
+reflets, il n'en est pas moins vrai qu'elles se produisent
+et se représentent en nous d'une autre manière,
+par les notions que la puissance de notre
+esprit construit à la suite des sensations. L'intelligence
+humaine placée entre le monde du sensible et
+du particulier et le monde de l'intelligible et de l'universel,
+pourrait communiquer avec l'un comme avec
+l'autre, et le conceptualisme, loin d'être faux dans
+cette hypothèse, serait l'intermédiaire nécessaire
+entre l'accidentel et l'universel, entre le passager
+et l'éternel. Allons plus loin, la grande difficulté de
+la doctrine des idées de Platon, c'est le mode d'existence
+de ces idées, essences éternelles. Lorsqu'on
+presse un platonicien sur cet article, il ne dit rien
+de plausible, si ce n'est parfois que les idées sont
+les pensées de Dieu; et alors leur réalité n'est plus
+que celle même de l'Être des êtres. En ce sens, on
+pourrait dire que l'idéalisme de Platon est une psychologie
+dont le sujet est Dieu. Telle est la nature
+et la puissance de Dieu que son idéologie est par le
+fait une ontologie: le platonisme serait alors un
+conceptualisme divin.</p>
+
+<p>Cette double observation explique par avance
+comment la scolastique a dû souvent réduire les
+genres et les espèces à de simples pensées; et comment
+toutefois elle a pu aussi, par quelques-uns de
+ses organes, revenir aux idées de Platon, sans abandonner
+la dialectique de Porphyre et de Boèce.</p>
+
+<p>Mais la controverse de la scolastique sur les genres
+et les espèces n'a jamais été explicitement la controverse
+d'Aristote et de Platon, quoiqu'elle en fût
+une sorte de ressouvenir à travers les siècles. Il ne
+serait pas plus juste d'y voir précisément la discussion
+si célèbre parmi les modernes de la réalité de
+nos connaissances.</p>
+
+<p>Il y a deux idéalismes; l'idéalisme de Platon,
+sorte d'ontologie spirituelle, qui refuse, ou peu s'en
+faut, la réalité aux objets des sens, pour la réserver
+tout entière aux essences intelligibles; l'autre idéalisme
+est l'idéalisme sceptique, ou la doctrine qui ne
+croit à rien de réel que le fait de la présence en nous
+de certaines idées, purs phénomènes qui manifestent
+à un sujet problématique de problématiques objets<a id="footnotetag436" name="footnotetag436"></a><a href="#footnote436"><sup>436</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote436" name="footnote436"></a><b>Note 436:</b><a href="#footnotetag436"> (retour) </a> L'idéalisme qu'on pourrait appeler absolu, celui de Schelling et
+d'Hegel, en formerait un troisième. Mais il n'est pas nécessaire d'en tenir
+compte en ce moment.</blockquote>
+
+<p>Ce n'est pas la controverse sur l'un ou l'autre
+idéalisme que la scolastique a élevée, lorsqu'elle a
+ouvert le débat entre les réalistes et les nominaux.
+Les uns disaient: les genres et les espèces sont des
+réalités; les autres: les genres et les espèces sont
+des mots; d'autres enfin disaient: ce sont des
+pensées. Or, si c'était là un problème ontologique,
+ce n'était pas le problème permanent, éternel, fondamental
+de l'ontologie, celui de la réalité des
+choses. Ce dernier problème ne s'élève pas entre
+le réalisme et le nominalisme proprement dits,
+mais entre l'idéalisme et la doctrine opposée. Sans
+doute, le nominalisme fait grand usage de la considération
+du subjectif, et l'abus de cette considération
+est la source de l'idéalisme; l'idéalisme est
+donc, à certains égards, une extension excessive
+du nominalisme, un nominalisme universel. Par
+analogie, le nominalisme peut être appelé un idéalisme
+spécial ou borné aux universaux. Mais, enfin,
+l'un n'est pas l'autre, car tout le monde sait que le
+nominaliste qui nie la réalité des universaux, croit
+à la réalité des individus, et même ne croit qu'à
+celle-là. «Ce sont les substances universellement
+admises,» dit Aristote<a id="footnotetag437" name="footnotetag437"></a><a href="#footnote437"><sup>437</sup></a>. Or, l'idéalisme nie tout.
+De même, le réalisme, qui accorde aux universaux
+quelque existence, incorporelle ou autre, peut, dans
+certains cas, s'allier à la négation de la substance
+corporelle, à la foi exclusive dans l'intelligible au
+préjudice du sensible; et, sur cette pente, le platonisme
+seul échappe à l'idéalisme sceptique.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote437" name="footnote437"></a><b>Note 437:</b><a href="#footnotetag437"> (retour) </a> <i>Métaph.</i>, VIII, 13. t. II, p. 65 de la traduction.</blockquote>
+
+<p>Ce qui est vrai, c'est que l'esprit qui conduit au
+nominalisme peut mener, mais ne mène pas nécessairement
+au scepticisme sur l'existence du monde
+extérieur, et que l'esprit qui préfère un certain
+réalisme, peut très-bien s'allier avec une forte disposition
+à l'étendre hors des universaux, et à prodiguer
+assez facilement aux insensibles l'existence
+substantielle.</p>
+
+<p>Mais les conséquences d'une doctrine ne sont pas
+cette doctrine même, tant qu'elle les ignore. Les
+réalistes ne se savaient point platoniciens; les nominalistes
+ne se croyaient pas tous sceptiques; les
+conceptualistes enfin n'entendaient nullement se confondre
+avec les nominalistes. Les uns comme les
+autres n'aspiraient le plus souvent qu'à résoudre la
+question logique de la nature des genres et des espèces,
+ou des universaux. L'analyse des ouvrages
+d'Abélard nous donnera plus d'une occasion d'exposer
+sur ce point tous les systèmes. C'est de son temps,
+c'est au XIIe siècle, que la question fit, pour ainsi
+parler, sa véritable explosion. Jusqu'alors, elle s'était
+paisiblement établie dans la philosophie, sans la
+troubler, sans l'agrandir. La vie d'Abélard nous a
+montré comment avec lui elle tendit à devenir presque
+une des affaires du siècle. Quelques mots sur
+l'histoire de cette question, depuis l'origine de la
+scolastique, nous apprendront dans quelle situation
+il trouva sur ce point les idées et les écoles. A dater
+d'Abélard, on a pu, avec raison, «comparer la
+philosophie scolastique à une sorte d'alchimie qui
+emploie les universaux comme substance et la
+dialectique comme appareil<a id="footnotetag438" name="footnotetag438"></a><a href="#footnote438"><sup>438</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote438" name="footnote438"></a><b>Note 438:</b><a href="#footnotetag438"> (retour) </a> Degerando, <i>Hist. comp. des syst. de phil.</i>, t. IV, c. XXVI, p. 386.</blockquote>
+
+<p>On ouvre ordinairement la philosophie du moyen
+âge par Jean Scot Érigène. Il ne traita point expressément
+la question; mais il avait foi dans l'existence
+de ce qui échappe aux sens. Au-dessous de la nature
+incréée, il admet des causes primordiales créées et
+créatrices qui donnent aux choses contingentes leur
+individualité. Une de ces causes primordiales, l'essence,
+donne l'être par participation: «C'est par participation
+qu'existe tout ce qui est après l'essence.»</p>
+
+<p>Et ailleurs: «L'essence du corps n'est point corporelle
+comme lui <a id="footnotetag439" name="footnotetag439"></a><a href="#footnote439"><sup>439</sup></a>.» Ces pensées, empreintes de
+platonisme, auraient, un peu plus tard, mené probablement
+au réalisme. Raban Maur, qui avait écrit
+avant qu'Érigène vînt sur le continent, est plus explicite;
+il annonce déjà que de son temps les uns
+pensaient que les cinq objets du livre de Porphyre
+étaient des choses, et les autres des mots<a id="footnotetag440" name="footnotetag440"></a><a href="#footnote440"><sup>440</sup></a>. Raban
+paraît se prononcer pour la dernière opinion qui,
+chez lui, semble, il est vrai, se réduire à l'interprétation
+de la pensée de Porphyre. Or, on pouvait
+à la rigueur soutenir que Porphyre, qui écrivait une
+introduction à la logique, n'avait entendu traiter
+des <i>cinq voix</i> que comme voix, sans prétendre pour
+cela que ces cinq voix ou, parmi elles, les mots de
+genre et d'espèce ne désignassent point des réalités.
+L'opinion de Raban pouvait être historique et critique,
+mais non philosophique. Toutefois, et pour
+son compte, il incline à regarder les universaux
+comme des abstractions.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote439" name="footnote439"></a><b>Note 439:</b><a href="#footnotetag439"> (retour) </a> Scot Érigène, par M. Saint-René Taillandier; IIIe part., c. ii, p. 211
+et <i>passim</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote440" name="footnote440"></a><b>Note 440:</b><a href="#footnotetag440"> (retour) </a> Ouvr. inéd. d'Ab., <i>Introd.</i>, p. lxxviii.</blockquote>
+
+<p>La question était donc alors connue; mais on la
+laissait dans l'ombre; on était loin d'en faire, comme
+plus tard, le problème fondamental de la philosophie.
+Les qualifications de réalistes et de nominaux
+étaient inconnues. On lit dans un lettré du Xe siècle,
+Gunzon de Novare: «Aristote dit que le genre,
+l'espèce, la définition, le propre, l'accident ne
+subsistent pas; Platon est persuadé du contraire.
+Qui, d'Aristote ou de Platon, pensez-vous qu'il
+vaut mieux en croire? L'autorité de tous deux est
+grande, et l'on aurait peine à mettre pour le rang
+l'un au-dessus de l'autre<a id="footnotetag441" name="footnotetag441"></a><a href="#footnote441"><sup>441</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote441" name="footnote441"></a><b>Note 441:</b><a href="#footnotetag441"> (retour) </a> Gunzon était un pur philologue. Cette citation est extraite d'une lettre
+écrite aux moines de Richenon contre un certain Ekkcher qui lui avait
+reproché une faute de grammaire. La lettre, violemment satirique, annonce
+une certaine érudition. (Dur. et Mart., <i>Ampliss. Coll.</i>, t, I, p. 305.&mdash;<i>Hist.
+litt.</i>, t. VI, p. 386.)</blockquote>
+
+<p>Les controverses de la période suivante furent plus
+théologiques que dialectiques. La transsubstantiation
+devint le point litigieux entre Bérenger et Lanfranc
+de Pavie. Bérenger contrôlait par la dialectique le
+dogme de l'eucharistie, et, niant la présence réelle,
+il écartait les substances, pour ne voir que des mots
+au sens relatif et non direct, dans les paroles sacramentelles:
+<i>hoc est corpus meum</i>. C'était un nominalisme
+spécial ou restreint à une seule question, et
+la condamnation de Bérenger par le concile de Soissons
+concourut à donner couleur d'hérésie à toute
+doctrine dans laquelle perçait l'esprit qui devait
+changer le conceptualisme en nominalisme.</p>
+
+<p>Cependant cet esprit anima Jean le Sourd, que
+suivaient Arnulfe de Laon et Roscelin, chanoine de
+Compiègne. C'est celui-ci qui donna au nominalisme
+et sa forme dernière, et peut-être son nom. Il eut
+pour adversaire Anselme, abbé du Bec, puis archevêque
+de Cantorbery.</p>
+
+<p>Nous verrons, dans Abélard, combien fut absolu
+le nominalisme de Roscelin. Il disait que les individus
+seuls avaient l'existence, et que par conséquent
+les genres étaient des mots; et non-seulement les
+genres et les espèces, mais les qualités, puisqu'il
+n'y a point de qualité hors de l'individu; et non-seulement
+les qualités, mais les parties, puisqu'il n'y
+a point de parties hors des <i>touts</i> individuels, et que
+l'individu, c'est-à-dire le tout individuel, est seul
+en possession de l'existence. Cette idée, toute dialectique,
+appliquée au dogme de la Trinité, mène à
+considérer les personnes divines comme des espèces,
+des qualités ou des parties, et conséquemment comme
+des voix, si elles ne sont trois choses individuelles.
+Aussi le nominalisme exposa-t-il Roscelin à l'accusation
+de trithéisme.</p>
+
+<p>Saint Anselme, son puissant adversaire, se jeta par
+opposition dans l'excès du réalisme. Non-seulement
+il défendit le dogme de la Trinité contre l'atteinte des
+distinctions dialectiques, mais il crut trouver l'origine
+<i>des blasphèmes de Roscelin</i> dans sa doctrine logique,
+et il l'accusa tour à tour de trithéisme et de
+sabellianisme, montrant qu'il fallait ou qu'il admît
+trois dieux différents, ou qu'il niât la distinction des
+trois personnes. Il soutint que celui qui prend
+les universaux pour des mots, ne peut distinguer la
+sagesse et l'homme sage, la couleur du cheval et le
+cheval, et devient ainsi incapable d'établir une différence
+entre un Dieu unique et ses propriétés diverses.
+Enfin, il poussa son principe jusqu'à prétendre
+que plusieurs hommes ne sont qu'un homme,
+et parvenu ainsi au dogme de l'unité d'essence, il
+n'évita pas plus que Scot Érigène le danger de tout
+confondre et de tout perdre dans une essence universelle
+et suprême<a id="footnotetag442" name="footnotetag442"></a><a href="#footnote442"><sup>442</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote442" name="footnote442"></a><b>Note 442:</b><a href="#footnotetag442"> (retour) </a> S. Ans. <i>Op., De fid. Trinit.</i>, c. ii et iii, p. 42 et 43.</blockquote>
+
+<p>Cependant il résulta de cette lutte que le réalisme,
+admis principalement en théologie, obtint encore
+meilleure réputation d'orthodoxie, et que le nominalisme,
+déjà suspect d'incompatibilité avec l'eucharistie,
+fut encore accusé d'être inconciliable avec
+la Trinité. Les choses en étaient là; Roscelin condamné,
+proscrit, terrassé; et le réalisme, favorisé
+par l'Église et vainqueur, dominait du haut de la
+chaire de Guillaume de Champeaux l'école de Paris,
+c'est-à-dire la première école du monde, lorsqu'Abélard
+parut.</p>
+
+<p>Il nous reste maintenant à le laisser parler lui-même.
+Il nous parlera par ses ouvrages.</p>
+
+
+
+<h3>CHAPITRE III.</h3>
+
+
+<h3>DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD<a id="footnotetag443" name="footnotetag443"></a><a href="#footnote443"><sup>443</sup></a>.&mdash;<i>Dialectica</i>, PREMIÈRE PARTIE,
+OU DES CATÉGORIES ET DE L'INTERPRÉTATION.</h3>
+
+<p>La philosophie peut, en général, être ramenée à
+cinq sciences unies par des liens étroits, la psychologie,
+la logique, la métaphysique, la théodicée et
+la morale. Les deux premières font connaître l'esprit
+humain. La troisième est la science des êtres; elle se
+rattache immédiatement à la théodicée, et celle-ci,
+ou la philosophie de la religion, est difficilement séparable
+de la morale, qu'elle n'enseigne pas, mais
+qu'elle motive et qu'elle consacre. Suivant l'esprit
+des temps, suivant les progrès des connaissances
+humaines, l'étude d'une ou plusieurs de ces parties
+de la science prévaut sur les autres dans la philosophie,
+et il est rare qu'elles soient toutes ensemble
+également cultivées. Cependant il n'est guère de
+doctrine où l'on ne retrouve, mêlés en proportions
+différentes, ces éléments constituants de la philosophie.
+La scolastique elle-même les offre tous à
+notre curiosité.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote443" name="footnote443"></a><b>Note 443:</b><a href="#footnotetag443"> (retour) </a> La doctrine philosophique d'Abélard n'ayant été connue, jusqu'en 1836,
+que par de courtes phrases éparses dans quelques auteurs, il n'en faut
+point chercher une exposition satisfaisante dans les historiens de la philosophie.
+Brucker, dont le savant ouvrage contient presque tout ce que ses
+successeurs n'ont fait que remanier, donne tout ce qu'on pouvait donner de
+son temps. (<i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, p. 731-764.) Buhle a compris toute la
+scolastique dans son introduction, mais le peu qu'il dit d'Abélard est remarquable.
+(<i>Trad. franc.</i>, 1810, t. I, <i>Introd.</i>, sect. III, p 686-801.)
+Tennemann lui consacre un article intéressant et assez étendu, mais où il ne
+parle guère que de théologie. (<i>Gesch. der Phil.</i>, t. I, c. v, sect. II, p. 167-202
+et dans la trad. franc. de son Manuel, t. I, chap. 260.) Tiedemann procède
+à peu près de même. (<i>Gesch. der Phil.</i>, t. IV, c. VIII, p. 277-290.)
+M. Degérando a peu ajouté à ce qu'il avait lu dans Brucker. (<i>Hist. comparée</i>,
+t. IV, c. XVI, p. 396-408.) Rixner donne des indications utiles; mais lui
+aussi ne connaissait pas le philosophe (t. II, A., p. 28-31). Hegel et
+Schleiermacher disent très-peu de chose. (Heg., t. III, p. 170; t. XV des
+OEuvr. compl.&mdash;Schleierm., <i>Gesch. der neu. Phil.</i>, per. I, p. 190.) C'est encore
+un mémoire de Meiners sur les réalistes et les nominalistes (<i>Comment.
+Soc. Gott.</i>, vol. XII, p. 29), qu'on pourrait le plus utilement consulter de tout
+ce qui a paru avant la publication de M. Cousin. (Ouvr. inéd. d'Ab., 1830.)
+On doit lire aussi l'ouvrage déjà cité de M. Rousselot. Ritter, qui cependant a
+écrit tout récemment, ne parle aussi que de théologie. Il est vrai que son ouvrage
+est intitulé: <i>Histoire de la philosophie chrétienne</i>. (Allem., t. III,
+t. X, c. v, Hambourg, 1844.)</blockquote>
+
+<p>Sans doute, la psychologie, qui depuis Descartes
+a joué un si grand rôle, y est reléguée à une place
+étroite et obscure. Elle ne s'y trouve en quelque
+sorte qu'à l'état rudimentaire, si l'on continue à
+séparer la psychologie de la logique, qui, sous
+beaucoup de rapports, est, comme elle, une science
+descriptive de nos facultés; mais la logique, comme
+on l'a vu, occupait alors le premier rang, et la logique
+n'allait pas sans une certaine métaphysique.
+L'homme ne raisonne que sur des êtres réels ou fictifs,
+perçus par ses sens ou conçus par son esprit.
+Être est le noeud de tous ses jugements, et le verbe
+virtuel de toutes ses propositions. Donc, point de
+logique qui ne suppose une ontologie. La logique
+est démonstrative, sans pour cela démontrer l'ontologie,
+comme la géométrie est la science exacte
+de figures possibles, sans qu'elle prouve que les
+figures soient réelles. Mais comme l'esprit humain
+croit naturellement à l'ontologie, au moyen âge il
+la réunissait sans hésiter à la logique, qui en devenait
+pour lui la forme nécessaire et la base scientifique.
+C'est ce mélange qu'embrassait en fait l'étude
+de ce qu'on appelait alors la dialectique.</p>
+
+<p>La psychologie et la logique conduisent par la
+métaphysique à la théodicée et à la morale; mais
+comme la théodicée et la morale ne sont pas seulement
+des sciences, et peuvent se confondre avec la
+religion, la scolastique ne les sécularisait pas, et les
+renvoyait à la théologie; seulement elle pénétrait
+avec elles dans la théologie, à laquelle elle prêtait
+ou imposait ses principes, ses formes, son langage,
+en recevant d'elle des dogmes et des commandements.</p>
+
+<p>Tout ce que nous venons de dire de la doctrine
+scolastique, nous le disons du scolastique
+Abélard. Distinguons eu lui le philosophe et le
+théologien. Au premier appartiendront les ouvrages
+de dialectique, comprenant tout ce qu'il a su ou
+pensé en psychologie, en logique, en métaphysique;
+au second se rapporteront tous les ouvrages
+sur la théodicée et la morale: dans ceux-ci, nous
+le trouverons philosophe encore, mais s'étudiant à
+concilier rationnellement la science et la foi.</p>
+
+<p>La théologie d'Abélard sera l'objet du dernier livre
+de cet ouvrage; nous ne nous occupons ici que de
+sa philosophie. Il y aurait plusieurs manières de la
+faire connaître. La plus agréable serait de l'exposer
+dans ses principes et sous une forme systématique.
+On en disposerait méthodiquement les principales
+idées; on les dégagerait des détails oiseux, des expressions
+techniques qui les obscurcissent; on les
+traduirait dans le langage de l'abstraction moderne,
+et l'on rendrait ainsi clair et saisissable l'esprit de
+cette philosophie. Elle irait alors se placer comme
+d'elle-même à son rang dans l'histoire de la pensée
+humaine. C'est le procédé qu'il faudrait suivre si
+nous écrivions cette histoire, ou s'il ne s'agissait
+que de donner une vue générale du système et de
+l'époque. Mais notre intention est d'offrir davantage,
+ou du moins autre chose. Nous voudrions faire un
+moment renaître une philosophie qui n'est plus, la
+ranimer pour ainsi dire en chair et en âme, et montrer
+exactement quelle était alors l'allure de l'esprit humain,
+comment il parlait, comment il pensait. Nous
+voudrions enfin tracer le portrait individuel de notre
+philosophe avec sa physionomie et son costume.
+Cet essai de reproduction, plus encore que d'analyse,
+nous semble une oeuvre plus instructive et plus
+neuve, quoique assurément moins attrayante. Nous
+ne changerons donc ni l'ordre ni l'expression des idées
+d'Abélard. Ce serait le défigurer que de lui prêter
+les méthodes modernes et la moderne diction. Prenant
+ses plus importants ouvrages l'un après l'autre,
+nous les ferons connaître tantôt par des extraits,
+tantôt par des résumés; ici par des traductions littérales,
+plus loin par une déduction critique; enfin,
+par tous les moyens propres à remettre en lumière
+tout ce qui dans ses écrits nous paraît essentiel,
+original ou caractéristique; en telle sorte que l'on
+puisse bien juger, après avoir lu cet ouvrage, le
+penseur, le professeur et l'écrivain. Nous ne prenons
+personne en traître; ceci est de la scolastique. Nous
+espérons l'avoir rendue intelligible; on pourra la
+trouver curieuse; on ne la trouvera ni d'une étude
+facile, ni d'une lecture agréable. Que notre siècle
+ait de l'indulgence pour ce que le XIIe admirait.
+Sommes-nous sûrs que nos admirations nous seront
+un jour toutes pardonnées?</p>
+
+<p>Quoique Abélard ait surtout dominé les esprits par
+l'enseignement, il n'avait pas une médiocre idée de
+ses ouvrages. «Je me souviens,» écrit un de ses disciples<a id="footnotetag444" name="footnotetag444"></a><a href="#footnote444"><sup>444</sup></a>,
+«de lui avoir entendu dire, ce que je crois
+vrai, qu'il serait facile à quelqu'un de notre temps
+de composer sur l'art philosophique un livre qui
+ne serait inférieur à aucun écrit des anciens, soit
+pour l'intelligence de la vérité, soit pour l'élégance
+de la diction; mais qu'il serait impossible, ou
+bien difficile, qu'il obtînt le rang et le crédit d'une
+autorité. Cela n'est,» ajoutait-il, «réservé qu'aux
+anciens.» Ainsi, il connaissait tout le poids de
+l'autorité, et il sentait le joug en s'y soumettant.
+En effet, une déférence sincère ou apparente, mais
+presque toujours absolue dans les termes, pour les
+maîtres du passé, intimide et obscurcit toute la
+philosophie de l'époque, embarrasse et subtilise le
+raisonnement, encombre le style, diminue la chaleur
+et la spontanéité de la conviction. La vérité de
+la chose ou la sincérité de la pensée personnelle ne
+viennent jamais qu'après la citation des textes. Cet
+Abélard si fameux pour son indépendance, n'ose
+être lui-même qu'en de rares instants, et ne se permet
+de penser qu'avec autorisation. Son esprit est
+plus indépendant que ses écrits.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote444" name="footnote444"></a><b>Note 444:</b><a href="#footnotetag444"> (retour) </a> Johan. Saresb., <i>Metalog.</i>, l. III, c. IV.</blockquote>
+
+<p>De ses ouvrages philosophiques les seuls publiés
+sont:</p>
+
+<p><i>Dialectica</i>;<br>
+
+<i>De Generibus et Speciebus</i><a id="footnotetag445" name="footnotetag445"></a><a href="#footnote445"><sup>445</sup></a>;<br>
+
+<i>De Intellectibbus<a id="footnotetag446" name="footnotetag446"></a><a href="#footnote446"><sup>446</sup></a></i>;<br>
+
+<i>Glossae in Porphyrium</i>,&mdash;<i>in Categorias</i>,&mdash;<i>in librum
+de Interpretatione</i>,&mdash;<i>in Topica Boethii</i><a id="footnotetag447" name="footnotetag447"></a><a href="#footnote447"><sup>447</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote445" name="footnote445"></a><b>Note 445:</b><a href="#footnotetag445"> (retour) </a> Ouvrages inédits, p. 173, p. 605.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote446" name="footnote446"></a><b>Note 446:</b><a href="#footnotetag446"> (retour) </a> Cousin, <i>Fragm. philos.</i>, t, III, p. 401.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote447" name="footnote447"></a><b>Note 447:</b><a href="#footnotetag447"> (retour) </a> Ouvr. inéd., p. 651-677-695-803.&mdash;Comme nous n'écrivons point
+un ouvrage d'érudition, nous nous contenterons, à une seule exception près,
+de l'examen des écrits imprimés. Il y aurait encore plus d'un manuscrit à
+découvrir; aux ouvrages cités dans ce chapitre nous n'avons joint qu'un
+manuscrit. Voyez ci-après chap. X.</blockquote>
+
+<p>Nous prendrons la Dialectique pour point de départ,
+en y rattachant les Gloses sur Porphyre, Aristote
+et Boèce. Ainsi nous nous formerons de la
+logique d'Abélard et des scolastiques une idée générale
+qui nous conduira à l'esquisse psychologique
+contenue dans le <i>de Intelletibus</i>, et à la question
+des universaux traitée dans le fragment <i>sur les
+Genres et les Espèces</i>, véritable spécimen de la métaphysique
+du temps.</p>
+
+<p>Deux des livres de la Dialectique contiennent des
+préambules où l'auteur, se mettant en scène, donne
+ce spectacle que, de longtemps, ne cesseront pas d'offrir
+les philosophes, celui d'une conviction savante
+et fière aux prises avec la malveillance qui l'attaque,
+ou l'ignorance qui la méconnaît. Traduisons ces
+deux morceaux qui seront comme le prologue de
+l'ouvrage.</p>
+
+<p>«Mes rivaux ont imaginé la calomnie d'une accusation nouvelle
+contre moi, parce que j'écris beaucoup sur l'art dialectique; ils prétendent
+qu'il n'est pas permis à un chrétien de traiter des choses qui
+n'appartiennent point à la foi. Or, disent-ils, non-seulement la dialectique
+est une science qui ne nous instruit point pour la foi, mais elle
+détruit la foi même, par les complications de ses arguments. Vraiment
+il est admirable qu'il ne me soit pas loisible de traiter ce qu'il
+leur est permis de lire, ou que ce soit mal d'écrire ce dont la lecture
+est permise. Cette intuition même de la foi dont ils parlent ne serait
+pas obtenue, si l'usage de la lecture était interdit. Retranchez la
+lecture, la connaissance de la science s'anéantise. Si l'on accorde
+que l'art<a id="footnotetag448" name="footnotetag448"></a><a href="#footnote448"><sup>448</sup></a> combat la foi, on avoue évidemment que la foi n'est
+pas une science. Or une science est la compréhension de la vérité
+des choses, et c'est une science que la sagesse dans laquelle consiste
+la foi. Elle est le discernement de l'honnête ou de l'utile. La vérité
+n'est pas contraire à la vérité; car si l'on peut bien trouver un faux
+opposé au faux, un mal opposé au mal, le vrai ne peut combattre
+le vrai ou le bien le bien; toutes les bonnes choses se conviennent
+et sont ensemble en harmonie. Or toute science est bonne, même
+celle du mal, car le juste ne peut s'en passer. Pour que le juste se
+garde du mal, il faut en effet qu'il connaisse préalablement le mal;
+sans cette connaissance, il ne l'éviterait pas. De ce qui est mauvais
+comme action, la connaissance peut donc être bonne, et s'il est mal
+de pécher, il est bon cependant de connaître le péché, qu'autrement
+nous ne pouvons éviter. Cette science elle-même, dont l'exercice est
+odieux (<i>nefarium</i>), et qui se nomme la mathématique, ne doit pas
+être réputée mauvaise<a id="footnotetag449" name="footnotetag449"></a><a href="#footnote449"><sup>449</sup></a>; car il n'y a pas de crime à savoir au prix
+de quels hommages et de quelles immolations les démons accomplissent
+nos voeux; le crime est d'y recourir. Si en effet savoir cela est
+mal, comment Dieu lui-même peut-il être absous de toute malice?
+Lui qui contient toutes les sciences qu'il a créées, et qui seul pénètre
+les voeux de tous et toutes les pensées, il sait nécessairement et ce que
+désire le diable, et par quels actes on peut se le rendre favorable.
+Ainsi donc savoir n'est pas mal, mais faire; et la malice ne doit pas
+être rapportée à la science, mais à l'acte. Nous concluons que toute
+science, puisqu'elle, provient de Dieu seul et qu'elle est un de ses
+dons, est bonne. De là suit qu'on doit accorder que l'étude de toute
+science est bonne, étant un moyen d'acquérir ce qui est bon. Or,
+l'étude à laquelle il faut principalement s'attacher, est celle de la
+doctrine qui enseigne le mieux à connaître la vérité. Cette science
+est la dialectique. D'elle vient le discernement de toute vérité et de
+toute fausseté; elle tient le premier rang dans la philosophie; elle
+guide et gouverne toute science. De plus, on peut montrer qu'elle est
+tellement nécessaire à la foi catholique, que nul, s'il n'est prémuni
+par elle, ne saurait résister aux sophistiques raisonnements des schismatiques.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote448" name="footnote448"></a><b>Note 448:</b><a href="#footnotetag448"> (retour) </a> L'art par excellence, la dialectique. Voy. ci-dessus, l. I, p. 4.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote449" name="footnote449"></a><b>Note 449:</b><a href="#footnotetag449"> (retour) </a> La mathématique comprenait alors la magie. C'était sous quelques rapports
+une cabalistique. Cependant le même nom désignait aussi les sciences
+du calcul. (Johan. Saresb. <i>Policrat.</i>, l. II, c. XVIII et XIX. Voy. aussi ci-dessus
+l. I, p. 12.)</blockquote>
+
+<p>«Si Ambroise, évêque de Milan, homme catholique, avait été
+prémuni par la dialectique, Augustin, encore philosophe païen, encore
+ennemi du nom chrétien, ne l'aurait pas embarrassé au sujet
+de l'unité de Dieu, que ce pieux évêque confessait avec raison dans
+les trois personnes. Le vénérable prélat lui avait par ignorance
+concédé d'une manière absolue cette règle que dans toute énumération,
+si le singulier était énoncé séparément comme attribut de
+plusieurs noms, le pluriel l'était nécessairement et collectivement
+des mêmes noms, laquelle règle est fausse pour les noms qui désignent
+une substance unique et une même essence; la saine croyance
+étant que le Père est Dieu, que le Fils est Dieu, que le Saint-Esprit
+est Dieu, et que cependant, il ne faut pas reconnaître trois Dieux,
+puisque ce sont trois noms qui désignent une même substance divine<a id="footnotetag450" name="footnotetag450"></a><a href="#footnote450"><sup>450</sup></a>.
+Semblablement, quand on dit de Tullius qu'il est appelé un
+homme, et qu'on dit la même chose de Cicéron et de Marcus, Marcus,
+et Tullius, et Cicéron ne sont pas des hommes divers; puisque ces
+mots désignent une même substance, et qu'il n'y a plusieurs êtres
+que pour la voix, non pour le sens. Si d'ailleurs cette comparaison
+n'est pas rationnellement satisfaisante, parce qu'en Dieu il n'y a pas
+qu'une seule personne comme en Marcus, cependant elle peut suffire
+pour renverser la règle précitée.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote450" name="footnote450"></a><b>Note 450:</b><a href="#footnotetag450"> (retour) </a> C'est sous une forme grammaticale, la règle mathématique si <i>a=x</i>,
+si <i>b=x</i>, si <i>c=x</i>, <i>a+b+c=3x</i>, dont les ennemis du christianisme
+se sont tant servis contre le dogme de la Trinité. Je n'ai pas su trouver dans
+saint Augustin l'anecdote qu'Abélard raconte ici.</blockquote>
+
+<p>«Mais ils sont en petit nombre ceux à qui la grâce divine daigne
+révéler le secret de cette science, ou plutôt le trésor d'une sagesse
+difficile par sa subtilité même. Plus elle est difficile, plus elle est
+rare; sa rareté mesure son prix, et plus elle est précieuse, plus c'est
+un exercice digne d'étude. Mais comme le long travail de cette science
+veut une lecture assidue qui fatigue bien des lecteurs, comme son
+excessive subtilité consume vainement leurs efforts et leurs années,
+beaucoup, se défiant de la science, et non sans raison, n'osent approcher
+de ses portes les plus étroites. La plupart, troublés par sa subtilité,
+reculent dès le seuil. A peine ont-ils goûté d'une saveur inconnue,
+ils la rejettent; et comme en goûtant ils ne peuvent distinguer
+la qualité de cette saveur, ils tournent en accusation ce mérite
+de subtilité, et justifient la faiblesse réelle de leur esprit par une
+condamnation mensongère de la science. Et comme le regret finit par
+allumer en eux l'envie, ils ne rougissent pas de se faire les détracteurs
+de ceux qu'ils voient s'élever à l'habileté dans cet art. Seul, cet
+art dans son excellence possède ce privilège que ce n'est pas l'exercice
+mais le génie qui le donne. Quelque temps que vous ayez péniblement
+usé dans cette étude, vous consumez vainement votre peine,
+si le don de la grâce céleste n'a pas fait naître dans votre esprit
+l'aptitude à ce grand mystère du savoir. Le travail prolongé peut livrer
+les autres sciences à toutes sortes d'esprits; mais celle-là, on ne
+la tient que de la grâce divine; si la grâce n'y a pas intérieurement
+prédisposé votre esprit, en vain celui qui l'enseigne battra l'air qui
+vous entoure. Mais plus celui qui vous administre cet art est illustre,
+plus l'art qu'il administre a de prix.</p>
+
+<p>Il suffit de cette réponse aux attaques de mes rivaux: maintenant
+venons à notre dessein<a id="footnotetag451" name="footnotetag451"></a><a href="#footnote451"><sup>451</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote451" name="footnote451"></a><b>Note 451:</b><a href="#footnotetag451"> (retour) </a> <i>Dialect.</i>, pars IV, p. 431-437.</blockquote>
+
+<p>La foi du philosophe et l'orgueil de l'homme respirent
+dans ce morceau. C'est un des passages où
+l'on voit Abélard, déposant l'humilité timide et forcée
+du moine et du théologien, secouer le joug de
+son temps et de son habit, pour parler au nom de
+son génie et prendre en lui-même son autorité.</p>
+
+<p>La Dialectique est un ouvrage très-considérable.
+Les diverses parties n'en paraissent pas écrites à la
+même date. A mesure qu'elles furent connues, elles
+donnèrent naissance à diverses attaques contre lesquelles
+l'auteur se défendit en avançant; ou, composées
+à différentes époques de sa vie, elles contiennent
+incidemment des allusions et des réponses aux
+accusations dont souffraient sa gloire et son repos.
+Le préambule qu'on vient de lire se trouve au commencement
+de la quatrième partie, et témoigne des
+circonstances qui préoccupaient Abélard au moment
+où elle a été écrite ou publiée. Déjà, au début de
+la seconde partie<a id="footnotetag452" name="footnotetag452"></a><a href="#footnote452"><sup>452</sup></a>, il avait retracé les succès de ses
+ennemis, la persécution qui l'opprimait, les espérances
+qui le soutenaient:</p>
+
+<p>«Et les détractions de nos rivaux, les attaques détournées des jaloux
+ne nous ont pas déterminé à nous écarter de notre plan<a id="footnotetag453" name="footnotetag453"></a><a href="#footnote453"><sup>453</sup></a>, non
+plus qu'à renoncer à l'étude accoutumée de la science. Car bien que
+l'envie ferme à nos écrits la voie de l'enseignement pour le temps de
+notre vie et ne permette pas chez nous les studieux exercices, je n'en
+perds pas l'espérance, les rênes seront un jour rendues à la science,
+alors que le moment suprême aura mis un terme à l'envie comme à
+notre existence, et chacun trouvera dans cet écrit ce qui est nécessaire
+à l'enseignement. En effet quelque le prince des péripatéticiens,
+Aristote, ait touché les formes et les modes des syllogismes
+catégoriques, mais brièvement et obscurément, comme un homme
+habitué à écrire pour des lecteurs déjà avancés; quoique Boèce ait
+donné en langue latine le développement des hypothétiques, prenant
+un milieu entre les ouvrages grecs de Théophraste et ceux d'Eudème,
+qui l'un et l'autre en écrivant sur ces syllogismes, avaient, dit-il,
+méconnu la juste mesure de l'enseignement, l'un troublant son lecteur
+par la brièveté, l'autre par la diffusion<a id="footnotetag454" name="footnotetag454"></a><a href="#footnote454"><sup>454</sup></a>; je sais cependant
+qu'après eux il reste dans ces deux parties de la science une place
+à nos études pour constituer une doctrine complète. Les choses donc
+sommairement traitées ou tout-à-fait omises par eux, nous espérons
+dans ce travail les mettre en lumière, corriger ça et là les erreurs de
+quelques-uns, concilier les dissidences schismatiques de nos contemporains
+et résoudre les difficultés qui divisent les modernes, si
+j'ose me promettre une si grande oeuvre. J'ai la confiance, grâce à
+ces ressources d'esprit qui abondent en moi et avec le secours du
+dispensateur des sciences, d'achever des monuments de la parole
+péripatéticienne qui ne seront ni moins nombreux ni moindres que
+ceux des Latins célèbres par l'étude et la doctrine, au jugement de
+qui saura comparer nos écrits avec les leurs et reconnaître équitablement
+en quoi nous les aurons atteints ou dépassés, comment nous
+aurons développé leurs pensées, là où eux-mêmes ne l'avaient pas
+fait. Car je ne crois pas qu'il y ait moins d'utilité et de travail à bien
+exposer par la parole qu'à bien inventer les pensées.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote452" name="footnote452"></a><b>Note 452:</b><a href="#footnotetag452"> (retour) </a> <i>Dialect.</i>, pars II, p. 227.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote453" name="footnote453"></a><b>Note 453:</b><a href="#footnotetag453"> (retour) </a> Peut-être faudrait-il traduire: <i>à suivre notre dessein</i>; il y a dans le texte: <i>nostro proposito cedendum</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote454" name="footnote454"></a><b>Note 454:</b><a href="#footnotetag454"> (retour) </a> C'est Boèce qui met ainsi Abélard en mesure de juger si pertinemment
+Théophraste et Eudème, disciples d'Aristote, les premiers en date de ses
+commentateurs, et dont nous n'avons pas conservé les ouvrages. (Boeth. <i>Op.</i>,
+De Syll. Hyp. 1. I, p. 600.&mdash;<i>De la Logique d'Arist.</i>, par M. Barthélémy
+Saint-Hilaire, t. II, p. 130.)</blockquote>
+
+<p>Or il sont trois dont les sept manuscrits sont tout l'arsenal de la
+science latine en matière de dialectique. D'Aristote, en effet, deux ouvrages
+seulement ont été jusqu'ici mis à l'usage des Latins, savoir,
+les livres des Prédicaments et <i>Periermenias</i> (<i>sic</i>); de Porphyre un
+seul, c'est le Traité des cinq voix, celui où, en étudiant le genre,
+l'espèce, la différence, le propre et l'accident, il donne une introduction
+aux Prédicaments mêmes. Quant à Boèce, nous avons introduit
+dans l'usage quatre livres de lui seulement, savoir: les Divisions
+et les Topiques, avec les Syllogismes tant catégoriques qu'hypothétiques;
+c'est la somme de tous ces ouvrages que le texte de notre
+Dialectique renfermera complètement et mettra en lumière, ainsi
+qu'à la portée des lecteurs, si le créateur de notre vie nous accorde
+un peu de temps, et si la jalousie lâche un peu le frein à l'essor de
+nos écrits<a id="footnotetag455" name="footnotetag455"></a><a href="#footnote455"><sup>455</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote455" name="footnote455"></a><b>Note 455:</b><a href="#footnotetag455"> (retour) </a> «Si nostrae creator vitae tempora pauca concesserit et nostris livor operibus frena quandoque laxaverit.» (P. 229.)</blockquote>
+
+<p>«En vérité quand je parcoure dans l'imagination de l'âme la
+grandeur du volume, quand je regarde derrière moi ce qui est fait,
+et pêse ce qui reste à faire, je me répons, frère Dagobert, d'avoir
+cédé à tes prières, et d'avoir entrepris une si grande tâche. Mais
+lorsque déjà fatigué d'écrire, la mémoire de ton affection et le désir
+d'instruire nos neveux renaissent en moi, soudain à la contemplation
+de votre image, toute langueur s'éloigne de mon âme, mon courage
+accablé par le travail se ranime par l'amour; la charité replace en
+quelque sorte sur mes épaules le fardeau déjà presque rejeté, et
+la passion ramène la force là où le dégoût avait produit la langueur.»</p>
+
+<p>Ce fragment donne quelques lumières sur deux
+questions importantes: 1° à quelles sources Abélard
+puisait-il la science? 2° à quelles époques et dans
+quel esprit composa-t-il sa Dialectique?</p>
+
+<p>On voit d'abord qu'il connaissait les deux premières
+parties de l'Organon, les Catégories et l'Herméneia,
+parce qu'elles sont effectivement traduites
+en entier dans le commentaire de Boèce; mais il
+semble ignorer la traduction qu'on y trouve des Analytiques
+premières et secondes et des autres parties
+de la Logique<a id="footnotetag456" name="footnotetag456"></a><a href="#footnote456"><sup>456</sup></a>. Toutefois il se sert des traités originaux
+du même écrivain sur la division, la définition,
+le syllogisme catégorique et l'hypothétique.
+Quand il nomme les Topiques de Boèce, il peut
+désigner trois écrits: la version des Topiques d'Aristote,
+les Commentaires sur ceux de Cicéron, le Traité
+des Différences topiques. Il s'agit, je crois, du dernier
+ouvrage; c'est celui qu'il paraît avoir suivi en
+composant ce qu'il appelle aussi ses Topiques. Mais
+quelques passages prouvent que ceux de Cicéron ne
+lui étaient pas inconnus.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote456" name="footnote456"></a><b>Note 456:</b><a href="#footnotetag456"> (retour) </a> A plus forte raison, ne connaît-il pas la traduction d'une plus grande
+partie de l'Organon qu'aurait faite, dit-on, Jacques de Venise en 1128.
+(Jourdain, <i>Recherches</i>, etc., p. 58.)</blockquote>
+<p>Ce catalogue, qu'il nous donne lui-même, confirme
+bien ce que des investigateurs exacts, et notamment
+Jourdain, pensaient de l'exiguïté de la
+bibliothèque scientifique de cette époque. Il faut y
+ajouter le Timée de Platon dans la version de Chalcidius
+et les Catégories dites de saint Augustin<a id="footnotetag457" name="footnotetag457"></a><a href="#footnote457"><sup>457</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote457" name="footnote457"></a><b>Note 457:</b><a href="#footnotetag457"> (retour) </a> <i>Ab. Op., Introd. ad. theol.</i>, p. 1007.&mdash;Ouvr. Inéd., <i>Dial.</i>, p. 193.&mdash;M. Cousin a bien trouvé, dans un manuscrit du XIIe ou XIIIe siècle, une
+traduction inédite du Phédon; mais rien n'annonce qu'elle fût connue du
+temps d'Abélard, et d'autres faits indiquent que c'est précisément dans les
+dernières années de sa vie et après lui qu'un plus grand nombre d'écrits
+d'Aristote et de Platon commencèrent à être répandus. (<i>Fragm. phil.</i>,
+t. III, Append. VI.&mdash;Cf. Johan. Saresb., passim.)</blockquote>
+
+<p>Voilà les monuments de la philosophie ancienne
+dans la première moitié du XIIe siècle; car on doit
+croire qu'Abélard connaissait tous les ouvrages qui
+étaient en circulation dans les Gaules, la Grande-Bretagne,
+la partie lettrée de la Germanie, et peut-être
+même l'Italie. Sans doute les choses changèrent
+bientôt, et Jean de Salisbury, par exemple, avait
+déjà dans les mains un plus grand nombre d'écrits
+de Platon et d'Aristote. De même aussi, longtemps
+avant Abélard on avait pu connaître d'autres livres
+retombés plus tard dans l'oubli; car enfin les manuscrits
+en existaient quelque part. Ainsi Bède, au
+VIIIe siècle, citait de nombreux passages des principaux
+écrits d'Aristote. Au XIe, Scot Erigène peut,
+comme on le dit, avoir commenté sa Morale; mais
+deux cents ans après lui, l'original et le commentaire
+étaient comme ignorés. On a parlé des commentaires
+de Mannon ou Nannon de Frise, sur
+l'Éthique, le <i>de Coelo</i>, le <i>de Mundo</i>, sur les Lois et
+la République de Platon; mais on prétend seulement
+qu'ils existaient dans les bibliothèques de la Hollande,
+et non pas qu'ils aient jamais été fort répandus.
+On voit dans Gunzon, qui n'était pas un érudit
+médiocre pour le Xe siècle, qu'il connaissait l'Herméneia,
+le Timée, les Topiques de Cicéron et Porphyre;
+mais tout cela était également connu d'Abélard.
+Le témoignage du dernier est donc très-précieux
+à recueillir, et l'on peut hardiment en généraliser
+les conséquences et l'étendre aux écoles contemporaines<a id="footnotetag458" name="footnotetag458"></a><a href="#footnote458"><sup>458</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote458" name="footnote458"></a><b>Note 458:</b><a href="#footnotetag458"> (retour) </a> Cf. Jourdain, <i>Rech. sur les trad. d'Arist.</i>&mdash;Cousin, <i>Introd. aux ouvr. d'Ab.</i>, p. 49.&mdash;L'<i>Hist. litt.</i>, t. IV, p. 225 et 246, t. V, p. 428 et
+657.&mdash;Ven. Béd. <i>Op.</i>, t. II, <i>Sentent. seu axiom. phil.</i>, passim.&mdash;Johan. Saresb.,
+<i>Entheticus, in comm.</i>, p. 82 et 109.&mdash;<i>Scot Erigène</i>, par M. Saint-René
+Taillandier, p. 79.&mdash;Brucker, <i>Hist. crit. phil.</i>, t. III, p. 632, 644, et
+657.&mdash;Martene, <i>Ampliss. Coll.</i>, t. I, p. 299, 304 et 310.</blockquote>
+
+<p>Quant à l'ouvrage où ce témoignage est consigné,
+il est difficile de déterminer l'époque où Abélard
+l'écrivait. Les morceaux qu'on vient de lire ont été
+composés dans un moment où son enseignement était
+interdit. Je n'en conclurai pas que toute la Dialectique
+soit de la même date. L'existence même de ces
+préambules, jetés dans le cours du l'ouvrage, indique
+le contraire, en attestant des préoccupations
+accidentelles. Un prologue général devait se trouver
+au commencement du premier livre sur les catégories,
+ou plutôt d'un livre préliminaire qui nous
+manque, et qui pouvait être à la Dialectique ce que
+l'Introduction de Porphyre est à la Logique d'Aristote<a id="footnotetag459" name="footnotetag459"></a><a href="#footnote459"><sup>459</sup></a>.
+Mais cette Dialectique, grand ouvrage en cinq
+parties, qui embrassait dans la pensée de l'auteur
+toute la matière de l'Organon, me paraît une compilation
+ou une refonte des divers traités, opuscules,
+gloses, qu'à différentes époques il devait avoir écrits
+à l'usage de ses élèves, à l'appui de son enseignement.
+L'exemple de Boèce<a id="footnotetag460" name="footnotetag460"></a><a href="#footnote460"><sup>460</sup></a> devait encourager ses
+imitateurs à refaire plusieurs fois les mêmes ouvrages,
+et à ne se pas contenter d'une seule édition
+de leur pensée.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote459" name="footnote459"></a><b>Note 459:</b><a href="#footnotetag459"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 226.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote460" name="footnote460"></a><b>Note 460:</b><a href="#footnotetag460"> (retour) </a> On sait que Boèce a donné deux commentaires de l'Introduction de
+Porphyre, deux éditions de son commentaire sur l'<i>Herméneia</i> (lesquelles
+éditions sont deux écrits différents); enfin trois ouvrages sur les topiques.
+C'était au reste une tradition parmi les disciples d'Aristote que de soutenir
+ses idées, soit en commentant ses ouvrages, soit en retraitant les
+mêmes matières dans le même ordre, avec les mêmes divisions, sous les
+mêmes titres. L'usage remontait à Théophraste. (<i>De la Log. d'Arist.</i>, t. I,
+p. 36.)</blockquote>
+
+<p>Cependant le livre, dans son ordonnance imparfaite,
+témoigne d'une pensée générale et même d'une
+constante disposition d'esprit. L'auteur s'y présente
+comme étranger désormais aux luttes de l'école; il
+veut suppléer par la composition à l'enseignement
+oral, qu'on lui défend. On a donc pu croire qu'il écrivait
+au couvent de Saint-Denis, soit après la décision
+du concile de Soissons, soit dans le fort de ses
+démêlés avec son abbé. Le frère Dagobert, à qui il
+s'adresse, serait alors un de ces moines dont il avait
+commencé, à Maisoncelle, l'éducation philosophique
+et qui tenaient secrètement pour lui.</p>
+
+<p>Peut-être aussi écrivait-il dans une de ces périodes
+de demi-persécution où, suspect et contraint, irrité
+et intimidé, il se croyait réduit au silence; par exemple,
+vers la fin de ses leçons au Paraclet, ou lorsqu'à
+Saint-Gildas il s'était fait abbé, ne pouvant plus
+être professeur.</p>
+
+<p>Enfin, nous admettrions, avec M. Cousin, qu'il a
+pu faire ou plutôt refaire sa Dialectique dons sa retraite
+de Cluni. On sait qu'il y écrivait sans cesse,
+et, dans l'ouvrage, il parle des controverses spéculatives
+comme de choses bien éloignées, et des leçons
+de Roscelin et de Guillaume de Champeaux comme
+de souvenirs déjà bien vieux. De plus, il paraît éviter
+les hardiesses qui touchent le dogme, il combat
+même une opinion sur le Saint-Esprit qu'il avait
+soutenue dans sa Théologie<a id="footnotetag461" name="footnotetag461"></a><a href="#footnote461"><sup>461</sup></a>; enfin il veille à se montrer
+orthodoxe, bien qu'on ait pu juger tout à l'heure
+du progrès réel que l'esprit d'humilité et de pénitence
+avait fait en lui. Ce moine faible et souffrant, qu'on
+croyait soumis, se plaint de l'envie qui l'a condamné
+pour toujours au silence, et en appelle à l'avenir,
+qui rendra l'honneur à sa mémoire et à la science
+la liberté.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote461" name="footnote461"></a><b>Note 461:</b><a href="#footnotetag461"> (retour) </a> <i>Dialec.</i>, p. 475.</blockquote>
+
+<p>Dans cette hypothèse, le frère Dagobert serait un
+moine de Cluni, son confident, à moins que ce ne
+fût son propre frère, comme l'indiquerait la tendresse
+avec laquelle il parle de lui et de ses neveux<a id="footnotetag462" name="footnotetag462"></a><a href="#footnote462"><sup>462</sup></a>.
+La seule difficulté, c'est que les ouvrages théologiques
+contiennent des allusions et des renvois à la
+Dialectique, et dans celle-ci les passages correspondants
+se retrouvent<a id="footnotetag463" name="footnotetag463"></a><a href="#footnote463"><sup>463</sup></a>. Mais répétons que ce peut
+être un composé de traités d'époques différentes, et,
+dans les dernières années de sa vie, Abélard peut
+avoir revu et rassemblé en corps d'ouvrage toute sa
+philosophie. Cette rédaction achevée et arrêtée à
+Cluni serait notre Dialectique.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote462" name="footnote462"></a><b>Note 462:</b><a href="#footnotetag462"> (retour) </a> C'est l'opinion de M. Cousin, qui pense qu'Abélard rédigea sa Dialectique
+pour l'instruction de ses neveux, «nepotum disciplinae desiderium.»
+On peut croire aussi que <i>ces neveux</i> sont la postérité. Mais cependant ces
+mots: «Vestri contemplatione mihi blandiente, languor discedit, etc.,»
+semblent indiquer qu'il s'adresse à son frère et aux enfants de son frère,
+en leur disant: <i>Votre image me rend la force.</i> (Ouvr. inéd., <i>Introd.</i>, p. XXXI
+et suiv.&mdash;<i>Dial.</i>, p. 229.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote463" name="footnote463"></a><b>Note 463:</b><a href="#footnotetag463"> (retour) </a> <i>Intr. ad. theol.</i>, p. 1125.&mdash;<i>Theol. christ.</i>, p. 1341.</blockquote>
+
+<p>Mais une chose plus positive que nos conjectures,
+c'est que nous avons ici un monument à peu près complet
+de l'enseignement du vrai fondateur de l'école
+philosophique de Paris.</p>
+
+<p>Il serait infini d'analyser dans son entier un si
+grand ouvrage. Il suffit d'exposer avec exactitude
+quelques parties fondamentales, dont la connaissance
+sera la clé de tout le reste; des citations textuelles
+donneront une idée de la manière de l'auteur.
+Nous craignons bien qu'on ne trouve encore ces extraits
+trop nombreux et trop étendus. Qu'on se rappelle
+pourtant que toute cette scolastique n'effrayait
+pas Héloïse.</p>
+
+<p>La première section de la Dialectique, sous ce
+titre: <i>Des parties d'oraison</i><a id="footnotetag464" name="footnotetag464"></a><a href="#footnote464"><sup>464</sup></a>, était divisée en trois
+livres, répondant à l'Introduction de Porphyre, aux
+Catégories et à l'Interprétation d'Aristote. Le premier
+livre manque: c'était, je crois, proprement le <i>Livre
+des parties</i>; le second, dont les premières pages sont
+perdues, traite des catégories ou prédicaments.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote464" name="footnote464"></a><b>Note 464:</b><a href="#footnotetag464"> (retour) </a> <i>Liber Partium</i> (on supplée <i>orationis</i>). En donnant ce nom à un traité sur les préliminaires de la logique, Abélard étendait un peu le sens du mot
+<i>partes</i>; il faisait comme ceux qui intituleraient grammaire les éléments de
+la philosophie. Car on appelait ordinairement <i>partes</i> ce qu'il fallait apprendre
+avant d'étudier <i>artes</i>; c'était la grammaire d'après Priscien, Donat, etc.,
+et mêlée d'un peu de logique (aujourd'hui, <i>analyse logique</i>). Voyez ces
+vers d'Alan de l'Ile:
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p class="i8">Si quis sublimes tendit ad artes,</p>
+<p class="i4">Principio partes corde necesse sciat;</p>
+<p>Artes post partes veteres didicere magistri.</p>
+ </div> </div>
+(Budd., <i>Observ. Select.</i>, XIX, t. VI, p. 149.)</blockquote>
+
+<p>La substance est la première des catégories, et le
+fond de toutes les autres. Elle tient donc le premier
+rang dans la logique, que l'on accuse d'être une
+science purement verbale. La substance est aussi l'idée
+nécessaire et fondamentale de toute science ontologique;
+écartez cette idée, le monde objectif devient
+une fantasmagorie vaine. M. Royer Collard a dit quelque
+part qu'on peut juger une philosophie sur l'idée
+qu'elle donne de la substance; c'est à rectifier cette
+idée que Leibnitz a mis son étude, pensant régénérer
+avec elle toute la philosophie, et l'idéologie a regardé
+comme sa première réforme la proscription même du
+mot substance. Commençons l'examen de la doctrine
+d'Abélard par la théorie de la substance, non qu'elle
+soit originale (il y a bien peu de parties originales
+dans la logique de ce temps-là); mais elle est importante,
+et peut nous apprendre à saisir et à parler
+la langue de la Dialectique.</p>
+
+<p>On connaît la définition logique de la substance:
+«Elle n'est dite d'aucun sujet, elle n'est dans aucun
+sujet.» A cette propriété fondamentale il faut joindre
+celle-ci: «En restant elle-même, elle peut recevoir
+les contraires.» Les substances premières sont
+les individus, les substances secondes sont les genres
+et les espèces. Ainsi parle Aristote<a id="footnotetag465" name="footnotetag465"></a><a href="#footnote465"><sup>465</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote465" name="footnote465"></a><b>Note 465:</b><a href="#footnotetag465"> (retour) </a> Voyez le chapitre précédent et Arist., <i>Categ.</i>, II.</blockquote>
+
+<p>Toutes les substances, dit Abélard après lui<a id="footnotetag466" name="footnotetag466"></a><a href="#footnote466"><sup>466</sup></a>, ont
+cela de commun de n'être pas dans un sujet, c'est-à-dire
+un simple attribut d'un sujet (<i>in subjecto non
+esse</i>). Car aucune substance, ou première ou seconde,
+n'a d'autre fondement qu'elle-même. Au
+reste, la différence est dans le même cas: comme
+elle constitue l'espèce, elle n'est pas un simple accident,
+elle n'est point fondée dans le sujet à titre
+d'accident, <i>non inest in fundamento per accidens</i>;
+elle entre dans la substance même de l'espèce. Si
+l'on dit l'<i>homme est un animal mortel rationnel</i><a id="footnotetag467" name="footnotetag467"></a><a href="#footnote467"><sup>467</sup></a> (ou <i>raisonnable</i>), la différence <i>raisonnable</i>, qui fait de
+l'<i>animal</i> l'espèce <i>homme</i>, n'en est pas séparable
+comme un simple accident, car l'espèce disparaîtrait
+aussitôt. Les substances secondes sont affirmées
+des premières, quand on nomme celles-ci et qu'on
+les définit. Il en est de même de la différence; elle
+entre dans la définition. L'accident, au contraire,
+ne constituant rien dans la substance, lui appartient
+extérieurement, et ne saurait être énoncé dans la
+définition des substances.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote466" name="footnote466"></a><b>Note 466:</b><a href="#footnotetag466"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars I, p. 174 et seq.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote467" name="footnote467"></a><b>Note 467:</b><a href="#footnotetag467"> (retour) </a> Il faut s'habituer à cette définition [Grec: zoon logikon thnaeton], qui est fondamentale, et qui reviendra sans cesse. Cependant Aristote avait blâmé Platon
+d'avoir introduit <i>le mortel</i> dans la définition de l'<i>animal</i> (<i>Topic.</i>, VI, X);
+aussi l'attribut <i>mortel</i> est-il souvent négligé ou écarté, notamment dans
+Porphyr. Isag., I, II; et Boeth., <i>in Porph.</i>, p. 3 et 61. Mais il se retrouve
+ailleurs. (Voyez le même, <i>in Top. Cic.</i>, p. 804 et <i>de Consol.</i>, l. I, p. 898.)
+<i>Mortel</i> paraît avoir été admis dans la définition pour distinguer l'homme de
+Dieu. Cette définition est expliquée et établie dans Porphyre, Isag., III,
+p. 16 et 17 de la traduction.</blockquote>
+
+<p>Autre propriété des substances: en elles rien de
+contraire; ce qui veut dire qu'elles ne sont point
+contraires les unes aux autres. Premières ou secondes,
+elles admettent les contraires, mais à titre
+d'accident; l'<i>homme</i> peut être <i>noir</i> ou <i>blanc</i>; c'est
+en ce sens qu'elles ont ce qu'on appelle la susceptibilité
+des contraires. Si parfois on dit qu'une substance
+est contraire à une autre, c'est qu'elle a des
+accidents contraires. Mais aucune substance n'est
+en soi dite contraire à une autre substance, si ce
+n'est par une autre substance. En effet, d'un côté
+on ne peut dire que l'homme soit le contraire d'animal,
+de pierre, d'arbre; mais il a des accidents
+contraires à ceux de l'animal, de la pierre, de l'arbre;
+de l'autre, il peut être contraire par une autre
+substance, c'est-à-dire que par la substance <i>animal</i>
+qu'il a, l'<i>homme</i> est contraire à la <i>pierre</i>, qui ne l'a
+pas. Au reste, ce caractère est commun aux catégories
+de quantité et de relation.</p>
+
+<p>Les substances ne peuvent être comparées; car la
+comparaison se fait adjectivement (<i>per adjacentiam</i>),
+non substantivement (<i>per substantiam</i>), on n'est
+pas plus ou moins <i>homme</i>, comme on est plus on
+moins <i>blanc</i>. Cette propriété se retrouve dans la
+quantité et ailleurs.</p>
+
+<p>Quel est donc exclusivement le propre de la substance?
+C'est qu'étant seule et même en nombre
+(<i>un même</i> numériquement, <i>idem numero</i>), elle peut
+recevoir les contraires. Cela provient de ce qu'elle
+est susceptible d'accidents; elle en est le fondement
+ou le soutien. Elle ne reçoit pas les contraires en
+formation (<i>in formatione</i>), comme une forme qui la
+constitue, qui la différencie, qui détermine son essence.
+Car la susceptibilité des contraires n'appartiendrait
+plus à la substance seule. La blancheur,
+par exemple, simple qualité, admet les formes contraires
+de la clarté ou de l'obscurité, et ne cesse
+pas d'être la blancheur. La substance <i>homme</i> qui
+recevrait la <i>rationnalité</i> et son contraire cesserait
+d'être la même substance; mais elle peut persister
+en recevant des accidents contraires. Tous les accidents
+sont <i>en sujet (in subjecto)</i>, c'est-à-dire peuvent
+être attribués à un sujet.</p>
+
+<p>Aristote dit que la substance est susceptible des
+contraires, <i>en vertu d'un changement en elle-même</i>,
+c'est-à-dire moyennant un changement dans le temps;
+ainsi le froid devient chaud<a id="footnotetag468" name="footnotetag468"></a><a href="#footnote468"><sup>468</sup></a>. L'addition de cette
+détermination paraît superflue. Elle avait apparemment
+pour but d'exclure la pensée et l'oraison, qui
+semblent admettre les contraires, pouvant être vraies
+ou fausses en des temps divers, sans cependant
+changer en elles-mêmes. <i>Socrate est assis</i>; vous le
+pensez et vous le dites: pensée et proposition vraies
+qui peuvent, en restant les mêmes, devenir fausses
+si Socrate se lève. Mais ce n'est pas là l'effet d'un
+<i>changement de soi</i>, c'est-à-dire d'un changement intrinsèque
+de la pensée ou de la proposition. Aristote
+n'aura inventé sa restriction que pour se délivrer
+des objections d'un adversaire importun. En effet,
+la proposition <i>Socrate est assis</i>, vraie pendant que
+Socrate est assis, n'est plus la même quand il est
+levé. Ce qui est <i>dit ensemble</i>, c'est-à-dire avec autre
+chose, ne peut, étant seul, être appelé intégralement
+la même chose; car ce qui est avec ce qui
+n'est pas ne forme pas une essence. La proposition
+<i>Socrate est assis</i> dite de Socrate assis n'est pas le
+même tout que la même proposition dite de Socrate
+debout: elle a donc changé. Si cependant l'on veut
+ne voir l'essence de la proposition que dans ses termes,
+ce qui est plus usité, la proposition est la même,
+elle n'a point changé, mais aussi elle n'a point admis
+de contraires. Le fait que Socrate est réellement
+assis ou levé ne touche point à l'essence de la proposition;
+c'est ce qu'on appelle une apposition ou
+circonstance externe. Dans ce sens-là, bien d'autres
+choses que les substances admettraient les contraires,
+mais des contraires qui ne leur appartiendraient
+pas proprement. Les substances aussi en
+ont de ce genre qu'elles ne reçoivent pas d'elles-mêmes,
+mais de ce qui est autre qu'elles, et qui
+proviennent du changement des faits extérieurs et
+des objets étrangers. Par exemple, il y en a qui disent
+que l'oraison n'est que l'air faisant du bruit
+(Roscelin); alors dans l'espèce, suivant que Socrate
+serait assis ou levé, l'air serait vrai ou faux. La
+substance de l'air aurait-elle donc été modifiée,
+aurait-elle vraiment reçu des contraires? non, sans
+doute. La proposition n'est pas modifiée davantage
+dans les accidents de son essence, quelle qu'elle
+soit, et l'objection est sans valeur.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote468" name="footnote468"></a><b>Note 468:</b><a href="#footnotetag468"> (retour) </a> <i>Categ.</i>, V, XXI-XXV.</blockquote>
+
+<p>On a soutenu cependant que les substances étaient
+changées en soi par les contraires, et par les contraires
+seulement, parce que, pouvant être sujets de
+tout, recevoir toutes sortes d'accidents, elles sont
+mobiles et instables dans leurs formes. Mais les
+formes qui ont besoin pour subsister d'adhérer aux
+substances, ne sont jamais mues ou changées en
+elles-mêmes dans ces substances; elles le sont par
+la mobilité des substances mêmes, dont la nature
+est d'être également sujettes à différentes formes,
+et de ne point périr quand les formes changent.
+Prenez la blancheur, elle peut recevoir la clarté et
+l'obscurité, parce que telle est la nature de la substance,
+sujet de la qualité de blancheur, mais comme
+blancheur elle ne change pas.</p>
+
+<p>Ainsi les substances peuvent être changées en soi,
+et non dans leurs formes; car lorsque les formes
+reçoivent des contraires, c'est que la substance qui
+les soutient change et passe par les contraires.</p>
+
+<p>Après la substance vient la quantité<a id="footnotetag469" name="footnotetag469"></a><a href="#footnote469"><sup>469</sup></a>. On ne peut
+penser à une substance sans concevoir une quantité,
+car toute substance est nécessairement une ou
+plusieurs. Comme l'on considère souvent la matière
+sans ses qualités, la quantité a été mise avant la
+qualité. Cependant il y a des qualités tellement substantielles
+qu'elles sont inséparables des substances,
+ce sont les différences. Mais enfin tel est l'ordre
+établi par l'autorité<a id="footnotetag470" name="footnotetag470"></a><a href="#footnote470"><sup>470</sup></a>. La quantité d'ailleurs offre
+cette analogie avec la substance que, comme elle,
+elle n'admet en soi ni contrariété ni comparaison.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote469" name="footnote469"></a><b>Note 469:</b><a href="#footnotetag469"> (retour) </a> <i>Dial.</i> pars I, p. 178.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote470" name="footnote470"></a><b>Note 470:</b><a href="#footnotetag470"> (retour) </a> Cet ordre n'est pas invariable dans Aristote. Voy. <i>Categ.</i>, IV, et <i>Analyt. post.</i>, I, XXII.</blockquote>
+
+<p>La quantité est la chose suivant laquelle le sujet
+est mesuré: on pourrait donc lui donner le nom
+plus connu de mesure. Elle est simple comme le
+point, l'unité, l'instant ou moment indivisible, l'élément,
+la voix indivisible et le lieu simple; ou bien
+elle est composée, comme la ligne, la superficie, le
+corps, le temps, le lieu composé, l'oraison et le
+nombre.</p>
+
+<p>Les quantités simples ou indivisibles n'étant pas
+accessibles aux sens, ne servent pas à la mesure;
+c'est l'office des quantités composées qui sont ou
+discrètes, ou continues. Guillaume de Champeaux
+appelait les quantités simples, des natures spéciales,
+parce qu'elles sont les seules qui naturellement manquent
+de parties, et les composées, des composés
+individuels ou individus composés, lesquels ne sont
+pas uns naturellement; exemple, un troupeau ou un
+peuple. Il ajoutait que les noms de ligne, superficie,
+etc., sont plutôt pris (<i>sumpta</i>, abstraits) de
+certaines collections ou combinaisons qu'ils ne sont
+vraiment substantifs ou noms de substances.</p>
+
+<p>Ici Abélard traite du point, et il donne sur le
+point et les quantités qu'il engendre les notions préliminaires
+de la géométrie. Il n'est arrêté que par
+une objection de Boèce, qui ne veut pas que le point
+ajouté à lui-même constitue la ligne, parce que rien
+ajouté à rien ne produit rien. Il avoue qu'il ne connaît
+pas la solution de cette difficulté, quoiqu'il en
+ait entendu bon nombre de la bouche des arithméticiens,
+«étant lui-même tout à fait ignorant de cette
+science.» Il donne cependant la solution de son
+maître, c'est-à-dire de Guillaume de Champeaux. En
+quelque lieu qu'une ligne soit coupée, à l'extrémité
+de chacune de ses sections apparaissent des points,
+qui étaient auparavant en contact; donc, sur toute
+la ligne, il y a des points. Ces points sont de l'essence
+de la ligne, sinon les parties de la ligne ne
+seraient pas continues, puisque ce sont les points
+qui se touchent. Ceux-ci seraient alors interposés et
+briseraient la continuité de la ligne<a id="footnotetag471" name="footnotetag471"></a><a href="#footnote471"><sup>471</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote471" name="footnote471"></a><b>Note 471:</b><a href="#footnotetag471"> (retour) </a> L.c., p. 182.&mdash;Arist., <i>Cat.</i>, VI.&mdash;Boeth. <i>in Praed.</i>, p. 148.</blockquote>
+
+<p>Parmi les quantités composées se distingue le
+temps; c'est une quantité continue, car ses parties
+se succèdent sans intervalle. On objecte que ces parties,
+toujours en transition, toujours instables, ne
+sont pas plus continues que celles d'une oraison,
+lesquelles se succèdent sans continuité. Mais la succession
+de celles-ci est notre oeuvre, et la succession
+des parties du temps est naturelle; nous ne pouvons,
+nous, produire une continuité telle qu'il n'y ait quelque
+distance entre ses éléments. Les parties du temps
+sont les unes simples, ce sont les instants, et les autres
+composées, ce sont les composés de ces moments
+indivisibles. Le temps est donc une quantité
+continue dans le sujet par la succession des parties.
+C'est par le temps que tout se mesure: toutes les
+choses ont donc en soi leurs temps, qui sont comme
+leurs mesures. Ainsi l'on ne doit pas concevoir la
+continuité d'un temps composé dans des choses différentes,
+quoiqu'on puisse percevoir en elles des
+parties coexistantes; mais il faut admettre dans un
+même sujet des moments qui se succèdent comme
+une eau qui coule. Les choses se mesurent, quant à
+leurs temps, à l'aide d'une action horaire, diurne,
+ayant enfin une certaine durée, et dont les parties
+ne sont pas permanentes, mais passent avec celles
+du temps. Toutes les choses ayant leurs temps, c'est-à-dire,
+leurs heures, jours, mois, etc., de durée,
+tous ces temps réunis forment un seul jour, un seul
+mois, etc., enfin un seul temps.</p>
+
+<p>Le temps est un tout qui diffère de tous les autres.
+Dans ceux-ci, posez le tout, vous posez la partie, et
+la destruction de la partie détruit en partie le tout;
+mais vous pouvez détruire le tout sans détruire la
+partie, et en posant la partie, vous ne posez pas le
+tout. C'est l'inverse pour le temps. Ainsi, s'il y a
+maison il y a muraille, sans conversion, c'est-à-dire,
+sans réciprocité; car on ne peut dire s'il y a
+muraille, il y a maison. Au contraire, s'il y a la première
+heure du jour, il y a jour, et la proposition inverse
+n'est pas vraie. Abélard accepte ces distinctions,
+qui sont de tradition; toutefois il observe que
+sous le nom de jour on entend douze heures prises
+ensemble, et dont aucune ne peut exister, si une
+seule n'existe pas. On en conclut que cette proposition:
+<i>Le jour existe</i>, ne peut jamais être vraie, les
+douze heures ne pouvant jamais exister ensemble;
+cela est exact; mais parlant figurativement, nous
+disons, comme le jour existe par partie, qu'une
+partie est une partie du jour. Proprement, on ne
+peut appeler un tout, ce dont il n'existe jamais qu'une
+partie; mais souvent nous prenons comme un entier
+ce qui n'en est pas un véritablement, et nous adaptons
+des noms à des choses comme si elles existaient,
+quand nous voulons en faire comprendre quoi que
+ce soit. Tels sont les noms de passé et de futur, que
+nous employons, lorsque nous voulons en donner
+quelque idée ou mesurer quelque chose par leur
+moyen, quoiqu'ils ne soient pas même des temps.
+Car ils ne sont point des quantités, n'étant dans aucun
+sujet, et ils ne sont dans aucun sujet, puisqu'ils
+ne sont pas. «Le temps qui fut ou qui n'est pas encore
+ne devrait pas plus être appelé temps que le
+cadavre humain ne doit être appelé homme.» Seulement
+une chose passée a précédé la présente,
+comme la présente précède la chose à venir. Des
+temps de chaque chose nous composons le temps, et
+le temps présent est le terme commun du passé et de
+l'avenir.</p>
+
+<p>Le nombre a pour origine l'unité, il est une collection
+d'unités. Deux unités font le binaire, trois le
+ternaire, etc. Tous ces nombres, suivant Guillaume
+de Champeaux, n'étaient pas des espèces du nombre,
+n'avaient pas le nombre pour genre, puisqu'un nombre
+ne pouvait être une chose une, une essence. Un
+habitant de Rome et un habitant d'Antioche font le
+binaire ou le nombre deux. Est-ce donc une chose
+que ce qui se compose de deux choses si distinctes
+et si distantes? Ainsi, disait-il, tout nom de nombre,
+le binaire, le ternaire, sont des noms pris des
+collections d'unité, <i>noms pris, sumpta</i>, ou, si l'on
+veut, abstraits. Abélard voit à cela quelque difficulté
+et trouve plus à propos de dire que le nombre
+est un nom substantif et particulier de l'unité, qui
+signifie également unité au singulier et au pluriel.
+Binaire, ternaire et les autres nombres, seront des
+noms du pluriel. «Ceux qui croient que dans les
+noms d'espèces ou de genres, sont contenues non-seulement
+les choses unes de nature (les individus),
+mais encore celles qui sont substantiellement
+(mieux, <i>substantivement</i>) désignées par ces
+noms, pourront appeler peut-être les noms de
+nombre des espèces, attendu qu'ils suivent plus la
+logique dans le choix, des noms que la physique
+dans la recherche de la nature des choses.» Ceci
+s'adresse, comme on le voit, aux réalistes.</p>
+
+<p>Comme le nombre, l'oraison est une quantité.
+Aristote appelle oraison les sons, ou, si l'on veut, les
+voix significatives, lorsqu'elles sont proférées en combinaison
+avec l'air lui-même. «Cependant,» dit
+Abélard, «le système de notre maître voulait, je
+m'en souviens, que l'air seul, à proprement parler,
+fût entendu, résonnât et signifiât, étant seul frappé,
+et qu'on ne dît de ces sons qu'ils sont entendus
+ou significatifs qu'en tant qu'ils sont adjacents
+à l'air ou plutôt aux parties d'air entendues ou
+significatives. Mais, à ce sens, on pourrait soutenir
+que toute forme de l'air, fût-ce sa couleur, est
+entendue et signifiée.» Proprement, le son n'est
+entendu et ne signifie qu'autant que par le battement
+de l'air il est produit dans l'air et rendu par ce
+même air sensible aux oreilles. Par les sens nous
+percevons les formes des substances, par l'ouïe nous
+recevons et sentons le son proféré.</p>
+
+<p>On demande quand cette oraison ou proposition:
+<i>L'homme est un animal</i>, laquelle n'a point de parties
+permanentes, devient significative; est-ce au commencement,
+au milieu, à la fin? La signification
+n'est accomplie qu'au dernier point du prononcé.
+En vain dit-on qu'il faut alors que les parties qui
+ne sont plus signifient, parce qu'autrement il n'y
+aurait que la dernière lettre de significative. Ce n'est
+qu'après que la proposition est toute prononcée que
+nous en tirons une pensée; nous la comprenons en
+rappelant à la mémoire les parties proférées immédiatement
+auparavant. C'est par l'intelligence et la
+mémoire que nous constatons une signification. Dire
+que l'oraison proférée signifie, ce n'est pas lui attribuer
+une forme essentielle, qui serait la signification;
+mais c'est reconnaître à l'âme de l'auditeur
+une compréhension opérée à la suite de l'oraison
+prononcée. Quand nous disons: <i>Socrate court</i>, le
+sens ou la signification paraît n'être que la conception
+produite, après la prononciation, dans l'âme d'un
+auditeur. Ainsi la proposition: <i>La chimère est concevable</i><a id="footnotetag472" name="footnotetag472"></a><a href="#footnote472"><sup>472</sup></a>,
+se comprend figurativement, non qu'elle attribue
+à aucune chose la forme de la chimère ou ce qui
+n'est pas, mais parce qu'elle produit une certaine
+pensée dans l'âme de celui qui pense à la chimère.
+Si donc, par la signification d'un nom, nous n'entendons
+point une forme essentielle, mais seulement
+ce qui engendre un concept, l'oraison significative
+sera celle qui fait naître une idée dans l'intelligence.
+Le nom de <i>signifiant</i> ou <i>significatif</i> est pris de la cause
+plutôt que d'une propriété; il convient à ce qui est
+cause qu'un concept se produise dans l'esprit de
+quelqu'un.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote472" name="footnote472"></a><b>Note 472:</b><a href="#footnotetag472"> (retour) </a> <i>Chimaera est opinabilis</i> (p. 192). <i>Opinabilis</i> vaut mieux que <i>concevable</i>,
+l'<i>opinatio</i> ([Grec: doxa]) étant précisément la pensée à son moindre degré, la pensée
+de ce qui n'est pas. (Arist., <i>Hermen.</i>, XI; <i>Boet., De Interp.</i>, p. 423.) Au reste
+cet exemple de la chimère, la question de savoir comment on pouvait concevoir
+ou nommer le chimérique, le centaure, l'hirco-cervus ([Grec: Tragelaphos].
+<i>Hermen.</i>, I, 1), occupait beaucoup les scolastiques. Voyez sur <i>chimaera intelligitur</i>
+le c. VII.</blockquote>
+
+<p>Après la quantité, on prévoit qu'Abélard passe
+aux autres catégories; seulement il change l'ordre
+d'Aristote, et arrive immédiatement à celles qu'on
+appelle <i>quand</i> et <i>où</i>. Sur l'une et l'autre il se fait cette
+question: Les catégories ou prédicaments sont ce
+qu'on a nommé les genres ou généralités par excellence,
+les genres les plus généraux, ce qu'il y a de
+plus général, <i>generalissima</i>. Or, <i>où</i> et <i>quand</i> ne semblent
+pas tels, puisqu'ils ne paraissent pas être des
+premiers principes; <i>où</i> naît du lieu, <i>quand</i> vient du
+temps. Mais les principes premiers ne sont premiers
+que par la matière et non par la cause. Car si par
+principe on entend cause, la substance sera le principe
+des autres prédicaments, puisque c'est en elle
+que tous se réalisent, et qu'étant soutenus par elle,
+c'est d'elle, sans nul doute, qu'ils tiennent l'être<a id="footnotetag473" name="footnotetag473"></a><a href="#footnote473"><sup>473</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote473" name="footnote473"></a><b>Note 473:</b><a href="#footnotetag473"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars I, p. 199.</blockquote>
+
+<p>Cette observation est importante, mais Abélard ne
+la pousse pas plus loin. Elle le met cependant sur la
+voie de la distinction à faire entre la dialectique et
+l'ontologie, qu'il appelle la logique et la physique,
+c'est-à-dire entre la science des conceptions de l'être
+et celle de la nature des êtres. L'une est au vrai sens
+du mot une idéologie, et, jusqu'à un certain point,
+une hypothèse; l'autre est la connaissance de la réalité,
+ou cet empirisme transcendant qui donne les
+choses et non des abstractions. Cette distinction est
+souvent entrevue par les scolastiques; ils y font, en
+passant, allusion; et s'ils n'insistent pas, peut-être
+pensaient-ils qu'elle allait sans dire. Mais plus souvent
+encore ils ont l'air de l'oublier ou de la méconnaître;
+et prenant au sérieux toute leur géométrie
+intellectuelle, toute cette science de convention, ils
+semblent mettre une ontologie factice à la place de
+la véritable, réaliser les abstractions, matérialiser les
+êtres de raison et faire vivre l'esprit dans un monde
+composé d'apparences et peuplé de fantômes. C'est
+cette ontologie qui a décrié la scolastique et compromis
+le nom même d'ontologie, au point que dans
+un grand nombre d'esprits cette science est devenue
+le synonyme de l'hypothèse et de la chimère.</p>
+
+<p>Abélard, quoiqu'il passe en revue les dix catégories,
+n'épuise pas la matière. Il donne pour raison
+que l'autorité n'a laissé de la plupart des prédicaments
+qu'une énumération. Aristote, en effet, ne
+parle avec détail que des quatre premiers. «Aristote,»
+ajoute-t-il, «au témoignage de Boèce, a
+traité avec plus de profondeur et de subtilité des
+prédicaments <i>ubi</i> et <i>quando</i> dans ses <i>Physiques</i>, et
+de tous dans ceux de ses livres qu'il appelle <i>les
+Métaphysiques</i>. Mais ces ouvrages, aucun traducteur
+ne les a encore appropriés à la langue latine,
+et voilà pourquoi la nature de ces choses nous
+est moins connue<a id="footnotetag474" name="footnotetag474"></a><a href="#footnote474"><sup>474</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote474" name="footnote474"></a><b>Note 474:</b><a href="#footnotetag474"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 200. La Physique et la Métaphysique n'étaient donc pas
+traduites ni étudiées. Les manuscrits grecs, dont on pouvait connaître
+l'existence, étaient comme non avenus. Boèce nomme ces ouvrages dans son
+commentaire sur les catégories (p. 190), mais il cite aussi au même endroit
+le traité d'Aristote sur la génération et la corruption, et comme il en
+cite le titre en grec, Abélard l'omet.</blockquote>
+
+<p>On voit ce qu'était dès lors Aristote. La science se
+mesurait à la portion connue de ses ouvrages. Cependant
+il est remarquable qu'Abélard montrait pour
+Platon, qu'il connaissait si peu, plus de déférence
+encore et de penchant. A propos de la relation, il rappelle,
+sur la foi de Boèce, que Platon avait donné une
+définition reçue, puis critiquée et réformée par Aristote.
+Cette définition portait que les relatifs sont les
+choses qui peuvent être assignées les unes aux autres
+d'une façon quelconque par leurs propres, comme un
+nom assigné à un autre par le génitif. Mais Aristote,
+en examinant mieux cette définition, la trouva trop
+large. «Il osa corriger l'erreur de son maître, et se fit
+le maître de celui dont il se reconnaissait le disciple.»
+Il donna donc cette définition: «Il y a relation
+quand une chose n'est que par rapport à une
+autre;» c'est-à-dire quand une chose n'existe que
+par une autre<a id="footnotetag475" name="footnotetag475"></a><a href="#footnote475"><sup>475</sup></a>. Beaucoup de choses peuvent être
+rapportées à d'autres sans que l'être des unes dépende
+de l'être des autres. <i>Le boeuf de cet homme</i>
+n'exprime pas un rapport pareil à celui qui est exprimé
+par <i>l'aile de l'ailé</i>, car sans <i>aile</i> il n'y a plus
+d'<i>ailé</i>, et <i>l'homme</i> existe sans <i>le boeuf</i>. Si la définition
+de Platon, convenant à tous les rapports, est
+trop large, on a trouvé celle d'Aristote trop étroite,
+et l'on a dit qu'elle n'embrassait point la relation
+dans sa plus grande généralité. «Mais,» observe
+Abélard, «si nous nous hasardons à blâmer Aristote
+le prince des péripatéticiens, quel autre
+adopterons-nous donc?» et il s'applique à justifier
+le maître qui lui reste.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote475" name="footnote475"></a><b>Note 475:</b><a href="#footnotetag475"> (retour) </a> Je traduis ici les deux définitions sur le texte d'Abélard (<i>Dial</i>.,
+p. 201), l'une: «Omnia illa <i>ad aliquid</i> quaecumque ad se invicem assignari
+per propria quoque modo possent. (Platon?) Sunt ea <i>ad aliquid</i> quibus est
+hoc ipsum esse ad aliud se habere.» (Aristote.) Boèce, qui nous apprend
+qu'on croyait la première définition de Platon, les donne toutes deux plus
+clairement et plus correctement:&mdash;«1° <i>Ad aliquid</i> dicuntur quaecumque
+hoc ipsum quod sunt aliurum esse dicuntur, vel quomodo libet aliter ad
+aliud.&mdash;2° Sunt <i>ad aliquid</i> quibus hoc ipsum esse est <i>ad aliquid</i> quodam
+modo se habere.» (<i>In Praed</i>., p. 155 et 169.) M.B. Saint-Hilaire traduit
+d'une manière plus conforme au texte d'Aristote en disant: 1° «On appelle
+relatives les choses qui sont dites, quelles qu'elles soient, les choses d'autres
+choses, ou qui se rapportent à une autre chose, de quelque façon différente
+que ce soit.&mdash;2° Les relatifs sont les choses dont l'existence se confond
+avec leur rapport quelconque à une autre chose.» (T. I, <i>Catég.</i>,
+c. vii, p. 81 et 91.) Voici l'original: 1° [Grec: Pros ti de ta toiauta legetai, osa
+auta aper estin, heteron einai legetai, ae hoposoun allos pros heteron.]&mdash;2° [Grec: Esti ta pros ti, ois to einai tauton esti to pros ti pos echein.] (<i>Cat</i>.,
+VII, vii, 1 et 24.)</blockquote>
+
+<p>«Nous avons,» dit-il en terminant, «dans tout ce
+que nous venons d'enseigner sur la relation, suivi
+principalement Aristote, parce que la langue latine
+s'est particulièrement armée de ses ouvrages
+et que nos devanciers ont traduit ses écrits du grec
+en cette langue. Et nous peut-être, si nous avions
+connu les écrits de son maître Platon sur notre art,
+nous les adopterions aussi, et peut-être la critique
+du disciple touchant la définition du maître paraîtrait-elle
+moins juste. Nous savons en effet qu'Aristote
+lui-même dans beaucoup d'autres endroits,
+excité peut-être par l'envie, par le désir de la renommée,
+ou pour faire montre de science, s'est
+insurgé contre son maître, ce premier chef de
+toute la philosophie, et que, s'acharnant contre ses
+opinions, il les a combattues par certaines argumentations
+et même par des argumentations sophistiques;
+comme dans ce que nous rapporte
+Macrobe au sujet du mouvement de l'âme<a id="footnotetag476" name="footnotetag476"></a><a href="#footnote476"><sup>476</sup></a>. De
+même, ici peut-être s'est-il glissé quelque malveillance,
+soit qu'Aristote n'ait pas été juste dans
+sa manière de prendre la doctrine de Platon sur la
+relation, soit qu'il expose mal le sens de la définition
+et y ajoute de son fonds des exemples mal
+choisis, afin de trouver quelque chose à corriger.
+Mais puisque notre latinité n'a pas encore connu
+les ouvrages de Platon sur cet art, nous ne nous
+ingérons pas de le défendre en choses que nous
+ignorons. Nous pouvons cependant faire un aveu,
+c'est qu'à considérer plus attentivement les termes
+de la définition platonique, elle ne s'écarte pas de
+la pensée d'Aristote.» Lorsqu'il a dit: «Les relatifs
+sont des relatifs en ce qu'ils sont choses des autres
+choses,» il a regardé moins à la construction des mots,
+qu'à la relation naturelle des choses. Il ne s'agit pas,
+en effet, d'une attribution quelconque, verbale, accidentelle,
+mais substantielle. Ce qui est assigné par
+possession n'est pas relatif dans le sens technique,
+car ce n'est pas ce qui accompagne naturellement le
+sujet, ce qui en dépend substantiellement. Le boeuf
+d'un homme, n'est que le boeuf possédé par un
+homme. Une chose est relative à une autre, elle est
+<i>ad aliquid</i>, lorsqu'elle est <i>d'une autre</i>, en ce sens
+qu'elle en dépend, comme la paternité et la filiation
+dépendent mutuellement l'une de l'autre. Sans doute
+cette relation est exprimée par le génitif, ce qui est
+<i>d'un</i> autre, <i>quod est aliorum</i>; mais le génitif n'exprime
+pas uniquement la simple assignation de ce qui
+est possédé à ce qui possède, il énonce aussi la relation
+de dépendance essentielle, comme lorsqu'on dit:
+Le père est le père du fils. Dans cette proposition, on
+peut entendre également et que la substance du père
+est dans un certain rapport avec le fils ou que les
+deux substances se concernent, et qu'il y a du père
+au fils une relation nécessaire qui fait que l'un ne
+peut être sans l'autre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote476" name="footnote476"></a><b>Note 476:</b><a href="#footnotetag476"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 206. A la manière dont parle Abélard, il paraît avoir connu le texte même de Macrobe. (<i>In somn. Scip.</i>, l. II, C. XIV.)</blockquote>
+<p>L'étude des autres catégories, même celle de
+qualité, nous apprendrait peu de chose, et nous
+passons au livre III.</p>
+
+<p>La seconde partie de l'Organon est le traité <i>super
+periermenias</i>, comme l'appelle Abélard, qui n'était
+pas le seul à prendre ce titre pour un seul mot:
+[Grec: Ermaeneia], Hermeneia; <i>de Interpretatione</i>, comme disent
+les premiers traducteurs; <i>du langage</i> ou <i>de la
+proposition</i>, comme dit le dernier traducteur de la
+Logique. Dans la Dialectique d'Abélard, qui est son
+Organon, la première partie est terminée par un
+livre <i>de Interpretatione</i>, qui succède aux <i>Prédicaments</i>,
+et ce livre III est, à beaucoup d'égards,
+comme dans Aristote, une grammaire générale<a id="footnotetag477" name="footnotetag477"></a><a href="#footnote477"><sup>477</sup></a>.
+Là sont véritablement traitées les parties du discours,
+et notamment le nom et le verbe. Cependant
+on y remarque quelque dissidence sur les questions
+communes entre les dialecticiens et les grammairiens,
+et Abélard se prononce en général pour les
+premiers. Il serait impossible de le suivre dans le
+détail de ses recherches sur les mots, et nous marcherons
+ici rapidement.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote477" name="footnote477"></a><b>Note 477:</b><a href="#footnotetag477"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars I, l. III, p. 209, 226.&mdash;<i>De la Log. d'Arist.</i>, t. I, p. 183.&mdash;<i>Log. d'Arist.</i>, trad. par le même, t. I, p. 147.</blockquote>
+
+<p>Guillaume de Champeaux est souvent cité. Il paraît
+évident qu'il avait touché à toutes les parties
+de la dialectique, et produit, sur maintes questions,
+des vues nouvelles qui ne manquent pas de
+subtilité. De ces questions, celle qui semble le plus
+occuper Abélard, est la question de savoir ce que
+c'est que la signification des mots. On a déjà vu
+tout à l'heure qu'il entend par <i>signifier</i> produire
+une idée. C'est une conséquence que pour juger de
+la signification des mots, il faut moins regarder aux
+mots qu'à l'intelligence de l'auditeur. Soit donc posée
+la question: Un nom signifie-t-il tout ce qui est
+dans la chose à laquelle le nom a été imposé, ou
+bien seulement ce que le mot même dénote et ce
+qui est contenu dans l'idée qu'il exprime? Abélard
+se décide pour cette dernière opinion, qui était celle
+d'un certain Garmond<a id="footnotetag478" name="footnotetag478"></a><a href="#footnote478"><sup>478</sup></a> contre Guillaume de Champeaux;
+le premier s'appuyant sur la raison, tandis
+que le second semblait appuyé par l'autorité. Ainsi
+l'on ne peut accorder au dernier que le nom d'un
+genre signifie l'espèce, quoique l'espèce soit dans
+le genre, ni que le nom abstrait désigne le sujet de
+l'accident qu'il exprime, quoique l'accident soit
+dans le sujet et n'en puisse être séparé. Chacun de
+ces noms ne signifie que l'idée qu'il excite dans
+l'esprit; ainsi quoique les hommes soient des
+animaux, le nom d'animal ne signifie point homme,
+parce qu'il ne produit pas l'idée d'homme. Encore
+moins de ce que l'homme est blanc, suit-il que
+<i>blanc</i> désigne l'<i>homme</i>. Il y a dans cette opinion de
+Garmond, adoptée par Abélard, contre le sens apparent
+de quelques mots d'Aristote et de Boèce, une
+tendance louable à subordonner la dialectique à la
+psychologie.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote478" name="footnote478"></a><b>Note 478:</b><a href="#footnotetag478"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 210. Ce Garmond est inconnu.</blockquote>
+
+<p>Nous ne dirons rien de plus sur cette première
+partie. Elle ne contient pas de grandes nouveautés;
+mais ce que nous en avons extrait donne une certaine
+idée de la manière d'Abélard, ainsi que de
+l'ouvrage qu'il nous a laissé et de la science qu'il
+professait. Il refait la logique après Aristote et
+d'après ce qu'il sait d'Aristote. Il explique, commente,
+développe les idées de l'autorité, et quelquefois
+expose et discute les objections et les nouveautés
+qui se sont postérieurement produites: c'est
+alors qu'il donne du sien. Encore est-il difficile de
+distinguer ce qui peut se rencontrer d'original dans
+ce qu'il n'emprunte pas à Porphyre et à Boèce. On
+ne saurait avec certitude attribuer de la nouveauté
+qu'aux opinions qu'il présente comme celles de son
+maître, c'est-à-dire de Guillaume de Champeaux,
+et de l'originalité qu'à celles qu'il exprime, quand
+il réfute et remplace ces opinions. Somme toute,
+ce qui est à lui, c'est moins le fond des doctrines
+que la discussion.</p>
+
+
+
+
+<h3>CHAPITRE IV.</h3>
+
+<h3>SUITE DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD.&mdash;<I>Dialectica</i>, DEUXIÈME PARTIE,
+OU LES PREMIERS ANALYTIQUES.&mdash;DES FUTURS CONTINGENTS.</h3>
+
+
+<p>La théorie de la proposition et du syllogisme catégorique
+est la base de la logique proprement dite;
+et l'on ne s'étonnera pas que dans la seconde partie
+de son ouvrage<a id="footnotetag479" name="footnotetag479"></a><a href="#footnote479"><sup>479</sup></a>, Abélard l'ait exposée avec étendue.
+Ici les idées originales, les opinions caractéristiques
+continuent d'être fort rares. Il est difficile d'innover
+dans cette mathématique immuable qu'Aristote a
+probablement créée et certainement fixée pour jamais.
+Encore aujourd'hui, quiconque traite de la
+proposition ou du syllogisme, répète Aristote. Sous
+ce rapport, il est encore et il demeurera <i>l'autorité</i>.
+En exposant avec beaucoup de détails des idées pour
+la plupart communes à tous les dialecticiens du
+moyen âge, en n'y apportant de particulier qu'une
+subtilité minutieuse et toujours beaucoup d'esprit,
+Abélard s'efface et se laisse oublier. Je me trompe
+cependant; voulant quelque part montrer, par un
+exemple, qu'il y a des termes qui ont un sens arbitraire
+et des noms qui ne rendent que l'intention
+de celui qui les a donnés, il a dit ces mots: «Le nom
+d'Abélard ne m'a été donné qu'afin d'indiquer qu'il
+s'agit de ma substance<a id="footnotetag480" name="footnotetag480"></a><a href="#footnote480"><sup>480</sup></a>.» Ailleurs, peut-être, il
+ne se désigne pas moins, ou plutôt il se trahit, lorsque,
+voulant énumérer les diverses classes d'oraisons,
+il donne pour exemple de l'impérative cet
+ordre d'un maître: <i>Prends ce livre</i>; pour exemple de
+la déprécative: <i>Que mon amie s'empresse</i>; pour exemple
+enfin de la désidérative, ces mots que nous ne
+traduisons pas: <i>Osculetur me amica</i><a id="footnotetag481" name="footnotetag481"></a><a href="#footnote481"><sup>481</sup></a>. Est-ce à Cluni
+qu'il écrivit ces mots?</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote479" name="footnote479"></a><b>Note 479:</b><a href="#footnotetag479"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars II, in III l., p. 227-323.&mdash;Abélard appelle cette partie <i>Analytica priora</i>, titre de la troisième partie de l'Organon. Seulement dans
+Aristote, cette troisième partie ne traite point de l'oraison ni de la proposition,
+ni par conséquent de l'affirmation et de la négation, etc., tout cela
+ayant trouvé en place dans l'<i>Hermeneia</i>. Les Analytiques premiers ou premières
+roulent exclusivement sur l'analyse du syllogisme; et Abélard, en
+conservant le titre, aurait dû conserver la division. Au reste, il n'avait
+pas sous les yeux les Analytiques d'Aristote, et il était principalement guidé
+par le traité de Boèce sur le syllogisme catégorique; c'est cet ouvrage qui,
+soit par son introduction (Boeth. <i>Op.</i>, p. 558), soit par son premier livre
+(<i>id.</i>, p. 580), lui a donné l'exemple de joindre à la théorie du syllogisme
+tout ce qui concerne l'oraison et la proposition.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote480" name="footnote480"></a><b>Note 480:</b><a href="#footnotetag480"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars I, l. III, p. 212.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote481" name="footnote481"></a><b>Note 481:</b><a href="#footnotetag481"> (retour) </a> <i>Dial</i>., pars II, p. 234 et 236.&mdash;Accipe codicem.&mdash;Festinet amica.</blockquote>
+
+<p>C'est dans cette partie de la philosophie que la
+science paraît le plus abstraite, le plus étrangère aux
+réalités, et ce sont surtout les opinions d'Abélard
+sur le fond des choses qui excitent notre curiosité.
+Nous avons dit et nous verrons mieux encore par
+la suite que ce fond des choses n'est pas toujours
+aussi étranger qu'il le semble à la pensée du philosophe
+et même du dialecticien. Mais il est un point
+de la théorie de la proposition où Abélard fait cesser
+jusqu'à cette apparence, et dans une digression heureuse,
+donne un des plus remarquables exemples de
+l'application de la dialectique à la métaphysique.
+C'est là un procédé de la science comparable, sous
+plusieurs rapports, à l'application de l'algèbre à la
+géométrie; et comme il s'agit d'une question importante,
+sur laquelle Abélard s'est fait une renommée,
+de la question du libre arbitre, nous reproduirons
+ses idées avec un peu de développement.</p>
+
+<p>Pour bien comprendre la question, il faut remonter
+à la théorie de la proposition. Elle se définit: une
+oraison qui signifie le vrai ou le faux. La signification
+de la proposition est susceptible de fausseté ou
+de vérité, tant par rapport aux conceptions que par
+rapport aux choses. Dans la proposition: <i>Socrate
+court</i>, ce ne sont pas les conceptions de <i>Socrate</i> et
+de <i>course</i> que nous entendons combiner; c'est la
+chose <i>course</i> que nous voulons combiner à la chose
+<i>Socrate</i>, et la conception que nous provoquons dans
+l'esprit de celui qui nous écoute est une conception
+de réalité.</p>
+
+<p>La proposition, en tant qu'elle porte sur les conceptions,
+n'a presque aucune conséquence nécessaire,
+elle en a de nombreuses, en tant qu'elle porte
+sur les choses mêmes. En prononçant une proposition,
+on a ou l'on n'a pas de certaines conceptions,
+et toutes celles que la logique tirerait des termes de
+la proposition, ne nous sont pas nécessairement présentes
+à l'esprit. De la chose même énoncée par la
+proposition, naît au contraire plus d'une conséquence
+obligée. Si je pense que tout homme est un
+animal, je ne pense pas nécessairement que l'homme
+est un corps; mais du fait que tout homme est un
+animal, résulte nécessairement le fait que l'homme
+est un corps; d'où cette règle, vraie pour les choses,
+fausse pour les idées: «Si l'antécédent existe dans
+la réalité, il est nécessaire que le conséquent existe
+dans la réalité<a id="footnotetag482" name="footnotetag482"></a><a href="#footnote482"><sup>482</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote482" name="footnote482"></a><b>Note 482:</b><a href="#footnotetag482"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars II, p. 237 et seqq.&mdash;La liaison de l'antécédent et du conséquent joue un grand rôle dans la théorie du syllogisme hypothétique,
+et les idées d'Abélard sur ce point avaient de la célébrité. (Voy. Johan.
+Saresb. <i>Pollcrat.</i>, l. II, c. XXII, et <i>Metalog.</i>, l. III, c. VI.)</blockquote>
+
+<p>Vraie ou fausse, la proposition est affirmative ou
+négative. L'affirmation et la négation d'un même
+sont contradictoires; ce qui s'exprime en disant:
+«L'affirmation et la négation divisent;» ce qui revient
+à dire que tout ce qui n'est pas dans l'une est
+nécessairement dans l'autre. Cela est évident pour
+les propositions relatives au présent; mais il est des
+propositions qui ne se renferment pas dans le temps
+présent. Des affirmations ou négations vraies ou fausses
+peuvent se dire au passé ou au futur. De celles-ci,
+et particulièrement des dernières, on a douté que
+l'affirmation ou la négation fussent divisoires (<i>dividentes</i>),
+c'est-à-dire que la vérité de la négation y
+dût exclure celle de l'affirmation, et réciproquement;
+car aucune proposition au futur, c'est-à-dire
+prononçant sur un événement contingent, ne saurait
+être vraie d'une vérité nécessaire. On prévoit comment
+le libre arbitre a pu se trouver intéressé dans
+cette question.</p>
+
+<p>Dans l'avenir, en effet, l'événement n'est jamais
+déterminé. La proposition n'est vraie, comme elle
+n'est fausse, qu'à la condition de la détermination.
+Or, la détermination n'est possible que pour le passé,
+le présent, ou bien encore le futur nécessaire ou naturel,
+parce que dans ces cas les propositions énoncent
+des événements déterminés. Nous appelons déterminés
+les événements qui peuvent être connus
+dans leur existence, comme les événements présents
+ou passés, ou qui sont certaine par la nature de la
+chose, comme les événements futurs nécessaires ou
+naturels. <i>Dieu sera immortel</i>, est un futur nécessaire;
+<i>un homme mourra</i>, c'est un futur naturel. Ce dernier
+événement n'est pas un futur nécessaire, car il n'est
+pas nécessaire qu'<i>un homme meure</i>; mais un futur
+nécessaire est naturel, il résulte de la nature de l'être.</p>
+
+<p>On peut donc distinguer deux futurs, le naturel
+et le contingent. Ce dernier seul est celui qui se prête
+à l'alternative, c'est-à-dire qui se conçoit aussi bien
+avec le non-être qu'avec l'être. <i>Je lirai aujourd'hui</i>,
+est de cette espèce; car il peut également arriver
+que je lise ou que je ne lise pas. L'événement d'un
+futur contingent étant indéterminé, les propositions
+qui énoncent un tel événement sont vraies ou fausses
+indéterminément ou, pour mieux dire, d'une vérité
+ou d'une fausseté indéterminée. Mais cette indétermination
+n'est relative qu'à l'événement qu'elles
+énoncent. Dans l'avenir, c'est-à-dire dans un présent
+qui n'est pas encore, de l'affirmation ou de la
+négation de l'événement, l'une sera vraie et l'autre
+fausse; voilà qui est déterminé et certain. Rien ne
+l'est que cela avant l'événement. Au présent même
+l'événement peut être déterminé, et la vérité de la
+proposition rester indéterminée. Par exemple, pour
+la science humaine, le nombre des astres est inconnu;
+on ne sait s'il est pair ou impair; cependant
+c'est chose déjà déterminée dans la nature. Il faut
+donc distinguer la certitude de la vérité. Il n'y a de
+déterminé, quant à la certitude, que ce qui peut se
+connaître de soi. Si l'on objecte que, bien que de la
+vérité d'une proposition l'événement réel ne paraisse
+pas pouvoir être inféré, cependant la certitude de
+l'une engendre celle de l'autre, parce que si l'antécédent
+est certain, certain est le conséquent; cela
+peut être vrai quant à la certitude, mais non quant
+à la détermination. Des futurs contingents peuvent
+être certains, mais non déterminés. Or ce sont les
+seuls futurs dont parle Aristote, car lorsqu'un futur
+est déterminé par la nature de la chose, il assimile
+la proposition à une proposition au présent. On peut
+appeler futur ce qui est nécessaire; car le nécessairement
+futur sera toujours futur ou ne sera jamais
+présent, et ce qui ne sera jamais présent n'est point
+futur. Tout futur sera présent un jour. Il n'est pas
+même vrai que tout ce qui sera toujours futur ne
+sera jamais présent; car le même peut être également
+futur et présent, quant à la même chose: comme
+l'est, quant au fait d'être assis, celui qui s'est déjà
+assis et qui s'asseoira; comme le ciel, qui doit toujours
+tourner et qui tourne toujours; comme Dieu,
+qui toujours fut, est et sera.</p>
+
+<p>Or, quoique aucune proposition au futur contingent
+ne soit vraie ou fausse <i>déterminément</i>, cependant
+ce qui est déterminé et nécessaire, c'est que
+de toutes les divisions de la proposition une soit
+vraie et une autre fausse: «<i>Socrate lira, Socrate ne
+lira pas</i>.» Aucune, dit-on, n'est vraie, aucune n'est
+fausse. Dites qu'on ne peut le savoir, mais rien de
+plus. Nous ne savons pas si le nombre des astres
+est pair; mais s'il est pair, la proposition: <i>Les astres
+sont en nombre pair</i>, est vraie. De même pour le futur.</p>
+
+<p>Si l'avenir est tel que l'annonce la proposition, elle
+est vraie; sinon, elle est fausse. Ce que sera le futur
+est incertain, mais il sera comme la proposition
+l'affirme ou comme elle le nie; cela est certain,
+c'est-à-dire qu'il est certain que si l'une des propositions
+est vraie, l'autre est fausse. Qu'on ne dise
+point qu'une proposition qui dit ce qui n'est pas,
+ne saurait être vraie. Elle ne serait pas vraie, si elle
+disait que ce qui n'est pas est, mais non quand elle
+dit que ce qui n'est pas sera. Ce qu'elle dit alors
+n'est pas, mais peut être; ainsi la proposition peut
+être vraie.</p>
+
+<p>Mais on a contesté cette application du principe
+de contradiction en vertu de la division, comme
+parle la logique. On a dit: Si de toute affirmation ou
+négation divisoire il est nécessaire que l'une soit
+vraie et l'autre fausse, il en est de même de ce
+qu'elles énoncent; alors nécessairement ce qu'énonce
+la vraie est nécessairement, et ce que dit la fausse
+nécessairement n'est pas. Ainsi des futurs contingents,
+l'un est et l'autre n'est pas; il est donc nécessaire
+que l'un soit un jour et l'autre non. La conséquence
+est que tout arrive nécessairement, et que
+le conseil et l'effort sont choses vaines. Or, l'expérience
+prouve qu'il est bon d'être prudent et de
+prendre de la peine, et qu'on influe ainsi sur les
+événements; on en conclut la destruction de la conséquence.
+Le conséquent détruit, on remonte à la
+destruction de l'antécédent. De ce qu'il n'est pas
+nécessaire que de toutes les choses que disent les
+propositions par division, l'une soit et l'autre ne soit
+pas, on infère qu'il n'est pas nécessaire non plus
+que de toutes ces propositions l'une soit vraie et
+l'autre soit fausse.</p>
+
+<p>On s'appuie pour cela sur ce fait, que beaucoup
+de choses futures se prêtent à l'alternative, c'est-à-dire
+peuvent également se faire ou ne se pas faire;
+par exemple, cet habit, il est également possible
+qu'il soit coupé ou ne soit pas coupé. Soit, mais pour
+bien résoudre la difficulté, il faut savoir trois choses:
+ce que c'est que le hasard, le libre arbitre, la <i>facilité
+de la nature</i>; ce sont les expressions de Boèce<a id="footnotetag483" name="footnotetag483"></a><a href="#footnote483"><sup>483</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote483" name="footnote483"></a><b>Note 483:</b><a href="#footnotetag483"> (retour) </a> Boeth., <i>De Interp.</i>, ed. sec., p. 364.</blockquote>
+
+<p>Le hasard est l'événement inopiné qui résulte de
+causes qui y concourent, malgré une tendance intentionnelle
+tout autre. Un homme qui trouve un
+trésor dans un champ, le trouve par hasard; pourquoi?
+parce qu'il ne le cherchait pas, et que celui
+qui l'y a enfoui, ne l'avait pas enfoui pour qu'il le
+trouvât. Deux intentions qui visaient à autre chose
+ont amené par leur concours ce résultat, et l'on dit
+que c'est un hasard<a id="footnotetag484" name="footnotetag484"></a><a href="#footnote484"><sup>484</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote484" name="footnote484"></a><b>Note 484:</b><a href="#footnotetag484"> (retour) </a> <i>Dial.</i> pars II, p. 280-290.</blockquote>
+
+<p>Le libre arbitre est un jugement libre quant à
+la volonté, <i>liberum de voluntate judicium</i>. Par lui
+nous arrivons à faire une chose après en avoir délibéré,
+sans aucune violence externe qui force ou empêche
+de la faire. Quand les imaginations<a id="footnotetag485" name="footnotetag485"></a><a href="#footnote485"><sup>485</sup></a> viennent
+à l'esprit et provoquent la volonté, la raison les
+pèse et juge ce qui lui paraît le meilleur, puis elle
+agit. C'est ainsi que souvent nous dédaignons ce
+qui nous est doux ou nous semble utile, tandis que
+nous supportons avec courage et contre notre volonté,
+en quelque sorte, de rudes épreuves. Si le
+libre arbitre n'était que la volonté, on pourrait dire
+aussi que les animaux ont le libre arbitre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote485" name="footnote485"></a><b>Note 485:</b><a href="#footnotetag485"> (retour) </a> Les imaginations sont les idées sensibles, [Grec: phantasmata], <i>imaginationes</i>. Tout ceci est emprunté à Boèce. <i>De Interp.</i>, l. III, p. 360.</blockquote>
+
+<p>Enfin, <i>la facilité naturelle</i> est celle qui ne dépend
+ni du hasard, ni du libre arbitre, mais de la nature
+des choses. Suivant celle-ci, en effet, il est ou n'est
+pas <i>facile</i> (faisable) qu'un événement ait lieu. C'est
+ainsi qu'il est possible que cette plume soit brisée;
+cela est facile naturellement.</p>
+
+<p>En cette matière, il y a grande dissidence entre les
+stoïciens et les péripatéticiens. Les uns ont tout soumis
+au destin, c'est-à-dire à la nécessité. Tout étant
+éternellement prévu, rien ne peut ne pas arriver,
+et il n'y a de hasard que pour notre ignorance;
+l'incertitude n'est qu'en nous. Les péripatéticiens
+répondent que notre ignorance s'applique surtout
+aux choses qui n'ont naturellement en elles-mêmes
+aucune nécessité constante. Le libre arbitre est,
+pour les premiers, cette volonté nécessaire à laquelle
+l'âme est déterminée par sa nature, en sorte
+que la nécessité providentielle contraint la volonté
+même. Cette volonté est en nous, voilà tout le libre
+arbitre qu'ils nous laissent; mais on a vu qu'auprès
+de la volonté il faut encore le jugement de la raison.
+Quant à la possibilité et à l'impossibilité, les stoïciens
+la rapportent à nous, non aux choses, à notre
+puissance, non à la nature. Mais qui ne sait qu'il
+y a des choses possibles et d'autres impossibles par
+nature? Qui doute que la libre volonté ne soit une
+chose, et la possibilité une autre; que le nom de
+hasard ou cas fortuit, enfin, ne se donne à un
+événement inopiné, et que l'inopiné ne soit, en
+effet, ce qui ne résulte ni de notre volonté, ni de
+notre connaissance, ni de la nature même d'aucune
+chose? Il est vrai qu'alors «il faut s'étonner qu'on
+nous dise que l'astronomie donne la prescience
+des événements futurs; car si les hasards sont
+indépendants de la nature, inconnus même à
+la nature, comment peut-on les connaître par
+un art naturel?» On objecte aussi les inductions
+nécessaires à la physique; mais il n'y a là que des
+futurs entièrement dépourvus de nécessité. <i>Les sectateurs
+de cet art</i> prétendent qu'il leur donne les
+moyens de prévoir ces sortes de futurs et de prédire
+avec vérité qu'un tel homme mourra le lendemain,
+ce qui est un futur contingent, et non qu'il est mort
+à l'heure qu'il est, ce qui est toujours déterminé.
+«Mais abandonnons ce sujet, qui nous est inconnu,
+plutôt que de nous exposer à en disserter témérairement.»</p>
+
+<p>Le premier point à étudier est cette nécessité prétendue
+de tous les événements, ou plutôt ce destin
+qui en est la cause, disons la divine providence.
+Comme Dieu a éternellement prévu tous les événements
+futurs tels qu'ils seront, et comme il ne peut
+s'être trompé dans les dispositions de sa providence,
+on veut que tout arrive nécessairement ainsi qu'il
+l'a prévu; autrement, il serait possible qu'il se fût
+trompé. Cette conséquence répugne, elle est même
+abominable. Or, quand le conséquent est impossible,
+l'antécédent l'est aussi. La providence de Dieu nous
+obligerait donc à croire à la nécessité universelle, et
+il n'arriverait plus rien par notre conseil et nos efforts.</p>
+
+<p>Mais, parce que Dieu a prévu éternellement l'avenir,
+d'où vient qu'il aurait imposé aux choses aucune
+nécessité? S'il prévoit que les choses futures arriveront,
+il les prévoit aussi comme pouvant ne pas arriver,
+et non comme des conséquences forcées de la
+nécessité; autrement, il ne les verrait pas dans sa prescience
+comme elles arriveront dans la réalité; car
+elles arrivent en pouvant ne pas arriver. Sa providence
+embrasse tout; il prévoit et que les choses
+arriveront et qu'elles pourront ne pas arriver. Ainsi,
+pour sa providence, les événements sont plutôt soumis
+à l'alternative qu'à la nécessité. C'est un principe
+inébranlable dans l'esprit de tous les fidèles, que
+Dieu ne peut se tromper, lui pour qui seul vouloir
+est faire. Cependant il est possible que les choses
+arrivent autrement qu'elles n'arrivent, et qu'elles
+arrivent autrement que sa providence ne les a prévues,
+et que cependant il n'en résulte pas qu'elle
+puisse être trompée. Car si les choses avaient dû
+arriver autrement, autre eût été la providence de
+Dieu. Ce même événement s'y conformerait; Dieu
+n'aurait pas <i>cette providence</i>, mais une autre qui
+concorderait avec un autre événement. Suivant que
+la règle de la solidarité du conséquent avec l'antécédent
+est entendue d'une façon ou d'une autre, elle
+est vraie quand l'antécédent lui-même est vrai, elle
+est fausse quand il est faux. Ainsi, il y a vérité si
+l'on entend que ces mots: <i>autrement que Dieu ne l'a
+prévu</i>, sont la détermination du prédicat <i>est possible</i>,
+en ce sens qu'<i>une chose qui arrive est possible autrement
+que Dieu ne l'a prévu</i>. Car Dieu aurait toujours
+la puissance de prévoir autrement l'événement. Mais
+il y a fausseté si, au contraire, ces mots sont la
+détermination du sujet <i>une chose qui arrive</i>, et si l'on
+dit qu'<i>une chose qui arrive autrement que Dieu ne l'a
+prévu est possible</i>; car c'est une proposition qui
+affirme l'impossible. <i>La chose qui arrive autrement
+que Dieu ne l'a prévu</i>, voilà le sujet dans son entier;
+<i>est possible</i>, voilà le prédicat. C'est dire: Il est possible
+qu'une chose arrive autrement qu'elle n'arrive.
+La théorie de la proposition modale enseigne de quelle
+importance c'est pour le sens d'une proposition que
+les déterminations appartiennent aux prédicats ou
+appartiennent aux sujets.</p>
+
+<p>Mais revenons à l'argument fondamental, c'est-à-dire
+à l'application du principe de contradiction aux
+propositions futures.</p>
+
+<p>Si de toutes les affirmations et négations il est
+nécessaire que l'une soit vraie, l'autre fausse, il est
+nécessaire que des deux choses qu'elles disent l'une
+soit et l'autre ne soit pas.&mdash;Entendez-vous qu'à une
+seule et même proposition le vrai appartienne toujours?
+cela ne peut se dire, car aucune ne conserve
+la vérité par préférence: tantôt l'une, tantôt l'autre
+est vraie, ce qui est dire que la même est tantôt
+vraie, tantôt fausse. Mais si vous ne vous attachez
+pas exclusivement à une seule, si vous les
+prenez toutes deux indifféremment, et que ce soit
+réellement l'une ou l'autre qui soit la vraie ou
+qui soit la fausse, l'argument est juste. Ainsi l'entend
+Aristote. «Il est nécessaire que l'une soit
+vraie, que l'autre soit fausse,» ne veut pas dire: l'une
+est nécessairement vraie, l'autre nécessairement
+fausse; mais il est nécessaire que l'une ou l'autre
+soit vraie, ou bien que l'une ou l'autre soit fausse.
+Si une quelconque est vraie, il est nécessaire que
+l'autre soit fausse, et réciproquement. Il est nécessaire,
+dit Aristote<a id="footnotetag486" name="footnotetag486"></a><a href="#footnote486"><sup>486</sup></a>, que ce qui est soit quand il
+est, et que ce qui n'est pas ne soit pas quand
+il n'est pas. Mais il n'est pas nécessaire que tout
+ce qui est soit, ni que tout ce qui n'est pas ne
+soit pas. Ce n'est pas la même chose que de
+dire: tout ce qui est, dès qu'il est, est nécessairement;
+ou de dire absolument: tout ce qui est est
+nécessairement; et de même pour ce qui n'est pas.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote486" name="footnote486"></a><b>Note 486:</b><a href="#footnotetag486"> (retour) </a> <i>Hermen.</i>, IX, et Boeth., <i>De Interp.</i>, edit. sec., p. 376.</blockquote>
+
+<p>Je dis: <i>Nécessairement, un combat naval aura lieu
+ou non demain.</i> Mais je ne dis pas: <i>Demain un combat
+naval aura lieu on n'aura pas lieu nécessairement</i>; ce
+qui serait dire que ce qui sera et ce qui ne sera pas
+est nécessaire. Or, comme les oraisons ont la même
+vérité que les choses, c'est-à-dire ne sont vraies
+qu'autant que les choses sont vraies, il est évident
+que, les choses se prêtant à l'alternative et leurs contraires
+pouvant arriver, les propositions doivent nécessairement
+se comporter de même par rapport au
+principe de contradiction.</p>
+
+<p>Aristote nous enseigne ainsi que les affirmations
+et les négations suivent, quant à leur vérité ou à leur
+fausseté, les événements des choses qu'elles énoncent;
+par là seulement elles sont vraies ou fausses.
+En effet, de même qu'une chose quelconque nécessairement
+est quand elle est, et n'est pas quand
+elle n'est pas, ainsi une proposition quelconque
+vraie est nécessairement vraie quand elle est vraie,
+et une non vraie est nécessairement non vraie quand
+elle est non vraie. Mais il ne s'ensuit pas qu'on
+puisse dire purement et simplement que toute proposition
+vraie est vraie nécessairement et que toute
+non vraie est nécessairement non vraie. Car ce qui
+est nécessairement ne peut être autrement qu'il est.</p>
+
+<p>«Maintenant si l'on soutient que de toutes les choses que dit l'affirmation
+ou la négation, l'une est nécessairement, l'autre nécessairement
+n'est pas, que ceci ou cela est nécessairement ou n'est pas de
+même, on n'en pourra inférer l'anéantissement de l'alternative dans
+les choses, non plus que du conseil et de l'effort, comme le voulait
+la dernière conséquence de l'argument. Si au contraire on raisonne
+autrement qu'Aristote n'a raisonné et qu'on entende la règle autrement
+que lui et que la vérité, la conséquence en question pourra
+être vraie; mais qu'en résultera-t-il contre le principe d'Aristote?
+En effet si des choses futures l'une arrivait nécessairement et l'autre
+nécessairement n'arrivait pas, c'en serait fait de toute alternative,
+comme de toute prudence humaine et de tout dessein. A moins qu'on
+ne dise que cela même ne serait pas un résultat nécessaire. Il se pourrait
+que les choses nécessaires arrivassent par conseil ou savoir-faire,
+que le conseil et le travail fussent eux-mêmes nécessaires, et tout
+irait de même. Aristote ne le nie pas; mais il dit que ce sont des
+causes efficaces de choses futures. «Nous voyons, dit-il, que les
+choses futures ont un principe, et la preuve en est dans notre délibération
+et notre action<a id="footnotetag487" name="footnotetag487"></a><a href="#footnote487"><sup>487</sup></a>. C'est ce qui n'arriverait pas si l'événement
+était nécessaire.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote487" name="footnote487"></a><b>Note 487:</b><a href="#footnotetag487"> (retour) </a> <i>Hermen.</i>, IX, 10.</blockquote>
+
+<p>En définitive, voici comment le second conséquent
+peut être montré faux. Si parce que ceci arrivera de
+nécessité, ceci ne doit pas arriver par conseil et entreprise,
+et si parce que la chose arrivera nécessairement
+par ces moyens, elle ne doit réellement
+pas arriver par ces mêmes moyens, il suit que si elle
+arrive nécessairement par ces moyens, elle n'arrivera
+pas nécessairement par ces moyens, proposition
+évidemment absurde. En d'autres termes, dire
+qu'une chose à laquelle la délibération et le dessein
+ont présidé arrivera nécessairement, c'est dire que
+la délibération et le dessein n'y seront pour rien;
+mais c'est dire en même temps qu'elle arrivera nécessairement
+par délibération et par dessein; ce qui
+est dire qu'elle n'arrivera point par délibération et
+par dessein; ce qui est nier et affirmer en même
+temps<a id="footnotetag488" name="footnotetag488"></a><a href="#footnote488"><sup>488</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote488" name="footnote488"></a><b>Note 488:</b><a href="#footnotetag488"> (retour) </a> <i>Dial.</i> para II, p. 280-294.</blockquote>
+
+<p>Remarquons dans cette longue digression deux
+choses, la pensée et la méthode. L'une est juste,
+l'autre singulière.</p>
+
+<p>En effet, ce que l'auteur défend, c'est la cause
+du libre arbitre, et il la défend par les arguments de
+fait, les meilleurs de tous. Le conseil, la prudence
+sont utiles, sont estimés; la délibération est naturelle;
+la volonté libre ne va pas sans un jugement;
+elle est vraiment libre, parce que c'est une force
+subordonnée à la raison. Cependant Dieu sait tout,
+il prévoit tout. Sa prescience accompagne et devance
+tous les actes de notre liberté. Nous ne sommes donc
+pas libres; car nous ne pouvons agir autrement qu'il
+ne l'a prévu sans lui faire perdre son infaillibilité.
+Objection embarrassante à réfuter logiquement,
+quoiqu'elle n'ait jamais causé à qui que ce soit une
+perplexité véritable. Abélard fait la réponse ordinaire
+tant répétée après lui: Dieu a prévu tout,
+donc il a prévu que nous nous déciderions librement,
+il sait comment nous userons de notre liberté. En
+quoi cette connaissance anticipée peut-elle nuire à
+cette liberté même?</p>
+
+<p>Tout cela est sensé; mais ce qui est curieux,
+c'est la méthode philosophique qui conduit à ces
+questions. La théorie de la proposition enseigne que
+la négation est le contraire de l'affirmation, et que
+par conséquent si l'une est vraie, l'autre est fausse
+nécessairement. Or, il y a des propositions où le
+verbe est au futur. Le contraire de ces propositions
+est-il nécessairement faux, si elles sont vraies?
+Alors l'avenir est nécessaire; il n'y a plus de futur
+contingent, la liberté disparaît. Donc si la définition
+générale de la proposition est vraie de toute proposition,
+c'en est fait du libre arbitre. Cette difficulté
+inattendue se résout à l'aide d'une distinction juste.
+Il n'y a de propositions nécessaires que par l'une de
+ces règles:&mdash;L'antécédent posé, le conséquent
+suit,&mdash;ou&mdash;l'affirmation et la négation sont réciproquement
+opposées. Et ces règles n'existent elles-mêmes
+qu'en vertu du principe de contradiction.
+Or ce principe, c'est, dans les choses, que toute
+chose qui est, dès qu'elle est, est nécessairement;
+ce qui ne veut pas dire que toute chose soit nécessairement.
+Ce qui est nécessaire, c'est qu'une chose
+soit ou ne soit pas. Entre deux choses qui s'excluent,
+l'alternative est nécessaire; mais ni l'une ni l'autre
+n'est nécessaire. Ainsi le principe de contradiction,
+nécessaire en lui-même, n'est que d'une nécessité
+conditionnelle dans les choses. La nécessité naît
+dans les choses, la condition une fois remplie.
+Nécessairement, il y aura demain ou il n'y aura pas
+de combat naval; cela ne veut pas dire qu'il y aura
+nécessairement demain un combat naval, et que
+nécessairement il n'y en aura pas. Cela ne veut pas
+dire que soit qu'il y en ait, soit qu'il n'y en ait pas,
+ce qui arrivera sera nécessaire; ce qui est nécessaire,
+c'est qu'il y ait ou ceci ou cela, c'est l'alternative.
+Et pourquoi? parce que, s'il y a un combat
+naval, nécessairement il n'est pas vrai qu'il n'y en
+ait pas, et réciproquement. Cette nécessité ainsi
+entendue respecte l'existence des futurs contingents.
+Or, ce qui vient d'être dit des faits s'applique aux
+propositions. Une proposition au futur comme au
+présent est nécessairement vraie ou fausse; mais
+elle n'est pas pour cela d'une vérité nécessaire
+ou d'une fausseté nécessaire; et quant à la vérité
+de fait d'une proposition, elle ne commence à
+être nécessaire qu'alors qu'elle a acquis la vérité
+réelle. Un homme mourra, et s'il meurt, nécessairement
+il ne sera pas non mort; c'est une nécessité
+conditionnelle. Dans les choses, si l'événement arrive,
+le non-événement sera nécessairement faux.
+Dans la proposition, si elle est vraie, la négation
+de la proposition sera nécessairement fausse. Mais
+ni la réalité de l'événement, ni la vérité de la
+proposition n'est nécessaire. La théorie logique ne
+porte donc aucune atteinte à l'existence des futurs
+contingents, non plus qu'à celle du libre
+arbitre. Dieu sait bien si l'événement arrivera, si
+la proposition est vraie; mais il n'a pas mis l'avenir
+sous la loi de la nécessité; et la condition du
+libre arbitre est à côté de la prescience. <i>Non omnis res</i>,
+dit saint Anselme, <i>est neceasitate futura, sed
+omnis res futura est necessitate futura.... has necessitates
+facit volontatis libertas</i><a id="footnotetag489" name="footnotetag489"></a><a href="#footnote489"><sup>489</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote489" name="footnote489"></a><b>Note 489:</b><a href="#footnotetag489"> (retour) </a> S. Ans. <i>Op., De Concord. praescient. cum lib. arb.</i> Qu. I, c. III, p. 124.</blockquote>
+
+<p>La discussion à laquelle se livre Abélard est donc
+bonne et concluante, encore que technique et subtile.
+Nous verrons qu'elle avait pour lui une grande
+importance, et qu'il y revient avec une nouvelle
+sollicitude dans sa théologie. Là, en effet, est une
+grave question de théodicée.</p>
+
+<p>On remarquera seulement qu'ainsi que nous
+l'avons annoncé, la logique offre dans son cours
+des questions qui la dépassent et qui intéressent
+les parties les plus élevées de la philosophie. Tout
+n'est donc pas science de mots dans la dialectique.
+Au reste, nous recueillons ici une des premières
+expressions de cette théorie des futurs contingents,
+un des points les plus célèbres et les plus importants
+de la scolastique. Le germe de la doctrine d'Abélard
+est dans Aristote. Les détails sont pour la plupart
+empruntés à Boèce, qui a longuement traité
+la question sans toujours l'éclaircir; mais la discussion,
+bien que peu originale, est forte et subtile,
+et l'on doit maintenant comprendre comment une
+question qui intéresse le libre arbitre, et par conséquent
+la morale; la providence divine, et par conséquent
+la théodicée; l'action de Dieu sur l'homme,
+et par conséquent la religion; la grâce et la volonté,
+et par conséquent le christianisme, a pu se
+trouver tout entière dans cette simple question
+logique: Dans les jugements particuliers et futurs,
+l'affirmation et la négation sont-elles nécessairement
+vraies ou fausses? Qui dirait que cette question est
+au fond celle-ci: Est-il un Dieu<a id="footnotetag490" name="footnotetag490"></a><a href="#footnote490"><sup>490</sup></a>?</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote490" name="footnote490"></a><b>Note 490:</b><a href="#footnotetag490"> (retour) </a> Cf. <i>Arist. Hermen.</i>, IX, XIII.&mdash;Boeth., in lib. <i>de Interpret.</i>, edit. sec., I. III, p. 367-370.&mdash;S. Anselm, <i>Op., De concord.</i>, etc., p. 123.&mdash;S. Thom.
+<i>Summ. theol.</i>, l pars, quiest, XIV. art. 1, 2, etc.&mdash;Voyez aussi dans la
+troisième partie de cet ouvrage les c. II, III, V, et surtout le c. VII.</blockquote>
+
+<p>Abélard termine par l'exposition du syllogisme
+ses Analytiques premiers. C'est, en effet, l'objet
+fondamental du traité qui porte ce titre dans l'Organon,
+et qu'il n'avait pas sous les yeux. La traduction
+qu'en a donnée Boèce lui était inconnue, et ce sont
+les traités du consulaire romain sur le syllogisme
+catégorique et le syllogisme hypothétique qui l'ont
+évidemment initié à cette théorie vitale de la logique.
+Chose étrange! Enseigner le syllogisme et ne l'avoir
+pas étudié dans Aristote! Nous croyons que cet
+exemple n'est pas le seul. Les traités élémentaires
+sur le syllogisme, les commentaires sur les Analytiques
+ont abondé pendant plusieurs siècles, et ils
+ont dû souvent tenir lieu de l'exposé concis, serré,
+algébrique, dans lequel Aristote a si sévèrement
+condensé l'invincible théorie du syllogisme. La manière
+de Boèce devait convenir bien mieux à l'esprit
+d'érudition, toujours explicateur et diffus, qui était
+le propre des philosophes du moyen âge. Mais nous
+ne les imiterons pas en rattachant un commentaire
+au commentaire d'Abélard, et une analyse sommaire
+serait illisible. D'ailleurs notre philosophe ne
+nous paraît avoir rien ajouté au syllogisme, et, à
+dire vrai, il n'est pas aisé d'ajouter quelque chose
+à la découverte d'Aristote<a id="footnotetag491" name="footnotetag491"></a><a href="#footnote491"><sup>491</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote491" name="footnote491"></a><b>Note 491:</b><a href="#footnotetag491"> (retour) </a> <i>Dial.</i> part. II, p. 305-323.&mdash;Abélard a trailé assez succinctement du syllogisme, et cette fois il est plus bref qu'Aristote. On a déjà vu qu'il
+ne connaissait que de nom les Analytiques premiers; cependant quand il
+donne la définition du syllogisme, il transerit celle que contient cet currage
+dans des termes différents de ceux qu'emploie Boèce dans sa traduction.
+(<i>Arist., Analyt. prior.,</i> I, 1.&mdash;Boeth., <i>Prior Analyl. Interp.</i> I, 1, p. 468.)
+Celle-ci d'ailleurs lui était inconnus. Où donc a-t-il pris te teste? car pour
+le sens, cette définition est partout. Il faut que celle du parag. 8 du chapitre; des
+Analytiques I, eût été citée littéralement dans quelque commentateur, et
+c'est de là qu'il l'aura tirée. Elle se retrouve identique pour le fond, mais
+diverse pour les termes, dans Boèce. (<i>De Syll. cat.</i>, l. II, p. 599, et <i>In
+Topic. Arist.</i>, p. 662.)</blockquote>
+
+
+<h3>CHAPITRE V.</h3>
+
+<h3>SUITE DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD.&mdash;<i>Dialectica,</i> TROISIÈME PARTIE,
+OU LES TOPIQUES.&mdash;DE LA SUBSTANCE ET DE LA CAUSE.</h3>
+
+<p>Dans sa Logique, Aristote passe des Premiers Analytiques
+aux seconds, ou du syllogisme à la démonstration.
+Nous ne trouvons point dans Abélard le sujet
+des Seconds Analytiques traité d'une manière complète.
+Tout annonce qu'ici l'autorité lui manquait.
+Aussi la partie de son ouvrage à laquelle il donne
+ce nom, est-elle la quatrième; il la fait précéder
+par les Topiques, titre de la cinquième partie de
+l'Organon; et ses topiques ne répondent pas tout à
+fait à ceux d'Aristote, qu'il n'avait pas.</p>
+
+<p>Les Topiques d'Aristote traitent des lieux de la
+dialectique. Le syllogisme dialectique est celui qui
+s'appuie sur des propositions probables ou convenues
+entre les interlocuteurs. L'art de discuter ou
+d'employer le syllogisme dialectique est l'objet des
+Topiques. L'ouvrage que Cicéron a intitulé de même,
+concerne le même sujet considéré du point de vue
+de l'orateur. La dialectique est nécessaire à la rhétorique;
+mais la discussion oratoire diffère de la
+discussion purement logique. La topique, depuis
+Cicéron, est toutefois devenue une science du ressort
+des rhéteurs plutôt que des philosophes. Boèce a
+traduit les Topiques d'Aristote et commenté ceux
+de Cicéron; puis il a composé, d'après ce dernier
+et d'après Thémiste, un ouvrage intitulé <i>des Différences
+topiques</i> qui a servi de thème à celui d'Abélard.<a id="footnotetag492" name="footnotetag492"></a><a href="#footnote492"><sup>492</sup></a></p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote492" name="footnote492"></a><b>Note 492:</b><a href="#footnotetag492"> (retour) </a> Boeth., <i>In Topic. Arist.,</i> 1. VIII, p. 662.&mdash;<i>In Top. Cic.,</i> 1. VI,
+p. 767.&mdash;<i>De Diff. top.,</i> 1. IV, p. 867.</blockquote>
+
+<p>Le sujet d'un ouvrage sur les topiques est de sa
+nature presque illimité. Il s'agit en effet de toutes les
+formes que peut prendre la discussion, de toutes les
+sources où elle peut puiser ses arguments. Une classification
+est difficile à introduire entre les lieux de
+la dialectique. Cicéron a proposé une division, Thémiste
+une autre, et c'est à celle-ci que Boèce a ramené
+la première. Abélard suit Boèce; mais tout
+ce travail a pour nous peu de prix, et la topique a
+presque disparu de la science. Ce n'est que dans le
+détail qu'il est possible de rencontrer çà et là des
+vues intéressantes ou des idées qui méritent d'être
+recueillies.</p>
+
+<p>Nous nous bornerons à deux exemples. Il n'y a
+rien de plus important en métaphysique que ces
+deux idées, la substance et la cause. Les scolastiques
+ont amplement disserté sur la substance, et au
+milieu de beaucoup de subtilités, d'équivoques,
+d'erreurs, ils ont vu ou du moins entrevu tout; sons
+le voile de leur diction, les questions se retrouvent
+à la même profondeur où le génie moderne a pu pénétrer.
+Mais il n'en est pas de même de la cause.
+Cette notion a été à peu près méconnue, et constamment
+négligée jusqu'à la renaissance de la philosophie,
+et je ne crois même pas qu'avant Leibnitz on
+lui ait assigné son véritable rang. Lorsque dans l'énumération
+des lieux dialectiques, Abélard rencontrera la substance
+et la cause, notre attention devra
+donc s'éveiller, et nous nous arrêterons à cette page.</p>
+
+<p>La substance, considérée au point de vue des topiques,
+ou le lieu de la substance, c'est la recherche
+de la manière dont la substance doit être établie
+(elle l'est par la description on la définition), et
+dont peut être attaquée la définition ou la description
+qui l'établit. Aussi Aristote n'a-t-il pas distingué
+un lieu de la substance, lui qui a distingué un
+lieu de l'accident, du genre, du propre, etc.; mais
+il a amplement traité des lieux des définitions, et
+c'est là qu'il faut chercher l'équivalent de ce qu'Abélard a,
+d'après Thémiste et Boèce, nommé le lieu
+de la substance, <i>locus a substantia</i><a id="footnotetag493" name="footnotetag493"></a><a href="#footnote493"><sup>493</sup></a>. Il n'y a dans
+tout cela que des règles pratiques de dialectique;
+mais c'est en développant complaisamment ces
+règles, qu'Abélard, selon son usage, vient à rencontrer
+des difficultés de logique qui le forcent à
+regarder au fond d'une question, et à rentrer par
+une digression dans la sphère de la philosophie
+réelle. C'est ainsi qu'en donnant les règles de l'opposition,
+il rencontre les contraires, et qu'il est
+conduit à se demander quelle sorte d'opposition est
+la contrariété, et voici comment cet examen le mène
+sur le terrain de la question des universaux.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote493" name="footnote493"></a><b>Note 493:</b><a href="#footnotetag493"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 368&mdash;Boeth., <i>de Different. topic.</i>, t. III, p. 876.</blockquote>
+
+<p>Il rappelle que tous les contraires, suivant Aristote,
+sont dans les mêmes genres ou dans des genres
+contraires, à moins qu'ils ne soient genres eux-mêmes.
+Ainsi le noir et le blanc sont dans le même
+genre, la couleur; la justice et l'injustice sont de
+deux genres contraires, la vertu et le vice; enfin le
+bien et le mal sont eux-mêmes des genres. Sur ce
+dernier exemple, il faut remarquer que le bien et le
+mal appartiennent au même prédicament, la qualité,
+et l'on peut généraliser cette remarque en disant que
+les contraires ne sont pas contenus dans des prédicaments
+différents. «Si des contraires l'un est de la
+qualité, les autres en seront aussi<a id="footnotetag494" name="footnotetag494"></a><a href="#footnote494"><sup>494</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote494" name="footnote494"></a><b>Note 494:</b><a href="#footnotetag494"> (retour) </a> <i>Aristot. Categ.</i>, VIII et XI, et Boeth., <i>In Praed.</i>, I. IV, p. 185 et 200.</blockquote>
+
+<p>On pourrait trouver des espèces contraires qui ne
+sont ni dans le même genre, ni dans des genres contraires.
+Ainsi certaines actions sont contraires à certaines
+passions, sans appartenir à des genres contraires,
+comme se réjouir et s'attrister, qu'Aristote
+lui-même regarde comme deux contraires du genre
+<i>agir</i>. Ce qu'il en faut conclure, c'est que bien que
+la tristesse soit en général passive, s'attrister peut
+être pris activement, s'apaiser et s'irriter sont bien
+actifs. Alors s'attrister devient une action comme
+se réjouir, et la contrariété n'est plus admise qu'entre
+actions ou entre passions.</p>
+
+<p>«Ne négligeons pas de remarquer sous quels prédicaments tombent
+les contraires, et quels sont les prédicaments qui excluent la
+contrariété. D'abord, il est certain, de l'autorité d'Aristote, que rien
+de contraire ne peut se trouver dans la substance, ni dans la quantité,
+ni dans la relation.... Il nous enseigne que trois autres admettent
+les contraires, savoir: la qualité, l'action et la passion. Dans le
+texte des Catégories que nous avons, il n'a rien décidé touchant la
+contrariété par rapport aux quatre prédicaments, le temps, le lieu,
+la situation, l'avoir. Et nous, ce que l'autorité a laissé indécis, nous
+n'osons le décider, de peur de nous trouver par aventure opposés à
+d'autres de ses ouvrages que n'a pas connus la langue latine, <i>quae
+latina non novit eloquentia</i>. Cependant le lieu et le temps, ces prédicaments
+qui naissent de la quantité, paraissent comme elle inaccessibles
+aux contraires.</p>
+
+<p>«Quoi qu'il en soit, remarquez que les contraires sont éminemment
+adverses l'un à l'autre; et ceci porte atteinte à la doctrine qui
+met dans toutes les espèces une matière générique d'essence identique,
+en sorte que la même matière générique, l'animal, soit en
+essence dans l'âne et dans l'homme, mais diversifiée dans l'un et
+l'autre par la forme. Il faut, dans cette hypothèse, que le blanc et
+le noir, et les autres contraires qui sont des espèces du même genre,
+aient la même matière essentielle. Or, alors ... comment le blanc et
+le noir pourront-ils être adverses l'un à l'autre, de même que les
+choses qui diffèrent en matière aussi bien qu'en forme, et qui appartiennent
+à des prédicaments différents, comme, par exemple, la
+blancheur et l'homme? S'il est, en effet, des formes réelles qui
+constituent la substance de la blancheur, elles ne peuvent faire la
+substance de l'homme, puisque les espèces, quand les genres sont
+divers et non subordonnés les uns aux autres, sont diverses aussi
+bien que les différences (Aristote). Ma doctrine est donc que les espèces
+seules de la substance sont constituées par les différences, et
+que les autres espèces ne subsistent que par la matière<a id="footnotetag495" name="footnotetag495"></a><a href="#footnote495"><sup>495</sup></a>. Mais si la
+matière est la même, quelle diversité leur reste-t-il? celle qui peut se
+concilier avec la ressemblance substantielle, celle de l'essence, dès
+qu'elle cesse d'être indéterminée. Car la qualité qui est essence du
+blanc n'est pas l'essence du noir, ou bien le blanc serait le noir;
+mais elles sont semblables en ce qui concerne la nature du genre
+supérieur qui leur est commun. La ressemblance de substance ou
+de forme n'exclut pas la contrariété<a id="footnotetag496" name="footnotetag496"></a><a href="#footnote496"><sup>496</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote495" name="footnote495"></a><b>Note 495:</b><a href="#footnotetag495"> (retour) </a> Il ajoute ici: «Comme nous l'avons montré dans le <i>Liber Partium</i>.» On
+suppose que c'est sa paraphrase de l'Introduction de Porphyre. Voyez ci-dessus, c. 1.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote496" name="footnote496"></a><b>Note 496:</b><a href="#footnotetag496"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 397-400.</blockquote>
+
+<p>Cette doctrine est ici sommairement énoncée. Il
+paraît qu'elle était établie dans une portion de la
+première partie qui nous manque; mais elle est dirigée
+contre la doctrine réaliste, qui plaçait dans
+toutes les espèces le genre à titre de matière essentielle
+et identique, uniquement diversifiée par les
+formes accidentelles. Abélard n'admet quelque chose
+de tel que pour les espèces de la substance. Celles-ci
+seules, identiques dans leur matière, sont constituées
+espèces par les différences; mais les autres
+espèces, celles de la quantité, de la relation, etc.,
+ne subsistent que par leur matière, et conséquemment,
+elles n'ont point une matière essentielle et
+identique, quoiqu'elles puissent être contenues dans
+un genre semblable. En un mot, dans les espèces de
+la substance, la substance ne peut jamais être autre
+que la substance, et il lui faut la forme pour la différencier.
+Dans les autres espèces, il peut y avoir
+ressemblance et communauté de genre; mais quoique
+le blanc et le noir soient de même genre, le
+blanc et le noir n'ont pas en eux-mêmes une essence
+identique; il n'existe pas une même matière
+essentielle qui soit la couleur; une simple similitude
+de genre unit le blanc et le noir.</p>
+
+<p>Ceci, rendu et clarifié en langage moderne, signifierait
+que l'idée de substance est l'idée de quelque
+chose de stable, d'immuable en soi, et qui ne peut
+être diversifié que par les attributs qui lui déterminent
+une essence, tandis que dans ces attributs
+mêmes la substance est nulle; il n'y a que communauté
+ou ressemblance dans la conception générique
+que nous en formons; d'où il suit que des attributs
+sont du même genre, mais sont, en eux-mêmes et
+en tout ce qu'ils sont, réellement des choses différentes.
+Il n'y a pas de couleur, en un mot; il y a
+le noir, il y a le blanc.</p>
+
+<p>Ce qu'Abélard dit de la cause touche de bien moins
+près encore à ce que nous voudrions apprendre de lui.
+Il y a en dialectique des lieux communs des causes;
+ils sont classés parmi les lieux des conséquents de
+la substance, <i>ex consequentibus substantiam</i>, et pour
+savoir comment peut se discuter tout raisonnement
+qui roule sur les causes, il faut connaître quelles
+sont les causes<a id="footnotetag497" name="footnotetag497"></a><a href="#footnote497"><sup>497</sup></a>. Abélard établit une division des
+causes que Boèce donne assez confusément, en suivant
+la Métaphysique ou la Physique plutôt que la
+Logique d'Aristote<a id="footnotetag498" name="footnotetag498"></a><a href="#footnote498"><sup>498</sup></a>, et il commente cette division
+avec développement. Il est remarquable que chez lui
+et même chez Aristote, la cause est étudiée dans ses
+modes plus que dans son principe. La causalité n'a
+été bien comprise que des modernes, et peut-être
+encore reste-t-il à faire de nouvelles découvertes
+dans le sein de cette idée primitive et nécessaire.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote497" name="footnote497"></a><b>Note 497:</b><a href="#footnotetag497"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, part. III. p. 410-414.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote498" name="footnote498"></a><b>Note 498:</b><a href="#footnotetag498"> (retour) </a> <i>Arist. Analyt. prior.</i>, II, XI.&mdash;<i>Met.</i>, IV, II, et <i>Phys.</i>, II, III.&mdash;Boeth.,
+<i>De Interp.</i>, ed. sec., p.453.&mdash;<i>In Top. Cic.</i>, l. II, p. 778 et 784; l. V,
+p. 834.&mdash;<i>De Differ. topic.</i>, l. II, p. 809.</blockquote>
+
+<p>Il y a, dit Abélard, quatre sortes de causes, la cause
+efficiente, la cause matérielle, la cause formelle, la
+cause finale. Dans l'ordre, la première est celle qui
+meut, celle qui opère, celle enfin qui produit
+l'effet, comme le forgeron fabrique l'épée, en causant
+le mouvement qui change le fer en lame;
+mais l'action et la nature de cette cause seront mieux
+comprises après que nous aurons parlé des trois
+autres.</p>
+
+<p>La cause matérielle est ce dont la chose est faite,
+non ce qui sert à la faire; c'est le fer, et non l'enclume
+ni le marteau. La matière est l'élément immédiat
+de la substance. Ainsi la farine ne doit pas
+être appelée la matière du pain, puisqu'elle ne s'y
+trouve point à l'état de farine; la matière du pain,
+c'est la pâte, ou plutôt même les mies de pain
+(<i>micae</i>). Seulement, parmi les composés, les uns
+ont eu une matière préexistante, comme le vaisseau
+ou le toit, qui ont été bois avant d'être vaisseau
+ou toit; les autres sont nés avec leur matière,
+comme les quatre éléments, créés les premiers pour
+devenir la matière des corps. Les composés de cette
+nature, aucune matière préexistante ne les a précédés;
+tels les accidents naissent avec la matière à
+laquelle ils appartiennent. Mais soit que la matière
+ait ou non précédé le matériel, proprement le <i>materié</i><a id="footnotetag499" name="footnotetag499"></a><a href="#footnote499"><sup>499</sup></a>,
+elle le crée matériellement, elle le fait être;
+elle constitue l'essence matérielle. Ainsi l'animal
+qui constitue matériellement l'homme, ou ce qui
+reçoit la forme de rationnalité et de mortalité, n'est
+pas une chose autre que l'homme même; les pierres
+et les bois qui sont constitués sous forme de maison
+ne sont pas une chose autre que la maison même.
+Les parties de l'essence, prises ensemble, sont la
+même chose que le tout.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote499" name="footnote499"></a><b>Note 499:</b><a href="#footnotetag499"> (retour) </a> <i>Materiatum</i>. Dans la terminologie de la science, le <i>matérié</i> est une combinaison de la forme unie à la matière ou une forme matérialisée, c'est-à-dire
+une réalisation produite par l'union de la matière et de la forme.</blockquote>
+
+<p>La forme n'est pas proprement composante dans
+l'essence, mais, en survenant à la substance, elle
+complète l'effet, elle achève la production, et c'est
+là la cause formelle. Aucune substance ne peut être
+composée sans matière ni se constituer sans forme.
+Cependant on ne doit admettre au titre de cause que
+la forme nécessaire à la création d'une nouvelle substance,
+et sans laquelle il n'y a point d'effet accompli,
+point de chose effective produite. Ainsi les
+formes accidentelles, comme la blancheur dans
+Socrate, ne peuvent être appelées causes; elles dépendent
+du sujet, elles lui sont postérieures, elles
+n'existent que par lui; c'est le caractère de tout
+accident.</p>
+
+<p>La cause finale est le but; percer est la cause
+finale de l'épée. Postérieure dans le temps, cette
+cause précède en tant que cause; car elle est la fin
+à laquelle tend l'opération. La victoire est la cause
+de la guerre; et cependant la guerre doit précéder
+la victoire.</p>
+
+<p>Revenons à la cause efficiente, C'est celle qui,
+opérant sur une matière donnée, imprime par cette
+opération sa forme à la chose à former, comme le
+forgeron à l'épée et la nature à l'homme. Car le père
+n'est pas, à proprement parler, la cause efficiente
+de l'homme, la mère le serait autant que lui; c'est
+le créateur. Le soleil n'est pas non plus la cause
+efficiente du jour, car il n'y a pas une matière sur
+laquelle il opère pour faire le jour. L'opération créatrice
+n'appartient rigoureusement qu'à Dieu. Créer,
+c'est faire la substance, ce qui ne convient qu'à l'artisan
+suprême. Quant aux créations des hommes,
+ce ne sont que des combinaisons de substances déjà
+créées. C'est dans cette limite que les hommes sont
+<i>efficients</i>; c'est une création improprement dite. Plus
+exactement, Dieu crée, l'homme joint. L'homme
+ne crée pas même la forme, il adapte la matière pour
+la recevoir, et il n'opère qu'en adaptant. C'est Dieu
+qui crée par l'intermédiaire de l'opération humaine,
+et qui produit ce que l'homme a préparé. Cependant
+l'un et l'autre étant cause efficiente, seulement dans
+une mesure différente, l'un et l'autre meut, c'est-à-dire
+fournit le mouvement nécessaire à l'effet. De
+Dieu vient le mouvement de génération; de l'homme
+le mouvement d'altération. Ceci conduit à l'examen
+des diverses espèces de mouvements, parmi lesquelles
+il faut distinguer seulement le mouvement de substance
+et le mouvement de quantité<a id="footnotetag500" name="footnotetag500"></a><a href="#footnote500"><sup>500</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote500" name="footnote500"></a><b>Note 500:</b><a href="#footnotetag500"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 414-422.</blockquote>
+
+<p>Le premier s'opère tontes les fois qu'une chose est
+engendrée ou corrompue, ou plutôt produite ou
+dissoute substantiellement. Elle est engendrée, lorsqu'elle
+prend l'être substantiel; par exemple, lorsqu'un
+corps devient vivant, ou prend la substance
+de corps animé, soit animal, soit homme. Elle se
+corrompt, lorsqu'elle quitte cette même nature substantielle,
+comme lorsque le corps vivant meurt ou
+devient inanimé. Ainsi le mouvement de substance
+se partage en génération et en corruption, l'une
+l'entrée en substance, l'autre la sortie de la substance.
+Le premier mouvement ne dépend que du créateur;
+le second paraît dépendre de nous, puisque nous
+pouvons mettre un homme à mort, réduire le bois
+en cendre ou le foin en verre. Mais, à ce point de
+vue, la génération nous serait également soumise;
+car, en dissolvant une substance, nous en produisons
+une autre, et toute corruption engendre; la
+mort est la création de l'inanimé. Ainsi nous semblons
+à la fois corrompre et engendrer, détruire et
+produire. Peut-être cela n'est-il pas contestable en
+ce qui touche les générations qui ne sont pas premières.
+Car pour les créations premières des choses,
+dans lesquelles non-seulement les formes, mais les
+substances ont été créées de Dieu, comme, par exemple,
+lorsque l'être a été donné pour la première fois
+aux corps eux-mêmes, elles ne peuvent être attribuées
+qu'au Tout-Puissant, ainsi que les dissolutions
+correspondantes. Aucun acte humain ne peut en effet
+anéantir la substance d'un corps.</p>
+
+<p>Les créations sont celles par lesquelles les matières
+des choses ont commencé d'exister sans matière
+préexistante. C'est dans ce sens que la Genèse
+dit: <i>Dieu créa le ciel et la terre</i>. Il y enferma la matière
+de tous les corps, ou mieux les éléments qui
+sont la matière de tous les corps. Car il ne créa point
+les éléments purs et distincts; il ne posa point chacun
+à part le feu, la terre, l'air et l'eau, mais il
+mêla tout dans chaque chose, et les éléments distincts
+tirèrent leur nom des principes élémentaires
+qui dominèrent en chacun d'eux; ainsi l'air vint de
+la légèreté et de l'humidité de l'élément aérien, le
+feu de la légèreté et de la sécheresse de l'élément
+igné, l'eau de l'humidité et de la mollesse de l'élément
+aquatique, et la terre de la pesanteur, de la
+dureté de l'élément terrestre.</p>
+
+<p>Les créations secondes ont lieu, lorsque Dieu,
+par l'addition d'une forme substantielle, fait passer
+dans un nouvel être une matière déjà créée, comme
+lorsqu'il créa l'homme avec le limon de la terre.
+Ici point de matière nouvelle; il n'apparaît qu'une
+différence de forme, et ce n'est que dans la forme
+substantielle que semble changer la nature de la
+substance; ces créations postérieures paraissent soumises
+à la génération et à la corruption. Moïse dit
+avec raison: «le Seigneur <i>forma</i> l'homme,» et non
+pas <i>créa</i>, pour montrer clairement qu'il s'agit d'une
+création par la forme et non d'une création première<a id="footnotetag501" name="footnotetag501"></a><a href="#footnote501"><sup>501</sup></a>.
+Dans cette seconde création, la matière de
+la terre, déjà existante, pouvait avoir le mouvement
+de génération, en ce que Dieu lui donnait les
+formes de l'animation, de la sensibilité, de la rationnalité,
+et le reste, ou le mouvement de l'altération
+(corruption), en ce qu'elle quittait l'inanimé.
+Mais les créations même du second ordre ne sont
+pas en notre pouvoir, et doivent, comme toutes les
+autres, être attribuées à Dieu. Lorsque la cendre du
+foin est placée dans la fournaise pour être convertie
+en verre, notre action n'est pour rien dans la création
+du verre; c'est Dieu même qui agit secrètement
+sur la nature des choses par nous préparées, et <i>pendant
+que nous ignorons la physique</i>, il fait une nouvelle
+substance. Mais dès que le verre a été divinement
+créé, c'est par notre opération qu'il est formé
+en vases divers; de même que nous construisons une
+maison avec des pierres et des bois déjà créés, ne
+créant jamais, mais unissant des choses créées. Aucune
+création ne nous est donc permise; un père lui-même
+n'est le créateur de son fils, qu'en ce sens
+qu'une partie de sa substance est, par l'opération
+divine, amenée à produire une nature humaine. La
+corruption seule ou altération peut paraître dépendre
+de nous, car il est en tout plus facile de détruire que
+de composer, nous pouvons plus aisément nuire que
+servir, et nous sommes plus prompts à faire le mal que
+le bien. Ainsi ne pouvant former un homme, nous le
+pouvons détruire, et sous ce rapport, la génération
+de l'inanimation semble dépendre de nous. Cependant
+il n'y a là qu'un retranchement, ce qui est du
+ressort de la corruption; rien n'est donné en substance,
+ce qui serait oeuvre de génération. Nous faisons
+le non-animé, mais l'inanimation, Dieu seul la
+crée. Autre en effet est le non-animé, autre l'inanimé.
+La négation n'est pas là privation. La négation
+résulte de la corruption; la forme de la privation
+résulte de la génération, et celle-ci ne peut venir
+que de Dieu. Car lors même que nous ne ferions
+rien à la substance, Dieu ne l'en convertirait pas
+moins un jour à l'animation où à l'inanimation; seulement,
+il est possible que ce que nous faisons l'y
+amène un peu plus vite.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote501" name="footnote501"></a><b>Note 501:</b><a href="#footnotetag501"> (retour) </a> Je crois cette distinction peu solide. J'ignore la valeur des mots hébreux
+du commencement de la Genèse. Mais s'il y a dans le texte latin au titre:
+«De creatione mundi et hominis formatione,» il y a au verset 26: «Faciamus
+hominem,» et au verset 27: «Creavit Deus hominem.» C'est pour
+la femme que le mot de création n'est pas employé. Au reste, tout ce qui
+est dit ici de la création peut se comparer au tableau tracé dans l'<i>Hexameron</i>.
+Voy. au l. III du présent ouvrage.</blockquote>
+
+
+<p>«Ainsi donc le mouvement de substance que nous appelons génération,
+ne doit être attribué qu'à Dieu, tant dans les créations premières
+que dans les créations dernières. Dans les créations de la
+nature se placent les substances générales et spéciales. Ce n'est pas
+un changement de la forme, c'est une création de substance nouvelle
+qui fait la diversité de genre et d'espèce. De quelque façon
+que varient les formes, si l'identité demeure, l'essence générale ou
+spéciale n'en est point touchée. Mais là où il n'y a point diversité de
+formes, il peut y avoir diversité de genres; c'est ce qui arrive aux
+genres les plus généraux, à ce qu'il y a de plus général, aux prédicaments
+pris en eux-mêmes, et peut-être aussi à certaines espèces,
+comme nous l'accordons pour les espèces des accidents, afin d'éviter
+une multiplication à l'infini. Mais aussi longtemps que l'essence
+matérielle ou la nature de la chose sera diverse, il y aura diversité
+de genres ou d'espèces; c'est donc la diversité de substance, non le
+changement de la forme, qui fait la diversité des genres et des
+espèces. Car, bien que dans les espèces de la substance, la cause de
+la diversité des espèces soit la différence, celle-ci vient de la diversité
+de substance des choses elles-mêmes. Aussi a-t-on nommé ces
+sortes de différences, différences substantielles. Ainsi nous ne devons
+comprendre au rang des genres et des espèces que les choses que
+l'opération divine a composées en nature de substance<a id="footnotetag502" name="footnotetag502"></a><a href="#footnote502"><sup>502</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote502" name="footnote502"></a><b>Note 502:</b><a href="#footnotetag502"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 418.</blockquote>
+
+<p>Le mouvement de quantité est de deux sortes,
+mouvement d'augmentation, mouvement de diminution.
+L'augmentation et la diminution résultent d'une
+jonction de parties, et la comparaison seule manifeste
+l'une ou l'autre. Or l'accident est seul sujet à
+la comparaison, et celle-ci porte sur la longueur, la
+largeur, l'épaisseur et le nombre. Ce n'est que par
+rapport au nombre que le mouvement de quantité
+dépend de l'action de l'homme. En effet l'opération
+humaine n'unit jamais les corps au point qu'il n'y ait
+entre eux aucune distance. La longueur de la ligne, la
+largeur de la surface, l'épaisseur du solide, qui sont
+autant de continus, ne sont donc pas soumises à notre
+action, et nous ne pouvons rien que multiplier le
+nombre par l'accumulation dans le même lieu; ainsi
+nous ajoutons une pierre à des pierres, des bois à
+des bois pour une construction. Notre création n'est
+jamais que de la composition. Les choses ainsi composées
+sont dites unes ou plutôt unies par notre oeuvre,
+non par création naturelle. Cependant il ne faut
+pas considérer les noms de ces sortes d'assemblages
+ou d'unités factices, comme des noms collectifs, tels
+que ceux de <i>peuple</i>, de <i>troupeau</i>, etc. En effet il
+faut l'union des parties de la maison pour qu'il y
+ait maison ou vaisseau; tandis que, même séparées,
+les unités des collections conservent leur propriété
+de former une collection. L'unité d'un homme qui
+réside à Paris et celle d'un homme qui demeure à
+Rome forment un binaire. La pluralité des unités
+suffit pour faire un nombre, une réunion d'hommes,
+pour faire un peuple, sans qu'il y ait besoin de
+l'union de combinaison. Celle-ci, au contraire, est nécessaire
+pour former la maison et le navire, et même
+cette combinaison n'est pas indifférente; il n'y en a
+qu'une qui constitue le navire ou la maison.</p>
+
+<p>Ces extraits nous ont fait sortir de la dialectique
+pour entrer dans l'ontologie et même dans la physique.
+Abélard ne se contente plus de discuter logiquement
+des idées; il s'efforce de retracer la génération
+des choses. Pour le fond; il emprunte encore
+à son maître. Il suit la Physique d'Aristote, qu'il ne
+connaissait pas, mais dont les principes se trouvent
+rappelés çà et là dans la Logique et dans les commentaires
+de Boèce. Seulement, il porte dans son
+exposition une clarté et une méthode qui sont bien
+à lui, et c'est avec des citations éparses qu'il a recomposé
+le système. Ce qui donne à ces passages un
+intérêt particulier, c'est qu'ils sont en contradiction
+avec les opinions communément attribuées à notre
+auteur touchant les universaux. Il nous y donne la
+génération réelle des genres et des espèces. Ici point
+de trace de conceptualisme, ni de nominalisme.
+Les genres et les espèces ne sont admis que pour les
+choses qui, ayant une substance naturelle, procèdent
+de l'opération divine: ainsi les animaux, les métaux,
+les arbres, et non pas les armées, les tribunaux,
+les nobles, etc. La distinction des genres et des
+espèces repose ainsi sur des causes physiques. Elle
+est produite par ce mouvement de la substance qui
+interrompt l'identité et fait succéder une nature
+essentielle à une autre. Du genre à l'espèce, ce
+mouvement se résout dans la survenance de la différence;
+mais la différence est substantielle, et dans
+toutes les transitions d'un degré ontologique à un
+autre, c'est une forme substantielle qui survient
+et qui agit comme cause altérante et productrice.
+Il me semble que nous avons ici la physique des
+genres et des espèces; c'est, je crois, là du réalisme.
+On pourrait dire que tout ce réalisme provient d'une
+seule idée qu'Abélard ajoute à la théorie de la cause
+et du mouvement, dont il prend le fond dans Aristote:
+c'est l'idée de la création.</p>
+
+
+
+<h3>CHAPITRE VI.</h3>
+
+
+<h3>SUITE DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD.&mdash;<i>Dialectica</i>, QUATRIÈME
+ET CINQUIÈME PARTIES, OU LES SECONDS ANALYTIQUES ET LE
+LIVRE DE LA DIVISION ET DE LA DÉFINITION.</h3>
+
+
+<p>Nous avons dit qu'Abélard ne connaissait pas les
+Seconds Analytiques d'Aristote. Lors donc que pour
+copier en tout son maître, il a voulu donner le même
+titre à la quatrième partie de sa Dialectique, il n'a
+pu traiter le même sujet, et au lieu d'écrire sur la
+démonstration, il s'est surtout occupé des matières
+comprises dans le livre de Boèce sur le syllogisme
+hypothétique<a id="footnotetag503" name="footnotetag503"></a><a href="#footnote503"><sup>503</sup></a>. Rien de bien essentiel n'est à remarquer
+dans cette partie; passons immédiatement à la
+cinquième, ou au <i>Livre des divisions et des définitions</i>.
+Ce livre correspond aux deux ouvrages de Boèce sur
+les mêmes matières, et dans la Dialectique d'Abélard
+il tient la place des Arguments sophistiques, cette
+dernière partie de l'Organon<a id="footnotetag504" name="footnotetag504"></a><a href="#footnote504"><sup>504</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote503" name="footnote503"></a><b>Note 503:</b><a href="#footnotetag503"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars IV, De Propos. et Syll. hypoth. seu Anal. post., p.
+434-449.&mdash;Boeth. <i>Op.</i>, De Syll. hyp., lib. II, p. 606.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote504" name="footnote504"></a><b>Note 504:</b><a href="#footnotetag504"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars V, liber Divisionum et Definitionum, p. 450-497.&mdash;Boeth., <i>De Divis.</i>, p. 638. <i>De Diffin.</i>, p. 648.</blockquote>
+
+<p>«Le talent de diviser ou définir est non-seulement
+recommandé par la nécessité même de la science,
+mais encore enseigné soigneusement par plus d'une
+autorité. Émule reconnaissant de nos maîtres, suivons
+religieusement leurs traces; nous sommes excité
+à travailler sur le même sujet, pour ton intérêt,
+frère, ou plutôt pour l'utilité commune. La perfection
+des écrits antiques n'a pas été si grande en
+effet que la science n'ait nul besoin de notre travail.
+La science ne peut s'accroître chez nous autres
+mortels au point de n'avoir plus de progrès à
+faire. Or comme les divisions viennent naturellement
+avant les définitions, puisque celles-ci tirent
+de celles-là leur origine constitutive, les divisions
+auront la première place dans ce traité, les
+définitions la seconde<a id="footnotetag505" name="footnotetag505"></a><a href="#footnote505"><sup>505</sup></a>.» Ainsi la division est une
+analyse dont la définition est comme la synthèse.
+C'est une idée de Boèce, qui se sépare en cela d'Aristote,
+peu favorable à la division, peut-être parce que
+Platon l'employait volontiers<a id="footnotetag506" name="footnotetag506"></a><a href="#footnote506"><sup>506</sup></a>. Aristote ne trouve
+rien de syllogistique, ni par conséquent de démonstratif,
+dans cette énumération des parties, des modes,
+des espèces ou des cas, qu'on appelle la division,
+et qui lui paraît se réduire souvent à l'assertion gratuite.
+Mais si la division est bonne, la définition est
+valable, et réciproquement, et elles peuvent se servir
+mutuellement de moyen de contrôle et de garantie.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote505" name="footnote505"></a><b>Note 505:</b><a href="#footnotetag505"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 450.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote506" name="footnote506"></a><b>Note 506:</b><a href="#footnotetag506"> (retour) </a> <i>Analyt. prior.</i>, I, XXXI.&mdash;<i>Analyt. post.</i>, II, V.</blockquote>
+
+<p>On entend donc ici par la division celle dont Boèce
+a prouvé que les termes sont les mêmes que ceux de
+la définition<a id="footnotetag507" name="footnotetag507"></a><a href="#footnote507"><sup>507</sup></a>. «Nous entreprenons de traiter des
+divisions telles que l'autorité de Boèce les a déjà
+caractérisées, et si nous donnons du nôtre dans ces
+leçons, qu'on ne le regrette pas (<i>non pigeat</i>).»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote507" name="footnote507"></a><b>Note 507:</b><a href="#footnotetag507"> (retour) </a> _De Div._, p. 643.</blockquote>
+
+<p>La division substantielle, ou <i>secundum se</i>, est la
+division du genre en espèces, du mot en significations,
+ou du tout en parties. La division selon l'accident
+est celle du sujet en ses accidents, de l'accident
+en ses sujets, ou la division de l'accident
+par le coaccident.</p>
+
+<p>La première division substantielle, celle du genre
+en espèces, est comme celles-ci: <i>La substance est ou
+corps, ou esprit; le corps est ou le corps animé ou le
+corps inanimé</i>.</p>
+
+<p>La division du mot est celle qui découvre les diverses
+significations d'un mot, ou qui montre qu'un
+mot signifiant une même chose a diverses applications.
+Dans le premier cas, elle explique l'équivoque
+d'un nom: <i>Le chien est le nom d'un animal qui aboie,
+d'une bête marine</i> (chien de mer), <i>et d'un signe céleste</i>.
+Dans le second, on divise un mot selon ses
+modes ou ses applications modales: <i>Infini se dit ou
+du temps, ou du nombre, ou de la mesure</i>.</p>
+
+<p>La division du tout a lieu, quand le tout est divisé
+en ses propres parties soit constitutives, soit <i>divisives</i>.
+Que nous disions: <i>La maison est en partie
+murs, en partie toit, en partie fondation</i>, ou bien:
+<i>L'homme est ou Socrate, ou Platon, ou</i> etc., nous faisons
+<i>une division du tout</i> ou <i>par le tout</i> (<i>totius</i> ou <i>a
+toto</i>); mais l'une est celle de l'entier, l'autre celle de
+l'universel; l'une se fait en parties constitutives,
+l'autre en parties divisives.</p>
+
+<p>Commençons par la division du genre en ses espèces
+les plus prochaines<a id="footnotetag508" name="footnotetag508"></a><a href="#footnote508"><sup>508</sup></a>. Celle-ci peut être aisément
+confondue avec la division par différence;
+mais dans la division en espèces par les différences,
+il ne s'agit pas des espèces elles-mêmes, mais des
+formes des espèces. Ainsi l'<i>animal est ou homme, ou
+quadrupède, ou oiseau</i>, etc., est une division du
+genre en espèces; l'<i>animal est ou homme ou non-homme</i>,
+est une division par opposition; l'<i>animal est
+ou rationnel ou non rationnel</i>, une définition par différence.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote508" name="footnote508"></a><b>Note 508:</b><a href="#footnotetag508"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 464.</blockquote>
+
+<p>Abélard n'ajoute ici à Boèce qu'un seul point.
