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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 11714 ***
+
+GUY DE MAUPASSANT
+
+
+CONTES DE LA BÉCASSE
+
+
+SEIZIÈME ÉDITION
+
+
+PARIS
+
+1894
+
+
+
+
+
+
+LA BÉCASSE
+
+
+Le vieux baron des Ravots avait été pendant quarante ans le roi des
+chasseurs de sa province. Mais, depuis cinq à six années, une paralysie
+des jambes le clouait à son fauteuil, et il ne pouvait plus que tirer
+des pigeons de la fenêtre de son salon ou du haut de son grand perron.
+
+Le reste du temps il lisait.
+
+C'était un homme de commerce aimable chez qui était resté beaucoup de
+l'esprit lettré du dernier siècle. Il adorait les contes, les petits
+contes polissons, et aussi les histoires vraies arrivées dans son
+entourage. Dès qu'un ami entrait chez lui, il demandait:
+
+--Eh bien, quoi de nouveau?
+
+Et il savait interroger à la façon d'un juge d'instruction.
+
+Par les jours de soleil il faisait rouler devant la porte son large
+fauteuil pareil à un lit. Un domestique, derrière son dos, tenait les
+fusils, les chargeait et les passait à son maître; un autre valet, caché
+dans un massif, lâchait un pigeon de temps en temps, à des intervalles
+irréguliers, pour que le baron ne fût pas prévenu et demeurât en éveil.
+
+Et, du matin au soir, il tirait les oiseaux rapides, se désolant quand
+il s'était laissé surprendre, et riant aux larmes quand la bête tombait
+d'aplomb ou faisait quelque culbute inattendue et drôle. Il se tournait
+alors vers le garçon qui chargeait les armes, et il demandait, en
+suffoquant de gaieté:
+
+--Y est-il, celui-là, Joseph! As-tu vu comme il est descendu?
+
+Et Joseph répondait invariablement:
+
+--Oh! monsieur le baron ne les manque pas.
+
+A l'automne, au moment des chasses, il invitait, comme à l'ancien temps,
+ses amis, et il aimait entendre au loin les détonations. Il les
+comptait, heureux quand elles se précipitaient. Et, le soir, il exigeait
+de chacun le récit fidèle de sa journée.
+
+Et on restait trois heures à table en racontant des coups de fusil.
+
+C'étaient d'étranges et invraisemblables aventures, où se complaisait
+l'humeur hâbleuse des chasseurs. Quelques-unes avaient fait date et
+revenaient régulièrement. L'histoire d'un lapin que le petit vicomte de
+Bourril avait manqué dans son vestibule les faisait se tordre chaque
+année de la même façon. Toutes les cinq minutes un nouvel orateur
+prononçait:
+
+--J'entends: «Birr! birr!» et une compagnie magnifique me part à dix
+pas. J'ajuste: pif! paf! j'en vois tomber une pluie, une vraie pluie. Il
+y en avait sept!
+
+Et tous, étonnés, mais réciproquement crédules, s'extasiaient.
+
+Mais il existait dans la maison une vieille coutume, appelée le «conte
+de la Bécasse».
+
+Au moment du passage de cette reine des gibiers, la même cérémonie
+recommençait à chaque dîner.
+
+Comme ils adoraient l'incomparable oiseau, on en mangeait tous les soirs
+un par convive; mais on avait soin de laisser dans un plat toutes les
+têtes.
+
+Alors le baron, officiant comme un évêque, se faisait apporter sur une
+assiette un peu de graisse, oignait avec soin les têtes précieuses en
+les tenant par le bout de la mince aiguille qui leur sert le bec. Une
+chandelle allumée était posée près de lui, et tout le monde se taisait,
+dans l'anxiété de l'attente.
+
+Puis il saisissait un des crânes ainsi préparés, le fixait sur une
+épingle, piquait l'épingle sur un bouchon, maintenait le tout en
+équilibre au moyen de petits bâtons croisés comme des balanciers, et
+plantait délicatement cet appareil sur un goulot de bouteille en manière
+de tourniquet.
+
+Tous les convives comptaient ensemble, d'une voix forte:
+
+--Une,--deux,--trois.
+
+Et le baron, d'un coup de doigt, faisait vivement pivoter ce joujou.
+
+Celui des invités que désignait, en s'arrêtant, le long bec pointu
+devenait maître de toutes les têtes, régal exquis qui faisait loucher
+ses voisins.
+
+Il les prenait une à une et les faisait griller sur la chandelle. La
+graisse crépitait, la peau rissolée fumait, et l'élu du hasard croquait
+le crâne suiffé en le tenant par le nez et en poussant des exclamations
+de plaisir.
+
+Et chaque fois les dîneurs, levant leurs verres, buvaient à sa santé.
+
+Puis, quand il avait achevé le dernier, il devait, sur l'ordre du baron,
+conter une histoire pour indemniser les déshérités.
+
+Voici quelques-uns de ces récits:
+
+
+
+
+
+
+CE COCHON DE MORIN
+
+_A M. Oudinot._
+
+
+
+
+I
+
+
+«Ça, mon ami, dis-je à Labarbe, tu viens encore de prononcer ces quatre
+mots, «ce cochon de Morin». Pourquoi, diable, n'ai-je jamais entendu
+parler de Morin sans qu'on le traitât de «cochon»?
+
+Labarbe, aujourd'hui député, me regarda avec des yeux de chat-huant.
+«Comment, tu ne sais pas l'histoire de Morin, et tu es de la Rochelle?»
+
+J'avouai que je ne savais pas l'histoire de Morin. Alors Labarbe se
+frotta les mains et commença son récit.
+
+«Tu as connu Morin, n'est-ce pas, et tu te rappelles son grand magasin
+de mercerie sur le quai de la Rochelle?
+
+--«Oui, parfaitement.
+
+--«Eh bien, sache qu'en 1862 ou 63 Morin alla passer quinze jours à
+Paris, pour son plaisir, ou ses plaisirs, mais sous prétexte de
+renouveler ses approvisionnements. Tu sais ce que sont, pour un
+commerçant de province, quinze jours de Paris. Cela vous met le feu dans
+le sang. Tous les soirs des spectacles, des frôlements de femmes, une
+continuelle excitation d'esprit. On devient fou. On ne voit plus que
+danseuses en maillot, actrices décolletées, jambes rondes, épaules
+grasses, tout cela presque à portée de la main, sans qu'on ose ou qu'on
+puisse y toucher. C'est à peine si on goûte, une fois ou deux, à
+quelques mets inférieurs. Et l'on s'en va, le coeur encore tout secoué,
+l'âme émoustillée, avec une espèce de démangeaison de baisers qui vous
+chatouillent les lèvres.
+
+Morin se trouvait dans cet état, quand il prit son billet pour la
+Rochelle par l'express de 8 h. 40 du soir. Et il se promenait plein de
+regrets et de trouble dans la grande salle commune du chemin de fer
+d'Orléans, quand il s'arrêta net devant une jeune femme qui embrassait
+une vieille dame. Elle avait relevé sa voilette, et Morin, ravi,
+murmura: «Bigre, la belle personne!»
+
+Quand elle eut fait ses adieux à la vieille, elle entra dans la salle
+d'attente, et Morin la suivit; puis elle passa sur le quai, et Morin la
+suivit encore; puis elle monta dans un wagon vide, et Morin la suivit
+toujours.
+
+Il y avait peu de voyageurs pour l'express. La locomotive siffla; le
+train partit. Ils étaient seuls.
+
+Morin la dévorait des yeux. Elle semblait avoir dix-neuf à vingt ans;
+elle était blonde, grande, d'allure hardie. Elle roula autour de ses
+jambes une couverture de voyage, et s'étendit sur les banquettes pour
+dormir.
+
+Morin se demandait: «Qui est-ce?» Et mille suppositions, mille projets
+lui traversaient l'esprit. Il se disait: «On raconte tant d'aventures de
+chemin de fer. C'en est une peut-être qui se présente pour moi. Qui
+sait? une bonne fortune est si vite arrivée. Il me suffirait peut-être
+d'être audacieux. N'est-ce pas Danton qui disait: «De l'audace, de
+l'audace, et toujours de l'audace.» Si ce n'est pas Danton, c'est
+Mirabeau. Enfin, qu'importe. Oui, mais je manque d'audace, voilà le hic.
+Oh! Si on savait, si on pouvait lire dans les âmes! Je parie qu'on passe
+tous les jours, sans s'en douter, à côté d'occasions magnifiques. Il lui
+suffirait d'un geste pourtant pour m'indiquer qu'elle ne demande pas
+mieux...»
+
+Alors, il supposa des combinaisons qui le conduisaient au triomphe. Il
+imaginait une entrée en rapport chevaleresque, des petits services qu'il
+lui rendait, une conversation vive, galante, finissait par une
+déclaration qui finissait par... par ce que tu penses.
+
+Mais ce qui lui manquait toujours, c'était le début, le prétexte. Et il
+attendait une circonstance heureuse, le coeur ravagé, l'esprit sens
+dessus dessous.
+
+La nuit cependant s'écoulait et la belle enfant dormait toujours, tandis
+que Morin méditait sa chute. Le jour parut, et bientôt le soleil lança
+son premier rayon, un long rayon clair venu du bout de l'horizon, sur le
+doux visage de la dormeuse.
+
+Elle s'éveilla, s'assit, regarda la campagne, regarda Morin et sourit.
+Elle sourit en femme heureuse, d'un air engageant et gai. Morin
+tressaillit. Pas de doute, c'était pour lui ce sourire-là, c'était bien
+une invitation discrète, le signal rêvé qu'il attendait. Il voulait
+dire, ce sourire: «Êtes-vous bête, êtes-vous niais, êtes-vous jobard,
+d'être resté là, comme un pieu, sur votre siège depuis hier soir.
+
+«Voyons, regardez-moi, ne suis-je pas charmante? Et vous demeurez comme
+ça toute une nuit en tête à tête avec une jolie femme sans rien oser,
+grand sot.»
+
+Elle souriait toujours en le regardant; elle commençait même à rire; et
+il perdait la tête, cherchant un mot de circonstance, un compliment,
+quelque chose à dire enfin, n'importe quoi. Mais il ne trouvait rien,
+rien. Alors, saisi d'une audace de poltron, il pensa: «Tant pis, je
+risque tout»; et brusquement, sans crier «gare», il s'avança, les mains
+tendues, les lèvres gourmandes, et, la saisissant à pleins bras, il
+l'embrassa.
+
+D'un bond elle fut debout criant: «Au secours», hurlant d'épouvante. Et
+elle ouvrit la portière, elle agita ses bras dehors, folle de peur,
+essayant de sauter, tandis que Morin éperdu, persuadé qu'elle allait se
+précipiter sur la voie, la retenait par sa jupe en bégayant: «Madame...
+oh!... madame.»
+
+Le train ralentit sa marche, s'arrêta. Deux employés se précipitèrent
+aux signaux désespérés de la jeune femme qui tomba dans leurs bras en
+balbutiant: «Cet homme a voulu... a voulu... me... me...» Et elle
+s'évanouit.
+
+On était en gare de Mauzé. Le gendarme présent arrêta Morin.
+
+Quand la victime de sa brutalité eut repris connaissance, elle fit sa
+déclaration. L'autorité verbalisa. Et le pauvre mercier ne put regagner
+son domicile que le soir, sous le coup d'une poursuite judiciaire pour
+outrage aux bonnes moeurs dans un lieu public.
+
+
+
+
+II
+
+
+J'étais alors rédacteur en chef du _nal des Charentes_; et je voyais
+Morin, chaque soir, au Café du commerce.
+
+Dès le lendemain de son aventure, il vint me trouver, ne sachant que
+faire. Je ne lui cachai pas mon opinion: «Tu n'es qu'un cochon. On ne se
+conduit pas comme ça.»
+
+Il pleurait; sa femme l'avait battu; et il voyait son commerce ruiné,
+son nom dans la boue, déshonoré, ses amis, indignés, ne le saluant plus.
+Il finit par me faire pitié, et j'appelai mon collaborateur Rivet, un
+petit homme goguenard et de bon conseil, pour prendre ses avis.
+
+Il m'engagea à voir le procureur impérial, qui était de mes amis. Je
+renvoyai Morin chez lui et je me rendis chez ce magistrat.
+
+J'appris que la femme outragée était une jeune fille, Mlle Henriette
+Bonnel, qui venait de prendre à Paris ses brevets d'institutrice et qui,
+n'ayant plus ni père ni mère, passait ses vacances chez son oncle et sa
+tante, braves petits bourgeois de Mauzé.
+
+Ce qui rendait grave la situation de Morin, c'est que l'oncle avait
+porté plainte. Le ministère public consentait à laisser tomber l'affaire
+si cette plainte était retirée. Voilà ce qu'il fallait obtenir.
+
+Je retournai chez Morin. Je le trouvai dans son lit, malade d'émotion et
+de chagrin. Sa femme, une grande gaillarde osseuse et barbue, le
+maltraitait sans repos. Elle m'introduisit dans la chambre en me criant
+par la figure: «Vous venez voir ce cochon de Morin? Tenez, le voilà, le
+coco!»
+
+Et elle se planta devant le lit, les poings sur les hanches. J'exposai
+la situation; et il me supplia d'aller trouver la famille. La mission
+était délicate; cependant je l'acceptai. Le pauvre diable ne cessait de
+répéter: «Je t'assure que je ne l'ai pas même embrassée, non, pas même.
+Je te le jure!»
+
+Je répondis: «C'est égal, tu n'es qu'un cochon.» Et je pris mille francs
+qu'il m'abandonna pour les employer comme je le jugerais convenable.
+
+Mais comme je ne tenais pas à m'aventurer seul dans la maison des
+parents, je priai Rivet de m'accompagner. Il y consentit, à la condition
+qu'on partirait immédiatement, car il avait, le lendemain dans
+l'après-midi, une affaire urgente à la Rochelle.
+
+Et, deux heures plus tard, nous sonnions à la porte d'une jolie maison
+de campagne. Une belle jeune fille vint nous ouvrir. C'était elle
+assurément. Je dis tout bas à Rivet: «Sacrebleu, je commence à
+comprendre Morin.»
+
+L'oncle, M. Tonnelet, était justement un abonné du _Fanal_, un fervent
+coreligionnaire politique qui nous reçut à bras ouverts, nous félicita,
+nous congratula, nous serra les mains, enthousiasmé d'avoir chez lui les
+deux rédacteurs de son journal. Rivet me souffla dans l'oreille: «Je
+crois que nous pourrons arranger l'affaire de ce cochon de Morin.»
+
+La nièce s'était éloignée; et j'abordai la question délicate. J'agitai
+le spectre du scandale; je fis valoir la dépréciation inévitable que
+subirait la jeune personne après le bruit d'une pareille affaire; car on
+ne croirait jamais à un simple baiser.
+
+Le bonhomme semblait indécis; mais il ne pouvait rien décider sans sa
+femme qui ne rentrerait que tard dans la soirée. Tout à coup il poussa
+un cri de triomphe: «Tenez, j'ai une idée excellente. Je vous tiens, je
+vous garde. Vous allez dîner et coucher ici tous les deux; et, quand ma
+femme sera revenue, j'espère que nous nous entendrons.»
+
+Rivet résistait; mais le désir de tirer d'affaire ce cochon de Morin le
+décida; et nous acceptâmes l'invitation.
+
+L'oncle se leva, radieux, appela sa nièce, et nous proposa une promenade
+dans sa propriété en proclamant: «A ce soir les affaires sérieuses.»
+
+Rivet et lui se mirent à parler politique. Quant à moi, je me trouvai
+bientôt à quelques pas en arrière, à côté de la jeune fille. Elle était
+vraiment charmante, charmante!
+
+Avec des précautions infinies, je commençai à lui parler de son aventure
+pour tâcher de m'en faire une alliée.
+
+Mais elle ne parut pas confuse le moins du monde; elle m'écoutait de
+l'air d'une personne qui s'amuse beaucoup.
+
+Je lui disais: «Songez donc, mademoiselle, à tous les ennuis que vous
+aurez. Il vous faudra comparaître devant le tribunal, affronter les
+regards malicieux, parler en face de tout ce monde, raconter
+publiquement cette triste scène du wagon. Voyons, entre nous,
+n'auriez-vous pas mieux fait de ne rien dire, de remettre à sa place ce
+polisson sans appeler les employés; et de changer simplement de
+voiture.»
+
+Elle se mit à rire. «C'est vrai ce que vous dites! mais que voulez-vous?
+J'ai eu peur; et, quand on a peur, on ne raisonne plus. Après avoir
+compris la situation, j'ai bien regretté mes cris; mais il était trop
+tard. Songez aussi que cet imbécile s'est jeté sur moi comme un furieux,
+sans prononcer un mot, avec une figure de fou. Je ne savais même pas ce
+qu'il me voulait.»
+
+Elle me regardait en face, sans être troublée ou intimidée. Je me
+disais: «Mais c'est une gaillarde, cette fille. Je comprends que ce
+cochon de Morin se soit trompé.
+
+Je repris, en badinant: «Voyons Mademoiselle, avouez qu'il était
+excusable, car, enfin, on ne peut pas se trouver en face d'une aussi
+belle personne que vous sans éprouver le désir absolument légitime de
+l'embrasser.»
+
+Elle rit plus fort, toutes les dents au vent: «Entre le désir et
+l'action, monsieur, il y a place pour le respect.»
+
+La phrase était drôle, bien que peu claire. Je demandai brusquement: «Eh
+bien, voyons, si je vous embrassais, moi, maintenant; qu'est-ce que vous
+feriez?»
+
+Elle s'arrêta pour me considérer du haut en bas, puis elle dit,
+tranquillement: «Oh, vous, ce n'est pas la même chose.»
+
+Je le savais bien, parbleu, que ce n'était pas la même chose, puisqu'on
+m'appelait dans toute la province «le beau Labarbe». J'avais trente ans,
+alors, mais je demandai: «Pourquoi ça?»
+
+Elle haussa les épaules, et répondit: «Tiens! parce que vous n'êtes pas
+aussi bête que lui.» Puis elle ajouta, en me regardant en dessous: «Ni
+aussi laid.»
+
+Avant qu'elle eût pu faire un mouvement pour m'éviter, je lui avais
+planté un bon baiser sur la joue. Elle sauta de côté, mais trop tard.
+Puis elle dit: «Eh bien vous n'êtes pas gêné non plus, vous. Mais ne
+recommencez pas ce jeu-là.»
+
+Je pris un air humble et je dis à mi-voix: «Oh! mademoiselle, quant à
+moi, si j'ai un désir au coeur, c'est de passer devant un tribunal pour
+la même cause que Morin.»
+
+Elle demanda à son tour: «Pourquoi ça?» Je la regardai au fond des yeux
+sérieusement. «Parce que vous êtes une des plus belles créatures qui
+soient; parce que ce serait pour moi un brevet, un titre, une gloire,
+que d'avoir voulu vous violenter. Parce qu'on dirait après vous avoir
+vue: «Tiens, Labarbe n'a pas volé ce qui lui arrive, mais il a de la
+chance tout de même.»
+
+Elle se remit à rire de tout son coeur.
+
+«Êtes-vous drôle?» Elle n'avait pas fini le mot «_drôle_» que je la
+tenais à pleins bras et je lui jetais des baisers voraces partout où je
+trouvais une place, dans les cheveux, sur le front, sur les yeux, sur la
+bouche parfois, sur les joues, par toute la tête, dont elle découvrait
+toujours malgré elle un coin pour garantir les autres.
+
+A la fin, elle se dégagea, rouge et blessée. «Vous êtes un grossier,
+monsieur, et vous me faites repentir de vous avoir écouté.»
+
+Je lui saisis la main, un peu confus, balbutiant: «Pardon, pardon,
+mademoiselle. Je vous ai blessée; j'ai été brutal! Ne m'en voulez pas.
+Si vous saviez?...» Je cherchais vainement une excuse.
+
+Elle prononça, au bout d'un moment: «Je n'ai rien à savoir, monsieur.»
+
+Mais j'avais trouvé; je m'écriai: «Mademoiselle, voici un an que je vous
+aime!»
+
+Elle fut vraiment surprise et releva les yeux. Je repris: «Oui,
+mademoiselle, écoutez-moi. Je ne connais pas Morin et je me moque bien
+de lui. Peu m'importe qu'il aille en prison et devant les tribunaux. Je
+vous ai vue ici l'an passé, vous étiez là-bas, devant la grille. J'ai
+reçu une secousse en vous apercevant et votre image ne m'a plus quitté.
+Croyez-moi, ou ne me croyez pas, peu m'importe. Je vous ai trouvée
+adorable; votre souvenir me possédait; j'ai voulu vous revoir; j'ai
+saisi le prétexte de cette bête de Morin; et me voici. Les circonstances
+m'ont fait passer les bornes; pardonnez-moi, je vous en supplie,
+pardonnez-moi.»
+
+Elle guettait la vérité dans mon regard, prête à sourire de nouveau; et
+elle murmura: «Blagueur.»
+
+Je levai la main, et, d'un ton sincère (je crois même que j'étais
+sincère): «Je vous jure que je ne mens pas.»
+
+Elle dit simplement: «Allons donc.»
+
+Nous étions seuls, tout seuls, Rivet et l'oncle ayant disparu dans les
+allées tournantes; et je lui fis une vraie déclaration, longue, douce,
+en lui pressant et lui baisant les doigts. Elle écoutait cela comme une
+chose agréable et nouvelle, sans bien savoir ce qu'elle en devait
+croire.
+
+Je finissais par me sentir troublé; par penser ce que je disais; j'étais
+pâle, oppressé, frissonnant; et, doucement, je lui pris la taille.
+
+Je lui parlais tout bas dans les petits cheveux frisés de l'oreille.
+Elle semblait morte tant elle restait rêveuse.
+
+Puis sa main rencontra la mienne et la serra; je pressai lentement sa
+taille d'une étreinte tremblante et toujours grandissante; elle ne
+remuait plus du tout; j'effleurais sa joue de ma bouche; et tout à coup
+mes lèvres, sans chercher, trouvèrent les siennes. Ce fut un long, long
+baiser; et il aurait encore duré longtemps; si je n'avais entendu «hum,
+hum» à quelques pas derrière moi.
+
+Elle s'enfuit à travers un massif. Je me retournai et j'aperçus Rivet
+qui me rejoignait.
+
+Il se campa au milieu du chemin; et sans rire: «Eh bien! c'est comme ça
+que tu arranges l'affaire de ce cochon de Morin.»
+
+Je répondis avec fatuité: «On fait ce qu'on peut, mon cher. Et l'oncle?
+Qu'en as-tu obtenu? Moi, je réponds de la nièce.»
+
+Rivet déclara: «J'ai été moins heureux avec l'oncle.»
+
+Et je lui pris le bras pour rentrer.
+
+
+
+
+III
+
+
+Le dîner acheva de me faire perdre la tête. J'étais à côté d'elle et ma
+main sans cesse rencontrait sa main sous la nappe; mon pied pressait son
+pied; nos regards se joignaient, se mêlaient.
+
+On fit ensuite un tour au clair de lune et je lui murmurai dans l'âme
+toutes les tendresses qui me montaient du coeur. Je la tenais serrée
+contre moi, l'embrassant à tout moment, mouillant mes lèvres aux
+siennes. Devant nous, l'oncle et Rivet discutaient. Leurs ombres les
+suivaient gravement sur le sable des chemins.
+
+On rentra. Et bientôt l'employé du télégraphe apporta une dépêche de la
+tante annonçant qu'elle ne reviendrait que le lendemain matin, à sept
+heures, par le premier train.
+
+L'oncle, dit: «Eh bien, Henriette, va montrer leurs chambres à ces
+messieurs.» On serra la main du bonhomme et on monta. Elle nous
+conduisit d'abord dans l'appartement de Rivet, et il me souffla dans
+l'oreille: «Pas de danger qu'elle nous ait menés chez toi d'abord.» Puis
+elle me guida vers mon lit. Dès qu'elle fut seule avec moi, je la saisis
+de nouveau dans mes bras, tâchant d'affoler sa raison et de culbuter sa
+résistance. Mais, quand elle se sentit tout près de défaillir, elle
+s'enfuit.
+
+Je me glissais entre mes draps, très contrarié, très agité, et très
+penaud, sachant bien que je ne dormirais guère, cherchant quelle
+maladresse j'avais pu commettre, quand on heurta doucement ma porte.
+
+Je demandai: «Qui est là?»
+
+Une voix légère répondit: «Moi.»
+
+Je me vêtis à la hâte; j'ouvris; elle entra. «J'ai oublié, dit-elle, de
+vous demander ce que vous prenez le matin: du chocolat, du thé, ou du
+café?»
