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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 04:40:28 -0700 |
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Quelquefois, c'est une +mauvaise bicoque à moitié par terre. Mais tout de même c'est la +maison. Il n'y en a qu'une au monde. Plus tard, il y en aura d'autres, +et encore n'est-ce pas bien sûr. + +Et même de jeunes hommes et de jeunes femmes, et des personnes d'âge, +et des gens mariés, s'il vous plaît, se servent encore de cette +expression. A la maison, on faisait comme ci, à la maison, il y avait +cela. On croirait qu'ils désignent leur propre foyer. Pas du tout: +ils parlent de la maison de leur enfance, de la maison de leurs père +et mère qu'ils n'ont pas toujours su garder ou dont ils ont changé les +habitudes, et c'est tout comme, mais qui est immuable dans leur +souvenir. Vous voyez bien qu'il n'y en a pas deux... + +J'étais alors un collégien, oh! rien qu'un débutant de collège, sept +ou huit ans peut-être, sept ou huit ans je crois. Et je disais la +maison, comme on dit au lieu de la France la patrie. Cependant je +n'ignorais pas qu'on lui donnait d'autres noms qui pouvaient retentir +avec un son plus riche aux oreilles d'un enfant. Une nourrice +italienne, engagée pour le dernier-né, l'appelait il palazzio, en +arrondissant la bouche sur le second a pour susurrer ensuite avec une +douceur mourante la dernière syllabe. Le fermier qui apportait le +cens, ou seulement un acompte, ou seulement quelque volaille pour +inviter le maître à être patient, prononçait le château, avec +plusieurs accents circonflexes. Une dame, venue en visite, et qui +était de Paris, --on reconnaissait bien qu'elle était de Paris au +face-à -main dont elle se servait, --avait solennellement proclamé +votre hôtel. Et pendant la crise que je raconterai, quand on suspendit +à la grille un écriteau déshonorant, on pouvait lire sur l'inscription +Villa à vendre. Villa, hôtel, château, palais, comme tous ces termes +majestueux, malgré leur prestige, sont incolores! A quoi bon +emberlificoter la vérité? La maison, cela suffit. La maison, cela dit +tout. + +Elle vit toujours: elle en a une longue habitude. Vous n'auriez pas +de peine à la trouver: dans tout le pays on l'appelle la maison +Rambert, parce que notre famille l'a toujours habitée. Et même on l'a +réparée avec soin, avec trop de soin, de la cave au grenier, rajustée +et rafistolée, recrépie et revernie à l'intérieur et à l'extérieur. +Sans doute on ne peut pas les laisser éternellement s'effriter, et la +vétusté des habitations ne se revêt de poésie que pour les visiteurs +de passage. Le train ordinaire des jours a ses exigences. Mais on ne +tient guère à la jeunesse de sa maison, pas plus, en somme, qu'on ne +tient à celle de ses parents. Jeunes, ils sont moins à nous, ils sont +encore à eux-mêmes, ils ont droit à une existence particulière, tandis +que, plus tard, notre vie est leur vie, et c'est tout ce que nous +demandons, car nous ne sommes pas difficiles. + +Avant qu'on ne l'eût restaurée, je l'ai montrée à une dame, à une dame +de Paris comme celle du face-à -main. Il est probable, il est +vraisemblable, il est certain que je la lui avais excessivement +vantée. Ni les accents circonflexes du fermier, ni l'éclat et la +douceur mourante de la nourrice italienne n'avaient dû manquer à ma +description. Elle pouvait s'attendre à Versailles ou tout au moins à +Chantilly. Or, quand je la conduisis, dûment stylée, exaltée et mise +au point, devant l'immeuble incomparable, elle osa me demander sur un +ton de surprise «Est-ce bien ça?» Je compris son désappointement. Je +l'ai raccompagnée avec politesse jusqu'à sa voiture, --même dans la +colère on a des égards pour les femmes, --mais je ne l'ai pas revue +depuis lors, je n'ai jamais supporté de la revoir. On n'est pas +d'accord avec les étrangers sur les lieux ni sur les choses de son +enfance. Il y a des différences de dimensions. Leurs yeux ne savent +pas regarder, et il faut les plaindre. A la place de la maison, ils +n'aperçoivent, eux, qu'une maison. Comment, donc, pourrait-on +s'entendre? + +Vous arrivez devant un portail de fer entre deux colonnes carrées de +pierre dure. C'est un portail peint à neuf, en trois parties, que des +battants fixés au sol retiennent pour ne laisser jouer que la porte du +milieu. On n'ouvre les trois que dans les grandes occasions, pour les +landaus et les limousines. Autrefois, c'était pour les chars de foin. +Autrefois, d'ailleurs, il n'y avait qu'à pousser un peu et l'on +entrait comme on voulait. La serrure ne fonctionnait pas. Toutes +sortes de gens imprévus pénétraient dans la cour, et ces intrusions +m'étaient fort désagréables. Les enfants sont des propriétaires +intransigeants. + +--Qu'est-ce que ça fait? me disait mon grand-père. + +Mon grand-père avait horreur des clôtures. + +Les colonnes de pierre étaient recouvertes de mousse, tandis qu'on les +a revêtues de plantes grimpantes, disposées comme des draperies. On a +taillé les arbres, dont les branches trop rapprochées avaient l'air de +bénir le toit ou de frapper aux vitres des fenêtres. On ne devine +jamais la puissance des arbres; les quelques mètres qu'on leur +accorde, ils les ont bientôt mis à l'ombre, et peu à peu ils se +rapprochent comme des amis qui ont acquis le droit d'entrer. +Aujourd'hui qu'on les a écartés, momentanément, le soleil caresse les +murailles, et pour l'hygiène, c'est meilleur. L'humidité est malsaine, +surtout à l'automne. Mais voilà qui ne se comprend plus de mon temps, +je veux dire du temps que j'étais petit, il y avait un cadran solaire +qui se découpait en carré sur le mur. En haut se pouvait lire cette +inscription, déjà ternie et à demi effacée, dont je refusais de +pénétrer le secret: _me lux, vos umbra_. Mon père me l'avait traduite +et je me hâtais d'oublier son sens, pour lui garder la force de ses +mystérieuses syllabes. Au-dessous, la tige de fer dont la mince +projection devait le long du jour marquer l'heure, et tout autour des +noms de villes inconnues, Londres, Boston, Pékin, etc., destinés à +indiquer les différentes heures du monde, comme si le monde entier +n'était qu'une dépendance de la maison qui lui dictait les lois du +temps. Or, un tilleul, par inadvertance, avait rendu inutile le +travail de la lumière. On a élagué le tilleul, mais par une erreur +regrettable on a fait disparaître le cadran sous une couche de +badigeon en recrépissant la façade. O fâcheuse restauration! Mais n'en +suis-je pas responsable et ne l'ai-je pas ordonnée? Quand on est +grand, on accomplit des choses sacrilèges. On les fait sans penser à +mal. J'aurai dit, négligemment sans doute: «Ce pauvre cadran ne sert +plus à rien.» C'était avant la taille des arbres. On a tort de laisser +tomber sa pensée, car elle se ramasse. Un maçon qui m'avait entendu +crut m'obliger avec son pinceau, et quand je voulus l'arrêter dans son +zèle, il était trop tard. Et puis ces changements, que je me contrains +à énumérer, je vous le confesse, ne m'affectent guère. Ne me croyez +pas insensible pour autant. Je ne vois pas la maison telle qu'elle +est. On la barbouillerait du haut en bas que je ne m'en apercevrais +point. Je continue à la voir telle qu'elle fut de mon temps, du temps, +vous savez bien, que j'étais petit. Je l'ai dans les yeux pour le +restant de mes jours. + +De bonnes vieilles lézardes, qui ressemblaient à des sourires et non +pas à des rides, ont été bouchées hermétiquement. Un corps de bâtiment +a été ajouté pour la commodité de l'aménagement intérieur. Et, comme +les tuiles tombaient, on les a remplacées par des ardoises. Je ne dis +pas de mal des ardoises. Il en est d'un gris presque mauve pareil au +plumage des tourterelles, et sous le soleil elles miroitent. Mais les +toits d'ardoises sont plats et monotones, uniformes et indifférents, +tandis que les tuiles inégales, arrondies, bossuées ont l'air de +bouger, de remuer, de s'étirer comme de bonnes tortues de jardin qui +soupirent après le beau temps ou font le gros dos pour protester +contre le vent et la pluie. Les teintes vont du rouge au noir, en +passant, avec lenteur ou brusquerie, par tous les tons dégradés. Et si +l'on a des yeux pour voir, on peut, rien qu'à leur patine, deviner +l'âge de la maison. + +Mais cet âge est inscrit avec précision sur la plaque noircie de la +grande cheminée qui est la gloire de la cuisine. Dès que j'avais su +épeler mes lettres et mes chiffres, mon père m'avait donné à lire la +date dont je comprenais bien qu'il tirait de l'orgueil, tandis que mon +grand-père ricanait de la petite cérémonie et murmurait par derrière, +à mi-voix pour ne pas trop attirer l'attention et assez distinctement +pour que je l'entendisse néanmoins: «Laissez donc cet enfant +tranquille!» Est-ce 1610 ou 1670, on ne peut pas trancher la +difficulté avec certitude. Il faudrait convoquer toutes nos académies +locales. Le trait qui rejoint la barre est trop horizontal pour un 1, +et ne l'est pas assez pour un 7. + +--Ça n'a aucune importance, m'expliqua mon grand-père à qui j'en +référai. + +Cependant je ne doutai plus que ce fût 1810, lorsque mon manuel +d'histoire m'apprit que cette année-là fut assassiné Henri IV. Mon +imagination exigeait la rencontre d'un événement historique. «_Le roi +sortit du Louvre en carrosse. Il était au fond de sa voiture, dont les +panneaux se trouvaient ouverts. Un embarras de deux charrettes à +l'entrée de la rue de la Ferronnerie, qui était fort étroite, força le +carrosse royal de s'arrêter. Au même moment, un homme de trente-deux +ans, de physionomie sinistre, de grande taille et de forte corpulence, +barbe rouge et cheveux noirs, François Ravaillac, met un pied sur une +borne, l'autre sur l'un des rayons de la roue, et frappe le roi de +deux coups de couteau dont le second coupe la veine pulmonaire. Henri +s'écria: «Je suis blessé» et expira presque à l'instant._» J'ai +retenu mot pour mot le récit du manuel que je n'ai pas retrouvé. Le +terrible portrait qu'il trace du meurtrier a sans doute aidé ma +mémoire. Et je pouvais mesurer l'importance des dates à ce trait +significatif que la figure du coquin accusait infailliblement trente- +deux ans. Trente-deux, et non pas trente et un ni trente-trois. La +rapidité du drame n'empêchait point de noter ce détail avec +exactitude. Et quand l'historien ajoutait qu'en hâte on ramenait au +Louvre le roi tout percé du poignard de Ravaillac, je me représentais +le cortège à la porte de la maison. La maison, c'était notre Louvre. + +La cuisine était peut-être, était sûrement la plus belle pièce, la +plus vaste, la plus confortable, la plus honorable: on aurait pu y +donner des banquets et des bals. C'était la mode autrefois et je ne +suis pas de ceux qui la blâment, croyez-le, bien que j'aie osé +transformer cette cuisine en un hall dallé de marbre blanc et noir, +bien encadré de panneaux boisés, bien éclairé par une baie vitrée qui +occupe tout le côté du couchant. Je continue d'y chercher des marmites +et des casseroles, surtout la broche qu'on tournait, et d'y humer le +fumet des ragoûts et des rôtis, et chaque fois que j'y vois entrer des +invités, je suis tenté de maudire la sottise des domestiques et de +m'écrier: «Quelle drôle d'idée de les faire passer par là !» + +Là gouvernait alors Mariette la cuisinière. Son pouvoir était absolu. +Meubles et gens, tout tremblait sous son despotisme. L'espace, +heureusement, permettait d'échapper à sa surveillance. Il y avait des +coins d'ombre où l'on parvenait tant bien que mal à se dissimuler, et +notamment sous le vaste manteau de la cheminée. Cette cheminée avait +été mise à la retraite comme un vieux serviteur: je ne savais pas +pourquoi, mais je devine que c'était pour des raisons d'économie. + +Elle eût consommé des forêts. On pouvait s'installer commodément à son +abri et s'asseoir sur des chenets de pierre qui étaient scellés. En +levant la tète, on voyait le jour tout en haut. Quand la nuit vient +plus vite en automne, je me penchais pour apercevoir une étoile. Et +même, un soir que je passais à contre-coeur dans la cuisine déserte et +obscure, je fus effrayé par un carré blanc qui gisait comme un drap +bien déplié juste sur la pierre du foyer. C'était la défroque d'un +fantôme: ils la rejettent peut-être ainsi au moment de s'évanouir et +la laissent comme un témoignage indéniable de leur visite. La lune +jouait au-dessus du toit. + +Plus les allées et venues étaient nombreuses, plus Mariette se +réjouissait. Sa langue la démangeait dans la solitude. En temps +ordinaire, le facteur, le fermier, les ouvriers du jardin se +succédaient à intervalles réguliers. Ils buvaient du vin rouge sans +jamais omettre d'observer les rites. On lève le coude et l'on dit: « +A votre santé», après quoi il est permis de vider un verre; mais si +l'on veut en ingurgiter un autre, même sans désemparer, il faut +répéter la même formule. Aucun d'eux n'hésitait à la répéter. J'ai bu +quelquefois en leur compagnie, et sans doute dans le même verre. + +Des villages on descendait aussi pour chercher mon père quand le cas +était grave. Mon père qui était médecin ne reculait pas devant le +dérangement. J'entends encore sa phrase d'accueil, à la fois +miséricordieuse et décidée, quand il traversait l'empire de Mariette +et le trouvait occupé: + +--Qu'est-ce qui ne va pas, mon ami? + +Mariette dévisageait les nouveaux venus d'un coup d'oeil hostile et +perspicace, qui démasquait les simulateurs et glaçait les malheureux +dont la présence importune coïncidait avec l'heure sacrée des repas. +J'ai assisté à bien des déballages de misères paysannes: elles ne +s'avouent que peu à peu et gardent la pudeur des plaintes, comme si la +maladie était une honte. Mais je ne comprenais pas cette réserve où je +ne voyais qu'une difficulté de parole. + +Octobre qui est la saison des vendanges marquait le triomphe de la +cuisinière. C'étaient alors les entrées et sorties continuelles des +vignerons qui occupaient le pressoir et qu'il fallait nourrir grand +renfort de choux et de jambon, de boeuf bouilli et de pommes de terre +dont le mélange répandait une buée chaude et savoureuse. Nous +profitions de cette agitation, mes frères et soeurs et moi, pour nous +établir sur les chenets, les poches pleines de noix que le vent avait +secouées là -bas sur le chemin de la ferme, ou que nous avions sans +permission abattues avec des gaules. Un caillou nous servait de +marteau pour les écraser sur la pierre. Si la coque verte leur était +restée, il en jaillissait un jus qui tachait les mains et les habits, +et dont les meilleurs savons ne parvenaient pas à chasser les signes +révélateurs. Mais le fruit bien pelé, bien blanc, pareil à un poulet à +la broche pour dîner de poupée, craquait sous la dent délicieusement. +Ou bien nous faisions _brisoler_ des châtaignes, sournoisement, sur un +coin du fourneau. Et nous goûtions le plaisir d'avoir chaud par tout +le corps, après avoir subi au dehors, en traînant nos pieds dans les +feuilles sèches, les bises d'automne qui dans mon pays sont âpres et +rudes. + +Plus d'une fois aussi, j'ai suivi avec curiosité les mouvements de +Mariette quand elle étouffait la volaille. Sa dextérité, comme son +indifférence, était extrême. Tel le bourreau le plus exercé, elle +décapitait les canards qui continuaient de courir sans leur tête, ce +qui me frappait d'admiration. Un jour, elle me demanda de maintenir +pendant l'opération un de ces volatiles récalcitrants. Comme je +refusais mon concours d'une voix indignée, elle me dit avec la +brusquerie qui lui était familière: + +--Eh! faites le dégoûté vous en mangez bien! + +Je ne vais pas vous conduire à travers toute la maison. Ce serait trop +long, car elle a deux étages, dont le second est beaucoup moins âgé +que le premier, plus un grenier et la tour. La tour, au sommet de +l'escalier en colimaçon, commande les quatre horizons de ses quatre +fenêtres. Cette vue multipliée, trop étendue à mon gré, ne +m'intéressait pas beaucoup. Je suppose que les enfants détestent ce +qui se perd, ce qui ne sert pas, les nuages, les paysages brouillés. +Les jours de gros temps, on entendait de là le vent qui menait un +vacarme infernal: on l'aurait pris pour un être vivant, puissant et +incivil qui insultait les murailles avant de les jeter bas. L'escalier +n'était pas trop clair, à la tombée de la nuit, on y prenait peur +facilement et, à cause des marches qui s'amincissaient en s'encastrant +dans la colonne de support, on risquait, si l'on allait vite, de se +_carabosser_. Carabosser est un verbe que tante Dine avait inventé +pour les chutes violentes obtenues par précipitation et d'où l'on se +relevait meurtri, éclopé et enflé: il doit venir de la mauvaise fée +Carabosse. Quant au grenier, nul de nous n'y aurait pénétré sans +compagnie. Une seule lucarne lui accordait avec parcimonie une lumière +insuffisante, de sorte que les tas de bois, les fascines et tous les +objets mis au rancart, qui peu à peu venaient à prolonger indéfiniment +leur existence inutile, prenaient des aspects bizarres d'instruments +de torture ou de personnages menaçants. En outre, les rats s'y +livraient des batailles rangées, et des pièces qui étaient au-dessous +on aurait cru assister à des courses organisées, avec sauts +d'obstacles. De temps à autre on y mettait le chat, un superbe angora +fainéant, gourmand et peu guerrier, qui sans doute craignait pour sa +fourrure et miaulait de frayeur jusqu'à ce que tante Dine, qui en +avait soin, le délivrât de sa corvée militaire, ce qui ne tardait +jamais. + +Le salon, dont les volets, d'habitude, étaient fermés et qu'on +n'ouvrait que pour les jours de réception ou de cérémonie, nous était +formellement interdit, et de même le cabinet de mon père, encombré de +livres, d'appareils et de fioles, où l'on ne s'aventurait qu'au cours +d'explorations rapides, où je voyais entrer toutes sortes de tristes +figures qui, pour la plupart, se détendaient à la sortie. Mais, en +revanche, on nous abandonnait la salle à manger. Elle fut le théâtre +de scènes tumultueuses, et plus d'une fois les chaises durent être +rempaillées ou leur dossier remplacé. Nous envahissions en désordre la +chambre de ma mère qui était très grande, et disposée de telle sorte, +au centre de l'appartement, que tous les bruits y venaient. Ainsi ma +mère, doucement, sans qu'on le sût, veillait sur la maison; il ne s'y +passait rien qu'elle n'en fût aussitôt avertie. Et même, dans notre +avidité de conquête, nous nous emparions de la salle de musique, petit +salon octogone, d'une sonorité merveilleuse, qui donnait sur un balcon +orienté au sud. Les soirs d'été, les veillées se faisaient là , à cause +du balcon. + +Il me reste à parler du jardin. Mais si j'en parle honnêtement, vous +croirez, comme la dame de Paris, qu'il s'agit de l'un de ces vastes +domaines qui entourent les châteaux historiques. Je n'arrive plus à +comprendre, quand je m'y promène, comment il a pu me paraître si +grand, et dès que je n'y suis plus, il reprend dans mon souvenir sa +véritable importance. C'est peut-être qu'il était alors si mal +entretenu qu'on avait l'impression de s'y perdre. Sauf le potager dont +les plates-bandes s'alignaient en bon ordre, tout y poussait à +l'aventure. Dans le verger, où les poires et les pêches que palpaient +nos doigts insinuants ne parvenaient pas à mûrir avant d'être +cueillies, montait une herbe drue et haute, aussi haute que moi, ma +parole! Et je songeais tout de suite aux forêts vierges que +traversaient _les enfants du capitaine Grant_. Une roseraie, chef- +d'oeuvre d'un aïeul ami des fleurs, s'épanouissait dans un coin +lorsque bon lui semblait, et sans le secours des tailles ni des +arrosoirs. Ma mère, quand elle avait des loisirs, bien rarement, lui +donnait ses soins, mais il aurait fallu un homme de l'art. Les allées +étaient envahies par la mauvaise herbe, et il fallait les chercher +pour les trouver. En revanche, d'autres qui n'avaient pas été tracées +surgissaient au milieu des pelouses. Et juste sous les fenêtres de la +chambre de ma mère coulait une fontaine: le jour, on ne l'entendait +pas, à cause de l'habitude, mais la nuit, quand tout se tait, sa +plainte monotone remplissait le silence et me prédisposait, sans que +je susse pourquoi, à la tristesse. + +Je néglige une vigne qui aboutissait aux bâtiments de ferme, et dont +nous n'étions occupés que pour la soulager de ses raisins, et je viens +enfin au plus beau fouillis de buissons, de ronces, d'orties, de +toutes plantes sauvages, qui nous appartenait en propre. Là nous +étions les maîtres et seigneurs souverains. Il n'y avait plus, avant +le mur d'enceinte, qu'une châtaigneraie qui n'était que la +prolongation de notre territoire réservé. Quand je dis: une +châtaigneraie, c'est quatre ou cinq châtaigniers. Mais un seul fait +déjà une grande ombre. Il y en avait un dont les racines avaient +descellé un pan de muraille. Par cette brèche ouverte, dont je ne +m'approchais pas sans inquiétude, je m'imaginais que des voleurs +pénétraient. + +Il est vrai que j'étais armé. Mon père m'avait raconté _l'Iliade_ et +_l'Odyssée_, la _Chanson de Roland_ et diverses autres épopées d'où je +sortais bouillant, impétueux et héroïque. J'étais tour à tour Roland +furieux ou le magnanime Hector. Avec une épée de bois je livrais aux +Grecs ou aux Sarrasins, que figuraient les buissons, des combats +meurtriers, dont pâtissaient quelquefois de paisibles choux et +d'inoffensives betteraves que je taillais en pièces. + +Mes armes m'étaient fournies par un des singuliers ouvriers qu'on +employait au jardin ou à la vigne. Il y en avait jusqu'à trois qui +travaillaient isolément, chacun dans son coin, avec des attributions +spéciales, mais avec une besogne indéterminée. On évitait de les +réunir, car ils se détestaient. Où les avait-on recrutés? + +Leur choix provenait sans doute de la mémorable incurie de mon grand- +père qui laissait tout le monde tranquille, et la terre pareillement, +ou de la bonté de ma mère bien capable d'avoir repêché ces tristes +débris. + +Le premier en date, le plus ancien dans mon souvenir, mon armurier par +surcroît, s'appelait Tem Bossette. Nom et prénom étaient, je pense, +des surnoms. L'origine n'en est pas malaisée à découvrir. Tem devait +venir d'Anthelme qui est un saint vénéré dans ma province. Quant au +sobriquet de Bossette, j'ai cru longtemps que c'était une allusion +indélicate à la voûte qu'il portait sur le dos à force de se pencher +sur sa pioche. Mais j'ai trouvé une étymologie plus conforme à sa +paresse et à son caractère, et je la soumets humblement MM. les +philologues qui sauront lui consacrer, selon leur habitude, plusieurs +volumes in-folio. Chez nous, la bosse a plus d'un sens: elle désigne +notamment la futaille où l'on dépose la vendange pour la ramener +commodément des vignobles, et je vois encore l'effarement peint sur le +visage d'un ami à qui je faisais les honneurs de ma ville natale et +qui lisait une affiche, une simple petite affiche composée de ces +quelques mots: _A vendre une bosse ovale_. «Heureux pays, me dit-il, +où les bossus font commerce de leur gibbosité!» Et il se crut malin en +ajoutant: «Mais trouvent-ils acquéreurs? » Je lui expliquai sa +méprise. Or notre Tem était un ivrogne célèbre. Notre cave surtout le +savait. _Bossette, petite bosse_: lui aussi devait contenir la +vendange. Et, même, à la fin de sa vie, aurait-on pu supprimer le +diminutif. + +Il me fabriquait des sabres avec les échalas de la vigne. En +récompense je lui portais des bouteilles supplémentaires que +j'obtenais de tante Dine, plus spécialement chargée de l'office, en +lui représentant la splendeur de mon armement. On se plaignait bien de +temps à autre que les ceps fussent dépourvus de tuteurs. Les sarments +sans attache se résignaient à ramper. Ils pompaient toute l'humidité +du sol. Mais grand-père, indifférent, ne blâmait personne, et veuillez +compter tous les échalas qui étaient indispensables à mon équipage. Il +m'en fallait pour mes panoplies, et il m'en fallait pour mes écuries. +Le nombre de mes chevaux attestait ma magnificence. Avec un bâton +entre les jambes, j'acquérais une étonnante vélocité, et pour chaque +bataille je changeais de monture. + +Tem Bossette eût été grand s'il se fût tenu droit, mais il était gros +à n'en pas douter et sa tête ronde ressemblait assez à une courge. « +Grosse tête à rare esprit », disait de lui, en pinçant les lèvres, +Mimi Pachoux qui était jardinier, pépiniériste, lampiste, fumiste, +serrurier, menuisier, réparateur d'horloges et de faïences, frotteur +de parquets, scieur de bois, commissionnaire et je ne sais quoi +encore. Ah! si! quand la saison était mauvaise, il portait les morts. +Se présentait-il une difficulté, avait-on besoin d'une aide?-- +Appelez Mimi! proclamait grand-père. Et l'on appelait Mimi, ce qui +demandait plusieurs heures, car on ne le trouvait jamais, de sorte +que, lorsqu'il arrivait enfin, le travail était fait, mais on lui en +attribuait le mérite: + +--Ce Mimi, pas plus tôt venu, tout s'arrange! + +Représentez-vous un petit bout d'homme mince, maigre, net, prompt, vif +et, par surcroît, invisible. Invisible, c'est comme je vous l'affirme, +à moins que vous ne préfériez lui accorder le don d'ubiquité. Il +entamait le matin plusieurs journées, à six heures chez l'un et +quelquefois en avance --oh! ce Mimi, quel zèle! --A six heures cinq +chez l'autre, et avant le quart chez un troisième, s'annonçait +bruyamment au premier, courait chez le second, volait chez le dernier, +se glissait en tapinois, sortait en secret, rentrait en catimini, +répondait ici, expliquait là , réclamait ailleurs, apparaissait, +disparaissait, reparaissait, commençait en hâte, continuait +précipitamment, n'achevait rien, et le soir touchait sa paie de trois +côtés à la fois. Mon grand-père rapportait que plusieurs personnes de +ses relations voyaient leur double. Mon père disait que c'était une +maladie bien connue et qu'il suffisait de boire. J'essayai, mais je +vis tout bouger. C'était Tem Bossette qui buvait, mais notre Mimi +Pachoux voyait son triple. + +Quant au dernier ouvrier de notre équipe, il ne fallait pas le perdre +de vue une minute parce qu'il voulait absolument se pendre. Il avait +fait plusieurs tentatives qui avaient échoué. On se relayait pour sa +surveillance. Mariette lui refusait la moindre ficelle, même s'il en +avait le plus pressant besoin, et on l'utilisait spécialement dans les +espaces découverts. Les premiers temps on l'appelait Dante, mais son +nom était Béatrix. Son surnom lui venait du spirituel archiviste +départemental. Avec sa figure longue et malchanceuse il brûlait +d'aller aux Enfers, et sans cesse on lui coupait la corde. Peu à peu +il fut le Pendu et on ne le désigna plus autrement. Très peu de gens +consentaient à l'employer, à cause de la police qu'il exigeait pour +éviter une catastrophe. Ma mère fut sa providence. On lui confiait les +gros travaux, mais il les abandonnait généreusement à tante Dine qui +était forte, active et capable de remuer jusqu'aux tonneaux, ce qu'il +considérait avec admiration, les bras ballants et la bouche ouverte. +Cette bouche ne contenait que deux dents qui, par un hasard +merveilleux, se juxtaposaient avec exactitude, de sorte que, +lorsqu'elles s'appuyaient l'une contre l'autre dans ce désert, on +pouvait croire que c'était la même qui unissait les deux mâchoires. + +Vous comprenez maintenant à quel point notre jardin était inculte. +L'aurais-je mieux aimé couvert de fleurs et de fruits que dans cet +état lamentable où il me semblait immense, profond et mystérieux? Cher +vieux jardin aux herbes folles, toujours un peu humide à cause de +l'ombre excessive des branches abandonnées à leurs caprices, où j'ai +tant joué et tant inventé de jeux, où j'ai connu la gloire des +combats, la curiosité des explorations, l'orgueil des conquêtes, +l'ivresse de la liberté, sans omettre l'amitié des arbres et la saveur +des fruits cueillis en cachette, vous êtes aujourd'hui méconnaissable. +Ratissé, peigné, taillé, arrosé, du sable fin dans les allées, un +gazon ras autour des corbeilles, ne pensez pas avec vos beautés +nouvelles m'éblouir... + +Quand je m'y promène, c'est à l'aventure. J'écrase les plates-bandes, +je piétine les pelouses, je menace les fleurs jusqu'à ce que le +nouveau jardinier, qui a remplacé à lui seul, et trop bien, Tem +Bossette, Mimi Pachoux et le Pendu, me crie d'une voix altérée par +l'émotion: + +--Faites donc attention, monsieur! + +Il faut l'excuser. Il ne sait pas que je rends visite à mon jardin +d'autrefois. + +Mais, pour compléter ce portrait de la maison, il manque... oh! +presque rien! Presque rien et presque tout, une ombre et un pas. + +Le pas de mon père, personne ne s'y est jamais trompé. Rapide, égal, +sonore, il ne pouvait se confondre avec nul autre. Dés qu'on +l'entendait retentir, tout changeait comme par enchantement. Tem +Bossette enfonçait sa pioche avec une vigueur insoupçonnée; Mimi +Pachoux, qu'on avait cessé de voir, surgissait comme un diable d'une +botte; le Pendu se mesurait avec un fût important; Mariette activait +son feu, nous rentrions dans le rang, et grand-père, je ne sais +pourquoi, s'en allait. Y avait-il une question à trancher, un ennui à +supporter, une menace à craindre? Quand on avait annoncé: Il est là , +c'était fini, toute inquiétude se dissipait aussitôt, chacun respirait +comme après une victoire. Tante Dine surtout avait une manière de +proclamer: _Il est là !_ qui eût mis en fuite l'agresseur le plus +résolu. Cela signifiait: _Attendez donc vous allez voir ce qui va se +passer. Ce ne sera pas long! En un instant, justice sera rendue!_ +Avertis de cette présence, nous nous sentions une force invincible. +C'était une impression de sécurité, de protection, de paix armée. Et +c'était aussi une impression de commandement. Chacun occupait son +poste. Mais grand-père n'aimait ni à commander ni à être commandé. + +L'ombre, c'est, derrière le volet à demi clos de sa fenêtre, celle de +ma mère qui n'a pas tout son monde rassemblé autour d'elle. Elle +attend mon père, ou notre retour du collège. Quelqu'un est absent. +Elle craint pour lui. Ou bien le temps est orageux, elle interroge le +ciel pour savoir s'il faut allumer la chandelle bénite. Une autre paix +émanait d'elle, une paix, comment dirais-je? qui s'étendait au delà +des choses de la vie, qu'on recevait en dedans, qui calmait les nerfs +et les coeurs, une paix de prière et d'amour. Cette ombre, que je +guettais chaque fois que je rentrais, que je guette encore quand même +je sais bien qu'elle n'est plus là , qu'elle est ailleurs, c'était +l'âme de la maison qui transparaissait comme la pensée sur un visage. + +Ainsi nous étions gardés. + +Au delà de la maison il y avait la ville, en contre-bas comme il +convient, et plus loin un grand lac et des montagnes, et plus loin +encore, sans doute, le reste du monde. Ce n'étaient que des annexes. + +II + +LA DYNASTIE + +En ce temps-là régnait mon grand-père. + +Avant lui une longue suite d'ancêtres avait dû exercer le pouvoir, à +en juger par les portraits qu'on avait rassemblés au salon. De ces +portraits la plupart avaient beaucoup noirci, de sorte que, si l'on ne +laissait pas la lumière pénétrer à flots, il devenait assez difficile +de deviner le contenu des cadres. L'un des plus abîmés était celui qui +m'étonnait davantage. On ne voyait guère que le visage et la main, un +visage et une main de femme or, on m'avait appris son rôle important +aux armées, et je me demandais comment un homme si jeune et si joli +avant tant pu se battre. La dame à la rose me retenait aussi: j'avais +beau tourner autour d'elle, je recevais de tous les côtés sa fleur et +son sourire. Je passe sur d'autres bustes plus rébarbatifs, engoncés +dans de hauts cols et des foulards comme on en voit aux gens enrhumés, +et j'arrive aux deux tableaux qui occupaient la place d'honneur à +droite et à gauche de la cheminée: l'un portait l'habit bleu à galon +d'argent, le gilet écarlate, la culotte blanche et le tricorne noir +des gardes-françaises, l'autre le bonnet à poil et la capote bleue +boutons dorés et passepoils rouges aux manches et au col de grenadier +de la vieille garde. Le soldat du roi et le soldat de l'empereur se +faisaient pendant. Tous deux avaient bien servi la France, à en croire +leurs décorations. Mon père, avec orgueil, m'avait raconté leurs +exploits et révélé leur grade. Je ne les regardais pas sans une +certaine crainte révérencielle. Ils n'étaient pas beaux, ayant plus +d'os que de chair et des traits taillés à la diable. Mais je n'aurais +pas osé les déclarer vilains. Leurs yeux se fixaient sur moi +lourdement et m'inspiraient de la gêne. Ils me reprochaient de n'avoir +pas encore remporté de victoires extraordinaires comme le grenadier à +la Moskova, ou tout au moins subi d'héroïques défaites comme le garde- +française à Malplaquet. Longtemps, je n'ai su que ces deux noms de +batailles. Et je rougissais des sabres de bois de Tem Bossette et des +échalas que j'enfourchais. Je comprenais que mes chevauchées dans le +jardin, ce n'était pas sérieux, ce n'était pas vrai. Ces deux +portraits redoutables, tantôt m'exaltaient d'orgueil et tantôt +m'accablaient de leur importance. Un jour que je les considérais sans +plaisir, mon grand-père s'approcha de moi et me jeta négligemment avec +son petit rire sec et sa moue la plus impertinente: + +--Peuh! ce n'est que de la mauvaise peinture. + +Il est dangereux d'apprendre trop tôt l'esthétique aux enfants. Je me +réjouis que ce fût de la mauvaise peinture. Du coup, le soldat du roi +avec son tricorne et le soldat de l'Empire sous son bonnet à poil +perdirent tout prestige. Leur biographie ne me fut plus rien. J'étais +libéré de cette servitude à quoi oblige l'admiration. Je reprenais +l'avantage sur ce passé qui était mal peint et je pouvais mesurer avec +insolence la galerie des ancêtres. + +Un jour il fut question de les exiler au galetas. Grand-père désirait +les remplacer par des gravures. + +--Elles sont du dix-huitième siècle, expliquait-il pour mieux +convaincre. + +Il formula sa proposition avec simplicité et politesse, comme la chose +la plus naturelle du monde. Mais tante Dine poussa des cris indignés, +et mon père déploya cette calme autorité qui brisait toute résistance. +Grand-père n'insista pas; il n'insistait jamais. Cependant je le +comprenais, puisque c'était de la mauvaise peinture. + +Le gouvernement de mon grand-père était irrégulier et indifférent. +Autant dire qu'il n'y en avait pas. Quand je lus dans mon manuel +d'histoire, ou dans celui de mes frères aînés, le chapitre consacré +aux rois fainéants, je pensai immédiatement à mon grand-père. Il ne +tenait point du tout à ses prérogatives. Cependant il s'appelait +Auguste. Je le savais parce que ma grand'tante Bernardine; celle que +nous désignions sous le nom de tante Dine et qui était sa soeur, +l'appelait ainsi le plus rarement possible, car son prénom l'agaçait. + +--Oui, déclara-t-il un jour, on m'a appelé Auguste, je ne sais fichtre +pas pourquoi. C'est encore un coup des ancêtres. On vous colle pour le +restant de vos jours une étiquette ridicule. + +Bien que de taille moyenne, il donnait au premier abord une impression +de grandeur, à cause de sa belle tête dont il ne tirait point vanité +et qu'il portait avec nonchalance. Son nez fin se busquait légèrement. +Ses cheveux blancs, qu'il n'eût jamais fait tailler sans les brusques +interventions de tante Dine, bouclaient un peu, et sans cesse il +plongeait les mains dans sa longue barbe annelée, pareille à celle de +l'empereur Charlemagne sur les images, par crainte des grains de tabac +qu'elle pouvait recéler, car il fumait et prisait. De plus près, cette +impression de prophète s'atténuait, se volatilisait. Il regardait trop +souvent à terre, ou levait sur vous des yeux vagues qui ne +consentaient pas à vous voir. On sentait qu'on n'existait pas pour +lui, et rien n'est plus vexant. Il ne se souciait de rien, ni de +personne; ses vêtements lui tenaient au corps par la grâce de Dieu et +de tante Dine. Que leur coupe fût bonne ou mauvaise, il n'en a jamais +rien su. Volontiers, il eût attendu, pour en changer, qu'ils le +quittassent les premiers. Leur usure le mettait à l'aise. Il a +toujours ignoré, je pense, l'usage des bretelles, et celui des +cravates lui paraissait une concession misérable à la mode. Il +détestait tout ce qui le gênait et se serait accommodé pour la journée +entière d'une robe de chambre verte et d'un bonnet grec en velours +noir dont il se trouvait bien et qu'il lui arriva d'apporter au +déjeuner de midi. Quand nous le voyons apparaître dans cet +accoutrement, mes frères et moi, nous étouffions nos rires qu'un +regard de mon père suspendait, mais ce regard même contenait un blâme +pour la fameuse robe de chambre. + +On avait beaucoup de peine à obtenir son exactitude aux repas. + +--Eh! déclarait-il avec bonhomie, on mange quand on a faim. Cette +réglementation est absurde. + +--Cependant, objectait mon père qui, visiblement, n'était pas content +et qui essayait de parler avec douceur, --mais de la douceur de mon +père se dégageait encore une impression d'autorité, --il faut de +l'ordre dans une maison. + +--L'ordre, l'ordre, oh! oh! + +Il fallait entendre ces _oh! oh!_ discrets, sourds, lancés à la +cantonade, qui atteignaient toute la régularité établie, et +qu'accompagnait un petit rire sec. Ce petit rire plaçait immédiatement +grand-père au-dessus de ses interlocuteurs. Je n'ai rien rencontré, +dans les expressions humaines, de plus inquiétant, de plus moqueur, de +plus ironique que ce petit rire. Il vous donnait aussitôt l'idée que +vous étiez une bête. Il me faisait l'effet de ces sécateurs bien +tranchants avec lesquels on élague les rosiers: ric, rac, les fleurs +tombent; ric, rac, il n'y a plus rien. Or grand-père en faisait +l'injure, involontaire sans doute, à tout le monde. + +Sa présidence à table était honorifique et non effective. Non +seulement il ne dirigeait pas la conversation, mais il ne la suivait +que par hasard et quand ça lui chantait. Du reste, il ne s'occupait de +rien. Se promenait-il dans le jardin, poussait-il jusqu'à la vigne, +Tem, Mimi et Pendu réunis ne parvenaient pas à obtenir de lui une +indication. Il esquissait un geste vague qui signifiait: «Laissez- +moi en repos.» Le trio n'insistait pas outre mesure, car ce silence le +favorisait et les choses n'en marchaient pas mieux. + +Une autre supériorité qu'il avait, outre son rire, c'était son violon. +Ne figurait-il pas dans la galerie des portraits, tout jeune et tout +frisé, avec une guitare dans les mains? + +--De ma vie, je n'ai pincé de cette affreuse machine, protesta-t-il un +jour. Mais un Italien de passage a éprouvé le besoin de me +barbouiller. + +--Tu étais si joli, proclama tante Dine. L'artiste fut enthousiasmé. + +--Oh! l'artiste! + +Il passait de longues heures dans sa chambre à jouer de son +instrument, mais demeurait plus longtemps encore à l'examiner avec +amour, à le palper, à tendre ou à détendre les cordes, à frotter +l'archet avec la colophane. Ainsi les faucheurs dans les champs +passent plus de temps à affûter leurs faux qu'à faucher; ils peuvent +taper dessus avec un caillou indéfiniment. + +Quand il jouait, il exigeait qu'on s'en allât. Il jouait pour lui +seul, et un peu toujours les mêmes airs, car je l'écoutais de la +porte, assez souvent, et plus tard j'ai reconnu dans le _Freischütz_ +et dans _Euryanthe_, dans _la Flûte enchantée_ et le _Mariage de +Figaro_, des passages qu'il affectionnait. Les rythmes clairs de +Mozart prenaient la forme de cette joie de respirer que l'on goûte +sans le savoir dans l'enfance, comme une eau limpide se soumet aux +contours d'une vase; mais Weber me donnait le désir imprécis de +choses que je ne pouvais définir: j'étais au choeur d'une forêt dont +les allées se perdaient. C'était une heureuse initiation. + +Cependant tous les morceaux n'avaient pas ce mérite. Comment l'aurais- +je su? Tout est bon à une sensibilité qui s'élance. Je ne puis +aujourd'hui encore entendre l'ouverture de _Poète et Paysan_ sans être +secoué d'émotion. Un soir, à Lucerne, au bord du lac, le plus banal +des orchestres dans le plus banal des hôtels préluda à cette +ouverture. Autour de moi les convives en smoking et en robe décolletée +continuaient de causer et de rire, comme s'ils ne s'apercevaient de +rien, comme s'ils étaient sourds. Alors je sentis que j'étais seul, et +mon coeur se fondit, et je crus que j'allais pleurer. L'orchestre ne +jouait pas pour le public, il ne s'adressait qu'à moi. Ce n'était plus +l'art médiocre du compositeur autrichien, c'était le souvenir de mon +entrée enfantine dans l'empire mystérieux des sons et des rêves, dans +la forêt dont les allées se perdent. + +A la même époque le chant d'un de mes camarades, au collège, acheva de +me bouleverser. Ce fut à une cérémonie de première communion. Je +n'étais pas encore admis à la Table Sainte et j'avais tout le loisir +de l'écouter. Il chanta cette mélodie de Gounod: _le Ciel a visité la +terre_, et c'était vrai que le ciel me visitait, m'envahissait, +m'emportait. Tout mon être vibrant faisait partie de ce chant. La voix +montait, montait, et bien sûr elle allait se briser. Elle n'était pas +assez forte pour résister à des notes aussi puissantes et qui +remplissaient toute la chapelle. Elle était pareille à ces jets d'eau +si minces que le vent les coupe et qu'on ne les voit plus retomber. +Elle s'est brisée en effet à l'âge de l'adolescence; la mort a pris +mon camarade à seize ans. + +Il y avait aussi une boîte à musique que mon père m'avait apportée de +Milan où il avait été appelé en consultation. Quand la vis se +déclenchait, il en sortait de frêles notes fêlées, voilées, un peu +tremblantes, et une petite danseuse tournait sur le couvercle. Elle +posait gravement et en cadence ses pieds pointus, comme si elle +accomplissait un rite sacré. Cela composait un spectacle doux et +triste. Combien je fus désenchanté, plus tard, quand je constatai la +frivolité des danseuses au bal où je cherchais cette tendre douceur et +cette chère tristesse! + +Les rois fainéants, dans mon abrégé d'histoire, étaient accompagnés +des maires du palais qui, de simples officiers d'abord chargés du +gouvernement intérieur, devinrent premiers ministres et les maîtres +mêmes de leur maître. Au collège, on nous citait avec éloge Pépin +d'Héristal et Pépin le Bref qui fut le père de Charlemagne. Grand-père +n'étant pas un roi très sérieux, je m'attendais à ce que mon père +s'emparât du pouvoir. Mais pourquoi témoignait-il tant de respect à +grand-père, au lieu de le déposséder? L'histoire m'enseignait une +attitude différente. Grand-père, c'était, pour les fermiers, ouvriers +et gens de service, _Monsieur_ tout court, ou _Monsieur Rambert_, et +père, c'était _Monsieur Michel_. Il ne serait venu à l'idée de +personne d'appeler Monsieur, de consulter Monsieur, de demander un +ordre à Monsieur. C'est Monsieur qui aurait protesté: --Qu'est-ce que +vous me voulez encore? Laissez-moi tranquille. Je n'ai pas le temps +(je n'ai jamais su pourquoi il n'avait pas le temps). Adressez- vous à +Monsieur Michel... Lui-même, ainsi, donnait l'exemple. J'en avais +conclu, comme tout le monde, qu'il n'était bon à rien. Et de temps à +autre, sans qu'on sût pourquoi, ne réclamait-il pas contre l'oubli où +l'on le mettait des affaires du palais, je veux dire de la maison? +Tandis que dès qu'il s'agissait d'une détermination grave, d'un ordre +important, on entendait de tous côtés ce cri de ralliement: --Où est +Monsieur Michel? Appelez Monsieur Michel... + +J'ai parlé du pas de mon père. Il y avait aussi sa voix. Elle sonnait, +secouait, ragaillardissait. Il ne l'élevait jamais et il savait que +c'était inutile. Elle ouvrait les portes, pénétrait jusqu'aux chambres +les plus retirées, et en même temps versait aux coeurs une force +nouvelle comme en donne un bon verre de vin rouge, à ce que prétendent +les gens qui s'y connaissent. Quand il arrivait en retard pour le +dîner à cause de tous les clients qui se pendaient après lui, on +n'avait pas besoin d'agiter la cloche. De l'antichambre il proclamait +comme un édit: + +--A table! + +Et les habitants dispersés se rassemblaient en hâte. + +--Quelle voix! protestait grand-père qui sursautait. + +Je ne puis lire des phrases comme celles-ci qui reviennent, plus ou +moins, dans tous les manuels d'histoire, sauf dans ceux d'aujourd'hui +où les batailles sont escamotées comme si elles se gagnaient toutes +seules: --_A la voix de leur chef, les soldats s'élancèrent à +l'assaut... A la voix de leur général, les troupes se reformèrent_... +sans entendre cette voix de mon père dont toute la maison vibrait. Tem +Bossette, qui en avait une peur effroyable, l'entendait du fond de la +vigne. Le pas annonçait la présence, mais la voix ordonnait. Cependant +les ouvriers ne dépendaient pas de mon père; mais pour eux, mais pour +tous, il était le chef. Tout, chez lui, contribuait à donner cette +impression la taille, le visage aux traits droits, barré d'une +moustache dure et courte, les yeux perçants dont on ne supportait pas +volontiers le regard. De sa personne se dégageait une sorte de +fascination. Tante Dine, qui avait le sens populaire, l'exprimait rien +qu'en disant: _Mon neveu_. Elle en éclatait d'orgueil. Le grenadier +du salon ne devait pas arrondir autrement la bouche pour parler de +l'Empereur. A cette fascination je n'avais pas échappé, et même dans +ma révolte je ne cessai pas de lui rendre un culte secret. Mais +l'esprit de liberté nous porte à contredire nos plus sûrs instincts +sous prétexte d'affranchissement. + +Ne croyez pas qu'il fût sévère avec nous. Il ne tirait sur la bride +que si nous prenions une fausse direction. Seulement, je n'ai jamais +rencontré chez personne une telle aptitude à commander. Malgré sa +profession absorbante, il trouvait le loisir de s'occuper de nos +études et de nos jeux, et même il les élargissait par les récits +d'épopée qu'il nous faisait avec un art accompli. Ma mémoire les a dès +lors retenus pour toujours. On voyait bien qu'il honorait les +portraits de famille. Il nous transmettait oralement le passé des +ancêtres, mais je ne pouvais oublier que ce n'était que de la mauvaise +peinture. Quand nous nous sentions observés par lui, nous devinions +qu'il y avait dans cet enveloppement de notre faiblesse par sa force +autre chose que de la tendresse et peut-être de la fierté, mais quoi? +Je sais maintenant qu'il cherchait sur nous les signes de notre +avenir. Son amour de la durée ne se contentait pas de l'ancienneté de +sa race, il voulait suivre celle-ci jusque dans l'obscur travail du +temps et consolider son destin. Notre bonheur même lui était moins +cher que la soumission de notre volonté à la tâche commune. Ce que +contient le regard paternel, l'enfant sait bien que c'est son image, +et cette certitude lui suffit. + +Il nous enseigna tout petits le respect de ce qu'il appelait déjà +notre vocation. Nous en comprimes dès lors l'importance. Ma soeur +Mélanie qui était l'aînée de tous, mes frères Bernard et Etienne +avaient de très bonne heure annoncés leur choix qui était l'armée pour +Bernard, et les missions pour les deux autres. Il ne songeait pas à +les contrarier, bien qu'il dût renoncer peut-être à d'autres vues +qu'il avait sur eux. La rieuse Louise se marierait; ce n'était pas +pressé. Quant à Nicole et à Jacques, ils étaient tout de même trop +minuscules pour qu'on s'occupât de leur avenir. + +--Et toi? m'avait demandé mon père. + +Comme je n'avais rien trouvé à répondre, il avait exprimé tout haut +son désir: + +--Tu nous resteras. + +Ainsi était-il admis que je resterais pour garder la maison. Ce rôle, +que j'estimais peu séduisant, ne m'emballait pas, tandis que les +autres étaient parés de la poésie du départ. Je ne confirmais ni +n'infirmais l'opinion qu'on se faisait de mon sort. Mais j'éprouvais +une folle envie de me soustraire à ces arrangements, à ce pouvoir qui +me dominait. De sournois désirs de rébellion germaient en moi contre +cela même que j'aimais. Ils lèveraient plus tard, sous une influence +imprévue. + +Je devrais maintenant parler de la reine. N'est-ce pas son tour?... En +vérité je ne le puis et il ne faut pas me le demander. L'ombre que je +cherche en rentrant, derrière la fenêtre, et dont notre absence +suffisait provoquer l'inquiétude... oui, je consens encore à l'évoquer +ainsi. C'est bien elle, mais lointaine et cachée. Si je veux +m'approcher, je ne trouve plus mes mots. + +Avez-vous remarqué, aux beaux jours d'été, la buée bleue qui flotte +sur les pentes? Elle permet de mieux fixer les claires beautés de la +terre. Si je pouvais poser ce voile transparent sur le visage +maternel, il me semble que j'oserais mieux dire sa suavité et la +limpidité des yeux qui ne pouvaient croire au mal. Quelle force +inconnue recélait donc cette douceur? Mon grand-père, qui se gardait +de toute influence rien que par son petit rire si vexant, et qui même +devant son fils ne perdait pas ce moyen de défense, l'abandonnait +habituellement devant ma mère. Et mon père, dont l'autorité semblait +inébranlable et infaillible, se tournait vers elle comme s'il lui +reconnaissait une puissance mystérieuse. + +Cette puissance, je le sais maintenant, c'était Dieu qui habitait en +elle, soit qu'elle fût allée Le chercher à la première messe avant que +personne fût réveillé, soit qu'elle Lui offrît ses travaux quotidiens +dans la maison... + +Mes frères et soeurs et moi, nous composions le peuple. Dans tout +royaume il faut un peuple. Il est vrai que, dans la plupart des +maisons d'aujourd'hui, on cherche où le peuple a passé. Le roi et la +reine, tristes comme des saules pleureurs, se regardent vieillir avec +ennui. Ils n'ont rien à gouverner et ils n'emporteront pas leur +couronne. Chez nous, le peuple était nombreux et bruyant. Si vous +savez compter, vous n'ignorez déjà plus que nous étions sept, de +Mélanie qui me devançait de sept ans jusqu'à Jacques le dernier qui me +suivait à six ans de distance. + +Tout ce bataillon, avant d'être conduit à la manoeuvre, recevait une +première inspection de tante Dine qui était préposée aux revues de +détail. + +Elle était d'une activité que les années ne ralentissaient pas et que +les servantes, sauf Mariette, exploitaient sans vergogne toujours +allant et venant, de la cave au galetas, par les escaliers, car elle +oubliait la moitié des travaux qu'elle comptait entreprendre, ou +suspendait brusquement ceux qu'elle avait entrepris, commençant un +nettoyage, l'abandonnant pour chasser la poussière d'un meuble, menant +la guerre contre les toiles d'araignées au moyen d'une tête de loup, +sorte de brosse fixée au bout d'une perche, ou bondissant sur l'un de +nous qui avait crié. Elle nous a bercés, lavés, habillés, pouponnés, +pomponnés, gardés, amusés, occupés, soignés, caressés tous les sept, +et même un huitième qui est mort sans que je l'aie connu. + +Encore conviendrait-il d'ajouter à ce chiffre imposant mon grand-père +à qui elle épargnait tout souci. Il n'était pas exigeant pourvu qu'il +eût immédiatement sous la main ce qu'il désirait, il ne réclamait rien +à personne. Et il fallait respecter le désordre de sa chambre qu'il +entretenait scrupuleusement, prétendant qu'on ne retrouve pas ce qui +est rangé. Il se laissait dorloter avec négligence et n'y prêtait pas +d'attention, sauf quand on l'agaçait par quelque exagération de soins. + +Pour notre éducation et notre instruction, pour la direction morale, +tante Dine se mettait, malgré la différence d'âge, à la dévotion de ma +mère, pour qui elle professait un attachement, une admiration sans +bornes. Jusque dans la vieillesse, elle n'accepta que des fonctions +subalternes. Quand elle avait déclaré: «Valentine veut ceci, +Valentine a dit cela» (Valentine, c'était ma mère), il n'y avait pas à +discuter. Elle obéissait à la lettre sans même chercher à pénétrer +l'esprit. Aucune de ses pensées ne lui restait pour elle-même elle les +distribuait aux autres sans exception. A la gronderie elle n'entendait +rien et baissait la tête quand nous recevions une réprimande, en +manière de protestation contre la dureté du pouvoir. Non seulement +elle ne nous dénonçait pas, mais elle trouvait à nos pires fautes des +excuses inattendues, et si merveilleuses qu'elles désarmaient +quelquefois, rien que par l'étonnement qu'elles provoquaient. + +--Cet enfant a pris des poires. + +--C'était pour soulager l'arbre qui ne pouvait plus les porter. + +--Cet enfant mange salement. Il a mis les mains dans son assiette +d'épinards. + +--C'est dans la joie de voir de la verdure. + +Nos études ne l'intéressaient pas. Mais elle avait cette culture de +l'âme qui communique à l'esprit sa fleur de délicatesse. On en savait +toujours assez si l'on était honnête et bon catholique. Et même elle +estimait qu'on remplissait de trop bonne heure notre cervelle, et d'un +tas de sciences inutiles. L'histoire des païens ne lui disait rien qui +vaille, et pour l'arithmétique, elle n'avait jamais su compter. En +revanche, notre santé, notre propreté, notre gaieté, étaient son +affaire. Elle chantait pour nous endormir, elle chantait pour nous +distraire, elle chantait pour nous faire marcher. Ses chansons +tintinnabulent dans mes souvenirs. Il y avait une berceuse où nous +devenions tour à tour général, cardinal, empereur, et dont le refrain +était destiné à nous inspirer de la patience par un avenir si +reluisant: + +En attendant, sur mes genoux, Beau chérubin, endormez-vous. + +Mais le beau chérubin ne se pressait pas de s'endormir. + +Il y avait aussi le _Nid charmant_ que de _méchants petits lutins à la +mine éveillée_ voulaient détruire et qu'il fallait respecter, car + +C'est l'espoir du printemps, C'est l'amour d'une mère. + +Ou bien c'était Silvio Pellico prisonnier qui, d'une voix perçante, +réclamait sa brise d'Italie. Un de mes premiers jeux fut l'évasion de +Silvio Pellico, mais je ne savais pas qui c'était. Mes chansons +préférées étaient peut-être _l'Etang_ et _Venise_. Je les nomme ainsi, +faute d'en savoir davantage. _L'Etang_ racontait un effroyable drame +de noyade: + +Petits enfants, n'approchez pas, Quand vous courez par la vallée, Du +grand étang qu'on voit là -bas, Qu'on voit là -bas sous la feuillée. + +Écoutez ce qu'il arriva D'un enfant blond qui s'esquiva Des bras de sa +mè-è-è-ère. + +L'enfant blond poursuivait une libellule et la _demoiselle aux ailes +d'or_ l'entraînait dans l'eau froide. Ça lui apprenait à s'esquiver +des bras maternels. Quant à _Venise_, j'en ai retenu pareillement les +premiers vers, y compris leur faute de français: + +Si Dieu favorise Ma noble entreprise J'irai-z-à Venise Couler +d'heureux jours. + +Est-ce la magie de ce nom de ville inconnue ou la mélancolie de la +ritournelle: je n'imaginais pas de plus beau voyage que de s'en aller +dans cette Venise dont on m'avait montré les gondoles au stéréoscope. +J'ai longtemps hésité, crainte d'une déconvenue, à réaliser ce projet +qui me venait d'une si lointaine musique, une de ces musiques que nous +continuons d'entendre en nous bien après les jours d'enfance. Faut-il +que ce soit l'une des plus sûres gardiennes du foyer qui, par l'effet +d'une simple romance chantée pour nous calmer, soit la première à nous +enflammer la cervelle? Et quand, plus tard, j'ai vu enfin la cité aux +rues mouvantes et aux palais roses, je l'ai abordée avec respect, me +souvenant que cette visite représentait une _noble entreprise_, comme +si, déjà , la puissance de son charme était contenue tout entière par +avance dans la naïve berceuse de tante Dine. + +De ses innombrables chansons, quelques-unes, je le crois, étaient de +son invention. Ou, du moins, faute de se souvenir exactement de leur +texte, je suppose qu'elle les recomposait à sa manière. Certain _Père +Grégoire_, notamment, mi-parlé, mi-chanté, ne saurait figurer dans +aucun recueil. Une charmante vieille dame à qui j'en faisais part un +jour m'assura que le père Grégoire existait aussi dans le Berry, du +côté de la Châtre, sous le nom de père Christophe. C'est déjà de la +prose rythmée, et cela se déclame sur un ton de mélopée qui éclate +brusquement aux finales. Toute une petite comédie de la vanité y tient +en quelques phrases. Jugez plutôt, car je vais essayer de citer de +mémoire. + +_Le père Grégoire est sorti de chez lui ce matin_. Jusque-là rien que +de naturel: le père Grégoire va se promener, c'est son droit, mais +attendez le détail qui caractérisera cette sortie: _Un beau bouquet +de coquelicots à son chapeau_. Il faut enfler la voix sur les +coquelicots. Cette fleur des champs devient un symbole de faste et +d'ostentation. Ah! eh! le père Grégoire n'est plus l'honnête homme qui +va respirer l'air de la campagne, c'est un vieux beau qui fait +fantaisie: il parade, il piaffe, il caracole, il entend qu'on le +regarde et qu'on l'admire. Mais vous serez puni, père Grégoire; un +mauvais destin vous guette! _Chemin faisant, son chien se prit de +querelle avec le mien_. On donne cette nouvelle simplement. Elle +semble au premier abord de mince importance. Fâcheuse affaire +cependant: une bataille de chiens dans une petite ville, --comment! +vous ne le savez pas? vous n'avez donc jamais vécu en province? -- une +bataille de chiens présente une gravité exceptionnelle. Les maîtres +interviennent, ils prennent parti, et le vaincu jure que ça ne se +passera pas de la sorte! Des familles se sont brouillées pour des +batailles de chiens. Quelle est l'origine de la haine des Capulets et +des Montaigus? peut-être une bataille de chiens. Et précisément notre +père Grégoire veut intervenir: son chien a le dessous, il est roulé +dans la poussière comme une quenelle dans la farine. _Le père +Grégoire, voulant les séparer, tomba le nez dans le corttin_. Il s'est +précipité, la canne haute, son pied a glissé, et le voilà par terre, +en triste posture, surtout le nez, car il n'a pas eu de chance dans +l'emplacement de sa chute. Ici, il convient de prendre un ton +lamentable, l'apostrophe qui suit doit revêtir une ampleur de +désolation infinie: _Pauvre père Grégoire!_ Un point de suspension. +On le plaint, car sa mésaventure est grande. Mais la plainte devient +tout à coup ironique et c'est l'orgueil qu'elle vise: _voilà son +bouquet de coquelicots bien loin de son chapeau_. Les insignes de sa +vanité sont souillés. Il peut rentrer chez lui se laver et se brosser. +Il ne rapportera pas les coquelicots. Sans les coquelicots, rien ne +lui serait arrivé. + +J'attribue le _Père Grégoire_ à tante Dine à cause de la fertilité de +son imagination qui chaque jour lui fournissait de nouveaux contes +pour notre enchantement. Les grandes personnes ne sont pas volontiers +de plain-pied avec les enfants. Elles veulent trop se baisser. Tante +Dine trouvait d'instinct ce qui nous convenait. Ses histoires nous +tenaient haletants. Quand je cherche à les arracher au passé pour m'en +faire honneur, elles s'enfuient avec des sourires: «Non, non, me +disent-elles (car je les approche de tout près, mais nous sommes de +chaque côté d'un grand trou qui est profond s'il n'est pas bien large +et qui est la fosse commune de toutes mes années écoulées), à quoi bon +? tu ne saurais pas te servir de nous. Regarde: nous avons pris la +couleur du temps; comment la décrirais-tu?» + +Lorsque le grand-père nous surprenait assis en rond autour de notre +conteuse, il secouait la tête en signe de désapprobation. + +--Balivernes, murmurait-il, balivernes! On doit la vérité aux enfants. + +Nous demandions à tante Dine ce que c'étaient que des balivernes. + +--C'est, nous expliquait-elle par manière de vengeance, quand on joue +du violon. + +Entre ses chants et le violon de grand-père, c'était quelquefois un +vacarme assourdissant. + +Tante Dine possédait une autre faculté merveilleuse: celle de créer +des mots. Je vous ai cité _Carabosser_, mais elle en inventait par +centaines, et si bien adaptés aux objets qu'on les comprenait +aussitôt. Je ne puis davantage les transcrire. Transcrits, ils perdent +leur valeur. Ou bien je ne sais pas les orthographier: la langue +parlée n'est pas la langue écrite, et cette langue imagée avait la +verdeur et la saveur populaires. Tante Dine employait aussi des mots +rares --où diable les avait-elle découverts? car elle lisait peu -- +qui étaient singuliers et sonores tout comme s'ils lui appartenaient +en propre, et que, plus tard, un peu surpris et bien amusé, j'ai +relevés dans le dictionnaire où je ne les eusse pas cherchés. Ainsi, +pour abaisser ma superbe, elle me qualifia un jour d'_hospodar_, et un +autre, de _premier moutardier du pape_. J'ignorais que les hospodars +étaient des tyrans de Valachie et que c'est avoir une haute opinion de +soi-même que de se croire le premier moutardier du pape. Mais ces +titres inconnus dont elle m'affublait me représentaient un gros homme +habillé de rouge, qui commandait avec de grands cris, et je ne voulais +pas lui être comparé. + +Laissez-moi, chère grand'tante Bernardine, vous apostropher à la façon +du pauvre père Grégoire. Si mon enfance fait dans mon souvenir un +grand tintamarre, comme si elle était montée sur une de ces mules +toutes harnachées de grelots qui ne sauraient marcher sans musique et +qui, de loin, donnent l'impression d'un important convoi, je le dois à +vos histoires et à vos chansons. La voici qui s'avance joyeusement et +bruyamment dès que ma pensée l'appelle, c'est-à -dire tous les jours. A +cause d'elle, je ne pourrai jamais me plaindre du sort. Je l'entends +avant de la voir, mais quand elle surgit au détour du chemin qui vient +à moi du passé, elle porte dans ses bras toutes les fleurs du +printemps. Vous méritez bien que je vous en offre un bouquet, et même +un bouquet de coquelicots, pour toutes vos romances qui s'ajoutaient à +vos soins et à vos prières. Car vous priiez tout fort, sur l'escalier +comme à l'église, et même quand vous brandissiez la tête de loup. Le +silence vous était désagréable. C'est pourquoi, chère tante Dine, je +le romps ce soir et vous parle... + +Tante Dine menait une garde sérieuse autour de la maison. Pour s'en +approcher, il fallait montrer patte blanche. Elle désignait sous le +nom de _ils_ les ennemis invisibles qui étaient censés nous investir. +Longtemps ces _ils_ mystérieux nous effrayèrent. Nous les cherchions +autour de nous dès qu'elle en parlait. A force de ne pas les +rencontrer, nous finîmes par en rire, sans savoir que ce rire nous +désarmait et que plus tard nous devions les retrouver en chair et en +os. Sa partialité ne fut jamais en défaut. Dès que la famille était en +cause, elle exigeait qu'on lui adressât des louanges immédiates, sans +quoi elle se rebiffait, prête au combat. Quelqu'un ayant hasardé un +blâme anodin se vit toiser de pied en cap et, pour masquer sa défaite, +voulut manier l'ironie. + +--J'oubliais, déclara-t-il, que votre maison, c'est l'arche sainte. + +--Et la vôtre l'arche de Noé, répliqua-t-elle du tac au tac, sachant +que son interlocuteur recevait toutes sortes de gens hétéroclites. + +On pétrissait alors le pain à l'office, dans un pétrin quasi +séculaire, avant de le porter au four banal. Tante Dine, qui aimait +les gros ouvrages, surveillait cette opération et même, volontiers, y +mettait les mains. Un jour que j'y assistais, au moment où la servante +allait mélanger la farine, l'eau et le levain, ma tante la secoua avec +vivacité. + +--A quoi pensez-vous, ma fille? + +--A pétrir, mademoiselle. + +--Vous oubliez le signe de la croix. + +Car, dans les bonnes maisons on n'omet pas le signe de la croix sur la +farine blanche qui va se changer en pain. A table, mon père, avant +d'entamer la miche, ne manquait point de tracer une croix avec deux +entailles du couteau. Quand c'était grand-père qui remplissait +l'office de panetier, j'avais bien remarqué qu'il n'en faisait rien. + +Ce fut l'un de mes premiers étonnements. Dès le début de la vie, je +compris l'importance des dissentiments religieux. + +Grand-père jouait de son violon quand il lui plaisait. Mais lui-même +n'aimait pas à être dérangé. Nous en fîmes l'expérience. Ma soeur +Mélanie et mon frère Etienne, qui de leur première communion +conservaient une piété ardente et même un peu agressive, avaient +édifié une petite chapelle dans une armoire de ce salon octogone que +nous appelions la salle de musique parce que, jadis, on y donnait des +concerts et qu'on y avait laissé un vieux piano à queue. Etienne et +Mélanie, c'était décidé, quand ils seraient grands, évangéliseraient +les sauvages, comme Bernard l'aîné serait officier et reprendrait +l'Alsace-Lorraine, et Louise la cadette, toujours généreuse, +épouserait un fabricant de champagne, afin que nous puissions boire +librement de ce vin doré et vivant où nous n'avions jamais fait que +tremper nos lèvres les jours de fêtes de famille. Ainsi, l'avenir +s'organisait à merveille, sauf mon sort personnel qui demeurait +incertain. Mélanie tenait son nom de la petite bergère dauphinoise qui +jouissait alors d'une vogue considérable: on parlait à mots couverts +du secret de la Salette. Quelquefois je lui demandais si elle ne +demandait pas d'être mangée par les anthropophages dont ma géographie +illustrée m'avait révélé l'existence. Loin de ralentir son zèle, cette +affreuse perspective ne réussissait qu'à l'exalter. Etienne n'aspirait +pas moins violemment au martyre, bien qu'une mésaventure lui fût +arrivée au collège: ses camarades, admirant sa dévotion, avaient +compté qu'il accomplirait un miracle le jour de sa première communion +et, le miracle n'ayant pas eu lieu, ils l'en avaient un peu méprisé. + +Je n'ai jamais su quelle sorte de vêpres ou de complies nous disions +devant l'armoire. Les cérémonies consistaient en cantiques vociférés +en choeur. J'étais, malgré mon jeune âge, convié à ces manifestations +cléricales. Ce jour-là nous déployions précisément une énergie de +catéchumènes. Mélanie surtout lançait éperdument ses notes sur le +diapason le plus élevé. Sa piété était en raison du bruit qu'elle +faisait. La salle de musique était malheureusement proche la chambre +du grand-père. Tout à coup, au beau milieu de notre ferveur, la porte +s'ouvrit et grand-père apparut. Il ne s'occupait jamais de nous, mais +quand nous entrions par hasard dans son rayon visuel, il nous traitait +avec bienveillance. Or, il semblait fort irrité: sa robe de chambre +dégrafée, son bonnet grec rejeté en arrière, sa barbe en désordre lui +donnaient un aspect terrible qui contrastait avec ses manières +habituelles. D'une voix aigre il nous interpella: + +--Il n'y a pas moyen de reposer tranquillement dans cette maison! +Fermez-moi cette armoire, et tout de suite! + +Nous avions troublé sa sieste, et son égalité d'humeur s'en +ressentait. Aussitôt nous fermâmes l'armoire. Et nous connûmes +d'avance l'horreur des décrets et des lois d'exception. La dévotion de +Mélanie et d'Etienne en fut augmentée, comme il arrive en temps de +persécution, mais la mienne, moins vive ou moins ancienne, je crains +qu'elle ne fût attiédie. + +Elle subit peu après une autre atteinte. La Fête-Dieu se célébrait +dans notre ville avec une pompe et un éclat incomparables. On venait +de loin pour y assister. Qui nous rendra de si magnifiques, de si +imposants, de si nobles spectacles? On les a remplacés par des +réunions de gymnastes ou de sociétés de secours mutuels dont la +vulgarité est navrante. Je plains les enfants d'aujourd'hui qui n'ont +jamais eu l'occasion de sentir, parmi les acclamations populaires et +dans l'émotion générale, la présence de Dieu. + +La rivalité des reposoirs divisait les quartiers; chacun luttait pour +sa bonne renommée. On les composait avec de la mousse et des fleurs, +que l'on disposait en forme de croix de lis, d'hortensias, de +géraniums ou de violettes, ou bien l'on combinait ingénieusement +d'autres dessins pieux plus compliqués. Pour eux l'on dépouillait +impitoyablement les jardins et les bois. Le plus beau était élevé sur +une terrasse plantée de vieux arbres, qui dominait le lac. + +Le matin, toutes les fenêtres guettaient le jour, imploraient le ciel +pour obtenir un temps favorable. Les rues étaient bordées de sapins et +de mélèzes que les paysans, la veille ou l'avant-veille, apportaient +de la montagne dans leurs chars à boeufs. Les rubans, jetés d'un côté +à l'autre comme des câbles légers au-dessus d'un fleuve, supportaient +des couronnes, de sorte que l'on circulait sous des centaines d'arcs +de triomphe improvisés. Et de-ci, de-là , pour mieux orner sa façade, +chacun installait, sur une table recouverte d'une nappe immaculée, des +images, des vases, des statues avec un luminaire, et disposait des +corbeilles de roses pour ravitailler le bataillon des anges. Dans les +plus pauvres ruelles, des bonnes femmes étalaient au dehors tout ce +qu'elles avaient de précieux et jusqu'à des daguerréotypes de parents +ou des bonnets bien festonnés, afin de mieux honorer le passage du +Saint-Sacrement. Ainsi la ville entière se parait comme une jeune +mariée pour la cérémonie nuptiale. + +Devant l'église on se rassemblait, les confréries en costumes avec +leurs bannières, les fanfares dont les cuivres frottés avec soin +reluisaient, les enfants des écoles, celles des filles et celles des +garçons dont les plus petits agitaient des oriflammes, et la +population massée derrière ces compagnies officielles qui étaient +rangées en bon ordre. Alors sur le parvis s'avançait avec lenteur le +cortège sacré, tandis que sonnaient toutes les cloches à la volée: +anges aux ailes de papier d'argent, qui puisaient dans un petit panier +suspendu à leur cou les pétales de fleurs dont ils jonchaient le +parcours; sacristains et clercs aux soutanes rouges, brandissant à +tour de bras les encensoirs d'où montaient la fumée bleue et l'odeur +poivrée; prêtres en surplis, chanoines en rochet d'hermine, et enfin +sous le dais couleur d'or pâle ou de froment mûr, surmonté aux quatre +angles d'aigrettes de plumes blanches, et escorté par quatre notables +en habit noir qui tenaient ses cordons, Monseigneur enveloppé dans une +chasuble d'or et tenant sur sa poitrine le grand ostensoir d'or. + +C'était un instant solennel, et pourtant il y en avait un autre plus +impressionnant. Après avoir parcouru toute la ville, la procession +défilait pour une dernière bénédiction sur cette place qui forme +terrasse au-dessus du lac et que soutiennent les murs d'un ancien +château fort. Il était près de midi. Les rayons du soleil, tombant +d'aplomb sur l'eau du lac, s'en servaient comme d'un miroir pour +doubler leur lumière. Ils exaltaient toutes les couleurs et +principalement les ors où ils allumaient des étincelles. Autour du +reposoir s'étaient groupés les différents corps, étendards déployés. +Les soldats qui les encadraient --en ce temps-là , pour la dernière +fois, la troupe participait à la pompe religieuse --se rassemblèrent, +et l'on entendit commander: _Genou, terre!_ A ce commandement, tout +le monde s'agenouilla, les officiers saluèrent de leurs épées nues et +les clairons sonnèrent aux champs. Bien des vieilles femmes pleuraient +de bonheur en se prosternant, n'ayant plus besoin de rien voir pour +connaître que Dieu était là . Cependant un des prêtres, monté sur un +escabeau, retira l'ostensoir de sa niche fleurie et le remit à +Monseigneur, et l'auguste officiant, l'élevant en l'air, traça au- +dessus des fidèles le signe de la croix. + +Le frisson qui m'agita à cette minute avait secoué toute la foule. +C'était un des de ces frissons collectifs qui révèlent à un peuple sa +foi commune. + +Quand je rentrai dans mon uniforme de collégien, j'étais encore tout +vibrant. Ma mère m'attendait. Elle comprit ce que je venais +d'éprouver, et je vis ses yeux se remplir de larmes tandis qu'elle +m'embrassait avec orgueil. Elle-même, se sacrifiant, n'avait pas suivi +la cérémonie, parce qu'il fallait garder la maison et la préparer pour +les invités que nous devions recevoir ce jour-là . Mais elle était +allée s'agenouiller devant le portail, cachée par les sapins, quand la +procession avait passé. A travers les branches je l'avais bien vue. +Elle avait joint, pour un court moment, la part de Marie à celle de +Marthe. + +A son tour mon père revint. Il avait chaud, il était fatigué, car on +lui avait fait l'honneur de lui offrir un des cordons du dais, et bien +qu'il fût chauve, il était resté découvert, au risque d'une +insolation. + +--Chère femme! dit-il simplement. + +Et il serra ma mère sur son coeur. Jamais, devant moi, il n'avait +montré sa tendresse, et c'est pourquoi j'en ai gardé mémoire. Lui +aussi, un grand enthousiasme l'animait. + +Puis ce fut grand-père, tout souriant, tout pimpant, se redingote +boutonnée de travers et son chapeau noir un peu de côté, mais, à part +ces détails, d'un correction de tenue presque irréprochable. + +--Eh bien! lui demanda ma mère avec une douceur triomphante, cette +fois vous y avez assisté? + +Il paraît que les autres années il s'en allait et ne reparaissait que +le soir. Je comprenais à mille nuances que sur le terrain religieux il +n'y avait pas, chez moi, une entente absolue et que d'ordinaire on +évitait ce sujet de discussion. Mon grand-père ne put retenir son +petit rire impertinent que d'habitude il épargnait à ma mère: + +--Superbe, superbe! On se serait cru à la fête du soleil. Les païens +n'auraient pas fait mieux. + +Le visage de ma mère s'empourpra. Elle se pencha vers moi et m'envoya +au dehors sous un prétexte de commission. Au moment de sortir, +j'entendis la voix nette de mon père: + +--Je vous en prie, ne plaisantez pas sur ce chapitre devant les +enfants. + +Et l'ironique voix répondit: + +--Mais je ne plaisante pas. + +Dans la rue le reposoir le plus voisin gisait déjà comme une carcasse +de feu d'artifice après qu'on l'a tiré. Il n'en restait que les +échafaudages. En hâte on avait remisé la croix de fleurs, la mousse, +les candélabres, par crainte de la pluie, car le ciel se couvrait +brusquement, et aussi pour s'en aller dîner. Mon enthousiasme était +pareillement tombé sous une parole de doute. + +A la fête de l'Epiphanie, chacun doit imiter les gestes du roi +d'occasion que la fève a désigné. S'il boit, on crie: «Le roi boit! » +et l'on se précipite sur son verre. Et si le roi se met à rire, tout +le monde rit aux éclats. Un roi ne doit-il pas savoir quand il faut +rire et quand il faut garder son sérieux? + +III + +LES ENNEMIS + +Ce soir-là , c'était un samedi... + +Je ne saurais fixer la date exacte, mais ce ne pouvait être qu'un +samedi, puisque je rencontrai devant le portail, en rentrant, Oui-oui +qui hochait la tête et la Zize Million qui vérifiait sur sa paume +ouverte le chiffre de sa rente. + +Le samedi était le jour des pauvres. D'habitude nous regardions, +l'abri d'une vitre, leur défilé, car tante Dine, qui tenait pour la +différence des classes, nous mettait prudemment à l'écart de leur +vermineux contact. La Zize ou la Louise était une folle à qui l'on +versait régulièrement chaque semaine un modeste subside de cinquante +centimes qu'elle appelait sa rente. Sa folie ne diminuait pas ses +exigences: une nouvelle servante, mal informée, lui ayant fait grief +en ne lui octroyant que deux sous, reçut dans la figure cette monnaie +insuffisante. La tête lui avait tourné en attendant un gros lot. Elle +ne parlait que de millions et le nom lui en était resté. + +Quant à Oui-oui, il devait ce sobriquet à son chef branlant dont il +soutenait le poids assez mal et qui remuait sans cesse de haut en bas +à la façon de ces animaux articulés qui sont l'ornement des bazars et +dont un marchand astucieux vante le mouvement pour augmenter leur +prix. Nous avions encouru sa colère, ma soeur Mélanie et moi, dans une +circonstance mémorable. Mélanie, ayant lu dans l'Evangile qu'un verre +d'eau donné à un pauvre nous serait rendu au centuple, s'avisa d'en +offrir un à Oui-oui. Elle voulut même, dans sa bonté, que je +participasse à son aumône. Je portais la carafe, prêt à proposer une +seconde tournée. Mais il considéra notre présent comme une injure. +Grand-père, quand il connut cette malheureuse tentative, acheva notre +déroute: + +--Offrir de l'eau à cet ivrogne! Plutôt que d'en toucher, il préfère +ne pas se laver. + +Et, devant nous, il tendit à Oui-oui un verre de vin rouge qui fut +englouti d'un trait, puis un second, puis un troisième. Toute la +bouteille y passa. Grand-père, s'il recevait cent fois son offrande, +serait copieusement abreuvé dans le royaume céleste. + +Grand-père, quand il croisait des mendiants au moment de sa promenade +quotidienne, réclamait qu'on leur distribuât du pain et non pas de +l'argent. + +--L'argent est immoral, déclarait-il. Partageons nos miches avec ces +braves gens. + +Je ne comprenais pas pourquoi l'argent était immoral. Cependant on +retrouvait, émietté, devant la grille, au pied des colonnes de pierre, +tout le pain qu'on avait donné et que les pauvres avaient méprisé. + +Ce devait être un samedi de juin. Il faisait grand jour encore, bien +qu'il fût plus de sept heures du soir quand je rentrai à la maison, et +au bord du jardin s'élevait une motte de foin que Tem Bossette avait +dû faucher, en prenant son temps. A peine marmonnai-je un: _Bonjour +Oui-oui, bonjour la Zize_, sans même attendre la réponse. Je ne +refermai pas le portail qu'ils avaient laissé ouvert, et je me glissai +dans le corridor qui conduisait à la cuisine, car je m'étais attardé, +au retour du collège, jouer avec des camarades dans un petit chemin +qu'on appelait _derrière les murs_, parce qu'il longeait des +propriétés fermées comme des forteresses. Je ne blâmais pas cette +farouche façon de se clore, bien que j'esse préféré ces barrières ou +ces haies qui permettent de satisfaire la curiosité et n'arrêtent pas +brusquement le regard; mais grand-père, quand il passait par là , ne +cachait pas son dégoût: + +--La terre est à tout le monde, et on la ligote comme si elle voulait +se sauver! + +Il en parlait comme d'une personne vivante. Hors de chez nous, +j'aurais bien admis que rien ne fût clos. La terre ne m'appartenait- +elle pas? + +_Derrière les murs_, nous organisions de grandes parties de billes au +beau milieu de la route, certains de n'être pas dérangés. Si quelque +char s'y engageait, le conducteur, arrêté par nos protestations, +attendait patiemment que nous eussions fini, et parfois même +s'intéressait aux péripéties du jeu, après quoi il continuait son +chemin. Personne, alors, n'était pressé. Aujourd'hui, c'est le +boulevard de la Constitution, et il faut s'y garer des automobiles. Je +ne sais où s'en vont jouer les petits enfants d'aujourd'hui. + +Ma hâte ne provenait pas de la crainte d'être grondé pour mon retard. +J'étais sûr qu'on n'y songerait même point. Mais rien qu'en approchant +de la grille, j'avais retrouvé l'inquiétude particulière qui habitait +alors la maison, comme une invitée cérémonieuse dont la présence +inspire de la gêne à tout le monde. Les drames domestiques s'annoncent +longtemps à l'avance, par des signes comparables ceux de l'orage: une +atmosphère pénible, presque irrespirable, des pluies de larmes +intermittentes, le murmure lointain des récriminations et des +plaintes. Or, il y avait de l'électricité dans l'air. Ma mère, qui ne +manquait pas d'allumer sa chandelle bénite dès que le tonnerre +commençait de rouler, multipliait ses prières, et je voyais bien +qu'elle avait du souci, car ses yeux clairs ne savaient rien +dissimuler. Tante Dine promenait dans les escaliers une fébrile ardeur +guerrière. La colère qui l'échauffait lui communiquait des forces +invincibles, dont le Pendu s'émerveillait et dont pâtirent des +araignées qui pouvaient se croire hors d'atteinte et que délogea sans +pitié la tête de loup vengeresse. Elle adressait des menaces à des +ennemis invisibles. Ah! les misérables, ils connaîtraient à qui ils +avaient affaire! Les _Ils_ recevaient d'avance de vigoureuses raclées. +Mon père même, d'habitude maître de lui, se montrait absorbé. A table +il lui fallait rejeter la tête en arrière pour chasser les +préoccupations qui le suivaient. Et plus d'une fois je l'aperçus qui +s'entretenait à voix basse avec ma mère, en lui donnant lecture de +papiers bleus dont je ne comprenais pas les termes. On attendait un +événement considérable, peut-être un bulletin de victoire ou quelque +malheur, comme il arrive dans un pays quand les armées sont à la +frontière. + +Seul, au milieu de ces conciliabules secrets, de ces angoisses +visibles, mon grand-père gardait la plus parfaite indifférence. +Evidemment l'événement qui se préparait ne le concernait pas. Il +jouait du violon, il fumait sa pipe, il consultait son baromètre, il +inspectait le ciel, il prédisait le temps, comme s'il ne pouvait y +avoir de nouvelles plus importantes, et il allait se promener. Rien ne +changeait, rien ne pouvait changer que les nuages sur le soleil. Quant +aux choses de la terre, elles étaient dénuées de gravité. Une fois mon +père tenta de lui demander avis ou de lui représenter le péril d'une +situation que je ne pouvais guère soupçonner. Son discours fut +suppliant, émouvant, pathétique, et plein d'un respect qui ne +réussissait pas à en diminuer l'autorité. Etendu sur le plancher, je +n'en perdais rien, au lieu de lire mon livre de classe. Mais je ne +retenais que des mots qui peu à peu me remplissaient d'épouvante: +_Gestion irrégulière, responsabilité, hypothèque, condamnation, ruine +totale, vente aux enchères_. Enfin je reçus cette affreuse conclusion +comme un coup de canne sur la tête: + +--Alors il nous faudra quitter la maison? + +Quitter la maison! Grand-père, je le vois encore, leva un peu le bras +d'un geste fatigué, comme s'il écartait une mouche, le laissa retomber +le long de son corps et répliqua avec une grande douceur qui, tout +d'abord, me trompa sur ses intentions: + +--Oh! moi, qu'on habite cette maison ou une autre, ça m'est +complètement égal. + +Puis, s'accompagnant de son éternel petit rire, il ajouta: + +--Eh! eh! quand on est locataire, on réclame des réparations. Chez soi +on n'en fait jamais. + +Ce fut à ce moment que mon père m'aperçut. Ses yeux étaient si +terribles que j'eus peur et fus pris de la chair de poule. Il se +contenta de me dire, sans hausser la voix: + +--Va-t'en d'ici, mon petit. Ce n'est pas ta place. + +Je me sauvai, stupéfait de cette mansuétude qui contrastait si +étrangement avec son regard. Maintenant j'y trouve un témoignage du +prodigieux empire qu'il exerçait sur lui-même. Je m'élançai au jardin, +emportant, comme une bombe sous le bras, cette déclaration formidable +: _Qu'on habile une maison ou une autre..._ L'idée ne m'était jamais +venue, ne me serait jamais venue, qu'on pût habiter une autre maison. +J'avais l'impression d'avoir assisté à un sacrilège, et en même temps +ce sacrilège s'acclimatait dans mon cerveau parce qu'il n'avait pas eu +de sanction immédiate, et qu'il s'était accompli sans aucune solennité +comme un acte de rien du tout. Etait-il possible qu'une telle phrase +eût été prononcée à la cantonade, négligemment et du bout des lèvres? +Pour la première fois mes notions de la vie étaient bouleversées. Je +fis part de mon désarroi à Tem Bossette qui ruminait appuyé sur sa +pioche. Il me prêta une oreille complaisante, mais en profita pour me +confier cette histoire personnelle: + +--J'avais un fils à l'hôpital. Quand j'ai vu qu'il allait mourir, je +l'ai plié dans une couverture et je suis parti avec mon paquet. Il a +passé chez nous. + +Je ne saisissais pas l'actualité de son récit qu'il me débita +fièrement, comme s'il rappelait un trait d'héroïsme. Puis il +condescendit à des explications: + +--C'est votre procès qui les travaille. + +Notre procès? Nous avions un procès? Je ne savais pas ce que c'était, +et bien que j'eusse vergogne de mon ignorance, j'interrogeai le +vigneron: + +--Qu'est-ce que c'est, un procès? + +Il se gratta le nez, sans doute pour chercher une définition: + +--C'est une affaire de justice. On gagne, on perd au petit bonheur. +Mais pour celui qui perd, c'est très embêtant. A cause des huissiers +qui entrent chez vous comme dans un moulin. + +Les huissiers entreraient chez nous comme dans un moulin! Aussitôt je +les imaginai sous la forme d'insectes géants, d'énormes courtilières +qui pénétraient dans le jardin par la brèche du châtaignier et +s'avançaient en rangs serrés pour investir la maison. J'avais une peur +spéciale des courtilières qui ont un corps long et gluant et deux +antennes sur la tête, et qui jouissent dans le monde agricole d'une +réputation détestable: on leur attribue toutes sortes de méfaits, +elles ravagent des plates-bandes entières. J'en avais vu, précisément, +qui franchissaient la brèche et, devant leur invasion, les armes +fabriquées par Tem Bossette n'avaient pas suffi à me rassurer: +j'avais tourné bride, si je puis dire, sur mon échalas. + +--C'est la faute à Monsieur, acheva l'ouvrier qui en avait lourd sur +le coeur. Qu'est-ce que vous voulez? Il se fiche de tout, et quand on +se fiche de tout, ça n'arrange rien. Heureusement il y a M. Michel. + +Ainsi, d'un côté il y avait les courtilières et mon père de l'autre. +Un combat terrible allait se livrer dont la maison serait l'enjeu. Et +pendant la bataille, grand-père, indifférent, regarderait en l'air, +selon son habitude, pour savoir d'où venait le vent. Jusqu'alors je +pensais qu'il ne jouait aucun rôle, à la façon des rois fainéants, +mais voilà qu'il provoquait des catastrophes. D'un mot il fermait les +chapelles, supprimait les portraits des ancêtres, et surtout ça lui +était parfaitement égal d'habiter une maison ou une autre. Pourquoi +pas une de ces roulottes bourrées de bohémiens bronzés comme j'en +avais vu passer devant la grille, à la grande peur de tante Dine, qui +nous faisait précipitamment rentrer en recommandant de boucher toutes +les issues et de surveiller les légumes et les fruits? + +Je revenais tout endolori de cette conversation quand je me heurtai à +tante Dine, dont le Pendu quêtait l'assistance pour quelque besogne +ardue qui réclamait du nerf et du muscle. + +--Le procès? lui criai-je pour me soulager. + +Elle s'arrêta net dans sa marche: + +--Qui t'a parlé? + +--Tem Bossette. + +--Il faudra renvoyer cet individu. Béatrix et Pachoux suffiront. + +Elle ne se comptait pas elle-même. Seule elle distribuait à Béatrix +son véritable nom. Comprit-elle à mon accent ou à ma figure le drame +intérieur que je traversais? Elle me secoua en riant: + +--Mon petit, quand ton père est là , il n'y a jamais rien à craindre, +entends-tu? + +Et je fus immédiatement consolé. + +Déjà elle emboîtait le pas de l'ouvrier, avec, dans la main, un +peloton de ficelle rouge que Mariette, sans doute, avait refusé de +confier à celui-ci. En s'éloignant elle agitait la tête avec orgueil +comme un cheval qui encense, et je l'entendais qui _gongonnait_: + +--Ah! bien, par exemple, il ne manquerait plus que ça! + +...Par quels signes, ce samedi soir, fus-je averti que le combat était +livré et qu'on en attendait le résultat? Dans la cuisine, Mariette +n'était pas à son fourneau. Elle discutait violemment avec Philomène, +la femme de chambre, qui portait la soupière au risque d'en répandre +le contenu, et avec mon vieil ami Tem, plus rouge encore que de +coutume, qui s'efforçait de rassurer l'office en prophétisant: + +--Mais non, mais non, ça ira. D'abord, moi, je ne veux pas quitter le +jardin. + +Dès qu'on m'aperçut, le silence se fit et, reprenant bientôt son sang- +froid, Mariette me gourmanda: + +--Vous êtes en retard, monsieur François. Le second coup de cloche est +sonné. Vous serez grondé. + +Et se tournant vers Philomène: + +--Pourquoi restes-tu là , plantée comme un poteau? + +Nous fûmes ainsi dispersés. Je comptais bien rencontrer, dans le +vestibule qui précédait la salle à manger, tante Dine qui arrivait +toujours à table la dernière, parce qu'elle découvrait, le long de +l'escalier, trente-six opérations à commencer ou terminer qui +l'obligeaient à remonter et redescendre indéfiniment. Ma tactique +réussit. Afin d'éviter la gêne d'un interrogatoire, je pris +l'offensive: + +--Et le procès? + +--Tais-toi: on attend la nouvelle. + +--Quelle nouvelle? + +--C'est aujourd'hui qu'on le juge à la Cour. + +Elle avait prononcé: la Cour, avec une inconsciente pompe. Et je +pensai à la cour de l'empereur Charlemagne que célébrait mon manuel +d'histoire. Un grand personnage, un roi avec une couronne d'or sur la +tête, et revêtu d'une chasuble d'or comme Mgr l'évêque à la +procession, s'occupait de notre affaire. C'était impressionnant, mais +flatteur. + +Je gagnai rapidement ma place, dans l'ombre de tante Dine. Mes frères +et soeurs, par esprit de solidarité, évitèrent de signaler mon +arrivée, de sorte que je pus avaler ma soupe sans être remarqué. +D'ordinaire, ma mère venait dans la salle à manger avant nous, pour +servir le potage. La loquacité de Philomène avait empêché cette +opération préliminaire, et j'en bénéficiai. Mes parents, d'ailleurs, +ne prenaient pas la moindre attention à ma personne: j'en pouvais +conclure qu'il se passait quelque chose. Je mis les bouchées doubles +et, mon assiette vide, je jetai sur l'assistance un regard circulaire. + +A la place d'honneur, le roi régnant, mon grand-père, se penchait sur +la nappe afin de ne pas laisser tomber de la soupe sur sa barbe, et +cette précaution l'absorbait visiblement tout entier. Je n'apprendrais +rien de lui, et pas davantage de mon père qui, de l'un des angles, +commandait la table et dont le regard me fit baisser les yeux, car j'y +lus distinctement la connaissance de ma faute. Après avoir interrogé +l'un ou l'autre de nous sur l'emploi de sa journée, il s'efforça de +donner à la conversation un tour général. Mais il parlait presque +seul. Son calme, sa bonne humeur même achevèrent de me rendre la +confiance que deux ou trois cuillerées bien chaudes avaient déjà +commencé de me communiquer. Tante Dine, qui ne pouvait rester inactive +pendant les intervalles du service, s'occupait à l'avance de battre la +salade dont elle conservait la spécialité, bien qu'il eût été souvent +question de lui retirer cet office à cause du vinaigre qu'elle +répandait sans ménagement. Tout en fatiguant les feuilles vertes, elle +baragouinait de vagues exorcismes contre les mauvais sorts. Ma soeur +Louise taquinait Etienne --le petit curé --qui était distrait et à qui +on aurait pu repasser indéfiniment le même plat. Cependant Bernard et +Mélanie, les deux aînés, levaient souvent les yeux dans la même +direction que je suivis. Ils regardaient ma mère, et ma mère regardait +mon père. De lui, à cette heure, semblait dépendre notre sécurité. + +On avait allumé la suspension, mais il ne faisait pas encore nuit au +dehors. Seulement les arbres paraissaient se rapprocher, épaissir +leurs branches, verser une ombre plus profonde. Par les fenêtres +ouvertes, le jardin nous envoyait, pêle-mêle, l'air frais, une odeur +de fleurs et des phalènes qui, attirées par la lumière, s'en venaient +tourner dans l'abat-jour de la lampe. Je m'intéressais à leur course, +par instants, plus attentivement qu'à l'expression trop déconcertante +des visages. + +Le repas touchait à son terme et déjà l'on servait le dessert. J'avais +fini par croire qu'il n'arriverait rien du tout. Soudain Mariette se +précipita dans la salle à manger, tenant à la main un télégramme. Elle +n'avait pas pris la peine de le poser sur un plateau, elle ne l'avait +pas remis à la femme de chambre qui était chargée de la table. Tel +qu'elle l'avait reçu du facteur, elle l'apportait en personne. Elle +aussi flairait quelque nouvelle d'importance et voulait sans délai en +être instruite. + +--C'est pour M. Rambert, dit-elle. + +Elle dépassa la place de mon grand-père et traversa la pièce dans +toute sa longueur, comme si elle accomplissait son devoir en allant +tendre le papier bleu à mon père qui était du côté des croisées. Mon +père le reçut, mais il le tendit au destinataire véritable. + +--Le voulez-vous? + +--Oh! non, merci, refusa grand-père avec son petit rire. Ouvre-le toi- +même. + +Néanmoins il jeta un coup d'oeil rapide et vif, que j'attrapai au +passage, sur le télégramme. Son petit rire me rappela instantanément +une crécelle qu'on m'avait retirée parce qu'elle importunait tout le +monde. Ce fut le dernier bruit. Il se fit un silence presque solennel, +si complet que j'entendais la déchirure du papier. Comment mon père +pouvait-il l'ouvrir avec si peu d'impatience? Je m'imaginais l'ouvrant +à sa place crr... crrr... ça y était. Tous nos regards convergeaient +sur le travail prudent de ses deux mains, sauf ceux de grand-père qui, +tout aussi paisiblement, débarrassait de sa croûte un morceau de +fromage et se complaisait dans cette tâche mesquine. Mon père sentit +notre anxiété et voulut sans doute la secouer à tout hasard au lieu de +lire, il releva les yeux sur nous: + +--Continuez de manger, dit-il. Ce n'est pas votre affaire. + +Et se tournant vers la cuisinière qui était restée penchée derrière le +dossier de sa chaise en point d'interrogation: + +--Vous pouvez aller, Mariette, je vous remercie. + +Elle s'en fut, vexée, sans rien savoir, mais envoya bien vite +Philomène qui ne devait pas en apprendre davantage. + +Mon père lut enfin. Autant il s'était montré lent dans les +préliminaires, autant il fut bref dans sa lecture. Il dut absorber le +texte d'un trait. Déjà il mettait le télégramme dans sa poche sans un +mot, sans même un jeu des muscles. Puis il fit des yeux le tour de la +table, et sous son regard nous replongeâmes le nez dans notre assiette +: + +--Allons, allons! les enfants! déclara-t-il presque gaîment. Le jour +dure encore. Dépêchez-vous d'avaler votre dessert, et vous irez jouer +au jardin. + +Il avait parlé de son ton habituel qui ragaillardissait et commandait +ensemble. C'était si simple que ma mère, un instant, en fut toute +réchauffée et illuminée. Je le constatai en relevant la tête, mais ce +ne fut qu'un instant fugitif, comme ce retour de la lumière sur les +cimes après le coucher du soleil. Tout de suite la brume recouvrit le +visage maternel, et même je surpris dans ses yeux deux gouttes d'eau +qui brillèrent et disparurent sans tomber. Elle avait compris. Je +compris après elle et par elle. La mystérieuse Cour avait jugé contre +nous. Le procès, le terrible procès était perdu. Nous étions tous +consternés sans connaître au juste pourquoi, mais nous avions senti +passer sur nous le vent de la défaite. Mon père, cependant, ne +manifestait aucune gène, aucune tristesse, et mon grand-père, après +son gruyère, trempait un biscuit dans son vin, ce qu'il aimait +particulièrement à cause de ses dents qui étaient mauvaises. Il +semblait n'avoir prêté aucune attention à cette histoire de +télégramme. L'assurance de l'un me stupéfiait autant que le +détachement de l'autre. Ils atteignaient au même calme par des voies +différentes. Quant à tante Dine, elle mordait avec rage dans une pêche +qui n'était pas mûre et craquait. + +Nous quittâmes la table pour gagner le jardin que la nuit envahissait +à pas de loup. Je tentai de demeurer en arrière, mais je fus entraîné +par ma soeur Mélanie; elle devinait que mes parents désiraient causer +hors de notre présence. Je ne pouvais prendre goût à aucun jeu et je +fis bientôt bande à part. Mon imagination bondissait sur un monceau de +ruines. _Ils_ nous chassaient de ta maison, comme l'ange avait expulsé +Adam et Eve du paradis terrestre. _Ils_ entraient chez nous comme dans +un moulin. _Ils_ se partageaient nos trésors, comme avaient fait les +Grecs avec les dépouilles des Troyens. Qui, _ils_? Les _Ils_ de tante +Dine; je n'en savais pas davantage. Et dans cette catastrophe une +parole me revenait, incompréhensible, effroyable et cependant +obsédante: _Qu'on habite une maison ou une autre, qu'est-ce que ça +peut bien faire?_ Ce propos de mon grand-père me révoltait et en même +temps me stupéfiait, m'attirait presque par son audace. Il me donnait +une sorte de vertige. Comment acceptait-on d'abandonner sa maison, +sans la défendre jusqu'à la limite de ses forces? Intérieurement je +criais aux armes. Et pour réaliser ce qui se passait en moi, je saisis +une des épées fabriquées par Tem Bossette, j'enfourchai mon échalas +favori et, malgré la brusque venue des ténèbres qui éteignaient les +dernières lueurs crépusculaires et que je redoutais beaucoup, je +montai au galop jusqu'au sommet du jardin, jusqu'au bois de +châtaigniers, jusqu'à la brèche. L'ombre de la nuit était déjà entrée +par là , et après elle toutes les ombres. Elles rampaient, elles +grimpaient aux arbres, elles se traînaient par les chemins, elles +remplissaient les bosquets. Il y en avait une armée. C'étaient les +courtilières, les courtilières géantes, c'étaient les ennemis de la +maison. J'essayai bien de distribuer à droite et à gauche de grands +coups d'estoc. Mais je ne rencontrais rien, et c'était pire. Alors, +désespérément, je me sauvai. J'étais un vaincu. + +Ce fut un soulagement pour moi d'entendre, en me rapprochant, la voix +de ma mère qui appelait: + +--François! François! + +Cet appel me sauva l'honneur; mon retour précipité cessait d'être une +fuite. + +Ma chambre à coucher, dont les vastes proportions m'inquiétaient, mais +que je partageais heureusement avec Etienne et Bernard, était voisine +de la chambre maternelle. Je fus longtemps avant de m'endormir. Sous +la porte de communication, j'apercevais une raie de lumière. Cette +lumière dut briller très tard, et j'entendais le son alterné de deux +voix assourdies volontairement, celle de mon père et celle de ma mère. +Le sort de la famille se débattait à côté de moi avec calme. + +IV + +LE TRAITÉ + +Quand on est enfant, on s'imagine que les événements vont se +précipiter les uns sur les autres comme les deux camps opposés dans +une partie de barres. Le lendemain, je m'attendais à des péripéties +extraordinaires qui se traduiraient en premier lieu par un congé. +Sûrement on ne travaillait pas lorsque la maison était menacée. Je fus +étonné d'être réveillé à l'heure accoutumée, alors que je pensais +rattraper le retard de mon sommeil, et conduit au collège très +régulièrement. Etienne, distrait et d'ailleurs occupé de ses prières, +n'avait rien remarqué. Mais Bernard, l'aîné, me parut manquer de son +entrain habituel; sans doute il me jugea trop petit pour me faire +part de sa tristesse. Et nous n'échangeâmes en chemin aucune +confidence tous les trois. + +Ce silence était le commencement de l'oubli. Je me remis promptement +de l'alerte de la veille, et bientôt, puisque nous continuions +d'habiter la maison, je crus à une retraite inopinée de nos ennemis. + +--_Ils_ n'oseront pas, avait déclaré tante Dine. + +Cependant, à quelques jours de là , je me trouvais dans la chambre de +ma mère quand elle reçut la visite de sa couturière, une demoiselle +entre deux âges, avec des cheveux acajou comme je n'en avais jamais vu +à personne. Ma mère s'excusa de la déranger pour peu de chose, +seulement une réparation et non pas la commande d'une robe neuve. + +--Quand on a sept enfants, ajouta-t-elle gentiment, il faut être +raisonnable. Et puis je ne suis plus assez jeune. + +--Madame est toujours jeune et belle, protesta l'artiste. + +Dans mon coin j'estimais cette protestation déplacée. + +Ni l'âge, ni la figure de ma mère n'appartenaient à cette dame aux +cheveux acajou, mais bien et dûment à moi et à mes frères et soeurs. +Qu'elle fût jolie ou laide, jeune ou vieille, cela ne concernait que +nous. + +--Alors, conclut ma mère, voici une toilette que vous pourriez +facilement arranger un peu; vous êtes si adroite. + +--Madame l'a déjà beaucoup portée. + +--Justement, on s'y attache. + +Cette fois, je donnai raison à la couturière qui prit un air pincé +pour accepter cet ouvrage indigne d'elle. Incontestablement la robe +dont il s'agissait avait été beaucoup portée. + +Sur le moment je n'opérai aucun rapprochement entre cet épisode et +notre drame de famille. Ma mère serait toujours assez belle, et les +toilettes n'y changeraient rien. Mais les conciliabules se tenaient +généralement dans le salon octogone, où l'on ne pénétrait qu'en +traversant notre chambre à coucher. Il était fort isolé, et l'on +pouvait être sûr de n'y pas être dérangé. Nous n'y entrions plus guère +que pour nos leçons de musique, depuis que la chapelle de l'armoire +avait été désaffectée. + +Là j'avais perdu ma foi au miracle de Noël. Il est vrai que le rire +sec de mon grand-père, toutes les fois qu'il était question de la +descente du petit Jésus, m'avait préparé l'incrédulité. Le matin de ce +jour de fête que tous les enfants appellent et attendent, nous +trouvions dans cette pièce un sapin dont les branches pendaient sous +le poids des jouets et qu'illuminaient des bougies bleues et roses. Au +pied de l'arbre, un enfant de cire reposait sur la paille et tendait +vers nous ses petits bras. L'âne et le boeuf n'étaient pas oubliés, +mais l'enfant était plus gros qu'eux. Ce manque de proportions les +remettait à leur rang subalterne. Je supposais, sans en approfondir le +mystère, que ce sapin poussait tout seul, pendant la nuit, avec ses +fruits étranges qui suffisaient à détourner ma curiosité. Or, un soir +du 24 décembre, comme la curiosité me tenait éveillé, je vis passer +mon père et ma mère. Ils marchaient sur la pointe des pieds: +seulement, dans les vieilles maisons, il y a toujours des planches qui +crient et trahissent la présence. Il leur arrive même de crier quand +personne ne passe, comme si elles supportaient des pas invisibles, les +pas de tous les morts qui les ont foulées. Mes parents étaient chargés +de toutes sortes de paquets. Je compris dès lors leur collaboration +avec le petit Jésus. + +Maintenant, de nouveau, je crois au miracle, bien qu'il soit descendu, +comme Jésus lui-même, du ciel sur la terre. C'était un miracle +d'amour. + +Comment faisaient mon père et ma mère pour réaliser à la fois les +rêves de nos sept imaginations exaltées, et distribuer à chacun de +nous les objets de paradis qu'il avait désirés? Comment, surtout, ont- +ils fait pour ne rien diminuer de la générosité divine qu'ils +représentaient pendant la période douloureuse que nous devions +connaître? Je ne cesse pas de m'émerveiller quand je vois, le jour de +Noël, dans les quartiers pauvres, les enfants courir les mains +pleines. Ce sont des joujoux de quatre sous: ils portent en eux la +vertu du miracle... + +Des conciliabules secrets de la salle de musique, malgré la sonorité +merveilleuse du lieu, je n'entendais rien. Ni l'un ni l'autre des deux +interlocuteurs ne haussait la voix; ils étaient toujours d'accord. +Cependant je devinais qu'ils parlaient du procès. Quelque chose de +grave se tramait dans l'ombre. On se préparait à repousser l'ennemi. +Et je me demandais pourquoi cet ennemi ne se montrait pas. + +Un matin, --un jeudi matin, --comme nous rentrions, mes frères et moi, +pour le déjeuner de midi, quelle ne fut pas notre stupéfaction, notre +horreur, en apercevant, sur une des colonnes de pierre où s'encastrait +la grille du portail, un écriteau énorme où nous pouvions lire cette +inscription scandaleuse: + +VILLA A VENDRE + +Nous nous regardâmes, également indignés. + +--C'est un affront, déclara Bernard qui avait déjà le sens militaire. + +--Mais non, c'est une erreur, assura Etienne dont l'étonnement était +sans bornes. + +D'esprit abstrait et distrait, et même un peu mystique, il n'avait pas +exercé une minute sa réflexion sur les faits terre à terre que nous +avions pu observer, Bernard et moi, et qui, en nous inspirant une +crainte sacrée, nous avaient préparés à cette catastrophe. + +On nous eût souffletés tous les trois que nous n'eussions pas ressenti +plus de honte. Bernard, plus hardi, tenta d'arracher l'affiche, mais +elle était solidement fixée et résista. Nous nous précipitâmes, comme +une troupe de renfort, dans la maison assiégée que je m'attendais à +trouver pleine de courtilières. La première personne que nous +rencontrâmes fut tante Dine qui gesticulait et parlait toute seule. A +peine avions-nous ouvert la bouche qu'elle comprit notre émotion, et +sa fureur aussitôt dépassa de beaucoup la nôtre: + +--Oui, _ils_ veulent tout nous prendre. _Ils_ prétendent emparer de +notre propriété. J'aurais dû mourir plutôt que de voir ça. + +Le mot _propriété_ prenait sur ses lèvres une grandeur solennelle. +Ainsi donc, _ils_ avaient passé la brèche; en rangs serrés _ils_ +avançaient. Hors cette constatation, il ne fallait pas attendre de +tante Dine des explications plus claires. + +Grand-père, qui rentrait de sa promenade, fut aussitôt interrogé. Il +nous écarta d'un geste de superbe indifférence, et il nous parut +planer bien au-dessus de nos inquiétudes. N'avait-il pas déclaré qu'il +lui était indifférent d'habiter cette maison ou une autre? Il avait +marché au grand air par cette belle matinée de juillet où tout le pays +ensoleillé semblait remuer dans la lumière, il avait bonne mine, il +était radieux; comment eût-il toléré que nous lui gâtions son plaisir +par quelque fâcheux commentaire? Il souhaita, au contraire, de nous en +communiquer une parcelle. + +--J'aime, nous dit-il, ce bon soleil d'été. Et personne ne peut nous +le prendre. + +Cette réponse ne pouvait calmer nos alarmes. Dans sa singularité, elle +me frappa jusque dans un moment pareil, où nous n'avions pas trop de +toutes nos énergies combatives pour résister à la menace qui pesait +sur nous, elle attirait notre attention sur un bonheur tout simple qui +n'avait pas de propriétaire attitré et qui était hors d'atteinte. +C'était une remarque que nous n'avions jamais faite. On ne songe pas, +quand on est enfant, qu'on puisse jouir du soleil. + +Ma mère tenait mes deux soeurs aînées serrées contre elle. Elle +tâchait à les consoler et n'y parvenait pas, car elle partageait leur +peine. A ses pieds, les deux derniers, Nicole et Jacquot, trépignaient +au hasard. Qu'on juge de l'effet que nous produisit ce groupe de +pleureuses! Louise elle-même, la rieuse Louise, s'abandonnait à ses +larmes. + +--Voici votre père, s'écria maman tout à coup. Ne pleurez plus, je +vous en prie. Il a déjà bien assez de mal. + +La première elle avait reconnu son pas. L'effet de ce bref discours +fut instantané. Chacun de nous se domina rapidement, et nous +descendîmes à la salle à manger avec des figures convenables. + +A table, _le père_ commença de s'absorber dans ses pensées dont nous +suivions le cours. Nous l'appelions entre nous: _le père_, comme nous +disions _la maison_. Surprit-il l'angoisse de tous ces visages tendus +vers lui? Lut-il dans tous nos yeux l'inscription flétrissante: +_Villa à vendre?_ Il nous regarda bien en face tour à tour, et d'un +sourire franc il nous rassura. Allons! il gardait son air de chef qui +commande. Nous eûmes la sensation qu'il ne pouvait accepter une +pareille déchéance. L'appétit et la paix nous revinrent ensemble, et +rarement déjeuner fut plus gai que celui-là . Nous goûtions le bien- +être de nos nerfs détendus, à l'abri de cette force qui nous +protégeait. + +Après le repas, tandis que mes frères, dont les études étaient déjà +importantes, terminaient un devoir, je courus au jardin: mon après- +midi m'appartenait. La silhouette de Tem Bossette émergeait de la +vigne. Je m'approchai de lui. Il attachait les sarments trop libres +aux échalas avec des liens de paille, mais il ne demandait qu'à +interrompre ses travaux qui, si l'on en jugeait par le nombre de ceps +déjà noués, n'avançaient guère. A ses pieds, une bouteille vide +prouvait la lutte obstinée qu'il soutenait contre la chaleur. +Visiblement, il me voyait venir avec satisfaction. J'entendais à +distance le son enrhumé de sa voix. Il marronnait dans sa solitude à +la façon de tante Dine. Plus tard, j'ai mieux compris le motif secret +de son indignation. Il se rendait compte, n'étant pas si sot que le +prétendait Mimi Pachoux son rival, que sa fantaisie et son ivrognerie +le rendaient partout ailleurs inutilisable; son sort était lié +étroitement au sort de la maison. Aussi ne décolérait-il pas et ne +cessait-il de se monter la tête, sa bonne grosse tête en forme de +courge, contre le roi régnant, dont il déplorait l'inertie, la +politique intérieure et extérieure et surtout les finances. Dès que je +fus en état de l'écouter, il précisa ses griefs qu'il débattait en +lui-même obscurément: + +--Vous avez lu l'écriteau, monsieur François? + +--Bien sûr, je l'ai lu. + +Et par esprit de famille j'ajoutai aigrement: + +--Qu'est-ce que ça peut vous faire, à vous? + +Cette apostrophe le suffoqua. Les yeux lui sortirent de la tête, et la +fureur de la bouche: + +--A moi? A moi! + +De vieilles habitudes de respect le retinrent, et il se contenta +d'étaler mélancoliquement ses mérites. + +--Je bûche ici depuis quarante ans (de toutes manières il exagérait). +C'est moi qui ai planté cette vigne et ce jardin. + +A la vérité, il n'y avait pas de quoi en tirer de l'orgueil. Notre +jardin ressemblait tantôt à un pré et tantôt à un bois, et les +feuilles prématurément jaunies de la vigne témoignaient d'un état +chlorotique dont une médication énergique aurait sans doute eu raison. +Mais, d'accord avec son ouvrier, grand-père se méfiait des remèdes, +aussi bien pour les plantes que pour les gens. + +--Où voulez-vous que j'aille en vous quittant? avoua Tem avec +franchise. Autant me jeter à l'eau. + +Ce serait la seule occasion qu'il rencontrerait jamais d'en boire un +bon coup. Faudrait-il donc le surveiller aussi et n'était-ce pas assez +de la fatigante manie du Pendu? Je confesse pourtant que je ne pris +pas cette menace au sérieux et que je n'eus pas la peine de +représenter à Tem les avantages de la vie. Déjà sa lamentation suivait +un autre cours: + +--Monsieur (c'était grand-père) avait bien besoin de se lancer dans +toutes ces manigances! Et le pavage de la ville, et l'exploitation des +ardoises, et le crédit agricole. Le crédit agricole! Comme si l'on +payait jamais quand on vous faisait crédit! A quoi ça servirait, +alors, le crédit, s'il fallait ensuite payer comme tout le monde? Sans +compter d'autres bricoles, ici et là , quand il n'a besoin que du +soleil et du grand air. Faut pas se mêler de diriger, quand on se +moque du tiers et du quart. On reste tranquille, avec sa rente, dans +son coin, et on laisse les autres travailler pour vous. M. Michel, +c'est une autre paire de manches. M. Michel, à la bonne heure en voilà +un qui s'entend au gouvernement. Avec lui, rien à craindre ça marche +comme sur des roulettes. Mais qu'est-ce que vous voulez qu'il fasse +quand l'autre ne veut rien savoir? + +J'apprenais confusément les entreprises philanthropiques de mon grand- +père et les fâcheux effets de son administration qui aboutissait à +notre ruine. La longue harangue de Tem, débitée sans interruption, +l'avait soulagé et altéré ensemble. Il considéra la bouteille vide qui +gisait au pied d'un cep et qui était son unique provision jusqu'au +soir. Profitant de ce répit, j'essayai de voir plus clair dans notre +déconfiture: + +--Mais pourquoi vendre la maison? + +--Ben! c'est le procès. Quand on a perdu, on vous prend, on vous +saisit, on vous étrangle, on vous met à la porte, on s'installe chez +vous, et vous êtes bon à jeter aux chiens. + +Ce tableau épouvantable ne devait pas me rassurer. Et loin de nous +plaindre, Tem, apercevant mon grand-père qui descendait l'allée +majestueusement, la canne à la main, le nez au vent, l'air gaillard, +redoubla d'irritation contre celui qui était la enlise de tous ces +dégâts: + +--C'est bien fait. C'est bien fait. Quand on a mal conduit les +affaires, on est poursuivi, pincé, condamné. Faut pas vouloir +embrasser tous les hommes comme des frères, quand on a de la bonne +terre à garder. Avec de la terre on a déjà suffisamment de tracas: il +y a assez de monde pour rôder autour. Non, regardez-le passer. Il ne +nous a même pas vus. Ça lui est égal, tout lui est égal. + +En temps ordinaire, Tem ne tenait pas à être remarqué. Cette fois, il +menait un grand vacarme pour attirer l'attention et n'y réussit point. +Cet échec acheva de le dégoûter, et aussi, je pense, la perspective de +finir cette après-midi sans boire. Il lâcha délibérément la paille qui +servait à ses ligatures et, désertant son poste, il m'abandonna par +surcroît. + +--Je ne veux pas voir ça! Je ne veux pas voir ça! proférait-il en s'en +allant, écoeuré et colérique. + +Voir quoi? L'invasion des courtilières? Moi non plus, je ne voulais +pas la voir. + +De loin j'accompagnai le fuyard jusqu'à la grille où je relus trois ou +quatre fois l'écriteau pour mieux me pénétrer de l'étendue de notre +désastre. Puis, je revins lentement en arrière. Qu'allais-je devenir? +Mes chevaux, --les échalas, --mes épées de bois, mes jeux ne m'étaient +plus rien. Je laissais, pour la première fois de ma vie peut-être, mes +bras pendre inutilement le long de mon corps. Par ce sentiment de la +vanité universelle, je naissais à la douleur. J'apprenais à me séparer +de quelque chose. La cruauté des séparations, je l'ai toujours +ressentie depuis lors à l'instant où je les entrevoyais et bien avant +qu'elles ne s'accomplissent. + +J'allai me coucher dans les hautes herbes du jardin que Tem avait +négligé de faucher et, le visage rapproché de la terre, je demeurai là +un temps que je ne puis évaluer. Tout le jardin m'enveloppait d'odeurs +et je respirais le jardin. La maison, de ses fenêtres ouvertes, me +regardait par-dessus les herbes, et je pleurais la maison. La force de +mon amour pour elle m'était inconnue comme mon coeur. C'était une +chaude et calme après-midi d'été, pleine de bourdonnements d'insectes +dans la lumière. Peu à peu, je me trouvai baigné dans une douceur +molle, comme une mouche s'englue dans le miel. Et peu à peu, je +devenais heureux malgré ma peine. J'ai connu aussi, plus tard, cette +injurieuse consolation qui nous vient de la beauté des jours quand la +mort a passé. + +Je m'endormis comme un bébé dans ses larmes. Lorsque je me réveillai, +le soir était entré dans le jardin sans bruît et se tenait caché sous +les arbres. Je me levai et j'allai à sa poursuite dans la +châtaigneraie. On sonna la cloche du dîner, et je revins en arrière. + +Je remarquais un tas de détails auxquels je n'avais jamais pris garde +encore: le son de la cloche, la couleur rose du ciel entre les +branches, la guirlande de clématites qui pendait au balcon, le manque +de symétrie des fenêtres et jusqu'au grincement de la porte que je +poussai et qui avait toujours dû grincer pareillement. Je découvrais +avec une ardeur sauvage tout ce que j'allais perdre... + +Nous ne pûmes jamais nous habituer à retrouver sans révolte, quand +nous rentrions du collège, la néfaste inscription qui déshonorait le +portail. Tem Bossette n'avait pas reparu: nous apprîmes qu'il se +grisait dans tous les cabarets. Mimi Pachoux opérait ailleurs: le +navire prenait l'eau de toutes parts, l'équipage se sauvait. Seule, la +longue figure malchanceuse du Pendu se montrait parfois, ici ou là , +comme un signal de détresse ou comme le symbole agaçant de la +malchance qui nous poursuivait. + +--Il est fidèle, déclarait tante Dine qui le couvrait de sa protection +et lui facilitait la besogne. + +Plus fidèle encore et faisant bonne garde autour du foyer menacé, elle +vint un jour à notre rencontre jusqu'à la grille dans un état +d'agitation anormale. + +--Je vous guette, mes petits1 nous dit-elle, pour vous avertir. + +Que se passait-il encore? Nous ne l'ignorâmes pas longtemps. + +--Il est venu un misérable, un misérable de Paris (c'était une +circonstance aggravante, car il ne pouvait rien venir de fameux de +cette Babylone corrompue et bonne à brûler), qui se permet de visiter +la maison de fond en comble, du grenier à la cave. Votre père +l'accompagne. Je ne sais pas comment il ne l'a pas encore précipité +par une fenêtre. Il faut qu'il ait une patience dont je suis bien +incapable. + +Nous étions atterrés. Un inconnu osait pénétrer chez nous! Et notre +père --le père --consentait à lui servir de guide! Tante Dine avait +raison de s'épouvanter: les lois de l'univers étaient renversées. +Comme nous entrions piteusement à notre tour, la tète basse et le feu +de la honte aux joues, nous croisâmes ce visiteur qui redescendait et +prétendait revoir la cuisine. Tout haut il critiquait, dressait des +plans, évaluait les dimensions des chambres, tout en multipliant les +gestes comme s'il construisait déjà de ses propres mains un édifice +sur les ruines du nôtre. + +--L'escalier est trop étroit. La cuisine est hors de proportions avec +les autres pièces: je la transformerai en salon. + +Mon père le conduisait sans empressement, mais avec politesse. Il +avait son air calme et distant, et la loquacité de l'autre s'en +ressentit quand il voulut se tourner de son côté pour mieux lui +expliquer ses projets. Nous montâmes tout droit à la chambre de ma +mère, comme à notre refuge naturel. Ma mère, qui était agenouillée sur +son prie-Dieu, se leva en nous entendant. Son émotion transparaissait +sur son visage: + +--Dieu nous protégera, dit-elle. + +Quand elle prononçait le nom de Dieu, elle en était comme illuminée. +Je connus à cet instant la haine de l'étranger, de l'envahisseur. La +subordination de mon père, les larmes maternelles et la maison +piétinée, jugée, évaluée en argent, ce sont là des spectacles que je +ne puis oublier. Plus tard, dans mon histoire de France, quand j'ai lu +que les alliés avaient envahi les frontières en 1814 et en 1815 et +avaient pu venir cantonner dans notre capitale, quand j'ai su que les +Prussiens nous avaient arraché, comme un quartier de notre chair, la +Lorraine et l'Alsace, je n'ai pas eu de peine à donner à ces douleurs +passées une représentation matérielle: j'ai revu très nettement ce +monsieur qui se promenait chez nous du haut en bas de la maison, comme +s'il était chez lui. + +--Pourquoi l'as-tu salué? demanda tante Dine à grand-père qui revenait +de son pas lent et nonchalant. + +--Je suis poli avec tout le monde. + +--On ne pactise pas avec l'ennemi. + +Gomment mon père, qui ne passait pas pour commode, avait-il supporté +sans broncher cet outrage? Il avait la charge de notre sécurité, et +l'exercice du pouvoir impose des obligations que les irresponsables +négligent volontiers. Sa bonne humeur nous stupéfia même dans une +autre circonstance. Un jour, à table, il dit tout à coup à maman: + +--Sais-tu la grande nouvelle qui se colporte en ville? + +--Je n'ai vu personne. + +--On annonce notre départ. La maison vendue, nous filons. Notre +orgueil bien connu n'accepterait pas une diminution de façade. Et qui +a répandu ce bruit? je te le donne en mille. Mais non, tu ne devineras +jamais, tu as trop d'illusions sur la bonté humaine. Mes chers +confrères. Ils ont découvert ce moyen pratique de se partager ma +clientèle. Tour à tour mes malades m'en informent: + +--Est-ce vrai que vous partez? Restez avec nous. Qu'allons-nous +devenir?... + +C'est très touchant. Mais je les ai rassurés. + +Il riait d'un grand rire d'homme de guerre accoutumé à la bataille. +Nous étions trop jeunes pour comprendre ce que contenait de mépris et +de force ce rire vainqueur, dont nous nous serions volontiers +scandalisés dans notre indignation. Bernard et Louise, surtout, vifs +et susceptibles, protestèrent avec véhémence contre une si odieuse +manoeuvre, bien qu'ils ne fussent pas conviés à donner leur avis. Ma +mère, elle, avait rougi de tout le mal qu'on voulait nous faire et +qu'elle n'eût pas imaginé en effet. Quant à tante Dine, elle montrait +le poing à ces _ils_ enfin découverts: + +--Ah! les monstres! ça ne m'étonne pas. Ils mériteraient qu'on leur +introduise de force toutes leurs drogues dans le corps. + +Souhait qui suscita l'hilarité de grand-père, jusque-là impassible, +mais trop ennemi des médecins pour ne pas savourer la formule de +vengeance employée par sa soeur. + +Ce fut encore elle qui nous apprit, quelques jours plus tard, la +délivrance. Comme une sentinelle avancée, elle s'était portée en +dehors de la grille et nous adressait de loin des signaux auxquels +nous ne pouvions rien entendre et que nous interprétâmes de plus près +dans un sens défavorable. Sûrement l'envahisseur s'était emparé de la +place, la maison était vendue. Nous n'avions plus de toit pour nous +abriter. Selon la prophétie de Tem, nous étions bons à jeter aux +chiens. + +Lorsque nous fûmes à portée, elle nous héla: + +--Venez vite, venez vite. La maison est à nous. La maison est à nous. + +D'un élan fou, nous accourûmes. + +--L'écriteau n'y est plus, observa Bernard qui nous devançait. + +Il ne restait sur la colonne que les traces des clous. + +--Ah! ah! continuait la voix qui éclatait en sonnerie de triomphe. +_Ils_ ont cru l'avoir. _Ils_ ne l'auront pas. + +_Ils_ ne visait plus les médecins, mais le monsieur de Paris et +d'autres acquéreurs qui s'étaient présentés pendant que nous +travaillions au collège. De son bras levé, elle nous montrait la fuite +de cette troupe dispersée. + +Elle nous conduisit, d'un pas rapide malgré l'âge, dans la salle de +musique où la famille s'était réunie, sauf grand-père qui sans doute +n'avait rien changé à ses habitudes de promenade et qui probablement +ignorait notre salut. Mariette nous suivit à une distance respectueuse +: son ancienneté lui donnait droit à un rang dans le cortège. + +Ma mère, très émue, caressait les cheveux de mes deux soeurs aînées, +que la joie, comme le chagrin, faisait pleurer. Mais je n'attachais +pas d'importance aux larmes de mes soeurs qui en répandaient pour des +riens. Mon père, debout, appuyé au dossier de la chaise où ma mère +était assise, souriait. Je ne lui avais jamais vu le visage aussi +rayonnant. Et par la fenêtre, en arrière du groupe, le soleil entrait +comme un invité de marque. + +--L'écriteau n'y est plus, répéta Bernard sans saluer personne. + +--Oui, dit mon père, nous gardons la maison. + +Et comme notre enthousiasme allait déborder, il ajouta: + +--Vous le devez à votre mère, et aussi à votre tante Bernardine. + +Celle-ci, dont les joues parcheminées s'empourprèrent rien que parce +qu'on avait parlé d'elle quand elle-même ne gardait ni ses pensées ni +ses biens et se dépouillait ainsi naturellement tous les jours, refusa +l'éloge avec une mâle énergie: + +--Quelle plaisanterie, Michel! Pour une signature de rien du tout! Il +ne faut pas égarer ces enfants. + +Ma mère l'approuva sans retard: + +--Elle a raison c'est votre père qui nous a tous sauvés. + +Et plus bas, tournée vers lui, elle murmura, mais je l'entendis: + +--Tout ce que j'ai, n'est-ce pas à toi? + +Je ne m'arrêtai guère, je l'avoue, à ce débat. Evidemment le salut de +la maison ne dépendait que de mon père. En quoi ma mère et tante Dine +auraient-elles pu intervenir? Il fallait jeter dehors le monsieur de +Paris en les autres envahisseurs, comme Ulysse rentrant à Ithaque +avait chassé les prétendants. C'était un exercice de force qui ne +convenait qu'à un homme. Mes notions de la vie étaient simples: +l'homme gouvernait, et la femme n'avait charge que des choses +domestiques. Que tante Dine eût sa part, même réduite, dans l'immeuble +dont on voulait nous exproprier, je ne l'aurais pas compris, et pas +davantage ce que c'était qu'une dot et comment le consentement de la +femme était nécessaire pour que le mari en disposât. + +Cependant je me rappelai la scène de la couturière. Ma mère avait sans +doute réalisé des économies sur ses toilettes et les avait apportées. +Chacun ne devait-il pas sa contribution de guerre? Aussitôt je +m'esquivai de la chambre et, quand j'y revins, je tenais à la main la +tirelire où l'on m'invitait à placer les petits sous que je recevais. +Je m'attendais à une ovation pour la magnanimité de mon sacrifice. +Sans un mot, je tendis l'objet à mon père. + +--Que veux-tu que j'en fasse? fut toute sa réponse. + +Un peu interloqué, mais dévisagé par tous les regards, je déclarai en +rougissant: + +--C'est pour la maison. + +Cette fois, mon père m'attira et me donna publiquement l'accolade avec +un ordre du jour reluisant: + +--Ce petit sera notre joie. + +Ainsi l'Empereur récompensait sur le champ de bataille ses maréchaux: +on ne s'étonne plus de rien dans l'histoire quand on a vécu mon +enfance. + +Comme il rentrait au son de la cloche, grand-père fut informé le +dernier de ce qui s'était passé par tante Dine qui le mit au courant +dans une harangue enflammée. Il écouta avec intérêt, mais sans +passion. Sa sérénité ne fut point troublée. Et quand le récit héroïque +fut terminé, il dodelina de la tête et se contenta de cette +approbation bien maigre: + +--Allons, tant mieux! + +Les choses s'arrangeaient sans qu'il s'en mêlât. + +V + +L'ABDICATION + +Je compris les jours suivants, à toutes sortes de petits signes, sans +compter les propos de l'office, que la maison n'appartenait plus à +grand-père, mais à mes parents, et qu'une simple formalité marquait +pour que ce traité fût définitif. Grand-père n'en ayant plus la +charge, bien que cette charge ne l'incommodât guère, n'en désirait pas +garder l'honneur. J'entendis plus d'une fois mon père luit tenir des +discours de ce genre: + +--Je veux que rien ne soit changé ici. Je veux que tout demeure comme +par le passé. Je ne veux vous ôter que les soucis. + +--Eh! eh! répliquait grand-père avec son petit rire, tu as bien de la +chance de savoir tout ce que tu veux. + +Et il lissat sa barbe blanche nonchalamment, comme si rien ne valait +la peine de rien. Cependant il mijotait un projet dont nous fûmes +bientôt avertis. Quand il avait une idée, on ne pouvait l'en faire +démordre, ni par supplications, ni par protestations. Il recevait tout +pêle-mêle, algarades de tante Dine, raisonnements brefs, nets, sans +réplique de mon père, prières de ma mère, avec la même tranquillité +d'humeur, et il n'écoutait personne. A son air aimable et détaché on +l'aurait cru persuadé aisément, quand le mauvais rire apparaissait et +ruinait toutes les espérances. + +Nous sûmes un beau matin sa décision d'abandonner la pièce à deux +fenêtres qu'il occupait au coeur même de la maison et qui était vaste, +confortable et facile à chauffer, pour s'en aller où? Nul ne l'aurait +deviné: dans la chambre de la tour. Cette chambre était dès longtemps +déserte, et il y soufflait un vent du diable. Il n'eut pas plus tôt +signifié sa volonté que tout le monde, après d'infructueuses +tentatives pour obtenir son désistement, dut courir au plus pressé +afin de l'aider sur l'heure dans son installation. Lui-même, sans plus +attendre, prenait déjà l'escalier avec son matériel le plus précieux. + +--Laisse-nous au moins balayer, nettoyer et épousseter, lui notifia +tante Dine, armée de la tête de loup. + +--Ce n'est pas la peine, assura-t-il. On vit très bien avec les +araignées et la poussière. + +Ce scandale fut évité. On le devança et il dut patienter quelques +minutes, ce qu'il n'aimait guère; après quoi, résolument, il s'empara +de la rampe, muni de son baromètre, de sa caisse à violon et de ses +pipes. Il redescendit pour remonter avec sa lunette d'approche. Le +reste de son déménagement ne l'intéressait pas. Ses vêtements, son +linge, ses meubles le suivraient ou ne le suivraient pas, au petit +bonheur. Il me témoigna sa confiance en m'invitant à porter un traité +d'astronomie, un volume sur les cryptogames dont je connaissais les +illustrations en couleur représentant les principales espèces de +champignons, et un autre ouvrage que je pris à son titre pour un livre +de piété: les _Confessions de Jean-Jacques Rousseau_. J'allais +oublier les _Prophéties de Michel Nostradamus_ et une collection du +_Véritable Messager boiteux de Berne et Vevey_, almanach fameux et +précieux à tous égards, mais principalement pour ses bulletins +météorologiques. Or grand-père s'occupait beaucoup de l'état de +l'atmosphère. Il le reniflait, pour ainsi dire, à sa fenêtre, le matin +et le soir, au risque d'attraper un rhume, et il observait le +mouvement des nuages et l'éclat des étoiles. Volontiers il citait +l'autorité d'un certain Mathieu de la Drôme, avec qui il était en +correspondance et que nous avions pris l'habitude de considérer comme +un sorcier ou un rebouteur du temps. Lui-même faisait des pronostics +et, si l'on voulait le flatter, on l'invitait à prédire. Il ne se +trompait guère, soit que la chance le favorisât, soit qu'il eût bien +interprété la direction des vents. Et cette petite réputation qui lui +était agréable le mêlait aux lois mystérieuses de la nature dont il +rendait les oracles. + +Dès qu'il eut transporté sa bibliothèque et ses instruments, il se +trouva chez lui dans la chambre de la tour et se déclara satisfait. +Elle donnait sur le ciel et la terre de quatre côtés à la fois: le +moindre rayon de soleil, d'où qu'il vint, serait capté. Et quant à la +direction des vents, elle serait facile à déterminer. Un grand vacarme +lui apprit que son mobilier grimpait après lui. Tante Dine présidait +en personne à l'emménagement, non sans bougonner et ronchonner. Sous +un bras une descente de lit et, sous l'autre, un traversin, dans +chaque main un candélabre, elle précédait, en l'animant de la voix, +une escouade rangée en file indienne qui manoeuvrait sans beaucoup +d'ensemble. Le premier, surgit Tem Bossette avec un fauteuil sur la +tête: il avait consenti à une réconciliation scellée par l'octroi +d'une bouteille de vin rouge. Puis ce fut une oscillante armoire +portée par quatre jambes qui appartenaient --on le sut plus tard, au +sommet des marches --moitié à Pendu, et moitié (la petite moitié) à +Mimi Pachoux ramené au logis par la victoire. + +--Franchement, déclara tante Dine à son frère pendant le défilé de ses +troupes, tu n'aurais pas pu rester en bas! Il faudra qu'on te hisse +chaque chose par cet escalier qui est étroit. + +Comme grand-père, indifférent, esquissait un geste vague, elle lui +décocha des sarcasmes: + +--Naturellement, cela ne trouble point Monsieur! Monsieur ne se +dérangera pas pour si peu. Bien assis dans le bon fauteuil que Tem a +inondé de sa sueur, Monsieur verra venir les événements. Et moi, +pendant ce temps-là , je monterai et descendrai cent fois par jour. Et +les servantes pareillement. Mais tu n'as cure de notre peine tu +trouveras toujours ici tout ce qu'il te faut. + +L'attaque était directe et rude. Avant d'y répondre, grand-père jeta +un coup d'oeil effrayé sur le siège transporté par Tem, à cause de +l'inondation annoncée. Quand il le vit intact et sec, il se rasséréna +et put riposter en toute tranquillité d'esprit: + +--Je ne demande rien à personne. + +--Parce qu'il ne te manque jamais rien: tu vis comme un coq en pâte. + +Ils avaient raison tous les deux. Grand-père n'élevait aucune +réclamation, mais on s'ingéniait à prévenir ses moindres voeux. Ainsi +ne formula-t-il aucune plainte contre les vents coulis qui +assiégeaient la tour: le lendemain de son installation, on +calfeutrait soigneusement la porte et les fenêtres. + +La mauvaise humeur de tante Dine exprimait tout haut le sentiment +général. Cet exode imprévu, que rien ne motivait, assombrissait mon +père et ma mère qui en cherchaient vainement la raison: + +--Pourquoi se loger si haut? + +Et grand-père d'expliquer avec son mauvais petit rire: + +--L'altitude m'a toujours réussi. + +J'avoue que, dans cette circonstance, je tenais le parti de grand- +père. La chambre de la tour avec ses quatre horizons, son isolement, +son odeur spéciale --on ne l'ouvrait que pour y chercher les pommes +qui pendant tout l'hiver y mûrissaient --exerçait dès longtemps sur +moi un attrait irrésistible. Puisqu'elle était habitée désormais, je +me proposai de lui rendre des visites. + +Cet épisode fut bientôt éclipsé par un autre, beaucoup plus grave et +qui devait frapper davantage encore mon imagination. A mon retour du +collège un matin, je fus avisé par mon informateur habituel, tante +Dine, que cette fois c'était définitif. Elle me donnait cette nouvelle +en grand mystère, mais le mystère même, chez elle, se manifestait +bruyamment. Le mot _définitif_ prenait sur ses lèvres une importance +formidable. Qu'est-ce qui était définitif? + +--L'acte est signé. Tout à l'heure. Je suis bien contente. + +Quel acte? Je n'y comprenais goutte. + +--Eh bien! nous restons chez nous. _Ils_ ne peuvent plus rien. + +Ne savais-je pas déjà qu'_ils_ étaient en pleine déroute, dispersés, +châtiés, vaincus, battus, réduits à néant, comme les Perses de mon +histoire ancienne qu'une poignée de Grecs précipita dans la mer? +Comment pensait-elle m'éblouir en me communiquant un secret vieux de +plusieurs jours, peut-être même de plusieurs semaines, et dont tout le +monde avait pu s'entretenir librement? Un enfant n'entre pas dans le +pays des préparations, des lenteurs, des formalités et des paperasses +judiciaires. Mais un événement capital allait illustrer la déclaration +de tante Dine. + +Grand-père était rentré de sa promenade plus tôt qu'à l'ordinaire et, +comme l'un de nous remarquait cette ponctualité anormale, il s'était +éloigné sans souffler mot. Quand nous pénétrâmes, après le second coup +de cloche, l'estomac creux et les dents longues, dans la salle à +manger, notre surprise fut grande de l'y trouver déjà , assis devant la +table, et non pas à sa place officielle qui était la place d'honneur, +au centre, en face de ma mère, ainsi qu'il convient au chef de +famille, au roi régnant. Sans prévenir personne de ses intentions, il +avait changé les ronds de serviettes et s'était allé mettre au bout, +en face de la fenêtre. C'est vrai qu'il avait choisi une assez bonne +place, d'où il pouvait voir les arbres du jardin et même un peu de +ciel entre leurs branches. Pour un amateur de soleil, ce spectacle +n'était pas indifférent. Mais tout de même, c'était là une révolution +dans la vie de famille et dans toute l'économie domestique. Ou plutôt, +je ne m'y trompais pas, c'était une abdication. + +Je me connaissais en abdications. N'avais-je pas dû apprendre dans mon +manuel celle des rois fainéants, à qui l'on coupait la chevelure avant +de les enfermer dans un cloître, et, malgré moi, je considérai les +jolis cheveux blancs de grand-père qui bouclaient légèrement. Surtout, +j'avais entendu réciter, par mon frère Bernard, l'histoire de Charles- +Quint dont j'avais été fort impressionné. Ce maître du monde, détaché +de la grandeur, se retira dans un monastère d'Estramadure dont il +réparait les pendules, et pour se donner un avant-goût de la mort, il +fit célébrer, vivant, ses funérailles. Des historiens affolés de +vérité m'ont affirmé, depuis lors, que ces détails étaient fictifs. Je +le regrette, car je ne les ai pas oubliés, tandis qu'une innombrable +quantité de faits démontrés me sont sortis de la mémoire. Mais en ce +temps-là je croyais, dur comme fer, à la retraite de Charles-Quint, +aux obsèques truquées et même aux pendules. Grand-père, lui aussi, +s'entendait à raccommoder les horloges et j'opérai aussitôt entre eux +un rapprochement. + +Tante Dine, par hasard exacte, et ma mère, qui nous suivaient à peu de +distance, partagèrent notre étonnement. Puis, tous les regards se +fixèrent sur mon père qui entrait. D'un coup d'oeil il jugea la +situation, et la décision, chez lui, ne se faisait guère attendre. Il +s'avança d'un pas rapide: + +--Non, non, dit-il, je ne veux pas. Rien ne doit être changé ici. +Père, reprenez votre place, je vous en prie. + +Certes, aucun de nous n'aurait résisté à cette prière qui ordonnait. +Mais la force agissante et organisatrice de mon père se heurtait +devant nous à une autre force, dont je ne soupçonnais pas la puissance +et qui était l'immobilité. Grand-père ne bougea pas. Il avait résolu +de ne pas bouger. + +Mon père, n'ayant pas obtenu de réponse, répéta plus doucement sa +demande. Je ne puis pas écrire plus humblement, car il gardait en +toute occasion, malgré lui, un air de fierté. Il reçut au visage un +éclat de l'éternel petit rire et cette phrase par surcroît: + +--Oh! oh! que de bruit pour rien! + +--Père, donnez-moi cette preuve de votre affection. + +--Une place ou une autre, qu'est-ce que ça signifie? Je suis très bien +ici, j'y reste. + +Et, avec un suprême dédain, grand-père ajouta: + +--Si tu savais, mon pauvre Michel, comme cela m'est égal! + +Tout lui était égal, Tem Bossette m'en avait averti: une place ou une +autre, une maison ou une autre. Ces phrases-là , prononcées devant +nous, avaient le don d'exaspérer mon père, mais il se contenait. + +--Il faut, reprit-il, une hiérarchie dans les familles. + +--Bah! nous sommes en République, et je tiens pour la liberté. + +Mon père comprit qu'il était parfaitement inutile d'insister. Il se +contenta de conclure: + +--Alors, vraiment, vous refusez de revenir? + +--Je ne bouge plus. + +Philomène, la femme de chambre, présentait le plat. Mon père lui fit +signe de l'offrir à grand-père, après quoi il dut se soumettre et +prendre la place d'honneur. Ce fut un soulagement pour tous chacun +sentait que cette place lui revenait de droit, et que lui seul +méritait de l'occuper. Le chef, c'était lui, dès longtemps, et pas un +autre. A la moindre difficulté ou contrariété, on s'adressait à lui, +on se tournait vers lui. Ce serait fini de cette anxiété qui pesait +sur la maison depuis tant de jours. Maintenant on serait dirigé. Plus +de rois fainéants! Les rênes du gouvernement, comme s'exprimait mon +manuel, seraient tenues par des mains fermes. Or, il était juste que +le chef eût les insignes de l'autorité. Un roi ne reste pas au second +rang. Mon père, évidemment, ne se fût pas lui-même couronné. + +Ainsi, en notre présence, s'opéra la translation des pouvoirs. + +Je ne m'attendais pas au revirement qui se fit alors en moi, presque +subitement. Le gouvernement de grand-père m'avait toujours paru +précaire et dérisoire. Dès qu'il eut refusé de l'exercer, j'admirai +son désintéressement et je découvris la poésie de l'abdication. + +Ce mépris souverain des résultats matériels me parut plein de +grandeur, et j'allai même jusqu'à m'expliquer le propos que j'avais +estimé sacrilège: _Qu'on habite une maison ou une autre..._ S'il +n'avait rien accompli pour protéger la nôtre, c'est peut-être qu'il +considérait les choses de plus haut et de plus loin que nous. De la +chambre de la tour, il se mettait en communication avec les vents et +les astres et il prédisait l'avenir. Le temps et l'univers +l'absorbaient. Il ne pouvait plus se consacrer à des tâches communes. +Il y avait là une autre façon de comprendre la vie que je soupçonnais +sans me l'expliquer, et qui déjà m'attirait par sa singularité et son +énigme. Le roi déchu, paré du mystère qu'il recevait d'une science +inconnue, recouvrait son prestige et même reprenait, sans qu'il s'en +doutât, un peu d'empire sur mon esprit. + +Je regardai tour à tour mon père et mon grand-père: mon père à sa +place normale, occupé de nous tous, répandant autour de lui la paix et +l'ordre, et portant sur le visage accentué et surtout dans les yeux +perçants le reflet de sa merveilleuse aptitude à commander; mon +grand-père aux traits fins, presque féminins, malgré la grande barbe +blanche, aux yeux toujours un peu noyés de brume, fréquemment +distrait, indifférent à son entourage, et plus volontiers intéressé +par les arbres du jardin ou le morceau de ciel qu'il apercevait par la +fenêtre. Et pour la première fois, je m'étonnai de les reconnaître si +différents. Cette remarque, je ne l'avais jamais faite ou je ne m'en +étais pas inquiété. Elle me frappa si fort que je faillis l'exprimer +tout haut. Elle m'eût sans doute échappé si je n'avais redouté son +inconvenance. Un fils devait ressembler à son père: aucun doute ne +pouvait exister à ce sujet. Ou bien, alors, ce n'était pas la peine +d'être le fils de quelqu'un. Et moi, à qui donc ressemblais-je?... + +LIVRE II + +I + +LES IMAGES + +Ces événements, que je retrouve si frais dans mon imagination, +flottèrent bientôt et même se perdirent momentanément dans le cours de +mes jours qui, pendant les vacances où nous entrions, se mit à couler +à pleins bords comme un beau fleuve. + +Mon père, d'habitude, prenait ses vacances avec nous et en profitait +pour se rapprocher de nous davantage. Nous le vîmes beaucoup moins +cette année-là et nous fûmes un peu sevrés des récits héroïques dont +il nous régalait dans nos promenades, et qui nous agitaient d'un +furieux désir de livres des batailles et de remporter des victoires: +en l'écoutant, nous relevions la tête, nos yeux brillaient, nous +marchions plus vite et d'un pas cadencé. Pour faire face aux nouvelles +charges qu'il avait acceptées, il avait renoncé à son repos annuel. +Parfois il s'emparait d'une après-midi et tâchait hâtivement de +rétablir le contact avec nous. Ses malades le venaient relancer à +toute heure ou s'embusquaient sur son passage. Tout conspirait pour +nous l'arracher. + +Cependant on devinait que sa direction s'exerçait partout. La façade +de la maison se lézardait: on y posa des supports de fer avant de la +recrépir. Les chambres furent retapissées, la mienne avec de +plaisantes scènes de chats et de chiens, et l'on changea les parquets +dont les planches se disjoignaient. La cuisine même, pour laquelle +Mariette s'obstinait à réclamer depuis des années et des années, sans +rien obtenir de grand-père qui lui répondait invariablement par un +vieux proverbe: _A blanchir la tête d'un nègre on perd sa lessive_, +la cuisine fut remise à neuf et pavée de monumentales briques rouges. +La grille du portail qui ne fermait plus fut réparée, et même il y eut +une clé, et une clé qui tournait dans la serrure. Le tilleul dégagé +permit au cadran solaire de recommencer à marquer les heures. La +brèche du mur par où les courtilières pénétraient, par où j'avais vu, +un soir fameux, nos ennemis s'introduire dans la place, reçut une +balustrade qui s'encastra dans le tronc du châtaignier. Et l'on vît ce +qu'on n'avait jamais vu: les trois ouvriers à leur poste et, +spectacle plus merveilleux encore, travaillant tous les trois. + +Peu à peu le jardin, mon vieux jardin, pareil à une forêt de mauvaise +herbe où l'on n'avait jamais fini de découvrir des arbres ou des +plantes, tant ils étaient cachés, se transforma et s'ordonna. Les +allées furent tracées et sablées, les parterres dessinés et les +rosiers taillés. Les arbres contenus versèrent une ombre régulière. +Une prairie inutile devint un verger. Au coeur d'une pelouse, un jet +d'eau monta et, retombant en pluie fine, égrena des notes claires sur +le bassin. Il y eut des fleurs et des fruits à cueillir, des bouquets +et du dessert. Cependant nous n'osions plus tâter les poires ou les +pêches, et moins encore imprimer à leur manche le léger mouvement de +bascule qui les détachait. Dans l'espace découvert, on se serait +aperçu de notre larcin. Et je cherchais vainement, pour les mettre en +pièces, les taillis qui jadis foisonnaient au bord de la +châtaigneraie. D'ailleurs Tem Bossette refusait de me sculpter le +moindre sabre de bois, et il veillait sur ses échalas comme s'il les +avait payés. + +Ces changements ne se firent pas d'un seul coup, et je mêle sans nul +doute leur chronologie. A peine les remarque-t-on pendant qu'ils +s'accomplissent lentement et progressivement, et, quand ils sont +terminés, voilà que déjà l'on ne se souvient plus de l'état des lieux +qui les précéda. Ils ne s'accomplirent pas sans perturbations. Tem +s'épongeait sans cesse le front et suait tout son vin. Mimi Pachoux ne +s'en allait plus: il menait grand bruit pour attester la continuité +de sa présence, et le Pendu penchait son triste profil dantesque sur +des besognes obscures et utiles. La communauté de leur sort n'avait +pas réussi à les réconcilier. Ils s'observaient et se surveillaient +les uns les autres, mais tous trois observaient et surveillaient +davantage encore la maison. Que craignaient-ils d'en voir sortir? Je +le compris un jour. Mon père, qui était devenu leur patron, +s'approchait d'un pas rapide. Il leur distribua de bonnes paroles +d'encouragement, mais il examina leur ouvrage en connaisseur. + +--Tout de même il s'y entend, confessa Mimi avec admiration. + +Je sus par Tem qu'après les avoir sermonnés durement, il avait +augmenté leur paie. Seulement il exigeait du bon travail. D'un mot, il +les ramenait à lui, s'ils renâclaient ou rechignaient devant la peine. +Mais, sans doute, il bouleversait toutes les vieilles habitudes d'un +pays où l'on aimait à se laisser vivre et à baguenauder en buvant du +vin frais. C'est pourquoi Tem Bossette, principalement, regrettait +l'ancien règne des rois fainéants où il vivait, tranquille et oublié, +dans sa vigne. + +Il avait bien essayé, devant moi, d'apitoyer grand-père sur son sort: + +--Mon ami, lui fut-il répondu, je ne suis plus rien ici: adressez- +vous ailleurs. + +Jamais grand-père ne se montra aussi gai que depuis son abdication. +Non, certes, il ne regrettait pas le pouvoir et il ignorait +volontairement tous les actes du nouveau régime. Parcourait-il le +royaume? Il ne semblait pas se douter qu'on y faisait fleurir les +cailloux. Et puis, un jour qu'il se promenait au jardin, je le vis qui +se lissait la barbe et se grattait le sourcil, témoignage de +mécontentement: il lança en signe de mépris un jet de salive, et le +rire impertinent accompagna ces paroles incompréhensibles pour moi: + +--Oh! oh! on met de l'ordre partout. Ce n'est pas un jardinier qu'il +faudrait, mais un géomètre. + +Que trouvait-il à blâmer? Les parterres, les arbres, obéissant à la +main de l'homme, composaient un dessin d'une riche ordonnance. Mes +petites idées sur la vie s'y assemblaient et s'y disposaient avec plus +de bonheur. Et j'en voulais à grand-père de son manque d'enthousiasme. + +--Regardez, lui dis-je au hasard, ces beaux cannas rouges autour du +bassin. + +Mais il me prit le bras avec une rudesse inattendue. + +--Prends garde, mon petit, tu vas salir le gazon. + +Je posais le pied, en effet, sur l'herbe qui bordait l'allée. Et je +vis bien que grand-père se moquait de mon admiration en même temps que +du nouveau jardin. Je me rappelai l'ancien instantanément, sous +l'influence de cette ironie, l'ancien pareil à un fouillis sauvage, où +je pouvais fouler jusqu'aux plates-bandes, où de rares fleurs +poussaient à la débandade, où j'avais connu l'ivresse de la liberté. + +Devant mon père, jamais grand-père ne se fût permis cette critique. +L'esprit attiré sur leurs dissemblances, j'avais remarqué la gêne de +leurs rapports. Toujours mon père faisait les avances. Il traitait +grand-père avec une déférence extrême, ne manquait point de s'informer +de sa santé, de ses promenades et même, pour flatter sa petite manie +de météorologie, il l'interrogeait sur le temps à venir. Grand-père +répondait brièvement, sans tenir le moins du monde à prolonger la +conversation qui ne tardait pas à tomber, ou bien il se servait de son +petit rire blessant, dès qu'on abordait un sujet où l'accord n'était +plus certain. + +Un jour, mon père lui demanda en communication son livre de comptes +pour vérifier, expliquait-il, certains mémoires sur l'administration +de la propriété qui n'avaient pas encore été réglés et qui lui +paraissaient exagérés. Grand-père ouvrit de grands yeux: + +--Mes livres de comptes? + +--Sans doute. + +--Je n'en ai jamais tenu. + +Mon père hésita une seconde. + +--Bien, conclut-il simplement. + +Et il s'en alla. + +Grand-père se complaisait dans sa tour, où il s'arrangeait, pour sa +toilette, de la fameuse robe de chambre verte et du bonnet grec en +velours noir orné d'un gland de soie. Avec son télescope fixé sur un +trépied, il suivait, le jour, les bateaux qui sillonnaient les eaux du +lac, et le soir il rapprochait les étoiles, mais seulement celles qui +évoluent du côté du sud, parce que, des fenêtres de sa chambre +précédente, il n'apercevait que cette partie du ciel et la connaissait +mieux. Bien plus souvent qu'autrefois, il descendait vers nous dans ce +costume d'astrologue, un monarque déchu ne tenant plus à la majesté. +Tante Dine obtenait à grand'peine qu'il s'accoutrât autrement pour se +promener en ville ou dans la campagne. + +--Ça ne fait de mal à personne, observait-il. + +Il consentait cependant, à force d'instances, à remplacer le bonnet +par un chapeau de feutre aux larges bords, et la robe par une +redingote qu'on frottait de benzine presque tous les jours pour la +tenir, malgré lui, en état. De ses promenades il rapportait des +plantes aromatiques, dont il composait des tisanes ou qu'il +introduisait dans des flacons d'eau-de-vie, et des champignons qui +excitaient la méfiance de tante Dine. Je les considérais, je les +flairais, mais pour rien au monde je n'en aurais goûté. Je ne pensais +pas alors qu'on pût rien trouver de bon à manger hors des magasins de +comestibles et, à la rigueur, de notre jardin. + +Le règne de mon père durait depuis trois bonnes années, et même plutôt +quatre que trois, lorsqu'il advint dans mon existence d'enfant un +événement considérable: je tombai malade. L'année précédente, j'avais +fait ma première communion avec une si grande ferveur que ma mère +confiait à tante Dine: + +--Va-t-il imiter Mélanie et Etienne? Dieu nous demanderait-il un +troisième enfant? Que sa volonté s'accomplisse! + +Mon aventure fut à peu près celle de _l'enfant blond qui s'esquiva des +bras de sa mère_. Au cours d'une promenade de ma division, j'avais +glissé dans un ruisseau dont il nous était défendu de nous approcher, +et, plutôt que d'encourir un reproche, bien que trempé jusqu'à la +poitrine, j'avais préféré me taire. Le lendemain ou le surlendemain, +la fièvre se déclara. Je sus plus tard que c'était une bonne fluxion +de poitrine qui dégénéra en pleurésie. On crut mes jours en danger, et +mon mal devait être l'occasion de la crise intérieure qui faillit +désorienter ma jeunesse. Dans un demi-sommeil, j'entendais autour de +moi des chuchotements que j'interprétai sans retard: + +--Est-ce que je vais mourir? demandai-je à ma mère et à tante Dine qui +se tenaient au bord de mon lit. + +--Tais-toi, méchant! murmura tante Dine qui, aussitôt, se moucha en +sanglotant et poussant des soupirs que sans doute elle croyait +étouffer. + +Ma mère, de sa voix douce et persuasive, me dit en me touchant le +front, et ce contact me rafraîchit: + +--Ne t'inquiète pas nous sommes là . + +Je savais très bien ce que c'était que la mort. Le portier du collège +étant décédé, une bizarre fantaisie de notre directeur nous avait +contraints à défiler, classe par classe, devant la bière où le corps +était déposé, avant qu'on vissât le couvercle. Or, ce portier était un +gros homme court, dont la dépouille exigeait une boîte cubique où il +nous parut si cocasse et grimaçant, que nous éclatâmes de rire. Il +nous fut impossible de réprimer ce rire scandaleux. Indigné, le +professeur qui conduisait notre pèlerinage manqué nous accabla des +plus durs reproches et ne craignit pas d'y joindre sans délai un +sermon sur nos fins dernières. Il nous annonça, sans aucun ménagement, +que nous mourrions tous, et peut-être bientôt, et que nos parents +mourraient, et que nous perdrions tout ce que nous aimions. Nos rires +cessèrent peu à peu. Une vague peur nous envahit à cause de la +répétition monotone de cette mort qu'on nous jetait à la tête. Quand +je rentrai à la maison ce matin-là , très ému, malgré moi, par un si +furieux discours, je regardai mon père et ma mère comme je ne les +avais encore jamais regardés. Ils allaient et venaient, comme à +l'ordinaire, sans deviner que je les observais. Ils rirent même d'une +réflexion de Bernard: je les entendis rire, d'un bon rire tout pareil +à celui que nous avait inspiré le malencontreux portier dans sa boîte. +Ah! ce rire, surtout celui de mon père qui était puissant et sonore et +donnait une magnifique impression de santé, quel soulagement pour moi, +et comme il chassa ma curiosité déjà pleine d'épouvante! + +«Allons donc, pensai-je dans mon petit cerveau, mon professeur a menti +comme un arracheur de dents. Ils ne mourront pas, c'est certain. Ils +ne pourront pas mourir. D'abord, quand on rit, c'est qu'on ne meurt +pas.» + +Cette constatation me suffit. Pour moi-même, la question ne se posait +pas. Ils étaient devant et moi derrière. Et, puisque eux-mêmes ne +risquaient rien, comment la mort aurait-elle pu me prendre en passant +par-dessus? + +Mon interrogation: _Est-ce que je vais mourir?_ était donc simplement +destinée à me rendre intéressant. Leur présence me préservait. + +Ma mère et tante Dine, m'évitant toute figure étrangère, me veillaient +à tour de rôle, ma mère deux nuits sur trois, et je la préférais. Elle +glissait dans la chambre comme une voile sur le lac, sans aucun bruit. + +Je ne m'apercevais pas de ses mouvements. Ses soins se confondaient +avec ses caresses, tandis que tante Dine, la chère femme, au prix d'un +effort considérable, me secouait et me tarabustait. + +Le rôle important que je jouais ne me déplaisait pas. Il me semblait +que j'étais redevenu plus petit que mon frère Jacques et ma soeur +Nicole, et qu'on pouvait bien me bercer avec des chansons. Je +réclamais _Venise_ ou _l'Etang_, surtout _l'Etang_, à cause de ma +propre noyade; et l'on croyait que je délirais. Je revois +distinctement dans ma mémoire ces deux visages penchés, et beaucoup +plus nettement encore celui de mon père, qui me rendait +continuellement visite et à qui je ne connaissais pas cette expression +attentive, immobile, presque durcie qu'il montrait en suivant sur mon +corps le travail de la maladie. C'était son visage professionnel après +l'examen, il se détendait, car la paternité l'éclairait. + +Un jour, mon père amena un autre médecin, mais je compris très bien +que ce petit homme tremblait devant lui et répétait invariablement ce +qu'on lui disait. Avec une implacable logique, j'avertis mes fidèles +gardiennes: + +--Pourquoi déranger ce monsieur? Père en sait plus long que lui. Père +n'a besoin de personne. + +Je dus émettre à voix basse cet avis ou quelque chose d'approchant. +Aussitôt tante Dine d'approuver: + +--Cet enfant a raison. Il parle si bien qu'il est déjà guéri. + +Et elle répéta le propos à mon père, qui se tourmentait et qui sourit, +ce qui ne lui arrivait plus guère. + +--Oui, déclara-t-il, nous le sauverons. + +Je n'avais pas besoin de cette assurance. Je le sentais si fort que +cela me suffisait. Il ne prévoyait pas que ce mal même, dont il +triomphait par son art et sa volonté, serait plus tard l'origine du +drame familial où je m'écarterais de lui. + +On amenait dans ma chambre, successivement, ou deux par deux, mes +frères et soeurs munis de toutes sortes de recommandations: ne pas +rester longtemps, ne pas faire de bruit, ne pas toucher aux fioles, de +sorte qu'ils s'ennuyaient très vite. Chacun d'eux s'attribuait une +part de mérite dans ma guérison, que je devais aux prières d'Etienne +et de Mélanie, aux martiales exhortations de Bernard et à la gaieté +réconfortante de Louise. Quant aux deux petits, on les tenait +prudemment à l'écart, depuis que Jacques, répétant sans doute un +propos de l'office, avait crié en trépignant d'enthousiasme: + +--Fançois (car il prononçait difficilement les _r_), il est bientôt +mort. + +Grand-père ne parut pas à mon chevet. Peut-être ne s'était-il douté de +rien. Je crois plutôt qu'il avait une peur invincible de la maladie et +de ce qui peut la suivre. Préoccupé de sa santé, il tenait un compte +rigoureux de ses visites à la garde-robe et, avec cette parfaite +politesse dont il ne se départait point et qui contrastait avec son +mépris de la mode et de la toilette, il ne manquait pas d'informer la +maison entière de l'accueil qu'il y avait reçu. Quand il était +éconduit, il se lamentait, et tante Dine sortait d'une armoire, afin +de le réparer et frotter, un clysopompe vénérable, encore bon pour le +service. + +--Rien n'est plus important, déclarait-il devant nous en considérant +l'instrument d'un oeil satisfait. + +Ma convalescence fut un enchantement, non pour la nouveauté qu'elle +rend à notre vie et dont on ne peut goûter la saveur que si l'on s'est +cru menacé, mais parce qu'elle m'ouvrit véritablement le mystérieux +royaume des livres. Je n'ignorais ni la _Bibliothèque rose_, ni le +chanoine Schmid, ni les romans de Jules Verne, ni même les contes de +Perrault et d'Andersen, mais je n'y avais pas rencontré ce mouvement +du coeur qui, le soir, vous tient au lit réveillé dans l'attente et la +crainte d'on ne sait quoi d'agréable et d'un peu dangereux, tel que me +l'avaient donné les histoires stupéfiantes de tante Dine et surtout +les récits épiques de mon père. + +Pour ne pas me fatiguer, on commença par m'apporter des ouvrages +illustrés. Bernard me laissa feuilleter les albums d'Epinal qu'il +collectionnait pour les costumes militaires et qu'il ne prêtait pas +sans mérite. Je réclamai la Bible de Gustave Doré, dont on m'avait +montré une fois, par faveur spéciale, les gravures au salon sans me +permettre d'y toucher. On installa sur une table, en grande pompe, les +deux pesants volumes reliés en rouge et je passai de longues heures à +tourner les feuillets. Ma mère allait et venait dans la chambre, un +peu étonnée de ma sagesse, et même inquiète de mon silence. Elle +s'approchait et sans bruit regardait par-dessus mon épaule: + +--Tu ne te fatigues pas? + +--Oh! non. + +--Tu ne t'ennuies pas? + +--Oh! maman. + +--C'est beau? + +--Je ne sais pas. + +On ne sait pas ce qui est beau quand on est enfant. Ce qui est beau, +c'est d'avoir le coeur plein. Quel élan recevait d'un seul coup tout +mon être sensible! Les contours de la terre, sans cadre, ne m'avaient +pas frappé. Maintenant que, transcrits, ils tenaient sur un carré de +papier, voici que je les voyais, non seulement sur la page immobile, +mais en plein air, et vivants. La maison avec ses grosses pierres, le +jardin clos de murs, je les touchais, je les comprenais, je les +possédais, et d'ailleurs, ils m'appartenaient. Mais, au delà , +commençait l'univers dont le manque de limites m'avait rebuté, de +sorte que je ne lui attribuais pas de formes précises. Et ces formes, +elles étaient là , devant moi à travers la Bible ouverte je les +découvrais. + +A trente ans de distance, dans mes souvenirs qui n'ont pas besoin de +contrôle, je retrouve les images de Gustave Doré. Les pages se +tournent toutes seules, et mes chers fantômes apparaissent. Voici les +visions d'épouvante: le Léviathan qui soulève la mer, l'Ange +exterminateur qui détruit l'armée de Sennachérib, la rangée des +éléphants de Nicanor que Judas Macchabée va traverser, et la Mort de +l'Apocalypse sur son cheval pâle. Elles n'étaient pas mes préférées et +même, le soir, je les évitais. Mes préférées, c'étaient ces paysages +d'Orient reposés, apaisés, à peine estompés, comme si la lumière d'été +y soulevait des vapeurs, où croissaient des plantes étranges qui me +forçaient à leur comparer nos châtaigniers et nos chênes, où +passaient, dans le fond, des ombres de boeufs ou de chameaux, +lointaines comme ces bateaux que j'avais vus se profiler sur le lac +dans le brouillard. + +La naissance d'Eve me fut douce. Tandis que dort Adam parmi les fleurs +du paradis terrestre, elle surgit droite et nue, les cheveux dénoués. +Un de ses genoux, --regardez, j'en suis sûr, --infléchi à peine, est +caressé par le jour. Par elle, par cette clarté de son genou, j'ai +pressenti la perfection pure de la nudité bien avant d'en soupçonner +le désir. Abraham conduit son troupeau dans la terre de Chanaan, et +les dos des moutons pressés ondulent comme les vagues que j'avais pu +observer de la grève. Le berceau de Moïse dérive sur le Nil: la fille +de Pharaon est sortie de son palais qu'on aperçoit dans le soleil: +elle s'avance vers le fleuve; une de ses suivantes arrête la petite +nacelle. Rebecca, aux longs voiles blancs, appuie sa cruche à la +margelle du puits et cause avec Eliézer, vieillard respectable, mais +je ne la distingue pas de la Samaritaine qui a pris la même pose. Ruth +agenouillée glane les épis. Les grands cèdres du Liban, abattus, +gisent sur le sol que recouvrait leur ombre: ils attendent de servir +à la construction du temple de Jérusalem. L'ange de l'Annonciation +flotte dans l'air, comme une feuille qui tombe et que le vent +maintient. Jésus, chez Lazare, est assis au bord de la fenêtre où le +clair de lune se glisse entre des palmiers: Marie, couchée à ses +pieds, l'écoute; Marthe, debout, s'occupe aux soins du ménage. Images +d'où la paix coule ainsi qu'une eau limpide, et qui ne sont que la +transposition de scènes quotidiennes, presque pareilles à celles que +j'avais pu voir à la maison et à la campagne, tableaux de vies +obscures où Dieu passe. + +Un jour que je ne me souciais pas d'assister au retour de l'enfant +prodigue dans la maison paternelle, ma mère, qui aimait cette +parabole, me demanda la raison de ce dédain: + +--Et cette page, pourquoi ne la regardes-tu pas? + +Je fis le dégoûté. Elle me paraissait banale. Un père qui pardonne à +son fils, quoi d'étonnant? + +Athalie qui accroche ses mains désespérées à la paroi du temple, +tandis que les soldats accourent qui vont la massacrer, rappela son +couvent à ma mère. Elle avait elle-même pris part aux choeurs de cette +tragédie que Racine écrivit pour les jeunes Saint-Cyriennes et que, +par une heureuse tradition, représentaient jadis tous les pensionnats +de jeunes filles: les vers lui en revenaient en foule: + +Tout l'univers est plein de sa magnificence: Qu'on l'adore, ce Dieu! +qu'on l'invoque à jamais... + +Elle les récitait avec cette émotion qu'elle apportait aux choses +religieuses, et son accent me touchait plus directement que cet art +savant qui me dépassait. + +Un autre petit livre devait m'ouvrir à la poésie: c'était un livre de +ballades. Un chevalier ravissait dans une forêt, à Titania, reine des +elfes et des sylphes, la coupe du bonheur et l'emportait dans son +château au galop de son cheval. Une petite fille, au bord d'un +torrent, chantait la romance du nid de cygne caché parmi les roseaux +et rêvait d'un chevalier qui viendrait sur un cheval rouan. Le lord de +Burleigh épousait une bergère qui, dans le palais où il l'emmenait, +languissait et mourait du regret de son village et de sa chaumière. +Comme je partageais leurs désirs et leurs mélancolies! Leurs peines de +coeur me versaient un mal délicieux que je ne savais pas approfondir. +Cependant, je commençais à discerner que nous avons en nous-même une +source jaillissante de jouissances infiniment délicates. + +Mon père se méfiât-il de ces excitations comme de la musique de grand- +père? Il m'apporta de courtes et claires biographies de grands hommes. +Ce n'est jamais trop tôt pour se colleter avec elles. On prend +l'habitude de se comparer à des héros et l'on ne manque pas de se dire +: «J'ai le temps devant moi. Je veux, à leur âge, les avoir +enfoncés...» Peu à peu on recherche ceux dont les exploits furent +tardifs. J'avais lu, sur je ne sais plus lequel de ces personnages +exemplaires, qu'il était entré à l'école de l'adversité. Et cette +école, que j'imaginais pour le moins aussi difficile que Polytechnique +ou Saint-Cyr, à quoi se destinait mon frère Bernard, je brûlais de m'y +présenter. Je ne savais pas que c'est la seule qui n'exige aucun +examen, aucune démarche, surtout aucune recommandation. Je confiai mon +désir à ma mère. Elle sourit, ce qui me contraria, et m'assura que je +m'y présenterais en effet, niais qu'elle souhaitait que ce fût le plus +tard possible. + +Ces lectures se traduisaient chez moi par un état d'enthousiasme et de +gloire. Je n'eusse pas compris l'ironie. Dans ma famille, personne ne +s'en servait. Il n'y avait que le petit rire de grand~père. Mes +parents aimaient la gaieté, se plaisaient même au bruit que nous +faisions, mais ils ne se moquaient jamais. Ils prenaient la vie +sérieusement, comme une occasion de bien agir, et ils estimaient +qu'elle mérite les plus grands égards. A la première visite qu'il +daigna me faire après s'être assuré de ma guérison, grand-père, +feuilletant ma bibliothèque, laissa échapper des exclamations: + +--Oh! oh! la Bible et les Hommes illustres! Pauvre petit! Attends, +attends, je t'en apporterai, moi, des livres. + +Et il m'apporta, en effet, les _Scènes de la vie privée et publique +des animaux_ et les _Aventures de trois vieux marins_, tous deux ornés +d'illustrations. Ce dernier volume était dans un piteux état: +déficelées, les feuilles s'en allaient, et la fin manquait ainsi que +la couverture. Il devait être traduit de l'anglais et son humour me +déconcerta. Ces trois marins, échappés d'un naufrage, abordaient dans +une île déserte où ils étaient poursuivis par un tigre. Ils grimpaient +sur un arbre pour échapper à cette bête féroce, et on les voyait, sur +la gravure, agrippés au tronc, juchés les uns sur les autres, les +cheveux hérissés, les yeux hagards, les doigts de pieds crispés. Le +fauve bondissait pour les atteindre. On pouvait prévoir qu'avec un peu +d'entraînement il les atteindrait. Alors, dans une résolution +farouche, inspirée de la nécessité la plus impérieuse, les deux plus +haut perchés pesaient de tout leur poids sur celui du bas, afin de le +forcer à lâcher prise, espérant que cette proie suffirait à assouvir +la rage de l'assaillant. Et tout en s'alourdissant de leur mieux, ils +adressaient à leur malheureux compagnon des paroles funèbres et +touchantes: + +--Adieu, Jérémie (c'était son triste nom), nous irons consoler votre +pauvre père et votre fiancée... + +Mais Jérémie, comme Rachel, ne tenait pas aux consolations et se +raidissait pour ne pas lâcher prise. Accoutumé aux récits héroïques, +je me fâchai contre ces traîtres. + +Les _Scènes de la vie des animaux_ me parurent plus chargées de sens. +C'était un recueil bigarré, que toutes les bibliothèques d'autrefois +s'enorgueillissaient de contenir. Les vignettes de Grandville me +révélaient chez les hommes, où je n'avais vu jusqu'alors que l'image +de Dieu, les traces de l'animalité. Les animaux du livre étaient +costumés en hommes et en femmes, et leur ressemblaient. Je me +familiarisai vite avec ce procédé: les déguisements étaient si +naturels! Voici l'hirondelle en facteur, le chien en laquais, le lapin +en petit employé subalterne, et voilà le vautour en propriétaire, le +lion en vieux beau, le dindon en banquier, l'âne en académicien. Le +mille-pattes joue du piano et la demoiselle danse sur la corde pendant +que le criquet se fait une trompette de la corolle d'un liseron. Le +caméléon, député, monte à la tribune pour affirmer qu'il est heureux +et fier d'être comme toujours de l'avis de tout le monde. Le requin et +la scie revêtent des blouses de chirurgiens et déclarent honnêtement: +«Nous allons inciser les muscles, trancher les os, en un mot guérir +les malades.» Le loup, meurtrier d'une brebis, lit dans sa prison les +_Idylles_ de Mme Deshoulières, tandis que la célébrité lui vient sous +la forme d'une complainte que vendent les camelots et qui se chante +sur l'air de _Fualdès_: + +Écoutez, Canards et Pies, Geais, Dindons, Corbeaux et Freux, Le récit +d'un crime affreux Et bien digne des Harpies. L'auteur de cet attentat +Fut un loup peu délicat. + +L'ours se plaît dans la solitude familiale: on le voit qui chauffe +son dernier-né en le tenant par les pattes devant le feu; sa femme +étend du linge à sécher, et un jeune ourson, dans un coin, retrousse +sa petite chemise pour prendre une précaution avant de s'aller coucher +; cependant on sonne à la porte, et la légende explique: «Nous vivons +entre nous, nous détestons les importuns et les visites.» Un perroquet +qui agite les ailes sans réussir à voler représente l'illustre poète +Kacatogan. Et la merlette, avec la pie et la corneille, compose un +trio de femmes de lettres. J'ignorais ce que pouvait être une femme de +lettres, mais le merle blanc, qui est poète comme le perroquet, me +l'apprit dans ses mémoires: _Tandis que je composais mes poèmes, elle +barbouillait des rames de papier. Je lui récitais mes vers à haute +voix, et cela ne la gênait nullement pour écrire pendant ce temps-là . +Elle pondait ses romans avec une facilité presque égale à la mienne, +choisissant toujours les sujets les plus dramatiques: des parricides, +des rapts, des meurtres, et même jusqu'à des filouteries, ayant +toujours soin, en passant, d'attaquer le gouvernement et de prêcher +l'émancipation des Merlettes. En un mot, aucun effort ne coûtait à son +esprit, aucun tour de force à sa pudeur; il ne lui arrivait jamais de +rayer une ligne, ni de faire un plan avant de se mettre à l'oeuvre. +C'était le type de la Merlette lettrée_. + +Tante Dine aussi pondait ses histoires avec une facilité merveilleuse +: elle préférait les sujets terribles et volontiers attaquait le +gouvernement. Je la soupçonnais même de ne pas savoir, en commençant, +comment elle finirait et d'inventer au fur et à mesure la trame de ses +récits. Alors, pourquoi ne barbouillait-elle pas du papier? Le plus +simple était de le lui demander. + +--Tante Dine, êtes-vous une femme de lettres? + +Elle me pria de répéter deux fois ma question, comme si les femmes de +lettres appartenaient réellement au règne zoologique, dans la +catégorie des monstres. Après quoi, elle haussa les épaules et ne +daigna même pas me répondre directement: + +--Cet enfant est complètement fou. Les bouquins d'Auguste lui ont +détraqué la cervelle. + +Il fut question de me retirer les _Scènes de la vie des animaux_, dont +les caricatures parvinrent à rassurer et dérider mon père. L'incident +eut pour effet de m'attacher davantage au Merle blanc qui avait failli +être la cause de cette mise à l'index. Et je compris bientôt ce qui +séparait indubitablement tante Dine de la Merlette lettrée. Celle-ci, +d'un plumage immaculé, était toute peinte et enduite d'une couche de +farine qui lui donnait cet air de tomber du ciel. Le Merle blanc, qui +ne s'en doutait pas et croyait avoir découvert en elle un être unique +au monde, se méfiant d'un pot de colle dont il n'apercevait pas +l'usage, tenta une expérience qui fut désastreuse. Par le moyen de sa +poésie, il s'excita à la tendresse et versa d'abondantes larmes sur sa +compagne, ce qui fondit le badigeon, de sorte qu'il reconnut en elle +la plus banale des merlettes. Bien souvent j'avais pleuré dans les +bras de tante Dine: elle compatissait à mes maux sans rien perdre de +ses couleurs. Elle ne se servait ni de colle ni de farine non, +décidément, elle aurait beau imaginer les plus belles histoires, elle +ne serait jamais une femme de lettres. + +Une autre science me vint du Merle blanc. J'appris de lui à subir le +charme des mots pour eux-mêmes, indépendamment de ce qu'ils +signifient. Après sa déconvenue conjugale, il s'en allait dans une +forêt conter ses peines au Rossignol et il lui confiait cette plainte +: _J'ai coordonné des fadaises pendant que vous étiez dans les bois_. +Je n'en saisissais pas bien le sens à cause de la coordination des +fadaises qui m'échappait, et cependant j'aimais à me bercer de cette +phrase que je me répétais à moi-même à l'infini. La réponse du +Rossignol, plus chargée encore de mystère, me bouleversait: _Je suis +amoureux de la Rose_, soupirait-il, _Sadi, le Persan, en a parlé; je +m'égosille toute la nuit pour elle, mais elle dort et ne m'entend pas. +Son calice est fermé à l'heure qu'il est, elle y berce un vieux +Scarabée; et demain matin, quand je regagnerai mon lit, épuisé de +souffrance et de fatigue, c'est alors qu'elle s'épanouira pour qu'une +abeille lui mange le coeur_. Je ne me souciais ni du vieux Scarabée ni +de Sadi le Persan: le Rossignol épuisé et cette Rose au coeur dévore +me communiquaient, par la magie des syllabes, une sorte de +pressentiment lointain de la douleur amoureuse, où je trouvais de +vagues et ineffables mélancolies. + +Ces mélancolies étaient fort passagères. Bien plutôt j'empruntai à mes +nouveaux amis, les animaux, un art de la moquerie dont je tirais un +vif agrément. Je ne pouvais voir personne sans trouver son double +parmi les bêtes. Avec sa face plate et ses yeux ronds, Tem Bossette +devint une grenouille, celle-là même qui veut se faire aussi grosse +que le boeuf; Mimi Pachoux, au pas fugitif et aux promptes +disparitions, fut comparé à un rat, et le Pendu, qui semblait toujours +gêné dans l'exercice de ses bras, au kangourou, dont les membres +antérieurs sont très courts. + +Mon tour d'esprit choquait et même affligeait ma mère. Elle reçut, un +jour, en ma présence, une personne hors d'âge qui dirigeait un +ouvroir, fondait un orphelinat, bâtissait une école, en un mot +dirigeait dans la paroisse plus d'oeuvres qu'il n'y en avait. Elle +s'appelait Mlle Tapinois. Elle était longue et sèche, avec un nez +pointu, des épaules tombantes et un air gelé. Elle roucoulait à voix +basse sans interruption. Quand elle fut sortie, je montrai à ma mère, +sur mon livre, une vieille colombe en camisole de nuit, un bougeoir à +la patte: + +--Mlle Tapinois, dis-je triomphalement. + +Ma mère protesta contre mon inconvenante comparaison: + +--C'est une sainte fille, conclut-elle pour m'émouvoir. + +Mais je compris, sans en recevoir l'aveu, qu'elle avait apprécié la +ressemblance. + +Encouragé par le demi-succès que me valut Mlle Tapinois, je guettai +désormais les visites pour leur infliger le même traitement, et la +facilité de ce jeu me surprit. Je trouvai sans peine un gros rentier +pour l'éléphant, un triste conservateur des hypothèques pour le hibou, +un pianiste pour le mille-pattes. Un vieux noble au nez busqué me +rappela le faucon que les révolutions avaient ruiné. Ma collection, en +peu de temps, s'enrichit de l'ours, du caméléon et de plusieurs lapins +sortis de l'enregistrement ou des contributions. Mais le pays manquait +alors de muses départementales dignes d'être cataloguées parmi les +merlettes. On m'assure qu'elles foisonnent aujourd'hui. + +Grand-père, à qui je fis part de mes observations, m'approuva +entièrement: + +--Tu sais maintenant, m'assura-t-il, que les animaux et les hommes +sont frères. Mais les animaux valent mieux que nous. + +Cependant un secret instinct m'avertissait de ne pas consulter mes +parents à ce sujet. + +II + +LE DÉSIR + + + + + +Les beaux jours étaient revenus. Trois mois nous séparaient encore des +vacances. Mon père, d'accord avec le petit collègue craintif qu'il +avait à nouveau consulté pour appuyer son propre avis, déclara que je +ne retournerais pas au collège avant la rentrée d'octobre: + +--Cet enfant a besoin de grand air. Il faut, avant tout, lui refaire +une santé. + +Je fus peiné de cette décision qui m'atteignait dans mon amour-propre. +Mis en congé pendant tout le dernier trimestre, je ne pouvais plus +songer à obtenir des couronnes à la distribution des prix. Or, +l'émulation me stimulait, et la première place m'était agréable, de +quoi grand-père se moquait: + +--Ces classements ne signifient rien. Premier ou dernier, c'est tout +pareil. + +Le programme de vie que mon père me traçait était bien simple: des +promenades matin et soir, loin des microbes de la ville, dans la +campagne où l'on respire un vent frais que les poitrines humaines +n'ont pas contaminé. Ainsi je reprendrais des forces et de l'appétit. +Mais qui m'accompagnerait et me conduirait? Qui assumerait ce +préceptorat ambulant? Mon père, déjà retardé par ma longue maladie, +appartenait son absorbante profession. Ma mère, dont la présence était +constamment requise par toute la famille, et surtout par les plus +petits, ne quittait guère la maison que pour l'église. Tante Dine +manquait de jambes au dehors, ce qui ne l'empêchait pas de monter et +descendre les escaliers cent fois par jour, de la cuisine à la tour et +de la tour à la cuisine. Restait grand-père. Il se promenait déjà +matin et soir pour son propre compte que lui coûterait-il de m'emmener +avec lui? Les choses s'arrangeaient à merveille, et cette solution +s'imposait. Je compris cependant qu'elle rencontrait de vives +résistances; car j'entendis de contrebande que mes parents la +discutaient, sur ce ton calme et confiant qu'ils avaient accoutumé de +prendre pour régler, d'un commun accord, les questions qui nous +concernaient. + +--Je ne voudrais pas, disait mon père, qu'il le détournât de la +maison. + +--Oh! répondait-elle comme si l'on était coupable de s'arrêter à cette +pensée, il ne ferait pas cela. Tu ne le crois pas de ton père, n'est- +ce pas? Sans doute il a ses lubies, et ses idées ne sont pas souvent +les nôtres. C'est Dieu qui lui manque. Mais il est bon, il te sera +reconnaissant de ta confiance. Et nous ne pouvons pas nous adresser à +un étranger. + +--Je ne suis pas sans inquiétude, conclut mon père. + +Et, un peu plus tard, il reprit: + +--Je lui parlerai. C'est indispensable. + +Grand-père, quand on lui proposa cette mission dont j'étais l'objet, +l'accueillit sans enthousiasme et sans hostilité, avec une +indifférence qui me vexa: + +--Moi, je veux bien. Que je me promène seul ou avec quelqu'un, ça +m'est égal. (Naturellement!) Les enfants, il faut qu'ils vivent +dehors. Les études ne servent à rien. C'est comme les remèdes. + +Mon père dut avoir avec lui un entretien auquel je n'assistai pas, et +ce fut une affaire décidée. Comment se comporterait vis-à -vis de moi +ce nouveau compagnon? Il nous traitait, mes frères et soeurs et moi, +et jusqu'aux deux plus jeunes, en personnes raisonnables, seulement un +peu plus amusantes que les autres, et il attachait autant de +considération à nos paroles qu'à celles des adultes; mais nous avions +l'impression qu'il nous confondait les uns avec les autres et qu'il se +passait de nous volontiers, ce qui nous semblait injurieux. + +Pourquoi mon père avait-il avoué à ma mère qu'il n'était pas sans +inquiétude? Le matin de notre première sortie, je le revois sur le +seuil de la porte. Il m'inspecte, il m'enveloppe tout entier de son +regard, puis, d'un geste résolu, il me prend la main et la met dans +celle de grand-père avec une certaine solennité, convenable au roi +régnant, dont je fis la remarque: + +--Voici mon fils, ajouta-t-il. Je vous le confie. C'est l'avenir de la +maison. + +Grand-père reçut le précieux dépôt sans embarras et répliqua d'une +voix un peu bourrue, qui réduisait immédiatement l'incident à des +proportions familières: + +--Sois tranquille, Michel. On ne te le prendra pas. + +Entre les deux je souris. Comment grand-père m'aurait-il pris à mon +père? + +Les moindres détails de cette promenade me demeurent présents. Rien +n'est plus équitable: elle a tant d'importance dans ma vie. Après la +pluie, les paysages mouillés ont l'air de se rapprocher, et, par +toutes leurs gouttes d'eau, les plantes reflètent la clarté du soleil. +Mes yeux, lavés par la maladie, devaient ainsi rayonner. + +--Où irons-nous, grand-père? + +Je penchais pour la direction de la ville, où nous rencontrerions des +attractions de toutes sortes, boutiques, bazars, étalages, et beaucoup +de visages, de bruit, de mouvement. + +Nous commençâmes par nous heurter à la grille fermée dont nous avions +oublié d'emporter la clé. + +--Va la chercher, me dit-il. Mais pourquoi diable barricader cette +porte? + +C'était une des mille précautions de tante Dine, qui, la veille ou +l'avant-veille, avait aperçu de loin une roulotte et menait, dès lors, +autour de l'immeuble, une garde prudente. Je courus, un peu scandalisé +par cette réflexion. Ne fallait-il pas protéger la maison contre les +ennemis? Un royaume a des frontières dont il doit exiger le respect, +et n'était-ce pas assez des ténèbres qui, le soir, pénètrent partout +sans permission malgré les barrières? + +Enfin nous voilà partis, et tout de suite grand-père tourne le dos à +la ville: + +--Mon petit, je n'aime pas les villes. + +Adieu, boutiques et visages! Nous n'avions pas marché dix minutes, +qu'il imagine de quitter la grand'route où nous cheminions à l'aise, +bien gentiment, sans nous presser, pour prendre un sentier de traverse +qui s'en allait à l'aventure parmi les champs. + +--Vous vous trompez, grand-père. + +--Pas du tout. Mon petit, je déteste les routes. + +Ah! mais, il commençait de me surprendre beaucoup plus que lorsqu'il +descendait à la salle à manger avec son bonnet grec et sa robe de +chambre. J'avais toujours pensé que les routes étaient faites pour +qu'on s'en servit, et il les méprisait. Pourtant on ne pouvait pas +s'en passer quand on sortait. + +Le sentier à peine tracé que nous suivions nous obligea à nous +dédoubler. Je passai devant, en éclaireur. D'un côté, poussait du +froment déjà haut, et de l'autre, des avoines légères qui tremblaient +sur leurs minces tiges. Je connaissais, par l'enseignement du fermier, +les cultures de la terre. Avoine et blé se rejoignirent bientôt +fraternellement devant moi. + +--Grand-père, il n'y a plus de chemin. + +C'était à prévoir. Notre sentier se perdait. Grand-père, +tranquillement, me devança, parut s'orienter, huma le vent, écrasa +quelques graminées et parvint à une haie qu'il franchit avec une +aisance étonnante pour son âge. + +--Mon petit, me déclara-t-il en m'aidant à traverser à mon tour, j'ai +horreur des clôtures. + +Notre association commençait bien. Point de routes, point de +barrières. Nous entrâmes bientôt dans un bois de châtaigniers qui ne +ressemblait pas à l'assemblée de quatre ou cinq arbres dont +s'enorgueillissait notre enclos. C'était, sur nous, une voûte épaisse +que les troncs et le jet des branches supportaient comme des piliers +colossaux. Je vis grand-père se pencher et cueillir dans la mousse un +champignon pareil à une petite ombrelle blanche grande ouverte. + +--C'est, me dit-il, une espèce d'amanite. On la croit dangereuse quand +elle est comestible (pour me le prouver, il la goûta). Ce n'est pas +encore la saison. Je t'apprendrai à connaître tous ces cryptogames. Il +y en a très peu de mauvais. La nature est bonne et ne nous veut aucun +mal. Ce sont les hommes qui la gâtent. Je connais un curé qui vit de +bolets Satan et n'en est pas incommodé. + +Et il rit tout seul de son curé qui absorbait le diable sans +indigestion. + +Nous parvînmes enfin dans un espace découvert d'où l'on n'apercevait +aucune maison, et pas même des champs cultivés. Toute trace humaine en +était absente. Le bois nous séparait de la ville et du lac toujours +sillonné par quelques voiles. Nous étions adossés à une colline +rocheuse dont la pierre était à demi recouverte de bruyères et de +ronces. De la paroi tombait une mince cascade qui se changeait, à nos +pieds, en un ruisseau paisible et transparent. Nous foulions des +fougères et une herbe épaisse semée de toutes les fleurs du printemps. +L'eau donnait à cette végétation une puissance exubérante. Le bruit +monotone de la chute ne réussissait pas à rompre la solitude de ce +lieu âpre et doux ensemble, et si bien caché. On aurait pu s'y croire +à l'extrémité du monde ou à son origine. Je m'y sentais à la fois +heureux et abandonné. Certes, j'avais fait bien d'autres expéditions +avec mon père. Mais il nous menait sur des hauteurs qui commandaient +la plaine: il nous désignait par leurs noms les montagnes qui +servaient à l'horizon de limites, les villages que nous dominions, les +ports qui occupaient les deux rives. Il nous donnait l'impression +d'une terre habitée, et qui était belle et intéressante parce qu'elle +était habitée. Et voici que je découvrais l'attrait de la sauvagerie. + +--Commuent cela s'appelle-t-il? demandai-je à grand-père, afin de me +rassurer. + +--Et quoi donc? répondit-il sans comprendre. + +--L'endroit où nous sommes. + +Ma question l'étonna et me valut un petit rire assez désagréable: + +--Cela n'a pas de nom. + +--A qui est-ce? + +--Mais à personne. + +A personne! c'était bien étrange. De même que la maison avait toujours +dû nous appartenir, je pensais que la terre avait toujours été divisée +en propriétés. + +--A nous, si tu veux, reprit grand-père. + +Et son rire, son terrible petit rire commença de ruiner mes idées sur +la vie, mes croyances. Cela me faisait l'effet du coup de doigt que je +donnais quand je bâtissais des monuments avec mon jeu de +constructions. L'édifice montait, je touchais à peine une des colonnes +de base, et tout croulait. + +--Oh! à nous! protestai-je. + +On ne s'emparait pas, comme ça, du bien d'autrui, sous prétexte qu'on +ignorait le nom du propriétaire. + +Toutes les notions que j'avais reçues s'y opposaient. + +--Mais oui, petit nigaud, reprit-il. Chacun trouve son bien sur la +terre. Ce coin te plaît? il est à toi. Il est à toi comme le soleil +qui nous chauffe, l'air que nous respirons, la douceur de ces premiers +jours printaniers. + +Je n'étais pas convaincu. Des résistances confuses se levaient en moi, +frémissantes: je ne parvenais pas à leur donner une expression et je +dus me contenter de cette objection piteuse: + +--Oui, mais je n'y pourrais rien prendre. + +--Tu y prends ton plaisir, c'est le principal. + +Et, sûr de sa victoire, il l'acheva en invoquant le témoignage d'une +tierce personne. + +--Jean-Jacques, mieux que moi, t'expliquerait que la nature contient +le bonheur de l'homme. Jean-Jacques aurait aimé cette retraite. + +Il prononçait: _Jean-Jacques_, en arrondissant la bouche, +onctueusement et dévotement. Il en parlait comme tante Dine des saints +les plus notoires et les plus utiles, saint Christophe, par exemple, +qui protège contre les accidents, ou saint Antoine qui aide à +découvrir les objets perdus. Intrigué, je le questionnai sans retard: + +--Qui ça, Jean-Jacques? + +--Un ami: un ami que tu ne connais pas. + +Mais si, je connaissais ou je croyais connaître les amis de grand- +père. Il recevait peu de visites. C'étaient d'autres vieillards qui +paraissaient plus âgés, qui étaient tristes et qui l'ennuyaient très +vite. Il y en avait un qui s'asseyait sans un mot et demeurait ainsi +longtemps, immobile et muet. Un jour, grand-père l'oublia dans sa +chambre. A son retour, il le trouva à la même place, endormi. Il se +plaignait ouvertement de la venue de tous ces vieux, comme il les +appelait, dont aucun, j'en avais la certitude, ne répondait au nom de +Jean-Jacques. Au contraire il descendait volontiers au salon quand il +pensait y rencontrer des dames. + +L'heure nous pressant, nous retraversâmes le bois de châtaigniers, +mais pour sortir d'un autre côté, en trouant une seconde haie de +jeunes acacias. Je revis avec un plaisir manifeste des champs et des +maisons. + +--Tiens, voilà des propriétés! fit grand-père devant ces cultures. + +Et ses lèvres se chargèrent de mépris. Sans me déconcerter, je +réclamai une orientation: + +--Où est la nôtre? + +--Je n'en sais rien. Cherche là -bas, sur la gauche. Tu la verras bien +en rentrant. Moi, quand je me promène, c'est au hasard. On se retrouve +toujours. + +Quand nous rejoignîmes le grand chemin, je me serrai contre mon +nouveau précepteur, à cause d'un spectacle bizarre et inquiétant que +j'apercevais: + +--Grand-père, regardez la route. + +Au delà d'un talus, elle semblait venir à nous, d'un mouvement lent et +uniforme. Tout à l'heure, elle serait là . Grand-père mit ses mains en +abat-jour pour mieux circonscrire sa vue et il me donna l'explication +du phénomène: + +--Ce sont les moutons qui, au printemps, quittent la Provence pour +gagner les liants pâturages. On les conduit ainsi par petites étapes. +Rangeons-nous sur le bord, à l'abri de ce tas de cailloux, et nous les +verrons défiler. + +Ainsi averti, je séparai bientôt du chemin presque blanc le troupeau +d'un ton gris-jaune et brun qui composait une masse unique et +grouillante, continuée au-dessus de tous ces dos balancés +régulièrement par un mince nuage de poussière qui, de chaque côté, +débordait sur les champs. Instantanément je revis l'image de ma Bible +qui représentait Abraham s'en allant dans la terre de Chanaan. + +Au-devant marchait un berger enveloppé dans une grande cape qui avait +dû supporter le vent et la pluie bien des fois, car elle était de la +couleur verdâtre de ces toits de chaume sur lesquels de nombreux +hivers ont pesé. Malgré le soleil, il ne semblait pas gêné d'une si +ample couverture. Sans doute notre soleil n'était pas celui qu'il +avait quitté. Son chapeau rabattu noircissait d'ombre tout le haut du +visage dont ne ressortait nettement que la barbe qui était grise. +C'était déjà un vieil homme. Il avançait lentement avec un léger +dandinement de tout le corps. On aurait pu le confondre avec un +mendiant sans une involontaire majesté qui le recouvrait comme son +manteau, celle du capitaine qui dirige sa compagnie, celle du semeur +qui jette les grains. Il ne faisait pas plus vite un pas que l'autre. +Et le rythme de cette allure égale devait se transmettre jusqu'au bout +de la colonne. Il donnait l'impression que toute la campagne le +suivait, obéissait en cadence à la loi qu'il fixait, et les boeufs qui +tracent les sillons, et les faucheurs qui dévêtent les prairies, et le +matin et le soir dociles au retour, et même, la nuit, les étoiles qui +parcourent sans hâte une partie du ciel et que j'avais cru voir remuer +dans la lunette de grand-père. + +Il me parut si important que je le saluai, mais il ne me rendit pas +mon salut et ne daigna pas se détourner de sa tâche absorbante. Grand- +père commença une phrase: + +--Dites-moi, berger... + +Et il jugea inutile de l'achever à cause de tant de gravité qu'il +avait reconnue. + +Derrière l'homme qui avait un chien noir dans les jambes, venaient, en +triangle, trois bourriques pelées et efflanquées, chargées d'objets +qu'on ne voyait pas, car une bâche les cachait. Elles baissaient la +tête vers le sol, comme si elles voulaient le renifler ou le brouter. + +Ensuite, c'était le gros de l'armée, le peuple des moutons pressés les +uns contre les autres, par huit ou dix de front quand on pouvait les +compter: la plupart du temps, les rangs étaient incertains et soumis +à des flux et à des reflux. Toute cette laine oscillait comme si elle +appartenait à une bête unique, interminable et rampante, secouée de +frissons continuels. + +Je ne distinguai rien tout d'abord dans ce tas qu'un même mouvement +agitait. Puis, je remarquai les petites taches sombres que faisaient +les oreilles. Peu à peu, je m'habituai, et du groupe compact et +monotone quelques personnalités surgirent. Il y avait des béliers, +généralement plus hauts de taille, avec de longues cornes roulées et +des sonnailles pendues au cou par un collier de bois en forme de fer à +cheval. Il y avait des brebis d'une robe plus soignée que le commun, +blanches ou noires avec une certaine ostentation. Il y en avait aussi +de vagabondes, capricieuses comme des chèvres, qui auraient aimé à +sortir de la voie ordinaire, sans la vigilance des chiens qui +opéraient sur les flancs, chiens gris à longs poils, avec des yeux +luisants au fond d'une caverne de sourcils, attentifs et actifs, et +que rien ne pouvait distraire de leur travail de sergents. L'une +d'elles monta sur les pierres qui nous abritaient et fut imitée +aussitôt par quelques-unes de ses compagnes. Un des gardiens coupa +court à cette fantaisie et, gueule ouverte, les obligea à regagner +leur place. + +Il en passa, il en passa. Je crus que cela ne finirait plus, et +j'estimai leur nombre à plusieurs milliers. Peut-être, en réalité, en +passa-t-il bien trois ou quatre cents. Le flot se ralentit. Les rangs +se desserrèrent. Sept ou huit moutons débandés clôturèrent le défilé. +Et ce fut enfin l'arrière-garde, composée de quatre bourricots bâtés +et d'un second berger, moins auguste et solennel que le premier. Quand +celui-ci fut à notre hauteur, grand-père, enhardi, posa la question +que l'autre n'avait pas écoutée: + +--Eh! berger, comme ça, où allez-vous? + +C'était un homme jeune, souple, maigre et musclé, le couvre-chef en +arrière, le veston court, une ceinture rouge autour des reins, et qui +ne devait se soucier ni du chaud ni du froid. Il montrait en pleine +lumière sa figure bronzée. Pour se distraire, il sifflait et, en +sifflant, il souriait comme s'il s'amusait de sa musique, ou peut-être +le pli des lèvres lui donnait-il l'air de sourire. + +A la question de grand-père, il éclata de rire franchement; et dans +sa bouche les dents brillèrent, des dents comme j'en avais vu à des +loups ou à des fauves dans une ménagerie où l'on m'avait mené. Et, +avec simplicité, il répondit: + +--A la montagne. + +Quelle étrange résonance ont en nous certaines syllabes! Il aurait +désigné par son nom la montagne où son troupeau allait paître, que ce +renseignement ne m'aurait pas frappé. Tandis que son imprécision +inattendue me communiqua, par quel sortilège, la nostalgie de +l'altitude. Ce fut un choc inexpliqué et fulgurant. Du lieu désert et +sauvage dont je revenais avec grand-père je n'avais pas compris le +charme. Non seulement j'y fus initié instantanément, j'en élargis +encore l'isolement et la sauvagerie. Je sentis sur mon front un +souffle plus froid et plus rude, le vent des sommets que je ne +connaissais pas. Plus tard, des poèmes, des symphonies m'ont rendu +cette sensation imaginaire, mais en l'atténuant. Dans chaque +découverte qu'il fait, le coeur donne, comme un vierge, sa nouveauté. + +Avant le passage des moutons, je m'étais orienté tant bien que mal. La +maison, en contre-bas de la route, au bord de la ville, au-dessus du +lac, je l'avais fièrement dévisagée, malgré les arbres qui +l'entourent. Elle qui m'avait toujours paru si grande, vaste comme un +royaume, voici que je commençais de la trouver petite et mesquine, +parce que j'entendais chanter en moi ces trois mots: + +--A la montagne. + +Je devais, quelques années plus tard, approcher et escalader nos +montagnes, celles qu'assiègent les pins et les mélèzes et celles dont +les glaces sont l'unique végétation, celles que l'herbe tapisse et qui +sont douces comme une chair fleurie, celles qui sont tout en muscles +et en os comme des personnages de Michel-Ange, celles dont la +blancheur perfide ne sort de son immobilité qu'aux embrasements du +soleil couchant. Elles m'ont appris la patience, le calme et, peut- +être aussi, le mépris, bien qu'un des plus durs préceptes chrétiens +nous oblige à ne mépriser personne. Là , j'ai rencontré et goûté tour à +tour la guerre et la paix, la lutte et la sérénité, l'enivrement de la +solitude et la gloire de la conquête dans l'aveuglante splendeur des +neiges. Elles ne m'ont rien donné qui ne fût contenu en germe dans la +réponse du pâtre... + +A l'arrivée, quand nous ouvrîmes le portail, Tem Bossette et ses deux +acolytes piochaient, le nez penché vers la terre. L'un d'eux nous +ayant signalés, ils se reposèrent d'un commun accord. Notre complicité +leur était acquise. + +Tante Dine me félicita de mes joues rouges, ma mère remercia grand- +père de ses attentions. Mon père me demanda: + +--Es-tu content? + +Et sur mon affirmation, il se réjouit. Personne ne soupçonnait, et +moi-même pas davantage, que ce petit garçon, jusqu'alors comblé et qui +n'imaginait rien au delà de la maison, rapportait de sa promenade le +désir. + +III + +LA DÉCOUVERTE DE LA TERRE + + + + + +Cette période de ma vie est toute lumineuse dans mon souvenir. Il +semble plus tard que le soleil se soit un peu usé. Je me promenais +matin et soir avec grand-père, j'affermissais mes rapports avec la +nature et j'inaugurais un costume neuf. C'était le premier; +jusqu'alors, je portais ceux de mes frères aînés, qu'on rafistolait +pour moi. Une couturière ajustait et raccommodait sur place les +vêtements que l'on me destinait. Elle était laide à souhait et +recommandée par Mlle Tapinois qui pensait l'avoir formée à son +ouvroir. Pendant ma maladie, j'avais grandi excessivement. Quelle ne +fut donc pas ma surprise quand je fus informé qu'un tailleur, un vrai +tailleur, viendrait prendre mes mesures, les miennes et non pas celles +d'Etienne ou de Bernard! Ce tailleur se nommait Plumeau. Tout en +hauteur comme un piquet, il flottait dans une immense redingote. +Voulut-il, comme Dieu lorsqu'il créa l'homme, me faire à son image et +à sa ressemblance? Il me composa un complet vert olive qui accentuait +ma maigreur et pour lequel il n'avait rien négligé. Le veston, +rivalisant avec un pardessus, descendait jusqu'aux genoux, l'étoffe +défiait le temps par sa solidité. J'en avais, de toute évidence, pour +m'habiller jusqu'au baccalauréat. J'eus l'impression qu'on +m'avantageait trop et ma coquetterie regimba. Toute ma famille avait +été réunie pour me contempler et ratifier la livraison. On me +contraignait à me tourner et à me retourner comme un cheval sur le +marché, et je montrais une figure hostile, presque aussi longue que +mon veston. + +--Ça ira, déclara mon père. + +Ça irait? Oui, dans deux ou trois ans, quand j'aurais beaucoup grandi +encore. Ma mère n'osait pas trop donner son approbation. Mes frères se +contenaient, mais je devinais qu'ils étouffaient une envie de rire, ce +dont Louise ne se privait pas. Tante Dine sauva la situation qui se +gâtait. Elle arriva en retard, car elle ravaudait dans la chambre de +la tour quand on lui avait signalé le débarquement de M. Plumeau. On +l'entendit dans l'escalier avant de la voir. L'espoir, déjà , revint. +Et ce fut l'entrée de troupes fraîches sur le champ de bataille. Elle +décida du sort de la journée. + +A peine m'eut-elle découvert dans le vêtement où je me perdais, +qu'elle s'écria: + +--C'est admirable, François. Je ne vous le tairai pas plus longtemps: +je n'ai jamais vu personne aussi bien habillé. + +Chacun respira et je fus réconforté. Je le fus même tant et si bien +que, ne voulant plus me séparer du fameux costume, je le revêtis pour +ma prochaine promenade. Grand-père n'y prêta aucune attention. Mais je +fus rejoint à la grille par tante Dine, essoufflée: + +--Mauvais garnement, me dit-elle, sortir avec un habit de cérémonie! + +Pour un peu, elle m'eût déshabillé dans la rue de ses propres mains. +Je dus rentrer sous sa garde pour échanger ma livrée contre une +défroque moins reluisante, et cette promenade-là fut gâtée. Mais les +suivantes me dédommagèrent. Ce fut la forêt et ce fut le lac. + +Cette forêt faisait partie, avec des vignes et des fermes, d'un +domaine historique, dont le château, à demi croulant, avait subi des +sièges, reçu de grands personnages de guerre ou d'Eglise, et n'était +plus habitable. Le tout appartenait à un colonel de cavalerie en +retraite, fils d'un baron de l'Empire, qui n'avait pas de quoi +l'entretenir décemment et le laissait péricliter: il vivait seul et +montait du matin au soir l'un ou l'autre de ses vieux chevaux sans +sortir de ses propriétés. Nous y pénétrâmes, grand-père et moi, bien +qu'elles fussent closes de murs, par des brèches que nous avions +repérées. + +Il m'entraînait sous les arbres, m'apprenait à ne pas confondre leurs +essences, et m'invitait à m'asseoir à leur ombre, mais sur la mousse +et non sur les bancs fallacieux que nous apercevions de loin en loin, +et dont les planches, travaillées par l'humidité, étaient pourries. +L'herbe poussait dans les allées. Pareilles à des voûtes sous les +branches, ces allées conduisaient le regard à des portes de lumière +qui, d'un côté, paraissaient bleues à cause de l'eau qui s'y +encadrait. On était au mois de juin. Mille nuances de vert +s'enchevêtraient, se mariaient autour de nous, depuis le vert clair du +gui parasite jusqu'au vert presque noir du lierre qui grimpait aux +chênes. Toutes les gammes du printemps chantaient. Et il y avait +encore, sous bois, des amas de feuilles rousses, vestiges de la saison +précédente. + +J'éprouvais une vague peur à nous sentir seuls tous les deux parmi une +assemblée si imposante et silencieuse, et je voulus parler afin de +rendre plus réelle notre présence. + +--Tais-toi, me dit grand-père, tais-toi et écoute. + +Ecouter quoi? Et voici que peu à peu je perçus une multitude de +rumeurs. Nous n'étions plus seuls, comme je l'avais cru: +d'innombrables êtres vivants nous environnaient. + +A de grandes distances, deux pinsons se répondaient régulièrement. Le +plus éloigné reprenait en sourdine le couplet que l'autre lançait à +plein gosier. D'arbre en arbre, celui-ci se rapprocha de nous. Je le +vis, et mon oeil rencontra le sien, tout petit et tout rond. Comme je +ne bougeais pas, il resta. Mais que pouvaient être ces coups sourds et +répétés? Les piverts aiguisaient leur bec contre les troncs. De +longues bandes de clarté se glissaient çà et là , à travers les +intervalles des branches, jusqu'au sol: dans leur rayonnement où le +découpage des feuilles s'accusait, des toiles d'araignées se +balançaient, dont je distinguais les moindres fils, et des guêpes +bourdonnaient en dansant. Je finissais par entendre remuer l'herbe. +C'était le travail secret de la terre sous l'action de la chaleur. Je +découvrais une vie que je n'avais pas soupçonnée. + +--Grand-père, quel est ce cri? demandai-je à voix basse. + +--Ce doit être un lièvre. Cachons-nous et peut-être, si tu es sage, ne +tarderons-nous pas à le voir. + +Sur ce dialogue, nous nous coulâmes tous les deux derrière un buisson. +Je ne connaissais les lièvres que pour en avoir mangé en de rares et +fastueuses occasions, bien que tante Dine déplorât qu'on donnât du +civet aux enfants, à cause des serviettes et des joues maculées. De +nouveau le cri retentit, et cette fois plus près de nous. + +--Il appelle sa hase, m'expliqua grand-père. + +--Sa hase? + +--Oui, sa femme. Tais-toi. + +C'était un doux appel, langoureux et tendre infiniment. De très loin +nous parvint un appel semblable, à peine distinct. D'un bout à l'autre +du bois, le duo s'engageait. Et je pressentais que les bêtes, comme +les hommes, désirent de se voir et de se parler. Tout à coup, là , +devant moi, traversant l'allée, je vis deux longues oreilles et une +petite boule de corps brun qui semblait vouloir passer par-dessus. Sur +la lisière le lièvre s'arrêta, attendit la voix lointaine qui le +guidait, poussa de nouveau sa plainte déchirante et se perdit dans les +taillis voisins. Il courait rejoindre sa compagne, mais j'avais eu le +temps de le bien examiner. + +Une autre fois, ce fut un renard. De son museau pointu il dut nous +flairer, car il s'enfuit la queue dans les jambes, à toute allure. +Instruit par les fables de La Fontaine et par les _Scènes de la vie +des animaux_, je prévins grand-père que c'était une ruse et qu'il +serait prudent de déguerpir. + +--Tu es stupide, assura-t-il. Le renard est inoffensif. + +De quoi je fus un peu scandalisé. Mais nos promenades ne jouissaient +pas toujours d'un tel calme. De notre coin préféré, il nous arriva +d'entendre, comme une pluie d'orage, le galop d'un cheval, et nous +venions à peine de nous dissimuler savamment derrière le tronc d'un +fayard, que le colonel débucha sur sa monture. Il avait le nez court, +une moustache rude, des joues creuses. Il se tenait le buste droit, le +genou saillant, et ses yeux ne regardaient rien. Au passage, il me fit +l'effet d'un terrible homme. Grand-père s'empressa de me rassurer: + +--C'est une vieille bête, me dit-il, et son carcan ne sait plus +trotter. + +L'un et l'autre, je l'ai su depuis, s'étaient battus à Reichsoffen. + +Mais, dans une circonstance plus grave, grand-père donna le signal de +la déroute. Je le vis tendre l'oreille à la manière du lièvre, puis se +lever en hâte de l'herbe où nous étions assis: + +--Des chiens, murmura-t-il effrayé. Allons-nous-en. + +Nous gagnâmes le mur aussi vite que nous le permettaient ses jambes +vieillies et mes jambes trop neuves. Déjà les chiens se ruaient sur +nous, aboyant et menaçant, lorsque grand-père, qui m'avait poussé +devant lui, terminait son escalade. Cette alerte l'avait exaspéré, et +notre sécurité ne l'apaisa nullement: + +--Voilà bien les