+Par différences faut-il entendre les formes des espèces,
+ou seulement de simples noms de différences,
+qui, suivant quelques-uns, suppléeraient les noms
+spéciaux pour désigner les espèces, en sorte que
+<i>rationnel</i> équivaudrait à <i>animal rationnel</i>, <i>animé</i> à
+<i>corps animé</i>? Les noms des différences contiendraient
+ainsi, non-seulement la forme, mais la matière,
+c'est-à-dire la chose tout entière: «Opinion,» dit
+Abélard, «qui a paru préférable à mon maître Guillaume.
+Celui-ci voulait en effet, je m'en souviens,
+pousser à ce point l'abus des mots, que lorsque le
+nom de la différence tenait lieu de l'espèce dans
+une division du genre, il ne fût pas le nom abstrait
+de la différence, mais fût posé comme le
+nom substantif de l'espèce. Autrement, suivant
+lui, on aurait pu appeler cela division du sujet en
+accidents, les différences ne lui paraissant plus
+alors appartenir au genre qu'à titre d'accidents.
+C'est pourquoi il voulait, par le nom de la différence,
+entendre l'espèce elle-même, fondé sur ce
+mot de Porphyre: <i>Par les différences nous divisons
+le genre en espèces</i><a id="footnotetag509" name="footnotetag509"></a><a href="#footnote509"><sup>509</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote509" name="footnote509"></a><b>Note 509:</b><a href="#footnotetag509"> (retour) </a> Porphyr. <i>Isag.</i>, III.&mdash;Boeth., <i>In Porph. a se transl.</i>, l. IV, p. 81.</blockquote>
+
+<p>Par un plus grand abus, il employait le nom <i>infini</i>
+(indéterminé) pour désigner l'espèce opposée.
+Ainsi, il disait: <i>La substance est ou le corps ou le
+non-corps</i>. <i>Non-corps</i> pour lui ne désignait que l'espèce
+opposée à corps; ce terme infini par signification
+n'était plus qu'un nom substantif et spécial<a id="footnotetag510" name="footnotetag510"></a><a href="#footnote510"><sup>510</sup></a>.
+Mais si, par une nouveauté de langage, on prend les
+noms des différences ou les noms infinis pour ceux
+même des espèces, «la lettre n'a plus aucun poids,»
+c'est-à-dire les textes sont sans autorité. Que devient
+le soin particulier et le rôle à part que Boèce accorde
+aux différences? Il ne voulait pas non plus que la
+simple négation contînt l'idée de l'espèce, lorsqu'il
+disait: «La négation par elle-même ne constitue
+point une véritable espèce.» <i>Le non-homme, le non-corps</i>
+n'est pas une espèce. Les noms négatifs ne remplacent
+les noms d'espèces que lorsque ceux-ci manquent.
+Quant aux noms des différences, ils ne sont
+pas substantifs au sens des noms de substances,
+mais ce sont des noms <i>pris des différences</i>, c'est-à-dire
+les différences prises substantivement; car ce
+que la scolastique appelle des <i>noms pris</i> revient aux
+noms abstraits des modernes, quand ces noms ne
+sont pas des noms de genres ou d'espèces. Aussi,
+de la division du genre par différence, Boèce tire-t-il
+la définition des espèces, par la jonction du nom <i>divisant</i>
+de la différence au nom <i>divisé</i> du genre<a id="footnotetag511" name="footnotetag511"></a><a href="#footnote511"><sup>511</sup></a>. Cela
+veut dire que si l'on divise le genre <i>animal</i> en <i>rationnel</i>
+et <i>irrationnel</i>, ce qui est le diviser par différence,
+la jonction du genre <i>animal</i> et de la différence
+<i>rationnel</i>, ou l'expression l'<i>animal rationnel</i>,
+sera la définition de l'espèce <i>homme</i>; en sorte que
+c'est un axiome dialectique, que ce qui convient à la
+division du genre convient à la définition de l'espèce.
+Or, cela ne se peut dire que de la division du genre
+par les différences. Si <i>différence</i> équivalait à <i>espèce</i>,
+cela signifierait que la division du genre en espèces
+définit l'espèce, ce qui n'a aucun sens. C'est pour
+cela que Porphyre, d'accord avec Boèce, dit que les
+différences qui divisent le genre sont toutes appelées
+différences spécifiques<a id="footnotetag512" name="footnotetag512"></a><a href="#footnote512"><sup>512</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote510" name="footnote510"></a><b>Note 510:</b><a href="#footnotetag510"> (retour) </a> Le nom infini est le nom indéfini ou indéterminé qui s'applique à des
+choses diverses de genre, d'espèce, ou de degré ontologique, tandis
+que les noms universels sont déterminés à certains genres, à certaines espèces;
+par exemple, le <i>non-animal</i> est un nom infini, car il s'applique à
+la substance, au métal, au fer, à l'épée, à l'épée d'Alexandre, etc.; il y a,
+comme on voit, du rapport entre l'infini dans ce sens et le négatif. Kant entend
+ainsi l'infini, lorsqu'il traite du jugement, qu'il appelle <i>unendlich</i>. (<i>Crit.
+de la rais. pure, Analyt. trans.</i>, l. I, c. I, sect. II.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote511" name="footnote511"></a><b>Note 511:</b><a href="#footnotetag511"> (retour) </a> <i>De Div.</i>, p. 642.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote512" name="footnote512"></a><b>Note 512:</b><a href="#footnotetag512"> (retour) </a> [Grec: Eidopoioi], Porph. <i>Isag.</i>, III.&mdash;Boeth., <i>In Porph.</i>, l. IV, p. 86.</blockquote>
+
+<p>«La division en différences ou en espèces doit porter sur les plus
+prochaines; car les plus prochaines sont naturellement les plus analogues,
+et les plus propres à faire connaître le genre. Si la division
+du genre se faisait toujours par les différences ou par les espèces les
+plus prochaines, toute division serait à deux membres. C'est du
+moins une opinion de Boèce que tout genre a, dans la nature des choses,
+deux espèces les plus prochaines; et si nous en avions toujours
+les noms, toute division pourrait s'opérer en deux espèces; si cela
+ne se peut toujours faire, c'est disette de noms.</p>
+
+<p>«Mais à cette opinion qui se rattache à la doctrine philosophique
+qui soutient que les genres et les espèces sont les choses mêmes et
+non simplement des voix, je me souviens que j'avais une objection
+tirée de la relation.</p>
+
+<p>«Si tout genre est contenu en deux espèces les plus prochaines,
+la relation (<i>ad aliquid</i>) est dans ce cas: deux espèces les plus prochaines
+de relatifs en forment la division suffisante (complète). Car
+bien que nous n'en ayons pas les noms, elles n'en doivent pas moins
+subsister dans la nature des choses. Or elles no peuvent être unies
+de relation au genre suprême. En effet ce qui est antérieur a tous les
+relatifs (le genre suprême) est le genre de tous, leur genre universel.
+Il n'est donc pas ensemble avec eux; il ne leur est donc pas relatif;
+car Aristote nous enseigne dans ses Prédicaments que dans la nature
+tous les relatifs sont ensemble (ou simultanés)<a id="footnotetag513" name="footnotetag513"></a><a href="#footnote513"><sup>513</sup></a>. Par la même raison,
+les deux espèces prochaines qui divisent le genre de la relation ne
+peuvent être relatives à ce genre, parce que deux choses diverses
+d'un même n'y peuvent être relatives, comme un même ne peut
+avoir plusieurs contraires, plusieurs privations ou possessions d'un
+même, plusieurs affirmations propres ou négations, d'après la règle
+<i>une seule négation pour une seule affirmation</i><a id="footnotetag514" name="footnotetag514"></a><a href="#footnote514"><sup>514</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote513" name="footnote513"></a><b>Note 513:</b><a href="#footnotetag513"> (retour) </a> Arist. <i>Categ.</i>&mdash;Aristote ne pose pas le principe d'une manière
+absolue. [Grec: Dokei de ta pros ti hama tae physei einai kai epi men ton pleiston
+alaethis estin.] «Il paraît que les relatifs sont simultanés dans la nature; et
+cela est vrai de la plupart.»</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote514" name="footnote514"></a><b>Note 514:</b><a href="#footnotetag514"> (retour) </a> [Grec: Mia apiphasis mias kataphaseos esti.] Arist., <i>De Int.</i>, VII.&mdash;Boeth., <i>De Int.</i>, ed. sec., p. 352.</blockquote>
+
+<p>«Ces deux espèces ne peuvent non plus être relatives aux espèces
+subordonnées; car si une d'elles est en relation (et par conséquent
+simultanée) avec les espèces inférieures, c'est avec celle qui lui est
+subordonnée, ou avec celle qui est subordonnée à l'autre. Or ce ne
+peut être avec celle qui vient après elle, puisqu'elle est antérieure à
+celle-ci dans la nature, comme étant un genre. Si c'est avec celle
+qui est subordonnée à l'autre et si elles échangent ainsi leurs espèces
+subordonnées, il suit que dans la nature chacune est antérieure et
+postérieure à l'autre, car ce qui est antérieur ou postérieur à l'une
+de deux choses simultanées dans la nature est nécessairement aussi
+antérieur ou postérieur à l'autre. Or des deux espèces, celle-là, étant
+comme le genre du relatif à une espèce contemporaine<a id="footnotetag515" name="footnotetag515"></a><a href="#footnote515"><sup>515</sup></a>, est l'antérieur
+de ce relatif, et devient en même temps l'antérieur de l'espèce
+contemporaine. Pareillement, celle-ci est antérieure à celle-là, en
+sorte que chacune des deux est, dans la nature, antérieure et postérieure
+à l'autre et à soi-même. C'est ce qui deviendra plus clair, si
+nous désignons par des lettres l'ensemble du prédicament. Représentons
+l'ordre par celte figure:</p>
+
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p class="i4">Relation</p>
+<p class="i2">B. C.</p>
+<p>D. F. G. L.</p>
+ </div> </div>
+
+
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote515" name="footnote515"></a><b>Note 515:</b><a href="#footnotetag515"> (retour) </a> <i>Conquaero</i>, qui n'est ni antérieure ni postérieure.</blockquote>
+
+<p>«Si d'un côté C et D, de l'autre B et L sont réciproquement relatifs
+(B et C étant les deux espèces prochaines du genre le plus général
+<i>relation</i>, D et L des espèces, l'un de B, et l'autre de C), B sera antérieur
+à D comme à son espèce; D étant ensemble ou simultané avec
+C comme avec son relatif, B précédera C. Ainsi B précédera son
+espèce D et C le relatif de D, et par conséquent soi-même (puisqu'il
+est simultané avec C son codivisant). En outre, il est évident que
+dans cette relation, une des espèces inférieures détruite anéantit tout
+le prédicament; si D est détruit, tant B que C périt nécessairement,
+puisqu'ils comprennent le genre le plus général. Car D, étant relatif à
+C, le détruit par sa propre destruction; mais C, étant le genre de L,
+emporte L relatif de B, et ainsi B périt aussi. C'est pourquoi D une
+fois détruit, tant B que C est détruit, et la <i>relation</i> avec eux. Mais
+plutôt, disons B et C mutuellement relatifs, ce qui est plus vrai, et
+que toutes les autres espèces contemporaines sous leurs genres,
+soient relatives l'une a l'autre, comme D et F entre eux, comme aussi
+G et L, et ainsi des autres, tant qu'il y a d'espèces contemporaines.
+Si une seule des espèces en relation existe, toutes doivent forcément
+exister, de sorte que comme D existe, B son genre existe nécessairement;
+et B existant, C son relatif existe nécessairement aussi. Mais
+si B existe, il faut nécessairement que son relatif C coexiste. Or C no
+coexistera que par quelqu'une de ses espèces qui, étant relative à
+une autre, ne peut exister par soi seule, et il faut que celte autre
+existe nécessairement. Donc, une des espèces relatives existant, il
+arrivera que toutes existent; ce qui est très-évidemment faux, car
+une des espèces n'exige l'existence d'aucune autre espèce que de
+celle avec laquelle elle est ensemble ou simultanée, et à laquelle elle
+est relative. Le père n'exige pas l'esclave ou le disciple, mais seulement
+le fils.</p>
+
+<p>«Si, en descendant des espèces prochaines de relatifs, par les
+genres secondaires et les sous-espèces, aux individus, nous trouvons
+que les espèces, contemporaines d'un même genre, ne sont pas relatives
+entre elles, mais que ce sont les espèces de l'un des genres divisant
+qui sont relatives aux espèces d'un autre, sous le même genre
+suprême (comme le sont les espèces de l'<i>animé</i> et de l'<i>inanimé</i> entre
+elles), deux espèces existant entraînent nécessairement l'existence
+de toutes les autres. Si au contraire les espèces d'une espèce la plus
+prochaine sont relatives ans espèces d'une autre espèce la plus prochaine
+(comme les espèces du <i>corps</i> aux espèces de l'<i>esprit</i>), cette
+nécessité n'existe pas. Notez bien que le genre le plus général du
+prédicament où cette condition se réalise est contenu dans deux
+espèces; mais aussi, ou nous sommes en ceci plus subtil qu'il ne
+faut, ou, pour conserver l'autorité sauve, il faut dire qu'elle n'a pas
+regardé aux genres de tous les prédicaments. C'est ainsi qu'il<a id="footnotetag516" name="footnotetag516"></a><a href="#footnote516"><sup>516</sup></a> soutient
+dans beaucoup de ses ouvrages que toute espèce est constituée
+de la matière du genre par la forme de la différence; ce qui ne peut,
+à cause de l'infinité des espèces, être maintenu pour toutes; cette
+règle ne doit donc être rapportée qu'au prédicament de la substance.
+Il en est de même peut-être de l'autre règle<a id="footnotetag517" name="footnotetag517"></a><a href="#footnote517"><sup>517</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote516" name="footnote516"></a><b>Note 516:</b><a href="#footnotetag516"> (retour) </a> Boèce.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote517" name="footnote517"></a><b>Note 517:</b><a href="#footnotetag517"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 458-460.</blockquote>
+
+<p>On aura remarqué cette argumentation qui peut
+être prise comme un spécimen du raisonnement scolastique.
+La singularité en sera plus frappante si
+nous empruntons un langage plus familier aux lecteurs
+de notre temps.</p>
+
+<p>La division est l'origine et comme le fond de la
+définition. Soit par exemple cette définition de
+l'homme, <i>l'homme est un animal raisonnable</i>, elle
+suppose cette division, <i>l'animal est ou raisonnable
+ou non raisonnable</i>. C'est une division, c'est-à-dire
+une proposition dans laquelle le sujet est divisé en
+deux classes par deux attributs; et c'est une division
+par différences, en ce que ces attributs sont
+différentiels, c'est-à-dire constitutifs d'espèces proprement
+dites, non de simples distinctions modales,
+mais des <i>différences spécifiques</i>: c'est l'expression de
+la science.</p>
+
+<p>La division par différences doit se faire par les
+différences les plus prochaines. Admettez plusieurs
+espèces d'hommes, les uns ayant douze sens, et
+les autres cinq; le genre <i>animal</i> ne devrait pas être
+divisé par ces différences; car elles sont éloignées,
+elles constituent des sous-espèces, et non les espèces
+du genre <i>animal</i>; la différence prochaine ou la plus
+prochaine, ici c'est la <i>raison</i>.</p>
+
+<p>La différence prochaine, celle qui divise immédiatement
+le genre, est celle qui le fait le mieux
+connaître, celle qui touche de plus près la nature;
+c'est donc la plus réelle. Boèce dit que tout genre a
+deux espèces prochaines<a id="footnotetag518" name="footnotetag518"></a><a href="#footnote518"><sup>518</sup></a>, parce qu'il veut que toute
+division soit à deux membres, toute division triple
+ou quadruple pouvant se ramener à la division
+par deux. Si la division ne paraît pas toujours pouvoir
+se faire en deux membres, c'est que les langues
+n'offrent pas toujours les deux noms des <i>divisants</i>
+et surtout des deux différences spécifiques
+d'un même genre. Dans l'exemple, la <i>raison</i> est une
+des différences spécifiques; nous serions embarrassés
+pour nommer l'autre en français. Le latin assez
+barbare des scolastiques dit <i>rationale, irrationale</i>;
+le substantif abstrait répondant à <i>irrationale</i> ce serait
+la <i>non-raison</i>. Il serait facile de trouver des
+exemples pour lesquels la langue nous ferait encore
+plus défaut; mais si la division du genre en
+deux espèces prochaines est toujours possible, sans
+toujours être exprimable, il suit que les espèces
+existent indépendamment d'un nom qui les désigne.
+Elles existent sans les mots qui les nomment. Que
+devient alors la doctrine qui veut que les espèces ne
+soient que des mots? Voilà l'argument qu'Abélard
+dirige en passant contre Roscelin.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote518" name="footnote518"></a><b>Note 518:</b><a href="#footnotetag518"> (retour) </a> <i>De Div.</i>, p. 643.</blockquote>
+
+<p>Les modernes répondraient que les espèces peuvent
+exister dans l'esprit sans être nommées, que
+toutes les idées n'ont pas nécessairement leurs noms,
+et qu'ainsi le principe de Boèce peut être vrai
+comme principe idéologique, sans qu'il en résulte
+aucun préjugé en faveur de la réalité objective des
+espèces. Que dit en effet le nominalisme raisonnable?
+Les individus seuls sont réels. Ces individus
+semblables ou dissemblables, séparés ou rapprochés
+par des différences ou ressemblances essentielles ou
+accidentelles, sont comparés et classés par l'intelligence,
+en sorte que les genres et les espèces sont
+des vues de l'esprit fondées seulement sur les différences
+et les ressemblances des individus, seules
+réalités. Toute classe, genre ou espèce, se résout
+réellement en individus. Il n'y a point de réalité
+autre qui corresponde au nom ou à l'idée de la
+classe; il n'y a point <i>l'homme, l'animal</i>; il y a <i>des
+animaux, des hommes</i>. Les genres et les espèces ne
+sont donc que des idées, et comme les idées en
+général ne se constatent et ne se fixent que par
+leurs signes, comme la langue s'unit indissolublement
+à l'intelligence, on peut regarder les espèces
+comme des noms, ne correspondant à aucune réalité
+substantielle qui soit l'espèce, si elle n'est la
+réunion des individus; et en ce sens on peut aller
+jusqu'à dire que les espèces ne sont que des noms.
+Tel est le nominalisme soutenable, ou le conceptualisme
+éclairé.</p>
+
+<p>A ce compte, le principe de Boèce pourrait rester
+vrai, tout genre se diviserait en deux espèces, ne
+fussent-elles désignées par aucun nom spécial, sans
+que le réalisme fût justifié, c'est-à-dire sans qu'il en
+fallût conclure que les espèces hors des individus
+soient autre chose que des abstractions. Mais Abélard
+ne procède pas ainsi; il attaque le principe de
+Boèce dans sa généralité, et sans s'inquiéter de l'induction
+que ce principe fournit en faveur du réalisme;
+voici par quel argument de métier il pense
+le détruire.</p>
+
+<p>Si deux espèces prochaines épuisent la division
+de tout genre, la règle est applicable au genre <i>relation</i>.
+La <i>relation</i> est un genre supérieur, de ceux
+qu'Aristote appelle <i>generalissima</i>, car c'est le troisième
+prédicament. Or, quelles sont les deux différences
+prochaines qui divisent le genre <i>relation</i>? La
+difficulté de le dire peut prouver seulement que les
+noms des deux espèces prochaines du genre <i>relation</i>
+manquent, et ne prouve pas qu'elles n'existent point
+dans les choses, faute d'exister dans les noms; elles
+peuvent être dans la nature et manquer dans le
+langage. Mais c'est une règle de logique que tous
+les relatifs sont ensemble dans la nature, tous les
+<i>ad aliquid</i> sont <i>simul</i>, [Grec: pros ti
+hama tae physei einai], ce qui
+signifie qu'ils coexistent naturellement, en ce sens
+que si une chose est relative à une autre, il faut
+bien que celle-ci le soit à la première. Elles sont
+donc nécessairement corrélatives et simultanées.
+L'un des relatifs ne peut disparaître que la relation
+ne disparaisse et n'entraîne avec elle la disparition
+de l'autre. Cette règle admise, il faut bien que les
+deux espèces prochaines qui divisent complètement le
+genre <i>relation</i>, étant les deux espèces fondamentales
+de relatifs, soient simultanées. Or le seront-elles
+avec la <i>relation</i>, leur genre suprême? Mais c'est un
+principe que le genre suprême est antérieur aux espèces,
+qu'il a la priorité sur elles; et si la <i>relation</i>,
+genre suprême des deux espèces prochaines de relatifs,
+leur est antérieure, comment ceux-ci pourraient-ils
+être simultanés avec elle? Cela répugne.
+Maintenant les deux espèces prochaines de relatifs
+peuvent-elles être simultanées avec celles qui ne
+sont pas prochaines? Non, car ou celles-ci leur sont
+subordonnées, ou elles ne le sont pas. Si elles leur
+sont subordonnées, elles viennent après les premières,
+qui ne peuvent être simultanées avec celles
+qui leur sont postérieures. S'il s'agit d'espèces qui
+ne leur sont pas subordonnées; si, par exemple,
+l'espèce prochaine A est simultanée avec l'espèce D
+subordonnée à l'espèce prochaine B, tandis que
+celle-ci est simultanée avec l'espèce C subordonnée
+à l'espèce prochaine A, il arrive que A simultané
+avec B antérieur à D, est simultané avec D postérieur
+à B, et par conséquent A est antérieur à D
+comme B, et postérieur à B comme D. Et de même,
+B est tout à la fois antérieur à C comme A et postérieur
+à A comme C. Sans plus de développement,
+la contradiction apparaît.</p>
+
+<p>Enfin, les deux espèces prochaines du genre suprême
+<i>relation</i> sont-elles simultanées l'une avec
+l'autre? Soit; mais alors il en est de même forcément
+des deux genres qui divisent chacune d'elles,
+et des espèces subordonnées qui divisent chacun de
+ces genres; car toutes ces divisions sont des divisions
+en deux relatifs. Et comme il y a solidarité
+entre eux à tous les degrés, et qu'en outre les deux
+<i>divisants</i> supposent le divisé, un seul relatif à un
+degré quelconque de l'échelle, suppose tous les autres;
+et conséquemment, il pourrait arriver, par
+exemple, que l'existence de la relation de roi à sujet
+entraînât nécessairement l'existence de la relation
+de maître à disciple, ou de cause à effet; ce qui est
+évidemment absurde<a id="footnotetag519" name="footnotetag519"></a><a href="#footnote519"><sup>519</sup></a>.</p>
+
+
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote519" name="footnote519"></a><b>Note 519:</b><a href="#footnotetag519"> (retour) </a> Supposez que le prédicament <i>relation</i> ait pour espèces les plus prochaines une X et une Y, dont la première sera un relatif que nous nommerons
+<i>celui de qui on dépend</i>, et la seconde, <i>celui qui dépend</i>. Elles seront corrélatives
+et simultanées; soit. Mais la première aura, je suppose, pour genres qui
+la divisent <i>la cause</i> et <i>le supérieur</i>, la seconde, <i>l'effet</i> et <i>l'inférieur</i>. <i>Cause</i> et
+<i>supérieur</i> ne sont pas relatifs entre eux, mais ils ont le même genre qu'ils
+divisent. <i>Effet</i> et <i>inférieur</i> ne le sont pas davantage; mais ils divisent un
+même genre. Ces espèces se sous-divisent à leur tour; par exemple <i>supérieur</i>
+en <i>père</i> et en <i>maître</i>, <i>inférieur</i> en <i>fils</i> et en <i>esclave</i>. Or <i>supérieur</i>,
+quoique de genre différent, sera relatif à <i>inférieur</i> et simultané avec lui, et
+réciproquement. <i>Père</i>, espèce appartenant à un autre genre que <i>fils</i>, sera
+relatif et simultané avec <i>fils</i>, comme <i>maître</i> avec <i>esclave</i>, bien qu'appartenant
+à des espèces de genres divers. Or, si <i>père</i> est relatif à <i>fils</i>, ils sont
+nécessaires l'un à l'autre, et ces deux sous-espèces existant rendent nécessaire
+l'existence de toutes les autres. Car <i>fils</i> étant rendu nécessaire par
+<i>père</i>, rend nécessaire <i>inférieur</i>, l'espèce de laquelle il dépend, et celle-ci,
+son autre sous-espèce <i>esclave</i>, puisque (c'est la supposition) ces deux
+sous-espèces <i>fils</i> et <i>esclave</i> divisent exactement leur espèce <i>inférieur</i>. J'en
+dis autant de <i>père</i> et de <i>maître</i> par rapport à <i>supérieur</i>. Mais <i>supérieur</i> et
+<i>inférieur</i> à leur tour appartiennent à deux genres différents, dont l'un est
+divisé par <i>supérieur</i> et par <i>cause</i>, l'autre par <i>inférieur</i> et par <i>effet</i>, et comme
+<i>inférieur</i> et <i>supérieur</i> sont nécessaires l'un à l'autre, l'existence de l'un et
+de l'autre entraîne celle des deux autres espèces avec chacune desquelles
+chacun d'eux divise exactement son genre respectif; et ces genres respectifs,
+tous deux réunis et opposés, corrélatifs simultanés, sont les espèces les
+plus prochaines du genre le plus général, la <i>relation</i>. Ainsi les rapports dialectiques
+de toutes ces branches de la <i>relation</i> établissent une liaison ou
+solidarité entre des choses qui en réalité n'en ont aucune, puisque l'existence
+du <i>fils</i> ne fait rien à celle de <i>l'esclave</i>, celle du <i>père</i> rien à celle du
+<i>maître</i>, celle du <i>supérieur</i> rien à celle de la <i>cause</i>.</blockquote>
+
+
+<p>Que faut-il donc penser de l'autorité? Que devient
+la règle de Boèce? Il faut croire, dit Abélard,
+qu'il n'a pas entendu parler des genres de tous les
+prédicaments; et la règle ne doit être appliquée
+qu'au prédicament de la substance; c'est ainsi que
+son autre règle: «toute espèce est constituée de la
+matière du genre par la forme de la différence,»
+n'est vraie que des espèces de la substance.</p>
+
+<p>On peut ici juger Abélard et la scolastique. Il
+s'agit d'un argument qui, au fond, atteint le réalisme.
+Quelle en est la difficulté? c'est qu'il est dirigé
+contre l'autorité, contre une règle de Boèce.
+Quelle en est la force? c'est qu'il est appuyé sur
+l'autorité, sur une règle d'Aristote. Il se réduit à
+ceci: la règle <i>tout genre se divise en deux espèces
+prochaines</i> est inconciliable avec cette autre règle <i>les
+relatifs sont simultanés</i>. Voilà comme le raisonnement
+scolastique se fonde toujours sur l'autorité, même
+quand il attaque l'autorité.</p>
+
+<p>En admettant que le genre <i>substance</i> se divise en
+deux espèces prochaines, Abélard examine s'il en
+est de même du genre <i>relation</i>; il traite hypothétiquement
+la relation comme la substance; et attendu
+que la maxime de Boèce, au cas où elle serait vraie,
+suppose que les espèces sont des choses et non des
+mots, puisqu'elle les admet comme existantes, encore
+même qu'il n'y ait pas de mots pour les nommer,
+il suit que, si elle est vraie pour la relation
+comme pour la substance, les espèces de la relation
+sont des choses comme celles de la substance. Mais,
+en vérité, comment des espèces de relations peuvent-elles
+être des choses? Quelle valeur peut avoir
+un argument qui donne aux relations la même réalité
+qu'aux substances? N'y a-t-il pas là une tendance
+à réaliser indûment des abstractions? On
+voit comment la scolastique, si peu ontologique
+dans ses bases, en ce sens qu'elle s'appuie si peu
+sur l'observation de la réalité, tombe facilement dans
+une ontologie artificielle et gratuite qui remplit et
+abuse l'intelligence.</p>
+
+<p>Il serait facile d'attaquer l'argumentation d'Abélard
+en elle-même. Attaquons-la jusque dans ses principes.
+Le premier est d'Aristote: «les relatifs sont
+ensemble dans la nature;» c'est-à-dire, comme il
+l'explique, simultanés et solidaires dans la réalité.
+Ce principe est-il donc si clair et si juste? Sans doute
+il y a moitié, s'il y a double; s'il y a disciple, il y
+a maître; mais la science est relative à son objet, et
+l'objet de la science peut exister sans qu'effectivement
+la science existe. De même, l'objet senti est
+antérieur à la sensation. Le principe n'est vrai tout
+au plus que si on l'applique à la relation en acte,
+non à la relation en puissance. La relation actuelle
+exige la simultanéité des relatifs. Mais quelle espèce
+de relatifs sont les deux espèces prochaines du genre
+<i>relation</i>? Le rapport des espèces prochaines aux
+genres, des espèces entre elles, des espèces à d'autres
+espèces, est-il la relation proprement dite, aristotélique,
+catégorique? cela ne conduirait-il pas à
+cette idée outrée que tout rapport est un rapport
+nécessaire? La catégorie de relation est le rapport
+nécessaire; mais le rapport nécessaire n'est pas nécessairement
+le rapport de simultanéité. De A à B
+il peut y avoir un rapport nécessaire, dès que B
+existe; mais avant que B existe, il peut n'y avoir
+de A à B qu'un rapport possible; si A est naturellement
+antérieur à B, on ne peut pas dire que A et B
+soient ensemble ou simultanés, quoique A étant
+donné, il en résulte nécessairement un rapport possible
+avec B, au cas que B devienne réel; et quoique B
+étant donné, il en résulte nécessairement un rapport
+nécessaire et actuel avec A, qui ne peut pas
+exister, dès que B existe. Ainsi A et B sont relatifs
+et ne sont pas simultanés.</p>
+
+<p>Mais si tous les relatifs ne sont pas simultanés,
+est-il vrai que cette règle vraie ou fausse doive s'appliquer
+aux choses unies par le rapport d'espèces à
+genre, ou d'espèces du même genre entre elles, ou
+de celles-ci avec d'autres espèces? Nullement; la
+définition de la relation ne s'applique pas à ces relations-là.
+Le genre est logiquement antérieur aux
+espèces, et, bien que les espèces le supposent, il ne
+les suppose pas, il ne suppose que des espèces possibles.
+Il n'y aurait pas d'hommes qu'il y aurait encore
+des animaux. De même, point de relation nécessaire
+entre l'espèce <i>homme</i> et les espèces des
+plantes, ou les sous-espèces des oiseaux ou des
+poissons, ou même les sous-espèces des nègres ou
+des blancs. L'une ne suppose pas les autres. Ce qui
+est vrai, c'est que si un genre est complètement divisé
+par deux espèces prochaines, poser l'une comme
+espèce, c'est supposer l'autre. On ne peut dire: Il y
+a dans le genre animal une espèce <i>raisonnable</i>, sans
+dire implicitement qu'il y a une espèce <i>non raisonnable</i>.
+S'il n'y avait que l'espèce <i>raisonnable</i>, il n'y
+aurait pas de différence entre le genre <i>animal</i> et l'espèce
+<i>homme</i>. L'un se confondrait dans l'autre, l'animal
+ne serait qu'un genre sans espèce. Bien plus, si
+l'homme a été créé après les autres animaux, le genre
+animal, avant la naissance d'Adam, n'était ni genre
+ni espèce qu'en puissance, et non pas en acte; et
+quoique la race humaine ne pût naître sans que
+la division possible du genre devînt nécessairement
+actuelle entre elle et les autres races, c'est-à-dire
+sans qu'aussitôt le genre et les deux espèces fussent
+réalisés, il n'y avait pas eu simultanéité entre l'espèce
+humaine et le reste des animaux, en dépit
+du rapport nécessaire entre les deux espèces. Tous
+les animaux ne coexistent pas nécessairement dans
+la nature.</p>
+
+<p>Il faut donc modifier le principe d'Aristote, ou
+ne pas regarder les deux espèces prochaines d'un
+genre comme de véritables relatifs. Au reste, la
+question n'est pas si un genre se divise en deux
+relatifs, mais s'il se divise nécessairement en deux
+espèces.</p>
+
+<p>Nous touchons ici à la seconde règle et à l'autre
+autorité. Le genre se divise-t-il exactement en deux
+espèces prochaines, oui ou non? Si l'on parle d'une
+division verbale, soit. Posez une espèce du genre,
+vous aurez certainement en regard de cette espèce
+tout ce qui, dans le même genre, n'offre pas la différence
+spécifique. On peut toujours dire que le
+genre se divise en ce qui a telle différence et ce qui
+ne l'a pas; mais le second membre de la division
+n'est pas nécessairement une espèce proprement dite.
+Ce peut être la collection formée momentanément par
+l'esprit de tous les êtres qui n'ont pas la différence;
+ce n'est alors que la négation en regard de l'affirmation.
+Par exemple, les animaux sans raison constituent-ils
+nécessairement une espèce proprement
+dite, et ne pourraient-ils pas offrir d'ailleurs de telles
+diversités, qu'ils ne formeraient une classe une et
+spéciale que par opposition à l'espèce raisonnable?
+Toute importante qu'est la division par l'affirmation
+et la négation, elle n'est pas assez instructive, assez
+significative; c'est plutôt une élimination, une abstraction,
+comme parle la logique moderne, qu'une
+division scientifique. Par exemple, si l'on disait:
+<i>Tout être est créateur, incréé ou créé</i>, on ferait une
+division à trois membres et qui pourrait avoir une
+véritable valeur. Sans doute on peut toujours réduire
+une division par espèces à deux membres; il suffit
+pour cela d'affirmer une différence, et puis de la nier.
+Mais il ne suit pas que l'on constituera toujours par
+là deux espèces réelles. Si l'on divise l'être en créateur
+et créé, on aura d'un côté Dieu, et de l'autre
+la matière, l'âme, l'ange, l'homme, la brute; le
+créé ne sera pas une espèce proprement dite. On
+aura cependant une division à deux membres, et
+qui comprendra tout le genre.</p>
+
+<p>J'avoue toutefois que si l'on veut restreindre la
+division aux espèces proprement dites, aux différences
+proprement dites, et non l'appliquer à toutes
+les espèces transitoires et successives qu'enfante
+l'esprit humain, la règle de Boèce reprendra plus de
+valeur. Admettez qu'il y ait en effet des espèces et
+différences proprement dites, c'est-à-dire qu'à tel
+degré déterminé de l'échelle de l'être soit le genre,
+et au degré qui suit immédiatement, l'espèce, il
+sera vrai que vous ne passerez jamais de l'un à
+l'autre que par la division à deux membres. L'animal
+étant le genre, l'espèce humaine est bien certainement
+<i>animal</i> par la différence <i>raison</i>; et l'autre portion
+du genre <i>animal</i> moins la <i>raison</i>, peut être dite
+constituée du genre <i>animal</i> par la différence <i>non-raison</i>,
+ce qui donne forcément une seconde espèce.
+Mais on conviendra qu'il y a un peu de symétrie artificielle
+dans tout cela, et qu'il est difficile d'admettre
+réellement la <i>non-raison</i> comme une forme essentielle.
+De cette manière de procéder, il peut
+résulter une création illimitée d'êtres de raison érigés
+tôt ou tard en être réels. Ainsi, les nominalistes
+eux-mêmes sont tôt ou tard ontologistes.</p>
+
+<p>Je n'ai raisonné que sur le genre substance; que
+serait-ce si je m'occupais des genres des autres prédicaments!
+c'est alors que tout paraîtrait fictif, et
+l'abus de l'ontologie dialectique éclaterait. Il est tel
+qu'on ne peut supposer que les scolastiques habiles
+en fussent les dupes, et certainement au fond Abélard
+savait bien que ce ne pouvait être que par une
+assimilation fictive que l'on traitât la <i>relation</i> ou la
+<i>situation</i> comme la <i>substance</i>; il laisse entrevoir,
+quoique trop rarement, qu'il n'ignore pas que la
+<i>nature</i>, c'est ainsi qu'il nomme la réalité, est autre
+chose que <i>l'art</i>, c'est ainsi qu'il nomme la dialectique.
+Mais d'abord pourquoi ne le pas dire mieux?
+puis, pourquoi ne pas étudier, pour la décrire et
+la circonscrire, cette disposition ou cette faculté qui
+est en nous de convertir tout en être, et de raisonner
+des rapports et des modes comme si c'étaient
+des substances? Il est vrai que c'eût été là de la psychologie.</p>
+
+<p>Remarquons cependant une distinction importante
+et qui prouve que ce rare esprit ne méconnaissait
+pas la différence profonde qui doit séparer
+l'ontologie naturelle de l'ontologie dialectique. Il
+revient ici à l'idée qu'il a déjà exprimée, c'est que
+les règles qui sont bonnes pour la catégorie de la
+substance ne sont pas absolument et de plein droit
+vraies des autres catégories. Suivant lui, la division
+du genre s'opère exactement par deux espèces prochaines,
+mais seulement quand ce genre est de la
+catégorie de la substance. La division du genre par
+les différences équivaut à la division par les espèces,
+mais seulement quand il s'agit du genre de la substance.
+Tout cela n'est qu'une suite d'un principe
+antérieurement posé; c'est que toute espèce est
+constituée de la matière du genre par la forme de la
+différence, seulement quand il s'agit de genres ou
+d'espèces du ressort de la substance.</p>
+
+<p>Je ne vois pas que cette distinction fondamentale
+ait été jusqu'ici remarquée; elle fait honneur à celui
+qui l'a aperçue et répond d'avance à plus d'une
+censure dirigée contre lui<a id="footnotetag520" name="footnotetag520"></a><a href="#footnote520"><sup>520</sup></a>; mais passons à la seconde
+espèce de division substantielle.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote520" name="footnote520"></a><b>Note 520:</b><a href="#footnotetag520"> (retour) </a> Voyez <i>Dial.</i>, pars III, p. 400; et ci-dessus c. V, et ci-après c. VI,
+VII et IX.</blockquote>
+
+<p>«Après la division du genre en espèces vient celle du tout en
+parties<a id="footnotetag521" name="footnotetag521"></a><a href="#footnote521"><sup>521</sup></a>. Le tout est quant à la substance, ou quant à la forme, ou
+quant à l'une et à l'autre. Le tout quant à la substance est tel quant
+à la compréhension de la quantité, c'est l'entier, ou quant à la distribution
+de l'essence commune, c'est l'universel. Telle est par exemple
+l'espèce distribuée entre tous ses individus. L'espèce peut bien être
+appelée le tout quant à la substance des individus, puisqu'elle est
+la substance totale des individus. Mais il n'en est pas de même des
+genres; car il y a, outre le genre, la différence dans la substance
+de l'espèce, tandis qu'au delà de l'espèce rien de nouveau n'entre
+dans la substance de l'individu. Les individus sont des parties de
+l'espèce, non des espèces (Porphyre); ce tout est un universel,
+parce qu'il se dit de toutes les parties individuelles, mais il n'est pas
+un entier, c'est-à-dire un tout qui résulte de l'assemblage de toutes
+les parties combinées, comme la maison, qui est composée du toit,
+des murs, etc. L'entier ne peut être l'universel, parce que l'universalité
+n'a point ses parties dans sa quantité, mais en distribution
+dans la diffusion de la communauté, c'est-à-dire divisées entre plusieurs
+à qui elle est commune. L'entier a une <i>prédication</i> (attribution)
+qui lui est particulière; Socrate est composé des membres que
+voici.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote521" name="footnote521"></a><b>Note 521:</b><a href="#footnotetag521"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars V, P. 460-470.</blockquote>
+
+<p>«Quand Platon a dit, au rapport de Porphyre<a id="footnotetag522" name="footnotetag522"></a><a href="#footnote522"><sup>522</sup></a>, que la division
+doit s'arrêter aux dernières espèces pour ne pas s'étendre jusqu'aux
+individus, il a considéré non la nature des choses, mais la multiplicité
+et le changement des individus. Leur existence est soumise à
+la génération et à la corruption, elle n'a pas la permanence que
+possèdent les universels, dont l'existence est nécessaire, dès qu'il
+existe un quelconque des individus en lesquels ils sont distribués.
+Cette infinité<a id="footnotetag523" name="footnotetag523"></a><a href="#footnote523"><sup>523</sup></a>, qui n'est point l'oeuvre de la nature, mais de notre
+ignorance et de la mobilité de l'existence, laquelle ne saurait longtemps
+persister dans ces individus comme dans les premiers sujets
+des animaux, ou dans des individus à accidents immobiles, empêche
+la division actuelle, mais n'empêche pas qu'elle existe dans la nature:
+la nature pourrait très-bien souffrir que les individus dont l'existence
+aurait été permise, attendissent notre division et tombassent sous
+notre connaissance....</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote522" name="footnote522"></a><b>Note 522:</b><a href="#footnotetag522"> (retour) </a> Porphyr. <i>Isag.</i>, II.&mdash;Boeth., <i>In Porph.</i>, l. III, p. 75.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote523" name="footnote523"></a><b>Note 523:</b><a href="#footnotetag523"> (retour) </a> L'impossibilité de déterminer le nombre des individus.</blockquote>
+
+<p>«De ces touts qu'on appelle entiers ou constitutifs, les uns sont
+continus, comme la ligne, qui a ses parties continues, et les autres
+non, comme le peuple, dont les parties sont désagrégées. La division
+de ces touts ne s'énonce pas au même cas que celle de l'universel,
+c'est-à-dire au nominatif, elle se fait au génitif.... <i>De cette ligne</i>,
+une partie est cette petite ligne, une autre partie, cette autre petite
+ligne; <i>de ce peuple</i>, une partie est cet homme, une autre partie, cet
+autre homme..., tandis qu'on ne dit pas que Caton, Virgile ...
+sont des parties de l'homme (espèce), mais Caton, Virgile est
+homme.... Mais il faut regarder au sens plutôt qu'aux paroles....</p>
+
+<p>«Comme la division régulière du genre ne se fait point par ses
+espèces quelconques, mais par ses espèces les plus prochaines, de
+même, la division du tout ne doit pas se faire par les parties qu'on
+voudra, mais par les parties principales. On blâmerait celui qui diviserait
+l'oraison par syllabes ou par lettres, qui sont les parties des
+parties; l'ordre naturel est que la division se fasse en ces parties,
+dont l'union constitue immédiatement le tout, et que l'on décompose
+l'oraison en expressions et celles-ci en syllabes.»</p>
+
+
+<p>Mais quelles parties convient-il d'appeler principales,
+et quelles, secondaires? Regardez-vous comment
+le tout se constitue, les principales sont parties,
+non des parties, mais du tout, comme dans l'homme
+l'âme et le corps. Regardez-vous comment le tout se
+détruit, les parties principales sont celles dont la
+suppression détruit la substance du tout, comme la
+tête dans l'homme.</p>
+
+<p>La première classification est arbitraire. Elle
+veut, par exemple, que les parties principales de la
+maison soient les murs, le toit et les fondements. Mais
+s'il convient de diviser la maison en deux, mettant
+d'un côté les murs avec leurs fondements, et de
+l'autre le toit, les fondements ne seront plus partie
+principale, mais partie de partie. On peut à volonté
+dans un composé quelconque rendre secondaire une
+partie principale, et réciproquement. Dans l'autre
+opinion, on n'hésite pas à admettre comme principales
+des parties de parties, dans l'homme, par
+exemple, la tête, laquelle est une partie du corps qui
+est une partie de l'homme, dont l'autre partie est
+l'âme; on regarde seulement quelles sont les parties
+qui, en se détruisant, détruisent la substance du
+tout. Mais si vous détruisez une petite pierre de la
+muraille d'une maison, comme cette pierre est un
+des éléments de sa substance, cette substance est atteinte,
+le tout cesse d'exister, la maison est détruite;
+ou ce qui reste est un autre tout, une autre maison;
+ce n'est qu'une partie de la première. En vain diriez-vous
+que la petite pierre de la maison existe séparément,
+la maison existait comme composé, et il ne
+suffit pas pour son existence que sa matière subsiste.
+Autrement, comme elle se compose de bois et de
+pierres, on dirait que lorsqu'on a le bois et les pierres,
+on a la maison. Donc, du point de vue de la destruction,
+toutes les parties sont principales.</p>
+
+<p>A cette argumentation, qu'Abélard dit toute neuve,
+<i>novissimae</i>, voici comme on a tenté de répondre. Vous
+dites que si cette petite pierre cesse d'être, le tout
+dont elle fait partie n'est plus; soit, pourvu que la
+pierre soit vraiment partie principale, comme dans
+un tout de deux pierres. Mais pour appliquer cette
+conclusion à un tout qui est le tout des parties, mais
+qui est autre chose que ses parties, il faut ajouter
+au raisonnement cette constante: <i>Les parties étant
+parties et parties principales</i>. En effet, dans le conséquent,
+elles sont prises comme tout, dans l'antécédent
+comme parties. Or une partie n'est pas le tout,
+ou la substance se multiplierait à l'infini. Il faut donc
+rétablir l'unité du raisonnement qui manque d'une
+condition essentielle en logique, <i>la constance</i>, d'après
+la règle: «Où la constance n'est pas conservée dans
+l'enchaînement, la conjonction des extrêmes ne
+suit pas<a id="footnotetag524" name="footnotetag524"></a><a href="#footnote524"><sup>524</sup></a>.»&mdash;Mais alors comment accordez-vous
+que dans ces conséquences fort connues: <i>Si l'homme
+existe, l'animal existe, et si l'animal, la substance</i>,
+la conjonction des extrêmes s'accomplisse? Car
+dans la première conséquence, <i>animal</i> suit comme
+genre, et dans la seconde, il précède comme espèce.
+Faut-il donc, pour rétablir la constance, faire l'insertion
+suivante: <i>Si l'homme existe, l'animal existe;
+et, si l'animal existe, comme animal est l'espèce de la
+substance, la substance existe</i>. En vérité, cela est inutile,
+le moyen terme peut également être conséquent
+pour le premier membre et antécédent pour le second.
+Il est donc vrai qu'une partie quelconque détruite
+détruit nécessairement le tout, et que, du point
+de vue de la destruction de la substance, toutes les
+parties sont principales.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote524" name="footnote524"></a><b>Note 524:</b><a href="#footnotetag524"> (retour) </a> «Ubi constantia non interseritur, conjunctio non procedit.» C'est
+ainsi qu'Abélard donne cette règle du syllogisme: Les extrêmes et les
+moyens doivent nécessairement être homogènes. (<i>Analyt. post.</i>, 1, vii.)
+Il n'avait pat sous les yeux le texte des Seconds Analytiques.</blockquote>
+
+<p>Mais si vous enlevez un ongle à Socrate, est-ce que
+toute la substance de Socrate périt? non, parce que
+l'homme ne consiste pas dans ses parties. Autrement,
+en des temps divers, le même homme vivant ne
+subsisterait pas; car sa substance augmente ou diminue
+sans cesse. Il faut donc chercher quelle est
+la partie, faute de laquelle l'homme ne se retrouve
+plus; les uns diront que c'est la main, les autres que
+c'est la langue; mais la destruction de l'une ni de
+l'autre n'est l'homicide; et nous tenons pour principales
+les parties qui sont telles, que leur mutuelle
+conjonction produise immédiatement la perfection du
+tout. La conjonction du toit, des murs et des fondements,
+et non pas la composition de leurs parties
+entre elles, produit la maison.</p>
+
+<p>Il est des touts dont la nature paraît contraire,
+quoique ce soient aussi des entiers: tels sont les touts
+<i>temporels</i>, comme <i>le jour</i> composé de douze heures,
+et qui est pour elles un tout constitutif. Ces touts
+n'ayant point de parties permanentes, la simultanéité
+ne leur est pas applicable; leurs parties sont successives,
+comme celles du temps, celles de l'oraison,
+et l'existence actuelle de ces parties est la seule mesure
+de l'être de ces touts. A prendre rigoureusement
+la signification du jour ou de l'oraison, jamais l'oraison
+ou le jour n'existe, puisque jamais ni les douze
+heures, ni les mois dont se compose l'oraison, ne
+coexistent. Aristote admet dans le temps la continuation
+sans la permanence<a id="footnotetag525" name="footnotetag525"></a><a href="#footnote525"><sup>525</sup></a>, mais ni l'une ni l'autre
+dans l'oraison. Il faudrait plutôt dire que les parties
+du temps ont la permanence et non la continuation;
+car les sujets étant discontinus, les accidents doivent
+l'être aussi. On trouverait également une sorte de
+permanence dans les parties de l'oraison, en faisant
+prononcer en même temps par divers les lettres qui
+en sonnant ensemble composeraient les mots et l'oraison
+avec les mots. Mais à dire le vrai, ni le temps,
+ni l'oraison, ne sont des composés de parties. Un
+composé ne peut être contenu dans une seule partie,
+et ce n'est pas une partie que ce que la quantité du
+tout ne surpasse point. Là où il n'y a qu'une partie,
+elle est le tout. Or les parties dans le temps ne sont
+jamais plusieurs, puisque la simultanéité leur est
+interdite; il n'en existe jamais qu'une. Co n'est donc
+que par figure qu'on peut dire que le jour existe, et
+ce qui en existe et qu'on appelle partie n'en est pas
+une, elle est réellement un tout.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote525" name="footnote525"></a><b>Note 525:</b><a href="#footnotetag525"> (retour) </a> Arist. <i>Categ.</i>, VI.</blockquote>
+
+<p>«Je me souviens, ajoute Abélard<a id="footnotetag526" name="footnotetag526"></a><a href="#footnote526"><sup>526</sup></a>, que mon maître Roscelin
+avait cette idée insensée de prétendre qu'aucune chose ne résultât
+de parties, et, comme les espèces, il réduisait les parties à des
+mots. Si on lui disait que cette chose, qui est une maison, résulte
+d'autres choses, savoir, le mur, le toit et le fondement, voici par
+quelle argumentation il attaquait cela.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote526" name="footnote526"></a><b>Note 526:</b><a href="#footnotetag526"> (retour) </a> <i>Dial</i>., p. 471.</blockquote>
+
+<p>«Si cette chose qui est la muraille est une partie de cette
+chose qui est la maison, comme la maison elle-même n'est pas autre
+chose que le mur, le toit et le fondement, le mur est partie de lui-même
+et du reste. Mais comment sera-t-il partie de lui-même?
+Toute partie est naturellement antérieure au tout; or, comment le
+mur serait-il antérieur à soi et aux autres, lorsque l'antériorité à
+soi-même est impossible?</p>
+
+<p>«La faiblesse de cette argumentation consiste en ceci, que quand
+on parle du mur, et qu'on accorde qu'il est partie de lui-même et
+du reste, on entend de lui-même et du reste pris et joints ensemble,
+ou d'un composé dans lequel il est avec le toit et le fondement,
+en sorte que la maison est comme trois choses, mais non
+prises séparément, combinées au contraire, et ainsi il n'est plus vrai
+qu'elle soit le mur ni le reste, mais elle est les trois ensemble.
+De la sorte, le mur n'est partie que de lui-même et du reste combinés,
+ou de toute la maison, et non pas de lui-même pris en soi:
+il est antérieur, non à soi-même pris en soi, mais a la combinaison
+de soi-même et du reste. En effet, le mur a existé avant que
+toutes ces choses eussent été jointes, et chacune des parties doit
+exister naturellement avant de produire l'assemblage dans lequel
+elles sont comprises.»</p>
+
+<p>Ce long examen de la division du tout vient de
+nous conduire au milieu de la grande question du
+réalisme et du nominalisme. Abélard y a touché en
+s'occupant de la différence; il y est revenu en traitant
+de la division de la substance par les espèces. Il
+la retrouve ici sous deux formes, en étudiant la division
+du tout universel et du tout intégral.</p>
+
+<p>Le tout universel est un des universaux; il est la
+collection soit des genres, soit des espèces, soit des
+individus, qui en sont comme les parties; en tant
+que collection des individus, le tout espèce peut être
+appelé leur substance, puisqu'il est la totalité de la
+substance répartie en eux; mais le genre n'est pas la
+substance totale des espèces, puisqu'il y a dans l'espèce
+un élément qui n'est pas dans le genre, la différence.
+Cette doctrine, qui admet bien une certaine
+réalité dans les éléments des espèces et des genres,
+les présente cependant comme des touts de convention;
+et il est vrai qu'en tant qu'on les considère
+comme des touts, ce ne sont pas des touts naturels,
+si la condition du tout naturel est l'unité numérique
+de substance; mais ils sont des touts naturels, lorsqu'ils
+sont la totalité de genres et d'espèces véritables,
+ou formés à raison de ressemblances et de différences
+essentielles et permanentes. Les genres et les espèces
+de convention, oeuvres d'une classification arbitraire
+et momentanée, sont les seuls qui ne donnent naissance
+qu'à des touts conventionnels.</p>
+
+<p>Quant à la division du tout intégral ou constitutif
+en ses parties, elle serait indifférente à la question
+du réalisme, si Roscelin n'avait eu la hardiesse de
+l'y rattacher. N'admettant de réalité que la réalité
+individuelle, il se croyait obligé de nier la réalité des
+éléments de l'individu, et comme l'individu est un
+tout, de nier les parties du tout. Par quel subtil argument,
+on l'a vu. La réponse d'Abélard est bonne,
+et résout la difficulté de dialectique que Roscelin
+avait inventée. Le bon sens n'en pouvait être embarrassé
+un moment; mais le bon sens n'est pas la
+logique.</p>
+
+
+<p>«La division du tout selon la forme est, par exemple, celle qui partage
+l'âme en trois puissances ou facultés, celle de végéter, celle de
+sentir, celle de juger<a id="footnotetag527" name="footnotetag527"></a><a href="#footnote527"><sup>527</sup></a>. L'âme en exerce une dans les plantes, deux
+dans les animaux; dans l'homme, elle les contient tontes trois: elle a
+le conseil ou le jugement avec la végétabililé et la sensibilité, c'est ce
+qu'on appelle la rationnanté ou la raison.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote527" name="footnote527"></a><b>Note 527:</b><a href="#footnotetag527"> (retour) </a> <i>Dial</i>., p. 411-476.</blockquote>
+
+<p>«Voici donc une division régulière: la puissance de l'âme est ou
+de végéter, ou de sentir, ou de juger. Mais cette division est-elle
+applicable à l'âme universelle ou âme du monde, que Platon croit
+unique et singulière<a id="footnotetag528" name="footnotetag528"></a><a href="#footnote528"><sup>528</sup></a>, que d'autres appellent une espèce contenue
+dans un seul individu, comme le phénix? Boèce paraît avoir appliqué
+cette division à l'âme en général, quand il dit: <i>L'âme se composant
+de ces sortes de parties, en ce sens non pas que toute âme soit composée
+de toutes, mais une âme des unes, une autre âme des autres, c'est une
+chose qu'il faut rapporter à la nature du tout</i>. Ces mots indiquent
+qu'il croit que le nom d'âme, tel qu'il est défini par la division,
+convient à toutes les âmes, ou, ce qui revient an même, qu'il désigne
+un universel.... On donne donc aussi le nom de tout à ce qui
+consiste en de certaines vertus ou facultés, comme l'âme en ses trois
+puissances<a id="footnotetag529" name="footnotetag529"></a><a href="#footnote529"><sup>529</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote528" name="footnote528"></a><b>Note 528:</b><a href="#footnotetag528"> (retour) </a> Cette division triple de l'âme est comme dans toute l'antiquité. Abélard
+l'avait rencontrée dans Boèce. (<i>In Porph</i>., p. 46.) Quant à la question
+de savoir si cette triplicité s'appliquait a l'âme du monde, il aurait
+pu s'en assurer en relisant le Timée, si, comme on le croit, il en avait une
+version sous les yeux. Là, Platon dit que Dieu forma l'âme du monde d'une
+essence divisible, d'une essence indivisible, et d'une essence intermédiaire,
+produit de l'union de l'une et de l'autre. Ces trois principes, le
+premier, qui est l'être, le second l'intelligence, le troisième qui participe
+des deux autres, pourraient bien répondre à la division dont il s'agit,
+quoique dans le Timée elle soit conçue d'une manière plus transcendante
+et qui a été tout autrement développée et interprétée par les alexandrins.
+Voyez dans les <i>Études sur le Timée</i>, de M. Henri Martin, le texte, p. 88, 94
+et 98, et la note 22. t. 1. p. 316-383.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote529" name="footnote529"></a><b>Note 529:</b><a href="#footnotetag529"> (retour) </a> Les citations, comme le fond des idées, sont prises de Boèce (<i>De Div</i>., p. 646), et nous voyons comment s'est introduite ou plutôt maintenue dans
+la philosophie du moyen âge cette ancienne division de l'âme en végétative,
+sensitive et intelligente (ou rationnelle).</blockquote>
+
+<p>«Seule, en effet, l'âme fait végéter le corps, et elle donne seule
+au corps le mouvement de croissance; seule elle discerne, c'est-à-dire
+a la notion du bien et du mal; mais il semble qu'elle ne sente pas
+seule, on croit même qu'elle ne peut sentir, car on ne dit pas les
+sens de l'âme, mais du corps. Aristote attribue les sens au corps<a id="footnotetag530" name="footnotetag530"></a><a href="#footnote530"><sup>530</sup></a>;
+c'est que les sens, c'est que les instruments par lesquels l'âme exerce
+ses sens, sont fixés dans le corps et font connaître les corps qui, par
+leur intermédiaire, arrivent à l'état de concepts, d'où l'on pourrait
+induire qu'il y a une faculté de sentir dans l'âme, une autre dans le
+corps. L'une et l'autre, en effet, sont dits sensibles (<i>sensibile</i>); mais
+la vraie et première faculté de sentir est dans l'âme, quoique le
+corps contienne les divers organes des sens....., ou plutôt quoique
+tous ses membres soient pourvus du tact qui paraît être le seul
+commun à tout animal, car il est certains animaux qui manquent de
+tous les autres instruments, comme les huîtres et les coquilles, qui
+sont sans tête, ainsi que Boèce le rappelle dans le premier Commentaire
+des Prédicaments<a id="footnotetag531" name="footnotetag531"></a><a href="#footnote531"><sup>531</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote530" name="footnote530"></a><b>Note 530:</b><a href="#footnotetag530"> (retour) </a> <i>Categ.</i>, VII.&mdash;Boeth., <i>In Proedic.</i>, p 100.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote531" name="footnote531"></a><b>Note 531:</b><a href="#footnotetag531"> (retour) </a> Il n'y a point ou il n'y a plus deux Commentaires des Prédicaments, ni
+par conséquent de premier. C'est dans le livre II de son unique commentaire
+sur les catégories que Boèce parle des huîtres et des coquilles (p. 101).</blockquote>
+
+<p>«Quant à cette sensibilité attribuée au corps de l'animal, comme
+si elle était sa différence, elle paraît descendre et naître de celle qui
+est dans l'âme, et l'animal ne paraît sensible qu'en tant qu'il contient
+une âme capable d'exercer en lui la faculté de sentir. Le corps n'est
+dit sensible que parce que l'âme est avec lui, que parce qu'il a une
+âme; l'âme, au contraire, est sensible, non par l'effet du prédicament
+de l'avoir, mais en vertu d'une puissance qui lui est propre. Objectera-t-on
+que <i>sensible</i>, étant la différence substantielle d'<i>animal</i>, est
+une qualité, apparemment parce que toute différence est qualité,
+mais qu'avoir une âme n'est pas une qualité, étant au contraire de la
+catégorie de l'avoir? Il faudrait alors entendre par la qualité la forme,
+ou par le mot <i>sensible</i> désigner dans le corps de l'animal une certaine
+faculté qui serait nécessairement du ressort de la qualité, puisque
+l'autorité a soumis toutes les puissances ou impuissances au genre
+suprême de la qualité<a id="footnotetag532" name="footnotetag532"></a><a href="#footnote532"><sup>532</sup></a>. Cela revient à dire que l'animal naît déjà
+apte à l'exercice des facultés de l'âme, grâce à une qualité des sens
+par lesquels l'âme, comme par des instruments, s'acquitte des fonctions
+de la puissance qui lui est propre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote532" name="footnote532"></a><b>Note 532:</b><a href="#footnotetag532"> (retour) </a> Arist. <i>Categ.</i>, VIII.&mdash;Boeth., <i>In Proed.</i>, l. III, p. 170. Toute cette psychologie d'ailleurs ne vient point d'Aristote; on trouverait plutôt quelque
+chose d'analogue dans Boèce (<i>De interp.</i>, ed. sec., p. 298)</blockquote>
+
+<p>«Il faut qu'il y ait différentes sensibilités de l'âme et du corps,
+comme il y a différentes rationnalités, car c'est une règle que les
+genres qui ne sont point subordonnés entre eux, n'ont pas les mêmes
+espèces ou les mêmes différences; or, tels sont le corps et l'âme,
+dont l'on ne reçoit aucune attribution de l'autre<a id="footnotetag533" name="footnotetag533"></a><a href="#footnote533"><sup>533</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote533" name="footnote533"></a><b>Note 533:</b><a href="#footnotetag533"> (retour) </a> C'est dire, en dialectique, que la sensibilité de l'âme ne peut être celle
+du corps ou que la sensation n'est pas l'affection organique; nouvelle preuve
+que le raisonnement, avec ses formes d'école, remplace et quelquefois
+vaut les notions puisées dans l'observation des faits de conscience.</blockquote>
+
+<p>«L'équivoque qui se trouve dans les noms des différences de l'âme
+et du corps s'étend aussi aux noms de leurs accidents. Il naît de certaines
+choses qui sont dans l'âme certaines propriétés pour le corps.
+Ainsi le fondement propre des sciences ou des vertus, c'est l'âme.
+Cependant l'homme est un corps, et l'on dit de lui qu'il est savant
+ou studieux, non qu'on entende par là une <i>qualité</i> de la science ou
+de la vertu, car elles ne sont pas en lui, mais un <i>avoir</i> de l'âme,
+qui <i>a</i> les sciences et les vertus. L'homme est dit dialecticien ou grammairien,
+joyeux ou triste, rassuré ou effrayé, et mille autres choses,
+à raison de toutes les qualités de l'âme, dont l'exercice ne peut apparaître
+ou même avoir lieu sans la présence du corps. Les corps eux-mêmes
+reçoivent des noms, et il leur naît des propriétés qui ont le
+même caractère: par exemple, Aristote dit qu'avec l'animal meurt
+la science<a id="footnotetag534" name="footnotetag534"></a><a href="#footnote534"><sup>534</sup></a>. Il parle de la science par rapport au corps, car la suppression
+de l'animal n'entraînerait point celle de la science, puisque
+l'âme, une fois dégagée de la ténébreuse prison du corps, acquiert de
+plus vastes connaissances; il ne veut parler que de cet exercice de
+la science qui se manifeste seulement grâce à la présence du corps<a id="footnotetag535" name="footnotetag535"></a><a href="#footnote535"><sup>535</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote534" name="footnote534"></a><b>Note 534:</b><a href="#footnotetag534"> (retour) </a> <i>Categ.</i>, VII.&mdash;Boeth., <i>In Proed.</i>, p. 166.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote535" name="footnote535"></a><b>Note 535:</b><a href="#footnotetag535"> (retour) </a> La division du tout par facultés a, suivant Boèce, quelque chose de
+commun avec celle du genre ou de l'entier. Ainsi la <i>prédication</i> de l'âme
+suit de ses facultés, ce qui signifie que l'énonciation des facultés de l'âme
+donne l'âme comme conséquence. Exemple; <I>S'il y a végétalble, il y a âme</i>.
+Et cela revient à la division du genre lequel suit de ses espèces: <i>S'il y a
+homme, il y a animal</i>. L'âme est composée de ses facultés autrement que
+l'entier l'est de ses parties. La composition de l'entier est matérielle ou relative
+à la quantité de son essence, tandis que la composition de l'âme
+résulte de l'addition d'une différence formatrice. «La qualité n'entre pas
+dans la quantité de la substance, et ce qui est le même en nature ne peut
+être matériellement composé de choses de prédicaments différents.» C'est-à-dire
+qu'une quantité matérielle ou une nature <i>quantitative</i>, comme un
+entier, ne peut être composée d'éléments d'une nature <i>qualitative</i>, comme
+des facultés. (<i>Dial.</i>, p. 474-475)</blockquote>
+
+<p>«Quelques-uns appliquent celle division du tout virtuel ou du
+composé de puissances, non à l'âme en général, mais à cette âme
+singulière que Platon appelle l'âme du monde, qu'il a donnée à la
+nature comme issue du <i>Noy</i> ou de l'esprit divin, et qu'il s'imagine
+retrouver dans tous les corps. Cependant il n'anime pas tout par elle,
+mais seulement les êtres qui ont une nature plus molle et ainsi plus
+accessible à l'<i>animation</i>; car bien que cette même âme soit à la fois
+dans la pierre et dans l'animal, la dureté de la première l'empêche
+d'exercer ses facultés, et toute la vertu de l'âme est suspendue dans
+la pierre.</p>
+
+<p>«Enfin, quelques catholiques, s'attachant trop a l'allégorie, s'efforcent
+d'attribuer à Platon la foi de la sainte Trinité, grâce à cette doctrine
+où ils voient le <i>Noy</i> venir du Dieu suprême, qu'on appelle <i>Tagaton</i>,
+comme le Fils engendré du Père, et l'âme du monde, procéder
+du <i>Noy</i> comme du Fils le Saint-Esprit. Ce Saint-Esprit en effet, qui,
+partout répandu tout entier, contient tout, verse aux coeurs de quelques
+chrétiens, par la grâce qui y réside, ses dons qu'il est dit vivifier en
+suscitant en eux les vertus<a id="footnotetag536" name="footnotetag536"></a><a href="#footnote536"><sup>536</sup></a>; mais dans quelques-uns, ses dons
+semblent absents, il ne les trouve pas dignes qu'il habite en eux,
+quoique sa présence ne leur manque pas, il ne leur manque que
+l'exercice des vertus. Mais cette foi platonique est convaincue d'être
+erronée en ce que cette âme du monde, comme elle l'appelle, elle
+ne la dit pas coéternelle à Dieu, mais originaire de Dieu à la manière
+des créatures. Or le Saint-Esprit est tellement essentiel à la
+perfection de la Trinité divine, qu'aucun fidèle n'hésite à le croire
+consubstantiel, égal et coéternel tant au Père qu'au Fils. Ainsi ce
+qui a paru à Platon assuré touchant l'âme du monde, ne peut en
+aucune manière être rapporté à la teneur de la foi catholique<a id="footnotetag537" name="footnotetag537"></a><a href="#footnote537"><sup>537</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote536" name="footnote536"></a><b>Note 536:</b><a href="#footnotetag536"> (retour) </a> «Fidelium cordibus per inhabitantem gratiam sua largitur charismata
+quae vivificare dicitur suscitando in eis virtutes.» (<i>Dial</i>., p. 475.) Cette
+génération de l'âme du monde emanée du <i>Noy</i> (pour [Grec: nous], l'intelligence)
+est un dogme néo-platonique qu'Abélard tenait de Macrobe plutôt que du
+Timée. (<i>In Somn. Scip</i>., I, ii. xiii, xiv, etc.)</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote537" name="footnote537"></a><b>Note 537:</b><a href="#footnotetag537"> (retour) </a> Abélard, comme on le verra plus bas, n'a pas toujours repoussé avec
+une aussi grande sévérité d'orthodoxie le dogme platonique de l'âme du
+monde. Mais ce passage est un de ceux que l'on cite peur prouver qu'il
+écrivit sa Dialectique après sa condamnation. Il est très-probable en effet
+qu'il aura inséré à dessein dans ce passage la rétractation d'une opinion,
+qui, bien que très-formellement exprimée dans sa théologie, n'en fait point
+une partie essentielle; tandis qu'on ne peut admettre qu'après l'avoir positivement
+condamnée, il l'ait reprise plus tard et développée, le théologien
+se montrant ainsi moins correct en sa foi que le philosophe. (Voyez l. III, c. II et III, et dans Abélard, le l. II de <i>l'Introduction</i>, c. xvii, et le l. I de
+la <i>Théologie chrétienne</i>, c. v.)</blockquote>
+
+<p>«Mais une fiction de ce genre paraît éloignée de toute vérité,
+car elle placerait deux âmes dans chaque homme. Platon imagine
+et veut que les âmes de chacun, créées au commencement dans
+les étoiles correspondantes (<i>in camparibus stellis</i>), viennent prendre
+appui en des corps humains pour la création de chaque homme
+en particulier, et que les corps soient animés par celles-là seules,
+dont la présence est partout suivie et accompagnée de l'animation,
+et nos par celle dont une opinion philosophique admet l'existence
+également, soit avant que le corps soit animé, soit après qu'il est
+dissous et jusque dans le cadavre<a id="footnotetag538" name="footnotetag538"></a><a href="#footnote538"><sup>538</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote538" name="footnote538"></a><b>Note 538:</b><a href="#footnotetag538"> (retour) </a> Cette phrase se rapporte à la distinction établie dans le Timée entre
+l'âme du monde et l'âme ou les trois âmes de l'homme, l'une immortelle,
+qui est l'âme intelligente ou connaissante, et les deux autres mortelles,
+savoir: l'une mâle et l'autre femelle; l'une, celle des volontés passionnées,
+l'autre, cette des impressions et affections sensibles; l'une qui réside dans
+le coeur et l'autre dans le foie. (Voyez dans les <i>Études sur le Timée</i>, le t. I,
+pv 96 et suiv., 187 et suiv., not. 22 et le t. II, not. 136, 139 et 140.)</blockquote>
+
+<p>«Ne nous occupons point de celle âme que la foi ne réclame point,
+qu'aucune analogie réelle ne recommande, et revenons à l'application
+de la division de l'âme générale (du genre âme). Il est demeuré en
+question pourquoi on a admis tes facultés dans ce tout qui est âme
+plutôt que dans les autres touts, ou pourquoi on a séparé cette division
+par facultés des autres divisions des genres par différences. Pour
+ceux qui par l'âme générale entendent cette âme du monde inventée
+par les platoniciens, ils la mettent évidemment en dehors de toutes
+les autres divisions, puisque dans cette seule et même âme ils admettent
+substantiellement toutes les facultés différentielles, la substance
+de cette âme les contenant également partout, quoique partout elle
+ne les exerce pas. Ceux au contraire qui entendent par l'âme générale
+l'universel âme (ou l'âme en général), ce qui est plus raisonnable,
+ils n'ont pas de raison d'admettre au nombre des divisions
+par la forme cette division de l'âme, plutôt que celle des autres touts
+par puissances ou par impuissances, telles que rationnalité et irrationnalité,
+ou toute autre forme de la substance; mais peut-être
+la citent-ils de préférence pour exemple, parce que ses différences
+sont plus connues d'avance.</p>
+
+<p>«La dernière division est celle par la matière et par la forme. En
+voici une: «L'homme est en partie substance animale, en partie forme
+de la rationnalité ou de la mortalité.» L'animal compose l'homme
+matériellement, la rationnalité et la mortalité formellement: car
+celles-ci étant des qualités ne pouvent se convertir en l'essence de
+l'homme qui est substance; mais la substance d'animal est la seule
+qui constitue l'homme par <i>l'information</i> de ses différences substantielles.
+Les différences substantielles sont celles qui <i>spécifient</i> ou changent
+en espèces les genre divisés put elles (Porphyre)<a id="footnotetag539" name="footnotetag539"></a><a href="#footnote539"><sup>539</sup></a>. La rationalité
+en effet et la mortalité, advenant à la substance d'animal, en
+font une espèce qui est l'homme. Mais en convertissant en espèce la
+substance du genre, elles ne passent pas elles-mêmes ensemble avec
+elle dans l'essence de l'espèce; ce sont les genres seuls qui deviennent
+espèces, sans rester toutefois séparés des différences; sans la survenance
+des différences, l'espèce différenciée ne serait pas produite;
+c'est par et non avec les différences que cette transformation a lieu.
+Si les différences étaient avec le genres transportées dans l'espèce,
+nous ne nous rendrions pas à la doctrine de ceux qui veulent quo
+l'homme soit un autre plus la rationnalité et la mortalité, non pas
+seulement un autre <i>informé</i> par ces deux différences, mais un animal
+et ces deux choses; dans le premier cas trois font un, dans le
+second les trois sont trois, et l'homme uni à la muraille n'est pas
+la même chose que l'homme et la muraille. Mais assurément nous
+serions forcés d'admettre que ces mêmes différences ensemble avec
+le genre viennent à la fois et se réunissent de même façon dans
+l'essence de l'espèce; d'où il résulterait qu'elles sont de la substance
+de la chose et qu'elles entrent comme partie dans la matière. Car
+rien no reçoit l'attribution de substance composée que la matière,
+parce que rien ne doit être pris matériellement que la matière déjà
+actuellement combinée a la forme; par la statua on no peut entendre
+que l'airain figuré, et non l'airain et la figure, puisque la
+composition de la forme n'est pas de l'essence de la statue. «<i>La
+statue</i>, dit Boèce<a id="footnotetag540" name="footnotetag540"></a><a href="#footnote540"><sup>540</sup></a>, <i>consiste dans ses parties</i> (c'est-à-dire dans les
+parties séparées d'airain qui, réunies, constituent la quantité
+de son essence comme matière) <i>autrement gué dans l'airain et
+l'espèce</i> (c'est-à-dire dans la composition de la forme).» Cette
+composition n'advient pas à la matière pour y être de l'essence de
+la chose, mais pour que la substance de l'airain devienne ainsi une
+statue. La matière actuellement jointe aux formes n'est que ce
+qu'on appelle le <i>matièré</i>, comme l'anneau d'or n'est que l'or étiré en
+cercle, comme la maison n'est que le bois et les pierres augmentées
+de la construction.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote539" name="footnote539"></a><b>Note 539:</b><a href="#footnotetag539"> (retour) </a> <i>Isag.</i>, III.&mdash;Boeth., <i>In Porph.</i>, l. IV, p. 89.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote540" name="footnote540"></a><b>Note 540:</b><a href="#footnotetag540"> (retour) </a> <i>De Div.</i>, p. 640.</blockquote>
+
+<p>«La division dont nous traitons comprend avec la forme substantielle
+la forme accidentelle; car la composition de la statue ne paraît
+point substantielle, puisqu'elle ne crée pas une substance spécifique.
+La statue ne semble pas en effet une espèce, car elle n'est pas une
+unité naturelle, mais fabriquée par les hommes, ni un nom de substance,
+mais d'accident, le nom de statue étant pris de quelque fait
+de composition. En effet, de quelque substance que soit le simulacre,
+airain, fer ou bois, dès qu'il offre l'image d'un être animé, c'est une
+statue. Le mot de statue paraît donc appartenir plus à <i>l'adjacence</i><a id="footnotetag541" name="footnotetag541"></a><a href="#footnote541"><sup>541</sup></a>
+qu'à l'essence; mais quoique la formation de la statue ne donne pas
+une substance spécifique, la composition est substantiellement inhérente
+à la statue (elle y est comme dans son sujet d'inhérence), de
+la même façon que la justice au juste. Le juste ne peut être sans la
+justice, la statue sans sa composition; non, il est vrai, par une nature
+substantielle, mais par une propriété formelle, qui fait qu'on dit le
+juste et la statue. Boèce a dit que les différences substantielles du
+tyran au roi étaient de prendre l'empire sur les lois et d'opprimer le
+peuple sous une domination violente<a id="footnotetag542" name="footnotetag542"></a><a href="#footnote542"><sup>542</sup></a>; cependant <i>roi</i> et <i>tyran</i> ne désignent
+pas des espèces, mais des accidents; l'homme est ce qu'il y
+a de plus spécial; point d'espèces après lui. Le mot de Boèce signifie
+donc que nul ne peut être investi de la propriété de roi ou de tyran,
+s'il n'a fait ce qui vient d'être dit.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote541" name="footnote541"></a><b>Note 541:</b><a href="#footnotetag541"> (retour) </a> <i>Ad adjacentiam</i>, nous francisons ce mot, parce qu'il est expliqué par
+son antithèse avec <i>essence</i>.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote542" name="footnote542"></a><b>Note 542:</b><a href="#footnotetag542"> (retour) </a> <i>De Differ. topic.</i>, l. III, p. 873.</blockquote>
+
+<p>La troisième division est celle de la voix ou du
+mot. Elle divise le mot en significations ou en modes
+de significations<a id="footnotetag543" name="footnotetag543"></a><a href="#footnote543"><sup>543</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote543" name="footnote543"></a><b>Note 543:</b><a href="#footnotetag543"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 479-484.</blockquote>
+
+<p>Les significations des mots dépendent de la notion
+qu'ils produisent dans l'esprit de l'auditeur, et en
+général du sens qui leur a été imposé; mais ces recherches
+ne tiennent pas à l'essence de la philosophie.
+Une même signification peut avoir plusieurs
+modes, c'est-à-dire qu'un mot peut s'appliquer diversement.
+De là une division nouvelle. Le mot
+d'<i>infini</i>, par exemple, est divisé par Boèce en
+infini de mesure, en infini de multitude, en infini
+de temps<a id="footnotetag544" name="footnotetag544"></a><a href="#footnote544"><sup>544</sup></a>. Dans les termes vraiment équivoques, il
+y a pour un même mot plusieurs définitions. Ici, au
+contraire, où il ne s'agit que des modes de la signification,
+la définition ne change pas; l'infini demeure
+toujours ce dont le terme ne peut être trouvé,
+mais l'infini est un mot qui s'emploie de différentes
+manières. C'est la recherche et rémunération de ces
+<i>manières</i> ou modes qu'on appelle la division du mot
+par les modes. Abélard va plus loin, et croit que
+l'infini ne désigne point une seule et même propriété,
+commune, par exemple, au monde, au
+sable, à Dieu. Chacun a sa manière d'être infini, et
+il penche à croire qu'il faudrait ici une définition
+plutôt réelle que verbale. Les membres de la division
+que Boèce donne de l'infini, ne supposent point
+nécessairement une opposition, une même chose
+pouvant être infinie de diverses manières. Dieu est
+infini quant au temps et par la quantité de la substance;
+car il ne saurait être renfermé dans aucun
+lieu. Est-il sage d'ailleurs d'employer le mot d'infini
+pour Dieu et pour la créature? ne risque-t-on
+pas de tomber ainsi dans l'équivoque proprement
+dite, et n'y aurait-il pas lieu à des définitions différentes?
+On dit que l'infini est ce dont le terme ne
+peut être trouvé; mais Dieu est infini, en ce sens
+que sa nature ne permet pas que l'on trouve le
+terme d'un être que rien ne limite. Il est infini par
+essence. «Les créatures, au contraire, ne peuvent
+être dites infinies que relativement à notre
+connaissance, et non pas à leur nature. Toutes,
+en effet, connaissent leurs limites, quand même
+notre science ne les atteint pas; et admettre
+l'infinité, réelle ou naturelle, dans les créatures,
+fut une erreur chez les gentils et serait une hérésie
+chez les catholiques; car ce serait assimiler à
+son créateur la créature comme excédant toutes
+limites; or le créateur lui-même ne connaît pas
+ses limites, puisqu'elles n'ont jamais été.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote544" name="footnote544"></a><b>Note 544:</b><a href="#footnotetag544"> (retour) </a> <i>De Div.</i>, p. 640.</blockquote>
+
+<p>Cette analyse des diverses sortes de divisions ne
+serait pas suffisamment instructive, si l'on ne les
+comparait entre elles pour faire ressortir leurs différences<a id="footnotetag545" name="footnotetag545"></a><a href="#footnote545"><sup>545</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote545" name="footnote545"></a><b>Note 545:</b><a href="#footnotetag545"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 484-489.</blockquote>
+
+<p>Si vous comparez la division du tout à la distribution
+du genre, vous trouvez qu'elles diffèrent en
+ce que la première se fait suivant la quantité, la seconde
+suivant la qualité. En effet, lorsqu'on distribue
+un universel, on n'entend point le prendre
+dans son intégrité, mais en montrer la diffusion
+entre tout ce qui y participe. S'agit-il, au contraire,
+d'un tout intégral, ses parties en divisent la substance,
+indépendamment de toutes qualités et quand
+même elles en seraient dépourvues.</p>
+
+<p>Toujours un genre est antérieur à ses espèces, un
+tout postérieur à ses parties; car les parties sont la
+matière du tout, comme le genre est la matière des
+espèces. Aussi, comme la destruction du genre supprime
+l'espèce, quoique la destruction de l'espèce
+laisse subsister le genre, la destruction de la partie
+détruit le tout, quoique le tout en se détruisant
+n'entraîne pas la perte des parties, au moins comme
+substance, si ce n'est comme parties.</p>
+
+<p>Chaque espèce reçoit le genre pour prédicat; on
+ne peut dire la même chose du tout pour chaque
+partie. Il les faut toutes prises ensemble, pour
+qu'elles soient le sujet du tout. L'homme est animal,
+mais la muraille n'est pas la maison; il y faut la
+muraille, le toit, etc., tout pris ensemble, il n'y a
+d'exception que pour les touts factices, comme une
+baguette d'airain, dont le tout divisé en deux donnera
+deux baguettes d'airain. Mais aussi, comme
+étant un tout factice, on devrait peut-être la classer
+parmi les substances universelles.</p>
+
+<p>Comparez maintenant la division du mot à celle
+du genre. Elles diffèrent en ce que le mot se partage
+en significations propres, le genre en certaines créations
+tirées de lui-même. «Car le genre crée matériellement
+l'espèce; l'essence générale est transférée
+dans la substance de l'espèce, au lieu que
+la substance du mot n'est point transportée dans
+la constitution de la chose qu'il signifie. Le genre
+est plus universel dans la nature que l'espèce, son
+sujet; <i>l'équivocation</i> est dans sa signification plus
+compréhensive que le mot unique. C'est que le
+mot n'est pas un tout naturel; il n'appartient naturellement
+à aucune chose signifiée; c'est un nom
+imposé par les hommes. Car le suprême artisan des
+choses nous a confié l'imposition des noms, mais
+il a réservé la nature des choses à sa propre disposition.»</p>
+
+
+<p>Aussi le mot est-il postérieur à la chose qu'il signifie,
+et le genre antérieur à l'espèce. Par suite, les
+choses qui sont réunies dans la nature du genre, reçoivent
+son nom et sa définition; tout ce qui se dit
+du sujet en est prédicat de nom et de définition (Aristote).
+Les significations, an contraire, ne se partagent
+que le nom de l'<i>équivocation</i><a id="footnotetag546" name="footnotetag546"></a><a href="#footnote546"><sup>546</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote546" name="footnote546"></a><b>Note 546:</b><a href="#footnotetag546"> (retour) </a> <i>Categ.</i>, V.&mdash;Boeth., <i>In Proed.</i>, l. I, p. 130. Pour bien comprendre ceci, il faut se rappeler que l'<i>équivocation</i> (homonymie) est la propriété des
+choses équivoques (homonymes), c'est-à-dire qui sous un même nom n'ont
+pas même substance. «Nomem commune, substantiae ratio diversa.» On peut
+dire d'un homme vivant et d'un portrait, c'est un homme. (Boeth., <i>In Proed.</i>,
+p. 115.) Il y a dans le texte d'Abélard, à la dernière phrase, <i>non participant</i>,
+je crois que la négation doit être retranchée (p. 487).</blockquote>
+
+<p>La division du genre exprime une nature qui est
+la même partout, la division du mot un usage ou
+convention qui peut varier.</p>
+
+<p>Comparez enfin la division du mot et celle du
+tout; le tout consiste dans ses parties, qui le divisent,
+mais les significations qui divisent le mot ne
+le constituent pas en lui-même. Aussi, pendant
+qu'une partie du tout en entraîne la destruction par la
+sienne propre, le mot qui signifie diverses choses
+peut perdre une de ces choses, sans que l'anéantissement
+de cette chose anéantisse le mot, soit en
+substance, soit à titre de signification.</p>
+
+<p>Ces différences, ainsi résumées, ne sont paa sans
+intérêt; elles accusent dans celui qui les a recueillies
+une tendance au nominalisme; mais c'est
+une conséquence qu'il suffit d'indiquer<a id="footnotetag547" name="footnotetag547"></a><a href="#footnote547"><sup>547</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote547" name="footnote547"></a><b>Note 547:</b><a href="#footnotetag547"> (retour) </a> Et cependant on y rencontre cette expression toute réaliste, <i>essentia
+generalis</i> (ibid.).</blockquote>
+
+<p>Il faudrait donner un traité de dialectique ou
+commenter tout Boèce, pour compléter l'analyse du
+traité d'Abélard sur la division. Il n'a pas même été
+publié tout entier, et après la division substantielle,
+le tableau des divisions accidentelles n'aurait qu'un
+intérêt médiocre. Cependant cette partie si importante
+de la dialectique resterait trop incomplète, si
+nous nous taisions sur ce qui fait en dernière analyse
+la valeur de la division, sur la définition.</p>
+
+<p>On a dû voir comment la division rend possible
+la définition, et la définition dont le crédit a un peu
+baissé dans la philosophie, était au premier rang
+dans celle du moyen âge. Mais avant de lui assigner
+son rôle philosophique, disons, d'après Abélard,
+ce que c'est que la définition<a id="footnotetag548" name="footnotetag548"></a><a href="#footnote548"><sup>548</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote548" name="footnote548"></a><b>Note 548:</b><a href="#footnotetag548"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, pars V, p. 490-497.</blockquote>
+
+<p>Ce mot aussi a plusieurs acceptions. Proprement,
+la définition est constituée seulement par le genre et
+les différences<a id="footnotetag549" name="footnotetag549"></a><a href="#footnote549"><sup>549</sup></a>, comme cette définition de l'homme,
+<i>animal rationnel mortel</i>, ou de l'animal, <i>substance
+animée sensible</i>, ou des corps, <i>substance corporelle</i>.
+Ainsi, comme le dit Cicéron, la définition explique
+ce que (<i>quid</i>) est le défini. Cependant on a souvent,
+avec Thémiste, entendu la définition dans un sens
+large, et compris sous ce nom toute oraison qui, par
+une équation entre la <i>prédication</i> et une voix (<i>l'univoque</i>),
+en déclare de quelque manière la signification.
+Dans la prédication, on dit que l'oraison <i>fait
+équation</i> au mot qu'elle définit, ou que la définition
+est <i>adéquate</i>, lorsque dans un sujet quelconque il se
+trouve que ni le nom n'excède l'oraison, ni l'oraison
+le nom. Ainsi, tout ce qui est <i>homme</i> est <i>animal rationnel
+mortel</i>, et réciproquement.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote549" name="footnote549"></a><b>Note 549:</b><a href="#footnotetag549"> (retour) </a> Abëlard suit ici Boèce, dont les idées sur la définition ont prévalu dans
+l'école. La définition que donne Cicéron de la définition même est dans ses
+Topiques, et Boèce, âpres l'avoir commentée, la rappelle dans son «Traité
+de la définition» (p. 649), et c'est là qu'Abélard la reprond. Au reste, cette
+définition ne diffère pas de l'ideo générale qu'Aristote donne de la définition,
+[Grec: lomos ton ti isti], (<i>Analyt. post.</i>, II, x); mais Boèce, Abélard et en général
+les scolastiques sont loin d'avoir jugé la définition avec une sévérité aussi
+clairvoyante que l'a fait Aristote. (<i>Anal. post.</i>, II, III à XIII.&mdash;<i>Topic.</i>,
+VI.&mdash;<i>Met.</i>, VII, XII.)</blockquote>
+
+<p>On distingue la définition de nom et la définition
+de chose. La première est l'interprétation qui explique
+un mot d'une langue dans une autre, surtout en
+le décomposant, comme lorsqu'on explique que <i>philosophie</i>
+signifie <i>amour de la sagesse</i>. L'interprétation
+rentre souvent dans l'étymologie; mais l'une et
+l'autre, en expliquant le nom, donnent connaissance
+de la chose; autrement, le mot ne se comprendrait
+pas. La définition fait la démonstration de la chose,
+quand non-seulement elle en donne la substance,
+mais qu'elle la dépeint par quelques-unes de ses
+propriétés. Le mot montre la chose enveloppée, la
+définition la développe, en décomposant la matière
+ou la forme. Dans la définition de l'homme, <i>animal</i>
+indique la substance, <i>mortel</i> et <i>rationnel</i> les
+formes; <i>homme</i> signifiait tout cela confusément. Le
+nom de la substance générique ou spécifique détermine,
+assigne la qualité à la substance, en désignant
+la substance, en tant qu'<i>informée</i> par les qualités;
+mais il ne donne pas une pleine connaissance
+comme la définition qui décompose.</p>
+
+<p>L'interprétation s'applique au nom; elle est nécessaire,
+notamment quand le doute porte sur la
+substance nommée, et que l'on ne sait à quelle substance
+le nom est imposé. Puis on y ajoute la définition,
+lorsque la propriété formelle est ignorée. «La
+définition doit toujours être convertible avec le
+défini; mais l'interprétation excède généralement
+l'interprété. Ainsi nous n'appelons pas philosophes
+tous ceux qui aiment la sagesse, mais seulement
+ceux qui ont bien saisi la doctrine de l'art (la
+connaissance de la dialectique), tandis qu'on interprète
+le mot <i>philosophe</i> par <i>amateur de la sagesse</i>,
+c'est la composition et le son du mot qui semblent
+le vouloir ainsi. Aussi cet exemple nous donne-t-il
+la différence de la définition de nom à celle de
+chose.»</p>
+
+<p>La définition de chose, comme la division, est
+ou selon la substance, et c'est la définition propre,
+ou selon l'accident, et elle doit s'appeler alors
+description. La définition substantielle est celle qui
+comprend en ses parties la matière et la forme
+substantielle qui font la substance de la chose,
+comme par exemple, le genre et les différences
+substantielles. Les espèces seules peuvent donc être
+définies substantiellement, car seules elles ont le
+genre et les différences substantielles. Quant aux
+genres les plus généraux ou prédicaments, ils ne
+peuvent admettre la définition, car ils n'ont ni genres,
+ni différences constitutives, puisqu'ils ne tirent
+point d'ailleurs leur constitution, et qu'ils sont suprêmes
+principes des choses. De même les individus
+sont indéfinissables, parce qu'ils manquent de différences
+spécifiques, n'ayant point par soi les différences
+auxquelles ils ne participent que parce qu'ils
+font partie de l'espèce. Les individus d'une même
+espèce ne se distinguent entre eux que par les accidents
+de la forme, qui <i>altèrent</i><a id="footnotetag550" name="footnotetag550"></a><a href="#footnote550"><sup>550</sup></a> seulement la substance
+et ne créent point d'essence. Les accidents
+cesseraient d'être accidents, si l'accès et le retrait en
+enlevait quelque chose à la substance; c'est là l'effet
+des formes substantielles des espèces; d'elles dépend
+la génération et la corruption de la substance, c'est-à-dire
+que seules elles peuvent produire les substances
+nouvelles et en changer la composition.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote550" name="footnote550"></a><b>Note 550:</b><a href="#footnotetag550"> (retour) </a> <i>Altérer</i> est ici pris dans le sens primitif, et signifie que les accidents font qu'un individu est autre (<i>alter non alius</i>) qu'un autre individu de
+même espèce. Ainsi, les accidents individuels altèrent la substance, sans
+la changer en tant que substance spécifique. Sous ce rapport, il faut se garder
+de confondre <i>altération</i> avec <i>corruption</i>. Les formes substantielles corrompent
+la substance, en changent la nature (<i>cum rumpere</i>, composer autrement),
+et ne se bornent pas à l'altérer (à l'individualiser).</blockquote>
+
+<p>Il ne peut donc tomber sous la définition que les
+intermédiaires entre les prédicaments et les individus,
+mais les uns et les autres ne se refusent pas à la
+description, qui est la définition selon l'accident ou
+improprement dite. Ainsi l'on dit que <i>la substance est
+ce qui peut être sujet de tous les accidents</i>, et que <i>Socrate
+est un homme blanc, crépu, musicien, fils de Sophronisque</i>.
+Ce sont des définitions incomplètes ou descriptions
+qui n'admettent que les seules différences,
+ou qui posent le genre sans les différences, ou l'espèce
+avec les accidents; elles diffèrent des vraies définitions,
+qui ne comprennent que la matière et la
+forme.</p>
+
+<p>Parmi les noms soumis à la définition, on distingue
+les noms substantifs proprement dits, qui sont
+donnés aux choses en ce qu'elles sont, et les autres
+noms qu'on appelle noms pris, <i>nomma sumpta</i> (noms
+abstraits), et qui sont imposés aux choses à raison
+de la <i>susception</i> de quelque forme. D'où l'on distingue
+la définition quant à la substance de la chose,
+et la définition quant à l'adhérence de la forme. Les
+définitions des genres et espèces sont données quant
+à la substance ou substantivement; les définitions
+des noms pris, comme l'<i>homme</i>, le <i>rationnel</i>, le <i>blanc</i>,
+sont données adjectivement.</p>
+
+
+<p>«A propos de ces dernières, une grande question est élevée par
+ceux qui placent les universaux au premier rang parmi les choses,
+c'est celle de savoir quelles sont les choses signifiées que les définitions
+de noms définissent. En effet, la signification des noms abstraits
+est double, la principale est relative à la <i>forme</i>, la secondaire relative
+au <i>formé</i>. Ainsi <i>blanc</i> signifie en premier lieu <i>la blancheur</i> qui sert
+à déterminer le corps sujet de la blancheur; en second lieu, le sujet
+même dont <i>blanc</i> est le nom. Or nous définissons le blanc <i>le formé par
+la blancheur</i> (ce qui a la <i>forme de la blancheur</i>). Maintenant on est dans
+l'usage de demander si c'est seulement la définition du mot ou de
+quelque chose que le mot signifie. Mais d'abord, comme nous définissons
+les mots, non selon leur essence, mais selon leur signification,
+cette définition paraît être en premier lieu celle de la signification; il
+reste donc à chercher de quelle signification. Est-ce la première, c'est-à-dire
+<i>la blancheur</i>, ou la seconde, c'est-à-dire <i>le sujet de la blancheur</i>?
+Si c'est la définition de la <i>blancheur</i>, elle est <i>prédite</i> d'elle-même
+(car c'est dire que la <i>blancheur</i> est <i>formée du formé par la blancheur</i>);
+<i>blancheur</i> se dit de toute chose <i>blanche</i>, et la définition se sert à elle-même
+de prédicat; or qui accorderait que <i>blancheur</i> ou <i>cette blancheur
+fût formée de blancheur</i>? tout ce qui est <i>formé de blancheur</i> ou
+<i>blanc</i> est corps.</p>
+
+<p>«Mais si la définition ci-dessus est celle de la chose qu'on nomme
+le <i>blanc</i>, c'est-à-dire qui est le <i>sujet de la blancheur</i>, on demande si
+elle est la définition de chaque sujet qui reçoit la <i>blancheur</i> ou de
+tous pris ensemble. Dans le premier cas, elle est aussi celle de la
+perle, qui est blanche; alors, d'après la règle <i>De quocumque diffinitio
+dicitur</i> (la définition se dit de tout ce dont se dit le terme défini<a id="footnotetag551" name="footnotetag551"></a><a href="#footnote551"><sup>551</sup></a>),
+celle-ci donne le prédicat de la perle, ce qui est absolument faux. Si
+au contraire on veut qu'elle soit la définition de tous les sujets pris
+ensemble, il faudra, d'après la même règle, que tous les sujets,
+quelque divers qu'ils puissent être, soient définis ensemble (c'est-à-dire
+par le même prédicat dans la même proposition), ce qui est
+encore faux.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote551" name="footnote551"></a><b>Note 551:</b><a href="#footnotetag551"> (retour) </a> Je crois que cette règle est celle que donne Aristote en ces termes:
+«Toute définition est toujours universelle.» (<i>Anal. post.</i>, II, xiii.)</blockquote>
+
+<p>«Là-dessus, je m'en souviens, voici quelles étaient les solutions
+qui pouvaient lever toutes les objections précédentes.</p>
+
+<p>«Supposons que l'on dise que cette définition est celle de la <i>blancheur</i>,
+entendue non selon son essence, mais selon l'adjacence (non
+substantivement, mais adjectivement), c'est une conséquence qu'elle
+soit aussi dite comme prédicat 1° de la blancheur adjectivement, en
+ce sens que <i>tout blanc est formé par la blancheur</i>; 2° et aussi de
+toutes les choses dont elle est le prédicat adjectif. (Ainsi toutes les
+choses <i>blanches</i> sont <i>formées de la blancheur</i>.)</p>
+
+<p>«On peut dire aussi qu'elle convient à tout sujet quelconque de la
+<i>blancheur</i>; mais ce n'est pas une conséquence nécessaire qu'elle
+définisse tout ce qui a cette même définition pour prédicat; car cette
+règle <i>la définition se dit d'un quelconque</i>, ne regarde que les définitions
+selon la substance<a id="footnotetag552" name="footnotetag552"></a><a href="#footnote552"><sup>552</sup></a>; or celle dont il s'agit est assignée à la substance
+<i>sujet de la blancheur</i>, non quant à ce qu'elle est en elle-même,
+mais quant à une de ses formes.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote552" name="footnote552"></a><b>Note 552:</b><a href="#footnotetag552"> (retour) </a> J'ai supprimé dans le texte de cette phrase deux mots, <i>et definitum</i>, qui me paraissaient en troubler le sens (p. 496).</blockquote>
+
+<p>«Cette solution me paraît aussi tirer d'affaire tous ceux qui veulent
+que la définition embrasse tous les <i>sujets de la blancheur</i> pris ensemble,
+quand même on concéderait qu'ils sont tous <i>prédits en disjonction</i>,
+c'est-à-dire que ce qui a la définition pour prédicat est ou
+perle, ou cygne, ou tout autre de ces sujets.</p>
+
+<p>«On peut encore dire que la définition est celle de ce nom, <i>le blanc</i>,
+non quant à son essence, mais quant à sa signification, et alors elle
+ne risquera plus de lui servir de prédicat quant à son essence: on
+ne dira pas que ce mot <i>blanc</i> est le <i>formé de la blancheur</i>, mais que
+c'est ce qu'il signifie; c'est comme si l'on disait que la chose qui est
+appelée <i>blanche</i>, est <i>formée de la blancheur</i>. Définir le mot, c'est
+ouvrir sa signification par la définition; définir la chose, c'est montrer
+la chose même.</p>
+
+<p>«Ainsi, que la définition fût une définition de mot ou qu'elle fût
+celle d'une signification quelconque, la question pouvait être résolue:
+on ne définit rien sans déclarer en même temps la signification d'un
+mot, et nous n'accordons pas qu'aucune chose réelle puisse être dite
+de plusieurs, c'est le nom seulement qui est dans ce cas. Comme toute
+définition doit éclaircir le mot qui exprime ce qu'elle définit, il faut
+qu'elle soit toujours composée de noms dont la signification reçue soit
+connue, car nous ne pouvons éclaircir l'inconnu par des inconnus. La
+définition est ce qui donne la plus grande démonstration possible de
+la chose que contient le nom défini, car il y a cette différence entre la
+définition et le défini que, bien que l'une et l'autre aient la même chose
+pour sujet, leur manière de le signifier diffère (Boèce<a id="footnotetag553" name="footnotetag553"></a><a href="#footnote553"><sup>553</sup></a>). La définition
+qui distingue en parties séparées chacune des propriétés de la chose, la
+montre plus expressément et plus explicitement, tandis que le mot
+défini ne distingue pas ces divers éléments par parties, mais pose le
+tout confusément. Et quoique les mots définis contiennent souvent
+plus de propriétés de la chose que la définition n'en énonce, là où l'on
+a le mot et la définition, la définition est plus démonstrative que le
+nom. Quant aux choses mêmes, la définition fait plus que le nom
+pour la signification, quand elle est substituée à la chose même
+qui est ignorée et qu'elle détermine distinctement dans toutes ses
+parties<a id="footnotetag554" name="footnotetag554"></a><a href="#footnote554"><sup>554</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote553" name="footnote553"></a><b>Note 553:</b><a href="#footnotetag553"> (retour) </a> <i>De Div.</i>, p. 665.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote554" name="footnote554"></a><b>Note 554:</b><a href="#footnotetag554"> (retour) </a> <i>Dial.</i>, p. 495-497. Cette dernière partie de la discussion, donnée textuellement, aurait besoin peut-être, pour se faire comprendre, d'une paraphrase
+nouvelle. Mais dans les deux chapitres suivants on reviendra au sujet
+qu'elle traite, et tout sera peut-être éclairci.</blockquote>
+
+<p>Ici finissent les extraits que nous voulions donner
+de la Dialectique, et aucune de ses parties,
+plus que ce dernier livre, n'aura prouvé combien
+cette science consacrée à l'élude des procédés logiques
+de l'esprit, est forcément et fréquemment
+entraînée à l'examen des questions de métaphysique.
+On ne saurait trouver étrange que cette nécessité
+se fasse sentir surtout dans les recherches
+sur la définition. Qu'est-ce en effet que définir?
+c'est dire ce qu'est une chose. La science de la définition
+est donc l'art de dire ce que sont les choses,
+et comme l'art de le dire est celui de l'enseigner,
+c'est apparemment aussi celui de le savoir. Apprendre
+à définir, c'est donc finalement apprendre à
+connaître les choses; et cette partie de la logique
+est l'introduction à l'ontologie. S'il y a une méthode
+sûre pour bien définir, il y a un procédé certain pour
+connaître la vérité des choses.</p>
+
+<p>D'où venait cette préférence pour la définition
+comme moyen de connaître? de l'emploi presque exclusif
+du raisonnement dialectique. Ce raisonnement
+n'est au fond que le syllogisme; or le syllogisme
+n'est, à le bien prendre, que le moyen de tirer de
+la définition d'une chose la définition d'une autre.
+Les propositions qui le composent sont des définitions
+partielles ou totales, provisoires ou finales.
+Quand il est général et définitif, il est (ce mot de
+définitif semble lui-même l'indiquer) un procédé
+de définition. Si l'on remonte aux syllogismes
+antérieurs, on arrive toujours à quelque proposition
+universelle qui exprime qu'une chose convient
+à une autre, à toute cette autre, à rien que
+cette autre, <i>omni et soli</i>. C'est donc une définition.
+Et, comme la scolastique recourait peu à l'observation
+soit interne, soit externe, il est tout simple
+que, suivant son procédé habituel, elle se soit
+attachée à rechercher et à établir plutôt les conditions
+logiques de la définition, que les méthodes
+les plus sûres de découvrir et de constater la vérité,
+persuadée qu'elle était qu'une fois ces conditions
+connues, elle n'aurait plus qu'à les appliquer,
+sans investigations lointaines, sans expériences
+prolongées, pour faire de bonnes définitions ou pour
+contrôler celles qui lui seraient présentées. Qu'était-ce
+pour elle, en effet, qu'étudier une chose? c'était
+en chercher la place dans les cadres de la dialectique;
+c'était déterminer à quelle catégorie elle appartenait,
+si elle était genre le plus général ou prédicament,
+genre, espèce, sous-genre, sous-espèce,
+espèce la plus spéciale ou individu, si elle était mode
+ou nature, propre ou accident; et cela, moins en
+retraçant les caractères effectifs de la chose dans la
+réalité, qu'en rappelant les propositions d'Aristote,
+de Porphyre, ou de Boèce, où elle avait figuré,
+pour faire concorder l'exposition logique de la chose
+avec les assertions antérieures de l'autorité. La recherche
+de la vérité dans un tel système aurait dû,
+pour atteindre parfaitement son but, aboutir à un
+tableau dialectiquement encyclopédique de tous les
+objets nommés par le langage; et ce tableau n'eût
+été qu'une collection méthodique de définitions.</p>
+
+<p>Si la définition a été depuis moins pratiquée et
+moins prônée, c'est qu'on a reconnu combien était
+artificielle et hypothétique soit cette manière de la
+trouver, soit la science dont elle devenait le fondement.
+On a remarqué que la définition n'était jamais
+que relative à la connaissance acquise, et ne
+contenait de vérité qu'en proportion de ce qu'on en
+savait. La définition ne donne pas la science; elle
+la résume ou la rappelle, elle ne la produit pas.
+Sans donc y renoncer, il vaut mieux s'enquérir, par
+l'étude du raisonnement comme par l'expérience
+externe, par l'examen du langage comme par la
+recherche des citations, par l'analyse directe de tous
+les caractères de l'objet à connaître comme par la
+décomposition de toutes les idées qui en constituent
+la notion, s'enquérir, dis-je, par tout moyen, de
+la vérité des choses, sauf ensuite à régulariser et,
+jusqu'à un certain point, à contrôler les connaissances
+acquises par l'application des formes de la
+dialectique. Au nombre de ces formes est sans contredit
+la définition, qui n'est elle-même que la division
+retournée. La définition est la synthèse dont la
+division est l'analyse.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, rien de moins surprenant que
+la variété et l'importance des objets et des questions
+auxquelles touche l'étude de la définition. Ce qu'on
+vient de dire prouve que par la nature même des
+choses cette étude était infinie, puisqu'elle n'était
+rien moins que la clef de la science universelle. Aussi,
+à travers beaucoup de subtilités oiseuses, avons-nous
+vu, sous la main d'Abélard, l'étude de la division et
+de la définition amener dans son cours une théorie
+ontologique de la nature de l'âme, une théorie psychologique
+de ses facultés, des vues sur la nature de
+Dieu, sur celle de l'homme, sur le langage en général
+et sur les langues, des recherches sur la vraie
+nature des accidents, et avant tout et sans cesse sur
+la substance et les modes, conséquemment sur le
+problème continuel et capital des universaux. Par
+les lumières que l'analyse de cette cinquième partie
+de la Dialectique a jetées sur ces diverses questions,
+elle peut être vraiment considérée comme la transition
+aux ouvrages qu'il nous reste à faire connaître.
+Elle nous conduit à l'examen plus direct des opinions
+psychologiques et ontologiques de notre auteur;
+et elle nous montre en même temps comment
+la dialectique, science purement abstraite, devient
+une science d'application.</p>
+
+
+<h3>CHAPITRE VII.</h3>
+
+<h3>DE LA PSYCHOLOGIE D'ABÉLARD.&mdash;<i>De Intellectibis</i>.</h3>
+
+
+<p>Lorsque l'on compare la philosophie du moyen
+âge et la philosophie moderne, une première différence
+frappe les regards. L'une paraît presque étrangère
+à l'étude des facultés de l'âme, à laquelle l'autre
+semble consacrée. En d'autres termes, la psychologie
+passe pour une découverte des derniers siècles. C'est
+en effet une vérité incontestable que depuis deux
+cents ans l'étude de l'esprit humain est devenue la
+condition préalable, la base, le flambeau, le premier
+pas de la science; toutes ces métaphores sont justes.
+Mais c'est surtout cette importance, c'est ce rôle de
+la psychologie dans la philosophie qui peut s'appeler
+une découverte moderne; et l'on ne saurait prétendre
+d'une manière absolue qu'à aucune époque l'homme
+ait entièrement renoncé à s'observer lui-même, ou
+du moins à se faire un système quelconque sur sa nature
+intérieure et sur ses moyens de connaître. 11 y a
+donc eu toujours une certaine psychologie. Mais on en
+faisait peu d'usage; et l'on est resté longtemps sans
+deviner qu'une grande partie des vérités philosophiques
+ne sont accessibles que par l'observation de
+la conscience. Les disputes du moyen âge, ces controverses
+fameuses dont le bruit retentit dans l'histoire,
+roulaient sur des questions de dialectique ou
+de métaphysique, et non sur la science directe de
+l'esprit humain. Aussi trouvions-nous à peine dans
+les ouvrages déjà imprimés d'Abélard quelques vues
+isolées sur les facultés de l'homme, et ne pouvions-nous
+obtenir que par des inductions conjecturales et
+vagues une idée de sa psychologie, jusqu'au jour où
+parut un petit traité qu'il nous reste à faire connaître.</p>
+
+<p>Le titre seul est singulier, <i>Tractalus de Intellectibus</i><a id="footnotetag555" name="footnotetag555"></a><a href="#footnote555"><sup>555</sup></a>.
+Il ne serait pas aisé de le traduire du premier
+mot; car bien que l'ouvrage roule sur l'intelligence
+humaine, cette expression <i>de intellectibus</i> désigne
+plutôt certains produits ou certaines opérations de
+l'intelligence que la faculté qui les réalise. M. Cousin
+a raison d'appeler l'ouvrage <i>un recueil de remarques
+sur l'entendement</i>; mais il s'y agit surtout de ces actes
+de l'entendement désignés sous le nom de concepts,
+et qu'on n'eût pas, il y a un demi-siècle, hésité à
+nommer des idées. Nous n'intitulerons pourtant pas
+l'ouvrage <i>Traité des idées</i>; ce titre est trop moderne;
+on comprendra mieux notre scrupule, lorsqu'on
+aura lu les premiers mots de l'ouvrage. Ils seront le
+meilleur préambule de notre analyse.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote555" name="footnote555"></a><b>Note 555:</b><a href="#footnotetag555"> (retour) </a> <i>P. Abaelardi tractalus de Intellectibus</i>; c'est le titre du manuscrit qui provient de la bibliothèque du Mont-Saint-Michel. M. Cousin l'a publié
+dans la 4'e édition de ses <i>Frag. phil</i>., t. III, Append., XI, p. 448 et suiv.</blockquote>
+
+<p>«Voulant traiter des spéculations, c'est-à-dire des
+concepts, nous nous proposons, pour en faire une
+étude plus exacte, d'abord de les distinguer des
+autres passions ou affections de l'âme, de celles du
+moins qui paraissent le plus se rapprocher de leur
+nature; puis de les distinguer les uns des autres
+par leurs différences propres, autant que nous le
+jugerons nécessaire pour la science du discours.</p>
+
+<p>«Il y a cinq choses dont il convient de les isoler
+soigneusement: le sens, l'imagination, l'estimation,
+la science, la raison<a id="footnotetag556" name="footnotetag556"></a><a href="#footnote556"><sup>556</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote556" name="footnote556"></a><b>Note 556:</b><a href="#footnotetag556"> (retour) </a> «Sensus, Imaginatio, existimatio, scientia, ratio.» Cette distribution
+des principales facultés de l'esprit humain ne se trouve nulle part énoncée
+en termes exprès dans Boèce; du moins je ne l'y ai pas découverte. Il est
+impossible cependant d'en rapporter tout l'honneur à Abélard, d'autant que
+c'est à peu près la division de l'âme que l'on trouve exposée d'une manière
+si remarquable dans le l. III du <i>de Anima</i> d'Aristote, [Grec: Listhaesis, phantasia,
+doxa, epistaemae, nous]. Il serait curieux de rechercher comment et par
+qui cette division avait passé dans le commerce philosophique. Car tout
+semble prouver qu'Abélard ne connaissait point le <i>de Anima</i>.</blockquote>
+
+<p>1° Sens.&mdash;«L'intellect ou faculté de concevoir
+est lié avec le sens tant par l'origine que par le nom.
+Par l'origine, car dès qu'un des cinq sens atteint
+une chose, il nous en suggère aussitôt une certaine
+conception. En voyant en effet quelque chose, en
+flairant, entendant, goûtant ou touchant, nous
+concevons aussitôt ce que nous sentons; et il est si
+vrai que la faiblesse humaine est provoquée par le
+sens à s'élever à l'intelligence, que nous avons
+peine à donner à aucune chose la forme de la conception,
+si ce n'est à la ressemblance des choses
+corporelles que l'expérience des sens nous fait
+connaître.</p>
+
+<p>«Quant au langage, nous abusons souvent du
+mot de sens pour exprimer l'intelligence; par
+exemple nous disons le sens des mots, au lieu
+de dire le concept des mots. La vision aussi est
+prise souvent pour l'intelligence tant par Aristote
+que par la plupart des autres<a id="footnotetag557" name="footnotetag557"></a><a href="#footnote557"><sup>557</sup></a>, peut-être parce
+que le sens nous paraît ressembler davantage à
+l'intelligence. En effet, l'esprit se représente la
+chose qu'il conçoit, d'une manière analogue à celle
+dont nous contemplons, comme placée devant
+nous, une chose prochaine ou éloignée.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote557" name="footnote557"></a><b>Note 557:</b><a href="#footnotetag557"> (retour) </a> Je ne vois que les représentations mentales, les <i>fantaisies</i> des Grecs, que Boèce propose d'appeler <i>visa</i>. (<i>In Porph. a Victor., Dial.</i>, I, p. 8.)</blockquote>
+
+<p>«Le sens et l'intellect étant donc réunis par l'origine
+et le nom, il m'a paru nécessaire d'assigner
+leur différence, vu qu'ils opèrent ensemble dans
+l'âme<a id="footnotetag558" name="footnotetag558"></a><a href="#footnote558"><sup>558</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote558" name="footnote558"></a><b>Note 558:</b><a href="#footnotetag558"> (retour) </a> <i>De Intell.</i>, p. 461-462.</blockquote>
+
+<p>La différence, c'est que la perception d'une chose
+corporelle par le sens a besoin d'un instrument corporel,
+c'est-à-dire que l'âme doit être appliquée à
+un objet par un intermédiaire physique, comme l'oeil
+ou l'oreille, tandis que l'intellect qui conçoit, c'est-à-dire
+la pensée même de l'âme, n'a besoin ni de
+l'instrument corporel, ni même de l'effet d'une chose
+réelle à concevoir, puisque l'intelligence se pose des
+choses existantes ou non, corporelles ou non, soit
+en se rappelant le passé, soit en prévoyant l'avenir,
+soit même en se figurant ce qui n'exista jamais.</p>
+
+<p>La seconde différence, c'est que le sens n'a aucune
+faculté de juger d'une chose, c'est-à-dire d'en
+concevoir la nature ou la propriété; aussi est-il commun
+aux animaux sans raison et aux animaux raisonnables.
+L'intelligence, au contraire, n'opère que
+par la conception rationnelle de la nature ou de la
+propriété des choses, même quand elle conçoit à
+faux. Aussi point d'entendement sans la raison, ou
+sans la faculté par laquelle un esprit capable de
+discernement parvient à distinguer et à juger les
+natures des choses.</p>
+
+<p>2° Raison.&mdash;Les animaux qui ont la raison ont,
+en langage scolastique, la rationnalité. La science ne
+met entre ces deux choses qu'une différence de degré.
+La seconde appartient à tous les esprits, tant des
+hommes que des anges; la première, seulement à
+ceux qui sont capables de discernement (<i>discretis</i>,
+aux personnes discrètes); quiconque peut juger les
+propriétés des choses possède la rationnalité. Celui
+dont le jugement, exempt des atteintes de l'âge ou
+des troubles de l'organisation, s'exerce avec facilité,
+a seul la raison. Or la raison est en essence la même
+chose que l'esprit (<i>animus</i>). La conception, ou l'acte
+de l'intelligence en tant qu'elle conçoit, distincte
+des sens comme de la raison, descend ou provient
+de celle-ci dont elle est comme l'effet perpétuel;
+elle n'est donc pas la raison, quoiqu'il n'y ait pas
+conception là où manque la raison.</p>
+
+<p>3° Imagination.&mdash;La conception diffère aussi de
+l'imagination, qui n'est qu'un souvenir du sens, ou
+la faculté par laquelle l'esprit retient l'affection du
+sens, en l'absence de la chose qui l'avait produite.
+Ce n'est pas qu'il ne puisse y avoir en même temps
+dans l'âme imagination et conception, aussi bien
+que conception et sens, et dans les deux cas il y a
+quelque jugement; mais c'est un acte de l'intelligence,
+et non pas de l'imagination et du sens.
+L'une se rapporte aux choses absentes, l'autre aux
+choses présentes; la conception se produit pour les
+choses absentes comme pour les choses présentes.
+Mais nous pouvons sentir les choses sans les concevoir,
+autrement nous penserions toujours au ciel et
+à la terre, que nous voyons toujours. Quand le sens
+agit, l'imagination ne peut agir avec lui et en lui;
+mais dès qu'il cesse, elle le supplée. C'est une confuse
+perception de l'âme aussi bien que le sens. Ce
+qui est capable de sens est capable d'imagination. Les
+bêtes elles-mêmes n'en sont pas dépourvues, suivant
+Boèce<a id="footnotetag559" name="footnotetag559"></a><a href="#footnote559"><sup>559</sup></a>. Mais n'y a-t-il imagination qu'à la condition
+du sens? Abélard penche pour l'affirmative; il
+veut que non-seulement les objets insensibles et incorporels
+ne soient que des concepts intellectuels,
+mais qu'il en soit, de même des objets corporels que
+l'intelligence conçoit sans les avoir présents par les
+sens. Si Aristote a dit que nos conceptions n'ont
+jamais lieu sans imagination<a id="footnotetag560" name="footnotetag560"></a><a href="#footnote560"><sup>560</sup></a>, cela signifie, selon
+lui, que lorsque nous tâchons d'atteindre et de juger
+la nature ou la propriété d'une chose par la seule
+intelligence, l'habitude du sens, d'où naît toute
+connaissance humaine, <i>sensus consuetudo a quo
+omnis humana surgit notitia</i>, suggère à l'esprit par
+l'imagination de certaines choses auxquelles nous
+n'entendons nullement penser. Voulons-nous, par
+exemple, ne concevoir dans l'homme que ce qui
+appartient à la nature de l'humanité, c'est-à-dire le
+concevoir comme <i>animal rationnel mortel</i>; beaucoup
+de choses que nous avons eu l'intention d'écarter
+se présentent à l'âme malgré elle par l'effet de l'imagination,
+comme la couleur, la longueur, la disposition
+des membres, et les autres formes accidentelles
+du corps; en sorte que par un effet singulier,
+<i>quod mirabile est</i>, lorsque je cherche à penser à
+quelque chose d'incorporel, l'habitude de sentir me
+force à l'imaginer corporel; ce que je conçois comme
+incolore, je l'imagine nécessairement coloré. C'est
+que les sens sont en nous ce qui s'éveille d'abord;
+leurs opérations se renouvellent sans cesse; ensuite
+l'esprit s'élève à l'imagination, puis à la conception
+de l'intelligence.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote559" name="footnote559"></a><b>Note 559:</b><a href="#footnotetag559"> (retour) </a> <i>De Consolat. phil.</i>, V, p. 944.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote560" name="footnote560"></a><b>Note 560:</b><a href="#footnotetag560"> (retour) </a> Aristote dit cela dans le Traité de l'âme et dans celui de la Mémoire.
+(<i>De Anim.</i>, III, VIII.&mdash;<i>De Mem. et Remin.</i>, I.) Abélard ne les connaissait
+pas; mais Boèce cite textuellement un passage du <i>de Anima</i>, et c'est là
+qu'Abélard s'est instruit. (Boeth., <i>De Interp.</i>, ed. sec., p. 298.)</blockquote>
+
+<p>Toutefois, Boèce dit «qu'il est une intelligence qui
+appartient à bien peu d'hommes, et à Dieu seul,
+laquelle dépasse tellement et le sens et l'imagination
+qu'elle agit sans l'un et sans l'autre<a id="footnotetag561" name="footnotetag561"></a><a href="#footnote561"><sup>561</sup></a>; par elle,
+rien ne s'offre à l'esprit que ce qui se pense et se
+comprend; pour elle, point de perception confuse.
+Évidemment Dieu ne saurait avoir ni sens ni imagination;
+son intelligence atteint et contient tout;
+car comprendre, c'est savoir. Cette intelligence-là
+que Boèce accorde à un petit nombre d'hommes,
+croyons, avec Aristote, qu'elle ne peut se rencontrer
+dans cette vie, si ce n'est chez l'homme que
+l'excès de la contemplation élève à la révélation
+divine. Et cet essor de l'âme, il faut l'appeler
+science plutôt que simple intelligence, et le rapporter
+à l'esprit divin plutôt qu'à l'esprit humain.
+L'âme qui vient de Dieu se pénètre de Dieu, pour
+ainsi dire, et dans l'homme qui s'évanouit et meurt
+en quelque sorte, Dieu paraît<a id="footnotetag562" name="footnotetag562"></a><a href="#footnote562"><sup>562</sup></a>.»</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote561" name="footnote561"></a><b>Note 561:</b><a href="#footnotetag561"> (retour) </a> Boeth., <i>De Interp.</i>, ed. sec., p. 296.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote562" name="footnote562"></a><b>Note 562:</b><a href="#footnotetag562"> (retour) </a> <i>De Intell.</i>, p. 467. Ceci semble un souvenir du Timée plutôt que du
+<i>de Anima</i>. Voyez pourtant III, V.</blockquote>
+
+<p>4° Estimation.&mdash;Distinguons encore l'entendement
+ou l'intelligence de l'estimation et de la science.
+On confond quelquefois l'estimation avec l'intelligence;
+car on doit estimer pour comprendre, et le
+mot de pensée (<i>opinio</i>), synonyme de celui d'estimation,
+est quelquefois transporté à la conception.
+Mais estimer, c'est croire; l'estimation est la même
+chose que la créance ou la foi<a id="footnotetag563" name="footnotetag563"></a><a href="#footnote563"><sup>563</sup></a>. Comprendre, c'est
+apercevoir (<i>speculari</i>) par la raison, soit que nous
+croyions ou non à ce que nous apercevons. Je comprends
+cette proposition: <i>l'homme est de bois</i>, et je ne
+la crois pas. Ainsi tout ce qu'on estime ou croit, on
+le comprend; mais l'inverse n'est pas vraie. D'ailleurs
+il n'y a estimation que de ce dont il y a proposition,
+c'est-à-dire conjonction ou division.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote563" name="footnote563"></a><b>Note 563:</b><a href="#footnotetag563"> (retour) </a> Ce passage serait au besoin la preuve que cet ouvrage est d'Abélard.
+Celle analogie de l'<i>estimation</i> avec la foi qu'il définit l'une par l'autre, est
+une opinion qu'il avait empruntée au <i>de Anima</i> (III, iii), et que saint
+Bernard lui a reprochée. Voyez dans cet ouvrage le I. III, c. iv, et <i>Ab. Op.,
+Introd.</i>, I. I, p. 977.</blockquote>
+
+<p>5° Science.&mdash;La science est cette certitude de
+l'esprit qui se soutient indépendamment de toute
+estimation ou conception. Aussi la science persiste-t-elle
+dans le sommeil, et Aristote place-t-il les
+sciences et les vertus, à raison de leur durée, parmi
+les habitudes, <i>habitus</i><a id="footnotetag564" name="footnotetag564"></a><a href="#footnote564"><sup>564</sup></a>, plutôt que parmi les dispositions
+de l'esprit.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote564" name="footnote564"></a><b>Note 564:</b><a href="#footnotetag564"> (retour) </a> L'habitude, n'est pas l'accoutumance, mais ce que l'on a en propre
+comme une faculté naturelle, une <i>capacité</i>, suivant la traduction de M. Barthélemy
+Saint-Hilaire. La disposition ou diathèse, [Grec: tiùOttni], n'est qu'une
+affection peu durable. (<i>Categ.</i> VIII.&mdash;<i>De la Logique d'Arist.</i>, t. 1, p. 167.)</blockquote>
+
+<p>Maintenant, tout ce qui appartient proprement à
+l'intelligence, entendement ou faculté de concevoir,
+ayant été séparé de tout le reste, il faut distinguer
+les différents concepts entre eux. Ils sont simples ou
+composés, uns ou multiples, bons (<i>sani</i>) ou mauvais
+(<i>cassi</i>), vrais ou faux; en outre, il y a une distinction
+à faire entre le concept du composant et celui
+des composés, entre le concept du divisant et celui
+des divisés, ou entre la division et l'abstraction.</p>
+
+<p>Les concepts sont simples, lorsque, ainsi que les
+actions ou les temps simples, ils ne se constituent
+pas de parties successives; les composés sont l'inverse.
+Il en est de la conception comme du discours
+qui la suscite, lequel est simple ou composé. Dire
+ou entendre: <i>l'homme se promène</i>, c'est passer par une
+suite d'énonciations significatives, celle d'<i>homme</i>,
+celle de <i>se promener</i>, et joindre l'une à l'autre. Il y
+a là des parties successives; car une énonciation,
+ainsi qu'une conception, peut rester simple et avoir
+des parties, si elles ne sont pas successives. Exemples:
+<i>deux, trois, troupeau, amas, maison</i>. La combinaison
+qui résulte de la matière et de la forme, ou
+bien de parties agrégées ensemble, n'exclut pas la
+simplicité. Exemple: le nom d'<i>homme</i>, qui désigne
+en même temps la matière, <i>animal</i>, et la forme de
+la <i>rationnalité</i> et de la <i>mortalité</i>.</p>
+
+<p>Les mêmes choses peuvent être conçues et par une
+conception simple et par une conception successive.
+Je puis voir tantôt d'une seule et même intuition,
+tantôt par succession et en plusieurs regards, trois
+pierres placées devant moi. Ce que fait ici le sens,
+l'entendement le peut faire. Là est la différence des
+conceptions exprimées par le mot (<i>intellectus dictionis</i>)
+ou par l'oraison (<i>intellectus orationis</i>), qui désignent
+d'ailleurs la même chose. Ainsi le nom <i>animal</i>
+et sa définition <i>corps animé sensible</i> suggèrent la
+même pensée; toute la différence, c'est que l'un
+donne à la fois trois choses, et l'autre les donne successivement.
+Ainsi la conception donne les choses
+comme jointes, ou joint les choses pour les donner.
+Elle est ainsi ou simultanée ou successive.</p>
+
+<p>La différence entre les concepts de mot et les concepts
+d'oraison s'applique aux concepts qui donnent
+les choses comme séparées ou qui en opèrent la
+séparation, et qu'Abélard appelle concept des divisés
+et concept divisant. <i>Animal</i> donne un concept de
+choses jointes; <i>non-animal</i> est un nom infini ou indéterminé;
+il signifie la chose <i>qui n'est pas animal</i>, laquelle
+donne un concept de choses divisées (<i>intellectus
+divisorum</i>); et comme la définition de l'<i>animal</i>
+donne un concept de jonction, la description du <i>non-animal</i>
+donne un concept de division, proprement
+un concept divisant (<i>intellectus dividens</i>)<a id="footnotetag565" name="footnotetag565"></a><a href="#footnote565"><sup>565</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote565" name="footnote565"></a><b>Note 565:</b><a href="#footnotetag565"> (retour) </a> <i>De Intell.</i>, p. 468-473.&mdash;Tout ceci concorde avec ce qui a été dit au chapitre précédent sur la division, la description, etc.</blockquote>
+
+<p>Les concepts simples ou composés sont uns, s'ils
+consistent dans une seule jonction, ou dans une seule
+division ou disjonction; autrement ils sont multiples.
+«La jonction, comme la division ou disjonction, est
+une, lorsque l'esprit marche continûment d'un
+seul et même élan, et n'a qu'une intention mentale,
+par laquelle il accomplit sans interruption le
+cours une fois commencé d'un premier concept.»
+Ce langage un peu figuré signifie qu'il y a unité dans
+un concept, fût-il composé de parties et de parties
+successives, lorsque l'esprit le forme par un seul et
+même acte, lorsqu'il n'y a du moins rien de successif
+dans l'opération intellectuelle. En effet, quand
+même vous prendriez des choses successives, si vous
+les combinez de telle sorte qu'en les parcourant discursivement
+(<i>discurrendo</i>), vous posiez une seule
+essence; ou bien quand, par la force d'une seule
+affirmation, voua assemblez et rendez réciproquement
+unis des éléments divers par le lien de l'attribution,
+par celui de la condition ou du temps, ou par
+tout autre mode; pourvu qu'il y ait impulsion mentale
+unique, il y a unité de concept. Quand je prononce
+continûment <i>animal raisonnable</i>, l'auditeur
+conçoit <i>animal</i> et <i>rationnalité</i> comme une seule chose,
+il en fait un tout; et semblablement, quand je dis
+<i>animal non-raisonnable</i>. Peu importe d'ailleurs que la
+chose soit réellement ou non comme elle est conçue;
+le concept n'en existe pas moins. <i>Caillou raisonnable</i>
+et <i>chimère blanche</i> sont des concepts uns, comme
+<i>animal raisonnable</i> et <i>homme blanc</i>. Cette unité se
+trouve même dans les propositions transitives, et dans
+celles dont les termes sont liés par le cas oblique.
+Dans le concept, <i>la maison de Socrate</i>, il y a unité
+comme dans celui-ci, <i>maison socratique</i>. Dans un
+seul concept peuvent se faire plusieurs jonctions,
+plusieurs divisions. Mais l'unité de concept disparaît
+avec la continuité de l'acte.
+Les concepts sont bons (<i>sani</i>), lorsque par eux
+nous entendons les choses comme elles sont; autrement,
+ils sont mauvais (<i>cassi</i>), et on les appelle
+opinions plutôt que concepts. «L'opinion, dit Aristote,
+est la pensée de ce qui n'est pas, plutôt que
+de ce qui est.<a id="footnotetag566" name="footnotetag566"></a><a href="#footnote566"><sup>566</sup></a>» Suivant lui, les concepts sont
+bons, lorsqu'ils ressemblent aux choses. Le concept
+d'<i>homme</i> serait, comme le concept de la <i>chimère</i>, un
+concept vain et mauvais, s'il n'y avait pas d'homme
+du tout.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote566" name="footnote566"></a><b>Note 566:</b><a href="#footnotetag566"> (retour) </a> Abélard altère un peu la pensée d'Aristote et la transforme en proposition
+générale. Aristote dit seulement que, bien que ce qui n'est pas puisse
+être pensé (<i>opinabile</i>), il n'en faut pas conclure que ce qui n'est pas soit
+quelque chose, puisque cette pensée ou opination, <i>opinatio</i>, est, non
+qu'il est, mais qu'il n'est pas. Tel est le sens de la version do Boèce
+qu'Abélard avait apparemment sous les yeux (<i>De Interp</i>., ed. sec., I. V, p. 423).
+Dans le texte grec, il y a littéralement: «Le non-être, parce qu'il est <i>pensable</i>
+(<i>opinabile</i>), n'est pas pour cela dit avec vérité être quelque
+chose de réel, <i>ens quiddam</i>, puisque nous ne pensons pas qu'il
+soit, mais qu'il n'est pas.» (<i>Hermen</i>., XI.) Au reste, si l'on voulait
+approfondir toute cette partie de la logique d'Abélard, il faudrait se
+reporter à sa Dialectique; là, à l'occasion de la proposition et du prédicat,
+il expose sous une autre forme une partie des idées que nous retrouvons
+ici. (<i>Dial</i>., p. 237-251.)</blockquote>
+
+<p>La vérité et la fausseté né s'appliquent qu'aux concepts
+composés, soit qu'ils joignent, soit qu'ils divisent,
+c'est-à-dire soit affirmatifs, soit négatifs. Car
+il faut qu'il y ait possibilité de délibération ou de
+jugement, pour que les concepts soient vrais ou faux.
+On juge suivant le concept ou par le concept; et le
+concept par lequel on juge n'est pas la même chose
+que le concept suivant lequel on juge; le concept par
+lequel on juge, c'est-à-dire la conception du jugement,
+n'est que l'opération par laquelle nous concevons
+une jonction ou une division d'où résulte un
+jugement. Le concept suivant lequel (<i>secundum quem</i>)
+on juge, c'est-à-dire le concept qui est la base du jugement,
+est cette partie du concept total du jugement
+dans laquelle réside toute la force du jugement; tels
+sont les concepts des prédicats. Le sujet n'est posé
+que pour recevoir la chose que nous voulons lui assigner
+par jugement; mais le prédicat est posé <i>pour
+dénoter l'état auquel nous voulons que la chose soit
+rapportée par jugement</i><a id="footnotetag567" name="footnotetag567"></a><a href="#footnote567"><sup>567</sup></a>; c'est-à-dire, en langage
+moins technique, pour assigner une chose à une autre
+en vertu d'un certain rapport. Le sujet est le terme
+posé en premier concept, et auquel est substituée la
+chose que le jugement y joint ou en sépare; le prédicat
+est dit du sujet, non le sujet du prédicat. La
+force de la proposition étant dans ce qui <i>est dit</i>, toute
+la vertu de l'acte intellectuel qui juge ou de la conception
+de jugement est dans le concept du terme qui
+<i>est dit</i> ou du prédicat.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote567" name="footnote567"></a><b>Note 567:</b><a href="#footnotetag567"> (retour) </a> «Ad denotandum statum secundum quem eam deliberari volumus.»
+(p. 477.)</blockquote>
+
+<p>Le concept divisant est le concept de négation. Il
+sépare quelque chose de quelque chose: <i>un homme
+n'est pas un cheval, celui qui est debout n'est pas assis</i>.
+Le concept de disjonction est un concept d'affirmation;
+il ne sépare pas les choses; mais de plusieurs
+conceptions de l'esprit, il en constitue une: <i>quelque
+chose est homme ou cheval, sain ou malade</i>, etc. Les
+propositions disjonctives hypothétiques sont des
+concepts de disjonction.</p>
+
+<p>Tout concept qui donne la chose comme elle est,
+est-il bon? Tout concept qui donne la chose comme
+elle n'est pas, est-il mauvais? L'affirmative paraît
+vraie; cependant tout concept obtenu par abstraction,
+<i>omnis per abstractionem habitus intellectus</i>, donne la
+chose autrement qu'elle n'est. A peine existe-t-il un
+concept d'une chose non sujette aux sens, qui ne la
+donne pas à quelques égards autrement qu'elle n'est.</p>
+
+<p>«Les concepts par abstraction sont ceux dans lesquels
+une nature d'une certaine forme, est prise
+indépendamment de la matière qui lui sert de sujet,
+ou bien dans lesquels une nature quelconque est
+pensée indifféremment, sans distinction d'aucun
+des individus auxquels elle appartient. Par exemple,
+je prends <i>la couleur d'un corps</i> ou <i>la science
+d'une âme</i> dans ce qu'elle a de propre, c'est-à-dire en
+tant que qualité; j'abstrais en quelque sorte les
+formes des sujets substantiels, pour les considérer
+en elles-mêmes, en leur propre nature, et sans faire
+attention aux sujets qui leur sont unis. Si je considère
+ainsi indifféremment la nature humaine qui
+est en chaque homme, sans faire attention à la
+distinction personnelle d'aucun homme en particulier,
+je conçois simplement l'homme en tant
+qu'homme, c'est-à-dire comme animal rationnel
+mortel, et non comme tel ou tel homme, et j'abstrais
+l'universel des sujets individuels. L'abstraction
+consiste donc à isoler les supérieurs des inférieurs,
+les universaux des individuels, leurs sujets
+de prédication, et les formes des matières, leurs
+sujets de fondation. La soustraction (<i>subtractio</i>)
+sera le contraire. Elle a lieu, quand l'intelligence
+soustrait le sujet de ce qui lui est attribué, et le
+considère en lui-même; par exemple, lorsqu'elle
+s'efforce de concevoir, indépendamment d'aucune
+forme, la nature d'un sujet essentiel. Dans les deux
+cas, le concept qui abstrait ou soustrait, donne la
+chose autrement qu'elle n'est, puisque la chose qui
+n'existe que réunie y est conçue séparément.»</p>
+
+<p>Or comme personne, en voulant penser une chose,
+n'est capable de la penser dans toutes ses essences
+ou propriétés, mais seulement en quelques-unes
+d'entre elles, l'esprit est forcé de concevoir la chose
+autrement qu'elle n'est. Ainsi <i>ce corps</i> est <i>corps,
+homme, blanc, chaud</i>, et mille autres choses. Cependant,
+considéré en tant que corps, il est conçu séparément
+de toutes ces choses, c'est-à-dire autre qu'il
+n'est en effet. Le concept de corps, indépendamment
+de toute forme ou qualité, est celui d'une nature
+quelconque prise comme universelle, c'est-à-dire
+indifféremment ou sans application à aucun
+individu. Or ce corps pur n'existe nulle part ainsi;
+rien dans la nature n'existe indifféremment, d'une
+manière indéterminée. Toute chose est individuellement
+distincte, une numériquement. La substance
+corporelle dans ce corps, qu'est-elle autre chose que
+ce corps lui-même? La nature humaine dans cet
+homme, dans Socrate, qu'est-elle autre chose que
+Socrate même?</p>
+
+<p>Quant aux choses absentes, insensibles, incorporelles,
+qui peut les connaître comme elles sont? Qui
+ne les conçoit autrement qu'elles ne sont? Représentez-vous,
+quand elle est absente, la chose que vous
+avez vue; plus tard, vous la trouverez tout autre
+sous plus d'un rapport que vous ne vous l'êtes représentée.
+Qui ne conçoit les choses incorporelles à l'image
+des corporelles, et qui, pensant à Dieu ou à
+l'esprit, n'imagine pas l'un ou l'autre avec quelque
+forme, ou quelque habitude corporelle, quoique Dieu
+ni l'esprit n'en ait aucune? Qui ne conçoit les esprits
+comme circonscrits localement, composés, colorés,
+investis de modes propres aux corps, et cela, parce
+que toute la connaissance humaine vient des sens?</p>
+
+<p>Or, si l'expérience des sens nous pousse à figurer
+ainsi nos idées, et si tout concept d'une chose
+dans un autre état que son état réel, doit être tenu
+pour vain et mauvais, quelle conception humaine ne
+doit pas être condamnée?</p>
+
+<p>Passons à l'autre partie de la question. Tout concept
+qui donne la chose comme elle est, doit-il être
+tenu pour bon? cela ne paraît pas contestable. Cependant,
+concevoir qu'<i>un homme est un âne</i>, n'est
+pas un concept faux, si l'on entend, par exemple,
+que l'<i>homme est un animal</i> comme l'âne. Qu'est-ce
+donc que ce concept faux, qui donne la chose comme
+elle est? Comment admettre que la vérité et la fausseté,
+formes contradictoires des concepts, se réunissent
+dans le même concept, ou soient combinées
+dans le même acte d'un même esprit indivisible?</p>
+
+<p>En définitive, <i>concevoir une chose autrement qu'elle
+n'est</i>, peut vouloir dire&mdash;ou que le mode de conception
+diffère du mode d'existence, par exemple qu'on
+la conçoit séparée, quoiqu'elle ne le soit pas, pure,
+quoiqu'elle soit mixte;&mdash;ou bien que la chose est
+conçue comme existant dans un état, avec un mode
+autre que l'état ou le mode réel.&mdash;Dans le premier
+cas, <i>autrement</i> se rapporte à <i>concevoir</i>; dans le second,
+il se rapporte au verbe exprimé ou sous-entendu
+dans la conception. Dans le premier cas, la
+chose est <i>autrement conçue</i> qu'elle n'est dans la réalité,
+et la conception n'est pas vaine pour cela. Dans
+le second, la chose est conçue comme <i>étant autrement</i>
+qu'elle n'est, et c'est une vaine conception.</p>
+
+<p>De même, cette proposition: «Le concept est juste
+et valable, quand la chose est conçue <i>comme elle est</i>,»
+n'est une proposition vraie, que si l'on ajoute <i>comme
+elle est dans le sens où elle est conçue</i>. Tout dépend de
+ce que l'esprit entend, quand il conçoit. Suivant le
+sens qu'il attache à ce qu'il affirme, un même concept
+peut être vrai et faux en même temps. C'est
+le cas de tout concept qui peut être ramené à la
+forme d'une proposition hypothétique. Par exemple,
+<i>l'homme est un âne</i>, peut être ramené à cette
+forme: <i>Si l'on entend que l'homme est un animal comme
+l'âne, l'homme est un âne</i>. Tel est l'exemple fameux:
+<i>Si Socrate est une pierre. Socrate est une perle</i><a id="footnotetag568" name="footnotetag568"></a><a href="#footnote568"><sup>568</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote568" name="footnote568"></a><b>Note 568:</b><a href="#footnotetag568"> (retour) </a> Toutes ces distinctions, ainsi que tout ce qui, dans le <i>de Intellectibus</i>, appartient plus à la logique qu'à la psychologie, ont été traitées plus complétement
+dans la Dialectique. (Part. II, p. 237-251.)</blockquote>
+
+<p>La conception d'une proposition n'est pas le simple
+acte intellectuel qu'on nomme concept, mais celui
+dans lequel une vue de l'esprit et une notion qui la
+développe et l'explique s'unissent et forment un tout.
+Ce qu'Abélard appelle <i>intellectus</i>, est proprement
+l'idée, selon la plupart des philosophes modernes.
+Seulement, il ne réduit pas l'idée à la simple perception;
+le concept n'est pas uniquement la chose en
+tant que pensée; c'est la pensée qui en donne une
+connaissance déterminée. Constituer un concept
+revient au même que signifier ou énoncer qu'une
+chose est. Cependant il ne faudrait pas en conclure
+que le fait de signifier une chose constitue un concept
+de la chose. Car chaque mot en particulier signifie
+et le concept et la chose, ce qui ne veut pas
+dire qu'il signifie une signification ni qu'un concept
+constitue un autre concept. La signification rend le
+concept qu'elle suppose<a id="footnotetag569" name="footnotetag569"></a><a href="#footnote569"><sup>569</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote569" name="footnote569"></a><b>Note 569:</b><a href="#footnotetag569"> (retour) </a> <i>De Intell</i>., p. 475-497.</blockquote>
+
+<p>A part les formes de la dialectique, on doit reconnaître
+ici la théorie tant répétée de la formation
+des idées. La sensation, l'imagination, le concept
+(tant simple que composé, tant un que multiple),
+le jugement, le concept exprimé ou le terme, le
+jugement exprimé ou la proposition, la vérité ou la
+fausseté des concepts et des jugements, c'est bien
+là le sujet et l'ordre habituel des psychologies élémentaires.
+Il ne faut pas s'étonner de retrouver ici
+des notions si familières aux modernes; ce n'est pas
+qu'Abélard les ait devancés, c'est qu'il a puisé à la
+même source; le fond de tout cela est dans Aristote<a id="footnotetag570" name="footnotetag570"></a><a href="#footnote570"><sup>570</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote570" name="footnote570"></a><b>Note 570:</b><a href="#footnotetag570"> (retour) </a> Toutefois ce n'est pas Aristote même qu'il a consulté. Il a suivi Boèce,
+et il l'a rendu plus rigoureux et plus méthodique. (<i>In Porph.</i>, I, p. 54. et <i>De
+Interp.</i>, ed. sec., <i>passim.</i>)</blockquote>
+
+<p>Quelle est la signification ou quel est le concept
+des mots universels? quelles choses signifient-ils,
+ou quelles choses sont comprises en eux? Lorsque
+j'entends le nom <i>homme</i>, nom commun à plusieurs
+choses auxquelles il convient également, quelle
+chose entend mon esprit? c'est l'homme en lui-même,
+doit-on répondre. Mais tout <i>homme</i> est celui-ci,
+celui-là ou tout autre. La sensation, nous dit-on,
+ne donne jamais que tel <i>homme</i> déterminé, et
+raisonnant de l'entendement comme du sens, on
+affirme que le concept d'<i>homme</i> ne peut être que le
+concept d'un homme déterminé: <i>homme</i> équivaut
+à <i>un certain homme</i>. Il faut répondre que concevoir
+l'homme, c'est concevoir la nature humaine, c'est-à-dire
+un animal de telle qualité. Lors donc qu'on
+objecte que <i>tout homme</i> étant celui-ci ou celui-là,
+concevoir l'<i>homme</i>, c'est concevoir celui-ci ou tel autre,
+le syllogisme n'est pas régulier. Il faudrait dire
+que <i>tout concept de l'homme</i> est le concept de celui-ci
+ou de celui-là; alors le moyen terme serait mieux
+maintenu, et la conjonction des extrêmes se ferait
+en règle; mais l'assomption serait fausse. Quand je
+dis <i>une cape<a id="footnotetag571" name="footnotetag571"></a><a href="#footnote571"><sup>571</sup></a> est désirée par moi</i>, ce qui revient à
+dire <i>je désire une cape</i>; quoique toute <i>cape</i> soit celle-ci
+ou celle-là, il ne s'ensuit pas que je désire celle-ci
+ou celle-là. Mais si je disais: <i>Je désire une cape, et
+quiconque désire une cape désire celle-ci ou celle-là</i>,
+l'argumentation serait juste et la conclusion légitime.
+De même, on peut dire: <i>Si j'ai la sensation d'un homme,
+tout homme étant tel ou tel homme, j'ai la sensation de
+tel ou tel homme</i>; mais il ne s'ensuit nullement ce
+qu'on en veut conclure. Qu'il soit de la nature du
+sens de ne pouvoir s'exercer que sur une chose existante
+déterminée, qu'en conséquence la sensation
+d'homme ne puisse être que la sensation causée
+par cet homme-ci ou cet homme-là, accordez-le;
+mais l'entendement n'a pas, comme le sens, besoin
+pour agir d'une chose réelle, puisqu'il s'applique
+aux choses passées, futures, qui n'ont jamais été,
+qui ne seront jamais. Pour penser à l'homme, pour
+avoir un concept dans lequel entre l'idée de la nature
+humaine, il n'est donc pas nécessaire d'avoir
+présent à l'esprit tel ou tel homme déterminé. La
+nature humaine peut être l'objet de concepts innombrables,
+comme ce concept simple du nom spécial
+d'<i>homme</i> ou de l'<i>homme</i> pris comme espèce, aussi bien
+que de l'<i>homme blanc</i>, de l'<i>homme assis</i>, que sais-je?
+de l'<i>homme cornu</i>, qui n'existe pas; en un mot,
+comme toutes les conceptions dans lesquelles entre la
+nature humaine, soit avec la distinction d'une personne
+déterminée comme Socrate, soit indifféremment
+ou sans aucune détermination personnelle.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote571" name="footnote571"></a><b>Note 571:</b><a href="#footnotetag571"> (retour) </a> <i>Capa</i>, espèce de capuchon, <i>bardocucullus</i>.</blockquote>
+
+<p>Abélard énonce ici brièvement certaines objections,
+mais à peine indique-t-il à quoi elles tendent,
+et pourquoi il est intéressant de les lever. Sous leur
+forme technique, leur importance échappe, et le
+texte de cet ouvrage ressemble à un sommaire de
+principes et d'arguments, applicables à des controverses
+usuelles, à des questions connues, et que
+devaient éclaircir ou développer, soit l'interprétation
+orale, soit au moins l'intelligence du lecteur, déjà
+familiarisé avec ce dont il s'agissait<a id="footnotetag572" name="footnotetag572"></a><a href="#footnote572"><sup>572</sup></a>. Essayons de
+suppléer à l'une et à l'autre.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote572" name="footnote572"></a><b>Note 572:</b><a href="#footnotetag572"> (retour) </a> <i>De Intel.</i>, p. 487-492.</blockquote>
+
+<p>Il s'agit de savoir ce que signifient les noms des
+universaux, ou quels sont les objets des conceptions
+générales ou spéciales. Abélard vient de dire que ces
+noms désignent des conceptions universelles, et que
+celles-ci, pour être valables et vraies, n'ont pas besoin
+de se rapporter à des objets sensibles et déterminés,
+parce qu'elles sont l'oeuvre de l'intelligence
+et non de la sensibilité. C'est la sensibilité qui veut
+des objets certains, réels, individuels; l'intelligence
+procède autrement, puisqu'elle conçoit ce qui est
+absent, insensible, indéterminé, ce qui n'est pas.
+Les conceptions générales ne sont donc pas nécessairement
+de purs mots, mais peuvent être de vraies
+conceptions, quoiqu'elles ne se rapportent pas à des
+objets individuels. A cela on aura trouvé une forte
+objection, si l'on démontre qu'il y a des mots, ressemblant
+à des noms de conceptions, qui ne désignent
+ni des conceptions réelles, ni des conceptions possibles;
+ce ne seront que des semblants de conceptions;
+ces conceptions n'en auront que le nom; il faudra
+bien reconnaître que tout nom ne suppose pas un
+concept, et le nominalisme aura gagné un premier
+point fort important.</p>
+
+<p>Ainsi, par exemple, je dis <i>tout homme</i>, et cependant
+je ne conçois pas actuellement <i>tout homme</i>, car
+il faudrait concevoir <i>tous les hommes</i>, et cela est impossible;
+on peut donc nommer une conception sans
+l'avoir. Semblablement, de deux je dis que l'<i>un court</i>,
+et comme je ne sais lequel, ni peut-être même de
+quel être il s'agit, je n'ai point la conception de ce
+que je dis. A plus forte raison, ne puis-je avoir la
+conception de la <i>chimère blanche</i> ou simplement de
+la <i>chimère</i>, ni du <i>non-intelligible</i> ou <i>non-concevable</i>.
+Puis donc que je prononce ces mots comme des conceptions
+et que j'en raisonne, et qu'en réalité je ne
+les comprends pas, il suit que ce ne sont que des
+mots. Qu'est-ce que des concepts qui ne sont pas
+conçus, des produits de l'entendement qui ne sont
+pas entendus, de l'intellectuel sans intelligence?
+Ainsi les concepts, autres que ceux qui correspondent
+à des choses individuelles, ne sont pas
+même des idées, ce ne sont que des noms.</p>
+
+<p>Abélard répond en expliquant dans quel sens on
+conçoit les diverses propositions opposées comme des
+difficultés. Concevoir <i>tout homme</i>, c'est, selon lui,
+concevoir, non-seulement l'oraison <i>tout homme</i>, mais
+<i>un homme quelconque</i>, ou quiconque a la nature humaine.
+Ce n'est pas tel ou tel homme, Socrate ou
+Platon, quoique tel ou tel homme, Socrate ou
+Platon, soit compris sous le concept de <i>tout homme</i>.
+C'est la conception de la nature humaine, sans détermination
+individuelle; et cette conception comprend
+tous les individus, quoique aucune intelligence ne
+suffise à les considérer tous individuellement et en
+même temps. Dire <i>l'un de ces deux court</i>, c'est concevoir
+l'une ou l'autre de ces deux choses vraies, savoir
+ou qu'<i>il y en a un qui court</i>, ou que <i>c'est celui-ci</i> et non
+<i>celui-là qui court</i>, et l'on ne peut dire que ce concept
+ne se rapporte à rien de réel. Quant à <i>la chimère</i>,
+elle n'est pas réelle, et elle est conçue comme
+n'étant pas réelle. Ce qui n'empêche pas de concevoir
+que, si elle était réelle et qu'elle fût blanche,
+elle serait blanche; et dans ce cas, il y aurait lieu à
+cette proposition, <i>elle est blanche</i>. Quant au <i>non-intelligible</i>,
+c'est un attribut général qui, en tant que général,
+peut être conçu, quoique une chose particulière
+non-intelligible fût précisément ce qui ne peut être
+conçu. Autre est de concevoir qu'une chose est inconcevable,
+autre de concevoir une chose inconcevable.
+Ainsi les exemples cités ne prouvent pas que certains
+mots, désignant des idées qui ne représentent rien
+de sensible ou de déterminé, ne soient que des mots,
+et ne signifient ni choses ni idées, c'est-à-dire ne
+signifient rien. Ils ne prouvent pas davantage que,
+pour ne représenter directement rien de déterminé ni
+de sensible, des idées soient vaines et fausses, et par
+conséquent, on ne peut conclure des exemples cités,
+à la vanité, à la fausseté, à la nullité des conceptions
+générales quelconques.</p>
+
+<p>Nous avons évidemment ici l'argumentation et la
+réfutation du nominalisme. Abélard ne le dit pas en
+termes exprès, mais il le fait comprendre, et en posant
+les exemples ci-dessus comme des difficultés,
+il nous fait connaître, sans aucun doute, quelques-unes
+des objections de Roscelin ou de ses partisans. Nous
+apprenons ainsi à quel point le nominalisme différait
+du conceptualisme. Le premier ne niait pas seulement
+les essences générales, mais les conceptions
+générales et abstraites; il ne laissait aux genres, aux
+espèces, aux êtres de raison, pas même une place
+dans l'esprit. Il était absolu. Cela nous explique
+comment le conceptualisme, qu'on est souvent porté
+à confondre avec le nominalisme, s'élevait alors à
+l'importance d'une doctrine positive, distincte, déterminée.
+C'était un intermédiaire réel entre le réalisme
+et le nominalisme. Le premier disait que les
+universaux étaient non-seulement des idées et des
+mots, mais des réalités; le conceptualisme, qu'ils
+n'étaient pas des réalités, mais des idées et des mots;
+le nominalisme, qu'ils n'étaient ni des réalités, ni
+des idées, mais des noms. Le fond du nominalisme
+était donc que nous n'avons d'idées que des objets
+sensibles. La psychologie se réduisait donc à la sensation
+et à la mémoire, pour toutes facultés fondamentales.
+L'intelligence, purement passive, faculté à la
+suite de la sensation et de la mémoire, se bornait à
+concevoir leurs objets, c'est-à-dire à la simple représentation.
+Il ne lui restait en propre que je ne sais
+quelle activité vaine qui se produisait dans le langage,
+lequel débordait nécessairement la réalité et la
+pensée. Les langues étaient pleines de fictions gratuites.
+On voit comment le nominalisme se ramenait
+à un étroit sensualisme.</p>
+
+<p>Abélard, quoiqu'il fût de l'école d'Aristote, et qu'il
+adoptât par conséquent quelques-uns des principes
+du sensualisme, entendait les choses plus largement,
+et s'il ne s'affranchissait pas de quelques-unes des
+conséquences de ces principes avec la même hardiesse
+que son maître, cependant il ne peut être confondu
+avec les sectateurs de cette étroite doctrine. Il
+disait bien que toute connaissance <i>surgit des sens</i><a id="footnotetag573" name="footnotetag573"></a><a href="#footnote573"><sup>573</sup></a>.
+Il admettait bien qu'il n'y a dans la nature que des
+choses déterminées, que les réalités sont toutes individuelles;
+il croyait donc que les genres et les espèces
+ne sont pas réels en eux-mêmes. Mais si
+l'intelligence est instruite, excitée par les sens, si
+les sensations suscitent des concepts<a id="footnotetag574" name="footnotetag574"></a><a href="#footnote574"><sup>574</sup></a>, cependant
+l'intelligence est distincte des sens; elle en est profondément
+différente; elle l'est même de l'imagination,
+qui n'est que la faculté de se représenter les
+choses sensibles. La sensation, l'imagination, tout
+cela n'est que perception confuse. L'intelligence a
+des perceptions plus distinctes ou plutôt des conceptions
+(concepts, intellects, idées), qui sont de
+plus en plus indépendantes, de plus en plus
+dégagées des perceptions sensibles et imaginatives;
+et elle peut même arriver très-près de l'état d'une
+intelligence pure, qui comprend par elle-même
+et directement, à la manière de l'intelligence divine.
+Or, elle a cette puissance à deux conditions,
+c'est non-seulement de changer en idées les perceptions
+sensibles, mais de se faire des idées, dont
+l'objet n'a pas été senti, dont l'objet ne peut l'être,
+dont l'objet même n'existe pas. En d'autres termes,
+l'intelligence a des idées sensibles ou de représentation,
+et des idées purement intelligibles ou intellectuelles,
+savoir celles des choses invisibles, celles
+des choses inconnues, celles des choses universelles,
+celles des choses abstraites. Ainsi, l'homme
+est non-seulement en communication avec la nature
+physique, mais il l'excède; il est naturellement métaphysicien;
+voilà l'homme d'Abélard et d'Aristote.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote573" name="footnote573"></a><b>Note 573:</b><a href="#footnotetag573"> (retour) </a> <i>De Intell.</i>, p. 466 et 482.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote574" name="footnote574"></a><b>Note 574:</b><a href="#footnotetag574"> (retour) </a> <i>Id.</i>, p. 462.</blockquote>
+
+<p>On voit que le conceptualisme, quoique venu à
+l'occasion d'une question logique, est une psychologie.
+Cette psychologie est sommaire, succincte,
+incomplète, je le veux; elle n'est pas inattaquable,
+j'en conviens encore. Mais elle ne donne
+pas une trop mesquine idée de l'esprit humain; elle
+est loin de limiter trop étroitement sa portée ni ses
+forces. On peut la trouver hésitante, obscure, fautive
+sur la question ontologique; elle ne jette sur la
+réalité qu'un regard de passage, et peut-être ignore-t-elle
+les rapports mystérieux et certains qui unissent
+le monde des idées avec le monde des choses.
+Mais les philosophies qui peuvent lui en faire
+un reproche, ne sont pas fort nombreuses. Platon
+n'avait pas réussi à persuader Aristote, et le néo-platonisme
+n'a rien fondé. Chez les modernes, Locke
+et Reid n'en savent pas beaucoup plus qu'Abélard;
+Kant en sait plus, mais il doute davantage. Quelques
+mots de Descartes et de Leibnitz composent
+tout ce que nous avons gagné sur l'antiquité. Aucune
+doctrine formelle, complètement développée,
+définitivement reconnue, n'a encore réalisé le modèle
+difficile d'une ontologie philosophique. Spinoza
+n'a laissé qu'un exemple redouté. Peut-être Hegel
+n'a-t-il rien fait de plus. L'avenir jugera la tentative
+créatrice de Schelling. Rien de lui n'est encore assuré
+que la gloire de son nom.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, vous venez de voir ici par
+l'exemple le plus éclatant, comment une simple
+question de dialectique contenait ou engendrait les
+plus hautes questions de métaphysique, et comment
+les scolastiques pouvaient être conduits par la spécialité
+de leur art aux grandes généralités de la
+science. L'art des scolastiques est celui de décomposer
+le langage et le raisonnement. L'analyse des éléments
+de la proposition les mène ou plutôt les
+oblige à rechercher quelles sont nos diverses idées,
+comment nous les formons, quels sont les divers
+rapports des êtres, leurs modes, leurs natures,
+leurs essences. Qu'y a-t-il au delà? où sont de plus
+grandes, de plus fondamentales questions? Mais la
+manière de les traiter est singulière; elle ne va pas
+droit au fond des choses; elle les aborde obliquement,
+d'une façon détournée, incidente, et à propos
+des questions logiques. La logique donne une certaine
+définition de la substance, une certaine énumération
+des catégories; comme introduction à cette double
+connaissance, on doit connaître la définition de certains
+attributs des choses, qui constituent entre autres
+les genres et les espèces; comment cette définition,
+une fois donnée, concorde-t-elle avec celles de la
+substance et des diverses catégories? De là plusieurs
+difficultés. Quelles sont ces difficultés? elles portent
+toutes sur l'application de certaines règles logiques à
+certaines propositions. Et comment cherche-t-on à
+les résoudre? par des distinctions destinées à mieux
+fixer le sens de ces règles et celui de ces propositions,
+en un mot, par de nouvelles recherches logiques.
+Et c'est ainsi, c'est indirectement, artificiellement
+pour ainsi dire, qu'en réussissant à éclaircir et
+à raccorder les différents principes de la dialectique,
+on aborde et l'on résout les problèmes tant de la
+formation des idées que de la constitution des êtres.</p>
+
+<p>Ainsi se manifeste l'importance générale et la singularité
+particulière de la controverse des universaux.
+Nous en jugerons mieux en étudiant avec
+détail l'ouvrage qu'Abélard lui a spécialement consacré.</p>
+<br><br>
+<h4>FIN DU TOME PREMIER.</h4>
+
+<br><br>
+
+
+
+<h3>TABLE.</h3>
+
+
+
+<p>PRÉFACE</p>
+
+<p>PREUVES ET AUTORITÉS DE L'HISTOIRE D'ABÉLARD</p>
+
+<p>LIVRE 1er.&mdash;VIE D'ABÉLARD</p>
+
+<p>LIVRE II.&mdash;DE LA PHILOSOPHIE D'ABÉLARD</p>
+
+<p>CHAPITRE 1er.&mdash;De la Philosophie scolastique en général</p>
+
+<p>CHAP. II.&mdash;De la Scolastique aux XIIe siècle, et de la question
+des universaux.</p>
+
+<p>CHAP. III.&mdash;De la logique d'Abélard.&mdash;<i>Dialectica</i>, première
+partie, ou des catégories et de l'interprétation.</p>
+
+<p>CHAP. IV.&mdash;Suite de la logique d'Abélard.&mdash;<i>Dialectica</i>,
+deuxième partie, ou les premiers analytiques.&mdash;Des futurs
+contingents.</p>
+
+<p>CHAP. V.&mdash;Suite de la logique d'Abélard.&mdash;<i>Dialectica</i>,
+troisième partie, ou les Topiques.&mdash;De la substance et de
+la cause.</p>
+
+<p>CHAP. VI.&mdash;Suite de la logique d'Abélard.&mdash;<i>Dialectica</i>,
+quatrième et cinquième parties, ou les seconds analytiques
+et le livre de la division et de la définition.</p>
+
+<p>CHAP. VII.&mdash;De la psychologie d'Abélard.&mdash;<i>De Intellectibus</i>.</p>
+
+
+<b>FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME.</b>
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Abélard, Tome I., by Charles de Rémusat
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ABÉLARD, TOME I. ***
+
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+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
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+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
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+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
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+Foundation
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+The Project Gutenberg EBook of Abelard, Tome I., by Charles de Remusat
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+
+Title: Abelard, Tome I.
+
+Author: Charles de Remusat
+
+Release Date: July 6, 2004 [EBook #12829]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ASCII
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ABELARD, TOME I. ***
+
+
+
+
+Produced by Robert Connal, Renald Levesque and the Online Distributed
+Proofreading Team; From images generously made available by gallica
+(Bibliotheque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+
+
+ABELARD
+
+PAR
+
+CHARLES DE REMUSAT.
+
+1845
+
+ Spero equidem quod gloriam eorum
+ qui nunc sunt posteritas celebrabit.
+
+ Jean de SALISBURY, disciple d'Abelard.
+ _Metalogicus in prologo_.
+
+
+
+TOME PREMIER
+
+
+
+
+PREFACE.
+
+On se propose dans cet ouvrage de faire connaitre la vie, le caractere,
+les ecrits et les opinions d'Abelard, et de recueillir tout ce qu'il
+est utile de savoir pour marquer sa place dans l'histoire de l'esprit
+humain.
+
+Abelard est moins connu qu'il n'est celebre, et sa renommee semble
+romanesque plutot qu'historique. On sait vaguement qu'il fut un
+professeur, un philosophe, un theologien, qu'il se fit une grande
+reputation dans les ecoles du moyen age, et qu'il exerca une puissante
+influence sur les etudes et les idees de son temps. Mais dans quel sens
+dirigea-t-il les esprits, quel etait le fond de ses doctrines, quelle
+la nature de son talent, quels les titres de ses ouvrages, quel role
+joua-t-il dans les lettres et dans l'Eglise, voila ce qu'on ignore; et
+le vulgaire meme raconte la fatale histoire de ses amours. C'est par ce
+souvenir que le nom d'Abelard est reste populaire.
+
+Peut-etre a la faveur de ce souvenir, le tableau que j'entreprends de
+tracer inspirera-t-il quelque curiosite. Peut-etre souhaitera-t-on
+de mieux connaitre l'homme dont on a si souvent entendu rappeler
+les aventures, et l'amant servira-t-il a recommander le philosophe.
+Moi-meme, je l'avouerai, ce n'est point par l'histoire que j'ai commence
+avec lui. C'est dans le monde de l'imagination que je l'avais cherche
+d'abord, et l'etude de la philosophie n'a pas donne naissance a cet
+ouvrage.
+
+Le lecteur me permettra-t-il de lui en retracer brievement l'histoire?
+
+Il y a quelques annees qu'en reflechissant sur un sujet que la reflexion
+n'epuisera pas, sur ce que devient la nature morale de l'homme dans les
+temps ou l'intelligence prevaut sur tout le reste, je fus conduit a
+me demander s'il n'y aurait pas moyen de concevoir un ouvrage ou la
+puissance de l'esprit, devenue superieure a celle du caractere, serait
+mise en presence des plus fortes realites du monde social, des epreuves
+de la destinee, des passions meme de l'ame. La lutte de l'esprit tout
+seul avec la vie tout entiere me paraissait interessante a decrire
+encore une fois, et je cherchais dans quel temps, sur quelle scene,
+par quels personnages, il serait bon de la representer. Pour que cette
+peinture fut frappante et vive, en effet, il ne me semblait pas qu'elle
+dut avoir pour cadre un sujet imaginaire. Un heros ideal qui a une
+epoque indeterminee se mesure avec des etres d'invention, ne saurait
+offrir un exemple qui saisisse et qui emeuve; si vraisemblable qu'on
+s'attache a le faire, il parait toujours hors du vrai, et la situation
+ou on le place est prise pour une combinaison de fantaisie. La pensee
+morale que j'aspirais a mettre en action, ne pouvait prendre tout son
+relief et produire tout son effet que sur un fond de realite.
+
+Je revais a tout cela, lorsqu'il m'arriva un de ces hasards qui ne
+manquent guere aux auteurs preoccupes d'une idee. Un jour, mes yeux
+s'arreterent sur l'affiche d'un theatre ou se lisait le nom que j'ecris
+aujourd'hui au titre de cet ouvrage. Seulement ce nom etait suivi
+d'un autre que la philosophie seule a le triste courage d'en separer.
+Soudain, la pensee qui flottait dans mon esprit se fixa, pour ainsi
+dire; elle s'unit au nom d'Abelard, et prit des lors une forme
+distincte: le sujet necessaire me parut trouve. Et prenant dans
+l'histoire les faits et les situations, dans les moeurs et dans les
+hommes du XIIe siecle, les traits et les couleurs, je composai avec une
+sorte d'entrainement un ouvrage en forme de roman dramatique, qui, lui
+aussi, s'appelle Abelard.
+
+Quelques personnes pourront se souvenir d'en avoir entendu parler.
+J'avais ecrit sous l'empire d'une sorte de passion pour mon sujet, pour
+mon idee, mais avec le sentiment d'une independance absolue. La science,
+la foi et l'amour, l'ecole, le gouvernement et l'Eglise, j'avais essaye
+de tout peindre, sans rien ecarter, sans rien adoucir, sans rien
+menager, ne supposant pas meme un moment qu'un si etrange tableau
+put jamais passer sous les yeux du public. Mais qui ne connait les
+faiblesses paternelles? Quel auteur ne prend confiance dans l'ouvrage
+dont la composition l'a charme? J'ai donc un jour songe a livrer aux
+perils de la publicite ce premier Abelard. Cependant il s'agissait d'une
+oeuvre qui contient sans doute une pensee serieuse et morale, mais sous
+les formes les plus libres de la realite et de l'imagination, ou dans
+le cadre des moeurs grossieres du XIIe siecle, la lutte violente des
+croyances, des idees et des passions est representee avec une franchise
+qui peut paraitre excessive, avec un abandon qui peut blesser les
+esprits severes. C'est une de ces oeuvres enfin qui n'ont qu'une excuse
+possible, celle du talent.
+
+Je me figurai quelque temps que je pourrais lui en creer une autre;
+c'est alors que je concus le projet d'opposer l'histoire au roman, et
+de racheter le mensonge par la verite. A des fictions dramatiques,
+je resolus de joindre un tableau de philosophie et de critique ou le
+raisonnement et l'etude prissent la place de l'imagination. Changeant de
+but et de travail, je m'occupai alors de mieux connaitre l'Abelard de la
+realite, d'apprendre sa vie, de penetrer ses ecrits, d'approfondir ses
+doctrines; et voila comme s'est fait le livre que je soumets en ce
+moment au jugement du public. Destine a servir d'accompagnement et
+presque de compensation a une tentative hasardeuse, il parait seul
+aujourd'hui. Des illusions temeraires sont a demi dissipees; une sage
+voix que je voudrais ecouter toujours, me conseille de renoncer aux
+fictions passionnees, et de dire tristement adieu a la muse qui les
+inspire:
+
+ Abi
+ Quo blandae juvenum te revocant preces.
+
+Ce recit servira du moins a temoigner de mes consciencieux efforts pour
+rendre cet ouvrage moins indigne du sujet. Plus je tenais a expier en
+quelque sorte une composition d'un genre moins severe, plus je devais
+tacher de donner a celle-ci les merites qui dependent de l'etude, de
+la patience et du travail. Je n'ai rien neglige pour savoir tout le
+necessaire, pour ne parler qu'en connaissance de cause, et dans la
+partie historique j'espere m'etre approche de la parfaite exactitude.
+L'etendue de mes recherches, et plus encore la revision de quelques
+savants amis m'ont donne confiance dans ma fidelite d'historien.
+
+On trouvera donc ici une biographie d'Abelard plus complete qu'aucune
+autre, aussi complete peut-etre que permet de la faire l'etat des
+monuments connus jusqu'a ce jour. Quant a l'interet du recit, il me
+parait, a moi, tres-vif dans les faits memes. Qui sait s'il ne se sera
+pas evanoui sous ma main?
+
+Mais tout n'est pas histoire dans cet ouvrage. Apres la premiere partie,
+qui renferme la vie d'Abelard et qui peut aussi donner une vue generale
+de son talent et de ses idees, il me restait a faire connaitre ses
+ecrits. A l'exception de quelques lettres sur ses malheurs, ils sont
+tous philosophiques ou theologiques: j'ai donc joint au livre premier,
+un livre sur la philosophie, un livre sur la theologie d'Abelard. Cette
+partie de mon travail, pour etre la plus neuve, n'etait pas la plus
+attrayante, et j'ignore si ce n'est point une temerite que d'avoir
+voulu rendre de l'interet a la science si longtemps decriee sous le nom
+desastreux de scolastique.
+
+A la fin du dernier siecle, une telle entreprise aurait paru insensee.
+Le temps meme n'est pas loin ou le courage m'aurait manque pour
+l'accomplir. Mais de nos jours, le tombeau du moyen age a ete rouvert
+avec encore plus de curiosite que de respect. On s'est plu a y
+contempler les grands ossements que les annees n'avaient pas detruits,
+a y recueillir les joyaux grossiers ou precieux qui brillaient encore
+meles a de froides poussieres. Les monuments ou ces reliques languirent
+oubliees si longtemps, sont devenus l'objet d'une admiration passionnee,
+comme s'ils etaient retrouves d'hier, et que la terre les eut jadis
+enfouis dans son sein. Ne pouvant inventer le neuf, on s'est epris du
+plaisir de comprendre le vieux. L'enthousiasme du passe est venu colorer
+la critique, echauffer l'erudition. A juger severement notre epoque, on
+pourrait dire que les faits reels reveillent seuls en elle l'imagination
+et qu'elle ne retourne a la poesie que par l'histoire.