+
+Je l'avais enlacée impétueusement, la dévorant de caresses, bégayant:
+«Je prends... je prends... je prends...» Mais elle me glissa entre les
+bras, souffla ma lumière, et disparut.
+
+Je restai seul, furieux, dans l'obscurité, cherchant des allumettes,
+n'en trouvant pas. J'en découvris enfin et je sortis dans le corridor, à
+moitié fou, mon bougeoir à la main.
+
+Qu'allais-je faire? Je ne raisonnais plus; je voulais la trouver; je la
+voulais. Et je fis quelques pas sans réfléchir à rien. Puis, je pensai
+brusquement: «Mais si j'entre chez l'oncle? que dirais-je?... Et je
+demeurai immobile, le cerveau vide, le coeur battant. Au bout de
+plusieurs secondes, la réponse me vint: «Parbleu je dirai que je
+cherchais la chambre de Rivet pour lui parler d'une chose urgente.»
+
+Et je me mis à inspecter les portes m'efforçant de découvrir la sienne,
+à elle. Mais rien ne pouvait me guider. Au hasard je pris une clef que
+je tournai. J'ouvris, j'entrai... Henriette assise dans son lit,
+effarée, me regardait.
+
+Alors je poussai doucement le verrou; et, m'approchant sur la pointe des
+pieds, je lui dis: «J'ai oublié, mademoiselle, de vous demander quelque
+chose à lire.» Elle se débattait; mais j'ouvris bientôt le livre que je
+cherchais. Je n'en dirai pas le titre. C'était vraiment le plus
+merveilleux des romans, et le plus divin des poèmes.
+
+Une fois tournée la première page, elle me le laissa parcourir à mon
+gré; et j'en feuilletai tant de chapitres que nos bougies s'usèrent
+jusqu'au bout.
+
+Puis, après l'avoir remerciée, je regagnais, à pas de loup, ma chambre,
+quand une main brutale m'arrêta; et une voix, celle de Rivet, me
+chuchota dans le nez: «Tu n'as donc pas fini d'arranger l'affaire de ce
+cochon de Morin?»
+
+Dès sept heures du matin elle m'apportait elle-même une tasse de
+chocolat. Je n'en ai jamais bu de pareil. Un chocolat à s'en faire
+mourir, moelleux, velouté, parfumé, grisant. Je ne pouvais ôter ma
+bouche des bords délicieux de sa tasse.
+
+A peine la jeune fille était-elle sortie que Rivet entra. Il semblait un
+peu nerveux, agacé comme un homme qui n'a guère dormi, il me dit d'un
+ton maussade: «Si tu continues, tu sais, tu finiras par gâter l'affaire
+de ce cochon de Morin.»
+
+A huit heures, la tante arrivait. La discussion fut courte. Les braves
+gens retiraient leur plainte, et je laisserais cinq cents francs aux
+pauvres du pays.
+
+Alors on voulut nous retenir à passer la journée. On organiserait même
+une excursion pour aller visiter des ruines. Henriette derrière le dos
+de ses parents me faisait des signes de tête: «Oui, restez donc.»
+J'acceptais, mais Rivet s'acharna à s'en aller.
+
+Je le pris à part; je le priai, je le sollicitai; je lui disais:
+«Voyons, mon petit Rivet, fais cela pour moi.» Mais il semblait exaspéré
+et me répétait dans la figure: «J'en ai assez, entends-tu, de l'affaire
+de ce cochon de Morin.»
+
+Je fus bien contraint de partir aussi. Ce fut un des moments les plus
+durs de ma vie. J'aurais bien arrangé cette affaire-là pendant toute mon
+existence.
+
+Dans le wagon, après les énergiques et muettes poignées de main des
+adieux, je dis à Rivet: «Tu n'es qu'une brute». Il répondit: «Mon petit,
+tu commençais à m'agacer bougrement».
+
+En arrivant aux bureaux du _Fanal_, j'aperçus une foule qui nous
+attendait... On cria dès qu'on nous vit: «Eh bien, avez-vous arrangé
+l'affaire de ce cochon de Morin?»
+
+Tout la Rochelle en était troublé. Rivet, dont la mauvaise humeur
+s'était dissipée en route, eut grand'peine à ne pas rire en déclarant:
+«Oui, c'est fait, grâce à Labarbe.»
+
+Et nous allâmes chez Morin.
+
+Il était étendu dans un fauteuil, avec des sinapismes aux jambes et des
+compresses d'eau froide sur le crâne, défaillant d'angoisse. Et il
+toussait sans cesse, d'une petite toux d'agonisant, sans qu'on sût d'où
+lui était venu ce rhume. Sa femme le regardait avec des yeux de tigresse
+prête à le dévorer.
+
+Dès qu'il nous aperçut, il eut un tremblement qui lui secouait les
+poignets et les genoux. Je dis: «C'est arrangé, salaud, mais ne
+recommence pas.»
+
+Il se leva, suffoquant, me prit les mains, les baisa comme celles d'un
+prince, pleura, faillit perdre connaissance, embrassa Rivet, embrassa
+même Mme Morin qui le rejeta d'une poussée dans son fauteuil.
+
+Mais il ne se remit jamais de ce coup-là, son émotion avait été trop
+brutale.
+
+On ne l'appelait plus dans toute la contrée que «ce cochon de Morin», et
+cette épithète le traversait comme un coup d'épée chaque fois qu'il
+l'entendait.
+
+Quand un voyou dans la rue criait: «Cochon», il se retournait la tête
+par instinct. Ses amis le criblaient de plaisanteries horribles, lui
+demandant, chaque fois qu'ils mangeaient du jambon: Est-ce du tien?»
+
+Il mourut deux ans plus tard.
+
+Quant à moi, me présentant à la députation, en 1875, j'allai faire une
+visite intéressée au nouveau notaire de Tousserre, Me Belloncle. Une
+grande femme opulente et belle me reçut.
+
+«Vous ne me reconnaissez pas? dit-elle.»
+
+Je balbutiai: «Mais..... non..... madame.»
+
+--«Henriette Bonnel.»
+
+--«Ah!»--Et je me sentis devenir pâle.
+
+Elle semblait parfaitement à son aise, et souriait en me regardant.
+
+Dès qu'elle m'eut laissé seul avec son mari, il me prit les mains, les
+serrant à les broyer: «Voici longtemps, cher monsieur, que je veux aller
+vous voir. Ma femme m'a tant parlé de vous. Je sais..... oui, je sais en
+quelle circonstance douloureuse vous l'avez connue, je sais aussi comme
+vous avez été parfait, plein de délicatesse, de tact, de dévouement dans
+l'affaire.....» Il hésita, puis prononça plus bas, comme s'il eût
+articulé un mot grossier «.....Dans l'affaire de ce cochon de Morin.»
+
+
+
+
+
+
+
+LA FOLLE
+
+_A Robert de Bannières._
+
+
+Tenez, dit M. Mathieu d'Endolin, les bécasses me rappellent une bien
+sinistre anecdote de la guerre.
+
+Vous connaissez ma propriété dans le faubourg de Cormeil. Je l'habitais
+au moment de l'arrivée des Prussiens.
+
+J'avais alors pour voisine une espèce de folle, dont l'esprit s'était
+égaré sous les coups du malheur. Jadis, à l'âge de vingt-cinq ans, elle
+avait perdu, en un seul mois, son père, son mari et son enfant
+nouveau-né.
+
+Quand la mort est entrée une fois dans une maison, elle y revient
+presque toujours immédiatement, comme si elle connaissait la porte.
+
+La pauvre jeune femme, foudroyée par le chagrin, prit le lit, délira
+pendant six semaines. Puis, une sorte de lassitude calme succédant à
+cette crise violente, elle resta sans mouvement, mangeant à peine,
+remuant seulement les yeux. Chaque fois qu'on voulait la faire lever,
+elle criait comme si on l'eût tuée. On la laissa donc toujours couchée,
+ne la tirant de ses draps que pour les soins de sa toilette et pour
+retourner ses matelas.
+
+Une vieille bonne restait près d'elle, la faisant boire de temps en
+temps ou mâcher un peu de viande froide. Que se passait-il dans cette
+âme désespérée? On ne le sut jamais; car elle ne parla plus.
+Songeait-elle aux morts? Rêvassait-elle tristement, sans souvenir
+précis? Ou bien sa pensée anéantie restait-elle immobile comme de l'eau
+sans courant?
+
+Pendant quinze années, elle demeura ainsi fermée et inerte.
+
+La guerre vint; et, dans les premiers jours de décembre, les Prussiens
+pénétrèrent à Cormeil.
+
+Je me rappelle cela comme d'hier. Il gelait à fendre les pierres; et
+j'étais étendu moi-même dans un fauteuil, immobilisé par la goutte,
+quand j'entendis le battement lourd et rythmé de leurs pas. De ma
+fenêtre, je les vis passer.
+
+Ils défilaient interminablement, tous pareils, avec ce mouvement de
+pantins qui leur est particulier. Puis les chefs distribuèrent leurs
+hommes aux habitants. J'en eus dix-sept. La voisine, la folle, en avait
+douze, dont un commandant, vrai soudard, violent, bourru.
+
+Pendant, les premiers jours tout se passa normalement. On avait dit à
+l'officier d'à côté que la dame était malade; et il ne s'en inquiéta
+guère. Mais bientôt cette femme qu'on ne voyait jamais l'irrita. Il
+s'informa de la maladie; on répondit que son hôtesse était couchée
+depuis quinze ans par suite d'un violent chagrin. Il n'en crut rien sans
+doute, et s'imagina que la pauvre insensée ne quittait pas son lit par
+fierté, pour ne pas voir les Prussiens, et ne leur point parler, et ne
+les point frôler.
+
+Il exigea qu'elle le reçût; on le fit entrer dans sa chambre. Il demanda,
+d'un ton brusque.
+
+--Je vous prierai, matame, de fous lever et de tescentre pour qu'on fous
+foie.
+
+Elle tourna vers lui ses yeux vagues, ses yeux vides, et ne répondit
+pas.
+
+Il reprit:
+
+--Che ne tolérerai bas d'insolence. Si fous ne fous levez bas de ponne
+volonté, che trouverai pien un moyen de fous faire bromener tout seule.
+
+Elle ne fit pas un geste, toujours immobile comme si elle ne l'eût pas
+vu.
+
+Il rageait, prenant ce silence calme pour une marque de mépris suprême.
+Et il ajouta:
+
+--Si vous n'êtes pas tescentue temain...
+
+Puis, il sortit.
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain la vieille bonne, éperdue, la voulut habiller; mais la
+folle se mit à hurler en se débattant. L'officier monta bien vite; et la
+servante, se jetant à ses genoux, cria:
+
+--Elle ne veut pas, monsieur, elle ne veut pas. Pardonnez-lui; elle est
+si malheureuse.
+
+Le soldat restait embarrassé, n'osant, malgré sa colère, la faire tirer
+du lit par ses hommes. Mais soudain il se mit à rire et donna des ordres
+en allemand.
+
+Et bientôt on vit sortir un détachement qui soutenait un matelas comme
+on porte un blessé. Dans ce lit qu'on n'avait point défait, la folle,
+toujours silencieuse, restait tranquille, indifférente aux événements
+tant qu'on la laissait couchée. Un homme par derrière portait un paquet
+de vêtements féminins.
+
+Et l'officier prononça en se frottant les mains:
+
+--Nous ferrons pien si vous ne poufez bas vous hapiller toute seule et
+faire une bétite bromenate.
+
+Puis on vit s'éloigner le cortège dans la direction de la forêt
+d'Imauville.
+
+Deux heures plus tard les soldats revinrent tout seuls.
+
+On ne revit plus la folle. Qu'en avaient-ils fait? Où l'avaient-ils
+portée! On ne le sut jamais.
+
+ * * * * *
+
+La neige tombait maintenant jour et nuit, ensevelissant la plaine et les
+bois sous un linceul de mousse glacée. Les loups venaient hurler
+jusqu'à nos portes.
+
+La pensée de cette femme perdue me hantait; et je fis plusieurs
+démarches auprès de l'autorité prussienne, afin d'obtenir des
+renseignements. Je faillis être fusillé.
+
+Le printemps revint. L'armée d'occupation s'éloigna. La maison de ma
+voisine restait fermée; l'herbe drue poussait dans les allées.
+
+La vieille bonne était morte pendant l'hiver. Personne ne s'occupait
+plus de cette aventure; moi seul y songeais sans cesse.
+
+Qu'avaient-ils fait de cette femme? s'était-elle enfuie à travers les
+bois! L'avait-on recueillie quelque part, et gardée dans un hôpital sans
+pouvoir obtenir d'elle aucun renseignement. Rien ne venait alléger mes
+doutes; mais, peu à peu, le temps apaisa le souci de mon coeur.
+
+Or, à l'automne suivant, les bécasses passèrent en masse; et, comme ma
+goutte me laissait un peu de répit, je me traînai jusqu'à la forêt.
+J'avais déjà tué quatre ou cinq oiseaux à long bec, quand j'en abattis
+un qui disparut dans un fossé plein de branches. Je fus obligé d'y
+descendre pour y ramasser ma bête. Je la trouvai tombée auprès d'une
+tête de mort. Et brusquement le souvenir de la folle m'arriva dans la
+poitrine comme un coup de poing. Bien d'autres avaient expiré dans ces
+bois peut-être en cette année sinistre; mais je ne sais pourquoi,
+j'étais sûr, sûr, vous dis-je, que je rencontrais la tête de cette
+misérable maniaque.
+
+Et soudain je compris, je devinai tout. Ils l'avaient abandonnée sur ce
+matelas, dans la forêt froide et déserte; et, fidèle à son idée fixe,
+elle s'était laissée mourir sous l'épais et léger duvet des neiges et
+sans remuer le bras ou la jambe.
+
+Puis les loups l'avaient dévorée.
+
+Et les oiseaux avaient fait leur nid avec la laine de son lit déchiré.
+
+J'ai gardé ce triste ossement. Et je fais des voeux pour que nos fils ne
+voient plus jamais de guerre.
+
+
+
+
+
+
+
+PIERROT
+
+_A Henry Roujon._
+
+
+Mme Lefèvre était une dame de campagne, une veuve, une de ces
+demi-paysannes à rubans et à chapeaux falbalas, de ces personnes qui
+parlent avec des cuirs, prennent en public des airs grandioses, et
+cachent une âme de brute prétentieuse sous des dehors comiques et
+chamarrés, comme elles dissimulent leurs grosses mains rouges sous des
+gants de soie écrue.
+
+Elle avait pour servante une brave campagnarde toute simple, nommée
+Rose.
+
+Les deux femmes habitaient une petite maison à volets verts, le long
+d'une route, en Normandie, au centre du pays de Caux.
+
+Comme elles possédaient, devant l'habitation, un étroit jardin, elles
+cultivaient quelques légumes.
+
+Or, une nuit, on lui vola une douzaine d'oignons.
+
+Dès que Rose s'aperçut du larcin, elle courut prévenir madame, qui
+descendit en jupe de laine. Ce fut une désolation et une terreur. On
+avait volé, volé Mme Lefèvre! Donc, on volait dans le pays, puis on
+pouvait revenir.
+
+Et les deux femmes effarées contemplaient les traces de pas,
+bavardaient, supposaient des choses: «Tenez, ils ont passé par là. Ils
+ont mis leurs pieds sur le mur; ils ont sauté dans la plate-bande.»
+
+Et elles s'épouvantaient pour l'avenir. Comment dormir tranquilles
+maintenant!
+
+Le bruit du vol se répandit. Les voisins arrivèrent, constatèrent,
+discutèrent à leur tour; et les deux femmes expliquaient à chaque
+nouveau venu leurs observations et leurs idées.
+
+Un fermier d'à côté leur offrit ce conseil: «Vous devriez avoir un
+chien.»
+
+C'était vrai, cela; elles devraient avoir un chien, quand ce ne serait
+que pour donner l'éveil. Pas un gros chien, Seigneur! Que feraient-elles
+d'un gros chien! Il les ruinerait en nourriture. Mais un petit chien (en
+Normandie, on prononce _quin_), un petit freluquet de _quin_ qui jappe.
+
+Dès que tout le monde fut parti, Mme Lefèvre discuta longtemps cette
+idée de chien. Elle faisait, après réflexion, mille objections,
+terrifiée par l'image d'une jatte pleine de pâtée; car elle était de
+cette race parcimonieuse de dames campagnardes qui portent toujours des
+centimes dans leur poche pour faire l'aumône ostensiblement aux pauvres
+des chemins, et donner aux quêtes du dimanche.
+
+Rose, qui aimait les bêtes, apporta ses raisons et les défendit avec
+astuce. Donc il fut décidé qu'on aurait un chien, un tout petit chien.
+
+On se mit à sa recherche, mais on n'en trouvait que des grands, des
+avaleurs de soupe à faire frémir. L'épicier de Rolleville en avait bien
+un, un tout petit; mais il exigeait qu'on le lui payât deux francs, pour
+couvrir ses frais d'élevage. Mme Lefèvre déclara qu'elle voulait bien
+nourrir un «quin», mais qu'elle n'en achèterait pas.
+
+Or, le boulanger, qui savait les événements, apporta, un matin, dans sa
+voiture, un étrange petit animal tout jaune, presque sans pattes, avec
+un corps de crocodile, une tête de renard et une queue en trompette, un
+vrai panache, grand comme tout le reste de sa personne. Un client
+cherchait à s'en défaire. Mme Lefèvre trouva fort beau ce roquet
+immonde, qui ne coûtait rien. Rose l'embrassa, puis demanda comment on
+le nommait. Le boulanger répondit: «Pierrot.»
+
+Il fut installé dans une vieille caisse à savon et on lui offrit d'abord
+de l'eau à boire. Il but. On lui présenta ensuite un morceau de pain. Il
+mangea. Mme Lefèvre, inquiète, eut une idée: «Quand il sera bien
+accoutumé à la maison, on le laissera libre. Il trouvera à manger en
+rôdant par le pays.»
+
+On le laissa libre, en effet, ce qui ne l'empêcha point d'être affamé.
+Il ne jappait d'ailleurs que pour réclamer sa pitance; mais, dans ce
+cas, il jappait avec acharnement.
+
+Tout le monde pouvait entrer dans le jardin. Pierrot allait caresser
+chaque nouveau venu, et demeurait absolument muet.
+
+Mme Lefèvre cependant s'était accoutumée à cette bête. Elle en arrivait
+même à l'aimer, et à lui donner de sa main, de temps en temps, des
+bouchées de pain trempées dans la sauce de son fricot.
+
+Mais elle n'avait nullement songé à l'impôt, et quand on lui réclama
+huit francs,--huit francs, madame!--pour ce freluquet de _quin_ qui ne
+jappait seulement point, elle faillit s'évanouir de saisissement.
+
+Il fut immédiatement décidé qu'on se débarrasserait de Pierrot. Personne
+n'en voulut. Tous les habitants le refusèrent à dix lieues aux environs.
+Alors on se résolut, faute d'autre moyen, à lui faire «piquer du mas».
+
+«Piquer du mas», c'est «manger de la marne». On fait piquer du mas à
+tous les chiens dont on veut se débarrasser.
+
+Au milieu d'une vaste plaine, on aperçoit une espèce de hutte, ou plutôt
+un tout petit toit de chaume, posé sur le sol. C'est l'entrée de la
+marnière. Un grand puits tout droit s'enfonce jusqu'à vingt mètres sous
+terre, pour aboutir à une série de longues galeries de mines.
+
+On descend une fois par an dans cette carrière, à l'époque où l'on marne
+les terres. Tout le reste du temps, elle sert de cimetière aux chiens
+condamnés; et souvent, quand on passe auprès de l'orifice, des
+hurlements plaintifs, des aboiements furieux ou désespérés, des appels
+lamentables montent jusqu'à vous.
+
+Les chiens des chasseurs et des bergers s'enfuient avec épouvante des
+abords de ce trou gémissant; et, quand on se penche au-dessus, il sort
+de là une abominable odeur de pourriture.
+
+Des drames affreux s'y accomplissent dans l'ombre.
+
+Quand une bête agonise depuis dix à douze jours dans le fond, nourrie
+par les restes immondes de ses devanciers, un nouvel animal, plus gros,
+plus vigoureux certainement, est précipité tout à coup. Ils sont là,
+seuls, affamés, les yeux luisants. Ils se guettent, se suivent,
+hésitent, anxieux. Mais la faim les presse: ils s'attaquent, luttent
+longtemps, acharnés; et le plus fort mange le plus faible, le dévore
+vivant.
+
+Quand il fut décidé qu'on ferait «piquer du mas» à Pierrot, on s'enquit
+d'un exécuteur. Le cantonnier qui binait la route demanda dix sous pour
+la course. Cela parut follement exagéré à Mme Lefèvre. Le goujat du
+voisin se contentait de cinq sous; c'était trop encore; et, Rose ayant
+fait observer qu'il valait mieux qu'elles le portassent elles-mêmes,
+parce qu'ainsi il ne serait pas brutalisé en route et averti de son
+sort, il fut résolu qu'elles iraient toutes les deux, à la nuit
+tombante.
+
+On lui offrit, ce soir-là, une bonne soupe avec un doigt de beurre. Il
+l'avala jusqu'à la dernière goutte; et, comme il remuait la queue de
+contentement, Rose le prit dans son tablier.
+
+Elles allaient à grands pas, comme des maraudeuses, à travers la plaine.
+Bientôt elles aperçurent la marnière et l'atteignirent; Mme Lefèvre se
+pencha pour écouter si aucune bête ne gémissait.--Non--il n'y en avait
+pas; Pierrot serait seul. Alors Rose qui pleurait, l'embrassa, puis le
+lança dans le trou; et elles se penchèrent toutes deux, l'oreille
+tendue.
+
+Elles entendirent d'abord un bruit sourd; puis la plainte aiguë,
+déchirante, d'une bête blessée, puis une succession de petits cris de
+douleur, puis des appels désespérés, des supplications de chien qui
+implorait, la tête levée vers l'ouverture.
+
+Il jappait, oh! il jappait!
+
+Elles furent saisies de remords, d'épouvante, d'une peur folle et
+inexplicable; et elles se sauvèrent en courant. Et, comme Rose allait
+plus vite, Mme Lefèvre criait: «Attendez-moi, Rose, attendez-moi!»
+
+Leur nuit fut hantée de cauchemars épouvantables.
+
+Mme Lefèvre rêva qu'elle s'asseyait à table pour manger la soupe, mais,
+quand elle découvrait la soupière, Pierrot était dedans. Il s'élançait
+et la mordait au nez.
+
+Elle se réveilla et crut l'entendre japper encore. Elle écouta; elle
+s'était trompée.
+
+Elle s'endormit de nouveau et se trouva sur une grande route, une route
+interminable, qu'elle suivait. Tout à coup, au milieu du chemin, elle
+aperçut un panier, un grand panier de fermier, abandonné; et ce panier
+lui faisait peur.
+
+Elle finissait cependant par l'ouvrir, et Pierrot, blotti dedans, lui
+saisissait la main, ne la lâchait plus; et elle se sauvait éperdue,
+portant ainsi au bout du bras le chien suspendu, la gueule serrée.
+
+Au petit jour, elle se leva, presque folle, et courut à la marnière.
+
+Il jappait; il jappait encore, il avait jappé toute la nuit. Elle se mit
+à sangloter et l'appela avec mille petits noms caressants. Il répondit
+avec toutes les inflexions tendres de sa voix de chien.
+
+Alors elle voulut le revoir, se promettant de le rendre heureux jusqu'à
+sa mort.
+
+Elle courut chez le puisatier chargé de l'extraction de la marne, et
+elle lui raconta son cas. L'homme écoutait sans rien dire. Quand elle
+eut fini, il prononça: «Vous voulez votre quin? Ce sera quatre francs.»
+
+Elle eut un sursaut; toute sa douleur s'envola du coup.
+
+«Quatre francs! vous vous en feriez mourir! quatre francs!»
+
+Il répondit: «Vous croyez que j'vas apporter mes cordes, mes
+manivelles, et monter tout ça, et m'n aller là-bas avec mon garçon et
+m'faire mordre encore par votre maudit quin, pour l'plaisir de vous le
+r'donner? fallait pas l'jeter.»
+
+Elle s'en alla, indignée.--Quatre francs!
+
+Aussitôt rentrée, elle appela Rose et lui dit les prétentions du
+puisatier. Rose, toujours résignée, répétait: «Quatre francs! c'est de
+l'argent, Madame.»
+
+Puis, elle ajouta: «Si on lui jetait à manger, à ce pauvre quin, pour
+qu'il ne meure pas comme ça?»
+
+Mme Lefèvre approuva, toute joyeuse; et les voilà reparties, avec un
+gros morceau de pain beurré.