propriétaires! déblatérait-il. Ils nous feraient +dévorer par leurs molosses. + +Et tant de férocité lui fournissant une occasion d'enseigner, il se +tourna vers moi. + +--Vois-tu, mon petit les hommes deviennent méchants dans les villes. +Ils sont comme les pommes qui pourrissent quand on les entasse. Et ne +faut-il pas qu'à leur tour ils pervertissent les animaux! + +A la vérité, j'aurais pu soulever deux objections l'isolement du +domaine et la malfaisance naturelle des bêtes. Il ne me prêta que la +seconde et l'écrasa sans désemparer: + +--Tu as vu le pinson et le lièvre, et même le renard. A l'état de +nature, ils sont incapables de nuire. Apprivoisées, les bêtes sont +toutes dangereuses, tôt ou tard, et perfides, féroces et fausses. Eh +bien! pour les hommes, c'est tout pareil. Libres, ils sont bons et +généreux. Abrutis par la discipline, comme ce vieux militaire, ils +deviennent effroyables. + +Jamais encore il n'avait prononcé un si long discours, ni si +mystérieux pour moi. L'émotion de la poursuite le portait sans doute à +oublier pour la première fois, de façon directe, la promesse que mon +père avait exigée. Je m'étonnai de son éloquence à quoi rien ne +m'avait préparé, et j'en tirai aussitôt des conclusions pratiques. On +m'avait élevé à croire au bienfait de l'autorité: celle des parents, +celle des professeurs du collège. Et voilà que, pour être bon, il ne +fallait obéir à personne. + +Cette aventure nous dégoûta de _notre_ forêt, et nous fréquentâmes des +bois plus modestes et moins troublés, de préférence situés sur les +fonds communaux, ce qui réjouissait grand-père dans sa haine des +propriétés privées. La propriété, pour lui, était un grand obstacle au +bonheur des hommes, mais j'hésitais à me ranger à cet avis; j'aimais +assez à posséder, de quoi il se moquait. + +Ainsi qu'il s'y était engagé lors de ma première promenade, il me +communiqua sa science des champignons. Le bolet charnu, au pied +rebondi, au dôme couleur de la châtaigne un peu avant sa maturité, +l'oronge pareille à un oeuf dont on vient de briser la coquille, la +jaune chanterelle en forme de corolle, obtenaient ses faveurs. Il en +goûtait bien d'autres espèces qu'il déclarait volontiers inoffensives. +Je le vis mordre, comme le curé dont il m'avait conté l'histoire, dans +un de ces bolets Satan qui deviennent bleus quand on les coupe et dont +l'entaille prend aussitôt l'apparence d'une affreuse plaie. Dressé par +les craintes contagieuses de tante Dine, j'étais persuadé que ses +lèvres ne tarderaient pas, elles aussi, à bleuir. Je le regardai avec +terreur et curiosité, pour suivre les fâcheux symptômes. Mais il +digéra son poison à merveille: + +--Tu vois, me dit-il, triomphant, ce brave homme de curé, pour une +fois, avait raison. La nature est une mère pour nous. + +Fort de cette expérience, je cueillis aux buissons des baies rouges +qui étaient fort plaisantes à l'oeil, et j'eus de fortes coliques. +Grand-père devait être un peu sorcier. Quand nous rapportions de notre +chasse un plein mouchoir de ces cryptogames, tante Dine, méfiante, ne +manquait pas de s'écrier: + +--Encore ces horreurs! + +Elle les triait avec soin et ne conservait que les notoirement +comestibles, qu'elle excellait à faire sauter au beurre ou à préparer, +en hors-d'oeuvre, au court-bouillon, relevés d'un filet de vinaigre. +Ainsi accommodés, les petits bolets, frais, blancs et craquants, +embaumaient la bouche. Maintenant que j'en ramassais, je m'étais mis à +en manger. + +De mes injurieuses baies je me rattrapai sur les airelles et les +fraises que je cueillais parmi la mousse. J'aimais à les brouter dans +la main pleine, comme les chèvres font du sel qu'on leur présente. Il +est vrai qu'on m'avait défendu les crudités: la notion du devoir +commençait de s'altérer en moi, et je préférais m'en tenir à la nature +maternelle que vantait mon grand-père et qu'il suffit d'invoquer pour +être servi à souhait. Grand-père la célébrait sans cesse. Il lui +adressait des litanies de louanges. Cependant il se moquait du +chapelet que récitait tante Dine et ma mère. Et il profitait de toutes +les occasions pour me prêcher l'aversion des villes et la douceur des +champs. Les cités, comme il disait, regorgeaient de gens féroces et +cupides qui s'entre-tuaient pour une pièce de monnaie, tandis qu'au +village tout le monde vivait heureux et paisible, et l'on s'aidait les +uns les autres d'un coeur fraternel. + +Un jour, nous fûmes invités par un paysan qui nous offrit sa tonnelle +à demi défoncée pour y manger un de ces fromages blancs qu'on arrose +avec la crème du lait. Un bol de fraises des bois accompagnait ce mets +frugal et innocent. Nous en fîmes un mélange si savoureux que je fus +incliné à croire aveuglément désormais au bonheur universel, pourvu, +toutefois, que l'on consentit à abandonner les cités infectées de +pestes et de lèpres. A la campagne, tous les hommes étaient bons, +obligeants et libres par surcroît. Nous n'avions plus d'ennemis. Les +_ils_ de tante Dine n'existaient que dans son imagination de vieille +femme. Elle avait des idées étroites, elle ne s'élevait pas, comme +grand-père, au-dessus des petits détails quotidiens. J'étais +pacifique, j'étais béat, j'étais désarmé. Et je connaissais la fleur +des plaisirs champêtres, dont je n'ai jamais perdu le goût. + +--Bourrez-vous, nous persuada notre hôte familièrement. Le docteur m'a +guéri d'un chaud et froid. + +Nous devions à mon père cet accueil, mais nos préférions le supposer +habituel, pour la vérification de nos théories. M'étant trop bourré en +effet, j'eus, au retour, une indigestion, que grand-père aggrava par +sa mauvaise humeur. + +--Tu n'iras pas t'en vanter, me dit-il, quand je fus débarrassé. + +Je compris ce que signifiait le conseil et résolus de garder +prudemment un silence qui protégeait la fantaisie de nos excursions à +venir. Nous rentrâmes en retard: l'inexactitude me paraissait d'une +désinvolture élégante. Pourquoi dîner à une heure plutôt qu'à un autre +? Et même on peut ne pas dîner du tout, si l'on s'est rempli l'estomac +de crème et de fromage blanc. Grand-père expliqua d'où nous venions et +vanta en termes parfaits l'hospitalité paysanne. + +--Ah! s'écria mon père, vous êtes tombés chez cette fripouille de +Barbeau. Je crois bien que je l'ai tiré de la mort. Il vit surtout de +braconnage et de contrebande, et il me doit encore sa note. J'aime +autant qu'il ne me la paie pas. La couleur de son argent n'est pas +nette. + +J'estimai qu'il traitait bien sévèrement un homme si poli et si +généreux. Nous retournâmes chez Barbeau, et nous y fûmes reçus par sa +femme. C'était une vieille, noueuse et grise, aux yeux chassieux, qui +ne trouva à nous offrir qu'une méchante croûte de gruyère, de quoi +nous fûmes dépités. Elle se tut sur les occupations de son mari, mais, +pour parler des belles places de ses fils, elle arrondit la bouche en +cul de poule avant de nous en faire confidence. L'aîné était facteur à +la ville, le second employé à la gare, et quant au troisième, oh! oh ! +il gagnait des mille et des cents: + +--Garçon d'hôtel à Paris, monsieur Rambert, garçon d'hôtel meublé. Il +nous envoie de l'argent. + +--Vilain métier, observa grand-père. + +--Il n'y a pas de vilain métier, affirma la vieille. Le tout est de +ramasser de la monnaie. + +--Et comme ça, il ne vous en reste point? + +--Bien sûr que non qu'il n'en reste point! Pour manger des châtaignes +et boire du cidre, y a plus personne, monsieur Rambert. La terre, +voyez-vous, je crache dessus. + +Et la mégère, en effet, cracha sur le blé déjà haut et d'un vert +décoloré prêt à se muer en or, qui touchait à sa masure. On eût dit +qu'elle maudissait toute la campagne avoisinante. + +Je ne pensais pas que ces épis, c'était la farine qu'on bénit avant de +la pétrir, le pain dont mon père n'entamait pas une miche sans y +tracer le signe de la croix. Je vis là surtout une geste malpropre, et +du coup je laissai ma part de fromage que je rongeais sans plaisir. + +--Allons-nous-en, me dit grand-père brusquement. + +Le discours de la mère Barbeau le contrariait. Du moins, je n'eus pas +mal au coeur cette fois-là . + +A la suite de cette conversation, il abandonna pendant quelque temps +la vie agricole et consentit à me conduire vers le lac que nous +n'avions pas encore exploré. Il m'y conduisit sans enthousiasme. + +--C'est une eau fermée, prononça-t-il avec mépris. + +Il y avait donc des eaux ouvertes? Sans doute: il y avait la mer. Ce +mot, jusqu'alors, ne m'avait pas frappé et je ne lui attribuais aucun +sens. Lorsque la brume recouvrait la rive opposée, le lac semblait ne +plus finir, et j'avais entendu dire autour de moi: c'est la mer. Je +n'y avais pas pris garde. La dédaigneuse définition de grand-père me +fit imaginer par contraste une immensité libre. Plus tard, quand j'ai +vu enfin la mer, --c'était à Dieppe, du haut des falaises, --je n'ai +pas eu de surprise: ce n'était qu'une eau ouverte. + +--Veux-tu naviguer? me proposa grand-père un jour. + +Si je le voulais! Je le désirais d'autant plus que cette expédition +représentait en quelque sorte pour moi la vie individuelle substituée +à la vie de famille. Mes parents m'avaient interdit les promenades en +bateau à la suite de la chute qui avait provoqué ma pleurésie. Ils +craignaient à la fois l'humidité et ma maladresse. J'étais, une fois +de plus, _l'enfant blond qui s'esquiva des bras de sa mère_. La +_demoiselle aux ailes d'or_ qui m'entraînait, c'était déjà mon bon +plaisir. + +Nous prîmes un canot et sortîmes du port. Grand-père, qui se servait +des rames avec irrégularité, ce qui ne me rassurait guère, ne tarda +pas à les lâcher et nous laissa dériver. + +--Où allons-nous? demandai-je un peu inquiet. + +--Je n'en sais rien. + +L'incertitude ajoutait au mystère de l'eau. Je m'amusai à tremper mes +mains en me penchant sur le rebord. La caresse froide que je recevais +et le petit danger que je courais ou pensais courir me causaient une +sensation mélangée, mais très excitante. + +Que pouvaient signifier ces brefs éclairs d'argent qui s'allumaient à +la surface pour s'éteindre aussitôt? Autour de leur étincelle morte un +cercle naissait, qui s'élargissait en finissait par se perdre. +C'étaient les poissons qui venaient respirer. L'un d'eux, plus +rapproché, montra sa petite bouche et les écailles luisantes de sa +tête. Je prenais contact avec un monde nouveau, le monde sous-marin. + +Quand il soufflait un peu de vent, grand-père me faisait asseoir au +fond du bateau, sur les planches qui étaient bien un peu mouillées. De +là , comme je n'étais pas haut, je n'apercevais plus guère que le ciel. +Je découvrais mieux sa coupole et la vibration continue de l'éther aux +beaux jours. Immobile, tandis que grand-père rêvait, j'étais heureux. +Je m'habituais à être heureux excessivement, sans savoir pourquoi, +comme si l'existence n'avait pas de limites et pas de but. + +Grand-père se liait aussi avec des pêcheurs qui posaient leurs filets. + +--Ce sont de braves gens, m'assurait-il. Le lac, c'est comme la +campagne. En retirant l'homme des cités, ça le rapproche de l'heureux +état de nature. + +Par eux, nous connûmes les moeurs de la truite, de la perche, du +vorace brochet et de l'ombre-chevalier dont la chair est savoureuse à +l'égal de la chair rose du saumon. + +--Eh! eh! lui confia l'un de ces braves gens avec allégresse, tout mon +ombre est retenu par l'hôtel Bellevue. On y bamboche le jour et la +nuit. Parlez-moi de ces clients-là . + +Ainsi j'étais initié à la vie de la terre et de l'eau. Grand-père +commençait de s'intéresser à mes progrès dans l'amitié de la nature. +Il tenait un disciple qu'il n'avait point cherché. Le premier, +maintenant, je tournais le dos à la ville, franchissais les barrières, +traversais les champs, sans aucun soin des cultures. Il me traitait en +héritier, en infant digne d'être un de ces rois fainéants qui +possèdent le monde. Et comme nous avions gravi péniblement, sous la +chaleur de juillet, un monticule d'où l'on dominait la plaine, et la +forêt et le lac, il se mit à rire du bon tour qu'il préparait: + +--Tu sais, mon petit, on croit que je n'ai rien, et que je suis tout +pareil aux claque-patins qui se tortillent sur les routes avec un +baluchon dans le dos. Quelle plaisanterie! Il n'y a pas de +propriétaire plus riche que moi, entends-tu. + +Ce langage ne m'étonnait pas. J'avais perdu la notion du tien et du +mien qui sépare la richesse de la pauvreté. + +--Cette eau, ces bois, ces prés, continuait-il, tout cela est à moi. +Je ne m'en occupe jamais, et c'est à moi tout de même. + +Et, pour m'investir, me couronnant la tête de sa main, il acheva: + +--C'est à moi, et je te le donne. + +Ce fut un sacre gai et sans cérémonie. Tous les deux nous nous +amusions de cette idée. Malgré nos rires, cependant, j'avais +l'impression très nette que le monde m'appartenait en effet. D'un +petit destin borné je ne voulais plus. + +Comme nous redescendions de notre belvédère, nous croisâmes sur le +chemin une jeune femme qui habitait une villa du voisinage. Elle +portait une robe blanche, qui laissait nus les avant-bras et le cou, +et sur la tête un chapeau orné de cerises rouges. Son ombrelle un peu +penchée en arrière servait d'auréole ou de fond au visage qui était +délicat et uni comme ces fleurs de magnolia dont j'aimais au jardin la +nuance, l'odeur et la forme d'oiseaux blancs aux ailes déployées. +Cependant je ne l'eusse pas remarquée, si grand-père ne s'était +arrêté, cloué par l'admiration, et n'avait dit tout haut: + +--Oh! ce qu'elle est belle! + +Le visage clair s'empourpra. Mais la jeune femme sourit à cet hommage +trop direct. Je la regardais alors, et tellement que je n'ai rien +oublié de cette vision, pas même les cerises. Je faisais d'ailleurs +mes réserves: elle me paraissait déjà âgée, peut-être trente ans. +C'est un âge avancé aux yeux impitoyables d'un enfant. A cause de son +teint de fleur, je pensais à l'aveu du Rossignol dont m'était venue, +un jour que je lisais les _Scènes de la vie des animaux_, tant +d'instable mélancolie: _Je suis amoureux de la Rose... Je m'égosille +toute la nuit pour elle, mais elle dort et ne m'entend pas_. Et pour +la première fois j'associai, non sans un secret pressentiment, une +femme inconnue à l'amour plus inconnu encore. + +A la suite de cette rencontre, grand-père m'emmena sur un coteau boisé +où nous n'étions jamais allés, et qu'il m'avait représenté comme dénué +d'agrément lorsque j'y voyais un but de promenade. Il fallait +traverser une rivière avant d'en atteindre la base. Pendant la marche, +il s'absorba en lui-même et ne m'adressa pas la parole. Au sommet, il +s'orienta et se dirigea tout droit vers un pavillon à l'écart, proche +une maison de ferme et dissimulé dans une clairière. + +--C'est là , dit-il. + +Je comprenais qu'il ne s'adressait pas à moi. Ce pavillon à un étage +me parut dans un piteux état. Le toit manquait d'ardoise, une galerie +circulaire pourrissait. On avait dû l'abandonner depuis longtemps. +Grand-père se réjouit de cet aspect délabré et inhabitable, ce qui +m'eût davantage étonné s'il ne m'avait pas accoutumé à ses +bizarreries. + +--Tant mieux, murmura-t-il: il n'y a personne. + +Et, revenant vers la ferme, il avisa un vieillard qui se chauffait au +soleil, sur un banc, et qui puisait avec une cuiller de bois dans un +pot de soupe. Il engagea avec lui une interminable conversation qui +m'ennuya et qui aboutit à un petit interrogatoire sur le pavillon. + +--C'est bon à brûler, déclara le paysan. + +--Autrefois, insinua grand-père, il y avait du monde. + +--Autrefois, il y a bien des années. + +Grand père eut l'air d'hésiter à continuer l'entretien, puis il reprit +: + +--Oui, il y a bien des années. Mais vous et moi, nous ne sommes pas de +ce matin. Et dites-moi, vous ne vous souvenez pas d'une dame? + +Je songeai aussitôt à la dame en blanc au chapeau de cerises et je +l'évoquai dans cette clairière à la porte du pavillon. Déjà mon +imagination travaillait sur un nouveau thème. + +--Oh! moi, fit le vieux avant d'avaler la cuillerée qu'il tenait à la +main, les femmes, je m'en f... + +Les yeux de grand-père s'injectèrent de fureur, et je crus qu'il +allait bousculer le bonhomme et son pot. Il leva la séance incontinent +sans un mot de plus. Mais, en s'en allant, il me prit à témoin de la +grâce du lieu: + +--Tout de même, ici, comme c'est doux et sauvage! Les arbres n'ont pas +changé. Il n'y a qu'eux. + +Je n'ai jamais su l'aventure du pavillon. Mais, un jour que nous +passions devant le château branlant du colonel, un autre souvenir, +moins direct sans doute, lui revint à la mémoire, et, sans +préparation, il me raconta: + +--On l'appelait la belle Alix. + +--Qui ça, grand-père? + +--Elle a demeuré là . C'était sous l'Empire. + +--Vous l'avez vue, grand-père? + +--Oh! moi, non. C'est trop ancien. Je parle de l'Empereur premier. +Ceux qui l'ont vue, c'étaient des vieux quand j'étais jeune. Ceux qui +l'ont vue, rien qu'à dire son nom, éclataient d'orgueil. + +Et ces brèves évocations disposaient pour moi un beau voile romanesque +sur nos promenades qui étaient _arrivées_ comme des histoires. + +Il ne s'étendit jamais sur l'une ou sur l'autre, comme je m'y +attendais. Il ne supposait pas que je guettais ces moindres paroles-là +pour en exagérer l'importance. Sauf la dame blanche au chapeau de +cerises, qui ressemblait peut-être, qui ressemblait sans doute à +quelque lointaine image de son passé, il saluait les femmes le plus +honnêtement du monde et ne se permettait sur elles aucune réflexion. +Quand je lus, quelques années plus tard, un soir de collège, le fameux +passage de _l'Iliade_ sur les vieillards troyens disposés à pardonner +à Hélène à cause de sa beauté, semblable à celle des déesses +immortelles, tandis que mes camarades sommeillaient sur leur Homère, +je me revoyais aux côtés de mon grand-père sur le chemin par où venait +à nous la dame en blanc. Et, depuis lors, j'ai donné le nom d'Hélène à +cette inconnue. + +Grand-père, qui prenait goût à notre amitié, consentit à m'accueillir +dans la chambre de la tour. Il ne s'y occupait d'ailleurs point de ma +présence, tantôt m'enveloppant de la fumée de sa pipe, et tantôt +jouant de son violon dont les sons se mêlaient pour moi à la forêt, au +lac, aux retraites perdues que nous connaissions. Là je continuais ma +vie libre du dehors. Les jours de mauvais temps, bien rares au cours +de ce lumineux été prédit par Mathieu de la Drôme, je regardais la +pluie tomber et l'horizon se désagréger, bercé et amolli par ce +spectacle de l'inutilité des choses. Quand le couchant était pur, je +voyais le soleil se projeter dans l'eau du lac en colonne de feu qui, +peu à peu, se changeait en glaive, puis se réduisait à un point d'or, +reflet de la petite étoile, posée sur l'épaule de la montagne, que le +soleil était devenu une seconde avant de disparaître. Le soir, après +dîner, j'obtenais la faveur de suivre les constellations dans le +télescope. A cause de l'orientation de sa chambre précédente qui était +tournée vers le sud, grand-père, je l'ai dit, ne connaissait qu'une +moitié du ciel et se refusait à déchiffrer l'autre. C'est pourquoi je +ne suis familier, la nuit, qu'avec Altaïr et Véga, Arcturus et l'Epi +de la Vierge, qu'on aperçoit au sud en juillet. Il fallait me pencher +pour distinguer Antarès au bord du toit. Les autres mois, tout se +brouille à mes yeux, et de même si je fixe le nord. + +La maison applaudissait à mon nouveau régime. Plus d'une fois mon père +avait demandé à grand-père: + +--Vraiment, le petit ne vous gêne pas? + +--Oh! pas du tout, répondait invariablement grand-père. + +Et mon père lui exprimait sa gratitude pour ma santé recouvrée. Tante +Dine déclarait que je n'avais plus ma figure de papier mâché et me +frottait les joues pour qu'elles devinssent plus rouges. Ma mère +voyait dans l'affection de mon grand-père un gage de paix et de +réconciliation. Pour moi, la vie s'était modifiée insensiblement. Le +collège, les devoirs, l'émulation, la régularité, le travail, tout +cela n'existait plus. Il n'y avait qu'à tourner le dos à la ville et à +s'abandonner à la belle nature. Je sentais cela, que je ne saurais +expliquer, à la fois nettement et confusément, confusément dans mon +esprit et nettement pour la pratique. + +Cependant, au retour de nos promenades, grand-père, assez souvent, se +contentait de me ramener jusqu'au portail, puis s'esquivait du côté de +la cité maudite. + +IV + +LE CAFÉ DES NAVIGATEURS + +Où donc s'en allait grand-père après m'avoir reconduit à la maison? Au +café, et un jour, il m'y emmena. + +Je ne savais pas au juste ce que c'était qu'un café, et j'en éprouvais +une peur secrète. Mon père en parlait sur un ton méprisant qui ne +souffrait aucune contradiction, aucune réserve. Quand il disait de +quelqu'un: _Il passe son temps au café_, ou: _C'est un pilier de +café_, ce quelqu'un-là était jugé et condamné: il ne valait même pas +la corde pour le pendre. Je n'eusse pas imaginé que mon père y +pénétrât. De grand-père, cette audace m'étonnait moins; j'avais +remarqué déjà qu'en toutes choses il prenait le contre-pied des +opinions de mon père. + +Nous y entrâmes, au lieu de nos promener, un matin qu'il faisait très +chaud, de sorte que se fut pour moi un petit scandale: nous manquions +doublement à notre programme. Il s'intitulait en lettres d'or: _Café +des Navigateurs_, et l'inscription était encadrée de queues de +billard. Bien situé au bord du lac, il se composait d'une tonnelle +d'où l'on voyait le port et d'une grande salle d'où l'on ne voyait +rien. Nous choisîmes cette salle. A cause de ses banquettes rouges, de +ses tables de marbre blanc et des glaces qui reflétaient le jour tant +bien que mal, je l'estimai extrêmement luxueuse. Deux ou trois groupes +causaient, fumaient, buvaient, et je fus immédiatement saisi à la +gorge par une âcre odeur de tabac mêlée de parfum d'anisette. Si vif +était l'attrait du lieu, qu'après avoir toussé, je trouvai ce mélange +agréable. Nous rejoignîmes le groupe le plus bruyant, et l'on y +accueillit avec des transports grand-père, qu'on appelait +familièrement: _le père Rambert_. + +--Père Rambert par ici! Père Rambert par là ! + +On l'installa sur la banquette, à la place du milieu, et l'on commença +par lui demander des nouvelles de Mathieu de la Drôme. Grand-père +répondit qu'il était au beau fixe, avec une tendance à monter, et que +les vents favorables le maintiendraient vraisemblablement dans cette +posture, de quoi chacun se réjouit à cause de la vigne; le vin serait +fameux si Mathieu continuait à se bien tenir. Je compris enfin qu'il +s'agissait du baromètre et que l'on consultait grand-père sur le +temps, à cause de ses prophéties. Ces messieurs se servaient entre eux +d'un langage convenu qu'il importait de mettre au point, ce qui, pour +moi, compliquait la conversation. Personne ne s'occupait de ma +présence, et je restais debout, vexé de cet oubli, lorsque je fus +interpellé brusquement. + +--Eh! le miochard, qu'est-ce que tu prends? + +Ce surnom et ce tutoiement achevèrent de me déconcerter. Je me +redressai, la figure hargneuse, mais pour tout le monde je fus baptisé +_le miochard_. Grand-père, détaché, commanda avec majesté: + +--Une verte. + +--Au vin blanc? questionna quelqu'un. + +--Je ne suis pas, comme vous, un sac à vin, riposta grand-père. + +Cette réplique fut reçue avec enthousiasme. A la maison on raffinait +sur la politesse à l'égard des hôtes, tandis que ces messieurs +dépouillaient toute cérémonie dans leurs relations. Cependant la +servante disposait devant grand-père un matériel qu'elle retirait +pièce à pièce d'un plateau: un verre à pied haut et profond, une +petite pelle de fer percée de trous, un sucrier, une carafe d'eau et, +enfin, une bouteille dont je devinais pas le contenu. Le silence ce +fit, et j'eus l'impression d'assister à un rite solennel que personne +n'avait le droit de troubler. Décidément les habitudes étaient toutes +renversées: on se traitait avec sans-gêne, mais l'on vénérait la +boisson. Grand-père, sans se laisser impressionner par tous ces +regards braqués sur lui, versa jusqu'au quart du verre le liquide de +la mystérieuse bouteille, puis il disposa sur la pelle trouée mise en +travers du récipient deux morceaux de sucre en équilibre, les arrosa +d'eau goutte à goutte, jusqu'à ce qu'ils fondissent, après quoi il +inclina brusquement la carafe. Une bonne odeur d'anis caressa mes +narines. Le mélange s'épaississait à mesure que l'eau tombait, comme +ces beaux nuages opaques qui bordent l'horizon avant la pluie, et prit +enfin une couleur vert pâle que je n'avais point rencontrée dans nos +promenades. Aussitôt l'on recommença de parler, l'opération était +terminée. + +Au _miochard_ on apporta, sur l'ordre de mon nouveau parrain, une +grenadine avec un flacon d'eau de seltz. Le rite observé fut plus +court et ne parvint pas à triompher de l'inattention générale. La +_verte_ rivale jouissait d'un crédit particulier. Une décharge dans le +sirop qui s'ennuyait au fond du verre, et ma mixture monta, mousseuse, +bouillonnante, tourbillonnante, d'un rose tendre, puis d'un rose doré +après que les gaz furent dissipés. Ce qui me toucha le plus, ce fut la +paille qu'on me remit pour boire à distance: il suffisait de pencher +un peu la tête et d'aspirer. + +J'étais initié, rien qu'en aspirant, à une forme supérieure de +l'existence. Parfaitement heureux, je désirais en faire part à mes +voisins. Ils suçaient des composés divers. La plupart montraient de +bonnes figures rubicondes et des yeux un peu humides. Ils étaient tous +parfaitement heureux. Pourquoi grand-père m'enseignait-il que dans les +villes on ne l'était pas? Il n'y avait, pour l'être, qu'à entrer au +café. + +Parmi ces têtes que j'examinais à loisir et avec une entière +sympathie, j'en remarquai une que je crus reconnaître. Elle +appartenait au voisin de grand-père, celui-là même qu'il avait +qualifié de sac à vin. Elle était piquée de taches de rousseur, qui, +d'ailleurs, se distinguaient à peine de la peau injectée de sang. La +chevelure, la barbe, les poils, de la même teinte rousse, +l'envahissaient de partout et menaçaient jusqu'au nez qui, point +central du spectacle, rutilait, magnifique. Malgré moi, je pensai à la +gravure de ma Bible où l'on voit le prophète Elie enlevé sur un char +de feu dans la gloire du soleil couchant, mais je repoussai cette +comparaison comme inconvenante. Où donc avais-je déjà vu ce chef +incandescent? Mes souvenirs se fixèrent peu à peu. Cela se passait +chez nous: du cabinet de consultation sortit un homme, non pas fier +et flambant comme celui du café, mais tout penaud, marmiteux, +déconfit. C'était bien le même, pourtant: ce tas de poils hirsutes, +ces taches de rousseur, je ne pouvais m'y tromper. Mon père le +reconduisait et s'efforçait de le réconforter en lui tapant sur +l'épaule: + +--Gardez votre argent, mon ami. Vous êtes un peu de la maison. Vos +parents et les miens se tutoyaient. Mais il faut cesser de boire, à +tout prix. Si vous recommencez, vous êtes perdu. Promettez-moi de ne +plus fourrer les pieds au café. + +--Je vous le jure, docteur. + +--Ne jurez pas, mais tenez bon. + +--Si, si, je vous le jure. De ma vie, on ne me reverra dans les +cabarets. + +Cependant il était là , et il buvait, et il riait, et il se portait à +merveille. Mon père exagérait la sévérité. Oubliant qu'il m'avait +guéri, je le blâmai tout bas de l'effroi qu'il répandait et je lui +découvris une certaine dureté de coeur. Pourquoi vouloir priver ce +brave homme de son plaisir? + +Mon rouge protégé répondait au nom de Cassenave, mais on le désignait +de préférence sous un sobriquet symbolique: on l'appelait Verse-à - +boire, ce qui pouvait servir à double fin. Tout de suite Verse-à -boire +me captiva par les extraordinaires aventures qu'il avait courues et +dont il composait des récits sans prétention. Il aurait pu figurer +dans le recueil des _Trois vieux marins_, où son poids eût sans doute +déterminé la chute de Jérémie offert au tigre en holocauste. + +Dans sa jeunesse, ayant ouï vanter par les journaux l'oisiveté et la +bonne chère qui sont attachées à l'état de moine, il résolut d'en +tâter et frappa à la porte d'une capucinière, où promptement il dut +rabattre de ses espérances. Réveillé la nuit par un frère barbare pour +aller chanter l'office, nourri de légumes insuffisamment bouillis sur +le fourneau d'un cuisinier pourvu d'un incurable coryza, il +maigrissait et dépérissait. Son industrie seule le sauva d'un plus +grand désastre. Quand les moines, rangés en cercle, étaient invités à +se donner pieusement la discipline en récitant les psaumes de la +pénitence, il enroulait par malice sa corde à celle de son collègue le +plus proche, et pendant qu'ils les déroulaient sans hâte, expliquait- +il, «_le miserere_ coulait». + +Cependant un prieur borné refusait de le garder et le restituait à la +société civile. Il y nouait les plus brillantes relations et, pour en +fournir la preuve, racontait que de belles dames, chaque soir, lui +rendaient visite dans son modeste appartement. Elles descendaient du +plafond, sans qu'on pût distinguer par quelle ouverture. A l'instant +il n'y avait personne, et tout à coup elles étaient là , en crinoline +et robes de soie, car elles en étaient restées aux modes du second +Empire. + +Loin de demeurer inactives, elles lui mettaient dans la main une coupe +de dimensions raisonnables où, de leur bras incliné, elles vidaient -- +_ziou_ --plusieurs bouteilles de champagne. Ce _ziou_ qui exprimait la +descente du vin dans le verre, avait, sur ses lèvres, un son chantant +et caressant. On croyait entendre sauter le bouchon et se précipiter +la mousse. + +Mais il donnait des détails biographiques plus surprenants encore. Une +nuit, confondant son bougeoir avec le bec de gaz qui, de la rue, +éclairait sa chambre, il s'était précipité par la fenêtre pour le +souffler, et on l'avait ramassé, en chemise, un peu moulu, mais sain +et sauf. Ne lui arrivait-il pas de se promener avec lui-même? La +veille, précisément, il avait engagé avec son double une longue +conversation très intéressante et ne l'avait quitté qu'aux abords de +la ville en lui disant: «Au revoir.» + +On l'écoutait sans l'interrompre, ou bien on lui donnait des signes +d'approbation en le pressant de continuer. Comment ne me serais-je pas +rendu à toutes ces merveilles qui ne rencontraient autour de moi +aucune incrédulité? + +J'ignorais la profession qu'exerçait Cassenave, car il tranchait sur +tout avec compétence, et l'on pouvait supposer qu'il avait passé par +les métiers les plus divers, tandis que je discernai bien vite que +deux autres membres du groupe, Gallus et Mérinos, étaient des artistes +de génie. Gallus, musicien, s'adressait spécialement à grand-père +comme s'ils pouvaient seuls tous les deux, au milieu de l'imbécillité +générale, se comprendre et fraterniser dans la musique. Ils +affectaient de s'isoler et se contenaient d'ailleurs, pour leurs +apartés, de quelques brèves indications algébriques: le courant +aussitôt s'établissait et les voilà roulant des yeux blancs parce que +l'un ou l'autre avait fait allusion à l'allegro de la symphonie en +_ut_ mineur, à l'andante de la quatorzième sonate, ou au scherzo en +_si_ bémol du septième trio, qu'ils appelaient en se pressant les +mains, comme pour se féliciter, le divin trio de l'archiduc Rodolphe. +On ne les dérangeait point dans leur exaltation qu'un chiffre +suffisait à déchaîner, et même on les considérait avec respect. De +temps à autre, quelqu'un interrogeait Gallus, non sans une certaine +crainte d'être pris en pitié pour n'avoir pas employé les termes +exacts: + +--Et votre drame lyrique sur la _Mort de l'Olympe_? + +--Il avance, répondait imperturbablement le compositeur. + +--Où en êtes-vous? + +--Toujours au prélude. Je ne suis pas pressé. Une vie est à peine +suffisante pour achever un tel ouvrage, et je n'y travaille que depuis +une dizaine d'années. + +Ce devait être un opéra prodigieux pour exiger tant d'efforts. Du +reste, rien qu'à regarder Glus, on devinait qu'il succombait sous le +poids d'une si vaste entreprise. Son corps était chétif, malingre, +rabougri comme un poirier que mon père avait ordonné d'arracher de la +cour. Une mèche barrait son front orageux. La chevelure qu'il +négligeait laissait échapper force pellicules dès qu'il passait la +main. Il portait, malgré la saison, un veston de velours noir et il +nouait autour du col une énorme lavallière violette. Les taches y +étaient innombrables. Toute la benzine de ma tante n'eût pas suffi au +nettoyage. Mais je me figurais qu'un artiste ne peut pas être habillé +comme tout le monde, sans quoi on eût été exposé à ne pas le +reconnaître. Ce petit homme malpropre, qui paraissait paisible, +soufflait brusquement la tempête. Alors il traînait dans la boue, par +la peau du cou, jusqu'à ce qu'ils fussent barbouillés d'ordures, +d'abominables criminels tels que les nommés Ambroise Thomas et Gounod, +coupables d'avoir soustrait frauduleusement l'admiration des foules et +corrompu irrémédiablement le goût public. Il accusait aussi les +bourgeois de la ville, dont il énumérait les complots et les +trahisons. Je me rendais compte que le terme de bourgeois était par +lui-même flétrissant et je tremblais d'en être un, et pareillement mon +père. Seul, grand-père, rebelle au classement, devait être épargné. +Cependant Glus, de son métier, je l'ai su depuis, était vérificateur +des poids et mesures. La société enfin reçut à son tour un blâme +sévère; mais qu'elle le méritât, je ne l'ignorais plus à la suite de +mes promenades. En sorte que mes nouveaux amis du café, que +j'imaginais plus heureux même que les paysans avec leurs fromages +blancs et leur crème de lait, étaient, en réalité, des persécutés, des +martyrs. + +Comment garder le moindre doute à cet égard devant l'injustice qui +frappait le second artiste, Mérinos? Etait-ce son nom ou son surnom? A +la vérité, je ne l'ai jamais su. Le surnom s'appliquait à miracle à +cette face de mouton, longue et pleine ensemble, rose comme les joues +d'un enfant qui tète, et couronnée de cheveux bouclés. Il ressemblait +vaguement à Mariette notre cuisinière, mais l'aspect de celle-ci était +plus martial. Or, ces apparences plutôt avenantes étaient mensongères. +Mérinos avait l'âme ravagée, et je saisis des allusions aux passions +extraordinaires qu'il avait traversées. Les passions, pour moi, +c'était de montrer un visage lugubre et des yeux pleins de larmes. +C'est vrai qu'il était luisant et jovial, et l'on ne pouvait découvrir +la moindre trace d'humidité dans ses yeux à fleur de tête, tandis +qu'on en découvrait sans peine sous les cils de Cassenave, de Glus et +de presque tous les autres. Ainsi mon observation enfantine demeurait- +elle en défaut. Mérinos, comme Glus, avait longtemps vécu à Paris, +dans le quartier mystérieux de Montmartre, dont tous deux parlaient +comme de la terre promise. Il était peintre de portraits, mais il +avait renoncé à la peinture. Lui-même en donnait des raisons probantes +: + +--Vous comprenez: les gens d'aujourd'hui affichent des prétentions +saugrenues. Ils exigent de la ressemblance. Comme si la ressemblance +avait jamais compté pour un artiste! + +--C'est évident, ratifia le choeur. + +Aussitôt je songeai à la collection d'ancêtres qui remplissait le +salon et qui était de la mauvaise peinture. Sûrement ils devaient être +ressemblants. + +Ainsi écarté de la gloire par la sottise des bourgeois, Mérinos ne +cessait pas pour autant de fournir des preuves de son génie. Il +portait toujours sur lui du papier teinté et un fusain. Tout en +causant et fumant, il écrasait son fusain au hasard, puis rejoignait +au moyen de quelques traits les taches qu'il avait obtenues. Chose +curieuse, cela représentait, quand on considérait ces chefs-d'oeuvre +avec patience et bienveillance, des visages de travers, esquissés à +peine, que le groupe qualifiait à l'envi de tourmentés, de pervers, de +troublants. Quelques amateurs de la ville --il y en avait tout de même +--en achetaient à prix d'or, les déclarant prodigieux, et une dame +enthousiaste et délirante visitait régulièrement --personne ne +l'ignorait --l'atelier de Mérinos qui était, paraît-il, un taudis, +pour y recueillir humblement les moindres ébauches, même en se +traînant sur le plancher pour les chercher sous les meubles. +J'admirais de confiance, moi aussi. + +Un jour que grand-père, à la maison, célébrait cet artiste méconnu, il +s'attira de mon père cette réponse: + +--Oui, c'est la grande tromperie des oeuvres inachevées. Je n'aime +pour ma part ni les échafaudages, ni les ruines. + +Qu'entendait-il par là ? J'en connus simplement qu'il était incapable +de goûter comme nous l'art du Café des Navigateurs. + +Il convient de maintenir une certaine distance entre ces deux +incompris et Galurin qui n'était qu'un ancien photographe déchu. +Celui-ci ne m'était pas plus étranger que Cassenave. On l'employait +de-ci de-là , à domicile, pour les besognes supplémentaires et, +notamment, comme extra pour servir à table. Comme il déplorait devant +nous cette servitude, grand-père lui rappela que Jean-Jacques l'avait +subie. L'exemple de Jean-Jacques parut consoler sa fierté +récalcitrante. Mais qui pouvait bien être ce Jean-Jacques? + +Chez nous on avait renoncé à utiliser les bons offices de Galurin à la +suite d'un grand dîner où il reçut la charge des vins. On lui avait +recommandé de les annoncer. Triomphalement il ouvrit la porte de la +salle à manger, éleva la bouteille en l'air et cria d'une voix de +stentor: + +--J'annonce le Moulin-à -vent. + +Sa nouvelle fut accueillie par un fou rire qui le vexa, car il était +fort susceptible. Il quitta la serviette pour devenir porteur de +contraintes, titre coercitif un peu obscur et qui semble honorifique. +Pour augmenter ses ressources, il consentait à distribuer en ville les +billets de faire part quand un mariage ou un enterrement l'exigeait. +Une veille d'importantes funérailles, il s'oublia au Café des +Navigateurs, et tout le paquet de lettres de deuil demeura sur la +banquette. Quand il s'en aperçut, il était trop tard pour entreprendre +sa tournée. Adoptant aussitôt la mesure radicale que les circonstances +commandaient, il courut noyer le tas compromettant dans les eaux du +lac. A la suite de cette immersion, le mort s'en alla presque seul +s'emparer de son dernier gîte. Jamais on ne vit de si piteuses +obsèques, et il y eut beaucoup de froissements parmi les parents et +amis qui n'avaient pas été convoqués et s'empressèrent d'admettre +qu'on les avait omis sciemment et méchamment. + +Galurin maudissait la société qui l'obligeait à de vils commerces et +dont il transmettait les contraintes d'une façon fantaisiste et +intermittente. Par surcroît, il réclamait le partage des biens, car il +ne possédait rien en propre. + +Mais celui qui éteignait tous les autres dès qu'il s'emparait de la +tribune, celui qui excellait à imposer les contours arrondis de la +forme oratoire aux plaintes désordonnées de Glus et de Mérinos et aux +révoltes incohérentes de Galurin, c'était Martinod. Martinod, le plus +jeune de tous, avait le don exceptionnel de la gravité. Naturellement +solennel, il portait une longue barbe et ne riait jamais. On le voyait +très bien sur un mausolée, annonçant le jugement dernier dans un +buccin. L'ennui qui émanait de toute sa personne le recouvrait du +prestige des pompes funèbres dont le sérieux est indéniable. Au +commencement, ce Martinod me déplaisait; il ne regardait jamais en +face, et je le soupçonnais de ténébreux desseins. Mais j'avais subi, +comme tout le monde, la séduction de sa parole. Il débutait sur un ton +pleurard qui apitoyait. On l'aurait cru échappé des plus récentes +catastrophes. Quel mendiant il eût fait et que de pièces de cinquante +centimes il eût extraites des mains les plus crochues! Puis la voix +s'affermissait, ouvrant les coeurs et les cerveaux, et de la bouche +intarissable sortaient les plus sonores harmonies. Il annonçait les +temps futurs, un âge d'or qui réaliserait l'égalité, celle de la +fortune et celle du bonheur. Rien ne serait à personne, et tout serait +à tous. J'éprouvais quelque honte à ne pas très bien comprendre, parce +que, dans notre groupe, tous comprenaient et approuvaient. Et même, +aux tables voisines, on s'arrêtait de jouer et de boire pour l'écouter +mieux. Le spectacle qu'il dépeignait était d'une admirable simplicité +: les hommes en habits de fête célébraient la nature et s'embrassaient +comme des frères. Emerveillé, je le comparais à ma boîte à musique +dont la ritournelle faisait tourner une danseuse sur le couvercle. + +D'autres fois, sombre, irrité et vindicatif, Martinod accablait la +société contemporaine de ses sarcasmes et de ses menaces, si elle ne +consentait pas à s'amener immédiatement selon ses conseils. Au nom de +la liberté, il mettait l'Europe entière à feu et à sang. J'étais +épouvanté, mais, au retour, grand-père me rassurait: + +--Il était de mauvaise humeur aujourd'hui. Demain le monde ira mieux. + +Ainsi l'humanité nouvelle et colorée que je fréquentais m'apparaissait +bien différente de celle où j'avais jusqu'alors vécu en famille ou au +collège. Quand nous rentrions, j'avais les joues enluminées: on +croyait que c'était le bon air de la campagne. Grand-père n'avait pas +eu besoin de me recommander le silence sur nos séances au Café des +Navigateurs. Un instinct sûr m'avertissait de n'en point parler à la +maison. C'était un secret entre lui et moi. Nous étions complices. + +V + +LE CONFLIT RELIGIEUX + +--Tu as de la chance, m'assuraient mes frères aînés qui s'apprêtaient +à affronter les redoutables épreuves du baccalauréat et qui, malgré la +pénible chaleur de juillet, s'escrimaient du matin au soir sur leurs +manuels, pour toi point de collège, point d'examens, pas d'échec +possible. + +--Et pas de piano, achevait Louise qui, montrant des dispositions pour +la musique, était vouée à d'innombrables exercices de doigté. + +Jusqu'au petit Jacques qui, rebelle aux premières leçons de lecture et +d'écriture, expliquait à son inséparable Nicole que, lorsqu'il serait +grand, il ferait comme François. + +--Et que fait-il, François? + +--Rien. + +Je voyais venir le mois d'août sans l'impatience que son prochain +retour me communiquait chaque année, et même j'en recevais quelque +égoïste regret. Avec les vacances, je perdrais la supériorité que ma +convalescence m'attribuait et je rentrerais dans la vie commune. Ou +plutôt je pensais y rentrer, mesurant assez mal moi-même le fossé qui +s'était creusé entre le petit garçon que j'étais hier et celui que +j'étais devenu. Quelqu'un l'avait mesuré avant moi. + +Je me trouvais fort occupé entre mes promenades et mes stations au +Café des Navigateurs, où grand-père, qui ne pouvait plus se passer de +ma compagnie, m'emmenait régulièrement. Bien que je fusse peu porté à +observer les faits et gestes des miens, je surprenais de nouveau à la +maison un état d'inquiétude et ces conciliabules secrets qui me +rappelaient le temps où se débattait le sort du domaine. + +La voix de mon père s'entendait à distance, même lorsqu'il la retenait +et croyait parler bas: + +--Nous ne leur laisserons pas de fortune, disait-il. Ne négligeons +rien dans leur éducation. Il faut les armer pour la vie. + +Nous armer? Pourquoi nous armer? Il n'y avait rien de plus facile que +la vie. J'avais renoncé aux épées de bois, aux biographies héroïques, +aux récits d'épopée. Il me suffisait de quelques outils pour gratter +la terre qui fournit abondamment aux hommes tout ce dont ils ont +besoin. On récolte le nécessaire, on se nourrit de fromage blanc, de +crème de lait et de fraises des bois, et l'on écoute Martinod qui +prêche la paix universelle et annonce l'âge d'or. Que ce programme +était simple! Dès lors, à quoi bon des armes? + +Et ma mère répondait à mon père: + +--Tu as raison. Nous ne devons rien négliger. Leur fortune, ce sera +leur foi et leur union. + +Loin d'être touché par ces déclarations de principes, j'imaginais le +petit rire dont les accueillerait grand-père et, en me peignant, le +matin, devant la glace, je dressais mon visage à prendre des +expressions moqueuses. + +Dans les conversations que je surprenais sans le vouloir, revenaient +les noms des collèges ou lycées de Paris qui préparaient plus +spécialement les jeunes gens aux grandes écoles, Stanislas ou la rue +des Postes, Louis-le-Grand ou Saint-Louis. Mes parents préféraient un +établissement religieux, en quoi tante Dine les approuvait violemment +: + +--Pas d'école sans Dieu, affirma-t-elle. Tous les coquins sortent des +lycées. + +--Oh! oh! protesta grand-père que cette véhémence divertissait, j'en +suis bien sorti. + +Mais il reçut son paquet sans retard: + +--Tu ne vaux déjà pas si cher. + +Pour atténuer la rigueur de sa riposte, elle ajouta, il est vrai: + +--Au moins, depuis que tu promènes le petit, tu es devenu bon à +quelque chose. + +Mon père, comme s'il cherchait toutes les occasions de rapprochement, +transforma en éloge cette constatation bourrue: + +--Oui, François vous devra la santé. Et toutes ces belles promenades +où vous le conduisez l'attacheront davantage au pays où il vivra et +qu'il connaîtra mieux. + +Or, je me sentais parfaitement détaché de mon pays et même de la +maison. Ce que j'aimais, c'était la terre, la terre vaste et innommée, +et non pas tel ou tel lieu, et surtout la terre libre de culture, la +terre sauvage des bois, des taillis, des retraites perdues et, à la +rigueur, des pâturages, tout ce qui n'est pas labouré et ensemencé. +Sur les hommes j'admettais le nouvel évangile de grand-père qui les +cataloguait en paysans et citadins. A la campagne les braves gens, +tandis que les villes étaient habitées par de méchants individus et +notamment des bourgeois qui persécutent les hommes de génie, tels que +mes amis du café. Et dans les villes, il y avait des collèges où l'on +vous mettait en esclavage. + +Le regard de ma mère, pendant que je me livrais à ces réflexions, se +posa sur moi, et je crus qu'elle voyait mes pensées, car je rougis. +C'est la preuve que je n'ignorais pas ma secrète indépendance. + +--Il s'est bien fortifié, dit-elle. Ne pourrait-il pas reprendre tout +doucement sa classe? On l'installerait au jardin. Il respirerait le +bon air et cependant ne demeurerait pas inactif. L'oisiveté n'est +jamais bien bonne. + +Je fus stupéfait d'entendre ma mère émettre une si menaçante +proposition, ma mère si attentive à écarter de moi toute fatigue, si +experte à me soigner, si minutieuse dans sa surveillance. Décidément +les rôles étaient renversés: mon père avait paru prendre ombrage de +mes sorties avec grand-père, et voilà que maintenant il ne se +contentait pas de les autoriser, il les encourageait: + +--Non, non, déclara-t-il, une pleurésie est un mal trop grave. Il +risquerait encore de pâlir et de s'étioler. Vois comme il a belle +mine. + +Et, en aparté, il ajouta: + +--Mon père est si content de son petit compagnon. Depuis qu'il en a la +charge, il est tout changé et rajeuni. N'as-tu pas remarqué? + +Ma mère, qui d'habitude l'approuvait, ne manifesta pas son sentiment. +Je devinai qu'elle s'inquiétait à mon sujet, mais pourquoi? Ne se +réjouissait-elle pas de ma gaieté et de mes joues pleines et roses? +Grand-père ne tentait nullement de m'accaparer: il m'emmenait et +rendait service de la sorte, et par surcroît, en route, il +m'instruisait de mille détails sur les arbres, les champignons, la +botanique: sa science était bien plus intéressante que l'histoire, la +géographie ou le catéchisme que m'enseignaient mes professeurs. Cette +inquiétude, une fois que mon instinct éveillé m'en eut averti, je ne +cessai plus de m'apercevoir qu'elle me suivait comme une ombre. Au +fond, elle me flattait. Même petit, on aime à inspirer de la crainte +aux personnes qui nous aiment: c'est un avantage qu'on prend sur +elles, on a déjà l'impression d'être un homme et de comprendre la vie +autrement qu'une faible femme. + +Un jour ma mère causait dans sa chambre avec tante Dine. Je n'entendis +que la réponse de celle-ci qui ne savait rien dissimuler: + +--Allons donc! ma pauvre Valentine, tu ne vas pas te mettre martel en +tête pour ce garçonnet de rien du tout. Il est sage comme une image. +D'abord, je sais bien de quoi ils parlent tous deux ensemble. C'est +des choses de la campagne, le bonheur des champs, la paix de la terre, +la bonté des bêtes. Un tas de calembredaines, quoi! mais c'est comme +les cataplasmes, ça ne fait pas de mal. + +Je n'hésitai pas à croire qu'il s'agissait de moi, et je ne fus pas +fâché de jouer mon rôle, car on s'agitait beaucoup autour de mes +frères aînés qui, bacheliers, prendraient à la rentrée des classes le +chemin de Paris, Bernard pour se préparer à Saint-Cyr, et Etienne, qui +n'avait pas encore seize ans, pour terminer ses cours et s'orienter du +côté des mathématiques, à moins qu'il ne persistât dans son désir de +séminaire. Tante Dine se fâchait contre le prix exorbitant de la +pension et du trousseau, et nous vantait d'une voix émue le mérite de +nos parents qui ne reculaient devant aucun sacrifice financier pour +achever notre éducation. + +--Ah! ah! ricanait grand-père, ces grands établissements religieux ne +s'ouvrent pas pour rien. On y saigne les clients aux quatre veines +pour l'amour de Dieu. + +Enfin il était convenu que Louise irait passer deux ou trois années au +couvent des dames de la Retraite à Lyon. Elle y deviendrait plus +sérieuse, et, quand elle sortirait, elle serait une jeune fille +accomplie, comme Mélanie alors dans toute la fleur de sa jeunesse, +Mélanie qui, jadis, m'invitait à chanter les vêpres devant une armoire +ou à poursuivre, un verre d'eau à la main, Oui-oui l'ivrogne, et dont +la persistante piété présageait une vocation qu'elle affirmait petite +et qu'elle taisait maintenant, sauf peut-être à ma mère. + +Ainsi, l'avenir de la famille réclamait, pour s'organiser, bien des +réflexions et des décisions. Nous y restions, grand-père et moi, fort +étrangers. Le portail franchi, nous ne regardions pas en arrière, ou +bien mon compagnon se moquait: + +--Et pour toi, petit, qu'est-ce qui se mijote? Veux-tu toujours entrer +à l'école de l'adversité? + +On m'avait beaucoup plaisanté sur ce chapitre, ce qui ne me +divertissait guère. J'avais renoncé à tout projet et ne songeais pas, +comme mes frères, à conquérir quelque situation brillante. Il me +suffisait de ces propriétés dont on jouit sans jamais s'en occuper, à +la mode de grand-père, le lac, la forêt, la montagne, sans compter les +étoiles pendant les belles nuits de juillet. Je ne sais même si je ne +leur préférais pas les banquettes rouges du Café des Navigateurs, où +j'avais l'impression d'être un homme en assistant à l'échange de +propos exceptionnels touchant la peinture, la musique et la politique. + +Cependant, je ne cessais pas de sentir peser sur moi le regard de ma +mère. Pour ne pas me l'avouer, je prenais des allures de liberté. Avec +les _Scènes de la vie des animaux_, j'improvisais des ressemblances +blessantes pour toutes les personnes de nos relations; je tournais en +ridicule les choses et les gens, et j'affectais même, vis-à -vis de mes +frères et soeurs, un ton dégagé, destiné à leur montrer que j'étais +fixé sur la vie et n'avais plus rien à apprendre. Par un bizarre +phénomène, à mesure que l'on m'initiait à la simplicité des moeurs +rurales et à la bienfaisance de la nature, je vois bien maintenant que +je devenais plus compliqué. Et toujours, à travers mes attitudes +nouvelles, comme s'il cherchait mon coeur, ce regard me suivait. + +Maman nous fit peur un jour que nous la croisâmes. Elle se rendait à +l'église pour le salut du soir, et nous au café pour notre plaisir. +Elle quittait si rarement la maison que nous ne songions pas à la +rencontrer. Le nez au vent, nous reniflions d'avance l'odeur spéciale +de tabac et d'anis qui nous attendait. Cette femme qui venait à nous, +si modeste, si grave qu'on ne songeait pas à la regarder, nous n'y +prêtâmes pas attention. Nous fûmes bien surpris quand elle nous aborda +et nous demanda: + +--Où allez-vous? + +Que répondrait grand-père? Nous avions affiché bien haut notre dédain +de cette ville que nous traversions allégrement. Livrerait-il le +secret que je savais si bien garder? Il ne fut pas embarrassé le moins +du monde: + +--Acheter le journal, ma fille. + +Lui non plus n'avouait pas nos visites au Café des Navigateurs. Ma +mère nous laissa continuer notre route. Quand elle eut tourné à gauche +dans la direction de l'église, grand-père se réjouit de la bonne farce +qu'il avait jouée. Cependant elle n'avait pas voulu paraître douter +d'une réponse qui ne l'avait pas trompée. Je le sais, parce que je la +vis rougir du mensonge que nous avions commis. + +Une autre circonstance devait révéler directement sa clairvoyance et +ses alarmes. + +Un dimanche matin, comme je franchissais la porte de la maison avec +grand-père, elle nous recommanda de rentrer bien exactement pour +l'heure de la messe. Elle m'y conduirait elle-même, bien qu'elle eût +déjà rempli ce devoir à la pointe du jour, comme elle en avait +l'habitude. Nous fûmes abordés au retour par Glus et Mérinos, couple +aimable et altéré qui nous entraîna, malgré nous, à l'apéritif. Nous +ne resterions que deux ou trois minutes, tout au plus, et nous étions +en avance. Mais nous tombâmes sur Martinod qui pérorait avec une verve +abondante. Toutes les tables l'écoutaient, le buvaient, +l'applaudissaient. Une atmosphère d'enthousiasme l'environnait, et la +fumée des pipes montait comme l'encens autour de lui: il décrivait +avec des détails si pittoresques et si colorés l'ère prochaine de la +Nature et de la Raison que l'on vivait par avance dans ces temps +glorieux. Quelle fête, celle d'une humanité généreuse qui renonçait +aux divisions de castes, de classes, de peuples, aux frontières et aux +guerres, aux gouvernements et aux lois et partageait fraternellement +les richesses de la terre! L'orateur transfiguré déchirait les voiles +de l'avenir et montrait le soleil futur comme l'ostensoir d'or à la +procession. Ce fut si beau que nous en oubliâmes la messe. Lorsque, +rassasiés d'éloquence, nous nous décidâmes à rentrer, l'heure de la +dernière était passée. + +A la grille, grand-père, dégrisé, commença de manifester quelque +trouble. Moi, je n'éprouvais pas de remords. Une autre responsabilité +couvrait la mienne. Pourtant, quand j'aperçus, derrière la persienne à +demi close, l'ombre qui s'inquiétait si vite des absents, je me sentis +moins fier et j'eus conscience d'une mauvaise action. Ma mère +descendit à notre rencontre. Nous la trouvâmes déjà sur le pas de la +porte, et si pâle que nous ne pouvions plus nous méprendre sur +l'importance de notre retard. Sa voix livrait son anxiété quand elle +s'informa: + +--Que vous est-il donc arrivé? + +--Mais rien du tout, répliqua grand-père. + +--Alors, pourquoi avoir fait manquer la messe à cet enfant? + +--Ah! nous avons oublié l'heure. + +Grand-père, cette fois, se grattait le sourcil et s'excusait comme un +coupable. Les yeux de ma mère se voilèrent immédiatement. Un instant +plus tôt ils étaient limpides. Leur rayon qui traversait cette +humidité soudaine m'atteignit. Atténué par la brume des larmes, il ne +pouvait pas être bien redoutable, il n'aurait pas dû me pénétrer, et +je n'en ai pas oublié la puissance. Les confesseurs de la foi devaient +fixer les bourreaux avec ces yeux-là . Leur flamme divine, je crois +bien l'avoir vue. + +Si petit que je fusse, je compris que ma mère tremblait de respect +filial. Une obligation plus impérieuse la contraignait à parler, et +elle parla: + +--Nous ne vous avons pas confié cet enfant, mon père, pour le +soustraire à ses devoirs religieux. Pour son âme et pour nous, vous ne +deviez pas l'oublier. + +Elle avait parlé avec fermeté et douceur ensemble, et de l'effort +qu'elle avait fait son visage déjà pâle à notre arrivée était devenu +si blanc que pas une goutte de sang n'y demeurait. + +...Plus tard, bien plus tard, j'étais un jeune homme, et je me +préparais à partir pour un rendez-vous. La femme que j'aimais --pour +combien de temps? --avait promis sa trahison à mon plaisir, mais je ne +songeais qu'à sa beauté. Ma mère entra dans ma chambre. Elle n'osait +pas me parler; comme autrefois elle tremblait et d'un autre respect +qui était le respect d'elle-même. Je ne savais pas où elle voulait en +venir, et j'éprouvais de la gêne d'être ainsi retenu. Elle me posa la +main sur l'épaule: + +--François, me dit-elle, écoute-moi, il ne faut jamais prendre ce qui +est à autrui. + +Je protestai de mes intentions et je secouai, en partant, cette +importune parole qui me rejoignit sur la route et m'accompagna. Par +quel avertissement de sa tendresse ma mère avait-elle deviné où +j'allais? Elle me regardait avec ces mêmes yeux voilés d'un peu de +brume. C'était déjà presque une vieille femme à cause du malheur bien +plutôt qu'à cause des années. Et dans cet amour léger, vers lequel je +courais en chantant, j'aperçus distinctement la faute... + +Grand-père ne tenta pas de se défendre. Il n'appela pas à son aide le +petit rire sec qui lui servait si commodément à se débarrasser de ses +adversaires sans argumenter. Après avoir murmuré assez piteusement: « +Oh! mon Dieu, la belle affaire!» il chercha à gagner l'escalier pour +monter à sa tour. Là , du moins, il serait à l'abri de tous reproches. +Mon père, qui descendait, se trouva lui barrer la route. Le conflit +était imminent. Et, par la pente naturelle de mon enfantine logique, +voici que je me rappelais ce retour de la procession qui m'avait +révélé pour la première fois le même antagonisme: mes parents, tout +vibrants de la cérémonie que grand-père compara à la fête du soleil, +et mon enthousiasme fauché. Mais j'étais disposé à prendre ce souvenir +à la légère: sans m'en douter, j'avais changé de camp. + +Grand-père, quand il entendit les pas sur les marches, me parut plus +gêné. Il ne pouvait éviter la rencontre. Or, elle se passa le plus +tranquillement du monde. On causa du bon temps, de la promenade, des +récoltes. Par générosité, par déférence, pour éviter une scène de +famille ou pour épargner un ennui à mon père, ma mère garda le secret +sur notre retard. + +Mais elle ne me vit plus sortir avec grand-père sans poser sur moi ce +regard dont je sens encore l'angoisse. Par une ingénieuse combinaison, +elle nous adjoignit Louise ou même la petite Nicole qui trottinait +derrière nous et dont les jambes de sept ans avaient peine à nous +suivre. Nous partions en bande, et grand-père se montrait fort +mécontent de ces nouvelles recrues: + +--Je ne vais pas, marmonnait-il, traîner après moi toute la smala. Je +ne suis pas une bonne d'enfants. + +--Allons donc, répliquait tante Dine, de si jolies jeunesses, tu es +trop heureux de t'exhiber dans leur compagnie. + +Cependant j'estimais comme lui que la présence de mes soeurs nous +gâtait nos courses. Avec les femmes, on ne peut plus causer de rien, +elles ne comprennent pas les choses de la terre, et elles se fâchent +dès qu'il s'agit de religion. Je n'étais pas éloigné, moi qui avais +montré tant de ferveur en premier communiant, de penser que ma mère +exagérait l'importance de notre office manqué. Je me croyais libre +parce que j'avais l'esprit fermé à tout enseignement qui ne me venait +pas de grand-père. Libre, chacun pouvait agir à sa guise. Nous +n'empêchions pas les autres d'aller à la messe, et même à la +grand'messe, et aux vêpres pardessus le marché. + +Les vacances achevèrent de déranger nos tête-à -tête. Après les +vacances, ce serait la rentrée, et je reprendrais ma place parmi les +petits collégiens de mon âge sans même savoir que ces trois mois +écoulés m'avaient changé le coeur. + +LIVRE III + +I + +LA POLITIQUE + +Après cette longue convalescence, je retournai, en effet, au collège. +C'était un vieux collège où de bons religieux distribuaient une +instruction émoussée. On y pouvait travailler quand les camarades n'y +mettaient pas trop directement obstacle, mais il était plus commode de +s'y livrer à des industries clandestines, telles que l'élevage des +mouches et des hannetons, la caricature, les lectures défendues et +même les explorations dans les corridors. La surveillance n'y +dépassait pas l'instruction. Jamais l'idée ne m'était venue de +considérer comme une prison ce bâtiment tout percé de portes et de +fenêtres, où l'on entrait et d'où l'on sortait à volonté sous l'oeil +paterne d'un nouveau portier uniquement occupé de ses fleurs et d'une +tortue dont il observait les moeurs. Mais j'étais né au sentiment de +la liberté, et partant à la notion de l'esclavage. Je m'exerçai donc à +me trouver malheureux. + +Les jours de sortie, je reprenais mes promenades avec grand-père. +Notre complicité, d'elle-même, s'établit. Si l'un ou l'autre de mes +frères et soeurs nous était adjoint, nous n'échangions que des propos +rassurants. Quand nous étions seuls, nous nous exaltions sur le +bonheur des champs et sur la fraternité des hommes, à quoi, seule, la +propriété, avec toutes ses clôtures, s'opposait. J'apprenais que +l'argent est la cause de tous les maux, qu'il convient de le mépriser +et supprimer, et que les seuls biens nécessaires ne coûtent rien, à +savoir la santé, le soleil, l'air pur et la musique des oiseaux, et +tout le plaisir des yeux. Mes professeurs, plus soucieux de latin que +de philanthropie, négligeaient de me l'enseigner autrement que par +leur exemple auquel je ne prêtais pas attention. Plus de villes, plus +d'armées (et Bernard qui préparait Saint-Cyr et qu'on avait oublié +d'informer de ces vérités!), plus de juges, plus de procès perdus, +plus de maisons. J'estimais que grand-père allait tout de même un peu +loin. Plus de maisons? et la nôtre? la nôtre qu'on avait réparée et +toute remise à neuf. Peu m'importaient les autres, pourvu qu'on +l'épargnât. + +--Mais non, petit nigaud, les peuples de pasteurs dormaient à la belle +étoile. C'est plus hygiénique. + +Abraham, quand il s'en allait dans la terre de Chanaan, devait dormir +à la belle étoile, et de même les bergers que nous avions rencontrés +menant leurs moutons à la montagne. + +Nous revînmes aussi en pèlerinage au pavillon que je devais appeler le +pavillon d'Hélène, et l'on nous revit ensemble, de temps à autre, au +Café des Navigateurs, de sorte que je ne perdis pas entièrement +contact avec mes amis. + + + + + +J'entrais dans ma quatorzième année, je crois, à moins que ce ne fût +un peu plus tard, lorsque la ville fut le théâtre de grands +événements. Par le moyen des élections, on entreprit le siège de la +mairie, et le cirque Marinetti installa sa tente et ses roulottes sur +la place du Marché. Je ne sais lequel de ces deux faits inégaux eut +pour moi le plus d'importance. + +A la maison, avec les préoccupations nouvelles de notre avenir, le ton +de la conversation devenait plus grave. Plus d'une fois je surpris mon +père et ma mère qui s'entretenaient mystérieusement de la majorité de +Mélanie: + +--Le moment approche, disait mon père. J'ai promis. Je tiendrai ma +promesse. Mais ce sera dur. + +Et ma mère de répondre: + +--Dieu le veut. Il nous donnera la force nécessaire. + +Cependant elle montrait, moins que mon père, de la tristesse quand +elle parlait de ma soeur. De quelle promesse s'agissait-il et qu'est- +ce que Dieu voulait? Je me souvenais bien de la gravure de la Bible +qui représentait le sacrifice d'Isaac, mais, depuis la messe manquée, +j'étais moins crédule aux exigences de Dieu. + +Mélanie fréquentait l'église, visitait les pauvres et répandait de +l'eau sur sa brosse le matin afin d'aplatir plus vite ses cheveux +blonds qui bouclaient naturellement et refusaient de se réduire en +bandeaux. Je savais ces détails par tante Dine, qui ne cessait de +répéter: + +--Cette enfant est un ange. + +On ne pouvait plus se disputer avec elle. Mes parents ne lui donnaient +plus d'ordres; ils s'adressaient à elle avec douceur, comme s'ils la +consultaient. Moi-même, sans savoir pourquoi, je n'osais pas la +brusquer et, m'accoutumant peu à peu au respect, je me détachais +d'elle et ne recherchais plus sa compagnie. + +Les autres aînés ne reparaissaient qu'aux vacances. Louise, de son +pensionnat de Lyon, écrivait de tendres lettres que je trouvais un peu +niaises, parce qu'il y était souvent question de cérémonies +religieuses et des visites de la supérieure ou du passage de quelque +missionnaire. Bernard, brièvement, racontait sa vie à Saint-Cyr, où il +venait d'entrer. Et Etienne multipliait des allusions obscures à ses +projets qui s'accordaient avec ceux de Mélanie. Je ne pouvais +m'abaisser jusqu'à jouer avec mes cadets, la délicate Nicole qui ne +cessait de déranger ma mère pendant qu'elle écrivait aux absents, et +le tumultueux Jacquot pour qui j'eusse volontiers rétabli les fortes +disciplines dont je ne me souciais plus pour moi-même. Je les traitais +de mon haut: ils ne pouvaient me comprendre. De sorte que mon +véritable camarade, c'était grand-père. + +Deux ou trois fois, mon père, choqué de mes silences ou de mes airs +sucrés, s'en plaignit dans ces conseils de famille dont les enfants ne +manquent guère d'attraper des bribes: + +--Cet enfant est un cachottier. + +Ma mère, toujours un peu inquiète à mon égard, ne protestait pas; +mais tante Dine, prête aux excuses, affirmait d'un ton doctoral que je +m'épanouirais sous peu. Loin d'être reconnaissant à cette inébranlable +alliée, je me moquais de son fanatisme pour bien afficher la +supériorité de mon intelligence. + +Le cirque et les élections troublèrent donc la ville en même temps. +Chaque jour, en traversant la place du Marché, je m'intéressais au +lent dressage de la tente et à la pose des gradins, préliminaires des +représentations. A la maison, on causait plus volontiers de l'avenir +du pays. Je n'étais pas aussi étranger qu'on pouvait le croire à la +politique. Mes opinions seulement étaient incertaines. Je savais que +certains jours, tels que le 4 septembre et le 16 mai, étaient des +anniversaires inégalement célébrés, qu'on avait expulsé tous les +religieux, sauf les nôtres, et qu'il y avait une expédition en Chine. +Cette expédition, par hasard, ne rencontrait que des critiques. + +--Qu'on laisse donc ces gens-là tranquilles! réclamait grand-père. + +Et mon père de hocher la tête: + +--On oublie le passé. Un peuple vaincu ne doit pas disperser ses +forces. + +Je n'ignorais pas qu'il avait pris part à la guerre, --pour celle-ci +on disait simplement: la guerre, --et je l'imaginais très bien à la +tête d'une armée, tandis que grand-père avait dû toujours préférer son +violon et son télescope aux sabre, fusils, pistolets et autres engins +meurtriers. Le Café des Navigateurs avait beau mépriser tout entier la +gloire militaire, elle gardait encore pour moi son prestige. +Cependant, je ne comprenais pas très bien comment le garde-français et +le grenadier du salon avaient pu mourir l'un pour le Roi, l'autre pour +l'Empereur, et mériter néanmoins les mêmes éloges, alors que les +partisans de l'Empereur échangeaient des injures avec ceux du Roi. + +--Pour les soldats, m'expliqua mon père, il n'y a que la France. Il +n'est pas de plus belle mort. + +Grand-père, qui assistait à la scène, déclara que la plus belle, à son +avis, c'était de mourir pour la liberté. Mais il n'insista pas et je +vis qu'il avait fâché mon père, malgré le silence qui suivit. + +Cette idée le tarabustait, car il y revint lors de notre prochaine +sortie et m'entretint, avec plus d'exaltation qu'à son ordinaire, +d'une époque resplendissante qu'il avait connu et auprès de laquelle +la nôtre n'était que ténèbres. La nôtre me semblait supportable avec +les promenades et le café. On avait alors, une seconde fois, délivré +la liberté, comme sous la Révolution, et quand la liberté est +délivrée, une ère de paix et de concorde universelle commence. Déjà +les citoyens d'un même élan fraternel, travaillaient en commun dans de +vastes ateliers nationaux. Une rémunération modeste, mais égale pour +tous, pour les faibles et pour les forts, pour les malingres et les +robustes, apportait à chacun le contentement du pain quotidien +désormais garanti. + +--C'est, dis-je, ce que réclame M. Martinod. + +--Martinod a raison, reprit mon compagnon, mais réussira-t-il où nous +avons échoué? + +--Vous avez échoué, grand-père? + +--Nous avons échoué dans le sang des journées de Juin. + +_Nous avons échoué dans le sang des journées de Juin..._ Le sens de +ces mots pouvait m'échapper: ils faisaient une musique pareille à un +roulement de tambour. Autrefois, il y avait trois ou quatre ans, je +m'étais excité sur d'autres paroles mystérieuses telles que la plainte +du Merle blanc: _J'ai coordonné des fadaises pendant que vous étiez +dans les bois_, et encore celle du Rossignol: _Je m'égosille toute la +nuit pour elle, mais elle dort et ne m'entend pas_. Maintenant, j'en +trouvais la mélancolie un peu fade, et je leur préférais ce nouveau +rythme douloureux et guerrier. Touché au coeur, je réclamai la suite, +comme pour les histoires de tante Dine quand j'étais petit: + +--Et alors, qu'est-il arrivé? + +--Un tyran. + +Ah! cette fois, j'étais fixé. Un tyran, un hospodar, quoi! l'hospodar +de tante Dine, le fameux homme habillé de rouge qui commandait avec de +grands cris. + +--Quel tyran? m'informai-je pour être complètement renseigné. + +--Badinguet. Napoléon III. D'ailleurs, tous les empereurs et tous les +rois sont des tyrans. + +Non, décidément, je ne comprenais plus. La lueur de vérité que +j'entrevoyais s'éteignait. Mon père, à table ou dans les conversations +qu'il avait avec nous, ne manquait pas de nous enseigner le respect et +l'amour pour la longue suite de rois qui avaient gouverné la France, +et que presque toute la mauvaise peinture du salon, sauf le grenadier +et les derniers portraits, avait servis. Il parlait de la puissance +des nations aussi souvent que grand-père de leur bonheur. Le grand +Napoléon, dont tous les collégiens connaissent l'épopée, avait ruiné +le pays, mais tout de même, c'était le plus grand génie des temps +modernes. Quant à Napoléon le petit, nous lui devions la défaite et +l'amoindrissement. Chose curieuse: ces événements dont il était +question à la maison ne me paraissaient avoir aucun lien avec ceux qui +figuraient dans mon manuel d'histoire. On ne reconnaît pas dans les +plantes d'herbier celles qui poussent dans les champs. Or, quand mon +père célébrait les rois, jamais grand-père ne soulevait une objection. +Il n'approuvait ni ne désapprouvait. Et voici qu'il me déclarait d'un +ton péremptoire que tous les rois étaient des tyrans. Pourquoi se +taisait-il à table quand il était si sûr de son opinion? Sans doute ne +voulait-il contrecarrer personne, afin de ne pas soulever de disputes, +et, dès lors, je m'expliquai son effacement par sa délicatesse, ce qui +m'incitait à lui donner raison. + +Il me reparla une autre fois de ces mystérieuses journées de Juin où +l'on s'était battu pour briser les fers du prolétariat. Le prolétariat +ne me représentait pas quelque chose de bien net. Tem Bossette, Mimi +Pachoux et le Pendu étaient-ils des prolétaires? Je les imaginai +chargés de chaînes et enfermés dans une cave aux tonneaux vides, parce +que, si les tonneaux avaient été pleins, ils n'en seraient pas sortis +volontiers. Grand-père s'élançait à leur secours. J'appris de sa +propre bouche qu'à Paris il avait pris part à l'insurrection et tenu +un fusil. + +--Vous avez tiré, grand-père? demandai-je avec surprise et peut-être +avec admiration, car je ne l'aurais pas cru capable d'un geste aussi +vif. + +Il m'expliqua modestement qu'il n'en avait pas eu l'occasion. + +Tante Dine m'avait montré, dans une armoire, le sabre qui avait servi +à mon père pendant la guerre. Pourquoi ne m'avait-on jamais parlé de +ce fusil? N'était-ce pas aussi un trophée de famille? Et grand-père +termina son récit un peu vague par cette réflexion familière: + +--C'est papa qui n'était pas content. + +Il me semblait si vieux, que je n'aurais jamais eu l'idée de songer à +ses parents qui n'étaient plus au salon que de la peinture. Et voici +qu'il disait _papa_ comme le petit Jacquot, pas même _père_, comme mes +frères aînés et moi. Amusé, je m'écriai: + +--Votre papa, grand-père? + +--Mais oui, l'homme des roses et des lois, le magistrat, le +pépiniériste. + +Il le traitait sans aucun respect, et cette audace que j'estimais +inouïe m'attirait bien plus qu'elle ne me déconcertait. L'irrévérence +me semblait une chose prodigieuse qui suffisait à supprimer les rangs. +Avec elle, on se plaçait immédiatement au-dessus des autres hommes, +avec elle on pouvait se moquer de tout impunément. Je me promis d'être +irrespectueux pour montrer mon esprit. + +Grand-père me fournit quelques explications sur le mécontentement de +son _papa_: + +--Eh! oui! Il prétendait qu'il fallait un roi dans la nation, comme un +jardinier dans un jardin. Et toute la mauvaise peinture du salon +pareillement. + +Toute la famille, quoi! Grand-père se mettait délibérément en dehors +des ancêtres. Il prétendait faire bande à part, marcher tout seul, +hors des routes, comme dans nos promenades. A quoi bon être une grande +personne, s'il faut encore dépendre d'autrui, ne pas agir à sa guise, +écouter les conseils et les remontrances? Il avait joliment bien fait +de prendre un fusil, puisque c'était pour la liberté. + +Et, de son fameux rire impertinent, il cassa l'opinion paternelle en +invoquant la nature: + +--C'est absurde. Comme s'il fallait tailler les arbres et les plantes +! Regarde s'ils savent pousser tout seuls, et si ça n'enfonce pas tous +les jardins du monde. + +Nous arrivions devant un bois de fayards, de trembles, d'autres +essences encore. Les petites feuilles de printemps, d'un vert tendre, +ne suffisaient pas à recouvrir l'essor des branches. Avant ma +convalescence, j'aurais donné tort à grand-père. La transformation de +notre jardin, depuis que mon père avait pris les rênes du +gouvernement, l'arrangement des pelouses, le jet d'eau, le dessin des +parterres, la forme des bosquets, tout cet ordre harmonieux me +satisfaisait pleinement. Nos randonnées dans la campagne, peu à peu, +m'avaient ouvert les yeux à des beautés plus sauvages. Un fouillis de +fougères et de ronces, l'enchevêtrement des lianes aux buissons, des +rochers couronnés de bruyères roses, et les retraites les plus perdues +avaient mes préférences. De sorte que j'approuvai cet argument sans +hésitation. Mais je découvrais avec une sorte de stupeur qu'on pouvait +ne tenir aucun compte de l'avis de ses parents, et même les juger, +comme ça, avec tranquillité. Grand-père ne craignait pas de condamner +son père devant moi. C'était la plus forte leçon d'indépendance que +j'eusse reçue, et cette découverte, loin de m'enivrer, m'inspirait de +la crainte, et comme un retour de l'impression sacrilège qui m'était +venue de la mort. L'irrévérence n'était pas la liberté. On pouvait se +moquer et se soumettre ensemble. Tandis qu'on avait véritablement le +droit d'être libre, de ne pas accepter les idées de son père, de ne +pas obéir à ses ordres. + +Je n'aurais pas osé formuler ces pensées qui m'assaillaient et je +revins à la politique: + +--Alors, demandai-je, il n'y aura plus de rois? + +--A mesure que les peuples se civilisent, les rois disparaîtront. + +--Et le comte de Chambord? + +--Oh! celui-là , il peut bien se tailler une chemise de nuit dans son +drapeau blanc. + +Le comte de Chambord ainsi traité! Avant de me divertir, cette +plaisanterie me suffoqua. Le comte de Chambord était pour moi un +personnage de légende, aussi lointain et prestigieux que les +chevaliers de ces ballades qui avaient exalté ma convalescence. Sans +doute il n'avait pas soustrait à Titania, la blonde reine des elfes, +la coupe du bonheur; il ne rendait pas visite, sur un cheval rouan, à +la jeune fille de la romance du nid de cygne; mais je savais qu'il +vivait en exil, qu'il portait l'auréole des martyrs et qu'on +l'attendait. Tante Dine ne l'appelait jamais que: _notre prince_, et +hochait la tête avec orgueil dès qu'on prononçait son nom, comme s'il +lui appartenait. De temps à autre se tenaient au salon des +conciliabules où l'on s'entretenait de son prochain retour. Et il ne +rentrerait pas seul: Dieu l'accompagnerait, et il ramènerait le +drapeau blanc. Mon imagination l'évoquait sans peine à la tête d'une +foule qui brandissait des bannières, et je ne distinguais pas très +bien s'il conduisait une armée ou une procession. + +A ces confrères prenaient part Mlle Tapinois qui ressemblait à la +vieille colombe de mon livre d'images, M. de Hurtin, vieux gentilhomme +pareil au faucon que les révolutions avaient ruiné, divers autres +personnages tirés, eux aussi, des _Scènes de la vie des animaux_, et +que je confonds un peu dans ma mémoire, et certain prêtre fougueux, +l'abbé Heurtevent, qui portait le nez en bataille, et dont les yeux +ronds et sortant de la tête ne voyaient que de loin, car il se +heurtait à tous les meubles, et, toujours en mouvement, menait la +guerre contre les vases et les potiches. Renversait-il un bibelot? il +ne s'excusait point: + +--Un de moins, déclarait-il simplement. + +Ces menus et frivoles objets le contrariaient dans ses gestes, et il +les détestait. Tante Dine lui pardonnait jusqu'à ses dégâts, à cause +de son éloquence. Sa tête se trouvait si haut perchée, quand il +restait debout, que je la cherchais comme une cime. Assis, au +contraire, il disparaissait presque dans les fauteuils, et ses genoux +pointaient sur le même plan que le menton: on l'eût dit replié en +trois morceaux de longueurs égales. Sa maigreur était d'un ascète. +Quoi d'étonnant? Il se nourrissait de racines, et c'était lui qui, +pendant la saison des cryptogames, vivait de bolets Satan. Il les +digérait, mais cela ne l'engraissait point. Cette alimentation +intéressait grand-père, qui le considérait comme un phénomène et pour +ses excentricités supportait ses opinions. Il ne l'appelait jamais que +: Nostradamus. Mon père, bien au contraire, ne se souciait que +médiocrement d'un tel allié et ne prisait pas beaucoup ces assemblées +quasi mystiques. + +--Notre brave abbé, assurait-il, ne regarde qu'en l'air. Il interroge +le ciel et ne sait plus ce qui se passe. + +Qu'avait-il besoin de le savoir, puisqu'il connaissait l'avenir? Il +collectionnait, en effet, toutes les prédictions qui se rapportaient à +la restauration monarchique et il en citait par coeur les passages +essentiels. A force de les avoir entendus, je les ai retenus assez +bien. La plus célèbre de ces prophéties était celle de l'abbaye +d'Orval. Elle avait annoncé la chute de Napoléon, le retour des +Bourbons et même le règne de Louis-Philippe et la guerre. Son +authenticité était ainsi garantie par tout un siècle. Comment, dès +lors, aurait-elle menti dans cette apostrophe que notre abbé +Heurtevent susurrait d'une voix mouillée et qui arrachait des larmes +aux dames: _Venez, jeune prince, quittez l'île de la captivité... +joignez le lion à la fleur blanche_. On parvenait subtilement à +expliquer l'île de la captivité et le lion qui, à la première +investigation, demeuraient obscurs. Cependant, je n'étais pas pressé +de voir le jeune prince obéir à cette injonction, à cause des +événements qui devaient suivre, à savoir la conversion de +l'Angleterre, celle des juifs et, pour finir, l'Antéchrist. +L'Antéchrist m'épouvantait: lui aussi, comme la Mort de ma Bible, +devait monter un cheval pâle. + +--Oh! le jeune prince! ricanait grand-père quand je lui racontais ces +merveilles, car il refusait d'assister aux assemblées que présidait +l'abbé Nostradamus, jeune prince de soixante printemps! + +Il y avait aussi les visions de certaine soeur Rose Colombe, +religieuse dominicaine décédée sur la côte d'Italie. Une grande +révolution éclaterait en Europe, les Russes et les Prussiens +changeraient les églises en écuries, et la paix ne renaîtrait que +lorsqu'on verrait les lis, descendants de saint Louis, fleurir à +nouveau le trône de France, ce qui arrivera. _Ce qui arrivera_ +terminait le paragraphe, avertissait que ce n'était pas là une simple +hypothèse, comme les savants en peuvent construire, mais une vérité +incontestable prouvée par des extases. + +--Oui, les lis refleuriront! aimait à répéter tante Dine, qui +attribuait un crédit particulier aux paroles de la soeur Rose Colombe. + +Avec cette certitude, elle se précipitait plus superbement dans +l'escalier dès qu'elle pouvait supposer qu'on avait besoin de ses +services. Elle avait l'habitude d'accompagner d'interjections et +d'exclamations les innombrables travaux auxquels elle se livrait sans +répit. On l'entendait qui psalmodiait en balayant ou frottant, car +elle mettait la main à tout: + +--Ils refleuriront pour le salut de la religion et de la France. + +L'abbé ne se contentait pas des prédictions qui rétablissaient les +monarques chez nous. Sa sollicitude s'étendait jusqu'à la malheureuse +Pologne, et un soir, triomphalement, il apporta un journal de Rome où +se trouvait consignée l'apparition du bienheureux André Bobola, qui +informait un moine de la restauration de ce royaume après une guerre +qui mettrait aux prises toutes les nations. + +--La Pologne, cette fois, est sauvée, conclut-il, satisfait. + +--Pauvre Pologne, il était grand temps! appuya tante Dine qui +compatissait à toutes les infortunes. + +Il n'en fallait pas moins passer par des catastrophes avant de +parvenir à ces miraculeuses renaissances. Notre abbé incendiait +bravement l'Europe et consentait à la noyer dans un fleuve de sang, +pourvu que les lis refleurissent. + +Les dames se plaisaient à l'entendre vaticiner. Ses narines se +gonflaient comme des voiles sous les vents favorables, et ses yeux +ronds se projetaient hors de la tête avec tant d'ardeur que l'on +pouvait craindre de les recevoir tout brûlants. Il rompait aussi des +lances avec un parti qui admettait l'évasion de Louis XVII détenu à la +prison du Temple et l'authenticité de Naundorff. Mlle Tapinois, +notamment, prêchait le naundorffisme, ce qui lui valut de vertes +algarades. Elle avait failli entraîner tante Dine qu'un regard de +l'abbé Heurtevent suffit à maintenir dans la bonne cause. N'invoquait- +elle pas la Providence dont chacun savait qu'elle était le bras droit, +et qu'elle déclarait, on ne savait pourquoi hostile au retour du comte +de Chambord? Afin d'éclipser son adversaire, elle raconta que Jules +Favre, avocat de son Naundorff, avait reçu de lui, en témoignage de +gratitude, le cachet des Bourbons et que, n'en portant pas d'autre ce +jour-là , ce jour historique, il avait apposé le sceau royal sur le +traité de Paris après la signature du comte de Bismarck, comme s'il +n'agissait que par délégation de son prince? Cette anecdote ayant +obtenu un succès de curiosité, malgré cette remarque de mon père: « +Aucun Bourbon n'aurait eu à signer un traité pareil', l'abbé +Heurtevent, écoeuré d'être interrompu dans ses prédictions pour +l'audition de telles balivernes, haussa les épaules en signe +d'incrédulité, et du coin où je brouillais un jeu de cartes, je +l'entendis qui marmonnait: + +--Quand l'âne de Balaam parla, le prophète se tut. + +Je connaissais, par une gravure de ma Bible, l'aventure de Balaam. +Mais notre abbé eut aussi la sienne et il en fut pour sa courte honte. +Le vieux M. de Hurtin, dont le profil d'oiseau de proie servait à +abuser sur l'opiniâtreté de son caractère, ébranlé par les récits et +les affirmations de Mlle Tapinois, commença, lui aussi, de soulever +des objections contre Monseigneur, car on ne manquait point, fût-ce +pour le combattre, de lui donner son titre. Il alla jusqu'à lui +reprocher de ne pas avoir d'enfants. + +--On lui en fera un, déclara M. Heurtevent dans une subite +illumination. + +Cette réponse, lancée avec une grande force, souleva un _tollé_ +général. Ces dames manifestèrent leur indignation par toutes sortes de +petits cris, et Mlle Tapinois, se voilant la face, protesta contre le +scandale qu'un homme de Dieu ne craignait pas de provoquer dans un +milieu honnête et respectable, et devant des enfants. L'abbé, tout +rouge et tout penaud, et plus accoutumé à infliger des semonces qu'à +en recevoir, levait les mains en l'air pendant cette harangue pour +avertir qu'il désirait s'expliquer. On ne le lui permit pas +immédiatement, et il dut patienter jusqu'à ce que l'émeute se calmât. +Il avait simplement voulu dire qu'on assurerait la continuité de la +dynastie et que la race royale n'était pas près de s'éteindre. Un +successeur légitime tient lieu d'enfant pour un roi. Ces explications +furent assez mal accueillies, et Mlle Tapinois, qui était ma voisine, +se tourna vers M. de Hurtin qu'elle catéchisait pour constater que le +prophète était bien mal embouché. Elle se vengeait de l'âne de Balaam +qui n'avait pas échappé à la finesse de son oreille. + +Cet incident que j'ai retenu sans l'avoir bien compris, ainsi qu'il +arrive parfois dans les souvenirs, avait mis une sourdine aux réunions +royalistes quand la proximité des élections les vint ranimer. + +--Je ne crois pas au salut par les élections, objecta mon père. +Cependant il ne faut rien négliger pour le service du pays. + +On s'entretenait couramment d'un assaut à livrer à la mairie qui était +indignement occupée. Mais qui mènerait la bataille? Il faudrait un +homme de lutte, habile et décidé. Je ne passe plus devant le bâtiment +municipal en me rendant au collège, sans y chercher, dans une grande +confusion de tous les sièges de l'histoire, des mâchicoulis ou des +canons. + +A tout instant on sonnait à la grille et ce n'était pas au médecin +qu'on en voulait. Des messieurs bien mis et qui se glissaient plutôt à +la tombée de la nuit, avec les ombres, des paysans, des ouvriers +envahissaient la maison, et les mêmes paroles revenaient sans cesse: + +--Ne vous présenterez-vous pas, docteur? + +--Monsieur le docteur, il faut marcher. + +Et des vieux des faubourgs disaient plus familièrement: + +--En route, monsieur Michel. + +Les ouvriers et les paysans, je le remarquai, le sollicitaient avec +plus d'entrain et de conviction. Plus discrets, mieux élevés, les +messieurs bien mis n'insistaient pas, et l'un d'entre eux, gros et +digne, poussa le dévouement jusqu'à se proposer: + +--Evidemment, nous comprenons vos scrupules, vos hésitations. C'est +une lourde charge, et très coûteuse. S'il le faut, j'accepterai la +candidature à votre place. Ce sera pour vous être agréable. + +--Pas vous, prononça avec autorité un grand barbu qui portait une +blouse bleue. Vous n'auriez pas quatre voix. M. Michel, c'est autre +chose. + +Le monsieur, ainsi brusquement éconduit, boutonna sa redingote avec +majesté. + +Et quand ces intrus s'étaient retirés, la discussion reprenait, +paisible, grave, confiante, entre mon père et ma mère. Ils s'y +absorbaient au point de ne pas s'apercevoir que nous étions là . + +--Tu ne peux pas, disait ma mère doucement en se servant presque des +mêmes mots que le gros monsieur. Compte les charges que nous +supportons. Tu as dû racheter le domaine pour épargner à ton père des +ennuis et je t'y encouragé, rappelle-toi. Dans les familles on est +solidaire les uns des autres. Les grandes Ecoles sont très coûteuses, +car nous n'obtiendrons pas de bourses bien que nous ayons sept +enfants. Tu es noté comme hostile aux institutions qui nous régissent. +D'ici quelques années, il nous faudra établir Louise, si Mélanie n'a +besoin que d'une toute petite dot. Et puis, songe à toi-même. Tu +travailles déjà trop, et tes malades absorbent tes forces. J'ai peur +que tu ne te fatigues. Nous ne sommes plus de la première jeunesse, +mon ami. La famille nous suffit, la famille est notre premier devoir. + +Et mon père, comme s'il pesait le pour et le contre, gardait un +instant le silence, puis répondait: + +--Je n'oublie pas la famille. Ne sois pas inquiète, Valentine, sur ma +santé. Je ne me suis jamais senti plus robuste ni plus résistant. Et +je ne puis m'empêcher de songer au rôle utile qui m'est offert, car la +mairie aujourd'hui, c'est la députation demain: dénoncer au pays la +bande qui le trompe et qui le gruge, préparer l'esprit public au +retour du roi, à ce retour nécessaire si nous voulons nous relever de +la défaite. Tous ces gens du peuple, qui viennent à moi, me touchent +et ébranlent ma résolution de me tenir à l'écart de la vie publique. +Je n'ai pas d'ambition personnelle. Mais là aussi peut-être, là aussi +sans doute, il y a un devoir à remplir. + +C'était comme des strophes alternées, où la famille et le pays, tour à +tour, adressaient leurs pressants appels. + +Le tableau que mon père traçait de la France restaurée ne ressemblait +pas tout de suite à celui de l'abbé Heurtevent qui s'en tenait aux +miracles: il donnait des détails circonstanciés que je ne suivais +pas, et à la fin, sans qu'on sût comment, on avait l'impression que +les provinces ressuscitées marchaient au doigt et à l'oeil sous +l'autorité du prince qui s'adressait à elles directement, et qui, +toutefois, s'en remettait, pour les choses religieuses, au pape de +Rome. + +A cause de son aptitude à commander, j'eusse trouvé naturel qu'on lui +confiât le gouvernement, puisque le royaume de la maison ne lui +suffisait pas et qu'il en désirait un autre. Et puis, il n'aurait plus +le loisir de surveiller mes études et mes pensées, dont je voyais bien +qu'il s'inquiétait le soir avec ma mère. + +Plus encore qu'à la maison, où je ne surprenais qu'un faible écho des +événements qui se préparaient, la vie était changée au Café des +Navigateurs. J'y accompagnai grand-père un jour de congé, sans +prévenir personne. Cassenave, seul, prématurément vieilli, continuait +de boire pour le plaisir, au milieu de l'inattention générale. Les +autres membres du groupe apportaient des préoccupations plus relevées. +Là , on ne parlait pas du Roi, mais de la liberté. J'apprenais que +l'hydre de la réaction, que l'on avait crue écrasée après le Seize- +Mai, commençait de relever la tête. Galurin, c'était son dada, +réclamait ouvertement le partage des biens. Glus et Mérinos +répudiaient une République bourgeoise et la voulaient à la fois +populaire et athénienne, assurant à chacun un salaire minimum pour une +besogne indéterminée et, par surcroît, accessible à la beauté et +protectrice des arts. D'avance, interrompant leurs oeuvres en cours, +ils ébauchaient l'un une symphonie, l'autre un fusain où l'ère +nouvelle était symbolisée. Mais je ne reconnaissais plus Martinod. Au +lieu de peindre, comme autrefois, à nos yeux éblouis les noces du +Peuple et de la Raison, voici qu'il abandonnait ses phrases aux deux +artistes. Avec une précision imprévue, il énumérait des réformes +urgentes, la diminution du service militaire en attendant sa +suppression, l'indépendance des syndicats, le monopole de l'Etat en +matière d'enseignement, sans compter la révision de la Constitution +sur quoi tout le monde était d'accord. L'indépendance des syndicats me +frappait tout spécialement, parce que mon voisin avait beau +m'expliquer en quoi elle consistait, je n'y comprenais goutte, de +sorte que j'y attachais un prix exceptionnel. Et même, lâchant ces +réformes malgré leur urgence, Martinod, qui amenait des recrues et les +abreuvait en les enseignant, s'exaltait sur un but plus rapproché qui +était la mairie. Décidément j'étais fixé: la bataille se livrerait là +et non ailleurs. + +Bientôt il ne fut plus question que de noms propres. On oublia la +république populaire et athénienne, on oublia les réformes, et l'on +cita des individus dont un très petit nombre trouva grâce devant la +compagnie. La plupart furent considérés comme suspects: on ne les +estimait pas assez purs et l'on relevait contre eux toutes sortes de +tares accablantes, et notamment leur fréquentation des curés et +l'éducation cléricale de leurs enfants. Puis on s'entretint à mi-voix +--et je vis bien que Martinod coulait des regards furtifs tantôt dans +la direction de grand-père et tantôt dans la mienne, ce qui me flatta, +car d'habitude je n'existais guère pour un homme aussi considérable, - +- d'un chef redoutable qui serait le pire adversaire et qu'on ne +réduirait pas facilement. + +--Il n'y a que lui, conclut Martinod. Les autres, tous des jean- +foutre ou des fesse-mathieu. + +--Il n'y a que lui, approuva le choeur. + +Cependant on évitait de le nommer. Je n'eus pas de peine, néanmoins, à +me le figurer énigmatique et formidable, conduisant ses troupes avec +la certitude de la victoire. Grand-père, distrait, écoutait le +dialogue de Cassenave avec son double. Martinod, qui l'observait +depuis une minute ou deux, tantôt à la dérobée et tantôt bien en face, +se pencha tout à coup vers lui et lui dit brusquement: + +--Savez-vous une chose, père Rambert? C'est vous qui devriez nous +mener au combat. + +--Moi! fit grand-père renversé. Oh! oh! + +Et il se gargarisa de son petit rire. On le laissa se divertir tout à +son aise, après quoi Martinod reprit son offre. + +--Sans doute, vous. Qui le mérite davantage? En quarante-huit, vous +avez failli mourir pour la liberté. + +--Mais pas du tout, je n'ai pas failli mourir. + +On n'insista pas davantage sur cette proposition. Et comme nous +rentrions ensemble à l'heure du dîner, il s'arrêta pour me dire: + +--Il en a de bonnes, Martinod! Moi, leur candidat, c'est insensé! + +Et il rit encore tout son saoul. Un peu plus loin, il répéta: + +--Leur candidat, moi! + +Et cette fois, il ne rit plus. Je compris que tout de même il n'était +pas fâché de l'invitation de Martinod. + +II + +LE CIRQUE + +De ces préparatifs électoraux j'étais distrait par le cirque installé +sur la place du Marché. Son immense tente blanche, fixée enfin par de +solides piquets, portait, au-dessus de la toile qu'on soulevait pour +entrer, cette inscription en lettres d'or sur fond bleu: Cirque +Marinetti. Un tambour agitait frénétiquement ses baguettes pour +attirer l'attention du public, et de temps à autre, écartant la +portière, une princesse à la robe éclatante et aux bas roses +surgissait comme une apparition. Je passais par là en revenant du +collège, rien que pour entendre cet invariable tambour et apercevoir +cette dame qui tantôt était vieille et tantôt adolescente. Combien +j'aurais voulu pénétrer là dedans! J'entretenais du moins mon désir de +ce paradis défendu et vite je m'enfuyais au pas de course pour ne pas +me mettre en retard. + +Une fois j'entrepris le tour extérieur de la tente, et ce fut la +découverte des coulisses. En arrière, les roulottes étaient +rassemblées. De leurs minces cheminées sortait une fumée épaisse: on +y devait brûler du bois vert. A en juger par l'odeur, il se préparait +d'inquiétantes ratatouilles. Des chevaux étiques se traînaient en +liberté, comme s'ils n'avaient pas la force d'aller bien loin, sous le +regard des chiens indulgents dont la paresse me rassura. Un perroquet +voletait d'un toit à l'autre. Assise sur un escalier, une femme vêtue +de haillons dont les larges trous révélaient sans pudeur la peau +ambrée, se peignait au soleil, et sa chevelure noire qu'elle ramenait +en avant répandait de l'ombre sur tout son visage dont je ne pus rien +savoir et qui, seul, m'intéressait. Un vieux bonhomme bronzé fumait sa +pipe avec une majesté comparable à celle du vieux pâtre au manteau +couleur de chaume qui marchait devant ses moutons et les emmenait à +une allure régulière vers la montagne. Des enfants demi-nus, bruns et +frisés, grouillaient entre les voitures, se bousculaient, échangeaient +des horions, quand tout à coup une porte s'ouvrait, d'où bondissait +une mégère, tenant une casserole de la main gauche: la droit lui +suffisait pour ramener la paix au moyen de quelques bonnes claques. + +Ce spectacle ne refroidit point ma curiosité. L'envers du théâtre à -t- +il jamais ralenti l'empressement des amateurs ou le zèle des comédiens +? Quel ne fut pas mon contentement lorsque grand-père, au retour d'une +promenade, me proposa de pénétrer à l'intérieur! Je crois qu'il y +allait pour son propre compte et ne soupçonnait pas mes convoitises. +Nous y entrâmes. L'orchestre, composé d'un cornet à piston, de deux +petites flûtes et d'un clavier qu'on frappait avec deux règles, --le +tympanon m'était inconnu, --faisait tant de vacarme qu'on n'entendait +plus le fidèle et monotone tambour du dehors. On s'habituait peu à peu +et dans tout ce bruit je perçus une sorte d'appel indiciblement +triste, doux et autoritaire ensemble, et si insistant qu'on n'y +pouvait résister. Plus tard, les danses hongroises m'ont permis de +mieux comprendre la nostalgie que j'avais éprouvée. Cela m'évoquait de +l'inconnu, des pays lointains, et aussi le plaisir d'une incertaine +douleur. J'éprouvais l'envie de tendre les bras en avant pour presser +l'avenir. C'était comme une précision nouvelle de la sensation encore +trop vague que m'avait apportée, tout petit, la berceuse de tante Dine +: + +Si Dieu favorise Ma noble entreprise, J'irai-z-à Venise Couler +d'heureux jours. + +Et je me rendais compte obscurément que jamais la maison ne comblerait +mon rêve. On n'y entendait pas de ces musiques-là . + +Des clowns enfarinés, avec de petits bonnets pointus et des costumes +mi-partie jaune et rouge, se jouèrent des tours qui déterminèrent les +rires de la foule et qui me dégoûtèrent. Je n'étais pas venu assister +à des pantalonnades et j'attendais, sans trop savoir quoi, une +représentation émouvante et noble. Heureusement une danseuse de corde +me rasséréna, car elle gardait péniblement son équilibre et semblait +se précipiter sur le sol à chaque instant. + +Mais le numéro sensationnel fut le trapèze volant des deux frères +Marinetti. Plus d'un génial acrobate a sans doute débuté dans un de +ces cirques forains. Les deux frères Marinetti sont devenus célèbres: +l'un s'est tué à Londres en tombant, et l'autre est aujourd'hui un des +premiers mimes du monde. C'étaient alors deux tout jeunes gens, guère +plus âgés que moi. On eût dit qu'ils s'amusaient eux-mêmes et ne +prenaient aucun souci des spectateurs. Ils s'entr'aidaient avec une +sollicitude touchante et convenaient d'un bref signal pour l'exécution +de leurs tours d'ensemble, j'allais dire de leur duo, car il y avait +tant de rythme dans les souples mouvements de leurs deux corps que, +véritablement, cela chantait. Dans toute leur carrière, glorieuse ou +tragique, ont-ils jamais rien exécuté de plus hardi que ces vols d'un +trapèze à l'autre, sans la sécurité du filet et sous la surveillance +de la mort dont ils ne se souciaient pas plus qu'un épervier d'un +couteau. Un cri étouffé de femme dans l'assistance me révéla la danger +à quoi je ne songeais pas plus qu'eux, et dont j'eus brusquement la +perception. Ainsi projetés en l'air, je les admirais et les enviais. +Je ne concevais rien de plus héroïque et ma notion du courage se +modifiait. Jusqu'alors, à travers les épopées que m'avait racontées +mon père, je l'imaginais au service d'une cause. Hector défendait sa +ville contre les Grecs, et Roland sa foi contre les Sarrasins. Mais +n'était-il pas bien plus beau de jongler avec soi-même, pour rien, +pour le plaisir, car le public cessait de compter? Dans ce cirque mal +éclairé, au son de cet orchestre bizarre mais exaltant, j'ai pressenti +l'attrait du danger qui ne sert à rien. + +Les clowns, la danseuse de corde et même les frères Marinetti +s'éclipsèrent comme par enchantement de mon imagination, lorsque sur +la piste s'élança la petite écuyère, debout sur un cheval noir qui +portait une selle large et plate comme une table. Je regardais à terre +pendant l'entracte: c'est pourquoi je distinguai le cheval, sans quoi +je n'aurais sûrement vu que la cavalière. Elle était vêtue d'une robe +d'or. Si les lampes avaient donné moins de fumée et plus de clarté, il +est probable que cette robe fripée ne m'eût point communiqué une telle +vision de luxe. Les bras étaient nus et les cheveux dénoués. Seule de +tous ces artistes basanés, elle était blonde, comme toutes les +héroïnes de mes ballades. Ce que nulle femme ne m'avait donné encore, +et pas même celle que j'avais rencontrée avec grand-père et que je +surnommais la dame du pavillon en attendant de l'appeler Hélène, cette +jeune fille me le donna rien qu'en s'élançant: non plus le sens de la +beauté auquel j'étais déjà parvenu, mais la peur d'approcher d'elle et +de ne la point tenir. Pourtant j'ai beau chercher ses traits dans ma +mémoire, je ne les retrouve pas. Je devais la rencontrer souvent, et +je me demande à présent si je l'ai jamais regardée, si jamais j'ai osé +la regarder vraiment. Je lui attribue des yeux dorés, un teint doré +comme à une vierge de vitrail que le soleil traverse. Quel âge avait- +elle? Seize ou dix-sept ans, pas davantage, et peut-être pas même +autant. Les fruits de son pays n'ont pas besoin de beaucoup de mois +pour mûrir. Elle paraissait plus grande qu'elle n'était à cause de sa +sveltesse. On ne pouvait la dire maigre sans lui faire injure: mince, +oui, mais d'une minceur pleine et musclée, et je m'étonnais des +rondeurs naissantes de son torse. Elle sautait dans les cerceaux qu'on +lui tendait et à chaque saut je craignais que le cheval ne se dérobât +ou qu'elle ne manquait la large selle. De trembler pour elle j'étais +content. Rassuré sur son adresse, je suivis le mouvement de ses +cheveux qui, chaque fois qu'elle bondissait, se soulevaient et +retombaient en cadence sur ses épaules. Si quelques-uns s'échappaient +par devant, elle les rejetait d'un geste irrité. Par la gravité de son +visage elle attestait qu'elle appartenait à son travail. Parfois elle +entr'ouvrait les lèvres et poussait de petits hop, hop, destinés à +exciter sa monture qui tournait en rond sans conviction. Quand, pour +se reposer, elle s'asseyait en amazone, les jambes pendantes, elle +inclinait la tête sous les applaudissements avec indifférence. Sa +respiration plus brève relevait et abaissait alors tout à tour la +poitrine libre dans la robe qui la moulait. Sa gravité, son +indifférence achevaient son isolement. Les jeunes filles que je +connaissais, les amies de mes soeurs, parlaient, jacassaient, riaient, +jouaient, se prenaient par la taille. Celle-là passait comme une +idole. + +La représentation se termina par une pantomime que je retins scène par +scène. Rentré à la maison, je la reconstituai tant bien que mal en +mobilisant ma soeur Nicole et jusqu'à Jacquot pour un rôle subalterne, +plus deux petits camarades que j'amenais, et avec cette troupe +improvisée j'en voulus offrir le régal à mes parents, pour célébrer la +fête de l'un ou de l'autre. On nous interrompit au beau milieu sans +aucun respect de l'art dramatique. Seul, grand-père s'amusait +bruyamment, de quoi tante Dine le tança. En réfléchissant à cet +incident, j'ai compris dans la suite qu'il s'agissait d'un mari qu'on +bernait. L'innocente Nicole était chargée de ce soin et sur mes +instructions s'en acquittait à merveille. Et le cirque me fut +interdit. + +La petite reine foraine qui du haut de son cheval n'avait fait qu'un +saut dans ma mémoire était sans doute destinée à demeurer pour moi un +souvenir magnifique et lointain. Mais grand-père aimait à fréquenter +les artistes, les irréguliers. Je le voyais bien au Café des +Navigateurs. Avec tout le groupe de Martinod il se rangeait contre les +bourgeois. Comme nous passions un jour sur la place du Marché, il +contourna la tente pour aller rejoindre les roulottes. + +--Où allons-nous, grand-père? murmurai-je, car le coeur me battait. + +--Je veux voir ces gens-là de près. + +Et il s'arrêta, en effet, pour causer avec les hommes qui fumaient +leurs pipes, tandis que les femmes préparaient la soupe ou +raccommodaient les habits. Il leur parlait dans une langue inconnue +qui devait être l'italien. Sur ses lèvres, cette langue n'était pour +moi qu'incompréhensible. Il la prononçait à peu près comme les mots +dont nous nous servions. Tout au plus allongeait-il certaines syllabes +pour escamoter les suivantes. Tandis que, dans la bouche de ces hommes +bronzés, elle prenait un accent étrange, tantôt bas et tantôt aigu, +comme une pimpante musique. + +Avions-nous affaire aux clowns ou aux acrobates? Les frères Marinetti +étaient absents. Les voir là m'eût rempli d'orgueil. Le seul +personnage important que je crus reconnaître, ce fut la danseuse de +corde. Encore était-elle couronnée de cheveux gris un peu +déconcertants. Elle ravaudait avec mélancolie une jupe de gaze +bouillonnante et sale. J'ignorais que cela s'appelle un tutu. + +Cependant je cherchais des yeux, craintivement, la petite écuyère. +J'eusse préféré qu'elle ne fût pas la. Je la cherchais trop loin: +elle était à côté de moi. Elle épluchait des pommes de terre avec un +couteau ébréché. Au lieu de sa tunique d'or, elle portait de mauvaises +hardes bariolées. Ses pieds nus, ses pieds dorés, baignaient dans une +couche de poussière. Ainsi humiliée, je la trouvais aussi belle que +dans sa gloire, sur le piédestal de sa large selle, franchissant les +cerceaux et saluée des acclamations de la foule. Déjà l'illusion +m'illuminait. Je la trouvais aussi belle, et pourtant mon premier +geste fut de m'écarter, par timidité évidemment, et aussi, je le +confesse, parce que tante Dine m'avait communiqué, vis-à -vis des +bohémiens et des mendiants, sa peur de la vermine, qui, assurait-elle, +se ramasse si vite. + +Explique qui pourra ces contradictions. Je reconnus en moi un obscur +sentiment nouveau rien qu'à la honte que me donna ce recul instinctif, +et, dans mon ardeur à mériter mon propre pardon, j'eusse immédiatement +partagé avec elle jusqu'à ses insectes. + +J'admirais avec quelle noblesse elle pelait ses pommes et aussi avec +quelle habileté, ne se reprenant point dans son opération et se +contentant, chaque fois, d'une seule épluchure. Elle condescendait +sans impatience à cette infime besogne, et je lui étais reconnaissant +de s'abaisser. Comme là -bas, sur la piste, dans ses exercices +hippiques, elle demeurait sérieuse et impassible, toute à son travail. +Remarqua-t-elle néanmoins mes yeux écarquillés? Elle daigna me parler +la première: + +--C'est long à peler, fit-elle. + +--Oh! oui, répondis-je au comble du bonheur, c'est long à peler. + +--J'aurais voulu, j'aurais dû l'aider, mais je n'osais pas. Un +scrupule pharisaïque me retenait. Dans mon zèle, je pouvais bien aller +jusqu'à la vermine qui se prend sans que personne le remarque, tandis +qu'éplucher des pommes de terre sur la place publique, devant des +roulottes, c'était un scandale extérieur qui m'épouvantait. + +Nous ne dépassâmes pas ces confidences. Une voix gutturale appela tout +à coup: + +--Nazzarena. + +Elle abandonna ses légumes et partit sans me dire adieu. J'en fus très +affecté; du moins je savais son nom. Je revins à la maison au galop, +laissant derrière moi grand-père qui agitait les bras et qui criait: + +--Holà ! doucement! + +Je ne pouvais pas ne pas courir. Des ailes m'avaient poussé aux +épaules, et pendant cette course affolée tout mon être chantait comme +la boîte à musique lorsqu'on a déclanché le ressort. Je pénétrai au +jardin en bousculant Tem Bossette qui ne s'était pas rangé assez tôt +et qui vociféra: + +--Qu'est-ce que vous avez, monsieur François? + +Et je répliquai en riant, mais sans m'arrêter: + +--Mais rien du tout. Je n'ai rien du tout. + +Je bondis par-dessus les cannas, et comme un poulain échappé, +j'arrivai dans le verger. Au bout de souffle, j'allai m'appuyer +brusquement contre un jeune pommier. Les arbres fleurissaient alors: +c'était le printemps. Sous le choc les branches tremblèrent, et je fus +aspergé d'une pluie de pétales roses. + +Je ne soupçonnais pas que je cueillais pareillement l'amour en fleur, +l'amour qui ne mûrira pas. + +Au collège le cirque Marinetti était devenu l'objet de nos +préoccupations et conversations. Les grands s'entretenaient dans la +cour, entre deux parties de barres, tantôt du trapèze volant qui +éblouissait les amateurs de sports, et tantôt de l'écuyère que +préférait le clan des philosophes. Je saisissais au passage quelques +fragments de ces appréciations et je brûlais d'étonner mes aînés en +leur montrant la supériorité que j'avais acquise sur eux tous. Ainsi +j'étais partagé entre mon secret et ma vanité. Ce fut celle-ci qui +l'emporta, et je convins un jour, avec une feinte modestie, que je lui +avais parlé. Mon but fut immédiatement atteint et même dépassé: on +m'entoura, on me congratula, on me pressa de questions. Je dus broder +un peu afin de satisfaire tant de curiosité. + +--Tu as de la chance, m'assura Fernand de Montraut que je devinai +jaloux. + +Fernand de Montraut était la parure de la rhétorique en même temps que +le dernier de la classe. Il passait pour le plus élégant du collège à +cause de ses cravates, et l'on s'inclinait devant sa compétence sur +tout ce qui touchait au domaine du sentiment, car il se vantait de +l'amitié de plusieurs jeunes filles. Malheureusement, il ajouta: + +--Alors, tu es amoureux? + +Ne sachant pas jusqu'alors ce que c'était que d'être amoureux, je +l'appris immédiatement par cette phrase et me livrai à une tristesse +que j'estimai plus convenable. + +Grand-père s'étant lié avec les roulants qu'il fournissait de tabac, +je fus remis en présence de Nazzarena. J'étais tourmenté du désir de +lui donner quelque chose, d'autant plus que Fernand de Montraut, juge +autorisé, m'avait affirmé qu'on fait toujours des cadeaux aux dames. +Le choix seul m'embarrassait. Or, je cachais dans un tiroir une +collection de billes en cornaline auxquelles j'étais attaché comme à +des bijoux. Il y en avait de rouges tachetées et de noires avec des +cercles blancs. Je ne possédais rien qui me fût plus cher. Un instant, +j'hésitai devant un sacrifice aussi considérable et pensai du moins y +soustraire cette agate couleur de feu où la lumière transparaissait et +qui était ma favorite. Il m'apparut que si je conservais celle-là mon +offrande ne valait plus rien. D'un geste plus résigné qu'enthousiaste, +je pris le lot tout entier et courus le remettre gauchement à ma +nouvelle amie sans un mot d'explication. Elle fut un peu surprise, et +cependant n'hésita point à l'accepter: + +--C'est zoli, me dit-elle. Vous êtes zentil. + +Elle se servait de mots usuels, que j'entendais prononcer d'habitude +sans prendre garde à leur son, et c'était comme si elle les +transformait en un autre langage, tout fleuri et chantant. Je +m'enhardis jusqu'à lui parler à mon tour, poussé peut-être par une +idée de justice: je me privais de mes billes, une compensation +m'était due. + +--Je sais, déclarai-je avec un peu d'emphase, que vous vous appelez +Nazzarena. + +Aussitôt elle se réjouit de ma science: + +--Ah! ah! il sait mon nom. Mais ce n'est pas Nazzarena, c'est Nazarre- +na. Répétez. + +Je dus apprendre son accent. Après quoi elle m'interrogea: + +--Et vous? + +--François. + +--Comme le saint d'Assise. Et d'où êtes-vous? + +--Oh! d'ici, voyons. + +Comment aurais-je pu être d'ailleurs? On habitait sa ville et sa +maison. Comprit-elle sa bévue? Elle ne me demanda plus rien, et c'est +moi qui repris, non sans timidité: + +--Et vous? + +--Je ne sais pas. + +Quelle drôle de réponse! On sait toujours d'où l'on est. Enfin! + +--Alors, vous n'avez pas de maison à vous? + +--C'est ça, notre maison. + +Elle me désigna de la main une des roulottes dont la devanture était +peinte en vert. Je ne pus me méprendre à sa moue de mépris. Bien vite, +elle se détourna pour regarder sur la place les bonnes grosses +bâtisses en pierre de taille qui la bordaient de tous les côtés: ma +ville est ancienne et rude, et l'on y construisait pour les siècles. +Elle mesurait peut-être la solidité de la vie sédentaire, j'imaginais +l'attrait de la vie nomade que je résumai ainsi: + +--Ce doit être bien amusant. + +--Quoi donc? + +--De changer tout le temps de localité. + +Le terme de localité était employé à dessein, pour lui donner de moi +une haute opinion. + +--C'est selon, répliqua-t-elle. Il y a des endroits où la recette est +mauvaise. Une fois, nous avons fait sept francs cinquante. + +Je ne m'arrêtai pas à ces détails et je conclus par l'aveu d'une +tendresse sans bornes pour ce genre d'existence. A cette déclaration, +elle ouvrit de grands yeux, bien étonnée sans doute qu'on pût l'envier +quand on habitait un de ces immeubles capables de braver toutes les +intempéries: + +--Tout de même vous ne viendriez pas avec nous. + +Cette hypothèse suffit à la réjouir: elle l'écarta sans retard comme +une extravagance: + +--D'ailleurs, vous ne devez pas savoir grand'chose. Mais vous êtes +zentil. + +Toujours cette épithète que j'estimais malsonnante pour mon amour- +propre. Je ne pouvais demeurer sous le coup d'une si méprisante +condamnation et fièrement je répliquai: + +--Je sais monter à cheval. + +On m'avait hissé quelquefois sur la jument aveugle du fermier, et même +j'avais ressenti une inquiétude voisine de la frayeur quand de longs +frissons lui parcouraient tout le corps. Mon amie parut enchantée et +me promit de me prêter son cheval noir. + +Notre coeur change-t-il depuis l'enfance? Je ne songeais nullement à +partir, elle ne croyait point à mon départ; je ne possédais aucun +talent équestre, elle ne disposait pas de sa monture: sans nous être +concertés nous nous leurrions de connivence. + +C'était comme un avant-goût délicieux de tout le mensonge qui s'abrite +sous les conversations d'amour. + +Il me vint alors, comme nous nous taisions tous les deux, un souvenir +redoutable et obsédant. Du livre de ballades que j'avais lu et relu +pendant ma convalescence au point qu'il continuait de composer avec +quelques autres l'atmosphère de mes jours, une phrase, une toute +petite phrase se détachait. Je l'entendais en moi, comme si un autre +que moi la prononçait. Elle était tirée de la légende du lord de +Burleigh. Le lord de Burleigh s'adresse à une paysanne qui est la plus +jolie fille du village et la plus modeste, et il lui dit: Il n'est +personne au monde que j'aime comme toi. Certes, je n'aurais jamais +articulé tout haut cette phrase et même j'aurais plutôt serré les +lèvres pour être sûr de ne pas l'articuler. Mais je la sentais vivre +et elle m'exaltait. Et voici que j'en découvrais le sens prodigieux. +Comment pouvait-on dire une chose pareille à quelqu'un qui n'était pas +de sa famille et que l'on connaissait à peine? Personne au monde! Et +mon père, et ma mère? J'entrevoyais la puissance sacrilège de l'amour +et, pendant que j'étais penché sur cet abîme, Nazzarena, si grave +d'habitude, riait et montrait ses dents. + +Un des hommes bronzés de la troupe passa devant nous et s'arrêta pour +nous dévisager. Puis, brusquement, en manière de jeu, il joignit nos +deux têtes en proférant dans son jargon un mot ou deux que je ne +saisis pas. + +Le contact de cette joue me brûla et, me dégageant avec violence, je +me sentis devenir rouge jusqu'à la racine des cheveux. Elle se +contenta de rire davantage. + +--Qu'a-t-il dit? balbutiai-je, partagé entre la colère et une émotion +toute nouvelle. + +--Oh! rien, fit-elle. Que vous étiez mon petit amoureux. + +--Moi! protestai-je, allons donc! + +Je ne voulais pas que ce fût possible. L'amour qu'on exprimait devait +perdre toute importance. Et puis quoi? tout serait fini par là . Pour +que l'amour fût l'amour, il fallait nécessairement qu'on le gardât en +soi en qu'il fît mal... + +III + +LE COMPLOT + +Comment personne ne s'aperçut-il, quand je rentrai à la maison, que +j'avais subitement changé et grandi? J'en fus presque scandalisé. + +--Te voilà , toi! constata mon père qui commençait à se méfier de mes +absences. + +Et tante Dine me poursuivit pour m'obliger à revêtir un autre veston +d'un usage plus évident. J'avais enfilé rapidement le plus beau pour +ma visite à Nazzarena. C'était peut-être encore le fameux vert olive +de ma convalescence, enfin convenable à ma taille après trois ou +quatre années d'attente, à moins qu'on ne l'eût mis à la retraite, +dans une armoire, sous le camphre et la naphtaline, jusqu'à la +croissance de Jacquot. On ne me respectait nullement, alors que tout +le monde aurait dû être frappé de ma nouvelle figure. Au lieu de ne +penser qu'à mon aventure que, d'ailleurs, je ne parvenais pas à +démêler, j'étais vexé de cette familiarité. + +Nous nous trouvions réunis dans la chambre de ma mère, à cause de la +petite Nicole un peu grippée, qui exigeait une surveillance attentive, +étant de santé délicate. Je compris, malgré le secret qui m'absorbait, +qu'un événement capital se préparait. On enjoignit à Jacquot, trop +turbulent, de se tenir tranquille dans un coin. Mélanie, toujours un +peu dans la lune, --elle écoute ses voix comme Jeanne d'Arc, assurait +tante Dine, --s'occupa de distraire silencieusement sa soeur malade. +Et mon père enfin pu montrer à ma mère la lettre qu'il avait à la main +: + +--C'est du secrétaire de Monseigneur, déclara-t-il en manière +d'avertissement. + +Je crus qu'il s'agissait de l'évêque. Une fois l'an, il dînait à la +maison. Mais on prononça le nom du comte de Chambord. Quand il eut +terminé sa lecture que j'entendis assez mal, mon père ajouta +simplement: + +--C'est bien, je me présenterai, puisque le prince désire que rien ne +soit négligé pour le bien du pays. + +--Oh! le prince! murmura grand-père avec un tout petit rire étouffé. + +Mon père fixa sur lui son regard droit, impérieux, qu'on soutenait +difficilement. Et grand-père, aussitôt, prit son air le plus innocent, +celui-là même que je lui avais vu prendre quand nous avions rencontré +maman dans la rue et qu'il avait dit: «Nous allons acheter un +journal.» + +Ce chef mystérieux et terrible, dont Martinod craignait, au café, +l'intervention dans l'assaut donné à la mairie, je devinai +instantanément que c'était mon père. Ce ne pouvait être que lui, et +comment n'aurait-il pas gagné la bataille? Il suffisait de le +regarder. La victoire, il la portait sur lui. Les signes de la +supériorité, mes yeux d'enfant, encore loyaux et clairs, les voyaient +rayonner sur son front. Je ne crois pas les avoir ainsi distingués +plus tard chez personne. Et comment me serais-je douté que la +supériorité pour le succès ne signifie pas grand'chose, car on forge +contre elle dans l'ombre toutes sortes d'armes suspectes? Je pouvais +bien me glisser hors de l'influence de mon père, du moins je ne +songeais pas à le diminuer. + +La surveillance que d'habitude on exerçait sur moi fut ralentie par la +maladie de Nicole qui exigeait continuellement la présence maternelle. +J'avais remarqué aussi que mon père profitait de ses rares loisirs +pour causer avec Mélanie, sortir avec Mélanie, se promener avec +Mélanie. Il lui témoignait, plus qu'à l'ordinaire, une affection à la +fois attendrie et réservée, presque respectueuse, et il la recouvrait +de sa force comme si quelqu'un menaçait sa fille aînée ou prétendait +la lui prendre. Quant à tante Dine qui professait un culte pour ses +neveux et nièces, chacun pris à part ou tous pris en bloc, elle +affirmait à travers les marches de l'escalier que j'étais un enfant +modèle et un fils exemplaire, et même attribuait à son frère une +portion de cet heureux résultat. + +Je profitai de ce relâchement, d'ailleurs relatif, pour retourner au +cirque malgré la défense que j'en avais reçue. Avec une hypocrisie +déjà perspicace, je m'étais persuadé que je ne désobéissais pas en +contournant la tente pour gagner les roulottes. Les coulisses ne sont +pas le théâtre. Puis, de raisonnement en raisonnement, je parvins à +m'introduire à l'intérieur. N'était-ce pas grand-père qui m'y avait +conduit la première fois? Il était le plus âgé, il connaissait, mieux +que personne, ce qui devait me convenir. D'ailleurs, on ne le saurait +pas: sauf grand-père, mon complice, je ne risquais d'y rencontrer +aucun membre de ma famille. Nazzarena monta à cheval pour moi seul, +sauta dans les cerceaux pour moi seul, et quand elle saluait par +politesse afin de répondre aux applaudissements, c'était encore pour +moi seul. Sans peine je supprimais l'existence du public qui +m'entourait. + +Néanmoins, comme je ne me sentais pas la conscience parfaitement +tranquille, je me serrais contre grand-père qui détournerait les +soupçons au besoin ou supporterait le poids des responsabilités. Je +l'accompagnais même au Café des Navigateurs, bien que j'en eusse +épuisé le plaisir et que je préférasse un autre commerce d'amitié. +Martinod s'y montra plus empressé que de coutume: + +--Père Rambert, quelle joie de vous revoir! Père Rambert, asseyez- +vous à côté de moi, à la place d'honneur. + +J'observai que, s'il excellait jadis à passer aux autres ses +soucoupes, il soldait maintenant à bourse ouverte, non seulement ses +consommations, mais encore celles d'autrui. Glus et Mérinos s'en +étaient aperçus avant moi et ne reculaient plus devant aucune +commande. Pour ce qui est de Cassenave et de Galurin, ils n'avaient +jamais pris garde au règlement. J'avais déjà remarqué auparavant la +volte-face de Martinod qui, de plus en plus, renonçait aux effets +oratoires et cessait de nous éblouir avec ses descriptions de fêtes où +fraternellement on s'embrassait. Il apportait des listes et des +chiffres, il énumérait des noms propres, et avec un bout de crayon +qu'il mouillait de sa salive il se livrait à des pointages. + +Un marchand de journaux ayant déposé sur une table la gazette locale, +il la réclama à la servante d'une voix si impérative, que celle-ci en +fut bouleversée et faillit renverser un plateau qu'elle portait. A +peine eut-il déplié la feuille, qu'il s'écria: + +--Ça y est! J'en étais sûr: il se présente. + +Il n'avait pas besoin d'être désigné davantage. Tout le café le +reconnut sans hésitation, et moi pareillement. Notre groupe, qui, +jusqu'alors, n'avait probablement pas la certitude de cette +candidature, en parut très impressionné et même démoralisé. Tous, ils +allongeaient plus ou moins leurs figures sur leurs verres. Et en les +dévisageant un par un, sournoisement, je considérai leur bande, malgré +le nombre, comme incapable de lutter contre mon père. J'étais un +spectateur impartial. + +Martinod laissait les autres, et surtout les néophytes dont il se +composait une cour et qu'il abreuvait, se remuer, s'exclamer, toujours +sans désigner l'ennemi. Lui, distrait ou méditatif, enveloppait grand- +père du regard. + +Comme se manège se prolongeait, il me revint à la mémoire un passage +de mon histoire naturelle où il était question d'un serpent qui +fascinait les oiseaux, et je ris tout seul de cette idée saugrenue. Il +garda assez longtemps cette attitude; puis, après avoir commandé de +nouvelles consommations pour tout le monde excepté pour moi qu'il +oublia, il se pencha et, d'une voix câline, il glissa dans l'oreille +de son voisin ces paroles qui me parvinrent: + +--Alors, père Rambert, vous n'êtes plus chez vous? + +--Comment ça? riposta grand-père indifférent. + +--Eh! non! ce beau château que vous habitez n'est plus à vous, +maintenant. + +Il prononçait château, comme le fermier, sauf qu'il omettait quelques- +uns des accents circonflexes. Grand-père le remarqua et s'en divertit +: + +--Oh! oh! le château! pourquoi pas le palais? + +--Ma foi, continua Martinod, appelez-le comme vous voudrez. Toujours +est-il que c'est le plus bel immeuble du pays. Et bien placé: à la +fois ville et campagne. Tout de même, eh! eh! on vous a joué le tour +et vous n'êtes pas maître au logis. + +Grand-père se gratta le sourcil, puis se tira la barbe. Il ne parlait +jamais à personne de son abdication, pas même à moi dans nos +promenades, et j'avais deviné que les allusions à cette histoire déjà +si vieille, vieille de plusieurs années, ne l'intéressaient pas. Je +savais qu'il méprisait la propriété et la tenait pour nuisible au bien +général. Mais n'était-ce pas là un dogme consacré au Café des +Navigateurs? + +--Eh! oui! déclara-t-il en se décidant à rire, je ne suis plus chez +moi: en voilà une découverte! Mon pauvre Martinod, vos retardez. Il y +a belle lurette que je ne suis plus chez moi, et vous m'en voyez bien +aise. Plus de tracas, plus de soucis. Je ne suis plus le maître, mais +je suis mon maître. + +Et le dialogue, sur cette réplique, continua sans arrêt, de plus en +plus gaiement: + +--Ta, ta, ta! à votre âge, on ne s'habitue guère à camper chez autrui. + +--A mon âge, on veut la tranquillité. + +--Oui, oui, on vous a relégué au bout de la table. + +--Je m'y suis bien mis tout seul et l'on y mange aussi bien qu'au +milieu. + +--Ici, père Rambert, on vous donne la place d'honneur. + +--Il n'y a point de place d'honneur au café. + +--Et votre chambre? chacun sait qu'on vous a hissé au galetas. + +--Chacun sait que j'aime la montagne. + +Tout cela se débitait en badinant. Ils s'amusaient à se lancer les +questions et les réponses comme nous jouions au collège avec des +balles. En les écoutant, je fus un instant distrait du sentiment qui +m'occupait, et tout bas je me reprochai cette distraction comme une +faute. + +Ce fut bientôt un thème de plaisanteries faciles. On parlait +couramment, au café, du bout de table du père Rambert, du galetas du +père Rambert. Lui-même en haussait les épaules et prenait joyeusement +les choses. + +--Enfin, tout cela n'est-il pas vrai, père Rambert? insista un jour +Martinod. + +--Oh! sans doute, cela est vrai dans un sens. C'est vrai si vous y +tenez. Mais qu'est-ce qui est vrai? + +Comme si l'on ne savait pas ce qui est vrai et ce qui ne l'est point? +Grand-père aimait assez à tenir des propos obscurs. Cette même après- +midi, nous rentrions ensemble, lui vif et guilleret, moi la mine basse +pour n'avoir pas aperçu, fût-ce de loin (ce que je préférais), +Nazzarena. Au sommet de l'escalier, nous trouvâmes mon père qui nous +attendait et paraissait fort en colère. Sa main froissait un journal +et il le tendit sans préambule à grand-père qui ne se souciait point +de le prendre. + +--Savez-vous, demanda-t-il, qui a écrit ça? + +Avec quel mépris il prononçait le mot: ça? Je sentais qu'il se +contenait, mais que des événements graves se passaient à la maison. + +--Comment le saurais-je? objecta grand-père. Je ne lis jamais les +journaux du pays. + +--Eh bien! lisez celui-ci. + +--Oh! non, merci, je ne m'en soucie pas. + +--Alors, c'est moi qui vous le lirai. + +--Si tu le veux absolument. + +Je le vis entrer tous les deux dans le cabinet de consultation dont la +porte demeura ouverte, et je n'eus garde de m'en aller. Grand-père +s'assit docilement dans un fauteuil, et mon père commença de suite sa +lecture. Je me crus mal récompensé de la curiosité qui me maintenait +en place, car je ne compris goutte sur le moment à cet article pâteux, +grisâtre et filandreux, pareil à ce fromage râpé qui se détrempe dans +la bouillon d'oignon et devient une glu collante dont on ne peut +débarrasser ses gencives. Il était question des élections prochaines +et d'un personnage omnipotent et despotique, avide de conduire le +peuple à la baguette comme il avait conduit sa maison. Après quoi, on +parlait d'un grenier plein de rats, exposé à tous vents, assez bon, +néanmoins, pour recevoir le vénérable vieillard qui s'y trouvait +relégué et à qui l'on faisait expier sa charité sociale en le traitant +avec mépris et en lui infligeant le dernier rang dans sa propre +demeure. On terminait par un appel généreux à la justice et à la +bonté. Pas de nom de personne, pas même de nom de lieu. Comment +aurais-je soupçonné des allusions? C'était, pour un enfant, d'une +perfidie trop compliquée. + +--C'est tout? interrogea grand-père quand la voix irritée se tut. + +--Il me semble que c'est assez. + +--Oh! il n'y a pas de quoi fouetter un chat. Ce sont de vagues +généralités. + +--Ah! c'est votre avis! déclara mon père. Ne sentez-vous pas tout ce +qu'il y a là dedans de venimeux et de déshonorant pour moi? N'avez- +vous pas toujours été bien traité ici? Qui a voulu prendre le bout de +la table? Qui s'est installé, malgré nous, dans la chambre de la tour +? Qui de nous vous a manqué de respect? Quand a-t-on négligé de vous +témoigner les soins les plus tendres et les plus déférents? De qui, de +quoi vous plaignez-vous? Père, je vous en prie, l'heure est grave: +dites-le-moi... + +Les adjurations se pressaient, se multipliaient, se précipitaient, et +la voix leur communiquait je ne sais quel accent pathétique dont je +tressaillis des pieds à la tête. Du coup, cet article obscur s'éclaira +pour moi et j'en saisis toute la signification. On accusait mon père +de dureté envers mon grand-père. Et je revis la scène de l'abdication +et le déménagement où j'avais joué mon rôle en portant la collection +du Messager boiteux de Berne et Vevey. + +--Je ne me plains de rien, expliquait grand-père, et je ne me suis +jamais plaint. + +--Et de quoi vous seriez-vous plaint? Cette maison a continué d'être +la vôtre. Je ne m'en suis réservé que les charges et la direction qui +vous fatiguait. Cependant on n'a pas inventé ces calomnies. + +--Oh! mon pauvre Michel, toutes ces histoires m'assomment. Je ne lis +pas les journaux et je m'en trouve fort bien. C'est un conseil que je +te donne. + +--Parce que vous n'y êtes pas attaqué. Parce que je ne permettrai à +personne de vous y attaquer. Pour moi, le coup est parti du Café des +Navigateurs. Vous le fréquentez encore, j'en suis sûr. Je vous ai +pourtant informé que c'était le rendez-vous de nos ennemis. Mais vous +mettez dans ces gens-là toute la confiance que vous me refusez. + +--Oh! je vais où je veux et je vois qui me plaît. + +--Vous êtes libre, père, sans aucun doute. Mais, dans une famille, +tous les membres sont solidaires. Celui qui vous vise m'atteint. Celui +qui me diffame vous insulte. + +--Je n'ai pas de la famille cette idée étroite. Je ne t'ai jamais +contrarié: fais-en autant. + +A ce moment précis, mon père m'aperçut dans l'embrasure de la porte et +un soupçon dut lui traverser l'esprit, car il coupa net la discussion +en me montrant du doigt: + +--J'espère que vous n'y conduisez pas cet enfant. + +--Où donc? + +--Au Café des Navigateurs. + +Et se tournant vers moi, de ce ton qui ne supportait pas de réplique, +mon père ajouta: + +--Va-t'en. + +De sorte que je n'entendis pas la réponse. Je n'ai rien perdu de toute +la scène. Je suis certain de la reconstituer dans son intégrité, et +sinon dans les mêmes termes, du moins en termes équivalents. Comme +j'étais né successivement au mystérieux désir sur un mot du pâtre qui +conduisait ses moutons à la montagne, à la liberté pour m'être promené +dans les bois sauvages avec grand-père, à la beauté pour avoir +rencontré la dame en blanc, au trouble de l'amour parce que Nazzarena +m'avait appris en riant que j'étais son petit amoureux, je naissais à +la méchanceté humaine qui, de toute mon enfance, avait été absente. +Les fameux ils de tante Dine, dont je me moquais après les avoir +vainement cherchés autour de moi, existaient donc, et Martinod en +était, et le doux et gai Cassenave que mon père avait soigné, et +l'ancien photographe Galurin, et les deux artistes. Cette révélation +inattendue me renversait. + +On allait au café pour s'amuser et non pour comploter. On y buvait des +consommations multicolores en tenant des propos comiques. Non, ce +n'était pas possible. Et il me vint un doute à cause du calme de +grand-père et aussi parce que le va-t'en qui me congédiait avait été +un peu brusque et me prédisposait à la contradiction. Peut-être ce +morceau de papier ne méritait-il pas la lecture. + +Le lendemain, j'étais dans la chambre de ma mère quand mon père y +entra, la canne à la main, le chapeau sur la tête, revenant tout droit +du dehors sans s'être arrêté dans le vestibule. Il se découvrit +rapidement, et nous vîmes mieux son visage qui était coloré et +rayonnant. Il avait son grand air de bataille, il était content, il +riait: + +--J'ai souffleté Martinod, dit-il avec simplicité, comme il aurait +annoncé: j'ai visité tel malade. + +--O mon Dieu, murmura ma mère, que va-t-il inventer contre toi! + +Et j'entendis le pas de tante Dine accourant, qui ébranlait le +corridor. Elle arriva en ouragan. La voix sonore de mon père l'avait +renseignée à distance. + +--Bravo, Michel, bravo! s'écria-t-elle essoufflée. Ils sont battus: +c'est bien fait. + +En voilà une qui ne barguignait pas sur la défense de la maison! + +De cet insolite brouhaha je profitai sans retard pour m'éclipser. Que +Martinod fût giflé, je n'y voyais pas d'inconvénient, pourvu que j'en +profitasse en quelque manière. Je me sentais surveillé davantage et +les occasions de sortir devenaient rares. A toutes jambes je gagnai la +rue et m'élançai du côté de la ville. Mais, dès que j'atteignis la +place du Marché, je me remis au pas et même je m'efforçai de prendre +un air dégagé, indifférent, de flâneur qui n'a pas de but de promenade +et ne sait pas au juste où il va. Ainsi je m'acheminai vers le cirque +dont j'entrepris le tour en ayant soin de lever le nez en l'air pour +bien montrer que je marchais au hasard. Personne ne pouvait s'y +tromper. Que de fois j'avais exécuté ce petit manège que le succès ne +couronnait pas régulièrement! Si Nazzarena était là , occupée à quelque +besogne de ménage, ce n'était pas une raison pour que je m'approchasse +d'elle, ni même pour la saluer. La plupart du temps, je défilais sans +lui parler, raide comme un piquet. Notre première conversation avait +épuisé tout mon courage, et d'ailleurs je n'aurais pas su comment la +reprendre. Tantôt elle me regardait passer en se moquant, car pour +jouer avec moi ou de moi elle abandonnait sa gravité professionnelle +d'écuyère; tantôt elle m'appelait. Je me rendais à son appel, mais, +pour rien au monde, je ne l'eusse abordée. + +Ce jour-là , elle menait boire son cheval à la fontaine publique, et ce +cheval, privé de son harnachement et de l'éclat des torches qui +éclairaient pendant les représentations l'intérieur de la tente, me +parut singulièrement pareil à la rosse aveugle de notre fermier qui +j'avais enfourchée quelquefois: c'était une longue bête osseuse, qui +remuait aussi la peau d'un bout à l'autre du corps afin de chasser les +mouches. Aussitôt je chassai de mon côté une si pénible vision pour +lui substituer le coursier rouan de la romance du Nid de cygne qui, +dans mon livre de ballades, conduit le chevalier auprès de la jeune +fille assise dans l'herbe au bord de la rivière où baignent ses pieds +nus. + +Mon amie était absorbée dans son travail ou faisait semblant. Elle ne +daignait pas remarquer ma présence. J'étais forcé de continuer mon +chemin puisqu'elle ne regardait pas dans ma direction. Et ce cheval +qui n'en finissait pas de boire, qui était bien capable d'absorber +toute l'eau du bassin! Il y avait de quoi se désespérer. Enfin elle se +retourna. Elle riait, la mauvaise: donc, elle m'avait vu. Et de sa +voix la plus naturelle, comme si elle me découvrait tout à coup, elle +me souhaita le bonjour. + +Ne m'y attendant plus, je ne trouvai rien à dire. Ma figure déconfite +la renseigna sans doute sur mes sentiments, car elle ne se fâcha point +de mon silence et même elle le souligna: + +--Alors, vous êtes muet, aujourd'hui? + +Et, riant plus fort, elle ajouta: + +--Eh! eh! est-ce que vous n'êtes plus mon amoureux? + +Je baissai la tête pour cacher ma honte. Si je ne l'aimais plus? +J'estimai sa question insensée parce qu'on ne pouvait qu'aimer +toujours. Et ce toujours qui ne me serait jamais venu aux lèvres +faisait en moi une musique étrange, si douce que rien ne devait être +plus doux sur la terre. + +Tranquillement rassurée sur mon sort et sans doute sur l'effet qu'elle +me produisait, elle tira sur la corde de son cheval qui ne buvait plus +et dont les naseaux humides laissaient retomber des gouttes d'eau sur +le bassin. + +IV + +MA TRAHISON + +Les jours qui suivirent, à cause de ce toujours qui chantait dans ma +poitrine, furent à la fois délicieux et acides comme ces fruits que je +cueillais trop tôt dans le jardin. J'étais sûr de l'avenir et même de +l'éternité. Je goûtais la plénitude de la tendresse qui ne cherche +rien encore au delà d'elle-même. Car le trouble léger que j'avais +ressenti au contact de la joue de Nazzarena poussée contre la mienne +en manière de jeu s'était bientôt dissipé. Il ne manquait +véritablement à mon bonheur que de ne pas voir mon amie; avec nos +rencontres commençait mon embarras. Si du moins je n'avais pas été +forcé de lui adresser la parole! Je n'aurais pu supporter de +l'embrasser et jamais je ne lui ai touché la main. Chacun de nous -- +j'y pense maintenant --croyait peut-être à la supériorité de l'autre, +elle pour la solidité de la maison, et moi pour son cheval, sa robe +d'or, son talent d'écuyère, sa vie nomade et je ne sais quoi encore +qui lui venait de l'amour. Bientôt elle admit que la partie n'était +pas égale: elle paraissait en public et recevait les +applaudissements, je n'étais qu'un spectateur. + +Consciente de sa domination, elle ne craignit plus de m'asservir. Il +lui arrivait de me réclamer de menus services, tels que lui acheter en +ville un dé à coudre ou du fil d'or et des aiguilles pour repriser sa +toilette de cérémonie, et je rougissais dans les magasins en demandant +ces objets qui sont en usage chez les filles et non chez les garçons. +S'il fallait fournir des explications complémentaires, je ne savais où +me cacher. Elle me fit peler des pommes de terre en sa compagnie et +jouit de ma gêne, ayant surpris les regards furtifs que je coulais du +côté de la place et m'enlevant du coup tout le bénéfice de mon +héroïsme: + +--Rassurez-vous, mon petit homme, il ne passe personne. + +Quotidiennement, le matin ou le soir, je m'arrangeais pour revenir du +collège par cette place du Marché qu'elle habitait. A quelles ruses +avais-je recours pour dépister les soupçons? Quelquefois mes parents +venaient me chercher, ou bien ils se contentaient, le parcours n'étant +pas long, de faire quelques pas à ma rencontre. Comment ai-je réussi à +ne pas leur donner l'éveil? L'un ou l'autre de mes camarades, ayant +surpris mon manège, entreprit de me blaguer. L'intervention de Fernand +de Montraut m'évita le désagrément des brimades. Comme on lui +objectait que je refusais de parler de la petite écuyère, il déclara +mon silence chevaleresque, et cette opinion d'un juge aussi autorisé +m'inspira beaucoup d'orgueil. + +Le même jeune homme basané qui avait joint nos têtes avec ses mains, +me retrouvant un jour en conversation avec Nazzarena, lui baragouina +de nouveau une phrase dans leur jargon en me désignant du doigt, et +tous deux éclatèrent de rire. Moi, j'aurais pleuré. + +Cependant cette passion, plus grande que moi, et trop lourde pour mes +quatorze ans, m'isolait peu à peu, me séparait de ma famille à mon +insu. J'oubliais les élections, et l'article du journal, et la gifle +de Martinod qui n'avait pas eu de suites immédiates comme le redoutait +ma mère. Tandis que j'aurais volontiers pris grand-père pour +confident, à cause de nos visites au pavillon et aussi de la dame en +blanc dont le souvenir, un peu incertain jusqu'alors, se fixait +définitivement en moi. Je respirais sur moi, comme un bouquet de +fleurs fraîches, le romanesque de nos promenades passées. +Mystérieusement leur charme opérait: ne leur devais-je pas l'émoi +précoce de ma sensibilité exaltée? Sans elles je n'eusse peut-être +songé qu'à jouer quelques bonnes farces à mes professeurs. Tout au +plus aurais-je soupiré ces premiers soirs de printemps, sans savoir +pourquoi. + +Une après-midi de jeudi, --le jeudi nous avions congé, --comme je +m'étais échappé, non sans peine, afin d'assister aux jeux du cirque et +de guetter ensuite ma cavalière qui, cette fois-là , ne daigna pas +s'occuper de moi, ne sachant comment rentrer sans éveiller +l'attention, je m'avisai d'aller rejoindre grand-père au Café des +Navigateurs où j'avais quelque chance de le rencontrer. La discussion +qu'il avait soutenue contre mon père à ce sujet m'était déjà sortie de +la tête et je ne pensais qu'à me tirer d'affaire, non à Martinod et à +ses acolytes. J'entr'ouvris la porte avec un battement de coeur: pour +la première fois je pénétrais, seul, dans un pareil lieu. Grand-père +était là : j'étais sauvé. Du moment que je regagnerais le logis sous +sa protection, personne ne m'interrogerait, et mon absence se +justifierait d'elle-même. + +Je m'assis dans un coin, attendant le signal du départ. Martinod, près +de moi, causait avec le patron de l'établissement que je connaissais, +car il se mêlait familièrement aux consommateurs et même, dans ses +jours d'humeur prodigue, leur offrait des tournées. + +--Vous comprenez, expliquait celui-ci d'une voix larmoyante, c'est une +note de plusieurs années. + +--Présentez-la au fils, conseillait Martinod. + +--Ça ne le regarde pas. + +--Eh! vous verrez qu'il la paiera. Je vous le garantis. C'est un bon +tour à lui jouer pour les élections. Et d'ailleurs, le petit a +consommé. + +De qui s'agissait-il? je n'y pris pas garde. Tout à coup Martinod me +dévisagea, et sous son regard je me souvins instantanément du soufflet +qu'il avait reçu. J'éprouvai même un vague remords de me trouver là en +sa compagnie, mais grand-père continuait bien de le fréquenter. Après +tout, cette gifle, il l'avait reçue et non pas donnée. Et le voilà qui +lève les bras au ciel, comme si l'on avait commis à mon égard un crime +impardonnable: + +--Cet enfant qui n'a rien à boire! + +Jamais je n'aurais cru à tant de sollicitude. Dès longtemps on me +négligeait et même, sans la passion qui m'absorbait et m'inclinait aux +privations par goût de souffrir, j'eusse remarqué la pénurie des +verres de sirop. Aussitôt on répare l'oubli, on apporte devant moi le +matériel réservé aux hommes mûrs: solennellement on m'offrira une +verte, oh! une verte mitigée, noyée, inoffensive. Martinod déclare: + +--Je la lui composerai moi-même. + +--Je compte sur vous, précise grand-père désintéressé qui s'exalte +avec Glus sur l'andante de la deuxième sonate de Bach pour piano et +violon. Et pas de plaisanterie! + +--Père Rambert, ne vous frappez pas. + +Décidément, ce Martinod est bon garçon, complaisant et pas +susceptible. Sa joue est peut-être encore chaude et il me soigne comme +son propre moutard. Il ne compose pas la mixture de la même façon que +grand-père. Les morceaux de sucre superposés ont fondu: on peut +maintenant verser l'absinthe. Mazette! c'est qu'il me traite +sérieusement, et non pas en bébé gorgé de lait! Quelle jolie couleur +trouble! Ce breuvage doit être extraordinaire. Je le goûte et le +déclare aussitôt délicieux, sans bien savoir, pour mieux jouer mon +rôle, ce qui me vaut les suffrages de Cassenave et de Galurin. + +--C'est la première, déclarent-ils, ce ne sera pas la dernière. + +Je suis presque l'objet d'une ovation, et par gratitude je tourne vers +Martinod un oeil humide. Mais pourquoi me considère-t-il en silence, +avec cet air apitoyé? Ai-je donc une mine de papier mâché? Enfin il se +penche vers moi et murmure à mon oreille ces simples mots qui achèvent +de m'inquiéter: + +--Pauvre petit! + +Pourquoi diable m'appelle-t-il pauvre petit? Suis-je donc malheureux à +ce point? Sans doute il y a Nazzarena que je n'ai pas réussi à +rejoindre de tout le jour. Oui, évidemment, je suis malheureux, +puisque tout le monde le remarque. Seulement, on a tort de le +remarquer. C'est un secret caché au fond de mon coeur, et personne n'a +le droit de m'en parler, fût-ce pour me plaindre et m'adresser des +consolations. Aussitôt je montre un visage rébarbatif, destiné à +décourager les sympathies. Mais je ne puis soutenir cette attitude. +Depuis que j'ai vidé mon verre, je sens sur mes yeux comme un voile +et, dans tout mon corps, une chaleur, une torpeur amollissante et +comme un besoin d'affection et de confiance. D'ailleurs, je me suis +mépris sur les intentions de Martinod. Il ne songe pas à mon amour ou +ne sait rien de lui, et, sans crainte de me déjuger, maintenant je +regrette de ne pas lui entendre prononcer le nom de Nazzarena. Il me +fascine du regard, comme le serpent de mon histoire naturelle devait +fasciner les oiseaux, et, de sa voix aux inflexions caressantes, +insinuantes, câlines, il me donne à comprendre que dans ma famille je +suis méconnu. A mots couverts, avec toutes sortes de circonlocutions, +d'hésitations, de réticences, il me révèle la préférence de mon père +pour un de mes frères aînés. Lequel? Etienne ou Bernard? A distance, +je ne me rappelle plus celui qu'il me désigna. Bernard à cause de sa +tournure militaire, de sa démarche décidée, de sa gaîté, de son élan +et de la ressemblance? Etienne pour sa nature égale et fine, pour ses +bonnes notes, pour son application, pour ses distractions aussi? Ma +foi, je ne puis aujourd'hui trancher la question. Mes parents nous +traitaient sans aucune différence et chacun était l'objet d'une +attention spéciale où il était libre de voir une faveur. Pourtant, je +n'hésitai pas à croire cet étranger qui ne nous connaissait pas, qui +n'avais jamais mis les pieds à la maison, et dont je n'ignorais pas +que mon père venait de châtier les perfides manoeuvres. + +Oui, j'étais méconnu dans ma famille. D'imperceptibles témoignages +sortirent de l'ombre, grossirent comme des nuages que le vent +rapproche. Sans cesse mon père nous entretenait des absents, et quand +il recevait de leurs nouvelles, il rayonnait. Leurs bulletins étaient +des bulletins de victoire. Il portait sur son front l'orgueil +paternel. Moi seul, j'étais tenu à l'écart systématiquement. Je ne +comptais pas. Avec quelle dureté, l'autre semaine, il m'avait crié: +va-t'en! Savait-il que je fréquentais le cirque malgré sa défense et +que je pelais des pommes de terre sur la place publique? Si Bernard ou +Etienne avaient été les coupables, il serait parvenu à le savoir et +les aurait grondés, tandis qu'on m'accueillait avec un mépris +outrageant. Moi qui portais le poids d'un si bel amour, je ne +récoltais que des humiliations et des avanies. Surtout, surtout mon +père ne m'aimait pas, je n'étais aimé de personne. Tout me +prédisposait à le croire, puisque de tout le jour je n'avais pas +rencontré Nazzarena. Il n'y avait que grand-père, et grand-père +s'absorbait dans ses conversations, dans sa musique, dans la fumée de +sa pipe, dans son télescope et ses almanachs. Je l'implorai du regard +: maintenant il s'enflammait avec Glus sur un quintette de Schumann. +Le monde n'existait pas pour lui à cette heure: de l'existence du +monde j'aurais consenti à me passer, pourvu qu'il s'occupât de moi. +J'eus la sensation horrible que j'étais abandonné de tous, et que cet +homme qui me glissait de tout près, d'une voix émue et compatissante, +ses condoléances, venait de m'annoncer un malheur irréparable. +J'aurais voulu pleurer, et à cause de tant de visages curieux, je +retins mes larmes. Mais, sur la banquette de ce café, je connus la +tristesse d'être incompris, la solitude au milieu de la foule, le +désespoir. Une vie se compose de beaucoup de chagrins: en ai-je +éprouvé de plus intenses que ce désespoir imaginaire? + +Ainsi, désarmé par la tendresse même qui mettait à vif ma sensibilité, +et fasciné par le serpent, j'entrai, sans le savoir, dans le complot +qui se machinait contre mon père. Parvenu à son but, plus facilement +peut-être qu'il n'eût supposé, --car il ignorait qu'il avait l'amour +pour allié, --Martinod répéta d'une voix à fendre l'âme: + +--Pauvre petit! + +Mes sanglots contenus me suffoquaient. Il pouvait triompher tout haut +: il avait réussi au delà de ses espérances, la semence de ses +suggestions devait lever plus tard et produire ses fruits empoisonnés. +Mais ne jouait-il pas sur le velours? J'avais trop de candeur encore +pour me douter que la haine sait flatter et sourire, prendre un visage +aimable, protester de sa sympathie ou de sa pitié et serrer ses +phrases comme des liens autour de celui qu'elle veut immobiliser. +Cette haine-là , qui s'adresse, la bouche en coeur, aux amis, aux +parents de l'homme qu'elle poursuit et qu'elle atteindra plus sûrement +par ricochet, plus tard même on ne saura pas toujours la dénoncer. Il +n'y a plus guère de sentinelles, comme tante Dine, pour veiller sur +l'arche sainte de la famille. + +Il était dit que les circonstances favorisaient le plan de Martinod. +Un dimanche après midi, comme je flânais à la fenêtre au lieu de +terminer un devoir, --c'était dans la chambre de la tour où je +m'installais volontiers, mais grand-père était absent, --quel +spectacle tout à coup me frappa d'étonnement et même d'épouvante! La +troupe du cirque envahissait notre jardin. Elle avait franchi la +grille qui, sans doute, malgré la vigilance de tante Dine, était +demeurée ouverte à cause des allées et venues plus fréquentes un jour +de fête. Elle débordait sur les pelouses, elle piétinait les plates +bandes sans vergogne. Il y avait des femmes toutes dépenaillées, qui +portaient des enfants dans les bras, il y avait les deux clowns que +j'avais fini par identifier, il y avait la vieille danseuse de corde +aux cheveux gris, et il y avait --ô douleur! --Nazzarena elle-même, +Nazzarena sans chapeau, mal peignée et débraillée. Pour la première +fois, je remarquai sa misère. Chez nous, dans l'allée bien ratissée, +on l'eût prise pour une pauvre fille de la campagne. + +Muet de stupeur, je n'osais ni me cacher ni me pencher au dehors. La +peur de ce qui arriverait infailliblement me paralysait. Mais pourquoi +étaient-ils venus? que demandaient-ils? quel mauvais vent les amenait? +Notre jardin ne pouvait convenir à des roulants, à des bohémiens, à +des gens qui ne connaissent la terre que pour marcher dessus. Encore +si c'était le jardin d'autrefois où la mauvaise herbe poussait à +l'aventure et qu'on ne taillait ni n'arrosait jamais! Encore si grand- +père avait été là pour recevoir ces hôtes suspects! Nazzarena, +Nazzarena, retournez vite à votre roulotte et à la tente blanche où +vous régnez! Ici, je vous jure que ce n'est pas votre place. + +Véritablement j'endurais le martyre à les voir s'ébattre sans retenue +sur notre gazon et nos corbeilles. J'aurais du moins voulu crier, les +prévenir, et je ne pouvais pas. A cette fenêtre ouverte je me sentais +prisonnier. Et dans une détresse infinie, je mesurais la distance qui +séparait de la maison mon amour. + +Déjà l'un des clowns sonnait à la porte. Mon Dieu! qu'allait-il se +passer? A peine avait-on commencé de parlementer avec Mariette dont je +savais pourtant l'humeur peu accommodante, que se produisit la +catastrophe. Tante Dine accourut à la rescousse et fit tête à la +troupe entière de la belle façon. Distinctement, ce dialogue monta +jusqu'à ma croisée: + +--Qu'est-ce que vous voulez, vous autres? + +Une voix gazouillante répondit: + +--C'est bien ici la maison au père Rambert? + +--Que lui voulez-vous, au père Rambert? Passez votre chemin. Allez- +vous en. + +Abominable injustice! Les mendiants de la ville recevaient bon +accueil, ils avaient même leur jour comme les dames de la société, et +la Zize Million qui était folle, et cet ivrogne de Oui-oui touchaient +des rentes à la porte. Alors, pourquoi ne pas attendre que ces +honorables acrobates s'expliquassent? Tante Dine, pourtant charitable +et toujours prête à porter secours, les expulsait avec violence, rien +que pour leur qualité d'étrangers. Ignominieusement chassés, ils se +révoltèrent et criblèrent d'invectives leur persécutrice qui, je dois +en convenir, ne fut pas en reste. Cela fit un boucan infernal. La +danseuse de corde surtout glapissait et se tapait les cuisses. Cette +fois, je me décidai à intervenir en faveur de mes amis, des amis de +Nazzarena. Soudain, au moment où j'allais quitter mon observatoire +pour voler au combat, mon père, sans doute attiré par le tumulte, +apparut sur le seuil. Il ne daigna même pas ouvrir la bouche. D'un +seul geste, mais quel geste catégorique! il montra le portail, et +toute la bande rugissante recula, s'entassa entre les deux colonnes +qui soutenaient la grille et s'enfuit. Ce fut immédiat et +extraordinaire. + +Je fus outré d'une si rapide et si complète débâcle. Moi seul, +puisqu'il en était ainsi, je résisterais à cette autorité que nul ne +bravait en face. Et dans mon enthousiasme enfin retrouvé, je me +précipitai dans l'escalier et dégringolai les marches quatre à quatre, +au risque de me carabosser, pour rejoindre mon cher amour. + +--Où vas-tu? me dit mon père qui n'avait pas encore quitté son poste +et me barrait la route. + +Je gardai le silence. Déjà mon exaltation tombait. + +--Remonte au plus vite, acheva-t-il, je te défends de sortir. + +Sans broncher, mais gonflé de colère et me rongeant les poings, je +repris l'escalier. Personne donc ne lui résisterait jamais? Comme les +autres j'étais vaincu immédiatement, subjugué, médusé, rien que pour +l'avoir affronté. On croit qu'il est facile de se révolter contre le +pouvoir: j'apprenais que cela dépend des gouvernements. Et je +ressassai et remâchai les insinuations de Martinod dont je constatais +la sincérité. Celui-là voyait clair, celui-là se révélait un véritable +ami. + +Cependant je ne cédai qu'en apparence. A peine avais-je réintégré la +tour que je guettai sournoisement le bruit des portes. Lorsque je fus +assuré que mon père avait regagné son cabinet et que la voie était +libre, je redescendis à pas de loup et me glissai hors de la maison. +La grille franchie, animé d'un courage nouveau, je respirai mieux et +me redressai. Cette fois, il ne s'agissait plus de biaiser, de ruser, +de donner le change aux promeneurs. Je courus tout droit à la place du +Marché. Devant la foule des dimanches qui s'amusait du déménagement, +les bohémiens roulaient les toiles de la tente, empilaient les bancs +les uns sur les autres. J'augurai mal de cette levée de camp. Enfin +j'aperçus Nazzarena qui ramassait des ustensiles épars. L'heure +n'était plus à la timidité, mais aux résolutions héroïques. Devant +tant de spectateurs, dont un grand nombre, sans doute, connaissait le +petit Rambert, tel un chevalier de mes ballades, je m'élançai vers mon +amie. Quand elle m'aperçut, elle me jeta un regard navré. + +--On nous a chassés de chez vous, m'expliqua-t-elle avant que j'eusse +parlé. + +Que répondre à cette douloureuse constatation? Sans doute elle me +rangeait parmi ses persécuteurs. + +--Ce n'est pas moi, criai-je pour me séparer des miens sans retard. + +--Oh! reprit-elle avec philosophie, c'est bien sûr que ce n'est pas +vous. Vous êtes trop petit. On allait prévenir votre grand-papa qu'on +s'en va demain. Demain matin. + +--Demain! répétai-je, comme si je n'avais pas entendu ou pas compris. + +--Oui, demain. Vous voyez bien. On charge le matériel sur les +voitures. Les frères Marinetti nous ont lâchés: point de matinée +aujourd'hui, une belle recette perdue. + +A ma profonde surprise, elle ne m'en voulait pas de son expulsion et +même, jusque dans mon chagrin, je remarquai l'interversion inopinée +des rôles: elle me témoignait une considération nouvelle et je +prenais un vague petit air protecteur. A mon insu le prestige de la +force opérait. Aussi ne me proposa-t-elle pas de l'aider quand, la +veille encore, elle n'y eût pas manqué. + +Une des mégères sortit de la plus prochaine roulotte sa longue tête +jaune et l'accusa de perdre son temps. + +--On m'appelle, m'avertit Nazzarena. Ce qu'il y a d'ouvrage pour un +départ! Adieu, adieu, mon petit amoureux, je te souhaite une autre +bonne amie. Tu es zentil, tu la trouveras. + +Elle ne me tendit pas la main, et peut-être n'osa-t-elle pas, à cause +du respect qui lui était venu depuis qu'elle avait vu la maison. Et +moi, je ne trouvais rien à lui répondre. Niaisement je souris à ses +étranges voeux qui me paraissaient abominables et sacrilèges, et le +tutoiement qu'elle avait employé me fut en même temps doux comme une +caresse. Son départ m'atterrait. Son départ me coupait bras et jambes +et me vidait la cervelle. Je restais là , comme un paquet. Pour moi, le +temps ni le lieu ne comptaient plus: elle partait. Je l'aperçus qui, +plus loin, portait péniblement le harnachement de son cheval. Elle +m'adressa un petit signe avant de disparaître derrière une des +guimbardes. J'eus la sensation qu'elle était déjà loin de moi, et je +réussis à m'en aller. + +Où irais-je? Confondant la dureté de ma famille et l'exil de +Nazzarena, je ne songeais pas à rentrer chez nous. Quel appui, quelle +consolation y aurais-je rencontrés? Mon père m'avait défendu de sortir +: je pouvais préjuger l'accueil qui m'attendrait. J'errai dans la rue, +parmi les promeneurs endimanchés, heurtant dans ma distraction l'un ou +l'autre qui me traitait de maladroit ou de malotru, ce qui m'était +presque agréable, tant j'avais besoin de changer le cours de ma peine. +D'un pas automatique, et sans être le maître de ma direction, je +parvins au Café des Navigateurs. Grand-père me comprendrait, grand- +père me représentait le salut auquel ce cher Martinod collaborerait. + +La salle était bondée, et tout de suite cette atmosphère de tabac et +d'anis, ce bruit de paroles, ce mouvement, cette agitation me +réconfortèrent. Je perdis la notion directe de ma douleur, et même je +perçus distinctement qu'il se passait quelque chose d'anormal et de +solennel. Une décision de premier ordre avait été prise et, à la façon +dont on en parlait, je devinai que c'était là un de ces événements +historiques que plus tard l'on apprend en classe. Grand-père était +l'objet de mille témoignages d'honneur et de sympathie. On +l'entourait, on le félicitait, on lui prenait les mains, bien qu'il +résistât. Et, suprême faveur, on apporta du champagne. Du champagne, +un jour comme celui-là ! Je commençai d'en être écoeuré, d'autant plus +qu'on ne m'avait point donné de verre. + +--Une coupe, --ordonna Martinod, ce cher Martinod qui décidément me +comblait, --une coupe au miochard. + +Et il leva la sienne en l'air, d'un geste large en proclamant: + +--A l'élection du père Rambert! à la victoire de la République! + +--Bravo! approuva le fidèle Galurin. + +Glus et Mérinos s'épanouissaient de bonheur: sans doute ils voyaient +s'ouvrir l'ère de la Beauté dont ils s'étaient entretenus devant moi +si souvent. Quant à Cassenave, il supportait des deux mains le poids +de sa tête, et, les yeux vagues, fixait peut-être quelque vision. La +servante inclinant la bouteille sur son verre, il dut imaginer que +l'une des belles dames en robe Empire qui descendaient par le plafond +de sa mansarde pour lui donner à boire lui rendait publiquement visite +: + +--Ziou, fit-il en se redressant. + +Et devant la mousse qui montait, suivie du vin d'or, il fut pris d'un +frisson convulsif. Ses mains tremblantes ne réussirent pas à atteindre +la coupe, et il hoquetait de convoitise et d'impuissance. + +Grand-père, seul, manquait d'entrain et même de gaieté. Sa mauvaise +humeur était évidente. Il ne tenait point à la popularité, ni aux +acclamations. Tout ce monde qui ouvrait la bouche pour boire ou pour +crier le gênait, l'énervait, et je crois qu'il eût préféré se trouver +ailleurs, à la campagne par exemple, à manger des fraises arrosées de +crème de lait. Cependant on le contraignait à céder à l'enthousiasme +général. + +--Après tout, peut-être bien, concédait-il. Surtout pas de tyrans. La +liberté. + +Oh! non, pas de tyrans! Et je revis instantanément mon père, sur le +seuil de la porte, chassant de son bras tendu ces pauvres diables de +bohémiens. Et, par manière de protestation, je vidai ma coupe. + +A ce moment précis, --je n'oublierai de ma vie ce spectacle, --mon +père, fait inouï, entra au Café des Navigateurs. Je tournais le dos à +la porte: par conséquent je ne pouvais l'apercevoir que dans la +glace. Or, ce fut le visage de Martinod qui me signala sa présence. +Martinod, tout à coup, devint blême, et la main qui tenait le verre +trembla comme celle de Cassenave, de sorte qu'un peu de champagne en +gicla. Déjà mon père, devant qui l'on s'écartait rapidement comme +devant un personnage d'importance ou comme si l'on avait peur de lui, +atteignait notre table. Il ôta son chapeau, et dit très poliment: + +--Je vous salue, messieurs, je viens chercher mon fils. + +Personne ne souffla mot. Il se fit un grand silence, non seulement +dans notre groupe, mais dans toute la salle attentive à cet incident. +L'apparition de Nazzarena sur son cheval noir dans le cirque ne +provoquait même pas tant de curiosité. On n'entendit qu'une +exclamation: oh! poussée par le patron qui, la serviette en main, +s'immobilisait devant son comptoir. Le premier, grand-père se remit et +répondit avec calme, presque avec impertinence: + +--Bonjour, Michel. Veux-tu prendre quelque chose avec nous? + +Cette offre fut accueillie dans l'assistance par de petits rires +narquois et les langues se délièrent. Mais la diversion ne dura pas. +Déjà mon père reprenait: + +--Merci. Je viens chercher mon fils. Il est bientôt l'heure du dîner +et nous vous attendons tous les deux. + +Par là , il invitait grand-père à se retirer avec nous. Comprenant que +son invitation n'était pas agréée, il toisa Martinod qui, pour +afficher son courage, ricanait maintenant: + +--Dites donc, monsieur Martinod, puisque je me suis découvert, je vous +prie de vous découvrir. + +C'était vrai que Martinod gardait son chapeau sur la tête, mais je +savais que c'était l'usage au café. Loin d'obtempérer à cet ordre, -- +à cause du ton, personne ne s'y trompa malgré le je vous prie, --il +s'empressa d'enfoncer davantage son couvre-chef. La salle entière +intéressée et captivée, suivait les phases du dialogue, et dans un +coin un loustic lança: + +--Saluera. Saluera pas. + +Mon père s'avança et il me parut comparable à un géant. Seul contre +tous, c'était lui qui répandait la crainte. De sa voix nette que je +connaissais bien, qui remuait Tem Bossette au fond de la vigne et +rassemblait la maisonnée en un instant, il articula: + +--Voulez-vous que je fasse sauter votre chapeau avec ma canne, +monsieur Martinod? Car ma main ne peut plus vous toucher. + +Cette fois, on cessa de plaisanter. Le cas devenait tragique: on +aurait entendu tisser une araignée. Grand-père sauva la situation: + +--Allons, Martinod, dit-il: il faut être poli. + +--Père Rambert, c'est bien pour vous, concéda Martinod. + +Tout de même il se découvrit. On vit mieux sa figure exsangue et sur +sa défaite ne subsista aucun doute. Déjà mon père, vainqueur, se +tournait vers Cassenave, perdu dans ses rêves: + +--Vous aussi, mon ami, vous feriez mieux de rentrer chez vous. + +Et Cassenave terrifié, s'écria en pleurant, ce qui détendit les nerfs +de chacun et parut extrêmement drôle: + +--Je vous jure que je n'ai pas bu, monsieur le docteur. + +Là -dessus nous sortîmes, mon père et moi, lui devant, moi derrière, et +bien que les tables déjà serrées fussent toutes garnies de +consommateurs, je circulai entre elles sans difficulté, à cause de la +place qu'on laissait respectueusement à mon guide. Pour ne pas +ressembler à Martinod, dont la lâcheté me dégoûtait, je m'efforçais de +me tenir droit et de prendre un air dégagé. Au fond, j'éprouvais une +peur indicible de ce qui se passerait dans la rue quand nous serions +seuls tous les deux. Jamais, sauf peut-être dans ma toute première +enfance, mes parents ne m'avaient infligé de châtiment corporel: +notre fierté faisait partie de notre éducation. Cette fois, je m'y +attendais. Pourvu que ce ne fût pas un soufflet, comme à Martinod? +Martinod était un ennemi de la maison et j'avais bu son champagne. +Mais je ne me souciais plus de la maison. Comme grand-père, +j'entendais être libre. Grand-père n'avait-il pas pris un fusil, +lorsqu'il avait échoué dans le sang des journées de Juin, contre la +défense de son propre père, le magistrat, le pépiniériste dont il se +moquait bien? On me frapperait, on me brutaliserait, on n'obtiendrait +rien de moi. Et, contre l'épouvante qui me tordait, je me crispais +jusqu'à atteindre enfin une sorte d'insensibilité, cette force de +résistance qui permet de tout supporter sans plier et sans se +plaindre. + +Je n'eus pas à me servir de cette provision d'énergie que +j'emmagasinais en vue du martyre. Dehors, mon père se contenta de me +demander sans hausser la voix: + +--Es-tu venu souvent dans ce café? + +--Quelquefois. + +--Tu n'y remettras jamais les pieds. + +Je compris qu'en effet je n'y pourrais jamais remettre les pieds. Mais +serait-ce là toute ma punition? Nous marchions côte à côte, et très +vite. Bien qu'il ne manifestât plus rien de ses pensées, je ne saurais +dire à quel signe je le sentais agité d'une grande tempête en dedans. +Il pouvait me briser, me casser en deux, et il se taisait. Nous +passâmes ainsi sur la place du Marché. Je me découvrais semblable à +ces malfaiteurs que j'avais vu conduire en prison par un gendarme. +Pourvu que Nazzarena ne me reconnût pas? Elle me représentait la vie +libre, comme j'étais l'esclavage. + +Enfin nous arrivâmes devant la porte de la maison. Mon père, avant de +l'ouvrir, se retourna vers moi et, m'enveloppant tout entier de son +regard sous lequel je baissai la tête, malgré moi, comme un coupable: + +--Pauvre petit! dit-il (c'étaient les expression mêmes de Martinod), +qu'est-ce qu'on voulait faire de toi! + +J'étais dans un tel état de tension que cette pitié soudaine eut +raison de ma révolte et que je fus sur le point de me jeter dans ses +bras en pleurant. Déjà il s'était repris et, de sa voix de +commandement, déclarait: + +--Il faudra bien que tu obéisses. Il le faudra bien. + +Du coup je me rebiffai de nouveau. Il affirmait son autorité dont il +n'avait pas abusé pourtant: ce serait pour moi la guerre sacrée de +l'indépendance. + +Ma mère inquiète, dont j'avais déjà distingué l'ombre derrière la +fenêtre, guettait notre retour et vint au-devant de nous jusqu'au +sommet des marches. + +--Il y était, expliquait simplement mon père, je ne m'étais pas +trompé. + +--Oh! mon Dieu! murmura-t-elle comme si elle apprenait un malheur +qu'elle n'eût pas imaginé. + +Et tante Dine qui la suivait leva les bras au ciel: + +--Ce n'est pas possible! Ce n'est pas possible! + +On ne me gronda pas davantage. Bon gré mal gré, on avait ramené +l'enfant prodigue. Et moi, loin d'être reconnaissant de cette +indulgence que je m'explique mieux aujourd'hui par l'incertitude de +mes parents sur les influences que j'avais subies et sur la façon de +me reconquérir, j'appelais de toutes mes forces récupérées ma douleur +d'amour que tous ces incidents avaient recouverte, en me répétant: + +«Nazzarena part demain. Nazzarena part demain.» + +V + +LES DEUX VIES + +Je ne dormis guère de la nuit, et dans un demi-sommeil je confondais +la guerre sacrée de l'indépendance et la perte définitive de +Nazzarena. Mon amour faisait partie de cette liberté que célébrait +grand-père et pour laquelle il avait pris un fusil. Au matin, j'étais +fermement résolu à ne pas me rendre au collège et à courir la suprême +chance d'assister au départ des forains. Les adieux de la veille +avaient été manqués: sans préparation, je n'avais rien trouvé à dire. +Non, non, cela ne pouvait finir ainsi. + +Je prétextai donc un mal de tête, auquel on voulut bien croire. Je +compris qu'on me tenait pour ébranlé par la scène du Café des +Navigateurs. Et même tante Dine m'apporta en cachette un lait de poule +mousseux et digestif, favorable aux migraines, si savoureux que je +m'en délectai malgré mon chagrin, ce qui m'occasionna une humiliation +intérieure. + +--Tu resteras au lit jusqu'à midi, conclut-elle en emportant la tasse. + +Elle aussi, elle ajouta: + +--Pauvre petit! + +Ce qui lui retira immédiatement ma gratitude, car je n'entendais plus +désormais être traité en enfant, puisque j'aimais. + +Dès qu'elle fut sortie, je m'habillai en hâte, mais non sans quelque +recherche, et grimpai dans la chambre de la tour, où grand-père +m'accueillit avec étonnement et avec des signes de plaisir. + +--On t'as laissé monter? me demanda-t-il. + +Pourquoi cette question? Je n'avais demandé la permission à personne. +Il se contenta de hausser les épaules, déjà revenu à sa philosophie. + +--Oh! moi, ça m'est bien égal. + +Des quatre fenêtres de la tour, on commandait tous les chemins. Mon +plan consistait à guetter de ce belvédère le défilé des roulottes. +Elles étaient chargées, elles avanceraient avec lenteur, je calculais +que j'aurais le temps de les rattraper. Par où s'en iraient-elles? +Aucun indice ne me renseignait. J'imaginais qu'elles prendraient la +route d'Italie, et je surveillai celle-là davantage. J'étais donc +installé devant une des croisées, a demi dissimulé par un meuble, +quand on frappa à la porte, et mon père entra. Je pensai qu'il venait +me chercher, et je sus immédiatement que, malgré mes résolutions, je +ne lui résisterais pas; il avait, comme la veille, son air calme +d'autorité souveraine et indiscutable. Absorbé par le but qu'il +poursuivait, il ne me vit pas et même, comme il marcha droit à grand- +père, il me tourna presque le dos. Jusqu'à mon intervention il devait +ignorer ma présence. Après un salut qui fut courtois et bref, il +montra le journal qu'il apportait, un journal du pays: + +--Cette feuille annonce que vous vous présentez aux élections à la +tête de la liste de gauche: est-ce vrai, père? + +Sous la forme interrogative de cette simple phrase, je devinais tout +un bouillonnement de colère qui se contenait encore. Au port de la +ville, un mur plat qui surplombait le lac était balayé des vagues les +jours de vent ou de tempête. Nous nous amusions quelquefois, mes +camarades et moi, à passer dessus, entre deux lames, au risque de +recevoir de l'écume ou des paquets d'eau. Mais, certains jours plus +mauvais, cette bravade devenait impossible. On disait alors du lac +soulevé qu'il fumait. J'eus la sensation que tout à l'heure, ainsi, la +route serait barrée. + +Du dialogue qui suivit, comment aurai-je oublié un traître mot? Grand- +père, doucement et crânement ensemble, à son habitude (il détestait +les scènes et les évitait le plus souvent, mais la couardise d'un +Martinod n'était pas son fait), se contenta de répondre: + +--Je suis libre, je pense. + +--Personne n'est libre, reprit mon père avec une volonté de ne pas +hausser le ton qui m'impressionna jusqu'aux moelles. Nous dépendons +tous les uns des autres. Et vous n'ignorez pas que vous vous présentez +contre moi. + +Cette fois la riposte de grand-père fut plus aigre: il ne céderait +pas, il se défendrait. Enfin! + +--Je ne me présente contre personne, déclara-t-il, je me présente, +voilà tout. Et je n'empêche personne de se présenter. Je te le répète, +Michel: chacun est libre d'agir selon son bon plaisir. + +Mon père, avec une éloquence qui peu à peu s'échauffait et qu'il +rompait alors, comme s'il était déterminé à ne pas se départir de la +forme la plus respectueuse et luttait sans cesse pour s'y maintenir +contre l'entraînement de sa parole, essaya de le convaincre par toute +une argumentation que même à distance je crois pouvoir résumer. +Pourquoi cette candidature de la dernière heure quand jamais grand- +père n'avait songé à jouer un rôle politique et quand il n'ignorait +point que son fils était le chef du parti conservateur? Comment n'y +pas reconnaître une manoeuvre de Martinod, trop heureux de venger son +soufflet et d'annoncer la désagrégation de la famille Rambert? Mais on +ne se laissait pas prendre au piège grossier d'un Martinod. + +--Enfin, acheva-t-il, nous ne pouvons pas être candidats l'un contre +l'autre. + +Le petit rire de grand-père accompagna sa réponse: + +--Oh! oh! pourquoi pas? Ce sera nouveau et je n'y vois, pour ma part, +aucun inconvénient. + +--Mais parce qu'une famille ne peut pas être divisée. + +--Une famille, une famille, tu n'as que ce mot-là à la bouche. Les +individus comptent aussi, je suppose. Et d'ailleurs, pourquoi tes +convictions ne sont-elles pas les miennes, puisque tu es mon fils? + +--Vous oubliez que mes convictions sont celles de tous les nôtres, +jusqu'à votre père. + +--Oui, le pépiniériste. Tu oublies le soldat de l'Empereur... + +--Il servait la France. La France passe première. Je n'admets pas les +émigrés. + +--... Et ton grand-oncle Philippe Rambert, le sans-culotte? + +--Ne parlons pas de luit: c'est notre honte. Toute famille a une +tradition. La nôtre, jusqu'à vous, était simple et belle: Dieu et le +Roi. + +--Moi, la liberté me suffit. Je te laisse la tienne, laisse-moi la +mienne, une fois pour toutes. + +--Mais je vous répète que la solidarité de notre nom et de notre race +vous oblige. Votre liberté n'est d'ailleurs qu'une chimère. Nous +sommes tous en état de dépendance. Me contraindrez-vous à vous +rappeler que cette dépendance, je l'ai acceptée avec toutes ses +charges? La maison même qui nous abrite et que j'ai sauvée est le +témoignage de notre durée et de notre unité sous le même toit. + +Peu à peu, la conversation devenait une bataille. Mon père me semblait +si grand et si puissant que d'une chiquenaude il eût écrasé grand- +père, et pourtant grand-père lui tenait tête avec sa petite voix +pointue et un air crispé que je ne lui connaissais pas. De les voir +dressés l'un contre l'autre j'éprouvais de la peur et une horrible +gêne. Dans ma rébellion nouvelle contre l'autorité, je me sentais de +coeur avec grand-père. Cette liberté, dont on parlait pour l'attaquer +et la défendre, je lui donnais les traits de Nazzarena qui s'en +allait. Et il me parut que je commettrais une lâcheté comme, au Café +des Navigateurs, Martinod, quand il s'était découvert par ordre, +montrant sa face blême d'épouvante, si je n'intervenais pas en faveur +de mon compagnon, de mon camarade de promenades, de celui qui m'avait +transmis comme un radieux héritage --le seul dont il disposât --son +amour de la nature intacte, de la vie nomade, de l'indépendance qui +rejette fièrement toutes les règles, et peut-être le goût même de +l'amour qui, à lui seul, pouvait résumer tout cela. Je ne me +dissimulais pas les risques, je devinais la correction qui suivrait et +cependant je m'avançai, pareil à un petit martyr qui réclame le +supplice: + +--Grand-père est libre, criai-je aussi fort que je pus. + +Je crus avoir poussé un cri formidable, et c'est à peine si je +m'entendis moi-même. Je fus étonné et vexé de n'avoir pas fait plus de +bruit. J'en constatai néanmoins l'effet immédiat, qui suffit à ma +satisfaction et ne me rassura point. Mon père s'était brusquement +retourné, stupéfait de ma présence et de mon audace. Cette fois la +route était barrée, comme au bord du lac, les jours de tempête. Il +nous dévisagea tour à tour pour surprendre notre complicité, notre +entente. Devant lui, nous n'étions véritablement plus rien du tout. Sa +force pouvait nous briser tous les deux. Ses yeux déjà nous +foudroyaient. Sa voix retentirait sur nous comme un tonnerre. L'orage +qui s'amoncelait serait terrible. + +Qu'attendait-il et pourquoi gardait-il le silence? Ce silence qui se +prolongeait devenait plus inquiétant, plus tragique. J'y écoutais ma +peur comme le tic-tac d'une horloge. + +Mon père, ayant pris le temps de se ressaisir par un effort qui dut +être surhumain, se détourna de moi que son regard terrorisait pour +s'adresser à grand-père: + +--C'est bien, dit-il avec une tranquillité et une douceur dont je fus +déconcerté, je ne suis plus candidat. Nous n'offrirons pas à la ville +le spectacle de nos divisions. Mais je me permettrai de vous donner un +conseil. Martinod, par mon désistement, obtient ce qu'il désire; il +ne poursuivait pas un autre but. Ne soyez pas plus longtemps +l'instrument de cet homme qui m'a bassement calomnié et renoncez de +votre côté à cette candidature dont vous n'avez que faire. + +Grand-père, s'il fut surpris de ce revirement, ne le manifesta +d'aucune façon: + +--Oh! tu as bien tort de te retirer. Tu aurais peut-être été élu, et +moi, ça m'est égal. Je tiens principalement à désavouer tes opinions +politiques. La famille ne nous commande pas nos idées. + +Mon père dut hésiter une seconde à reprendre la discussion et il y +renonça définitivement. Il y renonçait parce qu'un autre sujet lui +tenait davantage au coeur: + +--Laissons cela, déclara-t-il. Mais il s'est passé dans ma maison +quelque chose de plus grave encore et que je ne puis tolérer. Vous +m'avez pris cet enfant que je vous confiais. + +Le débat changeait et j'en devenais l'objet tout d'un coup. +Instantanément je revis mon départ pour notre première promenade après +ma convalescence. Nous sommes tous les trois sur le pas de la porte. +Mon père joint ma main à celle de grand-père avec ces mots qui +m'étonnent: Voici mon fils. C'est l'avenir de la maison. Et grand- +père répond, en s'accompagnant de son rire: --Sois tranquille, +Michel, on ne te le prendra pas. Comment pouvait-on me prendre et que +signifiait ce propos? + +--Quelle plaisanterie! répliquait déjà grand-père, je n'ai jamais rien +pris à personne. Et voilà que maintenant on m'accuse de voler les +enfants! Pourquoi pas de les manger? + +Mais la moquerie ou l'ironie était une arme trop légère pour n'être +pas brisée dans l'attaque qui suivit. Aucun détail de cette scène ne +m'est sorti de la mémoire. Je les revois tous les deux, l'un fort et +coloré, en pleine vigueur et puissance, et cependant poussant une de +ces plaintes comme on en arrache aux arbres qu'on fend; l'autre si +vieux, ratatiné et délicat, et néanmoins insolent dans sa façon de se +dresser et de railler, --et moi, entre eux, comme l'enjeu de la partie +qui se jouait. + +--Oui, reprenait mon père, je vous ai donné mon fils pour le guérir et +non pour le détourner. Vous-même, vous vous étiez engagé à ne rien +dire ni faire qui pût le mettre un jour en contradiction avec nos +traditions religieuses et familiales. Avez-vous tenu votre promesse? +Il y a quelque temps déjà que je soupçonnais le travail opéré dans +cette petite tête. J'en ai averti Valentine. Elle aussi, je m'en suis +rendu compte, redoutait ce malheur et, dans son respect pour vous, +craignait de vous attribuer à tort une mauvaise influence. Je ne sais +comment vous avez conquis cette cervelle d'enfant. Mais ce que je +n'ignore plus, c'est que vous avez conduit François au lieu même où +tous nos ennemis se rassemblent et abusent de votre faiblesse et de +votre générosité. + +--Je ne te permets pas... voulut interrompre grand-père. + +--De votre générosité, continua la voix plus ardemment, ou de la +mienne. Car j'ai reçu ce matin la carte à payer. Elle est chère. +Martinod a trouvé plaisant d'abreuver sa bande à mon compte. + +--Qui t'a envoyé la note? + +--Le patron du café. A qui voulez-vous qu'il l'envoie? Il est venu en +personne l'apporter, et, pour me convaincre, il s'est contenté +d'ajouter: «Le petit a consommé.» Mon fils en était comme mon père: +je suis responsable, car, moi, je crois à la solidarité de la famille. +J'ai payé pour Cassenave qui, dans son ivrognerie, porte déjà les +signes de la mort; pour Glus et Mérinos, pauvres ratés, incapables du +moindre travail; pour ce fainéant de Galurin et pour cette canaille +de Martinod. Payer n'est rien, et j'ai subi, vous le savez, de plus +rudes averses. Mais quelles erreurs avez-vous enseignées à ce petit? +Il faut maintenant que je les connaisse pour les extirper de son coeur +comme la mauvaise herbe du jardin. Où ira-t- il? Que fera-t-il dans la +vie avec cette utopie de la liberté que la réalité dément à toute +heure, sans les fortes disciplines de la maison, sans notre foi? Ce +qui soutient notre race, toutes les races, ne savez-vous pas que c'est +l'esprit de famille? La vie ne vous l'a- t-elle donc pas enseigné? + +J'étais remué par l'accent de ces paroles. Sensible à la musique des +mots, je m'en emparais au passage, et c'est par eux qu'aujourd'hui je +remonte aisément aux idées qu'ils recouvraient et qui passaient alors +pardessus ma tête. + +--Tu as fini? demanda grand-père avec une impertinence qui provoqua +mon admiration. + +--Oui, j'ai fini. Et je m'excuse d'avoir élevé la voix devant cet +enfant. Qu'il sache au moins --vous pouvez en témoigner --que j'ai +toujours été un fils respectueux. + +--Oh! tu as payé mes dettes. Et tu les paies encore. + +--N'est-ce que cela? et n'avez-vous pas rencontré en toute occasion +l'appui de mon affection filiale? + +--De ta protection. + +--Ma protection ne s'est exercée que pour écarter ceux qui voulaient +votre ruine. Et ne comprenez-vous pas que c'est notre ruine future que +vous préparez en soustrayant ce garçon à mon autorité, en le désarmant +? + +Grand père fit: oh! oh! et réclama son tour de parler: + +--Mais quels reproches ai-je donc mérités? J'ai promené cet enfant qui +en avait besoin, je lui ai communiqué l'amour de la nature. + +--Et non l'amour de la maison. + +--Est-ce ma faute s'il préfère ma compagnie? Je ne cherche pas à +enseigner, moi. Je ne prêche pas, à tout bout de champ, l'ordre, la +tradition, les principes et la religion. J'ai seulement le respect de +la vie, de la liberté si tu préfères. + +--Mais la liberté n'est pas la vie. Elle détruit tout ce qu'il faut +conserver. + +--Oh! ne revenons pas sur cette discussion. Ce qui s'est passé pour +ton fils s'est passé pour le mien. + +--Pour moi? + +--Oui, pour toi. Quand tu étais petit, une autre influence s'est +substituée à la mienne. Le magistrat, le pépiniériste, l'homme des +roses... + +--Votre père. + +--Oui, t'a donné le goût des arbres taillés, des allées ratissées, des +lois divines et humaines, quoi! + +--Pourquoi m'en vouloir de ressembler à notre race? + +--Sous mes yeux, je t'ai vu changer. Sais-tu si je n'en ai pas +souffert, moi aussi? + +--Oh! vous avez toujours été si détaché de moi et de... + +Mon père n'acheva pas sa phrase et je ne l'achèverai pas aujourd'hui +davantage, bien que j'aie trop de crainte d'en deviner le sens. Le +respect qu'il a gardé, même à distance s'impose à moi. Tous deux +venaient de rouvrir une plaie secrète dont le sang n'était pas +entièrement tari. Ils restaient face à face, avec ce souvenir entre +eux, effrayés peut-être de ce qu'ils découvraient dans le passé et ne +voulaient pas approfondir devant moi, quand un secours inattendu leur +vint. Ma mère entra. Sans doute avait-elle de sa chambre entendu le +choc des voix et accourait-elle, tremblante, pour empêcher le conflit +de s'aggraver. Elle apportait la paix de la famille. + +--Qu'y a-t-il? s'informa-t-elle avec douceur. + +Déjà , par sa présence, elle les séparait, et j'eus l'impression que la +conversation n'offrirait plus d'intérêt pour personne. + +--Je suis venu reprendre mon fils, déclara mon père. + +Et grand-père m'abandonna: + +--Reprends-le. Reprends-le. + +On disposait de moi sans me consulter. Mais il ne put se tenir +d'ajouter, en manière de défi: + +--Reprends-le si tu peux. + +--Il ne faut pas l'écarter de Dieu, dit simplement ma mère qui se +rappelait notre messe manquée. + +Et, comprenant que je n'étais pas à ma place, elle me poussa vers eux +comme un gage de réconciliation avec ces mots: + +--Embrasse-les et descends vers tante Dine. + +J'obéis. On m'accola négligemment ou à contre-coeur, et je m'élançai +dans l'escalier, sans savoir comment le rapprochement s'opéra. Je +pensais à Nazzarena qui partait. Un peu plus tard on m'appela dans le +jardin, mais je ne répondis pas. + +Je courus jusqu'à la châtaigneraie qui bordait le domaine et je +grimpai sur le mur, à côté de la brèche qu'un des arbres avait jadis +ouverte rien que par la poussée de ses racines, et qu'on avait fermée +par une grille. De là , je dominais la route d'Italie. Il ne me restait +plus que cette chance: la troupe du cirque passerait-elle par là ? +J'attendis assez longtemps, et ce ne fut pas en vain. + +Les voici, les voici. D'abord les voitures qui portent la tente et les +bancs et tous les accessoires. Quels tristes chevaux les traînent! Je +cherche le coursier noir de Nazzarena, mais il ne se distingue pas des +autres haridelles. Puis ce sont les roulottes habitées. L'une ou +l'autre de leurs minces cheminées fume: on prépare le dîner pour la +route qui sera longue. Sur un balcon d'arrière, à côté de la perruche +que je connais bien, une vieille peigne les cheveux noirs d'une +fillette. Je cherche, je cherche de tous mes yeux les cheveux blonds +de mon amie. + +Ah! je la vois enfin. C'est elle, là , sans chapeau, c'est son visage +uni et son teint doré. Elle conduit elle-même une des guimbardes. On +lui a confié une mission d'importance. Elle tient son fouet tout droit +en l'air, mais elle aime trop les bêtes pour les frapper. Elle +redresse le buste, elle porte fièrement la tête. Comme son cou est +bien dégagé! Pourquoi ne l'avais-je pas remarqué encore? Je ne l'ai +pour ainsi dire jamais vue: je veux la voir, je veux la voir. Quand +elle sort de l'ombre que verse le châtaignier, le soleil nimbe d'or la +chevelure qui frise et qui semble se mêler au jour sans qu'on sache où +ses boucles commencent, où le jour finit. A côté d'elle, sur le siège, +un jeune garçon est assis. Ils causent ensemble, ils rient ensemble. +Elle a montré ses dents blanches. Ses dents blanches, je les ai vues, +mais son regard, son regard doré ne se tournera-t-il pas vers moi? +Nazzarena, Nazzarena, ne devinez-vous pas que je suis là , tout près de +vous, perché sur le mur, sur ce mur au-dessus de vous?... + +Elle rit, elle passe, elle a passé. La toiture de la roulotte me la +cache maintenant. Je ne l'ai pas appelée, elle ne m'a pas regardé. +Est-il possible que je ne voie plus son visage, ni ses yeux, ni son +teint doré? Est-il possible qu'un événement si considérable n'ait duré +que cette toute petite minute? + +Mon coeur éclate dans ma poitrine, et je reste là sans bouger. +Pourquoi ne pas sauter du mur sur la route, pourquoi ne pas courir +après elle? Suis-je donc cloué à mon poste? Maintenant je sais qu'elle +est perdue pour moi, maintenant je sais qu'elle a toujours été perdue +pour moi. Comme ce berger qui menait son troupeau à la montagne et qui +d'un mot jeté au passage m'enseigna jadis le désir, ne m'a-t- elle +pas, rien qu'en s'en allant, appris la douleur des séparations +d'amour? La douleur des séparations d'amour s'est fixée pour moi dans +cette image: un petit garçon à cheval sur le mur de son héritage, et +une petite fille qui, dans la lumière du matin, s'en va sur la route, +qui s'en va sans se retourner... + +Que nous tenons à nos souvenirs! Plus tard, quand je suis devenu le +maître, le fermier est venu me demander l'autorisation d'abattre cet +arbre qui la recouvrit de son ombre une dernière fois. «Monsieur, me +disait-il pour me convaincre, il a de la roulure, il est tout pourri +en dedans, il ne donne plus de fruits, il perd de son prix tous les +jours, et bientôt il se vendra pour rien.» Je résistais à ses assauts +et j'alléguais des raisons vagues. Comment faire entendre à un honnête +fermier qu'on veut conserver un châtaignier mort rien que parce qu'une +bohémienne a passé dessous, il y a tant d'années qu'on n'ose plus les +compter? S'il est des choses inexplicables, celles-là sûrement en est +une. + +Mon homme n'a pas lâché prise. Ces paysans sont obstinés. «Monsieur, +monsieur, un de ces quatre matins, il écrasera le mur en tombant.» Et +je pense qu'un mur se remplace. «Monsieur, monsieur, un de ces quatre +matins, il écrasera un passant.» Ça, c'est plus grave. Un passant ne +se remplace pas. Allons, soyons raisonnable. Il n'écrasera donc en +tombant que mon coeur. + +J'ai donné l'ordre d'abattre le témoin de mon premier chagrin d'amour. +Je me suis penché sur le trou que ses racines arrachées ont creusé +dans la terre, et je ne me suis pas étonné de tant de place qu'il +occupait. Maintenant le mur reconstruit a bouché la brèche et je me +sens plus enfermé dans mon enclos. A mesure qu'on avance dans la vie, +il semble que ce mur d'enceinte se resserre. + +La nature change avant nous. La nature meurt avant nous. Nous perdons +peu à peu tout ce qui donnait un visage au passé. Aucun témoin ne +garantit plus la vérité de nos souvenirs. D'autres ombres que celles +des arbres peu à peu descendent sur nous. Et l'on a de la peine à +croire qu'on a été, comme tout le monde fut peut-être un jour, un +enfant à califourchon sur un mur, ne sachant pas s'il sautera dehors +vers la vie libre, vers la jeune fille qui rit, vers l'amour, ou s'il +rentrera, bien sagement, à la maison... + +VI + +PROMENADE AVEC MON PÈRE + +Pendant ma longue convalescence, comme on ne me permettait pas de lire +sans répit, avec l'aide de tante Dine qui assujettissait patiemment +ses lunettes, dont elle ne se servait pas volontiers, afin de donner, +d'une main plus sûre, de grands coups de ciseaux, parfois malheureux, +dans les cartonnages, j'avais construit toutes sortes d'édifices, +châteaux, fermes, chaumières, et même cathédrales. Je les disposais +sur une grande table qu'on m'abandonnait. L'ensemble me représentait +une ville dont mes soldats de plomb entreprenaient le siège. Ces +soldats, légués par mon frère Bernard qui, tout petit, collectionnait +déjà les uniformes, ou offerts le soir de Noël par le belliqueux petit +Jésus, étaient innombrables: il y en avait des régiments, de grands +et de minuscules, de plats et de pleins, et des fantassins, et des +artilleurs, et des cavaliers. Parmi les cavaliers, les uns faisaient +corps avec leur monture, les autres s'en pouvaient détacher: un +appendice pointu qu'ils portaient au derrière permettait de les fixer +à volonté sur le dos perforé des chevaux. Un soir l'assaut fut +tragique. Le général dévissé --il était pourvu de l'appendice -- entra +par la brèche le premier, après quoi il remonta sur son coursier +alezan hissé à l'intérieur on ne sait par quel subterfuge. Dans +l'exaltation de la victoire, je mis le feu aux quatre coins de la cité +conquise et, quand je voulus en suspendre les ravages, il était trop +tard. Une minute après, l'incendie avait tout consumé, et tant de +maisons qui m'avaient coûté des semaines et dont l'achèvement me +procurait de l'orgueil ne formaient plus qu'un amas de cendres noires. +Encore fus-je sévèrement réprimandé pour avoir manqué de brûler le +mobilier. Et je demeurai stupide devant la rapidité de cette +incinération comparée au temps exigé pour bâtir. + +La fin brusque de ma première tendresse --cette pauvre minute où il me +fut donné de voir Nazzarena dans le soleil --me causa une pareille +déception, un pareil découragement. Jour après jour, j'avais édifié en +moi ce sentiment d'abord si vague, et puis si grave et si riche. Sans +cesse j'y ajoutais quelque chose: un sourire, une parole, une +rencontre et même une moquerie qui venait d'elle; ou bien c'était +l'admiration pour ses exercices d'écuyère; ou j'avais seulement passé +sur la place du Marché et vu sa roulotte. Elle remplissait ma vie +beaucoup plus que je ne le soupçonnais, et maintenant il ne m'arrivait +plus rien. Ce vide, jusqu'alors inconnu, m'était plus pénible qu'une +véritable douleur. Je tâchais de m'y agiter sans aucun succès, car je +n'imaginais pas encore le parti qu'on peut tirer du souvenir. Comment +aurais-je su qu'il est possible de vivre hors de l'instant présent? Et +de Nazzarena partie, de Nazzarena perdue pour toujours, ce qui me +restait, c'était moins sa pensée qu'une langueur répandue en moi par +son départ, langueur où je me complaisais, où je la retrouvais encore, +et qui me rendait incapable de m'intéresser à quoi que ce fût. + +Par elle je fus empêché de prêter beaucoup d'attention aux changements +survenus chez moi. Sans efforts je m'en accommodai, et l'on crut à la +facilité de mon humeur. Entre mon père et mon grand-père, depuis la +scène de la tour, subsistait un état de gêne que le tact de ma mère, +seul, réussissait à rendre supportable à l'un et à l'autre. Sans une +interdiction formelle, je cessai de me promener avec grand-père et +même de monter dans sa chambre. Il s'enfermait pour jouer du violon +une bonne partie de la journée. Quand nous nous retrouvions à table, +il ne cherchait nullement à se rapprocher de moi, comme s'il eût +renoncé définitivement à notre intimité, et je l'estimais un peu +ingrat, m'attribuant un rôle important pour l'avoir défendu. Les repas +étaient devenus maussades. L'un s'isolait, l'autre s'absorbait dans +ses pensées. Je compris que tous deux, par une entente tacite, +s'étaient retirés de la lutte municipale. Personne n'osait parler des +élections qui étaient toutes proches, mais les affiches des murs, que +je lisais sur le parcours de la maison au collège, me renseignaient. +Le nom de Martinod y figurait, et de même celui de Galurin, mais on +avait négligé Verse-à -boire et les deux artistes. Tante Dine, le long +de l'escalier, parlait toute seule d'événements extraordinaires et de +traîtres épouvantables. En somme, Martinod était parvenu à ses fins: +le candidat qu'il redoutait, le seul qu'il redoutât, s'était désisté. + +Je compris encore que grand-père n'avait pas repris le chemin du Café +des Navigateurs, soit pour observer la trêve, soit pour éviter des +sollicitations auxquelles il eût été sans doute enclin à céder. En +apprenant qu'on venait d'appeler mon père au chevet de Cassenave +délirant, il parut très surpris et même affecté: donc il n'avait pas +revu ce compagnon. + +--Cassenave malade! s'informa-t-il. Il aura trop bu. + +A déjeuner, mon père nous annonça que Cassenave était mort. + +--Je le lui avais prédit, assura-t-il. Il y a beau temps qu'il aurait +dû renoncer à la bouteille. + +--C'était son goût, opina grand-père. + +C'était son goût: cela excusait, justifiait toutes les actions, les +bonnes et les mauvaises, et je l'entendais bien ainsi. Je vis aux +lèvres de mon père une réponse prête, mais il la retint et se contenta +d'ajouter: + +--J'ai prévenu Tem Bossette. Le même sort l'attend, s'il n'y prend pas +garde. Et il est déjà tard pour lui. + +--Tous les ivrognes, conclut tante Dine, qui se plaisait aux +généralisations. + +Le dimanche des élections vint enfin. Je le reconnus aux placards +multicolores qui garnissaient les façades et à l'affluence plus +nombreuse que je dus traverser pour me rendre à la messe du collège. +Personne, à la maison, n'y avait fait la moindre allusion. Après le +déjeuner qui fut sans entrain, à peine son café pris, grand-père mit +son chapeau et s'empara de sa canne. + +--Où vas-tu? questionna tante Dine. + +--A la campagne. + +--Du moins as-tu voté? + +--Bien sûr que non. + +--C'est un devoir. + +--Oh! ça m'est égal. + +--Au fait, tant mieux! ajouta ma tante: tu aurais été capable de +donner ta voix à ces canailles. + +Elle jugeait inutile de les désigner davantage. + +Il avait failli solliciter les suffrages, comme disaient les affiches, +et il ne votait même pas. C'était son goût et je n'y voyais rien à +redire. Chacun pouvait agir à sa guise et changer à son caprice: sans +quoi la liberté, que serait-elle devenue? Comme il franchissait le +seuil, il se retourna tout à coup et me proposa de m'emmener avec lui. + +--Ma casquette et j'y vais! criai-je, déjà bondissant, comme si +j'avais totalement oublié la scène de la tour. + +Mon père, qui nous observait, arrêta mon élan par son intervention: + +--Je vous remercie. Aujourd'hui, c'est moi qui le promènerai. J'ai +congé. + +Il s'accordait bien rarement des congés. De plus en plus ses malades +l'accaparaient. Sa réputation avait dû s'étendre au loin à la ronde, +car on réclamait ses services à de grandes distances: ses absences, +ses voyages se multipliaient. + +--Je ne m'appartiens plus, confiait-il ma mère. Et la vie passe. + +--Mon ami, murmurait-elle, je t'en conjure, ne te fatigue pas. + +Elle s'ingéniait à le soigner, à obtenir de lui qu'il se reposât. Pour +la rassurer, il riait, redressant sa haute taille, bombant la +poitrine. Jamais il n'avait besoin de repos. Ses robustes épaules +pouvaient porter le monde, et de fait ne portait-il pas le poids de la +maison et de nos sept avenirs? Par une complication étrange, tout en +continuant de me révolter intérieurement contre lui, je ne cessais pas +de l'admirer. Il me représentait la force contre quoi rien ne prévaut. +Je ne l'imaginais pas vaincu ou gémissant. La vie était pour lui une +perpétuelle victoire. + +Je ne l'admirais qu'à distance. La perspective de cette promenade avec +lui m'épouvanta et je demeurai sur l'escalier, attendant je ne sais +quel événement qui viendrait y mettre obstacle. + +--Allons, m'encouragea-t-il, va chercher ta casquette, dépêche-toi. +Les jours sont longs, nous irons loin. + +Sa voix sonore était sans dureté. Elle avait même cet accent +bienveillant qui rendait l'espoir aux malades. En somme, soit à la +sortie du Café des Navigateurs, soit dans la chambre de la tour, il ne +s'était pas montré sévère à mon égard. Mais la bonté ne lui servait de +rien pour m'adoucir. Je ne lui en savais aucun gré et je le +considérais comme un tyran acharné à me retenir prisonnier. Dès qu'il +était là , je cessais d'être libre. Nous aurions beau gagner le coin le +plus abandonné, le plus farouche: autour de moi je verrais pousser +des murailles. Tandis qu'avec grand-père j'avais l'impression que les +clôtures disparaissaient et que la terre sans entraves appartenais à +tous ou n'appartenait à personne. + +Pourquoi mon père m'imposait-il ce long tête-à -tête qui par avance me +glaçait? Les révélations de Martinod ne m'avaient-elles pas appris ses +préférences? Il s'enorgueillissait de Bernard et d'Etienne, il se +préoccupait sans cesse de Mélanie, et je surprenais quelquefois ses +regards posés sur elle avec une insistance bizarre, comme s'il ne +l'eût jamais vue ou comme s'il prenait son empreinte; quant à moi, e +ne comptais guère. De toute ma volonté je voulais être un enfant +incompris, un enfant malheureux, un enfant injustement délaissé. Cela +m'était nécessaire pour entretenir la langueur amoureuse dont je me +délectais. De sorte que je ne partis pas volontiers et le laissai +voir. Lui, au contraire, s'efforçait d'être gai et, comprenant qu'il +désirait me mettre en confiance, par esprit d'opposition, je me +réservai davantage. + +Nous voilà sur la route, non point d'un pas lent de flâneurs qui vont +à l'aventure, comme c'était notre habitude à grand-père et à moi, mais +d'un pas allègre et vif, comme si une musique militaire nous +précédait. + +--En marchant bien, m'expliquait-t-il, nous en aurons pour deux ou +trois heures. + +Afin de montrer que cette promenade ne m'intéressait nullement, je ne +demandai pas où nous allions. Ce ne serait sûrement pas cet endroit +perdu où l'on foulait des fougères, où sur les parois de rochers les +bruyères s'agrippaient, où, séparé du reste du monde, loin des maisons +et des cultures, au bruit sourd d'une cascade j'avais connu +l'initiation à la nature sauvage. + +Dans un village que nous traversâmes, je me souviens que je donnai un +grand coup de pied dans un tuyau de vieille gouttière arrachée qui +gisait sur le sol. + +Nous eûmes aussitôt sur nos talons tous les chiens qui se +rassemblèrent en hurlant. Un peu effrayé de leurs gueules menaçantes +et de tout ce vacarme que j'avais provoqué, je me rapprochai de mon +rassurant compagnon: + +--Laisse-les aboyer, me dit-il. Dans la vie, tu verras, c'est tout +pareil. Dès qu'on fait un peu de bruit, tous les chiens se +précipitent. Si l'on se retourne, c'est une lutte ridicule. Le mieux +est de ne pas s'occuper d'eux. Il faut laisser aboyer les chiens. + +Comment ai-je compris qu'il s'agissait de Martinod et de sa gifle? +Quand nous fûmes hors d'atteinte, j'en voulus à mon père d'avoir +remarqué mon mouvement de peur. + +Par un bon chemin muletier nous attaquâmes une colline. Lui, +cependant, à mesure que nous avancions et que nous respirions en +montant un air plus salubre, retrouvait sa belle humeur. C'était un +beau jour de la fin de mai ou du commencement de juin, déjà chaud mais +bien ventilé. Dans mon pays le printemps est lent à venir et la +végétation part tout d'un coup. Elle était venue la veille peut-être, +ou l'avant-veille, tant le vert des feuilles était luisant, l'herbe +grasse, les fleurs brillantes. Nous traversâmes un bois de chênes, de +fayards et de bouleaux. Les fûts blancs des bouleaux, gris et lisses +des fayards, bruns et rugueux des chênes formaient les colonnades d'un +immense temple voûté; le ciel ne s'apercevait pas. + +--Ah! dit mon père, en s'arrêtant pour souffler un peu et en se +découvrant afin de mieux sentir la fraîcheur qui tombait des arbres, +comme il fait bon ici et quelle belle journée! + +Je m'étonnai qu'il s'extasiât sur une chose si ordinaire dont j'avais +eu si souvent le profit, sans penser qu'il en avait, lui, rarement +l'occasion. Déjà il reprenait: + +--C'est terrible d'être si occupé! On n'a pas le temps de jouir du +soleil et de l'espace, ni de causer autant qu'on le voudrait avec ses +fils. Autrefois, te rappelles-tu, François, je te racontais les +combats de l'Iliade et le retour à Ithaque. + +Je ne l'avais pas oublié, mais les récits épiques me paraissaient +appartenir à une enfance déjà lointaine et dépassée. Ils dataient +d'avant cette convalescence qui m'avait changé le coeur. Ils dataient +devant mes promenades avec grand-père, d'avant la liberté et +Nazzarena, d'avant l'amour. Alors je ne m'en souciais plus. Hector se +battait pour garder sa maison, et Ulysse bravait les tempêtes pour +rentrer dans la sienne dont il voyait, de la mer, la fumée, et +j'entrevoyais un destin individuel où je ne dépendrais plus de rien ni +de personne. + +Nous perçâmes bientôt le rideau des arbres et nous atteignîmes le +sommet de la colline. Les ruines d'une ancienne forteresse la +couronnaient. A en juger par les pans de murs écroulés ou croulants, +par la hauteur des tours encore debout et tout ajourées, elle avait dû +tenir une place considérable. Le lierre et les ronces envahissaient +ses vestiges. Elle subissait le dernier assaut de tous les végétaux +avides de la recouvrir. + +--Les ruines ne me plaisent pas beaucoup, me déclara mon père. Elles +servent à la poésie, mais elles découragent d'agir. Elles nous +montrent la fin, quand le but de la vie est de construire. Encore +celles-ci ont-elles un rôle à jouer: elles évoquent un passé de lutte +et de gloire. C'était jadis le château fort du Malpas. Il commande la +route de la frontière. Il en a subi, des sièges et des attaques! En +1814, quand la France fut assaillie par trois armées, tout démantelé +qu'il était déjà , on y a hissé des canons pour tirer sur les +Autrichiens. + +J'aurais dû penser que nous irions là . C'est un lieu célèbre dans +toute notre province. Célèbre par quoi? je le savais vaguement. Jamais +grand-père ne m'y avait conduit: il détestait les endroits fréquentés +«où, disait-il, on va le dimanche en famille, et qui sont pleins de +souvenirs, grands hommes, batailles et papiers gras.» + +Mon père s'échauffait pour parler batailles. N'avait-il pas défendu +pareillement la maison contre nos ennemis, contre les ils de tante +Dine acharnés à sa conquête? Un instant captivé, je faillis lui poser +cette question: «Et pendant la guerre, père, où étiez-vous?». Je +savais qu'il avait pris du service et brassé la neige avec sa +compagnie, pendant un hiver rigoureux. Cependant la question ne +franchit pas mes lèvres. Elle eût avoué que je subissais son influence +et je me raidissais pour lui résister. Toute la forêt de chênes, de +bouleaux et de fayards, et ces ruines décoratives sur l'horizon, ne +valaient pas pour moi le châtaignier sous lequel Nazzarena avait +passé. + +Il m'entraîna au bord de la terrasse que formait l'ancienne cour du +château dont on avait jeté bas la façade. De là on dominait, on +découvrait tout le pays, le lac avec ses rives dentelées, ses petits +golfes pleins de grâce, ses verts promontoires, la ville étagée au- +dessus, facile à déchiffrer à cause de ses places et de ses jardins +publics, les villages de la plaine à demi couchés dans l'herbe comme +des troupeaux immobiles, ceux des coteaux groupés au bas de leurs +églises en faction, et, pour fermer la vue, les montagnes, tantôt +boisées, tantôt rocheuses et nues. Une belle lumière d'après-midi, +tout en vibrant sur les choses, en précisait les contours. Ici ou là +un toit d'ardoise lui renvoyait ses flèches d'or. Aux différences de +teintes, aux nuance mêmes du vert on pouvait distinguer les cultures, +et toutes les limites des héritages, indéfiniment divisés, clos de +haies, de murs ou de barrières, et les petits cimetières blancs, +découpés en carrés, dans le voisinage des groupes de maisons. + +Mon père distribua leurs noms à tous les lieux habités, puis aux +sommets et aux vallées. Il n'y avait aucun rapport entre son procédé +et celui de grand-père. Où nous cherchions, grand-père et moi, la +trace de la nature, fendue par la charrue ou la hache, défrichée et +écrasée par tous les travaux agricoles, et néanmoins survivante çà et +là dans sa pureté primitive, il montrait, au contraire, la constante +intervention de l'homme et le travail superposé des générations. Au +lieu de la terre libre, c'était la terre disciplinée, contrainte à +servir, à obéir, à produire. Et cette terre avait été arrosée de sang +dans le passé, traversée par des troupe armées, protégée par la force +contre l'étranger, comme il convient à une marche de France, bénie +enfin par des prières. Un saint même, un saint populaire qui avait +introduit le miracle dans la vie courante, notre saint François de +Sales, s'y était agenouillé pour l'offrir à Dieu. Elle nourrissait les +vivants. En elle reposaient les morts. + +Terre féconde, terre glorieuse, terre sacrée, il célébra sa triple +noblesse avec tant de clarté que, malgré moi, je le suivais. + +--Et la maison, acheva-t-il, ne vois-tu pas la maison? + +Je la cherchai sans plaisir et constatai que j'avais perdu l'habitude +d'orienter mon regard de son côté. Il était pourtant facile de la +découvrir, au bord de la ville, isolée, avec, en arrière, le beau +domaine rustique par lequel elle rejoignait la campagne. + +La parole de mon père, comme les spirales d'un oiseau qui plane, avait +tournoyé sur le pays tout entier. Voici que, resserrant ses cercles, +elle s'abattit soudainement sur notre toit. Et il me détailla la +maison comme les traits d'un visage. + +On ne l'avait pas bâtie d'un seul coup. Elle ne se composait autrefois +que du rez-de-chaussée. + +--Tu as bien vu la date sur la plaque de la cheminée, à la cuisine, +1610. + +Et je pensai: «ou 1670», prêt à répéter comme grand-père, dont la +réflexion me revint à la mémoire: «ça n'a aucune importance.» Mais je +n'osai pas risquer tout haut ce commentaire. Un siècle plus tard, nos +ancêtres enrichis surélevaient d'un étage, construisaient la tour. +Limitée par la ville, la propriété s'étendait vers la plaine que des +bois occupaient. Et les bois abattus faisaient place au jardin, aux +champs et aux prairies. C'était une lutte continuelle contre les +difficultés, la fortune et contre des ennemis sans cesse renouvelés. +Mon père croyait donc, lui aussi, aux ils de tante Dine? Pour un peu, +j'aurais souri, mais il ne m'en laissa pas le loisir. Chaque +génération à la tâche commune avait apporté son effort, et l'une ou +l'autre, celle du garde-française, celle du grenadier, sa contribution +d'honneur. La chaîne n'avait pas été interrompue. Cependant j'éprouvai +l'envie d'objecter: + +--Et grand-père? + +Que m'aurait-il répondu? Mais voici qu'il y répondait de lui-même, +sans amertume. Quelquefois cette chaîne s'était tendue à se rompre, et +la maison avait traversé de mauvais jours. Il la représentait fendant +las vagues comme un solide vaisseau dont la barre est maintenue par un +pilote sûr. Sa voix qui jadis se plaisait à nous raconter les exploits +des héros composait peu à peu, avec une exaltation croissante, une +sorte d'hymne à la maison. C'était le poème de la terre, de la race, +de la famille, c'était l'histoire de notre royaume et de notre +dynastie. + +A mesure que les années se sont enfuies, loin d'en être affaibli, le +souvenir de cette journée prend mieux tout son sens à mes yeux. Mon +père avait mesuré le chemin que j'avais parcouru pour m'éloigner de +lui. Il voulait me reprendre, me ressaisir, me rattacher. Avant d'en +appeler à son autorité, il tenait de frapper mon imagination et mon +coeur, de les reconquérir sur leurs chimères, de leur proposer un but +capable de les émouvoir. Seulement, de toutes parts pressé par la vie +quotidienne, il lui fallait se hâter, il ne disposait que d'un jour +entamé déjà , de quelques heures fugitives pour entreprendre ma +transformation. Il pensait en une fois regagner son fils perdu, il +comptait sur son art incomparable de diriger les hommes, de les +subjuguer. + +Ce qu'il dit pour me convaincre, pour m'arracher l'émotion qui me +livrerait, je le comprends maintenant et bien tard, ce dut être beau +comme un chant d'Homère. J'en eus pourtant l'intuition immédiate. Je +ne sais si jamais paroles plus éloquents furent prononcées que celles +qu'il m'adressa sur cette colline, tandis que le soir commençait +lentement de fleurir le ciel et de pacifier la terre. Je ne trouve pas +d'autre mot: il me faisait la cour comme un amoureux qui ne se sent +pas aimé et connaît que son amour seul apportera le bonheur. Mais d'un +père l'affection descend, elle exige que la nôtre monte vers elle. La +sienne, par un privilège unique dont sa fierté n'était pas atteinte, +montait vers moi, m'enveloppait, m'implorait. + +Oui, réellement, je crois que mon père m'implorait et je demeurais +impassible en apparence, tandis que j'aurais dû l'arrêter avec un cri +où tout mon être se fût jeté. Je n'étais pas impassible cependant. Il +y avait dans le son de sa voix trop de pathétique pour que ma +sensibilité, éveillée de bonne heure, n'en fût pas toute secouée. +Mais, par une contradiction singulière, ce que cette voix remuait en +moi, c'était précisément le désir, tous les désirs qu'elle voulait +chasser. Elle chantait les pierres de la maison bâtie pour triompher +du temps, l'abri du toit, l'union de la famille, la force de la race +qui se maintient sur le sol, la paix des morts que Dieu garde. Et +tandis que vibrait ce cantique, j'en entendais très distinctement un +autre que, pour moi seul, composaient la musique du vent vagabond, +l'immensité des espaces inconnus, la parole du pâtre qui s'en allait à +la montagne, et les fleurs de pommier qui avaient ruisselé sur mon +visage le premier jour de mon amour, et le rire de Nazzarena, et +l'ombre aussi, l'ombre désespérante du châtaignier sous lequel elle +avait passé. + +Un instant, mon père se crut vainqueur. Ses yeux perçants qui me +fouillaient venaient de découvrir mon trouble. Par un besoin de +franchise, je me détournai en silence, et il comprit que j'étais loin +de lui. Sa voix cessa de retentir. Je le regardai à mon tour, surpris +de ce soudain silence, et je vis la tristesse l'envahir comme l'ombre, +l'ombre désespérante qui, du creux des vallées, gravit lentement les +sommets quand c'est l'approche de la nuit. + +... Père, aujourd'hui j'interprète votre tristesse. Seul, j'ai refait +le pèlerinage du Malpas, et seul je vous entendais mieux. Vous songiez +à vos deux fils aînés qui, brûlés de sacrifice, s'en iraient au loin, +pour le service divin et pour celui de la patrie. Vous songiez à votre +chère Mélanie qui, attirée par le dur calme du cloître, attendait +l'heure de sa majorité. Les branches maîtresses de l'arbre de vie que +vous aviez planté se détachaient du tronc. Vous comptiez sur moi pour +continuer votre oeuvre, et je vous échappais. A vous seul, vous aviez +soutenu la maison chancelante, et la maison, en vous accablant de +travail et de souci, vous écartait des vôtres. C'est le malheur des +nécessités matérielles: elles ne laissent pas assez de temps pour la +direction des âmes. Mais le temps, vous pensiez le soumettre à force +de virile tendresse pour moi, et d'éloquence. En une promenade, en une +leçon, vous aviez espéré regagner le terrain perdu, sans toucher au +respect de votre père. C'est un coeur obscur que le coeur d'un enfant +de quatorze ans, surtout quand l'amour y est trop tôt venu. Je sentais +l'importance de votre enseignement et cependant je méditais de m'y +soustraire. Moins le terme de liberté était clair pour moi, plus il me +fascinait et m'attirait. Toute cette musique que j'entendais, c'était +la sienne... + +L'échec de mon père se traduisit par un geste. Dans son chagrin de ne +pouvoir me reconquérir, il me saisit tout à coup par les deux bras +comme s'il voulait m'enlever de terre et marquer sa possession. + +--Mais comprends-moi donc, pauvre petit, me dit-il. Il faut bien que +tu me comprennes. Il y va de ton avenir. + +--Père, vous me faites mal, fut toute ma réponse. + +Je mentais, car son étreinte ne m'avait causé que de la surprise. Il +essaya d'en plaisanter: + +--Oh! voyons, ce n'est pas vrai. Je ne t'ai fait aucun mal. + +--Si, c'est vrai, insistai-je méchamment. + +Alors, avec bonté, il s'en excusa presque: + +--Je ne l'ai pas voulu. + +Ah! je pouvais être fier de moi! Cette force que je redoutais, elle +m'avait supplié au lieu de me briser: elle ne m'avait pas vaincu. + +Sans doute pour écarter de mon esprit toute fâcheuse interprétation de +son geste, il me posa la main sur la tête, et bien qu'il n'appuyât +pas, je sentis qu'elle pesait. Quelques années auparavant, grand-père +m'avait investi, par la même imposition, de la propriété de toute la +nature. + +--Rentrons, ordonna mon père. Rentrons à la maison. + +Il disait: la maison, comme moi. Jusqu'alors cette expression était +trop habituelle pour me frapper. Cette fois elle me frappa. + +Sur le chemin du retour, nous entendîmes les détonations des boîtes +qu'on tirait en l'honneur des élections. + +--Déjà ! fit-il. La liste Martinod est élue. + +La déconvenue de sa vie publique s'ajoutait à sa déception paternelle. +Il inclina le front, mais ce ne fut qu'un instant. + +Le clocher d'un village voisin sonna l'Angélus. Un autre, puis un +autre lui répondirent. Ils se transmettaient la sérénité du soir et de +la prière qui, par eux, se répandait sur toute la campagne. + +Pour les écouter mieux, mon père s'arrêta, et il sourit. Par ce rappel +apaisant de l'Annonciation Dieu lui parlait, et sans doute il reprit +confiance. + +--Marchons vite, me dit-il: ta mère pourrait s'inquiéter de notre +retard. + +Moi, je songeais: + +«Un jour je partirai. Un jour je serai mon maître, comme grand-père. » + +VII + +LE PREMIER DÉPART + +Peu de jours après cette promenade manquée, et peut-être même le +lendemain, je voulus entrer dans la chambre de ma mère pour y chercher +un livre de classe oublié, et je tournais déjà le loquet de la porte, +lorsque j'entendis deux voix. L'une, celle de ma mère, était familière +à mon oreille: mais son accent était presque nouveau pour moi, à +cause de la fermeté qui se mêlait à sa douceur habituelle; petits, +elle nous parlait quelquefois ainsi quand elle exigeait de nous un peu +plus d'attention et de travail pour terminer nos devoirs ou apprendre +nos leçons. Quant à l'autre, elle devait appartenir à un étranger, et +même à un quémandeur, car elle me parvenait assourdie, voilée, +douloureuse. Quel était ce visiteur, que ma mère recevait chez elle, +et non au salon? Je n'osais pas ouvrir, ni lâcher la poignée que je +tenais et qui, en retombant, eût révélé ma présence, et je restai là , +immobilisé par ma timidité et ma curiosité ensemble, écoutant le +dialogue qui s'échangeait. + +--Je t'assure que tu te trompes, disait ma mère. Cet enfant traverse +une crise: il n'est pas différent de ses frères et soeurs, il n'est +pas éloigné de nous. + +--Le fossé est plus profond que tu ne crois, Valentine, répliquait +l'autre voix. Je sens que je le perds. Si tu l'avais vu au Malpas, +comme il se rebiffait, comme il résistait à mes exhortations, presque +à mes objurgations! + +--C'est un enfant. + +--Un enfant trop avancé. Je ne démêle pas encore ce qui le sépare de +nous: je le saurai. Ah! tu as beau tâcher de me tranquilliser, ma +pauvre amie: mon père a pu achever sa guérison, il y a trois ans, en +le menant au grand air, il ne nous l'a pas rendu tel que nous le lui +avions confié, il lui a changé le coeur, et c'est dans l'enfance que +le coeur se fait. Cet enfant n'est plus à nous. + +Cet enfant n'est plus à nous: je tirai d'une telle déclaration une +sorte de vanité. Je n'étais à personne, j'étais libre. La liberté, que +grand-père n'avait pu conquérir, même dans le sang des journées de +Juin, du premier coup m'appartenait. + +J'avais reconnu la voix de mon père, et c'est de moi qu'il était +question. Mais pourquoi mes parents intervertissaient-ils leurs +attitudes à ce point que j'avais hésité à les reconnaître? Je les +considérais comme immuables. Ma mère, pour un rien, se tourmentait. +Quand le vent soufflait ou que grondait le tonnerre, même au loin, +elle ne manquait pas d'allumer la chandelle bénite. Son ombre, +derrière la fenêtre de sa chambre, annonçait qu'elle guettait le +retour des absents. Elle ne goûtait un peu de paix que lorsque nous +étions tous rassemblés autour d'elle, ou bien encore dans la prière, +car elle vivait très près de Dieu. Il arrivait parfois que mon père la +plaisantait sur ses perpétuelles inquiétudes. Pendant ma maladie, et +plus anciennement, pendant que la maison fut mise en vente, c'était +lui, toujours lui qui relevait son courage de femme, qui lui +garantissait l'avenir, qui lui rappelait la constante protection de la +Providence. Je ne les imaginais pas autrement, et voici que les rôles +étaient renversés: ma mère remontait mon père découragé. + +Je me serais dégoûté moi-même si j'avais écouté aux portes. Poussé par +mon amour-propre mêlé à mon sentiment de l'honneur, je n'eusse pas +hésité à pénétrer dans la pièce, sans les paroles suivantes qui furent +prononcées par mon père et qui me clouèrent sur place, le loquet en +main, sans qu'il me fût possible d'avancer ni de reculer, tant j'étais +saisi et captivé: + +--Il se passe entre moi et lui ce qui s'est passé jadis entre mon père +et moi. Le même drame de famille. + +--Oh! que dis-tu, Michel? + +--Oui, mon père avait raison de le rappeler le jour où j'ai trouvé +François chez lui, où François s'est déclaré pour lui, contre moi, le +malheureux! Quand j'étais petit, j'ai subi, moi aussi, l'influence de +mon grand-père. Seulement, elle s'est exercée dans un autre sens. Il +avait été président de Chambre à la Cour. Rentré chez lui, à l'âge de +la retraite, il se plaisait à cultiver le jardin. C'est lui qui a +planté la roseraie. Il m'apprit l'importance, la beauté, oui, la +beauté de l'ordre qu'on impose à la nature et à soi-même. Je lui dois +peut-être d'avoir su diriger, dominer ma vie. Et mon père, qui ne +s'intéressait qu'à sa musique et à ses utopies, se moquait de nous: « +Il fera de cet enfant un géomètre», assurait-il. Lui, il a fait de mon +fils un révolté. + +Et avec amertume, il ajouta: + +--Un père ne doit, dans sa maison, abandonner son autorité à personne. +Pour soustraire François à cette influence qui l'emporte sur la +mienne, je n'hésiterais pas à le mettre plutôt en pension. Ce ne +serait que devancer d'un an ou deux le parti que nous avons pris pour +nos aînés. Et les études de notre collège deviennent d'ailleurs +insuffisantes. + +--C'est une charge de plus, objecta ma mère. + +--La fortune est peu de chose auprès de l'éducation. + +Ainsi j'appris comment on songeait sans moi à disposer de mon avenir. +La pension, la prison, me punirait de mon indépendance. Je fus tout +d'abord atterré, puis, dans mon orgueil, je refusai d'accuser le coup. +Ne serait-ce pas reconnaître l'attrait de la maison? Puisqu'on +envisageait l'hypothèse de mon départ, je préviendrais ce complot et +demanderais moi-même à partir. Oui, ce serait la punition que +j'infligerais à mes parents. A mes parents seulement? + +Je ne pouvais demeurer là au risque d'être surpris, et quelle honte +alors! J'achevai donc de tourner la poignée, et j'entrai. J'entrai +comme un personnage important, me raidissant contre l'émotion qui +m'étreignait. + +--Je viens chercher un livre, déclarai-je pour justifier ma présence. + +Mon père et ma mère, assis en face l'un de l'autre, me regardèrent, +puis échangèrent un regard. Je trouvai mon ouvrage sur la table qu'une +main diligente avait rangée, en hâte je m'en emparai et voulus m'en +aller. + +--François! appela ma mère. + +Je m'approchai d'elle avec le visage renfermé que je m'étais composé +pour résister aux larmes. + +--Ecoute, mon petit, me dit-elle, --et dès qu'on me traitait de petit, +je me redressais, --il faut toujours obéir à ton père. + +--Mais je l'écoute bien. + +Obéir! ce mot m'était odieux. Mon père me fixait de ses yeux perçants +qui me gênaient comme si je sentais la pointe de leur rayon. Il parut +hésiter, et sans doute il hésita entre le désir d'une explication et +le sentiment de son inutilité. De sa voix redevenue naturelle, et +partant autoritaire, il se contenta de me témoigner sa confiance: + +--Nous parlions de toit précisément, ajouta-t-il. + +--Oui, de toi, répéta ma mère un peux anxieusement. + +Et je subis une sorte d'interrogatoire: + +--Que feras-tu plus tard? me demanda mon père; y songes-tu +quelquefois? Quelle vie aimeras-tu mener? Tu es en avance sur les +gamins de ton âge. Tu as déjà des goûts, des préférences. As-tu, comme +tes frères, choisi ta vocation? + +Ma vocation? Je m'y attendais. On en parlait souvent à la maison, et +chacun devait remplir fidèlement la sienne. Pendant ma maladie, et au +début de ma convalescence, avant mes sorties avec grand-père, j'avais +souvent pensé et même proclamé que, plus tard, moi aussi, je serais +médecin. Je n'imaginais pas destin plus beau. J'avais causé à la +cuisine avec les paysans qui réclamaient le docteur, la bouche tordue +d'angoisse, et rencontré dans l'escalier le défilé des malades qui +s'en venaient à la consultation avec des mines basses et s'en +retournaient ragaillardis. Bien que j'eusse cessé d'en parler, on +admettait chez nous que je continuerais mon père. + +--Je ne sais pas, répondis-je en me dérobant. + +--Ah! reprit-il, étonné et déçu. Je croyais que tu voulais être +médecin. + +--Oh! non, déclarai-je, subitement décidé par mon désir de +contradiction. + +Il n'insista pas avantage sur cette succession qu'il avait caressée: + +--En somme, tu as le temps de choisir. Avocat peut-être? on défend de +belles causes. Ou architecte? on bâtit des maisons, on restaure celles +qui tombent, on construit des écoles, des églises. Nous n'avons pas +ici de bons architectes. C'est une place à prendre. + +Tout à tour, il vantait les professions qu'il me citait et qui +m'eussent retenu dans ma ville natale. Alors me vint l'idée perfide de +me séparer définitivement de la maison, d'achever la conquête de ma +liberté. Je cherchai un état qui m'obligeât à m'éloigner. Il n'y avait +dans le pays ni mines ni établissements de métallurgie. + +--Je serai ingénieur, affirmai-je. + +Je venais de le découvrir et je savais assez vaguement en quoi cela +consistait. Pour Etienne, on avait agité la question en famille. + +--Vraiment? dit mon père sans insister. Nous en reparlerons. + +--Seulement, ajoutai-je la tête basse sans regarder personne, un peu +étonné de vois comme les choses s'enchaînaient, seulement il faudrait +une autre préparation que celle du collège. + +--Ton collège ne te suffit pas? + +--Oh! ce sont de braves gens, repris-je avec mépris. Mais pour les +études, ça n'est guère brillant. + +Mon père fit: ah! sans plus. Relevant les yeux, je constatai sa +surprise qui me fut agréable comme une victoire. Et peut-être aurais- +je pu découvrir sur ses traits une autre expression que celle de la +surprise. Je lui fournissais l'occasion de se débarrasser de moi selon +le désir que je lui prêtais; pourquoi ne se hâtait-il pas d'en +profiter? Il se tourna vers ma mère qui me parut chagrinée: + +--Cela demande réflexion, conclut-il. + +Comment peut-on, si tôt, éprouver une sorte de plaisir à tourmenter +ceux qui nous aiment? La gravure de ma Bible qui représente le retour +de l'enfant prodigue m'avait-elle donc appris les inépuisables +ressources de l'amour paternel? Mon père me paraissait si fort que je +ne pouvais craindre de lui faire du mal. Dans la vie, ce sont toujours +les mêmes sur lesquels on s'appuie, dont on use et dont on abuse sans +les laisser respirer, et l'on ne se dit pas qu'ils sentent aussi la +fatigue, car ils ne se plaignent jamais. Et, comptant sur leur santé +et leur énergie, on croit que l'on aura toujours le temps, au besoin, +de leur donner une petite compensation. + +La plainte de mon père, je l'avais pourtant discernée à travers la +porte, et le son altéré de sa voix m'en avait livré la profondeur. Je +me demande même si cette plainte, loin de m'attendrir, ne le diminuait +pas à mes yeux accoutumés à le considérer comme un invincible chef, +n'altérait pas en moi l'image que, dès mes premiers regards +intelligents, il y avait déposée. + +Les grandes vacances qui suivirent n'apportèrent pas, cette année-là , +leur habituelle diversion de gaieté. Le départ de Mélanie pour le +couvent, et celui d'Etienne, si jeune, pour le séminaire, étaient +devenus officiels. Ils attendraient le mois d'octobre: mon père +conduirait sa fille à Paris en même temps qu'il me placerait au +collège où mes deux frères aînés avaient terminé leurs études, car +j'avais obtenu gain de cause, et ma mère accompagnerait son fils à +Lyon. Ces nouvelles répandaient sur nos réunions et nos jeux une +teinte de tristesse que les intéressés tâchaient vainement à +éclaircir. Tante Dine, un peu alourdie, traînait maintenant les pieds +dans l'escalier, se mouchait bruyamment, priait très fort avec une +certaine violence qui devait secouer les saints dans le paradis, et +marmonnait: que votre volonté soit faite, d'un ton qui ne pouvait +passer pour celui de la soumission. Grand-père s'enfermait dans sa +tour, jouait du violon en tremblant légèrement, ce qui ajoutait des +notes, sortait à la tombée du soir sans prévenir personne, et semblait +vivre dans l'ignorance et dans l'indifférence de tous les événements +de famille. Quand il me rencontrait, il se contentait de cette +exclamation qu'il accompagnait de son petit rire: + +--Ah! te voilà , toi! + +Tandis qu'il n'arrêtait aucun de mes frères ou soeurs au passage. Mais +ce rire ne sonnait pas franc: mon oreille percevait que notre +séparation lui pesait. Je me serais volontiers précipité vers lui s'il +n'avait eu l'air de se moquer de tous les chagrins du monde. L'ombre +de mon père était toujours entre nous. Aucune consigne ne m'enjoignait +de l'éviter; notre séparation s'accomplissait tacitement. Nous +n'osions pas afficher notre complicité. Un jour cependant il ajouta: + +--Alors, tu vas à Paris? + +--Oui, grand-père, à la rentrée. + +--Tu as de la chance. A Paris, on se sent plus libre qu'ailleurs. Tu +verras. + +Se moquait-il encore? Paris, c'était, pour moi, l'internat, la prison. +Et d'ailleurs, ne m'avait-il pas souvent répété que les grandes villes +sont empoisonnées et qu'il n'y a de bonheur qu'aux champs? Il se +souciait bien peu de logique. + +Mon prochain départ, ce départ que j'avais réclamé par orgueil et qui +m'inspirait une répulsion contre laquelle je me raidissais, faisait +peu d'effet à la maison, --ce qui m'irritait dans mon amour-propre, - +- et se perdait dans ceux de mes frères et de Mélanie, comme un petit +bateau dans le sillage des grands navires. Bernard, sorti de Saint-Cyr +avec un numéro de choix qui lui donnait l'infanterie de marine, s'en +irait à Toulon, où il s'embarquait un peu plus tard pour le Tonkin. +Or, sa première parole, à son retour, avait été celle-ci que je lui +avais entendu dire à tante Dine, accourue en soufflant pour lui ouvrir +la porte: + +--On ne peut savoir le plaisir que j'éprouve à tirer le cordon de +cette sonnette. + +Alors, pourquoi demandait-il la Chine? Et de même Etienne et Mélanie +échangeaient d'étranges confidences. + +--Pourras-tu partir? demandait Etienne à sa soeur. On est si bien ici. +Moi, il y a des jours où je ne sais plus. + +Et Mélanie, les yeux illuminés, répliquait: + +--Il le faut bien, puisque Dieu m'appelle. + +Et presque gaiement elle achevait: + +--Mais j'emporterai des mouchoirs, au moins une douzaine, parce que je +sens bien que je verserai toutes les larmes de mon corps. + +Pourquoi, mais pourquoi donc cette rage de s'en aller quand on se +déclare si heureux à la maison? Et moi-même, pourquoi tant souffrir à +l'avance de la quitter puisque je m'y découvrais incompris et délaissé +et puisque j'avais résolu de partir?... + +Un soir de la fin d'août, notre ami, l'abbé Heurtevent, vint nous voir +avec une face de carême, si longue et si calamiteuse que nos +attendîmes tous l'annonce d'une catastrophe. Ma mère en hâte nous +compta: + +--Monsieur l'abbé, que se passe-t-il, pour l'amour de Dieu? + +--Ah! madame, Monseigneur est mort. + +Je fus seul à croire, avec grand-père, au décès de son supérieur +hiérarchique. Les autres ne s'y trompèrent pas et déplorèrent la perte +du comte de Chambord que l'on savait malade de l'estomac depuis +plusieurs jours, ou plutôt, au dire de notre abbé, empoisonné par des +fraises. Tante Dine surtout manifesta un désespoir tumultueux, dont +mes soeurs entreprirent de la consoler, et mon père prononça cette +courte oraison funèbre qui me parut manquer de coeur: + +--C'est un malheur pour la France, qu'il eût sagement gouvernée. Mgr +le comte de Paris lui succède: les deux princes se sont réconciliés +et c'est l'achèvement de cette noble vie. Mais qu'avez-vous, l'abbé? + +Plus encore que tante Dine, l'abbé paraissait inconsolable. Grand- +père, qui de moins en moins manifestait ses opinions politiques depuis +l'affaire des listes électorales, ne put retenir sa langue en cette +occasion: + +--Vous ne voyez donc pas que ses prophéties l'étouffent. Il songe à +l'abbaye d'Orval et à la soeur Rose-Colombe. Pas moyen de hisser son +jeune prince sur le trône! Le voilà qui meurt pour avoir mangé trop de +fruits. Et le nouveau prétendant n'est guère plus frais que l'ancien. + +--Père, je vous en supplie! protesta mon père. + +L'abbé effondré et gisant au fond d'un fauteuil redressa tout à coup +les lignes brisées de son corps qui s'allongea démesurément, au point +que l'on put croire qu'il grimpait sur un meuble pour vaticiner, et +d'une voix tonnante il affirma sa foi: + +--Le roi est mort. Vive le roi! Et les lis refleuriront. + +--Ils refleuriront, répéta tante Dine convaincue. + +Paralysé dans sa vie publique, mon père reportait visiblement sur nos +avenirs ses ambitions: il s'achevait en nos. Seul je m'excluais de sa +sollicitude, mis en défiance depuis les insinuations de Martinod. Sans +peine, je continuais d'accumuler des griefs. Ainsi je me refusais à +tenir mon départ, ce départ qui était mon oeuvre, pour moins important +que celui de Bernard pour les colonies, d'Etienne pour le séminaire, +ou de Mélanie pour le couvent de la rue du Bac où les Filles de la +Charité passent le temps de leur noviciat. Celui de Mélanie surtout me +faisait du tort parce qu'il coïncidait avec le mien. Les visites que +l'on rendait à ma mère à l'occasion de l'«holocauste» de ma soeur, +ainsi que s'exprimait Mlle Tapinois, m'exaspéraient: il n'y était +point question de moi, personne ne plaignait mes parents de me perdre, +je passais inaperçu, je m'en irais par-dessus le marché. Et grand-père +lui-même ne prenait aucune mesure pour me retenir, ou tout au moins +pour me témoigner ses regrets. + +Le jour de la séparation arriva, un jour gris, pluvieux, conforme à la +tristesse qui pesait sur la maison. La rieuse Louise s'attachait en +pleurant aux pas de Mélanie qui ne quittait point ma mère. On disait +des choses insignifiantes. Personne ne prononçait des paroles +appropriées, et le temps avançait. Il fallut se mettre en route pour +la gare. On y songea longtemps à l'avance, ma mère ajoutant à ses +inquiétudes celle de l'heure. + +Grand-père ni tante Dine ne devaient prendre part au cortège. Le +premier redoutait les effusions, et tante Dine s'excusa auprès de +Mélanie: elle ne pouvait pleurer en silence et préférait la solitude +où l'on peut librement se livrer à son chagrin sans causer +d'esclandre, et ce disant, elle commença de se lamenter avec bruit. + +Je montai avec ma soeur dans la chambre de la tour. + +--Au revoir, grand-père, murmura Mélanie. + +--Adieu plutôt, ma petite. + +--Non, grand-père, au revoir, dans le ciel où nous irons tous. + +Il esquissa un geste vague qui signifiait trop clairement: «Je ne +veux pas contrarier tes illusions», et il ajouta: + +--Tu suis ton idée, tu as raison. Donc, au revoir dans la vallée de +Josaphat. + +Pour moi, il ne manifesta pas plus d'attendrissement. + +--Allons, mon petit: que Paris te soit propice! + +Nous sortîmes ensemble, les derniers. Mélanie embrassa la vieille +Mariette qui murmurait: «Est-il possible?» et franchit le seuil de la +porte. Elle se retourna deux fois vers la maison, et la seconde fit un +signe de croix. Nous entendîmes le gémissement de tante Dine enfermée. + +A la gare, nous arrivâmes en avance, et il nous fallut traîner dans la +salle d'attente et sur le quai. Mon père s'occupait des places et des +bagages. Quelques amis de la famille qui s'étaient dérangés pour ces +adieux nous rejoignaient avec des mines affligées et des paroles de +compassion. Nous dûmes subir ainsi Mlle Tapinois que je n'imaginais +plus autrement qu'en toilette de nuit et un bougeoir à la main, depuis +que je l'avais reconnue en vieille colombe dans les Scènes de la vie +des animaux, et M. l'abbé Heurtevent qui se voûtait et ne prédisait +plus que les malheurs depuis la mort de son monarque. Rien ne pouvait +s'accomplir sans que toute la ville s'en mêlât. Mariages, départs et +morts, le public en exige sa part. Ma mère remerciait avec politesse +ce monde qui la gênait bien: elle aurait souhaité d'être seule avec +sa fille et je voyais qu'elle était au martyre. Les derniers instants +passés en commun s'enfuyaient. Louise, Nicole et Jacquot formaient une +grappe suspendue à Mélanie. Bernard essayait d'animer la conversation, +mais ses plaisanteries faisaient long feu. Quant à Etienne, absorbé, +il songeait sans doute que ce serait bientôt son tour, ou bien il +priait. + +Lorsque le moment fut venu, ma mère voulut passer après tous les +autres, et tint sa fille sur sa poitrine sans un mot, puis, rompant +l'étreinte, elle lui glissa tout bas: + +--Mon enfant, je te bénis. + +J'étais auprès d'elle, attendant mon tour de lui dire adieu. Je me +représentais la bénédiction des parents comme un acte solennel, tel +que je l'avais vue sur des gravures; elle se donnait en un clin +d'oeil et sans même lever la main. + +Sauf les démonstrations de Mlle Tapinois, de l'abbé et de quelques +autres personnes qui avaient tenu à prononcer des paroles mémorables, +on aurait cru qu'il s'agissait d'un départ tout ordinaire. Le train +s'ébranla. Monté le dernier, je me trouvai le plus rapproché de la +portière. Mon père m'invita à laisser ma place à ma soeur. Je fus +blessé de cette invitation qui ressemblait trop à un ordre. Sans doute +j'aurais dû penser de moi-même à m'effacer. + +Mélanie pencha la tête au dehors, sans crainte de la pluie qui +tombait. Elle agitait le bras, puis, la voie décrivant une courbe, +elle rentra dans le compartiment avec les yeux rouges, mais ce fut +pour gagner rapidement l'autre fenêtre. Je compris qu'elle cherchait +la maison que, de ce côté-là , on pouvait apercevoir. Après quoi, elle +s'assit et se cacha le visage dans les mains. Comme elle demeurait +ainsi sans bouger, mon père la prit doucement: + +--Tu sais, ma petite, si tu as trop de chagrin, je te ramènerai. + +Elle se redressa, toute ruisselante, et dans un sourire navré protesta +: + +--Oh! père, c'est bien ma vocation. Seulement, j'ai été si heureuse +ici, et ne plus revoir la mère, ni la maison, c'est dur. + +--Et pour nous? dit mon père. + +Il se détourna. Peut-être si je m'étais rendu compte de son +attendrissement, aurais-je moins souffert, dans mon coin, de me croire +oublié. Mais comme il domptait sa douleur, je pus me ronger à l'aise. +Ma soeur en s'en allant suivait son idée, selon le mot de grand-père, +tandis qu'on m'envoyait en prison. Je ne pensais plus que je l'avais +demandé. Mais, à la maison, n'étais-je pas aussi un prisonnier? Et, +dans ma révolte, m'excitant avec l'image de Nazzarena sur le grand +chemin, les cheveux mêlés au soleil et le rire aux dents, je me +répétais cette phrase que rythmait la marche du train: + +«Je veux être libre. Je veux être libre.» + +LIVRE IV + +I + +L'ÉPIDÉMIE + +Je me préparais à la liberté par des années de réclusion, dont je ne +transcrirai pas l'histoire après tant d'autres petits révoltés. Jamais +je ne pus m'accoutumer à cet internat que j'avais réclamé dans un +accès d'orgueil que pour rien au monde je n'eusse désavoué. Cependant +je passais pour un bon élève, à qui l'on ne reprochait qu'un peu de +réserve ou de dissimulation. Je souffris effroyablement de mon départ. +Au dortoir je pleurai, la tête enfouie dans mes couvertures, jusqu'à +ce que je ne me plaignis à personne. + +Mes parents purent croire que j'acceptais ma nouvelle vie sans +difficulté. Régulièrement, mon père m'écrivait, et longuement; cette +correspondance représentait sans doute pour lui un surcroît +d'occupations dont je ne lui savais aucun gré. Par amour-propre, +j'écartais toutes les avances qu'il me faisait. Ignorant des +insinuations de Martinod, comment aurait-il deviné que j'apercevais +partout des injustices à mon égard, des marques de préférence pour mes +frères? Je dénaturais systématiquement phrases, sentiments, pensées. +Ecartait-il, dans sa virile tendresse, pour ne pas m'amollir, les +témoignages affectueux, je l'accusais de dureté. S'y laissait-il +aller, au contraire, c'était pour me donner le change et mieux +m'imposer son autorité que je grossissais au point de la supposer +partout et dont la soi-disant persécution m'était insupportable. Je +répondais plutôt à ma mère et il ne m'en adressa jamais l'observation. +Cependant il le remarqua: plusieurs de ses lettres en portèrent la +trace: «Je sais, me disait l'une d'elles, que tu n'aimes pas à te +confier à ton père...» Et ma mère, qui l'avait remarqué pareillement, +ne manquait aucune occasion de me parler de lui, de me vanter sa bonté +par-dessus tous ses autres mérites, de l'imposer à mon souvenir, ce +qui m'exaspérait. S'il se rendait compte de ma patiente et tenace +hostilité, il n'en soupçonnait pas la cause. Ainsi le fossé, qu'un +élan eût aisément franchi au début, s'élargissait entre nous. + +Cette tension de mon esprit me communiquait une grande ardeur au +travail. Je réussissais brillamment, avec indifférence, et mes succès +contribuaient à tromper ma famille, qui y découvrait la preuve de mon +acceptation et de ma nouvelle discipline. Un _bon élève_, comme le +mentionnaient mes bulletins, ne pouvait être qu'un brave enfant et la +joie de son foyer. Tante Dine, d'une écriture malhabile, m'adressait +d'énormes compliments qui célébraient mon affection filiale. De grand- +père je ne recevais rien. + +Mais qu'étaient ces résultats positifs auprès du drame intérieur qui +se jouait en moi? Je me relâchai peu à peu des pratiques religieuses, +et me composai pour moi-même une sorte de mysticisme où je pris +l'habitude de me réfugier. Mon imagination me remplaça mes promenades +dans les bois et les retraites sauvages et jusqu'à mes rencontres avec +Nazzarena par une notion quasi abstraite de la nature et de l'amour, +où je goûtais des joies intenses. Je me composais des paysages +élyséens et des passions idéales. J'étais à l'âge où l'on se meut avec +le plus d'aisance dans les chimères de la métaphysique: les idées se +confondent avec le coeur, et la sensibilité, pour bondir, n'a pas +encore besoin du tremplin de la réalité. Dans le rêve, j'étais mon +maître; en attendant celle de la vie, j'avais découvert +l'indépendance de notre cerveau, et qu'elle peut suppléer à tout ce +qui nous manque. Enfin je me jetai dans la musique comme dans une eau +qui prend notre forme: malléable et comme liquide, elle se prêtait à +tous mes désirs avec une docilité qui m'émerveillait. J'avais retrouvé +le _Freischütz_ et _Euryanthe_, la forêt dont les allées se perdent. +Elle était plus belle et surtout plus vaste que celle où, jadis, je +m'étais éveillé à la vie latente des choses. J'escaladais aussi des +montagnes plus hautes et plus inaccessibles que celles où le berger +menait son troupeau. Et parfois la douceur lancinante des notes que +j'arrachais à mon instrument me rappelait l'inoubliable lamentation du +rossignol amoureux de la rose: _Je m'égosille toute la nuit pour +elle, mais elle dort et ne m'entend pas_. Pour elle? je ne savais pas +son nom, je ne connaissais pas son visage, mais qu'elle existât je +n'en doutais point. Et, phénomène singulier, ce n'était déjà plus +Nazzarena, comme si la fidélité était encore une chaîne à briser. + +Avec le secours de la musique ou celui de la pensée, je me +construisais un palais où nul n'était admis à me visiter: on me +croyait présent et simplement distrait quand j'avais gagné ma +solitude, le seul lieu où je fusse véritablement moi-même. Cette +faculté de concentration m'interdisait l'amitié. Aucun camarade ne fut +admis à se lier avec moi, de sorte que la famille même contre laquelle +je m'insurgeais me représentait l'humanité à elle seule. + +Ainsi toutes les graines jetées pendant ma convalescence germaient en +moi, à quelques années d'intervalle. J'étais libre en dedans et +personne ne s'en doutait. Mes parents étaient satisfaits de mes places +et de ma conduite. Je passais pour tranquille, doux et sage, et à +l'abri de cette réputation je me laissais couler paisiblement dans un +heureux état où je ne reconnaissais plus d'autre loi que la mienne et +qui devait approcher de l'anarchie. Je sacrifiais aux contingences, +mais elles comptaient si peu auprès de ma vie intérieure. Quand je +retournais chez moi, aux vacances, mon indifférence, ma froideur +surprenaient, contristaient les miens. Ils l'attribuaient, ne pouvant +la comprendre, à de la timidité, de la retenue qui étaient dans mon +caractère, et ils se multipliaient pour me contraindre à rentrer dans +la voie naturelle, ce qui n'aboutissait qu'à m'éloigner davantage. Le +rire de Louise, qui était maintenant la fleur de la maison, ne me +dégelait pas plus que les exhortations martiales et pour moi agaçantes +de Bernard en congé. Et quant à mes deux cadets, Nicole et Jacquot, je +leur inspirais une certaine crainte, de sorte qu'ils m'évitaient: +après les avoir découragés, il ne me restait qu'à me froisser de leurs +mauvaises dispositions et je n'y manquai point. Tante Dine, cherchant +une explication flatteuse de mon changement d'humeur, avait trouvé +celle-ci: + +--Il est si distingué! + +Mon père, quand il me tenait et qu'il disposait d'un peu de temps, +essayait sous toutes les formes de reprendre avec moi la conversation +que nous avions eue sur la colline du Malpas, le jour des élections. +Il me voyait, avec un secret déplaisir que je sentais et qui, par +esprit de contrariété, m'ancrait dans mon attitude, fermer les yeux +sur tout ce qui appartenait au domaine de l'observation, que ce +fussent l'histoire, le passé, la tradition, les lois, les moeurs, +l'existence pratique et quotidienne, pour me confiner dans les études +abstraites, la philosophie, les mathématiques, ou m'absorber plus +complètement encore dans la musique, monde imprécis et sans lignes +arrêtées dont il redoutait les mirages. Atteint par le départ de +Mélanie et d'Etienne, par l'absence de Bernard qui n'était revenu +passer quelques mois à la maison que pour repartir à destination du +Tonkin où la guerre ne finissait pas, il aurait souhaité de causer +intimement avec moi, de me reprendre, de m'orienter. Je l'écoutais +courtoisement, je lui répondais à peine, et il ne pouvait se méprendre +à mon silence ou à mon air distant. Il ne cessait de me montrer, dans +toutes les professions, dans tout le cours de l'existence humaine, la +supériorité que distribue une vision nette des réalités. Ce qu'il dut +dépenser d'intelligence, de tact, de diplomatie même dans cette +poursuite où je me dérobais sans cesse, je m'en rends compte par le +souvenir. Nicole et Jacquot grandissant nous accompagnaient dans ces +promenades qui me pesaient et m'en rappelaient d'autres plus chères; +ils s'intéressaient à cette conversation qui tournait presque au +monologue, et plus tard j'ai retrouvé sur eux l'empreinte de cet +enseignement dont ils ont tout naturellement bénéficié, tandis que j'y +voulus être réfractaire. Quelquefois, je retrouvais dans la voix, +soudain plus impérieuse, cet accent qui, dans un jour fameux, m'avait +secoué jusqu'aux moelles, et je m'attendais à l'entendre comme alors: +_Mais comprends-moi donc, pauvre petit! Il faut bien que tu me +comprennes. Il y va de ton avenir..._ Puis la voix irritée se +modérait, ou bien elle se taisait. Mon père avait mesuré l'inutilité +de sons insistance. + +Je savais aussi me dérober affectueusement aux sollicitations de ma +mère, qui recherchait mes confidences et qu'affligeait ma tiédeur +religieuse: + +--Tu ne pries pas assez, me disait-elle. Tu ne sais pas comme c'est +nécessaire. C'est ce qu'il y a de plus vrai au monde. + +Cependant j'avais habilement réussi à me rapprocher de grand-père sans +éveiller de soupçons. Nous faisions de la musique ensemble. Il +tremblait un peu, et son violon semblait chevroter. Ou bien nous +discutions des heures entières sur une sonate ou une symphonie. Ainsi +l'avais-je admiré jadis, au Café des Navigateurs, s'isolant avec Glus. +Si l'un ou l'autre voulait se mêler à notre conversation, nous le +toisions avec impertinence comme un profane incapable d'un avis +sérieux. La musique ne pouvait avoir de signification que pour nous: +elle nous appartenait et par elle nous rétablissions notre ancienne +intimité. + +J'atteignis ainsi le début de ma dix-huitième année, lorsque survint +l'événement qui devait décider de ma vie. Les baccalauréats m'avaient +couvert d'honneur, et je me préparais à l'École Centrale depuis un an, +sans une attraction particulière, et même avec un détachement parfait. +Un certain goût pour les sciences naturelles, volontairement délaissé, +avait quelque temps donné à mon père l'illusion que je reviendrais à +mes projets d'enfant et le continuerais lui-même un jour. Mais j'avais +choisi la carrière d'ingénieur parce qu'elle me séparait de la maison +et que j'y serais mon maître... + + + + + +Lorsque nous annoncions notre retour, la première silhouette que nous +ne manquions jamais d'apercevoir sur le quai de la gare, c'était celle +de mon père accouru à notre rencontre. La paternité, véritablement, +illuminait son visage. Moi, je le saluais comme si je l'avais quitté +la veille, mais il ne se laissait pas rebuter et m'ouvrait chaque fois +les bras comme s'il me retrouvait après m'avoir perdu. Ces effusions +en public me paraissaient bien bourgeoises et je m'y dérobais avec +art. + +On était à la fin de juillet. Mes examens passés, je revenais pour les +vacances. Après m'avoir tout froissé en me serrant sur sa poitrine, +mon père me fit monter en voiture et, ma valise devant nos pieds, nous +nous engageâmes dans le chemin de la maison qui était à l'autre +extrémité de la ville et comme en dehors, ainsi que je l'ai décrite. + +Nous traversions la place du Marché lorsqu'un groupe de gens du peuple +nous jeta des regards hostiles accompagnés de sourds grognements, puis +un cri se fit jour à travers ces murmures: + +--A bas Rambert! + +Etonné, je me tournai vers mon père, qui ne répondait pas et qui +souriait même aux insulteurs, oh! non pas de ce sourire que j'avais +déjà remarqué sur ses lèvres quand il se préparait à la bataille, mais +d'un sourire presque sympathique, de commisération. Pourquoi cette +impopularité soudaine? On pouvait ne pas l'élire, on le respectait et +surtout on le craignait. Déjà le cocher pressait son cheval: de loin +quelques huées nous poursuivirent. Je ne pus me tenir de l'interroger. + +--Oh! rien, dit-il. De pauvres diables. Je t'expliquerai. + +Toute la maisonnée se précipita dans l'escalier pour nous recevoir. +C'était le protocole habituel, à la rentrée de chaque absent. Grand- +père, seul, ne se dérangeait pas et j'entendis son violon qui, de la +chambre de la tour, envoyait sa plaintive mélopée. Mon père raconta la +manifestation dont nous avions été les victimes. + +--Ah! les canailles! s'écria tante Dine qui, par l'effet d'un +rhumatisme à la jambe, clopinait un peu, mais qui n'avait rien perdu, +avec les ans, de sa vertu guerrière. _Ils_ se sont avancés jusqu'ici +tout à l'heure, ceux-là ou d'autres. Heureusement la grille était +fermée. + +Elle nous barricadait contre nos ennemis. + +--Oh! mon Dieu! murmura ma mère, pourvu, Michel, qu'il ne t'arrive +rien? + +Mon père, enfin, résuma pour moi les derniers incidents. La +municipalité élue trois ans auparavant avait commandé, pour alimenter +les fontaines publiques, d'importants travaux de canalisation, et ces +travaux avaient été adjugés à un entrepreneur peu scrupuleux et même +taré, que soutenaient des influences politiques considérables. Or, ces +derniers jours, mon père avait constaté, soit à l'hôpital, soit dans +les quartiers ouvriers, deux ou trois cas de typhus qu'il attribuait à +l'eau récemment amenée en ville, et mal captée ou contaminée. Il +redoutait une épidémie, s'il avait diagnostiqué sans erreur l'origine +du mal. Aussi avait-il saisi sans retard la mairie d'une demande de +fermeture immédiate des fontaines suspectes et réclamé un arrêté +enjoignant de ne se servir que d'eau bouillie et prescrivant d'autres +mesures de précaution, à quoi le maire, un M. Baboulin, épicier, +conseillé par l'adjoint Martinod, s'était refusé par crainte de +l'opinion. Notre ville, en amphithéâtre au-dessus du lac, était +choisie, l'été, comme lieu de villégiature par toute une colonie +d'étrangers. Si l'on parlait de contagion, la saison, du coup, était +compromise. En outre, il eût fallu avouer l'échec de ces fameux +travaux d'aménagement, dont on avait tiré, selon l'usage, une bruyante +popularité. La querelle avait transpiré et le public prenait +violemment parti contre le prophète de malheur. + +J'écoutais ce récit avec l'indulgence d'un voyageur qui doit se prêter +poliment aux intérêts de ses hôtes. C'étaient des histoires de +province, promptes à naître, promptes à s'éteindre, et j'arrivais de +Paris. Notre ami, l'abbé Heurtevent, vint à la nuit tombante les +renforcer. Depuis le décès du comte de Chambord, il ne prédisait plus +que des fléaux, guerres, cyclones et cataclysmes de tout genre. Déjà +il se sentait dans son élément et reniflait à l'avance une odeur de +choléra qui rétablirait sa réputation atteinte et punirait la +République. + +--J'ai appris, annonça-t-il à mon père, qu'on vous donnerait ce soir +un charivari. + +--Un charivari! répéta tante Dine. Nous verrons bien. Je leur verserai +sur la tête une lessiveuse d'eau bouillante puisqu'ils ne veulent pas +d'eau bouillie. + +--Bien, répondit mon père, j'attendrai. + +Après le dîner, ma mère, anxieuse, nous invita à réciter la prière en +commun. J'hésitai à me mêler à ces invocations que j'estimais puériles +et n'y participai que du bout des lèvres, uniquement, me disais-je, +pour ne pas semer dès le premier jour la discorde. Grand-père, lui, +avait bravement regagné sa tour pour braquer son télescope sur je ne +sais plus quelle planète. + +Vers les neuf heures, nous entendîmes une clameur formidable, mais qui +venait de loin. + +--J'ai tout fermé, déclara tante Dine pour nous rassurer. + +Cependant cette clameur ne se rapprochait ni ne s'éloignait. La foule +qui la poussait devait piétiner sur place. Nous percevions +distinctement une sorte de refrain de trois notes dont nous ne +comprenions pas le sens. Tout à coup on sonne au portail. + +--Les voilà ! proclama tante Dine. + +Mais non: sous le bec de gaz on n'apercevait qu'une ombre, et même +une ombre minuscule. Tante Dine et ma mère furent d'avis qu'il ne +fallait ouvrir qu'à bon escient. + +--Il s'agit probablement d'un malade, observa mon père. + +Et lui-même s'avança vers la grille. Il reconnut dans ce visiteur +nocturne Mimi Pachoux qui, furtivement, s'empressait de l'avertir: + +--Il paraît, monsieur le docteur, qu'il y a d'autres cas. Alors, on +fait l'assaut de la mairie. + +--Ah! vraiment? Et qu'est-ce que l'on crie? + +--Démission! démission! + +--C'est bien, mon ami, j'y vais. + +Tante Dine, quand on lui rapporta le dialogue échangé, voulut célébrer +le dévouement de notre ouvrier, mais elle en fut empêchée par mon père +: + +--Oh! ne vous pressez pas, ma tante; ces jours derniers, il me +fuyait. Il ne fait que passer devant le mouvement populaire, quand il +est bien sûr de sa direction. + +Et se tournant vers moi, il me demanda: + +--M'accompagnes-tu? Cela te changera de tes études. + +Nous trouvâmes dehors une de ces belles nuits de juillet, sans lune, +où les étoiles semblent briller bien en avant de la voûte sombre, +comme des lampes suspendues, et nous arrivâmes sur la place de +l'Hôtel-de-Ville qui était noire de monde et toute remplie d'un cri +unique: + +--Démission! démission! + +La foule nous tournait le dos, trépignant et vociférant contre le +bâtiment municipal hermétiquement clos. Elle se composait de bandes de +citoyens accourus au sortir des cafés, où la nouvelle s'était sans +doute répandue, et aussi d'un bon public de famille, avec des enfants +dans les bras. Les femmes étaient encore plus surexcitées que les +hommes. Quelques-unes parlaient de noyer le maire dans la fontaine. A +la vérité, il eût fallu beaucoup de bonne volonté pour cette +exécution. Toutes ces ombres chinoises qui se découpaient devant nous +sous une lueur incertaine me paraissaient ridicules dans leurs +gesticulations. Isolé dans ma vie intérieure, je ne prenais aucun +intérêt à leurs ébats. Et tout à coup le salon de l'hôtel de ville, +qui donnait sur un balcon, s'éclaira. M. Baboulin se décidait à +rassurer ses administrés. Vainement il essaya de se faire entendre; +on le couvrit aussitôt d'injures, l'appelant empoisonneur, traître, +vendu, et le flétrissant d'autres épithètes plus malsonnantes mais +sonores. Un autre homme parut à ses côtés: l'adjoint Martinod, ma +vieille connaissance, comptant sur sa popularité et son talent de +parole, s'avançait pour le remplacer. Mais le vacarme redoubla, et +même on le traita avec une familiarité plus blessante. Je reconnus, à +la lumière d'un bec de gaz, Glus et Mérinos, inséparables, qui +conspuaient en conscience leur ancien ami. + +--Voilà , me dit mon père sans se gêner, ce que c'est que le peuple. +Hier, il les acclamait, aujourd'hui il les insulte. + +Je m'étonnai, je l'avoue, qu'il s'exprimât si librement, et de cette +voix forte qui retentissait et qui désespérait grand-père. Tout à +l'heure, quand nous revenions de la gare en voiture, ne l'avait-on pas +hué, lui aussi? Et si l'on recommençait? Nous n'étions pas protégés +par des murs et des agents de police. Justement un des manifestants se +retourna, la face injectée et la bouche ouverte. Un réverbère +l'éclairait en plein. Tem Bossette, en personne, nous dévisageait. Il +s'agitait plus que tous les autres. Aussitôt il poussa un cri: + +--Vive Rambert! + +Autour de lui, devant nous, ce fut un beau tumulte, et à ma +stupéfaction, chacun de reprendre: _Vive Rambert!_ à pleins poumons. +Mon père me toucha l'épaule et me glissa: + +--Filons vite. En voilà assez! + +Un peu plus, notre retraite était barrée et nous devions subir cette +ovation inattendue. Nous prîmes rapidement une ruelle transversale, +avant qu'on s'organisât pour nous accompagner, et nous rentrâmes à la +maison où l'on nous attendait. L'ombre derrière la fenêtre nous +avertit de l'état d'inquiétude causé par notre absence. Mon père +raconta gaiement ce qui s'était passé et l'intervention de Tem. + +--Le brave garçon! approuva tante Dine. + +Ce qui lui valut cette réplique: + +--Oh! son cas est pire que celui de Mimi. Ces jours derniers, il ne me +saluait même plus. + +--De quoi se mêle-t-il? opina grand-père que l'épidémie occupait, que +risque-t-il? Il n'a jamais trempé son vin. + +--Ecoutez, murmura ma mère, si prompte à s'effrayer pour nous. + +La clameur lointaine que nous avions entendue se rapprochait +distinctement, se précisait. Tout à l'heure, dans un instant, elle +deviendrait intelligible. + +--O mon Dieu! ajouta-t-elle, que se passe-t-il encore? + +Mon père la rassura en riant: + +--Cette fois, Valentine, ce sont des acclamations. Je n'en demandais +pas tant. Après midi, j'étais bon à jeter à l'eau, et ce soir je suis +un sauveur. + +Comme il se souciait peu de la faveur publique! Il avait son sourire +de bataille et je l'estimai bien méprisant. Dans le mysticisme où je +m'étais réfugié, je me tenais à l'écart des hommes; mais, pourvu que +je ne les fréquentasse pas, j'étais disposé à leur concéder toutes les +vertus, et même la logique. Déjà le cortège déferlait contre la grille +en chantant: _C'est Rambert, Rambert, Rambert, c'est Rambert qu'il +nous faut!_ N'y avait-il donc qu'un Rambert? Grand-père, que personne +ne réclamait, s'éloigna et, moi seul, je remarquai son mouvement de +retraite: il dut regagner sa tour et reprendre tranquillement son +télescope; la planète qu'il observait n'avait peut-être pas encore +atteint le bord de l'horizon. Volontiers je l'aurais suivi. Mon père, +cependant, m'invitait à regarder, et je voyais sans plaisir cette +masse confuse dont la houle battait le portail et le mur d'enceinte. +On eût dit un long et énorme serpent, une longue et énorme courtilière +dont le corps occupait toute la largeur de la rue et dont la queue +n'en finissait plus, là -bas, au tournant du chemin. La grille céda +tout à coup et la bête envahit, comme jadis les bohémiens, la courte +avenue et les plates-bandes. En un instant elle assaillit la maison. +Tante Dine, à côté de moi, était partagée entre le plaisir de la +popularité qu'elle savourait pour la première fois et la défense +instinctive de notre jardin. + +Mon père, afin d'arrêter cet élan de la foule, ouvrit la croisée et +fut salué d'une tempête d'applaudissements. Il obtint facilement le +silence, et sa voix sonna comme une cloche d'église: + +--Mes amis, dit-il, nous ferons ce que nous pourrons pour arrêter le +fléau. Comptez sur moi, rentrez chez vous et surtout invoquez le +secours de Dieu. + +Invoquer le secours de Dieu! Mais c'était lui que l'on considérait +comme la Providence. Dans toute cette manifestation il n'y avait que +ma mère qui songeât à prier. Tante Dine buvait les paroles de son +neveu, dont l'éloquence ne me touchait pas. J'aurais souhaité quelque +bel éloge de la science, seule capable de vaincre l'épidémie et +d'éviter la contagion, et de la science mon père n'avait soufflé mot. +Je remarquai alors le nombre de bonnes femmes qui faisaient partie du +défilé et dont quelques-unes brandissaient des mioches à bout de bras +comme si elles les offraient à mon père. Sans doute avait-il parlé +pour les bonnes femmes. + +Cependant il obtint ce qu'il désirait. La foule, peu à peu, se calma +et commença de s'écouler. On repassa le portail, et la belle nuit +d'été, qu'avaient déchirée tant de cris, lentement reprit sur les +derniers retardataires le jardin, son domaine, et les chemins et la +campagne, pour les restituer au silence. + +Dès le lendemain les événements se précipitèrent les uns sur les +autres. Le conseil municipal, responsable des fâcheux travaux de +canalisation, démissionna sous les protestations et le mépris. + +--Et voilà bien les électeurs! nous dit mon père à table. On avait +célébré la conquête de la mairie sur la réaction, et ce même conseil +acclamé, on le chasse honteusement et on le traîne dans la boue. + +Instantanément, je me revis, quelques années plus tôt, au Café des +Navigateurs, buvant le champagne avec Martinod et ses acolytes, en +l'honneur de la candidature de grand-père qu'on opposait au chef du +parti conservateur. Ce souvenir, loin de me révolter, m'attendrit. Là , +j'avais goûté, enfant, une sorte d'abandon agréable qui ressemblait +déjà à cette langueur amoureuse, présent de Nazzarena fugitive, en +écoutant de belles théories qui n'étaient pas encore très claires pour +moi, mais qui me préparaient à la liberté. + +En ville l'agitation croissait avec le nombre des morts, encore faible +pourtant. Les chiffres exacts que donnait mon père ne correspondaient +nullement à ceux que l'on imprimait dans les journaux ou qui volaient +de bouche en bouche. Il nous avait interdit d'aller en ville, en quoi +grand-père l'approuvait: + +--On ne sait trop comment cela se ramasse. Il suffit quelquefois d'un +rien. Déjà tous ces malades qui circulent par ici, comme c'est peu +rassurant! + +A mon retour, j'avais trouvé grand-père vieilli. Dame! il atteignait +ses quatre-vingt ans, mais il avait si longtemps gardé un air de +jeunesse dans la démarche restée allègre à force de promenades et dans +les yeux qui brillaient et dont les petites rides avoisinantes ne +faisaient que souligner la malice. Maintenant il se voûtait et le +regard s'embrumait. Cependant il tenait à la vie, et peut-être de plus +en plus à mesure qu'il la sentait plus fragile. + +Les nouvelles les plus insensées et les plus contradictoires +circulaient, et toutes les passions politiques se donnaient libre +cours. On avait surpris un individu qui empoisonnait la rivière: un +prêtre, affirmaient les anticléricaux; un franc-maçon, leur +répliquait-on. La terrible manie du soupçon commençait de sévir. Un +malheureux, le visage couvert de boutons, faillit être écharpé sous le +prétexte qu'il propageait le mal, et ne fut sauvé que par +l'intervention de mon père. + +--Les boutons du visage sont les seuls qui ne signifient rien! cria- +t-il à temps. + +Il nous rapportait tous ces incidents et ces bruits, car nous ne +communiquions plus avec personne, et lui-même se désinfectait avec +soin en rentrant de ses tournées. Puis les villages en aval des +travaux de captation se crurent contaminés eux aussi. Atteint de +panique, leur population se replia sur la ville. On la vit passer avec +ses chars, ses troupeaux, ses meubles, comme une émigration devant la +guerre. Il y eut des bagarres, parce qu'on voulait l'expulser. Et +brusquement l'épidémie, jusqu'alors circonscrite et dont on avait fort +exagéré les ravages, soit par suite de l'agglomération et du manque +d'hygiène, soit parce que l'air était réellement vicié, prit des +proportions inquiétantes. L'effroi public devint lui-même un danger. +On annonça la peste et la famine. L'abbé Heurtevent, qui, tout en se +dévouant, puisait dans cette atmosphère de catastrophe une sorte de +réconfort à cause de la réalisation de ses prophéties et qui ne +pouvait s'empêcher de reconnaître les signes de l'intervention divine, +fut accusé formellement de sorcellerie et dut se terrer dans sa +chambre pendant quelques jours, sous menace d'un mauvais coup. Mlle +Tapinois avait donné le signal du départ, abandonnant son ouvroir, que +ma mère reprit sans rien dire. Les hôtels se vidaient, et les +habitants qui pouvaient fuir s'enfuyaient. + +Le manque d'organisation venait augmenter le fléau. La municipalité +avait démissionné, et le préfet prenait les eaux en Allemagne. +D'urgence on convoqua les électeurs. Ce fut une ruée vers mon père. +Tous les jours on criait devant la grille: _Vive Rambert!_ ou: +_C'est Rambert qu'il nous faut!_ et tante Dine ne se rassasiait jamais +de ce refrain qui enchantait ses oreilles. Lui seul, il n'y avait que +lui. + +Je n'ai pas vu, et je ne puis décrire la ville désespérée, aux +boutiques fermées de peur du pillage, déchirée par les partis, hantée +de tous les soupçons, travaillée par la haine et la misère, et livrée +à l'épouvante. Mais je l'ai vue de mes yeux, à nos pieds, là , sous nos +fenêtres, supplier un homme, se soumettre à lui, s'asservir à celui +dont, auparavant, elle n'avait pas voulu. Elle se traînait, elle +gémissait, elle poussait des cris d'amour comme une chienne en folie. +Et, ne comprenant pas sa détresse, je la méprisais. + +Mon père avait perdu sur moi son autorité, non pour en avoir abusé, +malgré ses apparences où j'imaginais de la tyrannie, mais peut-être, +qui sait? pour n'en avoir pas usé, au contraire, le soir où il me +ramena du Café des Navigateurs, le jour où, dans la chambre de la +tour, pour défendre grand-père contre lui, je le bravai. Il ne pouvait +se douter ni de mon premier amour qui m'avait compliqué le coeur, ni +de la profondeur des mes aspirations vers la liberté lentement +infiltrées par tant de promenades et de causeries. Cependant il avait +pressenti mon détachement de la maison et pour me ramener il avait +compté sur sa clémence. Or cette clémence le réduisait à mes yeux. Son +prestige était fait de ses continuelles victoires, et chez ma mère ne +l'avais-je pas entendu se plaindre comme un vaincu? J'avais mesuré à +sa tristesse mon importance. Plus il attachait de prix à me +reconquérir, plus je me sentais fort pour lui résister. Et, peut-être, +sans cet excès de préoccupation paternelle, eût-il conservé plus +d'empire. Serait-il dangereux pour un souverain de prétendre trop à +dresser et préparer son héritier, et faut-il croire à la vertu des +affirmations et des actes plus qu'à l'influence qu'on cherche à +exercer sur les esprits? Une génération diffère de la précédente dans +l'expression des idées, sinon dans les idées mêmes. Elle tient à +croire tout recréer: la vie lui apprendra que rien ne se crée et que +tout continue par les mêmes procédés. + +Cette autorité, à quoi je me dérobais, voici que dans le danger elle +s'imposait à tous. Mon père dirigeait les services médicaux. Elu à la +presque unanimité, on lui confia la ville. + +II + +L'ALPETTE + +Mon père et ma mère tinrent un conseil de guerre d'où sortit la +résolution de nous renvoyer. Nous possédions, sur les pentes de l'une +des hautes vallées, un chalet qu'on appelait l'Alpette, isolé dans une +clairière au milieu des sapins. Quand la saison s'y prêtait, nous y +passions un mois pendant la période des vacances. Une patache +irrégulière montait en quatre ou cinq heures au village voisin. Le +ravitaillement n'y était pas très commode et il fallait s'y contenter +d'un ordinaire frugal et modeste. Mais on y respirait un air +balsamique. Là , nous serions à l'abri de la contagion. + +--L'épidémie se propage, nous expliqua mon père. Vous partirez tous +demain matin, sauf votre mère qui ne veut pas me quitter. + +Peut-être avait-il résolu de rester seul: il s'était heurté à ce +refus. + +--C'est une excellente idée, approuva grand-père. Ici nous ne sommes +bons à rien du tout. Nous sommes plutôt une gêne. + +--Oh! moi, d'abord, déclara tante Dine en secouant la tête, je ne m'en +vais pas. Je fais partie de l'immeuble. + +Mon père lui objecta qu'elle aurait son frère à soigner; l'argument +fut accueilli assez mal: + +--Il se soignera bien tout seul. Il se porte comme un charme. Et +d'ailleurs Louise veillera sur lui. + +Louise protesta de son désir de rester. On crut qu'elle plaisantait, +car elle avait dit la chose en riant, mais elle insista bel et bien. +Ne pouvait-elle rendre des services, visiter les malades, les garder +même? N'avait-on pas besoin de toutes les bonnes volontés? Il y eut +entre elle et tante Dine un débat dont la générosité ne m'apparut +point sur le moment. Tante Dine _gongonna_ tant et si fort, qu'elle +obtint gain de cause. + +Entraîné par l'exemple, je signifiai à mes parents mon intention +formelle de ne pas quitter la ville et d'y jouer aussi mon rôle. Ce +fut pour affirmer ma personnalité, --ma personnalité de dix-huit ans à +peine, --bien plutôt que par bravade de courage. L'idée de la mort ne +m'effleurait pas, ni pour moi, ni pour personne. Je n'apercevais +aucunement le danger. Sans doute mon père se trouvait le plus exposé +par sa profession et par ses fonctions, mais il me paraissait +immortel. Je pensais seulement à me donner de l'importance. + +Mon père m'écouta patiemment, puis il me répondit que si j'avais +commencé mes études médicales, comme il l'avait espéré, il +n'hésiterait pas, malgré son affection et ses craintes, à m'utiliser, +--ce serait un droit que je pourrais revendiquer; --mais que, m'étant +orienté dans une autre voie, je n'avais aucune raison sérieuse de +demeurer dans une atmosphère viciée, sans servir à rien, au risque de +prendre le mal un jour ou l'autre. Il me remerciait de mon offre et ne +l'acceptait pas. La montagne, au contraire, serait favorable à ma +santé qui s'y raffermirait: j'étais un peu délicat, j'en reviendrais +plus vigoureux. Ce calme rejet eut le don de m'exaspérer. J'y +découvrais un insupportable mépris, et je m'obstinai à réclamer un +poste comme si mon honneur était engagé: + +--Je regrette infiniment, père, de ne pas m'incliner dans cette +circonstance; mais j'estime que je dois rester, et je resterai. + +Ces paroles me grandissaient. Il me fixa de ses yeux perçants et ne +haussa même pas la voix: + +--Je commande dans ma maison avant de commander en ville, mon petit. +C'est un ordre que je te donne: tu partirais demain avec ton grand- +père, Louise et les deux cadets. J'ai la charge de toute la cité; +nous verrons si mon fils sera le premier à me désobéir. + +Et il me laissa. Il avait parlé si péremptoirement que j'eus le +sentiment de l'impossibilité d'une résistance. Dès longtemps il me +ménageait. A ma réserve, il me pressentait indifférent, sinon hostile, +et il caressait le rêve de retrouver ma confiance. Voici qu'il +abandonnait tous les moyens de conciliation et me replaçait dans le +rang, comme un simple soldat, non pas même comme un futur chef. Sans +tenir le moins du monde à prendre du service actif parmi les +ambulanciers, je rongeai mon frein avec rage, comme si j'avais subi la +plus cruelle injure. Grand-père, que cette solution satisfaisait, me +consola avec bonne humeur: + +--Oh! oh! que veux-tu? il a la manie d'ordonner. Nous serons très bien +là -haut. + +Nos préparatifs occupèrent l'après-midi. Grand-père descendit lui-même +de la tour son baromètre, son violon, ses pipes et ses almanachs. Ces +divers voyages l'essoufflèrent, mais il n'écoutait personne. Le reste +du chargement ne l'intéressait pas et concernait tante Dine, à qui, de +tout temps, il avait abandonné le soin de son linge et de ses habits. +A la tombée de la nuit, l'abbé Heurtevent vint en visite. Mon père +était à l'hôpital ou à la mairie, et ma mère à son ouvroir où l'on +préparait des couvertures pour les malades pauvres. Grand-père, avec +une vigueur de résolution toute nouvelle, refusa d'ouvrir la porte et, +de la fenêtre, s'informa si notre ami avait été désinfecté. + +Force fut à l'abbé de passer à l'étuve que l'on avait installée à la +maison, après quoi il fut accueilli gaiement, et même grand-père lui +offrit son exemplaire des prophéties de Michel Nostradamus. M. +Heurtevent accepta le cadeau sans enthousiasme: il connaissait les +Centuries et les estimait obscures et contradictoires. + +--Oui, vous préférez la soeur Rose-Colombe et l'abbaye d'Orval. Et +quelles catastrophes nos apportez-vous, l'abbé? + +--D'abord, votre ouvrier Tem Bossette est décédé ce matin du fléau. + +--Ah! fit grand-père. + +Mais il ajouta aussitôt, pour se dispenser de le plaindre: + +--C'était un ivrogne. + +--Pauvre Tem! soupira tante Dine. S'est-il confessé? + +--Il n'en a pas eu le loisir. Le mal fut pour lui foudroyant. + +--Un alcoolique, reprit grand-père. + +Ma tante continua d'interroger notre hôte sur les personnes de notre +connaissance: + +--Et Béatrix? et Mimi Pachoux? + +--Rassurez-vous, mademoiselle, sur le sort de votre Mimi: il porte +les morts en terre et même dirige l'équipe des fossoyeurs. Son zèle +est magnifique, il se multiplie, il est de tous les convois. Quant au +Pendu, je le crois atteint. + +--J'irai le voir, déclara simplement tante Dine, ce qui lui valut de +son frère un regard d'étonnement et même de réprobation. + +Déjà l'abbé, avec une aisance incomparable, passait des infortunes +particulières aux calamités générales. La contagion ne tarderait pas à +se répandre au loin, elle finirait bien par atteindre Paris. Elle +décimerait la capitale, sentine de tous les vices, elle contraindrait +les hommes politiques à réfléchir. Pour le renouveau moral elle +vaudrait une guerre. Et les lis refleuriraient. + +--Ils refleuriront, ne manqua pas de répéter gravement tante Dine. + +Le récit de ces malheurs futurs affecta grand-père, qui changea le +cours de la conversation: + +--Dites donc, l'abbé: si vous montez nous voir à l'Alpette, nous vous +donnerons des bolets Satan, et même, si vous ne nous apportez pas trop +de fâcheuses nouvelles, des bolets tête de nègre qui sont du moins +comestibles et d'un goût savoureux. Ou plutôt non, ne vous dérangez +pas. Il n'y a pas là -haut d'appareil à désinfecter, et vous seriez +capable de nous contaminer tous. + +Le lendemain, un break attelé de deux chevaux, retenu spécialement +pour nous, vint nous prendre avec nos paquets. Mon père surveilla lui- +même l'embarquement qu'il précipita, car on le réclamait de tous les +côtés à la fois. A la maison, quand surgissait quelque difficulté, on +le cherchait immédiatement et ce n'était qu'une voix pour appeler: +_Monsieur Michel?_ où est _Monsieur Michel?_ Maintenant, dans la ville +entière, le cri de ralliement était: _Monsieur Rambert_ ou, plus +brièvement, le _docteur_ ou le _maire_. + +--Oh! oh! persiflait grand-père, il a de quoi commander. + +Grand-père se hissa le premier dans le véhicule, avec ses instruments +qui ne le quittaient pas, bien que la caisse à violon fût encombrante. +Il montrait, comme le petit Jacquot, une gaieté de collégien en +vacances. Jamais il n'avait témoigné un si vif attrait pour l'Alpette. +Louise, au contraire, et Nicole imitant sa soeur qu'elle admirait, +manifestaient une émotion que pour ma part j'estimais excessive. Elles +s'accrochaient à mes parents et versaient des larmes, comme s'il +s'agissait d'une absence prolongée. + +--Allons, mes petites, dit mon père, dépêchez-vous et soyez sans +crainte. + +Les adieux que je lui fis moi-même, à cause de la scène de la veille, +furent empreints de froideur. Il m'avait contraint à l'obéissance et +froissé dans mon orgueil: je ne pouvais l'oublier si vite et ma +dignité m'obligeait à prendre un air offensé. + +Les moindres détails de ce départ, sur lequel devait tant s'exercer ma +mémoire pour chercher vainement à en amoindrir l'amertume, +m'apparaissent avec une netteté que le temps n'a pu obscurcir. Tout le +monde s'impatientait plus ou moins, les chevaux à cause des mouches +qui les harcelaient, le cocher par tendresse pour se bêtes, grand-père +et Jacquot dans leur hâte de goûter le plaisir de la course, Louise et +Nicole dans leur tristesse de s'en aller, tante Dine parce qu'elle +redoutait le fracas de sa sensibilité, moi pour en finir avec le +malaise que j'éprouvais. Ma mère tâchait de conserver son calme. Seul, +mon père y réussissait naturellement. Quand je montai à mon tour, le +dernier, il eut un court moment d'hésitation comme s'il voulait me +retenir, me parler. Je ne sais plus exactement ce qui me le révéla, +mais j'en suis certain. Et une fois assis, je ressentis une envie +irraisonnée de redescendre. Etait-ce un désir instinctif de +réconciliation? Combien j'aimerais en être assuré; mais ce fut trop +vague pour le pouvoir affirmer aujourd'hui. Installé sur la même +banquette que grand-père, je traduisis mon sentiment intime par un +geste de mauvaise humeur: je m'emparai de la caisse à violon qui me +heurtait les genoux et la déposai brusquement dans le fond de la +voiture. + +--C'est délicat, observa grand-père en manière de protestation. + +Je me souviens encore de la vibration de la lumière dans l'air et de +l'éclat de la route sous le soleil. + +--Ça y est-il? s'informa le cocher grimpé sur son siège. + +--En avant! ordonna mon père. + +Et ma mère ajouta le voeu qu'elle formulait à chaque séparation: + +--Que Dieu vous garde! + +Déjà notre lourd véhicule s'ébranlait et ce furent les dernières +paroles que nous entendîmes. _En avant_ et _Que Dieu vous garde_: +elles se confondent, elles se mêlent, elles s'accompagnent toujours +l'une l'autre dans mon souvenir, et lorsqu'il m'arrive aujourd'hui de +me mettre en route, il me semble que je les entends. + +Au tournant, là -bas, devant la grille du portail, je revois les trois +ombres qui se détachent dans le jour cru: celle de tante Dine un peu +massive; celle, plus fine, de ma mère et la grande ombre fière de mon +père qui redresse la tête. Pourquoi n'ai-je pas appelé? D'un seul mot +: «Père», il se fut contenté, et il eût compris. Sa silhouette +révélait tant de force, une si riche vitalité, et l'autorité d'un tel +chef, qu'il était sans doute bien inutile de songer à s'humilier pour +lui donner satisfaction. J'en aurais toujours le loisir, si je le +désirais: plus tard, plus tard. + +Grand-père fourrageait mes jambes pour remettre à flot sa caisse à +violon, et je dus l'y aider. Nous passâmes sous le châtaignier qui +avait abrité --un instant --Nazzarena fugitive, Nazzarena qui riait en +montrant ses dents. Et la maison se perdit en arrière de nous. + +Je ne tardai pas à oublier ce mauvais départ dans l'enchantement de ma +vie nouvelle au chalet L'Alpette. Pour la première fois j'étais le +maître absolu de mes jours. Grand-père n'exerçait aucune surveillance. +Il restait volontiers des heures assis sur un banc, devant la façade +la mieux exposée, à se chauffer au soleil en fumant sa pipe. Il ne se +promenait plus que dans le voisinage immédiat et gagnait péniblement +sa sapinière, car ses jambes étaient devenues molles et ne pouvaient +le transporter bien loin. Là , il se livrait à son goût favori qui +n'avait pas changé et qui était la chasse aux champignons. Il +poursuivait spécialement non sans succès, le bolet tête de nègre à qui +l'ombre des pins est propice. Jacquot et son inséparable Nicole +l'accompagnaient et se baissaient à sa place pour ramasser le gibier +qu'il leur désignait. Il préférait leur enfance à ma jeunesse et je +n'en étais pas jaloux. Notre intimité de jadis, il ne cherchait pas à +la recréer avec eux. Il évitait toute fatigue, toute conversation qui +eût nécessité des raisonnements, des explications. Il se contentait +des petits faits évidents qui ne peuvent se discuter. Moi, je +préférais ma solitude. + +Soit qu'elle eût reçu des instructions à cet égard, soit par affection +fraternelle, Louise s'occupait de nous jusqu'à l'obsession: elle +aurait voulu se partager pour être à la fois avec moi et avec les deux +petits. Quand elle se fut rendue compte de la nature pacifique et +banale des propos que tenait grand-père, elle se tourna vers moi +davantage, souhaitant de devenir ma confidente et de prendre sur moi +un peu d'empire. Elle n'était que de deux ans mon aînée. Sa conduite +m'émerveillait, car rien, en bas, à la ville, ne la faisait prévoir et +l'altitude la modifiait du tout au tout. Jolie, gaie, insouciante, je +le jugeais peu sérieuse et même un brin fantasque, ce qui n'était pas +pour me déplaire. Tantôt elle se précipitait sur son piano avec une +fureur passionnée, et tantôt elle l'abandonnait pendant des semaines. +Elle remplissait la maison de ses rires, de sa charmante humeur, de +ses mouvements agiles. «Ce n'est pas elle qui me gênera», pensais-je +dans la voiture. Or, voici qu'elle se révélait brusquement pareille à +une directrice de communauté ou de pension de famille, prévenante et +gentille, mais exigeante, mais intransigeante. Il fallait manger à +l'heure, justifier ses absences, veiller sur ses paroles devant les +enfants, ne pas se moquer des principes ni des gens. Etait-ce sa +responsabilité qui la transformait et lui tarabustait la cervelle? +Elle remplaçait mes parents en conscience. Je lui donnai à entendre +que les garçons n'obéissent pas aux filles, et que les consignes +qu'elle avait reçues ne me concernaient pas: elle insista et nous +eûmes presque dès l'arrivée un conflit qui nous mit aux prises. + +Ce fut le premier dimanche qui suivit notre installation. Le village +était distant de deux kilomètres et l'on n'y célébrait qu'une messe, +une grand'messe. Louise nous en informa et, quand elle jugea le moment +venu de nous y rendre, elle nous invita à nous mettre en route. Grand- +père, qui ne fréquentait pas l'église, souleva une objection +désintéressée: + +--Les lieux publics sont les plus malsains. Prenez garde à l'épidémie. + +--Dans toute la vallée il n'y pas un seul cas de typhus, affirma +Louise triomphante. + +--Bien, dit grand-père. + +Et il bourra sa pipe du matin. + +Je déclarai alors à ma soeur que j'avais un projet de course et +regrettais de ne pouvoir la conduire. Elle me regarda, étonnée, si +étonnée que je vois encore la surprise de ses yeux limpides. + +--Comment, tu ne viens pas à la messe, François? Il n'y en a qu'une. + +--Non, répondis-je de mon air le plus assuré. + +--Ce n'est pas possible! + +Les yeux, les yeux limpides, se remplirent de larmes instantanément, +et je me rappelai la première messe que j'avais manquée. Mon amour- +propre exigeait que je ne cédasse pas, mon amour-propre et aussi la +foi nouvelle et incertaine que me fabriquait mon imagination. Louise +poussa devant elle Nicole et Jacquot et, son livre d'heures à la main, +se retourna dans l'espoir de m'attirer encore: + +--Je t'en prie, viens avec nous. + +Si elle avait ajouté: _pour me faire plaisir_, peut-être aurais-je +cédé, tant je la voyais alarmée. Elle eût jugé sans doute cet argument +indigne de son objet. Et je refusai plus durement cette fois. + +--Je vais être obligée de l'écrire à maman, invoqua-t-elle en dernière +ressource. + +--Si tu veux. + +Cependant elle ne réalisa pas cette menace. Sa délicatesse +l'avertissait de ne pas augmenter les soucis de nos parents en pleine +bataille contre le fléau. Elle redoubla au contraire d'attentions pour +moi, s'efforçant de me ramener, d'obtenir mon amitié, ma confiance. +Avec un art inné, elle s'improvisait mère de famille, cherchait sans +cesse à nous réunir, à nous grouper, combattait l'isolement où je me +complaisais. Dès qu'une lettre nous parvenait, elle nous appelait pour +nous en donner lecture à haute voix. Nous en recevions de la ville +très régulièrement, et l'on nous transmettait celles de Mélanie, vouée +dans un hôpital de Londres au service des malades, de Bernard en +expédition au Tonkin, d'Etienne qui terminait à Rome ses études de +théologie. Par ses soins les absents nous visitaient, et s'il n'avait +tenu qu'à elle, nous eussions retrouvé à l'Alpette la même vie qu'à la +maison. C'était précisément ce qui me révoltait, et je m'insurgeais +contre cette volonté de vingt ans qui contrecarrait la mienne avec une +ténacité inattendue. + +Pour me soustraire à son influence, je pris l'habitude de quitter +notre chalet dès le matin avec un livre et de n'y rentrer que pour les +repas. Inquiète, elle demeurait sur le pas de la porte jusqu'à ma +disparition, et à mon retour, bien souvent, je la retrouvais à la même +place, comme si elle ne m'avait pas perdu de vue. Son inquisition +s'étendait jusqu'à mes lectures. La bibliothèque de l'Alpette ne se +composait que de quelques ouvrages: un Buffon et un Lacepède +dépareillés, un _Dictionnaire de la conversation_ en cinquante +volumes, un _Jocelyn_ et je ne sais quoi encore de moins important. Le +_Dictionnaire_ même ne m'effrayait pas et j'emportais résolument les +notices consacrées à la biographie et aux systèmes des philosophes. +J'étais à l'aise dans leurs conceptions les plus hardies ou les plus +obscures. Je les comprenais avant d'en avoir achevé la démonstration, +qu'elles soumissent l'univers au _moi_ ou qu'elles assujettissent +l'homme à cet univers livré à lui-même. Cependant j'étais porté à +croire que tout dépendait de notre intelligence et qu'elle seule, par +sa puissance, insufflait l'être aux choses dont elle fixait les lois. +Je n'ai jamais pu retrouver tant de facilité à me mouvoir dans +l'abstrait, ni tant de plaisir, ni tant d'orgueil. + +Un peu épuisé par ces aventures de métaphysique, je me désaltérais à +la poésie de _Jocelyn_. Elle s'harmonisait si parfaitement à la nature +environnante qu'elle en devenait le chant et que je ne songeais plus à +les démêler. Que de fois, parmi les sapins, me suis-je répété ces vers +fixés dès lors en mon souvenir: + +J'allais d'un tronc à l'autre et je les embrassais, Je leur prêtais le +sens des pleurs que je versais, Et je croyais sentir, tant notre âme a +de force, Un coeur ami du mien palpiter sous l'écorce. + +La tendresse que je ne voulais plus recevoir de la famille, j'avais +tant besoin de la sentir éparse autour de moi, dans l'âme des arbres +ou l'esprit de la terre. Quand j'atteignais quelque cime, c'était +alors l'apostrophe: O sommets de montagne! air pur! flots de +lumière!..._ par quoi s'exprimait mon exaltation. La sérénité des +nuits me parlait de _paix, d'amour, d'éternité_. J'y rêvais de +Laurence et n'avais pas de peine à l'évoquer, tant son portrait me +semblait un modèle de précision:_ + +_Jamais la main de Dieu sur un front de quinze ans_ _N'imprima l'âme +humaine en traits plus séduisants... _ _En faut-il davantage pour +alimenter un amour qui, n'ayant plus d'objet, se crée son image à lui- +même? _ _Cependant un autre livre devait pénétrer plus avant dans ma +sensibilité et correspondre à cet état d'indépendance et +d'affranchissement où je me croyais parvenu. Dans le tas des almanachs +apportés par grand-père s'était glissé l'exemplaire des _Confessions_ +qui, déjà , m'avait intrigué tout petit et que j'avais pris pour un +manuel de piété. L'innocent _Messager boiteux_ de _Berne et Vevey_ +conduisait par la main ce Jean-Jacques dont j'avais entendu parler +bien avant de le connaître, comme s'il vivait encore et comme si nous +pouvions le rencontrer dans nos courses. Je n'avais jamais lu de lui, +au collège, que de courts fragments dont je n'avais rien tiré de +personnel. Je me précipitai sur le récit de cette existence +tourmentée, mais ce fut tout d'abord du dégoût. Le vol du ruban chez +Mme de Vercellis et la lâche accusation qui le suit, certains détails +physiologiques que je m'expliquais assez mal, le titre de _maman_ +décerné à Mme de Warens, me faisaient l'effet de confidences +impudiques et, bien que je fusse tout seul dans la forêt ou couché +dans l'herbe sur la crête des monts, je sentais, en les écoutant, la +rougeur me monter aux joues. Mon fonds naturel résistait, mais par une +pente insensible j'en vins à admirer qu'un homme pût s'humilier ainsi +par de tels aveux et, n'en apercevant pas l'orgueil, j'éprouvai le +vertige de la vérité._ + +_Le volume ne me quittait plus. Louise, inquiète de cette préférence, +voulut exercer son contrôle. Un soir, comme je rentrais de contempler +les étoiles, _--_celles du Sud que je déchiffrais mieux, _--_je la +trouvai qui, sous la lampe, ouvrait les _Confessions_. Elle ne me +voyait pas, je l'observais: brusquement elle ferma l'ouvrage et, +m'apercevant, laissa éclater son indignation:_ + +--_Tu n'as pas le droit de lire ce livre._ + +--_Je lis ce qui me plaît._ + +_Elle appela à son secours grand-père qui déclina toute responsabilité +: _ --_Oh! chacun est libre. Et d'ailleurs Jean-Jacques est sincère._ + +_Les passages de passion me surexcitaient, et ce qui me les rendait +plus chers et plus séduisants, c'étaient ces douces façons de vanter +en même temps le bonheur de la vie bucolique et la paix de la +campagne. Dans cette paix qui m'environnait, je sentais mieux les +mouvements de mon coeur. Je fus aux pieds de Mme Basile _sans même +oser toucher à sa robe. Un petit signe du doigt, une main légèrement +pressée contre ma bouche sont les seules faveurs que je reçus jamais +d'elle, et le souvenir de ces faveurs si légères me transporte en y +pensant_. Je tâchais de me représenter cet air de douceur des blondes +auquel le coeur ne résiste pas et, le croirait-on? je découvrais une +application individuelle à cette plainte qui frappait mes dix-huit ans +à peine révolus et déjà inquiets: _Dévoré du besoin d'aimer sans +jamais l'avoir pu satisfaire, je me voyais atteindre aux portes de la +vieillesse et mourir sans avoir vécu._ Quand je montais assez haut +pour distinguer de loin le lac au bas des pentes, je me répétais le +voeu si simple: Il me faut un ami sûr, une femme aimable, une vache +et un petit bateau_, et mon exaltation croissante se parait +d'ingénuité. J'aurais pleuré d'amour en mangeant des fraises arrosées +de crème de lait. + +Ainsi la période que je traversais se reliait très exactement à celle +de ma convalescence dont elle devenait en quelque manière +l'achèvement. Je reprenais, seul, les promenades que j'avais faites +avec grand-père quelques années auparavant. Son ami Jean-Jacques le +remplaçait. Ce n'étaient pas les mêmes lieux, mais la nature ne +changeait guère. Elle gardait l'ensorcellement de sa sauvagerie, +l'émoi de sa végétation que le moindre souffle agite, la fraîcheur des +eaux, et même elle m'offrait, avec l'altitude, un air plus vif, des +espaces plus étendus et moins accessibles aux travaux des hommes, une +fierté nouvelle. A la montagne les héritages sont sans murs ni portes. +Aucune clôture n'enlaidit le sol et la propriété n'est pas apparente, +--la propriété qui, je le savais par l'enseignement de grand-père, +corrompt le coeur des hommes et le remplit d'avidité, de jalousie, de +cupidité. Là -haut, les bois et les prés sont à tout le monde et à +personne, comme le soleil et l'air, comme la santé. Les hauts +pâturages où le berger, qui d'une phrase m'avait révélé le désir, +conduisait ses moutons, n'en foulais-je pas l'herbe courte? +L'ascension me communiquait une ardeur de conquête. Et à chaque +victoire je pensais rencontrer celle que j'attendais et qui se +dérobait sans cesse. De préférence à Nazzarena que j'avais aimée et +que mes rêves dédaignaient maintenant, l'estimant trop jeune et trop +simple, j'appelais la dame inconnue du pavillon, ou, plutôt encore, +celle qui m'était apparue sur le chemin en robe blanche avec un +chapeau de cerises et un teint de fleur, celle à qui son ombrelle +servait d'auréole et que j'appelais Hélène depuis que je savais que sa +beauté était semblable à celle des déesses immortelles. + +J'étais seul, délicieusement seul et amoureux sans amour. J'étais +parfaitement heureux et ne m'apercevais pas que je torturais ma soeur +Louise dont je méconnaissais l'affection. J'étais libre. + +A cause des difficultés de ravitaillement, notre table était la plus +frugale du monde. Nous vivions d'oeufs, de pommes de terre, de +fromage. Le dimanche nous valait le luxe d'un poulet. Grand-père ne +cessait de nous vanter l'excellence de ce régime et les bienfaits de +l'existence pastorale. Je me persuadais aisément de l'excellence de +nos moeurs. De moins en moins je prêtais attention aux nouvelles de la +ville qui nous parvenaient par la diligence. Une fois ou deux, pour +nous renseigner plus abondamment, on nous envoya le fermier en +personne. Ainsi nous sûmes, dans notre ermitage, le chiffre des morts +et la violence du fléau. Le Pendu, décédé, avait fait une fin des plus +édifiantes, et tante Dine l'avait assisté jusqu'au bout. Glus et +Mérinos étaient sains et saufs. + +--Ils ont toujours eu de la chance, observa grand-père. + +Le fermier hochait la tête, ce qui signifiait que le dernier mot +n'était pas prononcé et que l'épidémie continuait ses ravages. De +Martinod on ne savait rien, il se tenait caché. Notre ami l'abbé +Heurtevent avait résisté, mais il demeurait ébranlé: il gardait assez +de vie pour annoncer des catastrophes. + +--Et pouvons-nous redescendre? demandait chaque fois Louise dont la +question nous étonnait, grand-père et moi, car nous étions pas si +pressés. + +--Pas encore, mademoiselle; M. Michel a dit comme ça que ce n'était +pas le moment. + +Un lazaret avait été installé pour les cas douteux, les deux hôpitaux +regorgeaient de malades, les entrées et les sorties de la ville +étaient surveillées. Une série d'arrêtés avait été rendue par le +maire, ordonnant les plus minutieuses précautions. + +--C'est terrible, concluait le fermier qui nous donnait ces détails. + +Et grand-père déclarait que nous étions parfaitement bien à l'Alpette, +mais Louise se rongeait d'impatience. + +Les jours peu à peu raccourcirent. Après le mois d'août qui fut très +chaud, septembre, plus ventilé, vint, et septembre passa. Les feuilles +des hêtres et des bouleaux, dans la forêt, changeaient de couleur +autour des sapins immuables, les premières toutes rouges et les autres +dorées. Sur les rochers les touffes d'airelles desséchées prirent une +teinte écarlate. Il m'arrivait d'être surpris par la nuit qui montait +en courant du creux de la vallée et de quêter, pour me remettre en +chemin, l'assistance d'un pâtre dans quelque hameau dont les petites +lumières m'avaient guidé. + +Puis, nous fûmes informés que le fléau diminuait et que bientôt nous +pourrions quitter l'Alpette. J'en reçus la nouvelle sans plaisir. Ces +vacances m'avaient enivré de liberté. Cependant on nous accordait un +délai de quelques jours. + +III + +LA FIN D'UN RÈGNE + +Toute la nuit il avait soufflé un grand vent qui tomba dans la +matinée. Octobre qui commençait s'annonçait mal. Après le déjeuner, je +sortis pour constater les dégâts de l'orage. L'automne était venu +brusquement. Dans les bois les feuilles des bouleaux et des fayards, +les feuilles rouges et les feuilles dorées, arrachées des arbres où +elles brillaient comme des fleurs, bruissaient sous mes pas, et comme +autrefois, quand j'étais petit et que j'allais cueillir des noix en +contrebande pour les écraser ensuite sur les chenets, je laissais +traîner mes pieds pour mieux entendre ce crissement aigu et plaintif. + +A mon retour, le soir, je vis un char arrêté devant la porte du +chalet. Son fanal n'était pas allumé et le jour baissait, de sorte que +je ne reconnus qu'en m'approchant le véhicule de notre fermier. Le +cheval n'était pas dételé, mais personne n'en avait la garde: on +avait simplement pris la précaution de lui poser une couverture sur le +dos. + +--Eh bien! Etienne, dis-je en entrant à la cuisine où le fermier se +chauffait, car il faisait déjà froid à la montagne, qu'est-ce qui vous +amène? + +Nous l'appelions par son prénom, comme il est d'usage chez nous, bien +qu'il fût déjà vieux. Il tenait les mains en avant, vers le fourneau, +et il tourna vers moi sa figure ridée et rasée qu'éclairait la lampe +allumée à l'instant. + +Ses yeux trop clairs, décolorés à force de servir par tous les temps, +ne semblaient pas me distinguer avec netteté: + +--Ah! monsieur François! murmura-t-il presque bas en se levant. + +Je ne sais pourquoi, cette exclamation insignifiante me causa une +impression désagréable. + +--Vous ne venez pas nous chercher? demandai-je. + +Il allait me répondre, quand nous fûmes rejoints par ma soeur Louise +qu'on avait avertie. Elle le salua amicalement et s'informa des +nouvelles qu'il apportait de la ville. Cependant il ne se pressait pas +de répondre. + +--Il y a, finit-il par dire, que Madame vous réclame. + +--Madame? remarqua Louise. + +--Bien, fis-je. Et pour quand? + +--Ce soir, bien sûr il est trop tard pour vous descendre. Ma bête est +fatiguée et la nuit est déjà là . Demain matin, de bon matin. + +Pourquoi tant de hâte? A peine aurait-on le loisir de plier les +paquets. J'allais protester, mais le fermier se déroba: il fallait +rentrer le cheval à l'écurie et le char à la remise. Pendant son +absence, je m'élevai contre un délai si court. Au fond, la perspective +de quitter ces lieux me remplissait de tristesse et je retrouvais en +moi-même cette désolation que j'avais ressentie dans le bois jonché de +feuilles mortes. Louise ne m'écoutait pas, et je m'aperçus qu'elle +pleurait. Avait-elle tant de chagrin de partir? + +--J'ai peur, m'expliqua-t-elle. + +Peur de quoi? Grand-père, mis au courant, manifesta comme moi peu +d'enthousiasme pour le départ. + +--On n'était pas mal ici, déclara-t-il. On faisait ce qu'on voulait. + +Comme s'il ne l'avait pas toujours fait! Mais de quoi s'effrayait +Louise? Elle nous le confia peu à peu. Pour que le fermier fût venu +nous chercher, il fallait qu'il y eût un malade à la maison, un malade +gravement atteint. Il avait dit _Madame vous demande_. Donc, ce +n'était pas maman, ce ne pouvait être que mon père. Voilà ce qu'elle +imaginait et ce qu'elle nous avoua. Nous essayâmes d'en sourire et la +comparâmes à l'abbé Heurtevent qui portait la foudre sur lui et la +lançait à tout propos, mais sa peur nous gagnait. Et nous attendîmes, +un peu fébrilement, le retour du fermier que nous interrogions. Ce fut +Louise qui porta la parole: + +--Père est malade, n'est-ce pas Etienne? + +--Ah! mademoiselle, c'est un grand malheur. + +--Est-ce qu'il a pris le mal? + +--Ce n'est pas le mal qu'il a pris, c'est un chaud et froid. + +Notre Louise se remit à verser des larmes. Elle appelait mon père +comme s'il pouvait lui répondre. Nous dûmes la consoler, non sans +blâmer ses excès, et le fermier lui-même s'en mêla. + +--La demoiselle a tort. Monsieur Michel est solide. Il y en a d'autres +que lui qui ont pris des chauds et froid et qui sont aujourd'hui gras +et luisants. + +Qu'il y eût un danger véritable, la pensée ne m'en effleurait pas. Mon +égoïsme m'empêchait d'y croire. Quel absurde pressentiment tourmentait +cette pauvre Louise! Je revoyais mon père, là , devant le portail, +avant que la voiture ne s'ébranlât. Son panama, un peu de côté, +projetait une ombre sur la moitié du visage. L'autre, en pleine +lumière, resplendissait de vie. Il donnait des ordres brefs et hâtait +l'aménagement, parce qu'on l'attendait à la mairie. Comme il savait +commander et comme on se précipitait pour lui obéir! Moi seul, j'avais +résolu de me dérober à son pouvoir, à son ascendant. Il se tenait +droit comme un chêne de la forêt, un de ces beaux chênes sains qui ne +perdent leurs feuilles qu'à la poussée des feuilles nouvelles et que +la tempête ne réussit pas à ébranler: au contraire, il se hérissent +et l'on dirait qu'ils se durcissent pour lui résister. J'entendais +aussi sa voix qui sonnait, sa voix qui disait: _En avant_, comme à la +bataille. Que cette force fût vaincue, je ne pouvais l'admettre. Sur +cette force-là je comptais, j'avais besoin de compter, afin d'avoir le +temps plus tard, si je le jugeais bon, et ma liberté conquise, de +revenir de mon plein gré en arrière pour témoigner à mon père un peu +de tendresse. Pourtant je me souvins du jour où je l'avais entendu +formuler, dans la chambre de ma mère, une plainte à mon sujet: _Cet +enfant n'est plus à nous..._ Mais je ne m'y attardai pas. Non, non, il +ne fallait rien exagérer. Ma mère nous rappelait parce que l'épidémie +décroissante n'offrait plus aucun danger, et parce que mon père, +malade, serait satisfait de nous revoir: elle nous rappelait pour ces +raisons-là , et non pour une autre... + +Nous descendîmes le lendemain matin, Louise et moi sur le char du +fermier, grand-père et les deux petits, un peu plus tard, par la +diligence qui, tout de même, était plus confortable. Je me retournai +souvent pour mieux emporter l'image de cette vallée où dans la +solitude j'avais rencontré tant d'émotions créées par moi-même et +comme une sorte de bonheur où les autres n'avaient point de part. +Assise à côté de moi, Louise ne rompait le silence que pour se pencher +vers le siège et prier doucement notre vieil Etienne: + +--Ne pourriez-vous pas aller un peu plus vite? + +--Oui, mademoiselle, répondait-il, on essaiera. La Biquette est comme +moi, ça n'est plus bien jeune. + +Il montrait sa jument, et du fouet lui enveloppait les flancs sans se +décider à la frapper. A mesure que nous approchions de la ville, +l'inquiétude de ma soeur augmentait et finissait par me prendre. Elle +me répétait son: _J'ai peur_ contagieux. Le bon soleil d'octobre qui +nous chauffait sur notre banc me permettait mieux de lutter contre un +pressentiment aussi absurde. + +Enfin nous arrivâmes devant la grille. Personne ne nous attendait. +Tant de fois, à cette place, j'avais trouvé mon père qui interrogeait +le chemin et qui, dès qu'il nous apercevait, nous accueillait de sa +parole, de son geste, de toute sa joie paternelle. Je regardai la +fenêtre; derrière le rideau, l'ombre habituelle n'apparaissait pas. +Alors, pour la première fois, je connus que nous étions tous menacés. + +Ma mère, dès qu'elle fut informée de notre retour, descendit pour nous +recevoir. Louise, sans un mot, se jeta dans ses bras. Par une +intuition parallèle, bien naturelle à des âmes qui se ressemblent, +elles s'étaient comprises. Je demeurai à l'écart, ne voulant pas +comprendre, me refusant à admettre la possibilité même d'un désastre +qui ne me laisserait pas le temps de jouer, au jour de ma convenance, +le rôle de l'enfant prodigue. Ma mère vint à moi: + +--Il parle surtout de toi, me dit-elle. Dans son délire il t'appelait. + +De cette prérogative je fus atterré. Pourquoi parlait-il surtout de +moi? Pourquoi étais-je sa préoccupation principale et --j'allai d'un +coup jusque-là , bouleversé de ma sacrilège audace --peut-être sa +dernière préoccupation? + +--Maman, criai-je enfin, ce n'est pas possible! + +Mais je regrettai aussitôt cet élan involontaire. Ma mère était la +vivante preuve que le danger n'existait pas, ou du moins pas encore. +Sans doute je remarquais ses yeux cernés et ses joues blanches. Elle +portait la trace des nuits de veille. Mais cette fatigue, dont elle +livrait le détail par chacun de ses traits, était néanmoins comme +inexistante: on sentait qu'une volonté supérieure la réduisait à rien +ou l'utiliserait tant qu'il serait nécessaire. Et par un phénomène +étrange, il y avait maintenant, dans sa façon de parler et de nous +conduire, quelque chose, --je ne saurais préciser davantage, mais j'en +suis certain, --quelque chose de l'autorité de mon père. Visiblement, +sans le savoir, elle le remplaçait. Or, s'il y avait eu un danger, +elle aurait montré sa faiblesse de femme, elle qui s'inquiétait si +vite et parfois pour des riens, elle si prompte à écouter le bruit de +l'orage pour allumer la chandelle bénite afin de nous préserver. Je ne +voyais même pas la sainte lumière qui dans son regard veillait, comme +la petite lampe d'autel dans le sanctuaire que la nuit envahit. Non, +non, s'il y avait eu un danger, elle aurait demandé notre secours et +de ma jeunesse je l'aurais soutenue. + +--Quoi donc? répondit-elle à ma question, ce qui acheva de me +redresser. + +Elle n'y répondit pas autrement, comme si elle l'avait mal entendue, +et d'une voix toute simple, d'une voix douce qui cherchait à ne pas +causer de la peine, elle nous résuma ce qui s'était passé pendant +notre longue absence: + +--Il repose en ce moment. Votre tante Bernardine le garde: elle m'a +beaucoup aidée à le soigner. Tout à l'heure je vous mènerai dans sa +chambre. Vous ne pouvez vous imaginer l'effort qu'ont exigé de lui ces +derniers mois. C'est de cela qu'il est tombé malade, quand il a été le +maître du mal, quand sa tâche a été accomplie. Jusque-là je n'ai pu +obtenir de lui qu'il se ménageât. Le jour, la nuit, on venait le +chercher, on s'adressait à lui, comme s'il n'y avait que lui. Toute la +ville attendait ses ordres, quêtait son assistance. On ne se fiait +qu'à ses commandements, mais on exigeait de lui plus que ne le +permettent les forces humaines, et il est allé au delà en effet. On ne +lui a pas laissé un instant de répit. On le croyait plus dur que les +pierres qui portent la maison; mais les pierres mêmes se brisent sous +un poids trop lourd. Un soir, il y aura six jours ce soir, il est +rentré avec un grand frisson. + +Et presque tout de suite la fièvre s'est déclarée. Ah! s'il ne s'était +pas autant surmené... + +Elle s'arrêta, sans achever sa pensée; mais n'était-ce pas la suivre +que d'ajouter après s'être recueillie: + +--J'ai prévenu Etienne à Rome. Hier soir il m'a télégraphié qu'il +partait. Je suis contente que son supérieur lui ait permis de partir. +Le voyage est bien long: il faut compter presque vingt-quatre heures. +A Bernard qui est si loin j'écris tous les jours. Et Mélanie prie pour +nous. + +Ainsi rassemblait-elle la famille dispersée autour de son chef. Je +demandai: + +--Pourquoi Mélanie ne vient-elle pas? + +--Les Filles de la Charité ne rentrent jamais chez elles. + +--Elles soignent les étrangers et ne pourraient pas soigner leur père +! + +--C'est la règle, François. + +Du moment que c'était la règle elle ne récriminait pas, elle +s'inclinait, elle acceptait, et moi, du moment que c'était la règle, +mon premier mouvement était de m'insurger. Sa timorée quand il était +là , voici qu'avec une présence d'esprit inaltérable, elle préparait ce +qu'il fallait en cas de malheur et ne cessait pas de tendre toutes ses +énergies devant ce malheur. Je connus la honte de n'avoir pas partagé +ses angoisses et d'avoir prétendu me soustraire à la solidarité de la +peine. + +--La fièvre a diminué, reprit-elle, recherchant pour nous et pour elle +tous les symptômes rassurants. Les premiers jours il a beaucoup +déliré. Depuis hier, il est plus calme. Il suit lui-même la marche de +son mal, je le vois et il n'en dit rien. Ce matin, il a demandé un +prêtre. Notre ami, l'abbé Heurtevent qu'il a guéri, est venu. + +_Il suit lui-même la marche de son mal et il a demandé un prêtre_: la +pauvre femme ne liait pas ces deux phrases, tant elle estimait naturel +le secours que l'on réclamait de Dieu. Mais moi, comment ne les +aurais-je pas rapprochées? Et pour la troisième fois, je sentis la +menace distinctement. + +Nous entendîmes, sur le palier, le pas devenu pesant de tante Dine. +Elle appela: _Valentine_, à mi-voix, et nous nous précipitâmes dans +l'escalier. + +--Oh! il va bien, expliqua-t-elle. Il est réveillé et te demande +toujours dès que tu n'as pas là . + +--Tu peux m'accompagner, dit ma mère à Louise. + +Et se tournant vers moi, elle ajouta qu'elle me ferait prévenir à mont +tour: il ne convenait pas d'entrer dans la chambre en trop grand +nombre, à cause de l'agitation que nos présences risquaient de causer +au malade. + +Tante Dine, qui devait prendre beaucoup sur elle pendant ses gardes, +explosa quand nous fûmes seuls: + +--Ah! mon petit, si tu savais! _Ils_ nous l'ont tué, _ils_ nous l'ont +tué sans pitié. Toute la ville était pestiférée et ne mettait plus son +espoir qu'en lui. J'en ai vu, moi qui te parle, de ces gens- là avec +leurs sales boutons sur tout le corps. Ils criaient comme des perdus, +et quand ton père apparaissait à l'hôpital, ils se taisaient, parce +qu'il l'exigeait, mais ils lui tendaient les bras. Ce qu'il en a +guéri! C'est lui qui les a tous sauvés, lui et pas un autre. Et les +fontaines fermées, et l'eau analysée, et les vêtements des morts +brûlés, et le lazaret installé: un tas de mesures d'hygiène, quoi, +tout ce qu'il y a de mieux. Il fallait voir comme il commandait tout +ça! «Monsieur le maire, c'est impossible. --Demain, il faut que cela +soit.» Sans lui, il n'y aurait plus personne aujourd'hui par les rues. +Et maintenant, maintenant, c'est tout juste si l'on vient réclamer de +ses nouvelles. Le bruit a couru qu'il avait attrapé le typhus, le +dernier. Ils ont peur, et les voilà partis. Ah! les misérables! + +Ainsi me traça-t-elle le tableau de la lâcheté et de l'ingratitude +générales. Sur cette foule en désordre se détachait mon père. Déjà +tante Dine entreprenait un autre sujet: + +--Ta mère est admirable. Elle ne s'est pas couchée depuis le +commencement du mal. Et elle reste calme. Tu as vu comme elle reste +calme. Moi, je ne peux pas la comprendre. + +Je voulus, puisqu'elle sortait de la chambre, là -haut saisir toute la +vérité: + +--Enfin, ma tante, est-ce que... + +Mais je n'achevai pas, et déjà elle se jetait sur mon interrogation +dont l'impiété m'avait brûlé la bouche, comme sur une injure adressée +à l'arche sainte: + +--Oh! non, non, non. Dieu nous protégera. Qu'est-ce que nous +deviendrions, mon pauvre petit, qu'est-ce que nous deviendrions? Un +homme comme il n'y a pas deux sur la terre. + +Ce fut alors que Louise, descendue sans bruit, nous rejoignit, la +figure bouleversée. Mon père m'attendait. + +Je m'arrêtai à la porte de sa chambre, le coeur lourd. A cette +oppression je ne pouvais douter que du drame intérieur de mon enfance +et de mon adolescence, de ma courte vie déjà si importante, il était +l'acteur essentiel. J'avais par lui vécu, mais je vivais contre lui. +Du jour où je m'étais dérobé à son influence, à travers l'exaltation +qui me transportait et me laissait néanmoins dans un état de malaise, +je me sentais libre mais hors cadre. Dans quel état m'apparaîtrait-il +? J'en avais peur, et c'est pourquoi je demeurai un temps avant +d'ouvrir. A mon départ, après l'avoir vu acclamé par toute une ville, +j'emportais l'image de mon père appuyé à la maison, vainqueur certain +du fléau comme il l'avait été jadis des fameuses courtilières, portant +allègrement le poids de la cité en détresse, comptant sur l'avenir +comme sur le passé, immortel en un mot, et que l'on pouvait ainsi +tourmenter dans son autorité sans scrupules, et j'allais, dans une +seconde, le retrouver comment? Il était là , derrière cette porte, +immobile, cloué, humilié, ne conduisant plus les autres comme une +troupe, se débattant pour son propre compte contre le mal sournois qui +le consumait. De ce contraste certain j'éprouvais une sorte +d'épouvante où il y avait, je dois le confesser, de l'horreur +personnelle pour le spectacle d'un abaissement. + +Or, il n'y avait ni abaissement, ni contraste. J'entrai et je le vis. +Etendu dans ce lit de toute sa longueur, il semblait plus grand encore +que debout: c'était incontestable. Du visage renversé en arrière sur +le traversin, je découvrais surtout le front, le front immense, le +front lumineux dans le jour que tamisaient les rideaux. La maigreur +subite ne faisait qu'accentuer la fierté des traits. Rien ne +trahissait l'angoisse ni la crainte, et pour la douleur, si sa marque +y était, elle n'avait pas apporté avec elle une diminution. Il tenait +les yeux clos, et parfois les ouvrait tout grands, d'une façon presque +terrifiante. Quand donc les avais-je ainsi vus prendre l'empreinte des +objets qu'ils regardaient? Avant les définitifs adieux de Mélanie, ils +se fixaient sur ma soeur de cette manière, sur ma soeur qui s'en +allait pour toujours et qu'ils ne reverraient plus. + +Toute l'attitude, toute l'expression se ramassaient ou plutôt se +raidissaient en un caractère suprême: il ne cessait pas de commander. +Et ma première parole, ma parole unique fut une adhésion à son +commandement. + +--Père, dis-je au bord de son lit. + +Je ne prononçai pas ce nom dans un sens de piété, mais parce que son +ascendant me subjuguait, s'imposait à moi. Qui, dans cette chambre mal +éclairée, envahie par une lourde odeur de remèdes, de sueur et de +fièvre, par cette odeur complexe qui est déjà comme un signe avant- +coureur d'agonie, je rentrais machinalement dans l'ordre, comme un +soldat, prêt à déserter, reprend sa place dans le rang sous l'oeil de +son chef. J'assistais à mon propre changement. Ce mysticisme où je +m'étais complu et qui m'isolait dans l'univers se désagrégeait comme +ces nuées que dissipent les premiers rayons de l'aube. J'apercevais ma +dépendance, et toute la vérité de mes idées enfantines quand elles +commençaient par faire le tour de la maison, et l'ancienneté, et la +justice du pouvoir qu'exerçaient encore ces mains défaillantes dont +les doigts pâles, rigides sur la couverture, serraient un petit +crucifix que je n'avais pas remarqué tout d'abord. + +J'avais cru parler haut, mais il n'avait pas dû m'entendre: il ne se +retourna pas de mon côté. J'entendais sa voix basse --sa voix si +sonore dans ma mémoire --qui chuchotait comme s'il récitait des +litanies. + +--Que dit-il? demandai-je tout bas à ma mère qui s'approcha. + +--Vos noms, murmura-t-elle. Ecoute. + +En effet, les uns après les autres, il nous énumérait. Déjà les noms +des trois aînés avaient dû franchir ses lèvres: il prononça celui de +Louise. C'était mon tour: il le passa et ce fut Nicole, puis Jacques. +Cette omission me fut cruelle: à peine l'avais-je remarquée que mon +nom vint, le dernier, détaché et mis à part. Alors je me souvins des +odieuses insinuations de Martinod sur la préférence accordée à l'un de +mes frères: je compris que nul de nous n'était le préféré, mais que +pour l'inquiétude que j'avais causée, j'avais été l'objet d'une +attention particulière. Et j'éprouvai l'envie irrésistible de lui +révéler d'un seul coup le travail qui s'accomplissait en moi +soudainement. Il se préoccupait avec tant de souci et même de respect +de notre vocation. Il présumait qu'elle serait la base de notre vie +tout entière. J'avais écarté systématiquement la mienne, pour attester +ma liberté. Voici que je la retrouvais avec certitude. Et m'avançant +un peu, je dis résolument: + +--Père, je suis là . C'est moi. Là -haut j'ai réfléchi. Vous ne savez +pas? je veux être médecin comme vous. + +Là -haut? c'était inexact: par pitié ne fallait-il pas lui cacher la +cause de mon revirement? Il ne me témoigna pas la joie que j'en +attendais, et peut-être ne pouvait-il plus témoigner aucune joie. +Peut-être un autre travail, le dernier, celui du détachement, +s'accomplissait-il en lui. Il leva sur moi ses yeux un peu effrayants +: + +--François, répéta-t-il. + +Et il tâcha de lever la main pour me la poser sur la tête. Bien que je +me fusse penché, il ne put achever le geste et le bras retomba. Je +m'agenouillai pour lui permettre de m'atteindre avec moins d'effort, +mais il ne l'essaya même plus comme je l'eusse souhaité, et de cette +voix basse qui m'avait tant frappé tandis qu'il nous appelait tour à +tour, il articula distinctement: + +--Ton tour est venu. + +Ma mère qui se trouvait un peu en arrière se rapprocha pour me poser +la question même que je lui avais posée: + +--Que dit-il? + +Instinctivement j'esquissai un mouvement, comme pour lui expliquer que +je ne savais pas au juste. Cependant j'avais bien entendu, et après un +instant d'hésitation le sens de cette phrase cessa de me paraître +mystérieux. Je pouvais y voir un témoignage de confiance dans le passé +: mon père n'avait pas admis ma trahison, mon affranchissement, il +était sûr que je lui reviendrais, il comptait sur moi. Mais dans sa +forme d'outre-tombe elle signifiait bien autre chose dont je fus +bouleversé: c'était la couronne royale de la famille que mon père +tendait à ma faiblesse en m'invitant à la porter après lui, puisque je +serais sur place son continuateur, son héritier. A cela je n'avais +point pensé. + +Ma mère comprit-elle l'émotion qui me courbait les épaules et me +brisait? Elle m'assura que j'avais besoin d'une collation après ma +longue course au grand air et m'accompagne jusqu'au seuil. + +--Valentine, murmura le malade. + +--Mon ami, je ne te quitte pas. + +Et elle m'abandonna pour aller à lui. + +Mais je ne sortis pas de la chambre, et j'assistai à un drame quasi +muet, obscur en apparence et dont l'éloignement n'a fait qu'augmenter +la clarté pour moi. + +Mon père commença par cette invitation: + +--Ecoute. + +Il ne regardait personne à ce moment-là ; ses yeux se fixaient au- +dessus de lui, au plafond. Cependant il ne se pressait pas de parler: +il se recueillait. J'étais dans une angoisse sans nom. Je devinais que +ma présence l'avait ébranlé et qu'il rassemblait ses idées sur la +destinée de la famille. Ce qu'il allait dire à ma mère, ce seraient +ses dernières volontés sans nul doute. N'avais-je pas le droit de les +entendre, puisque _mon tour était venu_? + +Ma mère, aussi, l'avait deviné peut-être. Elle se tenait au bord du +lit, penchée, et le drap qui pendait, où son genou s'appuyait, remuait +un peu. Je suis sûr de l'avoir vu remuer: était-ce ce genou qui +tremblait? Et puis, je ne vis plus qu'un visage. + +Mon père continuait de se taire. Je percevais la plainte monotone de +la fontaine dans la cour. Ma mère, tendrement, le pressa: + +--Mon ami, mon cher ami... + +Il était en pleine lucidité. Il _avait suivi lui-même la marche de son +mal_, il savait exactement où il en était. + +Alors il parut sortir des pensées où il s'abîmait. Il tourna un peu la +tête et regarda ma mère de ce regard un peu terrifiant, qui était trop +profond. + +--Valentine, répéta-t-il simplement. + +--Tu avais quelque chose à me dire? + +Avec une infinie douceur il murmura: + +--Oh! non, Valentine, je n'ai rien à te dire. + +Il avait voulu, j'en suis assuré, lui recommander l'avenir de la +maison, et un regard avait suffi à l'en détourner. Rien que par ce +regard, il en avait compris l'inutilité. Celle qui était là , près de +lui, n'était-elle pas sa chair et son coeur? Tant d'années passées +ensemble, jour après jour, sans une contradiction, sans un nuage, ne +les liaient-elles pas indissolublement? Qu'est-ce qu'une parole, +contre cela, pourrait valoir? Un plus grand témoignage d'amour fut-il +jamais rendu à une femme que ce silence, cette confiance, cette paix +?... + + + + + +Après des minutes si hautes, je connus cette forme de la lâcheté +humaine qui nous fait éprouver une sorte de soulagement hors de la +présence du malheur. Je sortis de la chambre. Grand-père descendait de +la diligence avec Nicole, déjà grandelette et sérieuse, et Jacquot, +plus léger de cervelle et dont les douze ans ne s'aggravaient encore +d'aucun pressentiment. Il surveilla avec méfiance le transport de sa +caisse à violon et de ses almanachs: lui-même ne consentit pas à +lâcher sa collection de pipes. Tante Dine voulut s'occuper en personne +des gros bagages. Malgré l'âge et un commencement de déclin, elle +s'imposait une besogne de servante. L'effort physique, seul, parvenait +à la distraire, et le chagrin se traduisait chez elle par un +redoublement d'activité. + +Une fois dans la maison, grand-père y erra comme une âme en peine. Il +tournait autour de la chambre du malade, sans demander à y pénétrer. +Il n'osait pas s'informer et, dans son incertitude, il se plaignait à +tout le monde: + +--Je deviens vieux. Je suis vieux. + +Ils se revirent, mais je n'assistai pas à leur entrevue. Est-il +nécessaire d'y avoir assisté pour deviner ce qu'elle du être et que le +fils, inévitablement, y soutint le père? Si notre vie ne puisse pas +dans un coeur religieux la ferveur d'une constante ascension, ne +demeure-t-on pas tel qu'on fut? Aux uns le fardeau, aux autres +l'assistance. Et le voisinage de la mort même n'intervertit pas les +rôles. + +Quand le soir vint, grand-père, qui se traînait d'une pièce à l'autre +en se lamentant, me proposa timidement de sortir. + +--C'est une bonne idée, approuva tante Dine qui le connaissait. Et +voici deux ou trois commissions pour la pharmacie et l'épicerie. + +Il manifesta une satisfaction enfantine de rendre service et je ne +refusai pas de l'accompagner. Après la solitude de la montagne et ce +silence qui remplit la nuit, nous retrouvâmes avec un plaisir secret +les rues éclairées et le mouvement de la population. L'épidémie était +définitivement enrayée: après les mesures sanitaires ordonnées ne +subsistait plus aucun péril. Réveillée de son cauchemar, la ville se +livrait à des transports de joie qui étaient sa revanche contre la +terreur. Je l'avais vue dans l'épouvante chercher en hurlant son salut +dans un homme, et je la retrouvais dans une ardeur et une insouciance +de fête. Une douceur d'automne flottait comme un parfum. Les boutiques +brillaient, les trottoirs regorgeaient de promeneurs et les cafés +débordaient jusque sur la chaussée. Les femmes portaient les robes +claires qu'elles n'avaient pu montrer de tout l'été et, pimpantes dans +leurs toilettes fraîches, transformaient la saison en un tardif +printemps. Au sortir de tant de deuil on jouissait de la vie et le +convoi des morts courait la poste. + +J'étais le fils du sauveur, je m'attendais à la faveur populaire, et +l'on évitait notre approche. Je ne tardai pas à le remarquer. La +rencontre de ce vieillard et de ce jeune homme contraignait au +souvenir du bienfaiteur et, partant, à celui des mauvais jours qu'on +avait traversés. Personne ne s'en souciait évidemment. Nous eussions +aimé à causer de tant d'infortunes, et nul ne nous en fournissait +l'occasion. Enfin quelqu'un nous aborda, et ce fut Martinod, Martinod +la bouche en coeur et la barbe lisse, qui, sans me donner le temps de +l'écarter, nous parla de mon père avec admiration, avec éloquence, +avec enthousiasme. Il lui rendait pleine et entière justice, il +célébrait son courage, son talent d'organisation, sa valeur médicale, +son art merveilleux de diriger les hommes. Je m'étais résolu, en +l'apercevant, à lui tourner le dos avec mépris, et voici que, plein de +reconnaissance, je buvais ses paroles et j'oubliais ses calomnies, ses +basses manoeuvres, ses menées souterraines qui avaient failli briser +l'unité de la famille. J'aurais dû chercher sur son visage la marque +imprimée par la main de mon père, et je consentais à écouter ses +louanges effrontées. J'étais encore trop ingénu pour deviner ce qu'il +préparait. + +Glus et Mérinos, toujours inséparables, qui nous croisèrent ensuite, +consentirent à nous entretenir d'eux-mêmes et des cruelles épreuves +dont ils avaient avantageusement triomphé. Nous essayâmes de citer le +pauvre Cassenave et le malheureux Galurin, mais ils glissèrent sur ce +sujet de conversation pour nous annoncer qu'ils composaient l'un une +Marche funèbre et l'autre une Danse macabre en commémoration de ce +typhus historique. Je n'ai jamais appris qu'ils les eussent achevées. + +Quand nous rentrâmes, un peu ragaillardis par cette agitation, nous +trouvâmes à la porte Mariette, la cuisinière, fort irritée et +indignée. Elle nous servait depuis plus de vingt ans et ne se gênait +avec personne. Le petit médecin qui, jadis, m'avait visité pendant ma +pleurésie, avait tenté de lui mettre un louis dans la main en la +priant de donner son nom et son adresse aux malades, aux clients qui +continuaient d'affluer à la maison, et d'un geste vif elle lui avait +jeté son or à la tête. + +--Le vilain individu! certifia tante Dine qui de l'escalier saisit +l'aventure. Ah! _ils_ sont bien tous les mêmes! + +Et je cessai de nier l'existence de ces _ils_ qui nous entouraient et +nous savaient menacés. + +Un peu plus tard dans la soirée, et guère avant l'heure du dîner, +comme on sonnait, j'allai ouvrir, pensant que peut-être mon frère +Etienne, prévenu la veille, nous arriverait de Rome. Je reconnus en +face de moi, dans l'ombre, --car la lampe du vestibule n'éclairait que +faiblement au dehors, --l'un de nos pauvres habituels, ce Oui- oui, au +chef toujours branlant. Je le savais survivant, tandis que la Zize +Million avait emporté dans la tombe ses rêves de fortune. Pourquoi +venait-il un autre jour que le samedi réservé aux aumônes? + +--Attendez, lui dis-je, je vais chercher de la monnaie. + +Mais il me retint par le bras presque familièrement. + +--Oui, oui, commença-t-il. C'est pas ça. + +--Et quoi donc? + +--Oui, oui, il m'a guéri, vous comprenez. Alors, c'est pour savoir, +oui, pour savoir comment il va. + +Reconnaissant, il accourait aux nouvelles. Je me radoucis pour lui +répliquer: + +--Toujours la même chose, mon ami. + +--Ah! ah! oui, oui, tant pis. + +Pourquoi ne s'en allait-il pas? Espérait-il par surcroît un peu +d'argent? Tout à coup, à la façon d'un bègue qui a réussi à s'emparer +d'une phrase et la brandit, il me déclara presque sous le nez: + +--Celui-là , c'était un homme. Oui, oui. + +Et il se perdit très vite dans l'obscurité. Je regardai l'ombre où il +s'était engouffré et brusquement je fermai la porte, trop tard, car +j'avais l'impression que quelqu'un était entré, quelqu'un d'invisible, +qui prenait le chemin de l'escalier, du corridor, de la chambre. Je +voulus crier et aucun son ne me sortit de la bouche. Et je pensais +que, si j'avais crié, on m'aurait cru fou. Je restai là , paralysé, +sachant qu'on m'avait précédé à l'intérieur de la maison et que je ne +pouvais pas chasser celle qui était là , devant moi, celle qui ne +sortirait plus, celle qui montait sans bruit et dont personne ne +soupçonnait la présence réelle. + +Ce que j'avais entrevu sans l'admettre encore, voici que j'en +comprenais le sens véridique, l'irréparable. Ce vieux pauvre bégayant +avait dit: _c'était un homme_. Il parlait de mon père au passé, il +parlait de mon père comme si mon père n'était plus. Et cette présence +invisible qui avait profité de la porte ouverte, c'était donc la mort. +Pour la première fois elle m'apparaissait agissante, pour la première +fois --il n'y a pas d'autre mot --elle m'apparaissait vivante. +Jusqu'alors je n'avais pas attaché d'importance à ses actes. Et, dans +mon horreur et mon impuissance, je laissai pendre mes bras inutilement +le long de mon corps. Autrefois, quand nous étions menacés de perdre +la maison, j'étais né au sentiment inconnu de la douleur, je naissais +maintenant au sentiment de la mort. Et la cruauté de la séparation, je +l'éprouvais avant qu'elle ne s'accomplît. + +Comme autrefois, je m'enfuis dans le jardin où la nuit m'avait précédé +et je me couchai sur la pelouse. La terre était froide et semblait me +repousser. Le vent, qui s'était levé, tordait les branches des +châtaigniers. Elles craquaient en poussant des plaintes. Un des arbres +surtout, celui de la brèche, ne cessait pas de gémir et je m'attendais +à le voir tomber. Je me rappelais ceux que j'avais vus après un orage, +dans la forêt de l'Alpette, étendus sur le gazon, et si longs que de +leurs racines à leur cime l'oeil s'étonnait de les mesurer. Et je me +rappelais encore cette gravure de ma Bible qui représentait les hauts +cèdres du Liban, gisant sur le sol: ils étaient destinés à servir à +la construction du temple de Jérusalem. + +Et après les arbres, comme les poutres de la toiture grinçaient, ce +fut l'écroulement de la maison que j'attendis. Qu'y avait-il +d'étonnant à ce qu'elle s'écroulât, puisque mon père mourait?... + +IV + +L'HÉRITIER + +Ces douleurs-là ont leur pudeur, et je jetterai sur la mienne un +voile... + +Je reprends donc ce récit au moment où la vie ordinaire recommence. Le +premier repas de famille en consacre la continuation, après qu'ont +cessé les allées et venues de parents et d'étrangers, et tout le +désordre apparent qui accompagne les deuils. Mon frère Etienne, +accouru de Rome, est reparti pour y achever ses études théologiques. +Mélanie, en se penchant davantage sur toutes les misères de l'hôpital +où elle sert, épuise sans doute son propre chagrin, et Bernard, à +distance, a, d'un bref câblogramme où nous avons pu mesurer son +attachement, accusé le coup. Nous autres, les restants, nous pouvons +nous compter comme des blessés après la défaite. + +La cloche a sonné et il nous faut gagner la salle à manger. Voici +grand-père qui rentre de sa promenade: il s'est courbé et cassé, il +s'appuie sur sa canne, et il se plaint, sans que je puisse en savoir +la cause. Quelque chose lui manque, qu'il s'explique mal à lui-même: + +--Ah! soupire-t-il, essoufflé, j'ai cru que je n'arriverais jamais +jusqu'à la maison. + +Il s'exprime comme nous nous exprimions quand nous étions petits. Mais +avons-nous cessé de dire: la maison? Je le vois si faible et si +vieux, et ne me souviens plus que jadis il m'emmenait dans les bois et +sur le lac, du temps où nous allions bien tranquillement tous les deux +à la conquête de la liberté. Dépassant la mesure dans ma +transformation, voici que je l'observe, avec une commisération +excessive qui est presque du mépris. + +Oui, quand les soldats sont aux remparts, la ville, n'est-ce pas? +argumente et discute; elle discute et argumente sur l'utilité des +fortifications et des armes, et leur destruction lui paraît un jeu. +Mais s'il n'y a plus de troupes et si l'ennemi est aux portes? Ainsi +pouvions-nous parler de nos désirs et de nos rêves, et de la cité +future, et surtout de notre chère liberté. Nous le pouvions, et +maintenant nous ne le pouvons plus, parce que personne ne nous défend +et que nous sommes face à face avec la vie, avec notre propre +destinée. Il n'est plus, grand-père, celui qui pour toute la famille +montait la garde aux remparts. + +Tante Dine achève de mettre le couvert. Elle est bien âgée pour +s'imposer tant de tracas, du matin au soir, et jamais elle n'a de +repos. + +--Laissez donc, ma tante, ce n'est pas votre affaire. + +Mais elle proteste et _gongonne_, et se met à pleurer tout fort: + +--Il ne faut pas me priver de m'occuper. J'ai moins de peine quand je +travaille. + +Est-ce que j'ignore, d'ailleurs, qu'on ne maintiendra à l'office que +Mariette, parce que notre situation est changée? Chacun de nous devra +y mettre du sien, et tante Dine, à son habitude, prend de l'avance. + +Louise n'a plus sa gaieté. Elle entre, en tenant par la main sa soeur +Nicole qu'elle protège. Pourquoi donc est-ce que je regarde leurs +cheveux blonds avec plus de tendresse? Songerais-je déjà à leur avenir +plus incertain? Jacquot, peu surveillé ces derniers temps, n'a pas été +sage, mais voilà ma mère qui le gronde. Il ne croyait plus sans doute +qu'elle penserait à le gronder. Il s'étonne, il obéit. Et maintenant +il faut s'asseoir autour de la table. + +Ma mère a pris sa place du milieu. C'est vrai qu'elle porte maintenant +dans sa démarche, dans sa voix toujours aussi douce, je ne sais quelle +nouvelle autorité, inexplicable et cependant sensible. Elle se tourne +vers grand-père qui la suit: + +--C'est à vous de _le_ remplacer. + +Et elle désigne, en face d'elle, la chaise de mon père. + +--Oh! pas moi, refuse grand-père en s'agitant. Valentine, je n'irai +pas là . Moi, je ne suis rien qu'une vieille bête. + +Elle insiste, mais vainement; rien ne le fera céder. Alors ma mère +lève sur moi ce regard calme et effrayé ensemble qu'elle a depuis... +depuis qu'elle est veuve: + +--Ce sera toi, dit-elle. + +Sans un mot je m'assis à la place de mon père, et de quelques instants +il me fut impossible de parler. Pourquoi ce recueillement pour une +chose si simple et si naturelle? Si simple en effet et si naturelle +était la transmission du pouvoir. + +J'ai comparé la maison à un royaume, et la suite des chefs de famille +à une dynastie. Voici que cette dynastie aboutissait à moi-même. Ma +mère exerçait la régence et je portais la couronne. Et cette couronne, +voici que j'en connaissais à la fois le poids et l'honneur. Comme +j'étais né précédemment à la douleur et à la mort, je naissais au +sentiment de ma responsabilité dans la vie. Je ne sais, en vérité, si +je puis comparer à ce sentiment qui m'envahissait aucune autre +émotion. Il me perçait le coeur de cette flèche aiguë et cruelle que +l'on attribue généralement à l'amour. Et de ma blessure jaillissait, +comme un sang rouge et abondant, l'exaltation qui devait teindre mes +jours. Ce sang-là , loin de diminuer les forces de la vie, se +répandrait pour la défense éternelle de la race. + +Avant que j'eusse atteint l'âge d'homme, le grand combat qui se livre +immanquablement dans toute existence humaine entre la liberté et +l'acceptation, entre l'horreur de la servitude et les sacrifices +exigés pour durer, s'était livré en moi par anticipation. Un +précepteur aimable et dangereux m'avait révélé à l'avance le charme +miraculeux de la nature, de l'amour et de l'orgueil même qui croit +nous soumettre la terre, et ce charme trop doux et trop énervant ne me +retiendrait jamais plus tout à fait. Ma vie était fixée désormais à un +anneau de fer: elle ne dépendrait plus de ma fantaisie. Je ne +tendrais plus vers les mirages du bonheur que des mains enchaînées. +Mais ces chaînes-là , tout homme les reçoit un jour, qu'il monte +effectivement sur le trône ou que son empire ne soit que d'un arpent +ou d'un nom. Comme un roi, j'étais responsable de la décadence ou de +la prospérité du royaume, de la maison. + +A quelques jours de là , puisque je commençais mes études de médecine, +je dus partir, moi aussi, momentanément. Cet éloignement me déchirait +: dans le zèle de mon rôle nouveau, je voulais croire ma présence +indispensable à ma mère. N'était-elle pas toute brisée par la perte de +celui qui était sa vie? Son calme, pourtant, m'étonnait, et aussi la +clarté de son jugement, et cette mystérieuse autorité nouvelle que +chacun sentait. Aux obsèques, Martinod avait sollicité l'honneur de +prononcer un discours pour rappeler aux assistants le dévouement de +mon père, et elle s'y était refusée. Pourquoi décourager cet +adversaire repentant? J'aurais volontiers émis un avis contraire. Et +peu après nous apprîmes que Martinod, songeant à reconquérir la +mairie, avait compté pour sa popularité sur cette exploitation de la +mort. Les _ils_ de tante Dine ne désarmaient pas. Ils ne désarmaient +jamais. Le foyer avait ses vigilantes gardiennes qui ne se laissaient +ni duper ni endormir. + +Cependant elles seraient bien seules toutes les deux, avec Nicole et +Jacquot. Grand-père ne pouvait plus compter. Il déclinait maintenant +de jour en jour. Lui qui avait affiché tant d'horreur pour les +clôtures, s'informait presque chaque soir si les portes étaient bien +fermées au verrou. Que craignait-il? Une fois, comme il sortait d'un +demi-sommeil, il réclama son père avec insistance. Tante Dine l'en +reprit un peu rudement: + +--Tu sais bien qu'il est mort depuis trente années. + +A notre stupéfaction, il répliqua aussitôt: + +--Mais non, pas celui-là , l'autre. + +--L'autre? que veux-tu dire? + +--Celui qui était là tout à l'heure. + +Et il montrait la direction du cabinet de consultation. + +Nous comprîmes alors que son cerveau commençait de brouiller les +générations. Il sentait bien qu'un appui lui manquait, et mon père, +tout naturellement, était devenu son père. + +Très troublé par cette confusion, je me montrai plus juste envers lui. +Nous avions perdu ensemble l'empire de la liberté. + +La veille de mon départ, j'avais rejoint ma mère dans sa chambre. Je +désirais de lui apporter du courage pour notre séparation, et j'étais +plus troublé et plus faible qu'elle. + +--Je reviendrai, disais-je, définitivement. Et je tâcherai de _le_ +continuer. + +Nous ne le désignions pas davantage entre nous. + +--Oui, me répondit-elle, _ton tour est venu_. + +Elle avait donc entendu et compris. Et comme, la tête appuyée à son +épaule, je lui exprimais ma tristesse de la laisser dans la peine, +elle me rassura: + +--Ecoute: il ne faut pas être triste. + +Etait-ce elle qui parlait ainsi? Surpris, je me redressai et la +regardai: son visage consumé par l'épreuve, ciselé par la douleur du +plus profond amour, était presque décoloré. Toute son expression lui +venait des yeux, si doux, si purs, si limpides. Elle avait changé et +vieilli. Et cependant il y avait en elle cette fermeté insaisissable +qu'elle communiquait à son entourage sans qu'on sût comment. + +--Ne t'étonne pas, reprit-elle. Je me suis sentie si désespérée la +première nuit que j'ai supplié Dieu de me prendre. J'ai crié vers Lui, +et Il m'a entendue. Il m'a soutenue, mais autrement. Je ne croyais pas +encore assez. Maintenant je crois comme il faut croire. Nous ne sommes +pas séparés, vois-tu, nous marchons vers la réunion. + +Sur la table à ouvrage, à côté d'elle, était posé un livre d'heures. +Je le pris machinalement et de lui-même il s'ouvrit à une page qu'elle +avait dû bien souvent relire. + +--Lis à haute voix, m'invita-t-elle. + +C'était la prière des agonisants, qui se récite pendant qu'entre la +mort: + +_« Partez de ce monde, âme chrétienne, au nom de Dieu, le Père tout- +puissant qui vous a créée; au nom de Jésus-Christ, Fils du Dieu +vivant qui a souffert pour vous; au nom des Anges et des Archanges, +au nom des Trônes et des Dominations; au nom des Principautés et des +Puissances, au nom des Chérubins et Séraphins, au nom des Patriarches +et des Prophètes, au nom des saints Apôtres et Evangélistes, au nom +des saints Martyrs et Confesseurs, au nom des saints Moines et +Solitaires, au nom des saintes Vierges, au nom de tous les Saints et +de toutes les Saintes de Dieu. Que votre demeure soit aujourd'hui dans +la paix, et votre habitation dans le saint Lieu!...»_ + +Tout le ciel est convié pour recevoir l'âme à qui s'ouvre la porte de +la vie. + +_Nous ne sommes pas séparés, nous marchons vers la réunion_: je +compris le sens de ces paroles. + +Dans le silence qui suivit ma lecture, je perçus de nouveau la plainte +régulière de la fontaine dans la cour, et je me souvins de la +confiance de mon père quand, prêt à parler, cette confiance lui avait +fermé la bouche. Qu'aurait-il dit à ma mère qu'elle eût ignoré de lui +? Elle achèverait son oeuvre, puis elle irait le retrouver. C'était si +simple, et c'est pourquoi elle était paisible. + +Son calme gagnait tante Dine toujours au travail et qui même +recherchait les plus humiliantes besognes, telles que frotter les +parquets ou cirer les souliers, comme si elle voulait se punir d'avoir +survécu à son neveu. Et quand ma mère la reprenait doucement sur cet +excès de zèle, elle protestait avec des larmes comme pour réclamer une +faveur. + +Comme on voit le soir, peu à peu, sur les pentes, s'allumer les feux +des villages, voici que je voyais les feux de la maison s'allumer par +delà notre horizon même, et jusqu'au bout du monde, et jusque par delà +le monde. Ils brillaient pour les absents comme pour les présents, +pour Mélanie au chevet des pauvres, pour Etienne à Rome, et pour +Bernard, soldat d'avant-postes, dans sa lointaine colonie. Et plus +haut ils brillaient encore. + +Et il me sembla que les murs dont j'avais déploré l'étroitesse pendant +mes années d'adolescence, pendant ma course à la liberté, s'ouvraient +d'eux-mêmes pour me livrer passage. Ils ne me retenaient plus +prisonnier. Et pourquoi m'eussent-ils retenu prisonnier? Partout où +j'irais maintenant, j'emportais de quoi les reconstruire avec mes +souvenirs d'enfance, avec le passé, avec ma douleur, avec ma dynastie. +Partout où j'irais, j'emporterais un morceau de la terre, un morceau +de ma terre, comme si j'avais été pétri avec son limon ainsi que Dieu +fit du premier homme. + +Ce soir-là , veille de mon départ, ma foi dans la maison fut la foi +dans la Maison Eternelle où revivent les morts dans la paix... + +Avril 1908 --Décembre 1912. + +FIN + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La Maison, by Henry Bordeaux + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 12646 *** diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..527cc82 --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #12646 (https://www.gutenberg.org/ebooks/12646) diff --git a/old/12646-8.txt b/old/12646-8.txt new file mode 100644 index 0000000..988948f --- /dev/null +++ b/old/12646-8.txt @@ -0,0 +1,10955 @@ +The Project Gutenberg EBook of La Maison, by Henry Bordeaux + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La Maison + +Author: Henry Bordeaux + +Release Date: June 19, 2004 [EBook #12646] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MAISON *** + + + + +Produced by Walter Debeuf + + + + + +LA MAISON + + +Henry Bordeaux. + + +_eorum memoriae qui domum et aedificaverunt et salvam servaverunt +sacrum_ + + + +LIVRE PREMIER + +I + +LE ROYAUME + +--Où vas-tu? + +--A la maison. + +Ainsi répondent les petits garçons et les petites filles qu'on +rencontre sur les chemins, sortant de l'école ou revenant des champs. +Ils ont des yeux clairs et luisants comme l'herbe après la pluie, et +leur parole, s'ils ne sont pas effarouchés, pousse toute droite, à la +manière des plantes qui disposent de l'espace et ne sont pas gênées +dans leur croissance. + +--Où vas-tu? + +Ils ne disent pas «Nous rentrons chez nous.» Et pas davantage «Nous +allons à notre maison.» Ils disent la maison. Quelquefois, c'est une +mauvaise bicoque à moitié par terre. Mais tout de même c'est la +maison. Il n'y en a qu'une au monde. Plus tard, il y en aura d'autres, +et encore n'est-ce pas bien sûr. + +Et même de jeunes hommes et de jeunes femmes, et des personnes d'âge, +et des gens mariés, s'il vous plaît, se servent encore de cette +expression. A la maison, on faisait comme ci, à la maison, il y avait +cela. On croirait qu'ils désignent leur propre foyer. Pas du tout: +ils parlent de la maison de leur enfance, de la maison de leurs père +et mère qu'ils n'ont pas toujours su garder ou dont ils ont changé les +habitudes, et c'est tout comme, mais qui est immuable dans leur +souvenir. Vous voyez bien qu'il n'y en a pas deux... + +J'étais alors un collégien, oh! rien qu'un débutant de collège, sept +ou huit ans peut-être, sept ou huit ans je crois. Et je disais la +maison, comme on dit au lieu de la France la patrie. Cependant je +n'ignorais pas qu'on lui donnait d'autres noms qui pouvaient retentir +avec un son plus riche aux oreilles d'un enfant. Une nourrice +italienne, engagée pour le dernier-né, l'appelait il palazzio, en +arrondissant la bouche sur le second a pour susurrer ensuite avec une +douceur mourante la dernière syllabe. Le fermier qui apportait le +cens, ou seulement un acompte, ou seulement quelque volaille pour +inviter le maître à être patient, prononçait le château, avec +plusieurs accents circonflexes. Une dame, venue en visite, et qui +était de Paris, --on reconnaissait bien qu'elle était de Paris au +face-à-main dont elle se servait, --avait solennellement proclamé +votre hôtel. Et pendant la crise que je raconterai, quand on suspendit +à la grille un écriteau déshonorant, on pouvait lire sur l'inscription +Villa à vendre. Villa, hôtel, château, palais, comme tous ces termes +majestueux, malgré leur prestige, sont incolores! A quoi bon +emberlificoter la vérité? La maison, cela suffit. La maison, cela dit +tout. + +Elle vit toujours: elle en a une longue habitude. Vous n'auriez pas +de peine à la trouver: dans tout le pays on l'appelle la maison +Rambert, parce que notre famille l'a toujours habitée. Et même on l'a +réparée avec soin, avec trop de soin, de la cave au grenier, rajustée +et rafistolée, recrépie et revernie à l'intérieur et à l'extérieur. +Sans doute on ne peut pas les laisser éternellement s'effriter, et la +vétusté des habitations ne se revêt de poésie que pour les visiteurs +de passage. Le train ordinaire des jours a ses exigences. Mais on ne +tient guère à la jeunesse de sa maison, pas plus, en somme, qu'on ne +tient à celle de ses parents. Jeunes, ils sont moins à nous, ils sont +encore à eux-mêmes, ils ont droit à une existence particulière, tandis +que, plus tard, notre vie est leur vie, et c'est tout ce que nous +demandons, car nous ne sommes pas difficiles. + +Avant qu'on ne l'eût restaurée, je l'ai montrée à une dame, à une dame +de Paris comme celle du face-à-main. Il est probable, il est +vraisemblable, il est certain que je la lui avais excessivement +vantée. Ni les accents circonflexes du fermier, ni l'éclat et la +douceur mourante de la nourrice italienne n'avaient dû manquer à ma +description. Elle pouvait s'attendre à Versailles ou tout au moins à +Chantilly. Or, quand je la conduisis, dûment stylée, exaltée et mise +au point, devant l'immeuble incomparable, elle osa me demander sur un +ton de surprise «Est-ce bien ça?» Je compris son désappointement. Je +l'ai raccompagnée avec politesse jusqu'à sa voiture, --même dans la +colère on a des égards pour les femmes, --mais je ne l'ai pas revue +depuis lors, je n'ai jamais supporté de la revoir. On n'est pas +d'accord avec les étrangers sur les lieux ni sur les choses de son +enfance. Il y a des différences de dimensions. Leurs yeux ne savent +pas regarder, et il faut les plaindre. A la place de la maison, ils +n'aperçoivent, eux, qu'une maison. Comment, donc, pourrait-on +s'entendre? + +Vous arrivez devant un portail de fer entre deux colonnes carrées de +pierre dure. C'est un portail peint à neuf, en trois parties, que des +battants fixés au sol retiennent pour ne laisser jouer que la porte du +milieu. On n'ouvre les trois que dans les grandes occasions, pour les +landaus et les limousines. Autrefois, c'était pour les chars de foin. +Autrefois, d'ailleurs, il n'y avait qu'à pousser un peu et l'on +entrait comme on voulait. La serrure ne fonctionnait pas. Toutes +sortes de gens imprévus pénétraient dans la cour, et ces intrusions +m'étaient fort désagréables. Les enfants sont des propriétaires +intransigeants. + +--Qu'est-ce que ça fait? me disait mon grand-père. + +Mon grand-père avait horreur des clôtures. + +Les colonnes de pierre étaient recouvertes de mousse, tandis qu'on les +a revêtues de plantes grimpantes, disposées comme des draperies. On a +taillé les arbres, dont les branches trop rapprochées avaient l'air de +bénir le toit ou de frapper aux vitres des fenêtres. On ne devine +jamais la puissance des arbres; les quelques mètres qu'on leur +accorde, ils les ont bientôt mis à l'ombre, et peu à peu ils se +rapprochent comme des amis qui ont acquis le droit d'entrer. +Aujourd'hui qu'on les a écartés, momentanément, le soleil caresse les +murailles, et pour l'hygiène, c'est meilleur. L'humidité est malsaine, +surtout à l'automne. Mais voilà qui ne se comprend plus de mon temps, +je veux dire du temps que j'étais petit, il y avait un cadran solaire +qui se découpait en carré sur le mur. En haut se pouvait lire cette +inscription, déjà ternie et à demi effacée, dont je refusais de +pénétrer le secret: _me lux, vos umbra_. Mon père me l'avait traduite +et je me hâtais d'oublier son sens, pour lui garder la force de ses +mystérieuses syllabes. Au-dessous, la tige de fer dont la mince +projection devait le long du jour marquer l'heure, et tout autour des +noms de villes inconnues, Londres, Boston, Pékin, etc., destinés à +indiquer les différentes heures du monde, comme si le monde entier +n'était qu'une dépendance de la maison qui lui dictait les lois du +temps. Or, un tilleul, par inadvertance, avait rendu inutile le +travail de la lumière. On a élagué le tilleul, mais par une erreur +regrettable on a fait disparaître le cadran sous une couche de +badigeon en recrépissant la façade. O fâcheuse restauration! Mais n'en +suis-je pas responsable et ne l'ai-je pas ordonnée? Quand on est +grand, on accomplit des choses sacrilèges. On les fait sans penser à +mal. J'aurai dit, négligemment sans doute: «Ce pauvre cadran ne sert +plus à rien.» C'était avant la taille des arbres. On a tort de laisser +tomber sa pensée, car elle se ramasse. Un maçon qui m'avait entendu +crut m'obliger avec son pinceau, et quand je voulus l'arrêter dans son +zèle, il était trop tard. Et puis ces changements, que je me contrains +à énumérer, je vous le confesse, ne m'affectent guère. Ne me croyez +pas insensible pour autant. Je ne vois pas la maison telle qu'elle +est. On la barbouillerait du haut en bas que je ne m'en apercevrais +point. Je continue à la voir telle qu'elle fut de mon temps, du temps, +vous savez bien, que j'étais petit. Je l'ai dans les yeux pour le +restant de mes jours. + +De bonnes vieilles lézardes, qui ressemblaient à des sourires et non +pas à des rides, ont été bouchées hermétiquement. Un corps de bâtiment +a été ajouté pour la commodité de l'aménagement intérieur. Et, comme +les tuiles tombaient, on les a remplacées par des ardoises. Je ne dis +pas de mal des ardoises. Il en est d'un gris presque mauve pareil au +plumage des tourterelles, et sous le soleil elles miroitent. Mais les +toits d'ardoises sont plats et monotones, uniformes et indifférents, +tandis que les tuiles inégales, arrondies, bossuées ont l'air de +bouger, de remuer, de s'étirer comme de bonnes tortues de jardin qui +soupirent après le beau temps ou font le gros dos pour protester +contre le vent et la pluie. Les teintes vont du rouge au noir, en +passant, avec lenteur ou brusquerie, par tous les tons dégradés. Et si +l'on a des yeux pour voir, on peut, rien qu'à leur patine, deviner +l'âge de la maison. + +Mais cet âge est inscrit avec précision sur la plaque noircie de la +grande cheminée qui est la gloire de la cuisine. Dès que j'avais su +épeler mes lettres et mes chiffres, mon père m'avait donné à lire la +date dont je comprenais bien qu'il tirait de l'orgueil, tandis que mon +grand-père ricanait de la petite cérémonie et murmurait par derrière, +à mi-voix pour ne pas trop attirer l'attention et assez distinctement +pour que je l'entendisse néanmoins: «Laissez donc cet enfant +tranquille!» Est-ce 1610 ou 1670, on ne peut pas trancher la +difficulté avec certitude. Il faudrait convoquer toutes nos académies +locales. Le trait qui rejoint la barre est trop horizontal pour un 1, +et ne l'est pas assez pour un 7. + +--Ça n'a aucune importance, m'expliqua mon grand-père à qui j'en +référai. + +Cependant je ne doutai plus que ce fût 1810, lorsque mon manuel +d'histoire m'apprit que cette année-là fut assassiné Henri IV. Mon +imagination exigeait la rencontre d'un événement historique. «_Le roi +sortit du Louvre en carrosse. Il était au fond de sa voiture, dont les +panneaux se trouvaient ouverts. Un embarras de deux charrettes à +l'entrée de la rue de la Ferronnerie, qui était fort étroite, força le +carrosse royal de s'arrêter. Au même moment, un homme de trente-deux +ans, de physionomie sinistre, de grande taille et de forte corpulence, +barbe rouge et cheveux noirs, François Ravaillac, met un pied sur une +borne, l'autre sur l'un des rayons de la roue, et frappe le roi de +deux coups de couteau dont le second coupe la veine pulmonaire. Henri +s'écria: «Je suis blessé» et expira presque à l'instant._» J'ai +retenu mot pour mot le récit du manuel que je n'ai pas retrouvé. Le +terrible portrait qu'il trace du meurtrier a sans doute aidé ma +mémoire. Et je pouvais mesurer l'importance des dates à ce trait +significatif que la figure du coquin accusait infailliblement trente- +deux ans. Trente-deux, et non pas trente et un ni trente-trois. La +rapidité du drame n'empêchait point de noter ce détail avec +exactitude. Et quand l'historien ajoutait qu'en hâte on ramenait au +Louvre le roi tout percé du poignard de Ravaillac, je me représentais +le cortège à la porte de la maison. La maison, c'était notre Louvre. + +La cuisine était peut-être, était sûrement la plus belle pièce, la +plus vaste, la plus confortable, la plus honorable: on aurait pu y +donner des banquets et des bals. C'était la mode autrefois et je ne +suis pas de ceux qui la blâment, croyez-le, bien que j'aie osé +transformer cette cuisine en un hall dallé de marbre blanc et noir, +bien encadré de panneaux boisés, bien éclairé par une baie vitrée qui +occupe tout le côté du couchant. Je continue d'y chercher des marmites +et des casseroles, surtout la broche qu'on tournait, et d'y humer le +fumet des ragoûts et des rôtis, et chaque fois que j'y vois entrer des +invités, je suis tenté de maudire la sottise des domestiques et de +m'écrier: «Quelle drôle d'idée de les faire passer par là!» + +Là gouvernait alors Mariette la cuisinière. Son pouvoir était absolu. +Meubles et gens, tout tremblait sous son despotisme. L'espace, +heureusement, permettait d'échapper à sa surveillance. Il y avait des +coins d'ombre où l'on parvenait tant bien que mal à se dissimuler, et +notamment sous le vaste manteau de la cheminée. Cette cheminée avait +été mise à la retraite comme un vieux serviteur: je ne savais pas +pourquoi, mais je devine que c'était pour des raisons d'économie. + +Elle eût consommé des forêts. On pouvait s'installer commodément à son +abri et s'asseoir sur des chenets de pierre qui étaient scellés. En +levant la tète, on voyait le jour tout en haut. Quand la nuit vient +plus vite en automne, je me penchais pour apercevoir une étoile. Et +même, un soir que je passais à contre-coeur dans la cuisine déserte et +obscure, je fus effrayé par un carré blanc qui gisait comme un drap +bien déplié juste sur la pierre du foyer. C'était la défroque d'un +fantôme: ils la rejettent peut-être ainsi au moment de s'évanouir et +la laissent comme un témoignage indéniable de leur visite. La lune +jouait au-dessus du toit. + +Plus les allées et venues étaient nombreuses, plus Mariette se +réjouissait. Sa langue la démangeait dans la solitude. En temps +ordinaire, le facteur, le fermier, les ouvriers du jardin se +succédaient à intervalles réguliers. Ils buvaient du vin rouge sans +jamais omettre d'observer les rites. On lève le coude et l'on dit: « +A votre santé», après quoi il est permis de vider un verre; mais si +l'on veut en ingurgiter un autre, même sans désemparer, il faut +répéter la même formule. Aucun d'eux n'hésitait à la répéter. J'ai bu +quelquefois en leur compagnie, et sans doute dans le même verre. + +Des villages on descendait aussi pour chercher mon père quand le cas +était grave. Mon père qui était médecin ne reculait pas devant le +dérangement. J'entends encore sa phrase d'accueil, à la fois +miséricordieuse et décidée, quand il traversait l'empire de Mariette +et le trouvait occupé: + +--Qu'est-ce qui ne va pas, mon ami? + +Mariette dévisageait les nouveaux venus d'un coup d'oeil hostile et +perspicace, qui démasquait les simulateurs et glaçait les malheureux +dont la présence importune coïncidait avec l'heure sacrée des repas. +J'ai assisté à bien des déballages de misères paysannes: elles ne +s'avouent que peu à peu et gardent la pudeur des plaintes, comme si la +maladie était une honte. Mais je ne comprenais pas cette réserve où je +ne voyais qu'une difficulté de parole. + +Octobre qui est la saison des vendanges marquait le triomphe de la +cuisinière. C'étaient alors les entrées et sorties continuelles des +vignerons qui occupaient le pressoir et qu'il fallait nourrir grand +renfort de choux et de jambon, de boeuf bouilli et de pommes de terre +dont le mélange répandait une buée chaude et savoureuse. Nous +profitions de cette agitation, mes frères et soeurs et moi, pour nous +établir sur les chenets, les poches pleines de noix que le vent avait +secouées là-bas sur le chemin de la ferme, ou que nous avions sans +permission abattues avec des gaules. Un caillou nous servait de +marteau pour les écraser sur la pierre. Si la coque verte leur était +restée, il en jaillissait un jus qui tachait les mains et les habits, +et dont les meilleurs savons ne parvenaient pas à chasser les signes +révélateurs. Mais le fruit bien pelé, bien blanc, pareil à un poulet à +la broche pour dîner de poupée, craquait sous la dent délicieusement. +Ou bien nous faisions _brisoler_ des châtaignes, sournoisement, sur un +coin du fourneau. Et nous goûtions le plaisir d'avoir chaud par tout +le corps, après avoir subi au dehors, en traînant nos pieds dans les +feuilles sèches, les bises d'automne qui dans mon pays sont âpres et +rudes. + +Plus d'une fois aussi, j'ai suivi avec curiosité les mouvements de +Mariette quand elle étouffait la volaille. Sa dextérité, comme son +indifférence, était extrême. Tel le bourreau le plus exercé, elle +décapitait les canards qui continuaient de courir sans leur tête, ce +qui me frappait d'admiration. Un jour, elle me demanda de maintenir +pendant l'opération un de ces volatiles récalcitrants. Comme je +refusais mon concours d'une voix indignée, elle me dit avec la +brusquerie qui lui était familière: + +--Eh! faites le dégoûté vous en mangez bien! + +Je ne vais pas vous conduire à travers toute la maison. Ce serait trop +long, car elle a deux étages, dont le second est beaucoup moins âgé +que le premier, plus un grenier et la tour. La tour, au sommet de +l'escalier en colimaçon, commande les quatre horizons de ses quatre +fenêtres. Cette vue multipliée, trop étendue à mon gré, ne +m'intéressait pas beaucoup. Je suppose que les enfants détestent ce +qui se perd, ce qui ne sert pas, les nuages, les paysages brouillés. +Les jours de gros temps, on entendait de là le vent qui menait un +vacarme infernal: on l'aurait pris pour un être vivant, puissant et +incivil qui insultait les murailles avant de les jeter bas. L'escalier +n'était pas trop clair, à la tombée de la nuit, on y prenait peur +facilement et, à cause des marches qui s'amincissaient en s'encastrant +dans la colonne de support, on risquait, si l'on allait vite, de se +_carabosser_. Carabosser est un verbe que tante Dine avait inventé +pour les chutes violentes obtenues par précipitation et d'où l'on se +relevait meurtri, éclopé et enflé: il doit venir de la mauvaise fée +Carabosse. Quant au grenier, nul de nous n'y aurait pénétré sans +compagnie. Une seule lucarne lui accordait avec parcimonie une lumière +insuffisante, de sorte que les tas de bois, les fascines et tous les +objets mis au rancart, qui peu à peu venaient à prolonger indéfiniment +leur existence inutile, prenaient des aspects bizarres d'instruments +de torture ou de personnages menaçants. En outre, les rats s'y +livraient des batailles rangées, et des pièces qui étaient au-dessous +on aurait cru assister à des courses organisées, avec sauts +d'obstacles. De temps à autre on y mettait le chat, un superbe angora +fainéant, gourmand et peu guerrier, qui sans doute craignait pour sa +fourrure et miaulait de frayeur jusqu'à ce que tante Dine, qui en +avait soin, le délivrât de sa corvée militaire, ce qui ne tardait +jamais. + +Le salon, dont les volets, d'habitude, étaient fermés et qu'on +n'ouvrait que pour les jours de réception ou de cérémonie, nous était +formellement interdit, et de même le cabinet de mon père, encombré de +livres, d'appareils et de fioles, où l'on ne s'aventurait qu'au cours +d'explorations rapides, où je voyais entrer toutes sortes de tristes +figures qui, pour la plupart, se détendaient à la sortie. Mais, en +revanche, on nous abandonnait la salle à manger. Elle fut le théâtre +de scènes tumultueuses, et plus d'une fois les chaises durent être +rempaillées ou leur dossier remplacé. Nous envahissions en désordre la +chambre de ma mère qui était très grande, et disposée de telle sorte, +au centre de l'appartement, que tous les bruits y venaient. Ainsi ma +mère, doucement, sans qu'on le sût, veillait sur la maison; il ne s'y +passait rien qu'elle n'en fût aussitôt avertie. Et même, dans notre +avidité de conquête, nous nous emparions de la salle de musique, petit +salon octogone, d'une sonorité merveilleuse, qui donnait sur un balcon +orienté au sud. Les soirs d'été, les veillées se faisaient là, à cause +du balcon. + +Il me reste à parler du jardin. Mais si j'en parle honnêtement, vous +croirez, comme la dame de Paris, qu'il s'agit de l'un de ces vastes +domaines qui entourent les châteaux historiques. Je n'arrive plus à +comprendre, quand je m'y promène, comment il a pu me paraître si +grand, et dès que je n'y suis plus, il reprend dans mon souvenir sa +véritable importance. C'est peut-être qu'il était alors si mal +entretenu qu'on avait l'impression de s'y perdre. Sauf le potager dont +les plates-bandes s'alignaient en bon ordre, tout y poussait à +l'aventure. Dans le verger, où les poires et les pêches que palpaient +nos doigts insinuants ne parvenaient pas à mûrir avant d'être +cueillies, montait une herbe drue et haute, aussi haute que moi, ma +parole! Et je songeais tout de suite aux forêts vierges que +traversaient _les enfants du capitaine Grant_. Une roseraie, chef- +d'oeuvre d'un aïeul ami des fleurs, s'épanouissait dans un coin +lorsque bon lui semblait, et sans le secours des tailles ni des +arrosoirs. Ma mère, quand elle avait des loisirs, bien rarement, lui +donnait ses soins, mais il aurait fallu un homme de l'art. Les allées +étaient envahies par la mauvaise herbe, et il fallait les chercher +pour les trouver. En revanche, d'autres qui n'avaient pas été tracées +surgissaient au milieu des pelouses. Et juste sous les fenêtres de la +chambre de ma mère coulait une fontaine: le jour, on ne l'entendait +pas, à cause de l'habitude, mais la nuit, quand tout se tait, sa +plainte monotone remplissait le silence et me prédisposait, sans que +je susse pourquoi, à la tristesse. + +Je néglige une vigne qui aboutissait aux bâtiments de ferme, et dont +nous n'étions occupés que pour la soulager de ses raisins, et je viens +enfin au plus beau fouillis de buissons, de ronces, d'orties, de +toutes plantes sauvages, qui nous appartenait en propre. Là nous +étions les maîtres et seigneurs souverains. Il n'y avait plus, avant +le mur d'enceinte, qu'une châtaigneraie qui n'était que la +prolongation de notre territoire réservé. Quand je dis: une +châtaigneraie, c'est quatre ou cinq châtaigniers. Mais un seul fait +déjà une grande ombre. Il y en avait un dont les racines avaient +descellé un pan de muraille. Par cette brèche ouverte, dont je ne +m'approchais pas sans inquiétude, je m'imaginais que des voleurs +pénétraient. + +Il est vrai que j'étais armé. Mon père m'avait raconté _l'Iliade_ et +_l'Odyssée_, la _Chanson de Roland_ et diverses autres épopées d'où je +sortais bouillant, impétueux et héroïque. J'étais tour à tour Roland +furieux ou le magnanime Hector. Avec une épée de bois je livrais aux +Grecs ou aux Sarrasins, que figuraient les buissons, des combats +meurtriers, dont pâtissaient quelquefois de paisibles choux et +d'inoffensives betteraves que je taillais en pièces. + +Mes armes m'étaient fournies par un des singuliers ouvriers qu'on +employait au jardin ou à la vigne. Il y en avait jusqu'à trois qui +travaillaient isolément, chacun dans son coin, avec des attributions +spéciales, mais avec une besogne indéterminée. On évitait de les +réunir, car ils se détestaient. Où les avait-on recrutés? + +Leur choix provenait sans doute de la mémorable incurie de mon grand- +père qui laissait tout le monde tranquille, et la terre pareillement, +ou de la bonté de ma mère bien capable d'avoir repêché ces tristes +débris. + +Le premier en date, le plus ancien dans mon souvenir, mon armurier par +surcroît, s'appelait Tem Bossette. Nom et prénom étaient, je pense, +des surnoms. L'origine n'en est pas malaisée à découvrir. Tem devait +venir d'Anthelme qui est un saint vénéré dans ma province. Quant au +sobriquet de Bossette, j'ai cru longtemps que c'était une allusion +indélicate à la voûte qu'il portait sur le dos à force de se pencher +sur sa pioche. Mais j'ai trouvé une étymologie plus conforme à sa +paresse et à son caractère, et je la soumets humblement MM. les +philologues qui sauront lui consacrer, selon leur habitude, plusieurs +volumes in-folio. Chez nous, la bosse a plus d'un sens: elle désigne +notamment la futaille où l'on dépose la vendange pour la ramener +commodément des vignobles, et je vois encore l'effarement peint sur le +visage d'un ami à qui je faisais les honneurs de ma ville natale et +qui lisait une affiche, une simple petite affiche composée de ces +quelques mots: _A vendre une bosse ovale_. «Heureux pays, me dit-il, +où les bossus font commerce de leur gibbosité!» Et il se crut malin en +ajoutant: «Mais trouvent-ils acquéreurs? » Je lui expliquai sa +méprise. Or notre Tem était un ivrogne célèbre. Notre cave surtout le +savait. _Bossette, petite bosse_: lui aussi devait contenir la +vendange. Et, même, à la fin de sa vie, aurait-on pu supprimer le +diminutif. + +Il me fabriquait des sabres avec les échalas de la vigne. En +récompense je lui portais des bouteilles supplémentaires que +j'obtenais de tante Dine, plus spécialement chargée de l'office, en +lui représentant la splendeur de mon armement. On se plaignait bien de +temps à autre que les ceps fussent dépourvus de tuteurs. Les sarments +sans attache se résignaient à ramper. Ils pompaient toute l'humidité +du sol. Mais grand-père, indifférent, ne blâmait personne, et veuillez +compter tous les échalas qui étaient indispensables à mon équipage. Il +m'en fallait pour mes panoplies, et il m'en fallait pour mes écuries. +Le nombre de mes chevaux attestait ma magnificence. Avec un bâton +entre les jambes, j'acquérais une étonnante vélocité, et pour chaque +bataille je changeais de monture. + +Tem Bossette eût été grand s'il se fût tenu droit, mais il était gros +à n'en pas douter et sa tête ronde ressemblait assez à une courge. « +Grosse tête à rare esprit », disait de lui, en pinçant les lèvres, +Mimi Pachoux qui était jardinier, pépiniériste, lampiste, fumiste, +serrurier, menuisier, réparateur d'horloges et de faïences, frotteur +de parquets, scieur de bois, commissionnaire et je ne sais quoi +encore. Ah! si! quand la saison était mauvaise, il portait les morts. +Se présentait-il une difficulté, avait-on besoin d'une aide?-- +Appelez Mimi! proclamait grand-père. Et l'on appelait Mimi, ce qui +demandait plusieurs heures, car on ne le trouvait jamais, de sorte +que, lorsqu'il arrivait enfin, le travail était fait, mais on lui en +attribuait le mérite: + +--Ce Mimi, pas plus tôt venu, tout s'arrange! + +Représentez-vous un petit bout d'homme mince, maigre, net, prompt, vif +et, par surcroît, invisible. Invisible, c'est comme je vous l'affirme, +à moins que vous ne préfériez lui accorder le don d'ubiquité. Il +entamait le matin plusieurs journées, à six heures chez l'un et +quelquefois en avance --oh! ce Mimi, quel zèle! --A six heures cinq +chez l'autre, et avant le quart chez un troisième, s'annonçait +bruyamment au premier, courait chez le second, volait chez le dernier, +se glissait en tapinois, sortait en secret, rentrait en catimini, +répondait ici, expliquait là, réclamait ailleurs, apparaissait, +disparaissait, reparaissait, commençait en hâte, continuait +précipitamment, n'achevait rien, et le soir touchait sa paie de trois +côtés à la fois. Mon grand-père rapportait que plusieurs personnes de +ses relations voyaient leur double. Mon père disait que c'était une +maladie bien connue et qu'il suffisait de boire. J'essayai, mais je +vis tout bouger. C'était Tem Bossette qui buvait, mais notre Mimi +Pachoux voyait son triple. + +Quant au dernier ouvrier de notre équipe, il ne fallait pas le perdre +de vue une minute parce qu'il voulait absolument se pendre. Il avait +fait plusieurs tentatives qui avaient échoué. On se relayait pour sa +surveillance. Mariette lui refusait la moindre ficelle, même s'il en +avait le plus pressant besoin, et on l'utilisait spécialement dans les +espaces découverts. Les premiers temps on l'appelait Dante, mais son +nom était Béatrix. Son surnom lui venait du spirituel archiviste +départemental. Avec sa figure longue et malchanceuse il brûlait +d'aller aux Enfers, et sans cesse on lui coupait la corde. Peu à peu +il fut le Pendu et on ne le désigna plus autrement. Très peu de gens +consentaient à l'employer, à cause de la police qu'il exigeait pour +éviter une catastrophe. Ma mère fut sa providence. On lui confiait les +gros travaux, mais il les abandonnait généreusement à tante Dine qui +était forte, active et capable de remuer jusqu'aux tonneaux, ce qu'il +considérait avec admiration, les bras ballants et la bouche ouverte. +Cette bouche ne contenait que deux dents qui, par un hasard +merveilleux, se juxtaposaient avec exactitude, de sorte que, +lorsqu'elles s'appuyaient l'une contre l'autre dans ce désert, on +pouvait croire que c'était la même qui unissait les deux mâchoires. + +Vous comprenez maintenant à quel point notre jardin était inculte. +L'aurais-je mieux aimé couvert de fleurs et de fruits que dans cet +état lamentable où il me semblait immense, profond et mystérieux? Cher +vieux jardin aux herbes folles, toujours un peu humide à cause de +l'ombre excessive des branches abandonnées à leurs caprices, où j'ai +tant joué et tant inventé de jeux, où j'ai connu la gloire des +combats, la curiosité des explorations, l'orgueil des conquêtes, +l'ivresse de la liberté, sans omettre l'amitié des arbres et la saveur +des fruits cueillis en cachette, vous êtes aujourd'hui méconnaissable. +Ratissé, peigné, taillé, arrosé, du sable fin dans les allées, un +gazon ras autour des corbeilles, ne pensez pas avec vos beautés +nouvelles m'éblouir... + +Quand je m'y promène, c'est à l'aventure. J'écrase les plates-bandes, +je piétine les pelouses, je menace les fleurs jusqu'à ce que le +nouveau jardinier, qui a remplacé à lui seul, et trop bien, Tem +Bossette, Mimi Pachoux et le Pendu, me crie d'une voix altérée par +l'émotion: + +--Faites donc attention, monsieur! + +Il faut l'excuser. Il ne sait pas que je rends visite à mon jardin +d'autrefois. + +Mais, pour compléter ce portrait de la maison, il manque... oh! +presque rien! Presque rien et presque tout, une ombre et un pas. + +Le pas de mon père, personne ne s'y est jamais trompé. Rapide, égal, +sonore, il ne pouvait se confondre avec nul autre. Dés qu'on +l'entendait retentir, tout changeait comme par enchantement. Tem +Bossette enfonçait sa pioche avec une vigueur insoupçonnée; Mimi +Pachoux, qu'on avait cessé de voir, surgissait comme un diable d'une +botte; le Pendu se mesurait avec un fût important; Mariette activait +son feu, nous rentrions dans le rang, et grand-père, je ne sais +pourquoi, s'en allait. Y avait-il une question à trancher, un ennui à +supporter, une menace à craindre? Quand on avait annoncé: Il est là, +c'était fini, toute inquiétude se dissipait aussitôt, chacun respirait +comme après une victoire. Tante Dine surtout avait une manière de +proclamer: _Il est là!_ qui eût mis en fuite l'agresseur le plus +résolu. Cela signifiait: _Attendez donc vous allez voir ce qui va se +passer. Ce ne sera pas long! En un instant, justice sera rendue!_ +Avertis de cette présence, nous nous sentions une force invincible. +C'était une impression de sécurité, de protection, de paix armée. Et +c'était aussi une impression de commandement. Chacun occupait son +poste. Mais grand-père n'aimait ni à commander ni à être commandé. + +L'ombre, c'est, derrière le volet à demi clos de sa fenêtre, celle de +ma mère qui n'a pas tout son monde rassemblé autour d'elle. Elle +attend mon père, ou notre retour du collège. Quelqu'un est absent. +Elle craint pour lui. Ou bien le temps est orageux, elle interroge le +ciel pour savoir s'il faut allumer la chandelle bénite. Une autre paix +émanait d'elle, une paix, comment dirais-je? qui s'étendait au delà +des choses de la vie, qu'on recevait en dedans, qui calmait les nerfs +et les coeurs, une paix de prière et d'amour. Cette ombre, que je +guettais chaque fois que je rentrais, que je guette encore quand même +je sais bien qu'elle n'est plus là, qu'elle est ailleurs, c'était +l'âme de la maison qui transparaissait comme la pensée sur un visage. + +Ainsi nous étions gardés. + +Au delà de la maison il y avait la ville, en contre-bas comme il +convient, et plus loin un grand lac et des montagnes, et plus loin +encore, sans doute, le reste du monde. Ce n'étaient que des annexes. + +II + +LA DYNASTIE + +En ce temps-là régnait mon grand-père. + +Avant lui une longue suite d'ancêtres avait dû exercer le pouvoir, à +en juger par les portraits qu'on avait rassemblés au salon. De ces +portraits la plupart avaient beaucoup noirci, de sorte que, si l'on ne +laissait pas la lumière pénétrer à flots, il devenait assez difficile +de deviner le contenu des cadres. L'un des plus abîmés était celui qui +m'étonnait davantage. On ne voyait guère que le visage et la main, un +visage et une main de femme or, on m'avait appris son rôle important +aux armées, et je me demandais comment un homme si jeune et si joli +avant tant pu se battre. La dame à la rose me retenait aussi: j'avais +beau tourner autour d'elle, je recevais de tous les côtés sa fleur et +son sourire. Je passe sur d'autres bustes plus rébarbatifs, engoncés +dans de hauts cols et des foulards comme on en voit aux gens enrhumés, +et j'arrive aux deux tableaux qui occupaient la place d'honneur à +droite et à gauche de la cheminée: l'un portait l'habit bleu à galon +d'argent, le gilet écarlate, la culotte blanche et le tricorne noir +des gardes-françaises, l'autre le bonnet à poil et la capote bleue +boutons dorés et passepoils rouges aux manches et au col de grenadier +de la vieille garde. Le soldat du roi et le soldat de l'empereur se +faisaient pendant. Tous deux avaient bien servi la France, à en croire +leurs décorations. Mon père, avec orgueil, m'avait raconté leurs +exploits et révélé leur grade. Je ne les regardais pas sans une +certaine crainte révérencielle. Ils n'étaient pas beaux, ayant plus +d'os que de chair et des traits taillés à la diable. Mais je n'aurais +pas osé les déclarer vilains. Leurs yeux se fixaient sur moi +lourdement et m'inspiraient de la gêne. Ils me reprochaient de n'avoir +pas encore remporté de victoires extraordinaires comme le grenadier à +la Moskova, ou tout au moins subi d'héroïques défaites comme le garde- +française à Malplaquet. Longtemps, je n'ai su que ces deux noms de +batailles. Et je rougissais des sabres de bois de Tem Bossette et des +échalas que j'enfourchais. Je comprenais que mes chevauchées dans le +jardin, ce n'était pas sérieux, ce n'était pas vrai. Ces deux +portraits redoutables, tantôt m'exaltaient d'orgueil et tantôt +m'accablaient de leur importance. Un jour que je les considérais sans +plaisir, mon grand-père s'approcha de moi et me jeta négligemment avec +son petit rire sec et sa moue la plus impertinente: + +--Peuh! ce n'est que de la mauvaise peinture. + +Il est dangereux d'apprendre trop tôt l'esthétique aux enfants. Je me +réjouis que ce fût de la mauvaise peinture. Du coup, le soldat du roi +avec son tricorne et le soldat de l'Empire sous son bonnet à poil +perdirent tout prestige. Leur biographie ne me fut plus rien. J'étais +libéré de cette servitude à quoi oblige l'admiration. Je reprenais +l'avantage sur ce passé qui était mal peint et je pouvais mesurer avec +insolence la galerie des ancêtres. + +Un jour il fut question de les exiler au galetas. Grand-père désirait +les remplacer par des gravures. + +--Elles sont du dix-huitième siècle, expliquait-il pour mieux +convaincre. + +Il formula sa proposition avec simplicité et politesse, comme la chose +la plus naturelle du monde. Mais tante Dine poussa des cris indignés, +et mon père déploya cette calme autorité qui brisait toute résistance. +Grand-père n'insista pas; il n'insistait jamais. Cependant je le +comprenais, puisque c'était de la mauvaise peinture. + +Le gouvernement de mon grand-père était irrégulier et indifférent. +Autant dire qu'il n'y en avait pas. Quand je lus dans mon manuel +d'histoire, ou dans celui de mes frères aînés, le chapitre consacré +aux rois fainéants, je pensai immédiatement à mon grand-père. Il ne +tenait point du tout à ses prérogatives. Cependant il s'appelait +Auguste. Je le savais parce que ma grand'tante Bernardine; celle que +nous désignions sous le nom de tante Dine et qui était sa soeur, +l'appelait ainsi le plus rarement possible, car son prénom l'agaçait. + +--Oui, déclara-t-il un jour, on m'a appelé Auguste, je ne sais fichtre +pas pourquoi. C'est encore un coup des ancêtres. On vous colle pour le +restant de vos jours une étiquette ridicule. + +Bien que de taille moyenne, il donnait au premier abord une impression +de grandeur, à cause de sa belle tête dont il ne tirait point vanité +et qu'il portait avec nonchalance. Son nez fin se busquait légèrement. +Ses cheveux blancs, qu'il n'eût jamais fait tailler sans les brusques +interventions de tante Dine, bouclaient un peu, et sans cesse il +plongeait les mains dans sa longue barbe annelée, pareille à celle de +l'empereur Charlemagne sur les images, par crainte des grains de tabac +qu'elle pouvait recéler, car il fumait et prisait. De plus près, cette +impression de prophète s'atténuait, se volatilisait. Il regardait trop +souvent à terre, ou levait sur vous des yeux vagues qui ne +consentaient pas à vous voir. On sentait qu'on n'existait pas pour +lui, et rien n'est plus vexant. Il ne se souciait de rien, ni de +personne; ses vêtements lui tenaient au corps par la grâce de Dieu et +de tante Dine. Que leur coupe fût bonne ou mauvaise, il n'en a jamais +rien su. Volontiers, il eût attendu, pour en changer, qu'ils le +quittassent les premiers. Leur usure le mettait à l'aise. Il a +toujours ignoré, je pense, l'usage des bretelles, et celui des +cravates lui paraissait une concession misérable à la mode. Il +détestait tout ce qui le gênait et se serait accommodé pour la journée +entière d'une robe de chambre verte et d'un bonnet grec en velours +noir dont il se trouvait bien et qu'il lui arriva d'apporter au +déjeuner de midi. Quand nous le voyons apparaître dans cet +accoutrement, mes frères et moi, nous étouffions nos rires qu'un +regard de mon père suspendait, mais ce regard même contenait un blâme +pour la fameuse robe de chambre. + +On avait beaucoup de peine à obtenir son exactitude aux repas. + +--Eh! déclarait-il avec bonhomie, on mange quand on a faim. Cette +réglementation est absurde. + +--Cependant, objectait mon père qui, visiblement, n'était pas content +et qui essayait de parler avec douceur, --mais de la douceur de mon +père se dégageait encore une impression d'autorité, --il faut de +l'ordre dans une maison. + +--L'ordre, l'ordre, oh! oh! + +Il fallait entendre ces _oh! oh!_ discrets, sourds, lancés à la +cantonade, qui atteignaient toute la régularité établie, et +qu'accompagnait un petit rire sec. Ce petit rire plaçait immédiatement +grand-père au-dessus de ses interlocuteurs. Je n'ai rien rencontré, +dans les expressions humaines, de plus inquiétant, de plus moqueur, de +plus ironique que ce petit rire. Il vous donnait aussitôt l'idée que +vous étiez une bête. Il me faisait l'effet de ces sécateurs bien +tranchants avec lesquels on élague les rosiers: ric, rac, les fleurs +tombent; ric, rac, il n'y a plus rien. Or grand-père en faisait +l'injure, involontaire sans doute, à tout le monde. + +Sa présidence à table était honorifique et non effective. Non +seulement il ne dirigeait pas la conversation, mais il ne la suivait +que par hasard et quand ça lui chantait. Du reste, il ne s'occupait de +rien. Se promenait-il dans le jardin, poussait-il jusqu'à la vigne, +Tem, Mimi et Pendu réunis ne parvenaient pas à obtenir de lui une +indication. Il esquissait un geste vague qui signifiait: «Laissez- +moi en repos.» Le trio n'insistait pas outre mesure, car ce silence le +favorisait et les choses n'en marchaient pas mieux. + +Une autre supériorité qu'il avait, outre son rire, c'était son violon. +Ne figurait-il pas dans la galerie des portraits, tout jeune et tout +frisé, avec une guitare dans les mains? + +--De ma vie, je n'ai pincé de cette affreuse machine, protesta-t-il un +jour. Mais un Italien de passage a éprouvé le besoin de me +barbouiller. + +--Tu étais si joli, proclama tante Dine. L'artiste fut enthousiasmé. + +--Oh! l'artiste! + +Il passait de longues heures dans sa chambre à jouer de son +instrument, mais demeurait plus longtemps encore à l'examiner avec +amour, à le palper, à tendre ou à détendre les cordes, à frotter +l'archet avec la colophane. Ainsi les faucheurs dans les champs +passent plus de temps à affûter leurs faux qu'à faucher; ils peuvent +taper dessus avec un caillou indéfiniment. + +Quand il jouait, il exigeait qu'on s'en allât. Il jouait pour lui +seul, et un peu toujours les mêmes airs, car je l'écoutais de la +porte, assez souvent, et plus tard j'ai reconnu dans le _Freischütz_ +et dans _Euryanthe_, dans _la Flûte enchantée_ et le _Mariage de +Figaro_, des passages qu'il affectionnait. Les rythmes clairs de +Mozart prenaient la forme de cette joie de respirer que l'on goûte +sans le savoir dans l'enfance, comme une eau limpide se soumet aux +contours d'une vase; mais Weber me donnait le désir imprécis de +choses que je ne pouvais définir: j'étais au choeur d'une forêt dont +les allées se perdaient. C'était une heureuse initiation. + +Cependant tous les morceaux n'avaient pas ce mérite. Comment l'aurais- +je su? Tout est bon à une sensibilité qui s'élance. Je ne puis +aujourd'hui encore entendre l'ouverture de _Poète et Paysan_ sans être +secoué d'émotion. Un soir, à Lucerne, au bord du lac, le plus banal +des orchestres dans le plus banal des hôtels préluda à cette +ouverture. Autour de moi les convives en smoking et en robe décolletée +continuaient de causer et de rire, comme s'ils ne s'apercevaient de +rien, comme s'ils étaient sourds. Alors je sentis que j'étais seul, et +mon coeur se fondit, et je crus que j'allais pleurer. L'orchestre ne +jouait pas pour le public, il ne s'adressait qu'à moi. Ce n'était plus +l'art médiocre du compositeur autrichien, c'était le souvenir de mon +entrée enfantine dans l'empire mystérieux des sons et des rêves, dans +la forêt dont les allées se perdent. + +A la même époque le chant d'un de mes camarades, au collège, acheva de +me bouleverser. Ce fut à une cérémonie de première communion. Je +n'étais pas encore admis à la Table Sainte et j'avais tout le loisir +de l'écouter. Il chanta cette mélodie de Gounod: _le Ciel a visité la +terre_, et c'était vrai que le ciel me visitait, m'envahissait, +m'emportait. Tout mon être vibrant faisait partie de ce chant. La voix +montait, montait, et bien sûr elle allait se briser. Elle n'était pas +assez forte pour résister à des notes aussi puissantes et qui +remplissaient toute la chapelle. Elle était pareille à ces jets d'eau +si minces que le vent les coupe et qu'on ne les voit plus retomber. +Elle s'est brisée en effet à l'âge de l'adolescence; la mort a pris +mon camarade à seize ans. + +Il y avait aussi une boîte à musique que mon père m'avait apportée de +Milan où il avait été appelé en consultation. Quand la vis se +déclenchait, il en sortait de frêles notes fêlées, voilées, un peu +tremblantes, et une petite danseuse tournait sur le couvercle. Elle +posait gravement et en cadence ses pieds pointus, comme si elle +accomplissait un rite sacré. Cela composait un spectacle doux et +triste. Combien je fus désenchanté, plus tard, quand je constatai la +frivolité des danseuses au bal où je cherchais cette tendre douceur et +cette chère tristesse! + +Les rois fainéants, dans mon abrégé d'histoire, étaient accompagnés +des maires du palais qui, de simples officiers d'abord chargés du +gouvernement intérieur, devinrent premiers ministres et les maîtres +mêmes de leur maître. Au collège, on nous citait avec éloge Pépin +d'Héristal et Pépin le Bref qui fut le père de Charlemagne. Grand-père +n'étant pas un roi très sérieux, je m'attendais à ce que mon père +s'emparât du pouvoir. Mais pourquoi témoignait-il tant de respect à +grand-père, au lieu de le déposséder? L'histoire m'enseignait une +attitude différente. Grand-père, c'était, pour les fermiers, ouvriers +et gens de service, _Monsieur_ tout court, ou _Monsieur Rambert_, et +père, c'était _Monsieur Michel_. Il ne serait venu à l'idée de +personne d'appeler Monsieur, de consulter Monsieur, de demander un +ordre à Monsieur. C'est Monsieur qui aurait protesté: --Qu'est-ce que +vous me voulez encore? Laissez-moi tranquille. Je n'ai pas le temps +(je n'ai jamais su pourquoi il n'avait pas le temps). Adressez- vous à +Monsieur Michel... Lui-même, ainsi, donnait l'exemple. J'en avais +conclu, comme tout le monde, qu'il n'était bon à rien. Et de temps à +autre, sans qu'on sût pourquoi, ne réclamait-il pas contre l'oubli où +l'on le mettait des affaires du palais, je veux dire de la maison? +Tandis que dès qu'il s'agissait d'une détermination grave, d'un ordre +important, on entendait de tous côtés ce cri de ralliement: --Où est +Monsieur Michel? Appelez Monsieur Michel... + +J'ai parlé du pas de mon père. Il y avait aussi sa voix. Elle sonnait, +secouait, ragaillardissait. Il ne l'élevait jamais et il savait que +c'était inutile. Elle ouvrait les portes, pénétrait jusqu'aux chambres +les plus retirées, et en même temps versait aux coeurs une force +nouvelle comme en donne un bon verre de vin rouge, à ce que prétendent +les gens qui s'y connaissent. Quand il arrivait en retard pour le +dîner à cause de tous les clients qui se pendaient après lui, on +n'avait pas besoin d'agiter la cloche. De l'antichambre il proclamait +comme un édit: + +--A table! + +Et les habitants dispersés se rassemblaient en hâte. + +--Quelle voix! protestait grand-père qui sursautait. + +Je ne puis lire des phrases comme celles-ci qui reviennent, plus ou +moins, dans tous les manuels d'histoire, sauf dans ceux d'aujourd'hui +où les batailles sont escamotées comme si elles se gagnaient toutes +seules: --_A la voix de leur chef, les soldats s'élancèrent à +l'assaut... A la voix de leur général, les troupes se reformèrent_... +sans entendre cette voix de mon père dont toute la maison vibrait. Tem +Bossette, qui en avait une peur effroyable, l'entendait du fond de la +vigne. Le pas annonçait la présence, mais la voix ordonnait. Cependant +les ouvriers ne dépendaient pas de mon père; mais pour eux, mais pour +tous, il était le chef. Tout, chez lui, contribuait à donner cette +impression la taille, le visage aux traits droits, barré d'une +moustache dure et courte, les yeux perçants dont on ne supportait pas +volontiers le regard. De sa personne se dégageait une sorte de +fascination. Tante Dine, qui avait le sens populaire, l'exprimait rien +qu'en disant: _Mon neveu_. Elle en éclatait d'orgueil. Le grenadier +du salon ne devait pas arrondir autrement la bouche pour parler de +l'Empereur. A cette fascination je n'avais pas échappé, et même dans +ma révolte je ne cessai pas de lui rendre un culte secret. Mais +l'esprit de liberté nous porte à contredire nos plus sûrs instincts +sous prétexte d'affranchissement. + +Ne croyez pas qu'il fût sévère avec nous. Il ne tirait sur la bride +que si nous prenions une fausse direction. Seulement, je n'ai jamais +rencontré chez personne une telle aptitude à commander. Malgré sa +profession absorbante, il trouvait le loisir de s'occuper de nos +études et de nos jeux, et même il les élargissait par les récits +d'épopée qu'il nous faisait avec un art accompli. Ma mémoire les a dès +lors retenus pour toujours. On voyait bien qu'il honorait les +portraits de famille. Il nous transmettait oralement le passé des +ancêtres, mais je ne pouvais oublier que ce n'était que de la mauvaise +peinture. Quand nous nous sentions observés par lui, nous devinions +qu'il y avait dans cet enveloppement de notre faiblesse par sa force +autre chose que de la tendresse et peut-être de la fierté, mais quoi? +Je sais maintenant qu'il cherchait sur nous les signes de notre +avenir. Son amour de la durée ne se contentait pas de l'ancienneté de +sa race, il voulait suivre celle-ci jusque dans l'obscur travail du +temps et consolider son destin. Notre bonheur même lui était moins +cher que la soumission de notre volonté à la tâche commune. Ce que +contient le regard paternel, l'enfant sait bien que c'est son image, +et cette certitude lui suffit. + +Il nous enseigna tout petits le respect de ce qu'il appelait déjà +notre vocation. Nous en comprimes dès lors l'importance. Ma soeur +Mélanie qui était l'aînée de tous, mes frères Bernard et Etienne +avaient de très bonne heure annoncés leur choix qui était l'armée pour +Bernard, et les missions pour les deux autres. Il ne songeait pas à +les contrarier, bien qu'il dût renoncer peut-être à d'autres vues +qu'il avait sur eux. La rieuse Louise se marierait; ce n'était pas +pressé. Quant à Nicole et à Jacques, ils étaient tout de même trop +minuscules pour qu'on s'occupât de leur avenir. + +--Et toi? m'avait demandé mon père. + +Comme je n'avais rien trouvé à répondre, il avait exprimé tout haut +son désir: + +--Tu nous resteras. + +Ainsi était-il admis que je resterais pour garder la maison. Ce rôle, +que j'estimais peu séduisant, ne m'emballait pas, tandis que les +autres étaient parés de la poésie du départ. Je ne confirmais ni +n'infirmais l'opinion qu'on se faisait de mon sort. Mais j'éprouvais +une folle envie de me soustraire à ces arrangements, à ce pouvoir qui +me dominait. De sournois désirs de rébellion germaient en moi contre +cela même que j'aimais. Ils lèveraient plus tard, sous une influence +imprévue. + +Je devrais maintenant parler de la reine. N'est-ce pas son tour?... En +vérité je ne le puis et il ne faut pas me le demander. L'ombre que je +cherche en rentrant, derrière la fenêtre, et dont notre absence +suffisait provoquer l'inquiétude... oui, je consens encore à l'évoquer +ainsi. C'est bien elle, mais lointaine et cachée. Si je veux +m'approcher, je ne trouve plus mes mots. + +Avez-vous remarqué, aux beaux jours d'été, la buée bleue qui flotte +sur les pentes? Elle permet de mieux fixer les claires beautés de la +terre. Si je pouvais poser ce voile transparent sur le visage +maternel, il me semble que j'oserais mieux dire sa suavité et la +limpidité des yeux qui ne pouvaient croire au mal. Quelle force +inconnue recélait donc cette douceur? Mon grand-père, qui se gardait +de toute influence rien que par son petit rire si vexant, et qui même +devant son fils ne perdait pas ce moyen de défense, l'abandonnait +habituellement devant ma mère. Et mon père, dont l'autorité semblait +inébranlable et infaillible, se tournait vers elle comme s'il lui +reconnaissait une puissance mystérieuse. + +Cette puissance, je le sais maintenant, c'était Dieu qui habitait en +elle, soit qu'elle fût allée Le chercher à la première messe avant que +personne fût réveillé, soit qu'elle Lui offrît ses travaux quotidiens +dans la maison... + +Mes frères et soeurs et moi, nous composions le peuple. Dans tout +royaume il faut un peuple. Il est vrai que, dans la plupart des +maisons d'aujourd'hui, on cherche où le peuple a passé. Le roi et la +reine, tristes comme des saules pleureurs, se regardent vieillir avec +ennui. Ils n'ont rien à gouverner et ils n'emporteront pas leur +couronne. Chez nous, le peuple était nombreux et bruyant. Si vous +savez compter, vous n'ignorez déjà plus que nous étions sept, de +Mélanie qui me devançait de sept ans jusqu'à Jacques le dernier qui me +suivait à six ans de distance. + +Tout ce bataillon, avant d'être conduit à la manoeuvre, recevait une +première inspection de tante Dine qui était préposée aux revues de +détail. + +Elle était d'une activité que les années ne ralentissaient pas et que +les servantes, sauf Mariette, exploitaient sans vergogne toujours +allant et venant, de la cave au galetas, par les escaliers, car elle +oubliait la moitié des travaux qu'elle comptait entreprendre, ou +suspendait brusquement ceux qu'elle avait entrepris, commençant un +nettoyage, l'abandonnant pour chasser la poussière d'un meuble, menant +la guerre contre les toiles d'araignées au moyen d'une tête de loup, +sorte de brosse fixée au bout d'une perche, ou bondissant sur l'un de +nous qui avait crié. Elle nous a bercés, lavés, habillés, pouponnés, +pomponnés, gardés, amusés, occupés, soignés, caressés tous les sept, +et même un huitième qui est mort sans que je l'aie connu. + +Encore conviendrait-il d'ajouter à ce chiffre imposant mon grand-père +à qui elle épargnait tout souci. Il n'était pas exigeant pourvu qu'il +eût immédiatement sous la main ce qu'il désirait, il ne réclamait rien +à personne. Et il fallait respecter le désordre de sa chambre qu'il +entretenait scrupuleusement, prétendant qu'on ne retrouve pas ce qui +est rangé. Il se laissait dorloter avec négligence et n'y prêtait pas +d'attention, sauf quand on l'agaçait par quelque exagération de soins. + +Pour notre éducation et notre instruction, pour la direction morale, +tante Dine se mettait, malgré la différence d'âge, à la dévotion de ma +mère, pour qui elle professait un attachement, une admiration sans +bornes. Jusque dans la vieillesse, elle n'accepta que des fonctions +subalternes. Quand elle avait déclaré: «Valentine veut ceci, +Valentine a dit cela» (Valentine, c'était ma mère), il n'y avait pas à +discuter. Elle obéissait à la lettre sans même chercher à pénétrer +l'esprit. Aucune de ses pensées ne lui restait pour elle-même elle les +distribuait aux autres sans exception. A la gronderie elle n'entendait +rien et baissait la tête quand nous recevions une réprimande, en +manière de protestation contre la dureté du pouvoir. Non seulement +elle ne nous dénonçait pas, mais elle trouvait à nos pires fautes des +excuses inattendues, et si merveilleuses qu'elles désarmaient +quelquefois, rien que par l'étonnement qu'elles provoquaient. + +--Cet enfant a pris des poires. + +--C'était pour soulager l'arbre qui ne pouvait plus les porter. + +--Cet enfant mange salement. Il a mis les mains dans son assiette +d'épinards. + +--C'est dans la joie de voir de la verdure. + +Nos études ne l'intéressaient pas. Mais elle avait cette culture de +l'âme qui communique à l'esprit sa fleur de délicatesse. On en savait +toujours assez si l'on était honnête et bon catholique. Et même elle +estimait qu'on remplissait de trop bonne heure notre cervelle, et d'un +tas de sciences inutiles. L'histoire des païens ne lui disait rien qui +vaille, et pour l'arithmétique, elle n'avait jamais su compter. En +revanche, notre santé, notre propreté, notre gaieté, étaient son +affaire. Elle chantait pour nous endormir, elle chantait pour nous +distraire, elle chantait pour nous faire marcher. Ses chansons +tintinnabulent dans mes souvenirs. Il y avait une berceuse où nous +devenions tour à tour général, cardinal, empereur, et dont le refrain +était destiné à nous inspirer de la patience par un avenir si +reluisant: + +En attendant, sur mes genoux, Beau chérubin, endormez-vous. + +Mais le beau chérubin ne se pressait pas de s'endormir. + +Il y avait aussi le _Nid charmant_ que de _méchants petits lutins à la +mine éveillée_ voulaient détruire et qu'il fallait respecter, car + +C'est l'espoir du printemps, C'est l'amour d'une mère. + +Ou bien c'était Silvio Pellico prisonnier qui, d'une voix perçante, +réclamait sa brise d'Italie. Un de mes premiers jeux fut l'évasion de +Silvio Pellico, mais je ne savais pas qui c'était. Mes chansons +préférées étaient peut-être _l'Etang_ et _Venise_. Je les nomme ainsi, +faute d'en savoir davantage. _L'Etang_ racontait un effroyable drame +de noyade: + +Petits enfants, n'approchez pas, Quand vous courez par la vallée, Du +grand étang qu'on voit là-bas, Qu'on voit là-bas sous la feuillée. + +Écoutez ce qu'il arriva D'un enfant blond qui s'esquiva Des bras de sa +mè-è-è-ère. + +L'enfant blond poursuivait une libellule et la _demoiselle aux ailes +d'or_ l'entraînait dans l'eau froide. Ça lui apprenait à s'esquiver +des bras maternels. Quant à _Venise_, j'en ai retenu pareillement les +premiers vers, y compris leur faute de français: + +Si Dieu favorise Ma noble entreprise J'irai-z-à Venise Couler +d'heureux jours. + +Est-ce la magie de ce nom de ville inconnue ou la mélancolie de la +ritournelle: je n'imaginais pas de plus beau voyage que de s'en aller +dans cette Venise dont on m'avait montré les gondoles au stéréoscope. +J'ai longtemps hésité, crainte d'une déconvenue, à réaliser ce projet +qui me venait d'une si lointaine musique, une de ces musiques que nous +continuons d'entendre en nous bien après les jours d'enfance. Faut-il +que ce soit l'une des plus sûres gardiennes du foyer qui, par l'effet +d'une simple romance chantée pour nous calmer, soit la première à nous +enflammer la cervelle? Et quand, plus tard, j'ai vu enfin la cité aux +rues mouvantes et aux palais roses, je l'ai abordée avec respect, me +souvenant que cette visite représentait une _noble entreprise_, comme +si, déjà, la puissance de son charme était contenue tout entière par +avance dans la naïve berceuse de tante Dine. + +De ses innombrables chansons, quelques-unes, je le crois, étaient de +son invention. Ou, du moins, faute de se souvenir exactement de leur +texte, je suppose qu'elle les recomposait à sa manière. Certain _Père +Grégoire_, notamment, mi-parlé, mi-chanté, ne saurait figurer dans +aucun recueil. Une charmante vieille dame à qui j'en faisais part un +jour m'assura que le père Grégoire existait aussi dans le Berry, du +côté de la Châtre, sous le nom de père Christophe. C'est déjà de la +prose rythmée, et cela se déclame sur un ton de mélopée qui éclate +brusquement aux finales. Toute une petite comédie de la vanité y tient +en quelques phrases. Jugez plutôt, car je vais essayer de citer de +mémoire. + +_Le père Grégoire est sorti de chez lui ce matin_. Jusque-là rien que +de naturel: le père Grégoire va se promener, c'est son droit, mais +attendez le détail qui caractérisera cette sortie: _Un beau bouquet +de coquelicots à son chapeau_. Il faut enfler la voix sur les +coquelicots. Cette fleur des champs devient un symbole de faste et +d'ostentation. Ah! eh! le père Grégoire n'est plus l'honnête homme qui +va respirer l'air de la campagne, c'est un vieux beau qui fait +fantaisie: il parade, il piaffe, il caracole, il entend qu'on le +regarde et qu'on l'admire. Mais vous serez puni, père Grégoire; un +mauvais destin vous guette! _Chemin faisant, son chien se prit de +querelle avec le mien_. On donne cette nouvelle simplement. Elle +semble au premier abord de mince importance. Fâcheuse affaire +cependant: une bataille de chiens dans une petite ville, --comment! +vous ne le savez pas? vous n'avez donc jamais vécu en province? -- une +bataille de chiens présente une gravité exceptionnelle. Les maîtres +interviennent, ils prennent parti, et le vaincu jure que ça ne se +passera pas de la sorte! Des familles se sont brouillées pour des +batailles de chiens. Quelle est l'origine de la haine des Capulets et +des Montaigus? peut-être une bataille de chiens. Et précisément notre +père Grégoire veut intervenir: son chien a le dessous, il est roulé +dans la poussière comme une quenelle dans la farine. _Le père +Grégoire, voulant les séparer, tomba le nez dans le corttin_. Il s'est +précipité, la canne haute, son pied a glissé, et le voilà par terre, +en triste posture, surtout le nez, car il n'a pas eu de chance dans +l'emplacement de sa chute. Ici, il convient de prendre un ton +lamentable, l'apostrophe qui suit doit revêtir une ampleur de +désolation infinie: _Pauvre père Grégoire!_ Un point de suspension. +On le plaint, car sa mésaventure est grande. Mais la plainte devient +tout à coup ironique et c'est l'orgueil qu'elle vise: _voilà son +bouquet de coquelicots bien loin de son chapeau_. Les insignes de sa +vanité sont souillés. Il peut rentrer chez lui se laver et se brosser. +Il ne rapportera pas les coquelicots. Sans les coquelicots, rien ne +lui serait arrivé. + +J'attribue le _Père Grégoire_ à tante Dine à cause de la fertilité de +son imagination qui chaque jour lui fournissait de nouveaux contes +pour notre enchantement. Les grandes personnes ne sont pas volontiers +de plain-pied avec les enfants. Elles veulent trop se baisser. Tante +Dine trouvait d'instinct ce qui nous convenait. Ses histoires nous +tenaient haletants. Quand je cherche à les arracher au passé pour m'en +faire honneur, elles s'enfuient avec des sourires: «Non, non, me +disent-elles (car je les approche de tout près, mais nous sommes de +chaque côté d'un grand trou qui est profond s'il n'est pas bien large +et qui est la fosse commune de toutes mes années écoulées), à quoi bon +? tu ne saurais pas te servir de nous. Regarde: nous avons pris la +couleur du temps; comment la décrirais-tu?» + +Lorsque le grand-père nous surprenait assis en rond autour de notre +conteuse, il secouait la tête en signe de désapprobation. + +--Balivernes, murmurait-il, balivernes! On doit la vérité aux enfants. + +Nous demandions à tante Dine ce que c'étaient que des balivernes. + +--C'est, nous expliquait-elle par manière de vengeance, quand on joue +du violon. + +Entre ses chants et le violon de grand-père, c'était quelquefois un +vacarme assourdissant. + +Tante Dine possédait une autre faculté merveilleuse: celle de créer +des mots. Je vous ai cité _Carabosser_, mais elle en inventait par +centaines, et si bien adaptés aux objets qu'on les comprenait +aussitôt. Je ne puis davantage les transcrire. Transcrits, ils perdent +leur valeur. Ou bien je ne sais pas les orthographier: la langue +parlée n'est pas la langue écrite, et cette langue imagée avait la +verdeur et la saveur populaires. Tante Dine employait aussi des mots +rares --où diable les avait-elle découverts? car elle lisait peu -- +qui étaient singuliers et sonores tout comme s'ils lui appartenaient +en propre, et que, plus tard, un peu surpris et bien amusé, j'ai +relevés dans le dictionnaire où je ne les eusse pas cherchés. Ainsi, +pour abaisser ma superbe, elle me qualifia un jour d'_hospodar_, et un +autre, de _premier moutardier du pape_. J'ignorais que les hospodars +étaient des tyrans de Valachie et que c'est avoir une haute opinion de +soi-même que de se croire le premier moutardier du pape. Mais ces +titres inconnus dont elle m'affublait me représentaient un gros homme +habillé de rouge, qui commandait avec de grands cris, et je ne voulais +pas lui être comparé. + +Laissez-moi, chère grand'tante Bernardine, vous apostropher à la façon +du pauvre père Grégoire. Si mon enfance fait dans mon souvenir un +grand tintamarre, comme si elle était montée sur une de ces mules +toutes harnachées de grelots qui ne sauraient marcher sans musique et +qui, de loin, donnent l'impression d'un important convoi, je le dois à +vos histoires et à vos chansons. La voici qui s'avance joyeusement et +bruyamment dès que ma pensée l'appelle, c'est-à-dire tous les jours. A +cause d'elle, je ne pourrai jamais me plaindre du sort. Je l'entends +avant de la voir, mais quand elle surgit au détour du chemin qui vient +à moi du passé, elle porte dans ses bras toutes les fleurs du +printemps. Vous méritez bien que je vous en offre un bouquet, et même +un bouquet de coquelicots, pour toutes vos romances qui s'ajoutaient à +vos soins et à vos prières. Car vous priiez tout fort, sur l'escalier +comme à l'église, et même quand vous brandissiez la tête de loup. Le +silence vous était désagréable. C'est pourquoi, chère tante Dine, je +le romps ce soir et vous parle... + +Tante Dine menait une garde sérieuse autour de la maison. Pour s'en +approcher, il fallait montrer patte blanche. Elle désignait sous le +nom de _ils_ les ennemis invisibles qui étaient censés nous investir. +Longtemps ces _ils_ mystérieux nous effrayèrent. Nous les cherchions +autour de nous dès qu'elle en parlait. A force de ne pas les +rencontrer, nous finîmes par en rire, sans savoir que ce rire nous +désarmait et que plus tard nous devions les retrouver en chair et en +os. Sa partialité ne fut jamais en défaut. Dès que la famille était en +cause, elle exigeait qu'on lui adressât des louanges immédiates, sans +quoi elle se rebiffait, prête au combat. Quelqu'un ayant hasardé un +blâme anodin se vit toiser de pied en cap et, pour masquer sa défaite, +voulut manier l'ironie. + +--J'oubliais, déclara-t-il, que votre maison, c'est l'arche sainte. + +--Et la vôtre l'arche de Noé, répliqua-t-elle du tac au tac, sachant +que son interlocuteur recevait toutes sortes de gens hétéroclites. + +On pétrissait alors le pain à l'office, dans un pétrin quasi +séculaire, avant de le porter au four banal. Tante Dine, qui aimait +les gros ouvrages, surveillait cette opération et même, volontiers, y +mettait les mains. Un jour que j'y assistais, au moment où la servante +allait mélanger la farine, l'eau et le levain, ma tante la secoua avec +vivacité. + +--A quoi pensez-vous, ma fille? + +--A pétrir, mademoiselle. + +--Vous oubliez le signe de la croix. + +Car, dans les bonnes maisons on n'omet pas le signe de la croix sur la +farine blanche qui va se changer en pain. A table, mon père, avant +d'entamer la miche, ne manquait point de tracer une croix avec deux +entailles du couteau. Quand c'était grand-père qui remplissait +l'office de panetier, j'avais bien remarqué qu'il n'en faisait rien. + +Ce fut l'un de mes premiers étonnements. Dès le début de la vie, je +compris l'importance des dissentiments religieux. + +Grand-père jouait de son violon quand il lui plaisait. Mais lui-même +n'aimait pas à être dérangé. Nous en fîmes l'expérience. Ma soeur +Mélanie et mon frère Etienne, qui de leur première communion +conservaient une piété ardente et même un peu agressive, avaient +édifié une petite chapelle dans une armoire de ce salon octogone que +nous appelions la salle de musique parce que, jadis, on y donnait des +concerts et qu'on y avait laissé un vieux piano à queue. Etienne et +Mélanie, c'était décidé, quand ils seraient grands, évangéliseraient +les sauvages, comme Bernard l'aîné serait officier et reprendrait +l'Alsace-Lorraine, et Louise la cadette, toujours généreuse, +épouserait un fabricant de champagne, afin que nous puissions boire +librement de ce vin doré et vivant où nous n'avions jamais fait que +tremper nos lèvres les jours de fêtes de famille. Ainsi, l'avenir +s'organisait à merveille, sauf mon sort personnel qui demeurait +incertain. Mélanie tenait son nom de la petite bergère dauphinoise qui +jouissait alors d'une vogue considérable: on parlait à mots couverts +du secret de la Salette. Quelquefois je lui demandais si elle ne +demandait pas d'être mangée par les anthropophages dont ma géographie +illustrée m'avait révélé l'existence. Loin de ralentir son zèle, cette +affreuse perspective ne réussissait qu'à l'exalter. Etienne n'aspirait +pas moins violemment au martyre, bien qu'une mésaventure lui fût +arrivée au collège: ses camarades, admirant sa dévotion, avaient +compté qu'il accomplirait un miracle le jour de sa première communion +et, le miracle n'ayant pas eu lieu, ils l'en avaient un peu méprisé. + +Je n'ai jamais su quelle sorte de vêpres ou de complies nous disions +devant l'armoire. Les cérémonies consistaient en cantiques vociférés +en choeur. J'étais, malgré mon jeune âge, convié à ces manifestations +cléricales. Ce jour-là nous déployions précisément une énergie de +catéchumènes. Mélanie surtout lançait éperdument ses notes sur le +diapason le plus élevé. Sa piété était en raison du bruit qu'elle +faisait. La salle de musique était malheureusement proche la chambre +du grand-père. Tout à coup, au beau milieu de notre ferveur, la porte +s'ouvrit et grand-père apparut. Il ne s'occupait jamais de nous, mais +quand nous entrions par hasard dans son rayon visuel, il nous traitait +avec bienveillance. Or, il semblait fort irrité: sa robe de chambre +dégrafée, son bonnet grec rejeté en arrière, sa barbe en désordre lui +donnaient un aspect terrible qui contrastait avec ses manières +habituelles. D'une voix aigre il nous interpella: + +--Il n'y a pas moyen de reposer tranquillement dans cette maison! +Fermez-moi cette armoire, et tout de suite! + +Nous avions troublé sa sieste, et son égalité d'humeur s'en +ressentait. Aussitôt nous fermâmes l'armoire. Et nous connûmes +d'avance l'horreur des décrets et des lois d'exception. La dévotion de +Mélanie et d'Etienne en fut augmentée, comme il arrive en temps de +persécution, mais la mienne, moins vive ou moins ancienne, je crains +qu'elle ne fût attiédie. + +Elle subit peu après une autre atteinte. La Fête-Dieu se célébrait +dans notre ville avec une pompe et un éclat incomparables. On venait +de loin pour y assister. Qui nous rendra de si magnifiques, de si +imposants, de si nobles spectacles? On les a remplacés par des +réunions de gymnastes ou de sociétés de secours mutuels dont la +vulgarité est navrante. Je plains les enfants d'aujourd'hui qui n'ont +jamais eu l'occasion de sentir, parmi les acclamations populaires et +dans l'émotion générale, la présence de Dieu. + +La rivalité des reposoirs divisait les quartiers; chacun luttait pour +sa bonne renommée. On les composait avec de la mousse et des fleurs, +que l'on disposait en forme de croix de lis, d'hortensias, de +géraniums ou de violettes, ou bien l'on combinait ingénieusement +d'autres dessins pieux plus compliqués. Pour eux l'on dépouillait +impitoyablement les jardins et les bois. Le plus beau était élevé sur +une terrasse plantée de vieux arbres, qui dominait le lac. + +Le matin, toutes les fenêtres guettaient le jour, imploraient le ciel +pour obtenir un temps favorable. Les rues étaient bordées de sapins et +de mélèzes que les paysans, la veille ou l'avant-veille, apportaient +de la montagne dans leurs chars à boeufs. Les rubans, jetés d'un côté +à l'autre comme des câbles légers au-dessus d'un fleuve, supportaient +des couronnes, de sorte que l'on circulait sous des centaines d'arcs +de triomphe improvisés. Et de-ci, de-là, pour mieux orner sa façade, +chacun installait, sur une table recouverte d'une nappe immaculée, des +images, des vases, des statues avec un luminaire, et disposait des +corbeilles de roses pour ravitailler le bataillon des anges. Dans les +plus pauvres ruelles, des bonnes femmes étalaient au dehors tout ce +qu'elles avaient de précieux et jusqu'à des daguerréotypes de parents +ou des bonnets bien festonnés, afin de mieux honorer le passage du +Saint-Sacrement. Ainsi la ville entière se parait comme une jeune +mariée pour la cérémonie nuptiale. + +Devant l'église on se rassemblait, les confréries en costumes avec +leurs bannières, les fanfares dont les cuivres frottés avec soin +reluisaient, les enfants des écoles, celles des filles et celles des +garçons dont les plus petits agitaient des oriflammes, et la +population massée derrière ces compagnies officielles qui étaient +rangées en bon ordre. Alors sur le parvis s'avançait avec lenteur le +cortège sacré, tandis que sonnaient toutes les cloches à la volée: +anges aux ailes de papier d'argent, qui puisaient dans un petit panier +suspendu à leur cou les pétales de fleurs dont ils jonchaient le +parcours; sacristains et clercs aux soutanes rouges, brandissant à +tour de bras les encensoirs d'où montaient la fumée bleue et l'odeur +poivrée; prêtres en surplis, chanoines en rochet d'hermine, et enfin +sous le dais couleur d'or pâle ou de froment mûr, surmonté aux quatre +angles d'aigrettes de plumes blanches, et escorté par quatre notables +en habit noir qui tenaient ses cordons, Monseigneur enveloppé dans une +chasuble d'or et tenant sur sa poitrine le grand ostensoir d'or. + +C'était un instant solennel, et pourtant il y en avait un autre plus +impressionnant. Après avoir parcouru toute la ville, la procession +défilait pour une dernière bénédiction sur cette place qui forme +terrasse au-dessus du lac et que soutiennent les murs d'un ancien +château fort. Il était près de midi. Les rayons du soleil, tombant +d'aplomb sur l'eau du lac, s'en servaient comme d'un miroir pour +doubler leur lumière. Ils exaltaient toutes les couleurs et +principalement les ors où ils allumaient des étincelles. Autour du +reposoir s'étaient groupés les différents corps, étendards déployés. +Les soldats qui les encadraient --en ce temps-là, pour la dernière +fois, la troupe participait à la pompe religieuse --se rassemblèrent, +et l'on entendit commander: _Genou, terre!