+
+A-t-il ete presomptueux d'esperer que le gout d'antiquaire qui s'attache
+aux moeurs, aux formes, aux edifices des ages gothiques, s'etendrait
+jusqu'a leurs idees, et qu'on aimerait a connaitre la science
+contemporaine de l'art qu'on admire?
+
+Il ne faut rien dissimuler, ce livre est tres-serieux. Nous ne nous
+sommes point arrete a la surface. Rassembler en passant quelques traits
+de la physionomie d'un homme et d'une epoque, offrir de rares extraits,
+piquants par leur singularite, choisis a plaisir dans les debris d'une
+litterature a demi barbare, aurait suffi peut-etre pour donner a
+quelques pages un interet de curiosite. Ce n'etait pas assez pour nous.
+Notre ambition a ete de faire connaitre, avec les ouvrages d'Abelard, le
+fond et les details de ses doctrines, les procedes de son esprit, les
+formes de son style, d'eclairer ainsi, a sa lumiere, toute une periode
+encore obscure de la vie intellectuelle de la societe francaise. Qu'on
+ne s'attende donc point a trouver seulement ici des fragments epars
+de philosophie ou de theologie; mais bien une philosophie, mais une
+theologie, chacune avec ses principes, sa methode et son langage,
+chacune telle qu'un vieux passe l'a connue, admiree, celebree, alors que
+l'ecole etait pour nos aieux ce que la presse est devenue pour leurs
+enfants. Au lieu de presenter des considerations generales sur l'esprit
+de notre philosophe, nous suivrons cet esprit dans sa marche, nous le
+decrirons dans ses monuments. Ce ne sera pas une simple critique, mais,
+s'il est possible, une reproduction du genie d'un homme. Ce sera en meme
+temps, si nos forces ne trahissent pas nos desseins, une introduction
+utile a l'etude de la scolastique, et par consequent a l'histoire de
+l'esprit humain dans le moyen age.
+
+Cet ouvrage devra toute son originalite a son exactitude, et rien
+n'y paraitra nouveau que ce qui sera scrupuleusement historique.
+L'intelligence et le savoir affectaient jadis des formes si differentes
+de celles qui nous semblent aujourd'hui les plus naturelles, peut-etre
+parce qu'elles nous sont les plus familieres; le caractere des
+questions, le choix des arguments, la portee des solutions, tout est si
+etrange chez les scolastiques, que la raison meme, dans leurs livres,
+n'est pas toujours reconnaissable, et que le bon sens y prend
+quelquefois une tournure de paradoxe. La scolastique produit aujourd'hui
+l'effet d'une science en desuetude qui etonne et ne persuade plus.
+Cependant, pour qui ne s'en tient pas a l'apparence, pour qui brise
+l'enveloppe que pretaient a la pensee le gout et l'erudition du temps,
+la scolastique contient dans son sein, elle offre dans son cours et les
+problemes de tous les siecles et quelquefois les idees du notre. C'est
+que les formes de la science peuvent varier, mais le fond est invariable
+comme l'esprit humain. Les Grecs n'ont presque rien dit a la maniere
+des modernes, et cependant ils ont connu tous les systemes, toutes les
+hypotheses dont les modernes se sont vantes. Je ne sais pas meme une
+erreur dans laquelle ils ne nous aient devances. Quand on lit les
+Dialogues de Platon, on y voit figurer, sous des noms antiques, Hobbes,
+Locke, Hume et Kant lui-meme. Ainsi chez les maitres de la scolastique,
+nous reconnaissons des Euthydeme et des Protagoras, quelquefois
+Democrite, Empedocle ou Parmenide, ca et la des idees de Platon, partout
+le souvenir et l'imitation d'Aristote. Sans doute le moyen age morcelait
+la philosophie; mais toutes les parties s'en tiennent si etroitement
+qu'on ne peut longtemps en isoler une, et des voies differentes y
+ramenent au meme point. L'esprit humain n'innove guere que dans les
+methodes, et les methodes diversifient, mais ne detruisent pas son
+identite. Les idees sur lesquelles porte la philosophie se presentent
+comme d'elles-memes a la reflexion. Des que l'esprit se regarde, il les
+retrouve. C'est un heritage substitue de generation en generation, comme
+ces pierres precieuses qui se perpetuent dans les familles, et dont
+la disposition seule change suivant la mode et le gout des diverses
+epoques. Indestructibles, et inalterables, ces idees demeurent dans
+l'esprit humain comme des symboles de l'eternelle verite.
+
+Elles ne manquent donc a aucune grande philosophie; et elles peuvent
+etre decouvertes sous tous les voiles que les caprices du raisonnement
+leur ont pretes. Il est curieux et piquant parfois de les reconnaitre,
+malgre les deguisements dont les revetent la philosophie et la theologie
+de nos peres. Cet interet nous soutenait dans la tache ingrate de
+penetrer au fond de ces deux sciences, d'en reproduire les idees et les
+expressions, de leur rendre, s'il nous etait possible, la vie et la
+lumiere. Cette restauration etait une oeuvre assez nouvelle. Depuis
+quelques annees, on a bien su ressaisir avec sagacite le sens intime de
+toutes les doctrines, on les a traduites avec succes dans une langue
+commune, celle de la critique contemporaine. Mais a peine a-t-on ose,
+dans de courts passages, faire revivre l'enseignement original des
+maitres du passe. A peine celui qui a le premier parmi nous entrepris de
+retirer la scolastique d'un oubli de deux siecles, a-t-il ose lui rendre
+a certains moments et ses formes et son style. Par le choix de notre
+sujet, par l'etendue de notre travail, nous avons du nous jeter
+audacieusement dans cette oeuvre de restitution scientifique. Nous
+sommes rentre dans la nuit du moyen age, pour y marcher le flambeau a
+la main. Un historien dont la science profonde est vivifiee par une
+puissante imagination, a su ranimer les sentiments et les moeurs de
+la societe de ces temps-la. Il a remis sur ses pieds le Germain, le
+Gaulois, le Saxon, le Normand. Ce qu'il a si habilement fait pour
+l'homme moral, pour l'homme politique, serait-il chimerique de le tenter
+pour l'homme intellectuel? A cote du guerrier franc, du magistrat
+communal, du serf des cites ou des champs, en face du roi, du leude et
+du pretre, reprenant a sa voix la parole et l'action, ne pourrait-on
+faire revivre l'ecrivain et le philosophe, aux luttes des races opposer
+les combats des ecoles, aux jeux de la force, les guerres de l'esprit?
+Est-il impossible de convoquer encore pour un instant les hommes du XIXe
+siecle autour d'une de ces chaires eloquentes ou la raison humaine,
+essayant sa puissance, begayant des verites timides, preparait, il y a
+sept cents ans, la lointaine emancipation du monde?
+
+
+PREUVES ET AUTORITES
+
+DE
+
+L'HISTOIRE D'ABELARD.
+
+
+On a beaucoup ecrit sur Abelard, mais on s'est beaucoup repete, et il
+faut bien choisir les autorites, quand on parle de lui. Parmi celles que
+nous allons citer, les unes, qui sont originales, et ce que les anciens
+editeurs appelaient _testimonia_, datent de son temps ou viennent
+de ceux qui avaient pu connaitre ses contemporains; les autres sont
+posterieures et n'ont qu'une valeur relative a l'instruction, a la
+veracite, a la sagacite de l'ecrivain.
+
+
+I.
+
+AUTORITES DU XIIe SIECLE ET DU SUIVANT.
+
+I.--_Historia calamitatum_, ou l'_Epistola prima_. Ce sont les Memoires
+de sa vie ecrits par lui jusque vers l'annee 1135. Cette lettre a ete
+donnee pour la premiere fois dans ses Oeuvres, par Duchesne, qui y a
+joint d'excellentes notes. Le meilleur texte, bien qu'incomplet, a ete
+revu sur le manuscrit 2923 de la Bibliotheque Royale, et insere dans
+le Recueil des historiens des Gaules et de la France (t. XIV, p. 278).
+Turlot, qui l'a reproduit en presque totalite, dit que le manuscrit
+a appartenu a Petrarque et contient des notes de lui. (_Abail. et
+Heloise_, p. 4.) La bibliotheque de Troyes possede un manuscrit sous le
+n'o 802, qui a ete collationne avec l'imprime a la demande de M. Cousin;
+il contient de nombreuses differences assez peu importantes, sauf une
+seule qui sera indiquee.
+
+II.--Les lettres d'Heloise et d'Abelard, souvent reimprimees et
+traduites. La premiere traduction est celle de Jean de Meung, le
+manuscrit en existe a la Bibliotheque du Roi. La premiere edition
+du texte est celle qui fait partie des Oeuvres deja citees: _Petri
+Abaelardi filosofi et theologi abbatis ruyensis et Heloisae conjugis
+ejus primae paracletensis abbatissae Opera, nunc primum edita ex Mss.
+codd. V. Illus. Francisci Amboesii_, etc., in-4 deg.. Paris, 1616. Cette
+edition des Oeuvres d'Abelard, la premiere et la seule qui porte ce
+titre, est appelee indifferemment l'edition d'Amboise ou de Duchesne;
+elle contient les lettres d'Abelard et d'Heloise, des lettres de saint
+Bernard, du pape Innocent II, de Pierre le Venerable, de Berenger de
+Poitiers, de Foulque de Deuil, etc., toutes pieces importantes pour
+l'histoire d'Abelard, ainsi que plusieurs de ses ouvrages theologiques
+qui ne sont encore imprimes que la. Les principaux sont: 1 deg. le
+Commentaire sur l'epitre aux Romains; 2 deg. l'Introduction a la theologie;
+3 deg. les Sermons. Voyez sur cette edition Bayle, _Dict. crit_., art. _Fr.
+d'Amboise_, et l'_Histoire litteraire de la France_, par les benedictins
+de Saint-Maur et l'Institut, t. XII, p. 149.
+
+La seconde edition complete des lettres, contenant toutes celles que
+d'Amboise a donnees; _P. Abaelardi abbatis ruyensis et Heloissae
+abbatissae paracletensis Epistolae, edit. cur. Ricardi Rawlinson_,
+in-8 deg.. Londres, 1718. Le texte a ete revu avec soin, mais corrige avec
+trop de hardiesse, d'apres un manuscrit d'une existence douteuse.
+
+III.--Les autres ouvrages d'Abelard, savoir:
+
+_Petri Abaelardi Theologia christiana.--Ejusdem Expositio in Hexameron_.
+(Durand et Martene, Thesaur. nov. anedoct., t. V, p. 1139 et 1361.)
+
+_Petri Abaelardi Ethica, seu liber dictus: SCITO TE IPSUM_. (Bernard
+Pez, Thesaur. anecdot. noviss., t. III, pars II, p. 626.)
+
+_Petri Abaelardi Dialogus inter philosophum, judaeum et christianum_.
+(Frid. Henr. Rheinwald, Anecdot. ad histor. ecclesiast. pertin., partie.
+I, Berolini, 1831.)
+
+_Petri Abaelardi Epitome theologiae christianae_, (F. H. Rheinwald, meme
+recueil, partie II, 1835.)
+
+Ouvrages inedits d'Abelard, pour servir a l'histoire de la philosophie
+scolastique en France, publies par M. Victor Cousin. Les principaux
+ouvrages sont: 1 deg. _Petri Abaelardi Sic et Non_; 2 deg. _Ejusdem Dialectica_;
+3 deg. _Ejusdem fragmentum de Generibus et Speciebus_. (Documents inedits
+relat. a l'Hist. de France, publies par ordre du gouvernement, in-4 deg.,
+1836, p. 3, 173 et 507.) _Petri Abaelardi tractatus de Intellectibus_.
+(Cousin, Fragm. philos. 1840, t. III, Append. XI, p. 448.)
+
+Deux prefaces inedites d'Abailard, publiees par M. Lenoble dans les
+Annales de philosophie chretienne, janvier 1844.
+
+Les poesies qui se trouvent disseminees dans divers recueils, savoir:
+
+1 deg. l'edition des Oeuvres donnee par d'Amboise, p. 1136;
+
+2 deg. _Veterum scriptorum et monumentorum amplissima Collectio_, t. IX, p.
+1091;
+
+3 deg. _Gallia Christiana_, t. VII, p. 595;
+
+4 deg. _Les Fragments philosophiques_ de M. Cousin, 1840, t. III, p. 440;
+
+5 deg. _Spicilegium vaticanum. Beitraege zur naehern Kenntniss der
+Vatikanischen Bibliothek fuer deutsche Poesie des Mittelalters, von Carl
+Greith._, Frauenfield, 1838;
+
+6 deg. _Bibliotheque de l'ecole des Chartes_, t. III, 2e livr. 1842.
+
+Le dernier recueil a fait connaitre les hymnes decouverts dans un
+manuscrit de Bruxelles, dont nous avons eu sous les yeux une copie et un
+specimen par M. Th. Oehler, et qui est intitule: _P. Ab. sequentiae et
+hymni per totum anni circulum in virginum monast. paraclet_.
+
+IV.--Les ouvrages de controverse des contemporains d'Abelard, savoir:
+
+Les lettres de saint Bernard, _S. Bernardi Opera omnia_, edition de
+Mabillon, 1690, vol. I, _passim_. Les lettres directement relatives a
+Abelard se retrouvent dans le recueil de ses Oeuvres par d'Amboise.
+
+Les lettres de Pierre le Venerable, _Vita S. Petri Vener. et Epistolae_.
+(Bibliotheca cluniacensis, p. 553 et 621; edition de Duchesne avec des
+notes, 1614.)
+
+La lettre de Guillaume de Saint-Thierry contre Abelard et la
+dissertation annexee, _Disputatio adversus P. Abaelardum_. (Bibliotheca
+patrum cistercensium, par Tissier, 1660-1669, t. IV, p. 112.)
+
+La dissertation d'un abbe anonyme (Geoffroy d'Auxerre?) contre le meme,
+_Disputatio anonymi abbatis adversus dogmata P. Abaelardi_. (Meme
+recueil, t. IV, p. 228.)
+
+La lettre de Gautier de Mortagne a Abelard, _Epistola Gualteri de
+Mauritania, episcopi laudunensis_. (Spicilegium, sive Collectio veterum
+aliquot scriptorum, D. Luc. d'Achery, edition de de la Barre, 1723, t.
+III, p. 520.)
+
+Les lettres de Hugues Metel adressees a Innocent II, a Abelard, a
+Heloise, _Hugon. Metelli Epist._ IV, V, XVI et XVII. (Car. Lud. Hugo,
+Sacr. antiquit. Monum., t. II, p. 330 et 348.)
+
+L'ouvrage de Gautier de Saint-Victor contre les theologiens
+dialecticiens de son temps, ecrit vers 1180, _Liber M. Walteri prior.
+S. Vict. Parisius contra manifestas et damnatas etiam in conciliis
+haereses_, manuscrit de l'abbaye de Saint-Victor, et dont on trouve
+de longs extraits dans Duboulai. (Hist. univ. parisiens., t. II, p.
+629-660.)
+
+V.--Les recits ecrits par les contemporains ou dans le XIIIe siecle.
+
+Les vies de saint Bernard ecrites de son temps, _Ex vita et rebus
+gestis S. Bernardi, lib. III, a Gaufrido autissiod. seu claraeval.
+monach.--Epistola ejusdem ad episcopum albanensem, ex vit. S. Bernardi_,
+ab Alano, episc. autissiod. (Recueil des historiens des Gaules et de la
+France, t. XIV, p. 327, 370 et suiv.)
+
+_Johannis Saresberensis Metalogicus_, lib. I, cap. I et V; lib. II, cap.
+X et _passim_. Jean de Salisbury avait entendu les lecons d'Abelard et
+frequente les principales ecoles des Gaules.--_Ejusdem Policraticus,
+sive de Nugis curialium, cui accedit Metalog._, 1 vol. in-12, 1639, lib.
+II, cap. XXII, et lib. VII, cap. XII. (Voyez les extraits de cet auteur
+dans le Recueil des histor., t. XIV, p. 300 et suiv.)
+
+_Otto Frisingensis, de gestis Friderici I Caesaris Augusti_, lib. I, cap.
+XLVI, XLVII et seq. Othon, abbe de Morimond, de l'ordre de Citeaux, puis
+eveque de Frisingen (Freising, en Baviere), neveu de l'empereur Henri
+V, a compose une chronique de l'empereur Frederic Barberousse, dont
+il etait oncle paternel, et il y raconte la vie et la condamnation
+d'Abelard, son contemporain. (1 vol. in-folio, Basil., 1569, et Recueil
+des histor., t. XIII, p. 654.)
+
+_Ex vita S. Gosvini aquicinctensis abbatis_ lib. I, cap. IV et XVIII.
+Gosvin, abbe d'Anchin, fut un des adversaires actifs d'Abelard; sa vie a
+ete ecrite par des moines de son couvent, ses contemporains.(Recueil des
+histor., t. XIV, p. 442.)
+
+Extraits de diverses chroniques composees au XIIe siecle ou dans les
+suivants; les plus importants sont tires de:
+
+1 deg. Guillaume de Nangis, _Ex Chronic. Guillielm. de Nangiaco_. (Recueil
+des histor., t. XX, p. 731, ou _Spicilegium_ de d'Achery, t. III, p.
+1-6.)
+
+2 deg. Robert d'Auxerre, _Ex Chronologia Roberti monach. S. Marian.
+altissiod._ (Recueil des histor., t. XII, p. 293.)
+
+3 deg. La Chronique d'un anonyme, _Ex Chronico ab initio mundi usque ad A.C.
+1160_. (_Id., ibid._, p. 120.) 4 deg. Richard de Poitiers, moine de Cluni,
+_Ex Chronic. Richardi pict._ (_id., ibid._, p. 415.)
+
+5 deg. L'appendice a la chronique de Sigebert, par Robert, _Ex Roberti
+proemonstr. appendice ad Sigeberti chronographiam._ (_id._, t. XIII,
+p. 330, ou dans le recueil intitule: Illustrium veterum scriptorum qui
+rerum a Germ. gest., etc., t. I, p. 626; 2 vol. in-folio, Francfort,
+1573.)
+
+6 deg. Alberic, moine de Trois-Fontaines, _Ex Chronic. Alberici Trium
+Fontium monachi._ (Recueil des histor., t. XIII, p. 700.)
+
+7 deg. Guillaume Godelle, moine de Saint-Martial de Limoges, _Ex Chronic.
+Willelm. Godelli, mon. S. Mart. lemov._ (_id., ibid._, p. 675.)
+
+_Vincentius Burgundus proesul bellovacensis_. (Bibliotheca Mundi, 4 vol.
+in-folio, 1624.--T. IV, _Specul. historial._, lib. XXVII, cap. XVII.)
+Vincent de Beauvais vivait au milieu du XIIIe siecle.
+
+Il y a encore dans d'autres chroniques, comme dans quelques cartulaires,
+des lignes isolees ou Abelard est nomme, et dont l'historien peut faire
+son profit, mais qui ne meritent point d'etre rappelees. Je ne fais
+que mentionner un chant funebre sur la mort d'Abelard, rapporte par M.
+Carriere dans son edition allemande des lettres (voyez ci-apres, page
+262), et une curieuse chanson bretonne en dialecte de Cornouaille, ou
+Heloise, _Loiza_, raconte qu'instruite par son clerc, _ma o'hloarek, ma
+dousik Abalard_, elle est devenue, grace a la connaissance des langues,
+une sorciere semblable aux druidesses celtiques. (_Barzas-Breiz_, Chants
+populaires de la Bretagne, publies par M. Th. de la Villemarque, t. I,
+p. 93. Paris, 1839.)
+
+
+II.
+
+AUTORITES POSTERIEURES AU XIIIe SIECLE.
+
+1.--Un grand nombre d'historiens qui ne s'occupaient point specialement
+d'Abelard, ont ete conduits par leur sujet a ecrire sa vie ou a en
+donner le sommaire, particulierement d'apres l'_Historia calamitatum_ et
+Othon de Frisingen.
+
+Le premier me parait etre Bertrand d'Argentre, un des plus anciens
+historiens francais de la Bretagne. (_L'Histoire de Bretaigne_, 1 vol.
+in-fol., 1538, liv. I, chap. XIV, p. 74; liv. III, chap. CIII, p. 236 et
+suiv.) C'est un court resume de l'histoire d'Abelard, d'apres Othon de
+Frisingen.
+
+Pasquier a donne un abrege de l'_Historia calamitatum_, de son
+temps encore manuscrite, en y joignant quelques details et quelques
+reflexions. (_Les Recherches de la France_, liv. VI, chap. XVII, p. 587
+et suiv.; liv. IX, chap. V, VI et XXI.)
+
+Tritheme, dans son Catalogue des ecrivains ecclesiastiques, insere
+un article pris dans les chroniques deja citees. (_De Scriptoribus
+ecclesiasticis, in J. Trithemii Span. Oper. histor._, in-folio, 1604,
+part. I, p. 276.)
+
+Duboulai, dans son Histoire de l'Universite de Paris, compose en divers
+passages une biographie a peu pres complete, d'apres d'Amboise, Othon de
+Frisingen, Jean de Salisbury, saint Bernard et ses biographes. (_Coes.
+Egassii Buloei Historia Universitatis parisiensis_, 6 vol. in-folio,
+1665, t. I, p. 257, 272, 349, 445; t. II, p. 8 et suiv., 53, 68, 85,
+107, 157, 162, 168, 200, 242, 715, 733, 739, 753, 759 et suiv.)
+
+Le pere Gerard Dubois raconte aussi, a leurs epoques, dans l'Histoire de
+l'Eglise de Paris, les evenements de la vie d'Abelard. (_Gerardi Dubois
+aurelianensis Historia Ecclesia parisiensis_, 2 vol. in-folio, 1690, t.
+I, lib. XI, cap. II, p. 709, etc.; cap. VII, p. 774, etc; t. II, lib.
+XII, cap. VII, p. 64 et 178, etc.)
+
+Jacques Thomasius a ecrit une vie d'Abelard ou il y a de l'erudition et
+des erreurs. (_Petri Abelardi vita in Hist. sapient. et stult. a Christ.
+Thomasio_, t. 1, p. 75-142, 1693, Hal. Magdeb.)
+
+Citons encore Dupin, dans sa Bibliotheque des auteurs ecclesiastiques.
+(_Hist. des controv. et des mat. ecclesiast. traitees dans le XIIe
+siecle_, 1696, chap. VII, p. 360, etc., 392 a 412.)
+
+Le pere Noel Alexandre. (_Natalis Alexandri Historia ecclesiastica_, 7
+vol. in-folio, 1699, t. VI, dissertat, VII, p. 787 et seq.)
+
+L'abbe Fleury. (_Histoire ecclesiastique_, liv. LXVII et LXVIII, p. 307,
+etc., p. 406, etc., p. 547, etc., du t. XIV de l'edition in-4 deg..)
+
+Casimir Oudin. (_Commentarius de scriptoribus Ecclesioe antiquis_, 3
+vol. in-folio, 1723, t. II, sect. XII, p. 1160 et seq.)
+
+Dom Remy Ceillier. (_Histoire generale des auteurs sacres et
+ecclesiastiques_, Paris, 1729, 23 vol. in-4 deg., t. XXII, chap. X, p.
+484-494.)
+
+Le pere Longueval, jesuite. (_Histoire de l'Eglise gallicane_, Paris,
+1730-49, 18 vol. in-4 deg., t. VIII, liv. XXIII, p. 350 et suiv., 414 et
+suiv; t. IX, liv. XXV, p. 22 et suiv.)
+
+Dom Guy Alexis Lobineau, dans son _Histoire generale de Bretagne_, 2
+vol. in-folio, 1707, t. I, liv. V, p. 139 et suiv. C'est un recit assez
+complet, ecrit avec moderation et bienveillance, et que je regarde comme
+la base des recits posterieurs.
+
+Dom Hyacinthe Morice, dans l'ouvrage qui porte le meme titre; autre
+recit plus sommaire et dans le meme esprit. (_Hist. gen. de Bret_., 5
+vol. in-folio, 1744, t. I, liv. II, p. 96 et suiv.)
+
+Baronius, et surtout son commentateur Pagi, dans ses notes. (_Annales
+ecclesiastici_, 43 vol. in-folio; Lucques, 1738-57, t. XVIII. Voyez le
+texte a l'an 1140 et les notes aux annees 1113, 1121, 1129, 1131, 1140
+et 1142.)
+
+On peut citer egalement l'_Histoire de la ville de Paris_, par les peres
+Felibien et Lobineau (5 vol. in-folio, 1725, t. I, liv. III et
+IV); l'article _Abelard_ du _Dictionnaire universel des sciences
+ecclesiastiques_, par le reverend pere Richard (6 vol. in-folio, 1760),
+et le Sec. II du liv. I de l'_Histoire de l'Universite de Paris_, par
+Crevier. (T. I, p. 111-193, 7 vol. in-12; Paris, 1761.)
+
+Le pere Niceron a publie une vie d'Abelard qui n'est guere que l'analyse
+de celle de D. Gervaise. (_Memoires pour servir a l'histoire des hommes
+illustres dans la republique des lettres_, 42 vol. in-12, 1729, t. IV,
+p. 1 et suiv.)
+
+Mabillon, ou son continuateur Martene, donne, dans les Annales
+benedictines, une biographie par morceaux detaches qui vaut a beaucoup
+d'egards les precedentes, _Annales ordinis S. Benedicti_. (6 vol.
+in-folio, 1739, t. IV, lib. LXXIII, p. 63 et seq., 84 et seq., 324 et
+seq., 356 et seq., 991, 1085, etc.)
+
+L'article d'Abelard, dans l'Histoire de la philosophie, de Brucker,
+merite aussi d'etre lu, tant pour la critique que pour la biographie.
+(_Jacobi Bruckeri Historia critica philosophiae_, 6 vol. in-4 deg., Lipsiae,
+1766, t. III, pars II, lib. II, cap. III, sect. II, p. 716, 734, etc.)
+
+Nous ne faisons que mentionner l'histoire d'Abelard par Diderot, dans
+l'article _Scolastique_ de l'_Encyclopedie_.
+
+II.--Parmi les biographies proprement dites, nous citerons
+particulierement:
+
+_La Vie de Pierre Abeillard, abbe de Saint-Gildas, et celle d'Heloise,
+son epouse_, 2 vol. in-12, 1720, par D. Gervaise (Francois-Armand). Cet
+ouvrage est interessant: l'auteur, quoique ancien abbe de la Trappe, est
+un apologiste enthousiaste; le recit est fait avec soin, meme avec
+assez d'exactitude quant aux faits essentiels, mais enjolive de details
+romanesques. Il est vrai que Gervaise a ete accuse par Saint-Simon
+d'avoir eu lui-meme une intrigue galante avec une religieuse.
+
+L'article Abelard, dans le Dictionnaire de Moreri, dans le Dictionnaire
+critique de Bayle, ainsi que les articles _Heloise, Paraclet, Foulque,
+Berenger, Fr. d'Amboise_.
+
+_The History of the lives of Abeillard and Heloisa_, by the rev. Joseph
+Berington, 2 vol. in-8 deg., Basil, 1793. Cet ouvrage fort estime contient,
+avec une biographie etendue, une traduction et le texte des lettres
+d'Heloise et d'Abelard. Il est interessant, mais il n'a pas ete
+compose d'apres les autorites contemporaines, et l'auteur a pris pour
+historiques tous les details romanesques inventes par D. Gervaise.
+
+_Abailard et Heloise, avec un apercu du XIIe siecle_, par F.C. Turlot, 1
+vol. in-8 deg., 1822.
+
+L'article d'Abelard dans _l'Histoire litteraire de la France_, ainsi
+que celui d'Heloise. Ces articles ont ete rediges par dom Clement avec
+beaucoup de soin et de critique, mais avec une severite qui tombe dans
+l'injustice. Ils ont ete reimprimes, l'Academie des inscriptions ayant
+donne une nouvelle edition du volume ou ils sont inseres, et M. Daunou
+y a joint quelques notes. (_Histoire litteraire de la France_, t. XII,
+1830, p. 86 et suiv., p. 629 et suiv.)
+
+L'_Essai sur la vie et les ecrits d'Abailard et d'Heloise_, par madame
+Guizot. (oeuvres diverses et inedites de madame Guizot, 1828, t. II, p.
+319.) L'ouvrage qui n'est pas fini est le plus remarquable pour le fond
+des idees et pour les vues qu'il contient; il a ete termine par
+M. Guizot et place a la tete de l'edition _illustree_ des Lettres
+d'Abailard et d'Heloise, traduites par M. Oddoul. (2 vol. in-8 deg., Paris,
+1839.) Cette derniere edition renferme un assez grand nombre de pieces
+et de temoignages, le specimen d'un des manuscrits des lettres, quelques
+fragments de MM. de Chateaubriand, Michelet, Quinet, etc.
+
+Les dictionnaires et recueils biographiques, qui tous en general
+contiennent un article _Abelard_. Nous citerons celui de M. d'Eckstein,
+dans l'_Encyclopedie des gens du monde_, t. I; celui de M.P. Leroux,
+dans l'_Encyclopedie nouvelle_, t. I; celui de M. Geruzez, dans le
+_Plutarque francais_, t. I; M. Barriere y a donne l'article _Heloise_.
+
+La traduction des lettres d'Heloise et d'Abelard, par le bibliophile
+Jacob, inseree dans la Bibliotheque d'elite, in-12, Paris, 1840. Cette
+traduction, fort bien faite, est precedee d'une notice interessante et
+detaillee qu'on doit a M. Villenave, sous ce titre: Abelard et Heloise,
+leurs amours, leurs malheurs et leurs ouvrages.
+
+Parmi les anciennes traductions, assez peu remarquables, on ne doit
+conserver que celle de Bussy-Rabutin, reimprimee avec de nombreuses
+compositions poetiques sous ce titre: _Lettres d'Heloise et d'Abelard_,
+traduites librement d'apres les lettres originales latines, par le
+comte de Bussy-Rabutin, avec les imitations en vers par de Beauchamps,
+Colardeau, etc., etc., precedees d'une nouvelle preface par M.E.
+Martineault, in-12, Paris, 1841.
+
+Une biographie universelle publiee en Angleterre contient un bon article
+sur Abelard, _The biographical Dictionary of the Society for the
+diffusion of useful knowledge_, in-8 deg., t. I, London, 1842.
+
+Les Allemands se sont peu occupes d'Abelard. On cite les deux ouvrages
+suivants, dont nous ne connaissons que des extraits:
+
+F. C. Schlosser, _Abaelard und Dulcin, oder Leben und Meinungen eines
+Schwaermers und eines Philosophen_, in-8 deg., Gotha, 1807.
+
+Fessler, _Abaelard und Heloisa_, 2 vol. in-8 deg., Berlin, 1808.
+
+_Abaelard und Heloise oder der Schriftsteller und der Mensch_, par M.
+Feuerbach (Leipzig, 1844), est un mince recueil de pensees detachees qui
+ne m'ont paru avoir aucun rapport avec le titre[1].
+
+[Note 1: Voici au vrai le sens tout allemand de ce titre. Il s'agit
+d'une Comparaison entre la vie litteraire et la vie active. Je crois
+qu'Abelard designe l'une et Heloise l'autre. C'est un recueil dont le
+titre revient a peu pres a ceci, _l'art et humanite_. Les deux noms
+propres ne se rencontrent pas dans le cours du livre.]
+
+_Abaelard und Heloise. Ihre Briefe und die Leidensgeschichte uebersetzt
+und eingeleitet durch eine Darstellung von Abaelards Philosophie und
+seinem Kampf mit der Kirche_, von Moriz Carriere, in-12, Giessen, 1844.
+C'est une traduction des lettres, mais l'auteur l'a fait preceder d'une
+introduction qui se lit avec interet, et ou il se montre au courant des
+plus recentes publications qui concernent Abelard.
+
+III.--On trouve des renseignements sur les manuscrits d'Abelard, sur ses
+ouvrages inedits, sur la publication de ceux qui sont imprimes, dans le
+_Thesaurus_ de Durand et Martene et dans celui de Pez, aux lieux cites;
+dans Casimir Oudin (t. II, p. 1169); l'_Histoire litteraire_ (t. XII, p.
+103, 129, 134 et 706); Fabricius (_Biblioth. lat. med. et infim. aetat.,
+ed. a P.J. Mansi_, t. V, lib. XV, p. 232 et seq.); Olearius, (_Joann.
+Gotfr. Olearii Biblioth. scriptor. ecclesiast._, t. I, p. 2-4); le
+recueil intitule: _Historia rei litterariae ordin. S. Benedicti_, par
+Ziegelbauer et Legipontanus (t. I et IV); celui de Guillaume Cave,
+(_Scriptor. ecclesiast. Historia litteraria_, t. II, p. 203); le Voyage
+litteraire de deux benedictins (part. I, p. 245), et l'Introduction aux
+_Ouvrages inedits d'Abelard_, par M. Cousin.
+
+Les opinions religieuses d'Abelard ont ete exposees et discutees par
+d'Amboise, D. Gervaise, Dupin, le pere Noel Alexandre, Oudin, Lobineau,
+Bayle, les editeurs des deux _Thesaurus_, Mabillon, dans l'edition de
+saint Bernard, son continuateur, dans les Annales benedictines, l'auteur
+du tome XII de l'_Histoire litteraire_, Duplessis d'Argentre (_Collectio
+judiciorum de novis erroribus_, t. I, p. 49 et seq.), M. Neander et M.
+l'abbe Ratisbonne, chacun dans son _Histoire de saint Bernard_; (l'une
+traduite par M. Th. Vial, 1 vol. in-12, 1842; l'autre, 2 vol. in-12,
+1840, t. II, chap. XXVII, XXVIII et XXIX.)
+
+Les opinions philosophiques d'Abelard ont ete incompletement exposees
+par les divers historiens de la philosophie, qui jusqu'a ces derniers
+temps, ne connaissaient pas ceux de ses ouvrages ou elles sont exposees.
+Voyez pourtant, outre Brucker deja cite, Tennemann (_Geschichte der
+Philosophie_, t. VIII, part. I, chap. V, p. 170, Leipzig, 1810);
+Degerando (Histoire comparee des systemes de philosophie, t. IV, ch.
+XXVI, p. 397), et la note du commencement du chap. III de notre livre
+II. Mais les doctrines d'Abelard ne commencent a etre bien connues que
+depuis l'introduction de M. Cousin (_Ouvr. ined., ou Fragments philos._,
+t. III). On peut consulter aussi l'ouvrage intitule: _Etudes sur
+la philosophie dans le moyen age_, par M. Rousselot (3 vol. in-8 deg.,
+1840-1842). Il a paru quelques dissertations en Allemagne que nous
+citons en leur lieu.
+
+
+
+
+ABELARD.
+
+
+
+LIVRE PREMIER.
+
+
+
+
+
+VIE D'ABELARD.
+
+
+
+Lorsqu'on suit, en quittant Nantes, la route de Poitiers, on traverse,
+avant d'arriver a Clisson, un bourg forme d'une longue rue et qui se
+nomme le Pallet. Apres les dernieres maisons, on apercoit a gauche
+au-dessus du chemin une eglise, remarquable seulement par sa simplicite
+et par la vetuste de quelques-unes de ses parties. Derriere cette eglise
+et sur une hauteur, des restes de murs epais, avec des vestiges de
+fosses, indiquent sous le lierre qui les couvre une ancienne et forte
+construction, et renferment maintenant un carre d'arbustes et de grandes
+herbes, cimetiere abandonne ou s'eleve une vieille croix de pierre parmi
+quelques modestes tombeaux. Ces ruines sont celles de la demeure des
+seigneurs du Pallet, detruite en 1420, lors des guerres qui suivirent
+l'attentat commis sur Jean V, duc de Bretagne, par Marguerite de
+Clisson. C'etait la, qu'au XIe siecle, un petit chateau fortifie
+dominait le bourg, du haut d'une eminence a pic sur l'etroite riviere de
+la Sangueze, ainsi nommee, dit-on, pour avoir ete souvent rougie du
+sang des combattants, au temps des luttes acharnees des Bretons et des
+Anglais.
+
+En 1079, Philippe Ier etait roi des Francais, et Hoel IV, duc de
+Bretagne, lorsque dans ce bourg et dans ce chateau, son domaine, un
+personnage noble, Berenger, eut de sa femme Lucie un fils qu'il nomma
+Pierre[2]. C'etait l'aine de sa famille, qui s'augmenta bientot de
+plusieurs enfants; ses autres fils s'appelerent Raoul, peut-etre
+Porcaire et Dagobert, et sa fille, Denyse. Le pere, avant de prendre le
+metier des armes, avait recu de l'instruction, et il en conservait un
+tel gout pour les lettres qu'il voulut le transmettre a ses enfants et
+faire preceder par quelques etudes leur education guerriere. L'amour
+qu'il portait a son fils aine lui inspira des soins particuliers,
+auxquels celui-ci repondit par dela toute esperance. Il annoncait des
+dispositions brillantes. Dans cette vieille Armorique qui passait
+pour devoir son nom de Bretagne a la brutalite de ses habitants, on
+remarquait des lors une singuliere aptitude aux choses qui demandent
+la subtilite de l'esprit, et le jeune Pierre tenait du lieu natal, ou
+plutot de sa race, une remarquable facilite[3]. Ses progres furent
+bientot tels qu'il s'eprit d'une passion vive pour l'etude, et, dans son
+ardeur, il resolut de se consacrer aux lettres tout entier. Renoncant
+a la gloire militaire, et abandonnant a ses freres son heritage et
+son droit d'ainesse, il s'adonna surtout a la philosophie, et dans
+la philosophie, a la science de la dialectique, cet art de la guerre
+intellectuelle dont il preferait a tout les armes, les combats et les
+trophees.
+
+[Note 2: Le Pallet, _Palatium_ (on trouve aussi Palet, Palais,
+Paletz, Palez), est situe a 19 ou 20 kilometres au sud-est de Nantes,
+sur la route de Chollet et de Poitiers, "oppidum ... ab urbe Nannetica
+versus orientem octo miliariis remotum." L'eglise est sur le penchant
+d'une butte, appelee encore la butte d'Abelard. C'est l'ancienne
+chapelle du chateau, donnee a la commune, comme je l'ai appris du cure
+en 1843, par le dernier seigneur Barin de Froidmanteau, de la meme
+famille que les La Galissonniere, dont la residence se voit a moins
+d'une demi-lieue en avant. Les ruines du chateau, detruit d'abord en
+1420, puis sous Louis XIII, ou quatre pans de murs, hauts de 1 metre
+environ, renfermant un carre d'a peu pres 30 metres de cote, passent
+pour la maison d'Abelard, qu'on a dit aussi ne dans une autre maison
+plus modeste, demolie il y a sept ou huit ans par M. Dufrene, procureur
+du roi. Berenger peut avoir ete chatelain du lieu, quoiqu'il fut
+Poitevin, suivant l'unique temoignage d'une des epitaphes d'Abelard (_ex
+Chron. Rich. Pictav._), Namque oritur patre Pictavis et Britone matre,
+ si toutefois on n'a pas fait confusion avec Berenger de Poitiers, dont
+il sera question plus bas. Mais rien n'empeche de voir en lui l'ancetre
+de ces seigneurs du Pallet qui, jusqu'au XVe siecle, figurent dans les
+annales de la Bretagne. Son fils est souvent designe sous le nom de
+_Palatinus_ et quelquefois de _Nannetensis_. (_Ab. Op._, ep. I, p.
+4.--Johan. Saresb. _Policrat_., l. II, c. XXII, et _Metal._, l. I, c. V,
+et l. II, c. X.--_Rec. des Hist. des Gaules_, t. XII, p. 115, et t.
+XIV, p. 303-304.--_Hist. de Bret._, par D. Lobineau, t. I, l. III, p.
+106-107; l. IX, p. 298; l. XIX, p. 651, 1143, 1162 et 1235.--_Abail. et
+Hel._, par Turlot, p. 143.--_Voy. pitt. de Clisson_, par Thienon, pl.
+II et III.--_Notice sur Clisson_, in-18, Nantes, 1841, p.
+7.--Renseignements manuscrits transmis par M. Chaper, prefet de la
+Loire-Inferieure, et par MM. de la Jarriette et Demangeat, de Nantes.)]
+
+[Note 3: C'est Abelard qui dit que _Breton_ vient de _brute_. "
+Brito dictas est quasi brutus. Licet enim non omnes vel soli sint
+stolidi, hoc (_sic_) tamen qui nomen Britonis composuit secundum
+affinitatem nominis bruti, in intentione habuit quod maxima pars
+Britonum fatua esset." Et on lit, en effet, dans le roman de Brut, que
+ Brutus Apela de Bruto Bretons
+ Les Troyens ses compaignons.
+ (V. 1211 et 1212.)
+Il s'agit, il est vrai, de la Grande-Bretagne, mais elle donna son nom
+a l'Armorique. Les savants pensent que le nom de Bretons vient de
+_Vrezonze_ ou _Brazonce_, les _peints_, les tatoues, comme les _Pictes_
+de l'Angleterre. Cependant l'esprit penetrant des clercs bretons est
+atteste par Othon de Frisingen, mais i1 veut qu'en toute autre chose que
+les arts (la rhetorique et la dialectique), les Bretons soient presque
+stupides. C'est en faisant allusion a cette subtilite particuliere
+qu'Abelard dit de lui meme: "Natura terrae meae vel generis animo
+levis." Car je crois qu'ici _animo levis_ signifie plutot l'esprit
+prompt que la legerete du caractere: ce n'est pas l'usage d'Abelard
+de parler modestement de lui-meme, et la legerete n'est pas le defaut
+breton. (Ouvr. ined. d'Ab. _Dialectic._, p. 222 et 591.--_De Gest. Frid.
+I imper._, l. I, c. XLVII.--_Ab. Op._, ep. I, p. 4.)]
+
+Tres-jeune encore, il affronta les chances et les epreuves de cette
+strategie du raisonnement et de la parole. Il s'y exerca de bonne heure,
+et ses rapides succes lui donnerent une telle confiance que, quittant la
+maison paternelle, il alla voyager, parcourant les provinces,
+cherchant les maitres et les adversaires, marchant de controverses en
+controverses, et renouvelant ainsi, sous une autre forme et dans un plus
+vaste espace, la coutume attribuee aux peripateticiens de discuter en se
+promenant[4]. La philosophie avait alors ses chevaliers errants.
+
+[Note 4: _Ab. Op._, ep. I, p. 4.]
+
+La France ne manquait pas de maitres et d'ecrivains qui cultivaient la
+dialectique. Des sciences qui occupaient les esprits, c'etait celle qui
+commencait a faire le plus de bruit et a donner le plus de renommee.
+Elle rivalisait d'importance et presque de pouvoir avec la theologie
+qu'elle servait et inquietait tour a tour. La grammaire et la rhetorique
+qui, unies a ces deux sciences et a quelques etudes mathematiques,
+composaient presque tout l'enseignement de l'epoque, ne venaient que
+loin apres la dialectique dans l'estime des hommes instruits. La
+dialectique, c'etait alors la philosophie proprement dite. On l'appelait
+un art, parce qu'on ne l'enseignait pas sans la pratiquer, et que
+l'etude du raisonnement ne va pas sans le besoin d'en montrer les
+ressources, d'en essayer les procedes, d'en eprouver les forces[5]. On
+apprenait, sous le nom de cet art, une grande partie de ce que contient
+la Logique d'Aristote, que l'on connaissait par des traductions
+incompletes et surtout par l'intermediaire de Porphyre et de Boece.
+L'introduction que le premier a jointe aux categories, c'est-a-dire aux
+prolegomenes de la Logique, faisait corps avec elle; on n'en separait
+pas les versions et les commentaires du second. Ainsi l'on ne savait la
+dialectique qu'a la condition d'avoir appris tout ce qui regarde les
+cinq voix ou les rapports generaux des idees et des choses entre elles,
+exprimes par les noms de genre, d'espece, de difference, de propriete et
+d'accident; les categories ou predicaments, c'est-a-dire les idees les
+plus generales auxquelles puisse etre ramene tout ce que nous savons
+ou pensons des choses; la theorie de la proposition ou les principes
+universels du langage; le raisonnement et la demonstration, ou la
+theorie et les formes du syllogisme; les regles de la division et de la
+definition; la science enfin de la discussion et de la refutation, ou la
+connaissance du sophisme. En etudiant toutes ces choses, on trouvait,
+chemin faisant, de nombreuses questions qui permettaient de joindre
+l'exemple au precepte; c'etaient des questions d'abord de logique pure,
+puis de physique, de metaphysique, de morale, et souvent de theologie.
+Sur ces questions s'echauffaient les esprits, s'animaient les passions,
+et brillaient ceux qui se livraient a l'enseignement et a la dispute;
+sur ces questions se partageaient les professeurs, les lettres, les
+ecoles, et quelquefois l'Eglise et le public.
+
+[Note 5: On sait que notre faculte des lettres s'appelait autrefois
+la faculte des arts; d'ou le titre de maitre es arts. Le nom d'_artista_
+fut donne dans le XIe siecle aux philosophes, qui a Rome etaient aussi
+appeles [Grec: technikoi], quand ils s'adonnaient a l'enseignement et a
+la controverse. Budaeus, _Observ. select._ XIV et XVI, t. VI, p. 121 et
+130. Hall., 1702.]
+
+A l'epoque ou le jeune Pierre se mit a courir le pays pour chercher les
+aventures philosophiques, un homme s'etait fait dans les ecoles une
+grande renommee. C'etait Jean Roscelin, ne comme lui en Bretagne, et
+chanoine de Compiegne. Ce maitre avait trouve assez repandue cette
+doctrine, qui n'etait pas cependant toujours explicite, que les noms
+appeles plus tard abstraits par les grammairiens designent, pour le
+plus grand nombre, des realites, tout comme les noms des choses
+individuelles, et que ces realites, pour etre inaccessibles a nos
+perceptions immediates, n'en sont pas moins les objets serieux et
+substantiels d'une veritable science. Il combattit cette idee qu'il
+contraignit a se developper et a s'eclaircir; et il soutint que tous les
+noms abstraits, c'est-a-dire tous les noms des choses qui ne sont pas
+des substances individuelles, que par consequent les noms des especes et
+des genres qui n'existent point hors des individus qui les composent,
+et les noms des qualites et des parties qui ne peuvent etre isolees des
+sujets ou des touts auxquels on les rattache, les unes sans disparaitre,
+les autres sans cesser d'etre des parties, n'etaient en effet que des
+noms. Puisqu'ils n'etaient pas les designations de realites distinctes
+et representables, ils ne pouvaient etre, selon lui, que des produits ou
+des elements du langage, des mots, des sons, des souffles de la voix,
+_flatus vocis_. Cette doctrine fut appelee la doctrine des noms, le
+systeme des mots, _sententia vocum_; les historiens de la philosophie
+l'appellent le _nominalisme_[6].
+
+[Note 6: Voyez le l. II de cet ouvrage, c. II, VIII, IX et X.]
+
+Cette doctrine illustra son auteur qui ne l'avait pas inventee tout
+entiere, mais qui, la rencontrant en principe dans Aristote, l'avait,
+apres Raban-Maur et Jean le Sourd, hardiment poussee a ses extremes
+consequences et redigee en termes absolus; mais elle compromit le repos
+et la surete de Roscelin. L'Eglise s'etait alarmee; saint Anselme, alors
+abbe du Bec en Normandie, en attendant qu'il succedat a Lanfranc dans
+l'archeveche de Cantorbery, et qui jouissait d'un grand credit comme
+religieux et d'une grande reputation comme philosophe, avait combattu le
+nominalisme, en soutenant a outrance la realite de ce qu'exprimaient
+les termes abstraits et generaux, ou ce qu'on appelle _la realite des
+universaux_. Devancant meme cette polemique, un concile tenu a Soissons,
+en 1092, avait condamne la doctrine de Roscelin, comme fausse en
+elle-meme, et comme incompatible avec le dogme de la Trinite, puisqu'en
+n'attribuant l'existence qu'aux individus, elle annulait celle des trois
+personnes, ou les realisait en trois essences individuelles, ce qui
+etait admettre trois dieux.
+
+Roscelin avait ete force de s'exiler en Angleterre. On croit que dans
+le cours de ses voyages notre Pierre fut un de ses auditeurs; mais on
+ignore quand il le rencontra. Il est certain qu'il suivit ses lecons, et
+probablement avant de venir a Paris. Il l'entendit du moins etant fort
+jeune; il a dit plus tard qu'il l'avait eu pour maitre, et il a dit
+aussi qu'il trouvait sa doctrine insensee[7].
+
+[Note 7: "Magistri nostri Roscellini tam insana sententia." (Ouvr.
+ined. _Dialect._, p. 471.) C'est Othon de Frisingen qui veut que le
+premier maitre d'Abelard ait ete Roscelin, lequel a sans aucun doute
+ete son maitre, mais qui ne peut avoir ete le premier, encore moins son
+precepteur dans sa famille, comme quelques-uns l'ont cru. Rien ne prouve
+que Roscelin ait enseigne en Bretagne. Proscrit lorsqu'Abelard avait
+treize ans, il ne peut guere l'avoir connu que plus tard dans ses
+courses plus ou moins secretes en France. (_Id._, Introd., p. xl et
+suiv.) Abelard le traite avec severite, il l'a refute et meme attaque
+violemment. (_Ab. Op._, ep. XXI, p. 334; Not., p. 1743.--Ou. Fris. _De
+Gest. Frid. I_, l. I, c. XLVII.--_Philosophie dans le moyen age,_ par M.
+Rousselot, t. I, c. V.)]
+
+On croit qu'il n'avait guere que vingt ans lorsqu'il vit Paris pour la
+premiere fois[8].
+
+[Note 8: Peut-etre meme etait-il plus jeune; les auteurs du _Recueil
+des historiens des Gaules et de la France_ veulent qu'il ait entendu
+Guillaume de Champeaux, a Paris, avant la fin du XIe siecle, (t. XIII,
+p. 654). Le P. Dubois, dans son _Histoire ecclesiastique de Paris_, dit
+qu'Abelard arriva dans cette ville en 1100 (t. 1, l. XI, c. VII, p.
+777). Duboulai voudrait meme faire remonter son arrivee jusqu'en 1095.
+(_Hist. Universit. parisiens_. t. II p. 8.)]
+
+Cette ville etait alors, surtout pour le nord et l'occident de l'Europe,
+la capitale des lettres et des arts. Elle a ete de bonne heure, elle
+est restee toujours le centre de cette philosophie du moyen age qu'on
+a nommee la _scolastique_. Ce nom ne designe pas autre chose que la
+philosophie des ecoles ou cette dialectique que nous avons decrite.
+Les ecoles etaient assez nombreuses en France, et pour la plupart
+episcopales, c'est-a-dire qu'elles etaient ouvertes ordinairement sous
+le patronage et la surveillance de l'eveque et meme dans sa maison.
+
+Ces institutions avaient succede aux ecoles palatines, fondees par
+Charlemagne, grande et passagere creation, comme presque toutes celles
+de cet homme qui devanca trop son temps, et manqua l'avenir pour l'avoir
+devine trop tot. Ce qu'il avait voulu placer dans le palais s'etait donc
+produit dans l'eveche ou meme a la porte du cloitre[9]. Dans ces ecoles,
+qui differaient de reputation et quelquefois de doctrine, comme les
+eveques eux-memes, on enseignait toujours la theologie et souvent les
+sciences profanes, y compris la philosophie. Cet ordre d'institutions
+dura longtemps; il en est reste au chef-lieu de tous les dioceses,
+aupres de tous les eveques, deux titres portes par des pretres et qui
+representent le double enseignement du passe: l'un est le titre de
+theologal, et l'autre celui d'ecolatre.
+
+[Note 9: "Carolus.... seculares quodam modo litteras fecit et a
+coenobiis ad palatium evocavit." (Duboulai, t. 1, p. 95.) Je parle ici
+d'apres l'idee recue qui attribue a Charlemagne la creation permanente
+d'ecoles royales tenues dans son propre palais. _Domus regia schola
+dicitur_, disait le concile de Kierzy en 858 (Ibid. p. 106). Ce prince
+aurait ainsi concu et realise la veritable instruction publique, celle
+de l'Etat. J'avoue que M. Ampere a singulierement ebranle cette idee.
+Au reste, les ecoles episcopales elles-memes doivent encore etre
+originairement rapportees a Charlemagne; c'est lui qui en prescrivit la
+formation par un capitulaire de 789. (_Histoire litteraire de la France
+avant le XIIe siecle_, par M. Ampere, t. III, c. II.)]
+
+A l'epoque dont nous parlons, ou vers l'an 1100, il n'y avait donc pas
+d'Universite de Paris. Il y avait des ecoles a Paris, et parmi elles,
+au-dessus de toutes, l'ecole episcopale, la plus frequentee et la plus
+celebre[10]. Les etudiants y accouraient de tres-loin, non-seulement de
+toute la France, ce qui etait peu dire, mais de toute la Gaule et des
+pays etrangers. L'Angleterre, l'Italie et l'Allemagne commencaient a
+envoyer leurs enfants dans cette ville, destinee a devenir l'Athenes de
+la philosophie du moyen age. Les cours de l'ecole, ou comme on disait
+les _lectures_[11] (il n'existait point de college), avaient pour
+auditeurs des jeunes gens ou hommes faits de toutes nations; car les
+ecoliers etaient alors de tout age. Ils se rassemblaient autour de la
+chaire du professeur, dans un cloitre assez voisin de l'habitation de
+l'eveque, situee au lieu ou nous avons vu encore l'Archeveche, et au
+pied de l'eglise metropolitaine, qui se nommait bien deja Notre-Dame,
+mais qui n'etait pas le monument magnifique et venere que commenca
+Maurice de Sully sous Philippe Auguste. Il n'y a pas tres-longtemps
+qu'une enceinte, jadis habitee tout entiere par les membres du chapitre,
+s'etendait depuis le Parvis, et longeant au nord la nef de l'eglise,
+allait rejoindre le jardin de l'Archeveche; elle s'appelait le Cloitre
+Notre-Dame[12]. La etait, aux premiers jours du xiie siecle, l'ecole
+episcopale, l'ecole maitresse, perpetuelle, celle dont le titulaire
+regissait de droit les ecoles de Paris, et c'est pour cela qu'elle
+portait dans le monde et qu'elle a conserve dans l'histoire le nom
+d'Ecole du Cloitre ou de Notre-Dame. Elle s'enorgueillissait de
+reconnaitre pour chef Guillaume, dit de Champeaux, du nom d'un bourg
+de la Brie ou il etait ne. Archidiacre de Paris, il enseignait
+avec beaucoup de succes et d'eclat. Il parait avoir brille dans la
+dialectique, donne de quelques-unes des questions qu'elle pose des
+solutions nouvelles, et applique le premier, dans l'ecole de Notre-Dame,
+les formes de la logique a l'enseignement des choses saintes: ce qui a
+fait dire qu'il avait, le premier, professe publiquement la theologie a
+Paris, et d'une maniere contentieuse, en ce sens qu'il aurait introduit
+la theologie scolastique. On l'a surnomme la _Colonne des docteurs_[13].
+
+[Note 10: Cf. Lobineau, _Hist. de Paris_, t. I, l. IV, p.
+151.--Gerard Dubois, _Hist. Eccles. paris._, t. I, l. XI, c. VII, p.
+775.--D. B., _Rec. des Hist._ t. XIV, _praef._ xxxj.--Troplong, _Du
+pouvoir de l'Etat sur l'enseignement_, c. vi, vii, viii et ix.--Launoy,
+_De Schol. celeb._, t. IV, c. lix. _Hist. litt. de la Fr_., par les
+benedictins de Saint-Maur, t. IX, Disc. pret.]
+
+[Note 11: _Lectiones_, d'ou le mot de lecons. Bayle appelle Anselme
+de Laon _lecteur en theologie_. Les professeurs au College de France
+avaient conserve ce titre de _lecteur_. Les lecons, au moyen age, se
+composaient d'une lecture ou dictee, puis d'un commentaire ou glose
+improvisee. C'est la forme encore suivie dans nos ecoles de droit.]
+
+[Note 12: _Paris ancien et moderne_, par du Marles, t. 1, c. i, p.
+51, et c. ii, p. 189.]
+
+[Note 13: On le dit ne vers 1068. Apres avoir etudie sous Manegold
+et Anselme de Laon, qui professerent a Paris, il y devint le chef de
+l'enseignement, et il eut le _regimen scholarum_ d'ou est venu sans
+doute plus tard le titre de _recteur_. Il eut des disciples nombreux
+dont quelques-uns occuperent un rang distingue dans l'Eglise et la
+science. Eleve d'Anselme de Laon, qui s'etait forme sous saint Anselme,
+Guillaume continua donc le realisme, et meme il parait l'avoir exagere.
+(_Ab. Op._, ep. I, p. 4; Not., p. 1145.--Ouvr. ined. _Dialectic._
+passim.--Johan. Saresb. _Metalog._, l. I, c. V; l. III, c. IX.--_Rec.
+des Hist._, t. XIV, p. 303.--_Lisiardi Vita M.S.S. Arnulfi_, c. XV.
+D'Achery, _Spicileg._, t. I, p. 633.--_Hist. litt._, t. X, p. 307, 308
+et suiv.)]
+
+Pierre alla l'entendre et ne tarda pas a lui plaire. Un disciple
+intelligent, qui saisit avec promptitude et reproduit avec talent les
+lecons qu'il ecoute, est toujours bienvenu de celui qui les donne; mais
+il est rare que sa faveur soit durable. Pierre se distingua parmi les
+ecoliers de Paris; il les etonnait par sa memoire surprenante, par son
+instruction precoce, par sa rare subtilite, par le don de la parole
+que rehaussait en lui la singuliere beaute de sa figure. Il se faisait
+admirer, aimer, et partant envier. Bientot il s'enhardit a se separer de
+son maitre; il attaqua quelques-unes de ses doctrines; et comme il fut
+plus d'une fois vainqueur dans l'argumentation, il ne manqua pas de lui
+devenir insupportable. Il excita chez Guillaume une indignation et
+un effroi, chez quelques-uns de ses condisciples une defiance et une
+jalousie, qu'il regarda toujours depuis comme la triste origine de tous
+ses malheurs. Mais alors jeune, heureux, plein d'espoir, il parcourait
+les sciences et les questions en se jouant. Tout le champ de la
+connaissance humaine etait ouvert devant lui comme le monde devant un
+conquerant.
+
+On raconte cependant que, ne sachant encore rien au dela de ce qu'on
+apprenait dans le _trivium_, c'est-a-dire la rhetorique, la grammaire
+et la dialectique, il voulut s'instruire dans les arts plus secrets
+du _quadrivium_, ou l'en enseignait l'arithmetique, la geometrie,
+l'astronomie et la musique; car telle etait restee la division
+encyclopedique de l'enseignement au XIIe siecle[14]. Il prit meme des
+lecons d'un certain maitre qui se nommait Tirric, et qui se chargea de
+lui apprendre les mathematiques. On appelait ainsi une science fort
+suspecte ou l'etude des proprietes des nombres et des figures s'unissait
+a celle de leurs vertus symboliques et mysterieuses[15].
+
+[Note 14: Cette division septuple des sciences est indiquee partout
+et subsista longtemps. On en trouve l'origine dans Cassiodore et saint
+Augustin. (_Divinar. Lect._, c. XXVII.--_De Ordin._, t. II, c. XII,
+etc.--_Retract._, l. I, c. VI.--Cf. Budd. _Observ. select._ IV, t. I, p.
+47, 51, 55.)]
+
+[Note 15: C'est Abelard qui nous donne lui-meme cette idee des
+mathematiques. "Ea quoque scientia cujus nefarium est exercitium, quae
+mathematica appellatur, mala putanda non est." (Ouv. ined. _Dialect._,
+p. 435.--Johan. Saresb. _Policrat._, l. II, c. XVIII et XIX, et Duconge,
+ou mot _Mathematica_.)]
+
+Pierre prenait ces lecons sans bruit; deja il ne lui convenait plus de
+paraitre apprendre; cependant il ne reussissait pas. Lui-meme a reconnu
+qu'il n'a jamais pu savoir l'arithmetique[16]. Ce genre de travail
+opposait a son esprit une difficulte inattendue, soit qu'il manquat
+d'une aptitude naturelle, chose douteuse, car la dialectique ressemble
+aux sciences du calcul; soit que, deja confiant et ambitieux, il ne
+donnat a ses nouvelles etudes que les restes d'une attention trop
+partagee; soit enfin que son esprit, deja rempli de savoir et preoccupe
+de mille choses, ne fit qu'effleurer la surface de ces nouvelles
+connaissances. Son maitre, a ce qu'il semble, en porta ce dernier
+jugement; car le voyant un jour triste et comme indigne de ne pas
+penetrer plus avant, il lui dit en riant: "Quand un chien est bien
+rempli, que peut-il faire de plus que de lecher le lard?" Le mot d'une
+latinite degeneree qui signifie _lecher_, composait, avec le dernier
+mot de la plaisanterie vulgaire du maitre, un son qui ressemblait a
+_Baiolard (Bajolardus)_[17]. On en fit dans l'ecole de Tirric le surnom
+de Pierre, et ce surnom, qui rappelait un cote faible dans un homme a
+qui l'on n'en savait pas, fit fortune. L'etudiant en prit son parti, et
+acceptant ce sobriquet d'ecole, dont il changea quelque peu le son et
+le sens, il se fit appeler Abelard (_Habelardus_), se vantant ainsi de
+posseder ce qu'on l'accusait de ne pouvoir prendre, et, s'il fallait en
+croire cette anecdote, c'est ce surnom d'origine puerile et familiere
+qu'auraient immortalise le genie, la passion et le malheur.
+
+[Note 16: "Ejus artis ignarum omnino me cognosco." (Ouv. Ined.
+_Dialect._, p. 182.)]
+
+[Note 17: "Bajare quod est lingere." On ne connait, je crois, ce
+mot que par le passage du manuscrit ou cette anecdote est rapportee. Du
+moins, au mot _Bajare_, Ducange ne donne-t-il aucun autre exemple.]
+
+Lorsqu'il eut acquis toute sa gloire, lorsqu'il eut atteint le faite de
+la science, l'origine vraie ou fausse de son nom fut oubliee, et l'on
+ne voulut y voir qu'un surnom emprunte au nom de l'abeille, comme
+si Abelard eut ete l'abeille francaise, ainsi qu'autrefois un grand
+ecrivain fut appele l'abeille attique[18].
+
+[Note 18: L'anecdote sur l'origine du nom d'Abelard est peu connue,
+et n'a ete rapportee que par Bernard Pez, sur la foi d'un manuscrit
+de l'abbaye de Saint-Emmeram. (_Thesaur. anecdot. noviss._, t. III,
+_Dissert, isagog._, p. xxij.) Il est plus que douteux que le surnom
+d'Abelard vienne de l'abeille, quoique ses contemporains et saint
+Bernard lui-meme aient fait ce rapprochement. (Saint Bern. _Op._, ep.
+CLXXXIX.) D'Argentre voit un nom de famille dans le nom de Pierre
+Esveillard, _qu'ils appellent en France Abeilard. (L'Hist. de
+Bretaigne_, l. I, c. XVI, et l. III, c. CIII, p. 74 et p. 236.) Les
+textes latins ecrits en Bretagne portent _Abaelardus. (Chroniq. de Ruys.
+Recueil des Histor._, t. XII, p. 564.--_Mem. pour servir a l'Hist. de
+Bretagne_, par D. Morice, t. I, p. 559.) C'etait plutot un surnom. Tous
+les noms de famille ont bien commence par des surnoms; mais tres-rares
+alors, ils se montraient sous la forme de titre feodal ou nom de fief
+hereditaire. L'orthographe latine la plus correcte est, je crois,
+_Abaelardus_. Dans ses propres ouvrages, il se nomme lui-meme: "Hoc
+vocabulum Abaelardus mihi.... collocatum est." (Ouvr. ined. _Dialect._,
+p. 212 et 480.) Othon de Frisingen ecrit _Abailardus_, et l'on trouve
+aussi _Abaielardus_, et meme _Abaulardus, Abbajalarius, Baalaurdus,
+Belardus_. En francais, _Abeillard, Abayelard, Abalard, Abaulard,
+Abaalarz, Allebart, Abulard, Beillard, Baillard, Balard,_ etc., et dans
+une ballade de Villon:
+
+ Ou est la tres-sage Helois
+ Pour qui fut chastre et puis moyne
+ Pierre Esbaillart a Saint-Denys,
+ Pour son amour eut cest essoyne?
+
+Les formes les plus usitees sont _Abailard_ ou _Abelard_. Le derniere
+est celle que preferent Bayle, _l'Histoire litteraire_, et M. Cousin.
+(_Ab. Op._, praefat., p. 3; Not., p. 1141.--Bayle, _Dict. crit._, art.
+_Abelard_.) Il n'existe aujourd'hui personne du nom d'Abelard dans le
+canton de Vallet ou le Pallet est situe, au temoignage de M. le juge de
+paix du canton; mais le nom d'Abelard n'est point inconnu a Nantes comme
+nom de famille, suivant MM. de la Jarriette et Demangeat.]
+
+Cependant il avait concu l'idee de devenir maitre a son tour et de
+regir les ecoles, idee hardie chez un etudiant qui sortait a peine de
+l'adolescence[19]. Mais sur de sa force et confiant dans sa fortune, il
+ne reculait devant aucune des ambitions de son orgueil. Il chercha un
+lieu ou il put ouvrir un cours; il jeta les yeux sur Melun, ville alors
+fort importante et qui etait un siege royal. Guillaume, le maitre qu'il
+abandonnait, sentit le danger; quoiqu'il fut sur le point de renoncer a
+sa chaire et de quitter le monde, il fit tous ses efforts pour empecher
+l'etablissement d'une ecole nouvelle, ou du moins pour eloigner
+davantage Abelard des murs de Paris. Il usa de secretes manoeuvres afin
+de lui faire interdire le lieu ou on lui permettait de professer. Mais
+le talent et la jeunesse trouvent aisement faveur et protection; le
+vieux maitre avait des jaloux; il s'etait fait des ennemis parmi les
+puissants de la terre; ils soutinrent son rival; la malveillance envers
+Guillaume profita de l'odieux de celle de Guillaume envers Abelard; la
+faveur du grand nombre prit ce dernier sous sa garde, et son voeu fut
+realise, il eut une ecole. Tout cela se passait vers l'an 1102.
+
+[Note 19: "Factum est ut ... ad scholarum regimen adolescentulus
+aspirarem." (_Ab. Op._, ep. I, p. 4.) C'est une opinion assez generale
+qu'il avait vingt-deux ans. (_Histor. Eccl. paris._ a G. Dubois, t. I.
+l. XI, c. VII, p. 777.) L'impression que sa jeunesse avait produite
+parait avoir dure au dela de sa jeunesse meme. On l'appela longtemps _le
+jeune Palatin_; du moins trouve-t-on ce titre en tete de quelques uns
+de ses manuscrits. Car c'est ainsi, je crois qu'il faut entendre _Petri
+Abaelardi junioris Palatini summi peripatetici editio_, et non pas
+_Abelard le jeune_, puisqu'Abelard n'est pas un nom de famille.
+D'ailleurs il n'avait cede que ses droits d'ainesse et non son age. On a
+propose de traduire: _le grand peripateticien moderne_. (Cousin, Ouvr.
+ined. Introd. p. xiij.)]
+
+Ce fut alors que son talent pour l'enseignement prit l'essor, et sa
+renommee couvrit bientot et la reputation naissante de ses condisciples,
+et la celebrite etablie des maitres eux-memes. Nul ne semblait a ses
+auditeurs digne ou capable de rivaliser avec lui dans l'art de la
+dialectique; et chaque jour plus presomptueux, ne redoutant aucun
+voisinage, il voulut rapprocher son ecole et la transporter a Corbeil,
+place forte qui ne tarda pas a devenir un chateau royal comme Melun[20].
+La, plus pres de Paris, il donnait pour ainsi dire l'assaut a la
+citadelle de l'ecole de Notre-Dame.
+
+[Note 20: Le comte de Melun et celui de Corbeil avaient ete reunis,
+puis separes. Le premier revint d'abord a la couronne par la mort de
+Rainauld, eveque de Paris et chancelier, comte de Melun; il y eut alors
+un vice-comte (vicomte). Puis, Philippe Ier prit possession de la ville
+qui etait fortifiee comme tout chef-lieu de fief (_Meldunum castrum,
+castellum_); il en fit un siege royal, c'est-a-dire qu'etant la ville
+d'un domaine dont le roi etait seigneur, elle devint une de ses
+residences et il y etablit sa justice. Philippe Ier y mourut en
+1108. C'est son successeur, Louis le Gros, qui reunit dans les memes
+conditions le comte de Corbeil par l'abandon du neveu du dernier comte.
+C'est a une epoque bien voisine de cet evenement, si ce n'est lors de
+cet evenement meme, qu'Abelard vint a Corbeil. (_Ab. Op._. Not., p.
+1195.)]
+
+Cependant un travail excessif avait epuise ses forces et altere sa
+sante. Il fut oblige de quitter la France, de voyager, et probablement
+de visiter sa patrie, laissant apres lui de vifs et longs regrets, et
+sans cesse ardemment rappele par tous ceux qu'interessait l'enseignement
+de la dialectique. Tres-peu d'annees se passerent ainsi, celles
+peut-etre pendant lesquelles il entendit Roscelin; et il se sentait
+retabli, lorsqu'il apprit que son ancien maitre avait abandonne la
+chaire de Notre-Dame.
+
+En 1108, au temps de Paques, prenant l'habit religieux, l'archidiacre
+Guillaume de Champeaux s'etait retire, avec quelques-uns de ses
+disciples, pres d'une chapelle au sud-est de Paris, ou etait ensevelie
+une recluse morte en grand renom de piete.
+
+Il y avait forme une congregation volontaire de clercs reguliers, qui
+devint plus tard l'abbaye de Saint-Victor. C'est la que, commencant une
+vie de paix et de piete, il esperait trouver un abri contre les attaques
+et les luttes qu'il prevoyait, ou meme se preparer a l'episcopat, qu'il
+pouvait souhaiter comme une delivrance ou comme un asile.
+
+Cette retraite qu'accompagnait un changement de vie assez eclatant, fit
+sensation dans le clerge; on loua beaucoup la devotion et l'humilite
+d'un homme qui renoncait pour la solitude a un poste eleve dans l'Eglise
+de Paris, aux chances apparentes d'une fortune plus grande encore; enfin
+a une position qui, suivant ses disciples, equivalait presque au premier
+rang dans le palais du roi[21].
+
+[Note 21: "Cum esset archidiaconus, fereque opud regem primus,
+omnibus quae possidebat demissis, in praeterito pascha, ad quamdam
+pauperrimam ecclesiolam soli Deo serviturus se contulit," dit un anonyme
+qui ecrit un an apres l'avoir entendu et admire, _tanquam angelum_.
+(_Rec. des Histor._, t. XIV, p. 279.) D'autres fixent la date de cette
+retraite en 1109. (Crevier, _Hist. de l'Univ._, t. I, l. I, Sec.2.)]
+
+Hildebert, celebre eveque du Mans, et dans la suite plus celebre
+archeveque de Tours, lui ecrivit que c'etait la vraiment
+philosopher[22]; mais il l'exhorta vivement a ne point renoncer a
+ses lecons. Guillaume suivit ce conseil; sa nouvelle residence ne
+l'eloignait point trop de Paris; sa nouvelle vie ne le sequestra pas du
+monde savant. Dans sa retraite ouverte au public, il installa avec lui
+la science, et il continua a faire des cours, inaugurant ainsi cette
+grande ecole de Saint-Victor qui a joue un role important dans la
+theologie et presque dans la religion[23].
+
+[Note 22: "Hoc vere philosophari est." (Hildeb., episc. cenoman.,
+ep. 1.--G. Dubois, _Hist. Eccl. paris._, t. I, l. IX, c. ix.)]
+
+[Note 23: Guillaume de Champeaux ne fut donc pas precisement le
+fondateur officiel de la congregation des chanoines reguliers de
+Saint-Victor. On a meme conteste qu'il ait ete chanoine regulier,
+quoique ce titre lui soit souvent donne, et qu'il ait au moins forme
+dans cette maison une congregation temporaire, ce qu'Abelard appelle un
+_conventicule de freres, un ordre de clercs reguliers_, qui put etre le
+type et fut certainement l'origine de l'institution definitive. Avant
+Guillaume, on pretend que la chapelle ou le prieure de Saint-Victor
+etait desservi par des moines noirs, et dependait de la celebre
+abbaye de Saint-Victor de Marseille, l'un et l'autre de la regle de
+Saint-Benoit. En 1108, Guillaume s'etablit dans le prieure avec ses
+disciples et en agrandit les batiments. En 1112, il devint eveque. En
+1113, Louis le Gros changea le prieure en abbaye et remplaca, dit-on,
+les moines noirs par des chanoines de Saint-Rufe de Valence. Le premier
+abbe fut Gilduin. (Cf. _Ab. Op._, ep. i, p. 5 et 6; Not., p. 1145.--_Vie
+d'Abeillard_, par D. Gervaise, t. I, p. 22.--_Hist. litt. de la
+France_ t. XII, art. _Hugues de Saint-Victor_, p. 3, et Gilduin, p.
+476.--Dubois, _Hist. Eccl. paris._, loc. cit.--_Gallia Christ._, t. VII,
+p. 656.)]
+
+Tandis qu'il y parlait, entoure de ses nombreux eleves, il vit tout a
+coup dans leurs rangs reparaitre Abelard qui venait, disait-il, entendre
+ses lecons sur la rhetorique. Mais le disciple apparent ne tarda pas a
+provoquer son maitre sur la question de philosophie qui preoccupait les
+esprits. C'etait cette question fameuse et redoutee qui avait perdu
+Roscelin. Sur les universaux, la doctrine de Guillaume de Champeaux
+etait le contre-pied de celle du chanoine de Compiegne. Il professait le
+realisme le plus pur et le plus absolu, c'est-a-dire qu'il attribuait
+aux universaux une realite positive; en d'autres termes, il admettait
+des essences universelles. Dans son systeme, tout universel etait par
+lui-meme et essentiellement une chose, et cette chose residait tout
+entiere dans les differents individus dont elle etait le fond commun,
+sans aucune diversite dans l'essence, mais seulement avec la variete
+qui nait de la multitude des accidents individuels. Ainsi, par exemple,
+l'humanite n'etait plus le nom commun de tous les individus de l'espece
+humaine, mais une essence reelle, commune a tous, entiere dans chacun,
+et variee uniquement par les nombreuses diversites des hommes. Ainsi
+du moins Abelard decrit la doctrine de son adversaire. Il l'attaqua
+directement et la pressa d'arguments clairs et frappants. Si le genre,
+disait-il, est l'essence de l'individu, si notamment l'humanite est une
+essence tout entiere en chaque homme, et que l'individualite soit un
+pur accident, il s'ensuit que cette essence entiere est en meme temps
+integralement dans un homme et dans un autre, et que lorsque Platon est
+a Rome et Socrate a Athenes, elle est tout entiere avec Platon a Rome,
+et dans Athenes avec Socrate. Semblablement, l'homme universel, etant
+l'essence de l'individu, est l'individu meme, et par consequent il
+emporte partout l'individu avec lui; de sorte que lorsque Platon est a
+Rome, Socrate y est aussi, et que quand Socrate est a Athenes, Platon
+s'y trouve avec lui et en lui. La conduisait cette formule de Guillaume
+de Champeaux que, dans les individus, la chose universelle subsistait
+essentiellement ou dans la totalite de son essence[24].
+
+[Note 24: _Ab. Op._, ep. 1, p. 6.--Ouvr. ined., _De Gener. et
+Spec._, p. 613.]
+
+Par ces objections et par d'autres qui semblaient autant d'appels au
+sens commun, Abelard troubla tellement le maitre longtemps inconteste
+des ecoles de Paris qu'il le contraignit de s'amender et de retracter
+ou effacer de la formule un mot decisif. Guillaume cessa de dire que
+la chose universelle subsistait comme une seule et meme chose
+_essentiellement_ dans les individus, ce qui etait dire qu'elle en
+etait l'essence. Il se reduisit a pretendre qu'elle subsistait ou
+_individuellement_, on plutot _indifferemment_ dans les individus[25].
+
+[Note 25: D'apres l'edition des oeuvres d'Abelard, et le texte de sa
+premiere epitre, reproduit dans le recueil de Dom Bouquet, l'_Historia
+calamitatium_ donne _individualiter_, pour le mot substitue
+a _essentialiter_; mais d'Amboise met en marge la variante
+_indifferenter_: c'est le mot du manuscrit de la Bibliotheque du Roi,
+d'un autre de la bibliotheque de Troyes, et de ceux que Rawlinson dit
+avoir consultes; il parait de tout point preferable, car la premiere
+substitution, si elle a une valeur, annule le realisme, et la seconde,
+au contraire, exprime une doctrine qu'Abelard, dans ses ouvrages
+didactiques, expose et refute comme la seconde opinion de Guillaume de
+Champeaux et la seconde forme du realisme. (Cf. _Ab. Op. ibid._ Ouv.
+ined., Introd., p. cxx, cxxxiij et cxliij.--_De Gen. et Spec._, p.
+513 et 516.--_Rec. des Hist._, t. XIV, p. 279.--_Abail. et Hel._, par
+Turlot, p. 16.--Voyez aussi plus bas l. II, c. VIII et suiv.)]
+
+Or, si elle subsistait _individuellement_, elle n'etait plus identique
+et integrale dans tous, elle avait une existence individuelle, ce qui
+ne signifiait rien, ou signifiait que l'essence se divisait en
+parties numeriques semblables, mais non identiques, et par consequent
+independantes. Si elle subsistait _indifferemment_ dans les individus,
+elle existait comme l'element non different (_indifferens_) des
+differents individus; maniere technique d'exprimer qu'elle etait ce
+qu'il y avait de commun et de semblable dans les membres d'un meme genre
+ou d'une meme espece. Des deux facons, c'etait abjurer, ou se
+refugier dans un realisme mitige, qu'Abelard appelle la doctrine de
+l'indifference, et au sein de laquelle il ne laissa pas son professeur
+en repos.
+
+Cette question des universaux etait depuis un temps la question
+dominante de la dialectique et comme la pierre de touche des maitres
+et des ecoles. Celui qui faiblissait sur ce point perdait aussitot son
+credit et toute confiance en lui-meme. Quiconque se retractait en cela
+renoncait a convaincre et a guider. Du jour ou Guillaume de Champeaux
+eut corrige ou delaisse son opinion, le decouragement le prit, ses
+lecons furent negligees; a peine l'ecouta-t-on encore, a peine lui
+permit-on de s'expliquer sur les autres parties de la dialectique. Il
+semblait que ce point abandonne eut emporte toute la science avec lui.
+En meme temps, la doctrine et la position d'Abelard acquirent plus de
+force et d'influence; beaucoup de ceux qui l'attaquaient auparavant
+passerent de son cote. De toutes parts, et du sein meme de l'ecole
+opposee, on accourut dans la sienne.
+
+En quittant le cloitre de Notre-Dame pour l'institut naissant de
+Saint-Victor, Guillaume n'avait point laisse sa chaire deserte. Un
+successeur s'y etait assis et devait y continuer son oeuvre; mais le
+gouvernement de la science avait passe en d'autres mains; decourage ou
+converti, le nouveau maitre offrit sa place a Abelard, et se rangea
+parmi ses auditeurs. L'empire de l'ecole lui fut ainsi regulierement
+devolu, car c'etait alors une regle qu'on ne pouvait enseigner qu'avec
+l'autorisation d'un maitre reconnu, et comme son suppleant et son
+delegue. Enseigner de son propre chef, ce qu'on appelait enseigner sans
+maitre[26] etait une temerite et presque un delit. Aussi, ne pouvant
+plus l'attaquer lui-meme, Guillaume au desespoir attaqua-t-il son propre
+successeur; de honteuses accusations furent dirigees contre lui, dont
+la plus grave sans doute et la moins avouee etait sa deference pour
+Abelard. Il fut interdit, et comme Guillaume de Champeaux etait
+apparemment reste titulaire de sa chaire, il la fit donner a quelque
+adversaire anonyme du nouveau docteur, qui fut force de retourner a
+Melun, et d'y recommencer ses lecons.
+
+[Note 26: _Sine magistro_, sans avoir ou la maitrise ou
+l'autorisation magistrale. (_Ab. Op._, ep. 1; p. 10.) Il fallait,
+suivant M. Troplong, obtenir la licence du maitre des etudes ou
+scolastique, appele aussi chancelier, ou bien etre disciple d'un maitre
+titulaire et enseigner sous sa direction. De la sont venus peu a peu
+tous les grades academiques, _maitre, licencie, docteur_ (Cf. _Hist.
+litt. de la Fr._, t. IX, p. 8l, et t. XII, p. 93.--Pasquier, _Rech. de
+la France_, l. IX, c. xxi.--D. Brial, pref. du t. XIV des _Hist. fr._,
+p. xxxi.--Crevier, _Hist. de l'Univ._, t. I, l. 1, p. 132, 135, 161,
+256, etc.--Troplong, _Du Pouv. de l'Etat sur l'enseignement_, c. x.).]
+
+Mais la victoire fut passagere; en ecartant pour un moment un formidable
+rival, on ne retrouvait ni la foi ni la puissance. De loin, il
+intimidait, il abaissait encore ceux qui s'etaient delivres de sa
+presence. La vie s'etait comme retiree d'eux; la malignite publique les
+poursuivait et minait ce qui pouvait leur rester d'autorite. Elle se
+prit a Guillaume de Champeaux, et les doutes railleurs des ecoliers
+sur le desinteressement de sa piete, sur les motifs de sa retraite, le
+forcerent bientot a se retirer, lui, la congregation qu'il avait formee,
+et ce qu'il avait encore de disciples, dans une maison de campagne
+eloignee de la ville[27].
+
+[Note 27: Une maison de campagne ou un hameau, car _villa_ a ces
+deux sens; _ad villam quamdum ab urbe remotam_. Brucker dit que ce lieu
+etait le vieux prieure (_veteres cellae,_), peut-etre le meme ou fut
+fonde Saint-Victor. (_Ab. Op._, ep. 1, p. 6.--_Hist. crit. phil._, t.
+III, p. 733.)]
+
+Abelard se hata de se rapprocher. Comme l'ecole de la Cite restait
+toujours occupee, il s'etablit hors des murs, sur la montagne
+Sainte-Genevieve, et dans le cloitre meme, dit-on, de l'eglise dediee a
+la patronne de Paris. Cette colline, destinee a devenir comme le Sinai
+de l'enseignement universitaire, etait alors l'asile ou se refugiait
+l'esprit d'independance, le poste ou se retranchait l'esprit d'agression
+contre l'autorite enseignante. Des ecoles privees, plutot tolerees
+qu'autorisees par le chancelier de l'Eglise de Paris, s'y ouvraient
+aux auditeurs innombrables que ne pouvaient contenir ou satisfaire
+les ecoles de la Cite. Ainsi Joslen de Vierzy, qui devait un jour,
+en qualite d'eveque, juger Abelard, donnait a ses cotes des lecons
+tendantes au nominalisme, malgre la defaveur qui s'attachait a cette
+doctrine[28]. Les etudiants etaient divises par conferences, sous
+des professeurs ou repetiteurs qui aspiraient a la maitrise ou a la
+renommee. Mais par _sa science eprouvee_ et _par son eloquence sublime_
+(ce sont les expressions de ses ennemis), Abelard effacait tout le
+monde. L'originalite de son esprit lui inspirait des nouveautes hardies
+qui seduisaient la foule et confondaient ses rivaux. Osant ce que nul
+n'avait ose, insultant a tout ce qu'il n'approuvait pas, il provoquait
+la lutte par ses temerites et la decourageait par la terreur de sa
+dialectique[29].
+
+[Note 28: D'apres Duboulai, l'Universite de Paris se serait formee
+de la reunion de l'ecole palatine, de l'ecole episcopale et de celle de
+Sainte-Genevieve. Il ne prouve pas que la premiere subsistat encore au
+commencement du XIIe siecle; la seconde dominait la Cite, et continua
+d'y subsister a l'ombre de la Metropole, toujours plus theologique,
+plus ecclesiastique, plus soumise a l'autorite du premier chantre ou
+chancelier de l'Eglise de Paris qui parait avoir ete, jusqu'au temps
+de Louis le Gros, le magistrat de l'instruction publique. Le chef
+de l'enseignement ou _maitre recteur_, ce qu'on appelait d'abord
+le primicier, dut, la comme ailleurs, etre le _scholasticus_ ou
+_scholaster_, (ecolatre), _magister scholae_ ou _capischol_. Le nombre
+des etudiants s'etant fort accru ne put etre retenu entre les deux
+ponts ou dans l'Ile, et s'etendit sur la montagne Sainte-Genevieve. Il
+s'etablit une ecole a l'abbaye du meme nom (emplacement du college Henri
+IV); et des ecoles particulieres s'ouvrirent sur la pente septentrionale
+de la colline: de la le pays latin. (_Hist. Univ. paris._, t. I, p. 257,
+267, 272, 280). Joslen, Goselen ou Joscelin, surnomme Le Roux, d'une
+famille noble dite de Vierzi, enseigna d'abord sur la montagne
+Sainte-Genevieve, puis devint archidiacre, et plus tard eveque de
+Soissons (1125 ou 1126); et comme tel, il siegea au concile de Sens ou
+Abelard fut condamne. (Johan. Saresb. _Metalog._, l. II, c. XVII.--
+_Rec. des Hist._, t. XIV, p. 297.--_Hist. litt._, t. IX, p. 32 et t.
+XII, p. 412.)]
+
+[Note 29: "Probatae quidem scientiae, sublimis eloquentiae, ...
+inauditarum erat inventor et assertor novitatum, et suas quaerens
+statuere sententias, erat aliarum probatarum improbator. Undo in odium
+venerat eorum qui sanius sapiebant, et sicut manus ejus contra
+omnes, sic oinnium contra eum armabantur. Dicebat quod nullus antea
+praesumpserat." (_Ex. vit. S. Gostini acquicinct. abb., I. I. Rec. des
+Hist.,_ t. XIV, p, 442.)]
+
+Il est probable que, combattant a la fois le realisme de Guillaume de
+Champeaux et le nominalisme deguise de Joslen, il ne manquait ni de
+jaloux ni d'ennemis. On raconte que ceux-ci, pousses a bout, voulurent
+enfin lui susciter un contradicteur, et chercherent dans leurs rangs un
+adversaire courageux qui essayat de lui tenir tete. "C'est un chien qui
+aboie," disaient-ils, "il le faut chasser avec le baton de la verite."
+Il y avait dans l'ecole de Joslen un jeune homme de Douai, qui se
+montrait plein d'ardeur et d'intelligence. Il se nommait Gosvin, et il
+n'aspirait qu'a l'honneur de se mesurer avec le terrible novateur. Il
+fut choisi. Son maitre qui l'aimait s'efforca de le dissuader de
+cette dangereuse entreprise; il lui representa qu'Abelard etait plus
+redoutable encore par la critique que par la discussion, plus railleur
+que docteur, qu'il ne se rendait jamais, n'acquiescant pas a la verite
+si elle n'etait de sa facon[30], qu'il tenait la massue d'Hercule et
+ne la lacherait point, et qu'enfin, au lieu de s'exposer a la risee
+en l'attaquant, il fallait se contenter de demeler ses sophismes et
+d'eviter ses erreurs. Le jeune eleve persista, et tandis que ses
+camarades reunis par groupes dans leurs logements, comme des soldats
+sous leurs tentes, faisaient des voeux pour lui, il en prit avec lui
+quelques-uns et gravit la montagne Sainte-Genevieve. Il se comparait a
+David marchant a la rencontre de Goliath. Plus jeune de six ou sept ans
+qu'Abelard, qui devait alors approcher de trente ans, il etait petit,
+grele, d'une figure agreable, avec le teint d'un enfant. Il entra
+bravement dans l'ecole et trouva le maitre faisant sa lecon a ses
+auditeurs attentifs. Il prit aussitot la parole, et l'interpella
+hardiment; mais Abelard, lancant sur lui un regard dedaigneux et
+menacant: "Songez a vous taire," lui dit-il avec hauteur, "et
+n'interrompez point ma lecon." L'enfant qui n'etait pas venu pour se
+taire insista avec energie; mais il ne put obtenir une reponse. Sur sa
+mine, Abelard ne pensait pas qu'il en valut la peine, et levait les
+epaules sans l'ecouter; mais ses disciples qui connaissaient Gosvin lui
+dirent que c'etait un subtil disputeur, et l'engagerent a l'entendre.
+"Qu'il parle donc," dit Abelard, "s'il a quelque chose a dire." Le jeune
+athlete, libre enfin d'entrer en lice, commenca l'attaque. Il posa sa
+these, et ouvrit une controverse en regle. Nous ignorons quel en etait
+le sujet, quels en furent les details et les incidents, et toute cette
+histoire ne nous est connue que par un moine du couvent dont Gosvin fut
+un jour abbe[31]. Mais selon lui, le petit David terrassa le geant; il
+conquit tout d'abord l'attention de l'auditoire par la gravite de sa
+parole; puis, il enlaca si savamment son adversaire par des assertions
+qu'on ne pouvait ni eluder ni combattre qu'il lui ferma peu a peu tout
+moyen d'evasion et parvint graduellement a le reduire a l'absurde. Ayant
+ainsi _garrotte ce Protee par les indissolubles liens de la verite_, il
+redescendit triomphalement la montagne, et en rentrant dans les salles
+ou l'attendaient ses condisciples impatients, il fut accueilli par des
+cris de victoire et d'allegresse.
+
+[Note 30: "Non disputator, sed cavillator, plus joculator quam
+doctor.... Quod pertinax esset in errore, et quod, si secundum se non
+esset, nunquam acquiesceret veritati." (_Id. ibid._, p. 443.)]
+
+[Note 31: On attribue a Alexandre, successeur de Gosvin au titre
+d'abbe d'Anchin, ou plus exactement a deux moines qui l'avaient connu et
+n'ecrivaient que huit ou dix ans apres sa mort, la biographie d'ou nous
+extrayons ce recit. Elle a ete imprimee a Douai en 1620, et inseree
+par fragment dans le _Recueil des Historiens des Gaules_. (T. XIV, p.
+441-445.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 605.)]
+
+Quoi qu'on doive penser de cette anecdote, on ne voit pas que Gosvin
+ait suscite contre Abelard une resistance ou une concurrence bien
+formidable. Si ses amis vinrent le prier d'ouvrir ecole a son tour, il
+n'osa le tenter a Paris, ou du moins sa tentative n'y a laisse nulle
+trace. C'est a Douai, sa ville natale, qu'il parait avoir fonde un
+veritable enseignement; et il devint, en 1131, abbe d'Anchin, en
+attendant la canonisation, car on l'appelle saint Gosvin. Mais nous le
+retrouverons plus tard.
+
+Rien cependant n'arretait la marche ascendante d'Abelard. Du haut de sa
+montagne, il devenait de fait le maitre des ecoles, et celui qui dans
+la Cite en occupait la place n'etait plus qu'un vain simulacre sur une
+chaire impuissante.
+
+A ces nouvelles, Guillaume de Champeaux veut faire un dernier effort.
+Il quitte les champs, il reparait; il ramene la congregation a
+Saint-Victor; il rassemble tous ses partisans, comme s'il venait
+delivrer dans l'ecole son soldat, sentinelle abandonnee. Ce retour
+commenca par perdre ce triste remplacant; il avait encore quelques
+auditeurs; on trouvait qu'il etait habile a expliquer Priscien, ecrivain
+plus recommandable en grammaire qu'en philosophie. On l'abandonna; il
+fut oblige de quitter sa chaire, et ses eleves retournerent a Guillaume
+de Champeaux, qui lui-meme, desesperant de la gloire mondaine, sembla
+de plus en plus se tourner vers la vie monastique. Cependant les hommes
+secondaires ayant ainsi disparu, rien ne s'interposait plus entre
+Abelard et Guillaume. Devant eux l'arene etait ouverte et libre, et le
+combat s'engagea entre les deux ecoles, entre les deux maitres. Peut-on
+demander quelle fut l'issue de la lutte? D'un cote etait l'esperance,
+la nouveaute, la jeunesse. De l'autre, les souvenirs d'une autorite
+incontestee, d'une influence vieillie, d'une domination facile, tout ce
+qui perd les pouvoirs menaces de revolution. Chaque jour des victoires
+de detail venaient preparer le triomphe d'Abelard, et couronnaient
+le maitre dans ses eleves. Enfin l'evenement prononca. "Si vous me
+demandez," dit Abelard, en citant Ovide, "quelle fut la fortune du
+combat, je vous repondrai comme Ajax: Il ne m'a pas vaincu [32]."
+
+[Note 32: Si quaeritis hujus Fortunam pugnae, non sum superatus ab
+illo.
+
+Ovid. _Metam._, 1. XIII.--_Ab. Op_., ep. 1, p. 7.]
+
+En effet, bientot la lutte cessa d'etre possible. Plus de resistance,
+plus meme de rivalite. Abelard allait regner sans partage dans l'ecole,
+lorsqu'il fut encore oblige de quitter la France. Son pere s'etait,
+comme on disait alors, converti. Il venait d'embrasser la vie
+religieuse, et Lucie, sa femme, se disposait, suivant la regle, a imiter
+cet exemple. Tendrement aimee de son fils, elle l'appela pres d'elle.
+Tous deux avaient leurs adieux a se faire dans le siecle. Il partit,
+il revit la Bretagne et sa mere, et quand apres une courte absence il
+revint a Paris; il trouva l'ecole silencieuse et libre. Guillaume de
+Champeaux, abandonnant a la fois la retraite et l'enseignement,
+s'etait refugie dans les dignites ecclesiastiques. Il etait eveque de
+Chalons-sur-Marne.
+
+C'avait ete un professeur tres-habile, un logicien tres-ingenieux, et
+sa reputation etait grande; mais elle avait vieilli. Il n'avait su ni
+souffrir la contradiction ni repousser l'attaque. Son caractere manquait
+a la fois de generosite et d'energie, et, dans le combat, son esprit lui
+fit faute. Mais il fut un prelat pieux et respecte, place a la tete de
+l'episcopat des Gaules pour la science de l'Ecriture sainte. On comprend
+que celui qui avait regi si longtemps les _Ecoles sublimes_ (tel etait
+le nom donne aux cours de haute science) devait faire un grand eveque:
+aussi en a-t-il recu le titre[33]. Il administra son diocese pendant
+sept annees et mourut regrette de saint Bernard dont il etait l'ami et a
+qui, le premier peut-etre, il fit connaitre Abelard[34].
+
+[Note 33: "Magnum Wuillelmum episcopum, qui sublimes scholas
+rexerat." (_Ex Chron. mauriniae. Recueil des Histor._, t. XII,
+p.76.--Saint Bern. _Op_., t. I, p. 13.)]
+
+[Note 34: La date de l'election de Guillaume de Champeaux, comme
+celle de sa mort, est controversee. Les uns veulent qu'il ait ete eveque
+en 1112 et soit mort en 1119 (Duchesne, _Ab. Op_.; Not., p. 1147 et
+1163.--Gervaise, _Vie d'Ab._, t. I, p. 23); les autres, que la promotion
+soit de 1113 et le deces de 1121, le 22 mars. (Mabillon, saint Bern.,
+_Op_., t. I, p. 13, 61 et 302.--Durand et Martene, _Thes. nov. anecd._,
+t. V, p.877.--_Gallia Christ._, t. IX, p. 878.--D. Brial, _Rec. des
+Hist._, t. XIV, p. 279.--_Hist. litt. de la Fr._, t. XII, p. 476, et
+t. X, p. 310 et 311.) Des deux cotes on invoque des textes. Les tables
+manuscrites de l'eveche de Chalons portaient qu'il avait administre
+pendant sept ans.]
+
+On etait en 1113; Abelard, dans la force de l'age et du talent, avait
+constitue son enseignement, son autorite, presque sa gloire. Il dominait
+l'ecole de Paris; c'etait etre dictateur dans la republique des lettres.
+
+Ses doctrines avaient pris leur caractere definitif. A l'exception de la
+theologie, dans laquelle il lui restait encore des progres a faire, il
+avait a peu pres ferme le cercle de ses etudes. Ses contemporains ont
+vante son savoir et l'ont dit egal a la science humaine, eloge quelque
+peu hyperbolique[35]. Nous avons vu qu'il n'etait point verse dans
+l'arithmetique, ni probablement dans aucune des sciences du calcul.
+Ceux qui veulent qu'il n'ait rien ignore, meme le droit, chose plus que
+douteuse, citent en preuve une anecdote qui indiquerait seulement
+qu'il ne comprenait pas une loi des empereurs Valentinien, Theodose et
+Arcadius sur les limites[36]. Il ne possedait bien d'autre langue que le
+latin; le grec, dont l'etude etait d'ailleurs alors difficile et rare,
+ne lui etait, je crois, connu que par quelques mots de la langue
+philosophique. Il avoue qu'il ne lisait les auteurs grecs que dans la
+traduction, et l'on n'a nulle preuve qu'il entendit l'hebreu[37]. Mais
+son instruction litteraire etait fort etendue; elle embrassait a peu
+pres tous les auteurs de l'antiquite latine connus de son temps, et le
+nombre en etait plus grand qu'on ne pense. Le XIIe siecle etait plus
+lettre que le XVe ne l'a laisse croire, et il n'est pas sur que l'esprit
+humain ait tout gagne a cesser de se developper suivant la direction que
+le moyen age lui avait donnee, et a subir cette revolution qu'on appelle
+la renaissance.
+
+[Note 35: Il est dit de lui dans une epitaphe: "Ille sciens quicquid
+fuit ulli scibile;" et a la fin: "cui soli patui; scibile quicquid
+erat." C'est aussi de lui qu'on a dit: "Non homini, sed scientiae dees;
+quod nescivit." (_Ab. Op_., pref. _in fin_.--Gervaise, t. II, p. 150.)]
+
+[Note 36: C'est la loi _quinque pedum Praescriptione, C. fin.
+regund._, l. III, tit. XXXIX. Sur cette loi, qui n'est pas fort claire
+en effet, Accurse dit que Pierre Baylard (_Petrus Baylardus_), qui se
+vantait de donner un sens raisonnable a tout texte, quoique difficile
+qu'il fut, a dit: Je ne sais pas. Or, cela ne signifie point que
+Baylardus sut le droit; de plus, on conteste que ce Baylardus soit
+Abelard, et l'on dit que ce pourrait etre un Johannes Bajolardes,
+professeur de droit dont parle Crinitus. Enfin il n'est rien moins
+qu'etabli que le _Codex repetitae proelectionis_, d'ou cette loi est
+extraite, et meme les textes du droit romain en general fussent connus
+en France avant la mort d'Abelard. On dit que l'enseignement du droit
+commenca a Bologne vers 1180, et a Paris vingt ans apres. La question me
+parait bien discutee dans Bayle. (Cf. _Ab. Op._, pref. apolog.--Accurs.
+_v deg. Praescript._--Alciat. _Lib. de quinq. ped. Praescr._--Crinitus, _De
+Honest. Discip._. l. XXV, c. IV.--Pasquier, _Recherches de la Fr._, l.
+VI, c. xvii, et l. IX, c. xxviii.--Bayle, art. _Abelard._--Duboulai,
+_Hist. Univ._, t. II, p. 577-680.)]
+
+[Note 37: Ouvr. ined., Introd. xliii, xliv, et _Dialec._, p. 200 et
+206. Je parle de l'hebreu, parce qu'on avait alors la pretention de le
+savoir. Tous les historiens et meme Abelard disent qu'Heloise le savait,
+et d'Amboise a montre que les juifs, qui en general ont conserve la
+connaissance de leur langue, participaient au mouvement des etudes a
+Paris. (_Ab. Op._, pref. _in fin._) Abelard ne me semble savoir de cette
+langue que les mots cites par les interpretes des bibles latines (Voyez
+son _Hexameron_, passim, et du present ouvrage, le liv. III, c. viii.)]
+
+Toutefois la veritable science d'Abelard etait la philosophie. C'est lui
+qui a fixe la forme, sinon le fond de la scolastique. Rien, s'il faut en
+croire ses auditeurs, ne peut donner idee de l'effet qu'il produisait en
+l'enseignant, et jamais aucune science ne parait avoir eu de propagateur
+plus puissant. Comme chef d'ecole, il rappelle, s'il n'efface, pour
+l'eclat et l'ascendant, les succes des grands philosophes de la Grece.
+Cependant cet enseignement etait plus original par le talent que par
+les idees, et supposait plus de sagacite critique que d'invention.
+Non content d'expliquer avec une facilite et une subtilite que ses
+contemporains declaraient sans egales, les secrets de la logique
+peripateticienne et de promener les esprits attaches au fil du sien
+dans les detours de ce labyrinthe dont il trouvait toujours l'issue, il
+melait, autant qu'il etait en lui, a l'interpretation de la brievete
+profonde de ce qu'il connaissait du texte l'analyse intelligente et
+libre des commentaires et des additions de Boece et de Porphyre;
+il completait ses exposes par des citations, bien comprises et
+lumineusement developpees, de Ciceron qui, lui aussi, a traite, dans ses
+Topiques et dans quelques passages de la Rhetorique a Herennius, des
+parties de la logique; de Themiste, qui a laisse des paraphrases
+d'Aristote; de Priscien, qui a touche a la logique par la grammaire;
+enfin de saint Augustin, qui passait pour l'auteur d'un traite alors
+etudie sur les categories, et qui a du peut-etre a son role dans la
+scolastique quelque chose de son influence dominante sur la theologie
+francaise. Le caractere eminent de l'enseignement d'Abelard etait,
+suivant un de ses auditeurs, une clarte elementaire. On trouvait qu'il
+fuyait l'appareil pedantesque, et qu'il mettait la science a la portee
+des enfants[38].
+
+[Note 38: Johan. Saresb. _Metal._, l. III, c. i.--Il serait
+interessant de fixer la liste des ouvrages anciens que les philosophes
+avaient dans les mains aux differents ages de la scolastique. Jourdain a
+bien avance ce travail pour les ecrits d'Aristote. Themiste, qui est du
+IVe siecle, avait laisse des commentaires sur Aristote, dont il reste
+quelques-uns, comme ceux sur les Derniers Analytiques, la Physique, le
+Traite de l'Ame; Priscien, du VIe siecle, a ecrit sur toutes les parties
+de la Grammaire. La Rhetorique a Herennius a fourni plusieurs passages
+aux livres d'Abelard, et avant comme apres lui on a longtemps attribue a
+saint Augustin deux traite sur les principes de la dialectique, et sur
+les dix categories. Abelard avait certainement sous les yeux la
+version des deux premiers traites qui composent l'Organon, celle
+de l'Introduction de Porphyre et quatre ouvrages de Boece. Quant a
+Priscien, Themiste, etc., on ne sait s'il les connait autrement que par
+des citations. (Cf. ci-apres, l. II, c. i et iii.--_Recherches sur les
+traductions d'Aristote_, par A. Jourdain.--Ouvr. ined. d'Ab., Introd.
+p. xlix et 1; _Dialect._, p. 229.--Saint Augustin, _Op._, t. I,
+append.--Tennemann, _Man. de l'Hist. de la Phil._, t. I, sec. 233.)]
+
+A cet enseignement purement philosophique et qui n'etait ni sans
+austerite ni sans secheresse, se melaient quelques digressions
+litteraires, et meme, au dire de ses contemporains, il ne s'interdisait
+pas les plaisanteries et le badinage[39]. Autant que le lui permettait
+la rigueur de son esprit passionnement raisonneur, il temperait les
+apretes de la logique par quelques souvenirs des poetes qu'il aimait.
+Virgile et Horace, Ovide et Lucian, toujours presents a sa memoire, lui
+fournissaient des citations ou des allusions souvent heureuses; eux
+aussi, il les invoquait comme une autorite; de ce qu'ils avaient chante,
+il dit quelquefois: _Il est ecrit. (_Scribitur, scriptum est._)
+
+[Note 39: "Plurimum in inventionum subtilitate, non solum ad
+philosophiam necessariarum, sed et pro commovendis adjocos animis
+hominum utilium valens." (Ott. Fris. _de Gest. Frid._, l. I, c.
+XLVII.--_Rec. des Hist._, t. XIII, p. 654)]
+
+Mais son vrai maitre, c'etait toujours celui qui avait instruit
+Alexandre, et qui semblait devoir, comme par continuation, etre le
+precepteur du conquerant de l'ecole. L'esprit percant d'Abelard
+donnait, dans les cas douteux, raison au createur de la science sur ses
+continuateurs, et par lui l'autorite d'Aristote s'elevait peu a peu a
+l'infaillibilite. Et cependant il n'en faisait encore que le premier des
+peripateticiens ou le prince de la dialectique. C'etait Platon qu'il
+appelait le plus grand des philosophes[40]. Il s'incline devant lui
+presque sans le connaitre, et toutes les fois qu'il peut trouver dans la
+tradition ou dans quelques citations eparses de ses ouvrages une idee
+qu'il comprenne assez pour l'appliquer a ce qu'il etudie, il lui
+fait place avec respect, il essaie d'y subordonner les idees
+peripateticiennes et voudrait, s'il le pouvait, platoniser la
+dialectique d'Aristote.
+
+[Note 40: _Ab. Op., Introd. ad theol._, p. 1012, 1026, 1032, 1070 et
+1134.--Ouvr. ined. _Dialect._, p. 204 et 205. Cette autorite si grande
+de Platon, que l'on connaissait si peu, venait des Peres de l'Eglise et
+surtout de saint Augustin.]
+
+Mais bien qu'il ait grand soin, en toute question, de rechercher ce que
+disait l'autorite avant de se demander ce que dicte la raison, il ne
+craint pas de suivre parfois l'inspiration de sa propre intelligence, et
+apres avoir emprunte la science, il lui prete du sien pour l'enrichir.
+Il ne s'interdit pas d'etre lui-meme, et il a reussi a passer pour
+inventeur; on lui attribue un systeme et une secte. En effet, il s'est
+flatte d'avoir produit une solution nouvelle de cette grande et capitale
+question, dont il fait lui-meme le noeud gordien de la philosophie.
+
+Quand il eut refute le realisme dans Guillaume de Champeaux, il
+pretendit se garantir du nominalisme, et il refuta Roscelin. Il insista
+principalement sur cet argument que, s'il n'existe a la lettre que des
+individus, les noms generaux seront eux-memes des noms d'individus; et,
+de la sorte, les individualites seront identiques aux generalites,
+les parties se confondront avec le tout, et c'en sera fait de toute
+difference essentielle, de toute difference qui separe les especes
+des genres, les individus des especes, et les parties des touts. On
+retomberait ainsi par une autre voie dans l'unite confuse a laquelle
+mene le realisme, ou bien il faudrait mutiler la science et egaler
+au neant tout ce qui est designe par les noms generaux. Or, ces noms
+generaux ont certainement une valeur. Ils repondent a ce qu'entend
+l'esprit de l'homme, lorsqu'il embrasse une collection d'individus ou de
+choses particulieres, en les rapprochant par leurs communs caracteres,
+et lorsqu'il _concoit_ cette multitude comme une unite, ou l'un des
+etres qui la composent comme faisant partie de cette totalite. Ainsi
+les universaux sont les expressions de _conceptions_ fondees sur les
+realites[41].
+
+[Note 41: Ouvr. ined., _De Gener. et Spec._, p. 522, 524 et
+suiv.--Voyez aussi le livre II de cet ouvrage, c. viii, ix et
+x.--Abelard a bien donne, d'apres Boece, cette theorie de la formation
+des idees generales; mais il n'a pas soutenu que les genres et les
+especes ne fussent rien que ces idees. Sa doctrine est plus subtile et
+plus scientifique. Ce sont les modernes qui n'en ont extrait que cela.]
+
+Telle etait la doctrine qu'Abelard passe pour avoir soutenue, et que les
+classificateurs de systemes ont appelee le _conceptualisme_. Ce nom se
+lit dans les histoires de la philosophie, qui cependant ont toutes
+ete ecrites avant que les ouvrages philosophiques d'Abelard fussent
+connus[42].
+
+[Note 42: Ces ouvrages n'ont en effet paru qu'en 1836. Aucun des
+auteurs anterieurs a cette epoque ne dit les avoir etudies ou connus en
+manuscrit. Ce qu'on avait de plus certain sur la philosophie d'Abelard,
+c'etait quelques lignes sommaires et obscures dans l'_Historia
+calamitatum_, et le dire plus clair, mais non moins succinct, d'Othon de
+Frisingen et de Jean de Salisbury. (_Ab. Op._, ep. i, p. 5.--Ott. Fris.
+_De Gest. Frid._, l. I, c. CLVII, et Johan. Saresb., _Rec. des Hist._,
+t. XIV, p. 300.)]
+
+L'ardeur de l'esprit, la curiosite de savoir, l'ambition de vaincre ne
+permettaient pas qu'Abelard se contentat d'une autorite sans combat;
+c'etait un genie militant. Le nouvel eleve d'Aristote avait aussi la
+passion des conquetes. Roi dans la dialectique, il voulut dominer encore
+dans la theologie. Il resolut d'en faire desormais sa principale etude.
+
+Le maitre qui tenait le sceptre de cette science etait Anselme de Laon.
+Ne dans la premiere moitie du XIe siecle, apres avoir etudie sous
+Anselme de Cantorbery, il avait commence a enseigner lui-meme a Paris,
+et Guillaume de Champeaux etait un de ses disciples. Depuis plus de
+vingt ans, retire a Laon, sa patrie, scolastique ou chancelier de cette
+eglise, doyen du chapitre metropolitain, il enseignait la theologie avec
+beaucoup d'eclat, et le clerge, meme l'episcopat se peuplaient de ses
+eleves. Sa maniere d'enseigner etait simple. C'etait un commentaire
+suivi et presque interlineaire du texte de l'Ecriture. Mais il s'etait
+acquis tant de reputation que ses lecons attiraient a Laon des auditeurs
+de toutes les parties de l'Europe, et qu'il est compte parmi les
+auteurs de la celebrite de l'ecole des Gaules[43]. Cette autorite, deja
+ancienne, il la devait au temps plus encore qu'au merite; du moins
+Abelard le depeint-il comme un vieillard orthodoxe, instruit, disert,
+mais dont l'esprit manquait de fermete et de decision. Qui l'abordait
+incertain sur un point douteux le quittait plus incertain encore. Il
+charmait ses auditeurs par une etonnante facilite d'elocution, mais
+le fond des idees etait peu de chose, et il ne savait ni resister ni
+satisfaire a une question. "De loin," dit Abelard, "c'etait un bel arbre
+charge de feuilles; de pres, il etait sans fruits, ou ne portait que la
+figue aride de l'arbre que le Christ a maudit. Quand il allumait son
+feu, il faisait de la fumee, mais point de lumiere[44]."
+
+[Note 43: _Hist. litt. de la Fr._, t. X, p. 170.]
+
+[Note 44: _Ab. Op._, ep. I, p. 7.]
+
+Cependant le jeune docteur de Paris vint l'entendre, il se mela a ses
+disciples: on devine qu'il ne fut pas captive longtemps. Il ne pouvait
+_rester longtemps oisif a son ombre_[45], ni suivre apres s'etre
+habitue a conduire. D'abord il se contenta de negliger les lecons. Il
+y paraissait de loin en loin. Les plus eminents des autres eleves,
+satisfaits et fiers de leur maitre, virent avec deplaisir cette
+dedaigneuse indifference; il s'en plaignirent assez haut, et
+naturellement ils aigrirent l'esprit d'Anselme. Il arriva qu'un jour,
+apres avoir entre eux confere sur quelques points de doctrine, les
+ecoliers se mirent a se provoquer par jeu sur les matieres theologiques.
+Un d'eux, comme pour eprouver Abelard, lui demanda ce qu'il pensait de
+l'enseignement sacre, lui qui n'avait encore etudie que les sciences
+naturelles[46]. Il repondit que rien n'etait plus salutaire qu'une
+science ou l'on apprenait a sauver son ame; mais qu'il ne pouvait assez
+admirer qu'a des hommes lettres il ne suffit pas, pour comprendre les
+saints, du texte de leurs ecrits et d'une glose, et qu'on ne devrait pas
+avoir besoin d'un maitre. Cette reponse en amena de contraires, et la
+plupart des assistants, raillant Abelard, lui demanderent s'il pourrait
+faire ce qu'il conseillait, le defierent de l'entreprendre. Il repliqua
+que si l'on desirait le mettre a l'epreuve, il etait tout pret. "Soit,
+nous le voulons bien," s'ecrierent-ils tous, et d'un ton plus moqueur
+encore. "Que l'on me cherche donc," reprit-il, "et qu'on me donne
+quelqu'un pour exposer un point peu connu de l'Ecriture." Tous
+s'accorderent pour choisir la tres-obscure prophetie d'Ezechiel, qui
+passait pour un des ecrivains sacres les plus difficiles. On eut bientot
+pris un _expositeur_ qui devait, selon l'usage, lire le texte et faire
+connaitre l'etat de la question, et Abelard les invita pour le lendemain
+a sa lecon. Aussitot quelques-uns s'empressant, avec un interet
+veritable ou affecte, de lui donner des conseils qu'il ne demandait
+pas, l'engagerent a ne se point tant hater; et lui remontrerent que
+l'entreprise etait grande, qu'elle exigeait des recherches et quelque
+precaution, et qu'il devait songer a son inexperience. "Ce n'est point
+ma coutume," repondit-il avec vivacite, "de suivre l'usage, mais d'obeir
+a mon esprit[47]." Et il ajouta qu'il romprait tout, si l'on ne se
+conformait a sa volonte, en ne differant point de se rendre a ses
+lecons. A la premiere, il eut peu d'auditeurs; on trouvait ridicule que,
+denue presque entierement de lecture sacree, il se hatat d'aborder la
+science. Cependant tous ceux qui l'entendirent furent si enchantes
+qu'ils lui donnerent de grands eloges, et le presserent de composer
+une glose conforme a sa lecon. Au recit de cette premiere epreuve, on
+accourut a l'envi pour assister aux suivantes, et tous se montraient
+empresses a transcrire les gloses qu'a la priere generale il s'etait mis
+a rediger.
+
+[Note 45: "Non multis diebus in umbra ejus otiosus jacul." (_Id._,
+p. 8.)]
+
+[Note 46: "Qui nondum nisi in physicis studuerat." (Ep. i, p. 8.)]
+
+[Note 47: "Respondi non esse meae consuetudinis per usum proficere,
+sed per ingenium." (Ep. I, p. 8.)]
+
+Le vieux Anselme s'emut au bruit d'une telle temerite. La douleur et la
+colere furent extremes. Comme Pompee, a qui Abelard le compare pour la
+grandeur de son attitude et le neant de sa puissance, il voulut defendre
+l'ombre de son autorite contre le jeune Cesar de la science[48]. Il
+devint son ennemi et le combattit dans la theologie, comme avait fait
+Guillaume de Champeaux dans la philosophie. Il se trouvait alors, dans
+l'ecole de Laon, deux etudiants qui se distinguaient entre tous, Alberic
+de Reims et Lotulfe de Novare. L'un d'eux, le premier, a laisse un nom
+dans l'histoire litteraire[49]. Plus ils avaient de merite, plus ils
+nourrissaient de grandes esperances, et plus ils devaient concevoir
+d'aversion contre le nouveau venu. Ils circonvinrent le vieillard et
+l'entrainerent a interdire a ce successeur inattendu la continuation de
+ses lecons et de ses gloses, donnant pour motif que, s'il echappait a
+son inexperience quelque erreur touchant la foi, on pourrait l'imputer
+a celui dont il usurpait ainsi la place. La defense et le pretexte
+exciterent parmi les ecoliers une indignation generale; ils crierent
+a la jalousie, a la calomnie; ils dirent que jamais pareille chose ne
+s'etait vue; et ce commencement de persecution ne fit qu'ajouter a la
+gloire de celui qu'elle semblait signaler entre tous.
+
+[Note 48: Abelard lui applique la _stat magni nominis umbra_ et
+la comparaison de l'arbre que Lucain applique a Pompee. (Ep. I, p.
+7.--Lucain, _Phars._, l. I.)]
+
+[Note 49: Alberic de Reims, eleve de Godefroi, scolastique de cette
+ville, se perfectionna sous Anselme de Laon, devint archidiacre et
+ecolatre de l'eglise de Reims, et enfin archeveque de Bourges en 1130.
+Il eut de la reputation comme professeur. Il etait aime de saint
+Bernard. Lotulfe ou Loculfo le Lombard, ou, selon Othon de Frisingen,
+Leutald de Novare, ami et condisciple d'Alberic, regit avec lui les
+ecoles de Reims. On n'en sait rien de plus. (Johan. Saresb., Rec.
+des Hist., i. XIV, p. 301.--Ou Fris. _Gest. Frid._, l. I, c.
+XLVII.--Duboulai, _Hist. Universit._, Catal. ill. vir., t. II, p.
+753.--_Hist. litt._ t. XII, p. 72.)]
+
+Abelard revint aussitot a Paris. Toutes les ecoles, d'ou il avait ete
+jadis expulse, lui etaient maintenant ouvertes; il y rentra en maitre et
+occupa facilement cette position dominante dans l'enseignement, qu'on
+n'osait plus lui refuser. A la principale chaire, a celle de recteur des
+ecoles, etait attache vraisemblablement un canonicat. On croit du moins
+que c'est alors qu'il fut nomme chanoine de Paris [50], ce qui n'etait
+sans doute qu'un benefice et un titre, et ne prouve nullement que des
+lors il fut pretre.
+
+[Note 50: C'est a cette epoque (vers 1115) que les auteurs de
+l'_Histoire litteraire_ placent cette nomination; j'ignore sur quelle
+autorite, mais cette opinion est fort probable. Cependant on la
+conteste, et D. Gervaise veut qu'Abelard soit devenu chanoine des
+le temps ou il professait a Paris, du consentement et a la place du
+successeur de Guillaume de Champeaux. Duchesne, sur la foi d'une
+chronique manuscrite des archeveques de Sens, pretend qu'il fut chanoine
+de Sens et non de Paris; et voici le texte inedit qui motive son
+assertion et dont je dois la connaissance a la savante amitie de M. Le
+Clerc: _Ex Chronico senonensi Gaufridi de Collone, monarchi Sancti Petri
+Viti senonensis, seculo XIIIe_. Manuscrit de la bibliotheque de Sens, n.
+271, decrit et apprecie dans le t. XXI de l'_Hist. litt. de la France._
+Fol. 129 v deg., col. 1 et 2. "Anno Domini n deg. c deg. XL deg. (leg. XLII), magister
+Petrus Abaulart, canonicus primo maioris ecclesie senononsis, oblit; qui
+monasteria sanctimonialium fundauit, spetialiter abbatiam de Paraclito,
+in quo sepelitur cum uxore. Suum epitaphium tale est: "Est satis in
+titulo, Petrus hic iacet Abaillardus. Hic (_leg._ huic) soli paluit
+scibile quidquid erat. Canonicus fuit, et post uxoratus." Cite en
+partie, mais sans nom d'auteur, par Andre Duchesne, _Notae ad Hist.
+calamitatum_, p. 1150, et Duboulai, _Hist. Univ. paris_, t. II, p. 760.
+Les derniers mots on ete ainsi alteres par celui-ci: "Uxoratus primo
+fuerat, postea canonicus." Le meme Duboulai dit, a la verite dans une
+table seulement, qu'Abelard fut chanoine de Tours; enfin, on voit sur
+une vitre de la cathedrale de Chartres une figure vetue en chanoine,
+avec ce nom Pierre Baillard, et on veut que ce soit Abelard, chanoine de
+Chartres. On ne pouvait en general posseder qu'un seul canonicat comme
+on ne pouvait avoir qu'un benefice. Faut-il admettre que le titre de
+chanoine honoraire fut alors connu, ou qu'Abelard ait change plusieurs
+fois de chapitre? La chose certaine, c'est qu'il etait chanoine, il le
+dit lui-meme. Il n'etait pas necessairement pretre pour cela. On ne sait
+quand il le devint; peut-etre en se faisant moine a Saint-Denis.
+(Cf. _Ab. Op._, ep. l, p. 16.--_Hist litt._, t. XII, p. 81.--_Vie
+d'Abeillard_, t. I, p. 28.--_Hist. Universit. paris._, t. II, _in
+indic._--Niceron, _Mem. pour servir a l'Hist. des Homm. ill._, t.
+VI.--_Rech. hist. sur la ville de Sens_, par M. Th. Tarbe, c. XXI,
+p.443.)]
+
+Dans sa nouvelle situation, il continua et termina son interpretation
+d'Ezechiel, commencee et suspendue a Laon. Par ce genre d'enseignement
+il obtint un grand succes, et bientot il eut dans la theologie autant
+de faveur que dans la predication philosophique. Tout le domaine de la
+science fut range sous sa loi, une multitude studieuse se pressa en
+s'inclinant autour de lui, et il vecut tranquille quelques annees.
+
+On aime a se representer l'existence d'Abelard, ou, comme on l'appelait,
+du maitre Pierre, a cette epoque de sa vie, au milieu de cette ville de
+Paris qu'il remplissait de son nom. Paris, ce n'etait guere alors que
+la Cite. Sur cette ile fameuse, qui partage la Seine au milieu de notre
+capitale, se concentraient toutes les grandes choses, la royaute,
+l'Eglise, la justice, l'enseignement. La, ces divers pouvoirs avaient
+leur principal siege. Deux ponts unissaient l'ile aux deux bords du
+fleuve. Le Grand-Pont conduisait sur la rive droite, a ce quartier
+qu'entre les deux antiques eglises de Saint-Germain-l'Auxerrois et de
+Saint-Gervais, commencait a former le commerce, et qu'habitaient les
+marchands etrangers, attires par l'importance et la renommee deja
+considerable de la Lutece gauloise. C'etaient eux qui devaient,
+confondus sous le nom d'une seule nation, le transmettre a une partie de
+cette ville nouvelle qui allait s'appeler le quartier des Lombards.
+Vers la rive gauche, le Petit-Pont menait au pied de cette colline dont
+l'abbaye de Sainte-Genevieve couronnait le faite, et sur les flancs de
+laquelle l'enseignement libre avait deja plus d'une fois dresse ses
+tentes. Les plaines voisines se couvraient peu a peu d'etablissements
+pieux ou savants, destines a une grande renommee; a l'est, la communaute
+de Saint-Victor venait d'etre fondee; a l'ouest, la vieille abbaye de
+Saint-Germain-des-Pres attestait, dans sa grandeur, le souvenir de ce
+saint eveque de Paris dont la memoire le disputait a celle de saint
+Germain d'Auxerre; car les deux plus anciens monuments de Paris sont
+dedies au meme nom[51]. La aussi, la jeunesse de la ville, et ces
+ecoliers, ces clercs qui n'etaient pas tous jeunes alors, venaient sur
+des pres, devenus des lieux historiques, chercher les exercices et les
+rudes jeux qui convenaient a la robuste nature des hommes de ce temps.
+Leur residence etait surtout dans le voisinage du Petit-Pont, et leur
+foule toujours croissante ne pouvant tenir dans l'ile, s'etait repandue
+sur le bord de la riviere, au pied de la colline, qui devait par eux
+s'appeler le _pays latin_, et opposer, d'une rive a l'autre la ville de
+la science a la ville du commerce.
+
+[Note 51: Saint Germain d'Auxerre fui eveque au Ve siecle et saint
+Germain de Paris, au VIe. L'eglise de Saint-Germain-l'Auxerrois, fondee,
+dit-on, par Chilperic I, detruite par les Normands, fut rebatie par le
+roi Robert; et il peut subsister quelque chose de cette reconstruction
+dans l'edifice actuel. On dit que le portail est du temps de Philippe
+le Bel; les parties modernes sont du XVIe siecle. La fondation de
+Saint-Germain-des-Pres, sous une autre invocation, date du temps de
+saint Germain lui-meme (23 decembre 558). Cette eglise fut detruite
+aussi par les Normands. La reconstruction en fut commencee au plus tard
+en 990, et terminee, dit-on, en 1014; l'eglise, a peu pres dans son
+etat actuel, a ete dediee en 1163. Voyez dans les Documents inedits sur
+l'histoire de France, _Paris sous Philippe le Bel_, p. 362 et 454, et
+_l'Histoire du diocese de Paris_, par l'abbe Lebeuf.]
+
+Dans la Cite, vers la pointe occidentale de l'ile, s'elevait le palais
+souvent habite par nos rois, theatre de leur puissance et surtout de ce
+pouvoir judiciaire qui y regne encore en leur nom, et qui alors meme,
+exerce par leurs delegues, paraissait la plus populaire de leurs
+prerogatives et le signe reconnaissable de leur souverainete. Un jardin
+royal, comme on pouvait l'avoir en ce siecle, un lieu plante d'arbres
+entre le palais et le terre-plein ou Henri IV a sa statue, s'ouvrait en
+certains jours comme promenade publique au peuple, a l'ecole, au clerge,
+et a ce peu de nobles hommes qui se trouvaient a Paris. En face du
+palais, l'eglise de Notre-Dame, monument assez imposant, quoique bien
+inferieur a la basilique immense qui lui a succede, rappelait a tous,
+dans sa beaute massive, la puissance de la religion qui l'avait eleve,
+et qui de la protegeait en les gouvernant les quinze eglises dont on ne
+voit plus les vestiges, environnant la metropole comme des gardes ranges
+autour de leur reine. La, a l'ombre de ces eglises et de la cathedrale,
+dans de sombres cloitres, en de vastes salles, sur le gazon des preaux,
+circulait cette tribu consacree, qui semblait vivre pour la foi et la
+science, et qui souvent ne s'animait que de la double passion du pouvoir
+ou de la dispute. A cote des pretres, et sous leur surveillance, parfois
+inquiete, souvent impuissante, s'agitait, dans le monde des etudes
+sacrees et profanes, cette population de clercs a tous les degres, de
+toutes les vocations, de toutes les origines, de toutes les contrees,
+qu'attirait la celebrite europeenne de l'ecole de Paris; et dans cette
+ecole, au milieu de cette nation attentive et obeissante, on voyait
+souvent passer un homme au front large, au regard vif et fier, a la
+demarche noble, dont la beaute conservait encore l'eclat de la jeunesse,
+en prenant les traits plus marques et les couleurs plus brunes de la
+pleine virilite. Son costume grave et pourtant soigne, le luxe severe de
+sa personne, l'elegance simple de ses manieres, tour a tour affables et
+hautaines, une attitude imposante, gracieuse, et qui n'etait pas sans
+cette negligence indolente qui suit la confiance dans le succes et
+l'habitude de la puissance, les respects de ceux qui lui servaient de
+cortege, orgueilleux pour tous, excepte devant lui, l'empressement
+curieux de la multitude qui se rangeait pour lui faire place, tout,
+quand il se rendait a ses lecons ou revenait a sa demeure, suivi de ses
+disciples encore emus de sa parole, tout annoncait un maitre, le plus
+puissant dans l'ecole, le plus illustre dans le monde, le plus aime dans
+la Cite. Partout on parlait de lui; des lieux les plus eloignes, de
+la Bretagne, de l'Angleterre, _du pays des Sueves et des Teutons_, on
+accourait pour l'entendre; Rome meme lui envoyait des auditeurs[52]. La
+foule des rues, jalouse de le contempler, s'arretait sur son passage;
+pour le voir, les habitants des maisons descendaient sur le seuil de
+leurs portes, et les femmes ecartaient leur rideau, derriere les petits
+vitraux de leur etroite fenetre. Paris l'avait adopte comme son enfant,
+comme son ornement et son flambeau. Paris etait fier d'Abelard, et
+celebrait tout entier ce nom dont, apres sept siecles, la ville de
+toutes les gloires et de tous les oublis a conserve le populaire
+souvenir.
+
+[Note 52: L'affluence fabuleuse des auditeurs de tout pays aux
+lecons d'Abelard est attestee par tous les contemporains, amis ou
+ennemis; d'abord par lui-meme, puis par Foulque de Deuil, Berenger de
+Poitiers, saint Bernard, Othon de Frisingen, Jean de Salisbury, les
+auteurs de la _Chronique du couvent de Morigni_, etc. etc. (_Ab.
+Op._, ep. I, p. 6; ep. II, p. 46; pars II, ep. I, p. 218. Not., p.
+1155.--Saint Bern.; ep. CLXXXVIII, CLXXXIX, etc.--Ott. Fris. _De Gest.
+Frid._, l. I, c. XLVII.--Johan. Saresb. _Metal_. l. II, c. x.--_Rec.
+des Hist. Ex Chron. maurin._, t. XII, p. 80.)]
+
+Telle etait sa situation a ce moment le plus calme et le plus brillant
+de sa vie. Il ne devait cette situation qu'a lui-meme, a son travail, a
+son opiniatrete, a sa belliqueuse eloquence, et rien ne lui interdisait
+de penser qu'il la dut aussi a l'empire de la verite.
+
+Il semblait donc, il pouvait se croire revetu d'un apostolat
+philosophique; et cette fois, la mission spirituelle n'etait pas une
+mission de pauvrete, d'humiliations ni de souffrances. Sa richesse
+egalait sa renommee; car l'enseignement n'etait pas gratuitement donne
+a ces cinq mille etudiants qui, dit-on, venaient de tous les pays
+pour l'entendre. Parvenu a ce faite de grandeur intellectuelle et de
+prosperite mondaine, il n'avait plus qu'a vivre en repos.
+
+Mais le repos etait impossible: il ne convient qu'aux destinees obscures
+et aux ames humbles. Abelard s'estimait desormais, c'est lui qui
+l'avoue, le seul philosophe qu'il y eut sur la terre[53]. Aucune raison
+humaine n'a encore resiste a l'epreuve d'un rang supreme et unique.
+Abelard, oisif, ne pouvait donc rester calme; il fallait que par quelque
+issue l'inquietude ardente de sa nature se fit jour et se donnat
+carriere. Des passions tardives eclaterent dans son ame et dans sa vie,
+et il entra, pousse par elles, dans une destinee nouvelle et tragique
+qui est devenue presque toute son histoire.
+
+[Note 53: "Cum jam me solum in mundo superesse philosophum
+estimarem." (Ep. I, p. 9.)]
+
+Il avait jusqu'alors vecu dans la preoccupation exclusive de ses etudes
+et de ses progres. La science et l'ambition, qui animaient sa vie, la
+maintenaient pure et reguliere. On ne voit meme pas que les premiers
+feux de la jeunesse y eussent porte quelque desordre. Il montrait pour
+les habitudes dereglees d'une grande partie des habitants des ecoles
+un dedaigneux eloignement. Quoique sa reputation lui eut attire la
+bienveillance de quelques grands de la terre, il les voyait peu, et sa
+vie toute d'activite litteraire l'ecartait de la societe des nobles
+dames; il connaissait a peine la conversation des femmes laiques[54].
+D'ailleurs, si jamais Abelard devait aimer, c'etait en maitre, et les
+soins complaisants et laborieux d'un amour qui se cache et qui supplie
+allaient mal a sa nature. Cependant, au milieu de cette felicite sans
+obstacle, une sorte de mollesse interieure s'emparait de lui, la
+severite l'abandonna. On a meme pretendu qu'il se livra a des plaisirs
+qui compromirent sa dignite et jusqu'a sa fortune[55], mais il le nie
+hautement; d'ailleurs de vaines voluptes ne pouvaient suffire a son ame,
+et il se demandait encore d'ou lui viendrait l'emotion.
+
+[Note 54: "Ab excessu (_lisez_ accessu) et frequentatione nobilium
+foeminarum studii scholaris assiduitate revocabar, nec laicarum
+conversationem multum noveram." (Ep. I, p. 10.)]
+
+[Note 55: Foulque lui rappelle dans une lettre, d'ailleurs amicale,
+qu'il s'etait ruine avec des courtisanes. Comme la lettre est, selon
+l'usage du temps, une oeuvre de rhetorique, on y peut soupconner un peu
+d'hyperbole; mais il est difficile que le fond soit sans aucune verite.
+Reste a savoir a quelle epoque de la vie d'Abelard il faut placer ses
+desordres; est-ce avant qu'il connut Heloise? est-ce a la suite de son
+amour? Que ceux qui se piquent de connaitre le coeur humain en decident.
+On lit dans une piece de vers qu'il fit pour son fils:
+
+ Gratior est humilis meretrix quam casta superba,
+ Perturbatque domum saepius ista suum.
+ ........................................
+
+ Deterior longe linguosa est foemina scorta (_lisez_ scorto);
+ Hoc aliquis, nullis illa placere potest.
+
+(_Ab. Op._, part. II, ep. I, p. 219.--Cousin, _Frag. phil._, t. III,
+app., p. 444.)]
+
+Il y avait dans la Cite une tres-jeune fille (elle etait nee, dit-on, a
+Paris, en 1101), nommee Heloise, et niece d'un chanoine de Notre-Dame,
+appele Fulbert[56].
+
+[Note 56: Heloise, Helwide, Helvilde, Helwisa ou Louise; Abelard
+veut que ce nom vienne de l'hebreu _Heloim_, un des noms du Seigneur.
+Il regne beaucoup d'obscurite sur l'origine, la patrie, la famille
+d'Heloise. Il n'y a nulle raison de supposer qu'elle fut la fille
+naturelle de Fulbert, encore moins, comme le dit Papire Masson, d'un
+autre chanoine de Paris nomme Jean, ou, selon Mme Guizot, Ycon.
+D'Amboise, Duchesne, Gervaise, et en general les biographes veulent
+qu'elle ait vecu autant de temps qu'Abelard, ce qui, je le remarque
+apres les auteurs de l'_Histoire litteraire_, ne porte sur aucune
+preuve, mais ce qui la ferait naitre vers 1101. (Cf. _Ab. Op._, part.
+I, ep. i et v, p. 10 et 72; pref. apol.; Not., p. 1140.--Pap. Mass.
+_Annal._, lib. III, p. 239.--Hug., Metel, ep. xvi et xvii.--Bayle, art.
+_Heloise_.--_Hist. lit._, t. XII, p. 629 et suiv.--_Essai sur la vie et
+les ecrits d'Abelard_, par Mme Guizot, p. 349.)]
+
+Orpheline et pauvre, elle habitait pres des ecoles, dans la maison de
+son oncle; mais on croit qu'elle etait de noble naissance, ou du moins
+liee par le sang, peut-etre par Hersende, sa mere, a une famille
+illustre, a la famille des Montmorency, qui avait deja donne a l'Etat
+deux connetables[57]. Elevee dans sa premiere enfance au couvent
+d'Argenteuil, pres de Paris, son oncle l'avait instruite dans la science
+litteraire, ce qui etait rare chez les femmes[58]. Elle y avait fait des
+progres surprenants, jusque-la qu'en pretendait qu'elle savait, avec
+le latin, le grec et l'hebreu[59]. Sa figure, sans avoir une parfaite
+beaute, l'aurait distinguee; mais sa veritable distinction etait
+ailleurs. Son esprit et son instruction avaient fait connaitre son nom
+dans tout le royaume[60]. On ne sait pas quand Abelard la vit ni comment
+il la rencontra. On dirait presque, a lire son recit, qu'il ne l'aima
+qu'avec premeditation, qu'il devint son amant systematiquement, et qu'il
+arreta sur elle ses regards comme sur la passion la plus digne de
+lui, et, le dirai-je? la plus facile. Mais c'est souvent le propre et
+l'illusion des esprits reflechis et raisonneurs que de prendre leur
+penchant pour un choix, et de croire que leurs entrainements ont ete des
+calculs. Toujours est-il qu'Abelard nous raconte qu'avec son nom, sa
+jeunesse, sa figure, il ne devait craindre aucun refus, quelle que fut
+celle qu'il daignat aimer; mais qu'Heloise menait une vie retiree, que
+le gout de la science creait entre elle et lui une relation naturelle,
+que cette communaute de travaux et d'idees devait autoriser un libre
+commerce de lettres et d'entretiens, et que c'est tout cela qui le
+decida. Il se trompe, un noble et secret instinct lui disait qu'il
+devait aimer celle qui n'avait point d'egale.
+
+[Note 57: Alberic et Thibauld de Montmorency, tous deux vers la fin
+du XIe siecle. Nul ne dit comment Heloise eut appartenu a cette famille.
+Si c'etait une parente legitime, ce devait etre par les femmes. Bayle
+ne croit point a cette parente, Heloise disant a Abelard, en quelque
+endroit: _Genus meum sublimaveras_. Cette raison n'est pas decisive.
+(_Ab. Op._, ep. iv, p. 57.) C'est une pure conjecture de Turlot que de
+donner pour mere a Heloise la premiere abbesse de Sainte-Marie-aux-Bois,
+pres Sezanne, Hersendis, qui aurait ete la maitresse d'un Montmorency,
+et qui aurait passe pour etre celle de Fulbert. (_Abail. et Hel._, p.
+154.)]
+
+[Note 58: "Bonum hoc literatoriae scilicet scientiae in mulieribus
+est rarius.--Literatoriae scientiae, quod perrarum est, operam dare."
+(_Ab. Op._, ep. i, p. 10; part. II, ep. xxiii, p. 337.)]
+
+[Note 59: Abelard le dit lui-meme (part. II, ep. vii, _ad virg.
+par._, p. 260.--Voyez aussi la Chronologie de Robert, _Rec. des Hist._,
+t. XII, p. 294). Le vrai, c'est qu'elle savait le latin et l'ecrivait
+avec facilite et talent. Quant au grec et a l'hebreu, j'ai peine a
+croire qu'elle en connut rien de plus que les caracteres et quelques
+mots cites habituellement en theologie ou en philosophie.]
+
+[Note 60: "In toto regno nominatissimam." (Ep. I, p. 10.) Observez
+qu'il s'en fallait alors que _totum regnum_ fut toute la France; mais
+il n'en est pas moins vrai que la reputation litteraire et scientifique
+d'Heloise n'a pas eu d'egale dans les temps modernes. Malgre la
+declaration modeste d'Abelard, _per faciem non infima_, on s'est obstine
+a croire a la grande beaute d'Heloise. On a suppose, contre toute
+vraisemblance, que le _Roman de la Rose_, commence et surtout acheve
+apres la mort d'Abelard, etait son ouvrage, parce qu'il y est question
+de lui, et l'on a dit qu'il y avait fait le portrait d'Heloise, sous
+le nom de _Beaute_. C'est le portrait de la beaute parfaite suivant
+Guillaume de Lorris, auteur de la premiere partie du poeme. (Le _Roman
+de la Rose_, v. 999, edit. de M. Meon, t. 1, p. 41.)
+
+ El ne fu oscure ne brune,
+ Ains fu clere comme la lune,
+ Envers qui les autres estoiles
+ Resemblent petites chandoiles.
+ Tendre et la char comme rousee
+ Simple fu cum une espousee
+ Et blanche comme flor de lis;
+ Si ot le vis (_visage_) cler et alis (_uni_),
+ Et fu greslete et alignie,
+ Ne fu fardee ne guignie (_deguisee_):
+ Car el n'avoit mie mestier
+ De sol tifer ne d'afetier.
+ Les cheveus ot blons et si lons
+ Qu'il li batoient as talons;
+ Nez ot bien fait, et yelx et bouche.
+ Moult grand doucor au cuer me touche,
+ Si m'aist Diex, quant il me membre (_souvient_)
+ De la facon de chascun membre,
+ Qu'il n'ot si bele fame ou monde,
+ Briement el fu jonete et blonde,
+ Sede (_gracieuse_), plaisante, aperte, et cointe (_jolie_),
+ Grassete et gresle, gente et jointe.
+
+Il chercha donc les moyens d'arriver jusqu'a elle et de se rendre
+familier dans la maison. Des amis s'entremirent, et il fit proposer
+a l'oncle Fulbert, qui demeurait dans le voisinage des ecoles, de le
+prendre en pension chez lui pour un prix convenu. Il fit valoir ses
+travaux assidus, l'ennui que lui causaient les soins dispendieux d'une
+maison, sa negligence plus dispendieuse encore. Fulbert etait avide, et
+de plus tres-jaloux d'augmenter par tous les moyens l'instruction de
+sa niece. Non-seulement il consentit a tout, mais il crut avoir desire
+lui-meme ce qu'on esperait de lui, et vint en suppliant commettre
+entierement sa pupille a l'illustre et redoutable precepteur, qui devait
+la voir a toute heure, qui, chaque fois qu'il reviendrait des ecoles,
+pouvait, ou le jour ou la nuit, lui donner des lecons, et meme, voyez la
+naivete de cet age, la frapper a la facon d'un maitre, si l'eleve etait
+indocile[61]. Abelard admira tant de simplicite; il lui semblait
+que l'on confiait la brebis au loup ravissant. Non-seulement on lui
+accordait la liberte, l'occasion, mais jusqu'a l'autorite, et au droit
+de menacer et de punir celle que la seduction n'aurait pu vaincre.
+Deux choses aveuglaient le vieillard; l'amour-propre passionne qui
+l'attachait aux succes de sa niece, et l'ancienne reputation de purete
+de la vie passee d'Abelard. "Que dirai-je de plus?" ecrit ce dernier
+en racontant tout ceci, "nous n'eumes qu'une maison, et bientot nous
+n'eumes qu'un coeur[62]."
+
+[Note 61: "Bernardus carnotensis, exundantissimus modernis
+temporibus fons literarum in Gallia.... quoniam memoria exercitio
+firmatur, ingeniumque acuitur ad imitandum ea quae audiebant, alios
+admonitionibus, alios flagellis et poenis urgebat." Ainsi parle un des
+eleves de Bernard de Chartres, Jean de Salisbury. (_Metalog._, l. I, c.
+XXIV.) Quant au droit qu'Abelard recut de Fulbert de frapper son eleve,
+il faut voir dans le texte tout ce qu'Abelard en raconte. (Ep. I, p. 11,
+et ep. V, p, 71.)]
+
+[Note 62: _Ab. Op._, ep. I, p. 11.]
+
+"A mesure que l'on a plus d'esprit," a dit Pascal, "les passions sont
+plus grandes, parce que les passions n'etant que des sentiments et des
+pensees qui appartiennent purement a l'esprit, quoiqu'elles soient
+occasionnees par le corps, il est visible qu'elles ne sont plus que
+l'esprit meme, et qu'ainsi elles remplissent toute sa capacite. Je ne
+parle que des passions de feu.... La nettete d'esprit cause aussi la
+nettete de la passion; c'est pourquoi un esprit grand et net aime avec
+ardeur, et il voit distinctement ce qu'il aime[63]."
+
+[Note 63: Fragment publie par M. Cousin. (_Des Pensees de Pascal_,
+seconde edition, p.897.)]
+
+On montre encore dans la Cite, au bord du chevet de Notre-Dame, pres
+l'ancien quartier du cloitre, a l'extremite d'une rue etroite et
+tortueuse, toujours habitee par des membres du chapitre metropolitain,
+et dont les abords sont en tout temps parcourus, comme au moyen age, par
+des clercs de tous grades, revetus des costumes pittoresques du clerge
+nombreux et complet d'une riche cathedrale, la maison qu'une tradition
+locale designe comme celle du chanoine Fulbert[64]. Elle est pres de la
+Seine, dont la separe seulement un quai, plus eleve maintenant que le
+sol de la rue ou elle est batie. Au moyen age, vers 1116 ou 1117, le
+terrain devait, du pied de cette maison, aller en pente jusqu'a la
+riviere et former l'emplacement de l'ancien port Saint-Landry; des
+fenetres de la maison, on devait voir en plein la vaste greve ou s'eleve
+aujourd'hui cet hotel de ville, magnifique palais des revolutions.
+
+[Note 64: C'est la premiere maison a gauche en entrant dans la rue
+des Chantres, ou l'on descend du quai Napoleon par un escalier. Une
+inscription au dessus de la porte designe cette maison a la curiosite
+des passants, elle est ainsi concue:
+
+HELOISE, ABELARD HABITERENT CES LIEUX, DES SINCERES AMANS MODELES
+PRECIEUX.
+
+L'AN 1118.
+
+Dans l'interieur de la cour, un double medaillon, incruste dans le mur,
+offre le profil d'une tete d'homme et d'une tete de femme: on dit que
+c'est Heloise et Abelard. Cette sculpture est tres-posterieure au
+XIIe siecle; M. Alexandre Lenoir pense qu'elle en remplace une plus
+authentique, et qu'elle est l'ouvrage de restaurateurs ignorants,
+peut-etre non anterieurs au XVIe. La maison n'est pas ancienne, ou du
+moins, ses murs exterieurs ont ete recemment batis; la disposition
+generale des murs et surtout de l'escalier pourraient bien etre du
+temps. On ne donne nulle preuve de la tradition attachee a cette maison;
+mais cette tradition a sa valeur par son existence meme. On dit, dans
+le quartier, qu'Abelard habitait la maison situee a gauche et qui est
+remplacee par une grande construction moderne. Turlot donne sur tout
+cela quelques details hasardes, et la lithographie du medaillon.
+(_Abail. et Hel._, p. 153 et 154.--_Mus. des Mon. Franc._, t. I, p.
+223.)]
+
+C'est la, dans cette demeure modeste, au jour sombre que des fenetres
+etroites laissaient penetrer dans la chambre simple et rangee d'une
+jeune bourgeoise de Paris, ou bien a la lueur rougeatre d'une lampe
+vacillante, qu'Abelard, impatient et ravi, venait employer a seduire
+une pauvre fille sans experience et sans crainte le genie qui soulevait
+toutes les ecoles du monde. C'est la que les plaisirs de la science,
+les joies de la pensee, les emotions de l'eloquence, tout etait mis
+en oeuvre pour charmer, pour troubler, pour plonger dans une ivresse
+profonde et nouvelle, ce noble et tendre coeur qui n'a jamais connu
+qu'un amour et qu'une douleur, ce coeur que Dieu meme n'a pu disputer a
+son amant.
+
+Mais quelles lecons Abelard donnait-il a Heloise? Lui enseignait-il les
+secrets du langage et les arts savants de l'antiquite? Promenait-il cet
+esprit penetrant et curieux dans les sentiers sinueux de la dialectique?
+Lui revelait-il les obscurs mysteres de la foi, dans le langage lumineux
+de la raison philosophique? Enfin lui lisait-il ces poetes qu'il cite
+dans ses ouvrages les plus austeres, et le professeur de theologie
+recitait-il a son eleve, avec ce talent de diction qu'on admirait, les
+vers impurs de l'_Art d'aimer_[65]? Quel fut enfin, quel fut le livre
+qui servit, comme dans le recit du Dante, a la seduction de cette femme,
+historique modele de la poetique Francoise de Rimini[66]? On ne le sait,
+et cependant on sait que tout le talent d'Abelard fut complice de son
+amour. "Vous aviez," lui ecrivait, longtemps apres, Heloise encore
+charmee de ce qui l'avait perdue, "vous aviez surtout deux choses qui
+pouvaient soudain vous gagner le coeur de toutes les femmes, c'etait
+la grace avec laquelle vous recitiez et celle avec laquelle vous
+chantiez[67]." Et ses chants, il les composait pour elle. Ainsi le
+philosophe etait devenu un orateur, un artiste, un poete. L'amour avait
+complete son genie et acheve son universalite.
+
+[Note 65: Abelard cite souvent Ovide, el quelquefois l'_Art
+d'aimer_.]
+
+[Note 66: la bocca mi bacio tutto tremante; Galeotto fu il libro e
+chi lo scrisse. (DANTE, c. V.)]
+
+[Note 67: "Duo autem, fateor, tibi specialiter inerant quibus
+foeminorum quarumlibet animos statim allicere poteras, dictandi scilicet
+et cantandi gratia." (_Ab. Op._, ep. II, p. 46.)]
+
+On sent que tout dut seconder une seduction inevitable. L'etude leur
+donnait toutes les occasions de se voir librement, et le pretexte de la
+lecon leur permettait d'etre seuls. Alors les livres restaient ouverts
+devant eux; mais ou de longs silences interrompaient la lecture, ou des
+paroles intimes remplacaient les communications de la science. Les yeux
+des deux amants se detournaient du livre pour se rencontrer et pour se
+fuir. Bientot la main qui devait tourner les pages, ecarta les voiles
+dont Heloise s'enveloppait, et ce ne fut plus des paroles, mais des
+soupirs qu'on put entendre. Enfin la passion triomphante emporta les
+deux amants jusqu'aux limites de son empire. Tout fut sacrifie a ce
+bonheur sans melange et sans frein. Tous les degres de l'amour furent
+franchis. Que sais-je? jusqu'aux droits de l'enseignement, jusqu'aux
+punitions du maitre, devinrent, c'est Abelard qui l'avoue, des jeux
+passionnes _dont la douceur surpassait la suavite de tous les parfums_.
+Tout ce que l'amour peut rever, tout ce que l'imagination de deux
+esprits puissants peut ajouter a ses transports, fut realise dans
+l'ivresse et dans la nouveaute d'un bonheur inconnu[68].
+
+[Note 68: Les passages dont je rends ici la pensee, ont ete cites
+partout. Je n'en rapporte que deux comme pieces il l'appui: "Quoque
+minus suspicionis habermus, verbera quandoque dabat amor.... quae
+omnium unguentorum suavitatem transcenderent.... si quid insolilum amer
+excogitare potuit, est additum."--(_Ab. Op._, ep. I, p. 11.)]
+
+Mais cependant, qu'etait devenu l'enseignement des ecoles? le maitre
+Pierre ennuye, degoute, n'y paraissait plus qu'a regret. A peine lui
+restait-il quelques heures de jour pour les donner a l'etude. Quant a
+ses lecons, il les faisait avec negligence et froideur; il repetait
+d'anciennes idees, et ne parlait plus d'inspiration. Devenu un simple
+recitateur, il n'inventait plus rien, ou s'il inventait quelque chose,
+c'etaient des vers et des vers d'amour. Il parait qu'il en composa
+beaucoup en langue vulgaire, ou, comme on disait alors, barbare[69]; ces
+chansons etaient vraisemblablement dans le gout des trouveres, dont il
+fut un des premiers en date, ou, si l'on veut, le predecesseur. A tous
+ses talents, a toutes les initiatives de son esprit, il faudrait donc
+ajouter celle de la poesie nationale. Chose plus singuliere! il laissait
+ses chansons d'amour se repandre au dehors et courir la ville et le
+pays; longtemps apres cette epoque, elles se retrouvaient encore dans
+la bouche de ceux dont la situation ressemblait a la sienne[70]. Car il
+devint de bonne heure le patron des amoureux, et il avait "du talent
+pour les vaudevilles," dit un benedictin qui a ecrit sa biographie[71].
+Ainsi l'aventure qui aurait du rester le touchant mystere de toute sa
+vie devint un bruit public et passa de son aveu et par degres a cet etat
+de roman populaire qu'elle a conserve jusqu'a nos jours. Il y avait dans
+cet homme quelque chose de l'insolence de ces natures faites pour le
+commandement et la royaute. Il posait sans voile devant la foule;
+il semblait penser que tout ce qui l'interessait devenait digne de
+l'attention generale, que ses actions surpassaient le jugement commun et
+que tout en lui devait etre donne comme en spectacle au monde.
+
+[Note 69: _Barbarice. (Ab. Op._, part. II, Exp. symb., p. 369.)]
+
+[Note 70: "Abelard serait donc le premier des trouveres," dit M.
+Ampere. (_Hist. de la format. de la lang. franc._, pref., p. XX.)
+Cependant M. Leroux de Lincy, qui a publie un _Recueil des chants
+historiques francais_, depuis le XIIe jusqu'au XVIIIe siecle (2 vol.
+in-12, Paris, 1841, 1842), conjecture que les chansons d'Abelard etaient
+en latin; et c'est aussi l'opinion de M. Edelestand Dumeril (_Journ.
+des sav. de Normand._, 2e liv., p. 129). Cependant Heloise dit qu'on la
+chantait sur les places publiques; peut-etre aussi que, suivant le
+gout du temps, les vers latins et les vers romans etaient meles. On
+a annonce, il y a quelques annees, que ces chansons venaient d'etre
+retrouvees au Vatican; et la _Biographie anglaise_ le repetait en 1842.
+On aura voulu parler des complaintes latines bibliques que M. Greith a
+publiees (_Spicilegium Vaticanum_, Frauenfeld, 1838), et ce ne sont ni
+des chansons d'amour ni des chansons populaires. On pouvait esperer,
+en ce genre, quelque decouverte curieuse des manuscrits mentionnes aux
+articles 87, 88, 89 et 90 du catalogue de M. Greith sous ces titres:
+_Cantilenae lingua gallica antiqua scriptae_, _Carmina amatoria_, etc.,
+p. 131. Mais la plupart de ces chansons francaises du Vatican ont ete
+publiees dans le recueil d'Adelbert Keller, intitule: _Romvart_, p. 245,
+etc., Manheim, 1844, in-8. Il n'y en a point d'Abelard. Voyez ci-apres
+la note sur les elegies bibliques. Le _Recueil des chants hist. franc._,
+Introd. p. v, et _Ab. Op._, ep. I, p. 12; ep. II, p. 40 et 48.]
+
+[Note 71: Dom Clement, regarde comme l'auteur de l'article
+_Abelard_, dans l'_Histoire litteraire de la France_, t. XII, p. 92, et
+t. VII, p. 50.]
+
+La desolation fut grande parmi les ecoliers, lorsqu'ils s'apercurent de
+la preoccupation qui leur enlevait leur maitre. Ils assistaient avec
+tristesse a ces lecons inanimees que leur donnait encore celui dont
+l'ame etait ailleurs. Il leur semblait l'avoir perdu, et quelques-uns ne
+pouvaient voir sans alarmes ce que tous voyaient avec douleur. Il est
+impossible que les ennemis secrets d'Abelard n'en ressentissent pas
+une joie egale; mais ils ne la montraient pas, et telle etait alors sa
+puissance ou la liberte des moeurs, qu'il ne parait pas que le bruit de
+son aventure lui ait beaucoup nui dans les premiers temps, ni qu'on ait
+songe a la tourner contre lui. Il etait clerc, nous savons qu'il portait
+le titre de chanoine; on a meme cru, bien que sans preuve, qu'il etait
+deja pretre[72]. Mais dans le relachement et la rudesse du moyen age,
+le dereglement ne faisait un tort serieux qu'au jour ou il devenait
+l'occasion de quelque violence. Or ici rien de semblable; l'aventure
+etait publique; on en parlait, on la chantait dans Paris. Nul ne
+l'ignorait, hormis, bien entendu, le plus interesse a la savoir. Dans
+ses illusions d'affection, de respect et de vanite, Fulbert ne se
+doutait de rien, et plusieurs mois se passerent avant qu'il fut averti;
+il repoussa meme les premiers avis; mais enfin il concut des soupcons,
+et il separa les deux amants.
+
+[Note 72: Il est certain qu'il le fut plus tard. Une fois abbe, il
+disait la messe. (_Ab. Op._, part. I, ep. i et iv, part. II, ep. xxiii,
+p. 39, 54 et 341.) Mais a l'epoque que nous racontons on ne voit que ces
+mots _clericus, canonicus_, et nous ne croyons pas qu'il fut encore
+dans les ordres. Aucun historien ne s'explique sur ce point. Un auteur
+ecclesiastique ne represente Abelard que comme beneficier, ce qui
+l'engageait a de certains voeux, non pas, il est vrai, irrevocables.
+Dans ses objections contre le mariage, Heloise l'attaque comme contraire
+a la dignite d'un clerc, a sa fortune a venir, dans l'Eglise, mais non
+a des engagements formels. Bayle en conclut que le celibat n'etait
+pas alors une obligation stricte pour les pretres, mais un devoir
+de perfection. D. Gervaise en induit an contraire, quoiqu'avec peu
+d'assurance, qu'Abelard etait encore libre, le concile de Reims venant
+de renouveler les canons d'un concile tenu a Londres en 1102 contre les
+pretres, diacres et sous-diacres qui se marieraient. Mais le concile de
+Reims (1119) n'avait pas encore eu lieu, et ses defenses prouvent que la
+regle du celibat des pretres n'etait pas aussi solennellement consacree
+et suivie qu'elle l'a ete depuis. Nous voyons d'ailleurs, dans un des
+ouvrages d'Abelard, qu'il pensait qu'un pretre pouvait etre marie une
+fois, pourvu qu'il n'eut pas fait de voeu contraire. Il n'y a pas
+impossibilite de soutenir l'opinion de Bayle; mais celle de D. Gervaise
+a pour elle les meilleures apparences. (_Ab. Op._, ep. i, p. 16.--_P.
+Ab. Epitom. theol._, c. xxxi, p. 90. Rheinwald edit. Berlin,
+1835.--Bayle, _Dict. crit._, art. _Heloise_.--D. Gervaise, _Vie
+d'Abeil._, t. I, p. 74.--_Hist. de saint Bernard_, par M. l'abbe
+Ratisbonne, t. II, p. 36.)]
+
+La honte et la douleur, mais la douleur plus que la honte, les
+accablaient a ce fatal moment. Tous deux rougissaient, gemissaient,
+pleuraient; mais aucun ne se plaignait pour lui-meme. Abelard n'avait
+d'autre repentir que de voir Heloise affligee, et dans le chagrin de
+son amant elle mettait tout son desespoir. On les separait, mais leurs
+coeurs restaient unis. La contrainte ne faisait qu'allumer en eux de
+nouveaux desirs; puisque la honte avait eclate, il n'y en avait plus;
+ils se faisaient comme un devoir de leur amour. Ils continuerent donc
+a se voir secretement. Un jour, ils furent surpris, et le classique
+Abelard dit qu'il leur arriva ce qu'une fable poetique raconte de Venus
+et de Mars[73].
+
+[Note 73: Ep. i, p. 13.]
+
+Peu apres, Heloise s'apercut qu'elle etait grosse, et avec l'exaltation
+de la joie, elle l'ecrivit a son maitre, le consultant sur ce qu'il y
+avait a faire. Une nuit, en l'absence de l'oncle, il entra furtivement
+dans la maison, et comme ils en etaient convenus, il emmena Heloise et
+la conduisit incontinent dans sa patrie. La, il l'etablit chez sa soeur,
+ou elle demeura jusqu'a ce qu'elle mit au monde un fils qui recut d'elle
+le nom de Pierre Astrolabe[74].
+
+[Note 74: _Astrolabius_ ou _Astralabius_ dans les lettres d'Abelard
+et d'Heloise, _Petrus Astralabius_ dans le necrologe du Paraclet. Je ne
+sais pourquoi plusieurs historiens veulent que ce nom signifie _Astre
+brillant_. On appelait alors astrolabe la sphere plane a l'aide de
+laquelle on demontrait le systeme de Ptolemee. (_Ab. Op._, ep. i, p. 13;
+part. II, ep. xxiv et xxv, p. 343 et 345; Not., p. 1149.--Pezji _Thes.
+anecdot. noviss._, t. III, part. II, p. 95 et 110.)]
+
+Non loin du Pallet, au confluent de la Moine et de la Sevre nantaise,
+s'elevent les majestueuses ruines du chateau de Clisson[75]. Elles
+dominent encore le cours limpide et charmant de ces deux rivieres, et
+les grandes masses de rochers et de verdure qui en couvrent les
+bords escarpes. On peut croire que ces sites admirables qui, dit-on,
+inspirerent au Poussin ses plus fameux paysages, furent alors visites
+par l'inquiete Heloise. Lorsque son amant l'eut rejointe, tous deux
+errerent sans doute plus d'une fois dans ces lieux encore sauvages, mais
+ou la nature etalait toute sa fraicheur et toute sa beaute. Du moins
+montre-t-on dans la garenne de Clisson une grotte de rochers granitiques
+qui porte le nom d'Heloise. On dit que la se retiraient souvent les
+deux amants, durant leur sejour en Bretagne. Mais rien n'appuie cette
+tradition, si ce n'est peut-etre la secrete harmonie qui unit les
+beautes de la nature, les solitudes mysterieuses et les emotions de
+l'amour.
+
+ Speluncam Dido dux et Trojanus eamdem Deveniunt.
+
+[Note 75: Clisson est a 7 ou 8 kilometres des ruines du chateau du
+Pallet, dans le pays appele le Bocage. Aucune construction n'y parait
+remonter au temps d'Abelard; hormis peut-etre une partie de l'ancienne
+chapelle de la Trinite, pres du couvent de benedictines devenu la Villa
+Valentin. La chateau fut rebati en 1223; mais auparavant il y avait deja
+un chateau, et Clisson etait deja un lieu important. Rien n'indique
+que le nom de _grotte d'Heloise_ soit autre chose qu'une fantaisie du
+proprietaire du parc; mais c'est une grotte naturelle sur la rive droite
+de la Sevre. (_Abail. et Hel._, par Turlot, p. 144.--_Voyage pittoresque
+a Clisson_, par Thienon, planch, xiii, 2 vol. in-4.--_Notice sur la
+ville et le chateau_, 1 vol. in-18, Nantes, 1841.)]
+
+A la nouvelle de la fuite d'Heloise, Fulbert etait tombe comme en
+demence. Dans sa douleur et sa colere, il ne savait comment se venger
+d'Abelard, quelles embuches lui tendre, enfin quel mal lui faire. S'il
+le tuait, s'il le mutilait par quelque blessure cruelle, il craignait
+que sa niece bien-aimee n'en fut punie par la famille du ravisseur qui
+l'avait recueillie. Quant a se rendre maitre par force de sa personne,
+il ne l'esperait pas. Abelard se tenait sur ses gardes, pret a
+l'attaquer s'il fallait se defendre. Peu a peu il prit pitie de cette
+extreme douleur, ou plutot il sentit qu'il fallait absolument sortir
+d'une situation critique en reparant sa faute; il resolut de s'accuser
+du crime de son amour comme d'une trahison, il vint trouver le chanoine,
+avec des prieres et des promesses, s'engageant a lui accorder la
+reparation qu'on exigerait. La passion, en effet, ou peut-etre la
+crainte lui rendait tout acceptable et tout facile; il se disait que les
+plus grands hommes avaient succombe comme lui, et pour apaiser Fulbert,
+pour le satisfaire au dela de toute esperance, il offrit le mariage,
+pourvu que le mariage restat secret; car il apprehendait que cela ne
+nuisit a sa reputation aussi bien qu'aux chances de son ambition dans
+l'eglise. Fulbert consentit. La reconciliation fut scellee par un
+echange de parole et par les embrassements de l'oncle et des siens. Tout
+cela peut-etre cachait de leur part un projet de trahison. Il semble
+que Fulbert n'ait jamais renonce a la pensee de quelque noire vengeance
+concue des le premier jour.
+
+Abelard retourna en Bretagne pour y chercher celle qui allait devenir sa
+femme. Mais elle n'approuva pas son projet, et elle entreprit de l'en
+dissuader. Cette fille heroique ne songeait, disait-elle, qu'au peril
+et a l'honneur de son amant. Elle ne croyait pas qu'aucune satisfaction
+desarmat son oncle; elle le connaissait et pressentait les sombres
+desseins de cette ame ulceree. Puis, elle demandait quelle gloire il
+y aurait pour elle a ternir la gloire d'Abelard par un hymen qui les
+humilierait tous deux[76]. Que ne lui ferait pas le monde, auquel elle
+allait enlever sa lumiere? De quelles maledictions de l'Eglise, de quels
+regrets des philosophes ce mariage serait suivi! quelle honte et quelle
+calamite qu'un homme cree pour tous se consacrat a une seule femme! Elle
+le detestait, s'ecriait-elle avec vehemence, ce mariage qui serait un
+opprobre et une ruine.
+
+[Note 76: Le discours etrange et pressant par lequel Heloise tenta
+de detourner Abelard du mariage a ete remarque et meme admire de
+tout temps. Plusieurs auteurs le citent; nous ne rappellerons qu'un
+temoignage peu serieux, mais qui n'en est pas moins frappant. Dans le
+_Roman de la Rose_, l'un des auteurs, Jehan de Meung, qui avait, il est
+vrai, _translate en franchois la Vie et les Epistres de maistre Pierre
+Abayalard et Heloys sa femme_, voulant faire le proces du mariage,
+s'exprime ainsi:
+
+ Pierres Abaillart reconfesse
+ Que suer Helois, l'abeesse
+ Du Paraclet, qui fu s'amie,
+ Accorder ne se voloit mie,
+ Por riens qu'il la preist a fame:
+ Ains il faisoit la genne dame
+ Bien entendant et bien lettree.
+ Et bien amant, et bien amee,
+ Argumens a il chastier
+ Qu'il se gardast de marier.
+
+Et il continue en rimant toutes les raisons d'Heloise et meme quelque
+chose de l'aventure qui suivit. (Edit. de M. Meon, t. II, p. 213.--_Les
+Manuscrits de la Bibliotheque du Roi_, par M. Paulin Paris, t. V, no.
+7071, p. 39.)]
+
+L'Apotre n'en a-t-il pas signale tous les ennuis, toutes les genes,
+toutes les sollicitudes, lorsqu'il dit: "Vous etes sans femme, ne
+cherchez point de femme." Et qu'il ajoute: "Je veux que vous viviez sans
+tourment d'esprit." (I Cor. VII, 27 et 32.) Si l'on recuse les saints en
+de telles matieres, qu'on ecoute les sages. Ne sait-on plus ce que saint
+Jerome dit de Theophraste, que l'experience avait amene a conclure
+contre le mariage des philosophes, et ce que repondit Ciceron a Hirtius
+qui lui conseillait de se remarier: "Je ne puis m'occuper egalement a
+la fois d'une femme et de la philosophie[77]." Abelard, d'ailleurs,
+ne devait-il pas se rappeler sa maniere de vivre? Comment meler des
+ecoliers a des servantes, dea ecritures a des berceaux, des livres et
+des plumes a des fuseaux et a des quenouilles? Quel esprit plonge dans
+les meditations sacrees ou philosophiques pourrait supporter les cris
+des enfants, les chants monotones des nourrices qui les apaisent, tout
+le bruit d'un menage nombreux? Cela est bon pour les riches dont les
+maisons sont des palais, et a qui l'opulence epargne tous les ennuis;
+mais ce ne sont pas des riches que les philosophes. Leurs pensees vont
+mal avec les soucis mondains. Tous, ils ont cherche la retraite, et
+Seneque dit a Lucilius: "Voulez-vous philosopher, negligez les affaires.
+Soyez tout a l'etude, il n'y a jamais assez de temps pour elle[78]."
+Interrompre la philosophie, c'est l'abandonner. Chez tous les peuples,
+gentils, juifs, chretiens, il y a eu des hommes eminents qui se
+separaient, qui s'isolaient du public par la paix et la regularite de
+leur vie. Chez les Juifs, c'etaient les Nazareens, et plus tard les
+Sadduceens, les Esseniens; chez les chretiens, les moines qui menent la
+vie commune des apotres, et imitent la solitude de saint Jean; chez les
+paiens enfin, ceux a qui Pythagore a donne le noble titre d'amis de la
+sagesse[79]. Rappeler tous les exemples au souvenir d'Abelard, ce serait
+vouloir enseigner Minerve elle-meme. Mais si des laiques ont ainsi vecu,
+que doit faire un chretien, un clerc, un chanoine, et comment l'excuser
+de preferer a ces saints devoirs de miserables plaisirs, et de
+se plonger sans retour dans l'abime? Ou, si peu lui soucie de la
+prerogative ecclesiastique, qu'il sauve du moins la dignite du
+philosophe; qu'il se rappelle que Socrate fut marie et comme il expia sa
+faute.
+
+[Note 77: B. Hieronym. _In Jovinian_, l.1. Cette citation et toutes
+les autres sont attribuees a Heloise par Abelard.]
+
+[Note 78: Senec. ep. LXXIII.]
+
+[Note 79: L'introduction du nom de philosophe est attribuee a
+Pythagore par Ciceron (_Tusc_., l. V, 3 et 4); mais Abelard ne devait le
+savoir que par saint Augustin qu'il cite: _De Civ. Dei_, l. VIII.--_Ab
+Op._, ep. I. p. 13 et 14.]
+
+Puis, laissant cette singuliere argumentation, elle descendait, d'une
+voix plus emue, a des raisons plus penetrantes. Ne devait-il pas songer
+qu'il serait plus perilleux pour lui de la ramener a son oncle?
+
+Combien il serait plus doux pour elle, et pour lui plus honorable,
+qu'elle fut appelee sa maitresse que son epouse, et qu'elle le retint
+par la grace, au lieu de l'enchainer par la contrainte! Leurs joies
+seraient plus vives tant qu'elles seraient plus rares. Pour elle, elle
+n'a jamais en lui rien aime que lui-meme. Elle pense ce que dans Eschine
+_la philosophe_ Aspasie dit a Xenophon[80]. Il n'est rang, titre ni
+gloire qu'elle preferat au sort qu'elle tient de lui. Le titre d'epouse
+est plus saint, le nom de sa maitresse, de l'esclave de ses plaisirs,
+est plus doux; il a plus de prix pour elle que le rang d'une
+imperatrice, quand Auguste en personne le lui aurait offert. Ou est la
+femme dont la fortune egale la sienne? L'amour d'Abelard vaut mieux que
+l'empire du monde[81].
+
+[Note 80: "Inductio illa philosophae Aspasiae." (_Ab. Op._, ep. II,
+p. 45.) Dans un dialogue d'Eschine le socratique, Aspasie dit a Xenophon
+et a sa femme: "Persuadez-vous, vous, que vous possedez la premiere
+des femmes, et elle, le premier des hommes." (Cic. _De Invent._, I,
+31.--Quintil. _Inst. orat._, V, 11.)]