+
+Elles le coupèrent par bouchées qu'elles lançaient l'une après l'autre,
+parlant tour à tour à Pierrot. Et si tôt que le chien avait achevé un
+morceau, il jappait pour réclamer le suivant.
+
+Elles revinrent le soir, puis le lendemain, tous les jours. Mais elles
+ne faisaient plus qu'un voyage.
+
+ * * * * *
+
+Or, un matin, au moment de laisser tomber la première bouchée, elles
+entendirent tout à coup un aboiement formidable dans le puits. Ils
+étaient deux! On avait précipité un autre chien, un gros!
+
+Rose cria: «Pierrot!» Et Pierrot jappa, jappa. Alors on se mit à jeter
+la nourriture; mais, chaque fois elles distinguaient parfaitement une
+bousculade terrible, puis les cris plaintifs de Pierrot mordu par son
+compagnon, qui mangeait tout, étant le plus fort.
+
+Elles avaient beau spécifier: «C'est pour toi, Pierrot!» Pierrot,
+évidemment, n'avait rien.
+
+Les deux femmes interdites, se regardaient; et Mme Lefèvre prononça d'un
+ton aigre: «Je ne peux pourtant pas nourrir tous les chiens qu'on
+jettera là-dedans. Il faut y renoncer».
+
+Et, suffoquée à l'idée de tous ces chiens vivant à ses dépens, elle s'en
+alla, emportant même ce qui restait du pain qu'elle se mit à manger en
+marchant.
+
+Rose la suivit en s'essuyant les yeux du coin de son tablier bleu.
+
+
+
+
+
+
+
+MENUET
+
+_A Paul Bourget._
+
+
+Les grands malheurs ne m'attristent guère, dit Jean Bridelle, un vieux
+garçon qui passait pour sceptique. J'ai vu la guerre de bien près:
+j'enjambais les corps sans apitoiement. Les fortes brutalités de la
+nature ou des hommes peuvent nous faire pousser des cris d'horreur ou
+d'indignation, mais ne nous donnent point ce pincement au coeur, ce
+frisson qui vous passe dans le dos à la vue de certaines petites choses
+navrantes.
+
+La plus violente douleur qu'on puisse éprouver, certes, est la perte
+d'un enfant pour une mère, et la perte de la mère pour un homme. Cela
+est violent, terrible, cela bouleverse et déchire; mais on guérit de ces
+catastrophes comme des larges blessures saignantes. Or, certaines
+rencontres, certaines choses entr'aperçues, devinées, certains chagrins
+secrets, certaines perfidies du sort, qui remuent en nous tout un monde
+douloureux de pensées, qui entr'ouvrent devant nous brusquement la porte
+mystérieuse des souffrances morales, compliquées, incurables, d'autant
+plus profondes qu'elles semblent bénignes, d'autant plus cuisantes
+qu'elles semblent presque insaisissables, d'autant plus tenaces qu'elles
+semblent factices, nous laissent à l'âme comme une traînée de tristesse,
+un goût d'amertume, une sensation de désenchantement dont nous sommes
+longtemps à nous débarrasser.
+
+J'ai toujours devant les yeux deux ou trois choses que d'autres
+n'eussent point remarquées assurément, et qui sont entrées en moi comme
+de longues et minces piqûres inguérissables.
+
+Vous ne comprendriez peut-être pas l'émotion qui m'est restée de ces
+rapides impressions. Je ne vous en dirai qu'une. Elle est très vieille,
+mais vive comme d'hier. Il se peut que mon imagination seule ait fait
+les frais de mon attendrissement.
+
+J'ai cinquante ans. J'étais jeune alors et j'étudiais le droit. Un peu
+triste, un peu rêveur, imprégné d'une philosophie mélancolique, je
+n'aimais guère les cafés bruyants, les camarades braillards, ni les
+filles stupides. Je me levais tôt; et une de mes plus chères voluptés
+était de me promener seul, vers huit heures du matin, dans la pépinière
+du Luxembourg.
+
+Vous ne l'avez pas connue, vous autres, cette pépinière? C'était comme
+un jardin oublié de l'autre siècle, un jardin joli comme un doux
+sourire de vieille. Des haies touffues séparaient les allées étroites et
+régulières, allées calmes entre deux murs de feuillage taillés avec
+méthode. Les grands ciseaux du jardinier alignaient sans relâche ces
+cloisons de branches; et, de place en place, on rencontrait des
+parterres de fleurs, des plates-bandes de petits arbres rangés comme des
+collégiens en promenade, des sociétés de rosiers magnifiques ou des
+régiments d'arbres à fruits.
+
+Tout un coin de ce ravissant bosquet était habité par les abeilles.
+Leurs maisons de paille, savamment espacées sur les planches, ouvraient
+au soleil leurs portes grandes comme l'entrée d'un dé à coudre; et on
+rencontrait tout le long des chemins les mouches bourdonnantes et
+dorées, vraies maîtresses de ce lieu pacifique, vraies promeneuses de
+ces tranquilles allées en corridors.
+
+Je venais là presque tous les matins. Je m'asseyais sur un banc et je
+lisais. Parfois je laissais retomber le livre sur mes genoux pour rêver,
+pour écouter autour de moi vivre Paris, et jouir du repos infini de ces
+charmilles à la mode ancienne.
+
+Mais je m'aperçus bientôt que je n'étais pas seul à fréquenter ce lieu
+dès l'ouverture des barrières, et je rencontrais parfois, nez à nez, au
+coin d'un massif, un étrange petit vieillard.
+
+Il portait des souliers à boucles d'argent, une culotte à pont, une
+redingote tabac d'Espagne, une dentelle en guise de cravate et un
+invraisemblable chapeau gris à grands bords et à grands poils, qui
+faisait penser au déluge.
+
+Il était maigre, fort maigre, anguleux, grimaçant et souriant. Ses yeux
+vifs palpitaient, s'agitaient sous un mouvement continu des paupières;
+et il avait toujours à la main une superbe canne à pommeau d'or qui
+devait être pour lui quelque souvenir magnifique.
+
+Ce bonhomme m'étonna d'abord, puis m'intéressa outre mesure. Et je le
+guettais à travers les murs de feuilles, je le suivais de loin,
+m'arrêtant au détour des bosquets pour n'être point vu.
+
+Et voilà qu'un matin, comme il se croyait bien seul, il se mit à faire
+des mouvements singuliers: quelques petits bonds d'abord, puis une
+révérence; puis il battit, de sa jambe grêle, un entrechat encore
+alerte, puis il commença à pivoter galamment, sautillant, se trémoussant
+d'une façon drôle, souriant comme devant un public, faisant des grâces,
+arrondissant les bras, tortillant son pauvre corps de marionnette,
+adressant dans le vide de légers saluts attendrissants et ridicules. Il
+dansait!
+
+Je demeurais pétrifié d'étonnement, me demandant lequel des deux était
+fou, lui, ou moi.
+
+Mais il s'arrêta soudain, s'avança comme font les acteurs sur la scène,
+puis s'inclina en reculant avec des sourires gracieux et des baisers de
+comédienne qu'il jetait de sa main tremblante aux deux rangées d'arbres
+taillés.
+
+Et il reprit avec gravité sa promenade.
+
+ * * * * *
+
+A partir de ce jour, je ne le perdis plus de vue; et, chaque matin, il
+recommençait son exercice invraisemblable.
+
+Une envie folle me prit de lui parler. Je me risquai, et, l'ayant salué,
+je lui dis:
+
+--Il fait bien bon aujourd'hui, monsieur.
+
+Il s'inclina.
+
+--Oui, monsieur, c'est un vrai temps de jadis.
+
+Huit jours après, nous étions amis, et je connus son histoire. Il avait
+été maître de danse à l'Opéra, du temps du roi Louis XV. Sa belle canne
+était un cadeau du comte de Clermont. Et, quand on lui parlait de
+danse, il ne s'arrêtait plus de bavarder.
+
+Or, voilà qu'un jour il me confia:
+
+--J'ai épousé la Castris, monsieur. Je vous présenterai si vous voulez,
+mais elle ne vient ici que sur le tantôt. Ce jardin, voyez-vous, c'est
+notre plaisir et notre vie. C'est tout ce qui nous reste d'autrefois. Il
+nous semble que nous ne pourrions plus exister si nous ne l'avions
+point. Cela est vieux et distingué, n'est-ce pas? Je crois y respirer un
+air qui n'a point changé depuis ma jeunesse. Ma femme et moi, nous y
+passons toutes nos après-midi. Mais, moi, j'y viens dès le matin, car je
+me lève de bonne heure.
+
+ * * * * *
+
+Dès que j'eus fini de déjeuner, je retournai au Luxembourg, et bientôt
+j'aperçus mon ami qui donnait le bras avec cérémonie à une toute vieille
+petite femme vêtue de noir, et à qui je fus présenté. C'était la
+Castris, la grande danseuse aimée des princes, aimée du roi, aimée de
+tout ce siècle galant qui semble avoir laissé dans le monde une odeur
+d'amour.
+
+Nous nous assîmes sur un banc de pierre. C'était au mois de mai. Un
+parfum de fleurs voltigeait dans les allées proprettes; un bon soleil
+glissait entre les feuilles et semait sur nous de larges gouttes de
+lumière. La robe noire de la Castris semblait toute mouillée de clarté.
+
+Le jardin était vide. On entendait au loin rouler des fiacres.
+
+--Expliquez-moi donc, dis-je au vieux danseur, ce que c'était que le
+menuet?
+
+Il tressaillit.
+
+--Le menuet, monsieur, c'est la reine des danses, et la danse des
+Reines, entendez-vous? Depuis qu'il n'y a plus de Rois, il n'y a plus de
+menuet.
+
+Et il commença, en style pompeux, un long éloge dithyrambique auquel je
+ne compris rien. Je voulus me faire décrire les pas, tous les
+mouvements, les posés. Il s'embrouillait, s'exaspérant de son
+impuissance, nerveux et désolé.
+
+Et soudain, se tournant vers son antique compagne, toujours silencieuse
+et grave:
+
+--Élise, veux-tu, dis, veux-tu, tu seras bien gentille, veux-tu que nous
+montrions à monsieur ce que c'était?
+
+Elle tourna ses yeux inquiets de tous les côtés, puis se leva sans dire
+un mot et vint se placer en face de lui.
+
+Alors je vis une chose inoubliable.
+
+Ils allaient et venaient avec des simagrées enfantines, se souriaient,
+se balançaient, s'inclinaient, sautillaient pareils à deux vieilles
+poupées qu'aurait fait danser une mécanique ancienne, un peu brisée,
+construite jadis par un ouvrier fort habile, suivant la manière de son
+temps.
+
+Et je les regardais, le coeur troublé de sensations extraordinaires,
+l'âme émue d'une indicible mélancolie. Il me semblait voir une
+apparition lamentable et comique, l'ombre démodée d'un siècle. J'avais
+envie de rire et besoin de pleurer.
+
+Tout à coup ils s'arrêtèrent, ils avaient terminé les figures de la
+danse. Pendant quelques secondes ils restèrent debout l'un devant
+l'autre, grimaçant d'une façon surprenante; puis ils s'embrassèrent en
+sanglotant.
+
+ * * * * *
+
+Je partais, trois jours après, pour la province. Je ne les ai point
+revus. Quand je revins à Paris, deux ans plus tard, on avait détruit la
+pépinière. Que sont-ils devenus sans le cher jardin d'autrefois avec ses
+chemins en labyrinthe, son odeur du passé et les détours gracieux des
+charmilles?
+
+Sont-ils morts? Errent-ils par les rues modernes comme des exilés sans
+espoir? Dansent-ils, spectres falots, un menuet fantastique entre les
+cyprès d'un cimetière, le long des sentiers bordés de tombes, au clair
+de lune?
+
+Leur souvenir me hante, m'obsède, me torture, demeure en moi comme une
+blessure. Pourquoi? Je n'en sais rien.
+
+Vous trouverez cela ridicule, sans doute?
+
+
+
+
+
+
+
+LA PEUR
+
+_A J. K. Huysmans._
+
+
+On remonta sur le pont après dîner. Devant nous la Méditerranée n'avait
+pas un frisson sur toute sa surface, qu'une grande lune calme moirait.
+Le vaste bateau glissait, jetant sur le ciel, qui semblait ensemencé
+d'étoiles, un gros serpent de fumée noire; et, derrière nous, l'eau
+toute blanche, agitée par le passage rapide du lourd bâtiment, battue
+par l'hélice, moussait, semblait se tordre, remuait tant de clartés
+qu'on eût dit de la lumière de lune bouillonnant.
+
+Nous étions là, six ou huit, silencieux, admirant, l'oeil tourné vers
+l'Afrique lointaine où nous allions. Le commandant, qui fumait un cigare
+au milieu de nous, reprit soudain la conversation du dîner.
+
+--Oui, j'ai eu peur ce jour-là. Mon navire est resté six heures avec ce
+rocher dans le ventre, battu par la mer. Heureusement que nous avons été
+recueillis, vers le soir, par un charbonnier anglais qui nous aperçut.
+
+Alors un grand homme à figure brûlée, à l'aspect grave, un de ces hommes
+qu'on sent avoir traversé de longs pays inconnus, au milieu de dangers
+incessants, et dont l'oeil tranquille semble garder, dans sa profondeur,
+quelque chose des paysages étranges qu'il a vus; un de ces hommes qu'on
+devine trempés dans le courage, parla pour la première fois:
+
+--Vous dites, commandant, que vous avez eu peur; je n'en crois rien.
+Vous vous trompez sur le mot et sur la sensation que vous avez
+éprouvée. Un homme énergique n'a jamais peur en face du danger pressant.
+Il est ému, agité, anxieux; mais, la peur, c'est autre chose.
+
+Le commandant reprit en riant:
+
+--Fichtre! je vous réponds bien que j'ai eu peur, moi.
+
+Alors l'homme au teint bronzé prononça d'une voix lente:
+
+--Permettez-moi de m'expliquer! La peur (et les hommes les plus hardis
+peuvent avoir peur), c'est quelque chose d'effroyable, une sensation
+atroce, comme une décomposition de l'âme, un spasme affreux de la pensée
+et du coeur, dont le souvenir seul donne des frissons d'angoisse. Mais
+cela n'a lieu, quand on est brave, ni devant une attaque, ni devant la
+mort inévitable, ni devant toutes les formes connues du péril: cela a
+lieu dans certaines circonstances anormales, sous certaines influences
+mystérieuses, en face de risques vagues. La vraie peur, c'est quelque
+chose comme une réminiscence des terreurs fantastiques d'autrefois. Un
+homme qui croit aux revenants, et qui s'imagine apercevoir un spectre
+dans la nuit, doit éprouver la peur en toute son épouvantable horreur.
+
+Moi, j'ai deviné la peur en plein jour, il y a dix ans environ. Je l'ai
+ressentie l'hiver dernier, par une nuit de décembre.
+
+Et, pourtant, j'ai traversé bien des hasards, bien des aventures qui
+semblaient mortelles. Je me suis battu souvent. J'ai été laissé pour
+mort par des voleurs. J'ai été condamné, comme insurgé, à être pendu en
+Amérique, et jeté à la mer du pont d'un bâtiment sur les côtes de Chine.
+Chaque fois je me suis cru perdu, j'en ai pris immédiatement mon parti,
+sans attendrissement et même sans regrets.
+
+Mais la peur, ce n'est pas cela.
+
+Je l'ai pressentie en Afrique. Et pourtant elle est fille du Nord; le
+soleil la dissipe comme un brouillard. Remarquez bien ceci, messieurs.
+Chez les Orientaux, la vie ne compte pour rien; on est résigné tout de
+suite; les nuits sont claires et vides de légendes, les âmes aussi vides
+des inquiétudes sombres qui hantent les cerveaux dans les pays froids.
+En Orient, on peut connaître la panique, on ignore la peur.
+
+Eh bien! voici ce qui m'est arrivé sur cette terre d'Afrique:
+
+Je traversais les grandes dunes au sud de Ouargla. C'est là un des plus
+étranges pays du monde. Vous connaissez le sable uni, le sable droit des
+interminables plages de l'Océan. Eh bien! figurez-vous l'Océan lui-même
+devenu sable au milieu d'un ouragan; imaginez une tempête silencieuse de
+vagues immobiles en poussière jaune. Elles sont hautes comme des
+montagnes, ces vagues inégales, différentes, soulevées tout à fait comme
+des flots déchaînés, mais plus grandes encore, et striées comme de la
+moire. Sur cette mer furieuse, muette et sans mouvement, le dévorant
+soleil du sud verse sa flamme implacable et directe. Il faut gravir ces
+lames de cendre d'or, redescendre, gravir encore, gravir sans cesse,
+sans repos et sans ombre. Les chevaux râlent, enfoncent jusqu'aux
+genoux, et glissent en dévalant l'autre versant des surprenantes
+collines.
+
+Nous étions deux amis suivis de huit spahis et de quatre chameaux avec
+leurs chameliers. Nous ne parlions plus, accablés de chaleur, de
+fatigue, et desséchés de soif comme ce désert ardent. Soudain un de ces
+hommes poussa une sorte de cri; tous s'arrêtèrent; et nous demeurâmes
+immobiles, surpris par un inexplicable phénomène connu des voyageurs en
+ces contrées perdues.
+
+Quelque part, près de nous, dans une direction indéterminée, un tambour
+battait, le mystérieux tambour des dunes; il battait distinctement,
+tantôt plus vibrant, tantôt affaibli, arrêtant, puis reprenant son
+roulement fantastique.
+
+Les Arabes, épouvantés, se regardaient; et l'un dit, en sa langue: «La
+mort est sur nous.» Et voilà que tout à coup mon compagnon, mon ami,
+presque mon frère, tomba de cheval, la tête en avant, foudroyé par une
+insolation.
+
+Et pendant deux heures, pendant que j'essayais en vain de le sauver,
+toujours ce tambour insaisissable m'emplissait l'oreille de son bruit
+monotone, intermittent et incompréhensible; et je sentais se glisser
+dans mes os la peur, la vraie peur, la hideuse peur, en face de ce
+cadavre aimé, dans ce trou incendié par le soleil entre quatre monts de
+sable, tandis que l'écho inconnu nous jetait, à deux cents lieues de
+tout village français, le battement rapide du tambour.
+
+Ce jour-là, je compris ce que c'était que d'avoir peur; je l'ai su
+mieux encore une autre fois...
+
+Le commandant interrompit le conteur:
+
+--Pardon, monsieur, mais ce tambour? Qu'était-ce?
+
+Le voyageur répondit:
+
+--Je n'en sais rien. Personne ne sait. Les officiers, surpris souvent
+par ce bruit singulier, l'attribuent généralement à l'écho grossi,
+multiplié, démesurément enflé par les valonnements des dunes, d'une
+grêle de grains de sable emportés dans le vent et heurtant une touffe
+d'herbes sèches; car on a toujours remarqué que le phénomène se produit
+dans le voisinage de petites plantes brûlées par le soleil, et dures
+comme du parchemin.
+
+Ce tambour ne serait donc qu'une sorte de mirage du son. Voilà tout.
+Mais je n'appris cela que plus tard.
+
+J'arrive à ma seconde émotion.
+
+C'était l'hiver dernier, dans une forêt du nord-est de la France. La
+nuit vint deux heures plus tôt, tant le ciel était sombre. J'avais pour
+guide un paysan qui marchait à mon côté, par un tout petit chemin, sous
+une voûte de sapins dont le vent déchaîné tirait des hurlements. Entre
+les cimes, je voyais courir des nuages en déroute, des nuages éperdus
+qui semblaient fuir devant une épouvante. Parfois, sous une immense
+rafale, toute la forêt s'inclinait dans le même sens avec un gémissement
+de souffrance; et le froid m'envahissait, malgré mon pas rapide et mon
+lourd vêtement.
+
+Nous devions souper et coucher chez un garde forestier dont la maison
+n'était plus éloignée de nous. J'allais là pour chasser.
+
+Mon guide, parfois, levait les yeux et murmurait: «Triste temps!» Puis
+il me parla des gens chez qui nous arrivions. Le père avait tué un
+braconnier deux ans auparavant, et, depuis ce temps, il semblait
+sombre, comme hanté d'un souvenir. Ses deux fils, mariés, vivaient avec
+lui.
+
+Les ténèbres étaient profondes. Je ne voyais rien devant moi, ni autour
+de moi, et toute la branchure des arbres entrechoqués emplissait la nuit
+d'une rumeur incessante. Enfin, j'aperçus une lumière, et bientôt mon
+compagnon heurtait une porte. Des cris aigus de femmes nous répondirent.
+Puis, une voix d'homme, une voix étranglée, demanda: «Qui va là?» Mon
+guide se nomma. Nous entrâmes. Ce fut un inoubliable tableau.
+
+Un vieux homme à cheveux blancs, à l'oeil fou, le fusil chargé dans la
+main, nous attendait debout au milieu de la cuisine, tandis que deux
+grands gaillards, armés de haches, gardaient la porte. Je distinguai
+dans les coins sombres deux femmes à genoux, le visage caché contre le
+mur.
+
+On s'expliqua. Le vieux remit son arme contre le mur et ordonna de
+préparer ma chambre; puis, comme les femmes ne bougeaient point, il me
+dit brusquement:
+
+--Voyez-vous, monsieur, j'ai tué un homme, voilà deux ans cette nuit.
+L'autre année, il est revenu m'appeler. Je l'attends encore ce soir.
+
+Puis il ajouta d'un ton qui me fit sourire:
+
+--Aussi, nous ne sommes pas tranquilles.
+
+Je le rassurai comme je pus, heureux d'être venu justement ce soir-là,
+et d'assister au spectacle de cette terreur superstitieuse. Je racontai
+des histoires, et je parvins à calmer à peu près tout le monde.
+
+Près du foyer, un vieux chien presque aveugle et moustachu, un de ces
+chiens qui ressemblent à des gens qu'on connaît, dormait le nez dans ses
+pattes.
+
+Au dehors, la tempête acharnée battait la petite maison, et, par un
+étroit carreau, une sorte de judas placé près de la porte, je voyais
+soudain tout un fouillis d'arbres bousculés par le vent à la lueur de
+grands éclairs.
+
+Malgré mes efforts, je sentais bien qu'une terreur profonde tenait ces
+gens, et chaque fois que je cessais de parler, toutes les oreilles
+écoutaient au loin. Las d'assister à ces craintes imbéciles, j'allais
+demander à me coucher, quand le vieux garde tout à coup fit un bond de
+sa chaise, saisit de nouveau son fusil, en bégayant d'une voix égarée:
+«Le voilà! le voilà! Je l'entends!» Les deux femmes retombèrent à genoux
+dans leurs coins, en se cachant le visage; et les fils reprirent leurs
+haches. J'allais tenter encore de les apaiser, quand le chien endormi
+s'éveilla brusquement et, levant sa tête, tendant le cou, regardant vers
+le feu de son oeil presque éteint, il poussa un de ces lugubres
+hurlements qui font tressaillir les voyageurs, le soir, dans la
+campagne. Tous les yeux se portèrent sur lui, il restait maintenant
+immobile, dressé sur ses pattes comme hanté d'une vision, et il se remit
+à hurler vers quelque chose d'invisible, d'inconnu, d'affreux sans
+doute, car tout son poil se hérissait. Le garde, livide, cria: «Il le
+sent! il le sent! il était là quand je l'ai tué.» Et les femmes égarées
+se mirent, toutes les deux, à hurler avec le chien.
+
+Malgré moi, un grand frisson me courut entre les épaules. Cette vision
+de l'animal dans ce lieu, à cette heure, au milieu de ces gens éperdus,
+était effrayante à voir.
+
+Alors, pendant une heure, le chien hurla sans bouger; il hurla comme
+dans l'angoisse d'un rêve; et la peur, l'épouvantable peur entrait en
+moi; la peur de quoi? Le sais-je? C'était la peur, voilà tout.
+
+Nous restions immobiles, livides, dans l'attente d'un événement
+affreux, l'oreille tendue, le coeur battant, bouleversés au moindre
+bruit. Et le chien se mit à tourner autour de la pièce, en sentant les
+murs et gémissant toujours. Cette bête nous rendait fous! Alors, le
+paysan qui m'avait amené, se jeta sur elle, dans une sorte de paroxysme
+de terreur furieuse, et, ouvrant une porte donnant sur une petite cour,
+jeta l'animal dehors.
+
+Il se tut aussitôt; et nous restâmes plongés dans un silence plus
+terrifiant encore. Et soudain, tous ensemble, nous eûmes une sorte de
+sursaut: un être glissait contre le mur du dehors vers la forêt; puis il
+passa contre la porte, qu'il sembla tâter, d'une main hésitante; puis on
+n'entendit plus rien pendant deux minutes qui firent de nous des
+insensés; puis il revint, frôlant toujours la muraille; et il gratta
+légèrement, comme ferait un enfant avec son ongle; puis soudain une tête
+apparut contre la vitre du judas, une tête blanche, avec des yeux
+lumineux comme ceux des fauves. Et un son sortit de sa bouche, un son
+indistinct, un murmure plaintif.