_ A ce commandement, tout +le monde s'agenouilla, les officiers saluèrent de leurs épées nues et +les clairons sonnèrent aux champs. Bien des vieilles femmes pleuraient +de bonheur en se prosternant, n'ayant plus besoin de rien voir pour +connaître que Dieu était là. Cependant un des prêtres, monté sur un +escabeau, retira l'ostensoir de sa niche fleurie et le remit à +Monseigneur, et l'auguste officiant, l'élevant en l'air, traça au- +dessus des fidèles le signe de la croix. + +Le frisson qui m'agita à cette minute avait secoué toute la foule. +C'était un des de ces frissons collectifs qui révèlent à un peuple sa +foi commune. + +Quand je rentrai dans mon uniforme de collégien, j'étais encore tout +vibrant. Ma mère m'attendait. Elle comprit ce que je venais +d'éprouver, et je vis ses yeux se remplir de larmes tandis qu'elle +m'embrassait avec orgueil. Elle-même, se sacrifiant, n'avait pas suivi +la cérémonie, parce qu'il fallait garder la maison et la préparer pour +les invités que nous devions recevoir ce jour-là. Mais elle était +allée s'agenouiller devant le portail, cachée par les sapins, quand la +procession avait passé. A travers les branches je l'avais bien vue. +Elle avait joint, pour un court moment, la part de Marie à celle de +Marthe. + +A son tour mon père revint. Il avait chaud, il était fatigué, car on +lui avait fait l'honneur de lui offrir un des cordons du dais, et bien +qu'il fût chauve, il était resté découvert, au risque d'une +insolation. + +--Chère femme! dit-il simplement. + +Et il serra ma mère sur son coeur. Jamais, devant moi, il n'avait +montré sa tendresse, et c'est pourquoi j'en ai gardé mémoire. Lui +aussi, un grand enthousiasme l'animait. + +Puis ce fut grand-père, tout souriant, tout pimpant, se redingote +boutonnée de travers et son chapeau noir un peu de côté, mais, à part +ces détails, d'un correction de tenue presque irréprochable. + +--Eh bien! lui demanda ma mère avec une douceur triomphante, cette +fois vous y avez assisté? + +Il paraît que les autres années il s'en allait et ne reparaissait que +le soir. Je comprenais à mille nuances que sur le terrain religieux il +n'y avait pas, chez moi, une entente absolue et que d'ordinaire on +évitait ce sujet de discussion. Mon grand-père ne put retenir son +petit rire impertinent que d'habitude il épargnait à ma mère: + +--Superbe, superbe! On se serait cru à la fête du soleil. Les païens +n'auraient pas fait mieux. + +Le visage de ma mère s'empourpra. Elle se pencha vers moi et m'envoya +au dehors sous un prétexte de commission. Au moment de sortir, +j'entendis la voix nette de mon père: + +--Je vous en prie, ne plaisantez pas sur ce chapitre devant les +enfants. + +Et l'ironique voix répondit: + +--Mais je ne plaisante pas. + +Dans la rue le reposoir le plus voisin gisait déjà comme une carcasse +de feu d'artifice après qu'on l'a tiré. Il n'en restait que les +échafaudages. En hâte on avait remisé la croix de fleurs, la mousse, +les candélabres, par crainte de la pluie, car le ciel se couvrait +brusquement, et aussi pour s'en aller dîner. Mon enthousiasme était +pareillement tombé sous une parole de doute. + +A la fête de l'Epiphanie, chacun doit imiter les gestes du roi +d'occasion que la fève a désigné. S'il boit, on crie: «Le roi boit! » +et l'on se précipite sur son verre. Et si le roi se met à rire, tout +le monde rit aux éclats. Un roi ne doit-il pas savoir quand il faut +rire et quand il faut garder son sérieux? + +III + +LES ENNEMIS + +Ce soir-là, c'était un samedi... + +Je ne saurais fixer la date exacte, mais ce ne pouvait être qu'un +samedi, puisque je rencontrai devant le portail, en rentrant, Oui-oui +qui hochait la tête et la Zize Million qui vérifiait sur sa paume +ouverte le chiffre de sa rente. + +Le samedi était le jour des pauvres. D'habitude nous regardions, +l'abri d'une vitre, leur défilé, car tante Dine, qui tenait pour la +différence des classes, nous mettait prudemment à l'écart de leur +vermineux contact. La Zize ou la Louise était une folle à qui l'on +versait régulièrement chaque semaine un modeste subside de cinquante +centimes qu'elle appelait sa rente. Sa folie ne diminuait pas ses +exigences: une nouvelle servante, mal informée, lui ayant fait grief +en ne lui octroyant que deux sous, reçut dans la figure cette monnaie +insuffisante. La tête lui avait tourné en attendant un gros lot. Elle +ne parlait que de millions et le nom lui en était resté. + +Quant à Oui-oui, il devait ce sobriquet à son chef branlant dont il +soutenait le poids assez mal et qui remuait sans cesse de haut en bas +à la façon de ces animaux articulés qui sont l'ornement des bazars et +dont un marchand astucieux vante le mouvement pour augmenter leur +prix. Nous avions encouru sa colère, ma soeur Mélanie et moi, dans une +circonstance mémorable. Mélanie, ayant lu dans l'Evangile qu'un verre +d'eau donné à un pauvre nous serait rendu au centuple, s'avisa d'en +offrir un à Oui-oui. Elle voulut même, dans sa bonté, que je +participasse à son aumône. Je portais la carafe, prêt à proposer une +seconde tournée. Mais il considéra notre présent comme une injure. +Grand-père, quand il connut cette malheureuse tentative, acheva notre +déroute: + +--Offrir de l'eau à cet ivrogne! Plutôt que d'en toucher, il préfère +ne pas se laver. + +Et, devant nous, il tendit à Oui-oui un verre de vin rouge qui fut +englouti d'un trait, puis un second, puis un troisième. Toute la +bouteille y passa. Grand-père, s'il recevait cent fois son offrande, +serait copieusement abreuvé dans le royaume céleste. + +Grand-père, quand il croisait des mendiants au moment de sa promenade +quotidienne, réclamait qu'on leur distribuât du pain et non pas de +l'argent. + +--L'argent est immoral, déclarait-il. Partageons nos miches avec ces +braves gens. + +Je ne comprenais pas pourquoi l'argent était immoral. Cependant on +retrouvait, émietté, devant la grille, au pied des colonnes de pierre, +tout le pain qu'on avait donné et que les pauvres avaient méprisé. + +Ce devait être un samedi de juin. Il faisait grand jour encore, bien +qu'il fût plus de sept heures du soir quand je rentrai à la maison, et +au bord du jardin s'élevait une motte de foin que Tem Bossette avait +dû faucher, en prenant son temps. A peine marmonnai-je un: _Bonjour +Oui-oui, bonjour la Zize_, sans même attendre la réponse. Je ne +refermai pas le portail qu'ils avaient laissé ouvert, et je me glissai +dans le corridor qui conduisait à la cuisine, car je m'étais attardé, +au retour du collège, jouer avec des camarades dans un petit chemin +qu'on appelait _derrière les murs_, parce qu'il longeait des +propriétés fermées comme des forteresses. Je ne blâmais pas cette +farouche façon de se clore, bien que j'esse préféré ces barrières ou +ces haies qui permettent de satisfaire la curiosité et n'arrêtent pas +brusquement le regard; mais grand-père, quand il passait par là, ne +cachait pas son dégoût: + +--La terre est à tout le monde, et on la ligote comme si elle voulait +se sauver! + +Il en parlait comme d'une personne vivante. Hors de chez nous, +j'aurais bien admis que rien ne fût clos. La terre ne m'appartenait- +elle pas? + +_Derrière les murs_, nous organisions de grandes parties de billes au +beau milieu de la route, certains de n'être pas dérangés. Si quelque +char s'y engageait, le conducteur, arrêté par nos protestations, +attendait patiemment que nous eussions fini, et parfois même +s'intéressait aux péripéties du jeu, après quoi il continuait son +chemin. Personne, alors, n'était pressé. Aujourd'hui, c'est le +boulevard de la Constitution, et il faut s'y garer des automobiles. Je +ne sais où s'en vont jouer les petits enfants d'aujourd'hui. + +Ma hâte ne provenait pas de la crainte d'être grondé pour mon retard. +J'étais sûr qu'on n'y songerait même point. Mais rien qu'en approchant +de la grille, j'avais retrouvé l'inquiétude particulière qui habitait +alors la maison, comme une invitée cérémonieuse dont la présence +inspire de la gêne à tout le monde. Les drames domestiques s'annoncent +longtemps à l'avance, par des signes comparables ceux de l'orage: une +atmosphère pénible, presque irrespirable, des pluies de larmes +intermittentes, le murmure lointain des récriminations et des +plaintes. Or, il y avait de l'électricité dans l'air. Ma mère, qui ne +manquait pas d'allumer sa chandelle bénite dès que le tonnerre +commençait de rouler, multipliait ses prières, et je voyais bien +qu'elle avait du souci, car ses yeux clairs ne savaient rien +dissimuler. Tante Dine promenait dans les escaliers une fébrile ardeur +guerrière. La colère qui l'échauffait lui communiquait des forces +invincibles, dont le Pendu s'émerveillait et dont pâtirent des +araignées qui pouvaient se croire hors d'atteinte et que délogea sans +pitié la tête de loup vengeresse. Elle adressait des menaces à des +ennemis invisibles. Ah! les misérables, ils connaîtraient à qui ils +avaient affaire! Les _Ils_ recevaient d'avance de vigoureuses raclées. +Mon père même, d'habitude maître de lui, se montrait absorbé. A table +il lui fallait rejeter la tête en arrière pour chasser les +préoccupations qui le suivaient. Et plus d'une fois je l'aperçus qui +s'entretenait à voix basse avec ma mère, en lui donnant lecture de +papiers bleus dont je ne comprenais pas les termes. On attendait un +événement considérable, peut-être un bulletin de victoire ou quelque +malheur, comme il arrive dans un pays quand les armées sont à la +frontière. + +Seul, au milieu de ces conciliabules secrets, de ces angoisses +visibles, mon grand-père gardait la plus parfaite indifférence. +Evidemment l'événement qui se préparait ne le concernait pas. Il +jouait du violon, il fumait sa pipe, il consultait son baromètre, il +inspectait le ciel, il prédisait le temps, comme s'il ne pouvait y +avoir de nouvelles plus importantes, et il allait se promener. Rien ne +changeait, rien ne pouvait changer que les nuages sur le soleil. Quant +aux choses de la terre, elles étaient dénuées de gravité. Une fois mon +père tenta de lui demander avis ou de lui représenter le péril d'une +situation que je ne pouvais guère soupçonner. Son discours fut +suppliant, émouvant, pathétique, et plein d'un respect qui ne +réussissait pas à en diminuer l'autorité. Etendu sur le plancher, je +n'en perdais rien, au lieu de lire mon livre de classe. Mais je ne +retenais que des mots qui peu à peu me remplissaient d'épouvante: +_Gestion irrégulière, responsabilité, hypothèque, condamnation, ruine +totale, vente aux enchères_. Enfin je reçus cette affreuse conclusion +comme un coup de canne sur la tête: + +--Alors il nous faudra quitter la maison? + +Quitter la maison! Grand-père, je le vois encore, leva un peu le bras +d'un geste fatigué, comme s'il écartait une mouche, le laissa retomber +le long de son corps et répliqua avec une grande douceur qui, tout +d'abord, me trompa sur ses intentions: + +--Oh! moi, qu'on habite cette maison ou une autre, ça m'est +complètement égal. + +Puis, s'accompagnant de son éternel petit rire, il ajouta: + +--Eh! eh! quand on est locataire, on réclame des réparations. Chez soi +on n'en fait jamais. + +Ce fut à ce moment que mon père m'aperçut. Ses yeux étaient si +terribles que j'eus peur et fus pris de la chair de poule. Il se +contenta de me dire, sans hausser la voix: + +--Va-t'en d'ici, mon petit. Ce n'est pas ta place. + +Je me sauvai, stupéfait de cette mansuétude qui contrastait si +étrangement avec son regard. Maintenant j'y trouve un témoignage du +prodigieux empire qu'il exerçait sur lui-même. Je m'élançai au jardin, +emportant, comme une bombe sous le bras, cette déclaration formidable +: _Qu'on habile une maison ou une autre..._ L'idée ne m'était jamais +venue, ne me serait jamais venue, qu'on pût habiter une autre maison. +J'avais l'impression d'avoir assisté à un sacrilège, et en même temps +ce sacrilège s'acclimatait dans mon cerveau parce qu'il n'avait pas eu +de sanction immédiate, et qu'il s'était accompli sans aucune solennité +comme un acte de rien du tout. Etait-il possible qu'une telle phrase +eût été prononcée à la cantonade, négligemment et du bout des lèvres? +Pour la première fois mes notions de la vie étaient bouleversées. Je +fis part de mon désarroi à Tem Bossette qui ruminait appuyé sur sa +pioche. Il me prêta une oreille complaisante, mais en profita pour me +confier cette histoire personnelle: + +--J'avais un fils à l'hôpital. Quand j'ai vu qu'il allait mourir, je +l'ai plié dans une couverture et je suis parti avec mon paquet. Il a +passé chez nous. + +Je ne saisissais pas l'actualité de son récit qu'il me débita +fièrement, comme s'il rappelait un trait d'héroïsme. Puis il +condescendit à des explications: + +--C'est votre procès qui les travaille. + +Notre procès? Nous avions un procès? Je ne savais pas ce que c'était, +et bien que j'eusse vergogne de mon ignorance, j'interrogeai le +vigneron: + +--Qu'est-ce que c'est, un procès? + +Il se gratta le nez, sans doute pour chercher une définition: + +--C'est une affaire de justice. On gagne, on perd au petit bonheur. +Mais pour celui qui perd, c'est très embêtant. A cause des huissiers +qui entrent chez vous comme dans un moulin. + +Les huissiers entreraient chez nous comme dans un moulin! Aussitôt je +les imaginai sous la forme d'insectes géants, d'énormes courtilières +qui pénétraient dans le jardin par la brèche du châtaignier et +s'avançaient en rangs serrés pour investir la maison. J'avais une peur +spéciale des courtilières qui ont un corps long et gluant et deux +antennes sur la tête, et qui jouissent dans le monde agricole d'une +réputation détestable: on leur attribue toutes sortes de méfaits, +elles ravagent des plates-bandes entières. J'en avais vu, précisément, +qui franchissaient la brèche et, devant leur invasion, les armes +fabriquées par Tem Bossette n'avaient pas suffi à me rassurer: +j'avais tourné bride, si je puis dire, sur mon échalas. + +--C'est la faute à Monsieur, acheva l'ouvrier qui en avait lourd sur +le coeur. Qu'est-ce que vous voulez? Il se fiche de tout, et quand on +se fiche de tout, ça n'arrange rien. Heureusement il y a M. Michel. + +Ainsi, d'un côté il y avait les courtilières et mon père de l'autre. +Un combat terrible allait se livrer dont la maison serait l'enjeu. Et +pendant la bataille, grand-père, indifférent, regarderait en l'air, +selon son habitude, pour savoir d'où venait le vent. Jusqu'alors je +pensais qu'il ne jouait aucun rôle, à la façon des rois fainéants, +mais voilà qu'il provoquait des catastrophes. D'un mot il fermait les +chapelles, supprimait les portraits des ancêtres, et surtout ça lui +était parfaitement égal d'habiter une maison ou une autre. Pourquoi +pas une de ces roulottes bourrées de bohémiens bronzés comme j'en +avais vu passer devant la grille, à la grande peur de tante Dine, qui +nous faisait précipitamment rentrer en recommandant de boucher toutes +les issues et de surveiller les légumes et les fruits? + +Je revenais tout endolori de cette conversation quand je me heurtai à +tante Dine, dont le Pendu quêtait l'assistance pour quelque besogne +ardue qui réclamait du nerf et du muscle. + +--Le procès? lui criai-je pour me soulager. + +Elle s'arrêta net dans sa marche: + +--Qui t'a parlé? + +--Tem Bossette. + +--Il faudra renvoyer cet individu. Béatrix et Pachoux suffiront. + +Elle ne se comptait pas elle-même. Seule elle distribuait à Béatrix +son véritable nom. Comprit-elle à mon accent ou à ma figure le drame +intérieur que je traversais? Elle me secoua en riant: + +--Mon petit, quand ton père est là, il n'y a jamais rien à craindre, +entends-tu? + +Et je fus immédiatement consolé. + +Déjà elle emboîtait le pas de l'ouvrier, avec, dans la main, un +peloton de ficelle rouge que Mariette, sans doute, avait refusé de +confier à celui-ci. En s'éloignant elle agitait la tête avec orgueil +comme un cheval qui encense, et je l'entendais qui _gongonnait_: + +--Ah! bien, par exemple, il ne manquerait plus que ça! + +...Par quels signes, ce samedi soir, fus-je averti que le combat était +livré et qu'on en attendait le résultat? Dans la cuisine, Mariette +n'était pas à son fourneau. Elle discutait violemment avec Philomène, +la femme de chambre, qui portait la soupière au risque d'en répandre +le contenu, et avec mon vieil ami Tem, plus rouge encore que de +coutume, qui s'efforçait de rassurer l'office en prophétisant: + +--Mais non, mais non, ça ira. D'abord, moi, je ne veux pas quitter le +jardin. + +Dès qu'on m'aperçut, le silence se fit et, reprenant bientôt son sang- +froid, Mariette me gourmanda: + +--Vous êtes en retard, monsieur François. Le second coup de cloche est +sonné. Vous serez grondé. + +Et se tournant vers Philomène: + +--Pourquoi restes-tu là, plantée comme un poteau? + +Nous fûmes ainsi dispersés. Je comptais bien rencontrer, dans le +vestibule qui précédait la salle à manger, tante Dine qui arrivait +toujours à table la dernière, parce qu'elle découvrait, le long de +l'escalier, trente-six opérations à commencer ou terminer qui +l'obligeaient à remonter et redescendre indéfiniment. Ma tactique +réussit. Afin d'éviter la gêne d'un interrogatoire, je pris +l'offensive: + +--Et le procès? + +--Tais-toi: on attend la nouvelle. + +--Quelle nouvelle? + +--C'est aujourd'hui qu'on le juge à la Cour. + +Elle avait prononcé: la Cour, avec une inconsciente pompe. Et je +pensai à la cour de l'empereur Charlemagne que célébrait mon manuel +d'histoire. Un grand personnage, un roi avec une couronne d'or sur la +tête, et revêtu d'une chasuble d'or comme Mgr l'évêque à la +procession, s'occupait de notre affaire. C'était impressionnant, mais +flatteur. + +Je gagnai rapidement ma place, dans l'ombre de tante Dine. Mes frères +et soeurs, par esprit de solidarité, évitèrent de signaler mon +arrivée, de sorte que je pus avaler ma soupe sans être remarqué. +D'ordinaire, ma mère venait dans la salle à manger avant nous, pour +servir le potage. La loquacité de Philomène avait empêché cette +opération préliminaire, et j'en bénéficiai. Mes parents, d'ailleurs, +ne prenaient pas la moindre attention à ma personne: j'en pouvais +conclure qu'il se passait quelque chose. Je mis les bouchées doubles +et, mon assiette vide, je jetai sur l'assistance un regard circulaire. + +A la place d'honneur, le roi régnant, mon grand-père, se penchait sur +la nappe afin de ne pas laisser tomber de la soupe sur sa barbe, et +cette précaution l'absorbait visiblement tout entier. Je n'apprendrais +rien de lui, et pas davantage de mon père qui, de l'un des angles, +commandait la table et dont le regard me fit baisser les yeux, car j'y +lus distinctement la connaissance de ma faute. Après avoir interrogé +l'un ou l'autre de nous sur l'emploi de sa journée, il s'efforça de +donner à la conversation un tour général. Mais il parlait presque +seul. Son calme, sa bonne humeur même achevèrent de me rendre la +confiance que deux ou trois cuillerées bien chaudes avaient déjà +commencé de me communiquer. Tante Dine, qui ne pouvait rester inactive +pendant les intervalles du service, s'occupait à l'avance de battre la +salade dont elle conservait la spécialité, bien qu'il eût été souvent +question de lui retirer cet office à cause du vinaigre qu'elle +répandait sans ménagement. Tout en fatiguant les feuilles vertes, elle +baragouinait de vagues exorcismes contre les mauvais sorts. Ma soeur +Louise taquinait Etienne --le petit curé --qui était distrait et à qui +on aurait pu repasser indéfiniment le même plat. Cependant Bernard et +Mélanie, les deux aînés, levaient souvent les yeux dans la même +direction que je suivis. Ils regardaient ma mère, et ma mère regardait +mon père. De lui, à cette heure, semblait dépendre notre sécurité. + +On avait allumé la suspension, mais il ne faisait pas encore nuit au +dehors. Seulement les arbres paraissaient se rapprocher, épaissir +leurs branches, verser une ombre plus profonde. Par les fenêtres +ouvertes, le jardin nous envoyait, pêle-mêle, l'air frais, une odeur +de fleurs et des phalènes qui, attirées par la lumière, s'en venaient +tourner dans l'abat-jour de la lampe. Je m'intéressais à leur course, +par instants, plus attentivement qu'à l'expression trop déconcertante +des visages. + +Le repas touchait à son terme et déjà l'on servait le dessert. J'avais +fini par croire qu'il n'arriverait rien du tout. Soudain Mariette se +précipita dans la salle à manger, tenant à la main un télégramme. Elle +n'avait pas pris la peine de le poser sur un plateau, elle ne l'avait +pas remis à la femme de chambre qui était chargée de la table. Tel +qu'elle l'avait reçu du facteur, elle l'apportait en personne. Elle +aussi flairait quelque nouvelle d'importance et voulait sans délai en +être instruite. + +--C'est pour M. Rambert, dit-elle. + +Elle dépassa la place de mon grand-père et traversa la pièce dans +toute sa longueur, comme si elle accomplissait son devoir en allant +tendre le papier bleu à mon père qui était du côté des croisées. Mon +père le reçut, mais il le tendit au destinataire véritable. + +--Le voulez-vous? + +--Oh! non, merci, refusa grand-père avec son petit rire. Ouvre-le toi- +même. + +Néanmoins il jeta un coup d'oeil rapide et vif, que j'attrapai au +passage, sur le télégramme. Son petit rire me rappela instantanément +une crécelle qu'on m'avait retirée parce qu'elle importunait tout le +monde. Ce fut le dernier bruit. Il se fit un silence presque solennel, +si complet que j'entendais la déchirure du papier. Comment mon père +pouvait-il l'ouvrir avec si peu d'impatience? Je m'imaginais l'ouvrant +à sa place crr... crrr... ça y était. Tous nos regards convergeaient +sur le travail prudent de ses deux mains, sauf ceux de grand-père qui, +tout aussi paisiblement, débarrassait de sa croûte un morceau de +fromage et se complaisait dans cette tâche mesquine. Mon père sentit +notre anxiété et voulut sans doute la secouer à tout hasard au lieu de +lire, il releva les yeux sur nous: + +--Continuez de manger, dit-il. Ce n'est pas votre affaire. + +Et se tournant vers la cuisinière qui était restée penchée derrière le +dossier de sa chaise en point d'interrogation: + +--Vous pouvez aller, Mariette, je vous remercie. + +Elle s'en fut, vexée, sans rien savoir, mais envoya bien vite +Philomène qui ne devait pas en apprendre davantage. + +Mon père lut enfin. Autant il s'était montré lent dans les +préliminaires, autant il fut bref dans sa lecture. Il dut absorber le +texte d'un trait. Déjà il mettait le télégramme dans sa poche sans un +mot, sans même un jeu des muscles. Puis il fit des yeux le tour de la +table, et sous son regard nous replongeâmes le nez dans notre assiette +: + +--Allons, allons! les enfants! déclara-t-il presque gaîment. Le jour +dure encore. Dépêchez-vous d'avaler votre dessert, et vous irez jouer +au jardin. + +Il avait parlé de son ton habituel qui ragaillardissait et commandait +ensemble. C'était si simple que ma mère, un instant, en fut toute +réchauffée et illuminée. Je le constatai en relevant la tête, mais ce +ne fut qu'un instant fugitif, comme ce retour de la lumière sur les +cimes après le coucher du soleil. Tout de suite la brume recouvrit le +visage maternel, et même je surpris dans ses yeux deux gouttes d'eau +qui brillèrent et disparurent sans tomber. Elle avait compris. Je +compris après elle et par elle. La mystérieuse Cour avait jugé contre +nous. Le procès, le terrible procès était perdu. Nous étions tous +consternés sans connaître au juste pourquoi, mais nous avions senti +passer sur nous le vent de la défaite. Mon père, cependant, ne +manifestait aucune gène, aucune tristesse, et mon grand-père, après +son gruyère, trempait un biscuit dans son vin, ce qu'il aimait +particulièrement à cause de ses dents qui étaient mauvaises. Il +semblait n'avoir prêté aucune attention à cette histoire de +télégramme. L'assurance de l'un me stupéfiait autant que le +détachement de l'autre. Ils atteignaient au même calme par des voies +différentes. Quant à tante Dine, elle mordait avec rage dans une pêche +qui n'était pas mûre et craquait. + +Nous quittâmes la table pour gagner le jardin que la nuit envahissait +à pas de loup. Je tentai de demeurer en arrière, mais je fus entraîné +par ma soeur Mélanie; elle devinait que mes parents désiraient causer +hors de notre présence. Je ne pouvais prendre goût à aucun jeu et je +fis bientôt bande à part. Mon imagination bondissait sur un monceau de +ruines. _Ils_ nous chassaient de ta maison, comme l'ange avait expulsé +Adam et Eve du paradis terrestre. _Ils_ entraient chez nous comme dans +un moulin. _Ils_ se partageaient nos trésors, comme avaient fait les +Grecs avec les dépouilles des Troyens. Qui, _ils_? Les _Ils_ de tante +Dine; je n'en savais pas davantage. Et dans cette catastrophe une +parole me revenait, incompréhensible, effroyable et cependant +obsédante: _Qu'on habite une maison ou une autre, qu'est-ce que ça +peut bien faire?_ Ce propos de mon grand-père me révoltait et en même +temps me stupéfiait, m'attirait presque par son audace. Il me donnait +une sorte de vertige. Comment acceptait-on d'abandonner sa maison, +sans la défendre jusqu'à la limite de ses forces? Intérieurement je +criais aux armes. Et pour réaliser ce qui se passait en moi, je saisis +une des épées fabriquées par Tem Bossette, j'enfourchai mon échalas +favori et, malgré la brusque venue des ténèbres qui éteignaient les +dernières lueurs crépusculaires et que je redoutais beaucoup, je +montai au galop jusqu'au sommet du jardin, jusqu'au bois de +châtaigniers, jusqu'à la brèche. L'ombre de la nuit était déjà entrée +par là, et après elle toutes les ombres. Elles rampaient, elles +grimpaient aux arbres, elles se traînaient par les chemins, elles +remplissaient les bosquets. Il y en avait une armée. C'étaient les +courtilières, les courtilières géantes, c'étaient les ennemis de la +maison. J'essayai bien de distribuer à droite et à gauche de grands +coups d'estoc. Mais je ne rencontrais rien, et c'était pire. Alors, +désespérément, je me sauvai. J'étais un vaincu. + +Ce fut un soulagement pour moi d'entendre, en me rapprochant, la voix +de ma mère qui appelait: + +--François! François! + +Cet appel me sauva l'honneur; mon retour précipité cessait d'être une +fuite. + +Ma chambre à coucher, dont les vastes proportions m'inquiétaient, mais +que je partageais heureusement avec Etienne et Bernard, était voisine +de la chambre maternelle. Je fus longtemps avant de m'endormir. Sous +la porte de communication, j'apercevais une raie de lumière. Cette +lumière dut briller très tard, et j'entendais le son alterné de deux +voix assourdies volontairement, celle de mon père et celle de ma mère. +Le sort de la famille se débattait à côté de moi avec calme. + +IV + +LE TRAITÉ + +Quand on est enfant, on s'imagine que les événements vont se +précipiter les uns sur les autres comme les deux camps opposés dans +une partie de barres. Le lendemain, je m'attendais à des péripéties +extraordinaires qui se traduiraient en premier lieu par un congé. +Sûrement on ne travaillait pas lorsque la maison était menacée. Je fus +étonné d'être réveillé à l'heure accoutumée, alors que je pensais +rattraper le retard de mon sommeil, et conduit au collège très +régulièrement. Etienne, distrait et d'ailleurs occupé de ses prières, +n'avait rien remarqué. Mais Bernard, l'aîné, me parut manquer de son +entrain habituel; sans doute il me jugea trop petit pour me faire +part de sa tristesse. Et nous n'échangeâmes en chemin aucune +confidence tous les trois. + +Ce silence était le commencement de l'oubli. Je me remis promptement +de l'alerte de la veille, et bientôt, puisque nous continuions +d'habiter la maison, je crus à une retraite inopinée de nos ennemis. + +--_Ils_ n'oseront pas, avait déclaré tante Dine. + +Cependant, à quelques jours de là, je me trouvais dans la chambre de +ma mère quand elle reçut la visite de sa couturière, une demoiselle +entre deux âges, avec des cheveux acajou comme je n'en avais jamais vu +à personne. Ma mère s'excusa de la déranger pour peu de chose, +seulement une réparation et non pas la commande d'une robe neuve. + +--Quand on a sept enfants, ajouta-t-elle gentiment, il faut être +raisonnable. Et puis je ne suis plus assez jeune. + +--Madame est toujours jeune et belle, protesta l'artiste. + +Dans mon coin j'estimais cette protestation déplacée. + +Ni l'âge, ni la figure de ma mère n'appartenaient à cette dame aux +cheveux acajou, mais bien et dûment à moi et à mes frères et soeurs. +Qu'elle fût jolie ou laide, jeune ou vieille, cela ne concernait que +nous. + +--Alors, conclut ma mère, voici une toilette que vous pourriez +facilement arranger un peu; vous êtes si adroite. + +--Madame l'a déjà beaucoup portée. + +--Justement, on s'y attache. + +Cette fois, je donnai raison à la couturière qui prit un air pincé +pour accepter cet ouvrage indigne d'elle. Incontestablement la robe +dont il s'agissait avait été beaucoup portée. + +Sur le moment je n'opérai aucun rapprochement entre cet épisode et +notre drame de famille. Ma mère serait toujours assez belle, et les +toilettes n'y changeraient rien. Mais les conciliabules se tenaient +généralement dans le salon octogone, où l'on ne pénétrait qu'en +traversant notre chambre à coucher. Il était fort isolé, et l'on +pouvait être sûr de n'y pas être dérangé. Nous n'y entrions plus guère +que pour nos leçons de musique, depuis que la chapelle de l'armoire +avait été désaffectée. + +Là j'avais perdu ma foi au miracle de Noël. Il est vrai que le rire +sec de mon grand-père, toutes les fois qu'il était question de la +descente du petit Jésus, m'avait préparé l'incrédulité. Le matin de ce +jour de fête que tous les enfants appellent et attendent, nous +trouvions dans cette pièce un sapin dont les branches pendaient sous +le poids des jouets et qu'illuminaient des bougies bleues et roses. Au +pied de l'arbre, un enfant de cire reposait sur la paille et tendait +vers nous ses petits bras. L'âne et le boeuf n'étaient pas oubliés, +mais l'enfant était plus gros qu'eux. Ce manque de proportions les +remettait à leur rang subalterne. Je supposais, sans en approfondir le +mystère, que ce sapin poussait tout seul, pendant la nuit, avec ses +fruits étranges qui suffisaient à détourner ma curiosité. Or, un soir +du 24 décembre, comme la curiosité me tenait éveillé, je vis passer +mon père et ma mère. Ils marchaient sur la pointe des pieds: +seulement, dans les vieilles maisons, il y a toujours des planches qui +crient et trahissent la présence. Il leur arrive même de crier quand +personne ne passe, comme si elles supportaient des pas invisibles, les +pas de tous les morts qui les ont foulées. Mes parents étaient chargés +de toutes sortes de paquets. Je compris dès lors leur collaboration +avec le petit Jésus. + +Maintenant, de nouveau, je crois au miracle, bien qu'il soit descendu, +comme Jésus lui-même, du ciel sur la terre. C'était un miracle +d'amour. + +Comment faisaient mon père et ma mère pour réaliser à la fois les +rêves de nos sept imaginations exaltées, et distribuer à chacun de +nous les objets de paradis qu'il avait désirés? Comment, surtout, ont- +ils fait pour ne rien diminuer de la générosité divine qu'ils +représentaient pendant la période douloureuse que nous devions +connaître? Je ne cesse pas de m'émerveiller quand je vois, le jour de +Noël, dans les quartiers pauvres, les enfants courir les mains +pleines. Ce sont des joujoux de quatre sous: ils portent en eux la +vertu du miracle... + +Des conciliabules secrets de la salle de musique, malgré la sonorité +merveilleuse du lieu, je n'entendais rien. Ni l'un ni l'autre des deux +interlocuteurs ne haussait la voix; ils étaient toujours d'accord. +Cependant je devinais qu'ils parlaient du procès. Quelque chose de +grave se tramait dans l'ombre. On se préparait à repousser l'ennemi. +Et je me demandais pourquoi cet ennemi ne se montrait pas. + +Un matin, --un jeudi matin, --comme nous rentrions, mes frères et moi, +pour le déjeuner de midi, quelle ne fut pas notre stupéfaction, notre +horreur, en apercevant, sur une des colonnes de pierre où s'encastrait +la grille du portail, un écriteau énorme où nous pouvions lire cette +inscription scandaleuse: + +VILLA A VENDRE + +Nous nous regardâmes, également indignés. + +--C'est un affront, déclara Bernard qui avait déjà le sens militaire. + +--Mais non, c'est une erreur, assura Etienne dont l'étonnement était +sans bornes. + +D'esprit abstrait et distrait, et même un peu mystique, il n'avait pas +exercé une minute sa réflexion sur les faits terre à terre que nous +avions pu observer, Bernard et moi, et qui, en nous inspirant une +crainte sacrée, nous avaient préparés à cette catastrophe. + +On nous eût souffletés tous les trois que nous n'eussions pas ressenti +plus de honte. Bernard, plus hardi, tenta d'arracher l'affiche, mais +elle était solidement fixée et résista. Nous nous précipitâmes, comme +une troupe de renfort, dans la maison assiégée que je m'attendais à +trouver pleine de courtilières. La première personne que nous +rencontrâmes fut tante Dine qui gesticulait et parlait toute seule. A +peine avions-nous ouvert la bouche qu'elle comprit notre émotion, et +sa fureur aussitôt dépassa de beaucoup la nôtre: + +--Oui, _ils_ veulent tout nous prendre. _Ils_ prétendent emparer de +notre propriété. J'aurais dû mourir plutôt que de voir ça. + +Le mot _propriété_ prenait sur ses lèvres une grandeur solennelle. +Ainsi donc, _ils_ avaient passé la brèche; en rangs serrés _ils_ +avançaient. Hors cette constatation, il ne fallait pas attendre de +tante Dine des explications plus claires. + +Grand-père, qui rentrait de sa promenade, fut aussitôt interrogé. Il +nous écarta d'un geste de superbe indifférence, et il nous parut +planer bien au-dessus de nos inquiétudes. N'avait-il pas déclaré qu'il +lui était indifférent d'habiter cette maison ou une autre? Il avait +marché au grand air par cette belle matinée de juillet où tout le pays +ensoleillé semblait remuer dans la lumière, il avait bonne mine, il +était radieux; comment eût-il toléré que nous lui gâtions son plaisir +par quelque fâcheux commentaire? Il souhaita, au contraire, de nous en +communiquer une parcelle. + +--J'aime, nous dit-il, ce bon soleil d'été. Et personne ne peut nous +le prendre. + +Cette réponse ne pouvait calmer nos alarmes. Dans sa singularité, elle +me frappa jusque dans un moment pareil, où nous n'avions pas trop de +toutes nos énergies combatives pour résister à la menace qui pesait +sur nous, elle attirait notre attention sur un bonheur tout simple qui +n'avait pas de propriétaire attitré et qui était hors d'atteinte. +C'était une remarque que nous n'avions jamais faite. On ne songe pas, +quand on est enfant, qu'on puisse jouir du soleil. + +Ma mère tenait mes deux soeurs aînées serrées contre elle. Elle +tâchait à les consoler et n'y parvenait pas, car elle partageait leur +peine. A ses pieds, les deux derniers, Nicole et Jacquot, trépignaient +au hasard. Qu'on juge de l'effet que nous produisit ce groupe de +pleureuses! Louise elle-même, la rieuse Louise, s'abandonnait à ses +larmes. + +--Voici votre père, s'écria maman tout à coup. Ne pleurez plus, je +vous en prie. Il a déjà bien assez de mal. + +La première elle avait reconnu son pas. L'effet de ce bref discours +fut instantané. Chacun de nous se domina rapidement, et nous +descendîmes à la salle à manger avec des figures convenables. + +A table, _le père_ commença de s'absorber dans ses pensées dont nous +suivions le cours. Nous l'appelions entre nous: _le père_, comme nous +disions _la maison_. Surprit-il l'angoisse de tous ces visages tendus +vers lui? Lut-il dans tous nos yeux l'inscription flétrissante: +_Villa à vendre?_ Il nous regarda bien en face tour à tour, et d'un +sourire franc il nous rassura. Allons! il gardait son air de chef qui +commande. Nous eûmes la sensation qu'il ne pouvait accepter une +pareille déchéance. L'appétit et la paix nous revinrent ensemble, et +rarement déjeuner fut plus gai que celui-là. Nous goûtions le bien- +être de nos nerfs détendus, à l'abri de cette force qui nous +protégeait. + +Après le repas, tandis que mes frères, dont les études étaient déjà +importantes, terminaient un devoir, je courus au jardin: mon après- +midi m'appartenait. La silhouette de Tem Bossette émergeait de la +vigne. Je m'approchai de lui. Il attachait les sarments trop libres +aux échalas avec des liens de paille, mais il ne demandait qu'à +interrompre ses travaux qui, si l'on en jugeait par le nombre de ceps +déjà noués, n'avançaient guère. A ses pieds, une bouteille vide +prouvait la lutte obstinée qu'il soutenait contre la chaleur. +Visiblement, il me voyait venir avec satisfaction. J'entendais à +distance le son enrhumé de sa voix. Il marronnait dans sa solitude à +la façon de tante Dine. Plus tard, j'ai mieux compris le motif secret +de son indignation. Il se rendait compte, n'étant pas si sot que le +prétendait Mimi Pachoux son rival, que sa fantaisie et son ivrognerie +le rendaient partout ailleurs inutilisable; son sort était lié +étroitement au sort de la maison. Aussi ne décolérait-il pas et ne +cessait-il de se monter la tête, sa bonne grosse tête en forme de +courge, contre le roi régnant, dont il déplorait l'inertie, la +politique intérieure et extérieure et surtout les finances. Dès que je +fus en état de l'écouter, il précisa ses griefs qu'il débattait en +lui-même obscurément: + +--Vous avez lu l'écriteau, monsieur François? + +--Bien sûr, je l'ai lu. + +Et par esprit de famille j'ajoutai aigrement: + +--Qu'est-ce que ça peut vous faire, à vous? + +Cette apostrophe le suffoqua. Les yeux lui sortirent de la tête, et la +fureur de la bouche: + +--A moi? A moi! + +De vieilles habitudes de respect le retinrent, et il se contenta +d'étaler mélancoliquement ses mérites. + +--Je bûche ici depuis quarante ans (de toutes manières il exagérait). +C'est moi qui ai planté cette vigne et ce jardin. + +A la vérité, il n'y avait pas de quoi en tirer de l'orgueil. Notre +jardin ressemblait tantôt à un pré et tantôt à un bois, et les +feuilles prématurément jaunies de la vigne témoignaient d'un état +chlorotique dont une médication énergique aurait sans doute eu raison. +Mais, d'accord avec son ouvrier, grand-père se méfiait des remèdes, +aussi bien pour les plantes que pour les gens. + +--Où voulez-vous que j'aille en vous quittant? avoua Tem avec +franchise. Autant me jeter à l'eau. + +Ce serait la seule occasion qu'il rencontrerait jamais d'en boire un +bon coup. Faudrait-il donc le surveiller aussi et n'était-ce pas assez +de la fatigante manie du Pendu? Je confesse pourtant que je ne pris +pas cette menace au sérieux et que je n'eus pas la peine de +représenter à Tem les avantages de la vie. Déjà sa lamentation suivait +un autre cours: + +--Monsieur (c'était grand-père) avait bien besoin de se lancer dans +toutes ces manigances! Et le pavage de la ville, et l'exploitation des +ardoises, et le crédit agricole. Le crédit agricole! Comme si l'on +payait jamais quand on vous faisait crédit! A quoi ça servirait, +alors, le crédit, s'il fallait ensuite payer comme tout le monde? Sans +compter d'autres bricoles, ici et là, quand il n'a besoin que du +soleil et du grand air. Faut pas se mêler de diriger, quand on se +moque du tiers et du quart. On reste tranquille, avec sa rente, dans +son coin, et on laisse les autres travailler pour vous. M. Michel, +c'est une autre paire de manches. M. Michel, à la bonne heure en voilà +un qui s'entend au gouvernement. Avec lui, rien à craindre ça marche +comme sur des roulettes. Mais qu'est-ce que vous voulez qu'il fasse +quand l'autre ne veut rien savoir? + +J'apprenais confusément les entreprises philanthropiques de mon grand- +père et les fâcheux effets de son administration qui aboutissait à +notre ruine. La longue harangue de Tem, débitée sans interruption, +l'avait soulagé et altéré ensemble. Il considéra la bouteille vide qui +gisait au pied d'un cep et qui était son unique provision jusqu'au +soir. Profitant de ce répit, j'essayai de voir plus clair dans notre +déconfiture: + +--Mais pourquoi vendre la maison? + +--Ben! c'est le procès. Quand on a perdu, on vous prend, on vous +saisit, on vous étrangle, on vous met à la porte, on s'installe chez +vous, et vous êtes bon à jeter aux chiens. + +Ce tableau épouvantable ne devait pas me rassurer. Et loin de nous +plaindre, Tem, apercevant mon grand-père qui descendait l'allée +majestueusement, la canne à la main, le nez au vent, l'air gaillard, +redoubla d'irritation contre celui qui était la enlise de tous ces +dégâts: + +--C'est bien fait. C'est bien fait. Quand on a mal conduit les +affaires, on est poursuivi, pincé, condamné. Faut pas vouloir +embrasser tous les hommes comme des frères, quand on a de la bonne +terre à garder. Avec de la terre on a déjà suffisamment de tracas: il +y a assez de monde pour rôder autour. Non, regardez-le passer. Il ne +nous a même pas vus. Ça lui est égal, tout lui est égal. + +En temps ordinaire, Tem ne tenait pas à être remarqué. Cette fois, il +menait un grand vacarme pour attirer l'attention et n'y réussit point. +Cet échec acheva de le dégoûter, et aussi, je pense, la perspective de +finir cette après-midi sans boire. Il lâcha délibérément la paille qui +servait à ses ligatures et, désertant son poste, il m'abandonna par +surcroît. + +--Je ne veux pas voir ça! Je ne veux pas voir ça! proférait-il en s'en +allant, écoeuré et colérique. + +Voir quoi? L'invasion des courtilières? Moi non plus, je ne voulais +pas la voir. + +De loin j'accompagnai le fuyard jusqu'à la grille où je relus trois ou +quatre fois l'écriteau pour mieux me pénétrer de l'étendue de notre +désastre. Puis, je revins lentement en arrière. Qu'allais-je devenir? +Mes chevaux, --les échalas, --mes épées de bois, mes jeux ne m'étaient +plus rien. Je laissais, pour la première fois de ma vie peut-être, mes +bras pendre inutilement le long de mon corps. Par ce sentiment de la +vanité universelle, je naissais à la douleur. J'apprenais à me séparer +de quelque chose. La cruauté des séparations, je l'ai toujours +ressentie depuis lors à l'instant où je les entrevoyais et bien avant +qu'elles ne s'accomplissent. + +J'allai me coucher dans les hautes herbes du jardin que Tem avait +négligé de faucher et, le visage rapproché de la terre, je demeurai là +un temps que je ne puis évaluer. Tout le jardin m'enveloppait d'odeurs +et je respirais le jardin. La maison, de ses fenêtres ouvertes, me +regardait par-dessus les herbes, et je pleurais la maison. La force de +mon amour pour elle m'était inconnue comme mon coeur. C'était une +chaude et calme après-midi d'été, pleine de bourdonnements d'insectes +dans la lumière. Peu à peu, je me trouvai baigné dans une douceur +molle, comme une mouche s'englue dans le miel. Et peu à peu, je +devenais heureux malgré ma peine. J'ai connu aussi, plus tard, cette +injurieuse consolation qui nous vient de la beauté des jours quand la +mort a passé. + +Je m'endormis comme un bébé dans ses larmes. Lorsque je me réveillai, +le soir était entré dans le jardin sans bruît et se tenait caché sous +les arbres. Je me levai et j'allai à sa poursuite dans la +châtaigneraie. On sonna la cloche du dîner, et je revins en arrière. + +Je remarquais un tas de détails auxquels je n'avais jamais pris garde +encore: le son de la cloche, la couleur rose du ciel entre les +branches, la guirlande de clématites qui pendait au balcon, le manque +de symétrie des fenêtres et jusqu'au grincement de la porte que je +poussai et qui avait toujours dû grincer pareillement. Je découvrais +avec une ardeur sauvage tout ce que j'allais perdre... + +Nous ne pûmes jamais nous habituer à retrouver sans révolte, quand +nous rentrions du collège, la néfaste inscription qui déshonorait le +portail. Tem Bossette n'avait pas reparu: nous apprîmes qu'il se +grisait dans tous les cabarets. Mimi Pachoux opérait ailleurs: le +navire prenait l'eau de toutes parts, l'équipage se sauvait. Seule, la +longue figure malchanceuse du Pendu se montrait parfois, ici ou là, +comme un signal de détresse ou comme le symbole agaçant de la +malchance qui nous poursuivait. + +--Il est fidèle, déclarait tante Dine qui le couvrait de sa protection +et lui facilitait la besogne. + +Plus fidèle encore et faisant bonne garde autour du foyer menacé, elle +vint un jour à notre rencontre jusqu'à la grille dans un état +d'agitation anormale. + +--Je vous guette, mes petits1 nous dit-elle, pour vous avertir. + +Que se passait-il encore? Nous ne l'ignorâmes pas longtemps. + +--Il est venu un misérable, un misérable de Paris (c'était une +circonstance aggravante, car il ne pouvait rien venir de fameux de +cette Babylone corrompue et bonne à brûler), qui se permet de visiter +la maison de fond en comble, du grenier à la cave. Votre père +l'accompagne. Je ne sais pas comment il ne l'a pas encore précipité +par une fenêtre. Il faut qu'il ait une patience dont je suis bien +incapable. + +Nous étions atterrés. Un inconnu osait pénétrer chez nous! Et notre +père --le père --consentait à lui servir de guide! Tante Dine avait +raison de s'épouvanter: les lois de l'univers étaient renversées. +Comme nous entrions piteusement à notre tour, la tète basse et le feu +de la honte aux joues, nous croisâmes ce visiteur qui redescendait et +prétendait revoir la cuisine. Tout haut il critiquait, dressait des +plans, évaluait les dimensions des chambres, tout en multipliant les +gestes comme s'il construisait déjà de ses propres mains un édifice +sur les ruines du nôtre. + +--L'escalier est trop étroit. La cuisine est hors de proportions avec +les autres pièces: je la transformerai en salon. + +Mon père le conduisait sans empressement, mais avec politesse. Il +avait son air calme et distant, et la loquacité de l'autre s'en +ressentit quand il voulut se tourner de son côté pour mieux lui +expliquer ses projets. Nous montâmes tout droit à la chambre de ma +mère, comme à notre refuge naturel. Ma mère, qui était agenouillée sur +son prie-Dieu, se leva en nous entendant. Son émotion transparaissait +sur son visage: + +--Dieu nous protégera, dit-elle. + +Quand elle prononçait le nom de Dieu, elle en était comme illuminée. +Je connus à cet instant la haine de l'étranger, de l'envahisseur. La +subordination de mon père, les larmes maternelles et la maison +piétinée, jugée, évaluée en argent, ce sont là des spectacles que je +ne puis oublier. Plus tard, dans mon histoire de France, quand j'ai lu +que les alliés avaient envahi les frontières en 1814 et en 1815 et +avaient pu venir cantonner dans notre capitale, quand j'ai su que les +Prussiens nous avaient arraché, comme un quartier de notre chair, la +Lorraine et l'Alsace, je n'ai pas eu de peine à donner à ces douleurs +passées une représentation matérielle: j'ai revu très nettement ce +monsieur qui se promenait chez nous du haut en bas de la maison, comme +s'il était chez lui. + +--Pourquoi l'as-tu salué? demanda tante Dine à grand-père qui revenait +de son pas lent et nonchalant. + +--Je suis poli avec tout le monde. + +--On ne pactise pas avec l'ennemi. + +Gomment mon père, qui ne passait pas pour commode, avait-il supporté +sans broncher cet outrage? Il avait la charge de notre sécurité, et +l'exercice du pouvoir impose des obligations que les irresponsables +négligent volontiers. Sa bonne humeur nous stupéfia même dans une +autre circonstance. Un jour, à table, il dit tout à coup à maman: + +--Sais-tu la grande nouvelle qui se colporte en ville? + +--Je n'ai vu personne. + +--On annonce notre départ. La maison vendue, nous filons. Notre +orgueil bien connu n'accepterait pas une diminution de façade. Et qui +a répandu ce bruit? je te le donne en mille. Mais non, tu ne devineras +jamais, tu as trop d'illusions sur la bonté humaine. Mes chers +confrères. Ils ont découvert ce moyen pratique de se partager ma +clientèle. Tour à tour mes malades m'en informent: + +--Est-ce vrai que vous partez? Restez avec nous. Qu'allons-nous +devenir?... + +C'est très touchant. Mais je les ai rassurés. + +Il riait d'un grand rire d'homme de guerre accoutumé à la bataille. +Nous étions trop jeunes pour comprendre ce que contenait de mépris et +de force ce rire vainqueur, dont nous nous serions volontiers +scandalisés dans notre indignation. Bernard et Louise, surtout, vifs +et susceptibles, protestèrent avec véhémence contre une si odieuse +manoeuvre, bien qu'ils ne fussent pas conviés à donner leur avis. Ma +mère, elle, avait rougi de tout le mal qu'on voulait nous faire et +qu'elle n'eût pas imaginé en effet. Quant à tante Dine, elle montrait +le poing à ces _ils_ enfin découverts: + +--Ah! les monstres! ça ne m'étonne pas. Ils mériteraient qu'on leur +introduise de force toutes leurs drogues dans le corps. + +Souhait qui suscita l'hilarité de grand-père, jusque-là impassible, +mais trop ennemi des médecins pour ne pas savourer la formule de +vengeance employée par sa soeur. + +Ce fut encore elle qui nous apprit, quelques jours plus tard, la +délivrance. Comme une sentinelle avancée, elle s'était portée en +dehors de la grille et nous adressait de loin des signaux auxquels +nous ne pouvions rien entendre et que nous interprétâmes de plus près +dans un sens défavorable. Sûrement l'envahisseur s'était emparé de la +place, la maison était vendue. Nous n'avions plus de toit pour nous +abriter. Selon la prophétie de Tem, nous étions bons à jeter aux +chiens. + +Lorsque nous fûmes à portée, elle nous héla: + +--Venez vite, venez vite. La maison est à nous. La maison est à nous. + +D'un élan fou, nous accourûmes. + +--L'écriteau n'y est plus, observa Bernard qui nous devançait. + +Il ne restait sur la colonne que les traces des clous. + +--Ah! ah! continuait la voix qui éclatait en sonnerie de triomphe. +_Ils_ ont cru l'avoir. _Ils_ ne l'auront pas. + +_Ils_ ne visait plus les médecins, mais le monsieur de Paris et +d'autres acquéreurs qui s'étaient présentés pendant que nous +travaillions au collège. De son bras levé, elle nous montrait la fuite +de cette troupe dispersée. + +Elle nous conduisit, d'un pas rapide malgré l'âge, dans la salle de +musique où la famille s'était réunie, sauf grand-père qui sans doute +n'avait rien changé à ses habitudes de promenade et qui probablement +ignorait notre salut. Mariette nous suivit à une distance respectueuse +: son ancienneté lui donnait droit à un rang dans le cortège. + +Ma mère, très émue, caressait les cheveux de mes deux soeurs aînées, +que la joie, comme le chagrin, faisait pleurer. Mais je n'attachais +pas d'importance aux larmes de mes soeurs qui en répandaient pour des +riens. Mon père, debout, appuyé au dossier de la chaise où ma mère +était assise, souriait. Je ne lui avais jamais vu le visage aussi +rayonnant. Et par la fenêtre, en arrière du groupe, le soleil entrait +comme un invité de marque. + +--L'écriteau n'y est plus, répéta Bernard sans saluer personne. + +--Oui, dit mon père, nous gardons la maison. + +Et comme notre enthousiasme allait déborder, il ajouta: + +--Vous le devez à votre mère, et aussi à votre tante Bernardine. + +Celle-ci, dont les joues parcheminées s'empourprèrent rien que parce +qu'on avait parlé d'elle quand elle-même ne gardait ni ses pensées ni +ses biens et se dépouillait ainsi naturellement tous les jours, refusa +l'éloge avec une mâle énergie: + +--Quelle plaisanterie, Michel! Pour une signature de rien du tout! Il +ne faut pas égarer ces enfants. + +Ma mère l'approuva sans retard: + +--Elle a raison c'est votre père qui nous a tous sauvés. + +Et plus bas, tournée vers lui, elle murmura, mais je l'entendis: + +--Tout ce que j'ai, n'est-ce pas à toi? + +Je ne m'arrêtai guère, je l'avoue, à ce débat. Evidemment le salut de +la maison ne dépendait que de mon père. En quoi ma mère et tante Dine +auraient-elles pu intervenir? Il fallait jeter dehors le monsieur de +Paris en les autres envahisseurs, comme Ulysse rentrant à Ithaque +avait chassé les prétendants. C'était un exercice de force qui ne +convenait qu'à un homme. Mes notions de la vie étaient simples: +l'homme gouvernait, et la femme n'avait charge que des choses +domestiques. Que tante Dine eût sa part, même réduite, dans l'immeuble +dont on voulait nous exproprier, je ne l'aurais pas compris, et pas +davantage ce que c'était qu'une dot et comment le consentement de la +femme était nécessaire pour que le mari en disposât. + +Cependant je me rappelai la scène de la couturière. Ma mère avait sans +doute réalisé des économies sur ses toilettes et les avait apportées. +Chacun ne devait-il pas sa contribution de guerre? Aussitôt je +m'esquivai de la chambre et, quand j'y revins, je tenais à la main la +tirelire où l'on m'invitait à placer les petits sous que je recevais. +Je m'attendais à une ovation pour la magnanimité de mon sacrifice. +Sans un mot, je tendis l'objet à mon père. + +--Que veux-tu que j'en fasse? fut toute sa réponse. + +Un peu interloqué, mais dévisagé par tous les regards, je déclarai en +rougissant: + +--C'est pour la maison. + +Cette fois, mon père m'attira et me donna publiquement l'accolade avec +un ordre du jour reluisant: + +--Ce petit sera notre joie. + +Ainsi l'Empereur récompensait sur le champ de bataille ses maréchaux: +on ne s'étonne plus de rien dans l'histoire quand on a vécu mon +enfance. + +Comme il rentrait au son de la cloche, grand-père fut informé le +dernier de ce qui s'était passé par tante Dine qui le mit au courant +dans une harangue enflammée. Il écouta avec intérêt, mais sans +passion. Sa sérénité ne fut point troublée. Et quand le récit héroïque +fut terminé, il dodelina de la tête et se contenta de cette +approbation bien maigre: + +--Allons, tant mieux! + +Les choses s'arrangeaient sans qu'il s'en mêlât. + +V + +L'ABDICATION + +Je compris les jours suivants, à toutes sortes de petits signes, sans +compter les propos de l'office, que la maison n'appartenait plus à +grand-père, mais à mes parents, et qu'une simple formalité marquait +pour que ce traité fût définitif. Grand-père n'en ayant plus la +charge, bien que cette charge ne l'incommodât guère, n'en désirait pas +garder l'honneur. J'entendis plus d'une fois mon père luit tenir des +discours de ce genre: + +--Je veux que rien ne soit changé ici. Je veux que tout demeure comme +par le passé. Je ne veux vous ôter que les soucis. + +--Eh! eh! répliquait grand-père avec son petit rire, tu as bien de la +chance de savoir tout ce que tu veux. + +Et il lissat sa barbe blanche nonchalamment, comme si rien ne valait +la peine de rien. Cependant il mijotait un projet dont nous fûmes +bientôt avertis. Quand il avait une idée, on ne pouvait l'en faire +démordre, ni par supplications, ni par protestations. Il recevait tout +pêle-mêle, algarades de tante Dine, raisonnements brefs, nets, sans +réplique de mon père, prières de ma mère, avec la même tranquillité +d'humeur, et il n'écoutait personne. A son air aimable et détaché on +l'aurait cru persuadé aisément, quand le mauvais rire apparaissait et +ruinait toutes les espérances. + +Nous sûmes un beau matin sa décision d'abandonner la pièce à deux +fenêtres qu'il occupait au coeur même de la maison et qui était vaste, +confortable et facile à chauffer, pour s'en aller où? Nul ne l'aurait +deviné: dans la chambre de la tour. Cette chambre était dès longtemps +déserte, et il y soufflait un vent du diable. Il n'eut pas plus tôt +signifié sa volonté que tout le monde, après d'infructueuses +tentatives pour obtenir son désistement, dut courir au plus pressé +afin de l'aider sur l'heure dans son installation. Lui-même, sans plus +attendre, prenait déjà l'escalier avec son matériel le plus précieux. + +--Laisse-nous au moins balayer, nettoyer et épousseter, lui notifia +tante Dine, armée de la tête de loup. + +--Ce n'est pas la peine, assura-t-il. On vit très bien avec les +araignées et la poussière. + +Ce scandale fut évité. On le devança et il dut patienter quelques +minutes, ce qu'il n'aimait guère; après quoi, résolument, il s'empara +de la rampe, muni de son baromètre, de sa caisse à violon et de ses +pipes. Il redescendit pour remonter avec sa lunette d'approche. Le +reste de son déménagement ne l'intéressait pas. Ses vêtements, son +linge, ses meubles le suivraient ou ne le suivraient pas, au petit +bonheur. Il me témoigna sa confiance en m'invitant à porter un traité +d'astronomie, un volume sur les cryptogames dont je connaissais les +illustrations en couleur représentant les principales espèces de +champignons, et un autre ouvrage que je pris à son titre pour un livre +de piété: les _Confessions de Jean-Jacques Rousseau_. J'allais +oublier les _Prophéties de Michel Nostradamus_ et une collection du +_Véritable Messager boiteux de Berne et Vevey_, almanach fameux et +précieux à tous égards, mais principalement pour ses bulletins +météorologiques. Or grand-père s'occupait beaucoup de l'état de +l'atmosphère. Il le reniflait, pour ainsi dire, à sa fenêtre, le matin +et le soir, au risque d'attraper un rhume, et il observait le +mouvement des nuages et l'éclat des étoiles. Volontiers il citait +l'autorité d'un certain Mathieu de la Drôme, avec qui il était en +correspondance et que nous avions pris l'habitude de considérer comme +un sorcier ou un rebouteur du temps. Lui-même faisait des pronostics +et, si l'on voulait le flatter, on l'invitait à prédire. Il ne se +trompait guère, soit que la chance le favorisât, soit qu'il eût bien +interprété la direction des vents. Et cette petite réputation qui lui +était agréable le mêlait aux lois mystérieuses de la nature dont il +rendait les oracles. + +Dès qu'il eut transporté sa bibliothèque et ses instruments, il se +trouva chez lui dans la chambre de la tour et se déclara satisfait. +Elle donnait sur le ciel et la terre de quatre côtés à la fois: le +moindre rayon de soleil, d'où qu'il vint, serait capté. Et quant à la +direction des vents, elle serait facile à déterminer. Un grand vacarme +lui apprit que son mobilier grimpait après lui. Tante Dine présidait +en personne à l'emménagement, non sans bougonner et ronchonner. Sous +un bras une descente de lit et, sous l'autre, un traversin, dans +chaque main un candélabre, elle précédait, en l'animant de la voix, +une escouade rangée en file indienne qui manoeuvrait sans beaucoup +d'ensemble. Le premier, surgit Tem Bossette avec un fauteuil sur la +tête: il avait consenti à une réconciliation scellée par l'octroi +d'une bouteille de vin rouge. Puis ce fut une oscillante armoire +portée par quatre jambes qui appartenaient --on le sut plus tard, au +sommet des marches --moitié à Pendu, et moitié (la petite moitié) à +Mimi Pachoux ramené au logis par la victoire. + +--Franchement, déclara tante Dine à son frère pendant le défilé de ses +troupes, tu n'aurais pas pu rester en bas! Il faudra qu'on te hisse +chaque chose par cet escalier qui est étroit. + +Comme grand-père, indifférent, esquissait un geste vague, elle lui +décocha des sarcasmes: + +--Naturellement, cela ne trouble point Monsieur! Monsieur ne se +dérangera pas pour si peu. Bien assis dans le bon fauteuil que Tem a +inondé de sa sueur, Monsieur verra venir les événements. Et moi, +pendant ce temps-là, je monterai et descendrai cent fois par jour. Et +les servantes pareillement. Mais tu n'as cure de notre peine tu +trouveras toujours ici tout ce qu'il te faut. + +L'attaque était directe et rude. Avant d'y répondre, grand-père jeta +un coup d'oeil effrayé sur le siège transporté par Tem, à cause de +l'inondation annoncée. Quand il le vit intact et sec, il se rasséréna +et put riposter en toute tranquillité d'esprit: + +--Je ne demande rien à personne. + +--Parce qu'il ne te manque jamais rien: tu vis comme un coq en pâte. + +Ils avaient raison tous les deux. Grand-père n'élevait aucune +réclamation, mais on s'ingéniait à prévenir ses moindres voeux. Ainsi +ne formula-t-il aucune plainte contre les vents coulis qui +assiégeaient la tour: le lendemain de son installation, on +calfeutrait soigneusement la porte et les fenêtres. + +La mauvaise humeur de tante Dine exprimait tout haut le sentiment +général. Cet exode imprévu, que rien ne motivait, assombrissait mon +père et ma mère qui en cherchaient vainement la raison: + +--Pourquoi se loger si haut? + +Et grand-père d'expliquer avec son mauvais petit rire: + +--L'altitude m'a toujours réussi. + +J'avoue que, dans cette circonstance, je tenais le parti de grand- +père. La chambre de la tour avec ses quatre horizons, son isolement, +son odeur spéciale --on ne l'ouvrait que pour y chercher les pommes +qui pendant tout l'hiver y mûrissaient --exerçait dès longtemps sur +moi un attrait irrésistible. Puisqu'elle était habitée désormais, je +me proposai de lui rendre des visites. + +Cet épisode fut bientôt éclipsé par un autre, beaucoup plus grave et +qui devait frapper davantage encore mon imagination. A mon retour du +collège un matin, je fus avisé par mon informateur habituel, tante +Dine, que cette fois c'était définitif. Elle me donnait cette nouvelle +en grand mystère, mais le mystère même, chez elle, se manifestait +bruyamment. Le mot _définitif_ prenait sur ses lèvres une importance +formidable. Qu'est-ce qui était définitif? + +--L'acte est signé. Tout à l'heure. Je suis bien contente. + +Quel acte? Je n'y comprenais goutte. + +--Eh bien! nous restons chez nous. _Ils_ ne peuvent plus rien. + +Ne savais-je pas déjà qu'_ils_ étaient en pleine déroute, dispersés, +châtiés, vaincus, battus, réduits à néant, comme les Perses de mon +histoire ancienne qu'une poignée de Grecs précipita dans la mer? +Comment pensait-elle m'éblouir en me communiquant un secret vieux de +plusieurs jours, peut-être même de plusieurs semaines, et dont tout le +monde avait pu s'entretenir librement? Un enfant n'entre pas dans le +pays des préparations, des lenteurs, des formalités et des paperasses +judiciaires. Mais un événement capital allait illustrer la déclaration +de tante Dine. + +Grand-père était rentré de sa promenade plus tôt qu'à l'ordinaire et, +comme l'un de nous remarquait cette ponctualité anormale, il s'était +éloigné sans souffler mot. Quand nous pénétrâmes, après le second coup +de cloche, l'estomac creux et les dents longues, dans la salle à +manger, notre surprise fut grande de l'y trouver déjà, assis devant la +table, et non pas à sa place officielle qui était la place d'honneur, +au centre, en face de ma mère, ainsi qu'il convient au chef de +famille, au roi régnant. Sans prévenir personne de ses intentions, il +avait changé les ronds de serviettes et s'était allé mettre au bout, +en face de la fenêtre. C'est vrai qu'il avait choisi une assez bonne +place, d'où il pouvait voir les arbres du jardin et même un peu de +ciel entre leurs branches. Pour un amateur de soleil, ce spectacle +n'était pas indifférent. Mais tout de même, c'était là une révolution +dans la vie de famille et dans toute l'économie domestique. Ou plutôt, +je ne m'y trompais pas, c'était une abdication. + +Je me connaissais en abdications. N'avais-je pas dû apprendre dans mon +manuel celle des rois fainéants, à qui l'on coupait la chevelure avant +de les enfermer dans un cloître, et, malgré moi, je considérai les +jolis cheveux blancs de grand-père qui bouclaient légèrement. Surtout, +j'avais entendu réciter, par mon frère Bernard, l'histoire de Charles- +Quint dont j'avais été fort impressionné. Ce maître du monde, détaché +de la grandeur, se retira dans un monastère d'Estramadure dont il +réparait les pendules, et pour se donner un avant-goût de la mort, il +fit célébrer, vivant, ses funérailles. Des historiens affolés de +vérité m'ont affirmé, depuis lors, que ces détails étaient fictifs. Je +le regrette, car je ne les ai pas oubliés, tandis qu'une innombrable +quantité de faits démontrés me sont sortis de la mémoire. Mais en ce +temps-là je croyais, dur comme fer, à la retraite de Charles-Quint, +aux obsèques truquées et même aux pendules. Grand-père, lui aussi, +s'entendait à raccommoder les horloges et j'opérai aussitôt entre eux +un rapprochement. + +Tante Dine, par hasard exacte, et ma mère, qui nous suivaient à peu de +distance, partagèrent notre étonnement. Puis, tous les regards se +fixèrent sur mon père qui entrait. D'un coup d'oeil il jugea la +situation, et la décision, chez lui, ne se faisait guère attendre. Il +s'avança d'un pas rapide: + +--Non, non, dit-il, je ne veux pas. Rien ne doit être changé ici. +Père, reprenez votre place, je vous en prie. + +Certes, aucun de nous n'aurait résisté à cette prière qui ordonnait. +Mais la force agissante et organisatrice de mon père se heurtait +devant nous à une autre force, dont je ne soupçonnais pas la puissance +et qui était l'immobilité. Grand-père ne bougea pas. Il avait résolu +de ne pas bouger. + +Mon père, n'ayant pas obtenu de réponse, répéta plus doucement sa +demande. Je ne puis pas écrire plus humblement, car il gardait en +toute occasion, malgré lui, un air de fierté. Il reçut au visage un +éclat de l'éternel petit rire et cette phrase par surcroît: + +--Oh! oh! que de bruit pour rien! + +--Père, donnez-moi cette preuve de votre affection. + +--Une place ou une autre, qu'est-ce que ça signifie? Je suis très bien +ici, j'y reste. + +Et, avec un suprême dédain, grand-père ajouta: + +--Si tu savais, mon pauvre Michel, comme cela m'est égal! + +Tout lui était égal, Tem Bossette m'en avait averti: une place ou une +autre, une maison ou une autre. Ces phrases-là, prononcées devant +nous, avaient le don d'exaspérer mon père, mais il se contenait. + +--Il faut, reprit-il, une hiérarchie dans les familles. + +--Bah! nous sommes en République, et je tiens pour la liberté. + +Mon père comprit qu'il était parfaitement inutile d'insister. Il se +contenta de conclure: + +--Alors, vraiment, vous refusez de revenir? + +--Je ne bouge plus. + +Philomène, la femme de chambre, présentait le plat. Mon père lui fit +signe de l'offrir à grand-père, après quoi il dut se soumettre et +prendre la place d'honneur. Ce fut un soulagement pour tous chacun +sentait que cette place lui revenait de droit, et que lui seul +méritait de l'occuper. Le chef, c'était lui, dès longtemps, et pas un +autre. A la moindre difficulté ou contrariété, on s'adressait à lui, +on se tournait vers lui. Ce serait fini de cette anxiété qui pesait +sur la maison depuis tant de jours. Maintenant on serait dirigé. Plus +de rois fainéants! Les rênes du gouvernement, comme s'exprimait mon +manuel, seraient tenues par des mains fermes. Or, il était juste que +le chef eût les insignes de l'autorité. Un roi ne reste pas au second +rang. Mon père, évidemment, ne se fût pas lui-même couronné. + +Ainsi, en notre présence, s'opéra la translation des pouvoirs. + +Je ne m'attendais pas au revirement qui se fit alors en moi, presque +subitement. Le gouvernement de grand-père m'avait toujours paru +précaire et dérisoire. Dès qu'il eut refusé de l'exercer, j'admirai +son désintéressement et je découvris la poésie de l'abdication. + +Ce mépris souverain des résultats matériels me parut plein de +grandeur, et j'allai même jusqu'à m'expliquer le propos que j'avais +estimé sacrilège: _Qu'on habite une maison ou une autre..._ S'il +n'avait rien accompli pour protéger la nôtre, c'est peut-être qu'il +considérait les choses de plus haut et de plus loin que nous. De la +chambre de la tour, il se mettait en communication avec les vents et +les astres et il prédisait l'avenir. Le temps et l'univers +l'absorbaient. Il ne pouvait plus se consacrer à des tâches communes. +Il y avait là une autre façon de comprendre la vie que je soupçonnais +sans me l'expliquer, et qui déjà m'attirait par sa singularité et son +énigme. Le roi déchu, paré du mystère qu'il recevait d'une science +inconnue, recouvrait son prestige et même reprenait, sans qu'il s'en +doutât, un peu d'empire sur mon esprit. + +Je regardai tour à tour mon père et mon grand-père: mon père à sa +place normale, occupé de nous tous, répandant autour de lui la paix et +l'ordre, et portant sur le visage accentué et surtout dans les yeux +perçants le reflet de sa merveilleuse aptitude à commander; mon +grand-père aux traits fins, presque féminins, malgré la grande barbe +blanche, aux yeux toujours un peu noyés de brume, fréquemment +distrait, indifférent à son entourage, et plus volontiers intéressé +par les arbres du jardin ou le morceau de ciel qu'il apercevait par la +fenêtre. Et pour la première fois, je m'étonnai de les reconnaître si +différents. Cette remarque, je ne l'avais jamais faite ou je ne m'en +étais pas inquiété. Elle me frappa si fort que je faillis l'exprimer +tout haut. Elle m'eût sans doute échappé si je n'avais redouté son +inconvenance. Un fils devait ressembler à son père: aucun doute ne +pouvait exister à ce sujet. Ou bien, alors, ce n'était pas la peine +d'être le fils de quelqu'un. Et moi, à qui donc ressemblais-je?... + +LIVRE II + +I + +LES IMAGES + +Ces événements, que je retrouve si frais dans mon imagination, +flottèrent bientôt et même se perdirent momentanément dans le cours de +mes jours qui, pendant les vacances où nous entrions, se mit à couler +à pleins bords comme un beau fleuve. + +Mon père, d'habitude, prenait ses vacances avec nous et en profitait +pour se rapprocher de nous davantage. Nous le vîmes beaucoup moins +cette année-là et nous fûmes un peu sevrés des récits héroïques dont +il nous régalait dans nos promenades, et qui nous agitaient d'un +furieux désir de livres des batailles et de remporter des victoires: +en l'écoutant, nous relevions la tête, nos yeux brillaient, nous +marchions plus vite et d'un pas cadencé. Pour faire face aux nouvelles +charges qu'il avait acceptées, il avait renoncé à son repos annuel. +Parfois il s'emparait d'une après-midi et tâchait hâtivement de +rétablir le contact avec nous. Ses malades le venaient relancer à +toute heure ou s'embusquaient sur son passage. Tout conspirait pour +nous l'arracher. + +Cependant on devinait que sa direction s'exerçait partout. La façade +de la maison se lézardait: on y posa des supports de fer avant de la +recrépir. Les chambres furent retapissées, la mienne avec de +plaisantes scènes de chats et de chiens, et l'on changea les parquets +dont les planches se disjoignaient. La cuisine même, pour laquelle +Mariette s'obstinait à réclamer depuis des années et des années, sans +rien obtenir de grand-père qui lui répondait invariablement par un +vieux proverbe: _A blanchir la tête d'un nègre on perd sa lessive_, +la cuisine fut remise à neuf et pavée de monumentales briques rouges. +La grille du portail qui ne fermait plus fut réparée, et même il y eut +une clé, et une clé qui tournait dans la serrure. Le tilleul dégagé +permit au cadran solaire de recommencer à marquer les heures. La +brèche du mur par où les courtilières pénétraient, par où j'avais vu, +un soir fameux, nos ennemis s'introduire dans la place, reçut une +balustrade qui s'encastra dans le tronc du châtaignier. Et l'on vît ce +qu'on n'avait jamais vu: les trois ouvriers à leur poste et, +spectacle plus merveilleux encore, travaillant tous les trois. + +Peu à peu le jardin, mon vieux jardin, pareil à une forêt de mauvaise +herbe où l'on n'avait jamais fini de découvrir des arbres ou des +plantes, tant ils étaient cachés, se transforma et s'ordonna. Les +allées furent tracées et sablées, les parterres dessinés et les +rosiers taillés. Les arbres contenus versèrent une ombre régulière. +Une prairie inutile devint un verger. Au coeur d'une pelouse, un jet +d'eau monta et, retombant en pluie fine, égrena des notes claires sur +le bassin. Il y eut des fleurs et des fruits à cueillir, des bouquets +et du dessert. Cependant nous n'osions plus tâter les poires ou les +pêches, et moins encore imprimer à leur manche le léger mouvement de +bascule qui les détachait. Dans l'espace découvert, on se serait +aperçu de notre larcin. Et je cherchais vainement, pour les mettre en +pièces, les taillis qui jadis foisonnaient au bord de la +châtaigneraie. D'ailleurs Tem Bossette refusait de me sculpter le +moindre sabre de bois, et il veillait sur ses échalas comme s'il les +avait payés. + +Ces changements ne se firent pas d'un seul coup, et je mêle sans nul +doute leur chronologie. A peine les remarque-t-on pendant qu'ils +s'accomplissent lentement et progressivement, et, quand ils sont +terminés, voilà que déjà l'on ne se souvient plus de l'état des lieux +qui les précéda. Ils ne s'accomplirent pas sans perturbations. Tem +s'épongeait sans cesse le front et suait tout son vin. Mimi Pachoux ne +s'en allait plus: il menait grand bruit pour attester la continuité +de sa présence, et le Pendu penchait son triste profil dantesque sur +des besognes obscures et utiles. La communauté de leur sort n'avait +pas réussi à les réconcilier. Ils s'observaient et se surveillaient +les uns les autres, mais tous trois observaient et surveillaient +davantage encore la maison. Que craignaient-ils d'en voir sortir? Je +le compris un jour. Mon père, qui était devenu leur patron, +s'approchait d'un pas rapide. Il leur distribua de bonnes paroles +d'encouragement, mais il examina leur ouvrage en connaisseur. + +--Tout de même il s'y entend, confessa Mimi avec admiration. + +Je sus par Tem qu'après les avoir sermonnés durement, il avait +augmenté leur paie. Seulement il exigeait du bon travail. D'un mot, il +les ramenait à lui, s'ils renâclaient ou rechignaient devant la peine. +Mais, sans doute, il bouleversait toutes les vieilles habitudes d'un +pays où l'on aimait à se laisser vivre et à baguenauder en buvant du +vin frais. C'est pourquoi Tem Bossette, principalement, regrettait +l'ancien règne des rois fainéants où il vivait, tranquille et oublié, +dans sa vigne. + +Il avait bien essayé, devant moi, d'apitoyer grand-père sur son sort: + +--Mon ami, lui fut-il répondu, je ne suis plus rien ici: adressez- +vous ailleurs. + +Jamais grand-père ne se montra aussi gai que depuis son abdication. +Non, certes, il ne regrettait pas le pouvoir et il ignorait +volontairement tous les actes du nouveau régime. Parcourait-il le +royaume? Il ne semblait pas se douter qu'on y faisait fleurir les +cailloux. Et puis, un jour qu'il se promenait au jardin, je le vis qui +se lissait la barbe et se grattait le sourcil, témoignage de +mécontentement: il lança en signe de mépris un jet de salive, et le +rire impertinent accompagna ces paroles incompréhensibles pour moi: + +--Oh! oh! on met de l'ordre partout. Ce n'est pas un jardinier qu'il +faudrait, mais un géomètre. + +Que trouvait-il à blâmer? Les parterres, les arbres, obéissant à la +main de l'homme, composaient un dessin d'une riche ordonnance. Mes +petites idées sur la vie s'y assemblaient et s'y disposaient avec plus +de bonheur. Et j'en voulais à grand-père de son manque d'enthousiasme. + +--Regardez, lui dis-je au hasard, ces beaux cannas rouges autour du +bassin. + +Mais il me prit le bras avec une rudesse inattendue. + +--Prends garde, mon petit, tu vas salir le gazon. + +Je posais le pied, en effet, sur l'herbe qui bordait l'allée. Et je +vis bien que grand-père se moquait de mon admiration en même temps que +du nouveau jardin. Je me rappelai l'ancien instantanément, sous +l'influence de cette ironie, l'ancien pareil à un fouillis sauvage, où +je pouvais fouler jusqu'aux plates-bandes, où de rares fleurs +poussaient à la débandade, où j'avais connu l'ivresse de la liberté. + +Devant mon père, jamais grand-père ne se fût permis cette critique. +L'esprit attiré sur leurs dissemblances, j'avais remarqué la gêne de +leurs rapports. Toujours mon père faisait les avances. Il traitait +grand-père avec une déférence extrême, ne manquait point de s'informer +de sa santé, de ses promenades et même, pour flatter sa petite manie +de météorologie, il l'interrogeait sur le temps à venir. Grand-père +répondait brièvement, sans tenir le moins du monde à prolonger la +conversation qui ne tardait pas à tomber, ou bien il se servait de son +petit rire blessant, dès qu'on abordait un sujet où l'accord n'était +plus certain. + +Un jour, mon père lui demanda en communication son livre de comptes +pour vérifier, expliquait-il, certains mémoires sur l'administration +de la propriété qui n'avaient pas encore été réglés et qui lui +paraissaient exagérés. Grand-père ouvrit de grands yeux: + +--Mes livres de comptes? + +--Sans doute. + +--Je n'en ai jamais tenu. + +Mon père hésita une seconde. + +--Bien, conclut-il simplement. + +Et il s'en alla. + +Grand-père se complaisait dans sa tour, où il s'arrangeait, pour sa +toilette, de la fameuse robe de chambre verte et du bonnet grec en +velours noir orné d'un gland de soie. Avec son télescope fixé sur un +trépied, il suivait, le jour, les bateaux qui sillonnaient les eaux du +lac, et le soir il rapprochait les étoiles, mais seulement celles qui +évoluent du côté du sud, parce que, des fenêtres de sa chambre +précédente, il n'apercevait que cette partie du ciel et la connaissait +mieux. Bien plus souvent qu'autrefois, il descendait vers nous dans ce +costume d'astrologue, un monarque déchu ne tenant plus à la majesté. +Tante Dine obtenait à grand'peine qu'il s'accoutrât autrement pour se +promener en ville ou dans la campagne. + +--Ça ne fait de mal à personne, observait-il. + +Il consentait cependant, à force d'instances, à remplacer le bonnet +par un chapeau de feutre aux larges bords, et la robe par une +redingote qu'on frottait de benzine presque tous les jours pour la +tenir, malgré lui, en état. De ses promenades il rapportait des +plantes aromatiques, dont il composait des tisanes ou qu'il +introduisait dans des flacons d'eau-de-vie, et des champignons qui +excitaient la méfiance de tante Dine. Je les considérais, je les +flairais, mais pour rien au monde je n'en aurais goûté. Je ne pensais +pas alors qu'on pût rien trouver de bon à manger hors des magasins de +comestibles et, à la rigueur, de notre jardin. + +Le règne de mon père durait depuis trois bonnes années, et même plutôt +quatre que trois, lorsqu'il advint dans mon existence d'enfant un +événement considérable: je tombai malade. L'année précédente, j'avais +fait ma première communion avec une si grande ferveur que ma mère +confiait à tante Dine: + +--Va-t-il imiter Mélanie et Etienne? Dieu nous demanderait-il un +troisième enfant? Que sa volonté s'accomplisse! + +Mon aventure fut à peu près celle de _l'enfant blond qui s'esquiva des +bras de sa mère_. Au cours d'une promenade de ma division, j'avais +glissé dans un ruisseau dont il nous était défendu de nous approcher, +et, plutôt que d'encourir un reproche, bien que trempé jusqu'à la +poitrine, j'avais préféré me taire. Le lendemain ou le surlendemain, +la fièvre se déclara. Je sus plus tard que c'était une bonne fluxion +de poitrine qui dégénéra en pleurésie. On crut mes jours en danger, et +mon mal devait être l'occasion de la crise intérieure qui faillit +désorienter ma jeunesse. Dans un demi-sommeil, j'entendais autour de +moi des chuchotements que j'interprétai sans retard: + +--Est-ce que je vais mourir? demandai-je à ma mère et à tante Dine qui +se tenaient au bord de mon lit. + +--Tais-toi, méchant! murmura tante Dine qui, aussitôt, se moucha en +sanglotant et poussant des soupirs que sans doute elle croyait +étouffer. + +Ma mère, de sa voix douce et persuasive, me dit en me touchant le +front, et ce contact me rafraîchit: + +--Ne t'inquiète pas nous sommes là. + +Je savais très bien ce que c'était que la mort. Le portier du collège +étant décédé, une bizarre fantaisie de notre directeur nous avait +contraints à défiler, classe par classe, devant la bière où le corps +était déposé, avant qu'on vissât le couvercle. Or, ce portier était un +gros homme court, dont la dépouille exigeait une boîte cubique où il +nous parut si cocasse et grimaçant, que nous éclatâmes de rire. Il +nous fut impossible de réprimer ce rire scandaleux. Indigné, le +professeur qui conduisait notre pèlerinage manqué nous accabla des +plus durs reproches et ne craignit pas d'y joindre sans délai un +sermon sur nos fins dernières. Il nous annonça, sans aucun ménagement, +que nous mourrions tous, et peut-être bientôt, et que nos parents +mourraient, et que nous perdrions tout ce que nous aimions. Nos rires +cessèrent peu à peu. Une vague peur nous envahit à cause de la +répétition monotone de cette mort qu'on nous jetait à la tête. Quand +je rentrai à la maison ce matin-là, très ému, malgré moi, par un si +furieux discours, je regardai mon père et ma mère comme je ne les +avais encore jamais regardés. Ils allaient et venaient, comme à +l'ordinaire, sans deviner que je les observais. Ils rirent même d'une +réflexion de Bernard: je les entendis rire, d'un bon rire tout pareil +à celui que nous avait inspiré le malencontreux portier dans sa boîte. +Ah! ce rire, surtout celui de mon père qui était puissant et sonore et +donnait une magnifique impression de santé, quel soulagement pour moi, +et comme il chassa ma curiosité déjà pleine d'épouvante! + +«Allons donc, pensai-je dans mon petit cerveau, mon professeur a menti +comme un arracheur de dents. Ils ne mourront pas, c'est certain. Ils +ne pourront pas mourir. D'abord, quand on rit, c'est qu'on ne meurt +pas.» + +Cette constatation me suffit. Pour moi-même, la question ne se posait +pas. Ils étaient devant et moi derrière. Et, puisque eux-mêmes ne +risquaient rien, comment la mort aurait-elle pu me prendre en passant +par-dessus? + +Mon interrogation: _Est-ce que je vais mourir?_ était donc simplement +destinée à me rendre intéressant. Leur présence me préservait. + +Ma mère et tante Dine, m'évitant toute figure étrangère, me veillaient +à tour de rôle, ma mère deux nuits sur trois, et je la préférais. Elle +glissait dans la chambre comme une voile sur le lac, sans aucun bruit. + +Je ne m'apercevais pas de ses mouvements. Ses soins se confondaient +avec ses caresses, tandis que tante Dine, la chère femme, au prix d'un +effort considérable, me secouait et me tarabustait. + +Le rôle important que je jouais ne me déplaisait pas. Il me semblait +que j'étais redevenu plus petit que mon frère Jacques et ma soeur +Nicole, et qu'on pouvait bien me bercer avec des chansons. Je +réclamais _Venise_ ou _l'Etang_, surtout _l'Etang_, à cause de ma +propre noyade; et l'on croyait que je délirais. Je revois +distinctement dans ma mémoire ces deux visages penchés, et beaucoup +plus nettement encore celui de mon père, qui me rendait +continuellement visite et à qui je ne connaissais pas cette expression +attentive, immobile, presque durcie qu'il montrait en suivant sur mon +corps le travail de la maladie. C'était son visage professionnel après +l'examen, il se détendait, car la paternité l'éclairait. + +Un jour, mon père amena un autre médecin, mais je compris très bien +que ce petit homme tremblait devant lui et répétait invariablement ce +qu'on lui disait. Avec une implacable logique, j'avertis mes fidèles +gardiennes: + +--Pourquoi déranger ce monsieur? Père en sait plus long que lui. Père +n'a besoin de personne. + +Je dus émettre à voix basse cet avis ou quelque chose d'approchant. +Aussitôt tante Dine d'approuver: + +--Cet enfant a raison. Il parle si bien qu'il est déjà guéri. + +Et elle répéta le propos à mon père, qui se tourmentait et qui sourit, +ce qui ne lui arrivait plus guère. + +--Oui, déclara-t-il, nous le sauverons. + +Je n'avais pas besoin de cette assurance. Je le sentais si fort que +cela me suffisait. Il ne prévoyait pas que ce mal même, dont il +triomphait par son art et sa volonté, serait plus tard l'origine du +drame familial où je m'écarterais de lui. + +On amenait dans ma chambre, successivement, ou deux par deux, mes +frères et soeurs munis de toutes sortes de recommandations: ne pas +rester longtemps, ne pas faire de bruit, ne pas toucher aux fioles, de +sorte qu'ils s'ennuyaient très vite. Chacun d'eux s'attribuait une +part de mérite dans ma guérison, que je devais aux prières d'Etienne +et de Mélanie, aux martiales exhortations de Bernard et à la gaieté +réconfortante de Louise. Quant aux deux petits, on les tenait +prudemment à l'écart, depuis que Jacques, répétant sans doute un +propos de l'office, avait crié en trépignant d'enthousiasme: + +--Fançois (car il prononçait difficilement les _r_), il est bientôt +mort. + +Grand-père ne parut pas à mon chevet. Peut-être ne s'était-il douté de +rien. Je crois plutôt qu'il avait une peur invincible de la maladie et +de ce qui peut la suivre. Préoccupé de sa santé, il tenait un compte +rigoureux de ses visites à la garde-robe et, avec cette parfaite +politesse dont il ne se départait point et qui contrastait avec son +mépris de la mode et de la toilette, il ne manquait pas d'informer la +maison entière de l'accueil qu'il y avait reçu. Quand il était +éconduit, il se lamentait, et tante Dine sortait d'une armoire, afin +de le réparer et frotter, un clysopompe vénérable, encore bon pour le +service. + +--Rien n'est plus important, déclarait-il devant nous en considérant +l'instrument d'un oeil satisfait. + +Ma convalescence fut un enchantement, non pour la nouveauté qu'elle +rend à notre vie et dont on ne peut goûter la saveur que si l'on s'est +cru menacé, mais parce qu'elle m'ouvrit véritablement le mystérieux +royaume des livres. Je n'ignorais ni la _Bibliothèque rose_, ni le +chanoine Schmid, ni les romans de Jules Verne, ni même les contes de +Perrault et d'Andersen, mais je n'y avais pas rencontré ce mouvement +du coeur qui, le soir, vous tient au lit réveillé dans l'attente et la +crainte d'on ne sait quoi d'agréable et d'un peu dangereux, tel que me +l'avaient donné les histoires stupéfiantes de tante Dine et surtout +les récits épiques de mon père. + +Pour ne pas me fatiguer, on commença par m'apporter des ouvrages +illustrés. Bernard me laissa feuilleter les albums d'Epinal qu'il +collectionnait pour les costumes militaires et qu'il ne prêtait pas +sans mérite. Je réclamai la Bible de Gustave Doré, dont on m'avait +montré une fois, par faveur spéciale, les gravures au salon sans me +permettre d'y toucher. On installa sur une table, en grande pompe, les +deux pesants volumes reliés en rouge et je passai de longues heures à +tourner les feuillets. Ma mère allait et venait dans la chambre, un +peu étonnée de ma sagesse, et même inquiète de mon silence. Elle +s'approchait et sans bruit regardait par-dessus mon épaule: + +--Tu ne te fatigues pas? + +--Oh! non. + +--Tu ne t'ennuies pas? + +--Oh! maman. + +--C'est beau? + +--Je ne sais pas. + +On ne sait pas ce qui est beau quand on est enfant. Ce qui est beau, +c'est d'avoir le coeur plein. Quel élan recevait d'un seul coup tout +mon être sensible! Les contours de la terre, sans cadre, ne m'avaient +pas frappé. Maintenant que, transcrits, ils tenaient sur un carré de +papier, voici que je les voyais, non seulement sur la page immobile, +mais en plein air, et vivants. La maison avec ses grosses pierres, le +jardin clos de murs, je les touchais, je les comprenais, je les +possédais, et d'ailleurs, ils m'appartenaient. Mais, au delà, +commençait l'univers dont le manque de limites m'avait rebuté, de +sorte que je ne lui attribuais pas de formes précises. Et ces formes, +elles étaient là, devant moi à travers la Bible ouverte je les +découvrais. + +A trente ans de distance, dans mes souvenirs qui n'ont pas besoin de +contrôle, je retrouve les images de Gustave Doré. Les pages se +tournent toutes seules, et mes chers fantômes apparaissent. Voici les +visions d'épouvante: le Léviathan qui soulève la mer, l'Ange +exterminateur qui détruit l'armée de Sennachérib, la rangée des +éléphants de Nicanor que Judas Macchabée va traverser, et la Mort de +l'Apocalypse sur son cheval pâle. Elles n'étaient pas mes préférées et +même, le soir, je les évitais. Mes préférées, c'étaient ces paysages +d'Orient reposés, apaisés, à peine estompés, comme si la lumière d'été +y soulevait des vapeurs, où croissaient des plantes étranges qui me +forçaient à leur comparer nos châtaigniers et nos chênes, où +passaient, dans le fond, des ombres de boeufs ou de chameaux, +lointaines comme ces bateaux que j'avais vus se profiler sur le lac +dans le brouillard. + +La naissance d'Eve me fut douce. Tandis que dort Adam parmi les fleurs +du paradis terrestre, elle surgit droite et nue, les cheveux dénoués. +Un de ses genoux, --regardez, j'en suis sûr, --infléchi à peine, est +caressé par le jour. Par elle, par cette clarté de son genou, j'ai +pressenti la perfection pure de la nudité bien avant d'en soupçonner +le désir. Abraham conduit son troupeau dans la terre de Chanaan, et +les dos des moutons pressés ondulent comme les vagues que j'avais pu +observer de la grève. Le berceau de Moïse dérive sur le Nil: la fille +de Pharaon est sortie de son palais qu'on aperçoit dans le soleil: +elle s'avance vers le fleuve; une de ses suivantes arrête la petite +nacelle. Rebecca, aux longs voiles blancs, appuie sa cruche à la +margelle du puits et cause avec Eliézer, vieillard respectable, mais +je ne la distingue pas de la Samaritaine qui a pris la même pose. Ruth +agenouillée glane les épis. Les grands cèdres du Liban, abattus, +gisent sur le sol que recouvrait leur ombre: ils attendent de servir +à la construction du temple de Jérusalem. L'ange de l'Annonciation +flotte dans l'air, comme une feuille qui tombe et que le vent +maintient. Jésus, chez Lazare, est assis au bord de la fenêtre où le +clair de lune se glisse entre des palmiers: Marie, couchée à ses +pieds, l'écoute; Marthe, debout, s'occupe aux soins du ménage. Images +d'où la paix coule ainsi qu'une eau limpide, et qui ne sont que la +transposition de scènes quotidiennes, presque pareilles à celles que +j'avais pu voir à la maison et à la campagne, tableaux de vies +obscures où Dieu passe. + +Un jour que je ne me souciais pas d'assister au retour de l'enfant +prodigue dans la maison paternelle, ma mère, qui aimait cette +parabole, me demanda la raison de ce dédain: + +--Et cette page, pourquoi ne la regardes-tu pas? + +Je fis le dégoûté. Elle me paraissait banale. Un père qui pardonne à +son fils, quoi d'étonnant? + +Athalie qui accroche ses mains désespérées à la paroi du temple, +tandis que les soldats accourent qui vont la massacrer, rappela son +couvent à ma mère. Elle avait elle-même pris part aux choeurs de cette +tragédie que Racine écrivit pour les jeunes Saint-Cyriennes et que, +par une heureuse tradition, représentaient jadis tous les pensionnats +de jeunes filles: les vers lui en revenaient en foule: + +Tout l'univers est plein de sa magnificence: Qu'on l'adore, ce Dieu! +qu'on l'invoque à jamais... + +Elle les récitait avec cette émotion qu'elle apportait aux choses +religieuses, et son accent me touchait plus directement que cet art +savant qui me dépassait. + +Un autre petit livre devait m'ouvrir à la poésie: c'était un livre de +ballades. Un chevalier ravissait dans une forêt, à Titania, reine des +elfes et des sylphes, la coupe du bonheur et l'emportait dans son +château au galop de son cheval. Une petite fille, au bord d'un +torrent, chantait la romance du nid de cygne caché parmi les roseaux +et rêvait d'un chevalier qui viendrait sur un cheval rouan. Le lord de +Burleigh épousait une bergère qui, dans le palais où il l'emmenait, +languissait et mourait du regret de son village et de sa chaumière. +Comme je partageais leurs désirs et leurs mélancolies! Leurs peines de +coeur me versaient un mal délicieux que je ne savais pas approfondir. +Cependant, je commençais à discerner que nous avons en nous-même une +source jaillissante de jouissances infiniment délicates. + +Mon père se méfiât-il de ces excitations comme de la musique de grand- +père? Il m'apporta de courtes et claires biographies de grands hommes. +Ce n'est jamais trop tôt pour se colleter avec elles. On prend +l'habitude de se comparer à des héros et l'on ne manque pas de se dire +: «J'ai le temps devant moi. Je veux, à leur âge, les avoir +enfoncés...» Peu à peu on recherche ceux dont les exploits furent +tardifs. J'avais lu, sur je ne sais plus lequel de ces personnages +exemplaires, qu'il était entré à l'école de l'adversité. Et cette +école, que j'imaginais pour le moins aussi difficile que Polytechnique +ou Saint-Cyr, à quoi se destinait mon frère Bernard, je brûlais de m'y +présenter. Je ne savais pas que c'est la seule qui n'exige aucun +examen, aucune démarche, surtout aucune recommandation. Je confiai mon +désir à ma mère. Elle sourit, ce qui me contraria, et m'assura que je +m'y présenterais en effet, niais qu'elle souhaitait que ce fût le plus +tard possible. + +Ces lectures se traduisaient chez moi par un état d'enthousiasme et de +gloire. Je n'eusse pas compris l'ironie. Dans ma famille, personne ne +s'en servait. Il n'y avait que le petit rire de grand~père. Mes +parents aimaient la gaieté, se plaisaient même au bruit que nous +faisions, mais ils ne se moquaient jamais. Ils prenaient la vie +sérieusement, comme une occasion de bien agir, et ils estimaient +qu'elle mérite les plus grands égards. A la première visite qu'il +daigna me faire après s'être assuré de ma guérison, grand-père, +feuilletant ma bibliothèque, laissa échapper des exclamations: + +--Oh! oh! la Bible et les Hommes illustres! Pauvre petit! Attends, +attends, je t'en apporterai, moi, des livres. + +Et il m'apporta, en effet, les _Scènes de la vie privée et publique +des animaux_ et les _Aventures de trois vieux marins_, tous deux ornés +d'illustrations. Ce dernier volume était dans un piteux état: +déficelées, les feuilles s'en allaient, et la fin manquait ainsi que +la couverture. Il devait être traduit de l'anglais et son humour me +déconcerta. Ces trois marins, échappés d'un naufrage, abordaient dans +une île déserte où ils étaient poursuivis par un tigre. Ils grimpaient +sur un arbre pour échapper à cette bête féroce, et on les voyait, sur +la gravure, agrippés au tronc, juchés les uns sur les autres, les +cheveux hérissés, les yeux hagards, les doigts de pieds crispés. Le +fauve bondissait pour les atteindre. On pouvait prévoir qu'avec un peu +d'entraînement il les atteindrait. Alors, dans une résolution +farouche, inspirée de la nécessité la plus impérieuse, les deux plus +haut perchés pesaient de tout leur poids sur celui du bas, afin de le +forcer à lâcher prise, espérant que cette proie suffirait à assouvir +la rage de l'assaillant. Et tout en s'alourdissant de leur mieux, ils +adressaient à leur malheureux compagnon des paroles funèbres et +touchantes: + +--Adieu, Jérémie (c'était son triste nom), nous irons consoler votre +pauvre père et votre fiancée... + +Mais Jérémie, comme Rachel, ne tenait pas aux consolations et se +raidissait pour ne pas lâcher prise. Accoutumé aux récits héroïques, +je me fâchai contre ces traîtres. + +Les _Scènes de la vie des animaux_ me parurent plus chargées de sens. +C'était un recueil bigarré, que toutes les bibliothèques d'autrefois +s'enorgueillissaient de contenir. Les vignettes de Grandville me +révélaient chez les hommes, où je n'avais vu jusqu'alors que l'image +de Dieu, les traces de l'animalité. Les animaux du livre étaient +costumés en hommes et en femmes, et leur ressemblaient. Je me +familiarisai vite avec ce procédé: les déguisements étaient si +naturels! Voici l'hirondelle en facteur, le chien en laquais, le lapin +en petit employé subalterne, et voilà le vautour en propriétaire, le +lion en vieux beau, le dindon en banquier, l'âne en académicien. Le +mille-pattes joue du piano et la demoiselle danse sur la corde pendant +que le criquet se fait une trompette de la corolle d'un liseron. Le +caméléon, député, monte à la tribune pour affirmer qu'il est heureux +et fier d'être comme toujours de l'avis de tout le monde. Le requin et +la scie revêtent des blouses de chirurgiens et déclarent honnêtement: +«Nous allons inciser les muscles, trancher les os, en un mot guérir +les malades.» Le loup, meurtrier d'une brebis, lit dans sa prison les +_Idylles_ de Mme Deshoulières, tandis que la célébrité lui vient sous +la forme d'une complainte que vendent les camelots et qui se chante +sur l'air de _Fualdès_: + +Écoutez, Canards et Pies, Geais, Dindons, Corbeaux et Freux, Le récit +d'un crime affreux Et bien digne des Harpies. L'auteur de cet attentat +Fut un loup peu délicat. + +L'ours se plaît dans la solitude familiale: on le voit qui chauffe +son dernier-né en le tenant par les pattes devant le feu; sa femme +étend du linge à sécher, et un jeune ourson, dans un coin, retrousse +sa petite chemise pour prendre une précaution avant de s'aller coucher +; cependant on sonne à la porte, et la légende explique: «Nous vivons +entre nous, nous détestons les importuns et les visites.» Un perroquet +qui agite les ailes sans réussir à voler représente l'illustre poète +Kacatogan. Et la merlette, avec la pie et la corneille, compose un +trio de femmes de lettres. J'ignorais ce que pouvait être une femme de +lettres, mais le merle blanc, qui est poète comme le perroquet, me +l'apprit dans ses mémoires: _Tandis que je composais mes poèmes, elle +barbouillait des rames de papier. Je lui récitais mes vers à haute +voix, et cela ne la gênait nullement pour écrire pendant ce temps-là. +Elle pondait ses romans avec une facilité presque égale à la mienne, +choisissant toujours les sujets les plus dramatiques: des parricides, +des rapts, des meurtres, et même jusqu'à des filouteries, ayant +toujours soin, en passant, d'attaquer le gouvernement et de prêcher +l'émancipation des Merlettes. En un mot, aucun effort ne coûtait à son +esprit, aucun tour de force à sa pudeur; il ne lui arrivait jamais de +rayer une ligne, ni de faire un plan avant de se mettre à l'oeuvre. +C'était le type de la Merlette lettrée_. + +Tante Dine aussi pondait ses histoires avec une facilité merveilleuse +: elle préférait les sujets terribles et volontiers attaquait le +gouvernement. Je la soupçonnais même de ne pas savoir, en commençant, +comment elle finirait et d'inventer au fur et à mesure la trame de ses +récits. Alors, pourquoi ne barbouillait-elle pas du papier? Le plus +simple était de le lui demander. + +--Tante Dine, êtes-vous une femme de lettres? + +Elle me pria de répéter deux fois ma question, comme si les femmes de +lettres appartenaient réellement au règne zoologique, dans la +catégorie des monstres. Après quoi, elle haussa les épaules et ne +daigna même pas me répondre directement: + +--Cet enfant est complètement fou. Les bouquins d'Auguste lui ont +détraqué la cervelle. + +Il fut question de me retirer les _Scènes de la vie des animaux_, dont +les caricatures parvinrent à rassurer et dérider mon père. L'incident +eut pour effet de m'attacher davantage au Merle blanc qui avait failli +être la cause de cette mise à l'index. Et je compris bientôt ce qui +séparait indubitablement tante Dine de la Merlette lettrée. Celle-ci, +d'un plumage immaculé, était toute peinte et enduite d'une couche de +farine qui lui donnait cet air de tomber du ciel. Le Merle blanc, qui +ne s'en doutait pas et croyait avoir découvert en elle un être unique +au monde, se méfiant d'un pot de colle dont il n'apercevait pas +l'usage, tenta une expérience qui fut désastreuse. Par le moyen de sa +poésie, il s'excita à la tendresse et versa d'abondantes larmes sur sa +compagne, ce qui fondit le badigeon, de sorte qu'il reconnut en elle +la plus banale des merlettes. Bien souvent j'avais pleuré dans les +bras de tante Dine: elle compatissait à mes maux sans rien perdre de +ses couleurs. Elle ne se servait ni de colle ni de farine non, +décidément, elle aurait beau imaginer les plus belles histoires, elle +ne serait jamais une femme de lettres. + +Une autre science me vint du Merle blanc. J'appris de lui à subir le +charme des mots pour eux-mêmes, indépendamment de ce qu'ils +signifient. Après sa déconvenue conjugale, il s'en allait dans une +forêt conter ses peines au Rossignol et il lui confiait cette plainte +: _J'ai coordonné des fadaises pendant que vous étiez dans les bois_. +Je n'en saisissais pas bien le sens à cause de la coordination des +fadaises qui m'échappait, et cependant j'aimais à me bercer de cette +phrase que je me répétais à moi-même à l'infini. La réponse du +Rossignol, plus chargée encore de mystère, me bouleversait: _Je suis +amoureux de la Rose_, soupirait-il, _Sadi, le Persan, en a parlé; je +m'égosille toute la nuit pour elle, mais elle dort et ne m'entend pas. +Son calice est fermé à l'heure qu'il est, elle y berce un vieux +Scarabée; et demain matin, quand je regagnerai mon lit, épuisé de +souffrance et de fatigue, c'est alors qu'elle s'épanouira pour qu'une +abeille lui mange le coeur_. Je ne me souciais ni du vieux Scarabée ni +de Sadi le Persan: le Rossignol épuisé et cette Rose au coeur dévore +me communiquaient, par la magie des syllabes, une sorte de +pressentiment lointain de la douleur amoureuse, où je trouvais de +vagues et ineffables mélancolies. + +Ces mélancolies étaient fort passagères. Bien plutôt j'empruntai à mes +nouveaux amis, les animaux, un art de la moquerie dont je tirais un +vif agrément. Je ne pouvais voir personne sans trouver son double +parmi les bêtes. Avec sa face plate et ses yeux ronds, Tem Bossette +devint une grenouille, celle-là même qui veut se faire aussi grosse +que le boeuf; Mimi Pachoux, au pas fugitif et aux promptes +disparitions, fut comparé à un rat, et le Pendu, qui semblait toujours +gêné dans l'exercice de ses bras, au kangourou, dont les membres +antérieurs sont très courts. + +Mon tour d'esprit choquait et même affligeait ma mère. Elle reçut, un +jour, en ma présence, une personne hors d'âge qui dirigeait un +ouvroir, fondait un orphelinat, bâtissait une école, en un mot +dirigeait dans la paroisse plus d'oeuvres qu'il n'y en avait. Elle +s'appelait Mlle Tapinois. Elle était longue et sèche, avec un nez +pointu, des épaules tombantes et un air gelé. Elle roucoulait à voix +basse sans interruption. Quand elle fut sortie, je montrai à ma mère, +sur mon livre, une vieille colombe en camisole de nuit, un bougeoir à +la patte: + +--Mlle Tapinois, dis-je triomphalement. + +Ma mère protesta contre mon inconvenante comparaison: + +--C'est une sainte fille, conclut-elle pour m'émouvoir. + +Mais je compris, sans en recevoir l'aveu, qu'elle avait apprécié la +ressemblance. + +Encouragé par le demi-succès que me valut Mlle Tapinois, je guettai +désormais les visites pour leur infliger le même traitement, et la +facilité de ce jeu me surprit. Je trouvai sans peine un gros rentier +pour l'éléphant, un triste conservateur des hypothèques pour le hibou, +un pianiste pour le mille-pattes. Un vieux noble au nez busqué me +rappela le faucon que les révolutions avaient ruiné. Ma collection, en +peu de temps, s'enrichit de l'ours, du caméléon et de plusieurs lapins +sortis de l'enregistrement ou des contributions. Mais le pays manquait +alors de muses départementales dignes d'être cataloguées parmi les +merlettes. On m'assure qu'elles foisonnent aujourd'hui. + +Grand-père, à qui je fis part de mes observations, m'approuva +entièrement: + +--Tu sais maintenant, m'assura-t-il, que les animaux et les hommes +sont frères. Mais les animaux valent mieux que nous. + +Cependant un secret instinct m'avertissait de ne pas consulter mes +parents à ce sujet. + +II + +LE DÉSIR + + + + + +Les beaux jours étaient revenus. Trois mois nous séparaient encore des +vacances. Mon père, d'accord avec le petit collègue craintif qu'il +avait à nouveau consulté pour appuyer son propre avis, déclara que je +ne retournerais pas au collège avant la rentrée d'octobre: + +--Cet enfant a besoin de grand air. Il faut, avant tout, lui refaire +une santé. + +Je fus peiné de cette décision qui m'atteignait dans mon amour-propre. +Mis en congé pendant tout le dernier trimestre, je ne pouvais plus +songer à obtenir des couronnes à la distribution des prix. Or, +l'émulation me stimulait, et la première place m'était agréable, de +quoi grand-père se moquait: + +--Ces classements ne signifient rien. Premier ou dernier, c'est tout +pareil. + +Le programme de vie que mon père me traçait était bien simple: des +promenades matin et soir, loin des microbes de la ville, dans la +campagne où l'on respire un vent frais que les poitrines humaines +n'ont pas contaminé. Ainsi je reprendrais des forces et de l'appétit. +Mais qui m'accompagnerait et me conduirait? Qui assumerait ce +préceptorat ambulant? Mon père, déjà retardé par ma longue maladie, +appartenait son absorbante profession. Ma mère, dont la présence était +constamment requise par toute la famille, et surtout par les plus +petits, ne quittait guère la maison que pour l'église. Tante Dine +manquait de jambes au dehors, ce qui ne l'empêchait pas de monter et +descendre les escaliers cent fois par jour, de la cuisine à la tour et +de la tour à la cuisine. Restait grand-père. Il se promenait déjà +matin et soir pour son propre compte que lui coûterait-il de m'emmener +avec lui? Les choses s'arrangeaient à merveille, et cette solution +s'imposait. Je compris cependant qu'elle rencontrait de vives +résistances; car j'entendis de contrebande que mes parents la +discutaient, sur ce ton calme et confiant qu'ils avaient accoutumé de +prendre pour régler, d'un commun accord, les questions qui nous +concernaient. + +--Je ne voudrais pas, disait mon père, qu'il le détournât de la +maison. + +--Oh! répondait-elle comme si l'on était coupable de s'arrêter à cette +pensée, il ne ferait pas cela. Tu ne le crois pas de ton père, n'est- +ce pas? Sans doute il a ses lubies, et ses idées ne sont pas souvent +les nôtres. C'est Dieu qui lui manque. Mais il est bon, il te sera +reconnaissant de ta confiance. Et nous ne pouvons pas nous adresser à +un étranger. + +--Je ne suis pas sans inquiétude, conclut mon père. + +Et, un peu plus tard, il reprit: + +--Je lui parlerai. C'est indispensable. + +Grand-père, quand on lui proposa cette mission dont j'étais l'objet, +l'accueillit sans enthousiasme et sans hostilité, avec une +indifférence qui me vexa: + +--Moi, je veux bien. Que je me promène seul ou avec quelqu'un, ça +m'est égal. (Naturellement!) Les enfants, il faut qu'ils vivent +dehors. Les études ne servent à rien. C'est comme les remèdes. + +Mon père dut avoir avec lui un entretien auquel je n'assistai pas, et +ce fut une affaire décidée. Comment se comporterait vis-à-vis de moi +ce nouveau compagnon? Il nous traitait, mes frères et soeurs et moi, +et jusqu'aux deux plus jeunes, en personnes raisonnables, seulement un +peu plus amusantes que les autres, et il attachait autant de +considération à nos paroles qu'à celles des adultes; mais nous avions +l'impression qu'il nous confondait les uns avec les autres et qu'il se +passait de nous volontiers, ce qui nous semblait injurieux. + +Pourquoi mon père avait-il avoué à ma mère qu'il n'était pas sans +inquiétude? Le matin de notre première sortie, je le revois sur le +seuil de la porte. Il m'inspecte, il m'enveloppe tout entier de son +regard, puis, d'un geste résolu, il me prend la main et la met dans +celle de grand-père avec une certaine solennité, convenable au roi +régnant, dont je fis la remarque: + +--Voici mon fils, ajouta-t-il. Je vous le confie. C'est l'avenir de la +maison. + +Grand-père reçut le précieux dépôt sans embarras et répliqua d'une +voix un peu bourrue, qui réduisait immédiatement l'incident à des +proportions familières: + +--Sois tranquille, Michel. On ne te le prendra pas. + +Entre les deux je souris. Comment grand-père m'aurait-il pris à mon +père? + +Les moindres détails de cette promenade me demeurent présents. Rien +n'est plus équitable: elle a tant d'importance dans ma vie. Après la +pluie, les paysages mouillés ont l'air de se rapprocher, et, par +toutes leurs gouttes d'eau, les plantes reflètent la clarté du soleil. +Mes yeux, lavés par la maladie, devaient ainsi rayonner. + +--Où irons-nous, grand-père? + +Je penchais pour la direction de la ville, où nous rencontrerions des +attractions de toutes sortes, boutiques, bazars, étalages, et beaucoup +de visages, de bruit, de mouvement. + +Nous commençâmes par nous heurter à la grille fermée dont nous avions +oublié d'emporter la clé. + +--Va la chercher, me dit-il. Mais pourquoi diable barricader cette +porte? + +C'était une des mille précautions de tante Dine, qui, la veille ou +l'avant-veille, avait aperçu de loin une roulotte et menait, dès lors, +autour de l'immeuble, une garde prudente. Je courus, un peu scandalisé +par cette réflexion. Ne fallait-il pas protéger la maison contre les +ennemis? Un royaume a des frontières dont il doit exiger le respect, +et n'était-ce pas assez des ténèbres qui, le soir, pénètrent partout +sans permission malgré les barrières? + +Enfin nous voilà partis, et tout de suite grand-père tourne le dos à +la ville: + +--Mon petit, je n'aime pas les villes. + +Adieu, boutiques et visages! Nous n'avions pas marché dix minutes, +qu'il imagine de quitter la grand'route où nous cheminions à l'aise, +bien gentiment, sans nous presser, pour prendre un sentier de traverse +qui s'en allait à l'aventure parmi les champs. + +--Vous vous trompez, grand-père. + +--Pas du tout. Mon petit, je déteste les routes. + +Ah! mais, il commençait de me surprendre beaucoup plus que lorsqu'il +descendait à la salle à manger avec son bonnet grec et sa robe de +chambre. J'avais toujours pensé que les routes étaient faites pour +qu'on s'en servit, et il les méprisait. Pourtant on ne pouvait pas +s'en passer quand on sortait. + +Le sentier à peine tracé que nous suivions nous obligea à nous +dédoubler. Je passai devant, en éclaireur. D'un côté, poussait du +froment déjà haut, et de l'autre, des avoines légères qui tremblaient +sur leurs minces tiges. Je connaissais, par l'enseignement du fermier, +les cultures de la terre. Avoine et blé se rejoignirent bientôt +fraternellement devant moi. + +--Grand-père, il n'y a plus de chemin. + +C'était à prévoir. Notre sentier se perdait. Grand-père, +tranquillement, me devança, parut s'orienter, huma le vent, écrasa +quelques graminées et parvint à une haie qu'il franchit avec une +aisance étonnante pour son âge. + +--Mon petit, me déclara-t-il en m'aidant à traverser à mon tour, j'ai +horreur des clôtures. + +Notre association commençait bien. Point de routes, point de +barrières. Nous entrâmes bientôt dans un bois de châtaigniers qui ne +ressemblait pas à l'assemblée de quatre ou cinq arbres dont +s'enorgueillissait notre enclos. C'était, sur nous, une voûte épaisse +que les troncs et le jet des branches supportaient comme des piliers +colossaux. Je vis grand-père se pencher et cueillir dans la mousse un +champignon pareil à une petite ombrelle blanche grande ouverte. + +--C'est, me dit-il, une espèce d'amanite. On la croit dangereuse quand +elle est comestible (pour me le prouver, il la goûta). Ce n'est pas +encore la saison. Je t'apprendrai à connaître tous ces cryptogames. Il +y en a très peu de mauvais. La nature est bonne et ne nous veut aucun +mal. Ce sont les hommes qui la gâtent. Je connais un curé qui vit de +bolets Satan et n'en est pas incommodé. + +Et il rit tout seul de son curé qui absorbait le diable sans +indigestion. + +Nous parvînmes enfin dans un espace découvert d'où l'on n'apercevait +aucune maison, et pas même des champs cultivés. Toute trace humaine en +était absente. Le bois nous séparait de la ville et du lac toujours +sillonné par quelques voiles. Nous étions adossés à une colline +rocheuse dont la pierre était à demi recouverte de bruyères et de +ronces. De la paroi tombait une mince cascade qui se changeait, à nos +pieds, en un ruisseau paisible et transparent. Nous foulions des +fougères et une herbe épaisse semée de toutes les fleurs du printemps. +L'eau donnait à cette végétation une puissance exubérante. Le bruit +monotone de la chute ne réussissait pas à rompre la solitude de ce +lieu âpre et doux ensemble, et si bien caché. On aurait pu s'y croire +à l'extrémité du monde ou à son origine. Je m'y sentais à la fois +heureux et abandonné. Certes, j'avais fait bien d'autres expéditions +avec mon père. Mais il nous menait sur des hauteurs qui commandaient +la plaine: il nous désignait par leurs noms les montagnes qui +servaient à l'horizon de limites, les villages que nous dominions, les +ports qui occupaient les deux rives. Il nous donnait l'impression +d'une terre habitée, et qui était belle et intéressante parce qu'elle +était habitée. Et voici que je découvrais l'attrait de la sauvagerie. + +--Commuent cela s'appelle-t-il? demandai-je à grand-père, afin de me +rassurer. + +--Et quoi donc? répondit-il sans comprendre. + +--L'endroit où nous sommes. + +Ma question l'étonna et me valut un petit rire assez désagréable: + +--Cela n'a pas de nom. + +--A qui est-ce? + +--Mais à personne. + +A personne! c'était bien étrange. De même que la maison avait toujours +dû nous appartenir, je pensais que la terre avait toujours été divisée +en propriétés. + +--A nous, si tu veux, reprit grand-père. + +Et son rire, son terrible petit rire commença de ruiner mes idées sur +la vie, mes croyances. Cela me faisait l'effet du coup de doigt que je +donnais quand je bâtissais des monuments avec mon jeu de +constructions. L'édifice montait, je touchais à peine une des colonnes +de base, et tout croulait. + +--Oh! à nous! protestai-je. + +On ne s'emparait pas, comme ça, du bien d'autrui, sous prétexte qu'on +ignorait le nom du propriétaire. + +Toutes les notions que j'avais reçues s'y opposaient. + +--Mais oui, petit nigaud, reprit-il. Chacun trouve son bien sur la +terre. Ce coin te plaît? il est à toi. Il est à toi comme le soleil +qui nous chauffe, l'air que nous respirons, la douceur de ces premiers +jours printaniers. + +Je n'étais pas convaincu. Des résistances confuses se levaient en moi, +frémissantes: je ne parvenais pas à leur donner une expression et je +dus me contenter de cette objection piteuse: + +--Oui, mais je n'y pourrais rien prendre. + +--Tu y prends ton plaisir, c'est le principal. + +Et, sûr de sa victoire, il l'acheva en invoquant le témoignage d'une +tierce personne. + +--Jean-Jacques, mieux que moi, t'expliquerait que la nature contient +le bonheur de l'homme. Jean-Jacques aurait aimé cette retraite. + +Il prononçait: _Jean-Jacques_, en arrondissant la bouche, +onctueusement et dévotement. Il en parlait comme tante Dine des saints +les plus notoires et les plus utiles, saint Christophe, par exemple, +qui protège contre les accidents, ou saint Antoine qui aide à +découvrir les objets perdus. Intrigué, je le questionnai sans retard: + +--Qui ça, Jean-Jacques? + +--Un ami: un ami que tu ne connais pas. + +Mais si, je connaissais ou je croyais connaître les amis de grand- +père. Il recevait peu de visites. C'étaient d'autres vieillards qui +paraissaient plus âgés, qui étaient tristes et qui l'ennuyaient très +vite. Il y en avait un qui s'asseyait sans un mot et demeurait ainsi +longtemps, immobile et muet. Un jour, grand-père l'oublia dans sa +chambre. A son retour, il le trouva à la même place, endormi. Il se +plaignait ouvertement de la venue de tous ces vieux, comme il les +appelait, dont aucun, j'en avais la certitude, ne répondait au nom de +Jean-Jacques. Au contraire il descendait volontiers au salon quand il +pensait y rencontrer des dames. + +L'heure nous pressant, nous retraversâmes le bois de châtaigniers, +mais pour sortir d'un autre côté, en trouant une seconde haie de +jeunes acacias. Je revis avec un plaisir manifeste des champs et des +maisons. + +--Tiens, voilà des propriétés! fit grand-père devant ces cultures. + +Et ses lèvres se chargèrent de mépris. Sans me déconcerter, je +réclamai une orientation: + +--Où est la nôtre? + +--Je n'en sais rien. Cherche là-bas, sur la gauche. Tu la verras bien +en rentrant. Moi, quand je me promène, c'est au hasard. On se retrouve +toujours. + +Quand nous rejoignîmes le grand chemin, je me serrai contre mon +nouveau précepteur, à cause d'un spectacle bizarre et inquiétant que +j'apercevais: + +--Grand-père, regardez la route. + +Au delà d'un talus, elle semblait venir à nous, d'un mouvement lent et +uniforme. Tout à l'heure, elle serait là. Grand-père mit ses mains en +abat-jour pour mieux circonscrire sa vue et il me donna l'explication +du phénomène: + +--Ce sont les moutons qui, au printemps, quittent la Provence pour +gagner les liants pâturages. On les conduit ainsi par petites étapes. +Rangeons-nous sur le bord, à l'abri de ce tas de cailloux, et nous les +verrons défiler. + +Ainsi averti, je séparai bientôt du chemin presque blanc le troupeau +d'un ton gris-jaune et brun qui composait une masse unique et +grouillante, continuée au-dessus de tous ces dos balancés +régulièrement par un mince nuage de poussière qui, de chaque côté, +débordait sur les champs. Instantanément je revis l'image de ma Bible +qui représentait Abraham s'en allant dans la terre de Chanaan. + +Au-devant marchait un berger enveloppé dans une grande cape qui avait +dû supporter le vent et la pluie bien des fois, car elle était de la +couleur verdâtre de ces toits de chaume sur lesquels de nombreux +hivers ont pesé. Malgré le soleil, il ne semblait pas gêné d'une si +ample couverture. Sans doute notre soleil n'était pas celui qu'il +avait quitté. Son chapeau rabattu noircissait d'ombre tout le haut du +visage dont ne ressortait nettement que la barbe qui était grise. +C'était déjà un vieil homme. Il avançait lentement avec un léger +dandinement de tout le corps. On aurait pu le confondre avec un +mendiant sans une involontaire majesté qui le recouvrait comme son +manteau, celle du capitaine qui dirige sa compagnie, celle du semeur +qui jette les grains. Il ne faisait pas plus vite un pas que l'autre. +Et le rythme de cette allure égale devait se transmettre jusqu'au bout +de la colonne. Il donnait l'impression que toute la campagne le +suivait, obéissait en cadence à la loi qu'il fixait, et les boeufs qui +tracent les sillons, et les faucheurs qui dévêtent les prairies, et le +matin et le soir dociles au retour, et même, la nuit, les étoiles qui +parcourent sans hâte une partie du ciel et que j'avais cru voir remuer +dans la lunette de grand-père. + +Il me parut si important que je le saluai, mais il ne me rendit pas +mon salut et ne daigna pas se détourner de sa tâche absorbante. Grand- +père commença une phrase: + +--Dites-moi, berger... + +Et il jugea inutile de l'achever à cause de tant de gravité qu'il +avait reconnue. + +Derrière l'homme qui avait un chien noir dans les jambes, venaient, en +triangle, trois bourriques pelées et efflanquées, chargées d'objets +qu'on ne voyait pas, car une bâche les cachait. Elles baissaient la +tête vers le sol, comme si elles voulaient le renifler ou le brouter. + +Ensuite, c'était le gros de l'armée, le peuple des moutons pressés les +uns contre les autres, par huit ou dix de front quand on pouvait les +compter: la plupart du temps, les rangs étaient incertains et soumis +à des flux et à des reflux. Toute cette laine oscillait comme si elle +appartenait à une bête unique, interminable et rampante, secouée de +frissons continuels. + +Je ne distinguai rien tout d'abord dans ce tas qu'un même mouvement +agitait. Puis, je remarquai les petites taches sombres que faisaient +les oreilles. Peu à peu, je m'habituai, et du groupe compact et +monotone quelques personnalités surgirent. Il y avait des béliers, +généralement plus hauts de taille, avec de longues cornes roulées et +des sonnailles pendues au cou par un collier de bois en forme de fer à +cheval. Il y avait des brebis d'une robe plus soignée que le commun, +blanches ou noires avec une certaine ostentation. Il y en avait aussi +de vagabondes, capricieuses comme des chèvres, qui auraient aimé à +sortir de la voie ordinaire, sans la vigilance des chiens qui +opéraient sur les flancs, chiens gris à longs poils, avec des yeux +luisants au fond d'une caverne de sourcils, attentifs et actifs, et +que rien ne pouvait distraire de leur travail de sergents. L'une +d'elles monta sur les pierres qui nous abritaient et fut imitée +aussitôt par quelques-unes de ses compagnes. Un des gardiens coupa +court à cette fantaisie et, gueule ouverte, les obligea à regagner +leur place. + +Il en passa, il en passa. Je crus que cela ne finirait plus, et +j'estimai leur nombre à plusieurs milliers. Peut-être, en réalité, en +passa-t-il bien trois ou quatre cents. Le flot se ralentit. Les rangs +se desserrèrent. Sept ou huit moutons débandés clôturèrent le défilé. +Et ce fut enfin l'arrière-garde, composée de quatre bourricots bâtés +et d'un second berger, moins auguste et solennel que le premier. Quand +celui-ci fut à notre hauteur, grand-père, enhardi, posa la question +que l'autre n'avait pas écoutée: + +--Eh! berger, comme ça, où allez-vous? + +C'était un homme jeune, souple, maigre et musclé, le couvre-chef en +arrière, le veston court, une ceinture rouge autour des reins, et qui +ne devait se soucier ni du chaud ni du froid. Il montrait en pleine +lumière sa figure bronzée. Pour se distraire, il sifflait et, en +sifflant, il souriait comme s'il s'amusait de sa musique, ou peut-être +le pli des lèvres lui donnait-il l'air de sourire. + +A la question de grand-père, il éclata de rire franchement; et dans +sa bouche les dents brillèrent, des dents comme j'en avais vu à des +loups ou à des fauves dans une ménagerie où l'on m'avait mené. Et, +avec simplicité, il répondit: + +--A la montagne. + +Quelle étrange résonance ont en nous certaines syllabes! Il aurait +désigné par son nom la montagne où son troupeau allait paître, que ce +renseignement ne m'aurait pas frappé. Tandis que son imprécision +inattendue me communiqua, par quel sortilège, la nostalgie de +l'altitude. Ce fut un choc inexpliqué et fulgurant. Du lieu désert et +sauvage dont je revenais avec grand-père je n'avais pas compris le +charme. Non seulement j'y fus initié instantanément, j'en élargis +encore l'isolement et la sauvagerie. Je sentis sur mon front un +souffle plus froid et plus rude, le vent des sommets que je ne +connaissais pas. Plus tard, des poèmes, des symphonies m'ont rendu +cette sensation imaginaire, mais en l'atténuant. Dans chaque +découverte qu'il fait, le coeur donne, comme un vierge, sa nouveauté. + +Avant le passage des moutons, je m'étais orienté tant bien que mal. La +maison, en contre-bas de la route, au bord de la ville, au-dessus du +lac, je l'avais fièrement dévisagée, malgré les arbres qui +l'entourent. Elle qui m'avait toujours paru si grande, vaste comme un +royaume, voici que je commençais de la trouver petite et mesquine, +parce que j'entendais chanter en moi ces trois mots: + +--A la montagne. + +Je devais, quelques années plus tard, approcher et escalader nos +montagnes, celles qu'assiègent les pins et les mélèzes et celles dont +les glaces sont l'unique végétation, celles que l'herbe tapisse et qui +sont douces comme une chair fleurie, celles qui sont tout en muscles +et en os comme des personnages de Michel-Ange, celles dont la +blancheur perfide ne sort de son immobilité qu'aux embrasements du +soleil couchant. Elles m'ont appris la patience, le calme et, peut- +être aussi, le mépris, bien qu'un des plus durs préceptes chrétiens +nous oblige à ne mépriser personne. Là, j'ai rencontré et goûté tour à +tour la guerre et la paix, la lutte et la sérénité, l'enivrement de la +solitude et la gloire de la conquête dans l'aveuglante splendeur des +neiges. Elles ne m'ont rien donné qui ne fût contenu en germe dans la +réponse du pâtre... + +A l'arrivée, quand nous ouvrîmes le portail, Tem Bossette et ses deux +acolytes piochaient, le nez penché vers la terre. L'un d'eux nous +ayant signalés, ils se reposèrent d'un commun accord. Notre complicité +leur était acquise. + +Tante Dine me félicita de mes joues rouges, ma mère remercia grand- +père de ses attentions. Mon père me demanda: + +--Es-tu content? + +Et sur mon affirmation, il se réjouit. Personne ne soupçonnait, et +moi-même pas davantage, que ce petit garçon, jusqu'alors comblé et qui +n'imaginait rien au delà de la maison, rapportait de sa promenade le +désir. + +III + +LA DÉCOUVERTE DE LA TERRE + + + + + +Cette période de ma vie est toute lumineuse dans mon souvenir. Il +semble plus tard que le soleil se soit un peu usé. Je me promenais +matin et soir avec grand-père, j'affermissais mes rapports avec la +nature et j'inaugurais un costume neuf. C'était le premier; +jusqu'alors, je portais ceux de mes frères aînés, qu'on rafistolait +pour moi. Une couturière ajustait et raccommodait sur place les +vêtements que l'on me destinait. Elle était laide à souhait et +recommandée par Mlle Tapinois qui pensait l'avoir formée à son +ouvroir. Pendant ma maladie, j'avais grandi excessivement. Quelle ne +fut donc pas ma surprise quand je fus informé qu'un tailleur, un vrai +tailleur, viendrait prendre mes mesures, les miennes et non pas celles +d'Etienne ou de Bernard! Ce tailleur se nommait Plumeau. Tout en +hauteur comme un piquet, il flottait dans une immense redingote. +Voulut-il, comme Dieu lorsqu'il créa l'homme, me faire à son image et +à sa ressemblance? Il me composa un complet vert olive qui accentuait +ma maigreur et pour lequel il n'avait rien négligé. Le veston, +rivalisant avec un pardessus, descendait jusqu'aux genoux, l'étoffe +défiait le temps par sa solidité. J'en avais, de toute évidence, pour +m'habiller jusqu'au baccalauréat. J'eus l'impression qu'on +m'avantageait trop et ma coquetterie regimba. Toute ma famille avait +été réunie pour me contempler et ratifier la livraison. On me +contraignait à me tourner et à me retourner comme un cheval sur le +marché, et je montrais une figure hostile, presque aussi longue que +mon veston. + +--Ça ira, déclara mon père. + +Ça irait? Oui, dans deux ou trois ans, quand j'aurais beaucoup grandi +encore. Ma mère n'osait pas trop donner son approbation. Mes frères se +contenaient, mais je devinais qu'ils étouffaient une envie de rire, ce +dont Louise ne se privait pas. Tante Dine sauva la situation qui se +gâtait. Elle arriva en retard, car elle ravaudait dans la chambre de +la tour quand on lui avait signalé le débarquement de M. Plumeau. On +l'entendit dans l'escalier avant de la voir. L'espoir, déjà, revint. +Et ce fut l'entrée de troupes fraîches sur le champ de bataille. Elle +décida du sort de la journée. + +A peine m'eut-elle découvert dans le vêtement où je me perdais, +qu'elle s'écria: + +--C'est admirable, François. Je ne vous le tairai pas plus longtemps: +je n'ai jamais vu personne aussi bien habillé. + +Chacun respira et je fus réconforté. Je le fus même tant et si bien +que, ne voulant plus me séparer du fameux costume, je le revêtis pour +ma prochaine promenade. Grand-père n'y prêta aucune attention. Mais je +fus rejoint à la grille par tante Dine, essoufflée: + +--Mauvais garnement, me dit-elle, sortir avec un habit de cérémonie! + +Pour un peu, elle m'eût déshabillé dans la rue de ses propres mains. +Je dus rentrer sous sa garde pour échanger ma livrée contre une +défroque moins reluisante, et cette promenade-là fut gâtée. Mais les +suivantes me dédommagèrent. Ce fut la forêt et ce fut le lac. + +Cette forêt faisait partie, avec des vignes et des fermes, d'un +domaine historique, dont le château, à demi croulant, avait subi des +sièges, reçu de grands personnages de guerre ou d'Eglise, et n'était +plus habitable. Le tout appartenait à un colonel de cavalerie en +retraite, fils d'un baron de l'Empire, qui n'avait pas de quoi +l'entretenir décemment et le laissait péricliter: il vivait seul et +montait du matin au soir l'un ou l'autre de ses vieux chevaux sans +sortir de ses propriétés. Nous y pénétrâmes, grand-père et moi, bien +qu'elles fussent closes de murs, par des brèches que nous avions +repérées. + +Il m'entraînait sous les arbres, m'apprenait à ne pas confondre leurs +essences, et m'invitait à m'asseoir à leur ombre, mais sur la mousse +et non sur les bancs fallacieux que nous apercevions de loin en loin, +et dont les planches, travaillées par l'humidité, étaient pourries. +L'herbe poussait dans les allées. Pareilles à des voûtes sous les +branches, ces allées conduisaient le regard à des portes de lumière +qui, d'un côté, paraissaient bleues à cause de l'eau qui s'y +encadrait. On était au mois de juin. Mille nuances de vert +s'enchevêtraient, se mariaient autour de nous, depuis le vert clair du +gui parasite jusqu'au vert presque noir du lierre qui grimpait aux +chênes. Toutes les gammes du printemps chantaient. Et il y avait +encore, sous bois, des amas de feuilles rousses, vestiges de la saison +précédente. + +J'éprouvais une vague peur à nous sentir seuls tous les deux parmi une +assemblée si imposante et silencieuse, et je voulus parler afin de +rendre plus réelle notre présence. + +--Tais-toi, me dit grand-père, tais-toi et écoute. + +Ecouter quoi? Et voici que peu à peu je perçus une multitude de +rumeurs. Nous n'étions plus seuls, comme je l'avais cru: +d'innombrables êtres vivants nous environnaient. + +A de grandes distances, deux pinsons se répondaient régulièrement. Le +plus éloigné reprenait en sourdine le couplet que l'autre lançait à +plein gosier. D'arbre en arbre, celui-ci se rapprocha de nous. Je le +vis, et mon oeil rencontra le sien, tout petit et tout rond. Comme je +ne bougeais pas, il resta. Mais que pouvaient être ces coups sourds et +répétés? Les piverts aiguisaient leur bec contre les troncs. De +longues bandes de clarté se glissaient çà et là, à travers les +intervalles des branches, jusqu'au sol: dans leur rayonnement où le +découpage des feuilles s'accusait, des toiles d'araignées se +balançaient, dont je distinguais les moindres fils, et des guêpes +bourdonnaient en dansant. Je finissais par entendre remuer l'herbe. +C'était le travail secret de la terre sous l'action de la chaleur. Je +découvrais une vie que je n'avais pas soupçonnée. + +--Grand-père, quel est ce cri? demandai-je à voix basse. + +--Ce doit être un lièvre. Cachons-nous et peut-être, si tu es sage, ne +tarderons-nous pas à le voir. + +Sur ce dialogue, nous nous coulâmes tous les deux derrière un buisson. +Je ne connaissais les lièvres que pour en avoir mangé en de rares et +fastueuses occasions, bien que tante Dine déplorât qu'on donnât du +civet aux enfants, à cause des serviettes et des joues maculées. De +nouveau le cri retentit, et cette fois plus près de nous. + +--Il appelle sa hase, m'expliqua grand-père. + +--Sa hase? + +--Oui, sa femme. Tais-toi. + +C'était un doux appel, langoureux et tendre infiniment. De très loin +nous parvint un appel semblable, à peine distinct. D'un bout à l'autre +du bois, le duo s'engageait. Et je pressentais que les bêtes, comme +les hommes, désirent de se voir et de se parler. Tout à coup, là, +devant moi, traversant l'allée, je vis deux longues oreilles et une +petite boule de corps brun qui semblait vouloir passer par-dessus. Sur +la lisière le lièvre s'arrêta, attendit la voix lointaine qui le +guidait, poussa de nouveau sa plainte déchirante et se perdit dans les +taillis voisins. Il courait rejoindre sa compagne, mais j'avais eu le +temps de le bien examiner. + +Une autre fois, ce fut un renard. De son museau pointu il dut nous +flairer, car il s'enfuit la queue dans les jambes, à toute allure. +Instruit par les fables de La Fontaine et par les _Scènes de la vie +des animaux_, je prévins grand-père que c'était une ruse et qu'il +serait prudent de déguerpir. + +--Tu es stupide, assura-t-il. Le renard est inoffensif. + +De quoi je fus un peu scandalisé. Mais nos promenades ne jouissaient +pas toujours d'un tel calme. De notre coin préféré, il nous arriva +d'entendre, comme une pluie d'orage, le galop d'un cheval, et nous +venions à peine de nous dissimuler savamment derrière le tronc d'un +fayard, que le colonel débucha sur sa monture. Il avait le nez court, +une moustache rude, des joues creuses. Il se tenait le buste droit, le +genou saillant, et ses yeux ne regardaient rien. Au passage, il me fit +l'effet d'un terrible homme. Grand-père s'empressa de me rassurer: + +--C'est une vieille bête, me dit-il, et son carcan ne sait plus +trotter. + +L'un et l'autre, je l'ai su depuis, s'étaient battus à Reichsoffen. + +Mais, dans une circonstance plus grave, grand-père donna le signal de +la déroute. Je le vis tendre l'oreille à la manière du lièvre, puis se +lever en hâte de l'herbe où nous étions assis: + +--Des chiens, murmura-t-il effrayé. Allons-nous-en. + +Nous gagnâmes le mur aussi vite que nous le permettaient ses jambes +vieillies et mes jambes trop neuves. Déjà les chiens se ruaient sur +nous, aboyant et menaçant, lorsque grand-père, qui m'avait poussé +devant lui, terminait son escalade. Cette alerte l'avait exaspéré, et +notre sécurité ne l'apaisa nullement: + +--Voilà bien les propriétaires! déblatérait-il. Ils nous feraient +dévorer par leurs molosses. + +Et tant de férocité lui fournissant une occasion d'enseigner, il se +tourna vers moi. + +--Vois-tu, mon petit les hommes deviennent méchants dans les villes. +Ils sont comme les pommes qui pourrissent quand on les entasse. Et ne +faut-il pas qu'à leur tour ils pervertissent les animaux! + +A la vérité, j'aurais pu soulever deux objections l'isolement du +domaine et la malfaisance naturelle des bêtes. Il ne me prêta que la +seconde et l'écrasa sans désemparer: + +--Tu as vu le pinson et le lièvre, et même le renard. A l'état de +nature, ils sont incapables de nuire. Apprivoisées, les bêtes sont +toutes dangereuses, tôt ou tard, et perfides, féroces et fausses. Eh +bien! pour les hommes, c'est tout pareil. Libres, ils sont bons et +généreux. Abrutis par la discipline, comme ce vieux militaire, ils +deviennent effroyables. + +Jamais encore il n'avait prononcé un si long discours, ni si +mystérieux pour moi. L'émotion de la poursuite le portait sans doute à +oublier pour la première fois, de façon directe, la promesse que mon +père avait exigée. Je m'étonnai de son éloquence à quoi rien ne +m'avait préparé, et j'en tirai aussitôt des conclusions pratiques. On +m'avait élevé à croire au bienfait de l'autorité: celle des parents, +celle des professeurs du collège. Et voilà que, pour être bon, il ne +fallait obéir à personne. + +Cette aventure nous dégoûta de _notre_ forêt, et nous fréquentâmes des +bois plus modestes et moins troublés, de préférence situés sur les +fonds communaux, ce qui réjouissait grand-père dans sa haine des +propriétés privées. La propriété, pour lui, était un grand obstacle au +bonheur des hommes, mais j'hésitais à me ranger à cet avis; j'aimais +assez à posséder, de quoi il se moquait. + +Ainsi qu'il s'y était engagé lors de ma première promenade, il me +communiqua sa science des champignons. Le bolet charnu, au pied +rebondi, au dôme couleur de la châtaigne un peu avant sa maturité, +l'oronge pareille à un oeuf dont on vient de briser la coquille, la +jaune chanterelle en forme de corolle, obtenaient ses faveurs. Il en +goûtait bien d'autres espèces qu'il déclarait volontiers inoffensives. +Je le vis mordre, comme le curé dont il m'avait conté l'histoire, dans +un de ces bolets Satan qui deviennent bleus quand on les coupe et dont +l'entaille prend aussitôt l'apparence d'une affreuse plaie. Dressé par +les craintes contagieuses de tante Dine, j'étais persuadé que ses +lèvres ne tarderaient pas, elles aussi, à bleuir. Je le regardai avec +terreur et curiosité, pour suivre les fâcheux symptômes. Mais il +digéra son poison à merveille: + +--Tu vois, me dit-il, triomphant, ce brave homme de curé, pour une +fois, avait raison. La nature est une mère pour nous. + +Fort de cette expérience, je cueillis aux buissons des baies rouges +qui étaient fort plaisantes à l'oeil, et j'eus de fortes coliques. +Grand-père devait être un peu sorcier. Quand nous rapportions de notre +chasse un plein mouchoir de ces cryptogames, tante Dine, méfiante, ne +manquait pas de s'écrier: + +--Encore ces horreurs! + +Elle les triait avec soin et ne conservait que les notoirement +comestibles, qu'elle excellait à faire sauter au beurre ou à préparer, +en hors-d'oeuvre, au court-bouillon, relevés d'un filet de vinaigre. +Ainsi accommodés, les petits bolets, frais, blancs et craquants, +embaumaient la bouche. Maintenant que j'en ramassais, je m'étais mis à +en manger. + +De mes injurieuses baies je me rattrapai sur les airelles et les +fraises que je cueillais parmi la mousse. J'aimais à les brouter dans +la main pleine, comme les chèvres font du sel qu'on leur présente. Il +est vrai qu'on m'avait défendu les crudités: la notion du devoir +commençait de s'altérer en moi, et je préférais m'en tenir à la nature +maternelle que vantait mon grand-père et qu'il suffit d'invoquer pour +être servi à souhait. Grand-père la célébrait sans cesse. Il lui +adressait des litanies de louanges. Cependant il se moquait du +chapelet que récitait tante Dine et ma mère. Et il profitait de toutes +les occasions pour me prêcher l'aversion des villes et la douceur des +champs. Les cités, comme il disait, regorgeaient de gens féroces et +cupides qui s'entre-tuaient pour une pièce de monnaie, tandis qu'au +village tout le monde vivait heureux et paisible, et l'on s'aidait les +uns les autres d'un coeur fraternel. + +Un jour, nous fûmes invités par un paysan qui nous offrit sa tonnelle +à demi défoncée pour y manger un de ces fromages blancs qu'on arrose +avec la crème du lait. Un bol de fraises des bois accompagnait ce mets +frugal et innocent. Nous en fîmes un mélange si savoureux que je fus +incliné à croire aveuglément désormais au bonheur universel, pourvu, +toutefois, que l'on consentit à abandonner les cités infectées de +pestes et de lèpres. A la campagne, tous les hommes étaient bons, +obligeants et libres par surcroît. Nous n'avions plus d'ennemis. Les +_ils_ de tante Dine n'existaient que dans son imagination de vieille +femme. Elle avait des idées étroites, elle ne s'élevait pas, comme +grand-père, au-dessus des petits détails quotidiens. J'étais +pacifique, j'étais béat, j'étais désarmé. Et je connaissais la fleur +des plaisirs champêtres, dont je n'ai jamais perdu le goût. + +--Bourrez-vous, nous persuada notre hôte familièrement. Le docteur m'a +guéri d'un chaud et froid. + +Nous devions à mon père cet accueil, mais nos préférions le supposer +habituel, pour la vérification de nos théories. M'étant trop bourré en +effet, j'eus, au retour, une indigestion, que grand-père aggrava par +sa mauvaise humeur. + +--Tu n'iras pas t'en vanter, me dit-il, quand je fus débarrassé. + +Je compris ce que signifiait le conseil et résolus de garder +prudemment un silence qui protégeait la fantaisie de nos excursions à +venir. Nous rentrâmes en retard: l'inexactitude me paraissait d'une +désinvolture élégante. Pourquoi dîner à une heure plutôt qu'à un autre +? Et même on peut ne pas dîner du tout, si l'on s'est rempli l'estomac +de crème et de fromage blanc. Grand-père expliqua d'où nous venions et +vanta en termes parfaits l'hospitalité paysanne. + +--Ah! s'écria mon père, vous êtes tombés chez cette fripouille de +Barbeau. Je crois bien que je l'ai tiré de la mort. Il vit surtout de +braconnage et de contrebande, et il me doit encore sa note. J'aime +autant qu'il ne me la paie pas. La couleur de son argent n'est pas +nette. + +J'estimai qu'il traitait bien sévèrement un homme si poli et si +généreux. Nous retournâmes chez Barbeau, et nous y fûmes reçus par sa +femme. C'était une vieille, noueuse et grise, aux yeux chassieux, qui +ne trouva à nous offrir qu'une méchante croûte de gruyère, de quoi +nous fûmes dépités. Elle se tut sur les occupations de son mari, mais, +pour parler des belles places de ses fils, elle arrondit la bouche en +cul de poule avant de nous en faire confidence. L'aîné était facteur à +la ville, le second employé à la gare, et quant au troisième, oh! oh ! +il gagnait des mille et des cents: + +--Garçon d'hôtel à Paris, monsieur Rambert, garçon d'hôtel meublé. Il +nous envoie de l'argent. + +--Vilain métier, observa grand-père. + +--Il n'y a pas de vilain métier, affirma la vieille. Le tout est de +ramasser de la monnaie. + +--Et comme ça, il ne vous en reste point? + +--Bien sûr que non qu'il n'en reste point! Pour manger des châtaignes +et boire du cidre, y a plus personne, monsieur Rambert. La terre, +voyez-vous, je crache dessus. + +Et la mégère, en effet, cracha sur le blé déjà haut et d'un vert +décoloré prêt à se muer en or, qui touchait à sa masure. On eût dit +qu'elle maudissait toute la campagne avoisinante. + +Je ne pensais pas que ces épis, c'était la farine qu'on bénit avant de +la pétrir, le pain dont mon père n'entamait pas une miche sans y +tracer le signe de la croix. Je vis là surtout une geste malpropre, et +du coup je laissai ma part de fromage que je rongeais sans plaisir. + +--Allons-nous-en, me dit grand-père brusquement. + +Le discours de la mère Barbeau le contrariait. Du moins, je n'eus pas +mal au coeur cette fois-là. + +A la suite de cette conversation, il abandonna pendant quelque temps +la vie agricole et consentit à me conduire vers le lac que nous +n'avions pas encore exploré. Il m'y conduisit sans enthousiasme. + +--C'est une eau fermée, prononça-t-il avec mépris. + +Il y avait donc des eaux ouvertes? Sans doute: il y avait la mer. Ce +mot, jusqu'alors, ne m'avait pas frappé et je ne lui attribuais aucun +sens. Lorsque la brume recouvrait la rive opposée, le lac semblait ne +plus finir, et j'avais entendu dire autour de moi: c'est la mer. Je +n'y avais pas pris garde. La dédaigneuse définition de grand-père me +fit imaginer par contraste une immensité libre. Plus tard, quand j'ai +vu enfin la mer, --c'était à Dieppe, du haut des falaises, --je n'ai +pas eu de surprise: ce n'était qu'une eau ouverte. + +--Veux-tu naviguer? me proposa grand-père un jour. + +Si je le voulais! Je le désirais d'autant plus que cette expédition +représentait en quelque sorte pour moi la vie individuelle substituée +à la vie de famille. Mes parents m'avaient interdit les promenades en +bateau à la suite de la chute qui avait provoqué ma pleurésie. Ils +craignaient à la fois l'humidité et ma maladresse. J'étais, une fois +de plus, _l'enfant blond qui s'esquiva des bras de sa mère_. La +_demoiselle aux ailes d'or_ qui m'entraînait, c'était déjà mon bon +plaisir. + +Nous prîmes un canot et sortîmes du port. Grand-père, qui se servait +des rames avec irrégularité, ce qui ne me rassurait guère, ne tarda +pas à les lâcher et nous laissa dériver. + +--Où allons-nous? demandai-je un peu inquiet. + +--Je n'en sais rien. + +L'incertitude ajoutait au mystère de l'eau. Je m'amusai à tremper mes +mains en me penchant sur le rebord. La caresse froide que je recevais +et le petit danger que je courais ou pensais courir me causaient une +sensation mélangée, mais très excitante. + +Que pouvaient signifier ces brefs éclairs d'argent qui s'allumaient à +la surface pour s'éteindre aussitôt? Autour de leur étincelle morte un +cercle naissait, qui s'élargissait en finissait par se perdre. +C'étaient les poissons qui venaient respirer. L'un d'eux, plus +rapproché, montra sa petite bouche et les écailles luisantes de sa +tête. Je prenais contact avec un monde nouveau, le monde sous-marin. + +Quand il soufflait un peu de vent, grand-père me faisait asseoir au +fond du bateau, sur les planches qui étaient bien un peu mouillées. De +là, comme je n'étais pas haut, je n'apercevais plus guère que le ciel. +Je découvrais mieux sa coupole et la vibration continue de l'éther aux +beaux jours. Immobile, tandis que grand-père rêvait, j'étais heureux. +Je m'habituais à être heureux excessivement, sans savoir pourquoi, +comme si l'existence n'avait pas de limites et pas de but. + +Grand-père se liait aussi avec des pêcheurs qui posaient leurs filets. + +--Ce sont de braves gens, m'assurait-il. Le lac, c'est comme la +campagne. En retirant l'homme des cités, ça le rapproche de l'heureux +état de nature. + +Par eux, nous connûmes les moeurs de la truite, de la perche, du +vorace brochet et de l'ombre-chevalier dont la chair est savoureuse à +l'égal de la chair rose du saumon. + +--Eh! eh! lui confia l'un de ces braves gens avec allégresse, tout mon +ombre est retenu par l'hôtel Bellevue. On y bamboche le jour et la +nuit. Parlez-moi de ces clients-là. + +Ainsi j'étais initié à la vie de la terre et de l'eau. Grand-père +commençait de s'intéresser à mes progrès dans l'amitié de la nature. +Il tenait un disciple qu'il n'avait point cherché. Le premier, +maintenant, je tournais le dos à la ville, franchissais les barrières, +traversais les champs, sans aucun soin des cultures. Il me traitait en +héritier, en infant digne d'être un de ces rois fainéants qui +possèdent le monde. Et comme nous avions gravi péniblement, sous la +chaleur de juillet, un monticule d'où l'on dominait la plaine, et la +forêt et le lac, il se mit à rire du bon tour qu'il préparait: + +--Tu sais, mon petit, on croit que je n'ai rien, et que je suis tout +pareil aux claque-patins qui se tortillent sur les routes avec un +baluchon dans le dos. Quelle plaisanterie! Il n'y a pas de +propriétaire plus riche que moi, entends-tu. + +Ce langage ne m'étonnait pas. J'avais perdu la notion du tien et du +mien qui sépare la richesse de la pauvreté. + +--Cette eau, ces bois, ces prés, continuait-il, tout cela est à moi. +Je ne m'en occupe jamais, et c'est à moi tout de même. + +Et, pour m'investir, me couronnant la tête de sa main, il acheva: + +--C'est à moi, et je te le donne. + +Ce fut un sacre gai et sans cérémonie. Tous les deux nous nous +amusions de cette idée. Malgré nos rires, cependant, j'avais +l'impression très nette que le monde m'appartenait en effet. D'un +petit destin borné je ne voulais plus. + +Comme nous redescendions de notre belvédère, nous croisâmes sur le +chemin une jeune femme qui habitait une villa du voisinage. Elle +portait une robe blanche, qui laissait nus les avant-bras et le cou, +et sur la tête un chapeau orné de cerises rouges. Son ombrelle un peu +penchée en arrière servait d'auréole ou de fond au visage qui était +délicat et uni comme ces fleurs de magnolia dont j'aimais au jardin la +nuance, l'odeur et la forme d'oiseaux blancs aux ailes déployées. +Cependant je ne l'eusse pas remarquée, si grand-père ne s'était +arrêté, cloué par l'admiration, et n'avait dit tout haut: + +--Oh! ce qu'elle est belle! + +Le visage clair s'empourpra. Mais la jeune femme sourit à cet hommage +trop direct. Je la regardais alors, et tellement que je n'ai rien +oublié de cette vision, pas même les cerises. Je faisais d'ailleurs +mes réserves: elle me paraissait déjà âgée, peut-être trente ans. +C'est un âge avancé aux yeux impitoyables d'un enfant. A cause de son +teint de fleur, je pensais à l'aveu du Rossignol dont m'était venue, +un jour que je lisais les _Scènes de la vie des animaux_, tant +d'instable mélancolie: _Je suis amoureux de la Rose... Je m'égosille +toute la nuit pour elle, mais elle dort et ne m'entend pas_. Et pour +la première fois j'associai, non sans un secret pressentiment, une +femme inconnue à l'amour plus inconnu encore. + +A la suite de cette rencontre, grand-père m'emmena sur un coteau boisé +où nous n'étions jamais allés, et qu'il m'avait représenté comme dénué +d'agrément lorsque j'y voyais un but de promenade. Il fallait +traverser une rivière avant d'en atteindre la base. Pendant la marche, +il s'absorba en lui-même et ne m'adressa pas la parole. Au sommet, il +s'orienta et se dirigea tout droit vers un pavillon à l'écart, proche +une maison de ferme et dissimulé dans une clairière. + +--C'est là, dit-il. + +Je comprenais qu'il ne s'adressait pas à moi. Ce pavillon à un étage +me parut dans un piteux état. Le toit manquait d'ardoise, une galerie +circulaire pourrissait. On avait dû l'abandonner depuis longtemps. +Grand-père se réjouit de cet aspect délabré et inhabitable, ce qui +m'eût davantage étonné s'il ne m'avait pas accoutumé à ses +bizarreries. + +--Tant mieux, murmura-t-il: il n'y a personne. + +Et, revenant vers la ferme, il avisa un vieillard qui se chauffait au +soleil, sur un banc, et qui puisait avec une cuiller de bois dans un +pot de soupe. Il engagea avec lui une interminable conversation qui +m'ennuya et qui aboutit à un petit interrogatoire sur le pavillon. + +--C'est bon à brûler, déclara le paysan. + +--Autrefois, insinua grand-père, il y avait du monde. + +--Autrefois, il y a bien des années. + +Grand père eut l'air d'hésiter à continuer l'entretien, puis il reprit +: + +--Oui, il y a bien des années. Mais vous et moi, nous ne sommes pas de +ce matin. Et dites-moi, vous ne vous souvenez pas d'une dame? + +Je songeai aussitôt à la dame en blanc au chapeau de cerises et je +l'évoquai dans cette clairière à la porte du pavillon. Déjà mon +imagination travaillait sur un nouveau thème. + +--Oh! moi, fit le vieux avant d'avaler la cuillerée qu'il tenait à la +main, les femmes, je m'en f... + +Les yeux de grand-père s'injectèrent de fureur, et je crus qu'il +allait bousculer le bonhomme et son pot. Il leva la séance incontinent +sans un mot de plus. Mais, en s'en allant, il me prit à témoin de la +grâce du lieu: + +--Tout de même, ici, comme c'est doux et sauvage! Les arbres n'ont pas +changé. Il n'y a qu'eux. + +Je n'ai jamais su l'aventure du pavillon. Mais, un jour que nous +passions devant le château branlant du colonel, un autre souvenir, +moins direct sans doute, lui revint à la mémoire, et, sans +préparation, il me raconta: + +--On l'appelait la belle Alix. + +--Qui ça, grand-père? + +--Elle a demeuré là. C'était sous l'Empire. + +--Vous l'avez vue, grand-père? + +--Oh! moi, non. C'est trop ancien. Je parle de l'Empereur premier. +Ceux qui l'ont vue, c'étaient des vieux quand j'étais jeune. Ceux qui +l'ont vue, rien qu'à dire son nom, éclataient d'orgueil. + +Et ces brèves évocations disposaient pour moi un beau voile romanesque +sur nos promenades qui étaient _arrivées_ comme des histoires. + +Il ne s'étendit jamais sur l'une ou sur l'autre, comme je m'y +attendais. Il ne supposait pas que je guettais ces moindres paroles-là +pour en exagérer l'importance. Sauf la dame blanche au chapeau de +cerises, qui ressemblait peut-être, qui ressemblait sans doute à +quelque lointaine image de son passé, il saluait les femmes le plus +honnêtement du monde et ne se permettait sur elles aucune réflexion. +Quand je lus, quelques années plus tard, un soir de collège, le fameux +passage de _l'Iliade_ sur les vieillards troyens disposés à pardonner +à Hélène à cause de sa beauté, semblable à celle des déesses +immortelles, tandis que mes camarades sommeillaient sur leur Homère, +je me revoyais aux côtés de mon grand-père sur le chemin par où venait +à nous la dame en blanc. Et, depuis lors, j'ai donné le nom d'Hélène à +cette inconnue. + +Grand-père, qui prenait goût à notre amitié, consentit à m'accueillir +dans la chambre de la tour. Il ne s'y occupait d'ailleurs point de ma +présence, tantôt m'enveloppant de la fumée de sa pipe, et tantôt +jouant de son violon dont les sons se mêlaient pour moi à la forêt, au +lac, aux retraites perdues que nous connaissions. Là je continuais ma +vie libre du dehors. Les jours de mauvais temps, bien rares au cours +de ce lumineux été prédit par Mathieu de la Drôme, je regardais la +pluie tomber et l'horizon se désagréger, bercé et amolli par ce +spectacle de l'inutilité des choses. Quand le couchant était pur, je +voyais le soleil se projeter dans l'eau du lac en colonne de feu qui, +peu à peu, se changeait en glaive, puis se réduisait à un point d'or, +reflet de la petite étoile, posée sur l'épaule de la montagne, que le +soleil était devenu une seconde avant de disparaître. Le soir, après +dîner, j'obtenais la faveur de suivre les constellations dans le +télescope. A cause de l'orientation de sa chambre précédente qui était +tournée vers le sud, grand-père, je l'ai dit, ne connaissait qu'une +moitié du ciel et se refusait à déchiffrer l'autre. C'est pourquoi je +ne suis familier, la nuit, qu'avec Altaïr et Véga, Arcturus et l'Epi +de la Vierge, qu'on aperçoit au sud en juillet. Il fallait me pencher +pour distinguer Antarès au bord du toit. Les autres mois, tout se +brouille à mes yeux, et de même si je fixe le nord. + +La maison applaudissait à mon nouveau régime. Plus d'une fois mon père +avait demandé à grand-père: + +--Vraiment, le petit ne vous gêne pas? + +--Oh! pas du tout, répondait invariablement grand-père. + +Et mon père lui exprimait sa gratitude pour ma santé recouvrée. Tante +Dine déclarait que je n'avais plus ma figure de papier mâché et me +frottait les joues pour qu'elles devinssent plus rouges. Ma mère +voyait dans l'affection de mon grand-père un gage de paix et de +réconciliation. Pour moi, la vie s'était modifiée insensiblement. Le +collège, les devoirs, l'émulation, la régularité, le travail, tout +cela n'existait plus. Il n'y avait qu'à tourner le dos à la ville et à +s'abandonner à la belle nature. Je sentais cela, que je ne saurais +expliquer, à la fois nettement et confusément, confusément dans mon +esprit et nettement pour la pratique. + +Cependant, au retour de nos promenades, grand-père, assez souvent, se +contentait de me ramener jusqu'au portail, puis s'esquivait du côté de +la cité maudite. + +IV + +LE CAFÉ DES NAVIGATEURS + +Où donc s'en allait grand-père après m'avoir reconduit à la maison? Au +café, et un jour, il m'y emmena. + +Je ne savais pas au juste ce que c'était qu'un café, et j'en éprouvais +une peur secrète. Mon père en parlait sur un ton méprisant qui ne +souffrait aucune contradiction, aucune réserve. Quand il disait de +quelqu'un: _Il passe son temps au café_, ou: _C'est un pilier de +café_, ce quelqu'un-là était jugé et condamné: il ne valait même pas +la corde pour le pendre. Je n'eusse pas imaginé que mon père y +pénétrât. De grand-père, cette audace m'étonnait moins; j'avais +remarqué déjà qu'en toutes choses il prenait le contre-pied des +opinions de mon père. + +Nous y entrâmes, au lieu de nos promener, un matin qu'il faisait très +chaud, de sorte que se fut pour moi un petit scandale: nous manquions +doublement à notre programme. Il s'intitulait en lettres d'or: _Café +des Navigateurs_, et l'inscription était encadrée de queues de +billard. Bien situé au bord du lac, il se composait d'une tonnelle +d'où l'on voyait le port et d'une grande salle d'où l'on ne voyait +rien. Nous choisîmes cette salle. A cause de ses banquettes rouges, de +ses tables de marbre blanc et des glaces qui reflétaient le jour tant +bien que mal, je l'estimai extrêmement luxueuse. Deux ou trois groupes +causaient, fumaient, buvaient, et je fus immédiatement saisi à la +gorge par une âcre odeur de tabac mêlée de parfum d'anisette. Si vif +était l'attrait du lieu, qu'après avoir toussé, je trouvai ce mélange +agréable. Nous rejoignîmes le groupe le plus bruyant, et l'on y +accueillit avec des transports grand-père, qu'on appelait +familièrement: _le père Rambert_. + +--Père Rambert par ici! Père Rambert par là! + +On l'installa sur la banquette, à la place du milieu, et l'on commença +par lui demander des nouvelles de Mathieu de la Drôme. Grand-père +répondit qu'il était au beau fixe, avec une tendance à monter, et que +les vents favorables le maintiendraient vraisemblablement dans cette +posture, de quoi chacun se réjouit à cause de la vigne; le vin serait +fameux si Mathieu continuait à se bien tenir. Je compris enfin qu'il +s'agissait du baromètre et que l'on consultait grand-père sur le +temps, à cause de ses prophéties. Ces messieurs se servaient entre eux +d'un langage convenu qu'il importait de mettre au point, ce qui, pour +moi, compliquait la conversation. Personne ne s'occupait de ma +présence, et je restais debout, vexé de cet oubli, lorsque je fus +interpellé brusquement. + +--Eh! le miochard, qu'est-ce que tu prends? + +Ce surnom et ce tutoiement achevèrent de me déconcerter. Je me +redressai, la figure hargneuse, mais pour tout le monde je fus baptisé +_le miochard_. Grand-père, détaché, commanda avec majesté: + +--Une verte. + +--Au vin blanc? questionna quelqu'un. + +--Je ne suis pas, comme vous, un sac à vin, riposta grand-père. + +Cette réplique fut reçue avec enthousiasme. A la maison on raffinait +sur la politesse à l'égard des hôtes, tandis que ces messieurs +dépouillaient toute cérémonie dans leurs relations. Cependant la +servante disposait devant grand-père un matériel qu'elle retirait +pièce à pièce d'un plateau: un verre à pied haut et profond, une +petite pelle de fer percée de trous, un sucrier, une carafe d'eau et, +enfin, une bouteille dont je devinais pas le contenu. Le silence ce +fit, et j'eus l'impression d'assister à un rite solennel que personne +n'avait le droit de troubler. Décidément les habitudes étaient toutes +renversées: on se traitait avec sans-gêne, mais l'on vénérait la +boisson. Grand-père, sans se laisser impressionner par tous ces +regards braqués sur lui, versa jusqu'au quart du verre le liquide de +la mystérieuse bouteille, puis il disposa sur la pelle trouée mise en +travers du récipient deux morceaux de sucre en équilibre, les arrosa +d'eau goutte à goutte, jusqu'à ce qu'ils fondissent, après quoi il +inclina brusquement la carafe. Une bonne odeur d'anis caressa mes +narines. Le mélange s'épaississait à mesure que l'eau tombait, comme +ces beaux nuages opaques qui bordent l'horizon avant la pluie, et prit +enfin une couleur vert pâle que je n'avais point rencontrée dans nos +promenades. Aussitôt l'on recommença de parler, l'opération était +terminée. + +Au _miochard_ on apporta, sur l'ordre de mon nouveau parrain, une +grenadine avec un flacon d'eau de seltz. Le rite observé fut plus +court et ne parvint pas à triompher de l'inattention générale. La +_verte_ rivale jouissait d'un crédit particulier. Une décharge dans le +sirop qui s'ennuyait au fond du verre, et ma mixture monta, mousseuse, +bouillonnante, tourbillonnante, d'un rose tendre, puis d'un rose doré +après que les gaz furent dissipés. Ce qui me toucha le plus, ce fut la +paille qu'on me remit pour boire à distance: il suffisait de pencher +un peu la tête et d'aspirer. + +J'étais initié, rien qu'en aspirant, à une forme supérieure de +l'existence. Parfaitement heureux, je désirais en faire part à mes +voisins. Ils suçaient des composés divers. La plupart montraient de +bonnes figures rubicondes et des yeux un peu humides. Ils étaient tous +parfaitement heureux. Pourquoi grand-père m'enseignait-il que dans les +villes on ne l'était pas? Il n'y avait, pour l'être, qu'à entrer au +café. + +Parmi ces têtes que j'examinais à loisir et avec une entière +sympathie, j'en remarquai une que je crus reconnaître. Elle +appartenait au voisin de grand-père, celui-là même qu'il avait +qualifié de sac à vin. Elle était piquée de taches de rousseur, qui, +d'ailleurs, se distinguaient à peine de la peau injectée de sang. La +chevelure, la barbe, les poils, de la même teinte rousse, +l'envahissaient de partout et menaçaient jusqu'au nez qui, point +central du spectacle, rutilait, magnifique. Malgré moi, je pensai à la +gravure de ma Bible où l'on voit le prophète Elie enlevé sur un char +de feu dans la gloire du soleil couchant, mais je repoussai cette +comparaison comme inconvenante. Où donc avais-je déjà vu ce chef +incandescent? Mes souvenirs se fixèrent peu à peu. Cela se passait +chez nous: du cabinet de consultation sortit un homme, non pas fier +et flambant comme celui du café, mais tout penaud, marmiteux, +déconfit. C'était bien le même, pourtant: ce tas de poils hirsutes, +ces taches de rousseur, je ne pouvais m'y tromper. Mon père le +reconduisait et s'efforçait de le réconforter en lui tapant sur +l'épaule: + +--Gardez votre argent, mon ami. Vous êtes un peu de la maison. Vos +parents et les miens se tutoyaient. Mais il faut cesser de boire, à +tout prix. Si vous recommencez, vous êtes perdu. Promettez-moi de ne +plus fourrer les pieds au café. + +--Je vous le jure, docteur. + +--Ne jurez pas, mais tenez bon. + +--Si, si, je vous le jure. De ma vie, on ne me reverra dans les +cabarets. + +Cependant il était là, et il buvait, et il riait, et il se portait à +merveille. Mon père exagérait la sévérité. Oubliant qu'il m'avait +guéri, je le blâmai tout bas de l'effroi qu'il répandait et je lui +découvris une certaine dureté de coeur. Pourquoi vouloir priver ce +brave homme de son plaisir? + +Mon rouge protégé répondait au nom de Cassenave, mais on le désignait +de préférence sous un sobriquet symbolique: on l'appelait Verse-à- +boire, ce qui pouvait servir à double fin. Tout de suite Verse-à-boire +me captiva par les extraordinaires aventures qu'il avait courues et +dont il composait des récits sans prétention. Il aurait pu figurer +dans le recueil des _Trois vieux marins_, où son poids eût sans doute +déterminé la chute de Jérémie offert au tigre en holocauste. + +Dans sa jeunesse, ayant ouï vanter par les journaux l'oisiveté et la +bonne chère qui sont attachées à l'état de moine, il résolut d'en +tâter et frappa à la porte d'une capucinière, où promptement il dut +rabattre de ses espérances. Réveillé la nuit par un frère barbare pour +aller chanter l'office, nourri de légumes insuffisamment bouillis sur +le fourneau d'un cuisinier pourvu d'un incurable coryza, il +maigrissait et dépérissait. Son industrie seule le sauva d'un plus +grand désastre. Quand les moines, rangés en cercle, étaient invités à +se donner pieusement la discipline en récitant les psaumes de la +pénitence, il enroulait par malice sa corde à celle de son collègue le +plus proche, et pendant qu'ils les déroulaient sans hâte, expliquait- +il, «_le miserere_ coulait». + +Cependant un prieur borné refusait de le garder et le restituait à la +société civile. Il y nouait les plus brillantes relations et, pour en +fournir la preuve, racontait que de belles dames, chaque soir, lui +rendaient visite dans son modeste appartement. Elles descendaient du +plafond, sans qu'on pût distinguer par quelle ouverture. A l'instant +il n'y avait personne, et tout à coup elles étaient là, en crinoline +et robes de soie, car elles en étaient restées aux modes du second +Empire. + +Loin de demeurer inactives, elles lui mettaient dans la main une coupe +de dimensions raisonnables où, de leur bras incliné, elles vidaient -- +_ziou_ --plusieurs bouteilles de champagne. Ce _ziou_ qui exprimait la +descente du vin dans le verre, avait, sur ses lèvres, un son chantant +et caressant. On croyait entendre sauter le bouchon et se précipiter +la mousse. + +Mais il donnait des détails biographiques plus surprenants encore. Une +nuit, confondant son bougeoir avec le bec de gaz qui, de la rue, +éclairait sa chambre, il s'était précipité par la fenêtre pour le +souffler, et on l'avait ramassé, en chemise, un peu moulu, mais sain +et sauf. Ne lui arrivait-il pas de se promener avec lui-même? La +veille, précisément, il avait engagé avec son double une longue +conversation très intéressante et ne l'avait quitté qu'aux abords de +la ville en lui disant: «Au revoir.» + +On l'écoutait sans l'interrompre, ou bien on lui donnait des signes +d'approbation en le pressant de continuer. Comment ne me serais-je pas +rendu à toutes ces merveilles qui ne rencontraient autour de moi +aucune incrédulité? + +J'ignorais la profession qu'exerçait Cassenave, car il tranchait sur +tout avec compétence, et l'on pouvait supposer qu'il avait passé par +les métiers les plus divers, tandis que je discernai bien vite que +deux autres membres du groupe, Gallus et Mérinos, étaient des artistes +de génie. Gallus, musicien, s'adressait spécialement à grand-père +comme s'ils pouvaient seuls tous les deux, au milieu de l'imbécillité +générale, se comprendre et fraterniser dans la musique. Ils +affectaient de s'isoler et se contenaient d'ailleurs, pour leurs +apartés, de quelques brèves indications algébriques: le courant +aussitôt s'établissait et les voilà roulant des yeux blancs parce que +l'un ou l'autre avait fait allusion à l'allegro de la symphonie en +_ut_ mineur, à l'andante de la quatorzième sonate, ou au scherzo en +_si_ bémol du septième trio, qu'ils appelaient en se pressant les +mains, comme pour se féliciter, le divin trio de l'archiduc Rodolphe. +On ne les dérangeait point dans leur exaltation qu'un chiffre +suffisait à déchaîner, et même on les considérait avec respect. De +temps à autre, quelqu'un interrogeait Gallus, non sans une certaine +crainte d'être pris en pitié pour n'avoir pas employé les termes +exacts: + +--Et votre drame lyrique sur la _Mort de l'Olympe_? + +--Il avance, répondait imperturbablement le compositeur. + +--Où en êtes-vous? + +--Toujours au prélude. Je ne suis pas pressé. Une vie est à peine +suffisante pour achever un tel ouvrage, et je n'y travaille que depuis +une dizaine d'années. + +Ce devait être un opéra prodigieux pour exiger tant d'efforts. Du +reste, rien qu'à regarder Glus, on devinait qu'il succombait sous le +poids d'une si vaste entreprise. Son corps était chétif, malingre, +rabougri comme un poirier que mon père avait ordonné d'arracher de la +cour. Une mèche barrait son front orageux. La chevelure qu'il +négligeait laissait échapper force pellicules dès qu'il passait la +main. Il portait, malgré la saison, un veston de velours noir et il +nouait autour du col une énorme lavallière violette. Les taches y +étaient innombrables. Toute la benzine de ma tante n'eût pas suffi au +nettoyage. Mais je me figurais qu'un artiste ne peut pas être habillé +comme tout le monde, sans quoi on eût été exposé à ne pas le +reconnaître. Ce petit homme malpropre, qui paraissait paisible, +soufflait brusquement la tempête. Alors il traînait dans la boue, par +la peau du cou, jusqu'à ce qu'ils fussent barbouillés d'ordures, +d'abominables criminels tels que les nommés Ambroise Thomas et Gounod, +coupables d'avoir soustrait frauduleusement l'admiration des foules et +corrompu irrémédiablement le goût public. Il accusait aussi les +bourgeois de la ville, dont il énumérait les complots et les +trahisons. Je me rendais compte que le terme de bourgeois était par +lui-même flétrissant et je tremblais d'en être un, et pareillement mon +père. Seul, grand-père, rebelle au classement, devait être épargné. +Cependant Glus, de son métier, je l'ai su depuis, était vérificateur +des poids et mesures. La société enfin reçut à son tour un blâme +sévère; mais qu'elle le méritât, je ne l'ignorais plus à la suite de +mes promenades. En sorte que mes nouveaux amis du café, que +j'imaginais plus heureux même que les paysans avec leurs fromages +blancs et leur crème de lait, étaient, en réalité, des persécutés, des +martyrs. + +Comment garder le moindre doute à cet égard devant l'injustice qui +frappait le second artiste, Mérinos? Etait-ce son nom ou son surnom? A +la vérité, je ne l'ai jamais su. Le surnom s'appliquait à miracle à +cette face de mouton, longue et pleine ensemble, rose comme les joues +d'un enfant qui tète, et couronnée de cheveux bouclés. Il ressemblait +vaguement à Mariette notre cuisinière, mais l'aspect de celle-ci était +plus martial. Or, ces apparences plutôt avenantes étaient mensongères. +Mérinos avait l'âme ravagée, et je saisis des allusions aux passions +extraordinaires qu'il avait traversées. Les passions, pour moi, +c'était de montrer un visage lugubre et des yeux pleins de larmes. +C'est vrai qu'il était luisant et jovial, et l'on ne pouvait découvrir +la moindre trace d'humidité dans ses yeux à fleur de tête, tandis +qu'on en découvrait sans peine sous les cils de Cassenave, de Glus et +de presque tous les autres. Ainsi mon observation enfantine demeurait- +elle en défaut. Mérinos, comme Glus, avait longtemps vécu à Paris, +dans le quartier mystérieux de Montmartre, dont tous deux parlaient +comme de la terre promise. Il était peintre de portraits, mais il +avait renoncé à la peinture. Lui-même en donnait des raisons probantes +: + +--Vous comprenez: les gens d'aujourd'hui affichent des prétentions +saugrenues. Ils exigent de la ressemblance. Comme si la ressemblance +avait jamais compté pour un artiste! + +--C'est évident, ratifia le choeur. + +Aussitôt je songeai à la collection d'ancêtres qui remplissait le +salon et qui était de la mauvaise peinture. Sûrement ils devaient être +ressemblants. + +Ainsi écarté de la gloire par la sottise des bourgeois, Mérinos ne +cessait pas pour autant de fournir des preuves de son génie. Il +portait toujours sur lui du papier teinté et un fusain. Tout en +causant et fumant, il écrasait son fusain au hasard, puis rejoignait +au moyen de quelques traits les taches qu'il avait obtenues. Chose +curieuse, cela représentait, quand on considérait ces chefs-d'oeuvre +avec patience et bienveillance, des visages de travers, esquissés à +peine, que le groupe qualifiait à l'envi de tourmentés, de pervers, de +troublants. Quelques amateurs de la ville --il y en avait tout de même +--en achetaient à prix d'or, les déclarant prodigieux, et une dame +enthousiaste et délirante visitait régulièrement --personne ne +l'ignorait --l'atelier de Mérinos qui était, paraît-il, un taudis, +pour y recueillir humblement les moindres ébauches, même en se +traînant sur le plancher pour les chercher sous les meubles. +J'admirais de confiance, moi aussi. + +Un jour que grand-père, à la maison, célébrait cet artiste méconnu, il +s'attira de mon père cette réponse: + +--Oui, c'est la grande tromperie des oeuvres inachevées. Je n'aime +pour ma part ni les échafaudages, ni les ruines. + +Qu'entendait-il par là? J'en connus simplement qu'il était incapable +de goûter comme nous l'art du Café des Navigateurs. + +Il convient de maintenir une certaine distance entre ces deux +incompris et Galurin qui n'était qu'un ancien photographe déchu. +Celui-ci ne m'était pas plus étranger que Cassenave. On l'employait +de-ci de-là, à domicile, pour les besognes supplémentaires et, +notamment, comme extra pour servir à table. Comme il déplorait devant +nous cette servitude, grand-père lui rappela que Jean-Jacques l'avait +subie. L'exemple de Jean-Jacques parut consoler sa fierté +récalcitrante. Mais qui pouvait bien être ce Jean-Jacques? + +Chez nous on avait renoncé à utiliser les bons offices de Galurin à la +suite d'un grand dîner où il reçut la charge des vins. On lui avait +recommandé de les annoncer. Triomphalement il ouvrit la porte de la +salle à manger, éleva la bouteille en l'air et cria d'une voix de +stentor: + +--J'annonce le Moulin-à-vent. + +Sa nouvelle fut accueillie par un fou rire qui le vexa, car il était +fort susceptible. Il quitta la serviette pour devenir porteur de +contraintes, titre coercitif un peu obscur et qui semble honorifique. +Pour augmenter ses ressources, il consentait à distribuer en ville les +billets de faire part quand un mariage ou un enterrement l'exigeait. +Une veille d'importantes funérailles, il s'oublia au Café des +Navigateurs, et tout le paquet de lettres de deuil demeura sur la +banquette. Quand il s'en aperçut, il était trop tard pour entreprendre +sa tournée. Adoptant aussitôt la mesure radicale que les circonstances +commandaient, il courut noyer le tas compromettant dans les eaux du +lac. A la suite de cette immersion, le mort s'en alla presque seul +s'emparer de son dernier gîte. Jamais on ne vit de si piteuses +obsèques, et il y eut beaucoup de froissements parmi les parents et +amis qui n'avaient pas été convoqués et s'empressèrent d'admettre +qu'on les avait omis sciemment et méchamment. + +Galurin maudissait la société qui l'obligeait à de vils commerces et +dont il transmettait les contraintes d'une façon fantaisiste et +intermittente. Par surcroît, il réclamait le partage des biens, car il +ne possédait rien en propre. + +Mais celui qui éteignait tous les autres dès qu'il s'emparait de la +tribune, celui qui excellait à imposer les contours arrondis de la +forme oratoire aux plaintes désordonnées de Glus et de Mérinos et aux +révoltes incohérentes de Galurin, c'était Martinod. Martinod, le plus +jeune de tous, avait le don exceptionnel de la gravité. Naturellement +solennel, il portait une longue barbe et ne riait jamais. On le voyait +très bien sur un mausolée, annonçant le jugement dernier dans un +buccin. L'ennui qui émanait de toute sa personne le recouvrait du +prestige des pompes funèbres dont le sérieux est indéniable. Au +commencement, ce Martinod me déplaisait; il ne regardait jamais en +face, et je le soupçonnais de ténébreux desseins. Mais j'avais subi, +comme tout le monde, la séduction de sa parole. Il débutait sur un ton +pleurard qui apitoyait. On l'aurait cru échappé des plus récentes +catastrophes. Quel mendiant il eût fait et que de pièces de cinquante +centimes il eût extraites des mains les plus crochues! Puis la voix +s'affermissait, ouvrant les coeurs et les cerveaux, et de la bouche +intarissable sortaient les plus sonores harmonies. Il annonçait les +temps futurs, un âge d'or qui réaliserait l'égalité, celle de la +fortune et celle du bonheur. Rien ne serait à personne, et tout serait +à tous. J'éprouvais quelque honte à ne pas très bien comprendre, parce +que, dans notre groupe, tous comprenaient et approuvaient. Et même, +aux tables voisines, on s'arrêtait de jouer et de boire pour l'écouter +mieux. Le spectacle qu'il dépeignait était d'une admirable simplicité +: les hommes en habits de fête célébraient la nature et s'embrassaient +comme des frères. Emerveillé, je le comparais à ma boîte à musique +dont la ritournelle faisait tourner une danseuse sur le couvercle. + +D'autres fois, sombre, irrité et vindicatif, Martinod accablait la +société contemporaine de ses sarcasmes et de ses menaces, si elle ne +consentait pas à s'amener immédiatement selon ses conseils. Au nom de +la liberté, il mettait l'Europe entière à feu et à sang. J'étais +épouvanté, mais, au retour, grand-père me rassurait: + +--Il était de mauvaise humeur aujourd'hui. Demain le monde ira mieux. + +Ainsi l'humanité nouvelle et colorée que je fréquentais m'apparaissait +bien différente de celle où j'avais jusqu'alors vécu en famille ou au +collège. Quand nous rentrions, j'avais les joues enluminées: on +croyait que c'était le bon air de la campagne. Grand-père n'avait pas +eu besoin de me recommander le silence sur nos séances au Café des +Navigateurs. Un instinct sûr m'avertissait de n'en point parler à la +maison. C'était un secret entre lui et moi. Nous étions complices. + +V + +LE CONFLIT RELIGIEUX + +--Tu as de la chance, m'assuraient mes frères aînés qui s'apprêtaient +à affronter les redoutables épreuves du baccalauréat et qui, malgré la +pénible chaleur de juillet, s'escrimaient du matin au soir sur leurs +manuels, pour toi point de collège, point d'examens, pas d'échec +possible. + +--Et pas de piano, achevait Louise qui, montrant des dispositions pour +la musique, était vouée à d'innombrables exercices de doigté. + +Jusqu'au petit Jacques qui, rebelle aux premières leçons de lecture et +d'écriture, expliquait à son inséparable Nicole que, lorsqu'il serait +grand, il ferait comme François. + +--Et que fait-il, François? + +--Rien. + +Je voyais venir le mois d'août sans l'impatience que son prochain +retour me communiquait chaque année, et même j'en recevais quelque +égoïste regret. Avec les vacances, je perdrais la supériorité que ma +convalescence m'attribuait et je rentrerais dans la vie commune. Ou +plutôt je pensais y rentrer, mesurant assez mal moi-même le fossé qui +s'était creusé entre le petit garçon que j'étais hier et celui que +j'étais devenu. Quelqu'un l'avait mesuré avant moi. + +Je me trouvais fort occupé entre mes promenades et mes stations au +Café des Navigateurs, où grand-père, qui ne pouvait plus se passer de +ma compagnie, m'emmenait régulièrement. Bien que je fusse peu porté à +observer les faits et gestes des miens, je surprenais de nouveau à la +maison un état d'inquiétude et ces conciliabules secrets qui me +rappelaient le temps où se débattait le sort du domaine. + +La voix de mon père s'entendait à distance, même lorsqu'il la retenait +et croyait parler bas: + +--Nous ne leur laisserons pas de fortune, disait-il. Ne négligeons +rien dans leur éducation. Il faut les armer pour la vie. + +Nous armer? Pourquoi nous armer? Il n'y avait rien de plus facile que +la vie. J'avais renoncé aux épées de bois, aux biographies héroïques, +aux récits d'épopée. Il me suffisait de quelques outils pour gratter +la terre qui fournit abondamment aux hommes tout ce dont ils ont +besoin. On récolte le nécessaire, on se nourrit de fromage blanc, de +crème de lait et de fraises des bois, et l'on écoute Martinod qui +prêche la paix universelle et annonce l'âge d'or. Que ce programme +était simple! Dès lors, à quoi bon des armes? + +Et ma mère répondait à mon père: + +--Tu as raison. Nous ne devons rien négliger. Leur fortune, ce sera +leur foi et leur union. + +Loin d'être touché par ces déclarations de principes, j'imaginais le +petit rire dont les accueillerait grand-père et, en me peignant, le +matin, devant la glace, je dressais mon visage à prendre des +expressions moqueuses. + +Dans les conversations que je surprenais sans le vouloir, revenaient +les noms des collèges ou lycées de Paris qui préparaient plus +spécialement les jeunes gens aux grandes écoles, Stanislas ou la rue +des Postes, Louis-le-Grand ou Saint-Louis. Mes parents préféraient un +établissement religieux, en quoi tante Dine les approuvait violemment +: + +--Pas d'école sans Dieu, affirma-t-elle. Tous les coquins sortent des +lycées. + +--Oh! oh! protesta grand-père que cette véhémence divertissait, j'en +suis bien sorti. + +Mais il reçut son paquet sans retard: + +--Tu ne vaux déjà pas si cher. + +Pour atténuer la rigueur de sa riposte, elle ajouta, il est vrai: + +--Au moins, depuis que tu promènes le petit, tu es devenu bon à +quelque chose. + +Mon père, comme s'il cherchait toutes les occasions de rapprochement, +transforma en éloge cette constatation bourrue: + +--Oui, François vous devra la santé. Et toutes ces belles promenades +où vous le conduisez l'attacheront davantage au pays où il vivra et +qu'il connaîtra mieux. + +Or, je me sentais parfaitement détaché de mon pays et même de la +maison. Ce que j'aimais, c'était la terre, la terre vaste et innommée, +et non pas tel ou tel lieu, et surtout la terre libre de culture, la +terre sauvage des bois, des taillis, des retraites perdues et, à la +rigueur, des pâturages, tout ce qui n'est pas labouré et ensemencé. +Sur les hommes j'admettais le nouvel évangile de grand-père qui les +cataloguait en paysans et citadins. A la campagne les braves gens, +tandis que les villes étaient habitées par de méchants individus et +notamment des bourgeois qui persécutent les hommes de génie, tels que +mes amis du café. Et dans les villes, il y avait des collèges où l'on +vous mettait en esclavage. + +Le regard de ma mère, pendant que je me livrais à ces réflexions, se +posa sur moi, et je crus qu'elle voyait mes pensées, car je rougis. +C'est la preuve que je n'ignorais pas ma secrète indépendance. + +--Il s'est bien fortifié, dit-elle. Ne pourrait-il pas reprendre tout +doucement sa classe? On l'installerait au jardin. Il respirerait le +bon air et cependant ne demeurerait pas inactif. L'oisiveté n'est +jamais bien bonne. + +Je fus stupéfait d'entendre ma mère émettre une si menaçante +proposition, ma mère si attentive à écarter de moi toute fatigue, si +experte à me soigner, si minutieuse dans sa surveillance. Décidément +les rôles étaient renversés: mon père avait paru prendre ombrage de +mes sorties avec grand-père, et voilà que maintenant il ne se +contentait pas de les autoriser, il les encourageait: + +--Non, non, déclara-t-il, une pleurésie est un mal trop grave. Il +risquerait encore de pâlir et de s'étioler. Vois comme il a belle +mine. + +Et, en aparté, il ajouta: + +--Mon père est si content de son petit compagnon. Depuis qu'il en a la +charge, il est tout changé et rajeuni. N'as-tu pas remarqué? + +Ma mère, qui d'habitude l'approuvait, ne manifesta pas son sentiment. +Je devinai qu'elle s'inquiétait à mon sujet, mais pourquoi? Ne se +réjouissait-elle pas de ma gaieté et de mes joues pleines et roses? +Grand-père ne tentait nullement de m'accaparer: il m'emmenait et +rendait service de la sorte, et par surcroît, en route, il +m'instruisait de mille détails sur les arbres, les champignons, la +botanique: sa science était bien plus intéressante que l'histoire, la +géographie ou le catéchisme que m'enseignaient mes professeurs. Cette +inquiétude, une fois que mon instinct éveillé m'en eut averti, je ne +cessai plus de m'apercevoir qu'elle me suivait comme une ombre. Au +fond, elle me flattait. Même petit, on aime à inspirer de la crainte +aux personnes qui nous aiment: c'est un avantage qu'on prend sur +elles, on a déjà l'impression d'être un homme et de comprendre la vie +autrement qu'une faible femme. + +Un jour ma mère causait dans sa chambre avec tante Dine. Je n'entendis +que la réponse de celle-ci qui ne savait rien dissimuler: + +--Allons donc! ma pauvre Valentine, tu ne vas pas te mettre martel en +tête pour ce garçonnet de rien du tout. Il est sage comme une image. +D'abord, je sais bien de quoi ils parlent tous deux ensemble. C'est +des choses de la campagne, le bonheur des champs, la paix de la terre, +la bonté des bêtes. Un tas de calembredaines, quoi! mais c'est comme +les cataplasmes, ça ne fait pas de mal. + +Je n'hésitai pas à croire qu'il s'agissait de moi, et je ne fus pas +fâché de jouer mon rôle, car on s'agitait beaucoup autour de mes +frères aînés qui, bacheliers, prendraient à la rentrée des classes le +chemin de Paris, Bernard pour se préparer à Saint-Cyr, et Etienne, qui +n'avait pas encore seize ans, pour terminer ses cours et s'orienter du +côté des mathématiques, à moins qu'il ne persistât dans son désir de +séminaire. Tante Dine se fâchait contre le prix exorbitant de la +pension et du trousseau, et nous vantait d'une voix émue le mérite de +nos parents qui ne reculaient devant aucun sacrifice financier pour +achever notre éducation. + +--Ah! ah! ricanait grand-père, ces grands établissements religieux ne +s'ouvrent pas pour rien. On y saigne les clients aux quatre veines +pour l'amour de Dieu. + +Enfin il était convenu que Louise irait passer deux ou trois années au +couvent des dames de la Retraite à Lyon. Elle y deviendrait plus +sérieuse, et, quand elle sortirait, elle serait une jeune fille +accomplie, comme Mélanie alors dans toute la fleur de sa jeunesse, +Mélanie qui, jadis, m'invitait à chanter les vêpres devant une armoire +ou à poursuivre, un verre d'eau à la main, Oui-oui l'ivrogne, et dont +la persistante piété présageait une vocation qu'elle affirmait petite +et qu'elle taisait maintenant, sauf peut-être à ma mère. + +Ainsi, l'avenir de la famille réclamait, pour s'organiser, bien des +réflexions et des décisions. Nous y restions, grand-père et moi, fort +étrangers. Le portail franchi, nous ne regardions pas en arrière, ou +bien mon compagnon se moquait: + +--Et pour toi, petit, qu'est-ce qui se mijote? Veux-tu toujours entrer +à l'école de l'adversité? + +On m'avait beaucoup plaisanté sur ce chapitre, ce qui ne me +divertissait guère. J'avais renoncé à tout projet et ne songeais pas, +comme mes frères, à conquérir quelque situation brillante. Il me +suffisait de ces propriétés dont on jouit sans jamais s'en occuper, à +la mode de grand-père, le lac, la forêt, la montagne, sans compter les +étoiles pendant les belles nuits de juillet. Je ne sais même si je ne +leur préférais pas les banquettes rouges du Café des Navigateurs, où +j'avais l'impression d'être un homme en assistant à l'échange de +propos exceptionnels touchant la peinture, la musique et la politique. + +Cependant, je ne cessais pas de sentir peser sur moi le regard de ma +mère. Pour ne pas me l'avouer, je prenais des allures de liberté. Avec +les _Scènes de la vie des animaux_, j'improvisais des ressemblances +blessantes pour toutes les personnes de nos relations; je tournais en +ridicule les choses et les gens, et j'affectais même, vis-à-vis de mes +frères et soeurs, un ton dégagé, destiné à leur montrer que j'étais +fixé sur la vie et n'avais plus rien à apprendre. Par un bizarre +phénomène, à mesure que l'on m'initiait à la simplicité des moeurs +rurales et à la bienfaisance de la nature, je vois bien maintenant que +je devenais plus compliqué. Et toujours, à travers mes attitudes +nouvelles, comme s'il cherchait mon coeur, ce regard me suivait. + +Maman nous fit peur un jour que nous la croisâmes. Elle se rendait à +l'église pour le salut du soir, et nous au café pour notre plaisir. +Elle quittait si rarement la maison que nous ne songions pas à la +rencontrer. Le nez au vent, nous reniflions d'avance l'odeur spéciale +de tabac et d'anis qui nous attendait. Cette femme qui venait à nous, +si modeste, si grave qu'on ne songeait pas à la regarder, nous n'y +prêtâmes pas attention. Nous fûmes bien surpris quand elle nous aborda +et nous demanda: + +--Où allez-vous? + +Que répondrait grand-père? Nous avions affiché bien haut notre dédain +de cette ville que nous traversions allégrement. Livrerait-il le +secret que je savais si bien garder? Il ne fut pas embarrassé le moins +du monde: + +--Acheter le journal, ma fille. + +Lui non plus n'avouait pas nos visites au Café des Navigateurs. Ma +mère nous laissa continuer notre route. Quand elle eut tourné à gauche +dans la direction de l'église, grand-père se réjouit de la bonne farce +qu'il avait jouée. Cependant elle n'avait pas voulu paraître douter +d'une réponse qui ne l'avait pas trompée. Je le sais, parce que je la +vis rougir du mensonge que nous avions commis. + +Une autre circonstance devait révéler directement sa clairvoyance et +ses alarmes. + +Un dimanche matin, comme je franchissais la porte de la maison avec +grand-père, elle nous recommanda de rentrer bien exactement pour +l'heure de la messe. Elle m'y conduirait elle-même, bien qu'elle eût +déjà rempli ce devoir à la pointe du jour, comme elle en avait +l'habitude. Nous fûmes abordés au retour par Glus et Mérinos, couple +aimable et altéré qui nous entraîna, malgré nous, à l'apéritif. Nous +ne resterions que deux ou trois minutes, tout au plus, et nous étions +en avance. Mais nous tombâmes sur Martinod qui pérorait avec une verve +abondante. Toutes les tables l'écoutaient, le buvaient, +l'applaudissaient. Une atmosphère d'enthousiasme l'environnait, et la +fumée des pipes montait comme l'encens autour de lui: il décrivait +avec des détails si pittoresques et si colorés l'ère prochaine de la +Nature et de la Raison que l'on vivait par avance dans ces temps +glorieux. Quelle fête, celle d'une humanité généreuse qui renonçait +aux divisions de castes, de classes, de peuples, aux frontières et aux +guerres, aux gouvernements et aux lois et partageait fraternellement +les richesses de la terre! L'orateur transfiguré déchirait les voiles +de l'avenir et montrait le soleil futur comme l'ostensoir d'or à la +procession. Ce fut si beau que nous en oubliâmes la messe. Lorsque, +rassasiés d'éloquence, nous nous décidâmes à rentrer, l'heure de la +dernière était passée. + +A la grille, grand-père, dégrisé, commença de manifester quelque +trouble. Moi, je n'éprouvais pas de remords. Une autre responsabilité +couvrait la mienne. Pourtant, quand j'aperçus, derrière la persienne à +demi close, l'ombre qui s'inquiétait si vite des absents, je me sentis +moins fier et j'eus conscience d'une mauvaise action. Ma mère +descendit à notre rencontre. Nous la trouvâmes déjà sur le pas de la +porte, et si pâle que nous ne pouvions plus nous méprendre sur +l'importance de notre retard. Sa voix livrait son anxiété quand elle +s'informa: + +--Que vous est-il donc arrivé? + +--Mais rien du tout, répliqua grand-père. + +--Alors, pourquoi avoir fait manquer la messe à cet enfant? + +--Ah! nous avons oublié l'heure. + +Grand-père, cette fois, se grattait le sourcil et s'excusait comme un +coupable. Les yeux de ma mère se voilèrent immédiatement. Un instant +plus tôt ils étaient limpides. Leur rayon qui traversait cette +humidité soudaine m'atteignit. Atténué par la brume des larmes, il ne +pouvait pas être bien redoutable, il n'aurait pas dû me pénétrer, et +je n'en ai pas oublié la puissance. Les confesseurs de la foi devaient +fixer les bourreaux avec ces yeux-là. Leur flamme divine, je crois +bien l'avoir vue. + +Si petit que je fusse, je compris que ma mère tremblait de respect +filial. Une obligation plus impérieuse la contraignait à parler, et +elle parla: + +--Nous ne vous avons pas confié cet enfant, mon père, pour le +soustraire à ses devoirs religieux. Pour son âme et pour nous, vous ne +deviez pas l'oublier. + +Elle avait parlé avec fermeté et douceur ensemble, et de l'effort +qu'elle avait fait son visage déjà pâle à notre arrivée était devenu +si blanc que pas une goutte de sang n'y demeurait. + +...Plus tard, bien plus tard, j'étais un jeune homme, et je me +préparais à partir pour un rendez-vous. La femme que j'aimais --pour +combien de temps? --avait promis sa trahison à mon plaisir, mais je ne +songeais qu'à sa beauté. Ma mère entra dans ma chambre. Elle n'osait +pas me parler; comme autrefois elle tremblait et d'un autre respect +qui était le respect d'elle-même. Je ne savais pas où elle voulait en +venir, et j'éprouvais de la gêne d'être ainsi retenu. Elle me posa la +main sur l'épaule: + +--François, me dit-elle, écoute-moi, il ne faut jamais prendre ce qui +est à autrui. + +Je protestai de mes intentions et je secouai, en partant, cette +importune parole qui me rejoignit sur la route et m'accompagna. Par +quel avertissement de sa tendresse ma mère avait-elle deviné où +j'allais? Elle me regardait avec ces mêmes yeux voilés d'un peu de +brume. C'était déjà presque une vieille femme à cause du malheur bien +plutôt qu'à cause des années. Et dans cet amour léger, vers lequel je +courais en chantant, j'aperçus distinctement la faute... + +Grand-père ne tenta pas de se défendre. Il n'appela pas à son aide le +petit rire sec qui lui servait si commodément à se débarrasser de ses +adversaires sans argumenter. Après avoir murmuré assez piteusement: « +Oh! mon Dieu, la belle affaire!» il chercha à gagner l'escalier pour +monter à sa tour. Là, du moins, il serait à l'abri de tous reproches. +Mon père, qui descendait, se trouva lui barrer la route. Le conflit +était imminent. Et, par la pente naturelle de mon enfantine logique, +voici que je me rappelais ce retour de la procession qui m'avait +révélé pour la première fois le même antagonisme: mes parents, tout +vibrants de la cérémonie que grand-père compara à la fête du soleil, +et mon enthousiasme fauché. Mais j'étais disposé à prendre ce souvenir +à la légère: sans m'en douter, j'avais changé de camp. + +Grand-père, quand il entendit les pas sur les marches, me parut plus +gêné. Il ne pouvait éviter la rencontre. Or, elle se passa le plus +tranquillement du monde. On causa du bon temps, de la promenade, des +récoltes. Par générosité, par déférence, pour éviter une scène de +famille ou pour épargner un ennui à mon père, ma mère garda le secret +sur notre retard. + +Mais elle ne me vit plus sortir avec grand-père sans poser sur moi ce +regard dont je sens encore l'angoisse. Par une ingénieuse combinaison, +elle nous adjoignit Louise ou même la petite Nicole qui trottinait +derrière nous et dont les jambes de sept ans avaient peine à nous +suivre. Nous partions en bande, et grand-père se montrait fort +mécontent de ces nouvelles recrues: + +--Je ne vais pas, marmonnait-il, traîner après moi toute la smala. Je +ne suis pas une bonne d'enfants. + +--Allons donc, répliquait tante Dine, de si jolies jeunesses, tu es +trop heureux de t'exhiber dans leur compagnie. + +Cependant j'estimais comme lui que la présence de mes soeurs nous +gâtait nos courses. Avec les femmes, on ne peut plus causer de rien, +elles ne comprennent pas les choses de la terre, et elles se fâchent +dès qu'il s'agit de religion. Je n'étais pas éloigné, moi qui avais +montré tant de ferveur en premier communiant, de penser que ma mère +exagérait l'importance de notre office manqué. Je me croyais libre +parce que j'avais l'esprit fermé à tout enseignement qui ne me venait +pas de grand-père. Libre, chacun pouvait agir à sa guise. Nous +n'empêchions pas les autres d'aller à la messe, et même à la +grand'messe, et aux vêpres pardessus le marché. + +Les vacances achevèrent de déranger nos tête-à-tête. Après les +vacances, ce serait la rentrée, et je reprendrais ma place parmi les +petits collégiens de mon âge sans même savoir que ces trois mois +écoulés m'avaient changé le coeur. + +LIVRE III + +I + +LA POLITIQUE + +Après cette longue convalescence, je retournai, en effet, au collège. +C'était un vieux collège où de bons religieux distribuaient une +instruction émoussée. On y pouvait travailler quand les camarades n'y +mettaient pas trop directement obstacle, mais il était plus commode de +s'y livrer à des industries clandestines, telles que l'élevage des +mouches et des hannetons, la caricature, les lectures défendues et +même les explorations dans les corridors. La surveillance n'y +dépassait pas l'instruction. Jamais l'idée ne m'était venue de +considérer comme une prison ce bâtiment tout percé de portes et de +fenêtres, où l'on entrait et d'où l'on sortait à volonté sous l'oeil +paterne d'un nouveau portier uniquement occupé de ses fleurs et d'une +tortue dont il observait les moeurs. Mais j'étais né au sentiment de +la liberté, et partant à la notion de l'esclavage. Je m'exerçai donc à +me trouver malheureux. + +Les jours de sortie, je reprenais mes promenades avec grand-père. +Notre complicité, d'elle-même, s'établit. Si l'un ou l'autre de mes +frères et soeurs nous était adjoint, nous n'échangions que des propos +rassurants. Quand nous étions seuls, nous nous exaltions sur le +bonheur des champs et sur la fraternité des hommes, à quoi, seule, la +propriété, avec toutes ses clôtures, s'opposait. J'apprenais que +l'argent est la cause de tous les maux, qu'il convient de le mépriser +et supprimer, et que les seuls biens nécessaires ne coûtent rien, à +savoir la santé, le soleil, l'air pur et la musique des oiseaux, et +tout le plaisir des yeux. Mes professeurs, plus soucieux de latin que +de philanthropie, négligeaient de me l'enseigner autrement que par +leur exemple auquel je ne prêtais pas attention. Plus de villes, plus +d'armées (et Bernard qui préparait Saint-Cyr et qu'on avait oublié +d'informer de ces vérités!), plus de juges, plus de procès perdus, +plus de maisons. J'estimais que grand-père allait tout de même un peu +loin. Plus de maisons? et la nôtre? la nôtre qu'on avait réparée et +toute remise à neuf. Peu m'importaient les autres, pourvu qu'on +l'épargnât. + +--Mais non, petit nigaud, les peuples de pasteurs dormaient à la belle +étoile. C'est plus hygiénique. + +Abraham, quand il s'en allait dans la terre de Chanaan, devait dormir +à la belle étoile, et de même les bergers que nous avions rencontrés +menant leurs moutons à la montagne. + +Nous revînmes aussi en pèlerinage au pavillon que je devais appeler le +pavillon d'Hélène, et l'on nous revit ensemble, de temps à autre, au +Café des Navigateurs, de sorte que je ne perdis pas entièrement +contact avec mes amis. + + + + + +J'entrais dans ma quatorzième année, je crois, à moins que ce ne fût +un peu plus tard, lorsque la ville fut le théâtre de grands +événements. Par le moyen des élections, on entreprit le siège de la +mairie, et le cirque Marinetti installa sa tente et ses roulottes sur +la place du Marché. Je ne sais lequel de ces deux faits inégaux eut +pour moi le plus d'importance. + +A la maison, avec les préoccupations nouvelles de notre avenir, le ton +de la conversation devenait plus grave. Plus d'une fois je surpris mon +père et ma mère qui s'entretenaient mystérieusement de la majorité de +Mélanie: + +--Le moment approche, disait mon père. J'ai promis. Je tiendrai ma +promesse. Mais ce sera dur. + +Et ma mère de répondre: + +--Dieu le veut. Il nous donnera la force nécessaire. + +Cependant elle montrait, moins que mon père, de la tristesse quand +elle parlait de ma soeur. De quelle promesse s'agissait-il et qu'est- +ce que Dieu voulait? Je me souvenais bien de la gravure de la Bible +qui représentait le sacrifice d'Isaac, mais, depuis la messe manquée, +j'étais moins crédule aux exigences de Dieu. + +Mélanie fréquentait l'église, visitait les pauvres et répandait de +l'eau sur sa brosse le matin afin d'aplatir plus vite ses cheveux +blonds qui bouclaient naturellement et refusaient de se réduire en +bandeaux. Je savais ces détails par tante Dine, qui ne cessait de +répéter: + +--Cette enfant est un ange. + +On ne pouvait plus se disputer avec elle. Mes parents ne lui donnaient +plus d'ordres; ils s'adressaient à elle avec douceur, comme s'ils la +consultaient. Moi-même, sans savoir pourquoi, je n'osais pas la +brusquer et, m'accoutumant peu à peu au respect, je me détachais +d'elle et ne recherchais plus sa compagnie. + +Les autres aînés ne reparaissaient qu'aux vacances. Louise, de son +pensionnat de Lyon, écrivait de tendres lettres que je trouvais un peu +niaises, parce qu'il y était souvent question de cérémonies +religieuses et des visites de la supérieure ou du passage de quelque +missionnaire. Bernard, brièvement, racontait sa vie à Saint-Cyr, où il +venait d'entrer. Et Etienne multipliait des allusions obscures à ses +projets qui s'accordaient avec ceux de Mélanie. Je ne pouvais +m'abaisser jusqu'à jouer avec mes cadets, la délicate Nicole qui ne +cessait de déranger ma mère pendant qu'elle écrivait aux absents, et +le tumultueux Jacquot pour qui j'eusse volontiers rétabli les fortes +disciplines dont je ne me souciais plus pour moi-même. Je les traitais +de mon haut: ils ne pouvaient me comprendre. De sorte que mon +véritable camarade, c'était grand-père. + +Deux ou trois fois, mon père, choqué de mes silences ou de mes airs +sucrés, s'en plaignit dans ces conseils de famille dont les enfants ne +manquent guère d'attraper des bribes: + +--Cet enfant est un cachottier. + +Ma mère, toujours un peu inquiète à mon égard, ne protestait pas; +mais tante Dine, prête aux excuses, affirmait d'un ton doctoral que je +m'épanouirais sous peu. Loin d'être reconnaissant à cette inébranlable +alliée, je me moquais de son fanatisme pour bien afficher la +supériorité de mon intelligence. + +Le cirque et les élections troublèrent donc la ville en même temps. +Chaque jour, en traversant la place du Marché, je m'intéressais au +lent dressage de la tente et à la pose des gradins, préliminaires des +représentations. A la maison, on causait plus volontiers de l'avenir +du pays. Je n'étais pas aussi étranger qu'on pouvait le croire à la +politique. Mes opinions seulement étaient incertaines. Je savais que +certains jours, tels que le 4 septembre et le 16 mai, étaient des +anniversaires inégalement célébrés, qu'on avait expulsé tous les +religieux, sauf les nôtres, et qu'il y avait une expédition en Chine. +Cette expédition, par hasard, ne rencontrait que des critiques. + +--Qu'on laisse donc ces gens-là tranquilles! réclamait grand-père. + +Et mon père de hocher la tête: + +--On oublie le passé. Un peuple vaincu ne doit pas disperser ses +forces. + +Je n'ignorais pas qu'il avait pris part à la guerre, --pour celle-ci +on disait simplement: la guerre, --et je l'imaginais très bien à la +tête d'une armée, tandis que grand-père avait dû toujours préférer son +violon et son télescope aux sabre, fusils, pistolets et autres engins +meurtriers. Le Café des Navigateurs avait beau mépriser tout entier la +gloire militaire, elle gardait encore pour moi son prestige. +Cependant, je ne comprenais pas très bien comment le garde-français et +le grenadier du salon avaient pu mourir l'un pour le Roi, l'autre pour +l'Empereur, et mériter néanmoins les mêmes éloges, alors que les +partisans de l'Empereur échangeaient des injures avec ceux du Roi. + +--Pour les soldats, m'expliqua mon père, il n'y a que la France. Il +n'est pas de plus belle mort. + +Grand-père, qui assistait à la scène, déclara que la plus belle, à son +avis, c'était de mourir pour la liberté. Mais il n'insista pas et je +vis qu'il avait fâché mon père, malgré le silence qui suivit. + +Cette idée le tarabustait, car il y revint lors de notre prochaine +sortie et m'entretint, avec plus d'exaltation qu'à son ordinaire, +d'une époque resplendissante qu'il avait connu