+
+[Note 81: _Ab. Op._, ep. I, p. 13-16, ep. II, p. 45. Toutes nos
+expressions sont plus faibles que celles dont Heloise se servait encore,
+bien des annees apres ces evenements.]
+
+Pour lui, il ecouta tous ces conseils, toutes ces prieres, sans en etre
+ebranle. Il lui fallut subir une discussion en regle, et le maitre eut a
+refuter son eleve en dialectique.
+
+Sans doute ce mariage coutait quelque chose a son ambition; c'etait un
+parti qui pouvait compromettre sa position dans l'ecole, l'obliger au
+moins a renoncer a l'enseignement de la theologie, lui faire perdre son
+canonicat, lui fermer la voie des hautes dignites de l'Eglise, et il ne
+les dedaignait pas; on dit meme que la mitre de l'eveque de Paris avait
+brille a ses yeux. D'autres ont parle de la pourpre romaine, que dis-je?
+de la tiare pontificale elle-meme. Ces ambitieux reves seduisaient sans
+doute l'esprit d'Heloise; mais la situation presente pesait sur lui;
+il se flattait de tenir ses liens eternellement secrets; et dans
+son aveuglement, il repoussait les inquietudes d'une femme trop
+clairvoyante, et se confiait a l'avenir. Sa volonte obtint ce
+qu'Heloise, dans l'exces de son devouement, appelait un sacrifice.
+Elle se resigna a devenir la femme de celui qu'elle aimait plus que la
+lumiere du jour. Cependant, en consentant avec des soupirs et des larmes
+a son hymen, elle dit ces tristes mots: "Il ne nous reste plus qu'a
+donner par notre perte commune l'exemple d'une douleur egale a notre
+amour."
+
+"Le monde entier a connu," dit Abelard, "que dans ces paroles l'esprit
+de prophetie l'inspira[82]."
+
+[Note 82: Id, Ep. I, p. 16.--On remarquera que dans tous ces
+raisonnements le sacerdoce n'est pas allegue comme un empechement; il
+n'en faudrait pas conclure rigoureusement qu'Abelard ne fut pas pretre.
+Il ne regardait pas le mariage comme absolument interdit aux gens
+d'Eglise. (_Ab. Epit. theol._, p. 91, Berlin, 1836, et ci-apres l. III,
+c. II.)]
+
+Ils quitterent la Bretagne, recommandant leur enfant a leur soeur,
+retournerent clandestinement a Paris; et quelques jours apres, ils
+passerent la nuit en oraison dans une eglise dont le nom est ignore;
+ayant accompli secretement ainsi les vigiles des noces, le matin, au
+jour naissant, en presence de Fulbert et de quelques amis, ils recurent
+la benediction nuptiale; puis aussitot ils se retirerent sans eclat et
+chacun dans sa demeure. A partir de ce moment, leurs entrevues furent
+rares et derobees, et tous leurs soins tendirent a cacher leurs nouveaux
+liens. Mais ces precautions devinrent inutiles. L'oncle meme d'Heloise
+et les gens de la maison, dans le desir imprudent d'effacer un penible
+scandale, divulguaient le mariage, violant ainsi la foi promise.
+Heloise, au contraire, se recriait et jurait avec imprecations que rien
+n'etait plus faux[83]. Irrite de ces dementis, Fulbert l'accablait
+d'outrages, et le sejour commun devenait insupportable. Il fallut fuir
+encore.
+
+[Note 83: "Illa autem contra anathematizare et jurare." (Ep. 1, p.
+17.)]
+
+Il y avait pres de Paris au village d'Argenteuil, sur les bords de la
+Seine, un couvent de femmes dedie a la Vierge, etabli sous la regle de
+Saint-Benoit, et richement dote par Adelaide, femme de Hugues Capet[84].
+Une partie de l'enfance d'Heloise s'y etait ecoulee: c'est la que la
+conduisit son mari. Il y avait fait disposer l'habit de religieuse qui
+convenait a la vie cloitree, et elle le revetit, mais sans prendre le
+voile. Aucun esprit de retraite, aucun degout des joies du monde,
+aucune lassitude des passions ne l'amenait au pied des autels. Elle n'y
+cherchait qu'un sur asile. L'homme que le ciel lui avait maintenant
+donne pour epoux l'y venait voir de temps en temps, et leur amour ne
+respectait pas toujours la saintete du lieu. Les detours du cloitre, la
+solitude des salles silencieuses cacherent plus d'une fois un bonheur
+qui ne pouvait donc cesser d'etre criminel[85].
+
+[Note 84: C'etait un prieure dependant de l'abbaye de Saint-Denis
+et temporairement converti en couvent de femmes; il portait le nom
+de _Prioratus humilitatis B. Marie de Argentolio_, ou Notre-Dame
+d'Argenteuil. (_Ab. Op_., ep. 1, p. 17; Not., p. 1150.--_Gall. Christ_.,
+t. VII, p. 607.)]
+
+[Note 85: "Nosti ... quid ibi tecum mea libidinis egerit
+intemperantia in quadam etiam parte ipsus refectorit.... Nosti id
+impudentissimo furio actum esse in tam reverendo loco et summae Virgini
+consecrato. (_Ab. Op._, ep. V, p. 69.)]
+
+Rien de tout cela n'etait soupconne de Fulbert, ou rien ne le touchait.
+Il savait seulement que sa niece, jadis son plaisir et son orgueil,
+lui avait echappe, qu'elle etait dans les murs d'un monastere, qu'elle
+portait la robe de religieuse. Il crut ou voulut croire qu'Abelard
+comptait ainsi se debarrasser d'elle et l'enchainer loin de lui. Toutes
+ces precautions lui paraissaient suspectes, et ce qu'on prenait tant
+de soin de cacher, on voulait sans doute l'annuler un jour. La vie
+d'Abelard pouvait bien d'ailleurs n'etre pas celle du mari le plus
+fidele[85a].
+
+[Note 85a: Voyez la note 2 de la page 46, et les allegations de
+Foulque de Deuil. (_Ab. Op._, p. 219.)]
+
+Les proches, les amis de Fulbert lui repetaient qu'on l'avait trompe,
+et en aigrissant ses soupcons exaltaient tous ses ressentiments. L'idee
+d'une vengeance bizarre et terrible lui etait venue des le premier jour
+de sa colere; elle le ressaisit de nouveau; peut-etre ne l'avait-elle
+jamais quitte; et une nuit, apres avoir mis du complot quelques-uns
+de ses parents, il se fit introduire avec ses complices, par un valet
+secretement achete, jusque dans la chambre retiree ou reposait Abelard,
+et le surprenant sans defense et endormi, ils lui infligerent, par un
+lache attentat, la mutilation degradante que le desir d'aneantir les
+tribulations de la chair dont parle saint Paul, arracha jadis au
+spiritualisme insense d'Origene[86].
+
+[Note 86: 1 Cor. VII, 28.--On ne saurait donner avec certitude la
+date de cet evenement, mais ce ne peut etre avant 1117, ni plus tard que
+1118.]
+
+Des que le jour fut venu, tout a cette nouvelle s'emut de surprise et
+d'horreur. La ville entiere, curieuse et consternee, accourait dans le
+voisinage de la demeure d'Abelard et le fatiguait des cris de sa pitie.
+
+Tandis que les femmes qui toutes l'aimaient pleuraient en se racontant
+une si cruelle aventure, tout ce que l'Eglise avait de plus distingue,
+les chanoines de Paris, l'eveque lui-meme, temoignaient hautement leur
+interet et leur indignation[87]. Les clercs surtout, les ecoliers
+faisaient retentir la maison de gemissements insupportables, et ces
+temoignages d'une compassion bruyante allaient redoubler sa honte et
+ses souffrances. Pour lui, sur son lit de misere, il reflechissait
+peniblement au degre de fortune et de gloire qu'il avait atteint, a
+cette decheance si soudaine, si etrange et si terrible. Il se sentait
+humilie jusque dans le plus profond de son orgueil, en songeant que Dieu
+semblerait l'avoir frappe dans sa justice, que la trahison paraitrait
+chatiee par la trahison meme, et le crime puni et deshonore par
+l'impuissance. Il pensait a la joie mal cachee de ses ennemis, a la
+douleur, a la confusion de ses amis, au bruit que ferait dans le monde
+cette degradation dont il se voyait atteint. Quelle carriere desormais
+lui serait ouverte? De quel front se produire en public, lui maintenant
+montre partout au doigt, partout poursuivi par la risee, partout en
+spectacle comme un de ces monstres a qui, sous l'ancienne loi, Dieu
+fermait les portes du temple! (_Deut._, XXIII, 4.)
+
+[Note 87: _Ab. Op_., pars II, ep. 1, p. 221.]
+
+Ses meurtriers avaient pris la fuite apres leur crime. Des le premier
+moment, l'eveque Girbert avait manifeste la volonte d'en faire justice;
+car l'eveque avait juridiction sur les clercs, _forum ecclesiasticum_.
+Deux des fugitifs, dont l'un etait le serviteur perfide et vendu, furent
+repris et condamnes a la peine du talion, apres qu'on leur eut creve
+les yeux. Quant a Fulbert, on ne put lui arracher l'aveu de son crime;
+l'aveu sans doute etait alors necessaire a la preuve. D'ailleurs le
+chapitre de Paris ne pouvait entierement abandonner un de ses membres.
+Seulement, tous ses biens furent confisques au profit de l'Eglise. On
+croit qu'il se cacha et vecut oublie; il ne mourut qu'assez longtemps
+apres, compte toujours dans le college des chanoines de Paris[88].
+
+[Note 88: _Ab. Op._, ep. I, p. 17, pars 11, ep. I, p. 222, Not., p,
+1149.]
+
+Abelard n'avait pu mourir. Il lui fallait recommencer sa triste vie.
+Un seul parti lui restait que lui dictait la honte plus que la piete;
+c'etait d'entrer dans un cloitre. Il s'y decida; mais il ne voulait pas
+etre seul a mourir au monde; il fallait qu'Heloise n'eut appartenu qu'a
+lui. Il exigea qu'elle prononcat ses voeux avant qu'il eut prononce les
+siens[89]. Sur son ordre, Heloise qui n'avait pas quitte sa retraite y
+prit d'abord le voile de novice, et le monastere se ferma sur elle. Tous
+deux enfin, ils revetirent irrevocablement l'habit religieux, elle dans
+le couvent d'Argenteuil, lui dans l'abbaye de Saint-Denis (1119)[90].
+
+[Note 89: _Id._, Ep. II, p. 47.]
+
+[Note 90: Cette date est celle qu'adoptent la plupart des
+historiens. (_Hist. litt._, t. XII, p. 92.) Le pere Dubois veut que la
+retraite a Saint-Denis soit de 1117 ou 1118.(_Hist. Eccl. paris._, t. I,
+l. XI, c. VII, p. 777.)]
+
+Pour elle, au dernier moment, comme ses amis l'entouraient en pleurant
+et cherchaient encore a la detourner de se soumettre, a moins de vingt
+ans, au joug insupportable de la vie monastique, elle repondit par une
+citation toute classique qui prouve a la fois combien l'erudition et la
+passion, melees l'une a l'autre dans son ame, y effacaient le sentiment
+religieux. Elle prononca tout a coup, d'une voix entrecoupee de sanglots
+et de larmes, cette plainte que Lucain prete a Cornelie, lorsqu'apres
+Pharsale elle revoit Pompee dont elle croit avoir cause la perte:
+
+ O maxime conjux,
+ O thalamis indigne meis, hoc juris habebat
+ In tantum fortuna caput? Car impia nupsi,
+ Si miserum factura fui? Nunc accipe poenas
+ Sed quas sponte luam[91].
+
+[Note 91: Lucan. _Phars._, l. VIII, v. 94. "0 grand homme, o mon
+epoux, toi dont mon lit n'etait pas digne, voila donc le droit qu'avait
+la fortune sur une si noble tete! Pourquoi, par quelle impiete t'ai-je
+epouse, si je devais te rendre miserable? Accepte aujourd'hui la peine
+que je subis, mais que je subis volontairement."]
+
+Et montant a l'autel d'un pas presse, elle y prit le voile noir, benit
+par l'eveque de Paris, et s'enchaina solennellement a la profession
+religieuse. Triste victime, obeissante et non resignee, elle se
+sacrifiait encore a la volonte et au repos de celui qu'a regret elle
+avait accepte pour epoux, et qu'elle abandonnait en fremissant, pour se
+donner a l'epoux divin sans foi, sans amour et sans esperance[92].
+
+[Note 92: _Ab. Op._, ep. ii. p. 45 et 47.]
+
+Voila donc Abelard religieux a Saint-Denis. Le present et l'avenir, tout
+est change pour lui. Il a renonce a la fortune, a l'eclat, a la gloire
+du monde, et il se tourne, mais avec peu de gout et de ferveur, vers la
+solitude chretienne. Dans les premiers moments, son coeur n'etait rempli
+que de regrets et de ressentiments. Il ne meditait que la vengeance.
+Il reprochait l'impunite de Fulbert a la faiblesse de l'eveque, aux
+machinations des chanoines; il les accusait tous de complicite, et
+voulait aller a Rome les denoncer comme coupables envers la justice. Il
+fallut les efforts de ses amis pour l'en dissuader. Un d'eux (on
+lui donne du moins ce titre), Foulque, prieur de Deuil, fut oblige
+d'insister aupres de lui sur sa pauvrete qui ne lui permettait pas
+d'accomplir un si long voyage, ni de satisfaire aux depenses que coutait
+la justice ou la cupidite romaine, sur l'imprudence qu'il y aurait de
+s'aliener pour jamais les chefs du clerge parisien, sur les sentiments
+d'equite et de charite que lui commandait sa nouvelle profession. Enfin
+il lui repeta cette triste parole: "Vous etes moine[93]."
+
+[Note 93: _Monachus es._ (_Ab. Op._, pars II, ep. i, p. 222, 223.)
+Le prieure de Deuil, dependant de l'abbaye de Saint-Florent de Saumur,
+etait situe dans la vallee de Montmorency. Foulque n'est connu que par
+sa lettre a Abelard. (Bayle, art. _Foulque.--Hist. litt._, t. XII, p.
+240.)]
+
+Il etait moine en effet, et la necessite, sinon le devoir, lui
+prescrivait de vivre suivant son etat. Une premiere ressource s'offrait
+a lui, c'etait l'etude; mais d'abord l'etude lui sembla sans attrait;
+elle n'apportait plus la gloire avec elle. Toutefois des clercs venaient
+le voir, et l'abbe de Saint-Denis, Adam, se joignait a eux pour lui dire
+que le moment peut-etre etait arrive de se consacrer plus que jamais au
+travail, et surtout aux recherches theologiques. Ils lui repetaient que
+maintenant l'amour du ciel lui pouvait inspirer ce que jadis peut-etre
+lui avait suggere le desir de la reputation et de la fortune; que
+son devoir etait de faire valoir le talent que, selon la parabole
+evangelique, le Seigneur lui avait remis, comme a son serviteur, et
+qu'il reclamerait un jour avec usure. Ils ajoutaient que si, jusqu'ici,
+il avait instruit les riches, il lui restait a eclairer les pauvres; que
+le ciel, en le frappant, lui avait ouvert du moins l'asile de la paix de
+l'ame, de la liberte d'esprit, de la tranquillite studieuse; et que le
+philosophe du monde pouvait devenir aujourd'hui le philosophe de Dieu.
+
+Abelard hesitait a suivre ces conseils; il lui en coutait de reparaitre
+aux yeux des hommes. Mais il ne trouvait pas, dans l'abbaye de
+Saint-Denis, le repos qu'il esperait. Il l'avait choisie comme la
+premiere du royaume. On y avait recu avec empressement un homme qui
+devait illustrer la communaute. On y attendait de lui de l'eclat et
+du bruit; il y cherchait le silence, la regle, l'oubli. Le premier
+mouvement de son desespoir avait du etre le renoncement absolu au
+monde. Or, l'antique fondation de Dagobert, agrandie et enrichie par la
+munificence de la longue suite de rois, ses successeurs, cette maison
+toute royale, une des institutions de la monarchie, monastere, dit saint
+Bernard, plus devoue a Cesar qu'a Dieu, n'etait nullement etrangere aux
+choses mondaines, et tenait au siecle par de nombreux liens.
+
+Irritable et attriste, Abelard y trouvait la vie peu reguliere, les
+moeurs relachees. Il accusait l'abbe Adam lui-meme de desordres
+qu'aggravait sa dignite[94]. Habitue au ton du commandement, prompt a
+tout regenter autour de lui, il s'eleva contre les dereglements dont il
+etait temoin, et ses reproches qui n'etaient pas toujours discrets,
+le rendirent bientot a charge a tout le monde. Ses freres importunes
+saisirent avec empressement les instances de ses disciples comme une
+occasion de l'eloigner, et le presserent d'y ceder en reprenant ses
+lecons. Il resista longtemps; il repugnait a revoir le grand jour.
+Cependant amis, ennemis, ecoliers, religieux, l'abbe lui-meme
+insistaient, et entrant alors dans cette vie, de mobilite et de
+tentatives changeantes que son ame inquiete allait prolonger, il
+s'etablit dans le prieure de Maisoncelle, situe sur les terres du comte
+de Champagne[95] pour y rouvrir son ecole a la maniere accoutumee.
+
+[Note 94: La maniere dont Abelard parle des desordres de l'abbe et
+des moines de Saint-Denis, ne permet pas le moindre doute. Ces desordres
+sont affirmes par saint Bernard, par Guillaume de Nangis, par les
+annales meme du monastere. La chose etait commune alors dans beaucoup de
+couvents, et il n'y avait pas cent ans que les memes desordres, dans la
+meme maison, avaient necessite une reforme entreprise par saint Odilon.
+Deux actes d'administration charitable de l'abbe Adam, rapportes par
+Duchesne qui veut le justifier, ne prouvent nullement qu'il menat une
+vie reguliere. (_Ab. Op_., ep. I, p. 19; Not., p. 1153.--Saint Bernard,
+_Op._, ep. LXXVIII et not.--Guill. Nang. _Chron_., an. 1123, _Rec. des
+Hist_., t. XX, p. 727.)]
+
+[Note 95: "Ad cellam quamdam." (_Ab. Op._, ep. I, p. 19 et 20.) D.
+Brial seul dit que ce lieu est Maisoncelle. (_Rec. des Hist._, t. XIV,
+p. 290.) Il y a dans le departement de Seine-et-Marne plusieurs villages
+de ce nom. Le lieu qu'habitait Abelard, designe par quelques ecrivains
+sous le nom de _Trecensis cella_, peut etre ou Maisoncelle de
+l'arrondissement et du canton de Coulommiers, ou plutot Maisoncelles du
+canton de Villiers-Saint-Georges, arrondissement de Provins. Je ne crois
+pas que le lieu de refuge d'Abelard, malgre cette designation _Trecensis
+cella_, doive etre confondu avec le couvent de Troyes, appele
+_Cella, monasterium cellense_, ou Moustier-la-Celle, le monastere
+de Saint-Pierre de Troyes. (_Gall. Christ._, t. XII, p. 539.) Le
+P. Longueval veut qu'il ait enseigne a Provins dans un prieure de
+Saint-Florent de Saumur. Peut-etre confond-il cette premiere sortie
+du couvent avec la seconde qui le conduisit a Provins, au prieure de
+Saint-Ayoul. (_Hist. de l'Egl. gall_, t. VIII, l. XXIII, p. 355.--_Hist.
+litt_. t. IX, p. 85.)]
+
+Il retrouva sur-le-champ un auditoire attentif et nombreux; on parle de
+trois mille etudiants. La foule reparut, et bientot ce lieu retire ne
+suffit plus a l'abriter ni a la nourrir. Ramene par le malheur aux plus
+serieuses meditations, preoccupe des devoirs de sa profession nouvelle,
+devenu par l'etude et plus savant et plus subtil[96], il rendit son
+enseignement eminemment religieux, sans abandonner ces sciences profanes
+dont on lui demandait surtout les lecons. Il en fit comme un appat dont
+la saveur attirait les disciples a cette philosophie veritable qui etait
+enfin pour lui celle de Jesus-Christ, imitant ainsi celui qu'il appelait
+le plus grand des philosophes chretiens, Origene. La maniere en effet
+dont saint Gregoire le Thaumaturge nous dit qu'enseignait ce profond
+et singulier docteur offre assez d'analogie avec la methode d'Abelard.
+C'est bien, au reste, celle de quiconque veut fonder la foi sur
+la raison. "Point d'arcane pour Origene," dit le Thaumaturge, "il
+expliquait tout[97]."
+
+[Note 96: "De acute acutior." (Oth. Fris., _De Gest. Frid._, t. I,
+c. XCVII.)]
+
+[Note 97: "Summum christianorum philosophorum Origenem." (Ep. I, p.
+19.) Voyez le passage de Gregoire dans l'ouvrage de D. Gervaise (t. 1,
+p. 131) ou dans ce pere lui-meme. (_Orat. panegyric. et charist. ad
+Origen_, p. 73. S.P. Greg. cogn. Thaum. _Op._, Paris, 1621.)]
+
+Le tour theologique qu'avait pris l'enseignement d'Abelard ne fit
+qu'exciter davantage la curiosite, et le professeur obtint un succes qui
+rappelait le passe. Pour s'instruire a la fois dans la science seculiere
+et sacree, on se pressa dans son ecole, et la decadence des autres
+etablissements recommenca. Les maitres se dechainerent de nouveau contre
+lui. On attaqua tout, et sa maniere et son droit d'enseigner. On lui
+reprocha, mais non pas en face, d'etre, contrairement aux devoirs
+monastiques, encore trop captive par l'etude des livres profanes, et
+d'avoir usurpe, cette fois sans qu'un superieur l'autorisat, la maitrise
+en theologie. Son ecole etait en effet une oeuvre volontaire et privee;
+il n'etait plus maitre et comme recteur de celle de Paris, il n'etait
+theologal d'aucune eglise. La publicite des ecoles monastiques
+n'existait pas de droit, et d'ailleurs il enseignait hors de son
+couvent. On demandait donc son interdiction, et l'on ne cessait de
+presser dans ce sens, archeveques, eveques, abbes et tout personnage
+revetu de quelque titre ecclesiastique. On travaillait a soulever tout
+le clerge contre lui.
+
+Abelard commenca par braver l'orage; il s'etait accoutume a dedaigner
+ses ennemis. Sa superiorite avait jusqu'ici accable tous ceux qu'elle
+avait irrites.
+
+N'ayant rien perdu de sa science eloquente, voyant son auditoire
+renouvele, il pensait avoir garde tout son ascendant, et il
+meconnaissait ce que le temps apporte de changement dans la situation
+des plus heureux, ce que le malheur enleve d'autorite au talent des plus
+habiles. Le respect et l'empressement de ses disciples lui faisaient
+illusion. Il ne savait pas qu'une puissance interrompue ne se retrouve
+guere, et que depuis sa chute une ombre funebre avait ete portee sur
+tout son avenir.
+
+Il arriva que, presse par ses eleves, il entreprit de rediger ses lecons
+theologiques. Son intention declaree etait d'affermir les fondements
+memes de la foi; et puisque le philosophe etait maintenant un religieux,
+de rendre temoignage de sa profession en enseignant la philosophie
+religieuse. Or, la premiere verite de la philosophie religieuse, c'est
+Dieu; la premiere question, c'est la nature de Dieu. Son ouvrage fut
+donc un traite sur la nature de Dieu, c'est-a-dire sur l'Unite et la
+Trinite divine. C'est l'_Introduction a la Theologie_ que nous avons
+encore[98]. Il essaie d'y exposer ce qui, ainsi qu'il l'observe
+lui-meme, est plus fait peut-etre pour la pensee que pour l'expression.
+Demontrant, comme on dit, la foi par la raison, il veut repondre aux
+heretiques et surtout aux incredules qui se piquent de philosophie,
+par un christianisme philosophique. De la cette these perseveramment
+soutenue que le dogme peut etre presente sous une forme rationnelle,
+qu'il faut comprendre ce qu'on croit, qu'il n'y a point de mystere
+qui ne puisse etre eclairci par des explications ou du moins par des
+similitudes choisies avec discernement, et que la dialectique, cette
+maitresse de la raison, doit etre conciliee avec les croyances
+chretiennes, si l'on ne veut pas qu'elle les ebranle, en les mettant en
+contradiction avec ses propres lois. Une consequence assez naturelle
+etait de placer l'autorite des philosophes presqu'au rang de celle des
+saints; de pretendre que la raison, revelation interieure, avait conduit
+les premiers aux memes notions que les seconds sur la nature de Dieu
+et notamment sur la Trinite; que la verite etant commune a tous, les
+sentiments qu'elle inspire avaient pu l'etre, et qu'il ne fallait pas
+entierement desesperer du salut des sages de l'antiquite.
+
+[Note 98: _Ab. Op._, pars II, p. 973. Tout le monde n'a pas regarde
+cet ouvrage comme celui qui fut brule a Soissons et qu'on a cru perdu.
+Mais il contient ce qu'a Soissons on lui reprochait d'avoir ecrit, et
+les pensees et les expressions du prologue se rapportent parfaitement
+a ce qu'il dit dans l'_Historia calamitatum_ de la composition de
+l'ouvrage condamne a Soissons. (_Id._, ep. I, p. 20. Voyez le c. II du
+l. III de cet ouvrage.) L'assertion pour laquelle Othon de Frisingen dit
+qu'Abelard fut condamne se trouve textuellement dans l'Introduction.
+(_Id., Introd. ad Theol._, l. II, p. 1078.--_De Gest. Frid._, l. I, c.
+XLVII.)]
+
+Or, cette foi de la raison, implicite et confuse dans Platon, plus
+developpee, plus authentique, plus puissante chez les chretiens,
+c'est le dogme de l'unite de Dieu, seul incree, seul createur, seul
+tout-puissant, bien supreme et perfection infinie. Mais, en Dieu ne
+distinguent la puissance, la sagesse et la bonte; la premiere engendre
+la seconde, et la troisieme procede de toutes deux. Car il y a encore de
+la puissance dans la sagesse, et la bonte qui n'est ni l'une ni l'autre
+serait nulle et vaine si toutes deux n'existaient pas, Tels sont les
+attributs distinctifs qui se personnifient dans le Pere tout-puissant,
+dans le Fils, verbe de Dieu, eternelle raison, supreme intelligence,
+dans le Saint-Esprit, source divine de grace, de charite et d'amour.
+Voila les trois personnes de la Trinite, personnes distinguees entre
+elles eminemment par lesdites proprietes, mais qui n'ont qu'une essence,
+qu'une substance, puisqu'il n'y a qu'un Dieu dont toutes les oeuvres
+sont indivisibles et supposent a la fois la puissance, la sagesse et
+la bonte. Cette notion de la nature essentielle de Dieu devait etre
+conciliee avec ses attributs generaux, avec son immutabilite, sa
+providence, sa prescience. Cette conciliation etait l'objet de la
+derniere partie, qui est restee ou ne nous est parvenue qu'incomplete;
+et l'ouvrage touchait ainsi a toute les questions de la theodicee.
+
+Cette doctrine, qui sans etre entierement nouvelle ni denuee
+d'antecedents reputes orthodoxes, se signalait cependant par un ton de
+hardiesse, par des subtilites hasardees, par un caractere general de
+liberte dans la discussion, devait a la fois seduire beaucoup de jeunes
+esprits, et alarmer beaucoup de consciences inquietes. Le nom de son
+auteur, je ne sais quelles apparences aventureuses qui s'etaient
+toujours attachees a lui, la position qu'il avait toujours prise en
+dehors de l'ordre commun, la rendait plus suspecte, plus attrayante et
+plus perilleuse qu'elle ne l'eut ete sous la protection d'un autre nom.
+L'intelligence etait alors curieuse, excitee, et cependant soumise aux
+regles de la foi; elle aimait a raisonner et elle voulait croire. Ce qui
+semblait demontrer la croyance, convaincre la raison, satisfaire a
+ce besoin inquisitif d'examiner et de discuter, sans le dechainer ni
+l'egarer, donner enfin au mystere la forme d'un probleme et au dogme
+celle d'une solution, devait etre saisi avec ardeur et accepte comme
+la decouverte de la verite parfaite et definitive. Les idees d'Abelard
+avaient des longtemps transpire par ses lecons, et s'etaient ouvert les
+esprits; le traite qui resumait ces idees et les livrait au publie eut
+un succes de propagande.
+
+C'etait precisement l'instant ou se formait contre lui la coalition des
+maitres qu'il avait discredites. Ils s'armerent du pretexte que leur
+fournissait son imprudence; la malveillance et l'envie le denoncerent a
+la foi severe ou timide. Les autorites ecclesiastiques furent appelees
+a la vigilance et suppliees d'intervenir. Abelard, sans mepriser
+absolument ces attaques, les repoussa avec hauteur, et repondit par
+l'insulte et le defi. Toujours confiant et imperieux, il provoquait une
+lutte qu'il ne croyait pas, je pense, qu'on osat engager. Comme on lui
+reprochait d'avoir applique temerairement la dialectique a la theologie
+et donne aux doctrines sacrees les allures d'une science profane, il
+publia ou laissa courir une amere apologie (du moins on peut presumer
+qu'elle date de cette epoque), ou plutot une invective contre ces
+ignorants en dialectique qui prenaient, disait-il, _ses dogmes pour des
+sophismes_[99].
+
+[Note 99: "Invectiva in quemdam Ignorum dialecticea." (_Ab. Op._,
+pars II, ep. IV, p. 238.)]
+
+"Mais quoi? n'etait-ce pas toujours la fable si connue du renard
+dedaignant les cerises qu'il ne pouvait atteindre? Ainsi quelques
+docteurs de ce temps, parce qu'ils ne sauraient atteindre a la
+dialectique, l'appellent une deception; ce qu'ils ne peuvent comprendre
+est sottise; ce qui les passe est un delire. Ils s'appuient, s'il faut
+les en croire, sur les livres sacres; mais que de saints docteurs la
+recommandent,--cette science qu'ils insultent! On peut leur montrer
+des citations des Peres qui jugent la dialectique necessaire pour
+comprendre, pour expliquer, pour defendre l'Ecriture. Saint Augustin,
+saint Jerome meme lui donnent a resoudre les difficultes de la
+foi. Qu'est-ce que les heretiques, sinon des sophistes, et comment
+confondrons-nous les sophistes, si ce n'est en nous montrant
+dialecticiens? Et nous nous montrerons en proportion disciples fideles
+du Christ. Quel est le nom que lui donne l'Evangile? n'est-ce pas celui
+de la raison, du verbe incarne, de _cette lumiere qui luit dans les
+tenebres_, de ce principe enfin dont le nom grec est l'origine du nom de
+la logique? Si le Christ est si souvent appele _sophia_ ou la sagesse,
+s'il est le _logos_ ou le verbe, dont parlent et Platon et saint Jean,
+les amis de la sagesse ou les _philosophes_, les disciples du verbe
+ou les _logiciens_ ne sont que les chretiens les plus fervents. Ne
+semblent-ils pas precisement chercher et invoquer ces dons que le
+Saint-Esprit transmettait en langues de feu, la parole, l'intelligence
+et l'amour? Enfin notre Seigneur lui-meme, pour convaincre les Juifs,
+n'a pas dedaigne l'arme de la discussion. Il n'a pas toujours prouve
+la foi par des miracles; lui aussi, il a recouru a la puissance de la
+raison; et son divin exemple nous enseigne que nous, a qui manquent
+les miracles, a qui ne reste que la lutte de la parole, nous devons
+convaincre par elle ceux qui cherchent la sagesse comme les Grecs au
+temps de saint Paul[100]. Aussi bien, _pour les hommes qui savent
+juger_[101], la raison a plus de force que les miracles, qu'on peut
+attribuer a quelque pouvoir infernal. Si l'erreur peut se glisser dans
+le raisonnement, c'est surtout quand on ignore l'art de l'argumentation.
+Il faut donc s'adonner a la logique, qui penetre tout, meme les
+questions sacrees, et qui confondra surtout les docteurs presomptueux
+qui se croient les memes droits qu'elle."
+
+[Note 100: "Nam et Judaei signa petunt, et Graeci sapientiam
+quaerunt." (1 Cor. 1, 22.)]
+
+[Note 101: "Apud discretos" (_loc. cit._, p. 242), ceux qui ont la
+_discretion_ ou le discernement, comme dans cette expression: _l'age de
+discretion_.]
+
+En meme temps qu'Abelard se defendait de la sorte contre ceux qui
+suspectaient sa foi pour cause de philosophie, il avait soin de se
+montrer a l'Eglise gardien jaloux des interets de la verite, et prompt a
+repousser toute attaque que la dialectique meme pouvait diriger contre
+son orthodoxie. On croit qu'il rencontra parmi ses denonciateurs
+ce Roscelin qu'il avait autrefois suivi et qui lui-meme avait tant
+scandalise l'Eglise. Mais, reconcilie avec elle depuis son retour
+d'exil, par les soins d'Ives, dernier eveque de Chartres, Roscelin
+pouvait etre devenu d'autant plus intolerant qu'il avait ete persecute,
+d'autant plus jaloux qu'il etait oublie. On lui attribue d'ailleurs
+quelques-unes des propositions sur la Trinite qu'Abelard, sans le
+nommer, attaquait dans son livre[102]. C'etait assez pour le pousser a
+la vengeance.
+
+[Note 102: _Ab. Op., Introd. ad. Th._, l. II, p. 1067; Not., p.
+1157.--_Hist. litt._, l. XII, p. 122. J'aurais de la peine a reconnaitre
+Roscelin parmi les heretiques qu'Abelard caracterise au commencement du
+livre II de l'Introduction; mais des erreurs signalees dans le cours
+de l'ouvrage, plus d'une peut venir de Roscelin, chef de ces
+_pseudo-dialecticiens_, qu'il attaque si vivement. Voyez dans le livre
+III de cet ouvrage le c. 11.]
+
+Un jour donc, en 1121[103], Abelard apprend que ce maitre en fausse
+dialectique, tachant d'envenimer sa doctrine sur la Trinite, l'a denonce
+aux autorites ecclesiastiques. Il prend l'offensive a son tour, et, dans
+une lettre vehemente, il denonce a Girbert, eveque de Paris, _et
+au venerable clerge de son eglise_, cet _antique ennemi de la foi
+catholique_, convaincu par le concile de Soissons de precher le
+tritheisme, et qui vient vomir contre lui l'outrage et la menace[104].
+
+[Note 103: Rousselot, _Philos, du moy. age_, t. I, p. 187.]
+
+[Note 104: Cette lutte entre Abelard et Roscelin est un fait
+conteste. On en donne pour preuve une lettre dans laquelle un
+theologien, designe par l'initiale P et qui a ecrit sur la Trinite,
+se plaint a G, eveque de Paris, des attaques d'un vieux dialecticien
+heretique qui ne parait autre que Roscelin, et demande a etre juge
+contradictoirement avec lui (_Ab. Op_. pars II, cp. XXI, p. 334). Mais
+on ne peut demontrer que cette lettre soit d'Abelard, qui l'aurait
+ecrite vers 1120 ou 1121; on ne sait pas si Roscelin vivait encore quand
+parut l'ouvrage sur la Trinite; enfin on ajoute que converti alors,
+Roscelin qui vivait pieusement en Aquitaine vers 1103, n'aurait pu
+provoquer ou meriter a Paris les attaques que l'auteur de la lettre
+dirige contre lui. On veut donc qu'elle soit d'un theologien inconnu P
+qui aurait poursuivi Roscelin, lors de ses demeles avec saint Anselme au
+sujet de la Trinite; revenant d'Angleterre vers 1O87, Roscelin trouvant
+cet ouvrage, l'aurait denonce a l'eveque G (Guillaume) aupres duquel P
+se serait defendu a son tour. On peut repondre que la date de la mort
+de Roscelin est ignoree; que la lettre de P peut etre de _Petrus_, nom
+donne sans cesse a Abelard, et adressee a Girbert, eveque de Paris de
+1117 a 1124. L'auteur da la lettre se dit auteur d'un _Opuscule_ sur la
+Trinite, _Opusculo nostro de fide Trinitatis_, et Abelard, en parlant
+de son Introduction, se sert ailleurs du meme mot (_Comm. in Rom_., p.
+513). La lettre, a lui attribuee par d'Amboise et Duchesne, cotee sous
+son nom dans le manuscrit, respire une irritabilite intolerante, un des
+traits de son caractere. Il a bien pu se montrer meprisant et offense a
+l'egard de Roscelin meme converti, et Roscelin, quand ce serait lui
+dont la piete en 1103 edifiait l'Aquitaine, avait bien pu se montrer
+malveillant ou injuste envers le novateur Abelard. (Cf. G. Dubois,
+_Histor. Eccles. paris_., t. I, 1. XI, c. II, p. 709.--_Hist. litt_., t.
+VIII, p. 464; t. IX, p. 362; t. XII, p. 111.--_Malteac, Chron. in Bibl.
+nov. mss_. P. Labbaei, t. II, p. 217.)]
+
+"S'il est vrai qu'il ait insere quelque ombre d'heresie dans ses ecrits
+sur la Trinite, il invoque les athletes du Seigneur et les defenseurs de
+la foi; qu'un jour soit pris, un lieu designe, et que des juges choisis
+prononcent et punissent ou le calomniateur ou l'heretique. Pour lui, il
+remercie le ciel d'avoir a combattre pour la foi, et d'etre en butte aux
+traits d'un homme qui n'a jamais eu d'inimitie que contre les gens de
+bien, de celui qui a ose attaquer dans une epitre _le heraut du Christ_,
+Robert d'Arbrissel, et se repandre en outrages contre _ce magnifique
+docteur de l'Eglise_, Anselme, archeveque de Cantorbery[105], d'un
+homme dont l'indocilite merita que le roi d'Angleterre le bannit de son
+royaume, et qui n'a pas sans peine sauve sa vie par la fuite. Et c'est
+cet homme deshonore qui veut etendre a d'autres son infamie! Cet homme,
+proscrit de deux royaumes, fustige, dit-on, par les chanoines dans
+l'eglise de Saint-Martin, dont il est chanoine aussi pour la honte du
+sanctuaire, cet homme que sa vie et sa foi denoncent assez, Abelard ne
+le nommera pas. "C'est ce faux dialecticien et ce faux chretien
+qui ayant pretendu qu'aucune chose n'a de parties, a ete contraint
+d'admettre que lorsque le Seigneur mangea, comme le dit saint Luc,
+un morceau de poisson roti, ce qu'il mangea fut une partie du mot de
+_poisson roti_. Or, est-il etrange que celui qui a leve la tete contre
+le ciel, extravague sur la terre, et veuille perdre les autres apres
+s'etre perdu[106]?"
+
+[Note 105: "Egregium illum praeconem Christi... magnificum Ecclesiae
+doctorem." Les deux personnages sont bien caracterises. Robert
+d'Arbrissel fut un predicateur, une sorte de missionnaire plus celebre
+par la piete que par le talent. On lui dut plusieurs fondations, entre
+autres celle de Fontevrault. On ne sait pas dans quelle occasion il
+fut attaque par Roscelin. C'est a tort qu'on a essaye d'attribuer a ce
+dernier, soit la lettre de Godefroi, abbe de Vendome, soit celle de
+Marbode, dans lesquelles des conseils a la fois charitables et severes
+sont adresses a Robert d'Arbrissel. Les auteurs de l'_Histoire
+litteraire_ ne me paraissent laisser subsister aucun doute a cet egard.
+Quant aux attaques de Roscelin contre saint Anselme, elles sont fort
+connues, et elles contribuerent a le faire chasser de l'Angleterre ou
+il s'etait refugie apres avoir ete chasse de France. (_Journal des
+Savants_, ann. 1682, p. 191.--_Hist. litt_., t. IX, p. 364; t. X, p.
+359.)]
+
+[Note 106: Tel est l'extrait de la lettre intitulee _G. Dei gratia
+parisiacae sedis episcopo unaque venerabili ejusdem ecclesiae clero P_.
+(Pars II, cp. XXI, p. 334.) Plusieurs details font reconnaitre Roscelin.
+Le sarcasme sur le _morceau de poisson roti_ (_partem piscis assi_, Luc.
+XXIV, 42) est une allusion a la doctrine qui refusait l'existence
+reelle aux parties du tout comme aux qualites de la substance, d'ou il
+resultait que les qualites et les parties n'etaient que des mots. Au
+reste, dans ce systeme pris au sens le plus absolu, ce n'est pas le
+poisson qui eut ete un mot, mais la partie seulement. (Ouvr. ined.,
+Intr., p. xc. _Dial_., p. 471.) Quant a la flagellation de Roscelin,
+elle n'est, que je sache, rapportee nulle part. Avant de quitter la
+France, sous le coup de la sentence du concile de Soissons, Roscelin est
+designe constamment comme maitre et chanoine de Compiegne, ou il n'y
+avait pas de chapitre de Saint-Martin. Les auteurs de l'_Histoire
+litteraire_ ne voient pas de difficulte a croire que, rentre en France,
+il fut chanoine de Saint-Martin a Tours; mais ils ne citent ni ce
+passage ni aucune autorite, car Duboulai qu'ils nomment n'en parle pas.
+(_Hist. litt_., t. IX, p. 301).--_Hist. Univ. paris_., t. I, p. 443,
+485, 493, 639.]
+
+C'est dans ces termes, ou se trahit peut-etre plus de colere que de
+mepris, qu'Abelard livrait son ennemi a l'execration de l'Eglise,
+oubliant trop sans doute qu'au temps ou il vivait les memes anathemes
+attendaient quiconque avait innove dans la dialectique et par elle dans
+la theologie, et que le glaive sacre etait deja leve sur la tete du
+contempteur de Roscelin, temeraire vainqueur de Guillaume de Champeaux
+et d'Anselme de Laon.
+
+Rien n'etait fort a craindre, en effet, dans cet effort desespere d'un
+auteur de systeme qui, se sentant menace de l'oubli, voulait envelopper
+dans une communaute d'heresie et de disgrace celui qu'il n'avait pu
+annuler ou trainer a sa suite. Malgre cette denonciation odieuse,
+repoussee avec une violence qui ne le semble guere moins, ce n'etait
+pas le proscrit Roscelin que devait redouter Abelard; mais les anciens
+sectateurs du realisme, mais les amis de Guillaume et d'Anselme morts
+sans vengeance[107]; mais quelques disciples fideles a leur memoire et
+bienvenus aupres des princes de l'Eglise; mais cet Alberic et ce Lotulfe
+dont il avait rencontre de bonne heure l'opposition vigilante, et qui
+voulaient dominer a leur tour et recueillir tout l'heritage de
+leurs maitres; voila ceux dont l'inimitie devait lui faire eprouver
+cruellement sa puissance.
+
+[Note 107: C'est Abelard qui dit positivement qu'ils etaient morts
+a celle epoque (cp. I, p. 20), et comme le concile de Soissons eut bien
+certainement lieu en 1121, cela fortifie l'opinion qui place avant cette
+annee la mort de Guillaume de Champeaux. (Voyez la note 2 de la page
+29.) Quant a Anselme, il etait mort en 1116.]
+
+Alberic et Lotulfe gouvernaient les ecoles de Reims; le premier,
+archidiacre de la cathedrale, prieur de Saint-Sixte, et qui avait ete un
+moment designe, avec l'appui de saint Bernard, pour succeder a Guillaume
+de Champeaux dans l'eveche de Chalons[108], jouissait d'un grand credit
+aupres de Raoul dit le Vert, son archeveque[109]. Pousse par les
+instances repetees des deux professeurs, ce prelat s'entendit avec
+Conan, eveque de Palestrine, qui remplissait alors dans les Gaules les
+fonctions de legat du saint-siege[110], pour convoquer, sous le nom de
+concile ou synode provincial, un conventicule a Soissons, ville deja
+signalee par la condamnation de Roscelin en 1092. Abelard y fut appele,
+on lui dit d'apporter son celebre ouvrage, _opus clarum_. On l'accusait
+d'avoir, comme Roscelin, applique les principes du nominalisme au dogme
+de la Trinite. Il se rendit a l'appel et parut accepter le jugement.
+
+[Note 108: Saint Bernard fit de vains efforts aupres du pape Honore
+II pour obtenir qu'il approuvat l'election d'Alberic au siege de Reims.
+(S. Bern. _Op_., ep. XIII.) Je dois cependant ajouter que la plupart des
+auteurs pensent que ce n'est pas apres Guillaume de Champeaux (1119
+ou 1121), mais apres Ebal, son successeur (1126), qu'Alberic faillit
+devenir eveque de Chalons.]
+
+[Note 109: "Radulfus nomine, Viridis cognomine." Abelard et
+plusieurs ecrivains l'appellent _Rodulfus_, et d'autres _Radulfus_, que
+l'on traduit ordinairement par Raoul. (_Ab. Op_., ep. I, p. 20; Not. p.
+1164.--G. Marlot, _Metrop. remens. Hist_., t. II, I. II, c. XXXI, p. 244
+et 275.--_Gall. Christ_., t. IX, p. 80.)]
+
+[Note 110: Conan, Conon ou Conus, eveque de Palestrine ou Preneste,
+legat du pape Paschal II en France, y prit part a plusieurs conciles. En
+1120, il etait legat du pape Calixte II, et tint un nouveau concile a
+Beauvais. (_Ab. Op_; Not., p. 1166.)]
+
+Soissons etait une ville de la province ecclesiastique de Reims[111].
+L'archeveque Raoul y avait convoque ses suffragants, et quelques membres
+considerables du clerge, parmi lesquels on distinguait Geoffroi II,
+eveque de Chartres. Le droit de juridiction sur Abelard n'etait rien
+moins qu'etabli. Comme moine de Saint-Denis, il relevait de l'eveque de
+Paris, dont le metropolitain etait a Sens. Tout au plus pouvait-on
+dire que le lieu ou il avait enseigne se trouvait dans une partie du
+territoire de Champagne, dependante de la province de Reims. Mais il
+n'eleva aucune difficulte; il etait loin de se refuser aux epreuves
+et aux discussions publiques, et il les avait en quelque sorte
+demandees[112].
+
+[Note 111: Province de Reims ou Belgique seconde. Les suffragants
+de l'archeveque de Reims, en 1121, etaient probablement les eveques de
+Soissons, d'Arras, de Laon, de Beauvais, de Chalons, de Noyon, d'Amiens,
+de Senlis et de Terouenne. On ignore quels sont ceux de ces prelats qui
+assisterent au concile. Il y en eut sans doute tres-peu; on verra plus
+bas que l'assemblee n'etait pas nombreuse. La presence de Lisiard de
+Crespy, eveque de Soissons, est seule attestee. (_Gall. Christ_., t. IX,
+passim.)]
+
+[Note 112: Mais cette demande etait adressee a l'eveque de Paris.
+Voyez ci-dessus p. 81, et dans les Oeuvres, p. 334. Quant a la
+competence, resultant du lieu ou l'enseignement avait ete donne, je ne
+l'indique que comme une hypothese.]
+
+Lorsqu'il arriva a Soissons (1121), il trouva le clerge et le peuple
+mal disposes pour lui. On avait repandu les bruits les plus facheux; il
+passait pour avoir ecrit et preche qu'il y avait trois Dieux, en sorte
+que, dans les premiers jours, quelques-uns de ses disciples faillirent
+etre lapides par le peuple[113]. C'etait assurement une situation toute
+neuve pour Abelard.
+
+[Note 113: Le peuple de Soissons etait fanatique. Peu d'annees
+auparavant, il avait brule de son propre mouvement un homme soupconne de
+manicheisme. (Le P. Longueval, _Hist. de l'Eglise gall_., t. VIII, l.
+XXIV, p. 414.)]
+
+Il alla d'abord droit au legat, et lui remit son livre, deferant
+d'avance au jugement de cet eveque, et declarant que, s'il avait rien
+emis qui s'eloignat de la foi catholique, il etait pret a le corriger
+et a donner toute satisfaction, declaration qui se lisait deja dans
+l'ouvrage meme[114]. Le legat embarrasse le lui rendit, en lui disant
+de le porter a l'archeveque et a ses conseillers, accusateurs devenus
+juges. L'ordre fut execute; mais les nouveaux censeurs regarderent,
+feuilleterent le manuscrit sans y rien trouver a reprendre, du moins
+en presence de l'auteur, et ils renvoyerent le jugement a la fin du
+concile. Avant meme qu'il ne s'ouvrit, Abelard s'etait efforce de se
+ressaisir du public. Partout et devant tous, il developpait chaque
+jour la pensee de son ouvrage, il exposait sa foi, il rendait le dogme
+intelligible, demonstratif, et commencait a retrouver des admirateurs.
+On remarqua bientot dans la ville cette singularite d'un accuse qui
+parle haut et d'un accusateur qui se tait. "Quoi," disait-on, "il
+harangue le public, et on ne lui repond pas! Le concile touche a son
+terme, un concile reuni principalement a cause de lui; et de lui il
+n'est pas question! Est-ce que les jugea auraient reconnu que l'erreur
+etait de leur cote?" Ces propos et d'autres semblables ne faisaient
+qu'animer de plus en plus l'ardeur de la poursuite; une condamnation
+devenait a chaque instant plus necessaire.
+
+[Note 114: _Intruct. ad Theol_., prolog., p. 974.]
+
+Un jour, Alberic, accompagne de quelques-uns des siens, s'approche
+d'Abelard, et voulant apparemment l'embarrasser, apres quelques mots
+flatteurs, il lui dit qu'il s'etonnait d'une chose qu'il avait notee
+dans son ouvrage; savoir que Dieu ayant engendre Dieu, et Dieu etant
+unique, Dieu cependant ne s'etait pas engendre lui-meme.
+
+"Si vous voulez," repondit Abelard, "je vous en donnerai la
+raison.--Nous faisons peu de compte," reprit Alberic, "des raisons
+humaines, ainsi que de notre propre sens en pareilles matieres; nous
+demandons les paroles de l'autorite.--Tournez le feuillet," dit Abelard,
+"et vous trouverez l'autorite." Et lui, prenant des mains le livre
+qu'Alberic avait apporte, il chercha le passage qn'Alberic n'avait pas
+vu ou compris, n'ayant qu'une pensee, celle de trouver un adversaire
+en faute. Le bonheur voulut ou Dieu permit que le passage se presentat
+aussitot. La citation portait: "Saint Augustin, _de la Trinite_, livre
+I.--Celui qui croit qu'il est de la puissance de Dieu de s'etre engendre
+lui-meme, erre d'autant plus que non-seulement Dieu n'est point dans ce
+cas, mais pas plus que lui aucune creature spirituelle ou corporelle. Il
+n'est absolument aucune chose qui s'engendre elle-meme[115]."
+
+[Note 115: Voila une preuve que l'ouvrage juge a Soissons est
+l'Introduction a la Theologie; on y trouve le passage repris par
+Alberic, et la citation de saint Augustin qu'invoque Abelard pour lui
+repondre. (_Ab. Op_., ep. I, p. 21; _Introd_., l. II, p. 1066.--Saint
+Augustin, _Op. omn., De Trin_., l. I, c. I, t. VIII, p. 749; edit. de
+1779.)]
+
+Les disciples d'Alberic qui etaient presents furent surpris et confus.
+Leur maitre, pour essayer de se defendre, dit a tout hasard: "Mais il
+faut bien l'entendre.--La belle nouvelle," reprit sur-le-champ Abelard;
+"mais vous demandiez un texte, et non pas le sens. Si vous voulez le
+sens et la raison, je suis pret a vous montrer qu'avec l'autre opinion,
+vous tombez dans l'heresie qui veut que le Pere soit son propre fils."
+A ces mots, Alberic en colere repondit par des menaces, et lui dit que,
+dans cette affaire, ni les autorites ni les raisons ne seraient pour
+lui, et il s'eloigna.
+
+Abelard qui raconte cette anecdote n'ajoute pas que, dans le passage
+en question, c'etait precisement une opinion d'Alberic lui-meme qu'il
+attaquait en passant, l'attribuant, sans prononcer aucun nom, a
+un maitre en theologie _qui occupait en France une chaire de
+pestilence_[116]. Alberic qui s'etait reconnu, sans en convenir, avait
+du naturellement trouver dans cet endroit la plus grosse heresie du
+livre.
+
+[Note 116: "Magistros divinorum librorum qui nunc maxime circa nos
+pestilentae cathedras tenent.... quorum unus in Francia." (_Ab. Op.,
+loc. cit_.) Je suis ici l'opinion de Mabillon. (Saint Bern., ep. XIII,
+in not.)]
+
+Le dernier jour du concile arriva, et avant la seance, le legat mit en
+deliberation avec l'archeveque et quelques-uns des meneurs ce qu'on
+devait faire de l'accuse et de son livre. Ils avaient l'un et l'autre
+sous la main, ils etaient la pour les juger, et ils paraissaient n'avoir
+rien a dire. Evidemment, on reculait devant une discussion publique,
+et soit faiblesse ou calcul, soit defiance de la cause ou crainte de
+l'ascendant si connu d'Abelard, on avait ainsi tout retarde, debat et
+jugement, les uns voulant echapper a la necessite d'une telle epreuve,
+les autres prevoyant qu'au dernier moment tout deviendrait plus facile
+et que le coup pourrait etre brusquement et silencieusement porte. Mais
+Abelard avait un parti dans le clerge; les dignites ecclesiastiques
+etaient deja le partage de quelques-uns de ses eleves. Dans cette
+conference decisive, Geoffroi de Leves, eveque de Chartres, le premier
+par sa piete et par la dignite de son siege[117], profita de l'embarras
+visible des assistants pour les exhorter a la moderation. Il rappela
+d'abord la situation d'Abelard, la superiorite de ses talents, ses
+succes dans tous les enseignements, le nombre de ses sectateurs,
+l'etendue de son influence, _de cette vigne qui projetait ses pampres
+jusqu'a la mer_. Il ajouta que si l'on voulait le condamner par une
+decision en quelque sorte prejudicielle et le frapper sans debat, il
+etait a craindre qu'en indisposant beaucoup de monde on ne suscitat
+aussitot un grand parti pour sa defense, d'autant que rien dans ses
+ecrits ne donnait ouvertement acces a la censure; qu'une telle violence
+ajouterait a la faveur publique, et serait attribuee a l'envie plus qu'a
+la justice; que si, au contraire, on voulait proceder canoniquement, il
+fallait produire dans l'assemblee un ecrit ou un dogme incontestablement
+de lui, l'interroger, et le laisser librement repondre, afin qu'apres
+aveu ou conviction, il fut reduit au silence; suivant cette parole de
+Nicodeme, lorsqu'il voulut sauver Notre-Seigneur: "Est-ce que notre loi
+condamne un homme, s'il n'a pas ete oui auparavant, et sans qu'on sache
+ce qu'il a fait?" (Jean, VII, 51.)
+
+[Note 117: Geoffroi II, successeur d'Ives dans l'eveche de Chartres,
+etait de race noble, et son siege a ete longtemps le premier de la
+province de Sens. Le siege de Paris n'etait alors que le troisieme. On
+n'explique pas comment, etant de la province de Sons, il assistait a un
+concile tenu par les eveques de celle de Reims. Il joua pendant toute
+sa vie un grand role dans les affaires du clerge, et nous le verrons
+reparaitre plus d'une fois. (_Ab. Op_., ep. I, p. 22.--_Gall. Christ_.,
+t. VIII, p. 1134 et suiv.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 82.)]
+
+Cet avis fut accueilli par des murmures, et quelques-uns s'ecrierent
+ironiquement que le conseil etait bien sage d'aller lutter de faconde
+avec un homme aux arguments et aux sophismes duquel l'univers n'aurait
+su comment resister. Geoffroi se contenta de remarquer qu'il etait
+encore plus difficile de disputer avec le Christ, lequel pourtant
+Nicodeme voulait qu'on ecoutat par respect pour la loi. Puis essayant de
+les ramener par une autre voie et d'obtenir l'ajournement d'une decision
+qui reclamait un examen plus mur et une assemblee plus nombreuse, il
+demanda qu'Abelard fut reconduit a Saint-Denis par son abbe qui etait
+present, et que l'on y convoquat une reunion considerable et des plus
+savants hommes, pour examiner plus attentivement ce qu'il y avait a
+faire. Ce dernier avis obtint l'assentiment du legat, et tous les autres
+parurent s'y rendre. Dans les cas epineux, l'ajournement gagne aisement
+la faveur d'une assemblee. Conan se leva pour aller dire sa messe, avant
+d'entrer au concile, et il fit prevenir Abelard par l'eveque de
+Chartres de la permission qui lui serait accordee de retourner dans son
+monastere, pour y attendre ce qui avait ete convenu. Mais alors les plus
+acharnes ou les plus rigoureux, voyant bien qu'il n'y avait rien de
+fait, si l'affaire devait se traiter hors du diocese et la ou leur
+credit ne s'etendait pas, persuaderent a l'archeveque qu'il serait
+ignominieux pour lui que la cause fut renvoyee a un autre tribunal, et
+qu'il fallait craindre que l'accuse n'echappat. On revint donc au legat,
+on le pressa de changer d'avis, et on l'amena, malgre lui, a consentir
+que la doctrine fut condamnee sans debat contradictoire, le livre brule
+en presence de tous, et l'auteur renferme a perpetuite dans un nouveau
+couvent. On lui persuada que, pour fonder la condamnation, il suffisait
+que sans l'autorisation ni du souverain pontife, ni de l'Eglise,
+l'ouvrage eut ete lu dans un cours public et livre par l'auteur lui-meme
+a plusieurs pour le transcrire; on ajouta enfin qu'un tel exemple
+servirait la religion en prevenant a l'avenir le retour de semblables
+temerites. Le legat, a ce qu'il parait, etait peu instruit; il
+s'appuyait beaucoup sur les conseils de l'archeveque de Reims, qui
+lui-meme etait conduit par Alberic, Lotulfe et leurs amis. L'eveque de
+Chartres jugea que l'on ne pourrait empecher l'execution de ce plan,
+et avertissant Abelard, il l'engagea a tout supporter, et a n'opposer
+qu'une douceur exemplaire a une violence qui nuirait plus a ses ennemis
+qu'a lui. Quant a sa reclusion dans un monastere, il lui dit de ne
+point s'en inquieter et que le legat qui dans tout cela agissait
+a contre-coeur, lui ferait certainement, quelques jours apres la
+dissolution du concile, rendre la liberte. Abelard pleurait en
+l'ecoutant, et Geoffroi pleurait avec lui. La pensee a beau mepriser la
+force; quand la force l'opprime en la faisant taire, c'est un martyre
+sans consolation. La consolation ou la vengeance de la pensee, c'est la
+parole.
+
+Abelard fut appele; il parut devant le concile. On l'accusait vaguement
+de l'heresie de Sabellius, c'est-a-dire d'avoir nie ou affaibli la
+realite des trois personnes de la Trinite[118]. Juge sans discussion,
+convaincu sans examen, on le forca de jeter de sa propre main son livre
+dans les flammes. Il le regardait tristement bruler, lorsqu'au milieu du
+silence apparent des juges, un des plus hostiles dit a demi-voix qu'il y
+avait lu en quelque endroit que Dieu le pere etait seul tout-puissant;
+ce que le legat ayant entendu, il lui dit, avec grand etonnement, qu'il
+ne le pouvait croire. "Meme chez un petit enfant," ajouta-t-il, "une si
+grosse erreur serait inconcevable, quand la foi universelle tient et
+professe qu'il y a trois tout-puissants." A ce mot, un maitre des
+ecoles, qui se nommait Terric[119], se prit a sourire, et lui souffla
+aussitot ces paroles d'Athanase dans son symbole: "_Et pourtant il n'y
+a pas trois tout-puissants, mais un seul tout-puissant_[120]." Et comme
+son eveque, qui l'avait entendu, lui reprochait cette inconvenance
+a l'egal d'un propos contre la majeste divine, Terric tint bon
+intrepidement en citant les paroles de Daniel: "_Ainsi, fils insenses
+d'Israel, sans juger et sans connaitre la verite, vous avez condamne un
+de vos freres: retournez au jugement_ (XIII, 48 et 49), et jugez le
+juge lui-meme, car celui qui devait juger s'est condamne par sa propre
+bouche." Alors l'archeveque, se levant, justifia comme il put, en
+changeant les termes, la pensee du legat; et, se laissant aller a la
+controverse, il etablit qu'effectivement le Pere etait tout-puissant, le
+Fils, tout-puissant, le Saint-Esprit, tout-puissant, et que celui qui
+sortait de la ne devait pas meme etre ecoute; que si d'ailleurs on y
+tenait, on pouvait permettre au frere[121] d'exposer sa foi en presence
+de tous, afin qu'on put l'approuver ou l'improuver, et finalement
+prononcer. Cette concession, arrachee par l'embarras du moment, pouvait
+changer la face de l'affaire, et deja Abelard, debout, se disposait a
+se defendre; heureux de professer et de developper sa foi, il reprenait
+l'espoir et le courage; le souvenir de saint Paul devant l'areopage ou
+devant le conseil des Juifs, lui traversait l'esprit; il allait parler,
+tout etait sauve, lorsque ses adversaires, prompts a parer le coup,
+s'ecrierent qu'il n'etait besoin que de lui faire reciter le symbole
+d'Athanase[122], et, comme il aurait pu dire, pour gagner du temps,
+qu'il ne le savait point par coeur, ils lui mirent a l'instant sous les
+yeux le livre tout ouvert. Abelard laissa retomber sa tete, il soupira,
+et, d'une voix sanglotante, il lut ce qu'il put lire. On le remit
+aussitot, comme un accuse convaincu, a l'abbe de Saint-Medard qui etait
+present, et qui le conduisit en prisonnier dans son couvent. Le concile
+se separa sur-le-champ.
+
+[Note 118: Lui-meme raconte en deuil l'histoire du synode de
+Soissons (ep. I, p. 20-25); mais il ne fait pas connaitre l'objet precis
+de l'accusation. C'est Othon de Frisingen qui dit qu'il fut reconnu
+sabellien, pour avoir reduit les personnes de la Trinite a des mots par
+l'application du nominalisme, qui, remarquez-le, avait servi a motiver
+contre Roscelin, trente ans auparavant, l'accusation de tritheisme.
+(Oth. Frising. _De Gest. Frid_., l. I, c. XLVII.) Voyez sur cette
+accusation dans le l. III, le c. V. Au reste, les memes textes servirent
+plus tard a fonder, a Sens, contre Abelard, une accusation inverse de
+celle de Soissons.]
+
+[Note 119: D. Brial est porte a croire que ce Terric ou Terrique
+est le meme qu'un certain Thierry, dialecticien breton assez habile,
+et penseur assez hardi, dont parlent Othon de Frisingen et Jean de
+Salisbury. (_De Gest. Frid_., l.1, c. XLVII.--Saresb. _Metalog_., l. I,
+c. V, et l. II, c. X.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 377.)]
+
+[Note 120: La reponse etait topique, mais au fond elle donnait
+encore prise a la controverse, et les scolastiques ont beaucoup
+dispute sur ce passage du symbole d'Athanase. Pierre d'Ailly le trouva
+contradictoire, car puisqu'il est dit plus bas que les trois sont
+egaux entre eux et coeternels, il faut bien qu'il soit tous les trois,
+immenses, tout-puissants, etc. Saint Thomas convient qu'ils le sont tous
+les trois, mais non qu'ils soient trois immenses, trois tout-puissants.
+(Le P. Petan, _Dogmat. theolog_., t. II, l. VIII, CIX, p. 562; edit. de
+Paris, 1844.)]
+
+[Note 121: "Frater ille." (_Ab. Op._, p. 24.)]
+
+[Note 122: Tout le monde sait ce que c'est que le symbole dit de
+saint Athanase, quoiqu'il ne soit pas de lui. C'est le symbole qu'on
+recite le dimanche a primes et qui est appele pour cette raison le
+symbole de primes; on le nomme aussi la symbole _Quicumque,_ parce qu'il
+commence par ce mot. Abelard a fait un commentaire sur ce symbole.
+(_Op._, pars II, p. 381.)]
+
+Ce couvent avait ete fonde aupres de Soissons, sur la rive droite de
+l'Aisne, par le roi Clotaire I. La mission des moines etait de desservir
+l'eglise ou les restes de ce prince furent longtemps deposes pres de
+ceux de saint Medard, premier eveque de Noyon, apotre de ces contrees.
+C'etait un monastere considerable et respecte, investi de grands
+privileges. L'abbe qui se nommait Geoffroi[123] et qui etait un homme
+instruit et distingue, traita son captif ou plutot son hote avec
+de grands egards; et les moines, esperant le garder longtemps,
+l'accueillirent avec beaucoup d'empressement, et s'efforcerent de le
+consoler par mille soins; mais nulle consolation n'etait possible.
+Rien au monde ne pouvait rendre au triste Abelard ce qui venait de lui
+echapper. La derniere, la plus puissante et la plus vieille de ses
+illusions etait evanouie: un pouvoir s'etait rencontre qui ne pliait
+pas devant lui. La verite et l'eloquence avaient ete vaincues dans sa
+personne, et l'ascendant de son genie etait meconnu. Pour la premiere
+fois, il sentait sa faiblesse et presque son declin. On ne peut peindre
+son desespoir. Passant de l'abattement a la fureur, il accusait Dieu
+meme qui l'avait abandonne, ou, cachant dans ses mains son front baigne
+de larmes, il se disait que ses souffrances et ses affronts passes
+etaient peu de chose aupres de ce qu'il eprouvait. Jadis, au moins, il
+etait coupable, et il avait en quelque sorte merite son malheur; mais
+aujourd'hui, c'etait a ses yeux une foi sincere, un amour desinteresse
+du vrai qui faisait de lui le plus malheureux des mortels. Qu'allait-il
+devenir? on avait cette fois attente sur sa gloire.
+
+[Note 123: Geoffroi, surnomme Cou de Cerf, ancien abbe de
+Saint-Thierry, abbe de Saint-Medard en 1120, eveque de Chalons en 1131,
+et qui mourut en 1149. On a de lui des lettres et quelques ecrits.
+(Voyez son article dans l'_Histoire litteraire_, t. XIII, p.
+185.--_Annal. Bened_., t. VI, l. LXXV, p. 190; Append. p. 639.--_Gall.
+Christ_., t. IX, p. 186 et 415.)]
+
+La maniere dont le proces fut conduit prouve, en effet, qu'une justice
+eclairee ne guidait point ses juges, et les operations du concile ont
+quelques-uns des caracteres de la persecution[124]. La haine et l'envie
+avaient depuis longtemps une revanche a prendre, et elles se plurent a
+employer comme instruments la sincerite ignorante, la piete craintive,
+et surtout cette intolerance de si bonne foi que le pouvoir
+ecclesiastique regarde naturellement comme un devoir, en presence de ce
+qui agite les consciences et peut troubler l'unite silencieuse de la
+croyance commune. La lutte directe parait s'etre engagee entre l'esprit
+dans son audace et la mediocrite dans sa prudence, et ce fut l'esprit
+qui succomba. Cependant il n'est pas aussi vrai que se l'imaginait
+Abelard que la malveillance seule put trouver a redire a ses ouvrages,
+et que la foi, meme eclairee, surtout eclairee, n'en dut concevoir aucun
+ombrage. Si la parole lui avait ete accordee, quoi qu'il eut pu dire, et
+a moins qu'il n'eut denature sa doctrine, il ne l'aurait point sauvee
+d'une consequence perilleuse, savoir que trois des attributs generaux de
+la divinite etant assignes, chacun specialement et comme une propriete
+distinctive, a une personne differente de la Trinite, cette distribution
+etait entierement insignifiante, ou depouillait chacune des trois
+personnes de deux de ces trois attributs egalement necessaires,
+egalement divins. Dans le premier cas, l'unite absorbait les trois
+personnes et faisait evanouir la Trinite; dans le second, la Trinite,
+s'exagerant elle-meme, brisait l'unite et se produisait sous la forme
+du tritheisme: voila pour l'erreur actuelle. Quant a l'erreur qu'on
+pourrait nommer virtuelle et qui menacait surtout l'avenir, la voici:
+dans la methode, dans le langage, dans cette intention de raisonner
+la foi, de demontrer le mystere et d'assimiler la religion a la
+philosophie, se devoilait evidemment le rationalisme chretien, origine
+possible du rationalisme philosophique[125]. Mais comme assurement ces
+consequences n'etaient pas distinctement dans l'esprit d'Abelard, comme
+elles etaient compensees par des assertions contradictoires et d'une
+eclatante orthodoxie, rachetees par la volonte sincere de ne point
+s'ecarter de l'unite, le crime de l'heresie ne pouvait un moment lui
+etre impute. Le livre etait dangereux peut-etre, mais l'auteur innocent;
+et le jugement du concile, que ne condamne pas absolument la logique,
+demeure une iniquite.
+
+[Note 124: Le concile a ete blame par des autorites non suspectes,
+comme l'historien d'Argentre, Dubouloi, Crevier, le P. Richard et
+d'autres; nous n'ajouterons pas D. Gervaise, devenu suspect a force
+d'engouement pour Abelard. Les ecrivains qui s'attachent a justifier le
+concile de Sens semblent passer condamnation sur celui de Soissons. Au
+reste, les actes de l'un comme de l'autre n'ont pas ete conserves, et
+l'assemblee de 1121 ne nous est guere connue que par le recit d'Abelard,
+un passage d'Othon de Frisingen et quelques mots de saint Bernard
+et d'un de ses secretaires. (_Act. concil_., t. VI, para II, p.
+1103.--Phil. Labbaei Concil. hist. synops.--_Anal. des conc_., par
+le P. Richard, t. V, suppl.--10th. Fris. _De Gest. Frid_. l. I, c.
+XLVII.--Saint Bern. _Op_., ep. CCCXXXI.--Gaufred. mon. Clar., _Rec. des
+Hist_., t. XIV, p. 381.--Cf. Brucker, _Hist. crit. phil_., t. III, p.
+149.)]
+
+[Note 125: "Abailard est orthodoxe," dit Mme Guizot, "il ne veut pas
+cesser de l'etre; une conviction prealable determine le but auquel il
+veut arriver, et l'examen n'est pour lui qu'une maniere de s'exercer
+dans un cercle dont il est determine a ne pas sortir, travail necessaire
+d'un esprit qui marche sans avancer et enfante des nouveautes qui ne
+sont pas des progres. Abailard, en religion comme en philosophie,
+a donne le mouvement et non les resultats. Plusieurs fois accuse
+d'heresie, il n'a point laisse de secte, et meme en philosophie, la
+hardiesse des principes qu'il enonce quelquefois est demeuree sans
+consequence, parce que lui-meme n'a pas ose les avouer ou les
+reconnaitre. Cependant il en avait assez fait et pour ses partisans
+et pour ses ennemis." (_Essai sur la vie et les ecrits d'Abailard et
+d'Heloise_, p. 372.)]
+
+Il ne faut donc pas s'etonner si Abelard, plus desole que convaincu,
+retrouva bientot dans le couvent qui lui servait comme de prison cette
+impatience du joug et ce besoin de resistance polemique qui entrainait
+son esprit plus loin que son caractere n'osait aller. Bien qu'il se loue
+de l'accueil qu'il recut a Saint-Medard, il dut y rencontrer, non sans
+quelque importunite, ce meme Gosvin, que nous, avons vu sur la montagne
+Sainte-Genevieve lui chercher une querelle scolastique. Celui-ci etait
+venu la, d'accord, dit-on, avec l'abbe Geoffroi, pour travailler, en
+qualite de prieur, a la reforme des abus et au retablissement des
+etudes.[126] Deja sous les murs de Soissons meme, il avait ete employe a
+une oeuvre semblable dans le monastere de Saint-Crepin; c'est pour cela
+qu'il etait sorti d'Anchin ou il avait fait profession. Quoiqu'il pensat
+peut-etre, ainsi que son biographe devoue, qu'Abelard n'avait ete
+conduit a Saint-Medard que pour y etre _lie comme un rhinoceros
+indompte_, il jugea convenable de le traiter, a l'exemple de l'abbe,
+_dans un esprit de douceur_[127]. Cependant, de l'humeur que nous lui
+connaissons, il ne s'abstint pas, dans ses entretiens, de meler ses
+consolations de conseils et ses conseils de lecons. Il lui precha la
+patience et la modestie, lui dit de ne point trop s'attrister, qu'au
+lieu d'etre emprisonne, il devait se regarder comme delivre, n'ayant
+plus a redouter les soucis, les tentations, les grandeurs du monde;
+qu'il n'avait enfin qu'a se conduire honnetement et a donner a tous
+l'enseignement et l'exemple de l'honnetete. "L'honnetete, l'honnetete!"
+dit Abelard, qui sentait, a travers la charite du prieur, percer
+l'aiguillon de la vanite du docteur, "qu'avez-vous donc a me tant
+precher, conseiller, vanter l'honnetete? Il y a bien des gens qui
+dissertent sur toutes les especes d'honnetete, et qui ne sauraient pas
+repondre a cette question: Qu'est-ce que l'honnetete?--Vous dites vrai,"
+reprit aussitot Gosvin avec aigreur; "beaucoup de ceux qui veulent
+disserter sur les especes de l'honnetete ignorent entierement ce que
+c'est; et si dorenavant vous dites ou tentez quoi que ce soit qui deroge
+a l'honnetete, vous nous trouverez sur votre chemin, et vous eprouverez
+que nous n'ignorons pas ce que c'est que l'honnetete, a la facon
+dont nous poursuivons son contraire[128]." A cette reponse _ferme et
+mordante_, dit le moine historien de Gosvin, _le rhinoceros prit peur,
+pavefactus rhinocerosiste_; il se montra les jours suivants plus soumis
+a la discipline et plus craintif du fouet, _timidior flagellorum_.
+Voila, si ces paroles caracteristiques sont exactes, comment, dans les
+retraites de la vie spirituelle, le XIIe siecle traitait et instruisait
+les heros de la pensee.
+
+[Note 126: _Ex vit. S. Gosv_., l. I, c. XVIII., _Rec. des Hist_., t.
+XIV, p.445.--_Gall. Christ_., t. IX, p. 415.--_Hist. litt. de la Fr._, t.
+XII, p. 185.]
+
+[Note 127: "Instar rhinocerontis indomiti disciplinae coercendum
+ligamento.--In spiritu lenitatis." (S. Gosv., _ibid_.)]
+
+[Note 128: "Per insectationem contrarii sui." (_Id. ibid_.)]
+
+A peine rendu, cependant, le jugement du concile fut loin de rencontrer
+une approbation generale. On trouva dans ses procedes, rudesse, durete,
+precipitation. L'oppression etait evidente, le droit tres-douteux.
+Beaucoup d'ailleurs penchaient a croire la verite du cote d'Abelard;
+bientot ceux qui avaient siege a Soissons durent se justifier; plusieurs
+repoussaient la solidarite du jugement et desavouaient leur propre
+vote. Le legat attribuait publiquement l'affaire a ce qu'il appelait la
+jalousie des Francais, _invidia Francorum_, et tout repentant de ce qui
+s'etait passe, il n'attendit pas longtemps pour faire ramener Abelard
+dans son couvent[129].
+
+[Note 129: _Ab. Op_., ep. I, p. 25.]
+
+A Saint-Denis, il est vrai, Abelard retrouvait des ennemis. On se
+rappelle qu'il s'etait aliene les moines par d'imprudentes remontrances.
+Ceux-ci n'etaient disposes ni a les pardonner ni a cesser de les
+meriter; et une occasion ne tarda pas a survenir ou il faillit encore se
+perdre. Un jour, en lisant le commentaire de Bede le Venerable sur les
+Actes des Apotres, il tomba par hasard sur un passage ou il est dit
+que Denis l'Areopagite avait ete eveque de Corinthe, et non pas eveque
+d'Athenes. Cette opinion ne pouvait etre du gout des moines. Ils
+tenaient a ce que leur Denis, fondateur de l'abbaye, et qui d'apres le
+livre de ses Gestes, etait en effet eveque d'Athenes, fut bien aussi
+l'Areopagite, celui que saint Paul convertit[130]. Sans songer a l'orage
+qu'il allait soulever, Abelard communiqua sa decouverte a quelques-uns
+des freres qui l'entouraient et leur montra en plaisantant le passage de
+Bede. Les bons peres se facherent fort, traiterent Bede de menteur, et
+lui opposerent victorieusement le temoignage d'Hilduin, leur abbe sous
+Louis le Debonnaire, et qui, pour verifier les faits, avait parcouru
+longtemps la Grece avant d'ecrire les Gestes du bienheureux Denis. La
+conversation se prolongeant, Abelard, somme de s'expliquer, dit qu'on
+ne pouvait mettre l'autorite d'Hilduin en balance avec celle de Bede,
+revere de toute l'Eglise latine, et que, sur le fond de la question,
+peu importait qui des deux Denis eut fonde l'abbaye, puisque tous deux
+avaient obtenu la couronne celeste. L'indignation fut alors generale; on
+s'ecria qu'il montrait bien qu'il avait de tout temps ete l'ennemi du
+couvent, et qu'il voulait aujourd'hui fletrir l'honneur, non-seulement
+de ce grand etablissement religieux, mais de tout le royaume dont
+l'Areopagite avait toujours ete le glorieux patron; et l'on courut
+rendre compte a l'abbe du scandale dont on venait d'etre temoin.
+Celui-ci se hata d'assembler le chapitre; puis, en presence de la
+congregation entiere, il menaca Abelard d'envoyer aussitot au roi qui
+tirerait une reparation eclatante d'une si monstrueuse offense. Il
+semblait que l'imprudent lecteur de Bede eut porte la main sur la
+couronne. Il s'excusa de son mieux, et offrit, s'il avait manque a la
+discipline, de reparer sa faute; mais ce fut en vain, et l'abbe ordonna
+de le bien surveiller jusqu'a ce qu'il le remit au roi.
+
+[Note 130: Act. XVII, 34.--Bede le Venerable, pretre anglo-saxon, a
+compose, au VIIe siecle, sur la philosophie, les sciences, l'histoire
+ecclesiastique et l'Ecriture sainte, des ouvrages tres-remarquables pour
+son temps. Le passage auquel Abelard fait allusion se trouve dans les
+_Expositions du Nouveau Testament._ (Bed. Ven. _Op._. t. V, _Exp. Act.
+Apost.,_ c. XVII.) Quant a la question, les moines de Saint-Denis
+avaient tort sur un point; on ne peut plus soutenir raisonnablement
+aujourd'hui que Denis l'Areopagite, martyr du Ier siecle, soit le Denis
+patron de la France, apotre de Paris, et qui mourut vers le milieu du
+IIIe. Mais il y a erreur dans Bede; l'Areopagite a bien ete eveque
+d'Athenes; et l'eveque de Corinthe, qui n'est pas l'Areopagite, est
+celui qu'on venerait en France et qui a donne son nom a l'abbaye de
+Saint-Denis. Pour tout accommoder, en 1215, Innocent III, sans se
+prononcer pour aucune opinion, donna a la royale abbaye les reliques de
+Denis d'Athenes, afin qu'elle eut les restes des deux saints de ce nom.
+Mais c'etait au fond decider la question, ou dire que les reliques
+jusque-la conservees a Saint-Denis n'etaient pas celles de l'Areopagite.
+(_Ab. Op._, p. 25, et Not., p. 1189.--Tillemont, _Mem. pour servir a
+l'hist. eccles._, t. II, p. 133 et 718, et t. IV, p. 710.)]
+
+L'hostilite de ses superieurs et de ses freres paraissait implacable; on
+dit meme que la punition monacale, le fouet, lui fut infligee pour
+avoir ete de l'avis du venerable Bede[131]. Pousse a bout par tant
+d'acharnement et de violence, las de voir toujours ainsi la fortune le
+contrarier dans les moindres choses, et le monde entier conjure contre
+lui, il resolut de sortir d'esclavage, et, d'accord avec quelques
+freres qui compatissaient a ses peines, aide de ses amis, il s'enfuit
+secretement une nuit, et gagna la terre de Champagne, qui n'etait pas
+eloignee et ou se trouvait la retraite deja habitee par lui quelque
+temps. Thibauld, comte de Champagne, de qui il n'etait pas inconnu,
+s'etait interesse aux persecutions qu'il avait eprouvees; et, sous sa
+protection, il demeura a Provins, dans le prieure de Saint-Ayoul[132],
+occupe par des moines de Saint-Pierre de Troyes et dont le prieur etait
+un de ses anciens amis. En meme temps, il essaya de se reconcilier, et
+il ecrivit a l'abbe de Saint-Denis et a sa congregation une lettre que
+nous avons encore, et ou, discutant la question tranchee par Bede, il la
+decide en sens inverse et conclut que le venerable auteur s'est trompe
+ou que les deux Denis ont ete eveques de Corinthe[133]. Mais cette
+concession fut inutile.
+
+[Note 131: _Ut fama est_, ajoute Duboulai qui raconte ce fait.
+(_Hist. Univ. par._, t. II, p. 85.)]
+
+[Note 132: Saint-Ayoul est la traduction alteree de Saint-Aigulfe,
+nom d'un prieure soumis a l'eveche de Troyes et fonde en 1018. (_Gall.
+Christ._, t. XII, p. 530.)]
+
+[Note 133: _Ab. Op._ pars II, ep. II, _Adae dilectissimo patri suo
+abbati_, p. 224.]
+
+Pendant qu'il jouissait a Provins des douceurs d'une bienveillante
+hospitalite, une affaire attira dans cette ville l'abbe de Saint-Denis
+aupres du comte de Champagne; Abelard, de son cote, vint sur-le-champ,
+avec son ami le prieur, trouver Thibauld, et lui demanda d'interceder
+pour lui, afin d'obtenir de son abbe l'absolution et la permission de
+vivre suivant la regle monastique, partout ou bon lui semblerait. Adam
+voulut en conferer avec les moines qui l'avaient accompagne et promit
+une reponse avant son depart. La reponse fut qu'il y allait de l'honneur
+de leur abbaye, s'ils laissaient le frere indocile passer dans un autre
+couvent, comme il en avait sans doute le dessein, et qu'apres avoir
+autrefois choisi leur maison pour asile, il ne pouvait l'abandonner sans
+outrage. Puis, n'ecoutant personne, pas meme le comte, ils menacerent
+le fugitif de l'excommunier, s'il ne rentrait aussitot au bercail, et
+interdirent sous toutes les formes, au prieur qui l'avait accueilli,
+de le retenir plus longtemps, s'il ne voulait avoir sa part de
+l'excommunication.
+
+Cette reponse jeta Abelard et son ami dans une grande anxiete; mais,
+quelques jours apres les avoir quittes, l'abbe Adam mourut le 19 fevrier
+1122[134]. Un autre lui succeda le 10 mars suivant; c'etait Suger, celui
+qui devait etre un jour regent du royaume.
+
+[Note 134: M. Alexandre Lenoir donne la pierre tumulaire d'Adam.
+_Musee des mon. franc._, t. 1, p. 234, pl. n deg. 518.--Cf. _Gall. Christ._,
+t. VII, p. 308.]
+
+Suger etait alors un homme tout politique, un simple diacre employe par
+le roi aux plus grandes affaires, et a l'epoque ou il devint abbe, en
+ambassade a Rome aupres du pape. Abelard, accompagne de l'eveque de
+Meaux Burchard, qui s'interessait a lui, se rendit aupres du nouvel
+abbe, ou de celui qui le suppleait jusqu'a son retour, et renouvela les
+demandes adressees au predecesseur. La decision se faisant attendre,
+peut-etre parce qu'on attendait Suger, il se pourvut, grace a
+l'entremise de quelques amis, par-devant le roi et son conseil. Il ne
+trouva pas que Louis VI eut grand souci de la qualite d'Areopagite
+pour le patron de la royale abbaye qui devait garder son tombeau, et
+l'affaire reprit une tournure favorable.
+
+Etienne de Garlande, alors grand-senechal de l'hotel, se chargea de tout
+arranger. Il etait diacre aussi comme Suger; mais homme d'Etat et homme
+de guerre, il entrait peu dans les desirs ou les convenances du clerge,
+et saint Bernard regardait l'un et l'autre ministre comme deux calamites
+pour l'Eglise[135].
+
+[Note 135: Voyez la lettre qu'il ecrivit quatre ans apres a l'abbe
+Suger pour le feliciter sur sa conversion. (Saint Bern. _Op.,_ ep.
+LXXVIII.)]
+
+Abelard avait compte sur la politique du conseil du roi. Il croyait
+savoir qu'on y pensait que, moins l'abbaye de Saint-Denis serait
+reguliere, plus elle serait soumise et temporellement utile a la
+couronne, peut-etre parce qu'on en tirerait plus d'argent. Il pouvait
+donc esperer qu'on se soucierait fort peu d'y retenir un censeur qui
+prechait la reforme, et qu'on ne prendrait pas fort a coeur les interets
+de l'autorite abbatiale ni de la discipline commune. Cette situation
+exceptionnelle de religieux sans monastere qu'il ambitionnait pouvait
+etre assez du gout de la cour, et lui il s'accommodait fort bien de
+l'idee de lui devoir sa liberte, et pour ainsi dire de relever d'elle.
+La royaute commencait a devenir pour les individus la protectrice
+universelle; et elle se plaisait des lors a entreprendre sur toutes les
+juridictions, et a suspendre, suivant son bon plaisir, toutes les
+regles particulieres. Etienne de Garlande et Suger s'entendirent donc
+aisement[136]. Pour que tout fut en regle, le ministre fit venir l'abbe
+et son chapitre; et il s'enquit des motifs de l'insistance qu'on avait
+mise a retenir dans un cloitre un homme malgre lui, et fit valoir le
+scandale qui pourrait en resulter, sans qu'on en dut esperer rien
+d'utile, puisqu'il y avait entre la congregation et son censeur une
+evidente incompatibilite d'humeurs. L'abbe demanda seulement que, pour
+l'honneur du monastere, Abelard ne cessat pas de lui appartenir, et
+qu'il allat vivre dans une retraite de son choix, sans jamais entrer
+dans aucune autre communaute. Cette condition fut acceptee, et le tout
+fut promis et ratifie en presence du roi et de son conseil.
+
+[Note 136: Il existe deux lettres adressees a Suger, au nom du pape,
+pour lui recommander un maitre Pierre qui, ayant une mauvaise affaire,
+s'etait adresse a la cour de Rome. Duchesne qui les a, je crois,
+publiees le premier, veut qu'elles s'appliquent a notre maitre Pierre;
+du moins le dit-il dans la table de son recueil _Historiae Francorum
+scriptores_ (t. IV, p. 537 et 538); mais la simple lecture de ces
+lettres prouve que cette opinion est insoutenable, et nous croyons
+volontiers, avec D. Brial, qu'il s'agit d'un certain Pierre de Meaux,
+accuse de quelque violence sous la pontificat d'Eugene III. (_Rec. des
+Hist._, t. XV, p. 455 et 456.)]
+
+Le roi etait alors ce Louis le Gros dont le regne fut si memorable par
+l'emancipation des communes, berceau de la liberte moderne. Il eut la
+gloire d'attacher son nom a ce grand evenement, et sa puissance en
+profita, comme si sa volonte en eut ete la cause. Tous les progres de
+l'autorite royale ont ete, au moyen age, des progres dans le sens
+absolu du mot. Elle ne fut jamais grande, au reste, que lorsqu'elle fut
+liberale. Suger et Garlande s'en montrerent les habiles ministres, et
+il y a certainement quelque secrete liaison entre la politique qui
+secondait l'affranchissement des communes et celle qui protegeait
+Abelard.
+
+Il etait libre, mais il etait pauvre. Maitre de choisir sa solitude, il
+se retira sur le territoire de Troyes, aux bords de l'Ardusson, dans un
+lieu desert qu'il connaissait pour y etre alle souvent lire et mediter,
+ou meme enseigner quelquefois[137]. C'etait dans la paroisse de Quincey,
+aupres de Nogent-sur-Seine. La, dans quelques prairies qui lui furent
+donnees, il construisit avec la permission d'Atton, eveque de Troyes,
+un oratoire de chaume et de roseaux qu'il dedia d'abord a la sainte
+Trinite. Ce fut dans cette retraite qu'il se cacha seul avec un clerc,
+et repetant ces mots du psaume: "Voila que j'ai fui au loin, et j'ai
+demeure dans la solitude." (Ps. LIV, 8.)
+
+[Note 137: "Ubi legere (_alias_ degere) solitus fuerat." Ce lieu
+est le hameau du Paraclet, a l'est de Nogent-sur-Seine, a dix on douze
+lieues de Troyes, sur la route de Paris. (_Gall. Christ._, t. XII, p.
+609.--_Ab. Op._, ep. 1, p. 28 Not., p. 1117.--Willelm. Godel. et Guill.
+Nang. _Chron., Rec. des Hist_., t. XII, p. 675, et t. XX, p. 781.)]
+
+C'est une chose etrange que les vicissitudes de la vie que nous
+racontons. Elles se multiplient comme les mouvements inquiets de l'ame
+d'Abelard. Temeraire et triste, entreprenant et plaintif, il n'a pas
+reussi a maitriser la fortune, et il ne sait pas s'astreindre a vivre
+dans un humble repos. Aucune situation reguliere et commune ne peut lui
+convenir longtemps. Partout ou il parait, il semble chercher querelle,
+provoquer l'oppression, et, quand il rencontre la resistance, il
+s'etonne en gemissant. Apres les grands malheurs, il n'echappe pas
+aux petits; victime des serieuses passions, il est tourmente par les
+passions pueriles; il se prend d'une querelle domestique avec des
+moines, et aussitot tout condamne, tout dechu qu'il parait, il emploie
+des princes et des rois a faire ses affaires, a le delivrer de son abbe,
+a garantir sa liberte; puis, des qu'elle lui est rendue, n'ayant pu se
+soumettre a la vie du cloitre, il se fait ermite[138].
+
+[Note 138: Cette retraite d'Abelard, le repos et l'activite
+philosophique qu'il trouva au Paraclet, ont fixe l'attention d'un auteur
+que nous citerons a cause de son nom et parce qu'il est un des premiers
+en date qui aient parle de lui. Petrarque a fait un traite sur la vie
+solitaire, ou il vante les philosophes qui ont cherche la retraite, et
+cite, apres avoir nomme quelques anciens, "recentiorem unum nec valde
+remetum ab relate nostra.... apud quosdam.... suspectae fidei, at
+profecto non humilis ingenii, Petrum illum cui Abaelardi cognomen." (_De
+vit. solitar_., l. II, sect. VI, c. I.)]
+
+Mais jamais il ne pouvait demeurer ignore du reste du monde, et son
+desert etait a moins de trente lieues de Paris. On connut bientot sa
+retraite, et sans doute il ne mit nul soin a la cacher. Le maitre
+Pierre vit accourir aux champs pour l'entendre une nouvelle generation
+d'ecoliers. Les cites et les chateaux furent desertes pour cette
+Thebaide de la science[139]. Des tentes se dresserent autour de lui; des
+murs de terre couverts de mousse s'eleverent pour abriter de nombreux
+disciples qui couchaient sur l'herbe et se nourrissaient de mets
+agrestes et de pain grossier. Comme saint Jerome au milieu des deserts
+de Bethleem, il se plaisait a ce contraste d'une vie rude et champetre
+unie aux delicatesses de l'esprit et aux raffinements de la science; et
+peu a peu, entoure d'une affluence croissante, regardant ces nombreux
+disciples qui batissaient eux-memes leurs cabanes sur le bord de la
+riviere, il se sentait console; il se disait que ses ennemis lui avaient
+tout enleve et que l'on quittait tout pour le suivre. De moment en
+moment, il pensait que la gloire revenait a lui. Que devaient dire les
+envieux? La persecution, loin de leur profiter, servait a renouveler et
+a singulariser sa fortune. On l'avait reduit a la derniere pauvrete;
+comme le serviteur de l'Evangile, ne pouvant creuser la terre et
+rougissant de mendier[140], voila que la vieille science, a laquelle
+il devait tant, venait le sauver encore, et lui donnait une ecole a
+conduire et un institut a fonder. C'etaient des disciples qui lui
+preparaient ses aliments, qui cultivaient, qui batissaient pour lui,
+qui lui fabriquaient ses habits; des pretres meme lui apportaient leurs
+offrandes, et bientot, comme l'oratoire de roseaux etait insuffisant,
+ses eleves le reconstruisirent en bois et en pierre. Ce petit edifice
+avait ete dedie d'abord a la Trinite, divin objet des lecons et des
+meditations d'Abelard a cette epoque; et meme il y avait fait placer une
+statue ou plutot un groupe qui se composait de trois figures adossees,
+et parfaitement semblables de visage, pour exprimer l'unite de nature de
+la trinite des personnes. Cette statue se voyait encore en ce lieu il
+n'y a guere plus d'un demi-siecle. Les trois personnes divines etaient
+sculptees dans une seule pierre, avec la figure humaine. Le Pere etait
+place au milieu, vetu d'une robe longue; une etole suspendue a son cou
+et croisee sur sa poitrine etait attachee a la ceinture. Un manteau
+couvrait ses epaules et s'etendait de chaque cote aux deux autres
+personnes. A l'agrafe du manteau pendait une bande doree portant ces
+mots ecrits: _Filius meus es tu_. A la droite du Pere, le Fils, avec une
+robe semblable, mais sans la ceinture, avait dans ses mains la croix
+posee sur sa poitrine, et a gauche une bande avec ces paroles: _Pater
+meus es tu_. Du meme cote, le Saint-Esprit, vetu encore d'une robe
+pareille, tenait les mains croisees sur son sein. Sa legende etait:
+_Ego utriusque spiraculum_. Le Fils portait la couronne d'epines, le
+Saint-Esprit une couronne d'olivier, le Pere la couronne fermee, et sa
+main gauche tenait un globe: c'etaient les attributs de l'empire. Le
+Fils et le Saint-Esprit regardaient le Pere qui seul etait chausse.
+Cette image singuliere de la Trinite, cet embleme, unique, je crois,
+dans sa forme, attestait assez combien l'esprit d'Abelard etait
+profondement coupe de ce dogme fondamental. Cependant quand, en
+s'agrandissant, l'etablissement des bords de l'Ardusson devint en
+quelque sorte le monument de cette grace divine qui l'avait recueilli et
+soulage dans ses miseres, comme c'etait le lien de la consolation, il
+lui donna le nom du _Consolateur_ ou du _Paraclet_[141].
+
+[Note 139: "Relictis et civitatibus et castellis." (_Ab. Op_., ep.
+I, p. 23.)]
+
+[Note 140: Luc, XVI, 3.--(_Ab. Op_., loc. cit., et ep. II, p. 43.)]
+
+[Note 141: D. Gervaise qui ecrivait vers 1720, dit qu'en 1701, le
+3 juin, Mme Catherine de la Rochefoucauld, abbesse du Paraclet, fit
+retirer de la poussiere cette curieuse antiquite, pour la placer
+solennellement dans le choeur des religieuses sur un piedestal de marbre
+portant une inscription qui en faisait connaitre l'origine. Les auteurs
+de l'_Histoire litteraire_, peu favorables a Gervaise, admettent le
+fait. (_Vie d'Abel._, t. I, l. II, p. 229.--_Hist. litt._, t. XII, p.
+95.) D'ailleurs l'auteur des _Annales benedictines_, qui parait avoir vu
+la statue, en donne la description exacte. M. Alexandre Lenoir a publie
+une gravure qui la represente, et il semble aussi l'avoir vue avant
+que la revolution ne l'eut detruite. On trouve dans l'_Iconographie
+chretienne_ de M. Didron un embleme analogue de la Trinite, tire d'un
+manuscrit de Herrade, abbesse de Sainte-Odile, vers 1160. (_Annal.
+ord. S. Bened._, t. VI, l. LXXIII, p. 85.--_Gall. Christ._, t. XII, p.
+571.--_Mus. des monum. franc._, t. I, pl. n deg. 516.--_Icon. chret._, p.
+604.)]
+
+On a peu de details sur cette ecole du Paraclet, sur cette academie de
+scolastique qu'il forma au milieu des champs. On sait seulement qu'il
+y maintenait l'ordre avec severite; nous en avons un assez curieux
+temoignage. Un valet, un bouvier l'ayant averti de quelques desordres
+secrets parmi les ecoliers, le maitre les menaca de cesser aussitot
+ses lecons, ou du moins exigea que la communaute fut dissoute, et leur
+ordonna, s'ils voulaient encore l'entendre, d'aller habiter Quincey. Le
+bourg etait assez eloigne, et le jour suffisait a peine pour qu'on eut
+le temps de venir au Paraclet, d'assister aux lecons, de participer aux
+etudes, et de s'en retourner[142]. D'ailleurs la vie en commun, les
+doctes entretiens, l'existence d'une sorte de congregation formee, comme
+le dit un de ses membres, _au souffle de la logique (aura logicae)_,
+tout cela etait cher aux ecoliers, donnait de l'interet et de
+l'originalite a leur entreprise; et la severite d'Abelard les contrista
+et les humilia. Un d'eux, un jeune Anglais, qui se nommait Hilaire,
+exhala leur douleur commune dans une complainte en dix stances, de cinq
+vers chacune, dont les quatre premiers sont des lignes de latin rimees,
+et le cinquieme un vers francais qui sert de refrain[143]. Cette chanson
+elegiaque, fortement empreinte de l'esprit et du gout de l'epoque, est
+peu poetique et sans elegance; mais elle ne manque pas de sentiment
+ni d'harmonie, et elle prouve avec quelle ardeur on venait de loin se
+reunir autour d'Abelard, avec quel respect on lui obeissait, avec quelle
+avidite on se desalterait a cette source de savoir et d'eloquence, _quo
+logices fons erat plurimus_. Je me figure que les ecoliers chantaient
+en choeur cette complainte, que de telles poesies etaient un de
+leurs habituels passe-temps, et que celle-ci nous donne la forme de
+quelques-unes de celles qu'Abelard lui-meme avait su rendre populaires.
+On peut croire du reste qu'il se laissa flechir et accueillit le voeu
+qu'exprimaient ces mots:
+
+ _Desolatos, magister, respice,
+ Spemque nostram quae languet refice._
+ Tort a vers nos li mestre.
+
+[Note 142:
+ Heu! quam crudelis iste nuntius
+ Dicens: "Fratres, exito citius;
+ Habitetur vobis Quinciacus;
+ Alioquin, non leget monachus."
+ _Tort a vers nos li mestre_.
+ Quid, Hilari, quid ergo dubitas?
+ Cur non abis et villam habitas?
+ Sed te tenet diei brevitas,
+ Iter longum, et tua gravitas.
+ _Tort a vers nos li mestre_
+ (_Ab. Op_., pars II, _Elegia_, p. 243.)]
+
+[Note 143: Cette prose que d'Amboise a conservee, est curieuse. Les
+quatre vers latins de chaque couplet riment ensemble; ils ont la mesure
+de nos vers de dix pieds, avec une cesure apres le quatrieme, sauf dans
+un seul vers. Il est difficile d'y retrouver aucune mesure de prosodie
+latine; seulement tous se terminent par un iambe. Le refrain francais
+est un vers de six pieds, et un des plus anciens vers connus en langue
+vulgaire. _Tort a vers nos li mestre_ ou _mestres_, cela signifie
+_le maitre a tort envers nous_ ou _nous fait tort_. Ce qui, selon M.
+Champollion, exprime un regret plutot qu'un reproche. M. Leroux de
+Liney a place cette chanson la premiere dans son _Recueil de chants
+historiques francais_. Il la fait preceder de quelques details que
+abus croyons peu exacts (p. 3); mais il ajoute qu'elle se trouve avec
+d'autres poesies du meme auteur dans un manuscrit du XIIe siecle de la
+Bibliotheque Royale. Ce manuscrit a ete publie par M. Champollion en
+1838. (_Hilarii versus et ludi_, Paris, petit in-8 deg. de 76 pages, p. 14.)
+Il contient des poesies lyriques et dramatiques vraiment curieuses.
+
+Cet Hilaire, qui n'etait encore connu que par cette piece et par ce
+qu'en disent les _Annales benedictines_, se rendit a l'ecole d'Angers,
+apres qu'Abelard eut quitte le Paraclet, et y fit une seconde prose
+rimee en l'honneur d'une bienheureuse recluse, Eva d'Angleterre.
+(_Ab. Op._, loc. cit.--_Hist. litt._, t. XII, p. 251, t. XX, p.
+627-630.--_Annal. ord. S. Bened._, t. VI, l. LXVIII, p. 315.)]
+
+La renommee etait venue le chercher dans sa solitude. Il fallut bien
+qu'apres quelque temps elle signalat son retour, en ramenant les alarmes
+avec elle.
+
+L'enseignement du philosophe n'avait sans doute point change de
+caractere; le soupcon et la defiance ne cesserent pas d'accueillir tous
+ses efforts, de poursuivre tous ses succes. Il provoquait naturellement
+l'un et l'autre, et rien de lui n'etant commun, rien ne paraissait
+simple et regulier. Ainsi, on lui fit un crime de ce nom du Saint-Esprit
+grave au fronton du temple qu'il avait eleve. C'etait en effet une
+consecration a peu pres sans exemple, la coutume etant de vouer les
+eglises a la Trinite entiere ou au Fils seul entre les personnes
+divines. On voulut voir dans ce choix inusite une arriere-pensee, et
+l'aveu detourne d'une doctrine particuliere sur la Trinite. Il est
+cependant difficile de comprendre comment, lorsque de certaines prieres
+sont adressees au Saint-Esprit, lorsqu'une fete solennelle, celle de
+la Pentecote, lui est specialement consacree, il serait coupable ou
+inconvenant de lui dedier un temple, qui sous tous les noms, meme sous
+celui de la Vierge ou des saints, doit rester toujours et uniquement la
+maison du Seigneur[144]. Mais c'etait une nouveaute, et elle venait d'un
+homme de qui toute nouveaute etait suspecte. Avec les progres de son
+etablissement, les prejuges hostiles se ranimaient contre lui. On a meme
+cru qu'alors un homme qui devait jouer un grand role dans l'Eglise et
+dans la vie d'Abelard, le nouvel abbe de Cluni, Pierre le Venerable,
+s'etait inquiete de son salut, et par des lettres ou brillent a la
+fois un esprit rare et une piete vive et tendre, s'etait efforce de le
+rappeler du travail aride des sciences humaines a l'exclusive recherche
+de l'eternelle beatitude[145]. Ce qui est mieux prouve, c'est que la
+piete n'inspirait pas a tous alors une sollicitude aussi charitable.
+
+[Note 144: _Ab. Op._, ep. I, p. 30, 31.]
+
+[Note 145: Deux lettres de Pierre le Venerable sont adressees
+_dilecto filio suo_ ou _praecordiali filio, magistro Petro_. Elles ont
+pour but d'exhorter un homme absorbe par les sciences du siecle, les
+travaux des ecoles, l'etude des opinions discordantes des philosophes, a
+se faire pauvre d'esprit, a devenir le philosophe du Christ. La premiere
+temoigne d'une grande piete et d'un esprit distingue. Martene veut que
+ces deux lettres aient ete adressees a Abelard, et dans le temps meme
+qu'il enseignait pour la premiere fois _in Trecensi cella_. Ce ne serait
+pas du moins a cette epoque; car il n'avait pas comparu au concile de
+Soissons en 1121, et Pierre le Venerable ne devint abbe de Cluni qu'en
+1122 ou 1123. Rien d'ailleurs, hors ce nom de _magister Petrus_, ne
+rappelle Abelard. Au Paraclet, on ne lui voit aucune liaison avec l'abbe
+de Cluni. Duchesne, l'editeur des lettres de celui-ci, croit celles dont
+il s'agit adressees a un moine de Poitiers, appele dans d'autres Pierre
+de Saint-Jean. A titre de pure conjecture, on pourrait dater ces lettres
+de l'epoque tres-posterieure ou Abelard et Pierre le Venerable se
+trouverent rapproches, et tout rattacher a la conversion du premier dans
+l'abbaye de Cluni. Mais rien de precis, rien d'individuel n'autorise
+cette hypothese; autant vaudrait regarder une lettre XXVI ou l'abbe de
+Cluni felicite un certain Pierre de sa vie de sainte retraite, comme
+ecrite pour notre philosophe, retire dans ses derniers jours a
+Saint-Marcel. (_Bibl. Clun., Petr. Ven_. ep. IX, X, XXVI, l. I, p. 630,
+657; Not., p. 107.--_Annal. ord. S. Ben_., t. VI, l. LXXXIV, p.84.)]
+
+Les anciens adversaires d'Abelard etaient rentres dans l'ombre, mais
+d'autres avaient paru, plus dignes et plus formidables.
+
+Deux hommes commencaient a s'elever dans l'Eglise, tous deux destines a
+devenir celebres et puissants, bien qu'a des degres fort inegaux; tous
+deux renommes par la piete, le savoir, l'activite, l'autorite, par
+toutes les vertus et toutes les passions qui font la grandeur d'un
+pretre; tous deux d'une charite ardente et d'un caractere inflexible,
+cruels a eux-memes, humbles et imperieux, tendres et implacables, faits
+pour edifier et opprimer la terre, et ambitieux d'arriver, par les
+bonnes oeuvres et les actes tyranniques, au rang des saints dans le
+ciel.
+
+L'un, saint Norbert[146], d'une famille distinguee de Xanten, dans le
+pays de Cleves, avait commence sa vie dans les plaisirs, et atteint,
+comme simple prebendaire, l'age de trente ans et plus, lorsque le
+repentir le saisit et le jeta dans la reforme. Devenu pretre en 1116, il
+essaya vainement de convertir son chapitre, et se fit le missionnaire
+ardent de la foi et de la penitence. Savant, exalte, bizarre jusque
+dans ses manieres et son costume, il fut cite comme fanatique devant le
+concile de Frizlar, mais il se justifia, et meme il obtint des papes
+Gelase et Calixte II la permission de precher la parole sainte.
+Parcourant en apotre la France et le Hainaut, partout il produisit un
+grand effet sur le peuple, mais reussit peu a reformer les chanoines
+dont il avait particulierement a coeur la conversion. Ayant echoue
+aupres de ceux de Laon, il se retira non loin de cette ville, dans
+la solitude de Premontre, y jeta, en 1120, les fondements d'un ordre
+celebre de chanoines reguliers, et se vit au bout de quatre ans a la
+tete de neuf abbayes florissantes. Il fut d'abord connu sous le titre
+de reformateur des chanoines et devint bientot archeveque de Magdebourg
+(1126). Puissant et revere dans l'Eglise, protege par de grands princes,
+il unissait a une activite infatigable une foi singuliere dans sa propre
+inspiration, dans une sorte de revelation personnelle, qui le conduisit
+a essayer des propheties et des miracles. Persuade de la venue prochaine
+de l'Antechrist, il poursuivait avec un zele redoutable tout ce qui lui
+semblait menacer la foi et l'unite. On ne sait s'il se rencontra avec
+Abelard; mais ce dernier le designe comme un de ses persecuteurs, et
+tout dans la vie de Norbert, tout jusqu'au caractere de sa piete, devait
+le rendre incapable d'excuser et de comprendre le christianisme tout
+intellectuel du grand dialecticien de la theologie.
+
+[Note 146: Voyez, dans l'_Histoire litteraire_, l'article _saint
+Norbert_, t. XI, p. 243, et sa vie par Hugo, chanoine de Premontre, 1
+vol. in-4, 1704.]
+
+L'autre adversaire d'Abelard n'etait pas, de son temps, place fort
+au-dessus de saint Norbert; mais son nom est environne d'un bien autre
+eclat historique. Des son jeune age, il s'etait signale par ces prodiges
+d'austerite et d'humilite chretienne qui domptent tout dans l'homme,
+hormis la colere et l'orgueil, mais qui rachetent l'une et l'autre en
+les consacrant a Dieu. Il vivait dans les miseres d'une sante faible,
+encore affaiblie et torturee comme a plaisir par de volontaires
+souffrances. Il se croyait appele a ressusciter l'esprit monastique, en
+ranimant dans les couvents la morale et la foi. Il avait de plus en plus
+enfonce dans l'ombre et courbe vers la terre le front pale de ses moines
+amaigris; mais il ouvrait un oeil vigilant sur le monde, observait les
+pretres, les docteurs, les eveques, les princes, les rois, l'heritier
+de saint Pierre lui-meme; et tantot suppliant avec douleur, tantot
+gourmandant avec force, il avait pour tous des prieres, des menaces, des
+larmes et des chatiments, et faisait sous la bure la police des trones
+et des sanctuaires. C'etait saint Bernard.
+
+Abelard accuse formellement ces deux hommes d'avoir ete, vers l'epoque
+ou nous sommes arrives, les principaux artisans de ses malheurs[147].
+Suivant lui, ces _nouveaux apotres, en qui le monde croyait beaucoup_,
+allaient prechant contre lui, repandant tantot des doutes sur sa
+foi, tantot des soupcons sur sa vie, detournant de lui l'interet, la
+bienveillance et jusqu'a l'amitie, le signalant a la surveillance de
+l'Eglise et des eveques, enfin le minant peu a peu dans l'esprit des
+fideles, afin que, le jour venu, il n'y eut plus qu'a le pousser pour
+l'abattre. On peut croire que son ressentiment a charge le tableau; nous
+verrons quelle fut la conduite de saint Bernard, lorsque Abelard
+sera une seconde fois juge, et cette conduite, nous sommes loin de
+l'absoudre. Mais quelques mots des lettres du saint lui-meme semblent
+prouver que jusqu'alors il avait fait peu d'attention aux opinions du
+moine philosophe[148]. Au temps de l'enseignement dans la solitude
+du Paraclet, de 1122 a 1125, on ne sait meme s'il le connaissait
+personnellement. Mais il pouvait, au moins, savoir de lui ses plus
+eclatantes aventures, et elles devaient peu le recommander au grand
+reformateur des moines, a l'ami d'Anselme de Laon, de Guillaume de
+Champeaux, au protecteur d'Alberic de Reims. Lorsque Abelard ecrivit la
+lettre ou il lui donne la premiere place parmi ses ennemis, il ignorait
+encore qu'un jour il l'aurait pour juge, et ne pouvait, en l'accusant,
+ceder au ressentiment contre une persecution future. Quelque chose
+les avait donc deja opposes l'un a l'autre; il avait donc apercu sous
+l'indifference apparente de l'abbe de Clairvaux des germes d'inimitie,
+et devine la persecution dans les actes qui la preparaient.
+
+[Note 147: _Ab. Op._, ep. I, p. 31. Abelard ne les nomme pas, mais
+la designation est claire, et elle a ete constamment appliquee a saint
+Bernard et a saint Norbert, d'abord par Heloise, et puis par toutes les
+autorites, comme les censeurs de l'edition de d'Amboise, Bayle, Moreri,
+les auteurs de l'_Histoire litteraire_, etc.; on est unanime sur ce
+point. (_Id._, ep. II, p. 42 et Censur. Doctor. paris.; Not., p.
+1177.--_Dict. crit._, art. _Abelard.--Hist. litt._, t. XII, p. 95.)]
+
+[Note 148: Saint Bern., _Op._, ep. CCXXVII.]
+
+Rappelons-nous que Clairvaux n'etait pas a une grande distance du
+Paraclet[149]. Il n'y avait pas dix ans que saint Bernard, quittant
+Citeaux par l'ordre de son abbe, etait descendu avec quelques religieux
+dans ce vallon sauvage pour y fonder un monastere. En peu de temps il
+avait reuni dans ce lieu, nomme d'abord la vallee d'Absinthe, et sous la
+loi d'une vie severe et d'une piete ardente, de sombres cenobites qui
+tremblaient devant lui de veneration, de crainte et d'amour. Il
+avait cree la une institution qui, sans etre illettree ni grossiere,
+contrastait singulierement avec l'esprit independant et raisonneur du
+Paraclet. Clairvaux renfermait une milice active et docile dont les
+membres sacrifiaient toute passion individuelle a l'interet de l'Eglise
+et a l'oeuvre du salut. C'etaient des jesuites austeres et altiers.
+Le Paraclet etait comme une tribu libre qui campait dans les champs,
+retenue par le seul lien du plaisir d'apprendre et d'admirer, de
+chercher la verite au spectacle de la nature, voyant dans la religion
+une science et un sentiment, non une institution et une cause. C'etait
+quelque chose comme les solitaires de Port-Royal, moins l'esprit de
+secte et les doctrines du stoicisme[150].
+
+[Note 149: Clairvaux, bourg du departement de l'Aube, a quinze
+lieues au dela de Troyes, etait une abbaye du diocese de Langres, fondee
+en 1114 ou 1115, par une colonie venue de Citeaux sous la conduite de
+saint Bernard. On l'appelait la troisieme fille de Citeaux. (_Gall.
+Christ._, t. IV, p. 706.)]
+
+[Note 150: Cette comparaison ne s'applique evidemment qu'a l'esprit
+d'independance du Paraclet et a sa situation locale qui rappelle
+vaguement celle de Port-Royal-des Champs; car rien ne ressemble moins
+aux doctrines du jansenisme que celles d'Abelard; et il a rencontre ses
+juges les plus severes parmi les calvinistes, comme ses critiques les
+plus indulgents parmi les jesuites.]
+
+Deux institutions aussi opposees et aussi voisines, qui toutes deux
+agissaient sur les imaginations des populations environnantes, ne
+pouvaient manquer d'etre rivales ou meme ennemies. Elles devaient
+reciproquement se soupconner et se meconnaitre. Il y avait autour du
+Paraclet plus de mouvement, a Clairvaux plus de puissance reelle, et
+je concois que saint Bernard, inquiet de celte oeuvre de la pure
+intelligence qu'il devait mal comprendre, en inscrivit des lors l'auteur
+sur ces listes de suspects que la defiance du pouvoir ou des partis est
+si prompte a dresser, heureuse quand elle n'en fait pas aussitot des
+tables de proscription.
+
+Ce qui est certain, c'est qu'Abelard se sentit menace. De tout temps
+enclin a l'inquietude, ses malheurs l'avaient rendu craintif; il etait
+prompt a voir la persecution la ou il apercevait la malveillance.
+Pendant les derniers jours qu'il passa au Paraclet, il vecut dans
+l'angoisse, s'attendant incessamment a etre traine devant un concile
+comme heretique ou profane. S'il apprenait que quelques pretres dussent
+se reunir, il pensait que c'etait le synode qui allait le condamner.
+Tout etait pour lui l'eclair annoncant la foudre. Quelquefois il tombait
+dans un desespoir si violent qu'il formait le projet de fuir les pays
+catholiques, de se retirer chez les idolatres et d'aller vivre en
+chretien parmi les ennemis du Christ. Il esperait la plus de charite ou
+plus d'oubli[151].
+
+[Note 151: _Ab. Op., ep. I, p. 32._]
+
+Une inspiration du meme genre lui fit prendre alors un parti funeste,
+et chercher le repos dans le sejour ou l'attendaient les plus cruelles
+miseres.
+
+On voit encore en basse Bretagne, sur un promontoire qui s'etend au sud
+de Vannes, le long de la baie et des lagunes du Morbihan, les ruines
+d'un antique monastere, au sommet de rochers battus a leur pied par
+les ilots de l'Ocean. La s'elevait au XIIe siecle l'abbaye de
+Saint-Gildas-de-Rhuys, fondee sous le roi Chilperic I par le saint dont
+elle portait le nom. L'eglise encore debout, monument romain dans ses
+parties primitives, offre des traces d'une extreme antiquite, et domine
+au loin la pleine mer du haut d'un quai naturel de granit fonce que le
+flot ronge en s'y brisant avec fracas[152]. Vers 1125, la communaute
+avait perdu son pasteur, et avec l'agrement et peut-etre sur le desir de
+Conan IV, duc de Bretagne, elle elut Abelard pour remplacer l'abbe Harve
+qui venait de mourir. Des religieux lui furent deputes en France;
+ils obtinrent pour lui le consentement de l'abbe et des moines de
+Saint-Denis, et vinrent offrir au fondateur du Paraclet une des dignites
+de l'Eglise les plus ambitionnees en ce temps-la. Abelard, alors
+inquiet et menace, crut entrevoir l'asile et le port. Il accepta, et se
+comparant a saint Jerome fuyant dans l'Orient l'injustice de Rome, il se
+resolut a fuir dans l'Occident l'inimitie de la France.
+
+[Note 152: _Id. ibid._ et pag. suiv.--Il n'y a plus trace de
+l'ancien couvent, mais l'eglise offre des parties, comme le choeur et
+les transepts, qui semblent n'avoir jamais ete alterees, et qui peuvent
+bien, ainsi qu'on le dit, avoir ete baties de 1008 a 1038. Il y a meme
+des murailles et des sculptures qui paraissent anterieures. Les rochers
+de granit qui bordent la cote s'elevent a pic au-dessus de la mer. Ils
+offrent des anfractuosites qui peuvent receler des grottes et meme des
+passages souterrains conduisant du sol du vieux couvent a la mer. C'est
+un lieu severe et imposant. (Merimee, _Notes d'un voyage dans l'ouest
+de la France_, 1836, p. 281 et suiv.--_Magasin Pittoresque_, t. IX, p.
+311.)]
+
+On l'appelait dans un pays barbare dont la langue meme lui etait
+inconnue; mais la vie d'incertitude et de peril lui devenait
+insupportable, sa force ne suffisait plus a ses epreuves; toujours aussi
+imprudent et rendu plus timide, il etait pret a chercher dans les partis
+extremes le repos et la securite qu'il voulait a tout prix. Il partit
+donc pour la Bretagne; et ce pasteur, plein de souvenirs melancoliques,
+de meditations reveuses, tout occupe des plus delicates recherches de la
+pensee, alla gouverner un indomptable troupeau de moines sauvages, qui
+n'auraient pas su l'entendre et ne voulaient point lui obeir. Une vie
+grossiere et dereglee, le desordre, la violence, la ferocite, tels
+etaient les nouveaux ennemis qu'il avait a vaincre; des les premiers
+instants, il reconnut avec effroi quelle tache ingrate et chimerique il
+avait acceptee. Pour comble d'ennuis, un seigneur, tyran de la contree,
+a la faveur de l'inconduite des religieux, avait fait comme la conquete
+du monastere dont il tenait presque tous les domaines; il ecrasait les
+moines de ses exactions, il les forcait a payer tribut comme des juifs.
+La communaute etant ainsi depouillee, ses membres recouraient pour leurs
+besoins journaliers a leur abbe qui n'y pouvait suffire, et qui se
+plaisait peu d'ailleurs a soudoyer leurs profusions, leurs debauches,
+et la scandaleuse famille que chacun d'eux s'etait donnee. De la des
+plaintes continuelles, des reproches, des vols secrets, et une sorte
+de complot pour compromettre ou lasser un chef trop severe, et le
+contraindre de renoncer a son opiniatre desir de retablir la discipline.
+Abelard, prive d'appui, de conseil, n'ayant personne qui put le seconder
+ou le comprendre, vivait dans le sentiment penible d'un isolement sans
+repos et d'une activite sans puissance. Au dehors, les satellites du
+tyran voisin l'epiaient en le menacant; au dedans, les freres lui
+dressaient mille embuches. La, sur ces rochers desoles, au bruit sourd
+des flots, en presence de l'immensite sombre du ciel et de la mer, il
+songeait avec une inexprimable tristesse a la vanite de toutes ses
+entreprises. Il se rappelait tous les maux qu'il avait voulu fuir, il
+voyait ceux qu'il etait venu chercher, et il hesitait dans le choix.
+
+Une melancolie profonde respire dans tout ce qu'il a ecrit, et par
+la aussi il a devance son temps et se trouve en intelligence avec la
+tristesse un peu plaintive du genie litteraire du notre. Des monuments
+singuliers de cette disposition d'ame ont ete retrouves naguere. La
+bibliotheque du Vatican a livre a l'erudition allemande des chants
+elegiaques longtemps inconnus, _Odae flebiles_, ou sous le voile
+transparent de fictions bibliques il exhale ses propres douleurs. Ces
+poesies dont on a restitue jusqu'a la musique ne sont pas denuees
+d'inspiration, et sous le nom de quelque personnage hebraique qu'il met
+en scene, il y laisse echapper des plaintes dictees et comme animees par
+ses souvenirs[153]. Par exemple, dans ce chant d'Israel sur la perte
+de Samson, ne croit-on pas entendre les gemissements du prisonnier
+de Saint-Medard, apres sa disgrace et sa chute? "Le plus fort des
+hommes.... le bouclier d'Israel.... Dalila d'abord l'a prive de sa
+chevelure, puis ses ennemis, de la lumiere. Ses forces extenuees, la vue
+perdue, il est condamne a la meule; il s'epuise dans les tenebres; il
+brise dans un travail d'esclave ses membres faits aux jeux de la guerre.
+Qu'as-tu, Dalila, obtenu pour ton crime? quels presents? nulle grace
+n'attend la trahison...."
+
+[Note 153: _P. Aboelardi Planctus cum notis
+musicalibus.--Spicilegium Vaticanum._ Ed. Carl Greith, Frauenfeld, 1838,
+p. 121-131.--Le manuscrit conserve a Rome contient six chants: Dina,
+fille de Jacob; Jacob pleurant ses fils; les compagnes de la fille de
+Jephte; Israel pleurant Samson; le chant de David sur la mort d'Abner,
+et celui sur Sauel et Jonathan. Le titre dit que la musique est jointe,
+et elle a, dit-on, ete recrite avec la notation moderne. Cependant j'ai
+eu dans les mains deux exemplaires de ce livre, et aucun ne contenait
+cette musique.]
+
+Lorsqu'il exprime les douleurs de Dina, fille de Jacob, repoussee par
+ses freres pour le crime de Sichem, ne dirait-on pas qu'il fait parler
+Heloise? "Je suis devenue la proie d'un homme impur, j'ai ete seduite
+par les jeux de l'ennemi. Malheur a moi, miserable, qui me suis moi-meme
+perdue!.... Simeon et Levi, vous avez dans la peine egale l'innocent
+au coupable.... L'entrainement de l'amour sanctifie la faute.... La
+jeunesse, la legerete de l'age, une raison faible encore aurait du
+recevoir de ceux que l'age a muris un moindre chatiment.... Malheur a
+moi, malheur a toi, miserable jeune homme[154]!...."
+
+[Note 154:
+
+ Amoris impulsio
+ Culpae sanctificatio,....
+ Levis aetas juvenilis
+ Minusque discreta
+ Ferre minus a discretis
+ Debuit in poena.]
+
+Et l'elegie vraiment poetique qu'il met dans la bouche des vierges,
+amies de la fille de Jephte, n'est-elle pas le choeur des tristes
+compagnes d'Heloise, entourant de larmes et de sanglots l'autel
+monastique ou la victime se sacrifie[155]?
+
+[Note 155:
+
+ Ad testas choreas coelibes
+ Ex more venite Virgines!
+ Ex more sint odae flebiles
+ Et planctus ut cantus celebres,
+ Incultae sint moestae facies
+ Plangentum et flentum similes!....
+ O stupendam plus quam flendam virginem!
+ O quam rarum illi virum similem....
+ Quid plura, quid ultra dicemus?
+ Quid fletus, quid planctus gerimus?
+ Ad finem quod tamen cepimus
+ Plangentes et flentes ducimus.
+ Collatis circa se vestibus,
+ In arae succensae gradibus,
+ Traditur ab ipsa gladius....
+ Hebraeae dicite Virgines,
+ Insignis virginis memores,
+ Inclytae puellae Israel,
+ Hac valde virgine nobiles!]
+
+Comme a Saint-Denis, comme a Saint-Medard, Abelard dut a Saint-Gildas
+s'abandonner a ces inspirations touchantes; et ses vers, sous la forme
+pedantesque de l'hymne rimee des latinistes du moyen age, sont empreints
+de cette douleur pensive, rare au moyen age, et que laisse a l'ame la
+perte de l'enthousiasme, de la gloire et de l'amour.
+
+A ces sombres reveries, un remords venait s'ajouter. Il avait abandonne
+son cher Paraclet, disperse ou laisse son troupeau a l'aventure, deserte
+ses derniers amis. Sa pauvrete ne lui avait pas permis de pourvoir a la
+continuation du divin sacrifice sur l'autel qu'il avait eleve. Mais un
+incident qui semblait un nouveau malheur vint lui donner un moyen de
+reparer sa faute et de fonder le seul monument qui devait durer apres
+lui.
+
+Depuis le jour ou nous avons vu le crime l'arracher aux pompes du
+siecle, un nom a cesse en quelque sorte d'etre prononce dans la vie
+d'Abelard. Le souvenir qui semble la remplir et qui la protege encore
+dans l'esprit de la posterite parait absent de sa pensee, ou du moins il
+est enseveli et scelle comme dans la tombe au plus profond de son coeur.
+Les portes du couvent d'Argenteuil s'etaient fermees sur celle qui avait
+consenti a ce supreme sacrifice, l'oubli. Cependant son caractere et son
+esprit l'avaient bientot mise au premier rang; elle etait prieure, et
+l'Eglise parlait d'elle avec respect. Or, il advint que Suger, qui,
+novice a Saint-Denis dans sa jeunesse, y avait etudie les chartes du
+monastere, entreprit de revendiquer celui d'Argenteuil, a titre d'ancien
+domaine enleve par les evenements a son abbaye. Il parait en effet
+certain que les fondateurs en avaient, au temps du roi Clotaire III,
+legue la propriete aux moines de Saint-Denis, qui en jouirent assez
+negligemment jusqu'au regne de Charlemagne. Mais ce prince jugea a
+propos d'en faire don a sa fille Theodrade, et Adelaide, femme de Hugues
+Capet, y avait encore reuni des religieuses. Plus de cent ans s'etaient
+donc ecoules depuis que l'etablissement, devenu riche, demeurait au
+pouvoir des femmes. Mais Suger, qui avait du credit aupres du pape
+Honorius II et du roi Louis VI, fit valoir les anciens titres, entre
+autres une donation fort en regle des empereurs Louis le Debonnaire
+et Lothaire son fils[156], et il accusa les religieuses de quelques
+desordres que par malheur il reussit a prouver[157]. Il etait devenu
+severe, et apres quatre ans d'une administration fort differente, il
+avait entrepris la reforme de son ordre en commencant par la sienne. Sur
+ses instances, une bulle de 1127 deposseda les religieuses d'Argenteuil;
+elles furent, l'annee suivante, expulsees violemment; quelques-unes
+entrerent a l'abbaye de Notre-Dame-des-Bois[158]; les autres, parmi
+lesquelles on comptait Heloise, et probablement Agnes et Agathe, deux
+nieces d'Abelard, cherchaient ca et la un asile, lorsque l'abbe de
+Saint-Gildas fut averti et crut apercevoir une occasion favorable de
+reparer l'abandon du Paraclet. Il revint precipitamment en Champagne
+(1129) et il engagea la prieure d'Argenteuil a s'etablir, avec celles de
+ses religieuses qui lui restaient attachees, dans l'oratoire abandonne.
+En meme temps, il lui fit, ainsi qu'a ses compagnes, cession perpetuelle
+et irrevocable du batiment et de tous les biens qui en dependaient.
+Atton, l'eveque de Troyes, approuva cette donation, qui devait etre,
+moins de deux ans apres, confirmee par le pape, et declaree inviolable
+sous peine d'excommunication[159].
+
+[Note 156: Ce titre existe, et il ne permet pas de douter que
+Hermenric et sa femme Mummana ou Numana, les fondateurs de la maison
+d'Argenteuil en 665, ne l'eussent donnee au couvent de Saint-Denis;
+Louis le Debonnaire y regle qu'elle reviendra a ce couvent apres la
+mort de sa soeur. Mais les Normands parurent bientot qui pillerent et
+detruisirent Argenteuil comme tout le reste, et sous Hugues Capet, les
+moines omirent de reclamer leurs droits. (_Ab. Op._; Not. p. 1180.)]
+
+[Note 157: C'est Suger lui-meme qui affirme en tres-gros mots le
+dereglement des religieuses d'Argenteuil, prouve par une enquete que
+dirigerent le legat, eveque d'Albano, l'archeveque de Reims et les
+eveques de Paris, de Chartres et de Soissons. (Duchesne, _Script.
+Franc._, t. IV; Suger, _De reb. a se gest._, p. 333.--_Rec. des Hist._,
+t. XII; _vit. Ludovic Gross._, p. 49; _Grandes chron. de France_, XVI,
+p. 180.)]
+
+[Note 158: Autrement dit l'abbaye de Sainte-Marie-de-Footel, ou de
+Malnoue, ou _Beata Maria de Nemore_, sur les bords de la Marne, aupres
+de Champigny. On ne sait pas la date de sa fondation. (_Gall. Christ._,
+t. VII, p. 586.)]
+
+[Note 159: Jamais les accusations dirigees contre l'abbaye
+d'Argenteuil n'en ont atteint la prieure; et l'on peut conclure qu'elles
+etaient fort exagerees, ou ne concernaient aucunement celles des
+compagnes d'Heloise qui la suivirent au Paraclet. La consideration dont
+elle jouissait dans l'Eglise, est un fait universellement reconnu, et
+la premiere bulle d'institution du Paraclet est empreinte d'une faveur
+marquee pour elle. D'Amboise a publie dix bulles, lettres ou diplomes
+de differents papes, tires du cartulaire de ce couvent, et portant
+concession de proprietes, droits, privileges. Elles datent toutes de
+l'administration d'Heloise. Dans la premiere, elle n'est designee que
+par le titre de prieure de l'oratoire de la Sainte-Trinite. Celui
+d'abbesse lui est donne dans la suivante qui est de 1130. Ce n'est que
+dans la troisieme que le monastere est appele le Paraclet. (_Ab. Op_.,
+p. 346-354.)]
+
+Il arriva en effet vers ce temps un evenement qui emut vivement tout le
+clerge de France. Le pape Honorius etait mort au mois de fevrier 1130,
+et aussitot Rome avait ete divisee entre Gregoire, cardinal-diacre de
+Saint-Ange, elu des le lendemain et qui prit le nom d'Innocent II,
+et Pierre de Leon, qui peu de jours apres avait, dans l'eglise de
+Saint-Marc, ete promu par d'autres cardinaux au souverain pontificat
+sous le nom d'Anaclet.
+
+Des desordres graves eclaterent, et malgre les efforts de la puissante
+famille des Frangipani, qui lui donnerent asile dans leur chateau fort,
+Innocent II se vit contraint de chercher un refuge en France, et il
+debarqua au port de Saint-Gilles avec tous les cardinaux de son parti.
+Des nonces marcherent devant lui pour le faire reconnaitre; reuni par
+ordre du roi, le concile d'Etampes, a la voix de saint Bernard, le
+proclama le vrai pape; Pierre le Venerable, abbe de Cluni, annonca qu'il
+le recevrait en grande pompe dans le monastere meme ou Anaclet avait
+ete religieux; et le roi vint au-devant de lui. Ainsi appuye par la
+puissance temporelle et par les deux hommes les plus considerables de
+l'Eglise gallicane, il traversa solennellement la Gaule, visitant les
+monasteres, dediant les eglises, consacrant les autels, confirmant les
+donations pieuses, presidant les conciles ou assemblees synodales
+qu'il rencontrait sur son chemin, et distribuant des benedictions, des
+reliques et des indulgences. "Ce qui fut," dit Orderic Vital, "une
+immense charge pour toutes les eglises des Gaules; car il ne touchait
+rien des revenus du siege apostolique[160]."
+
+[Note 160: "Immensam gravedinem ecclesiis Galliarum ingessit."
+(_Ord. Vit. Hist. eccles._, l. XIII. _Rec. des Hist._, t. XII, p. 750.)]
+
+Il s'arreta quelque temps a Chartres ou l'avait recu l'eveque Geoffroi
+dont la reputation etait si grande, et qui y gagna bientot le titre
+de legat. La s'etaient reunis pour l'honorer plusieurs personnages
+importants dans le clerge; la, Henri I, roi d'Angleterre, qui se
+trouvait en Normandie, etait venu, amene par saint Bernard, le
+reconnaitre et lui rendre hommage. De Chartres, Innocent II se proposait
+de partir pour Liege, ou il comptait voir l'empereur Lothaire et
+s'assurer de son adhesion. Il se dirigea donc sur Etampes et voulut
+sejourner a Morigni, monastere de l'ordre de Saint-Benoit, fonde pres de
+cette ville sur les bords de la Juine, vers la fin du XIe siecle, par
+Anseau, fils d'Arembert, et protege par le roi et par son pere Philippe
+I. Il demeura deux jours dans cette maison, et a la priere de l'abbe,
+il daigna consacrer le maitre-autel de son eglise, sous l'invocation de
+saint Laurent et de tous les martyrs, le 20 janvier 1131[161].
+Cette ceremonie fut remarquable par le rang et le nom de ceux qui y
+assistaient; c'etait d'abord le pape, entoure de son sacre college,
+c'est-a-dire de onze cardinaux au moins, parmi lesquels on distinguait
+les eveques de Palestrine et d'Albano, et Haimeric, chancelier de la
+cour de Rome, cardinal-diacre de Sainte-Marie-Nouvelle. Le metropolitain
+du lieu, Henri dit le Sanglier, archeveque de Sens, remplissait aupres
+du pape l'office de chapelain, et ce fut l'eveque de Chartres qui
+prononca le sermon. Les moines qui ont soigneusement ecrit la chronique
+du monastere de Morigni n'ont pas manque de celebrer ce jour memorable,
+et de nommer les abbes dont la presence en relevait encore la splendeur;
+c'etaient Thomas Tressent, abbe de Morigni, Adinulfe, abbe de Feversham,
+Serlon, abbe de Saint-Lucien de Beauvais, l'abbe Girard, _homme lettre
+et religieux_; c'etaient surtout "Bernard, abbe de Clairvaux, qui etait
+alors le predicateur de la parole divine le plus fameux de la Gaule, et
+Pierre Abelard, abbe de Saint-Gildas, lui aussi homme religieux, et le
+plus eminent recteur des ecoles ou affluaient les hommes lettres de
+presque toute la latinite[162]."
+
+[Note 161: La date est donnee par la chronique du monastere de
+Morigni: "Anno incarnati Verbi MCXXX, XIII kal. februarii." (_Ex Chron.
+mauriniac, Rec. des Hist._, t. XII, p. 80.)]
+
+[Note 162: _Ex Chron. maur., ibid._--Voyez aussi dans le meme
+volume, p. 59 et 60; Suger, _De vit. Ludov. Gross._; le t. XII de la
+_Gall. Christ._, p. 45; l'_Histoire de saint Bernard_, par Neander, l.
+II; et l'_Histoire litteraire de la France_, t. XII, p. 218-220.]
+
+Abelard vit donc a cette epoque le chef de la chretiente; il forma des
+relations directes avec des membres du sacre college; il figura, avec
+saint Bernard, parmi les plus illustres representants de l'Eglise
+gallicane. Sans doute l'interet de son etablissement du Paraclet n'etait
+pas etranger a son voyage. Il venait solliciter pour cette institution
+naissante l'autorisation et la benediction du successeur de saint
+Pierre; et, en effet, la meme annee, le 28 novembre, nous voyons que,
+pendant le sejour qu'a son retour de Liege Innocent II fit a Auxerre, il
+delivra a ses bien-aimees filles en Jesus-Christ, Heloise, prieure, et
+autres soeurs de l'oratoire de la Sainte-Trinite, un diplome qui leur
+assurait la propriete entiere et sacree de tous les biens qu'elles
+possedaient et de tous ceux que leur pourrait conceder la liberalite des
+rois ou des princes, avec peine de decheance et de privation du corps et
+du sang de Notre-Seigneur Jesus-Christ contre quiconque oserait attenter
+dans l'avenir a leurs droits ou possessions.
+
+Ainsi fut fonde le celebre institut du Paraclet, dont Heloise, a
+vingt-neuf ans, fut la premiere abbesse. Du moins le devint-elle de
+fait; car bien qu'elle ne recoive que le titre de prieure, dans la bulle
+du pape, elle n'avait point de superieure; une seconde bulle, datee de
+1136, la designe sous le nom d'abbesse; une troisieme appelle du nom
+de monastere du Paraclet l'oratoire de la Sainte-Trinite[163]; le
+saint-siege, dans sa prudence, ne craignit donc pas de consacrer cette
+invocation au divin Consolateur dont le prejuge avait fait un crime a la
+reconnaissante piete d'Abelard.
+
+[Note 163: _Ab. Op., literae seu diplom._, p. 346-348.]
+
+Dans les premiers temps, l'abbesse et ses soeurs menerent une vie de
+privations; mais elles priaient avec ferveur, le Saint-Esprit sembla les
+secourir. Le respect et l'affection des populations voisines vinrent a
+leur aide; les dons des fideles accrurent leurs ressources, et au bout
+de quelque temps l'etablissement prospera.
+
+Cette creation fut pour Abelard, au milieu de tant d'afflictions, une
+consolation inesperee, et plus que jamais il rendit graces au Paraclet.
+Une fois enfin, il n'avait point fait de mal a ce qu'il aimait.
+
+Quand revit-il Heloise? la revit-il a cette epoque de sa vie? rien ne
+l'atteste. Peut-etre meme a son silence est-il permis de croire que tous
+ces arrangements se conclurent sans que les deux epoux fussent un moment
+reunis. Quoiqu'il en soit, bornons-nous a citer les paroles calmes et
+douces par lesquelles il termine, au milieu de ses tristes recits, le
+tableau de cette heureuse fondation.
+
+"Et, Dieu le sait, elles se sont, dans une annee, plus enrichies, je
+pense, en biens terrestres que je ne l'aurais fait en cent ans, si
+j'avais continue d'habiter au Paraclet; car, si leur sexe est plus
+faible, la pauvrete des femmes est plus touchante, et plus facilement
+elle emeut les coeurs, et leur vertu est plus agreable a Dieu et aux
+hommes. Puis, le Seigneur accorda aux yeux de tous une si visible grace
+a cette femme, ma soeur[164], qui etait a leur tete, que les eveques
+l'aimaient comme leur fille, les abbes comme leur soeur, les laiques
+comme une mere; et tous egalement ils admiraient sa piete, sa prudence,
+et en toute chose une incomparable douceur de patience. Plus il etait
+rare qu'elle se laissat voir, toujours enfermee dans sa chambre pour s'y
+livrer avec plus de purete a la meditation sainte et a la priere, plus
+on venait du dehors avec ardeur implorer sa presence et les conseils
+d'un entretien tout spirituel."
+
+[Note 164: "Illi sorori nostrae." (_Ab. Op._, ep. I, p. 34.)]
+
+Abelard, de retour dans son abbaye, reprit le triste gouvernement de ses
+indociles sujets. Il vivait la, toujours livre a des soins penibles,
+mais ayant du moins une pensee douce. Cependant, comme les commencements
+du Paraclet furent difficiles, et que les religieuses eurent a souffrir
+de leur denument, les voisins de ce couvent blamaient son absence; on
+lui reprochait de delaisser un etablissement qu'il n'avait pourtant,
+ce semble, aucun moyen de secourir. I1 y fit donc plusieurs voyages et
+porta a ses soeurs ses conseils et son appui. Il precha devant elles
+et pour elles, et leur donna ainsi quelques secours spirituels et
+temporels. Il parait qu'il avait hesite quelque temps; une sorte
+d'effroi le tenait eloigne de ces pieuses femmes et de ce lieu ou
+retournait si souvent sa pensee. Mais leur interet et la reflexion le
+deciderent; il cessa de leur refuser sa presence, et comme il etait
+alors plus que jamais tourmente par ses moines, il se crea ainsi,
+au sein de l'orage, _un port tranquille ou il pouvait quelque peu
+respirer_. Cependant on a des preuves qu'il voyait a peine Heloise et
+qu'il lui parlait peu[165]. Elle-meme s'en plaindra bientot.
+
+[Note 165: _Id. ibid._, p. 38, et op. II, p. 40.]
+
+Mais ces soins, ces visites, ces voyages devinrent le sujet de nouveaux
+soupcons. La malignite y vit je ne sais quel reste d'une passion mal
+eteinte. On lui reprocha de ne pouvoir supporter l'absence de celle
+qu'il avait trop aimee. Et je doute que l'on dit vrai; il semble au
+contraire que son ame endurcie et glacee n'avait plus de sensibilite que
+pour la douleur.
+
+Toutefois si l'on regarde plus attentivement au fond de ses pensees, on
+peut dans la reserve de son langage, dans la bienveillance froide et
+genee de sa conduite et de ses expressions, reconnaitre une sorte de
+parti pris, et deviner les combats que se livraient dans son ame les
+cuisants regrets, la honte amere, le respect de soi-meme, de la religion
+et du passe, peut-etre la crainte vague de la faiblesse de son coeur.
+Mais tous ces sentiments comprimes, il les reporte dans la sollicitude
+attentive et delicate du directeur de conscience. Il semble ne tracer
+pour ses religieuses et pour leur abbesse que des exhortations
+evangeliques, des regles monacales, des lettres de spiritualite, tout
+ce que dicte la piete et l'erudition; mais il regne dans tout cela une
+sympathie si tendre, quoique si contenue, une preoccupation si evidente
+et si vive de tous les interets confies a sa foi, et en meme temps, des
+qu'il s'agit de verites generales et de philosophie religieuse, une
+confiance si absolue et un besoin si intime d'etre entendu et compris,
+qu'on ne peut sans un melange d'etonnement, de respect et de pitie,
+assister a cette etrange et derniere transformation de l'amour.
+
+Mais le XIIe siecle n'entrait point dans ces finesses; et en tout temps
+peut-etre, dans les circonstances bizarres de ces deux destinees, la
+malignite humaine aurait trouve quelque pature. Abelard se montre
+vivement sensible a ces calomnies imprevues. Il en souffre, car
+desormais il souffre de tout. Il descend a s'en justifier, il descend
+a une apologie ensemble ridicule et douloureuse. Puis s'elevant a des
+considerations generales, il demande si l'on veut renouveler contre lui
+les infames accusations qui poursuivaient saint Jerome dans le cercle de
+pieuses femmes qu'il animait de sa ferveur et de son genie. Sera-t-il
+reduit a dire comme lui: "Avant que je connusse la maison de cette Paule
+si sainte, toute la ville retentissait du bruit de mes etudes; j'etais,
+au jugement de presque tous, declare digne du souverain pontificat....
+Mais je sais que la mauvaise comme la bonne reputation conduit au chemin
+du ciel[166]."
+
+[Note 166: _Ab. Op._, ep. I, p. 85.--Sanc. Hieron. _Op._, I. IV,
+pars II, ep. XXVIII, _ad Asellam._]
+
+Tandis qu'il voyait ainsi calomnier les sentiments les plus purs et les
+actions les plus simples, il rencontrait de nouveaux tourments dans sa
+laborieuse administration. Ce n'est plus sa tranquillite, c'est sa vie
+qui etait en peril. S'il s'eloignait du couvent, il avait a craindre la
+violence de ses ennemis; s'il y rentrait, il trouvait dans ceux que son
+titre l'obligeait d'appeler ses enfants la haine et la perfidie. Il ne
+croyait pas pouvoir voyager en surete; il etait expose aux plus noirs
+complots. Du moins soupconna-t-il plus d'une tentative homicide dirigee
+contre lui, jusque-la qu'il eut a prendre des precautions pour celebrer
+la messe, et crut un jour qu'un poison avait ete verse dans le calice.
+Une fois qu'il etait venu a Nantes aupres du comte, alors malade, il
+logeait chez un de ses freres qui habitait cette ville, peut-etre Raoul,
+peut-etre le chanoine Porcaire[167]. On essaya par les mains d'un valet
+de faire empoisonner ses aliments; du moins, comme il s'etait abstenu
+d'y toucher, un moine qui l'accompagnait, en ayant mange, mourut, et
+le criminel serviteur se trahit en prenant la fuite. Apres de telles
+tentatives, il dut songer a sa surete; il quitta la maison conventuelle,
+et se retira dans quelques cellules isolees avec le peu de freres qui
+lui etaient attaches. Mais il ne pouvait sortir sans redouter un nouveau
+guet-apens, et lorsqu'il devait passer par un chemin ou par un sentier,
+il craignait qu'on n'apostat a prix d'argent des voleurs pour se defaire
+de lui. Ce fut dans une de ses courses qu'il fit une grave chute de
+cheval; il dit meme qu'il se brisa la nuque, et cette fracture quelle
+qu'elle fut porta une atteinte profonde a sa sante deja trop eprouvee et
+a ses forces declinantes: il avait alors plus de cinquante ans.
+
+[Note 167: Le comte de Nantes etait depuis longtemps reuni au duche
+de Bretagne, et le titre de comte de Nantes etait, surtout dans cette
+partie de ses Etats, donne de preference au duc. Le Necrologe du
+Paraclet donne a Abelard un frere nomme Raoul, et l'on voit dans un
+cartulaire de Buze, qu'en 1150 il y avait un chanoine de la cathedrale
+de Nantes qui se nommait Porcaire (_Porcarius_) et qui ayant un neveu
+nomme Astralabe, pouvait aussi etre un frere d'Abelard. Enfin sa
+Dialectique est dediee a son frere Dagobert ou a frere Dagobert. (_Ab.
+Op._, Not., p. 1142.--_Mem. pour servir a l'Histoire de Bretagne_, par
+D. Morice, t. 1, p. 587.--Ouvr. ined. _Dial._, p. 229.)]
+
+Il lui restait une derniere arme contre ces revoltes opiniatres, contre
+ces crimes audacieux, l'excommunication. Il la prononca enfin. Ceux des
+moines qu'il redoutait le plus s'engagerent par la foi dans l'Evangile
+et par le sacrement a quitter tout a fait l'abbaye et a ne plus
+l'inquieter desormais; mais cet engagement si solennel fut impudemment
+enfreint, et il fallut que, par ordre du pape et par les soins d'un
+legat specialement envoye, en presence du comte et des eveques, on les
+forcat de renouveler le serment viole et de prendre quelques autres
+engagements.
+
+L'ordre ne fut pas retabli apres l'expulsion des plus mutins; Abelard
+rentra dans la maison; il voulut reprendre l'administration, il se livra
+aux moines qui etaient restes et qu'il suspectait le moins; il les
+trouva pires encore que ceux dont il etait delivre. Au lieu du poison,
+on parlait de l'egorger. Il fallut fuir, et gagnant la mer, dit-on, par
+un passage souterrain, il s'echappa sous la conduite d'un seigneur de la
+contree[168].
+
+[Note 168: Je crois que c'est ainsi qu'il faut traduire: "Cujusdam
+proceris terrae conductu vix evasi." (P. 39.) Gervaise et Niceron
+entendent qu'Abelard se sauva par un egout, _conductu terrae_. Soit que
+cette version ait prevalu de tout temps, soit qu'elle eut ete elle-meme
+inspiree par le souvenir d'un fait traditionnel, on montre encore dans
+les anciens jardins de Saint-Gildas-de-Rhuys, le soupirail par ou l'on
+dit qu'il s'evada pour gagner une embarcation qui l'attendait au bas de
+la terrasse dont la mer baigne le pied. Mais le trou et le passage sont
+de construction moderne. (_Vie d'Ab._, t. II, p. 14 et _Mem. pour servir
+a l'Hist._, etc., t. IV, p. 11.--_Magasin Pittoresque_, t. IX, p. 312.)]
+
+C'est retire dans un asile ou cependant il ne se jugeait pas encore en
+surete, ou, se soumettant a mille precautions, il croyait voir le glaive
+toujours pret a le frapper, qu'il fit un retour sur le passe de son
+orageuse vie et qu'il ecrivit pour un ami malheureux[169] cette lettre
+fameuse qui porte le nom d'histoire de ses calamites, _Historia
+calamitatum_. Ce sont les memoires de sa vie, ouvrage singulier pour
+le temps, qui rappelle parfois et les Confessions de saint Augustin et
+celles de J.-J. Rousseau.
+
+[Note 169: Je suis porte a croire que cet ami est un personnage
+imaginaire. J'ignore sur quel fondement quelques auteurs l'ont appele
+Philinte. C'est une fantaisie de Bussy-Rabutin. (Voyez sa traduction
+des Lettres, et _Abail. et Hel._, par Turlot, p. 3.) Un anonyme a
+aussi publie comme une traduction fidele une imitation tres-libre de
+l'_Historia calamitatum_ ou il interpelle, sous le nom de Philinte, le
+correspondant d'Abelard, et donne a Heloise une servante intrigante,
+_une brune_, qu'il appelle _Agathon_. (_Hist. des infortunes d'Abailard.
+Lettres d'Abailard a Philinte_, in-12 de 48 pages, Amsterd. 1698.)]
+
+Cet ouvrage appartient a ce qu'on a de nos jours nomme la litterature
+intime, a celle qui est l'expression des sentiments individuels. Par la
+il est singulierement original. Je ne crois pas qu'on trouvat sans peine
+dans le meme temps un ecrit dont l'auteur se proposat uniquement de
+raconter les aventures de son esprit et les emotions de son coeur. Une
+autobiographie aussi romanesque semble une oeuvre de ces epoques ou
+l'intelligence, sans cesse repliee sur elle-meme, analytique et reveuse
+a la fois, developpe cette personnalite expansive et savante qui fait
+de l'ame tout un monde. Je regarde, en effet, cette premiere lettre
+d'Abelard comme une composition litteraire. La forme d'une narration
+destinee a raffermir un ami contre le malheur par le spectacle de
+douleurs plus grandes me parait un cadre artificiel que l'auteur donne
+au tableau de sa vie et de ses peines. C'est comme un pendant de la
+celebre lettre ou Sulpicius console Ciceron de la perte de sa fille
+par la peinture des calamites de tant de cites en ruines et d'empires
+detruits. Mais Abelard offrant pour consolation a l'infortune l'image de
+ses propres malheurs est plus saisissant et plus dramatique. L'etat de
+son ame est desespere; rien n'est plus triste que son recit, et c'est
+une lecture poignante. L'effet nait du fond du sujet, car la forme n'est
+pas toujours heureuse; il y a de beaux traits et beaucoup d'esprit, mais
+l'ouvrage manque a la fois d'eloquence et de naturel. Le style, etudie
+sans elegance, orne sans grace, a quelque froideur dans sa subtilite
+spirituelle, dans son erudite redondance. Abelard discute toujours; il
+demontre par arguments et citations les sentiments les plus simples, les
+emotions les plus vives. Les actions se hasardaient alors plus que les
+pensees, et des qu'on ecrivait, il fallait tout justifier. Mais il
+raconte des aventures reelles et tragiques, il ouvre son ame tout en
+dissertant sur ce qu'elle eprouve; en raisonnant, il souffre, et il vous
+met ainsi dans la confidence d'illusions si cruelles, de si violents
+mecomptes, d'humiliations si dechirantes, il vous fait assister de si
+pres aux douleurs et aux faiblesses d'un homme superieur, qu'il n'est
+pas de roman plus penible a lire, et qu'aucun enseignement meilleur ne
+vous saurait etre donne de la misere des plus belles choses de ce monde,
+le genie, la science, la gloire, l'amour.
+
+L'_Historia calamitatum_ marque une grande epoque dans la vie d'Abelard.
+D'abord c'est a dater de cette epitre que les details biographiques
+commencent a nous manquer; puis, comme pour combler cette lacune et
+diminuer nos regrets, c'est cette lettre qui nous a valu les lettres
+d'Heloise. Jusque-la, il ne reste rien d'elle; on ne la connait que par
+son amant; maintenant elle va parler elle-meme. Nous entrerons dans un
+recit d'une forme nouvelle; pour raconter, nous aurons davantage besoin
+de nos conjectures. Par exemple, on ignore si Abelard resta longtemps
+chez ce seigneur qui l'avait recueilli, et si cette maison fut son
+dernier asile en Bretagne. Il y ecrivit sa grande epitre; ses lettres
+posterieures indiquent qu'il demeura quelque temps soit dans ce lieu,
+soit dans un autre de la meme contree, avant de rompre tout lien avec
+les moines de Saint-Gildas. On suppose avec quelque apparence de raison
+qu'il redigea vers ce temps ou revit et mit en ordre une partie de ses
+ouvrages. Plusieurs des ecrits composes pour le Paraclet doivent
+etre venus de la Bretagne. Enfin l'on ne sait quand ni comment il la
+quitta[170]. Il est evident que, malgre tant de cruels degouts, il
+repugnait a renoncer, au moins par le fait, a son abbaye. Le devoir et
+un juste orgueil le retenaient; son ambition n'avait nullement dedaigne
+la dignite dont l'election l'avait revetu; c'etait alors un rang
+tres-eleve que celui de chef et de gouverneur d'une importante
+communaute. C'etait une position forte dans l'Eglise, et tant qu'il la
+conservait, il devait peu craindre ses ennemis; c'etait de plus une
+fortune, et hors de la je crois qu'il n'avait nulle ressource. Il dit
+lui-meme avec naivete, a la fin de sa grande lettre: "J'eprouve bien
+aujourd'hui quelle est la felicite qui suit les puissances de la terre,
+moi de pauvre moine eleve au rang d'abbe, et devenu d'autant plus
+malheureux que je suis devenu plus riche. Que mon exemple, s'il en est
+qui desirent de tels biens, serve de frein a l'ambition[171]."
+
+[Note 170: Brucker conjecture avec assez de fondement que ce fut en
+1134. (_Hist. crit. phil._, t. III, p. 755.)]
+
+[Note 171: _Ab. Op._, ep. I, p. 40.]
+
+Cependant il se decida enfin a s'eloigner pour jamais de Saint-Gildas.
+Peut-etre les moines ne voulaient-ils que son depart, et les attentats
+dont il se crut au moment d'etre victime ne furent-ils, pour la plupart,
+que des menaces destinees a l'intimider. On ne cherchait qu'a lui rendre
+sa position insupportable et a se delivrer d'un censeur incommode. Des
+moines rudes et debauches, habitues a exploiter au profit de leurs vices
+l'impunite de leur profession, ne pouvaient regarder que comme une gene
+la presence du plus bel esprit de son epoque, et peut-etre en tracant le
+cynique tableau de l'interieur de Saint-Gildas, Abelard s'est-il laisse
+aller aux exagerations d'une imagination delicate et craintive. Sa
+delivrance dut etre facile; on a vu qu'il avait des amis dans la
+noblesse de la province; il etait bien accueilli par le comte de Nantes;
+enfin, il n'etait pas sans credit a la cour de Rome. Ainsi qu'il avait
+ete autorise a garder l'habit de moine de Saint-Denis hors de l'abbaye
+de ce nom, il obtint la permission de rester, hors de son monastere,
+abbe de Saint-Gildas[172].
+
+[Note 172: Il en conserva effectivement le rang et le titre. Le fait
+est atteste par la chronique du monastere. L'extrait qu'en ont publie
+les auteurs du Recueil des historiens de la France, porte a l'annee
+1141: "Pierre Abelard, abbe de Saint-Gildas-de-Rhuys, meurt. Ordination
+de l'abbe Guillaume." (T. XII, _ex Chronic. Ruyens. Coenob._, p. 504.)]
+
+Quoi qu'il en soit, il etait encore en Bretagne, chez ses amis, lorsque
+par hasard quelqu'un apporta sa lettre sur ses malheurs a l'abbesse du
+Paraclet. A peine eut-elle connu quelle main l'avait ecrite, qu'elle la
+lut avec ferveur, cette _lettre pleine de fiel et d'absinthe, qui lui
+retracait la miserable histoire de leur commune conversion_. A cette
+lecture, saisie d'une emotion qu'on ne saurait peindre, elle rompit
+un silence de bien des annees et ecrivit a son ancien epoux. C'est la
+premiere de ses lettres[173]. Qui l'a lue ne l'oubliera jamais.
+
+[Note 173: _Ab. Op._, ep. 11, p. 41-48.]
+
+D'abord elle ne veut que lui dire avec tendresse, mais avec reserve,
+combien ce recit l'a touchee, combien elle deplore ses peines, combien
+tous ces souvenirs sont vrais et tristes; puis elle en prend occasion de
+lui adresser quelques plaintes. Des qu'il ecrit avec tant d'epanchement,
+pourquoi la priver de ses lettres, et en priver, avec elle, toute la
+congregation qui l'aime si filialement, qui prie si ardemment pour
+lui? Ne sait-il pas, qu'elles aussi elles ont besoin de consolations,
+d'exhortations, de conseils? Ne s'interesse-t-il plus a l'institut
+qu'il a fonde? ne leur donnera-il plus ces directions qui leur sont
+si necessaires? a-t-il oublie les commencements si fragiles de leur
+conversion, et ne lui souvient-il pas des doctes traites que les saints
+Peres ont composes pour les femmes consacrees a Dieu? Tant d'oubli
+serait d'autant plus etrange qu'il avait a s'acquitter d'une dette; "car
+enfin tu m'appartiens par un lien sacre, et le monde sait que je t'ai
+toujours aime d'un amour immodere[174]."
+
+Et alors cette malheureuse ouvre son coeur gonfle de tendresse et
+d'amertume. Elle lui retrace la grandeur et la constance de son
+devouement; elle insiste, avec un peu de ressentiment, sur les deux
+sacrifices de sa vie, son mariage et son entree au couvent. Elle l'a
+epouse pour lui obeir; pour lui obeir, elle s'est donnee a Dieu. Il
+fallait qu'en toute chose on vit qu'il etait le maitre unique de son
+coeur comme de sa personne[175], car c'est lui seul en lui qu'elle a
+aime. Etre aimee de lui, c'etait son orgueil; le nom de sa maitresse,
+c'etait sa gloire. Qui ne le lui aurait pas envie? Quelle femme, quelle
+vierge ne brulait pas a sa vue? Quelle reine ou grande dame n'a point
+porte envie a ses plaisirs[176]? Mais aussi comme il avait ce qui eut
+seduit toute femme! quel etait le charme de sa parole et la douceur de
+ses chansons! Ces chansons qui volaient dans toutes les bouches, qui par
+tous les pays allaient celebrer leur amour, dont la douce melodie devait
+laisser un souvenir de leur nom dans la memoire de la foule ignorante,
+c'etait la ce qui excitait le plus la jalousie des autres femmes. Aussi
+comme toutes elles soupiraient pour lui! car de tous les dons du corps
+et de l'ame, aucun ne lui manquait. Et quelle est celle des rivales
+d'Heloise, qui, la voyant privee de tant de delices, ne compatirait
+maintenant a son malheur? quel ennemi si cruel, homme ou femme, n'aurait
+pas pitie d'elle aujourd'hui? "J'ai ete bien coupable.... Non, tu le
+sais, toi, je suis innocente. Le crime n'est pas dans l'effet de l'acte,
+mais dans le sentiment de l'agent, et la justice ne pese pas ce qui a
+ete fait, mais le coeur de celui qui l'a fait. Or, ce qu'a toujours ete
+mon coeur pour toi, tu peux en juger seul, toi qui l'as eprouve; je
+soumets tout a ton jugement; je souscris en tout a ton temoignage[177]."
+
+[Note 174: "Tanto te majore debito noveris obligatum quanto te
+amplius nuptialis foedere sacramenti constat esse adstrictum, et eo te
+magis mihi obnoxium quo te semper, ut omnibus patet, immoderato amore
+complexa sum. (Ibid., p. 44.)]
+
+[Note 175: "Ut te tam corporis mei quam animi unicum possessorem
+ostenderem." (Ibid., p. 46.)]
+
+[Note 176: "Dulcius semper mihi extitit amicae vocabulum, aut, si
+non indigneris, concubinae vel scorti.... Dignius videretur tua dici
+meretrix quam.... imperatrix.... Quae conjugata, quae virgo non
+concupiscebat absentem et non exardebat in praesentem? Quae regina vel
+praepotens femina gaudiis meis non invidebat?" (_Ibid._, p. 45, 46.)]
+
+[Note 177: "Ut etiam illiteratos melodiae dulcedo tui non sineret
+immemores esse. Atque hinc maxime in amorem tui feminae suspirabant....
+Quod enim bonum animi vel corporis tuam non exornabat adolescentiam?
+Quam tunc mihi invidentem nunc tantis privatae delitiis compati
+calamitas mea non compellat....? Et plurimum nocens, plurimum, ut nosti,
+sum innocens. Non enim rei effectus, etc." (_Ibid._)
+
+Ce que dit ici Heloise sur l'intention qui seule fait la faute est un
+point de doctrine qu'elle devait a son amant, et qu'il a developpe
+dans ses ouvrages de theologie, peut-etre avec une exageration que les
+modernes n'ont pas surpassee. Voyez le Commentaire sur l'epitre aux
+Romains (p. 625); les Problemes (p. 426); l'Ethique, _passim_, et le
+troisieme livre de cet ouvrage.]
+
+Et pourtant, continue-t-elle, il la neglige et l'oublie au point que
+depuis le jour de sa conversion, present, elle ne peut jouir de son
+entretien; absent, elle n'est point consolee par ses lettres. C'est
+donc vrai, ce que tout le monde soupconne; il n'a aime en elle que le
+plaisir, et tout s'est evanoui avec les desirs qui ne sont plus. Elle
+n'est pas seule a le penser, c'est une conjecture publique. Plut a Dieu
+qu'elle put lui trouver quelque excuse! Mais son silence le condamne. A
+defaut de sa presence, qu'il lui rende au moins par ses lettres sa chere
+et fugitive image. Pourquoi lui refuser une petite chose et si facile?
+Qu'il se souvienne que, toute jeune encore, il l'a enchainee a la vie du
+cloitre. Elle l'y a precede, et non suivi, parce qu'il l'a voulu, parce
+qu'il se souvenait que la femme de Loth avait, en fuyant, retourne la
+tete. Si ce devouement n'a rien merite de lui, a quoi est-il bon? Le
+sacrifice est vain, car de Dieu, elle n'a point de recompense a esperer,
+puisqu'elle n'a rien fait, rien encore, on le sait, pour l'amour de lui;
+mais Abelard, il eut couru aux enfers, que sur un ordre de lui, elle l'y
+aurait suivi ou devance. "Car mon ame n'etait pas avec moi, mais avec
+toi. Et maintenant encore, si elle n'est avec toi, elle n'est nulle part
+au monde[178]."
+
+[Note 178: "Nulla mihi super hoc merces expectanda est a Deo, cujus
+adhoc amore nihil me constat egisse.... Ad vulcania loca te properantem
+praecedere aut sequi pro jussu lau nemine dubitarem. Non enim mecum
+animus meus, sed tecum erat; sed et nunc maxime, si tecum non est,
+nusquam est. (Ep. u, p. 47.)]
+
+Elle conclut en le priant par grace de lui ecrire, elle a besoin d'une
+lettre qui lui rende quelque force, afin de vaquer plus librement aux
+devoirs du service divin. Autrefois, pour l'entrainer a des voluptes
+temporelles, il la poursuivait de ses lettres; il mettait, par ses
+vers, le nom de son Heloise dans la bouche de tous. "Toutes les places
+publiques, toutes les maisons le repetaient. Combien tu ferais mieux de
+m'appeler maintenant a Dieu, comme alors a la passion[179]!" Et elle
+finit ainsi cette etrange et incomparable lettre.
+
+[Note 179: _Ab. Op._, ep. II, p. 48.]
+
+Abelard repond comme un _frere spirituel a sa bien-aimee soeur en
+Jesus-Christ_[180]. Il s'excuse d'un long silence par la confiance
+absolue qu'il a dans sa sagesse, sa piete, sa science. Il n'a pas cru
+qu'elle eut besoin d'etre exhortee ou consolee, elle a qui Dieu a
+departi tous les dons de sa grace. Ce qui eut ete superflu, quand elle
+n'etait que prieure d'Argenteuil, l'est plus encore maintenant qu'elle
+est abbesse du Paraclet. Cependant en promettant de lui adresser des
+instructions, quand il connaitra mieux ce qu'elle desire, il s'empresse
+du moins de lui envoyer un psautier. Puis passant a la situation funeste
+ou lui-meme il se trouve, il la supplie, elle et les saintes filles,
+de prier pour lui. Ses maux et ses perils ne lui ont jamais rendu plus
+necessaire cette pieuse intercession. Et il ne manque pas d'etablir avec
+exemples et citations l'efficacite des prieres. Mais ce sont surtout les
+siennes, celles d'une femme dont la saintete est, il n'en doute pas, si
+puissante aupres de Dieu, qu'il reclame avec instance. Cela est juste;
+car il lui appartient, et il lui rappelle ce que disent les Proverbes et
+l'Ecclesiaste de ce que la femme est pour son mari. L'apotre dit que _le
+mari infidele est sanctifie par la femme fidele_; et, en France, qui a
+sauve Clovis? ce ne sont pas les predications des saints, ce sont les
+prieres de Clotilde[181].
+
+[Note 180: "Dilectissime sorori suae in Christo frater ejus in
+ipso." (Id., ep. III, p. 49.)]
+
+[Note 181: 1 Cor. VII, 14; _Ab. Op._, ep. III, p. 52.]
+
+Au Paraclet, l'usage etait, elle le sait, que lorsqu'il etait present,
+la communaute, en terminant les heures canoniales, dit une oraison a
+l'intention de son fondateur, et qu'apres avoir chante le verset et le
+repons du jour, on ajoutat les prieres et la collecte suivante:
+
+"REPONS. Ne m'abandonnez pas et ne vous eloignez pas de moi, Seigneur.
+
+"VERSET. Soyez toujours attentif a me secourir, Seigneur.
+
+"PRIERE. Sauvez, mon Dieu, votre serviteur qui espere en vous. Seigneur,
+entendez ma priere et que mes cris aillent jusqu'a vous[182].
+
+[Note 182: Toutes ces prieres sont tirees des psaumes XXXVII, LXXXV
+et CI.]
+
+"ORAISON. Dieu qui avez daigne reunir en votre nom, par la main de votre
+serviteur, vos petites servantes, nous vous supplions de lui accorder
+ainsi qu'a nous le don de perseverer dans votre volonte. Par notre
+Seigneur, etc."
+
+A ces prieres, Abelard demande qu'on en substitue de nouvelles, dont
+il envoie le texte, et qui, composees dans la meme forme, sont plus
+instantes, plus precises, et se rapportent mieux a sa violente
+situation[183]. Il termine par un voeu qui devait etre accompli. Si
+ses ennemis reussissent et lui otent la vie, il desire que son corps,
+ailleurs inhume ou delaisse, soit transporte dans le cimetiere du
+Paraclet, afin que ses filles ou plutot ses soeurs, en voyant son
+tombeau, adressent pour lui plus de prieres a Dieu; car il ne sait pas,
+pour une ame gemissante de l'erreur de ses peches, un lieu plus sur et
+plus salutaire que le temple voue au divin Consolateur.
+
+[Note 183: Voici l'oraison: "Deus qui por servum tuum ancillulas
+tuas in nomino tuo dignatus es aggregare, te quoesumus ut cum ab omni
+adversitate protegas et ancillis tuis incolumem roddas. Per Dominum,
+etc." (_Ab. Op._, ep. III, p. 53)]
+
+Telle est la lettre qu'Abelard, alors rempli de piete et de tristesse,
+envoie pour consolation a celle qui lui _fut chere dans le siecle_ et
+qui lui est maintenant _tres-chere en Jesus-Christ_[184]. On voit
+qu'il se concentre dans les sentiments et les devoirs pour ainsi dire
+officiels de sa position, et que, par un effort reflechi, il s'eleve ou
+se reduit a la mission austere et tendre d'un guide mystique et d'un
+frere en esprit et en verite. Tout ce qui dut alors se passer dans son
+ame, Dieu seul le sait, et nous n'essaierons pas de peindre ce que nous
+ne devinons qu'a demi.
+
+[Note 184: _Id. ib_., p. 40.]
+
+La controverse etait, a cette epoque, la forme naturelle de l'esprit
+humain. Les lettres d'Abelard et d'Heloise sont tour a tour des
+theses et des refutations, et elle argumente en lui repondant. Nous
+n'analyserons pas cette reponse ou la discussion prend place a cote des
+aveux emportes de la passion. Nous ne montrerons pas Heloise repoussant
+presque comme une parole trop dure le voeu supreme d'Abelard qui osait
+parler de sa mort, et lui reprochant de leur demander des prieres le
+jour ou _les malheureuses ne sauront plus que pleurer_[185]; puis,
+entreprenant d'etablir en forme qu'il a tort de dire tant de bien des
+femmes, qu'elles ont toujours fait un grand mal a ceux qui les ont
+aimees, et que l'Ecriture en maint passage leur est defavorable; nous ne
+la montrerons pas se citant alors en exemple, et se complaisant dans la
+peinture des faiblesses de son ame. Tout le monde doit lire ces pages
+uniques ou elle qualifie ses fautes dans le langage severe de la
+religion, et confesse sans remords que le remords lui est inconnu; ou,
+dechirant le voile qui couvrait ses souvenirs, ses regrets, ses desirs
+les moins exprimables, elle semble prendre a coeur de repudier tous les
+merites que se plaisait a louer en elle Abelard, afin qu'il n'y trouve
+plus que l'immortel amour que lui-meme alluma. Comment rendre, en effet,
+l'aveu des pensees ardentes que l'abbesse du Paraclet nourrit dans la
+solitude de sa cellule, dans l'isolement de ses nuits, et qui la suivent
+a l'autel, et la charment plus encore qu'elles ne l'obsedent au bruit
+des chants d'eglise? Tout cela est si serieux et si vrai que, lorsque
+Heloise parle elle-meme, on oublie l'impurete des paroles. Traduites
+et repetees, elles perdraient tout ensemble le feu qui les anime et la
+verite qui les excuse. Ne citons que quelques mots qui revelent avec une
+rude ingenuite ce que cette ame si ferme pensait d'elle-meme.
+
+[Note 185: "Flere tunc miseris tantum vocabit, non orare licebit."
+(_Ab. Op._, ep. IV, p. 55.)]
+
+"Mes passions m'oppriment d'autant plus que ma nature est plus faible.