+
+Alors un bruit formidable éclata dans la cuisine. Le vieux garde avait
+tiré. Et aussitôt les fils se précipitèrent, bouchèrent le judas en
+dressant la grande table qu'ils assujettirent avec le buffet.
+
+Et je vous jure qu'au fracas du coup de fusil que je n'attendais point,
+j'eus une telle angoisse du coeur, de l'âme et du corps, que je me
+sentis défaillir, prêt à mourir de peur.
+
+Nous restâmes là jusqu'à l'aurore, incapables de bouger, de dire un mot,
+crispés dans un affolement indicible.
+
+On n'osa débarricader la sortie qu'en apercevant, par la fente d'un
+auvent, un mince rayon de jour.
+
+Au pied du mur, contre la porte, le vieux chien gisait, la gueule brisée
+d'une balle.
+
+Il était sorti de la cour en creusant un trou sous une palissade.
+
+L'homme au visage brun se tut; puis il ajouta:
+
+--Cette nuit-là pourtant, je ne courus aucun danger; mais j'aimerais
+mieux recommencer toutes les heures où j'ai affronté les plus terribles
+périls, que la seule minute du coup de fusil sur la tête barbue du
+judas.
+
+
+
+
+
+
+
+FARCE NORMANDE
+
+_A A. de Joinville._
+
+
+La procession se déroulait dans le chemin creux ombragé par les grands
+arbres poussés sur les talus des fermes. Les jeunes mariés venaient
+d'abord, puis les parents, puis les invités, puis les pauvres du pays,
+et les gamins qui tournaient autour du défilé, comme des mouches,
+passaient entre les rangs, grimpaient aux branches pour mieux voir.
+
+Le marié était un beau gars, Jean Patu, le plus riche fermier du pays.
+C'était, avant tout, un chasseur frénétique qui perdait le bon sens à
+satisfaire cette passion, et dépensait de l'argent gros comme lui pour
+ses chiens, ses gardes, ses furets et ses fusils.
+
+La mariée, Rosalie Roussel, avait été fort courtisée par tous les partis
+des environs, car on la trouvait avenante, et on la savait bien dotée;
+mais elle avait choisi Patu, peut-être parce qu'il lui plaisait mieux
+que les autres, mais plutôt encore, en Normande réfléchie, parce qu'il
+avait plus d'écus.
+
+Lorsqu'ils tournèrent la grande barrière de la ferme maritale, quarante
+coups de fusil éclatèrent sans qu'on vît les tireurs cachés dans les
+fossés. A ce bruit, une grosse gaieté saisit les hommes qui gigottaient
+lourdement en leurs habits de fête; et Patu, quittant sa femme, sauta
+sur un valet qu'il apercevait derrière un arbre, empoigna son arme, et
+lâcha lui-même un coup de feu en gambadant comme un poulain.
+
+Puis on se remit en route sous les pommiers déjà lourds de fruits, à
+travers l'herbe haute, au milieu des veaux qui regardaient de leurs gros
+yeux, se levaient lentement et restaient debout, le mufle tendu vers la
+noce.
+
+Les hommes redevenaient graves en approchant du repas. Les uns, les
+riches, étaient coiffés de hauts chapeaux de soie luisants, qui
+semblaient dépaysés en ce lieu; les autres portaient d'anciens
+couvre-chefs à poils longs, qu'on aurait dits en peau de taupe; les plus
+humbles étaient couronnés de casquettes.
+
+Toutes les femmes avaient des châles lâchés dans le dos, et dont elles
+tenaient les bouts sur leurs bras avec cérémonie. Ils étaient rouges,
+bigarrés, flamboyants, ces châles; et leur éclat semblait étonner les
+poules noires sur le fumier, les canards au bord de la mare, et les
+pigeons sur les toits de chaume.
+
+Tout le vert de la campagne, le vert de l'herbe et des arbres, semblait
+exaspéré au contact de cette pourpre ardente et les deux couleurs ainsi
+voisines devenaient aveuglantes sous le feu du soleil de midi.
+
+La grande ferme paraissait attendre là-bas, au bout de la voûte des
+pommiers. Une sorte de fumée sortait de la porte et des fenêtres
+ouvertes, et une odeur épaisse de mangeaille s'exhalait du vaste
+bâtiment, de toutes ses ouvertures, des murs eux-mêmes.
+
+Comme un serpent, la suite des invités s'allongeait à travers la cour.
+Les premiers, atteignant la maison, brisaient la chaîne,
+s'éparpillaient, tandis que là-bas il en entrait toujours par la
+barrière ouverte. Les fossés maintenant étaient garnis de gamins et de
+pauvres curieux; et les coups de fusil ne cessaient pas, éclatant de
+tous les côtés à la fois, mêlant à l'air une buée de poudre et cette
+odeur qui grise comme de l'absinthe.
+
+Devant la porte, les femmes tapaient sur leurs robes pour en faire
+tomber la poussière, dénouaient les oriflammes qui servaient de rubans à
+leurs chapeaux, défaisaient leurs châles et les posaient sur leurs bras,
+puis entraient dans la maison pour se débarrasser définitivement de ces
+ornements.
+
+La table était mise dans la grande cuisine, qui pouvait contenir cent
+personnes.
+
+On s'assit à deux heures. A huit heures on mangeait encore. Les hommes
+déboutonnés, en bras de chemise, la face rougie, engloutissaient comme
+des gouffres. Le cidre jaune luisait, joyeux, clair et doré, dans les
+grands verres, à côté du vin coloré, du vin sombre, couleur de sang.
+
+Entre chaque plat on faisait un trou, le trou normand, avec un verre
+d'eau-de-vie qui jetait du feu dans les corps et de la folie dans les
+têtes.
+
+De temps en temps, un convive plein comme une barrique, sortait
+jusqu'aux arbres prochains, se soulageait, puis rentrait avec une faim
+nouvelle aux dents.
+
+Les fermières, écarlates, oppressées, les corsages tendus comme des
+ballons, coupées en deux par le corset, gonflées du haut et du bas,
+restaient à table par pudeur. Mais une d'elles, plus gênée, étant
+sortie, toutes alors se levèrent à la suite. Elles revenaient plus
+joyeuses, prêtes à rire. Et les lourdes plaisanteries commencèrent.
+
+C'étaient des bordées d'obscénités lâchées à travers la table, et toutes
+sur la nuit nuptiale. L'arsenal de l'esprit paysan fut vidé. Depuis cent
+ans, les mêmes grivoiseries servaient aux mêmes occasions, et, bien que
+chacun les connût, elles portaient encore, faisaient partir en un rire
+retentissant les deux enfilées de convives.
+
+Un vieux à cheveux gris appelait: «Les voyageurs pour Mézidon en
+voiture». Et c'étaient des hurlements de gaieté.
+
+Tout au bout de la table, quatre gars, des voisins, préparaient des
+farces aux mariés, et ils semblaient en tenir une bonne, tant ils
+trépignaient en chuchotant.
+
+L'un d'eux, soudain, profitant d'un moment de calme, cria:
+
+--C'est les braconniers qui vont s'en donner c'te nuit, avec la lune
+qu'y a!... Dis donc, Jean, c'est pas c'te lune-là qu'tu guetteras, toi?
+
+Le marié, brusquement, se tourna:
+
+--Qu'i z'y viennent, les braconniers!
+
+Mais l'autre se mit à rire:
+
+--Ah! i peuvent y venir; tu quitteras pas ta besogne pour ça!
+
+Toute la tablée fut secouée par la joie. Le sol en trembla, les verres
+vibrèrent.
+
+Mais le marié, à l'idée qu'on pouvait profiter de sa noce pour
+braconner chez lui, devint furieux:
+
+--J'te dis qu'ça: qu'i z'y viennent!
+
+Alors ce fut une pluie de polissonneries à double sens qui faisaient un
+peu rougir la mariée, toute frémissante d'attente.
+
+Puis, quand on eut bu des barils d'eau-de-vie, chacun partit se coucher;
+et les jeunes époux entrèrent en leur chambre, située au
+rez-de-chaussée, comme toutes les chambres de ferme; et, comme il y
+faisait un peu chaud, ils ouvrirent la fenêtre et fermèrent l'auvent.
+Une petite lampe de mauvais goût, cadeau du père de la femme, brûlait
+sur la commode; et le lit était prêt à recevoir le couple nouveau, qui
+ne mettait point à son premier embrassement tout le cérémonial des
+bourgeois dans les villes.
+
+Déjà la jeune femme avait enlevé sa coiffure et sa robe, et elle
+demeurait en jupon, délaçant ses bottines, tandis que Jean achevait un
+cigare, en regardant de coin sa compagne.
+
+Il la guettait d'un oeil luisant, plus sensuel que tendre; car il la
+désirait plutôt qu'il ne l'aimait; et, soudain, d'un mouvement brusque,
+comme un homme qui va se mettre à l'ouvrage, il enleva son habit.
+
+Elle avait défait ses bottines, et maintenant elle retirait ses bas,
+puis elle lui dit, le tutoyant depuis l'enfance: «Va te cacher là-bas,
+derrière les rideaux, que j' me mette au lit».
+
+Il fit mine de refuser, puis il y alla d'un air sournois, et se
+dissimula, sauf la tête. Elle riait, voulait envelopper ses yeux, et ils
+jouaient d'une façon amoureuse et gaie, sans pudeur apprise et sans
+gêne.
+
+Pour finir il céda; alors, en une seconde, elle dénoua son dernier
+jupon, qui glissa le long de ses jambes, tomba autour de ses pieds et
+s'aplatit en rond par terre. Elle l'y laissa, l'enjamba, nue sous la
+chemise flottante et elle se glissa dans le lit, dont les ressorts
+chantèrent sous son poids.
+
+Aussitôt il arriva, déchaussé lui-même, en pantalon, et il se courbait
+vers sa femme, cherchant ses lèvres qu'elle cachait dans l'oreiller,
+quand un coup de feu retentit au loin, dans la direction du bois des
+Râpées, lui sembla-t-il.
+
+Il se redressa inquiet, le coeur crispé, et, courant à la fenêtre, il
+décrocha l'auvent.
+
+La pleine lune baignait la cour d'une lumière jaune. L'ombre des
+pommiers faisait des taches sombres à leur pied; et, au loin, la
+campagne, couverte de moissons mûres, luisait.
+
+Comme Jean s'était penché au dehors, épiant toutes les rumeurs de la
+nuit, deux bras nus vinrent se nouer sous son cou, et sa femme, le
+tirant en arrière, murmura: «Laisse donc, qu'est-ce que ça fait,
+viens-t'en.»
+
+Il se retourna, la saisit, l'étreignit, la palpant sous la toile légère;
+et, l'enlevant dans ses bras robustes, il l'emporta vers leur couche.
+
+Au moment où il la posait sur le lit, qui plia sous le poids, une
+nouvelle détonation, plus proche celle-là, retentit.
+
+Alors Jean, secoué d'une colère tumultueuse, jura: «Non de D...! ils
+croient que je ne sortirai pas à cause de toi?... Attends, attends!» Il
+se chaussa, décrocha son fusil toujours pendu à portée de sa main, et,
+comme sa femme se traînait à ses genoux et le suppliait, éperdue, il se
+dégagea vivement, courut à la fenêtre et sauta dans la cour.
+
+Elle attendit une heure, deux heures, jusqu'au jour. Son mari ne rentra
+pas. Alors elle perdit la tête, appela, raconta la fureur de Jean et sa
+course après les braconniers.
+
+Aussitôt les valets, les charretiers, les gars partirent à la recherche
+du maître.
+
+On le retrouva à deux lieues de la ferme, ficelé des pieds à la tête, à
+moitié mort de fureur, son fusil tordu, sa culotte à l'envers, avec
+trois lièvres trépassés autour du cou et une pancarte sur la poitrine:
+
+«Qui va à la chasse, perd sa place.»
+
+Et, plus tard, quand il racontait cette nuit d'épousailles, il ajoutait:
+«Oh! pour une farce! c'était une bonne farce. Ils m'ont pris dans un
+collet comme un lapin, les salauds, et ils m'ont caché la tête dans un
+sac. Mais si je les tâte un jour, gare à eux!»
+
+ * * * * *
+
+Et voilà comment on s'amuse, les jours de noce, au pays normand.
+
+
+
+
+
+
+LES SABOTS
+
+_A Léon Fontaine._
+
+
+Le vieux curé bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus des
+bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommadés des
+paysans. Les grands paniers des fermières venues de loin pour la messe
+étaient posés à terre à côté d'elles; et la lourde chaleur d'un jour de
+juillet dégageait de tout le monde une odeur de bétail, un fumet de
+troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et
+aussi les meuglements des vaches couchées dans un champ voisin. Parfois
+un souffle d'air chargé d'aromes des champs s'engouffrait sous le
+portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des coiffures,
+il allait faire vaciller sur l'autel les petites flammes jaunes au bout
+des cierges... «Comme le désire le bon Dieu. Ainsi soit-il!» prononçait
+le prêtre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se mit, comme chaque
+semaine, à recommander à ses ouailles les petites affaires intimes de la
+commune. C'était un vieux homme à cheveux blancs qui administrait la
+paroisse depuis bientôt quarante ans, et le prône lui servait pour
+communiquer familièrement avec tout son monde.
+
+Il reprit: «Je recommande à vos prières Désiré Vallin, qu'est bien
+malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses couches.»
+
+Il ne savait plus; il cherchait les bouts de papier posés dans un
+bréviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua: «Il ne faut pas que
+les garçons et les filles viennent comme ça, le soir, dans le cimetière,
+ou bien je préviendrai le garde champêtre.--M. Césaire Omont voudrait
+bien trouver une jeune fille honnête comme servante.» Il réfléchit
+encore quelques secondes, puis ajouta: «C'est tout, mes frères, c'est la
+grâce que je vous souhaite au nom du Père, et du Fils, et du
+Saint-Esprit.»
+
+Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe.
+
+ * * * * *
+
+Quand les Malandain furent rentrés dans leur chaumière, la dernière du
+hameau de la Sablière, sur la route de Fourville, le père, un vieux
+petit paysan sec et ridé, s'assit devant la table, pendant que sa femme
+décrochait la marmite et que sa fille Adélaïde prenait dans le buffet
+les verres et les assiettes, et il dit: «Ça s'rait p'têtre bon, c'te
+place chez maîtr' Omont, vu que le v'là veuf, que sa bru l'aime pas,
+qu'il est seul et qu'il a d'quoi. J'ferions p'têtre ben d'y envoyer
+Adélaïde.»
+
+La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle,
+et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d'une
+odeur de choux, elle réfléchit.
+
+L'homme reprit: «Il a d'quoi, pour sûr. Mais qu'il faudrait être
+dégourdi et qu'Adélaïde l'est pas un brin.»
+
+La femme alors articula: «J'pourrions voir tout d'même.» Puis, se
+tournant vers sa fille, une gaillarde à l'air niais, aux cheveux jaunes,
+aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria:
+«T'entends, grande bête. T'iras chez maît' Omont t'proposer comme
+servante, et tu f'ras tout c'qu'il te commandera.»
+
+La fille se mit à rire sottement sans répondre. Puis tous trois
+commencèrent à manger.
+
+Au bout de dix minutes, le père reprit: «Écoute un mot, la fille, et
+tâche d'n' point te mettre en défaut sur ce que j'vas te dire...»
+
+Et il lui traça en termes lents et minutieux toute une règle de
+conduite, prévoyant les moindres détails, la préparant à cette conquête
+d'un vieux veuf mal avec sa famille.
+
+La mère avait cessé de manger pour écouter, et elle demeurait, la
+fourchette à la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour à
+tour, suivant cette instruction avec une attention concentrée et muette.
+
+Adélaïde restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide.
+
+Dès que le repas fut terminé, la mère lui fit mettre son bonnet, et
+elles partirent toutes deux pour aller trouver M. Césaire Omont. Il
+habitait une sorte de petit pavillon de briques adossé aux bâtiments
+d'exploitation qu'occupaient ses fermiers. Car il s'était retiré du
+faire-valoir, pour vivre de ses rentes.
+
+Il avait environ cinquante-cinq ans; il était gros, jovial et bourru
+comme un homme riche. Il riait et criait à faire tomber les murs, buvait
+du cidre et de l'eau-de-vie à pleins verres, et passait encore pour
+chaud, malgré son âge.
+
+Il aimait à se promener dans les champs, les mains derrière le dos,
+enfonçant ses sabots de bois dans la terre grasse, considérant la levée
+du blé ou la floraison des colzas d'un oeil d'amateur à son aise, qui
+aime ça, mais qui ne se la foule plus.
+
+On disait de lui: «C'est un père Bon-Temps, qui n'est pas bien levé tous
+les jours.»
+
+Il reçut les deux femmes, le ventre à table, achevant son café. Et, se
+renversant, il demanda:
+
+--Qu'est-ce que vous désirez?
+
+La mère prit la parole:
+
+--C'est not' fille Adélaïde que j'viens vous proposer pour servante, vu
+c'qu'a dit çu matin monsieur le curé.»
+
+Maître Omont considéra la fille, puis, brusquement: «Quel âge qu'elle a,
+c'te grande bique-là?»
+
+«--Vingt-un ans à la Saint-Michel, monsieur Omont.»
+
+«--C'est bien; all'aura quinze francs par mois et l'fricot. J'l'attends
+d'main, pour faire ma soupe du matin.»
+
+Et il congédia les deux femmes.
+
+Adélaïde entra en fonctions le lendemain et se mit à travailler dur,
+sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents.
+
+Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine,
+monsieur Omont la héla.
+
+«--Adélaïde!»
+
+Elle accourut. «Me v'là, not' maître.»
+
+Dès qu'elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnées, l'oeil
+trouble, il déclara: «Écoute un peu, qu'il n'y ait pas d'erreur entre
+nous. T'es ma servante, mais rien de plus. T'entends. Nous ne mêlerons
+point nos sabots.
+
+--Oui, not' maître.
+
+--Chacun sa place, ma fille, t'as ta cuisine; j'ai ma salle. A part ça,
+tout sera pour té comme pour mé. C'est convenu?
+
+--Oui, not' maître.
+
+--Allons, c'est bien, va à ton ouvrage.
+
+Et elle alla reprendre sa besogne.
+
+A midi elle servit le dîner du maître dans sa petite salle à papier
+peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla prévenir M.
+Omont.
+
+«--C'est servi, not' maître.»
+
+Il entra, s'assit, regarda autour de lui, déplia sa serviette, hésita
+une seconde, puis, d'une voix de tonnerre:
+
+«--Adélaïde!»
+
+Elle arriva, effarée. Il cria comme s'il allait la massacrer. «Eh bien,
+nom de D... et té, ousqu'est ta place?»
+
+«--Mais... not' maître...»
+
+Il hurlait: «J'aime pas manger tout seul, nom de D...; tu vas te mett'
+là ou bien foutre le camp si tu n'veux pas. Va chercher t'nassiette et
+ton verre.»
+
+Épouvantée, elle apporta son couvert en balbutiant: «Me v'là, not'
+maître.»
+
+Et elle s'assit en face de lui.
+
+Alors il devint jovial; il trinquait, tapait sur la table, racontait des
+histoires qu'elle écoutait les yeux baissés, sans oser prononcer un mot.
+
+De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du cidre,
+des assiettes.
+
+En apportant le café, elle ne déposa qu'une tasse devant lui; alors,
+repris de colère, il grogna:
+
+--Eh bien, et pour té?
+
+--J'n'en prends point, not' maître.
+
+--Pourquoi que tu n'en prends point?
+
+--Parce que je l'aime point.
+
+Alors il éclata de nouveau: «J'aime pas prend' mon café tout seul, nom
+de D... Si tu n'veux pas t'mett'à en prendre itou, tu vas foutre le
+camp, nom de D... Va chercher une tasse et plus vite que ça.»
+
+Elle alla chercher une tasse, se rassit, goûta la noire liqueur, fit la
+grimace, mais, sous l'oeil furieux du maître, avala jusqu'au bout. Puis
+il lui fallut boire le premier verre d'eau-de-vie de la rincette, le
+second du pousse-rincette, et le troisième du coup-de-pied-au-cul.
+
+Et M. Omont la congédia. «Va laver ta vaisselle maintenant, t'es une
+bonne fille.»
+
+Il en fut de même au dîner. Puis elle dut faire sa partie de dominos;
+puis il l'envoya se mettre au lit.
+
+«--Va te coucher, je monterai tout à l'heure.»
+
+Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa
+prière, se dévêtit et se glissa dans ses draps.
+
+Mais soudain elle bondit, effarée. Un cri furieux faisait trembler la
+maison.
+
+--Adélaïde?
+
+Elle ouvrit sa porte et répondit de son grenier:
+
+«--Me v'là, not' maître.»
+
+--Ousque t'es?
+
+--Mais j'suis dans mon lit, donc, not' maître.
+
+Alors il vociféra: «Veux-tu bien descendre, nom de D... J'aime pas
+coucher tout seul, nom de D..., et si tu n'veux point, tu vas me foutre
+le camp, nom de D...»
+
+Alors, elle répondit d'en haut, éperdue, cherchant sa chandelle:
+
+«--Me v'là, not' maître!»
+
+Et il entendit ses petits sabots découverts battre le sapin de
+l'escalier; et, quand elle fut arrivée aux dernières marches, il la
+prit par le bras, et dès qu'elle eut laissé devant la porte ses étroites
+chaussures de bois à côté des grosses galoches du maître, il la poussa
+dans sa chambre en grognant:
+
+«--Plus vite que ça, donc, nom de D...!»
+
+Et elle répétait sans cesse, ne sachant plus ce qu'elle disait:
+
+«--Me v'là, me v'là, not' maître.»
+
+ * * * * *
+
+Six mois après, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son
+père l'examina curieusement, puis demanda:
+
+--T'es-ti point grosse?
+
+Elle restait stupide, regardant son ventre, répétant: «Mais non, je n'
+crois point.»
+
+Alors, il l'interrogea, voulant tout savoir:
+
+--Dis-mé si vous n'avez point, quéque soir, mêlé vos sabots?
+
+--Oui, je les ons mêlés l'premier soir et puis l'sautres.
+
+--Mais alors t'es pleine, grande futaille.
+
+Elle se mit à sangloter, balbutiant: «J'savais ti, mé? J'savais ti, mé?»
+
+Le père Malandain la guettait, l'oeil éveillé, la mine satisfaite. Il
+demanda:
+
+--Quéque tu ne savais point?
+
+Elle prononça, à travers ses pleurs: «J'savais ti, mé, que ça se faisait
+comme ça, d's'éfants!»
+
+Sa mère rentrait. L'homme articula, sans colère: «La v'là grosse, à
+c't'heure.»
+
+Mais la femme se fâcha, révoltée d'instinct, injuriant à pleine gueule
+sa fille en larmes, la traitant de «manante» et de «traînée».
+
+Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour aller
+causer de leurs affaires avec maît' Césaire Omont, il déclara:
+
+«All' est tout d' même encore pu sotte que j'aurais cru. All' n'savait
+point c'qu'all' faisait, c'te niente.
+
+Au prône du dimanche suivant, le vieux curé publiait les bans de M.
+Onufre-Césaire Omont avec Céleste-Adélaïde Malandain.
+
+
+
+
+
+
+LA REMPAILLEUSE
+
+_A Léon Hennique._
+
+
+C'était à la fin du dîner d'ouverture de chasse chez le marquis de
+Bertrans. Onze chasseurs, huit jeunes femmes et le médecin du pays
+étaient assis autour de la grande table illuminée, couverte de fruits et
+de fleurs.
+
+On vint à parler d'amour, et une grande discussion s'éleva, l'éternelle
+discussion, pour savoir si on pouvait aimer vraiment une fois ou
+plusieurs fois. On cita des exemples de gens n'ayant jamais eu qu'un
+amour sérieux; on cita aussi d'autres exemples de gens ayant aimé
+souvent, avec violence. Les hommes, en général, prétendaient que la
+passion, comme les maladies, peut frapper plusieurs fois le même être,
+et le frapper à le tuer si quelque obstacle se dresse devant lui. Bien
+que cette manière de voir ne fût pas contestable, les femmes, dont
+l'opinion s'appuyait sur la poésie bien plus que sur l'observation,
+affirmaient que l'amour, l'amour vrai, le grand amour, ne pouvait tomber
+qu'une fois sur un mortel, qu'il était semblable à la foudre, cet amour,
+et qu'un coeur touché par lui demeurait ensuite tellement vidé, ravagé,
+incendié, qu'aucun autre sentiment puissant, même aucun rêve, n'y
+pouvait germer de nouveau.