et auprès de laquelle +la nôtre n'était que ténèbres. La nôtre me semblait supportable avec +les promenades et le café. On avait alors, une seconde fois, délivré +la liberté, comme sous la Révolution, et quand la liberté est +délivrée, une ère de paix et de concorde universelle commence. Déjà +les citoyens d'un même élan fraternel, travaillaient en commun dans de +vastes ateliers nationaux. Une rémunération modeste, mais égale pour +tous, pour les faibles et pour les forts, pour les malingres et les +robustes, apportait à chacun le contentement du pain quotidien +désormais garanti. + +--C'est, dis-je, ce que réclame M. Martinod. + +--Martinod a raison, reprit mon compagnon, mais réussira-t-il où nous +avons échoué? + +--Vous avez échoué, grand-père? + +--Nous avons échoué dans le sang des journées de Juin. + +_Nous avons échoué dans le sang des journées de Juin..._ Le sens de +ces mots pouvait m'échapper: ils faisaient une musique pareille à un +roulement de tambour. Autrefois, il y avait trois ou quatre ans, je +m'étais excité sur d'autres paroles mystérieuses telles que la plainte +du Merle blanc: _J'ai coordonné des fadaises pendant que vous étiez +dans les bois_, et encore celle du Rossignol: _Je m'égosille toute la +nuit pour elle, mais elle dort et ne m'entend pas_. Maintenant, j'en +trouvais la mélancolie un peu fade, et je leur préférais ce nouveau +rythme douloureux et guerrier. Touché au coeur, je réclamai la suite, +comme pour les histoires de tante Dine quand j'étais petit: + +--Et alors, qu'est-il arrivé? + +--Un tyran. + +Ah! cette fois, j'étais fixé. Un tyran, un hospodar, quoi! l'hospodar +de tante Dine, le fameux homme habillé de rouge qui commandait avec de +grands cris. + +--Quel tyran? m'informai-je pour être complètement renseigné. + +--Badinguet. Napoléon III. D'ailleurs, tous les empereurs et tous les +rois sont des tyrans. + +Non, décidément, je ne comprenais plus. La lueur de vérité que +j'entrevoyais s'éteignait. Mon père, à table ou dans les conversations +qu'il avait avec nous, ne manquait pas de nous enseigner le respect et +l'amour pour la longue suite de rois qui avaient gouverné la France, +et que presque toute la mauvaise peinture du salon, sauf le grenadier +et les derniers portraits, avait servis. Il parlait de la puissance +des nations aussi souvent que grand-père de leur bonheur. Le grand +Napoléon, dont tous les collégiens connaissent l'épopée, avait ruiné +le pays, mais tout de même, c'était le plus grand génie des temps +modernes. Quant à Napoléon le petit, nous lui devions la défaite et +l'amoindrissement. Chose curieuse: ces événements dont il était +question à la maison ne me paraissaient avoir aucun lien avec ceux qui +figuraient dans mon manuel d'histoire. On ne reconnaît pas dans les +plantes d'herbier celles qui poussent dans les champs. Or, quand mon +père célébrait les rois, jamais grand-père ne soulevait une objection. +Il n'approuvait ni ne désapprouvait. Et voici qu'il me déclarait d'un +ton péremptoire que tous les rois étaient des tyrans. Pourquoi se +taisait-il à table quand il était si sûr de son opinion? Sans doute ne +voulait-il contrecarrer personne, afin de ne pas soulever de disputes, +et, dès lors, je m'expliquai son effacement par sa délicatesse, ce qui +m'incitait à lui donner raison. + +Il me reparla une autre fois de ces mystérieuses journées de Juin où +l'on s'était battu pour briser les fers du prolétariat. Le prolétariat +ne me représentait pas quelque chose de bien net. Tem Bossette, Mimi +Pachoux et le Pendu étaient-ils des prolétaires? Je les imaginai +chargés de chaînes et enfermés dans une cave aux tonneaux vides, parce +que, si les tonneaux avaient été pleins, ils n'en seraient pas sortis +volontiers. Grand-père s'élançait à leur secours. J'appris de sa +propre bouche qu'à Paris il avait pris part à l'insurrection et tenu +un fusil. + +--Vous avez tiré, grand-père? demandai-je avec surprise et peut-être +avec admiration, car je ne l'aurais pas cru capable d'un geste aussi +vif. + +Il m'expliqua modestement qu'il n'en avait pas eu l'occasion. + +Tante Dine m'avait montré, dans une armoire, le sabre qui avait servi +à mon père pendant la guerre. Pourquoi ne m'avait-on jamais parlé de +ce fusil? N'était-ce pas aussi un trophée de famille? Et grand-père +termina son récit un peu vague par cette réflexion familière: + +--C'est papa qui n'était pas content. + +Il me semblait si vieux, que je n'aurais jamais eu l'idée de songer à +ses parents qui n'étaient plus au salon que de la peinture. Et voici +qu'il disait _papa_ comme le petit Jacquot, pas même _père_, comme mes +frères aînés et moi. Amusé, je m'écriai: + +--Votre papa, grand-père? + +--Mais oui, l'homme des roses et des lois, le magistrat, le +pépiniériste. + +Il le traitait sans aucun respect, et cette audace que j'estimais +inouïe m'attirait bien plus qu'elle ne me déconcertait. L'irrévérence +me semblait une chose prodigieuse qui suffisait à supprimer les rangs. +Avec elle, on se plaçait immédiatement au-dessus des autres hommes, +avec elle on pouvait se moquer de tout impunément. Je me promis d'être +irrespectueux pour montrer mon esprit. + +Grand-père me fournit quelques explications sur le mécontentement de +son _papa_: + +--Eh! oui! Il prétendait qu'il fallait un roi dans la nation, comme un +jardinier dans un jardin. Et toute la mauvaise peinture du salon +pareillement. + +Toute la famille, quoi! Grand-père se mettait délibérément en dehors +des ancêtres. Il prétendait faire bande à part, marcher tout seul, +hors des routes, comme dans nos promenades. A quoi bon être une grande +personne, s'il faut encore dépendre d'autrui, ne pas agir à sa guise, +écouter les conseils et les remontrances? Il avait joliment bien fait +de prendre un fusil, puisque c'était pour la liberté. + +Et, de son fameux rire impertinent, il cassa l'opinion paternelle en +invoquant la nature: + +--C'est absurde. Comme s'il fallait tailler les arbres et les plantes +! Regarde s'ils savent pousser tout seuls, et si ça n'enfonce pas tous +les jardins du monde. + +Nous arrivions devant un bois de fayards, de trembles, d'autres +essences encore. Les petites feuilles de printemps, d'un vert tendre, +ne suffisaient pas à recouvrir l'essor des branches. Avant ma +convalescence, j'aurais donné tort à grand-père. La transformation de +notre jardin, depuis que mon père avait pris les rênes du +gouvernement, l'arrangement des pelouses, le jet d'eau, le dessin des +parterres, la forme des bosquets, tout cet ordre harmonieux me +satisfaisait pleinement. Nos randonnées dans la campagne, peu à peu, +m'avaient ouvert les yeux à des beautés plus sauvages. Un fouillis de +fougères et de ronces, l'enchevêtrement des lianes aux buissons, des +rochers couronnés de bruyères roses, et les retraites les plus perdues +avaient mes préférences. De sorte que j'approuvai cet argument sans +hésitation. Mais je découvrais avec une sorte de stupeur qu'on pouvait +ne tenir aucun compte de l'avis de ses parents, et même les juger, +comme ça, avec tranquillité. Grand-père ne craignait pas de condamner +son père devant moi. C'était la plus forte leçon d'indépendance que +j'eusse reçue, et cette découverte, loin de m'enivrer, m'inspirait de +la crainte, et comme un retour de l'impression sacrilège qui m'était +venue de la mort. L'irrévérence n'était pas la liberté. On pouvait se +moquer et se soumettre ensemble. Tandis qu'on avait véritablement le +droit d'être libre, de ne pas accepter les idées de son père, de ne +pas obéir à ses ordres. + +Je n'aurais pas osé formuler ces pensées qui m'assaillaient et je +revins à la politique: + +--Alors, demandai-je, il n'y aura plus de rois? + +--A mesure que les peuples se civilisent, les rois disparaîtront. + +--Et le comte de Chambord? + +--Oh! celui-là, il peut bien se tailler une chemise de nuit dans son +drapeau blanc. + +Le comte de Chambord ainsi traité! Avant de me divertir, cette +plaisanterie me suffoqua. Le comte de Chambord était pour moi un +personnage de légende, aussi lointain et prestigieux que les +chevaliers de ces ballades qui avaient exalté ma convalescence. Sans +doute il n'avait pas soustrait à Titania, la blonde reine des elfes, +la coupe du bonheur; il ne rendait pas visite, sur un cheval rouan, à +la jeune fille de la romance du nid de cygne; mais je savais qu'il +vivait en exil, qu'il portait l'auréole des martyrs et qu'on +l'attendait. Tante Dine ne l'appelait jamais que: _notre prince_, et +hochait la tête avec orgueil dès qu'on prononçait son nom, comme s'il +lui appartenait. De temps à autre se tenaient au salon des +conciliabules où l'on s'entretenait de son prochain retour. Et il ne +rentrerait pas seul: Dieu l'accompagnerait, et il ramènerait le +drapeau blanc. Mon imagination l'évoquait sans peine à la tête d'une +foule qui brandissait des bannières, et je ne distinguais pas très +bien s'il conduisait une armée ou une procession. + +A ces confrères prenaient part Mlle Tapinois qui ressemblait à la +vieille colombe de mon livre d'images, M. de Hurtin, vieux gentilhomme +pareil au faucon que les révolutions avaient ruiné, divers autres +personnages tirés, eux aussi, des _Scènes de la vie des animaux_, et +que je confonds un peu dans ma mémoire, et certain prêtre fougueux, +l'abbé Heurtevent, qui portait le nez en bataille, et dont les yeux +ronds et sortant de la tête ne voyaient que de loin, car il se +heurtait à tous les meubles, et, toujours en mouvement, menait la +guerre contre les vases et les potiches. Renversait-il un bibelot? il +ne s'excusait point: + +--Un de moins, déclarait-il simplement. + +Ces menus et frivoles objets le contrariaient dans ses gestes, et il +les détestait. Tante Dine lui pardonnait jusqu'à ses dégâts, à cause +de son éloquence. Sa tête se trouvait si haut perchée, quand il +restait debout, que je la cherchais comme une cime. Assis, au +contraire, il disparaissait presque dans les fauteuils, et ses genoux +pointaient sur le même plan que le menton: on l'eût dit replié en +trois morceaux de longueurs égales. Sa maigreur était d'un ascète. +Quoi d'étonnant? Il se nourrissait de racines, et c'était lui qui, +pendant la saison des cryptogames, vivait de bolets Satan. Il les +digérait, mais cela ne l'engraissait point. Cette alimentation +intéressait grand-père, qui le considérait comme un phénomène et pour +ses excentricités supportait ses opinions. Il ne l'appelait jamais que +: Nostradamus. Mon père, bien au contraire, ne se souciait que +médiocrement d'un tel allié et ne prisait pas beaucoup ces assemblées +quasi mystiques. + +--Notre brave abbé, assurait-il, ne regarde qu'en l'air. Il interroge +le ciel et ne sait plus ce qui se passe. + +Qu'avait-il besoin de le savoir, puisqu'il connaissait l'avenir? Il +collectionnait, en effet, toutes les prédictions qui se rapportaient à +la restauration monarchique et il en citait par coeur les passages +essentiels. A force de les avoir entendus, je les ai retenus assez +bien. La plus célèbre de ces prophéties était celle de l'abbaye +d'Orval. Elle avait annoncé la chute de Napoléon, le retour des +Bourbons et même le règne de Louis-Philippe et la guerre. Son +authenticité était ainsi garantie par tout un siècle. Comment, dès +lors, aurait-elle menti dans cette apostrophe que notre abbé +Heurtevent susurrait d'une voix mouillée et qui arrachait des larmes +aux dames: _Venez, jeune prince, quittez l'île de la captivité... +joignez le lion à la fleur blanche_. On parvenait subtilement à +expliquer l'île de la captivité et le lion qui, à la première +investigation, demeuraient obscurs. Cependant, je n'étais pas pressé +de voir le jeune prince obéir à cette injonction, à cause des +événements qui devaient suivre, à savoir la conversion de +l'Angleterre, celle des juifs et, pour finir, l'Antéchrist. +L'Antéchrist m'épouvantait: lui aussi, comme la Mort de ma Bible, +devait monter un cheval pâle. + +--Oh! le jeune prince! ricanait grand-père quand je lui racontais ces +merveilles, car il refusait d'assister aux assemblées que présidait +l'abbé Nostradamus, jeune prince de soixante printemps! + +Il y avait aussi les visions de certaine soeur Rose Colombe, +religieuse dominicaine décédée sur la côte d'Italie. Une grande +révolution éclaterait en Europe, les Russes et les Prussiens +changeraient les églises en écuries, et la paix ne renaîtrait que +lorsqu'on verrait les lis, descendants de saint Louis, fleurir à +nouveau le trône de France, ce qui arrivera. _Ce qui arrivera_ +terminait le paragraphe, avertissait que ce n'était pas là une simple +hypothèse, comme les savants en peuvent construire, mais une vérité +incontestable prouvée par des extases. + +--Oui, les lis refleuriront! aimait à répéter tante Dine, qui +attribuait un crédit particulier aux paroles de la soeur Rose Colombe. + +Avec cette certitude, elle se précipitait plus superbement dans +l'escalier dès qu'elle pouvait supposer qu'on avait besoin de ses +services. Elle avait l'habitude d'accompagner d'interjections et +d'exclamations les innombrables travaux auxquels elle se livrait sans +répit. On l'entendait qui psalmodiait en balayant ou frottant, car +elle mettait la main à tout: + +--Ils refleuriront pour le salut de la religion et de la France. + +L'abbé ne se contentait pas des prédictions qui rétablissaient les +monarques chez nous. Sa sollicitude s'étendait jusqu'à la malheureuse +Pologne, et un soir, triomphalement, il apporta un journal de Rome où +se trouvait consignée l'apparition du bienheureux André Bobola, qui +informait un moine de la restauration de ce royaume après une guerre +qui mettrait aux prises toutes les nations. + +--La Pologne, cette fois, est sauvée, conclut-il, satisfait. + +--Pauvre Pologne, il était grand temps! appuya tante Dine qui +compatissait à toutes les infortunes. + +Il n'en fallait pas moins passer par des catastrophes avant de +parvenir à ces miraculeuses renaissances. Notre abbé incendiait +bravement l'Europe et consentait à la noyer dans un fleuve de sang, +pourvu que les lis refleurissent. + +Les dames se plaisaient à l'entendre vaticiner. Ses narines se +gonflaient comme des voiles sous les vents favorables, et ses yeux +ronds se projetaient hors de la tête avec tant d'ardeur que l'on +pouvait craindre de les recevoir tout brûlants. Il rompait aussi des +lances avec un parti qui admettait l'évasion de Louis XVII détenu à la +prison du Temple et l'authenticité de Naundorff. Mlle Tapinois, +notamment, prêchait le naundorffisme, ce qui lui valut de vertes +algarades. Elle avait failli entraîner tante Dine qu'un regard de +l'abbé Heurtevent suffit à maintenir dans la bonne cause. N'invoquait- +elle pas la Providence dont chacun savait qu'elle était le bras droit, +et qu'elle déclarait, on ne savait pourquoi hostile au retour du comte +de Chambord? Afin d'éclipser son adversaire, elle raconta que Jules +Favre, avocat de son Naundorff, avait reçu de lui, en témoignage de +gratitude, le cachet des Bourbons et que, n'en portant pas d'autre ce +jour-là, ce jour historique, il avait apposé le sceau royal sur le +traité de Paris après la signature du comte de Bismarck, comme s'il +n'agissait que par délégation de son prince? Cette anecdote ayant +obtenu un succès de curiosité, malgré cette remarque de mon père: « +Aucun Bourbon n'aurait eu à signer un traité pareil', l'abbé +Heurtevent, écoeuré d'être interrompu dans ses prédictions pour +l'audition de telles balivernes, haussa les épaules en signe +d'incrédulité, et du coin où je brouillais un jeu de cartes, je +l'entendis qui marmonnait: + +--Quand l'âne de Balaam parla, le prophète se tut. + +Je connaissais, par une gravure de ma Bible, l'aventure de Balaam. +Mais notre abbé eut aussi la sienne et il en fut pour sa courte honte. +Le vieux M. de Hurtin, dont le profil d'oiseau de proie servait à +abuser sur l'opiniâtreté de son caractère, ébranlé par les récits et +les affirmations de Mlle Tapinois, commença, lui aussi, de soulever +des objections contre Monseigneur, car on ne manquait point, fût-ce +pour le combattre, de lui donner son titre. Il alla jusqu'à lui +reprocher de ne pas avoir d'enfants. + +--On lui en fera un, déclara M. Heurtevent dans une subite +illumination. + +Cette réponse, lancée avec une grande force, souleva un _tollé_ +général. Ces dames manifestèrent leur indignation par toutes sortes de +petits cris, et Mlle Tapinois, se voilant la face, protesta contre le +scandale qu'un homme de Dieu ne craignait pas de provoquer dans un +milieu honnête et respectable, et devant des enfants. L'abbé, tout +rouge et tout penaud, et plus accoutumé à infliger des semonces qu'à +en recevoir, levait les mains en l'air pendant cette harangue pour +avertir qu'il désirait s'expliquer. On ne le lui permit pas +immédiatement, et il dut patienter jusqu'à ce que l'émeute se calmât. +Il avait simplement voulu dire qu'on assurerait la continuité de la +dynastie et que la race royale n'était pas près de s'éteindre. Un +successeur légitime tient lieu d'enfant pour un roi. Ces explications +furent assez mal accueillies, et Mlle Tapinois, qui était ma voisine, +se tourna vers M. de Hurtin qu'elle catéchisait pour constater que le +prophète était bien mal embouché. Elle se vengeait de l'âne de Balaam +qui n'avait pas échappé à la finesse de son oreille. + +Cet incident que j'ai retenu sans l'avoir bien compris, ainsi qu'il +arrive parfois dans les souvenirs, avait mis une sourdine aux réunions +royalistes quand la proximité des élections les vint ranimer. + +--Je ne crois pas au salut par les élections, objecta mon père. +Cependant il ne faut rien négliger pour le service du pays. + +On s'entretenait couramment d'un assaut à livrer à la mairie qui était +indignement occupée. Mais qui mènerait la bataille? Il faudrait un +homme de lutte, habile et décidé. Je ne passe plus devant le bâtiment +municipal en me rendant au collège, sans y chercher, dans une grande +confusion de tous les sièges de l'histoire, des mâchicoulis ou des +canons. + +A tout instant on sonnait à la grille et ce n'était pas au médecin +qu'on en voulait. Des messieurs bien mis et qui se glissaient plutôt à +la tombée de la nuit, avec les ombres, des paysans, des ouvriers +envahissaient la maison, et les mêmes paroles revenaient sans cesse: + +--Ne vous présenterez-vous pas, docteur? + +--Monsieur le docteur, il faut marcher. + +Et des vieux des faubourgs disaient plus familièrement: + +--En route, monsieur Michel. + +Les ouvriers et les paysans, je le remarquai, le sollicitaient avec +plus d'entrain et de conviction. Plus discrets, mieux élevés, les +messieurs bien mis n'insistaient pas, et l'un d'entre eux, gros et +digne, poussa le dévouement jusqu'à se proposer: + +--Evidemment, nous comprenons vos scrupules, vos hésitations. C'est +une lourde charge, et très coûteuse. S'il le faut, j'accepterai la +candidature à votre place. Ce sera pour vous être agréable. + +--Pas vous, prononça avec autorité un grand barbu qui portait une +blouse bleue. Vous n'auriez pas quatre voix. M. Michel, c'est autre +chose. + +Le monsieur, ainsi brusquement éconduit, boutonna sa redingote avec +majesté. + +Et quand ces intrus s'étaient retirés, la discussion reprenait, +paisible, grave, confiante, entre mon père et ma mère. Ils s'y +absorbaient au point de ne pas s'apercevoir que nous étions là. + +--Tu ne peux pas, disait ma mère doucement en se servant presque des +mêmes mots que le gros monsieur. Compte les charges que nous +supportons. Tu as dû racheter le domaine pour épargner à ton père des +ennuis et je t'y encouragé, rappelle-toi. Dans les familles on est +solidaire les uns des autres. Les grandes Ecoles sont très coûteuses, +car nous n'obtiendrons pas de bourses bien que nous ayons sept +enfants. Tu es noté comme hostile aux institutions qui nous régissent. +D'ici quelques années, il nous faudra établir Louise, si Mélanie n'a +besoin que d'une toute petite dot. Et puis, songe à toi-même. Tu +travailles déjà trop, et tes malades absorbent tes forces. J'ai peur +que tu ne te fatigues. Nous ne sommes plus de la première jeunesse, +mon ami. La famille nous suffit, la famille est notre premier devoir. + +Et mon père, comme s'il pesait le pour et le contre, gardait un +instant le silence, puis répondait: + +--Je n'oublie pas la famille. Ne sois pas inquiète, Valentine, sur ma +santé. Je ne me suis jamais senti plus robuste ni plus résistant. Et +je ne puis m'empêcher de songer au rôle utile qui m'est offert, car la +mairie aujourd'hui, c'est la députation demain: dénoncer au pays la +bande qui le trompe et qui le gruge, préparer l'esprit public au +retour du roi, à ce retour nécessaire si nous voulons nous relever de +la défaite. Tous ces gens du peuple, qui viennent à moi, me touchent +et ébranlent ma résolution de me tenir à l'écart de la vie publique. +Je n'ai pas d'ambition personnelle. Mais là aussi peut-être, là aussi +sans doute, il y a un devoir à remplir. + +C'était comme des strophes alternées, où la famille et le pays, tour à +tour, adressaient leurs pressants appels. + +Le tableau que mon père traçait de la France restaurée ne ressemblait +pas tout de suite à celui de l'abbé Heurtevent qui s'en tenait aux +miracles: il donnait des détails circonstanciés que je ne suivais +pas, et à la fin, sans qu'on sût comment, on avait l'impression que +les provinces ressuscitées marchaient au doigt et à l'oeil sous +l'autorité du prince qui s'adressait à elles directement, et qui, +toutefois, s'en remettait, pour les choses religieuses, au pape de +Rome. + +A cause de son aptitude à commander, j'eusse trouvé naturel qu'on lui +confiât le gouvernement, puisque le royaume de la maison ne lui +suffisait pas et qu'il en désirait un autre. Et puis, il n'aurait plus +le loisir de surveiller mes études et mes pensées, dont je voyais bien +qu'il s'inquiétait le soir avec ma mère. + +Plus encore qu'à la maison, où je ne surprenais qu'un faible écho des +événements qui se préparaient, la vie était changée au Café des +Navigateurs. J'y accompagnai grand-père un jour de congé, sans +prévenir personne. Cassenave, seul, prématurément vieilli, continuait +de boire pour le plaisir, au milieu de l'inattention générale. Les +autres membres du groupe apportaient des préoccupations plus relevées. +Là, on ne parlait pas du Roi, mais de la liberté. J'apprenais que +l'hydre de la réaction, que l'on avait crue écrasée après le Seize- +Mai, commençait de relever la tête. Galurin, c'était son dada, +réclamait ouvertement le partage des biens. Glus et Mérinos +répudiaient une République bourgeoise et la voulaient à la fois +populaire et athénienne, assurant à chacun un salaire minimum pour une +besogne indéterminée et, par surcroît, accessible à la beauté et +protectrice des arts. D'avance, interrompant leurs oeuvres en cours, +ils ébauchaient l'un une symphonie, l'autre un fusain où l'ère +nouvelle était symbolisée. Mais je ne reconnaissais plus Martinod. Au +lieu de peindre, comme autrefois, à nos yeux éblouis les noces du +Peuple et de la Raison, voici qu'il abandonnait ses phrases aux deux +artistes. Avec une précision imprévue, il énumérait des réformes +urgentes, la diminution du service militaire en attendant sa +suppression, l'indépendance des syndicats, le monopole de l'Etat en +matière d'enseignement, sans compter la révision de la Constitution +sur quoi tout le monde était d'accord. L'indépendance des syndicats me +frappait tout spécialement, parce que mon voisin avait beau +m'expliquer en quoi elle consistait, je n'y comprenais goutte, de +sorte que j'y attachais un prix exceptionnel. Et même, lâchant ces +réformes malgré leur urgence, Martinod, qui amenait des recrues et les +abreuvait en les enseignant, s'exaltait sur un but plus rapproché qui +était la mairie. Décidément j'étais fixé: la bataille se livrerait là +et non ailleurs. + +Bientôt il ne fut plus question que de noms propres. On oublia la +république populaire et athénienne, on oublia les réformes, et l'on +cita des individus dont un très petit nombre trouva grâce devant la +compagnie. La plupart furent considérés comme suspects: on ne les +estimait pas assez purs et l'on relevait contre eux toutes sortes de +tares accablantes, et notamment leur fréquentation des curés et +l'éducation cléricale de leurs enfants. Puis on s'entretint à mi-voix +--et je vis bien que Martinod coulait des regards furtifs tantôt dans +la direction de grand-père et tantôt dans la mienne, ce qui me flatta, +car d'habitude je n'existais guère pour un homme aussi considérable, - +- d'un chef redoutable qui serait le pire adversaire et qu'on ne +réduirait pas facilement. + +--Il n'y a que lui, conclut Martinod. Les autres, tous des jean- +foutre ou des fesse-mathieu. + +--Il n'y a que lui, approuva le choeur. + +Cependant on évitait de le nommer. Je n'eus pas de peine, néanmoins, à +me le figurer énigmatique et formidable, conduisant ses troupes avec +la certitude de la victoire. Grand-père, distrait, écoutait le +dialogue de Cassenave avec son double. Martinod, qui l'observait +depuis une minute ou deux, tantôt à la dérobée et tantôt bien en face, +se pencha tout à coup vers lui et lui dit brusquement: + +--Savez-vous une chose, père Rambert? C'est vous qui devriez nous +mener au combat. + +--Moi! fit grand-père renversé. Oh! oh! + +Et il se gargarisa de son petit rire. On le laissa se divertir tout à +son aise, après quoi Martinod reprit son offre. + +--Sans doute, vous. Qui le mérite davantage? En quarante-huit, vous +avez failli mourir pour la liberté. + +--Mais pas du tout, je n'ai pas failli mourir. + +On n'insista pas davantage sur cette proposition. Et comme nous +rentrions ensemble à l'heure du dîner, il s'arrêta pour me dire: + +--Il en a de bonnes, Martinod! Moi, leur candidat, c'est insensé! + +Et il rit encore tout son saoul. Un peu plus loin, il répéta: + +--Leur candidat, moi! + +Et cette fois, il ne rit plus. Je compris que tout de même il n'était +pas fâché de l'invitation de Martinod. + +II + +LE CIRQUE + +De ces préparatifs électoraux j'étais distrait par le cirque installé +sur la place du Marché. Son immense tente blanche, fixée enfin par de +solides piquets, portait, au-dessus de la toile qu'on soulevait pour +entrer, cette inscription en lettres d'or sur fond bleu: Cirque +Marinetti. Un tambour agitait frénétiquement ses baguettes pour +attirer l'attention du public, et de temps à autre, écartant la +portière, une princesse à la robe éclatante et aux bas roses +surgissait comme une apparition. Je passais par là en revenant du +collège, rien que pour entendre cet invariable tambour et apercevoir +cette dame qui tantôt était vieille et tantôt adolescente. Combien +j'aurais voulu pénétrer là dedans! J'entretenais du moins mon désir de +ce paradis défendu et vite je m'enfuyais au pas de course pour ne pas +me mettre en retard. + +Une fois j'entrepris le tour extérieur de la tente, et ce fut la +découverte des coulisses. En arrière, les roulottes étaient +rassemblées. De leurs minces cheminées sortait une fumée épaisse: on +y devait brûler du bois vert. A en juger par l'odeur, il se préparait +d'inquiétantes ratatouilles. Des chevaux étiques se traînaient en +liberté, comme s'ils n'avaient pas la force d'aller bien loin, sous le +regard des chiens indulgents dont la paresse me rassura. Un perroquet +voletait d'un toit à l'autre. Assise sur un escalier, une femme vêtue +de haillons dont les larges trous révélaient sans pudeur la peau +ambrée, se peignait au soleil, et sa chevelure noire qu'elle ramenait +en avant répandait de l'ombre sur tout son visage dont je ne pus rien +savoir et qui, seul, m'intéressait. Un vieux bonhomme bronzé fumait sa +pipe avec une majesté comparable à celle du vieux pâtre au manteau +couleur de chaume qui marchait devant ses moutons et les emmenait à +une allure régulière vers la montagne. Des enfants demi-nus, bruns et +frisés, grouillaient entre les voitures, se bousculaient, échangeaient +des horions, quand tout à coup une porte s'ouvrait, d'où bondissait +une mégère, tenant une casserole de la main gauche: la droit lui +suffisait pour ramener la paix au moyen de quelques bonnes claques. + +Ce spectacle ne refroidit point ma curiosité. L'envers du théâtre à-t- +il jamais ralenti l'empressement des amateurs ou le zèle des comédiens +? Quel ne fut pas mon contentement lorsque grand-père, au retour d'une +promenade, me proposa de pénétrer à l'intérieur! Je crois qu'il y +allait pour son propre compte et ne soupçonnait pas mes convoitises. +Nous y entrâmes. L'orchestre, composé d'un cornet à piston, de deux +petites flûtes et d'un clavier qu'on frappait avec deux règles, --le +tympanon m'était inconnu, --faisait tant de vacarme qu'on n'entendait +plus le fidèle et monotone tambour du dehors. On s'habituait peu à peu +et dans tout ce bruit je perçus une sorte d'appel indiciblement +triste, doux et autoritaire ensemble, et si insistant qu'on n'y +pouvait résister. Plus tard, les danses hongroises m'ont permis de +mieux comprendre la nostalgie que j'avais éprouvée. Cela m'évoquait de +l'inconnu, des pays lointains, et aussi le plaisir d'une incertaine +douleur. J'éprouvais l'envie de tendre les bras en avant pour presser +l'avenir. C'était comme une précision nouvelle de la sensation encore +trop vague que m'avait apportée, tout petit, la berceuse de tante Dine +: + +Si Dieu favorise Ma noble entreprise, J'irai-z-à Venise Couler +d'heureux jours. + +Et je me rendais compte obscurément que jamais la maison ne comblerait +mon rêve. On n'y entendait pas de ces musiques-là. + +Des clowns enfarinés, avec de petits bonnets pointus et des costumes +mi-partie jaune et rouge, se jouèrent des tours qui déterminèrent les +rires de la foule et qui me dégoûtèrent. Je n'étais pas venu assister +à des pantalonnades et j'attendais, sans trop savoir quoi, une +représentation émouvante et noble. Heureusement une danseuse de corde +me rasséréna, car elle gardait péniblement son équilibre et semblait +se précipiter sur le sol à chaque instant. + +Mais le numéro sensationnel fut le trapèze volant des deux frères +Marinetti. Plus d'un génial acrobate a sans doute débuté dans un de +ces cirques forains. Les deux frères Marinetti sont devenus célèbres: +l'un s'est tué à Londres en tombant, et l'autre est aujourd'hui un des +premiers mimes du monde. C'étaient alors deux tout jeunes gens, guère +plus âgés que moi. On eût dit qu'ils s'amusaient eux-mêmes et ne +prenaient aucun souci des spectateurs. Ils s'entr'aidaient avec une +sollicitude touchante et convenaient d'un bref signal pour l'exécution +de leurs tours d'ensemble, j'allais dire de leur duo, car il y avait +tant de rythme dans les souples mouvements de leurs deux corps que, +véritablement, cela chantait. Dans toute leur carrière, glorieuse ou +tragique, ont-ils jamais rien exécuté de plus hardi que ces vols d'un +trapèze à l'autre, sans la sécurité du filet et sous la surveillance +de la mort dont ils ne se souciaient pas plus qu'un épervier d'un +couteau. Un cri étouffé de femme dans l'assistance me révéla la danger +à quoi je ne songeais pas plus qu'eux, et dont j'eus brusquement la +perception. Ainsi projetés en l'air, je les admirais et les enviais. +Je ne concevais rien de plus héroïque et ma notion du courage se +modifiait. Jusqu'alors, à travers les épopées que m'avait racontées +mon père, je l'imaginais au service d'une cause. Hector défendait sa +ville contre les Grecs, et Roland sa foi contre les Sarrasins. Mais +n'était-il pas bien plus beau de jongler avec soi-même, pour rien, +pour le plaisir, car le public cessait de compter? Dans ce cirque mal +éclairé, au son de cet orchestre bizarre mais exaltant, j'ai pressenti +l'attrait du danger qui ne sert à rien. + +Les clowns, la danseuse de corde et même les frères Marinetti +s'éclipsèrent comme par enchantement de mon imagination, lorsque sur +la piste s'élança la petite écuyère, debout sur un cheval noir qui +portait une selle large et plate comme une table. Je regardais à terre +pendant l'entracte: c'est pourquoi je distinguai le cheval, sans quoi +je n'aurais sûrement vu que la cavalière. Elle était vêtue d'une robe +d'or. Si les lampes avaient donné moins de fumée et plus de clarté, il +est probable que cette robe fripée ne m'eût point communiqué une telle +vision de luxe. Les bras étaient nus et les cheveux dénoués. Seule de +tous ces artistes basanés, elle était blonde, comme toutes les +héroïnes de mes ballades. Ce que nulle femme ne m'avait donné encore, +et pas même celle que j'avais rencontrée avec grand-père et que je +surnommais la dame du pavillon en attendant de l'appeler Hélène, cette +jeune fille me le donna rien qu'en s'élançant: non plus le sens de la +beauté auquel j'étais déjà parvenu, mais la peur d'approcher d'elle et +de ne la point tenir. Pourtant j'ai beau chercher ses traits dans ma +mémoire, je ne les retrouve pas. Je devais la rencontrer souvent, et +je me demande à présent si je l'ai jamais regardée, si jamais j'ai osé +la regarder vraiment. Je lui attribue des yeux dorés, un teint doré +comme à une vierge de vitrail que le soleil traverse. Quel âge avait- +elle? Seize ou dix-sept ans, pas davantage, et peut-être pas même +autant. Les fruits de son pays n'ont pas besoin de beaucoup de mois +pour mûrir. Elle paraissait plus grande qu'elle n'était à cause de sa +sveltesse. On ne pouvait la dire maigre sans lui faire injure: mince, +oui, mais d'une minceur pleine et musclée, et je m'étonnais des +rondeurs naissantes de son torse. Elle sautait dans les cerceaux qu'on +lui tendait et à chaque saut je craignais que le cheval ne se dérobât +ou qu'elle ne manquait la large selle. De trembler pour elle j'étais +content. Rassuré sur son adresse, je suivis le mouvement de ses +cheveux qui, chaque fois qu'elle bondissait, se soulevaient et +retombaient en cadence sur ses épaules. Si quelques-uns s'échappaient +par devant, elle les rejetait d'un geste irrité. Par la gravité de son +visage elle attestait qu'elle appartenait à son travail. Parfois elle +entr'ouvrait les lèvres et poussait de petits hop, hop, destinés à +exciter sa monture qui tournait en rond sans conviction. Quand, pour +se reposer, elle s'asseyait en amazone, les jambes pendantes, elle +inclinait la tête sous les applaudissements avec indifférence. Sa +respiration plus brève relevait et abaissait alors tout à tour la +poitrine libre dans la robe qui la moulait. Sa gravité, son +indifférence achevaient son isolement. Les jeunes filles que je +connaissais, les amies de mes soeurs, parlaient, jacassaient, riaient, +jouaient, se prenaient par la taille. Celle-là passait comme une +idole. + +La représentation se termina par une pantomime que je retins scène par +scène. Rentré à la maison, je la reconstituai tant bien que mal en +mobilisant ma soeur Nicole et jusqu'à Jacquot pour un rôle subalterne, +plus deux petits camarades que j'amenais, et avec cette troupe +improvisée j'en voulus offrir le régal à mes parents, pour célébrer la +fête de l'un ou de l'autre. On nous interrompit au beau milieu sans +aucun respect de l'art dramatique. Seul, grand-père s'amusait +bruyamment, de quoi tante Dine le tança. En réfléchissant à cet +incident, j'ai compris dans la suite qu'il s'agissait d'un mari qu'on +bernait. L'innocente Nicole était chargée de ce soin et sur mes +instructions s'en acquittait à merveille. Et le cirque me fut +interdit. + +La petite reine foraine qui du haut de son cheval n'avait fait qu'un +saut dans ma mémoire était sans doute destinée à demeurer pour moi un +souvenir magnifique et lointain. Mais grand-père aimait à fréquenter +les artistes, les irréguliers. Je le voyais bien au Café des +Navigateurs. Avec tout le groupe de Martinod il se rangeait contre les +bourgeois. Comme nous passions un jour sur la place du Marché, il +contourna la tente pour aller rejoindre les roulottes. + +--Où allons-nous, grand-père? murmurai-je, car le coeur me battait. + +--Je veux voir ces gens-là de près. + +Et il s'arrêta, en effet, pour causer avec les hommes qui fumaient +leurs pipes, tandis que les femmes préparaient la soupe ou +raccommodaient les habits. Il leur parlait dans une langue inconnue +qui devait être l'italien. Sur ses lèvres, cette langue n'était pour +moi qu'incompréhensible. Il la prononçait à peu près comme les mots +dont nous nous servions. Tout au plus allongeait-il certaines syllabes +pour escamoter les suivantes. Tandis que, dans la bouche de ces hommes +bronzés, elle prenait un accent étrange, tantôt bas et tantôt aigu, +comme une pimpante musique. + +Avions-nous affaire aux clowns ou aux acrobates? Les frères Marinetti +étaient absents. Les voir là m'eût rempli d'orgueil. Le seul +personnage important que je crus reconnaître, ce fut la danseuse de +corde. Encore était-elle couronnée de cheveux gris un peu +déconcertants. Elle ravaudait avec mélancolie une jupe de gaze +bouillonnante et sale. J'ignorais que cela s'appelle un tutu. + +Cependant je cherchais des yeux, craintivement, la petite écuyère. +J'eusse préféré qu'elle ne fût pas la. Je la cherchais trop loin: +elle était à côté de moi. Elle épluchait des pommes de terre avec un +couteau ébréché. Au lieu de sa tunique d'or, elle portait de mauvaises +hardes bariolées. Ses pieds nus, ses pieds dorés, baignaient dans une +couche de poussière. Ainsi humiliée, je la trouvais aussi belle que +dans sa gloire, sur le piédestal de sa large selle, franchissant les +cerceaux et saluée des acclamations de la foule. Déjà l'illusion +m'illuminait. Je la trouvais aussi belle, et pourtant mon premier +geste fut de m'écarter, par timidité évidemment, et aussi, je le +confesse, parce que tante Dine m'avait communiqué, vis-à-vis des +bohémiens et des mendiants, sa peur de la vermine, qui, assurait-elle, +se ramasse si vite. + +Explique qui pourra ces contradictions. Je reconnus en moi un obscur +sentiment nouveau rien qu'à la honte que me donna ce recul instinctif, +et, dans mon ardeur à mériter mon propre pardon, j'eusse immédiatement +partagé avec elle jusqu'à ses insectes. + +J'admirais avec quelle noblesse elle pelait ses pommes et aussi avec +quelle habileté, ne se reprenant point dans son opération et se +contentant, chaque fois, d'une seule épluchure. Elle condescendait +sans impatience à cette infime besogne, et je lui étais reconnaissant +de s'abaisser. Comme là-bas, sur la piste, dans ses exercices +hippiques, elle demeurait sérieuse et impassible, toute à son travail. +Remarqua-t-elle néanmoins mes yeux écarquillés? Elle daigna me parler +la première: + +--C'est long à peler, fit-elle. + +--Oh! oui, répondis-je au comble du bonheur, c'est long à peler. + +--J'aurais voulu, j'aurais dû l'aider, mais je n'osais pas. Un +scrupule pharisaïque me retenait. Dans mon zèle, je pouvais bien aller +jusqu'à la vermine qui se prend sans que personne le remarque, tandis +qu'éplucher des pommes de terre sur la place publique, devant des +roulottes, c'était un scandale extérieur qui m'épouvantait. + +Nous ne dépassâmes pas ces confidences. Une voix gutturale appela tout +à coup: + +--Nazzarena. + +Elle abandonna ses légumes et partit sans me dire adieu. J'en fus très +affecté; du moins je savais son nom. Je revins à la maison au galop, +laissant derrière moi grand-père qui agitait les bras et qui criait: + +--Holà! doucement! + +Je ne pouvais pas ne pas courir. Des ailes m'avaient poussé aux +épaules, et pendant cette course affolée tout mon être chantait comme +la boîte à musique lorsqu'on a déclanché le ressort. Je pénétrai au +jardin en bousculant Tem Bossette qui ne s'était pas rangé assez tôt +et qui vociféra: + +--Qu'est-ce que vous avez, monsieur François? + +Et je répliquai en riant, mais sans m'arrêter: + +--Mais rien du tout. Je n'ai rien du tout. + +Je bondis par-dessus les cannas, et comme un poulain échappé, +j'arrivai dans le verger. Au bout de souffle, j'allai m'appuyer +brusquement contre un jeune pommier. Les arbres fleurissaient alors: +c'était le printemps. Sous le choc les branches tremblèrent, et je fus +aspergé d'une pluie de pétales roses. + +Je ne soupçonnais pas que je cueillais pareillement l'amour en fleur, +l'amour qui ne mûrira pas. + +Au collège le cirque Marinetti était devenu l'objet de nos +préoccupations et conversations. Les grands s'entretenaient dans la +cour, entre deux parties de barres, tantôt du trapèze volant qui +éblouissait les amateurs de sports, et tantôt de l'écuyère que +préférait le clan des philosophes. Je saisissais au passage quelques +fragments de ces appréciations et je brûlais d'étonner mes aînés en +leur montrant la supériorité que j'avais acquise sur eux tous. Ainsi +j'étais partagé entre mon secret et ma vanité. Ce fut celle-ci qui +l'emporta, et je convins un jour, avec une feinte modestie, que je lui +avais parlé. Mon but fut immédiatement atteint et même dépassé: on +m'entoura, on me congratula, on me pressa de questions. Je dus broder +un peu afin de satisfaire tant de curiosité. + +--Tu as de la chance, m'assura Fernand de Montraut que je devinai +jaloux. + +Fernand de Montraut était la parure de la rhétorique en même temps que +le dernier de la classe. Il passait pour le plus élégant du collège à +cause de ses cravates, et l'on s'inclinait devant sa compétence sur +tout ce qui touchait au domaine du sentiment, car il se vantait de +l'amitié de plusieurs jeunes filles. Malheureusement, il ajouta: + +--Alors, tu es amoureux? + +Ne sachant pas jusqu'alors ce que c'était que d'être amoureux, je +l'appris immédiatement par cette phrase et me livrai à une tristesse +que j'estimai plus convenable. + +Grand-père s'étant lié avec les roulants qu'il fournissait de tabac, +je fus remis en présence de Nazzarena. J'étais tourmenté du désir de +lui donner quelque chose, d'autant plus que Fernand de Montraut, juge +autorisé, m'avait affirmé qu'on fait toujours des cadeaux aux dames. +Le choix seul m'embarrassait. Or, je cachais dans un tiroir une +collection de billes en cornaline auxquelles j'étais attaché comme à +des bijoux. Il y en avait de rouges tachetées et de noires avec des +cercles blancs. Je ne possédais rien qui me fût plus cher. Un instant, +j'hésitai devant un sacrifice aussi considérable et pensai du moins y +soustraire cette agate couleur de feu où la lumière transparaissait et +qui était ma favorite. Il m'apparut que si je conservais celle-là mon +offrande ne valait plus rien. D'un geste plus résigné qu'enthousiaste, +je pris le lot tout entier et courus le remettre gauchement à ma +nouvelle amie sans un mot d'explication. Elle fut un peu surprise, et +cependant n'hésita point à l'accepter: + +--C'est zoli, me dit-elle. Vous êtes zentil. + +Elle se servait de mots usuels, que j'entendais prononcer d'habitude +sans prendre garde à leur son, et c'était comme si elle les +transformait en un autre langage, tout fleuri et chantant. Je +m'enhardis jusqu'à lui parler à mon tour, poussé peut-être par une +idée de justice: je me privais de mes billes, une compensation +m'était due. + +--Je sais, déclarai-je avec un peu d'emphase, que vous vous appelez +Nazzarena. + +Aussitôt elle se réjouit de ma science: + +--Ah! ah! il sait mon nom. Mais ce n'est pas Nazzarena, c'est Nazarre- +na. Répétez. + +Je dus apprendre son accent. Après quoi elle m'interrogea: + +--Et vous? + +--François. + +--Comme le saint d'Assise. Et d'où êtes-vous? + +--Oh! d'ici, voyons. + +Comment aurais-je pu être d'ailleurs? On habitait sa ville et sa +maison. Comprit-elle sa bévue? Elle ne me demanda plus rien, et c'est +moi qui repris, non sans timidité: + +--Et vous? + +--Je ne sais pas. + +Quelle drôle de réponse! On sait toujours d'où l'on est. Enfin! + +--Alors, vous n'avez pas de maison à vous? + +--C'est ça, notre maison. + +Elle me désigna de la main une des roulottes dont la devanture était +peinte en vert. Je ne pus me méprendre à sa moue de mépris. Bien vite, +elle se détourna pour regarder sur la place les bonnes grosses +bâtisses en pierre de taille qui la bordaient de tous les côtés: ma +ville est ancienne et rude, et l'on y construisait pour les siècles. +Elle mesurait peut-être la solidité de la vie sédentaire, j'imaginais +l'attrait de la vie nomade que je résumai ainsi: + +--Ce doit être bien amusant. + +--Quoi donc? + +--De changer tout le temps de localité. + +Le terme de localité était employé à dessein, pour lui donner de moi +une haute opinion. + +--C'est selon, répliqua-t-elle. Il y a des endroits où la recette est +mauvaise. Une fois, nous avons fait sept francs cinquante. + +Je ne m'arrêtai pas à ces détails et je conclus par l'aveu d'une +tendresse sans bornes pour ce genre d'existence. A cette déclaration, +elle ouvrit de grands yeux, bien étonnée sans doute qu'on pût l'envier +quand on habitait un de ces immeubles capables de braver toutes les +intempéries: + +--Tout de même vous ne viendriez pas avec nous. + +Cette hypothèse suffit à la réjouir: elle l'écarta sans retard comme +une extravagance: + +--D'ailleurs, vous ne devez pas savoir grand'chose. Mais vous êtes +zentil. + +Toujours cette épithète que j'estimais malsonnante pour mon amour- +propre. Je ne pouvais demeurer sous le coup d'une si méprisante +condamnation et fièrement je répliquai: + +--Je sais monter à cheval. + +On m'avait hissé quelquefois sur la jument aveugle du fermier, et même +j'avais ressenti une inquiétude voisine de la frayeur quand de longs +frissons lui parcouraient tout le corps. Mon amie parut enchantée et +me promit de me prêter son cheval noir. + +Notre coeur change-t-il depuis l'enfance? Je ne songeais nullement à +partir, elle ne croyait point à mon départ; je ne possédais aucun +talent équestre, elle ne disposait pas de sa monture: sans nous être +concertés nous nous leurrions de connivence. + +C'était comme un avant-goût délicieux de tout le mensonge qui s'abrite +sous les conversations d'amour. + +Il me vint alors, comme nous nous taisions tous les deux, un souvenir +redoutable et obsédant. Du livre de ballades que j'avais lu et relu +pendant ma convalescence au point qu'il continuait de composer avec +quelques autres l'atmosphère de mes jours, une phrase, une toute +petite phrase se détachait. Je l'entendais en moi, comme si un autre +que moi la prononçait. Elle était tirée de la légende du lord de +Burleigh. Le lord de Burleigh s'adresse à une paysanne qui est la plus +jolie fille du village et la plus modeste, et il lui dit: Il n'est +personne au monde que j'aime comme toi. Certes, je n'aurais jamais +articulé tout haut cette phrase et même j'aurais plutôt serré les +lèvres pour être sûr de ne pas l'articuler. Mais je la sentais vivre +et elle m'exaltait. Et voici que j'en découvrais le sens prodigieux. +Comment pouvait-on dire une chose pareille à quelqu'un qui n'était pas +de sa famille et que l'on connaissait à peine? Personne au monde! Et +mon père, et ma mère? J'entrevoyais la puissance sacrilège de l'amour +et, pendant que j'étais penché sur cet abîme, Nazzarena, si grave +d'habitude, riait et montrait ses dents. + +Un des hommes bronzés de la troupe passa devant nous et s'arrêta pour +nous dévisager. Puis, brusquement, en manière de jeu, il joignit nos +deux têtes en proférant dans son jargon un mot ou deux que je ne +saisis pas. + +Le contact de cette joue me brûla et, me dégageant avec violence, je +me sentis devenir rouge jusqu'à la racine des cheveux. Elle se +contenta de rire davantage. + +--Qu'a-t-il dit? balbutiai-je, partagé entre la colère et une émotion +toute nouvelle. + +--Oh! rien, fit-elle. Que vous étiez mon petit amoureux. + +--Moi! protestai-je, allons donc! + +Je ne voulais pas que ce fût possible. L'amour qu'on exprimait devait +perdre toute importance. Et puis quoi? tout serait fini par là. Pour +que l'amour fût l'amour, il fallait nécessairement qu'on le gardât en +soi en qu'il fît mal... + +III + +LE COMPLOT + +Comment personne ne s'aperçut-il, quand je rentrai à la maison, que +j'avais subitement changé et grandi? J'en fus presque scandalisé. + +--Te voilà, toi! constata mon père qui commençait à se méfier de mes +absences. + +Et tante Dine me poursuivit pour m'obliger à revêtir un autre veston +d'un usage plus évident. J'avais enfilé rapidement le plus beau pour +ma visite à Nazzarena. C'était peut-être encore le fameux vert olive +de ma convalescence, enfin convenable à ma taille après trois ou +quatre années d'attente, à moins qu'on ne l'eût mis à la retraite, +dans une armoire, sous le camphre et la naphtaline, jusqu'à la +croissance de Jacquot. On ne me respectait nullement, alors que tout +le monde aurait dû être frappé de ma nouvelle figure. Au lieu de ne +penser qu'à mon aventure que, d'ailleurs, je ne parvenais pas à +démêler, j'étais vexé de cette familiarité. + +Nous nous trouvions réunis dans la chambre de ma mère, à cause de la +petite Nicole un peu grippée, qui exigeait une surveillance attentive, +étant de santé délicate. Je compris, malgré le secret qui m'absorbait, +qu'un événement capital se préparait. On enjoignit à Jacquot, trop +turbulent, de se tenir tranquille dans un coin. Mélanie, toujours un +peu dans la lune, --elle écoute ses voix comme Jeanne d'Arc, assurait +tante Dine, --s'occupa de distraire silencieusement sa soeur malade. +Et mon père enfin pu montrer à ma mère la lettre qu'il avait à la main +: + +--C'est du secrétaire de Monseigneur, déclara-t-il en manière +d'avertissement. + +Je crus qu'il s'agissait de l'évêque. Une fois l'an, il dînait à la +maison. Mais on prononça le nom du comte de Chambord. Quand il eut +terminé sa lecture que j'entendis assez mal, mon père ajouta +simplement: + +--C'est bien, je me présenterai, puisque le prince désire que rien ne +soit négligé pour le bien du pays. + +--Oh! le prince! murmura grand-père avec un tout petit rire étouffé. + +Mon père fixa sur lui son regard droit, impérieux, qu'on soutenait +difficilement. Et grand-père, aussitôt, prit son air le plus innocent, +celui-là même que je lui avais vu prendre quand nous avions rencontré +maman dans la rue et qu'il avait dit: «Nous allons acheter un +journal.» + +Ce chef mystérieux et terrible, dont Martinod craignait, au café, +l'intervention dans l'assaut donné à la mairie, je devinai +instantanément que c'était mon père. Ce ne pouvait être que lui, et +comment n'aurait-il pas gagné la bataille? Il suffisait de le +regarder. La victoire, il la portait sur lui. Les signes de la +supériorité, mes yeux d'enfant, encore loyaux et clairs, les voyaient +rayonner sur son front. Je ne crois pas les avoir ainsi distingués +plus tard chez personne. Et comment me serais-je douté que la +supériorité pour le succès ne signifie pas grand'chose, car on forge +contre elle dans l'ombre toutes sortes d'armes suspectes? Je pouvais +bien me glisser hors de l'influence de mon père, du moins je ne +songeais pas à le diminuer. + +La surveillance que d'habitude on exerçait sur moi fut ralentie par la +maladie de Nicole qui exigeait continuellement la présence maternelle. +J'avais remarqué aussi que mon père profitait de ses rares loisirs +pour causer avec Mélanie, sortir avec Mélanie, se promener avec +Mélanie. Il lui témoignait, plus qu'à l'ordinaire, une affection à la +fois attendrie et réservée, presque respectueuse, et il la recouvrait +de sa force comme si quelqu'un menaçait sa fille aînée ou prétendait +la lui prendre. Quant à tante Dine qui professait un culte pour ses +neveux et nièces, chacun pris à part ou tous pris en bloc, elle +affirmait à travers les marches de l'escalier que j'étais un enfant +modèle et un fils exemplaire, et même attribuait à son frère une +portion de cet heureux résultat. + +Je profitai de ce relâchement, d'ailleurs relatif, pour retourner au +cirque malgré la défense que j'en avais reçue. Avec une hypocrisie +déjà perspicace, je m'étais persuadé que je ne désobéissais pas en +contournant la tente pour gagner les roulottes. Les coulisses ne sont +pas le théâtre. Puis, de raisonnement en raisonnement, je parvins à +m'introduire à l'intérieur. N'était-ce pas grand-père qui m'y avait +conduit la première fois? Il était le plus âgé, il connaissait, mieux +que personne, ce qui devait me convenir. D'ailleurs, on ne le saurait +pas: sauf grand-père, mon complice, je ne risquais d'y rencontrer +aucun membre de ma famille. Nazzarena monta à cheval pour moi seul, +sauta dans les cerceaux pour moi seul, et quand elle saluait par +politesse afin de répondre aux applaudissements, c'était encore pour +moi seul. Sans peine je supprimais l'existence du public qui +m'entourait. + +Néanmoins, comme je ne me sentais pas la conscience parfaitement +tranquille, je me serrais contre grand-père qui détournerait les +soupçons au besoin ou supporterait le poids des responsabilités. Je +l'accompagnais même au Café des Navigateurs, bien que j'en eusse +épuisé le plaisir et que je préférasse un autre commerce d'amitié. +Martinod s'y montra plus empressé que de coutume: + +--Père Rambert, quelle joie de vous revoir! Père Rambert, asseyez- +vous à côté de moi, à la place d'honneur. + +J'observai que, s'il excellait jadis à passer aux autres ses +soucoupes, il soldait maintenant à bourse ouverte, non seulement ses +consommations, mais encore celles d'autrui. Glus et Mérinos s'en +étaient aperçus avant moi et ne reculaient plus devant aucune +commande. Pour ce qui est de Cassenave et de Galurin, ils n'avaient +jamais pris garde au règlement. J'avais déjà remarqué auparavant la +volte-face de Martinod qui, de plus en plus, renonçait aux effets +oratoires et cessait de nous éblouir avec ses descriptions de fêtes où +fraternellement on s'embrassait. Il apportait des listes et des +chiffres, il énumérait des noms propres, et avec un bout de crayon +qu'il mouillait de sa salive il se livrait à des pointages. + +Un marchand de journaux ayant déposé sur une table la gazette locale, +il la réclama à la servante d'une voix si impérative, que celle-ci en +fut bouleversée et faillit renverser un plateau qu'elle portait. A +peine eut-il déplié la feuille, qu'il s'écria: + +--Ça y est! J'en étais sûr: il se présente. + +Il n'avait pas besoin d'être désigné davantage. Tout le café le +reconnut sans hésitation, et moi pareillement. Notre groupe, qui, +jusqu'alors, n'avait probablement pas la certitude de cette +candidature, en parut très impressionné et même démoralisé. Tous, ils +allongeaient plus ou moins leurs figures sur leurs verres. Et en les +dévisageant un par un, sournoisement, je considérai leur bande, malgré +le nombre, comme incapable de lutter contre mon père. J'étais un +spectateur impartial. + +Martinod laissait les autres, et surtout les néophytes dont il se +composait une cour et qu'il abreuvait, se remuer, s'exclamer, toujours +sans désigner l'ennemi. Lui, distrait ou méditatif, enveloppait grand- +père du regard. + +Comme se manège se prolongeait, il me revint à la mémoire un passage +de mon histoire naturelle où il était question d'un serpent qui +fascinait les oiseaux, et je ris tout seul de cette idée saugrenue. Il +garda assez longtemps cette attitude; puis, après avoir commandé de +nouvelles consommations pour tout le monde excepté pour moi qu'il +oublia, il se pencha et, d'une voix câline, il glissa dans l'oreille +de son voisin ces paroles qui me parvinrent: + +--Alors, père Rambert, vous n'êtes plus chez vous? + +--Comment ça? riposta grand-père indifférent. + +--Eh! non! ce beau château que vous habitez n'est plus à vous, +maintenant. + +Il prononçait château, comme le fermier, sauf qu'il omettait quelques- +uns des accents circonflexes. Grand-père le remarqua et s'en divertit +: + +--Oh! oh! le château! pourquoi pas le palais? + +--Ma foi, continua Martinod, appelez-le comme vous voudrez. Toujours +est-il que c'est le plus bel immeuble du pays. Et bien placé: à la +fois ville et campagne. Tout de même, eh! eh! on vous a joué le tour +et vous n'êtes pas maître au logis. + +Grand-père se gratta le sourcil, puis se tira la barbe. Il ne parlait +jamais à personne de son abdication, pas même à moi dans nos +promenades, et j'avais deviné que les allusions à cette histoire déjà +si vieille, vieille de plusieurs années, ne l'intéressaient pas. Je +savais qu'il méprisait la propriété et la tenait pour nuisible au bien +général. Mais n'était-ce pas là un dogme consacré au Café des +Navigateurs? + +--Eh! oui! déclara-t-il en se décidant à rire, je ne suis plus chez +moi: en voilà une découverte! Mon pauvre Martinod, vos retardez. Il y +a belle lurette que je ne suis plus chez moi, et vous m'en voyez bien +aise. Plus de tracas, plus de soucis. Je ne suis plus le maître, mais +je suis mon maître. + +Et le dialogue, sur cette réplique, continua sans arrêt, de plus en +plus gaiement: + +--Ta, ta, ta! à votre âge, on ne s'habitue guère à camper chez autrui. + +--A mon âge, on veut la tranquillité. + +--Oui, oui, on vous a relégué au bout de la table. + +--Je m'y suis bien mis tout seul et l'on y mange aussi bien qu'au +milieu. + +--Ici, père Rambert, on vous donne la place d'honneur. + +--Il n'y a point de place d'honneur au café. + +--Et votre chambre? chacun sait qu'on vous a hissé au galetas. + +--Chacun sait que j'aime la montagne. + +Tout cela se débitait en badinant. Ils s'amusaient à se lancer les +questions et les réponses comme nous jouions au collège avec des +balles. En les écoutant, je fus un instant distrait du sentiment qui +m'occupait, et tout bas je me reprochai cette distraction comme une +faute. + +Ce fut bientôt un thème de plaisanteries faciles. On parlait +couramment, au café, du bout de table du père Rambert, du galetas du +père Rambert. Lui-même en haussait les épaules et prenait joyeusement +les choses. + +--Enfin, tout cela n'est-il pas vrai, père Rambert? insista un jour +Martinod. + +--Oh! sans doute, cela est vrai dans un sens. C'est vrai si vous y +tenez. Mais qu'est-ce qui est vrai? + +Comme si l'on ne savait pas ce qui est vrai et ce qui ne l'est point? +Grand-père aimait assez à tenir des propos obscurs. Cette même après- +midi, nous rentrions ensemble, lui vif et guilleret, moi la mine basse +pour n'avoir pas aperçu, fût-ce de loin (ce que je préférais), +Nazzarena. Au sommet de l'escalier, nous trouvâmes mon père qui nous +attendait et paraissait fort en colère. Sa main froissait un journal +et il le tendit sans préambule à grand-père qui ne se souciait point +de le prendre. + +--Savez-vous, demanda-t-il, qui a écrit ça? + +Avec quel mépris il prononçait le mot: ça? Je sentais qu'il se +contenait, mais que des événements graves se passaient à la maison. + +--Comment le saurais-je? objecta grand-père. Je ne lis jamais les +journaux du pays. + +--Eh bien! lisez celui-ci. + +--Oh! non, merci, je ne m'en soucie pas. + +--Alors, c'est moi qui vous le lirai. + +--Si tu le veux absolument. + +Je le vis entrer tous les deux dans le cabinet de consultation dont la +porte demeura ouverte, et je n'eus garde de m'en aller. Grand-père +s'assit docilement dans un fauteuil, et mon père commença de suite sa +lecture. Je me crus mal récompensé de la curiosité qui me maintenait +en place, car je ne compris goutte sur le moment à cet article pâteux, +grisâtre et filandreux, pareil à ce fromage râpé qui se détrempe dans +la bouillon d'oignon et devient une glu collante dont on ne peut +débarrasser ses gencives. Il était question des élections prochaines +et d'un personnage omnipotent et despotique, avide de conduire le +peuple à la baguette comme il avait conduit sa maison. Après quoi, on +parlait d'un grenier plein de rats, exposé à tous vents, assez bon, +néanmoins, pour recevoir le vénérable vieillard qui s'y trouvait +relégué et à qui l'on faisait expier sa charité sociale en le traitant +avec mépris et en lui infligeant le dernier rang dans sa propre +demeure. On terminait par un appel généreux à la justice et à la +bonté. Pas de nom de personne, pas même de nom de lieu. Comment +aurais-je soupçonné des allusions? C'était, pour un enfant, d'une +perfidie trop compliquée. + +--C'est tout? interrogea grand-père quand la voix irritée se tut. + +--Il me semble que c'est assez. + +--Oh! il n'y a pas de quoi fouetter un chat. Ce sont de vagues +généralités. + +--Ah! c'est votre avis! déclara mon père. Ne sentez-vous pas tout ce +qu'il y a là dedans de venimeux et de déshonorant pour moi? N'avez- +vous pas toujours été bien traité ici? Qui a voulu prendre le bout de +la table? Qui s'est installé, malgré nous, dans la chambre de la tour +? Qui de nous vous a manqué de respect? Quand a-t-on négligé de vous +témoigner les soins les plus tendres et les plus déférents? De qui, de +quoi vous plaignez-vous? Père, je vous en prie, l'heure est grave: +dites-le-moi... + +Les adjurations se pressaient, se multipliaient, se précipitaient, et +la voix leur communiquait je ne sais quel accent pathétique dont je +tressaillis des pieds à la tête. Du coup, cet article obscur s'éclaira +pour moi et j'en saisis toute la signification. On accusait mon père +de dureté envers mon grand-père. Et je revis la scène de l'abdication +et le déménagement où j'avais joué mon rôle en portant la collection +du Messager boiteux de Berne et Vevey. + +--Je ne me plains de rien, expliquait grand-père, et je ne me suis +jamais plaint. + +--Et de quoi vous seriez-vous plaint? Cette maison a continué d'être +la vôtre. Je ne m'en suis réservé que les charges et la direction qui +vous fatiguait. Cependant on n'a pas inventé ces calomnies. + +--Oh! mon pauvre Michel, toutes ces histoires m'assomment. Je ne lis +pas les journaux et je m'en trouve fort bien. C'est un conseil que je +te donne. + +--Parce que vous n'y êtes pas attaqué. Parce que je ne permettrai à +personne de vous y attaquer. Pour moi, le coup est parti du Café des +Navigateurs. Vous le fréquentez encore, j'en suis sûr. Je vous ai +pourtant informé que c'était le rendez-vous de nos ennemis. Mais vous +mettez dans ces gens-là toute la confiance que vous me refusez. + +--Oh! je vais où je veux et je vois qui me plaît. + +--Vous êtes libre, père, sans aucun doute. Mais, dans une famille, +tous les membres sont solidaires. Celui qui vous vise m'atteint. Celui +qui me diffame vous insulte. + +--Je n'ai pas de la famille cette idée étroite. Je ne t'ai jamais +contrarié: fais-en autant. + +A ce moment précis, mon père m'aperçut dans l'embrasure de la porte et +un soupçon dut lui traverser l'esprit, car il coupa net la discussion +en me montrant du doigt: + +--J'espère que vous n'y conduisez pas cet enfant. + +--Où donc? + +--Au Café des Navigateurs. + +Et se tournant vers moi, de ce ton qui ne supportait pas de réplique, +mon père ajouta: + +--Va-t'en. + +De sorte que je n'entendis pas la réponse. Je n'ai rien perdu de toute +la scène. Je suis certain de la reconstituer dans son intégrité, et +sinon dans les mêmes termes, du moins en termes équivalents. Comme +j'étais né successivement au mystérieux désir sur un mot du pâtre qui +conduisait ses moutons à la montagne, à la liberté pour m'être promené +dans les bois sauvages avec grand-père, à la beauté pour avoir +rencontré la dame en blanc, au trouble de l'amour parce que Nazzarena +m'avait appris en riant que j'étais son petit amoureux, je naissais à +la méchanceté humaine qui, de toute mon enfance, avait été absente. +Les fameux ils de tante Dine, dont je me moquais après les avoir +vainement cherchés autour de moi, existaient donc, et Martinod en +était, et le doux et gai Cassenave que mon père avait soigné, et +l'ancien photographe Galurin, et les deux artistes. Cette révélation +inattendue me renversait. + +On allait au café pour s'amuser et non pour comploter. On y buvait des +consommations multicolores en tenant des propos comiques. Non, ce +n'était pas possible. Et il me vint un doute à cause du calme de +grand-père et aussi parce que le va-t'en qui me congédiait avait été +un peu brusque et me prédisposait à la contradiction. Peut-être ce +morceau de papier ne méritait-il pas la lecture. + +Le lendemain, j'étais dans la chambre de ma mère quand mon père y +entra, la canne à la main, le chapeau sur la tête, revenant tout droit +du dehors sans s'être arrêté dans le vestibule. Il se découvrit +rapidement, et nous vîmes mieux son visage qui était coloré et +rayonnant. Il avait son grand air de bataille, il était content, il +riait: + +--J'ai souffleté Martinod, dit-il avec simplicité, comme il aurait +annoncé: j'ai visité tel malade. + +--O mon Dieu, murmura ma mère, que va-t-il inventer contre toi! + +Et j'entendis le pas de tante Dine accourant, qui ébranlait le +corridor. Elle arriva en ouragan. La voix sonore de mon père l'avait +renseignée à distance. + +--Bravo, Michel, bravo! s'écria-t-elle essoufflée. Ils sont battus: +c'est bien fait. + +En voilà une qui ne barguignait pas sur la défense de la maison! + +De cet insolite brouhaha je profitai sans retard pour m'éclipser. Que +Martinod fût giflé, je n'y voyais pas d'inconvénient, pourvu que j'en +profitasse en quelque manière. Je me sentais surveillé davantage et +les occasions de sortir devenaient rares. A toutes jambes je gagnai la +rue et m'élançai du côté de la ville. Mais, dès que j'atteignis la +place du Marché, je me remis au pas et même je m'efforçai de prendre +un air dégagé, indifférent, de flâneur qui n'a pas de but de promenade +et ne sait pas au juste où il va. Ainsi je m'acheminai vers le cirque +dont j'entrepris le tour en ayant soin de lever le nez en l'air pour +bien montrer que je marchais au hasard. Personne ne pouvait s'y +tromper. Que de fois j'avais exécuté ce petit manège que le succès ne +couronnait pas régulièrement! Si Nazzarena était là, occupée à quelque +besogne de ménage, ce n'était pas une raison pour que je m'approchasse +d'elle, ni même pour la saluer. La plupart du temps, je défilais sans +lui parler, raide comme un piquet. Notre première conversation avait +épuisé tout mon courage, et d'ailleurs je n'aurais pas su comment la +reprendre. Tantôt elle me regardait passer en se moquant, car pour +jouer avec moi ou de moi elle abandonnait sa gravité professionnelle +d'écuyère; tantôt elle m'appelait. Je me rendais à son appel, mais, +pour rien au monde, je ne l'eusse abordée. + +Ce jour-là, elle menait boire son cheval à la fontaine publique, et ce +cheval, privé de son harnachement et de l'éclat des torches qui +éclairaient pendant les représentations l'intérieur de la tente, me +parut singulièrement pareil à la rosse aveugle de notre fermier qui +j'avais enfourchée quelquefois: c'était une longue bête osseuse, qui +remuait aussi la peau d'un bout à l'autre du corps afin de chasser les +mouches. Aussitôt je chassai de mon côté une si pénible vision pour +lui substituer le coursier rouan de la romance du Nid de cygne qui, +dans mon livre de ballades, conduit le chevalier auprès de la jeune +fille assise dans l'herbe au bord de la rivière où baignent ses pieds +nus. + +Mon amie était absorbée dans son travail ou faisait semblant. Elle ne +daignait pas remarquer ma présence. J'étais forcé de continuer mon +chemin puisqu'elle ne regardait pas dans ma direction. Et ce cheval +qui n'en finissait pas de boire, qui était bien capable d'absorber +toute l'eau du bassin! Il y avait de quoi se désespérer. Enfin elle se +retourna. Elle riait, la mauvaise: donc, elle m'avait vu. Et de sa +voix la plus naturelle, comme si elle me découvrait tout à coup, elle +me souhaita le bonjour. + +Ne m'y attendant plus, je ne trouvai rien à dire. Ma figure déconfite +la renseigna sans doute sur mes sentiments, car elle ne se fâcha point +de mon silence et même elle le souligna: + +--Alors, vous êtes muet, aujourd'hui? + +Et, riant plus fort, elle ajouta: + +--Eh! eh! est-ce que vous n'êtes plus mon amoureux? + +Je baissai la tête pour cacher ma honte. Si je ne l'aimais plus? +J'estimai sa question insensée parce qu'on ne pouvait qu'aimer +toujours. Et ce toujours qui ne me serait jamais venu aux lèvres +faisait en moi une musique étrange, si douce que rien ne devait être +plus doux sur la terre. + +Tranquillement rassurée sur mon sort et sans doute sur l'effet qu'elle +me produisait, elle tira sur la corde de son cheval qui ne buvait plus +et dont les naseaux humides laissaient retomber des gouttes d'eau sur +le bassin. + +IV + +MA TRAHISON + +Les jours qui suivirent, à cause de ce toujours qui chantait dans ma +poitrine, furent à la fois délicieux et acides comme ces fruits que je +cueillais trop tôt dans le jardin. J'étais sûr de l'avenir et même de +l'éternité. Je goûtais la plénitude de la tendresse qui ne cherche +rien encore au delà d'elle-même. Car le trouble léger que j'avais +ressenti au contact de la joue de Nazzarena poussée contre la mienne +en manière de jeu s'était bientôt dissipé. Il ne manquait +véritablement à mon bonheur que de ne pas voir mon amie; avec nos +rencontres commençait mon embarras. Si du moins je n'avais pas été +forcé de lui adresser la parole! Je n'aurais pu supporter de +l'embrasser et jamais je ne lui ai touché la main. Chacun de nous -- +j'y pense maintenant --croyait peut-être à la supériorité de l'autre, +elle pour la solidité de la maison, et moi pour son cheval, sa robe +d'or, son talent d'écuyère, sa vie nomade et je ne sais quoi encore +qui lui venait de l'amour. Bientôt elle admit que la partie n'était +pas égale: elle paraissait en public et recevait les +applaudissements, je n'étais qu'un spectateur. + +Consciente de sa domination, elle ne craignit plus de m'asservir. Il +lui arrivait de me réclamer de menus services, tels que lui acheter en +ville un dé à coudre ou du fil d'or et des aiguilles pour repriser sa +toilette de cérémonie, et je rougissais dans les magasins en demandant +ces objets qui sont en usage chez les filles et non chez les garçons. +S'il fallait fournir des explications complémentaires, je ne savais où +me cacher. Elle me fit peler des pommes de terre en sa compagnie et +jouit de ma gêne, ayant surpris les regards furtifs que je coulais du +côté de la place et m'enlevant du coup tout le bénéfice de mon +héroïsme: + +--Rassurez-vous, mon petit homme, il ne passe personne. + +Quotidiennement, le matin ou le soir, je m'arrangeais pour revenir du +collège par cette place du Marché qu'elle habitait. A quelles ruses +avais-je recours pour dépister les soupçons? Quelquefois mes parents +venaient me chercher, ou bien ils se contentaient, le parcours n'étant +pas long, de faire quelques pas à ma rencontre. Comment ai-je réussi à +ne pas leur donner l'éveil? L'un ou l'autre de mes camarades, ayant +surpris mon manège, entreprit de me blaguer. L'intervention de Fernand +de Montraut m'évita le désagrément des brimades. Comme on lui +objectait que je refusais de parler de la petite écuyère, il déclara +mon silence chevaleresque, et cette opinion d'un juge aussi autorisé +m'inspira beaucoup d'orgueil. + +Le même jeune homme basané qui avait joint nos têtes avec ses mains, +me retrouvant un jour en conversation avec Nazzarena, lui baragouina +de nouveau une phrase dans leur jargon en me désignant du doigt, et +tous deux éclatèrent de rire. Moi, j'aurais pleuré. + +Cependant cette passion, plus grande que moi, et trop lourde pour mes +quatorze ans, m'isolait peu à peu, me séparait de ma famille à mon +insu. J'oubliais les élections, et l'article du journal, et la gifle +de Martinod qui n'avait pas eu de suites immédiates comme le redoutait +ma mère. Tandis que j'aurais volontiers pris grand-père pour +confident, à cause de nos visites au pavillon et aussi de la dame en +blanc dont le souvenir, un peu incertain jusqu'alors, se fixait +définitivement en moi. Je respirais sur moi, comme un bouquet de +fleurs fraîches, le romanesque de nos promenades passées. +Mystérieusement leur charme opérait: ne leur devais-je pas l'émoi +précoce de ma sensibilité exaltée? Sans elles je n'eusse peut-être +songé qu'à jouer quelques bonnes farces à mes professeurs. Tout au +plus aurais-je soupiré ces premiers soirs de printemps, sans savoir +pourquoi. + +Une après-midi de jeudi, --le jeudi nous avions congé, --comme je +m'étais échappé, non sans peine, afin d'assister aux jeux du cirque et +de guetter ensuite ma cavalière qui, cette fois-là, ne daigna pas +s'occuper de moi, ne sachant comment rentrer sans éveiller +l'attention, je m'avisai d'aller rejoindre grand-père au Café des +Navigateurs où j'avais quelque chance de le rencontrer. La discussion +qu'il avait soutenue contre mon père à ce sujet m'était déjà sortie de +la tête et je ne pensais qu'à me tirer d'affaire, non à Martinod et à +ses acolytes. J'entr'ouvris la porte avec un battement de coeur: pour +la première fois je pénétrais, seul, dans un pareil lieu. Grand-père +était là: j'étais sauvé. Du moment que je regagnerais le logis sous +sa protection, personne ne m'interrogerait, et mon absence se +justifierait d'elle-même. + +Je m'assis dans un coin, attendant le signal du départ. Martinod, près +de moi, causait avec le patron de l'établissement que je connaissais, +car il se mêlait familièrement aux consommateurs et même, dans ses +jours d'humeur prodigue, leur offrait des tournées. + +--Vous comprenez, expliquait celui-ci d'une voix larmoyante, c'est une +note de plusieurs années. + +--Présentez-la au fils, conseillait Martinod. + +--Ça ne le regarde pas. + +--Eh! vous verrez qu'il la paiera. Je vous le garantis. C'est un bon +tour à lui jouer pour les élections. Et d'ailleurs, le petit a +consommé. + +De qui s'agissait-il? je n'y pris pas garde. Tout à coup Martinod me +dévisagea, et sous son regard je me souvins instantanément du soufflet +qu'il avait reçu. J'éprouvai même un vague remords de me trouver là en +sa compagnie, mais grand-père continuait bien de le fréquenter. Après +tout, cette gifle, il l'avait reçue et non pas donnée. Et le voilà qui +lève les bras au ciel, comme si l'on avait commis à mon égard un crime +impardonnable: + +--Cet enfant qui n'a rien à boire! + +Jamais je n'aurais cru à tant de sollicitude. Dès longtemps on me +négligeait et même, sans la passion qui m'absorbait et m'inclinait aux +privations par goût de souffrir, j'eusse remarqué la pénurie des +verres de sirop. Aussitôt on répare l'oubli, on apporte devant moi le +matériel réservé aux hommes mûrs: solennellement on m'offrira une +verte, oh! une verte mitigée, noyée, inoffensive. Martinod déclare: + +--Je la lui composerai moi-même. + +--Je compte sur vous, précise grand-père désintéressé qui s'exalte +avec Glus sur l'andante de la deuxième sonate de Bach pour piano et +violon. Et pas de plaisanterie! + +--Père Rambert, ne vous frappez pas. + +Décidément, ce Martinod est bon garçon, complaisant et pas +susceptible. Sa joue est peut-être encore chaude et il me soigne comme +son propre moutard. Il ne compose pas la mixture de la même façon que +grand-père. Les morceaux de sucre superposés ont fondu: on peut +maintenant verser l'absinthe. Mazette! c'est qu'il me traite +sérieusement, et non pas en bébé gorgé de lait! Quelle jolie couleur +trouble! Ce breuvage doit être extraordinaire. Je le goûte et le +déclare aussitôt délicieux, sans bien savoir, pour mieux jouer mon +rôle, ce qui me vaut les suffrages de Cassenave et de Galurin. + +--C'est la première, déclarent-ils, ce ne sera pas la dernière. + +Je suis presque l'objet d'une ovation, et par gratitude je tourne vers +Martinod un oeil humide. Mais pourquoi me considère-t-il en silence, +avec cet air apitoyé? Ai-je donc une mine de papier mâché? Enfin il se +penche vers moi et murmure à mon oreille ces simples mots qui achèvent +de m'inquiéter: + +--Pauvre petit! + +Pourquoi diable m'appelle-t-il pauvre petit? Suis-je donc malheureux à +ce point? Sans doute il y a Nazzarena que je n'ai pas réussi à +rejoindre de tout le jour. Oui, évidemment, je suis malheureux, +puisque tout le monde le remarque. Seulement, on a tort de le +remarquer. C'est un secret caché au fond de mon coeur, et personne n'a +le droit de m'en parler, fût-ce pour me plaindre et m'adresser des +consolations. Aussitôt je montre un visage rébarbatif, destiné à +décourager les sympathies. Mais je ne puis soutenir cette attitude. +Depuis que j'ai vidé mon verre, je sens sur mes yeux comme un voile +et, dans tout mon corps, une chaleur, une torpeur amollissante et +comme un besoin d'affection et de confiance. D'ailleurs, je me suis +mépris sur les intentions de Martinod. Il ne songe pas à mon amour ou +ne sait rien de lui, et, sans crainte de me déjuger, maintenant je +regrette de ne pas lui entendre prononcer le nom de Nazzarena. Il me +fascine du regard, comme le serpent de mon histoire naturelle devait +fasciner les oiseaux, et, de sa voix aux inflexions caressantes, +insinuantes, câlines, il me donne à comprendre que dans ma famille je +suis méconnu. A mots couverts, avec toutes sortes de circonlocutions, +d'hésitations, de réticences, il me révèle la préférence de mon père +pour un de mes frères aînés. Lequel? Etienne ou Bernard? A distance, +je ne me rappelle plus celui qu'il me désigna. Bernard à cause de sa +tournure militaire, de sa démarche décidée, de sa gaîté, de son élan +et de la ressemblance? Etienne pour sa nature égale et fine, pour ses +bonnes notes, pour son application, pour ses distractions aussi? Ma +foi, je ne puis aujourd'hui trancher la question. Mes parents nous +traitaient sans aucune différence et chacun était l'objet d'une +attention spéciale où il était libre de voir une faveur. Pourtant, je +n'hésitai pas à croire cet étranger qui ne nous connaissait pas, qui +n'avais jamais mis les pieds à la maison, et dont je n'ignorais pas +que mon père venait de châtier les perfides manoeuvres. + +Oui, j'étais méconnu dans ma famille. D'imperceptibles témoignages +sortirent de l'ombre, grossirent comme des nuages que le vent +rapproche. Sans cesse mon père nous entretenait des absents, et quand +il recevait de leurs nouvelles, il rayonnait. Leurs bulletins étaient +des bulletins de victoire. Il portait sur son front l'orgueil +paternel. Moi seul, j'étais tenu à l'écart systématiquement. Je ne +comptais pas. Avec quelle dureté, l'autre semaine, il m'avait crié: +va-t'en! Savait-il que je fréquentais le cirque malgré sa défense et +que je pelais des pommes de terre sur la place publique? Si Bernard ou +Etienne avaient été les coupables, il serait parvenu à le savoir et +les aurait grondés, tandis qu'on m'accueillait avec un mépris +outrageant. Moi qui portais le poids d'un si bel amour, je ne +récoltais que des humiliations et des avanies. Surtout, surtout mon +père ne m'aimait pas, je n'étais aimé de personne. Tout me +prédisposait à le croire, puisque de tout le jour je n'avais pas +rencontré Nazzarena. Il n'y avait que grand-père, et grand-père +s'absorbait dans ses conversations, dans sa musique, dans la fumée de +sa pipe, dans son télescope et ses almanachs. Je l'implorai du regard +: maintenant il s'enflammait avec Glus sur un quintette de Schumann. +Le monde n'existait pas pour lui à cette heure: de l'existence du +monde j'aurais consenti à me passer, pourvu qu'il s'occupât de moi. +J'eus la sensation horrible que j'étais abandonné de tous, et que cet +homme qui me glissait de tout près, d'une voix émue et compatissante, +ses condoléances, venait de m'annoncer un malheur irréparable. +J'aurais voulu pleurer, et à cause de tant de visages curieux, je +retins mes larmes. Mais, sur la banquette de ce café, je connus la +tristesse d'être incompris, la solitude au milieu de la foule, le +désespoir. Une vie se compose de beaucoup de chagrins: en ai-je +éprouvé de plus intenses que ce désespoir imaginaire? + +Ainsi, désarmé par la tendresse même qui mettait à vif ma sensibilité, +et fasciné par le serpent, j'entrai, sans le savoir, dans le complot +qui se machinait contre mon père. Parvenu à son but, plus facilement +peut-être qu'il n'eût supposé, --car il ignorait qu'il avait l'amour +pour allié, --Martinod répéta d'une voix à fendre l'âme: + +--Pauvre petit! + +Mes sanglots contenus me suffoquaient. Il pouvait triompher tout haut +: il avait réussi au delà de ses espérances, la semence de ses +suggestions devait lever plus tard et produire ses fruits empoisonnés. +Mais ne jouait-il pas sur le velours? J'avais trop de candeur encore +pour me douter que la haine sait flatter et sourire, prendre un visage +aimable, protester de sa sympathie ou de sa pitié et serrer ses +phrases comme des liens autour de celui qu'elle veut immobiliser. +Cette haine-là, qui s'adresse, la bouche en coeur, aux amis, aux +parents de l'homme qu'elle poursuit et qu'elle atteindra plus sûrement +par ricochet, plus tard même on ne saura pas toujours la dénoncer. Il +n'y a plus guère de sentinelles, comme tante Dine, pour veiller sur +l'arche sainte de la famille. + +Il était dit que les circonstances favorisaient le plan de Martinod. +Un dimanche après midi, comme je flânais à la fenêtre au lieu de +terminer un devoir, --c'était dans la chambre de la tour où je +m'installais volontiers, mais grand-père était absent, --quel +spectacle tout à coup me frappa d'étonnement et même d'épouvante! La +troupe du cirque envahissait notre jardin. Elle avait franchi la +grille qui, sans doute, malgré la vigilance de tante Dine, était +demeurée ouverte à cause des allées et venues plus fréquentes un jour +de fête. Elle débordait sur les pelouses, elle piétinait les plates +bandes sans vergogne. Il y avait des femmes toutes dépenaillées, qui +portaient des enfants dans les bras, il y avait les deux clowns que +j'avais fini par identifier, il y avait la vieille danseuse de corde +aux cheveux gris, et il y avait --ô douleur! --Nazzarena elle-même, +Nazzarena sans chapeau, mal peignée et débraillée. Pour la première +fois, je remarquai sa misère. Chez nous, dans l'allée bien ratissée, +on l'eût prise pour une pauvre fille de la campagne. + +Muet de stupeur, je n'osais ni me cacher ni me pencher au dehors. La +peur de ce qui arriverait infailliblement me paralysait. Mais pourquoi +étaient-ils venus? que demandaient-ils? quel mauvais vent les amenait? +Notre jardin ne pouvait convenir à des roulants, à des bohémiens, à +des gens qui ne connaissent la terre que pour marcher dessus. Encore +si c'était le jardin d'autrefois où la mauvaise herbe poussait à +l'aventure et qu'on ne taillait ni n'arrosait jamais! Encore si grand- +père avait été là pour recevoir ces hôtes suspects! Nazzarena, +Nazzarena, retournez vite à votre roulotte et à la tente blanche où +vous régnez! Ici, je vous jure que ce n'est pas votre place. + +Véritablement j'endurais le martyre à les voir s'ébattre sans retenue +sur notre gazon et nos corbeilles. J'aurais du moins voulu crier, les +prévenir, et je ne pouvais pas. A cette fenêtre ouverte je me sentais +prisonnier. Et dans une détresse infinie, je mesurais la distance qui +séparait de la maison mon amour. + +Déjà l'un des clowns sonnait à la porte. Mon Dieu! qu'allait-il se +passer? A peine avait-on commencé de parlementer avec Mariette dont je +savais pourtant l'humeur peu accommodante, que se produisit la +catastrophe. Tante Dine accourut à la rescousse et fit tête à la +troupe entière de la belle façon. Distinctement, ce dialogue monta +jusqu'à ma croisée: + +--Qu'est-ce que vous voulez, vous autres? + +Une voix gazouillante répondit: + +--C'est bien ici la maison au père Rambert? + +--Que lui voulez-vous, au père Rambert? Passez votre chemin. Allez- +vous en. + +Abominable injustice! Les mendiants de la ville recevaient bon +accueil, ils avaient même leur jour comme les dames de la société, et +la Zize Million qui était folle, et cet ivrogne de Oui-oui touchaient +des rentes à la porte. Alors, pourquoi ne pas attendre que ces +honorables acrobates s'expliquassent? Tante Dine, pourtant charitable +et toujours prête à porter secours, les expulsait avec violence, rien +que pour leur qualité d'étrangers. Ignominieusement chassés, ils se +révoltèrent et criblèrent d'invectives leur persécutrice qui, je dois +en convenir, ne fut pas en reste. Cela fit un boucan infernal. La +danseuse de corde surtout glapissait et se tapait les cuisses. Cette +fois, je me décidai à intervenir en faveur de mes amis, des amis de +Nazzarena. Soudain, au moment où j'allais quitter mon observatoire +pour voler au combat, mon père, sans doute attiré par le tumulte, +apparut sur le seuil. Il ne daigna même pas ouvrir la bouche. D'un +seul geste, mais quel geste catégorique! il montra le portail, et +toute la bande rugissante recula, s'entassa entre les deux colonnes +qui soutenaient la grille et s'enfuit. Ce fut immédiat et +extraordinaire. + +Je fus outré d'une si rapide et si complète débâcle. Moi seul, +puisqu'il en était ainsi, je résisterais à cette autorité que nul ne +bravait en face. Et dans mon enthousiasme enfin retrouvé, je me +précipitai dans l'escalier et dégringolai les marches quatre à quatre, +au risque de me carabosser, pour rejoindre mon cher amour. + +--Où vas-tu? me dit mon père qui n'avait pas encore quitté son poste +et me barrait la route. + +Je gardai le silence. Déjà mon exaltation tombait. + +--Remonte au plus vite, acheva-t-il, je te défends de sortir. + +Sans broncher, mais gonflé de colère et me rongeant les poings, je +repris l'escalier. Personne donc ne lui résisterait jamais? Comme les +autres j'étais vaincu immédiatement, subjugué, médusé, rien que pour +l'avoir affronté. On croit qu'il est facile de se révolter contre le +pouvoir: j'apprenais que cela dépend des gouvernements. Et je +ressassai et remâchai les insinuations de Martinod dont je constatais +la sincérité. Celui-là voyait clair, celui-là se révélait un véritable +ami. + +Cependant je ne cédai qu'en apparence. A peine avais-je réintégré la +tour que je guettai sournoisement le bruit des portes. Lorsque je fus +assuré que mon père avait regagné son cabinet et que la voie était +libre, je redescendis à pas de loup et me glissai hors de la maison. +La grille franchie, animé d'un courage nouveau, je respirai mieux et +me redressai. Cette fois, il ne s'agissait plus de biaiser, de ruser, +de donner le change aux promeneurs. Je courus tout droit à la place du +Marché. Devant la foule des dimanches qui s'amusait du déménagement, +les bohémiens roulaient les toiles de la tente, empilaient les bancs +les uns sur les autres. J'augurai mal de cette levée de camp. Enfin +j'aperçus Nazzarena qui ramassait des ustensiles épars. L'heure +n'était plus à la timidité, mais aux résolutions héroïques. Devant +tant de spectateurs, dont un grand nombre, sans doute, connaissait le +petit Rambert, tel un chevalier de mes ballades, je m'élançai vers mon +amie. Quand elle m'aperçut, elle me jeta un regard navré. + +--On nous a chassés de chez vous, m'expliqua-t-elle avant que j'eusse +parlé. + +Que répondre à cette douloureuse constatation? Sans doute elle me +rangeait parmi ses persécuteurs. + +--Ce n'est pas moi, criai-je pour me séparer des miens sans retard. + +--Oh! reprit-elle avec philosophie, c'est bien sûr que ce n'est pas +vous. Vous êtes trop petit. On allait prévenir votre grand-papa qu'on +s'en va demain. Demain matin. + +--Demain! répétai-je, comme si je n'avais pas entendu ou pas compris. + +--Oui, demain. Vous voyez bien. On charge le matériel sur les +voitures. Les frères Marinetti nous ont lâchés: point de matinée +aujourd'hui, une belle recette perdue. + +A ma profonde surprise, elle ne m'en voulait pas de son expulsion et +même, jusque dans mon chagrin, je remarquai l'interversion inopinée +des rôles: elle me témoignait une considération nouvelle et je +prenais un vague petit air protecteur. A mon insu le prestige de la +force opérait. Aussi ne me proposa-t-elle pas de l'aider quand, la +veille encore, elle n'y eût pas manqué. + +Une des mégères sortit de la plus prochaine roulotte sa longue tête +jaune et l'accusa de perdre son temps. + +--On m'appelle, m'avertit Nazzarena. Ce qu'il y a d'ouvrage pour un +départ! Adieu, adieu, mon petit amoureux, je te souhaite une autre +bonne amie. Tu es zentil, tu la trouveras. + +Elle ne me tendit pas la main, et peut-être n'osa-t-elle pas, à cause +du respect qui lui était venu depuis qu'elle avait vu la maison. Et +moi, je ne trouvais rien à lui répondre. Niaisement je souris à ses +étranges voeux qui me paraissaient abominables et sacrilèges, et le +tutoiement qu'elle avait employé me fut en même temps doux comme une +caresse. Son départ m'atterrait. Son départ me coupait bras et jambes +et me vidait la cervelle. Je restais là, comme un paquet. Pour moi, le +temps ni le lieu ne comptaient plus: elle partait. Je l'aperçus qui, +plus loin, portait péniblement le harnachement de son cheval. Elle +m'adressa un petit signe avant de disparaître derrière une des +guimbardes. J'eus la sensation qu'elle était déjà loin de moi, et je +réussis à m'en aller. + +Où irais-je? Confondant la dureté de ma famille et l'exil de +Nazzarena, je ne songeais pas à rentrer chez nous. Quel appui, quelle +consolation y aurais-je rencontrés? Mon père m'avait défendu de sortir +: je pouvais préjuger l'accueil qui m'attendrait. J'errai dans la rue, +parmi les promeneurs endimanchés, heurtant dans ma distraction l'un ou +l'autre qui me traitait de maladroit ou de malotru, ce qui m'était +presque agréable, tant j'avais besoin de changer le cours de ma peine. +D'un pas automatique, et sans être le maître de ma direction, je +parvins au Café des Navigateurs. Grand-père me comprendrait, grand- +père me représentait le salut auquel ce cher Martinod collaborerait. + +La salle était bondée, et tout de suite cette atmosphère de tabac et +d'anis, ce bruit de paroles, ce mouvement, cette agitation me +réconfortèrent. Je perdis la notion directe de ma douleur, et même je +perçus distinctement qu'il se passait quelque chose d'anormal et de +solennel. Une décision de premier ordre avait été prise et, à la façon +dont on en parlait, je devinai que c'était là un de ces événements +historiques que plus tard l'on apprend en classe. Grand-père était +l'objet de mille témoignages d'honneur et de sympathie. On +l'entourait, on le félicitait, on lui prenait les mains, bien qu'il +résistât. Et, suprême faveur, on apporta du champagne. Du champagne, +un jour comme celui-là! Je commençai d'en être écoeuré, d'autant plus +qu'on ne m'avait point donné de verre. + +--Une coupe, --ordonna Martinod, ce cher Martinod qui décidément me +comblait, --une coupe au miochard. + +Et il leva la sienne en l'air, d'un geste large en proclamant: + +--A l'élection du père Rambert! à la victoire de la République! + +--Bravo! approuva le fidèle Galurin. + +Glus et Mérinos s'épanouissaient de bonheur: sans doute ils voyaient +s'ouvrir l'ère de la Beauté dont ils s'étaient entretenus devant moi +si souvent. Quant à Cassenave, il supportait des deux mains le poids +de sa tête, et, les yeux vagues, fixait peut-être quelque vision. La +servante inclinant la bouteille sur son verre, il dut imaginer que +l'une des belles dames en robe Empire qui descendaient par le plafond +de sa mansarde pour lui donner à boire lui rendait publiquement visite +: + +--Ziou, fit-il en se redressant. + +Et devant la mousse qui montait, suivie du vin d'or, il fut pris d'un +frisson convulsif. Ses mains tremblantes ne réussirent pas à atteindre +la coupe, et il hoquetait de convoitise et d'impuissance. + +Grand-père, seul, manquait d'entrain et même de gaieté. Sa mauvaise +humeur était évidente. Il ne tenait point à la popularité, ni aux +acclamations. Tout ce monde qui ouvrait la bouche pour boire ou pour +crier le gênait, l'énervait, et je crois qu'il eût préféré se trouver +ailleurs, à la campagne par exemple, à manger des fraises arrosées de +crème de lait. Cependant on le contraignait à céder à l'enthousiasme +général. + +--Après tout, peut-être bien, concédait-il. Surtout pas de tyrans. La +liberté. + +Oh! non, pas de tyrans! Et je revis instantanément mon père, sur le +seuil de la porte, chassant de son bras tendu ces pauvres diables de +bohémiens. Et, par manière de protestation, je vidai ma coupe. + +A ce moment précis, --je n'oublierai de ma vie ce spectacle, --mon +père, fait inouï, entra au Café des Navigateurs. Je tournais le dos à +la porte: par conséquent je ne pouvais l'apercevoir que dans la +glace. Or, ce fut le visage de Martinod qui me signala sa présence. +Martinod, tout à coup, devint blême, et la main qui tenait le verre +trembla comme celle de Cassenave, de sorte qu'un peu de champagne en +gicla. Déjà mon père, devant qui l'on s'écartait rapidement comme +devant un personnage d'importance ou comme si l'on avait peur de lui, +atteignait notre table. Il ôta son chapeau, et dit très poliment: + +--Je vous salue, messieurs, je viens chercher mon fils. + +Personne ne souffla mot. Il se fit un grand silence, non seulement +dans notre groupe, mais dans toute la salle attentive à cet incident. +L'apparition de Nazzarena sur son cheval noir dans le cirque ne +provoquait même pas tant de curiosité. On n'entendit qu'une +exclamation: oh! poussée par le patron qui, la serviette en main, +s'immobilisait devant son comptoir. Le premier, grand-père se remit et +répondit avec calme, presque avec impertinence: + +--Bonjour, Michel. Veux-tu prendre quelque chose avec nous? + +Cette offre fut accueillie dans l'assistance par de petits rires +narquois et les langues se délièrent. Mais la diversion ne dura pas. +Déjà mon père reprenait: + +--Merci. Je viens chercher mon fils. Il est bientôt l'heure du dîner +et nous vous attendons tous les deux. + +Par là, il invitait grand-père à se retirer avec nous. Comprenant que +son invitation n'était pas agréée, il toisa Martinod qui, pour +afficher son courage, ricanait maintenant: + +--Dites donc, monsieur Martinod, puisque je me suis découvert, je vous +prie de vous découvrir. + +C'était vrai que Martinod gardait son chapeau sur la tête, mais je +savais que c'était l'usage au café. Loin d'obtempérer à cet ordre, -- +à cause du ton, personne ne s'y trompa malgré le je vous prie, --il +s'empressa d'enfoncer davantage son couvre-chef. La salle entière +intéressée et captivée, suivait les phases du dialogue, et dans un +coin un loustic lança: + +--Saluera. Saluera pas. + +Mon père s'avança et il me parut comparable à un géant. Seul contre +tous, c'était lui qui répandait la crainte. De sa voix nette que je +connaissais bien, qui remuait Tem Bossette au fond de la vigne et +rassemblait la maisonnée en un instant, il articula: + +--Voulez-vous que je fasse sauter votre chapeau avec ma canne, +monsieur Martinod? Car ma main ne peut plus vous toucher. + +Cette fois, on cessa de plaisanter. Le cas devenait tragique: on +aurait entendu tisser une araignée. Grand-père sauva la situation: + +--Allons, Martinod, dit-il: il faut être poli. + +--Père Rambert, c'est bien pour vous, concéda Martinod. + +Tout de même il se découvrit. On vit mieux sa figure exsangue et sur +sa défaite ne subsista aucun doute. Déjà mon père, vainqueur, se +tournait vers Cassenave, perdu dans ses rêves: + +--Vous aussi, mon ami, vous feriez mieux de rentrer chez vous. + +Et Cassenave terrifié, s'écria en pleurant, ce qui détendit les nerfs +de chacun et parut extrêmement drôle: + +--Je vous jure que je n'ai pas bu, monsieur le docteur. + +Là-dessus nous sortîmes, mon père et moi, lui devant, moi derrière, et +bien que les tables déjà serrées fussent toutes garnies de +consommateurs, je circulai entre elles sans difficulté, à cause de la +place qu'on laissait respectueusement à mon guide. Pour ne pas +ressembler à Martinod, dont la lâcheté me dégoûtait, je m'efforçais de +me tenir droit et de prendre un air dégagé. Au fond, j'éprouvais une +peur indicible de ce qui se passerait dans la rue quand nous serions +seuls tous les deux. Jamais, sauf peut-être dans ma toute première +enfance, mes parents ne m'avaient infligé de châtiment corporel: +notre fierté faisait partie de notre éducation. Cette fois, je m'y +attendais. Pourvu que ce ne fût pas un soufflet, comme à Martinod? +Martinod était un ennemi de la maison et j'avais bu son champagne. +Mais je ne me souciais plus de la maison. Comme grand-père, +j'entendais être libre. Grand-père n'avait-il pas pris un fusil, +lorsqu'il avait échoué dans le sang des journées de Juin, contre la +défense de son propre père, le magistrat, le pépiniériste dont il se +moquait bien? On me frapperait, on me brutaliserait, on n'obtiendrait +rien de moi. Et, contre l'épouvante qui me tordait, je me crispais +jusqu'à atteindre enfin une sorte d'insensibilité, cette force de +résistance qui permet de tout supporter sans plier et sans se +plaindre. + +Je n'eus pas à me servir de cette provision d'énergie que +j'emmagasinais en vue du martyre. Dehors, mon père se contenta de me +demander sans hausser la voix: + +--Es-tu venu souvent dans ce café? + +--Quelquefois. + +--Tu n'y remettras jamais les pieds. + +Je compris qu'en effet je n'y pourrais jamais remettre les pieds. Mais +serait-ce là toute ma punition? Nous marchions côte à côte, et très +vite. Bien qu'il ne manifestât plus rien de ses pensées, je ne saurais +dire à quel signe je le sentais agité d'une grande tempête en dedans. +Il pouvait me briser, me casser en deux, et il se taisait. Nous +passâmes ainsi sur la place du Marché. Je me découvrais semblable à +ces malfaiteurs que j'avais vu conduire en prison par un gendarme. +Pourvu que Nazzarena ne me reconnût pas? Elle me représentait la vie +libre, comme j'étais l'esclavage. + +Enfin nous arrivâmes devant la porte de la maison. Mon père, avant de +l'ouvrir, se retourna vers moi et, m'enveloppant tout entier de son +regard sous lequel je baissai la tête, malgré moi, comme un coupable: + +--Pauvre petit! dit-il (c'étaient les expression mêmes de Martinod), +qu'est-ce qu'on voulait faire de toi! + +J'étais dans un tel état de tension que cette pitié soudaine eut +raison de ma révolte et que je fus sur le point de me jeter dans ses +bras en pleurant. Déjà il s'était repris et, de sa voix de +commandement, déclarait: + +--Il faudra bien que tu obéisses. Il le faudra bien. + +Du coup je me rebiffai de nouveau. Il affirmait son autorité dont il +n'avait pas abusé pourtant: ce serait pour moi la guerre sacrée de +l'indépendance. + +Ma mère inquiète, dont j'avais déjà distingué l'ombre derrière la +fenêtre, guettait notre retour et vint au-devant de nous jusqu'au +sommet des marches. + +--Il y était, expliquait simplement mon père, je ne m'étais pas +trompé. + +--Oh! mon Dieu! murmura-t-elle comme si elle apprenait un malheur +qu'elle n'eût pas imaginé. + +Et tante Dine qui la suivait leva les bras au ciel: + +--Ce n'est pas possible! Ce n'est pas possible! + +On ne me gronda pas davantage. Bon gré mal gré, on avait ramené +l'enfant prodigue. Et moi, loin d'être reconnaissant de cette +indulgence que je m'explique mieux aujourd'hui par l'incertitude de +mes parents sur les influences que j'avais subies et sur la façon de +me reconquérir, j'appelais de toutes mes forces récupérées ma douleur +d'amour que tous ces incidents avaient recouverte, en me répétant: + +«Nazzarena part demain. Nazzarena part demain.» + +V + +LES DEUX VIES + +Je ne dormis guère de la nuit, et dans un demi-sommeil je confondais +la guerre sacrée de l'indépendance et la perte définitive de +Nazzarena. Mon amour faisait partie de cette liberté que célébrait +grand-père et pour laquelle il avait pris un fusil. Au matin, j'étais +fermement résolu à ne pas me rendre au collège et à courir la suprême +chance d'assister au départ des forains. Les adieux de la veille +avaient été manqués: sans préparation, je n'avais rien trouvé à dire. +Non, non, cela ne pouvait finir ainsi. + +Je prétextai donc un mal de tête, auquel on voulut bien croire. Je +compris qu'on me tenait pour ébranlé par la scène du Café des +Navigateurs. Et même tante Dine m'apporta en cachette un lait de poule +mousseux et digestif, favorable aux migraines, si savoureux que je +m'en délectai malgré mon chagrin, ce qui m'occasionna une humiliation +intérieure. + +--Tu resteras au lit jusqu'à midi, conclut-elle en emportant la tasse. + +Elle aussi, elle ajouta: + +--Pauvre petit! + +Ce qui lui retira immédiatement ma gratitude, car je n'entendais plus +désormais être traité en enfant, puisque j'aimais. + +Dès qu'elle fut sortie, je m'habillai en hâte, mais non sans quelque +recherche, et grimpai dans la chambre de la tour, où grand-père +m'accueillit avec étonnement et avec des signes de plaisir. + +--On t'as laissé monter? me demanda-t-il. + +Pourquoi cette question? Je n'avais demandé la permission à personne. +Il se contenta de hausser les épaules, déjà revenu à sa philosophie. + +--Oh! moi, ça m'est bien égal. + +Des quatre fenêtres de la tour, on commandait tous les chemins. Mon +plan consistait à guetter de ce belvédère le défilé des roulottes. +Elles étaient chargées, elles avanceraient avec lenteur, je calculais +que j'aurais le temps de les rattraper. Par où s'en iraient-elles? +Aucun indice ne me renseignait. J'imaginais qu'elles prendraient la +route d'Italie, et je surveillai celle-là davantage. J'étais donc +installé devant une des croisées, a demi dissimulé par un meuble, +quand on frappa à la porte, et mon père entra. Je pensai qu'il venait +me chercher, et je sus immédiatement que, malgré mes résolutions, je +ne lui résisterais pas; il avait, comme la veille, son air calme +d'autorité souveraine et indiscutable. Absorbé par le but qu'il +poursuivait, il ne me vit pas et même, comme il marcha droit à grand- +père, il me tourna presque le dos. Jusqu'à mon intervention il devait +ignorer ma présence. Après un salut qui fut courtois et bref, il +montra le journal qu'il apportait, un journal du pays: + +--Cette feuille annonce que vous vous présentez aux élections à la +tête de la liste de gauche: est-ce vrai, père? + +Sous la forme interrogative de cette simple phrase, je devinais tout +un bouillonnement de colère qui se contenait encore. Au port de la +ville, un mur plat qui surplombait le lac était balayé des vagues les +jours de vent ou de tempête. Nous nous amusions quelquefois, mes +camarades et moi, à passer dessus, entre deux lames, au risque de +recevoir de l'écume ou des paquets d'eau. Mais, certains jours plus +mauvais, cette bravade devenait impossible. On disait alors du lac +soulevé qu'il fumait. J'eus la sensation que tout à l'heure, ainsi, la +route serait barrée. + +Du dialogue qui suivit, comment aurai-je oublié un traître mot? Grand- +père, doucement et crânement ensemble, à son habitude (il détestait +les scènes et les évitait le plus souvent, mais la couardise d'un +Martinod n'était pas son fait), se contenta de répondre: + +--Je suis libre, je pense. + +--Personne n'est libre, reprit mon père avec une volonté de ne pas +hausser le ton qui m'impressionna jusqu'aux moelles. Nous dépendons +tous les uns des autres. Et vous n'ignorez pas que vous vous présentez +contre moi. + +Cette fois la riposte de grand-père fut plus aigre: il ne céderait +pas, il se défendrait. Enfin! + +--Je ne me présente contre personne, déclara-t-il, je me présente, +voilà tout. Et je n'empêche personne de se présenter. Je te le répète, +Michel: chacun est libre d'agir selon son bon plaisir. + +Mon père, avec une éloquence qui peu à peu s'échauffait et qu'il +rompait alors, comme s'il était déterminé à ne pas se départir de la +forme la plus respectueuse et luttait sans cesse pour s'y maintenir +contre l'entraînement de sa parole, essaya de le convaincre par toute +une argumentation que même à distance je crois pouvoir résumer. +Pourquoi cette candidature de la dernière heure quand jamais grand- +père n'avait songé à jouer un rôle politique et quand il n'ignorait +point que son fils était le chef du parti conservateur? Comment n'y +pas reconnaître une manoeuvre de Martinod, trop heureux de venger son +soufflet et d'annoncer la désagrégation de la famille Rambert? Mais on +ne se laissait pas prendre au piège grossier d'un Martinod. + +--Enfin, acheva-t-il, nous ne pouvons pas être candidats l'un contre +l'autre. + +Le petit rire de grand-père accompagna sa réponse: + +--Oh! oh! pourquoi pas? Ce sera nouveau et je n'y vois, pour ma part, +aucun inconvénient. + +--Mais parce qu'une famille ne peut pas être divisée. + +--Une famille, une famille, tu n'as que ce mot-là à la bouche. Les +individus comptent aussi, je suppose. Et d'ailleurs, pourquoi tes +convictions ne sont-elles pas les miennes, puisque tu es mon fils? + +--Vous oubliez que mes convictions sont celles de tous les nôtres, +jusqu'à votre père. + +--Oui, le pépiniériste. Tu oublies le soldat de l'Empereur... + +--Il servait la France. La France passe première. Je n'admets pas les +émigrés. + +--... Et ton grand-oncle Philippe Rambert, le sans-culotte? + +--Ne parlons pas de luit: c'est notre honte. Toute famille a une +tradition. La nôtre, jusqu'à vous, était simple et belle: Dieu et le +Roi. + +--Moi, la liberté me suffit. Je te laisse la tienne, laisse-moi la +mienne, une fois pour toutes. + +--Mais je vous répète que la solidarité de notre nom et de notre race +vous oblige. Votre liberté n'est d'ailleurs qu'une chimère. Nous +sommes tous en état de dépendance. Me contraindrez-vous à vous +rappeler que cette dépendance, je l'ai acceptée avec toutes ses +charges? La maison même qui nous abrite et que j'ai sauvée est le +témoignage de notre durée et de notre unité sous le même toit. + +Peu à peu, la conversation devenait une bataille. Mon père me semblait +si grand et si puissant que d'une chiquenaude il eût écrasé grand- +père, et pourtant grand-père lui tenait tête avec sa petite voix +pointue et un air crispé que je ne lui connaissais pas. De les voir +dressés l'un contre l'autre j'éprouvais de la peur et une horrible +gêne. Dans ma rébellion nouvelle contre l'autorité, je me sentais de +coeur avec grand-père. Cette liberté, dont on parlait pour l'attaquer +et la défendre, je lui donnais les traits de Nazzarena qui s'en +allait. Et il me parut que je commettrais une lâcheté comme, au Café +des Navigateurs, Martinod, quand il s'était découvert par ordre, +montrant sa face blême d'épouvante, si je n'intervenais pas en faveur +de mon compagnon, de mon camarade de promenades, de celui qui m'avait +transmis comme un radieux héritage --le seul dont il disposât --son +amour de la nature intacte, de la vie nomade, de l'indépendance qui +rejette fièrement toutes les règles, et peut-être le goût même de +l'amour qui, à lui seul, pouvait résumer tout cela. Je ne me +dissimulais pas les risques, je devinais la correction qui suivrait et +cependant je m'avançai, pareil à un petit martyr qui réclame le +supplice: + +--Grand-père est libre, criai-je aussi fort que je pus. + +Je crus avoir poussé un cri formidable, et c'est à peine si je +m'entendis moi-même. Je fus étonné et vexé de n'avoir pas fait plus de +bruit. J'en constatai néanmoins l'effet immédiat, qui suffit à ma +satisfaction et ne me rassura point. Mon père s'était brusquement +retourné, stupéfait de ma présence et de mon audace. Cette fois la +route était barrée, comme au bord du lac, les jours de tempête. Il +nous dévisagea tour à tour pour surprendre notre complicité, notre +entente. Devant lui, nous n'étions véritablement plus rien du tout. Sa +force pouvait nous briser tous les deux. Ses yeux déjà nous +foudroyaient. Sa voix retentirait sur nous comme un tonnerre. L'orage +qui s'amoncelait serait terrible. + +Qu'attendait-il et pourquoi gardait-il le silence? Ce silence qui se +prolongeait devenait plus inquiétant, plus tragique. J'y écoutais ma +peur comme le tic-tac d'une horloge. + +Mon père, ayant pris le temps de se ressaisir par un effort qui dut +être surhumain, se détourna de moi que son regard terrorisait pour +s'adresser à grand-père: + +--C'est bien, dit-il avec une tranquillité et une douceur dont je fus +déconcerté, je ne suis plus candidat. Nous n'offrirons pas à la ville +le spectacle de nos divisions. Mais je me permettrai de vous donner un +conseil. Martinod, par mon désistement, obtient ce qu'il désire; il +ne poursuivait pas un autre but. Ne soyez pas plus longtemps +l'instrument de cet homme qui m'a bassement calomnié et renoncez de +votre côté à cette candidature dont vous n'avez que faire. + +Grand-père, s'il fut surpris de ce revirement, ne le manifesta +d'aucune façon: + +--Oh! tu as bien tort de te retirer. Tu aurais peut-être été élu, et +moi, ça m'est égal. Je tiens principalement à désavouer tes opinions +politiques. La famille ne nous commande pas nos idées. + +Mon père dut hésiter une seconde à reprendre la discussion et il y +renonça définitivement. Il y renonçait parce qu'un autre sujet lui +tenait davantage au coeur: + +--Laissons cela, déclara-t-il. Mais il s'est passé dans ma maison +quelque chose de plus grave encore et que je ne puis tolérer. Vous +m'avez pris cet enfant que je vous confiais. + +Le débat changeait et j'en devenais l'objet tout d'un coup. +Instantanément je revis mon départ pour notre première promenade après +ma convalescence. Nous sommes tous les trois sur le pas de la porte. +Mon père joint ma main à celle de grand-père avec ces mots qui +m'étonnent: Voici mon fils. C'est l'avenir de la maison. Et grand- +père répond, en s'accompagnant de son rire: --Sois tranquille, +Michel, on ne te le prendra pas. Comment pouvait-on me prendre et que +signifiait ce propos? + +--Quelle plaisanterie! répliquait déjà grand-père, je n'ai jamais rien +pris à personne. Et voilà que maintenant on m'accuse de voler les +enfants! Pourquoi pas de les manger? + +Mais la moquerie ou l'ironie était une arme trop légère pour n'être +pas brisée dans l'attaque qui suivit. Aucun détail de cette scène ne +m'est sorti de la mémoire. Je les revois tous les deux, l'un fort et +coloré, en pleine vigueur et puissance, et cependant poussant une de +ces plaintes comme on en arrache aux arbres qu'on fend; l'autre si +vieux, ratatiné et délicat, et néanmoins insolent dans sa façon de se +dresser et de railler, --et moi, entre eux, comme l'enjeu de la partie +qui se jouait. + +--Oui, reprenait mon père, je vous ai donné mon fils pour le guérir et +non pour le détourner. Vous-même, vous vous étiez engagé à ne rien +dire ni faire qui pût le mettre un jour en contradiction avec nos +traditions religieuses et familiales. Avez-vous tenu votre promesse? +Il y a quelque temps déjà que je soupçonnais le travail opéré dans +cette petite tête. J'en ai averti Valentine. Elle aussi, je m'en suis +rendu compte, redoutait ce malheur et, dans son respect pour vous, +craignait de vous attribuer à tort une mauvaise influence. Je ne sais +comment vous avez conquis cette cervelle d'enfant. Mais ce que je +n'ignore plus, c'est que vous avez conduit François au lieu même où +tous nos ennemis se rassemblent et abusent de votre faiblesse et de +votre générosité. + +--Je ne te permets pas... voulut interrompre grand-père. + +--De votre générosité, continua la voix plus ardemment, ou de la +mienne. Car j'ai reçu ce matin la carte à payer. Elle est chère. +Martinod a trouvé plaisant d'abreuver sa bande à mon compte. + +--Qui t'a envoyé la note? + +--Le patron du café. A qui voulez-vous qu'il l'envoie? Il est venu en +personne l'apporter, et, pour me convaincre, il s'est contenté +d'ajouter: «Le petit a consommé.» Mon fils en était comme mon père: +je suis responsable, car, moi, je crois à la solidarité de la famille. +J'ai payé pour Cassenave qui, dans son ivrognerie, porte déjà les +signes de la mort; pour Glus et Mérinos, pauvres ratés, incapables du +moindre travail; pour ce fainéant de Galurin et pour cette canaille +de Martinod. Payer n'est rien, et j'ai subi, vous le savez, de plus +rudes averses. Mais quelles erreurs avez-vous enseignées à ce petit? +Il faut maintenant que je les connaisse pour les extirper de son coeur +comme la mauvaise herbe du jardin. Où ira-t- il? Que fera-t-il dans la +vie avec cette utopie de la liberté que la réalité dément à toute +heure, sans les fortes disciplines de la maison, sans notre foi? Ce +qui soutient notre race, toutes les races, ne savez-vous pas que c'est +l'esprit de famille? La vie ne vous l'a- t-elle donc pas enseigné? + +J'étais remué par l'accent de ces paroles. Sensible à la musique des +mots, je m'en emparais au passage, et c'est par eux qu'aujourd'hui je +remonte aisément aux idées qu'ils recouvraient et qui passaient alors +pardessus ma tête. + +--Tu as fini? demanda grand-père avec une impertinence qui provoqua +mon admiration. + +--Oui, j'ai fini. Et je m'excuse d'avoir élevé la voix devant cet +enfant. Qu'il sache au moins --vous pouvez en témoigner --que j'ai +toujours été un fils respectueux. + +--Oh! tu as payé mes dettes. Et tu les paies encore. + +--N'est-ce que cela? et n'avez-vous pas rencontré en toute occasion +l'appui de mon affection filiale? + +--De ta protection. + +--Ma protection ne s'est exercée que pour écarter ceux qui voulaient +votre ruine. Et ne comprenez-vous pas que c'est notre ruine future que +vous préparez en soustrayant ce garçon à mon autorité, en le désarmant +? + +Grand père fit: oh! oh! et réclama son tour de parler: + +--Mais quels reproches ai-je donc mérités? J'ai promené cet enfant qui +en avait besoin, je lui ai communiqué l'amour de la nature. + +--Et non l'amour de la maison. + +--Est-ce ma faute s'il préfère ma compagnie? Je ne cherche pas à +enseigner, moi. Je ne prêche pas, à tout bout de champ, l'ordre, la +tradition, les principes et la religion. J'ai seulement le respect de +la vie, de la liberté si tu préfères. + +--Mais la liberté n'est pas la vie. Elle détruit tout ce qu'il faut +conserver. + +--Oh! ne revenons pas sur cette discussion. Ce qui s'est passé pour +ton fils s'est passé pour le mien. + +--Pour moi? + +--Oui, pour toi. Quand tu étais petit, une autre influence s'est +substituée à la mienne. Le magistrat, le pépiniériste, l'homme des +roses... + +--Votre père. + +--Oui, t'a donné le goût des arbres taillés, des allées ratissées, des +lois divines et humaines, quoi! + +--Pourquoi m'en vouloir de ressembler à notre race? + +--Sous mes yeux, je t'ai vu changer. Sais-tu si je n'en ai pas +souffert, moi aussi? + +--Oh! vous avez toujours été si détaché de moi et de... + +Mon père n'acheva pas sa phrase et je ne l'achèverai pas aujourd'hui +davantage, bien que j'aie trop de crainte d'en deviner le sens. Le +respect qu'il a gardé, même à distance s'impose à moi. Tous deux +venaient de rouvrir une plaie secrète dont le sang n'était pas +entièrement tari. Ils restaient face à face, avec ce souvenir entre +eux, effrayés peut-être de ce qu'ils découvraient dans le passé et ne +voulaient pas approfondir devant moi, quand un secours inattendu leur +vint. Ma mère entra. Sans doute avait-elle de sa chambre entendu le +choc des voix et accourait-elle, tremblante, pour empêcher le conflit +de s'aggraver. Elle apportait la paix de la famille. + +--Qu'y a-t-il? s'informa-t-elle avec douceur. + +Déjà, par sa présence, elle les séparait, et j'eus l'impression que la +conversation n'offrirait plus d'intérêt pour personne. + +--Je suis venu reprendre mon fils, déclara mon père. + +Et grand-père m'abandonna: + +--Reprends-le. Reprends-le. + +On disposait de moi sans me consulter. Mais il ne put se tenir +d'ajouter, en manière de défi: + +--Reprends-le si tu peux. + +--Il ne faut pas l'écarter de Dieu, dit simplement ma mère qui se +rappelait notre messe manquée. + +Et, comprenant que je n'étais pas à ma place, elle me poussa vers eux +comme un gage de réconciliation avec ces mots: + +--Embrasse-les et descends vers tante Dine. + +J'obéis. On m'accola négligemment ou à contre-coeur, et je m'élançai +dans l'escalier, sans savoir comment le rapprochement s'opéra. Je +pensais à Nazzarena qui partait. Un peu plus tard on m'appela dans le +jardin, mais je ne répondis pas. + +Je courus jusqu'à la châtaigneraie qui bordait le domaine et je +grimpai sur le mur, à côté de la brèche qu'un des arbres avait jadis +ouverte rien que par la poussée de ses racines, et qu'on avait fermée +par une grille. De là, je dominais la route d'Italie. Il ne me restait +plus que cette chance: la troupe du cirque passerait-elle par là? +J'attendis assez longtemps, et ce ne fut pas en vain. + +Les voici, les voici. D'abord les voitures qui portent la tente et les +bancs et tous les accessoires. Quels tristes chevaux les traînent! Je +cherche le coursier noir de Nazzarena, mais il ne se distingue pas des +autres haridelles. Puis ce sont les roulottes habitées. L'une ou +l'autre de leurs minces cheminées fume: on prépare le dîner pour la +route qui sera longue. Sur un balcon d'arrière, à côté de la perruche +que je connais bien, une vieille peigne les cheveux noirs d'une +fillette. Je cherche, je cherche de tous mes yeux les cheveux blonds +de mon amie. + +Ah! je la vois enfin. C'est elle, là, sans chapeau, c'est son visage +uni et son teint doré. Elle conduit elle-même une des guimbardes. On +lui a confié une mission d'importance. Elle tient son fouet tout droit +en l'air, mais elle aime trop les bêtes pour les frapper. Elle +redresse le buste, elle porte fièrement la tête. Comme son cou est +bien dégagé! Pourquoi ne l'avais-je pas remarqué encore? Je ne l'ai +pour ainsi dire jamais vue: je veux la voir, je veux la voir. Quand +elle sort de l'ombre que verse le châtaignier, le soleil nimbe d'or la +chevelure qui frise et qui semble se mêler au jour sans qu'on sache où +ses boucles commencent, où le jour finit. A côté d'elle, sur le siège, +un jeune garçon est assis. Ils causent ensemble, ils rient ensemble. +Elle a montré ses dents blanches. Ses dents blanches, je les ai vues, +mais son regard, son regard doré ne se tournera-t-il pas vers moi? +Nazzarena, Nazzarena, ne devinez-vous pas que je suis là, tout près de +vous, perché sur le mur, sur ce mur au-dessus de vous?... + +Elle rit, elle passe, elle a passé. La toiture de la roulotte me la +cache maintenant. Je ne l'ai pas appelée, elle ne m'a pas regardé. +Est-il possible que je ne voie plus son visage, ni ses yeux, ni son +teint doré? Est-il possible qu'un événement si considérable n'ait duré +que cette toute petite minute? + +Mon coeur éclate dans ma poitrine, et je reste là sans bouger. +Pourquoi ne pas sauter du mur sur la route, pourquoi ne pas courir +après elle? Suis-je donc cloué à mon poste? Maintenant je sais qu'elle +est perdue pour moi, maintenant je sais qu'elle a toujours été perdue +pour moi. Comme ce berger qui menait son troupeau à la montagne et qui +d'un mot jeté au passage m'enseigna jadis le désir, ne m'a-t- elle +pas, rien qu'en s'en allant, appris la douleur des séparations +d'amour? La douleur des séparations d'amour s'est fixée pour moi dans +cette image: un petit garçon à cheval sur le mur de son héritage, et +une petite fille qui, dans la lumière du matin, s'en va sur la route, +qui s'en va sans se retourner... + +Que nous tenons à nos souvenirs! Plus tard, quand je suis devenu le +maître, le fermier est venu me demander l'autorisation d'abattre cet +arbre qui la recouvrit de son ombre une dernière fois. «Monsieur, me +disait-il pour me convaincre, il a de la roulure, il est tout pourri +en dedans, il ne donne plus de fruits, il perd de son prix tous les +jours, et bientôt il se vendra pour rien.» Je résistais à ses assauts +et j'alléguais des raisons vagues. Comment faire entendre à un honnête +fermier qu'on veut conserver un châtaignier mort rien que parce qu'une +bohémienne a passé dessous, il y a tant d'années qu'on n'ose plus les +compter? S'il est des choses inexplicables, celles-là sûrement en est +une. + +Mon homme n'a pas lâché prise. Ces paysans sont obstinés. «Monsieur, +monsieur, un de ces quatre matins, il écrasera le mur en tombant.» Et +je pense qu'un mur se remplace. «Monsieur, monsieur, un de ces quatre +matins, il écrasera un passant.» Ça, c'est plus grave. Un passant ne +se remplace pas. Allons, soyons raisonnable. Il n'écrasera donc en +tombant que mon coeur. + +J'ai donné l'ordre d'abattre le témoin de mon premier chagrin d'amour. +Je me suis penché sur le trou que ses racines arrachées ont creusé +dans la terre, et je ne me suis pas étonné de tant de place qu'il +occupait. Maintenant le mur reconstruit a bouché la brèche et je me +sens plus enfermé dans mon enclos. A mesure qu'on avance dans la vie, +il semble que ce mur d'enceinte se resserre. + +La nature change avant nous. La nature meurt avant nous. Nous perdons +peu à peu tout ce qui donnait un visage au passé. Aucun témoin ne +garantit plus la vérité de nos souvenirs. D'autres ombres que celles +des arbres peu à peu descendent sur nous. Et l'on a de la peine à +croire qu'on a été, comme tout le monde fut peut-être un jour, un +enfant à califourchon sur un mur, ne sachant pas s'il sautera dehors +vers la vie libre, vers la jeune fille qui rit, vers l'amour, ou s'il +rentrera, bien sagement, à la maison... + +VI + +PROMENADE AVEC MON PÈRE + +Pendant ma longue convalescence, comme on ne me permettait pas de lire +sans répit, avec l'aide de tante Dine qui assujettissait patiemment +ses lunettes, dont elle ne se servait pas volontiers, afin de donner, +d'une main plus sûre, de grands coups de ciseaux, parfois malheureux, +dans les cartonnages, j'avais construit toutes sortes d'édifices, +châteaux, fermes, chaumières, et même cathédrales. Je les disposais +sur une grande table qu'on m'abandonnait. L'ensemble me représentait +une ville dont mes soldats de plomb entreprenaient le siège. Ces +soldats, légués par mon frère Bernard qui, tout petit, collectionnait +déjà les uniformes, ou offerts le soir de Noël par le belliqueux petit +Jésus, étaient innombrables: il y en avait des régiments, de grands +et de minuscules, de plats et de pleins, et des fantassins, et des +artilleurs, et des cavaliers. Parmi les cavaliers, les uns faisaient +corps avec leur monture, les autres s'en pouvaient détacher: un +appendice pointu qu'ils portaient au derrière permettait de les fixer +à volonté sur le dos perforé des chevaux. Un soir l'assaut fut +tragique. Le général dévissé --il était pourvu de l'appendice -- entra +par la brèche le premier, après quoi il remonta sur son coursier +alezan hissé à l'intérieur on ne sait par quel subterfuge. Dans +l'exaltation de la victoire, je mis le feu aux quatre coins de la cité +conquise et, quand je voulus en suspendre les ravages, il était trop +tard. Une minute après, l'incendie avait tout consumé, et tant de +maisons qui m'avaient coûté des semaines et dont l'achèvement me +procurait de l'orgueil ne formaient plus qu'un amas de cendres noires. +Encore fus-je sévèrement réprimandé pour avoir manqué de brûler le +mobilier. Et je demeurai stupide devant la rapidité de cette +incinération comparée au temps exigé pour bâtir. + +La fin brusque de ma première tendresse --cette pauvre minute où il me +fut donné de voir Nazzarena dans le soleil --me causa une pareille +déception, un pareil découragement. Jour après jour, j'avais édifié en +moi ce sentiment d'abord si vague, et puis si grave et si riche. Sans +cesse j'y ajoutais quelque chose: un sourire, une parole, une +rencontre et même une moquerie qui venait d'elle; ou bien c'était +l'admiration pour ses exercices d'écuyère; ou j'avais seulement passé +sur la place du Marché et vu sa roulotte. Elle remplissait ma vie +beaucoup plus que je ne le soupçonnais, et maintenant il ne m'arrivait +plus rien. Ce vide, jusqu'alors inconnu, m'était plus pénible qu'une +véritable douleur. Je tâchais de m'y agiter sans aucun succès, car je +n'imaginais pas encore le parti qu'on peut tirer du souvenir. Comment +aurais-je su qu'il est possible de vivre hors de l'instant présent? Et +de Nazzarena partie, de Nazzarena perdue pour toujours, ce qui me +restait, c'était moins sa pensée qu'une langueur répandue en moi par +son départ, langueur où je me complaisais, où je la retrouvais encore, +et qui me rendait incapable de m'intéresser à quoi que ce fût. + +Par elle je fus empêché de prêter beaucoup d'attention aux changements +survenus chez moi. Sans efforts je m'en accommodai, et l'on crut à la +facilité de mon humeur. Entre mon père et mon grand-père, depuis la +scène de la tour, subsistait un état de gêne que le tact de ma mère, +seul, réussissait à rendre supportable à l'un et à l'autre. Sans une +interdiction formelle, je cessai de me promener avec grand-père et +même de monter dans sa chambre. Il s'enfermait pour jouer du violon +une bonne partie de la journée. Quand nous nous retrouvions à table, +il ne cherchait nullement à se rapprocher de moi, comme s'il eût +renoncé définitivement à notre intimité, et je l'estimais un peu +ingrat, m'attribuant un rôle important pour l'avoir défendu. Les repas +étaient devenus maussades. L'un s'isolait, l'autre s'absorbait dans +ses pensées. Je compris que tous deux, par une entente tacite, +s'étaient retirés de la lutte municipale. Personne n'osait parler des +élections qui étaient toutes proches, mais les affiches des murs, que +je lisais sur le parcours de la maison au collège, me renseignaient. +Le nom de Martinod y figurait, et de même celui de Galurin, mais on +avait négligé Verse-à-boire et les deux artistes. Tante Dine, le long +de l'escalier, parlait toute seule d'événements extraordinaires et de +traîtres épouvantables. En somme, Martinod était parvenu à ses fins: +le candidat qu'il redoutait, le seul qu'il redoutât, s'était désisté. + +Je compris encore que grand-père n'avait pas repris le chemin du Café +des Navigateurs, soit pour observer la trêve, soit pour éviter des +sollicitations auxquelles il eût été sans doute enclin à céder. En +apprenant qu'on venait d'appeler mon père au chevet de Cassenave +délirant, il parut très surpris et même affecté: donc il n'avait pas +revu ce compagnon. + +--Cassenave malade! s'informa-t-il. Il aura trop bu. + +A déjeuner, mon père nous annonça que Cassenave était mort. + +--Je le lui avais prédit, assura-t-il. Il y a beau temps qu'il aurait +dû renoncer à la bouteille. + +--C'était son goût, opina grand-père. + +C'était son goût: cela excusait, justifiait toutes les actions, les +bonnes et les mauvaises, et je l'entendais bien ainsi. Je vis aux +lèvres de mon père une réponse prête, mais il la retint et se contenta +d'ajouter: + +--J'ai prévenu Tem Bossette. Le même sort l'attend, s'il n'y prend pas +garde. Et il est déjà tard pour lui. + +--Tous les ivrognes, conclut tante Dine, qui se plaisait aux +généralisations. + +Le dimanche des élections vint enfin. Je le reconnus aux placards +multicolores qui garnissaient les façades et à l'affluence plus +nombreuse que je dus traverser pour me rendre à la messe du collège. +Personne, à la maison, n'y avait fait la moindre allusion. Après le +déjeuner qui fut sans entrain, à peine son café pris, grand-père mit +son chapeau et s'empara de sa canne. + +--Où vas-tu? questionna tante Dine. + +--A la campagne. + +--Du moins as-tu voté? + +--Bien sûr que non. + +--C'est un devoir. + +--Oh! ça m'est égal. + +--Au fait, tant mieux! ajouta ma tante: tu aurais été capable de +donner ta voix à ces canailles. + +Elle jugeait inutile de les désigner davantage. + +Il avait failli solliciter les suffrages, comme disaient les affiches, +et il ne votait même pas. C'était son goût et je n'y voyais rien à +redire. Chacun pouvait agir à sa guise et changer à son caprice: sans +quoi la liberté, que serait-elle devenue? Comme il franchissait le +seuil, il se retourna tout à coup et me proposa de m'emmener avec lui. + +--Ma casquette et j'y vais! criai-je, déjà bondissant, comme si +j'avais totalement oublié la scène de la tour. + +Mon père, qui nous observait, arrêta mon élan par son intervention: + +--Je vous remercie. Aujourd'hui, c'est moi qui le promènerai. J'ai +congé. + +Il s'accordait bien rarement des congés. De plus en plus ses malades +l'accaparaient. Sa réputation avait dû s'étendre au loin à la ronde, +car on réclamait ses services à de grandes distances: ses absences, +ses voyages se multipliaient. + +--Je ne m'appartiens plus, confiait-il ma mère. Et la vie passe. + +--Mon ami, murmurait-elle, je t'en conjure, ne te fatigue pas. + +Elle s'ingéniait à le soigner, à obtenir de lui qu'il se reposât. Pour +la rassurer, il riait, redressant sa haute taille, bombant la +poitrine. Jamais il n'avait besoin de repos. Ses robustes épaules +pouvaient porter le monde, et de fait ne portait-il pas le poids de la +maison et de nos sept avenirs? Par une complication étrange, tout en +continuant de me révolter intérieurement contre lui, je ne cessais pas +de l'admirer. Il me représentait la force contre quoi rien ne prévaut. +Je ne l'imaginais pas vaincu ou gémissant. La vie était pour lui une +perpétuelle victoire. + +Je ne l'admirais qu'à distance. La perspective de cette promenade avec +lui m'épouvanta et je demeurai sur l'escalier, attendant je ne sais +quel événement qui viendrait y mettre obstacle. + +--Allons, m'encouragea-t-il, va chercher ta casquette, dépêche-toi. +Les jours sont longs, nous irons loin. + +Sa voix sonore était sans dureté. Elle avait même cet accent +bienveillant qui rendait l'espoir aux malades. En somme, soit à la +sortie du Café des Navigateurs, soit dans la chambre de la tour, il ne +s'était pas montré sévère à mon égard. Mais la bonté ne lui servait de +rien pour m'adoucir. Je ne lui en savais aucun gré et je le +considérais comme un tyran acharné à me retenir prisonnier. Dès qu'il +était là, je cessais d'être libre. Nous aurions beau gagner le coin le +plus abandonné, le plus farouche: autour de moi je verrais pousser +des murailles. Tandis qu'avec grand-père j'avais l'impression que les +clôtures disparaissaient et que la terre sans entraves appartenais à +tous ou n'appartenait à personne. + +Pourquoi mon père m'imposait-il ce long tête-à-tête qui par avance me +glaçait? Les révélations de Martinod ne m'avaient-elles pas appris ses +préférences? Il s'enorgueillissait de Bernard et d'Etienne, il se +préoccupait sans cesse de Mélanie, et je surprenais quelquefois ses +regards posés sur elle avec une insistance bizarre, comme s'il ne +l'eût jamais vue ou comme s'il prenait son empreinte; quant à moi, e +ne comptais guère. De toute ma volonté je voulais être un enfant +incompris, un enfant malheureux, un enfant injustement délaissé. Cela +m'était nécessaire pour entretenir la langueur amoureuse dont je me +délectais. De sorte que je ne partis pas volontiers et le laissai +voir. Lui, au contraire, s'efforçait d'être gai et, comprenant qu'il +désirait me mettre en confiance, par esprit d'opposition, je me +réservai davantage. + +Nous voilà sur la route, non point d'un pas lent de flâneurs qui vont +à l'aventure, comme c'était notre habitude à grand-père et à moi, mais +d'un pas allègre et vif, comme si une musique militaire nous +précédait. + +--En marchant bien, m'expliquait-t-il, nous en aurons pour deux ou +trois heures. + +Afin de montrer que cette promenade ne m'intéressait nullement, je ne +demandai pas où nous allions. Ce ne serait sûrement pas cet endroit +perdu où l'on foulait des fougères, où sur les parois de rochers les +bruyères s'agrippaient, où, séparé du reste du monde, loin des maisons +et des cultures, au bruit sourd d'une cascade j'avais connu +l'initiation à la nature sauvage. + +Dans un village que nous traversâmes, je me souviens que je donnai un +grand coup de pied dans un tuyau de vieille gouttière arrachée qui +gisait sur le sol. + +Nous eûmes aussitôt sur nos talons tous les chiens qui se +rassemblèrent en hurlant. Un peu effrayé de leurs gueules menaçantes +et de tout ce vacarme que j'avais provoqué, je me rapprochai de mon +rassurant compagnon: + +--Laisse-les aboyer, me dit-il. Dans la vie, tu verras, c'est tout +pareil. Dès qu'on fait un peu de bruit, tous les chiens se +précipitent. Si l'on se retourne, c'est une lutte ridicule. Le mieux +est de ne pas s'occuper d'eux. Il faut laisser aboyer les chiens. + +Comment ai-je compris qu'il s'agissait de Martinod et de sa gifle? +Quand nous fûmes hors d'atteinte, j'en voulus à mon père d'avoir +remarqué mon mouvement de peur. + +Par un bon chemin muletier nous attaquâmes une colline. Lui, +cependant, à mesure que nous avancions et que nous respirions en +montant un air plus salubre, retrouvait sa belle humeur. C'était un +beau jour de la fin de mai ou du commencement de juin, déjà chaud mais +bien ventilé. Dans mon pays le printemps est lent à venir et la +végétation part tout d'un coup. Elle était venue la veille peut-être, +ou l'avant-veille, tant le vert des feuilles était luisant, l'herbe +grasse, les fleurs brillantes. Nous traversâmes un bois de chênes, de +fayards et de bouleaux. Les fûts blancs des bouleaux, gris et lisses +des fayards, bruns et rugueux des chênes formaient les colonnades d'un +immense temple voûté; le ciel ne s'apercevait pas. + +--Ah! dit mon père, en s'arrêtant pour souffler un peu et en se +découvrant afin de mieux sentir la fraîcheur qui tombait des arbres, +comme il fait bon ici et quelle belle journée! + +Je m'étonnai qu'il s'extasiât sur une chose si ordinaire dont j'avais +eu si souvent le profit, sans penser qu'il en avait, lui, rarement +l'occasion. Déjà il reprenait: + +--C'est terrible d'être si occupé! On n'a pas le temps de jouir du +soleil et de l'espace, ni de causer autant qu'on le voudrait avec ses +fils. Autrefois, te rappelles-tu, François, je te racontais les +combats de l'Iliade et le retour à Ithaque. + +Je ne l'avais pas oublié, mais les récits épiques me paraissaient +appartenir à une enfance déjà lointaine et dépassée. Ils dataient +d'avant cette convalescence qui m'avait changé le coeur. Ils dataient +devant mes promenades avec grand-père, d'avant la liberté et +Nazzarena, d'avant l'amour. Alors je ne m'en souciais plus. Hector se +battait pour garder sa maison, et Ulysse bravait les tempêtes pour +rentrer dans la sienne dont il voyait, de la mer, la fumée, et +j'entrevoyais un destin individuel où je ne dépendrais plus de rien ni +de personne. + +Nous perçâmes bientôt le rideau des arbres et nous atteignîmes le +sommet de la colline. Les ruines d'une ancienne forteresse la +couronnaient. A en juger par les pans de murs écroulés ou croulants, +par la hauteur des tours encore debout et tout ajourées, elle avait dû +tenir une place considérable. Le lierre et les ronces envahissaient +ses vestiges. Elle subissait le dernier assaut de tous les végétaux +avides de la recouvrir. + +--Les ruines ne me plaisent pas beaucoup, me déclara mon père. Elles +servent à la poésie, mais elles découragent d'agir. Elles nous +montrent la fin, quand le but de la vie est de construire. Encore +celles-ci ont-elles un rôle à jouer: elles évoquent un passé de lutte +et de gloire. C'était jadis le château fort du Malpas. Il commande la +route de la frontière. Il en a subi, des sièges et des attaques! En +1814, quand la France fut assaillie par trois armées, tout démantelé +qu'il était déjà, on y a hissé des canons pour tirer sur les +Autrichiens. + +J'aurais dû penser que nous irions là. C'est un lieu célèbre dans +toute notre province. Célèbre par quoi? je le savais vaguement. Jamais +grand-père ne m'y avait conduit: il détestait les endroits fréquentés +«où, disait-il, on va le dimanche en famille, et qui sont pleins de +souvenirs, grands hommes, batailles et papiers gras.» + +Mon père s'échauffait pour parler batailles. N'avait-il pas défendu +pareillement la maison contre nos ennemis, contre les ils de tante +Dine acharnés à sa conquête? Un instant captivé, je faillis lui poser +cette question: «Et pendant la guerre, père, où étiez-vous?». Je +savais qu'il avait pris du service et brassé la neige avec sa +compagnie, pendant un hiver rigoureux. Cependant la question ne +franchit pas mes lèvres. Elle eût avoué que je subissais son influence +et je me raidissais pour lui résister. Toute la forêt de chênes, de +bouleaux et de fayards, et ces ruines décoratives sur l'horizon, ne +valaient pas pour moi le châtaignier sous lequel Nazzarena avait +passé. + +Il m'entraîna au bord de la terrasse que formait l'ancienne cour du +château dont on avait jeté bas la façade. De là on dominait, on +découvrait tout le pays, le lac avec ses rives dentelées, ses petits +golfes pleins de grâce, ses verts promontoires, la ville étagée au- +dessus, facile à déchiffrer à cause de ses places et de ses jardins +publics, les villages de la plaine à demi couchés dans l'herbe comme +des troupeaux immobiles, ceux des coteaux groupés au bas de leurs +églises en faction, et, pour fermer la vue, les montagnes, tantôt +boisées, tantôt rocheuses et nues. Une belle lumière d'après-midi, +tout en vibrant sur les choses, en précisait les contours. Ici ou là +un toit d'ardoise lui renvoyait ses flèches d'or. Aux différences de +teintes, aux nuance mêmes du vert on pouvait distinguer les cultures, +et toutes les limites des héritages, indéfiniment divisés, clos de +haies, de murs ou de barrières, et les petits cimetières blancs, +découpés en carrés, dans le voisinage des groupes de maisons. + +Mon père distribua leurs noms à tous les lieux habités, puis aux +sommets et aux vallées. Il n'y avait aucun rapport entre son procédé +et celui de grand-père. Où nous cherchions, grand-père et moi, la +trace de la nature, fendue par la charrue ou la hache, défrichée et +écrasée par tous les travaux agricoles, et néanmoins survivante çà et +là dans sa pureté primitive, il montrait, au contraire, la constante +intervention de l'homme et le travail superposé des générations. Au +lieu de la terre libre, c'était la terre disciplinée, contrainte à +servir, à obéir, à produire. Et cette terre avait été arrosée de sang +dans le passé, traversée par des troupe armées, protégée par la force +contre l'étranger, comme il convient à une marche de France, bénie +enfin par des prières. Un saint même, un saint populaire qui avait +introduit le miracle dans la vie courante, notre saint François de +Sales, s'y était agenouillé pour l'offrir à Dieu. Elle nourrissait les +vivants. En elle reposaient les morts. + +Terre féconde, terre glorieuse, terre sacrée, il célébra sa triple +noblesse avec tant de clarté que, malgré moi, je le suivais. + +--Et la maison, acheva-t-il, ne vois-tu pas la maison? + +Je la cherchai sans plaisir et constatai que j'avais perdu l'habitude +d'orienter mon regard de son côté. Il était pourtant facile de la +découvrir, au bord de la ville, isolée, avec, en arrière, le beau +domaine rustique par lequel elle rejoignait la campagne. + +La parole de mon père, comme les spirales d'un oiseau qui plane, avait +tournoyé sur le pays tout entier. Voici que, resserrant ses cercles, +elle s'abattit soudainement sur notre toit. Et il me détailla la +maison comme les traits d'un visage. + +On ne l'avait pas bâtie d'un seul coup. Elle ne se composait autrefois +que du rez-de-chaussée. + +--Tu as bien vu la date sur la plaque de la cheminée, à la cuisine, +1610. + +Et je pensai: «ou 1670», prêt à répéter comme grand-père, dont la +réflexion me revint à la mémoire: «ça n'a aucune importance.» Mais je +n'osai pas risquer tout haut ce commentaire. Un siècle plus tard, nos +ancêtres enrichis surélevaient d'un étage, construisaient la tour. +Limitée par la ville, la propriété s'étendait vers la plaine que des +bois occupaient. Et les bois abattus faisaient place au jardin, aux +champs et aux prairies. C'était une lutte continuelle contre les +difficultés, la fortune et contre des ennemis sans cesse renouvelés. +Mon père croyait donc, lui aussi, aux ils de tante Dine? Pour un peu, +j'aurais souri, mais il ne m'en laissa pas le loisir. Chaque +génération à la tâche commune avait apporté son effort, et l'une ou +l'autre, celle du garde-française, celle du grenadier, sa contribution +d'honneur. La chaîne n'avait pas été interrompue. Cependant j'éprouvai +l'envie d'objecter: + +--Et grand-père? + +Que m'aurait-il répondu? Mais voici qu'il y répondait de lui-même, +sans amertume. Quelquefois cette chaîne s'était tendue à se rompre, et +la maison avait traversé de mauvais jours. Il la représentait fendant +las vagues comme un solide vaisseau dont la barre est maintenue par un +pilote sûr. Sa voix qui jadis se plaisait à nous raconter les exploits +des héros composait peu à peu, avec une exaltation croissante, une +sorte d'hymne à la maison. C'était le poème de la terre, de la race, +de la famille, c'était l'histoire de notre royaume et de notre +dynastie. + +A mesure que les années se sont enfuies, loin d'en être affaibli, le +souvenir de cette journée prend mieux tout son sens à mes yeux. Mon +père avait mesuré le chemin que j'avais parcouru pour m'éloigner de +lui. Il voulait me reprendre, me ressaisir, me rattacher. Avant d'en +appeler à son autorité, il tenait de frapper mon imagination et mon +coeur, de les reconquérir sur leurs chimères, de leur proposer un but +capable de les émouvoir. Seulement, de toutes parts pressé par la vie +quotidienne, il lui fallait se hâter, il ne disposait que d'un jour +entamé déjà, de quelques heures fugitives pour entreprendre ma +transformation. Il pensait en une fois regagner son fils perdu, il +comptait sur son art incomparable de diriger les hommes, de les +subjuguer. + +Ce qu'il dit pour me convaincre, pour m'arracher l'émotion qui me +livrerait, je le comprends maintenant et bien tard, ce dut être beau +comme un chant d'Homère. J'en eus pourtant l'intuition immédiate. Je +ne sais si jamais paroles plus éloquents furent prononcées que celles +qu'il m'adressa sur cette colline, tandis que le soir commençait +lentement de fleurir le ciel et de pacifier la terre. Je ne trouve pas +d'autre mot: il me faisait la cour comme un amoureux qui ne se sent +pas aimé et connaît que son amour seul apportera le bonheur. Mais d'un +père l'affection descend, elle exige que la nôtre monte vers elle. La +sienne, par un privilège unique dont sa fierté n'était pas atteinte, +montait vers moi, m'enveloppait, m'implorait. + +Oui, réellement, je crois que mon père m'implorait et je demeurais +impassible en apparence, tandis que j'aurais dû l'arrêter avec un cri +où tout mon être se fût jeté. Je n'étais pas impassible cependant. Il +y avait dans le son de sa voix trop de pathétique pour que ma +sensibilité, éveillée de bonne heure, n'en fût pas toute secouée. +Mais, par une contradiction singulière, ce que cette voix remuait en +moi, c'était précisément le désir, tous les désirs qu'elle voulait +chasser. Elle chantait les pierres de la maison bâtie pour triompher +du temps, l'abri du toit, l'union de la famille, la force de la race +qui se maintient sur le sol, la paix des morts que Dieu garde. Et +tandis que vibrait ce cantique, j'en entendais très distinctement un +autre que, pour moi seul, composaient la musique du vent vagabond, +l'immensité des espaces inconnus, la parole du pâtre qui s'en allait à +la montagne, et les fleurs de pommier qui avaient ruisselé sur mon +visage le premier jour de mon amour, et le rire de Nazzarena, et +l'ombre aussi, l'ombre désespérante du châtaignier sous lequel elle +avait passé. + +Un instant, mon père se crut vainqueur. Ses yeux perçants qui me +fouillaient venaient de découvrir mon trouble. Par un besoin de +franchise, je me détournai en silence, et il comprit que j'étais loin +de lui. Sa voix cessa de retentir. Je le regardai à mon tour, surpris +de ce soudain silence, et je vis la tristesse l'envahir comme l'ombre, +l'ombre désespérante qui, du creux des vallées, gravit lentement les +sommets quand c'est l'approche de la nuit. + +... Père, aujourd'hui j'interprète votre tristesse. Seul, j'ai refait +le pèlerinage du Malpas, et seul je vous entendais mieux. Vous songiez +à vos deux fils aînés qui, brûlés de sacrifice, s'en iraient au loin, +pour le service divin et pour celui de la patrie. Vous songiez à votre +chère Mélanie qui, attirée par le dur calme du cloître, attendait +l'heure de sa majorité. Les branches maîtresses de l'arbre de vie que +vous aviez planté se détachaient du tronc. Vous comptiez sur moi pour +continuer votre oeuvre, et je vous échappais. A vous seul, vous aviez +soutenu la maison chancelante, et la maison, en vous accablant de +travail et de souci, vous écartait des vôtres. C'est le malheur des +nécessités matérielles: elles ne laissent pas assez de temps pour la +direction des âmes. Mais le temps, vous pensiez le soumettre à force +de virile tendresse pour moi, et d'éloquence. En une promenade, en une +leçon, vous aviez espéré regagner le terrain perdu, sans toucher au +respect de votre père. C'est un coeur obscur que le coeur d'un enfant +de quatorze ans, surtout quand l'amour y est trop tôt venu. Je sentais +l'importance de votre enseignement et cependant je méditais de m'y +soustraire. Moins le terme de liberté était clair pour moi, plus il me +fascinait et m'attirait. Toute cette musique que j'entendais, c'était +la sienne... + +L'échec de mon père se traduisit par un geste. Dans son chagrin de ne +pouvoir me reconquérir, il me saisit tout à coup par les deux bras +comme s'il voulait m'enlever de terre et marquer sa possession. + +--Mais comprends-moi donc, pauvre petit, me dit-il. Il faut bien que +tu me comprennes. Il y va de ton avenir. + +--Père, vous me faites mal, fut toute ma réponse. + +Je mentais, car son étreinte ne m'avait causé que de la surprise. Il +essaya d'en plaisanter: + +--Oh! voyons, ce n'est pas vrai. Je ne t'ai fait aucun mal. + +--Si, c'est vrai, insistai-je méchamment. + +Alors, avec bonté, il s'en excusa presque: + +--Je ne l'ai pas voulu. + +Ah! je pouvais être fier de moi! Cette force que je redoutais, elle +m'avait supplié au lieu de me briser: elle ne m'avait pas vaincu. + +Sans doute pour écarter de mon esprit toute fâcheuse interprétation de +son geste, il me posa la main sur la tête, et bien qu'il n'appuyât +pas, je sentis qu'elle pesait. Quelques années auparavant, grand-père +m'avait investi, par la même imposition, de la propriété de toute la +nature. + +--Rentrons, ordonna mon père. Rentrons à la maison. + +Il disait: la maison, comme moi. Jusqu'alors cette expression était +trop habituelle pour me frapper. Cette fois elle me frappa. + +Sur le chemin du retour, nous entendîmes les détonations des boîtes +qu'on tirait en l'honneur des élections. + +--Déjà! fit-il. La liste Martinod est élue. + +La déconvenue de sa vie publique s'ajoutait à sa déception paternelle. +Il inclina le front, mais ce ne fut qu'un instant. + +Le clocher d'un village voisin sonna l'Angélus. Un autre, puis un +autre lui répondirent. Ils se transmettaient la sérénité du soir et de +la prière qui, par eux, se répandait sur toute la campagne. + +Pour les écouter mieux, mon père s'arrêta, et il sourit. Par ce rappel +apaisant de l'Annonciation Dieu lui parlait, et sans doute il reprit +confiance. + +--Marchons vite, me dit-il: ta mère pourrait s'inquiéter de notre +retard. + +Moi, je songeais: + +«Un jour je partirai. Un jour je serai mon maître, comme grand-père. » + +VII + +LE PREMIER DÉPART + +Peu de jours après cette promenade manquée, et peut-être même le +lendemain, je voulus entrer dans la chambre de ma mère pour y chercher +un livre de classe oublié, et je tournais déjà le loquet de la porte, +lorsque j'entendis deux voix. L'une, celle de ma mère, était familière +à mon oreille: mais son accent était presque nouveau pour moi, à +cause de la fermeté qui se mêlait à sa douceur habituelle; petits, +elle nous parlait quelquefois ainsi quand elle exigeait de nous un peu +plus d'attention et de travail pour terminer nos devoirs ou apprendre +nos leçons. Quant à l'autre, elle devait appartenir à un étranger, et +même à un quémandeur, car elle me parvenait assourdie, voilée, +douloureuse. Quel était ce visiteur, que ma mère recevait chez elle, +et non au salon? Je n'osais pas ouvrir, ni lâcher la poignée que je +tenais et qui, en retombant, eût révélé ma présence, et je restai là, +immobilisé par ma timidité et ma curiosité ensemble, écoutant le +dialogue qui s'échangeait. + +--Je t'assure que tu te trompes, disait ma mère. Cet enfant traverse +une crise: il n'est pas différent de ses frères et soeurs, il n'est +pas éloigné de nous. + +--Le fossé est plus profond que tu ne crois, Valentine, répliquait +l'autre voix. Je sens que je le perds. Si tu l'avais vu au Malpas, +comme il se rebiffait, comme il résistait à mes exhortations, presque +à mes objurgations! + +--C'est un enfant. + +--Un enfant trop avancé. Je ne démêle pas encore ce qui le sépare de +nous: je le saurai. Ah! tu as beau tâcher de me tranquilliser, ma +pauvre amie: mon père a pu achever sa guérison, il y a trois ans, en +le menant au grand air, il ne nous l'a pas rendu tel que nous le lui +avions confié, il lui a changé le coeur, et c'est dans l'enfance que +le coeur se fait. Cet enfant n'est plus à nous. + +Cet enfant n'est plus à nous: je tirai d'une telle déclaration une +sorte de vanité. Je n'étais à personne, j'étais libre. La liberté, que +grand-père n'avait pu conquérir, même dans le sang des journées de +Juin, du premier coup m'appartenait. + +J'avais reconnu la voix de mon père, et c'est de moi qu'il était +question. Mais pourquoi mes parents intervertissaient-ils leurs +attitudes à ce point que j'avais hésité à les reconnaître? Je les +considérais comme immuables. Ma mère, pour un rien, se tourmentait. +Quand le vent soufflait ou que grondait le tonnerre, même au loin, +elle ne manquait pas d'allumer la chandelle bénite. Son ombre, +derrière la fenêtre de sa chambre, annonçait qu'elle guettait le +retour des absents. Elle ne goûtait un peu de paix que lorsque nous +étions tous rassemblés autour d'elle, ou bien encore dans la prière, +car elle vivait très près de Dieu. Il arrivait parfois que mon père la +plaisantait sur ses perpétuelles inquiétudes. Pendant ma maladie, et +plus anciennement, pendant que la maison fut mise en vente, c'était +lui, toujours lui qui relevait son courage de femme, qui lui +garantissait l'avenir, qui lui rappelait la constante protection de la +Providence. Je ne les imaginais pas autrement, et voici que les rôles +étaient renversés: ma mère remontait mon père découragé. + +Je me serais dégoûté moi-même si j'avais écouté aux portes. Poussé par +mon amour-propre mêlé à mon sentiment de l'honneur, je n'eusse pas +hésité à pénétrer dans la pièce, sans les paroles suivantes qui furent +prononcées par mon père et qui me clouèrent sur place, le loquet en +main, sans qu'il me fût possible d'avancer ni de reculer, tant j'étais +saisi et captivé: + +--Il se passe entre moi et lui ce qui s'est passé jadis entre mon père +et moi. Le même drame de famille. + +--Oh! que dis-tu, Michel? + +--Oui, mon père avait raison de le rappeler le jour où j'ai trouvé +François chez lui, où François s'est déclaré pour lui, contre moi, le +malheureux! Quand j'étais petit, j'ai subi, moi aussi, l'influence de +mon grand-père. Seulement, elle s'est exercée dans un autre sens. Il +avait été président de Chambre à la Cour. Rentré chez lui, à l'âge de +la retraite, il se plaisait à cultiver le jardin. C'est lui qui a +planté la roseraie. Il m'apprit l'importance, la beauté, oui, la +beauté de l'ordre qu'on impose à la nature et à soi-même. Je lui dois +peut-être d'avoir su diriger, dominer ma vie. Et mon père, qui ne +s'intéressait qu'à sa musique et à ses utopies, se moquait de nous: « +Il fera de cet enfant un géomètre», assurait-il. Lui, il a fait de mon +fils un révolté. + +Et avec amertume, il ajouta: + +--Un père ne doit, dans sa maison, abandonner son autorité à personne. +Pour soustraire François à cette influence qui l'emporte sur la +mienne, je n'hésiterais pas à le mettre plutôt en pension. Ce ne +serait que devancer d'un an ou deux le parti que nous avons pris pour +nos aînés. Et les études de notre collège deviennent d'ailleurs +insuffisantes. + +--C'est une charge de plus, objecta ma mère. + +--La fortune est peu de chose auprès de l'éducation. + +Ainsi j'appris comment on songeait sans moi à disposer de mon avenir. +La pension, la prison, me punirait de mon indépendance. Je fus tout +d'abord atterré, puis, dans mon orgueil, je refusai d'accuser le coup. +Ne serait-ce pas reconnaître l'attrait de la maison? Puisqu'on +envisageait l'hypothèse de mon départ, je préviendrais ce complot et +demanderais moi-même à partir. Oui, ce serait la punition que +j'infligerais à mes parents. A mes parents seulement? + +Je ne pouvais demeurer là au risque d'être surpris, et quelle honte +alors! J'achevai donc de tourner la poignée, et j'entrai. J'entrai +comme un personnage important, me raidissant contre l'émotion qui +m'étreignait. + +--Je viens chercher un livre, déclarai-je pour justifier ma présence. + +Mon père et ma mère, assis en face l'un de l'autre, me regardèrent, +puis échangèrent un regard. Je trouvai mon ouvrage sur la table qu'une +main diligente avait rangée, en hâte je m'en emparai et voulus m'en +aller. + +--François! appela ma mère. + +Je m'approchai d'elle avec le visage renfermé que je m'étais composé +pour résister aux larmes. + +--Ecoute, mon petit, me dit-elle, --et dès qu'on me traitait de petit, +je me redressais, --il faut toujours obéir à ton père. + +--Mais je l'écoute bien. + +Obéir! ce mot m'était odieux. Mon père me fixait de ses yeux perçants +qui me gênaient comme si je sentais la pointe de leur rayon. Il parut +hésiter, et sans doute il hésita entre le désir d'une explication et +le sentiment de son inutilité. De sa voix redevenue naturelle, et +partant autoritaire, il se contenta de me témoigner sa confiance: + +--Nous parlions de toit précisément, ajouta-t-il. + +--Oui, de toi, répéta ma mère un peux anxieusement. + +Et je subis une sorte d'interrogatoire: + +--Que feras-tu plus tard? me demanda mon père; y songes-tu +quelquefois? Quelle vie aimeras-tu mener? Tu es en avance sur les +gamins de ton âge. Tu as déjà des goûts, des préférences. As-tu, comme +tes frères, choisi ta vocation? + +Ma vocation? Je m'y attendais. On en parlait souvent à la maison, et +chacun devait remplir fidèlement la sienne. Pendant ma maladie, et au +début de ma convalescence, avant mes sorties avec grand-père, j'avais +souvent pensé et même proclamé que, plus tard, moi aussi, je serais +médecin. Je n'imaginais pas destin plus beau. J'avais causé à la +cuisine avec les paysans qui réclamaient le docteur, la bouche tordue +d'angoisse, et rencontré dans l'escalier le défilé des malades qui +s'en venaient à la consultation avec des mines basses et s'en +retournaient ragaillardis. Bien que j'eusse cessé d'en parler, on +admettait chez nous que je continuerais mon père. + +--Je ne sais pas, répondis-je en me dérobant. + +--Ah! reprit-il, étonné et déçu. Je croyais que tu voulais être +médecin. + +--Oh! non, déclarai-je, subitement décidé par mon désir de +contradiction. + +Il n'insista pas avantage sur cette succession qu'il avait caressée: + +--En somme, tu as le temps de choisir. Avocat peut-être? on défend de +belles causes. Ou architecte? on bâtit des maisons, on restaure celles +qui tombent, on construit des écoles, des églises. Nous n'avons pas +ici de bons architectes. C'est une place à prendre. + +Tout à tour, il vantait les professions qu'il me citait et qui +m'eussent retenu dans ma ville natale. Alors me vint l'idée perfide de +me séparer définitivement de la maison, d'achever la conquête de ma +liberté. Je cherchai un état qui m'obligeât à m'éloigner. Il n'y avait +dans le pays ni mines ni établissements de métallurgie. + +--Je serai ingénieur, affirmai-je. + +Je venais de le découvrir et je savais assez vaguement en quoi cela +consistait. Pour Etienne, on avait agité la question en famille. + +--Vraiment? dit mon père sans insister. Nous en reparlerons. + +--Seulement, ajoutai-je la tête basse sans regarder personne, un peu +étonné de vois comme les choses s'enchaînaient, seulement il faudrait +une autre préparation que celle du collège. + +--Ton collège ne te suffit pas? + +--Oh! ce sont de braves gens, repris-je avec mépris. Mais pour les +études, ça n'est guère brillant. + +Mon père fit: ah! sans plus. Relevant les yeux, je constatai sa +surprise qui me fut agréable comme une victoire. Et peut-être aurais- +je pu découvrir sur ses traits une autre expression que celle de la +surprise. Je lui fournissais l'occasion de se débarrasser de moi selon +le désir que je lui prêtais; pourquoi ne se hâtait-il pas d'en +profiter? Il se tourna vers ma mère qui me parut chagrinée: + +--Cela demande réflexion, conclut-il. + +Comment peut-on, si tôt, éprouver une sorte de plaisir à tourmenter +ceux qui nous aiment? La gravure de ma Bible qui représente le retour +de l'enfant prodigue m'avait-elle donc appris les inépuisables +ressources de l'amour paternel? Mon père me paraissait si fort que je +ne pouvais craindre de lui faire du mal. Dans la vie, ce sont toujours +les mêmes sur lesquels on s'appuie, dont on use et dont on abuse sans +les laisser respirer, et l'on ne se dit pas qu'ils sentent aussi la +fatigue, car ils ne se plaignent jamais. Et, comptant sur leur santé +et leur énergie, on croit que l'on aura toujours le temps, au besoin, +de leur donner une petite compensation. + +La plainte de mon père, je l'avais pourtant discernée à travers la +porte, et le son altéré de sa voix m'en avait livré la profondeur. Je +me demande même si cette plainte, loin de m'attendrir, ne le diminuait +pas à mes yeux accoutumés à le considérer comme un invincible chef, +n'altérait pas en moi l'image que, dès mes premiers regards +intelligents, il y avait déposée. + +Les grandes vacances qui suivirent n'apportèrent pas, cette année-là, +leur habituelle diversion de gaieté. Le départ de Mélanie pour le +couvent, et celui d'Etienne, si jeune, pour le séminaire, étaient +devenus officiels. Ils attendraient le mois d'octobre: mon père +conduirait sa fille à Paris en même temps qu'il me placerait au +collège où mes deux frères aînés avaient terminé leurs études, car +j'avais obtenu gain de cause, et ma mère accompagnerait son fils à +Lyon. Ces nouvelles répandaient sur nos réunions et nos jeux une +teinte de tristesse que les intéressés tâchaient vainement à +éclaircir. Tante Dine, un peu alourdie, traînait maintenant les pieds +dans l'escalier, se mouchait bruyamment, priait très fort avec une +certaine violence qui devait secouer les saints dans le paradis, et +marmonnait: que votre volonté soit faite, d'un ton qui ne pouvait +passer pour celui de la soumission. Grand-père s'enfermait dans sa +tour, jouait du violon en tremblant légèrement, ce qui ajoutait des +notes, sortait à la tombée du soir sans prévenir personne, et semblait +vivre dans l'ignorance et dans l'indifférence de tous les événements +de famille. Quand il me rencontrait, il se contentait de cette +exclamation qu'il accompagnait de son petit rire: + +--Ah! te voilà, toi! + +Tandis qu'il n'arrêtait aucun de mes frères ou soeurs au passage. Mais +ce rire ne sonnait pas franc: mon oreille percevait que notre +séparation lui pesait. Je me serais volontiers précipité vers lui s'il +n'avait eu l'air de se moquer de tous les chagrins du monde. L'ombre +de mon père était toujours entre nous. Aucune consigne ne m'enjoignait +de l'éviter; notre séparation s'accomplissait tacitement. Nous +n'osions pas afficher notre complicité. Un jour cependant il ajouta: + +--Alors, tu vas à Paris? + +--Oui, grand-père, à la rentrée. + +--Tu as de la chance. A Paris, on se sent plus libre qu'ailleurs. Tu +verras. + +Se moquait-il encore? Paris, c'était, pour moi, l'internat, la prison. +Et d'ailleurs, ne m'avait-il pas souvent répété que les grandes villes +sont empoisonnées et qu'il n'y a de bonheur qu'aux champs? Il se +souciait bien peu de logique. + +Mon prochain départ, ce départ que j'avais réclamé par orgueil et qui +m'inspirait une répulsion contre laquelle je me raidissais, faisait +peu d'effet à la maison, --ce qui m'irritait dans mon amour-propre, - +- et se perdait dans ceux de mes frères et de Mélanie, comme un petit +bateau dans le sillage des grands navires. Bernard, sorti de Saint-Cyr +avec un numéro de choix qui lui donnait l'infanterie de marine, s'en +irait à Toulon, où il s'embarquait un peu plus tard pour le Tonkin. +Or, sa première parole, à son retour, avait été celle-ci que je lui +avais entendu dire à tante Dine, accourue en soufflant pour lui ouvrir +la porte: + +--On ne peut savoir le plaisir que j'éprouve à tirer le cordon de +cette sonnette. + +Alors, pourquoi demandait-il la Chine? Et de même Etienne et Mélanie +échangeaient d'étranges confidences. + +--Pourras-tu partir? demandait Etienne à sa soeur. On est si bien ici. +Moi, il y a des jours où je ne sais plus. + +Et Mélanie, les yeux illuminés, répliquait: + +--Il le faut bien, puisque Dieu m'appelle. + +Et presque gaiement elle achevait: + +--Mais j'emporterai des mouchoirs, au moins une douzaine, parce que je +sens bien que je verserai toutes les larmes de mon corps. + +Pourquoi, mais pourquoi donc cette rage de s'en aller quand on se +déclare si heureux à la maison? Et moi-même, pourquoi tant souffrir à +l'avance de la quitter puisque je m'y découvrais incompris et délaissé +et puisque j'avais résolu de partir?... + +Un soir de la fin d'août, notre ami, l'abbé Heurtevent, vint nous voir +avec une face de carême, si longue et si calamiteuse que nos +attendîmes tous l'annonce d'une catastrophe. Ma mère en hâte nous +compta: + +--Monsieur l'abbé, que se passe-t-il, pour l'amour de Dieu? + +--Ah! madame, Monseigneur est mort. + +Je fus seul à croire, avec grand-père, au décès de son supérieur +hiérarchique. Les autres ne s'y trompèrent pas et déplorèrent la perte +du comte de Chambord que l'on savait malade de l'estomac depuis +plusieurs jours, ou plutôt, au dire de notre abbé, empoisonné par des +fraises. Tante Dine surtout manifesta un désespoir tumultueux, dont +mes soeurs entreprirent de la consoler, et mon père prononça cette +courte oraison funèbre qui me parut manquer de coeur: + +--C'est un malheur pour la France, qu'il eût sagement gouvernée. Mgr +le comte de Paris lui succède: les deux princes se sont réconciliés +et c'est l'achèvement de cette noble vie. Mais qu'avez-vous, l'abbé? + +Plus encore que tante Dine, l'abbé paraissait inconsolable. Grand- +père, qui de moins en moins manifestait ses opinions politiques depuis +l'affaire des listes électorales, ne put retenir sa langue en cette +occasion: + +--Vous ne voyez donc pas que ses prophéties l'étouffent. Il songe à +l'abbaye d'Orval et à la soeur Rose-Colombe. Pas moyen de hisser son +jeune prince sur le trône! Le voilà qui meurt pour avoir mangé trop de +fruits. Et le nouveau prétendant n'est guère plus frais que l'ancien. + +--Père, je vous en supplie! protesta mon père. + +L'abbé effondré et gisant au fond d'un fauteuil redressa tout à coup +les lignes brisées de son corps qui s'allongea démesurément, au point +que l'on put croire qu'il grimpait sur un meuble pour vaticiner, et +d'une voix tonnante il affirma sa foi: + +--Le roi est mort. Vive le roi! Et les lis refleuriront. + +--Ils refleuriront, répéta tante Dine convaincue. + +Paralysé dans sa vie publique, mon père reportait visiblement sur nos +avenirs ses ambitions: il s'achevait en nos. Seul je m'excluais de sa +sollicitude, mis en défiance depuis les insinuations de Martinod. Sans +peine, je continuais d'accumuler des griefs. Ainsi je me refusais à +tenir mon départ, ce départ qui était mon oeuvre, pour moins important +que celui de Bernard pour les colonies, d'Etienne pour le séminaire, +ou de Mélanie pour le couvent de la rue du Bac où les Filles de la +Charité passent le temps de leur noviciat. Celui de Mélanie surtout me +faisait du tort parce qu'il coïncidait avec le mien. Les visites que +l'on rendait à ma mère à l'occasion de l'«holocauste» de ma soeur, +ainsi que s'exprimait Mlle Tapinois, m'exaspéraient: il n'y était +point question de moi, personne ne plaignait mes parents de me perdre, +je passais inaperçu, je m'en irais par-dessus le marché. Et grand-père +lui-même ne prenait aucune mesure pour me retenir, ou tout au moins +pour me témoigner ses regrets. + +Le jour de la séparation arriva, un jour gris, pluvieux, conforme à la +tristesse qui pesait sur la maison. La rieuse Louise s'attachait en +pleurant aux pas de Mélanie qui ne quittait point ma mère. On disait +des choses insignifiantes. Personne ne prononçait des paroles +appropriées, et le temps avançait. Il fallut se mettre en route pour +la gare. On y songea longtemps à l'avance, ma mère ajoutant à ses +inquiétudes celle de l'heure. + +Grand-père ni tante Dine ne devaient prendre part au cortège. Le +premier redoutait les effusions, et tante Dine s'excusa auprès de +Mélanie: elle ne pouvait pleurer en silence et préférait la solitude +où l'on peut librement se livrer à son chagrin sans causer +d'esclandre, et ce disant, elle commença de se lamenter avec bruit. + +Je montai avec ma soeur dans la chambre de la tour. + +--Au revoir, grand-père, murmura Mélanie. + +--Adieu plutôt, ma petite. + +--Non, grand-père, au revoir, dans le ciel où nous irons tous. + +Il esquissa un geste vague qui signifiait trop clairement: «Je ne +veux pas contrarier tes illusions», et il ajouta: + +--Tu suis ton idée, tu as raison. Donc, au revoir dans la vallée de +Josaphat. + +Pour moi, il ne manifesta pas plus d'attendrissement. + +--Allons, mon petit: que Paris te soit propice! + +Nous sortîmes ensemble, les derniers. Mélanie embrassa la vieille +Mariette qui murmurait: «Est-il possible?» et franchit le seuil de la +porte. Elle se retourna deux fois vers la maison, et la seconde fit un +signe de croix. Nous entendîmes le gémissement de tante Dine enfermée. + +A la gare, nous arrivâmes en avance, et il nous fallut traîner dans la +salle d'attente et sur le quai. Mon père s'occupait des places et des +bagages. Quelques amis de la famille qui s'étaient dérangés pour ces +adieux nous rejoignaient avec des mines affligées et des paroles de +compassion. Nous dûmes subir ainsi Mlle Tapinois que je n'imaginais +plus autrement qu'en toilette de nuit et un bougeoir à la main, depuis +que je l'avais reconnue en vieille colombe dans les Scènes de la vie +des animaux, et M. l'abbé Heurtevent qui se voûtait et ne prédisait +plus que les malheurs depuis la mort de son monarque. Rien ne pouvait +s'accomplir sans que toute la ville s'en mêlât. Mariages, départs et +morts, le public en exige sa part. Ma mère remerciait avec politesse +ce monde qui la gênait bien: elle aurait souhaité d'être seule avec +sa fille et je voyais qu'elle était au martyre. Les derniers instants +passés en commun s'enfuyaient. Louise, Nicole et Jacquot formaient une +grappe suspendue à Mélanie. Bernard essayait d'animer la conversation, +mais ses plaisanteries faisaient long feu. Quant à Etienne, absorbé, +il songeait sans doute que ce serait bientôt son tour, ou bien il +priait. + +Lorsque le moment fut venu, ma mère voulut passer après tous les +autres, et tint sa fille sur sa poitrine sans un mot, puis, rompant +l'étreinte, elle lui glissa tout bas: + +--Mon enfant, je te bénis. + +J'étais auprès d'elle, attendant mon tour de lui dire adieu. Je me +représentais la bénédiction des parents comme un acte solennel, tel +que je l'avais vue sur des gravures; elle se donnait en un clin +d'oeil et sans même lever la main. + +Sauf les démonstrations de Mlle Tapinois, de l'abbé et de quelques +autres personnes qui avaient tenu à prononcer des paroles mémorables, +on aurait cru qu'il s'agissait d'un départ tout ordinaire. Le train +s'ébranla. Monté le dernier, je me trouvai le plus rapproché de la +portière. Mon père m'invita à laisser ma place à ma soeur. Je fus +blessé de cette invitation qui ressemblait trop à un ordre. Sans doute +j'aurais dû penser de moi-même à m'effacer. + +Mélanie pencha la tête au dehors, sans crainte de la pluie qui +tombait. Elle agitait le bras, puis, la voie décrivant une courbe, +elle rentra dans le compartiment avec les yeux rouges, mais ce fut +pour gagner rapidement l'autre fenêtre. Je compris qu'elle cherchait +la maison que, de ce côté-là, on pouvait apercevoir. Après quoi, elle +s'assit et se cacha le visage dans les mains. Comme elle demeurait +ainsi sans bouger, mon père la prit doucement: + +--Tu sais, ma petite, si tu as trop de chagrin, je te ramènerai. + +Elle se redressa, toute ruisselante, et dans un sourire navré protesta +: + +--Oh! père, c'est bien ma vocation. Seulement, j'ai été si heureuse +ici, et ne plus revoir la mère, ni la maison, c'est dur. + +--Et pour nous? dit mon père. + +Il se détourna. Peut-être si je m'étais rendu compte de son +attendrissement, aurais-je moins souffert, dans mon coin, de me croire +oublié. Mais comme il domptait sa douleur, je pus me ronger à l'aise. +Ma soeur en s'en allant suivait son idée, selon le mot de grand-père, +tandis qu'on m'envoyait en prison. Je ne pensais plus que je l'avais +demandé. Mais, à la maison, n'étais-je pas aussi un prisonnier? Et, +dans ma révolte, m'excitant avec l'image de Nazzarena sur le grand +chemin, les cheveux mêlés au soleil et le rire aux dents, je me +répétais cette phrase que rythmait la marche du train: + +«Je veux être libre. Je veux être libre.» + +LIVRE IV + +I + +L'ÉPIDÉMIE + +Je me préparais à la liberté par des années de réclusion, dont je ne +transcrirai pas l'histoire après tant d'autres petits révoltés. Jamais +je ne pus m'accoutumer à cet internat que j'avais réclamé dans un +accès d'orgueil que pour rien au monde je n'eusse désavoué. Cependant +je passais pour un bon élève, à qui l'on ne reprochait qu'un peu de +réserve ou de dissimulation. Je souffris effroyablement de mon départ. +Au dortoir je pleurai, la tête enfouie dans mes couvertures, jusqu'à +ce que je ne me plaignis à personne. + +Mes parents purent croire que j'acceptais ma nouvelle vie sans +difficulté. Régulièrement, mon père m'écrivait, et longuement; cette +correspondance représentait sans doute pour lui un surcroît +d'occupations dont je ne lui savais aucun gré. Par amour-propre, +j'écartais toutes les avances qu'il me faisait. Ignorant des +insinuations de Martinod, comment aurait-il deviné que j'apercevais +partout des injustices à mon égard, des marques de préférence pour mes +frères? Je dénaturais systématiquement phrases, sentiments, pensées. +Ecartait-il, dans sa virile tendresse, pour ne pas m'amollir, les +témoignages affectueux, je l'accusais de dureté. S'y laissait-il +aller, au contraire, c'était pour me donner le change et mieux +m'imposer son autorité que je grossissais au point de la supposer +partout et dont la soi-disant persécution m'était insupportable. Je +répondais plutôt à ma mère et il ne m'en adressa jamais l'observation. +Cependant il le remarqua: plusieurs de ses lettres en portèrent la +trace: «Je sais, me disait l'une d'elles, que tu n'aimes pas à te +confier à ton père...» Et ma mère, qui l'avait remarqué pareillement, +ne manquait aucune occasion de me parler de lui, de me vanter sa bonté +par-dessus tous ses autres mérites, de l'imposer à mon souvenir, ce +qui m'exaspérait. S'il se rendait compte de ma patiente et tenace +hostilité, il n'en soupçonnait pas la cause. Ainsi le fossé, qu'un +élan eût aisément franchi au début, s'élargissait entre nous. + +Cette tension de mon esprit me communiquait une grande ardeur au +travail. Je réussissais brillamment, avec indifférence, et mes succès +contribuaient à tromper ma famille, qui y découvrait la preuve de mon +acceptation et de ma nouvelle discipline. Un _bon élève_, comme le +mentionnaient mes bulletins, ne pouvait être qu'un brave enfant et la +joie de son foyer. Tante Dine, d'une écriture malhabile, m'adressait +d'énormes compliments qui célébraient mon affection filiale. De grand- +père je ne recevais rien. + +Mais qu'étaient ces résultats positifs auprès du drame intérieur qui +se jouait en moi? Je me relâchai peu à peu des pratiques religieuses, +et me composai pour moi-même une sorte de mysticisme où je pris +l'habitude de me réfugier. Mon imagination me remplaça mes promenades +dans les bois et les retraites sauvages et jusqu'à mes rencontres avec +Nazzarena par une notion quasi abstraite de la nature et de l'amour, +où je goûtais des joies intenses. Je me composais des paysages +élyséens et des passions idéales. J'étais à l'âge où l'on se meut avec +le plus d'aisance dans les chimères de la métaphysique: les idées se +confondent avec le coeur, et la sensibilité, pour bondir, n'a pas +encore besoin du tremplin de la réalité. Dans le rêve, j'étais mon +maître; en attendant celle de la vie, j'avais découvert +l'indépendance de notre cerveau, et qu'elle peut suppléer à tout ce +qui nous manque. Enfin je me jetai dans la musique comme dans une eau +qui prend notre forme: malléable et comme liquide, elle se prêtait à +tous mes désirs avec une docilité qui m'émerveillait. J'avais retrouvé +le _Freischütz_ et _Euryanthe_, la forêt dont les allées se perdent. +Elle était plus belle et surtout plus vaste que celle où, jadis, je +m'étais éveillé à la vie latente des choses. J'escaladais aussi des +montagnes plus hautes et plus inaccessibles que celles où le berger +menait son troupeau. Et parfois la douceur lancinante des notes que +j'arrachais à mon instrument me rappelait l'inoubliable lamentation du +rossignol amoureux de la rose: _Je m'égosille toute la nuit pour +elle, mais elle dort et ne m'entend pas_. Pour elle? je ne savais pas +son nom, je ne connaissais pas son visage, mais qu'elle existât je +n'en doutais point. Et, phénomène singulier, ce n'était déjà plus +Nazzarena, comme si la fidélité était encore une chaîne à briser. + +Avec le secours de la musique ou celui de la pensée, je me +construisais un palais où nul n'était admis à me visiter: on me +croyait présent et simplement distrait quand j'avais gagné ma +solitude, le seul lieu où je fusse véritablement moi-même. Cette +faculté de concentration m'interdisait l'amitié. Aucun camarade ne fut +admis à se lier avec moi, de sorte que la famille même contre laquelle +je m'insurgeais me représentait l'humanité à elle seule. + +Ainsi toutes les graines jetées pendant ma convalescence germaient en +moi, à quelques années d'intervalle. J'étais libre en dedans et +personne ne s'en doutait. Mes parents étaient satisfaits de mes places +et de ma conduite. Je passais pour tranquille, doux et sage, et à +l'abri de cette réputation je me laissais couler paisiblement dans un +heureux état où je ne reconnaissais plus d'autre loi que la mienne et +qui devait approcher de l'anarchie. Je sacrifiais aux contingences, +mais elles comptaient si peu auprès de ma vie intérieure. Quand je +retournais chez moi, aux vacances, mon indifférence, ma froideur +surprenaient, contristaient les miens. Ils l'attribuaient, ne pouvant +la comprendre, à de la timidité, de la retenue qui étaient dans mon +caractère, et ils se multipliaient pour me contraindre à rentrer dans +la voie naturelle, ce qui n'aboutissait qu'à m'éloigner davantage. Le +rire de Louise, qui était maintenant la fleur de la maison, ne me +dégelait pas plus que les exhortations martiales et pour moi agaçantes +de Bernard en congé. Et quant à mes deux cadets, Nicole et Jacquot, je +leur inspirais une certaine crainte, de sorte qu'ils m'évitaient: +après les avoir découragés, il ne me restait qu'à me froisser de leurs +mauvaises dispositions et je n'y manquai point. Tante Dine, cherchant +une explication flatteuse de mon changement d'humeur, avait trouvé +celle-ci: + +--Il est si distingué! + +Mon père, quand il me tenait et qu'il disposait d'un peu de temps, +essayait sous toutes les formes de reprendre avec moi la conversation +que nous avions eue sur la colline du Malpas, le jour des élections. +Il me voyait, avec un secret déplaisir que je sentais et qui, par +esprit de contrariété, m'ancrait dans mon attitude, fermer les yeux +sur tout ce qui appartenait au domaine de l'observation, que ce +fussent l'histoire, le passé, la tradition, les lois, les moeurs, +l'existence pratique et quotidienne, pour me confiner dans les études +abstraites, la philosophie, les mathématiques, ou m'absorber plus +complètement encore dans la musique, monde imprécis et sans lignes +arrêtées dont il redoutait les mirages. Atteint par le départ de +Mélanie et d'Etienne, par l'absence de Bernard qui n'était revenu +passer quelques mois à la maison que pour repartir à destination du +Tonkin où la guerre ne finissait pas, il aurait souhaité de causer +intimement avec moi, de me reprendre, de m'orienter. Je l'écoutais +courtoisement, je lui répondais à peine, et il ne pouvait se méprendre +à mon silence ou à mon air distant. Il ne cessait de me montrer, dans +toutes les professions, dans tout le cours de l'existence humaine, la +supériorité que distribue une vision nette des réalités. Ce qu'il dut +dépenser d'intelligence, de tact, de diplomatie même dans cette +poursuite où je me dérobais sans cesse, je m'en rends compte par le +souvenir. Nicole et Jacquot grandissant nous accompagnaient dans ces +promenades qui me pesaient et m'en rappelaient d'autres plus chères; +ils s'intéressaient à cette conversation qui tournait presque au +monologue, et plus tard j'ai retrouvé sur eux l'empreinte de cet +enseignement dont ils ont tout naturellement bénéficié, tandis que j'y +voulus être réfractaire. Quelquefois, je retrouvais dans la voix, +soudain plus impérieuse, cet accent qui, dans un jour fameux, m'avait +secoué jusqu'aux moelles, et je m'attendais à l'entendre comme alors: +_Mais comprends-moi donc, pauvre petit! Il faut bien que tu me +comprennes. Il y va de ton avenir..._ Puis la voix irritée se +modérait, ou bien elle se taisait. Mon père avait mesuré l'inutilité +de sons insistance. + +Je savais aussi me dérober affectueusement aux sollicitations de ma +mère, qui recherchait mes confidences et qu'affligeait ma tiédeur +religieuse: + +--Tu ne pries pas assez, me disait-elle. Tu ne sais pas comme c'est +nécessaire. C'est ce qu'il y a de plus vrai au monde. + +Cependant j'avais habilement réussi à me rapprocher de grand-père sans +éveiller de soupçons. Nous faisions de la musique ensemble. Il +tremblait un peu, et son violon semblait chevroter. Ou bien nous +discutions des heures entières sur une sonate ou une symphonie. Ainsi +l'avais-je admiré jadis, au Café des Navigateurs, s'isolant avec Glus. +Si l'un ou l'autre voulait se mêler à notre conversation, nous le +toisions avec impertinence comme un profane incapable d'un avis +sérieux. La musique ne pouvait avoir de signification que pour nous: +elle nous appartenait et par elle nous rétablissions notre ancienne +intimité. + +J'atteignis ainsi le début de ma dix-huitième année, lorsque survint +l'événement qui devait décider de ma vie. Les baccalauréats m'avaient +couvert d'honneur, et je me préparais à l'École Centrale depuis un an, +sans une attraction particulière, et même avec un détachement parfait. +Un certain goût pour les sciences naturelles, volontairement délaissé, +avait quelque temps donné à mon père l'illusion que je reviendrais à +mes projets d'enfant et le continuerais lui-même un jour. Mais j'avais +choisi la carrière d'ingénieur parce qu'elle me séparait de la maison +et que j'y serais mon maître... + + + + + +Lorsque nous annoncions notre retour, la première silhouette que nous +ne manquions jamais d'apercevoir sur le quai de la gare, c'était celle +de mon père accouru à notre rencontre. La paternité, véritablement, +illuminait son visage. Moi, je le saluais comme si je l'avais quitté +la veille, mais il ne se laissait pas rebuter et m'ouvrait chaque fois +les bras comme s'il me retrouvait après m'avoir perdu. Ces effusions +en public me paraissaient bien bourgeoises et je m'y dérobais avec +art. + +On était à la fin de juillet. Mes examens passés, je revenais pour les +vacances. Après m'avoir tout froissé en me serrant sur sa poitrine, +mon père me fit monter en voiture et, ma valise devant nos pieds, nous +nous engageâmes dans le chemin de la maison qui était à l'autre +extrémité de la ville et comme en dehors, ainsi que je l'ai décrite. + +Nous traversions la place du Marché lorsqu'un groupe de gens du peuple +nous jeta des regards hostiles accompagnés de sourds grognements, puis +un cri se fit jour à travers ces murmures: + +--A bas Rambert! + +Etonné, je me tournai vers mon père, qui ne répondait pas et qui +souriait même aux insulteurs, oh! non pas de ce sourire que j'avais +déjà remarqué sur ses lèvres quand il se préparait à la bataille, mais +d'un sourire presque sympathique, de commisération. Pourquoi cette +impopularité soudaine? On pouvait ne pas l'élire, on le respectait et +surtout on le craignait. Déjà le cocher pressait son cheval: de loin +quelques huées nous poursuivirent. Je ne pus me tenir de l'interroger. + +--Oh! rien, dit-il. De pauvres diables. Je t'expliquerai. + +Toute la maisonnée se précipita dans l'escalier pour nous recevoir. +C'était le protocole habituel, à la rentrée de chaque absent. Grand- +père, seul, ne se dérangeait pas et j'entendis son violon qui, de la +chambre de la tour, envoyait sa plaintive mélopée. Mon père raconta la +manifestation dont nous avions été les victimes. + +--Ah! les canailles! s'écria tante Dine qui, par l'effet d'un +rhumatisme à la jambe, clopinait un peu, mais qui n'avait rien perdu, +avec les ans, de sa vertu guerrière. _Ils_ se sont avancés jusqu'ici +tout à l'heure, ceux-là ou d'autres. Heureusement la grille était +fermée. + +Elle nous barricadait contre nos ennemis. + +--Oh! mon Dieu! murmura ma mère, pourvu, Michel, qu'il ne t'arrive +rien? + +Mon père, enfin, résuma pour moi les derniers incidents. La +municipalité élue trois ans auparavant avait commandé, pour alimenter +les fontaines publiques, d'importants travaux de canalisation, et ces +travaux avaient été adjugés à un entrepreneur peu scrupuleux et même +taré, que soutenaient des influences politiques considérables. Or, ces +derniers jours, mon père avait constaté, soit à l'hôpital, soit dans +les quartiers ouvriers, deux ou trois cas de typhus qu'il attribuait à +l'eau récemment amenée en ville, et mal captée ou contaminée. Il +redoutait une épidémie, s'il avait diagnostiqué sans erreur l'origine +du mal. Aussi avait-il saisi sans retard la mairie d'une demande de +fermeture immédiate des fontaines suspectes et réclamé un arrêté +enjoignant de ne se servir que d'eau bouillie et prescrivant d'autres +mesures de précaution, à quoi le maire, un M. Baboulin, épicier, +conseillé par l'adjoint Martinod, s'était refusé par crainte de +l'opinion. Notre ville, en amphithéâtre au-dessus du lac, était +choisie, l'été, comme lieu de villégiature par toute une colonie +d'étrangers. Si l'on parlait de contagion, la saison, du coup, était +compromise. En outre, il eût fallu avouer l'échec de ces fameux +travaux d'aménagement, dont on avait tiré, selon l'usage, une bruyante +popularité. La querelle avait transpiré et le public prenait +violemment parti contre le prophète de malheur. + +J'écoutais ce récit avec l'indulgence d'un voyageur qui doit se prêter +poliment aux intérêts de ses hôtes. C'étaient des histoires de +province, promptes à naître, promptes à s'éteindre, et j'arrivais de +Paris. Notre ami, l'abbé Heurtevent, vint à la nuit tombante les +renforcer. Depuis le décès du comte de Chambord, il ne prédisait plus +que des fléaux, guerres, cyclones et cataclysmes de tout genre. Déjà +il se sentait dans son élément et reniflait à l'avance une odeur de +choléra qui rétablirait sa réputation atteinte et punirait la +République. + +--J'ai appris, annonça-t-il à mon père, qu'on vous donnerait ce soir +un charivari. + +--Un charivari! répéta tante Dine. Nous verrons bien. Je leur verserai +sur la tête une lessiveuse d'eau bouillante puisqu'ils ne veulent pas +d'eau bouillie. + +--Bien, répondit mon père, j'attendrai. + +Après le dîner, ma mère, anxieuse, nous invita à réciter la prière en +commun. J'hésitai à me mêler à ces invocations que j'estimais puériles +et n'y participai que du bout des lèvres, uniquement, me disais-je, +pour ne pas semer dès le premier jour la discorde. Grand-père, lui, +avait bravement regagné sa tour pour braquer son télescope sur je ne +sais plus quelle planète. + +Vers les neuf heures, nous entendîmes une clameur formidable, mais qui +venait de loin. + +--J'ai tout fermé, déclara tante Dine pour nous rassurer. + +Cependant cette clameur ne se rapprochait ni ne s'éloignait. La foule +qui la poussait devait piétiner sur place. Nous percevions +distinctement une sorte de refrain de trois notes dont nous ne +comprenions pas le sens. Tout à coup on sonne au portail. + +--Les voilà! proclama tante Dine. + +Mais non: sous le bec de gaz on n'apercevait qu'une ombre, et même +une ombre minuscule. Tante Dine et ma mère furent d'avis qu'il ne +fallait ouvrir qu'à bon escient. + +--Il s'agit probablement d'un malade, observa mon père. + +Et lui-même s'avança vers la grille. Il reconnut dans ce visiteur +nocturne Mimi Pachoux qui, furtivement, s'empressait de l'avertir: + +--Il paraît, monsieur le docteur, qu'il y a d'autres cas. Alors, on +fait l'assaut de la mairie. + +--Ah! vraiment? Et qu'est-ce que l'on crie? + +--Démission! démission! + +--C'est bien, mon ami, j'y vais. + +Tante Dine, quand on lui rapporta le dialogue échangé, voulut célébrer +le dévouement de notre ouvrier, mais elle en fut empêchée par mon père +: + +--Oh! ne vous pressez pas, ma tante; ces jours derniers, il me +fuyait. Il ne fait que passer devant le mouvement populaire, quand il +est bien sûr de sa direction. + +Et se tournant vers moi, il me demanda: + +--M'accompagnes-tu? Cela te changera de tes études. + +Nous trouvâmes dehors une de ces belles nuits de juillet, sans lune, +où les étoiles semblent briller bien en avant de la voûte sombre, +comme des lampes suspendues, et nous arrivâmes sur la place de +l'Hôtel-de-Ville qui était noire de monde et toute remplie d'un cri +unique: + +--Démission! démission! + +La foule nous tournait le dos, trépignant et vociférant contre le +bâtiment municipal hermétiquement clos. Elle se composait de bandes de +citoyens accourus au sortir des cafés, où la nouvelle s'était sans +doute répandue, et aussi d'un bon public de famille, avec des enfants +dans les bras. Les femmes étaient encore plus surexcitées que les +hommes. Quelques-unes parlaient de noyer le maire dans la fontaine. A +la vérité, il eût fallu beaucoup de bonne volonté pour cette +exécution. Toutes ces ombres chinoises qui se découpaient devant nous +sous une lueur incertaine me paraissaient ridicules dans leurs +gesticulations. Isolé dans ma vie intérieure, je ne prenais aucun +intérêt à leurs ébats. Et tout à coup le salon de l'hôtel de ville, +qui donnait sur un balcon, s'éclaira. M. Baboulin se décidait à +rassurer ses administrés. Vainement il essaya de se faire entendre; +on le couvrit aussitôt d'injures, l'appelant empoisonneur, traître, +vendu, et le flétrissant d'autres épithètes plus malsonnantes mais +sonores. Un autre homme parut à ses côtés: l'adjoint Martinod, ma +vieille connaissance, comptant sur sa popularité et son talent de +parole, s'avançait pour le remplacer. Mais le vacarme redoubla, et +même on le traita avec une familiarité plus blessante. Je reconnus, à +la lumière d'un bec de gaz, Glus et Mérinos, inséparables, qui +conspuaient en conscience leur ancien ami. + +--Voilà, me dit mon père sans se gêner, ce que c'est que le peuple. +Hier, il les acclamait, aujourd'hui il les insulte. + +Je m'étonnai, je l'avoue, qu'il s'exprimât si librement, et de cette +voix forte qui retentissait et qui désespérait grand-père. Tout à +l'heure, quand nous revenions de la gare en voiture, ne l'avait-on pas +hué, lui aussi? Et si l'on recommençait? Nous n'étions pas protégés +par des murs et des agents de police. Justement un des manifestants se +retourna, la face injectée et la bouche ouverte. Un réverbère +l'éclairait en plein. Tem Bossette, en personne, nous dévisageait. Il +s'agitait plus que tous les autres. Aussitôt il poussa un cri: + +--Vive Rambert! + +Autour de lui, devant nous, ce fut un beau tumulte, et à ma +stupéfaction, chacun de reprendre: _Vive Rambert!_ à pleins poumons. +Mon père me toucha l'épaule et me glissa: + +--Filons vite. En voilà assez! + +Un peu plus, notre retraite était barrée et nous devions subir cette +ovation inattendue. Nous prîmes rapidement une ruelle transversale, +avant qu'on s'organisât pour nous accompagner, et nous rentrâmes à la +maison où l'on nous attendait. L'ombre derrière la fenêtre nous +avertit de l'état d'inquiétude causé par notre absence. Mon père +raconta gaiement ce qui s'était passé et l'intervention de Tem. + +--Le brave garçon! approuva tante Dine. + +Ce qui lui valut cette réplique: + +--Oh! son cas est pire que celui de Mimi. Ces jours derniers, il ne me +saluait même plus. + +--De quoi se mêle-t-il? opina grand-père que l'épidémie occupait, que +risque-t-il? Il n'a jamais trempé son vin. + +--Ecoutez, murmura ma mère, si prompte à s'effrayer pour nous. + +La clameur lointaine que nous avions entendue se rapprochait +distinctement, se précisait. Tout à l'heure, dans un instant, elle +deviendrait intelligible. + +--O mon Dieu! ajouta-t-elle, que se passe-t-il encore? + +Mon père la rassura en riant: + +--Cette fois, Valentine, ce sont des acclamations. Je n'en demandais +pas tant. Après midi, j'étais bon à jeter à l'eau, et ce soir je suis +un sauveur. + +Comme il se souciait peu de la faveur publique! Il avait son sourire +de bataille et je l'estimai bien méprisant. Dans le mysticisme où je +m'étais réfugié, je me tenais à l'écart des hommes; mais, pourvu que +je ne les fréquentasse pas, j'étais disposé à leur concéder toutes les +vertus, et même la logique. Déjà le cortège déferlait contre la grille +en chantant: _C'est Rambert, Rambert, Rambert, c'est Rambert qu'il +nous faut!_ N'y avait-il donc qu'un Rambert? Grand-père, que personne +ne réclamait, s'éloigna et, moi seul, je remarquai son mouvement de +retraite: il dut regagner sa tour et reprendre tranquillement son +télescope; la planète qu'il observait n'avait peut-être pas encore +atteint le bord de l'horizon. Volontiers je l'aurais suivi. Mon père, +cependant, m'invitait à regarder, et je voyais sans plaisir cette +masse confuse dont la houle battait le portail et le mur d'enceinte. +On eût dit un long et énorme serpent, une longue et énorme courtilière +dont le corps occupait toute la largeur de la rue et dont la queue +n'en finissait plus, là-bas, au tournant du chemin. La grille céda +tout à coup et la bête envahit, comme jadis les bohémiens, la courte +avenue et les plates-bandes. En un instant elle assaillit la maison. +Tante Dine, à côté de moi, était partagée entre le plaisir de la +popularité qu'elle savourait pour la première fois et la défense +instinctive de notre jardin. + +Mon père, afin d'arrêter cet élan de la foule, ouvrit la croisée et +fut salué d'une tempête d'applaudissements. Il obtint facilement le +silence, et sa voix sonna comme une cloche d'église: + +--Mes amis, dit-il, nous ferons ce que nous pourrons pour arrêter le +fléau. Comptez sur moi, rentrez chez vous et surtout invoquez le +secours de Dieu. + +Invoquer le secours de Dieu! Mais c'était lui que l'on considérait +comme la Providence. Dans toute cette manifestation il n'y avait que +ma mère qui songeât à prier. Tante Dine buvait les paroles de son +neveu, dont l'éloquence ne me touchait pas. J'aurais souhaité quelque +bel éloge de la science, seule capable de vaincre l'épidémie et +d'éviter la contagion, et de la science mon père n'avait soufflé mot. +Je remarquai alors le nombre de bonnes femmes qui faisaient partie du +défilé et dont quelques-unes brandissaient des mioches à bout de bras +comme si elles les offraient à mon père. Sans doute avait-il parlé +pour les bonnes femmes. + +Cependant il obtint ce qu'il désirait. La foule, peu à peu, se calma +et commença de s'écouler. On repassa le portail, et la belle nuit +d'été, qu'avaient déchirée tant de cris, lentement reprit sur les +derniers retardataires le jardin, son domaine, et les chemins et la +campagne, pour les restituer au silence. + +Dès le lendemain les événements se précipitèrent les uns sur les +autres. Le conseil municipal, responsable des fâcheux travaux de +canalisation, démissionna sous les protestations et le mépris. + +--Et voilà bien les électeurs! nous dit mon père à table. On avait +célébré la conquête de la mairie sur la réaction, et ce même conseil +acclamé, on le chasse honteusement et on le traîne dans la boue. + +Instantanément, je me revis, quelques années plus tôt, au Café des +Navigateurs, buvant le champagne avec Martinod et ses acolytes, en +l'honneur de la candidature de grand-père qu'on opposait au chef du +parti conservateur. Ce souvenir, loin de me révolter, m'attendrit. Là, +j'avais goûté, enfant, une sorte d'abandon agréable qui ressemblait +déjà à cette langueur amoureuse, présent de Nazzarena fugitive, en +écoutant de belles théories qui n'étaient pas encore très claires pour +moi, mais qui me préparaient à la liberté. + +En ville l'agitation croissait avec le nombre des morts, encore faible +pourtant. Les chiffres exacts que donnait mon père ne correspondaient +nullement à ceux que l'on imprimait dans les journaux ou qui volaient +de bouche en bouche. Il nous avait interdit d'aller en ville, en quoi +grand-père l'approuvait: + +--On ne sait trop comment cela se ramasse. Il suffit quelquefois d'un +rien. Déjà tous ces malades qui circulent par ici, comme c'est peu +rassurant! + +A mon retour, j'avais trouvé grand-père vieilli. Dame! il atteignait +ses quatre-vingt ans, mais il avait si longtemps gardé un air de +jeunesse dans la démarche restée allègre à force de promenades et dans +les yeux qui brillaient et dont les petites rides avoisinantes ne +faisaient que souligner la malice. Maintenant il se voûtait et le +regard s'embrumait. Cependant il tenait à la vie, et peut-être de plus +en plus à mesure qu'il la sentait plus fragile. + +Les nouvelles les plus insensées et les plus contradictoires +circulaient, et toutes les passions politiques se donnaient libre +cours. On avait surpris un individu qui empoisonnait la rivière: un +prêtre, affirmaient les anticléricaux; un franc-maçon, leur +répliquait-on. La terrible manie du soupçon commençait de sévir. Un +malheureux, le visage couvert de boutons, faillit être écharpé sous le +prétexte qu'il propageait le mal, et ne fut sauvé que par +l'intervention de mon père. + +--Les boutons du visage sont les seuls qui ne signifient rien! cria- +t-il à temps. + +Il nous rapportait tous ces incidents et ces bruits, car nous ne +communiquions plus avec personne, et lui-même se désinfectait avec +soin en rentrant de ses tournées. Puis les villages en aval des +travaux de captation se crurent contaminés eux aussi. Atteint de +panique, leur population se replia sur la ville. On la vit passer avec +ses chars, ses troupeaux, ses meubles, comme une émigration devant la +guerre. Il y eut des bagarres, parce qu'on voulait l'expulser. Et +brusquement l'épidémie, jusqu'alors circonscrite et dont on avait fort +exagéré les ravages, soit par suite de l'agglomération et du manque +d'hygiène, soit parce que l'air était réellement vicié, prit des +proportions inquiétantes. L'effroi public devint lui-même un danger. +On annonça la peste et la famine. L'abbé Heurtevent, qui, tout en se +dévouant, puisait dans cette atmosphère de catastrophe une sorte de +réconfort à cause de la réalisation de ses prophéties et qui ne +pouvait s'empêcher de reconnaître les signes de l'intervention divine, +fut accusé formellement de sorcellerie et dut se terrer dans sa +chambre pendant quelques jours, sous menace d'un mauvais coup. Mlle +Tapinois avait donné le signal du départ, abandonnant son ouvroir, que +ma mère reprit sans rien dire. Les hôtels se vidaient, et les +habitants qui pouvaient fuir s'enfuyaient. + +Le manque d'organisation venait augmenter le fléau. La municipalité +avait démissionné, et le préfet prenait les eaux en Allemagne. +D'urgence on convoqua les électeurs. Ce fut une ruée vers mon père. +Tous les jours on criait devant la grille: _Vive Rambert!_ ou: +_C'est Rambert qu'il nous faut!_ et tante Dine ne se rassasiait jamais +de ce refrain qui enchantait ses oreilles. Lui seul, il n'y avait que +lui. + +Je n'ai pas vu, et je ne puis décrire la ville désespérée, aux +boutiques fermées de peur du pillage, déchirée par les partis, hantée +de tous les soupçons, travaillée par la haine et la misère, et livrée +à l'épouvante. Mais je l'ai vue de mes yeux, à nos pieds, là, sous nos +fenêtres, supplier un homme, se soumettre à lui, s'asservir à celui +dont, auparavant, elle n'avait pas voulu. Elle se traînait, elle +gémissait, elle poussait des cris d'amour comme une chienne en folie. +Et, ne comprenant pas sa détresse, je la méprisais. + +Mon père avait perdu sur moi son autorité, non pour en avoir abusé, +malgré ses apparences où j'imaginais de la tyrannie, mais peut-être, +qui sait? pour n'en avoir pas usé, au contraire, le soir où il me +ramena du Café des Navigateurs, le jour où, dans la chambre de la +tour, pour défendre grand-père contre lui, je le bravai. Il ne pouvait +se douter ni de mon premier amour qui m'avait compliqué le coeur, ni +de la profondeur des mes aspirations vers la liberté lentement +infiltrées par tant de promenades et de causeries. Cependant il avait +pressenti mon détachement de la maison et pour me ramener il avait +compté sur sa clémence. Or cette clémence le réduisait à mes yeux. Son +prestige était fait de ses continuelles victoires, et chez ma mère ne +l'avais-je pas entendu se plaindre comme un vaincu? J'avais mesuré à +sa tristesse mon importance. Plus il attachait de prix à me +reconquérir, plus je me sentais fort pour lui résister. Et, peut-être, +sans cet excès de préoccupation paternelle, eût-il conservé plus +d'empire. Serait-il dangereux pour un souverain de prétendre trop à +dresser et préparer son héritier, et faut-il croire à la vertu des +affirmations et des actes plus qu'à l'influence qu'on cherche à +exercer sur les esprits? Une génération diffère de la précédente dans +l'expression des idées, sinon dans les idées mêmes. Elle tient à +croire tout recréer: la vie lui apprendra que rien ne se crée et que +tout continue par les mêmes procédés. + +Cette autorité, à quoi je me dérobais, voici que dans le danger elle +s'imposait à tous. Mon père dirigeait les services médicaux. Elu à la +presque unanimité, on lui confia la ville. + +II + +L'ALPETTE + +Mon père et ma mère tinrent un conseil de guerre d'où sortit la +résolution de nous renvoyer. Nous possédions, sur les pentes de l'une +des hautes vallées, un chalet qu'on appelait l'Alpette, isolé dans une +clairière au milieu des sapins. Quand la saison s'y prêtait, nous y +passions un mois pendant la période des vacances. Une patache +irrégulière montait en quatre ou cinq heures au village voisin. Le +ravitaillement n'y était pas très commode et il fallait s'y contenter +d'un ordinaire frugal et modeste. Mais on y respirait un air +balsamique. Là, nous serions à l'abri de la contagion. + +--L'épidémie se propage, nous expliqua mon père. Vous partirez tous +demain matin, sauf votre mère qui ne veut pas me quitter. + +Peut-être avait-il résolu de rester seul: il s'était heurté à ce +refus. + +--C'est une excellente idée, approuva grand-père. Ici nous ne sommes +bons à rien du tout. Nous sommes plutôt une gêne. + +--Oh! moi, d'abord, déclara tante Dine en secouant la tête, je ne m'en +vais pas. Je fais partie de l'immeuble. + +Mon père lui objecta qu'elle aurait son frère à soigner; l'argument +fut accueilli assez mal: + +--Il se soignera bien tout seul. Il se porte comme un charme. Et +d'ailleurs Louise veillera sur lui. + +Louise protesta de son désir de rester. On crut qu'elle plaisantait, +car elle avait dit la chose en riant, mais elle insista bel et bien. +Ne pouvait-elle rendre des services, visiter les malades, les garder +même? N'avait-on pas besoin de toutes les bonnes volontés? Il y eut +entre elle et tante Dine un débat dont la générosité ne m'apparut +point sur le moment. Tante Dine _gongonna_ tant et si fort, qu'elle +obtint gain de cause. + +Entraîné par l'exemple, je signifiai à mes parents mon intention +formelle de ne pas quitter la ville et d'y jouer aussi mon rôle. Ce +fut pour affirmer ma personnalité, --ma personnalité de dix-huit ans à +peine, --bien plutôt que par bravade de courage. L'idée de la mort ne +m'effleurait pas, ni pour moi, ni pour personne. Je n'apercevais +aucunement le danger. Sans doute mon père se trouvait le plus exposé +par sa profession et par ses fonctions, mais il me paraissait +immortel. Je pensais seulement à me donner de l'importance. + +Mon père m'écouta patiemment, puis il me répondit que si j'avais +commencé mes études médicales, comme il l'avait espéré, il +n'hésiterait pas, malgré son affection et ses craintes, à m'utiliser, +--ce serait un droit que je pourrais revendiquer; --mais que, m'étant +orienté dans une autre voie, je n'avais aucune raison sérieuse de +demeurer dans une atmosphère viciée, sans servir à rien, au risque de +prendre le mal un jour ou l'autre. Il me remerciait de mon offre et ne +l'acceptait pas. La montagne, au contraire, serait favorable à ma +santé qui s'y raffermirait: j'étais un peu délicat, j'en reviendrais +plus vigoureux. Ce calme rejet eut le don de m'exaspérer. J'y +découvrais un insupportable mépris, et je m'obstinai à réclamer un +poste comme si mon honneur était engagé: + +--Je regrette infiniment, père, de ne pas m'incliner dans cette +circonstance; mais j'estime que je dois rester, et je resterai. + +Ces paroles me grandissaient. Il me fixa de ses yeux perçants et ne +haussa même pas la voix: + +--Je commande dans ma maison avant de commander en ville, mon petit. +C'est un ordre que je te donne: tu partirais demain avec ton grand- +père, Louise et les deux cadets. J'ai la charge de toute la cité; +nous verrons si mon fils sera le premier à me désobéir. + +Et il me laissa. Il avait parlé si péremptoirement que j'eus le +sentiment de l'impossibilité d'une résistance. Dès longtemps il me +ménageait. A ma réserve, il me pressentait indifférent, sinon hostile, +et il caressait le rêve de retrouver ma confiance. Voici qu'il +abandonnait tous les moyens de conciliation et me replaçait dans le +rang, comme un simple soldat, non pas même comme un futur chef. Sans +tenir le moins du monde à prendre du service actif parmi les +ambulanciers, je rongeai mon frein avec rage, comme si j'avais subi la +plus cruelle injure. Grand-père, que cette solution satisfaisait, me +consola avec bonne humeur: + +--Oh! oh! que veux-tu? il a la manie d'ordonner. Nous serons très bien +là-haut. + +Nos préparatifs occupèrent l'après-midi. Grand-père descendit lui-même +de la tour son baromètre, son violon, ses pipes et ses almanachs. Ces +divers voyages l'essoufflèrent, mais il n'écoutait personne. Le reste +du chargement ne l'intéressait pas et concernait tante Dine, à qui, de +tout temps, il avait abandonné le soin de son linge et de ses habits. +A la tombée de la nuit, l'abbé Heurtevent vint en visite. Mon père +était à l'hôpital ou à la mairie, et ma mère à son ouvroir où l'on +préparait des couvertures pour les malades pauvres. Grand-père, avec +une vigueur de résolution toute nouvelle, refusa d'ouvrir la porte et, +de la fenêtre, s'informa si notre ami avait été désinfecté. + +Force fut à l'abbé de passer à l'étuve que l'on avait installée à la +maison, après quoi il fut accueilli gaiement, et même grand-père lui +offrit son exemplaire des prophéties de Michel Nostradamus. M. +Heurtevent accepta le cadeau sans enthousiasme: il connaissait les +Centuries et les estimait obscures et contradictoires. + +--Oui, vous préférez la soeur Rose-Colombe et l'abbaye d'Orval. Et +quelles catastrophes nos apportez-vous, l'abbé? + +--D'abord, votre ouvrier Tem Bossette est décédé ce matin du fléau. + +--Ah! fit grand-père. + +Mais il ajouta aussitôt, pour se dispenser de le plaindre: + +--C'était un ivrogne. + +--Pauvre Tem! soupira tante Dine. S'est-il confessé? + +--Il n'en a pas eu le loisir. Le mal fut pour lui foudroyant. + +--Un alcoolique, reprit grand-père. + +Ma tante continua d'interroger notre hôte sur les personnes de notre +connaissance: + +--Et Béatrix? et Mimi Pachoux? + +--Rassurez-vous, mademoiselle, sur le sort de votre Mimi: il porte +les morts en terre et même dirige l'équipe des fossoyeurs. Son zèle +est magnifique, il se multiplie, il est de tous les convois. Quant au +Pendu, je le crois atteint. + +--J'irai le voir, déclara simplement tante Dine, ce qui lui valut de +son frère un regard d'étonnement et même de réprobation. + +Déjà l'abbé, avec une aisance incomparable, passait des infortunes +particulières aux calamités générales. La contagion ne tarderait pas à +se répandre au loin, elle finirait bien par atteindre Paris. Elle +décimerait la capitale, sentine de tous les vices, elle contraindrait +les hommes politiques à réfléchir. Pour le renouveau moral elle +vaudrait une guerre. Et les lis refleuriraient. + +--Ils refleuriront, ne manqua pas de répéter gravement tante Dine. + +Le récit de ces malheurs futurs affecta grand-père, qui changea le +cours de la conversation: + +--Dites donc, l'abbé: si vous montez nous voir à l'Alpette, nous vous +donnerons des bolets Satan, et même, si vous ne nous apportez pas trop +de fâcheuses nouvelles, des bolets tête de nègre qui sont du moins +comestibles et d'un goût savoureux. Ou plutôt non, ne vous dérangez +pas. Il n'y a pas là-haut d'appareil à désinfecter, et vous seriez +capable de nous contaminer tous. + +Le lendemain, un break attelé de deux chevaux, retenu spécialement +pour nous, vint nous prendre avec nos paquets. Mon père surveilla lui- +même l'embarquement qu'il précipita, car on le réclamait de tous les +côtés à la fois. A la maison, quand surgissait quelque difficulté, on +le cherchait immédiatement et ce n'était qu'une voix pour appeler: +_Monsieur Michel?