+Ils me disent chaste, ceux qui n'ont pas decouvert que je suis
+hypocrite. Ils confondent la purete de la chair avec la vertu, quoique
+la vertu soit de l'ame et non du corps. J'ai quelque merite parmi les
+hommes, je n'en ai pas devant Dieu; il sonde les reins et les coeurs, et
+il voit ce qui est cache. On me tient pour religieuse, dans ce temps ou
+ce n'est pas une petite partie de la religion que l'hypocrisie, ou
+les plus grandes louanges sont assurees a celui qui ne blesse pas le
+jugement des hommes. Et peut-etre est-il louable et dans une certaine
+mesure agreable a Dieu de ne point scandaliser l'Eglise par l'exemple
+des oeuvres exterieures, quelle que soit d'ailleurs l'intention; on
+evite ainsi d'exciter les infideles a blasphemer le nom du Seigneur,
+et d'avilir, aux yeux des hommes charnels, l'ordre ou l'on a fait
+profession. C'est aussi un certain don de la grace divine, sinon de
+faire le bien, au moins de s'abstenir du mal. Mais qu'importe ce premier
+pas, si le second ne le suit, selon qu'il est ecrit: _Eloigne-toi du mal
+et fais le bien?_ (Ps. XXXVI, 27.) Et encore l'un et l'autre precepte
+est-il vainement accompli, s'il ne l'est par l'amour de Dieu. Or, dans
+toutes les situations de ma vie, Dieu le sait, je crains plus encore de
+t'offenser que d'offenser Dieu; c'est a toi que je desire plaire plutot
+qu'a lui. C'est ton ordre et non l'amour divin qui m'a fait prendre
+cet habit. Vois donc quelle malheureuse et lamentable vie je mene,
+si j'endure ici tant de maux sans fruit, ne devant avoir aucune
+remuneration dans la vie future. Longtemps ma dissimulation t'a trompe
+comme beaucoup d'autres; tu prenais l'hypocrisie pour de la religion,
+et voila comme en te recommandant a mes prieres, tu me demandes ce que
+j'attends de toi. Cesse, je t'en conjure, de presumer ainsi de moi, et
+ne renonce pas a m'aider en priant pour moi. Ne me juge pas guerie et ne
+me retire point le bienfait du remede; ne me crois pas riche et n'hesite
+pas a secourir mon indigence; ne me parle pas de ma force, car je puis
+tomber avant que tu n'aies soutenu ma faiblesse chancelante.
+
+"Cesse donc tes louanges.... Le coeur de l'homme est mauvais et
+impenetrable. Qui le connaitra? L'homme a des voies qui paraissent
+droites, et finalement elles conduisent a la mort. Aussi est-il
+temeraire de le juger; l'examen n'en est reserve qu'a Dieu; c'est ainsi
+qu'il est ecrit: _Tu ne loueras pas l'homme durant la vie_[186]. Et
+surtout il ne faut pas le louer, quand la louange peut le rendre moins
+louable. Ainsi tes louanges sont pour moi d'autant plus dangereuses
+qu'elles me sont plus douces; et j'en suis d'autant plus captivee et
+charmee que je mets mon etude a te plaire en toutes choses. Crains pour
+moi, je t'en conjure, au lieu d'etre sur de moi, et que ta sollicitude
+me vienne toujours en aide. C'est aujourd'hui qu'il faut craindre,
+aujourd'hui que tu ne calmes plus les desirs de mon ame[187]. Ne me dis
+donc plus, pour m'exhorter au courage et m'exciter au combat, ces mots
+de l'apotre: _La vertu s'acheve dans la faiblesse.... Celui-la seul sera
+couronne qui aura regulierement combattu_[188]. Je ne cherche pas la
+couronne de la victoire; il me suffit d'echapper au peril. Il est plus
+sur de l'eviter que d'engager le combat. Dans quelque coin du ciel que
+Dieu me relegue, il fera bien assez pour moi."
+
+[Note 186: _Eccl_., XI, 30. Il y a dans le texte sacre: _Ne loue pas
+un homme avant sa mort._]
+
+[Note 187: "Nunc vere praecipue timendum est ubi nullum
+incontinentiae meae superest in te remedium. (_Ab. Op_., ep. IV, p.
+61.)]
+
+[Note 188: II Cor. XII, D.--II Timoth. II, 5.]
+
+Abelard accueillit cette lettre comme une confession pour y repondre par
+une homelie[189]. Il en traita tous les points avec methode, et trouva
+dans toutes les plaintes d'une infortunee le motif ou le pretexte d'un
+sermon. D'abord, il ne veut voir dans les aveux d'Heloise qu'une preuve
+d'humilite, et il l'approuve de ne point aimer la louange, pourvu
+cependant qu'elle prenne garde d'imiter la Galatee de Virgile qui fuit
+et cherche en fuyant ce qu'elle semble eviter. A la peinture de leurs
+malheurs passes et de ses cruels regrets, il repond comme un confesseur
+que ces maux sont un chatiment merite, une lecon utile, une expiation
+necessaire. Il lui rappelle fort nettement leurs peches, afin de la
+bien convaincre que Dieu ne leur a fait que justice. Il la prie donc
+tres-instamment de deposer toute cette amertume dont il la croyait
+delivree, et surtout de ne plus deplorer les circonstances de leur
+commune conversion, dont elle devrait plutot remercier le ciel. Il
+la conjure, puisqu'elle tient tant a lui plaire, de lui epargner le
+tourment qu'elle lui cause, et si elle croit qu'il aille vers Dieu, de
+ne pas se separer de lui. "Viens a moi, et sois ma compagne inseparable
+dans l'action de graces, toi qui as participe a la faute et au bienfait.
+Car Dieu n'a pas non plus oublie ton salut, que dis-je? il s'est surtout
+souvenu de toi, lui qui t'avait en quelque sorte marquee comme a lui
+par un nom prophetique, en t'appelant Heloise de son propre nom qui est
+Heloim[190]. C'est lui, dis-je, qui a voulu dans sa bonte nous sauver
+tous deux, lorsque le demon s'efforcait de nous perdre, en ne frappant
+qu'un de nous. Car peu de temps avant que le malheur arrivat, il nous
+avait lies l'un a l'autre par l'indissoluble loi du sacrement du
+mariage, et tandis que t'aimant sans mesure, je ne souhaitais que de
+te garder a jamais, deja il preparait tout pour que cet evenement nous
+ramenat a lui. Car si tu ne m'avais ete unie par le mariage, lorsque
+j'ai quitte le siecle, les prieres de tes parents ou les desirs de
+la chair t'auraient enchainee au siecle. Vois donc combien Dieu
+s'inquietait de nous, comme s'il nous reservait a quelque grand
+emploi, et qu'il vit avec indignation ou avec regret que cette science
+litteraire, ces talents qu'il nous avait remis a tous deux, ne fussent
+point depenses pour l'honneur de son nom[191]; ou comme s'il eut craint
+pour son serviteur plein d'incontinence, parce qu'il est ecrit que les
+femmes font apostasier les sages memes: temoin Salomon le plus sage des
+hommes.
+
+[Note 189: Id., ep. V, p. 62 et suiv.]
+
+[Note 190: Abelard explique et decompose lui-meme ce nom du
+Seigneur dans son Commentaire sur la Genese. En lisant ce passage dans
+l'Hexameron ou le nom d'Heloim revient plusieurs fois sous sa plume, il
+est impossible de ne pas penser qu'a quelque epoque qu'il l'ait ecrit,
+fut-ce dans les jourfs d'austere retraite a Cluni, par une puissante
+liaison d'idees, le nom cheri devait lui revenir avec des souvenirs bien
+differents des preoccupations de l'exegese et de la theologie. (_Expos.
+in Hexam. Thes. nov. anecd_., 1. V, p. 1371.)]
+
+[Note 191: Le mot _talent_ est toujours pris par Abelard
+metaphoriquement dans le sens de la parabole du pere de famille. (Matt.,
+XXV, 15, etc.)]
+
+"Combien au contraire le talent de ta sagesse rapporte tous les jours
+d'usures au Seigneur! Deja tu lui as donne un troupeau de filles
+spirituelles, tandis que je demeure sterile et que je travaille
+inutilement parmi les enfants de perdition. Oh! quelle perte detestable,
+quel deplorable malheur, si aujourd'hui, t'abandonnant aux souillures
+des voluptes de la chair, tu donnais douloureusement le jour a quelques
+enfants du monde, au lieu de cette famille nombreuse que tu enfantes
+avec joie pour le ciel! Tu ne serais plus qu'une femme, toi qui
+surpasses les hommes, et qui as change la malediction d'Eve en
+benediction de Marie! Oh! qu'il serait indecent que ces mains sacrees
+qui tournent aujourd'hui les pages des livres divins, fussent reduites a
+servir a des soins grossiers! Dieu a daigne nous arracher aux souillures
+contagieuses, aux plaisirs de la fange, et nous attirer a lui par cette
+force dont il frappa saint Paul pour le convertir, et peut-etre a-t-il
+voulu, par notre exemple, preserver d'une orgueilleuse presomption les
+autres personnes habiles dans les lettres[192]."
+
+[Note 192: "Hoc ipso fortassis exemplo nostro alios quoque
+literarium peritos ab hac deterrere praesumptione. (_ Ab. Op_., ep, v,
+p. 72-73.)]
+
+Puis, par un mouvement dont la vehemence eloquente tranche avec sa
+maniere un peu didactique, Abelard l'engage a surmonter ses douleurs en
+lui presentant le tableau des souffrances de Jesus-Christ, exhortation
+presque inevitable dans la bouche du predicateur chretien, mais qui sera
+eternellement emouvante et pathetique.
+
+"Ma soeur," ajoute-t-il, "c'est ton epoux veritable que cet epoux de
+toute l'Eglise: garde-le devant tes yeux, porte-le dans ton coeur....
+C'est lui qui de toi ne veut que toi-meme. Il est ton veritable ami,
+celui qui ne desirait que toi et non ce qui etait a toi. Il est ton
+veritable ami celui qui disait en mourant pour toi: _Personne n'a pour
+ses amis une plus grande affection que celui qui donne sa vie pour eux_,
+(Jean, XV, 13.) Il t'aimait, lui, veritablement, et non pas moi. Mon
+amour, qui nous enveloppait tous deux dans le peche, etait de la
+concupiscence, et non de l'amour. Je satisfaisais en toi mes desirs
+miserables, et c'etait la tout ce que j'aimais. J'ai, dis-tu, souffert
+pour toi, et c'est peut-etre vrai; mais j'ai plutot souffert par toi,
+et encore malgre moi; j'ai souffert, non pour l'amour de toi, mais par
+contrainte et par force, non pour ton salut, mais pour ta douleur. Lui
+seul a souffert salutairement, volontairement pour toi, qui par sa
+passion guerit toute langueur, ecarte toute passion. Que pour lui donc,
+je t'en prie, et non pour moi, soit tout ton devouement, toute ta
+compassion, toute ta componction. Pleure cette iniquite si cruelle
+commise sur une si grande innocence, et non la juste vengeance de
+l'equite sur moi, ou plutot, je te l'ai dit, une grace supreme pour tous
+deux.... Pleure ton reparateur et non ton corrupteur, celui qui t'a
+rachetee, et non celui qui t'a perdue, le Seigneur mort pour toi, et non
+un esclave vivant, ou plutot qui vient enfin d'etre vraiment delivre de
+la mort. Prends garde, je t'en prie, que ce que dit Pompee a Cornelie
+gemissante ne te soit honteusement applique: _Pompee survit aux
+combats, mais sa fortune a peri, et tu pleures; c'est donc la ce que tu
+aimais_[193]. Pense a cela, je t'en supplie, et rougis, a moins que
+tu ne veuilles defendre de honteuses fautes. Accepte donc, ma soeur,
+accepte patiemment ce qui nous est arrive misericordieusement....[194]"
+
+[Note 193:
+
+ Vivit posi proella Magnus,
+ Sed fortuna perit; quod defies illud amasti.
+ (Lucan. _Phar_., \. XIII, v. 84.)]
+
+[Note 194: _Ab. Op._, ep. V, p. 73-76.]
+
+"Je rends graces au Seigneur qui t'a dispensee de la peine et reservee a
+la couronne. Tandis que par une seule souffrance corporelle, il a glace
+en moi toute ardeur coupable, il a reserve a ta jeunesse de plus grandes
+souffrances de coeur par les continuelles suggestions de la chair, pour
+te donner la couronne du martyre. Je sais qu'il te deplait d'entendre
+cela, et que tu me defends de parler ainsi, mais c'est le langage de
+l'eclatante verite; a celui qui combat toujours appartient la couronne,
+parce que _nul ne sera couronne qui n'aura pas regulierement combattu_.
+Pour moi, aucune couronne ne me reste, parce que je n'ai plus a
+combattre." Il finit en lui demandant ses prieres, et en lui adressant
+une nouvelle formule d'oraison qu'elle recitera avec ses religieuses,
+mais qui n'est visiblement que pour elle.
+
+Chose etrange! cette priere, dans sa forme liturgique et sacree, est
+peut-etre ce qu'il lui ecrit de plus tendre. L'amour respire dans cet
+elan de l'ame vers une celeste purete.
+
+"Dieu qui, des la premiere creation de l'humanite, formas la femme de
+la cote de l'homme, et consacras comme un tres-grand sacrement l'union
+nuptiale; toi qui as releve le mariage par un immense honneur, soit
+en naissant d'une femme mariee, soit en consommant les miracles de
+ta naissance, et qui as jadis accorde le mariage comme un remede aux
+egarements de ma fragilite; ne meprise pas les prieres de ta faible
+servante, prieres que j'epanche en presence de ta majeste et pour mes
+fautes et pour celles de mon bien-aime[195]. Pardonne, o tres-clement! o
+la clemence meme! pardonne a nos crimes si grands, et que l'immensite de
+nos peches eprouve la grandeur de ta misericorde ineffable. Punis, je
+t'en supplie, des coupables dans la vie presente, afin de les epargner
+dans la vie future; punis une heure, afin de ne point punir une
+eternite. Prends envers tes serviteurs la verge de correction, non le
+glaive de la colere. Afflige la chair pour sauver les ames. Epure et ne
+venge pas, sois bon plutot que juste; le Pere misericordieux n'est pas
+un Seigneur austere. Eprouve-nous, Seigneur, et tente-nous, comme te
+le demande le Prophete. Ne semble-t-il pas dire: Regarde d'abord nos
+forces, et modere en consequence le poids des tentations. Ainsi parle le
+bien-heureux saint Paul dans ses promesses a tes fideles: _Car Dieu est
+puissant, et ne souffrira pas que vous soyez tente au dela de votre
+pouvoir, mais il vous donnera, avec la tentation meme, la puissance d'en
+triompher._ (1 Cor. X, 13.) Tu nous as unis, Seigneur, et tu nous as
+separes quand il t'a plu et comme il t'a plu. Maintenant, Seigneur, ce
+que tu as misericordieusement commence, accomplis-le en misericorde; et
+ceux que tu as une fois separes dans le monde, reunis-les a toi a jamais
+dans le ciel, o notre esperance, notre appui, notre attente, notre
+consolation, Seigneur, qui es beni dans les siecles! Amen."
+
+[Note 195: "Pro mei ipsis charique mei excessibus. (_Ab. Op._, ep.
+V, p. 77.)]
+
+Heloise recut la priere, la repeta sans doute plus d'une fois les yeux
+en pleurs, mais elle obeit: elle n'objecta rien, ne conceda rien; elle
+promit seulement de ne plus rien ecrire de tout cela; elle savait se
+sacrifier, mais non pas changer. Sa reponse commence ainsi: "Pour que tu
+ne puisses en rien m'accuser de desobeissance, le frein de ta defense a
+ete impose a l'expression meme d'une douleur immoderee, afin qu'au moins
+en ecrivant, je retienne des paroles dont il serait difficile ou plutot
+impossible de se defendre dans un entretien. Car rien n'est moins en
+notre puissance que notre coeur; loin de lui pouvoir commander, force
+nous est de lui obeir. Lorsque les affections du coeur nous pressent,
+nul ne repousse leurs subites atteintes, et elles eclatent facilement au
+dehors par les actions, plus facilement encore par les paroles, signes
+bien plus prompts des passions du coeur; selon qu'il est ecrit: _La
+bouche parle d'abondance de coeur_. J'interdirai donc a ma main d'ecrire
+ce que je ne pourrais empecher ma langue d'exprimer. Dieu veuille que le
+coeur qui gemit soit aussi prompt a obeir que la main qui ecrit!
+
+"Tu peux cependant apporter quelque remede a ma douleur, si tu ne peux
+l'enlever tout entiere....[196]"
+
+[Note 196: _Ab. Op_. ep, VI, p. 78.]
+
+Et le remede qu'elle demande, c'est qu'il veuille bien d'abord lui
+enseigner l'origine historique des ordres religieux de femmes, ainsi que
+leurs droits et leur autorite; puis, lui envoyer une regle ecrite, qui
+convienne a la communaute, et determine completement son etat, ses
+devoirs et son habit. La lettre n'est plus qu'une longue suite de
+questions et de reflexions sur ces matieres d'un interet purement
+monastique.
+
+Cette lettre est la derniere. Heloise parait n'avoir plus ecrit. Mais
+Abelard lui envoya la dissertation qu'elle demandait avec un plan de vie
+religieuse et une regle detaillee, qui est curieuse a lire et redigee
+avec beaucoup de soin et de severite. Aussi, assure-t-il qu'en la
+composant, il a imite Zeuxis, qui pour peindre la beaute d'une deesse,
+fit poser cinq jeunes filles devant lui. Il a eu, lui, plus de modeles
+sous les yeux pour retracer la vierge du Christ. Ces modeles, ce sont
+les Peres de l'Eglise. J'ai cueilli chez eux," dit-il, "de nombreuses
+fleurs pour orner les lis de ta chastete[197]." Desormais la
+correspondance devint sans doute une pure correspondance spirituelle.
+L'abbe de Saint-Gildas ne fut plus que le directeur de l'abbesse du
+Paraclet; le couvent tout entier l'appelait _notre maitre_.
+
+[Note 197: Si nous n'avions deja beaucoup cite, il y aurait un
+interet d'un autre genre dans les extraits de la correspondance relative
+a la regle du couvent. Heloise avait remarque que la regle commune aux
+couvents d'hommes et de femmes etait celle de Saint-Benoit, etablie,
+dans l'origine, uniquement pour les hommes, et elle demandait quelques
+adoucissements qui ne nous paraissent nullement exageres, comme, par
+exemple, la permission d'avoir du linge. Abelard ne lui accorda pas
+toutes les modifications qu'elle demandait, et lui composa avec force
+citations et reflexions une regle assez peu differente de celle de
+Saint-Benoit. (_Ab. Op._, ep. VII, p. 91; ep. VIII, p. 130.) A la
+suite de la lettre d'Abelard, les archives du Paraclet contenaient
+un reglement interieur que l'on croit l'ouvrage d'Heloise ou plutot
+l'expression de l'ordre qu'elle avait elle-meme etabli. Duchesne l'a
+imprime. (Ibid., p. 108.) Il parait que c'est a peu pres la regle de
+Saint-Benoit suivant les statuts generaux de l'ordre de Premontre.
+(_Hist. litt._, t. XII, p. 640.)]
+
+On peut se demander quel etait l'etat de l'ame d'Abelard. Avait-elle
+ete entierement brisee par le temps, le malheur, la reflexion, la
+preoccupation accablante de ses chagrins et de ses perils? Le besoin
+du repos, un sentiment de dignite personnelle, un orgueil souffrant
+reglait-il sa conduite et son langage? ou bien enfin la devotion
+dominait-elle en lui tout le reste? Il est probable que ces diverses
+causes agissaient a la fois, et l'avaient amene peu a peu a l'etat ou
+nous le voyons. Les croyances et les habitudes de la religion et plus
+encore celles du sacerdoce ont cet avantage de pousser et d'autoriser
+les hommes a prendre une attitude convenue d'avance pour autrui comme
+pour eux-memes, de leur permettre des sentiments et un langage factices
+et pourtant sinceres et dignes, de leur donner enfin un personnage a
+jouer en parfaite tranquillite de conscience. Elles nous pretent en un
+mot un caractere; elles font en nous ce que les theologiens appellent un
+homme nouveau. C'est un manteau que la grace donne a la nature, et la
+faiblesse humaine croit s'ameliorer, quand elle ne reussit qu'a se
+deguiser. Peut-etre a-t-elle raison; souvent le coeur ne gagne pas a
+etre vu. Et cependant la sympathie profonde sera toujours pour l'ame
+ingenue et libre qui, ne s'environnant que de voiles transparents,
+laissera percer sa lumiere interieure, au risque de montrer le feu qui
+la consume. Heloise se conforma aux volontes d'Abelard et pour lui a
+tous les devoirs de son etat. Sous la deference de la religieuse, elle
+cacha le devouement de la femme. Elle le lui dit avec les formes de la
+dialectique, jusques dans la suscription de sa derniere lettre: _A Dieu
+specialement, a lui singulierement_[198]. Ce qui signifie en bonne
+logique, _a Dieu par l'espece, a lui comme individu_; et ce qui se
+dirait en sens inverse aujourd'hui: "La religieuse est a Dieu, la femme
+est a toi." Mais elle n'ajouta pas un mot de plus, et son coeur rentra
+dans le silence. Elle vecut, puisqu'on le voulait, paisiblement,
+saintement; elle asservit et sacrifia sans resistance toutes ses actions
+a ce que reclamaient d'elle le ciel et son amant. Mais inconsolable
+et indomptee, elle obeit et ne se soumit pas; elle accepta tous ses
+devoirs, sans en faire beaucoup de cas, et son ame n'aima jamais ses
+vertus.
+
+[Note 198; "Domino specialiter, sua singulariter." (_Ab. Op_., ep.
+VI, p. 78.)]
+
+Les lettres d'Abelard et d'Heloise sont un monument unique dans la
+litterature. Elles ont suffi pour immortaliser leurs noms. Moins de cent
+ans apres que le tombeau se fut ferme sur eux, Jean de Meun traduisit
+ces lettres dans l'idiome vulgaire, et sa version subsiste encore,
+temoignage irrecusable du vif interet qu'elles inspirerent de bonne
+heure aux poetes. Comme la langue des passions qui sont eternelles est
+pourtant changeante, et suit les vicissitudes du gout et les modes de
+l'esprit, on a plus d'une fois retraduit pour la modifier, altere pour
+l'embellir, l'expression premiere de ces ardents et profonds amours. Si
+l'auteur du poeme de la Rose leur donnait, avec son gaulois du XIIIe
+siecle, une humble naivete, dedaignee par Abelard, inconnue d'Heloise,
+Bussy-Rabutin, avec le francais du XVIIe, leur pretait, dans un
+excellent style, un ton d'elegante galanterie, autre sorte de mensonge.
+Ainsi, un episode historique fixe par des documents certains est devenu
+comme un de ces themes litteraires qui se conservent et s'alterent par
+la tradition, et qui se renouvellent selon le genie des epoques et des
+ecrivains. Peut-etre meme y a-t-il eu des temps ou tout le monde ne
+savait plus s'il existait des lettres originales, et dans bien des
+esprits, les noms d'Abelard et d'Heloise ont ete pres de se confondre
+avec ceux des heros de romans. A diverses fois, on a repris leurs
+aventures pour en faire le sujet de recits passionnes ou de
+correspondances imaginaires. On ne s'est pas borne a retoucher, a
+paraphraser leurs lettres, on leur en a fabrique de nouvelles, et la
+realite a fait place a la fiction. La poesie est venue a son tour; elle
+a prete a ces amants d'un autre age les finesses de sentiment, les
+combats, les remords qui conviennent a la morale dramatique des temps
+modernes. Elle a denature leur amour reel, croyant le rendre plus
+interessant; et telle est la puissance de certaines conventions
+litteraires qu'elles paraissent quelquefois plus vraies que les faits.
+L'Heloise de Pope est devenue, pour de certaines epoques, l'Heloise de
+l'histoire, a ce point que l'auteur du _Genie du Christianisme_, voulant
+peindre l'amante chretienne, n'a imagine rien de mieux que de la
+chercher dans les vers de Colardeau[199].
+
+[Note 199: _Gen. du Christ_., part. II, l. III, c. V.--On y lit ces
+mots: "Femme d'Abeillard, elle (Heloise) vit et elle vit pour Dieu."
+J'aime mieux ce jugement de d'Alembert repondant a Rousseau: "Quand vous
+dites que les femmes _ne savent ni decrire ni sentir_ l'amour meme, il
+faut que vous n'ayez jamais lu les lettres d'Heloise ou que vous ne les
+ayez lues que dans quelque poete qui les aura gatees." (Lettre a
+M. Rousseau, _Mel. de phil._., t. II.) On trouve la traduction de
+Bussy-Rabutin et presque toutes les pieces de vers composees au nom
+d'Heloise et d'Abelard dans un volume in-12 publie a Paris en 1841; le
+texte de Pope est reimprime dans l'Abelard illustre de M. Oddoul.]
+
+Le sentiment du reel a commence a renaitre parmi nous, et c'est
+aujourd'hui dans leur correspondance authentique que nous voulons
+retrouver Heloise et Abelard. Ce qu'on en vient de lire suffit, ce
+me semble, pour la faire connaitre. On ne peut songer a comparer ces
+lettres qu'aux Lettres portugaises, si toutefois l'imagination n'a point
+celles-ci a se reprocher. Dans les premieres, le fond de deux ames
+souffrantes apparait avec les formes de l'esprit du temps: l'amour et la
+douleur y empruntent le langage d'une erudition sans discernement, d'un
+art sans beaute, d'une philosophie sans profondeur; mais ce langage
+pedantesque, c'est bien le coeur qui le parle, et le coeur est en
+quelque sorte eloquent par lui-meme. Si le gout n'a point orne le
+temple, le feu qui brille sur l'autel est un feu divin. Plus heureuse
+que la pensee, la passion peut se passer plus aisement de la perfection
+de la forme, et quel que soit le vetement dont la recouvre un art
+inhabile, elle se fait reconnaitre a ses mouvements, comme la deesse de
+Virgile a sa demarche: _Incessu patuit dea_.
+
+Reprenons notre recit.--Lorsqu'une fois les rapports d'Abelard avec la
+superieure de l'abbaye du Paraclet eurent ete regles, et qu'il se fut
+affranchi de ses derniers liens avec le couvent de Saint-Gildas[200],
+il se livra sans reserve a la sollicitude qu'elle lui inspirait, et il
+porta dans ses communications chretiennes et intellectuelles un interet
+et une affection qui lui paraissaient acquitter les dettes de son coeur,
+sans compromettre les froids devoirs de sa profession. Nous avons encore
+une partie des ecrits qu'il adressait aux religieuses dans sa paternelle
+vigilance pour leur perfection, pour leur instruction, et peut-etre
+aussi dans son desir de ne pas cesser d'occuper leur ame et de maitriser
+leur pensee. Tantot c'est une exhortation developpee a l'etude des
+langues et des lettres, ou l'on voit en meme temps l'estime qu'il
+faisait de l'esprit des femmes et sa maniere superieure d'entendre la
+religion, dont il ne voulait pas faire un formulaire attentivement
+recite, mais une science bien etudiee et profondement comprise.
+Tantot c'est un panegyrique de saint Etienne, compose specialement a
+l'intention des filles du Paraclet. Puis ce sont des homelies ou des
+sermons ecrits pour elles et qu'il prononca sans doute dans leur
+chapelle, quand il se fut definitivement rapproche de Paris[201]. Pour
+Heloise, il lui adresse de veritables ouvrages, monuments de l'intime et
+mutuelle confiance qui, entre ces deux intelligences, survivait a tout
+le reste. Un jour, elle lui envoie un recueil de quarante-deux problemes
+de theologie que la lecture de l'Ecriture sainte lui a suggeres et dont
+un assez grand nombre roule sur des questions de second ordre. Il lui
+repond par quarante-deux solutions motivees, dont quelques-unes sont de
+petites dissertations[202]. Pour elle, il compose un livre d'hymnes et
+de sequences qui ne sont pas denuees de quelque talent poetique. Pour
+elle, il reunit ses sermons en une collection qu'il lui dedie par
+quelques mots simples et tendres[203]. Enfin, c'est a sa demande
+qu'il ecrit son _Hexameron_, ouvrage theologique d'une assez grande
+importance, et qui contient, ainsi que le nom l'indique, des recherches
+sur l'oeuvre des six jours ou un commentaire sur la Genese[204]. C'est
+surtout dans le prologue de ses ouvrages qu'on le voit epancher d'un ton
+triste et doux les sentiments qu'il se croit permis avec Heloise; et
+maintenant qu'il a etabli entre elle et lui ce commerce pieux et savant
+de saint Jerome avec Paule ou Marcelle, il s'y abandonne complaisamment,
+et meme dans les limites de la science et de la religion, il laisse voir
+encore un desir passionne de lui plaire.
+
+[Note 200: Nous avons vu qu'on ne sait pas l'epoque precise de cette
+rupture; mais elle fut anterieure a 1138 et probablement de plusieurs
+annees.]
+
+[Note 201: _Ab. Op_., part II, ep. VI, _Ad virgin. paracl._, p. 251.
+Comparez avec la fin de la lettre VIII, p. 197, ep. VII _ad easdem.--De
+laude S. Stephani_, p. 203.--_Sermones per annum legendi_, p. 730.
+Quelques-uns cependant de ces sermons sont composes pour des moines,
+notamment le sermon XXXI, en l'honneur de saint Jean-Baptiste. p. 940.]
+
+[Note 202: _Heloissae problemata_ cum _M.P. Aboelardi solutionibus_,
+p. 384.]
+
+[Note 203: Voyez la dedicace des sermons (p. 129) et la lettre
+d'envoi des chants d'Eglise. (_Bibl. de l'Ecole des chartes_, t. III, 2e
+liv., 1842, et _Ann. de philos. chret_., janvier 1844.) Le manuscrit
+de Bruxelles, qui contient ces poesies sacrees, renferme
+quatre-vingt-quatorze hymnes ou sequences (proses ou cantiques) pour
+tout le cours de l'annee. Ce ne sont pas les seuls vers d'Abelard. La
+_Gallia Christiana_ lui attribue un distique fort insignifiant sur une
+alliance entre le roi de France et le roi d'Angleterre. M. Cousin a
+publie une longue epitre a son fils Astrolabe. Duchesne et Duboulai, sur
+l'autorite du docteur Clichton, lui attribuent egalement une prose
+rimee sur le mystere de l'incarnation, chantee autrefois dans plusieurs
+eglises. Je prefere cette autre piece intitulee _Rhythme sur la
+Sainte-Trinite_ et que Durand et Martene ont tiree d'un manuscrit de
+l'abbaye du Bec:
+
+ [Grec: Alpha] et [Grec: Omega], Magne Deus, Heli, Heli, Deus meus,
+ Cujus virtus totum posse, cujus sensus totum nosse,
+ Cujus esse summum bonum, cujus opus quidquid bonum, etc.
+
+_Gall. Christ_, t. VII, p. 595.--_Fragm. philos_., t. III, p. 440.--_Ab.
+Op_., p. 1138.--_Hist. Universit. parisiens._, t. II, p. 761.--_ Hist.
+litt_., t. XII, p. 133-136.--_Amplisc. Coll_., t. IX, p. 1001.--Cf.
+_Religions antiques_, par M. Th. Wright et Hollivol, Londres, 1841,
+in-8, t. I, p. 15-21, et surtout l'article de M. E. Dumeril, _Journ, des
+sav. de Normand._, 2e liv. 1844.]
+
+[Note 204: Voyez ci-apres, l. III, et _Thesaur. nov. anecd._, t. V,
+p. 1363.]
+
+Nous sommes peut-etre au temps le plus tranquille de sa vie. Delivre
+des soucis de son abbaye, tout entier a l'etude, a la predication, a la
+direction du Paraclet, il pouvait ne pas ambitionner d'autre pouvoir,
+et son repos etait assure. Si l'inimitie assoupie, mais non eteinte,
+le menacait encore, il ne manquait ni de protecteurs ni d'amis. Par
+quelques faits epars, on entrevoit qu'il avait trouve faveur aupres des
+puissances du temps; le comte de Champagne, le duc de Bretagne, le roi
+de France lui-meme, le prirent plus d'une fois sous leur garde, et les
+Garlandes, qui sous Louis le Gros et son fils, formerent comme une
+dynastie de ministres, paraissent s'etre interesses a lui comme
+s'interessent les ministres. Beaucoup de ses sectateurs etaient
+maintenant assez avances dans la carriere pour l'aider de l'autorite,
+de l'influence ou de la reputation qu'ils avaient acquises: l'Eglise en
+comptait plusieurs parmi ses grands dignitaires. Quelques-uns, etrangers
+a la France et meme a la Gaule, avaient rapporte dans leur patrie son
+souvenir et ses opinions. On disait qu'elles avaient penetre dans le
+sacre college. Ses anciens disciples peuplaient les rangs eleves de
+l'enseignement, de la litterature et du clerge.
+
+D'ailleurs l'institution du Paraclet etait florissante, elle obtenait
+chaque jour davantage la faveur et le respect, et il etait difficile que
+le succes de l'oeuvre ne rejaillit pas un peu sur l'ouvrier. Heloise a
+la verite pouvait en cela reclamer la plus grande part. Il ne parait pas
+qu'a aucune epoque rien ait serieusement altere l'admiration que cette
+femme inspirait a tout son siecle. Une fois religieuse, puis prieure,
+puis abbesse, elle edifia et elle enorgueillit l'Eglise; elle fut la
+lumiere et l'ornement de son ordre. La superiorite de son esprit et de
+sa science etait si bien etablie que tous ses contemporains etaient
+fiers d'elle, pour ainsi dire, et lui portaient un interet qui
+ressemblait a l'engouement. Hugues Metel, rheteur epistolaire qui
+ecrivait en style affecte a tout ce qui etait illustre, lui adressait,
+sans la connaitre, des lettres et des vers ou il la comparait a l'astre
+de Diane. Il pensait gagner de la gloire a la louer[205]. Les plus
+severes avaient pour elle une indulgence qu'ils n'auraient pas meme
+ose nommer ainsi, tant elle imposait naturellement le respect. Plus
+dedaigneuse et plus irritee qu'Abelard lui-meme contre ses ennemis, elle
+desarma ou intimida constamment leur haine. Elle ne transigeait, elle
+ne faiblissait sur aucun des interets comme sur aucune des idees de son
+epoux et de son maitre, et jamais on n'osa faire remonter jusqu'a elle
+une dangereuse solidarite. Elle appelait saint Bernard _un faux apotre_,
+et lui-meme parait n'avoir entretenu avec elle que des relations
+bienveillantes[206]; elles amenerent meme entre Abelard et lui, sur un
+point de liturgie d'un interet mediocre, une controverse qui ne semblait
+pas presager leur violente rupture et qui cependant la commenca
+peut-etre. On voit dans les lettres de Pierre, abbe de Cluni, combien il
+se trouvait honore de correspondre avec Heloise[207]. Ainsi, les chefs
+des institutions les plus puissantes, Clairvaux et Cluni, les rois du
+cloitre, traitaient sur un pied d'egalite avec la reine des religieuses,
+avec cette docte abbesse, d'une vie si chaste et si pure, et qui aurait
+donne mille fois son voile, sa croix et sa couronne, pour entendre
+encore chanter sous sa fenetre par un enfant de la Cite qu'elle etait la
+maitresse du maitre Pierre.
+
+[Note 205: Hug. Metom., epist. XVI et XVII, dans le recueil
+intitule: Hugon. Sacr. antiq. mon., t. II, p. 348.]
+
+[Note 206: Quant au nom de faux apotre, voyez sa premiere lettre; et
+quant aux relations bienveillantes, voyez ce qu'en dit Abelard. (Ep. II,
+p. 42, et pars II, ep. V, p. 244.) Saint Bernard la recommanda une fois
+au pape, assez sechement il est vrai, et sept ou huit ans apres la mort
+d'Abelard. (S. Bern.; _Op_., ep. CCLXXVIII.)]
+
+[Note 207: _Ab. Op_., p. 337 et 344.]
+
+Un poete anglais qui ecrivait vers la fin de ce siecle, Walter Mapes, a
+cependant prouve qu'il y avait des esprits clairvoyants qui devinaient
+le coeur de la femme sous l'habit de la religieuse. "La mariee, dit-il
+(_nupta_, apparemment ce mot suffisait pour la designer), cherche ou
+est son Palatin bien-aime, dont l'esprit etait tout divin; elle cherche
+pourquoi il s'eloigne comme un etranger, celui qu'elle avait rechauffe
+dans ses bras et sur son sein[208]."
+
+[Note 208:
+
+ Nupta querit ubi sit suus Palatinus
+ Cujus totus extitit spiritus divinus,
+ Querit cur se substrahat quasi peregrinus
+ Quem ad sua ubera foverat et sinus.
+
+W. Mapes ou Gautier Map, archidiacre d'Oxford vers 1200, insere ces vers
+dans une piece dirigee contre l'ignorance des moines. Il y decrit une
+sorte d'Elysee fantastique des savants et des lettres, ou il enumere et
+caracterise les beaux esprits du temps. C'est par ce quatrain et sans
+autre explication qu'il indique Heloise, que l'on reconnaissait alors
+a ce nom _nupta, l'abesse mariee. (The latin poems_, etc., by Thomas
+Wright, Lond., 1841, pet. in-4.--Cf. _Hist. litt._, t, XV, p. XIV,
+496.)]
+
+C'est, je le crois, dans l'intervalle qui s'ecoula entre le moment ou il
+devint abbe de Saint-Gildas et celui ou nous le verrons rouvrir pour la
+derniere fois son ecole qu'Abelard composa ou retoucha ses principaux
+ouvrages. Le plus considerable est sa _Dialectique_ si longtemps perdue
+pour la posterite, et qui, a l'originalite pres, ressemble a la logique
+d'Aristote, qu'elle reproduit en partie sous les formes verbeuses de la
+scolastique. C'est le resume de son enseignement philosophique adresse
+a Dagobert, son frere peut-etre, ou du moins son frere spirituel.
+Peut-etre y travailla-t-il a Saint-Gildas, s'il ne l'avait commence a
+Saint-Denis; mais il l'acheva ou la revit plus tard. Ce qui est certain,
+c'est que l'ouvrage est d'une epoque ou il n'enseignait plus depuis
+longtemps deja, et ou la dialectique n'etait pas en grande faveur aupres
+de ceux qui veillaient au gouvernement des esprits. Un ecrit plus court,
+mais plus precieux, parce qu'il parait beaucoup plus original, est un
+traite peu etendu _Sur les genres et les especes_, monument le plus
+certain et le plus interessant qui nous reste de la partie systematique
+des opinions d'Abelard. Si le conceptualisme est quelque part, il est
+la. On en retrouve l'esprit dans un petit traite sur les idees, reste
+longtemps inconnu (_De intellectibus_). Parmi ses ecrits theologiques,
+le plus important parait etre celui qui fut brule a Soissons, ou, selon
+nous, l'_Introduction a la theologie_. On cite aussi un recueil de
+textes des Ecritures et des Peres reunis methodiquement et qui expriment
+le pour et le contre sur presque tous les points de la science sacree,
+ouvrage singulier qui s'appelait _le Oui et le Non (Sic et Non)_, et qui
+ne fut peut-etre pas publie par son auteur. On se tromperait cependant,
+si l'on y cherchait un recueil d'antinomies destine a etablir le doute
+en matiere de religion; c'est un ouvrage consacre a la controverse
+plutot qu'au scepticisme. Les opinions exposees dans l'_Introduction_
+ont ete de nouveau presentees et completees dans un grand _Commentaire
+de l'epitre aux Romains_, et dans la _Theologie chretienne_, qui
+reproduit et developpe la matiere du premier ouvrage avec quelques
+remaniements et quelques amendements. Enfin, la morale theologique
+d'Abelard est exposee sous ce titre: _Connais-toi toi-meme (Scito
+te Ipsum)_. On lui attribue egalement une demonstration en forme
+de dialogue de la verite du christianisme contre le judaisme et la
+philosophie incredule. Nous ne pensons pas nous tromper en disant que la
+plupart de ces traites[209] ne recurent la derniere main qu'a une epoque
+assez avancee de sa vie, quoiqu'ils contiennent des opinions de sa
+jeunesse, et qu'ils doivent abonder en raisonnements, en exemples, en
+expressions cent fois employes dans ses ecrits de tous les temps et dans
+les improvisations de son enseignement oral. L'analogie des idees et des
+citations, l'identite des formes et du style, sont remarquables dans
+presque tous ces ouvrages. On retrouve sans cesse dans ses lettres des
+pensees qui rappellent sa philosophie ou sa theologie, et chose plus
+interessante encore, les lettres d'Heloise sont semees de maximes
+empruntees aux theories du maitre de son esprit et de son coeur.
+
+Tout annonce que le temps qui separa le jour ou Abelard quitta la
+Bretagne de l'annee 1140 fut pour lui anime et rempli par une grande
+activite intellectuelle et litteraire. Cependant cette periode est dans
+sa vie une lacune assez obscure. On sait seulement qu'il reprit une
+derniere fois son enseignement public, et telle etait sa vocation
+eminente pour cet emploi difficile de l'intelligence que vers 1136,
+c'est-a-dire a l'age de cinquante-sept ans, il retrouvait la vogue de
+sa jeunesse. C'etait a Paris, sur la montagne Sainte-Genevieve, un
+des premiers theatres de ses succes, qu'il avait rouvert ecole de
+dialectique, et nous apprenons d'un de ses auditeurs.
+
+[Note 209: Nous ne faisons ici que les nommer. Les deux derniers
+livres de cet ouvrage sont destines a les faire connaitre.]
+
+"J'etais tout jeune," dit Jean de Salisbury, "lorsque je vins dans les
+Gaules pour y faire mes etudes. C'etait l'annee qui suivit celle ou le
+roi des Anglais, Henri, Lion de Justice, quitta les choses humaines
+(1135). Je me rendis aupres du peripateticien Palatin qui alors
+presidait sur la montagne Sainte-Genevieve, docteur illustre, admirable
+a tous. La, a ses pieds, je recus les premiers elements de l'art
+dialectique, et suivant la mesure de mon faible entendement, je
+recueillis avec toute l'avidite de mon ame tout ce qui sortait de sa
+bouche. Puis, apres son depart qui me parut trop prompt, je m'attachai
+au maitre Alberic, qui excellait parmi les autres comme le dialecticien
+le plus repute, et qui etait effectivement l'adversaire le plus
+energique de la secte des nominaux[210]."
+
+[Note 210: Johan. Saresb. _Metalog._, l. II, c. X, et _Rec. des
+Hist_., t. XIV, p. 304--Jean le Petit, de Salisbury, ne, dit-on, on
+1110, mais probablement plus tard, quitta l'Angleterre pour venir
+etudier en France. Il y suivit les maitres les plus celebres, Abelard,
+Alberic, Robert de Melun, Guillaume de Conches, Adam du Petit-Pont,
+Gilbert dela Porree, etc., et il nous a laisse de precieux details sur
+les ecoles de son temps. Il retourna en Angleterre en 1161, remplit
+de nombreuses missions en Italie, fut appele en 1170 a l'eveche de
+Chartres, et mourut le 25 octobre 1180. (_Hist. litt_., t. XIV, p. 89.)]
+
+Ainsi peu de temps apres ce dernier enseignement, et pour une cause
+inconnue, Abelard suspendit ses lecons; mais en reformant son ecole, il
+avait ravive son influence et sa renommee. Aussitot devait se redresser
+contre lui la vigilance hostile qu'il avait constamment rencontree.
+L'eclat de ses lecons devait accroitre encore la curiosite qui
+s'attachait a ses ecrits theologiques; et suivant d'assez bonnes
+autorites, ce fut le moment ou apres les avoir acheves, il leur donna
+le plus de publicite, quoique plusieurs aient ete toujours tenus
+secrets[211].
+
+[Note 211: Cette propagation rapide et etendue de ses ouvrages est
+attestee par Guillaume de Saint-Thierry et par saint Bernard dans les
+lettres qui seront plus bas analysees. Le premier dit aussi que le "_Sic
+et Non_ et le _Scito te ipsum_ fuyaient la lumiere et ne se trouvaient
+pas aisement." Il est a croire que plusieurs de ces ouvrages, surtout
+ceux qui avaient ete condamnes, furent longtemps lus en secret, quoique
+assez repandus: "Libri ejusdem magistri diu in abscondito servati sunt
+ab ejus discipulis." (Alberic. Triumf. _Chronic., Rec. des Hist_., t.
+XII, p. 700.--_Histoire litteraire_, t. XII, p. 97.)]
+
+Bientot vingt ans allaient s'etre ecoules depuis que le concile de
+Soissons avait prononce, et peut-etre etait-il oublie. Du moins faut-il
+qu'Abelard le crut ainsi, ou que, ranime par un retour d'empire et de
+popularite, il fut redevenu confiant dans sa fortune, et moins inquiet
+de l'habilete et de la force de ses ennemis, puisqu'il recommencait a
+livrer au public les memes doctrines qui l'avaient fait condamner une
+fois. Peut-etre comptait-il sur l'autorite de son age, sur celle de ses
+amis, sur la disparition de ses anciens rivaux, sur sa reconciliation
+ou plutot sur ses relations convenables avec saint Bernard. Il se
+manifestait d'ailleurs en ce moment un vif mouvement intellectuel et
+comme un effort general de la liberte de penser.
+
+Abelard devait s'associer a ce mouvement qui venait en partie de lui,
+et il semblait le guider. Quoique plus retenu que ses eleves ou ses
+imitateurs, des qu'il paraissait, il etait aussitot le premier dans les
+craintes et dans les aversions du parti de la vieille autorite. Il ne
+pouvait retrouver la renommee sans reveiller la haine et encourir le
+malheur.
+
+On aime aujourd'hui a tout rapporter a des causes generales, et
+l'histoire n'a plus d'evenement qui ne soit presente comme le symptome
+ou le resultat de l'etat des esprits au moment ou il s'est produit.
+Cette maniere de juger les choses humaines n'est jamais plus de mise que
+lorsqu'il s'agit de raconter un evenement ou figurent des philosophes et
+des theologiens, des penseurs et des pretres, et qui n'est qu'une lutte
+critique entre deux doctrines. Nous sommes donc bien eloigne de separer
+Abelard et sa querelle avec saint Bernard de l'etat general du monde
+spirituel a leur epoque. Ce conflit celebre est un drame qui devait se
+reproduire plus d'une fois sous d'autres formes, avec d'autres noms, en
+d'autres temps, parce que chacun des deux athletes representait l'un
+des deux esprits qui ne sauraient perir dans les societes modernes. Le
+combat de l'autorite et de l'examen n'a pas commence d'hier, et quoique
+la victoire ait decidement change de cote, il n'est pas pret a finir.
+
+"Ce qu'Abelard a enseigne de plus nouveau pour son temps," dit un
+ingenieux ecrivain, "c'est la liberte, le droit de consulter et de
+n'ecouter que la raison; et ce droit, il l'a etabli par ses exemples
+encore plus que par ses lecons. Novateur presque involontaire, il a des
+methodes plus hardies que ses doctrines, et des principes dont la portee
+depasse de beaucoup les consequences ou il arrive. Aussi ne faut-il pas
+chercher son influence dans les verites qu'il a etablies, mais dans
+l'elan qu'il a donne. Il n'a attache son nom a aucune de ces idees
+puissantes qui agissent a travers les siecles; mais il a mis dans les
+esprits cette impulsion qui se perpetue de generation en generation.
+C'est tout ce que demandait, tout ce que comportait son siecle[212]."
+
+[Note 212: Mme Guizot, _Essai sur la vie et les ecrits d'Abel. et
+d'Hel_., p. 343.]
+
+On a donc eu raison d'eclaircir et de completer le recit qui nous reste
+a faire par des considerations generales sur ce reveil de l'esprit
+humain au XIIe siecle, sur cette seconde des trois renaissances qu'on
+peut apercevoir dans le cours de l'histoire du moyen age[213]. Un des
+historiens de saint Bernard, Neander, a caracterise d'une maniere bien
+interessante le mouvement des esprits et des opinions aux approches du
+concile de Sens[214]. Mais la biographie, sans s'interdire l'observation
+des faits generaux, se nourrit surtout de faits precis et individuels.
+Ces faits ont aussi leur influence, car c'est aussi une loi generale de
+l'histoire de l'humanite que les causes particulieres produisent leurs
+effets, et que le petit concourt au grand, comme le grand aboutit
+tres-souvent au petit. Recueillons donc encore quelques details qui
+acheveront de caracteriser Abelard et sa situation.
+
+[Note 213: _Histoire litteraire de la France_, par M. Ampere, t.
+III, l. III, c. II, p. 32.]
+
+[Note 214: _Histoire de saint Bernard et de son siecle_, par A.
+Neander, traduit de l'Allemand par M. Vial, l. II, p. 110 et suiv.
+Voyez aussi le c. XVII de _l'Histoire de saint Bernard_, par M. l'abbe
+Ratisbonne, t. II, p. 1 et suiv.]
+
+L'esprit de ses doctrines, ou, comme on dirait aujourd'hui, leur
+tendance, n'etait pas la seule cause, de l'animadversion de l'Eglise
+contre lui. Son caractere personnel avait certainement beaucoup aggrave
+l'effet de ses opinions, et notre recit l'a du prouver. Ce qu'il
+lui fallut souffrir a differentes epoques l'avait irrite contre ses
+superieurs ecclesiastiques, et, sans concevoir la pensee de faire
+schisme dans l'Eglise, il s'etait livre plus d'une fois a de
+vives attaques contre plusieurs des autorites ou des corps qui la
+constituaient. Nous l'avons vu se plaindre de l'eveque de Paris et de
+ses chanoines, de l'abbe de Saint-Denis et de ses religieux; savant,
+difficile et chagrin, il ne contenait pas l'expression blessante de son
+mepris pour l'ignorance, de son ressentiment contre l'injustice, de sa
+severite envers le desordre, et ce chanoine si peu sage, ce moine si
+peu cloitre, ce pretre si independant de toute regle, s'etait erige en
+censeur amer et vehement du clerge. Dans plusieurs de ses ouvrages,
+il eclate contre les moines, et non pas seulement contre ceux de
+Saint-Denis ou de Saint-Gildas. L'ignorance ou les vices des couvents
+en general sont l'objet de ses invectives[215]. Si une fois il parait
+defendre les moines, c'est pour leur immoler les chanoines reguliers, et
+sans doute pour attaquer indirectement, soit l'abbaye de Saint-Victor ou
+respirait un esprit oppose au sien, soit plutot saint Norbert qui avait,
+a la reforme et a la propagation de la constitution canonicale de la
+vie religieuse, attache ses soins et sa gloire[216]. Les eveques ne
+s'etaient point soustraits a sa temeraire critique. En leur reprochant
+positivement de ne point savoir les lois et les regles de l'Eglise, il
+essayait, dans un de ses plus graves ecrits, de limiter dans leurs mains
+ce qu'on appelle le pouvoir des clefs, et, en denoncant la cupidite d'un
+grand nombre, il avait devance la reformation par ses attaques contre le
+trafic des indulgences[217]. Nous ne connaissons pas de satire plus vive
+contre le clerge que le plus important de ses sermons, celui pour
+la fete de saint Jean-Baptiste. C'est la qu'il a l'audace d'accuser
+formellement saint Norbert d'avoir essaye de frauduleux miracles, et
+travaille, de connivence avec Farsit, _son coapotre_, a ressusciter un
+mort. Il denonce avec un ton de derision qui semble en avance de six
+siecles les recettes cachees, les remedes et les ruses dont se servent
+les nouveaux saints pour conjurer les maux de pretendus infirmes, et
+raconte jusqu'a un complot que Norbert aurait forme avec une mendiante
+pour tromper la credulite des fideles[218]. Qu'on s'etonne ensuite
+qu'il y eut contre lui dans le clerge des haines bien plus vives que ne
+semblait le meriter la hardiesse moderee et chretiennement respectueuse
+de ses nouveautes dogmatiques.
+
+[Note 215: _Ab. Op_., ep. VIII, p. 193 et 195. Pars. II de S.
+Susanna sermo XVIII, p. 935. De S. Joanne Bapt. sermo XXXI, p. 953, 958,
+etc.--_Theolog. Christ_., l. II. p. 1215, 1235, 1240.]
+
+[Note 216: _Ab. Op_., pars. II, ep. III, p. 228.]
+
+[Note 217: _Ethic. seu Scito te ipsum_, c. XVIII, XXV et XXVI.]
+
+[Note 218: _Ab. Op._, de S. Joan B. serm. XXXI, p. 867.--Les
+miracles de saint Norbert remplissent sa biographie. Cependant le plus
+ancien recit ne parle point de morts ressuscites; l'auteur, comme le
+remarquent les panegyristes plus modernes, n'ayant voulu, a cause de
+l'endurcissement de certains infideles, raconter que des faits connus et
+avoues de tous. Le jesuite Daniel Papebroke parait le regretter dans
+ses notes de la Vie des Saints; d'autres plus hardis ont conclu d'une
+peinture qu'on voyait dans une eglise de Nancy que Norbert avait
+ressuscite trois hommes, et le premontre Hugo qui a ecrit sa vie en 1704
+n'hesite pas a raconter ce miracle qui aurait precede de tres-peu la
+mort meme du saint. Est-ce de ce miracle qu'Abelard s'est moque et qu'il
+dit: "Mirati fuimus et risimus?" Quant a ce Farsit, qu'il associe a
+Norbert et que Papebroke prend pour: "Fursitus, convitium potius
+quam nomen," ce doit etre Hugues Farsit (Hue li Farsis), chanoine de
+Saint-Jean-des-Vignes a Soissons, lequel suivait les miracles qui de
+1128 a 1132 s'operaient dans l'eglise de Notre-Dame de cette ville. Il a
+ecrit de grandes louanges de saint Norbert, et pretend avoir assiste
+a soixante-quinze miracles dont se moque Racine le fils. (_Biblioth.
+praemonstr. ordin. S. Norb. vit._, p. 365.--_Acta sanctor. Junii_, t. I,
+p. 816 et 861.--_Vie de saint Norbert_, par Hugo, l. IV, p. 834.--_Hist.
+litt._, t. XI, p. 620, et t. XII, p. 115, 294 et 711.--_Mem. de l'Acad.
+des inscript._, t. XVIII, p. 847.)]
+
+Quant a saint Bernard, Abelard semble l'avoir plus menage; et, si ce
+n'est dans une ligne de l'histoire de ses malheurs ou il l'attaque sans
+le nommer[219], il parait etre reste, a son egard, dans les termes d'une
+prudence politique, imitee par son rival que distrayaient d'ailleurs
+tant d'autres soins, et qui etait dans la religion un homme d'Etat
+encore plus qu'un docteur. Cependant il faut raconter une anecdote deja
+indiquee qui peut servir a bien faire juger de leurs relations.
+
+[Note 219: _Ab. Op._, ep. I, p. 31, et ep, II, p. 42.]
+
+Un jour, l'abbe de Clairvaux visita le Paraclet, et y fut recu avec de
+grands honneurs. Ayant assiste a vepres, comme a la fin de l'office,
+suivant une regle de l'ordre de Saint-Benoit, on recitait l'Oraison
+dominicale, il remarqua avec surprise qu'on y faisait une variante,
+non adoptee generalement par l'Eglise. Au lieu de dire: _Donnez-nous
+aujourd'hui notre pain quotidien_, conformement au texte de saint Luc,
+on disait: _Notre pain supersubstantiel_, selon le texte de saint
+Mathieu. Bernard en fit l'observation a l'abbesse, et comme elle lui dit
+que le maitre Pierre l'avait prescrit ainsi, il parut ne pas approuver
+cette singularite[220]. Etant venu au couvent quelques jours apres,
+Abelard fut instruit de ce qui s'etait passe, et il ecrivit a l'abbe
+de Clairvaux une lettre ou il lui dit d'abord, un peu ironiquement
+peut-etre, qu'on l'a ecoute au Paraclet, non comme un homme, mais comme
+un ange, et que pour lui, il serait plus fache de lui deplaire qu'a
+personne; puis, il explique que la version de saint Mathieu lui a paru
+preferable a celle de saint Luc, parce que le premier avait appris le
+_Pater_ de la bouche de Jesus-Christ, tandis que le second ne pouvait le
+tenir que de saint Paul, qui lui-meme n'avait pas entendu le Sauveur.
+Enfin, apres quelque discussion, il declare ne pas beaucoup tenir a ces
+diversites de breviaire qui sont naturelles et sans danger, et cette
+lettre commencee si respectueusement pour saint Bernard, il la termine
+par quelques critiques d'un ton vif et moqueur contre la maniere
+particuliere dont certains offices etaient dits a Clairvaux[221]. On ne
+voit point que saint Bernard ait rien repondu. Il parait seulement que
+par la suite, mais longtemps apres Abelard, Heloise et saint Bernard,
+les religieuses du Paraclet comme les religieux de Citeaux, ont change
+les singularites de leur liturgie.
+
+[Note 220: Cette difference existe dans la Vulgate qui traduit
+par _supersubstantialem panem_ dans saint Mathieu, et par _panem
+quotidianum_ dans saint Luc, les mots [Grec: arton epiouson] commune a
+l'un et a l'autre dans le texte grec. Quoique le mot de _pain quotidien_
+ait prevalu, on ne voit pas comment il peut traduire exactement
+l'adjectif grec qui signifie beaucoup plutot _substantiel_
+que _quotidien_. (Voy. _Thes. ling. graec_.) L'epithete de
+_supersubstantiel_ est rendue dans la Bible de Vence par ces mots:
+_Notre pain qui est au-dessus de toute substance_. Au reste, les
+variations sont nombreuses tant sur la lettre que sur le sens de ce
+passage de la priere la plus familiere aux chretiens. (Math., VI,
+0.--Luc., XI, 3.--_Biblia maxim_., t. XVII, p. 62.--Nicole, _Pater_, c.
+VI.)]
+
+[Note 221: _Ab. Op_., pars II, ep. V, P. Abael. ad Bern. claraev.
+abb., p. 244, et Serm. XIII, p. 858.]
+
+Telles etaient, a les considerer dans leur detail, les relations
+d'Abelard avec diverses parties du clerge. Jugez donc si le jour ou il
+exciterait de nouveau les ombrages de l'orthodoxie, il pouvait esperer
+indulgence ou justice. Or cette hypothese devait tot ou tard se
+realiser. La foi absolue qu'il avait dans son propre sens, la certitude
+naive qu'il professait d'etre le plus savant des hommes, lui avaient
+dicte assez de maximes independantes et d'imprudentes publications pour
+que la matiere ne manquat point aux accusations de ses ennemis: il ne
+leur manqua longtemps que l'occasion et le courage.
+
+Nous ne retrouverons plus ici Norbert qui etait mort en 1134, ni Alberic
+de Reims qui, devenu archeveque de Bourges depuis six ans, parait avoir
+enfin mis un terme a l'activite de sa haine contre un ancien rival. Mais
+noua trouverons saint Bernard, et nous le verrons entoure d'auxiliaires
+nouveaux.
+
+Ainsi qu'il arrive toujours, on s'en prit d'abord aux disciples
+d'Abelard. Ils etaient presomptueux et insolents; on les accusa
+d'exagerer la doctrine de leur maitre; puis, on les soupconna de la
+reveler, et on lui en demanda compte. Nous avons encore une lettre de
+Gautier de Mortagne, professeur assez renomme de theologie, qui avait
+enseigne sur la montagne Sainte-Genevieve et a Reims, et qui devint plus
+tard eveque de Laon[222]. Dans cette lettre, dont la date est inconnue,
+il se plaint au maitre de l'outrecuidance de ses eleves; il ne peut
+croire qu'ils disent vrai en pretendant que leur professeur donne
+la pleine intelligence de la nature de Dieu, et ramene a une clarte
+parfaite le dogme de la Trinite. Il remarque cependant que
+quelques passages des lecons d'Abelard paraissent se preter a ces
+interpretations; mais en rendant hommage a sa science et a sa modestie,
+il le prie de lui ecrire positivement son avis sur quelques points
+delicats de theologie; car il n'est pas bien assure de sa pensee,
+quoiqu'il ait recemment confere avec lui; il lui demande de lui dire
+nettement s'il croit avoir de Dieu une connaissance parfaite, et quand
+il saura sur cet article et quelques autres a quoi s'en tenir, il lui
+promet de repondre et de discuter, s'il y a lieu. Cette lettre mesuree
+et encore bienveillante est un modele du ton que la controverse aurait
+du toujours conserver; mais cet exemple ne fut guere imite.
+
+[Note 222: C'est ce Gautier de Mortagne ou de Laon, designe quelquefois
+sous le nom de Gautier de Mauritanie. On a de lui quelques lettres qui
+sont de petits traites de theologie. Celle qui est adressee a Abelard
+pourrait etre d'une date anterieure a l'epoque que nous racontons, si
+la suscription _Magistro Petro monacho_ doit etre prise a la lettre.
+(D'Achery, _Spicilegium_ (1723), t. III, p. 524.--_Hist. litt_., t.
+XIII, p. 511.)]
+
+Un chanoine de Saint-Leon de Toul, Hugues Metel, eleve d'Anselme de
+Laon, fabricateur habile de phrases et de vers, ou plutot d'antitheses
+et d'acrostiches, bel esprit orthodoxe qui semble avoir fait metier,
+presque comme Balzac ou Voiture, d'adresser des lettres en style
+recherche aux grands personnages de son temps, ecrivit au pape Innocent
+II, et au philosophe Abelard[223].
+
+[Note 223: C'est le meme qui avait ecrit a Heloise, on ne sait a
+quelle epoque, deux lettres deja citees qui ne sont que des compliments
+litteraires. (Hugo, _Sacrae antiquit. mon_., t. II, p. 312.--_Hist.
+litt_., t. XII, p. 493.)]
+
+En parlant a ce dernier, _maitre accompli dans le trivium et le
+quadrivium_, Hugues Metel, qui s'intitule quelque part le _secretaire
+d'Aristote_[224], lui declare que, sur la foi de la renommee, il execre
+les heresies qu'on lui attribue, et qu'il abhorre leur auteur avec
+elles. Si toutefois ce qu'on dit de lui est la verite, _c'est erreur et
+horreur_, l'Ecriture sainte a ete profanee. Quelle presomption en effet!
+Un chetif mortel vouloir s'elever a l'explication de l'incomprehensible
+Trinite! Est-il donc plus insense qu'Empedocle? est-il donc enivre
+de vaines nouveautes? Oublie-t-il qu'on ne connait Dieu qu'en
+l'ignorant[225]? "Tout ce que je sais de lui, c'est que je ne le sais
+pas. Non que je veuille," ajoute notre ecrivain, "attaquer ta sagesse
+et ta gloire; ce serait vouloir obscurcir le soleil.... Tu as tant de
+prudence, tant d'eloquence, tant d'elegance de moeurs.... Mais peut-etre
+ce sont des paroles qui auront ete jetees au vent, on n'en aura pas bien
+saisi le sens.... Reviens a toi, docte maitre, reviens.... Sur la porte
+de ton ame, garde ecrit le _Connais-toi toi-meme_; car c'est une parole
+descendue du ciel. Souviens-toi que tu es un homme et non pas un ange;
+en cherchant a te connaitre, tu ne sors pas de toi-meme, tu ne te
+depasses pas.[226]"
+
+[Note 224: "_Aristotelis secretarius_." (_Id. ibid._, ep. XII, p.
+313.)]
+
+[Note 225: "Cum fama loquor.... haereses tuo nomini dedicatas....
+execror.... et te ipsum cum ipsis abominor.... Scripturam sacram
+devirginasti.... errore et horrore erras et horres, si haeresibus
+haeres, si tamen verum est quod de te dictum est.... insanior es
+Empedocle.... Inebriatus es novitatibus vanis.... Deus nesciendo scitur;
+unum hoc de Deo scio quod eum nescio." (_Id. ibid_., ep. V, p. 332.)]
+
+[Note 226: "Prudentia tua tanta, facundia tua tanta, elegantia morum
+tanta tua!... In superliminari animae tuae _Gnotum canton_ (sic, pro
+_Gnoti seauton_) scriptum habeto. Descendit quippe de coelo _scito te
+ipsum_; "memineris, etc." (_Id. ibid._)]
+
+Dans ces conseils, meles d'ironie et d'adulation, s'apercoivent encore
+l'admiration, la deference, l'embarras que temoignaient presque tous les
+contemporains d'Abelard en s'adressant a lui: mais, delivre de cette
+contrainte, _Hugues_ s'epanche avec plus d'amertume, quand il parle au
+souverain pontife. Il lui denonce ouvertement un nouvel ennemi; il voit
+naitre et il lui predit la querelle qui va s'elever entre saint Bernard,
+cet homme vraiment et entierement catholique, israelite de pere et
+de mere, spirituellement et litteralement, et Abelard, ce fils d'un
+Egyptien et d'une Juive, fidele au sens litteral par sa mere, infidele
+au sens spirituel par son pere. Ce Pierre, non pas Barjone, mais
+_Aboilard_, aboie en effet contre le ciel[227]. C'est une hydre
+nouvelle, un nouveau Phaeton, un autre Promethee, un Antee a la force
+d'un geant. C'est le vase d'Ezechiel qui bout allume par l'aquilon.
+Ainsi la France est frappee des plus cruelles plaies de l'Egypte; car
+elle est ravagee par des grenouilles parlantes. C'est au saint-pere
+d'y porter remede, c'est a lui d'_allumer le cautere gui guerira ces
+consciences cauterisees_. Qu'il se presse, s'il ne veut pas que tous les
+pecheurs de la terre tombent dans les rets de cet homme[228].
+
+[Note 227: "Petrus iste non Barjona, sed Aboilar, quod equidem esset
+tolerabile si tamen latraret in arte.... latratus dat in excelsum." Jeu
+de mots sur le nom d'_Aboilar_ et le rapport du son avec le mot qui des
+lors representait le mot _aboyer_. (_Id_, cp. IV, p. 330.)]
+
+[Note 228: "Altera olla Ezechielis bulliens succcensa ab
+aquilone.... Inflammandum est cauterium ad cauteriatas conscientias
+medendas.... Velociter, inquam, ne cadant in retiaculo praefati hominis
+peccatores terrae." (_Id. ibid._)]
+
+Il n'y a rien de bien serieux dans ces compositions etudiees d'un
+rheteur clerical qui, sans mission, se mele d'une haute controverse, et
+la saisit comme une occasion de faire briller son orthodoxie, son esprit
+et son style. Nous allons entendre un langage plus grave et plus vrai.
+
+Il y avait alors dans l'Eglise un moine de Citeaux, de l'abbaye de Signy
+au diocese de Reims, nomme Guillaume, et qui, avant de s'ensevelir
+dans l'obscurite d'une cellule, avait ete dans la meme contree abbe
+benedictin du couvent de Saint-Thierry, dont il conservait le surnom. Il
+jouissait d'une grande reputation de piete[229], ecrivait avec talent
+sur les matieres spirituelles, unissait assez habilement la dialectique
+et la mysticite; et surtout il etait vivement aime de saint Bernard, qui
+le consultait souvent sur ses ouvrages.
+
+[Note 229: Bertrand Tissier, qui a recueilli ses ouvrages, le
+qualifie de _Beatus_. Nous ne voyons nulle part ailleurs son nom precede
+de ce titre. Ce doit etre un saint de Citeaux. (_Bibliothec. Patr.
+cisterc._, t. IV.--_Hist. litt_., t. XII, p. 312.)]
+
+Dans le temps que ce Guillaume de Saint-Thierry s'occupait d'un
+commentaire sur le _Cantique des Cantiques_, livre qui etait alors en
+possession d'exciter la sagacite feconde des interpretes, le hasard fit
+tomber sous ses yeux un recueil intitule: _Theologie de Pierre Abelard_.
+Le titre excita sa curiosite; le recueil contenait deux petits ouvrages,
+a peu pres les memes pour le fond, mais l'un plus etendu et plus
+developpe que l'autre. C'etait l'_Introduction a la Theologie_, et,
+je crois, la _Theologie chretienne_. Cette lecture emut le religieux;
+abandonnant aussitot son travail, car c'etait une oeuvre des temps de
+loisir et qui lui paraissait peu convenable quand il croyait voir le
+domaine de la foi envahi a main armee[230], il nota tous les passages
+qui le troublaient, et ses motifs pour en etre trouble. Il y reconnut
+des pensees et des expressions nouvelles, inouies, touchant les matieres
+de la foi. Le dogme de la Trinite, la personne du Mediateur, le
+Saint-Esprit, la Grace, le sacrement de la Redemption, lui parurent
+compromis par les temerites d'un homme qui portait dans l'Eglise
+l'esprit qu'il avait montre dans l'ecole. Saisi d'inquietude et
+d'indignation, Guillaume de Saint-Thierry hesita sur ce qu'il devait
+faire. Il trouvait le scandale manifeste, le peril grave et imminent.
+L'Eglise n'avait plus, a son avis, dans le monde et dans l'ecole, de
+docteurs celebres et vigilants, capables de soutenir avec eclat la
+saine croyance, de representer le veritable esprit de la religion. Il
+appartenait a un parti ou l'on estimait que, depuis la mort de Guillaume
+de Champeaux et d'Anselme de Laon, _le feu de la parole de Dieu s'etait
+eteint sur la terre_[231]. Ceux qui pouvaient le rallumer restaient
+comme ensevelis dans les soins de l'episcopat, les meditations du
+cloitre, ou le gouvernement des affaires temporelles de l'Eglise.
+Il s'alarmait de leur silence, et, d'un autre cote, il avait aime
+Abelard[232]; il eprouvait apparemment ce melange de gout et de crainte
+que ressentaient pour lui tant d'hommes eminents de ce siecle; il
+balancait a l'attaquer, craignant de passer pour trop vif ou pour trop
+defiant. Cependant l'interet de la foi l'emporta dans son ame, et
+dominant toute autre consideration, au risque de s'engager dans une
+affaire difficile, il resolut de provoquer directement, dut-il leur
+deplaire, ceux dont le silence lui semblait une calamite pour l'Eglise.
+Il ecrivit une lettre commune a l'abbe de Clairvaux, et a Geoffroi,
+l'eveque de Chartres.
+
+[Note 230: C'est lui qui s'exprime ainsi dans une Epitre aux
+chartreux du Mont-Dieu, qui precede son traite de la Vie solitaire, et
+ou il enumere tous ses ouvrages. Il dit meme qu'il a interrompu son
+exposition du Cantique des Cantiques aux versets 3 et 4 du chap. III.
+La, en effet, se termine cette exposition qui est inseree dans la
+Bibliotheque des Peres de Citeaux. (_Lib. de vit. solit._, praefat., t.
+IV, p. 1.)]
+
+[Note 231: "Mortuo Anselmo laudunensi et Guillelmo catalaunensi,
+ignis verbi Dei in terra defecit." (Hug. Melel., ep. IV ad Innocent., p.
+330.)]
+
+[Note 232: "Dilexi et ego eum." (S. Bern., _Op._, ep. CCCXVI,
+Guillelm. abbat. ad. Gaufrid. et Bernard.--_Biblioth. Patr. cisterc._,
+t. IV, p. 112.)]
+
+Dans cette lettre que le temps a respectee, Guillaume, tout en leur
+demandant presque pardon de les troubler, gourmande respectueusement
+leur quietude, et decrit, dans un langage anime, et le danger pressant
+qui le force a parler, et les poignantes inquietudes qu'il eprouve. La
+foi des apotres et des martyrs est menacee, et nul ne resiste, nul ne
+parle. Il souffre, il se consume, il frissonne, et cependant Pierre
+Abelard recommence a dire, a ecrire ses nouveautes; ses doctrines
+courent le royaume et les provinces; ses livres passent les mers; chose
+plus grave, ils ont franchi les Alpes, et l'on dit qu'ils ont obtenu de
+l'autorite en cour de Rome. Ainsi le mal se propage, et bientot envahira
+tout, si Bernard et Geoffroi n'y mettent un terme. "Je ne savais en qui
+me refugier. Je vous ai choisis entre tous, je me suis tourne vers vous,
+et je vous appelle a la defense de Dieu et de toute l'Eglise latine.
+Car il vous craint, cet homme, et vous redoute. Fermer les yeux, qui
+craindra-t-il? Et apres ce qu'il a deja dit, que dira-t-il, lorsqu'il
+ne craindra personne? Ils sont morts, presque tous les maitres de la
+doctrine ecclesiastique, et voila qu'un ennemi domestique fait irruption
+dans la republique deserte de l'Eglise, et s'y conquiert une exclusive
+domination. Il traite l'Ecriture sainte comme il traitait la
+dialectique; ce ne sont qu'inventions a lui personnelles, que nouveautes
+annuelles. C'est le censeur et non le disciple de la foi, le correcteur
+et non l'imitateur de nos maitres."
+
+A l'appui de cette denonciation, il releve dans les deux ouvrages
+d'Abelard treize articles condamnables, et il indique les noms d'autres
+livres qu'il ne connait pas et qu'on tient caches: c'est le _Oui et le
+Non_, c'est le _Connais-toi toi-meme_, dont les titres, qu'il
+trouve monstrueux, lui paraissent annoncer dans le texte d'autres
+monstruosites. Cette lettre servait de preface a une dissertation en
+forme qui l'accompagnait, ou qui du moins la suivit de fort pres. La,
+Guillaume discute en detail et combat avec beaucoup de soin les treize
+erreurs capitales dont il accuse Abelard, et sa refutation, composee
+d'autant de chapitres qu'il trouve d'erreurs a refuter, n'est
+certainement pas d'un esprit vulgaire. Inferieure pour le mouvement et
+la puissance a celle que saint Bernard adressa plus tard au pape, ecrite
+d'un style moins colore et moins brillant, elle atteste un esprit plus
+subtil, plus propre a penetrer dans le fond des questions de dialectique
+et meme de metaphysique. Sa pensee generale est celle d'une foi
+implicite et absolue, qui affirme et n'explique pas; l'esprit humain,
+quand il s'agit de Dieu et des conditions de la nature divine, ne
+pouvant aller legitimement et surement au dela de la conception et de
+l'affirmation de l'existence.
+
+Guillaume de Saint-Thierry ne se trompait pas, s'il soupconnait d'un peu
+de froideur les deux dignitaires de l'Eglise qu'il interpellait. Ils
+s'etaient accoutumes a temoigner leur zele en de plus graves affaires
+que des controverses d'ecole, et tous deux venaient de jouer le role le
+plus actif dans les luttes provoquees par le schisme des deux papes.
+Dans sa querelle contre Pierre de Leon ou Anaclet II, Innocent II avait
+trouve en Geoffroi et en Bernard les plus utiles et les plus zeles
+defenseurs. L'un portait encore le titre de legat du saint-siege dans
+les Gaules, et il n'y avait guere plus d'un an que l'autre etait revenu
+de Rome, ou apres la mort d'Anaclet il avait conduit son successeur
+repentant aux pieds du souverain pontife, et retabli l'unite de
+l'Eglise.
+
+On ignore comment l'eveque de Chartres repondit a Guillaume de
+Saint-Thierry; quant a saint Bernard, il accueillit la denonciation avec
+une politesse fort laconique. C'etait au mois de mars, pendant le careme
+de 1139, ou, suivant quelques-uns, de 1140[233].
+
+[Note 233: On peut admettre en effet que ceci ne se passa qu'en
+1140, annee de la reunion du concile. Dans ce cas, la conference de
+saint Bernard et de Guillaume, puis celle de saint Bernard et d'Abelard,
+leur demi-rapprochement, leurs plaintes mutuelles, leur rupture, l'appel
+au concile, la retraite de saint Bernard, puis sa rentree dans la
+querelle, la session du synode et son jugement, tout se serait passe
+dans le court espace de cinquante a soixante jours, de la fin du careme
+a l'octave de la Pentecote, et l'accusation dirigee contre Abelard
+d'avoir a un certain moment pretendu emporter l'affaire en la brusquant,
+n'en serait que mieux justifiee. (Voyez plus bas p. 201.)]
+
+Dans une lettre des plus courtes, il approuve l'emotion du religieux,
+loue son traite, bien qu'il n'ait pu le lire encore avec assez
+d'attention, le croit propre a detruire des dogmes odieux, et, pour le
+reste, il se rejette sur les devoirs du saint temps ou il ecrit pour
+ajourner toute explication. L'oraison reclame a cette heure tous ses
+instants, et ce n'est qu'apres Paques qu'il pourra se rencontrer avec
+Guillaume et conferer avec lui. En attendant, il le prie de _prendre
+sa patience en patience_, il a jusqu'ici a peu pres ignore toutes ces
+choses, et il termine en lui rappelant que Dieu est puissant et en se
+recommandant a ses prieres[234].
+
+[Note 234: S. Bern., _Op._, ep. CCCXVII.]
+
+Les defenseurs de saint Bernard ont insiste sur cette preuve de sa
+froideur au debut de toute cette affaire. Ils en concluent qu'on ne
+le saurait accuser d'inimitie ni de passion, et mettent un soin peu
+explicable a le disculper de toute initiative dans une poursuite que
+cependant ils approuvent, et qu'ils le louent d'avoir soutenue plus tard
+avec chaleur et perseverance. En tout genre, les apologies sont souvent
+contradictoires; elles tendent a etablir a la fois que celui qu'elles
+defendent n'a pas fait ce qu'on lui reproche et qu'il a eu raison de
+le faire. Ainsi, selon ses partisans, saint Bernard serait louable de
+n'avoir pas suscite l'affaire qu'il est louable pourtant d'avoir suivie.
+
+Evidemment, tout cela importe peu; et si, comme les documents
+l'attestent, le zele de Guillaume de Saint-Thierry alluma celui de
+l'abbe de Clairvaux, la conduite de ce dernier n'en est ni mieux
+justifiee ni plus condamnable.
+
+Nous avons vu, en 1121, au concile de Soissons, la sage moderation de
+l'eveque de Chartres intervenir avec une grande autorite. Son influence
+n'eut pas ete moindre dans les nouvelles conferences de 1139 ou de 1140.
+Le titre de legat qu'il portait encore et que son humilite changeait
+en celui de _serviteur du saint-siege apostolique_, n'aurait fait
+qu'ajouter a son ascendant. Mais bien qu'il ait participe aux operations
+du concile de Sens[235], il s'efface dans toute cette affaire, et
+d'ailleurs sa position politique dans l'Eglise, sa liaison avec saint
+Bernard, la recente communaute de leur conduite et de leurs efforts en
+tout ce qui touchait les interets de la papaute, devaient le porter
+imperieusement a marcher avec lui. Il est probable qu'il suivit le
+mouvement sans ardeur et sans resistance.
+
+[Note 235: Je ne sais ou Gervaise a pris que Geoffroi etait mort
+cette annee meme, le jour de Paques, et par consequent n'avait pu
+assister au concile (t. II, l. V, p. 86). Il y assiste, il signa les
+lettres synodiques, il etait encore legat en 1144, _sancto sedis
+apostolicae famulus_, et ne mourut que le 29 janvier 1145. (S. Bern.,
+_Op_., ep. CCCXVII.--_Gallia Christ_., t. VIII, p. 1134.--_Hist. litt_.,
+t. XIII, p. 84.)]
+
+Saint Bernard fut donc abandonne a lui-meme. C'etait un esprit plus
+eleve qu'etendu, et dont la sagacite naturelle etait limitee par une
+piete ardente et credule. Il la poussait jusqu'a la devotion minutieuse.
+Comme sa severite envers lui-meme, son zele pour la maison du Seigneur
+ne connaissait pas de bornes; et tandis qu'il domptait son corps et
+humiliait sa vie par les rigueurs les plus miserables, il se livrait
+avec une confiance absolue au sentiment d'une mission personnelle de
+sainte autorite. Sa charite vive et tendre dans le cercle de l'Eglise ou
+de son parti dans l'Eglise, s'unissait a une severite soupconneuse hors
+du monde soumis a son influence, confondue a ses yeux avec le divin
+pouvoir de l'Eglise meme. C'etait un orateur eloquent, un brillant
+ecrivain, un missionnaire courageux, un actif et puissant mediateur
+dans les affaires ou il s'interposait au nom du ciel; mais il manquait
+souvent de mesure et de prudence. Sa raison etait moins forte que son
+caractere, sa foi en lui-meme exaltee par l'exces de ses sacrifices. La
+justesse, la moderation, l'impartialite lui etaient difficiles; il y
+avait de l'aveuglement dans son genie; et a cote des rares qualites qui
+l'ont place si haut dans l'Eglise et dans l'histoire, on reconnait a
+mille traits de sa vie que ce grand homme etait un moine[236].
+
+[Note 236: Voyez Othon de Frisingen, _De Gest. Frid._, l. I, c.
+XVII.--Cf. Brucker, _Hist. crit. philos._, t. III, pars II, l. II, c.
+III, p. 751 et 759.]
+
+Lorsque le jour de Paques fut passe, il donna plus d'attention aux
+avertissements de Guillaume de Saint-Thierry, qui sans doute ne manqua
+pas de lui rappeler la conference promise. La gravite reelle ou
+apparente de quelques-unes des nouveautes d'Abelard, l'independance
+generale de sa doctrine, sa preference pour la methode rationnelle dans
+l'exposition des verites religieuses, et, plus que tout cela, l'immense
+et rapide propagation de ses idees, qui trouvaient tous les esprits
+prets et ardents a les accepter, determinerent saint Bernard a
+intervenir.
+
+Quoique douze ans auparavant Abelard l'eut range au nombre de ses
+ennemis[237], leur dissidence, qui etait dans la nature des choses,
+n'avait pas eu beaucoup d'eclat; rien d'irreparable ne les armait encore
+l'un contre l'autre. L'abbe avait visite le Paraclet; quelques relations
+les avaient rapproches; leur passager dissentiment sur le texte de
+l'Oraison dominicale pouvait bien avoir manifeste ou laisse entre eux un
+fond d'aigreur cachee, mais enfin ils vivaient en paix. Bernard hesitait
+evidemment a rompre, peu curieux d'engager un si rude combat. Il
+voulut d'abord avoir une entrevue avec Abelard, et il lui fit quelques
+observations sur ses doctrines. Cette premiere conference n'ayant rien
+produit, une seconde eut lieu, et cette fois _en presence de deux ou
+trois temoins_, suivant le precepte de l'Evangile[238]. Il l'engagea a
+revoir ses ecrits, a modifier ses assertions, surtout a ralentir les pas
+trop rapides de ses disciples dans la voie qu'il leur avait ouverte.
+La conversation fut assez amicale. Un secretaire de saint Bernard, son
+panegyriste et son biographe, assure meme qu'on s'entendit et que ce
+dernier obtint quelques promesses rassurantes. C'est ce que ne confirme
+point la relation officielle, envoyee au saint-siege par les eveques,
+apres la decision du concile[239]. Il y eut une simple conference
+preliminaire, d'ou chacun se retira avec des esperances, parce que, de
+part et d'autre, on resta en des termes bienveillants. Comme Abelard
+etait eloigne de toute idee de schisme, et que ses propositions les plus
+hasardees comportaient pour la plupart une explication plausible, un
+entretien commence sans le desir de rompre devait conduire a quelque
+espoir de rapprochement entre Bernard et lui. L'un n'etait point presse
+de pousser les choses a l'extreme; il ne cherchait pas un eclat;
+l'autre, toujours place entre la soumission et la revolte, desirait se
+maintenir a l'egard du pouvoir ecclesiastique dans une independance sans
+hostilite; il ne ceda donc pas a son adversaire, mais il ne l'irrita
+pas.
+
+[Note 237: Voyez ci-dessus, p. 116.]
+
+[Note 238: "Si ton frere a peche contre toi, va et reprends-le entre
+toi et lui; s'il t'ecoute, tu auras gagne ton frere. S'il ne t'ecoute
+pas, prends avec toi encore une ou deux personnes, afin que tout soit
+confirme sur la parole de deux ou de trois temoins." (Math., XVIII, 15
+et 16.)]
+
+[Note 239: Geoffroi, ne a Auxerre, moine de Clairvaux, secretaire
+(_notarius_) de saint Bernard, et qui a ecrit sa vie, avait ete quelque
+temps disciple d'Abelard; mais il appartenait tout entier au parti
+oppose lors du concile de Sens. Il affirme qu'Abelard promit de
+s'amender a la volonte de saint Bernard, "ad ipsius arbitrium
+correcturum se promitteret universa." Mais les eveques de France, dans
+leur lettre au pape, parlent de la conference _familiere et amicale_ ou
+Abelard fut averti; et ils ne disent point ce qu'il repondit. S'il eut
+fait une promesse violee plut tard, leur interet etait de le rappeler.
+(Cf. Gaufr., l. III, _De vit. S. Bernardi. Rec. des Hist._, t. XIV, p.
+370, etc.--_Thes. nov. anecd._, t. V, p. 1147.--S. Bern., _Op._, ep.
+CCCXXXVII.--_Ab. Op._; Not., p. 1101.)]
+
+Quand les hommes superieurs se rencontrent, ils essaient ou feignent de
+s'entendre, du moins tant que la guerre n'est pas declaree. Mais une
+fois separes, chacun, rentre dans son camp, y retrouve ses amis, ses
+confidents, ses flatteurs, et se rechauffe au foyer de l'esprit de
+parti. Ce qui inquietait Bernard, c'etait moins encore la nature que le
+succes des doctrines d'Abelard. Il voyait au loin s'etendre l'esprit de
+controverse sur les matieres les plus hautes et les plus sacrees. Dans
+les derniers temps, des heresies graves, notamment sur la Trinite,
+s'etaient produites en divers lieux[240]. Abelard, apres en avoir
+beaucoup refute par ses arguments, en avait suscite d'autres par sa
+methode. Il autorisait les erreurs meme qu'il n'enseignait pas. Partout
+a sa voix se dressait, moins prudent et moins reserve que lui, l'eternel
+ennemi de l'autorite, l'examen. Son exemple avait comme dechaine dans la
+lice la raison individuelle.
+
+[Note 240: C'etait surtout celles de Henry, de Tanquelm ou Tankolin,
+de Pierre de Bruis, peut etre aussi des deux freres bretons, Bernard et
+Thierry dont parle Othon de Frisingen, et dont Gautier de Mortagne
+a refute le second. On suppose que ce sont les deux freres que veut
+designer Abelard dans le tableau qu'il a par deux fois trace des
+heresies contemporaines. (Cf. _Introd. ad Theol._, l. II, p.
+1066.--_Theolog. Christ_., l. IV, p. 1314-1316, et ci-apres, l. III. c.
+II.--_Rec. des Histor._, t. XIV, praef., p. IXX.--_De Gest. Frid._, l.
+I, c. XLVII.--_Spicileg._, t. III.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 378).]
+
+Hors de sa presence, l'abbe de Clairvaux ne se contraignit point pour
+maudire cette reformation anticipee; il ne s'abstint pas d'en rapporter
+l'existence au plus renomme des novateurs; sans peut-etre attaquer
+directement sa personne, il accusait ses principes et son exemple. Il
+arrachait ses livres des mains de ses disciples, et prechait contre
+la contagion de son ecole. Autour du nouvel apotre s'elevait contre
+l'autorite doctrinale d'Abelard une clameur de reprobation et
+d'anatheme. Nous en pouvons juger par le langage des ecrivains partisans
+de saint Bernard. Abelard _dogmatisait perfidement_, disent-ils tous. Il
+fut _negromant et familier du demon_, a ecrit Gerard d'Auvergne[241].
+
+[Note 241: "De fide dogmatizans ferfide.... Nigromanticus et daemoni
+familiaris." (_Thes. anc_. t. V, praef. in fin.) On lisait cela dans une
+chronique manuscrite de Cluni. Les mots _perfide dogmatizans_ ont ete
+repetes ailleurs. (Guill. Nang. _Chron., Rec. des Hist._, t. XX, p.
+731.)]
+
+Non moins puissant et non moins passionne, retentit bientot de l'autre
+cote le cri de l'independance. Abelard lui-meme, irritable et convaincu,
+opposait aux accusations des denegations sinceres, et, ne croyant que se
+defendre, prenait contre ce qu'il appelait la mauvaise foi, l'ignorance
+ou l'envie, une offensive hautaine. Ses disciples toujours nombreux
+renvoyaient l'insulte a la reprobation, et le mepris a l'anatheme. Ils
+avaient pour eux les droits de l'intelligence. Ils pensaient defendre
+contre des prejuges tyranniques la verite eternelle et nouvelle a la
+fois. Abelard pouvait se regarder comme le representant de ce que le
+christianisme renfermait de plus eclaire, comme le docteur, sinon de la
+majorite dans l'Eglise, au moins d'une minorite pleine d'esperance et
+d'avenir. Tous les esprits hardis se groupaient autour de lui. Ceux
+meme qui exageraient ou denaturaient ses opinions, ceux meme qui
+en soutenaient d'autres, ou, comme on dirait aujourd'hui, de plus
+_avancees_, le prenaient pour chef, et voulaient, a leur profit, faire
+triompher en lui la liberte de penser. Un docteur qui avait etudie
+avec lui et sous lui, Gilbert de la Porree, chancelier de l'eglise
+de Chartres et deja celebre par la solidite et le succes de son
+enseignement, avait commence a developper sur l'essence divine, sur
+ses attributs, sur la difference des personnes aux proprietes dans la
+Trinite, ces subtilites ingenieuses, hasardees, dont il devait, huit
+ans apres, etant eveque de Poitiers, venir repondre devant deux
+conciles[242]. Pierre Berenger, zele disciple d'Abelard, deja revetu des
+fonctions de scolastique, et qui devait defendre plus tard son maitre
+dans une courageuse apologie, nourrissait et ne cachait pas contre le
+despotisme ecclesiastique ces sentiments d'opposition dont il a rendu
+l'expression si vive et si piquante[243].
+
+[Note 242: Gilbert de la Porree (_Porretanus_) soutint des opinions
+theologiques qu'on trouve, sous quelques rapports, analogues a celles
+d'Abelard. Il rencontra aussi saint Bernard pour adversaire. Il fut
+traduit devant le consistoire de Paris et au concile de Reims, en 1148.
+(Ott. Frising. _De Gest. Frid_., l.1, c. XLVI, L et seq.--_Hist. litt_.,
+t. XII, p. 486.)]
+
+[Note 243: Pierre Berenger, de Poitiers, scolastique on ne sait de
+quelle eglise, n'est guere connu que par son apologie d'Abelard et
+une invective contre les chartreux. Petrarque, le premier, l'a appele
+_Pictaviensis_ (Poitevin). Dom Brial soupconne qu'il l'a confondu avec
+Pierre de Poitiers, autre disciple d'Abelard, et veut, sans trop de
+fondement, que Berenger soit _Gabalitanus_ ou du Gevaudan. (_Ab. Op_.,
+pars II, ep. XVII, XVIII et XIX; Not., p. 1192.--_Hist. litt_., t. XII,
+p. 264.--_Rec. des Hist_., t. XIV, p. 294.)]
+
+Enfin un homme intrepide, jeune encore, Arnauld de Bresce, qui passe
+egalement pour avoir suivi les lecons d'Abelard, venait de se retirer
+en France, banni de Rome par l'autorite pontificale, pour y avoir
+fougueusement soutenu la reforme spirituelle et temporelle de l'Eglise
+chretienne. Moins preoccupe du dogme que des abus introduits dans la
+constitution du clerge, il preludait, sans le savoir, a l'insurrection
+des Vaudois, des Albigeois, a celle du protestantisme, par des attaques
+ou se melait a la passion de l'independance religieuse un sentiment
+confus de la liberte politique[244]. On dit qu'il se rapprocha
+d'Abelard, et le poussa vivement a la resistance. Rien, a notre
+connaissance, n'atteste cette coalition que le dire de saint Bernard. Il
+appelle Arnauld le lieutenant, ou plutot l'_ecuyer_ d'Abelard[245], et
+met grand soin, dans ses lettres pour Rome, a confondre la cause de l'un
+avec celle de l'autre, et a representer Abelard, tantot comme le guide,
+tantot comme l'instrument de l'ennemi que le pape venait de frapper.
+Esperons pour saint Bernard qu'il a dit vrai.
+
+[Note 244: Arnauld, qu'on croit ne a Bresce, dans les premieres
+annees du XIIe siecle, attaqua avec tant de violence la richesse du
+clerge et le despotisme du gouvernement papal qu'il fut condamne en 1139
+par le concile de Latran. Force de quitter l'Italie, il vint en Suisse,
+et de la apparemment en France. Il repassa les Alpes en 1141, souleva
+Bresce, provoqua dans Rome un mouvement revolutionnaire qui triompha
+dix-ans, et fut brule vif en 1155.]
+
+[Note 245: "Procedit Golias procero corpore, nobili illo suo bellico
+apparatu circumcinctus, antecedente quoque ipsum ejus armigero Arnaldo
+de Brixia. (S. Bern. _Op._, ep. CLXXXIX. Voyez aussi les lettres CXCV et
+CCCXX.)]
+
+Excite ou non par Arnauld de Bresce, Abelard affronta la tempete, et
+traita ses pieux et puissants adversaires comme des coeurs mechants
+et des esprits faibles. Revenant a la confiance presomptueuse de sa
+jeunesse, entraine surtout par ce mouvement general qui ne venait pas
+tout entier de son impulsion, il maintint avec fermete la verite de ses
+principes, provoqua la refutation, accusa ses adversaires de calomnie,
+et parut braver l'Eglise.
+
+Alors eclata la sainte colere de Bernard, et il commenca une guerre
+declaree. Il poursuivit son adversaire, disent ses apologistes,
+_avec son invincible vigueur_[246]. Songeant d'abord a s'assurer
+une necessaire protection, il ecrivit en cour de Rome. La confiance
+d'Abelard de ce cote l'inquietait visiblement, et ce n'est pas sans
+anxiete qu'il invoque d'un ton tour a tour plaintif et indigne la
+sollicitude du pape et des cardinaux. Nous avons ses lettres, toutes
+declamatoires et cependant eloquentes, toutes remplies de recherche et
+de passion, d'art et de violence; la foi est sincere, la haine aveugle,
+l'habilete profonde.
+
+[Note 246: _Histoire de saint Bernard_, par M. l'abbe Ratisbonne, t.
+II, c. XXIX, p. 31.--La plupart des historiens croient que saint
+Bernard ne devint vraiment actif et n'ecrivit en cour de Rome qu'apres
+qu'Abelard eut demande a etre juge au concile de Sens. Cela est
+possible, mais l'ordre que nous avons adopte peut aussi se justifier par
+les textes.]
+
+Dans son premier appel aux cardinaux, ce n'est pas un homme seulement,
+c'est l'esprit humain qu'il denonce. "L'esprit humain, il usurpe tout,
+ne laissant plus rien a la foi. Il touche a ce qui est plus haut,
+fouille ce qui est plus fort que lui; il se jette sur les choses
+divines, il force plutot qu'il n'ouvre les lieux saints.... Lisez, s'il
+vous plait, le livre de Pierre Abelard, qu'il appelle _Theologie_[247]."
+Quant a la lettre que je regarde comme la premiere que saint Bernard
+ait ecrite sur cette affaire au pape, elle est comme trempee des larmes
+qu'il versa dans le sein pontifical; il jette l'epouse desolee aux bras
+de l'ami de l'epoux, et lui rappelle que la Sunamite lui est confiee,
+pendant que l'epoux absent tarde encore. La peste la plus dangereuse,
+une inimitie domestique, a eclate dans le sein de l'Eglise; une nouvelle
+foi se forge en France. Le maitre Pierre et Arnauld, ce fleau dont Rome
+vient de delivrer l'Italie, se sont ligues et conspirent contre le
+Seigneur et son Christ. Ces deux serpents _rapprochent leurs ecailles_.
+Ils corrompent la foi des simples, ils troublent l'ordre des moeurs;
+semblables a celui qui se transfigura en ange de lumiere, ils ont la
+forme de la piete. L'Eglise vient a peine d'echapper a Pierre qui
+usurpait le siege de Simon Pierre, et elle rencontre un autre Pierre qui
+attaque la foi de Simon Pierre. L'un etait le lion rugissant, l'autre
+est le dragon qui guette sa proie dans les tenebres: mais le pape
+ecrasera le lion et le dragon[248]. Le nouveau theologien invente de
+nouveaux dogmes, il les ecrit, afin d'en mieux empoisonner la posterite;
+et, au milieu de ses heresies, il se vante d'avoir ouvert les sources de
+la science aux cardinaux et aux clercs de la cour de Rome. Il dit qu'il
+a mis ses livres dans leurs mains, et il appelle a defendre son erreur
+ceux-la meme qui le doivent juger. "Persecuteur de la foi, comment as-tu
+la pensee, la conscience d'invoquer le defenseur de la foi? De quels
+yeux, de quel front peux-tu contempler l'ami de l'epoux, toi, le
+violateur de l'epouse? Oh! si le soin de mes freres ne me retenait! Oh!
+si mon infirmite corporelle ne m'empechait, de quelle ardeur j'irais
+voir l'ami de l'epoux qui prend la defense de l'epouse en l'absence
+de l'epoux! Moi qui n'ai pu taire les injures de mon Seigneur, je
+supporterais patiemment les injures de l'Eglise! Mais toi, Pere
+bien-aime, n'eloigne pas d'elle ton bras secourable; songe a sa defense,
+ceins ton glaive. Deja l'abondance de l'iniquite refroidit la charite
+d'un grand nombre; deja l'epouse du Christ, si tu n'y portes la main,
+sort et suit les traces des troupeaux et les fait paitre aupres des
+tentes des pasteurs[249]."
+
+[Note 247: S. Bern. _Op._, ep. CLXXXVIII.]
+
+[Note 248: "Squamma aquammae conjungitur.... ad imaginem et
+similitudinem illius qui transfigurat se in angelum lucis, habentes
+formam pietatis.... Evasimus rugitum Petri Leonis, sedem Simonis
+Petri occupantem; sed Petrum Draconis incurremus, fidem Simonis Petri
+impugnantem, etc." Il y a la un jeu de mots sur le nom de Pierre de
+Leon. (S. Bern. _Op._, ep. CCCXXX.)]
+
+[Note 249: _Id. ibid., in fin._--Les derniers mots sont empruntes
+aux versets 6 et 7 du c. 1 du _Cantique des Cantiques_. Toute la lettre
+est remplie d'allusions a des passages du meme poeme sur lequel saint
+Bernard avait fait un traite.]
+
+C'est ainsi que saint Bernard parle dans ses lettres a divers membres du
+sacre college, aux cardinaux Ives et Gregoire Tarquin, a Etienne, eveque
+de Palestrine. Dans sa circulaire a tous les eveques et cardinaux de la
+cour de Rome[250], il tient le meme langage. Il leur rappelle que leur
+oreille doit etre ouverte aux gemissements de l'epouse, qu'ils sont
+les fils de l'Eglise, qu'ils doivent reconnaitre leur mere, et ne pas
+l'abandonner dans ses tribulations; il leur denonce les temerites de cet
+Abelard, persecuteur de la foi, ennemi de la croix, moine au dehors,
+heretique au dedans, religieux sans regle, prelat sans sollicitude,
+abbe sans discipline, couleuvre tortueuse qui sort de sa caverne, hydre
+nouvelle qui, pour une tete coupee a Soissons, en repousse sept autres.
+Il a derobe les pains sacres; il veut dechirer la tunique du Seigneur;
+il est entre dans le Saint des saints, dans la chambre du roi; il marche
+entoure de la foule, il raisonne sur la foi par les bourgs et sur les
+places; il discute avec les enfants et converse avec les femmes;
+il reproduit sur les dogmes les plus saints les heresies des plus
+detestees. Il les a signees de sa plume, et en les ecrivant il transmet
+la contagion a l'avenir[251], et cependant il se glorifie d'avoir
+infecte Rome de ses poisons. Les enfants de l'Eglise ne defendront-ils
+pas le sein qui les a portes, les mamelles qui les ont nourris?
+
+[Note 250: Gregoire Tarquin, cardinal-diacre de Saint-Serge et
+Bacche. (_Id._ ep. CCCXXXII.) Cette lettre porte _ad cardinalem G._,
+comme la suivante. Ives, cardinal-pretre (ep. CXCIII); Etienne, eveque
+de Palestrine, cardinal en 1140 de l'ordre de Citeaux (ep. CCCXXXII.)
+La lettre commune aux eveques et cardinaux de la cour de Rome est l'ep.
+CLXXXVIII.]
+
+[Note 251: "Catholicae fidei persecutorem, inimicum crucis
+Christi.... Monachum se exterius, haereticum interius ostendit....
+Egressus est de caverna sua coluber tortuosus, et in similitudinem
+hydrae uno prius capite succiso, etc. (ep. cccxxxi.) Habemus in Francia
+monachum sine regula, sine sollicitudine praelatum, sine disciplina
+abbatem.... disputantem cum pueris, conversantem cum mulieribus, etc."
+(ep. cccxxxii.)]
+
+Ainsi saint Bernard prenait soin d'oter par avance tout refuge a celui
+qui n'etait pas encore proscrit et qu'il ne se hatait pas d'attaquer
+ouvertement. C'est Abelard qui le contraignit enfin a se montrer. Las de
+de se voir sans cesse diffame, jamais combattu, il demanda une epreuve
+publique.
+
+Le roi de France, qui n'etait plus Louis le Gros, mais ce roi violent,
+inegal et devot, dont une activite malheureuse n'a pu illustrer le nom,
+et qui amena les Anglais dans le royaume, Louis VII avait au plus haut
+degre la devotion des reliques; il aimait les ceremonies consacrees a la
+translation, l'exposition, l'adoration des restes alors si reveres des
+martyrs et des saints. La cathedrale de Sens, metropole de la province
+de Paris, etait riche en tresors de ce genre, et elle conserve encore
+des traces precieuses pour l'antiquaire de son ancienne opulence. Le
+jour de l'octave de la Pentecote de l'annee 1140, le roi avait promis
+d'aller visiter a Sens les saintes reliques qu'on y devait exposer a la
+veneration des grands et du peuple[252]. A cette occasion, il devait y
+avoir dans cette ville un concours nombreux de prelats et de dignitaires
+de l'Eglise. Non-seulement les suffragants de l'archeveque de Sens,
+mais encore celui de Reims et les eveques de sa province, devaient s'y
+rencontrer. On y annoncait aussi la presence de plusieurs seigneurs
+du voisinage. Cette solennite etait attendue avec curiosite par les
+populations.
+
+[Note 252: _Alan. episc. autissiod. in S. Bern. Vit. adornat_.,
+c. xxvi. _Rec. des Hist_., t. XIV, p. cv. in praef., et p. 371 et
+484.--_Gallia Christ_., t. XII., p. 16.]
+
+Irrite et enhardi par les attaques detournees dont il etait l'objet,
+anime par les conseils de ses amis et peut-etre d'Arnauld de Bresce,
+Abelard, s'adressant a l'archeveque de Sens, demanda que cette reunion
+sainte devint un synode ou concile devant lequel il put etre admis a
+repondre a ses adversaires et a venger sa foi par la parole [253].
+
+[Note 253: S. Bern., _Op_., ep. CLXXXIX, ad dom. pap. Innocentium.]
+
+On dit qu'il calculait que l'archeveque de Sens, qui avait eu recemment
+quelque differend avec saint Bernard, lui serait favorable, et qu'une
+convocation brusque et a bref delai deconcerterait ses ennemis [254]. Ce
+qui est certain, c'est que son appel ne deplut pas a l'archeveque, dont
+la vanite fut flattee, et qui songea aussitot a rendre l'assemblee plus
+complete et l'epreuve plus solennelle. Il ecrivit a l'abbe de Clairvaux
+afin de l'inviter au concile pour le jour fixe. Celui-ci refusa,
+alleguant son inexperience de ces joutes de la parole. Il disait
+qu'aupres d'Abelard, forme au combat des sa jeunesse, il n'etait lui
+qu'un enfant. Il regardait comme inutile et peu digne de commettre la
+foi dans ces disputes, _de laisser agiter ainsi la raison divine par de
+petites raisons humaines_ [255].
+
+[Note 254: Le P. Longueval, _Hist. de l'Egl. gall_., t. IX, l. XXV,
+p. 22.]
+
+[Note 255: "Abnui, tum quia puer sum, et ille vir bellator ab
+adolescentia, tum quia judicarem indignum rationem fidei humanis
+committi ratiunculis agitandam ... Dicebam sufficere scripia ejus ad
+accusandum cum. (Ep. CLXXXIX.)]
+
+Il ajoutait que les ecrits d'Abelard suffisaient sans discussion pour le
+condamner, et qu'apres tout c'etait l'affaire des eveques et non celle
+d'un moine et d'un abbe que de juger en matiere de dogme.
+
+Mais voulant mieux assurer le succes et temoigner de son interet dans
+l'affaire, il adressa aux eveques qu'elle regardait une circulaire pour
+les engager tous a se trouver exactement au jour de la reunion, et a s'y
+montrer fideles amis du Christ. Il les avertit en meme temps de se
+tenir sur leurs gardes contre les ruses d'un ennemi qui esperait les
+surprendre, les trouver mal prepares a la resistance, et dont la
+perfidie se trahissait deja dans la brusque promptitude avec laquelle il
+les avait defies[256].
+
+[Note 256: _Id_., ep. CLXXXVII, ad episc. senonas convocandos.]
+
+Cependant Abelard ne s'oubliait pas. Il donnait a ses amis et a ses
+disciples rendez-vous a Sens pour le jour fixe. Il publiait qu'il
+comptait bien y trouver Bernard et lui repondre. Il annoncait ce grand
+debat comme un duel theologique en champ clos que deciderait avec
+solennite le jugement de Dieu.
+
+Ce fut bientot la nouvelle populaire, et l'attente devint generale. Les
+amis de saint Bernard alarmes lui representerent tout le danger de
+son absence, quelle confiance elle inspirerait a son adversaire, quel
+decouragement a ses partisans, combien cet abandon apparent d'une si
+juste cause lui pourrait nuire et donner de chances au triomphe de
+l'erreur. L'abbe ceda; il consentit avec regret a paraitre au concile;
+mais il assure qu'il ne put retenir ses larmes. Il partit pour Sens,
+le coeur triste, sans preparer ni argumentation ni discours, mais se
+repetant sans cesse cette parole de l'Evangile: _Ne premeditez pas votre
+reponse, elle vous sera donnee a l'heure de parler_, et cette autre du
+psalmiste: _Dieu est mon soutien; je ne craindrai pas ce qu'un homme
+peut me faire[257]._ Mais s'il ne se preparait point pour le debat, il
+avait tout dispose pour le jugement. De toutes parts, des eveques, des
+abbes, des religieux, des maitres en theologie, enfin des clercs verses
+dans les lettres avaient ete convoques. Thibauld, comte palatin de
+Champagne, cher a l'Eglise pour ses pieuses fondations; Guillaume, comte
+de Nevers, celebre par sa piete, qui lui fit un jour abandonner le monde
+pour devenir chartreux[258]; d'autres nobles personnages se rendaient a
+Sens.
+
+[Note 257: _Id._ ep. CLXXXIX--Math., X, 10.--Ps. CXVII, 6.--_Ex vit.
+et veb. gest. S. Bern._, auct. Gaufrid. abb. _Rec. des Hist._, t. XIV,
+p. 371 et 372.]
+
+[Note 258: Ex _chron. turonens. Rec. des Hist._, t. XII, p. 471.]
+
+Le roi devait, avec ses grands officiers, assister au concile. Henry
+dit le Sanglier, d'une noble famille de Boisrogues, archeveque de Sens,
+devait le presider; il etait la, environne de tous les eveques de sa
+province, excepte ceux de Paris et de Nevers[259]; et Samson des Pres,
+archeveque de Reims, avec trois de ses suffragants, devait sieger a cote
+de lui. Les prelats qui suivaient le premier etaient d'abord Geoffroi de
+Chartres, sans nul doute l'homme le plus considerable de tout le corps
+episcopal, quoiqu'il ne paraisse avoir joue cette fois aucun role;
+Hugues III, eveque d'Auxerre, Helias, eveque d'Orleans, Atton, eveque
+de Troyes, Manasses II, eveque de Meaux. Les prelats de la province de
+Reims etaient Alvise, eveque d'Arras, Geoffroi de Chalons et Joslen
+de Soissons, celui que nous avons vu, vingt ou trente ans auparavant,
+enseigner a tout risque d'heresie une variete du nominalisme sur
+la montagne Sainte-Genevieve[260]. A leur suite, une multitude
+d'ecclesiastiques, abbes, prieurs, doyens, archidiacres, ecolatres,
+avaient envahi la ville[261], et pour la plupart animes de l'esprit de
+saint Bernard, ils le propageaient dans la foule. Sens etait une cite
+tout ecclesiastique, la metropole de Paris, et presque la metropole
+des Gaules septentrionales; l'influence episcopale y regnait
+toute-puissante, et le peuple etait des longtemps prepare a entendre
+appeler Abelard des noms d'Antechrist et de Satan, lorsqu'il vit entrer
+dans ses murs d'un cote saint Bernard seul, triste, souffrant, les yeux
+baisses, couvert de la robe grossiere de Clairvaux, et precede d'une
+renommee de saintete merveilleuse; de l'autre, Abelard, qui, malgre son
+age et ses maux, portait encore avec fierte une tete belle et detruite,
+et marchait entoure de ses disciples a l'aspect quelque peu profane.
+Partout ou passait le saint abbe, on voyait les genoux flechir, les
+fronts s'incliner sous la benediction de la main dont on racontait les
+miracles. Sur les pas d'Abelard, ceux qu'attirait la curiosite etaient
+presqu'aussitot repousses par l'effroi.
+
+[Note 259: "Henricus cognomine Aper.... (Guill. Nang. _Chron., Rec.
+des Hist._, t. XX, p. 727.) On ignore les motifs de l'absence d'Etienne
+de Senlis, eveque de Paris, et de Fromond, eveque de Nevers.]
+
+[Note 260: _Gall. Christ._, t. VIII, p. 1134, 1448, 1613; t. XII, p.
+44 et passim.--Voyez aussi ci-dessus, p. 23 et ci-apres l. II, c. VII et
+X.]
+
+[Note 261: Loc. cit., et S. Bern. _Op._, ep. CCCXXXVII.]
+
+Les actes du concile de Sens n'existent plus. Les scenes interieures
+n'en ont ete nulle part fidelement decrites. Nous ne savons que quelques
+faits succinctement indiques par saint Bernard et les eveques. Il faut
+les raconter apres eux.
+
+Le premier jour, 2 juin 1140[262], c'etait un dimanche (on l'appelait
+alors le jour de l'octave de la Pentecote, car la fete de la Trinite n'a
+ete fondee qu'au XVe siecle), on s'occupa de l'adoration des reliques
+qui furent exposees a la veneration des fideles. Le roi les visita
+pieusement, disent les ecrivains ecclesiastiques, et se les fit montrer
+et expliquer par saint Bernard[263]. Ce fut une grande solennite rendue
+plus imposante par une pompe royale, episcopale, guerriere, et dont
+l'effet etait tout favorable a l'Eglise, qui faisait ainsi parler
+la religion a l'imagination populaire, tandis que la theologie
+philosophique ne s'adressait qu'a l'intelligence. D'un cote, une vaste
+cathedrale, des debris sacres dans une chasse etincelante, la mitre et
+la couronne, la crosse et le sceptre, la croix et l'epee, les vetements
+de soie et d'or des pontifes, les robes fleurdelisees, les dalmatiques
+blasonnees, les chants religieux qui semblent s'elever vers le ciel
+avec la fumee de l'encens, le bruit de l'armure des guerriers qui
+s'agenouillent; enfin au milieu de ces pieuses magnificences, un moine
+austere et charitable que la voix populaire sanctifie avant l'Eglise; et
+de l'autre, un homme d'une renommee etrange et suspecte, celebre par de
+tristes aventures, par des tentatives steriles, par des humiliations
+bizarres, a la fois altier et faible, n'ayant jamais pris que des
+positions temeraires sans en avoir su garder aucune, appuye seulement
+par une bande de bruyants disciples, simples sans humilite, fiers sans
+puissance, n'ayant ni les grandeurs du monde ni celles de l'Eglise,
+libres d'esprit, ce qui ne plait a personne, si ce n'est l'avant-veille
+des revolutions.
+
+[Note 262: J'ignore sur quel fondement un auteur dit que le concile
+s'ouvrit le 11 janvier. Les temoignages authentiques donnent une date
+certaine, l'octave de la Pentecote. Or, l'annee 1140, Paques etait le
+7 avril. (Du Cange, art. _Annus_.) Selon notre maniere de compter, la
+Pentecote devait etre le 20 mai. Du reste, comme il n'existe pas de
+proces-verbaux de cette assemblee, on en refait l'histoire avec les
+lettres de saint Bernard et des fragments d'historiens. Nous ne voyons
+aucune raison pour renvoyer le concile de Sens, comme le veulent les
+Bollandistes, a l'annee 1141. (Cf. _Act. concilior_., t. VI, pars II,
+p. 1219.--Philip. Labbaei _Sacr. concil._, t. X, p. 1018.--_Anal. des
+concil_., par le pere Richard, t. V, suppl.--_Act. sanct_., t. III, p.
+196.)]
+
+[Note 263: _Alan, episc. autiss. in Vit. S. Bern_., c. XXVI. _Rec.
+des Hist_., t. XIV, p. 371.--_Gall. Christ_., t. XII, p. 40.]
+
+Le lendemain, le concile s'ouvrit dans l'eglise metropolitaine de
+Saint-Etienne. Les peres etaient assis en presence du roi sur son trone.
+Seigneurs, moines, docteurs, pretres, tous attendaient en silence.
+L'emotion interieure d'une grande curiosite agitait tous les esprits.
+L'anxiete attentive redoubla lorsqu'Abelard parut. Il traversait
+la foule des assistants qui s'ouvrait pour lui faire place,
+lorsqu'apercevant parmi eux Gilbert de la Porree qui le regardait d'un
+air d'intelligence, il lui fit un signe et lui dit ce vers d'Horace en
+passant:
+
+ Nam tua res agitur, paries cum proximus ardet,
+
+predisant ainsi le synode de Paris ou, sept ans apres, saint Bernard
+devait, pour des nouveautes analogues, poursuivre le subtil prelat[264].
+
+[Note 264: Hor. _Epist._ I, XVIII, 84.--Vincent. Bellov., _Biblioth.
+Mund._, t. IV; _Spec. historial._, l. XXVII, c. lxxxvi, p. 1127.--Gaufr.
+aulissiod. _Vit. S. Bern., Rec. des Hist._, t. XIV, p. 372.--_Hist.
+litt._, t. XII. p. 467.]
+
+Abelard s'arreta au milieu de l'assemblee. En face de lui, dans une
+chaire qu'on montrait encore avant la revolution, saint Bernard etait
+debout, acceptant le role de promoteur, c'est-a-dire d'accusateur devant
+le concile qu'il semblait presider[265]. Il tenait a la main les
+livres incrimines; dix-sept propositions en avaient ete extraites, qui
+renfermaient des heresies ou des erreurs contre la foi. Saint Bernard
+ordonna qu'on les lut a voix haute. Mais a peine cette lecture
+etait-elle commencee qu'Abelard l'interrompit, s'ecriant qu'il ne
+voulait rien entendre, qu'il ne reconnaissait pour juge que le pontife
+de Rome, et il sortit[266].
+
+[Note 265: _Recherches hist. sur la ville de Sens_, par M. Th.
+Tarbe, 1838, c. xxi.--D'Amboise signale comme une irregularite de la
+procedure que l'accusateur ait ete saint Bernard, qui n'etait pas de la
+meme province ecclesiastique qu'Abelard. Un _accusateur idoine_, dit-il,
+devait etre choisi dans la province de Tours ou etait situee l'abbaye de
+Saint-Gildas. Mais ce n'est point comme abbe de Saint-Gildas, c'est pour
+des opinions publiees dans la province de Sens et de Reims qu'Abelard
+etait poursuivi. Seulement il peut paraitre singulier que dans un
+concile compose de prelats de ces deux provinces, un si grand role ait
+ete donne a un homme qui n'etait ni de l'une ni de l'autre; car l'abbe
+de Clairvaux etait du diocese de Langres, province Lyonnaise premiere.
+(_Ab. Op._, praef. apol.)]
+
+[Note 266: On n'est point parfaitement d'accord sur les details de
+cet evenement; je suis le recit adresse par saint Bernard au pape. Celui
+des eveques y est a peu pres conforme; seulement ils ajoutent que cette
+lecture avait pour but de mettre Abelard en mesure de s'expliquer et
+de se defendre. Mais il se pouvait qu'on n'eut que l'intention de lui
+demander s'il avouait ou desavouait les articles; car c'etait l'opinion
+et le conseil de saint Bernard: "Dicebam sufficere scripta ejus ad
+accusandum eum." (S. Bern., _Op._, ep. CLXXXIX, _ad pap. Innoc._--Ep.
+CXCI, _Remens. arch. ad eumd._--Ep. CCCXXXVII, _Senon. arch. ad
+eumd._.--Gaufrid. _Ex lit. S. Bern._, l. III, _Rec. des Hist._, t. XIV,
+p. 371.)]
+
+Qu'avait-il eprouve, qu'avait-il voulu? Etait-ce une fuite? Etait-ce une
+inspiration soudaine, un projet reflechi, une tactique, une faiblesse?
+On ne le sait pas. Il fut miraculeusement frappe, disent les legendaires
+de saint Bernard, et Dieu rendit muet sur la place celui dont la parole
+avait ete soixante ans puissante et funeste. Suivant d'autres narrateurs
+moins credules, il fut trouble devant cette assemblee si auguste, devant
+cet adversaire si saint et si grand, et l'erreur perdit memoire et
+courage en presence de la verite personnifiee[267]. Certes, on ne croira
+pas qu'Abelard fut venu jusqu'au milieu du concile qu'il avait en
+quelque sorte convoque lui-meme, avec le dessein de se taire au
+jour marque pour la parole, et d'eviter solennellement un combat
+solennellement demande. Le desir de suspendre toute querelle en
+ajournant et en deplacant le jugement ne saurait avoir des l'origine
+determine sa conduite[268]. Mais nous savons qu'il etait imprudent et
+affaibli, temeraire pour entreprendre et facile a emouvoir. "Il n'avait
+nulle audace pour l'action," dit un historien, "quoiqu'il en eut
+beaucoup dans l'esprit[269]." Du moment qu'il mit le pied dans la ville
+de Sens, il ne vit que des yeux ennemis; on le menacait d'une sedition
+populaire[270]. Il lisait son arret ecrit sur le front de ses juges.
+Qu'il se tournat vers le pouvoir ou spirituel on temporel, point
+d'esperance. On ne lui offrait pas une controverse en regle, engagee
+entre docteurs egaux; on lui signifiait une accusation, on le sommait
+d'un desaveu, d'une retractation, ou peut-etre d'une defense; mais tout
+debat eut ete oiseux, toute eloquence impuissante. En essayant de se
+justifier, il n'aurait fait qu'accepter et aggraver sa defaite. D'un
+autre cote, il esperait en l'appui de la cour de Rome, et savait
+que c'etait la le plus grand souci de ses adversaires. Le trouble,
+l'orgueil, la crainte et la vengeance se reunirent pour lui suggerer
+ensemble la pensee d'echapper ainsi a un peril certain, d'embarrasser
+ses ennemis, d'annuler d'avance l'effet de leur jugement. Comme saint
+Paul sans espoir devant les magistrats de Jerusalem, il se crut le droit
+d'en appeler a Cesar et de citer a leur tour ses juges inquiets devant
+le tribunal de Rome.
+
+[Note 267: _Id. ibid._, p. 372.--_Hist. de saint Bernard_, par M.
+l'abbe Ratisbonne, t. II, c. XXIX, p. 38.--Le P. Longueval, _Hist. de
+l'Egl. gall._, t. IX, l. XXV, p. 28.]
+
+[Note 268: C'est pourtant l'opinion de D. Martene dans les _Annales
+de l'ordre de Saint-Benoit_, t. VI, p. 324.]
+
+[Note 269: Crevier, _Hist. de l'Univ_., t. I, l. I, Sec. 2, p. 186.]
+
+[Note 270: Ott. Frising. _De Gest. Frid._, l. I, c. XLVII.]
+
+On peut admettre qu'Abelard, appreciant sa position, s'etait dit,
+avant d'entrer au concile, que suivant l'aspect de la seance et son
+inspiration du moment, il parlerait ou refuserait de repondre. Mais nul
+ne s'attendait a ce dernier parti, et cet incident si imprevu causa
+d'abord beaucoup d'emotion. Le concile embarrasse hesita sur ce qu'il
+devait faire. Sa competence paraissait douteuse: car le titulaire
+d'une abbaye de Bretagne pouvait, comme tel, n'etre justiciable que de
+l'archeveque de Tours. A la verite, il avait lui-meme choisi ses juges
+et reconnu par la leur juridiction, et en qualite de fondateur ou de
+chapelain du Paraclet, il pouvait etre regarde comme pretre du diocese
+de Troyes[271]. Mais il avait pris le concile moins pour juge que pour
+temoin de sa controverse avec saint Bernard; jamais il n'avait
+accepte le role d'accuse. Et s'il etait accuse, comment le juger sans
+l'entendre, sans savoir meme s'il reconnaissait pour siennes les
+opinions denoncees? D'ailleurs, l'appel au pape n'etait-il pas
+suspensif, et ne risquait-on point, en passant outre, de blesser le
+saint-siege, dont les dispositions etaient deja si douteuses?
+
+[Note 271: Mabillon, _S. Bern. Op._; Not., fus. in ep. CLXXXVII, p.
+LXV.--Le P. Longueval, _Hist. de l'Egl. gall._, t. IX, l. XXV, p. 22.]
+
+Cependant, si le concile se separait sans statuer, et qu'il se recusat
+ainsi lui-meme, la victoire d'Abelard etait complete, et l'Eglise, celle
+de France du moins, prononcait sa propre condamnation. C'etait une faute
+grave que saint Bernard ne pouvait commettre, et pour l'autorite une
+mortelle atteinte qu'il ne pouvait souffrir. Il decida aisement le
+concile a s'en defendre.
+
+On se rappelle comment l'assemblee etait composee. Geoffroi de Chartres,
+qui peut-etre n'eut pas engage l'affaire, et qui etait seul en mesure
+de rivaliser d'influence avec l'abbe de Clairvaux, n'avait garde de
+lui resister, et occupait desormais un rang trop important dans le
+gouvernement de l'Eglise pour mettre au-dessus des interets de son
+ordre les inspirations naturelles de sa moderation et de son equite.
+L'archeveque de Sens pouvait hesiter; car trois ans a peine s'etaient
+ecoules depuis qu'il avait ete suspendu par Innocent II, pour ne s'etre
+pas arrete devant un appel au pape dans une question de droit canonique
+sur la validite d'un mariage; mais ses debuts dans la carriere
+episcopale n'avaient pas ete edifiants; sa reforme etait en partie
+l'oeuvre de saint Bernard qui, apres lui avoir adresse, pour l'y
+confirmer un traite sur _le devoir des eveques_, s'etait maintenu dans
+l'usage de le gourmander severement toutes les fois qu'un caractere
+violent et capricieux l'entrainait a quelque faute. "La justice a peri
+dans votre coeur," lui ecrivait-il un jour. C'etait la le premier des
+juges d'Abelard[272]. Quant a l'archeveque de Reims, elu depuis peu et
+malgre le roi, qui resista longtemps a son installation, il n'avait
+a grand'peine obtenu sa confirmation definitive que par l'energique
+intervention du saint abbe, dont il se regardait comme la creature[273].
+Atton, l'eveque de Troyes, avait ete l'ami d'Abelard; il l'avait protege
+dans ses premiers malheurs; il lui devait, ce semble, un peu d'appui,
+etant dans l'Eglise plutot du parti de Pierre le Venerable que de celui
+de saint Bernard. Mais qui sait s'il ne se croyait point suspect par ses
+antecedents memes, et s'il ne fut pas d'autant plus prompt a deserter
+son ancien ami qu'il etait plus naturellement appele a le defendre?
+D'ailleurs, il se peut qu'il n'eut qu'une position faible et compromise
+dans le clerge, ainsi que l'eveque d'Orleans Helias, s'il faut en croire
+un recit conteste, d'apres lequel tous deux auraient ete huit ans plus
+tard deposes par le concile de Reims[274]. Hugues de Macon, eveque
+d'Auxerre, parent de saint Bernard, un des trente qui etaient entres a
+Citeaux avec lui, vingt-sept annees auparavant, ne devait voir que par
+ses yeux et penser que par son esprit[275]. On sait peu de chose de
+l'eveque de Meaux. Celui d'Arras, Alvise, est designe par un defenseur
+d'Abelard comme un des moins habiles et des plus prevenus. On croit
+qu'il etait frere de Suger, et il avait ete abbe d'Anchin, monastere
+dirige longtemps par Gosvin, un des constants ennemis de notre
+philosophe[276]. Le maitre de Gosvin, Joslen, eveque de Soissons, en sa
+qualite d'ancien professeur de dialectique, aurait bien pu se montrer
+facile en matiere d'heresie, mais il avait ete rival d'Abelard sur la
+montagne Sainte-Genevieve, et collegue de saint Bernard, dans la
+mission que celui-ci recut d'Innocent II, en 1131, pour aller convertir
+l'Aquitaine a son autorite[277]. L'eveque de Chalons, Geoffroi Cou de
+Cerf, etait cet ancien abbe de Saint-Medard que le concile de Soissons
+avait charge de detenir et de discipliner Abelard; et lui aussi,
+il devait, a la recommandation de saint Bernard, sa promotion a
+l'episcopat[278]. On ne voit pas d'ou aurait pu venir au trop faible
+et trop redoutable accuse la protection, la bienveillance ou meme
+l'impartialite.
+
+[Note 272: Henry le Sanglier avait mene une vie mondaine depuis son
+election en 1122 jusqu'en 1126. Ramene a plus de regularite par Geoffroi
+de Chartres et par Burchard de Meaux, il passa sous la tutelle de saint
+Bernard, qui le defendit aupres du pape et contre le roi. Voyez surtout
+celle de ses lettres qui est devenue le traite _de officio episcoporum_
+(1127), et celle ou le saint traite l'archeveque si durement pour avoir
+depose un archidiacre, l'accusant de provoquer ses adversaires et
+d'offenser ses protecteurs (1136). "Vous amenez des pieds et des mains
+votre deposition," ajoute-t-il. "Ita ne putatis perlisse justitiam de
+toto orbe, sicut de vestro corde?" (S. Bern. _Op._, ep. XLII, XLIX et
+CLXXXII. Opusc. II, t. II, p. 460.--_Hist. litt._, t. XII suppl., p. 134
+et 228.--_Gall. Christ._, t. XII, p. 46 et pars II, Instrum. p. 33.)]
+
+[Note 273: S. Bernard. _Op._, ep. CLXX, p. 108 in not.--_Gall.
+Christ._, t. IX, p. 86.]
+
+[Note 274: Alberic., _Ex Chronic., Rec. des Hist_., t. XIII, p.
+701.--_Gall. Christ_., t. XII, p. 499; t. VIII, p. 1449.--_Hist. litt_.,
+t. XII, p. 227.]
+
+[Note 275: _Gall., Christ_., t. XII, p. 292.--_Hist. litt_., t. XII,
+p. 408 et XII, suppl., p. 7.]
+
+[Note 276: C'est a lui, en effet, ou a Joslen que D. Brial applique
+le passage ou Berenger se moque d'un prelat d'un renom celebre, d'une
+grande autorite dans le concile, qui aurait, apres avoir bu plus que
+de raison, fait une harangue assez vive contre Abelard. (_Ab. Op_., p.
+306.--Cf. _Rec. des Hist_., t. XIV, p. 297.--_Gall. Christ_., edit.
+I, 1056, t. II, p. 216.--_Hist. litt_., t. XIII, p. 71, et t. XII, p.
+361.--Voyez ci-dessus, p. 24 et 98.)]
+
+[Note 277: _Gall. Christ_., t. IX, p. 357.--_Hist. litt_., t. XII,
+p. 412. Voyez ci-dessus, p. 23.]
+
+[Note 278: _Gall. Christ._, t. IX, p. 879.--_Hist. litt._, t. XII,
+p. 186; voyez ci-dessus, p. 95.]
+
+Saint Bernard n'eut donc aucune peine a faire prevaloir sa volonte, qui
+paraissait conforme aux interets de l'Eglise et de l'autorite. Dans la
+deliberation du jour qui suivit la comparution et la retraite d'Abelard,
+il fut decide que l'on continuerait a juger la doctrine, a defaut du
+docteur, et que sans examiner si l'appel etait regulier, en laissant
+aller la personne par respect pour le saint-siege, a qui elle
+appartenait desormais, on statuerait sur les dogmes. Il fut dit que ces
+dogmes, extraits d'ouvrages non desavoues, avaient ete notoirement et a
+diverses reprises enseignes au public, et que l'interet le plus pressant
+etait de les ruiner dans les esprits, qu'ils avaient commence de
+corrompre[279]. Plusieurs peres, mais surtout saint Bernard, apporterent
+des autorites nombreuses, et nommement celle de saint Augustin, en
+preuve des heresies contenues dans les propositions accusees. Elles
+furent declarees pernicieuses, manifestement condamnables, opposees a
+la foi, contraires a la verite, ouvertement heretiques[280]. On dit
+qu'Abelard quitta la ville le jour ou la condamnation fut prononcee.
+
+[Note 279: "Episcopi, Vestrae Reverentiae deferentes, nihil in
+personam egerunt (S. Bern. _Op._, ep. CXC). Licet appellatio ista minus
+canonica videretur, sedi tamen apostolicae deferentes, in personam
+hominis nullam voluimus proferre sententiam." (Ep. CCCXXXVII.)]
+
+[Note 280: "Errorem perniciosissimum et plane
+damnabilem.--Sententias.... "haereticas evidentissime comprobatas (ep.
+CCCXXXVI). Fidei adversantia, contraria veritati." (Ep. CLXXXIX.)]
+
+"Ses adversaires," dit Brucker[281], "ne purent ni supporter ni penetrer
+les nuages dont il enveloppait des verites simples; la superstition,
+l'ignorance, l'hypocrisie, l'envie, trouverent matiere a persecuter
+cruellement un homme si digne de temps et de destins meilleurs. Il a le
+droit d'etre compte parmi les martyrs de la philosophie."
+
+[Note 281: _Hist. crit. phil._, t. III, p. 764.]
+
+Cette condamnation embrassait quatorze des dix-sept propositions qui lui
+etaient attribuees. Elles etaient donnees comme extraites de ses ecrits;
+le premier, sa _Theologie_ (et ce titre comprenait probablement deux
+ouvrages, l'_Introduction_ et la _Theologie chretienne_); le second, le
+_Connais-toi toi-meme_ ou son traite de morale. Le troisieme etait _le
+Livre des Sentences_, ouvrage qu'il a toujours desavoue; l'on ne connait
+en effet aucun livre de lui qui porte ce titre[282].
+
+[Note 282: On trouve ces propositions diversement classees et
+redigees dans divers recueils (_Ab. Op._, praefat., pars II, ep. XX;
+_Apolog._, p. 830.--_Thes. nov. anecd._, t. V. _Theol. Christ., Observ.
+praev._, p. 1149.--S. Bernard. _Op._, ep. CLXXXVIII). Elles different
+peu pour le fond de l'extrait dresse par Guillaume de Saint-Thierry.
+Le texte, qui fut envoye a Rome et sur lequel le pape prononca, a ete
+retrouva au Vatican par Jean Durand, benedictin, et publie par Mabillon.
+On croit que c'est le texte qui etait joint a la grande lettre de saint
+Bernard. (Ep. CXC, seu _Tractatus_, etc. Opusc. XI.) Je crois plutot que
+c'est l'extrait annonce a la fin de la lettre des eveques de France
+(ep. CCCXXXVII); il contient quatorze articles representes par quatorze
+fragments textuels d'Abelard. (S. Bern. _Op._, t. II, Opusc. XI, p.
+640.) Les opinions qui y sont exprimees ont ete discutees souvent.
+(Voyez Dupin, _Hist. des controverses_, XIIe siecle, c. VII, p.
+360.--Le pere Noel Alexandre, _Hist. Eccl._, t. VI, Dissert. VII, p.
+787.--Duplessis d'Argentre, _Collec. Judicior. de nov. error._, t. I, p.
+21.--Gervaise, _Hist. d'Abell._, t. II, t. V, p, 162.--Les auteurs du
+_Thesaur. anecd._, t. V, p. 1148, et ceux de l'_Histoire litteraire_,
+t. XII, p. 118 et suiv. et 138; enfin la troisieme partie du present
+ouvrage.) Quant aux ecrits denonces, il faut en rayer _le Livre des
+Sentences_ ou _Sententiae Divinitatis_, recueil qui courait sous son
+nom, qu'il a formellement desavoue et qu'on lui attribuait encore a
+l'epoque ou Gautier de Saint-Victor ecrivait contre lui en meme temps
+que contre P. Lombard, Gilbert de la Porree, et Pierre de Poitiers.
+(Duboulai, _Hist. Univ._, t. II, p. 631.) Ce nom de Livre des Sentences
+etait assez commun alors. (_Ab. Op., Apolog.,_ p. 333; Not., p.
+1159.--_Hist. litt._ t. X, p. 313, et t. XII, p. 137.)]
+
+Quoique les quatorze propositions ne se retrouvent pas toutes
+litteralement dans le texte des ecrits qui nous sont restes, elles sont
+en general authentiques, et les apologistes d'Abelard ont eu tort de les
+contester.
+
+Parmi les maximes condamnees, les principales sont les suivantes:
+
+I. Dans la Trinite, le Pere a la toute-puissance, le Fils la sagesse, et
+le Saint-Esprit la charite; chacune de ces proprietes designe chacune
+des personnes, de sorte qu'en logique rigoureuse la propriete qui
+distingue une des personnes semble manquer aux deux autres. Abelard
+ne dit pas cela, mais il avance au moins que le Pere a la puissance
+parfaite, le Fils quelque puissance, le Saint-Esprit nulle puissance.
+Le Fils est de la substance du Pere, puisqu'il en est engendre; le
+Saint-Esprit n'est pas de la substance du Pere, puisqu'il ne fait que
+proceder du Pere et du Fils. Une personne est a l'autre comme l'espece
+est au genre, comme la forme est a la matiere. C'est la ce que saint
+Bernard appelle introduire des degres dans la Trinite, et sur ce chef,
+il accuse Abelard de l'heresie d'Arius[283]. C'est ce que d'autres ont
+appele reduire a l'unite les personnes divines, et sur ce chef, Abelard
+a ete accuse de l'heresie de Sabellius[284].
+
+[Note 283: "Theologus noster cum Ario gradus et scalas in Trinitate
+disponit." (S. Bern. _Op._, ep. CCCXXX. Voyez aussi les lettres CXCII,
+CCCXXXI, CCCXXXII, CCCXXXVI, CCCXXXVIII.)]
+
+[Note 284: Guillelm. S. Theod. _Disput. adv. Ab._, c. II et III.
+_Biblioth. cist._, t. IV.--Ott. Frising. _De Gest. Frid._, l. I, c.
+XLVII.--Mabillon, _S. Bernard. Op._, vol. I, t. II, p. 640.--Bayle,
+_Dict. crit._, art. _Abelard.--Hist. litt._, t. XII, p. 139.]
+
+II. L'Homme-Dieu ou le Christ ne peut etre appele a ce titre une
+personne de la Trinite. C'est pour cette parole que saint Bernard accuse
+Abelard de s'exprimer sur la personne du Christ comme Nestorius[285].
+
+[Note 285: Voyez les lettres deja citees.--Il faut bien remarquer
+qu'il ne s'agit ici que du Dieu fait homme, ou du Fils de Dieu en tant
+que Jesus-Christ. Car pour le Verbe ou Fils de Dieu, considere comme
+tel, il n'y a pas dans tout Abelard un mot qui affaiblisse en lui un
+seul des caracteres de la divinite.]
+
+III. Dieu ne fait pas plus pour celui qui est sauve que pour celui qui
+ne l'est pas, tant que l'un et l'autre n'a pas de lui-meme consenti a la
+grace divine; d'ou il suit, que par les forces du libre arbitre et de la
+raison, l'homme peut rechercher la grace, s'y attacher, y consentir,
+ou en d'autres termes, qu'une grace speciale n'est pas necessaire pour
+obtenir la grace. C'est sur ce point que saint Bernard accuse Abelard,
+quand il parle de la grace, de tomber dans l'heresie de Pelage[286].
+
+[Note 286: Voyez les memes lettres.]
+
+IV. Jesus-Christ ne nous a sauves que par son exemple, par les
+perfections dont il nous a donne le divin modele, et par la
+reconnaissance et l'amour que doit nous inspirer son sacrifice.
+
+V. Dieu ne pouvait empecher le mal, puisqu'il l'a permis, c'est-a-dire
+qu'etant la perfection meme, il ne pouvait par sa propre nature faire ce
+qu'il a fait autrement qu'il ne l'a fait.
+
+VI. Ce n'est pas dans l'oeuvre que reside le peche, mais dans la
+volonte, ou plutot dans l'intention ou le consentement donne sciemment
+au mal, de sorte que l'oeuvre en elle-meme ne nous rend ni meilleurs ni
+pires, que l'ignorance exclut le peche, et que le peche n'est ni dans
+l'acte, ni dans la tentation, ni dans la concupiscence, ni dans le
+plaisir.
+
+On doit entrevoir la portee de ces idees. A l'exception de la seconde
+qui nous parait sans importance (car on ne voit pas ce qu'il y a de mal
+a dire subtilement que, Jesus-Christ n'etant que le nom humain du Fils
+ou le nom du Verbe fait homme, ce n'est pas en tant que Jesus-Christ
+que le Fils est une personne de la Trinite), toutes ces maximes ont une
+certaine gravite, et peuvent recevoir un sens qui compromette des dogmes
+fondamentaux. Il serait oiseux de les discuter ici; nous l'avons fait
+ailleurs[287]. Nous ne contesterons point que les principales opinions
+incriminees ne se trouvent au moins en principe dans les ecrits
+d'Abelard, et qu'interpretees avec une rigueur absolue, poussees a leur
+extreme limite, elles ne soient heretiques, du moins par certaines de
+leurs consequences. Mais nous affirmons, en pleine connaissance de
+cause, qu'elles n'ont en general dans ses livres ni la gravite ni le
+caractere qu'elles presentent comme citations isolees et dans la
+forme arretee d'une redaction sommaire. Elles sont, chez leur
+auteur, temperees par des declarations positives, modifiees par des
+developpements ou des restrictions, qui permettent ou de les absoudre,
+ou de les excuser, ou de les reduire a des inexactitudes de langage. Les
+modernes censeurs d'Abelard ne nient meme pas qu'elles puissent etre
+ramenees a un sens catholique; et aucun n'affirme qu'il ait voulu
+innover an fond ni sciemment sortir de l'unite[288]. Cela suffit pour
+que le jugement qui le frappa soit condamne. Vainement le concile
+pretend-il avoir epargne la personne, pour ne juger que les doctrines;
+c'est la personne, bien plus que les doctrines, qu'il a poursuivie. Dans
+un autre temps, chez un autre homme, il les aurait tolerees. Ce n'est
+pas la pensee abstraite d'Abelard, c'est sa pensee vivante et remuante;
+ce n'est pas son systeme, c'est son influence que ses juges ont voulu
+aneantir[289]. Ce n'est pas la verite eternelle, mais la situation
+accidentelle de l'Eglise qu'ils ont defendue. La puissance d'un genie
+inquietant et refractaire, dans le passe d'humiliantes victoires, dans
+l'avenir une tendance dangereuse, dans le present une emotion generale
+des esprits impatients du joug, tels sont les graves motifs qui
+s'unirent aux inevitables passions humaines, pour determiner la
+politique religieuse de saint Bernard et du concile qui lui servit
+d'instrument.
+
+[Note 287: Voyez la troisieme partie de cet ouvrage.]
+
+[Note 288: Voyez Martene et Durand. (_Thes. nov. anecd._, t. V,
+praefat.) Les propositions d'Abelard, disent-ils, ne peuvent qu'a
+grand'peine etre ramenees a un sens catholique, et devaient etre
+condamnees du moment qu'il refusait de les expliquer. Mabillon,
+l'editeur et l'apologiste de saint Bernard, ne veut pas qu'on classe
+Abelard parmi les heretiques, mais seulement parmi les errants, "inter
+errantes" et plus loin: "Nolumus Abaelardum haereticum; sufficit pro
+Bernardi causa cum fuisse in quibusdam errantem; quod Abaelardus non
+diffitetur." (S. Bern. _Op._, praefat. Sec. 5, 51, 55, et vol. I, t. II,
+Admon. in opusc. XI.) Mais ce que Mabillon accorde suffit aussi pour
+que l'on condamne la violence de saint Bernard. Tout ces benedictins
+paraissent au fond reduire les torts d'Abelard a de mauvaises
+expressions. L'auteur de son article dans l'_Histoire litteraire_, si
+malveillant pour lui, ne lui impute pas comme heresies intentionnelles
+les erreurs qu'on peut tirer de ses expressions (t. XII, p. 139); et
+M. l'abbe Ratisbonne, plus equitable encore, lui reconnait "un respect
+sincere pour l'Eglise et une foi vive et docile." (_Hist. de saint
+Bern,_, t. II, c. XXVIII, p. 24.) Les questions d'heresie me paraissent
+discutees avec soin et moderation par le pere Alexandre Noel qui conclut
+ainsi: "Non est censendus haereticus; nusquam errores suos pertinaciter
+propugnavit." (Natal. Alex. _Hist. Eccl._, t. VI, Dissert. VII, p.
+787-803.) Toutes ces opinions, et je n'ai cite que des autorites qui
+ne prennent point parti pour Abelard, contiennent ainsi une censure
+indirecte de la decision du concile.]
+
+[Note 289: "Quia homo ille multitudinem trahit post se et populum
+qui sibi credat habet, necesse est ut huic contagio celeri remedio
+occurratis." (_Lett. des eveq. au pape._ S. Bern., ep. CLXXXI.)]
+
+La politique religieuse, en effet, n'agit pas seule. Il faut, dans ce
+jugement, faire une grande part a la vieille haine qui avait poursuivi
+Abelard des le debut de sa carriere et que ses premiers ennemis, en
+disparaissant de la scene, avaient transmise a leurs successeurs.
+La jalousie qui s'acharna contre lui est historiquement etablie. La
+moderation meme des peines prononcees prouve bien qu'on ne pensait pas
+de lui tout le mal qu'on en disait; car des cette epoque, le sacrilege
+et le blaspheme encouraient de plus rudes chatiments. On ne voulait
+evidemment que deux choses, son impuissance et son humiliation. Il faut
+remarquer, au reste, que le temps n'etait pas venu encore ou l'on vit
+l'Eglise deployer systematiquement la derniere rigueur contre l'erreur
+purement speculative, et commander ou permettre les crimes qui ont plus
+tard souille sa cause. Le XIIe siecle etait un temps de liberte de
+penser relative, quand on le compare aux temps qui l'ont suivi.
+
+Cependant, ni saint Bernard ni les peres du concile n'etaient
+tranquilles sur les suites de leur decision. Que devait en penser Rome?
+cette question les inquietait. D'abord il ne parait pas que plusieurs
+des peres jouissent de ce cote-la d'une grande faveur, car, des deux
+archeveques de Sens et de Reims, l'un avait encouru deja une fois la
+disgrace du saint-siege; l'autre etait destine a se voir plus tard prive
+du pallium, par jugement du pape Eugene III[290]. Puis, bien qu'on eut
+admis que l'appel a la cour de Rome couvrait la personne d'Abelard, on
+n'etait pas sur d'etre approuve par le souverain pontife pour avoir
+passe outre au jugement des doctrines. L'abus de ces sortes d'appels,
+fortement denonce par le clerge gallican, etait constamment accueilli ou
+encourage par le saint-siege. Gregoire VII avait attire a lui presque
+toute la juridiction ecclesiastique, et le celebre archeveque de Tours,
+Hildebert, comme plus tard saint Bernard lui-meme dans son traite de _la
+Consideration_, avait en vain reclame contre cette competence directe
+et illimitee qui transformait la cour de Rome en tribunal unique de la
+chretiente[291]. Il est vrai qu'on alleguait contre l'appel interjete
+par Abelard que lui-meme avait choisi ses juges, et qu'un concile
+provincial demeure en tout etat de cause juge de la doctrine d'un
+theologien de son ressort. Mais ces raisons pouvaient n'etre pas goutees
+a Rome, et les eveques ne doutaient pas qu'Abelard et ses amis n'y
+missent tout en oeuvre pour faire condamner le clerge de France au
+tribunal de saint Pierre. La moderation a toujours ete le caractere
+et de la politique et de la religion de Rome, sauf dans quelques
+circonstances extremes ou l'autorite apostolique s'est vue directement
+en peril. Sa conduite est connue; ardente, quand les eglises nationales
+sont tiedes, elle se montre sage et clemente quand celles-ci paraissent
+passionnees; elle s'etudie a garder les formes d'une paternelle
+protection. On a deja vu qu'au sein du sacre college Abelard comptait
+des appuis et meme des disciples. A leur tete etait le cardinal Gui de
+Castello[292], distingue par l'elevation de son esprit, sa douceur, sa
+justice, et dont le credit etait grand; car c'est lui qui, quatre ans
+apres, fut pape sous le nom de Celestin II, trop tard pour le repos
+d'Abelard, trop peu de temps peut-etre pour l'Eglise et pour l'humanite.
+
+[Note 290: _Gall. Christ._, t. IX, p. 86, et t. XII, p. 46.]
+
+[Note 291: Cf. Gervaise, _Vie d'Ab._, t. II, l. V, p. 229.--_Rec.
+des Hist. des Gaules_, t. XIV; i praefat., p. XVI.--S. Bern. _De
+Considerat._ l. I, c. III.--Neander, _S. Bern. et son siecle_, l.
+II.--Bergier, _Dict. de Theol._, art. _Papaute_; Not. XVI.]
+
+[Note 292: Guido de Castello dans les lettres de saint Bernard; Guy
+de Castellis, du Chatel, de Castel ou de Chateau, dans les historiens
+francais; son nom vient de la ville de Citta di Castello dans la
+legation de Perouse. Nomme par Honorius II, cardinal-diacre au titre
+de Sainte-Marie, _in via lata_, et par Innocent II, cardinal-pretre
+au titre de Saint-Marc, il s'eleva au souverain pontificat en 1143 et
+mourut au bout de six mois. Les manuscrits des lettres de saint Bernard
+portent qu'il etait disciple d'Abelard, et Duboulai le designe ainsi:
+"Magister Guido de Castellis P. Abaelardi quondam discipulus,
+ejusque defensor acerrimus." (S. Bern. _Op._, ep. CXCII, p. 185 _in
+not._--_Hist. Univ._, t. II, p. 212.)]
+
+Mais saint Bernard avait encore plus d'amis aupres du saint-siege. Sa
+reputation de saintete, sa haute position et son influence active dans
+le clerge, ses grands et recents services dans l'affaire du schisme, lui
+assuraient en Italie une autorite qu'il s'occupa d'augmenter. D'abord
+deux lettres synodiques furent adressees au saint-pere, l'une par
+l'archeveque de Sens et ses suffragants; l'autre au nom de l'archeveque
+de Reims et des siens. Ces deux lettres sont evidemment ecrites par
+saint Bernard. La premiere surtout est importante; elle etait connue au
+Vatican sous le nom de la lettre des eveques de France[293]; c'est un
+compte rendu de toute l'affaire. Apres avoir declare qu'il n'y a de
+ferme et de stable que ce qui est etabli par l'autorite du siege
+apostolique, on y rappelle les lecons et les compositions d'Abelard, et
+l'impression qu'il avait produite, soit sur le public des ecoles, soit
+sur celui des villes, des bourgs et des chateaux, et le bruit qui en
+etait parvenu jusqu'a l'abbe de Clairvaux, et ses premieres demarches
+pleines de charite, de discretion, et les bravades du novateur et de
+ses disciples, forcant par un defi le synode a se reunir et Bernard a y
+paraitre. Puis, en termes fort succincts, les peres du concile exposent
+ce qui s'y est passe; comment le _seigneur abbe_ a produit dans
+l'assemblee le livre de theologie du maitre Pierre, et les articles
+dudit livre, notes comme absurdes et pleinement heretiques, pour que
+l'inculpe niat les avoir ecrits, ou, s'il les avouait, les justifiat ou
+les amendat; comment le maitre Pierre Abelard parut alors se defier,
+chercher un moyen d'evasion, et refusa de repondre; si bien qu'enfin et
+quoique libre audience lui fut accordee, et qu'il fut en lieu sur et
+devant d'equitables juges, il en appela au saint-pere en sa presence, et
+sortit de l'assemblee avec les siens. Encore que cet appel, ajoute-t-on,
+parut peu canonique, par deference pour le siege apostolique, on n'a
+point voulu prononcer de sentence contre l'homme lui-meme. Mais, pour
+mettre un terme a la propagation de l'erreur, on a statue sur les
+doctrines, lues et relues souvent en des cours publics; elles etaient
+notoires; elles etaient manifestement fausses et heretiques; on les a
+donc condamnees en elles-memes, et cela un jour avant l'appel fait au
+saint-siege. Cette derniere circonstance n'est affirmee que dans cet
+endroit et elle n'est guere conciliable avec les autres relations,
+meme avec celle de saint Bernard, meme avec celle que contient cette
+lettre[294]. Pour qu'elle soit exacte, en effet, il faut ou qu'Abelard
+ait quitte la seance sans mot dire, ce que nul ne pretend, ou qu'on eut
+par provision statue a huis-clos sur ses doctrines, avant de l'entendre
+en personne, ou qu'enfin l'appel au pape n'ait paru consomme qu'apres
+avoir ete regularise par une declaration ecrite, admise comme valable
+par le concile[295]. Quoi qu'il en soit, l'archeveque de Sens et son
+clerge transmettent au pape, en finissant, les articles condamnes, et
+"le supplient unanimement de confirmer leur sentence, de frapper d'un
+juste chatiment ceux qui s'obstineraient par esprit de contention a les
+defendre[296]; et quant au susdit Pierre, de lui imposer silence en lui
+interdisant d'enseigner et d'ecrire, et en supprimant ses livres."
+
+[Note 293: S. Bern. _Op._, ep. CCCXXXVII, ad Innocent. pontif. in
+persona Franciae episcop., Not. d.]
+
+[Note 294: "Pridie ante factam ad vos appellationem damnavimus."
+Cette circonstance est en effet peu conciliable avec ces mots de la
+portion anterieure du recit: "Respondere noluit ... ad vestram tamen,
+sanctissisme pater, appellans praesentiam, cum suis a conventu
+discessit." (_id. ibid._ Voyez aussi les lettres CLXXXIX et CXCI.)]
+
+[Note 295: Le pere Longueval, _Hist. de l'Egl. gall._, t. IX, l.
+XXV, p. 29.]
+
+[Note 296: "Sententias eas perpetua damnatione notari et omnes qui
+pervicaciter et contentiese illas defenderent justa poena muletari."
+(Ep. CCCXXXVII.)]
+
+En meme temps, Bernard ecrit pour son compte au pape. Il se jette dans
+ses bras avec tous les epanchements d'une ame navree de douleur et d'un
+chretien au desespoir. Il est degoute de vivre, il ne sait s'il lui
+serait utile de mourir[297]. Insense! il croyait, apres la mort de
+Pierre de Leon, l'antipape, que l'Eglise etait enfin tranquille et qu'il
+allait vivre en repos; il ignorait qu'il habitait une vallee de larmes,
+une terre d'oubli. La douleur est revenue, ses pleurs ont coule a flots
+comme les maux qu'il a soufferts. Un Goliath s'est leve, d'autant plus
+hardi qu'il sentait bien qu'il n'y avait point de David: Goliath, c'est
+Abelard, toujours avec son compagnon d'armes, Arnauld de Bresce. Puis
+vient le recit des circonstances que l'on sait, et enfin une adjuration
+vehemente adressee au successeur de Pierre: qu'il voie s'il est possible
+que l'ennemi de la foi de Pierre trouve un refuge aupres du siege de
+Pierre; qu'il se souvienne de ce qu'il doit a l'Eglise; qu'il ecrase
+la fureur des schismatiques; qu'il ne fasse pas moins que les grands
+eveques, ses predecesseurs, et saisisse, pendant qu'ils sont encore
+petits, les renards qui devorent la vigne du Seigneur.
+
+[Note 297: "Taedet vivere et an mori expediat nescio." (Ep.
+CLXXXIX.)]
+
+Un moine de Montier-Ramey, admis plus tard a Clairvaux, Nicolas,
+secretaire de l'abbe, son messager de predilection pour les negociations
+delicates, et qui avait alors toute sa confiance, quoiqu'il l'ait trahie
+plus tard[298], fut charge de porter ces lettres au pape, et d'y ajouter
+de vive voix les commentaires convenables.
+
+[Note 298: Montier-Ramey etait une abbaye a quatre lieues de Troyes.
+Nicolas etait un homme instruit, lettre, habile, fort employe dans les
+affaires de Rome, mais hypocrite, et que saint Bernard accusa plus tard
+de vol et de faux. On a de lui des lettres assez interessantes." (S.
+Bern. _Op._, ep. CLXXXIX et praefat., in t. III, vol. I, p. 711.--_Hist.
+litt._, t. XIII, p. 553.)]
+
+Ces lettres n'etaient pas les seules; il en est d'autres ou le saint
+s'exprime d'un ton different, suivant la difference des correspondants.
+Ainsi il s'adresse avec autorite au cardinal Gregoire Tarquin, comme
+s'il n'avait pour le faire agir qu'a lui donner le signal, et qu'il le
+put traiter comme un religieux de son ordre, toujours pret a lui obeir.
+"Suivant votre coutume," lui dit-il, "quand j'entre dans la cour (la
+cour de Rome), vous devez vous lever pour moi. Levez-vous donc pour
+ma cause ou plutot pour la cause du Christ[299]." Quand il ecrit au
+cardinal Haimeric, qui etait des Gaules, son ami, et de plus chancelier
+de l'Eglise romaine[300], il lui parle gravement, presque politiquement,
+et lui fait sentir en peu de mots ce qu'on doit en pareille occurrence
+attendre du saint-siege. Il est moins a l'aise avec le cardinal Gui de
+Castello: il l'appelle son venerable seigneur et son pere cheri, et d'un
+ton mele de flatterie et de fermete il lui temoigne l'esperance de ne
+pas le voir aimer un homme au point d'aimer ses erreurs. Ce serait
+injure que de le soupconner d'une telle amitie, elle serait terrestre,
+charnelle et diabolique; et il ajoute: "Ce n'est pas moi qui accuse
+Abelard aupres du saint-pere; c'est son livre qui l'accuse.... Un homme
+qui ne voit rien en enigme, rien dans le miroir, mais qui regarde tout
+face a face[301]!.... J'estimerais moins votre equite, si je vous priais
+longtemps, dans la cause du Christ, de ne mettre personne avant le
+Christ. Sachez-le seulement, parce qu'il vous est utile de le savoir,
+vous a qui Dieu a donne la puissance: il importe a l'Eglise, il importe
+a cet homme lui-meme, qu'il lui soit impose silence."
+
+[Note 299: Ep. CCCXXXIII, ad G. cardinalem.]
+
+[Note 300: Haimeric, Bourguignon, de la ville de Chatillon, et
+qu'on dit de la famille de Castries, cardinal-diacre du titre de
+Sainte-Marie-Nouvelle. (S. Bern., ep. XV et CCCXXXVIII.)]
+
+[Note 301: "Nihil videt per speculum et in aenigmate, sed facie ad
+faciem omnia intuetur." (Ep. CXCII, ad magistrum Guidonem de Castello.)]
+
+Mais quand il parle au cardinal-pretre Ives, son ami, qui ayant ete
+chanoine regulier de Saint-Victor de Paris pouvait comprendre et
+partager ses sentiments, il epanche toutes ses coleres contre Abelard;
+la encore, c'est un moine sans regle, un superieur sans soin, qui
+ne sait ni imposer l'ordre ni s'y soumettre, un homme different de
+lui-meme, Herode au dedans, Jean-Baptiste au dehors, qui veut souiller
+la chastete de l'Eglise, fabricateur de mensonges, fauteur de dogmes
+pervers, plus heretique enfin par son opiniatrete que par ses
+erreurs[302].
+
+[Note 302: Ep. CXCIII, ad magistrum Ivonem cardinalem.]
+
+Mais en multipliant ces lettres habilement calculees pour interesser a
+sa cause tout ce que Rome avait de plus considerable, saint Bernard
+ne voulait point se montrer etranger a la question de doctrine.
+Independamment de la relation qu'il ecrit pour le pape, il lui adresse
+une epitre, ou plutot un traite ou il examine et discute quelques-unes
+des opinions d'Abelard[303]. Cette composition a ete justement placee
+parmi les meilleures de son auteur. Quoiqu'il n'y considere pas dans
+leur ensemble, ni d'un point de vue fort eleve, les doctrines de son
+adversaire, il prend sur lui a divers moments une superiorite veritable;
+et degagee des violences d'un langage injurieux qui altere et deshonore
+la verite meme, sa pensee est souvent juste et quelquefois profonde.
+Dans la discussion sur la Trinite, on peut l'accuser de n'avoir pas
+equitablement pris l'opinion qu'il refute. S'il ne la defigure pas,
+du moins il l'exagere; et en isolant les expressions, il les rend
+exclusives et plus suspectes qu'elles ne doivent l'etre pour un esprit
+de bonne foi. Mais dans l'examen de la nouvelle theorie de la Redemption
+il parait avoir raison contre son rival; et l'esprit moderne qui
+peut preferer l'idee d'Abelard ne saurait faire qu'elle fut l'idee
+traditionnelle et partant orthodoxe de l'Eglise catholique. La Trinite
+et la Redemption sont les seuls dogmes speciaux dont le saint s'occupe
+avec etendue. Il glisse sur le reste, et se borne a caracteriser d'une
+maniere generale l'esprit du rationalisme qui respire dans toute la
+theologie d'Abelard. La encore, il montre une vraie sagacite, et il
+attaque l'intervention de la raison dans les choses de la foi avec une
+force et une clairvoyance qui feraient envie a plusieurs des apologistes
+de notre siecle, avec une rhetorique passionnee qui rappelle l'auteur
+de l'_Essai sur l'indifference en matiere de religion_; c'est la meme
+eloquence, plus animee peut-etre, quoique moins naturelle encore; c'est
+la meme vigueur sophistique; c'est, avec les idees que M. de la Mennais
+n'a plus, le talent qu'il a toujours.
+
+[Note 303: S. Bern. _Op._, ep. CXC, seu tractatus contra quaedam
+capitula errorum Abaelardi, vol. I, t II, op. XI, p. 636.--_Ab. Op._,
+p. 276. Voyez dans la suite de cet ouvrage le c. IV de la troisieme
+partie.]
+
+Jamais plus active et plus soigneuse habilete n'a ete deployee pour
+perdre un homme, coupable seulement de dissidence et convaincu d'etre
+un contradicteur. A voir tant d'efforts empreints de tant de haine,
+de ressentiment et d'orgueil, on se dit qu'il est heureux pour saint
+Bernard d'avoir ete un saint. Quiconque penserait et agirait ainsi pour
+un interet quelconque de ce monde, meme pour celui d'une politique
+equitable et legitime, serait accuse de mechancete dans la tyrannie; la
+saintete seule attenue, si elle ne les justifie, ces exces de l'ame. On
+a grand tort d'attaquer les austerites que le christianisme prescrit.
+Ces austerites heroiques sont seules capables de racheter devant Dieu
+les vives passions que, ne pouvant les supprimer, le christianisme
+detourne a son profit, et qu'il devoue a sa cause. Saint Bernard
+consacrait a Dieu ses passions, comme autrefois les templiers leur epee.
+
+L'interieur du parti qui poursuivait Abelard nous est mieux connu que le
+parti d'Abelard lui-meme, et que sa propre conduite, dans ces difficiles
+circonstances. Peut-etre le Vatican, qui nous a rendu le texte des
+propositions deferees par le concile de Sens, contient-il encore, dans
+ses mysterieuses archives, les lettres d'Abelard suppliant, et les
+plaintes de ceux qui, croyant la verite persecutee dans sa personne,
+invoquaient la protection du chef de la chretiente; mais tout cela nous
+est inconnu. Nous ne possedons que les actes publics, deux confessions
+de foi et une apologie qu'un de ses amis ecrivit avec plus de chaleur
+que de prudence. Encore ne sait-on pas bien la date de ces ecrits, et
+les auteurs ne sont pas d'accord. Racontons les faits dans l'ordre le
+plus simple.
+
+La decision de Rome demeura un temps incertaine. Mais les lettres de
+saint Bernard au pape furent repandues dans le public, et l'on ne tarda
+pas a les faire suivre du bruit de la condamnation; on l'annoncait avant
+de l'avoir obtenue. Abelard, imparfaitement instruit de son sort, dut
+redoubler de soins pour l'eviter et l'adoucir. Il comptait sur deux
+appuis, l'opinion de la France et la faveur de Rome.
+
+La premiere etait moins unie qu'il ne pensait. L'energie avec laquelle
+on l'avait attaque au nom de l'Eglise intimidait ceux qui n'etaient
+qu'impartiaux, neutralisait dans le clerge une partie de ses amis, et
+donnait a la querelle une gravite qui ne permettait plus de le suivre
+ouvertement qu'aux convictions fortes ou passionnees. Toutefois, pendant
+qu'il faisait sans doute jouer a Rome tous les ressorts qui le pouvaient
+sauver, il ne negligea pas de s'adresser au public, et de se concilier
+les deux sortes d'esprits qui l'avaient si souvent servi; d'une part,
+les esprits curieux et hardis, qui se plaisent a l'examen et goutent la
+controverse, en un mot les esprits faits pour l'opposition; de l'autre,
+les esprits eleves et bienveillants, qui s'interessent aisement au
+talent et a la sincerite persecutes, et qui placent volontiers le bon
+droit du cote de l'intelligence et de la faiblesse. Aux uns il adressa
+les reponses de la dialectique, aux autres les gemissements de la foi.
+Il s'etudia comme toujours a faire en lui redouter le controversiste et
+plaindre le chretien.
+
+Mais il y avait un juge qu'il devait avant tout rassurer et satisfaire,
+c'etait Heloise: non qu'il put craindre un moment d'etre desavoue par
+l'esprit le plus libre, abandonne par le coeur le plus fidele. Eh! dans
+quelles extremites Heloise ne l'aurait-elle pas suivi? mais il avait
+besoin de l'armer pour sa cause, et de ranger publiquement de son parti
+l'abbesse et ses religieuses; car elle exercait dans l'Eglise et le
+monde une grande autorite morale. D'ailleurs, au milieu de ces restes de
+passions philosophiques et de calculs ambitieux qui l'agitaient encore,
+le coeur d'Abelard renfermait un fond de veritable tristesse; un
+sentiment amer d'injustice et de malheur qui demandait a se repandre, et
+qui s'epanchait toujours vers celle qui comprenait toute sa pensee et
+sentait toute son ame. C'est pour elle qu'il ecrivit cette confession de
+foi si noble et si touchante:
+
+"Heloise, ma soeur, toi jadis si chere dans le siecle, aujourd'hui plus
+chere encore en Jesus-Christ, la logique m'a rendu odieux au monde. Ils
+disent en effet; ces pervers qui pervertissent tout et dont la sagesse
+est perdition, que je suis eminent dans la logique, mais que j'ai failli
+grandement dans la science de Paul. En louant en moi la trempe de
+l'esprit, ils m'enlevent la purete de la foi. C'est, il me semble, la
+prevention plutot que la sagesse qui me juge ainsi; je ne veux pas a ce
+prix etre philosophe, s'il me faut revolter contre Paul; je ne veux pas
+etre Aristote, si je suis separe du Christ; car il n'est pas sous le
+ciel d'autre nom que le sien en qui je doive trouver mon salut. J'adore
+le Christ qui regne a la droite du Pere; des bras de la foi, je
+l'embrasse, agissant divinement pour sa gloire dans sa chair virginale,
+prise du Paraclet[304]. Et pour que toute inquiete sollicitude, tout
+ombrage soit banni du coeur qui bat dans votre sein, tenez de moi ceci.
+J'ai fonde ma conscience sur la pierre ou le Christ a edifie son Eglise.
+Ce qui est grave sur cette pierre, je vous le dirai en peu de mots: Je
+crois dans le Pere et le Fils et le Saint-Esprit, Dieu un par nature
+et vrai Dieu, qui contient la Trinite dans les personnes, de facon a
+conserver toujours l'unite dans la substance. Je crois que le Fils est
+en tout _coegal_ au Pere; savoir, en eternite, en puissance, en volonte,
+en operation. Je n'ecoute point Arius qui, pousse par un genie pervers,
+ou meme seduit par un esprit demoniaque, introduit des degres dans la
+Trinite, enseignant que le Pere est plus grand, le Fils moins grand,
+oubliant ainsi le precepte de la loi: _Tu ne monteras point par des
+degres a mon autel_ (Exod. xx, 26); car il monte par des degres a
+l'autel de Dieu, celui qui introduit dans la Trinite une priorite et
+une posteriorite (une superiorite et une inferiorite). J'atteste que le
+Saint-Esprit, est consubstantiel et coegal en tout au Pere et au Fils,
+quand dans mes livres je le designe si souvent du nom de la Divine
+bonte. Je condamne Sabellius qui, attribuant au Pere et au Fils la meme
+personne, avanca que le Pere avait souffert la passion, d'ou est venu le
+nom des patripassiens. Je crois que le Fils de Dieu est devenu le Fils
+de l'homme, et qu'une seule personne subsiste par et dans les deux
+natures. C'est lui qui apres avoir souffert toutes les conditions
+attachees a son humanite et la mort meme, est ressuscite, est monte au
+ciel, et viendra juger les vivants et les morts. J'affirme que tous les
+peches sont remis par le bapteme; que nous avons besoin de la grace
+pour commencer et accomplir le bien, et que ceux qui ont failli sont
+regeneres par la penitence. Quant a la resurrection de la chair,
+pourquoi en parlerais-je, puisque vainement je me glorifierais d'etre
+chretien, si je ne croyais que je dois ressusciter un jour?
+
+[Note 304: "Amplector eum ulnis fidei in carne virginali de
+Paracleto sumpta gloriosa divinitus operantem." Maniere un peu
+recherchee, mais exacte, d'exprimer que le Fils de l'homme a ete concu
+dans le sein d'une vierge par l'operation du Saint-Esprit.]
+
+Telle est donc la foi dans laquelle je me repose. C'est d'elle que je
+tire la fermete de mon esperance. Fort de cet appui salutaire, je ne
+crains pas les aboiements de Scylla, Je ris du gouffre de Charybde, je
+n'ai pas peur des chants mortels des sirenes. Si la tempete vient, elle
+ne me renverse pas; si les vents soufflent, ils ne m'agitent pas; car je
+suis fonde sur la pierre inebranlable[305]."
+
+[Note 305: _Ab. Op._, pars II, p. 308.]
+
+Cette declaration est chretienne. Elle contient l'expression d'une foi
+correcte sur les principaux articles touchant lesquels on accusait
+Abelard d'heresie. Cependant elle ne retracte pour le fond aucune des
+opinions qu'il a soutenues dans ses livres, au sens du moins ou il les
+a soutenues. I1 n'est ni le premier ni le seul qui, pour rester dans
+l'unite, ait profite d'une communaute de langage entre ses adversaires
+et lui, sans tenir compte des idees diverses que des esprits differents
+attachent aux memes mots. Peut-etre si l'on obligeait tous les chretiens
+a donner individuellement le sens precis et sincere qu'ils attribuent
+chacun aux expressions consacrees du dogme, verrait-on dans l'unite
+perpetuelle du catholicisme surgir les dissidences et les variations, et
+l'heresie des coeurs trahir l'orthodoxie des paroles.
+
+Ainsi Abelard parlait a Heloise. Ainsi il essayait d'offrir aux
+catholiques, sans engagement ni passion, les moyens de s'interesser a
+lui et de le prendre sous leur garde. En meme temps, il composait une
+apologie plus developpee, ou il se defendait en discutant et refutait
+ses adversaires. Cet ouvrage est inconnu. Mais Othon de Frisingen
+nous en a conserve le commencement, ou l'on voit que les questions
+de dialectique avaient ete melees par les adversaires d'Abelard aux
+questions de theologie, et ceux-ci ont accuse cet ouvrage d'une vivacite
+et d'une violence qui auraient a la fois aggrave les torts de l'auteur
+et empire sa situation[306]. Nous doutons qu'il ait ecrit avec
+l'emportement qu'on lui reproche. En general, sa discussion etait alors
+plus dedaigneuse que violente; mais c'etait bien assez pour offenser des
+adversaires tres-serieusement persuades d'etre les defenseurs de Dieu.
+
+[Note 306: Othon parait croire que l'apologie d'Abelard fut faite a
+Cluni apres la decision du pape. Si c'est la confession de foi qui se
+trouve dans les Oeuvres, elle n'etait pas de nature a provoquer de
+vives repliques, et elle ne commence point par les mots qu'Othon nous a
+conserves, et qui indiquent que les imputations d'heresie auraient ete
+rattachees a quelque point de philosophie traite d'apres Boece. Elle
+n'est pas l'apologie dont un adversaire d'Abelard dit: "Per apologiam
+suam theologiam impejorat." Celle-ci est donc perdue. L'existence en est
+attestee par Othon et par les citations curieuses que donne le censeur
+inconnu dans une refutation attribuee faussement a Guillaume de
+Saint-Thierry. Il faut que les editeurs de celle-ci l'aient lue avec peu
+d'attention pour n'avoir par apercu qu'elle etait dirigee contre une
+apologie tout autrement polemique que la declaration publiee par
+d'Amboise et annexee par Tissier a la dissertation de Guillaume de
+Saint-Thierry, et a celle de l'abbe anonyme qu'on croit etre Geoffroi
+d'Auxerre. (Ott. Fris. _De Gest. Frid._, l. 1, c. XLIX.--_Disput anon.