+
+Le marquis ayant aimé beaucoup, combattait vivement cette croyance:
+
+--Je vous dis, moi, qu'on peut aimer plusieurs fois avec toutes ses
+forces et toute son âme. Vous me citez des gens qui se sont tués par
+amour, comme preuve de l'impossibilité d'une seconde passion. Je vous
+répondrai que, s'ils n'avaient pas commis cette bêtise de se suicider,
+ce qui leur enlevait toute chance de rechute, ils se seraient guéris; et
+ils auraient recommencé, et toujours, jusqu'à leur mort naturelle. Il en
+est des amoureux comme des ivrognes. Qui a bu boira--qui a aimé aimera.
+C'est une affaire de tempérament, cela.
+
+On prit pour arbitre le docteur, vieux médecin parisien retiré aux
+champs, et on le pria de donner son avis.
+
+Justement il n'en avait pas:
+
+--Comme l'a dit le marquis, c'est une affaire de tempérament; quant à
+moi, j'ai eu connaissance d'une passion qui dura cinquante-cinq ans,
+sans un jour de répit, et qui ne se termina que par la mort.
+
+La marquise battit des mains.
+
+--Est-ce beau cela! Et quel rêve d'être aimé ainsi! Quel bonheur de
+vivre cinquante-cinq ans tout enveloppé de cette affection acharnée et
+pénétrante! Comme il a dû être heureux, et bénir la vie, celui qu'on
+adora de la sorte!
+
+Le médecin sourit:
+
+--En effet, madame, vous ne vous trompez pas sur ce point, que l'être
+aimé fut un homme. Vous le connaissez, c'est M. Chouquet, le pharmacien
+du bourg. Quant à elle, la femme, vous l'avez connue aussi, c'est la
+vieille rempailleuse de chaises qui venait tous les ans au château. Mais
+je vais me faire mieux comprendre.
+
+L'enthousiasme des femmes était tombé; et leur visage dégoûté disait:
+«Pouah!» comme si l'amour n'eût dû frapper que des êtres fins et
+distingués, seuls dignes de l'intérêt des gens comme il faut.
+
+ * * * * *
+
+Le médecin reprit:
+
+--J'ai été appelé, il y a trois mois, auprès de cette vieille femme, à
+son lit de mort. Elle était arrivée la veille, dans la voiture qui lui
+servait de maison, traînée par la rosse que vous avez vue, et
+accompagnée de ses deux grands chiens noirs, ses amis et ses gardiens.
+Le curé était déjà là. Elle nous fit ses exécuteurs testamentaires, et,
+pour nous dévoiler le sens de ses volontés dernières, elle nous raconta
+toute sa vie. Je ne sais rien de plus singulier et de plus poignant.
+
+Son père était rempailleur et sa mère rempailleuse. Elle n'a jamais eu
+de logis planté en terre.
+
+Toute petite, elle errait, haillonneuse, vermineuse, sordide. On
+s'arrêtait à l'entrée des villages, le long des fossés; on dételait la
+voiture; le cheval broutait; le chien dormait, le museau sur ses pattes;
+et la petite se roulait dans l'herbe pendant que le père et la mère
+rafistolaient, à l'ombre des ormes du chemin, tous les vieux sièges de
+la commune. On ne parlait guère, dans cette demeure ambulante. Après les
+quelques mots nécessaires pour décider qui ferait le tour des maisons en
+poussant le cri bien connu: «Remmm-pailleur de chaises!» on se mettait à
+tortiller la paille, face à face ou côte à côte. Quand l'enfant allait
+trop loin ou tentait d'entrer en relations avec quelque galopin du
+village, la voix colère du père la rappelait: «Veux-tu bien revenir ici,
+crapule!» C'étaient les seuls mots de tendresse qu'elle entendait.
+
+Quand elle devint plus grande, on l'envoya faire la récolte des fonds de
+siège avariés. Alors elle ébaucha quelques connaissances de place en
+place avec les gamins; mais c'étaient alors les parents de ses nouveaux
+amis qui rappelaient brutalement leurs enfants: «Veux-tu bien venir ici,
+polisson! Que je te voie causer avec les va-nu-pieds!...»
+
+Souvent les petits gars lui jetaient des pierres.
+
+Des dames lui ayant donné quelques sous, elle les garda soigneusement.
+
+ * * * * *
+
+Un jour--elle avait alors onze ans--comme elle passait par ce pays, elle
+rencontra derrière le cimetière le petit Chouquet qui pleurait parce
+qu'un camarade lui avait volé deux liards. Ces larmes d'un petit
+bourgeois, d'un de ces petits qu'elle s'imaginait dans sa frêle caboche
+de déshéritée, être toujours contents et joyeux, la bouleversèrent. Elle
+s'approcha, et, quand elle connut la raison de sa peine, elle versa
+entre ses mains toutes ses économies, sept sous, qu'il prit
+naturellement, en essuyant ses larmes. Alors, folle de joie, elle eut
+l'audace de l'embrasser. Comme il considérait attentivement sa monnaie,
+il se laissa faire. Ne se voyant ni repoussée ni battue, elle
+recommença; elle l'embrassa à pleins bras, à plein coeur. Puis elle se
+sauva.
+
+Que se passa-t-il dans cette misérable tête? S'est-elle attachée à ce
+mioche parce qu'elle lui avait sacrifié sa fortune de vagabonde, ou
+parce qu'elle lui avait donné son premier baiser tendre? Le mystère est
+le même pour les petits que pour les grands.
+
+Pendant des mois, elle rêva de ce coin de cimetière et de ce gamin. Dans
+l'espérance de le revoir, elle vola ses parents, grappillant un sou
+par-ci, un sou par-là, sur un rempaillage, ou sur les provisions qu'elle
+allait acheter.
+
+Quand elle revint, elle avait deux francs dans sa poche, mais elle ne
+put qu'apercevoir le petit pharmacien, bien propre, derrière les
+carreaux de la boutique paternelle, entre un bocal rouge et un ténia.
+
+Elle ne l'en aima que davantage, séduite, émue, extasiée par cette
+gloire de l'eau colorée, cette apothéose des cristaux luisants.
+
+Elle garda en elle son souvenir ineffaçable, et, quand elle le
+rencontra, l'an suivant, derrière l'école, jouant aux billes avec ses
+camarades, elle se jeta sur lui, le saisit dans ses bras, et le baisa
+avec tant de violence qu'il se mit à hurler de peur. Alors, pour
+l'apaiser, elle lui donna son argent: trois francs vingt, un vrai
+trésor, qu'il regardait avec des yeux agrandis.
+
+Il le prit et se laissa caresser tant qu'elle voulut.
+
+Pendant quatre ans encore, elle versa entre ses mains toutes ses
+réserves, qu'il empochait avec conscience en échange de baisers
+consentis. Ce fut une fois trente sous, une fois deux francs, une fois
+douze sous (elle en pleura de peine et d'humiliation, mais l'année avait
+été mauvaise) et la dernière fois, cinq francs, une grosse pièce ronde,
+qui le fit rire d'un rire content.
+
+Elle ne pensait plus qu'à lui; et il attendait son retour avec une
+certaine impatience, courait au-devant d'elle en la voyant, ce qui
+faisait bondir le coeur de la fillette.
+
+Puis il disparut. On l'avait mis au collège. Elle le sut en interrogeant
+habilement. Alors elle usa d'une diplomatie infinie pour changer
+l'itinéraire de ses parents et les faire passer par ici au moment des
+vacances. Elle y réussit, mais après un an de ruses. Elle était donc
+restée deux ans sans le revoir; et elle le reconnut à peine, tant il
+était changé, grandi, embelli, imposant dans sa tunique à boutons d'or.
+Il feignit de ne pas la voir et passa fièrement près d'elle.
+
+Elle en pleura pendant deux jours; et depuis lors elle souffrit sans
+fin.
+
+Tous les ans elle revenait; passait devant lui sans oser le saluer et
+sans qu'il daignât même tourner les yeux vers elle. Elle l'aimait
+éperdument. Elle me dit: «C'est le seul homme que j'aie vu sur la terre,
+monsieur le médecin; je ne sais pas si les autres existaient seulement.»
+
+Ses parents moururent. Elle continua leur métier, mais elle prit deux
+chiens au lieu d'un, deux terribles chiens qu'on n'aurait pas osé
+braver.
+
+Un jour, en rentrant dans ce village où son coeur était resté, elle
+aperçut une jeune femme qui sortait de la boutique Chouquet au bras de
+son bien-aimé. C'était sa femme. Il était marié.
+
+Le soir même, elle se jeta dans la mare qui est sur la place de la
+Mairie. Un ivrogne attardé la repêcha, et la porta à la pharmacie. Le
+fils Chouquet descendit en robe de chambre, pour la soigner, et, sans
+paraître la reconnaître, la déshabilla, la frictionna, puis il lui dit
+d'une voix dure: «Mais vous êtes folle! Il ne faut pas être bête comme
+ça!
+
+Cela suffit pour la guérir. Il lui avait parlé! Elle était heureuse
+pour longtemps.
+
+Il ne voulut rien recevoir en rémunération de ses soins, bien qu'elle
+insistât vivement pour le payer.
+
+Et toute sa vie s'écoula ainsi. Elle rempaillait en songeant à Chouquet.
+Tous les ans, elle l'apercevait derrière ses vitraux. Elle prit
+l'habitude d'acheter chez lui des provisions de menus médicaments. De la
+sorte elle le voyait de près, et lui parlait, et lui donnait encore de
+l'argent.
+
+Comme je vous l'ai dit en commençant, elle est morte ce printemps. Après
+m'avoir raconté toute cette triste histoire, elle me pria de remettre à
+celui qu'elle avait si patiemment aimé toutes les économies de son
+existence, car elle n'avait travaillé que pour lui, disait-elle, jeûnant
+même pour mettre de côté, et être sûre qu'il penserait à elle, au moins
+une fois, quand elle serait morte.
+
+Elle me donna donc deux mille trois cent vingt-sept francs. Je laissai
+à M. le curé les vingt-sept francs pour l'enterrement, et j'emportai le
+reste quand elle eut rendu le dernier soupir.
+
+Le lendemain, je me rendis chez les Chouquet. Ils achevaient de
+déjeuner, en face l'un de l'autre, gros et rouges, fleurant les produits
+pharmaceutiques, importants et satisfaits.
+
+On me fit asseoir; on m'offrit un kirsch, que j'acceptai; et je
+commençai mon discours d'une voix émue, persuadé qu'ils allaient
+pleurer.
+
+Dès qu'il eut compris qu'il avait été aimé de cette vagabonde, de cette
+rempailleuse, de cette rouleuse, Chouquet bondit d'indignation, comme si
+elle lui avait volé sa réputation, l'estime des honnêtes gens, son
+honneur intime, quelque chose de délicat qui lui était plus cher que la
+vie.
+
+Sa femme, aussi exaspérée que lui, répétait: «Cette gueuse! cette
+gueuse! cette gueuse!...» Sans pouvoir trouver autre chose.
+
+Il s'était levé; il marchait à grands pas derrière la table, le bonnet
+grec chaviré sur une oreille. Il balbutiait: «Comprend-on ça, docteur?
+Voilà de ces choses horribles pour un homme! Que faire? Oh! si je
+l'avais su de son vivant, je l'aurais fait arrêter par la gendarmerie et
+flanquer en prison. Et elle n'en serait pas sortie, je vous en réponds!»
+
+Je demeurais stupéfait du résultat de ma démarche pieuse. Je ne savais
+que dire ni que faire. Mais j'avais à compléter ma mission. Je repris:
+«Elle m'a chargé de vous remettre ses économies, qui montent à deux
+mille trois cents francs. Comme ce que je viens de vous apprendre semble
+vous être fort désagréable, le mieux serait peut-être de donner cet
+argent aux pauvres.»
+
+Ils me regardaient, l'homme et la femme, perdus de saisissement.
+
+Je tirai l'argent de ma poche, du misérable argent de tous les pays et
+de toutes les marques, de l'or et des sous mêlés. Puis je demandai: «Que
+décidez-vous?»
+
+Mme Chouquet parla la première: «Mais, puisque c'était sa dernière
+volonté, à cette femme... il me semble qu'il nous est bien difficile de
+refuser.»
+
+Le mari, vaguement confus, reprit: «Nous pourrions toujours acheter avec
+ça quelque chose pour nos enfants.»
+
+Je dis d'un air sec: «Comme vous voudrez.»
+
+Il reprit: «Donnez toujours, puisqu'elle vous en a chargé; nous
+trouverons bien moyen de l'employer à quelque bonne oeuvre.»
+
+Je remis l'argent, je saluai, et je partis.
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain Chouquet vint me trouver et, brusquement: «Mais elle a
+laissé ici sa voiture, cette... cette femme. Qu'est-ce que vous en
+faites, de cette voiture?
+
+«--Rien, prenez-la si vous voulez.
+
+«--Parfait; cela me va; j'en ferai une cabane pour mon potager.»
+
+Il s'en allait. Je le rappelai. «Elle a laissé aussi son vieux cheval et
+ses deux chiens. Les voulez-vous?» Il s'arrêta, surpris: «Ah! non, par
+exemple; que voulez-vous que j'en fasse? Disposez-en comme vous
+voudrez.» Et il riait. Puis il me tendit sa main que je serrai. Que
+voulez-vous? Il ne faut pas dans un pays, que le médecin et le
+pharmacien soient ennemis.
+
+J'ai gardé les chiens chez moi. Le curé, qui a une grande cour, a pris
+le cheval. La voiture sert de cabane à Chouquet; et il a acheté cinq
+obligations de chemin de fer avec l'argent.
+
+Voilà le seul amour profond que j'aie rencontré, dans ma vie.»
+
+Le médecin se tut.
+
+Alors la marquise, qui avait des larmes dans les yeux, soupira:
+«Décidément, il n'y a que les femmes pour savoir aimer!»
+
+
+
+
+
+
+EN MER
+
+_A Henry Céara._
+
+
+On lisait dernièrement dans les journaux les lignes suivantes:
+
+«BOULOGNE-SUR-MER, 22 janvier.--On nous écrit:
+
+«Un affreux malheur vient de jeter la consternation parmi notre
+population maritime déjà si éprouvée depuis deux années. Le bateau de
+pêche commandé par le patron Javel, entrant dans le port, a été jeté à
+l'Ouest et est venu se briser sur les roches du brise-lames de la jetée.
+
+«Malgré les efforts du bateau de sauvetage et des lignes envoyées au
+moyen du fusil porte-amarre, quatre hommes et le mousse ont péri.
+
+«Le mauvais temps continue. On craint de nouveaux sinistres.»
+
+Quel est ce patron Javel? Est-il le frère du manchot?
+
+Si le pauvre homme roulé par la vague, et mort peut-être sous les débris
+de son bateau mis en pièces, est celui auquel je pense, il avait
+assisté, voici dix-huit ans maintenant, à un autre drame, terrible et
+simple comme sont toujours ces drames formidables des flots.
+
+ * * * * *
+
+Javel aîné était alors patron d'un chalutier.
+
+Le chalutier est le bateau de pêche par excellence. Solide à ne craindre
+aucun temps, le ventre rond, roulé sans cesse par les lames comme un
+bouchon, toujours dehors, toujours fouetté par les vents durs et salés
+de la Manche, il travaille la mer, infatigable, la voile gonflée,
+traînant par le flanc un grand filet qui racle le fond de l'Océan, et
+détache et cueille toutes les bêtes endormies dans les roches, les
+poissons plats collés au sable, les crabes lourds aux pattes crochues,
+les homards aux moustaches pointues.
+
+Quand la brise est fraîche et la vague courte, le bateau se met à
+pêcher. Son filet est fixé tout le long d'une grande tige de bois garnie
+de fer qu'il laisse descendre au moyen de deux câbles glissant sur deux
+rouleaux aux deux bouts de l'embarcation. Et le bateau, dérivant sous le
+vent et le courant, tire avec lui cet appareil qui ravage et dévaste le
+sol de la mer.
+
+Javel avait à son bord son frère cadet, quatre hommes et un mousse. Il
+était sorti de Boulogne par un beau temps clair pour jeter le chalut.
+
+Or, bientôt le vent s'éleva, et une bourrasque survenant força le
+chalutier à fuir. Il gagna les côtes d'Angleterre; mais la mer démontée
+battait les falaises, se ruait contre la terre, rendait impossible
+l'entrée des ports. Le petit bateau reprit le large et revint sur les
+côtes de France. La tempête continuait à faire infranchissables les
+jetées, enveloppant d'écume, de bruit et de danger tous les abords des
+refuges.
+
+Le chalutier repartit encore, courant sur le dos des flots, ballotté,
+secoué, ruisselant, souffleté par des paquets d'eau, mais gaillard,
+malgré tout, accoutumé à ces gros temps qui le tenaient parfois cinq ou
+six jours errant entre les deux pays voisins sans pouvoir aborder l'un
+ou l'autre.
+
+Puis enfin l'ouragan se calma comme il se trouvait en pleine mer, et,
+bien que la vague fût encore forte, le patron commanda de jeter le
+chalut.
+
+Donc le grand engin de pêche fut passé par-dessus bord, et deux hommes à
+l'avant, deux hommes à l'arrière, commencèrent à filer sur les rouleaux
+les amarres qui le tenaient. Soudain il toucha le fond; mais une haute
+lame inclinant le bateau, Javel cadet, qui se trouvait à l'avant et
+dirigeait la descente du filet, chancela, et son bras se trouva saisi
+entre la corde un instant détendue par la secousse et le bois où elle
+glissait. Il fit un effort désespéré, tâchant de l'autre main de
+soulever l'amarre, mais le chalut traînait déjà et le câble roidi ne
+céda point.
+
+L'homme crispé par la douleur appela. Tous accoururent. Son frère quitta
+la barre. Ils se jetèrent sur la corde, s'efforçant de dégager le membre
+qu'elle broyait. Ce fut en vain. «Faut couper», dit un matelot, et il
+tira de sa poche un large couteau, qui pouvait, en deux coups, sauver le
+bras de Javel cadet.
+
+Mais couper, c'était perdre le chalut, et ce chalut valait de l'argent,
+beaucoup d'argent, quinze cents francs; et il appartenait à Javel aîné,
+qui tenait à son avoir.
+
+Il cria, le coeur torturé: «Non, coupe pas, attends, je vas lofer.» Et
+il courut au gouvernail, mettant toute la barre dessous.
+
+Le bateau n'obéit qu'à peine, paralysé par ce filet qui immobilisait son
+impulsion, et entraîné d'ailleurs par la force de la dérive et du vent.
+
+Javel cadet s'était laissé tomber sur les genoux, les dents serrées, les
+yeux hagards. Il ne disait rien. Son frère revint, craignant toujours le
+couteau d'un marin: «Attends, attends, coupe pas, faut mouiller
+l'ancre.»
+
+L'ancre fut mouillée, toute la chaîne filée, puis on se mit à virer au
+cabestan pour détendre les amarres du chalut. Elles s'amollirent, enfin,
+et on dégagea le bras inerte, sous la manche de laine ensanglantée.
+
+Javel cadet semblait idiot. On lui retira la vareuse et on vit une chose
+horrible, une bouillie de chairs dont le sang jaillissait à flots qu'on
+eût dit poussés par une pompe. Alors l'homme regarda son bras et
+murmura: «Foutu».
+
+Puis, comme l'hémorragie faisait une mare sur le pont du bateau, un des
+matelots cria: «Il va se vider, faut nouer la veine.»
+
+Alors ils prirent une ficelle, une grosse ficelle brune et goudronnée,
+et, enlaçant le membre au-dessus de la blessure, ils serrèrent de toute
+leur force. Les jets de sang s'arrêtaient peu à peu; ils finirent par
+cesser tout à fait.
+
+ * * * * *
+
+Javel cadet se leva, son bras pendait à son côté. Il le prit de l'autre
+main, le souleva, le tourna, le secoua. Tout était rompu, les os cassés;
+les muscles seuls retenaient ce morceau de son corps. Il le considérait
+d'un oeil morne, réfléchissant. Puis il s'assit sur une voile pliée, et
+les camarades lui conseillèrent de mouiller sans cesse la blessure pour
+empêcher le mal noir.
+
+On mit un seau auprès de lui, et, de minute en minute, il puisait dedans
+au moyen d'un verre, et baignait l'horrible plaie en laissant couler
+dessus un petit filet d'eau claire.
+
+--Tu serais mieux en bas, lui dit son frère. Il descendit, mais au bout
+d'une heure il remonta, ne se sentant pas bien tout seul. Et puis, il
+préférait le grand air. Il se rassit sur sa voile et recommença à
+bassiner son bras.
+
+La pêche était bonne. Les larges poissons à ventre blanc gisaient à côté
+de lui, secoués par des spasmes de mort; il les regardait sans cesser
+d'arroser ses chairs écrasées.
+
+ * * * * *
+
+Comme on allait regagner Boulogne, un nouveau coup de vent se déchaîna;
+et le petit bateau recommença sa course folle, bondissant et culbutant,
+secouant le triste blessé.
+
+La nuit vint. Le temps fut gros jusqu'à l'aurore. Au soleil levant on
+apercevait de nouveau l'Angleterre, mais, comme la mer était moins dure,
+on repartit pour la France en louvoyant.
+
+Vers le soir, Javel cadet appela ses camarades et leur montra des traces
+noires, toute une vilaine apparence de pourriture sur la partie du
+membre qui ne tenait plus à lui.
+
+Les matelots regardaient, disant leur avis.
+
+«--Ça pourrait bien être le Noir», pensait l'un.
+
+«--Faudrait de l'eau salée là-dessus», déclarait un autre.
+
+On apporta donc de l'eau salée et on en versa sur le mal. Le blessé
+devint livide, grinça des dents, se tordit un peu; mais il ne cria pas.
+
+Puis, quand la brûlure se fut calmée: «Donne-moi ton couteau», dit-il à
+son frère. Le frère tendit son couteau.
+
+«Tiens-moi le bras en l'air, tout drait, tire dessus.»
+
+On fit ce qu'il demandait.
+
+Alors il se mit à couper lui-même. Il coupait doucement, avec réflexion,
+tranchant les derniers tendons avec cette lame aiguë, comme un fil de
+rasoir; et bientôt il n'eut plus qu'un moignon. Il poussa un profond
+soupir et déclara. «Fallait ça. J'étais foutu».
+
+Il semblait soulagé et respirait avec force. Il recommença à verser de
+l'eau sur le tronçon de membre qui lui restait.
+
+La nuit fut mauvaise encore et on ne put atterrir.
+
+Quand le jour parut, Javel cadet prit son bras détaché et l'examina
+longuement. La putréfaction se déclarait. Les camarades vinrent aussi
+l'examiner, et ils se le passaient de main en main, le tâtaient, le
+retournaient, le flairaient.
+
+Son frère dit: «Faut jeter ça à la mer à c't'heure.»
+
+Mais Javel cadet se fâcha: «Ah! mais non, ah! mais non. J'veux point.
+C'est à moi, pas vrai, pisque c'est mon bras.»
+
+Il le reprit et le posa entre ses jambes.
+
+«--Il va pas moins pourrir», dit l'aîné. Alors une idée vint au blessé.
+Pour conserver le poisson quand on tenait longtemps la mer, on
+l'empilait en des barils de sel.
+
+Il demanda: «J'pourrions t'y point l'mettre dans la saumure.
+
+«Ça, c'est vrai», déclarèrent les autres.
+
+Alors on vida un des barils, plein déjà de la pêche des jours derniers;
+et, tout au fond, on déposa le bras. On versa du sel dessus, puis on
+replaça, un à un, les poissons.
+
+Un des matelots fit cette plaisanterie: «Pourvu que je l'vendions point
+à la criée.»
+
+Et tout le monde rit, hormis les deux Javel.
+
+Le vent soufflait toujours. On louvoya encore en vue de Boulogne
+jusqu'au lendemain dix heures. Le blessé continuait sans cesse à jeter
+de l'eau sur sa plaie.
+
+De temps en temps il se levait et marchait d'un bout à l'autre du
+bateau.
+
+Son frère, qui tenait la barre, le suivait de l'oeil en hochant la tête.
+
+On finit par rentrer au port.
+
+Le médecin examina la blessure et la déclara en bonne voie. Il fit un
+pansement complet et ordonna le repos. Mais Javel ne voulut pas se
+coucher sans avoir repris son bras, et il retourna bien vite au port
+pour retrouver le baril qu'il avait marqué d'une croix.
+
+On le vida devant lui et il ressaisit son membre, bien conservé dans la
+saumure, ridé, rafraîchi. Il l'enveloppa dans une serviette emportée à
+cette intention, et rentra chez lui.