_ où est _Monsieur Michel?_ Maintenant, dans la ville +entière, le cri de ralliement était: _Monsieur Rambert_ ou, plus +brièvement, le _docteur_ ou le _maire_. + +--Oh! oh! persiflait grand-père, il a de quoi commander. + +Grand-père se hissa le premier dans le véhicule, avec ses instruments +qui ne le quittaient pas, bien que la caisse à violon fût encombrante. +Il montrait, comme le petit Jacquot, une gaieté de collégien en +vacances. Jamais il n'avait témoigné un si vif attrait pour l'Alpette. +Louise, au contraire, et Nicole imitant sa soeur qu'elle admirait, +manifestaient une émotion que pour ma part j'estimais excessive. Elles +s'accrochaient à mes parents et versaient des larmes, comme s'il +s'agissait d'une absence prolongée. + +--Allons, mes petites, dit mon père, dépêchez-vous et soyez sans +crainte. + +Les adieux que je lui fis moi-même, à cause de la scène de la veille, +furent empreints de froideur. Il m'avait contraint à l'obéissance et +froissé dans mon orgueil: je ne pouvais l'oublier si vite et ma +dignité m'obligeait à prendre un air offensé. + +Les moindres détails de ce départ, sur lequel devait tant s'exercer ma +mémoire pour chercher vainement à en amoindrir l'amertume, +m'apparaissent avec une netteté que le temps n'a pu obscurcir. Tout le +monde s'impatientait plus ou moins, les chevaux à cause des mouches +qui les harcelaient, le cocher par tendresse pour se bêtes, grand-père +et Jacquot dans leur hâte de goûter le plaisir de la course, Louise et +Nicole dans leur tristesse de s'en aller, tante Dine parce qu'elle +redoutait le fracas de sa sensibilité, moi pour en finir avec le +malaise que j'éprouvais. Ma mère tâchait de conserver son calme. Seul, +mon père y réussissait naturellement. Quand je montai à mon tour, le +dernier, il eut un court moment d'hésitation comme s'il voulait me +retenir, me parler. Je ne sais plus exactement ce qui me le révéla, +mais j'en suis certain. Et une fois assis, je ressentis une envie +irraisonnée de redescendre. Etait-ce un désir instinctif de +réconciliation? Combien j'aimerais en être assuré; mais ce fut trop +vague pour le pouvoir affirmer aujourd'hui. Installé sur la même +banquette que grand-père, je traduisis mon sentiment intime par un +geste de mauvaise humeur: je m'emparai de la caisse à violon qui me +heurtait les genoux et la déposai brusquement dans le fond de la +voiture. + +--C'est délicat, observa grand-père en manière de protestation. + +Je me souviens encore de la vibration de la lumière dans l'air et de +l'éclat de la route sous le soleil. + +--Ça y est-il? s'informa le cocher grimpé sur son siège. + +--En avant! ordonna mon père. + +Et ma mère ajouta le voeu qu'elle formulait à chaque séparation: + +--Que Dieu vous garde! + +Déjà notre lourd véhicule s'ébranlait et ce furent les dernières +paroles que nous entendîmes. _En avant_ et _Que Dieu vous garde_: +elles se confondent, elles se mêlent, elles s'accompagnent toujours +l'une l'autre dans mon souvenir, et lorsqu'il m'arrive aujourd'hui de +me mettre en route, il me semble que je les entends. + +Au tournant, là-bas, devant la grille du portail, je revois les trois +ombres qui se détachent dans le jour cru: celle de tante Dine un peu +massive; celle, plus fine, de ma mère et la grande ombre fière de mon +père qui redresse la tête. Pourquoi n'ai-je pas appelé? D'un seul mot +: «Père», il se fut contenté, et il eût compris. Sa silhouette +révélait tant de force, une si riche vitalité, et l'autorité d'un tel +chef, qu'il était sans doute bien inutile de songer à s'humilier pour +lui donner satisfaction. J'en aurais toujours le loisir, si je le +désirais: plus tard, plus tard. + +Grand-père fourrageait mes jambes pour remettre à flot sa caisse à +violon, et je dus l'y aider. Nous passâmes sous le châtaignier qui +avait abrité --un instant --Nazzarena fugitive, Nazzarena qui riait en +montrant ses dents. Et la maison se perdit en arrière de nous. + +Je ne tardai pas à oublier ce mauvais départ dans l'enchantement de ma +vie nouvelle au chalet L'Alpette. Pour la première fois j'étais le +maître absolu de mes jours. Grand-père n'exerçait aucune surveillance. +Il restait volontiers des heures assis sur un banc, devant la façade +la mieux exposée, à se chauffer au soleil en fumant sa pipe. Il ne se +promenait plus que dans le voisinage immédiat et gagnait péniblement +sa sapinière, car ses jambes étaient devenues molles et ne pouvaient +le transporter bien loin. Là, il se livrait à son goût favori qui +n'avait pas changé et qui était la chasse aux champignons. Il +poursuivait spécialement non sans succès, le bolet tête de nègre à qui +l'ombre des pins est propice. Jacquot et son inséparable Nicole +l'accompagnaient et se baissaient à sa place pour ramasser le gibier +qu'il leur désignait. Il préférait leur enfance à ma jeunesse et je +n'en étais pas jaloux. Notre intimité de jadis, il ne cherchait pas à +la recréer avec eux. Il évitait toute fatigue, toute conversation qui +eût nécessité des raisonnements, des explications. Il se contentait +des petits faits évidents qui ne peuvent se discuter. Moi, je +préférais ma solitude. + +Soit qu'elle eût reçu des instructions à cet égard, soit par affection +fraternelle, Louise s'occupait de nous jusqu'à l'obsession: elle +aurait voulu se partager pour être à la fois avec moi et avec les deux +petits. Quand elle se fut rendue compte de la nature pacifique et +banale des propos que tenait grand-père, elle se tourna vers moi +davantage, souhaitant de devenir ma confidente et de prendre sur moi +un peu d'empire. Elle n'était que de deux ans mon aînée. Sa conduite +m'émerveillait, car rien, en bas, à la ville, ne la faisait prévoir et +l'altitude la modifiait du tout au tout. Jolie, gaie, insouciante, je +le jugeais peu sérieuse et même un brin fantasque, ce qui n'était pas +pour me déplaire. Tantôt elle se précipitait sur son piano avec une +fureur passionnée, et tantôt elle l'abandonnait pendant des semaines. +Elle remplissait la maison de ses rires, de sa charmante humeur, de +ses mouvements agiles. «Ce n'est pas elle qui me gênera», pensais-je +dans la voiture. Or, voici qu'elle se révélait brusquement pareille à +une directrice de communauté ou de pension de famille, prévenante et +gentille, mais exigeante, mais intransigeante. Il fallait manger à +l'heure, justifier ses absences, veiller sur ses paroles devant les +enfants, ne pas se moquer des principes ni des gens. Etait-ce sa +responsabilité qui la transformait et lui tarabustait la cervelle? +Elle remplaçait mes parents en conscience. Je lui donnai à entendre +que les garçons n'obéissent pas aux filles, et que les consignes +qu'elle avait reçues ne me concernaient pas: elle insista et nous +eûmes presque dès l'arrivée un conflit qui nous mit aux prises. + +Ce fut le premier dimanche qui suivit notre installation. Le village +était distant de deux kilomètres et l'on n'y célébrait qu'une messe, +une grand'messe. Louise nous en informa et, quand elle jugea le moment +venu de nous y rendre, elle nous invita à nous mettre en route. Grand- +père, qui ne fréquentait pas l'église, souleva une objection +désintéressée: + +--Les lieux publics sont les plus malsains. Prenez garde à l'épidémie. + +--Dans toute la vallée il n'y pas un seul cas de typhus, affirma +Louise triomphante. + +--Bien, dit grand-père. + +Et il bourra sa pipe du matin. + +Je déclarai alors à ma soeur que j'avais un projet de course et +regrettais de ne pouvoir la conduire. Elle me regarda, étonnée, si +étonnée que je vois encore la surprise de ses yeux limpides. + +--Comment, tu ne viens pas à la messe, François? Il n'y en a qu'une. + +--Non, répondis-je de mon air le plus assuré. + +--Ce n'est pas possible! + +Les yeux, les yeux limpides, se remplirent de larmes instantanément, +et je me rappelai la première messe que j'avais manquée. Mon amour- +propre exigeait que je ne cédasse pas, mon amour-propre et aussi la +foi nouvelle et incertaine que me fabriquait mon imagination. Louise +poussa devant elle Nicole et Jacquot et, son livre d'heures à la main, +se retourna dans l'espoir de m'attirer encore: + +--Je t'en prie, viens avec nous. + +Si elle avait ajouté: _pour me faire plaisir_, peut-être aurais-je +cédé, tant je la voyais alarmée. Elle eût jugé sans doute cet argument +indigne de son objet. Et je refusai plus durement cette fois. + +--Je vais être obligée de l'écrire à maman, invoqua-t-elle en dernière +ressource. + +--Si tu veux. + +Cependant elle ne réalisa pas cette menace. Sa délicatesse +l'avertissait de ne pas augmenter les soucis de nos parents en pleine +bataille contre le fléau. Elle redoubla au contraire d'attentions pour +moi, s'efforçant de me ramener, d'obtenir mon amitié, ma confiance. +Avec un art inné, elle s'improvisait mère de famille, cherchait sans +cesse à nous réunir, à nous grouper, combattait l'isolement où je me +complaisais. Dès qu'une lettre nous parvenait, elle nous appelait pour +nous en donner lecture à haute voix. Nous en recevions de la ville +très régulièrement, et l'on nous transmettait celles de Mélanie, vouée +dans un hôpital de Londres au service des malades, de Bernard en +expédition au Tonkin, d'Etienne qui terminait à Rome ses études de +théologie. Par ses soins les absents nous visitaient, et s'il n'avait +tenu qu'à elle, nous eussions retrouvé à l'Alpette la même vie qu'à la +maison. C'était précisément ce qui me révoltait, et je m'insurgeais +contre cette volonté de vingt ans qui contrecarrait la mienne avec une +ténacité inattendue. + +Pour me soustraire à son influence, je pris l'habitude de quitter +notre chalet dès le matin avec un livre et de n'y rentrer que pour les +repas. Inquiète, elle demeurait sur le pas de la porte jusqu'à ma +disparition, et à mon retour, bien souvent, je la retrouvais à la même +place, comme si elle ne m'avait pas perdu de vue. Son inquisition +s'étendait jusqu'à mes lectures. La bibliothèque de l'Alpette ne se +composait que de quelques ouvrages: un Buffon et un Lacepède +dépareillés, un _Dictionnaire de la conversation_ en cinquante +volumes, un _Jocelyn_ et je ne sais quoi encore de moins important. Le +_Dictionnaire_ même ne m'effrayait pas et j'emportais résolument les +notices consacrées à la biographie et aux systèmes des philosophes. +J'étais à l'aise dans leurs conceptions les plus hardies ou les plus +obscures. Je les comprenais avant d'en avoir achevé la démonstration, +qu'elles soumissent l'univers au _moi_ ou qu'elles assujettissent +l'homme à cet univers livré à lui-même. Cependant j'étais porté à +croire que tout dépendait de notre intelligence et qu'elle seule, par +sa puissance, insufflait l'être aux choses dont elle fixait les lois. +Je n'ai jamais pu retrouver tant de facilité à me mouvoir dans +l'abstrait, ni tant de plaisir, ni tant d'orgueil. + +Un peu épuisé par ces aventures de métaphysique, je me désaltérais à +la poésie de _Jocelyn_. Elle s'harmonisait si parfaitement à la nature +environnante qu'elle en devenait le chant et que je ne songeais plus à +les démêler. Que de fois, parmi les sapins, me suis-je répété ces vers +fixés dès lors en mon souvenir: + +J'allais d'un tronc à l'autre et je les embrassais, Je leur prêtais le +sens des pleurs que je versais, Et je croyais sentir, tant notre âme a +de force, Un coeur ami du mien palpiter sous l'écorce. + +La tendresse que je ne voulais plus recevoir de la famille, j'avais +tant besoin de la sentir éparse autour de moi, dans l'âme des arbres +ou l'esprit de la terre. Quand j'atteignais quelque cime, c'était +alors l'apostrophe: O sommets de montagne! air pur! flots de +lumière!..._ par quoi s'exprimait mon exaltation. La sérénité des +nuits me parlait de _paix, d'amour, d'éternité_. J'y rêvais de +Laurence et n'avais pas de peine à l'évoquer, tant son portrait me +semblait un modèle de précision:_ + +_Jamais la main de Dieu sur un front de quinze ans_ _N'imprima l'âme +humaine en traits plus séduisants... _ _En faut-il davantage pour +alimenter un amour qui, n'ayant plus d'objet, se crée son image à lui- +même? _ _Cependant un autre livre devait pénétrer plus avant dans ma +sensibilité et correspondre à cet état d'indépendance et +d'affranchissement où je me croyais parvenu. Dans le tas des almanachs +apportés par grand-père s'était glissé l'exemplaire des _Confessions_ +qui, déjà, m'avait intrigué tout petit et que j'avais pris pour un +manuel de piété. L'innocent _Messager boiteux_ de _Berne et Vevey_ +conduisait par la main ce Jean-Jacques dont j'avais entendu parler +bien avant de le connaître, comme s'il vivait encore et comme si nous +pouvions le rencontrer dans nos courses. Je n'avais jamais lu de lui, +au collège, que de courts fragments dont je n'avais rien tiré de +personnel. Je me précipitai sur le récit de cette existence +tourmentée, mais ce fut tout d'abord du dégoût. Le vol du ruban chez +Mme de Vercellis et la lâche accusation qui le suit, certains détails +physiologiques que je m'expliquais assez mal, le titre de _maman_ +décerné à Mme de Warens, me faisaient l'effet de confidences +impudiques et, bien que je fusse tout seul dans la forêt ou couché +dans l'herbe sur la crête des monts, je sentais, en les écoutant, la +rougeur me monter aux joues. Mon fonds naturel résistait, mais par une +pente insensible j'en vins à admirer qu'un homme pût s'humilier ainsi +par de tels aveux et, n'en apercevant pas l'orgueil, j'éprouvai le +vertige de la vérité._ + +_Le volume ne me quittait plus. Louise, inquiète de cette préférence, +voulut exercer son contrôle. Un soir, comme je rentrais de contempler +les étoiles, _--_celles du Sud que je déchiffrais mieux, _--_je la +trouvai qui, sous la lampe, ouvrait les _Confessions_. Elle ne me +voyait pas, je l'observais: brusquement elle ferma l'ouvrage et, +m'apercevant, laissa éclater son indignation:_ + +--_Tu n'as pas le droit de lire ce livre._ + +--_Je lis ce qui me plaît._ + +_Elle appela à son secours grand-père qui déclina toute responsabilité +: _ --_Oh! chacun est libre. Et d'ailleurs Jean-Jacques est sincère._ + +_Les passages de passion me surexcitaient, et ce qui me les rendait +plus chers et plus séduisants, c'étaient ces douces façons de vanter +en même temps le bonheur de la vie bucolique et la paix de la +campagne. Dans cette paix qui m'environnait, je sentais mieux les +mouvements de mon coeur. Je fus aux pieds de Mme Basile _sans même +oser toucher à sa robe. Un petit signe du doigt, une main légèrement +pressée contre ma bouche sont les seules faveurs que je reçus jamais +d'elle, et le souvenir de ces faveurs si légères me transporte en y +pensant_. Je tâchais de me représenter cet air de douceur des blondes +auquel le coeur ne résiste pas et, le croirait-on? je découvrais une +application individuelle à cette plainte qui frappait mes dix-huit ans +à peine révolus et déjà inquiets: _Dévoré du besoin d'aimer sans +jamais l'avoir pu satisfaire, je me voyais atteindre aux portes de la +vieillesse et mourir sans avoir vécu._ Quand je montais assez haut +pour distinguer de loin le lac au bas des pentes, je me répétais le +voeu si simple: Il me faut un ami sûr, une femme aimable, une vache +et un petit bateau_, et mon exaltation croissante se parait +d'ingénuité. J'aurais pleuré d'amour en mangeant des fraises arrosées +de crème de lait. + +Ainsi la période que je traversais se reliait très exactement à celle +de ma convalescence dont elle devenait en quelque manière +l'achèvement. Je reprenais, seul, les promenades que j'avais faites +avec grand-père quelques années auparavant. Son ami Jean-Jacques le +remplaçait. Ce n'étaient pas les mêmes lieux, mais la nature ne +changeait guère. Elle gardait l'ensorcellement de sa sauvagerie, +l'émoi de sa végétation que le moindre souffle agite, la fraîcheur des +eaux, et même elle m'offrait, avec l'altitude, un air plus vif, des +espaces plus étendus et moins accessibles aux travaux des hommes, une +fierté nouvelle. A la montagne les héritages sont sans murs ni portes. +Aucune clôture n'enlaidit le sol et la propriété n'est pas apparente, +--la propriété qui, je le savais par l'enseignement de grand-père, +corrompt le coeur des hommes et le remplit d'avidité, de jalousie, de +cupidité. Là-haut, les bois et les prés sont à tout le monde et à +personne, comme le soleil et l'air, comme la santé. Les hauts +pâturages où le berger, qui d'une phrase m'avait révélé le désir, +conduisait ses moutons, n'en foulais-je pas l'herbe courte? +L'ascension me communiquait une ardeur de conquête. Et à chaque +victoire je pensais rencontrer celle que j'attendais et qui se +dérobait sans cesse. De préférence à Nazzarena que j'avais aimée et +que mes rêves dédaignaient maintenant, l'estimant trop jeune et trop +simple, j'appelais la dame inconnue du pavillon, ou, plutôt encore, +celle qui m'était apparue sur le chemin en robe blanche avec un +chapeau de cerises et un teint de fleur, celle à qui son ombrelle +servait d'auréole et que j'appelais Hélène depuis que je savais que sa +beauté était semblable à celle des déesses immortelles. + +J'étais seul, délicieusement seul et amoureux sans amour. J'étais +parfaitement heureux et ne m'apercevais pas que je torturais ma soeur +Louise dont je méconnaissais l'affection. J'étais libre. + +A cause des difficultés de ravitaillement, notre table était la plus +frugale du monde. Nous vivions d'oeufs, de pommes de terre, de +fromage. Le dimanche nous valait le luxe d'un poulet. Grand-père ne +cessait de nous vanter l'excellence de ce régime et les bienfaits de +l'existence pastorale. Je me persuadais aisément de l'excellence de +nos moeurs. De moins en moins je prêtais attention aux nouvelles de la +ville qui nous parvenaient par la diligence. Une fois ou deux, pour +nous renseigner plus abondamment, on nous envoya le fermier en +personne. Ainsi nous sûmes, dans notre ermitage, le chiffre des morts +et la violence du fléau. Le Pendu, décédé, avait fait une fin des plus +édifiantes, et tante Dine l'avait assisté jusqu'au bout. Glus et +Mérinos étaient sains et saufs. + +--Ils ont toujours eu de la chance, observa grand-père. + +Le fermier hochait la tête, ce qui signifiait que le dernier mot +n'était pas prononcé et que l'épidémie continuait ses ravages. De +Martinod on ne savait rien, il se tenait caché. Notre ami l'abbé +Heurtevent avait résisté, mais il demeurait ébranlé: il gardait assez +de vie pour annoncer des catastrophes. + +--Et pouvons-nous redescendre? demandait chaque fois Louise dont la +question nous étonnait, grand-père et moi, car nous étions pas si +pressés. + +--Pas encore, mademoiselle; M. Michel a dit comme ça que ce n'était +pas le moment. + +Un lazaret avait été installé pour les cas douteux, les deux hôpitaux +regorgeaient de malades, les entrées et les sorties de la ville +étaient surveillées. Une série d'arrêtés avait été rendue par le +maire, ordonnant les plus minutieuses précautions. + +--C'est terrible, concluait le fermier qui nous donnait ces détails. + +Et grand-père déclarait que nous étions parfaitement bien à l'Alpette, +mais Louise se rongeait d'impatience. + +Les jours peu à peu raccourcirent. Après le mois d'août qui fut très +chaud, septembre, plus ventilé, vint, et septembre passa. Les feuilles +des hêtres et des bouleaux, dans la forêt, changeaient de couleur +autour des sapins immuables, les premières toutes rouges et les autres +dorées. Sur les rochers les touffes d'airelles desséchées prirent une +teinte écarlate. Il m'arrivait d'être surpris par la nuit qui montait +en courant du creux de la vallée et de quêter, pour me remettre en +chemin, l'assistance d'un pâtre dans quelque hameau dont les petites +lumières m'avaient guidé. + +Puis, nous fûmes informés que le fléau diminuait et que bientôt nous +pourrions quitter l'Alpette. J'en reçus la nouvelle sans plaisir. Ces +vacances m'avaient enivré de liberté. Cependant on nous accordait un +délai de quelques jours. + +III + +LA FIN D'UN RÈGNE + +Toute la nuit il avait soufflé un grand vent qui tomba dans la +matinée. Octobre qui commençait s'annonçait mal. Après le déjeuner, je +sortis pour constater les dégâts de l'orage. L'automne était venu +brusquement. Dans les bois les feuilles des bouleaux et des fayards, +les feuilles rouges et les feuilles dorées, arrachées des arbres où +elles brillaient comme des fleurs, bruissaient sous mes pas, et comme +autrefois, quand j'étais petit et que j'allais cueillir des noix en +contrebande pour les écraser ensuite sur les chenets, je laissais +traîner mes pieds pour mieux entendre ce crissement aigu et plaintif. + +A mon retour, le soir, je vis un char arrêté devant la porte du +chalet. Son fanal n'était pas allumé et le jour baissait, de sorte que +je ne reconnus qu'en m'approchant le véhicule de notre fermier. Le +cheval n'était pas dételé, mais personne n'en avait la garde: on +avait simplement pris la précaution de lui poser une couverture sur le +dos. + +--Eh bien! Etienne, dis-je en entrant à la cuisine où le fermier se +chauffait, car il faisait déjà froid à la montagne, qu'est-ce qui vous +amène? + +Nous l'appelions par son prénom, comme il est d'usage chez nous, bien +qu'il fût déjà vieux. Il tenait les mains en avant, vers le fourneau, +et il tourna vers moi sa figure ridée et rasée qu'éclairait la lampe +allumée à l'instant. + +Ses yeux trop clairs, décolorés à force de servir par tous les temps, +ne semblaient pas me distinguer avec netteté: + +--Ah! monsieur François! murmura-t-il presque bas en se levant. + +Je ne sais pourquoi, cette exclamation insignifiante me causa une +impression désagréable. + +--Vous ne venez pas nous chercher? demandai-je. + +Il allait me répondre, quand nous fûmes rejoints par ma soeur Louise +qu'on avait avertie. Elle le salua amicalement et s'informa des +nouvelles qu'il apportait de la ville. Cependant il ne se pressait pas +de répondre. + +--Il y a, finit-il par dire, que Madame vous réclame. + +--Madame? remarqua Louise. + +--Bien, fis-je. Et pour quand? + +--Ce soir, bien sûr il est trop tard pour vous descendre. Ma bête est +fatiguée et la nuit est déjà là. Demain matin, de bon matin. + +Pourquoi tant de hâte? A peine aurait-on le loisir de plier les +paquets. J'allais protester, mais le fermier se déroba: il fallait +rentrer le cheval à l'écurie et le char à la remise. Pendant son +absence, je m'élevai contre un délai si court. Au fond, la perspective +de quitter ces lieux me remplissait de tristesse et je retrouvais en +moi-même cette désolation que j'avais ressentie dans le bois jonché de +feuilles mortes. Louise ne m'écoutait pas, et je m'aperçus qu'elle +pleurait. Avait-elle tant de chagrin de partir? + +--J'ai peur, m'expliqua-t-elle. + +Peur de quoi? Grand-père, mis au courant, manifesta comme moi peu +d'enthousiasme pour le départ. + +--On n'était pas mal ici, déclara-t-il. On faisait ce qu'on voulait. + +Comme s'il ne l'avait pas toujours fait! Mais de quoi s'effrayait +Louise? Elle nous le confia peu à peu. Pour que le fermier fût venu +nous chercher, il fallait qu'il y eût un malade à la maison, un malade +gravement atteint. Il avait dit _Madame vous demande_. Donc, ce +n'était pas maman, ce ne pouvait être que mon père. Voilà ce qu'elle +imaginait et ce qu'elle nous avoua. Nous essayâmes d'en sourire et la +comparâmes à l'abbé Heurtevent qui portait la foudre sur lui et la +lançait à tout propos, mais sa peur nous gagnait. Et nous attendîmes, +un peu fébrilement, le retour du fermier que nous interrogions. Ce fut +Louise qui porta la parole: + +--Père est malade, n'est-ce pas Etienne? + +--Ah! mademoiselle, c'est un grand malheur. + +--Est-ce qu'il a pris le mal? + +--Ce n'est pas le mal qu'il a pris, c'est un chaud et froid. + +Notre Louise se remit à verser des larmes. Elle appelait mon père +comme s'il pouvait lui répondre. Nous dûmes la consoler, non sans +blâmer ses excès, et le fermier lui-même s'en mêla. + +--La demoiselle a tort. Monsieur Michel est solide. Il y en a d'autres +que lui qui ont pris des chauds et froid et qui sont aujourd'hui gras +et luisants. + +Qu'il y eût un danger véritable, la pensée ne m'en effleurait pas. Mon +égoïsme m'empêchait d'y croire. Quel absurde pressentiment tourmentait +cette pauvre Louise! Je revoyais mon père, là, devant le portail, +avant que la voiture ne s'ébranlât. Son panama, un peu de côté, +projetait une ombre sur la moitié du visage. L'autre, en pleine +lumière, resplendissait de vie. Il donnait des ordres brefs et hâtait +l'aménagement, parce qu'on l'attendait à la mairie. Comme il savait +commander et comme on se précipitait pour lui obéir! Moi seul, j'avais +résolu de me dérober à son pouvoir, à son ascendant. Il se tenait +droit comme un chêne de la forêt, un de ces beaux chênes sains qui ne +perdent leurs feuilles qu'à la poussée des feuilles nouvelles et que +la tempête ne réussit pas à ébranler: au contraire, il se hérissent +et l'on dirait qu'ils se durcissent pour lui résister. J'entendais +aussi sa voix qui sonnait, sa voix qui disait: _En avant_, comme à la +bataille. Que cette force fût vaincue, je ne pouvais l'admettre. Sur +cette force-là je comptais, j'avais besoin de compter, afin d'avoir le +temps plus tard, si je le jugeais bon, et ma liberté conquise, de +revenir de mon plein gré en arrière pour témoigner à mon père un peu +de tendresse. Pourtant je me souvins du jour où je l'avais entendu +formuler, dans la chambre de ma mère, une plainte à mon sujet: _Cet +enfant n'est plus à nous..._ Mais je ne m'y attardai pas. Non, non, il +ne fallait rien exagérer. Ma mère nous rappelait parce que l'épidémie +décroissante n'offrait plus aucun danger, et parce que mon père, +malade, serait satisfait de nous revoir: elle nous rappelait pour ces +raisons-là, et non pour une autre... + +Nous descendîmes le lendemain matin, Louise et moi sur le char du +fermier, grand-père et les deux petits, un peu plus tard, par la +diligence qui, tout de même, était plus confortable. Je me retournai +souvent pour mieux emporter l'image de cette vallée où dans la +solitude j'avais rencontré tant d'émotions créées par moi-même et +comme une sorte de bonheur où les autres n'avaient point de part. +Assise à côté de moi, Louise ne rompait le silence que pour se pencher +vers le siège et prier doucement notre vieil Etienne: + +--Ne pourriez-vous pas aller un peu plus vite? + +--Oui, mademoiselle, répondait-il, on essaiera. La Biquette est comme +moi, ça n'est plus bien jeune. + +Il montrait sa jument, et du fouet lui enveloppait les flancs sans se +décider à la frapper. A mesure que nous approchions de la ville, +l'inquiétude de ma soeur augmentait et finissait par me prendre. Elle +me répétait son: _J'ai peur_ contagieux. Le bon soleil d'octobre qui +nous chauffait sur notre banc me permettait mieux de lutter contre un +pressentiment aussi absurde. + +Enfin nous arrivâmes devant la grille. Personne ne nous attendait. +Tant de fois, à cette place, j'avais trouvé mon père qui interrogeait +le chemin et qui, dès qu'il nous apercevait, nous accueillait de sa +parole, de son geste, de toute sa joie paternelle. Je regardai la +fenêtre; derrière le rideau, l'ombre habituelle n'apparaissait pas. +Alors, pour la première fois, je connus que nous étions tous menacés. + +Ma mère, dès qu'elle fut informée de notre retour, descendit pour nous +recevoir. Louise, sans un mot, se jeta dans ses bras. Par une +intuition parallèle, bien naturelle à des âmes qui se ressemblent, +elles s'étaient comprises. Je demeurai à l'écart, ne voulant pas +comprendre, me refusant à admettre la possibilité même d'un désastre +qui ne me laisserait pas le temps de jouer, au jour de ma convenance, +le rôle de l'enfant prodigue. Ma mère vint à moi: + +--Il parle surtout de toi, me dit-elle. Dans son délire il t'appelait. + +De cette prérogative je fus atterré. Pourquoi parlait-il surtout de +moi? Pourquoi étais-je sa préoccupation principale et --j'allai d'un +coup jusque-là, bouleversé de ma sacrilège audace --peut-être sa +dernière préoccupation? + +--Maman, criai-je enfin, ce n'est pas possible! + +Mais je regrettai aussitôt cet élan involontaire. Ma mère était la +vivante preuve que le danger n'existait pas, ou du moins pas encore. +Sans doute je remarquais ses yeux cernés et ses joues blanches. Elle +portait la trace des nuits de veille. Mais cette fatigue, dont elle +livrait le détail par chacun de ses traits, était néanmoins comme +inexistante: on sentait qu'une volonté supérieure la réduisait à rien +ou l'utiliserait tant qu'il serait nécessaire. Et par un phénomène +étrange, il y avait maintenant, dans sa façon de parler et de nous +conduire, quelque chose, --je ne saurais préciser davantage, mais j'en +suis certain, --quelque chose de l'autorité de mon père. Visiblement, +sans le savoir, elle le remplaçait. Or, s'il y avait eu un danger, +elle aurait montré sa faiblesse de femme, elle qui s'inquiétait si +vite et parfois pour des riens, elle si prompte à écouter le bruit de +l'orage pour allumer la chandelle bénite afin de nous préserver. Je ne +voyais même pas la sainte lumière qui dans son regard veillait, comme +la petite lampe d'autel dans le sanctuaire que la nuit envahit. Non, +non, s'il y avait eu un danger, elle aurait demandé notre secours et +de ma jeunesse je l'aurais soutenue. + +--Quoi donc? répondit-elle à ma question, ce qui acheva de me +redresser. + +Elle n'y répondit pas autrement, comme si elle l'avait mal entendue, +et d'une voix toute simple, d'une voix douce qui cherchait à ne pas +causer de la peine, elle nous résuma ce qui s'était passé pendant +notre longue absence: + +--Il repose en ce moment. Votre tante Bernardine le garde: elle m'a +beaucoup aidée à le soigner. Tout à l'heure je vous mènerai dans sa +chambre. Vous ne pouvez vous imaginer l'effort qu'ont exigé de lui ces +derniers mois. C'est de cela qu'il est tombé malade, quand il a été le +maître du mal, quand sa tâche a été accomplie. Jusque-là je n'ai pu +obtenir de lui qu'il se ménageât. Le jour, la nuit, on venait le +chercher, on s'adressait à lui, comme s'il n'y avait que lui. Toute la +ville attendait ses ordres, quêtait son assistance. On ne se fiait +qu'à ses commandements, mais on exigeait de lui plus que ne le +permettent les forces humaines, et il est allé au delà en effet. On ne +lui a pas laissé un instant de répit. On le croyait plus dur que les +pierres qui portent la maison; mais les pierres mêmes se brisent sous +un poids trop lourd. Un soir, il y aura six jours ce soir, il est +rentré avec un grand frisson. + +Et presque tout de suite la fièvre s'est déclarée. Ah! s'il ne s'était +pas autant surmené... + +Elle s'arrêta, sans achever sa pensée; mais n'était-ce pas la suivre +que d'ajouter après s'être recueillie: + +--J'ai prévenu Etienne à Rome. Hier soir il m'a télégraphié qu'il +partait. Je suis contente que son supérieur lui ait permis de partir. +Le voyage est bien long: il faut compter presque vingt-quatre heures. +A Bernard qui est si loin j'écris tous les jours. Et Mélanie prie pour +nous. + +Ainsi rassemblait-elle la famille dispersée autour de son chef. Je +demandai: + +--Pourquoi Mélanie ne vient-elle pas? + +--Les Filles de la Charité ne rentrent jamais chez elles. + +--Elles soignent les étrangers et ne pourraient pas soigner leur père +! + +--C'est la règle, François. + +Du moment que c'était la règle elle ne récriminait pas, elle +s'inclinait, elle acceptait, et moi, du moment que c'était la règle, +mon premier mouvement était de m'insurger. Sa timorée quand il était +là, voici qu'avec une présence d'esprit inaltérable, elle préparait ce +qu'il fallait en cas de malheur et ne cessait pas de tendre toutes ses +énergies devant ce malheur. Je connus la honte de n'avoir pas partagé +ses angoisses et d'avoir prétendu me soustraire à la solidarité de la +peine. + +--La fièvre a diminué, reprit-elle, recherchant pour nous et pour elle +tous les symptômes rassurants. Les premiers jours il a beaucoup +déliré. Depuis hier, il est plus calme. Il suit lui-même la marche de +son mal, je le vois et il n'en dit rien. Ce matin, il a demandé un +prêtre. Notre ami, l'abbé Heurtevent qu'il a guéri, est venu. + +_Il suit lui-même la marche de son mal et il a demandé un prêtre_: la +pauvre femme ne liait pas ces deux phrases, tant elle estimait naturel +le secours que l'on réclamait de Dieu. Mais moi, comment ne les +aurais-je pas rapprochées? Et pour la troisième fois, je sentis la +menace distinctement. + +Nous entendîmes, sur le palier, le pas devenu pesant de tante Dine. +Elle appela: _Valentine_, à mi-voix, et nous nous précipitâmes dans +l'escalier. + +--Oh! il va bien, expliqua-t-elle. Il est réveillé et te demande +toujours dès que tu n'as pas là. + +--Tu peux m'accompagner, dit ma mère à Louise. + +Et se tournant vers moi, elle ajouta qu'elle me ferait prévenir à mont +tour: il ne convenait pas d'entrer dans la chambre en trop grand +nombre, à cause de l'agitation que nos présences risquaient de causer +au malade. + +Tante Dine, qui devait prendre beaucoup sur elle pendant ses gardes, +explosa quand nous fûmes seuls: + +--Ah! mon petit, si tu savais! _Ils_ nous l'ont tué, _ils_ nous l'ont +tué sans pitié. Toute la ville était pestiférée et ne mettait plus son +espoir qu'en lui. J'en ai vu, moi qui te parle, de ces gens- là avec +leurs sales boutons sur tout le corps. Ils criaient comme des perdus, +et quand ton père apparaissait à l'hôpital, ils se taisaient, parce +qu'il l'exigeait, mais ils lui tendaient les bras. Ce qu'il en a +guéri! C'est lui qui les a tous sauvés, lui et pas un autre. Et les +fontaines fermées, et l'eau analysée, et les vêtements des morts +brûlés, et le lazaret installé: un tas de mesures d'hygiène, quoi, +tout ce qu'il y a de mieux. Il fallait voir comme il commandait tout +ça! «Monsieur le maire, c'est impossible. --Demain, il faut que cela +soit.» Sans lui, il n'y aurait plus personne aujourd'hui par les rues. +Et maintenant, maintenant, c'est tout juste si l'on vient réclamer de +ses nouvelles. Le bruit a couru qu'il avait attrapé le typhus, le +dernier. Ils ont peur, et les voilà partis. Ah! les misérables! + +Ainsi me traça-t-elle le tableau de la lâcheté et de l'ingratitude +générales. Sur cette foule en désordre se détachait mon père. Déjà +tante Dine entreprenait un autre sujet: + +--Ta mère est admirable. Elle ne s'est pas couchée depuis le +commencement du mal. Et elle reste calme. Tu as vu comme elle reste +calme. Moi, je ne peux pas la comprendre. + +Je voulus, puisqu'elle sortait de la chambre, là-haut saisir toute la +vérité: + +--Enfin, ma tante, est-ce que... + +Mais je n'achevai pas, et déjà elle se jetait sur mon interrogation +dont l'impiété m'avait brûlé la bouche, comme sur une injure adressée +à l'arche sainte: + +--Oh! non, non, non. Dieu nous protégera. Qu'est-ce que nous +deviendrions, mon pauvre petit, qu'est-ce que nous deviendrions? Un +homme comme il n'y a pas deux sur la terre. + +Ce fut alors que Louise, descendue sans bruit, nous rejoignit, la +figure bouleversée. Mon père m'attendait. + +Je m'arrêtai à la porte de sa chambre, le coeur lourd. A cette +oppression je ne pouvais douter que du drame intérieur de mon enfance +et de mon adolescence, de ma courte vie déjà si importante, il était +l'acteur essentiel. J'avais par lui vécu, mais je vivais contre lui. +Du jour où je m'étais dérobé à son influence, à travers l'exaltation +qui me transportait et me laissait néanmoins dans un état de malaise, +je me sentais libre mais hors cadre. Dans quel état m'apparaîtrait-il +? J'en avais peur, et c'est pourquoi je demeurai un temps avant +d'ouvrir. A mon départ, après l'avoir vu acclamé par toute une ville, +j'emportais l'image de mon père appuyé à la maison, vainqueur certain +du fléau comme il l'avait été jadis des fameuses courtilières, portant +allègrement le poids de la cité en détresse, comptant sur l'avenir +comme sur le passé, immortel en un mot, et que l'on pouvait ainsi +tourmenter dans son autorité sans scrupules, et j'allais, dans une +seconde, le retrouver comment? Il était là, derrière cette porte, +immobile, cloué, humilié, ne conduisant plus les autres comme une +troupe, se débattant pour son propre compte contre le mal sournois qui +le consumait. De ce contraste certain j'éprouvais une sorte +d'épouvante où il y avait, je dois le confesser, de l'horreur +personnelle pour le spectacle d'un abaissement. + +Or, il n'y avait ni abaissement, ni contraste. J'entrai et je le vis. +Etendu dans ce lit de toute sa longueur, il semblait plus grand encore +que debout: c'était incontestable. Du visage renversé en arrière sur +le traversin, je découvrais surtout le front, le front immense, le +front lumineux dans le jour que tamisaient les rideaux. La maigreur +subite ne faisait qu'accentuer la fierté des traits. Rien ne +trahissait l'angoisse ni la crainte, et pour la douleur, si sa marque +y était, elle n'avait pas apporté avec elle une diminution. Il tenait +les yeux clos, et parfois les ouvrait tout grands, d'une façon presque +terrifiante. Quand donc les avais-je ainsi vus prendre l'empreinte des +objets qu'ils regardaient? Avant les définitifs adieux de Mélanie, ils +se fixaient sur ma soeur de cette manière, sur ma soeur qui s'en +allait pour toujours et qu'ils ne reverraient plus. + +Toute l'attitude, toute l'expression se ramassaient ou plutôt se +raidissaient en un caractère suprême: il ne cessait pas de commander. +Et ma première parole, ma parole unique fut une adhésion à son +commandement. + +--Père, dis-je au bord de son lit. + +Je ne prononçai pas ce nom dans un sens de piété, mais parce que son +ascendant me subjuguait, s'imposait à moi. Qui, dans cette chambre mal +éclairée, envahie par une lourde odeur de remèdes, de sueur et de +fièvre, par cette odeur complexe qui est déjà comme un signe avant- +coureur d'agonie, je rentrais machinalement dans l'ordre, comme un +soldat, prêt à déserter, reprend sa place dans le rang sous l'oeil de +son chef. J'assistais à mon propre changement. Ce mysticisme où je +m'étais complu et qui m'isolait dans l'univers se désagrégeait comme +ces nuées que dissipent les premiers rayons de l'aube. J'apercevais ma +dépendance, et toute la vérité de mes idées enfantines quand elles +commençaient par faire le tour de la maison, et l'ancienneté, et la +justice du pouvoir qu'exerçaient encore ces mains défaillantes dont +les doigts pâles, rigides sur la couverture, serraient un petit +crucifix que je n'avais pas remarqué tout d'abord. + +J'avais cru parler haut, mais il n'avait pas dû m'entendre: il ne se +retourna pas de mon côté. J'entendais sa voix basse --sa voix si +sonore dans ma mémoire --qui chuchotait comme s'il récitait des +litanies. + +--Que dit-il? demandai-je tout bas à ma mère qui s'approcha. + +--Vos noms, murmura-t-elle. Ecoute. + +En effet, les uns après les autres, il nous énumérait. Déjà les noms +des trois aînés avaient dû franchir ses lèvres: il prononça celui de +Louise. C'était mon tour: il le passa et ce fut Nicole, puis Jacques. +Cette omission me fut cruelle: à peine l'avais-je remarquée que mon +nom vint, le dernier, détaché et mis à part. Alors je me souvins des +odieuses insinuations de Martinod sur la préférence accordée à l'un de +mes frères: je compris que nul de nous n'était le préféré, mais que +pour l'inquiétude que j'avais causée, j'avais été l'objet d'une +attention particulière. Et j'éprouvai l'envie irrésistible de lui +révéler d'un seul coup le travail qui s'accomplissait en moi +soudainement. Il se préoccupait avec tant de souci et même de respect +de notre vocation. Il présumait qu'elle serait la base de notre vie +tout entière. J'avais écarté systématiquement la mienne, pour attester +ma liberté. Voici que je la retrouvais avec certitude. Et m'avançant +un peu, je dis résolument: + +--Père, je suis là. C'est moi. Là-haut j'ai réfléchi. Vous ne savez +pas? je veux être médecin comme vous. + +Là-haut? c'était inexact: par pitié ne fallait-il pas lui cacher la +cause de mon revirement? Il ne me témoigna pas la joie que j'en +attendais, et peut-être ne pouvait-il plus témoigner aucune joie. +Peut-être un autre travail, le dernier, celui du détachement, +s'accomplissait-il en lui. Il leva sur moi ses yeux un peu effrayants +: + +--François, répéta-t-il. + +Et il tâcha de lever la main pour me la poser sur la tête. Bien que je +me fusse penché, il ne put achever le geste et le bras retomba. Je +m'agenouillai pour lui permettre de m'atteindre avec moins d'effort, +mais il ne l'essaya même plus comme je l'eusse souhaité, et de cette +voix basse qui m'avait tant frappé tandis qu'il nous appelait tour à +tour, il articula distinctement: + +--Ton tour est venu. + +Ma mère qui se trouvait un peu en arrière se rapprocha pour me poser +la question même que je lui avais posée: + +--Que dit-il? + +Instinctivement j'esquissai un mouvement, comme pour lui expliquer que +je ne savais pas au juste. Cependant j'avais bien entendu, et après un +instant d'hésitation le sens de cette phrase cessa de me paraître +mystérieux. Je pouvais y voir un témoignage de confiance dans le passé +: mon père n'avait pas admis ma trahison, mon affranchissement, il +était sûr que je lui reviendrais, il comptait sur moi. Mais dans sa +forme d'outre-tombe elle signifiait bien autre chose dont je fus +bouleversé: c'était la couronne royale de la famille que mon père +tendait à ma faiblesse en m'invitant à la porter après lui, puisque je +serais sur place son continuateur, son héritier. A cela je n'avais +point pensé. + +Ma mère comprit-elle l'émotion qui me courbait les épaules et me +brisait? Elle m'assura que j'avais besoin d'une collation après ma +longue course au grand air et m'accompagne jusqu'au seuil. + +--Valentine, murmura le malade. + +--Mon ami, je ne te quitte pas. + +Et elle m'abandonna pour aller à lui. + +Mais je ne sortis pas de la chambre, et j'assistai à un drame quasi +muet, obscur en apparence et dont l'éloignement n'a fait qu'augmenter +la clarté pour moi. + +Mon père commença par cette invitation: + +--Ecoute. + +Il ne regardait personne à ce moment-là; ses yeux se fixaient au- +dessus de lui, au plafond. Cependant il ne se pressait pas de parler: +il se recueillait. J'étais dans une angoisse sans nom. Je devinais que +ma présence l'avait ébranlé et qu'il rassemblait ses idées sur la +destinée de la famille. Ce qu'il allait dire à ma mère, ce seraient +ses dernières volontés sans nul doute. N'avais-je pas le droit de les +entendre, puisque _mon tour était venu_? + +Ma mère, aussi, l'avait deviné peut-être. Elle se tenait au bord du +lit, penchée, et le drap qui pendait, où son genou s'appuyait, remuait +un peu. Je suis sûr de l'avoir vu remuer: était-ce ce genou qui +tremblait? Et puis, je ne vis plus qu'un visage. + +Mon père continuait de se taire. Je percevais la plainte monotone de +la fontaine dans la cour. Ma mère, tendrement, le pressa: + +--Mon ami, mon cher ami... + +Il était en pleine lucidité. Il _avait suivi lui-même la marche de son +mal_, il savait exactement où il en était. + +Alors il parut sortir des pensées où il s'abîmait. Il tourna un peu la +tête et regarda ma mère de ce regard un peu terrifiant, qui était trop +profond. + +--Valentine, répéta-t-il simplement. + +--Tu avais quelque chose à me dire? + +Avec une infinie douceur il murmura: + +--Oh! non, Valentine, je n'ai rien à te dire. + +Il avait voulu, j'en suis assuré, lui recommander l'avenir de la +maison, et un regard avait suffi à l'en détourner. Rien que par ce +regard, il en avait compris l'inutilité. Celle qui était là, près de +lui, n'était-elle pas sa chair et son coeur? Tant d'années passées +ensemble, jour après jour, sans une contradiction, sans un nuage, ne +les liaient-elles pas indissolublement? Qu'est-ce qu'une parole, +contre cela, pourrait valoir? Un plus grand témoignage d'amour fut-il +jamais rendu à une femme que ce silence, cette confiance, cette paix +?... + + + + + +Après des minutes si hautes, je connus cette forme de la lâcheté +humaine qui nous fait éprouver une sorte de soulagement hors de la +présence du malheur. Je sortis de la chambre. Grand-père descendait de +la diligence avec Nicole, déjà grandelette et sérieuse, et Jacquot, +plus léger de cervelle et dont les douze ans ne s'aggravaient encore +d'aucun pressentiment. Il surveilla avec méfiance le transport de sa +caisse à violon et de ses almanachs: lui-même ne consentit pas à +lâcher sa collection de pipes. Tante Dine voulut s'occuper en personne +des gros bagages. Malgré l'âge et un commencement de déclin, elle +s'imposait une besogne de servante. L'effort physique, seul, parvenait +à la distraire, et le chagrin se traduisait chez elle par un +redoublement d'activité. + +Une fois dans la maison, grand-père y erra comme une âme en peine. Il +tournait autour de la chambre du malade, sans demander à y pénétrer. +Il n'osait pas s'informer et, dans son incertitude, il se plaignait à +tout le monde: + +--Je deviens vieux. Je suis vieux. + +Ils se revirent, mais je n'assistai pas à leur entrevue. Est-il +nécessaire d'y avoir assisté pour deviner ce qu'elle du être et que le +fils, inévitablement, y soutint le père? Si notre vie ne puisse pas +dans un coeur religieux la ferveur d'une constante ascension, ne +demeure-t-on pas tel qu'on fut? Aux uns le fardeau, aux autres +l'assistance. Et le voisinage de la mort même n'intervertit pas les +rôles. + +Quand le soir vint, grand-père, qui se traînait d'une pièce à l'autre +en se lamentant, me proposa timidement de sortir. + +--C'est une bonne idée, approuva tante Dine qui le connaissait. Et +voici deux ou trois commissions pour la pharmacie et l'épicerie. + +Il manifesta une satisfaction enfantine de rendre service et je ne +refusai pas de l'accompagner. Après la solitude de la montagne et ce +silence qui remplit la nuit, nous retrouvâmes avec un plaisir secret +les rues éclairées et le mouvement de la population. L'épidémie était +définitivement enrayée: après les mesures sanitaires ordonnées ne +subsistait plus aucun péril. Réveillée de son cauchemar, la ville se +livrait à des transports de joie qui étaient sa revanche contre la +terreur. Je l'avais vue dans l'épouvante chercher en hurlant son salut +dans un homme, et je la retrouvais dans une ardeur et une insouciance +de fête. Une douceur d'automne flottait comme un parfum. Les boutiques +brillaient, les trottoirs regorgeaient de promeneurs et les cafés +débordaient jusque sur la chaussée. Les femmes portaient les robes +claires qu'elles n'avaient pu montrer de tout l'été et, pimpantes dans +leurs toilettes fraîches, transformaient la saison en un tardif +printemps. Au sortir de tant de deuil on jouissait de la vie et le +convoi des morts courait la poste. + +J'étais le fils du sauveur, je m'attendais à la faveur populaire, et +l'on évitait notre approche. Je ne tardai pas à le remarquer. La +rencontre de ce vieillard et de ce jeune homme contraignait au +souvenir du bienfaiteur et, partant, à celui des mauvais jours qu'on +avait traversés. Personne ne s'en souciait évidemment. Nous eussions +aimé à causer de tant d'infortunes, et nul ne nous en fournissait +l'occasion. Enfin quelqu'un nous aborda, et ce fut Martinod, Martinod +la bouche en coeur et la barbe lisse, qui, sans me donner le temps de +l'écarter, nous parla de mon père avec admiration, avec éloquence, +avec enthousiasme. Il lui rendait pleine et entière justice, il +célébrait son courage, son talent d'organisation, sa valeur médicale, +son art merveilleux de diriger les hommes. Je m'étais résolu, en +l'apercevant, à lui tourner le dos avec mépris, et voici que, plein de +reconnaissance, je buvais ses paroles et j'oubliais ses calomnies, ses +basses manoeuvres, ses menées souterraines qui avaient failli briser +l'unité de la famille. J'aurais dû chercher sur son visage la marque +imprimée par la main de mon père, et je consentais à écouter ses +louanges effrontées. J'étais encore trop ingénu pour deviner ce qu'il +préparait. + +Glus et Mérinos, toujours inséparables, qui nous croisèrent ensuite, +consentirent à nous entretenir d'eux-mêmes et des cruelles épreuves +dont ils avaient avantageusement triomphé. Nous essayâmes de citer le +pauvre Cassenave et le malheureux Galurin, mais ils glissèrent sur ce +sujet de conversation pour nous annoncer qu'ils composaient l'un une +Marche funèbre et l'autre une Danse macabre en commémoration de ce +typhus historique. Je n'ai jamais appris qu'ils les eussent achevées. + +Quand nous rentrâmes, un peu ragaillardis par cette agitation, nous +trouvâmes à la porte Mariette, la cuisinière, fort irritée et +indignée. Elle nous servait depuis plus de vingt ans et ne se gênait +avec personne. Le petit médecin qui, jadis, m'avait visité pendant ma +pleurésie, avait tenté de lui mettre un louis dans la main en la +priant de donner son nom et son adresse aux malades, aux clients qui +continuaient d'affluer à la maison, et d'un geste vif elle lui avait +jeté son or à la tête. + +--Le vilain individu! certifia tante Dine qui de l'escalier saisit +l'aventure. Ah! _ils_ sont bien tous les mêmes! + +Et je cessai de nier l'existence de ces _ils_ qui nous entouraient et +nous savaient menacés. + +Un peu plus tard dans la soirée, et guère avant l'heure du dîner, +comme on sonnait, j'allai ouvrir, pensant que peut-être mon frère +Etienne, prévenu la veille, nous arriverait de Rome. Je reconnus en +face de moi, dans l'ombre, --car la lampe du vestibule n'éclairait que +faiblement au dehors, --l'un de nos pauvres habituels, ce Oui- oui, au +chef toujours branlant. Je le savais survivant, tandis que la Zize +Million avait emporté dans la tombe ses rêves de fortune. Pourquoi +venait-il un autre jour que le samedi réservé aux aumônes? + +--Attendez, lui dis-je, je vais chercher de la monnaie. + +Mais il me retint par le bras presque familièrement. + +--Oui, oui, commença-t-il. C'est pas ça. + +--Et quoi donc? + +--Oui, oui, il m'a guéri, vous comprenez. Alors, c'est pour savoir, +oui, pour savoir comment il va. + +Reconnaissant, il accourait aux nouvelles. Je me radoucis pour lui +répliquer: + +--Toujours la même chose, mon ami. + +--Ah! ah! oui, oui, tant pis. + +Pourquoi ne s'en allait-il pas? Espérait-il par surcroît un peu +d'argent? Tout à coup, à la façon d'un bègue qui a réussi à s'emparer +d'une phrase et la brandit, il me déclara presque sous le nez: + +--Celui-là, c'était un homme. Oui, oui. + +Et il se perdit très vite dans l'obscurité. Je regardai l'ombre où il +s'était engouffré et brusquement je fermai la porte, trop tard, car +j'avais l'impression que quelqu'un était entré, quelqu'un d'invisible, +qui prenait le chemin de l'escalier, du corridor, de la chambre. Je +voulus crier et aucun son ne me sortit de la bouche. Et je pensais +que, si j'avais crié, on m'aurait cru fou. Je restai là, paralysé, +sachant qu'on m'avait précédé à l'intérieur de la maison et que je ne +pouvais pas chasser celle qui était là, devant moi, celle qui ne +sortirait plus, celle qui montait sans bruit et dont personne ne +soupçonnait la présence réelle. + +Ce que j'avais entrevu sans l'admettre encore, voici que j'en +comprenais le sens véridique, l'irréparable. Ce vieux pauvre bégayant +avait dit: _c'était un homme_. Il parlait de mon père au passé, il +parlait de mon père comme si mon père n'était plus. Et cette présence +invisible qui avait profité de la porte ouverte, c'était donc la mort. +Pour la première fois elle m'apparaissait agissante, pour la première +fois --il n'y a pas d'autre mot --elle m'apparaissait vivante. +Jusqu'alors je n'avais pas attaché d'importance à ses actes. Et, dans +mon horreur et mon impuissance, je laissai pendre mes bras inutilement +le long de mon corps. Autrefois, quand nous étions menacés de perdre +la maison, j'étais né au sentiment inconnu de la douleur, je naissais +maintenant au sentiment de la mort. Et la cruauté de la séparation, je +l'éprouvais avant qu'elle ne s'accomplît. + +Comme autrefois, je m'enfuis dans le jardin où la nuit m'avait précédé +et je me couchai sur la pelouse. La terre était froide et semblait me +repousser. Le vent, qui s'était levé, tordait les branches des +châtaigniers. Elles craquaient en poussant des plaintes. Un des arbres +surtout, celui de la brèche, ne cessait pas de gémir et je m'attendais +à le voir tomber. Je me rappelais ceux que j'avais vus après un orage, +dans la forêt de l'Alpette, étendus sur le gazon, et si longs que de +leurs racines à leur cime l'oeil s'étonnait de les mesurer. Et je me +rappelais encore cette gravure de ma Bible qui représentait les hauts +cèdres du Liban, gisant sur le sol: ils étaient destinés à servir à +la construction du temple de Jérusalem. + +Et après les arbres, comme les poutres de la toiture grinçaient, ce +fut l'écroulement de la maison que j'attendis. Qu'y avait-il +d'étonnant à ce qu'elle s'écroulât, puisque mon père mourait?... + +IV + +L'HÉRITIER + +Ces douleurs-là ont leur pudeur, et je jetterai sur la mienne un +voile... + +Je reprends donc ce récit au moment où la vie ordinaire recommence. Le +premier repas de famille en consacre la continuation, après qu'ont +cessé les allées et venues de parents et d'étrangers, et tout le +désordre apparent qui accompagne les deuils. Mon frère Etienne, +accouru de Rome, est reparti pour y achever ses études théologiques. +Mélanie, en se penchant davantage sur toutes les misères de l'hôpital +où elle sert, épuise sans doute son propre chagrin, et Bernard, à +distance, a, d'un bref câblogramme où nous avons pu mesurer son +attachement, accusé le coup. Nous autres, les restants, nous pouvons +nous compter comme des blessés après la défaite. + +La cloche a sonné et il nous faut gagner la salle à manger. Voici +grand-père qui rentre de sa promenade: il s'est courbé et cassé, il +s'appuie sur sa canne, et il se plaint, sans que je puisse en savoir +la cause. Quelque chose lui manque, qu'il s'explique mal à lui-même: + +--Ah! soupire-t-il, essoufflé, j'ai cru que je n'arriverais jamais +jusqu'à la maison. + +Il s'exprime comme nous nous exprimions quand nous étions petits. Mais +avons-nous cessé de dire: la maison? Je le vois si faible et si +vieux, et ne me souviens plus que jadis il m'emmenait dans les bois et +sur le lac, du temps où nous allions bien tranquillement tous les deux +à la conquête de la liberté. Dépassant la mesure dans ma +transformation, voici que je l'observe, avec une commisération +excessive qui est presque du mépris. + +Oui, quand les soldats sont aux remparts, la ville, n'est-ce pas? +argumente et discute; elle discute et argumente sur l'utilité des +fortifications et des armes, et leur destruction lui paraît un jeu. +Mais s'il n'y a plus de troupes et si l'ennemi est aux portes? Ainsi +pouvions-nous parler de nos désirs et de nos rêves, et de la cité +future, et surtout de notre chère liberté. Nous le pouvions, et +maintenant nous ne le pouvons plus, parce que personne ne nous défend +et que nous sommes face à face avec la vie, avec notre propre +destinée. Il n'est plus, grand-père, celui qui pour toute la famille +montait la garde aux remparts. + +Tante Dine achève de mettre le couvert. Elle est bien âgée pour +s'imposer tant de tracas, du matin au soir, et jamais elle n'a de +repos. + +--Laissez donc, ma tante, ce n'est pas votre affaire. + +Mais elle proteste et _gongonne_, et se met à pleurer tout fort: + +--Il ne faut pas me priver de m'occuper. J'ai moins de peine quand je +travaille. + +Est-ce que j'ignore, d'ailleurs, qu'on ne maintiendra à l'office que +Mariette, parce que notre situation est changée? Chacun de nous devra +y mettre du sien, et tante Dine, à son habitude, prend de l'avance. + +Louise n'a plus sa gaieté. Elle entre, en tenant par la main sa soeur +Nicole qu'elle protège. Pourquoi donc est-ce que je regarde leurs +cheveux blonds avec plus de tendresse? Songerais-je déjà à leur avenir +plus incertain? Jacquot, peu surveillé ces derniers temps, n'a pas été +sage, mais voilà ma mère qui le gronde. Il ne croyait plus sans doute +qu'elle penserait à le gronder. Il s'étonne, il obéit. Et maintenant +il faut s'asseoir autour de la table. + +Ma mère a pris sa place du milieu. C'est vrai qu'elle porte maintenant +dans sa démarche, dans sa voix toujours aussi douce, je ne sais quelle +nouvelle autorité, inexplicable et cependant sensible. Elle se tourne +vers grand-père qui la suit: + +--C'est à vous de _le_ remplacer. + +Et elle désigne, en face d'elle, la chaise de mon père. + +--Oh! pas moi, refuse grand-père en s'agitant. Valentine, je n'irai +pas là. Moi, je ne suis rien qu'une vieille bête. + +Elle insiste, mais vainement; rien ne le fera céder. Alors ma mère +lève sur moi ce regard calme et effrayé ensemble qu'elle a depuis... +depuis qu'elle est veuve: + +--Ce sera toi, dit-elle. + +Sans un mot je m'assis à la place de mon père, et de quelques instants +il me fut impossible de parler. Pourquoi ce recueillement pour une +chose si simple et si naturelle? Si simple en effet et si naturelle +était la transmission du pouvoir. + +J'ai comparé la maison à un royaume, et la suite des chefs de famille +à une dynastie. Voici que cette dynastie aboutissait à moi-même. Ma +mère exerçait la régence et je portais la couronne. Et cette couronne, +voici que j'en connaissais à la fois le poids et l'honneur. Comme +j'étais né précédemment à la douleur et à la mort, je naissais au +sentiment de ma responsabilité dans la vie. Je ne sais, en vérité, si +je puis comparer à ce sentiment qui m'envahissait aucune autre +émotion. Il me perçait le coeur de cette flèche aiguë et cruelle que +l'on attribue généralement à l'amour. Et de ma blessure jaillissait, +comme un sang rouge et abondant, l'exaltation qui devait teindre mes +jours. Ce sang-là, loin de diminuer les forces de la vie, se +répandrait pour la défense éternelle de la race. + +Avant que j'eusse atteint l'âge d'homme, le grand combat qui se livre +immanquablement dans toute existence humaine entre la liberté et +l'acceptation, entre l'horreur de la servitude et les sacrifices +exigés pour durer, s'était livré en moi par anticipation. Un +précepteur aimable et dangereux m'avait révélé à l'avance le charme +miraculeux de la nature, de l'amour et de l'orgueil même qui croit +nous soumettre la terre, et ce charme trop doux et trop énervant ne me +retiendrait jamais plus tout à fait. Ma vie était fixée désormais à un +anneau de fer: elle ne dépendrait plus de ma fantaisie. Je ne +tendrais plus vers les mirages du bonheur que des mains enchaînées. +Mais ces chaînes-là, tout homme les reçoit un jour, qu'il monte +effectivement sur le trône ou que son empire ne soit que d'un arpent +ou d'un nom. Comme un roi, j'étais responsable de la décadence ou de +la prospérité du royaume, de la maison. + +A quelques jours de là, puisque je commençais mes études de médecine, +je dus partir, moi aussi, momentanément. Cet éloignement me déchirait +: dans le zèle de mon rôle nouveau, je voulais croire ma présence +indispensable à ma mère. N'était-elle pas toute brisée par la perte de +celui qui était sa vie? Son calme, pourtant, m'étonnait, et aussi la +clarté de son jugement, et cette mystérieuse autorité nouvelle que +chacun sentait. Aux obsèques, Martinod avait sollicité l'honneur de +prononcer un discours pour rappeler aux assistants le dévouement de +mon père, et elle s'y était refusée. Pourquoi décourager cet +adversaire repentant? J'aurais volontiers émis un avis contraire. Et +peu après nous apprîmes que Martinod, songeant à reconquérir la +mairie, avait compté pour sa popularité sur cette exploitation de la +mort. Les _ils_ de tante Dine ne désarmaient pas. Ils ne désarmaient +jamais. Le foyer avait ses vigilantes gardiennes qui ne se laissaient +ni duper ni endormir. + +Cependant elles seraient bien seules toutes les deux, avec Nicole et +Jacquot. Grand-père ne pouvait plus compter. Il déclinait maintenant +de jour en jour. Lui qui avait affiché tant d'horreur pour les +clôtures, s'informait presque chaque soir si les portes étaient bien +fermées au verrou. Que craignait-il? Une fois, comme il sortait d'un +demi-sommeil, il réclama son père avec insistance. Tante Dine l'en +reprit un peu rudement: + +--Tu sais bien qu'il est mort depuis trente années. + +A notre stupéfaction, il répliqua aussitôt: + +--Mais non, pas celui-là, l'autre. + +--L'autre? que veux-tu dire? + +--Celui qui était là tout à l'heure. + +Et il montrait la direction du cabinet de consultation. + +Nous comprîmes alors que son cerveau commençait de brouiller les +générations. Il sentait bien qu'un appui lui manquait, et mon père, +tout naturellement, était devenu son père. + +Très troublé par cette confusion, je me montrai plus juste envers lui. +Nous avions perdu ensemble l'empire de la liberté. + +La veille de mon départ, j'avais rejoint ma mère dans sa chambre. Je +désirais de lui apporter du courage pour notre séparation, et j'étais +plus troublé et plus faible qu'elle. + +--Je reviendrai, disais-je, définitivement. Et je tâcherai de _le_ +continuer. + +Nous ne le désignions pas davantage entre nous. + +--Oui, me répondit-elle, _ton tour est venu_. + +Elle avait donc entendu et compris. Et comme, la tête appuyée à son +épaule, je lui exprimais ma tristesse de la laisser dans la peine, +elle me rassura: + +--Ecoute: il ne faut pas être triste. + +Etait-ce elle qui parlait ainsi? Surpris, je me redressai et la +regardai: son visage consumé par l'épreuve, ciselé par la douleur du +plus profond amour, était presque décoloré. Toute son expression lui +venait des yeux, si doux, si purs, si limpides. Elle avait changé et +vieilli. Et cependant il y avait en elle cette fermeté insaisissable +qu'elle communiquait à son entourage sans qu'on sût comment. + +--Ne t'étonne pas, reprit-elle. Je me suis sentie si désespérée la +première nuit que j'ai supplié Dieu de me prendre. J'ai crié vers Lui, +et Il m'a entendue. Il m'a soutenue, mais autrement. Je ne croyais pas +encore assez. Maintenant je crois comme il faut croire. Nous ne sommes +pas séparés, vois-tu, nous marchons vers la réunion. + +Sur la table à ouvrage, à côté d'elle, était posé un livre d'heures. +Je le pris machinalement et de lui-même il s'ouvrit à une page qu'elle +avait dû bien souvent relire. + +--Lis à haute voix, m'invita-t-elle. + +C'était la prière des agonisants, qui se récite pendant qu'entre la +mort: + +_« Partez de ce monde, âme chrétienne, au nom de Dieu, le Père tout- +puissant qui vous a créée; au nom de Jésus-Christ, Fils du Dieu +vivant qui a souffert pour vous; au nom des Anges et des Archanges, +au nom des Trônes et des Dominations; au nom des Principautés et des +Puissances, au nom des Chérubins et Séraphins, au nom des Patriarches +et des Prophètes, au nom des saints Apôtres et Evangélistes, au nom +des saints Martyrs et Confesseurs, au nom des saints Moines et +Solitaires, au nom des saintes Vierges, au nom de tous les Saints et +de toutes les Saintes de Dieu. Que votre demeure soit aujourd'hui dans +la paix, et votre habitation dans le saint Lieu!...»_ + +Tout le ciel est convié pour recevoir l'âme à qui s'ouvre la porte de +la vie. + +_Nous ne sommes pas séparés, nous marchons vers la réunion_: je +compris le sens de ces paroles. + +Dans le silence qui suivit ma lecture, je perçus de nouveau la plainte +régulière de la fontaine dans la cour, et je me souvins de la +confiance de mon père quand, prêt à parler, cette confiance lui avait +fermé la bouche. Qu'aurait-il dit à ma mère qu'elle eût ignoré de lui +? Elle achèverait son oeuvre, puis elle irait le retrouver. C'était si +simple, et c'est pourquoi elle était paisible. + +Son calme gagnait tante Dine toujours au travail et qui même +recherchait les plus humiliantes besognes, telles que frotter les +parquets ou cirer les souliers, comme si elle voulait se punir d'avoir +survécu à son neveu. Et quand ma mère la reprenait doucement sur cet +excès de zèle, elle protestait avec des larmes comme pour réclamer une +faveur. + +Comme on voit le soir, peu à peu, sur les pentes, s'allumer les feux +des villages, voici que je voyais les feux de la maison s'allumer par +delà notre horizon même, et jusqu'au bout du monde, et jusque par delà +le monde. Ils brillaient pour les absents comme pour les présents, +pour Mélanie au chevet des pauvres, pour Etienne à Rome, et pour +Bernard, soldat d'avant-postes, dans sa lointaine colonie. Et plus +haut ils brillaient encore. + +Et il me sembla que les murs dont j'avais déploré l'étroitesse pendant +mes années d'adolescence, pendant ma course à la liberté, s'ouvraient +d'eux-mêmes pour me livrer passage. Ils ne me retenaient plus +prisonnier. Et pourquoi m'eussent-ils retenu prisonnier? Partout où +j'irais maintenant, j'emportais de quoi les reconstruire avec mes +souvenirs d'enfance, avec le passé, avec ma douleur, avec ma dynastie. +Partout où j'irais, j'emporterais un morceau de la terre, un morceau +de ma terre, comme si j'avais été pétri avec son limon ainsi que Dieu +fit du premier homme. + +Ce soir-là, veille de mon départ, ma foi dans la maison fut la foi +dans la Maison Eternelle où revivent les morts dans la paix... + +Avril 1908 --Décembre 1912. + +FIN + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La Maison, by Henry Bordeaux + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MAISON *** + +***** This file should be named 12646-8.txt or 12646-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/2/6/4/12646/ + +Produced by Walter Debeuf + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/12646-8.zip b/old/12646-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..ac125d4 --- /dev/null +++ b/old/12646-8.zip diff --git a/old/12646.txt b/old/12646.txt new file mode 100644 index 0000000..e3da0e0 --- /dev/null +++ b/old/12646.txt @@ -0,0 +1,10955 @@ +The Project Gutenberg EBook of La Maison, by Henry Bordeaux + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La Maison + +Author: Henry Bordeaux + +Release Date: June 19, 2004 [EBook #12646] + +Language: French + +Character set encoding: ASCII + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MAISON *** + + + + +Produced by Walter Debeuf + + + + + +LA MAISON + + +Henry Bordeaux. + + +_eorum memoriae qui domum et aedificaverunt et salvam servaverunt +sacrum_ + + + +LIVRE PREMIER + +I + +LE ROYAUME + +--Ou vas-tu? + +--A la maison. + +Ainsi repondent les petits garcons et les petites filles qu'on +rencontre sur les chemins, sortant de l'ecole ou revenant des champs. +Ils ont des yeux clairs et luisants comme l'herbe apres la pluie, et +leur parole, s'ils ne sont pas effarouches, pousse toute droite, a la +maniere des plantes qui disposent de l'espace et ne sont pas genees +dans leur croissance. + +--Ou vas-tu? + +Ils ne disent pas "Nous rentrons chez nous." Et pas davantage "Nous +allons a notre maison." Ils disent la maison. Quelquefois, c'est une +mauvaise bicoque a moitie par terre. Mais tout de meme c'est la +maison. Il n'y en a qu'une au monde. Plus tard, il y en aura d'autres, +et encore n'est-ce pas bien sur. + +Et meme de jeunes hommes et de jeunes femmes, et des personnes d'age, +et des gens maries, s'il vous plait, se servent encore de cette +expression. A la maison, on faisait comme ci, a la maison, il y avait +cela. On croirait qu'ils designent leur propre foyer. Pas du tout: +ils parlent de la maison de leur enfance, de la maison de leurs pere +et mere qu'ils n'ont pas toujours su garder ou dont ils ont change les +habitudes, et c'est tout comme, mais qui est immuable dans leur +souvenir. Vous voyez bien qu'il n'y en a pas deux... + +J'etais alors un collegien, oh! rien qu'un debutant de college, sept +ou huit ans peut-etre, sept ou huit ans je crois. Et je disais la +maison, comme on dit au lieu de la France la patrie. Cependant je +n'ignorais pas qu'on lui donnait d'autres noms qui pouvaient retentir +avec un son plus riche aux oreilles d'un enfant. Une nourrice +italienne, engagee pour le dernier-ne, l'appelait il palazzio, en +arrondissant la bouche sur le second a pour susurrer ensuite avec une +douceur mourante la derniere syllabe. Le fermier qui apportait le +cens, ou seulement un acompte, ou seulement quelque volaille pour +inviter le maitre a etre patient, prononcait le chateau, avec +plusieurs accents circonflexes. Une dame, venue en visite, et qui +etait de Paris, --on reconnaissait bien qu'elle etait de Paris au +face-a-main dont elle se servait, --avait solennellement proclame +votre hotel. Et pendant la crise que je raconterai, quand on suspendit +a la grille un ecriteau deshonorant, on pouvait lire sur l'inscription +Villa a vendre. Villa, hotel, chateau, palais, comme tous ces termes +majestueux, malgre leur prestige, sont incolores! A quoi bon +emberlificoter la verite? La maison, cela suffit. La maison, cela dit +tout. + +Elle vit toujours: elle en a une longue habitude. Vous n'auriez pas +de peine a la trouver: dans tout le pays on l'appelle la maison +Rambert, parce que notre famille l'a toujours habitee. Et meme on l'a +reparee avec soin, avec trop de soin, de la cave au grenier, rajustee +et rafistolee, recrepie et revernie a l'interieur et a l'exterieur. +Sans doute on ne peut pas les laisser eternellement s'effriter, et la +vetuste des habitations ne se revet de poesie que pour les visiteurs +de passage. Le train ordinaire des jours a ses exigences. Mais on ne +tient guere a la jeunesse de sa maison, pas plus, en somme, qu'on ne +tient a celle de ses parents. Jeunes, ils sont moins a nous, ils sont +encore a eux-memes, ils ont droit a une existence particuliere, tandis +que, plus tard, notre vie est leur vie, et c'est tout ce que nous +demandons, car nous ne sommes pas difficiles. + +Avant qu'on ne l'eut restauree, je l'ai montree a une dame, a une dame +de Paris comme celle du face-a-main. Il est probable, il est +vraisemblable, il est certain que je la lui avais excessivement +vantee. Ni les accents circonflexes du fermier, ni l'eclat et la +douceur mourante de la nourrice italienne n'avaient du manquer a ma +description. Elle pouvait s'attendre a Versailles ou tout au moins a +Chantilly. Or, quand je la conduisis, dument stylee, exaltee et mise +au point, devant l'immeuble incomparable, elle osa me demander sur un +ton de surprise "Est-ce bien ca?" Je compris son desappointement. Je +l'ai raccompagnee avec politesse jusqu'a sa voiture, --meme dans la +colere on a des egards pour les femmes, --mais je ne l'ai pas revue +depuis lors, je n'ai jamais supporte de la revoir. On n'est pas +d'accord avec les etrangers sur les lieux ni sur les choses de son +enfance. Il y a des differences de dimensions. Leurs yeux ne savent +pas regarder, et il faut les plaindre. A la place de la maison, ils +n'apercoivent, eux, qu'une maison. Comment, donc, pourrait-on +s'entendre? + +Vous arrivez devant un portail de fer entre deux colonnes carrees de +pierre dure. C'est un portail peint a neuf, en trois parties, que des +battants fixes au sol retiennent pour ne laisser jouer que la porte du +milieu. On n'ouvre les trois que dans les grandes occasions, pour les +landaus et les limousines. Autrefois, c'etait pour les chars de foin. +Autrefois, d'ailleurs, il n'y avait qu'a pousser un peu et l'on +entrait comme on voulait. La serrure ne fonctionnait pas. Toutes +sortes de gens imprevus penetraient dans la cour, et ces intrusions +m'etaient fort desagreables. Les enfants sont des proprietaires +intransigeants. + +--Qu'est-ce que ca fait? me disait mon grand-pere. + +Mon grand-pere avait horreur des clotures. + +Les colonnes de pierre etaient recouvertes de mousse, tandis qu'on les +a revetues de plantes grimpantes, disposees comme des draperies. On a +taille les arbres, dont les branches trop rapprochees avaient l'air de +benir le toit ou de frapper aux vitres des fenetres. On ne devine +jamais la puissance des arbres; les quelques metres qu'on leur +accorde, ils les ont bientot mis a l'ombre, et peu a peu ils se +rapprochent comme des amis qui ont acquis le droit d'entrer. +Aujourd'hui qu'on les a ecartes, momentanement, le soleil caresse les +murailles, et pour l'hygiene, c'est meilleur. L'humidite est malsaine, +surtout a l'automne. Mais voila qui ne se comprend plus de mon temps, +je veux dire du temps que j'etais petit, il y avait un cadran solaire +qui se decoupait en carre sur le mur. En haut se pouvait lire cette +inscription, deja ternie et a demi effacee, dont je refusais de +penetrer le secret: _me lux, vos umbra_. Mon pere me l'avait traduite +et je me hatais d'oublier son sens, pour lui garder la force de ses +mysterieuses syllabes. Au-dessous, la tige de fer dont la mince +projection devait le long du jour marquer l'heure, et tout autour des +noms de villes inconnues, Londres, Boston, Pekin, etc., destines a +indiquer les differentes heures du monde, comme si le monde entier +n'etait qu'une dependance de la maison qui lui dictait les lois du +temps. Or, un tilleul, par inadvertance, avait rendu inutile le +travail de la lumiere. On a elague le tilleul, mais par une erreur +regrettable on a fait disparaitre le cadran sous une couche de +badigeon en recrepissant la facade. O facheuse restauration! Mais n'en +suis-je pas responsable et ne l'ai-je pas ordonnee? Quand on est +grand, on accomplit des choses sacrileges. On les fait sans penser a +mal. J'aurai dit, negligemment sans doute: "Ce pauvre cadran ne sert +plus a rien." C'etait avant la taille des arbres. On a tort de laisser +tomber sa pensee, car elle se ramasse. Un macon qui m'avait entendu +crut m'obliger avec son pinceau, et quand je voulus l'arreter dans son +zele, il etait trop tard. Et puis ces changements, que je me contrains +a enumerer, je vous le confesse, ne m'affectent guere. Ne me croyez +pas insensible pour autant. Je ne vois pas la maison telle qu'elle +est. On la barbouillerait du haut en bas que je ne m'en apercevrais +point. Je continue a la voir telle qu'elle fut de mon temps, du temps, +vous savez bien, que j'etais petit. Je l'ai dans les yeux pour le +restant de mes jours. + +De bonnes vieilles lezardes, qui ressemblaient a des sourires et non +pas a des rides, ont ete bouchees hermetiquement. Un corps de batiment +a ete ajoute pour la commodite de l'amenagement interieur. Et, comme +les tuiles tombaient, on les a remplacees par des ardoises. Je ne dis +pas de mal des ardoises. Il en est d'un gris presque mauve pareil au +plumage des tourterelles, et sous le soleil elles miroitent. Mais les +toits d'ardoises sont plats et monotones, uniformes et indifferents, +tandis que les tuiles inegales, arrondies, bossuees ont l'air de +bouger, de remuer, de s'etirer comme de bonnes tortues de jardin qui +soupirent apres le beau temps ou font le gros dos pour protester +contre le vent et la pluie. Les teintes vont du rouge au noir, en +passant, avec lenteur ou brusquerie, par tous les tons degrades. Et si +l'on a des yeux pour voir, on peut, rien qu'a leur patine, deviner +l'age de la maison. + +Mais cet age est inscrit avec precision sur la plaque noircie de la +grande cheminee qui est la gloire de la cuisine. Des que j'avais su +epeler mes lettres et mes chiffres, mon pere m'avait donne a lire la +date dont je comprenais bien qu'il tirait de l'orgueil, tandis que mon +grand-pere ricanait de la petite ceremonie et murmurait par derriere, +a mi-voix pour ne pas trop attirer l'attention et assez distinctement +pour que je l'entendisse neanmoins: "Laissez donc cet enfant +tranquille!" Est-ce 1610 ou 1670, on ne peut pas trancher la +difficulte avec certitude. Il faudrait convoquer toutes nos academies +locales. Le trait qui rejoint la barre est trop horizontal pour un 1, +et ne l'est pas assez pour un 7. + +--Ca n'a aucune importance, m'expliqua mon grand-pere a qui j'en +referai. + +Cependant je ne doutai plus que ce fut 1810, lorsque mon manuel +d'histoire m'apprit que cette annee-la fut assassine Henri IV. Mon +imagination exigeait la rencontre d'un evenement historique. "_Le roi +sortit du Louvre en carrosse. Il etait au fond de sa voiture, dont les +panneaux se trouvaient ouverts. Un embarras de deux charrettes a +l'entree de la rue de la Ferronnerie, qui etait fort etroite, forca le +carrosse royal de s'arreter. Au meme moment, un homme de trente-deux +ans, de physionomie sinistre, de grande taille et de forte corpulence, +barbe rouge et cheveux noirs, Francois Ravaillac, met un pied sur une +borne, l'autre sur l'un des rayons de la roue, et frappe le roi de +deux coups de couteau dont le second coupe la veine pulmonaire. Henri +s'ecria: "Je suis blesse" et expira presque a l'instant._" J'ai +retenu mot pour mot le recit du manuel que je n'ai pas retrouve. Le +terrible portrait qu'il trace du meurtrier a sans doute aide ma +memoire. Et je pouvais mesurer l'importance des dates a ce trait +significatif que la figure du coquin accusait infailliblement trente- +deux ans. Trente-deux, et non pas trente et un ni trente-trois. La +rapidite du drame n'empechait point de noter ce detail avec +exactitude. Et quand l'historien ajoutait qu'en hate on ramenait au +Louvre le roi tout perce du poignard de Ravaillac, je me representais +le cortege a la porte de la maison. La maison, c'etait notre Louvre. + +La cuisine etait peut-etre, etait surement la plus belle piece, la +plus vaste, la plus confortable, la plus honorable: on aurait pu y +donner des banquets et des bals. C'etait la mode autrefois et je ne +suis pas de ceux qui la blament, croyez-le, bien que j'aie ose +transformer cette cuisine en un hall dalle de marbre blanc et noir, +bien encadre de panneaux boises, bien eclaire par une baie vitree qui +occupe tout le cote du couchant. Je continue d'y chercher des marmites +et des casseroles, surtout la broche qu'on tournait, et d'y humer le +fumet des ragouts et des rotis, et chaque fois que j'y vois entrer des +invites, je suis tente de maudire la sottise des domestiques et de +m'ecrier: "Quelle drole d'idee de les faire passer par la!" + +La gouvernait alors Mariette la cuisiniere. Son pouvoir etait absolu. +Meubles et gens, tout tremblait sous son despotisme. L'espace, +heureusement, permettait d'echapper a sa surveillance. Il y avait des +coins d'ombre ou l'on parvenait tant bien que mal a se dissimuler, et +notamment sous le vaste manteau de la cheminee. Cette cheminee avait +ete mise a la retraite comme un vieux serviteur: je ne savais pas +pourquoi, mais je devine que c'etait pour des raisons d'economie. + +Elle eut consomme des forets. On pouvait s'installer commodement a son +abri et s'asseoir sur des chenets de pierre qui etaient scelles. En +levant la tete, on voyait le jour tout en haut. Quand la nuit vient +plus vite en automne, je me penchais pour apercevoir une etoile. Et +meme, un soir que je passais a contre-coeur dans la cuisine deserte et +obscure, je fus effraye par un carre blanc qui gisait comme un drap +bien deplie juste sur la pierre du foyer. C'etait la defroque d'un +fantome: ils la rejettent peut-etre ainsi au moment de s'evanouir et +la laissent comme un temoignage indeniable de leur visite. La lune +jouait au-dessus du toit. + +Plus les allees et venues etaient nombreuses, plus Mariette se +rejouissait. Sa langue la demangeait dans la solitude. En temps +ordinaire, le facteur, le fermier, les ouvriers du jardin se +succedaient a intervalles reguliers. Ils buvaient du vin rouge sans +jamais omettre d'observer les rites. On leve le coude et l'on dit: " +A votre sante", apres quoi il est permis de vider un verre; mais si +l'on veut en ingurgiter un autre, meme sans desemparer, il faut +repeter la meme formule. Aucun d'eux n'hesitait a la repeter. J'ai bu +quelquefois en leur compagnie, et sans doute dans le meme verre. + +Des villages on descendait aussi pour chercher mon pere quand le cas +etait grave. Mon pere qui etait medecin ne reculait pas devant le +derangement. J'entends encore sa phrase d'accueil, a la fois +misericordieuse et decidee, quand il traversait l'empire de Mariette +et le trouvait occupe: + +--Qu'est-ce qui ne va pas, mon ami? + +Mariette devisageait les nouveaux venus d'un coup d'oeil hostile et +perspicace, qui demasquait les simulateurs et glacait les malheureux +dont la presence importune coincidait avec l'heure sacree des repas. +J'ai assiste a bien des deballages de miseres paysannes: elles ne +s'avouent que peu a peu et gardent la pudeur des plaintes, comme si la +maladie etait une honte. Mais je ne comprenais pas cette reserve ou je +ne voyais qu'une difficulte de parole. + +Octobre qui est la saison des vendanges marquait le triomphe de la +cuisiniere. C'etaient alors les entrees et sorties continuelles des +vignerons qui occupaient le pressoir et qu'il fallait nourrir grand +renfort de choux et de jambon, de boeuf bouilli et de pommes de terre +dont le melange repandait une buee chaude et savoureuse. Nous +profitions de cette agitation, mes freres et soeurs et moi, pour nous +etablir sur les chenets, les poches pleines de noix que le vent avait +secouees la-bas sur le chemin de la ferme, ou que nous avions sans +permission abattues avec des gaules. Un caillou nous servait de +marteau pour les ecraser sur la pierre. Si la coque verte leur etait +restee, il en jaillissait un jus qui tachait les mains et les habits, +et dont les meilleurs savons ne parvenaient pas a chasser les signes +revelateurs. Mais le fruit bien pele, bien blanc, pareil a un poulet a +la broche pour diner de poupee, craquait sous la dent delicieusement. +Ou bien nous faisions _brisoler_ des chataignes, sournoisement, sur un +coin du fourneau. Et nous goutions le plaisir d'avoir chaud par tout +le corps, apres avoir subi au dehors, en trainant nos pieds dans les +feuilles seches, les bises d'automne qui dans mon pays sont apres et +rudes. + +Plus d'une fois aussi, j'ai suivi avec curiosite les mouvements de +Mariette quand elle etouffait la volaille. Sa dexterite, comme son +indifference, etait extreme. Tel le bourreau le plus exerce, elle +decapitait les canards qui continuaient de courir sans leur tete, ce +qui me frappait d'admiration. Un jour, elle me demanda de maintenir +pendant l'operation un de ces volatiles recalcitrants. Comme je +refusais mon concours d'une voix indignee, elle me dit avec la +brusquerie qui lui etait familiere: + +--Eh! faites le degoute vous en mangez bien! + +Je ne vais pas vous conduire a travers toute la maison. Ce serait trop +long, car elle a deux etages, dont le second est beaucoup moins age +que le premier, plus un grenier et la tour. La tour, au sommet de +l'escalier en colimacon, commande les quatre horizons de ses quatre +fenetres. Cette vue multipliee, trop etendue a mon gre, ne +m'interessait pas beaucoup. Je suppose que les enfants detestent ce +qui se perd, ce qui ne sert pas, les nuages, les paysages brouilles. +Les jours de gros temps, on entendait de la le vent qui menait un +vacarme infernal: on l'aurait pris pour un etre vivant, puissant et +incivil qui insultait les murailles avant de les jeter bas. L'escalier +n'etait pas trop clair, a la tombee de la nuit, on y prenait peur +facilement et, a cause des marches qui s'amincissaient en s'encastrant +dans la colonne de support, on risquait, si l'on allait vite, de se +_carabosser_. Carabosser est un verbe que tante Dine avait invente +pour les chutes violentes obtenues par precipitation et d'ou l'on se +relevait meurtri, eclope et enfle: il doit venir de la mauvaise fee +Carabosse. Quant au grenier, nul de nous n'y aurait penetre sans +compagnie. Une seule lucarne lui accordait avec parcimonie une lumiere +insuffisante, de sorte que les tas de bois, les fascines et tous les +objets mis au rancart, qui peu a peu venaient a prolonger indefiniment +leur existence inutile, prenaient des aspects bizarres d'instruments +de torture ou de personnages menacants. En outre, les rats s'y +livraient des batailles rangees, et des pieces qui etaient au-dessous +on aurait cru assister a des courses organisees, avec sauts +d'obstacles. De temps a autre on y mettait le chat, un superbe angora +faineant, gourmand et peu guerrier, qui sans doute craignait pour sa +fourrure et miaulait de frayeur jusqu'a ce que tante Dine, qui en +avait soin, le delivrat de sa corvee militaire, ce qui ne tardait +jamais. + +Le salon, dont les volets, d'habitude, etaient fermes et qu'on +n'ouvrait que pour les jours de reception ou de ceremonie, nous etait +formellement interdit, et de meme le cabinet de mon pere, encombre de +livres, d'appareils et de fioles, ou l'on ne s'aventurait qu'au cours +d'explorations rapides, ou je voyais entrer toutes sortes de tristes +figures qui, pour la plupart, se detendaient a la sortie. Mais, en +revanche, on nous abandonnait la salle a manger. Elle fut le theatre +de scenes tumultueuses, et plus d'une fois les chaises durent etre +rempaillees ou leur dossier remplace. Nous envahissions en desordre la +chambre de ma mere qui etait tres grande, et disposee de telle sorte, +au centre de l'appartement, que tous les bruits y venaient. Ainsi ma +mere, doucement, sans qu'on le sut, veillait sur la maison; il ne s'y +passait rien qu'elle n'en fut aussitot avertie. Et meme, dans notre +avidite de conquete, nous nous emparions de la salle de musique, petit +salon octogone, d'une sonorite merveilleuse, qui donnait sur un balcon +oriente au sud. Les soirs d'ete, les veillees se faisaient la, a cause +du balcon. + +Il me reste a parler du jardin. Mais si j'en parle honnetement, vous +croirez, comme la dame de Paris, qu'il s'agit de l'un de ces vastes +domaines qui entourent les chateaux historiques. Je n'arrive plus a +comprendre, quand je m'y promene, comment il a pu me paraitre si +grand, et des que je n'y suis plus, il reprend dans mon souvenir sa +veritable importance. C'est peut-etre qu'il etait alors si mal +entretenu qu'on avait l'impression de s'y perdre. Sauf le potager dont +les plates-bandes s'alignaient en bon ordre, tout y poussait a +l'aventure. Dans le verger, ou les poires et les peches que palpaient +nos doigts insinuants ne parvenaient pas a murir avant d'etre +cueillies, montait une herbe drue et haute, aussi haute que moi, ma +parole! Et je songeais tout de suite aux forets vierges que +traversaient _les enfants du capitaine Grant_. Une roseraie, chef- +d'oeuvre d'un aieul ami des fleurs, s'epanouissait dans un coin +lorsque bon lui semblait, et sans le secours des tailles ni des +arrosoirs. Ma mere, quand elle avait des loisirs, bien rarement, lui +donnait ses soins, mais il aurait fallu un homme de l'art. Les allees +etaient envahies par la mauvaise herbe, et il fallait les chercher +pour les trouver. En revanche, d'autres qui n'avaient pas ete tracees +surgissaient au milieu des pelouses. Et juste sous les fenetres de la +chambre de ma mere coulait une fontaine: le jour, on ne l'entendait +pas, a cause de l'habitude, mais la nuit, quand tout se tait, sa +plainte monotone remplissait le silence et me predisposait, sans que +je susse pourquoi, a la tristesse. + +Je neglige une vigne qui aboutissait aux batiments de ferme, et dont +nous n'etions occupes que pour la soulager de ses raisins, et je viens +enfin au plus beau fouillis de buissons, de ronces, d'orties, de +toutes plantes sauvages, qui nous appartenait en propre. La nous +etions les maitres et seigneurs souverains. Il n'y avait plus, avant +le mur d'enceinte, qu'une chataigneraie qui n'etait que la +prolongation de notre territoire reserve. Quand je dis: une +chataigneraie, c'est quatre ou cinq chataigniers. Mais un seul fait +deja une grande ombre. Il y en avait un dont les racines avaient +descelle un pan de muraille. Par cette breche ouverte, dont je ne +m'approchais pas sans inquietude, je m'imaginais que des voleurs +penetraient. + +Il est vrai que j'etais arme. Mon pere m'avait raconte _l'Iliade_ et +_l'Odyssee_, la _Chanson de Roland_ et diverses autres epopees d'ou je +sortais bouillant, impetueux et heroique. J'etais tour a tour Roland +furieux ou le magnanime Hector. Avec une epee de bois je livrais aux +Grecs ou aux Sarrasins, que figuraient les buissons, des combats +meurtriers, dont patissaient quelquefois de paisibles choux et +d'inoffensives betteraves que je taillais en pieces. + +Mes armes m'etaient fournies par un des singuliers ouvriers qu'on +employait au jardin ou a la vigne. Il y en avait jusqu'a trois qui +travaillaient isolement, chacun dans son coin, avec des attributions +speciales, mais avec une besogne indeterminee. On evitait de les +reunir, car ils se detestaient. Ou les avait-on recrutes? + +Leur choix provenait sans doute de la memorable incurie de mon grand- +pere qui laissait tout le monde tranquille, et la terre pareillement, +ou de la bonte de ma mere bien capable d'avoir repeche ces tristes +debris. + +Le premier en date, le plus ancien dans mon souvenir, mon armurier par +surcroit, s'appelait Tem Bossette. Nom et prenom etaient, je pense, +des surnoms. L'origine n'en est pas malaisee a decouvrir. Tem devait +venir d'Anthelme qui est un saint venere dans ma province. Quant au +sobriquet de Bossette, j'ai cru longtemps que c'etait une allusion +indelicate a la voute qu'il portait sur le dos a force de se pencher +sur sa pioche. Mais j'ai trouve une etymologie plus conforme a sa +paresse et a son caractere, et je la soumets humblement MM. les +philologues qui sauront lui consacrer, selon leur habitude, plusieurs +volumes in-folio. Chez nous, la bosse a plus d'un sens: elle designe +notamment la futaille ou l'on depose la vendange pour la ramener +commodement des vignobles, et je vois encore l'effarement peint sur le +visage d'un ami a qui je faisais les honneurs de ma ville natale et +qui lisait une affiche, une simple petite affiche composee de ces +quelques mots: _A vendre une bosse ovale_. "Heureux pays, me dit-il, +ou les bossus font commerce de leur gibbosite!" Et il se crut malin en +ajoutant: "Mais trouvent-ils acquereurs? " Je lui expliquai sa +meprise. Or notre Tem etait un ivrogne celebre. Notre cave surtout le +savait. _Bossette, petite bosse_: lui aussi devait contenir la +vendange. Et, meme, a la fin de sa vie, aurait-on pu supprimer le +diminutif. + +Il me fabriquait des sabres avec les echalas de la vigne. En +recompense je lui portais des bouteilles supplementaires que +j'obtenais de tante Dine, plus specialement chargee de l'office, en +lui representant la splendeur de mon armement. On se plaignait bien de +temps a autre que les ceps fussent depourvus de tuteurs. Les sarments +sans attache se resignaient a ramper. Ils pompaient toute l'humidite +du sol. Mais grand-pere, indifferent, ne blamait personne, et veuillez +compter tous les echalas qui etaient indispensables a mon equipage. Il +m'en fallait pour mes panoplies, et il m'en fallait pour mes ecuries. +Le nombre de mes chevaux attestait ma magnificence. Avec un baton +entre les jambes, j'acquerais une etonnante velocite, et pour chaque +bataille je changeais de monture. + +Tem Bossette eut ete grand s'il se fut tenu droit, mais il etait gros +a n'en pas douter et sa tete ronde ressemblait assez a une courge. " +Grosse tete a rare esprit ", disait de lui, en pincant les levres, +Mimi Pachoux qui etait jardinier, pepinieriste, lampiste, fumiste, +serrurier, menuisier, reparateur d'horloges et de faiences, frotteur +de parquets, scieur de bois, commissionnaire et je ne sais quoi +encore. Ah! si! quand la saison etait mauvaise, il portait les morts. +Se presentait-il une difficulte, avait-on besoin d'une aide?-- +Appelez Mimi! proclamait grand-pere. Et l'on appelait Mimi, ce qui +demandait plusieurs heures, car on ne le trouvait jamais, de sorte +que, lorsqu'il arrivait enfin, le travail etait fait, mais on lui en +attribuait le merite: + +--Ce Mimi, pas plus tot venu, tout s'arrange! + +Representez-vous un petit bout d'homme mince, maigre, net, prompt, vif +et, par surcroit, invisible. Invisible, c'est comme je vous l'affirme, +a moins que vous ne preferiez lui accorder le don d'ubiquite. Il +entamait le matin plusieurs journees, a six heures chez l'un et +quelquefois en avance --oh! ce Mimi, quel zele! --A six heures cinq +chez l'autre, et avant le quart chez un troisieme, s'annoncait +bruyamment au premier, courait chez le second, volait chez le dernier, +se glissait en tapinois, sortait en secret, rentrait en catimini, +repondait ici, expliquait la, reclamait ailleurs, apparaissait, +disparaissait, reparaissait, commencait en hate, continuait +precipitamment, n'achevait rien, et le soir touchait sa paie de trois +cotes a la fois. Mon grand-pere rapportait que plusieurs personnes de +ses relations voyaient leur double. Mon pere disait que c'etait une +maladie bien connue et qu'il suffisait de boire. J'essayai, mais je +vis tout bouger. C'etait Tem Bossette qui buvait, mais notre Mimi +Pachoux voyait son triple. + +Quant au dernier ouvrier de notre equipe, il ne fallait pas le perdre +de vue une minute parce qu'il voulait absolument se pendre. Il avait +fait plusieurs tentatives qui avaient echoue. On se relayait pour sa +surveillance. Mariette lui refusait la moindre ficelle, meme s'il en +avait le plus pressant besoin, et on l'utilisait specialement dans les +espaces decouverts. Les premiers temps on l'appelait Dante, mais son +nom etait Beatrix. Son surnom lui venait du spirituel archiviste +departemental. Avec sa figure longue et malchanceuse il brulait +d'aller aux Enfers, et sans cesse on lui coupait la corde. Peu a peu +il fut le Pendu et on ne le designa plus autrement. Tres peu de gens +consentaient a l'employer, a cause de la police qu'il exigeait pour +eviter une catastrophe. Ma mere fut sa providence. On lui confiait les +gros travaux, mais il les abandonnait genereusement a tante Dine qui +etait forte, active et capable de remuer jusqu'aux tonneaux, ce qu'il +considerait avec admiration, les bras ballants et la bouche ouverte. +Cette bouche ne contenait que deux dents qui, par un hasard +merveilleux, se juxtaposaient avec exactitude, de sorte que, +lorsqu'elles s'appuyaient l'une contre l'autre dans ce desert, on +pouvait croire que c'etait la meme qui unissait les deux machoires. + +Vous comprenez maintenant a quel point notre jardin etait inculte. +L'aurais-je mieux aime couvert de fleurs et de fruits que dans cet +etat lamentable ou il me semblait immense, profond et mysterieux? Cher +vieux jardin aux herbes folles, toujours un peu humide a cause de +l'ombre excessive des branches abandonnees a leurs caprices, ou j'ai +tant joue et tant invente de jeux, ou j'ai connu la gloire des +combats, la curiosite des explorations, l'orgueil des conquetes, +l'ivresse de la liberte, sans omettre l'amitie des arbres et la saveur +des fruits cueillis en cachette, vous etes aujourd'hui meconnaissable. +Ratisse, peigne, taille, arrose, du sable fin dans les allees, un +gazon ras autour des corbeilles, ne pensez pas avec vos beautes +nouvelles m'eblouir... + +Quand je m'y promene, c'est a l'aventure. J'ecrase les plates-bandes, +je pietine les pelouses, je menace les fleurs jusqu'a ce que le +nouveau jardinier, qui a remplace a lui seul, et trop bien, Tem +Bossette, Mimi Pachoux et le Pendu, me crie d'une voix alteree par +l'emotion: + +--Faites donc attention, monsieur! + +Il faut l'excuser. Il ne sait pas que je rends visite a mon jardin +d'autrefois. + +Mais, pour completer ce portrait de la maison, il manque... oh! +presque rien! Presque rien et presque tout, une ombre et un pas. + +Le pas de mon pere, personne ne s'y est jamais trompe. Rapide, egal, +sonore, il ne pouvait se confondre avec nul autre. Des qu'on +l'entendait retentir, tout changeait comme par enchantement. Tem +Bossette enfoncait sa pioche avec une vigueur insoupconnee; Mimi +Pachoux, qu'on avait cesse de voir, surgissait comme un diable d'une +botte; le Pendu se mesurait avec un fut important; Mariette activait +son feu, nous rentrions dans le rang, et grand-pere, je ne sais +pourquoi, s'en allait. Y avait-il une question a trancher, un ennui a +supporter, une menace a craindre? Quand on avait annonce: Il est la, +c'etait fini, toute inquietude se dissipait aussitot, chacun respirait +comme apres une victoire. Tante Dine surtout avait une maniere de +proclamer: _Il est la!_ qui eut mis en fuite l'agresseur le plus +resolu. Cela signifiait: _Attendez donc vous allez voir ce qui va se +passer. Ce ne sera pas long! En un instant, justice sera rendue!_ +Avertis de cette presence, nous nous sentions une force invincible. +C'etait une impression de securite, de protection, de paix armee. Et +c'etait aussi une impression de commandement. Chacun occupait son +poste. Mais grand-pere n'aimait ni a commander ni a etre commande. + +L'ombre, c'est, derriere le volet a demi clos de sa fenetre, celle de +ma mere qui n'a pas tout son monde rassemble autour d'elle. Elle +attend mon pere, ou notre retour du college. Quelqu'un est absent. +Elle craint pour lui. Ou bien le temps est orageux, elle interroge le +ciel pour savoir s'il faut allumer la chandelle benite. Une autre paix +emanait d'elle, une paix, comment dirais-je? qui s'etendait au dela +des choses de la vie, qu'on recevait en dedans, qui calmait les nerfs +et les coeurs, une paix de priere et d'amour. Cette ombre, que je +guettais chaque fois que je rentrais, que je guette encore quand meme +je sais bien qu'elle n'est plus la, qu'elle est ailleurs, c'etait +l'ame de la maison qui transparaissait comme la pensee sur un visage. + +Ainsi nous etions gardes. + +Au dela de la maison il y avait la ville, en contre-bas comme il +convient, et plus loin un grand lac et des montagnes, et plus loin +encore, sans doute, le reste du monde. Ce n'etaient que des annexes. + +II + +LA DYNASTIE + +En ce temps-la regnait mon grand-pere. + +Avant lui une longue suite d'ancetres avait du exercer le pouvoir, a +en juger par les portraits qu'on avait rassembles au salon. De ces +portraits la plupart avaient beaucoup noirci, de sorte que, si l'on ne +laissait pas la lumiere penetrer a flots, il devenait assez difficile +de deviner le contenu des cadres. L'un des plus abimes etait celui qui +m'etonnait davantage. On ne voyait guere que le visage et la main, un +visage et une main de femme or, on m'avait appris son role important +aux armees, et je me demandais comment un homme si jeune et si joli +avant tant pu se battre. La dame a la rose me retenait aussi: j'avais +beau tourner autour d'elle, je recevais de tous les cotes sa fleur et +son sourire. Je passe sur d'autres bustes plus rebarbatifs, engonces +dans de hauts cols et des foulards comme on en voit aux gens enrhumes, +et j'arrive aux deux tableaux qui occupaient la place d'honneur a +droite et a gauche de la cheminee: l'un portait l'habit bleu a galon +d'argent, le gilet ecarlate, la culotte blanche et le tricorne noir +des gardes-francaises, l'autre le bonnet a poil et la capote bleue +boutons dores et passepoils rouges aux manches et au col de grenadier +de la vieille garde. Le soldat du roi et le soldat de l'empereur se +faisaient pendant. Tous deux avaient bien servi la France, a en croire +leurs decorations. Mon pere, avec orgueil, m'avait raconte leurs +exploits et revele leur grade. Je ne les regardais pas sans une +certaine crainte reverencielle. Ils n'etaient pas beaux, ayant plus +d'os que de chair et des traits tailles a la diable. Mais je n'aurais +pas ose les declarer vilains. Leurs yeux se fixaient sur moi +lourdement et m'inspiraient de la gene. Ils me reprochaient de n'avoir +pas encore remporte de victoires extraordinaires comme le grenadier a +la Moskova, ou tout au moins subi d'heroiques defaites comme le garde- +francaise a Malplaquet. Longtemps, je n'ai su que ces deux noms de +batailles. Et je rougissais des sabres de bois de Tem Bossette et des +echalas que j'enfourchais. Je comprenais que mes chevauchees dans le +jardin, ce n'etait pas serieux, ce n'etait pas vrai. Ces deux +portraits redoutables, tantot m'exaltaient d'orgueil et tantot +m'accablaient de leur importance. Un jour que je les considerais sans +plaisir, mon grand-pere s'approcha de moi et me jeta negligemment avec +son petit rire sec et sa moue la plus impertinente: + +--Peuh! ce n'est que de la mauvaise peinture. + +Il est dangereux d'apprendre trop tot l'esthetique aux enfants. Je me +rejouis que ce fut de la mauvaise peinture. Du coup, le soldat du roi +avec son tricorne et le soldat de l'Empire sous son bonnet a poil +perdirent tout prestige. Leur biographie ne me fut plus rien. J'etais +libere de cette servitude a quoi oblige l'admiration. Je reprenais +l'avantage sur ce passe qui etait mal peint et je pouvais mesurer avec +insolence la galerie des ancetres. + +Un jour il fut question de les exiler au galetas. Grand-pere desirait +les remplacer par des gravures. + +--Elles sont du dix-huitieme siecle, expliquait-il pour mieux +convaincre. + +Il formula sa proposition avec simplicite et politesse, comme la chose +la plus naturelle du monde. Mais tante Dine poussa des cris indignes, +et mon pere deploya cette calme autorite qui brisait toute resistance. +Grand-pere n'insista pas; il n'insistait jamais. Cependant je le +comprenais, puisque c'etait de la mauvaise peinture. + +Le gouvernement de mon grand-pere etait irregulier et indifferent. +Autant dire qu'il n'y en avait pas. Quand je lus dans mon manuel +d'histoire, ou dans celui de mes freres aines, le chapitre consacre +aux rois faineants, je pensai immediatement a mon grand-pere. Il ne +tenait point du tout a ses prerogatives. Cependant il s'appelait +Auguste. Je le savais parce que ma grand'tante Bernardine; celle que +nous designions sous le nom de tante Dine et qui etait sa soeur, +l'appelait ainsi le plus rarement possible, car son prenom l'agacait. + +--Oui, declara-t-il un jour, on m'a appele Auguste, je ne sais fichtre +pas pourquoi. C'est encore un coup des ancetres. On vous colle pour le +restant de vos jours une etiquette ridicule. + +Bien que de taille moyenne, il donnait au premier abord une impression +de grandeur, a cause de sa belle tete dont il ne tirait point vanite +et qu'il portait avec nonchalance. Son nez fin se busquait legerement. +Ses cheveux blancs, qu'il n'eut jamais fait tailler sans les brusques +interventions de tante Dine, bouclaient un peu, et sans cesse il +plongeait les mains dans sa longue barbe annelee, pareille a celle de +l'empereur Charlemagne sur les images, par crainte des grains de tabac +qu'elle pouvait receler, car il fumait et prisait. De plus pres, cette +impression de prophete s'attenuait, se volatilisait. Il regardait trop +souvent a terre, ou levait sur vous des yeux vagues qui ne +consentaient pas a vous voir. On sentait qu'on n'existait pas pour +lui, et rien n'est plus vexant. Il ne se souciait de rien, ni de +personne; ses vetements lui tenaient au corps par la grace de Dieu et +de tante Dine. Que leur coupe fut bonne ou mauvaise, il n'en a jamais +rien su. Volontiers, il eut attendu, pour en changer, qu'ils le +quittassent les premiers. Leur usure le mettait a l'aise. Il a +toujours ignore, je pense, l'usage des bretelles, et celui des +cravates lui paraissait une concession miserable a la mode. Il +detestait tout ce qui le genait et se serait accommode pour la journee +entiere d'une robe de chambre verte et d'un bonnet grec en velours +noir dont il se trouvait bien et qu'il lui arriva d'apporter au +dejeuner de midi. Quand nous le voyons apparaitre dans cet +accoutrement, mes freres et moi, nous etouffions nos rires qu'un +regard de mon pere suspendait, mais ce regard meme contenait un blame +pour la fameuse robe de chambre. + +On avait beaucoup de peine a obtenir son exactitude aux repas. + +--Eh! declarait-il avec bonhomie, on mange quand on a faim. Cette +reglementation est absurde. + +--Cependant, objectait mon pere qui, visiblement, n'etait pas content +et qui essayait de parler avec douceur, --mais de la douceur de mon +pere se degageait encore une impression d'autorite, --il faut de +l'ordre dans une maison. + +--L'ordre, l'ordre, oh! oh! + +Il fallait entendre ces _oh! oh!_ discrets, sourds, lances a la +cantonade, qui atteignaient toute la regularite etablie, et +qu'accompagnait un petit rire sec. Ce petit rire placait immediatement +grand-pere au-dessus de ses interlocuteurs. Je n'ai rien rencontre, +dans les expressions humaines, de plus inquietant, de plus moqueur, de +plus ironique que ce petit rire. Il vous donnait aussitot l'idee que +vous etiez une bete. Il me faisait l'effet de ces secateurs bien +tranchants avec lesquels on elague les rosiers: ric, rac, les fleurs +tombent; ric, rac, il n'y a plus rien. Or grand-pere en faisait +l'injure, involontaire sans doute, a tout le monde. + +Sa presidence a table etait honorifique et non effective. Non +seulement il ne dirigeait pas la conversation, mais il ne la suivait +que par hasard et quand ca lui chantait. Du reste, il ne s'occupait de +rien. Se promenait-il dans le jardin, poussait-il jusqu'a la vigne, +Tem, Mimi et Pendu reunis ne parvenaient pas a obtenir de lui une +indication. Il esquissait un geste vague qui signifiait: "Laissez- +moi en repos." Le trio n'insistait pas outre mesure, car ce silence le +favorisait et les choses n'en marchaient pas mieux. + +Une autre superiorite qu'il avait, outre son rire, c'etait son violon. +Ne figurait-il pas dans la galerie des portraits, tout jeune et tout +frise, avec une guitare dans les mains? + +--De ma vie, je n'ai pince de cette affreuse machine, protesta-t-il un +jour. Mais un Italien de passage a eprouve le besoin de me +barbouiller. + +--Tu etais si joli, proclama tante Dine. L'artiste fut enthousiasme. + +--Oh! l'artiste! + +Il passait de longues heures dans sa chambre a jouer de son +instrument, mais demeurait plus longtemps encore a l'examiner avec +amour, a le palper, a tendre ou a detendre les cordes, a frotter +l'archet avec la colophane. Ainsi les faucheurs dans les champs +passent plus de temps a affuter leurs faux qu'a faucher; ils peuvent +taper dessus avec un caillou indefiniment. + +Quand il jouait, il exigeait qu'on s'en allat. Il jouait pour lui +seul, et un peu toujours les memes airs, car je l'ecoutais de la +porte, assez souvent, et plus tard j'ai reconnu dans le _Freischuetz_ +et dans _Euryanthe_, dans _la Flute enchantee_ et le _Mariage de +Figaro_, des passages qu'il affectionnait. Les rythmes clairs de +Mozart prenaient la forme de cette joie de respirer que l'on goute +sans le savoir dans l'enfance, comme une eau limpide se soumet aux +contours d'une vase; mais Weber me donnait le desir imprecis de +choses que je ne pouvais definir: j'etais au choeur d'une foret dont +les allees se perdaient. C'etait une heureuse initiation. + +Cependant tous les morceaux n'avaient pas ce merite. Comment l'aurais- +je su? Tout est bon a une sensibilite qui s'elance. Je ne puis +aujourd'hui encore entendre l'ouverture de _Poete et Paysan_ sans etre +secoue d'emotion. Un soir, a Lucerne, au bord du lac, le plus banal +des orchestres dans le plus banal des hotels preluda a cette +ouverture. Autour de moi les convives en smoking et en robe decolletee +continuaient de causer et de rire, comme s'ils ne s'apercevaient de +rien, comme s'ils etaient sourds. Alors je sentis que j'etais seul, et +mon coeur se fondit, et je crus que j'allais pleurer. L'orchestre ne +jouait pas pour le public, il ne s'adressait qu'a moi. Ce n'etait plus +l'art mediocre du compositeur autrichien, c'etait le souvenir de mon +entree enfantine dans l'empire mysterieux des sons et des reves, dans +la foret dont les allees se perdent. + +A la meme epoque le chant d'un de mes camarades, au college, acheva de +me bouleverser. Ce fut a une ceremonie de premiere communion. Je +n'etais pas encore admis a la Table Sainte et j'avais tout le loisir +de l'ecouter. Il chanta cette melodie de Gounod: _le Ciel a visite la +terre_, et c'etait vrai que le ciel me visitait, m'envahissait, +m'emportait. Tout mon etre vibrant faisait partie de ce chant. La voix +montait, montait, et bien sur elle allait se briser. Elle n'etait pas +assez forte pour resister a des notes aussi puissantes et qui +remplissaient toute la chapelle. Elle etait pareille a ces jets d'eau +si minces que le vent les coupe et qu'on ne les voit plus retomber. +Elle s'est brisee en effet a l'age de l'adolescence; la mort a pris +mon camarade a seize ans. + +Il y avait aussi une boite a musique que mon pere m'avait apportee de +Milan ou il avait ete appele en consultation. Quand la vis se +declenchait, il en sortait de freles notes felees, voilees, un peu +tremblantes, et une petite danseuse tournait sur le couvercle. Elle +posait gravement et en cadence ses pieds pointus, comme si elle +accomplissait un rite sacre. Cela composait un spectacle doux et +triste. Combien je fus desenchante, plus tard, quand je constatai la +frivolite des danseuses au bal ou je cherchais cette tendre douceur et +cette chere tristesse! + +Les rois faineants, dans mon abrege d'histoire, etaient accompagnes +des maires du palais qui, de simples officiers d'abord charges du +gouvernement interieur, devinrent premiers ministres et les maitres +memes de leur maitre. Au college, on nous citait avec eloge Pepin +d'Heristal et Pepin le Bref qui fut le pere de Charlemagne. Grand-pere +n'etant pas un roi tres serieux, je m'attendais a ce que mon pere +s'emparat du pouvoir. Mais pourquoi temoignait-il tant de respect a +grand-pere, au lieu de le deposseder? L'histoire m'enseignait une +attitude differente. Grand-pere, c'etait, pour les fermiers, ouvriers +et gens de service, _Monsieur_ tout court, ou _Monsieur Rambert_, et +pere, c'etait _Monsieur Michel_. Il ne serait venu a l'idee de +personne d'appeler Monsieur, de consulter Monsieur, de demander un +ordre a Monsieur. C'est Monsieur qui aurait proteste: --Qu'est-ce que +vous me voulez encore? Laissez-moi tranquille. Je n'ai pas le temps +(je n'ai jamais su pourquoi il n'avait pas le temps). Adressez- vous a +Monsieur Michel... Lui-meme, ainsi, donnait l'exemple. J'en avais +conclu, comme tout le monde, qu'il n'etait bon a rien. Et de temps a +autre, sans qu'on sut pourquoi, ne reclamait-il pas contre l'oubli ou +l'on le mettait des affaires du palais, je veux dire de la maison? +Tandis que des qu'il s'agissait d'une determination grave, d'un ordre +important, on entendait de tous cotes ce cri de ralliement: --Ou est +Monsieur Michel? Appelez Monsieur Michel... + +J'ai parle du pas de mon pere. Il y avait aussi sa voix. Elle sonnait, +secouait, ragaillardissait. Il ne l'elevait jamais et il savait que +c'etait inutile. Elle ouvrait les portes, penetrait jusqu'aux chambres +les plus retirees, et en meme temps versait aux coeurs une force +nouvelle comme en donne un bon verre de vin rouge, a ce que pretendent +les gens qui s'y connaissent. Quand il arrivait en retard pour le +diner a cause de tous les clients qui se pendaient apres lui, on +n'avait pas besoin d'agiter la cloche. De l'antichambre il proclamait +comme un edit: + +--A table! + +Et les habitants disperses se rassemblaient en hate. + +--Quelle voix! protestait grand-pere qui sursautait. + +Je ne puis lire des phrases comme celles-ci qui reviennent, plus ou +moins, dans tous les manuels d'histoire, sauf dans ceux d'aujourd'hui +ou les batailles sont escamotees comme si elles se gagnaient toutes +seules: --_A la voix de leur chef, les soldats s'elancerent a +l'assaut... A la voix de leur general, les troupes se reformerent_... +sans entendre cette voix de mon pere dont toute la maison vibrait. Tem +Bossette, qui en avait une peur effroyable, l'entendait du fond de la +vigne. Le pas annoncait la presence, mais la voix ordonnait. Cependant +les ouvriers ne dependaient pas de mon pere; mais pour eux, mais pour +tous, il etait le chef. Tout, chez lui, contribuait a donner cette +impression la taille, le visage aux traits droits, barre d'une +moustache dure et courte, les yeux percants dont on ne supportait pas +volontiers le regard. De sa personne se degageait une sorte de +fascination. Tante Dine, qui avait le sens populaire, l'exprimait rien +qu'en disant: _Mon neveu_. Elle en eclatait d'orgueil. Le grenadier +du salon ne devait pas arrondir autrement la bouche pour parler de +l'Empereur. A cette fascination je n'avais pas echappe, et meme dans +ma revolte je ne cessai pas de lui rendre un culte secret. Mais +l'esprit de liberte nous porte a contredire nos plus surs instincts +sous pretexte d'affranchissement. + +Ne croyez pas qu'il fut severe avec nous. Il ne tirait sur la bride +que si nous prenions une fausse direction. Seulement, je n'ai jamais +rencontre chez personne une telle aptitude a commander. Malgre sa +profession absorbante, il trouvait le loisir de s'occuper de nos +etudes et de nos jeux, et meme il les elargissait par les recits +d'epopee qu'il nous faisait avec un art accompli. Ma memoire les a des +lors retenus pour toujours. On voyait bien qu'il honorait les +portraits de famille. Il nous transmettait oralement le passe des +ancetres, mais je ne pouvais oublier que ce n'etait que de la mauvaise +peinture. Quand nous nous sentions observes par lui, nous devinions +qu'il y avait dans cet enveloppement de notre faiblesse par sa force +autre chose que de la tendresse et peut-etre de la fierte, mais quoi? +Je sais maintenant qu'il cherchait sur nous les signes de notre +avenir. Son amour de la duree ne se contentait pas de l'anciennete de +sa race, il voulait suivre celle-ci jusque dans l'obscur travail du +temps et consolider son destin. Notre bonheur meme lui etait moins +cher que la soumission de notre volonte a la tache commune. Ce que +contient le regard paternel, l'enfant sait bien que c'est son image, +et cette certitude lui suffit. + +Il nous enseigna tout petits le respect de ce qu'il appelait deja +notre vocation. Nous en comprimes des lors l'importance. Ma soeur +Melanie qui etait l'ainee de tous, mes freres Bernard et Etienne +avaient de tres bonne heure annonces leur choix qui etait l'armee pour +Bernard, et les missions pour les deux autres. Il ne songeait pas a +les contrarier, bien qu'il dut renoncer peut-etre a d'autres vues +qu'il avait sur eux. La rieuse Louise se marierait; ce n'etait pas +presse. Quant a Nicole et a Jacques, ils etaient tout de meme trop +minuscules pour qu'on s'occupat de leur avenir. + +--Et toi? m'avait demande mon pere. + +Comme je n'avais rien trouve a repondre, il avait exprime tout haut +son desir: + +--Tu nous resteras. + +Ainsi etait-il admis que je resterais pour garder la maison. Ce role, +que j'estimais peu seduisant, ne m'emballait pas, tandis que les +autres etaient pares de la poesie du depart. Je ne confirmais ni +n'infirmais l'opinion qu'on se faisait de mon sort. Mais j'eprouvais +une folle envie de me soustraire a ces arrangements, a ce pouvoir qui +me dominait. De sournois desirs de rebellion germaient en moi contre +cela meme que j'aimais. Ils leveraient plus tard, sous une influence +imprevue. + +Je devrais maintenant parler de la reine. N'est-ce pas son tour?... En +verite je ne le puis et il ne faut pas me le demander. L'ombre que je +cherche en rentrant, derriere la fenetre, et dont notre absence +suffisait provoquer l'inquietude... oui, je consens encore a l'evoquer +ainsi. C'est bien elle, mais lointaine et cachee. Si je veux +m'approcher, je ne trouve plus mes mots. + +Avez-vous remarque, aux beaux jours d'ete, la buee bleue qui flotte +sur les pentes? Elle permet de mieux fixer les claires beautes de la +terre. Si je pouvais poser ce voile transparent sur le visage +maternel, il me semble que j'oserais mieux dire sa suavite et la +limpidite des yeux qui ne pouvaient croire au mal. Quelle force +inconnue recelait donc cette douceur? Mon grand-pere, qui se gardait +de toute influence rien que par son petit rire si vexant, et qui meme +devant son fils ne perdait pas ce moyen de defense, l'abandonnait +habituellement devant ma mere. Et mon pere, dont l'autorite semblait +inebranlable et infaillible, se tournait vers elle comme s'il lui +reconnaissait une puissance mysterieuse. + +Cette puissance, je le sais maintenant, c'etait Dieu qui habitait en +elle, soit qu'elle fut allee Le chercher a la premiere messe avant que +personne fut reveille, soit qu'elle Lui offrit ses travaux quotidiens +dans la maison... + +Mes freres et soeurs et moi, nous composions le peuple. Dans tout +royaume il faut un peuple. Il est vrai que, dans la plupart des +maisons d'aujourd'hui, on cherche ou le peuple a passe. Le roi et la +reine, tristes comme des saules pleureurs, se regardent vieillir avec +ennui. Ils n'ont rien a gouverner et ils n'emporteront pas leur +couronne. Chez nous, le peuple etait nombreux et bruyant. Si vous +savez compter, vous n'ignorez deja plus que nous etions sept, de +Melanie qui me devancait de sept ans jusqu'a Jacques le dernier qui me +suivait a six ans de distance. + +Tout ce bataillon, avant d'etre conduit a la manoeuvre, recevait une +premiere inspection de tante Dine qui etait preposee aux revues de +detail. + +Elle etait d'une activite que les annees ne ralentissaient pas et que +les servantes, sauf Mariette, exploitaient sans vergogne toujours +allant et venant, de la cave au galetas, par les escaliers, car elle +oubliait la moitie des travaux qu'elle comptait entreprendre, ou +suspendait brusquement ceux qu'elle avait entrepris, commencant un +nettoyage, l'abandonnant pour chasser la poussiere d'un meuble, menant +la guerre contre les toiles d'araignees au moyen d'une tete de loup, +sorte de brosse fixee au bout d'une perche, ou bondissant sur l'un de +nous qui avait crie. Elle nous a berces, laves, habilles, pouponnes, +pomponnes, gardes, amuses, occupes, soignes, caresses tous les sept, +et meme un huitieme qui est mort sans que je l'aie connu. + +Encore conviendrait-il d'ajouter a ce chiffre imposant mon grand-pere +a qui elle epargnait tout souci. Il n'etait pas exigeant pourvu qu'il +eut immediatement sous la main ce qu'il desirait, il ne reclamait rien +a personne. Et il fallait respecter le desordre de sa chambre qu'il +entretenait scrupuleusement, pretendant qu'on ne retrouve pas ce qui +est range. Il se laissait dorloter avec negligence et n'y pretait pas +d'attention, sauf quand on l'agacait par quelque exageration de soins. + +Pour notre education et notre instruction, pour la direction morale, +tante Dine se mettait, malgre la difference d'age, a la devotion de ma +mere, pour qui elle professait un attachement, une admiration sans +bornes. Jusque dans la vieillesse, elle n'accepta que des fonctions +subalternes. Quand elle avait declare: "Valentine veut ceci, +Valentine a dit cela" (Valentine, c'etait ma mere), il n'y avait pas a +discuter. Elle obeissait a la lettre sans meme chercher a penetrer +l'esprit. Aucune de ses pensees ne lui restait pour elle-meme elle les +distribuait aux autres sans exception. A la gronderie elle n'entendait +rien et baissait la tete quand nous recevions une reprimande, en +maniere de protestation contre la durete du pouvoir. Non seulement +elle ne nous denoncait pas, mais elle trouvait a nos pires fautes des +excuses inattendues, et si merveilleuses qu'elles desarmaient +quelquefois, rien que par l'etonnement qu'elles provoquaient. + +--Cet enfant a pris des poires. + +--C'etait pour soulager l'arbre qui ne pouvait plus les porter. + +--Cet enfant mange salement. Il a mis les mains dans son assiette +d'epinards. + +--C'est dans la joie de voir de la verdure. + +Nos etudes ne l'interessaient pas. Mais elle avait cette culture de +l'ame qui communique a l'esprit sa fleur de delicatesse. On en savait +toujours assez si l'on etait honnete et bon catholique. Et meme elle +estimait qu'on remplissait de trop bonne heure notre cervelle, et d'un +tas de sciences inutiles. L'histoire des paiens ne lui disait rien qui +vaille, et pour l'arithmetique, elle n'avait jamais su compter. En +revanche, notre sante, notre proprete, notre gaiete, etaient son +affaire. Elle chantait pour nous endormir, elle chantait pour nous +distraire, elle chantait pour nous faire marcher. Ses chansons +tintinnabulent dans mes souvenirs. Il y avait une berceuse ou nous +devenions tour a tour general, cardinal, empereur, et dont le refrain +etait destine a nous inspirer de la patience par un avenir si +reluisant: + +En attendant, sur mes genoux, Beau cherubin, endormez-vous. + +Mais le beau cherubin ne se pressait pas de s'endormir. + +Il y avait aussi le _Nid charmant_ que de _mechants petits lutins a la +mine eveillee_ voulaient detruire et qu'il fallait respecter, car + +C'est l'espoir du printemps, C'est l'amour d'une mere. + +Ou bien c'etait Silvio Pellico prisonnier qui, d'une voix percante, +reclamait sa brise d'Italie. Un de mes premiers jeux fut l'evasion de +Silvio Pellico, mais je ne savais pas qui c'etait. Mes chansons +preferees etaient peut-etre _l'Etang_ et _Venise_. Je les nomme ainsi, +faute d'en savoir davantage. _L'Etang_ racontait un effroyable drame +de noyade: + +Petits enfants, n'approchez pas, Quand vous courez par la vallee, Du +grand etang qu'on voit la-bas, Qu'on voit la-bas sous la feuillee. + +Ecoutez ce qu'il arriva D'un enfant blond qui s'esquiva Des bras de sa +me-e-e-ere. + +L'enfant blond poursuivait une libellule et la _demoiselle aux ailes +d'or_ l'entrainait dans l'eau froide. Ca lui apprenait a s'esquiver +des bras maternels. Quant a _Venise_, j'en ai retenu pareillement les +premiers vers, y compris leur faute de francais: + +Si Dieu favorise Ma noble entreprise J'irai-z-a Venise Couler +d'heureux jours. + +Est-ce la magie de ce nom de ville inconnue ou la melancolie de la +ritournelle: je n'imaginais pas de plus beau voyage que de s'en aller +dans cette Venise dont on m'avait montre les gondoles au stereoscope. +J'ai longtemps hesite, crainte d'une deconvenue, a realiser ce projet +qui me venait d'une si lointaine musique, une de ces musiques que nous +continuons d'entendre en nous bien apres les jours d'enfance. Faut-il +que ce soit l'une des plus sures gardiennes du foyer qui, par l'effet +d'une simple romance chantee pour nous calmer, soit la premiere a nous +enflammer la cervelle? Et quand, plus tard, j'ai vu enfin la cite aux +rues mouvantes et aux palais roses, je l'ai abordee avec respect, me +souvenant que cette visite representait une _noble entreprise_, comme +si, deja, la puissance de son charme etait contenue tout entiere par +avance dans la naive berceuse de tante Dine. + +De ses innombrables chansons, quelques-unes, je le crois, etaient de +son invention. Ou, du moins, faute de se souvenir exactement de leur +texte, je suppose qu'elle les recomposait a sa maniere. Certain _Pere +Gregoire_, notamment, mi-parle, mi-chante, ne saurait figurer dans +aucun recueil. Une charmante vieille dame a qui j'en faisais part un +jour m'assura que le pere Gregoire existait aussi dans le Berry, du +cote de la Chatre, sous le nom de pere Christophe. C'est deja de la +prose rythmee, et cela se declame sur un ton de melopee qui eclate +brusquement aux finales. Toute une petite comedie de la vanite y tient +en quelques phrases. Jugez plutot, car je vais essayer de citer de +memoire. + +_Le pere Gregoire est sorti de chez lui ce matin_. Jusque-la rien que +de naturel: le pere Gregoire va se promener, c'est son droit, mais +attendez le detail qui caracterisera cette sortie: _Un beau bouquet +de coquelicots a son chapeau_. Il faut enfler la voix sur les +coquelicots. Cette fleur des champs devient un symbole de faste et +d'ostentation. Ah! eh! le pere Gregoire n'est plus l'honnete homme qui +va respirer l'air de la campagne, c'est un vieux beau qui fait +fantaisie: il parade, il piaffe, il caracole, il entend qu'on le +regarde et qu'on l'admire. Mais vous serez puni, pere Gregoire; un +mauvais destin vous guette! _Chemin faisant, son chien se prit de +querelle avec le mien_. On donne cette nouvelle simplement. Elle +semble au premier abord de mince importance. Facheuse affaire +cependant: une bataille de chiens dans une petite ville, --comment! +vous ne le savez pas? vous n'avez donc jamais vecu en province? -- une +bataille de chiens presente une gravite exceptionnelle. Les maitres +interviennent, ils prennent parti, et le vaincu jure que ca ne se +passera pas de la sorte! Des familles se sont brouillees pour des +batailles de chiens. Quelle est l'origine de la haine des Capulets et +des Montaigus? peut-etre une bataille de chiens. Et precisement notre +pere Gregoire veut intervenir: son chien a le dessous, il est roule +dans la poussiere comme une quenelle dans la farine. _Le pere +Gregoire, voulant les separer, tomba le nez dans le corttin_. Il s'est +precipite, la canne haute, son pied a glisse, et le voila par terre, +en triste posture, surtout le nez, car il n'a pas eu de chance dans +l'emplacement de sa chute. Ici, il convient de prendre un ton +lamentable, l'apostrophe qui suit doit revetir une ampleur de +desolation infinie: _Pauvre pere Gregoire!_ Un point de suspension. +On le plaint, car sa mesaventure est grande. Mais la plainte devient +tout a coup ironique et c'est l'orgueil qu'elle vise: _voila son +bouquet de coquelicots bien loin de son chapeau_. Les insignes de sa +vanite sont souilles. Il peut rentrer chez lui se laver et se brosser. +Il ne rapportera pas les coquelicots. Sans les coquelicots, rien ne +lui serait arrive. + +J'attribue le _Pere Gregoire_ a tante Dine a cause de la fertilite de +son imagination qui chaque jour lui fournissait de nouveaux contes +pour notre enchantement. Les grandes personnes ne sont pas volontiers +de plain-pied avec les enfants. Elles veulent trop se baisser. Tante +Dine trouvait d'instinct ce qui nous convenait. Ses histoires nous +tenaient haletants. Quand je cherche a les arracher au passe pour m'en +faire honneur, elles s'enfuient avec des sourires: "Non, non, me +disent-elles (car je les approche de tout pres, mais nous sommes de +chaque cote d'un grand trou qui est profond s'il n'est pas bien large +et qui est la fosse commune de toutes mes annees ecoulees), a quoi bon +? tu ne saurais pas te servir de nous. Regarde: nous avons pris la +couleur du temps; comment la decrirais-tu?" + +Lorsque le grand-pere nous surprenait assis en rond autour de notre +conteuse, il secouait la tete en signe de desapprobation. + +--Balivernes, murmurait-il, balivernes! On doit la verite aux enfants. + +Nous demandions a tante Dine ce que c'etaient que des balivernes. + +--C'est, nous expliquait-elle par maniere de vengeance, quand on joue +du violon. + +Entre ses chants et le violon de grand-pere, c'etait quelquefois un +vacarme assourdissant. + +Tante Dine possedait une autre faculte merveilleuse: celle de creer +des mots. Je vous ai cite _Carabosser_, mais elle en inventait par +centaines, et si bien adaptes aux objets qu'on les comprenait +aussitot. Je ne puis davantage les transcrire. Transcrits, ils perdent +leur valeur. Ou bien je ne sais pas les orthographier: la langue +parlee n'est pas la langue ecrite, et cette langue imagee avait la +verdeur et la saveur populaires. Tante Dine employait aussi des mots +rares --ou diable les avait-elle decouverts? car elle lisait peu -- +qui etaient singuliers et sonores tout comme s'ils lui appartenaient +en propre, et que, plus tard, un peu surpris et bien amuse, j'ai +releves dans le dictionnaire ou je ne les eusse pas cherches. Ainsi, +pour abaisser ma superbe, elle me qualifia un jour d'_hospodar_, et un +autre, de _premier moutardier du pape_. J'ignorais que les hospodars +etaient des tyrans de Valachie et que c'est avoir une haute opinion de +soi-meme que de se croire le premier moutardier du pape. Mais ces +titres inconnus dont elle m'affublait me representaient un gros homme +habille de rouge, qui commandait avec de grands cris, et je ne voulais +pas lui etre compare. + +Laissez-moi, chere grand'tante Bernardine, vous apostropher a la facon +du pauvre pere Gregoire. Si mon enfance fait dans mon souvenir un +grand tintamarre, comme si elle etait montee sur une de ces mules +toutes harnachees de grelots qui ne sauraient marcher sans musique et +qui, de loin, donnent l'impression d'un important convoi, je le dois a +vos histoires et a vos chansons. La voici qui s'avance joyeusement et +bruyamment des que ma pensee l'appelle, c'est-a-dire tous les jours. A +cause d'elle, je ne pourrai jamais me plaindre du sort. Je l'entends +avant de la voir, mais quand elle surgit au detour du chemin qui vient +a moi du passe, elle porte dans ses bras toutes les fleurs du +printemps. Vous meritez bien que je vous en offre un bouquet, et meme +un bouquet de coquelicots, pour toutes vos romances qui s'ajoutaient a +vos soins et a vos prieres. Car vous priiez tout fort, sur l'escalier +comme a l'eglise, et meme quand vous brandissiez la tete de loup. Le +silence vous etait desagreable. C'est pourquoi, chere tante Dine, je +le romps ce soir et vous parle... + +Tante Dine menait une garde serieuse autour de la maison. Pour s'en +approcher, il fallait montrer patte blanche. Elle designait sous le +nom de _ils_ les ennemis invisibles qui etaient censes nous investir. +Longtemps ces _ils_ mysterieux nous effrayerent. Nous les cherchions +autour de nous des qu'elle en parlait. A force de ne pas les +rencontrer, nous finimes par en rire, sans savoir que ce rire nous +desarmait et que plus tard nous devions les retrouver en chair et en +os. Sa partialite ne fut jamais en defaut. Des que la famille etait en +cause, elle exigeait qu'on lui adressat des louanges immediates, sans +quoi elle se rebiffait, prete au combat. Quelqu'un ayant hasarde un +blame anodin se vit toiser de pied en cap et, pour masquer sa defaite, +voulut manier l'ironie. + +--J'oubliais, declara-t-il, que votre maison, c'est l'arche sainte. + +--Et la votre l'arche de Noe, repliqua-t-elle du tac au tac, sachant +que son interlocuteur recevait toutes sortes de gens heteroclites. + +On petrissait alors le pain a l'office, dans un petrin quasi +seculaire, avant de le porter au four banal. Tante Dine, qui aimait +les gros ouvrages, surveillait cette operation et meme, volontiers, y +mettait les mains. Un jour que j'y assistais, au moment ou la servante +allait melanger la farine, l'eau et le levain, ma tante la secoua avec +vivacite. + +--A quoi pensez-vous, ma fille? + +--A petrir, mademoiselle. + +--Vous oubliez le signe de la croix. + +Car, dans les bonnes maisons on n'omet pas le signe de la croix sur la +farine blanche qui va se changer en pain. A table, mon pere, avant +d'entamer la miche, ne manquait point de tracer une croix avec deux +entailles du couteau. Quand c'etait grand-pere qui remplissait +l'office de panetier, j'avais bien remarque qu'il n'en faisait rien. + +Ce fut l'un de mes premiers etonnements. Des le debut de la vie, je +compris l'importance des dissentiments religieux. + +Grand-pere jouait de son violon quand il lui plaisait. Mais lui-meme +n'aimait pas a etre derange. Nous en fimes l'experience. Ma soeur +Melanie et mon frere Etienne, qui de leur premiere communion +conservaient une piete ardente et meme un peu agressive, avaient +edifie une petite chapelle dans une armoire de ce salon octogone que +nous appelions la salle de musique parce que, jadis, on y donnait des +concerts et qu'on y avait laisse un vieux piano a queue. Etienne et +Melanie, c'etait decide, quand ils seraient grands, evangeliseraient +les sauvages, comme Bernard l'aine serait officier et reprendrait +l'Alsace-Lorraine, et Louise la cadette, toujours genereuse, +epouserait un fabricant de champagne, afin que nous puissions boire +librement de ce vin dore et vivant ou nous n'avions jamais fait que +tremper nos levres les jours de fetes de famille. Ainsi, l'avenir +s'organisait a merveille, sauf mon sort personnel qui demeurait +incertain. Melanie tenait son nom de la petite bergere dauphinoise qui +jouissait alors d'une vogue considerable: on parlait a mots couverts +du secret de la Salette. Quelquefois je lui demandais si elle ne +demandait pas d'etre mangee par les anthropophages dont ma geographie +illustree m'avait revele l'existence. Loin de ralentir son zele, cette +affreuse perspective ne reussissait qu'a l'exalter. Etienne n'aspirait +pas moins violemment au martyre, bien qu'une mesaventure lui fut +arrivee au college: ses camarades, admirant sa devotion, avaient +compte qu'il accomplirait un miracle le jour de sa premiere communion +et, le miracle n'ayant pas eu lieu, ils l'en avaient un peu meprise. + +Je n'ai jamais su quelle sorte de vepres ou de complies nous disions +devant l'armoire. Les ceremonies consistaient en cantiques vociferes +en choeur. J'etais, malgre mon jeune age, convie a ces manifestations +clericales. Ce jour-la nous deployions precisement une energie de +catechumenes. Melanie surtout lancait eperdument ses notes sur le +diapason le plus eleve. Sa piete etait en raison du bruit qu'elle +faisait. La salle de musique etait malheureusement proche la chambre +du grand-pere. Tout a coup, au beau milieu de notre ferveur, la porte +s'ouvrit et grand-pere apparut. Il ne s'occupait jamais de nous, mais +quand nous entrions par hasard dans son rayon visuel, il nous traitait +avec bienveillance. Or, il semblait fort irrite: sa robe de chambre +degrafee, son bonnet grec rejete en arriere, sa barbe en desordre lui +donnaient un aspect terrible qui contrastait avec ses manieres +habituelles. D'une voix aigre il nous interpella: + +--Il n'y a pas moyen de reposer tranquillement dans cette maison! +Fermez-moi cette armoire, et tout de suite! + +Nous avions trouble sa sieste, et son egalite d'humeur s'en +ressentait. Aussitot nous fermames l'armoire. Et nous connumes +d'avance l'horreur des decrets et des lois d'exception. La devotion de +Melanie et d'Etienne en fut augmentee, comme il arrive en temps de +persecution, mais la mienne, moins vive ou moins ancienne, je crains +qu'elle ne fut attiedie. + +Elle subit peu apres une autre atteinte. La Fete-Dieu se celebrait +dans notre ville avec une pompe et un eclat incomparables. On venait +de loin pour y assister. Qui nous rendra de si magnifiques, de si +imposants, de si nobles spectacles? On les a remplaces par des +reunions de gymnastes ou de societes de secours mutuels dont la +vulgarite est navrante. Je plains les enfants d'aujourd'hui qui n'ont +jamais eu l'occasion de sentir, parmi les acclamations populaires et +dans l'emotion generale, la presence de Dieu. + +La rivalite des reposoirs divisait les quartiers; chacun luttait pour +sa bonne renommee. On les composait avec de la mousse et des fleurs, +que l'on disposait en forme de croix de lis, d'hortensias, de +geraniums ou de violettes, ou bien l'on combinait ingenieusement +d'autres dessins pieux plus compliques. Pour eux l'on depouillait +impitoyablement les jardins et les bois. Le plus beau etait eleve sur +une terrasse plantee de vieux arbres, qui dominait le lac. + +Le matin, toutes les fenetres guettaient le jour, imploraient le ciel +pour obtenir un temps favorable. Les rues etaient bordees de sapins et +de melezes que les paysans, la veille ou l'avant-veille, apportaient +de la montagne dans leurs chars a boeufs. Les rubans, jetes d'un cote +a l'autre comme des cables legers au-dessus d'un fleuve, supportaient +des couronnes, de sorte que l'on circulait sous des centaines d'arcs +de triomphe improvises. Et de-ci, de-la, pour mieux orner sa facade, +chacun installait, sur une table recouverte d'une nappe immaculee, des +images, des vases, des statues avec un luminaire, et disposait des +corbeilles de roses pour ravitailler le bataillon des anges. Dans les +plus pauvres ruelles, des bonnes femmes etalaient au dehors tout ce +qu'elles avaient de precieux et jusqu'a des daguerreotypes de parents +ou des bonnets bien festonnes, afin de mieux honorer le passage du +Saint-Sacrement. Ainsi la ville entiere se parait comme une jeune +mariee pour la ceremonie nuptiale. + +Devant l'eglise on se rassemblait, les confreries en costumes avec +leurs bannieres, les fanfares dont les cuivres frottes avec soin +reluisaient, les enfants des ecoles, celles des filles et celles des +garcons dont les plus petits agitaient des oriflammes, et la +population massee derriere ces compagnies officielles qui etaient +rangees en bon ordre. Alors sur le parvis s'avancait avec lenteur le +cortege sacre, tandis que sonnaient toutes les cloches a la volee: +anges aux ailes de papier d'argent, qui puisaient dans un petit panier +suspendu a leur cou les petales de fleurs dont ils jonchaient le +parcours; sacristains et clercs aux soutanes rouges, brandissant a +tour de bras les encensoirs d'ou montaient la fumee bleue et l'odeur +poivree; pretres en surplis, chanoines en rochet d'hermine, et enfin +sous le dais couleur d'or pale ou de froment mur, surmonte aux quatre +angles d'aigrettes de plumes blanches, et escorte par quatre notables +en habit noir qui tenaient ses cordons, Monseigneur enveloppe dans une +chasuble d'or et tenant sur sa poitrine le grand ostensoir d'or. + +C'etait un instant solennel, et pourtant il y en avait un autre plus +impressionnant. Apres avoir parcouru toute la ville, la procession +defilait pour une derniere benediction sur cette place qui forme +terrasse au-dessus du lac et que soutiennent les murs d'un ancien +chateau fort. Il etait pres de midi. Les rayons du soleil, tombant +d'aplomb sur l'eau du lac, s'en servaient comme d'un miroir pour +doubler leur lumiere. Ils exaltaient toutes les couleurs et +principalement les ors ou ils allumaient des etincelles. Autour du +reposoir s'etaient groupes les differents corps, etendards deployes. +Les soldats qui les encadraient --en ce temps-la, pour la derniere +fois, la troupe participait a la pompe religieuse --se rassemblerent, +et l'on entendit commander: _Genou, terre!_ A ce commandement, tout +le monde s'agenouilla, les officiers saluerent de leurs epees nues et +les clairons sonnerent aux champs. Bien des vieilles femmes pleuraient +de bonheur en se prosternant, n'ayant plus besoin de rien voir pour +connaitre que Dieu etait la. Cependant un des pretres, monte sur un +escabeau, retira l'ostensoir de sa niche fleurie et le remit a +Monseigneur, et l'auguste officiant, l'elevant en l'air, traca au- +dessus des fideles le signe de la croix. + +Le frisson qui m'agita a cette minute avait secoue toute la foule. +C'etait un des de ces frissons collectifs qui revelent a un peuple sa +foi commune. + +Quand je rentrai dans mon uniforme de collegien, j'etais encore tout +vibrant. Ma mere m'attendait. Elle comprit ce que je venais +d'eprouver, et je vis ses yeux se remplir de larmes tandis qu'elle +m'embrassait avec orgueil. Elle-meme, se sacrifiant, n'avait pas suivi +la ceremonie, parce qu'il fallait garder la maison et la preparer pour +les invites que nous devions recevoir ce jour-la. Mais elle etait +allee s'agenouiller devant le portail, cachee par les sapins, quand la +procession avait passe. A travers les branches je l'avais bien vue. +Elle avait joint, pour un court moment, la part de Marie a celle de +Marthe. + +A son tour mon pere revint. Il avait chaud, il etait fatigue, car on +lui avait fait l'honneur de lui offrir un des cordons du dais, et bien +qu'il fut chauve, il etait reste decouvert, au risque d'une +insolation. + +--Chere femme! dit-il simplement. + +Et il serra ma mere sur son coeur. Jamais, devant moi, il n'avait +montre sa tendresse, et c'est pourquoi j'en ai garde memoire. Lui +aussi, un grand enthousiasme l'animait. + +Puis ce fut grand-pere, tout souriant, tout pimpant, se redingote +boutonnee de travers et son chapeau noir un peu de cote, mais, a part +ces details, d'un correction de tenue presque irreprochable. + +--Eh bien! lui demanda ma mere avec une douceur triomphante, cette +fois vous y avez assiste? + +Il parait que les autres annees il s'en allait et ne reparaissait que +le soir. Je comprenais a mille nuances que sur le terrain religieux il +n'y avait pas, chez moi, une entente absolue et que d'ordinaire on +evitait ce sujet de discussion. Mon grand-pere ne put retenir son +petit rire impertinent que d'habitude il epargnait a ma mere: + +--Superbe, superbe! On se serait cru a la fete du soleil. Les paiens +n'auraient pas fait mieux. + +Le visage de ma mere s'empourpra. Elle se pencha vers moi et m'envoya +au dehors sous un pretexte de commission. Au moment de sortir, +j'entendis la voix nette de mon pere: + +--Je vous en prie, ne plaisantez pas sur ce chapitre devant les +enfants. + +Et l'ironique voix repondit: + +--Mais je ne plaisante pas. + +Dans la rue le reposoir le plus voisin gisait deja comme une carcasse +de feu d'artifice apres qu'on l'a tire. Il n'en restait que les +echafaudages. En hate on avait remise la croix de fleurs, la mousse, +les candelabres, par crainte de la pluie, car le ciel se couvrait +brusquement, et aussi pour s'en aller diner. Mon enthousiasme etait +pareillement tombe sous une parole de doute. + +A la fete de l'Epiphanie, chacun doit imiter les gestes du roi +d'occasion que la feve a designe. S'il boit, on crie: "Le roi boit! " +et l'on se precipite sur son verre. Et si le roi se met a rire, tout +le monde rit aux eclats. Un roi ne doit-il pas savoir quand il faut +rire et quand il faut garder son serieux? + +III + +LES ENNEMIS + +Ce soir-la, c'etait un samedi... + +Je ne saurais fixer la date exacte, mais ce ne pouvait etre qu'un +samedi, puisque je rencontrai devant le portail, en rentrant, Oui-oui +qui hochait la tete et la Zize Million qui verifiait sur sa paume +ouverte le chiffre de sa rente. + +Le samedi etait le jour des pauvres. D'habitude nous regardions, +l'abri d'une vitre, leur defile, car tante Dine, qui tenait pour la +difference des classes, nous mettait prudemment a l'ecart de leur +vermineux contact. La Zize ou la Louise etait une folle a qui l'on +versait regulierement chaque semaine un modeste subside de cinquante +centimes qu'elle appelait sa rente. Sa folie ne diminuait pas ses +exigences: une nouvelle servante, mal informee, lui ayant fait grief +en ne lui octroyant que deux sous, recut dans la figure cette monnaie +insuffisante. La tete lui avait tourne en attendant un gros lot. Elle +ne parlait que de millions et le nom lui en etait reste. + +Quant a Oui-oui, il devait ce sobriquet a son chef branlant dont il +soutenait le poids assez mal et qui remuait sans cesse de haut en bas +a la facon de ces animaux articules qui sont l'ornement des bazars et +dont un marchand astucieux vante le mouvement pour augmenter leur +prix. Nous avions encouru sa colere, ma soeur Melanie et moi, dans une +circonstance memorable. Melanie, ayant lu dans l'Evangile qu'un verre +d'eau donne a un pauvre nous serait rendu au centuple, s'avisa d'en +offrir un a Oui-oui. Elle voulut meme, dans sa bonte, que je +participasse a son aumone. Je portais la carafe, pret a proposer une +seconde tournee. Mais il considera notre present comme une injure. +Grand-pere, quand il connut cette malheureuse tentative, acheva notre +deroute: + +--Offrir de l'eau a cet ivrogne! Plutot que d'en toucher, il prefere +ne pas se laver. + +Et, devant nous, il tendit a Oui-oui un verre de vin rouge qui fut +englouti d'un trait, puis un second, puis un troisieme. Toute la +bouteille y passa. Grand-pere, s'il recevait cent fois son offrande, +serait copieusement abreuve dans le royaume celeste. + +Grand-pere, quand il croisait des mendiants au moment de sa promenade +quotidienne, reclamait qu'on leur distribuat du pain et non pas de +l'argent. + +--L'argent est immoral, declarait-il. Partageons nos miches avec ces +braves gens. + +Je ne comprenais pas pourquoi l'argent etait immoral. Cependant on +retrouvait, emiette, devant la grille, au pied des colonnes de pierre, +tout le pain qu'on avait donne et que les pauvres avaient meprise. + +Ce devait etre un samedi de juin. Il faisait grand jour encore, bien +qu'il fut plus de sept heures du soir quand je rentrai a la maison, et +au bord du jardin s'elevait une motte de foin que Tem Bossette avait +du faucher, en prenant son temps. A peine marmonnai-je un: _Bonjour +Oui-oui, bonjour la Zize_, sans meme attendre la reponse. Je ne +refermai pas le portail qu'ils avaient laisse ouvert, et je me glissai +dans le corridor qui conduisait a la cuisine, car je m'etais attarde, +au retour du college, jouer avec des camarades dans un petit chemin +qu'on appelait _derriere les murs_, parce qu'il longeait des +proprietes fermees comme des forteresses. Je ne blamais pas cette +farouche facon de se clore, bien que j'esse prefere ces barrieres ou +ces haies qui permettent de satisfaire la curiosite et n'arretent pas +brusquement le regard; mais grand-pere, quand il passait par la, ne +cachait pas son degout: + +--La terre est a tout le monde, et on la ligote comme si elle voulait +se sauver! + +Il en parlait comme d'une personne vivante. Hors de chez nous, +j'aurais bien admis que rien ne fut clos. La terre ne m'appartenait- +elle pas? + +_Derriere les murs_, nous organisions de grandes parties de billes au +beau milieu de la route, certains de n'etre pas deranges. Si quelque +char s'y engageait, le conducteur, arrete par nos protestations, +attendait patiemment que nous eussions fini, et parfois meme +s'interessait aux peripeties du jeu, apres quoi il continuait son +chemin. Personne, alors, n'etait presse. Aujourd'hui, c'est le +boulevard de la Constitution, et il faut s'y garer des automobiles. Je +ne sais ou s'en vont jouer les petits enfants d'aujourd'hui. + +Ma hate ne provenait pas de la crainte d'etre gronde pour mon retard. +J'etais sur qu'on n'y songerait meme point. Mais rien qu'en approchant +de la grille, j'avais retrouve l'inquietude particuliere qui habitait +alors la maison, comme une invitee ceremonieuse dont la presence +inspire de la gene a tout le monde. Les drames domestiques s'annoncent +longtemps a l'avance, par des signes comparables ceux de l'orage: une +atmosphere penible, presque irrespirable, des pluies de larmes +intermittentes, le murmure lointain des recriminations et des +plaintes. Or, il y avait de l'electricite dans l'air. Ma mere, qui ne +manquait pas d'allumer sa chandelle benite des que le tonnerre +commencait de rouler, multipliait ses prieres, et je voyais bien +qu'elle avait du souci, car ses yeux clairs ne savaient rien +dissimuler. Tante Dine promenait dans les escaliers une febrile ardeur +guerriere. La colere qui l'echauffait lui communiquait des forces +invincibles, dont le Pendu s'emerveillait et dont patirent des +araignees qui pouvaient se croire hors d'atteinte et que delogea sans +pitie la tete de loup vengeresse. Elle adressait des menaces a des +ennemis invisibles. Ah! les miserables, ils connaitraient a qui ils +avaient affaire! Les _Ils_ recevaient d'avance de vigoureuses raclees. +Mon pere meme, d'habitude maitre de lui, se montrait absorbe. A table +il lui fallait rejeter la tete en arriere pour chasser les +preoccupations qui le suivaient. Et plus d'une fois je l'apercus qui +s'entretenait a voix basse avec ma mere, en lui donnant lecture de +papiers bleus dont je ne comprenais pas les termes. On attendait un +evenement considerable, peut-etre un bulletin de victoire ou quelque +malheur, comme il arrive dans un pays quand les armees sont a la +frontiere. + +Seul, au milieu de ces conciliabules secrets, de ces angoisses +visibles, mon grand-pere gardait la plus parfaite indifference. +Evidemment l'evenement qui se preparait ne le concernait pas. Il +jouait du violon, il fumait sa pipe, il consultait son barometre, il +inspectait le ciel, il predisait le temps, comme s'il ne pouvait y +avoir de nouvelles plus importantes, et il allait se promener. Rien ne +changeait, rien ne pouvait changer que les nuages sur le soleil. Quant +aux choses de la terre, elles etaient denuees de gravite. Une fois mon +pere tenta de lui demander avis ou de lui representer le peril d'une +situation que je ne pouvais guere soupconner. Son discours fut +suppliant, emouvant, pathetique, et plein d'un respect qui ne +reussissait pas a en diminuer l'autorite. Etendu sur le plancher, je +n'en perdais rien, au lieu de lire mon livre de classe. Mais je ne +retenais que des mots qui peu a peu me remplissaient d'epouvante: +_Gestion irreguliere, responsabilite, hypotheque, condamnation, ruine +totale, vente aux encheres_. Enfin je recus cette affreuse conclusion +comme un coup de canne sur la tete: + +--Alors il nous faudra quitter la maison? + +Quitter la maison! Grand-pere, je le vois encore, leva un peu le bras +d'un geste fatigue, comme s'il ecartait une mouche, le laissa retomber +le long de son corps et repliqua avec une grande douceur qui, tout +d'abord, me trompa sur ses intentions: + +--Oh! moi, qu'on habite cette maison ou une autre, ca m'est +completement egal. + +Puis, s'accompagnant de son eternel petit rire, il ajouta: + +--Eh! eh! quand on est locataire, on reclame des reparations. Chez soi +on n'en fait jamais. + +Ce fut a ce moment que mon pere m'apercut. Ses yeux etaient si +terribles que j'eus peur et fus pris de la chair de poule. Il se +contenta de me dire, sans hausser la voix: + +--Va-t'en d'ici, mon petit. Ce n'est pas ta place. + +Je me sauvai, stupefait de cette mansuetude qui contrastait si +etrangement avec son regard. Maintenant j'y trouve un temoignage du +prodigieux empire qu'il exercait sur lui-meme. Je m'elancai au jardin, +emportant, comme une bombe sous le bras, cette declaration formidable +: _Qu'on habile une maison ou une autre..._ L'idee ne m'etait jamais +venue, ne me serait jamais venue, qu'on put habiter une autre maison. +J'avais l'impression d'avoir assiste a un sacrilege, et en meme temps +ce sacrilege s'acclimatait dans mon cerveau parce qu'il n'avait pas eu +de sanction immediate, et qu'il s'etait accompli sans aucune solennite +comme un acte de rien du tout. Etait-il possible qu'une telle phrase +eut ete prononcee a la cantonade, negligemment et du bout des levres? +Pour la premiere fois mes notions de la vie etaient bouleversees. Je +fis part de mon desarroi a Tem Bossette qui ruminait appuye sur sa +pioche. Il me preta une oreille complaisante, mais en profita pour me +confier cette histoire personnelle: + +--J'avais un fils a l'hopital. Quand j'ai vu qu'il allait mourir, je +l'ai plie dans une couverture et je suis parti avec mon paquet. Il a +passe chez nous. + +Je ne saisissais pas l'actualite de son recit qu'il me debita +fierement, comme s'il rappelait un trait d'heroisme. Puis il +condescendit a des explications: + +--C'est votre proces qui les travaille. + +Notre proces? Nous avions un proces? Je ne savais pas ce que c'etait, +et bien que j'eusse vergogne de mon ignorance, j'interrogeai le +vigneron: + +--Qu'est-ce que c'est, un proces? + +Il se gratta le nez, sans doute pour chercher une definition: + +--C'est une affaire de justice. On gagne, on perd au petit bonheur. +Mais pour celui qui perd, c'est tres embetant. A cause des huissiers +qui entrent chez vous comme dans un moulin. + +Les huissiers entreraient chez nous comme dans un moulin! Aussitot je +les imaginai sous la forme d'insectes geants, d'enormes courtilieres +qui penetraient dans le jardin par la breche du chataignier et +s'avancaient en rangs serres pour investir la maison. J'avais une peur +speciale des courtilieres qui ont un corps long et gluant et deux +antennes sur la tete, et qui jouissent dans le monde agricole d'une +reputation detestable: on leur attribue toutes sortes de mefaits, +elles ravagent des plates-bandes entieres. J'en avais vu, precisement, +qui franchissaient la breche et, devant leur invasion, les armes +fabriquees par Tem Bossette n'avaient pas suffi a me rassurer: +j'avais tourne bride, si je puis dire, sur mon echalas. + +--C'est la faute a Monsieur, acheva l'ouvrier qui en avait lourd sur +le coeur. Qu'est-ce que vous voulez? Il se fiche de tout, et quand on +se fiche de tout, ca n'arrange rien. Heureusement il y a M. Michel. + +Ainsi, d'un cote il y avait les courtilieres et mon pere de l'autre. +Un combat terrible allait se livrer dont la maison serait l'enjeu. Et +pendant la bataille, grand-pere, indifferent, regarderait en l'air, +selon son habitude, pour savoir d'ou venait le vent. Jusqu'alors je +pensais qu'il ne jouait aucun role, a la facon des rois faineants, +mais voila qu'il provoquait des catastrophes. D'un mot il fermait les +chapelles, supprimait les portraits des ancetres, et surtout ca lui +etait parfaitement egal d'habiter une maison ou une autre. Pourquoi +pas une de ces roulottes bourrees de bohemiens bronzes comme j'en +avais vu passer devant la grille, a la grande peur de tante Dine, qui +nous faisait precipitamment rentrer en recommandant de boucher toutes +les issues et de surveiller les legumes et les fruits? + +Je revenais tout endolori de cette conversation quand je me heurtai a +tante Dine, dont le Pendu quetait l'assistance pour quelque besogne +ardue qui reclamait du nerf et du muscle. + +--Le proces? lui criai-je pour me soulager. + +Elle s'arreta net dans sa marche: + +--Qui t'a parle? + +--Tem Bossette. + +--Il faudra renvoyer cet individu. Beatrix et Pachoux suffiront. + +Elle ne se comptait pas elle-meme. Seule elle distribuait a Beatrix +son veritable nom. Comprit-elle a mon accent ou a ma figure le drame +interieur que je traversais? Elle me secoua en riant: + +--Mon petit, quand ton pere est la, il n'y a jamais rien a craindre, +entends-tu? + +Et je fus immediatement console. + +Deja elle emboitait le pas de l'ouvrier, avec, dans la main, un +peloton de ficelle rouge que Mariette, sans doute, avait refuse de +confier a celui-ci. En s'eloignant elle agitait la tete avec orgueil +comme un cheval qui encense, et je l'entendais qui _gongonnait_: + +--Ah! bien, par exemple, il ne manquerait plus que ca! + +...Par quels signes, ce samedi soir, fus-je averti que le combat etait +livre et qu'on en attendait le resultat? Dans la cuisine, Mariette +n'etait pas a son fourneau. Elle discutait violemment avec Philomene, +la femme de chambre, qui portait la soupiere au risque d'en repandre +le contenu, et avec mon vieil ami Tem, plus rouge encore que de +coutume, qui s'efforcait de rassurer l'office en prophetisant: + +--Mais non, mais non, ca ira. D'abord, moi, je ne veux pas quitter le +jardin. + +Des qu'on m'apercut, le silence se fit et, reprenant bientot son sang- +froid, Mariette me gourmanda: + +--Vous etes en retard, monsieur Francois. Le second coup de cloche est +sonne. Vous serez gronde. + +Et se tournant vers Philomene: + +--Pourquoi restes-tu la, plantee comme un poteau? + +Nous fumes ainsi disperses. Je comptais bien rencontrer, dans le +vestibule qui precedait la salle a manger, tante Dine qui arrivait +toujours a table la derniere, parce qu'elle decouvrait, le long de +l'escalier, trente-six operations a commencer ou terminer qui +l'obligeaient a remonter et redescendre indefiniment. Ma tactique +reussit. Afin d'eviter la gene d'un interrogatoire, je pris +l'offensive: + +--Et le proces? + +--Tais-toi: on attend la nouvelle. + +--Quelle nouvelle? + +--C'est aujourd'hui qu'on le juge a la Cour. + +Elle avait prononce: la Cour, avec une inconsciente pompe. Et je +pensai a la cour de l'empereur Charlemagne que celebrait mon manuel +d'histoire. Un grand personnage, un roi avec une couronne d'or sur la +tete, et revetu d'une chasuble d'or comme Mgr l'eveque a la +procession, s'occupait de notre affaire. C'etait impressionnant, mais +flatteur. + +Je gagnai rapidement ma place, dans l'ombre de tante Dine. Mes freres +et soeurs, par esprit de solidarite, eviterent de signaler mon +arrivee, de sorte que je pus avaler ma soupe sans etre remarque. +D'ordinaire, ma mere venait dans la salle a manger avant nous, pour +servir le potage. La loquacite de Philomene avait empeche cette +operation preliminaire, et j'en beneficiai. Mes parents, d'ailleurs, +ne prenaient pas la moindre attention a ma personne: j'en pouvais +conclure qu'il se passait quelque chose. Je mis les bouchees doubles +et, mon assiette vide, je jetai sur l'assistance un regard circulaire. + +A la place d'honneur, le roi regnant, mon grand-pere, se penchait sur +la nappe afin de ne pas laisser tomber de la soupe sur sa barbe, et +cette precaution l'absorbait visiblement tout entier. Je n'apprendrais +rien de lui, et pas davantage de mon pere qui, de l'un des angles, +commandait la table et dont le regard me fit baisser les yeux, car j'y +lus distinctement la connaissance de ma faute. Apres avoir interroge +l'un ou l'autre de nous sur l'emploi de sa journee, il s'efforca de +donner a la conversation un tour general. Mais il parlait presque +seul. Son calme, sa bonne humeur meme acheverent de me rendre la +confiance que deux ou trois cuillerees bien chaudes avaient deja +commence de me communiquer. Tante Dine, qui ne pouvait rester inactive +pendant les intervalles du service, s'occupait a l'avance de battre la +salade dont elle conservait la specialite, bien qu'il eut ete souvent +question de lui retirer cet office a cause du vinaigre qu'elle +repandait sans menagement. Tout en fatiguant les feuilles vertes, elle +baragouinait de vagues exorcismes contre les mauvais sorts. Ma soeur +Louise taquinait Etienne --le petit cure --qui etait distrait et a qui +on aurait pu repasser indefiniment le meme plat. Cependant Bernard et +Melanie, les deux aines, levaient souvent les yeux dans la meme +direction que je suivis. Ils regardaient ma mere, et ma mere regardait +mon pere. De lui, a cette heure, semblait dependre notre securite. + +On avait allume la suspension, mais il ne faisait pas encore nuit au +dehors. Seulement les arbres paraissaient se rapprocher, epaissir +leurs branches, verser une ombre plus profonde. Par les fenetres +ouvertes, le jardin nous envoyait, pele-mele, l'air frais, une odeur +de fleurs et des phalenes qui, attirees par la lumiere, s'en venaient +tourner dans l'abat-jour de la lampe. Je m'interessais a leur course, +par instants, plus attentivement qu'a l'expression trop deconcertante +des visages. + +Le repas touchait a son terme et deja l'on servait le dessert. J'avais +fini par croire qu'il n'arriverait rien du tout. Soudain Mariette se +precipita dans la salle a manger, tenant a la main un telegramme. Elle +n'avait pas pris la peine de le poser sur un plateau, elle ne l'avait +pas remis a la femme de chambre qui etait chargee de la table. Tel +qu'elle l'avait recu du facteur, elle l'apportait en personne. Elle +aussi flairait quelque nouvelle d'importance et voulait sans delai en +etre instruite. + +--C'est pour M. Rambert, dit-elle. + +Elle depassa la place de mon grand-pere et traversa la piece dans +toute sa longueur, comme si elle accomplissait son devoir en allant +tendre le papier bleu a mon pere qui etait du cote des croisees. Mon +pere le recut, mais il le tendit au destinataire veritable. + +--Le voulez-vous? + +--Oh! non, merci, refusa grand-pere avec son petit rire. Ouvre-le toi- +meme. + +Neanmoins il jeta un coup d'oeil rapide et vif, que j'attrapai au +passage, sur le telegramme. Son petit rire me rappela instantanement +une crecelle qu'on m'avait retiree parce qu'elle importunait tout le +monde. Ce fut le dernier bruit. Il se fit un silence presque solennel, +si complet que j'entendais la dechirure du papier. Comment mon pere +pouvait-il l'ouvrir avec si peu d'impatience? Je m'imaginais l'ouvrant +a sa place crr... crrr... ca y etait. Tous nos regards convergeaient +sur le travail prudent de ses deux mains, sauf ceux de grand-pere qui, +tout aussi paisiblement, debarrassait de sa croute un morceau de +fromage et se complaisait dans cette tache mesquine. Mon pere sentit +notre anxiete et voulut sans doute la secouer a tout hasard au lieu de +lire, il releva les yeux sur nous: + +--Continuez de manger, dit-il. Ce n'est pas votre affaire. + +Et se tournant vers la cuisiniere qui etait restee penchee derriere le +dossier de sa chaise en point d'interrogation: + +--Vous pouvez aller, Mariette, je vous remercie. + +Elle s'en fut, vexee, sans rien savoir, mais envoya bien vite +Philomene qui ne devait pas en apprendre davantage. + +Mon pere lut enfin. Autant il s'etait montre lent dans les +preliminaires, autant il fut bref dans sa lecture. Il dut absorber le +texte d'un trait. Deja il mettait le telegramme dans sa poche sans un +mot, sans meme un jeu des muscles. Puis il fit des yeux le tour de la +table, et sous son regard nous replongeames le nez dans notre assiette +: + +--Allons, allons! les enfants! declara-t-il presque gaiment. Le jour +dure encore. Depechez-vous d'avaler votre dessert, et vous irez jouer +au jardin. + +Il avait parle de son ton habituel qui ragaillardissait et commandait +ensemble. C'etait si simple que ma mere, un instant, en fut toute +rechauffee et illuminee. Je le constatai en relevant la tete, mais ce +ne fut qu'un instant fugitif, comme ce retour de la lumiere sur les +cimes apres le coucher du soleil. Tout de suite la brume recouvrit le +visage maternel, et meme je surpris dans ses yeux deux gouttes d'eau +qui brillerent et disparurent sans tomber. Elle avait compris. Je +compris apres elle et par elle. La mysterieuse Cour avait juge contre +nous. Le proces, le terrible proces etait perdu. Nous etions tous +consternes sans connaitre au juste pourquoi, mais nous avions senti +passer sur nous le vent de la defaite. Mon pere, cependant, ne +manifestait aucune gene, aucune tristesse, et mon grand-pere, apres +son gruyere, trempait un biscuit dans son vin, ce qu'il aimait +particulierement a cause de ses dents qui etaient mauvaises. Il +semblait n'avoir prete aucune attention a cette histoire de +telegramme. L'assurance de l'un me stupefiait autant que le +detachement de l'autre. Ils atteignaient au meme calme par des voies +differentes. Quant a tante Dine, elle mordait avec rage dans une peche +qui n'etait pas mure et craquait. + +Nous quittames la table pour gagner le jardin que la nuit envahissait +a pas de loup. Je tentai de demeurer en arriere, mais je fus entraine +par ma soeur Melanie; elle devinait que mes parents desiraient causer +hors de notre presence. Je ne pouvais prendre gout a aucun jeu et je +fis bientot bande a part. Mon imagination bondissait sur un monceau de +ruines. _Ils_ nous chassaient de ta maison, comme l'ange avait expulse +Adam et Eve du paradis terrestre. _Ils_ entraient chez nous comme dans +un moulin. _Ils_ se partageaient nos tresors, comme avaient fait les +Grecs avec les depouilles des Troyens. Qui, _ils_? Les _Ils_ de tante +Dine; je n'en savais pas davantage. Et dans cette catastrophe une +parole me revenait, incomprehensible, effroyable et cependant +obsedante: _Qu'on habite une maison ou une autre, qu'est-ce que ca +peut bien faire?_ Ce propos de mon grand-pere me revoltait et en meme +temps me stupefiait, m'attirait presque par son audace. Il me donnait +une sorte de vertige. Comment acceptait-on d'abandonner sa maison, +sans la defendre jusqu'a la limite de ses forces? Interieurement je +criais aux armes. Et pour realiser ce qui se passait en moi, je saisis +une des epees fabriquees par Tem Bossette, j'enfourchai mon echalas +favori et, malgre la brusque venue des tenebres qui eteignaient les +dernieres lueurs crepusculaires et que je redoutais beaucoup, je +montai au galop jusqu'au sommet du jardin, jusqu'au bois de +chataigniers, jusqu'a la breche. L'ombre de la nuit etait deja entree +par la, et apres elle toutes les ombres. Elles rampaient, elles +grimpaient aux arbres, elles se trainaient par les chemins, elles +remplissaient les bosquets. Il y en avait une armee. C'etaient les +courtilieres, les courtilieres geantes, c'etaient les ennemis de la +maison. J'essayai bien de distribuer a droite et a gauche de grands +coups d'estoc. Mais je ne rencontrais rien, et c'etait pire. Alors, +desesperement, je me sauvai. J'etais un vaincu. + +Ce fut un soulagement pour moi d'entendre, en me rapprochant, la voix +de ma mere qui appelait: + +--Francois! Francois! + +Cet appel me sauva l'honneur; mon retour precipite cessait d'etre une +fuite. + +Ma chambre a coucher, dont les vastes proportions m'inquietaient, mais +que je partageais heureusement avec Etienne et Bernard, etait voisine +de la chambre maternelle. Je fus longtemps avant de m'endormir. Sous +la porte de communication, j'apercevais une raie de lumiere. Cette +lumiere dut briller tres tard, et j'entendais le son alterne de deux +voix assourdies volontairement, celle de mon pere et celle de ma mere. +Le sort de la famille se debattait a cote de moi avec calme. + +IV + +LE TRAITE + +Quand on est enfant, on s'imagine que les evenements vont se +precipiter les uns sur les autres comme les deux camps opposes dans +une partie de barres. Le lendemain, je m'attendais a des peripeties +extraordinaires qui se traduiraient en premier lieu par un conge. +Surement on ne travaillait pas lorsque la maison etait menacee. Je fus +etonne d'etre reveille a l'heure accoutumee, alors que je pensais +rattraper le retard de mon sommeil, et conduit au college tres +regulierement. Etienne, distrait et d'ailleurs occupe de ses prieres, +n'avait rien remarque. Mais Bernard, l'aine, me parut manquer de son +entrain habituel; sans doute il me jugea trop petit pour me faire +part de sa tristesse. Et nous n'echangeames en chemin aucune +confidence tous les trois. + +Ce silence etait le commencement de l'oubli. Je me remis promptement +de l'alerte de la veille, et bientot, puisque nous continuions +d'habiter la maison, je crus a une retraite inopinee de nos ennemis. + +--_Ils_ n'oseront pas, avait declare tante Dine. + +Cependant, a quelques jours de la, je me trouvais dans la chambre de +ma mere quand elle recut la visite de sa couturiere, une demoiselle +entre deux ages, avec des cheveux acajou comme je n'en avais jamais vu +a personne. Ma mere s'excusa de la deranger pour peu de chose, +seulement une reparation et non pas la commande d'une robe neuve. + +--Quand on a sept enfants, ajouta-t-elle gentiment, il faut etre +raisonnable. Et puis je ne suis plus assez jeune. + +--Madame est toujours jeune et belle, protesta l'artiste. + +Dans mon coin j'estimais cette protestation deplacee. + +Ni l'age, ni la figure de ma mere n'appartenaient a cette dame aux +cheveux acajou, mais bien et dument a moi et a mes freres et soeurs. +Qu'elle fut jolie ou laide, jeune ou vieille, cela ne concernait que +nous. + +--Alors, conclut ma mere, voici une toilette que vous pourriez +facilement arranger un peu; vous etes si adroite. + +--Madame l'a deja beaucoup portee. + +--Justement, on s'y attache. + +Cette fois, je donnai raison a la couturiere qui prit un air pince +pour accepter cet ouvrage indigne d'elle. Incontestablement la robe +dont il s'agissait avait ete beaucoup portee. + +Sur le moment je n'operai aucun rapprochement entre cet episode et +notre drame de famille. Ma mere serait toujours assez belle, et les +toilettes n'y changeraient rien. Mais les conciliabules se tenaient +generalement dans le salon octogone, ou l'on ne penetrait qu'en +traversant notre chambre a coucher. Il etait fort isole, et l'on +pouvait etre sur de n'y pas etre derange. Nous n'y entrions plus guere +que pour nos lecons de musique, depuis que la chapelle de l'armoire +avait ete desaffectee. + +La j'avais perdu ma foi au miracle de Noel. Il est vrai que le rire +sec de mon grand-pere, toutes les fois qu'il etait question de la +descente du petit Jesus, m'avait prepare l'incredulite. Le matin de ce +jour de fete que tous les enfants appellent et attendent, nous +trouvions dans cette piece un sapin dont les branches pendaient sous +le poids des jouets et qu'illuminaient des bougies bleues et roses. Au +pied de l'arbre, un enfant de cire reposait sur la paille et tendait +vers nous ses petits bras. L'ane et le boeuf n'etaient pas oublies, +mais l'enfant etait plus gros qu'eux. Ce manque de proportions les +remettait a leur rang subalterne. Je supposais, sans en approfondir le +mystere, que ce sapin poussait tout seul, pendant la nuit, avec ses +fruits etranges qui suffisaient a detourner ma curiosite. Or, un soir +du 24 decembre, comme la curiosite me tenait eveille, je vis passer +mon pere et ma mere. Ils marchaient sur la pointe des pieds: +seulement, dans les vieilles maisons, il y a toujours des planches qui +crient et trahissent la presence. Il leur arrive meme de crier quand +personne ne passe, comme si elles supportaient des pas invisibles, les +pas de tous les morts qui les ont foulees. Mes parents etaient charges +de toutes sortes de paquets. Je compris des lors leur collaboration +avec le petit Jesus. + +Maintenant, de nouveau, je crois au miracle, bien qu'il soit descendu, +comme Jesus lui-meme, du ciel sur la terre. C'etait un miracle +d'amour. + +Comment faisaient mon pere et ma mere pour realiser a la fois les +reves de nos sept imaginations exaltees, et distribuer a chacun de +nous les objets de paradis qu'il avait desires? Comment, surtout, ont- +ils fait pour ne rien diminuer de la generosite divine qu'ils +representaient pendant la periode douloureuse que nous devions +connaitre? Je ne cesse pas de m'emerveiller quand je vois, le jour de +Noel, dans les quartiers pauvres, les enfants courir les mains +pleines. Ce sont des joujoux de quatre sous: ils portent en eux la +vertu du miracle... + +Des conciliabules secrets de la salle de musique, malgre la sonorite +merveilleuse du lieu, je n'entendais rien. Ni l'un ni l'autre des deux +interlocuteurs ne haussait la voix; ils etaient toujours d'accord. +Cependant je devinais qu'ils parlaient du proces. Quelque chose de +grave se tramait dans l'ombre. On se preparait a repousser l'ennemi. +Et je me demandais pourquoi cet ennemi ne se montrait pas. + +Un matin, --un jeudi matin, --comme nous rentrions, mes freres et moi, +pour le dejeuner de midi, quelle ne fut pas notre stupefaction, notre +horreur, en apercevant, sur une des colonnes de pierre ou s'encastrait +la grille du portail, un ecriteau enorme ou nous pouvions lire cette +inscription scandaleuse: + +VILLA A VENDRE + +Nous nous regardames, egalement indignes. + +--C'est un affront, declara Bernard qui avait deja le sens militaire. + +--Mais non, c'est une erreur, assura Etienne dont l'etonnement etait +sans bornes. + +D'esprit abstrait et distrait, et meme un peu mystique, il n'avait pas +exerce une minute sa reflexion sur les faits terre a terre que nous +avions pu observer, Bernard et moi, et qui, en nous inspirant une +crainte sacree, nous avaient prepares a cette catastrophe. + +On nous eut souffletes tous les trois que nous n'eussions pas ressenti +plus de honte. Bernard, plus hardi, tenta d'arracher l'affiche, mais +elle etait solidement fixee et resista. Nous nous precipitames, comme +une troupe de renfort, dans la maison assiegee que je m'attendais a +trouver pleine de courtilieres. La premiere personne que nous +rencontrames fut tante Dine qui gesticulait et parlait toute seule. A +peine avions-nous ouvert la bouche qu'elle comprit notre emotion, et +sa fureur aussitot depassa de beaucoup la notre: + +--Oui, _ils_ veulent tout nous prendre. _Ils_ pretendent emparer de +notre propriete. J'aurais du mourir plutot que de voir ca. + +Le mot _propriete_ prenait sur ses levres une grandeur solennelle. +Ainsi donc, _ils_ avaient passe la breche; en rangs serres _ils_ +avancaient. Hors cette constatation, il ne fallait pas attendre de +tante Dine des explications plus claires. + +Grand-pere, qui rentrait de sa promenade, fut aussitot interroge. Il +nous ecarta d'un geste de superbe indifference, et il nous parut +planer bien au-dessus de nos inquietudes. N'avait-il pas declare qu'il +lui etait indifferent d'habiter cette maison ou une autre? Il avait +marche au grand air par cette belle matinee de juillet ou tout le pays +ensoleille semblait remuer dans la lumiere, il avait bonne mine, il +etait radieux; comment eut-il tolere que nous lui gations son plaisir +par quelque facheux commentaire? Il souhaita, au contraire, de nous en +communiquer une parcelle. + +--J'aime, nous dit-il, ce bon soleil d'ete. Et personne ne peut nous +le prendre. + +Cette reponse ne pouvait calmer nos alarmes. Dans sa singularite, elle +me frappa jusque dans un moment pareil, ou nous n'avions pas trop de +toutes nos energies combatives pour resister a la menace qui pesait +sur nous, elle attirait notre attention sur un bonheur tout simple qui +n'avait pas de proprietaire attitre et qui etait hors d'atteinte. +C'etait une remarque que nous n'avions jamais faite. On ne songe pas, +quand on est enfant, qu'on puisse jouir du soleil. + +Ma mere tenait mes deux soeurs ainees serrees contre elle. Elle +tachait a les consoler et n'y parvenait pas, car elle partageait leur +peine. A ses pieds, les deux derniers, Nicole et Jacquot, trepignaient +au hasard. Qu'on juge de l'effet que nous produisit ce groupe de +pleureuses! Louise elle-meme, la rieuse Louise, s'abandonnait a ses +larmes. + +--Voici votre pere, s'ecria maman tout a coup. Ne pleurez plus, je +vous en prie. Il a deja bien assez de mal. + +La premiere elle avait reconnu son pas. L'effet de ce bref discours +fut instantane. Chacun de nous se domina rapidement, et nous +descendimes a la salle a manger avec des figures convenables. + +A table, _le pere_ commenca de s'absorber dans ses pensees dont nous +suivions le cours. Nous l'appelions entre nous: _le pere_, comme nous +disions _la maison_. Surprit-il l'angoisse de tous ces visages tendus +vers lui? Lut-il dans tous nos yeux l'inscription fletrissante: +_Villa a vendre?_ Il nous regarda bien en face tour a tour, et d'un +sourire franc il nous rassura. Allons! il gardait son air de chef qui +commande. Nous eumes la sensation qu'il ne pouvait accepter une +pareille decheance. L'appetit et la paix nous revinrent ensemble, et +rarement dejeuner fut plus gai que celui-la. Nous goutions le bien- +etre de nos nerfs detendus, a l'abri de cette force qui nous +protegeait. + +Apres le repas, tandis que mes freres, dont les etudes etaient deja +importantes, terminaient un devoir, je courus au jardin: mon apres- +midi m'appartenait. La silhouette de Tem Bossette emergeait de la +vigne. Je m'approchai de lui. Il attachait les sarments trop libres +aux echalas avec des liens de paille, mais il ne demandait qu'a +interrompre ses travaux qui, si l'on en jugeait par le nombre de ceps +deja noues, n'avancaient guere. A ses pieds, une bouteille vide +prouvait la lutte obstinee qu'il soutenait contre la chaleur. +Visiblement, il me voyait venir avec satisfaction. J'entendais a +distance le son enrhume de sa voix. Il marronnait dans sa solitude a +la facon de tante Dine. Plus tard, j'ai mieux compris le motif secret +de son indignation. Il se rendait compte, n'etant pas si sot que le +pretendait Mimi Pachoux son rival, que sa fantaisie et son ivrognerie +le rendaient partout ailleurs inutilisable; son sort etait lie +etroitement au sort de la maison. Aussi ne decolerait-il pas et ne +cessait-il de se monter la tete, sa bonne grosse tete en forme de +courge, contre le roi regnant, dont il deplorait l'inertie, la +politique interieure et exterieure et surtout les finances. Des que je +fus en etat de l'ecouter, il precisa ses griefs qu'il debattait en +lui-meme obscurement: + +--Vous avez lu l'ecriteau, monsieur Francois? + +--Bien sur, je l'ai lu. + +Et par esprit de famille j'ajoutai aigrement: + +--Qu'est-ce que ca peut vous faire, a vous? + +Cette apostrophe le suffoqua. Les yeux lui sortirent de la tete, et la +fureur de la bouche: + +--A moi? A moi! + +De vieilles habitudes de respect le retinrent, et il se contenta +d'etaler melancoliquement ses merites. + +--Je buche ici depuis quarante ans (de toutes manieres il exagerait). +C'est moi qui ai plante cette vigne et ce jardin. + +A la verite, il n'y avait pas de quoi en tirer de l'orgueil. Notre +jardin ressemblait tantot a un pre et tantot a un bois, et les +feuilles prematurement jaunies de la vigne temoignaient d'un etat +chlorotique dont une medication energique aurait sans doute eu raison. +Mais, d'accord avec son ouvrier, grand-pere se mefiait des remedes, +aussi bien pour les plantes que pour les gens. + +--Ou voulez-vous que j'aille en vous quittant? avoua Tem avec +franchise. Autant me jeter a l'eau. + +Ce serait la seule occasion qu'il rencontrerait jamais d'en boire un +bon coup. Faudrait-il donc le surveiller aussi et n'etait-ce pas assez +de la fatigante manie du Pendu? Je confesse pourtant que je ne pris +pas cette menace au serieux et que je n'eus pas la peine de +representer a Tem les avantages de la vie. Deja sa lamentation suivait +un autre cours: + +--Monsieur (c'etait grand-pere) avait bien besoin de se lancer dans +toutes ces manigances! Et le pavage de la ville, et l'exploitation des +ardoises, et le credit agricole. Le credit agricole! Comme si l'on +payait jamais quand on vous faisait credit! A quoi ca servirait, +alors, le credit, s'il fallait ensuite payer comme tout le monde? Sans +compter d'autres bricoles, ici et la, quand il n'a besoin que du +soleil et du grand air. Faut pas se meler de diriger, quand on se +moque du tiers et du quart. On reste tranquille, avec sa rente, dans +son coin, et on laisse les autres travailler pour vous. M. Michel, +c'est une autre paire de manches. M. Michel, a la bonne heure en voila +un qui s'entend au gouvernement. Avec lui, rien a craindre ca marche +comme sur des roulettes. Mais qu'est-ce que vous voulez qu'il fasse +quand l'autre ne veut rien savoir? + +J'apprenais confusement les entreprises philanthropiques de mon grand- +pere et les facheux effets de son administration qui aboutissait a +notre ruine. La longue harangue de Tem, debitee sans interruption, +l'avait soulage et altere ensemble. Il considera la bouteille vide qui +gisait au pied d'un cep et qui etait son unique provision jusqu'au +soir. Profitant de ce repit, j'essayai de voir plus clair dans notre +deconfiture: + +--Mais pourquoi vendre la maison? + +--Ben! c'est le proces. Quand on a perdu, on vous prend, on vous +saisit, on vous etrangle, on vous met a la porte, on s'installe chez +vous, et vous etes bon a jeter aux chiens. + +Ce tableau epouvantable ne devait pas me rassurer. Et loin de nous +plaindre, Tem, apercevant mon grand-pere qui descendait l'allee +majestueusement, la canne a la main, le nez au vent, l'air gaillard, +redoubla d'irritation contre celui qui etait la enlise de tous ces +degats: + +--C'est bien fait. C'est bien fait. Quand on a mal conduit les +affaires, on est poursuivi, pince, condamne. Faut pas vouloir +embrasser tous les hommes comme des freres, quand on a de la bonne +terre a garder. Avec de la terre on a deja suffisamment de tracas: il +y a assez de monde pour roder autour. Non, regardez-le passer. Il ne +nous a meme pas vus. Ca lui est egal, tout lui est egal. + +En temps ordinaire, Tem ne tenait pas a etre remarque. Cette fois, il +menait un grand vacarme pour attirer l'attention et n'y reussit point. +Cet echec acheva de le degouter, et aussi, je pense, la perspective de +finir cette apres-midi sans boire. Il lacha deliberement la paille qui +servait a ses ligatures et, desertant son poste, il m'abandonna par +surcroit. + +--Je ne veux pas voir ca! Je ne veux pas voir ca! proferait-il en s'en +allant, ecoeure et colerique. + +Voir quoi? L'invasion des courtilieres? Moi non plus, je ne voulais +pas la voir. + +De loin j'accompagnai le fuyard jusqu'a la grille ou je relus trois ou +quatre fois l'ecriteau pour mieux me penetrer de l'etendue de notre +desastre. Puis, je revins lentement en arriere. Qu'allais-je devenir? +Mes chevaux, --les echalas, --mes epees de bois, mes jeux ne m'etaient +plus rien. Je laissais, pour la premiere fois de ma vie peut-etre, mes +bras pendre inutilement le long de mon corps. Par ce sentiment de la +vanite universelle, je naissais a la douleur. J'apprenais a me separer +de quelque chose. La cruaute des separations, je l'ai toujours +ressentie depuis lors a l'instant ou je les entrevoyais et bien avant +qu'elles ne s'accomplissent. + +J'allai me coucher dans les hautes herbes du jardin que Tem avait +neglige de faucher et, le visage rapproche de la terre, je demeurai la +un temps que je ne puis evaluer. Tout le jardin m'enveloppait d'odeurs +et je respirais le jardin. La maison, de ses fenetres ouvertes, me +regardait par-dessus les herbes, et je pleurais la maison. La force de +mon amour pour elle m'etait inconnue comme mon coeur. C'etait une +chaude et calme apres-midi d'ete, pleine de bourdonnements d'insectes +dans la lumiere. Peu a peu, je me trouvai baigne dans une douceur +molle, comme une mouche s'englue dans le miel. Et peu a peu, je +devenais heureux malgre ma peine. J'ai connu aussi, plus tard, cette +injurieuse consolation qui nous vient de la beaute des jours quand la +mort a passe. + +Je m'endormis comme un bebe dans ses larmes. Lorsque je me reveillai, +le soir etait entre dans le jardin sans bruit et se tenait cache sous +les arbres. Je me levai et j'allai a sa poursuite dans la +chataigneraie. On sonna la cloche du diner, et je revins en arriere. + +Je remarquais un tas de details auxquels je n'avais jamais pris garde +encore: le son de la cloche, la couleur rose du ciel entre les +branches, la guirlande de clematites qui pendait au balcon, le manque +de symetrie des fenetres et jusqu'au grincement de la porte que je +poussai et qui avait toujours du grincer pareillement. Je decouvrais +avec une ardeur sauvage tout ce que j'allais perdre... + +Nous ne pumes jamais nous habituer a retrouver sans revolte, quand +nous rentrions du college, la nefaste inscription qui deshonorait le +portail. Tem Bossette n'avait pas reparu: nous apprimes qu'il se +grisait dans tous les cabarets. Mimi Pachoux operait ailleurs: le +navire prenait l'eau de toutes parts, l'equipage se sauvait. Seule, la +longue figure malchanceuse du Pendu se montrait parfois, ici ou la, +comme un signal de detresse ou comme le symbole agacant de la +malchance qui nous poursuivait. + +--Il est fidele, declarait tante Dine qui le couvrait de sa protection +et lui facilitait la besogne. + +Plus fidele encore et faisant bonne garde autour du foyer menace, elle +vint un jour a notre rencontre jusqu'a la grille dans un etat +d'agitation anormale. + +--Je vous guette, mes petits1 nous dit-elle, pour vous avertir. + +Que se passait-il encore? Nous ne l'ignorames pas longtemps. + +--Il est venu un miserable, un miserable de Paris (c'etait une +circonstance aggravante, car il ne pouvait rien venir de fameux de +cette Babylone corrompue et bonne a bruler), qui se permet de visiter +la maison de fond en comble, du grenier a la cave. Votre pere +l'accompagne. Je ne sais pas comment il ne l'a pas encore precipite +par une fenetre. Il faut qu'il ait une patience dont je suis bien +incapable. + +Nous etions atterres. Un inconnu osait penetrer chez nous! Et notre +pere --le pere --consentait a lui servir de guide! Tante Dine avait +raison de s'epouvanter: les lois de l'univers etaient renversees. +Comme nous entrions piteusement a notre tour, la tete basse et le feu +de la honte aux joues, nous croisames ce visiteur qui redescendait et +pretendait revoir la cuisine. Tout haut il critiquait, dressait des +plans, evaluait les dimensions des chambres, tout en multipliant les +gestes comme s'il construisait deja de ses propres mains un edifice +sur les ruines du notre. + +--L'escalier est trop etroit. La cuisine est hors de proportions avec +les autres pieces: je la transformerai en salon. + +Mon pere le conduisait sans empressement, mais avec politesse. Il +avait son air calme et distant, et la loquacite de l'autre s'en +ressentit quand il voulut se tourner de son cote pour mieux lui +expliquer ses projets. Nous montames tout droit a la chambre de ma +mere, comme a notre refuge naturel. Ma mere, qui etait agenouillee sur +son prie-Dieu, se leva en nous entendant. Son emotion transparaissait +sur son visage: + +--Dieu nous protegera, dit-elle. + +Quand elle prononcait le nom de Dieu, elle en etait comme illuminee. +Je connus a cet instant la haine de l'etranger, de l'envahisseur. La +subordination de mon pere, les larmes maternelles et la maison +pietinee, jugee, evaluee en argent, ce sont la des spectacles que je +ne puis oublier. Plus tard, dans mon histoire de France, quand j'ai lu +que les allies avaient envahi les frontieres en 1814 et en 1815 et +avaient pu venir cantonner dans notre capitale, quand j'ai su que les +Prussiens nous avaient arrache, comme un quartier de notre chair, la +Lorraine et l'Alsace, je n'ai pas eu de peine a donner a ces douleurs +passees une representation materielle: j'ai revu tres nettement ce +monsieur qui se promenait chez nous du haut en bas de la maison, comme +s'il etait chez lui. + +--Pourquoi l'as-tu salue? demanda tante Dine a grand-pere qui revenait +de son pas lent et nonchalant. + +--Je suis poli avec tout le monde. + +--On ne pactise pas avec l'ennemi. + +Gomment mon pere, qui ne passait pas pour commode, avait-il supporte +sans broncher cet outrage? Il avait la charge de notre securite, et +l'exercice du pouvoir impose des obligations que les irresponsables +negligent volontiers. Sa bonne humeur nous stupefia meme dans une +autre circonstance. Un jour, a table, il dit tout a coup a maman: + +--Sais-tu la grande nouvelle qui se colporte en ville? + +--Je n'ai vu personne. + +--On annonce notre depart. La maison vendue, nous filons. Notre +orgueil bien connu n'accepterait pas une diminution de facade. Et qui +a repandu ce bruit? je te le donne en mille. Mais non, tu ne devineras +jamais, tu as trop d'illusions sur la bonte humaine. Mes chers +confreres. Ils ont decouvert ce moyen pratique de se partager ma +clientele. Tour a tour mes malades m'en informent: + +--Est-ce vrai que vous partez? Restez avec nous. Qu'allons-nous +devenir?... + +C'est tres touchant. Mais je les ai rassures. + +Il riait d'un grand rire d'homme de guerre accoutume a la bataille. +Nous etions trop jeunes pour comprendre ce que contenait de mepris et +de force ce rire vainqueur, dont nous nous serions volontiers +scandalises dans notre indignation. Bernard et Louise, surtout, vifs +et susceptibles, protesterent avec vehemence contre une si odieuse +manoeuvre, bien qu'ils ne fussent pas convies a donner leur avis. Ma +mere, elle, avait rougi de tout le mal qu'on voulait nous faire et +qu'elle n'eut pas imagine en effet. Quant a tante Dine, elle montrait +le poing a ces _ils_ enfin decouverts: + +--Ah! les monstres! ca ne m'etonne pas. Ils meriteraient qu'on leur +introduise de force toutes leurs drogues dans le corps. + +Souhait qui suscita l'hilarite de grand-pere, jusque-la impassible, +mais trop ennemi des medecins pour ne pas savourer la formule de +vengeance employee par sa soeur. + +Ce fut encore elle qui nous apprit, quelques jours plus tard, la +delivrance. Comme une sentinelle avancee, elle s'etait portee en +dehors de la grille et nous adressait de loin des signaux auxquels +nous ne pouvions rien entendre et que nous interpretames de plus pres +dans un sens defavorable. Surement l'envahisseur s'etait empare de la +place, la maison etait vendue. Nous n'avions plus de toit pour nous +abriter. Selon la prophetie de Tem, nous etions bons a jeter aux +chiens. + +Lorsque nous fumes a portee, elle nous hela: + +--Venez vite, venez vite. La maison est a nous. La maison est a nous. + +D'un elan fou, nous accourumes. + +--L'ecriteau n'y est plus, observa Bernard qui nous devancait. + +Il ne restait sur la colonne que les traces des clous. + +--Ah! ah! continuait la voix qui eclatait en sonnerie de triomphe. +_Ils_ ont cru l'avoir. _Ils_ ne l'auront pas. + +_Ils_ ne visait plus les medecins, mais le monsieur de Paris et +d'autres acquereurs qui s'etaient presentes pendant que nous +travaillions au college. De son bras leve, elle nous montrait la fuite +de cette troupe dispersee. + +Elle nous conduisit, d'un pas rapide malgre l'age, dans la salle de +musique ou la famille s'etait reunie, sauf grand-pere qui sans doute +n'avait rien change a ses habitudes de promenade et qui probablement +ignorait notre salut. Mariette nous suivit a une distance respectueuse +: son anciennete lui donnait droit a un rang dans le cortege. + +Ma mere, tres emue, caressait les cheveux de mes deux soeurs ainees, +que la joie, comme le chagrin, faisait pleurer. Mais je n'attachais +pas d'importance aux larmes de mes soeurs qui en repandaient pour des +riens. Mon pere, debout, appuye au dossier de la chaise ou ma mere +etait assise, souriait. Je ne lui avais jamais vu le visage aussi +rayonnant. Et par la fenetre, en arriere du groupe, le soleil entrait +comme un invite de marque. + +--L'ecriteau n'y est plus, repeta Bernard sans saluer personne. + +--Oui, dit mon pere, nous gardons la maison. + +Et comme notre enthousiasme allait deborder, il ajouta: + +--Vous le devez a votre mere, et aussi a votre tante Bernardine. + +Celle-ci, dont les joues parcheminees s'empourprerent rien que parce +qu'on avait parle d'elle quand elle-meme ne gardait ni ses pensees ni +ses biens et se depouillait ainsi naturellement tous les jours, refusa +l'eloge avec une male energie: + +--Quelle plaisanterie, Michel! Pour une signature de rien du tout! Il +ne faut pas egarer ces enfants. + +Ma mere l'approuva sans retard: + +--Elle a raison c'est votre pere qui nous a tous sauves. + +Et plus bas, tournee vers lui, elle murmura, mais je l'entendis: + +--Tout ce que j'ai, n'est-ce pas a toi? + +Je ne m'arretai guere, je l'avoue, a ce debat. Evidemment le salut de +la maison ne dependait que de mon pere. En quoi ma mere et tante Dine +auraient-elles pu intervenir? Il fallait jeter dehors le monsieur de +Paris en les autres envahisseurs, comme Ulysse rentrant a Ithaque +avait chasse les pretendants. C'etait un exercice de force qui ne +convenait qu'a un homme. Mes notions de la vie etaient simples: +l'homme gouvernait, et la femme n'avait charge que des choses +domestiques. Que tante Dine eut sa part, meme reduite, dans l'immeuble +dont on voulait nous exproprier, je ne l'aurais pas compris, et pas +davantage ce que c'etait qu'une dot et comment le consentement de la +femme etait necessaire pour que le mari en disposat. + +Cependant je me rappelai la scene de la couturiere. Ma mere avait sans +doute realise des economies sur ses toilettes et les avait apportees. +Chacun ne devait-il pas sa contribution de guerre? Aussitot je +m'esquivai de la chambre et, quand j'y revins, je tenais a la main la +tirelire ou l'on m'invitait a placer les petits sous que je recevais. +Je m'attendais a une ovation pour la magnanimite de mon sacrifice. +Sans un mot, je tendis l'objet a mon pere. + +--Que veux-tu que j'en fasse? fut toute sa reponse. + +Un peu interloque, mais devisage par tous les regards, je declarai en +rougissant: + +--C'est pour la maison. + +Cette fois, mon pere m'attira et me donna publiquement l'accolade avec +un ordre du jour reluisant: + +--Ce petit sera notre joie. + +Ainsi l'Empereur recompensait sur le champ de bataille ses marechaux: +on ne s'etonne plus de rien dans l'histoire quand on a vecu mon +enfance. + +Comme il rentrait au son de la cloche, grand-pere fut informe le +dernier de ce qui s'etait passe par tante Dine qui le mit au courant +dans une harangue enflammee. Il ecouta avec interet, mais sans +passion. Sa serenite ne fut point troublee. Et quand le recit heroique +fut termine, il dodelina de la tete et se contenta de cette +approbation bien maigre: + +--Allons, tant mieux! + +Les choses s'arrangeaient sans qu'il s'en melat. + +V + +L'ABDICATION + +Je compris les jours suivants, a toutes sortes de petits signes, sans +compter les propos de l'office, que la maison n'appartenait plus a +grand-pere, mais a mes parents, et qu'une simple formalite marquait +pour que ce traite fut definitif. Grand-pere n'en ayant plus la +charge, bien que cette charge ne l'incommodat guere, n'en desirait pas +garder l'honneur. J'entendis plus d'une fois mon pere luit tenir des +discours de ce genre: + +--Je veux que rien ne soit change ici. Je veux que tout demeure comme +par le passe. Je ne veux vous oter que les soucis. + +--Eh! eh! repliquait grand-pere avec son petit rire, tu as bien de la +chance de savoir tout ce que tu veux. + +Et il lissat sa barbe blanche nonchalamment, comme si rien ne valait +la peine de rien. Cependant il mijotait un projet dont nous fumes +bientot avertis. Quand il avait une idee, on ne pouvait l'en faire +demordre, ni par supplications, ni par protestations. Il recevait tout +pele-mele, algarades de tante Dine, raisonnements brefs, nets, sans +replique de mon pere, prieres de ma mere, avec la meme tranquillite +d'humeur, et il n'ecoutait personne. A son air aimable et detache on +l'aurait cru persuade aisement, quand le mauvais rire apparaissait et +ruinait toutes les esperances. + +Nous sumes un beau matin sa decision d'abandonner la piece a deux +fenetres qu'il occupait au coeur meme de la maison et qui etait vaste, +confortable et facile a chauffer, pour s'en aller ou? Nul ne l'aurait +devine: dans la chambre de la tour. Cette chambre etait des longtemps +deserte, et il y soufflait un vent du diable. Il n'eut pas plus tot +signifie sa volonte que tout le monde, apres d'infructueuses +tentatives pour obtenir son desistement, dut courir au plus presse +afin de l'aider sur l'heure dans son installation. Lui-meme, sans plus +attendre, prenait deja l'escalier avec son materiel le plus precieux. + +--Laisse-nous au moins balayer, nettoyer et epousseter, lui notifia +tante Dine, armee de la tete de loup. + +--Ce n'est pas la peine, assura-t-il. On vit tres bien avec les +araignees et la poussiere. + +Ce scandale fut evite. On le devanca et il dut patienter quelques +minutes, ce qu'il n'aimait guere; apres quoi, resolument, il s'empara +de la rampe, muni de son barometre, de sa caisse a violon et de ses +pipes. Il redescendit pour remonter avec sa lunette d'approche. Le +reste de son demenagement ne l'interessait pas. Ses vetements, son +linge, ses meubles le suivraient ou ne le suivraient pas, au petit +bonheur. Il me temoigna sa confiance en m'invitant a porter un traite +d'astronomie, un volume sur les cryptogames dont je connaissais les +illustrations en couleur representant les principales especes de +champignons, et un autre ouvrage que je pris a son titre pour un livre +de piete: les _Confessions de Jean-Jacques Rousseau_. J'allais +oublier les _Propheties de Michel Nostradamus_ et une collection du +_Veritable Messager boiteux de Berne et Vevey_, almanach fameux et +precieux a tous egards, mais principalement pour ses bulletins +meteorologiques. Or grand-pere s'occupait beaucoup de l'etat de +l'atmosphere. Il le reniflait, pour ainsi dire, a sa fenetre, le matin +et le soir, au risque d'attraper un rhume, et il observait le +mouvement des nuages et l'eclat des etoiles. Volontiers il citait +l'autorite d'un certain Mathieu de la Drome, avec qui il etait en +correspondance et que nous avions pris l'habitude de considerer comme +un sorcier ou un rebouteur du temps. Lui-meme faisait des pronostics +et, si l'on voulait le flatter, on l'invitait a predire. Il ne se +trompait guere, soit que la chance le favorisat, soit qu'il eut bien +interprete la direction des vents. Et cette petite reputation qui lui +etait agreable le melait aux lois mysterieuses de la nature dont il +rendait les oracles. + +Des qu'il eut transporte sa bibliotheque et ses instruments, il se +trouva chez lui dans la chambre de la tour et se declara satisfait. +Elle donnait sur le ciel et la terre de quatre cotes a la fois: le +moindre rayon de soleil, d'ou qu'il vint, serait capte. Et quant a la +direction des vents, elle serait facile a determiner. Un grand vacarme +lui apprit que son mobilier grimpait apres lui. Tante Dine presidait +en personne a l'emmenagement, non sans bougonner et ronchonner. Sous +un bras une descente de lit et, sous l'autre, un traversin, dans +chaque main un candelabre, elle precedait, en l'animant de la voix, +une escouade rangee en file indienne qui manoeuvrait sans beaucoup +d'ensemble. Le premier, surgit Tem Bossette avec un fauteuil sur la +tete: il avait consenti a une reconciliation scellee par l'octroi +d'une bouteille de vin rouge. Puis ce fut une oscillante armoire +portee par quatre jambes qui appartenaient --on le sut plus tard, au +sommet des marches --moitie a Pendu, et moitie (la petite moitie) a +Mimi Pachoux ramene au logis par la victoire. + +--Franchement, declara tante Dine a son frere pendant le defile de ses +troupes, tu n'aurais pas pu rester en bas! Il faudra qu'on te hisse +chaque chose par cet escalier qui est etroit. + +Comme grand-pere, indifferent, esquissait un geste vague, elle lui +decocha des sarcasmes: + +--Naturellement, cela ne trouble point Monsieur! Monsieur ne se +derangera pas pour si peu. Bien assis dans le bon fauteuil que Tem a +inonde de sa sueur, Monsieur verra venir les evenements. Et moi, +pendant ce temps-la, je monterai et descendrai cent fois par jour. Et +les servantes pareillement. Mais tu n'as cure de notre peine tu +trouveras toujours ici tout ce qu'il te faut. + +L'attaque etait directe et rude. Avant d'y repondre, grand-pere jeta +un coup d'oeil effraye sur le siege transporte par Tem, a cause de +l'inondation annoncee. Quand il le vit intact et sec, il se rasserena +et put riposter en toute tranquillite d'esprit: + +--Je ne demande rien a personne. + +--Parce qu'il ne te manque jamais rien: tu vis comme un coq en pate. + +Ils avaient raison tous les deux. Grand-pere n'elevait aucune +reclamation, mais on s'ingeniait a prevenir ses moindres voeux. Ainsi +ne formula-t-il aucune plainte contre les vents coulis qui +assiegeaient la tour: le lendemain de son installation, on +calfeutrait soigneusement la porte et les fenetres. + +La mauvaise humeur de tante Dine exprimait tout haut le sentiment +general. Cet exode imprevu, que rien ne motivait, assombrissait mon +pere et ma mere qui en cherchaient vainement la raison: + +--Pourquoi se loger si haut? + +Et grand-pere d'expliquer avec son mauvais petit rire: + +--L'altitude m'a toujours reussi. + +J'avoue que, dans cette circonstance, je tenais le parti de grand- +pere. La chambre de la tour avec ses quatre horizons, son isolement, +son odeur speciale --on ne l'ouvrait que pour y chercher les pommes +qui pendant tout l'hiver y murissaient --exercait des longtemps sur +moi un attrait irresistible. Puisqu'elle etait habitee desormais, je +me proposai de lui rendre des visites. + +Cet episode fut bientot eclipse par un autre, beaucoup plus grave et +qui devait frapper davantage encore mon imagination. A mon retour du +college un matin, je fus avise par mon informateur habituel, tante +Dine, que cette fois c'etait definitif. Elle me donnait cette nouvelle +en grand mystere, mais le mystere meme, chez elle, se manifestait +bruyamment. Le mot _definitif_ prenait sur ses levres une importance +formidable. Qu'est-ce qui etait definitif? + +--L'acte est signe. Tout a l'heure. Je suis bien contente. + +Quel acte? Je n'y comprenais goutte. + +--Eh bien! nous restons chez nous. _Ils_ ne peuvent plus rien. + +Ne savais-je pas deja qu'_ils_ etaient en pleine deroute, disperses, +chaties, vaincus, battus, reduits a neant, comme les Perses de mon +histoire ancienne qu'une poignee de Grecs precipita dans la mer? +Comment pensait-elle m'eblouir en me communiquant un secret vieux de +plusieurs jours, peut-etre meme de plusieurs semaines, et dont tout le +monde avait pu s'entretenir librement? Un enfant n'entre pas dans le +pays des preparations, des lenteurs, des formalites et des paperasses +judiciaires. Mais un evenement capital allait illustrer la declaration +de tante Dine. + +Grand-pere etait rentre de sa promenade plus tot qu'a l'ordinaire et, +comme l'un de nous remarquait cette ponctualite anormale, il s'etait +eloigne sans souffler mot. Quand nous penetrames, apres le second coup +de cloche, l'estomac creux et les dents longues, dans la salle a +manger, notre surprise fut grande de l'y trouver deja, assis devant la +table, et non pas a sa place officielle qui etait la place d'honneur, +au centre, en face de ma mere, ainsi qu'il convient au chef de +famille, au roi regnant. Sans prevenir personne de ses intentions, il +avait change les ronds de serviettes et s'etait alle mettre au bout, +en face de la fenetre. C'est vrai qu'il avait choisi une assez bonne +place, d'ou il pouvait voir les arbres du jardin et meme un peu de +ciel entre leurs branches. Pour un amateur de soleil, ce spectacle +n'etait pas indifferent. Mais tout de meme, c'etait la une revolution +dans la vie de famille et dans toute l'economie domestique. Ou plutot, +je ne m'y trompais pas, c'etait une abdication. + +Je me connaissais en abdications. N'avais-je pas du apprendre dans mon +manuel celle des rois faineants, a qui l'on coupait la chevelure avant +de les enfermer dans un cloitre, et, malgre moi, je considerai les +jolis cheveux blancs de grand-pere qui bouclaient legerement. Surtout, +j'avais entendu reciter, par mon frere Bernard, l'histoire de Charles- +Quint dont j'avais ete fort impressionne. Ce maitre du monde, detache +de la grandeur, se retira dans un monastere d'Estramadure dont il +reparait les pendules, et pour se donner un avant-gout de la mort, il +fit celebrer, vivant, ses funerailles. Des historiens affoles de +verite m'ont affirme, depuis lors, que ces details etaient fictifs. Je +le regrette, car je ne les ai pas oublies, tandis qu'une innombrable +quantite de faits demontres me sont sortis de la memoire. Mais en ce +temps-la je croyais, dur comme fer, a la retraite de Charles-Quint, +aux obseques truquees et meme aux pendules. Grand-pere, lui aussi, +s'entendait a raccommoder les horloges et j'operai aussitot entre eux +un rapprochement. + +Tante Dine, par hasard exacte, et ma mere, qui nous suivaient a peu de +distance, partagerent notre etonnement. Puis, tous les regards se +fixerent sur mon pere qui entrait. D'un coup d'oeil il jugea la +situation, et la decision, chez lui, ne se faisait guere attendre. Il +s'avanca d'un pas rapide: + +--Non, non, dit-il, je ne veux pas. Rien ne doit etre change ici. +Pere, reprenez votre place, je vous en prie. + +Certes, aucun de nous n'aurait resiste a cette priere qui ordonnait. +Mais la force agissante et organisatrice de mon pere se heurtait +devant nous a une autre force, dont je ne soupconnais pas la puissance +et qui etait l'immobilite. Grand-pere ne bougea pas. Il avait resolu +de ne pas bouger. + +Mon pere, n'ayant pas obtenu de reponse, repeta plus doucement sa +demande. Je ne puis pas ecrire plus humblement, car il gardait en +toute occasion, malgre lui, un air de fierte. Il recut au visage un +eclat de l'eternel petit rire et cette phrase par surcroit: + +--Oh! oh! que de bruit pour rien! + +--Pere, donnez-moi cette preuve de votre affection. + +--Une place ou une autre, qu'est-ce que ca signifie? Je suis tres bien +ici, j'y reste. + +Et, avec un supreme dedain, grand-pere ajouta: + +--Si tu savais, mon pauvre Michel, comme cela m'est egal! + +Tout lui etait egal, Tem Bossette m'en avait averti: une place ou une +autre, une maison ou une autre. Ces phrases-la, prononcees devant +nous, avaient le don d'exasperer mon pere, mais il se contenait. + +--Il faut, reprit-il, une hierarchie dans les familles. + +--Bah! nous sommes en Republique, et je tiens pour la liberte. + +Mon pere comprit qu'il etait parfaitement inutile d'insister. Il se +contenta de conclure: + +--Alors, vraiment, vous refusez de revenir? + +--Je ne bouge plus. + +Philomene, la femme de chambre, presentait le plat. Mon pere lui fit +signe de l'offrir a grand-pere, apres quoi il dut se soumettre et +prendre la place d'honneur. Ce fut un soulagement pour tous chacun +sentait que cette place lui revenait de droit, et que lui seul +meritait de l'occuper. Le chef, c'etait lui, des longtemps, et pas un +autre. A la moindre difficulte ou contrariete, on s'adressait a lui, +on se tournait vers lui. Ce serait fini de cette anxiete qui pesait +sur la maison depuis tant de jours. Maintenant on serait dirige. Plus +de rois faineants! Les renes du gouvernement, comme s'exprimait mon +manuel, seraient tenues par des mains fermes. Or, il etait juste que +le chef eut les insignes de l'autorite. Un roi ne reste pas au second +rang. Mon pere, evidemment, ne se fut pas lui-meme couronne. + +Ainsi, en notre presence, s'opera la translation des pouvoirs. + +Je ne m'attendais pas au revirement qui se fit alors en moi, presque +subitement. Le gouvernement de grand-pere m'avait toujours paru +precaire et derisoire. Des qu'il eut refuse de l'exercer, j'admirai +son desinteressement et je decouvris la poesie de l'abdication. + +Ce mepris souverain des resultats materiels me parut plein de +grandeur, et j'allai meme jusqu'a m'expliquer le propos que j'avais +estime sacrilege: _Qu'on habite une maison ou une autre..._ S'il +n'avait rien accompli pour proteger la notre, c'est peut-etre qu'il +considerait les choses de plus haut et de plus loin que nous. De la +chambre de la tour, il se mettait en communication avec les vents et +les astres et il predisait l'avenir. Le temps et l'univers +l'absorbaient. Il ne pouvait plus se consacrer a des taches communes. +Il y avait la une autre facon de comprendre la vie que je soupconnais +sans me l'expliquer, et qui deja m'attirait par sa singularite et son +enigme. Le roi dechu, pare du mystere qu'il recevait d'une science +inconnue, recouvrait son prestige et meme reprenait, sans qu'il s'en +doutat, un peu d'empire sur mon esprit. + +Je regardai tour a tour mon pere et mon grand-pere: mon pere a sa +place normale, occupe de nous tous, repandant autour de lui la paix et +l'ordre, et portant sur le visage accentue et surtout dans les yeux +percants le reflet de sa merveilleuse aptitude a commander; mon +grand-pere aux traits fins, presque feminins, malgre la grande barbe +blanche, aux yeux toujours un peu noyes de brume, frequemment +distrait, indifferent a son entourage, et plus volontiers interesse +par les arbres du jardin ou le morceau de ciel qu'il apercevait par la +fenetre. Et pour la premiere fois, je m'etonnai de les reconnaitre si +differents. Cette remarque, je ne l'avais jamais faite ou je ne m'en +etais pas inquiete. Elle me frappa si fort que je faillis l'exprimer +tout haut. Elle m'eut sans doute echappe si je n'avais redoute son +inconvenance. Un fils devait ressembler a son pere: aucun doute ne +pouvait exister a ce sujet. Ou bien, alors, ce n'etait pas la peine +d'etre le fils de quelqu'un. Et moi, a qui donc ressemblais-je?... + +LIVRE II + +I + +LES IMAGES + +Ces evenements, que je retrouve si frais dans mon imagination, +flotterent bientot et meme se perdirent momentanement dans le cours de +mes jours qui, pendant les vacances ou nous entrions, se mit a couler +a pleins bords comme un beau fleuve. + +Mon pere, d'habitude, prenait ses vacances avec nous et en profitait +pour se rapprocher de nous davantage. Nous le vimes beaucoup moins +cette annee-la et nous fumes un peu sevres des recits heroiques dont +il nous regalait dans nos promenades, et qui nous agitaient d'un +furieux desir de livres des batailles et de remporter des victoires: +en l'ecoutant, nous relevions la tete, nos yeux brillaient, nous +marchions plus vite et d'un pas cadence. Pour faire face aux nouvelles +charges qu'il avait acceptees, il avait renonce a son repos annuel. +Parfois il s'emparait d'une apres-midi et tachait hativement de +retablir le contact avec nous. Ses malades le venaient relancer a +toute heure ou s'embusquaient sur son passage. Tout conspirait pour +nous l'arracher. + +Cependant on devinait que sa direction s'exercait partout. La facade +de la maison se lezardait: on y posa des supports de fer avant de la +recrepir. Les chambres furent retapissees, la mienne avec de +plaisantes scenes de chats et de chiens, et l'on changea les parquets +dont les planches se disjoignaient. La cuisine meme, pour laquelle +Mariette s'obstinait a reclamer depuis des annees et des annees, sans +rien obtenir de grand-pere qui lui repondait invariablement par un +vieux proverbe: _A blanchir la tete d'un negre on perd sa lessive_, +la cuisine fut remise a neuf et pavee de monumentales briques rouges. +La grille du portail qui ne fermait plus fut reparee, et meme il y eut +une cle, et une cle qui tournait dans la serrure. Le tilleul degage +permit au cadran solaire de recommencer a marquer les heures. La +breche du mur par ou les courtilieres penetraient, par ou j'avais vu, +un soir fameux, nos ennemis s'introduire dans la place, recut une +balustrade qui s'encastra dans le tronc du chataignier. Et l'on vit ce +qu'on n'avait jamais vu: les trois ouvriers a leur poste et, +spectacle plus merveilleux encore, travaillant tous les trois. + +Peu a peu le jardin, mon vieux jardin, pareil a une foret de mauvaise +herbe ou l'on n'avait jamais fini de decouvrir des arbres ou des +plantes, tant ils etaient caches, se transforma et s'ordonna. Les +allees furent tracees et sablees, les parterres dessines et les +rosiers tailles. Les arbres contenus verserent une ombre reguliere. +Une prairie inutile devint un verger. Au coeur d'une pelouse, un jet +d'eau monta et, retombant en pluie fine, egrena des notes claires sur +le bassin. Il y eut des fleurs et des fruits a cueillir, des bouquets +et du dessert. Cependant nous n'osions plus tater les poires ou les +peches, et moins encore imprimer a leur manche le leger mouvement de +bascule qui les detachait. Dans l'espace decouvert, on se serait +apercu de notre larcin. Et je cherchais vainement, pour les mettre en +pieces, les taillis qui jadis foisonnaient au bord de la +chataigneraie. D'ailleurs Tem Bossette refusait de me sculpter le +moindre sabre de bois, et il veillait sur ses echalas comme s'il les +avait payes. + +Ces changements ne se firent pas d'un seul coup, et je mele sans nul +doute leur chronologie. A peine les remarque-t-on pendant qu'ils +s'accomplissent lentement et progressivement, et, quand ils sont +termines, voila que deja l'on ne se souvient plus de l'etat des lieux +qui les preceda. Ils ne s'accomplirent pas sans perturbations. Tem +s'epongeait sans cesse le front et suait tout son vin. Mimi Pachoux ne +s'en allait plus: il menait grand bruit pour attester la continuite +de sa presence, et le Pendu penchait son triste profil dantesque sur +des besognes obscures et utiles. La communaute de leur sort n'avait +pas reussi a les reconcilier. Ils s'observaient et se surveillaient +les uns les autres, mais tous trois observaient et surveillaient +davantage encore la maison. Que craignaient-ils d'en voir sortir? Je +le compris un jour. Mon pere, qui etait devenu leur patron, +s'approchait d'un pas rapide. Il leur distribua de bonnes paroles +d'encouragement, mais il examina leur ouvrage en connaisseur. + +--Tout de meme il s'y entend, confessa Mimi avec admiration. + +Je sus par Tem qu'apres les avoir sermonnes durement, il avait +augmente leur paie. Seulement il exigeait du bon travail. D'un mot, il +les ramenait a lui, s'ils renaclaient ou rechignaient devant la peine. +Mais, sans doute, il bouleversait toutes les vieilles habitudes d'un +pays ou l'on aimait a se laisser vivre et a baguenauder en buvant du +vin frais. C'est pourquoi Tem Bossette, principalement, regrettait +l'ancien regne des rois faineants ou il vivait, tranquille et oublie, +dans sa vigne. + +Il avait bien essaye, devant moi, d'apitoyer grand-pere sur son sort: + +--Mon ami, lui fut-il repondu, je ne suis plus rien ici: adressez- +vous ailleurs. + +Jamais grand-pere ne se montra aussi gai que depuis son abdication. +Non, certes, il ne regrettait pas le pouvoir et il ignorait +volontairement tous les actes du nouveau regime. Parcourait-il le +royaume? Il ne semblait pas se douter qu'on y faisait fleurir les +cailloux. Et puis, un jour qu'il se promenait au jardin, je le vis qui +se lissait la barbe et se grattait le sourcil, temoignage de +mecontentement: il lanca en signe de mepris un jet de salive, et le +rire impertinent accompagna ces paroles incomprehensibles pour moi: + +--Oh! oh! on met de l'ordre partout. Ce n'est pas un jardinier qu'il +faudrait, mais un geometre. + +Que trouvait-il a blamer? Les parterres, les arbres, obeissant a la +main de l'homme, composaient un dessin d'une riche ordonnance. Mes +petites idees sur la vie s'y assemblaient et s'y disposaient avec plus +de bonheur. Et j'en voulais a grand-pere de son manque d'enthousiasme. + +--Regardez, lui dis-je au hasard, ces beaux cannas rouges autour du +bassin. + +Mais il me prit le bras avec une rudesse inattendue. + +--Prends garde, mon petit, tu vas salir le gazon. + +Je posais le pied, en effet, sur l'herbe qui bordait l'allee. Et je +vis bien que grand-pere se moquait de mon admiration en meme temps que +du nouveau jardin. Je me rappelai l'ancien instantanement, sous +l'influence de cette ironie, l'ancien pareil a un fouillis sauvage, ou +je pouvais fouler jusqu'aux plates-bandes, ou de rares fleurs +poussaient a la debandade, ou j'avais connu l'ivresse de la liberte. + +Devant mon pere, jamais grand-pere ne se fut permis cette critique. +L'esprit attire sur leurs dissemblances, j'avais remarque la gene de +leurs rapports. Toujours mon pere faisait les avances. Il traitait +grand-pere avec une deference extreme, ne manquait point de s'informer +de sa sante, de ses promenades et meme, pour flatter sa petite manie +de meteorologie, il l'interrogeait sur le temps a venir. Grand-pere +repondait brievement, sans tenir le moins du monde a prolonger la +conversation qui ne tardait pas a tomber, ou bien il se servait de son +petit rire blessant, des qu'on abordait un sujet ou l'accord n'etait +plus certain. + +Un jour, mon pere lui demanda en communication son livre de comptes +pour verifier, expliquait-il, certains memoires sur l'administration +de la propriete qui n'avaient pas encore ete regles et qui lui +paraissaient exageres. Grand-pere ouvrit de grands yeux: + +--Mes livres de comptes? + +--Sans doute. + +--Je n'en ai jamais tenu. + +Mon pere hesita une seconde. + +--Bien, conclut-il simplement. + +Et il s'en alla. + +Grand-pere se complaisait dans sa tour, ou il s'arrangeait, pour sa +toilette, de la fameuse robe de chambre verte et du bonnet grec en +velours noir orne d'un gland de soie. Avec son telescope fixe sur un +trepied, il suivait, le jour, les bateaux qui sillonnaient les eaux du +lac, et le soir il rapprochait les etoiles, mais seulement celles qui +evoluent du cote du sud, parce que, des fenetres de sa chambre +precedente, il n'apercevait que cette partie du ciel et la connaissait +mieux. Bien plus souvent qu'autrefois, il descendait vers nous dans ce +costume d'astrologue, un monarque dechu ne tenant plus a la majeste. +Tante Dine obtenait a grand'peine qu'il s'accoutrat autrement pour se +promener en ville ou dans la campagne. + +--Ca ne fait de mal a personne, observait-il. + +Il consentait cependant, a force d'instances, a remplacer le bonnet +par un chapeau de feutre aux larges bords, et la robe par une +redingote qu'on frottait de benzine presque tous les jours pour la +tenir, malgre lui, en etat. De ses promenades il rapportait des +plantes aromatiques, dont il composait des tisanes ou qu'il +introduisait dans des flacons d'eau-de-vie, et des champignons qui +excitaient la mefiance de tante Dine. Je les considerais, je les +flairais, mais pour rien au monde je n'en aurais goute. Je ne pensais +pas alors qu'on put rien trouver de bon a manger hors des magasins de +comestibles et, a la rigueur, de notre jardin. + +Le regne de mon pere durait depuis trois bonnes annees, et meme plutot +quatre que trois, lorsqu'il advint dans mon existence d'enfant un +evenement considerable: je tombai malade. L'annee precedente, j'avais +fait ma premiere communion avec une si grande ferveur que ma mere +confiait a tante Dine: + +--Va-t-il imiter Melanie et Etienne? Dieu nous demanderait-il un +troisieme enfant? Que sa volonte s'accomplisse! + +Mon aventure fut a peu pres celle de _l'enfant blond qui s'esquiva des +bras de sa mere_. Au cours d'une promenade de ma division, j'avais +glisse dans un ruisseau dont il nous etait defendu de nous approcher, +et, plutot que d'encourir un reproche, bien que trempe jusqu'a la +poitrine, j'avais prefere me taire. Le lendemain ou le surlendemain, +la fievre se declara. Je sus plus tard que c'etait une bonne fluxion +de poitrine qui degenera en pleuresie. On crut mes jours en danger, et +mon mal devait etre l'occasion de la crise interieure qui faillit +desorienter ma jeunesse. Dans un demi-sommeil, j'entendais autour de +moi des chuchotements que j'interpretai sans retard: + +--Est-ce que je vais mourir? demandai-je a ma mere et a tante Dine qui +se tenaient au bord de mon lit. + +--Tais-toi, mechant! murmura tante Dine qui, aussitot, se moucha en +sanglotant et poussant des soupirs que sans doute elle croyait +etouffer. + +Ma mere, de sa voix douce et persuasive, me dit en me touchant le +front, et ce contact me rafraichit: + +--Ne t'inquiete pas nous sommes la. + +Je savais tres bien ce que c'etait que la mort. Le portier du college +etant decede, une bizarre fantaisie de notre directeur nous avait +contraints a defiler, classe par classe, devant la biere ou le corps +etait depose, avant qu'on vissat le couvercle. Or, ce portier etait un +gros homme court, dont la depouille exigeait une boite cubique ou il +nous parut si cocasse et grimacant, que nous eclatames de rire. Il +nous fut impossible de reprimer ce rire scandaleux. Indigne, le +professeur qui conduisait notre pelerinage manque nous accabla des +plus durs reproches et ne craignit pas d'y joindre sans delai un +sermon sur nos fins dernieres. Il nous annonca, sans aucun menagement, +que nous mourrions tous, et peut-etre bientot, et que nos parents +mourraient, et que nous perdrions tout ce que nous aimions. Nos rires +cesserent peu a peu. Une vague peur nous envahit a cause de la +repetition monotone de cette mort qu'on nous jetait a la tete. Quand +je rentrai a la maison ce matin-la, tres emu, malgre moi, par un si +furieux discours, je regardai mon pere et ma mere comme je ne les +avais encore jamais regardes. Ils allaient et venaient, comme a +l'ordinaire, sans deviner que je les observais. Ils rirent meme d'une +reflexion de Bernard: je les entendis rire, d'un bon rire tout pareil +a celui que nous avait inspire le malencontreux portier dans sa boite. +Ah! ce rire, surtout celui de mon pere qui etait puissant et sonore et +donnait une magnifique impression de sante, quel soulagement pour moi, +et comme il chassa ma curiosite deja pleine d'epouvante! + +"Allons donc, pensai-je dans mon petit cerveau, mon professeur a menti +comme un arracheur de dents. Ils ne mourront pas, c'est certain. Ils +ne pourront pas mourir. D'abord, quand on rit, c'est qu'on ne meurt +pas." + +Cette constatation me suffit. Pour moi-meme, la question ne se posait +pas. Ils etaient devant et moi derriere. Et, puisque eux-memes ne +risquaient rien, comment la mort aurait-elle pu me prendre en passant +par-dessus? + +Mon interrogation: _Est-ce que je vais mourir?