+abb. adv. P. Abael., Biblioth. cisterc._, t. IV, p. 239, 240, 242,
+246.)]
+
+Leurs reproches s'adressaient avec plus de justice a une autre apologie
+qu'Abelard laissa publier par un de ses amis. Pierre Berenger
+est l'auteur de cette defense, veritable invective contre saint
+Bernard[307]. L'ouvrage est rempli de verve et d'audace. Au milieu des
+longueurs, des puerilites, des plaisanteries grossieres que tolerait
+le gout du temps, de ces citations innombrables, ornement oblige
+d'un ouvrage destine aux gens instruits, on y trouve un vrai talent
+satirique, un esprit libre et penetrant, quelquefois une argumentation
+vive et des traits d'eloquence. C'est une Provinciale du XIIe siecle. On
+ne saurait dire si Abelard y avait mis la main.
+
+[Note 307: _Ab. Op._, pars II, ep. XVII, _Berengarii scholastici
+Apologeticus_, p. 302.]
+
+Nous n'avons rien emprunte a cet ouvrage en racontant le concile de
+Sens. Nous ne voudrions pas juger les jesuites sur la foi de Pascal;
+mais il y a dans Pascal du vrai sur les jesuites, et tout ne peut-etre
+faux dans ce que raconte Berenger: car s'il parle comme un ennemi de
+saint Bernard, il ne s'exprime pas comme un ennemi de la foi.
+
+Citons, si ce n'est comme historique, au moins comme echantillon de
+style, quelque chose de la peinture interieure du concile. Apres s'etre
+assez agreablement moque de la pretention constante de Bernard a n'etre
+qu'un ignorant qui ne sait pas ecrire faute d'etudes, quoiqu'il ecrivit
+avec beaucoup d'art et de recherche, et qu'il se fut adonne aux lettres
+profanes au point d'avoir compose dans sa jeunesse des chansons badines
+dont on lui peut offrir quelques citations, l'apologiste lui rappelle
+avec un respect ironique sa saintete et ses miracles, puis lui declare
+brusquement qu'il a perdu son aureole et trahi son secret par sa
+conduite dans la derniere affaire.
+
+"Or, voila les eveques convoques de toutes parts au concile de Sens.
+C'est la que tu as declare Abelard heretique, que tu l'as arrache comme
+en lambeaux du sein maternel de l'Eglise. Il marchait dans la voie du
+Christ; sortant de l'ombre comme un sicaire aposte, tu l'as depouille
+de la tunique sans couture. D'abord tu haranguais le peuple, afin qu'il
+priat Dieu pour lui; et interieurement tu te disposais a le proscrire du
+monde chretien. Que pouvait faire la foule? Comment prier, quand elle
+meconnaissait celui pour qui il fallait prier? Toi, l'homme de Dieu, qui
+avais fait des miracles, qui etais assis avec Marie aux pieds de Jesus,
+qui conservais toutes ses paroles dans ton coeur, tu aurais du bruler
+au ciel le plus pur encens de la priere pour obtenir la resipiscence
+de Pierre, ton accuse, pour obtenir qu'il se lavat de tout soupcon....
+Est-ce que par hasard tu aurais mieux aime qu'il demeurat tel que la
+censure trouvat ou le prendre?
+
+"Enfin, apres le diner, le livre de Pierre est apporte, et l'on ordonne
+a quelqu'un de faire a haute voix lecture de ses ecrits. Mais le
+lecteur, anime par la haine, arrose par le fruit de la vigne, non pas de
+cette vigne dont il est dit, _je suis la vigne veritable_ (Jean, XV, 1),
+mais de celle dont le jus coucha le patriarche tout nu sur le sol, se
+met a crier plus fort qu'on ne lui demandait. Apres quelques mots, vous
+eussiez vu les graves pontifes se moquer de lui, battre des pieds, rire,
+jouer, comme gens qui accomplissent leurs voeux, non au Christ, mais a
+Bacchus; en meme temps on salue les coupes, on celebre les pots, on loue
+les vins; les saints gosiers s'arrosent ... et c'est alors que, comme
+dit le satirique:
+
+ Inter pocula quaerunt
+ Pontifices saturi quid dia poemata narrent[308].
+
+[Note 308: Pers. sat. I, v. 27-28. L'auteur latin dit _Romulidae_ et
+non _pontifices_.]
+
+Puis, quand arrive jusqu'a eux le son de quelque passage subtil
+et divin, auquel les oreilles pontificales ne sont pas habituees,
+l'auditoire se degrise dans son coeur; ce ne sont plus que grincements
+de dents contre Pierre, et ces juges aux yeux de taupe pour voir clair
+en philosophie, s'ecrient:--Quoi! nous laisserions vivre un pareil
+monstre!--et, remuant la tete comme des juifs:--Ah! disent-ils, _voila
+celui qui renverse le temple de Dieu_.--(Math, XXVI, 40.) Ainsi
+des aveugles jugent les paroles de lumiere; ainsi des hommes ivres
+condamnent un homme sobre. Ainsi de vrais pots pleins de vin prononcent
+contre l'organe de la Trinite.... Ils avaient rempli, ces premiers
+philosophes du monde, le tonneau de leur gosier, et la chaleur du
+breuvage leur etait montee au cerveau, de sorte que tous les yeux se
+fermaient noyes dans un sommeil lethargique. Cependant le lecteur crie,
+l'auditeur dort. L'un s'appuie sur son coude pour mieux sommeiller;
+l'autre, sur un coussin bien mou, cherche a fermer ses paupieres;
+un troisieme penche sa tete sur ses genoux. Aussi, quand le lecteur
+trouvait quelque epine dans le champ, il criait aux sourdes oreilles
+des peres: _Vous condamnez?_ Alors, quelques-uns a peine eveilles a la
+derniere syllabe, d'une voix somnolente, la tete pendante, disaient:
+_Nous condamnons.--Amnons_, disaient d'autres qui, eveilles a leur tour
+par le bruit que les premiers faisaient en jugeant, decapitaient le
+mot[309].... Ainsi les soldats endormis rendent temoignage que, pendant
+leur sommeil, les apotres sont venus et ont emporte le corps. (Math.
+XXVIII, 43.) Ainsi, celui qui avait veille le jour et la nuit dans la
+loi du Seigneur est condamne par des pretres de Bacchus. C'est le malade
+qui traite le medecin; c'est le naufrage qui accuse celui qui est sur le
+rivage; le criminel qu'on va pendre accuse l'innocent. Que faire, o
+mon ame? A qui recourir? As-tu oublie les preceptes des rheteurs, et
+maitrisee par la douleur, gagnee par les larmes, perds-tu le fil de ton
+discours? Crois-tu que le Fils de l'homme, quand il viendra, trouvera la
+foi sur la terre? Les renards ont leurs terriers, les oiseaux du ciel
+ont leurs nids; mais Pierre n'a pas ou reposer sa tete....
+
+[Note 309: Il y a ici un jeu de mots impossible a traduire.
+_Damnatis_, dit le promoteur. _Damnamus_, disent les peres. _Namus_,
+repondent les plus endormis. _Namus_, nous nageons, ce mot fait allusion
+a l'ivresse, et Berenger ajoute: "Votre natation est une tempete, une
+submersion." (P. 305.)]
+
+"En voyant agir de la sorte, en ecoutant les arrets de pareils juges, on
+se console avec ces mots de l'Evangile: _Les pontifes et les pharisiens
+se sont reunis, et ils ont dit: Que faisons-nous? Cet homme dit des
+choses merveilleuses. Si nous le laissons aller, tout le monde croira en
+lui_. (Jean, XI, 47.)
+
+"Mais un des peres, nomme l'abbe Bernard, etant comme le pontife de ce
+concile, prophetisa en disant: _Il nous convient qu'un seul homme soit
+extermine par le peuple et que toute la nation ne perisse pas_[310].
+C'est de ce moment qu'ils ont resolu de le condamner, repetant ces
+paroles de Salomon: _Tendons des embuches au juste_ (Prov. I, 11),
+enlevons-lui la grace des levres et trouvons le mot qui perdra le
+juste.--Vous l'avez fait en faisant ce que vous avez fait, vous avez
+darde contre Abelard les langues de la vipere. Renverses par l'ivresse,
+vous l'avez renverse, et vous avez absorbe le vin, _comme celui qui
+devore le pauvre en secret_ (Habac. III, 14). Et pendant ce temps,
+Pierre priait: _Seigneur_, disait-il, _delivrez mon ame des levres
+iniques et de la langue perfide_. (Ps. CXIX, 2.)
+
+[Note 310: Jean, XI, 50. Berenger dit: _Exterminetur a populo_, ce
+qui veut dire soit _extermine par le peuple_ ou _proscrit du sein du
+peuple_. Il y a dans la Vulgate: _Moriatur pro populo_, ce qui est
+conforme au texte grec.]
+
+"Au milieu de tant de pieges, Abelard se refugie dans l'asile du
+jugement de Rome.--Je suis, dit-il, un enfant de l'Eglise romaine. Je
+veux que ma cause soit jugee comme celle de l'impie; _j'en appelle
+a Cesar_.--Mais Bernard, l'abbe, sur le bras duquel se reposait la
+multitude des peres, ne dit pas comme le gouverneur qui tenait saint
+Paul dans les fers: _Tu en as appele a Cesar, tu iras a Cesar_[311];
+mais _tu en as appele a Cesar, tu n'iras pas a Cesar_. Il informe en
+effet le siege apostolique de tout ce qu'ils ont fait, et aussitot un
+jugement de condamnation de la cour de Rome court dans toute l'Eglise
+gallicane. Ainsi est condamnee cette bouche, temple de la raison,
+trompette de la foi, asile de la Trinite. Il est condamne, o douleur,
+absent, non entendu, non convaincu. Que dirai-je, que ne dirai-je pas,
+Bernard?....
+
+[Note 311: "Caesarem appello.--Caesarem appellasti; ad Caesarem
+ibis." (Act. XXV, 11 et 12.)]
+
+"Malgre tout ce que la fureur intestine des haines conjurees, tout ce
+qu'un orage de passions implacables et insensees pouvait lancer contre
+Pierre, tout ce que pouvait comploter l'envie et l'iniquite, la froide
+clairvoyance de la censure apostolique ne devrait jamais se laisser
+endormir. Mais il devie facilement de la justice, celui qui dans une
+cause craint l'homme plus que Dieu. Elle est vraie, cette parole d'une
+bouche prophetique: _Toute tete est languissante.... De la plante des
+pieds jusques au col, rien n'est sain en lui_[312].
+
+[Note 312: Isai., l. 5 et 6.--Le texte dit de la plante des pieds
+jusqu'au sommet de la tete, _usque ad verticem_. C'est peut-etre par
+erreur que la citation de Berenger porte _cervicem_.]
+
+"Il voulait, disent les fauteurs de l'abbe, corriger Pierre. Homme de
+bien, si tu projetais de rappeler Pierre a la purete d'une foi intacte,
+pourquoi, en presence du peuple, lui imprimais-tu le caractere du
+blaspheme eternel? Et si tu cherchais a enlever a Pierre l'amour du
+peuple, comment t'appretais-tu a le corriger? De l'ensemble de tes
+actions, il ressort que ce qui t'a enflamme contre Pierre n'est pas
+l'envie de le corriger, mais le desir d'une vengeance personnelle.
+C'est une belle parole que celle du prophete: _Le juste me corrigera en
+misericorde._ (Ps. CXL, 5.) Ou manque en effet la misericorde, n'est pas
+la correction du juste, mais la barbarie brutale du tyran.
+
+"Et sa lettre au pape Innocent atteste encore les ressentiments de son
+ame: _Il ne doit pas trouver un refuge aupres du siege de Pierre, celui
+qui attaque la foi de Pierre_[313]! Tout beau, tout beau, vaillant
+guerrier; il ne sied pas a un moine de combattre de la sorte.
+Crois-en Salomon: _Ne soyez pas trop juste de peur de tomber dans la
+stupidite_[314]. Non, il n'attaque pas la foi de Pierre celui qui
+affirme la foi de Pierre: il doit donc trouver un refuge aupres du siege
+de Pierre. Souffre, je te prie, qu'Abelard soit chretien avec toi. Et si
+tu veux, il sera catholique avec toi; et si tu ne le veux pas, il sera
+catholique encore; car Dieu est a tous et n'appartient a personne[315]."
+
+[Note 313: S. Bern., ep. CLXXXIX.]
+
+[Note 314: _Eccl._, VII. 17.--Il y a dans le texte: "Noli esse
+justus multum, neque plus sapias quam necesse est, ne obstupescas."
+Berenger dit: "Noli nimium esse justus, ne forte obstupescas."]
+
+[Note 315: _Ab. Op._, pars II, ep. XVII, p. 303-308.]
+
+Apres ces belles paroles, Berenger recherche si en effet Abelard n'est
+pas chretien. Il donne alors le texte de la confession de foi adressee
+a Heloise, et sur cette declaration, il demande s'il est juste et
+charitable de fermer a celui qui professe la croyance de l'Eglise tout
+acces vers le chef de l'Eglise. Abelard peut s'etre trompe, mais il n'a
+point dit tout ce qu'on lui fait dire, ou il l'a dit dans un autre sens;
+un second ouvrage eut corrige ou bien eclairci le premier; il fallait
+attendre ses explications. Enfin s'il reste des erreurs, et Berenger ne
+le conteste pas, ou n'y a-t-il point d'erreurs? il y en a dans saint
+Bernard lui-meme. Son traite sur le Cantique des Cantiques contient
+une heresie sur l'origine de l'ame[316]. Il y a des fautes dans saint
+Hilaire, dans saint Jerome, et saint Augustin a publie le livre de ses
+retractations. Comment donc a-t-on pu avec tant d'acharnement travailler
+a fermer au maitre Pierre les portes de la clemence apostolique?
+
+[Note 316: Les erreurs que Berenger signale dans saint Bernard, sont
+peu graves ou peu prouvees. Ainsi on lit dans son vingt-septieme sermon
+sur le _Cantique des Cantiques_, que l'ame vient du ciel, et Berenger
+en conclut que saint Bernard est tombe dans l'erreur d'Origene qui
+attribuait aux ames une existence anterieure a cette vie. L'induction
+nous parait forcee. (S. Bern. _Op._, vol. I, t. IV, serm. XXVII, 6;
+Not., p. CXIII.--_Hist. litt._, t. XII, p. 257.)]
+
+Telle est l'argumentation ici parfaitement juste par laquelle Berenger
+termine son pamphlet theologique, en prenant l'engagement de discuter
+dans un autre ecrit le fond meme des questions. Mais cet engagement, il
+ne le tint pas. On vient de voir qu'en ecrivant, il savait deja que la
+cour de Rome avait prononce, et que toute esperance etait perdue. Du
+cote de saint Bernard, une dissertation, empreinte d'une verve qui
+va jusqu'a la violence, avait ete lancee contre l'apologie, non de
+Berenger, mais d'Abelard[317]. L'auteur inconnu, mais qui etait un abbe
+de moines noirs, dedie son ouvrage a l'archeveque de Rouen qui parait
+etre son superieur ecclesiastique, raconte qu'il a ete lie avec Abelard
+par la plus etroite familiarite, et prend avec la derniere vivacite
+la defense de saint Bernard contre une apologie qu'il traite de
+calomnieuse. C'est celle que nous n'avons plus. Il accuse Abelard d'etre
+_conduit par les furies_ et d'avoir compare saint Bernard a Satan,
+transforme en ange de lumiere. Si la citation est exacte, l'accuse n'eut
+fait que rendre a l'accusateur ce qu'il lui avait prete[318].
+
+[Note 317: Nous avons deja parle de cette dissertation d'un abbe
+anonyme. Plusieurs auteurs, Duchesne entre autres, l'ont confondue
+avec celle de Guillaume de Saint-Thierry, ou la lui ont attribuee par
+surerogation; erreur manifeste que Tissier et Mabillon ont relevee.
+Point d'evidente raison non plus pour donner cet ouvrage a Geoffroi,
+l'auteur de la _Vie de saint Bernard_. Un moine de Citeaux, nomme aussi
+Geoffroi, l'attribue bien a un abbe de moines noirs, et Geoffroi le
+biographe devint en effet abbe de Clairvaux (ou des moines noirs de
+Citeaux); il fut le troisieme successeur de saint Bernard; mais il
+n'etait point abbe a l'epoque ou l'ouvrage parait avoir ete ecrit, et
+surtout il ne dependait pas de l'archeveque de Rouen. L'ouvrage, au
+reste, a ete insere dans la Bibliotheque de Citeaux. (Disputat. anonym.
+abbat. adv. dogm. P. Abael., _Bibl. cist._, t. IV, p. 238.--S. Bern.
+_Op._, admon. in opusc. XI, vol. 1, t. II, p. 636.--_Thes. nov. anecd.
+observ. proev. in Ab. Theol._, t. V, p. 1148.--Ex epist. Gaufr. mon.
+clarev., _Rec. des Hist._, t. XIV, p. 331.--_Ab. Op._; Not., p. 1193.)]
+
+[Note 318: Voyez ci-dessus et S. Bern. ep. CCCXXX.]
+
+Mais ces violences de langage, toujours blamables, etaient de plus
+imprudentes. Le clerge orthodoxe prenait de jour en jour le dessus.
+Berenger, esprit vif et caustique, s'etait fait encore d'autres
+affaires, en attaquant les chartreux qui, dit-on, avaient pris parti
+contre lui[319]. Il se vit bientot oblige de quitter le pays et de
+songer a sa surete; puis du fond de la retraite ou il s'etait cache,
+il ecrivit a Guillaume, eveque de Mende, une lettre ou il s'excuse, en
+laissant echapper encore quelques epigrammes contre saint Bernard. Il
+declare qu'il se rend sur les questions generales du dogme, qu'il n'a
+pas fait suivre son premier ouvrage d'un second, et qu'il a renonce a
+s'eriger en patron des articles reproches a Pierre Abelard, puisque,
+encore qu'ils soient bons pour le sens, ils ne le sont pas pour le
+son[320]. "Quant a l'apologie que j'ai publiee, je la condamnerai,
+dit-il, en ce sens, que si j'ai dit quelque chose contre la personne de
+l'homme de Dieu, j'entends que le lecteur le prenne en plaisanterie, et
+non au Serieux."
+
+[Note 319: _Ab. Op._, pars II, ep. XIX, p. 325.]
+
+[Note 320: "Quia, etsi sanum saperent, non sane sonabant." (_Ab.
+Op._, pars II, ep. XVIII, p. 822.)]
+
+
+C'est que le jugement du pape, qui d'abord n'avait que transpire, fut
+bientot officiellement connu, et mit fin a cette grande controverse,
+qui devait renaitre un jour sous les auspices d'hommes nouveaux. Saint
+Bernard avait triomphe; l'oeuvre etait consommee. On ignore si la cour
+de Rome hesita, si elle fut quelque temps combattue entre les deux
+partis; mais l'acquittement d'Abelard etait la condamnation du clerge
+de France et l'immolation dans l'Eglise de ce qu'on pourrait appeler
+le parti gouvernemental au parti liberal. Un tel acte ne pouvait etre
+qu'une dangereuse inconsequence, a moins qu'il ne fut le debut et le
+signal d'un systeme nouveau, et ne figurat dans un vaste ensemble de
+mesures de reforme ou tout au moins de conciliation. Or cette politique
+n'etait pas dans les idees du siecle, peut-etre meme eut-elle devance
+de trop d'annees la necessite qui plus tard a pu la reclamer sans
+l'obtenir. En tout cas, elle n'etait pas a la portee de celui qui, sous
+le nom d'Innocent II, gouvernait l'Eglise, esprit mediocre et d'une
+commune prudence, imitateur timide de la politique illustree, entre ses
+predecesseurs, par Hildebrand, et entre ses successeurs, par Lothaire
+Conti. Peu de mois apres le concile de Sens, un rescrit donne a Latran
+le 16 juillet, et adresse aux archeveques de Sens et de Reims,
+ainsi qu'a l'abbe de Clairvaux, condamna sur l'appel Abelard et ses
+doctrines[321]. Les termes en sont assez moderes. Apres un preambule
+sur les droits et les devoirs du saint siege, et quelques citations
+d'erreurs deja condamnees, le pape, sans se prononcer en droit touchant
+les operations du concile, dit que, quant aux articles deferes par
+les deux archeveques, il a reconnu avec douleur, dans la pernicieuse
+doctrine de Pierre Abelard, d'anciennes heresies, et qu'il se felicite
+qu'au moment ou se raniment des dogmes pervers, Dieu ait suscite a
+l'Eglise des enfants fideles, au saint troupeau d'illustres pasteurs,
+jaloux de mettre un terme aux attaques du nouvel heretique[322]. En
+consequence, apres avoir pris le conseil de ses eveques et cardinaux, le
+successeur de saint Pierre condamne les articles ainsi que la doctrine
+generale de Pierre et son auteur avec elle, et impose a Pierre, comme
+heretique (_tanquam haeretico_), un perpetuel silence. Il estime en
+outre que tous les sectateurs et defenseurs de son erreur devront etre
+sequestres du commerce des fideles et enchaines dans les liens de
+l'excommunication. On ajoute que le pape ordonna de livrer aux flammes
+les livres d'Abelard, et que lui-meme les fit bruler a Rome[323].
+
+[Note 321: S. Bern. _Op._, ep. CXCIV; Innocentius episc.
+venerabilibus fratribus.--_Ab. Op._, pars II, ep. XVI, p. 301.]
+
+[Note 322: "Qui novi haeretici calomniis studeant obviare." (_Id.,
+ibid._)]
+
+[Note 323: Gaufrid., _In Vit. S. Bern._--S. Bern. _Op._, vol. 1, p.
+636.]
+
+Telle etait la lettre immediatement ostensible. Une lettre plus courte,
+portant la meme suscription, et donnee le lendemain de la precedente,
+contenait le commandement que voici:
+
+"Par les presents ecrits, nous mandons a votre fraternite de faire
+enfermer separement dans les maisons religieuses qui vous paraitront le
+plus convenables, Pierre Abelard et Arnauld de Bresce, fabricateurs de
+dogmes pervers et agresseurs de la foi catholique, et de faire bruler
+les livres de leur erreur partout ou ils seront trouves. Donne a Latran,
+18ieme jour des calendes d'aout."
+
+Et a cette lettre etait annexe cet ordre:
+
+"Ne montrez ces ecrits a qui que ce soit, jusqu'a ce que la lettre meme
+(sans doute le rescrit principal) ait ete, dans le colloque de Paris qui
+est tres-prochain, communiquee aux archeveques[324]."
+
+[Note 324: Cet ordre est du 14 juillet. On ignore quel etait le but
+de ce colloque (conference ou deliberation) qui devait se tenir a Paris
+et ou devaient assister des archeveques, je n'en ai vu trace ni dans la
+_Gallia Christiana_, ni dans l'_Histoire de l'Eglise de Paris_ du P.
+Gerard Dubois. (S. Bern. _Op._, ep. CXCIV et not. in ep. CLXXXVII
+et seqq., p. lxvi.--_Ab. Op._, pars II, ep. XV et XVI, p. 299 et
+301.--Fleury, _Hist. Eccl._, t. XIV, l. LXVII, p. 556.)]
+
+Le secret prescrit fut garde quelque temps. Abelard parait n'avoir ni su
+ni soupconne de bonne heure ce fatal denoument. En faisant son appel, il
+avait entendu se retirer par devers la Cour de Rome, pour y plaider sa
+cause. Il ne pouvait s'imaginer qu'on l'y jugerait sans l'entendre, et
+que cette iniquite, presque sans exemple de la part de l'Eglise supreme,
+serait consommee contre lui. Il faut remarquer en effet, qu'a aucune
+epoque de la procedure, soit en France, soit en Italie, il n'a ete admis
+a dire s'il reconnaissait les ouvrages a lui attribues, s'il avouait,
+desavouait, retractait, modifiait ou interpretait les articles qu'on
+pretendait en avoir extraits, ni enfin a s'expliquer sur ses dogmes et
+ses intentions; la preuve n'a donc jamais ete faite qu'il fut coupable
+de malice, orgueil, opiniatrete, conditions indispensables de l'heresie;
+car l'heresie est un crime et non pas une erreur. On concoit donc
+jusqu'a un certain point sa securite. Cependant, comme il n'attendait
+plus rien de la France, il resolut d'aller a Rome, afin de s'y defendre
+s'il etait encore simple accuse, de se justifier s'il etait condamne
+deja. Triste et souffrant, il partit pour Lyon, en faisant route par
+la Bourgogne. L'age et les infirmites ralentissaient sa marche; il
+sejournait dans les monasteres qu'il rencontrait sur son chemin. Une
+fois, surpris, dit-on, par la nuit, il fut force de s'arreter a Cluni.
+
+La maison de Cluni, situee non loin de Macon, etait une ancienne abbaye
+de l'ordre de Saint-Benoit, fondee au commencement du Xe siecle par
+Bernon, abbe de Gigny, et richement dotee par Guillaume Ier, duc
+d'Aquitaine et comte d'Auvergne. Elle avait precede Citeaux et par
+consequent Clairvaux, qui n'etait qu'une colonie de cette derniere
+maison, et, comme on disait dans le cloitre, la troisieme fille de
+Citeaux[325].
+
+[Note 325: Cluni et Citeaux, tous deux de l'ordre de Saint-Benoit,
+etaient cependant des chefs d'ordre. Les quatre demembrements de
+Citeaux, appeles ses quatre filles, etaient les abbayes de La Ferte, de
+Pontigni, de Clairvaux et de Morimond. La robe de Cluni etait noire,
+celle de Citeaux blanche, excepte quand les moines sortaient de la
+maison. Cette difference dans la couleur du froc joue un grand role
+dans las demeles des clunistes et des cisterciens. (_Hist. des ordres
+monastiques_, par le P. Heliot, t. V, c. xviii et xxxii.)]
+
+Cluni etait ce qu'on appelle un chef d'ordre et un des monasteres les
+plus renommes de la Gaule pour sa richesse et sa dignite. On vantait la
+magnificence de son eglise, de ses batiments, de sa bibliotheque; et
+l'hospitalite y etait exercee avec grandeur. Un esprit de paix et
+d'indulgence, le gout des lettres et des arts meme regnaient dans cette
+maison ou les biens du monde n'etaient point dedaignes et que des
+religieux austeres accusaient de relachement. Les vives animosites qui
+eclataient souvent entre les divers ordres, comme entre les couvents
+du meme ordre, avaient, pendant un temps, anime Citeaux contre Cluni.
+Citeaux, chef d'ordre comme Cluni, et a sa suite Clairvaux, plus ardent,
+plus rigoureux, plus pauvre, avait attaque tout a la fois la richesse,
+l'influence, et l'esprit large et tolerant d'une abbaye ou le temps
+avait amene quelques modifications a la regle primitive de Saint-Benoit.
+Naturellement, Cluni repondait en accusant Citeaux de pharisaisme.
+Bernard, avec sa ferveur inflexible, n'avait pas manque, pres de quinze
+ans auparavant, de prendre parti pour Citeaux, d'ou il etait sorti, et
+tout en lui reprochant les exagerations malveillantes d'un zele outre,
+il avait censure les nouveautes et les concessions de Cluni, et denonce
+la mollesse sous le nom de moderation, la complaisance sous celui de
+charite[326].
+
+[Note 326: Voyez l'ouvrage que saint Bernard, a la demande de
+Guillaume de Saint-Thierry, composa sous le nom d'_Apologia_ et ou il
+attaque encore plus Cluni qu'il ne le defend, tout en blamant Citeaux.
+(S. Bern. _Op._, vol. 1, t. II, opusc. V.)]
+
+Quoique ces accusations, motivees surtout par quelques habitudes de luxe
+inseparables d'une grande opulence, et par les desordres ambitieux d'un
+abbe, Pons de Melgueil, mort a Rome excommunie, n'eussent jamais atteint
+son successeur, Pierre, fils de Maurice, de la grande famille des
+seigneurs de Montboissier en Auvergne, celui a qui ses vertus et sa
+longue vie ont attire le nom de Pierre le Venerable; il lui fallut
+prendre la plume pour defendre son ordre et repondre, au moins
+indirectement, a saint Bernard[327]. Il donna une refutation remarquable
+de toutes les critiques des cisterciens, ce qui etait refuter celles que
+s'appropriait saint Bernard, quoiqu'il ne le nommat pas[328]. Mais c'est
+l'esprit meme de saint Bernard que semble combattre dans son style
+calme, mesure, enjoue meme, l'esprit juste et serein de Pierre le
+Venerable. En 1132, une exemption en matiere de dime accordee par le
+pape aux moines de Citeaux, obligea l'abbe de Cluni a reclamer, et
+suscita une controverse nouvelle entre l'abbe de Clairvaux et lui[329].
+Enfin, six ans apres, l'election d'un cluniste a l'eveche de Langres,
+faite contre le gre du premier, l'entraina a des plaintes ameres ou son
+noble emule ne fut pas epargne aupres du roi ni du pape. Pierre lui
+repondit avec une mesure et une superiorite reconnues des admirateurs
+memes de saint Bernard; et quand enfin, resumant tous leurs differends
+du ton de la moderation et de l'amitie, il voulut les mettre au neant,
+il lui ecrivit une grande lettre toute pleine d'autorite et de douceur
+ou nous lisons cette belle parole trop peu comprise des moines de tous
+les temps: "La regle de saint Benoit est subordonnee a la regle de la
+charite[330]."
+
+[Note 327: Pierre le Venerable, "Venerabilis cognomine, quod ipsi
+haesit, sua aetate donatus" (_Rec. des Hist._, t. XV, ep. Pet. Clun.
+abb., _Monit._, p. 625); "Cognomento venerabilis ob eximiam divinarum
+et humanarum scientiarum cognitionem cum insigni vitae prebliate
+conjunctam" (_Gall., Christ._, t. VI, p. 1117), ne fut point _canonise
+selon les formes_. Mais les benedictins n'ont pas manque de l'inscrire
+dans leur martyrologe; et dans la bibliotheque de Cluni, son nom est
+precede de l'S. (_Bibl. Cluniac. vit. S. Pet. vener._, p. 553.) Les
+auteurs de l'_Histoire litteraire_ le regardent egalement comme un saint
+en France. (_Hist. litt._, t. XIII suppl., p. 431.)]
+
+[Note 328: Fleury n'hesite pas a considerer l'apologie de Cluni
+adressee par Pierre a Bernard comme une reponse a l'ouvrage du dernier,
+et c'est aussi l'opinion de Neander. Les auteurs de l'_Histoire
+litteraire_ mettent un grand soin a prouver qu'il n'en est rien et que
+Pierre ne repond qu'aux cisterciens en general. Il est certain que la
+refutation n'est ni directe, ni expresse, mais l'opposition entre
+les deux hommes est flagrante. (Cf. _Bibl. cluniac._, l. I, ep.
+XXVIII--_Hist. litt._, t. XIII, p. 199, t. Xlll supp., p. 266 et 438.--
+_Hist. Eccl._, l. LXVII, n deg. 43.--_Saint Bernard et son siecle_, l. II.)]
+
+[Note 329: S. Bern. _Op._, vol. 1, not. in ep. CCXXVIII.--_Bibl,
+Clun., Petr. Ven. epist._, l. I, ep. XXXIII-XXXVI.]
+
+[Note 330: "Regula illa illius sancti patris ex illa sublimi et
+generali caritalis regula pendet." (_Bib. Clun., Petr. epist._, l.
+IV, ep. XVII, l. I, ep. XXIX.--S. Bern. _Op._, ep. CLXIV a CLXX, ep.
+CCXXIX.)]
+
+La bienveillance, l'estime, l'amitie meme parurent assez constamment
+unir ces deux hommes si differemment chretiens. Ils se louerent beaucoup
+l'un l'autre, et je ne sais s'ils s'en tendirent jamais. L'abbe Pierre,
+par ses vertus calmes, sa piete simple, la culture et la distinction de
+son esprit, etait universellement respecte dans l'Eglise. Il ne manquait
+pas pour lui-meme de la severite necessaire a la profession monastique,
+et sa reforme de son ordre, decretee en 1132, dans un chapitre general
+ou assisterent douze cent douze freres et deux cents prieurs, l'a bien
+prouve. Mais une charite tendre et eclairee l'inspirait, et son esprit
+aimable autant qu'etendu, lui faisait admettre et comprendre ce qui
+echappait au genie etroit de l'abbe de Clairvaux. Les lettres de Pierre
+sont admirables par l'onction dans la raison. Tout, jusqu'a cette
+intelligence des choses mondaines dans une juste mesure, jusqu'a cette
+habile alliance d'une vie simple et pure avec l'emploi des richesses du
+siecle, des tresors des arts, des moyens d'influence temporels, rappelle
+involontairement, dans sa magnificence, sa grace et sa saintete,
+l'immortel archeveque de Cambrai. Ce n'est faire tort ni a Pierre ni a
+Bernard que de dire qu'il y eut en eux et meme entre eux quelque chose
+qui fait penser a Fenelon et a Bossuet. "Vous remplissez les devoirs
+"penibles et difficiles, qui sont de jeuner, de "veiller, de souffrir,"
+ecrivait un jour Pierre a Bernard, "et vous ne pouvez supporter le
+devoir facile "qui est d'aimer[331]."
+
+[Note 331: "Quae gravia sunt faciunt; quae levia facere nolunt....
+Servas, quicumque talis es, gravia Christi mandata, cum jejunas,
+cum vigilas, cum fatigaris, cum laboras; et non vis levia ferre, ut
+diligas." (_Bibl. Clun._, 1. VI, ep. IV, p. 897. Cette lettre a ete mise
+a la date de 1149.) Saint Bernard etait fort superieur a Bossuet en
+energie et en puissance de caractere; mais la nature de Bossuet etait
+meilleure, plus equitable et plus douce.]
+
+Tel etait l'homme que la Providence mit sur la route d'Abelard fugitif.
+Ce n'etait ni comme lui un docteur audacieux, ni comme son rival un
+moine dominateur; mais un prelat lettre et doux, pieux et liberal, qui
+aimait la paix et qui savait l'etablir et la conserver. Il accueillit
+Abelard avec un melange de compassion et de respect, et la triste
+victime de tant de haineuses passions, y compris les siennes, rencontra
+enfin ce qu'il n'avait guere trouve sur l'apre chemin de sa vie, la
+bonte.
+
+S'etant repose quelques jours a Cluni, il confia ses projets a l'abbe
+Pierre. Il se regardait comme l'objet d'une injuste persecution, et
+protestait avec horreur contre le nom d'heretique. Il raconta qu'il
+avait fait appel au saint-siege, et qu'il allait se refugier au pied du
+trone pontifical. On en a conclu qu'il ne savait pas encore, du moins
+avec certitude, que son arret etait rendu. Pierre le Venerable approuva
+son dessein, lui dit que Rome etait le refuge du peuple des chretiens,
+qu'il devait compter sur une supreme justice qui n'avait jamais failli
+a personne, et par dela la justice, sur la misericorde. Dans ces
+circonstances, Raynard, abbe de Citeaux, vint a Cluni. On a suppose
+qu'il y etait envoye par l'abbe de Clairvaux, qui, depositaire des
+ordres du pape, hesitait a les executer avec eclat, ou redoutait le
+voyage d'Abelard a Rome. Quoi qu'il en soit, l'abbe de Citeaux parla de
+reconciliation, et Pierre entra vivement dans cette nouvelle idee. Tous
+deux presserent Abelard. Mieux instruit peut-etre de sa vraie situation,
+ou peut-etre use par l'age, brise par la maladie, decourage par
+l'experience, il parut se laisser flechir. Jamais il n'avait pense a se
+placer en dehors de l'Eglise, et le schisme de sa situation lui etait
+reellement insupportable. Dans une telle disposition d'esprit, il dut
+etre touche de cet aspect de charite paisible et de sainte indifference
+que presentaient le venerable abbe et l'interieur de sa maison. Jamais
+la piete n'avait abandonne son ame; il y laissa penetrer le calme et le
+detachement. A la demande de Pierre et de quelques autres religieux, il
+declara, comme au reste il l'avait souvent fait, rejeter tout ce
+qui, dans ses paroles ou ses livres, aurait pu blesser des oreilles
+catholiques, et il ecrivit une nouvelle apologie ou confession de
+foi[332]. Il voulut bien meme suivre a Clairvaux l'abbe Raynard, dont la
+mediation assoupit les anciens differends, et il dit a son retour que
+saint Bernard et lui s'etaient revus pacifiquement[333]. On ne sait rien
+de cette entrevue. Je ne doute pas de la clemence de saint Bernard; il
+croyait reellement que c'etait a lui de pardonner.
+
+[Note 332: _Ab. Op._, pars II, ep., xx, _apologia seu confessio_, p.
+330.]
+
+[Note 333: "Se pacifice convenisse revenus retulit." (_Id_.,
+_Ibid_., pars II, ep. xxii, p. 336.)]
+
+Si la confession de foi qui nous est restee est celle qui satisfit saint
+Bernard, il etait bien revenu des exigences que lui inspirait naguere
+sa clairvoyante severite. Comme l'apologie pour Heloise, la seconde
+declaration d'Abelard, adressee a tous les enfants de l'Eglise
+universelle, est chretienne; mais il n'y dement sur aucun point capital
+les opinions emises dans ses ouvrages. Seulement il les desavoue dans la
+forme absolue et outree que leur avaient donnee ses adversaires, ou bien
+il repete sans commentaire ni developpement, la formule orthodoxe dont
+on l'accuse de s'etre ecarte; mais il ne reconnait pas qu'il s'en
+soit ecarte, ni que par consequent il l'entende desormais en un sens
+contraire a ses ecrits. Apres cette declaration, il restait maitre
+comme par le passe, de soutenir, s'il l'eut juge a propos, que ses
+expressions, comprises suivant sa pensee, n'offraient pas le sens qu'on
+leur pretait, ou demeuraient compatibles avec les termes consacres.
+Apres cette declaration, il pouvait encore, au moyen de quelque
+interpretation, soutenir qu'il n'avait pas change d'opinion. En un mot,
+il s'exprime chretiennement, il ne se retracte pas. Pour ecrire cette
+apologie, il a pu ceder a l'age, a la force, a la necessite; il a pu,
+chose plus louable, obeir a l'amour de la paix, au respect de l'unite,
+a l'interet commun de la foi. Mais j'oserais affirmer qu'il n'a pas
+sacrifie une seule de ses idees a qui que ce soit au monde. Le coeur
+d'Abelard pouvait ou faiblir, ou se soumettre; son esprit ne le pouvait
+pas.
+
+Au reste, il continue dans son apologie a se plaindre de la malice de
+ses ennemis et des impostures dont il est victime[334]. Sur tous les
+points dont on l'accuse, il atteste Dieu qu'il ne se connait aucune
+faute, et s'il lui en est echappe dans ses ecrits ou dans ses lecons, il
+ne les defend point, il se declare pret a tout reparer, a tout corriger,
+n'ayant jamais eu ni arriere-pensee, ni mauvais dessein, ni opiniatrete.
+
+[Note 334: Comme cette confession de foi accuse clairement, bien
+qu'indirectement, ses adversaires de mensonge, elle a ete censuree assez
+vivement par des auteurs modernes, et confondue avec cette apologie
+anterieure dont j'ai deja parle et qui aurait ete plus violente que les
+ouvrages meme qu'elle etait destinee a justifier. C'est ainsi qu'en
+parait juger entre autres Tissier. (_Biblioth. pat, cister._, t. IV, p.
+259.) Mais ce que nous savons de la premiere apologie ne permet pas
+de la confondre avec la confession de foi, et ainsi en ont juge
+d'excellents critiques. Si celle-ci a ete ecrite a Cluni, elle n'atteste
+pas une reconciliation profondement sincere avec saint Bernard. (Cf.
+_Hist. litt._, t. XII, p. 129 et 134.) Thomasius a etabli d'une maniere
+assez specieuse qu'Abelard n'avait jamais au fond abandonne ses opinions
+et qu'aide par Pierre de Cluni, qui tenait a honneur de le garder
+dans son couvent, il avait donne a saint Bernard des satisfactions
+apparentes. (_P. Ab. Vit._, chap. 70 et seqq.)]
+
+Puis, s'expliquant directement ou indirectement sur dix-sept articles
+releves des l'origine dans ses ecrits, il n'en laisse pas un seul, sans
+se laver, au moins dans les termes, de toute trace d'heresie: "Et quant
+a ce qu'ajoute _notre ami_," dit-il (et c'est ce mot qui semble indiquer
+qu'il ecrivit sa declaration au moment de sa reconciliation), "que ces
+articles ont ete trouves, partie dans la _Theologie_ du maitre Pierre,
+partie dans le _Livre des Sentences_ du meme, partie dans celui qui
+est intitule: _Connais-toi toi-meme_, je n'ai pas lu cela sans grand
+etonnement, aucun ouvrage de moine se pouvant trouver qui eut pour
+titre: _Livre des Sentences_; et cela aussi a ete avance par ignorance
+ou par malice[335]."
+
+[Note 335: Apol., p. 333.]
+
+Abelard, reconcilie, n'aspirait plus qu'a la retraite. Abandonnant le
+monde et la vie des ecoles, il consentit a rester pour toujours a
+Cluni, a la grande joie de l'abbe et de toute la communaute. Pierre le
+Venerable se hata d'ecrire au pape pour lui demander de permettre a son
+hote de ne plus quitter l'asile ou il avait ete recu, et d'y passer,
+dans le repos, l'etude et la piete, les restes d'une vie dont le terme
+paraissait approcher[336].
+
+[Note 336: _Ab. Op._, pars II, ep. xxii, _Petr. Vener. ad Dom.
+Innocent. II_, p. 335.]
+
+Cet arrangement, comme on le pense bien, fut approuve a Rome; Abelard
+devint moine a Cluni, du moins se soumit-il a la regle de la communaute,
+et bien que son rang dans l'Eglise, egal a celui de l'abbe de Cluni,
+l'eut fait, non moins que sa renommee, placer en tete de toute la
+congregation et marcher le premier apres son chef, il accepta avec la
+derniere rigueur l'humilite et l'austerite de sa nouvelle vie. Il se
+revetit des habits les plus grossiers; et cessant de prendre aucun soin
+de sa personne, il traita son corps avec le mepris des solitaires.
+"Saint Germain, dit l'abbe de Cluni[337], ne montrait pas plus
+d'abjection, ni saint Martin plus de pauvrete." Silencieux, le front
+baisse, il fuyait les regards, il se cachait dans les rangs obscurs de
+ses freres, et par son maintien il semblait vouloir s'effacer encore
+parmi les plus inconnus. Souvent dans les processions, l'oeil cherchait
+avec hesitation ou contemplait avec etonnement cet homme d'un si
+grand nom, qui semblait se dedaigner lui-meme et se complaire dans
+l'abaissement. Rendu par le saint siege a tous les devoirs du ministere,
+il frequentait les sacrements, il celebrait souvent le divin sacrifice,
+ou prechait la parole sainte aux religieux; encore fallait-il qu'il y
+fut contraint par leurs instances. Le reste du temps il lisait, priait
+et se taisait toujours. Ses etudes, comme celles de toute sa vie,
+continuaient d'avoir un triple objet, la theologie, la philosophie et
+l'erudition. Ce n'etait plus qu'une pure intelligence. Les passions
+etaient aneanties ou condamnees au silence; et il ne restait plus
+d'action dans sa vie que l'accomplissement des devoirs monastiques. Mais
+s'il est vrai, comme il est permis de le croire, qu'il ait mis a Cluni
+la derniere main a son grand traite de philosophie scolastique, nous
+y lisons que meme alors il se regardait encore comme la victime de
+l'envie, et que, sur de la puissance de son esprit, des ressources de
+son savoir, de la duree de son nom, il confiait a l'avenir vengeur le
+triomphe de la science opprimee dans sa personne. "Convaincu que c'est
+la grace qui fait le philosophe, puisqu'il faut du genie pour la
+dialectique," il se sentait comme predestine a la science, et
+il ecrivait pour l'instruction des temps ou sa mort rendrait a
+l'enseignement la liberte, heureux ainsi d'assurer apres lui la
+renaissance de son ecole[338]. Tel etait l'homme dont l'humilite et la
+soumission edifiaient Pierre le Venerable.
+
+[Note 337: _Ab. Op._, pars II, ep. xxiii. p. 340.]
+
+[Note 338: Voyez ci-apres I. II, c. iii, et Ouv. ined. d'Ab.,
+Dialectique, p. 228 et 436. C'est une remarque de Thomasius, qu'Abelard
+n'a efface d'aucun de ses ouvrages les opinions ni les passages qu'il
+semblait avoir retractes. (_Ab. Vit._, Sec. 81.)]
+
+Cependant ses forces declinaient rapidement, et une maladie de peau
+tres-douloureuse, lui laissait peu de tranquillite. L'abbe Pierre exigea
+qu'il changeat d'air, et l'envoya aupres de Chalons, dans le prieure de
+Saint-Marcel, fonde par le roi Gontran, et possede par l'ordre de Cluni.
+Cette maison s'elevait non loin des bords de la Saone, dans une des
+situations les plus agreables et les plus salubres de la Bourgogne. La
+il continua sa vie studieuse; malgre ses souffrances et sa faiblesse, il
+ne passait pas un moment sans prier ou lire, sans ecrire ou dicter. Mais
+tout a coup ses maux prirent un caractere plus alarmant; il sentit que
+le dernier moment venait, fit en chretien la confession d'abord de sa
+foi, puis de ses peches, et recut avec beaucoup de piete les sacrements
+en presence de tous les religieux du monastere. "Ainsi, ecrit Pierre
+le Venerable, l'homme qui par son autorite singuliere dans la science,
+etait connu de presque toute la terre, et illustre partout ou il etait
+connu, sut, a l'ecole de celui qui a dit: _Apprenez que je suis doux et
+humble de coeur, demeurer doux et humble_, et, comme il est juste de le
+croire, il est ainsi retourne a lui[339]."
+
+[Note 339: Math., XI, 29.--_Ab. Op._, pars II, ep. XXIII, Petr.
+Vener. ad Heloiss., p. 342.]
+
+Abelard mourut a Saint-Marcel, le 21 avril 1142. Il etait age de
+soixante-trois ans[340].
+
+[Note 340: On lisait dans le vieux necrologe du Paraclet: "Maistre
+Pierre Abaelard, fondateur de ce lieu et instituteur de sainte religion,
+trespassa ce XXI avril, age de LXIII ans." (_Ab. Op._; Not p. 1196.)
+"Undenas malo revocante calendas," porte son epitaphe (_Id._, p. 343).]
+
+Il fut enseveli dans une tombe d'une seule pierre, creusee assez
+grossierement et d'un travail fort simple. Depose d'abord dans la
+chapelle de l'infirmerie ou il etait mort, son corps fut ensuite
+transporte dans l'eglise du monastere de Saint-Marcel, et y demeura
+quelque temps. Dans le dernier siecle, on y voyait encore son sepulcre,
+ou plutot son cenotaphe, sur lequel il etait represente en habit
+monacal[341].
+
+[Note 341: C'est, d'apres de bonnes autorites (M. Alexandre Lenoir
+et M. Boisset, de Chalons), la meme tombe ou Abelard est depose
+aujourd'hui au cimetiere du Pere Lachaise. M. Lenoir a donne le dessin
+du monument tel qu'il existait a Saint-Marcel avant la revolution.
+Suivant lui, le corps d'Abelard n'aurait quitte la chapelle de
+l'infirmerie que pour le Paraclet, et ce n'est que vers la fin du
+dernier siecle que son tombeau primitif aurait ete transporte dans
+l'eglise du prieure de Saint-Marcel. L'epitaphe, peinte en noir sur la
+muraille au-dessus du monument, portait:
+
+ Hic primo jacuit Petrus Abelardus
+ Francus et monachus cluniacensis, qui obiit
+ anno 1142. Nunc apud moniales paraclitenses
+ in territorio trecacensi requiescit. Vir pietate
+ Insignis, scriptis clarissimus, ingenii acumine,
+ rationum pondere, decendi arte, omni
+ scientiarum genere nulli secundus.
+
+(_Voyage litteraire par deux benedictins_, t. I, 1re partie, p.
+225,--_Musee des monum. franc._, par A. Lenoir, t. 1, p. 220, pl. n deg.
+617.)]
+
+Mais quand il mourut, il avait depuis bien longtemps demande que
+ses restes reposassent au Paraclet[342]. Cette volonte devait etre
+accomplie; celle qui regnait au Paraclet ne pouvait permettre qu'on ne
+l'accomplit pas.
+
+[Note 342: _Ab, Op._, pars I, ep. III, p. 63 et ci dessus p. 147.]
+
+Elle vivait dans un profond silence; depuis longues annees, ce coeur
+s'etait ferme et ne se montrait qu'a Dieu, sans se donner a lui. On ne
+sait rien d'elle.
+
+Pierre le Venerable avait fait de tout temps profession de lui porter
+autant d'admiration que de respect. Une correspondance liait le Paraclet
+et Cluni; l'abbe avait recu d'elle, par un moine nomme Theobald, une
+lettre et quelques petits presents, lorsqu'il lui ecrivit, pour lui
+raconter les derniers jours de son epoux, une epitre pleine de louange
+ou il l'appelle femme vraiment philosophique, ou il la compare a Deborah
+la prophetesse, et a Penthesilee, reine des Amazones, et lui exprime de
+vifs regrets de ce qu'elle n'habite pas avec les servantes du Christ, la
+douce prison de Marcigny, couvent de femmes benedictines place dans le
+voisinage, pres de Semur et sous la direction de l'abbe de Cluni. Il
+joignit meme a sa lettre une epitaphe en onze vers latins qu'il avait
+composee en l'honneur d'Abelard et qu'on lisait plus tard gravee sur
+la muraille de l'aile droite de l'eglise de Saint-Marcel, pres de la
+sacristie[343]. C'etait, y disait-il, "le Socrate, l'Aristote, le Platon
+de la Gaule et de l'Occident; parmi les logiciens, s'il eut des rivaux,
+il n'eut point de maitre. Savant, eloquent, subtil, penetrant, c'etait
+le prince des etudes; il surmontait tout par la force de la raison, et
+ne fut jamais si grand que lorsqu'il passa a la philosophie veritable,
+celle du Christ." On peut regarder ces mots comme l'expression du
+jugement de tous les esprits eclaires du siecle d'Abelard.
+
+[Note 343 :
+
+ Gallorum Socrates, Plato maximus Hesperiarum,
+ Noster Aristoteles, logicis quicumquo fuerunt
+ Aut par aut melior, studiorum cognitus orbi
+ Princeps....
+
+Dans l'edition d'Amboise, cette epitaphe est jointe a la lettre ou
+Pierre rend compte a Heloise de la mort d'Abelard. En 1703, on la lisait
+encore dans l'eglise de Saint-Marcel, d'apres les auteurs de l'_Histoire
+litteraire_. Une seconde epitaphe, rapporte egalement par d'Amboise, est
+aussi attribuee a l'abbe de Cluni; la premiere seule l'est avec quelque
+certitude; nous l'analysons dans le texte; les deux derniers vers de la
+seconde en ont ete detaches et cites seuls comme etant l'inscription du
+tombeau d'Abelard; les voici:
+
+ Est satis in tumulo: Petrus hic jacet Abaelardus
+ Cui soli patuit scibite quidquid erat.
+
+ou, comme la donne le P. Dubois:
+
+ Est satis in titulo: Praesul hic jacet Abaelardus, etc.
+
+P** en a donne une troisieme trouvee dans un manuscrit qu'il croit
+presque contemporain d'Abelard; elle commence ainsi:
+
+ Petrus amor cleri, Petrus inquisito veri, etc.
+
+On peut y remarquer ce vers:
+
+ Praeteriit, sed non periit, transivit ad esse.
+
+La chronique de Richard de Poitiers, moine de Cluni, en contient une
+quatrieme dont voici le premier vers mutile:
+
+ Bummorum major Petrus Abaelardus....
+
+Rawlinson a extrait d'un manuscrit de la bibliotheque d'Oxford une
+cinquieme epitaphe, assez remarquable par quelques vers sur le
+nominalisme; elle commence par ces mots:
+
+ Occubuit Petrus; succumbit eo moriento
+ Omnis philosophia....
+
+ Philippe Harveng, theologien du XIIe siecle, en a compose ou conserve une
+ dont nous ne connaissons que le premier vers:
+
+ Lucifer occubuit, stellae radiate minores.
+
+(C. _Ab. Op._, praefat. in fin. pars II, ep. XXIII, p. 342.--_Thes.
+anecd. noviss._, t. III, _Dissert. isag_ XXII.--_Ex chronic._, Wilelm.
+Godel. et Rich. pict., _Rec. des Hist._, t. XII, p. 415 et 675.--_P. Ab.
+et Hel. Epist._, edit. a R. Rawlinson, 1718.--P. Harveng., _Op._, p.
+801.--_Hist. eccles. paris._, auct. Dubois, t. II, l. XIII, c. VII, p.
+178.--_Hist. litt._, t. XII, p. 101 et 102.)]
+
+"Ainsi, chere et venerable soeur en Dieu," ecrivait l'abbe de Cluni a
+l'abbesse du Paraclet, "celui a qui vous vous etes, apres votre liaison
+charnelle, unie par le lien meilleur et plus fort du divin amour, celui
+avec lequel et sous lequel vous avez servi le Seigneur, celui-la,
+dis-je, le Seigneur, au lieu de vous, ou comme un autre vous-meme, le
+rechauffe dans son sein, et au jour de sa venue, quand retentira la voix
+de l'archange et la trompette de Dieu descendant du ciel, il le garde
+pour vous le rendre par sa grace." Nous n'avons point la reponse
+d'Heloise; mais nous savons que quelque temps apres, dans le mois de
+novembre, Pierre le Venerable se rendait au Paraclet. Pour complaire a
+l'abbesse, il avait fait enlever de l'eglise de Saint-Marcel, en secret
+et a l'insu de ses religieux, les restes mortels d'Abelard, et il les
+apportait a leur derniere demeure. Dans une lettre ou elle le remercie,
+Heloise lui dit simplement: "Vous nous avez donne le corps de notre
+maitre[344]."
+
+[Note 344: "Corpus magistri nostri dedistis." On pourrait croire
+par la place ou se lit cette phrase, qu'il s'agit du corps de
+Notre-Seigneur, et que Pierre disant la messe au Paraclet y donna la
+communion aux religieuses. Mais il y aurait _Corpus DOMINI nostri_ (_Ab.
+Op._, pars II, ep. XXIII, p. 342 ep. XXIV. Heloiss. ad Petr. Abb. clun.,
+p. 343). M. Boisset, a qui nous devons la conservation du premier
+tombeau d'Abelard, dit dans une lettre adressee a M.A. Lenoir, que
+l'abbe de Cluni se rendit a Saint-Marcel dans les premiers jours de
+novembre, sous pretexte d'y faire la visite abbatiale; qu'une nuit,
+pendant le sommeil des religieux, il fit enlever le corps d'Abelard, et
+partit aussitot lui-meme avec ce depot pour aller au Paraclet, ou il
+arriva le 10 novembre 1142. (_Mus. des mon. fr._, t. I, p. 231)]
+
+Pendant son sejour au Paraclet, Pierre dit la messe dans la chapelle, le
+16 novembre, precha dans la salle du chapitre, accorda au monastere
+le benefice de Cluni, et a l'abbesse ce qu'on appelait le Tricenaire,
+c'est-a-dire une concession de trente messes a dire par ses moines, ou
+tout au moins des prieres pendant trente jours de suite apres la mort
+d'Heloise, et pour le repos de son ame. De retour dans son abbaye, il
+regularisa cette promesse en lui envoyant un engagement ecrit et scelle
+de son sceau, ainsi que l'absolution d'Abelard qu'elle avait demandee,
+pour la suspendre, suivant l'usage du temps, au tombeau qu'elle faisait
+elever a son maitre et a son epoux.
+
+Cette absolution est concue en ces termes: "Moi, Pierre, abbe de Cluni,
+qui ai recu Pierre Abelard dans le monastere de Cluni, et cede son
+corps, furtivement emporte, a l'abbesse Heloise et aux religieuses du
+Paraclet; par l'autorite du Dieu tout-puissant et de tous les saints, je
+l'absous d'office de tous ses peches[345]."
+
+[Note 345: _Ab. Op._, pars. II, ep. XXV; Pet. clun. ad. Hel., p. 344
+et 345.]
+
+On a conserve un hymne funebre, ce que les anciens appelaient _noenia_,
+chante peut-etre ou suppose chante pres du tombeau d'Abelard par
+l'abbesse du Paraclet et ses religieuses[346]. On voudrait croire que
+ce chant, qui ne manque pas, dans sa simplicite, d'une certaine grace
+melancolique, est l'ouvrage d'Heloise. Pourquoi cette stance ne
+serait-elle pas d'elle?
+
+ Tecum fata sum perpessa;
+ Tecum dormiam defessa,
+ Et in Sion veniam.
+ Solve crucem,
+ Due ad lucem
+ Degravatam animam.
+
+Elle demande a reposer pres de lui; c'est a lui qu'elle demande de la
+conduire au sejour d'eternelle lumiere, et aussitot elle entend le
+choeur et la harpe des anges; et les religieuses s'ecrient: "Que tous
+deux se reposent du travail et d'un douloureux amour.
+
+ Requiescant a labore,
+ Doloroso et amore.
+
+"Ils demandaient l'union des habitants des cieux: deja ils sont entres
+dans le sanctuaire du Sauveur."
+
+[Note 346: Ce chant nous est transmis par un auteur allemand, qui ne
+dit point d'ou il l'a tire (Morlz Carriere, _Abuelard und Heloise_, p.
+XCVI). Je ne l'ai vu mentionne nulle part ailleurs. M. Carriere en donne
+une traduction en vers allemands, par M. Follen. Ce petit poeme
+est tres-simple. Les religieuses chantent d'abord deux stances de
+_requiescat_ devant le tombeau; puis Heloise en dit quatre analysees
+dans le texte; elle demande la mort et le ciel. Aussitot les nonnes
+reprennent et annoncent la beatitude des deux epoux. Heloise elle-meme
+aurait bien ose composer cela.]
+
+Heloise vecut encore vingt et un ans; elle continua d'etre l'objet
+de l'admiration et de la veneration generale. Son siecle la mettait
+au-dessus de toutes les femmes, et je ne sais si la posterite a dementi
+son siecle[347].
+
+[Note 347: "Tu... et mulieres omnes evicisti, et pene viros
+universos superasti." (_Petr. clun. ep., Ab. Op.,_ pars II. p.
+337.)--"Fama... femineum sexum vox excessisse nubis nutilleavit.
+Quomodo? Diciando, versilicando, etc... Stultus ego qui lunam illuminare
+velo.... Calamus vester calamis ductorum supereminet aut aequatur."
+(Hug. Metel. ep. XVI et XVII ad Helois. Hug., _Sac. antiq. mon._, t. II.
+p. 348 et 349.)]
+
+La prosperite, la richesse, la dignite du couvent du Paraclet ne firent
+que s'accroitre. Sa premiere abbesse mourut le 16 mai 1164, un jour de
+dimanche, au meme age que son fondateur. Le calendrier necrologique
+francais du Paraclet portait a son nom: "_Heloise, mere et premiere
+abbesse de ceans, de doctrine et religion tres-resplendissante_[348]."
+
+[Note 348: "Mater nostrae religionis Heloysa, prima abbatissa,
+documentis et religione clarissima, spem bonam ejus nobis vita
+donante, feliciter migravit ad Dominum." C'est ce qu'on lisait dans le
+_Necrologium_ a la date Anno MCLXIV, XVII Kal. jun. (_Gall. Christ.,_ t.
+XII, p. 574.) Duchesne a lu dans le calendrier du Paraclet: "Heloysa,
+neptis Fulberti canonici parisiensis, primo petri Abaelardi conjux,
+deinde monialis et prioritsa Argentolii, post oratorii paralitei
+abbatissa, quod ab anno MCXXX ad annum MCLXIV prudenter atque religiose
+rexit." (_Ab Op.;_ Not., p. 1181.) C'est une tradition plutot qu'un
+fait historique qu'Heloise mourut au meme age qu'Abelard. On a vu qu'il
+n'existe pas de donnee certaine sur l'epoque de sa naissance. Une
+inscription gravee pres du premier sepulcre d'Abelard dans l'eglise de
+Saint-Marcel de Chalons, portait: "Obiit magnos ille doctor XI Kalend.
+Maii an. MCXLII, anno suo _climacterico_. et Heloissa vero XVII Kalend.
+Junii anno MCLXIII. Creditur enim XX annis amplius marito supervixisse."
+Ces paroles ne sont pas affirmatives. (_Hist. litt._ t. XII, p.
+645.--Voyez ci-dessus la note 3 de la p. 46.)]
+
+On dit qu'en memoire de sa science incomparable, ses religieuses
+voulurent que le Paraclet celebrat tous les ans l'office en langue
+grecque le jour de la Pentecote; et cette institution s'est longtemps
+maintenue[349].
+
+[Note 349: In not. Auberti Miraei ad _Henric. Gandat. de scriptor.
+ecclesiast._ c. XVI. _Biblioth. eccles.,_ p. 164.--Bayle, _Dict. crit._,
+art. _Paraclet._--Gervaise, _Vie d'Abeil_., t. II, liv. VI, p. 328.]
+
+Peu de temps avant sa mort et dans sa maladie, elle ordonna, dit-on,
+qu'on l'ensevelit dans le tombeau de son epoux. Ce tombeau etait place
+dans une chapelle qu'Abelard avait fait construire, peut-etre le premier
+batiment en pierre de l'ancien Paraclet, et qui joignait le cloitre avec
+le choeur. On l'appelait le petit moustier. "Lorsque la morte," dit une
+chronique, "fut apportee a cette tombe qu'on venait d'ouvrir, son mari
+qui, bien des jours avant elle, avait cesse de vivre, eleva les bras
+pour la recevoir, et les ferma en la tenant embrassee[350]."
+
+[Note 350: D'Amboise et Duchesne donnent ce fait un peu legendaire
+comme extrait d'une chronique de Tours, alors manuscrite. _Verba
+chronici MS. Turonici._ (_Ab. Op_., praefat, et not. p. 1195.) Ce doit
+etre le _Chronicon Turonense_ insere par fragments dans le _Recueil des
+Historiens_, comme oeuvre d'un chanoine de Saint-Martin de Tours. Le
+passage cite y est indique par les premiers mots seulement (t. XII. p.
+472), puis suivi d'un renvoi a la chronologie de Robert d'Auxerre. Dans
+celle-ci (_Id_., p. 293), le passage est insere a peu pres dans les
+termes rapportes par d'Amboise; mais il s'arrete a la translation du
+corps d'Abelard au Paraclet, et ne mentionne ni le desir exprime par
+Heloise d'etre ensevelie avec son amant, ni le fait miraculeux ici
+raconte. Peut-etre cette difference entre le texte de la chronique de
+Tours, si elle est telle que d'Amboise la donne, et les termes de la
+chronologie de Robert, a-t-elle echappe a l'editeur du _Recueil des
+Historiens_. Aucune partie du paragraphe concernant Abelard, ni le
+debut, ni la fin, ne se trouve dans le texte de la chronique de Tours,
+imprime pour la premiere fois et par extraits dans l'_Amplissima
+collectio_, de Martene et Durand (t. V, p. 917 et 1015). On sait au
+reste qu'un recit tout semblable se trouve dans Gregoire de Tours. (_De
+Glor. confess._, c. XLII.)]
+
+La verite cependant, c'est qu'Heloise ne fut pas d'abord ensevelie dans
+le meme tombeau, mais dans la meme crypte qu'Abelard. Trois siecles
+apres leur mort, en 1497, par les soins de Catherine de Courcelles,
+dix-septieme abbesse du Paraclet, leurs restes furent transportes du
+petit moustier dans le choeur de la grande eglise du monastere, et
+deposes, ceux d'Abelard a droite, ceux d'Heloise a gauche du sanctuaire,
+et plus tard rapproches au pied ou meme au-dessous du maitre autel[351].
+
+[Note 351: _Gall. Christ._, I. XII, p. 614.--_Ann. ord. S.
+Benedict._., t. VI, p. 356.]
+
+On rapporte qu'en 1630, la vingt-troisieme superieure du Paraclet, Marie
+de la Rochefoucauld, fit transporter les deux tombes dans la chapelle
+dite de la Trinite, devant l'autel; elles y resterent longtemps, sans
+aucune epitaphe, dans un caveau situe au-dessous des cloches[352]. On
+ajoute que c'est alors que les ossements encore entiers furent reunis
+dans un double cercueil qui a ete ouvert de nos jours. Il parait
+qu'en 1701, une epitaphe en prose francaise fut, par l'ordre de la
+vingt-cinquieme abbesse, Catherine de la Rochefoucauld, gravee sur un
+marbre noir place a la base de cette chapelle sepulcrale ou plutot sur
+une plinthe au pied de la triple statue de la Trinite, que cette dame
+avait relevee. En 1766, une autre abbesse du meme nom concut le plan
+d'un monument ou devait figurer encore cette curieuse statue, et qui
+ne fut execute qu'en 1779 par la derniere abbesse du Paraclet[353].
+La revolution francaise, qui abolit l'institution fondee par Abelard,
+respecta cependant et sa memoire et le double cercueil ou l'on croyait
+avoir conserve les derniers restes d'Abelard et d'Heloise.
+
+[Note 352: _Voyag. litt. par deux benedict._, 1re partie, p. 85.]
+
+[Note 353: C'etait Charlotte de Roucy; celle qui avait concu le plan
+etait la vingt-sixieme abbesse et se nommait Marie de Roye; toutes de
+la maison de la Rochefoucauld. L'epitaphe que l'une fit graver sur
+le tombeau, avait ete composee a la demande de l'autre, en 1766, par
+l'Academie des inscriptions; elle est concue en ces termes:
+
+ Hic
+ Sub eodem marmore jacent
+ Hujus monasterii
+ Conditor, Petrus Abaelardus
+ Et abbatissa prima Heloissa,
+ Olim studiis, ingenio, amore, infaustis nuptiis
+ Et poenitentia,
+ Nunc aeterna, quod speramus, felicitate
+ Conjuncti.
+ Petrus oblit XX prima aprilis 1142,
+ Heloissa XVII maii 1163.
+ Curis Carolae de Roucy, Paracleti
+ Abbatissae.
+ 1779.
+
+Il y a erreur dans cette derniere date. On a attribue cette epitaphe a
+Marmontel. M.A. Lenoir, qui parait avoir vu ce monument ou l'avoir copie
+sur des dessins authentiques, l'a fait graver dans son Musee. Il se
+compose du triple groupe et d'un socle appliques a la muraille. (_Lives
+of Abeil. and Helois._, by J. Berington, t. II, p. 231.--_Mus. des mon.
+fr._, t. I, p. 225 a 228, pl. no 516.--_Abail et Hel_., par Turlot, p.
+267-269.)]
+
+Ces ossements confondus sont aujourd'hui replaces dans la tombe de
+pierre ou lui-meme avait ete d'abord enseveli sous les voutes de
+l'eglise de Saint-Marcel. Comment cette tombe est-elle aujourd'hui
+deposee dans un des cimetieres de Paris? D'ou vient le monument qui
+la renferme, ce monument connu de tous, tant de fois reproduit par le
+dessin, sans cesse visite par une curiosite populaire, et qu'on peut
+souvent dans les beaux jours voir encore pare de couronnes funeraires et
+de fleurs fraichement cueillies?
+
+Un homme dont les soins pieux ont sauve a la France bien des richesses
+de l'art gothique dans un temps ou cet art etait aussi dedaigne par
+le gout qu'insulte par les passions, l'auteur du _Musee des monuments
+francais_[354], est celui a qui nous devons la conservation des restes
+d'Abelard et d'Heloise et le tombeau meme qui les contient. En 1792, le
+Paraclet fut vendu a la requete et au profit de la nation. Les notables
+de Nogent-sur-Seine vinrent en cortege lever les corps des deux amants
+que protegeait du moins la philosophie sentimentale de l'epoque, et les
+transporterent avec le groupe de la Trinite encore tout entier, dans
+leur ville et dans l'eglise de Saint-Leger. En 1794, des fanatiques
+du temps, a qui certainement l'ombre de saint Bernard n'etait point
+apparue, devasterent l'eglise, et le groupe, jadis suspect d'un
+symbolisme heretique, fut brise comme un monument de superstition.
+Cependant ils epargnerent le caveau qui renfermait les precieux restes.
+Six ans apres, 8 floreal an VIII, M. Lenoir, muni d'un ordre du
+gouvernement, recut des mains du sous-prefet au nom de l'arrondissement,
+un cercueil qui renfermait ces restes separes par une lame de plomb. On
+l'ouvrit avec soin, et un proces-verbal fut dresse constatant l'etat des
+ossements. Il a ete publie. Les tetes furent moulees, et c'est sur ce
+modele qu'un sculpteur a compose les masques si connus. Vers le meme
+temps, un medecin de Chalons-sur-Saone, ayant sauve le tombeau de
+l'eglise de Saint-Marcel, cette cuve de pierre gypseuse alabastrite,
+grossierement ciselee, au moment ou, achetee par un paysan, elle allait
+etre livree a quelque usage domestique, la remit au createur du musee
+des Petits-Augustins, et c'est dans ce sepulcre grossier dont les
+sculptures paraissent effectivement a de bons juges etre du temps et du
+pays, que les restes des deux epoux ont ete enfin deposes. Aupres d'une
+statue reputee celle d'Abelard en habit de moine, une statue de femme,
+du XIIe siecle, et a laquelle on avait adapte le masque de convention
+d'Heloise, fut couchee sur le meme tombeau. C'est celui qu'on a place
+dans une sorte de chambre ou de lanterne, d'un gothique orne, et formee
+de debris enleves au cloitre du Paraclet, et surtout a une ancienne
+chapelle de Saint-Denis. Ce monument, d'un style recherche, posterieur
+au XIIe siecle, ouvrage composite d'Alexandre Lenoir, fut a la
+restauration transporte du jardin du musee des Petits-Augustins dans le
+cimetiere du Pere-Lachaise le 6 novembre 1817. Les noms d'Heloise et
+d'Abelard etaient graves alternativement sur la plinthe, et interrompus
+seulement par ces mots: [Grec: LEI SYMPEPLEGMENOI], _toujours unis_.
+
+[Note 354: M. Alexandre Lenoir. Il a raconte lui meme tous ce
+details. Le medecin de Chalons est M. Boisset, le sculpteur M. Descine.
+(_Mus. des mon. fr._, t. I, p. 221 et suiv.--_Notice hist. sur la
+sepult. d'Hel. et Abail._, par le meme, 1816.--Villenave, Notice placee
+en tete de la traduction des lettres, par le bibl. Jacob, p. 116 et
+suiv.--Autre traduction des lettres, par M. Oddoul; edition illustree,
+t. I, p. CXI.)]
+
+On a vu qu'Heloise avait un fils dont l'histoire ne parle pas. Il parait
+qu'il entra dans les ordres, et obtint la bienveillance de Pierre
+le Venerable. Dans la lettre qu'elle ecrit a ce dernier, elle lui
+recommande son fils, pour qui elle le prie d'obtenir une prebende de
+l'eveque de Paris ou de tout autre. L'abbe repond qu'il s'efforcera de
+lui en faire accorder une dans quelque noble eglise, mais il ajoute que
+la chose n'est pas aisee, et qu'il a eprouve souvent que les eveques
+se montrent fort difficiles pour accorder des prebendes dans leur
+diocese[355].
+
+[Note 355: _Ab. Op._ ep. xxiv et xxv, p. 343 et 345.]
+
+En 1150, il y avait a Nantes un chanoine de la cathedrale du nom
+singulier d'Astralabe; il semble, que ce devait etre le fils
+d'Abelard[356]. Un religieux du meme nom est mort en 1162, abbe de
+Hauterive, dans le canton de Fribourg. Si c'est le fils d'Heloise, sa
+mere lui aurait survecu de deux ans. Nous avons encore une piece de vers
+latins qu'Abelard composa pour son fils; c'est un recueil de sentences
+morales, et l'on y lit ces mots: _Nil melius muliere bona[357]_. C'est
+la veritable epitaphe d'Heloise[358].
+
+[Note 356: Extrait du Cartulaire de Bure; _Mem. pour servir a
+l'Hist. de Bretagne_, t. I, p. 587. Aussi Niceron veut-il qu'Astralabe
+soit mort en Bretagne (t. IV). Turlot dit avoir lu dans l'obituaire
+du Paraclet qu'il mourut dans ce couvent peu de temps apres sa mere.
+(_Abail. et Hel._, p. 124 et 144.)]
+
+[Note 357: C'est M. Cousin qui a decouvert par hasard, en 1837, cet
+Astralabe, mort en Suisse abbe de benedictins. Il a aussi publie des
+vers qu'Abelard aurait faits pour son fils, et qui, sans manquer
+d'elegance, manquent de poesie comme presque tous les vers latins du
+moyen age. (_Frag. philos._, t. III, append. X.) Mais malgre l'_Histoire
+litteraire_, Thomas Wright (_Reliq. antiq._, t. I, p. 15), M. Edelestand
+Dumeril ne veut pas que cette piece soit d'Abelard. (_Journ. des sav. de
+Norm._, 2e liv., p. 112.)]
+
+[Note 358: D'Amboise en a publie une autre en quatre mechants vers
+latins. Il ne dit point ou il l'a trouvee (_Ab. Op._, praefat. in fin.),
+elle commence ainsi:
+
+ Hoc tumulo abbatissa jacet prudens Heloyssa, etc.
+
+Terminons notre recit. Il doit, s'il est fidele, suffire pour faire
+connaitre Abelard et celle dont le nom charmant est inseparable du
+sien. On nous dispensera de chercher a juger son genie, son amour, son
+caractere. Sa vie est comme le reflet de tout cela, et on le juge en la
+racontant.
+
+Quoique les ouvrages d'Abelard aient beaucoup de valeur, ils donneraient
+de lui une insuffisante idee, si nous n'avions le temoignage de son
+siecle, et ce temoignage est tres-considerable. Ces temps du moyen age
+qu'on se represente comme ensevelis dans l'ignorance, comme abrutis
+de grossierete, tenaient en haute estime, peut-etre a cause de leur
+grossierete et de leur ignorance meme, les travaux de l'esprit et
+du talent. La renommee s'attachait aisement alors a la superiorite
+litteraire, et je ne sais s'il est beaucoup d'epoques ou il ait mieux
+valu briller par la pensee ou la science. C'etaient autant de dons
+rares, merveilleux, presque surnaturels, auxquels tous rendaient
+hommage. Le clerge meme considerait les esprits qu'il redoutait. Le
+pouvoir temporel les persecutait quelquefois, mais ne les dedaignait
+pas. Il y avait au-dessus de ces populations rudes et violentes,
+separees par tant d'obstacles, exposees a tant de tyrannies, une
+veritable republique des lettres, une societe tout intellectuelle que
+l'Eglise universelle ou du moins l'Eglise latine, enserrait dans son
+vaste sein, offrant une place, un titre, un asile, une puissance meme,
+a ceux qui s'en montraient les citoyens eminents. La force, qui dans
+le champ de la politique exercait un empire si absolu, s'arretait avec
+respect, meme avec deference, devant le genie ou le simple savoir,
+revetu d'un caractere sacre et populaire a la fois; on admirait ce que
+l'on ne comprenait pas.
+
+Abelard, a travers tous ses malheurs, a joui autant ou plus qu'homme
+au monde des douceurs de la renommee. Les philosophes de la Grece
+n'obtinrent pas de leur vivant une aussi lointaine celebrite. Chez les
+modernes, ni les Descartes, ni les Leibnitz n'ont vu leur nom descendre
+a ce point dans les rangs du peuple contemporain. Voltaire seul,
+peut-etre, et sa situation dans le XVIIIe siecle, nous donneraient
+quelqu'image de ce que le XIIe pensait d'Abelard. Ceux memes qui
+le blamaient ou ne l'osaient defendre, l'appelaient _un philosophe
+admirable, un maitre des plus celebres dans la science_. "Nos siecles,"
+dit un chroniqueur, "n'ont point vu son pareil; les premiers siecles
+n'en ont point vu un second[359]." Un ecrivain du temps emploie pour
+lui ce mot, qu'il invente peut-etre, ce titre d'esprit _universel_ qui
+semble avoir ete precisement retrouve pour Voltaire; d'autres ont dit
+que la Gaule n'eut _rien de plus grand_, qu'il etait _plus grand que les
+plus grands_, que _sa capacite_ etait _au-dessus de l'humaine mesure_;
+et ce siecle, qui avait le culte de l'antiquite, l'a mis au rang des
+Platon, des Aristote, et, chose plus etrange, des Ciceron et des
+Homere[360]. Pour expliquer un enthousiasme si vif et si general, il
+faut ajouter au merite reel de ses ouvrages, la puissance et le charme
+de son elocution. Jamais l'enseignement n'eut plus d'ascendant et
+d'eclat que dans la bouche d'Abelard. Aussi couvrit-il la chretiente de
+ses disciples. On dit que de son ecole sont sortis un pape, dix-neuf
+cardinaux, plus de cinquante eveques ou archeveques de France,
+d'Angleterre ou d'Allemagne[361], et parmi eux le celebre Pierre
+Lombard, eveque de Paris, celui qui constitua la philosophie theologique
+de l'universite par son livre fameux, le _Livre des sentences_, dont on
+croit que le fondement est dans le _Sic et non_ d'Abelard. Ses disciples
+les plus averes sont Berenger et Pierre de Poitiers, Adam du Petit-Pont,
+Pierre Helie, Bernard de Chartres, Robert Folioth, Menervius, Raoul de
+Chalons, Geoffroi d'Auxerre, Jean le Petit, Arnauld de Bresce, Gilbert
+de la Porree[362]. Mais les historiens de la philosophie lui donnent
+pour disciples, non sans raison peut-etre, tous ceux qui cinquante ans
+durant apres lui, enseignerent par leurs lecons ou leurs ecrits la
+dialectique et la theologie rationnelle. Ce qui est certain, c'est que
+la scolastique, cette philosophie de cinq siecles, ne cite point de plus
+grand nom, et consent a dater de lui. Ceux qui, dans l'ecole, l'ont
+precede, egale, surpasse, sont restes au-dessous de lui dans la memoire
+des hommes.
+
+[Note 359: "Mirabilis philosophus." Roh. autiss., _Chron., Rec. des
+Hist._, t. XII, p. 203. "Magister in scientia celeberrimus." Alberic.
+_Chron., id._ t. XIII, p. 700. "Philosophus cui nostra parem, nec prima
+secundum saecula viderunt." _Ex chron. britann. id._ t. XII, p, 558.]
+
+[Note 360:
+
+ Gallia nil majus habuit vel clarius isto.
+
+(Epitaph. _Ex Chron._ Rich. pict., _Rec. des Hist._, t. XII, p. 415.)
+
+ Petrus.... quem mundus Homerum
+ Clamabat.
+
+(Seconde epitaphe attribuee a Pierre le Venerable.)
+
+ Plangit Aristotelem sibi logica nuper ademptum,
+ Et plangit Socratem sibi moerens Ethica demtum,
+ Physica Platonem, facundia sic Ciceronem.
+
+(Epitaphe attribuee au prieur Godefroi, par Rawlinson.)]
+
+[Note 361: Crevier, _Hist. de l'Universite_, t. I, p. 171.--_Essai
+sur la vie et les ecrits d'Abelard_, par madame Guizot, p. 330.]
+
+[Note 362:
+
+ Inter hos et allos in parte remota
+ Parvi pontis incola (non loquor ignota).
+ Disputabat digitis directis in tota,
+ Et quecumque dixerat erant per se nota.
+
+ Celebrem theologum vidimus Lombardum,
+ Cum Yvone, Helyum Petrum, et Bernardum,
+ Quorum opobalsamum spirat os et nardum;
+ Et professi plurimi sunt Abaielardum.
+
+Ces vers sont de Walter Mapes (p. 28 du recueil deja cite. Voy.
+ci-dessus, not. 1 de la page 168). Tous les noms qu'on vient de lire
+sont connus, a l'exception de cet Yvon ou Ives dont parle le poete
+anglais. On ne cite au XIIe siecle sous ce nom que saint Ives, eveque
+de Chartres, et un prieur de Cluni, qui fut appele _Scolasticus_; mais
+celui-ci est mort cent ans avant la mort de Mapes. Voyez les articles
+de tous ces savants dans l'_Histoire litteraire_, et sur les disciples
+d'Abelard, Duboulai, _Hist. Univ._, t. II, catalog. Illust. vir., et
+Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. 768.]
+
+L'influence d'Abelard est des longtemps evanouie. De ses titres a
+l'admiration du monde, plusieurs ne pouvaient resister au temps. Dans
+ses ecrits, dans ses opinions, nous ne saurions distinguer avec justesse
+tout ce qu'il y eut d'original, et nous sommes exposes a n'y plus
+apprecier des nouveautes que les siecles ont vieillies. Mais pourtant
+il est impossible d'y meconnaitre les caracteres eminents de cette
+independance intellectuelle, signe et gage de la raison philosophique.
+Charge des prejuges de son temps, comprime par l'autorite, inquiet,
+soumis, persecute, Abelard est un des nobles ancetres des liberateurs de
+l'esprit humain.
+
+Ce ne fut pourtant pas un grand homme; ce ne fut pas meme un grand
+philosophe; mais un esprit superieur, d'une subtilite ingenieuse, un
+raisonneur inventif, un critique penetrant qui comprenait et exposait
+merveilleusement. Parmi les elus de l'histoire et de l'humanite, il
+n'egale pas, tant s'en faut, celle que desola et immortalisa son amour.
+Heloise est, je crois, la premiere des femmes[363].
+
+[Note 363:
+
+ Mes ge ne croi mie, par m'ame,
+ C'onques puis fust une tel fame.
+
+_Roman de la Rose_, t. II, v. 213.]
+
+Faible et superbe, temeraire et craintif, opiniatre sans perseverance,
+Abelard fut, par son caractere, au-dessous de son esprit; sa mission
+surpassa ses forces, et l'homme fit plus d'une fois defaut au
+philosophe. Ses contemporains, qui n'etaient pas certes de grands
+observateurs, n'ont pas laisse d'apercevoir cet orgueil imprudent,
+disons mieux, cette vanite d'homme de lettres, par laquelle aussi il
+semble qu'il ait devance son siecle. Les infirmites de son ame se firent
+sentir dans toute sa conduite, meme dans ses doctrines, meme dans sa
+passion. Cherchez en lui le chretien, le penseur, le novateur, l'amant
+enfin; vous trouverez toujours qu'il lui manque une grande chose, la
+fermete du devouement. Aussi pourrait-on, s'il n'eut autant souffert, si
+des malheurs aussi tragiques ne protegeaient sa memoire, conclure enfin
+a un jugement severe contre lui. Que sa vie cependant, que sa triste vie
+ne nous le fasse pas trop plaindre: il vecut dans l'angoisse et mourut
+dans l'humiliation, mais il eut de la gloire et il fut aime.
+
+
+
+
+LIVRE II.
+
+DE LA PHILOSOPHIE D'ABELARD.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER.
+
+
+DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE EN GENERAL.
+
+La renommee philosophique d'Abelard etait deja ancienne, que ses
+ouvrages philosophiques demeuraient encore inconnus. Il y a dix ans, a
+peine savait-on s'ils existaient quelque part en manuscrit. Cependant
+on citait ses doctrines, on parlait de son systeme, qui tient une place
+dans l'histoire de la philosophie. Aucun de ceux qui ont ecrit cette
+histoire n'a manque de nommer Abelard parmi les hommes qui ont illustre
+et accredite la scolastique, et de lui assigner au XIIe siecle le rang
+de fondateur d'une ecole.
+
+L'existence historique de cette ecole est notoire. Sa naissance, son
+eclat, son influence, du moins tant que son fondateur a vecu, sont des
+faits constates et celebres. Son caractere scientifique, sa valeur
+intellectuelle, nous paraissent des choses moins claires et moins
+connues. On ne voit pas bien dans les ecrits des auteurs si Abelard fut
+un createur ou seulement un continuateur, un propagateur de doctrine.
+Celle qu'il enseigna et qui dans sa bouche fut si puissante etait-elle
+une innovation, un progres, une reaction, une simple traduction de
+theories anterieures, une revolution dans la science? On est tente de la
+croire nouvelle et de lui attribuer une singuliere importance, quand on
+considere l'ascendant et la renommee de celui qui la professe. Mais si
+l'on neglige l'homme pour les choses, on est plus embarrasse de saisir
+le sens et de mesurer la grandeur de son oeuvre, et sa gloire parait
+superieure a ce qu'il a fait. On voit dans l'histoire qu'il fut l'eleve
+de Roscelin, fameux comme fondateur ou restaurateur du nominalisme; on y
+voit aussi qu'il se separa de Roscelin, et le combattit vivement[364].
+Cependant il eut pour antagonistes les sectateurs du realisme ou
+les adversaires de Roscelin, et il est compte dans les rangs des
+nominalistes, quoiqu'il ait pretendu changer leur doctrine, et que celle
+qu'il soutint ait quelquefois recu un nom particulier et nouveau. Telles
+sont les notions un peu superficielles et vagues qui restent dans
+l'esprit de tout homme instruit, apres la lecture des historiens de
+la philosophie. Telle est la commune renommee d'Abelard, et si ses
+aventures dignes du roman n'avaient jete sur lui l'interet et l'eclat,
+on peut se demander si sa philosophie aurait suffi pour recommander sa
+memoire.
+
+[Note 364: Voy. ci-dessus, liv. I, p. 7 et 34, et ci-apres ch.
+VIII.]
+
+Avant la publication d'aucune partie importante de ses ecrits de
+metaphysique, il fallait bien le juger sur des passages isoles ou sur
+des temoignages qui n'etaient pas le sien. De la cette vue generale et
+confuse de sa pensee et de son influence. Il etait plus celebre que
+connu. Aujourd'hui le voile qui le couvrait est a demi leve; on peut
+prouver que l'opinion etablie sur son compte n'est pas d'une parfaite
+justesse; mais son influence toujours singuliere est plus explicable.
+Il est evident desormais qu'il a fait plus qu'intervenir dans la
+controverse des realistes et des nominaux, et qu'il n'y est pas tout a
+fait intervenu de la maniere dont on le suppose. Sa trace dans cette
+partie speciale de la science n'a d'ailleurs ete ni tres-profonde ni
+tres-durable; mais son action sur l'enseignement et le mouvement de la
+science entiere a penetre fort avant, et s'est continuee par ses effets
+longtemps apres lui. Nul philosophe n'a plus fait parler de lui; nulle
+philosophie n'est restee plus inedite.
+
+Deux idees ressortent de tout ce qu'on lit sur Abelard philosophe: une
+idee generale de l'epoque ou il a vecu, et de son importance parmi ses
+contemporains; une idee particuliere de sa doctrine propre et de son
+oeuvre personnelle. Il a professe la philosophie au XIIe siecle,
+c'est-a-dire qu'il a enseigne cette philosophie qu'on est convenu de
+nommer la scolastique; puis, avec les diverses doctrines scolastiques,
+il a enseigne sur un point important un systeme qui a passe pour
+son ouvrage; et ce systeme, les classificateurs l'ont rattache au
+nominalisme, ou appele le conceptualisme. Pour connaitre Abelard comme
+philosophe, il y aurait donc a connaitre deux choses: la scolastique de
+son temps et la sienne.
+
+En etudiant ces deux points, nous ne nous flattons pas de les epuiser.
+La scolastique, ou, pour mieux parler, la philosophie, depuis Scot
+Erigene jusqu'a Descartes, est tout un monde a explorer; vingt ans plus
+tot j'aurais dit, a decouvrir. Quoique ce monde commence a etre moins
+inconnu, il n'a pas cesse d'etre immense, et quelque gout bienveillant
+que le moyen age inspire aux beaux esprits de notre epoque, nous n'en
+abuserons pas au point de trainer le lecteur dans tous ces sentiers du
+passe, ou regnent peut-etre aujourd'hui des brouillards moins epais,
+mais dont aucune main ne saurait arracher les ronces et les epines.
+Peut-etre en dirons-nous trop encore pour ceux qui ne sont que
+mediocrement curieux, et qui aiment moins les details que les resultats.
+
+Pendant longtemps, il n'a pas tenu aux ecrivains modernes qu'on ne
+refusat a la scolastique le rang d'une philosophie. On a dit, en effet,
+et repete que la scolastique etait une vaine science, une science
+verbale; que tous ses efforts avaient abouti a des controverses sans fin
+et sans valeur sur des questions de mots et non sur des questions
+de choses. La langue qu'elle parlait, avec ses difficultes et ses
+bizarreries repoussantes aujourd'hui pour notre intelligence et notre
+gout, a paru temoigner elle-meme contre les idees qu'elle exprimait. On
+n'a pas manque, de les juger dignes d'un temps de tenebres, puisqu'elles
+etaient enoncees dans un idiome barbare, et cette fois trop _barbare_
+pour meriter d'etre _compris_. Et comme le jour ou cette langue a peri,
+pour faire place a une diction plus pure et plus elegante, la science
+qu'elle exprimait a peri comme elle, on en a conclu naturellement que la
+science etait la langue elle-meme, et qu'il ne restait rien a apprendre
+de ce qui ne se disait plus.
+
+Mais, sans disculper tout a fait la scolastique de l'accusation d'avoir
+trop souvent consume ses forces sur de simples questions de mots, sur
+des problemes qui se seraient evanouis si l'on en eut seulement change
+l'expression, nous nous permettrons de remarquer que cette accusation,
+vaguement concue, pourrait etre generalisee au point de n'etre plus
+aussi accablante pour la doctrine a laquelle on l'adresserait. Il est
+dans la condition de la philosophie et peut-etre de toute science
+humaine d'etre, sous un certain point de vue, une science de mots; et il
+faut prendre garde que cette qualification lancee au hasard contre un
+systeme, oeuvre de l'esprit humain, ne retombe sur l'esprit humain
+lui-meme; ce qui serait l'accuser puerilement d'etre ce qu'il est et de
+faire comme il fait; ce qui serait lui reprocher sa nature.
+
+Il est trop evident que lorsque l'homme parle il pense, et que, par
+ses expressions, on juge de ses pensees. Puis, ses pensees exprimees
+correspondent ou sont donnees pour correspondantes a des choses. Ces
+choses existent ou n'existent pas, et elles sont ou ne sont pas comme il
+les exprime. Ainsi les mots sont les pensees, et les pensees sont ou
+ne sont pas les choses. On peut donc juger des choses par les pensees,
+comme des pensees par les mots; et si les mots ne faisaient que rendre
+des pensees qui ne correspondissent a aucune chose existante, ce
+qui semble le cas d'une veritable science de mots, cette science
+enseignerait cependant plus que des mots; car elle ferait connaitre du
+moins l'esprit humain dans sa nature ou dans son histoire. Fausse
+comme expression des faits, elle ne serait pas entierement vaine comme
+temoignage des idees, et il est utile de savoir jusqu'aux mensonges de
+l'esprit humain; il y a quelque chose a apprendre meme dans une science
+fausse. C'est connaitre encore que connaitre ce qui n'est pas, pourvu
+qu'on sache que ce n'est pas, et celui-la ne serait point un ignorant,
+qui saurait bien quelles choses ne sont pas, et tout ce que les choses
+ne sont pas. Au moins saurait-il que les choses sont, et meme, a
+quelques egards, il saurait ce qu'elles sont.
+
+Cela est vrai de toute science, meme d'une physique fausse, meme d'une
+astronomie fausse. Le jour ou le systeme de Ptolemee a ete renverse, on
+aurait pu le condamner aussi a titre de science de mots; car il n'etait
+plus que cela. Les choses s'en etaient comme retirees, pour aller
+ailleurs et prendre d'autres formes. Qui pourrait dire cependant que
+jusque-la il eut ete indifferent de le connaitre, ou meme que depuis
+lors il n'y eut rien a gagner a le connaitre, et qu'il ne fut pas utile
+de comprendre ses fictions, afin de bien entendre pourquoi et comment
+elles sont des fictions, comment et pourquoi le systeme de Copernic est
+vrai?
+
+Mais ce que nous osons dire de toute science, nous l'affirmons avec bien
+plus de certitude de la philosophie. Celle-ci traite en effet d'objets
+qui, reels ou imaginaires, sont par eux-memes invisibles pour la plupart
+et n'ont de sensible que les mots qui les rendent. Je ne parle pas
+seulement des generalites contestees et douteuses, creations de l'art
+philosophique; je parle d'abord de ce qui n'est pas une invention
+systematique, une arbitraire abstraction, comme le mot meme de
+_generalite_, comme celui d'abstraction, ceux de notion, d'idee et de
+jugement; je parle de tout ce que l'esprit croit reel ou conclut comme
+reel des perceptions actuelles et particulieres de nos facultes; je
+parle de Dieu que nous concluons de tout ce que nous sommes et de
+tout ce que nous voyons; je parle de l'ame dont le nom est celui d'un
+invisible, que l'on affirme, que l'on suppose ou que l'on nie; je parle
+des facultes, qui ne sont pas assurement des substances individuelles,
+ni des choses que nous connaitrions aussi distinctement si elles
+n'avaient un nom; je parle des forces que nous apercevons par la pensee
+a travers les mouvements de la nature et de la vie; je parle enfin de
+tout ce que je viens de nommer, en ecrivant _nature, substance, vie_,
+toutes idees qui, lors meme qu'elles correspondraient, comme je le
+crois, a quelque chose de reel, n'ont cependant d'immediatement sensible
+que les mots qui les designent, et d'existence scientifique qu'a la
+condition d'etre exprimees. Or, la philosophie pourrait etre appelee la
+science de ces mots, sans qu'on lui manquat de respect; et ne fut-elle
+bonne qu'a bien faire connaitre ce qu'ils designent, qu'a determiner les
+idees qui leur repondent dans l'esprit humain, elle ne serait pas une
+science vaine; elle aurait atteint, en partie du moins, son objet; car
+elle serait en ce sens la science de l'esprit humain, et on l'a souvent
+definie ainsi, sans la degrader. Determiner ce que les mots veulent
+dire, c'est determiner ce que l'esprit humain veut dire par les mots.
+Or, ce que l'esprit humain veut dire, c'est ce qu'il pense, et connaitre
+ce que pense l'esprit humain, c'est deja, a beaucoup d'egards, le
+connaitre lui-meme. La science des mots concue de la sorte est donc
+deja une science, et une science tellement serieuse que des ecrivains
+distingues ont estime que c'etait la premiere de toutes.
+
+En effet, des philosophes fort celebres ont dit que les sciences
+n'etaient que des langues, et que toute bonne philosophie se reduisait a
+une langue bien faite. N'est-il pas etrange que ceux qui parlaient ainsi
+aient souvent condamne _a priori_ ce qu'ils appelaient les questions de
+mots, et cru decrier telle ou telle philosophie en la taxant de ne vivre
+que sur ces questions-la? En verite la scolastique, aux yeux de la
+philosophie du XVIIIe siecle, n'aurait du avoir aucun tort d'etre une
+langue; son seul tort possible, c'etait d'etre une langue mal faite.
+
+Prenons donc garde que l'accusation elevee contre la scolastique ne
+remonte jusqu'a la philosophie. Car elle pourrait a la rigueur etre
+articulee contre la science metaphysique, de quelque methode que
+celle-ci se servit et quelque forme qu'elle essayat de revetir.
+
+On peut distinguer en general trois manieres de philosopher.
+
+Si, au lieu d'analyser peniblement, soit le sens des mots compares
+entre eux, soit les operations delicates de la pensee, on emploie
+implicitement les mots et la pensee, et qu'on cherche a decrire
+directement la nature des choses, a la representer dans les etres qui la
+composent et les rapports qui les unissent; quoique ce travail ne puisse
+s'operer que suivant les lois de l'intelligence et a l'aide des noms
+qu'elle prete a ses idees, c'est une tentative immediate sur les choses,
+comme la physique, la chimie ou la zoologie; c'est l'essai d'une science
+qui pretend etre eminemment une science de choses; et on peut l'appeler
+une ontologie.
+
+Si l'on s'attache uniquement ou principalement a porter l'ordre,
+l'accord et la clarte dans nos manieres de concevoir les choses que nous
+exprimons, et a reduire en systeme ces conceptions pour en composer une
+science reguliere, c'est encore une philosophie. Quoique d'une part
+cette science soit aussi obligee de se servir des mots, d'en faire un
+choix et un usage methodiques, quoique de l'autre, en etudiant les
+idees, elle etudie indirectement les choses, puisque nous en croyons
+notre pensee, et que notre esprit reproduit les choses, soit comme elles
+existent, soit comme elles sont reputees exister; une telle philosophie
+roule principalement sur les idees, et ceux qui l'ont particulierement
+mise en honneur l'ont si bien senti qu'ils ont propose de la nommer
+ideologie.
+
+Si maintenant, laissant dans l'ombre et le modele exterieur auquel
+correspond le tableau de nos pensees, c'est-a-dire les choses, et le
+sujet, ainsi que la composition et l'ordonnance de ce tableau, la
+science se borne a en considerer separement tout ce qui est notre oeuvre
+apparente et sensible, savoir, les images que nous produisons pour
+tracer et peindre le tableau apres l'avoir concu, je veux dire les mots;
+si, dis-je, elle s'attache a decrire et a determiner la valeur, l'usage,
+les rapports de ces mots; quoiqu'elle ne puisse le faire sans un certain
+souvenir de la realite, ni sans soumettre le langage a la pensee
+interieure, ce droit naturel dont le langage est le droit ecrit; la
+science est ouvertement alors une science de mots; elle a surtout
+les formes et les allures d'une grammaire, et s'il fallait ici, pour
+l'exactitude et la symetrie de nos distinctions, lui assigner un nom
+technique, nous lui pourrions donner, avec un sens special, le nom de
+terminologie.
+
+Ainsi, la philosophie peut etre ontologique, ideologique,
+terminologique, selon le caractere qu'elle affecte et la methode qu'elle
+prefere. Mais, avec telle ou telle de ces qualifications, cesse-t-elle
+d'etre une philosophie? nous ne le pensons pas. Ainsi ne l'ont point
+pense les hommes illustres qui, selon les temps, lui ont fait subir
+telle ou telle de ces trois transformations. Comment, en effet, les
+destituer du titre de philosophes? Et pour ne defendre ici que les
+terminologistes, qui pourrait dire qu'ils doivent etre mis hors la
+philosophie? Seraient-ce les ideologistes, eux qui par le choix de
+ce nom ont temoigne de leur soin a s'abstenir, a s'ecarter de toute
+ontologie, et qui, grammairiens avant tout, en inventant ce mot
+_ideologie_, sont restes en arriere de leur veritable doctrine, et ont
+retenu le nom de la science en deca des consequences qu'ils lui avaient
+fait reellement atteindre? Qui mieux qu'eux-memes avait, en effet,
+compris que l'expression tenait a la pensee? En se fondant sur la
+necessite ou nous sommes de jouer aux mots pour jouer aux idees, c'est
+eux qui ont ramene la science au langage. Consequents et sinceres, eux
+aussi, ils auraient pu appeler la philosophie du nom de terminologie.
+
+Quant aux ontologistes, seraient-ils donc les seuls philosophes?
+Depuis que le _Discours de la methode_ a paru, cela serait difficile a
+soutenir; car le procede ontologique, au sens ou nous l'avons defini,
+a ete presque generalement abandonne, et peut-etre meme decrie outre
+mesure. D'ailleurs, il est impossible a celui qui s'attache le plus
+aux choses de ne pas s'occuper au moins implicitement de l'etude et du
+classement des pensees. Ce sont deux operations inseparables l'une de
+l'autre, et toutes deux sont inseparables d'un travail sur les mots.
+D'ordinaire, celui qui fait une decouverte reforme la langue, et
+l'observation neuve d'un phenomene sensible de la nature aboutit a une
+innovation dans les termes. La decouverte du principe de toute la chimie
+moderne pouvait presque se reduire a une meilleure definition du mot
+_combustion_.
+
+Dans la philosophie proprement dite, l'ontologie influe d'une maniere
+encore plus notable et plus directe sur le langage. Tout auteur de
+systeme cree necessairement sa langue, et pretend de nouveau marquer a
+son coin la monnaie usee des termes vulgaires. Il arrive meme un fait
+assez frappant, quoique tres-explicable, c'est que les philosophes qui
+ont le moins pense aux mots en ont le plus abuse; dans le fait, ils
+n'ont pas ete les moins sujets a se laisser conduire et tromper par
+le langage. Les philosophes grecs, par exemple, ceux surtout qui ont
+precede l'ecole de Socrate, ont manie la langue avec une liberte qui les
+a souvent egares, et a force de negliger l'analyse soit des mots,
+soit des idees, ils ont parfois, avec des idees confuses et des mots
+equivoques, construit le mensonge ontologique des cosmologies de
+l'antiquite. Faute de se tenir assez en garde contre les illusions du
+langage, contre les deceptions de la raison, on manque l'ontologie; on
+la rend plus obscure, plus fictive, plus nominale encore, que ne
+le serait la pure science de la pensee et de l'expression. Que
+d'observateurs du monde n'ont enfante que le roman du monde! que de
+descriptions de la nature ont abouti a une science de mots!
+
+Mais si celui qui veut faire un systeme sur la nature des choses ne
+reussit trop souvent qu'a aligner sous le cordeau de la logique des
+denominations arbitraires, il arrive aussi que, par un effet inverse,
+les esprits occupes uniquement de la terminologie de la science
+s'epuisent a la regulariser, a la distribuer dans les compartiments
+d'un plan analytique, a en separer les termes par la distinction, a les
+rapprocher par l'analogie; et grace a ce besoin et a ce pouvoir qui est
+en nous d'imposer des noms aux etres ils prennent bientot pour des etres
+les noms eux-memes, et attribuent une realite factice a ces mots si bien
+classes et si bien definis. L'intelligence qui, absorbee par l'etude du
+langage, semble avoir perdu le sens de la realite, et se contenter des
+apparences verbales, rend ensuite par une illusion contraire la realite
+a ces apparences, materialise, anime, personnifie les etres de raison
+que les mots supposent sans les prouver toujours. La science qui a voulu
+n'etre que terminologique devient peu a peu ontologique; mais elle le
+devient dans l'ordre inverse de la verite, et soumet le monde a la loi
+du langage, au lieu de faire le langage a l'image du monde. C'est alors
+que la science peut etre accusee d'etre une science de mots; elle risque
+de ne jamais autant meriter ce reproche qu'au moment ou elle pretend
+l'eviter.
+
+Je laisserais ma pensee trop incomplete si je ne disais que la necessite
+de faire une part a ces trois procedes de l'esprit, que l'impossibilite
+prouvee par vingt experiences d'en proscrire absolument aucun ou
+d'essayer impunement de le faire, pese sur la philosophie, et nous
+oblige a les concilier. La science a trois points de vue; il faut savoir
+s'y placer tour a tour. Entre eux, il n'y a qu'une question d'ordre.
+Livre a lui-meme et sous l'empire des necessites de la vie, l'esprit
+mele tout ensemble, et cette synthese fait dans la pratique sa force et
+sa confiance. Toute intelligence est en communication avec la realite,
+la concoit suivant ses propres lois, et par le langage reproduit ce
+qu'elle a percu et ce qu'elle a concu, sous une forme communicable
+aux intelligences qui lui ressemblent. Lorsqu'on veut traduire ces
+connaissances pratiques et confuses en science, c'est-a-dire connaitre
+avec methode, quel point de vue faut-il choisir? ou se placer pour mieux
+voir? par ou commencer? Evidemment par cette unite meme a laquelle se
+communique la realite, et qui la communique a son tour, telle qu'elle
+l'a concue, apres l'avoir recue. L'homme est constitue pour absorber
+d'abord et renvoyer ensuite la lumiere qui l'environne. S'il s'etudie
+avec exactitude et profondeur, s'il recherche ce qu'il pense, non pour
+etablir la genealogie arbitraire de ses idees, mais pour se bien rendre
+compte de tout ce qui est contenu dans ses notions acquises, dans ses
+notions primitives, des convictions qui dominent dans son esprit, comme
+des operations a l'aide desquelles elles se forment et se manifestent,
+il parviendra surement a mieux connaitre ce qui est, en connaissant
+mieux ce qu'il en pense et ce qu'il en dit. La puissance qui lui donne
+la realite, qui la percoit et la concoit, puis qui porte dans tout ce
+qu'il sait et tout ce qu'il pense l'ordre, la clarte, la fixite par la
+parole, cette puissance, c'est lui-meme; et, en s'etudiant bien, en
+scrutant tout ce mystere de sa nature interieure sans perdre de vue le
+dehors de qui il recoit et auquel il rend, il remonte a la source de
+la science, et prend le seul moyen de la faire complete, universelle,
+adequate a la verite, dans la mesure cependant ou ces epithetes sont
+applicables a la connaissance humaine. Ce point de vue est le point de
+vue psychologique, qui ne differe du point de vue ideologique qu'en ce
+qu'il est moins partiel et moins etroit. Pour celui qui ne s'arrete pas
+a l'ideologie superficielle, qui la pousse a sa profondeur derniere, la
+science de la realite et celle du langage reparaissent a la lueur meme
+du flambeau interieur, et la philosophie retrouve au fond de l'esprit
+humain le vrai jour qui eclaire le monde.
+
+Quoi qu'il en soit, on a vu qu'on ne pouvait _a priori_ accuser une
+science d'etre, au mauvais sens de l'expression, une science de mots.
+L'esprit considere toujours plus ou moins les choses, les idees, les
+mots. S'il tend a ne considerer que les choses, il ne se connait pas
+bien lui-meme. S'il n'est attentif qu'aux idees, il perd le sentiment
+des choses; et ce qu'il accepte pour des idees n'est bientot plus que
+des mots. S'il s'occupe des mots plus que de tout le reste, il prend
+a la longue les mots pour les choses, et revient par un detour a
+l'ontologie. Si cette ontologie etait vraie, peu importerait le chemin
+qui l'y aurait conduit; mais si elle est fausse, c'est alors qu'il ne
+sait que des mots. Qu'est-ce donc en definitive qu'une science qui n'est
+qu'une science de mots? c'est une fausse ontologie.
+
+Or, maintenant, est-ce la ce qu'a ete la scolastique? Telle est la vraie
+question, et elle ne peut etre resolue que par une etude suffisante de
+la scolastique meme. Et comme il s'agit de savoir si finalement elle a
+dit mensonge ou verite, on ne peut chercher a la passablement connaitre,
+sans etudier avec elle le fond des choses; car on ne saurait juger d'une
+science qu'en la comparant a son objet, comme on ne juge de la fidelite
+d'un portrait que par son modele. Et cela deja prouve que l'etude de la
+scolastique n'est ni aussi superficielle, ni aussi gratuite, ni aussi
+sterile qu'il l'a paru longtemps.
+
+Ainsi, bonne ou mauvaise, la scolastique est une philosophie. Ce que
+nous avons dit suffit, ce semble, pour dissiper sur ce point les
+principaux doutes. Maintenant il y aurait a examiner d'abord si elle n'a
+reellement ete que ce que nous avons appele une terminologie; puis si
+cette terminologie a produit une fausse ontologie. Sur ces deux points,
+nous le disons d'avance, elle ne nous parait pas irreprochable; mais
+elle n'est pas pour cela une science de neant.
+
+Nous avons deja montre en general qu'une science qui meriterait, au sens
+ou nous l'entendons, ce nom de science terminologique, ne serait pas
+necessairement une science vaine. Faisons application de ces idees a la
+scolastique.
+
+Si cette philosophie est une science purement terminologique, elle est
+bien au moins une grammaire. La grammaire fait profession d'etre la
+science des mots. Est-elle pour cela une science vaine et qui n'importe
+en rien a la connaissance des realites? Prenons un exemple pour plus de
+clarte, et choisissons-le parmi les plus simples.
+
+Au debut de toute grammaire, on vous dit que les premiers mots dont vous
+deviez vous occuper, sont les noms. Les noms sont les mots qui designent
+et les choses qui sont et ce que sont les choses. Les choses sont des
+substances, et pour cette raison les noms sont appeles substantifs.
+Ce que les choses nommees par les substantifs, sont en sus de leur
+substance et de leur existence, est en quelque sorte ajoute a leur
+substance, et les noms de ce qui s'ajoute ainsi sont dits adjectifs. En
+d'autres termes, les noms designent d'abord les choses, celles qui sont
+considerees comme subsistant par elles-memes; mais il y a autour de ces
+choses, ou dans ces choses, des circonstances, modes, accidents, ou
+qualites qui sont comme _adjacentes_ aux substances (_adjacentia_, c'est
+le mot de la scolastique et l'origine de celui d'_adjectif_), et qui
+peuvent, jusqu'a un certain point, etres prises comme des choses,
+si bien que les adjectifs peuvent revetir a leur tour la forme des
+substantifs et continuent alors de designer les attributs pris
+substantivement, c'est-a-dire consideres comme s'ils existaient hors
+des choses auxquelles en realite ils ne se rencontrent que reunis, et
+consequemment comme s'ils existaient par eux-memes a la maniere de ces
+choses. Tout le monde reconnait la les substantifs abstraits.
+
+Cette premiere classification des mots ne fait-elle connaitre que des
+mots?
+
+1 deg. D'abord elle vous apprend que l'esprit croit naturellement une
+existence reelle aux choses individuelles.
+
+2 deg. Puis, parmi ces substantifs qui les nomment, les uns designent
+exclusivement un individu determine, les autres tous les individus
+semblables ou comparables, comme _arbre, homme, animal_. Or ceci nous
+enseigne que l'esprit a le besoin et la puissance de donner aux choses,
+en les considerant dans ce qu'elles ont de commun, des noms communs
+aussi, noms abstraits des realites individuelles, et de former ainsi
+des genres et des especes qui sont tout au moins les noms abstraits des
+concrets individuels.
+
+3 deg. En outre, ces substances quelconques designees par les substantifs
+peuvent avoir des attributs exprimes aussi par des noms, et cela veut
+dire encore que l'esprit a la faculte de considerer ces memes attributs
+comme les sujets hypothetiques de certains autres attributs qu'il
+distingue ulterieurement, et de donner ou supposer a ces sujets de sa
+composition une certaine realite, peut-etre factice, sous la forme
+d'abstraction. Ainsi, a ne la considerer que comme une notion, la
+couleur n'est que le nom substantif de l'attribut du corps colore, et
+elle devient a son tour le sujet d'autres attributs, elle est dite
+blanche, rouge, etc.; puis la blancheur, prise a son tour pour sujet,
+est dite terne, eclatante, etc. Or, la connaissance de cet emploi des
+idees et des mots est deja un resultat ideologique, ou une vue de
+l'esprit humain.
+
+4 deg. Il est naturel de se demander ce qu'il en est de tout cela dans la
+realite et independamment de l'esprit humain; et la grammaire a prevenu
+et meme hypothetiquement resolu la question. Quand elle dit que les noms
+designent des choses ou des qualites, elle suppose apparemment qu'il y a
+des choses et des qualites. Les choses reelles, individuelles, elle les
+appelle substances, ou choses qui existent par elles-memes. Elle appelle
+ainsi non-seulement des substances accessibles aux sens, mais des
+substances invisibles; Dieu, une ame, sont des substantifs comme cet
+homme ou cette pierre. La perception par les sens n'est pas l'unique
+garant de la substance, et l'on croit a des choses qu'on ne voit pas.
+Les langues faites sous l'empire de cette croyance la constatent; mais
+la justifient-elles? Elles font une distinction entre les substances et
+les qualites. Celles-ci sont dites ne pas exister par elles-memes, et
+elles ne sont que des choses en d'autres choses. Cependant elles sont
+nommees isolement, absolument, et supposees ainsi des choses par le
+langage. Cette supposition est-elle un dementi donne a la distinction
+precedente? Les qualites existent-elles, et comment existent-elles?
+Faut-il prendre le langage pour la reponse reelle et decisive a cette
+question? Il en prejuge la solution; il est, au moins par hypothese,
+ontologique. Il decrit les realites comme elles paraissent etre a
+l'esprit, et tout au moins comme elles pourraient etre effectivement. La
+grammaire n'est donc pas radicalement etrangere a l'ontologie. Elle la
+suppose en traduisant les idees de l'esprit humain.
+
+5 deg. Des qu'elle a fait connaitre les noms, elle expose les circonstances
+dans lesquelles ils se trouvent places les uns par rapport aux autres,
+ou les relations verbales que leur donne le langage raisonne. Car
+la grammaire n'est pas une simple nomenclature; toute grammaire est
+syntaxe, meme des ses premieres pages. Les choses nommees sont exprimees
+les unes relativement aux autres. Par exemple, on enonce qu'une chose
+est en la possession d'une autre ou qu'elle passe en la possession d'une
+autre; on enonce qu'une chose recoit l'action d'une autre, et cela par
+le moyen d'une autre. Ce sont les differents _cas_ des noms, c'est le
+genitif, le datif, l'accusatif, l'ablatif. Voila certainement encore de
+la pure grammaire.
+
+Et tout cela cependant signifie que l'esprit etablit des rapports entre
+les objets; tout cela enumere et definit quelques-uns de ces rapports.
+La possession ou _habitude_ qui est exprimee par le genitif ou attribuee
+par le datif, le rapport d'action a passion, de moyen a resultat, sont
+assurement des conceptions de l'esprit, et si l'on n'avait pas soin de
+les analyser comme telles, on ferait de la mauvaise grammaire. Ainsi
+le rapport de possession serait une definition bien vague et bien
+insuffisante de celui qui est exprime par le genitif, lequel exprime
+entre autres une forme de possession particuliere, celle de l'attribut
+par le sujet; le rapport de l'agent au patient que represente en general
+celui du sujet au regime ou du nominatif a l'accusatif, se rattache
+souvent a celui de l'effet a la cause; enfin l'ablatif qui correspond a
+l'idee de moyen, designe souvent ce qu'on appelle dans l'ecole _la cause
+instrumentale_. Il y a la un assez grand nombre d'idees de relation,
+necessaires a l'esprit humain qui les emploie, transporte ou convertit
+avec une liberte et une autorite singulieres. La grammaire est confuse
+et inexacte si elle ne les distingue, les ordonne et les definit; et
+quand elle fait cette operation sur les mots, elle decrit en meme temps
+des idees necessaires a l'intelligence, et touche a ce qu'un philosophe
+allemand appelle l'architectonique de l'esprit humain.
+
+Le fait-elle dans un point de vue vraiment psychologique, elle cesse de
+regarder ces notions comme de simples necessites de la pensee. L'esprit,
+en effet, ne les emploie pas uniquement comme les seuls moyens d'avoir
+des choses une conception qui lui serve. Il y croit en meme temps qu'il
+en use, c'est-a-dire qu'il a l'invincible conviction que ces rapports
+sur lesquels il raisonne sont effectivement les rapports externes des
+choses, et qu'en dehors de lui il y a des causes, des effets, des
+agents, des moyens, des resultats, etc.; en un mot, que cette liaison
+ideale de ses perceptions est la copie fidele des relations entre les
+objets de la nature. Comme les noms qui les designent, les choses ont
+pour lui leurs cas, et le monde reel serait incomprehensible s'il
+n'etait pas tel qu'il est compris. Encore sous ce rapport, on voit que
+la grammaire suggere et suppose une ontologie.
+
+Est-ce donc qu'il n'y ait pas en grammaire de pures questions de mots,
+exclusivement relatives a l'expression independamment de la realite
+qu'elle exprime, et qui n'appartiennent qu'a la nature propre du langage
+en general ou d'une langue en particulier? Si vraiment, et toute langue
+offre de ces questions-la. Par exemple, que les cas soient designes
+par les desinences des mots comme en latin, par des articles comme en
+francais, par des desinences et par des articles comme en grec; c'est un
+point de grammaire qui n'a rien de commun avec la science de la pensee
+ou de la nature. Que les substantifs abstraits soient de tel ou tel
+genre, qu'ils soient tous feminins plutot que masculins ou l'inverse,
+ce n'est pas la non plus une vraie question metaphysique; ce n'est en
+grammaire qu'un point de fait a eclaircir ou a connaitre. Enfin des
+questions meme plus profondes, comme celles de la composition des mots,
+de leur transfusion d'une langue dans une autre, de la maniere dont les
+idiomes se sont successivement engendres, quoiqu'elles ne puissent etre
+resolues sans une analyse assez fine des idees, sont cependant des
+questions qui, pour la plupart, dependent de l'etat des esprits dans
+les pays et les temps ou les langues se sont formees. Bien qu'elles ne
+soient pas uniquement verbales, et qu'elles touchent a la philosophie
+de l'histoire, on peut encore les regarder comme des questions
+grammaticales; elles appartiennent a la linguistique, a la science des
+mots.
+
+Mais enfin, dans les rapports generaux eux-memes du langage avec la
+pensee, n'y a-t-il pas des points dont l'etude est indifferente, ou peu
+s'en faut, a toute philosophie reelle? Je le crois, encore qu'on ne
+puisse les parfaitement etudier sans philosophie; prenons pour exemple
+tout ce qui concerne le langage figure. La connaissance approfondie
+du langage figure conduirait sans doute a cette remarque, vraiment
+philosophique, que la faculte de nommer les objets ne va pas sans un
+penchant a representer les uns par les noms des autres, en vertu de
+certaines similitudes qui frappent l'imagination plus que la raison; en
+d'autres termes, a parler par images. Ou pourrait rechercher encore
+si, comme quelques-uns l'ont pretendu, toute langue est exclusivement
+metaphorique, ou si seulement le langage figure est de fait mele au
+langage direct, et dans ce cas, si ce melange est utile, s'il est
+inevitable, s'il y aurait quelque motif et quelque possibilite de
+l'abolir et de composer une langue absolument denuee de figures. C'est
+la de la philosophie sans aucun doute, mais c'est de la philosophie du
+langage, et quoiqu'on en put tirer encore quelques inductions sur la
+nature de l'esprit humain, la connaissance de la realite n'est pas fort
+engagee dans l'etude de ces questions, et pour celui qui les resout
+sainement, elles n'ont pas un rapport essentiel avec la verite de nos
+idees objectives. Encore est-ce une simple opinion que j'exprime, et la
+these contraire a-t-elle ete soutenue par des philosophes qui ont donne
+au langage une importance philosophique superieure a celle que je suis
+dispose a lui reconnaitre.
+
+J'ai parle tout a l'heure des substantifs abstraits; il y en a de
+differentes sortes. Prenons ceux qui expriment substantivement ces
+qualites qu'on nomme dans l'ecole les accidents de la substance,
+comme la qualite d'etre _blanc, amer, mou,_ etc., ou _la blancheur,
+l'amertume, la mollesse_, etc. Les abstractions de cette sorte ne
+representent aucune substance reelle. Il y a des substances qui ont
+diverses qualites, entre autres celle d'etre _molles, ameres_ et
+_blanches_; il n'y a pas une chose qui soit substantiellement _la
+blancheur, la mollesse, l'amertume_ en elle-meme. Lorsqu'on isole ces
+accidents par la pensee et le langage, et que l'on en fait les sujets
+de certaines propositions, quand on dit _la blancheur est agreable,
+l'amertume est repugnante_, le sens commun avertit que ce sont des
+sujets hypothetiques et artificiels dus au pouvoir generalisateur
+de l'esprit; c'est une translation de l'adjectif au substantif, de
+l'attribut au sujet, qui a peut-etre quelque analogie avec la propriete
+translative ou metaphorique du langage, et qui n'a pas beaucoup plus
+de realite que ces autres locutions, _le choc des opinions, le feu des
+passions, l'explosion de la colere_. C'est une translation ou metaphore
+d'un autre genre; la premiere rendait l'insensible par une comparaison
+avec le sensible, ou l'invisible par une image; la seconde convertit
+l'attribut en sujet et la qualite en substance. C'est un don, un
+pouvoir, peut-etre une faiblesse de l'esprit humain, que d'operer ces
+metamorphoses, mais la realite n'est guere interessee dans tout cela.
+Dans ces termes, l'etude de cette classe de substantifs abstraits (celle
+des substantifs qui repondent aux qualites accidentelles des etres)
+n'est et ne doit etre qu'une etude de mots; et c'est savoir les choses
+comme elles sont, que de savoir dans ce cas qu'elles ne sont pas
+essentiellement comme les mots, ou que les mots ne sont que des mots.
+
+Que si, par impossible, on croyait le contraire, et qu'abuse par les
+apparences du langage, on fit jouer sans discernement a ces abstraits le
+role des concrets individuels, que l'on prit les noms qui les designent
+pour des noms directs, meme pour des noms propres, et qu'on supposat
+des etres partout ou l'on a impose des noms, alors on retomberait dans
+l'inconvenient tant signale de realiser les abstractions, on ferait
+de l'ontologie dans le mauvais sens, on traiterait les mots comme des
+choses, et c'est alors qu'on meriterait l'accusation de n'edifier qu'une
+science de mots: accusation grave, parce qu'on aurait pretendu savoir
+autre chose. Le tort serait precisement d'oublier ou d'ignorer qu'on ne
+savait que des mots.
+
+Une science de mots n'est donc pas mauvaise en soi; ce qui est mauvais,
+c'est de prendre une science de mots pour une science de choses.
+
+La scolastique, je le dis par avance, est plus d'une fois tombee
+dans cette erreur. Lorsqu'on y tombe, il est evident qu'une foule
+de questions oiseuses, de difficultes artificielles, doivent naitre
+successivement, et amener des solutions, des distinctions, des
+inductions, en un mot des connaissances purement hypothetiques ou
+relatives uniquement a la signification arbitraire de la langue qu'on a
+gratuitement imposee a la science. Mais cette faute que la scholastique
+a tres-souvent commise, aucune philosophie, que je sache, ne l'a
+constamment evitee.
+
+En prenant des exemples dans la grammaire, je ne me suis pas beaucoup
+eloigne de la scolastique. L'une a beaucoup d'affinite avec l'autre, et
+l'on serait, dans certaines occasions, embarrasse de les distinguer;
+ce qui deviendra plus evident, quand nous approcherons de plus pres la
+philosophie du moyen age.
+
+Ce fut une philosophie. Parmi les questions qui ont joue un role
+philosophique, au moins dans l'antiquite, il en est peu que la science
+du moyen age n'ait traitees et resolues a sa maniere. S'il est des
+problemes que nous n'y retrouvons pas, ce sont en general ceux dont
+le progres moderne de la science a revele l'existence ou retabli la
+gravite; mais est-ce pour rien que nous voulons que l'esprit humain
+ait, il y a deux ou trois siecles, subi une revolution? Entre autres
+nouveautes, l'absolue liberte qui s'est introduite triomphalement dans
+les sciences, ne doit-elle pas avoir amene et des idees et des questions
+laissees jusqu'alors dans l'ombre ou dans le neant? Quoi qu'il en soit,
+avant nous, chez les anciens, il y eut apparemment une philosophie. Je
+n'egale pas la philosophie du moyen age a celle de l'antiquite; le nom
+d'Abelard palit aupres de celui d'Aristote, et le soleil de Platon
+offusque de sa splendeur l'etoile de saint Thomas; mais enfin je dis que
+l'une de ces philosophies s'est occupee de presque tout ce qui occupait
+l'autre. La plus recente n'a pas ete aussi etroite, aussi exclusive
+qu'on l'imagine. Elle l'a ete dans sa forme; et c'est par la qu'elle
+s'est compromise. Elle a fait passer la science sous une forme
+exceptionnelle, et, par la, elle en a restreint et surtout dissimule
+l'universalite.
+
+La philosophie, au XIIe siecle, s'appelait ordinairement la dialectique.
+On donnait a ce mot un sens analogue a celui qui a prevalu dans
+le commun usage. La dialectique etait l'art logique ou la logique
+appliquee. Les anciens l'avaient souvent entendu autrement. La
+dialectique de Platon est la recherche de ce qu'il y a de general dans
+le particulier, d'absolu dans le relatif, la recherche de l'ideal
+scientifique[365]. C'est une methode ascendante qui, de nos perceptions
+diverses ecartant le multiple, le changeant, l'individuel, remonte a
+l'essence, au permanent, a l'un. C'est une analyse, en ce sens qu'elle
+decompose, afin d'elaguer l'accessoire et d'atteindre le principal ou
+ce qui subsiste de chaque chose dans la raison eternelle; c'est une
+synthese, en ce sens que, des phenomenes complexes et variables, elle
+semble former, par la vertu de l'intelligence, quelque chose qui n'est
+aucun phenomene. Prise comme instrument logique, elle serait l'art de
+la definition, puisqu'elle est la recherche de l'essence. C'est cette
+dialectique que les alexandrins emprunterent a Platon et amenerent a la
+rigueur d'un procede scientifique[366]. Ce procede se retrouve dans la
+philosophie moderne, et quelques-uns de ses caracteres subsistent, par
+exemple, dans la dialectique d'Hegel[367]. Mais bien qu'il soit surtout
+cher a Platon, il n'etait pas ignore d'Aristote, car c'est le procede de
+la science de l'etre, de la science de l'universel, de la metaphysique
+en un mot[368]. Le Stagirite n'admit pas toutes les consequences
+auxquelles cette methode conduisait Platon; mais il la connut, il sut
+meme la pratiquer parfois, quoiqu'il reservat le nom de dialectique pour
+cette partie de la logique qui ouvre la route de toutes les sciences en
+discutant les principes, et trouve un procede syllogistique pour traiter
+un sujet donne en partant des propositions les plus probables[369]. Mais
+pour lui la dialectique etait loin d'etre toute la philosophie. Il dit
+meme qu'elle lui est opposee, s'appuyant sur l'apparent, tandis que la
+philosophie s'appuie sur la verite[370]. Dans les mains des stoiciens,
+la logique, niant ou du moins attenuant la verite du general, devint peu
+a peu une polemique subtile et negative. Deja les megariens l'avaient
+transformee en argumentation sceptique; et ce n'est qu'apres avoir porte
+le nom d'eristiques, qu'ils avaient recu celui de dialecticiens[371].
+C'est dans un sens qui tient peut-etre des idees des ecoles megarique
+et stoicienne, presque autant que des idees peripateticiennes, que la
+dialectique fut entendue au moyen age[372]. Aristote avait distingue une
+sorte de dialectique pratique qu'il appelle l'_art exercitif_[373],
+et qui offrait bien quelques rapports avec l'_art_ par excellence des
+scolastiques. La logique fut pour eux un terme general qui embrassait
+toute la science de la raison, ce qu'on appellerait aujourd'hui la
+philosophie de l'esprit humain; et comme la logique proprement dite
+aboutit a la dialectique qui est la pratique de la science, elle fut
+officiellement nommee la dialectique[374]. Abelard ne la definit nulle
+part formellement; mais en intitulant _Dialectica_ son grand ouvrage de
+philosophie logique, son _Organon_ a lui, il a suffisamment indique sa
+pensee, explique son langage.
+
+[Note 365: Voyez dans la traduction de M. Cousin l'argument du
+_Philebe_, et le _Philebe_ lui-meme, ainsi que _le Parmenide_, t. II,
+p. 280 et 440; t. XII, p. 8.--Cf. Hegel, _Hist. de la phil._, Oeuvres
+completes, (All.) t, XIV, p.240, Berlin, 1833.]
+
+[Note 366: Cf. l'_Hist. de l'ecole d'Alex._, par M.J. Simon, t. I,
+l. II, c. II.]
+
+[Note 367: _Encycl. des sciences philos._ Logique, Sec. 81, t. VI, p.
+151.]
+
+[Note 368: _Logique d'Arist._, trad. par M.B. Saint-Hilaire. _Dern.
+Analyt._, l. 1, c. XI, Sec.Sec. 6, 7 et 8.;--_Metaphys._, passim.]
+
+[Note 369: _Logique; Topiq._, l. 1, c. II, Sec. 6. _Refut. des soph._,
+c. XXXIV, Sec. 3.]
+
+[Note 370: _Id., Topiq._, l. 1, c. XIV, Sec. 7.--_Refut. des soph._, c.
+XI, Sec.. 8.]
+
+[Note 371: Diog. Laert., l. II, c. X, n. 1.]
+
+[Note 372: Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. 672]
+
+[Note 373: _Topiq_., c. XI, Sec. 1 et suiv.]
+
+[Note 374: De bonne heure on les avait ainsi reunies. Ciceron
+considere la dialectique comme une branche ou une moitie de la science
+qu'il definit _ratio disserendi_, et qui est la logique. (_Topiq_.,
+II.--_De Leg_., I, 23.--_De Fato_, I.) Boece, dans son _Commentaire des
+Topiques de Ciceron_, decompose la logique, et donne de la dialectique
+les definitions consacrees que durent adopter les scolastiques. (Boet.
+_Op_., p. 700.--Cf. S. Aug., _De Ord_., l. II, c. XI.--_Retract_, l. I,
+c. VI.--Cassiod., _De Instit. divin. litt._, c. XXVII.--_De Artib. ac
+Discipl_., c. III.)]
+
+Quoi qu'il en soit, la dialectique, meme en ce sens, n'etant qu'une
+partie de la philosophie, il a paru que la Scolastique n'etait aussi
+qu'une partie de la philosophie; mais la dialectique, comme le
+raisonnement humain, peut s'appliquer a toutes choses. Dans une bonne
+classification, la dialectique comme science ne devrait s'appliquer
+qu'a la dialectique meme; partout ailleurs, elle n'est que procede et
+instrument; elle ne devrait pas meme comprendre la logique proprement
+dite, dont elle n'est que la suite ou la derniere partie. Mais s'il
+plait de l'appliquer a tout, de tout encadrer dans ses formes, de
+chercher dans les notions qu'elle emploie et dans les regles qu'elle
+pose les elements de toute science, de se servir d'elle enfin comme d'un
+_critere_ universel, on le peut faire, et elle devient alors, au lieu et
+place de la philosophie, la reine des sciences, la science universelle;
+elle obtient les titres de _disciplina disciplinarum, duae universae
+scientiae, sola dicenda scientia_[375]. Sera-ce que la philosophie aura
+ete reduite en essence a la seule dialectique? non, c'est qu'elle aura
+ete exclusivement ramenee aux procedes et au langage de la dialectique.
+Elle en aura sans doute souffert; la realite ne peut sans violence et
+sans dommage, passer comme par le laminoir d'une methode exclusive; ce
+qui est artificiel est toujours etroit, et le fond n'echappe jamais aux
+vices de la forme. Mais pourtant, ainsi contrainte, la science n'aura
+pas ete supprimee. La scolastique n'a donc pas ete la philosophie
+reduite a la dialectique, mais aux formes de la dialectique.
+
+[Note 375: _Ab. Op._, ep. IV, p. 239. _Introd. ad Theol._, l. II, p.
+1047.--Ouvr. ined., _Dialect._, pars IV, p. 435.]
+
+D'ou lui est venue cette contrainte? De ce qu'a une certaine epoque
+du moyen age, l'esprit humain est rentre dans la philosophie par la
+dialectique. Le point de depart n'est jamais indifferent; au terme de la
+course, on se ressent du chemin qu'on a pris, et le choix de la methode
+est avec raison regarde comme capital en philosophie. Nous tenons
+aujourd'hui qu'il faut aborder la philosophie par la psychologie.
+Pretendra-t-on que ce choix soit sans consequence et n'influe pas sur
+les caracteres ulterieurs de la science? La science ne manque pas
+d'adversaires qui disent qu'apres avoir commence par la psychologie,
+elle y demeure, et que nous n'avons fait qu'inventer une autre maniere
+de la rendre partielle et sterile. Je le conteste, mais j'avoue qu'il
+est tres-commun de ne point depasser la psychologie; de tres-habiles
+gens n'ont pu en sortir ou meme ont fini par n'en pas vouloir sortir.
+L'ecole ideologique a tremble de faire un pas hors du cercle de la
+sensation. Il y a beaucoup a redire aux limites scientifiques que les
+Ecossais ont elevees et qu'ils ont interdit a l'observation de franchir.
+Jouffroy n'a pas completement reussi, malgre d'ingenieux et opiniatres
+efforts, a se delivrer du joug etroit de l'observation subjective de la
+conscience; et quoiqu'il proteste, Kant lui-meme n'a fait que rendre
+plus profonde, mais non plus penetrable, l'impasse de la psychologie. On
+ne saurait donc s'etonner que, renfermes dans un point de vue bien plus
+retreci pour embrasser l'horizon (car la logique est dominee par la
+psychologie), les scolastiques aient eu beaucoup de peine a parcourir
+l'ensemble de la carte scientifique. S'ils ont encore beaucoup vu, ils
+n'ont pas vu sous un angle vrai; ils n'ont pas donne aux objets les
+dimensions, les contours et les teintes de la verite. Mais du moins
+ont-ils connu tout ce qu'on peut connaitre, lorsqu'on n'est initie a la
+science que par la dialectique.
+
+Nous n'ecrivons pas leur histoire. Il faut donc poser simplement
+comme un fait qu'apres l'invasion definitive du christianisme et
+le refoulement successif des ecoles de philosophie paienne, qui se
+refugierent et s'eteignirent dans le cercle encore brillant mais sterile
+des ecoles alexandrines, les hommes superieurs qui, dans l'Occident a
+partir du VIIe siecle, s'efforcerent de dissiper les tenebres de la
+barbarie, n'eurent pour flambeau que la lueur pale des commentaires de
+la philosophie antique; et parmi les interpretes qui la transmirent au
+moyen age, dominerent les commentateurs de la Logique d'Aristote.
+
+Les anciens avaient trouve les sciences et les lettres. On recevait
+d'eux les unes et les autres avec une curiosite, une admiration et une
+confiance egales. On les imitait en tout, excepte dans la liberte
+de leur genie. Toute doctrine se convertissait donc en erudition.
+Comprendre, traduire, interpreter, paraphraser, telle etait, en general,
+l'oeuvre de ces esprits nobles et malheureux qui se souleverent
+au-dessus de l'ignorance et de la grossierete universelles, dans ces
+contrees depouillees de toute nationalite par la double conquete des
+legions romaines et des hordes du Nord. Les peuples de notre Occident
+n'avaient point de culture qui leur fut propre. Leur litterature
+indigene, s'il est permis de donner ce nom aux essais informes de la
+poesie druidique, avait peri comme les arts, les moeurs, le culte de la
+vieille Gaule. Les idees et les lettres, les arts de l'imagination et
+ceux de l'industrie, tout, jusqu'a la religion, avait ete comme importe
+a nouveau dans ces regions, theatre de l'eclatante civilisation de la
+moderne Europe. Les hommes livres aux travaux de l'esprit, n'etaient
+donc encourages par aucun exemple, autorises par aucun succes, a penser,
+a ecrire d'apres eux-memes, a inventer pour leur compte, a essayer
+enfin d'une veritable et complete originalite. Pour les sciences et
+les lettres, la Grece et Rome; pour la religion, le Midi et l'Orient,
+c'est-a-dire encore Rome et la Grece; voila leur exemple et leur
+loi. Ils ne demandaient ni a leur sol ni a leur ciel ces productions
+spontanees que le temps seul seme a pleines mains dans les terres
+fecondes. Ils attendaient tout de ceux de qui tout leur etait venu. Or,
+que leur venait-il desormais de ces peuples jadis leurs vainqueurs,
+et qui, contraints de ceder l'espace et le pouvoir a de nouveaux et
+barbares conquerants, etaient restes les maitres spirituels des premiers
+vaincus? Que leur venait-il de ces regions ou se levait encore pour
+eux le soleil de l'intelligence? rien d'abord que la grande voix de
+la religion, qui etait elle-meme ou qui voulait etre quelque chose
+de definitif et d'immuable, rien que les derniers echos de la parole
+grecque qui s'etait tue, mais qui retentissait encore. Les ecrits des
+hommes qui ont trace leurs noms aux dernieres pages des fastes de
+la litterature ancienne, ne sont que des compilations plus ou moins
+methodiques, des expositions quelquefois raisonnees de systemes
+anterieurs, des traductions d'idees enfin, quand ce ne sont pas de
+simples versions de textes. Ceux donc qui devenaient leurs disciples,
+ceux qui dans le nord de l'Europe s'adonnaient, entre le VIIe et le XIe
+Siecle, aux choses de l'esprit, se faisaient pour la plupart de purs
+erudits, c'est-a-dire des penseurs sans liberte, instruits par des
+ecrivains sans originalite. C'est par le milieu des commentateurs, c'est
+a travers un nuage que parvenaient jusque dans les Gaules les rayons
+affaiblis des brillantes constellations qui avaient surgi derriere la
+colline de l'Acropolis, et dore de leur eclat le faite blanchissant
+du temple de Thesee. Porphyre, saint Augustin, Martianus Capella,
+Cassiodore, et surtout Boece, etaient les mediateurs necessaires et
+respectes qui transmettaient les idees de Platon et d'Aristote aux Bede,
+aux Alcuin, meme aux Jean Scot et aux Raban Maur, qui s'efforcerent les
+premiers de repasser de l'erudition a la philosophie. On sait avec assez
+d'exactitude quelle etait la bibliotheque philosophique de ces hommes
+qui puisaient cependant presque toutes leurs idees a la source du passe.
+Les originaux leur etaient en general inconnus. Le Timee de Platon et
+la Logique d'Aristote, traduits en latin, sont les plus averes des
+monuments des grands siecles qu'ils eussent entre les mains[376]. Le
+platonisme qui n'est pas dans le Timee, l'aristotelisme qui n'est pas
+dans l'Organon, ne leur etaient connus que confusement, par fragment,
+par allusion, par citation dans les paraphrases et les expositions
+incompletes des commentateurs sans genie des derniers temps. Il n'est
+pas etrange que parmi ces debris, l'Organon ou plutot la doctrine qui
+y est contenue et qui forme a elle seule un systeme acheve, un travail
+defini et demonstratif, ait fait dominer partout la science et
+l'esprit de la logique. La logique effaca peu a peu le reste de la
+litterature[377]. Elle avait d'ailleurs exerce deja une influence
+marquee sur les deux vrais maitres des ecoles du moyen age, Porphyre et
+Boece. Ils s'etaient appliques, l'un a ouvrir au disciple les portes de
+la logique, l'autre a conduire a travers ses detours le disciple initie.
+L'un avait compose une introduction; l'autre des versions et des
+commentaires. La-dessus, il est tout simple que les savants du moyen age
+aient pense qu'il ne restait a la science que des gloses a faire. Le
+mot meme fut consacre. Presque tous les philosophes scolastiques furent
+eminemment des glossateurs[378], et l'on annota les commentateurs
+d'Aristote, avant de l'interpreter lui-meme et de le connaitre tout
+entier. C'est sans aucun doute un heureux hasard advenu a un court ecrit
+de Porphyre et a quatre ou cinq de Boece qui fut la premiere cause de la
+grande fortune d'Aristote. La puissance saisissante de la logique fut la
+seconde. D'ailleurs toute logique est essentiellement elementaire, et
+semble, comme la grammaire, reveler la raison; elle convient donc a des
+etudes commencantes.
+
+[Note 376: Encore Abelard n'avait-il dans les mains que les deux
+premiers des six traites qui composent la Logique d'Aristote ou
+_l'Organon_. (Voyez sa Dialectique, p. 228.) Que dans les quarante
+premieres annees du XIIe siecle, il circulat communement en Gaule et
+en Angleterre d'autres livres philosophiques que ces deux fragments de
+l'oeuvre d'Aristote et de Platon, l'Isagogue de Porphyre, plusieurs des
+traites aristoteliques de Boece et deux traites indument attribues
+a saint Augustin, c'est ce que personne n'a reussi a prouver. Voyez
+l'excellent ouvrage de M. Jourdain sur les traductions latines
+d'Aristote au moyen age. Cf. Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p.
+564; et le ch. III du present livre.]
+
+[Note 377:
+
+ ...Quaevis
+ Litera sordescit, logica sola placet.
+
+ Johan Saresber., _Estheticus_, poem., p. 3, Hambourg, 1843.
+
+[Note 378: Nous avons cinq opuscules d'Abelard sous le litre de
+gloses, _Glossae in Porphyrium, de categoriis_, etc., quatre imprimes,
+un manuscrit. M. Cousin a fait connaitre plusieurs gloses du Xe siecle
+sur le _de Interpretatione_, sur les categories, etc. (Ouvr. ined.
+d'Abel., p. 551-611; Append., p. 618 et suiv.)]
+
+Cependant la forme peripateticienne n'avait pas ete primitivement la
+forme unique de la philosophie du moyen age. Scot Erigene, qui en
+est regarde comme le fondateur, tendait a lui donner un tout autre
+caractere. Son genie hardiment speculatif depasse la dialectique[379].
+Ce dogmatisme encore vague, ou respire un peu de platonisme et de
+philosophie alexandrine, put se soutenir quelque temps. Mais bientot
+il arriva un moment ou l'aristotelisme, parlons plus exactement, ou la
+dialectique gagna du terrain et devint dans la science une mode qui a
+dure quatre ou cinq cents ans. Il serait curieux, mais il est difficile
+de determiner ce moment avec precision. Du moins, la simple chronologie
+des noms jettera-t-elle un grand jour sur cette partie de l'histoire de
+la dialectique.
+
+[Note 379: Cf. M. Guizot, _Cours d'histoire de la civilisation en
+France_, t. III, lecon 29; M. Rousselot, _Phil. dans le moyen age_, 1re
+part., c. II, et l'ouvrage de M. Saint-Rene Taillandier, _Scot Erigene
+et la philosophie scolastique_.]
+
+On peut fixer a la mort de Proclus, c'est-a-dire a la fin du Ve siecle,
+le terme de toute philosophie originale dans l'antiquite paienne (485).
+Et deja, depuis plus de cinquante ans, saint Augustin, un des derniers
+Peres qui aient une place dans l'histoire de la philosophie, etait
+descendu au tombeau (430); le regne des interpretes et des scoliastes
+avait commence. Simplicius et Philopon commentaient Aristote, en se
+souvenant de Platon. Martianus Capella avait un peu auparavant publie
+ce poeme encyclopedique ou les sciences sont personnifiees comme des
+deesses, ou la Dialectique, au front pale, aux cheveux entrelaces, cache
+dans les plis de sa robe athenienne des fleurs et des serpents, mais
+se donne pour la legislatrice des autres sciences[380]. Boece mourait
+tragiquement, en laissant ces traductions et ces paraphrases qui
+devaient surnager les premieres apres le naufrage des lettres antiques
+(526). Cassiodore, dressant, au VIe siecle, l'encyclopedie destinee a
+lui survivre, et dont Alcuin devait faire un jour la regle legale
+de l'enseignement scolaire, mettait au rang des sept disciplines la
+philosophie sous le simple nom de dialectique. La philosophie etait
+bien, pour lui comme pour Platon, la ressemblance de l'homme a Dieu,
+mais il developpait cette definition par une analyse tres-sommaire de
+l'Isagogue de Porphyre, des Categories d'Aristote, enfin des grandes
+divisions de l'Organon[381]. C'est de ce temps peut-etre qu'il faut
+dater les deux ouvrages sur le meme sujet que le moyen age mettait sur
+le compte de saint Augustin. Au siecle suivant, Bede resumait pour le
+nord de l'Europe toutes les connaissances humaines venues de l'Orient
+et du Midi, et la philosophie trouvait place dans ses volumineuses
+compilations. C'etait aussi d'Aristote qu'il aimait a donner des
+extraits; deja il appelait chaque citation une _autorite_, et assignait
+a la dialectique le premier rang dans la logique, _cette maitresse du
+jugement_[382]. Apres Bede, les ecoles s'ouvrent en France a la voix de
+Charlemagne. C'est Alcuin qui les inspire et les dirige. Il a etudie
+toutes les sciences profanes, et certainement les sept arts, mais
+surtout l'art dialectique, dont l'empereur, dit-il en s'adressant a
+Charles lui-meme, a la _tres-noble intention_ d'apprendre les principes.
+Lui aussi, il a quelque teinture de l'Isagogue, des Categories, de
+l'Hermeneia, et il s'attache a faire recopier, a repandre, a imposer
+meme comme bases de l'enseignement les traites logiques qu'Augustin,
+dit-il, a, pour les traduire, tires des tresors de l'ancienne Grece,
+
+ De veterum gazis Graecorum clave latina[383].
+
+[Note 380: Martian. Capel., _de Nupt. Philolog. et Mercur._, l. IV,
+p. 325 et seqq. 1 vol. in 4 deg.. Francf. 1836.]
+
+[Note 381: _[Grec: Omsiosis to theo xata ounaton anthropon.]_
+(Cassiod., _de Art. ac Discipl._, t. II, c. III, p. 528. Ed. de Venise,
+1729.)]
+
+[Note 382: Voyez dans les Oeuvres de Bede (8 tom. in-folio, Colon.
+Agrip., 1612), les _Sententiae sive axiomata philosophica ex Aristotele
+... collecta_ (t. II, p. 124). On voit la qu'il connaissait au moins
+par des citations d'assez nombreux ouvrages d'Aristote, Physique,
+Metaphysique, _De Anima_, etc. Dans ses _Elementa philosophiae_ (id.,
+p. 200), il definit la philosophie: "Eorum quae sunt et non videntur
+et eorum quae sunt et videntur vera comprehensio." Dans son traite _De
+mundi caelestis terrestrisque constitutione_, la logique est definie:
+"Diligens ratio disserendi et magistra judicii;" la dialectique qui en
+est la partie la plus essentielle: "Sagacitas ingenii stultitiaeque
+sequester." (T. 1, p. 343.)]
+
+[Note 383: Voyez dans les Oeuvres d'Alcuin (2 vol. in-fol., Ratisb.,
+1777), la dedicace des Categories de saint Augustin, et _Opusculum
+quartum de Dialectica_ (t. II, p. 334). C'est un dialogue entre lui et
+Charles. La philosophie y est a peu pres ramenee a l'ethique et a la
+dialectique; et celle-ci, "disciplina rationalia quaerendi, diffiniendi,
+et disserendi, etiam et vera a falsis discernendi potens," est un
+sommaire de Porphyre et de l'Organon, cet ouvrage dont on a dit qu'en
+l'ecrivant Aristote avait trempe sa plume dans l'esprit, "in mente
+tinxisse calamum" (p. 350). Alcuin, suivant son editeur, n'a point
+compose le livre _De septem artibus_; mais il avait ecrit sur toutes les
+sciences, et dans une epitre a Charlemagne il dit positivement: "Vestram
+nobilissimam intentionem dialecticae disciplinae disere velle rationes."
+(T. I, p. 703.)]
+
+Par lui les ecoles gauloises passent sous l'empire de cette _sagesse
+hibernienne_, qu'il avait apportee sur le continent[384], et qui devait
+apres lui recevoir de Scot Erigene moins d'autorite, mais plus d'eclat
+(875). Erigene platonise, et Mannon, son successeur dans la direction de
+l'ecole du palais, passe pour avoir ecrit sur les Lois et la Republique
+de Platon des commentaires qu'on n'a jamais vus[385].
+
+[Note 384: "Quid Hiberniam memorem, contempto pelagi discrimine,
+pene totam cum grege philosophorum ad littora nostra migrantem?" (Herici
+_Epist. ad imp. Carol., Hist. francor. script._, ed. Duchesne, t. II, p.
+470.)]
+
+[Note 385: _Hist. litt._, t. IV, p. 225 et t. V, p. 657.]
+
+La principale fondation d'Alcuin est l'ecole de Saint-Martin de Tours.
+Le premier et le plus illustre de ses disciples dans ce cloitre, c'est
+Raban Maur. Celui-la se montre plus verse encore dans les sciences
+profanes, il les recherche, il les aime. Il conseille de lire les
+philosophes; il y a, dit-il, dans Platon bien des choses qu'il ne faut
+pas craindre[386]. Il reprend la division connue de la philosophie, en
+physique, en morale, en logique, et celle-ci, les theologiens doivent
+se la rendre propre. La dialectique, qu'il definit litteralement comme
+Alcuin, il veut qu'elle entre dans l'instruction des clercs: n'est-elle
+pas la science des sciences, _disciplina disciplinarum_? elle enseigne
+a apprendre, elle enseigne a enseigner; _haec docet docere, haec docet
+discere_. Seule elle sait savoir, _scit scire sola_ (ne dirait-on pas
+la science de la science de Fichte?) enfin le syllogisme est une arme
+necessaire[387]. C'est Raban, qui selon Tennemann, transporta en
+Allemagne la dialectique d'Alcuin, que d'autres appellent la dialectique
+ecossaise[388]. Il devint abbe de Fulde, puis eveque de Mayence (847).
+
+[Note 386: "Non formidanda, sed in usum nostrum vindicanda." (_De
+Instit. cleric._, l. III, c. XXVI, t. VI, p. 44.--_Op._, 3 vol. in-fol.
+Col. Agrip., 1627.)]
+
+[Note 387: _Id., ibid._, c. XX, p. 42.--_De Universo_, l. XV, t.
+1, p. 201 et 202.--Cf. les gloses de Raban sur Porphyre, Boece,
+l'_Hermeneia_, publiees par M. Cousin. Ouvr. ined., Append., p. 613.]
+
+[Note 388: _Mon. de l'Hist. de la phil._, t. I, Sec. 244.--M. Haureau,
+_la Scolastique au IXe siecle; Rev. du Nord_, t. II, 2e ser., p. 425.]
+
+En meme temps que lui et apres lui, on distingue dans cette feconde
+ecole de Tours, un homme d'une instruction singuliere pour le temps,
+Haimon, plus tard eveque d'Halberstadt (841), qui des bords de la Loire
+rapporta l'enseignement theologique, et fonda avec Raban dont il fut le
+successeur, une florissante ecole a Fulde. La vint de Sens s'instruire
+et meme enseigner, Loup Servat qui s'adonnait particulierement aux
+lettres humaines, et par consequent a la logique. Nomme par Charles le
+Chauve abbe militaire de Ferrieres en 842, esprit cultive, ecrivain
+presque poli, il continua ses lecons malgre sa nouvelle dignite, et les
+temoignages s'accordent pour distinguer en lui l'homme de lettres et le
+theologien. Eleve d'Haimon et de Loup Servat, Heiric revint d'Allemagne
+diriger dans sa patrie l'ecole d'Auxerre que Saint-Germain avait fondee;
+il a laisse de remarquables monuments d'une latinite savante,
+d'une sorte de talent poetique et, chose fort rare, d'une certaine
+connaissance du grec[389]. Il est cite comme ayant professe la
+dialectique avec eclat au monastere de Saint-Germain. Apres Heiric, Remi
+et Huebold, moines d'Auxerre ainsi que lui, furent signales comme ses
+heritiers dans la philosophie[390]. Remi surtout, le plus celebre
+ecrivain du commencement du Xe siecle, est renomme pour l'enseignement
+de la dialectique qu'il cherchait plutot dans les pretendus traites de
+saint Augustin que dans l'Organon d'Aristote. On possede encore de lui
+des manuscrits qui prouvent qu'il connaissait Priscien, Donat, Martianus
+Capella, et que ses etudes embrassaient le Trivium et le Quadrivium;
+or, tel etait encore au temps meme d'Abelard le cycle des etudes
+litteraires. Condisciple d'un fils de l'empereur Charles le Chauve a
+l'ecole d'Heiric, Remi professa successivement a Auxerre, a Reims, a
+Paris, et c'est dans cette derniere ville qu'il reunit pres de sa chaire
+ses plus illustres disciples (872)[391]. Ainsi se forme la chaine d'un
+enseignement philosophique qui vient enfin se fixer dans la cite ou
+devait dominer Abelard.
+
+[Note 389: Heiric a dit en parlant de ses maitres:
+
+ Hic Lupus, hic Haimo ludebant ordine grato.
+
+(Cf. Duchesne, _Hist. francor. script._, t. II, p. 470.--Bolland., t,
+VII, 31 Jul., p. 221.--Mabillon, _Analect._, p. 423.--_Hist. litt._, t.
+V, p. 112 et 653.) C'est evidemment a cet Heiric, maitre du moine Remi,
+comme on va le voir, que doit etre rapporte le traite manuscrit sur
+les Categories dites de saint Augustin, ou M. Cousin a lu: "Henricus,
+magister Remigii, fecit bas glosas" (_Ab._, Ouv. ined., Append., p.
+621), et ce manuscrit pourrait etre de la main de Remi, ou copie sur le
+sien.]
+
+[Note 390: Dans la chronique du moine Ademar: "Heiricus, Remigium et
+Ucboldum Calvum, monachos, haeredes philosophiae reliquisse traditur."
+(Mabillon, _Act. sanct. ord. S. Ben._, t. V, p. 325.)]
+
+[Note 391: Temoignages des XIe et XIIe siecles; le moine Jean, _S.
+Odon. vit._; le moine Nalgod, _Ejusd. vit.; De vener. Frodoardo presb.
+remig._--Mabillon, _id., ibid._, p. 151, 155, 180, 325.--_Ejusd. Anal._,
+p. 423.--_Hist. litt._, t. VI, p. 99, 102; et Launoy, _De Schol.
+celeb._, c. LIX.]
+
+A ce moment, on voit de toutes parts les etudes logiques captiver les
+esprits les plus eminents et les plus divers. C'est saint Odon qui se
+forme a Paris, sous Remi, dans la dialectique et la musique, et qui,
+plus tard, y devait professer a sa place. C'est Abbon qui suit les
+memes lecons, qui les reproduit dans la meme ville (avant 970), et les
+transporte a Reims, ou il ecrit sur le syllogisme, et meurt avec la
+reputation d'un _abbe d'une haute philosophie_[392]. C'est Gerbert,
+qui, avant d'etre pape, fait un traite sur le Rationnel et le
+Raisonnable[393], et se pique de recueillir et de s'approprier les
+pensees d'Aristote. Saint Maieul, abbe de Cluni, se plait dans la
+lecture des philosophes paiens. Le grand eveque Hildebert recueille
+dans leurs ouvrages les elements d'une morale philosophique[394]. Saint
+Anselme, le seul metaphysicien de l'epoque, ne dedaigne pas de donner,
+dans son Dialogue du grammairien, un ouvrage de pure dialectique[395].
+Et cependant Jean le Sourd ou le Sophiste[396], qui devait etre le
+maitre de Roscelin, a commence a former cette ecole subtile et peu
+connue, destinee a contraindre la science logique a faire sur elle-meme
+un de ces efforts feconds qui avancent d'un pas l'esprit humain.
+
+[Note 392: "Summae philosophiae abbas." (_Hist. litt._, t. VII, p.
+159 et suiv.--Cf. Launoy, p. 63.).]
+
+[Note 393: C'est le sens de: _De rationali et ratione uti_, titre de
+l'ouvrage de Gerbert. (B. Pes, _Thes. noviae. anecd._, t. I, pars II, p.
+148 et seqq.)]
+
+[Note 394: _Moralis philosophia de honesto et utili. (Ven. Hildeb.,
+Op._, p. 959. 1 vol. in-fol., Paris, 1708.)]
+
+[Note 395: _Dialogue de Grammatico_, (S. Ansel., _Op._, p. 143.)]
+
+[Note 396: _Hist. litt._, t. VII, p. 132.]
+
+On touchait a la fin du XIe siecle. Paris etait des longtemps la ville
+de l'intelligence. On dit que le nombre des etudiants y depassait celui
+de la population sedentaire[397]. Plus de cent ans avant Abelard, des
+chaires de philosophie s'etaient elevees; le caractere de la philosophie
+seculiere etait indique; la scolastique avait commence. On voit donc
+qu'Abelard, sous ce rapport, ne crea pas; il recueillit seulement une
+tradition[398]; mais il lui donna le mouvement et la vie, en lui pretant
+sa puissance et sa renommee.
+
+[Note 397: _Hist. litt_., t. IX, p. 61, 78, etc.]
+
+[Note 398: Les recherches de M. Cousin ont deja fait connaitre des
+manuscrits qui jettent du jour sur les ecoles de dialectique anterieures
+au XIIe siecle (Append., p. 613-623). De nouvelles recherches dans le
+meme sens conduiraient sans doute a renouer sans interruption le fil de
+l'enseignement scolastique a Paris. Car on doit convenir qu'entre Remi
+ou le commencement du Xe siecle, et Guillaume de Champeaux vers la fin
+du XIe, il y a une lacune assez obscure; on voit seulement qu'Odon,
+Abbon, et un certain Wilram, professerent, a Paris, la philosophie, mais
+longtemps avant l'an 1000. (Launoy, loc. cit. et _Hist. litt._ t. IX, p.
+61.)]
+
+Maintenant, a quelle epoque faut-il fixer l'avenement d'Aristote au
+gouvernement de l'ecole? On sait parfaitement celle ou il obtint
+une influence predominante et bientot exclusive, grace au renfort
+qu'apporterent les Arabes, grace a la protection de l'empereur Frederic
+II; c'est apres Abelard, au commencement du XIIIe siecle. Mais Aristote,
+avant de devenir dictateur, comme Bacon l'appelle, avait ete consul. A
+la fin du XIe siecle, l'enseignement de la dialectique, des longtemps
+etabli dans l'ecole, s'anime et s'agrandit; la popularite d'Aristote
+commence et presage son autorite future[399]. Abelard parait, et soudain
+il devient le plus puissant promoteur de cette autorite. Il illustre
+et fortifie de son eloquence et de sa gloire ce naissant empire de la
+logique, qui ne devait s'organiser et se proclamer qu'apres lui[400].
+
+[Note 399: C'est au Xe ou XIe siecle que M. Cousin (Append., p. 658)
+rapporte un poeme sur les categories ou on lit:
+
+ Doctor Aristoteles cui nomen ipsa dedit res,
+ Ingenio polleus miro, praecelluit omnes.
+
+[Note 400: Cf. Launoy, _De var. Arist. in Acad. paris, fort._, c.
+I et III.--Brucker, _Hist. crit. phil._, t. III, p. 670-684.--Buddaei
+_Observ. select._, t. VI, ch. XVIII et XX.--Jourdain, _Rech. sur les
+trad. d'Arist._, passim.--M. Rousselot, _Phil. dans le moy. age_, 1re
+part--Voyez aussi le chap. suiv. et le chap. I du l. III.]
+
+Nous avons essaye de faire connaitre le caractere general, les sources,
+l'origine, les debuts de la scolastique; il conviendrait a present de
+donner une idee plus complete et plus approfondie de la science meme qui
+s'est appelee de ce nom.
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+DE LA SCOLASTIQUE AU XIIe SIECLE ET DE LA QUESTION DES UNIVERSAUX.
+
+Nous recherchons maintenant quelle sorte de science le moyen age avait
+faite avec les donnees dont il disposait, et mise a la tete de
+toutes les connaissances humaines. Au XIIe siecle, on l'appelait
+la dialectique. Elle avait en effet la forme et le langage de la
+dialectique, quelles que fussent les idees qu'elle exprimait. Mais ces
+idees etaient, suivant les temps et les hommes, des idees platoniciennes
+ou des idees aristoteliques, beaucoup plus souvent les secondes que les
+premieres; et chez ceux meme qui repetaient ce qu'on savait de Platon,
+Aristote encore tenait une grande place: "Ils enseignent Platon, dit un
+auteur du temps[401], et tous professent Aristote." C'est que la forme
+generale de la science venait de lui. Sa dialectique qui aiguise et
+satisfait si puissamment l'esprit, etait la seule etudiee. Quant a celle
+de Platon, on la regrettait, mais on ne la connaissait pas; et, par
+respect pour un nom qui ne perdit jamais sa grandeur, on recueillait
+autant que possible quelques idees eparses de cet homme divin; on les
+conservait precieusement, mais en les traduisant dans la langue de son
+rival. Grace a cet eclectisme d'un genre particulier, quelques-uns
+penchaient pour le maitre, la plupart pour le disciple, quoiqu'aucun
+n'eut ose contredire le jugement de l'antiquite, en mettant le disciple
+au-dessus du maitre. Toutefois il arrivait alors ce qui arrive
+ordinairement: sur toute question, a toute epoque, il y avait sinon
+deux ecoles, au moins deux opinions ou deux tendances philosophiques;
+l'eclectisme, qui etait a peu pres dans l'intention de tous, prenait
+toujours une des deux nuances, et l'on a pu, sans trop d'inexactitude,
+reconnaitre, d'un cote l'influence un peu lointaine de l'ecole
+platonique, et de l'autre la domination plus directe et plus absolue
+du peripatetisme. Ce ne fut jamais, il s'en faut bien, le pur, le vrai
+platonisme, ce ne fut pas meme le peripatetisme veritable. Mais si
+chez les uns, Platon etait defigure, chez les autres, Aristote n'etait
+qu'incomplet.
+
+[Note 401: Johan. Saresb. _Metal._, l. II, c. XIX.]
+
+Toutes les controverses ou se produisit cette distinction, peuvent
+se ramener ou du moins se comparer a la memorable controverse sur
+la question des universaux. Aucune ne fut plus celebre, plus
+caracteristique et plus prolongee. Aussi d'excellents juges n'ont-ils
+pas hesite a y concentrer toute la scolastique, et a renfermer toute son
+histoire dans l'histoire de cette question. Elle fut capitale en effet;
+elle agita les ecoles et presque la societe, elle partagea l'esprit
+humain depuis Scot Erigene, jusqu'a la reformation, et ce n'est pas au
+moment de parler d'Abelard que nous pourrions attenuer l'importance de
+ce debat plus que seculaire. Nous accorderons a M. Cousin qu'en exposant
+la controverse des universaux, on donne une idee du reste de la
+scolastique; mais ce reste est quelque chose, beaucoup meme, et pour
+juger ou seulement comprendre cette seule question, il est indispensable
+de connaitre la science au sein de laquelle elle s'est elevee. Les
+divers partis, realistes, nominalistes, conceptualistes, averroistes,
+scotistes, thomistes, occamistes, formalistes, terministes[402], avaient
+un fonds commun d'idees, de principes, de maximes, de locutions, qui
+formaient comme le terrain sur lequel croissait et s'etendait la plante
+vivace et vigoureuse de la controverse la plus abstraite qui ait agite
+le monde. Les debats, en effet, sur les points les plus ardus de la
+theologie, semblent toucher de plus pres a la pratique que la question
+de savoir si les noms des genres sont des abstractions.
+
+[Note 402: Tels sont en partie les noms donnes aux sectes
+qu'engendra la discussion des universaux. Au temps d'Abelard, on ne
+distingue d'ordinaire que les realistes (ou reaux), les nominalistes (ou
+nominaux), et les conceptualistes.]
+
+Dans l'impuissance de parcourir ce terrain tout entier, nous devrions au
+moins resumer les idees qui, au commencement du XIIe siecle, etaient en
+quelque sorte les lieux communs de la philosophie et les points d'appui
+de toute discussion, de toute recherche, de toute science.
+
+Pour presenter un resume bien systematique, il faudrait donner une
+analyse exacte de la philosophie d'Aristote; c'est-a-dire qu'en prenant
+pour centre la Logique, il faudrait par les autres ouvrages, par la
+_Physique_, par le _Traite de l'ame_, par l'_Ethique a Nicomaque_, mais
+surtout par la _Metaphysique_, donner a la logique meme, des fondements
+et des principes, et montrer comment elle a pu devenir toute la
+philosophie, en presentant sommairement avec elle les autres parties
+de la science auxquelles elle se lie. Mais c'est la un travail bien
+considerable, qui ne serait pas conforme a la verite historique, et qui
+risquerait de preter a la scolastique plus d'ensemble et plus de
+methode qu'elle n'en avait reellement. On la rendrait aussi universelle
+qu'Aristote; et lui-meme, elle etait loin de le connaitre tout entier.
+Les createurs et les continuateurs de cette science ne se sont pas sans
+doute renfermes strictement dans la logique, mais c'est suivant le
+besoin des questions, c'est dans l'ordre ou elles etaient amenees par
+l'etude de la dialectique, que se livrant a des excursions necessaires,
+ils ont atteint, hors d'elle, des principes qui n'etaient point de son
+ressort, et qu'ils ont rapportes dans son domaine, melant ainsi la
+metaphysique, c'est-a-dire les notions d'une science objective et
+transcendante, a la science subjective du raisonnement et de ses formes.
+Nous ne les convertirons donc pas en peripateticiens complets. Seulement
+il leur est arrive ce qui arriverait encore aujourd'hui a celui qui
+apprendrait sans plus la Logique d'Aristote, il eprouverait incessamment
+le besoin d'en franchir les limites; il y trouverait incessamment des
+allusions et comme des renvois implicites a une doctrine du fond des
+choses; il y rencontrerait des idees ontologiques, sur lesquelles la
+logique proprement dite ne nous fait connaitre que la maniere d'operer
+regulierement. Elle est, en effet, la mecanique rationnelle de l'esprit;
+mais il y a quelque chose dessous, quelque chose au dela; et ce quelque
+chose, elle ne le donne pas. La logique est un vaste edifice qui a des
+jours sur toute la philosophie. L'introduction elle-meme de l'Organon
+ou le _Traite des Categories_ n'est pas seulement de la logique, il
+est d'un ordre superieur, ou fait partie d'une science anterieure. En
+lui-meme, il ne donne pas entiere satisfaction. Le lecteur qui l'etudie
+se demande avec hesitation si, en enumerant les categories, Aristote a
+donne la nomenclature des parties metaphysiques du discours, ou celle
+des notions les plus necessaires, les plus generales de l'esprit, ou
+celle enfin des conditions essentielles et absolues des choses. Les
+principaux commentateurs ont ressenti cette incertitude; l'Introduction
+de Porphyre aux categories, c'est-a-dire a l'introduction meme de la
+Logique, est, malgre la reserve qu'il s'impose sur un point fondamental,
+destinee a completer la Logique. Quant a Boece, qui avait traduit la
+Metaphysique, aussi bien que la Logique entiere, c'est cependant a
+celle-ci qu'il se consacre exclusivement, au moins dans ceux de ses
+livres que l'Occident connaissait a l'epoque qui nous occupe. Or,
+c'est a l'aide de ces renseignements, recueillis par hasard, que les
+predecesseurs et les contemporains d'Abelard ont mele a la dialectique
+pure les trois points suivants, les seuls qui soient tout a fait
+indispensables a connaitre pour comprendre cet ensemble de logique et
+d'ontologie qui forme l'essence de la scolastique. Nous les presenterons
+en puisant aux sources, ce que faisait rarement le moyen age qui
+commentait des commentateurs.
+
+1 deg. D'apres Aristote, la philosophie est essentiellement la science de
+l'etre en tant qu'etre. L'etre s'entend de plusieurs manieres. Car on
+dit qu'une chose _est_ ceci ou cela, et en le disant, suivant les cas,
+on entend ou simplement qu'elle existe, ou qu'elle a telle forme, telle
+qualite, telle quantite, tel mode essentiel; ou enfin, qu'elle a tel
+accident qui la modifie secondairement. Il suit qu'il y a plus d'une
+maniere d'_etre_, et que l'etre signifie tour a tour l'existence,
+la forme, la quantite, la qualite, et meme toute sorte d'attribut
+accessoire. On dit egalement Socrate _est_, il est quelque chose
+d'existant; puis, Socrate est homme; puis, Socrate est philosophe,
+athenien, jeune, malade, debout, etc.; tout cela est apparemment de
+l'_etre_, puisque c'est ce que Socrate _est_. On peut donc distinguer
+dans l'etre ce qui est en soi et ce qui est accidentellement. Laissant
+de cote l'etre accidentel, disons que l'etre essentiel ou en soi est
+l'etre veritable, objet eminent de la philosophie.
+
+Or tout ce qui est est a la fois quelque chose, et telle chose et non
+pas telle autre. On dirait ou l'on pourrait dire aujourd'hui: tout ce
+qui a existence est substance et essence. Mais ces mots n'avaient pas
+autrefois precisement ce sens, et pour exprimer d'apres Aristote, que
+tout ce qui est, ou mieux, que le sujet de tout etre en soi est une
+chose, telle chose, pas une autre chose, on employait la formule que
+tout ce qui est se compose de matiere, de forme et de privation[403].
+La matiere, c'est ce dont est l'etre, ce qui fait qu'il est; la forme,
+c'est sa nature, ou ce qui fait qu'il est tel. Or, comme ce sont la les
+conditions primordiales de l'etre, elles doivent se retrouver dans
+tout ce qui est en soi[404]. Nous appellerons ce principe le principe
+ontologique.
+
+[Note 403: Arist., _Phys._, I, VII.--_Met._, XII, II.]
+
+[Note 404: _Met._, IV, II; V, VII et VIII; VII, I, II et III; VIII,
+I, II et III.]
+
+2 deg. Il semble au premier abord que l'etre en soi ou essentiel ne dut
+etre que la substance. Et sans aucun doute, c'est a la substance que
+s'applique le plus rigoureusement la definition de l'etre en soi qui
+vient d'etre donnee. La substance est a la fois, quand elle est
+reelle, et le dernier sujet, c'est-a-dire l'etre indetermine qui n'est
+l'attribut d'aucun autre et qui n'a pas d'attribut, ou la matiere; et
+l'etre determine, pris par abstraction independamment du sujet, ou la
+forme, qui n'est a proprement parler l'attribut d'aucun sujet, puisque
+ce n'est qu'avec elle et par elle que la substance se realise; a
+ce double titre, la substance est proprement l'essence (au sens
+aristotelique).