+
+Sa femme et ses enfants examinèrent longuement ce débris du père, tâtant
+les doigts, enlevant les brins de sel restés sous les ongles; puis on
+fit venir le menuisier qui prit mesure pour un petit cercueil.
+
+Le lendemain l'équipage complet du chalutier suivit l'enterrement du
+bras détaché. Les deux frères, côte à côte, conduisaient le deuil. Le
+sacristain de la paroisse tenait le cadavre sous son aisselle.
+
+Javel cadet cessa de naviguer. Il obtint un petit emploi dans le port,
+et, quand il parlait plus tard de son accident, il confiait tout bas à
+son auditeur: «Si le frère avait voulu couper le chalut, j'aurais encore
+mon bras, pour sûr. Mais il était regardant à son bien.»
+
+
+
+
+
+
+
+UN NORMAND
+
+_A Paul Alexis._
+
+
+Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route
+de Jumièges. La légère voiture filait, traversant les prairies; puis le
+cheval se mit au pas pour monter la côte de Canteleu.
+
+C'est là un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde.
+Derrière nous Rouen, la ville aux églises, aux clochers gothiques,
+travaillés comme des bibelots d'ivoire; en face, Saint-Sever, le
+faubourg aux manufactures qui dresse ses mille cheminées fumantes sur le
+grand ciel vis-à-vis des mille clochetons sacrés de la vieille cité.
+
+Ici la flèche de la cathédrale, le plus haut sommet des monuments
+humains; et là-bas, la «Pompe à feu» de la «Foudre», sa rivale presque
+aussi démesurée, et qui passe d'un mètre la plus géante des pyramides
+d'Égypte.
+
+Devant nous la Seine se déroulait, ondulante, semée d'îles, bordée à
+droite de blanches falaises que couronnait une forêt, à gauche de
+prairies immenses qu'une autre forêt limitait, là-bas, tout là-bas.
+
+De place en place, des grands navires à l'ancre le long des berges du
+large fleuve. Trois énormes vapeurs s'en allaient, à la queue leu-leu,
+vers le Havre; et un chapelet de bâtiments, formé d'un trois-mâts, de
+deux goélettes et d'un brick, remontait vers Rouen, traîné par un petit
+remorqueur vomissant un nuage de fumée noire.
+
+Mon compagnon, né dans le pays, ne regardait même point ce surprenant
+paysage; mais il souriait sans cesse; il semblait rire en lui-même. Tout
+à coup, il éclata: «Ah! vous allez voir quelque chose de drôle: la
+chapelle au père Mathieu. Ça, c'est du nanan, mon bon.»
+
+Je le regardai d'un oeil étonné. Il reprit:
+
+--Je vais vous faire sentir un fumet de Normandie qui vous restera dans
+le nez. Le père Mathieu est le plus beau Normand de la province, et sa
+chapelle une des merveilles du monde, ni plus ni moins; mais je vais
+vous donner d'abord quelques mots d'explication.
+
+Le père Mathieu, qu'on appelle aussi le père «La Boisson», est un ancien
+sergent-major revenu dans son village natal. Il unit en des proportions
+admirables pour faire un ensemble parfait la blague du vieux soldat à la
+malice finaude du Normand. De retour au pays, il est devenu, grâce à
+des protections multiples et à des habiletés invraisemblables, gardien
+d'une chapelle miraculeuse, une chapelle protégée par la Vierge et
+fréquentée principalement par les filles enceintes. Il a baptisé sa
+statue merveilleuse: «Notre-Dame du Gros-Ventre», et il la traite avec
+une certaine familiarité goguenarde qui n'exclut point le respect. Il a
+composé lui-même et fait imprimer une pièce spéciale pour sa BONNE
+VIERGE. Cette prière est un chef-d'oeuvre d'ironie involontaire,
+d'esprit normand où la raillerie se mêle à la peur du SAINT, à la peur
+superstitieuse de l'influence secrète de quelque chose. Il ne croit pas
+beaucoup à sa patronne; cependant il y croit un peu, par prudence, et il
+la ménage, par politique.
+
+ * * * * *
+
+Voici le début de cette étonnante oraison:
+
+«Notre bonne madame la Vierge Marie, patronne naturelle des
+filles-mères en ce pays et par toute la terre, protégez votre servante
+qui a fauté dans un moment d'oubli.»
+
+.........................................
+
+Cette supplique se termine ainsi:
+
+«Ne m'oubliez pas surtout auprès de votre saint Époux et intercédez
+auprès de Dieu le Père, pour qu'il m'accorde un bon mari semblable au
+vôtre.»
+
+Cette prière, interdite par le clergé de la contrée, est vendue par lui
+sous le manteau, et elle passe pour salutaire à celles qui la récitent
+avec onction.
+
+En somme, il parle de la bonne Vierge, comme faisait de son maître le
+valet de chambre d'un prince redouté, confident de tous les petits
+secrets intimes. Il sait sur son compte une foule d'histoires amusantes,
+qu'il dit tout bas, entre amis, après boire.
+
+Mais vous verrez par vous-même.
+
+Comme les revenus fournis par la Patronne ne lui semblaient point
+suffisants, il a annexé à la Vierge principale un petit commerce de
+Saints. Il les tient tous ou presque tous. La place manquant dans la
+chapelle, il les a emmagasinés au bûcher, d'où il les sort sitôt qu'un
+fidèle les demande. Il a façonné lui-même ces statuettes de bois,
+invraisemblablement comiques, et les a peintes toutes en vert à pleine
+couleur, une année qu'on badigeonnait sa maison. Vous savez que les
+Saints guérissent les maladies; mais chacun a sa spécialité; et il ne
+faut pas commettre de confusion ni d'erreurs. Ils sont jaloux les uns
+des autres comme des cabotins.
+
+Pour ne pas se tromper, les vieilles bonnes femmes viennent consulter
+Mathieu.
+
+--Pour les maux d'oreilles, qué saint qu'est l'meilleur?
+
+--Mais y a saint Osyme qu'est bon; y a aussi saint Pamphile qu'est pas
+mauvais.
+
+Ce n'est pas tout.
+
+Comme Mathieu a du temps de reste, il boit; mais il boit en artiste, en
+convaincu, si bien qu'il est gris régulièrement tous les soirs. Il est
+gris, mais il le sait; il le sait si bien qu'il note, chaque jour, le
+degré exact de son ivresse. C'est là sa principale occupation; la
+chapelle ne vient qu'après.
+
+Et il a inventé, écoutez bien et cramponnez-vous, il a inventé le
+saoulomètre.
+
+L'instrument n'existe pas, mais les observations de Mathieu sont aussi
+précises que celles d'un mathématicien.
+
+Vous l'entendez dire sans cesse:--«D'puis lundi, j'ai passé
+quarante-cinq.»
+
+Ou bien:--«J'étais entre cinquante-deux et cinquante-huit.»
+
+Ou bien:--«J'en avais bien soixante-six à soixante-dix.»
+
+Ou bien:--«Cré coquin, je m'croyais dans les cinquante, v'là que
+j'm'aperçois qu'j'étais dans les soixante-quinze!»
+
+Jamais il ne se trompe.
+
+Il affirme n'avoir pas atteint le mètre, mais comme il avoue que ses
+observations cessent d'être précises quand il a passé quatre-vingt-dix,
+on ne peut se fier absolument à son affirmation.
+
+Quand Mathieu reconnaît avoir passé quatre-vingt-dix, soyez tranquille,
+il était crânement gris.
+
+Dans ces occasions-là, sa femme, Mélie, une autre merveille, se met en
+des colères folles. Elle l'attend sur sa porte, quand il rentre, et elle
+hurle:--«Te voilà, salaud, cochon, bougre d'ivrogne!»
+
+Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d'elle, et, d'un ton
+sévère:--«Tais-toi, Mélie, c'est pas le moment de causer. Attends à
+d'main.»
+
+Si elle continue à vociférer, il s'approche et, la voix
+tremblante:--«Gueule plus; j'suis dans les quatre-vingt-dix; je
+n'mesure plus; j'vas cogner, prends garde!»
+
+Alors, Mélie bat en retraite.
+
+Si elle veut, le lendemain, revenir sur ce sujet, il lui rit au nez et
+répond:--«Allons, allons! assez causé; c'est passé. Tant qu'jaurai pas
+atteint le mètre, y a pas de mal. Mais, si j'passe le mètre, j'te
+permets de m'corriger, ma parole!»
+
+ * * * * *
+
+Nous avions gagné le sommet de la côte. La route s'enfonçait dans
+l'admirable forêt de Roumare.
+
+L'automne, l'automne merveilleux, mêlait son or et sa pourpre aux
+dernières verdures restées vives, comme si des gouttes de soleil fondu
+avaient coulé du ciel dans l'épaisseur des bois.
+
+On traversa Duclair, puis, au lieu de continuer sur Jumièges, mon ami
+tourna vers la gauche et, prenant un chemin de traverse, s'enfonça dans
+le taillis.
+
+Et bientôt, du sommet d'une grande côte nous découvrions de nouveau la
+magnifique vallée de la Seine, et le fleuve tortueux s'allongeant à nos
+pieds.
+
+Sur la droite, un tout petit bâtiment couvert d'ardoises et surmonté
+d'un clocher haut comme une ombrelle s'adossait contre une jolie maison
+aux persiennes vertes, toute vêtue de chèvrefeuilles et de rosiers.
+
+Une grosse voix cria: «V'là des amis!» Et Mathieu parut sur le seuil.
+C'était un homme de soixante ans, maigre, portant la barbiche et de
+longues moustaches blanches.
+
+Mon compagnon lui serra la main, me présenta, et Mathieu nous fit entrer
+dans une fraîche cuisine qui lui servait aussi de salle. Il disait:
+
+«Moi, monsieur, j'nai pas d'appartement distingué. J'aime bien à n'point
+m'éloigner du fricot. Les casseroles, voyez-vous, ça tient compagnie.»
+
+Puis, se tournant vers mon ami:
+
+«Pourquoi venez-vous un jeudi? Vous savez bien que c'est jour de
+consultation d'ma Patronne. J'peux pas sortir c't'après-midi.»
+
+Et, courant à la porte, il poussa un effroyable beuglement: «Mélie-e-e!»
+qui dut faire lever la tête aux matelots des navires qui descendaient ou
+remontaient le fleuve, là-bas, tout au fond de la creuse vallée.
+
+Mélie ne répondit point.
+
+Alors Mathieu cligna de l'oeil avec malice.
+
+--«A n'est pas contente après moi, voyez-vous, parce qu'hier je m'suis
+trouvé dans les quatre-vingt-dix.»
+
+Mon voisin se mit à rire:--«Dans les quatre-vingt-dix, Mathieu! Comment
+avez-vous fait?»
+
+Mathieu répondit:
+
+--«J'vas vous dire. J'n'ai trouvé, l'an dernier, qu'vingt rasières
+d'pommes d'abricot. Y n'y en a pu; mais pour faire du cidre y n'y a
+qu'ça. Donc j'en fis une pièce qu'je mis hier en perce. Pour du nectar,
+c'est du nectar; vous m'en direz des nouvelles. J'avais ici Polyte;
+j'nous mettons à boire un coup, et puis encore un coup, sans s'rassasier
+(on en boirait jusqu'à d'main), si bien que, d'coup en coup, je m'sens
+une fraîcheur dans l'estomac. J'dis à Polyte: «Si on buvait un verre de
+fine pour se réchauffer!» Y consent. Mais c'te fine, ça vous met l'feu
+dans l'corps, si bien qu'il a fallu r'venir au cidre. Mais v'là que
+d'fraîcheur en chaleur et d'chaleur en fraîcheur, j'maperçois que j'suis
+dans les quatre-vingt-dix. Polyte était pas loin du mètre.»
+
+La porte s'ouvrit. Mélie parut, et tout de suite, avant de nous avoir
+dit bonjour: «... Crès cochons, vous aviez bien l'mètre tous les deux.»
+
+Alors Mathieu se fâcha:--«Dis pas ça, Mélie, dis pas ça; j'ai jamais
+été au mètre.»
+
+On nous fit un déjeuner exquis, devant la porte, sous deux tilleuls, à
+côté de la petite chapelle de «Notre-Dame du Gros-Ventre» et en face de
+l'immense paysage. Et Mathieu nous raconta, avec une raillerie mêlée de
+crédulités inattendues, d'invraisemblables histoires de miracles.
+
+Nous avions bu beaucoup de ce cidre adorable, piquant et sucré, frais et
+grisant qu'il préférait à tous les liquides et nous fumions nos pipes, à
+cheval sur nos chaises, quand deux bonnes femmes se présentèrent.
+
+Elles étaient vieilles, sèches, courbées. Après avoir salué, elles
+demandèrent saint Blanc. Mathieu cligna de l'oeil vers nous et répondit:
+
+--J'vas vous donner ça.
+
+Et il disparut dans son bûcher.
+
+Il y resta bien cinq minutes; puis il revint avec une figure
+consternée. Il levait les bras:
+
+--J'sais pas oùs qu'il est, je l'trouve pu; j'suis pourtant sûr que je
+l'avais.
+
+Alors, faisant de ses mains un porte-voix, il mugit de nouveau:
+«Mélie-e-e!» Du fond de la cour sa femme répondit:
+
+--«Qué qu'y a?»
+
+--«Ousqu'il est saint Blanc! Je l'trouve pu dans l'bûcher.»
+
+Alors, Mélie jeta cette explication:
+
+--«C'est-y pas celui qu't'as pris l'autre semaine pour boucher l'trou
+d'la cabine à lapins?»
+
+Mathieu tressaillit:--«Nom d'un tonnerre, ça s'peut bien!»
+
+Alors il dit aux femmes:--«Suivez-moi.»
+
+Elles suivirent. Nous en fîmes autant, malades de rires étouffés.
+
+En effet, saint Blanc, piqué en terre comme un simple pieu, maculé de
+boue et d'ordures, servait d'angle à la cabine à lapins.
+
+Dès qu'elles l'aperçurent, les deux bonnes femmes tombèrent à genoux, se
+signèrent et se mirent à murmurer des _Oremus_. Mais Mathieu se
+précipita: «Attendez, vous v'là dans la crotte; j'vas vous donner une
+botte de paille.»
+
+Il alla chercher la paille et leur en fit un prie-Dieu. Puis,
+considérant son saint fangeux, et, craignant sans doute un discrédit
+pour son commerce, il ajouta:
+
+--«J'vas vous l'débrouiller un brin.»
+
+Il prit un seau d'eau, une brosse et se mit à laver vigoureusement le
+bonhomme de bois, pendant que les deux vieilles priaient toujours.
+
+Puis, quand il eut fini, il ajouta:--«Maintenant il n'y a plus d'mal.»
+Et il nous ramena boire un coup.
+
+Comme il portait le verre à sa bouche, il s'arrêta, et, d'un air un peu
+confus:--«C'est égal, quand j'ai mis saint Blanc aux lapins, j'croyais
+bien qu'i n'f'rait pu d'argent. Y avait deux ans qu'on n'le d'mandait
+plus. Mais les saints, voyez-vous, ça n'passe jamais.»
+
+Il but et reprit.
+
+--«Allons, buvons encore un coup. Avec des amis y n'faut pas y aller à
+moins d'cinquante; et j'n'en sommes seulement pas à trente-huit.»
+
+
+
+
+
+
+
+LE TESTAMENT
+
+_A Paul Hervieu._
+
+
+Je connaissais ce grand garçon qui s'appelait René de Bourneval. Il
+était de commerce aimable, bien qu'un peu triste, semblait revenu de
+tout, fort sceptique, d'un scepticisme précis et mordant, habile surtout
+à désarticuler d'un mot les hypocrisies mondaines. Il répétait souvent:
+«Il n'y a pas d'hommes honnêtes; ou du moins ils ne le sont que
+relativement aux crapules.»
+
+Il avait deux frères qu'il ne voyait point, MM. de Courcils. Je le
+croyais d'un autre lit, vu leurs noms différents. On m'avait dit à
+plusieurs reprises qu'une histoire étrange s'était passée en cette
+famille, mais sans donner aucun détail.
+
+Cet homme me plaisant tout à fait, nous fûmes bientôt liés. Un soir,
+comme j'avais dîné chez lui en tête-à-tête, je lui demandai par hasard:
+«Êtes-vous né du premier ou du second mariage de madame votre mère?» Je
+le vis pâlir un peu, puis rougir; et il demeura quelques secondes sans
+parler, visiblement embarrassé. Puis il sourit d'une façon mélancolique
+et douce qui lui était particulière, et il dit: «Mon cher ami, si cela
+ne vous ennuie point, je vais vous donner sur mon origine des détails
+bien singuliers. Je vous sais un homme intelligent, je ne crains donc
+pas que votre amitié en souffre, et si elle en devait souffrir, je ne
+tiendrais plus alors à vous avoir pour ami.»
+
+Ma mère, Mme de Courcils, était une pauvre petite femme timide, que son
+mari avait épousée pour sa fortune. Toute sa vie fut un martyre. D'âme
+aimante, craintive, délicate, elle fut rudoyée sans répit par celui
+qui aurait dû être mon père, un de ces rustres qu'on appelle des
+gentilshommes campagnards. Au bout d'un mois de mariage, il vivait avec
+une servante. Il eut en outre pour maîtresses les femmes et les filles
+de ses fermiers; ce qui ne l'empêcha point d'avoir deux enfants de sa
+femme; on devrait compter trois, en me comprenant. Ma mère ne disait
+rien; elle vivait dans cette maison toujours bruyante comme ces petites
+souris qui glissent sous les meubles. Effacée, disparue, frémissante,
+elle regardait les gens de ses yeux inquiets et clairs, toujours
+mobiles, des yeux d'être effaré que la peur ne quitte pas. Elle était
+jolie pourtant, fort jolie, toute blonde d'un blond gris, d'un blond
+timide; comme si ses cheveux avaient été un peu décolorés par ses
+craintes incessantes.
+
+Parmi les amis de M. de Courcils qui venaient constamment au château se
+trouvait un ancien officier de cavalerie, veuf, homme redouté, tendre et
+violent, capable des résolutions les plus énergiques, M. de Bourneval,
+dont je porte le nom. C'était un grand gaillard maigre, avec de grosses
+moustaches noires. Je lui ressemble beaucoup. Cet homme avait lu, et ne
+pensait nullement comme ceux de sa classe. Son arrière-grand'mère avait
+été une amie de J.-J. Rousseau, et on eût dit qu'il avait hérité quelque
+chose de cette liaison d'une ancêtre. Il savait par coeur le _Contrat
+social_, la _Nouvelle Héloïse_ et tous ces livres philosophants qui ont
+préparé de loin le futur bouleversement de nos antiques usages, de nos
+préjugés, de nos lois surannées, de notre morale imbécile.
+
+Il aima ma mère, paraît-il, et en fut aimé. Cette liaison demeura
+tellement secrète, que personne ne la soupçonna. La pauvre femme,
+délaissée et triste, dut s'attacher à lui d'une façon désespérée, et
+prendre dans son commerce toutes ses manières de penser, des théories de
+libre sentiment, des audaces d'amour indépendant; mais, comme elle était
+si craintive qu'elle n'osait jamais parler haut, tout cela fut refoulé,
+condensé, pressé en son coeur qui ne s'ouvrit jamais.
+
+Mes deux frères étaient durs pour elle, comme leur père, ne la
+caressaient point, et, habitués à ne la voir compter pour rien dans la
+maison, la traitaient un peu comme une bonne.
+
+Je fus le seul de ses fils qui l'aima vraiment et qu'elle aima.
+
+Elle mourut. J'avais alors dix-huit ans. Je dois ajouter, pour que vous
+compreniez ce qui va suivre, que son mari était doté d'un conseil
+judiciaire, qu'une séparation de biens avait été prononcée au profit de
+ma mère, qui avait conservé, grâce aux artifices de la loi et au
+dévouement intelligent d'un notaire, le droit de tester à sa guise.
+
+Nous fûmes donc prévenus qu'un testament existait chez ce notaire, et
+invités à assister à la lecture.
+
+Je me rappelle cela comme d'hier. Ce fut une scène grandiose,
+dramatique, burlesque, surprenante, amenée par la révolte posthume de
+cette morte, par ce cri de liberté, cette revendication du fond de la
+tombe de cette martyre écrasée par nos moeurs durant sa vie, et qui
+jetait, de son cercueil clos, un appel désespéré vers l'indépendance.
+
+Celui qui se croyait mon père, un gros homme sanguin éveillant l'idée
+d'un boucher, et mes frères, deux forts garçons de vingt et de
+vingt-deux ans, attendaient tranquilles sur leurs sièges. M. de
+Bourneval, invité à se présenter, entra et se plaça derrière moi. Il
+était serré dans sa redingote, fort pâle, et il mordillait souvent sa
+moustache, un peu grise à présent. Il s'attendait sans doute à ce qui
+allait se passer.
+
+Le notaire ferma la porte à double tour et commença la lecture, après
+avoir décacheté devant nous l'enveloppe scellée à la cire rouge et dont
+il ignorait le contenu.
+
+ * * * * *
+
+Brusquement mon ami se tut, se leva, puis il alla prendre dans son
+secrétaire un vieux papier, le déplia, le baisa longuement, et il
+reprit. Voici le testament de ma bien-aimée mère:
+
+«Je soussignée Anne-Catherine-Geneviève-Mathilde de Croixluce, épouse
+légitime de Jean-Léopold-Joseph Gontran de Courcils, saine de corps et
+d'esprit, exprime ici mes dernières volontés.
+
+Je demande pardon à Dieu d'abord, et ensuite à mon cher fils René, de
+l'acte que je vais commettre. Je crois mon enfant assez grand de coeur
+pour me comprendre et me pardonner. J'ai souffert toute ma vie. J'ai été
+épousée par calcul, puis méprisée, méconnue, opprimée, trompée sans
+cesse par mon mari.
+
+Je lui pardonne, mais je ne lui dois rien.
+
+Mes fils aînés ne m'ont point aimée, ne m'ont point gâtée, m'ont à peine
+traitée comme une mère.
+
+J'ai été pour eux, durant ma vie, ce que je devais être; je ne leur dois
+plus rien après ma mort. Les liens du sang n'existent pas sans
+l'affection constante, sacrée, de chaque jour. Un fils ingrat est moins
+qu'un étranger; c'est un coupable, car il n'a pas le droit d'être
+indifférent pour sa mère.
+
+J'ai toujours tremblé devant les hommes, devant leurs lois iniques,
+leurs coutumes inhumaines, les préjugés infâmes. Devant Dieu, je ne
+crains plus. Morte, je rejette de moi la honteuse hypocrisie; j'ose dire
+ma pensée, avouer et signer le secret de mon coeur.
+
+Donc, je laisse en dépôt toute la partie de ma fortune dont la loi me
+permet de disposer à mon amant bien-aimé Pierre-Germer-Simon de
+Bourneval, pour revenir ensuite à notre cher fils René.
+
+ * * * * *
+
+(Cette volonté est formulée en outre, d'une façon plus précise, dans un
+acte notarié).
+
+ * * * * *
+
+Et, devant le Juge suprême qui m'entend je déclare que j'aurais maudit
+le ciel et l'existence si je n'avais rencontré l'affection profonde,
+dévouée, tendre, inébranlable de mon amant, si je n'avais compris dans
+ses bras que le Créateur a fait les êtres pour s'aimer, se soutenir, se
+consoler, et pleurer ensemble dans les heures d'amertume.
+
+Mes deux fils aînés ont pour père M. de Courcils, René seul doit la vie
+à M. de Bourneval. Je prie le Maître des hommes et de leurs destinées de
+placer au-dessus des préjugés sociaux le père et le fils, de les faire
+s'aimer jusqu'à leur mort et m'aimer encore dans mon cercueil.
+
+Tels sont ma dernière pensée et mon dernier désir.
+
+«MATHILDE DE CROIXLUCE.»
+
+ * * * * *
+
+M. de Courcils s'était levé; il cria: «C'est là le testament d'une
+folle!» Alors M. de Bourneval fit un pas et déclara d'une voix forte,
+d'une voix tranchante: «Moi, Simon de Bourneval, je déclare que cet
+écrit ne renferme que la stricte vérité. Je suis prêt à le prouver même
+par les lettres que j'ai.»
+
+Alors M. de Courcils marcha vers lui. Je crus qu'ils allaient se
+colleter. Ils étaient là, grands tous deux, l'un gros, l'autre maigre,
+frémissants. Le mari de ma mère articula en bégayant: «Vous êtes un
+misérable!» L'autre prononça du même ton vigoureux et sec: «Nous nous
+retrouverons autre part, monsieur. Je vous aurais déjà souffleté et
+provoqué depuis longtemps si je n'avais tenu avant tout à la
+tranquillité, durant sa vie, de la pauvre femme que vous avez tant fait
+souffrir.»