_ etait donc simplement +destinee a me rendre interessant. Leur presence me preservait. + +Ma mere et tante Dine, m'evitant toute figure etrangere, me veillaient +a tour de role, ma mere deux nuits sur trois, et je la preferais. Elle +glissait dans la chambre comme une voile sur le lac, sans aucun bruit. + +Je ne m'apercevais pas de ses mouvements. Ses soins se confondaient +avec ses caresses, tandis que tante Dine, la chere femme, au prix d'un +effort considerable, me secouait et me tarabustait. + +Le role important que je jouais ne me deplaisait pas. Il me semblait +que j'etais redevenu plus petit que mon frere Jacques et ma soeur +Nicole, et qu'on pouvait bien me bercer avec des chansons. Je +reclamais _Venise_ ou _l'Etang_, surtout _l'Etang_, a cause de ma +propre noyade; et l'on croyait que je delirais. Je revois +distinctement dans ma memoire ces deux visages penches, et beaucoup +plus nettement encore celui de mon pere, qui me rendait +continuellement visite et a qui je ne connaissais pas cette expression +attentive, immobile, presque durcie qu'il montrait en suivant sur mon +corps le travail de la maladie. C'etait son visage professionnel apres +l'examen, il se detendait, car la paternite l'eclairait. + +Un jour, mon pere amena un autre medecin, mais je compris tres bien +que ce petit homme tremblait devant lui et repetait invariablement ce +qu'on lui disait. Avec une implacable logique, j'avertis mes fideles +gardiennes: + +--Pourquoi deranger ce monsieur? Pere en sait plus long que lui. Pere +n'a besoin de personne. + +Je dus emettre a voix basse cet avis ou quelque chose d'approchant. +Aussitot tante Dine d'approuver: + +--Cet enfant a raison. Il parle si bien qu'il est deja gueri. + +Et elle repeta le propos a mon pere, qui se tourmentait et qui sourit, +ce qui ne lui arrivait plus guere. + +--Oui, declara-t-il, nous le sauverons. + +Je n'avais pas besoin de cette assurance. Je le sentais si fort que +cela me suffisait. Il ne prevoyait pas que ce mal meme, dont il +triomphait par son art et sa volonte, serait plus tard l'origine du +drame familial ou je m'ecarterais de lui. + +On amenait dans ma chambre, successivement, ou deux par deux, mes +freres et soeurs munis de toutes sortes de recommandations: ne pas +rester longtemps, ne pas faire de bruit, ne pas toucher aux fioles, de +sorte qu'ils s'ennuyaient tres vite. Chacun d'eux s'attribuait une +part de merite dans ma guerison, que je devais aux prieres d'Etienne +et de Melanie, aux martiales exhortations de Bernard et a la gaiete +reconfortante de Louise. Quant aux deux petits, on les tenait +prudemment a l'ecart, depuis que Jacques, repetant sans doute un +propos de l'office, avait crie en trepignant d'enthousiasme: + +--Fancois (car il prononcait difficilement les _r_), il est bientot +mort. + +Grand-pere ne parut pas a mon chevet. Peut-etre ne s'etait-il doute de +rien. Je crois plutot qu'il avait une peur invincible de la maladie et +de ce qui peut la suivre. Preoccupe de sa sante, il tenait un compte +rigoureux de ses visites a la garde-robe et, avec cette parfaite +politesse dont il ne se departait point et qui contrastait avec son +mepris de la mode et de la toilette, il ne manquait pas d'informer la +maison entiere de l'accueil qu'il y avait recu. Quand il etait +econduit, il se lamentait, et tante Dine sortait d'une armoire, afin +de le reparer et frotter, un clysopompe venerable, encore bon pour le +service. + +--Rien n'est plus important, declarait-il devant nous en considerant +l'instrument d'un oeil satisfait. + +Ma convalescence fut un enchantement, non pour la nouveaute qu'elle +rend a notre vie et dont on ne peut gouter la saveur que si l'on s'est +cru menace, mais parce qu'elle m'ouvrit veritablement le mysterieux +royaume des livres. Je n'ignorais ni la _Bibliotheque rose_, ni le +chanoine Schmid, ni les romans de Jules Verne, ni meme les contes de +Perrault et d'Andersen, mais je n'y avais pas rencontre ce mouvement +du coeur qui, le soir, vous tient au lit reveille dans l'attente et la +crainte d'on ne sait quoi d'agreable et d'un peu dangereux, tel que me +l'avaient donne les histoires stupefiantes de tante Dine et surtout +les recits epiques de mon pere. + +Pour ne pas me fatiguer, on commenca par m'apporter des ouvrages +illustres. Bernard me laissa feuilleter les albums d'Epinal qu'il +collectionnait pour les costumes militaires et qu'il ne pretait pas +sans merite. Je reclamai la Bible de Gustave Dore, dont on m'avait +montre une fois, par faveur speciale, les gravures au salon sans me +permettre d'y toucher. On installa sur une table, en grande pompe, les +deux pesants volumes relies en rouge et je passai de longues heures a +tourner les feuillets. Ma mere allait et venait dans la chambre, un +peu etonnee de ma sagesse, et meme inquiete de mon silence. Elle +s'approchait et sans bruit regardait par-dessus mon epaule: + +--Tu ne te fatigues pas? + +--Oh! non. + +--Tu ne t'ennuies pas? + +--Oh! maman. + +--C'est beau? + +--Je ne sais pas. + +On ne sait pas ce qui est beau quand on est enfant. Ce qui est beau, +c'est d'avoir le coeur plein. Quel elan recevait d'un seul coup tout +mon etre sensible! Les contours de la terre, sans cadre, ne m'avaient +pas frappe. Maintenant que, transcrits, ils tenaient sur un carre de +papier, voici que je les voyais, non seulement sur la page immobile, +mais en plein air, et vivants. La maison avec ses grosses pierres, le +jardin clos de murs, je les touchais, je les comprenais, je les +possedais, et d'ailleurs, ils m'appartenaient. Mais, au dela, +commencait l'univers dont le manque de limites m'avait rebute, de +sorte que je ne lui attribuais pas de formes precises. Et ces formes, +elles etaient la, devant moi a travers la Bible ouverte je les +decouvrais. + +A trente ans de distance, dans mes souvenirs qui n'ont pas besoin de +controle, je retrouve les images de Gustave Dore. Les pages se +tournent toutes seules, et mes chers fantomes apparaissent. Voici les +visions d'epouvante: le Leviathan qui souleve la mer, l'Ange +exterminateur qui detruit l'armee de Sennacherib, la rangee des +elephants de Nicanor que Judas Macchabee va traverser, et la Mort de +l'Apocalypse sur son cheval pale. Elles n'etaient pas mes preferees et +meme, le soir, je les evitais. Mes preferees, c'etaient ces paysages +d'Orient reposes, apaises, a peine estompes, comme si la lumiere d'ete +y soulevait des vapeurs, ou croissaient des plantes etranges qui me +forcaient a leur comparer nos chataigniers et nos chenes, ou +passaient, dans le fond, des ombres de boeufs ou de chameaux, +lointaines comme ces bateaux que j'avais vus se profiler sur le lac +dans le brouillard. + +La naissance d'Eve me fut douce. Tandis que dort Adam parmi les fleurs +du paradis terrestre, elle surgit droite et nue, les cheveux denoues. +Un de ses genoux, --regardez, j'en suis sur, --inflechi a peine, est +caresse par le jour. Par elle, par cette clarte de son genou, j'ai +pressenti la perfection pure de la nudite bien avant d'en soupconner +le desir. Abraham conduit son troupeau dans la terre de Chanaan, et +les dos des moutons presses ondulent comme les vagues que j'avais pu +observer de la greve. Le berceau de Moise derive sur le Nil: la fille +de Pharaon est sortie de son palais qu'on apercoit dans le soleil: +elle s'avance vers le fleuve; une de ses suivantes arrete la petite +nacelle. Rebecca, aux longs voiles blancs, appuie sa cruche a la +margelle du puits et cause avec Eliezer, vieillard respectable, mais +je ne la distingue pas de la Samaritaine qui a pris la meme pose. Ruth +agenouillee glane les epis. Les grands cedres du Liban, abattus, +gisent sur le sol que recouvrait leur ombre: ils attendent de servir +a la construction du temple de Jerusalem. L'ange de l'Annonciation +flotte dans l'air, comme une feuille qui tombe et que le vent +maintient. Jesus, chez Lazare, est assis au bord de la fenetre ou le +clair de lune se glisse entre des palmiers: Marie, couchee a ses +pieds, l'ecoute; Marthe, debout, s'occupe aux soins du menage. Images +d'ou la paix coule ainsi qu'une eau limpide, et qui ne sont que la +transposition de scenes quotidiennes, presque pareilles a celles que +j'avais pu voir a la maison et a la campagne, tableaux de vies +obscures ou Dieu passe. + +Un jour que je ne me souciais pas d'assister au retour de l'enfant +prodigue dans la maison paternelle, ma mere, qui aimait cette +parabole, me demanda la raison de ce dedain: + +--Et cette page, pourquoi ne la regardes-tu pas? + +Je fis le degoute. Elle me paraissait banale. Un pere qui pardonne a +son fils, quoi d'etonnant? + +Athalie qui accroche ses mains desesperees a la paroi du temple, +tandis que les soldats accourent qui vont la massacrer, rappela son +couvent a ma mere. Elle avait elle-meme pris part aux choeurs de cette +tragedie que Racine ecrivit pour les jeunes Saint-Cyriennes et que, +par une heureuse tradition, representaient jadis tous les pensionnats +de jeunes filles: les vers lui en revenaient en foule: + +Tout l'univers est plein de sa magnificence: Qu'on l'adore, ce Dieu! +qu'on l'invoque a jamais... + +Elle les recitait avec cette emotion qu'elle apportait aux choses +religieuses, et son accent me touchait plus directement que cet art +savant qui me depassait. + +Un autre petit livre devait m'ouvrir a la poesie: c'etait un livre de +ballades. Un chevalier ravissait dans une foret, a Titania, reine des +elfes et des sylphes, la coupe du bonheur et l'emportait dans son +chateau au galop de son cheval. Une petite fille, au bord d'un +torrent, chantait la romance du nid de cygne cache parmi les roseaux +et revait d'un chevalier qui viendrait sur un cheval rouan. Le lord de +Burleigh epousait une bergere qui, dans le palais ou il l'emmenait, +languissait et mourait du regret de son village et de sa chaumiere. +Comme je partageais leurs desirs et leurs melancolies! Leurs peines de +coeur me versaient un mal delicieux que je ne savais pas approfondir. +Cependant, je commencais a discerner que nous avons en nous-meme une +source jaillissante de jouissances infiniment delicates. + +Mon pere se mefiat-il de ces excitations comme de la musique de grand- +pere? Il m'apporta de courtes et claires biographies de grands hommes. +Ce n'est jamais trop tot pour se colleter avec elles. On prend +l'habitude de se comparer a des heros et l'on ne manque pas de se dire +: "J'ai le temps devant moi. Je veux, a leur age, les avoir +enfonces..." Peu a peu on recherche ceux dont les exploits furent +tardifs. J'avais lu, sur je ne sais plus lequel de ces personnages +exemplaires, qu'il etait entre a l'ecole de l'adversite. Et cette +ecole, que j'imaginais pour le moins aussi difficile que Polytechnique +ou Saint-Cyr, a quoi se destinait mon frere Bernard, je brulais de m'y +presenter. Je ne savais pas que c'est la seule qui n'exige aucun +examen, aucune demarche, surtout aucune recommandation. Je confiai mon +desir a ma mere. Elle sourit, ce qui me contraria, et m'assura que je +m'y presenterais en effet, niais qu'elle souhaitait que ce fut le plus +tard possible. + +Ces lectures se traduisaient chez moi par un etat d'enthousiasme et de +gloire. Je n'eusse pas compris l'ironie. Dans ma famille, personne ne +s'en servait. Il n'y avait que le petit rire de grand~pere. Mes +parents aimaient la gaiete, se plaisaient meme au bruit que nous +faisions, mais ils ne se moquaient jamais. Ils prenaient la vie +serieusement, comme une occasion de bien agir, et ils estimaient +qu'elle merite les plus grands egards. A la premiere visite qu'il +daigna me faire apres s'etre assure de ma guerison, grand-pere, +feuilletant ma bibliotheque, laissa echapper des exclamations: + +--Oh! oh! la Bible et les Hommes illustres! Pauvre petit! Attends, +attends, je t'en apporterai, moi, des livres. + +Et il m'apporta, en effet, les _Scenes de la vie privee et publique +des animaux_ et les _Aventures de trois vieux marins_, tous deux ornes +d'illustrations. Ce dernier volume etait dans un piteux etat: +deficelees, les feuilles s'en allaient, et la fin manquait ainsi que +la couverture. Il devait etre traduit de l'anglais et son humour me +deconcerta. Ces trois marins, echappes d'un naufrage, abordaient dans +une ile deserte ou ils etaient poursuivis par un tigre. Ils grimpaient +sur un arbre pour echapper a cette bete feroce, et on les voyait, sur +la gravure, agrippes au tronc, juches les uns sur les autres, les +cheveux herisses, les yeux hagards, les doigts de pieds crispes. Le +fauve bondissait pour les atteindre. On pouvait prevoir qu'avec un peu +d'entrainement il les atteindrait. Alors, dans une resolution +farouche, inspiree de la necessite la plus imperieuse, les deux plus +haut perches pesaient de tout leur poids sur celui du bas, afin de le +forcer a lacher prise, esperant que cette proie suffirait a assouvir +la rage de l'assaillant. Et tout en s'alourdissant de leur mieux, ils +adressaient a leur malheureux compagnon des paroles funebres et +touchantes: + +--Adieu, Jeremie (c'etait son triste nom), nous irons consoler votre +pauvre pere et votre fiancee... + +Mais Jeremie, comme Rachel, ne tenait pas aux consolations et se +raidissait pour ne pas lacher prise. Accoutume aux recits heroiques, +je me fachai contre ces traitres. + +Les _Scenes de la vie des animaux_ me parurent plus chargees de sens. +C'etait un recueil bigarre, que toutes les bibliotheques d'autrefois +s'enorgueillissaient de contenir. Les vignettes de Grandville me +revelaient chez les hommes, ou je n'avais vu jusqu'alors que l'image +de Dieu, les traces de l'animalite. Les animaux du livre etaient +costumes en hommes et en femmes, et leur ressemblaient. Je me +familiarisai vite avec ce procede: les deguisements etaient si +naturels! Voici l'hirondelle en facteur, le chien en laquais, le lapin +en petit employe subalterne, et voila le vautour en proprietaire, le +lion en vieux beau, le dindon en banquier, l'ane en academicien. Le +mille-pattes joue du piano et la demoiselle danse sur la corde pendant +que le criquet se fait une trompette de la corolle d'un liseron. Le +cameleon, depute, monte a la tribune pour affirmer qu'il est heureux +et fier d'etre comme toujours de l'avis de tout le monde. Le requin et +la scie revetent des blouses de chirurgiens et declarent honnetement: +"Nous allons inciser les muscles, trancher les os, en un mot guerir +les malades." Le loup, meurtrier d'une brebis, lit dans sa prison les +_Idylles_ de Mme Deshoulieres, tandis que la celebrite lui vient sous +la forme d'une complainte que vendent les camelots et qui se chante +sur l'air de _Fualdes_: + +Ecoutez, Canards et Pies, Geais, Dindons, Corbeaux et Freux, Le recit +d'un crime affreux Et bien digne des Harpies. L'auteur de cet attentat +Fut un loup peu delicat. + +L'ours se plait dans la solitude familiale: on le voit qui chauffe +son dernier-ne en le tenant par les pattes devant le feu; sa femme +etend du linge a secher, et un jeune ourson, dans un coin, retrousse +sa petite chemise pour prendre une precaution avant de s'aller coucher +; cependant on sonne a la porte, et la legende explique: "Nous vivons +entre nous, nous detestons les importuns et les visites." Un perroquet +qui agite les ailes sans reussir a voler represente l'illustre poete +Kacatogan. Et la merlette, avec la pie et la corneille, compose un +trio de femmes de lettres. J'ignorais ce que pouvait etre une femme de +lettres, mais le merle blanc, qui est poete comme le perroquet, me +l'apprit dans ses memoires: _Tandis que je composais mes poemes, elle +barbouillait des rames de papier. Je lui recitais mes vers a haute +voix, et cela ne la genait nullement pour ecrire pendant ce temps-la. +Elle pondait ses romans avec une facilite presque egale a la mienne, +choisissant toujours les sujets les plus dramatiques: des parricides, +des rapts, des meurtres, et meme jusqu'a des filouteries, ayant +toujours soin, en passant, d'attaquer le gouvernement et de precher +l'emancipation des Merlettes. En un mot, aucun effort ne coutait a son +esprit, aucun tour de force a sa pudeur; il ne lui arrivait jamais de +rayer une ligne, ni de faire un plan avant de se mettre a l'oeuvre. +C'etait le type de la Merlette lettree_. + +Tante Dine aussi pondait ses histoires avec une facilite merveilleuse +: elle preferait les sujets terribles et volontiers attaquait le +gouvernement. Je la soupconnais meme de ne pas savoir, en commencant, +comment elle finirait et d'inventer au fur et a mesure la trame de ses +recits. Alors, pourquoi ne barbouillait-elle pas du papier? Le plus +simple etait de le lui demander. + +--Tante Dine, etes-vous une femme de lettres? + +Elle me pria de repeter deux fois ma question, comme si les femmes de +lettres appartenaient reellement au regne zoologique, dans la +categorie des monstres. Apres quoi, elle haussa les epaules et ne +daigna meme pas me repondre directement: + +--Cet enfant est completement fou. Les bouquins d'Auguste lui ont +detraque la cervelle. + +Il fut question de me retirer les _Scenes de la vie des animaux_, dont +les caricatures parvinrent a rassurer et derider mon pere. L'incident +eut pour effet de m'attacher davantage au Merle blanc qui avait failli +etre la cause de cette mise a l'index. Et je compris bientot ce qui +separait indubitablement tante Dine de la Merlette lettree. Celle-ci, +d'un plumage immacule, etait toute peinte et enduite d'une couche de +farine qui lui donnait cet air de tomber du ciel. Le Merle blanc, qui +ne s'en doutait pas et croyait avoir decouvert en elle un etre unique +au monde, se mefiant d'un pot de colle dont il n'apercevait pas +l'usage, tenta une experience qui fut desastreuse. Par le moyen de sa +poesie, il s'excita a la tendresse et versa d'abondantes larmes sur sa +compagne, ce qui fondit le badigeon, de sorte qu'il reconnut en elle +la plus banale des merlettes. Bien souvent j'avais pleure dans les +bras de tante Dine: elle compatissait a mes maux sans rien perdre de +ses couleurs. Elle ne se servait ni de colle ni de farine non, +decidement, elle aurait beau imaginer les plus belles histoires, elle +ne serait jamais une femme de lettres. + +Une autre science me vint du Merle blanc. J'appris de lui a subir le +charme des mots pour eux-memes, independamment de ce qu'ils +signifient. Apres sa deconvenue conjugale, il s'en allait dans une +foret conter ses peines au Rossignol et il lui confiait cette plainte +: _J'ai coordonne des fadaises pendant que vous etiez dans les bois_. +Je n'en saisissais pas bien le sens a cause de la coordination des +fadaises qui m'echappait, et cependant j'aimais a me bercer de cette +phrase que je me repetais a moi-meme a l'infini. La reponse du +Rossignol, plus chargee encore de mystere, me bouleversait: _Je suis +amoureux de la Rose_, soupirait-il, _Sadi, le Persan, en a parle; je +m'egosille toute la nuit pour elle, mais elle dort et ne m'entend pas. +Son calice est ferme a l'heure qu'il est, elle y berce un vieux +Scarabee; et demain matin, quand je regagnerai mon lit, epuise de +souffrance et de fatigue, c'est alors qu'elle s'epanouira pour qu'une +abeille lui mange le coeur_. Je ne me souciais ni du vieux Scarabee ni +de Sadi le Persan: le Rossignol epuise et cette Rose au coeur devore +me communiquaient, par la magie des syllabes, une sorte de +pressentiment lointain de la douleur amoureuse, ou je trouvais de +vagues et ineffables melancolies. + +Ces melancolies etaient fort passageres. Bien plutot j'empruntai a mes +nouveaux amis, les animaux, un art de la moquerie dont je tirais un +vif agrement. Je ne pouvais voir personne sans trouver son double +parmi les betes. Avec sa face plate et ses yeux ronds, Tem Bossette +devint une grenouille, celle-la meme qui veut se faire aussi grosse +que le boeuf; Mimi Pachoux, au pas fugitif et aux promptes +disparitions, fut compare a un rat, et le Pendu, qui semblait toujours +gene dans l'exercice de ses bras, au kangourou, dont les membres +anterieurs sont tres courts. + +Mon tour d'esprit choquait et meme affligeait ma mere. Elle recut, un +jour, en ma presence, une personne hors d'age qui dirigeait un +ouvroir, fondait un orphelinat, batissait une ecole, en un mot +dirigeait dans la paroisse plus d'oeuvres qu'il n'y en avait. Elle +s'appelait Mlle Tapinois. Elle etait longue et seche, avec un nez +pointu, des epaules tombantes et un air gele. Elle roucoulait a voix +basse sans interruption. Quand elle fut sortie, je montrai a ma mere, +sur mon livre, une vieille colombe en camisole de nuit, un bougeoir a +la patte: + +--Mlle Tapinois, dis-je triomphalement. + +Ma mere protesta contre mon inconvenante comparaison: + +--C'est une sainte fille, conclut-elle pour m'emouvoir. + +Mais je compris, sans en recevoir l'aveu, qu'elle avait apprecie la +ressemblance. + +Encourage par le demi-succes que me valut Mlle Tapinois, je guettai +desormais les visites pour leur infliger le meme traitement, et la +facilite de ce jeu me surprit. Je trouvai sans peine un gros rentier +pour l'elephant, un triste conservateur des hypotheques pour le hibou, +un pianiste pour le mille-pattes. Un vieux noble au nez busque me +rappela le faucon que les revolutions avaient ruine. Ma collection, en +peu de temps, s'enrichit de l'ours, du cameleon et de plusieurs lapins +sortis de l'enregistrement ou des contributions. Mais le pays manquait +alors de muses departementales dignes d'etre cataloguees parmi les +merlettes. On m'assure qu'elles foisonnent aujourd'hui. + +Grand-pere, a qui je fis part de mes observations, m'approuva +entierement: + +--Tu sais maintenant, m'assura-t-il, que les animaux et les hommes +sont freres. Mais les animaux valent mieux que nous. + +Cependant un secret instinct m'avertissait de ne pas consulter mes +parents a ce sujet. + +II + +LE DESIR + + + + + +Les beaux jours etaient revenus. Trois mois nous separaient encore des +vacances. Mon pere, d'accord avec le petit collegue craintif qu'il +avait a nouveau consulte pour appuyer son propre avis, declara que je +ne retournerais pas au college avant la rentree d'octobre: + +--Cet enfant a besoin de grand air. Il faut, avant tout, lui refaire +une sante. + +Je fus peine de cette decision qui m'atteignait dans mon amour-propre. +Mis en conge pendant tout le dernier trimestre, je ne pouvais plus +songer a obtenir des couronnes a la distribution des prix. Or, +l'emulation me stimulait, et la premiere place m'etait agreable, de +quoi grand-pere se moquait: + +--Ces classements ne signifient rien. Premier ou dernier, c'est tout +pareil. + +Le programme de vie que mon pere me tracait etait bien simple: des +promenades matin et soir, loin des microbes de la ville, dans la +campagne ou l'on respire un vent frais que les poitrines humaines +n'ont pas contamine. Ainsi je reprendrais des forces et de l'appetit. +Mais qui m'accompagnerait et me conduirait? Qui assumerait ce +preceptorat ambulant? Mon pere, deja retarde par ma longue maladie, +appartenait son absorbante profession. Ma mere, dont la presence etait +constamment requise par toute la famille, et surtout par les plus +petits, ne quittait guere la maison que pour l'eglise. Tante Dine +manquait de jambes au dehors, ce qui ne l'empechait pas de monter et +descendre les escaliers cent fois par jour, de la cuisine a la tour et +de la tour a la cuisine. Restait grand-pere. Il se promenait deja +matin et soir pour son propre compte que lui couterait-il de m'emmener +avec lui? Les choses s'arrangeaient a merveille, et cette solution +s'imposait. Je compris cependant qu'elle rencontrait de vives +resistances; car j'entendis de contrebande que mes parents la +discutaient, sur ce ton calme et confiant qu'ils avaient accoutume de +prendre pour regler, d'un commun accord, les questions qui nous +concernaient. + +--Je ne voudrais pas, disait mon pere, qu'il le detournat de la +maison. + +--Oh! repondait-elle comme si l'on etait coupable de s'arreter a cette +pensee, il ne ferait pas cela. Tu ne le crois pas de ton pere, n'est- +ce pas? Sans doute il a ses lubies, et ses idees ne sont pas souvent +les notres. C'est Dieu qui lui manque. Mais il est bon, il te sera +reconnaissant de ta confiance. Et nous ne pouvons pas nous adresser a +un etranger. + +--Je ne suis pas sans inquietude, conclut mon pere. + +Et, un peu plus tard, il reprit: + +--Je lui parlerai. C'est indispensable. + +Grand-pere, quand on lui proposa cette mission dont j'etais l'objet, +l'accueillit sans enthousiasme et sans hostilite, avec une +indifference qui me vexa: + +--Moi, je veux bien. Que je me promene seul ou avec quelqu'un, ca +m'est egal. (Naturellement!) Les enfants, il faut qu'ils vivent +dehors. Les etudes ne servent a rien. C'est comme les remedes. + +Mon pere dut avoir avec lui un entretien auquel je n'assistai pas, et +ce fut une affaire decidee. Comment se comporterait vis-a-vis de moi +ce nouveau compagnon? Il nous traitait, mes freres et soeurs et moi, +et jusqu'aux deux plus jeunes, en personnes raisonnables, seulement un +peu plus amusantes que les autres, et il attachait autant de +consideration a nos paroles qu'a celles des adultes; mais nous avions +l'impression qu'il nous confondait les uns avec les autres et qu'il se +passait de nous volontiers, ce qui nous semblait injurieux. + +Pourquoi mon pere avait-il avoue a ma mere qu'il n'etait pas sans +inquietude? Le matin de notre premiere sortie, je le revois sur le +seuil de la porte. Il m'inspecte, il m'enveloppe tout entier de son +regard, puis, d'un geste resolu, il me prend la main et la met dans +celle de grand-pere avec une certaine solennite, convenable au roi +regnant, dont je fis la remarque: + +--Voici mon fils, ajouta-t-il. Je vous le confie. C'est l'avenir de la +maison. + +Grand-pere recut le precieux depot sans embarras et repliqua d'une +voix un peu bourrue, qui reduisait immediatement l'incident a des +proportions familieres: + +--Sois tranquille, Michel. On ne te le prendra pas. + +Entre les deux je souris. Comment grand-pere m'aurait-il pris a mon +pere? + +Les moindres details de cette promenade me demeurent presents. Rien +n'est plus equitable: elle a tant d'importance dans ma vie. Apres la +pluie, les paysages mouilles ont l'air de se rapprocher, et, par +toutes leurs gouttes d'eau, les plantes refletent la clarte du soleil. +Mes yeux, laves par la maladie, devaient ainsi rayonner. + +--Ou irons-nous, grand-pere? + +Je penchais pour la direction de la ville, ou nous rencontrerions des +attractions de toutes sortes, boutiques, bazars, etalages, et beaucoup +de visages, de bruit, de mouvement. + +Nous commencames par nous heurter a la grille fermee dont nous avions +oublie d'emporter la cle. + +--Va la chercher, me dit-il. Mais pourquoi diable barricader cette +porte? + +C'etait une des mille precautions de tante Dine, qui, la veille ou +l'avant-veille, avait apercu de loin une roulotte et menait, des lors, +autour de l'immeuble, une garde prudente. Je courus, un peu scandalise +par cette reflexion. Ne fallait-il pas proteger la maison contre les +ennemis? Un royaume a des frontieres dont il doit exiger le respect, +et n'etait-ce pas assez des tenebres qui, le soir, penetrent partout +sans permission malgre les barrieres? + +Enfin nous voila partis, et tout de suite grand-pere tourne le dos a +la ville: + +--Mon petit, je n'aime pas les villes. + +Adieu, boutiques et visages! Nous n'avions pas marche dix minutes, +qu'il imagine de quitter la grand'route ou nous cheminions a l'aise, +bien gentiment, sans nous presser, pour prendre un sentier de traverse +qui s'en allait a l'aventure parmi les champs. + +--Vous vous trompez, grand-pere. + +--Pas du tout. Mon petit, je deteste les routes. + +Ah! mais, il commencait de me surprendre beaucoup plus que lorsqu'il +descendait a la salle a manger avec son bonnet grec et sa robe de +chambre. J'avais toujours pense que les routes etaient faites pour +qu'on s'en servit, et il les meprisait. Pourtant on ne pouvait pas +s'en passer quand on sortait. + +Le sentier a peine trace que nous suivions nous obligea a nous +dedoubler. Je passai devant, en eclaireur. D'un cote, poussait du +froment deja haut, et de l'autre, des avoines legeres qui tremblaient +sur leurs minces tiges. Je connaissais, par l'enseignement du fermier, +les cultures de la terre. Avoine et ble se rejoignirent bientot +fraternellement devant moi. + +--Grand-pere, il n'y a plus de chemin. + +C'etait a prevoir. Notre sentier se perdait. Grand-pere, +tranquillement, me devanca, parut s'orienter, huma le vent, ecrasa +quelques graminees et parvint a une haie qu'il franchit avec une +aisance etonnante pour son age. + +--Mon petit, me declara-t-il en m'aidant a traverser a mon tour, j'ai +horreur des clotures. + +Notre association commencait bien. Point de routes, point de +barrieres. Nous entrames bientot dans un bois de chataigniers qui ne +ressemblait pas a l'assemblee de quatre ou cinq arbres dont +s'enorgueillissait notre enclos. C'etait, sur nous, une voute epaisse +que les troncs et le jet des branches supportaient comme des piliers +colossaux. Je vis grand-pere se pencher et cueillir dans la mousse un +champignon pareil a une petite ombrelle blanche grande ouverte. + +--C'est, me dit-il, une espece d'amanite. On la croit dangereuse quand +elle est comestible (pour me le prouver, il la gouta). Ce n'est pas +encore la saison. Je t'apprendrai a connaitre tous ces cryptogames. Il +y en a tres peu de mauvais. La nature est bonne et ne nous veut aucun +mal. Ce sont les hommes qui la gatent. Je connais un cure qui vit de +bolets Satan et n'en est pas incommode. + +Et il rit tout seul de son cure qui absorbait le diable sans +indigestion. + +Nous parvinmes enfin dans un espace decouvert d'ou l'on n'apercevait +aucune maison, et pas meme des champs cultives. Toute trace humaine en +etait absente. Le bois nous separait de la ville et du lac toujours +sillonne par quelques voiles. Nous etions adosses a une colline +rocheuse dont la pierre etait a demi recouverte de bruyeres et de +ronces. De la paroi tombait une mince cascade qui se changeait, a nos +pieds, en un ruisseau paisible et transparent. Nous foulions des +fougeres et une herbe epaisse semee de toutes les fleurs du printemps. +L'eau donnait a cette vegetation une puissance exuberante. Le bruit +monotone de la chute ne reussissait pas a rompre la solitude de ce +lieu apre et doux ensemble, et si bien cache. On aurait pu s'y croire +a l'extremite du monde ou a son origine. Je m'y sentais a la fois +heureux et abandonne. Certes, j'avais fait bien d'autres expeditions +avec mon pere. Mais il nous menait sur des hauteurs qui commandaient +la plaine: il nous designait par leurs noms les montagnes qui +servaient a l'horizon de limites, les villages que nous dominions, les +ports qui occupaient les deux rives. Il nous donnait l'impression +d'une terre habitee, et qui etait belle et interessante parce qu'elle +etait habitee. Et voici que je decouvrais l'attrait de la sauvagerie. + +--Commuent cela s'appelle-t-il? demandai-je a grand-pere, afin de me +rassurer. + +--Et quoi donc? repondit-il sans comprendre. + +--L'endroit ou nous sommes. + +Ma question l'etonna et me valut un petit rire assez desagreable: + +--Cela n'a pas de nom. + +--A qui est-ce? + +--Mais a personne. + +A personne! c'etait bien etrange. De meme que la maison avait toujours +du nous appartenir, je pensais que la terre avait toujours ete divisee +en proprietes. + +--A nous, si tu veux, reprit grand-pere. + +Et son rire, son terrible petit rire commenca de ruiner mes idees sur +la vie, mes croyances. Cela me faisait l'effet du coup de doigt que je +donnais quand je batissais des monuments avec mon jeu de +constructions. L'edifice montait, je touchais a peine une des colonnes +de base, et tout croulait. + +--Oh! a nous! protestai-je. + +On ne s'emparait pas, comme ca, du bien d'autrui, sous pretexte qu'on +ignorait le nom du proprietaire. + +Toutes les notions que j'avais recues s'y opposaient. + +--Mais oui, petit nigaud, reprit-il. Chacun trouve son bien sur la +terre. Ce coin te plait? il est a toi. Il est a toi comme le soleil +qui nous chauffe, l'air que nous respirons, la douceur de ces premiers +jours printaniers. + +Je n'etais pas convaincu. Des resistances confuses se levaient en moi, +fremissantes: je ne parvenais pas a leur donner une expression et je +dus me contenter de cette objection piteuse: + +--Oui, mais je n'y pourrais rien prendre. + +--Tu y prends ton plaisir, c'est le principal. + +Et, sur de sa victoire, il l'acheva en invoquant le temoignage d'une +tierce personne. + +--Jean-Jacques, mieux que moi, t'expliquerait que la nature contient +le bonheur de l'homme. Jean-Jacques aurait aime cette retraite. + +Il prononcait: _Jean-Jacques_, en arrondissant la bouche, +onctueusement et devotement. Il en parlait comme tante Dine des saints +les plus notoires et les plus utiles, saint Christophe, par exemple, +qui protege contre les accidents, ou saint Antoine qui aide a +decouvrir les objets perdus. Intrigue, je le questionnai sans retard: + +--Qui ca, Jean-Jacques? + +--Un ami: un ami que tu ne connais pas. + +Mais si, je connaissais ou je croyais connaitre les amis de grand- +pere. Il recevait peu de visites. C'etaient d'autres vieillards qui +paraissaient plus ages, qui etaient tristes et qui l'ennuyaient tres +vite. Il y en avait un qui s'asseyait sans un mot et demeurait ainsi +longtemps, immobile et muet. Un jour, grand-pere l'oublia dans sa +chambre. A son retour, il le trouva a la meme place, endormi. Il se +plaignait ouvertement de la venue de tous ces vieux, comme il les +appelait, dont aucun, j'en avais la certitude, ne repondait au nom de +Jean-Jacques. Au contraire il descendait volontiers au salon quand il +pensait y rencontrer des dames. + +L'heure nous pressant, nous retraversames le bois de chataigniers, +mais pour sortir d'un autre cote, en trouant une seconde haie de +jeunes acacias. Je revis avec un plaisir manifeste des champs et des +maisons. + +--Tiens, voila des proprietes! fit grand-pere devant ces cultures. + +Et ses levres se chargerent de mepris. Sans me deconcerter, je +reclamai une orientation: + +--Ou est la notre? + +--Je n'en sais rien. Cherche la-bas, sur la gauche. Tu la verras bien +en rentrant. Moi, quand je me promene, c'est au hasard. On se retrouve +toujours. + +Quand nous rejoignimes le grand chemin, je me serrai contre mon +nouveau precepteur, a cause d'un spectacle bizarre et inquietant que +j'apercevais: + +--Grand-pere, regardez la route. + +Au dela d'un talus, elle semblait venir a nous, d'un mouvement lent et +uniforme. Tout a l'heure, elle serait la. Grand-pere mit ses mains en +abat-jour pour mieux circonscrire sa vue et il me donna l'explication +du phenomene: + +--Ce sont les moutons qui, au printemps, quittent la Provence pour +gagner les liants paturages. On les conduit ainsi par petites etapes. +Rangeons-nous sur le bord, a l'abri de ce tas de cailloux, et nous les +verrons defiler. + +Ainsi averti, je separai bientot du chemin presque blanc le troupeau +d'un ton gris-jaune et brun qui composait une masse unique et +grouillante, continuee au-dessus de tous ces dos balances +regulierement par un mince nuage de poussiere qui, de chaque cote, +debordait sur les champs. Instantanement je revis l'image de ma Bible +qui representait Abraham s'en allant dans la terre de Chanaan. + +Au-devant marchait un berger enveloppe dans une grande cape qui avait +du supporter le vent et la pluie bien des fois, car elle etait de la +couleur verdatre de ces toits de chaume sur lesquels de nombreux +hivers ont pese. Malgre le soleil, il ne semblait pas gene d'une si +ample couverture. Sans doute notre soleil n'etait pas celui qu'il +avait quitte. Son chapeau rabattu noircissait d'ombre tout le haut du +visage dont ne ressortait nettement que la barbe qui etait grise. +C'etait deja un vieil homme. Il avancait lentement avec un leger +dandinement de tout le corps. On aurait pu le confondre avec un +mendiant sans une involontaire majeste qui le recouvrait comme son +manteau, celle du capitaine qui dirige sa compagnie, celle du semeur +qui jette les grains. Il ne faisait pas plus vite un pas que l'autre. +Et le rythme de cette allure egale devait se transmettre jusqu'au bout +de la colonne. Il donnait l'impression que toute la campagne le +suivait, obeissait en cadence a la loi qu'il fixait, et les boeufs qui +tracent les sillons, et les faucheurs qui devetent les prairies, et le +matin et le soir dociles au retour, et meme, la nuit, les etoiles qui +parcourent sans hate une partie du ciel et que j'avais cru voir remuer +dans la lunette de grand-pere. + +Il me parut si important que je le saluai, mais il ne me rendit pas +mon salut et ne daigna pas se detourner de sa tache absorbante. Grand- +pere commenca une phrase: + +--Dites-moi, berger... + +Et il jugea inutile de l'achever a cause de tant de gravite qu'il +avait reconnue. + +Derriere l'homme qui avait un chien noir dans les jambes, venaient, en +triangle, trois bourriques pelees et efflanquees, chargees d'objets +qu'on ne voyait pas, car une bache les cachait. Elles baissaient la +tete vers le sol, comme si elles voulaient le renifler ou le brouter. + +Ensuite, c'etait le gros de l'armee, le peuple des moutons presses les +uns contre les autres, par huit ou dix de front quand on pouvait les +compter: la plupart du temps, les rangs etaient incertains et soumis +a des flux et a des reflux. Toute cette laine oscillait comme si elle +appartenait a une bete unique, interminable et rampante, secouee de +frissons continuels. + +Je ne distinguai rien tout d'abord dans ce tas qu'un meme mouvement +agitait. Puis, je remarquai les petites taches sombres que faisaient +les oreilles. Peu a peu, je m'habituai, et du groupe compact et +monotone quelques personnalites surgirent. Il y avait des beliers, +generalement plus hauts de taille, avec de longues cornes roulees et +des sonnailles pendues au cou par un collier de bois en forme de fer a +cheval. Il y avait des brebis d'une robe plus soignee que le commun, +blanches ou noires avec une certaine ostentation. Il y en avait aussi +de vagabondes, capricieuses comme des chevres, qui auraient aime a +sortir de la voie ordinaire, sans la vigilance des chiens qui +operaient sur les flancs, chiens gris a longs poils, avec des yeux +luisants au fond d'une caverne de sourcils, attentifs et actifs, et +que rien ne pouvait distraire de leur travail de sergents. L'une +d'elles monta sur les pierres qui nous abritaient et fut imitee +aussitot par quelques-unes de ses compagnes. Un des gardiens coupa +court a cette fantaisie et, gueule ouverte, les obligea a regagner +leur place. + +Il en passa, il en passa. Je crus que cela ne finirait plus, et +j'estimai leur nombre a plusieurs milliers. Peut-etre, en realite, en +passa-t-il bien trois ou quatre cents. Le flot se ralentit. Les rangs +se desserrerent. Sept ou huit moutons debandes cloturerent le defile. +Et ce fut enfin l'arriere-garde, composee de quatre bourricots bates +et d'un second berger, moins auguste et solennel que le premier. Quand +celui-ci fut a notre hauteur, grand-pere, enhardi, posa la question +que l'autre n'avait pas ecoutee: + +--Eh! berger, comme ca, ou allez-vous? + +C'etait un homme jeune, souple, maigre et muscle, le couvre-chef en +arriere, le veston court, une ceinture rouge autour des reins, et qui +ne devait se soucier ni du chaud ni du froid. Il montrait en pleine +lumiere sa figure bronzee. Pour se distraire, il sifflait et, en +sifflant, il souriait comme s'il s'amusait de sa musique, ou peut-etre +le pli des levres lui donnait-il l'air de sourire. + +A la question de grand-pere, il eclata de rire franchement; et dans +sa bouche les dents brillerent, des dents comme j'en avais vu a des +loups ou a des fauves dans une menagerie ou l'on m'avait mene. Et, +avec simplicite, il repondit: + +--A la montagne. + +Quelle etrange resonance ont en nous certaines syllabes! Il aurait +designe par son nom la montagne ou son troupeau allait paitre, que ce +renseignement ne m'aurait pas frappe. Tandis que son imprecision +inattendue me communiqua, par quel sortilege, la nostalgie de +l'altitude. Ce fut un choc inexplique et fulgurant. Du lieu desert et +sauvage dont je revenais avec grand-pere je n'avais pas compris le +charme. Non seulement j'y fus initie instantanement, j'en elargis +encore l'isolement et la sauvagerie. Je sentis sur mon front un +souffle plus froid et plus rude, le vent des sommets que je ne +connaissais pas. Plus tard, des poemes, des symphonies m'ont rendu +cette sensation imaginaire, mais en l'attenuant. Dans chaque +decouverte qu'il fait, le coeur donne, comme un vierge, sa nouveaute. + +Avant le passage des moutons, je m'etais oriente tant bien que mal. La +maison, en contre-bas de la route, au bord de la ville, au-dessus du +lac, je l'avais fierement devisagee, malgre les arbres qui +l'entourent. Elle qui m'avait toujours paru si grande, vaste comme un +royaume, voici que je commencais de la trouver petite et mesquine, +parce que j'entendais chanter en moi ces trois mots: + +--A la montagne. + +Je devais, quelques annees plus tard, approcher et escalader nos +montagnes, celles qu'assiegent les pins et les melezes et celles dont +les glaces sont l'unique vegetation, celles que l'herbe tapisse et qui +sont douces comme une chair fleurie, celles qui sont tout en muscles +et en os comme des personnages de Michel-Ange, celles dont la +blancheur perfide ne sort de son immobilite qu'aux embrasements du +soleil couchant. Elles m'ont appris la patience, le calme et, peut- +etre aussi, le mepris, bien qu'un des plus durs preceptes chretiens +nous oblige a ne mepriser personne. La, j'ai rencontre et goute tour a +tour la guerre et la paix, la lutte et la serenite, l'enivrement de la +solitude et la gloire de la conquete dans l'aveuglante splendeur des +neiges. Elles ne m'ont rien donne qui ne fut contenu en germe dans la +reponse du patre... + +A l'arrivee, quand nous ouvrimes le portail, Tem Bossette et ses deux +acolytes piochaient, le nez penche vers la terre. L'un d'eux nous +ayant signales, ils se reposerent d'un commun accord. Notre complicite +leur etait acquise. + +Tante Dine me felicita de mes joues rouges, ma mere remercia grand- +pere de ses attentions. Mon pere me demanda: + +--Es-tu content? + +Et sur mon affirmation, il se rejouit. Personne ne soupconnait, et +moi-meme pas davantage, que ce petit garcon, jusqu'alors comble et qui +n'imaginait rien au dela de la maison, rapportait de sa promenade le +desir. + +III + +LA DECOUVERTE DE LA TERRE + + + + + +Cette periode de ma vie est toute lumineuse dans mon souvenir. Il +semble plus tard que le soleil se soit un peu use. Je me promenais +matin et soir avec grand-pere, j'affermissais mes rapports avec la +nature et j'inaugurais un costume neuf. C'etait le premier; +jusqu'alors, je portais ceux de mes freres aines, qu'on rafistolait +pour moi. Une couturiere ajustait et raccommodait sur place les +vetements que l'on me destinait. Elle etait laide a souhait et +recommandee par Mlle Tapinois qui pensait l'avoir formee a son +ouvroir. Pendant ma maladie, j'avais grandi excessivement. Quelle ne +fut donc pas ma surprise quand je fus informe qu'un tailleur, un vrai +tailleur, viendrait prendre mes mesures, les miennes et non pas celles +d'Etienne ou de Bernard! Ce tailleur se nommait Plumeau. Tout en +hauteur comme un piquet, il flottait dans une immense redingote. +Voulut-il, comme Dieu lorsqu'il crea l'homme, me faire a son image et +a sa ressemblance? Il me composa un complet vert olive qui accentuait +ma maigreur et pour lequel il n'avait rien neglige. Le veston, +rivalisant avec un pardessus, descendait jusqu'aux genoux, l'etoffe +defiait le temps par sa solidite. J'en avais, de toute evidence, pour +m'habiller jusqu'au baccalaureat. J'eus l'impression qu'on +m'avantageait trop et ma coquetterie regimba. Toute ma famille avait +ete reunie pour me contempler et ratifier la livraison. On me +contraignait a me tourner et a me retourner comme un cheval sur le +marche, et je montrais une figure hostile, presque aussi longue que +mon veston. + +--Ca ira, declara mon pere. + +Ca irait? Oui, dans deux ou trois ans, quand j'aurais beaucoup grandi +encore. Ma mere n'osait pas trop donner son approbation. Mes freres se +contenaient, mais je devinais qu'ils etouffaient une envie de rire, ce +dont Louise ne se privait pas. Tante Dine sauva la situation qui se +gatait. Elle arriva en retard, car elle ravaudait dans la chambre de +la tour quand on lui avait signale le debarquement de M. Plumeau. On +l'entendit dans l'escalier avant de la voir. L'espoir, deja, revint. +Et ce fut l'entree de troupes fraiches sur le champ de bataille. Elle +decida du sort de la journee. + +A peine m'eut-elle decouvert dans le vetement ou je me perdais, +qu'elle s'ecria: + +--C'est admirable, Francois. Je ne vous le tairai pas plus longtemps: +je n'ai jamais vu personne aussi bien habille. + +Chacun respira et je fus reconforte. Je le fus meme tant et si bien +que, ne voulant plus me separer du fameux costume, je le revetis pour +ma prochaine promenade. Grand-pere n'y preta aucune attention. Mais je +fus rejoint a la grille par tante Dine, essoufflee: + +--Mauvais garnement, me dit-elle, sortir avec un habit de ceremonie! + +Pour un peu, elle m'eut deshabille dans la rue de ses propres mains. +Je dus rentrer sous sa garde pour echanger ma livree contre une +defroque moins reluisante, et cette promenade-la fut gatee. Mais les +suivantes me dedommagerent. Ce fut la foret et ce fut le lac. + +Cette foret faisait partie, avec des vignes et des fermes, d'un +domaine historique, dont le chateau, a demi croulant, avait subi des +sieges, recu de grands personnages de guerre ou d'Eglise, et n'etait +plus habitable. Le tout appartenait a un colonel de cavalerie en +retraite, fils d'un baron de l'Empire, qui n'avait pas de quoi +l'entretenir decemment et le laissait pericliter: il vivait seul et +montait du matin au soir l'un ou l'autre de ses vieux chevaux sans +sortir de ses proprietes. Nous y penetrames, grand-pere et moi, bien +qu'elles fussent closes de murs, par des breches que nous avions +reperees. + +Il m'entrainait sous les arbres, m'apprenait a ne pas confondre leurs +essences, et m'invitait a m'asseoir a leur ombre, mais sur la mousse +et non sur les bancs fallacieux que nous apercevions de loin en loin, +et dont les planches, travaillees par l'humidite, etaient pourries. +L'herbe poussait dans les allees. Pareilles a des voutes sous les +branches, ces allees conduisaient le regard a des portes de lumiere +qui, d'un cote, paraissaient bleues a cause de l'eau qui s'y +encadrait. On etait au mois de juin. Mille nuances de vert +s'enchevetraient, se mariaient autour de nous, depuis le vert clair du +gui parasite jusqu'au vert presque noir du lierre qui grimpait aux +chenes. Toutes les gammes du printemps chantaient. Et il y avait +encore, sous bois, des amas de feuilles rousses, vestiges de la saison +precedente. + +J'eprouvais une vague peur a nous sentir seuls tous les deux parmi une +assemblee si imposante et silencieuse, et je voulus parler afin de +rendre plus reelle notre presence. + +--Tais-toi, me dit grand-pere, tais-toi et ecoute. + +Ecouter quoi? Et voici que peu a peu je percus une multitude de +rumeurs. Nous n'etions plus seuls, comme je l'avais cru: +d'innombrables etres vivants nous environnaient. + +A de grandes distances, deux pinsons se repondaient regulierement. Le +plus eloigne reprenait en sourdine le couplet que l'autre lancait a +plein gosier. D'arbre en arbre, celui-ci se rapprocha de nous. Je le +vis, et mon oeil rencontra le sien, tout petit et tout rond. Comme je +ne bougeais pas, il resta. Mais que pouvaient etre ces coups sourds et +repetes? Les piverts aiguisaient leur bec contre les troncs. De +longues bandes de clarte se glissaient ca et la, a travers les +intervalles des branches, jusqu'au sol: dans leur rayonnement ou le +decoupage des feuilles s'accusait, des toiles d'araignees se +balancaient, dont je distinguais les moindres fils, et des guepes +bourdonnaient en dansant. Je finissais par entendre remuer l'herbe. +C'etait le travail secret de la terre sous l'action de la chaleur. Je +decouvrais une vie que je n'avais pas soupconnee. + +--Grand-pere, quel est ce cri? demandai-je a voix basse. + +--Ce doit etre un lievre. Cachons-nous et peut-etre, si tu es sage, ne +tarderons-nous pas a le voir. + +Sur ce dialogue, nous nous coulames tous les deux derriere un buisson. +Je ne connaissais les lievres que pour en avoir mange en de rares et +fastueuses occasions, bien que tante Dine deplorat qu'on donnat du +civet aux enfants, a cause des serviettes et des joues maculees. De +nouveau le cri retentit, et cette fois plus pres de nous. + +--Il appelle sa hase, m'expliqua grand-pere. + +--Sa hase? + +--Oui, sa femme. Tais-toi. + +C'etait un doux appel, langoureux et tendre infiniment. De tres loin +nous parvint un appel semblable, a peine distinct. D'un bout a l'autre +du bois, le duo s'engageait. Et je pressentais que les betes, comme +les hommes, desirent de se voir et de se parler. Tout a coup, la, +devant moi, traversant l'allee, je vis deux longues oreilles et une +petite boule de corps brun qui semblait vouloir passer par-dessus. Sur +la lisiere le lievre s'arreta, attendit la voix lointaine qui le +guidait, poussa de nouveau sa plainte dechirante et se perdit dans les +taillis voisins. Il courait rejoindre sa compagne, mais j'avais eu le +temps de le bien examiner. + +Une autre fois, ce fut un renard. De son museau pointu il dut nous +flairer, car il s'enfuit la queue dans les jambes, a toute allure. +Instruit par les fables de La Fontaine et par les _Scenes de la vie +des animaux_, je previns grand-pere que c'etait une ruse et qu'il +serait prudent de deguerpir. + +--Tu es stupide, assura-t-il. Le renard est inoffensif. + +De quoi je fus un peu scandalise. Mais nos promenades ne jouissaient +pas toujours d'un tel calme. De notre coin prefere, il nous arriva +d'entendre, comme une pluie d'orage, le galop d'un cheval, et nous +venions a peine de nous dissimuler savamment derriere le tronc d'un +fayard, que le colonel debucha sur sa monture. Il avait le nez court, +une moustache rude, des joues creuses. Il se tenait le buste droit, le +genou saillant, et ses yeux ne regardaient rien. Au passage, il me fit +l'effet d'un terrible homme. Grand-pere s'empressa de me rassurer: + +--C'est une vieille bete, me dit-il, et son carcan ne sait plus +trotter. + +L'un et l'autre, je l'ai su depuis, s'etaient battus a Reichsoffen. + +Mais, dans une circonstance plus grave, grand-pere donna le signal de +la deroute. Je le vis tendre l'oreille a la maniere du lievre, puis se +lever en hate de l'herbe ou nous etions assis: + +--Des chiens, murmura-t-il effraye. Allons-nous-en. + +Nous gagnames le mur aussi vite que nous le permettaient ses jambes +vieillies et mes jambes trop neuves. Deja les chiens se ruaient sur +nous, aboyant et menacant, lorsque grand-pere, qui m'avait pousse +devant lui, terminait son escalade. Cette alerte l'avait exaspere, et +notre securite ne l'apaisa nullement: + +--Voila bien les proprietaires! deblaterait-il. Ils nous feraient +devorer par leurs molosses. + +Et tant de ferocite lui fournissant une occasion d'enseigner, il se +tourna vers moi. + +--Vois-tu, mon petit les hommes deviennent mechants dans les villes. +Ils sont comme les pommes qui pourrissent quand on les entasse. Et ne +faut-il pas qu'a leur tour ils pervertissent les animaux! + +A la verite, j'aurais pu soulever deux objections l'isolement du +domaine et la malfaisance naturelle des betes. Il ne me preta que la +seconde et l'ecrasa sans desemparer: + +--Tu as vu le pinson et le lievre, et meme le renard. A l'etat de +nature, ils sont incapables de nuire. Apprivoisees, les betes sont +toutes dangereuses, tot ou tard, et perfides, feroces et fausses. Eh +bien! pour les hommes, c'est tout pareil. Libres, ils sont bons et +genereux. Abrutis par la discipline, comme ce vieux militaire, ils +deviennent effroyables. + +Jamais encore il n'avait prononce un si long discours, ni si +mysterieux pour moi. L'emotion de la poursuite le portait sans doute a +oublier pour la premiere fois, de facon directe, la promesse que mon +pere avait exigee. Je m'etonnai de son eloquence a quoi rien ne +m'avait prepare, et j'en tirai aussitot des conclusions pratiques. On +m'avait eleve a croire au bienfait de l'autorite: celle des parents, +celle des professeurs du college. Et voila que, pour etre bon, il ne +fallait obeir a personne. + +Cette aventure nous degouta de _notre_ foret, et nous frequentames des +bois plus modestes et moins troubles, de preference situes sur les +fonds communaux, ce qui rejouissait grand-pere dans sa haine des +proprietes privees. La propriete, pour lui, etait un grand obstacle au +bonheur des hommes, mais j'hesitais a me ranger a cet avis; j'aimais +assez a posseder, de quoi il se moquait. + +Ainsi qu'il s'y etait engage lors de ma premiere promenade, il me +communiqua sa science des champignons. Le bolet charnu, au pied +rebondi, au dome couleur de la chataigne un peu avant sa maturite, +l'oronge pareille a un oeuf dont on vient de briser la coquille, la +jaune chanterelle en forme de corolle, obtenaient ses faveurs. Il en +goutait bien d'autres especes qu'il declarait volontiers inoffensives. +Je le vis mordre, comme le cure dont il m'avait conte l'histoire, dans +un de ces bolets Satan qui deviennent bleus quand on les coupe et dont +l'entaille prend aussitot l'apparence d'une affreuse plaie. Dresse par +les craintes contagieuses de tante Dine, j'etais persuade que ses +levres ne tarderaient pas, elles aussi, a bleuir. Je le regardai avec +terreur et curiosite, pour suivre les facheux symptomes. Mais il +digera son poison a merveille: + +--Tu vois, me dit-il, triomphant, ce brave homme de cure, pour une +fois, avait raison. La nature est une mere pour nous. + +Fort de cette experience, je cueillis aux buissons des baies rouges +qui etaient fort plaisantes a l'oeil, et j'eus de fortes coliques. +Grand-pere devait etre un peu sorcier. Quand nous rapportions de notre +chasse un plein mouchoir de ces cryptogames, tante Dine, mefiante, ne +manquait pas de s'ecrier: + +--Encore ces horreurs! + +Elle les triait avec soin et ne conservait que les notoirement +comestibles, qu'elle excellait a faire sauter au beurre ou a preparer, +en hors-d'oeuvre, au court-bouillon, releves d'un filet de vinaigre. +Ainsi accommodes, les petits bolets, frais, blancs et craquants, +embaumaient la bouche. Maintenant que j'en ramassais, je m'etais mis a +en manger. + +De mes injurieuses baies je me rattrapai sur les airelles et les +fraises que je cueillais parmi la mousse. J'aimais a les brouter dans +la main pleine, comme les chevres font du sel qu'on leur presente. Il +est vrai qu'on m'avait defendu les crudites: la notion du devoir +commencait de s'alterer en moi, et je preferais m'en tenir a la nature +maternelle que vantait mon grand-pere et qu'il suffit d'invoquer pour +etre servi a souhait. Grand-pere la celebrait sans cesse. Il lui +adressait des litanies de louanges. Cependant il se moquait du +chapelet que recitait tante Dine et ma mere. Et il profitait de toutes +les occasions pour me precher l'aversion des villes et la douceur des +champs. Les cites, comme il disait, regorgeaient de gens feroces et +cupides qui s'entre-tuaient pour une piece de monnaie, tandis qu'au +village tout le monde vivait heureux et paisible, et l'on s'aidait les +uns les autres d'un coeur fraternel. + +Un jour, nous fumes invites par un paysan qui nous offrit sa tonnelle +a demi defoncee pour y manger un de ces fromages blancs qu'on arrose +avec la creme du lait. Un bol de fraises des bois accompagnait ce mets +frugal et innocent. Nous en fimes un melange si savoureux que je fus +incline a croire aveuglement desormais au bonheur universel, pourvu, +toutefois, que l'on consentit a abandonner les cites infectees de +pestes et de lepres. A la campagne, tous les hommes etaient bons, +obligeants et libres par surcroit. Nous n'avions plus d'ennemis. Les +_ils_ de tante Dine n'existaient que dans son imagination de vieille +femme. Elle avait des idees etroites, elle ne s'elevait pas, comme +grand-pere, au-dessus des petits details quotidiens. J'etais +pacifique, j'etais beat, j'etais desarme. Et je connaissais la fleur +des plaisirs champetres, dont je n'ai jamais perdu le gout. + +--Bourrez-vous, nous persuada notre hote familierement. Le docteur m'a +gueri d'un chaud et froid. + +Nous devions a mon pere cet accueil, mais nos preferions le supposer +habituel, pour la verification de nos theories. M'etant trop bourre en +effet, j'eus, au retour, une indigestion, que grand-pere aggrava par +sa mauvaise humeur. + +--Tu n'iras pas t'en vanter, me dit-il, quand je fus debarrasse. + +Je compris ce que signifiait le conseil et resolus de garder +prudemment un silence qui protegeait la fantaisie de nos excursions a +venir. Nous rentrames en retard: l'inexactitude me paraissait d'une +desinvolture elegante. Pourquoi diner a une heure plutot qu'a un autre +? Et meme on peut ne pas diner du tout, si l'on s'est rempli l'estomac +de creme et de fromage blanc. Grand-pere expliqua d'ou nous venions et +vanta en termes parfaits l'hospitalite paysanne. + +--Ah! s'ecria mon pere, vous etes tombes chez cette fripouille de +Barbeau. Je crois bien que je l'ai tire de la mort. Il vit surtout de +braconnage et de contrebande, et il me doit encore sa note. J'aime +autant qu'il ne me la paie pas. La couleur de son argent n'est pas +nette. + +J'estimai qu'il traitait bien severement un homme si poli et si +genereux. Nous retournames chez Barbeau, et nous y fumes recus par sa +femme. C'etait une vieille, noueuse et grise, aux yeux chassieux, qui +ne trouva a nous offrir qu'une mechante croute de gruyere, de quoi +nous fumes depites. Elle se tut sur les occupations de son mari, mais, +pour parler des belles places de ses fils, elle arrondit la bouche en +cul de poule avant de nous en faire confidence. L'aine etait facteur a +la ville, le second employe a la gare, et quant au troisieme, oh! oh ! +il gagnait des mille et des cents: + +--Garcon d'hotel a Paris, monsieur Rambert, garcon d'hotel meuble. Il +nous envoie de l'argent. + +--Vilain metier, observa grand-pere. + +--Il n'y a pas de vilain metier, affirma la vieille. Le tout est de +ramasser de la monnaie. + +--Et comme ca, il ne vous en reste point? + +--Bien sur que non qu'il n'en reste point! Pour manger des chataignes +et boire du cidre, y a plus personne, monsieur Rambert. La terre, +voyez-vous, je crache dessus. + +Et la megere, en effet, cracha sur le ble deja haut et d'un vert +decolore pret a se muer en or, qui touchait a sa masure. On eut dit +qu'elle maudissait toute la campagne avoisinante. + +Je ne pensais pas que ces epis, c'etait la farine qu'on benit avant de +la petrir, le pain dont mon pere n'entamait pas une miche sans y +tracer le signe de la croix. Je vis la surtout une geste malpropre, et +du coup je laissai ma part de fromage que je rongeais sans plaisir. + +--Allons-nous-en, me dit grand-pere brusquement. + +Le discours de la mere Barbeau le contrariait. Du moins, je n'eus pas +mal au coeur cette fois-la. + +A la suite de cette conversation, il abandonna pendant quelque temps +la vie agricole et consentit a me conduire vers le lac que nous +n'avions pas encore explore. Il m'y conduisit sans enthousiasme. + +--C'est une eau fermee, prononca-t-il avec mepris. + +Il y avait donc des eaux ouvertes? Sans doute: il y avait la mer. Ce +mot, jusqu'alors, ne m'avait pas frappe et je ne lui attribuais aucun +sens. Lorsque la brume recouvrait la rive opposee, le lac semblait ne +plus finir, et j'avais entendu dire autour de moi: c'est la mer. Je +n'y avais pas pris garde. La dedaigneuse definition de grand-pere me +fit imaginer par contraste une immensite libre. Plus tard, quand j'ai +vu enfin la mer, --c'etait a Dieppe, du haut des falaises, --je n'ai +pas eu de surprise: ce n'etait qu'une eau ouverte. + +--Veux-tu naviguer? me proposa grand-pere un jour. + +Si je le voulais! Je le desirais d'autant plus que cette expedition +representait en quelque sorte pour moi la vie individuelle substituee +a la vie de famille. Mes parents m'avaient interdit les promenades en +bateau a la suite de la chute qui avait provoque ma pleuresie. Ils +craignaient a la fois l'humidite et ma maladresse. J'etais, une fois +de plus, _l'enfant blond qui s'esquiva des bras de sa mere_. La +_demoiselle aux ailes d'or_ qui m'entrainait, c'etait deja mon bon +plaisir. + +Nous primes un canot et sortimes du port. Grand-pere, qui se servait +des rames avec irregularite, ce qui ne me rassurait guere, ne tarda +pas a les lacher et nous laissa deriver. + +--Ou allons-nous? demandai-je un peu inquiet. + +--Je n'en sais rien. + +L'incertitude ajoutait au mystere de l'eau. Je m'amusai a tremper mes +mains en me penchant sur le rebord. La caresse froide que je recevais +et le petit danger que je courais ou pensais courir me causaient une +sensation melangee, mais tres excitante. + +Que pouvaient signifier ces brefs eclairs d'argent qui s'allumaient a +la surface pour s'eteindre aussitot? Autour de leur etincelle morte un +cercle naissait, qui s'elargissait en finissait par se perdre. +C'etaient les poissons qui venaient respirer. L'un d'eux, plus +rapproche, montra sa petite bouche et les ecailles luisantes de sa +tete. Je prenais contact avec un monde nouveau, le monde sous-marin. + +Quand il soufflait un peu de vent, grand-pere me faisait asseoir au +fond du bateau, sur les planches qui etaient bien un peu mouillees. De +la, comme je n'etais pas haut, je n'apercevais plus guere que le ciel. +Je decouvrais mieux sa coupole et la vibration continue de l'ether aux +beaux jours. Immobile, tandis que grand-pere revait, j'etais heureux. +Je m'habituais a etre heureux excessivement, sans savoir pourquoi, +comme si l'existence n'avait pas de limites et pas de but. + +Grand-pere se liait aussi avec des pecheurs qui posaient leurs filets. + +--Ce sont de braves gens, m'assurait-il. Le lac, c'est comme la +campagne. En retirant l'homme des cites, ca le rapproche de l'heureux +etat de nature. + +Par eux, nous connumes les moeurs de la truite, de la perche, du +vorace brochet et de l'ombre-chevalier dont la chair est savoureuse a +l'egal de la chair rose du saumon. + +--Eh! eh! lui confia l'un de ces braves gens avec allegresse, tout mon +ombre est retenu par l'hotel Bellevue. On y bamboche le jour et la +nuit. Parlez-moi de ces clients-la. + +Ainsi j'etais initie a la vie de la terre et de l'eau. Grand-pere +commencait de s'interesser a mes progres dans l'amitie de la nature. +Il tenait un disciple qu'il n'avait point cherche. Le premier, +maintenant, je tournais le dos a la ville, franchissais les barrieres, +traversais les champs, sans aucun soin des cultures. Il me traitait en +heritier, en infant digne d'etre un de ces rois faineants qui +possedent le monde. Et comme nous avions gravi peniblement, sous la +chaleur de juillet, un monticule d'ou l'on dominait la plaine, et la +foret et le lac, il se mit a rire du bon tour qu'il preparait: + +--Tu sais, mon petit, on croit que je n'ai rien, et que je suis tout +pareil aux claque-patins qui se tortillent sur les routes avec un +baluchon dans le dos. Quelle plaisanterie! Il n'y a pas de +proprietaire plus riche que moi, entends-tu. + +Ce langage ne m'etonnait pas. J'avais perdu la notion du tien et du +mien qui separe la richesse de la pauvrete. + +--Cette eau, ces bois, ces pres, continuait-il, tout cela est a moi. +Je ne m'en occupe jamais, et c'est a moi tout de meme. + +Et, pour m'investir, me couronnant la tete de sa main, il acheva: + +--C'est a moi, et je te le donne. + +Ce fut un sacre gai et sans ceremonie. Tous les deux nous nous +amusions de cette idee. Malgre nos rires, cependant, j'avais +l'impression tres nette que le monde m'appartenait en effet. D'un +petit destin borne je ne voulais plus. + +Comme nous redescendions de notre belvedere, nous croisames sur le +chemin une jeune femme qui habitait une villa du voisinage. Elle +portait une robe blanche, qui laissait nus les avant-bras et le cou, +et sur la tete un chapeau orne de cerises rouges. Son ombrelle un peu +penchee en arriere servait d'aureole ou de fond au visage qui etait +delicat et uni comme ces fleurs de magnolia dont j'aimais au jardin la +nuance, l'odeur et la forme d'oiseaux blancs aux ailes deployees. +Cependant je ne l'eusse pas remarquee, si grand-pere ne s'etait +arrete, cloue par l'admiration, et n'avait dit tout haut: + +--Oh! ce qu'elle est belle! + +Le visage clair s'empourpra. Mais la jeune femme sourit a cet hommage +trop direct. Je la regardais alors, et tellement que je n'ai rien +oublie de cette vision, pas meme les cerises. Je faisais d'ailleurs +mes reserves: elle me paraissait deja agee, peut-etre trente ans. +C'est un age avance aux yeux impitoyables d'un enfant. A cause de son +teint de fleur, je pensais a l'aveu du Rossignol dont m'etait venue, +un jour que je lisais les _Scenes de la vie des animaux_, tant +d'instable melancolie: _Je suis amoureux de la Rose... Je m'egosille +toute la nuit pour elle, mais elle dort et ne m'entend pas_. Et pour +la premiere fois j'associai, non sans un secret pressentiment, une +femme inconnue a l'amour plus inconnu encore. + +A la suite de cette rencontre, grand-pere m'emmena sur un coteau boise +ou nous n'etions jamais alles, et qu'il m'avait represente comme denue +d'agrement lorsque j'y voyais un but de promenade. Il fallait +traverser une riviere avant d'en atteindre la base. Pendant la marche, +il s'absorba en lui-meme et ne m'adressa pas la parole. Au sommet, il +s'orienta et se dirigea tout droit vers un pavillon a l'ecart, proche +une maison de ferme et dissimule dans une clairiere. + +--C'est la, dit-il. + +Je comprenais qu'il ne s'adressait pas a moi. Ce pavillon a un etage +me parut dans un piteux etat. Le toit manquait d'ardoise, une galerie +circulaire pourrissait. On avait du l'abandonner depuis longtemps. +Grand-pere se rejouit de cet aspect delabre et inhabitable, ce qui +m'eut davantage etonne s'il ne m'avait pas accoutume a ses +bizarreries. + +--Tant mieux, murmura-t-il: il n'y a personne. + +Et, revenant vers la ferme, il avisa un vieillard qui se chauffait au +soleil, sur un banc, et qui puisait avec une cuiller de bois dans un +pot de soupe. Il engagea avec lui une interminable conversation qui +m'ennuya et qui aboutit a un petit interrogatoire sur le pavillon. + +--C'est bon a bruler, declara le paysan. + +--Autrefois, insinua grand-pere, il y avait du monde. + +--Autrefois, il y a bien des annees. + +Grand pere eut l'air d'hesiter a continuer l'entretien, puis il reprit +: + +--Oui, il y a bien des annees. Mais vous et moi, nous ne sommes pas de +ce matin. Et dites-moi, vous ne vous souvenez pas d'une dame? + +Je songeai aussitot a la dame en blanc au chapeau de cerises et je +l'evoquai dans cette clairiere a la porte du pavillon. Deja mon +imagination travaillait sur un nouveau theme. + +--Oh! moi, fit le vieux avant d'avaler la cuilleree qu'il tenait a la +main, les femmes, je m'en f... + +Les yeux de grand-pere s'injecterent de fureur, et je crus qu'il +allait bousculer le bonhomme et son pot. Il leva la seance incontinent +sans un mot de plus. Mais, en s'en allant, il me prit a temoin de la +grace du lieu: + +--Tout de meme, ici, comme c'est doux et sauvage! Les arbres n'ont pas +change. Il n'y a qu'eux. + +Je n'ai jamais su l'aventure du pavillon. Mais, un jour que nous +passions devant le chateau branlant du colonel, un autre souvenir, +moins direct sans doute, lui revint a la memoire, et, sans +preparation, il me raconta: + +--On l'appelait la belle Alix. + +--Qui ca, grand-pere? + +--Elle a demeure la. C'etait sous l'Empire. + +--Vous l'avez vue, grand-pere? + +--Oh! moi, non. C'est trop ancien. Je parle de l'Empereur premier. +Ceux qui l'ont vue, c'etaient des vieux quand j'etais jeune. Ceux qui +l'ont vue, rien qu'a dire son nom, eclataient d'orgueil. + +Et ces breves evocations disposaient pour moi un beau voile romanesque +sur nos promenades qui etaient _arrivees_ comme des histoires. + +Il ne s'etendit jamais sur l'une ou sur l'autre, comme je m'y +attendais. Il ne supposait pas que je guettais ces moindres paroles-la +pour en exagerer l'importance. Sauf la dame blanche au chapeau de +cerises, qui ressemblait peut-etre, qui ressemblait sans doute a +quelque lointaine image de son passe, il saluait les femmes le plus +honnetement du monde et ne se permettait sur elles aucune reflexion. +Quand je lus, quelques annees plus tard, un soir de college, le fameux +passage de _l'Iliade_ sur les vieillards troyens disposes a pardonner +a Helene a cause de sa beaute, semblable a celle des deesses +immortelles, tandis que mes camarades sommeillaient sur leur Homere, +je me revoyais aux cotes de mon grand-pere sur le chemin par ou venait +a nous la dame en blanc. Et, depuis lors, j'ai donne le nom d'Helene a +cette inconnue. + +Grand-pere, qui prenait gout a notre amitie, consentit a m'accueillir +dans la chambre de la tour. Il ne s'y occupait d'ailleurs point de ma +presence, tantot m'enveloppant de la fumee de sa pipe, et tantot +jouant de son violon dont les sons se melaient pour moi a la foret, au +lac, aux retraites perdues que nous connaissions. La je continuais ma +vie libre du dehors. Les jours de mauvais temps, bien rares au cours +de ce lumineux ete predit par Mathieu de la Drome, je regardais la +pluie tomber et l'horizon se desagreger, berce et amolli par ce +spectacle de l'inutilite des choses. Quand le couchant etait pur, je +voyais le soleil se projeter dans l'eau du lac en colonne de feu qui, +peu a peu, se changeait en glaive, puis se reduisait a un point d'or, +reflet de la petite etoile, posee sur l'epaule de la montagne, que le +soleil etait devenu une seconde avant de disparaitre. Le soir, apres +diner, j'obtenais la faveur de suivre les constellations dans le +telescope. A cause de l'orientation de sa chambre precedente qui etait +tournee vers le sud, grand-pere, je l'ai dit, ne connaissait qu'une +moitie du ciel et se refusait a dechiffrer l'autre. C'est pourquoi je +ne suis familier, la nuit, qu'avec Altair et Vega, Arcturus et l'Epi +de la Vierge, qu'on apercoit au sud en juillet. Il fallait me pencher +pour distinguer Antares au bord du toit. Les autres mois, tout se +brouille a mes yeux, et de meme si je fixe le nord. + +La maison applaudissait a mon nouveau regime. Plus d'une fois mon pere +avait demande a grand-pere: + +--Vraiment, le petit ne vous gene pas? + +--Oh! pas du tout, repondait invariablement grand-pere. + +Et mon pere lui exprimait sa gratitude pour ma sante recouvree. Tante +Dine declarait que je n'avais plus ma figure de papier mache et me +frottait les joues pour qu'elles devinssent plus rouges. Ma mere +voyait dans l'affection de mon grand-pere un gage de paix et de +reconciliation. Pour moi, la vie s'etait modifiee insensiblement. Le +college, les devoirs, l'emulation, la regularite, le travail, tout +cela n'existait plus. Il n'y avait qu'a tourner le dos a la ville et a +s'abandonner a la belle nature. Je sentais cela, que je ne saurais +expliquer, a la fois nettement et confusement, confusement dans mon +esprit et nettement pour la pratique. + +Cependant, au retour de nos promenades, grand-pere, assez souvent, se +contentait de me ramener jusqu'au portail, puis s'esquivait du cote de +la cite maudite. + +IV + +LE CAFE DES NAVIGATEURS + +Ou donc s'en allait grand-pere apres m'avoir reconduit a la maison? Au +cafe, et un jour, il m'y emmena. + +Je ne savais pas au juste ce que c'etait qu'un cafe, et j'en eprouvais +une peur secrete. Mon pere en parlait sur un ton meprisant qui ne +souffrait aucune contradiction, aucune reserve. Quand il disait de +quelqu'un: _Il passe son temps au cafe_, ou: _C'est un pilier de +cafe_, ce quelqu'un-la etait juge et condamne: il ne valait meme pas +la corde pour le pendre. Je n'eusse pas imagine que mon pere y +penetrat. De grand-pere, cette audace m'etonnait moins; j'avais +remarque deja qu'en toutes choses il prenait le contre-pied des +opinions de mon pere. + +Nous y entrames, au lieu de nos promener, un matin qu'il faisait tres +chaud, de sorte que se fut pour moi un petit scandale: nous manquions +doublement a notre programme. Il s'intitulait en lettres d'or: _Cafe +des Navigateurs_, et l'inscription etait encadree de queues de +billard. Bien situe au bord du lac, il se composait d'une tonnelle +d'ou l'on voyait le port et d'une grande salle d'ou l'on ne voyait +rien. Nous choisimes cette salle. A cause de ses banquettes rouges, de +ses tables de marbre blanc et des glaces qui refletaient le jour tant +bien que mal, je l'estimai extremement luxueuse. Deux ou trois groupes +causaient, fumaient, buvaient, et je fus immediatement saisi a la +gorge par une acre odeur de tabac melee de parfum d'anisette. Si vif +etait l'attrait du lieu, qu'apres avoir tousse, je trouvai ce melange +agreable. Nous rejoignimes le groupe le plus bruyant, et l'on y +accueillit avec des transports grand-pere, qu'on appelait +familierement: _le pere Rambert_. + +--Pere Rambert par ici! Pere Rambert par la! + +On l'installa sur la banquette, a la place du milieu, et l'on commenca +par lui demander des nouvelles de Mathieu de la Drome. Grand-pere +repondit qu'il etait au beau fixe, avec une tendance a monter, et que +les vents favorables le maintiendraient vraisemblablement dans cette +posture, de quoi chacun se rejouit a cause de la vigne; le vin serait +fameux si Mathieu continuait a se bien tenir. Je compris enfin qu'il +s'agissait du barometre et que l'on consultait grand-pere sur le +temps, a cause de ses propheties. Ces messieurs se servaient entre eux +d'un langage convenu qu'il importait de mettre au point, ce qui, pour +moi, compliquait la conversation. Personne ne s'occupait de ma +presence, et je restais debout, vexe de cet oubli, lorsque je fus +interpelle brusquement. + +--Eh! le miochard, qu'est-ce que tu prends? + +Ce surnom et ce tutoiement acheverent de me deconcerter. Je me +redressai, la figure hargneuse, mais pour tout le monde je fus baptise +_le miochard_. Grand-pere, detache, commanda avec majeste: + +--Une verte. + +--Au vin blanc? questionna quelqu'un. + +--Je ne suis pas, comme vous, un sac a vin, riposta grand-pere. + +Cette replique fut recue avec enthousiasme. A la maison on raffinait +sur la politesse a l'egard des hotes, tandis que ces messieurs +depouillaient toute ceremonie dans leurs relations. Cependant la +servante disposait devant grand-pere un materiel qu'elle retirait +piece a piece d'un plateau: un verre a pied haut et profond, une +petite pelle de fer percee de trous, un sucrier, une carafe d'eau et, +enfin, une bouteille dont je devinais pas le contenu. Le silence ce +fit, et j'eus l'impression d'assister a un rite solennel que personne +n'avait le droit de troubler. Decidement les habitudes etaient toutes +renversees: on se traitait avec sans-gene, mais l'on venerait la +boisson. Grand-pere, sans se laisser impressionner par tous ces +regards braques sur lui, versa jusqu'au quart du verre le liquide de +la mysterieuse bouteille, puis il disposa sur la pelle trouee mise en +travers du recipient deux morceaux de sucre en equilibre, les arrosa +d'eau goutte a goutte, jusqu'a ce qu'ils fondissent, apres quoi il +inclina brusquement la carafe. Une bonne odeur d'anis caressa mes +narines. Le melange s'epaississait a mesure que l'eau tombait, comme +ces beaux nuages opaques qui bordent l'horizon avant la pluie, et prit +enfin une couleur vert pale que je n'avais point rencontree dans nos +promenades. Aussitot l'on recommenca de parler, l'operation etait +terminee. + +Au _miochard_ on apporta, sur l'ordre de mon nouveau parrain, une +grenadine avec un flacon d'eau de seltz. Le rite observe fut plus +court et ne parvint pas a triompher de l'inattention generale. La +_verte_ rivale jouissait d'un credit particulier. Une decharge dans le +sirop qui s'ennuyait au fond du verre, et ma mixture monta, mousseuse, +bouillonnante, tourbillonnante, d'un rose tendre, puis d'un rose dore +apres que les gaz furent dissipes. Ce qui me toucha le plus, ce fut la +paille qu'on me remit pour boire a distance: il suffisait de pencher +un peu la tete et d'aspirer. + +J'etais initie, rien qu'en aspirant, a une forme superieure de +l'existence. Parfaitement heureux, je desirais en faire part a mes +voisins. Ils sucaient des composes divers. La plupart montraient de +bonnes figures rubicondes et des yeux un peu humides. Ils etaient tous +parfaitement heureux. Pourquoi grand-pere m'enseignait-il que dans les +villes on ne l'etait pas? Il n'y avait, pour l'etre, qu'a entrer au +cafe. + +Parmi ces tetes que j'examinais a loisir et avec une entiere +sympathie, j'en remarquai une que je crus reconnaitre. Elle +appartenait au voisin de grand-pere, celui-la meme qu'il avait +qualifie de sac a vin. Elle etait piquee de taches de rousseur, qui, +d'ailleurs, se distinguaient a peine de la peau injectee de sang. La +chevelure, la barbe, les poils, de la meme teinte rousse, +l'envahissaient de partout et menacaient jusqu'au nez qui, point +central du spectacle, rutilait, magnifique. Malgre moi, je pensai a la +gravure de ma Bible ou l'on voit le prophete Elie enleve sur un char +de feu dans la gloire du soleil couchant, mais je repoussai cette +comparaison comme inconvenante. Ou donc avais-je deja vu ce chef +incandescent? Mes souvenirs se fixerent peu a peu. Cela se passait +chez nous: du cabinet de consultation sortit un homme, non pas fier +et flambant comme celui du cafe, mais tout penaud, marmiteux, +deconfit. C'etait bien le meme, pourtant: ce tas de poils hirsutes, +ces taches de rousseur, je ne pouvais m'y tromper. Mon pere le +reconduisait et s'efforcait de le reconforter en lui tapant sur +l'epaule: + +--Gardez votre argent, mon ami. Vous etes un peu de la maison. Vos +parents et les miens se tutoyaient. Mais il faut cesser de boire, a +tout prix. Si vous recommencez, vous etes perdu. Promettez-moi de ne +plus fourrer les pieds au cafe. + +--Je vous le jure, docteur. + +--Ne jurez pas, mais tenez bon. + +--Si, si, je vous le jure. De ma vie, on ne me reverra dans les +cabarets. + +Cependant il etait la, et il buvait, et il riait, et il se portait a +merveille. Mon pere exagerait la severite. Oubliant qu'il m'avait +gueri, je le blamai tout bas de l'effroi qu'il repandait et je lui +decouvris une certaine durete de coeur. Pourquoi vouloir priver ce +brave homme de son plaisir? + +Mon rouge protege repondait au nom de Cassenave, mais on le designait +de preference sous un sobriquet symbolique: on l'appelait Verse-a- +boire, ce qui pouvait servir a double fin. Tout de suite Verse-a-boire +me captiva par les extraordinaires aventures qu'il avait courues et +dont il composait des recits sans pretention. Il aurait pu figurer +dans le recueil des _Trois vieux marins_, ou son poids eut sans doute +determine la chute de Jeremie offert au tigre en holocauste. + +Dans sa jeunesse, ayant oui vanter par les journaux l'oisivete et la +bonne chere qui sont attachees a l'etat de moine, il resolut d'en +tater et frappa a la porte d'une capuciniere, ou promptement il dut +rabattre de ses esperances. Reveille la nuit par un frere barbare pour +aller chanter l'office, nourri de legumes insuffisamment bouillis sur +le fourneau d'un cuisinier pourvu d'un incurable coryza, il +maigrissait et deperissait. Son industrie seule le sauva d'un plus +grand desastre. Quand les moines, ranges en cercle, etaient invites a +se donner pieusement la discipline en recitant les psaumes de la +penitence, il enroulait par malice sa corde a celle de son collegue le +plus proche, et pendant qu'ils les deroulaient sans hate, expliquait- +il, "_le miserere_ coulait". + +Cependant un prieur borne refusait de le garder et le restituait a la +societe civile. Il y nouait les plus brillantes relations et, pour en +fournir la preuve, racontait que de belles dames, chaque soir, lui +rendaient visite dans son modeste appartement. Elles descendaient du +plafond, sans qu'on put distinguer par quelle ouverture. A l'instant +il n'y avait personne, et tout a coup elles etaient la, en crinoline +et robes de soie, car elles en etaient restees aux modes du second +Empire. + +Loin de demeurer inactives, elles lui mettaient dans la main une coupe +de dimensions raisonnables ou, de leur bras incline, elles vidaient -- +_ziou_ --plusieurs bouteilles de champagne. Ce _ziou_ qui exprimait la +descente du vin dans le verre, avait, sur ses levres, un son chantant +et caressant. On croyait entendre sauter le bouchon et se precipiter +la mousse. + +Mais il donnait des details biographiques plus surprenants encore. Une +nuit, confondant son bougeoir avec le bec de gaz qui, de la rue, +eclairait sa chambre, il s'etait precipite par la fenetre pour le +souffler, et on l'avait ramasse, en chemise, un peu moulu, mais sain +et sauf. Ne lui arrivait-il pas de se promener avec lui-meme? La +veille, precisement, il avait engage avec son double une longue +conversation tres interessante et ne l'avait quitte qu'aux abords de +la ville en lui disant: "Au revoir." + +On l'ecoutait sans l'interrompre, ou bien on lui donnait des signes +d'approbation en le pressant de continuer. Comment ne me serais-je pas +rendu a toutes ces merveilles qui ne rencontraient autour de moi +aucune incredulite? + +J'ignorais la profession qu'exercait Cassenave, car il tranchait sur +tout avec competence, et l'on pouvait supposer qu'il avait passe par +les metiers les plus divers, tandis que je discernai bien vite que +deux autres membres du groupe, Gallus et Merinos, etaient des artistes +de genie. Gallus, musicien, s'adressait specialement a grand-pere +comme s'ils pouvaient seuls tous les deux, au milieu de l'imbecillite +generale, se comprendre et fraterniser dans la musique. Ils +affectaient de s'isoler et se contenaient d'ailleurs, pour leurs +apartes, de quelques breves indications algebriques: le courant +aussitot s'etablissait et les voila roulant des yeux blancs parce que +l'un ou l'autre avait fait allusion a l'allegro de la symphonie en +_ut_ mineur, a l'andante de la quatorzieme sonate, ou au scherzo en +_si_ bemol du septieme trio, qu'ils appelaient en se pressant les +mains, comme pour se feliciter, le divin trio de l'archiduc Rodolphe. +On ne les derangeait point dans leur exaltation qu'un chiffre +suffisait a dechainer, et meme on les considerait avec respect. De +temps a autre, quelqu'un interrogeait Gallus, non sans une certaine +crainte d'etre pris en pitie pour n'avoir pas employe les termes +exacts: + +--Et votre drame lyrique sur la _Mort de l'Olympe_? + +--Il avance, repondait imperturbablement le compositeur. + +--Ou en etes-vous? + +--Toujours au prelude. Je ne suis pas presse. Une vie est a peine +suffisante pour achever un tel ouvrage, et je n'y travaille que depuis +une dizaine d'annees. + +Ce devait etre un opera prodigieux pour exiger tant d'efforts. Du +reste, rien qu'a regarder Glus, on devinait qu'il succombait sous le +poids d'une si vaste entreprise. Son corps etait chetif, malingre, +rabougri comme un poirier que mon pere avait ordonne d'arracher de la +cour. Une meche barrait son front orageux. La chevelure qu'il +negligeait laissait echapper force pellicules des qu'il passait la +main. Il portait, malgre la saison, un veston de velours noir et il +nouait autour du col une enorme lavalliere violette. Les taches y +etaient innombrables. Toute la benzine de ma tante n'eut pas suffi au +nettoyage. Mais je me figurais qu'un artiste ne peut pas etre habille +comme tout le monde, sans quoi on eut ete expose a ne pas le +reconnaitre. Ce petit homme malpropre, qui paraissait paisible, +soufflait brusquement la tempete. Alors il trainait dans la boue, par +la peau du cou, jusqu'a ce qu'ils fussent barbouilles d'ordures, +d'abominables criminels tels que les nommes Ambroise Thomas et Gounod, +coupables d'avoir soustrait frauduleusement l'admiration des foules et +corrompu irremediablement le gout public. Il accusait aussi les +bourgeois de la ville, dont il enumerait les complots et les +trahisons. Je me rendais compte que le terme de bourgeois etait par +lui-meme fletrissant et je tremblais d'en etre un, et pareillement mon +pere. Seul, grand-pere, rebelle au classement, devait etre epargne. +Cependant Glus, de son metier, je l'ai su depuis, etait verificateur +des poids et mesures. La societe enfin recut a son tour un blame +severe; mais qu'elle le meritat, je ne l'ignorais plus a la suite de +mes promenades. En sorte que mes nouveaux amis du cafe, que +j'imaginais plus heureux meme que les paysans avec leurs fromages +blancs et leur creme de lait, etaient, en realite, des persecutes, des +martyrs. + +Comment garder le moindre doute a cet egard devant l'injustice qui +frappait le second artiste, Merinos? Etait-ce son nom ou son surnom? A +la verite, je ne l'ai jamais su. Le surnom s'appliquait a miracle a +cette face de mouton, longue et pleine ensemble, rose comme les joues +d'un enfant qui tete, et couronnee de cheveux boucles. Il ressemblait +vaguement a Mariette notre cuisiniere, mais l'aspect de celle-ci etait +plus martial. Or, ces apparences plutot avenantes etaient mensongeres. +Merinos avait l'ame ravagee, et je saisis des allusions aux passions +extraordinaires qu'il avait traversees. Les passions, pour moi, +c'etait de montrer un visage lugubre et des yeux pleins de larmes. +C'est vrai qu'il etait luisant et jovial, et l'on ne pouvait decouvrir +la moindre trace d'humidite dans ses yeux a fleur de tete, tandis +qu'on en decouvrait sans peine sous les cils de Cassenave, de Glus et +de presque tous les autres. Ainsi mon observation enfantine demeurait- +elle en defaut. Merinos, comme Glus, avait longtemps vecu a Paris, +dans le quartier mysterieux de Montmartre, dont tous deux parlaient +comme de la terre promise. Il etait peintre de portraits, mais il +avait renonce a la peinture. Lui-meme en donnait des raisons probantes +: + +--Vous comprenez: les gens d'aujourd'hui affichent des pretentions +saugrenues. Ils exigent de la ressemblance. Comme si la ressemblance +avait jamais compte pour un artiste! + +--C'est evident, ratifia le choeur. + +Aussitot je songeai a la collection d'ancetres qui remplissait le +salon et qui etait de la mauvaise peinture. Surement ils devaient etre +ressemblants. + +Ainsi ecarte de la gloire par la sottise des bourgeois, Merinos ne +cessait pas pour autant de fournir des preuves de son genie. Il +portait toujours sur lui du papier teinte et un fusain. Tout en +causant et fumant, il ecrasait son fusain au hasard, puis rejoignait +au moyen de quelques traits les taches qu'il avait obtenues. Chose +curieuse, cela representait, quand on considerait ces chefs-d'oeuvre +avec patience et bienveillance, des visages de travers, esquisses a +peine, que le groupe qualifiait a l'envi de tourmentes, de pervers, de +troublants. Quelques amateurs de la ville --il y en avait tout de meme +--en achetaient a prix d'or, les declarant prodigieux, et une dame +enthousiaste et delirante visitait regulierement --personne ne +l'ignorait --l'atelier de Merinos qui etait, parait-il, un taudis, +pour y recueillir humblement les moindres ebauches, meme en se +trainant sur le plancher pour les chercher sous les meubles. +J'admirais de confiance, moi aussi. + +Un jour que grand-pere, a la maison, celebrait cet artiste meconnu, il +s'attira de mon pere cette reponse: + +--Oui, c'est la grande tromperie des oeuvres inachevees. Je n'aime +pour ma part ni les echafaudages, ni les ruines. + +Qu'entendait-il par la? J'en connus simplement qu'il etait incapable +de gouter comme nous l'art du Cafe des Navigateurs. + +Il convient de maintenir une certaine distance entre ces deux +incompris et Galurin qui n'etait qu'un ancien photographe dechu. +Celui-ci ne m'etait pas plus etranger que Cassenave. On l'employait +de-ci de-la, a domicile, pour les besognes supplementaires et, +notamment, comme extra pour servir a table. Comme il deplorait devant +nous cette servitude, grand-pere lui rappela que Jean-Jacques l'avait +subie. L'exemple de Jean-Jacques parut consoler sa fierte +recalcitrante. Mais qui pouvait bien etre ce Jean-Jacques? + +Chez nous on avait renonce a utiliser les bons offices de Galurin a la +suite d'un grand diner ou il recut la charge des vins. On lui avait +recommande de les annoncer. Triomphalement il ouvrit la porte de la +salle a manger, eleva la bouteille en l'air et cria d'une voix de +stentor: + +--J'annonce le Moulin-a-vent. + +Sa nouvelle fut accueillie par un fou rire qui le vexa, car il etait +fort susceptible. Il quitta la serviette pour devenir porteur de +contraintes, titre coercitif un peu obscur et qui semble honorifique. +Pour augmenter ses ressources, il consentait a distribuer en ville les +billets de faire part quand un mariage ou un enterrement l'exigeait. +Une veille d'importantes funerailles, il s'oublia au Cafe des +Navigateurs, et tout le paquet de lettres de deuil demeura sur la +banquette. Quand il s'en apercut, il etait trop tard pour entreprendre +sa tournee. Adoptant aussitot la mesure radicale que les circonstances +commandaient, il courut noyer le tas compromettant dans les eaux du +lac. A la suite de cette immersion, le mort s'en alla presque seul +s'emparer de son dernier gite. Jamais on ne vit de si piteuses +obseques, et il y eut beaucoup de froissements parmi les parents et +amis qui n'avaient pas ete convoques et s'empresserent d'admettre +qu'on les avait omis sciemment et mechamment. + +Galurin maudissait la societe qui l'obligeait a de vils commerces et +dont il transmettait les contraintes d'une facon fantaisiste et +intermittente. Par surcroit, il reclamait le partage des biens, car il +ne possedait rien en propre. + +Mais celui qui eteignait tous les autres des qu'il s'emparait de la +tribune, celui qui excellait a imposer les contours arrondis de la +forme oratoire aux plaintes desordonnees de Glus et de Merinos et aux +revoltes incoherentes de Galurin, c'etait Martinod. Martinod, le plus +jeune de tous, avait le don exceptionnel de la gravite. Naturellement +solennel, il portait une longue barbe et ne riait jamais. On le voyait +tres bien sur un mausolee, annoncant le jugement dernier dans un +buccin. L'ennui qui emanait de toute sa personne le recouvrait du +prestige des pompes funebres dont le serieux est indeniable. Au +commencement, ce Martinod me deplaisait; il ne regardait jamais en +face, et je le soupconnais de tenebreux desseins. Mais j'avais subi, +comme tout le monde, la seduction de sa parole. Il debutait sur un ton +pleurard qui apitoyait. On l'aurait cru echappe des plus recentes +catastrophes. Quel mendiant il eut fait et que de pieces de cinquante +centimes il eut extraites des mains les plus crochues! Puis la voix +s'affermissait, ouvrant les coeurs et les cerveaux, et de la bouche +intarissable sortaient les plus sonores harmonies. Il annoncait les +temps futurs, un age d'or qui realiserait l'egalite, celle de la +fortune et celle du bonheur. Rien ne serait a personne, et tout serait +a tous. J'eprouvais quelque honte a ne pas tres bien comprendre, parce +que, dans notre groupe, tous comprenaient et approuvaient. Et meme, +aux tables voisines, on s'arretait de jouer et de boire pour l'ecouter +mieux. Le spectacle qu'il depeignait etait d'une admirable simplicite +: les hommes en habits de fete celebraient la nature et s'embrassaient +comme des freres. Emerveille, je le comparais a ma boite a musique +dont la ritournelle faisait tourner une danseuse sur le couvercle. + +D'autres fois, sombre, irrite et vindicatif, Martinod accablait la +societe contemporaine de ses sarcasmes et de ses menaces, si elle ne +consentait pas a s'amener immediatement selon ses conseils. Au nom de +la liberte, il mettait l'Europe entiere a feu et a sang. J'etais +epouvante, mais, au retour, grand-pere me rassurait: + +--Il etait de mauvaise humeur aujourd'hui. Demain le monde ira mieux. + +Ainsi l'humanite nouvelle et coloree que je frequentais m'apparaissait +bien differente de celle ou j'avais jusqu'alors vecu en famille ou au +college. Quand nous rentrions, j'avais les joues enluminees: on +croyait que c'etait le bon air de la campagne. Grand-pere n'avait pas +eu besoin de me recommander le silence sur nos seances au Cafe des +Navigateurs. Un instinct sur m'avertissait de n'en point parler a la +maison. C'etait un secret entre lui et moi. Nous etions complices. + +V + +LE CONFLIT RELIGIEUX + +--Tu as de la chance, m'assuraient mes freres aines qui s'appretaient +a affronter les redoutables epreuves du baccalaureat et qui, malgre la +penible chaleur de juillet, s'escrimaient du matin au soir sur leurs +manuels, pour toi point de college, point d'examens, pas d'echec +possible. + +--Et pas de piano, achevait Louise qui, montrant des dispositions pour +la musique, etait vouee a d'innombrables exercices de doigte. + +Jusqu'au petit Jacques qui, rebelle aux premieres lecons de lecture et +d'ecriture, expliquait a son inseparable Nicole que, lorsqu'il serait +grand, il ferait comme Francois. + +--Et que fait-il, Francois? + +--Rien. + +Je voyais venir le mois d'aout sans l'impatience que son prochain +retour me communiquait chaque annee, et meme j'en recevais quelque +egoiste regret. Avec les vacances, je perdrais la superiorite que ma +convalescence m'attribuait et je rentrerais dans la vie commune. Ou +plutot je pensais y rentrer, mesurant assez mal moi-meme le fosse qui +s'etait creuse entre le petit garcon que j'etais hier et celui que +j'etais devenu. Quelqu'un l'avait mesure avant moi. + +Je me trouvais fort occupe entre mes promenades et mes stations au +Cafe des Navigateurs, ou grand-pere, qui ne pouvait plus se passer de +ma compagnie, m'emmenait regulierement. Bien que je fusse peu porte a +observer les faits et gestes des miens, je surprenais de nouveau a la +maison un etat d'inquietude et ces conciliabules secrets qui me +rappelaient le temps ou se debattait le sort du domaine. + +La voix de mon pere s'entendait a distance, meme lorsqu'il la retenait +et croyait parler bas: + +--Nous ne leur laisserons pas de fortune, disait-il. Ne negligeons +rien dans leur education. Il faut les armer pour la vie. + +Nous armer? Pourquoi nous armer? Il n'y avait rien de plus facile que +la vie. J'avais renonce aux epees de bois, aux biographies heroiques, +aux recits d'epopee. Il me suffisait de quelques outils pour gratter +la terre qui fournit abondamment aux hommes tout ce dont ils ont +besoin. On recolte le necessaire, on se nourrit de fromage blanc, de +creme de lait et de fraises des bois, et l'on ecoute Martinod qui +preche la paix universelle et annonce l'age d'or. Que ce programme +etait simple! Des lors, a quoi bon des armes? + +Et ma mere repondait a mon pere: + +--Tu as raison. Nous ne devons rien negliger. Leur fortune, ce sera +leur foi et leur union. + +Loin d'etre touche par ces declarations de principes, j'imaginais le +petit rire dont les accueillerait grand-pere et, en me peignant, le +matin, devant la glace, je dressais mon visage a prendre des +expressions moqueuses. + +Dans les conversations que je surprenais sans le vouloir, revenaient +les noms des colleges ou lycees de Paris qui preparaient plus +specialement les jeunes gens aux grandes ecoles, Stanislas ou la rue +des Postes, Louis-le-Grand ou Saint-Louis. Mes parents preferaient un +etablissement religieux, en quoi tante Dine les approuvait violemment +: + +--Pas d'ecole sans Dieu, affirma-t-elle. Tous les coquins sortent des +lycees. + +--Oh! oh! protesta grand-pere que cette vehemence divertissait, j'en +suis bien sorti. + +Mais il recut son paquet sans retard: + +--Tu ne vaux deja pas si cher. + +Pour attenuer la rigueur de sa riposte, elle ajouta, il est vrai: + +--Au moins, depuis que tu promenes le petit, tu es devenu bon a +quelque chose. + +Mon pere, comme s'il cherchait toutes les occasions de rapprochement, +transforma en eloge cette constatation bourrue: + +--Oui, Francois vous devra la sante. Et toutes ces belles promenades +ou vous le conduisez l'attacheront davantage au pays ou il vivra et +qu'il connaitra mieux. + +Or, je me sentais parfaitement detache de mon pays et meme de la +maison. Ce que j'aimais, c'etait la terre, la terre vaste et innommee, +et non pas tel ou tel lieu, et surtout la terre libre de culture, la +terre sauvage des bois, des taillis, des retraites perdues et, a la +rigueur, des paturages, tout ce qui n'est pas laboure et ensemence. +Sur les hommes j'admettais le nouvel evangile de grand-pere qui les +cataloguait en paysans et citadins. A la campagne les braves gens, +tandis que les villes etaient habitees par de mechants individus et +notamment des bourgeois qui persecutent les hommes de genie, tels que +mes amis du cafe. Et dans les villes, il y avait des colleges ou l'on +vous mettait en esclavage. + +Le regard de ma mere, pendant que je me livrais a ces reflexions, se +posa sur moi, et je crus qu'elle voyait mes pensees, car je rougis. +C'est la preuve que je n'ignorais pas ma secrete independance. + +--Il s'est bien fortifie, dit-elle. Ne pourrait-il pas reprendre tout +doucement sa classe? On l'installerait au jardin. Il respirerait le +bon air et cependant ne demeurerait pas inactif. L'oisivete n'est +jamais bien bonne. + +Je fus stupefait d'entendre ma mere emettre une si menacante +proposition, ma mere si attentive a ecarter de moi toute fatigue, si +experte a me soigner, si minutieuse dans sa surveillance. Decidement +les roles etaient renverses: mon pere avait paru prendre ombrage de +mes sorties avec grand-pere, et voila que maintenant il ne se +contentait pas de les autoriser, il les encourageait: + +--Non, non, declara-t-il, une pleuresie est un mal trop grave. Il +risquerait encore de palir et de s'etioler. Vois comme il a belle +mine. + +Et, en aparte, il ajouta: + +--Mon pere est si content de son petit compagnon. Depuis qu'il en a la +charge, il est tout change et rajeuni. N'as-tu pas remarque? + +Ma mere, qui d'habitude l'approuvait, ne manifesta pas son sentiment. +Je devinai qu'elle s'inquietait a mon sujet, mais pourquoi? Ne se +rejouissait-elle pas de ma gaiete et de mes joues pleines et roses? +Grand-pere ne tentait nullement de m'accaparer: il m'emmenait et +rendait service de la sorte, et par surcroit, en route, il +m'instruisait de mille details sur les arbres, les champignons, la +botanique: sa science etait bien plus interessante que l'histoire, la +geographie ou le catechisme que m'enseignaient mes professeurs. Cette +inquietude, une fois que mon instinct eveille m'en eut averti, je ne +cessai plus de m'apercevoir qu'elle me suivait comme une ombre. Au +fond, elle me flattait. Meme petit, on aime a inspirer de la crainte +aux personnes qui nous aiment: c'est un avantage qu'on prend sur +elles, on a deja l'impression d'etre un homme et de comprendre la vie +autrement qu'une faible femme. + +Un jour ma mere causait dans sa chambre avec tante Dine. Je n'entendis +que la reponse de celle-ci qui ne savait rien dissimuler: + +--Allons donc! ma pauvre Valentine, tu ne vas pas te mettre martel en +tete pour ce garconnet de rien du tout. Il est sage comme une image. +D'abord, je sais bien de quoi ils parlent tous deux ensemble. C'est +des choses de la campagne, le bonheur des champs, la paix de la terre, +la bonte des betes. Un tas de calembredaines, quoi! mais c'est comme +les cataplasmes, ca ne fait pas de mal. + +Je n'hesitai pas a croire qu'il s'agissait de moi, et je ne fus pas +fache de jouer mon role, car on s'agitait beaucoup autour de mes +freres aines qui, bacheliers, prendraient a la rentree des classes le +chemin de Paris, Bernard pour se preparer a Saint-Cyr, et Etienne, qui +n'avait pas encore seize ans, pour terminer ses cours et s'orienter du +cote des mathematiques, a moins qu'il ne persistat dans son desir de +seminaire. Tante Dine se fachait contre le prix exorbitant de la +pension et du trousseau, et nous vantait d'une voix emue le merite de +nos parents qui ne reculaient devant aucun sacrifice financier pour +achever notre education. + +--Ah! ah! ricanait grand-pere, ces grands etablissements religieux ne +s'ouvrent pas pour rien. On y saigne les clients aux quatre veines +pour l'amour de Dieu. + +Enfin il etait convenu que Louise irait passer deux ou trois annees au +couvent des dames de la Retraite a Lyon. Elle y deviendrait plus +serieuse, et, quand elle sortirait, elle serait une jeune fille +accomplie, comme Melanie alors dans toute la fleur de sa jeunesse, +Melanie qui, jadis, m'invitait a chanter les vepres devant une armoire +ou a poursuivre, un verre d'eau a la main, Oui-oui l'ivrogne, et dont +la persistante piete presageait une vocation qu'elle affirmait petite +et qu'elle taisait maintenant, sauf peut-etre a ma mere. + +Ainsi, l'avenir de la famille reclamait, pour s'organiser, bien des +reflexions et des decisions. Nous y restions, grand-pere et moi, fort +etrangers. Le portail franchi, nous ne regardions pas en arriere, ou +bien mon compagnon se moquait: + +--Et pour toi, petit, qu'est-ce qui se mijote? Veux-tu toujours entrer +a l'ecole de l'adversite? + +On m'avait beaucoup plaisante sur ce chapitre, ce qui ne me +divertissait guere. J'avais renonce a tout projet et ne songeais pas, +comme mes freres, a conquerir quelque situation brillante. Il me +suffisait de ces proprietes dont on jouit sans jamais s'en occuper, a +la mode de grand-pere, le lac, la foret, la montagne, sans compter les +etoiles pendant les belles nuits de juillet. Je ne sais meme si je ne +leur preferais pas les banquettes rouges du Cafe des Navigateurs, ou +j'avais l'impression d'etre un homme en assistant a l'echange de +propos exceptionnels touchant la peinture, la musique et la politique. + +Cependant, je ne cessais pas de sentir peser sur moi le regard de ma +mere. Pour ne pas me l'avouer, je prenais des allures de liberte. Avec +les _Scenes de la vie des animaux_, j'improvisais des ressemblances +blessantes pour toutes les personnes de nos relations; je tournais en +ridicule les choses et les gens, et j'affectais meme, vis-a-vis de mes +freres et soeurs, un ton degage, destine a leur montrer que j'etais +fixe sur la vie et n'avais plus rien a apprendre. Par un bizarre +phenomene, a mesure que l'on m'initiait a la simplicite des moeurs +rurales et a la bienfaisance de la nature, je vois bien maintenant que +je devenais plus complique. Et toujours, a travers mes attitudes +nouvelles, comme s'il cherchait mon coeur, ce regard me suivait. + +Maman nous fit peur un jour que nous la croisames. Elle se rendait a +l'eglise pour le salut du soir, et nous au cafe pour notre plaisir. +Elle quittait si rarement la maison que nous ne songions pas a la +rencontrer. Le nez au vent, nous reniflions d'avance l'odeur speciale +de tabac et d'anis qui nous attendait. Cette femme qui venait a nous, +si modeste, si grave qu'on ne songeait pas a la regarder, nous n'y +pretames pas attention. Nous fumes bien surpris quand elle nous aborda +et nous demanda: + +--Ou allez-vous? + +Que repondrait grand-pere? Nous avions affiche bien haut notre dedain +de cette ville que nous traversions allegrement. Livrerait-il le +secret que je savais si bien garder? Il ne fut pas embarrasse le moins +du monde: + +--Acheter le journal, ma fille. + +Lui non plus n'avouait pas nos visites au Cafe des Navigateurs. Ma +mere nous laissa continuer notre route. Quand elle eut tourne a gauche +dans la direction de l'eglise, grand-pere se rejouit de la bonne farce +qu'il avait jouee. Cependant elle n'avait pas voulu paraitre douter +d'une reponse qui ne l'avait pas trompee. Je le sais, parce que je la +vis rougir du mensonge que nous avions commis. + +Une autre circonstance devait reveler directement sa clairvoyance et +ses alarmes. + +Un dimanche matin, comme je franchissais la porte de la maison avec +grand-pere, elle nous recommanda de rentrer bien exactement pour +l'heure de la messe. Elle m'y conduirait elle-meme, bien qu'elle eut +deja rempli ce devoir a la pointe du jour, comme elle en avait +l'habitude. Nous fumes abordes au retour par Glus et Merinos, couple +aimable et altere qui nous entraina, malgre nous, a l'aperitif. Nous +ne resterions que deux ou trois minutes, tout au plus, et nous etions +en avance. Mais nous tombames sur Martinod qui perorait avec une verve +abondante. Toutes les tables l'ecoutaient, le buvaient, +l'applaudissaient. Une atmosphere d'enthousiasme l'environnait, et la +fumee des pipes montait comme l'encens autour de lui: il decrivait +avec des details si pittoresques et si colores l'ere prochaine de la +Nature et de la Raison que l'on vivait par avance dans ces temps +glorieux. Quelle fete, celle d'une humanite genereuse qui renoncait +aux divisions de castes, de classes, de peuples, aux frontieres et aux +guerres, aux gouvernements et aux lois et partageait fraternellement +les richesses de la terre! L'orateur transfigure dechirait les voiles +de l'avenir et montrait le soleil futur comme l'ostensoir d'or a la +procession. Ce fut si beau que nous en oubliames la messe. Lorsque, +rassasies d'eloquence, nous nous decidames a rentrer, l'heure de la +derniere etait passee. + +A la grille, grand-pere, degrise, commenca de manifester quelque +trouble. Moi, je n'eprouvais pas de remords. Une autre responsabilite +couvrait la mienne. Pourtant, quand j'apercus, derriere la persienne a +demi close, l'ombre qui s'inquietait si vite des absents, je me sentis +moins fier et j'eus conscience d'une mauvaise action. Ma mere +descendit a notre rencontre. Nous la trouvames deja sur le pas de la +porte, et si pale que nous ne pouvions plus nous meprendre sur +l'importance de notre retard. Sa voix livrait son anxiete quand elle +s'informa: + +--Que vous est-il donc arrive? + +--Mais rien du tout, repliqua grand-pere. + +--Alors, pourquoi avoir fait manquer la messe a cet enfant? + +--Ah! nous avons oublie l'heure. + +Grand-pere, cette fois, se grattait le sourcil et s'excusait comme un +coupable. Les yeux de ma mere se voilerent immediatement. Un instant +plus tot ils etaient limpides. Leur rayon qui traversait cette +humidite soudaine m'atteignit. Attenue par la brume des larmes, il ne +pouvait pas etre bien redoutable, il n'aurait pas du me penetrer, et +je n'en ai pas oublie la puissance. Les confesseurs de la foi devaient +fixer les bourreaux avec ces yeux-la. Leur flamme divine, je crois +bien l'avoir vue. + +Si petit que je fusse, je compris que ma mere tremblait de respect +filial. Une obligation plus imperieuse la contraignait a parler, et +elle parla: + +--Nous ne vous avons pas confie cet enfant, mon pere, pour le +soustraire a ses devoirs religieux. Pour son ame et pour nous, vous ne +deviez pas l'oublier. + +Elle avait parle avec fermete et douceur ensemble, et de l'effort +qu'elle avait fait son visage deja pale a notre arrivee etait devenu +si blanc que pas une goutte de sang n'y demeurait. + +...Plus tard, bien plus tard, j'etais un jeune homme, et je me +preparais a partir pour un rendez-vous. La femme que j'aimais --pour +combien de temps? --avait promis sa trahison a mon plaisir, mais je ne +songeais qu'a sa beaute. Ma mere entra dans ma chambre. Elle n'osait +pas me parler; comme autrefois elle tremblait et d'un autre respect +qui etait le respect d'elle-meme. Je ne savais pas ou elle voulait en +venir, et j'eprouvais de la gene d'etre ainsi retenu. Elle me posa la +main sur l'epaule: + +--Francois, me dit-elle, ecoute-moi, il ne faut jamais prendre ce qui +est a autrui. + +Je protestai de mes intentions et je secouai, en partant, cette +importune parole qui me rejoignit sur la route et m'accompagna. Par +quel avertissement de sa tendresse ma mere avait-elle devine ou +j'allais? Elle me regardait avec ces memes yeux voiles d'un peu de +brume. C'etait deja presque une vieille femme a cause du malheur bien +plutot qu'a cause des annees. Et dans cet amour leger, vers lequel je +courais en chantant, j'apercus distinctement la faute... + +Grand-pere ne tenta pas de se defendre. Il n'appela pas a son aide le +petit rire sec qui lui servait si commodement a se debarrasser de ses +adversaires sans argumenter. Apres avoir murmure assez piteusement: " +Oh! mon Dieu, la belle affaire!" il chercha a gagner l'escalier pour +monter a sa tour. La, du moins, il serait a l'abri de tous reproches. +Mon pere, qui descendait, se trouva lui barrer la route. Le conflit +etait imminent. Et, par la pente naturelle de mon enfantine logique, +voici que je me rappelais ce retour de la procession qui m'avait +revele pour la premiere fois le meme antagonisme: mes parents, tout +vibrants de la ceremonie que grand-pere compara a la fete du soleil, +et mon enthousiasme fauche. Mais j'etais dispose a prendre ce souvenir +a la legere: sans m'en douter, j'avais change de camp. + +Grand-pere, quand il entendit les pas sur les marches, me parut plus +gene. Il ne pouvait eviter la rencontre. Or, elle se passa le plus +tranquillement du monde. On causa du bon temps, de la promenade, des +recoltes. Par generosite, par deference, pour eviter une scene de +famille ou pour epargner un ennui a mon pere, ma mere garda le secret +sur notre retard. + +Mais elle ne me vit plus sortir avec grand-pere sans poser sur moi ce +regard dont je sens encore l'angoisse. Par une ingenieuse combinaison, +elle nous adjoignit Louise ou meme la petite Nicole qui trottinait +derriere nous et dont les jambes de sept ans avaient peine a nous +suivre. Nous partions en bande, et grand-pere se montrait fort +mecontent de ces nouvelles recrues: + +--Je ne vais pas, marmonnait-il, trainer apres moi toute la smala. Je +ne suis pas une bonne d'enfants. + +--Allons donc, repliquait tante Dine, de si jolies jeunesses, tu es +trop heureux de t'exhiber dans leur compagnie. + +Cependant j'estimais comme lui que la presence de mes soeurs nous +gatait nos courses. Avec les femmes, on ne peut plus causer de rien, +elles ne comprennent pas les choses de la terre, et elles se fachent +des qu'il s'agit de religion. Je n'etais pas eloigne, moi qui avais +montre tant de ferveur en premier communiant, de penser que ma mere +exagerait l'importance de notre office manque. Je me croyais libre +parce que j'avais l'esprit ferme a tout enseignement qui ne me venait +pas de grand-pere. Libre, chacun pouvait agir a sa guise. Nous +n'empechions pas les autres d'aller a la messe, et meme a la +grand'messe, et aux vepres pardessus le marche. + +Les vacances acheverent de deranger nos tete-a-tete. Apres les +vacances, ce serait la rentree, et je reprendrais ma place parmi les +petits collegiens de mon age sans meme savoir que ces trois mois +ecoules m'avaient change le coeur. + +LIVRE III + +I + +LA POLITIQUE + +Apres cette longue convalescence, je retournai, en effet, au college. +C'etait un vieux college ou de bons religieux distribuaient une +instruction emoussee. On y pouvait travailler quand les camarades n'y +mettaient pas trop directement obstacle, mais il etait plus commode de +s'y livrer a des industries clandestines, telles que l'elevage des +mouches et des hannetons, la caricature, les lectures defendues et +meme les explorations dans les corridors. La surveillance n'y +depassait pas l'instruction. Jamais l'idee ne m'etait venue de +considerer comme une prison ce batiment tout perce de portes et de +fenetres, ou l'on entrait et d'ou l'on sortait a volonte sous l'oeil +paterne d'un nouveau portier uniquement occupe de ses fleurs et d'une +tortue dont il observait les moeurs. Mais j'etais ne au sentiment de +la liberte, et partant a la notion de l'esclavage. Je m'exercai donc a +me trouver malheureux. + +Les jours de sortie, je reprenais mes promenades avec grand-pere. +Notre complicite, d'elle-meme, s'etablit. Si l'un ou l'autre de mes +freres et soeurs nous etait adjoint, nous n'echangions que des propos +rassurants. Quand nous etions seuls, nous nous exaltions sur le +bonheur des champs et sur la fraternite des hommes, a quoi, seule, la +propriete, avec toutes ses clotures, s'opposait. J'apprenais que +l'argent est la cause de tous les maux, qu'il convient de le mepriser +et supprimer, et que les seuls biens necessaires ne coutent rien, a +savoir la sante, le soleil, l'air pur et la musique des oiseaux, et +tout le plaisir des yeux. Mes professeurs, plus soucieux de latin que +de philanthropie, negligeaient de me l'enseigner autrement que par +leur exemple auquel je ne pretais pas attention. Plus de villes, plus +d'armees (et Bernard qui preparait Saint-Cyr et qu'on avait oublie +d'informer de ces verites!), plus de juges, plus de proces perdus, +plus de maisons. J'estimais que grand-pere allait tout de meme un peu +loin. Plus de maisons? et la notre? la notre qu'on avait reparee et +toute remise a neuf. Peu m'importaient les autres, pourvu qu'on +l'epargnat. + +--Mais non, petit nigaud, les peuples de pasteurs dormaient a la belle +etoile. C'est plus hygienique. + +Abraham, quand il s'en allait dans la terre de Chanaan, devait dormir +a la belle etoile, et de meme les bergers que nous avions rencontres +menant leurs moutons a la montagne. + +Nous revinmes aussi en pelerinage au pavillon que je devais appeler le +pavillon d'Helene, et l'on nous revit ensemble, de temps a autre, au +Cafe des Navigateurs, de sorte que je ne perdis pas entierement +contact avec mes amis. + + + + + +J'entrais dans ma quatorzieme annee, je crois, a moins que ce ne fut +un peu plus tard, lorsque la ville fut le theatre de grands +evenements. Par le moyen des elections, on entreprit le siege de la +mairie, et le cirque Marinetti installa sa tente et ses roulottes sur +la place du Marche. Je ne sais lequel de ces deux faits inegaux eut +pour moi le plus d'importance. + +A la maison, avec les preoccupations nouvelles de notre avenir, le ton +de la conversation devenait plus grave. Plus d'une fois je surpris mon +pere et ma mere qui s'entretenaient mysterieusement de la majorite de +Melanie: + +--Le moment approche, disait mon pere. J'ai promis. Je tiendrai ma +promesse. Mais ce sera dur. + +Et ma mere de repondre: + +--Dieu le veut. Il nous donnera la force necessaire. + +Cependant elle montrait, moins que mon pere, de la tristesse quand +elle parlait de ma soeur. De quelle promesse s'agissait-il et qu'est- +ce que Dieu voulait? Je me souvenais bien de la gravure de la Bible +qui representait le sacrifice d'Isaac, mais, depuis la messe manquee, +j'etais moins credule aux exigences de Dieu. + +Melanie frequentait l'eglise, visitait les pauvres et repandait de +l'eau sur sa brosse le matin afin d'aplatir plus vite ses cheveux +blonds qui bouclaient naturellement et refusaient de se reduire en +bandeaux. Je savais ces details par tante Dine, qui ne cessait de +repeter: + +--Cette enfant est un ange. + +On ne pouvait plus se disputer avec elle. Mes parents ne lui donnaient +plus d'ordres; ils s'adressaient a elle avec douceur, comme s'ils la +consultaient. Moi-meme, sans savoir pourquoi, je n'osais pas la +brusquer et, m'accoutumant peu a peu au respect, je me detachais +d'elle et ne recherchais plus sa compagnie. + +Les autres aines ne reparaissaient qu'aux vacances. Louise, de son +pensionnat de Lyon, ecrivait de tendres lettres que je trouvais un peu +niaises, parce qu'il y etait souvent question de ceremonies +religieuses et des visites de la superieure ou du passage de quelque +missionnaire. Bernard, brievement, racontait sa vie a Saint-Cyr, ou il +venait d'entrer. Et Etienne multipliait des allusions obscures a ses +projets qui s'accordaient avec ceux de Melanie. Je ne pouvais +m'abaisser jusqu'a jouer avec mes cadets, la delicate Nicole qui ne +cessait de deranger ma mere pendant qu'elle ecrivait aux absents, et +le tumultueux Jacquot pour qui j'eusse volontiers retabli les fortes +disciplines dont je ne me souciais plus pour moi-meme. Je les traitais +de mon haut: ils ne pouvaient me comprendre. De sorte que mon +veritable camarade, c'etait grand-pere. + +Deux ou trois fois, mon pere, choque de mes silences ou de mes airs +sucres, s'en plaignit dans ces conseils de famille dont les enfants ne +manquent guere d'attraper des bribes: + +--Cet enfant est un cachottier. + +Ma mere, toujours un peu inquiete a mon egard, ne protestait pas; +mais tante Dine, prete aux excuses, affirmait d'un ton doctoral que je +m'epanouirais sous peu. Loin d'etre reconnaissant a cette inebranlable +alliee, je me moquais de son fanatisme pour bien afficher la +superiorite de mon intelligence. + +Le cirque et les elections troublerent donc la ville en meme temps. +Chaque jour, en traversant la place du Marche, je m'interessais au +lent dressage de la tente et a la pose des gradins, preliminaires des +representations. A la maison, on causait plus volontiers de l'avenir +du pays. Je n'etais pas aussi etranger qu'on pouvait le croire a la +politique. Mes opinions seulement etaient incertaines. Je savais que +certains jours, tels que le 4 septembre et le 16 mai, etaient des +anniversaires inegalement celebres, qu'on avait expulse tous les +religieux, sauf les notres, et qu'il y avait une expedition en Chine. +Cette expedition, par hasard, ne rencontrait que des critiques. + +--Qu'on laisse donc ces gens-la tranquilles! reclamait grand-pere. + +Et mon pere de hocher la tete: + +--On oublie le passe. Un peuple vaincu ne doit pas disperser ses +forces. + +Je n'ignorais pas qu'il avait pris part a la guerre, --pour celle-ci +on disait simplement: la guerre, --et je l'imaginais tres bien a la +tete d'une armee, tandis que grand-pere avait du toujours preferer son +violon et son telescope aux sabre, fusils, pistolets et autres engins +meurtriers. Le Cafe des Navigateurs avait beau mepriser tout entier la +gloire militaire, elle gardait encore pour moi son prestige. +Cependant, je ne comprenais pas tres bien comment le garde-francais et +le grenadier du salon avaient pu mourir l'un pour le Roi, l'autre pour +l'Empereur, et meriter neanmoins les memes eloges, alors que les +partisans de l'Empereur echangeaient des injures avec ceux du Roi. + +--Pour les soldats, m'expliqua mon pere, il n'y a que la France. Il +n'est pas de plus belle mort. + +Grand-pere, qui assistait a la scene, declara que la plus belle, a son +avis, c'etait de mourir pour la liberte. Mais il n'insista pas et je +vis qu'il avait fache mon pere, malgre le silence qui suivit. + +Cette idee le tarabustait, car il y revint lors de notre prochaine +sortie et m'entretint, avec plus d'exaltation qu'a son ordinaire, +d'une epoque resplendissante qu'il avait connu et aupres de laquelle +la notre n'etait que tenebres. La notre me semblait supportable avec +les promenades et le cafe. On avait alors, une seconde fois, delivre +la liberte, comme sous la Revolution, et quand la liberte est +delivree, une ere de paix et de concorde universelle commence. Deja +les citoyens d'un meme elan fraternel, travaillaient en commun dans de +vastes ateliers nationaux. Une remuneration modeste, mais egale pour +tous, pour les faibles et pour les forts, pour les malingres et les +robustes, apportait a chacun le contentement du pain quotidien +desormais garanti. + +--C'est, dis-je, ce que reclame M. Martinod. + +--Martinod a raison, reprit mon compagnon, mais reussira-t-il ou nous +avons echoue? + +--Vous avez echoue, grand-pere? + +--Nous avons echoue dans le sang des journees de Juin. + +_Nous avons echoue dans le sang des journees de Juin..._ Le sens de +ces mots pouvait m'echapper: ils faisaient une musique pareille a un +roulement de tambour. Autrefois, il y avait trois ou quatre ans, je +m'etais excite sur d'autres paroles mysterieuses telles que la plainte +du Merle blanc: _J'ai coordonne des fadaises pendant que vous etiez +dans les bois_, et encore celle du Rossignol: _Je m'egosille toute la +nuit pour elle, mais elle dort et ne m'entend pas_. Maintenant, j'en +trouvais la melancolie un peu fade, et je leur preferais ce nouveau +rythme douloureux et guerrier. Touche au coeur, je reclamai la suite, +comme pour les histoires de tante Dine quand j'etais petit: + +--Et alors, qu'est-il arrive? + +--Un tyran. + +Ah! cette fois, j'etais fixe. Un tyran, un hospodar, quoi! l'hospodar +de tante Dine, le fameux homme habille de rouge qui commandait avec de +grands cris. + +--Quel tyran? m'informai-je pour etre completement renseigne. + +--Badinguet. Napoleon III. D'ailleurs, tous les empereurs et tous les +rois sont des tyrans. + +Non, decidement, je ne comprenais plus. La lueur de verite que +j'entrevoyais s'eteignait. Mon pere, a table ou dans les conversations +qu'il avait avec nous, ne manquait pas de nous enseigner le respect et +l'amour pour la longue suite de rois qui avaient gouverne la France, +et que presque toute la mauvaise peinture du salon, sauf le grenadier +et les derniers portraits, avait servis. Il parlait de la puissance +des nations aussi souvent que grand-pere de leur bonheur. Le grand +Napoleon, dont tous les collegiens connaissent l'epopee, avait ruine +le pays, mais tout de meme, c'etait le plus grand genie des temps +modernes. Quant a Napoleon le petit, nous lui devions la defaite et +l'amoindrissement. Chose curieuse: ces evenements dont il etait +question a la maison ne me paraissaient avoir aucun lien avec ceux qui +figuraient dans mon manuel d'histoire. On ne reconnait pas dans les +plantes d'herbier celles qui poussent dans les champs. Or, quand mon +pere celebrait les rois, jamais grand-pere ne soulevait une objection. +Il n'approuvait ni ne desapprouvait. Et voici qu'il me declarait d'un +ton peremptoire que tous les rois etaient des tyrans. Pourquoi se +taisait-il a table quand il etait si sur de son opinion? Sans doute ne +voulait-il contrecarrer personne, afin de ne pas soulever de disputes, +et, des lors, je m'expliquai son effacement par sa delicatesse, ce qui +m'incitait a lui donner raison. + +Il me reparla une autre fois de ces mysterieuses journees de Juin ou +l'on s'etait battu pour briser les fers du proletariat. Le proletariat +ne me representait pas quelque chose de bien net. Tem Bossette, Mimi +Pachoux et le Pendu etaient-ils des proletaires? Je les imaginai +charges de chaines et enfermes dans une cave aux tonneaux vides, parce +que, si les tonneaux avaient ete pleins, ils n'en seraient pas sortis +volontiers. Grand-pere s'elancait a leur secours. J'appris de sa +propre bouche qu'a Paris il avait pris part a l'insurrection et tenu +un fusil. + +--Vous avez tire, grand-pere? demandai-je avec surprise et peut-etre +avec admiration, car je ne l'aurais pas cru capable d'un geste aussi +vif. + +Il m'expliqua modestement qu'il n'en avait pas eu l'occasion. + +Tante Dine m'avait montre, dans une armoire, le sabre qui avait servi +a mon pere pendant la guerre. Pourquoi ne m'avait-on jamais parle de +ce fusil? N'etait-ce pas aussi un trophee de famille? Et grand-pere +termina son recit un peu vague par cette reflexion familiere: + +--C'est papa qui n'etait pas content. + +Il me semblait si vieux, que je n'aurais jamais eu l'idee de songer a +ses parents qui n'etaient plus au salon que de la peinture. Et voici +qu'il disait _papa_ comme le petit Jacquot, pas meme _pere_, comme mes +freres aines et moi. Amuse, je m'ecriai: + +--Votre papa, grand-pere? + +--Mais oui, l'homme des roses et des lois, le magistrat, le +pepinieriste. + +Il le traitait sans aucun respect, et cette audace que j'estimais +inouie m'attirait bien plus qu'elle ne me deconcertait. L'irreverence +me semblait une chose prodigieuse qui suffisait a supprimer les rangs. +Avec elle, on se placait immediatement au-dessus des autres hommes, +avec elle on pouvait se moquer de tout impunement. Je me promis d'etre +irrespectueux pour montrer mon esprit. + +Grand-pere me fournit quelques explications sur le mecontentement de +son _papa_: + +--Eh! oui! Il pretendait qu'il fallait un roi dans la nation, comme un +jardinier dans un jardin. Et toute la mauvaise peinture du salon +pareillement. + +Toute la famille, quoi! Grand-pere se mettait deliberement en dehors +des ancetres. Il pretendait faire bande a part, marcher tout seul, +hors des routes, comme dans nos promenades. A quoi bon etre une grande +personne, s'il faut encore dependre d'autrui, ne pas agir a sa guise, +ecouter les conseils et les remontrances? Il avait joliment bien fait +de prendre un fusil, puisque c'etait pour la liberte. + +Et, de son fameux rire impertinent, il cassa l'opinion paternelle en +invoquant la nature: + +--C'est absurde. Comme s'il fallait tailler les arbres et les plantes +! Regarde s'ils savent pousser tout seuls, et si ca n'enfonce pas tous +les jardins du monde. + +Nous arrivions devant un bois de fayards, de trembles, d'autres +essences encore. Les petites feuilles de printemps, d'un vert tendre, +ne suffisaient pas a recouvrir l'essor des branches. Avant ma +convalescence, j'aurais donne tort a grand-pere. La transformation de +notre jardin, depuis que mon pere avait pris les renes du +gouvernement, l'arrangement des pelouses, le jet d'eau, le dessin des +parterres, la forme des bosquets, tout cet ordre harmonieux me +satisfaisait pleinement. Nos randonnees dans la campagne, peu a peu, +m'avaient ouvert les yeux a des beautes plus sauvages. Un fouillis de +fougeres et de ronces, l'enchevetrement des lianes aux buissons, des +rochers couronnes de bruyeres roses, et les retraites les plus perdues +avaient mes preferences. De sorte que j'approuvai cet argument sans +hesitation. Mais je decouvrais avec une sorte de stupeur qu'on pouvait +ne tenir aucun compte de l'avis de ses parents, et meme les juger, +comme ca, avec tranquillite. Grand-pere ne craignait pas de condamner +son pere devant moi. C'etait la plus forte lecon d'independance que +j'eusse recue, et cette decouverte, loin de m'enivrer, m'inspirait de +la crainte, et comme un retour de l'impression sacrilege qui m'etait +venue de la mort. L'irreverence n'etait pas la liberte. On pouvait se +moquer et se soumettre ensemble. Tandis qu'on avait veritablement le +droit d'etre libre, de ne pas accepter les idees de son pere, de ne +pas obeir a ses ordres. + +Je n'aurais pas ose formuler ces pensees qui m'assaillaient et je +revins a la politique: + +--Alors, demandai-je, il n'y aura plus de rois? + +--A mesure que les peuples se civilisent, les rois disparaitront. + +--Et le comte de Chambord? + +--Oh! celui-la, il peut bien se tailler une chemise de nuit dans son +drapeau blanc. + +Le comte de Chambord ainsi traite! Avant de me divertir, cette +plaisanterie me suffoqua. Le comte de Chambord etait pour moi un +personnage de legende, aussi lointain et prestigieux que les +chevaliers de ces ballades qui avaient exalte ma convalescence. Sans +doute il n'avait pas soustrait a Titania, la blonde reine des elfes, +la coupe du bonheur; il ne rendait pas visite, sur un cheval rouan, a +la jeune fille de la romance du nid de cygne; mais je savais qu'il +vivait en exil, qu'il portait l'aureole des martyrs et qu'on +l'attendait. Tante Dine ne l'appelait jamais que: _notre prince_, et +hochait la tete avec orgueil des qu'on prononcait son nom, comme s'il +lui appartenait. De temps a autre se tenaient au salon des +conciliabules ou l'on s'entretenait de son prochain retour. Et il ne +rentrerait pas seul: Dieu l'accompagnerait, et il ramenerait le +drapeau blanc. Mon imagination l'evoquait sans peine a la tete d'une +foule qui brandissait des bannieres, et je ne distinguais pas tres +bien s'il conduisait une armee ou une procession. + +A ces confreres prenaient part Mlle Tapinois qui ressemblait a la +vieille colombe de mon livre d'images, M. de Hurtin, vieux gentilhomme +pareil au faucon que les revolutions avaient ruine, divers autres +personnages tires, eux aussi, des _Scenes de la vie des animaux_, et +que je confonds un peu dans ma memoire, et certain pretre fougueux, +l'abbe Heurtevent, qui portait le nez en bataille, et dont les yeux +ronds et sortant de la tete ne voyaient que de loin, car il se +heurtait a tous les meubles, et, toujours en mouvement, menait la +guerre contre les vases et les potiches. Renversait-il un bibelot? il +ne s'excusait point: + +--Un de moins, declarait-il simplement. + +Ces menus et frivoles objets le contrariaient dans ses gestes, et il +les detestait. Tante Dine lui pardonnait jusqu'a ses degats, a cause +de son eloquence. Sa tete se trouvait si haut perchee, quand il +restait debout, que je la cherchais comme une cime. Assis, au +contraire, il disparaissait presque dans les fauteuils, et ses genoux +pointaient sur le meme plan que le menton: on l'eut dit replie en +trois morceaux de longueurs egales. Sa maigreur etait d'un ascete. +Quoi d'etonnant? Il se nourrissait de racines, et c'etait lui qui, +pendant la saison des cryptogames, vivait de bolets Satan. Il les +digerait, mais cela ne l'engraissait point. Cette alimentation +interessait grand-pere, qui le considerait comme un phenomene et pour +ses excentricites supportait ses opinions. Il ne l'appelait jamais que +: Nostradamus. Mon pere, bien au contraire, ne se souciait que +mediocrement d'un tel allie et ne prisait pas beaucoup ces assemblees +quasi mystiques. + +--Notre brave abbe, assurait-il, ne regarde qu'en l'air. Il interroge +le ciel et ne sait plus ce qui se passe. + +Qu'avait-il besoin de le savoir, puisqu'il connaissait l'avenir? Il +collectionnait, en effet, toutes les predictions qui se rapportaient a +la restauration monarchique et il en citait par coeur les passages +essentiels. A force de les avoir entendus, je les ai retenus assez +bien. La plus celebre de ces propheties etait celle de l'abbaye +d'Orval. Elle avait annonce la chute de Napoleon, le retour des +Bourbons et meme le regne de Louis-Philippe et la guerre. Son +authenticite etait ainsi garantie par tout un siecle. Comment, des +lors, aurait-elle menti dans cette apostrophe que notre abbe +Heurtevent susurrait d'une voix mouillee et qui arrachait des larmes +aux dames: _Venez, jeune prince, quittez l'ile de la captivite... +joignez le lion a la fleur blanche_. On parvenait subtilement a +expliquer l'ile de la captivite et le lion qui, a la premiere +investigation, demeuraient obscurs. Cependant, je n'etais pas presse +de voir le jeune prince obeir a cette injonction, a cause des +evenements qui devaient suivre, a savoir la conversion de +l'Angleterre, celle des juifs et, pour finir, l'Antechrist. +L'Antechrist m'epouvantait: lui aussi, comme la Mort de ma Bible, +devait monter un cheval pale. + +--Oh! le jeune prince! ricanait grand-pere quand je lui racontais ces +merveilles, car il refusait d'assister aux assemblees que presidait +l'abbe Nostradamus, jeune prince de soixante printemps! + +Il y avait aussi les visions de certaine soeur Rose Colombe, +religieuse dominicaine decedee sur la cote d'Italie. Une grande +revolution eclaterait en Europe, les Russes et les Prussiens +changeraient les eglises en ecuries, et la paix ne renaitrait que +lorsqu'on verrait les lis, descendants de saint Louis, fleurir a +nouveau le trone de France, ce qui arrivera. _Ce qui arrivera_ +terminait le paragraphe, avertissait que ce n'etait pas la une simple +hypothese, comme les savants en peuvent construire, mais une verite +incontestable prouvee par des extases. + +--Oui, les lis refleuriront! aimait a repeter tante Dine, qui +attribuait un credit particulier aux paroles de la soeur Rose Colombe. + +Avec cette certitude, elle se precipitait plus superbement dans +l'escalier des qu'elle pouvait supposer qu'on avait besoin de ses +services. Elle avait l'habitude d'accompagner d'interjections et +d'exclamations les innombrables travaux auxquels elle se livrait sans +repit. On l'entendait qui psalmodiait en balayant ou frottant, car +elle mettait la main a tout: + +--Ils refleuriront pour le salut de la religion et de la France. + +L'abbe ne se contentait pas des predictions qui retablissaient les +monarques chez nous. Sa sollicitude s'etendait jusqu'a la malheureuse +Pologne, et un soir, triomphalement, il apporta un journal de Rome ou +se trouvait consignee l'apparition du bienheureux Andre Bobola, qui +informait un moine de la restauration de ce royaume apres une guerre +qui mettrait aux prises toutes les nations. + +--La Pologne, cette fois, est sauvee, conclut-il, satisfait. + +--Pauvre Pologne, il etait grand temps! appuya tante Dine qui +compatissait a toutes les infortunes. + +Il n'en fallait pas moins passer par des catastrophes avant de +parvenir a ces miraculeuses renaissances. Notre abbe incendiait +bravement l'Europe et consentait a la noyer dans un fleuve de sang, +pourvu que les lis refleurissent. + +Les dames se plaisaient a l'entendre vaticiner. Ses narines se +gonflaient comme des voiles sous les vents favorables, et ses yeux +ronds se projetaient hors de la tete avec tant d'ardeur que l'on +pouvait craindre de les recevoir tout brulants. Il rompait aussi des +lances avec un parti qui admettait l'evasion de Louis XVII detenu a la +prison du Temple et l'authenticite de Naundorff. Mlle Tapinois, +notamment, prechait le naundorffisme, ce qui lui valut de vertes +algarades. Elle avait failli entrainer tante Dine qu'un regard de +l'abbe Heurtevent suffit a maintenir dans la bonne cause. N'invoquait- +elle pas la Providence dont chacun savait qu'elle etait le bras droit, +et qu'elle declarait, on ne savait pourquoi hostile au retour du comte +de Chambord? Afin d'eclipser son adversaire, elle raconta que Jules +Favre, avocat de son Naundorff, avait recu de lui, en temoignage de +gratitude, le cachet des Bourbons et que, n'en portant pas d'autre ce +jour-la, ce jour historique, il avait appose le sceau royal sur le +traite de Paris apres la signature du comte de Bismarck, comme s'il +n'agissait que par delegation de son prince? Cette anecdote ayant +obtenu un succes de curiosite, malgre cette remarque de mon pere: " +Aucun Bourbon n'aurait eu a signer un traite pareil', l'abbe +Heurtevent, ecoeure d'etre interrompu dans ses predictions pour +l'audition de telles balivernes, haussa les epaules en signe +d'incredulite, et du coin ou je brouillais un jeu de cartes, je +l'entendis qui marmonnait: + +--Quand l'ane de Balaam parla, le prophete se tut. + +Je connaissais, par une gravure de ma Bible, l'aventure de Balaam. +Mais notre abbe eut aussi la sienne et il en fut pour sa courte honte. +Le vieux M. de Hurtin, dont le profil d'oiseau de proie servait a +abuser sur l'opiniatrete de son caractere, ebranle par les recits et +les affirmations de Mlle Tapinois, commenca, lui aussi, de soulever +des objections contre Monseigneur, car on ne manquait point, fut-ce +pour le combattre, de lui donner son titre. Il alla jusqu'a lui +reprocher de ne pas avoir d'enfants. + +--On lui en fera un, declara M. Heurtevent dans une subite +illumination. + +Cette reponse, lancee avec une grande force, souleva un _tolle_ +general. Ces dames manifesterent leur indignation par toutes sortes de +petits cris, et Mlle Tapinois, se voilant la face, protesta contre le +scandale qu'un homme de Dieu ne craignait pas de provoquer dans un +milieu honnete et respectable, et devant des enfants. L'abbe, tout +rouge et tout penaud, et plus accoutume a infliger des semonces qu'a +en recevoir, levait les mains en l'air pendant cette harangue pour +avertir qu'il desirait s'expliquer. On ne le lui permit pas +immediatement, et il dut patienter jusqu'a ce que l'emeute se calmat. +Il avait simplement voulu dire qu'on assurerait la continuite de la +dynastie et que la race royale n'etait pas pres de s'eteindre. Un +successeur legitime tient lieu d'enfant pour un roi. Ces explications +furent assez mal accueillies, et Mlle Tapinois, qui etait ma voisine, +se tourna vers M. de Hurtin qu'elle catechisait pour constater que le +prophete etait bien mal embouche. Elle se vengeait de l'ane de Balaam +qui n'avait pas echappe a la finesse de son oreille. + +Cet incident que j'ai retenu sans l'avoir bien compris, ainsi qu'il +arrive parfois dans les souvenirs, avait mis une sourdine aux reunions +royalistes quand la proximite des elections les vint ranimer. + +--Je ne crois pas au salut par les elections, objecta mon pere. +Cependant il ne faut rien negliger pour le service du pays. + +On s'entretenait couramment d'un assaut a livrer a la mairie qui etait +indignement occupee. Mais qui menerait la bataille? Il faudrait un +homme de lutte, habile et decide. Je ne passe plus devant le batiment +municipal en me rendant au college, sans y chercher, dans une grande +confusion de tous les sieges de l'histoire, des machicoulis ou des +canons. + +A tout instant on sonnait a la grille et ce n'etait pas au medecin +qu'on en voulait. Des messieurs bien mis et qui se glissaient plutot a +la tombee de la nuit, avec les ombres, des paysans, des ouvriers +envahissaient la maison, et les memes paroles revenaient sans cesse: + +--Ne vous presenterez-vous pas, docteur? + +--Monsieur le docteur, il faut marcher. + +Et des vieux des faubourgs disaient plus familierement: + +--En route, monsieur Michel. + +Les ouvriers et les paysans, je le remarquai, le sollicitaient avec +plus d'entrain et de conviction. Plus discrets, mieux eleves, les +messieurs bien mis n'insistaient pas, et l'un d'entre eux, gros et +digne, poussa le devouement jusqu'a se proposer: + +--Evidemment, nous comprenons vos scrupules, vos hesitations. C'est +une lourde charge, et tres couteuse. S'il le faut, j'accepterai la +candidature a votre place. Ce sera pour vous etre agreable. + +--Pas vous, prononca avec autorite un grand barbu qui portait une +blouse bleue. Vous n'auriez pas quatre voix. M. Michel, c'est autre +chose. + +Le monsieur, ainsi brusquement econduit, boutonna sa redingote avec +majeste. + +Et quand ces intrus s'etaient retires, la discussion reprenait, +paisible, grave, confiante, entre mon pere et ma mere. Ils s'y +absorbaient au point de ne pas s'apercevoir que nous etions la. + +--Tu ne peux pas, disait ma mere doucement en se servant presque des +memes mots que le gros monsieur. Compte les charges que nous +supportons. Tu as du racheter le domaine pour epargner a ton pere des +ennuis et je t'y encourage, rappelle-toi. Dans les familles on est +solidaire les uns des autres. Les grandes Ecoles sont tres couteuses, +car nous n'obtiendrons pas de bourses bien que nous ayons sept +enfants. Tu es note comme hostile aux institutions qui nous regissent. +D'ici quelques annees, il nous faudra etablir Louise, si Melanie n'a +besoin que d'une toute petite dot. Et puis, songe a toi-meme. Tu +travailles deja trop, et tes malades absorbent tes forces. J'ai peur +que tu ne te fatigues. Nous ne sommes plus de la premiere jeunesse, +mon ami. La famille nous suffit, la famille est notre premier devoir. + +Et mon pere, comme s'il pesait le pour et le contre, gardait un +instant le silence, puis repondait: + +--Je n'oublie pas la famille. Ne sois pas inquiete, Valentine, sur ma +sante. Je ne me suis jamais senti plus robuste ni plus resistant. Et +je ne puis m'empecher de songer au role utile qui m'est offert, car la +mairie aujourd'hui, c'est la deputation demain: denoncer au pays la +bande qui le trompe et qui le gruge, preparer l'esprit public au +retour du roi, a ce retour necessaire si nous voulons nous relever de +la defaite. Tous ces gens du peuple, qui viennent a moi, me touchent +et ebranlent ma resolution de me tenir a l'ecart de la vie publique. +Je n'ai pas d'ambition personnelle. Mais la aussi peut-etre, la aussi +sans doute, il y a un devoir a remplir. + +C'etait comme des strophes alternees, ou la famille et le pays, tour a +tour, adressaient leurs pressants appels. + +Le tableau que mon pere tracait de la France restauree ne ressemblait +pas tout de suite a celui de l'abbe Heurtevent qui s'en tenait aux +miracles: il donnait des details circonstancies que je ne suivais +pas, et a la fin, sans qu'on sut comment, on avait l'impression que +les provinces ressuscitees marchaient au doigt et a l'oeil sous +l'autorite du prince qui s'adressait a elles directement, et qui, +toutefois, s'en remettait, pour les choses religieuses, au pape de +Rome. + +A cause de son aptitude a commander, j'eusse trouve naturel qu'on lui +confiat le gouvernement, puisque le royaume de la maison ne lui +suffisait pas et qu'il en desirait un autre. Et puis, il n'aurait plus +le loisir de surveiller mes etudes et mes pensees, dont je voyais bien +qu'il s'inquietait le soir avec ma mere. + +Plus encore qu'a la maison, ou je ne surprenais qu'un faible echo des +evenements qui se preparaient, la vie etait changee au Cafe des +Navigateurs. J'y accompagnai grand-pere un jour de conge, sans +prevenir personne. Cassenave, seul, prematurement vieilli, continuait +de boire pour le plaisir, au milieu de l'inattention generale. Les +autres membres du groupe apportaient des preoccupations plus relevees. +La, on ne parlait pas du Roi, mais de la liberte. J'apprenais que +l'hydre de la reaction, que l'on avait crue ecrasee apres le Seize- +Mai, commencait de relever la tete. Galurin, c'etait son dada, +reclamait ouvertement le partage des biens. Glus et Merinos +repudiaient une Republique bourgeoise et la voulaient a la fois +populaire et athenienne, assurant a chacun un salaire minimum pour une +besogne indeterminee et, par surcroit, accessible a la beaute et +protectrice des arts. D'avance, interrompant leurs oeuvres en cours, +ils ebauchaient l'un une symphonie, l'autre un fusain ou l'ere +nouvelle etait symbolisee. Mais je ne reconnaissais plus Martinod. Au +lieu de peindre, comme autrefois, a nos yeux eblouis les noces du +Peuple et de la Raison, voici qu'il abandonnait ses phrases aux deux +artistes. Avec une precision imprevue, il enumerait des reformes +urgentes, la diminution du service militaire en attendant sa +suppression, l'independance des syndicats, le monopole de l'Etat en +matiere d'enseignement, sans compter la revision de la Constitution +sur quoi tout le monde etait d'accord. L'independance des syndicats me +frappait tout specialement, parce que mon voisin avait beau +m'expliquer en quoi elle consistait, je n'y comprenais goutte, de +sorte que j'y attachais un prix exceptionnel. Et meme, lachant ces +reformes malgre leur urgence, Martinod, qui amenait des recrues et les +abreuvait en les enseignant, s'exaltait sur un but plus rapproche qui +etait la mairie. Decidement j'etais fixe: la bataille se livrerait la +et non ailleurs. + +Bientot il ne fut plus question que de noms propres. On oublia la +republique populaire et athenienne, on oublia les reformes, et l'on +cita des individus dont un tres petit nombre trouva grace devant la +compagnie. La plupart furent consideres comme suspects: on ne les +estimait pas assez purs et l'on relevait contre eux toutes sortes de +tares accablantes, et notamment leur frequentation des cures et +l'education clericale de leurs enfants. Puis on s'entretint a mi-voix +--et je vis bien que Martinod coulait des regards furtifs tantot dans +la direction de grand-pere et tantot dans la mienne, ce qui me flatta, +car d'habitude je n'existais guere pour un homme aussi considerable, - +- d'un chef redoutable qui serait le pire adversaire et qu'on ne +reduirait pas facilement. + +--Il n'y a que lui, conclut Martinod. Les autres, tous des jean- +foutre ou des fesse-mathieu. + +--Il n'y a que lui, approuva le choeur. + +Cependant on evitait de le nommer. Je n'eus pas de peine, neanmoins, a +me le figurer enigmatique et formidable, conduisant ses troupes avec +la certitude de la victoire. Grand-pere, distrait, ecoutait le +dialogue de Cassenave avec son double. Martinod, qui l'observait +depuis une minute ou deux, tantot a la derobee et tantot bien en face, +se pencha tout a coup vers lui et lui dit brusquement: + +--Savez-vous une chose, pere Rambert? C'est vous qui devriez nous +mener au combat. + +--Moi! fit grand-pere renverse. Oh! oh! + +Et il se gargarisa de son petit rire. On le laissa se divertir tout a +son aise, apres quoi Martinod reprit son offre. + +--Sans doute, vous. Qui le merite davantage? En quarante-huit, vous +avez failli mourir pour la liberte. + +--Mais pas du tout, je n'ai pas failli mourir. + +On n'insista pas davantage sur cette proposition. Et comme nous +rentrions ensemble a l'heure du diner, il s'arreta pour me dire: + +--Il en a de bonnes, Martinod! Moi, leur candidat, c'est insense! + +Et il rit encore tout son saoul. Un peu plus loin, il repeta: + +--Leur candidat, moi! + +Et cette fois, il ne rit plus. Je compris que tout de meme il n'etait +pas fache de l'invitation de Martinod. + +II + +LE CIRQUE + +De ces preparatifs electoraux j'etais distrait par le cirque installe +sur la place du Marche. Son immense tente blanche, fixee enfin par de +solides piquets, portait, au-dessus de la toile qu'on soulevait pour +entrer, cette inscription en lettres d'or sur fond bleu: Cirque +Marinetti. Un tambour agitait frenetiquement ses baguettes pour +attirer l'attention du public, et de temps a autre, ecartant la +portiere, une princesse a la robe eclatante et aux bas roses +surgissait comme une apparition. Je passais par la en revenant du +college, rien que pour entendre cet invariable tambour et apercevoir +cette dame qui tantot etait vieille et tantot adolescente. Combien +j'aurais voulu penetrer la dedans! J'entretenais du moins mon desir de +ce paradis defendu et vite je m'enfuyais au pas de course pour ne pas +me mettre en retard. + +Une fois j'entrepris le tour exterieur de la tente, et ce fut la +decouverte des coulisses. En arriere, les roulottes etaient +rassemblees. De leurs minces cheminees sortait une fumee epaisse: on +y devait bruler du bois vert. A en juger par l'odeur, il se preparait +d'inquietantes ratatouilles. Des chevaux etiques se trainaient en +liberte, comme s'ils n'avaient pas la force d'aller bien loin, sous le +regard des chiens indulgents dont la paresse me rassura. Un perroquet +voletait d'un toit a l'autre. Assise sur un escalier, une femme vetue +de haillons dont les larges trous revelaient sans pudeur la peau +ambree, se peignait au soleil, et sa chevelure noire qu'elle ramenait +en avant repandait de l'ombre sur tout son visage dont je ne pus rien +savoir et qui, seul, m'interessait. Un vieux bonhomme bronze fumait sa +pipe avec une majeste comparable a celle du vieux patre au manteau +couleur de chaume qui marchait devant ses moutons et les emmenait a +une allure reguliere vers la montagne. Des enfants demi-nus, bruns et +frises, grouillaient entre les voitures, se bousculaient, echangeaient +des horions, quand tout a coup une porte s'ouvrait, d'ou bondissait +une megere, tenant une casserole de la main gauche: la droit lui +suffisait pour ramener la paix au moyen de quelques bonnes claques. + +Ce spectacle ne refroidit point ma curiosite. L'envers du theatre a-t- +il jamais ralenti l'empressement des amateurs ou le zele des comediens +? Quel ne fut pas mon contentement lorsque grand-pere, au retour d'une +promenade, me proposa de penetrer a l'interieur! Je crois qu'il y +allait pour son propre compte et ne soupconnait pas mes convoitises. +Nous y entrames. L'orchestre, compose d'un cornet a piston, de deux +petites flutes et d'un clavier qu'on frappait avec deux regles, --le +tympanon m'etait inconnu, --faisait tant de vacarme qu'on n'entendait +plus le fidele et monotone tambour du dehors. On s'habituait peu a peu +et dans tout ce bruit je percus une sorte d'appel indiciblement +triste, doux et autoritaire ensemble, et si insistant qu'on n'y +pouvait resister. Plus tard, les danses hongroises m'ont permis de +mieux comprendre la nostalgie que j'avais eprouvee. Cela m'evoquait de +l'inconnu, des pays lointains, et aussi le plaisir d'une incertaine +douleur. J'eprouvais l'envie de tendre les bras en avant pour presser +l'avenir. C'etait comme une precision nouvelle de la sensation encore +trop vague que m'avait apportee, tout petit, la berceuse de tante Dine +: + +Si Dieu favorise Ma noble entreprise, J'irai-z-a Venise Couler +d'heureux jours. + +Et je me rendais compte obscurement que jamais la maison ne comblerait +mon reve. On n'y entendait pas de ces musiques-la. + +Des clowns enfarines, avec de petits bonnets pointus et des costumes +mi-partie jaune et rouge, se jouerent des tours qui determinerent les +rires de la foule et qui me degouterent. Je n'etais pas venu assister +a des pantalonnades et j'attendais, sans trop savoir quoi, une +representation emouvante et noble. Heureusement une danseuse de corde +me rasserena, car elle gardait peniblement son equilibre et semblait +se precipiter sur le sol a chaque instant. + +Mais le numero sensationnel fut le trapeze volant des deux freres +Marinetti. Plus d'un genial acrobate a sans doute debute dans un de +ces cirques forains. Les deux freres Marinetti sont devenus celebres: +l'un s'est tue a Londres en tombant, et l'autre est aujourd'hui un des +premiers mimes du monde. C'etaient alors deux tout jeunes gens, guere +plus ages que moi. On eut dit qu'ils s'amusaient eux-memes et ne +prenaient aucun souci des spectateurs. Ils s'entr'aidaient avec une +sollicitude touchante et convenaient d'un bref signal pour l'execution +de leurs tours d'ensemble, j'allais dire de leur duo, car il y avait +tant de rythme dans les souples mouvements de leurs deux corps que, +veritablement, cela chantait. Dans toute leur carriere, glorieuse ou +tragique, ont-ils jamais rien execute de plus hardi que ces vols d'un +trapeze a l'autre, sans la securite du filet et sous la surveillance +de la mort dont ils ne se souciaient pas plus qu'un epervier d'un +couteau. Un cri etouffe de femme dans l'assistance me revela la danger +a quoi je ne songeais pas plus qu'eux, et dont j'eus brusquement la +perception. Ainsi projetes en l'air, je les admirais et les enviais. +Je ne concevais rien de plus heroique et ma notion du courage se +modifiait. Jusqu'alors, a travers les epopees que m'avait racontees +mon pere, je l'imaginais au service d'une cause. Hector defendait sa +ville contre les Grecs, et Roland sa foi contre les Sarrasins. Mais +n'etait-il pas bien plus beau de jongler avec soi-meme, pour rien, +pour le plaisir, car le public cessait de compter? Dans ce cirque mal +eclaire, au son de cet orchestre bizarre mais exaltant, j'ai pressenti +l'attrait du danger qui ne sert a rien. + +Les clowns, la danseuse de corde et meme les freres Marinetti +s'eclipserent comme par enchantement de mon imagination, lorsque sur +la piste s'elanca la petite ecuyere, debout sur un cheval noir qui +portait une selle large et plate comme une table. Je regardais a terre +pendant l'entracte: c'est pourquoi je distinguai le cheval, sans quoi +je n'aurais surement vu que la cavaliere. Elle etait vetue d'une robe +d'or. Si les lampes avaient donne moins de fumee et plus de clarte, il +est probable que cette robe fripee ne m'eut point communique une telle +vision de luxe. Les bras etaient nus et les cheveux denoues. Seule de +tous ces artistes basanes, elle etait blonde, comme toutes les +heroines de mes ballades. Ce que nulle femme ne m'avait donne encore, +et pas meme celle que j'avais rencontree avec grand-pere et que je +surnommais la dame du pavillon en attendant de l'appeler Helene, cette +jeune fille me le donna rien qu'en s'elancant: non plus le sens de la +beaute auquel j'etais deja parvenu, mais la peur d'approcher d'elle et +de ne la point tenir. Pourtant j'ai beau chercher ses traits dans ma +memoire, je ne les retrouve pas. Je devais la rencontrer souvent, et +je me demande a present si je l'ai jamais regardee, si jamais j'ai ose +la regarder vraiment. Je lui attribue des yeux dores, un teint dore +comme a une vierge de vitrail que le soleil traverse. Quel age avait- +elle? Seize ou dix-sept ans, pas davantage, et peut-etre pas meme +autant. Les fruits de son pays n'ont pas besoin de beaucoup de mois +pour murir. Elle paraissait plus grande qu'elle n'etait a cause de sa +sveltesse. On ne pouvait la dire maigre sans lui faire injure: mince, +oui, mais d'une minceur pleine et musclee, et je m'etonnais des +rondeurs naissantes de son torse. Elle sautait dans les cerceaux qu'on +lui tendait et a chaque saut je craignais que le cheval ne se derobat +ou qu'elle ne manquait la large selle. De trembler pour elle j'etais +content. Rassure sur son adresse, je suivis le mouvement de ses +cheveux qui, chaque fois qu'elle bondissait, se soulevaient et +retombaient en cadence sur ses epaules. Si quelques-uns s'echappaient +par devant, elle les rejetait d'un geste irrite. Par la gravite de son +visage elle attestait qu'elle appartenait a son travail. Parfois elle +entr'ouvrait les levres et poussait de petits hop, hop, destines a +exciter sa monture qui tournait en rond sans conviction. Quand, pour +se reposer, elle s'asseyait en amazone, les jambes pendantes, elle +inclinait la tete sous les applaudissements avec indifference. Sa +respiration plus breve relevait et abaissait alors tout a tour la +poitrine libre dans la robe qui la moulait. Sa gravite, son +indifference achevaient son isolement. Les jeunes filles que je +connaissais, les amies de mes soeurs, parlaient, jacassaient, riaient, +jouaient, se prenaient par la taille. Celle-la passait comme une +idole. + +La representation se termina par une pantomime que je retins scene par +scene. Rentre a la maison, je la reconstituai tant bien que mal en +mobilisant ma soeur Nicole et jusqu'a Jacquot pour un role subalterne, +plus deux petits camarades que j'amenais, et avec cette troupe +improvisee j'en voulus offrir le regal a mes parents, pour celebrer la +fete de l'un ou de l'autre. On nous interrompit au beau milieu sans +aucun respect de l'art dramatique. Seul, grand-pere s'amusait +bruyamment, de quoi tante Dine le tanca. En reflechissant a cet +incident, j'ai compris dans la suite qu'il s'agissait d'un mari qu'on +bernait. L'innocente Nicole etait chargee de ce soin et sur mes +instructions s'en acquittait a merveille. Et le cirque me fut +interdit. + +La petite reine foraine qui du haut de son cheval n'avait fait qu'un +saut dans ma memoire etait sans doute destinee a demeurer pour moi un +souvenir magnifique et lointain. Mais grand-pere aimait a frequenter +les artistes, les irreguliers. Je le voyais bien au Cafe des +Navigateurs. Avec tout le groupe de Martinod il se rangeait contre les +bourgeois. Comme nous passions un jour sur la place du Marche, il +contourna la tente pour aller rejoindre les roulottes. + +--Ou allons-nous, grand-pere? murmurai-je, car le coeur me battait. + +--Je veux voir ces gens-la de pres. + +Et il s'arreta, en effet, pour causer avec les hommes qui fumaient +leurs pipes, tandis que les femmes preparaient la soupe ou +raccommodaient les habits. Il leur parlait dans une langue inconnue +qui devait etre l'italien. Sur ses levres, cette langue n'etait pour +moi qu'incomprehensible. Il la prononcait a peu pres comme les mots +dont nous nous servions. Tout au plus allongeait-il certaines syllabes +pour escamoter les suivantes. Tandis que, dans la bouche de ces hommes +bronzes, elle prenait un accent etrange, tantot bas et tantot aigu, +comme une pimpante musique. + +Avions-nous affaire aux clowns ou aux acrobates? Les freres Marinetti +etaient absents. Les voir la m'eut rempli d'orgueil. Le seul +personnage important que je crus reconnaitre, ce fut la danseuse de +corde. Encore etait-elle couronnee de cheveux gris un peu +deconcertants. Elle ravaudait avec melancolie une jupe de gaze +bouillonnante et sale. J'ignorais que cela s'appelle un tutu. + +Cependant je cherchais des yeux, craintivement, la petite ecuyere. +J'eusse prefere qu'elle ne fut pas la. Je la cherchais trop loin: +elle etait a cote de moi. Elle epluchait des pommes de terre avec un +couteau ebreche. Au lieu de sa tunique d'or, elle portait de mauvaises +hardes bariolees. Ses pieds nus, ses pieds dores, baignaient dans une +couche de poussiere. Ainsi humiliee, je la trouvais aussi belle que +dans sa gloire, sur le piedestal de sa large selle, franchissant les +cerceaux et saluee des acclamations de la foule. Deja l'illusion +m'illuminait. Je la trouvais aussi belle, et pourtant mon premier +geste fut de m'ecarter, par timidite evidemment, et aussi, je le +confesse, parce que tante Dine m'avait communique, vis-a-vis des +bohemiens et des mendiants, sa peur de la vermine, qui, assurait-elle, +se ramasse si vite. + +Explique qui pourra ces contradictions. Je reconnus en moi un obscur +sentiment nouveau rien qu'a la honte que me donna ce recul instinctif, +et, dans mon ardeur a meriter mon propre pardon, j'eusse immediatement +partage avec elle jusqu'a ses insectes. + +J'admirais avec quelle noblesse elle pelait ses pommes et aussi avec +quelle habilete, ne se reprenant point dans son operation et se +contentant, chaque fois, d'une seule epluchure. Elle condescendait +sans impatience a cette infime besogne, et je lui etais reconnaissant +de s'abaisser. Comme la-bas, sur la piste, dans ses exercices +hippiques, elle demeurait serieuse et impassible, toute a son travail. +Remarqua-t-elle neanmoins mes yeux ecarquilles? Elle daigna me parler +la premiere: + +--C'est long a peler, fit-elle. + +--Oh! oui, repondis-je au comble du bonheur, c'est long a peler. + +--J'aurais voulu, j'aurais du l'aider, mais je n'osais pas. Un +scrupule pharisaique me retenait. Dans mon zele, je pouvais bien aller +jusqu'a la vermine qui se prend sans que personne le remarque, tandis +qu'eplucher des pommes de terre sur la place publique, devant des +roulottes, c'etait un scandale exterieur qui m'epouvantait. + +Nous ne depassames pas ces confidences. Une voix gutturale appela tout +a coup: + +--Nazzarena. + +Elle abandonna ses legumes et partit sans me dire adieu. J'en fus tres +affecte; du moins je savais son nom. Je revins a la maison au galop, +laissant derriere moi grand-pere qui agitait les bras et qui criait: + +--Hola! doucement! + +Je ne pouvais pas ne pas courir. Des ailes m'avaient pousse aux +epaules, et pendant cette course affolee tout mon etre chantait comme +la boite a musique lorsqu'on a declanche le ressort. Je penetrai au +jardin en bousculant Tem Bossette qui ne s'etait pas range assez tot +et qui vocifera: + +--Qu'est-ce que vous avez, monsieur Francois? + +Et je repliquai en riant, mais sans m'arreter: + +--Mais rien du tout. Je n'ai rien du tout. + +Je bondis par-dessus les cannas, et comme un poulain echappe, +j'arrivai dans le verger. Au bout de souffle, j'allai m'appuyer +brusquement contre un jeune pommier. Les arbres fleurissaient alors: +c'etait le printemps. Sous le choc les branches tremblerent, et je fus +asperge d'une pluie de petales roses. + +Je ne soupconnais pas que je cueillais pareillement l'amour en fleur, +l'amour qui ne murira pas. + +Au college le cirque Marinetti etait devenu l'objet de nos +preoccupations et conversations. Les grands s'entretenaient dans la +cour, entre deux parties de barres, tantot du trapeze volant qui +eblouissait les amateurs de sports, et tantot de l'ecuyere que +preferait le clan des philosophes. Je saisissais au passage quelques +fragments de ces appreciations et je brulais d'etonner mes aines en +leur montrant la superiorite que j'avais acquise sur eux tous. Ainsi +j'etais partage entre mon secret et ma vanite. Ce fut celle-ci qui +l'emporta, et je convins un jour, avec une feinte modestie, que je lui +avais parle. Mon but fut immediatement atteint et meme depasse: on +m'entoura, on me congratula, on me pressa de questions. Je dus broder +un peu afin de satisfaire tant de curiosite. + +--Tu as de la chance, m'assura Fernand de Montraut que je devinai +jaloux. + +Fernand de Montraut etait la parure de la rhetorique en meme temps que +le dernier de la classe. Il passait pour le plus elegant du college a +cause de ses cravates, et l'on s'inclinait devant sa competence sur +tout ce qui touchait au domaine du sentiment, car il se vantait de +l'amitie de plusieurs jeunes filles. Malheureusement, il ajouta: + +--Alors, tu es amoureux? + +Ne sachant pas jusqu'alors ce que c'etait que d'etre amoureux, je +l'appris immediatement par cette phrase et me livrai a une tristesse +que j'estimai plus convenable. + +Grand-pere s'etant lie avec les roulants qu'il fournissait de tabac, +je fus remis en presence de Nazzarena. J'etais tourmente du desir de +lui donner quelque chose, d'autant plus que Fernand de Montraut, juge +autorise, m'avait affirme qu'on fait toujours des cadeaux aux dames. +Le choix seul m'embarrassait. Or, je cachais dans un tiroir une +collection de billes en cornaline auxquelles j'etais attache comme a +des bijoux. Il y en avait de rouges tachetees et de noires avec des +cercles blancs. Je ne possedais rien qui me fut plus cher. Un instant, +j'hesitai devant un sacrifice aussi considerable et pensai du moins y +soustraire cette agate couleur de feu ou la lumiere transparaissait et +qui etait ma favorite. Il m'apparut que si je conservais celle-la mon +offrande ne valait plus rien. D'un geste plus resigne qu'enthousiaste, +je pris le lot tout entier et courus le remettre gauchement a ma +nouvelle amie sans un mot d'explication. Elle fut un peu surprise, et +cependant n'hesita point a l'accepter: + +--C'est zoli, me dit-elle. Vous etes zentil. + +Elle se servait de mots usuels, que j'entendais prononcer d'habitude +sans prendre garde a leur son, et c'etait comme si elle les +transformait en un autre langage, tout fleuri et chantant. Je +m'enhardis jusqu'a lui parler a mon tour, pousse peut-etre par une +idee de justice: je me privais de mes billes, une compensation +m'etait due. + +--Je sais, declarai-je avec un peu d'emphase, que vous vous appelez +Nazzarena. + +Aussitot elle se rejouit de ma science: + +--Ah! ah! il sait mon nom. Mais ce n'est pas Nazzarena, c'est Nazarre- +na. Repetez. + +Je dus apprendre son accent. Apres quoi elle m'interrogea: + +--Et vous? + +--Francois. + +--Comme le saint d'Assise. Et d'ou etes-vous? + +--Oh! d'ici, voyons. + +Comment aurais-je pu etre d'ailleurs? On habitait sa ville et sa +maison. Comprit-elle sa bevue? Elle ne me demanda plus rien, et c'est +moi qui repris, non sans timidite: + +--Et vous? + +--Je ne sais pas. + +Quelle drole de reponse! On sait toujours d'ou l'on est. Enfin! + +--Alors, vous n'avez pas de maison a vous? + +--C'est ca, notre maison. + +Elle me designa de la main une des roulottes dont la devanture etait +peinte en vert. Je ne pus me meprendre a sa moue de mepris. Bien vite, +elle se detourna pour regarder sur la place les bonnes grosses +batisses en pierre de taille qui la bordaient de tous les cotes: ma +ville est ancienne et rude, et l'on y construisait pour les siecles. +Elle mesurait peut-etre la solidite de la vie sedentaire, j'imaginais +l'attrait de la vie nomade que je resumai ainsi: + +--Ce doit etre bien amusant. + +--Quoi donc? + +--De changer tout le temps de localite. + +Le terme de localite etait employe a dessein, pour lui donner de moi +une haute opinion. + +--C'est selon, repliqua-t-elle. Il y a des endroits ou la recette est +mauvaise. Une fois, nous avons fait sept francs cinquante. + +Je ne m'arretai pas a ces details et je conclus par l'aveu d'une +tendresse sans bornes pour ce genre d'existence. A cette declaration, +elle ouvrit de grands yeux, bien etonnee sans doute qu'on put l'envier +quand on habitait un de ces immeubles capables de braver toutes les +intemperies: + +--Tout de meme vous ne viendriez pas avec nous. + +Cette hypothese suffit a la rejouir: elle l'ecarta sans retard comme +une extravagance: + +--D'ailleurs, vous ne devez pas savoir grand'chose. Mais vous etes +zentil. + +Toujours cette epithete que j'estimais malsonnante pour mon amour- +propre. Je ne pouvais demeurer sous le coup d'une si meprisante +condamnation et fierement je repliquai: + +--Je sais monter a cheval. + +On m'avait hisse quelquefois sur la jument aveugle du fermier, et meme +j'avais ressenti une inquietude voisine de la frayeur quand de longs +frissons lui parcouraient tout le corps. Mon amie parut enchantee et +me promit de me preter son cheval noir. + +Notre coeur change-t-il depuis l'enfance? Je ne songeais nullement a +partir, elle ne croyait point a mon depart; je ne possedais aucun +talent equestre, elle ne disposait pas de sa monture: sans nous etre +concertes nous nous leurrions de connivence. + +C'etait comme un avant-gout delicieux de tout le mensonge qui s'abrite +sous les conversations d'amour. + +Il me vint alors, comme nous nous taisions tous les deux, un souvenir +redoutable et obsedant. Du livre de ballades que j'avais lu et relu +pendant ma convalescence au point qu'il continuait de composer avec +quelques autres l'atmosphere de mes jours, une phrase, une toute +petite phrase se detachait. Je l'entendais en moi, comme si un autre +que moi la prononcait. Elle etait tiree de la legende du lord de +Burleigh. Le lord de Burleigh s'adresse a une paysanne qui est la plus +jolie fille du village et la plus modeste, et il lui dit: Il n'est +personne au monde que j'aime comme toi. Certes, je n'aurais jamais +articule tout haut cette phrase et meme j'aurais plutot serre les +levres pour etre sur de ne pas l'articuler. Mais je la sentais vivre +et elle m'exaltait. Et voici que j'en decouvrais le sens prodigieux. +Comment pouvait-on dire une chose pareille a quelqu'un qui n'etait pas +de sa famille et que l'on connaissait a peine? Personne au monde! Et +mon pere, et ma mere? J'entrevoyais la puissance sacrilege de l'amour +et, pendant que j'etais penche sur cet abime, Nazzarena, si grave +d'habitude, riait et montrait ses dents. + +Un des hommes bronzes de la troupe passa devant nous et s'arreta pour +nous devisager. Puis, brusquement, en maniere de jeu, il joignit nos +deux tetes en proferant dans son jargon un mot ou deux que je ne +saisis pas. + +Le contact de cette joue me brula et, me degageant avec violence, je +me sentis devenir rouge jusqu'a la racine des cheveux. Elle se +contenta de rire davantage. + +--Qu'a-t-il dit? balbutiai-je, partage entre la colere et une emotion +toute nouvelle. + +--Oh! rien, fit-elle. Que vous etiez mon petit amoureux. + +--Moi! protestai-je, allons donc! + +Je ne voulais pas que ce fut possible. L'amour qu'on exprimait devait +perdre toute importance. Et puis quoi? tout serait fini par la. Pour +que l'amour fut l'amour, il fallait necessairement qu'on le gardat en +soi en qu'il fit mal... + +III + +LE COMPLOT + +Comment personne ne s'apercut-il, quand je rentrai a la maison, que +j'avais subitement change et grandi? J'en fus presque scandalise. + +--Te voila, toi! constata mon pere qui commencait a se mefier de mes +absences. + +Et tante Dine me poursuivit pour m'obliger a revetir un autre veston +d'un usage plus evident. J'avais enfile rapidement le plus beau pour +ma visite a Nazzarena. C'etait peut-etre encore le fameux vert olive +de ma convalescence, enfin convenable a ma taille apres trois ou +quatre annees d'attente, a moins qu'on ne l'eut mis a la retraite, +dans une armoire, sous le camphre et la naphtaline, jusqu'a la +croissance de Jacquot. On ne me respectait nullement, alors que tout +le monde aurait du etre frappe de ma nouvelle figure. Au lieu de ne +penser qu'a mon aventure que, d'ailleurs, je ne parvenais pas a +demeler, j'etais vexe de cette familiarite. + +Nous nous trouvions reunis dans la chambre de ma mere, a cause de la +petite Nicole un peu grippee, qui exigeait une surveillance attentive, +etant de sante delicate. Je compris, malgre le secret qui m'absorbait, +qu'un evenement capital se preparait. On enjoignit a Jacquot, trop +turbulent, de se tenir tranquille dans un coin. Melanie, toujours un +peu dans la lune, --elle ecoute ses voix comme Jeanne d'Arc, assurait +tante Dine, --s'occupa de distraire silencieusement sa soeur malade. +Et mon pere enfin pu montrer a ma mere la lettre qu'il avait a la main +: + +--C'est du secretaire de Monseigneur, declara-t-il en maniere +d'avertissement. + +Je crus qu'il s'agissait de l'eveque. Une fois l'an, il dinait a la +maison. Mais on prononca le nom du comte de Chambord. Quand il eut +termine sa lecture que j'entendis assez mal, mon pere ajouta +simplement: + +--C'est bien, je me presenterai, puisque le prince desire que rien ne +soit neglige pour le bien du pays. + +--Oh! le prince! murmura grand-pere avec un tout petit rire etouffe. + +Mon pere fixa sur lui son regard droit, imperieux, qu'on soutenait +difficilement. Et grand-pere, aussitot, prit son air le plus innocent, +celui-la meme que je lui avais vu prendre quand nous avions rencontre +maman dans la rue et qu'il avait dit: "Nous allons acheter un +journal." + +Ce chef mysterieux et terrible, dont Martinod craignait, au cafe, +l'intervention dans l'assaut donne a la mairie, je devinai +instantanement que c'etait mon pere. Ce ne pouvait etre que lui, et +comment n'aurait-il pas gagne la bataille? Il suffisait de le +regarder. La victoire, il la portait sur lui. Les signes de la +superiorite, mes yeux d'enfant, encore loyaux et clairs, les voyaient +rayonner sur son front. Je ne crois pas les avoir ainsi distingues +plus tard chez personne. Et comment me serais-je doute que la +superiorite pour le succes ne signifie pas grand'chose, car on forge +contre elle dans l'ombre toutes sortes d'armes suspectes? Je pouvais +bien me glisser hors de l'influence de mon pere, du moins je ne +songeais pas a le diminuer. + +La surveillance que d'habitude on exercait sur moi fut ralentie par la +maladie de Nicole qui exigeait continuellement la presence maternelle. +J'avais remarque aussi que mon pere profitait de ses rares loisirs +pour causer avec Melanie, sortir avec Melanie, se promener avec +Melanie. Il lui temoignait, plus qu'a l'ordinaire, une affection a la +fois attendrie et reservee, presque respectueuse, et il la recouvrait +de sa force comme si quelqu'un menacait sa fille ainee ou pretendait +la lui prendre. Quant a tante Dine qui professait un culte pour ses +neveux et nieces, chacun pris a part ou tous pris en bloc, elle +affirmait a travers les marches de l'escalier que j'etais un enfant +modele et un fils exemplaire, et meme attribuait a son frere une +portion de cet heureux resultat. + +Je profitai de ce relachement, d'ailleurs relatif, pour retourner au +cirque malgre la defense que j'en avais recue. Avec une hypocrisie +deja perspicace, je m'etais persuade que je ne desobeissais pas en +contournant la tente pour gagner les roulottes. Les coulisses ne sont +pas le theatre. Puis, de raisonnement en raisonnement, je parvins a +m'introduire a l'interieur. N'etait-ce pas grand-pere qui m'y avait +conduit la premiere fois? Il etait le plus age, il connaissait, mieux +que personne, ce qui devait me convenir. D'ailleurs, on ne le saurait +pas: sauf grand-pere, mon complice, je ne risquais d'y rencontrer +aucun membre de ma famille. Nazzarena monta a cheval pour moi seul, +sauta dans les cerceaux pour moi seul, et quand elle saluait par +politesse afin de repondre aux applaudissements, c'etait encore pour +moi seul. Sans peine je supprimais l'existence du public qui +m'entourait. + +Neanmoins, comme je ne me sentais pas la conscience parfaitement +tranquille, je me serrais contre grand-pere qui detournerait les +soupcons au besoin ou supporterait le poids des responsabilites. Je +l'accompagnais meme au Cafe des Navigateurs, bien que j'en eusse +epuise le plaisir et que je preferasse un autre commerce d'amitie. +Martinod s'y montra plus empresse que de coutume: + +--Pere Rambert, quelle joie de vous revoir! Pere Rambert, asseyez- +vous a cote de moi, a la place d'honneur. + +J'observai que, s'il excellait jadis a passer aux autres ses +soucoupes, il soldait maintenant a bourse ouverte, non seulement ses +consommations, mais encore celles d'autrui. Glus et Merinos s'en +etaient apercus avant moi et ne reculaient plus devant aucune +commande. Pour ce qui est de Cassenave et de Galurin, ils n'avaient +jamais pris garde au reglement. J'avais deja remarque auparavant la +volte-face de Martinod qui, de plus en plus, renoncait aux effets +oratoires et cessait de nous eblouir avec ses descriptions de fetes ou +fraternellement on s'embrassait. Il apportait des listes et des +chiffres, il enumerait des noms propres, et avec un bout de crayon +qu'il mouillait de sa salive il se livrait a des pointages. + +Un marchand de journaux ayant depose sur une table la gazette locale, +il la reclama a la servante d'une voix si imperative, que celle-ci en +fut bouleversee et faillit renverser un plateau qu'elle portait. A +peine eut-il deplie la feuille, qu'il s'ecria: + +--Ca y est! J'en etais sur: il se presente. + +Il n'avait pas besoin d'etre designe davantage. Tout le cafe le +reconnut sans hesitation, et moi pareillement. Notre groupe, qui, +jusqu'alors, n'avait probablement pas la certitude de cette +candidature, en parut tres impressionne et meme demoralise. Tous, ils +allongeaient plus ou moins leurs figures sur leurs verres. Et en les +devisageant un par un, sournoisement, je considerai leur bande, malgre +le nombre, comme incapable de lutter contre mon pere. J'etais un +spectateur impartial. + +Martinod laissait les autres, et surtout les neophytes dont il se +composait une cour et qu'il abreuvait, se remuer, s'exclamer, toujours +sans designer l'ennemi. Lui, distrait ou meditatif, enveloppait grand- +pere du regard. + +Comme se manege se prolongeait, il me revint a la memoire un passage +de mon histoire naturelle ou il etait question d'un serpent qui +fascinait les oiseaux, et je ris tout seul de cette idee saugrenue. Il +garda assez longtemps cette attitude; puis, apres avoir commande de +nouvelles consommations pour tout le monde excepte pour moi qu'il +oublia, il se pencha et, d'une voix caline, il glissa dans l'oreille +de son voisin ces paroles qui me parvinrent: + +--Alors, pere Rambert, vous n'etes plus chez vous? + +--Comment ca? riposta grand-pere indifferent. + +--Eh! non! ce beau chateau que vous habitez n'est plus a vous, +maintenant. + +Il prononcait chateau, comme le fermier, sauf qu'il omettait quelques- +uns des accents circonflexes. Grand-pere le remarqua et s'en divertit +: + +--Oh! oh! le chateau! pourquoi pas le palais? + +--Ma foi, continua Martinod, appelez-le comme vous voudrez. Toujours +est-il que c'est le plus bel immeuble du pays. Et bien place: a la +fois ville et campagne. Tout de meme, eh! eh! on vous a joue le tour +et vous n'etes pas maitre au logis. + +Grand-pere se gratta le sourcil, puis se tira la barbe. Il ne parlait +jamais a personne de son abdication, pas meme a moi dans nos +promenades, et j'avais devine que les allusions a cette histoire deja +si vieille, vieille de plusieurs annees, ne l'interessaient pas. Je +savais qu'il meprisait la propriete et la tenait pour nuisible au bien +general. Mais n'etait-ce pas la un dogme consacre au Cafe des +Navigateurs? + +--Eh! oui! declara-t-il en se decidant a rire, je ne suis plus chez +moi: en voila une decouverte! Mon pauvre Martinod, vos retardez. Il y +a belle lurette que je ne suis plus chez moi, et vous m'en voyez bien +aise. Plus de tracas, plus de soucis. Je ne suis plus le maitre, mais +je suis mon maitre. + +Et le dialogue, sur cette replique, continua sans arret, de plus en +plus gaiement: + +--Ta, ta, ta! a votre age, on ne s'habitue guere a camper chez autrui. + +--A mon age, on veut la tranquillite. + +--Oui, oui, on vous a relegue au bout de la table. + +--Je m'y suis bien mis tout seul et l'on y mange aussi bien qu'au +milieu. + +--Ici, pere Rambert, on vous donne la place d'honneur. + +--Il n'y a point de place d'honneur au cafe. + +--Et votre chambre? chacun sait qu'on vous a hisse au galetas. + +--Chacun sait que j'aime la montagne. + +Tout cela se debitait en badinant. Ils s'amusaient a se lancer les +questions et les reponses comme nous jouions au college avec des +balles. En les ecoutant, je fus un instant distrait du sentiment qui +m'occupait, et tout bas je me reprochai cette distraction comme une +faute. + +Ce fut bientot un theme de plaisanteries faciles. On parlait +couramment, au cafe, du bout de table du pere Rambert, du galetas du +pere Rambert. Lui-meme en haussait les epaules et prenait joyeusement +les choses. + +--Enfin, tout cela n'est-il pas vrai, pere Rambert? insista un jour +Martinod. + +--Oh! sans doute, cela est vrai dans un sens. C'est vrai si vous y +tenez. Mais qu'est-ce qui est vrai? + +Comme si l'on ne savait pas ce qui est vrai et ce qui ne l'est point? +Grand-pere aimait assez a tenir des propos obscurs. Cette meme apres- +midi, nous rentrions ensemble, lui vif et guilleret, moi la mine basse +pour n'avoir pas apercu, fut-ce de loin (ce que je preferais), +Nazzarena. Au sommet de l'escalier, nous trouvames mon pere qui nous +attendait et paraissait fort en colere. Sa main froissait un journal +et il le tendit sans preambule a grand-pere qui ne se souciait point +de le prendre. + +--Savez-vous, demanda-t-il, qui a ecrit ca? + +Avec quel mepris il prononcait le mot: ca? Je sentais qu'il se +contenait, mais que des evenements graves se passaient a la maison. + +--Comment le saurais-je? objecta grand-pere. Je ne lis jamais les +journaux du pays. + +--Eh bien! lisez celui-ci. + +--Oh! non, merci, je ne m'en soucie pas. + +--Alors, c'est moi qui vous le lirai. + +--Si tu le veux absolument. + +Je le vis entrer tous les deux dans le cabinet de consultation dont la +porte demeura ouverte, et je n'eus garde de m'en aller. Grand-pere +s'assit docilement dans un fauteuil, et mon pere commenca de suite sa +lecture. Je me crus mal recompense de la curiosite qui me maintenait +en place, car je ne compris goutte sur le moment a cet article pateux, +grisatre et filandreux, pareil a ce fromage rape qui se detrempe dans +la bouillon d'oignon et devient une glu collante dont on ne peut +debarrasser ses gencives. Il etait question des elections prochaines +et d'un personnage omnipotent et despotique, avide de conduire le +peuple a la baguette comme il avait conduit sa maison. Apres quoi, on +parlait d'un grenier plein de rats, expose a tous vents, assez bon, +neanmoins, pour recevoir le venerable vieillard qui s'y trouvait +relegue et a qui l'on faisait expier sa charite sociale en le traitant +avec mepris et en lui infligeant le dernier rang dans sa propre +demeure. On terminait par un appel genereux a la justice et a la +bonte. Pas de nom de personne, pas meme de nom de lieu. Comment +aurais-je soupconne des allusions? C'etait, pour un enfant, d'une +perfidie trop compliquee. + +--C'est tout? interrogea grand-pere quand la voix irritee se tut. + +--Il me semble que c'est assez. + +--Oh! il n'y a pas de quoi fouetter un chat. Ce sont de vagues +generalites. + +--Ah! c'est votre avis! declara mon pere. Ne sentez-vous pas tout ce +qu'il y a la dedans de venimeux et de deshonorant pour moi? N'avez- +vous pas toujours ete bien traite ici? Qui a voulu prendre le bout de +la table? Qui s'est installe, malgre nous, dans la chambre de la tour +? Qui de nous vous a manque de respect? Quand a-t-on neglige de vous +temoigner les soins les plus tendres et les plus deferents? De qui, de +quoi vous plaignez-vous? Pere, je vous en prie, l'heure est grave: +dites-le-moi... + +Les adjurations se pressaient, se multipliaient, se precipitaient, et +la voix leur communiquait je ne sais quel accent pathetique dont je +tressaillis des pieds a la tete. Du coup, cet article obscur s'eclaira +pour moi et j'en saisis toute la signification. On accusait mon pere +de durete envers mon grand-pere. Et je revis la scene de l'abdication +et le demenagement ou j'avais joue mon role en portant la collection +du Messager boiteux de Berne et Vevey. + +--Je ne me plains de rien, expliquait grand-pere, et je ne me suis +jamais plaint. + +--Et de quoi vous seriez-vous plaint? Cette maison a continue d'etre +la votre. Je ne m'en suis reserve que les charges et la direction qui +vous fatiguait. Cependant on n'a pas invente ces calomnies. + +--Oh! mon pauvre Michel, toutes ces histoires m'assomment. Je ne lis +pas les journaux et je m'en trouve fort bien. C'est un conseil que je +te donne. + +--Parce que vous n'y etes pas attaque. Parce que je ne permettrai a +personne de vous y attaquer. Pour moi, le coup est parti du Cafe des +Navigateurs. Vous le frequentez encore, j'en suis sur. Je vous ai +pourtant informe que c'etait le rendez-vous de nos ennemis. Mais vous +mettez dans ces gens-la toute la confiance que vous me refusez. + +--Oh! je vais ou je veux et je vois qui me plait. + +--Vous etes libre, pere, sans aucun doute. Mais, dans une famille, +tous les membres sont solidaires. Celui qui vous vise m'atteint. Celui +qui me diffame vous insulte. + +--Je n'ai pas de la famille cette idee etroite. Je ne t'ai jamais +contrarie: fais-en autant. + +A ce moment precis, mon pere m'apercut dans l'embrasure de la porte et +un soupcon dut lui traverser l'esprit, car il coupa net la discussion +en me montrant du doigt: + +--J'espere que vous n'y conduisez pas cet enfant. + +--Ou donc? + +--Au Cafe des Navigateurs. + +Et se tournant vers moi, de ce ton qui ne supportait pas de replique, +mon pere ajouta: + +--Va-t'en. + +De sorte que je n'entendis pas la reponse. Je n'ai rien perdu de toute +la scene. Je suis certain de la reconstituer dans son integrite, et +sinon dans les memes termes, du moins en termes equivalents. Comme +j'etais ne successivement au mysterieux desir sur un mot du patre qui +conduisait ses moutons a la montagne, a la liberte pour m'etre promene +dans les bois sauvages avec grand-pere, a la beaute pour avoir +rencontre la dame en blanc, au trouble de l'amour parce que Nazzarena +m'avait appris en riant que j'etais son petit amoureux, je naissais a +la mechancete humaine qui, de toute mon enfance, avait ete absente. +Les fameux ils de tante Dine, dont je me moquais apres les avoir +vainement cherches autour de moi, existaient donc, et Martinod en +etait, et le doux et gai Cassenave que mon pere avait soigne, et +l'ancien photographe Galurin, et les deux artistes. Cette revelation +inattendue me renversait. + +On allait au cafe pour s'amuser et non pour comploter. On y buvait des +consommations multicolores en tenant des propos comiques. Non, ce +n'etait pas possible. Et il me vint un doute a cause du calme de +grand-pere et aussi parce que le va-t'en qui me congediait avait ete +un peu brusque et me predisposait a la contradiction. Peut-etre ce +morceau de papier ne meritait-il pas la lecture. + +Le lendemain, j'etais dans la chambre de ma mere quand mon pere y +entra, la canne a la main, le chapeau sur la tete, revenant tout droit +du dehors sans s'etre arrete dans le vestibule. Il se decouvrit +rapidement, et nous vimes mieux son visage qui etait colore et +rayonnant. Il avait son grand air de bataille, il etait content, il +riait: + +--J'ai soufflete Martinod, dit-il avec simplicite, comme il aurait +annonce: j'ai visite tel malade. + +--O mon Dieu, murmura ma mere, que va-t-il inventer contre toi! + +Et j'entendis le pas de tante Dine accourant, qui ebranlait le +corridor. Elle arriva en ouragan. La voix sonore de mon pere l'avait +renseignee a distance. + +--Bravo, Michel, bravo! s'ecria-t-elle essoufflee. Ils sont battus: +c'est bien fait. + +En voila une qui ne barguignait pas sur la defense de la maison! + +De cet insolite brouhaha je profitai sans retard pour m'eclipser. Que +Martinod fut gifle, je n'y voyais pas d'inconvenient, pourvu que j'en +profitasse en quelque maniere. Je me sentais surveille davantage et +les occasions de sortir devenaient rares. A toutes jambes je gagnai la +rue et m'elancai du cote de la ville. Mais, des que j'atteignis la +place du Marche, je me remis au pas et meme je m'efforcai de prendre +un air degage, indifferent, de flaneur qui n'a pas de but de promenade +et ne sait pas au juste ou il va. Ainsi je m'acheminai vers le cirque +dont j'entrepris le tour en ayant soin de lever le nez en l'air pour +bien montrer que je marchais au hasard. Personne ne pouvait s'y +tromper. Que de fois j'avais execute ce petit manege que le succes ne +couronnait pas regulierement! Si Nazzarena etait la, occupee a quelque +besogne de menage, ce n'etait pas une raison pour que je m'approchasse +d'elle, ni meme pour la saluer. La plupart du temps, je defilais sans +lui parler, raide comme un piquet. Notre premiere conversation avait +epuise tout mon courage, et d'ailleurs je n'aurais pas su comment la +reprendre. Tantot elle me regardait passer en se moquant, car pour +jouer avec moi ou de moi elle abandonnait sa gravite professionnelle +d'ecuyere; tantot elle m'appelait. Je me rendais a son appel, mais, +pour rien au monde, je ne l'eusse abordee. + +Ce jour-la, elle menait boire son cheval a la fontaine publique, et ce +cheval, prive de son harnachement et de l'eclat des torches qui +eclairaient pendant les representations l'interieur de la tente, me +parut singulierement pareil a la rosse aveugle de notre fermier qui +j'avais enfourchee quelquefois: c'etait une longue bete osseuse, qui +remuait aussi la peau d'un bout a l'autre du corps afin de chasser les +mouches. Aussitot je chassai de mon cote une si penible vision pour +lui substituer le coursier rouan de la romance du Nid de cygne qui, +dans mon livre de ballades, conduit le chevalier aupres de la jeune +fille assise dans l'herbe au bord de la riviere ou baignent ses pieds +nus. + +Mon amie etait absorbee dans son travail ou faisait semblant. Elle ne +daignait pas remarquer ma presence. J'etais force de continuer mon +chemin puisqu'elle ne regardait pas dans ma direction. Et ce cheval +qui n'en finissait pas de boire, qui etait bien capable d'absorber +toute l'eau du bassin! Il y avait de quoi se desesperer. Enfin elle se +retourna. Elle riait, la mauvaise: donc, elle m'avait vu. Et de sa +voix la plus naturelle, comme si elle me decouvrait tout a coup, elle +me souhaita le bonjour. + +Ne m'y attendant plus, je ne trouvai rien a dire. Ma figure deconfite +la renseigna sans doute sur mes sentiments, car elle ne se facha point +de mon silence et meme elle le souligna: + +--Alors, vous etes muet, aujourd'hui? + +Et, riant plus fort, elle ajouta: + +--Eh! eh! est-ce