+
+Mais une essence n'est pas la seule chose dont on puisse jusqu'a un
+certain point prononcer qu'elle est en soi, c'est-a-dire independamment
+de tout accident. Le nom d'etre se donne egalement aux choses autres que
+l'essence, c'est-a-dire aux autres choses que l'etre en soi pourrait
+etre en combinaison avec ce qu'il est deja. Par exemple, l'etre en soi
+(matiere et forme) est necessairement de telle qualite: cela est encore
+de son essence. Ces choses que sont les choses, sont celles qu'on
+exprime par ce qu'Aristote appelle les termes simples. L'entendement,
+par la jonction de ces termes, constitue la proposition qui affirme d'un
+etre quoi que ce soit. On a deja vu que, quel que soit un etre, il est
+essence, qualite, quantite, etc.; ces attributs fondamentaux ou supremes
+qui ne sont pas des attributs proprement dits ou des accidents, parce
+qu'ils designent ce qu'il est necessaire que tout etre puisse etre, ce
+que tout etre ne peut ne pas etre, car l'etre ne saurait manquer de
+qualite, de quantite, etc.; ces genres supremes, ou les plus generaux,
+ou generalissimes, qui ne sont pas non plus proprement des genres,
+puisque tous les genres y rentrent, et puisqu'ils seraient les genres,
+non pas de tout ce qui existe, mais de tout ce qui peut exister, sont au
+nombre de dix, et s'appellent les _predicaments_ ou categories. L'etre
+en soi a autant d'acceptions qu'il y a de categories, c'est-a-dire
+qu'on ne peut rien affirmer de lui qui ne soit une de ces dix choses:
+l'essence, la quantite, la qualite, la relation, le lieu, le temps, la
+situation, la possession, l'action, la passion[405].
+
+[Note 405: Voici les noms grecs traduits par la scolastique: [Grec:
+Ae Ousia], usia, essentia, substantia; [Grec: Poson], quantum; [Grec:
+Poion], quale; [Grec: Pros ti], ad aliquid, relatio; *[Grec: Pou], ubi,
+locus; [Grec: Pote], quando, tempus; [Grec: Cheisthai], situm esse,
+situs; [Grec: Echtin], habere, habitus; [Grec: Poiein], agere, facere,
+actio; [Grec: Paschein], pati, passio. (Arist., _Met._, V, VII et
+VIII.--_Categ._, IV et seqq. _Essai sur la Met. d'Aristote_, par M.
+Ravaisson, t. I, l. III, c. i, p. 356.--_De la Log. d'Arist._, par M.
+Barthelemy Saint-Hilaire, t. I, part. II, c. 1, p. 142.)]
+
+Ce sont donc la les termes simples, ou ce qui est dit sans aucune
+combinaison, _quae sine omni conjunctione dicuntur_[406]. Ainsi la
+logique definit les categories; ainsi elle en fait les elements du
+langage. Dans ces expressions isolees, elle est donc ce que nous avons
+appele terminologique. Mais des termes simples sont des idees simples
+ou elementaires, car les mots n'expriment que les modifications de
+l'esprit[407]. Les categories sont donc tous les attributs en general
+que l'entendement peut affirmer d'un sujet. Ceci nous mene jusqu'en
+ideologie, on meme en psychologie. Maintenant, lisez la Metaphysique,
+que ne connaissait point Abelard, et les categories deviendront les
+divers caracteres de l'etre, l'etre lui-meme ou l'etre en tant qu'etre
+etant en dehors des combinaisons intellectuelles; et la science sera
+finalement ontologique[408].
+
+[Note 406: [Grec: Ta kata maedemian sumplokaen legomina]. _Categ._,
+IV.]
+
+[Note 407: _De Interpr._, I, I.]
+
+[Note 408: _Met._, IV, I, II, etc.--_Logiq. d'Arist.; Introd._ par
+M. Barthelemy Saint-Hilaire, t. I, p. LXXI.]
+
+3 deg. Maintenant, si c'est un principe que tout etre se compose de matiere
+et de forme, et si l'etre se dit des categories, le principe est
+applicable a celles-ci memes, et toute categorie, tout predicament se
+compose de matiere et de forme. C'est en effet ce que les dialecticiens
+ont soutenu. A ne consulter que la logique, on pourrait l'ignorer. Dans
+la Logique d'Aristote, les categories ne sont ou du moins ne paraissent
+que des termes, les termes simples ou elementaires de toute proposition,
+c'est-a-dire ceux sans lesquels ou sans l'un desquels aucune proposition
+n'est possible. Or, comme la connaissance de l'etre s'exprime et
+s'acquiert en general par la definition, et que la definition est une
+proposition, les elements necessaires a la proposition sont les elements
+de la connaissance de l'etre. Mais sont-ils en meme temps les elements
+de l'etre, ses conditions reelles? Sont-ils ainsi des choses? c'est ce
+que la Logique laisse incertain. Je ne crois pas que le texte litteral
+soit decisif; et si l'on consulte l'esprit, comme le traite des
+categories n'est que l'introduction au traite de l'interpretation ou du
+langage, je crois que parmi les commentateurs d'Aristote, ceux qui ont
+decide qu'il ne s'agit pas des choses dans le livre des categories, ont
+eu raison. Ce qui ne veut pas dire qu'on eut raison de pretendre que les
+categories ne sont ni des choses, ni dans les choses. Ceci est une autre
+question, et qui, selon une observation deja faite, est plus du ressort
+de la metaphysique que de la logique.
+
+Or, c'est dans la Metaphysique qu'on lit: "L'etre en soi a autant
+d'acceptions qu'il y a de categories; car autant on en distingue, autant
+ce sont des significations donnees a l'etre. Or, parmi les choses
+qu'embrassent les categories, les unes sont des essences, d'autres des
+qualites, d'autres designent la quantite, la relation, etc. L'etre
+se prend donc dans le meme sens que chacun de ces modes[409]." De ce
+passage et d'autres semblables, des interpretes de la Logique d'Aristote
+ont conclu, non-seulement que les categories avaient quelque chose de
+reel, exprimaient des modes effectifs de l'existence, mais que puisque
+l'etre en soi est ce qui n'est pas l'etre accidentel, et que les
+categories ne sont pas des accidents, il fallait les traiter comme des
+choses et leur appliquer les conditions de l'etre en soi. Ainsi de ces
+choses que designent et nomment les predicaments, on a dit qu'elles
+etaient aussi un compose de matiere et de forme. Sans doute, parce qu'on
+etait plus a l'aise pour le dire du premier de ces predicaments ou de la
+substance, c'est en general cette premiere categorie que, pour appliquer
+le principe ontologique, les logiciens prennent en exemple. Ainsi,
+ils disent: "L'essence est corps, le corps est animal, l'animal est
+raisonnable, le raisonnable est homme, l'homme est Socrate." C'est sur
+ces propositions que nous verrons eternellement rouler les plus subtiles
+recherches de la scolastique et d'Abelard; mais on verra aussi que,
+comme de la substance, il est dit que le sujet de la qualite ou de la
+relation ou de telle autre categorie, a une matiere et une forme. Ainsi,
+dire qu'un homme est blanc, c'est assurement lui attribuer une qualite.
+Le blanc est dans la categorie de la qualite. Or, qu'est-ce que le
+blanc? c'est l'union de la matiere de la qualite et de la forme de la
+blancheur. Esclave est le nom d'une relation, celle d'esclave a maitre.
+Ce qui la constitue, c'est la matiere de la relation et la forme de la
+servitude[410].
+
+[Note 409: _Met._, V, VII; et traduction de MM. Pierron et Zevert.
+t. I, p. 167.--Barth. Saint-Hil., loc. cit.]
+
+[Note 410: Voy. dans Abelard, _Dialect._, p. 400 et 458, et les c. V
+et VI du present livre.]
+
+De quelle existence, de quelle realite entendait-on douer, soit cette
+matiere de la qualite, soit cette forme de la relation? on ne s'en
+explique guere. Est-ce d'une existence directe, substantielle, comme
+celle meme de la substance? Est-ce seulement par une analogie de la
+categorie de la substance, que l'on traite des autres categories comme
+si elles existaient au meme titre? Ce qu'on entendait peut se soupconner
+quelquefois, et le plus souvent reste dans le vague. Mais ce qui ne
+saurait demeurer douteux, c'est que de l'application reelle ou fictive
+du principe ontologique a ces etres dialectiques, il est provenu de
+graves consequences logiques, puis des difficultes, des ambiguites
+innombrables, et surtout ce caractere equivoque d'une science qui semble
+tour a tour tomber dans l'extreme ontologie ou dans l'extreme ideologie,
+puisqu'elle parle souvent des etres de raison comme s'ils existaient, et
+des realites comme si elles n'existaient pas.
+
+Si l'on s'adressait a Aristote, la question semblerait mieux resolue.
+Nous l'avons vu donner l'etre en soi aux categories; mais il entendait
+par la qu'elles etaient des manieres d'etre essentielles, en ce sens
+qu'elles etaient necessaires, necessaires en ce qu'elles n'etaient pas
+de simples accidents. Car il dit formellement: "Rien de ce qui se
+trouve universellement dans les etres n'est une substance, et aucun des
+attributs generaux ne marque l'existence, mais ils designent le mode de
+l'existence[411]." Pour Aristote, la qualite est bien un etre, mais non
+pas absolument. Il s'ensuit que si l'on peut dire qu'elle est, qu'elle
+est quelque chose, et faire d'une categorie quelconque un sujet de
+definition, c'est par extension, par analogie; c'est, non pas que les
+attributs generaux sont vraiment des etres, c'est qu'_il y a de l'etre_
+en eux; et que, bien qu'il n'y ait proprement essence que pour la
+substance, il y a quasi-essence pour ce qui n'est pas substance. Pour
+les choses non substances, il y a essence ou forme essentielle, mais non
+pas dans le sens absolu, ni au meme titre que pour la substance. S'il y
+a forme de la qualite, forme de la quantite, ce n'est pas forme au
+sens rigoureux du mot. Si l'on peut en donner definition, ce n'est pas
+definition premiere ou proprement dite, la definition veritable etant
+l'expression de l'essence et l'essence ne se trouvant que dans les
+substances[412]. Ces distinctions sont exactement specifiees dans
+Aristote. La scolastique, sans les ignorer tout a fait, les neglige
+presque toujours, surtout avant le temps ou elle eut connaissance de la
+Metaphysique[413].
+
+[Note 411: _Metaph. d'Aristote_, trad., VII, XIII, t. II, p. 50.
+Lisez le chapitre entier.]
+
+[Note 412: _Metaph. d'Arist._, l. VII, c. IV et V, p. 11, 12, 13, et
+16 du t. II de la traduction.]
+
+[Note 413: Ce fut au commencement du XIIIe siecle que l'on
+commenca, selon Rigord, a lire dans les ecoles de Paris la Metaphysique
+d'Aristote, nouvellement apportee de Constantinople. (Launoy, _De var.
+Arist. fortun._, c. I, p. 174.) Je crois ce fait acquis a l'histoire.]
+
+Il s'agit donc d'une existence modale, et non vraiment substantielle, a
+moins que par substantielle l'on n'entende essentielle a la substance.
+Or maintenant, chose assez remarquable, ce n'est pas sur ce point-la
+que sont nes les doutes et les controverses du moyen age. On y a sans
+explication et sans contestation applique le principe ontologique aux
+predicaments, et l'on a traite des attributs generaux comme s'ils
+etaient des etres; etres de raison ou etres substantiels, a ce degre
+de generalite, on s'est peu occupe de la distinction. Je sais bien
+qu'Abelard dit quelque part que c'est une maxime philosophique que parmi
+les choses, les unes sont constituees de matiere et de forme, les autres
+a la ressemblance de la matiere et de la forme[414]. Cette parole, jetee
+en passant, est juste et profonde; elle doit etre toujours presente a
+celui qui lit soit un ouvrage d'Abelard, soit un livre quelconque de
+scolastique. Mais on s'est peu soucie de l'eclaircir ou de la discuter,
+et voici la difficulte qui s'est produite, et qui a embarrasse la
+science quatre cents ans durant.
+
+[Note 414: _Theol. Chrits._, l. IV, p. 1317.]
+
+Au degre de generalite, que l'esprit atteint en s'elevant aux
+categories, tout semble se confondre et les distinctions s'evanouir.
+Ainsi les categories sont des attributs, leur nom meme l'indique; et
+celui de predicaments annonce aussi qu'elles ont quelque chose de la
+nature du predicat ou attribut. Cependant la premiere de toutes est la
+substance, si ce n'est entendue au sens precis que la science
+moderne assigne a ce mot, au moins concue comme ce qui ne peut etre
+attribut[414a]; elle est bien categorie ou predicament, c'est-a-dire au
+fond attribut, mais attribut le plus general ou fondamental, et en outre
+le premier des attributs les plus generaux ou fondamentaux. Comme
+etant le premier, elle est l'acception premiere de l'etre. L'acception
+premiere de l'etre ou l'etre premier, c'est ce que l'etre est avant
+tout. Or ce qu'il est avant tout, c'est l'etre qu'il est, c'est sa forme
+determinee, distinctive, ou son essence; car l'indetermine pur, s'il
+est, n'est que l'etre en puissance; l'etre en acte, c'est l'etre
+determine. Ainsi le premier attribut de l'etre, c'est d'etre determine,
+c'est d'etre avec une forme, c'est d'etre une certaine essence, c'est
+d'etre une substance qui n'est pas _un autre (aliud)_, et comme sans
+tout cela l'on n'est pas, c'est d'etre.
+
+[Note 414a: _Met.,_ VII, III; et t. II, p. 6 de la traduction.]
+
+Ainsi nous voyons comment en scolastique, essence, substance, etre,
+sont des mots qui peuvent successivement se reduire les uns aux
+autres, malgre la nuance qui les distingue, et comment on peut dire
+indifferemment qu'ils designent ou le premier attribut ou ce qui est
+anterieur a tout attribut. La meilleure maniere d'exprimer ce qu'on
+entend par la premiere categorie, c'est de dire ce que dit souvent
+Aristote, la premiere categorie, c'est [Grec: Ti esti kai tode ti], et
+plus simplement [Grec: Ti] (_quoddam_).
+
+Mais nous venons de voir que l'on pouvait considerer comme attribut ce
+qui consiste precisement a etre sujet de tous les attributs. C'est ce
+qu'exprime positivement cette phrase de forme plus moderne: "Tout etre
+_a_ une substance." Cette expression vient d'une propriete de l'esprit
+humain, qui, ne percevant rien directement que par les qualites,
+qualifie toujours quand il concoit, et ne peut concevoir la substance
+sans l'eriger, en quelque sorte, en predicat d'elle-meme. Or de meme
+qu'on vient de prendre comme attribut, ce qui n'est reellement pas
+attribut, (car l'attribut suppose un sujet, et l'attribut dont nous
+venons de parler, consiste precisement a etre sujet), ne peut-il pas se
+faire que par une extension inverse, l'esprit prenne substantiellement
+les autres, categories qui ont beaucoup plus sensiblement le caractere
+d'attribut?
+
+Elles ont ce caractere; car Aristote, apres avoir dit: "Etre signifie ou
+bien l'essence, la forme determinee, ou bien la qualite, la quantite
+et le reste," remarque tres a propos, qu'entre le premier sens qui
+est l'etre premier ou la premiere categorie et les autres choses qui
+s'expriment aussi par etre, il y a cette difference qui, si l'on appelle
+celles-ci etres, c'est parce qu'elles sont ou qualite de l'etre premier
+ou quantite de cet etre, parce qu'elles sont des modes enfin. "Aucun de
+ces modes," ajoute-t-il, "n'a par lui-meme une existence propre, aucun
+ne peut etre separe de la substance.... Ces choses ne semblent si fort
+marquees du caractere de l'etre que par ce qu'il y a sous chacune
+d'elles un etre, un sujet determine, et ce sujet, c'est la substance,
+c'est l'etre particulier qui apparait sous les divers attributs.... Il
+est evident que l'existence de chacun de ces modes depend de l'existence
+meme de la substance. D'apres cela, la substance sera l'etre premier,
+non point tel ou tel mode de l'etre, mais l'etre pris dans son sens
+absolu[415]."
+
+[Note 415: _Met._, l. VII, I, et t. II, p. 2 de la trad.]
+
+Mais ces modes ou attributs existent; ils sont donc des existences
+modales; Aristote les a nommes des substances secondes. De meme que
+la substance etait tout a l'heure l'attribut primitif, nous voyons
+l'attribut devenir la substance secondaire. C'est de l'etre encore, mais
+de l'etre subordonne, accessoire, et qui, des qu'il est concu hors de la
+substance, perd la condition de sa realite.
+
+Avec cette explication, l'equivoque qui peut subsister dans les
+expressions, ne doit plus subsister dans les idees; mais rien n'a pu
+empecher qu'elle n'ait jete beaucoup d'obscurite dans la dialectique, et
+produit d'epineuses disputes.
+
+En effet rien n'est plus general que l'essence; et l'on donne aux
+categories le nom special de _choses les plus generales_, [Grec:
+genichotata], _generalissima_, genres superieurs ou supremes. Ces
+generalissimes sont les plus universels des universaux, et parmi eux,
+le plus universel est la substance. La substance est un universel, un
+genre, Aristote lui-meme le dit[416]. Or nous avons vu qu'il refuse la
+substance, et par la le premier degre de l'existence a tout universel.
+On verra plus bas qu'il en refuse autant au genre[417]. Ainsi la
+substance serait une de ces choses auxquelles manque la substance?... Il
+faut bien ici quelque erreur de langage. Il est evident que la substance
+est universelle, en ce sens qu'elle est le nom general de la condition
+premiere et absolue de l'etre. Mais en tant que reelle, elle est
+essentiellement determinee, puisqu'elle est l'etre en tant que
+determine, ou la determination de l'etre. Tout s'explique donc; des
+diverses notions universelles, une seule, et la plus universelle de
+toutes, donne la substance, et c'est la notion de la substance meme.
+
+[Note 416: _Met._, VII, III; et t. II, p. 6 de la trad.]
+
+[Note 417: La substance qu'il refuse au genre, c'est la substance
+premiere ou proprement dite; car il appelle les genres et les especes
+substances secondes, parce qu'ils expriment des attributs substantiels
+(et non accidentels) de l'individu. (_Categ._, V; voy. la traduct. de M.
+Barthelemy Saint-Hilaire, t. I, p. 61, et son ouvrage sur la Logique, t.
+I, p. 148.)]
+
+La substance existe-t-elle donc d'une existence universelle? oui, en ce
+sens que tout etre est substance; non, en ce sens qu'aucun etre n'est
+la substance universelle: car ce serait dire que tout determine
+est l'indetermine. Tel est, nous le croyons du moins, le vrai sens
+d'Aristote.
+
+Et quant aux autres predicaments, ni comme universels, ni comme
+attributs, ils n'ont en eux-memes la substance, puisqu'ils ne passent
+de la puissance a l'acte qu'en se determinant, et ne se determinent quo
+dans la substance. Ils sont universels en ce qu'ils conviennent a toute
+substance; ils n'existent pas d'une existence universelle, en ce qu'ils
+dependent de la substance pour exister, au moins d'une existence
+determinee. Aristote appelle les modes les substances secondes; il eut
+mieux fait peut-etre de les nommer les seconds de la substance.
+
+Si maintenant on veut sortir de cette generalite et descendre
+des _generalissima_ aux simples _generalia_, des categories aux
+_categories_, permettez-nous ce nom, des predicaments aux entites
+predicamentales, cela s'appelle descendre _les degres metaphysiques._
+Les modernes ont appele cela l'echelle de l'abstraction, la generation
+ou la genealogie des idees abstraites.
+
+Soit la categorie de la substance: si vous la prenez pour matiere et que
+vous y ajoutiez la forme de _corporeite_ (Condillac aurait dit: si a
+l'idee de substance vous ajoutez l'idee d'etendue limitee), vous avez
+une nouvelle essence, celle de _corps_. Si au corps vous ajoutez
+la forme de l'_animation_, vous avez l'_animal_. A cette essence,
+l'addition d'une forme que les scolastiques appelaient la _rationalite_,
+et qui est tout simplement la raison, vous donnera l'_homme_. Enfin si
+l'homme est affecte d'une forme individuelle qui ne peut se designer
+que par un nom propre, pour Socrate, la _socratite_, pour Platon, la
+_platonite_, vous aurez _Socrate_ ou _Platon_[418].
+
+[Note 418: Porphyr., _Isag._, I, c. II, Sec.23, p. 8 de la trad. de
+M. Barth. Saint-Hilaire.--Boeth., _in Porph. translat._, l. II et III.
+Cette echelle de l'abstraction est ce qu'on a appele dans l'ecole
+l'arbre de Porphyre, dont on peut voir la representation graphique dans
+Boece (p. 25 et 70 de l'edit. de Basle; 1 vol. in-fol., 1546).]
+
+Les trois derniers degres de cette echelle portent les noms de genre,
+d'espece, d'individu. L'animal est un genre, l'homme une espece, Socrate
+ou Platon un individu.
+
+On a deja vu quelle importante distinction devait etre introduite entre
+les divers modes ou attributs, les uns etant necessaires, les autres
+accidentels. Le langage commun tient peu de compte de ces distinctions;
+il confond assez frequemment tous ces mots d'attributs, de modes, de
+qualites, etc.; la dialectique etait fort precise sur ce point.
+
+D'abord, nous avons vu mettre au sommet de l'echelle les attributs ou
+genres _les plus generaux_, sous le nom de predicaments.
+
+Parmi eux, il en est un special qui se nomme la _qualite_: une chose est
+bonne ou mauvaise, voila la qualite; une chose est assise ou debout, ce
+n'est pas la qualite, c'est la situation.
+
+Comment une essence se realise-t-elle? par l'adjonction d'une
+determination actuelle a la matiere en puissance, et cette determination
+actuelle qui ressemble a la qualite, en ce qu'elle qualifie l'etre, a
+cependant un caractere exclusif de cause creatrice ou formatrice qui
+la distingue de tout autre attribut, et c'est pourquoi on l'appelle
+_forme_. Comme cette forme, en s'adjoignant ce qui lui sert de matiere,
+convertit la substance et cause la formation d'une essence nouvelle, on
+l'appelle _forme substantielle, forme essentielle_ et quelquefois aussi
+_essence formelle_[419].
+
+[Note 419: Ces expressions sont telles que les Latins ont preferees
+pour rendre ce qui est autrement dit dans Aristote, et elles sont
+devenues sacramentelles en scolastique. Aristote appelle presque
+toujours [Grec: to ti aen sinai] ce que le moyen age nommait _forme
+essentielle_ ou _substantielle_, et les traducteurs de sa Metaphysique
+n'ont pas fait difficulte d'employer cette derniere expression. (L. I,
+c. II et l. VII, c. IV et suiv., t. I, p. 12 et t. II, p. 8.) Cependant
+ne denature-t-elle pas la doctrine d'Aristote? ne lui donne-t-elle pas
+une apparence exageree de realisme: presque de platonisme? Buhle a ose
+dire contrairement a l'opinion etablie: "Aristote n'admettait pas les
+formes substantielles, qui n'eussent ete autre chose que les idees de
+Platon." (_Hist. de la phil._, Introd., sect. 3, trad. de Jourdan, t. 1,
+p. 687.) C'ets aller trop loin. Aristote emploie souvent dans le sens
+d'essence les mots [Grec: morphae, eidos, logos] meme (ce dernier mot
+pour definition comme souvent _ratio_ chez les scolasliques). [Grec: Ho
+logos taes ousias](_Met_., v, 8). [Grec: Eidos de lego to ti aen einai
+ekatton kai taen protaen ousian] (_Met._, VII, 7). Hae ousia gar esti to
+eidos, to enon] (_ib._ 12) [Grec: Hae morphae kai to eidos touto d'estin
+o logos o taes ekastou ousias] (_De gen. et corr._, II, 8) [Grec: Ti de
+os to eidos; to ti aen einai]. (_Met._, VII, 4.) On pourrait multiplier
+les citations.]
+
+Nous comprenons tous ces mots. Mais a mesure que nous descendons les
+degres metaphysiques, nous voyons l'etre se transformer par l'addition
+de nouveaux modes. A chaque degre superieur est une essence plus ou
+moins commune qui se particularise au degre inferieur. Au premier degre
+est quelque chose d'universel qu'une addition divise et rend different
+de soi-meme. Aussi cette essence susceptible d'etre ainsi differenciee,
+est-elle dite quelquefois _non differente, indifferente_. Ce qui vient
+la modifier, ce qui, par exemple, vient, dans un genre en general
+introduire un genre plus particulier, different du premier et qu'on
+appelle _espece_, se nomme _la difference specifique_ (qui engendre
+l'espece), ou simplement _la difference_.
+
+La difference est une propriete qui engendre l'espece; elle n'est pas
+la simple propriete, qui n'est que l'accident particulier a une espece.
+Ainsi la raison et le rire sont particuliers a l'espece humaine. Mais
+la raison est la difference de l'homme a l'animal: elle constitue
+et definit l'espece. _L'homme est un animal qui rit_ ne serait que
+l'enonciation d'un attribut _propre_ a l'espece humaine et qui ne la
+constitue pas. Un attribut de cette nature est un _propre_ ou une
+propriete.
+
+ Pour ce que rire est le propre de l'homme,
+
+dit Rabelais, qui savait la logique.
+
+Enfin, les simples modes qui n'ont rien de caracteristique, rien
+d'essentiel, qui peuvent etre ou ne pas etre, sans que l'essence a
+laquelle ils appartiennent ou manquent, change de substance, d'espece ou
+de degre sont les _accidents_. Socrate est _camus_, Achille est _blond_;
+voila l'accident.
+
+Ainsi, dans ce que le langage commun appellerait assez indifferemment
+modes, accidents, qualites, attributs, la scolastique introduit des
+distinctions fondamentales, et attache un sens technique a cinq mots,
+_le genre, l'espece, la difference, le propre_ et _l'accident_. On ne
+peut, sans les prononcer a chaque instant, traiter des categories ni de
+la logique, et cependant Aristote avait ecrit la sienne sans les definir
+prealablement[420]. C'est pour y suppleer que Porphyre a compose son
+_Introduction aux Categories ou le Traite des cinq voix_[421], et cet
+ouvrage a joue un role capital dans la scolastique. Ceci nous amene
+enfin a la grande difficulte ontologique tant annoncee.
+
+[Note 420: Car il les definit selon l'occasion, et notamment au
+chapitre V du livre des Topiques on trouve presque le fond de l'ouvrage
+de Porphyre.]
+
+[Note 421: "Porphyrii Isagoga ([Grec: Eisagogae]) seu de quinque
+vocibus. Tractatus II." Les cinq voix sont en grec _genos, diaphora,
+eidos, idiov, sumbibaechos_. (In Arist. _Op._, edit, de Duval, 1654, t.
+I, p. 1.)]
+
+Nous avons vu comment les degres metaphysiques etaient places au-dessous
+des categories. L'existence, Aristote aidant, a ete distribuee et
+mesuree a celles-ci d'une maniere que nous voudrions avoir rendue
+suffisamment claire. Cependant on aura remarque deux points:--la
+substance est le nom de l'etre premier; les neuf autres predicaments
+sont de l'etre en second.--Les dix pris ensemble sont, a des titres
+inegaux, des choses, et en un sens, des universaux.
+
+Maintenant nous avons vu que la substance est eminemment l'etre en
+soi et qu'elle communique l'etre aux categories collaterales. Si vous
+descendez de ce premier degre au dernier, de ces _maxima_ de generalite
+aux _minima_, ou de la substance en general a l'individu en particulier,
+vous trouvez apparemment que l'individu existe et qu'il est etre,
+essence, substance. L'etre n'a donc pas deperi en descendant du sommet
+au bas de l'echelle, il a persiste en passant par tous les degres.
+Ainsi, existence a tous les degres; essence, corps, animal, homme,
+Socrate, tout cela existe. Mais quoi! a chaque degre une forme nouvelle
+est venue constituer une nouvelle essence; ainsi donc autant d'essences
+que de degres, sans compter qu'au-dessous de chaque genre il y a plus
+d'une espece, au-dessous de chaque espece, plusieurs individus. Puisqu'a
+chaque degre une forme distinctive est venue constituer une essence, les
+essences, hierarchiquement subordonnees, sont distinctes, differentes
+les unes des autres. Ce sont des etres essentiellement et numeriquement
+differents. Ainsi il y a des corps, et ce n'est pas la un genre; il y
+a des genres (_-animal_, etc.), ce ne sont pas des especes; il y a
+des especes (_homme_, etc.), ce ne sont pas des individus. Que leur
+manque-t-il a chacun, corps, animal, homme, pour l'existence, pour etre
+chacun a leur degre une essence determinee? n'ont-ils pas la matiere
+et la forme, la matiere donnee par le degre superieur, la forme dans
+l'attribut generateur qui les constitue? Et comme originairement la
+substance a ete le point de depart, et qu'elle n'a disparu a aucun des
+degres, jusques et y compris celui de l'individu, ils ont tous et
+chacun la realite entiere, la condition de l'etre, l'etre premier, une
+existence substantielle et determinee. La consequence apparente de tout
+cela, c'est que les degres metaphysiques sont des degres ontologiques,
+et que notamment les genres et les especes sont des realites.
+
+Cette consequence semble inevitable, et cependant qu'on y reflechisse.
+
+D'abord que devient le principe d'Aristote qu'aucun universel n'est
+substance[422]? Les genres et les especes sont des universaux, et voila
+qu'on leur decerne l'existence substantielle! Il ne s'agit plus cette
+fois d'un universel a part et supreme comme l'est la substance; il
+s'agit de toutes les sortes d'universels. A-t-on quelque artifice pour
+concilier le principe d'Aristote avec l'autre principe qui veut que
+l'existence soit partout ou il y a matiere et forme?
+
+[Note 422: [Grec: Ouden ton katholon uparchonton ousia esti.]
+(_Met._, VII, XIII. T. II et p. 9 dans la trad.)]
+
+Puis, y a-t-on bien pense? qu'est-ce, par exemple, qu'un genre ayant une
+existence reelle et distincte comme genre, qu'un animal qui n'est aucune
+espece, ni homme, ni quadrupede, ni oiseau? Qu'est-ce qu'une espece
+existant substantiellement, avant qu'il y ait des individus? Qu'est-ce
+que l'homme qui n'est encore ni Socrate, ni Platon, ni aucun autre, et
+qui existe cependant substantiellement comme eux? La raison n'admet
+point cela; le sens commun se revolte. Si les genres et les especes ou,
+pour mieux dire, les universaux existent autant que les individus, il
+faut que ce ne soit pas comme les individus; il faut que ce soit d'un
+mode d'existence particulier que nous n'avons encore ni defini, ni
+devine; mais alors quel mode d'existence? La solution de la question
+n'est pas a notre charge. A l'exprimer seulement, on en apercoit dans le
+systeme admis toute la difficulte, et l'on voit en meme temps que cette
+difficulte et peut-etre la question meme proviennent des premisses
+posees dans les generalites de la dialectique, et resultent des notions
+ou des locutions qu'elle adopte pour determiner les conditions
+absolues de l'etre et la classification methodique de ses degres de
+transformation. C'est ici qu'il y a vraiment un depart a faire entre la
+science des choses et celle des mots.
+
+Voila dans sa premiere generalite la question qui a valu a l'esprit
+humain des siecles d'efforts et d'angoisses.
+
+La question en elle-meme etait soluble. Mais comment n'aurait-elle pas
+ete obscure et douteuse, du moment qu'elle etait posee dans la langue de
+la dialectique, et compliquee tout a la fois par les principes et les
+expressions qui devaient dans l'esprit du temps servir a la resoudre?
+
+En effet, Aristote a etabli plusieurs principes, sinon contradictoires,
+au moins difficilement conciliables. C'est assurement un principe
+fondamental chez lui qu'il n'y a de reel que la substance determinee;
+que toute la realite est dans le particulier, l'individuel; que c'est la
+la substance premiere. Et cependant il admet l'etre dans les attributs;
+il distribue l'etre aux categories qui sont les attributs les plus
+generaux; il assigne a la forme qui est sans matiere et qui n'est qu'une
+puissance a la fois determinante et generale, la vertu de produire
+l'etre reel en s'appliquant a la matiere elle-meme indeterminee et
+universelle; enfin il dit que les genres sont des notions ou des
+attributs essentiels, et classant les genres ainsi que les especes parmi
+les substances, il ajoute que les especes sont plus substances que les
+genres, quoiqu'il ait donne pour une des proprietes fondamentales de la
+substance celle de n'etre susceptible ni de plus ni de moins[423].
+
+[Note 423: _Met:_ * V, VII, VIII et XXVIII; VII, IV, V et VI.
+_Categ._, V. _Topic._, I, V.]
+
+Ces divers principes, dont nous croyons avoir fait comprendre la
+generation, et qui, bien qu'assez difficiles a raccorder dans Aristote,
+s'expliquent par l'inevitable diversite des points de vue que traverse
+necessairement toute haute metaphysique, parvenaient aux penseurs de
+nos premiers siecles, non pas tout a fait concus dans leur redaction
+primitive a la fois precise et large, ni rapportes les uns aux autres,
+comme dans le maitre, par l'unite d'un esprit puissant et systematique,
+mais epars, morceles, decousus, et hormis peut-etre dans une seule
+version litterale des deux premiers livres de la Logique, cites,
+rappeles, appliques incidemment et quelquefois au hasard, suivant les
+besoins de leur these, par les interpretateurs du peripatetisme. Sur
+la foi de ces autorites secondaires, ces principes, acceptes par de
+fervents adeptes, presque sans choix, avec une confiance, une deference
+egale, portaient necessairement de l'embarras et de la confusion dans
+les esprits et dans la science; et l'effort comme le desespoir de la
+scolastique fut constamment d'eclaircir, de coordonner, de concilier
+tous ces principes, et d'amener la dialectique a l'etat de concordance
+methodique et demonstrative, qu'il semblait qu'elle ne pouvait manquer
+d'avoir, soit dans la nature des choses, soit dans l'esprit infaillible
+de son createur.
+
+Avant la decouverte de l'ideologie, le langage etait toujours
+ontologique, meme lorsqu'il s'appliquait a la seule logique. De la une
+ambiguite continuelle qui permet de se servir des memes mots a ceux qui
+parlent des choses, et a ceux qui ne traitent que des idees, a ceux qui
+decrivent les conditions de l'etre, et a ceux qui n'exposent que les
+lois de l'esprit. La question de la realite des universaux, ou du moins
+une question analogue, celle de la realite des objets de nos idees,
+aurait donc pu s'elever en quelque sorte sur tous les points que
+traitait la philosophie du moyen age. La question a principalement porte
+sur les genres et les especes; mais elle aurait pu s'appliquer a tout le
+reste, et ainsi devenir facilement la controverse generale, soit entre
+la doctrine du subjectif et celle de l'objectif, soit entre l'empirisme
+et l'idealisme, soit entre le scepticisme et le dogmatisme. Elle n'a
+jamais atteint alors ce degre d'etendue et de profondeur, ne l'oublions
+point, sous peine de la denaturer, et d'attribuer aux temps passes ce
+qui appartient a l'esprit moderne, la clairvoyance et la hardiesse dans
+les consequences; mais comme ces grandes questions etaient la, toujours
+voisines de celle des universaux qui les cotoyait pour ainsi dire, on
+s'est plus tard laisse quelquefois aller en exposant celle-ci, a la
+confondre avec celles-la; et l'on a metamorphose les dialecticiens du
+moyen age en contemporains de Hume, de Kant, ou d'Hegel. S'ils y ont
+gagne en etendue d'intelligence, ils y ont perdu en originalite.
+
+Nous nous attacherons scrupuleusement a conserver a ces esprits
+singuliers leurs vrais caracteres, comme aux questions qui les ont
+occupes leurs veritables limites.
+
+Nous avons essaye de montrer comment l'aristotelisme devait
+naturellement donner naissance, par la confusion apparente des principes
+ontologiques et des principes logiques, a la question des universaux. En
+fait, il est bon de rappeler de quelle maniere elle s'est elevee; de le
+rappeler seulement, car cette histoire a deja ete superieurement ecrite,
+et ici nous ne pourrions que repeter M. Cousin.
+
+Nous croyons avec lui que cette question, les scolastiques auraient bien
+pu ne pas l'apercevoir, si Porphyre, au debut de son Introduction aux
+categories, ne les eut avertis qu'elle existait.
+
+On ne peut, en effet, trop le redire: Aristote a conquis le monde savant
+par ses lieutenants, plus encore que par lui-meme. Ses categories
+etaient le preliminaire de la science. Saint Augustin, ou plutot
+l'auteur d'un livre qui porte son nom, a explique les categories a
+l'ecole des Gaules. L'Isagogue de Porphyre etait le preliminaire des
+categories; Boece a fait connaitre Aristote et Porphyre, et commente
+l'Isagogue, les Categories, la Logique. Les esprits, touches surtout
+de ce qui les initiait a la science, se sont arretes longtemps, sont
+incessamment revenus au point de depart. Par moment, l'introduction de
+Porphyre a semble le livre unique. "Il est bon de commencer par la,"
+dit un spirituel contemporain d'Abelard, "mais a condition de n'y point
+consumer son age, et que le livre ne soit pas l'entree des tenebres.
+Cinq mots a apprendre ne valent pas qu'on y use toute une vie, et il
+faut qu'une introduction conduise a quelque chose[424]."
+
+[Note 424: Johan. Saresber. _Metalog._, l. II, c. XVI.]
+
+Or, au debut meme de cette introduction, que rencontrait-on? un probleme
+pose sans solution. En annoncant l'objet de son ouvrage, Porphyre dit
+qu'il s'abstiendra des questions plus profondes ([Grec: ton *athuteron
+zaetaematon], _ab altioribus quaestionibus_). "Ainsi je refuserai de
+dire,--si les genres et les especes subsistent ou consistent seulement
+en de pures pensees;--ni s'ils sont, au cas ou ils subsisteraient,
+corporels ou incorporels;--ni enfin s'ils existent separes des choses ou
+des objets, ou forment avec eux quelque chose de coexistant[425]."
+
+[Note 425: Porphyr. _Isag. praefat._, c. I.--Boeth., _in Porphyr. a
+se transl._, p. 53.--Cousin, _Fragm. philos._, t. III, p. 84.--Ouvrag.
+ined. d'Ab., _Gloss. in Porphyr._, p. 668.--L'Introduction de Porphyre a
+ete traduite pour la premiere fois par M. Barthelemy Saint-Hilaire, t.
+I, p. 1 de sa traduction de la Logique.]
+
+Quelle est la recherche que Porphyre ecarte? quelle est la question sur
+laquelle il s'abstient de s'expliquer? C'est une question qui avait
+trouble la philosophie antique, une question que Porphyre, platonicien
+et peripateticien tout ensemble, devait connaitre a plus d'un titre et
+considerer sous plus d'une face; car elle avait occupe l'Academie, le
+Lycee, le Portique.
+
+Les genres et les especes sont des collections d'individus. Mais ces
+collections en tant qu'especes (_les hommes_), en tant que genres, (_les
+animaux_), sont-elles autre chose que des idees speciales et generales?
+Qu'elles soient des idees, des manieres de concevoir les choses, cela
+n'est pas douteux; mais parce qu'elles sont cela, ne sont-elles que
+cela? sont-elles en tout de pures pensees?
+
+Les idees des genres et des especes sont des idees universelles (des
+universaux); or, les idees universelles sont diversement considerees.
+
+Selon Platon, les idees universelles, en tant qu'elles se rapportent a
+plusieurs etres, sont l'unite dans la pluralite, l'un dans l'infini,
+comme dit le Philebe. Elles sont les essences de tous les etres, l'etre
+par excellence. Les idees, essences, types, formes, principes, sont
+eternelles et immuables[426].
+
+[Note 426: Cette doctrine est partout dans Platon. Il faudrait trop
+citer pour la justifier; voyez surtout la Republique, III, V, VII et X,
+et le Phedon, le Phedre, le Cratyle, le Theetete, le Parmenide. (Cf.
+l'_Essai sur la Metaphysique d'Aristote_, par M. Ravaisson, IIIe part.,
+l. II, c. II, t. I, p. 291-305 et l'_Hist. de la philosophie_, de
+Ritter, l. VIII, c. III, t. II de la trad., p. 216-246.)]
+
+Selon Aristote, les idees ou notions dont il s'agit, etant universelles
+(et rien d'universel n'etant substance), ne sont pas substance;
+c'est-a-dire qu'elles n'ont pas l'etre proprement dit. Il n'y a de
+parfaitement reel que l'individuel[427].
+
+[Note 427: _Cat._, V.--_Analyt. post._, XI et XXIV.--_Met._, III,
+VI.]
+
+Selon Zenon et les stoiciens, le general n'est pas une chose, et les
+idees qui l'expriment, ne designant aucune chose quelconque, pas meme
+le caractere individuel des choses particulieres, qui seules ont de
+la verite, ne sont que de vaines images produites par nos facultes
+representatives: elles ne sont rien[428].
+
+[Note 428: [Grec: On gar ta eidae oute toia, ae toia, touton ta
+genae toia, oute toia.] (Sext. Emp. _adv. logic._, VII, 246.) [Grec: Ou
+tina ta koiva.] (Simpl. in _Cat._, fol. 26 b.--Cf. Diog. Laert. VII,
+61.--_Hist. de la phil. anc._, par Ritter, l. XI, c. V, t. III de la
+trad. p. 459 et 460.) On s'accorde au reste a rattacher cette partie de
+la logique stoicienne a l'ecole de Megare, qui parait avoir la premiere
+pose formellement les principes du nominalisme. (Cf. Bayle, art.
+_Stilpon._--Ritter, l. VII, c. V; t. II. p. 121.--Rixner, _Handbuch der
+Gesch. der Phil._, t. II, p. 182.--Tennemann, _Gesch. der Phil._, t.
+VIII, part. I, p. 162. Voy. ci-apres c. VIII.)]
+
+Or, soit qu'elles ne subsistent qu'imparfaitement, comme le veut
+Aristote, soit qu'elles ne subsistent pas du tout, comme le disent les
+stoiciens, soit meme qu'elles subsistent comme l'entend Platon, elles
+sont necessairement incorporelles. Des notions generales en elles-memes
+n'ont aucun corps; des idees eternelles sont des formes immaterielles.
+
+Et, dans tous les cas, selon Aristote, puisqu'elles existent comme
+notions dans l'esprit qui les concoit, a ce titre elles existent
+separees des choses; mais comme attributs dont les notions ne sont que
+la representation, elles existent dans les choses, elles coexistent
+avec elles; elles sont dans la _matiere formee_, puisque les idees
+universelles ne sont que les notions des modes et attributs des choses.
+Les stoiciens ne leur concedent meme pas cette coexistence avec les
+choses, les representations etant plutot relatives a la faculte
+representative qu'a l'objet represente. Selon Platon, comme idees, elles
+existent hors des choses; elles existent ou du moins elles ont leur
+principe en Dieu[429]. Comme formes des choses, elles existent dans les
+choses. Elles sont a ce titre les images des idees, mais les essences
+des etres; et les essences reelles participent a leur principe et
+representent, chacune, dans le sensible, leur idee qui est comme leur
+exemplaire eternel; ainsi les essences tiennent aux idees par la
+_participation_ ([Grec: methexis]), et cependant les idees sont separees
+([Grec: choristai]).
+
+[Note 429: Platon dit bien dans la Republique que Dieu est le
+principe des idees (Rep., X), et il y a quelque chose de cela dans
+le Timee. Cependant ce sont des interpretes de Platon, Alcinoues et
+Plutarque, qui ont enonce plus formellement que les idees etaient les
+pensees de Dieu. Il est au moins douteux que telle soit la doctrine
+platonique. Voyez l'argument du Timee par M. Henri Martin (_Etud. sur
+le Tim._, t. 1, p. 6), la preface de la traduction de la Metaphysique
+d'Aristote, t. 1, p. 42 et cette Metaphysique meme, l. VII, c. XIII et
+XIV; l. XIII, c. IV, V, X.]
+
+Cette controverse etait presente a l'esprit de Porphyre. Il declare
+qu'il n'y veut pas entrer, c'est une affaire trop difficile ([Grec:
+Bathutataes pragmateias]), une trop grande recherche ([Grec: meizonos
+exetaseos]). Il la connait bien, mais il veut, dit-il, exposer surtout
+ce que les peripateticiens ont enseigne touchant le genre et l'espece.
+
+Deux siecles apres Porphyre, Boece a commente deux fois son ouvrage, une
+premiere dans la traduction peu litterale de Victorinus, une seconde
+dans la traduction plus exacte qu'il a lui-meme donnee[430].
+
+[Note 430: Boeth., _in Porph. a Victorin. transl._, Dial. 1, p.
+7.--_In Porph. a se transl._, l. I, p. 60.]
+
+M. Cousin s'est montre severe pour Boece[431]; nous le serons moins que
+lui. Boece, dans son premier commentaire, a eu le tort sans doute de
+mettre les cinq voix dont a traite Porphyre sur la meme ligne, et
+d'assimiler par consequent aux genres et aux especes, la difference,
+le propre et l'accident. Se demander ensuite si toutes ces choses
+existaient, c'etait s'enquerir uniquement de la verite de notre maniere
+de considerer les choses, de la verite de nos pensees; et, en
+effet, Boece, apres avoir assez bien montre comment des sensations
+particulieres nous nous elevons aux idees des divers modes des
+choses sensibles, arrive facilement a reconnaitre que ces idees sont
+incorporelles, mais qu'elles sont subsistantes, en ce sens qu'elles sont
+vraies, en ce sens que nous ne pouvons rien sentir ni comprendre sans
+elles, et qu'elles correspondent a des choses que nous trouvons unies et
+comme incorporees a tous les objets de nos sensations.
+
+[Note 431: Ouvr. ined. d'Ab., _Introd._, p. lxvi.]
+
+Or, ce n'est point la precisement la question qui se debattait entre
+Aristote et Platon, celle de la realite des essences universelles. C'est
+encore moins la question que la scolastique a vue dans le probleme
+ecarte par Porphyre. C'est seulement la question voisine, et pour ainsi
+contigue, de savoir d'abord comment de nos sensations nous nous elevons
+aux conceptions des choses, puis si ces conceptions sont fondees sur
+rien de reel. Or, relativement a ces deux points, ce que dit Boece n'est
+ni complet, ni profond, mais nous parait juste et sense.
+
+La seconde fois que Boece s'est occupe de la question, c'est en
+commentant sa propre traduction de Porphyre. L'ouvrage est important,
+parce que c'est par lui que le moyen age a d'abord connu Porphyre. C'est
+par l'intermediaire de Boece que Porphyre est devenu une autorite.
+
+Cette fois, Boece, en bon peripateticien, decide que les genres et les
+especes ne peuvent etre en soi. Rien de ce qui est commun a plusieurs
+ne peut etre en soi, puisque la condition de l'etre en soi est au moins
+d'etre dans un meme temps le meme numeriquement (_eodem tempore idem
+numero_), c'est-a-dire un et identique. En effet, si le genre etait en
+soi, ce serait d'une existence multiple, c'est-a-dire qu'il comprendrait
+en soi plusieurs existants semblables; ceux-ci seraient necessairement
+compris a leur tour dans un genre superieur, et ainsi a l'infini.
+
+Il suit que les genres et les especes ne sont pas des etres en soi, mais
+des vues de l'intelligence, des manieres de concevoir les veritables
+etres en soi ou les substances sensibles; ce sont les conceptions des
+ressemblances entre les individus. Consequemment, comme conceptions, ces
+universaux sont incorporels, non pas a la maniere de Dieu ou de l'ame,
+mais a la maniere de la ligne ou du point mathematique; c'est-a-dire
+qu'ils sont des _abstractions_. Boece se sert du mot[432]. Cependant
+ce ne sont pas pour cela des conceptions vaines ni fausses; car elles
+correspondent aux ressemblances et differences reelles des etres reels.
+Les genres et les especes sont donc les representations de ressemblances
+entre les objets. Ces ressemblances, en tant qu'elles sont dans les
+objets, sont particulieres et sensibles; en tant qu'abstraites, elles
+sont universelles et intelligibles. Ainsi une meme chose existe
+singulierement, quand elle est sentie, generalement, quand elle est
+pensee.
+
+[Note 432: _In Porph. a se transl._, l. 1, p. 55.]
+
+Cette solution de Boece, tres-clairement exposee, ne merite certainement
+aucun dedain; car elle est purement aristotelique. J'ajoute que Boece
+ne parait pas s'en etre contente; car il a soin de remarquer que Platon
+croyait que les genres et les especes existaient encore ailleurs que
+dans notre esprit, independamment des corps individuels. S'il s'abstient
+de prononcer entre Aristote et Platon, c'est, dit-il, qu'une telle
+decision serait du ressort d'une plus haute philosophie, _altioris
+philosophiae_; et s'il a expose la doctrine d'Aristote, ce n'est pas
+qu'il l'approuve de preference, _non quod eam maxime probaremus_; c'est
+qu'il commente une introduction a la Logique du Stagirite.
+
+Nous ne ferons que deux observations sur cet etat de la question telle
+que l'a laissee Boece.
+
+La premiere, c'est que de son temps meme, les genres et les especes
+ont ete regardes comme des conceptions. _Intelliguntur praeter
+sensibilia.--Genera et species cogitantur.--Quadam speculatione
+concepta.--Hominem specialem ... sola mente intelligentiaque
+concipimus_[433].
+
+[Note 433: Boeth., _ibid._, p. 56.]
+
+Au reste, cette doctrine vient naturellement a la faveur du langage.
+Aristote semble l'autoriser, lorsqu'il ne voit dans les paroles que
+les symboles des affections de l'ame[434]; lorsqu'il nomme la forme ou
+l'espece du meme nom qui designe la conception rationnelle ou meme le
+discours, [Grec: logos]. En d'autres termes, l'habitude de confondre
+dans le style l'essence avec la definition qui n'en est que
+l'expression, peut conduire aisement a n'admettre que des etres de
+definition ou de raison, et les pensees se mettent au lieu et place des
+existences[435]. Ce n'est pas une nouveaute que le conceptualisme.
+
+[Note 434: _De lnterp._, I, 1.]
+
+[Note 435: [Grec: Ae morphae kai to eidos to kata ton logon].
+_Phys._, II, 1. Cette tendance est si naturelle que les traducteurs de
+la Metaphysique disent que le genre est la _notion_ fondamentale et
+essentielle dont les qualites sont les differences, pour rendre ces
+mots: [Grec: Os en tois logois to proton enupargon, ho legetai en to ti
+esti, touto genos].(V, XXVIII; et dans la trad., t. I, p. 202.) Suivant
+de bons juges, c'est surtout la logique stoicienne qui aurait embrouille
+les idees et entraine la scolastique dans les obscures subtilites de la
+question des universaux. Quoique imparfaitement connue, cette logique,
+en effet, parait captieuse et elle peut bien avoir trouble l'esprit de
+Boece; mais elle n'a exerce qu'une influence tres-indirecte au moyen
+age. Brucker attribue cette influence a l'ouvrage sur les categories
+qu'on prete a Saint-Augustin et qu'il trouve ecrit dans l'esprit des
+stoiciens. (_Hist. crit. phil._, t. III, p. 568, 672, 712 et 906.)]
+
+Une seconde observation, a laquelle nous attachons quelque prix, c'est
+qu'un certain conceptualisme n'est pas incompatible avec le platonisme.
+Boece, en effet, ne dit pas qu'il repousse le platonisme. Ce qui est
+incompatible avec le platonisme, c'est ce principe: rien n'existe a
+titre universel. Mais on pourrait accepter la generation que Boece donne
+des idees de genres et d'especes; on pourrait admettre que les genres et
+les especes sont pour nous de pures conceptions generales fondees sur
+des perceptions particulieres, sans qu'on fut pour cela strictement
+oblige de rejeter la croyance aux idees eternelles de Platon. Que ces
+idees existent, que les objets sensibles n'en soient que les images ou
+les reflets, il n'en est pas moins vrai qu'elles se produisent et
+se representent en nous d'une autre maniere, par les notions que
+la puissance de notre esprit construit a la suite des sensations.
+L'intelligence humaine placee entre le monde du sensible et du
+particulier et le monde de l'intelligible et de l'universel, pourrait
+communiquer avec l'un comme avec l'autre, et le conceptualisme, loin
+d'etre faux dans cette hypothese, serait l'intermediaire necessaire
+entre l'accidentel et l'universel, entre le passager et l'eternel.
+Allons plus loin, la grande difficulte de la doctrine des idees de
+Platon, c'est le mode d'existence de ces idees, essences eternelles.
+Lorsqu'on presse un platonicien sur cet article, il ne dit rien de
+plausible, si ce n'est parfois que les idees sont les pensees de Dieu;
+et alors leur realite n'est plus que celle meme de l'Etre des etres. En
+ce sens, on pourrait dire que l'idealisme de Platon est une psychologie
+dont le sujet est Dieu. Telle est la nature et la puissance de Dieu que
+son ideologie est par le fait une ontologie: le platonisme serait alors
+un conceptualisme divin.
+
+Cette double observation explique par avance comment la scolastique a
+du souvent reduire les genres et les especes a de simples pensees; et
+comment toutefois elle a pu aussi, par quelques-uns de ses organes,
+revenir aux idees de Platon, sans abandonner la dialectique de Porphyre
+et de Boece.
+
+Mais la controverse de la scolastique sur les genres et les especes
+n'a jamais ete explicitement la controverse d'Aristote et de Platon,
+quoiqu'elle en fut une sorte de ressouvenir a travers les siecles. Il
+ne serait pas plus juste d'y voir precisement la discussion si celebre
+parmi les modernes de la realite de nos connaissances.
+
+Il y a deux idealismes; l'idealisme de Platon, sorte d'ontologie
+spirituelle, qui refuse, ou peu s'en faut, la realite aux objets des
+sens, pour la reserver tout entiere aux essences intelligibles; l'autre
+idealisme est l'idealisme sceptique, ou la doctrine qui ne croit a rien
+de reel que le fait de la presence en nous de certaines idees, purs
+phenomenes qui manifestent a un sujet problematique de problematiques
+objets[436].
+
+[Note 436: L'idealisme qu'on pourrait appeler absolu, celui de
+Schelling et d'Hegel, en formerait un troisieme. Mais il n'est pas
+necessaire d'en tenir compte en ce moment.]
+
+Ce n'est pas la controverse sur l'un ou l'autre idealisme que la
+scolastique a elevee, lorsqu'elle a ouvert le debat entre les realistes
+et les nominaux. Les uns disaient: les genres et les especes sont des
+realites; les autres: les genres et les especes sont des mots; d'autres
+enfin disaient: ce sont des pensees. Or, si c'etait la un probleme
+ontologique, ce n'etait pas le probleme permanent, eternel, fondamental
+de l'ontologie, celui de la realite des choses. Ce dernier probleme ne
+s'eleve pas entre le realisme et le nominalisme proprement dits, mais
+entre l'idealisme et la doctrine opposee. Sans doute, le nominalisme
+fait grand usage de la consideration du subjectif, et l'abus de cette
+consideration est la source de l'idealisme; l'idealisme est donc, a
+certains egards, une extension excessive du nominalisme, un nominalisme
+universel. Par analogie, le nominalisme peut etre appele un idealisme
+special ou borne aux universaux. Mais, enfin, l'un n'est pas l'autre,
+car tout le monde sait que le nominaliste qui nie la realite des
+universaux, croit a la realite des individus, et meme ne croit qu'a
+celle-la. "Ce sont les substances universellement admises," dit
+Aristote[437]. Or, l'idealisme nie tout. De meme, le realisme, qui
+accorde aux universaux quelque existence, incorporelle ou autre, peut,
+dans certains cas, s'allier a la negation de la substance corporelle, a
+la foi exclusive dans l'intelligible au prejudice du sensible; et, sur
+cette pente, le platonisme seul echappe a l'idealisme sceptique.
+
+[Note 437: _Metaph._, VIII, 13. t. II, p. 65 de la traduction.]
+
+Ce qui est vrai, c'est que l'esprit qui conduit au nominalisme peut
+mener, mais ne mene pas necessairement au scepticisme sur l'existence du
+monde exterieur, et que l'esprit qui prefere un certain realisme, peut
+tres-bien s'allier avec une forte disposition a l'etendre hors des
+universaux, et a prodiguer assez facilement aux insensibles l'existence
+substantielle.
+
+Mais les consequences d'une doctrine ne sont pas cette doctrine
+meme, tant qu'elle les ignore. Les realistes ne se savaient point
+platoniciens; les nominalistes ne se croyaient pas tous sceptiques; les
+conceptualistes enfin n'entendaient nullement se confondre avec les
+nominalistes. Les uns comme les autres n'aspiraient le plus souvent qu'a
+resoudre la question logique de la nature des genres et des especes, ou
+des universaux. L'analyse des ouvrages d'Abelard nous donnera plus d'une
+occasion d'exposer sur ce point tous les systemes. C'est de son temps,
+c'est au XIIe siecle, que la question fit, pour ainsi parler, sa
+veritable explosion. Jusqu'alors, elle s'etait paisiblement etablie dans
+la philosophie, sans la troubler, sans l'agrandir. La vie d'Abelard nous
+a montre comment avec lui elle tendit a devenir presque une des affaires
+du siecle. Quelques mots sur l'histoire de cette question, depuis
+l'origine de la scolastique, nous apprendront dans quelle situation il
+trouva sur ce point les idees et les ecoles. A dater d'Abelard, on a pu,
+avec raison, "comparer la philosophie scolastique a une sorte d'alchimie
+qui emploie les universaux comme substance et la dialectique comme
+appareil[438]."
+
+[Note 438: Degerando, _Hist. comp. des syst. de phil._, t. IV, c.
+XXVI, p. 386.]
+
+On ouvre ordinairement la philosophie du moyen age par Jean Scot
+Erigene. Il ne traita point expressement la question; mais il avait foi
+dans l'existence de ce qui echappe aux sens. Au-dessous de la nature
+increee, il admet des causes primordiales creees et creatrices qui
+donnent aux choses contingentes leur individualite. Une de ces causes
+primordiales, l'essence, donne l'etre par participation: "C'est par
+participation qu'existe tout ce qui est apres l'essence."
+
+Et ailleurs: "L'essence du corps n'est point corporelle comme lui
+[439]." Ces pensees, empreintes de platonisme, auraient, un peu plus
+tard, mene probablement au realisme. Raban Maur, qui avait ecrit avant
+qu'Erigene vint sur le continent, est plus explicite; il annonce deja
+que de son temps les uns pensaient que les cinq objets du livre de
+Porphyre etaient des choses, et les autres des mots[440]. Raban parait
+se prononcer pour la derniere opinion qui, chez lui, semble, il est
+vrai, se reduire a l'interpretation de la pensee de Porphyre. Or,
+on pouvait a la rigueur soutenir que Porphyre, qui ecrivait une
+introduction a la logique, n'avait entendu traiter des _cinq voix_ que
+comme voix, sans pretendre pour cela que ces cinq voix ou, parmi elles,
+les mots de genre et d'espece ne designassent point des realites.
+L'opinion de Raban pouvait etre historique et critique, mais non
+philosophique. Toutefois, et pour son compte, il incline a regarder les
+universaux comme des abstractions.
+
+[Note 439: Scot Erigene, par M. Saint-Rene Taillandier; IIIe part.,
+c. ii, p. 211 et _passim_.]
+
+[Note 440: Ouvr. ined. d'Ab., _Introd._, p. lxxviii.]
+
+La question etait donc alors connue; mais on la laissait dans l'ombre;
+on etait loin d'en faire, comme plus tard, le probleme fondamental de
+la philosophie. Les qualifications de realistes et de nominaux etaient
+inconnues. On lit dans un lettre du Xe siecle, Gunzon de Novare:
+"Aristote dit que le genre, l'espece, la definition, le propre,
+l'accident ne subsistent pas; Platon est persuade du contraire. Qui,
+d'Aristote ou de Platon, pensez-vous qu'il vaut mieux en croire?
+L'autorite de tous deux est grande, et l'on aurait peine a mettre pour
+le rang l'un au-dessus de l'autre[441]."
+
+[Note 441: Gunzon etait un pur philologue. Cette citation est
+extraite d'une lettre ecrite aux moines de Richenon contre un certain
+Ekkcher qui lui avait reproche une faute de grammaire. La lettre,
+violemment satirique, annonce une certaine erudition. (Dur. et Mart.,
+_Ampliss. Coll._, t, I, p. 305.--_Hist. litt._, t. VI, p. 386.)]
+
+Les controverses de la periode suivante furent plus theologiques que
+dialectiques. La transsubstantiation devint le point litigieux entre
+Berenger et Lanfranc de Pavie. Berenger controlait par la dialectique le
+dogme de l'eucharistie, et, niant la presence reelle, il ecartait les
+substances, pour ne voir que des mots au sens relatif et non direct,
+dans les paroles sacramentelles: _hoc est corpus meum_. C'etait
+un nominalisme special ou restreint a une seule question, et la
+condamnation de Berenger par le concile de Soissons concourut a donner
+couleur d'heresie a toute doctrine dans laquelle percait l'esprit qui
+devait changer le conceptualisme en nominalisme.
+
+Cependant cet esprit anima Jean le Sourd, que suivaient Arnulfe de
+Laon et Roscelin, chanoine de Compiegne. C'est celui-ci qui donna au
+nominalisme et sa forme derniere, et peut-etre son nom. Il eut pour
+adversaire Anselme, abbe du Bec, puis archeveque de Cantorbery.
+
+Nous verrons, dans Abelard, combien fut absolu le nominalisme de
+Roscelin. Il disait que les individus seuls avaient l'existence, et que
+par consequent les genres etaient des mots; et non-seulement les genres
+et les especes, mais les qualites, puisqu'il n'y a point de qualite
+hors de l'individu; et non-seulement les qualites, mais les parties,
+puisqu'il n'y a point de parties hors des _touts_ individuels, et que
+l'individu, c'est-a-dire le tout individuel, est seul en possession de
+l'existence. Cette idee, toute dialectique, appliquee au dogme de la
+Trinite, mene a considerer les personnes divines comme des especes, des
+qualites ou des parties, et consequemment comme des voix, si elles
+ne sont trois choses individuelles. Aussi le nominalisme exposa-t-il
+Roscelin a l'accusation de tritheisme.
+
+Saint Anselme, son puissant adversaire, se jeta par opposition dans
+l'exces du realisme. Non-seulement il defendit le dogme de la Trinite
+contre l'atteinte des distinctions dialectiques, mais il crut trouver
+l'origine _des blasphemes de Roscelin_ dans sa doctrine logique, et il
+l'accusa tour a tour de tritheisme et de sabellianisme, montrant
+qu'il fallait ou qu'il admit trois dieux differents, ou qu'il niat la
+distinction des trois personnes. Il soutint que celui qui prend les
+universaux pour des mots, ne peut distinguer la sagesse et l'homme sage,
+la couleur du cheval et le cheval, et devient ainsi incapable d'etablir
+une difference entre un Dieu unique et ses proprietes diverses. Enfin,
+il poussa son principe jusqu'a pretendre que plusieurs hommes ne sont
+qu'un homme, et parvenu ainsi au dogme de l'unite d'essence, il n'evita
+pas plus que Scot Erigene le danger de tout confondre et de tout perdre
+dans une essence universelle et supreme[442].
+
+[Note 442: S. Ans. _Op., De fid. Trinit._, c. ii et iii, p. 42 et
+43.]
+
+Cependant il resulta de cette lutte que le realisme, admis
+principalement en theologie, obtint encore meilleure reputation
+d'orthodoxie, et que le nominalisme, deja suspect d'incompatibilite avec
+l'eucharistie, fut encore accuse d'etre inconciliable avec la Trinite.
+Les choses en etaient la; Roscelin condamne, proscrit, terrasse; et le
+realisme, favorise par l'Eglise et vainqueur, dominait du haut de la
+chaire de Guillaume de Champeaux l'ecole de Paris, c'est-a-dire la
+premiere ecole du monde, lorsqu'Abelard parut.
+
+Il nous reste maintenant a le laisser parler lui-meme. Il nous parlera
+par ses ouvrages.
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+DE LA LOGIQUE D'ABELARD[443].--_Dialectica_, PREMIERE PARTIE, OU DES
+CATEGORIES ET DE L'INTERPRETATION.
+
+La philosophie peut, en general, etre ramenee a cinq sciences unies
+par des liens etroits, la psychologie, la logique, la metaphysique,
+la theodicee et la morale. Les deux premieres font connaitre l'esprit
+humain. La troisieme est la science des etres; elle se rattache
+immediatement a la theodicee, et celle-ci, ou la philosophie de la
+religion, est difficilement separable de la morale, qu'elle n'enseigne
+pas, mais qu'elle motive et qu'elle consacre. Suivant l'esprit des
+temps, suivant les progres des connaissances humaines, l'etude d'une ou
+plusieurs de ces parties de la science prevaut sur les autres dans la
+philosophie, et il est rare qu'elles soient toutes ensemble egalement
+cultivees. Cependant il n'est guere de doctrine ou l'on ne retrouve,
+meles en proportions differentes, ces elements constituants de la
+philosophie. La scolastique elle-meme les offre tous a notre curiosite.
+
+[Note 443: La doctrine philosophique d'Abelard n'ayant ete connue,
+jusqu'en 1836, que par de courtes phrases eparses dans quelques auteurs,
+il n'en faut point chercher une exposition satisfaisante dans les
+historiens de la philosophie. Brucker, dont le savant ouvrage contient
+presque tout ce que ses successeurs n'ont fait que remanier, donne tout
+ce qu'on pouvait donner de son temps. (_Hist. crit. phil._, t. III, p.
+731-764.) Buhle a compris toute la scolastique dans son introduction,
+mais le peu qu'il dit d'Abelard est remarquable. (_Trad. franc._, 1810,
+t. I, _Introd._, sect. III, p 686-801.) Tennemann lui consacre un
+article interessant et assez etendu, mais ou il ne parle guere que de
+theologie. (_Gesch. der Phil._, t. I, c. v, sect. II, p. 167-202 et dans
+la trad. franc. de son Manuel, t. I, Sec. 260.) Tiedemann procede a peu
+pres de meme. (_Gesch. der Phil._, t. IV, c. VIII, p. 277-290.) M.
+Degerando a peu ajoute a ce qu'il avait lu dans Brucker. (_Hist.
+comparee_, t. IV, c. XVI, p. 396-408.) Rixner donne des indications
+utiles; mais lui aussi ne connaissait pas le philosophe (t. II, A., p.
+28-31). Hegel et Schleiermacher disent tres-peu de chose. (Heg., t. III,
+p. 170; t. XV des OEuvr. compl.--Schleierm., _Gesch. der neu. Phil._,
+per. I, p. 190.) C'est encore un memoire de Meiners sur les realistes
+et les nominalistes (_Comment. Soc. Gott._, vol. XII, p. 29), qu'on
+pourrait le plus utilement consulter de tout ce qui a paru avant la
+publication de M. Cousin. (Ouvr. ined. d'Ab., 1830.) On doit lire aussi
+l'ouvrage deja cite de M. Rousselot. Ritter, qui cependant a ecrit tout
+recemment, ne parle aussi que de theologie. Il est vrai que son ouvrage
+est intitule: _Histoire de la philosophie chretienne_. (Allem., t. III,
+t. X, c. v, Hambourg, 1844.)]
+
+Sans doute, la psychologie, qui depuis Descartes a joue un si grand
+role, y est releguee a une place etroite et obscure. Elle ne s'y trouve
+en quelque sorte qu'a l'etat rudimentaire, si l'on continue a separer la
+psychologie de la logique, qui, sous beaucoup de rapports, est, comme
+elle, une science descriptive de nos facultes; mais la logique, comme on
+l'a vu, occupait alors le premier rang, et la logique n'allait pas sans
+une certaine metaphysique. L'homme ne raisonne que sur des etres reels
+ou fictifs, percus par ses sens ou concus par son esprit. Etre est
+le noeud de tous ses jugements, et le verbe virtuel de toutes ses
+propositions. Donc, point de logique qui ne suppose une ontologie. La
+logique est demonstrative, sans pour cela demontrer l'ontologie, comme
+la geometrie est la science exacte de figures possibles, sans qu'elle
+prouve que les figures soient reelles. Mais comme l'esprit humain croit
+naturellement a l'ontologie, au moyen age il la reunissait sans hesiter
+a la logique, qui en devenait pour lui la forme necessaire et la base
+scientifique. C'est ce melange qu'embrassait en fait l'etude de ce qu'on
+appelait alors la dialectique.
+
+La psychologie et la logique conduisent par la metaphysique a la
+theodicee et a la morale; mais comme la theodicee et la morale ne sont
+pas seulement des sciences, et peuvent se confondre avec la religion, la
+scolastique ne les secularisait pas, et les renvoyait a la theologie;
+seulement elle penetrait avec elles dans la theologie, a laquelle elle
+pretait ou imposait ses principes, ses formes, son langage, en recevant
+d'elle des dogmes et des commandements.
+
+Tout ce que nous venons de dire de la doctrine scolastique, nous le
+disons du scolastique Abelard. Distinguons eu lui le philosophe et le
+theologien. Au premier appartiendront les ouvrages de dialectique,
+comprenant tout ce qu'il a su ou pense en psychologie, en logique,
+en metaphysique; au second se rapporteront tous les ouvrages sur la
+theodicee et la morale: dans ceux-ci, nous le trouverons philosophe
+encore, mais s'etudiant a concilier rationnellement la science et la
+foi.
+
+La theologie d'Abelard sera l'objet du dernier livre de cet ouvrage;
+nous ne nous occupons ici que de sa philosophie. Il y aurait plusieurs
+manieres de la faire connaitre. La plus agreable serait de l'exposer
+dans ses principes et sous une forme systematique. On en disposerait
+methodiquement les principales idees; on les degagerait des details
+oiseux, des expressions techniques qui les obscurcissent; on les
+traduirait dans le langage de l'abstraction moderne, et l'on rendrait
+ainsi clair et saisissable l'esprit de cette philosophie. Elle irait
+alors se placer comme d'elle-meme a son rang dans l'histoire de la
+pensee humaine. C'est le procede qu'il faudrait suivre si nous ecrivions
+cette histoire, ou s'il ne s'agissait que de donner une vue generale du
+systeme et de l'epoque. Mais notre intention est d'offrir davantage,
+ou du moins autre chose. Nous voudrions faire un moment renaitre une
+philosophie qui n'est plus, la ranimer pour ainsi dire en chair et en
+ame, et montrer exactement quelle etait alors l'allure de l'esprit
+humain, comment il parlait, comment il pensait. Nous voudrions enfin
+tracer le portrait individuel de notre philosophe avec sa physionomie et
+son costume. Cet essai de reproduction, plus encore que d'analyse, nous
+semble une oeuvre plus instructive et plus neuve, quoique assurement
+moins attrayante. Nous ne changerons donc ni l'ordre ni l'expression des
+idees d'Abelard. Ce serait le defigurer que de lui preter les methodes
+modernes et la moderne diction. Prenant ses plus importants ouvrages
+l'un apres l'autre, nous les ferons connaitre tantot par des extraits,
+tantot par des resumes; ici par des traductions litterales, plus loin
+par une deduction critique; enfin, par tous les moyens propres a
+remettre en lumiere tout ce qui dans ses ecrits nous parait essentiel,
+original ou caracteristique; en telle sorte que l'on puisse bien juger,
+apres avoir lu cet ouvrage, le penseur, le professeur et l'ecrivain.
+Nous ne prenons personne en traitre; ceci est de la scolastique. Nous
+esperons l'avoir rendue intelligible; on pourra la trouver curieuse; on
+ne la trouvera ni d'une etude facile, ni d'une lecture agreable.
+Que notre siecle ait de l'indulgence pour ce que le XIIe admirait.
+Sommes-nous surs que nos admirations nous seront un jour toutes
+pardonnees?
+
+Quoique Abelard ait surtout domine les esprits par l'enseignement, il
+n'avait pas une mediocre idee de ses ouvrages. "Je me souviens," ecrit
+un de ses disciples[444], "de lui avoir entendu dire, ce que je crois
+vrai, qu'il serait facile a quelqu'un de notre temps de composer sur
+l'art philosophique un livre qui ne serait inferieur a aucun ecrit des
+anciens, soit pour l'intelligence de la verite, soit pour l'elegance
+de la diction; mais qu'il serait impossible, ou bien difficile, qu'il
+obtint le rang et le credit d'une autorite. Cela n'est," ajoutait-il,
+"reserve qu'aux anciens." Ainsi, il connaissait tout le poids de
+l'autorite, et il sentait le joug en s'y soumettant. En effet, une
+deference sincere ou apparente, mais presque toujours absolue dans
+les termes, pour les maitres du passe, intimide et obscurcit toute
+la philosophie de l'epoque, embarrasse et subtilise le raisonnement,
+encombre le style, diminue la chaleur et la spontaneite de la
+conviction. La verite de la chose ou la sincerite de la pensee
+personnelle ne viennent jamais qu'apres la citation des textes. Cet
+Abelard si fameux pour son independance, n'ose etre lui-meme qu'en de
+rares instants, et ne se permet de penser qu'avec autorisation. Son
+esprit est plus independant que ses ecrits.
+
+[Note 444: Johan. Saresb., _Metalog._, l. III, c. IV.]
+
+De ses ouvrages philosophiques les seuls publies sont:
+
+_Dialectica_;
+
+_De Generibus et Speciebus_[445];
+
+_De Intellectibbus[446]_;
+
+_Glossae in Porphyrium_,--_in Categorias_,--_in librum de
+Interpretatione_,--_in Topica Boethii_[447].
+
+[Note 445: Ouvrages inedits, p. 173, p. 605.]
+
+[Note 446: Cousin, _Fragm. philos._, t, III, p. 401.]
+
+[Note 447: Ouvr. ined., p. 651-677-695-803.--Comme nous n'ecrivons
+point un ouvrage d'erudition, nous nous contenterons, a une seule
+exception pres, de l'examen des ecrits imprimes. Il y aurait encore plus
+d'un manuscrit a decouvrir; aux ouvrages cites dans ce chapitre nous
+n'avons joint qu'un manuscrit. Voyez ci-apres chap. X.]
+
+Nous prendrons la Dialectique pour point de depart, en y rattachant les
+Gloses sur Porphyre, Aristote et Boece. Ainsi nous nous formerons de
+la logique d'Abelard et des scolastiques une idee generale qui nous
+conduira a l'esquisse psychologique contenue dans le _de Intelletibus_,
+et a la question des universaux traitee dans le fragment _sur les Genres
+et les Especes_, veritable specimen de la metaphysique du temps.
+
+Deux des livres de la Dialectique contiennent des preambules ou
+l'auteur, se mettant en scene, donne ce spectacle que, de longtemps, ne
+cesseront pas d'offrir les philosophes, celui d'une conviction savante
+et fiere aux prises avec la malveillance qui l'attaque, ou l'ignorance
+qui la meconnait. Traduisons ces deux morceaux qui seront comme le
+prologue de l'ouvrage.
+
+"Mes rivaux ont imagine la calomnie d'une accusation nouvelle contre
+moi, parce que j'ecris beaucoup sur l'art dialectique; ils pretendent
+qu'il n'est pas permis a un chretien de traiter des choses qui
+n'appartiennent point a la foi. Or, disent-ils, non-seulement la
+dialectique est une science qui ne nous instruit point pour la foi,
+mais elle detruit la foi meme, par les complications de ses arguments.
+Vraiment il est admirable qu'il ne me soit pas loisible de traiter ce
+qu'il leur est permis de lire, ou que ce soit mal d'ecrire ce dont la
+lecture est permise. Cette intuition meme de la foi dont ils parlent ne
+serait pas obtenue, si l'usage de la lecture etait interdit. Retranchez
+la lecture, la connaissance de la science s'aneantise. Si l'on accorde
+que l'art[448] combat la foi, on avoue evidemment que la foi n'est
+pas une science. Or une science est la comprehension de la verite des
+choses, et c'est une science que la sagesse dans laquelle consiste la
+foi. Elle est le discernement de l'honnete ou de l'utile. La verite
+n'est pas contraire a la verite; car si l'on peut bien trouver un faux
+oppose au faux, un mal oppose au mal, le vrai ne peut combattre le vrai
+ou le bien le bien; toutes les bonnes choses se conviennent et sont
+ensemble en harmonie. Or toute science est bonne, meme celle du mal, car
+le juste ne peut s'en passer. Pour que le juste se garde du mal, il faut
+en effet qu'il connaisse prealablement le mal; sans cette connaissance,
+il ne l'eviterait pas. De ce qui est mauvais comme action, la
+connaissance peut donc etre bonne, et s'il est mal de pecher, il est bon
+cependant de connaitre le peche, qu'autrement nous ne pouvons eviter.
+Cette science elle-meme, dont l'exercice est odieux (_nefarium_), et qui
+se nomme la mathematique, ne doit pas etre reputee mauvaise[449]; car
+il n'y a pas de crime a savoir au prix de quels hommages et de quelles
+immolations les demons accomplissent nos voeux; le crime est d'y
+recourir. Si en effet savoir cela est mal, comment Dieu lui-meme peut-il
+etre absous de toute malice? Lui qui contient toutes les sciences qu'il
+a creees, et qui seul penetre les voeux de tous et toutes les pensees,
+il sait necessairement et ce que desire le diable, et par quels actes
+on peut se le rendre favorable. Ainsi donc savoir n'est pas mal, mais
+faire; et la malice ne doit pas etre rapportee a la science, mais a
+l'acte. Nous concluons que toute science, puisqu'elle, provient de Dieu
+seul et qu'elle est un de ses dons, est bonne. De la suit qu'on doit
+accorder que l'etude de toute science est bonne, etant un moyen
+d'acquerir ce qui est bon. Or, l'etude a laquelle il faut principalement
+s'attacher, est celle de la doctrine qui enseigne le mieux a connaitre
+la verite. Cette science est la dialectique. D'elle vient le
+discernement de toute verite et de toute faussete; elle tient le premier
+rang dans la philosophie; elle guide et gouverne toute science. De plus,
+on peut montrer qu'elle est tellement necessaire a la foi catholique,
+que nul, s'il n'est premuni par elle, ne saurait resister aux
+sophistiques raisonnements des schismatiques.
+
+[Note 448: L'art par excellence, la dialectique. Voy. ci-dessus, l.
+I, p. 4.]
+
+[Note 449: La mathematique comprenait alors la magie. C'etait sous
+quelques rapports une cabalistique. Cependant le meme nom designait
+aussi les sciences du calcul. (Johan. Saresb. _Policrat._, l. II, c.
+XVIII et XIX. Voy. aussi ci-dessus l. I, p. 12.)]
+
+"Si Ambroise, eveque de Milan, homme catholique, avait ete premuni par
+la dialectique, Augustin, encore philosophe paien, encore ennemi du nom
+chretien, ne l'aurait pas embarrasse au sujet de l'unite de Dieu, que
+ce pieux eveque confessait avec raison dans les trois personnes. Le
+venerable prelat lui avait par ignorance concede d'une maniere absolue
+cette regle que dans toute enumeration, si le singulier etait enonce
+separement comme attribut de plusieurs noms, le pluriel l'etait
+necessairement et collectivement des memes noms, laquelle regle est
+fausse pour les noms qui designent une substance unique et une meme
+essence; la saine croyance etant que le Pere est Dieu, que le Fils est
+Dieu, que le Saint-Esprit est Dieu, et que cependant, il ne faut pas
+reconnaitre trois Dieux, puisque ce sont trois noms qui designent une
+meme substance divine[450]. Semblablement, quand on dit de Tullius qu'il
+est appele un homme, et qu'on dit la meme chose de Ciceron et de Marcus,
+Marcus, et Tullius, et Ciceron ne sont pas des hommes divers; puisque
+ces mots designent une meme substance, et qu'il n'y a plusieurs etres
+que pour la voix, non pour le sens. Si d'ailleurs cette comparaison
+n'est pas rationnellement satisfaisante, parce qu'en Dieu il n'y a pas
+qu'une seule personne comme en Marcus, cependant elle peut suffire pour
+renverser la regle precitee.
+
+[Note 450: C'est sous une forme grammaticale, la regle mathematique
+si _a=x_, si _b=x_, si _c=x_, _a+b+c=3x_, dont les ennemis du
+christianisme se sont tant servis contre le dogme de la Trinite. Je n'ai
+pas su trouver dans saint Augustin l'anecdote qu'Abelard raconte ici.]
+
+"Mais ils sont en petit nombre ceux a qui la grace divine daigne reveler
+le secret de cette science, ou plutot le tresor d'une sagesse difficile
+par sa subtilite meme. Plus elle est difficile, plus elle est rare;
+sa rarete mesure son prix, et plus elle est precieuse, plus c'est un
+exercice digne d'etude. Mais comme le long travail de cette science veut
+une lecture assidue qui fatigue bien des lecteurs, comme son excessive
+subtilite consume vainement leurs efforts et leurs annees, beaucoup,
+se defiant de la science, et non sans raison, n'osent approcher de
+ses portes les plus etroites. La plupart, troubles par sa subtilite,
+reculent des le seuil. A peine ont-ils goute d'une saveur inconnue, ils
+la rejettent; et comme en goutant ils ne peuvent distinguer la qualite
+de cette saveur, ils tournent en accusation ce merite de subtilite,
+et justifient la faiblesse reelle de leur esprit par une condamnation
+mensongere de la science. Et comme le regret finit par allumer en eux
+l'envie, ils ne rougissent pas de se faire les detracteurs de ceux
+qu'ils voient s'elever a l'habilete dans cet art. Seul, cet art dans
+son excellence possede ce privilege que ce n'est pas l'exercice mais le
+genie qui le donne. Quelque temps que vous ayez peniblement use dans
+cette etude, vous consumez vainement votre peine, si le don de la grace
+celeste n'a pas fait naitre dans votre esprit l'aptitude a ce grand
+mystere du savoir. Le travail prolonge peut livrer les autres sciences a
+toutes sortes d'esprits; mais celle-la, on ne la tient que de la grace
+divine; si la grace n'y a pas interieurement predispose votre esprit, en
+vain celui qui l'enseigne battra l'air qui vous entoure. Mais plus celui
+qui vous administre cet art est illustre, plus l'art qu'il administre a
+de prix.
+
+Il suffit de cette reponse aux attaques de mes rivaux: maintenant venons
+a notre dessein[451].
+
+[Note 451: _Dialect._, pars IV, p. 431-437.]
+
+La foi du philosophe et l'orgueil de l'homme respirent dans ce morceau.
+C'est un des passages ou l'on voit Abelard, deposant l'humilite timide
+et forcee du moine et du theologien, secouer le joug de son temps et de
+son habit, pour parler au nom de son genie et prendre en lui-meme son
+autorite.
+
+La Dialectique est un ouvrage tres-considerable. Les diverses parties
+n'en paraissent pas ecrites a la meme date. A mesure qu'elles furent
+connues, elles donnerent naissance a diverses attaques contre lesquelles
+l'auteur se defendit en avancant; ou, composees a differentes epoques de
+sa vie, elles contiennent incidemment des allusions et des reponses aux
+accusations dont souffraient sa gloire et son repos. Le preambule qu'on
+vient de lire se trouve au commencement de la quatrieme partie, et
+temoigne des circonstances qui preoccupaient Abelard au moment ou elle
+a ete ecrite ou publiee. Deja, au debut de la seconde partie[452], il
+avait retrace les succes de ses ennemis, la persecution qui l'opprimait,
+les esperances qui le soutenaient:
+
+"Et les detractions de nos rivaux, les attaques detournees des jaloux ne
+nous ont pas determine a nous ecarter de notre plan[453], non plus qu'a
+renoncer a l'etude accoutumee de la science. Car bien que l'envie ferme
+a nos ecrits la voie de l'enseignement pour le temps de notre vie et
+ne permette pas chez nous les studieux exercices, je n'en perds pas
+l'esperance, les renes seront un jour rendues a la science, alors que le
+moment supreme aura mis un terme a l'envie comme a notre existence, et
+chacun trouvera dans cet ecrit ce qui est necessaire a l'enseignement.
+En effet quelque le prince des peripateticiens, Aristote, ait touche les
+formes et les modes des syllogismes categoriques, mais brievement et
+obscurement, comme un homme habitue a ecrire pour des lecteurs deja
+avances; quoique Boece ait donne en langue latine le developpement des
+hypothetiques, prenant un milieu entre les ouvrages grecs de Theophraste
+et ceux d'Eudeme, qui l'un et l'autre en ecrivant sur ces syllogismes,
+avaient, dit-il, meconnu la juste mesure de l'enseignement, l'un
+troublant son lecteur par la brievete, l'autre par la diffusion[454]; je
+sais cependant qu'apres eux il reste dans ces deux parties de la science
+une place a nos etudes pour constituer une doctrine complete. Les choses
+donc sommairement traitees ou tout-a-fait omises par eux, nous esperons
+dans ce travail les mettre en lumiere, corriger ca et la les erreurs
+de quelques-uns, concilier les dissidences schismatiques de nos
+contemporains et resoudre les difficultes qui divisent les modernes, si
+j'ose me promettre une si grande oeuvre. J'ai la confiance, grace a
+ces ressources d'esprit qui abondent en moi et avec le secours du
+dispensateur des sciences, d'achever des monuments de la parole
+peripateticienne qui ne seront ni moins nombreux ni moindres que ceux
+des Latins celebres par l'etude et la doctrine, au jugement de qui saura
+comparer nos ecrits avec les leurs et reconnaitre equitablement en quoi
+nous les aurons atteints ou depasses, comment nous aurons developpe
+leurs pensees, la ou eux-memes ne l'avaient pas fait. Car je ne crois
+pas qu'il y ait moins d'utilite et de travail a bien exposer par la
+parole qu'a bien inventer les pensees.
+
+[Note 452: _Dialect._, pars II, p. 227.]
+
+[Note 453: Peut-etre faudrait-il traduire: _a suivre notre dessein_;
+il y a dans le texte: _nostro proposito cedendum_.]
+
+[Note 454: C'est Boece qui met ainsi Abelard en mesure de juger si
+pertinemment Theophraste et Eudeme, disciples d'Aristote, les premiers
+en date de ses commentateurs, et dont nous n'avons pas conserve les
+ouvrages. (Boeth. _Op._, De Syll. Hyp. 1. I, p. 600.--_De la Logique
+d'Arist._, par M. Barthelemy Saint-Hilaire, t. II, p. 130.)]
+
+Or il sont trois dont les sept manuscrits sont tout l'arsenal de la
+science latine en matiere de dialectique. D'Aristote, en effet, deux
+ouvrages seulement ont ete jusqu'ici mis a l'usage des Latins, savoir,
+les livres des Predicaments et _Periermenias_ (_sic_); de Porphyre un
+seul, c'est le Traite des cinq voix, celui ou, en etudiant le genre,
+l'espece, la difference, le propre et l'accident, il donne une
+introduction aux Predicaments memes. Quant a Boece, nous avons introduit
+dans l'usage quatre livres de lui seulement, savoir: les Divisions et
+les Topiques, avec les Syllogismes tant categoriques qu'hypothetiques;
+c'est la somme de tous ces ouvrages que le texte de notre Dialectique
+renfermera completement et mettra en lumiere, ainsi qu'a la portee des
+lecteurs, si le createur de notre vie nous accorde un peu de temps, et
+si la jalousie lache un peu le frein a l'essor de nos ecrits[455].
+
+[Note 455: "Si nostrae creator vitae tempora pauca concesserit et
+nostris livor operibus frena quandoque laxaverit." (P. 229.)]
+
+"En verite quand je parcoure dans l'imagination de l'ame la grandeur du
+volume, quand je regarde derriere moi ce qui est fait, et pese ce qui
+reste a faire, je me repons, frere Dagobert, d'avoir cede a tes prieres,
+et d'avoir entrepris une si grande tache. Mais lorsque deja fatigue
+d'ecrire, la memoire de ton affection et le desir d'instruire nos neveux
+renaissent en moi, soudain a la contemplation de votre image, toute
+langueur s'eloigne de mon ame, mon courage accable par le travail se
+ranime par l'amour; la charite replace en quelque sorte sur mes epaules
+le fardeau deja presque rejete, et la passion ramene la force la ou le
+degout avait produit la langueur."
+
+Ce fragment donne quelques lumieres sur deux questions importantes: 1 deg. a
+quelles sources Abelard puisait-il la science? 2 deg. a quelles epoques et
+dans quel esprit composa-t-il sa Dialectique?
+
+On voit d'abord qu'il connaissait les deux premieres parties de
+l'Organon, les Categories et l'Hermeneia, parce qu'elles sont
+effectivement traduites en entier dans le commentaire de Boece; mais il
+semble ignorer la traduction qu'on y trouve des Analytiques premieres et
+secondes et des autres parties de la Logique[456]. Toutefois il se sert
+des traites originaux du meme ecrivain sur la division, la definition,
+le syllogisme categorique et l'hypothetique. Quand il nomme les Topiques
+de Boece, il peut designer trois ecrits: la version des Topiques
+d'Aristote, les Commentaires sur ceux de Ciceron, le Traite des
+Differences topiques. Il s'agit, je crois, du dernier ouvrage; c'est
+celui qu'il parait avoir suivi en composant ce qu'il appelle aussi ses
+Topiques. Mais quelques passages prouvent que ceux de Ciceron ne lui
+etaient pas inconnus.
+
+[Note 456: A plus forte raison, ne connait-il pas la traduction
+d'une plus grande partie de l'Organon qu'aurait faite, dit-on, Jacques
+de Venise en 1128. (Jourdain, _Recherches_, etc., p. 58.)]
+
+Ce catalogue, qu'il nous donne lui-meme, confirme bien ce que des
+investigateurs exacts, et notamment Jourdain, pensaient de l'exiguite de
+la bibliotheque scientifique de cette epoque. Il faut y ajouter le Timee
+de Platon dans la version de Chalcidius et les Categories dites de saint
+Augustin[457].
+
+[Note 457: _Ab. Op., Introd. ad. theol._, p. 1007.--Ouvr. Ined.,
+_Dial._, p. 193.--M. Cousin a bien trouve, dans un manuscrit du XIIe
+ou XIIIe siecle, une traduction inedite du Phedon; mais rien n'annonce
+qu'elle fut connue du temps d'Abelard, et d'autres faits indiquent que
+c'est precisement dans les dernieres annees de sa vie et apres lui qu'un
+plus grand nombre d'ecrits d'Aristote et de Platon commencerent a etre
+repandus. (_Fragm. phil._, t. III, Append. VI.--Cf. Johan. Saresb.,
+passim.)]
+
+Voila les monuments de la philosophie ancienne dans la premiere moitie
+du XIIe siecle; car on doit croire qu'Abelard connaissait tous les
+ouvrages qui etaient en circulation dans les Gaules, la Grande-Bretagne,
+la partie lettree de la Germanie, et peut-etre meme l'Italie. Sans doute
+les choses changerent bientot, et Jean de Salisbury, par exemple,
+avait deja dans les mains un plus grand nombre d'ecrits de Platon et
+d'Aristote. De meme aussi, longtemps avant Abelard on avait pu connaitre
+d'autres livres retombes plus tard dans l'oubli; car enfin les
+manuscrits en existaient quelque part. Ainsi Bede, au VIIIe siecle,
+citait de nombreux passages des principaux ecrits d'Aristote. Au XIe,
+Scot Erigene peut, comme on le dit, avoir commente sa Morale; mais deux
+cents ans apres lui, l'original et le commentaire etaient comme ignores.
+On a parle des commentaires de Mannon ou Nannon de Frise, sur l'Ethique,
+le _de Coelo_, le _de Mundo_, sur les Lois et la Republique de Platon;
+mais on pretend seulement qu'ils existaient dans les bibliotheques de la
+Hollande, et non pas qu'ils aient jamais ete fort repandus. On voit dans
+Gunzon, qui n'etait pas un erudit mediocre pour le Xe siecle, qu'il
+connaissait l'Hermeneia, le Timee, les Topiques de Ciceron et Porphyre;
+mais tout cela etait egalement connu d'Abelard. Le temoignage du
+dernier est donc tres-precieux a recueillir, et l'on peut hardiment
+en generaliser les consequences et l'etendre aux ecoles
+contemporaines[458].
+
+[Note 458: Cf. Jourdain, _Rech. sur les trad. d'Arist._--Cousin,
+_Introd. aux ouvr. d'Ab._, p. 49.--L'_Hist. litt._, t. IV, p. 225 et
+246, t. V, p. 428 et 657.--Ven. Bed. _Op._, t. II, _Sentent. seu axiom.
+phil._, passim.--Johan. Saresb., _Entheticus, in comm._, p. 82 et
+109.--_Scot Erigene_, par M. Saint-Rene Taillandier, p. 79.--Brucker,
+_Hist. crit. phil._, t. III, p. 632, 644, et 657.--Martene, _Ampliss.
+Coll._, t. I, p. 299, 304 et 310.]
+
+Quant a l'ouvrage ou ce temoignage est consigne, il est difficile de
+determiner l'epoque ou Abelard l'ecrivait. Les morceaux qu'on vient de
+lire ont ete composes dans un moment ou son enseignement etait interdit.
+Je n'en conclurai pas que toute la Dialectique soit de la meme date.
+L'existence meme de ces preambules, jetes dans le cours du l'ouvrage,
+indique le contraire, en attestant des preoccupations accidentelles. Un
+prologue general devait se trouver au commencement du premier livre sur
+les categories, ou plutot d'un livre preliminaire qui nous manque, et
+qui pouvait etre a la Dialectique ce que l'Introduction de Porphyre est
+a la Logique d'Aristote[459]. Mais cette Dialectique, grand ouvrage en
+cinq parties, qui embrassait dans la pensee de l'auteur toute la matiere
+de l'Organon, me parait une compilation ou une refonte des divers
+traites, opuscules, gloses, qu'a differentes epoques il devait avoir
+ecrits a l'usage de ses eleves, a l'appui de son enseignement. L'exemple
+de Boece[460] devait encourager ses imitateurs a refaire plusieurs fois
+les memes ouvrages, et a ne se pas contenter d'une seule edition de leur
+pensee.
+
+[Note 459: _Dial._, p. 226.]
+
+[Note 460: On sait que Boece a donne deux commentaires de
+l'Introduction de Porphyre, deux editions de son commentaire sur
+l'_Hermeneia_ (lesquelles editions sont deux ecrits differents); enfin
+trois ouvrages sur les topiques. C'etait au reste une tradition parmi
+les disciples d'Aristote que de soutenir ses idees, soit en commentant
+ses ouvrages, soit en retraitant les memes matieres dans le meme ordre,
+avec les memes divisions, sous les memes titres. L'usage remontait a
+Theophraste. (_De la Log. d'Arist._, t. I, p. 36.)]
+
+Cependant le livre, dans son ordonnance imparfaite, temoigne d'une
+pensee generale et meme d'une constante disposition d'esprit. L'auteur
+s'y presente comme etranger desormais aux luttes de l'ecole; il veut
+suppleer par la composition a l'enseignement oral, qu'on lui defend. On
+a donc pu croire qu'il ecrivait au couvent de Saint-Denis, soit apres la
+decision du concile de Soissons, soit dans le fort de ses demeles avec
+son abbe. Le frere Dagobert, a qui il s'adresse, serait alors un de ces
+moines dont il avait commence, a Maisoncelle, l'education philosophique
+et qui tenaient secretement pour lui.
+
+Peut-etre aussi ecrivait-il dans une de ces periodes de demi-persecution
+ou, suspect et contraint, irrite et intimide, il se croyait reduit au
+silence; par exemple, vers la fin de ses lecons au Paraclet, ou lorsqu'a
+Saint-Gildas il s'etait fait abbe, ne pouvant plus etre professeur.
+
+Enfin, nous admettrions, avec M. Cousin, qu'il a pu faire ou plutot
+refaire sa Dialectique dons sa retraite de Cluni. On sait qu'il y
+ecrivait sans cesse, et, dans l'ouvrage, il parle des controverses
+speculatives comme de choses bien eloignees, et des lecons de Roscelin
+et de Guillaume de Champeaux comme de souvenirs deja bien vieux. De
+plus, il parait eviter les hardiesses qui touchent le dogme, il combat
+meme une opinion sur le Saint-Esprit qu'il avait soutenue dans sa
+Theologie[461]; enfin il veille a se montrer orthodoxe, bien qu'on ait
+pu juger tout a l'heure du progres reel que l'esprit d'humilite et de
+penitence avait fait en lui. Ce moine faible et souffrant, qu'on croyait
+soumis, se plaint de l'envie qui l'a condamne pour toujours au silence,
+et en appelle a l'avenir, qui rendra l'honneur a sa memoire et a la
+science la liberte.
+
+[Note 461: _Dialec._, p. 475.]
+
+Dans cette hypothese, le frere Dagobert serait un moine de Cluni, son
+confident, a moins que ce ne fut son propre frere, comme l'indiquerait
+la tendresse avec laquelle il parle de lui et de ses neveux[462]. La
+seule difficulte, c'est que les ouvrages theologiques contiennent des
+allusions et des renvois a la Dialectique, et dans celle-ci les passages
+correspondants se retrouvent[463]. Mais repetons que ce peut etre un
+compose de traites d'epoques differentes, et, dans les dernieres annees
+de sa vie, Abelard peut avoir revu et rassemble en corps d'ouvrage toute
+sa philosophie. Cette redaction achevee et arretee a Cluni serait notre
+Dialectique.
+
+[Note 462: C'est l'opinion de M. Cousin, qui pense qu'Abelard
+redigea sa Dialectique pour l'instruction de ses neveux, "nepotum
+disciplinae desiderium." On peut croire aussi que _ces neveux_ sont
+la posterite. Mais cependant ces mots: "Vestri contemplatione mihi
+blandiente, languor discedit, etc.," semblent indiquer qu'il s'adresse a
+son frere et aux enfants de son frere, en leur disant: _Votre image me
+rend la force._ (Ouvr. ined., _Introd._, p. XXXI et suiv.--_Dial._, p.
+229.)]
+
+[Note 463: _Intr. ad. theol._, p. 1125.--_Theol. christ._, p. 1341.]
+
+Mais une chose plus positive que nos conjectures, c'est que nous avons
+ici un monument a peu pres complet de l'enseignement du vrai fondateur
+de l'ecole philosophique de Paris.
+
+Il serait infini d'analyser dans son entier un si grand ouvrage. Il
+suffit d'exposer avec exactitude quelques parties fondamentales, dont
+la connaissance sera la cle de tout le reste; des citations textuelles
+donneront une idee de la maniere de l'auteur. Nous craignons bien qu'on
+ne trouve encore ces extraits trop nombreux et trop etendus. Qu'on se
+rappelle pourtant que toute cette scolastique n'effrayait pas Heloise.
+
+La premiere section de la Dialectique, sous ce titre: _Des parties
+d'oraison_[464], etait divisee en trois livres, repondant a
+l'Introduction de Porphyre, aux Categories et a l'Interpretation
+d'Aristote. Le premier livre manque: c'etait, je crois, proprement le
+_Livre des parties_; le second, dont les premieres pages sont perdues,
+traite des categories ou predicaments.
+
+[Note 464: _Liber Partium_ (on supplee _orationis_). En donnant ce
+nom a un traite sur les preliminaires de la logique, Abelard etendait
+un peu le sens du mot _partes_; il faisait comme ceux qui intituleraient
+grammaire les elements de la philosophie. Car on appelait ordinairement
+_partes_ ce qu'il fallait apprendre avant d'etudier _artes_; c'etait la
+grammaire d'apres Priscien, Donat, etc., et melee d'un peu de logique
+(aujourd'hui, _analyse logique_). Voyez ces vers d'Alan de l'Ile:
+
+ Si quis sublimes tendit ad artes,
+ Principio partes corde necesse sciat;
+ Artes post partes veteres didicere magistri.
+
+(Budd., _Observ. Select._, XIX, t. VI, p. 149.)]
+
+La substance est la premiere des categories, et le fond de toutes les
+autres. Elle tient donc le premier rang dans la logique, que l'on accuse
+d'etre une science purement verbale. La substance est aussi l'idee
+necessaire et fondamentale de toute science ontologique; ecartez cette
+idee, le monde objectif devient une fantasmagorie vaine. M. Royer
+Collard a dit quelque part qu'on peut juger une philosophie sur l'idee
+qu'elle donne de la substance; c'est a rectifier cette idee que Leibnitz
+a mis son etude, pensant regenerer avec elle toute la philosophie, et
+l'ideologie a regarde comme sa premiere reforme la proscription meme
+du mot substance. Commencons l'examen de la doctrine d'Abelard par la
+theorie de la substance, non qu'elle soit originale (il y a bien peu
+de parties originales dans la logique de ce temps-la); mais elle est
+importante, et peut nous apprendre a saisir et a parler la langue de la
+Dialectique.
+
+On connait la definition logique de la substance: "Elle n'est dite
+d'aucun sujet, elle n'est dans aucun sujet." A cette propriete
+fondamentale il faut joindre celle-ci: "En restant elle-meme, elle peut
+recevoir les contraires." Les substances premieres sont les individus,
+les substances secondes sont les genres et les especes. Ainsi parle
+Aristote[465].
+
+[Note 465: Voyez le chapitre precedent et Arist., _Categ._, II.]
+
+Toutes les substances, dit Abelard apres lui[466], ont cela de commun
+de n'etre pas dans un sujet, c'est-a-dire un simple attribut d'un sujet
+(_in subjecto non esse_). Car aucune substance, ou premiere ou seconde,
+n'a d'autre fondement qu'elle-meme. Au reste, la difference est dans
+le meme cas: comme elle constitue l'espece, elle n'est pas un simple
+accident, elle n'est point fondee dans le sujet a titre d'accident, _non
+inest in fundamento per accidens_; elle entre dans la substance meme de
+l'espece. Si l'on dit l'_homme est un animal mortel rationnel_[467] (ou
+_raisonnable_), la difference _raisonnable_, qui fait de l'_animal_
+l'espece _homme_, n'en est pas separable comme un simple accident, car
+l'espece disparaitrait aussitot. Les substances secondes sont affirmees
+des premieres, quand on nomme celles-ci et qu'on les definit. Il en est
+de meme de la difference; elle entre dans la definition. L'accident,
+au contraire, ne constituant rien dans la substance, lui appartient
+exterieurement, et ne saurait etre enonce dans la definition des
+substances.
+
+[Note 466: _Dial._, pars I, p. 174 et seq.]
+
+[Note 467: Il faut s'habituer a cette definition [Grec: zoon logikon
+thnaeton], qui est fondamentale, et qui reviendra sans cesse. Cependant
+Aristote avait blame Platon d'avoir introduit _le mortel_ dans la
+definition de l'_animal_ (_Topic._, VI, X); aussi l'attribut _mortel_
+est-il souvent neglige ou ecarte, notamment dans Porphyr. Isag., I, II;
+et Boeth., _in Porph._, p. 3 et 61. Mais il se retrouve ailleurs. (Voyez
+le meme, _in Top. Cic._, p. 804 et _de Consol._, l. I, p. 898.) _Mortel_
+parait avoir ete admis dans la definition pour distinguer l'homme de
+Dieu. Cette definition est expliquee et etablie dans Porphyre, Isag.,
+III, p. 16 et 17 de la traduction.]
+
+Autre propriete des substances: en elles rien de contraire; ce qui veut
+dire qu'elles ne sont point contraires les unes aux autres. Premieres
+ou secondes, elles admettent les contraires, mais a titre d'accident;
+l'_homme_ peut etre _noir_ ou _blanc_; c'est en ce sens qu'elles ont ce
+qu'on appelle la susceptibilite des contraires. Si parfois on dit qu'une
+substance est contraire a une autre, c'est qu'elle a des accidents
+contraires. Mais aucune substance n'est en soi dite contraire a une
+autre substance, si ce n'est par une autre substance. En effet, d'un
+cote on ne peut dire que l'homme soit le contraire d'animal, de pierre,
+d'arbre; mais il a des accidents contraires a ceux de l'animal, de la
+pierre, de l'arbre; de l'autre, il peut etre contraire par une autre
+substance, c'est-a-dire que par la substance _animal_ qu'il a, l'_homme_
+est contraire a la _pierre_, qui ne l'a pas. Au reste, ce caractere est
+commun aux categories de quantite et de relation.
+
+Les substances ne peuvent etre comparees; car la comparaison se
+fait adjectivement (_per adjacentiam_), non substantivement (_per
+substantiam_), on n'est pas plus ou moins _homme_, comme on est plus on
+moins _blanc_. Cette propriete se retrouve dans la quantite et ailleurs.
+
+Quel est donc exclusivement le propre de la substance? C'est qu'etant
+seule et meme en nombre (_un meme_ numeriquement, _idem numero_),
+elle peut recevoir les contraires. Cela provient de ce qu'elle est
+susceptible d'accidents; elle en est le fondement ou le soutien. Elle
+ne recoit pas les contraires en formation (_in formatione_), comme une
+forme qui la constitue, qui la differencie, qui determine son essence.
+Car la susceptibilite des contraires n'appartiendrait plus a la
+substance seule. La blancheur, par exemple, simple qualite, admet les
+formes contraires de la clarte ou de l'obscurite, et ne cesse pas d'etre
+la blancheur. La substance _homme_ qui recevrait la _rationnalite_
+et son contraire cesserait d'etre la meme substance; mais elle peut
+persister en recevant des accidents contraires. Tous les accidents sont
+_en sujet (in subjecto)_, c'est-a-dire peuvent etre attribues a un
+sujet.
+
+Aristote dit que la substance est susceptible des contraires, _en vertu
+d'un changement en elle-meme_, c'est-a-dire moyennant un changement
+dans le temps; ainsi le froid devient chaud[468]. L'addition de cette
+determination parait superflue. Elle avait apparemment pour but
+d'exclure la pensee et l'oraison, qui semblent admettre les contraires,
+pouvant etre vraies ou fausses en des temps divers, sans cependant
+changer en elles-memes. _Socrate est assis_; vous le pensez et vous le
+dites: pensee et proposition vraies qui peuvent, en restant les memes,
+devenir fausses si Socrate se leve. Mais ce n'est pas la l'effet d'un
+_changement de soi_, c'est-a-dire d'un changement intrinseque de la
+pensee ou de la proposition. Aristote n'aura invente sa restriction que
+pour se delivrer des objections d'un adversaire importun. En effet, la
+proposition _Socrate est assis_, vraie pendant que Socrate est assis,
+n'est plus la meme quand il est leve. Ce qui est _dit ensemble_,
+c'est-a-dire avec autre chose, ne peut, etant seul, etre appele
+integralement la meme chose; car ce qui est avec ce qui n'est pas ne
+forme pas une essence. La proposition _Socrate est assis_ dite de
+Socrate assis n'est pas le meme tout que la meme proposition dite de
+Socrate debout: elle a donc change. Si cependant l'on veut ne voir
+l'essence de la proposition que dans ses termes, ce qui est plus usite,
+la proposition est la meme, elle n'a point change, mais aussi elle n'a
+point admis de contraires. Le fait que Socrate est reellement assis
+ou leve ne touche point a l'essence de la proposition; c'est ce qu'on
+appelle une apposition ou circonstance externe. Dans ce sens-la, bien
+d'autres choses que les substances admettraient les contraires, mais des
+contraires qui ne leur appartiendraient pas proprement. Les substances
+aussi en ont de ce genre qu'elles ne recoivent pas d'elles-memes, mais
+de ce qui est autre qu'elles, et qui proviennent du changement des faits
+exterieurs et des objets etrangers. Par exemple, il y en a qui disent
+que l'oraison n'est que l'air faisant du bruit (Roscelin); alors dans
+l'espece, suivant que Socrate serait assis ou leve, l'air serait vrai ou
+faux. La substance de l'air aurait-elle donc ete modifiee, aurait-elle
+vraiment recu des contraires? non, sans doute. La proposition n'est pas
+modifiee davantage dans les accidents de son essence, quelle qu'elle
+soit, et l'objection est sans valeur.
+
+[Note 468: _Categ._, V, XXI-XXV.]
+
+On a soutenu cependant que les substances etaient changees en soi par
+les contraires, et par les contraires seulement, parce que, pouvant etre
+sujets de tout, recevoir toutes sortes d'accidents, elles sont mobiles
+et instables dans leurs formes. Mais les formes qui ont besoin pour
+subsister d'adherer aux substances, ne sont jamais mues ou changees
+en elles-memes dans ces substances; elles le sont par la mobilite
+des substances memes, dont la nature est d'etre egalement sujettes a
+differentes formes, et de ne point perir quand les formes changent.
+Prenez la blancheur, elle peut recevoir la clarte et l'obscurite,
+parce que telle est la nature de la substance, sujet de la qualite de
+blancheur, mais comme blancheur elle ne change pas.
+
+Ainsi les substances peuvent etre changees en soi, et non dans leurs
+formes; car lorsque les formes recoivent des contraires, c'est que la
+substance qui les soutient change et passe par les contraires.
+
+Apres la substance vient la quantite[469]. On ne peut penser a une
+substance sans concevoir une quantite, car toute substance est
+necessairement une ou plusieurs. Comme l'on considere souvent la matiere
+sans ses qualites, la quantite a ete mise avant la qualite. Cependant il
+y a des qualites tellement substantielles qu'elles sont inseparables des
+substances, ce sont les differences. Mais enfin tel est l'ordre etabli
+par l'autorite[470]. La quantite d'ailleurs offre cette analogie avec
+la substance que, comme elle, elle n'admet en soi ni contrariete ni
+comparaison.
+
+[Note 469: _Dial._ pars I, p. 178.]
+
+[Note 470: Cet ordre n'est pas invariable dans Aristote. Voy.
+_Categ._, IV, et _Analyt. post._, I, XXII.]
+
+La quantite est la chose suivant laquelle le sujet est mesure: on
+pourrait donc lui donner le nom plus connu de mesure. Elle est simple
+comme le point, l'unite, l'instant ou moment indivisible, l'element, la
+voix indivisible et le lieu simple; ou bien elle est composee, comme la
+ligne, la superficie, le corps, le temps, le lieu compose, l'oraison et
+le nombre.
+
+Les quantites simples ou indivisibles n'etant pas accessibles aux sens,
+ne servent pas a la mesure; c'est l'office des quantites composees qui
+sont ou discretes, ou continues. Guillaume de Champeaux appelait les
+quantites simples, des natures speciales, parce qu'elles sont les seules
+qui naturellement manquent de parties, et les composees, des
+composes individuels ou individus composes, lesquels ne sont pas uns
+naturellement; exemple, un troupeau ou un peuple. Il ajoutait que les
+noms de ligne, superficie, etc., sont plutot pris (_sumpta_, abstraits)
+de certaines collections ou combinaisons qu'ils ne sont vraiment
+substantifs ou noms de substances.
+
+Ici Abelard traite du point, et il donne sur le point et les quantites
+qu'il engendre les notions preliminaires de la geometrie. Il n'est
+arrete que par une objection de Boece, qui ne veut pas que le point
+ajoute a lui-meme constitue la ligne, parce que rien ajoute a rien
+ne produit rien. Il avoue qu'il ne connait pas la solution de cette
+difficulte, quoiqu'il en ait entendu bon nombre de la bouche des
+arithmeticiens, "etant lui-meme tout a fait ignorant de cette science."
+Il donne cependant la solution de son maitre, c'est-a-dire de Guillaume
+de Champeaux. En quelque lieu qu'une ligne soit coupee, a l'extremite de
+chacune de ses sections apparaissent des points, qui etaient auparavant
+en contact; donc, sur toute la ligne, il y a des points. Ces points sont
+de l'essence de la ligne, sinon les parties de la ligne ne seraient pas
+continues, puisque ce sont les points qui se touchent. Ceux-ci seraient
+alors interposes et briseraient la continuite de la ligne[471].
+
+[Note 471: L.c., p. 182.--Arist., _Cat._, VI.--Boeth. _in Praed._,
+p. 148.]
+
+Parmi les quantites composees se distingue le temps; c'est une quantite
+continue, car ses parties se succedent sans intervalle. On objecte que
+ces parties, toujours en transition, toujours instables, ne sont pas
+plus continues que celles d'une oraison, lesquelles se succedent sans
+continuite. Mais la succession de celles-ci est notre oeuvre, et la
+succession des parties du temps est naturelle; nous ne pouvons, nous,
+produire une continuite telle qu'il n'y ait quelque distance entre
+ses elements. Les parties du temps sont les unes simples, ce sont les
+instants, et les autres composees, ce sont les composes de ces moments
+indivisibles. Le temps est donc une quantite continue dans le sujet par
+la succession des parties. C'est par le temps que tout se mesure: toutes
+les choses ont donc en soi leurs temps, qui sont comme leurs mesures.
+Ainsi l'on ne doit pas concevoir la continuite d'un temps compose dans
+des choses differentes, quoiqu'on puisse percevoir en elles des parties
+coexistantes; mais il faut admettre dans un meme sujet des moments qui
+se succedent comme une eau qui coule. Les choses se mesurent, quant a
+leurs temps, a l'aide d'une action horaire, diurne, ayant enfin une
+certaine duree, et dont les parties ne sont pas permanentes, mais
+passent avec celles du temps. Toutes les choses ayant leurs temps,
+c'est-a-dire, leurs heures, jours, mois, etc., de duree, tous ces temps
+reunis forment un seul jour, un seul mois, etc., enfin un seul temps.
+
+Le temps est un tout qui differe de tous les autres. Dans ceux-ci, posez
+le tout, vous posez la partie, et la destruction de la partie detruit
+en partie le tout; mais vous pouvez detruire le tout sans detruire
+la partie, et en posant la partie, vous ne posez pas le tout. C'est
+l'inverse pour le temps. Ainsi, s'il y a maison il y a muraille, sans
+conversion, c'est-a-dire, sans reciprocite; car on ne peut dire s'il y
+a muraille, il y a maison. Au contraire, s'il y a la premiere heure du
+jour, il y a jour, et la proposition inverse n'est pas vraie. Abelard
+accepte ces distinctions, qui sont de tradition; toutefois il observe
+que sous le nom de jour on entend douze heures prises ensemble, et dont
+aucune ne peut exister, si une seule n'existe pas. On en conclut que
+cette proposition: _Le jour existe_, ne peut jamais etre vraie, les
+douze heures ne pouvant jamais exister ensemble; cela est exact; mais
+parlant figurativement, nous disons, comme le jour existe par partie,
+qu'une partie est une partie du jour. Proprement, on ne peut appeler
+un tout, ce dont il n'existe jamais qu'une partie; mais souvent nous
+prenons comme un entier ce qui n'en est pas un veritablement, et nous
+adaptons des noms a des choses comme si elles existaient, quand nous
+voulons en faire comprendre quoi que ce soit. Tels sont les noms de
+passe et de futur, que nous employons, lorsque nous voulons en donner
+quelque idee ou mesurer quelque chose par leur moyen, quoiqu'ils ne
+soient pas meme des temps. Car ils ne sont point des quantites, n'etant
+dans aucun sujet, et ils ne sont dans aucun sujet, puisqu'ils ne sont
+pas. "Le temps qui fut ou qui n'est pas encore ne devrait pas plus etre
+appele temps que le cadavre humain ne doit etre appele homme." Seulement
+une chose passee a precede la presente, comme la presente precede la
+chose a venir. Des temps de chaque chose nous composons le temps, et le
+temps present est le terme commun du passe et de l'avenir.
+
+Le nombre a pour origine l'unite, il est une collection d'unites. Deux
+unites font le binaire, trois le ternaire, etc. Tous ces nombres,
+suivant Guillaume de Champeaux, n'etaient pas des especes du nombre,
+n'avaient pas le nombre pour genre, puisqu'un nombre ne pouvait etre une
+chose une, une essence. Un habitant de Rome et un habitant d'Antioche
+font le binaire ou le nombre deux. Est-ce donc une chose que ce qui se
+compose de deux choses si distinctes et si distantes? Ainsi, disait-il,
+tout nom de nombre, le binaire, le ternaire, sont des noms pris des
+collections d'unite, _noms pris, sumpta_, ou, si l'on veut, abstraits.
+Abelard voit a cela quelque difficulte et trouve plus a propos de dire
+que le nombre est un nom substantif et particulier de l'unite, qui
+signifie egalement unite au singulier et au pluriel. Binaire, ternaire
+et les autres nombres, seront des noms du pluriel. "Ceux qui croient que
+dans les noms d'especes ou de genres, sont contenues non-seulement les
+choses unes de nature (les individus), mais encore celles qui sont
+substantiellement (mieux, _substantivement_) designees par ces noms,
+pourront appeler peut-etre les noms de nombre des especes, attendu
+qu'ils suivent plus la logique dans le choix, des noms que la physique
+dans la recherche de la nature des choses." Ceci s'adresse, comme on le
+voit, aux realistes.
+
+Comme le nombre, l'oraison est une quantite. Aristote appelle oraison
+les sons, ou, si l'on veut, les voix significatives, lorsqu'elles sont
+proferees en combinaison avec l'air lui-meme. "Cependant," dit Abelard,
+"le systeme de notre maitre voulait, je m'en souviens, que l'air seul,
+a proprement parler, fut entendu, resonnat et signifiat, etant
+seul frappe, et qu'on ne dit de ces sons qu'ils sont entendus ou
+significatifs qu'en tant qu'ils sont adjacents a l'air ou plutot aux
+parties d'air entendues ou significatives. Mais, a ce sens, on pourrait
+soutenir que toute forme de l'air, fut-ce sa couleur, est entendue et
+signifiee." Proprement, le son n'est entendu et ne signifie qu'autant
+que par le battement de l'air il est produit dans l'air et rendu par ce
+meme air sensible aux oreilles. Par les sens nous percevons les formes
+des substances, par l'ouie nous recevons et sentons le son profere.
+
+On demande quand cette oraison ou proposition: _L'homme est un animal_,
+laquelle n'a point de parties permanentes, devient significative; est-ce
+au commencement, au milieu, a la fin? La signification n'est accomplie
+qu'au dernier point du prononce. En vain dit-on qu'il faut alors que les
+parties qui ne sont plus signifient, parce qu'autrement il n'y aurait
+que la derniere lettre de significative. Ce n'est qu'apres que la
+proposition est toute prononcee que nous en tirons une pensee; nous la
+comprenons en rappelant a la memoire les parties proferees immediatement
+auparavant. C'est par l'intelligence et la memoire que nous constatons
+une signification. Dire que l'oraison proferee signifie, ce n'est pas
+lui attribuer une forme essentielle, qui serait la signification; mais
+c'est reconnaitre a l'ame de l'auditeur une comprehension operee a la
+suite de l'oraison prononcee. Quand nous disons: _Socrate court_, le
+sens ou la signification parait n'etre que la conception produite, apres
+la prononciation, dans l'ame d'un auditeur. Ainsi la proposition: _La
+chimere est concevable_[472], se comprend figurativement, non qu'elle
+attribue a aucune chose la forme de la chimere ou ce qui n'est pas, mais
+parce qu'elle produit une certaine pensee dans l'ame de celui qui pense
+a la chimere. Si donc, par la signification d'un nom, nous n'entendons
+point une forme essentielle, mais seulement ce qui engendre un concept,
+l'oraison significative sera celle qui fait naitre une idee dans
+l'intelligence. Le nom de _signifiant_ ou _significatif_ est pris de la
+cause plutot que d'une propriete; il convient a ce qui est cause qu'un
+concept se produise dans l'esprit de quelqu'un.
+
+[Note 472: _Chimaera est opinabilis_ (p. 192). _Opinabilis_ vaut
+mieux que _concevable_, l'_opinatio_ ([Grec: doxa]) etant precisement
+la pensee a son moindre degre, la pensee de ce qui n'est pas. (Arist.,
+_Hermen._, XI; _Boet., De Interp._, p. 423.) Au reste cet exemple de la
+chimere, la question de savoir comment on pouvait concevoir ou nommer le
+chimerique, le centaure, l'hirco-cervus ([Grec: Tragelaphos]. _Hermen._,
+I, 1), occupait beaucoup les scolastiques. Voyez sur _chimaera
+intelligitur_ le c. VII.]
+
+Apres la quantite, on prevoit qu'Abelard passe aux autres categories;
+seulement il change l'ordre d'Aristote, et arrive immediatement a celles
+qu'on appelle _quand_ et _ou_. Sur l'une et l'autre il se fait cette
+question: Les categories ou predicaments sont ce qu'on a nomme les
+genres ou generalites par excellence, les genres les plus generaux,
+ce qu'il y a de plus general, _generalissima_. Or, _ou_ et _quand_
+ne semblent pas tels, puisqu'ils ne paraissent pas etre des premiers
+principes; _ou_ nait du lieu, _quand_ vient du temps. Mais les principes
+premiers ne sont premiers que par la matiere et non par la cause. Car si
+par principe on entend cause, la substance sera le principe des autres
+predicaments, puisque c'est en elle que tous se realisent, et qu'etant
+soutenus par elle, c'est d'elle, sans nul doute, qu'ils tiennent
+l'etre[473].
+
+[Note 473: _Dial._, pars I, p. 199.]
+
+Cette observation est importante, mais Abelard ne la pousse pas plus
+loin. Elle le met cependant sur la voie de la distinction a faire entre
+la dialectique et l'ontologie, qu'il appelle la logique et la physique,
+c'est-a-dire entre la science des conceptions de l'etre et celle de
+la nature des etres. L'une est au vrai sens du mot une ideologie, et,
+jusqu'a un certain point, une hypothese; l'autre est la connaissance de
+la realite, ou cet empirisme transcendant qui donne les choses et
+non des abstractions. Cette distinction est souvent entrevue par les
+scolastiques; ils y font, en passant, allusion; et s'ils n'insistent
+pas, peut-etre pensaient-ils qu'elle allait sans dire. Mais plus souvent
+encore ils ont l'air de l'oublier ou de la meconnaitre; et prenant au
+serieux toute leur geometrie intellectuelle, toute cette science de
+convention, ils semblent mettre une ontologie factice a la place de la
+veritable, realiser les abstractions, materialiser les etres de raison
+et faire vivre l'esprit dans un monde compose d'apparences et peuple de
+fantomes. C'est cette ontologie qui a decrie la scolastique et compromis
+le nom meme d'ontologie, au point que dans un grand nombre d'esprits
+cette science est devenue le synonyme de l'hypothese et de la chimere.
+
+Abelard, quoiqu'il passe en revue les dix categories, n'epuise pas la
+matiere. Il donne pour raison que l'autorite n'a laisse de la plupart
+des predicaments qu'une enumeration. Aristote, en effet, ne parle avec
+detail que des quatre premiers. "Aristote," ajoute-t-il, "au temoignage
+de Boece, a traite avec plus de profondeur et de subtilite des
+predicaments _ubi_ et _quando_ dans ses _Physiques_, et de tous dans
+ceux de ses livres qu'il appelle _les Metaphysiques_. Mais ces ouvrages,
+aucun traducteur ne les a encore appropries a la langue latine, et voila
+pourquoi la nature de ces choses nous est moins connue[474]."
+
+[Note 474: _Dial._, p. 200. La Physique et la Metaphysique n'etaient
+donc pas traduites ni etudiees. Les manuscrits grecs, dont on pouvait
+connaitre l'existence, etaient comme non avenus. Boece nomme ces
+ouvrages dans son commentaire sur les categories (p. 190), mais il cite
+aussi au meme endroit le traite d'Aristote sur la generation et la
+corruption, et comme il en cite le titre en grec, Abelard l'omet.]
+
+On voit ce qu'etait des lors Aristote. La science se mesurait a la
+portion connue de ses ouvrages. Cependant il est remarquable qu'Abelard
+montrait pour Platon, qu'il connaissait si peu, plus de deference encore
+et de penchant. A propos de la relation, il rappelle, sur la foi de
+Boece, que Platon avait donne une definition recue, puis critiquee et
+reformee par Aristote. Cette definition portait que les relatifs sont
+les choses qui peuvent etre assignees les unes aux autres d'une facon
+quelconque par leurs propres, comme un nom assigne a un autre par le
+genitif. Mais Aristote, en examinant mieux cette definition, la trouva
+trop large. "Il osa corriger l'erreur de son maitre, et se fit le maitre
+de celui dont il se reconnaissait le disciple." Il donna donc cette
+definition: "Il y a relation quand une chose n'est que par rapport a une
+autre;" c'est-a-dire quand une chose n'existe que par une autre[475].
+Beaucoup de choses peuvent etre rapportees a d'autres sans que l'etre
+des unes depende de l'etre des autres. _Le boeuf de cet homme_ n'exprime
+pas un rapport pareil a celui qui est exprime par _l'aile de l'aile_,
+car sans _aile_ il n'y a plus d'_aile_, et _l'homme_ existe sans _le
+boeuf_. Si la definition de Platon, convenant a tous les rapports, est
+trop large, on a trouve celle d'Aristote trop etroite, et l'on a dit
+qu'elle n'embrassait point la relation dans sa plus grande generalite.
+"Mais," observe Abelard, "si nous nous hasardons a blamer Aristote le
+prince des peripateticiens, quel autre adopterons-nous donc?" et il
+s'applique a justifier le maitre qui lui reste.
+
+[Note 475: Je traduis ici les deux definitions sur le texte
+d'Abelard (_Dial_., p. 201), l'une: "Omnia illa _ad aliquid_ quaecumque
+ad se invicem assignari per propria quoque modo possent. (Platon?)
+Sunt ea _ad aliquid_ quibus est hoc ipsum esse ad aliud se habere."
+(Aristote.) Boece, qui nous apprend qu'on croyait la premiere
+definition de Platon, les donne toutes deux plus clairement et plus
+correctement:--"1 deg. _Ad aliquid_ dicuntur quaecumque hoc ipsum quod sunt
+aliurum esse dicuntur, vel quomodo libet aliter ad aliud.--2 deg. Sunt _ad
+aliquid_ quibus hoc ipsum esse est _ad aliquid_ quodam modo se habere."
+(_In Praed_., p. 155 et 169.) M.B. Saint-Hilaire traduit d'une maniere
+plus conforme au texte d'Aristote en disant: 1 deg. "On appelle relatives
+les choses qui sont dites, quelles qu'elles soient, les choses d'autres
+choses, ou qui se rapportent a une autre chose, de quelque facon
+differente que ce soit.--2 deg. Les relatifs sont les choses dont
+l'existence se confond avec leur rapport quelconque a une autre chose."
+(T. I, _Categ._, c. vii, p. 81 et 91.) Voici l'original: 1 deg. [Grec:
+Pros ti de ta toiauta legetai, osa auta aper estin, heteron einai
+legetai, ae hoposoun allos pros heteron.]--2 deg. [Grec: Esti ta pros ti,
+ois to einai tauton esti to pros ti pos echein.] (_Cat_., VII, vii, 1 et
+24.)]
+
+"Nous avons," dit-il en terminant, "dans tout ce que nous venons
+d'enseigner sur la relation, suivi principalement Aristote, parce que la
+langue latine s'est particulierement armee de ses ouvrages et que nos
+devanciers ont traduit ses ecrits du grec en cette langue. Et nous
+peut-etre, si nous avions connu les ecrits de son maitre Platon sur
+notre art, nous les adopterions aussi, et peut-etre la critique du
+disciple touchant la definition du maitre paraitrait-elle moins juste.
+Nous savons en effet qu'Aristote lui-meme dans beaucoup d'autres
+endroits, excite peut-etre par l'envie, par le desir de la renommee,
+ou pour faire montre de science, s'est insurge contre son maitre, ce
+premier chef de toute la philosophie, et que, s'acharnant contre ses
+opinions, il les a combattues par certaines argumentations et meme par
+des argumentations sophistiques; comme dans ce que nous rapporte Macrobe
+au sujet du mouvement de l'ame[476]. De meme, ici peut-etre s'est-il
+glisse quelque malveillance, soit qu'Aristote n'ait pas ete juste dans
+sa maniere de prendre la doctrine de Platon sur la relation, soit
+qu'il expose mal le sens de la definition et y ajoute de son fonds des
+exemples mal choisis, afin de trouver quelque chose a corriger. Mais
+puisque notre latinite n'a pas encore connu les ouvrages de Platon sur
+cet art, nous ne nous ingerons pas de le defendre en choses que nous
+ignorons. Nous pouvons cependant faire un aveu, c'est qu'a considerer
+plus attentivement les termes de la definition platonique, elle ne
+s'ecarte pas de la pensee d'Aristote." Lorsqu'il a dit: "Les relatifs
+sont des relatifs en ce qu'ils sont choses des autres choses," il a
+regarde moins a la construction des mots, qu'a la relation naturelle
+des choses. Il ne s'agit pas, en effet, d'une attribution quelconque,
+verbale, accidentelle, mais substantielle. Ce qui est assigne par
+possession n'est pas relatif dans le sens technique, car ce n'est pas
+ce qui accompagne naturellement le sujet, ce qui en depend
+substantiellement. Le boeuf d'un homme, n'est que le boeuf possede par
+un homme. Une chose est relative a une autre, elle est _ad aliquid_,
+lorsqu'elle est _d'une autre_, en ce sens qu'elle en depend, comme la
+paternite et la filiation dependent mutuellement l'une de l'autre. Sans
+doute cette relation est exprimee par le genitif, ce qui est _d'un_
+autre, _quod est aliorum_; mais le genitif n'exprime pas uniquement la
+simple assignation de ce qui est possede a ce qui possede, il enonce
+aussi la relation de dependance essentielle, comme lorsqu'on dit: Le
+pere est le pere du fils. Dans cette proposition, on peut entendre
+egalement et que la substance du pere est dans un certain rapport avec
+le fils ou que les deux substances se concernent, et qu'il y a du pere
+au fils une relation necessaire qui fait que l'un ne peut etre sans
+l'autre.
+
+[Note 476: _Dial._, p. 206. A la maniere dont parle Abelard, il
+parait avoir connu le texte meme de Macrobe. (_In somn. Scip._, l. II,
+C. XIV.)]
+
+L'etude des autres categories, meme celle de qualite, nous apprendrait
+peu de chose, et nous passons au livre III.
+
+La seconde partie de l'Organon est le traite _super periermenias_, comme
+l'appelle Abelard, qui n'etait pas le seul a prendre ce titre pour un
+seul mot: [Grec: Ermaeneia], Hermeneia; _de Interpretatione_, comme
+disent les premiers traducteurs; _du langage_ ou _de la proposition_,
+comme dit le dernier traducteur de la Logique. Dans la Dialectique
+d'Abelard, qui est son Organon, la premiere partie est terminee par un
+livre _de Interpretatione_, qui succede aux _Predicaments_, et ce
+livre III est, a beaucoup d'egards, comme dans Aristote, une grammaire
+generale[477]. La sont veritablement traitees les parties du discours,
+et notamment le nom et le verbe. Cependant on y remarque quelque
+dissidence sur les questions communes entre les dialecticiens et les
+grammairiens, et Abelard se prononce en general pour les premiers. Il
+serait impossible de le suivre dans le detail de ses recherches sur les
+mots, et nous marcherons ici rapidement.
+
+[Note 477: _Dial._, pars I, l. III, p. 209, 226.--_De la Log.
+d'Arist._, t. I, p. 183.--_Log. d'Arist._, trad. par le meme, t. I, p.
+147.]
+
+Guillaume de Champeaux est souvent cite. Il parait evident qu'il avait
+touche a toutes les parties de la dialectique, et produit, sur maintes
+questions, des vues nouvelles qui ne manquent pas de subtilite. De ces
+questions, celle qui semble le plus occuper Abelard, est la question de
+savoir ce que c'est que la signification des mots. On a deja vu tout
+a l'heure qu'il entend par _signifier_ produire une idee. C'est une
+consequence que pour juger de la signification des mots, il faut moins
+regarder aux mots qu'a l'intelligence de l'auditeur. Soit donc posee la
+question: Un nom signifie-t-il tout ce qui est dans la chose a laquelle
+le nom a ete impose, ou bien seulement ce que le mot meme denote et ce
+qui est contenu dans l'idee qu'il exprime? Abelard se decide pour cette
+derniere opinion, qui etait celle d'un certain Garmond[478] contre
+Guillaume de Champeaux; le premier s'appuyant sur la raison, tandis que
+le second semblait appuye par l'autorite. Ainsi l'on ne peut accorder au
+dernier que le nom d'un genre signifie l'espece, quoique l'espece soit
+dans le genre, ni que le nom abstrait designe le sujet de l'accident
+qu'il exprime, quoique l'accident soit dans le sujet et n'en puisse etre
+separe. Chacun de ces noms ne signifie que l'idee qu'il excite dans
+l'esprit; ainsi quoique les hommes soient des animaux, le nom d'animal
+ne signifie point homme, parce qu'il ne produit pas l'idee d'homme.
+Encore moins de ce que l'homme est blanc, suit-il que _blanc_ designe
+l'_homme_. Il y a dans cette opinion de Garmond, adoptee par Abelard,
+contre le sens apparent de quelques mots d'Aristote et de Boece, une
+tendance louable a subordonner la dialectique a la psychologie.
+
+[Note 478: _Dial._, p. 210. Ce Garmond est inconnu.]
+
+Nous ne dirons rien de plus sur cette premiere partie. Elle ne contient
+pas de grandes nouveautes; mais ce que nous en avons extrait donne une
+certaine idee de la maniere d'Abelard, ainsi que de l'ouvrage qu'il nous
+a laisse et de la science qu'il professait. Il refait la logique apres
+Aristote et d'apres ce qu'il sait d'Aristote. Il explique, commente,
+developpe les idees de l'autorite, et quelquefois expose et discute les
+objections et les nouveautes qui se sont posterieurement produites:
+c'est alors qu'il donne du sien. Encore est-il difficile de distinguer
+ce qui peut se rencontrer d'original dans ce qu'il n'emprunte pas a
+Porphyre et a Boece. On ne saurait avec certitude attribuer de la
+nouveaute qu'aux opinions qu'il presente comme celles de son maitre,
+c'est-a-dire de Guillaume de Champeaux, et de l'originalite qu'a celles
+qu'il exprime, quand il refute et remplace ces opinions. Somme toute, ce
+qui est a lui, c'est moins le fond des doctrines que la discussion.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+SUITE DE LA LOGIQUE D'ABELARD.--_Dialectica_, DEUXIEME PARTIE, OU LES
+PREMIERS ANALYTIQUES.--DES FUTURS CONTINGENTS.
+
+La theorie de la proposition et du syllogisme categorique est la base
+de la logique proprement dite; et l'on ne s'etonnera pas que dans la
+seconde partie de son ouvrage[479], Abelard l'ait exposee avec etendue.
+Ici les idees originales, les opinions caracteristiques continuent
+d'etre fort rares. Il est difficile d'innover dans cette mathematique
+immuable qu'Aristote a probablement creee et certainement fixee pour
+jamais. Encore aujourd'hui, quiconque traite de la proposition ou du
+syllogisme, repete Aristote. Sous ce rapport, il est encore et il
+demeurera _l'autorite_. En exposant avec beaucoup de details des idees
+pour la plupart communes a tous les dialecticiens du moyen age, en
+n'y apportant de particulier qu'une subtilite minutieuse et toujours
+beaucoup d'esprit, Abelard s'efface et se laisse oublier. Je me trompe
+cependant; voulant quelque part montrer, par un exemple, qu'il y a
+des termes qui ont un sens arbitraire et des noms qui ne rendent que
+l'intention de celui qui les a donnes, il a dit ces mots: "Le nom
+d'Abelard ne m'a ete donne qu'afin d'indiquer qu'il s'agit de ma
+substance[480]." Ailleurs, peut-etre, il ne se designe pas moins, ou
+plutot il se trahit, lorsque, voulant enumerer les diverses classes
+d'oraisons, il donne pour exemple de l'imperative cet ordre d'un maitre:
+_Prends ce livre_; pour exemple de la deprecative: _Que mon amie
+s'empresse_; pour exemple enfin de la desiderative, ces mots que nous ne
+traduisons pas: _Osculetur me amica_[481]. Est-ce a Cluni qu'il ecrivit
+ces mots?
+
+[Note 479: _Dial._, pars II, in III l., p. 227-323.--Abelard appelle
+cette partie _Analytica priora_, titre de la troisieme partie de
+l'Organon. Seulement dans Aristote, cette troisieme partie ne traite
+point de l'oraison ni de la proposition, ni par consequent de
+l'affirmation et de la negation, etc., tout cela ayant trouve en place
+dans l'_Hermeneia_. Les Analytiques premiers ou premieres roulent
+exclusivement sur l'analyse du syllogisme; et Abelard, en conservant le
+titre, aurait du conserver la division. Au reste, il n'avait pas sous
+les yeux les Analytiques d'Aristote, et il etait principalement guide
+par le traite de Boece sur le syllogisme categorique; c'est cet ouvrage
+qui, soit par son introduction (Boeth. _Op._, p. 558), soit par son
+premier livre (_id._, p. 580), lui a donne l'exemple de joindre a la
+theorie du syllogisme tout ce qui concerne l'oraison et la proposition.]
+
+[Note 480: _Dial._, pars I, l. III, p. 212.]
+
+[Note 481: _Dial_., pars II, p. 234 et 236.--Accipe
+codicem.--Festinet amica.]
+
+C'est dans cette partie de la philosophie que la science parait le
+plus abstraite, le plus etrangere aux realites, et ce sont surtout les
+opinions d'Abelard sur le fond des choses qui excitent notre curiosite.
+Nous avons dit et nous verrons mieux encore par la suite que ce fond des
+choses n'est pas toujours aussi etranger qu'il le semble a la pensee du
+philosophe et meme du dialecticien. Mais il est un point de la theorie
+de la proposition ou Abelard fait cesser jusqu'a cette apparence, et
+dans une digression heureuse, donne un des plus remarquables exemples de
+l'application de la dialectique a la metaphysique. C'est la un procede
+de la science comparable, sous plusieurs rapports, a l'application de
+l'algebre a la geometrie; et comme il s'agit d'une question importante,
+sur laquelle Abelard s'est fait une renommee, de la question du libre
+arbitre, nous reproduirons ses idees avec un peu de developpement.
+
+Pour bien comprendre la question, il faut remonter a la theorie de la
+proposition. Elle se definit: une oraison qui signifie le vrai ou le
+faux. La signification de la proposition est susceptible de faussete ou
+de verite, tant par rapport aux conceptions que par rapport aux choses.
+Dans la proposition: _Socrate court_, ce ne sont pas les conceptions de
+_Socrate_ et de _course_ que nous entendons combiner; c'est la chose
+_course_ que nous voulons combiner a la chose _Socrate_, et la
+conception que nous provoquons dans l'esprit de celui qui nous ecoute
+est une conception de realite.
+
+La proposition, en tant qu'elle porte sur les conceptions, n'a presque
+aucune consequence necessaire, elle en a de nombreuses, en tant qu'elle
+porte sur les choses memes. En prononcant une proposition, on a ou
+l'on n'a pas de certaines conceptions, et toutes celles que la logique
+tirerait des termes de la proposition, ne nous sont pas necessairement
+presentes a l'esprit. De la chose meme enoncee par la proposition, nait
+au contraire plus d'une consequence obligee. Si je pense que tout homme
+est un animal, je ne pense pas necessairement que l'homme est un corps;
+mais du fait que tout homme est un animal, resulte necessairement le
+fait que l'homme est un corps; d'ou cette regle, vraie pour les choses,
+fausse pour les idees: "Si l'antecedent existe dans la realite, il est
+necessaire que le consequent existe dans la realite[482]."
+
+[Note 482: _Dial._, pars II, p. 237 et seqq.--La liaison de
+l'antecedent et du consequent joue un grand role dans la theorie du
+syllogisme hypothetique, et les idees d'Abelard sur ce point avaient
+de la celebrite. (Voy. Johan. Saresb. _Pollcrat._, l. II, c. XXII, et
+_Metalog._, l. III, c. VI.)]
+
+Vraie ou fausse, la proposition est affirmative ou negative.
+L'affirmation et la negation d'un meme sont contradictoires; ce qui
+s'exprime en disant: "L'affirmation et la negation divisent;" ce qui
+revient a dire que tout ce qui n'est pas dans l'une est necessairement
+dans l'autre. Cela est evident pour les propositions relatives au
+present; mais il est des propositions qui ne se renferment pas dans le
+temps present. Des affirmations ou negations vraies ou fausses peuvent
+se dire au passe ou au futur. De celles-ci, et particulierement
+des dernieres, on a doute que l'affirmation ou la negation fussent
+divisoires (_dividentes_), c'est-a-dire que la verite de la negation
+y dut exclure celle de l'affirmation, et reciproquement; car aucune
+proposition au futur, c'est-a-dire prononcant sur un evenement
+contingent, ne saurait etre vraie d'une verite necessaire. On prevoit
+comment le libre arbitre a pu se trouver interesse dans cette question.
+
+Dans l'avenir, en effet, l'evenement n'est jamais determine. La
+proposition n'est vraie, comme elle n'est fausse, qu'a la condition de
+la determination. Or, la determination n'est possible que pour le passe,
+le present, ou bien encore le futur necessaire ou naturel, parce que
+dans ces cas les propositions enoncent des evenements determines. Nous
+appelons determines les evenements qui peuvent etre connus dans leur
+existence, comme les evenements presents ou passes, ou qui sont certaine
+par la nature de la chose, comme les evenements futurs necessaires ou
+naturels. _Dieu sera immortel_, est un futur necessaire; _un homme
+mourra_, c'est un futur naturel. Ce dernier evenement n'est pas un futur
+necessaire, car il n'est pas necessaire qu'_un homme meure_; mais un
+futur necessaire est naturel, il resulte de la nature de l'etre.
+
+On peut donc distinguer deux futurs, le naturel et le contingent. Ce
+dernier seul est celui qui se prete a l'alternative, c'est-a-dire qui
+se concoit aussi bien avec le non-etre qu'avec l'etre. _Je lirai
+aujourd'hui_, est de cette espece; car il peut egalement arriver que
+je lise ou que je ne lise pas. L'evenement d'un futur contingent etant
+indetermine, les propositions qui enoncent un tel evenement sont vraies
+ou fausses indeterminement ou, pour mieux dire, d'une verite ou d'une
+faussete indeterminee. Mais cette indetermination n'est relative qu'a
+l'evenement qu'elles enoncent. Dans l'avenir, c'est-a-dire dans un
+present qui n'est pas encore, de l'affirmation ou de la negation de
+l'evenement, l'une sera vraie et l'autre fausse; voila qui est determine
+et certain. Rien ne l'est que cela avant l'evenement. Au present meme
+l'evenement peut etre determine, et la verite de la proposition rester
+indeterminee. Par exemple, pour la science humaine, le nombre des astres
+est inconnu; on ne sait s'il est pair ou impair; cependant c'est chose
+deja determinee dans la nature. Il faut donc distinguer la certitude de
+la verite. Il n'y a de determine, quant a la certitude, que ce qui peut
+se connaitre de soi. Si l'on objecte que, bien que de la verite d'une
+proposition l'evenement reel ne paraisse pas pouvoir etre infere,
+cependant la certitude de l'une engendre celle de l'autre, parce que si
+l'antecedent est certain, certain est le consequent; cela peut etre vrai
+quant a la certitude, mais non quant a la determination. Des futurs
+contingents peuvent etre certains, mais non determines. Or ce sont les
+seuls futurs dont parle Aristote, car lorsqu'un futur est determine par
+la nature de la chose, il assimile la proposition a une proposition
+au present. On peut appeler futur ce qui est necessaire; car le
+necessairement futur sera toujours futur ou ne sera jamais present, et
+ce qui ne sera jamais present n'est point futur. Tout futur sera present
+un jour. Il n'est pas meme vrai que tout ce qui sera toujours futur ne
+sera jamais present; car le meme peut etre egalement futur et present,
+quant a la meme chose: comme l'est, quant au fait d'etre assis, celui
+qui s'est deja assis et qui s'asseoira; comme le ciel, qui doit toujours
+tourner et qui tourne toujours; comme Dieu, qui toujours fut, est et
+sera.
+
+Or, quoique aucune proposition au futur contingent ne soit vraie ou
+fausse _determinement_, cependant ce qui est determine et necessaire,
+c'est que de toutes les divisions de la proposition une soit vraie et
+une autre fausse: "_Socrate lira, Socrate ne lira pas_." Aucune, dit-on,
+n'est vraie, aucune n'est fausse. Dites qu'on ne peut le savoir, mais
+rien de plus. Nous ne savons pas si le nombre des astres est pair; mais
+s'il est pair, la proposition: _Les astres sont en nombre pair_, est
+vraie. De meme pour le futur.
+
+Si l'avenir est tel que l'annonce la proposition, elle est vraie; sinon,
+elle est fausse. Ce que sera le futur est incertain, mais il sera
+comme la proposition l'affirme ou comme elle le nie; cela est certain,
+c'est-a-dire qu'il est certain que si l'une des propositions est vraie,
+l'autre est fausse. Qu'on ne dise point qu'une proposition qui dit ce
+qui n'est pas, ne saurait etre vraie. Elle ne serait pas vraie, si elle
+disait que ce qui n'est pas est, mais non quand elle dit que ce qui
+n'est pas sera. Ce qu'elle dit alors n'est pas, mais peut etre; ainsi la
+proposition peut etre vraie.
+
+Mais on a conteste cette application du principe de contradiction en
+vertu de la division, comme parle la logique. On a dit: Si de toute
+affirmation ou negation divisoire il est necessaire que l'une soit vraie
+et l'autre fausse, il en est de meme de ce qu'elles enoncent; alors
+necessairement ce qu'enonce la vraie est necessairement, et ce que dit
+la fausse necessairement n'est pas. Ainsi des futurs contingents, l'un
+est et l'autre n'est pas; il est donc necessaire que l'un soit un jour
+et l'autre non. La consequence est que tout arrive necessairement, et
+que le conseil et l'effort sont choses vaines. Or, l'experience prouve
+qu'il est bon d'etre prudent et de prendre de la peine, et qu'on
+influe ainsi sur les evenements; on en conclut la destruction de la
+consequence. Le consequent detruit, on remonte a la destruction de
+l'antecedent. De ce qu'il n'est pas necessaire que de toutes les choses
+que disent les propositions par division, l'une soit et l'autre ne soit
+pas, on infere qu'il n'est pas necessaire non plus que de toutes ces
+propositions l'une soit vraie et l'autre soit fausse.
+
+On s'appuie pour cela sur ce fait, que beaucoup de choses futures se
+pretent a l'alternative, c'est-a-dire peuvent egalement se faire ou ne
+se pas faire; par exemple, cet habit, il est egalement possible qu'il
+soit coupe ou ne soit pas coupe. Soit, mais pour bien resoudre la
+difficulte, il faut savoir trois choses: ce que c'est que le hasard, le
+libre arbitre, la _facilite de la nature_; ce sont les expressions de
+Boece[483].
+
+[Note 483: Boeth., _De Interp._, ed. sec., p. 364.]
+
+Le hasard est l'evenement inopine qui resulte de causes qui y
+concourent, malgre une tendance intentionnelle tout autre. Un homme qui
+trouve un tresor dans un champ, le trouve par hasard; pourquoi? parce
+qu'il ne le cherchait pas, et que celui qui l'y a enfoui, ne l'avait pas
+enfoui pour qu'il le trouvat. Deux intentions qui visaient a autre
+chose ont amene par leur concours ce resultat, et l'on dit que c'est un
+hasard[484].
+
+[Note 484: _Dial._ pars II, p. 280-290.]
+
+Le libre arbitre est un jugement libre quant a la volonte, _liberum de
+voluntate judicium_. Par lui nous arrivons a faire une chose apres en
+avoir delibere, sans aucune violence externe qui force ou empeche de la
+faire. Quand les imaginations[485] viennent a l'esprit et provoquent la
+volonte, la raison les pese et juge ce qui lui parait le meilleur, puis
+elle agit. C'est ainsi que souvent nous dedaignons ce qui nous est doux
+ou nous semble utile, tandis que nous supportons avec courage et contre
+notre volonte, en quelque sorte, de rudes epreuves. Si le libre arbitre
+n'etait que la volonte, on pourrait dire aussi que les animaux ont le
+libre arbitre.
+
+[Note 485: Les imaginations sont les idees sensibles, [Grec:
+phantasmata], _imaginationes_. Tout ceci est emprunte a Boece. _De
+Interp._, l. III, p. 360.]
+
+Enfin, _la facilite naturelle_ est celle qui ne depend ni du hasard, ni
+du libre arbitre, mais de la nature des choses. Suivant celle-ci, en
+effet, il est ou n'est pas _facile_ (faisable) qu'un evenement ait lieu.
+C'est ainsi qu'il est possible que cette plume soit brisee; cela est
+facile naturellement.
+
+En cette matiere, il y a grande dissidence entre les stoiciens et les
+peripateticiens. Les uns ont tout soumis au destin, c'est-a-dire a la
+necessite. Tout etant eternellement prevu, rien ne peut ne pas arriver,
+et il n'y a de hasard que pour notre ignorance; l'incertitude n'est
+qu'en nous. Les peripateticiens repondent que notre ignorance s'applique
+surtout aux choses qui n'ont naturellement en elles-memes aucune
+necessite constante. Le libre arbitre est, pour les premiers, cette
+volonte necessaire a laquelle l'ame est determinee par sa nature, en
+sorte que la necessite providentielle contraint la volonte meme. Cette
+volonte est en nous, voila tout le libre arbitre qu'ils nous laissent;
+mais on a vu qu'aupres de la volonte il faut encore le jugement de la
+raison. Quant a la possibilite et a l'impossibilite, les stoiciens la
+rapportent a nous, non aux choses, a notre puissance, non a la nature.
+Mais qui ne sait qu'il y a des choses possibles et d'autres impossibles
+par nature? Qui doute que la libre volonte ne soit une chose, et la
+possibilite une autre; que le nom de hasard ou cas fortuit, enfin, ne se
+donne a un evenement inopine, et que l'inopine ne soit, en effet, ce
+qui ne resulte ni de notre volonte, ni de notre connaissance, ni de la
+nature meme d'aucune chose? Il est vrai qu'alors "il faut s'etonner
+qu'on nous dise que l'astronomie donne la prescience des evenements
+futurs; car si les hasards sont independants de la nature, inconnus
+meme a la nature, comment peut-on les connaitre par un art naturel?" On
+objecte aussi les inductions necessaires a la physique; mais il n'y a la
+que des futurs entierement depourvus de necessite. _Les sectateurs de
+cet art_ pretendent qu'il leur donne les moyens de prevoir ces sortes de
+futurs et de predire avec verite qu'un tel homme mourra le lendemain, ce
+qui est un futur contingent, et non qu'il est mort a l'heure qu'il est,
+ce qui est toujours determine. "Mais abandonnons ce sujet, qui nous est
+inconnu, plutot que de nous exposer a en disserter temerairement."
+
+Le premier point a etudier est cette necessite pretendue de tous les
+evenements, ou plutot ce destin qui en est la cause, disons la divine
+providence. Comme Dieu a eternellement prevu tous les evenements
+futurs tels qu'ils seront, et comme il ne peut s'etre trompe dans les
+dispositions de sa providence, on veut que tout arrive necessairement
+ainsi qu'il l'a prevu; autrement, il serait possible qu'il se fut
+trompe. Cette consequence repugne, elle est meme abominable. Or, quand
+le consequent est impossible, l'antecedent l'est aussi. La providence
+de Dieu nous obligerait donc a croire a la necessite universelle, et il
+n'arriverait plus rien par notre conseil et nos efforts.
+
+Mais, parce que Dieu a prevu eternellement l'avenir, d'ou vient qu'il
+aurait impose aux choses aucune necessite? S'il prevoit que les choses
+futures arriveront, il les prevoit aussi comme pouvant ne pas arriver,
+et non comme des consequences forcees de la necessite; autrement, il
+ne les verrait pas dans sa prescience comme elles arriveront dans la
+realite; car elles arrivent en pouvant ne pas arriver. Sa providence
+embrasse tout; il prevoit et que les choses arriveront et qu'elles
+pourront ne pas arriver. Ainsi, pour sa providence, les evenements sont
+plutot soumis a l'alternative qu'a la necessite. C'est un principe
+inebranlable dans l'esprit de tous les fideles, que Dieu ne peut se
+tromper, lui pour qui seul vouloir est faire. Cependant il est possible
+que les choses arrivent autrement qu'elles n'arrivent, et qu'elles
+arrivent autrement que sa providence ne les a prevues, et que cependant
+il n'en resulte pas qu'elle puisse etre trompee. Car si les choses
+avaient du arriver autrement, autre eut ete la providence de Dieu. Ce
+meme evenement s'y conformerait; Dieu n'aurait pas _cette providence_,
+mais une autre qui concorderait avec un autre evenement. Suivant que
+la regle de la solidarite du consequent avec l'antecedent est entendue
+d'une facon ou d'une autre, elle est vraie quand l'antecedent lui-meme
+est vrai, elle est fausse quand il est faux. Ainsi, il y a verite si
+l'on entend que ces mots: _autrement que Dieu ne l'a prevu_, sont la
+determination du predicat _est possible_, en ce sens qu'_une chose qui
+arrive est possible autrement que Dieu ne l'a prevu_. Car Dieu aurait
+toujours la puissance de prevoir autrement l'evenement. Mais il y a
+faussete si, au contraire, ces mots sont la determination du sujet _une
+chose qui arrive_, et si l'on dit qu'_une chose qui arrive autrement que
+Dieu ne l'a prevu est possible_; car c'est une proposition qui affirme
+l'impossible. _La chose qui arrive autrement que Dieu ne l'a prevu_,
+voila le sujet dans son entier; _est possible_, voila le predicat. C'est
+dire: Il est possible qu'une chose arrive autrement qu'elle n'arrive.
+La theorie de la proposition modale enseigne de quelle importance c'est
+pour le sens d'une proposition que les determinations appartiennent aux
+predicats ou appartiennent aux sujets.
+
+Mais revenons a l'argument fondamental, c'est-a-dire a l'application du
+principe de contradiction aux propositions futures.
+
+Si de toutes les affirmations et negations il est necessaire que l'une
+soit vraie, l'autre fausse, il est necessaire que des deux choses
+qu'elles disent l'une soit et l'autre ne soit pas.--Entendez-vous qu'a
+une seule et meme proposition le vrai appartienne toujours? cela ne peut
+se dire, car aucune ne conserve la verite par preference: tantot l'une,
+tantot l'autre est vraie, ce qui est dire que la meme est tantot vraie,
+tantot fausse. Mais si vous ne vous attachez pas exclusivement a une
+seule, si vous les prenez toutes deux indifferemment, et que ce soit
+reellement l'une ou l'autre qui soit la vraie ou qui soit la fausse,
+l'argument est juste. Ainsi l'entend Aristote. "Il est necessaire que
+l'une soit vraie, que l'autre soit fausse," ne veut pas dire: l'une
+est necessairement vraie, l'autre necessairement fausse; mais il est
+necessaire que l'une ou l'autre soit vraie, ou bien que l'une ou l'autre
+soit fausse. Si une quelconque est vraie, il est necessaire que l'autre
+soit fausse, et reciproquement. Il est necessaire, dit Aristote[486],
+que ce qui est soit quand il est, et que ce qui n'est pas ne soit pas
+quand il n'est pas. Mais il n'est pas necessaire que tout ce qui est
+soit, ni que tout ce qui n'est pas ne soit pas. Ce n'est pas la meme
+chose que de dire: tout ce qui est, des qu'il est, est necessairement;
+ou de dire absolument: tout ce qui est est necessairement; et de meme
+pour ce qui n'est pas.
+
+[Note 486: _Hermen._, IX, et Boeth., _De Interp._, edit. sec., p.
+376.]
+
+Je dis: _Necessairement, un combat naval aura lieu ou non demain._ Mais
+je ne dis pas: _Demain un combat naval aura lieu on n'aura pas lieu
+necessairement_; ce qui serait dire que ce qui sera et ce qui ne sera
+pas est necessaire. Or, comme les oraisons ont la meme verite que les
+choses, c'est-a-dire ne sont vraies qu'autant que les choses sont
+vraies, il est evident que, les choses se pretant a l'alternative
+et leurs contraires pouvant arriver, les propositions doivent
+necessairement se comporter de meme par rapport au principe de
+contradiction.
+
+Aristote nous enseigne ainsi que les affirmations et les negations
+suivent, quant a leur verite ou a leur faussete, les evenements des
+choses qu'elles enoncent; par la seulement elles sont vraies ou fausses.
+En effet, de meme qu'une chose quelconque necessairement est quand elle
+est, et n'est pas quand elle n'est pas, ainsi une proposition quelconque
+vraie est necessairement vraie quand elle est vraie, et une non vraie
+est necessairement non vraie quand elle est non vraie. Mais il ne
+s'ensuit pas qu'on puisse dire purement et simplement que toute
+proposition vraie est vraie necessairement et que toute non vraie est
+necessairement non vraie. Car ce qui est necessairement ne peut etre
+autrement qu'il est.
+
+"Maintenant si l'on soutient que de toutes les choses que dit
+l'affirmation ou la negation, l'une est necessairement, l'autre
+necessairement n'est pas, que ceci ou cela est necessairement ou n'est
+pas de meme, on n'en pourra inferer l'aneantissement de l'alternative
+dans les choses, non plus que du conseil et de l'effort, comme le
+voulait la derniere consequence de l'argument. Si au contraire on
+raisonne autrement qu'Aristote n'a raisonne et qu'on entende la regle
+autrement que lui et que la verite, la consequence en question pourra
+etre vraie; mais qu'en resultera-t-il contre le principe d'Aristote? En
+effet si des choses futures l'une arrivait necessairement et l'autre
+necessairement n'arrivait pas, c'en serait fait de toute alternative,
+comme de toute prudence humaine et de tout dessein. A moins qu'on ne
+dise que cela meme ne serait pas un resultat necessaire. Il se pourrait
+que les choses necessaires arrivassent par conseil ou savoir-faire, que
+le conseil et le travail fussent eux-memes necessaires, et tout irait
+de meme. Aristote ne le nie pas; mais il dit que ce sont des causes
+efficaces de choses futures. "Nous voyons, dit-il, que les choses
+futures ont un principe, et la preuve en est dans notre deliberation et
+notre action[487]. C'est ce qui n'arriverait pas si l'evenement etait
+necessaire."
+
+[Note 487: _Hermen._, IX, 10.]
+
+En definitive, voici comment le second consequent peut etre montre faux.
+Si parce que ceci arrivera de necessite, ceci ne doit pas arriver par
+conseil et entreprise, et si parce que la chose arrivera necessairement
+par ces moyens, elle ne doit reellement pas arriver par ces memes
+moyens, il suit que si elle arrive necessairement par ces moyens, elle
+n'arrivera pas necessairement par ces moyens, proposition evidemment
+absurde. En d'autres termes, dire qu'une chose a laquelle la
+deliberation et le dessein ont preside arrivera necessairement, c'est
+dire que la deliberation et le dessein n'y seront pour rien; mais c'est
+dire en meme temps qu'elle arrivera necessairement par deliberation et
+par dessein; ce qui est dire qu'elle n'arrivera point par deliberation
+et par dessein; ce qui est nier et affirmer en meme temps[488].
+
+[Note 488: _Dial._ para II, p. 280-294.]
+
+Remarquons dans cette longue digression deux choses, la pensee et la
+methode. L'une est juste, l'autre singuliere.
+
+En effet, ce que l'auteur defend, c'est la cause du libre arbitre, et il
+la defend par les arguments de fait, les meilleurs de tous. Le conseil,
+la prudence sont utiles, sont estimes; la deliberation est naturelle; la
+volonte libre ne va pas sans un jugement; elle est vraiment libre, parce
+que c'est une force subordonnee a la raison. Cependant Dieu sait tout,
+il prevoit tout. Sa prescience accompagne et devance tous les actes de
+notre liberte. Nous ne sommes donc pas libres; car nous ne pouvons agir
+autrement qu'il ne l'a prevu sans lui faire perdre son infaillibilite.
+Objection embarrassante a refuter logiquement, quoiqu'elle n'ait jamais
+cause a qui que ce soit une perplexite veritable. Abelard fait la
+reponse ordinaire tant repetee apres lui: Dieu a prevu tout, donc il a
+prevu que nous nous deciderions librement, il sait comment nous userons
+de notre liberte. En quoi cette connaissance anticipee peut-elle nuire a
+cette liberte meme?
+
+Tout cela est sense; mais ce qui est curieux, c'est la methode
+philosophique qui conduit a ces questions. La theorie de la proposition
+enseigne que la negation est le contraire de l'affirmation, et que par
+consequent si l'une est vraie, l'autre est fausse necessairement. Or,
+il y a des propositions ou le verbe est au futur. Le contraire de ces
+propositions est-il necessairement faux, si elles sont vraies? Alors
+l'avenir est necessaire; il n'y a plus de futur contingent, la liberte
+disparait. Donc si la definition generale de la proposition est vraie
+de toute proposition, c'en est fait du libre arbitre. Cette difficulte
+inattendue se resout a l'aide d'une distinction juste. Il n'y a de
+propositions necessaires que par l'une de ces regles:--L'antecedent
+pose, le consequent suit,--ou--l'affirmation et la negation sont
+reciproquement opposees. Et ces regles n'existent elles-memes qu'en
+vertu du principe de contradiction. Or ce principe, c'est, dans les
+choses, que toute chose qui est, des qu'elle est, est necessairement;
+ce qui ne veut pas dire que toute chose soit necessairement. Ce qui est
+necessaire, c'est qu'une chose soit ou ne soit pas. Entre deux choses
+qui s'excluent, l'alternative est necessaire; mais ni l'une ni l'autre
+n'est necessaire. Ainsi le principe de contradiction, necessaire en
+lui-meme, n'est que d'une necessite conditionnelle dans les choses.
+La necessite nait dans les choses, la condition une fois remplie.
+Necessairement, il y aura demain ou il n'y aura pas de combat naval;
+cela ne veut pas dire qu'il y aura necessairement demain un combat
+naval, et que necessairement il n'y en aura pas. Cela ne veut pas dire
+que soit qu'il y en ait, soit qu'il n'y en ait pas, ce qui arrivera sera
+necessaire; ce qui est necessaire, c'est qu'il y ait ou ceci ou cela,
+c'est l'alternative. Et pourquoi? parce que, s'il y a un combat
+naval, necessairement il n'est pas vrai qu'il n'y en ait pas, et
+reciproquement. Cette necessite ainsi entendue respecte l'existence des
+futurs contingents. Or, ce qui vient d'etre dit des faits s'applique
+aux propositions. Une proposition au futur comme au present est
+necessairement vraie ou fausse; mais elle n'est pas pour cela d'une
+verite necessaire ou d'une faussete necessaire; et quant a la verite
+de fait d'une proposition, elle ne commence a etre necessaire qu'alors
+qu'elle a acquis la verite reelle. Un homme mourra, et s'il meurt,
+necessairement il ne sera pas non mort; c'est une necessite
+conditionnelle. Dans les choses, si l'evenement arrive, le non-evenement
+sera necessairement faux. Dans la proposition, si elle est vraie, la
+negation de la proposition sera necessairement fausse. Mais ni la
+realite de l'evenement, ni la verite de la proposition n'est necessaire.
+La theorie logique ne porte donc aucune atteinte a l'existence des
+futurs contingents, non plus qu'a celle du libre arbitre. Dieu sait bien
+si l'evenement arrivera, si la proposition est vraie; mais il n'a pas
+mis l'avenir sous la loi de la necessite; et la condition du libre
+arbitre est a cote de la prescience. _Non omnis res_, dit saint Anselme,
+_est neceasitate futura, sed omnis res futura est necessitate futura....
+has necessitates facit volontatis libertas_[489].
+
+[Note 489: S. Ans. _Op., De Concord. praescient. cum lib. arb._ Qu.
+I, c. III, p. 124.]
+
+La discussion a laquelle se livre Abelard est donc bonne et concluante,
+encore que technique et subtile. Nous verrons qu'elle avait pour lui une
+grande importance, et qu'il y revient avec une nouvelle sollicitude dans
+sa theologie. La, en effet, est une grave question de theodicee.
+
+On remarquera seulement qu'ainsi que nous l'avons annonce, la logique
+offre dans son cours des questions qui la depassent et qui interessent
+les parties les plus elevees de la philosophie. Tout n'est donc pas
+science de mots dans la dialectique. Au reste, nous recueillons ici une
+des premieres expressions de cette theorie des futurs contingents, un
+des points les plus celebres et les plus importants de la scolastique.
+Le germe de la doctrine d'Abelard est dans Aristote. Les details sont
+pour la plupart empruntes a Boece, qui a longuement traite la question
+sans toujours l'eclaircir; mais la discussion, bien que peu originale,
+est forte et subtile, et l'on doit maintenant comprendre comment une
+question qui interesse le libre arbitre, et par consequent la morale; la
+providence divine, et par consequent la theodicee; l'action de Dieu sur
+l'homme, et par consequent la religion; la grace et la volonte, et par
+consequent le christianisme, a pu se trouver tout entiere dans cette
+simple question logique: Dans les jugements particuliers et futurs,
+l'affirmation et la negation sont-elles necessairement vraies ou
+fausses? Qui dirait que cette question est au fond celle-ci: Est-il un
+Dieu[490]?
+
+[Note 490: Cf. _Arist. Hermen._, IX, XIII.--Boeth., in lib. _de
+Interpret._, edit. sec., I. III, p. 367-370.--S. Anselm, _Op., De
+concord._, etc., p. 123.--S. Thom. _Summ. theol._, l pars, quiest, XIV.
+art. 1, 2, etc.--Voyez aussi dans la troisieme partie de cet ouvrage les
+c. II, III, V, et surtout le c. VII.]
+
+Abelard termine par l'exposition du syllogisme ses Analytiques premiers.
+C'est, en effet, l'objet fondamental du traite qui porte ce titre dans
+l'Organon, et qu'il n'avait pas sous les yeux. La traduction qu'en a
+donnee Boece lui etait inconnue, et ce sont les traites du consulaire
+romain sur le syllogisme categorique et le syllogisme hypothetique qui
+l'ont evidemment initie a cette theorie vitale de la logique. Chose
+etrange! Enseigner le syllogisme et ne l'avoir pas etudie dans Aristote!
+Nous croyons que cet exemple n'est pas le seul. Les traites elementaires
+sur le syllogisme, les commentaires sur les Analytiques ont abonde
+pendant plusieurs siecles, et ils ont du souvent tenir lieu de l'expose
+concis, serre, algebrique, dans lequel Aristote a si severement condense
+l'invincible theorie du syllogisme. La maniere de Boece devait convenir
+bien mieux a l'esprit d'erudition, toujours explicateur et diffus, qui
+etait le propre des philosophes du moyen age. Mais nous ne les imiterons
+pas en rattachant un commentaire au commentaire d'Abelard, et une
+analyse sommaire serait illisible. D'ailleurs notre philosophe ne nous
+parait avoir rien ajoute au syllogisme, et, a dire vrai, il n'est pas
+aise d'ajouter quelque chose a la decouverte d'Aristote[491].
+
+[Note 491: _Dial._ part. II, p. 305-323.--Abelard a traile assez
+succinctement du syllogisme, et cette fois il est plus bref qu'Aristote.
+On a deja vu qu'il ne connaissait que de nom les Analytiques premiers;
+cependant quand il donne la definition du syllogisme, il transerit celle
+que contient cet currage dans des termes differents de ceux qu'emploie
+Boece dans sa traduction. (_Arist., Analyt. prior.,_ I, 1.--Boeth.,
+_Prior Analyl. Interp._ I, 1, p. 468.) Celle-ci d'ailleurs lui etait
+inconnus. Ou donc a-t-il pris te teste? car pour le sens, cette
+definition est partout. Il faut que celle du Sec. 8 du chapitre; des
+Analytiques I, eut ete citee litteralement dans quelque commentateur, et
+c'est de la qu'il l'aura tiree. Elle se retrouve identique pour le fond,
+mais diverse pour les termes, dans Boece. (_De Syll. cat._, l. II, p.
+599, et _In Topic. Arist._, p. 662.)]
+
+
+
+CHAPITRE V.
+
+SUITE DE LA LOGIQUE D'ABELARD.--_Dialectica,_ TROISIEME PARTIE, OU LES
+TOPIQUES.--DE LA SUBSTANCE ET DE LA CAUSE.
+
+Dans sa Logique, Aristote passe des Premiers Analytiques aux seconds, ou
+du syllogisme a la demonstration. Nous ne trouvons point dans Abelard
+le sujet des Seconds Analytiques traite d'une maniere complete. Tout
+annonce qu'ici l'autorite lui manquait. Aussi la partie de son ouvrage a
+laquelle il donne ce nom, est-elle la quatrieme; il la fait preceder par
+les Topiques, titre de la cinquieme partie de l'Organon; et ses topiques
+ne repondent pas tout a fait a ceux d'Aristote, qu'il n'avait pas.
+
+Les Topiques d'Aristote traitent des lieux de la dialectique. Le
+syllogisme dialectique est celui qui s'appuie sur des propositions
+probables ou convenues entre les interlocuteurs. L'art de discuter ou
+d'employer le syllogisme dialectique est l'objet des Topiques. L'ouvrage
+que Ciceron a intitule de meme, concerne le meme sujet considere
+du point de vue de l'orateur. La dialectique est necessaire a la
+rhetorique; mais la discussion oratoire differe de la discussion
+purement logique. La topique, depuis Ciceron, est toutefois devenue une
+science du ressort des rheteurs plutot que des philosophes. Boece a
+traduit les Topiques d'Aristote et commente ceux de Ciceron; puis il a
+compose, d'apres ce dernier et d'apres Themiste, un ouvrage intitule
+_des Differences topiques_ qui a servi de theme a celui d'Abelard.[492]
+
+[Note 492: Boeth., _In Topic. Arist.,_ 1. VIII, p. 662.--_In Top.
+Cic.,_ 1. VI, p. 767.--_De Diff. top.,_ 1. IV, p. 867.]
+
+Le sujet d'un ouvrage sur les topiques est de sa nature presque
+illimite. Il s'agit en effet de toutes les formes que peut prendre la
+discussion, de toutes les sources ou elle peut puiser ses arguments.