+
+Puis il se tourna vers moi: «Vous êtes mon fils. Voulez-vous me suivre?
+Je n'ai pas le droit de vous emmener, mais je le prends, si vous voulez
+bien m'accompagner.»
+
+Je lui serrai la main sans répondre. Et nous sommes sortis ensemble.
+J'étais, certes, aux trois quarts fou.
+
+Deux jours plus tard M. de Bourneval tuait en duel M. de Courcils. Mes
+frères, par crainte d'un affreux scandale, se sont tus. Je leur ai cédé
+et ils ont accepté la moitié de la fortune laissée par ma mère.
+
+J'ai pris le nom de mon père véritable, renonçant à celui que la loi me
+donnait et qui n'était pas le mien.
+
+M. de Bourneval est mort depuis cinq ans. Je ne suis point encore
+consolé.
+
+ * * * * *
+
+Il se leva, fit quelques pas, et, se plaçant en face de moi: «Eh bien,
+je dis que le testament de ma mère est une des choses les plus belles,
+les plus loyales, les plus grandes qu'une femme puisse accomplir.
+N'est-ce pas votre avis?»
+
+Je lui tendis les deux mains: «Oui, certainement, mon ami.»
+
+
+
+
+
+
+
+AUX CHAMPS
+
+_A Octave Mirbeau._
+
+
+Les deux chaumières étaient côte à côte, au pied d'une colline, proches
+d'une petite ville de bains. Les deux paysans besognaient dur sur la
+terre inféconde pour élever tous leurs petits. Chaque ménage en avait
+quatre. Devant les deux portes voisines, toute la marmaille grouillait
+du matin au soir. Les deux aînés avaient six ans et les deux cadets
+quinze mois environ; les mariages et, ensuite les naissances, s'étaient
+produites à peu près simultanément dans l'une et l'autre maison.
+
+Les deux mères distinguaient à peine leurs produits dans le tas; et les
+deux pères confondaient tout à fait. Les huit noms dansaient dans leur
+tête, se mêlaient sans cesse; et, quand il fallait en appeler un, les
+hommes souvent en criaient trois avant d'arriver au véritable.
+
+La première des deux demeures, en venant de la station d'eaux de
+Rolleport, était occupée par les Tuvache, qui avaient trois filles et un
+garçon; l'autre masure abritait les Vallin, qui avaient une fille et
+trois garçons.
+
+Tout cela vivait péniblement de soupe, de pommes de terre et de grand
+air. A sept heures, le matin, puis à midi, puis à six heures, le soir,
+les ménagères réunissaient leurs mioches pour donner la pâtée, comme des
+gardeurs d'oies assemblent leurs bêtes. Les enfants étaient assis, par
+rang d'âge, devant la table en bois, vernie par cinquante ans d'usage.
+Le dernier moutard avait à peine la bouche au niveau de la planche. On
+posait devant eux l'assiette creuse pleine de pain molli dans l'eau où
+avaient cuit les pommes de terre, un demi-chou et trois oignons; et
+toute la ligne mangeait jusqu'à plus faim. La mère empâtait elle-même le
+petit. Un peu de viande au pot-au-feu, le dimanche, était une fête pour
+tous; et le père, ce jour-là, s'attardait au repas en répétant: «Je m'y
+ferais bien tous les jours.»
+
+Par un après-midi du mois d'août, une légère voiture s'arrêta
+brusquement devant les deux chaumières, et une jeune femme, qui
+conduisait elle-même, dit au monsieur assis à côté d'elle:
+
+--Oh! regarde, Henri, ce tas d'enfants! Sont-ils jolis, comme ça, à
+grouiller dans la poussière!
+
+L'homme ne répondit rien, accoutumé à ces admirations qui étaient une
+douleur et presque un reproche pour lui.
+
+La jeune femme reprit:
+
+--Il faut que je les embrasse! Oh! comme je voudrais en avoir un,
+celui-là, le tout petit.
+
+Et, sautant de la voiture, elle courut aux enfants, prit un des deux
+derniers, celui des Tuvache, et, l'enlevant dans ses bras, elle le baisa
+passionnément sur ses joues sales, sur ses cheveux blonds frisés et
+pommadés de terre, sur ses menottes qu'il agitait pour se débarrasser
+des caresses ennuyeuses.
+
+Puis elle remonta dans sa voiture et partit au grand trot. Mais elle
+revint la semaine suivante, s'assit elle-même par terre, prit le moutard
+dans ses bras, le bourra de gâteaux, donna des bonbons à tous les
+autres; et joua avec eux comme une gamine, tandis que son mari attendait
+patiemment dans sa frêle voiture.
+
+Elle revint encore, fit connaissance avec les parents, reparut tous les
+jours, les poches pleines de friandises et de sous.
+
+Elle s'appelait Mme Henri d'Hubières.
+
+Un matin, en arrivant, son mari descendit avec elle; et, sans s'arrêter
+aux mioches, qui la connaissaient bien maintenant, elle pénétra dans la
+demeure des paysans.
+
+Ils étaient là, en train de fendre du bois pour la soupe; ils se
+redressèrent tout surpris, donnèrent des chaises et attendirent. Alors
+la jeune femme, d'une voix entrecoupée, tremblante, commença:
+
+--Mes braves gens, je viens vous trouver parce que je voudrais bien...
+je voudrais bien emmener avec moi votre... votre petit garçon...
+
+Les campagnards, stupéfaits et sans idée, ne répondirent pas.
+
+Elle reprit haleine et continua.
+
+--Nous n'avons pas d'enfants; nous sommes seuls, mon mari et moi... Nous
+le garderions... voulez-vous?
+
+La paysanne commençait à comprendre. Elle demanda:
+
+--Vous voulez nous prend'e Charlot? Ah ben non, pour sûr.
+
+Alors M. d'Hubières intervint:
+
+--Ma femme s'est mal expliquée. Nous voulons l'adopter, mais il
+reviendra vous voir. S'il tourne bien, comme tout porte à le croire, il
+sera notre héritier. Si nous avions, par hasard, des enfants, il
+partagerait également avec eux. Mais, s'il ne répondait pas à nos soins,
+nous lui donnerions, à sa majorité, une somme de vingt mille francs, qui
+sera immédiatement déposée en son nom chez un notaire. Et, comme on a
+aussi pensé à vous, on vous servira jusqu'à votre mort une rente de cent
+francs par mois. Avez-vous bien compris?
+
+La fermière s'était levée, toute furieuse.
+
+--Vous voulez que j'vous vendions Charlot? Ah! mais non; c'est pas des
+choses qu'on d'mande à une mère, ça! Ah! mais non! Ce s'rait une
+abomination.
+
+L'homme ne disait rien, grave et réfléchi; mais il approuvait sa femme
+d'un mouvement continu de la tête.
+
+Mme d'Hubières, éperdue, se mit à pleurer, et, se tournant vers son
+mari, avec une voix pleine de sanglots, une voix d'enfant dont tous les
+désirs ordinaires sont satisfaits, elle balbutia:
+
+--Ils ne veulent pas, Henri, ils ne veulent pas!
+
+Alors, ils firent une dernière tentative.
+
+--Mais, mes amis, songez à l'avenir de votre enfant, à son bonheur, à...
+
+La paysanne, exaspérée, lui coupa la parole:
+
+--C'est tout vu, c'est tout entendu, c'est tout réfléchi...
+Allez-vous-en, et pi, que j'vous revoie point par ici. C'est i permis
+d'vouloir prendre un éfant comme ça!
+
+Alors, Mme d'Hubières, en sortant, s'avisa qu'ils étaient deux tout
+petits, et elle demanda, à travers ses larmes, avec une ténacité de
+femme volontaire et gâtée, qui ne veut jamais attendre:
+
+--Mais l'autre petit n'est pas à vous?
+
+Le père Tuvache répondit:
+
+--Non, c'est aux voisins; vous pouvez y aller, si vous voulez.
+
+Et il rentra dans sa maison, où retentissait la voix indignée de sa
+femme.
+
+Les Vallin étaient à table, en train de manger avec lenteur des tranches
+de pain qu'ils frottaient parcimonieusement avec un peu de beurre piqué
+au couteau, dans une assiette entre eux deux.
+
+M. d'Hubières recommença ses propositions, mais avec plus
+d'insinuations, de précautions oratoires, d'astuce.
+
+Les deux ruraux hochaient la tête en signe de refus; mais, quand ils
+apprirent qu'ils auraient cent francs par mois, ils se considérèrent, se
+consultant de l'oeil, très ébranlés.
+
+Ils gardèrent longtemps le silence, torturés, hésitants. La femme enfin
+demanda:
+
+--Qué qu't'en dis, l'homme?
+
+Il prononça d'un ton sentencieux:
+
+--J'dis qu'c'est point méprisable.
+
+Alors Mme d'Hubières, qui tremblait d'angoisse, leur parla de l'avenir
+du petit, de son bonheur, et de tout l'argent qu'il pourrait leur donner
+plus tard.
+
+Le paysan demanda:
+
+--C'te rente de douze cents francs, ce s'ra promis d'vant l'notaire?
+
+M. d'Hubières répondit:
+
+--Mais certainement, dès demain.
+
+La fermière, qui méditait, reprit:
+
+--Cent francs par mois, c'est point suffisant pour nous priver du p'tit;
+ça travaillera dans quéqu'z'ans ct'éfant; i nous faut cent vingt
+francs.
+
+Mme d'Hubières, trépignant d'impatience, les accorda tout de suite; et,
+comme elle voulait enlever l'enfant, elle donna cent francs en cadeau
+pendant que son mari faisait un écrit. Le maire et un voisin, appelés
+aussitôt, servirent de témoins complaisants.
+
+Et la jeune femme, radieuse, emporta le marmot hurlant, comme on emporte
+un bibelot désiré d'un magasin.
+
+Les Tuvache, sur leur porte, le regardaient partir, muets, sévères,
+regrettant peut-être leur refus.
+
+ * * * * *
+
+On n'entendit plus du tout parler du petit Jean Vallin. Les parents,
+chaque mois, allaient toucher leurs cent vingt francs chez le notaire;
+et ils étaient fâchés avec leurs voisins parce que la mère Tuvache les
+agonisait d'ignominies, répétant sans cesse de porte en porte qu'il
+fallait être dénaturé pour vendre son enfant, que c'était une horreur,
+une saleté, une corromperie.
+
+Et parfois elle prenait en ses bras son Charlot avec ostentation, lui
+criant, comme s'il eût compris:
+
+--J'tai pas vendu, mé, j't'ai pas vendu, mon p'tiot. J'vends pas m's
+éfants, mé. J'sieus pas riche, mais vends pas m's éfants.
+
+Et, pendant des années et encore des années, ce fut ainsi chaque jour;
+chaque jour des allusions grossières étaient vociférées devant la porte,
+de façon à entrer dans la maison voisine. La mère Tuvache avait fini par
+se croire supérieure à toute la contrée parce qu'elle n'avait pas vendu
+Charlot. Et ceux qui parlaient d'elle disaient:
+
+--J'sais ben que c'était engageant, c'est égal, elle s'a conduite comme
+une bonne mère.
+
+On la citait; et Charlot, qui prenait dix-huit ans, élevé avec cette
+idée qu'on lui répétait sans répit, se jugeait lui-même supérieur à ses
+camarades parce qu'on ne l'avait pas vendu.
+
+ * * * * *
+
+Les Vallin vivotaient à leur aise, grâce à la pension. La fureur
+inapaisable des Tuvache, restés misérables, venait de là.
+
+Leur fils aîné partit au service. Le second mourut; Charlot resta seul à
+peiner avec le vieux père pour nourrir la mère et deux autres soeurs
+cadettes qu'il avait.
+
+Il prenait vingt et un ans, quand, un matin, une brillante voiture
+s'arrêta devant les deux chaumières. Un jeune monsieur, avec une chaîne
+de montre en or, descendit, donnant la main à une vieille dame en
+cheveux blancs. La vieille dame lui dit:
+
+--C'est là, mon enfant, à la seconde maison.
+
+Et il entra comme chez lui dans la masure des Vallin.
+
+La vieille mère lavait ses tabliers; le père infirme sommeillait près de
+l'âtre. Tous deux levèrent la tête, et le jeune homme dit:
+
+--Bonjour, papa; bonjour, maman.
+
+Ils se dressèrent, effarés. La paysanne laissa tomber d'émoi son savon
+dans son eau et balbutia:
+
+--C'est-i té, m'n éfant? C'est-i té, m'n éfant?
+
+Il la prit dans ses bras et l'embrassa, en répétant:--«Bonjour, maman.»
+Tandis que le vieux, tout tremblant, disait, de son ton calme qu'il ne
+perdait jamais:--«Te v'là-t-il revenu, Jean?» Comme s'il l'avait vu un
+mois auparavant.
+
+Et, quand ils se furent reconnus, les parents voulurent tout de suite
+sortir le fieu dans le pays pour le montrer. On le conduisit chez le
+maire, chez l'adjoint, chez le curé, chez l'instituteur.
+
+Charlot, debout sur le seuil de sa chaumière, le regardait passer.
+
+Le soir, au souper, il dit aux vieux:
+
+--Faut-il qu' vous ayez été sots pour laisser prendre le p'tit aux
+Vallin.
+
+Sa mère répondit obstinément:
+
+--J'voulions point vendre not' éfant.
+
+Le père ne disait rien. Le fils reprit:
+
+--C'est-il pas malheureux d'être sacrifié comme ça.
+
+Alors le père Tuvache articula d'un ton coléreux:
+
+--Vas-tu pas nous r'procher d' t'avoir gardé.
+
+Et le jeune homme, brutalement:
+
+--Oui, j'vous le r'proche, que vous n'êtes que des niants. Des parents
+comme vous ça fait l'malheur des éfants. Qu' vous mériteriez que j'vous
+quitte.
+
+La bonne femme pleurait dans son assiette. Elle gémit tout en avalant
+des cuillerées de soupe dont elle répandait la moitié:
+
+--Tuez-vous donc pour élever d's éfants!
+
+Alors le gars, rudement:
+
+--J'aimerais mieux n'être point né que d'être c'que j'suis. Quand j'ai
+vu l'autre, tantôt, mon sang n'a fait qu'un tour. Je m'suis dit:--v'là
+c'que j'serais maintenant.
+
+Il se leva.
+
+--Tenez, j'sens bien que je ferai mieux de n' pas rester ici, parce que
+j'vous le reprocherais du matin au soir, et que j'vous ferais une vie
+d'misère. Ça, voyez-vous, j'vous l'pardonnerai jamais!
+
+Les deux vieux se taisaient, atterrés, larmoyants.
+
+Il reprit:
+
+--Non, c't' idée-là, ce serait trop dur. J'aime mieux m'en aller
+chercher ma vie aut' part.
+
+Il ouvrit la porte. Un bruit de voix entra. Les Vallin festoyaient avec
+l'enfant revenu.
+
+Alors Charlot tapa du pied et, se tournant vers ses parents, cria:
+
+--Manants, va!
+
+Et il disparut dans la nuit.
+
+
+
+
+
+
+UN COQ CHANTA
+
+_A René Billotte._
+
+
+Mme Berthe d'Avancelles avait jusque-là repoussé toutes les
+supplications de son admirateur désespéré, le baron Joseph de Croissard.
+Pendant l'hiver, à Paris, il l'avait ardemment poursuivie, et il donnait
+pour elle maintenant des fêtes et des chasses en son château normand de
+Carville.
+
+Le mari, M. d'Avancelles, ne voyait rien, ne savait rien, comme
+toujours. Il vivait, disait-on, séparé de sa femme, pour cause de
+faiblesse physique, que madame ne lui pardonnait point. C'était un gros
+petit homme, chauve, court de bras, de jambes, de cou, de nez, de tout.
+
+Mme d'Avancelles était au contraire une grande jeune femme brune et
+déterminée, qui riait d'un rire sonore au nez de son maître, qui
+l'appelait publiquement «Madame Popote» et regardait d'un certain air
+engageant et tendre les larges épaules et l'encolure robuste et les
+longues moustaches blondes de son soupirant attitré, le baron Joseph de
+Croissard.
+
+Elle n'avait encore rien accordé cependant. Le baron se ruinait pour
+elle. C'étaient sans cesse des fêtes, des chasses, des plaisirs nouveaux
+auxquels il invitait la noblesse des châteaux environnants.
+
+Tout le jour les chiens courants hurlaient par les bois à la suite du
+renard et du sanglier, et, chaque soir, d'éblouissants feux d'artifice
+allaient mêler aux étoiles leurs panaches de feu, tandis que les
+fenêtres illuminées du salon jetaient sur les vastes pelouses des
+traînées de lumière où passaient des ombres.
+
+C'était l'automne, la saison rousse. Les feuilles voltigeaient sur les
+gazons comme des voilées d'oiseaux. On sentait traîner dans l'air des
+odeurs de terre humide, de terre dévêtue, comme on sent une odeur de
+chair nue, quand tombe, après le bal, la robe d'une femme.
+
+Un soir, dans une fête, au dernier printemps, Mme d'Avancelles avait
+répondu à M. de Croissard qui la harcelait de ses prières: «Si je dois
+tomber, mon ami, ce ne sera pas avant la chute des feuilles. J'ai trop
+de choses à faire cet été pour avoir le temps.» Il s'était souvenu de
+cette parole rieuse et hardie; et, chaque jour, il insistait davantage,
+chaque jour il avançait ses approches, il gagnait un pas dans le coeur
+de la belle audacieuse qui ne résistait plus, semblait-il, que pour la
+forme.
+
+Une grande chasse allait avoir lieu. Et, la veille, Mme Berthe avait
+dit, en riant, au baron: «Baron, si vous tuez la bête, j'aurai quelque
+chose pour vous.»
+
+Dès l'aurore, il fut debout pour reconnaître où le solitaire s'était
+baugé. Il accompagna ses piqueurs, disposa les relais, organisa tout
+lui-même pour préparer son triomphe; et, quand les cors sonnèrent le
+départ, il apparut dans un étroit vêtement de chasse rouge et or, les
+reins serrés, le buste large, l'oeil radieux, frais et fort comme s'il
+venait de sortir du lit.
+
+Les chasseurs partirent. Le sanglier débusqué fila, suivi des chiens
+hurleurs, à travers des broussailles; et les chevaux se mirent à
+galoper, emportant par les étroits sentiers des bois les amazones et les
+cavaliers, tandis que, sur les chemins amollis, roulaient sans bruit les
+voitures qui accompagnaient de loin la chasse.
+
+Mme d'Avancelles, par malice, retint le baron près d'elle, s'attardant,
+au pas, dans une grande avenue interminablement droite et longue et sur
+laquelle quatre rangs de chênes se repliaient comme une voûte.
+
+Frémissant d'amour et d'inquiétude, il écoutait d'une oreille le
+bavardage moqueur de la jeune femme, et de l'autre il suivait le chant
+des cors et la voix des chiens qui s'éloignaient.
+
+«Vous ne m'aimez donc plus?» disait-elle.
+
+Il répondait: «Pouvez-vous dire des choses pareilles?»
+
+Elle reprenait: «La chasse cependant semble vous occuper plus que moi.»
+
+Il gémissait: «Ne m'avez-vous point donné l'ordre d'abattre moi-même
+l'animal?»
+
+Et elle ajoutait gravement: «Mais j'y compte. Il faut que vous le tuiez
+devant moi.»
+
+Alors il frémissait sur sa selle, piquait son cheval qui bondissait et,
+perdant patience: «Mais sacristi! madame, cela ne se pourra pas si nous
+restons ici.»
+
+Puis elle lui parlait tendrement, posant la main sur son bras, ou
+flattant, comme par distraction, la crinière de son cheval.
+
+Et elle lui jetait, en riant: «Il faut que cela soit pourtant... ou
+alors... tant pis pour vous.»
+
+Puis ils tournèrent à droite dans un petit chemin couvert, et soudain,
+pour éviter une branche qui barrait la route, elle se pencha sur lui, si
+près qu'il sentit sur son cou le chatouillement des cheveux. Alors
+brutalement il l'enlaça, et appuyant sur la tempe ses grandes
+moustaches, il la baisa d'un baiser furieux.
+
+Elle ne remua point d'abord, restant ainsi sous cette caresse emportée;
+puis, d'une secousse, elle tourna la tête, et, soit hasard, soit
+volonté, ses petites lèvres à elle rencontrèrent ses lèvres à lui, sous
+leur cascade de poils blonds.
+
+Alors, soit confusion, soit remords, elle cingla le flanc de son cheval,
+qui partit au grand galop. Ils allèrent ainsi longtemps, sans échanger
+même un regard.
+
+Le tumulte de la chasse se rapprochait; les fourrés semblaient frémir,
+et tout à coup, brisant les branches, couvert de sang, secouant les
+chiens qui s'attachaient à lui, le sanglier passa.
+
+Alors le baron, poussant un rire de triomphe, cria: «Qui m'aime me
+suive!» Et il disparut dans les taillis, comme si la forêt l'eût
+englouti.
+
+Quand elle arriva, quelques minutes plus tard, dans une clairière, il se
+relevait souillé de boue, la jaquette déchirée, les mains sanglantes,
+tandis que la bête étendue portait dans l'épaule le couteau de chasse
+enfoncé jusqu'à la garde.
+
+La curée se fit aux flambeaux par une nuit douce et mélancolique. La
+lune jaunissait la flamme rouge des torches qui embrumaient la nuit de
+leur fumée résineuse. Les chiens mangeaient les entrailles puantes du
+sanglier, et criaient, et se battaient. Et les piqueurs et les
+gentilshommes chasseurs, en cercle autour de la curée, sonnaient du cor
+à plein souffle. La fanfare s'en allait dans la nuit claire au-dessus
+des bois, répétée par les échos perdus des vallées lointaines,
+réveillant les cerfs inquiets, les renards glapissants et troublant en
+leurs ébats les petits lapins gris, au bord des clairières.
+
+Les oiseaux de nuit voletaient, effarés, au-dessus de la meute affolée
+d'ardeur. Et des femmes, attendries par toutes ces choses douces et
+violentes, s'appuyant un peu au bras des hommes, s'écartaient déjà dans
+les allées, avant que les chiens eussent fini leur repas.
+
+Tout alanguie par cette journée de fatigue et de tendresse, Mme
+d'Avancelles dit au baron:
+
+«--Voulez-vous faire un tour de parc, mon ami?»
+
+Mais lui, sans répondre, tremblant, défaillant, l'entraîna.
+
+Et, tout de suite, ils s'embrassèrent. Ils allaient au pas, au petit
+pas, sous les branches presque dépouillées et qui laissaient filtrer la
+lune; et leur amour, leurs désirs, leur besoin d'étreinte étaient
+devenus si véhéments qu'ils faillirent choir au pied d'un arbre.
+
+Les cors ne sonnaient plus. Les chiens épuisés dormaient au chenil.
+«--Rentrons», dit la jeune femme. Ils revinrent.
+
+Puis, lorsqu'ils furent devant le château, elle murmura d'une voix
+mourante: «Je suis si fatiguée que je vais me coucher, mon ami.» Et,
+comme il ouvrait les bras pour la prendre en un dernier baiser, elle
+s'enfuit, lui jetant comme adieu: «Non... je vais dormir... Qui m'aime
+me suive!»
+
+Une heure plus tard, alors que tout le château silencieux semblait mort,
+le baron sortit à pas de loup de sa chambre et s'en vint gratter à la
+porte de son amie. Comme elle ne répondait pas, il essaya d'ouvrir. Le
+verrou n'était point poussé.
+
+Elle rêvait, accoudée à la fenêtre.
+
+Il se jeta à ses genoux qu'il baisait éperdûment à travers la robe de
+nuit. Elle ne disait rien, enfonçant ses doigts fins, d'une manière
+caressante, dans les cheveux du baron.
+
+Et soudain, se dégageant comme si elle eût pris une grande résolution,
+elle murmura de son air hardi, mais à voix basse: «Je vais revenir.
+Attendez-moi.» Et son doigt, tendu dans l'ombre, montrait au fond de la
+chambre la tache vague et blanche du lit.
+
+Alors, à tâtons, éperdu, les mains tremblantes, il se dévêtit bien vite
+et s'enfonça dans les draps frais. Il s'étendit délicieusement,
+oubliant presque son amie, tant il avait plaisir à cette caresse du
+linge sur son corps las de mouvement.
+
+Elle ne revenait point, pourtant; s'amusant sans doute à le faire
+languir. Il fermait les yeux dans un bien-être exquis; et il rêvait
+doucement dans l'attente délicieuse de la chose tant désirée. Mais peu à
+peu ses membres s'engourdirent, sa pensée s'assoupit, devint incertaine,
+flottante. La puissante fatigue enfin le terrassa; il s'endormit.