que vous n'etes plus mon amoureux? + +Je baissai la tete pour cacher ma honte. Si je ne l'aimais plus? +J'estimai sa question insensee parce qu'on ne pouvait qu'aimer +toujours. Et ce toujours qui ne me serait jamais venu aux levres +faisait en moi une musique etrange, si douce que rien ne devait etre +plus doux sur la terre. + +Tranquillement rassuree sur mon sort et sans doute sur l'effet qu'elle +me produisait, elle tira sur la corde de son cheval qui ne buvait plus +et dont les naseaux humides laissaient retomber des gouttes d'eau sur +le bassin. + +IV + +MA TRAHISON + +Les jours qui suivirent, a cause de ce toujours qui chantait dans ma +poitrine, furent a la fois delicieux et acides comme ces fruits que je +cueillais trop tot dans le jardin. J'etais sur de l'avenir et meme de +l'eternite. Je goutais la plenitude de la tendresse qui ne cherche +rien encore au dela d'elle-meme. Car le trouble leger que j'avais +ressenti au contact de la joue de Nazzarena poussee contre la mienne +en maniere de jeu s'etait bientot dissipe. Il ne manquait +veritablement a mon bonheur que de ne pas voir mon amie; avec nos +rencontres commencait mon embarras. Si du moins je n'avais pas ete +force de lui adresser la parole! Je n'aurais pu supporter de +l'embrasser et jamais je ne lui ai touche la main. Chacun de nous -- +j'y pense maintenant --croyait peut-etre a la superiorite de l'autre, +elle pour la solidite de la maison, et moi pour son cheval, sa robe +d'or, son talent d'ecuyere, sa vie nomade et je ne sais quoi encore +qui lui venait de l'amour. Bientot elle admit que la partie n'etait +pas egale: elle paraissait en public et recevait les +applaudissements, je n'etais qu'un spectateur. + +Consciente de sa domination, elle ne craignit plus de m'asservir. Il +lui arrivait de me reclamer de menus services, tels que lui acheter en +ville un de a coudre ou du fil d'or et des aiguilles pour repriser sa +toilette de ceremonie, et je rougissais dans les magasins en demandant +ces objets qui sont en usage chez les filles et non chez les garcons. +S'il fallait fournir des explications complementaires, je ne savais ou +me cacher. Elle me fit peler des pommes de terre en sa compagnie et +jouit de ma gene, ayant surpris les regards furtifs que je coulais du +cote de la place et m'enlevant du coup tout le benefice de mon +heroisme: + +--Rassurez-vous, mon petit homme, il ne passe personne. + +Quotidiennement, le matin ou le soir, je m'arrangeais pour revenir du +college par cette place du Marche qu'elle habitait. A quelles ruses +avais-je recours pour depister les soupcons? Quelquefois mes parents +venaient me chercher, ou bien ils se contentaient, le parcours n'etant +pas long, de faire quelques pas a ma rencontre. Comment ai-je reussi a +ne pas leur donner l'eveil? L'un ou l'autre de mes camarades, ayant +surpris mon manege, entreprit de me blaguer. L'intervention de Fernand +de Montraut m'evita le desagrement des brimades. Comme on lui +objectait que je refusais de parler de la petite ecuyere, il declara +mon silence chevaleresque, et cette opinion d'un juge aussi autorise +m'inspira beaucoup d'orgueil. + +Le meme jeune homme basane qui avait joint nos tetes avec ses mains, +me retrouvant un jour en conversation avec Nazzarena, lui baragouina +de nouveau une phrase dans leur jargon en me designant du doigt, et +tous deux eclaterent de rire. Moi, j'aurais pleure. + +Cependant cette passion, plus grande que moi, et trop lourde pour mes +quatorze ans, m'isolait peu a peu, me separait de ma famille a mon +insu. J'oubliais les elections, et l'article du journal, et la gifle +de Martinod qui n'avait pas eu de suites immediates comme le redoutait +ma mere. Tandis que j'aurais volontiers pris grand-pere pour +confident, a cause de nos visites au pavillon et aussi de la dame en +blanc dont le souvenir, un peu incertain jusqu'alors, se fixait +definitivement en moi. Je respirais sur moi, comme un bouquet de +fleurs fraiches, le romanesque de nos promenades passees. +Mysterieusement leur charme operait: ne leur devais-je pas l'emoi +precoce de ma sensibilite exaltee? Sans elles je n'eusse peut-etre +songe qu'a jouer quelques bonnes farces a mes professeurs. Tout au +plus aurais-je soupire ces premiers soirs de printemps, sans savoir +pourquoi. + +Une apres-midi de jeudi, --le jeudi nous avions conge, --comme je +m'etais echappe, non sans peine, afin d'assister aux jeux du cirque et +de guetter ensuite ma cavaliere qui, cette fois-la, ne daigna pas +s'occuper de moi, ne sachant comment rentrer sans eveiller +l'attention, je m'avisai d'aller rejoindre grand-pere au Cafe des +Navigateurs ou j'avais quelque chance de le rencontrer. La discussion +qu'il avait soutenue contre mon pere a ce sujet m'etait deja sortie de +la tete et je ne pensais qu'a me tirer d'affaire, non a Martinod et a +ses acolytes. J'entr'ouvris la porte avec un battement de coeur: pour +la premiere fois je penetrais, seul, dans un pareil lieu. Grand-pere +etait la: j'etais sauve. Du moment que je regagnerais le logis sous +sa protection, personne ne m'interrogerait, et mon absence se +justifierait d'elle-meme. + +Je m'assis dans un coin, attendant le signal du depart. Martinod, pres +de moi, causait avec le patron de l'etablissement que je connaissais, +car il se melait familierement aux consommateurs et meme, dans ses +jours d'humeur prodigue, leur offrait des tournees. + +--Vous comprenez, expliquait celui-ci d'une voix larmoyante, c'est une +note de plusieurs annees. + +--Presentez-la au fils, conseillait Martinod. + +--Ca ne le regarde pas. + +--Eh! vous verrez qu'il la paiera. Je vous le garantis. C'est un bon +tour a lui jouer pour les elections. Et d'ailleurs, le petit a +consomme. + +De qui s'agissait-il? je n'y pris pas garde. Tout a coup Martinod me +devisagea, et sous son regard je me souvins instantanement du soufflet +qu'il avait recu. J'eprouvai meme un vague remords de me trouver la en +sa compagnie, mais grand-pere continuait bien de le frequenter. Apres +tout, cette gifle, il l'avait recue et non pas donnee. Et le voila qui +leve les bras au ciel, comme si l'on avait commis a mon egard un crime +impardonnable: + +--Cet enfant qui n'a rien a boire! + +Jamais je n'aurais cru a tant de sollicitude. Des longtemps on me +negligeait et meme, sans la passion qui m'absorbait et m'inclinait aux +privations par gout de souffrir, j'eusse remarque la penurie des +verres de sirop. Aussitot on repare l'oubli, on apporte devant moi le +materiel reserve aux hommes murs: solennellement on m'offrira une +verte, oh! une verte mitigee, noyee, inoffensive. Martinod declare: + +--Je la lui composerai moi-meme. + +--Je compte sur vous, precise grand-pere desinteresse qui s'exalte +avec Glus sur l'andante de la deuxieme sonate de Bach pour piano et +violon. Et pas de plaisanterie! + +--Pere Rambert, ne vous frappez pas. + +Decidement, ce Martinod est bon garcon, complaisant et pas +susceptible. Sa joue est peut-etre encore chaude et il me soigne comme +son propre moutard. Il ne compose pas la mixture de la meme facon que +grand-pere. Les morceaux de sucre superposes ont fondu: on peut +maintenant verser l'absinthe. Mazette! c'est qu'il me traite +serieusement, et non pas en bebe gorge de lait! Quelle jolie couleur +trouble! Ce breuvage doit etre extraordinaire. Je le goute et le +declare aussitot delicieux, sans bien savoir, pour mieux jouer mon +role, ce qui me vaut les suffrages de Cassenave et de Galurin. + +--C'est la premiere, declarent-ils, ce ne sera pas la derniere. + +Je suis presque l'objet d'une ovation, et par gratitude je tourne vers +Martinod un oeil humide. Mais pourquoi me considere-t-il en silence, +avec cet air apitoye? Ai-je donc une mine de papier mache? Enfin il se +penche vers moi et murmure a mon oreille ces simples mots qui achevent +de m'inquieter: + +--Pauvre petit! + +Pourquoi diable m'appelle-t-il pauvre petit? Suis-je donc malheureux a +ce point? Sans doute il y a Nazzarena que je n'ai pas reussi a +rejoindre de tout le jour. Oui, evidemment, je suis malheureux, +puisque tout le monde le remarque. Seulement, on a tort de le +remarquer. C'est un secret cache au fond de mon coeur, et personne n'a +le droit de m'en parler, fut-ce pour me plaindre et m'adresser des +consolations. Aussitot je montre un visage rebarbatif, destine a +decourager les sympathies. Mais je ne puis soutenir cette attitude. +Depuis que j'ai vide mon verre, je sens sur mes yeux comme un voile +et, dans tout mon corps, une chaleur, une torpeur amollissante et +comme un besoin d'affection et de confiance. D'ailleurs, je me suis +mepris sur les intentions de Martinod. Il ne songe pas a mon amour ou +ne sait rien de lui, et, sans crainte de me dejuger, maintenant je +regrette de ne pas lui entendre prononcer le nom de Nazzarena. Il me +fascine du regard, comme le serpent de mon histoire naturelle devait +fasciner les oiseaux, et, de sa voix aux inflexions caressantes, +insinuantes, calines, il me donne a comprendre que dans ma famille je +suis meconnu. A mots couverts, avec toutes sortes de circonlocutions, +d'hesitations, de reticences, il me revele la preference de mon pere +pour un de mes freres aines. Lequel? Etienne ou Bernard? A distance, +je ne me rappelle plus celui qu'il me designa. Bernard a cause de sa +tournure militaire, de sa demarche decidee, de sa gaite, de son elan +et de la ressemblance? Etienne pour sa nature egale et fine, pour ses +bonnes notes, pour son application, pour ses distractions aussi? Ma +foi, je ne puis aujourd'hui trancher la question. Mes parents nous +traitaient sans aucune difference et chacun etait l'objet d'une +attention speciale ou il etait libre de voir une faveur. Pourtant, je +n'hesitai pas a croire cet etranger qui ne nous connaissait pas, qui +n'avais jamais mis les pieds a la maison, et dont je n'ignorais pas +que mon pere venait de chatier les perfides manoeuvres. + +Oui, j'etais meconnu dans ma famille. D'imperceptibles temoignages +sortirent de l'ombre, grossirent comme des nuages que le vent +rapproche. Sans cesse mon pere nous entretenait des absents, et quand +il recevait de leurs nouvelles, il rayonnait. Leurs bulletins etaient +des bulletins de victoire. Il portait sur son front l'orgueil +paternel. Moi seul, j'etais tenu a l'ecart systematiquement. Je ne +comptais pas. Avec quelle durete, l'autre semaine, il m'avait crie: +va-t'en! Savait-il que je frequentais le cirque malgre sa defense et +que je pelais des pommes de terre sur la place publique? Si Bernard ou +Etienne avaient ete les coupables, il serait parvenu a le savoir et +les aurait grondes, tandis qu'on m'accueillait avec un mepris +outrageant. Moi qui portais le poids d'un si bel amour, je ne +recoltais que des humiliations et des avanies. Surtout, surtout mon +pere ne m'aimait pas, je n'etais aime de personne. Tout me +predisposait a le croire, puisque de tout le jour je n'avais pas +rencontre Nazzarena. Il n'y avait que grand-pere, et grand-pere +s'absorbait dans ses conversations, dans sa musique, dans la fumee de +sa pipe, dans son telescope et ses almanachs. Je l'implorai du regard +: maintenant il s'enflammait avec Glus sur un quintette de Schumann. +Le monde n'existait pas pour lui a cette heure: de l'existence du +monde j'aurais consenti a me passer, pourvu qu'il s'occupat de moi. +J'eus la sensation horrible que j'etais abandonne de tous, et que cet +homme qui me glissait de tout pres, d'une voix emue et compatissante, +ses condoleances, venait de m'annoncer un malheur irreparable. +J'aurais voulu pleurer, et a cause de tant de visages curieux, je +retins mes larmes. Mais, sur la banquette de ce cafe, je connus la +tristesse d'etre incompris, la solitude au milieu de la foule, le +desespoir. Une vie se compose de beaucoup de chagrins: en ai-je +eprouve de plus intenses que ce desespoir imaginaire? + +Ainsi, desarme par la tendresse meme qui mettait a vif ma sensibilite, +et fascine par le serpent, j'entrai, sans le savoir, dans le complot +qui se machinait contre mon pere. Parvenu a son but, plus facilement +peut-etre qu'il n'eut suppose, --car il ignorait qu'il avait l'amour +pour allie, --Martinod repeta d'une voix a fendre l'ame: + +--Pauvre petit! + +Mes sanglots contenus me suffoquaient. Il pouvait triompher tout haut +: il avait reussi au dela de ses esperances, la semence de ses +suggestions devait lever plus tard et produire ses fruits empoisonnes. +Mais ne jouait-il pas sur le velours? J'avais trop de candeur encore +pour me douter que la haine sait flatter et sourire, prendre un visage +aimable, protester de sa sympathie ou de sa pitie et serrer ses +phrases comme des liens autour de celui qu'elle veut immobiliser. +Cette haine-la, qui s'adresse, la bouche en coeur, aux amis, aux +parents de l'homme qu'elle poursuit et qu'elle atteindra plus surement +par ricochet, plus tard meme on ne saura pas toujours la denoncer. Il +n'y a plus guere de sentinelles, comme tante Dine, pour veiller sur +l'arche sainte de la famille. + +Il etait dit que les circonstances favorisaient le plan de Martinod. +Un dimanche apres midi, comme je flanais a la fenetre au lieu de +terminer un devoir, --c'etait dans la chambre de la tour ou je +m'installais volontiers, mais grand-pere etait absent, --quel +spectacle tout a coup me frappa d'etonnement et meme d'epouvante! La +troupe du cirque envahissait notre jardin. Elle avait franchi la +grille qui, sans doute, malgre la vigilance de tante Dine, etait +demeuree ouverte a cause des allees et venues plus frequentes un jour +de fete. Elle debordait sur les pelouses, elle pietinait les plates +bandes sans vergogne. Il y avait des femmes toutes depenaillees, qui +portaient des enfants dans les bras, il y avait les deux clowns que +j'avais fini par identifier, il y avait la vieille danseuse de corde +aux cheveux gris, et il y avait --o douleur! --Nazzarena elle-meme, +Nazzarena sans chapeau, mal peignee et debraillee. Pour la premiere +fois, je remarquai sa misere. Chez nous, dans l'allee bien ratissee, +on l'eut prise pour une pauvre fille de la campagne. + +Muet de stupeur, je n'osais ni me cacher ni me pencher au dehors. La +peur de ce qui arriverait infailliblement me paralysait. Mais pourquoi +etaient-ils venus? que demandaient-ils? quel mauvais vent les amenait? +Notre jardin ne pouvait convenir a des roulants, a des bohemiens, a +des gens qui ne connaissent la terre que pour marcher dessus. Encore +si c'etait le jardin d'autrefois ou la mauvaise herbe poussait a +l'aventure et qu'on ne taillait ni n'arrosait jamais! Encore si grand- +pere avait ete la pour recevoir ces hotes suspects! Nazzarena, +Nazzarena, retournez vite a votre roulotte et a la tente blanche ou +vous regnez! Ici, je vous jure que ce n'est pas votre place. + +Veritablement j'endurais le martyre a les voir s'ebattre sans retenue +sur notre gazon et nos corbeilles. J'aurais du moins voulu crier, les +prevenir, et je ne pouvais pas. A cette fenetre ouverte je me sentais +prisonnier. Et dans une detresse infinie, je mesurais la distance qui +separait de la maison mon amour. + +Deja l'un des clowns sonnait a la porte. Mon Dieu! qu'allait-il se +passer? A peine avait-on commence de parlementer avec Mariette dont je +savais pourtant l'humeur peu accommodante, que se produisit la +catastrophe. Tante Dine accourut a la rescousse et fit tete a la +troupe entiere de la belle facon. Distinctement, ce dialogue monta +jusqu'a ma croisee: + +--Qu'est-ce que vous voulez, vous autres? + +Une voix gazouillante repondit: + +--C'est bien ici la maison au pere Rambert? + +--Que lui voulez-vous, au pere Rambert? Passez votre chemin. Allez- +vous en. + +Abominable injustice! Les mendiants de la ville recevaient bon +accueil, ils avaient meme leur jour comme les dames de la societe, et +la Zize Million qui etait folle, et cet ivrogne de Oui-oui touchaient +des rentes a la porte. Alors, pourquoi ne pas attendre que ces +honorables acrobates s'expliquassent? Tante Dine, pourtant charitable +et toujours prete a porter secours, les expulsait avec violence, rien +que pour leur qualite d'etrangers. Ignominieusement chasses, ils se +revolterent et criblerent d'invectives leur persecutrice qui, je dois +en convenir, ne fut pas en reste. Cela fit un boucan infernal. La +danseuse de corde surtout glapissait et se tapait les cuisses. Cette +fois, je me decidai a intervenir en faveur de mes amis, des amis de +Nazzarena. Soudain, au moment ou j'allais quitter mon observatoire +pour voler au combat, mon pere, sans doute attire par le tumulte, +apparut sur le seuil. Il ne daigna meme pas ouvrir la bouche. D'un +seul geste, mais quel geste categorique! il montra le portail, et +toute la bande rugissante recula, s'entassa entre les deux colonnes +qui soutenaient la grille et s'enfuit. Ce fut immediat et +extraordinaire. + +Je fus outre d'une si rapide et si complete debacle. Moi seul, +puisqu'il en etait ainsi, je resisterais a cette autorite que nul ne +bravait en face. Et dans mon enthousiasme enfin retrouve, je me +precipitai dans l'escalier et degringolai les marches quatre a quatre, +au risque de me carabosser, pour rejoindre mon cher amour. + +--Ou vas-tu? me dit mon pere qui n'avait pas encore quitte son poste +et me barrait la route. + +Je gardai le silence. Deja mon exaltation tombait. + +--Remonte au plus vite, acheva-t-il, je te defends de sortir. + +Sans broncher, mais gonfle de colere et me rongeant les poings, je +repris l'escalier. Personne donc ne lui resisterait jamais? Comme les +autres j'etais vaincu immediatement, subjugue, meduse, rien que pour +l'avoir affronte. On croit qu'il est facile de se revolter contre le +pouvoir: j'apprenais que cela depend des gouvernements. Et je +ressassai et remachai les insinuations de Martinod dont je constatais +la sincerite. Celui-la voyait clair, celui-la se revelait un veritable +ami. + +Cependant je ne cedai qu'en apparence. A peine avais-je reintegre la +tour que je guettai sournoisement le bruit des portes. Lorsque je fus +assure que mon pere avait regagne son cabinet et que la voie etait +libre, je redescendis a pas de loup et me glissai hors de la maison. +La grille franchie, anime d'un courage nouveau, je respirai mieux et +me redressai. Cette fois, il ne s'agissait plus de biaiser, de ruser, +de donner le change aux promeneurs. Je courus tout droit a la place du +Marche. Devant la foule des dimanches qui s'amusait du demenagement, +les bohemiens roulaient les toiles de la tente, empilaient les bancs +les uns sur les autres. J'augurai mal de cette levee de camp. Enfin +j'apercus Nazzarena qui ramassait des ustensiles epars. L'heure +n'etait plus a la timidite, mais aux resolutions heroiques. Devant +tant de spectateurs, dont un grand nombre, sans doute, connaissait le +petit Rambert, tel un chevalier de mes ballades, je m'elancai vers mon +amie. Quand elle m'apercut, elle me jeta un regard navre. + +--On nous a chasses de chez vous, m'expliqua-t-elle avant que j'eusse +parle. + +Que repondre a cette douloureuse constatation? Sans doute elle me +rangeait parmi ses persecuteurs. + +--Ce n'est pas moi, criai-je pour me separer des miens sans retard. + +--Oh! reprit-elle avec philosophie, c'est bien sur que ce n'est pas +vous. Vous etes trop petit. On allait prevenir votre grand-papa qu'on +s'en va demain. Demain matin. + +--Demain! repetai-je, comme si je n'avais pas entendu ou pas compris. + +--Oui, demain. Vous voyez bien. On charge le materiel sur les +voitures. Les freres Marinetti nous ont laches: point de matinee +aujourd'hui, une belle recette perdue. + +A ma profonde surprise, elle ne m'en voulait pas de son expulsion et +meme, jusque dans mon chagrin, je remarquai l'interversion inopinee +des roles: elle me temoignait une consideration nouvelle et je +prenais un vague petit air protecteur. A mon insu le prestige de la +force operait. Aussi ne me proposa-t-elle pas de l'aider quand, la +veille encore, elle n'y eut pas manque. + +Une des megeres sortit de la plus prochaine roulotte sa longue tete +jaune et l'accusa de perdre son temps. + +--On m'appelle, m'avertit Nazzarena. Ce qu'il y a d'ouvrage pour un +depart! Adieu, adieu, mon petit amoureux, je te souhaite une autre +bonne amie. Tu es zentil, tu la trouveras. + +Elle ne me tendit pas la main, et peut-etre n'osa-t-elle pas, a cause +du respect qui lui etait venu depuis qu'elle avait vu la maison. Et +moi, je ne trouvais rien a lui repondre. Niaisement je souris a ses +etranges voeux qui me paraissaient abominables et sacrileges, et le +tutoiement qu'elle avait employe me fut en meme temps doux comme une +caresse. Son depart m'atterrait. Son depart me coupait bras et jambes +et me vidait la cervelle. Je restais la, comme un paquet. Pour moi, le +temps ni le lieu ne comptaient plus: elle partait. Je l'apercus qui, +plus loin, portait peniblement le harnachement de son cheval. Elle +m'adressa un petit signe avant de disparaitre derriere une des +guimbardes. J'eus la sensation qu'elle etait deja loin de moi, et je +reussis a m'en aller. + +Ou irais-je? Confondant la durete de ma famille et l'exil de +Nazzarena, je ne songeais pas a rentrer chez nous. Quel appui, quelle +consolation y aurais-je rencontres? Mon pere m'avait defendu de sortir +: je pouvais prejuger l'accueil qui m'attendrait. J'errai dans la rue, +parmi les promeneurs endimanches, heurtant dans ma distraction l'un ou +l'autre qui me traitait de maladroit ou de malotru, ce qui m'etait +presque agreable, tant j'avais besoin de changer le cours de ma peine. +D'un pas automatique, et sans etre le maitre de ma direction, je +parvins au Cafe des Navigateurs. Grand-pere me comprendrait, grand- +pere me representait le salut auquel ce cher Martinod collaborerait. + +La salle etait bondee, et tout de suite cette atmosphere de tabac et +d'anis, ce bruit de paroles, ce mouvement, cette agitation me +reconforterent. Je perdis la notion directe de ma douleur, et meme je +percus distinctement qu'il se passait quelque chose d'anormal et de +solennel. Une decision de premier ordre avait ete prise et, a la facon +dont on en parlait, je devinai que c'etait la un de ces evenements +historiques que plus tard l'on apprend en classe. Grand-pere etait +l'objet de mille temoignages d'honneur et de sympathie. On +l'entourait, on le felicitait, on lui prenait les mains, bien qu'il +resistat. Et, supreme faveur, on apporta du champagne. Du champagne, +un jour comme celui-la! Je commencai d'en etre ecoeure, d'autant plus +qu'on ne m'avait point donne de verre. + +--Une coupe, --ordonna Martinod, ce cher Martinod qui decidement me +comblait, --une coupe au miochard. + +Et il leva la sienne en l'air, d'un geste large en proclamant: + +--A l'election du pere Rambert! a la victoire de la Republique! + +--Bravo! approuva le fidele Galurin. + +Glus et Merinos s'epanouissaient de bonheur: sans doute ils voyaient +s'ouvrir l'ere de la Beaute dont ils s'etaient entretenus devant moi +si souvent. Quant a Cassenave, il supportait des deux mains le poids +de sa tete, et, les yeux vagues, fixait peut-etre quelque vision. La +servante inclinant la bouteille sur son verre, il dut imaginer que +l'une des belles dames en robe Empire qui descendaient par le plafond +de sa mansarde pour lui donner a boire lui rendait publiquement visite +: + +--Ziou, fit-il en se redressant. + +Et devant la mousse qui montait, suivie du vin d'or, il fut pris d'un +frisson convulsif. Ses mains tremblantes ne reussirent pas a atteindre +la coupe, et il hoquetait de convoitise et d'impuissance. + +Grand-pere, seul, manquait d'entrain et meme de gaiete. Sa mauvaise +humeur etait evidente. Il ne tenait point a la popularite, ni aux +acclamations. Tout ce monde qui ouvrait la bouche pour boire ou pour +crier le genait, l'enervait, et je crois qu'il eut prefere se trouver +ailleurs, a la campagne par exemple, a manger des fraises arrosees de +creme de lait. Cependant on le contraignait a ceder a l'enthousiasme +general. + +--Apres tout, peut-etre bien, concedait-il. Surtout pas de tyrans. La +liberte. + +Oh! non, pas de tyrans! Et je revis instantanement mon pere, sur le +seuil de la porte, chassant de son bras tendu ces pauvres diables de +bohemiens. Et, par maniere de protestation, je vidai ma coupe. + +A ce moment precis, --je n'oublierai de ma vie ce spectacle, --mon +pere, fait inoui, entra au Cafe des Navigateurs. Je tournais le dos a +la porte: par consequent je ne pouvais l'apercevoir que dans la +glace. Or, ce fut le visage de Martinod qui me signala sa presence. +Martinod, tout a coup, devint bleme, et la main qui tenait le verre +trembla comme celle de Cassenave, de sorte qu'un peu de champagne en +gicla. Deja mon pere, devant qui l'on s'ecartait rapidement comme +devant un personnage d'importance ou comme si l'on avait peur de lui, +atteignait notre table. Il ota son chapeau, et dit tres poliment: + +--Je vous salue, messieurs, je viens chercher mon fils. + +Personne ne souffla mot. Il se fit un grand silence, non seulement +dans notre groupe, mais dans toute la salle attentive a cet incident. +L'apparition de Nazzarena sur son cheval noir dans le cirque ne +provoquait meme pas tant de curiosite. On n'entendit qu'une +exclamation: oh! poussee par le patron qui, la serviette en main, +s'immobilisait devant son comptoir. Le premier, grand-pere se remit et +repondit avec calme, presque avec impertinence: + +--Bonjour, Michel. Veux-tu prendre quelque chose avec nous? + +Cette offre fut accueillie dans l'assistance par de petits rires +narquois et les langues se delierent. Mais la diversion ne dura pas. +Deja mon pere reprenait: + +--Merci. Je viens chercher mon fils. Il est bientot l'heure du diner +et nous vous attendons tous les deux. + +Par la, il invitait grand-pere a se retirer avec nous. Comprenant que +son invitation n'etait pas agreee, il toisa Martinod qui, pour +afficher son courage, ricanait maintenant: + +--Dites donc, monsieur Martinod, puisque je me suis decouvert, je vous +prie de vous decouvrir. + +C'etait vrai que Martinod gardait son chapeau sur la tete, mais je +savais que c'etait l'usage au cafe. Loin d'obtemperer a cet ordre, -- +a cause du ton, personne ne s'y trompa malgre le je vous prie, --il +s'empressa d'enfoncer davantage son couvre-chef. La salle entiere +interessee et captivee, suivait les phases du dialogue, et dans un +coin un loustic lanca: + +--Saluera. Saluera pas. + +Mon pere s'avanca et il me parut comparable a un geant. Seul contre +tous, c'etait lui qui repandait la crainte. De sa voix nette que je +connaissais bien, qui remuait Tem Bossette au fond de la vigne et +rassemblait la maisonnee en un instant, il articula: + +--Voulez-vous que je fasse sauter votre chapeau avec ma canne, +monsieur Martinod? Car ma main ne peut plus vous toucher. + +Cette fois, on cessa de plaisanter. Le cas devenait tragique: on +aurait entendu tisser une araignee. Grand-pere sauva la situation: + +--Allons, Martinod, dit-il: il faut etre poli. + +--Pere Rambert, c'est bien pour vous, conceda Martinod. + +Tout de meme il se decouvrit. On vit mieux sa figure exsangue et sur +sa defaite ne subsista aucun doute. Deja mon pere, vainqueur, se +tournait vers Cassenave, perdu dans ses reves: + +--Vous aussi, mon ami, vous feriez mieux de rentrer chez vous. + +Et Cassenave terrifie, s'ecria en pleurant, ce qui detendit les nerfs +de chacun et parut extremement drole: + +--Je vous jure que je n'ai pas bu, monsieur le docteur. + +La-dessus nous sortimes, mon pere et moi, lui devant, moi derriere, et +bien que les tables deja serrees fussent toutes garnies de +consommateurs, je circulai entre elles sans difficulte, a cause de la +place qu'on laissait respectueusement a mon guide. Pour ne pas +ressembler a Martinod, dont la lachete me degoutait, je m'efforcais de +me tenir droit et de prendre un air degage. Au fond, j'eprouvais une +peur indicible de ce qui se passerait dans la rue quand nous serions +seuls tous les deux. Jamais, sauf peut-etre dans ma toute premiere +enfance, mes parents ne m'avaient inflige de chatiment corporel: +notre fierte faisait partie de notre education. Cette fois, je m'y +attendais. Pourvu que ce ne fut pas un soufflet, comme a Martinod? +Martinod etait un ennemi de la maison et j'avais bu son champagne. +Mais je ne me souciais plus de la maison. Comme grand-pere, +j'entendais etre libre. Grand-pere n'avait-il pas pris un fusil, +lorsqu'il avait echoue dans le sang des journees de Juin, contre la +defense de son propre pere, le magistrat, le pepinieriste dont il se +moquait bien? On me frapperait, on me brutaliserait, on n'obtiendrait +rien de moi. Et, contre l'epouvante qui me tordait, je me crispais +jusqu'a atteindre enfin une sorte d'insensibilite, cette force de +resistance qui permet de tout supporter sans plier et sans se +plaindre. + +Je n'eus pas a me servir de cette provision d'energie que +j'emmagasinais en vue du martyre. Dehors, mon pere se contenta de me +demander sans hausser la voix: + +--Es-tu venu souvent dans ce cafe? + +--Quelquefois. + +--Tu n'y remettras jamais les pieds. + +Je compris qu'en effet je n'y pourrais jamais remettre les pieds. Mais +serait-ce la toute ma punition? Nous marchions cote a cote, et tres +vite. Bien qu'il ne manifestat plus rien de ses pensees, je ne saurais +dire a quel signe je le sentais agite d'une grande tempete en dedans. +Il pouvait me briser, me casser en deux, et il se taisait. Nous +passames ainsi sur la place du Marche. Je me decouvrais semblable a +ces malfaiteurs que j'avais vu conduire en prison par un gendarme. +Pourvu que Nazzarena ne me reconnut pas? Elle me representait la vie +libre, comme j'etais l'esclavage. + +Enfin nous arrivames devant la porte de la maison. Mon pere, avant de +l'ouvrir, se retourna vers moi et, m'enveloppant tout entier de son +regard sous lequel je baissai la tete, malgre moi, comme un coupable: + +--Pauvre petit! dit-il (c'etaient les expression memes de Martinod), +qu'est-ce qu'on voulait faire de toi! + +J'etais dans un tel etat de tension que cette pitie soudaine eut +raison de ma revolte et que je fus sur le point de me jeter dans ses +bras en pleurant. Deja il s'etait repris et, de sa voix de +commandement, declarait: + +--Il faudra bien que tu obeisses. Il le faudra bien. + +Du coup je me rebiffai de nouveau. Il affirmait son autorite dont il +n'avait pas abuse pourtant: ce serait pour moi la guerre sacree de +l'independance. + +Ma mere inquiete, dont j'avais deja distingue l'ombre derriere la +fenetre, guettait notre retour et vint au-devant de nous jusqu'au +sommet des marches. + +--Il y etait, expliquait simplement mon pere, je ne m'etais pas +trompe. + +--Oh! mon Dieu! murmura-t-elle comme si elle apprenait un malheur +qu'elle n'eut pas imagine. + +Et tante Dine qui la suivait leva les bras au ciel: + +--Ce n'est pas possible! Ce n'est pas possible! + +On ne me gronda pas davantage. Bon gre mal gre, on avait ramene +l'enfant prodigue. Et moi, loin d'etre reconnaissant de cette +indulgence que je m'explique mieux aujourd'hui par l'incertitude de +mes parents sur les influences que j'avais subies et sur la facon de +me reconquerir, j'appelais de toutes mes forces recuperees ma douleur +d'amour que tous ces incidents avaient recouverte, en me repetant: + +"Nazzarena part demain. Nazzarena part demain." + +V + +LES DEUX VIES + +Je ne dormis guere de la nuit, et dans un demi-sommeil je confondais +la guerre sacree de l'independance et la perte definitive de +Nazzarena. Mon amour faisait partie de cette liberte que celebrait +grand-pere et pour laquelle il avait pris un fusil. Au matin, j'etais +fermement resolu a ne pas me rendre au college et a courir la supreme +chance d'assister au depart des forains. Les adieux de la veille +avaient ete manques: sans preparation, je n'avais rien trouve a dire. +Non, non, cela ne pouvait finir ainsi. + +Je pretextai donc un mal de tete, auquel on voulut bien croire. Je +compris qu'on me tenait pour ebranle par la scene du Cafe des +Navigateurs. Et meme tante Dine m'apporta en cachette un lait de poule +mousseux et digestif, favorable aux migraines, si savoureux que je +m'en delectai malgre mon chagrin, ce qui m'occasionna une humiliation +interieure. + +--Tu resteras au lit jusqu'a midi, conclut-elle en emportant la tasse. + +Elle aussi, elle ajouta: + +--Pauvre petit! + +Ce qui lui retira immediatement ma gratitude, car je n'entendais plus +desormais etre traite en enfant, puisque j'aimais. + +Des qu'elle fut sortie, je m'habillai en hate, mais non sans quelque +recherche, et grimpai dans la chambre de la tour, ou grand-pere +m'accueillit avec etonnement et avec des signes de plaisir. + +--On t'as laisse monter? me demanda-t-il. + +Pourquoi cette question? Je n'avais demande la permission a personne. +Il se contenta de hausser les epaules, deja revenu a sa philosophie. + +--Oh! moi, ca m'est bien egal. + +Des quatre fenetres de la tour, on commandait tous les chemins. Mon +plan consistait a guetter de ce belvedere le defile des roulottes. +Elles etaient chargees, elles avanceraient avec lenteur, je calculais +que j'aurais le temps de les rattraper. Par ou s'en iraient-elles? +Aucun indice ne me renseignait. J'imaginais qu'elles prendraient la +route d'Italie, et je surveillai celle-la davantage. J'etais donc +installe devant une des croisees, a demi dissimule par un meuble, +quand on frappa a la porte, et mon pere entra. Je pensai qu'il venait +me chercher, et je sus immediatement que, malgre mes resolutions, je +ne lui resisterais pas; il avait, comme la veille, son air calme +d'autorite souveraine et indiscutable. Absorbe par le but qu'il +poursuivait, il ne me vit pas et meme, comme il marcha droit a grand- +pere, il me tourna presque le dos. Jusqu'a mon intervention il devait +ignorer ma presence. Apres un salut qui fut courtois et bref, il +montra le journal qu'il apportait, un journal du pays: + +--Cette feuille annonce que vous vous presentez aux elections a la +tete de la liste de gauche: est-ce vrai, pere? + +Sous la forme interrogative de cette simple phrase, je devinais tout +un bouillonnement de colere qui se contenait encore. Au port de la +ville, un mur plat qui surplombait le lac etait balaye des vagues les +jours de vent ou de tempete. Nous nous amusions quelquefois, mes +camarades et moi, a passer dessus, entre deux lames, au risque de +recevoir de l'ecume ou des paquets d'eau. Mais, certains jours plus +mauvais, cette bravade devenait impossible. On disait alors du lac +souleve qu'il fumait. J'eus la sensation que tout a l'heure, ainsi, la +route serait barree. + +Du dialogue qui suivit, comment aurai-je oublie un traitre mot? Grand- +pere, doucement et cranement ensemble, a son habitude (il detestait +les scenes et les evitait le plus souvent, mais la couardise d'un +Martinod n'etait pas son fait), se contenta de repondre: + +--Je suis libre, je pense. + +--Personne n'est libre, reprit mon pere avec une volonte de ne pas +hausser le ton qui m'impressionna jusqu'aux moelles. Nous dependons +tous les uns des autres. Et vous n'ignorez pas que vous vous presentez +contre moi. + +Cette fois la riposte de grand-pere fut plus aigre: il ne cederait +pas, il se defendrait. Enfin! + +--Je ne me presente contre personne, declara-t-il, je me presente, +voila tout. Et je n'empeche personne de se presenter. Je te le repete, +Michel: chacun est libre d'agir selon son bon plaisir. + +Mon pere, avec une eloquence qui peu a peu s'echauffait et qu'il +rompait alors, comme s'il etait determine a ne pas se departir de la +forme la plus respectueuse et luttait sans cesse pour s'y maintenir +contre l'entrainement de sa parole, essaya de le convaincre par toute +une argumentation que meme a distance je crois pouvoir resumer. +Pourquoi cette candidature de la derniere heure quand jamais grand- +pere n'avait songe a jouer un role politique et quand il n'ignorait +point que son fils etait le chef du parti conservateur? Comment n'y +pas reconnaitre une manoeuvre de Martinod, trop heureux de venger son +soufflet et d'annoncer la desagregation de la famille Rambert? Mais on +ne se laissait pas prendre au piege grossier d'un Martinod. + +--Enfin, acheva-t-il, nous ne pouvons pas etre candidats l'un contre +l'autre. + +Le petit rire de grand-pere accompagna sa reponse: + +--Oh! oh! pourquoi pas? Ce sera nouveau et je n'y vois, pour ma part, +aucun inconvenient. + +--Mais parce qu'une famille ne peut pas etre divisee. + +--Une famille, une famille, tu n'as que ce mot-la a la bouche. Les +individus comptent aussi, je suppose. Et d'ailleurs, pourquoi tes +convictions ne sont-elles pas les miennes, puisque tu es mon fils? + +--Vous oubliez que mes convictions sont celles de tous les notres, +jusqu'a votre pere. + +--Oui, le pepinieriste. Tu oublies le soldat de l'Empereur... + +--Il servait la France. La France passe premiere. Je n'admets pas les +emigres. + +--... Et ton grand-oncle Philippe Rambert, le sans-culotte? + +--Ne parlons pas de luit: c'est notre honte. Toute famille a une +tradition. La notre, jusqu'a vous, etait simple et belle: Dieu et le +Roi. + +--Moi, la liberte me suffit. Je te laisse la tienne, laisse-moi la +mienne, une fois pour toutes. + +--Mais je vous repete que la solidarite de notre nom et de notre race +vous oblige. Votre liberte n'est d'ailleurs qu'une chimere. Nous +sommes tous en etat de dependance. Me contraindrez-vous a vous +rappeler que cette dependance, je l'ai acceptee avec toutes ses +charges? La maison meme qui nous abrite et que j'ai sauvee est le +temoignage de notre duree et de notre unite sous le meme toit. + +Peu a peu, la conversation devenait une bataille. Mon pere me semblait +si grand et si puissant que d'une chiquenaude il eut ecrase grand- +pere, et pourtant grand-pere lui tenait tete avec sa petite voix +pointue et un air crispe que je ne lui connaissais pas. De les voir +dresses l'un contre l'autre j'eprouvais de la peur et une horrible +gene. Dans ma rebellion nouvelle contre l'autorite, je me sentais de +coeur avec grand-pere. Cette liberte, dont on parlait pour l'attaquer +et la defendre, je lui donnais les traits de Nazzarena qui s'en +allait. Et il me parut que je commettrais une lachete comme, au Cafe +des Navigateurs, Martinod, quand il s'etait decouvert par ordre, +montrant sa face bleme d'epouvante, si je n'intervenais pas en faveur +de mon compagnon, de mon camarade de promenades, de celui qui m'avait +transmis comme un radieux heritage --le seul dont il disposat --son +amour de la nature intacte, de la vie nomade, de l'independance qui +rejette fierement toutes les regles, et peut-etre le gout meme de +l'amour qui, a lui seul, pouvait resumer tout cela. Je ne me +dissimulais pas les risques, je devinais la correction qui suivrait et +cependant je m'avancai, pareil a un petit martyr qui reclame le +supplice: + +--Grand-pere est libre, criai-je aussi fort que je pus. + +Je crus avoir pousse un cri formidable, et c'est a peine si je +m'entendis moi-meme. Je fus etonne et vexe de n'avoir pas fait plus de +bruit. J'en constatai neanmoins l'effet immediat, qui suffit a ma +satisfaction et ne me rassura point. Mon pere s'etait brusquement +retourne, stupefait de ma presence et de mon audace. Cette fois la +route etait barree, comme au bord du lac, les jours de tempete. Il +nous devisagea tour a tour pour surprendre notre complicite, notre +entente. Devant lui, nous n'etions veritablement plus rien du tout. Sa +force pouvait nous briser tous les deux. Ses yeux deja nous +foudroyaient. Sa voix retentirait sur nous comme un tonnerre. L'orage +qui s'amoncelait serait terrible. + +Qu'attendait-il et pourquoi gardait-il le silence? Ce silence qui se +prolongeait devenait plus inquietant, plus tragique. J'y ecoutais ma +peur comme le tic-tac d'une horloge. + +Mon pere, ayant pris le temps de se ressaisir par un effort qui dut +etre surhumain, se detourna de moi que son regard terrorisait pour +s'adresser a grand-pere: + +--C'est bien, dit-il avec une tranquillite et une douceur dont je fus +deconcerte, je ne suis plus candidat. Nous n'offrirons pas a la ville +le spectacle de nos divisions. Mais je me permettrai de vous donner un +conseil. Martinod, par mon desistement, obtient ce qu'il desire; il +ne poursuivait pas un autre but. Ne soyez pas plus longtemps +l'instrument de cet homme qui m'a bassement calomnie et renoncez de +votre cote a cette candidature dont vous n'avez que faire. + +Grand-pere, s'il fut surpris de ce revirement, ne le manifesta +d'aucune facon: + +--Oh! tu as bien tort de te retirer. Tu aurais peut-etre ete elu, et +moi, ca m'est egal. Je tiens principalement a desavouer tes opinions +politiques. La famille ne nous commande pas nos idees. + +Mon pere dut hesiter une seconde a reprendre la discussion et il y +renonca definitivement. Il y renoncait parce qu'un autre sujet lui +tenait davantage au coeur: + +--Laissons cela, declara-t-il. Mais il s'est passe dans ma maison +quelque chose de plus grave encore et que je ne puis tolerer. Vous +m'avez pris cet enfant que je vous confiais. + +Le debat changeait et j'en devenais l'objet tout d'un coup. +Instantanement je revis mon depart pour notre premiere promenade apres +ma convalescence. Nous sommes tous les trois sur le pas de la porte. +Mon pere joint ma main a celle de grand-pere avec ces mots qui +m'etonnent: Voici mon fils. C'est l'avenir de la maison. Et grand- +pere repond, en s'accompagnant de son rire: --Sois tranquille, +Michel, on ne te le prendra pas. Comment pouvait-on me prendre et que +signifiait ce propos? + +--Quelle plaisanterie! repliquait deja grand-pere, je n'ai jamais rien +pris a personne. Et voila que maintenant on m'accuse de voler les +enfants! Pourquoi pas de les manger? + +Mais la moquerie ou l'ironie etait une arme trop legere pour n'etre +pas brisee dans l'attaque qui suivit. Aucun detail de cette scene ne +m'est sorti de la memoire. Je les revois tous les deux, l'un fort et +colore, en pleine vigueur et puissance, et cependant poussant une de +ces plaintes comme on en arrache aux arbres qu'on fend; l'autre si +vieux, ratatine et delicat, et neanmoins insolent dans sa facon de se +dresser et de railler, --et moi, entre eux, comme l'enjeu de la partie +qui se jouait. + +--Oui, reprenait mon pere, je vous ai donne mon fils pour le guerir et +non pour le detourner. Vous-meme, vous vous etiez engage a ne rien +dire ni faire qui put le mettre un jour en contradiction avec nos +traditions religieuses et familiales. Avez-vous tenu votre promesse? +Il y a quelque temps deja que je soupconnais le travail opere dans +cette petite tete. J'en ai averti Valentine. Elle aussi, je m'en suis +rendu compte, redoutait ce malheur et, dans son respect pour vous, +craignait de vous attribuer a tort une mauvaise influence. Je ne sais +comment vous avez conquis cette cervelle d'enfant. Mais ce que je +n'ignore plus, c'est que vous avez conduit Francois au lieu meme ou +tous nos ennemis se rassemblent et abusent de votre faiblesse et de +votre generosite. + +--Je ne te permets pas... voulut interrompre grand-pere. + +--De votre generosite, continua la voix plus ardemment, ou de la +mienne. Car j'ai recu ce matin la carte a payer. Elle est chere. +Martinod a trouve plaisant d'abreuver sa bande a mon compte. + +--Qui t'a envoye la note? + +--Le patron du cafe. A qui voulez-vous qu'il l'envoie? Il est venu en +personne l'apporter, et, pour me convaincre, il s'est contente +d'ajouter: "Le petit a consomme." Mon fils en etait comme mon pere: +je suis responsable, car, moi, je crois a la solidarite de la famille. +J'ai paye pour Cassenave qui, dans son ivrognerie, porte deja les +signes de la mort; pour Glus et Merinos, pauvres rates, incapables du +moindre travail; pour ce faineant de Galurin et pour cette canaille +de Martinod. Payer n'est rien, et j'ai subi, vous le savez, de plus +rudes averses. Mais quelles erreurs avez-vous enseignees a ce petit? +Il faut maintenant que je les connaisse pour les extirper de son coeur +comme la mauvaise herbe du jardin. Ou ira-t- il? Que fera-t-il dans la +vie avec cette utopie de la liberte que la realite dement a toute +heure, sans les fortes disciplines de la maison, sans notre foi? Ce +qui soutient notre race, toutes les races, ne savez-vous pas que c'est +l'esprit de famille? La vie ne vous l'a- t-elle donc pas enseigne? + +J'etais remue par l'accent de ces paroles. Sensible a la musique des +mots, je m'en emparais au passage, et c'est par eux qu'aujourd'hui je +remonte aisement aux idees qu'ils recouvraient et qui passaient alors +pardessus ma tete. + +--Tu as fini? demanda grand-pere avec une impertinence qui provoqua +mon admiration. + +--Oui, j'ai fini. Et je m'excuse d'avoir eleve la voix devant cet +enfant. Qu'il sache au moins --vous pouvez en temoigner --que j'ai +toujours ete un fils respectueux. + +--Oh! tu as paye mes dettes. Et tu les paies encore. + +--N'est-ce que cela? et n'avez-vous pas rencontre en toute occasion +l'appui de mon affection filiale? + +--De ta protection. + +--Ma protection ne s'est exercee que pour ecarter ceux qui voulaient +votre ruine. Et ne comprenez-vous pas que c'est notre ruine future que +vous preparez en soustrayant ce garcon a mon autorite, en le desarmant +? + +Grand pere fit: oh! oh! et reclama son tour de parler: + +--Mais quels reproches ai-je donc merites? J'ai promene cet enfant qui +en avait besoin, je lui ai communique l'amour de la nature. + +--Et non l'amour de la maison. + +--Est-ce ma faute s'il prefere ma compagnie? Je ne cherche pas a +enseigner, moi. Je ne preche pas, a tout bout de champ, l'ordre, la +tradition, les principes et la religion. J'ai seulement le respect de +la vie, de la liberte si tu preferes. + +--Mais la liberte n'est pas la vie. Elle detruit tout ce qu'il faut +conserver. + +--Oh! ne revenons pas sur cette discussion. Ce qui s'est passe pour +ton fils s'est passe pour le mien. + +--Pour moi? + +--Oui, pour toi. Quand tu etais petit, une autre influence s'est +substituee a la mienne. Le magistrat, le pepinieriste, l'homme des +roses... + +--Votre pere. + +--Oui, t'a donne le gout des arbres tailles, des allees ratissees, des +lois divines et humaines, quoi! + +--Pourquoi m'en vouloir de ressembler a notre race? + +--Sous mes yeux, je t'ai vu changer. Sais-tu si je n'en ai pas +souffert, moi aussi? + +--Oh! vous avez toujours ete si detache de moi et de... + +Mon pere n'acheva pas sa phrase et je ne l'acheverai pas aujourd'hui +davantage, bien que j'aie trop de crainte d'en deviner le sens. Le +respect qu'il a garde, meme a distance s'impose a moi. Tous deux +venaient de rouvrir une plaie secrete dont le sang n'etait pas +entierement tari. Ils restaient face a face, avec ce souvenir entre +eux, effrayes peut-etre de ce qu'ils decouvraient dans le passe et ne +voulaient pas approfondir devant moi, quand un secours inattendu leur +vint. Ma mere entra. Sans doute avait-elle de sa chambre entendu le +choc des voix et accourait-elle, tremblante, pour empecher le conflit +de s'aggraver. Elle apportait la paix de la famille. + +--Qu'y a-t-il? s'informa-t-elle avec douceur. + +Deja, par sa presence, elle les separait, et j'eus l'impression que la +conversation n'offrirait plus d'interet pour personne. + +--Je suis venu reprendre mon fils, declara mon pere. + +Et grand-pere m'abandonna: + +--Reprends-le. Reprends-le. + +On disposait de moi sans me consulter. Mais il ne put se tenir +d'ajouter, en maniere de defi: + +--Reprends-le si tu peux. + +--Il ne faut pas l'ecarter de Dieu, dit simplement ma mere qui se +rappelait notre messe manquee. + +Et, comprenant que je n'etais pas a ma place, elle me poussa vers eux +comme un gage de reconciliation avec ces mots: + +--Embrasse-les et descends vers tante Dine. + +J'obeis. On m'accola negligemment ou a contre-coeur, et je m'elancai +dans l'escalier, sans savoir comment le rapprochement s'opera. Je +pensais a Nazzarena qui partait. Un peu plus tard on m'appela dans le +jardin, mais je ne repondis pas. + +Je courus jusqu'a la chataigneraie qui bordait le domaine et je +grimpai sur le mur, a cote de la breche qu'un des arbres avait jadis +ouverte rien que par la poussee de ses racines, et qu'on avait fermee +par une grille. De la, je dominais la route d'Italie. Il ne me restait +plus que cette chance: la troupe du cirque passerait-elle par la? +J'attendis assez longtemps, et ce ne fut pas en vain. + +Les voici, les voici. D'abord les voitures qui portent la tente et les +bancs et tous les accessoires. Quels tristes chevaux les trainent! Je +cherche le coursier noir de Nazzarena, mais il ne se distingue pas des +autres haridelles. Puis ce sont les roulottes habitees. L'une ou +l'autre de leurs minces cheminees fume: on prepare le diner pour la +route qui sera longue. Sur un balcon d'arriere, a cote de la perruche +que je connais bien, une vieille peigne les cheveux noirs d'une +fillette. Je cherche, je cherche de tous mes yeux les cheveux blonds +de mon amie. + +Ah! je la vois enfin. C'est elle, la, sans chapeau, c'est son visage +uni et son teint dore. Elle conduit elle-meme une des guimbardes. On +lui a confie une mission d'importance. Elle tient son fouet tout droit +en l'air, mais elle aime trop les betes pour les frapper. Elle +redresse le buste, elle porte fierement la tete. Comme son cou est +bien degage! Pourquoi ne l'avais-je pas remarque encore? Je ne l'ai +pour ainsi dire jamais vue: je veux la voir, je veux la voir. Quand +elle sort de l'ombre que verse le chataignier, le soleil nimbe d'or la +chevelure qui frise et qui semble se meler au jour sans qu'on sache ou +ses boucles commencent, ou le jour finit. A cote d'elle, sur le siege, +un jeune garcon est assis. Ils causent ensemble, ils rient ensemble. +Elle a montre ses dents blanches. Ses dents blanches, je les ai vues, +mais son regard, son regard dore ne se tournera-t-il pas vers moi? +Nazzarena, Nazzarena, ne devinez-vous pas que je suis la, tout pres de +vous, perche sur le mur, sur ce mur au-dessus de vous?... + +Elle rit, elle passe, elle a passe. La toiture de la roulotte me la +cache maintenant. Je ne l'ai pas appelee, elle ne m'a pas regarde. +Est-il possible que je ne voie plus son visage, ni ses yeux, ni son +teint dore? Est-il possible qu'un evenement si considerable n'ait dure +que cette toute petite minute? + +Mon coeur eclate dans ma poitrine, et je reste la sans bouger. +Pourquoi ne pas sauter du mur sur la route, pourquoi ne pas courir +apres elle? Suis-je donc cloue a mon poste? Maintenant je sais qu'elle +est perdue pour moi, maintenant je sais qu'elle a toujours ete perdue +pour moi. Comme ce berger qui menait son troupeau a la montagne et qui +d'un mot jete au passage m'enseigna jadis le desir, ne m'a-t- elle +pas, rien qu'en s'en allant, appris la douleur des separations +d'amour? La douleur des separations d'amour s'est fixee pour moi dans +cette image: un petit garcon a cheval sur le mur de son heritage, et +une petite fille qui, dans la lumiere du matin, s'en va sur la route, +qui s'en va sans se retourner... + +Que nous tenons a nos souvenirs! Plus tard, quand je suis devenu le +maitre, le fermier est venu me demander l'autorisation d'abattre cet +arbre qui la recouvrit de son ombre une derniere fois. "Monsieur, me +disait-il pour me convaincre, il a de la roulure, il est tout pourri +en dedans, il ne donne plus de fruits, il perd de son prix tous les +jours, et bientot il se vendra pour rien." Je resistais a ses assauts +et j'alleguais des raisons vagues. Comment faire entendre a un honnete +fermier qu'on veut conserver un chataignier mort rien que parce qu'une +bohemienne a passe dessous, il y a tant d'annees qu'on n'ose plus les +compter? S'il est des choses inexplicables, celles-la surement en est +une. + +Mon homme n'a pas lache prise. Ces paysans sont obstines. "Monsieur, +monsieur, un de ces quatre matins, il ecrasera le mur en tombant." Et +je pense qu'un mur se remplace. "Monsieur, monsieur, un de ces quatre +matins, il ecrasera un passant." Ca, c'est plus grave. Un passant ne +se remplace pas. Allons, soyons raisonnable. Il n'ecrasera donc en +tombant que mon coeur. + +J'ai donne l'ordre d'abattre le temoin de mon premier chagrin d'amour. +Je me suis penche sur le trou que ses racines arrachees ont creuse +dans la terre, et je ne me suis pas etonne de tant de place qu'il +occupait. Maintenant le mur reconstruit a bouche la breche et je me +sens plus enferme dans mon enclos. A mesure qu'on avance dans la vie, +il semble que ce mur d'enceinte se resserre. + +La nature change avant nous. La nature meurt avant nous. Nous perdons +peu a peu tout ce qui donnait un visage au passe. Aucun temoin ne +garantit plus la verite de nos souvenirs. D'autres ombres que celles +des arbres peu a peu descendent sur nous. Et l'on a de la peine a +croire qu'on a ete, comme tout le monde fut peut-etre un jour, un +enfant a califourchon sur un mur, ne sachant pas s'il sautera dehors +vers la vie libre, vers la jeune fille qui rit, vers l'amour, ou s'il +rentrera, bien sagement, a la maison... + +VI + +PROMENADE AVEC MON PERE + +Pendant ma longue convalescence, comme on ne me permettait pas de lire +sans repit, avec l'aide de tante Dine qui assujettissait patiemment +ses lunettes, dont elle ne se servait pas volontiers, afin de donner, +d'une main plus sure, de grands coups de ciseaux, parfois malheureux, +dans les cartonnages, j'avais construit toutes sortes d'edifices, +chateaux, fermes, chaumieres, et meme cathedrales. Je les disposais +sur une grande table qu'on m'abandonnait. L'ensemble me representait +une ville dont mes soldats de plomb entreprenaient le siege. Ces +soldats, legues par mon frere Bernard qui, tout petit, collectionnait +deja les uniformes, ou offerts le soir de Noel par le belliqueux petit +Jesus, etaient innombrables: il y en avait des regiments, de grands +et de minuscules, de plats et de pleins, et des fantassins, et des +artilleurs, et des cavaliers. Parmi les cavaliers, les uns faisaient +corps avec leur monture, les autres s'en pouvaient detacher: un +appendice pointu qu'ils portaient au derriere permettait de les fixer +a volonte sur le dos perfore des chevaux. Un soir l'assaut fut +tragique. Le general devisse --il etait pourvu de l'appendice -- entra +par la breche le premier, apres quoi il remonta sur son coursier +alezan hisse a l'interieur on ne sait par quel subterfuge. Dans +l'exaltation de la victoire, je mis le feu aux quatre coins de la cite +conquise et, quand je voulus en suspendre les ravages, il etait trop +tard. Une minute apres, l'incendie avait tout consume, et tant de +maisons qui m'avaient coute des semaines et dont l'achevement me +procurait de l'orgueil ne formaient plus qu'un amas de cendres noires. +Encore fus-je severement reprimande pour avoir manque de bruler le +mobilier. Et je demeurai stupide devant la rapidite de cette +incineration comparee au temps exige pour batir. + +La fin brusque de ma premiere tendresse --cette pauvre minute ou il me +fut donne de voir Nazzarena dans le soleil --me causa une pareille +deception, un pareil decouragement. Jour apres jour, j'avais edifie en +moi ce sentiment d'abord si vague, et puis si grave et si riche. Sans +cesse j'y ajoutais quelque chose: un sourire, une parole, une +rencontre et meme une moquerie qui venait d'elle; ou bien c'etait +l'admiration pour ses exercices d'ecuyere; ou j'avais seulement passe +sur la place du Marche et vu sa roulotte. Elle remplissait ma vie +beaucoup plus que je ne le soupconnais, et maintenant il ne m'arrivait +plus rien. Ce vide, jusqu'alors inconnu, m'etait plus penible qu'une +veritable douleur. Je tachais de m'y agiter sans aucun succes, car je +n'imaginais pas encore le parti qu'on peut tirer du souvenir. Comment +aurais-je su qu'il est possible de vivre hors de l'instant present? Et +de Nazzarena partie, de Nazzarena perdue pour toujours, ce qui me +restait, c'etait moins sa pensee qu'une langueur repandue en moi par +son depart, langueur ou je me complaisais, ou je la retrouvais encore, +et qui me rendait incapable de m'interesser a quoi que ce fut. + +Par elle je fus empeche de preter beaucoup d'attention aux changements +survenus chez moi. Sans efforts je m'en accommodai, et l'on crut a la +facilite de mon humeur. Entre mon pere et mon grand-pere, depuis la +scene de la tour, subsistait un etat de gene que le tact de ma mere, +seul, reussissait a rendre supportable a l'un et a l'autre. Sans une +interdiction formelle, je cessai de me promener avec grand-pere et +meme de monter dans sa chambre. Il s'enfermait pour jouer du violon +une bonne partie de la journee. Quand nous nous retrouvions a table, +il ne cherchait nullement a se rapprocher de moi, comme s'il eut +renonce definitivement a notre intimite, et je l'estimais un peu +ingrat, m'attribuant un role important pour l'avoir defendu. Les repas +etaient devenus maussades. L'un s'isolait, l'autre s'absorbait dans +ses pensees. Je compris que tous deux, par une entente tacite, +s'etaient retires de la lutte municipale. Personne n'osait parler des +elections qui etaient toutes proches, mais les affiches des murs, que +je lisais sur le parcours de la maison au college, me renseignaient. +Le nom de Martinod y figurait, et de meme celui de Galurin, mais on +avait neglige Verse-a-boire et les deux artistes. Tante Dine, le long +de l'escalier, parlait toute seule d'evenements extraordinaires et de +traitres epouvantables. En somme, Martinod etait parvenu a ses fins: +le candidat qu'il redoutait, le seul qu'il redoutat, s'etait desiste. + +Je compris encore que grand-pere n'avait pas repris le chemin du Cafe +des Navigateurs, soit pour observer la treve, soit pour eviter des +sollicitations auxquelles il eut ete sans doute enclin a ceder. En +apprenant qu'on venait d'appeler mon pere au chevet de Cassenave +delirant, il parut tres surpris et meme affecte: donc il n'avait pas +revu ce compagnon. + +--Cassenave malade! s'informa-t-il. Il aura trop bu. + +A dejeuner, mon pere nous annonca que Cassenave etait mort. + +--Je le lui avais predit, assura-t-il. Il y a beau temps qu'il aurait +du renoncer a la bouteille. + +--C'etait son gout, opina grand-pere. + +C'etait son gout: cela excusait, justifiait toutes les actions, les +bonnes et les mauvaises, et je l'entendais bien ainsi. Je vis aux +levres de mon pere une reponse prete, mais il la retint et se contenta +d'ajouter: + +--J'ai prevenu Tem Bossette. Le meme sort l'attend, s'il n'y prend pas +garde. Et il est deja tard pour lui. + +--Tous les ivrognes, conclut tante Dine, qui se plaisait aux +generalisations. + +Le dimanche des elections vint enfin. Je le reconnus aux placards +multicolores qui garnissaient les facades et a l'affluence plus +nombreuse que je dus traverser pour me rendre a la messe du college. +Personne, a la maison, n'y avait fait la moindre allusion. Apres le +dejeuner qui fut sans entrain, a peine son cafe pris, grand-pere mit +son chapeau et s'empara de sa canne. + +--Ou vas-tu? questionna tante Dine. + +--A la campagne. + +--Du moins as-tu vote? + +--Bien sur que non. + +--C'est un devoir. + +--Oh! ca m'est egal. + +--Au fait, tant mieux! ajouta ma tante: tu aurais ete capable de +donner ta voix a ces canailles. + +Elle jugeait inutile de les designer davantage. + +Il avait failli solliciter les suffrages, comme disaient les affiches, +et il ne votait meme pas. C'etait son gout et je n'y voyais rien a +redire. Chacun pouvait agir a sa guise et changer a son caprice: sans +quoi la liberte, que serait-elle devenue? Comme il franchissait le +seuil, il se retourna tout a coup et me proposa de m'emmener avec lui. + +--Ma casquette et j'y vais! criai-je, deja bondissant, comme si +j'avais totalement oublie la scene de la tour. + +Mon pere, qui nous observait, arreta mon elan par son intervention: + +--Je vous remercie. Aujourd'hui, c'est moi qui le promenerai. J'ai +conge. + +Il s'accordait bien rarement des conges. De plus en plus ses malades +l'accaparaient. Sa reputation avait du s'etendre au loin a la ronde, +car on reclamait ses services a de grandes distances: ses absences, +ses voyages se multipliaient. + +--Je ne m'appartiens plus, confiait-il ma mere. Et la vie passe. + +--Mon ami, murmurait-elle, je t'en conjure, ne te fatigue pas. + +Elle s'ingeniait a le soigner, a obtenir de lui qu'il se reposat. Pour +la rassurer, il riait, redressant sa haute taille, bombant la +poitrine. Jamais il n'avait besoin de repos. Ses robustes epaules +pouvaient porter le monde, et de fait ne portait-il pas le poids de la +maison et de nos sept avenirs? Par une complication etrange, tout en +continuant de me revolter interieurement contre lui, je ne cessais pas +de l'admirer. Il me representait la force contre quoi rien ne prevaut. +Je ne l'imaginais pas vaincu ou gemissant. La vie etait pour lui une +perpetuelle victoire. + +Je ne l'admirais qu'a distance. La perspective de cette promenade avec +lui m'epouvanta et je demeurai sur l'escalier, attendant je ne sais +quel evenement qui viendrait y mettre obstacle. + +--Allons, m'encouragea-t-il, va chercher ta casquette, depeche-toi. +Les jours sont longs, nous irons loin. + +Sa voix sonore etait sans durete. Elle avait meme cet accent +bienveillant qui rendait l'espoir aux malades. En somme, soit a la +sortie du Cafe des Navigateurs, soit dans la chambre de la tour, il ne +s'etait pas montre severe a mon egard. Mais la bonte ne lui servait de +rien pour m'adoucir. Je ne lui en savais aucun gre et je le +considerais comme un tyran acharne a me retenir prisonnier. Des qu'il +etait la, je cessais d'etre libre. Nous aurions beau gagner le coin le +plus abandonne, le plus farouche: autour de moi je verrais pousser +des murailles. Tandis qu'avec grand-pere j'avais l'impression que les +clotures disparaissaient et que la terre sans entraves appartenais a +tous ou n'appartenait a personne. + +Pourquoi mon pere m'imposait-il ce long tete-a-tete qui par avance me +glacait? Les revelations de Martinod ne m'avaient-elles pas appris ses +preferences? Il s'enorgueillissait de Bernard et d'Etienne, il se +preoccupait sans cesse de Melanie, et je surprenais quelquefois ses +regards poses sur elle avec une insistance bizarre, comme s'il ne +l'eut jamais vue ou comme s'il prenait son empreinte; quant a moi, e +ne comptais guere. De toute ma volonte je voulais etre un enfant +incompris, un enfant malheureux, un enfant injustement delaisse. Cela +m'etait necessaire pour entretenir la langueur amoureuse dont je me +delectais. De sorte que je ne partis pas volontiers et le laissai +voir. Lui, au contraire, s'efforcait d'etre gai et, comprenant qu'il +desirait me mettre en confiance, par esprit d'opposition, je me +reservai davantage. + +Nous voila sur la route, non point d'un pas lent de flaneurs qui vont +a l'aventure, comme c'etait notre habitude a grand-pere et a moi, mais +d'un pas allegre et vif, comme si une musique militaire nous +precedait. + +--En marchant bien, m'expliquait-t-il, nous en aurons pour deux ou +trois heures. + +Afin de montrer que cette promenade ne m'interessait nullement, je ne +demandai pas ou nous allions. Ce ne serait surement pas cet endroit +perdu ou l'on foulait des fougeres, ou sur les parois de rochers les +bruyeres s'agrippaient, ou, separe du reste du monde, loin des maisons +et des cultures, au bruit sourd d'une cascade j'avais connu +l'initiation a la nature sauvage. + +Dans un village que nous traversames, je me souviens que je donnai un +grand coup de pied dans un tuyau de vieille gouttiere arrachee qui +gisait sur le sol. + +Nous eumes aussitot sur nos talons tous les chiens qui se +rassemblerent en hurlant. Un peu effraye de leurs gueules menacantes +et de tout ce vacarme que j'avais provoque, je me rapprochai de mon +rassurant compagnon: + +--Laisse-les aboyer, me dit-il. Dans la vie, tu verras, c'est tout +pareil. Des qu'on fait un peu de bruit, tous les chiens se +precipitent. Si l'on se retourne, c'est une lutte ridicule. Le mieux +est de ne pas s'occuper d'eux. Il faut laisser aboyer les chiens. + +Comment ai-je compris qu'il s'agissait de Martinod et de sa gifle? +Quand nous fumes hors d'atteinte, j'en voulus a mon pere d'avoir +remarque mon mouvement de peur. + +Par un bon chemin muletier nous attaquames une colline. Lui, +cependant, a mesure que nous avancions et que nous respirions en +montant un air plus salubre, retrouvait sa belle humeur. C'etait un +beau jour de la fin de mai ou du commencement de juin, deja chaud mais +bien ventile. Dans mon pays le printemps est lent a venir et la +vegetation part tout d'un coup. Elle etait venue la veille peut-etre, +ou l'avant-veille, tant le vert des feuilles etait luisant, l'herbe +grasse, les fleurs brillantes. Nous traversames un bois de chenes, de +fayards et de bouleaux. Les futs blancs des bouleaux, gris et lisses +des fayards, bruns et rugueux des chenes formaient les colonnades d'un +immense temple voute; le ciel ne s'apercevait pas. + +--Ah! dit mon pere, en s'arretant pour souffler un peu et en se +decouvrant afin de mieux sentir la fraicheur qui tombait des arbres, +comme il fait bon ici et quelle belle journee! + +Je m'etonnai qu'il s'extasiat sur une chose si ordinaire dont j'avais +eu si souvent le profit, sans penser qu'il en avait, lui, rarement +l'occasion. Deja il reprenait: + +--C'est terrible d'etre si occupe! On n'a pas le temps de jouir du +soleil et de l'espace, ni de causer autant qu'on le voudrait avec ses +fils. Autrefois, te rappelles-tu, Francois, je te racontais les +combats de l'Iliade et le retour a Ithaque. + +Je ne l'avais pas oublie, mais les recits epiques me paraissaient +appartenir a une enfance deja lointaine et depassee. Ils dataient +d'avant cette convalescence qui m'avait change le coeur. Ils dataient +devant mes promenades avec grand-pere, d'avant la liberte et +Nazzarena, d'avant l'amour. Alors je ne m'en souciais plus. Hector se +battait pour garder sa maison, et Ulysse bravait les tempetes pour +rentrer dans la sienne dont il voyait, de la mer, la fumee, et +j'entrevoyais un destin individuel ou je ne dependrais plus de rien ni +de personne. + +Nous percames bientot le rideau des arbres et nous atteignimes le +sommet de la colline. Les ruines d'une ancienne forteresse la +couronnaient. A en juger par les pans de murs ecroules ou croulants, +par la hauteur des tours encore debout et tout ajourees, elle avait du +tenir une place considerable. Le lierre et les ronces envahissaient +ses vestiges. Elle subissait le dernier assaut de tous les vegetaux +avides de la recouvrir. + +--Les ruines ne me plaisent pas beaucoup, me declara mon pere. Elles +servent a la poesie, mais elles decouragent d'agir. Elles nous +montrent la fin, quand le but de la vie est de construire. Encore +celles-ci ont-elles un role a jouer: elles evoquent un passe de lutte +et de gloire. C'etait jadis le chateau fort du Malpas. Il commande la +route de la frontiere. Il en a subi, des sieges et des attaques! En +1814, quand la France fut assaillie par trois armees, tout demantele +qu'il etait deja, on y a hisse des canons pour tirer sur les +Autrichiens. + +J'aurais du penser que nous irions la. C'est un lieu celebre dans +toute notre province. Celebre par quoi? je le savais vaguement. Jamais +grand-pere ne m'y avait conduit: il detestait les endroits frequentes +"ou, disait-il, on va le dimanche en famille, et qui sont pleins de +souvenirs, grands hommes, batailles et papiers gras." + +Mon pere s'echauffait pour parler batailles. N'avait-il pas defendu +pareillement la maison contre nos ennemis, contre les ils de tante +Dine acharnes a sa conquete? Un instant captive, je faillis lui poser +cette question: "Et pendant la guerre, pere, ou etiez-vous?". Je +savais qu'il avait pris du service et brasse la neige avec sa +compagnie, pendant un hiver rigoureux. Cependant la question ne +franchit pas mes levres. Elle eut avoue que je subissais son influence +et je me raidissais pour lui resister. Toute la foret de chenes, de +bouleaux et de fayards, et ces ruines decoratives sur l'horizon, ne +valaient pas pour moi le chataignier sous lequel Nazzarena avait +passe. + +Il m'entraina au bord de la terrasse que formait l'ancienne cour du +chateau dont on avait jete bas la facade. De la on dominait, on +decouvrait tout le pays, le lac avec ses rives dentelees, ses petits +golfes pleins de grace, ses verts promontoires, la ville etagee au- +dessus, facile a dechiffrer a cause de ses places et de ses jardins +publics, les villages de la plaine a demi couches dans l'herbe comme +des troupeaux immobiles, ceux des coteaux groupes au bas de leurs +eglises en faction, et, pour fermer la vue, les montagnes, tantot +boisees, tantot rocheuses et nues. Une belle lumiere d'apres-midi, +tout en vibrant sur les choses, en precisait les contours. Ici ou la +un toit d'ardoise lui renvoyait ses fleches d'or. Aux differences de +teintes, aux nuance memes du vert on pouvait distinguer les cultures, +et toutes les limites des heritages, indefiniment divises, clos de +haies, de murs ou de barrieres, et les petits cimetieres blancs, +decoupes en carres, dans le voisinage des groupes de maisons. + +Mon pere distribua leurs noms a tous les lieux habites, puis aux +sommets et aux vallees. Il n'y avait aucun rapport entre son procede +et celui de grand-pere. Ou nous cherchions, grand-pere et moi, la +trace de la nature, fendue par la charrue ou la hache, defrichee et +ecrasee par tous les travaux agricoles, et neanmoins survivante ca et +la dans sa purete primitive, il montrait, au contraire, la constante +intervention de l'homme et le travail superpose des generations. Au +lieu de la terre libre, c'etait la terre disciplinee, contrainte a +servir, a obeir, a produire. Et cette terre avait ete arrosee de sang +dans le passe, traversee par des troupe armees, protegee par la force +contre l'etranger, comme il convient a une marche de France, benie +enfin par des prieres. Un saint meme, un saint populaire qui avait +introduit le miracle dans la vie courante, notre saint Francois de +Sales, s'y etait agenouille pour l'offrir a Dieu. Elle nourrissait les +vivants. En elle reposaient les morts. + +Terre feconde, terre glorieuse, terre sacree, il celebra sa triple +noblesse avec tant de clarte que, malgre moi, je le suivais. + +--Et la maison, acheva-t-il, ne vois-tu pas la maison? + +Je la cherchai sans plaisir et constatai que j'avais perdu l'habitude +d'orienter mon regard de son cote. Il etait pourtant facile de la +decouvrir, au bord de la ville, isolee, avec, en arriere, le beau +domaine rustique par lequel elle rejoignait la campagne. + +La parole de mon pere, comme les spirales d'un oiseau qui plane, avait +tournoye sur le pays tout entier. Voici que, resserrant ses cercles, +elle s'abattit soudainement sur notre toit. Et il me detailla la +maison comme les traits d'un visage. + +On ne l'avait pas batie d'un seul coup. Elle ne se composait autrefois +que du rez-de-chaussee. + +--Tu as bien vu la date sur la plaque de la cheminee, a la cuisine, +1610. + +Et je pensai: "ou 1670", pret a repeter comme grand-pere, dont la +reflexion me revint a la memoire: "ca n'a aucune importance." Mais je +n'osai pas risquer tout haut ce commentaire. Un siecle plus tard, nos +ancetres enrichis surelevaient d'un etage, construisaient la tour. +Limitee par la ville, la propriete s'etendait vers la plaine que des +bois occupaient. Et les bois abattus faisaient place au jardin, aux +champs et aux prairies. C'etait une lutte continuelle contre les +difficultes, la fortune et contre des ennemis sans cesse renouveles. +Mon pere croyait donc, lui aussi, aux ils de tante Dine? Pour un peu, +j'aurais souri, mais il ne m'en laissa pas le loisir. Chaque +generation a la tache commune avait apporte son effort, et l'une ou +l'autre, celle du garde-francaise, celle du grenadier, sa contribution +d'honneur. La chaine n'avait pas ete interrompue. Cependant j'eprouvai +l'envie d'objecter: + +--Et grand-pere? + +Que m'aurait-il repondu? Mais voici qu'il y repondait de lui-meme, +sans amertume. Quelquefois cette chaine s'etait tendue a se rompre, et +la maison avait traverse de mauvais jours. Il la representait fendant +las vagues comme un solide vaisseau dont la barre est maintenue par un +pilote sur. Sa voix qui jadis se plaisait a nous raconter les exploits +des heros composait peu a peu, avec une exaltation croissante, une +sorte d'hymne a la maison. C'etait le poeme de la terre, de la race, +de la famille, c'etait l'histoire de notre royaume et de notre +dynastie. + +A mesure que les annees se sont enfuies, loin d'en etre affaibli, le +souvenir de cette journee prend mieux tout son sens a mes yeux. Mon +pere avait mesure le chemin que j'avais parcouru pour m'eloigner de +lui. Il voulait me reprendre, me ressaisir, me rattacher. Avant d'en +appeler a son autorite, il tenait de frapper mon imagination et mon +coeur, de les reconquerir sur leurs chimeres, de leur proposer un but +capable de les emouvoir. Seulement, de toutes parts presse par la vie +quotidienne, il lui fallait se hater, il ne disposait que d'un jour +entame deja, de quelques heures fugitives pour entreprendre ma +transformation. Il pensait en une fois regagner son fils perdu, il +comptait sur son art incomparable de diriger les hommes, de les +subjuguer. + +Ce qu'il dit pour me convaincre, pour m'arracher l'emotion qui me +livrerait, je le comprends maintenant et bien tard, ce dut etre beau +comme un chant d'Homere. J'en eus pourtant l'intuition immediate. Je +ne sais si jamais paroles plus eloquents furent prononcees que celles +qu'il m'adressa sur cette colline, tandis que le soir commencait +lentement de fleurir le ciel et de pacifier la terre. Je ne trouve pas +d'autre mot: il me faisait la cour comme un amoureux qui ne se sent +pas aime et connait que son amour seul apportera le bonheur. Mais d'un +pere l'affection descend, elle exige que la notre monte vers elle. La +sienne, par un privilege unique dont sa fierte n'etait pas atteinte, +montait vers moi, m'enveloppait, m'implorait. + +Oui, reellement, je crois que mon pere m'implorait et je demeurais +impassible en apparence, tandis que j'aurais du l'arreter avec un cri +ou tout mon etre se fut jete. Je n'etais pas impassible cependant. Il +y avait dans le son de sa voix trop de pathetique pour que ma +sensibilite, eveillee de bonne heure, n'en fut pas toute secouee. +Mais, par une contradiction singuliere, ce que cette voix remuait en +moi, c'etait precisement le desir, tous les desirs qu'elle voulait +chasser. Elle chantait les pierres de la maison batie pour triompher +du temps, l'abri du toit, l'union de la famille, la force de la race +qui se maintient sur le sol, la paix des morts que Dieu garde. Et +tandis que vibrait ce cantique, j'en entendais tres distinctement un +autre que, pour moi seul, composaient la musique du vent vagabond, +l'immensite des espaces inconnus, la parole du patre qui s'en allait a +la montagne, et les fleurs de pommier qui avaient ruissele sur mon +visage le premier jour de mon amour, et le rire de Nazzarena, et +l'ombre aussi, l'ombre desesperante du chataignier sous lequel elle +avait passe. + +Un instant, mon pere se crut vainqueur. Ses yeux percants qui me +fouillaient venaient de decouvrir mon trouble. Par un besoin de +franchise, je me detournai en silence, et il comprit que j'etais loin +de lui. Sa voix cessa de retentir. Je le regardai a mon tour, surpris +de ce soudain silence, et je vis la tristesse l'envahir comme l'ombre, +l'ombre desesperante qui, du creux des vallees, gravit lentement les +sommets quand c'est l'approche de la nuit. + +... Pere, aujourd'hui j'interprete votre tristesse. Seul, j'ai refait +le pelerinage du Malpas, et seul je vous entendais mieux. Vous songiez +a vos deux fils aines qui, brules de sacrifice, s'en iraient au loin, +pour le service divin et pour celui de la patrie. Vous songiez a votre +chere Melanie qui, attiree par le dur calme du cloitre, attendait +l'heure de sa majorite. Les branches maitresses de l'arbre de vie que +vous aviez plante se detachaient du tronc. Vous comptiez sur moi pour +continuer votre oeuvre, et je vous echappais. A vous seul, vous aviez +soutenu la maison chancelante, et la maison, en vous accablant de +travail et de souci, vous ecartait des votres. C'est le malheur des +necessites materielles: elles ne laissent pas assez de temps pour la +direction des ames. Mais le temps, vous pensiez le soumettre a force +de virile tendresse pour moi, et d'eloquence. En une promenade, en une +lecon, vous aviez espere regagner le terrain perdu, sans toucher au +respect de votre pere. C'est un coeur obscur que le coeur d'un enfant +de quatorze ans, surtout quand l'amour y est trop tot venu. Je sentais +l'importance de votre enseignement et cependant je meditais de m'y +soustraire. Moins le terme de liberte etait clair pour moi, plus il me +fascinait et m'attirait. Toute cette musique que j'entendais, c'etait +la sienne... + +L'echec de mon pere se traduisit par un geste. Dans son chagrin de ne +pouvoir me reconquerir, il me saisit tout a coup par les deux bras +comme s'il voulait m'enlever de terre et marquer sa possession. + +--Mais comprends-moi donc, pauvre petit, me dit-il. Il faut bien que +tu me comprennes. Il y va de ton avenir. + +--Pere, vous me faites mal, fut toute ma reponse. + +Je mentais, car son etreinte ne m'avait cause que de la surprise. Il +essaya d'en plaisanter: + +--Oh! voyons, ce n'est pas vrai. Je ne t'ai fait aucun mal. + +--Si, c'est vrai, insistai-je mechamment. + +Alors, avec bonte, il s'en excusa presque: + +--Je ne l'ai pas voulu. + +Ah! je pouvais etre fier de moi! Cette force que je redoutais, elle +m'avait supplie au lieu de me briser: elle ne m'avait pas vaincu. + +Sans doute pour ecarter de mon esprit toute facheuse interpretation de +son geste, il me posa la main sur la tete, et bien qu'il n'appuyat +pas, je sentis qu'elle pesait. Quelques annees auparavant, grand-pere +m'avait investi, par la meme imposition, de la propriete de toute la +nature. + +--Rentrons, ordonna mon pere. Rentrons a la maison. + +Il disait: la maison, comme moi. Jusqu'alors cette expression etait +trop habituelle pour me frapper. Cette fois elle me frappa. + +Sur le chemin du retour, nous entendimes les detonations des boites +qu'on tirait en l'honneur des elections. + +--Deja! fit-il. La liste Martinod est elue. + +La deconvenue de sa vie publique s'ajoutait a sa deception paternelle. +Il inclina le front, mais ce ne fut qu'un instant. + +Le clocher d'un village voisin sonna l'Angelus. Un autre, puis un +autre lui repondirent. Ils se transmettaient la serenite du soir et de +la priere qui, par eux, se repandait sur toute la campagne. + +Pour les ecouter mieux, mon pere s'arreta, et il sourit. Par ce rappel +apaisant de l'Annonciation Dieu lui parlait, et sans doute il reprit +confiance. + +--Marchons vite, me dit-il: ta mere pourrait s'inquieter de notre +retard. + +Moi, je songeais: + +"Un jour je partirai. Un jour je serai mon maitre, comme grand-pere. " + +VII + +LE PREMIER DEPART + +Peu de jours apres cette promenade manquee, et peut-etre meme le +lendemain, je voulus entrer dans la chambre de ma mere pour y chercher +un livre de classe oublie, et je tournais deja le loquet de la porte, +lorsque j'entendis deux voix. L'une, celle de ma mere, etait familiere +a mon oreille: mais son accent etait presque nouveau pour moi, a +cause de la fermete qui se melait a sa douceur habituelle; petits, +elle nous parlait quelquefois ainsi quand elle exigeait de nous un peu +plus d'attention et de travail pour terminer nos devoirs ou apprendre +nos lecons. Quant a l'autre, elle devait appartenir a un etranger, et +meme a un quemandeur, car elle me parvenait assourdie, voilee, +douloureuse. Quel etait ce visiteur, que ma mere recevait chez elle, +et non au salon? Je n'osais pas ouvrir, ni lacher la poignee que je +tenais et qui, en retombant, eut revele ma presence, et je restai la, +immobilise par ma timidite et ma curiosite ensemble, ecoutant le +dialogue qui s'echangeait. + +--Je t'assure que tu te trompes, disait ma mere. Cet enfant traverse +une crise: il n'est pas different de ses freres et soeurs, il n'est +pas eloigne de nous. + +--Le fosse est plus profond que tu ne crois, Valentine, repliquait +l'autre voix. Je sens que je le perds. Si tu l'avais vu au Malpas, +comme il se rebiffait, comme il resistait a mes exhortations, presque +a mes objurgations! + +--C'est un enfant. + +--Un enfant trop avance. Je ne demele pas encore ce qui le separe de +nous: je le saurai. Ah! tu as beau tacher de me tranquilliser, ma +pauvre amie: mon pere a pu achever sa guerison, il y a trois ans, en +le menant au grand air, il ne nous l'a pas rendu tel que nous le lui +avions confie, il lui a change le coeur, et c'est dans l'enfance que +le coeur se fait. Cet enfant n'est plus a nous. + +Cet enfant n'est plus a nous: je tirai d'une telle declaration une +sorte de vanite. Je n'etais a personne, j'etais libre. La liberte, que +grand-pere n'avait pu conquerir, meme dans le sang des journees de +Juin, du premier coup m'appartenait. + +J'avais reconnu la voix de mon pere, et c'est de moi qu'il etait +question. Mais pourquoi mes parents intervertissaient-ils leurs +attitudes a ce point que j'avais hesite a les reconnaitre? Je les +considerais comme immuables. Ma mere, pour un rien, se tourmentait. +Quand le vent soufflait ou que grondait le tonnerre, meme au loin, +elle ne manquait pas d'allumer la chandelle benite. Son ombre, +derriere la fenetre de sa chambre, annoncait qu'elle guettait le +retour des absents. Elle ne goutait un peu de paix que lorsque nous +etions tous rassembles autour d'elle, ou bien encore dans la priere, +car elle vivait tres pres de Dieu. Il arrivait parfois que mon pere la +plaisantait sur ses perpetuelles inquietudes. Pendant ma maladie, et +plus anciennement, pendant que la maison fut mise en vente, c'etait +lui, toujours lui qui relevait son courage de femme, qui lui +garantissait l'avenir, qui lui rappelait la constante protection de la +Providence. Je ne les imaginais pas autrement, et voici que les roles +etaient renverses: ma mere remontait mon pere decourage. + +Je me serais degoute moi-meme si j'avais ecoute aux portes. Pousse par +mon amour-propre mele a mon sentiment de l'honneur, je n'eusse pas +hesite a penetrer dans la piece, sans les paroles suivantes qui furent +prononcees par mon pere et qui me clouerent sur place, le loquet en +main, sans qu'il me fut possible d'avancer ni de reculer, tant j'etais +saisi et captive: + +--Il se passe entre moi et lui ce qui s'est passe jadis entre mon pere +et moi. Le meme drame de famille. + +--Oh! que dis-tu, Michel? + +--Oui, mon pere avait raison de le rappeler le jour ou j'ai trouve +Francois chez lui, ou Francois s'est declare pour lui, contre moi, le +malheureux! Quand j'etais petit, j'ai subi, moi aussi, l'influence de +mon grand-pere. Seulement, elle s'est exercee dans un autre sens. Il +avait ete president de Chambre a la Cour. Rentre chez lui, a l'age de +la retraite, il se plaisait a cultiver le jardin. C'est lui qui a +plante la roseraie. Il m'apprit l'importance, la beaute, oui, la +beaute de l'ordre qu'on impose a la nature et a soi-meme. Je lui dois +peut-etre d'avoir su diriger, dominer ma vie. Et mon pere, qui ne +s'interessait qu'a sa musique et a ses utopies, se moquait de nous: " +Il fera de cet enfant un geometre", assurait-il. Lui, il a fait de mon +fils un revolte. + +Et avec amertume, il ajouta: + +--Un pere ne doit, dans sa maison, abandonner son autorite a personne. +Pour soustraire Francois a cette influence qui l'emporte sur la +mienne, je n'hesiterais pas a le mettre plutot en pension. Ce ne +serait que devancer d'un an ou deux le parti que nous avons pris pour +nos aines. Et les etudes de notre college deviennent d'ailleurs +insuffisantes. + +--C'est une charge de plus, objecta ma mere. + +--La fortune est peu de chose aupres de l'education. + +Ainsi j'appris comment on songeait sans moi a disposer de mon avenir. +La pension, la prison, me punirait de mon independance. Je fus tout +d'abord atterre, puis, dans mon orgueil, je refusai d'accuser le coup. +Ne serait-ce pas reconnaitre l'attrait de la maison? Puisqu'on +envisageait l'hypothese de mon depart, je previendrais ce complot et +demanderais moi-meme a partir. Oui, ce serait la punition que +j'infligerais a mes parents. A mes parents seulement? + +Je ne pouvais demeurer la au risque d'etre surpris, et quelle honte +alors! J'achevai donc de tourner la poignee, et j'entrai. J'entrai +comme un personnage important, me raidissant contre l'emotion qui +m'etreignait. + +--Je viens chercher un livre, declarai-je pour justifier ma presence. + +Mon pere et ma mere, assis en face l'un de l'autre, me regarderent, +puis echangerent un regard. Je trouvai mon ouvrage sur la table qu'une +main diligente avait rangee, en hate je m'en emparai et voulus m'en +aller. + +--Francois! appela ma mere. + +Je m'approchai d'elle avec le visage renferme que je m'etais compose +pour resister aux larmes. + +--Ecoute, mon petit, me dit-elle, --et des qu'on me traitait de petit, +je me redressais, --il faut toujours obeir a ton pere. + +--Mais je l'ecoute bien. + +Obeir! ce mot m'etait odieux. Mon pere me fixait de ses yeux percants +qui me genaient comme si je sentais la pointe de leur rayon. Il parut +hesiter, et sans doute il hesita entre le desir d'une explication et +le sentiment de son inutilite. De sa voix redevenue naturelle, et +partant autoritaire, il se contenta de me temoigner sa confiance: + +--Nous parlions de toit precisement, ajouta-t-il. + +--Oui, de toi, repeta ma mere un peux anxieusement. + +Et je subis une sorte d'interrogatoire: + +--Que feras-tu plus tard? me demanda mon pere; y songes-tu +quelquefois? Quelle vie aimeras-tu mener? Tu es en avance sur les +gamins de ton age. Tu as deja des gouts, des preferences. As-tu, comme +tes freres, choisi ta vocation? + +Ma vocation? Je m'y attendais. On en parlait souvent a la maison, et +chacun devait remplir fidelement la sienne. Pendant ma maladie, et au +debut de ma convalescence, avant mes sorties avec grand-pere, j'avais +souvent pense et meme proclame que, plus tard, moi aussi, je serais +medecin. Je n'imaginais pas destin plus beau. J'avais cause a la +cuisine avec les paysans qui reclamaient le docteur, la bouche tordue +d'angoisse, et rencontre dans l'escalier le defile des malades qui +s'en venaient a la consultation avec des mines basses et s'en +retournaient ragaillardis. Bien que j'eusse cesse d'en parler, on +admettait chez nous que je continuerais mon pere. + +--Je ne sais pas, repondis-je en me derobant. + +--Ah! reprit-il, etonne et decu. Je croyais que tu voulais etre +medecin. + +--Oh! non, declarai-je, subitement decide par mon desir de +contradiction. + +Il n'insista pas avantage sur cette succession qu'il avait caressee: + +--En somme, tu as le temps de choisir. Avocat peut-etre? on defend de +belles causes. Ou architecte? on batit des maisons, on restaure celles +qui tombent, on construit des ecoles, des eglises. Nous n'avons pas +ici de bons architectes. C'est une place a prendre. + +Tout a tour, il vantait les professions qu'il me citait et qui +m'eussent retenu dans ma ville natale. Alors me vint l'idee perfide de +me separer definitivement de la maison, d'achever la conquete de ma +liberte. Je cherchai un etat qui m'obligeat a m'eloigner. Il n'y avait +dans le pays ni mines ni etablissements de metallurgie. + +--Je serai ingenieur, affirmai-je. + +Je venais de le decouvrir et je savais assez vaguement en quoi cela +consistait. Pour Etienne, on avait agite la question en famille. + +--Vraiment? dit mon pere sans insister. Nous en reparlerons. + +--Seulement, ajoutai-je la tete basse sans regarder personne, un peu +etonne de vois comme les choses s'enchainaient, seulement il faudrait +une autre preparation que celle du college. + +--Ton college ne te suffit pas? + +--Oh! ce sont de braves gens, repris-je avec mepris. Mais pour les +etudes, ca n'est guere brillant. + +Mon pere fit: ah! sans plus. Relevant les yeux, je constatai sa +surprise qui me fut agreable comme une victoire. Et peut-etre aurais- +je pu decouvrir sur ses traits une autre expression que celle de la +surprise. Je lui fournissais l'occasion de se debarrasser de moi selon +le desir que je lui pretais; pourquoi ne se hatait-il pas d'en +profiter? Il se tourna vers ma mere qui me parut chagrinee: + +--Cela demande reflexion, conclut-il. + +Comment peut-on, si tot, eprouver une sorte de plaisir a tourmenter +ceux qui nous aiment? La gravure de ma Bible qui represente le retour +de l'enfant prodigue m'avait-elle donc appris les inepuisables +ressources de l'amour paternel? Mon pere me paraissait si fort que je +ne pouvais craindre de lui faire du mal. Dans la vie, ce sont toujours +les memes sur lesquels on s'appuie, dont on use et dont on abuse sans +les laisser respirer, et l'on ne se dit pas qu'ils sentent aussi la +fatigue, car ils ne se plaignent jamais. Et, comptant sur leur sante +et leur energie, on croit que l'on aura toujours le temps, au besoin, +de leur donner une petite compensation. + +La plainte de mon pere, je l'avais pourtant discernee a travers la +porte, et le son altere de sa voix m'en avait livre la profondeur. Je +me demande meme si cette plainte, loin de m'attendrir, ne le diminuait +pas a mes yeux accoutumes a le considerer comme un invincible chef, +n'alterait pas en moi l'image que, des mes premiers regards +intelligents, il y avait deposee. + +Les grandes vacances qui suivirent n'apporterent pas, cette annee-la, +leur habituelle diversion de gaiete. Le depart de Melanie pour le +couvent, et celui d'Etienne, si jeune, pour le seminaire, etaient +devenus officiels. Ils attendraient le mois d'octobre: mon pere +conduirait sa fille a Paris en meme temps qu'il me placerait au +college ou mes deux freres aines avaient termine leurs etudes, car +j'avais obtenu gain de cause, et ma mere accompagnerait son fils a +Lyon. Ces nouvelles repandaient sur nos reunions et nos jeux une +teinte de tristesse que les interesses tachaient vainement a +eclaircir. Tante Dine, un peu alourdie, trainait maintenant les pieds +dans l'escalier, se mouchait bruyamment, priait tres fort avec une +certaine violence qui devait secouer les saints dans le paradis, et +marmonnait: que votre volonte soit faite, d'un ton qui ne pouvait +passer pour celui de la soumission. Grand-pere s'enfermait dans sa +tour, jouait du violon en tremblant legerement, ce qui ajoutait des +notes, sortait a la tombee du soir sans prevenir personne, et semblait +vivre dans l'ignorance et dans l'indifference de tous les evenements +de famille. Quand il me rencontrait, il se contentait de cette +exclamation qu'il accompagnait de son petit rire: + +--Ah! te voila, toi! + +Tandis qu'il n'arretait aucun de mes freres ou soeurs au passage. Mais +ce rire ne sonnait pas franc: mon oreille percevait que notre +separation lui pesait. Je me serais volontiers precipite vers lui s'il +n'avait eu l'air de se moquer de tous les chagrins du monde. L'ombre +de mon pere etait toujours entre nous. Aucune consigne ne m'enjoignait +de l'eviter; notre separation s'accomplissait tacitement. Nous +n'osions pas afficher notre complicite. Un jour cependant il ajouta: + +--Alors, tu vas a Paris? + +--Oui, grand-pere, a la rentree. + +--Tu as de la chance. A Paris, on se sent plus libre qu'ailleurs. Tu +verras. + +Se moquait-il encore? Paris, c'etait, pour moi, l'internat, la prison. +Et d'ailleurs, ne m'avait-il pas souvent repete que les grandes villes +sont empoisonnees et qu'il n'y a de bonheur qu'aux champs? Il se +souciait bien peu de logique. + +Mon prochain depart, ce depart que j'avais reclame par orgueil et qui +m'inspirait une repulsion contre laquelle je me raidissais, faisait +peu d'effet a la maison, --ce qui m'irritait dans mon amour-propre, - +- et se perdait dans ceux de mes freres et de Melanie, comme un petit +bateau dans le sillage des grands navires. Bernard, sorti de Saint-Cyr +avec un numero de choix qui lui donnait l'infanterie de marine, s'en +irait a Toulon, ou il s'embarquait un peu plus tard pour le Tonkin. +Or, sa premiere parole, a son retour, avait ete celle-ci que je lui +avais entendu dire a tante Dine, accourue en soufflant pour lui ouvrir +la porte: + +--On ne peut savoir le plaisir que j'eprouve a tirer le cordon de +cette sonnette. + +Alors, pourquoi demandait-il la Chine? Et de meme Etienne et Melanie +echangeaient d'etranges confidences. + +--Pourras-tu partir? demandait Etienne a sa soeur. On est si bien ici. +Moi, il y a des jours ou je ne sais plus. + +Et Melanie, les yeux illumines, repliquait: + +--Il le faut bien, puisque Dieu m'appelle. + +Et presque gaiement elle achevait: + +--Mais j'emporterai des mouchoirs, au moins une douzaine, parce que je +sens bien que je verserai toutes les larmes de mon corps. + +Pourquoi, mais pourquoi donc cette rage de s'en aller quand on se +declare si heureux a la maison? Et moi-meme, pourquoi tant souffrir a +l'avance de la quitter puisque je m'y decouvrais incompris et delaisse +et puisque j'avais resolu de partir?... + +Un soir de la fin d'aout, notre ami, l'abbe Heurtevent, vint nous voir +avec une face de careme, si longue et si calamiteuse que nos +attendimes tous l'annonce d'une catastrophe. Ma mere en hate nous +compta: + +--Monsieur l'abbe, que se passe-t-il, pour l'amour de Dieu? + +--Ah! madame, Monseigneur est mort. + +Je fus seul a croire, avec grand-pere, au deces de son superieur +hierarchique. Les autres ne s'y tromperent pas et deplorerent la perte +du comte de Chambord que l'on savait malade de l'estomac depuis +plusieurs jours, ou plutot, au dire de notre abbe, empoisonne par des +fraises. Tante Dine surtout manifesta un desespoir tumultueux, dont +mes soeurs entreprirent de la consoler, et mon pere prononca cette +courte oraison funebre qui me parut manquer de coeur: + +--C'est un malheur pour la France, qu'il eut sagement gouvernee. Mgr +le comte de Paris lui succede: les deux princes se sont reconcilies +et c'est l'achevement de cette noble vie. Mais qu'avez-vous, l'abbe? + +Plus encore que tante Dine, l'abbe paraissait inconsolable. Grand- +pere, qui de moins en moins manifestait ses opinions politiques depuis +l'affaire des listes electorales, ne put retenir sa langue en cette +occasion: + +--Vous ne voyez donc pas que ses propheties l'etouffent. Il songe a +l'abbaye d'Orval et a la soeur Rose-Colombe. Pas moyen de hisser son +jeune prince sur le trone! Le voila qui meurt pour avoir mange trop de +fruits. Et le nouveau pretendant n'est guere plus frais que l'ancien. + +--Pere, je vous en supplie! protesta mon pere. + +L'abbe effondre et gisant au fond d'un fauteuil redressa tout a coup +les lignes brisees de son corps qui s'allongea demesurement, au point +que l'on put croire qu'il grimpait sur un meuble pour vaticiner, et +d'une voix tonnante il affirma sa foi: + +--Le roi est mort. Vive le roi! Et les lis refleuriront. + +--Ils refleuriront, repeta tante Dine convaincue. + +Paralyse dans sa vie publique, mon pere reportait visiblement sur nos +avenirs ses ambitions: il s'achevait en nos. Seul je m'excluais de sa +sollicitude, mis en defiance depuis les insinuations de Martinod. Sans +peine, je continuais d'accumuler des griefs. Ainsi je me refusais a +tenir mon depart, ce depart qui etait mon oeuvre, pour moins important +que celui de Bernard pour les colonies, d'Etienne pour le seminaire, +ou de Melanie pour le couvent de la rue du Bac ou les Filles de la +Charite passent le temps de leur noviciat. Celui de Melanie surtout me +faisait du tort parce qu'il coincidait avec le mien. Les visites que +l'on rendait a ma mere a l'occasion de l'"holocauste" de ma soeur, +ainsi que s'exprimait Mlle Tapinois, m'exasperaient: il n'y etait +point question de moi, personne ne plaignait mes parents de me perdre, +je passais inapercu, je m'en irais par-dessus le marche. Et grand-pere +lui-meme ne prenait aucune mesure pour me retenir, ou tout au moins +pour me temoigner ses regrets. + +Le jour de la separation arriva, un jour gris, pluvieux, conforme a la +tristesse qui pesait sur la maison. La rieuse Louise s'attachait en +pleurant aux pas de Melanie qui ne quittait point ma mere. On disait +des choses insignifiantes. Personne ne prononcait des paroles +appropriees, et le temps avancait. Il fallut se mettre en route pour +la gare. On y songea longtemps a l'avance, ma mere ajoutant a ses +inquietudes celle de l'heure. + +Grand-pere ni tante Dine ne devaient prendre part au cortege. Le +premier redoutait les effusions, et tante Dine s'excusa aupres de +Melanie: elle ne pouvait pleurer en silence et preferait la solitude +ou l'on peut librement se livrer a son chagrin sans causer +d'esclandre, et ce disant, elle commenca de se lamenter avec bruit. + +Je montai avec ma soeur dans la chambre de la tour. + +--Au revoir, grand-pere, murmura Melanie. + +--Adieu plutot, ma petite. + +--Non, grand-pere, au revoir, dans le ciel ou nous irons tous. + +Il esquissa un geste vague qui signifiait trop clairement: "Je ne +veux pas contrarier tes illusions", et il ajouta: + +--Tu suis ton idee, tu as raison. Donc, au revoir dans la vallee de +Josaphat. + +Pour moi, il ne manifesta pas plus d'attendrissement. + +--Allons, mon petit: que Paris te soit propice! + +Nous sortimes ensemble, les derniers. Melanie embrassa la vieille +Mariette qui murmurait: "Est-il possible?" et franchit le seuil de la +porte. Elle se retourna deux fois vers la maison, et la seconde fit un +signe de croix. Nous entendimes le gemissement de tante Dine enfermee. + +A la gare, nous arrivames en avance, et il nous fallut trainer dans la +salle d'attente et sur le quai. Mon pere s'occupait des places et des +bagages. Quelques amis de la famille qui s'etaient deranges pour ces +adieux nous rejoignaient avec des mines affligees et des paroles de +compassion. Nous dumes subir ainsi Mlle Tapinois que je n'imaginais +plus autrement qu'en toilette de nuit et un bougeoir a la main, depuis +que je l'avais reconnue en vieille colombe dans les Scenes de la vie +des animaux, et M. l'abbe Heurtevent qui se voutait et ne predisait +plus que les malheurs depuis la mort de son monarque. Rien ne pouvait +s'accomplir sans que toute la ville s'en melat. Mariages, departs et +morts, le public en exige sa part. Ma mere remerciait avec politesse +ce monde qui la genait bien: elle aurait souhaite d'etre seule avec +sa fille et je voyais qu'elle etait au martyre. Les derniers instants +passes en commun s'enfuyaient. Louise, Nicole et Jacquot formaient une +grappe suspendue a Melanie. Bernard essayait d'animer la conversation, +mais ses plaisanteries faisaient long feu. Quant a Etienne, absorbe, +il songeait sans doute que ce serait bientot son tour, ou bien il +priait. + +Lorsque le moment fut venu, ma mere voulut passer apres tous les +autres, et tint sa fille sur sa poitrine sans un mot, puis, rompant +l'etreinte, elle lui glissa tout bas: + +--Mon enfant, je te benis. + +J'etais aupres d'elle, attendant mon tour de lui dire adieu. Je me +representais la benediction des parents comme un acte solennel, tel +que je l'avais vue sur des gravures; elle se donnait en un clin +d'oeil et sans meme lever la main. + +Sauf les demonstrations de Mlle Tapinois, de l'abbe et de quelques +autres personnes qui avaient tenu a prononcer des paroles memorables, +on aurait cru qu'il s'agissait d'un depart tout ordinaire. Le train +s'ebranla. Monte le dernier, je me trouvai le plus rapproche de la +portiere. Mon pere m'invita a laisser ma place a ma soeur. Je fus +blesse de cette invitation qui ressemblait trop a un ordre. Sans doute +j'aurais du penser de moi-meme a m'effacer. + +Melanie pencha la tete au dehors, sans crainte de la pluie qui +tombait. Elle agitait le bras, puis, la voie decrivant une courbe, +elle rentra dans le compartiment avec les yeux rouges, mais ce fut +pour gagner rapidement l'autre fenetre. Je compris qu'elle cherchait +la maison que, de ce cote-la, on pouvait apercevoir. Apres quoi, elle +s'assit et se cacha le visage dans les mains. Comme elle demeurait +ainsi sans bouger, mon pere la prit doucement: + +--Tu sais, ma petite, si tu as trop de chagrin, je te ramenerai. + +Elle se redressa, toute ruisselante, et dans un sourire navre protesta +: + +--Oh! pere, c'est bien ma vocation. Seulement, j'ai ete si heureuse +ici, et ne plus revoir la mere, ni la maison, c'est dur. + +--Et pour nous? dit mon pere. + +Il se detourna. Peut-etre si je m'etais rendu compte de son +attendrissement, aurais-je moins souffert, dans mon coin, de me croire +oublie. Mais comme il domptait sa douleur, je pus me ronger a l'aise. +Ma soeur en s'en allant suivait son idee, selon le mot de grand-pere, +tandis qu'on m'envoyait en prison. Je ne pensais plus que je l'avais +demande. Mais, a la maison, n'etais-je pas aussi un prisonnier? Et, +dans ma revolte, m'excitant avec l'image de Nazzarena sur le grand +chemin, les cheveux meles au soleil et le rire aux dents, je me +repetais cette phrase que rythmait la marche du train: + +"Je veux etre libre. Je veux etre libre." + +LIVRE IV + +I + +L'EPIDEMIE + +Je me preparais a la liberte par des annees de reclusion, dont je ne +transcrirai pas l'histoire apres tant d'autres petits revoltes. Jamais +je ne pus m'accoutumer a cet internat que j'avais reclame dans un +acces d'orgueil que pour rien au monde je n'eusse desavoue. Cependant +je passais pour un bon eleve, a qui l'on ne reprochait qu'un peu de +reserve ou de dissimulation. Je souffris effroyablement de mon depart. +Au dortoir je pleurai, la tete enfouie dans mes couvertures, jusqu'a +ce que je ne me plaignis a personne. + +Mes parents purent croire que j'acceptais ma nouvelle vie sans +difficulte. Regulierement, mon pere m'ecrivait, et longuement; cette +correspondance representait sans doute pour lui un surcroit +d'occupations dont je ne lui savais aucun gre. Par amour-propre, +j'ecartais toutes les avances qu'il me faisait. Ignorant des +insinuations de Martinod, comment aurait-il devine que j'apercevais +partout des injustices a mon egard, des marques de preference pour mes +freres? Je denaturais systematiquement phrases, sentiments, pensees. +Ecartait-il, dans sa virile tendresse, pour ne pas m'amollir, les +temoignages affectueux, je l'accusais de durete. S'y laissait-il +aller, au contraire, c'etait pour me donner le change et mieux +m'imposer son autorite que je grossissais au point de la supposer +partout et dont la soi-disant persecution m'etait insupportable. Je +repondais plutot a ma mere et il ne m'en adressa jamais l'observation. +Cependant il le remarqua: plusieurs de ses lettres en porterent la +trace: "Je sais, me disait l'une d'elles, que tu n'aimes pas a te +confier a ton pere..." Et ma mere, qui l'avait remarque pareillement, +ne manquait aucune occasion de me parler de lui, de me vanter sa bonte +par-dessus tous ses autres merites, de l'imposer a mon souvenir, ce +qui m'exasperait. S'il se rendait compte de ma patiente et tenace +hostilite, il n'en soupconnait pas la cause. Ainsi le fosse, qu'un +elan eut aisement franchi au debut, s'elargissait entre nous. + +Cette tension de mon esprit me communiquait une grande ardeur au +travail. Je reussissais brillamment, avec indifference, et mes succes +contribuaient a tromper ma famille, qui y decouvrait la preuve de mon +acceptation et de ma nouvelle discipline. Un _bon eleve_, comme le +mentionnaient mes bulletins, ne pouvait etre qu'un brave enfant et la +joie de son foyer. Tante Dine, d'une ecriture malhabile, m'adressait +d'enormes compliments qui celebraient mon affection filiale. De grand- +pere je ne recevais rien. + +Mais qu'etaient ces resultats positifs aupres du drame interieur qui +se jouait en moi? Je me relachai peu a peu des pratiques religieuses, +et me composai pour moi-meme une sorte de mysticisme ou je pris +l'habitude de me refugier. Mon imagination me remplaca mes promenades +dans les bois et les retraites sauvages et jusqu'a mes rencontres avec +Nazzarena par une notion quasi abstraite de la nature et de l'amour, +ou je goutais des joies intenses. Je me composais des paysages +elyseens et des passions ideales. J'etais a l'age ou l'on se meut avec +le plus d'aisance dans les chimeres de la metaphysique: les idees se +confondent avec le coeur, et la sensibilite, pour bondir, n'a pas +encore besoin du tremplin de la realite. Dans le reve, j'etais mon +maitre; en attendant celle de la vie, j'avais decouvert +l'independance de notre cerveau, et qu'elle peut suppleer a tout ce +qui nous manque. Enfin je me jetai dans la musique comme dans une eau +qui prend notre forme: malleable et comme liquide, elle se pretait a +tous mes desirs avec une docilite qui m'emerveillait. J'avais retrouve +le _Freischuetz_ et _Euryanthe_, la foret dont les allees se perdent. +Elle etait plus belle et surtout plus vaste que celle ou, jadis, je +m'etais eveille a la vie latente des choses. J'escaladais aussi des +montagnes plus hautes et plus inaccessibles que celles ou le berger +menait son troupeau. Et parfois la douceur lancinante des notes que +j'arrachais a mon instrument me rappelait l'inoubliable lamentation du +rossignol amoureux de la rose: _Je m'egosille toute la nuit pour +elle, mais elle dort et ne m'entend pas_. Pour elle? je ne savais pas +son nom, je ne connaissais pas son visage, mais qu'elle existat je +n'en doutais point. Et, phenomene singulier, ce n'etait deja plus +Nazzarena, comme si la fidelite etait encore une chaine a briser. + +Avec le secours de la musique ou celui de la pensee, je me +construisais un palais ou nul n'etait admis a me visiter: on me +croyait present et simplement distrait quand j'avais gagne ma +solitude, le seul lieu ou je fusse veritablement moi-meme. Cette +faculte de concentration m'interdisait l'amitie. Aucun camarade ne fut +admis a se lier avec moi, de sorte que la famille meme contre laquelle +je m'insurgeais me representait l'humanite a elle seule. + +Ainsi toutes les graines jetees pendant ma convalescence germaient en +moi, a quelques annees d'intervalle. J'etais libre en dedans et +personne ne s'en doutait. Mes parents etaient satisfaits de mes places +et de ma conduite. Je passais pour tranquille, doux et sage, et a +l'abri de cette reputation je me laissais couler paisiblement dans un +heureux etat ou je ne reconnaissais plus d'autre loi que la mienne et +qui devait approcher de l'anarchie. Je sacrifiais aux contingences, +mais elles comptaient si peu aupres de ma vie interieure. Quand je +retournais chez moi, aux vacances, mon indifference, ma froideur +surprenaient, contristaient les miens. Ils l'attribuaient, ne pouvant +la comprendre, a de la timidite, de la retenue qui etaient dans mon +caractere, et ils se multipliaient pour me contraindre a rentrer dans +la voie naturelle, ce qui n'aboutissait qu'a m'eloigner davantage. Le +rire de Louise, qui etait maintenant la fleur de la maison, ne me +degelait pas plus que les exhortations martiales et pour moi agacantes +de Bernard en conge. Et quant a mes deux cadets, Nicole et Jacquot, je +leur inspirais une certaine crainte, de sorte qu'ils m'evitaient: +apres les avoir decourages, il ne me restait qu'a me froisser de leurs +mauvaises dispositions et je n'y manquai point. Tante Dine, cherchant +une explication flatteuse de mon changement d'humeur, avait trouve +celle-ci: + +--Il est si distingue! + +Mon pere, quand il me tenait et qu'il disposait d'un peu de temps, +essayait sous toutes les formes de reprendre avec moi la conversation +que nous avions eue sur la colline du Malpas, le jour des elections. +Il me voyait, avec un secret deplaisir que je sentais et qui, par +esprit de contrariete, m'ancrait dans mon attitude, fermer les yeux +sur tout ce qui appartenait au domaine de l'observation, que ce +fussent l'histoire, le passe, la tradition, les lois, les moeurs, +l'existence pratique et quotidienne, pour me confiner dans les etudes +abstraites, la philosophie, les mathematiques, ou m'absorber plus +completement encore dans la musique, monde imprecis et sans lignes +arretees dont il redoutait les mirages. Atteint par le depart de +Melanie et d'Etienne, par l'absence de Bernard qui n'etait revenu +passer quelques mois a la maison que pour repartir a destination du +Tonkin ou la guerre ne finissait pas, il aurait souhaite de causer +intimement avec moi, de me reprendre, de m'orienter. Je l'ecoutais +courtoisement, je lui repondais a peine, et il ne pouvait se meprendre +a mon silence ou a mon air distant. Il ne cessait de me montrer, dans +toutes les professions, dans tout le cours de l'existence humaine, la +superiorite que distribue une vision nette des realites. Ce qu'il dut +depenser d'intelligence, de tact, de diplomatie meme dans cette +poursuite ou je me derobais sans cesse, je m'en rends compte par le +souvenir. Nicole et Jacquot grandissant nous accompagnaient dans ces +promenades qui me pesaient et m'en rappelaient d'autres plus cheres; +ils s'interessaient a cette conversation qui tournait presque au +monologue, et plus tard j'ai retrouve sur eux l'empreinte de cet +enseignement dont ils ont tout naturellement beneficie, tandis que j'y +voulus etre refractaire. Quelquefois, je retrouvais dans la voix, +soudain plus imperieuse, cet accent qui, dans un jour fameux, m'avait +secoue jusqu'aux moelles, et je m'attendais a l'entendre comme alors: +_Mais comprends-moi donc, pauvre petit! Il faut bien que tu me +comprennes. Il y va de ton avenir..._ Puis la voix irritee se +moderait, ou bien elle se taisait. Mon pere avait mesure l'inutilite +de sons insistance. + +Je savais aussi me derober affectueusement aux sollicitations de ma +mere, qui recherchait mes confidences et qu'affligeait ma tiedeur +religieuse: + +--Tu ne pries pas assez, me disait-elle. Tu ne sais pas comme c'est +necessaire. C'est ce qu'il y a de plus vrai au monde. + +Cependant j'avais habilement reussi a me rapprocher de grand-pere sans +eveiller de soupcons. Nous faisions de la musique ensemble. Il +tremblait un peu, et son violon semblait chevroter. Ou bien nous +discutions des heures entieres sur une sonate ou une symphonie. Ainsi +l'avais-je admire jadis, au Cafe des Navigateurs, s'isolant avec Glus. +Si l'un ou l'autre voulait se meler a notre conversation, nous le +toisions avec impertinence comme un profane incapable d'un avis +serieux. La musique ne pouvait avoir de signification que pour nous: +elle nous appartenait et par elle nous retablissions notre ancienne +intimite. + +J'atteignis ainsi le debut de ma dix-huitieme annee, lorsque survint +l'evenement qui devait decider de ma vie. Les baccalaureats m'avaient +couvert d'honneur, et je me preparais a l'Ecole Centrale depuis un an, +sans une attraction particuliere, et meme avec un detachement parfait. +Un certain gout pour les sciences naturelles, volontairement delaisse, +avait quelque temps donne a mon pere l'illusion que je reviendrais a +mes projets d'enfant et le continuerais lui-meme un jour. Mais j'avais +choisi la carriere d'ingenieur parce qu'elle me separait de la maison +et que j'y serais mon maitre... + + + + + +Lorsque nous annoncions notre retour, la premiere silhouette que nous +ne manquions jamais d'apercevoir sur le quai de la gare, c'etait celle +de mon pere accouru a notre rencontre. La paternite, veritablement, +illuminait son visage. Moi, je le saluais comme si je l'avais quitte +la veille, mais il ne se laissait pas rebuter et m'ouvrait chaque fois +les bras comme s'il me retrouvait apres m'avoir perdu. Ces effusions +en public me paraissaient bien bourgeoises et je m'y derobais avec +art. + +On etait a la fin de juillet. Mes examens passes, je revenais pour les +vacances. Apres m'avoir tout froisse en me serrant sur sa poitrine, +mon pere me fit monter en voiture et, ma valise devant nos pieds, nous +nous engageames dans le chemin de la maison qui etait a l'autre +extremite de la ville et comme en dehors, ainsi que je l'ai decrite. + +Nous traversions la place du Marche lorsqu'un groupe de gens du peuple +nous jeta des regards hostiles accompagnes de sourds grognements, puis +un cri se fit jour a travers ces murmures: + +--A bas Rambert! + +Etonne, je me tournai vers mon pere, qui ne repondait pas et qui +souriait meme aux insulteurs, oh! non pas de ce sourire que j'avais +deja remarque sur ses levres quand il se preparait a la bataille, mais +d'un sourire presque sympathique, de commiseration. Pourquoi cette +impopularite soudaine? On pouvait ne pas l'elire, on le respectait et +surtout on le craignait. Deja le cocher pressait son cheval: de loin +quelques huees nous poursuivirent. Je ne pus me tenir de l'interroger. + +--Oh! rien, dit-il. De pauvres diables. Je t'expliquerai. + +Toute la maisonnee se precipita dans l'escalier pour nous recevoir. +C'etait le protocole habituel, a la rentree de chaque absent. Grand- +pere, seul, ne se derangeait pas et j'entendis son violon qui, de la +chambre de la tour, envoyait sa plaintive melopee. Mon pere raconta la +manifestation dont nous avions ete les victimes. + +--Ah! les canailles! s'ecria tante Dine qui, par l'effet d'un +rhumatisme a la jambe, clopinait un peu, mais qui n'avait rien perdu, +avec les ans, de sa vertu guerriere. _Ils_ se sont avances jusqu'ici +tout a l'heure, ceux-la ou d'autres. Heureusement la grille etait +fermee. + +Elle nous barricadait contre nos ennemis. + +--Oh! mon Dieu! murmura ma mere, pourvu, Michel, qu'il ne t'arrive +rien? + +Mon pere, enfin, resuma pour moi les derniers incidents. La +municipalite elue trois ans auparavant avait commande, pour alimenter +les fontaines publiques, d'importants travaux de canalisation, et ces +travaux avaient ete adjuges a un entrepreneur peu scrupuleux et meme +tare, que soutenaient des influences politiques considerables. Or, ces +derniers jours, mon pere avait constate, soit a l'hopital, soit dans +les quartiers ouvriers, deux ou trois cas de typhus qu'il attribuait a +l'eau recemment amenee en ville, et mal captee ou contaminee. Il +redoutait une epidemie, s'il avait diagnostique sans erreur l'origine +du mal. Aussi avait-il saisi sans retard la mairie d'une demande de +fermeture immediate des fontaines suspectes et reclame un arrete +enjoignant de ne se servir que d'eau bouillie et prescrivant d'autres +mesures de precaution, a quoi le maire, un M. Baboulin, epicier, +conseille par l'adjoint Martinod, s'etait refuse par crainte de +l'opinion. Notre ville, en amphitheatre au-dessus du lac, etait +choisie, l'ete, comme lieu de villegiature par toute une colonie +d'etrangers. Si l'on parlait de contagion, la saison, du coup, etait +compromise. En outre, il eut fallu avouer l'echec de ces fameux +travaux d'amenagement, dont on avait tire, selon l'usage, une bruyante +popularite. La querelle avait transpire et le public prenait +violemment parti contre le prophete de malheur. + +J'ecoutais ce recit avec l'indulgence d'un voyageur qui doit se preter +poliment aux interets de ses hotes. C'etaient des histoires de +province, promptes a naitre, promptes a s'eteindre, et j'arrivais de +Paris. Notre ami, l'abbe Heurtevent, vint a la nuit tombante les +renforcer. Depuis le deces du comte de Chambord, il ne predisait plus +que des fleaux, guerres, cyclones et cataclysmes de tout genre. Deja +il se sentait dans son element et reniflait a l'avance une odeur de +cholera qui retablirait sa reputation atteinte et punirait la +Republique. + +--J'ai appris, annonca-t-il a mon pere, qu'on vous donnerait ce soir +un charivari. + +--Un charivari! repeta tante Dine. Nous verrons bien. Je leur verserai +sur la tete une lessiveuse d'eau bouillante puisqu'ils ne veulent pas +d'eau bouillie. + +--Bien, repondit mon pere, j'attendrai. + +Apres le diner, ma mere, anxieuse, nous invita a reciter la priere en +commun. J'hesitai a me meler a ces invocations que j'estimais pueriles +et n'y participai que du bout des levres, uniquement, me disais-je, +pour ne pas semer des le premier jour la discorde. Grand-pere, lui, +avait bravement regagne sa tour pour braquer son telescope sur je ne +sais plus quelle planete. + +Vers les neuf heures, nous entendimes une clameur formidable, mais qui +venait de loin. + +--J'ai tout ferme, declara tante Dine pour nous rassurer. + +Cependant cette clameur ne se rapprochait ni ne s'eloignait. La foule +qui la poussait devait pietiner sur place. Nous percevions +distinctement une sorte de refrain de trois notes dont nous ne +comprenions pas le sens. Tout a coup on sonne au portail. + +--Les voila! proclama tante Dine. + +Mais non: sous le bec de gaz on n'apercevait qu'une ombre, et meme +une ombre minuscule. Tante Dine et ma mere furent d'avis qu'il ne +fallait ouvrir qu'a bon escient. + +--Il s'agit probablement d'un malade, observa mon pere. + +Et lui-meme s'avanca vers la grille. Il reconnut dans ce visiteur +nocturne Mimi Pachoux qui, furtivement, s'empressait de l'avertir: + +--Il parait, monsieur le docteur, qu'il y a d'autres cas. Alors, on +fait l'assaut de la mairie. + +--Ah! vraiment? Et qu'est-ce que l'on crie? + +--Demission! demission! + +--C'est bien, mon ami, j'y vais. + +Tante Dine, quand on lui rapporta le dialogue echange, voulut celebrer +le devouement de notre ouvrier, mais elle en fut empechee par mon pere +: + +--Oh! ne vous pressez pas, ma tante; ces jours derniers, il me +fuyait. Il ne fait que passer devant le mouvement populaire, quand il +est bien sur de sa direction. + +Et se tournant vers moi, il me demanda: + +--M'accompagnes-tu? Cela te changera de tes etudes. + +Nous trouvames dehors une de ces belles nuits de juillet, sans lune, +ou les etoiles semblent briller bien en avant de la voute sombre, +comme des lampes suspendues, et nous arrivames sur la place de +l'Hotel-de-Ville qui etait noire de monde et toute remplie d'un cri +unique: + +--Demission! demission! + +La foule nous tournait le dos, trepignant et vociferant contre le +batiment municipal hermetiquement clos. Elle se composait de bandes de +citoyens accourus au sortir des cafes, ou la nouvelle s'etait sans +doute repandue, et aussi d'un bon public de famille, avec des enfants +dans les bras. Les femmes etaient encore plus surexcitees que les +hommes. Quelques-unes parlaient de noyer le maire dans la fontaine. A +la verite, il eut fallu beaucoup de bonne volonte pour cette +execution. Toutes ces ombres chinoises qui se decoupaient devant nous +sous une lueur incertaine me paraissaient ridicules dans leurs +gesticulations. Isole dans ma vie interieure, je ne prenais aucun +interet a leurs ebats. Et tout a coup le salon de l'hotel de ville, +qui donnait sur un balcon, s'eclaira. M. Baboulin se decidait a +rassurer ses administres. Vainement il essaya de se faire entendre; +on le couvrit aussitot d'injures, l'appelant empoisonneur, traitre, +vendu, et le fletrissant d'autres epithetes plus malsonnantes mais +sonores. Un autre homme parut a ses cotes: l'adjoint Martinod, ma +vieille connaissance, comptant sur sa popularite et son talent de +parole, s'avancait pour le remplacer. Mais le vacarme redoubla, et +meme on le traita avec une familiarite plus blessante. Je reconnus, a +la lumiere d'un bec de gaz, Glus et Merinos, inseparables, qui +conspuaient en conscience leur ancien ami. + +--Voila, me dit mon pere sans se gener, ce que c'est que le peuple. +Hier, il les acclamait, aujourd'hui il les insulte. + +Je m'etonnai, je l'avoue, qu'il s'exprimat si librement, et de cette +voix forte qui retentissait et qui desesperait grand-pere. Tout a +l'heure, quand nous revenions de la gare en voiture, ne l'avait-on pas +hue, lui aussi? Et si l'on recommencait? Nous n'etions pas proteges +par des murs et des agents de police. Justement un des manifestants se +retourna, la face injectee et la bouche ouverte. Un reverbere +l'eclairait en plein. Tem Bossette, en personne, nous devisageait. Il +s'agitait plus que tous les autres. Aussitot il poussa un cri: + +--Vive Rambert! + +Autour de lui, devant nous, ce fut un beau tumulte, et a ma +stupefaction, chacun de reprendre: _Vive Rambert!_ a pleins poumons. +Mon pere me toucha l'epaule et me glissa: + +--Filons vite. En voila assez! + +Un peu plus, notre retraite etait barree et nous devions subir cette +ovation inattendue. Nous primes rapidement une ruelle transversale, +avant qu'on s'organisat pour nous accompagner, et nous rentrames a la +maison ou l'on nous attendait. L'ombre derriere la fenetre nous +avertit de l'etat d'inquietude cause par notre absence. Mon pere +raconta gaiement ce qui s'etait passe et l'intervention de Tem. + +--Le brave garcon! approuva tante Dine. + +Ce qui lui valut cette replique: + +--Oh! son cas est pire que celui de Mimi. Ces jours derniers, il ne me +saluait meme plus. + +--De quoi se mele-t-il? opina grand-pere que l'epidemie occupait, que +risque-t-il? Il n'a jamais trempe son vin. + +--Ecoutez, murmura ma mere, si prompte a s'effrayer pour nous. + +La clameur lointaine que nous avions entendue se rapprochait +distinctement, se precisait. Tout a l'heure, dans un instant, elle +deviendrait intelligible. + +--O mon Dieu! ajouta-t-elle, que se passe-t-il encore? + +Mon pere la rassura en riant: + +--Cette fois, Valentine, ce sont des acclamations. Je n'en demandais +pas tant. Apres midi, j'etais bon a jeter a l'eau, et ce soir je suis +un sauveur. + +Comme il se souciait peu de la faveur publique! Il avait son sourire +de bataille et je l'estimai bien meprisant. Dans le mysticisme ou je +m'etais refugie, je me tenais a l'ecart des hommes; mais, pourvu que +je ne les frequentasse pas, j'etais dispose a leur conceder toutes les +vertus, et meme la logique. Deja le cortege deferlait contre la grille +en chantant: _C'est Rambert, Rambert, Rambert, c'est Rambert qu'il +nous faut!_ N'y avait-il donc qu'un Rambert? Grand-pere, que personne +ne reclamait, s'eloigna et, moi seul, je remarquai son mouvement de +retraite: il dut regagner sa tour et reprendre tranquillement son +telescope; la planete qu'il observait n'avait peut-etre pas encore +atteint le bord de l'horizon. Volontiers je l'aurais suivi. Mon pere, +cependant, m'invitait a regarder, et je voyais sans plaisir cette +masse confuse dont la houle battait le portail et le mur d'enceinte. +On eut dit un long et enorme serpent, une longue et enorme courtiliere +dont le corps occupait toute la largeur de la rue et dont la queue +n'en finissait plus, la-bas, au tournant du chemin. La grille ceda +tout a coup et la bete envahit, comme jadis les bohemiens, la courte +avenue et les plates-bandes. En un instant elle assaillit la maison. +Tante Dine, a cote de moi, etait partagee entre le plaisir de la +popularite qu'elle savourait pour la premiere fois et la defense +instinctive de notre jardin. + +Mon pere, afin d'arreter cet elan de la foule, ouvrit la croisee et +fut salue d'une tempete d'applaudissements. Il obtint facilement le +silence, et sa voix sonna comme une cloche d'eglise: + +--Mes amis, dit-il, nous ferons ce que nous pourrons pour arreter le +fleau. Comptez sur moi, rentrez chez vous et surtout invoquez le +secours de Dieu. + +Invoquer le secours de Dieu! Mais c'etait lui que l'on considerait +comme la Providence. Dans toute cette manifestation il n'y avait que +ma mere qui songeat a prier. Tante Dine buvait les paroles de son +neveu, dont l'eloquence ne me touchait pas. J'aurais souhaite quelque +bel eloge de la science, seule capable de vaincre l'epidemie et +d'eviter la contagion, et de la science mon pere n'avait souffle mot. +Je remarquai alors le nombre de bonnes femmes qui faisaient partie du +defile et dont quelques-unes brandissaient des mioches a bout de bras +comme si elles les offraient a mon pere. Sans doute avait-il parle +pour les bonnes femmes. + +Cependant il obtint ce qu'il desirait. La foule, peu a peu, se calma +et commenca de s'ecouler. On repassa le portail, et la belle nuit +d'ete, qu'avaient dechiree tant de cris, lentement reprit sur les +derniers retardataires le jardin, son domaine, et les chemins et la +campagne, pour les restituer au silence. + +Des le lendemain les evenements se precipiterent les uns sur les +autres. Le conseil municipal, responsable des facheux travaux de +canalisation, demissionna sous les protestations et le mepris. + +--Et voila bien les electeurs! nous dit mon pere a table. On avait +celebre la conquete de la mairie sur la reaction, et ce meme conseil +acclame, on le chasse honteusement et on le traine dans la boue. + +Instantanement, je me revis, quelques annees plus tot, au Cafe des +Navigateurs, buvant le champagne avec Martinod et ses acolytes, en +l'honneur de la candidature de grand-pere qu'on opposait au chef du +parti conservateur. Ce souvenir, loin de me revolter, m'attendrit. La, +j'avais goute, enfant, une sorte d'abandon agreable qui ressemblait +deja a cette langueur amoureuse, present de Nazzarena fugitive, en +ecoutant de belles theories qui n'etaient pas encore tres claires pour +moi, mais qui me preparaient a la liberte. + +En ville l'agitation croissait avec le nombre des morts, encore faible +pourtant. Les chiffres exacts que donnait mon pere ne correspondaient +nullement a ceux que l'on imprimait dans les journaux ou qui volaient +de bouche en bouche. Il nous avait interdit d'aller en ville, en quoi +grand-pere l'approuvait: + +--On ne sait trop comment cela se ramasse. Il suffit quelquefois d'un +rien. Deja tous ces malades qui circulent par ici, comme c'est peu +rassurant! + +A mon retour, j'avais trouve grand-pere vieilli. Dame! il atteignait +ses quatre-vingt ans, mais il avait si longtemps garde un air de +jeunesse dans la demarche restee allegre a force de promenades et dans +les yeux qui brillaient et dont les petites rides avoisinantes ne +faisaient que souligner la malice. Maintenant il se voutait et le +regard s'embrumait. Cependant il tenait a la vie, et peut-etre de plus +en plus a mesure qu'il la sentait plus fragile. + +Les nouvelles les plus insensees et les plus contradictoires +circulaient, et toutes les passions politiques se donnaient libre +cours. On avait surpris un individu qui empoisonnait la riviere: un +pretre, affirmaient les anticlericaux; un franc-macon, leur +repliquait-on. La terrible manie du soupcon commencait de sevir. Un +malheureux, le visage couvert de boutons, faillit etre echarpe sous le +pretexte qu'il propageait le mal, et ne fut sauve que par +l'intervention de mon pere. + +--Les boutons du visage sont les seuls qui ne signifient rien! cria- +t-il a temps. + +Il nous rapportait tous ces incidents et ces bruits, car nous ne +communiquions plus avec personne, et lui-meme se desinfectait avec +soin en rentrant de ses tournees. Puis les villages en aval des +travaux de captation se crurent contamines eux aussi. Atteint de +panique, leur population se replia sur la ville. On la vit passer avec +ses chars, ses troupeaux, ses meubles, comme une emigration devant la +guerre. Il y eut des bagarres, parce qu'on voulait l'expulser. Et +brusquement l'epidemie, jusqu'alors circonscrite et dont on avait fort +exagere les ravages, soit par suite de l'agglomeration et du manque +d'hygiene, soit parce que l'air etait reellement vicie, prit des +proportions inquietantes. L'effroi public devint lui-meme un danger. +On annonca la peste et la famine. L'abbe Heurtevent, qui, tout en se +devouant, puisait dans cette atmosphere de catastrophe une sorte de +reconfort a cause de la realisation de ses propheties et qui ne +pouvait s'empecher de reconnaitre les signes de l'intervention divine, +fut accuse formellement de sorcellerie et dut se terrer dans sa +chambre pendant quelques jours, sous menace d'un mauvais coup. Mlle +Tapinois avait donne le signal du depart, abandonnant son ouvroir, que +ma mere reprit sans rien dire. Les hotels se vidaient, et les +habitants qui pouvaient fuir s'enfuyaient. + +Le manque d'organisation venait augmenter le fleau. La municipalite +avait demissionne, et le prefet prenait les eaux en Allemagne. +D'urgence on convoqua les electeurs. Ce fut une ruee vers mon pere. +Tous les jours on criait devant la grille: _Vive Rambert!_ ou: +_C'est Rambert qu'il nous faut!_ et tante Dine ne se rassasiait jamais +de ce refrain qui enchantait ses oreilles. Lui seul, il n'y avait que +lui. + +Je n'ai pas vu, et je ne puis decrire la ville desesperee, aux +boutiques fermees de peur du pillage, dechiree par les partis, hantee +de tous les soupcons, travaillee par la haine et la misere, et livree +a l'epouvante. Mais je l'ai vue de mes yeux, a nos pieds, la, sous nos +fenetres, supplier un homme, se soumettre a lui, s'asservir a celui +dont, auparavant, elle n'avait pas voulu. Elle se trainait, elle +gemissait, elle poussait des cris d'amour comme une chienne en folie. +Et, ne comprenant pas sa detresse, je la meprisais. + +Mon pere avait perdu sur moi son autorite, non pour en avoir abuse, +malgre ses apparences ou j'imaginais de la tyrannie, mais peut-etre, +qui sait? pour n'en avoir pas use, au contraire, le soir ou il me +ramena du Cafe des Navigateurs, le jour ou, dans la chambre de la +tour, pour defendre grand-pere contre lui, je le bravai. Il ne pouvait +se douter ni de mon premier amour qui m'avait complique le coeur, ni +de la profondeur des mes aspirations vers la liberte lentement +infiltrees par tant de promenades et de causeries. Cependant il avait +pressenti mon detachement de la maison et pour me ramener il avait +compte sur sa clemence. Or cette clemence le reduisait a mes yeux. Son +prestige etait fait de ses continuelles victoires, et chez ma mere ne +l'avais-je pas entendu se plaindre comme un vaincu? J'avais mesure a +sa tristesse mon importance. Plus il attachait de prix a me +reconquerir, plus je me sentais fort pour lui resister. Et, peut-etre, +sans cet exces de preoccupation paternelle, eut-il conserve plus +d'empire. Serait-il dangereux pour un souverain de pretendre trop a +dresser et preparer son heritier, et faut-il croire a la vertu des +affirmations et des actes plus qu'a l'influence qu'on cherche a +exercer sur les esprits? Une generation differe de la precedente dans +l'expression des idees, sinon dans les idees memes. Elle tient a +croire tout recreer: la vie lui apprendra que rien ne se cree et que +tout continue par les memes procedes. + +Cette autorite, a quoi je me derobais, voici que dans le danger elle +s'imposait a tous. Mon pere dirigeait les services medicaux. Elu a la +presque unanimite, on lui confia la ville. + +II + +L'ALPETTE + +Mon pere et ma mere tinrent un conseil de guerre d'ou sortit la +resolution de nous renvoyer. Nous possedions, sur les pentes de l'une +des hautes vallees, un chalet qu'on appelait l'Alpette, isole dans une +clairiere au milieu des sapins. Quand la saison s'y pretait, nous y +passions un mois pendant la periode des vacances. Une patache +irreguliere montait en quatre ou cinq heures au village voisin. Le +ravitaillement n'y etait pas tres commode et il fallait s'y contenter +d'un ordinaire frugal et modeste. Mais on y respirait un air +balsamique. La, nous serions a l'abri de la contagion. + +--L'epidemie se propage, nous expliqua mon pere. Vous partirez tous +demain matin, sauf votre mere qui ne veut pas me quitter. + +Peut-etre avait-il resolu de rester seul: il s'etait heurte a ce +refus. + +--C'est une excellente idee, approuva grand-pere. Ici nous ne sommes +bons a rien du tout. Nous sommes plutot une gene. + +--Oh! moi, d'abord, declara tante Dine en secouant la tete, je ne m'en +vais pas. Je fais partie de l'immeuble. + +Mon pere lui objecta qu'elle aurait son frere a soigner; l'argument +fut accueilli assez mal: + +--Il se soignera bien tout seul. Il se porte comme un charme. Et +d'ailleurs Louise veillera sur lui. + +Louise protesta de son desir de rester. On crut qu'elle plaisantait, +car elle avait dit la chose en riant, mais elle insista bel et bien. +Ne pouvait-elle rendre des services, visiter les malades, les garder +meme? N'avait-on pas besoin de toutes les bonnes volontes? Il y eut +entre elle et tante Dine un debat dont la generosite ne m'apparut +point sur le moment. Tante Dine _gongonna_ tant et si fort, qu'elle +obtint gain de cause. + +Entraine par l'exemple, je signifiai a mes parents mon intention +formelle de ne pas quitter la ville et d'y jouer aussi mon role. Ce +fut pour affirmer ma personnalite, --ma personnalite de dix-huit ans a +peine, --bien plutot que par bravade de courage. L'idee de la mort ne +m'effleurait pas, ni pour moi, ni pour personne. Je n'apercevais +aucunement le danger. Sans doute mon pere se trouvait le plus expose +par sa profession et par ses fonctions, mais il me paraissait +immortel. Je pensais seulement a me donner de l'importance. + +Mon pere m'ecouta patiemment, puis il me repondit que si j'avais +commence mes etudes medicales, comme il l'avait espere, il +n'hesiterait pas, malgre son affection et ses craintes, a m'utiliser, +--ce serait un droit que je pourrais revendiquer; --mais que, m'etant +oriente dans une autre voie, je n'avais aucune raison serieuse de +demeurer dans une atmosphere viciee, sans servir a rien, au risque de +prendre le mal un jour ou l'autre. Il me remerciait de mon offre et ne +l'acceptait pas. La montagne, au contraire, serait favorable a ma +sante qui s'y raffermirait: j'etais un peu delicat, j'en reviendrais +plus vigoureux. Ce calme rejet eut le don de m'exasperer. J'y +decouvrais un insupportable mepris, et je m'obstinai a reclamer un +poste comme si mon honneur etait engage: + +--Je regrette infiniment, pere, de ne pas m'incliner dans cette +circonstance; mais j'estime que je dois rester, et je resterai. + +Ces paroles me grandissaient. Il me fixa de ses yeux percants et ne +haussa meme pas la voix: + +--Je commande dans ma maison avant de commander en ville, mon petit. +C'est un ordre que je te donne: tu partirais demain avec ton grand- +pere, Louise et les deux cadets. J'ai la charge de toute la cite; +nous verrons si mon fils sera le premier a me desobeir. + +Et il me laissa. Il avait parle si peremptoirement que j'eus le +sentiment de l'impossibilite d'une resistance. Des longtemps il me +menageait. A ma reserve, il me pressentait indifferent, sinon hostile, +et il caressait le reve de retrouver ma confiance. Voici qu'il +abandonnait tous les moyens de conciliation et me replacait dans le +rang, comme un simple soldat, non pas meme comme un futur chef. Sans +tenir le moins du monde a prendre du service actif parmi les +ambulanciers, je rongeai mon frein avec rage, comme si j'avais subi la +plus cruelle injure. Grand-pere, que cette solution satisfaisait, me +consola avec bonne humeur: + +--Oh! oh! que veux-tu? il a la manie d'ordonner. Nous serons tres bien +la-haut. + +Nos preparatifs occuperent l'apres-midi. Grand-pere descendit lui-meme +de la tour son barometre, son violon, ses pipes et ses almanachs. Ces +divers voyages l'essoufflerent, mais il n'ecoutait personne. Le reste +du chargement ne l'interessait pas et concernait tante Dine, a qui, de +tout temps, il avait abandonne le soin de son linge et de ses habits. +A la tombee de la nuit, l'abbe Heurtevent vint en visite. Mon pere +etait a l'hopital ou a la mairie, et ma mere a son ouvroir ou l'on +preparait des couvertures pour les malades pauvres. Grand-pere, avec +une vigueur de resolution toute nouvelle, refusa d'ouvrir la porte et, +de la fenetre, s'informa si notre ami avait ete desinfecte. + +Force fut a l'abbe de passer a l'etuve que l'on avait installee a la +maison, apres quoi il fut accueilli gaiement, et meme grand-pere lui +offrit son exemplaire des propheties de Michel Nostradamus. M. +Heurtevent accepta le cadeau sans enthousiasme: il connaissait les +Centuries et les estimait obscures et contradictoires. + +--Oui, vous preferez la soeur Rose-Colombe et l'abbaye d'Orval. Et +quelles catastrophes nos apportez-vous, l'abbe? + +--D'abord, votre ouvrier Tem Bossette est decede ce matin du fleau. + +--Ah! fit grand-pere. + +Mais il ajouta aussitot, pour se dispenser de le plaindre: + +--C'etait un ivrogne. + +--Pauvre Tem! soupira tante Dine. S'est-il confesse? + +--Il n'en a pas eu le loisir. Le mal fut pour lui foudroyant. + +--Un alcoolique, reprit grand-pere. + +Ma tante continua d'interroger notre hote sur les personnes de notre +connaissance: + +--Et Beatrix? et Mimi Pachoux? + +--Rassurez-vous, mademoiselle, sur le sort de votre Mimi: il porte +les morts en terre et meme dirige l'equipe des fossoyeurs. Son zele +est magnifique, il se multiplie, il est de tous les convois. Quant au +Pendu, je le crois atteint. + +--J'irai le voir, declara simplement tante Dine, ce qui lui valut de +son frere un regard d'etonnement et meme de reprobation. + +Deja l'abbe, avec une aisance incomparable, passait des infortunes +particulieres aux calamites generales. La contagion ne tarderait pas a +se repandre au loin, elle finirait bien par atteindre Paris. Elle +decimerait la capitale, sentine de tous les vices, elle contraindrait +les hommes politiques a reflechir. Pour le renouveau moral elle +vaudrait une guerre. Et les lis refleuriraient. + +--Ils refleuriront, ne manqua pas de repeter gravement tante Dine. + +Le recit de ces malheurs futurs affecta grand-pere, qui changea le +cours de la conversation: + +--Dites donc, l'abbe: si vous montez nous voir a l'Alpette, nous vous +donnerons des bolets Satan, et meme, si vous ne nous apportez pas trop +de facheuses nouvelles, des bolets tete de negre qui sont du moins +comestibles et d'un gout savoureux. Ou plutot non, ne vous derangez +pas. Il n'y a pas la-haut d'appareil a desinfecter, et vous seriez +capable de nous contaminer tous. + +Le lendemain, un break attele de deux chevaux, retenu specialement +pour nous, vint nous prendre avec nos paquets. Mon pere surveilla lui- +meme l'embarquement qu'il precipita, car on le reclamait de tous les +cotes a la fois. A la maison, quand surgissait quelque difficulte, on +le cherchait immediatement et ce n'etait qu'une voix pour appeler: +_Monsieur Michel?_ ou est _Monsieur Michel?_ Maintenant, dans la ville +entiere, le cri de ralliement etait: _Monsieur Rambert_ ou, plus +brievement, le _docteur_ ou le _maire_. + +--Oh! oh! persiflait grand-pere, il a de quoi commander. + +Grand-pere se hissa le premier dans le vehicule, avec ses instruments +qui ne le quittaient pas, bien que la caisse a violon fut encombrante. +Il montrait, comme le petit Jacquot, une gaiete de collegien en +vacances. Jamais il n'avait temoigne un si vif attrait pour l'Alpette. +Louise, au contraire, et Nicole imitant sa soeur qu'elle admirait, +manifestaient une emotion que pour ma part j'estimais excessive. Elles +s'accrochaient a mes parents et versaient des larmes, comme s'il +s'agissait d'une absence prolongee. + +--Allons, mes petites, dit mon pere, depechez-vous et soyez sans +crainte. + +Les adieux que je lui fis moi-meme, a cause de la scene de la veille, +furent empreints de froideur. Il m'avait contraint a l'obeissance et +froisse dans mon orgueil: je ne pouvais l'oublier si vite et ma +dignite m'obligeait a prendre un air offense. + +Les moindres details de ce depart, sur lequel devait tant s'exercer ma +memoire pour chercher vainement a en amoindrir l'amertume, +m'apparaissent avec une nettete que le temps n'a pu obscurcir. Tout le +monde s'impatientait plus ou moins, les chevaux a cause des mouches +qui les harcelaient, le cocher par tendresse pour se betes, grand-pere +et Jacquot dans leur hate de gouter le plaisir de la course, Louise et +Nicole dans leur tristesse de s'en aller, tante Dine parce qu'elle +redoutait le fracas de sa sensibilite, moi pour en finir avec le +malaise que j'eprouvais. Ma mere tachait de conserver son calme. Seul, +mon pere y reussissait naturellement. Quand je montai a mon tour, le +dernier, il eut un court moment d'hesitation comme s'il voulait me +retenir, me parler. Je ne sais plus exactement ce qui me le revela, +mais j'en suis certain. Et une fois assis, je ressentis une envie +irraisonnee de redescendre. Etait-ce un desir instinctif de +reconciliation? Combien j'aimerais en etre assure; mais ce fut trop +vague pour le pouvoir affirmer aujourd'hui. Installe sur la meme +banquette que grand-pere, je traduisis mon sentiment intime par un +geste de mauvaise humeur: je m'emparai de la caisse a violon qui me +heurtait les genoux et la deposai brusquement dans le fond de la +voiture. + +--C'est delicat, observa grand-pere en maniere de protestation. + +Je me souviens encore de la vibration de la lumiere dans l'air et de +l'eclat de la route sous le soleil. + +--Ca y est-il? s'informa le cocher grimpe sur son siege. + +--En avant! ordonna mon pere. + +Et ma mere ajouta le voeu qu'elle formulait a chaque separation: + +--Que Dieu vous garde! + +Deja notre lourd vehicule s'ebranlait et ce furent les dernieres +paroles que nous entendimes. _En avant_ et _Que Dieu vous garde_: +elles se confondent, elles se melent, elles s'accompagnent toujours +l'une l'autre dans mon souvenir, et lorsqu'il m'arrive aujourd'hui de +me mettre en route, il me semble que je les entends. + +Au tournant, la-bas, devant la grille du portail, je revois les trois +ombres qui se detachent dans le jour cru: celle de tante Dine un peu +massive; celle, plus fine, de ma mere et la grande ombre fiere de mon +pere qui redresse la tete. Pourquoi n'ai-je pas appele? D'un seul mot +: "Pere", il se fut contente, et il eut compris. Sa silhouette +revelait tant de force, une si riche vitalite, et l'autorite d'un tel +chef, qu'il etait sans doute bien inutile de songer a s'humilier pour +lui donner satisfaction. J'en aurais toujours le loisir, si je le +desirais: plus tard, plus tard. + +Grand-pere fourrageait mes jambes pour remettre a flot sa caisse a +violon, et je dus l'y aider. Nous passames sous le chataignier qui +avait abrite --un instant --Nazzarena fugitive, Nazzarena qui riait en +montrant ses dents. Et la maison se perdit en arriere de nous. + +Je ne tardai pas a oublier ce mauvais depart dans l'enchantement de ma +vie nouvelle au chalet L'Alpette. Pour la premiere fois j'etais le +maitre absolu de mes jours. Grand-pere n'exercait aucune surveillance. +Il restait volontiers des heures assis sur un banc, devant la facade +la mieux exposee, a se chauffer au soleil en fumant sa pipe. Il ne se +promenait plus que dans le voisinage immediat et gagnait peniblement +sa sapiniere, car ses jambes etaient devenues molles et ne pouvaient +le transporter bien loin. La, il se livrait a son gout favori qui +n'avait pas change et qui etait la chasse aux champignons. Il +poursuivait specialement non sans succes, le bolet tete de negre a qui +l'ombre des pins est propice. Jacquot et son inseparable Nicole +l'accompagnaient et se baissaient a sa place pour ramasser le gibier +qu'il leur designait. Il preferait leur enfance a ma jeunesse et je +n'en etais pas jaloux. Notre intimite de jadis, il ne cherchait pas a +la recreer avec eux. Il evitait toute fatigue, toute conversation qui +eut necessite des raisonnements, des explications. Il se contentait +des petits faits evidents qui ne peuvent se discuter. Moi, je +preferais ma solitude. + +Soit qu'elle eut recu des instructions a cet egard, soit par affection +fraternelle, Louise s'occupait de nous jusqu'a l'obsession: elle +aurait voulu se partager pour etre a la fois avec moi et avec les deux +petits. Quand elle se fut rendue compte de la nature pacifique et +banale des propos que tenait grand-pere, elle se tourna vers moi +davantage, souhaitant de devenir ma confidente et de prendre sur moi +un peu d'empire. Elle n'etait que de deux ans mon ainee. Sa conduite +m'emerveillait, car rien, en bas, a la ville, ne la faisait prevoir et +l'altitude la modifiait du tout au tout. Jolie, gaie, insouciante, je +le jugeais peu serieuse et meme un brin fantasque, ce qui n'etait pas +pour me deplaire. Tantot elle se precipitait sur son piano avec une +fureur passionnee, et tantot elle l'abandonnait pendant des semaines. +Elle remplissait la maison de ses rires, de sa charmante humeur, de +ses mouvements agiles. "Ce n'est pas elle qui me genera", pensais-je +dans la voiture. Or, voici qu'elle se revelait brusquement pareille a +une directrice de communaute ou de pension de famille, prevenante et +gentille, mais exigeante, mais intransigeante. Il fallait manger a +l'heure, justifier ses absences, veiller sur ses paroles devant les +enfants, ne pas se moquer des principes ni des gens. Etait-ce sa +responsabilite qui la transformait et lui tarabustait la cervelle? +Elle remplacait mes parents en conscience. Je lui donnai a entendre +que les garcons n'obeissent pas aux filles, et que les consignes +qu'elle avait recues ne me concernaient pas: elle insista et nous +eumes presque des l'arrivee un conflit qui nous mit aux prises. + +Ce fut le premier dimanche qui suivit notre installation. Le village +etait distant de deux kilometres et l'on n'y celebrait qu'une messe, +une grand'messe. Louise nous en informa et, quand elle jugea le moment +venu de nous y rendre, elle nous invita a nous mettre en route. Grand- +pere, qui ne frequentait pas l'eglise, souleva une objection +desinteressee: + +--Les lieux publics sont les plus malsains. Prenez garde a l'epidemie. + +--Dans toute la vallee il n'y pas un seul cas de typhus, affirma +Louise triomphante. + +--Bien, dit grand-pere. + +Et il bourra sa pipe du matin. + +Je declarai alors a ma soeur que j'avais un projet de course et +regrettais de ne pouvoir la conduire. Elle me regarda, etonnee, si +etonnee que je vois encore la surprise de ses yeux limpides. + +--Comment, tu ne viens pas a la messe, Francois? Il n'y en a qu'une. + +--Non, repondis-je de mon air le plus assure. + +--Ce n'est pas possible! + +Les yeux, les yeux limpides, se remplirent de larmes instantanement, +et je me rappelai la premiere messe que j'avais manquee. Mon amour- +propre exigeait que je ne cedasse pas, mon amour-propre et aussi la +foi nouvelle et incertaine que me fabriquait mon imagination. Louise +poussa devant elle Nicole et Jacquot et, son livre d'heures a la main, +se retourna dans l'espoir de m'attirer encore: + +--Je t'en prie, viens avec nous. + +Si elle avait ajoute: _pour me faire plaisir_, peut-etre aurais-je +cede, tant je la voyais alarmee. Elle eut juge sans doute cet argument +indigne de son objet. Et je refusai plus durement cette fois. + +--Je vais etre obligee de l'ecrire a maman, invoqua-t-elle en derniere +ressource. + +--Si tu veux. + +Cependant elle ne realisa pas cette menace. Sa delicatesse +l'avertissait de ne pas augmenter les soucis de nos parents en pleine +bataille contre le fleau. Elle redoubla au contraire d'attentions pour +moi, s'efforcant de me ramener, d'obtenir mon amitie, ma confiance. +Avec un art inne, elle s'improvisait mere de famille, cherchait sans +cesse a nous reunir, a nous grouper, combattait l'isolement ou je me +complaisais. Des qu'une lettre nous parvenait, elle nous appelait pour +nous en donner lecture a haute voix. Nous en recevions de la ville +tres regulierement, et l'on nous transmettait celles de Melanie, vouee +dans un hopital de Londres au service des malades, de Bernard en +expedition au Tonkin, d'Etienne qui terminait a Rome ses etudes de +theologie. Par ses soins les absents nous visitaient, et s'il n'avait +tenu qu'a elle, nous eussions retrouve a l'Alpette la meme vie qu'a la +maison. C'etait precisement ce qui me revoltait, et je m'insurgeais +contre cette volonte de vingt ans qui contrecarrait la mienne avec une +tenacite inattendue. + +Pour me soustraire a son influence, je pris l'habitude de quitter +notre chalet des le matin avec un livre et de n'y rentrer que pour les +repas. Inquiete, elle demeurait sur le pas de la porte jusqu'a ma +disparition, et a mon retour, bien souvent, je la retrouvais a la meme +place, comme si elle ne m'avait pas perdu de vue. Son inquisition +s'etendait jusqu'a mes lectures. La bibliotheque de l'Alpette ne se +composait que de quelques ouvrages: un Buffon et un Lacepede +depareilles, un _Dictionnaire de la conversation_ en cinquante +volumes, un _Jocelyn_ et je ne sais quoi encore de moins important. Le +_Dictionnaire_ meme ne m'effrayait pas et j'emportais resolument les +notices consacrees a la biographie et aux systemes des philosophes. +J'etais a l'aise dans leurs conceptions les plus hardies ou les plus +obscures. Je les comprenais avant d'en avoir acheve la demonstration, +qu'elles soumissent l'univers au _moi_ ou qu'elles assujettissent +l'homme a cet univers livre a lui-meme. Cependant j'etais porte a +croire que tout dependait de notre intelligence et qu'elle seule, par +sa puissance, insufflait l'etre aux choses dont elle fixait les lois. +Je n'ai jamais pu retrouver tant de facilite a me mouvoir dans +l'abstrait, ni tant de plaisir, ni tant d'orgueil. + +Un peu epuise par ces aventures de metaphysique, je me desalterais a +la poesie de _Jocelyn_. Elle s'harmonisait si parfaitement a la nature +environnante qu'elle en devenait le chant et que je ne songeais plus a +les demeler. Que de fois, parmi les sapins, me suis-je repete ces vers +fixes des lors en mon souvenir: + +J'allais d'un tronc a l'autre et je les embrassais, Je leur pretais le +sens des pleurs que je versais, Et je croyais sentir, tant notre ame a +de force, Un coeur ami du mien palpiter sous l'ecorce. + +La tendresse que je ne voulais plus recevoir de la famille, j'avais +tant besoin de la sentir eparse autour de moi, dans l'ame des arbres +ou l'esprit de la terre. Quand j'atteignais quelque cime, c'etait +alors l'apostrophe: O sommets de montagne! air pur! flots de +lumiere!..._ par quoi s'exprimait mon exaltation. La serenite des +nuits me parlait de _paix, d'amour, d'eternite_. J'y revais de +Laurence et n'avais pas de peine a l'evoquer, tant son portrait me +semblait un modele de precision:_ + +_Jamais la main de Dieu sur un front de quinze ans_ _N'imprima l'ame +humaine en traits plus seduisants... _ _En faut-il davantage pour +alimenter un amour qui, n'ayant plus d'objet, se cree son image a lui- +meme? _ _Cependant un autre livre devait penetrer plus avant dans ma +sensibilite et correspondre a cet etat d'independance et +d'affranchissement ou je me croyais parvenu. Dans le tas des almanachs +apportes par grand-pere s'etait glisse l'exemplaire des _Confessions_ +qui, deja, m'avait intrigue tout petit et que j'avais pris pour un +manuel de piete. L'innocent _Messager boiteux_ de _Berne et Vevey_ +conduisait par la main ce Jean-Jacques dont j'avais entendu parler +bien avant de le connaitre, comme s'il vivait encore et comme si nous +pouvions le rencontrer dans nos courses. Je n'avais jamais lu de lui, +au college, que de courts fragments dont je n'avais rien tire de +personnel. Je me precipitai sur le recit de cette existence +tourmentee, mais ce fut tout d'abord du degout. Le vol du ruban chez +Mme de Vercellis et la lache accusation qui le suit, certains details +physiologiques que je m'expliquais assez mal, le titre de _maman_ +decerne a Mme de Warens, me faisaient l'effet de confidences +impudiques et, bien que je fusse tout seul dans la foret ou couche +dans l'herbe sur la crete des monts, je sentais, en les ecoutant, la +rougeur me monter aux joues. Mon fonds naturel resistait, mais par une +pente insensible j'en vins a admirer qu'un homme put s'humilier ainsi +par de tels aveux et, n'en apercevant pas l'orgueil, j'eprouvai le +vertige de la verite._ + +_Le volume ne me quittait plus. Louise, inquiete de cette preference, +voulut exercer son controle. Un soir, comme je rentrais de contempler +les etoiles, _--_celles du Sud que je dechiffrais mieux, _--_je la +trouvai qui, sous la lampe, ouvrait les _Confessions_. Elle ne me +voyait pas, je l'observais: brusquement elle ferma l'ouvrage et, +m'apercevant, laissa eclater son indignation:_ + +--_Tu n'as pas le droit de lire ce livre._ + +--_Je lis ce qui me plait._ + +_Elle appela a son secours grand-pere qui declina toute responsabilite +: _ --_Oh! chacun est libre. Et d'ailleurs Jean-Jacques est sincere._ + +_Les passages de passion me surexcitaient, et ce qui me les rendait +plus chers et plus seduisants, c'etaient ces douces facons de vanter +en meme temps le bonheur de la vie bucolique et la paix de la +campagne. Dans cette paix qui m'environnait, je sentais mieux les +mouvements de mon coeur. Je fus aux pieds de Mme Basile _sans meme +oser toucher a sa robe. Un petit signe du doigt, une main legerement +pressee contre ma bouche sont les seules faveurs que je recus jamais +d'elle, et le souvenir de ces faveurs si legeres me transporte en y +pensant_. Je tachais de me representer cet air de douceur des blondes +auquel le coeur ne resiste pas et, le croirait-on? je decouvrais une +application individuelle a cette plainte qui frappait mes dix-huit ans +a peine revolus et deja inquiets: _Devore du besoin d'aimer sans +jamais l'avoir pu satisfaire, je me voyais atteindre aux portes de la +vieillesse et mourir sans avoir vecu._ Quand je montais assez haut +pour distinguer de loin le lac au bas des pentes, je me repetais le +voeu si simple: Il me faut un ami sur, une femme aimable, une vache +et un petit bateau_, et mon exaltation croissante se parait +d'ingenuite. J'aurais pleure d'amour en mangeant des fraises arrosees +de creme de lait. + +Ainsi la periode que je traversais se reliait tres exactement a celle +de ma convalescence dont elle devenait en quelque maniere +l'achevement. Je reprenais, seul, les promenades que j'avais faites +avec grand-pere quelques annees auparavant. Son ami Jean-Jacques le +remplacait. Ce n'etaient pas les memes lieux, mais la nature ne +changeait guere. Elle gardait l'ensorcellement de sa sauvagerie, +l'emoi de sa vegetation que le moindre souffle agite, la fraicheur des +eaux, et meme elle m'offrait, avec l'altitude, un air plus vif, des +espaces plus etendus et moins accessibles aux travaux des hommes, une +fierte nouvelle. A la montagne les heritages sont sans murs ni portes. +Aucune cloture n'enlaidit le sol et la propriete n'est pas apparente, +--la propriete qui, je le savais par l'enseignement de grand-pere, +corrompt le coeur des hommes et le remplit d'avidite, de jalousie, de +cupidite. La-haut, les bois et les pres sont a tout le monde et a +personne, comme le soleil et l'air, comme la sante. Les hauts +paturages ou le berger, qui d'une phrase m'avait revele le desir, +conduisait ses moutons, n'en foulais-je pas l'herbe courte? +L'ascension me communiquait une ardeur de conquete. Et a chaque +victoire je pensais rencontrer celle que j'attendais et qui se +derobait sans cesse. De preference a Nazzarena que j'avais aimee et +que mes reves dedaignaient maintenant, l'estimant trop jeune et trop +simple, j'appelais la dame inconnue du pavillon, ou, plutot encore, +celle qui m'etait apparue sur le chemin en robe blanche avec un +chapeau de cerises et un teint de fleur, celle a qui son ombrelle +servait d'aureole et que j'appelais Helene depuis que je savais que sa +beaute etait semblable a celle des deesses immortelles. + +J'etais seul, delicieusement seul et amoureux sans amour. J'etais +parfaitement heureux et ne m'apercevais pas que je torturais ma soeur +Louise dont je meconnaissais l'affection. J'etais libre. + +A cause des difficultes de ravitaillement, notre table etait la plus +frugale du monde. Nous vivions d'oeufs, de pommes de terre, de +fromage. Le dimanche nous valait le luxe d'un poulet. Grand-pere ne +cessait de nous vanter l'excellence de ce regime et les bienfaits de +l'existence pastorale. Je me persuadais aisement de l'excellence de +nos moeurs. De moins en moins je pretais attention aux nouvelles de la +ville qui nous parvenaient par la diligence. Une fois ou deux, pour +nous renseigner plus abondamment, on nous envoya le fermier en +personne. Ainsi nous sumes, dans notre ermitage, le chiffre des morts +et la violence du fleau. Le Pendu, decede, avait fait une fin des plus +edifiantes, et tante Dine l'avait assiste jusqu'au bout. Glus et +Merinos etaient sains et saufs. + +--Ils ont toujours eu de la chance, observa grand-pere. + +Le fermier hochait la tete, ce qui signifiait que le dernier mot +n'etait pas prononce et que l'epidemie continuait ses ravages. De +Martinod on ne savait rien, il se tenait cache. Notre ami l'abbe +Heurtevent avait resiste, mais il demeurait ebranle: il gardait assez +de vie pour annoncer des catastrophes. + +--Et pouvons-nous redescendre? demandait chaque fois Louise dont la +question nous etonnait, grand-pere et moi, car nous etions pas si +presses. + +--Pas encore, mademoiselle; M. Michel a dit comme ca que ce n'etait +pas le moment. + +Un lazaret avait ete installe pour les cas douteux, les deux hopitaux +regorgeaient de malades, les entrees et les sorties de la ville +etaient surveillees. Une serie d'arretes avait ete rendue par le +maire, ordonnant les plus minutieuses precautions. + +--C'est terrible, concluait le fermier qui nous donnait ces details. + +Et grand-pere declarait que nous etions parfaitement bien a l'Alpette, +mais Louise se rongeait d'impatience. + +Les jours peu a peu raccourcirent. Apres le mois d'aout qui fut tres +chaud, septembre, plus ventile, vint, et septembre passa. Les feuilles +des hetres et des bouleaux, dans la foret, changeaient de couleur +autour des sapins immuables, les premieres toutes rouges et les autres +dorees. Sur les rochers les touffes d'airelles dessechees prirent une +teinte ecarlate. Il m'arrivait d'etre surpris par la nuit qui montait +en courant du creux de la vallee et de queter, pour me remettre en +chemin, l'assistance d'un patre dans quelque hameau dont les petites +lumieres m'avaient guide. + +Puis, nous fumes informes que le fleau diminuait et que bientot nous +pourrions quitter l'Alpette. J'en recus la nouvelle sans plaisir. Ces +vacances m'avaient enivre de liberte. Cependant on nous accordait un +delai de quelques jours. + +III + +LA FIN D'UN REGNE + +Toute la nuit il avait souffle un grand vent qui tomba dans la +matinee. Octobre qui commencait s'annoncait mal. Apres le dejeuner, je +sortis pour constater les degats de l'orage. L'automne etait venu +brusquement. Dans les bois les feuilles des bouleaux et des fayards, +les feuilles rouges et les feuilles dorees, arrachees des arbres ou +elles brillaient comme des fleurs, bruissaient sous mes pas, et comme +autrefois, quand j'etais petit et que j'allais cueillir des noix en +contrebande pour les ecraser ensuite sur les chenets, je laissais +trainer mes pieds pour mieux entendre ce crissement aigu et plaintif. + +A mon retour, le soir, je vis un char arrete devant la porte du +chalet. Son fanal n'etait pas allume et le jour baissait, de sorte que +je ne reconnus qu'en m'approchant le vehicule de notre fermier. Le +cheval n'etait pas detele, mais personne n'en avait la garde: on +avait simplement pris la precaution de lui poser une couverture sur le +dos. + +--Eh bien! Etienne, dis-je en entrant a la cuisine ou le fermier se +chauffait, car il faisait deja froid a la montagne, qu'est-ce qui vous +amene? + +Nous l'appelions par son prenom, comme il est d'usage chez nous, bien +qu'il fut deja vieux. Il tenait les mains en avant, vers le fourneau, +et il tourna vers moi sa figure ridee et rasee qu'eclairait la lampe +allumee a l'instant. + +Ses yeux trop clairs, decolores a force de servir par tous les temps, +ne semblaient pas me distinguer avec nettete: + +--Ah! monsieur Francois! murmura-t-il presque bas en se levant. + +Je ne sais pourquoi, cette exclamation insignifiante me causa une +impression desagreable. + +--Vous ne venez pas nous chercher? demandai-je. + +Il allait me repondre, quand nous fumes rejoints par ma soeur Louise +qu'on avait avertie. Elle le salua amicalement et s'informa des +nouvelles qu'il apportait de la ville. Cependant il ne se pressait pas +de repondre. + +--Il y a, finit-il par dire, que Madame vous reclame. + +--Madame? remarqua Louise. + +--Bien, fis-je. Et pour quand? + +--Ce soir, bien sur il est trop tard pour vous descendre. Ma bete est +fatiguee et la nuit est deja la. Demain matin, de bon matin. + +Pourquoi tant de hate? A peine aurait-on le loisir de plier les +paquets. J'allais protester, mais le fermier se deroba: il fallait +rentrer le cheval a l'ecurie et le char a la remise. Pendant son +absence, je m'elevai contre un delai si court. Au fond, la perspective +de quitter ces lieux me remplissait de tristesse et je retrouvais en +moi-meme cette desolation que j'avais ressentie dans le bois jonche de +feuilles mortes. Louise ne m'ecoutait pas, et je m'apercus qu'elle +pleurait. Avait-elle tant de chagrin de partir? + +--J'ai peur, m'expliqua-t-elle. + +Peur de quoi? Grand-pere, mis au courant, manifesta comme moi peu +d'enthousiasme pour le depart. + +--On n'etait pas mal ici, declara-t-il. On faisait ce qu'on voulait. + +Comme s'il ne l'avait pas toujours fait! Mais de quoi s'effrayait +Louise? Elle nous le confia peu a peu. Pour que le fermier fut venu +nous chercher, il fallait qu'il y eut un malade a la maison, un malade +gravement atteint. Il avait dit _Madame vous demande_. Donc, ce +n'etait pas maman, ce ne pouvait etre que mon pere. Voila ce qu'elle +imaginait et ce qu'elle nous avoua. Nous essayames d'en sourire et la +comparames a l'abbe Heurtevent qui portait la foudre sur lui et la +lancait a tout propos, mais sa peur nous gagnait. Et nous attendimes, +un peu febrilement, le retour du fermier que nous interrogions. Ce fut +Louise qui porta la parole: + +--Pere est malade, n'est-ce pas Etienne? + +--Ah! mademoiselle, c'est un grand malheur. + +--Est-ce qu'il a pris le mal? + +--Ce n'est pas le mal qu'il a pris, c'est un chaud et froid. + +Notre Louise se remit a verser des larmes. Elle appelait mon pere +comme s'il pouvait lui repondre. Nous dumes la consoler, non sans +blamer ses exces, et le fermier lui-meme s'en mela. + +--La demoiselle a tort. Monsieur Michel est solide. Il y en a d'autres +que lui qui ont pris des chauds et froid et qui sont aujourd'hui gras +et luisants. + +Qu'il y eut un danger veritable, la pensee ne m'en effleurait pas. Mon +egoisme m'empechait d'y croire. Quel absurde pressentiment tourmentait +cette pauvre Louise! Je revoyais mon pere, la, devant le portail, +avant que la voiture ne s'ebranlat. Son panama, un peu de cote, +projetait une ombre sur la moitie du visage. L'autre, en pleine +lumiere, resplendissait de vie. Il donnait des ordres brefs et hatait +l'amenagement, parce qu'on l'attendait a la mairie. Comme il savait +commander et comme on se precipitait pour lui obeir! Moi seul, j'avais +resolu de me derober a son pouvoir, a son ascendant. Il se tenait +droit comme un chene de la foret, un de ces beaux chenes sains qui ne +perdent leurs feuilles qu'a la poussee des feuilles nouvelles et que +la tempete ne reussit pas a ebranler: au contraire, il se herissent +et l'on dirait qu'ils se durcissent pour lui resister. J'entendais +aussi sa voix qui sonnait, sa voix qui disait: _En avant_, comme a la +bataille. Que cette force fut vaincue, je ne pouvais l'admettre. Sur +cette force-la je comptais, j'avais besoin de compter, afin d'avoir le +temps plus tard, si je le jugeais bon, et ma liberte conquise, de +revenir de mon plein gre en arriere pour temoigner a mon pere un peu +de tendresse. Pourtant je me souvins du jour ou je l'avais entendu +formuler, dans la chambre de ma mere, une plainte a mon sujet: _Cet +enfant n'est plus a nous..._ Mais je ne m'y attardai pas. Non, non, il +ne fallait rien exagerer. Ma mere nous rappelait parce que l'epidemie +decroissante n'offrait plus aucun danger, et parce que mon pere, +malade, serait satisfait de nous revoir: elle nous rappelait pour ces +raisons-la, et non pour une autre... + +Nous descendimes le lendemain matin, Louise et moi sur le char du +fermier, grand-pere et les deux petits, un peu plus tard, par la +diligence qui, tout de meme, etait plus confortable. Je me retournai +souvent pour mieux emporter l'image de cette vallee ou dans la +solitude j'avais rencontre tant d'emotions creees par moi-meme et +comme une sorte de bonheur ou les autres n'avaient point de part. +Assise a cote de moi, Louise ne rompait le silence que pour se pencher +vers le siege et prier doucement notre vieil Etienne: + +--Ne pourriez-vous pas aller un peu plus vite? + +--Oui, mademoiselle, repondait-il, on essaiera. La Biquette est comme +moi, ca n'est plus bien jeune. + +Il montrait sa jument, et du fouet lui enveloppait les flancs sans se +decider a la frapper. A mesure que nous approchions de la ville, +l'inquietude de ma soeur augmentait et finissait par me prendre. Elle +me repetait son: _J'ai peur_ contagieux. Le bon soleil d'octobre qui +nous chauffait sur notre banc me permettait mieux de lutter contre un +pressentiment aussi absurde. + +Enfin nous arrivames devant la grille. Personne ne nous attendait. +Tant de fois, a cette place, j'avais trouve mon pere qui interrogeait +le chemin et qui, des qu'il nous apercevait, nous accueillait de sa +parole, de son geste, de toute sa joie paternelle. Je regardai la +fenetre; derriere le rideau, l'ombre habituelle n'apparaissait pas. +Alors, pour la premiere fois, je connus que nous etions tous menaces. + +Ma mere, des qu'elle fut informee de notre retour, descendit pour nous +recevoir. Louise, sans un mot, se jeta dans ses bras. Par une +intuition parallele, bien naturelle a des ames qui se ressemblent, +elles s'etaient comprises. Je demeurai a l'ecart, ne voulant pas +comprendre, me refusant a admettre la possibilite meme d'un desastre +qui ne me laisserait pas le temps de jouer, au jour de ma convenance, +le role de l'enfant prodigue. Ma mere vint a moi: + +--Il parle surtout de toi, me dit-elle. Dans son delire il t'appelait. + +De cette prerogative je fus atterre. Pourquoi parlait-il surtout de +moi? Pourquoi etais-je sa preoccupation principale et --j'allai d'un +coup jusque-la, bouleverse de ma sacrilege audace --peut-etre sa +derniere preoccupation? + +--Maman, criai-je enfin, ce n'est pas possible! + +Mais je regrettai aussitot cet elan involontaire. Ma mere etait la +vivante preuve que le danger n'existait pas, ou du moins pas encore. +Sans doute je remarquais ses yeux cernes et ses joues blanches. Elle +portait la trace des nuits de veille. Mais cette fatigue, dont elle +livrait le detail par chacun de ses traits, etait neanmoins comme +inexistante: on sentait qu'une volonte superieure la reduisait a rien +ou l'utiliserait tant qu'il serait necessaire. Et par un phenomene +etrange, il y avait maintenant, dans sa facon de parler et de nous +conduire, quelque chose, --je ne saurais preciser davantage, mais j'en +suis certain, --quelque chose de l'autorite de mon pere. Visiblement, +sans le savoir, elle le remplacait. Or, s'il y avait eu un danger, +elle aurait montre sa faiblesse de femme, elle qui s'inquietait si +vite et parfois pour des riens, elle si prompte a ecouter le bruit de +l'orage pour allumer la chandelle benite afin de nous preserver. Je ne +voyais meme pas la sainte lumiere qui dans son regard veillait, comme +la petite lampe d'autel dans le sanctuaire que la nuit envahit. Non, +non, s'il y avait eu un danger, elle aurait demande notre secours et +de ma jeunesse je l'aurais soutenue. + +--Quoi donc? repondit-elle a ma question, ce qui acheva de me +redresser. + +Elle n'y repondit pas autrement, comme si elle l'avait mal entendue, +et d'une voix toute simple, d'une voix douce qui cherchait a ne pas +causer de la peine, elle nous resuma ce qui s'etait passe pendant +notre longue absence: + +--Il repose en ce moment. Votre tante Bernardine le garde: elle m'a +beaucoup aidee a le soigner. Tout a l'heure je vous menerai dans sa +chambre. Vous ne pouvez vous imaginer l'effort qu'ont exige de lui ces +derniers mois. C'est de cela qu'il est tombe malade, quand il a ete le +maitre du mal, quand sa tache a ete accomplie. Jusque-la je n'ai pu +obtenir de lui qu'il se menageat. Le jour, la nuit, on venait le +chercher, on s'adressait a lui, comme s'il n'y avait que lui. Toute la +ville attendait ses ordres, quetait son assistance. On ne se fiait +qu'a ses commandements, mais on exigeait de lui plus que ne le +permettent les forces humaines, et il est alle au dela en effet. On ne +lui a pas laisse un instant de repit. On le croyait plus dur que les +pierres qui portent la maison; mais les pierres memes se brisent sous +un poids trop lourd. Un soir, il y aura six jours ce soir, il est +rentre avec un grand frisson. + +Et presque tout de suite la fievre s'est declaree. Ah! s'il ne s'etait +pas autant surmene... + +Elle s'arreta, sans achever sa pensee; mais n'etait-ce pas la suivre +que d'ajouter apres s'etre recueillie: + +--J'ai prevenu Etienne a Rome. Hier soir il m'a telegraphie qu'il +partait. Je suis contente que son superieur lui ait permis de partir. +Le voyage est bien long: il faut compter presque vingt-quatre heures. +A Bernard qui est si loin j'ecris tous les jours. Et Melanie prie pour +nous. + +Ainsi rassemblait-elle la famille dispersee autour de son chef. Je +demandai: + +--Pourquoi Melanie ne vient-elle pas? + +--Les Filles de la Charite ne rentrent jamais chez elles. + +--Elles soignent les etrangers et ne pourraient pas soigner leur pere +! + +--C'est la regle, Francois. + +Du moment que c'etait la regle elle ne recriminait pas, elle +s'inclinait, elle acceptait, et moi, du moment que c'etait la regle, +mon premier mouvement etait de m'insurger. Sa timoree quand il etait +la, voici qu'avec une presence d'esprit inalterable, elle preparait ce +qu'il fallait en cas de malheur et ne cessait pas de tendre toutes ses +energies devant ce malheur. Je connus la honte de n'avoir pas partage +ses angoisses et d'avoir pretendu me soustraire a la solidarite de la +peine. + +--La fievre a diminue, reprit-elle, recherchant pour nous et pour elle +tous les symptomes rassurants. Les premiers jours il a beaucoup +delire. Depuis hier, il est plus calme. Il suit lui-meme la marche de +son mal, je le vois et il n'en dit rien. Ce matin, il a demande un +pretre. Notre ami, l'abbe Heurtevent qu'il a gueri, est venu. + +_Il suit lui-meme la marche de son mal et il a demande un pretre_: la +pauvre femme ne liait pas ces deux phrases, tant elle estimait naturel +le secours que l'on reclamait de Dieu. Mais moi, comment ne les +aurais-je pas rapprochees? Et pour la troisieme fois, je sentis la +menace distinctement. + +Nous entendimes, sur le palier, le pas devenu pesant de tante Dine. +Elle appela: _Valentine_, a mi-voix, et nous nous precipitames dans +l'escalier. + +--Oh! il va bien, expliqua-t-elle. Il est reveille et te demande +toujours des que tu n'as pas la. + +--Tu peux m'accompagner, dit ma mere a Louise. + +Et se tournant vers moi, elle ajouta qu'elle me ferait prevenir a mont +tour: il ne convenait pas d'entrer dans la chambre en trop grand +nombre, a cause de l'agitation que nos presences risquaient de causer +au malade. + +Tante Dine, qui devait prendre beaucoup sur elle pendant ses gardes, +explosa quand nous fumes seuls: + +--Ah! mon petit, si tu savais! _Ils_ nous l'ont tue, _ils_ nous l'ont +tue sans pitie. Toute la ville etait pestiferee et ne mettait plus son +espoir qu'en lui. J'en ai vu, moi qui te parle, de ces gens- la avec +leurs sales boutons sur tout le corps. Ils criaient comme des perdus, +et quand ton pere apparaissait a l'hopital, ils se taisaient, parce +qu'il l'exigeait, mais ils lui tendaient les bras. Ce qu'il en a +gueri! C'est lui qui les a tous sauves, lui et pas un autre. Et les +fontaines fermees, et l'eau analysee, et les vetements des morts +brules, et le lazaret installe: un tas de mesures d'hygiene, quoi, +tout ce qu'il y a de mieux. Il fallait voir comme il commandait tout +ca! "Monsieur le maire, c'est impossible. --Demain, il faut que cela +soit." Sans lui, il n'y aurait plus personne aujourd'hui par les rues. +Et maintenant, maintenant, c'est tout juste si l'on vient reclamer de +ses nouvelles. Le bruit a couru qu'il avait attrape le typhus, le +dernier. Ils ont peur, et les voila partis. Ah! les miserables! + +Ainsi me traca-t-elle le tableau de la lachete et de l'ingratitude +generales. Sur cette foule en desordre se detachait mon pere. Deja +tante Dine entreprenait un autre sujet: + +--Ta mere est admirable. Elle ne s'est pas couchee depuis le +commencement du mal. Et elle reste calme. Tu as vu comme elle reste +calme. Moi, je ne peux pas la comprendre. + +Je voulus, puisqu'elle sortait de la chambre, la-haut saisir toute la +verite: + +--Enfin, ma tante, est-ce que... + +Mais je n'achevai pas, et deja elle se jetait sur mon interrogation +dont l'impiete m'avait brule la bouche, comme sur une injure adressee +a l'arche sainte: + +--Oh! non, non, non. Dieu nous protegera. Qu'est-ce que nous +deviendrions, mon pauvre petit, qu'est-ce que nous deviendrions? Un +homme comme il n'y a pas deux sur la terre. + +Ce fut alors que Louise, descendue sans bruit, nous rejoignit, la +figure bouleversee. Mon pere m'attendait. + +Je m'arretai a la porte de sa chambre, le coeur lourd. A cette +oppression je ne pouvais douter que du drame interieur de mon enfance +et de mon adolescence, de ma courte vie deja si importante, il etait +l'acteur essentiel. J'avais par lui vecu, mais je vivais contre lui. +Du jour ou je m'etais derobe a son influence, a travers l'exaltation +qui me transportait et me laissait neanmoins dans un etat de malaise, +je me sentais libre mais hors cadre. Dans quel etat m'apparaitrait-il +? J'en avais peur, et c'est pourquoi je demeurai un temps avant +d'ouvrir. A mon depart, apres l'avoir vu acclame par toute une ville, +j'emportais l'image de mon pere appuye a la maison, vainqueur certain +du fleau comme il l'avait ete jadis des fameuses courtilieres, portant +allegrement le poids de la cite en detresse, comptant sur l'avenir +comme sur le passe, immortel en un mot, et que l'on pouvait ainsi +tourmenter dans son autorite sans scrupules, et j'allais, dans une +seconde, le retrouver comment? Il etait la, derriere cette porte, +immobile, cloue, humilie, ne conduisant plus les autres comme une +troupe, se debattant pour son propre compte contre le mal sournois qui +le consumait. De ce contraste certain j'eprouvais une sorte +d'epouvante ou il y avait, je dois le confesser, de l'horreur +personnelle pour le spectacle d'un abaissement. + +Or, il n'y avait ni abaissement, ni contraste. J'entrai et je le vis. +Etendu dans ce lit de toute sa longueur, il semblait plus grand encore +que debout: c'etait incontestable. Du visage renverse en arriere sur +le traversin, je decouvrais surtout le front, le front immense, le +front lumineux dans le jour que tamisaient les rideaux. La maigreur +subite ne faisait qu'accentuer la fierte des traits. Rien ne +trahissait l'angoisse ni la crainte, et pour la douleur, si sa marque +y etait, elle n'avait pas apporte avec elle une diminution. Il tenait +les yeux clos, et parfois les ouvrait tout grands, d'une facon presque +terrifiante. Quand donc les avais-je ainsi vus prendre l'empreinte des +objets qu'ils regardaient? Avant les definitifs adieux de Melanie, ils +se fixaient sur ma soeur de cette maniere, sur ma soeur qui s'en +allait pour toujours et qu'ils ne reverraient plus. + +Toute l'attitude, toute l'expression se ramassaient ou plutot se +raidissaient en un caractere supreme: il ne cessait pas de commander. +Et ma premiere parole, ma parole unique fut une adhesion a son +commandement. + +--Pere, dis-je au bord de son lit. + +Je ne prononcai pas ce nom dans un sens de piete, mais parce que son +ascendant me subjuguait, s'imposait a moi. Qui, dans cette chambre mal +eclairee, envahie par une lourde odeur de remedes, de sueur et de +fievre, par cette odeur complexe qui est deja comme un signe avant- +coureur d'agonie, je rentrais machinalement dans l'ordre, comme un +soldat, pret a deserter, reprend sa place dans le rang sous l'oeil de +son chef. J'assistais a mon propre changement. Ce mysticisme ou je +m'etais complu et qui m'isolait dans l'univers se desagregeait comme +ces nuees que dissipent les premiers rayons de l'aube. J'apercevais ma +dependance, et toute la verite de mes idees enfantines quand elles +commencaient par faire le tour de la maison, et l'anciennete, et la +justice du pouvoir qu'exercaient encore ces mains defaillantes dont +les doigts pales, rigides sur la couverture, serraient un petit +crucifix que je n'avais pas remarque tout d'abord. + +J'avais cru parler haut, mais il n'avait pas du m'entendre: il ne se +retourna pas de mon cote. J'entendais sa voix basse --sa voix si +sonore dans ma memoire --qui chuchotait comme s'il recitait des +litanies. + +--Que dit-il? demandai-je tout bas a ma mere qui s'approcha. + +--Vos noms, murmura-t-elle. Ecoute. + +En effet, les uns apres les autres, il nous enumerait. Deja les noms +des trois aines avaient du franchir ses levres: il prononca celui de +Louise. C'etait mon tour: il le passa et ce fut Nicole, puis Jacques. +Cette omission me fut cruelle: a peine l'avais-je remarquee que mon +nom vint, le dernier, detache et mis a part. Alors je me souvins des +odieuses insinuations de Martinod sur la preference accordee a l'un de +mes freres: je compris que nul de nous n'etait le prefere, mais que +pour l'inquietude que j'avais causee, j'avais ete l'objet d'une +attention particuliere. Et j'eprouvai l'envie irresistible de lui +reveler d'un seul coup le travail qui s'accomplissait en moi +soudainement. Il se preoccupait avec tant de souci et meme de respect +de notre vocation. Il presumait qu'elle serait la base de notre vie +tout entiere. J'avais ecarte systematiquement la mienne, pour attester +ma liberte. Voici que je la retrouvais avec certitude. Et m'avancant +un peu, je dis resolument: + +--Pere, je suis la. C'est moi. La-haut j'ai reflechi. Vous ne savez +pas? je veux etre medecin comme vous. + +La-haut? c'etait inexact: par pitie ne fallait-il pas lui cacher la +cause de mon revirement? Il ne me temoigna pas la joie que j'en +attendais, et peut-etre ne pouvait-il plus temoigner aucune joie. +Peut-etre un autre travail, le dernier, celui du detachement, +s'accomplissait-il en lui. Il leva sur moi ses yeux un peu effrayants +: + +--Francois, repeta-t-il. + +Et il tacha de lever la main pour me la poser sur la tete. Bien que je +me fusse penche, il ne put achever le geste et le bras retomba. Je +m'agenouillai pour lui permettre de m'atteindre avec moins d'effort, +mais il ne l'essaya meme plus comme je l'eusse souhaite, et de cette +voix basse qui m'avait tant frappe tandis qu'il nous appelait tour a +tour, il articula distinctement: + +--Ton tour est venu. + +Ma mere qui se trouvait un peu en arriere se rapprocha pour me poser +la question meme que je lui avais posee: + +--Que dit-il? + +Instinctivement j'esquissai un mouvement, comme pour lui expliquer que +je ne savais pas au juste. Cependant j'avais bien entendu, et apres un +instant d'hesitation le sens de cette phrase cessa de me paraitre +mysterieux. Je pouvais y voir un temoignage de confiance dans le passe +: mon pere n'avait pas admis ma trahison, mon affranchissement, il +etait sur que je lui reviendrais, il comptait sur moi. Mais dans sa +forme d'outre-tombe elle signifiait bien autre chose dont je fus +bouleverse: c'etait la couronne royale de la famille que mon pere +tendait a ma faiblesse en m'invitant a la porter apres lui, puisque je +serais sur place son continuateur, son heritier. A cela je n'avais +point pense. + +Ma mere comprit-elle l'emotion qui me courbait les epaules et me +brisait? Elle m'assura que j'avais besoin d'une collation apres ma +longue course au grand air et m'accompagne jusqu'au seuil. + +--Valentine, murmura le malade. + +--Mon ami, je ne te quitte pas. + +Et elle m'abandonna pour aller a lui. + +Mais je ne sortis pas de la chambre, et j'assistai a un drame quasi +muet, obscur en apparence et dont l'eloignement n'a fait qu'augmenter +la clarte pour moi. + +Mon pere commenca par cette invitation: + +--Ecoute. + +Il ne regardait personne a ce moment-la; ses yeux se fixaient au- +dessus de lui, au plafond. Cependant il ne se pressait pas de parler: +il se recueillait. J'etais dans une angoisse sans nom. Je devinais que +ma presence l'avait ebranle et qu'il rassemblait ses idees sur la +destinee de la famille. Ce qu'il allait dire a ma mere, ce seraient +ses dernieres volontes sans nul doute. N'avais-je pas le droit de les +entendre, puisque _mon tour etait venu_? + +Ma mere, aussi, l'avait devine peut-etre. Elle se tenait au bord du +lit, penchee, et le drap qui pendait, ou son genou s'appuyait, remuait +un peu. Je suis sur de l'avoir vu remuer: etait-ce ce genou qui +tremblait? Et puis, je ne vis plus qu'un visage. + +Mon pere continuait de se taire. Je percevais la plainte monotone de +la fontaine dans la cour. Ma mere, tendrement, le pressa: + +--Mon ami, mon cher ami... + +Il etait en pleine lucidite. Il _avait suivi lui-meme la marche de son +mal_, il savait exactement ou il en etait. + +Alors il parut sortir des pensees ou il s'abimait. Il tourna un peu la +tete et regarda ma mere de ce regard un peu terrifiant, qui etait trop +profond. + +--Valentine, repeta-t-il simplement. + +--Tu avais quelque chose a me dire? + +Avec une infinie douceur il murmura: + +--Oh! non, Valentine, je n'ai rien a te dire. + +Il avait voulu, j'en suis assure, lui recommander l'avenir de la +maison, et un regard avait suffi a l'en detourner. Rien que par ce +regard, il en avait compris l'inutilite. Celle qui etait la, pres de +lui, n'etait-elle pas sa chair et son coeur? Tant d'annees passees +ensemble, jour apres jour, sans une contradiction, sans un nuage, ne +les liaient-elles pas indissolublement? Qu'est-ce qu'une parole, +contre cela, pourrait valoir? Un plus grand temoignage d'amour fut-il +jamais rendu a une femme que ce silence, cette confiance, cette paix +?... + + + + + +Apres des minutes si hautes, je connus cette forme de la lachete +humaine qui nous fait eprouver une sorte de soulagement hors de la +presence du malheur. Je sortis de la chambre. Grand-pere descendait de +la diligence avec Nicole, deja grandelette et serieuse, et Jacquot, +plus leger de cervelle et dont les douze ans ne s'aggravaient encore +d'aucun pressentiment. Il surveilla avec mefiance le transport de sa +caisse a violon et de ses almanachs: lui-meme ne consentit pas a +lacher sa collection de pipes. Tante Dine voulut s'occuper en personne +des gros bagages. Malgre l'age et un commencement de declin, elle +s'imposait une besogne de servante. L'effort physique, seul, parvenait +a la distraire, et le chagrin se traduisait chez elle par un +redoublement d'activite. + +Une fois dans la maison, grand-pere y erra comme une ame en peine. Il +tournait autour de la chambre du malade, sans demander a y penetrer. +Il n'osait pas s'informer et, dans son incertitude, il se plaignait a +tout le monde: + +--Je deviens vieux. Je suis vieux. + +Ils se revirent, mais je n'assistai pas a leur entrevue. Est-il +necessaire d'y avoir assiste pour deviner ce qu'elle du etre et que le +fils, inevitablement, y soutint le pere? Si notre vie ne puisse pas +dans un coeur religieux la ferveur d'une constante ascension, ne +demeure-t-on pas tel qu'on fut? Aux uns le fardeau, aux autres +l'assistance. Et le voisinage de la mort meme n'intervertit pas les +roles. + +Quand le soir vint, grand-pere, qui se trainait d'une piece a l'autre +en se lamentant, me proposa timidement de sortir. + +--C'est une bonne idee, approuva tante Dine qui le connaissait. Et +voici deux ou trois commissions pour la pharmacie et l'epicerie. + +Il manifesta une satisfaction enfantine de rendre service et je ne +refusai pas de l'accompagner. Apres la solitude de la montagne et ce +silence qui remplit la nuit, nous retrouvames avec un plaisir secret +les rues eclairees et le mouvement de la population. L'epidemie etait +definitivement enrayee: apres les mesures sanitaires ordonnees ne +subsistait plus aucun peril. Reveillee de son cauchemar, la ville se +livrait a des transports de joie qui etaient sa revanche contre la +terreur. Je l'avais vue dans l'epouvante chercher en hurlant son salut +dans un homme, et je la retrouvais dans une ardeur et une insouciance +de fete. Une douceur d'automne flottait comme un parfum. Les boutiques +brillaient, les trottoirs regorgeaient de promeneurs et les cafes +debordaient jusque sur la chaussee. Les femmes portaient les robes +claires qu'elles n'avaient pu montrer de tout l'ete et, pimpantes dans +leurs toilettes fraiches, transformaient la saison en un tardif +printemps. Au sortir de tant de deuil on jouissait de la vie et le +convoi des morts courait la poste. + +J'etais le fils du sauveur, je m'attendais a la faveur populaire, et +l'on evitait notre approche. Je ne tardai pas a le remarquer. La +rencontre de ce vieillard et de ce jeune homme contraignait au +souvenir du bienfaiteur et, partant, a celui des mauvais jours qu'on +avait traverses. Personne ne s'en souciait evidemment. Nous eussions +aime a causer de tant d'infortunes, et nul ne nous en fournissait +l'occasion. Enfin quelqu'un nous aborda, et ce fut Martinod, Martinod +la bouche en coeur et la barbe lisse, qui, sans me donner le temps de +l'ecarter, nous parla de mon pere avec admiration, avec eloquence, +avec enthousiasme. Il lui rendait pleine et entiere justice, il +celebrait son courage, son talent d'organisation, sa valeur medicale, +son art merveilleux de diriger les hommes. Je m'etais resolu, en +l'apercevant, a lui tourner le dos avec mepris, et voici que, plein de +reconnaissance, je buvais ses paroles et j'oubliais ses calomnies, ses +basses manoeuvres, ses menees souterraines qui avaient failli briser +l'unite de la famille. J'aurais du chercher sur son visage la marque +imprimee par la main de mon pere, et je consentais a ecouter ses +louanges effrontees. J'etais encore trop ingenu pour deviner ce qu'il +preparait. + +Glus et Merinos, toujours inseparables, qui nous croiserent ensuite, +consentirent a nous entretenir d'eux-memes et des cruelles epreuves +dont ils avaient avantageusement triomphe. Nous essayames de citer le +pauvre Cassenave et le malheureux Galurin, mais ils glisserent sur ce +sujet de conversation pour nous annoncer qu'ils composaient l'un une +Marche funebre et l'autre une Danse macabre en commemoration de ce +typhus historique. Je n'ai jamais appris qu'ils les eussent achevees. + +Quand nous rentrames, un peu ragaillardis par cette agitation, nous +trouvames a la porte Mariette, la cuisiniere, fort irritee et +indignee. Elle nous servait depuis plus de vingt ans et ne se genait +avec personne. Le petit medecin qui, jadis, m'avait visite pendant ma +pleuresie, avait tente de lui mettre un louis dans la main en la +priant de donner son nom et son adresse aux malades, aux clients qui +continuaient d'affluer a la maison, et d'un geste vif elle lui avait +jete son or a la tete. + +--Le vilain individu! certifia tante Dine qui de l'escalier saisit +l'aventure. Ah! _ils_ sont bien tous les memes! + +Et je cessai de nier l'existence de ces _ils_ qui nous entouraient et +nous savaient menaces. + +Un peu plus tard dans la soiree, et guere avant l'heure du diner, +comme on sonnait, j'allai ouvrir, pensant que peut-etre mon frere +Etienne, prevenu la veille, nous arriverait de Rome. Je reconnus en +face de moi, dans l'ombre, --car la lampe du vestibule n'eclairait que +faiblement au dehors, --l'un de nos pauvres habituels, ce Oui- oui, au +chef toujours branlant. Je le savais survivant, tandis que la Zize +Million avait emporte dans la tombe ses reves de fortune. Pourquoi +venait-il un autre jour que le samedi reserve aux aumones? + +--Attendez, lui dis-je, je vais chercher de la monnaie. + +Mais il me retint par le bras presque familierement. + +--Oui, oui, commenca-t-il. C'est pas ca. + +--Et quoi donc? + +--Oui, oui, il m'a gueri, vous comprenez. Alors, c'est pour savoir, +oui, pour savoir comment il va. + +Reconnaissant, il accourait aux nouvelles. Je me radoucis pour lui +repliquer: + +--Toujours la meme chose, mon ami. + +--Ah! ah! oui, oui, tant pis. + +Pourquoi ne s'en allait-il pas? Esperait-il par surcroit un peu +d'argent? Tout a coup, a la facon d'un begue qui a reussi a s'emparer +d'une phrase et la brandit, il me declara presque sous le nez: + +--Celui-la, c'etait un homme. Oui, oui. + +Et il se perdit tres vite dans l'obscurite. Je regardai l'ombre ou il +s'etait engouffre et brusquement je fermai la porte, trop tard, car +j'avais l'impression que quelqu'un etait entre, quelqu'un d'invisible, +qui prenait le chemin de l'escalier, du corridor, de la chambre. Je +voulus crier et aucun son ne me sortit de la bouche. Et je pensais +que, si j'avais crie, on m'aurait cru fou. Je restai la, paralyse, +sachant qu'on m'avait precede a l'interieur de la maison et que je ne +pouvais pas chasser celle qui etait la, devant moi, celle qui ne +sortirait plus, celle qui montait sans bruit et dont personne ne +soupconnait la presence reelle. + +Ce que j'avais entrevu sans l'admettre encore, voici que j'en +comprenais le sens veridique, l'irreparable. Ce vieux pauvre begayant +avait dit: _c'etait un homme_. Il parlait de mon pere au passe, il +parlait de mon pere comme si mon pere n'etait plus. Et cette presence +invisible qui avait profite de la porte ouverte, c'etait donc la mort. +Pour la premiere fois elle m'apparaissait agissante, pour la premiere +fois --il n'y a pas d'autre mot --elle m'apparaissait vivante. +Jusqu'alors je n'avais pas attache d'importance a ses actes. Et, dans +mon horreur et mon impuissance, je laissai pendre mes bras inutilement +le long de mon corps. Autrefois, quand nous etions menaces de perdre +la maison, j'etais ne au sentiment inconnu de la douleur, je naissais +maintenant au sentiment de la mort. Et la cruaute de la separation, je +l'eprouvais avant qu'elle ne s'accomplit. + +Comme autrefois, je m'enfuis dans le jardin ou la nuit m'avait precede +et je me couchai sur la pelouse. La terre etait froide et semblait me +repousser. Le vent, qui s'etait leve, tordait les branches des +chataigniers. Elles craquaient en poussant des plaintes. Un des arbres +surtout, celui de la breche, ne cessait pas de gemir et je m'attendais +a le voir tomber. Je me rappelais ceux que j'avais vus apres un orage, +dans la foret de l'Alpette, etendus sur le gazon, et si longs que de +leurs racines a leur cime l'oeil s'etonnait de les mesurer. Et je me +rappelais encore cette gravure de ma Bible qui representait les hauts +cedres du Liban, gisant sur le sol: ils etaient destines a servir a +la construction du temple de Jerusalem. + +Et apres les arbres, comme les poutres de la toiture grincaient, ce +fut l'ecroulement de la maison que j'attendis. Qu'y avait-il +d'etonnant a ce qu'elle s'ecroulat, puisque mon pere mourait?... + +IV + +L'HERITIER + +Ces douleurs-la ont leur pudeur, et je jetterai sur la mienne un +voile... + +Je reprends donc ce recit au moment ou la vie ordinaire recommence. Le +premier repas de famille en consacre la continuation, apres qu'ont +cesse les allees et venues de parents et d'etrangers, et tout le +desordre apparent qui accompagne les deuils. Mon frere Etienne, +accouru de Rome, est reparti pour y achever ses etudes theologiques. +Melanie, en se penchant davantage sur toutes les miseres de l'hopital +ou elle sert, epuise sans doute son propre chagrin, et Bernard, a +distance, a, d'un bref cablogramme ou nous avons pu mesurer son +attachement, accuse le coup. Nous autres, les restants, nous pouvons +nous compter comme des blesses apres la defaite. + +La cloche a sonne et il nous faut gagner la salle a manger. Voici +grand-pere qui rentre de sa promenade: il s'est courbe et casse, il +s'appuie sur sa canne, et il se plaint, sans que je puisse en savoir +la cause. Quelque chose lui manque, qu'il s'explique mal a lui-meme: + +--Ah! soupire-t-il, essouffle, j'ai cru que je n'arriverais jamais +jusqu'a la maison. + +Il s'exprime comme nous nous exprimions quand nous etions petits. Mais +avons-nous cesse de dire: la maison? Je le vois si faible et si +vieux, et ne me souviens plus que jadis il m'emmenait dans les bois et +sur le lac, du temps ou nous allions bien tranquillement tous les deux +a la conquete de la liberte. Depassant la mesure dans ma +transformation, voici que je l'observe, avec une commiseration +excessive qui est presque du mepris. + +Oui, quand les soldats sont aux remparts, la ville, n'est-ce pas? +argumente et discute; elle discute et argumente sur l'utilite des +fortifications et des armes, et leur destruction lui parait un jeu. +Mais s'il n'y a plus de troupes et si l'ennemi est aux portes? Ainsi +pouvions-nous parler de nos desirs et de nos reves, et de la cite +future, et surtout de notre chere liberte. Nous le pouvions, et +maintenant nous ne le pouvons plus, parce que personne ne nous defend +et que nous sommes face a face avec la vie, avec notre propre +destinee. Il n'est plus, grand-pere, celui qui pour toute la famille +montait la garde aux remparts. + +Tante Dine acheve de mettre le couvert. Elle est bien agee pour +s'imposer tant de tracas, du matin au soir, et jamais elle n'a de +repos. + +--Laissez donc, ma tante, ce n'est pas votre affaire. + +Mais elle proteste et _gongonne_, et se met a pleurer tout fort: + +--Il ne faut pas me priver de m'occuper. J'ai moins de peine quand je +travaille. + +Est-ce que j'ignore, d'ailleurs, qu'on ne maintiendra a l'office que +Mariette, parce que notre situation est changee? Chacun de nous devra +y mettre du sien, et tante Dine, a son habitude, prend de l'avance. + +Louise n'a plus sa gaiete. Elle entre, en tenant par la main sa soeur +Nicole qu'elle protege. Pourquoi donc est-ce que je regarde leurs +cheveux blonds avec plus de tendresse? Songerais-je deja a leur avenir +plus incertain? Jacquot, peu surveille ces derniers temps, n'a pas ete +sage, mais voila ma mere qui le gronde. Il ne croyait plus sans doute +qu'elle penserait a le gronder. Il s'etonne, il obeit. Et maintenant +il faut s'asseoir autour de la table. + +Ma mere a pris sa place du milieu. C'est vrai qu'elle porte maintenant +dans sa demarche, dans sa voix toujours aussi douce, je ne sais quelle +nouvelle autorite, inexplicable et cependant sensible. Elle se tourne +vers grand-pere qui la suit: + +--C'est a vous de _le_ remplacer. + +Et elle designe, en face d'elle, la chaise de mon pere. + +--Oh! pas moi, refuse grand-pere en s'agitant. Valentine, je n'irai +pas la. Moi, je ne suis rien qu'une vieille bete. + +Elle insiste, mais vainement; rien ne le fera ceder. Alors ma mere +leve sur moi ce regard calme et effraye ensemble qu'elle a depuis... +depuis qu'elle est veuve: + +--Ce sera toi, dit-elle. + +Sans un mot je m'assis a la place de mon pere, et de quelques instants +il me fut impossible de parler. Pourquoi ce recueillement pour une +chose si simple et si naturelle? Si simple en effet et si naturelle +etait la transmission du pouvoir. + +J'ai compare la maison a un royaume, et la suite des chefs de famille +a une dynastie. Voici que cette dynastie aboutissait a moi-meme. Ma +mere exercait la regence et je portais la couronne. Et cette couronne, +voici que j'en connaissais a la fois le poids et l'honneur. Comme +j'etais ne precedemment a la douleur et a la mort, je naissais au +sentiment de ma responsabilite dans la vie. Je ne sais, en verite, si +je puis comparer a ce sentiment qui m'envahissait aucune autre +emotion. Il me percait le coeur de cette fleche aigue et cruelle que +l'on attribue generalement a l'amour. Et de ma blessure jaillissait, +comme un sang rouge et abondant, l'exaltation qui devait teindre mes +jours. Ce sang-la, loin de diminuer les forces de la vie, se +repandrait pour la defense eternelle de la race. + +Avant que j'eusse atteint l'age d'homme, le grand combat qui se livre +immanquablement dans toute existence humaine entre la liberte et +l'acceptation, entre l'horreur de la servitude et les sacrifices +exiges pour durer, s'etait livre en moi par anticipation. Un +precepteur aimable et dangereux m'avait revele a l'avance le charme +miraculeux de la nature, de l'amour et de l'orgueil meme qui croit +nous soumettre la terre, et ce charme trop doux et trop enervant ne me +retiendrait jamais plus tout a fait. Ma vie etait fixee desormais a un +anneau de fer: elle ne dependrait plus de ma fantaisie. Je ne +tendrais plus vers les mirages du bonheur que des mains enchainees. +Mais ces chaines-la, tout homme les recoit un jour, qu'il monte +effectivement sur le trone ou que son empire ne soit que d'un arpent +ou d'un nom. Comme un roi, j'etais responsable de la decadence ou de +la prosperite du royaume, de la maison. + +A quelques jours de la, puisque je commencais mes etudes de medecine, +je dus partir, moi aussi, momentanement. Cet eloignement me dechirait +: dans le zele de mon role nouveau, je voulais croire ma presence +indispensable a ma mere. N'etait-elle pas toute brisee par la perte de +celui qui etait sa vie? Son calme, pourtant, m'etonnait, et aussi la +clarte de son jugement, et cette mysterieuse autorite nouvelle que +chacun sentait. Aux obseques, Martinod avait sollicite l'honneur de +prononcer un discours pour rappeler aux assistants le devouement de +mon pere, et elle s'y etait refusee. Pourquoi decourager cet +adversaire repentant? J'aurais volontiers emis un avis contraire. Et +peu apres nous apprimes que Martinod, songeant a reconquerir la +mairie, avait compte pour sa popularite sur cette exploitation de la +mort. Les _ils_ de tante Dine ne desarmaient pas. Ils ne desarmaient +jamais. Le foyer avait ses vigilantes gardiennes qui ne se laissaient +ni duper ni endormir. + +Cependant elles seraient bien seules toutes les deux, avec Nicole et +Jacquot. Grand-pere ne pouvait plus compter. Il declinait maintenant +de jour en jour. Lui qui avait affiche tant d'horreur pour les +clotures, s'informait presque chaque soir si les portes etaient bien +fermees au verrou. Que craignait-il? Une fois, comme il sortait d'un +demi-sommeil, il reclama son pere avec insistance. Tante Dine l'en +reprit un peu rudement: + +--Tu sais bien qu'il est mort depuis trente annees. + +A notre stupefaction, il repliqua aussitot: + +--Mais non, pas celui-la, l'autre. + +--L'autre? que veux-tu dire? + +--Celui qui etait la tout a l'heure. + +Et il montrait la direction du cabinet de consultation. + +Nous comprimes alors que son cerveau commencait de brouiller les +generations. Il sentait bien qu'un appui lui manquait, et mon pere, +tout naturellement, etait devenu son pere. + +Tres trouble par cette confusion, je me montrai plus juste envers lui. +Nous avions perdu ensemble l'empire de la liberte. + +La veille de mon depart, j'avais rejoint ma mere dans sa chambre. Je +desirais de lui apporter du courage pour notre separation, et j'etais +plus trouble et plus faible qu'elle. + +--Je reviendrai, disais-je, definitivement. Et je tacherai de _le_ +continuer. + +Nous ne le designions pas davantage entre nous. + +--Oui, me repondit-elle, _ton tour est venu_. + +Elle avait donc entendu et compris. Et comme, la tete appuyee a son +epaule, je lui exprimais ma tristesse de la laisser dans la peine, +elle me rassura: + +--Ecoute: il ne faut pas etre triste. + +Etait-ce elle qui parlait ainsi? Surpris, je me redressai et la +regardai: son visage consume par l'epreuve, cisele par la douleur du +plus profond amour, etait presque decolore. Toute son expression lui +venait des yeux, si doux, si purs, si limpides. Elle avait change et +vieilli. Et cependant il y avait en elle cette fermete insaisissable +qu'elle communiquait a son entourage sans qu'on sut comment. + +--Ne t'etonne pas, reprit-elle. Je me suis sentie si desesperee la +premiere nuit que j'ai supplie Dieu de me prendre. J'ai crie vers Lui, +et Il m'a entendue. Il m'a soutenue, mais autrement. Je ne croyais pas +encore assez. Maintenant je crois comme il faut croire. Nous ne sommes +pas separes, vois-tu, nous marchons vers la reunion. + +Sur la table a ouvrage, a cote d'elle, etait pose un livre d'heures. +Je le pris machinalement et de lui-meme il s'ouvrit a une page qu'elle +avait du bien souvent relire. + +--Lis a haute voix, m'invita-t-elle. + +C'etait la priere des agonisants, qui se recite pendant qu'entre la +mort: + +_" Partez de ce monde, ame chretienne, au nom de Dieu, le Pere tout- +puissant qui vous a creee; au nom de Jesus-Christ, Fils du Dieu +vivant qui a souffert pour vous; au nom des Anges et des Archanges, +au nom des Trones et des Dominations; au nom des Principautes et des +Puissances, au nom des Cherubins et Seraphins, au nom des Patriarches +et des Prophetes, au nom des saints Apotres et Evangelistes, au nom +des saints Martyrs et Confesseurs, au nom des saints Moines et +Solitaires, au nom des saintes Vierges, au nom de tous les Saints et +de toutes les Saintes de Dieu. Que votre demeure soit aujourd'hui dans +la paix, et votre habitation dans le saint Lieu!..."_ + +Tout le ciel est convie pour recevoir l'ame a qui s'ouvre la porte de +la vie. + +_Nous ne sommes pas separes, nous marchons vers la reunion_: je +compris le sens de ces paroles. + +Dans le silence qui suivit ma lecture, je percus de nouveau la plainte +reguliere de la fontaine dans la cour, et je me souvins de la +confiance de mon pere quand, pret a parler, cette confiance lui avait +ferme la bouche. Qu'aurait-il dit a ma mere qu'elle eut ignore de lui +? Elle acheverait son oeuvre, puis elle irait le retrouver. C'etait si +simple, et c'est pourquoi elle etait paisible. + +Son calme gagnait tante Dine toujours au travail et qui meme +recherchait les plus humiliantes besognes, telles que frotter les +parquets ou cirer les souliers, comme si elle voulait se punir d'avoir +survecu a son neveu. Et quand ma mere la reprenait doucement sur cet +exces de zele, elle protestait avec des larmes comme pour reclamer une +faveur. + +Comme on voit le soir, peu a peu, sur les pentes, s'allumer les feux +des villages, voici que je voyais les feux de la maison s'allumer par +dela notre horizon meme, et jusqu'au bout du monde, et jusque par dela +le monde. Ils brillaient pour les absents comme pour les presents, +pour Melanie au chevet des pauvres, pour Etienne a Rome, et pour +Bernard, soldat d'avant-postes, dans sa lointaine colonie. Et plus +haut ils brillaient encore. + +Et il me sembla que les murs dont j'avais deplore l'etroitesse pendant +mes annees d'adolescence, pendant ma course a la liberte, s'ouvraient +d'eux-memes pour me livrer passage. Ils ne me retenaient plus +prisonnier. Et pourquoi m'eussent-ils retenu prisonnier? Partout ou +j'irais maintenant, j'emportais de quoi les reconstruire avec mes +souvenirs d'enfance, avec le passe, avec ma douleur, avec ma dynastie. +Partout ou j'irais, j'emporterais un morceau de la terre, un morceau +de ma terre, comme si j'avais ete petri avec son limon ainsi que Dieu +fit du premier homme. + +Ce soir-la, veille de mon depart, ma foi dans la maison fut la foi +dans la Maison Eternelle ou revivent les morts dans la paix... + +Avril 1908 --Decembre 1912. + +FIN + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La Maison, by Henry Bordeaux + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MAISON *** + +***** This file should be named 12646.txt or 12646.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/2/6/4/12646/ + +Produced by Walter Debeuf + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +https://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. 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