+Une classification est difficile a introduire entre les lieux de la
+dialectique. Ciceron a propose une division, Themiste une autre, et
+c'est a celle-ci que Boece a ramene la premiere. Abelard suit Boece;
+mais tout ce travail a pour nous peu de prix, et la topique a presque
+disparu de la science. Ce n'est que dans le detail qu'il est possible
+de rencontrer ca et la des vues interessantes ou des idees qui meritent
+d'etre recueillies.
+
+Nous nous bornerons a deux exemples. Il n'y a rien de plus important
+en metaphysique que ces deux idees, la substance et la cause. Les
+scolastiques ont amplement disserte sur la substance, et au milieu de
+beaucoup de subtilites, d'equivoques, d'erreurs, ils ont vu ou du moins
+entrevu tout; sons le voile de leur diction, les questions se retrouvent
+a la meme profondeur ou le genie moderne a pu penetrer. Mais il n'en
+est pas de meme de la cause. Cette notion a ete a peu pres meconnue, et
+constamment negligee jusqu'a la renaissance de la philosophie, et je ne
+crois meme pas qu'avant Leibnitz on lui ait assigne son veritable rang.
+Lorsque dans l'enumeration des lieux dialectiques, Abelard rencontrera
+la substance et la cause, notre attention devra donc s'eveiller, et nous
+nous arreterons a cette page.
+
+La substance, consideree au point de vue des topiques, ou le lieu de la
+substance, c'est la recherche de la maniere dont la substance doit etre
+etablie (elle l'est par la description on la definition), et dont peut
+etre attaquee la definition ou la description qui l'etablit. Aussi
+Aristote n'a-t-il pas distingue un lieu de la substance, lui qui a
+distingue un lieu de l'accident, du genre, du propre, etc.; mais il
+a amplement traite des lieux des definitions, et c'est la qu'il faut
+chercher l'equivalent de ce qu'Abelard a, d'apres Themiste et Boece,
+nomme le lieu de la substance, _locus a substantia_[493]. Il n'y a
+dans tout cela que des regles pratiques de dialectique; mais c'est en
+developpant complaisamment ces regles, qu'Abelard, selon son usage,
+vient a rencontrer des difficultes de logique qui le forcent a regarder
+au fond d'une question, et a rentrer par une digression dans la sphere
+de la philosophie reelle. C'est ainsi qu'en donnant les regles de
+l'opposition, il rencontre les contraires, et qu'il est conduit a se
+demander quelle sorte d'opposition est la contrariete, et voici comment
+cet examen le mene sur le terrain de la question des universaux.
+
+[Note 493: _Dial._, p. 368--Boeth., _de Different. topic._, t. III,
+p. 876.]
+
+Il rappelle que tous les contraires, suivant Aristote, sont dans les
+memes genres ou dans des genres contraires, a moins qu'ils ne soient
+genres eux-memes. Ainsi le noir et le blanc sont dans le meme genre, la
+couleur; la justice et l'injustice sont de deux genres contraires, la
+vertu et le vice; enfin le bien et le mal sont eux-memes des genres.
+Sur ce dernier exemple, il faut remarquer que le bien et le mal
+appartiennent au meme predicament, la qualite, et l'on peut generaliser
+cette remarque en disant que les contraires ne sont pas contenus dans
+des predicaments differents. "Si des contraires l'un est de la qualite,
+les autres en seront aussi[494]."
+
+[Note 494: _Aristot. Categ._, VIII et XI, et Boeth., _In Praed._, I.
+IV, p. 185 et 200.]
+
+On pourrait trouver des especes contraires qui ne sont ni dans le meme
+genre, ni dans des genres contraires. Ainsi certaines actions sont
+contraires a certaines passions, sans appartenir a des genres
+contraires, comme se rejouir et s'attrister, qu'Aristote lui-meme
+regarde comme deux contraires du genre _agir_. Ce qu'il en faut
+conclure, c'est que bien que la tristesse soit en general passive,
+s'attrister peut etre pris activement, s'apaiser et s'irriter sont bien
+actifs. Alors s'attrister devient une action comme se rejouir, et la
+contrariete n'est plus admise qu'entre actions ou entre passions.
+
+"Ne negligeons pas de remarquer sous quels predicaments tombent les
+contraires, et quels sont les predicaments qui excluent la contrariete.
+D'abord, il est certain, de l'autorite d'Aristote, que rien de contraire
+ne peut se trouver dans la substance, ni dans la quantite, ni dans la
+relation.... Il nous enseigne que trois autres admettent les contraires,
+savoir: la qualite, l'action et la passion. Dans le texte des Categories
+que nous avons, il n'a rien decide touchant la contrariete par rapport
+aux quatre predicaments, le temps, le lieu, la situation, l'avoir. Et
+nous, ce que l'autorite a laisse indecis, nous n'osons le decider, de
+peur de nous trouver par aventure opposes a d'autres de ses ouvrages que
+n'a pas connus la langue latine, _quae latina non novit eloquentia_.
+Cependant le lieu et le temps, ces predicaments qui naissent de la
+quantite, paraissent comme elle inaccessibles aux contraires.
+
+"Quoi qu'il en soit, remarquez que les contraires sont eminemment
+adverses l'un a l'autre; et ceci porte atteinte a la doctrine qui met
+dans toutes les especes une matiere generique d'essence identique, en
+sorte que la meme matiere generique, l'animal, soit en essence dans
+l'ane et dans l'homme, mais diversifiee dans l'un et l'autre par la
+forme. Il faut, dans cette hypothese, que le blanc et le noir, et les
+autres contraires qui sont des especes du meme genre, aient la meme
+matiere essentielle. Or, alors ... comment le blanc et le noir
+pourront-ils etre adverses l'un a l'autre, de meme que les choses qui
+different en matiere aussi bien qu'en forme, et qui appartiennent a des
+predicaments differents, comme, par exemple, la blancheur et l'homme?
+S'il est, en effet, des formes reelles qui constituent la substance de
+la blancheur, elles ne peuvent faire la substance de l'homme, puisque
+les especes, quand les genres sont divers et non subordonnes les uns
+aux autres, sont diverses aussi bien que les differences (Aristote).
+Ma doctrine est donc que les especes seules de la substance sont
+constituees par les differences, et que les autres especes ne subsistent
+que par la matiere[495]. Mais si la matiere est la meme, quelle
+diversite leur reste-t-il? celle qui peut se concilier avec la
+ressemblance substantielle, celle de l'essence, des qu'elle cesse
+d'etre indeterminee. Car la qualite qui est essence du blanc n'est pas
+l'essence du noir, ou bien le blanc serait le noir; mais elles sont
+semblables en ce qui concerne la nature du genre superieur qui leur
+est commun. La ressemblance de substance ou de forme n'exclut pas la
+contrariete[496]."
+
+[Note 495: Il ajoute ici: "Comme nous l'avons montre dans le _Liber
+Partium_." On suppose que c'est sa paraphrase de l'Introduction de
+Porphyre. Voyez ci-dessus, c. 1.]
+
+[Note 496: _Dial._, p. 397-400.]
+
+Cette doctrine est ici sommairement enoncee. Il parait qu'elle etait
+etablie dans une portion de la premiere partie qui nous manque; mais
+elle est dirigee contre la doctrine realiste, qui placait dans toutes
+les especes le genre a titre de matiere essentielle et identique,
+uniquement diversifiee par les formes accidentelles. Abelard n'admet
+quelque chose de tel que pour les especes de la substance. Celles-ci
+seules, identiques dans leur matiere, sont constituees especes par les
+differences; mais les autres especes, celles de la quantite, de la
+relation, etc., ne subsistent que par leur matiere, et consequemment,
+elles n'ont point une matiere essentielle et identique, quoiqu'elles
+puissent etre contenues dans un genre semblable. En un mot, dans les
+especes de la substance, la substance ne peut jamais etre autre que la
+substance, et il lui faut la forme pour la differencier. Dans les autres
+especes, il peut y avoir ressemblance et communaute de genre; mais
+quoique le blanc et le noir soient de meme genre, le blanc et le noir
+n'ont pas en eux-memes une essence identique; il n'existe pas une meme
+matiere essentielle qui soit la couleur; une simple similitude de genre
+unit le blanc et le noir.
+
+Ceci, rendu et clarifie en langage moderne, signifierait que l'idee de
+substance est l'idee de quelque chose de stable, d'immuable en soi, et
+qui ne peut etre diversifie que par les attributs qui lui determinent
+une essence, tandis que dans ces attributs memes la substance est nulle;
+il n'y a que communaute ou ressemblance dans la conception generique que
+nous en formons; d'ou il suit que des attributs sont du meme genre, mais
+sont, en eux-memes et en tout ce qu'ils sont, reellement des choses
+differentes. Il n'y a pas de couleur, en un mot; il y a le noir, il y a
+le blanc.
+
+Ce qu'Abelard dit de la cause touche de bien moins pres encore a ce que
+nous voudrions apprendre de lui. Il y a en dialectique des lieux communs
+des causes; ils sont classes parmi les lieux des consequents de la
+substance, _ex consequentibus substantiam_, et pour savoir comment
+peut se discuter tout raisonnement qui roule sur les causes, il faut
+connaitre quelles sont les causes[497]. Abelard etablit une division des
+causes que Boece donne assez confusement, en suivant la Metaphysique ou
+la Physique plutot que la Logique d'Aristote[498], et il commente cette
+division avec developpement. Il est remarquable que chez lui et meme
+chez Aristote, la cause est etudiee dans ses modes plus que dans son
+principe. La causalite n'a ete bien comprise que des modernes, et
+peut-etre encore reste-t-il a faire de nouvelles decouvertes dans le
+sein de cette idee primitive et necessaire.
+
+[Note 497: _Dial._, part. III. p. 410-414.]
+
+[Note 498: _Arist. Analyt. prior._, II, XI.--_Met._, IV, II, et
+_Phys._, II, III.--Boeth., _De Interp._, ed. sec., p.453.--_In Top.
+Cic._, l. II, p. 778 et 784; l. V, p. 834.--_De Differ. topic._, l. II,
+p. 809.]
+
+Il y a, dit Abelard, quatre sortes de causes, la cause efficiente, la
+cause materielle, la cause formelle, la cause finale. Dans l'ordre, la
+premiere est celle qui meut, celle qui opere, celle enfin qui produit
+l'effet, comme le forgeron fabrique l'epee, en causant le mouvement qui
+change le fer en lame; mais l'action et la nature de cette cause seront
+mieux comprises apres que nous aurons parle des trois autres.
+
+La cause materielle est ce dont la chose est faite, non ce qui sert a
+la faire; c'est le fer, et non l'enclume ni le marteau. La matiere est
+l'element immediat de la substance. Ainsi la farine ne doit pas etre
+appelee la matiere du pain, puisqu'elle ne s'y trouve point a l'etat de
+farine; la matiere du pain, c'est la pate, ou plutot meme les mies
+de pain (_micae_). Seulement, parmi les composes, les uns ont eu une
+matiere preexistante, comme le vaisseau ou le toit, qui ont ete bois
+avant d'etre vaisseau ou toit; les autres sont nes avec leur matiere,
+comme les quatre elements, crees les premiers pour devenir la matiere
+des corps. Les composes de cette nature, aucune matiere preexistante ne
+les a precedes; tels les accidents naissent avec la matiere a laquelle
+ils appartiennent. Mais soit que la matiere ait ou non precede le
+materiel, proprement le _materie_[499], elle le cree materiellement,
+elle le fait etre; elle constitue l'essence materielle. Ainsi l'animal
+qui constitue materiellement l'homme, ou ce qui recoit la forme de
+rationnalite et de mortalite, n'est pas une chose autre que l'homme
+meme; les pierres et les bois qui sont constitues sous forme de
+maison ne sont pas une chose autre que la maison meme. Les parties de
+l'essence, prises ensemble, sont la meme chose que le tout.
+
+[Note 499: _Materiatum_. Dans la terminologie de la science, le
+_materie_ est une combinaison de la forme unie a la matiere ou une forme
+materialisee, c'est-a-dire une realisation produite par l'union de la
+matiere et de la forme.]
+
+La forme n'est pas proprement composante dans l'essence, mais, en
+survenant a la substance, elle complete l'effet, elle acheve la
+production, et c'est la la cause formelle. Aucune substance ne peut etre
+composee sans matiere ni se constituer sans forme. Cependant on ne doit
+admettre au titre de cause que la forme necessaire a la creation d'une
+nouvelle substance, et sans laquelle il n'y a point d'effet accompli,
+point de chose effective produite. Ainsi les formes accidentelles,
+comme la blancheur dans Socrate, ne peuvent etre appelees causes; elles
+dependent du sujet, elles lui sont posterieures, elles n'existent que
+par lui; c'est le caractere de tout accident.
+
+La cause finale est le but; percer est la cause finale de l'epee.
+Posterieure dans le temps, cette cause precede en tant que cause; car
+elle est la fin a laquelle tend l'operation. La victoire est la cause de
+la guerre; et cependant la guerre doit preceder la victoire.
+
+Revenons a la cause efficiente, C'est celle qui, operant sur une matiere
+donnee, imprime par cette operation sa forme a la chose a former, comme
+le forgeron a l'epee et la nature a l'homme. Car le pere n'est pas, a
+proprement parler, la cause efficiente de l'homme, la mere le serait
+autant que lui; c'est le createur. Le soleil n'est pas non plus la cause
+efficiente du jour, car il n'y a pas une matiere sur laquelle il opere
+pour faire le jour. L'operation creatrice n'appartient rigoureusement
+qu'a Dieu. Creer, c'est faire la substance, ce qui ne convient qu'a
+l'artisan supreme. Quant aux creations des hommes, ce ne sont que des
+combinaisons de substances deja creees. C'est dans cette limite que les
+hommes sont _efficients_; c'est une creation improprement dite. Plus
+exactement, Dieu cree, l'homme joint. L'homme ne cree pas meme la forme,
+il adapte la matiere pour la recevoir, et il n'opere qu'en adaptant.
+C'est Dieu qui cree par l'intermediaire de l'operation humaine, et qui
+produit ce que l'homme a prepare. Cependant l'un et l'autre etant cause
+efficiente, seulement dans une mesure differente, l'un et l'autre meut,
+c'est-a-dire fournit le mouvement necessaire a l'effet. De Dieu vient
+le mouvement de generation; de l'homme le mouvement d'alteration. Ceci
+conduit a l'examen des diverses especes de mouvements, parmi lesquelles
+il faut distinguer seulement le mouvement de substance et le mouvement
+de quantite[500].
+
+[Note 500: _Dial._, p. 414-422.]
+
+Le premier s'opere tontes les fois qu'une chose est engendree ou
+corrompue, ou plutot produite ou dissoute substantiellement. Elle est
+engendree, lorsqu'elle prend l'etre substantiel; par exemple, lorsqu'un
+corps devient vivant, ou prend la substance de corps anime, soit animal,
+soit homme. Elle se corrompt, lorsqu'elle quitte cette meme nature
+substantielle, comme lorsque le corps vivant meurt ou devient inanime.
+Ainsi le mouvement de substance se partage en generation et en
+corruption, l'une l'entree en substance, l'autre la sortie de la
+substance. Le premier mouvement ne depend que du createur; le second
+parait dependre de nous, puisque nous pouvons mettre un homme a mort,
+reduire le bois en cendre ou le foin en verre. Mais, a ce point de vue,
+la generation nous serait egalement soumise; car, en dissolvant une
+substance, nous en produisons une autre, et toute corruption engendre;
+la mort est la creation de l'inanime. Ainsi nous semblons a la fois
+corrompre et engendrer, detruire et produire. Peut-etre cela n'est-il
+pas contestable en ce qui touche les generations qui ne sont pas
+premieres. Car pour les creations premieres des choses, dans lesquelles
+non-seulement les formes, mais les substances ont ete creees de Dieu,
+comme, par exemple, lorsque l'etre a ete donne pour la premiere fois aux
+corps eux-memes, elles ne peuvent etre attribuees qu'au Tout-Puissant,
+ainsi que les dissolutions correspondantes. Aucun acte humain ne peut en
+effet aneantir la substance d'un corps.
+
+Les creations sont celles par lesquelles les matieres des choses ont
+commence d'exister sans matiere preexistante. C'est dans ce sens que la
+Genese dit: _Dieu crea le ciel et la terre_. Il y enferma la matiere de
+tous les corps, ou mieux les elements qui sont la matiere de tous les
+corps. Car il ne crea point les elements purs et distincts; il ne posa
+point chacun a part le feu, la terre, l'air et l'eau, mais il mela tout
+dans chaque chose, et les elements distincts tirerent leur nom des
+principes elementaires qui dominerent en chacun d'eux; ainsi l'air
+vint de la legerete et de l'humidite de l'element aerien, le feu de la
+legerete et de la secheresse de l'element igne, l'eau de l'humidite et
+de la mollesse de l'element aquatique, et la terre de la pesanteur, de
+la durete de l'element terrestre.
+
+Les creations secondes ont lieu, lorsque Dieu, par l'addition d'une
+forme substantielle, fait passer dans un nouvel etre une matiere deja
+creee, comme lorsqu'il crea l'homme avec le limon de la terre. Ici point
+de matiere nouvelle; il n'apparait qu'une difference de forme, et ce
+n'est que dans la forme substantielle que semble changer la nature de
+la substance; ces creations posterieures paraissent soumises a la
+generation et a la corruption. Moise dit avec raison: "le Seigneur
+_forma_ l'homme," et non pas _crea_, pour montrer clairement qu'il
+s'agit d'une creation par la forme et non d'une creation premiere[501].
+Dans cette seconde creation, la matiere de la terre, deja existante,
+pouvait avoir le mouvement de generation, en ce que Dieu lui donnait
+les formes de l'animation, de la sensibilite, de la rationnalite, et
+le reste, ou le mouvement de l'alteration (corruption), en ce qu'elle
+quittait l'inanime. Mais les creations meme du second ordre ne sont pas
+en notre pouvoir, et doivent, comme toutes les autres, etre attribuees a
+Dieu. Lorsque la cendre du foin est placee dans la fournaise pour etre
+convertie en verre, notre action n'est pour rien dans la creation du
+verre; c'est Dieu meme qui agit secretement sur la nature des choses par
+nous preparees, et _pendant que nous ignorons la physique_, il fait une
+nouvelle substance. Mais des que le verre a ete divinement cree, c'est
+par notre operation qu'il est forme en vases divers; de meme que nous
+construisons une maison avec des pierres et des bois deja crees, ne
+creant jamais, mais unissant des choses creees. Aucune creation ne nous
+est donc permise; un pere lui-meme n'est le createur de son fils, qu'en
+ce sens qu'une partie de sa substance est, par l'operation divine,
+amenee a produire une nature humaine. La corruption seule ou alteration
+peut paraitre dependre de nous, car il est en tout plus facile de
+detruire que de composer, nous pouvons plus aisement nuire que servir,
+et nous sommes plus prompts a faire le mal que le bien. Ainsi ne pouvant
+former un homme, nous le pouvons detruire, et sous ce rapport, la
+generation de l'inanimation semble dependre de nous. Cependant il n'y
+a la qu'un retranchement, ce qui est du ressort de la corruption; rien
+n'est donne en substance, ce qui serait oeuvre de generation. Nous
+faisons le non-anime, mais l'inanimation, Dieu seul la cree. Autre
+en effet est le non-anime, autre l'inanime. La negation n'est pas
+la privation. La negation resulte de la corruption; la forme de la
+privation resulte de la generation, et celle-ci ne peut venir que de
+Dieu. Car lors meme que nous ne ferions rien a la substance, Dieu ne
+l'en convertirait pas moins un jour a l'animation ou a l'inanimation;
+seulement, il est possible que ce que nous faisons l'y amene un peu plus
+vite.
+
+[Note 501: Je crois cette distinction peu solide. J'ignore la valeur
+des mots hebreux du commencement de la Genese. Mais s'il y a dans le
+texte latin au titre: "De creatione mundi et hominis formatione," il y
+a au verset 26: "Faciamus hominem," et au verset 27: "Creavit Deus
+hominem." C'est pour la femme que le mot de creation n'est pas employe.
+Au reste, tout ce qui est dit ici de la creation peut se comparer au
+tableau trace dans l'_Hexameron_. Voy. au l. III du present ouvrage.]
+
+
+"Ainsi donc le mouvement de substance que nous appelons generation, ne
+doit etre attribue qu'a Dieu, tant dans les creations premieres que dans
+les creations dernieres. Dans les creations de la nature se placent les
+substances generales et speciales. Ce n'est pas un changement de la
+forme, c'est une creation de substance nouvelle qui fait la diversite
+de genre et d'espece. De quelque facon que varient les formes, si
+l'identite demeure, l'essence generale ou speciale n'en est point
+touchee. Mais la ou il n'y a point diversite de formes, il peut y avoir
+diversite de genres; c'est ce qui arrive aux genres les plus generaux,
+a ce qu'il y a de plus general, aux predicaments pris en eux-memes, et
+peut-etre aussi a certaines especes, comme nous l'accordons pour les
+especes des accidents, afin d'eviter une multiplication a l'infini. Mais
+aussi longtemps que l'essence materielle ou la nature de la chose sera
+diverse, il y aura diversite de genres ou d'especes; c'est donc la
+diversite de substance, non le changement de la forme, qui fait la
+diversite des genres et des especes. Car, bien que dans les especes de
+la substance, la cause de la diversite des especes soit la difference,
+celle-ci vient de la diversite de substance des choses elles-memes.
+Aussi a-t-on nomme ces sortes de differences, differences
+substantielles. Ainsi nous ne devons comprendre au rang des genres et
+des especes que les choses que l'operation divine a composees en nature
+de substance[502]."
+
+[Note 502: _Dial._, p. 418.]
+
+Le mouvement de quantite est de deux sortes, mouvement d'augmentation,
+mouvement de diminution. L'augmentation et la diminution resultent d'une
+jonction de parties, et la comparaison seule manifeste l'une ou l'autre.
+Or l'accident est seul sujet a la comparaison, et celle-ci porte sur la
+longueur, la largeur, l'epaisseur et le nombre. Ce n'est que par rapport
+au nombre que le mouvement de quantite depend de l'action de l'homme. En
+effet l'operation humaine n'unit jamais les corps au point qu'il n'y ait
+entre eux aucune distance. La longueur de la ligne, la largeur de la
+surface, l'epaisseur du solide, qui sont autant de continus, ne sont
+donc pas soumises a notre action, et nous ne pouvons rien que multiplier
+le nombre par l'accumulation dans le meme lieu; ainsi nous ajoutons une
+pierre a des pierres, des bois a des bois pour une construction. Notre
+creation n'est jamais que de la composition. Les choses ainsi composees
+sont dites unes ou plutot unies par notre oeuvre, non par creation
+naturelle. Cependant il ne faut pas considerer les noms de ces sortes
+d'assemblages ou d'unites factices, comme des noms collectifs, tels
+que ceux de _peuple_, de _troupeau_, etc. En effet il faut l'union des
+parties de la maison pour qu'il y ait maison ou vaisseau; tandis que,
+meme separees, les unites des collections conservent leur propriete de
+former une collection. L'unite d'un homme qui reside a Paris et celle
+d'un homme qui demeure a Rome forment un binaire. La pluralite des
+unites suffit pour faire un nombre, une reunion d'hommes, pour faire un
+peuple, sans qu'il y ait besoin de l'union de combinaison. Celle-ci, au
+contraire, est necessaire pour former la maison et le navire, et meme
+cette combinaison n'est pas indifferente; il n'y en a qu'une qui
+constitue le navire ou la maison.
+
+Ces extraits nous ont fait sortir de la dialectique pour entrer dans
+l'ontologie et meme dans la physique. Abelard ne se contente plus de
+discuter logiquement des idees; il s'efforce de retracer la generation
+des choses. Pour le fond; il emprunte encore a son maitre. Il suit la
+Physique d'Aristote, qu'il ne connaissait pas, mais dont les principes
+se trouvent rappeles ca et la dans la Logique et dans les commentaires
+de Boece. Seulement, il porte dans son exposition une clarte et une
+methode qui sont bien a lui, et c'est avec des citations eparses qu'il
+a recompose le systeme. Ce qui donne a ces passages un interet
+particulier, c'est qu'ils sont en contradiction avec les opinions
+communement attribuees a notre auteur touchant les universaux. Il nous y
+donne la generation reelle des genres et des especes. Ici point de trace
+de conceptualisme, ni de nominalisme. Les genres et les especes ne sont
+admis que pour les choses qui, ayant une substance naturelle, procedent
+de l'operation divine: ainsi les animaux, les metaux, les arbres, et
+non pas les armees, les tribunaux, les nobles, etc. La distinction des
+genres et des especes repose ainsi sur des causes physiques. Elle est
+produite par ce mouvement de la substance qui interrompt l'identite et
+fait succeder une nature essentielle a une autre. Du genre a l'espece,
+ce mouvement se resout dans la survenance de la difference; mais la
+difference est substantielle, et dans toutes les transitions d'un degre
+ontologique a un autre, c'est une forme substantielle qui survient et
+qui agit comme cause alterante et productrice. Il me semble que nous
+avons ici la physique des genres et des especes; c'est, je crois, la du
+realisme. On pourrait dire que tout ce realisme provient d'une seule
+idee qu'Abelard ajoute a la theorie de la cause et du mouvement, dont il
+prend le fond dans Aristote: c'est l'idee de la creation.
+
+
+
+CHAPITRE VI.
+
+SUITE DE LA LOGIQUE D'ABELARD.--_Dialectica_, QUATRIEME ET CINQUIEME
+PARTIES, OU LES SECONDS ANALYTIQUES ET LE LIVRE DE LA DIVISION ET DE LA
+DEFINITION.
+
+Nous avons dit qu'Abelard ne connaissait pas les Seconds Analytiques
+d'Aristote. Lors donc que pour copier en tout son maitre, il a voulu
+donner le meme titre a la quatrieme partie de sa Dialectique, il n'a
+pu traiter le meme sujet, et au lieu d'ecrire sur la demonstration, il
+s'est surtout occupe des matieres comprises dans le livre de Boece
+sur le syllogisme hypothetique[503]. Rien de bien essentiel n'est a
+remarquer dans cette partie; passons immediatement a la cinquieme, ou au
+_Livre des divisions et des definitions_. Ce livre correspond aux
+deux ouvrages de Boece sur les memes matieres, et dans la Dialectique
+d'Abelard il tient la place des Arguments sophistiques, cette derniere
+partie de l'Organon[504].
+
+[Note 503: _Dial._, pars IV, De Propos. et Syll. hypoth. seu Anal.
+post., p. 434-449.--Boeth. _Op._, De Syll. hyp., lib. II, p. 606.]
+
+[Note 504: _Dial._, pars V, liber Divisionum et Definitionum, p.
+450-497.--Boeth., _De Divis._, p. 638. _De Diffin._, p. 648.]
+
+"Le talent de diviser ou definir est non-seulement recommande par la
+necessite meme de la science, mais encore enseigne soigneusement par
+plus d'une autorite. Emule reconnaissant de nos maitres, suivons
+religieusement leurs traces; nous sommes excite a travailler sur le meme
+sujet, pour ton interet, frere, ou plutot pour l'utilite commune. La
+perfection des ecrits antiques n'a pas ete si grande en effet que
+la science n'ait nul besoin de notre travail. La science ne peut
+s'accroitre chez nous autres mortels au point de n'avoir plus de progres
+a faire. Or comme les divisions viennent naturellement avant les
+definitions, puisque celles-ci tirent de celles-la leur origine
+constitutive, les divisions auront la premiere place dans ce traite, les
+definitions la seconde[505]." Ainsi la division est une analyse dont la
+definition est comme la synthese. C'est une idee de Boece, qui se separe
+en cela d'Aristote, peu favorable a la division, peut-etre parce
+que Platon l'employait volontiers[506]. Aristote ne trouve rien de
+syllogistique, ni par consequent de demonstratif, dans cette enumeration
+des parties, des modes, des especes ou des cas, qu'on appelle la
+division, et qui lui parait se reduire souvent a l'assertion gratuite.
+Mais si la division est bonne, la definition est valable, et
+reciproquement, et elles peuvent se servir mutuellement de moyen de
+controle et de garantie.
+
+[Note 505: _Dial._, p. 450.]
+
+[Note 506: _Analyt. prior._, I, XXXI.--_Analyt. post._, II, V.]
+
+On entend donc ici par la division celle dont Boece a prouve que les
+termes sont les memes que ceux de la definition[507]. "Nous entreprenons
+de traiter des divisions telles que l'autorite de Boece les a deja
+caracterisees, et si nous donnons du notre dans ces lecons, qu'on ne le
+regrette pas (_non pigeat_)."
+
+[Note 507: _De Div._, p. 643.]
+
+La division substantielle, ou _secundum se_, est la division du genre en
+especes, du mot en significations, ou du tout en parties. La division
+selon l'accident est celle du sujet en ses accidents, de l'accident en
+ses sujets, ou la division de l'accident par le coaccident.
+
+La premiere division substantielle, celle du genre en especes, est comme
+celles-ci: _La substance est ou corps, ou esprit; le corps est ou le
+corps anime ou le corps inanime_.
+
+La division du mot est celle qui decouvre les diverses significations
+d'un mot, ou qui montre qu'un mot signifiant une meme chose a diverses
+applications. Dans le premier cas, elle explique l'equivoque d'un nom:
+_Le chien est le nom d'un animal qui aboie, d'une bete marine_ (chien de
+mer), _et d'un signe celeste_. Dans le second, on divise un mot selon
+ses modes ou ses applications modales: _Infini se dit ou du temps, ou du
+nombre, ou de la mesure_.
+
+La division du tout a lieu, quand le tout est divise en ses propres
+parties soit constitutives, soit _divisives_. Que nous disions: _La
+maison est en partie murs, en partie toit, en partie fondation_, ou
+bien: _L'homme est ou Socrate, ou Platon, ou_ etc., nous faisons _une
+division du tout_ ou _par le tout_ (_totius_ ou _a toto_); mais l'une
+est celle de l'entier, l'autre celle de l'universel; l'une se fait en
+parties constitutives, l'autre en parties divisives.
+
+Commencons par la division du genre en ses especes les plus
+prochaines[508]. Celle-ci peut etre aisement confondue avec la division
+par difference; mais dans la division en especes par les differences,
+il ne s'agit pas des especes elles-memes, mais des formes des especes.
+Ainsi l'_animal est ou homme, ou quadrupede, ou oiseau_, etc., est une
+division du genre en especes; l'_animal est ou homme ou non-homme_,
+est une division par opposition; l'_animal est ou rationnel ou non
+rationnel_, une definition par difference.
+
+[Note 508: _Dial._, p. 464.]
+
+Abelard n'ajoute ici a Boece qu'un seul point. Par differences faut-il
+entendre les formes des especes, ou seulement de simples noms de
+differences, qui, suivant quelques-uns, suppleeraient les noms speciaux
+pour designer les especes, en sorte que _rationnel_ equivaudrait a
+_animal rationnel_, _anime_ a _corps anime_? Les noms des differences
+contiendraient ainsi, non-seulement la forme, mais la matiere,
+c'est-a-dire la chose tout entiere: "Opinion," dit Abelard, "qui a paru
+preferable a mon maitre Guillaume. Celui-ci voulait en effet, je m'en
+souviens, pousser a ce point l'abus des mots, que lorsque le nom de la
+difference tenait lieu de l'espece dans une division du genre, il ne
+fut pas le nom abstrait de la difference, mais fut pose comme le nom
+substantif de l'espece. Autrement, suivant lui, on aurait pu appeler
+cela division du sujet en accidents, les differences ne lui paraissant
+plus alors appartenir au genre qu'a titre d'accidents. C'est pourquoi il
+voulait, par le nom de la difference, entendre l'espece elle-meme, fonde
+sur ce mot de Porphyre: _Par les differences nous divisons le genre en
+especes_[509]."
+
+[Note 509: Porphyr. _Isag._, III.--Boeth., _In Porph. a se transl._,
+l. IV, p. 81.]
+
+Par un plus grand abus, il employait le nom _infini_ (indetermine) pour
+designer l'espece opposee. Ainsi, il disait: _La substance est ou le
+corps ou le non-corps_. _Non-corps_ pour lui ne designait que l'espece
+opposee a corps; ce terme infini par signification n'etait plus qu'un
+nom substantif et special[510]. Mais si, par une nouveaute de langage,
+on prend les noms des differences ou les noms infinis pour ceux meme des
+especes, "la lettre n'a plus aucun poids," c'est-a-dire les textes sont
+sans autorite. Que devient le soin particulier et le role a part que
+Boece accorde aux differences? Il ne voulait pas non plus que la simple
+negation contint l'idee de l'espece, lorsqu'il disait: "La negation par
+elle-meme ne constitue point une veritable espece." _Le non-homme, le
+non-corps_ n'est pas une espece. Les noms negatifs ne remplacent
+les noms d'especes que lorsque ceux-ci manquent. Quant aux noms des
+differences, ils ne sont pas substantifs au sens des noms de substances,
+mais ce sont des noms _pris des differences_, c'est-a-dire les
+differences prises substantivement; car ce que la scolastique appelle
+des _noms pris_ revient aux noms abstraits des modernes, quand ces noms
+ne sont pas des noms de genres ou d'especes. Aussi, de la division du
+genre par difference, Boece tire-t-il la definition des especes, par
+la jonction du nom _divisant_ de la difference au nom _divise_ du
+genre[511]. Cela veut dire que si l'on divise le genre _animal_ en
+_rationnel_ et _irrationnel_, ce qui est le diviser par difference,
+la jonction du genre _animal_ et de la difference _rationnel_, ou
+l'expression l'_animal rationnel_, sera la definition de l'espece
+_homme_; en sorte que c'est un axiome dialectique, que ce qui convient a
+la division du genre convient a la definition de l'espece. Or, cela
+ne se peut dire que de la division du genre par les differences. Si
+_difference_ equivalait a _espece_, cela signifierait que la division
+du genre en especes definit l'espece, ce qui n'a aucun sens. C'est pour
+cela que Porphyre, d'accord avec Boece, dit que les differences qui
+divisent le genre sont toutes appelees differences specifiques[512].
+
+[Note 510: Le nom infini est le nom indefini ou indetermine qui
+s'applique a des choses diverses de genre, d'espece, ou de degre
+ontologique, tandis que les noms universels sont determines a certains
+genres, a certaines especes; par exemple, le _non-animal_ est un nom
+infini, car il s'applique a la substance, au metal, au fer, a l'epee,
+a l'epee d'Alexandre, etc.; il y a, comme on voit, du rapport entre
+l'infini dans ce sens et le negatif. Kant entend ainsi l'infini,
+lorsqu'il traite du jugement, qu'il appelle _unendlich_. (_Crit. de la
+rais. pure, Analyt. trans._, l. I, c. I, sect. II.)]
+
+[Note 511: _De Div._, p. 642.]
+
+[Note 512: [Grec: Eidopoioi], Porph. _Isag._, III.--Boeth., _In
+Porph._, l. IV, p. 86.]
+
+"La division en differences ou en especes doit porter sur les plus
+prochaines; car les plus prochaines sont naturellement les plus
+analogues, et les plus propres a faire connaitre le genre. Si la
+division du genre se faisait toujours par les differences ou par les
+especes les plus prochaines, toute division serait a deux membres. C'est
+du moins une opinion de Boece que tout genre a, dans la nature des
+choses, deux especes les plus prochaines; et si nous en avions toujours
+les noms, toute division pourrait s'operer en deux especes; si cela ne
+se peut toujours faire, c'est disette de noms.
+
+"Mais a cette opinion qui se rattache a la doctrine philosophique qui
+soutient que les genres et les especes sont les choses memes et non
+simplement des voix, je me souviens que j'avais une objection tiree de
+la relation.
+
+"Si tout genre est contenu en deux especes les plus prochaines,
+la relation (_ad aliquid_) est dans ce cas: deux especes les plus
+prochaines de relatifs en forment la division suffisante (complete).
+Car bien que nous n'en ayons pas les noms, elles n'en doivent pas moins
+subsister dans la nature des choses. Or elles no peuvent etre unies de
+relation au genre supreme. En effet ce qui est anterieur a tous les
+relatifs (le genre supreme) est le genre de tous, leur genre universel.
+Il n'est donc pas ensemble avec eux; il ne leur est donc pas relatif;
+car Aristote nous enseigne dans ses Predicaments que dans la nature tous
+les relatifs sont ensemble (ou simultanes)[513]. Par la meme raison, les
+deux especes prochaines qui divisent le genre de la relation ne peuvent
+etre relatives a ce genre, parce que deux choses diverses d'un meme
+n'y peuvent etre relatives, comme un meme ne peut avoir plusieurs
+contraires, plusieurs privations ou possessions d'un meme, plusieurs
+affirmations propres ou negations, d'apres la regle _une seule negation
+pour une seule affirmation_[514].
+
+[Note 513: Arist. _Categ._--Aristote ne pose pas le principe d'une
+maniere absolue. [Grec: Dokei de ta pros ti hama tae physei einai kai
+epi men ton pleiston alaethis estin.] "Il parait que les relatifs sont
+simultanes dans la nature; et cela est vrai de la plupart."]
+
+[Note 514: [Grec: Mia apiphasis mias kataphaseos esti.] Arist., _De
+Int._, VII.--Boeth., _De Int._, ed. sec., p. 352.]
+
+"Ces deux especes ne peuvent non plus etre relatives aux especes
+subordonnees; car si une d'elles est en relation (et par consequent
+simultanee) avec les especes inferieures, c'est avec celle qui lui est
+subordonnee, ou avec celle qui est subordonnee a l'autre. Or ce ne peut
+etre avec celle qui vient apres elle, puisqu'elle est anterieure a
+celle-ci dans la nature, comme etant un genre. Si c'est avec celle qui
+est subordonnee a l'autre et si elles echangent ainsi leurs especes
+subordonnees, il suit que dans la nature chacune est anterieure et
+posterieure a l'autre, car ce qui est anterieur ou posterieur a l'une
+de deux choses simultanees dans la nature est necessairement aussi
+anterieur ou posterieur a l'autre. Or des deux especes, celle-la,
+etant comme le genre du relatif a une espece contemporaine[515], est
+l'anterieur de ce relatif, et devient en meme temps l'anterieur de
+l'espece contemporaine. Pareillement, celle-ci est anterieure a
+celle-la, en sorte que chacune des deux est, dans la nature, anterieure
+et posterieure a l'autre et a soi-meme. C'est ce qui deviendra plus
+clair, si nous designons par des lettres l'ensemble du predicament.
+Representons l'ordre par celte figure:
+
+ Relation
+ B. C.
+ D. F. G. L.
+
+[Note 515: _Conquaero_, qui n'est ni anterieure ni posterieure.]
+
+"Si d'un cote C et D, de l'autre B et L sont reciproquement relatifs
+(B et C etant les deux especes prochaines du genre le plus general
+_relation_, D et L des especes, l'un de B, et l'autre de C), B sera
+anterieur a D comme a son espece; D etant ensemble ou simultane avec C
+comme avec son relatif, B precedera C. Ainsi B precedera son espece D et
+C le relatif de D, et par consequent soi-meme (puisqu'il est simultane
+avec C son codivisant). En outre, il est evident que dans cette
+relation, une des especes inferieures detruite aneantit tout le
+predicament; si D est detruit, tant B que C perit necessairement,
+puisqu'ils comprennent le genre le plus general. Car D, etant relatif a
+C, le detruit par sa propre destruction; mais C, etant le genre de L,
+emporte L relatif de B, et ainsi B perit aussi. C'est pourquoi D une
+fois detruit, tant B que C est detruit, et la _relation_ avec eux. Mais
+plutot, disons B et C mutuellement relatifs, ce qui est plus vrai, et
+que toutes les autres especes contemporaines sous leurs genres, soient
+relatives l'une a l'autre, comme D et F entre eux, comme aussi G et L,
+et ainsi des autres, tant qu'il y a d'especes contemporaines. Si une
+seule des especes en relation existe, toutes doivent forcement exister,
+de sorte que comme D existe, B son genre existe necessairement; et B
+existant, C son relatif existe necessairement aussi. Mais si B existe,
+il faut necessairement que son relatif C coexiste. Or C no coexistera
+que par quelqu'une de ses especes qui, etant relative a une autre,
+ne peut exister par soi seule, et il faut que celte autre existe
+necessairement. Donc, une des especes relatives existant, il arrivera
+que toutes existent; ce qui est tres-evidemment faux, car une des
+especes n'exige l'existence d'aucune autre espece que de celle avec
+laquelle elle est ensemble ou simultanee, et a laquelle elle est
+relative. Le pere n'exige pas l'esclave ou le disciple, mais seulement
+le fils.
+
+"Si, en descendant des especes prochaines de relatifs, par les genres
+secondaires et les sous-especes, aux individus, nous trouvons que les
+especes, contemporaines d'un meme genre, ne sont pas relatives entre
+elles, mais que ce sont les especes de l'un des genres divisant qui sont
+relatives aux especes d'un autre, sous le meme genre supreme (comme
+le sont les especes de l'_anime_ et de l'_inanime_ entre elles), deux
+especes existant entrainent necessairement l'existence de toutes les
+autres. Si au contraire les especes d'une espece la plus prochaine sont
+relatives ans especes d'une autre espece la plus prochaine (comme les
+especes du _corps_ aux especes de l'_esprit_), cette necessite n'existe
+pas. Notez bien que le genre le plus general du predicament ou cette
+condition se realise est contenu dans deux especes; mais aussi, ou nous
+sommes en ceci plus subtil qu'il ne faut, ou, pour conserver l'autorite
+sauve, il faut dire qu'elle n'a pas regarde aux genres de tous les
+predicaments. C'est ainsi qu'il[516] soutient dans beaucoup de ses
+ouvrages que toute espece est constituee de la matiere du genre par
+la forme de la difference; ce qui ne peut, a cause de l'infinite des
+especes, etre maintenu pour toutes; cette regle ne doit donc etre
+rapportee qu'au predicament de la substance. Il en est de meme peut-etre
+de l'autre regle[517]."
+
+[Note 516: Boece.]
+
+[Note 517: _Dial._, p. 458-460.]
+
+On aura remarque cette argumentation qui peut etre prise comme un
+specimen du raisonnement scolastique. La singularite en sera plus
+frappante si nous empruntons un langage plus familier aux lecteurs de
+notre temps.
+
+La division est l'origine et comme le fond de la definition. Soit
+par exemple cette definition de l'homme, _l'homme est un animal
+raisonnable_, elle suppose cette division, _l'animal est ou raisonnable
+ou non raisonnable_. C'est une division, c'est-a-dire une proposition
+dans laquelle le sujet est divise en deux classes par deux attributs;
+et c'est une division par differences, en ce que ces attributs sont
+differentiels, c'est-a-dire constitutifs d'especes proprement dites, non
+de simples distinctions modales, mais des _differences specifiques_:
+c'est l'expression de la science.
+
+La division par differences doit se faire par les differences les plus
+prochaines. Admettez plusieurs especes d'hommes, les uns ayant douze
+sens, et les autres cinq; le genre _animal_ ne devrait pas etre divise
+par ces differences; car elles sont eloignees, elles constituent des
+sous-especes, et non les especes du genre _animal_; la difference
+prochaine ou la plus prochaine, ici c'est la _raison_.
+
+La difference prochaine, celle qui divise immediatement le genre, est
+celle qui le fait le mieux connaitre, celle qui touche de plus pres
+la nature; c'est donc la plus reelle. Boece dit que tout genre a deux
+especes prochaines[518], parce qu'il veut que toute division soit a deux
+membres, toute division triple ou quadruple pouvant se ramener a la
+division par deux. Si la division ne parait pas toujours pouvoir se
+faire en deux membres, c'est que les langues n'offrent pas toujours les
+deux noms des _divisants_ et surtout des deux differences specifiques
+d'un meme genre. Dans l'exemple, la _raison_ est une des differences
+specifiques; nous serions embarrasses pour nommer l'autre en francais.
+Le latin assez barbare des scolastiques dit _rationale, irrationale_; le
+substantif abstrait repondant a _irrationale_ ce serait la _non-raison_.
+Il serait facile de trouver des exemples pour lesquels la langue nous
+ferait encore plus defaut; mais si la division du genre en deux especes
+prochaines est toujours possible, sans toujours etre exprimable, il suit
+que les especes existent independamment d'un nom qui les designe. Elles
+existent sans les mots qui les nomment. Que devient alors la doctrine
+qui veut que les especes ne soient que des mots? Voila l'argument
+qu'Abelard dirige en passant contre Roscelin.
+
+[Note 518: _De Div._, p. 643.]
+
+Les modernes repondraient que les especes peuvent exister dans l'esprit
+sans etre nommees, que toutes les idees n'ont pas necessairement leurs
+noms, et qu'ainsi le principe de Boece peut etre vrai comme principe
+ideologique, sans qu'il en resulte aucun prejuge en faveur de la realite
+objective des especes. Que dit en effet le nominalisme raisonnable? Les
+individus seuls sont reels. Ces individus semblables ou dissemblables,
+separes ou rapproches par des differences ou ressemblances essentielles
+ou accidentelles, sont compares et classes par l'intelligence, en
+sorte que les genres et les especes sont des vues de l'esprit fondees
+seulement sur les differences et les ressemblances des individus,
+seules realites. Toute classe, genre ou espece, se resout reellement en
+individus. Il n'y a point de realite autre qui corresponde au nom ou a
+l'idee de la classe; il n'y a point _l'homme, l'animal_; il y a _des
+animaux, des hommes_. Les genres et les especes ne sont donc que des
+idees, et comme les idees en general ne se constatent et ne se fixent
+que par leurs signes, comme la langue s'unit indissolublement a
+l'intelligence, on peut regarder les especes comme des noms, ne
+correspondant a aucune realite substantielle qui soit l'espece, si elle
+n'est la reunion des individus; et en ce sens on peut aller jusqu'a dire
+que les especes ne sont que des noms. Tel est le nominalisme soutenable,
+ou le conceptualisme eclaire.
+
+A ce compte, le principe de Boece pourrait rester vrai, tout genre se
+diviserait en deux especes, ne fussent-elles designees par aucun nom
+special, sans que le realisme fut justifie, c'est-a-dire sans qu'il en
+fallut conclure que les especes hors des individus soient autre chose
+que des abstractions. Mais Abelard ne procede pas ainsi; il attaque le
+principe de Boece dans sa generalite, et sans s'inquieter de l'induction
+que ce principe fournit en faveur du realisme; voici par quel argument
+de metier il pense le detruire.
+
+Si deux especes prochaines epuisent la division de tout genre, la
+regle est applicable au genre _relation_. La _relation_ est un genre
+superieur, de ceux qu'Aristote appelle _generalissima_, car c'est le
+troisieme predicament. Or, quelles sont les deux differences prochaines
+qui divisent le genre _relation_? La difficulte de le dire peut prouver
+seulement que les noms des deux especes prochaines du genre _relation_
+manquent, et ne prouve pas qu'elles n'existent point dans les choses,
+faute d'exister dans les noms; elles peuvent etre dans la nature et
+manquer dans le langage. Mais c'est une regle de logique que tous les
+relatifs sont ensemble dans la nature, tous les _ad aliquid_ sont
+_simul_, [Grec: pros ti hama tae physei einai], ce qui signifie qu'ils
+coexistent naturellement, en ce sens que si une chose est relative a une
+autre, il faut bien que celle-ci le soit a la premiere. Elles sont donc
+necessairement correlatives et simultanees. L'un des relatifs ne peut
+disparaitre que la relation ne disparaisse et n'entraine avec elle la
+disparition de l'autre. Cette regle admise, il faut bien que les deux
+especes prochaines qui divisent completement le genre _relation_, etant
+les deux especes fondamentales de relatifs, soient simultanees. Or le
+seront-elles avec la _relation_, leur genre supreme? Mais c'est un
+principe que le genre supreme est anterieur aux especes, qu'il a la
+priorite sur elles; et si la _relation_, genre supreme des deux
+especes prochaines de relatifs, leur est anterieure, comment ceux-ci
+pourraient-ils etre simultanes avec elle? Cela repugne. Maintenant les
+deux especes prochaines de relatifs peuvent-elles etre simultanees avec
+celles qui ne sont pas prochaines? Non, car ou celles-ci leur sont
+subordonnees, ou elles ne le sont pas. Si elles leur sont subordonnees,
+elles viennent apres les premieres, qui ne peuvent etre simultanees avec
+celles qui leur sont posterieures. S'il s'agit d'especes qui ne leur
+sont pas subordonnees; si, par exemple, l'espece prochaine A est
+simultanee avec l'espece D subordonnee a l'espece prochaine B, tandis
+que celle-ci est simultanee avec l'espece C subordonnee a l'espece
+prochaine A, il arrive que A simultane avec B anterieur a D, est
+simultane avec D posterieur a B, et par consequent A est anterieur a D
+comme B, et posterieur a B comme D. Et de meme, B est tout a la
+fois anterieur a C comme A et posterieur a A comme C. Sans plus de
+developpement, la contradiction apparait.
+
+Enfin, les deux especes prochaines du genre supreme _relation_
+sont-elles simultanees l'une avec l'autre? Soit; mais alors il en est
+de meme forcement des deux genres qui divisent chacune d'elles, et des
+especes subordonnees qui divisent chacun de ces genres; car toutes
+ces divisions sont des divisions en deux relatifs. Et comme il y
+a solidarite entre eux a tous les degres, et qu'en outre les deux
+_divisants_ supposent le divise, un seul relatif a un degre quelconque
+de l'echelle, suppose tous les autres; et consequemment, il pourrait
+arriver, par exemple, que l'existence de la relation de roi a sujet
+entrainat necessairement l'existence de la relation de maitre a
+disciple, ou de cause a effet; ce qui est evidemment absurde[519].
+
+[Note 519: Supposez que le predicament _relation_ ait pour especes
+les plus prochaines une X et une Y, dont la premiere sera un relatif
+que nous nommerons _celui de qui on depend_, et la seconde, _celui
+qui depend_. Elles seront correlatives et simultanees; soit. Mais la
+premiere aura, je suppose, pour genres qui la divisent _la cause_ et
+_le superieur_, la seconde, _l'effet_ et _l'inferieur_. _Cause_ et
+_superieur_ ne sont pas relatifs entre eux, mais ils ont le meme genre
+qu'ils divisent. _Effet_ et _inferieur_ ne le sont pas davantage; mais
+ils divisent un meme genre. Ces especes se sous-divisent a leur tour;
+par exemple _superieur_ en _pere_ et en _maitre_, _inferieur_ en _fils_
+et en _esclave_. Or _superieur_, quoique de genre different, sera
+relatif a _inferieur_ et simultane avec lui, et reciproquement. _Pere_,
+espece appartenant a un autre genre que _fils_, sera relatif
+et simultane avec _fils_, comme _maitre_ avec _esclave_, bien
+qu'appartenant a des especes de genres divers. Or, si _pere_ est relatif
+a _fils_, ils sont necessaires l'un a l'autre, et ces deux sous-especes
+existant rendent necessaire l'existence de toutes les autres. Car _fils_
+etant rendu necessaire par _pere_, rend necessaire _inferieur_, l'espece
+de laquelle il depend, et celle-ci, son autre sous-espece _esclave_,
+puisque (c'est la supposition) ces deux sous-especes _fils_ et _esclave_
+divisent exactement leur espece _inferieur_. J'en dis autant de
+_pere_ et de _maitre_ par rapport a _superieur_. Mais _superieur_ et
+_inferieur_ a leur tour appartiennent a deux genres differents, dont
+l'un est divise par _superieur_ et par _cause_, l'autre par _inferieur_
+et par _effet_, et comme _inferieur_ et _superieur_ sont necessaires
+l'un a l'autre, l'existence de l'un et de l'autre entraine celle
+des deux autres especes avec chacune desquelles chacun d'eux divise
+exactement son genre respectif; et ces genres respectifs, tous deux
+reunis et opposes, correlatifs simultanes, sont les especes les plus
+prochaines du genre le plus general, la _relation_. Ainsi les rapports
+dialectiques de toutes ces branches de la _relation_ etablissent une
+liaison ou solidarite entre des choses qui en realite n'en ont aucune,
+puisque l'existence du _fils_ ne fait rien a celle de _l'esclave_, celle
+du _pere_ rien a celle du _maitre_, celle du _superieur_ rien a celle de
+la _cause_.]
+
+Que faut-il donc penser de l'autorite? Que devient la regle de Boece?
+Il faut croire, dit Abelard, qu'il n'a pas entendu parler des genres
+de tous les predicaments; et la regle ne doit etre appliquee qu'au
+predicament de la substance; c'est ainsi que son autre regle: "toute
+espece est constituee de la matiere du genre par la forme de la
+difference," n'est vraie que des especes de la substance.
+
+On peut ici juger Abelard et la scolastique. Il s'agit d'un argument
+qui, au fond, atteint le realisme. Quelle en est la difficulte? c'est
+qu'il est dirige contre l'autorite, contre une regle de Boece. Quelle
+en est la force? c'est qu'il est appuye sur l'autorite, sur une regle
+d'Aristote. Il se reduit a ceci: la regle _tout genre se divise en
+deux especes prochaines_ est inconciliable avec cette autre regle _les
+relatifs sont simultanes_. Voila comme le raisonnement scolastique se
+fonde toujours sur l'autorite, meme quand il attaque l'autorite.
+
+En admettant que le genre _substance_ se divise en deux especes
+prochaines, Abelard examine s'il en est de meme du genre _relation_; il
+traite hypothetiquement la relation comme la substance; et attendu que
+la maxime de Boece, au cas ou elle serait vraie, suppose que les especes
+sont des choses et non des mots, puisqu'elle les admet comme existantes,
+encore meme qu'il n'y ait pas de mots pour les nommer, il suit que, si
+elle est vraie pour la relation comme pour la substance, les especes
+de la relation sont des choses comme celles de la substance. Mais, en
+verite, comment des especes de relations peuvent-elles etre des choses?
+Quelle valeur peut avoir un argument qui donne aux relations la meme
+realite qu'aux substances? N'y a-t-il pas la une tendance a realiser
+indument des abstractions? On voit comment la scolastique, si peu
+ontologique dans ses bases, en ce sens qu'elle s'appuie si peu sur
+l'observation de la realite, tombe facilement dans une ontologie
+artificielle et gratuite qui remplit et abuse l'intelligence.
+
+Il serait facile d'attaquer l'argumentation d'Abelard en elle-meme.
+Attaquons-la jusque dans ses principes. Le premier est d'Aristote:
+"les relatifs sont ensemble dans la nature;" c'est-a-dire, comme il
+l'explique, simultanes et solidaires dans la realite. Ce principe est-il
+donc si clair et si juste? Sans doute il y a moitie, s'il y a double;
+s'il y a disciple, il y a maitre; mais la science est relative a son
+objet, et l'objet de la science peut exister sans qu'effectivement la
+science existe. De meme, l'objet senti est anterieur a la sensation. Le
+principe n'est vrai tout au plus que si on l'applique a la relation en
+acte, non a la relation en puissance. La relation actuelle exige la
+simultaneite des relatifs. Mais quelle espece de relatifs sont les
+deux especes prochaines du genre _relation_? Le rapport des especes
+prochaines aux genres, des especes entre elles, des especes a d'autres
+especes, est-il la relation proprement dite, aristotelique, categorique?
+cela ne conduirait-il pas a cette idee outree que tout rapport est un
+rapport necessaire? La categorie de relation est le rapport necessaire;
+mais le rapport necessaire n'est pas necessairement le rapport de
+simultaneite. De A a B il peut y avoir un rapport necessaire, des que
+B existe; mais avant que B existe, il peut n'y avoir de A a B qu'un
+rapport possible; si A est naturellement anterieur a B, on ne peut pas
+dire que A et B soient ensemble ou simultanes, quoique A etant donne,
+il en resulte necessairement un rapport possible avec B, au cas que B
+devienne reel; et quoique B etant donne, il en resulte necessairement un
+rapport necessaire et actuel avec A, qui ne peut pas exister, des que B
+existe. Ainsi A et B sont relatifs et ne sont pas simultanes.
+
+Mais si tous les relatifs ne sont pas simultanes, est-il vrai que cette
+regle vraie ou fausse doive s'appliquer aux choses unies par le rapport
+d'especes a genre, ou d'especes du meme genre entre elles, ou de
+celles-ci avec d'autres especes? Nullement; la definition de la relation
+ne s'applique pas a ces relations-la. Le genre est logiquement anterieur
+aux especes, et, bien que les especes le supposent, il ne les suppose
+pas, il ne suppose que des especes possibles. Il n'y aurait pas d'hommes
+qu'il y aurait encore des animaux. De meme, point de relation necessaire
+entre l'espece _homme_ et les especes des plantes, ou les sous-especes
+des oiseaux ou des poissons, ou meme les sous-especes des negres ou des
+blancs. L'une ne suppose pas les autres. Ce qui est vrai, c'est que si
+un genre est completement divise par deux especes prochaines, poser
+l'une comme espece, c'est supposer l'autre. On ne peut dire: Il y a dans
+le genre animal une espece _raisonnable_, sans dire implicitement
+qu'il y a une espece _non raisonnable_. S'il n'y avait que l'espece
+_raisonnable_, il n'y aurait pas de difference entre le genre _animal_
+et l'espece _homme_. L'un se confondrait dans l'autre, l'animal ne
+serait qu'un genre sans espece. Bien plus, si l'homme a ete cree apres
+les autres animaux, le genre animal, avant la naissance d'Adam, n'etait
+ni genre ni espece qu'en puissance, et non pas en acte; et quoique la
+race humaine ne put naitre sans que la division possible du genre devint
+necessairement actuelle entre elle et les autres races, c'est-a-dire
+sans qu'aussitot le genre et les deux especes fussent realises, il
+n'y avait pas eu simultaneite entre l'espece humaine et le reste des
+animaux, en depit du rapport necessaire entre les deux especes. Tous les
+animaux ne coexistent pas necessairement dans la nature.
+
+Il faut donc modifier le principe d'Aristote, ou ne pas regarder les
+deux especes prochaines d'un genre comme de veritables relatifs. Au
+reste, la question n'est pas si un genre se divise en deux relatifs,
+mais s'il se divise necessairement en deux especes.
+
+Nous touchons ici a la seconde regle et a l'autre autorite. Le genre se
+divise-t-il exactement en deux especes prochaines, oui ou non? Si l'on
+parle d'une division verbale, soit. Posez une espece du genre, vous
+aurez certainement en regard de cette espece tout ce qui, dans le meme
+genre, n'offre pas la difference specifique. On peut toujours dire que
+le genre se divise en ce qui a telle difference et ce qui ne l'a pas;
+mais le second membre de la division n'est pas necessairement une espece
+proprement dite. Ce peut etre la collection formee momentanement par
+l'esprit de tous les etres qui n'ont pas la difference; ce n'est alors
+que la negation en regard de l'affirmation. Par exemple, les animaux
+sans raison constituent-ils necessairement une espece proprement dite,
+et ne pourraient-ils pas offrir d'ailleurs de telles diversites, qu'ils
+ne formeraient une classe une et speciale que par opposition a l'espece
+raisonnable? Toute importante qu'est la division par l'affirmation et la
+negation, elle n'est pas assez instructive, assez significative; c'est
+plutot une elimination, une abstraction, comme parle la logique moderne,
+qu'une division scientifique. Par exemple, si l'on disait: _Tout etre
+est createur, incree ou cree_, on ferait une division a trois membres
+et qui pourrait avoir une veritable valeur. Sans doute on peut toujours
+reduire une division par especes a deux membres; il suffit pour cela
+d'affirmer une difference, et puis de la nier. Mais il ne suit pas que
+l'on constituera toujours par la deux especes reelles. Si l'on divise
+l'etre en createur et cree, on aura d'un cote Dieu, et de l'autre la
+matiere, l'ame, l'ange, l'homme, la brute; le cree ne sera pas une
+espece proprement dite. On aura cependant une division a deux membres,
+et qui comprendra tout le genre.
+
+J'avoue toutefois que si l'on veut restreindre la division aux especes
+proprement dites, aux differences proprement dites, et non l'appliquer
+a toutes les especes transitoires et successives qu'enfante l'esprit
+humain, la regle de Boece reprendra plus de valeur. Admettez qu'il y ait
+en effet des especes et differences proprement dites, c'est-a-dire qu'a
+tel degre determine de l'echelle de l'etre soit le genre, et au degre
+qui suit immediatement, l'espece, il sera vrai que vous ne passerez
+jamais de l'un a l'autre que par la division a deux membres. L'animal
+etant le genre, l'espece humaine est bien certainement _animal_ par
+la difference _raison_; et l'autre portion du genre _animal_ moins la
+_raison_, peut etre dite constituee du genre _animal_ par la difference
+_non-raison_, ce qui donne forcement une seconde espece. Mais on
+conviendra qu'il y a un peu de symetrie artificielle dans tout cela,
+et qu'il est difficile d'admettre reellement la _non-raison_ comme une
+forme essentielle. De cette maniere de proceder, il peut resulter une
+creation illimitee d'etres de raison eriges tot ou tard en etre reels.
+Ainsi, les nominalistes eux-memes sont tot ou tard ontologistes.
+
+Je n'ai raisonne que sur le genre substance; que serait-ce si je
+m'occupais des genres des autres predicaments! c'est alors que tout
+paraitrait fictif, et l'abus de l'ontologie dialectique eclaterait. Il
+est tel qu'on ne peut supposer que les scolastiques habiles en fussent
+les dupes, et certainement au fond Abelard savait bien que ce ne pouvait
+etre que par une assimilation fictive que l'on traitat la _relation_ ou
+la _situation_ comme la _substance_; il laisse entrevoir, quoique trop
+rarement, qu'il n'ignore pas que la _nature_, c'est ainsi qu'il nomme
+la realite, est autre chose que _l'art_, c'est ainsi qu'il nomme la
+dialectique. Mais d'abord pourquoi ne le pas dire mieux? puis, pourquoi
+ne pas etudier, pour la decrire et la circonscrire, cette disposition ou
+cette faculte qui est en nous de convertir tout en etre, et de raisonner
+des rapports et des modes comme si c'etaient des substances? Il est vrai
+que c'eut ete la de la psychologie.
+
+Remarquons cependant une distinction importante et qui prouve que ce
+rare esprit ne meconnaissait pas la difference profonde qui doit separer
+l'ontologie naturelle de l'ontologie dialectique. Il revient ici a
+l'idee qu'il a deja exprimee, c'est que les regles qui sont bonnes pour
+la categorie de la substance ne sont pas absolument et de plein droit
+vraies des autres categories. Suivant lui, la division du genre s'opere
+exactement par deux especes prochaines, mais seulement quand ce genre
+est de la categorie de la substance. La division du genre par les
+differences equivaut a la division par les especes, mais seulement quand
+il s'agit du genre de la substance. Tout cela n'est qu'une suite d'un
+principe anterieurement pose; c'est que toute espece est constituee de
+la matiere du genre par la forme de la difference, seulement quand il
+s'agit de genres ou d'especes du ressort de la substance.
+
+Je ne vois pas que cette distinction fondamentale ait ete jusqu'ici
+remarquee; elle fait honneur a celui qui l'a apercue et repond d'avance
+a plus d'une censure dirigee contre lui[520]; mais passons a la seconde
+espece de division substantielle.
+
+[Note 520: Voyez _Dial._, pars III, p. 400; et ci-dessus c. V, et
+ci-apres c. VI, VII et IX.]
+
+"Apres la division du genre en especes vient celle du tout en
+parties[521]. Le tout est quant a la substance, ou quant a la forme, ou
+quant a l'une et a l'autre. Le tout quant a la substance est tel quant
+a la comprehension de la quantite, c'est l'entier, ou quant a la
+distribution de l'essence commune, c'est l'universel. Telle est par
+exemple l'espece distribuee entre tous ses individus. L'espece peut bien
+etre appelee le tout quant a la substance des individus, puisqu'elle
+est la substance totale des individus. Mais il n'en est pas de meme des
+genres; car il y a, outre le genre, la difference dans la substance de
+l'espece, tandis qu'au dela de l'espece rien de nouveau n'entre dans la
+substance de l'individu. Les individus sont des parties de l'espece, non
+des especes (Porphyre); ce tout est un universel, parce qu'il se dit
+de toutes les parties individuelles, mais il n'est pas un entier,
+c'est-a-dire un tout qui resulte de l'assemblage de toutes les parties
+combinees, comme la maison, qui est composee du toit, des murs, etc.
+L'entier ne peut etre l'universel, parce que l'universalite n'a point
+ses parties dans sa quantite, mais en distribution dans la diffusion
+de la communaute, c'est-a-dire divisees entre plusieurs a qui elle
+est commune. L'entier a une _predication_ (attribution) qui lui est
+particuliere; Socrate est compose des membres que voici.
+
+[Note 521: _Dial._, pars V, P. 460-470.]
+
+"Quand Platon a dit, au rapport de Porphyre[522], que la division
+doit s'arreter aux dernieres especes pour ne pas s'etendre jusqu'aux
+individus, il a considere non la nature des choses, mais la multiplicite
+et le changement des individus. Leur existence est soumise a la
+generation et a la corruption, elle n'a pas la permanence que possedent
+les universels, dont l'existence est necessaire, des qu'il existe
+un quelconque des individus en lesquels ils sont distribues. Cette
+infinite[523], qui n'est point l'oeuvre de la nature, mais de notre
+ignorance et de la mobilite de l'existence, laquelle ne saurait
+longtemps persister dans ces individus comme dans les premiers sujets
+des animaux, ou dans des individus a accidents immobiles, empeche la
+division actuelle, mais n'empeche pas qu'elle existe dans la nature: la
+nature pourrait tres-bien souffrir que les individus dont l'existence
+aurait ete permise, attendissent notre division et tombassent sous notre
+connaissance....
+
+[Note 522: Porphyr. _Isag._, II.--Boeth., _In Porph._, l. III, p.
+75.]
+
+[Note 523: L'impossibilite de determiner le nombre des individus.]
+
+"De ces touts qu'on appelle entiers ou constitutifs, les uns sont
+continus, comme la ligne, qui a ses parties continues, et les autres
+non, comme le peuple, dont les parties sont desagregees. La division
+de ces touts ne s'enonce pas au meme cas que celle de l'universel,
+c'est-a-dire au nominatif, elle se fait au genitif.... _De cette ligne_,
+une partie est cette petite ligne, une autre partie, cette autre petite
+ligne; _de ce peuple_, une partie est cet homme, une autre partie, cet
+autre homme..., tandis qu'on ne dit pas que Caton, Virgile ... sont des
+parties de l'homme (espece), mais Caton, Virgile est homme.... Mais il
+faut regarder au sens plutot qu'aux paroles....
+
+"Comme la division reguliere du genre ne se fait point par ses especes
+quelconques, mais par ses especes les plus prochaines, de meme, la
+division du tout ne doit pas se faire par les parties qu'on voudra, mais
+par les parties principales. On blamerait celui qui diviserait l'oraison
+par syllabes ou par lettres, qui sont les parties des parties; l'ordre
+naturel est que la division se fasse en ces parties, dont l'union
+constitue immediatement le tout, et que l'on decompose l'oraison en
+expressions et celles-ci en syllabes."
+
+Mais quelles parties convient-il d'appeler principales, et quelles,
+secondaires? Regardez-vous comment le tout se constitue, les principales
+sont parties, non des parties, mais du tout, comme dans l'homme l'ame
+et le corps. Regardez-vous comment le tout se detruit, les parties
+principales sont celles dont la suppression detruit la substance du
+tout, comme la tete dans l'homme.
+
+La premiere classification est arbitraire. Elle veut, par exemple, que
+les parties principales de la maison soient les murs, le toit et les
+fondements. Mais s'il convient de diviser la maison en deux, mettant
+d'un cote les murs avec leurs fondements, et de l'autre le toit, les
+fondements ne seront plus partie principale, mais partie de partie. On
+peut a volonte dans un compose quelconque rendre secondaire une partie
+principale, et reciproquement. Dans l'autre opinion, on n'hesite pas a
+admettre comme principales des parties de parties, dans l'homme, par
+exemple, la tete, laquelle est une partie du corps qui est une partie
+de l'homme, dont l'autre partie est l'ame; on regarde seulement quelles
+sont les parties qui, en se detruisant, detruisent la substance du tout.
+Mais si vous detruisez une petite pierre de la muraille d'une maison,
+comme cette pierre est un des elements de sa substance, cette substance
+est atteinte, le tout cesse d'exister, la maison est detruite; ou ce qui
+reste est un autre tout, une autre maison; ce n'est qu'une partie de la
+premiere. En vain diriez-vous que la petite pierre de la maison existe
+separement, la maison existait comme compose, et il ne suffit pas pour
+son existence que sa matiere subsiste. Autrement, comme elle se compose
+de bois et de pierres, on dirait que lorsqu'on a le bois et les pierres,
+on a la maison. Donc, du point de vue de la destruction, toutes les
+parties sont principales.
+
+A cette argumentation, qu'Abelard dit toute neuve, _novissimae_, voici
+comme on a tente de repondre. Vous dites que si cette petite pierre
+cesse d'etre, le tout dont elle fait partie n'est plus; soit, pourvu que
+la pierre soit vraiment partie principale, comme dans un tout de deux
+pierres. Mais pour appliquer cette conclusion a un tout qui est le tout
+des parties, mais qui est autre chose que ses parties, il faut ajouter
+au raisonnement cette constante: _Les parties etant parties et parties
+principales_. En effet, dans le consequent, elles sont prises comme
+tout, dans l'antecedent comme parties. Or une partie n'est pas le tout,
+ou la substance se multiplierait a l'infini. Il faut donc retablir
+l'unite du raisonnement qui manque d'une condition essentielle en
+logique, _la constance_, d'apres la regle: "Ou la constance n'est pas
+conservee dans l'enchainement, la conjonction des extremes ne suit
+pas[524]."--Mais alors comment accordez-vous que dans ces consequences
+fort connues: _Si l'homme existe, l'animal existe, et si l'animal, la
+substance_, la conjonction des extremes s'accomplisse? Car dans la
+premiere consequence, _animal_ suit comme genre, et dans la seconde, il
+precede comme espece. Faut-il donc, pour retablir la constance, faire
+l'insertion suivante: _Si l'homme existe, l'animal existe; et, si
+l'animal existe, comme animal est l'espece de la substance, la substance
+existe_. En verite, cela est inutile, le moyen terme peut egalement etre
+consequent pour le premier membre et antecedent pour le second. Il est
+donc vrai qu'une partie quelconque detruite detruit necessairement le
+tout, et que, du point de vue de la destruction de la substance, toutes
+les parties sont principales.
+
+[Note 524: "Ubi constantia non interseritur, conjunctio non
+procedit." C'est ainsi qu'Abelard donne cette regle du syllogisme: Les
+extremes et les moyens doivent necessairement etre homogenes. (_Analyt.
+post._, 1, vii.) Il n'avait pat sous les yeux le texte des Seconds
+Analytiques.]
+
+Mais si vous enlevez un ongle a Socrate, est-ce que toute la substance
+de Socrate perit? non, parce que l'homme ne consiste pas dans ses
+parties. Autrement, en des temps divers, le meme homme vivant ne
+subsisterait pas; car sa substance augmente ou diminue sans cesse. Il
+faut donc chercher quelle est la partie, faute de laquelle l'homme ne se
+retrouve plus; les uns diront que c'est la main, les autres que c'est la
+langue; mais la destruction de l'une ni de l'autre n'est l'homicide;
+et nous tenons pour principales les parties qui sont telles, que leur
+mutuelle conjonction produise immediatement la perfection du tout.
+La conjonction du toit, des murs et des fondements, et non pas la
+composition de leurs parties entre elles, produit la maison.
+
+Il est des touts dont la nature parait contraire, quoique ce soient
+aussi des entiers: tels sont les touts _temporels_, comme _le jour_
+compose de douze heures, et qui est pour elles un tout constitutif. Ces
+touts n'ayant point de parties permanentes, la simultaneite ne leur est
+pas applicable; leurs parties sont successives, comme celles du temps,
+celles de l'oraison, et l'existence actuelle de ces parties est la seule
+mesure de l'etre de ces touts. A prendre rigoureusement la signification
+du jour ou de l'oraison, jamais l'oraison ou le jour n'existe, puisque
+jamais ni les douze heures, ni les mois dont se compose l'oraison,
+ne coexistent. Aristote admet dans le temps la continuation sans la
+permanence[525], mais ni l'une ni l'autre dans l'oraison. Il faudrait
+plutot dire que les parties du temps ont la permanence et non la
+continuation; car les sujets etant discontinus, les accidents doivent
+l'etre aussi. On trouverait egalement une sorte de permanence dans les
+parties de l'oraison, en faisant prononcer en meme temps par divers les
+lettres qui en sonnant ensemble composeraient les mots et l'oraison avec
+les mots. Mais a dire le vrai, ni le temps, ni l'oraison, ne sont des
+composes de parties. Un compose ne peut etre contenu dans une seule
+partie, et ce n'est pas une partie que ce que la quantite du tout ne
+surpasse point. La ou il n'y a qu'une partie, elle est le tout. Or les
+parties dans le temps ne sont jamais plusieurs, puisque la simultaneite
+leur est interdite; il n'en existe jamais qu'une. Co n'est donc que par
+figure qu'on peut dire que le jour existe, et ce qui en existe et qu'on
+appelle partie n'en est pas une, elle est reellement un tout.
+
+[Note 525: Arist. _Categ._, VI.]
+
+"Je me souviens, ajoute Abelard[526], que mon maitre Roscelin avait
+cette idee insensee de pretendre qu'aucune chose ne resultat de parties,
+et, comme les especes, il reduisait les parties a des mots. Si on lui
+disait que cette chose, qui est une maison, resulte d'autres choses,
+savoir, le mur, le toit et le fondement, voici par quelle argumentation
+il attaquait cela.
+
+[Note 526: _Dial_., p. 471.]
+
+"Si cette chose qui est la muraille est une partie de cette chose qui
+est la maison, comme la maison elle-meme n'est pas autre chose que le
+mur, le toit et le fondement, le mur est partie de lui-meme et du
+reste. Mais comment sera-t-il partie de lui-meme? Toute partie est
+naturellement anterieure au tout; or, comment le mur serait-il anterieur
+a soi et aux autres, lorsque l'anteriorite a soi-meme est impossible?
+
+"La faiblesse de cette argumentation consiste en ceci, que quand on
+parle du mur, et qu'on accorde qu'il est partie de lui-meme et du reste,
+on entend de lui-meme et du reste pris et joints ensemble, ou d'un
+compose dans lequel il est avec le toit et le fondement, en sorte que la
+maison est comme trois choses, mais non prises separement, combinees au
+contraire, et ainsi il n'est plus vrai qu'elle soit le mur ni le reste,
+mais elle est les trois ensemble. De la sorte, le mur n'est partie que
+de lui-meme et du reste combines, ou de toute la maison, et non pas de
+lui-meme pris en soi: il est anterieur, non a soi-meme pris en soi, mais
+a la combinaison de soi-meme et du reste. En effet, le mur a existe
+avant que toutes ces choses eussent ete jointes, et chacune des parties
+doit exister naturellement avant de produire l'assemblage dans lequel
+elles sont comprises."
+
+Ce long examen de la division du tout vient de nous conduire au milieu
+de la grande question du realisme et du nominalisme. Abelard y a touche
+en s'occupant de la difference; il y est revenu en traitant de la
+division de la substance par les especes. Il la retrouve ici sous deux
+formes, en etudiant la division du tout universel et du tout integral.
+
+Le tout universel est un des universaux; il est la collection soit des
+genres, soit des especes, soit des individus, qui en sont comme les
+parties; en tant que collection des individus, le tout espece peut
+etre appele leur substance, puisqu'il est la totalite de la substance
+repartie en eux; mais le genre n'est pas la substance totale des
+especes, puisqu'il y a dans l'espece un element qui n'est pas dans
+le genre, la difference. Cette doctrine, qui admet bien une certaine
+realite dans les elements des especes et des genres, les presente
+cependant comme des touts de convention; et il est vrai qu'en tant qu'on
+les considere comme des touts, ce ne sont pas des touts naturels, si la
+condition du tout naturel est l'unite numerique de substance; mais
+ils sont des touts naturels, lorsqu'ils sont la totalite de genres
+et d'especes veritables, ou formes a raison de ressemblances et de
+differences essentielles et permanentes. Les genres et les especes de
+convention, oeuvres d'une classification arbitraire et momentanee, sont
+les seuls qui ne donnent naissance qu'a des touts conventionnels.
+
+Quant a la division du tout integral ou constitutif en ses parties, elle
+serait indifferente a la question du realisme, si Roscelin n'avait eu
+la hardiesse de l'y rattacher. N'admettant de realite que la realite
+individuelle, il se croyait oblige de nier la realite des elements de
+l'individu, et comme l'individu est un tout, de nier les parties du
+tout. Par quel subtil argument, on l'a vu. La reponse d'Abelard est
+bonne, et resout la difficulte de dialectique que Roscelin avait
+inventee. Le bon sens n'en pouvait etre embarrasse un moment; mais le
+bon sens n'est pas la logique.
+
+"La division du tout selon la forme est, par exemple, celle qui partage
+l'ame en trois puissances ou facultes, celle de vegeter, celle de
+sentir, celle de juger[527]. L'ame en exerce une dans les plantes, deux
+dans les animaux; dans l'homme, elle les contient tontes trois: elle a
+le conseil ou le jugement avec la vegetabilile et la sensibilite, c'est
+ce qu'on appelle la rationnante ou la raison.
+
+[Note 527: _Dial_., p. 411-476.]
+
+"Voici donc une division reguliere: la puissance de l'ame est ou de
+vegeter, ou de sentir, ou de juger. Mais cette division est-elle
+applicable a l'ame universelle ou ame du monde, que Platon croit unique
+et singuliere[528], que d'autres appellent une espece contenue dans
+un seul individu, comme le phenix? Boece parait avoir applique cette
+division a l'ame en general, quand il dit: _L'ame se composant de ces
+sortes de parties, en ce sens non pas que toute ame soit composee de
+toutes, mais une ame des unes, une autre ame des autres, c'est une chose
+qu'il faut rapporter a la nature du tout_. Ces mots indiquent qu'il
+croit que le nom d'ame, tel qu'il est defini par la division, convient
+a toutes les ames, ou, ce qui revient an meme, qu'il designe un
+universel.... On donne donc aussi le nom de tout a ce qui consiste en de
+certaines vertus ou facultes, comme l'ame en ses trois puissances[529].
+
+[Note 528: Cette division triple de l'ame est comme dans toute
+l'antiquite. Abelard l'avait rencontree dans Boece. (_In Porph_., p.
+46.) Quant a la question de savoir si cette triplicite s'appliquait a
+l'ame du monde, il aurait pu s'en assurer en relisant le Timee, si,
+comme on le croit, il en avait une version sous les yeux. La, Platon dit
+que Dieu forma l'ame du monde d'une essence divisible, d'une essence
+indivisible, et d'une essence intermediaire, produit de l'union de l'une
+et de l'autre. Ces trois principes, le premier, qui est l'etre, le
+second l'intelligence, le troisieme qui participe des deux autres,
+pourraient bien repondre a la division dont il s'agit, quoique dans le
+Timee elle soit concue d'une maniere plus transcendante et qui a ete
+tout autrement developpee et interpretee par les alexandrins. Voyez dans
+les _Etudes sur le Timee_, de M. Henri Martin, le texte, p. 88, 94 et
+98, et la note 22. t. 1. p. 316-383.]
+
+[Note 529: Les citations, comme le fond des idees, sont prises de
+Boece (_De Div_., p. 646), et nous voyons comment s'est introduite
+ou plutot maintenue dans la philosophie du moyen age cette ancienne
+division de l'ame en vegetative, sensitive et intelligente (ou
+rationnelle).]
+
+"Seule, en effet, l'ame fait vegeter le corps, et elle donne seule au
+corps le mouvement de croissance; seule elle discerne, c'est-a-dire a la
+notion du bien et du mal; mais il semble qu'elle ne sente pas seule, on
+croit meme qu'elle ne peut sentir, car on ne dit pas les sens de l'ame,
+mais du corps. Aristote attribue les sens au corps[530]; c'est que les
+sens, c'est que les instruments par lesquels l'ame exerce ses sens,
+sont fixes dans le corps et font connaitre les corps qui, par leur
+intermediaire, arrivent a l'etat de concepts, d'ou l'on pourrait induire
+qu'il y a une faculte de sentir dans l'ame, une autre dans le corps.
+L'une et l'autre, en effet, sont dits sensibles (_sensibile_); mais la
+vraie et premiere faculte de sentir est dans l'ame, quoique le corps
+contienne les divers organes des sens....., ou plutot quoique tous ses
+membres soient pourvus du tact qui parait etre le seul commun a tout
+animal, car il est certains animaux qui manquent de tous les autres
+instruments, comme les huitres et les coquilles, qui sont sans
+tete, ainsi que Boece le rappelle dans le premier Commentaire des
+Predicaments[531].
+
+[Note 530: _Categ._, VII.--Boeth., _In Proedic._, p 100.]
+
+[Note 531: Il n'y a point ou il n'y a plus deux Commentaires des
+Predicaments, ni par consequent de premier. C'est dans le livre II de
+son unique commentaire sur les categories que Boece parle des huitres et
+des coquilles (p. 101).]
+
+"Quant a cette sensibilite attribuee au corps de l'animal, comme si elle
+etait sa difference, elle parait descendre et naitre de celle qui est
+dans l'ame, et l'animal ne parait sensible qu'en tant qu'il contient une
+ame capable d'exercer en lui la faculte de sentir. Le corps n'est dit
+sensible que parce que l'ame est avec lui, que parce qu'il a une ame;
+l'ame, au contraire, est sensible, non par l'effet du predicament
+de l'avoir, mais en vertu d'une puissance qui lui est propre.
+Objectera-t-on que _sensible_, etant la difference substantielle
+d'_animal_, est une qualite, apparemment parce que toute difference est
+qualite, mais qu'avoir une ame n'est pas une qualite, etant au contraire
+de la categorie de l'avoir? Il faudrait alors entendre par la qualite la
+forme, ou par le mot _sensible_ designer dans le corps de l'animal une
+certaine faculte qui serait necessairement du ressort de la qualite,
+puisque l'autorite a soumis toutes les puissances ou impuissances au
+genre supreme de la qualite[532]. Cela revient a dire que l'animal nait
+deja apte a l'exercice des facultes de l'ame, grace a une qualite des
+sens par lesquels l'ame, comme par des instruments, s'acquitte des
+fonctions de la puissance qui lui est propre.
+
+[Note 532: Arist. _Categ._, VIII.--Boeth., _In Proed._, l. III, p.
+170. Toute cette psychologie d'ailleurs ne vient point d'Aristote; on
+trouverait plutot quelque chose d'analogue dans Boece (_De interp._, ed.
+sec., p. 298)]
+
+"Il faut qu'il y ait differentes sensibilites de l'ame et du corps,
+comme il y a differentes rationnalites, car c'est une regle que les
+genres qui ne sont point subordonnes entre eux, n'ont pas les memes
+especes ou les memes differences; or, tels sont le corps et l'ame, dont
+l'on ne recoit aucune attribution de l'autre[533].
+
+[Note 533: C'est dire, en dialectique, que la sensibilite de l'ame
+ne peut etre celle du corps ou que la sensation n'est pas l'affection
+organique; nouvelle preuve que le raisonnement, avec ses formes d'ecole,
+remplace et quelquefois vaut les notions puisees dans l'observation des
+faits de conscience.]
+
+"L'equivoque qui se trouve dans les noms des differences de l'ame et du
+corps s'etend aussi aux noms de leurs accidents. Il nait de certaines
+choses qui sont dans l'ame certaines proprietes pour le corps. Ainsi
+le fondement propre des sciences ou des vertus, c'est l'ame. Cependant
+l'homme est un corps, et l'on dit de lui qu'il est savant ou studieux,
+non qu'on entende par la une _qualite_ de la science ou de la vertu, car
+elles ne sont pas en lui, mais un _avoir_ de l'ame, qui _a_ les sciences
+et les vertus. L'homme est dit dialecticien ou grammairien, joyeux ou
+triste, rassure ou effraye, et mille autres choses, a raison de toutes
+les qualites de l'ame, dont l'exercice ne peut apparaitre ou meme avoir
+lieu sans la presence du corps. Les corps eux-memes recoivent des noms,
+et il leur nait des proprietes qui ont le meme caractere: par exemple,
+Aristote dit qu'avec l'animal meurt la science[534]. Il parle de
+la science par rapport au corps, car la suppression de l'animal
+n'entrainerait point celle de la science, puisque l'ame, une fois
+degagee de la tenebreuse prison du corps, acquiert de plus vastes
+connaissances; il ne veut parler que de cet exercice de la science qui
+se manifeste seulement grace a la presence du corps[535].
+
+[Note 534: _Categ._, VII.--Boeth., _In Proed._, p. 166.]
+
+[Note 535: La division du tout par facultes a, suivant Boece,
+quelque chose de commun avec celle du genre ou de l'entier. Ainsi
+la _predication_ de l'ame suit de ses facultes, ce qui signifie que
+l'enonciation des facultes de l'ame donne l'ame comme consequence.
+Exemple; _S'il y a vegetalble, il y a ame_. Et cela revient a la
+division du genre lequel suit de ses especes: _S'il y a homme, il y a
+animal_. L'ame est composee de ses facultes autrement que l'entier l'est
+de ses parties. La composition de l'entier est materielle ou relative a
+la quantite de son essence, tandis que la composition de l'ame resulte
+de l'addition d'une difference formatrice. "La qualite n'entre pas dans
+la quantite de la substance, et ce qui est le meme en nature ne peut
+etre materiellement compose de choses de predicaments differents."
+C'est-a-dire qu'une quantite materielle ou une nature _quantitative_,
+comme un entier, ne peut etre composee d'elements d'une nature
+_qualitative_, comme des facultes. (_Dial._, p. 474-475)]
+
+"Quelques-uns appliquent celle division du tout virtuel ou du compose
+de puissances, non a l'ame en general, mais a cette ame singuliere que
+Platon appelle l'ame du monde, qu'il a donnee a la nature comme issue du
+_Noy_ ou de l'esprit divin, et qu'il s'imagine retrouver dans tous les
+corps. Cependant il n'anime pas tout par elle, mais seulement les etres
+qui ont une nature plus molle et ainsi plus accessible a l'_animation_;
+car bien que cette meme ame soit a la fois dans la pierre et dans
+l'animal, la durete de la premiere l'empeche d'exercer ses facultes, et
+toute la vertu de l'ame est suspendue dans la pierre.
+
+"Enfin, quelques catholiques, s'attachant trop a l'allegorie,
+s'efforcent d'attribuer a Platon la foi de la sainte Trinite, grace
+a cette doctrine ou ils voient le _Noy_ venir du Dieu supreme, qu'on
+appelle _Tagaton_, comme le Fils engendre du Pere, et l'ame du monde,
+proceder du _Noy_ comme du Fils le Saint-Esprit. Ce Saint-Esprit en
+effet, qui, partout repandu tout entier, contient tout, verse aux coeurs
+de quelques chretiens, par la grace qui y reside, ses dons qu'il est dit
+vivifier en suscitant en eux les vertus[536]; mais dans quelques-uns,
+ses dons semblent absents, il ne les trouve pas dignes qu'il habite
+en eux, quoique sa presence ne leur manque pas, il ne leur manque que
+l'exercice des vertus. Mais cette foi platonique est convaincue d'etre
+erronee en ce que cette ame du monde, comme elle l'appelle, elle ne la
+dit pas coeternelle a Dieu, mais originaire de Dieu a la maniere des
+creatures. Or le Saint-Esprit est tellement essentiel a la perfection de
+la Trinite divine, qu'aucun fidele n'hesite a le croire consubstantiel,
+egal et coeternel tant au Pere qu'au Fils. Ainsi ce qui a paru a Platon
+assure touchant l'ame du monde, ne peut en aucune maniere etre rapporte
+a la teneur de la foi catholique[537]."
+
+[Note 536: "Fidelium cordibus per inhabitantem gratiam sua largitur
+charismata quae vivificare dicitur suscitando in eis virtutes."
+(_Dial_., p. 475.) Cette generation de l'ame du monde emanee du _Noy_
+(pour [Grec: nous], l'intelligence) est un dogme neo-platonique
+qu'Abelard tenait de Macrobe plutot que du Timee. (_In Somn. Scip_., I,
+ii. xiii, xiv, etc.)]
+
+[Note 537: Abelard, comme on le verra plus bas, n'a pas toujours
+repousse avec une aussi grande severite d'orthodoxie le dogme platonique
+de l'ame du monde. Mais ce passage est un de ceux que l'on cite peur
+prouver qu'il ecrivit sa Dialectique apres sa condamnation. Il est
+tres-probable en effet qu'il aura insere a dessein dans ce passage la
+retractation d'une opinion, qui, bien que tres-formellement exprimee
+dans sa theologie, n'en fait point une partie essentielle; tandis qu'on
+ne peut admettre qu'apres l'avoir positivement condamnee, il l'ait
+reprise plus tard et developpee, le theologien se montrant ainsi moins
+correct en sa foi que le philosophe. (Voyez l. III, c. II et III, et
+dans Abelard, le l. II de _l'Introduction_, c. xvii, et le l. I de la
+_Theologie chretienne_, c. v.)]
+
+"Mais une fiction de ce genre parait eloignee de toute verite, car elle
+placerait deux ames dans chaque homme. Platon imagine et veut que les
+ames de chacun, creees au commencement dans les etoiles correspondantes
+(_in camparibus stellis_), viennent prendre appui en des corps humains
+pour la creation de chaque homme en particulier, et que les corps soient
+animes par celles-la seules, dont la presence est partout suivie
+et accompagnee de l'animation, et nos par celle dont une opinion
+philosophique admet l'existence egalement, soit avant que le corps soit
+anime, soit apres qu'il est dissous et jusque dans le cadavre[538].
+
+[Note 538: Cette phrase se rapporte a la distinction etablie dans le
+Timee entre l'ame du monde et l'ame ou les trois ames de l'homme, l'une
+immortelle, qui est l'ame intelligente ou connaissante, et les deux
+autres mortelles, savoir: l'une male et l'autre femelle; l'une, celle
+des volontes passionnees, l'autre, cette des impressions et affections
+sensibles; l'une qui reside dans le coeur et l'autre dans le foie.
+(Voyez dans les _Etudes sur le Timee_, le t. I, pv 96 et suiv., 187 et
+suiv., not. 22 et le t. II, not. 136, 139 et 140.)]
+
+"Ne nous occupons point de celle ame que la foi ne reclame point,
+qu'aucune analogie reelle ne recommande, et revenons a l'application de
+la division de l'ame generale (du genre ame). Il est demeure en question
+pourquoi on a admis tes facultes dans ce tout qui est ame plutot que
+dans les autres touts, ou pourquoi on a separe cette division par
+facultes des autres divisions des genres par differences. Pour ceux
+qui par l'ame generale entendent cette ame du monde inventee par les
+platoniciens, ils la mettent evidemment en dehors de toutes les
+autres divisions, puisque dans cette seule et meme ame ils admettent
+substantiellement toutes les facultes differentielles, la substance de
+cette ame les contenant egalement partout, quoique partout elle ne
+les exerce pas. Ceux au contraire qui entendent par l'ame generale
+l'universel ame (ou l'ame en general), ce qui est plus raisonnable, ils
+n'ont pas de raison d'admettre au nombre des divisions par la forme
+cette division de l'ame, plutot que celle des autres touts par
+puissances ou par impuissances, telles que rationnalite et
+irrationnalite, ou toute autre forme de la substance; mais peut-etre la
+citent-ils de preference pour exemple, parce que ses differences sont
+plus connues d'avance.
+
+"La derniere division est celle par la matiere et par la forme. En voici
+une: "L'homme est en partie substance animale, en partie forme de
+la rationnalite ou de la mortalite." L'animal compose l'homme
+materiellement, la rationnalite et la mortalite formellement: car
+celles-ci etant des qualites ne pouvent se convertir en l'essence de
+l'homme qui est substance; mais la substance d'animal est la seule qui
+constitue l'homme par _l'information_ de ses differences substantielles.
+Les differences substantielles sont celles qui _specifient_ ou changent
+en especes les genre divises put elles (Porphyre)[539]. La rationalite
+en effet et la mortalite, advenant a la substance d'animal, en font une
+espece qui est l'homme. Mais en convertissant en espece la substance
+du genre, elles ne passent pas elles-memes ensemble avec elle dans
+l'essence de l'espece; ce sont les genres seuls qui deviennent especes,
+sans rester toutefois separes des differences; sans la survenance des
+differences, l'espece differenciee ne serait pas produite; c'est par
+et non avec les differences que cette transformation a lieu. Si les
+differences etaient avec le genres transportees dans l'espece, nous ne
+nous rendrions pas a la doctrine de ceux qui veulent quo l'homme soit un
+autre plus la rationnalite et la mortalite, non pas seulement un autre
+_informe_ par ces deux differences, mais un animal et ces deux choses;
+dans le premier cas trois font un, dans le second les trois sont trois,
+et l'homme uni a la muraille n'est pas la meme chose que l'homme et la
+muraille. Mais assurement nous serions forces d'admettre que ces memes
+differences ensemble avec le genre viennent a la fois et se reunissent
+de meme facon dans l'essence de l'espece; d'ou il resulterait qu'elles
+sont de la substance de la chose et qu'elles entrent comme partie dans
+la matiere. Car rien no recoit l'attribution de substance composee que
+la matiere, parce que rien ne doit etre pris materiellement que la
+matiere deja actuellement combinee a la forme; par la statua on no peut
+entendre que l'airain figure, et non l'airain et la figure, puisque
+la composition de la forme n'est pas de l'essence de la statue. "_La
+statue_, dit Boece[540], _consiste dans ses parties_ (c'est-a-dire dans
+les parties separees d'airain qui, reunies, constituent la quantite de
+son essence comme matiere) _autrement que dans l'airain et l'espece_
+(c'est-a-dire dans la composition de la forme)." Cette composition
+n'advient pas n la matiere pour y etre de l'essence de la chose, mais
+pour que la substance de l'airain devienne ainsi une statue. La matiere
+actuellement jointe aux formes n'est que ce qu'on appelle le _matiere_,
+comme l'anneau d'or n'est que l'or etire en cercle, comme la maison
+n'est que le bois et les pierres augmentees de la construction.
+
+[Note 539: _Isag._, III.--Boeth., _In Porph._, l. IV, p. 89.]
+
+[Note 540: _De Div._, p. 640.]
+
+"La division dont nous traitons comprend avec la forme substantielle
+la forme accidentelle; car la composition de la statue ne parait point
+substantielle, puisqu'elle ne cree pas une substance specifique. La
+statue ne semble pas en effet une espece, car elle n'est pas une unite
+naturelle, mais fabriquee par les hommes, ni un nom de substance, mais
+d'accident, le nom de statue etant pris de quelque fait de composition.
+En effet, de quelque substance que soit le simulacre, airain, fer ou
+bois, des qu'il offre l'image d'un etre anime, c'est une statue. Le
+mot de statue parait donc appartenir plus a _l'adjacence_[541] qu'a
+l'essence; mais quoique la formation de la statue ne donne pas une
+substance specifique, la composition est substantiellement inherente
+a la statue (elle y est comme dans son sujet d'inherence), de la meme
+facon que la justice au juste. Le juste ne peut etre sans la justice,
+la statue sans sa composition; non, il est vrai, par une nature
+substantielle, mais par une propriete formelle, qui fait qu'on dit le
+juste et la statue. Boece a dit que les differences substantielles du
+tyran au roi etaient de prendre l'empire sur les lois et d'opprimer le
+peuple sous une domination violente[542]; cependant _roi_ et _tyran_ ne
+designent pas des especes, mais des accidents; l'homme est ce qu'il y
+a de plus special; point d'especes apres lui. Le mot de Boece signifie
+donc que nul ne peut etre investi de la propriete de roi ou de tyran,
+s'il n'a fait ce qui vient d'etre dit."
+
+[Note 541: _Ad adjacentiam_, nous francisons ce mot, parce qu'il est
+explique par son antithese avec _essence_.]
+
+[Note 542: _De Differ. topic._, l. III, p. 873.]
+
+La troisieme division est celle de la voix ou du mot. Elle divise le mot
+en significations ou en modes de significations[543].
+
+[Note 543: _Dial._, p. 479-484.]
+
+Les significations des mots dependent de la notion qu'ils produisent
+dans l'esprit de l'auditeur, et en general du sens qui leur a ete
+impose; mais ces recherches ne tiennent pas a l'essence de la
+philosophie. Une meme signification peut avoir plusieurs modes,
+c'est-a-dire qu'un mot peut s'appliquer diversement. De la une division
+nouvelle. Le mot d'_infini_, par exemple, est divise par Boece en infini
+de mesure, en infini de multitude, en infini de temps[544]. Dans
+les termes vraiment equivoques, il y a pour un meme mot plusieurs
+definitions. Ici, au contraire, ou il ne s'agit que des modes de la
+signification, la definition ne change pas; l'infini demeure toujours
+ce dont le terme ne peut etre trouve, mais l'infini est un mot qui
+s'emploie de differentes manieres. C'est la recherche et remuneration de
+ces _manieres_ ou modes qu'on appelle la division du mot par les modes.
+Abelard va plus loin, et croit que l'infini ne designe point une seule
+et meme propriete, commune, par exemple, au monde, au sable, a Dieu.
+Chacun a sa maniere d'etre infini, et il penche a croire qu'il faudrait
+ici une definition plutot reelle que verbale. Les membres de la division
+que Boece donne de l'infini, ne supposent point necessairement une
+opposition, une meme chose pouvant etre infinie de diverses manieres.
+Dieu est infini quant au temps et par la quantite de la substance; car
+il ne saurait etre renferme dans aucun lieu. Est-il sage d'ailleurs
+d'employer le mot d'infini pour Dieu et pour la creature? ne risque-t-on
+pas de tomber ainsi dans l'equivoque proprement dite, et n'y aurait-il
+pas lieu a des definitions differentes? On dit que l'infini est ce dont
+le terme ne peut etre trouve; mais Dieu est infini, en ce sens que sa
+nature ne permet pas que l'on trouve le terme d'un etre que rien ne
+limite. Il est infini par essence. "Les creatures, au contraire, ne
+peuvent etre dites infinies que relativement a notre connaissance, et
+non pas a leur nature. Toutes, en effet, connaissent leurs limites,
+quand meme notre science ne les atteint pas; et admettre l'infinite,
+reelle ou naturelle, dans les creatures, fut une erreur chez les gentils
+et serait une heresie chez les catholiques; car ce serait assimiler a
+son createur la creature comme excedant toutes limites; or le createur
+lui-meme ne connait pas ses limites, puisqu'elles n'ont jamais ete."
+
+[Note 544: _De Div._, p. 640.]
+
+Cette analyse des diverses sortes de divisions ne serait pas
+suffisamment instructive, si l'on ne les comparait entre elles pour
+faire ressortir leurs differences[545].
+
+[Note 545: _Dial._, p. 484-489.]
+
+Si vous comparez la division du tout a la distribution du genre, vous
+trouvez qu'elles different en ce que la premiere se fait suivant la
+quantite, la seconde suivant la qualite. En effet, lorsqu'on distribue
+un universel, on n'entend point le prendre dans son integrite, mais
+en montrer la diffusion entre tout ce qui y participe. S'agit-il, au
+contraire, d'un tout integral, ses parties en divisent la substance,
+independamment de toutes qualites et quand meme elles en seraient
+depourvues.
+
+Toujours un genre est anterieur a ses especes, un tout posterieur a ses
+parties; car les parties sont la matiere du tout, comme le genre est
+la matiere des especes. Aussi, comme la destruction du genre supprime
+l'espece, quoique la destruction de l'espece laisse subsister le genre,
+la destruction de la partie detruit le tout, quoique le tout en
+se detruisant n'entraine pas la perte des parties, au moins comme
+substance, si ce n'est comme parties.
+
+Chaque espece recoit le genre pour predicat; on ne peut dire la meme
+chose du tout pour chaque partie. Il les faut toutes prises ensemble,
+pour qu'elles soient le sujet du tout. L'homme est animal, mais la
+muraille n'est pas la maison; il y faut la muraille, le toit, etc., tout
+pris ensemble, il n'y a d'exception que pour les touts factices,
+comme une baguette d'airain, dont le tout divise en deux donnera deux
+baguettes d'airain. Mais aussi, comme etant un tout factice, on devrait
+peut-etre la classer parmi les substances universelles.
+
+Comparez maintenant la division du mot a celle du genre. Elles different
+en ce que le mot se partage en significations propres, le genre
+en certaines creations tirees de lui-meme. "Car le genre cree
+materiellement l'espece; l'essence generale est transferee dans la
+substance de l'espece, au lieu que la substance du mot n'est point
+transportee dans la constitution de la chose qu'il signifie. Le
+genre est plus universel dans la nature que l'espece, son sujet;
+_l'equivocation_ est dans sa signification plus comprehensive que le
+mot unique. C'est que le mot n'est pas un tout naturel; il n'appartient
+naturellement a aucune chose signifiee; c'est un nom impose par les
+hommes. Car le supreme artisan des choses nous a confie l'imposition des
+noms, mais il a reserve la nature des choses a sa propre disposition."
+
+Aussi le mot est-il posterieur a la chose qu'il signifie, et le genre
+anterieur a l'espece. Par suite, les choses qui sont reunies dans la
+nature du genre, recoivent son nom et sa definition; tout ce qui se
+dit du sujet en est predicat de nom et de definition (Aristote).
+Les significations, an contraire, ne se partagent que le nom de
+l'_equivocation_[546].
+
+[Note 546: _Categ._, V.--Boeth., _In Proed._, l. I, p. 130.
+Pour bien comprendre ceci, il faut se rappeler que l'_equivocation_
+(homonymie) est la propriete des choses equivoques (homonymes),
+c'est-a-dire qui sous un meme nom n'ont pas meme substance. "Nomem
+commune, substantiae ratio diversa." On peut dire d'un homme vivant et
+d'un portrait, c'est un homme. (Boeth., _In Proed._, p. 115.) Il y a
+dans le texte d'Abelard, a la derniere phrase, _non participant_, je
+crois que la negation doit etre retranchee (p. 487).]
+
+La division du genre exprime une nature qui est la meme partout, la
+division du mot un usage ou convention qui peut varier.
+
+Comparez enfin la division du mot et celle du tout; le tout consiste
+dans ses parties, qui le divisent, mais les significations qui divisent
+le mot ne le constituent pas en lui-meme. Aussi, pendant qu'une partie
+du tout en entraine la destruction par la sienne propre, le mot qui
+signifie diverses choses peut perdre une de ces choses, sans que
+l'aneantissement de cette chose aneantisse le mot, soit en substance,
+soit a titre de signification.
+
+Ces differences, ainsi resumees, ne sont paa sans interet; elles
+accusent dans celui qui les a recueillies une tendance au nominalisme;
+mais c'est une consequence qu'il suffit d'indiquer[547].
+
+[Note 547: Et cependant on y rencontre cette expression toute
+realiste, _essentia generalis_ (ibid.).]
+
+Il faudrait donner un traite de dialectique ou commenter tout Boece,
+pour completer l'analyse du traite d'Abelard sur la division. Il n'a
+pas meme ete publie tout entier, et apres la division substantielle, le
+tableau des divisions accidentelles n'aurait qu'un interet mediocre.
+Cependant cette partie si importante de la dialectique resterait trop
+incomplete, si nous nous taisions sur ce qui fait en derniere analyse la
+valeur de la division, sur la definition.
+
+On a du voir comment la division rend possible la definition, et la
+definition dont le credit a un peu baisse dans la philosophie, etait au
+premier rang dans celle du moyen age. Mais avant de lui assigner son
+role philosophique, disons, d'apres Abelard, ce que c'est que la
+definition[548].
+
+[Note 548: _Dial._, pars V, p. 490-497.]
+
+Ce mot aussi a plusieurs acceptions. Proprement, la definition est
+constituee seulement par le genre et les differences[549], comme cette
+definition de l'homme, _animal rationnel mortel_, ou de l'animal,
+_substance animee sensible_, ou des corps, _substance corporelle_.
+Ainsi, comme le dit Ciceron, la definition explique ce que (_quid_) est
+le defini. Cependant on a souvent, avec Themiste, entendu la definition
+dans un sens large, et compris sous ce nom toute oraison qui, par une
+equation entre la _predication_ et une voix (_l'univoque_), en declare
+de quelque maniere la signification. Dans la predication, on dit que
+l'oraison _fait equation_ au mot qu'elle definit, ou que la definition
+est _adequate_, lorsque dans un sujet quelconque il se trouve que ni
+le nom n'excede l'oraison, ni l'oraison le nom. Ainsi, tout ce qui est
+_homme_ est _animal rationnel mortel_, et reciproquement.
+
+[Note 549: Abelard suit ici Boece, dont les idees sur la definition
+ont prevalu dans l'ecole. La definition que donne Ciceron de la
+definition meme est dans ses Topiques, et Boece, apres l'avoir
+commentee, la rappelle dans son "Traite de la definition" (p. 649), et
+c'est la qu'Abelard la reprond. Au reste, cette definition ne differe
+pas de l'ideo generale qu'Aristote donne de la definition, [Grec: lomos
+ton ti isti], (_Analyt. post._, II, x); mais Boece, Abelard et en
+general les scolastiques sont loin d'avoir juge la definition avec une
+severite aussi clairvoyante que l'a fait Aristote. (_Anal. post._, II,
+III a XIII.--_Topic._, VI.--_Met._, VII, XII.)]
+
+On distingue la definition de nom et la definition de chose. La premiere
+est l'interpretation qui explique un mot d'une langue dans une autre,
+surtout en le decomposant, comme lorsqu'on explique que _philosophie_
+signifie _amour de la sagesse_. L'interpretation rentre souvent dans
+l'etymologie; mais l'une et l'autre, en expliquant le nom, donnent
+connaissance de la chose; autrement, le mot ne se comprendrait pas. La
+definition fait la demonstration de la chose, quand non-seulement elle
+en donne la substance, mais qu'elle la depeint par quelques-unes de
+ses proprietes. Le mot montre la chose enveloppee, la definition la
+developpe, en decomposant la matiere ou la forme. Dans la definition
+de l'homme, _animal_ indique la substance, _mortel_ et _rationnel_ les
+formes; _homme_ signifiait tout cela confusement. Le nom de la substance
+generique ou specifique determine, assigne la qualite a la substance, en
+designant la substance, en tant qu'_informee_ par les qualites; mais il
+ne donne pas une pleine connaissance comme la definition qui decompose.
+
+L'interpretation s'applique au nom; elle est necessaire, notamment quand
+le doute porte sur la substance nommee, et que l'on ne sait a quelle
+substance le nom est impose. Puis on y ajoute la definition, lorsque
+la propriete formelle est ignoree. "La definition doit toujours etre
+convertible avec le defini; mais l'interpretation excede generalement
+l'interprete. Ainsi nous n'appelons pas philosophes tous ceux qui aiment
+la sagesse, mais seulement ceux qui ont bien saisi la doctrine de l'art
+(la connaissance de la dialectique), tandis qu'on interprete le mot
+_philosophe_ par _amateur de la sagesse_, c'est la composition et le son
+du mot qui semblent le vouloir ainsi. Aussi cet exemple nous donne-t-il
+la difference de la definition de nom a celle de chose."
+
+La definition de chose, comme la division, est ou selon la substance, et
+c'est la definition propre, ou selon l'accident, et elle doit s'appeler
+alors description. La definition substantielle est celle qui comprend en
+ses parties la matiere et la forme substantielle qui font la
+substance de la chose, comme par exemple, le genre et les differences
+substantielles. Les especes seules peuvent donc etre definies
+substantiellement, car seules elles ont le genre et les differences
+substantielles. Quant aux genres les plus generaux ou predicaments,
+ils ne peuvent admettre la definition, car ils n'ont ni genres, ni
+differences constitutives, puisqu'ils ne tirent point d'ailleurs leur
+constitution, et qu'ils sont supremes principes des choses. De meme les
+individus sont indefinissables, parce qu'ils manquent de differences
+specifiques, n'ayant point par soi les differences auxquelles ils ne
+participent que parce qu'ils font partie de l'espece. Les individus
+d'une meme espece ne se distinguent entre eux que par les accidents de
+la forme, qui _alterent_[550] seulement la substance et ne creent point
+d'essence. Les accidents cesseraient d'etre accidents, si l'acces et le
+retrait en enlevait quelque chose a la substance; c'est la l'effet des
+formes substantielles des especes; d'elles depend la generation et
+la corruption de la substance, c'est-a-dire que seules elles peuvent
+produire les substances nouvelles et en changer la composition.
+
+[Note 550: _Alterer_ est ici pris dans le sens primitif, et signifie
+que les accidents font qu'un individu est autre (_alter non alius_)
+qu'un autre individu de meme espece. Ainsi, les accidents individuels
+alterent la substance, sans la changer en tant que substance specifique.
+Sous ce rapport, il faut se garder de confondre _alteration_ avec
+_corruption_. Les formes substantielles corrompent la substance, en
+changent la nature (_cum rumpere_, composer autrement), et ne se bornent
+pas a l'alterer (a l'individualiser).]
+
+Il ne peut donc tomber sous la definition que les intermediaires entre
+les predicaments et les individus, mais les uns et les autres ne se
+refusent pas a la description, qui est la definition selon l'accident ou
+improprement dite. Ainsi l'on dit que _la substance est ce qui peut etre
+sujet de tous les accidents_, et que _Socrate est un homme blanc, crepu,
+musicien, fils de Sophronisque_. Ce sont des definitions incompletes ou
+descriptions qui n'admettent que les seules differences, ou qui posent
+le genre sans les differences, ou l'espece avec les accidents; elles
+different des vraies definitions, qui ne comprennent que la matiere et
+la forme.
+
+Parmi les noms soumis a la definition, on distingue les noms substantifs
+proprement dits, qui sont donnes aux choses en ce qu'elles sont, et les
+autres noms qu'on appelle noms pris, _nomma sumpta_ (noms abstraits),
+et qui sont imposes aux choses a raison de la _susception_ de quelque
+forme. D'ou l'on distingue la definition quant a la substance de la
+chose, et la definition quant a l'adherence de la forme. Les
+definitions des genres et especes sont donnees quant a la substance ou
+substantivement; les definitions des noms pris, comme l'_homme_, le
+_rationnel_, le _blanc_, sont donnees adjectivement.
+
+"A propos de ces dernieres, une grande question est elevee par ceux qui
+placent les universaux au premier rang parmi les choses, c'est celle de
+savoir quelles sont les choses signifiees que les definitions de noms
+definissent. En effet, la signification des noms abstraits est double,
+la principale est relative a la _forme_, la secondaire relative au
+_forme_. Ainsi _blanc_ signifie en premier lieu _la blancheur_ qui sert
+a determiner le corps sujet de la blancheur; en second lieu, le sujet
+meme dont _blanc_ est le nom. Or nous definissons le blanc _le forme par
+la blancheur_ (ce qui a la _forme de la blancheur_). Maintenant on est
+dans l'usage de demander si c'est seulement la definition du mot ou de
+quelque chose que le mot signifie. Mais d'abord, comme nous definissons
+les mots, non selon leur essence, mais selon leur signification, cette
+definition parait etre en premier lieu celle de la signification; il
+reste donc a chercher de quelle signification. Est-ce la premiere,
+c'est-a-dire _la blancheur_, ou la seconde, c'est-a-dire _le sujet de la
+blancheur_? Si c'est la definition de la _blancheur_, elle est _predite_
+d'elle-meme (car c'est dire que la _blancheur_ est _formee du forme
+par la blancheur_); _blancheur_ se dit de toute chose _blanche_, et
+la definition se sert a elle-meme de predicat; or qui accorderait que
+_blancheur_ ou _cette blancheur fut formee de blancheur_? tout ce qui
+est _forme de blancheur_ ou _blanc_ est corps.
+
+"Mais si la definition ci-dessus est celle de la chose qu'on nomme le
+_blanc_, c'est-a-dire qui est le _sujet de la blancheur_, on demande si
+elle est la definition de chaque sujet qui recoit la _blancheur_ ou de
+tous pris ensemble. Dans le premier cas, elle est aussi celle de la
+perle, qui est blanche; alors, d'apres la regle _De quocumque diffinitio
+dicitur_ (la definition se dit de tout ce dont se dit le terme
+defini[551]), celle-ci donne le predicat de la perle, ce qui est
+absolument faux. Si au contraire on veut qu'elle soit la definition de
+tous les sujets pris ensemble, il faudra, d'apres la meme regle, que
+tous les sujets, quelque divers qu'ils puissent etre, soient definis
+ensemble (c'est-a-dire par le meme predicat dans la meme proposition),
+ce qui est encore faux.
+
+[Note 551: Je crois que cette regle est celle que donne Aristote en
+ces termes: "Toute definition est toujours universelle." (_Anal. post._,
+II, xiii.)]
+
+"La-dessus, je m'en souviens, voici quelles etaient les solutions qui
+pouvaient lever toutes les objections precedentes.
+
+"Supposons que l'on dise que cette definition est celle de la
+_blancheur_, entendue non selon son essence, mais selon l'adjacence (non
+substantivement, mais adjectivement), c'est une consequence qu'elle soit
+aussi dite comme predicat 1 deg. de la blancheur adjectivement, en ce sens
+que _tout blanc est forme par la blancheur_; 2 deg. et aussi de toutes les
+choses dont elle est le predicat adjectif. (Ainsi toutes les choses
+_blanches_ sont _formees de la blancheur_.)
+
+"On peut dire aussi qu'elle convient a tout sujet quelconque de la
+_blancheur_; mais ce n'est pas une consequence necessaire qu'elle
+definisse tout ce qui a cette meme definition pour predicat; car cette
+regle _la definition se dit d'un quelconque_, ne regarde que les
+definitions selon la substance[552]; or celle dont il s'agit est
+assignee a la substance _sujet de la blancheur_, non quant a ce qu'elle
+est en elle-meme, mais quant a une de ses formes.
+
+[Note 552: J'ai supprime dans le texte de cette phrase deux mots,
+_et definitum_, qui me paraissaient en troubler le sens (p. 496).]
+
+"Cette solution me parait aussi tirer d'affaire tous ceux qui veulent
+que la definition embrasse tous les _sujets de la blancheur_ pris
+ensemble, quand meme on concederait qu'ils sont tous _predits en
+disjonction_, c'est-a-dire que ce qui a la definition pour predicat est
+ou perle, ou cygne, ou tout autre de ces sujets.
+
+"On peut encore dire que la definition est celle de ce nom, _le blanc_,
+non quant a son essence, mais quant a sa signification, et alors elle ne
+risquera plus de lui servir de predicat quant a son essence: on ne dira
+pas que ce mot _blanc_ est le _forme de la blancheur_, mais que c'est ce
+qu'il signifie; c'est comme si l'on disait que la chose qui est appelee
+_blanche_, est _formee de la blancheur_. Definir le mot, c'est ouvrir
+sa signification par la definition; definir la chose, c'est montrer la
+chose meme.
+
+"Ainsi, que la definition fut une definition de mot ou qu'elle fut celle
+d'une signification quelconque, la question pouvait etre resolue: on ne
+definit rien sans declarer en meme temps la signification d'un mot,
+et nous n'accordons pas qu'aucune chose reelle puisse etre dite de
+plusieurs, c'est le nom seulement qui est dans ce cas. Comme toute
+definition doit eclaircir le mot qui exprime ce qu'elle definit, il faut
+qu'elle soit toujours composee de noms dont la signification recue soit
+connue, car nous ne pouvons eclaircir l'inconnu par des inconnus. La
+definition est ce qui donne la plus grande demonstration possible de la
+chose que contient le nom defini, car il y a cette difference entre la
+definition et le defini que, bien que l'une et l'autre aient la meme
+chose pour sujet, leur maniere de le signifier differe (Boece[553]). La
+definition qui distingue en parties separees chacune des proprietes de
+la chose, la montre plus expressement et plus explicitement, tandis que
+le mot defini ne distingue pas ces divers elements par parties, mais
+pose le tout confusement. Et quoique les mots definis contiennent
+souvent plus de proprietes de la chose que la definition n'en enonce, la
+ou l'on a le mot et la definition, la definition est plus demonstrative
+que le nom. Quant aux choses memes, la definition fait plus que le nom
+pour la signification, quand elle est substituee a la chose meme qui
+est ignoree et qu'elle determine distinctement dans toutes ses
+parties[554]."
+
+[Note 553: _De Div._, p. 665.]
+
+[Note 554: _Dial._, p. 495-497. Cette derniere partie de la
+discussion, donnee textuellement, aurait besoin peut-etre, pour se faire
+comprendre, d'une paraphrase nouvelle. Mais dans les deux chapitres
+suivants on reviendra au sujet qu'elle traite, et tout sera peut-etre
+eclairci.]
+
+Ici finissent les extraits que nous voulions donner de la Dialectique,
+et aucune de ses parties, plus que ce dernier livre, n'aura prouve
+combien cette science consacree a l'elude des procedes logiques de
+l'esprit, est forcement et frequemment entrainee a l'examen des
+questions de metaphysique. On ne saurait trouver etrange que cette
+necessite se fasse sentir surtout dans les recherches sur la definition.
+Qu'est-ce en effet que definir? c'est dire ce qu'est une chose. La
+science de la definition est donc l'art de dire ce que sont les choses,
+et comme l'art de le dire est celui de l'enseigner, c'est apparemment
+aussi celui de le savoir. Apprendre a definir, c'est donc finalement
+apprendre a connaitre les choses; et cette partie de la logique est
+l'introduction a l'ontologie. S'il y a une methode sure pour bien
+definir, il y a un procede certain pour connaitre la verite des choses.
+
+D'ou venait cette preference pour la definition comme moyen de
+connaitre? de l'emploi presque exclusif du raisonnement dialectique. Ce
+raisonnement n'est au fond que le syllogisme; or le syllogisme n'est, a
+le bien prendre, que le moyen de tirer de la definition d'une chose
+la definition d'une autre. Les propositions qui le composent sont des
+definitions partielles ou totales, provisoires ou finales. Quand il
+est general et definitif, il est (ce mot de definitif semble lui-meme
+l'indiquer) un procede de definition. Si l'on remonte aux syllogismes
+anterieurs, on arrive toujours a quelque proposition universelle qui
+exprime qu'une chose convient a une autre, a toute cette autre, a rien
+que cette autre, _omni et soli_. C'est donc une definition. Et, comme la
+scolastique recourait peu a l'observation soit interne, soit externe, il
+est tout simple que, suivant son procede habituel, elle se soit
+attachee a rechercher et a etablir plutot les conditions logiques de la
+definition, que les methodes les plus sures de decouvrir et de constater
+la verite, persuadee qu'elle etait qu'une fois ces conditions connues,
+elle n'aurait plus qu'a les appliquer, sans investigations lointaines,
+sans experiences prolongees, pour faire de bonnes definitions ou pour
+controler celles qui lui seraient presentees. Qu'etait-ce pour elle,
+en effet, qu'etudier une chose? c'etait en chercher la place dans les
+cadres de la dialectique; c'etait determiner a quelle categorie elle
+appartenait, si elle etait genre le plus general ou predicament, genre,
+espece, sous-genre, sous-espece, espece la plus speciale ou individu,
+si elle etait mode ou nature, propre ou accident; et cela, moins en
+retracant les caracteres effectifs de la chose dans la realite, qu'en
+rappelant les propositions d'Aristote, de Porphyre, ou de Boece, ou elle
+avait figure, pour faire concorder l'exposition logique de la chose avec
+les assertions anterieures de l'autorite. La recherche de la verite dans
+un tel systeme aurait du, pour atteindre parfaitement son but, aboutir a
+un tableau dialectiquement encyclopedique de tous les objets nommes par
+le langage; et ce tableau n'eut ete qu'une collection methodique de
+definitions.
+
+Si la definition a ete depuis moins pratiquee et moins pronee, c'est
+qu'on a reconnu combien etait artificielle et hypothetique soit cette
+maniere de la trouver, soit la science dont elle devenait le fondement.
+On a remarque que la definition n'etait jamais que relative a la
+connaissance acquise, et ne contenait de verite qu'en proportion de ce
+qu'on en savait. La definition ne donne pas la science; elle la resume
+ou la rappelle, elle ne la produit pas. Sans donc y renoncer, il vaut
+mieux s'enquerir, par l'etude du raisonnement comme par l'experience
+externe, par l'examen du langage comme par la recherche des citations,
+par l'analyse directe de tous les caracteres de l'objet a connaitre
+comme par la decomposition de toutes les idees qui en constituent la
+notion, s'enquerir, dis-je, par tout moyen, de la verite des choses,
+sauf ensuite a regulariser et, jusqu'a un certain point, a controler les
+connaissances acquises par l'application des formes de la dialectique.
+Au nombre de ces formes est sans contredit la definition, qui n'est
+elle-meme que la division retournee. La definition est la synthese dont
+la division est l'analyse.
+
+Quoi qu'il en soit, rien de moins surprenant que la variete et
+l'importance des objets et des questions auxquelles touche l'etude de
+la definition. Ce qu'on vient de dire prouve que par la nature meme des
+choses cette etude etait infinie, puisqu'elle n'etait rien moins que la
+clef de la science universelle. Aussi, a travers beaucoup de subtilites
+oiseuses, avons-nous vu, sous la main d'Abelard, l'etude de la division
+et de la definition amener dans son cours une theorie ontologique de la
+nature de l'ame, une theorie psychologique de ses facultes, des vues sur
+la nature de Dieu, sur celle de l'homme, sur le langage en general et
+sur les langues, des recherches sur la vraie nature des accidents, et
+avant tout et sans cesse sur la substance et les modes, consequemment
+sur le probleme continuel et capital des universaux. Par les lumieres
+que l'analyse de cette cinquieme partie de la Dialectique a jetees sur
+ces diverses questions, elle peut etre vraiment consideree comme la
+transition aux ouvrages qu'il nous reste a faire connaitre. Elle
+nous conduit a l'examen plus direct des opinions psychologiques et
+ontologiques de notre auteur; et elle nous montre en meme temps comment
+la dialectique, science purement abstraite, devient une science
+d'application.
+
+
+
+CHAPITRE VII.
+
+DE LA PSYCHOLOGIE D'ABELARD.--_De Intellectibis_.
+
+Lorsque l'on compare la philosophie du moyen age et la philosophie
+moderne, une premiere difference frappe les regards. L'une parait
+presque etrangere a l'etude des facultes de l'ame, a laquelle l'autre
+semble consacree. En d'autres termes, la psychologie passe pour une
+decouverte des derniers siecles. C'est en effet une verite incontestable
+que depuis deux cents ans l'etude de l'esprit humain est devenue la
+condition prealable, la base, le flambeau, le premier pas de la science;
+toutes ces metaphores sont justes. Mais c'est surtout cette importance,
+c'est ce role de la psychologie dans la philosophie qui peut s'appeler
+une decouverte moderne; et l'on ne saurait pretendre d'une maniere
+absolue qu'a aucune epoque l'homme ait entierement renonce a s'observer
+lui-meme, ou du moins a se faire un systeme quelconque sur sa nature
+interieure et sur ses moyens de connaitre. 11 y a donc eu toujours une
+certaine psychologie. Mais on en faisait peu d'usage; et l'on est reste
+longtemps sans deviner qu'une grande partie des verites philosophiques
+ne sont accessibles que par l'observation de la conscience. Les disputes
+du moyen age, ces controverses fameuses dont le bruit retentit
+dans l'histoire, roulaient sur des questions de dialectique ou de
+metaphysique, et non sur la science directe de l'esprit humain. Aussi
+trouvions-nous a peine dans les ouvrages deja imprimes d'Abelard
+quelques vues isolees sur les facultes de l'homme, et ne pouvions-nous
+obtenir que par des inductions conjecturales et vagues une idee de sa
+psychologie, jusqu'au jour ou parut un petit traite qu'il nous reste a
+faire connaitre.
+
+Le titre seul est singulier, _Tractalus de Intellectibus_[555]. Il ne
+serait pas aise de le traduire du premier mot; car bien que l'ouvrage
+roule sur l'intelligence humaine, cette expression _de intellectibus_
+designe plutot certains produits ou certaines operations de
+l'intelligence que la faculte qui les realise. M. Cousin a raison
+d'appeler l'ouvrage _un recueil de remarques sur l'entendement_; mais il
+s'y agit surtout de ces actes de l'entendement designes sous le nom de
+concepts, et qu'on n'eut pas, il y a un demi-siecle, hesite a nommer des
+idees. Nous n'intitulerons pourtant pas l'ouvrage _Traite des idees_; ce
+titre est trop moderne; on comprendra mieux notre scrupule, lorsqu'on
+aura lu les premiers mots de l'ouvrage. Ils seront le meilleur preambule
+de notre analyse.
+
+[Note 555: _P. Abaelardi tractalus de Intellectibus_; c'est le titre
+du manuscrit qui provient de la bibliotheque du Mont-Saint-Michel. M.
+Cousin l'a publie dans la 4'e edition de ses _Frag. phil_., t. III,
+Append., XI, p. 448 et suiv.]
+
+"Voulant traiter des speculations, c'est-a-dire des concepts, nous
+nous proposons, pour en faire une etude plus exacte, d'abord de les
+distinguer des autres passions ou affections de l'ame, de celles du
+moins qui paraissent le plus se rapprocher de leur nature; puis de les
+distinguer les uns des autres par leurs differences propres, autant que
+nous le jugerons necessaire pour la science du discours.
+
+"Il y a cinq choses dont il convient de les isoler soigneusement: le
+sens, l'imagination, l'estimation, la science, la raison[556].
+
+[Note 556: "Sensus, Imaginatio, existimatio, scientia, ratio." Cette
+distribution des principales facultes de l'esprit humain ne se trouve
+nulle part enoncee en termes expres dans Boece; du moins je ne l'y
+ai pas decouverte. Il est impossible cependant d'en rapporter tout
+l'honneur a Abelard, d'autant que c'est a peu pres la division de l'ame
+que l'on trouve exposee d'une maniere si remarquable dans le l. III du
+_de Anima_ d'Aristote, [Grec: Listhaesis, phantasia, doxa, epistaemae,
+nous]. Il serait curieux de rechercher comment et par qui cette division
+avait passe dans le commerce philosophique. Car tout semble prouver
+qu'Abelard ne connaissait point le _de Anima_.]
+
+1 deg. Sens.--"L'intellect ou faculte de concevoir est lie avec le sens tant
+par l'origine que par le nom. Par l'origine, car des qu'un des cinq sens
+atteint une chose, il nous en suggere aussitot une certaine conception.
+En voyant en effet quelque chose, en flairant, entendant, goutant ou
+touchant, nous concevons aussitot ce que nous sentons; et il est si
+vrai que la faiblesse humaine est provoquee par le sens a s'elever a
+l'intelligence, que nous avons peine a donner a aucune chose la forme de
+la conception, si ce n'est a la ressemblance des choses corporelles que
+l'experience des sens nous fait connaitre.
+
+"Quant au langage, nous abusons souvent du mot de sens pour exprimer
+l'intelligence; par exemple nous disons le sens des mots, au lieu
+de dire le concept des mots. La vision aussi est prise souvent pour
+l'intelligence tant par Aristote que par la plupart des autres[557],
+peut-etre parce que le sens nous parait ressembler davantage a
+l'intelligence. En effet, l'esprit se represente la chose qu'il concoit,
+d'une maniere analogue a celle dont nous contemplons, comme placee
+devant nous, une chose prochaine ou eloignee.
+
+[Note 557: Je ne vois que les representations mentales, les
+_fantaisies_ des Grecs, que Boece propose d'appeler _visa_. (_In Porph.
+a Victor., Dial._, I, p. 8.)]
+
+"Le sens et l'intellect etant donc reunis par l'origine et le nom,
+il m'a paru necessaire d'assigner leur difference, vu qu'ils operent
+ensemble dans l'ame[558]."
+
+[Note 558: _De Intell._, p. 461-462.]
+
+La difference, c'est que la perception d'une chose corporelle par le
+sens a besoin d'un instrument corporel, c'est-a-dire que l'ame doit etre
+appliquee a un objet par un intermediaire physique, comme l'oeil ou
+l'oreille, tandis que l'intellect qui concoit, c'est-a-dire la pensee
+meme de l'ame, n'a besoin ni de l'instrument corporel, ni meme de
+l'effet d'une chose reelle a concevoir, puisque l'intelligence se pose
+des choses existantes ou non, corporelles ou non, soit en se rappelant
+le passe, soit en prevoyant l'avenir, soit meme en se figurant ce qui
+n'exista jamais.
+
+La seconde difference, c'est que le sens n'a aucune faculte de juger
+d'une chose, c'est-a-dire d'en concevoir la nature ou la propriete;
+aussi est-il commun aux animaux sans raison et aux animaux raisonnables.
+L'intelligence, au contraire, n'opere que par la conception rationnelle
+de la nature ou de la propriete des choses, meme quand elle concoit a
+faux. Aussi point d'entendement sans la raison, ou sans la faculte par
+laquelle un esprit capable de discernement parvient a distinguer et a
+juger les natures des choses.
+
+2 deg. Raison.--Les animaux qui ont la raison ont, en langage scolastique,
+la rationnalite. La science ne met entre ces deux choses qu'une
+difference de degre. La seconde appartient a tous les esprits, tant des
+hommes que des anges; la premiere, seulement a ceux qui sont capables
+de discernement (_discretis_, aux personnes discretes); quiconque peut
+juger les proprietes des choses possede la rationnalite. Celui dont
+le jugement, exempt des atteintes de l'age ou des troubles de
+l'organisation, s'exerce avec facilite, a seul la raison. Or la raison
+est en essence la meme chose que l'esprit (_animus_). La conception, ou
+l'acte de l'intelligence en tant qu'elle concoit, distincte des sens
+comme de la raison, descend ou provient de celle-ci dont elle est comme
+l'effet perpetuel; elle n'est donc pas la raison, quoiqu'il n'y ait pas
+conception la ou manque la raison.
+
+3 deg. Imagination.--La conception differe aussi de l'imagination, qui n'est
+qu'un souvenir du sens, ou la faculte par laquelle l'esprit retient
+l'affection du sens, en l'absence de la chose qui l'avait produite. Ce
+n'est pas qu'il ne puisse y avoir en meme temps dans l'ame imagination
+et conception, aussi bien que conception et sens, et dans les deux cas
+il y a quelque jugement; mais c'est un acte de l'intelligence, et non
+pas de l'imagination et du sens. L'une se rapporte aux choses absentes,
+l'autre aux choses presentes; la conception se produit pour les choses
+absentes comme pour les choses presentes. Mais nous pouvons sentir les
+choses sans les concevoir, autrement nous penserions toujours au ciel et
+a la terre, que nous voyons toujours. Quand le sens agit, l'imagination
+ne peut agir avec lui et en lui; mais des qu'il cesse, elle le supplee.
+C'est une confuse perception de l'ame aussi bien que le sens. Ce qui est
+capable de sens est capable d'imagination. Les betes elles-memes n'en
+sont pas depourvues, suivant Boece[559]. Mais n'y a-t-il imagination
+qu'a la condition du sens? Abelard penche pour l'affirmative; il veut
+que non-seulement les objets insensibles et incorporels ne soient que
+des concepts intellectuels, mais qu'il en soit, de meme des objets
+corporels que l'intelligence concoit sans les avoir presents par les
+sens. Si Aristote a dit que nos conceptions n'ont jamais lieu sans
+imagination[560], cela signifie, selon lui, que lorsque nous tachons
+d'atteindre et de juger la nature ou la propriete d'une chose par la
+seule intelligence, l'habitude du sens, d'ou nait toute connaissance
+humaine, _sensus consuetudo a quo omnis humana surgit notitia_, suggere
+a l'esprit par l'imagination de certaines choses auxquelles nous
+n'entendons nullement penser. Voulons-nous, par exemple, ne concevoir
+dans l'homme que ce qui appartient a la nature de l'humanite,
+c'est-a-dire le concevoir comme _animal rationnel mortel_; beaucoup de
+choses que nous avons eu l'intention d'ecarter se presentent a l'ame
+malgre elle par l'effet de l'imagination, comme la couleur, la longueur,
+la disposition des membres, et les autres formes accidentelles du corps;
+en sorte que par un effet singulier, _quod mirabile est_, lorsque je
+cherche a penser a quelque chose d'incorporel, l'habitude de sentir
+me force a l'imaginer corporel; ce que je concois comme incolore, je
+l'imagine necessairement colore. C'est que les sens sont en nous ce qui
+s'eveille d'abord; leurs operations se renouvellent sans cesse;
+ensuite l'esprit s'eleve a l'imagination, puis a la conception de
+l'intelligence.
+
+[Note 559: _De Consolat. phil._, V, p. 944.]
+
+[Note 560: Aristote dit cela dans le Traite de l'ame et dans celui
+de la Memoire. (_De Anim._, III, VIII.--_De Mem. et Remin._, I.) Abelard
+ne les connaissait pas; mais Boece cite textuellement un passage du _de
+Anima_, et c'est la qu'Abelard s'est instruit. (Boeth., _De Interp._,
+ed. sec., p. 298.)]
+
+Toutefois, Boece dit "qu'il est une intelligence qui appartient a bien
+peu d'hommes, et a Dieu seul, laquelle depasse tellement et le sens et
+l'imagination qu'elle agit sans l'un et sans l'autre[561]; par elle,
+rien ne s'offre a l'esprit que ce qui se pense et se comprend; pour
+elle, point de perception confuse. Evidemment Dieu ne saurait avoir ni
+sens ni imagination; son intelligence atteint et contient tout; car
+comprendre, c'est savoir. Cette intelligence-la que Boece accorde a
+un petit nombre d'hommes, croyons, avec Aristote, qu'elle ne peut se
+rencontrer dans cette vie, si ce n'est chez l'homme que l'exces de la
+contemplation eleve a la revelation divine. Et cet essor de l'ame, il
+faut l'appeler science plutot que simple intelligence, et le rapporter a
+l'esprit divin plutot qu'a l'esprit humain. L'ame qui vient de Dieu se
+penetre de Dieu, pour ainsi dire, et dans l'homme qui s'evanouit et
+meurt en quelque sorte, Dieu parait[562]."
+
+[Note 561: Boeth., _De Interp._, ed. sec., p. 296.]
+
+[Note 562: _De Intell._, p. 467. Ceci semble un souvenir du Timee
+plutot que du _de Anima_. Voyez pourtant III, V.]
+
+4 deg. Estimation.--Distinguons encore l'entendement ou l'intelligence de
+l'estimation et de la science. On confond quelquefois l'estimation avec
+l'intelligence; car on doit estimer pour comprendre, et le mot de pensee
+(_opinio_), synonyme de celui d'estimation, est quelquefois transporte
+a la conception. Mais estimer, c'est croire; l'estimation est la meme
+chose que la creance ou la foi[563]. Comprendre, c'est apercevoir
+(_speculari_) par la raison, soit que nous croyions ou non a ce que nous
+apercevons. Je comprends cette proposition: _l'homme est de bois_, et je
+ne la crois pas. Ainsi tout ce qu'on estime ou croit, on le comprend;
+mais l'inverse n'est pas vraie. D'ailleurs il n'y a estimation que de ce
+dont il y a proposition, c'est-a-dire conjonction ou division.
+
+[Note 563: Ce passage serait au besoin la preuve que cet ouvrage est
+d'Abelard. Celle analogie de l'_estimation_ avec la foi qu'il definit
+l'une par l'autre, est une opinion qu'il avait empruntee au _de Anima_
+(III, iii), et que saint Bernard lui a reprochee. Voyez dans cet ouvrage
+le I. III, c. iv, et _Ab. Op., Introd._, I. I, p. 977.]
+
+5 deg. Science.--La science est cette certitude de l'esprit qui se soutient
+independamment de toute estimation ou conception. Aussi la science
+persiste-t-elle dans le sommeil, et Aristote place-t-il les sciences et
+les vertus, a raison de leur duree, parmi les habitudes, _habitus_[564],
+plutot que parmi les dispositions de l'esprit.
+
+[Note 564: L'habitude, n'est pas l'accoutumance, mais ce que l'on
+a en propre comme une faculte naturelle, une _capacite_, suivant la
+traduction de M. Barthelemy Saint-Hilaire. La disposition ou diathese,
+[Grec: tiuOttni], n'est qu'une affection peu durable. (_Categ._
+VIII.--_De la Logique d'Arist._, t. 1, p. 167.)]
+
+Maintenant, tout ce qui appartient proprement a l'intelligence,
+entendement ou faculte de concevoir, ayant ete separe de tout le reste,
+il faut distinguer les differents concepts entre eux. Ils sont simples
+ou composes, uns ou multiples, bons (_sani_) ou mauvais (_cassi_), vrais
+ou faux; en outre, il y a une distinction a faire entre le concept du
+composant et celui des composes, entre le concept du divisant et celui
+des divises, ou entre la division et l'abstraction.
+
+Les concepts sont simples, lorsque, ainsi que les actions ou les temps
+simples, ils ne se constituent pas de parties successives; les composes
+sont l'inverse. Il en est de la conception comme du discours qui la
+suscite, lequel est simple ou compose. Dire ou entendre: _l'homme se
+promene_, c'est passer par une suite d'enonciations significatives,
+celle d'_homme_, celle de _se promener_, et joindre l'une a l'autre.
+Il y a la des parties successives; car une enonciation, ainsi qu'une
+conception, peut rester simple et avoir des parties, si elles ne sont
+pas successives. Exemples: _deux, trois, troupeau, amas, maison_. La
+combinaison qui resulte de la matiere et de la forme, ou bien de
+parties agregees ensemble, n'exclut pas la simplicite. Exemple: le nom
+d'_homme_, qui designe en meme temps la matiere, _animal_, et la forme
+de la _rationnalite_ et de la _mortalite_.
+
+Les memes choses peuvent etre concues et par une conception simple et
+par une conception successive. Je puis voir tantot d'une seule et meme
+intuition, tantot par succession et en plusieurs regards, trois pierres
+placees devant moi. Ce que fait ici le sens, l'entendement le peut
+faire. La est la difference des conceptions exprimees par le mot
+(_intellectus dictionis_) ou par l'oraison (_intellectus orationis_),
+qui designent d'ailleurs la meme chose. Ainsi le nom _animal_ et sa
+definition _corps anime sensible_ suggerent la meme pensee; toute la
+difference, c'est que l'un donne a la fois trois choses, et l'autre
+les donne successivement. Ainsi la conception donne les choses comme
+jointes, ou joint les choses pour les donner. Elle est ainsi ou
+simultanee ou successive.
+
+La difference entre les concepts de mot et les concepts d'oraison
+s'applique aux concepts qui donnent les choses comme separees ou qui
+en operent la separation, et qu'Abelard appelle concept des divises
+et concept divisant. _Animal_ donne un concept de choses jointes;
+_non-animal_ est un nom infini ou indetermine; il signifie la chose
+_qui n'est pas animal_, laquelle donne un concept de choses divisees
+(_intellectus divisorum_); et comme la definition de l'_animal_ donne un
+concept de jonction, la description du _non-animal_ donne un concept de
+division, proprement un concept divisant (_intellectus dividens_)[565].
+
+[Note 565: _De Intell._, p. 468-473.--Tout ceci concorde avec ce qui
+a ete dit au chapitre precedent sur la division, la description, etc.]
+
+Les concepts simples ou composes sont uns, s'ils consistent dans une
+seule jonction, ou dans une seule division ou disjonction; autrement ils
+sont multiples. "La jonction, comme la division ou disjonction, est
+une, lorsque l'esprit marche continument d'un seul et meme elan, et n'a
+qu'une intention mentale, par laquelle il accomplit sans interruption le
+cours une fois commence d'un premier concept." Ce langage un peu figure
+signifie qu'il y a unite dans un concept, fut-il compose de parties et
+de parties successives, lorsque l'esprit le forme par un seul et meme
+acte, lorsqu'il n'y a du moins rien de successif dans l'operation
+intellectuelle. En effet, quand meme vous prendriez des choses
+successives, si vous les combinez de telle sorte qu'en les parcourant
+discursivement (_discurrendo_), vous posiez une seule essence; ou bien
+quand, par la force d'une seule affirmation, voua assemblez et rendez
+reciproquement unis des elements divers par le lien de l'attribution,
+par celui de la condition ou du temps, ou par tout autre mode; pourvu
+qu'il y ait impulsion mentale unique, il y a unite de concept. Quand je
+prononce continument _animal raisonnable_, l'auditeur concoit _animal_
+et _rationnalite_ comme une seule chose, il en fait un tout; et
+semblablement, quand je dis _animal non-raisonnable_. Peu importe
+d'ailleurs que la chose soit reellement ou non comme elle est concue;
+le concept n'en existe pas moins. _Caillou raisonnable_ et _chimere
+blanche_ sont des concepts uns, comme _animal raisonnable_ et _homme
+blanc_. Cette unite se trouve meme dans les propositions transitives,
+et dans celles dont les termes sont lies par le cas oblique. Dans le
+concept, _la maison de Socrate_, il y a unite comme dans celui-ci,
+_maison socratique_. Dans un seul concept peuvent se faire plusieurs
+jonctions, plusieurs divisions. Mais l'unite de concept disparait avec
+la continuite de l'acte. Les concepts sont bons (_sani_), lorsque par
+eux nous entendons les choses comme elles sont; autrement, ils sont
+mauvais (_cassi_), et on les appelle opinions plutot que concepts.
+"L'opinion, dit Aristote, est la pensee de ce qui n'est pas, plutot que
+de ce qui est.[566]" Suivant lui, les concepts sont bons, lorsqu'ils
+ressemblent aux choses. Le concept d'_homme_ serait, comme le concept de
+la _chimere_, un concept vain et mauvais, s'il n'y avait pas d'homme du
+tout.
+
+[Note 566: Abelard altere un peu la pensee d'Aristote et la
+transforme en proposition generale. Aristote dit seulement que, bien
+que ce qui n'est pas puisse etre pense (_opinabile_), il n'en faut pas
+conclure que ce qui n'est pas soit quelque chose, puisque cette pensee
+ou opination, _opinatio_, est, non qu'il est, mais qu'il n'est pas. Tel
+est le sens de la version do Boece qu'Abelard avait apparemment sous les
+yeux (_De Interp_., ed. sec., I. V, p. 423). Dans le texte grec, il y a
+litteralement: "Le non-etre, parce qu'il est _pensable_ (_opinabile_),
+n'est pas pour cela dit avec verite etre quelque chose de reel, _ens
+quiddam_, puisque nous ne pensons pas qu'il soit, mais qu'il n'est pas."
+(_Hermen_., XI.) Au reste, si l'on voulait approfondir toute cette
+partie de la logique d'Abelard, il faudrait se reporter a sa
+Dialectique; la, a l'occasion de la proposition et du predicat, il
+expose sous une autre forme une partie des idees que nous retrouvons
+ici. (_Dial_., p. 237-251.)]
+
+La verite et la faussete ne s'appliquent qu'aux concepts composes, soit
+qu'ils joignent, soit qu'ils divisent, c'est-a-dire soit affirmatifs,
+soit negatifs. Car il faut qu'il y ait possibilite de deliberation ou de
+jugement, pour que les concepts soient vrais ou faux. On juge suivant le
+concept ou par le concept; et le concept par lequel on juge n'est pas la
+meme chose que le concept suivant lequel on juge; le concept par lequel
+on juge, c'est-a-dire la conception du jugement, n'est que l'operation
+par laquelle nous concevons une jonction ou une division d'ou resulte
+un jugement. Le concept suivant lequel (_secundum quem_) on juge,
+c'est-a-dire le concept qui est la base du jugement, est cette partie
+du concept total du jugement dans laquelle reside toute la force du
+jugement; tels sont les concepts des predicats. Le sujet n'est pose que
+pour recevoir la chose que nous voulons lui assigner par jugement; mais
+le predicat est pose _pour denoter l'etat auquel nous voulons que la
+chose soit rapportee par jugement_[567]; c'est-a-dire, en langage moins
+technique, pour assigner une chose a une autre en vertu d'un certain
+rapport. Le sujet est le terme pose en premier concept, et auquel est
+substituee la chose que le jugement y joint ou en separe; le predicat
+est dit du sujet, non le sujet du predicat. La force de la proposition
+etant dans ce qui _est dit_, toute la vertu de l'acte intellectuel qui
+juge ou de la conception de jugement est dans le concept du terme qui
+_est dit_ ou du predicat.
+
+[Note 567: "Ad denotandum statum secundum quem eam deliberari
+volumus." (p. 477.)]
+
+Le concept divisant est le concept de negation. Il separe quelque chose
+de quelque chose: _un homme n'est pas un cheval, celui qui est
+debout n'est pas assis_. Le concept de disjonction est un concept
+d'affirmation; il ne separe pas les choses; mais de plusieurs
+conceptions de l'esprit, il en constitue une: _quelque chose est
+homme ou cheval, sain ou malade_, etc. Les propositions disjonctives
+hypothetiques sont des concepts de disjonction.
+
+Tout concept qui donne la chose comme elle est, est-il bon? Tout concept
+qui donne la chose comme elle n'est pas, est-il mauvais? L'affirmative
+parait vraie; cependant tout concept obtenu par abstraction, _omnis per
+abstractionem habitus intellectus_, donne la chose autrement qu'elle
+n'est. A peine existe-t-il un concept d'une chose non sujette aux sens,
+qui ne la donne pas a quelques egards autrement qu'elle n'est.
+
+"Les concepts par abstraction sont ceux dans lesquels une nature d'une
+certaine forme, est prise independamment de la matiere qui lui sert
+de sujet, ou bien dans lesquels une nature quelconque est pensee
+indifferemment, sans distinction d'aucun des individus auxquels elle
+appartient. Par exemple, je prends _la couleur d'un corps_ ou _la
+science d'une ame_ dans ce qu'elle a de propre, c'est-a-dire en tant que
+qualite; j'abstrais en quelque sorte les formes des sujets substantiels,
+pour les considerer en elles-memes, en leur propre nature, et sans
+faire attention aux sujets qui leur sont unis. Si je considere ainsi
+indifferemment la nature humaine qui est en chaque homme, sans faire
+attention a la distinction personnelle d'aucun homme en particulier, je
+concois simplement l'homme en tant qu'homme, c'est-a-dire comme
+animal rationnel mortel, et non comme tel ou tel homme, et j'abstrais
+l'universel des sujets individuels. L'abstraction consiste donc a isoler
+les superieurs des inferieurs, les universaux des individuels, leurs
+sujets de predication, et les formes des matieres, leurs sujets de
+fondation. La soustraction (_subtractio_) sera le contraire. Elle
+a lieu, quand l'intelligence soustrait le sujet de ce qui lui est
+attribue, et le considere en lui-meme; par exemple, lorsqu'elle
+s'efforce de concevoir, independamment d'aucune forme, la nature
+d'un sujet essentiel. Dans les deux cas, le concept qui abstrait ou
+soustrait, donne la chose autrement qu'elle n'est, puisque la chose qui
+n'existe que reunie y est concue separement."
+
+Or comme personne, en voulant penser une chose, n'est capable de la
+penser dans toutes ses essences ou proprietes, mais seulement en
+quelques-unes d'entre elles, l'esprit est force de concevoir la chose
+autrement qu'elle n'est. Ainsi _ce corps_ est _corps, homme, blanc,
+chaud_, et mille autres choses. Cependant, considere en tant que corps,
+il est concu separement de toutes ces choses, c'est-a-dire autre qu'il
+n'est en effet. Le concept de corps, independamment de toute forme ou
+qualite, est celui d'une nature quelconque prise comme universelle,
+c'est-a-dire indifferemment ou sans application a aucun individu. Or
+ce corps pur n'existe nulle part ainsi; rien dans la nature n'existe
+indifferemment, d'une maniere indeterminee. Toute chose est
+individuellement distincte, une numeriquement. La substance corporelle
+dans ce corps, qu'est-elle autre chose que ce corps lui-meme? La nature
+humaine dans cet homme, dans Socrate, qu'est-elle autre chose que
+Socrate meme?
+
+Quant aux choses absentes, insensibles, incorporelles, qui peut les
+connaitre comme elles sont? Qui ne les concoit autrement qu'elles ne
+sont? Representez-vous, quand elle est absente, la chose que vous avez
+vue; plus tard, vous la trouverez tout autre sous plus d'un rapport que
+vous ne vous l'etes representee. Qui ne concoit les choses incorporelles
+a l'image des corporelles, et qui, pensant a Dieu ou a l'esprit,
+n'imagine pas l'un ou l'autre avec quelque forme, ou quelque habitude
+corporelle, quoique Dieu ni l'esprit n'en ait aucune? Qui ne concoit les
+esprits comme circonscrits localement, composes, colores, investis
+de modes propres aux corps, et cela, parce que toute la connaissance
+humaine vient des sens?
+
+Or, si l'experience des sens nous pousse a figurer ainsi nos idees, et
+si tout concept d'une chose dans un autre etat que son etat reel, doit
+etre tenu pour vain et mauvais, quelle conception humaine ne doit pas
+etre condamnee?
+
+Passons a l'autre partie de la question. Tout concept qui donne la
+chose comme elle est, doit-il etre tenu pour bon? cela ne parait pas
+contestable. Cependant, concevoir qu'_un homme est un ane_, n'est pas un
+concept faux, si l'on entend, par exemple, que l'_homme est un animal_
+comme l'ane. Qu'est-ce donc que ce concept faux, qui donne la chose
+comme elle est? Comment admettre que la verite et la faussete, formes
+contradictoires des concepts, se reunissent dans le meme concept, ou
+soient combinees dans le meme acte d'un meme esprit indivisible?
+
+En definitive, _concevoir une chose autrement qu'elle n'est_, peut
+vouloir dire--ou que le mode de conception differe du mode d'existence,
+par exemple qu'on la concoit separee, quoiqu'elle ne le soit pas, pure,
+quoiqu'elle soit mixte;--ou bien que la chose est concue comme existant
+dans un etat, avec un mode autre que l'etat ou le mode reel.--Dans le
+premier cas, _autrement_ se rapporte a _concevoir_; dans le second, il
+se rapporte au verbe exprime ou sous-entendu dans la conception. Dans
+le premier cas, la chose est _autrement concue_ qu'elle n'est dans la
+realite, et la conception n'est pas vaine pour cela. Dans le second, la
+chose est concue comme _etant autrement_ qu'elle n'est, et c'est une
+vaine conception.
+
+De meme, cette proposition: "Le concept est juste et valable, quand la
+chose est concue _comme elle est_," n'est une proposition vraie, que
+si l'on ajoute _comme elle est dans le sens ou elle est concue_. Tout
+depend de ce que l'esprit entend, quand il concoit. Suivant le sens
+qu'il attache a ce qu'il affirme, un meme concept peut etre vrai et faux
+en meme temps. C'est le cas de tout concept qui peut etre ramene a la
+forme d'une proposition hypothetique. Par exemple, _l'homme est un ane_,
+peut etre ramene a cette forme: _Si l'on entend que l'homme est un
+animal comme l'ane, l'homme est un ane_. Tel est l'exemple fameux: _Si
+Socrate est une pierre. Socrate est une perle_[568].
+
+[Note 568: Toutes ces distinctions, ainsi que tout ce qui, dans le
+_de Intellectibus_, appartient plus a la logique qu'a la psychologie,
+ont ete traitees plus completement dans la Dialectique. (Part. II, p.
+237-251.)]
+
+La conception d'une proposition n'est pas le simple acte intellectuel
+qu'on nomme concept, mais celui dans lequel une vue de l'esprit et une
+notion qui la developpe et l'explique s'unissent et forment un tout.
+Ce qu'Abelard appelle _intellectus_, est proprement l'idee, selon la
+plupart des philosophes modernes. Seulement, il ne reduit pas l'idee a
+la simple perception; le concept n'est pas uniquement la chose en tant
+que pensee; c'est la pensee qui en donne une connaissance determinee.
+Constituer un concept revient au meme que signifier ou enoncer qu'une
+chose est. Cependant il ne faudrait pas en conclure que le fait de
+signifier une chose constitue un concept de la chose. Car chaque mot en
+particulier signifie et le concept et la chose, ce qui ne veut pas dire
+qu'il signifie une signification ni qu'un concept constitue un autre
+concept. La signification rend le concept qu'elle suppose[569].
+
+[Note 569: _De Intell_., p. 475-497.]
+
+A part les formes de la dialectique, on doit reconnaitre ici la theorie
+tant repetee de la formation des idees. La sensation, l'imagination, le
+concept (tant simple que compose, tant un que multiple), le jugement, le
+concept exprime ou le terme, le jugement exprime ou la proposition, la
+verite ou la faussete des concepts et des jugements, c'est bien la le
+sujet et l'ordre habituel des psychologies elementaires. Il ne faut pas
+s'etonner de retrouver ici des notions si familieres aux modernes; ce
+n'est pas qu'Abelard les ait devances, c'est qu'il a puise a la meme
+source; le fond de tout cela est dans Aristote[570].
+
+[Note 570: Toutefois ce n'est pas Aristote meme qu'il a consulte. Il
+a suivi Boece, et il l'a rendu plus rigoureux et plus methodique. (_In
+Porph._, I, p. 54. et _De Interp._, ed. sec., _passim._)]
+
+Quelle est la signification ou quel est le concept des mots universels?
+quelles choses signifient-ils, ou quelles choses sont comprises en
+eux? Lorsque j'entends le nom _homme_, nom commun a plusieurs choses
+auxquelles il convient egalement, quelle chose entend mon esprit? c'est
+l'homme en lui-meme, doit-on repondre. Mais tout _homme_ est celui-ci,
+celui-la ou tout autre. La sensation, nous dit-on, ne donne jamais que
+tel _homme_ determine, et raisonnant de l'entendement comme du sens, on
+affirme que le concept d'_homme_ ne peut etre que le concept d'un homme
+determine: _homme_ equivaut a _un certain homme_. Il faut repondre que
+concevoir l'homme, c'est concevoir la nature humaine, c'est-a-dire un
+animal de telle qualite. Lors donc qu'on objecte que _tout homme_ etant
+celui-ci ou celui-la, concevoir l'_homme_, c'est concevoir celui-ci ou
+tel autre, le syllogisme n'est pas regulier. Il faudrait dire que _tout
+concept de l'homme_ est le concept de celui-ci ou de celui-la; alors le
+moyen terme serait mieux maintenu, et la conjonction des extremes se
+ferait en regle; mais l'assomption serait fausse. Quand je dis _une
+cape[571] est desiree par moi_, ce qui revient a dire _je desire une
+cape_; quoique toute _cape_ soit celle-ci ou celle-la, il ne s'ensuit
+pas que je desire celle-ci ou celle-la. Mais si je disais: _Je desire
+une cape, et quiconque desire une cape desire celle-ci ou celle-la_,
+l'argumentation serait juste et la conclusion legitime. De meme, on peut
+dire: _Si j'ai la sensation d'un homme, tout homme etant tel ou tel
+homme, j'ai la sensation de tel ou tel homme_; mais il ne s'ensuit
+nullement ce qu'on en veut conclure. Qu'il soit de la nature du sens
+de ne pouvoir s'exercer que sur une chose existante determinee, qu'en
+consequence la sensation d'homme ne puisse etre que la sensation causee
+par cet homme-ci ou cet homme-la, accordez-le; mais l'entendement n'a
+pas, comme le sens, besoin pour agir d'une chose reelle, puisqu'il
+s'applique aux choses passees, futures, qui n'ont jamais ete, qui ne
+seront jamais. Pour penser a l'homme, pour avoir un concept dans lequel
+entre l'idee de la nature humaine, il n'est donc pas necessaire d'avoir
+present a l'esprit tel ou tel homme determine. La nature humaine peut
+etre l'objet de concepts innombrables, comme ce concept simple du nom
+special d'_homme_ ou de l'_homme_ pris comme espece, aussi bien que de
+l'_homme blanc_, de l'_homme assis_, que sais-je? de l'_homme cornu_,
+qui n'existe pas; en un mot, comme toutes les conceptions dans
+lesquelles entre la nature humaine, soit avec la distinction d'une
+personne determinee comme Socrate, soit indifferemment ou sans aucune
+determination personnelle.
+
+[Note 571: _Capa_, espece de capuchon, _bardocucullus_.]
+
+Abelard enonce ici brievement certaines objections, mais a peine
+indique-t-il a quoi elles tendent, et pourquoi il est interessant de les
+lever. Sous leur forme technique, leur importance echappe, et le texte
+de cet ouvrage ressemble a un sommaire de principes et d'arguments,
+applicables a des controverses usuelles, a des questions connues, et que
+devaient eclaircir ou developper, soit l'interpretation orale, soit
+au moins l'intelligence du lecteur, deja familiarise avec ce dont il
+s'agissait[572]. Essayons de suppleer a l'une et a l'autre.
+
+[Note 572: _De Intel._, p. 487-492.]
+
+Il s'agit de savoir ce que signifient les noms des universaux, ou quels
+sont les objets des conceptions generales ou speciales. Abelard vient
+de dire que ces noms designent des conceptions universelles, et que
+celles-ci, pour etre valables et vraies, n'ont pas besoin de se
+rapporter a des objets sensibles et determines, parce qu'elles
+sont l'oeuvre de l'intelligence et non de la sensibilite. C'est
+la sensibilite qui veut des objets certains, reels, individuels;
+l'intelligence procede autrement, puisqu'elle concoit ce qui est absent,
+insensible, indetermine, ce qui n'est pas. Les conceptions generales ne
+sont donc pas necessairement de purs mots, mais peuvent etre de vraies
+conceptions, quoiqu'elles ne se rapportent pas a des objets individuels.
+A cela on aura trouve une forte objection, si l'on demontre qu'il y a
+des mots, ressemblant a des noms de conceptions, qui ne designent ni des
+conceptions reelles, ni des conceptions possibles; ce ne seront que des
+semblants de conceptions; ces conceptions n'en auront que le nom; il
+faudra bien reconnaitre que tout nom ne suppose pas un concept, et le
+nominalisme aura gagne un premier point fort important.
+
+Ainsi, par exemple, je dis _tout homme_, et cependant je ne concois pas
+actuellement _tout homme_, car il faudrait concevoir _tous les hommes_,
+et cela est impossible; on peut donc nommer une conception sans l'avoir.
+Semblablement, de deux je dis que l'_un court_, et comme je ne sais
+lequel, ni peut-etre meme de quel etre il s'agit, je n'ai point la
+conception de ce que je dis. A plus forte raison, ne puis-je avoir la
+conception de la _chimere blanche_ ou simplement de la _chimere_, ni du
+_non-intelligible_ ou _non-concevable_. Puis donc que je prononce ces
+mots comme des conceptions et que j'en raisonne, et qu'en realite je ne
+les comprends pas, il suit que ce ne sont que des mots. Qu'est-ce que
+des concepts qui ne sont pas concus, des produits de l'entendement qui
+ne sont pas entendus, de l'intellectuel sans intelligence? Ainsi les
+concepts, autres que ceux qui correspondent a des choses individuelles,
+ne sont pas meme des idees, ce ne sont que des noms.
+
+Abelard repond en expliquant dans quel sens on concoit les diverses
+propositions opposees comme des difficultes. Concevoir _tout homme_,
+c'est, selon lui, concevoir, non-seulement l'oraison _tout homme_, mais
+_un homme quelconque_, ou quiconque a la nature humaine. Ce n'est pas
+tel ou tel homme, Socrate ou Platon, quoique tel ou tel homme, Socrate
+ou Platon, soit compris sous le concept de _tout homme_. C'est la
+conception de la nature humaine, sans determination individuelle;
+et cette conception comprend tous les individus, quoique aucune
+intelligence ne suffise a les considerer tous individuellement et en
+meme temps. Dire _l'un de ces deux court_, c'est concevoir l'une ou
+l'autre de ces deux choses vraies, savoir ou qu'_il y en a un qui
+court_, ou que _c'est celui-ci_ et non _celui-la qui court_, et l'on
+ne peut dire que ce concept ne se rapporte a rien de reel. Quant a _la
+chimere_, elle n'est pas reelle, et elle est concue comme n'etant pas
+reelle. Ce qui n'empeche pas de concevoir que, si elle etait reelle et
+qu'elle fut blanche, elle serait blanche; et dans ce cas, il y
+aurait lieu a cette proposition, _elle est blanche_. Quant au
+_non-intelligible_, c'est un attribut general qui, en tant que general,
+peut etre concu, quoique une chose particuliere non-intelligible fut
+precisement ce qui ne peut etre concu. Autre est de concevoir qu'une
+chose est inconcevable, autre de concevoir une chose inconcevable. Ainsi
+les exemples cites ne prouvent pas que certains mots, designant des
+idees qui ne representent rien de sensible ou de determine, ne soient
+que des mots, et ne signifient ni choses ni idees, c'est-a-dire ne
+signifient rien. Ils ne prouvent pas davantage que, pour ne representer
+directement rien de determine ni de sensible, des idees soient vaines et
+fausses, et par consequent, on ne peut conclure des exemples cites, a
+la vanite, a la faussete, a la nullite des conceptions generales
+quelconques.
+
+Nous avons evidemment ici l'argumentation et la refutation du
+nominalisme. Abelard ne le dit pas en termes expres, mais il le fait
+comprendre, et en posant les exemples ci-dessus comme des difficultes,
+il nous fait connaitre, sans aucun doute, quelques-unes des objections
+de Roscelin ou de ses partisans. Nous apprenons ainsi a quel point
+le nominalisme differait du conceptualisme. Le premier ne niait pas
+seulement les essences generales, mais les conceptions generales et
+abstraites; il ne laissait aux genres, aux especes, aux etres de raison,
+pas meme une place dans l'esprit. Il etait absolu. Cela nous explique
+comment le conceptualisme, qu'on est souvent porte a confondre avec le
+nominalisme, s'elevait alors a l'importance d'une doctrine positive,
+distincte, determinee. C'etait un intermediaire reel entre le realisme
+et le nominalisme. Le premier disait que les universaux etaient
+non-seulement des idees et des mots, mais des realites; le
+conceptualisme, qu'ils n'etaient pas des realites, mais des idees et des
+mots; le nominalisme, qu'ils n'etaient ni des realites, ni des idees,
+mais des noms. Le fond du nominalisme etait donc que nous n'avons
+d'idees que des objets sensibles. La psychologie se reduisait donc a
+la sensation et a la memoire, pour toutes facultes fondamentales.
+L'intelligence, purement passive, faculte a la suite de la sensation et
+de la memoire, se bornait a concevoir leurs objets, c'est-a-dire a la
+simple representation. Il ne lui restait en propre que je ne sais quelle
+activite vaine qui se produisait dans le langage, lequel debordait
+necessairement la realite et la pensee. Les langues etaient pleines de
+fictions gratuites. On voit comment le nominalisme se ramenait a un
+etroit sensualisme.
+
+Abelard, quoiqu'il fut de l'ecole d'Aristote, et qu'il adoptat par
+consequent quelques-uns des principes du sensualisme, entendait les
+choses plus largement, et s'il ne s'affranchissait pas de quelques-unes
+des consequences de ces principes avec la meme hardiesse que son maitre,
+cependant il ne peut etre confondu avec les sectateurs de cette etroite
+doctrine. Il disait bien que toute connaissance _surgit des sens_[573].
+Il admettait bien qu'il n'y a dans la nature que des choses determinees,
+que les realites sont toutes individuelles; il croyait donc que
+les genres et les especes ne sont pas reels en eux-memes. Mais si
+l'intelligence est instruite, excitee par les sens, si les sensations
+suscitent des concepts[574], cependant l'intelligence est distincte
+des sens; elle en est profondement differente; elle l'est meme de
+l'imagination, qui n'est que la faculte de se representer les choses
+sensibles. La sensation, l'imagination, tout cela n'est que perception
+confuse. L'intelligence a des perceptions plus distinctes ou plutot des
+conceptions (concepts, intellects, idees), qui sont de plus en plus
+independantes, de plus en plus degagees des perceptions sensibles et
+imaginatives; et elle peut meme arriver tres-pres de l'etat d'une
+intelligence pure, qui comprend par elle-meme et directement, a la
+maniere de l'intelligence divine. Or, elle a cette puissance a deux
+conditions, c'est non-seulement de changer en idees les perceptions
+sensibles, mais de se faire des idees, dont l'objet n'a pas ete senti,
+dont l'objet ne peut l'etre, dont l'objet meme n'existe pas. En d'autres
+termes, l'intelligence a des idees sensibles ou de representation, et
+des idees purement intelligibles ou intellectuelles, savoir celles
+des choses invisibles, celles des choses inconnues, celles des choses
+universelles, celles des choses abstraites. Ainsi, l'homme est
+non-seulement en communication avec la nature physique, mais il
+l'excede; il est naturellement metaphysicien; voila l'homme d'Abelard et
+d'Aristote.
+
+[Note 573: _De Intell._, p. 466 et 482.]
+
+[Note 574: _Id._, p. 462.]
+
+On voit que le conceptualisme, quoique venu a l'occasion d'une question
+logique, est une psychologie. Cette psychologie est sommaire, succincte,
+incomplete, je le veux; elle n'est pas inattaquable, j'en conviens
+encore. Mais elle ne donne pas une trop mesquine idee de l'esprit
+humain; elle est loin de limiter trop etroitement sa portee ni ses
+forces. On peut la trouver hesitante, obscure, fautive sur la question
+ontologique; elle ne jette sur la realite qu'un regard de passage, et
+peut-etre ignore-t-elle les rapports mysterieux et certains qui unissent
+le monde des idees avec le monde des choses. Mais les philosophies qui
+peuvent lui en faire un reproche, ne sont pas fort nombreuses. Platon
+n'avait pas reussi a persuader Aristote, et le neo-platonisme n'a rien
+fonde. Chez les modernes, Locke et Reid n'en savent pas beaucoup plus
+qu'Abelard; Kant en sait plus, mais il doute davantage. Quelques mots
+de Descartes et de Leibnitz composent tout ce que nous avons gagne
+sur l'antiquite. Aucune doctrine formelle, completement developpee,
+definitivement reconnue, n'a encore realise le modele difficile d'une
+ontologie philosophique. Spinoza n'a laisse qu'un exemple redoute.
+Peut-etre Hegel n'a-t-il rien fait de plus. L'avenir jugera la tentative
+creatrice de Schelling. Rien de lui n'est encore assure que la gloire de
+son nom.
+
+Quoi qu'il en soit, vous venez de voir ici par l'exemple le plus
+eclatant, comment une simple question de dialectique contenait ou
+engendrait les plus hautes questions de metaphysique, et comment les
+scolastiques pouvaient etre conduits par la specialite de leur art aux
+grandes generalites de la science. L'art des scolastiques est celui de
+decomposer le langage et le raisonnement. L'analyse des elements de la
+proposition les mene ou plutot les oblige a rechercher quelles sont nos
+diverses idees, comment nous les formons, quels sont les divers rapports
+des etres, leurs modes, leurs natures, leurs essences. Qu'y a-t-il au
+dela? ou sont de plus grandes, de plus fondamentales questions? Mais la
+maniere de les traiter est singuliere; elle ne va pas droit au fond des
+choses; elle les aborde obliquement, d'une facon detournee, incidente,
+et a propos des questions logiques. La logique donne une certaine
+definition de la substance, une certaine enumeration des categories;
+comme introduction a cette double connaissance, on doit connaitre la
+definition de certains attributs des choses, qui constituent entre
+autres les genres et les especes; comment cette definition, une fois
+donnee, concorde-t-elle avec celles de la substance et des diverses
+categories? De la plusieurs difficultes. Quelles sont ces difficultes?
+elles portent toutes sur l'application de certaines regles logiques a
+certaines propositions. Et comment cherche-t-on a les resoudre? par des
+distinctions destinees a mieux fixer le sens de ces regles et celui de
+ces propositions, en un mot, par de nouvelles recherches logiques. Et
+c'est ainsi, c'est indirectement, artificiellement pour ainsi dire,
+qu'en reussissant a eclaircir et a raccorder les differents principes
+de la dialectique, on aborde et l'on resout les problemes tant de la
+formation des idees que de la constitution des etres.
+
+Ainsi se manifeste l'importance generale et la singularite particuliere
+de la controverse des universaux. Nous en jugerons mieux en etudiant
+avec detail l'ouvrage qu'Abelard lui a specialement consacre.
+
+
+
+
+FIN DU TOME PREMIER.
+
+
+
+
+
+TABLE.
+
+ * * * * *
+
+PREFACE
+
+PREUVES ET AUTORITES DE L'HISTOIRE D'ABELARD
+
+LIVRE 1er.--VIE D'ABELARD
+
+LIVRE II.--DE LA PHILOSOPHIE D'ABELARD
+
+CHAPITRE 1er.--De la Philosophie scolastique en general
+
+CHAP. II.--De la Scolastique aux XIIe siecle, et de la question des
+universaux.
+
+CHAP. III.--De la logique d'Abelard.--_Dialectica_, premiere partie, ou
+des categories et de l'interpretation.
+
+CHAP. IV.--Suite de la logique d'Abelard.--_Dialectica_, deuxieme
+partie, ou les premiers analytiques.--Des futurs contingents.
+
+CHAP. V.--Suite de la logique d'Abelard.--_Dialectica_, troisieme
+partie, ou les Topiques.--De la substance et de la cause.
+
+CHAP. VI.--Suite de la logique d'Abelard.--_Dialectica_, quatrieme et
+cinquieme parties, ou les seconds analytiques et le livre de la division
+et de la definition.
+
+CHAP. VII.--De la psychologie d'Abelard.--_De Intellectibus_.
+
+
+FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME.
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Abelard, Tome I., by Charles de Remusat
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ABELARD, TOME I. ***
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+works. See paragraph 1.E below.
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+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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Binary files differ