+
+Il dormit du lourd sommeil, de l'invincible sommeil des chasseurs
+exténués. Il dormit jusqu'à l'aurore.
+
+Tout à coup, la fenêtre étant restée entr'ouverte, un coq, perché dans
+un arbre voisin, chanta. Alors brusquement, surpris par ce cri sonore,
+le baron ouvrit les yeux.
+
+Sentant contre lui un corps de femme, se trouvant en un lit qu'il ne
+reconnaissait pas, surpris et ne se souvenant plus de rien, il balbutia,
+dans l'effarement du réveil:
+
+«--Quoi? Où suis-je? Qu'y a-t-il?»
+
+Alors elle, qui n'avait point dormi, regardant cet homme dépeigné, aux
+yeux rouges, à la lèvre épaisse, répondit, du ton hautain dont elle
+parlait à son mari:
+
+«--Ce n'est rien. C'est un coq qui chante. Rendormez-vous, monsieur,
+cela ne vous regarde pas.»
+
+
+
+
+
+
+
+UN FILS
+
+_A René Maizeroy._
+
+
+Ils se promenaient, les deux vieux amis, dans le jardin tout fleuri où
+le gai Printemps remuait de la vie.
+
+L'un était Sénateur, et l'autre de l'Académie française, graves tous
+deux, pleins de raisonnements très logiques mais solennels, gens de
+marque et de réputation.
+
+Ils parlotèrent d'abord de politique, échangeant des pensées, non pas
+sur des Idées, mais sur des hommes: les personnalités, en cette matière,
+primant toujours la Raison. Puis ils soulevèrent quelques souvenirs;
+puis ils se turent, continuant à marcher côte à côte, tout amollis par
+la tiédeur de l'air.
+
+Une grande corbeille de ravenelles exhalait des souffles sucrés et
+délicats; un tas de fleurs de toute race et de toute nuance jetaient
+leurs odeurs dans la brise, tandis qu'un faux-ébénier, vêtu de grappes
+jaunes, éparpillait au vent sa fine poussière, une fumée d'or qui
+sentait le miel et qui portait, pareille aux poudres caressantes des
+parfumeurs, sa semence enbaumée à travers l'espace.
+
+Le sénateur s'arrêta, huma le nuage fécondant qui flottait, considéra
+l'arbre amoureux resplendissant comme un soleil et dont les germes
+s'envolaient. Et il dit: «Quand on songe que ces imperceptibles atômes,
+qui sentent bon, vont créer des existences à des centaines de lieues
+d'ici, vont faire tressaillir les fibres et les sèves d'arbres femelles
+et produire des êtres à racines, naissant d'un germe comme nous,
+mortels comme nous, et qui seront remplacés par d'autres êtres de même
+essence, comme nous toujours!»
+
+Puis, planté devant l'ébénier radieux dont les parfums vivifiants se
+détachaient à tous les frissons de l'air, M. le sénateur ajouta: «Ah!
+mon gaillard, s'il te fallait faire le compte de tes enfants, tu serais
+bigrement embarrassé. En voilà un qui les exécute facilement et qui les
+lâche sans remords, et qui ne s'en inquiète guère.»
+
+L'académicien ajouta: «Nous en faisons autant, mon ami.»
+
+Le sénateur reprit: «Oui, je ne le nie pas, nous les lâchons
+quelquefois, mais nous le savons au moins, et cela constitue notre
+supériorité.»
+
+Mais l'autre secoua la tête: «Non, ce n'est pas là ce que je veux dire;
+voyez-vous, mon cher, il n'est guère d'homme qui ne possède des enfants
+ignorés, ces enfants dits _de père inconnu_, qu'il a faits, comme cet
+arbre reproduit, presque inconsciemment.
+
+S'il fallait établir le compte des femmes que nous avons eues, nous
+serions, n'est-ce pas, aussi embarrassés que cet ébénier que vous
+interpelliez le serait pour numéroter ses descendants.
+
+De dix-huit à quarante ans enfin, en faisant entrer en ligne les
+rencontres passagères, les contacts d'une heure, on peut bien admettre
+que nous avons eu des... rapports intimes avec deux ou trois cents
+femmes.
+
+Eh bien, mon ami, dans ce nombre êtes-vous sûr que vous n'en ayez pas
+fécondé au moins une, et que vous ne possédiez point sur le pavé, ou au
+bagne, un chenapan de fils qui vole et assassine les honnêtes gens,
+c'est-à-dire nous; ou bien une fille dans quelque mauvais lieu; ou
+peut-être, si elle a eu la chance d'être abandonnée par sa mère,
+cuisinière en quelque famille.
+
+Songez en outre que presque toutes les femmes que nous appelons
+_publiques_ possèdent un ou deux enfants dont elles ignorent le père,
+enfants attrapés dans le hasard de leurs étreintes à dix ou vingt
+francs. Dans tout métier on fait la part des profits et pertes. Ces
+rejetons-là constituent les «pertes» de leur profession. Quels sont les
+générateurs?--Vous,--moi,--nous tous, les hommes dits _comme il faut_!
+Ce sont les résultats de nos joyeux dîners d'amis, de nos soirs de
+gaîté, de ces heures où notre chair contente nous pousse aux
+accouplements d'aventure.
+
+Les voleurs, les rôdeurs, tous les misérables, enfin, sont nos enfants.
+Et cela vaut encore mieux pour nous que si nous étions les leurs, car
+ils reproduisent aussi, ces gredins-là!
+
+Tenez, j'ai, pour ma part, sur la conscience une très vilaine histoire
+que je veux vous dire. C'est pour moi un remords incessant, plus que
+cela, c'est un doute continuel, une inapaisable incertitude qui,
+parfois, me torture horriblement.
+
+A l'âge de vingt-cinq ans j'avais entrepris avec un de mes amis,
+aujourd'hui conseiller d'État, un voyage en Bretagne, à pied.
+
+ * * * * *
+
+Après quinze ou vingt jours de marche forcenée, après avoir visité les
+Côtes-du-Nord et une partie du Finistère, nous arrivions à Douarnenez;
+de là, en une étape, on gagna la sauvage pointe du Raz par la baie des
+Trépassés, et on coucha dans un village quelconque dont le nom finissait
+en _of_; mais, le matin venu, une fatigue étrange retint au lit mon
+camarade. Je dis au lit par habitude, car notre couche se composait
+simplement de deux bottes de paille.
+
+Impossible d'être malade en ce lieu. Je le forçai donc à se lever, et
+nous parvînmes à Audierne vers quatre ou cinq heures du soir.
+
+Le lendemain, il allait un peu mieux; on repartit; mais, en route, il
+fut pris de malaises intolérables, et c'est à grand'peine que nous pûmes
+atteindre Pont-Labbé.
+
+Là, au moins, nous avions une auberge. Mon ami se coucha, et le médecin,
+qu'on fit venir de Quimper, constata une forte fièvre, sans en
+déterminer la nature.
+
+Connaissez-vous Pont-Labbé?--Non.--Eh bien, c'est la ville la plus
+bretonne de toute cette Bretagne bretonnante qui va de la pointe du Raz
+au Morbihan, de cette contrée qui contient l'essence des moeurs, des
+légendes, des coutumes bretonnes. Encore aujourd'hui, ce coin de pays
+n'a presque pas changé. Je dis: _encore aujourd'hui_, car j'y retourne à
+présent tous les ans, hélas!
+
+Un vieux château baigne le pied de ses tours dans un grand étang triste,
+triste, avec des vols d'oiseaux sauvages. Une rivière sort de là que
+les caboteurs peuvent remonter jusqu'à la ville. Et dans les rues
+étroites aux maisons antiques, les hommes portent le grand chapeau, le
+gilet brodé et les quatre vestes superposées: la première, grande comme
+la main, couvrant au plus les omoplates, et la dernière s'arrêtant juste
+au-dessus du fond de culotte.
+
+Les filles, grandes, belles, fraîches, ont la poitrine écrasée dans un
+gilet de drap qui forme cuirasse, les étreint, ne laissant même pas
+deviner leur gorge puissante et martyrisée; et elles sont coiffées d'une
+étrange façon: sur les tempes, deux plaques brodées en couleur encadrent
+le visage, serrent les cheveux qui tombent en nappe derrière la tête,
+puis remontent se tasser au sommet du crâne sous un singulier bonnet,
+tissu souvent d'or ou d'argent.
+
+La servante de notre auberge avait dix-huit ans au plus, des yeux tout
+bleus, d'un bleu pâle que perçaient les deux petits points noirs de la
+pupille; et ses dents courtes, serrées, qu'elle montrait sans cesse en
+riant, semblaient faites pour broyer du granit.
+
+Elle ne savait pas un mot de français, ne parlant que le breton, comme
+la plupart de ses compatriotes.
+
+Or, mon ami n'allait guère mieux, et, bien qu'aucune maladie ne se
+déclarât, le médecin lui défendait de partir encore, ordonnant un repos
+complet. Je passais donc les journées près de lui, et sans cesse la
+petite bonne entrait, apportant soit mon dîner, soit de la tisane.
+
+Je la lutinais un peu, ce qui semblait l'amuser, mais nous ne causions
+pas, naturellement, puisque nous ne nous comprenions point.
+
+Or, une nuit, comme j'étais resté fort tard auprès du malade, je
+croisai, en regagnant ma chambre, la fillette qui rentrait dans la
+sienne. C'était juste en face de ma porte ouverte; alors, brusquement,
+sans réfléchir à ce que je faisais, plutôt par plaisanterie
+qu'autrement, je la saisis à pleine taille, et, avant qu'elle fût
+revenue de sa stupeur, je l'avais jetée et enfermée chez moi. Elle me
+regardait, effarée, affolée, épouvantée, n'osant pas crier de peur d'un
+scandale, d'être chassée sans doute par ses maîtres d'abord, et
+peut-être par son père ensuite.
+
+J'avais fait cela en riant; mais, dès qu'elle fut chez moi, le désir de
+la posséder m'envahit. Ce fut une lutte longue et silencieuse, une lutte
+corps à corps, à la façon des athlètes, avec les bras tendus, crispés,
+tordus, la respiration essoufflée, la peau mouillée de sueur. Oh! elle
+se débattit vaillamment; et parfois nous heurtions un meuble, une
+cloison, une chaise; alors, toujours enlacés, nous restions immobiles
+plusieurs secondes dans la crainte que le bruit n'eût éveillé
+quelqu'un; puis nous recommencions notre acharnée bataille, moi
+l'attaquant, elle résistant.
+
+Épuisée enfin, elle tomba; et je la pris brutalement, par terre, sur le
+pavé.
+
+Sitôt relevée, elle courut à la porte, tira les verrous et s'enfuit.
+
+Je la rencontrai à peine les jours suivants. Elle ne me laissait point
+l'approcher. Puis, comme mon camarade était guéri et que nous devions
+reprendre notre voyage, je la vis entrer, la veille de mon départ, à
+minuit, nu-pieds, en chemise, dans ma chambre où je venais de me
+retirer.
+
+Elle se jeta dans mes bras, m'étreignit passionnément, puis, jusqu'au
+jour, m'embrassa, me caressa, pleurant, sanglotant, me donnant enfin
+toutes les assurances de tendresse et de désespoir qu'une femme nous
+peut donner quand elle ne sait pas un mot de notre langue.
+
+Huit jours après, j'avais oublié cette aventure, commune et fréquente
+quand on voyage, les servantes d'auberge étant généralement destinées à
+distraire ainsi les voyageurs.
+
+Et je fus trente ans sans y songer et sans revenir à Pont-Labbé.
+
+Or, en 1876, j'y retournai par hasard au cours d'une excursion en
+Bretagne, entreprise pour documenter un livre et pour me bien pénétrer
+des paysages.
+
+Rien ne me sembla changé. Le château mouillait toujours ses murs
+grisâtres dans l'étang, à l'entrée de la petite ville; et l'auberge
+était la même quoique réparée, remise à neuf, avec un air plus moderne.
+En entrant, je fus reçu par deux jeunes Bretonnes de dix-huit ans,
+fraîches et gentilles, encuirassées dans leur étroit gilet de drap,
+casquées d'argent avec les grandes plaques brodées sur les oreilles.
+
+Il était environ six heures du soir. Je me mis à table pour dîner et,
+comme le patron s'empressait lui-même à me servir, la fatalité sans
+doute me fit dire: «Avez-vous connu les anciens maîtres de cette maison?
+J'ai passé ici une dizaine de jours il y a trente ans maintenant. Je
+vous parle de loin.»
+
+Il répondit: «C'étaient mes parents, monsieur.»
+
+Alors je lui racontai en quelle occasion je m'étais arrêté, comment
+j'avais été retenu par l'indisposition d'un camarade. Il ne me laissa
+pas achever.
+
+«--Oh! je me rappelle parfaitement J'avais alors quinze ou seize ans.
+Vous couchiez dans la chambre du fond et votre ami dans celle dont j'ai
+fait la mienne, sur la rue.»
+
+C'est alors seulement que le souvenir très vif de la petite bonne me
+revint. Je demandai: «--Vous rappelez-vous une gentille petite servante
+qu'avait alors votre père, et qui possédait, si ma mémoire ne me
+trompe, de jolis yeux bleus et des dents fraîches?»
+
+Il reprit: «--Oui, monsieur; elle est morte en couches quelque temps
+après.»
+
+Et, tendant la main vers la cour où un homme maigre et boiteux remuait
+du fumier, il ajouta: «--Voilà son fils.»
+
+Je me mis à rire. «--Il n'est pas beau et ne ressemble guère à sa mère.
+Il tient du père sans doute.»
+
+L'aubergiste reprit: «--Ça se peut bien; mais on n'a jamais su à qui
+c'était. Elle est morte sans le dire et personne ici ne lui connaissait
+de galant. Ç'a été un fameux étonnement quand on a appris qu'elle était
+enceinte. Personne ne voulait le croire.»
+
+J'eus une sorte de frisson désagréable, un de ces effleurements pénibles
+qui nous touchent le coeur, comme l'approche d'un lourd chagrin. Et je
+regardai l'homme dans la cour. Il venait maintenant de puiser de l'eau
+pour les chevaux et portait ses deux seaux en boitant, avec un effort
+douloureux de la jambe plus courte. Il était déguenillé, hideusement
+sale, avec de longs cheveux jaunes tellement mêlés qu'ils lui tombaient
+comme des cordes sur les joues.
+
+L'aubergiste ajouta: «--Il ne vaut pas grand'chose, ç'a été gardé par
+charité dans la maison. Peut-être qu'il aurait mieux tourné si on
+l'avait élevé comme tout le monde. Mais que voulez-vous, monsieur? Pas
+de père, pas de mère, pas d'argent! Mes parents ont eu pitié de
+l'enfant, mais ce n'était pas à eux, vous comprenez.»
+
+Je ne dis rien.
+
+Et je couchai dans mon ancienne chambre; et toute la nuit je pensai à cet
+affreux valet d'écurie en me répétant: «--Si c'était mon fils, pourtant?
+Aurais-je donc pu tuer cette fille et procréer cet être?»--C'était
+possible, enfin!
+
+Je résolus de parler à cet homme et de connaître exactement la date de
+sa naissance. Une différence de deux mois devait m'arracher mes doutes.
+
+Je le fis venir le lendemain. Mais il ne parlait pas le français non
+plus. Il avait l'air de ne rien comprendre d'ailleurs, ignorant
+absolument son âge qu'une des bonnes lui demanda de ma part. Et il se
+tenait d'un air idiot devant moi, roulant son chapeau dans ses pattes
+noueuses et dégoûtantes, riant stupidement, avec quelque chose du rire
+ancien de la mère dans le coin des lèvres et dans le coin des yeux.
+
+Mais le patron survenant alla chercher l'acte de naissance du misérable.
+Il était entré dans la vie huit mois et vingt-six jours après mon
+passage à Pont-Labbé, car je me rappelais parfaitement être arrivé à
+Lorient le 15 août. L'acte portait la mention: «Père inconnu». La mère
+s'était appelée Jeanne Kerradec.
+
+Alors mon coeur se mit à battre à coups pressés. Je ne pouvais plus
+parler tant je me sentais suffoqué; et je regardais cette brute dont les
+grands cheveux jaunes semblaient un fumier plus sordide que celui des
+bêtes; et le gueux, gêné par mon regard, cessait de rire, détournait la
+tête, cherchait à s'en aller.
+
+Tout le jour j'errai le long de la petite rivière, en réfléchissant
+douloureusement. Mais à quoi bon réfléchir? Rien ne pouvait me fixer.
+Pendant des heures et des heures je pesais toutes les raisons bonnes ou
+mauvaises pour ou contre mes chances de paternité, m'énervant en des
+suppositions inextricables, pour revenir sans cesse à la même horrible
+incertitude, puis à la conviction plus atroce encore que cet homme était
+mon fils.
+
+Je ne pus dîner et je me retirai dans ma chambre. Je fus longtemps sans
+parvenir à dormir; puis le sommeil vint, un sommeil hanté de visions
+insupportables. Je voyais ce goujat qui me riait au nez, m'appelait
+«papa»; puis il se changeait en chien et me mordait les mollets, et,
+j'avais beau me sauver, il me suivait toujours, et au lieu d'aboyer il
+parlait, m'injuriait; puis il comparaissait devant mes collègues de
+l'Académie réunis pour décider si j'étais bien son père; et l'un d'eux
+s'écriait: «C'est indubitable! Regardez donc comme il lui ressemble.» Et
+en effet je m'apercevais que ce monstre me ressemblait. Et je me
+réveillai avec cette idée plantée dans le crâne et avec le désir fou de
+revoir l'homme pour décider si, oui ou non, nous avions des traits
+communs.
+
+Je le joignis comme il allait à la messe (c'était un dimanche) et je lui
+donnai cent sous en le dévisageant anxieusement. Il se remit à rire
+d'une ignoble façon, prit l'argent, puis, gêné de nouveau par mon oeil,
+il s'enfuit après avoir bredouillé un mot à peu près inarticulé, qui
+voulait dire «merci», sans doute.
+
+La journée se passa pour moi dans les mêmes angoisses que la veille.
+Vers le soir je fis venir l'hôtelier, et avec beaucoup de précautions,
+d'habiletés, de finesses, je lui dis que je m'intéressais à ce pauvre
+être si abandonné de tous et privé de tout, et que je voulais faire
+quelque chose pour lui.
+
+Mais l'homme répliqua: «Oh! n'y songez pas, monsieur, il ne vaut rien,
+vous n'en aurez que du désagrément. Moi, je l'emploie à vider l'écurie,
+et c'est tout ce qu'il peut faire. Pour ça je le nourris et il couche
+avec les chevaux. Il ne lui en faut pas plus. Si vous avez une vieille
+culotte, donnez-la lui, mais elle sera en pièces dans huit jours.»
+
+Je n'insistai pas, me réservant d'aviser.
+
+Le gueux rentra le soir horriblement ivre, faillit mettre le feu à la
+maison, assomma un cheval à coups de pioche, et, en fin de compte,
+s'endormit dans la boue sous la pluie, grâce à mes largesses.
+
+On me pria le lendemain de ne plus lui donner d'argent. L'eau-de-vie le
+rendait furieux, et, dès qu'il avait deux sous en poche, il les buvait.
+L'aubergiste ajouta: «Lui donner de l'argent c'est vouloir sa mort.» Cet
+homme n'en avait jamais eu, absolument jamais, sauf quelques centimes
+jetés par les voyageurs, et il ne connaissait pas d'autre destination à
+ce métal que le cabaret.
+
+Alors je passai des heures dans ma chambre, avec un livre ouvert que je
+semblais lire, mais ne faisant autre chose que de regarder cette brute,
+mon fils! mon fils! en tâchant de découvrir s'il avait quelque chose de
+moi. A force de chercher je crus reconnaître des lignes semblables dans
+le front et à la naissance du nez, et je fus bientôt convaincu d'une
+ressemblance que dissimulaient l'habillement différent et la crinière
+hideuse de l'homme.
+
+Mais je ne pouvais demeurer plus longtemps sans devenir suspect, et je
+partis, le coeur broyé, après avoir laissé à l'aubergiste quelque argent
+pour adoucir l'existence de son valet.
+
+Or, depuis six ans, je vis avec cette pensée, cette horrible
+incertitude, ce doute abominable. Et, chaque année, une force invincible
+me ramène à Pont-Labbé. Chaque année je me condamne à ce supplice de
+voir cette brute patauger dans son fumier, de m'imaginer qu'il me
+ressemble, de chercher, toujours en vain, à lui être secourable. Et
+chaque année je reviens ici, plus indécis, plus torturé, plus anxieux.
+
+J'ai essayé de le faire instruire. Il est idiot sans ressource.
+
+J'ai essayé de lui rendre la vie moins pénible. Il est irrémédiablement
+ivrogne et emploie à boire tout l'argent qu'on lui donne; et il sait
+fort bien vendre ses habits neufs pour se procurer de l'eau-de-vie.
+
+J'ai essayé d'apitoyer sur lui son patron pour qu'il le ménageât, en
+offrant toujours de l'argent. L'aubergiste, étonné à la fin, m'a répondu
+fort sagement: «Tout ce que vous ferez pour lui, monsieur, ne servira
+qu'à le perdre. Il faut le tenir comme un prisonnier. Sitôt qu'il a du
+temps ou du bien-être, il devient malfaisant. Si vous voulez faire du
+bien, ça ne manque pas, allez, les enfants abandonnés, mais
+choisissez-en un qui réponde à votre peine.»
+
+Que dire à cela?
+
+Et si je laissais percer un soupçon des doutes qui me torturent, ce
+crétin, certes, deviendrait malin pour m'exploiter, me compromettre, me
+perdre. Il me crierait «papa», comme dans mon rêve.
+
+Et je me dis que j'ai tué la mère et perdu cet être atrophié, larve
+d'écurie, éclose et poussée dans le fumier, cet homme qui, élevé comme
+d'autres, aurait été pareil aux autres.
+
+Et vous ne vous figurez pas la sensation étrange, confuse et intolérable
+que j'éprouve en face de lui, en songeant que cela est sorti de moi,
+qu'il tient à moi par ce lien intime qui lie le fils au père, que grâce
+aux terribles lois de l'hérédité, il est moi par mille choses, par son
+sang et par sa chair, et qu'il a jusqu'aux mêmes germes de maladies, aux
+mêmes ferments de passions.
+
+Et j'ai sans cesse un inapaisable et douloureux besoin de le voir; et sa
+vue me fait horriblement souffrir; et de ma fenêtre, là-bas, je le
+regarde pendant des heures remuer et charrier les ordures des bêtes, en
+me répétant: «C'est mon fils.»
+
+Et je sens, parfois, d'intolérables envies de l'embrasser. Je n'ai même
+jamais touché sa main sordide.
+
+L'académicien se tut. Et son compagnon, l'homme politique, murmura: «Oui
+vraiment, nous devrions bien nous occuper un peu plus des enfants qui
+n'ont pas de père.»
+
+ * * * * *
+
+Et un souffle de vent traversant, le grand arbre jaune secoua ses
+grappes, enveloppa d'une nuée odorante et fine les deux vieillards qui
+la respirèrent à longs traits.
+
+Et le sénateur ajouta: «C'est bon vraiment d'avoir vingt-cinq ans, et
+même de faire des enfants comme ça.»
+
+
+
+
+
+
+
+SAINT-ANTOINE
+
+_A X. Charmes._
+
+
+On l'appelait Saint-Antoine, parce qu'il se nommait Antoine, et aussi
+peut-être parce qu'il était bon vivant, joyeux, farceur, puissant
+mangeur et fort buveur, et vigoureux trousseur de servantes, bien qu'il
+eût plus de soixante ans.
+
+C'était un grand paysan du pays de Caux, haut en couleur, gros de
+poitrine et de ventre, et perché sur de longues jambes qui semblaient
+trop maigres pour l'ampleur du corps.
+
+Veuf, il vivait seul avec sa bonne et ses deux valets dans sa ferme
+qu'il dirigeait en madré compère, soigneux de ses intérêts, entendu dans
+les affaires et dans l'élevage du bétail, et dans la culture de ses
+terres. Ses deux fils et ses trois filles mariés avec avantage, vivaient
+aux environs, et venaient, une fois par mois, dîner avec le père. Sa
+vigueur était célèbre dans tout le pays d'alentour; on disait en manière
+de proverbe: «Il est fort comme Saint-Antoine.»
+
+Lorsque arriva l'invasion prussienne, Saint-Antoine, au cabaret,
+promettait de manger une armée, car il était hâbleur comme un vrai
+Normand, un peu couard et fanfaron. Il tapait du poing sur la table de
+bois, qui sautait en faisant danser les tasses et les petits verres, et
+il criait, la face rouge et l'oeil sournois, dans une fausse colère de
+bon vivant: «Faudra que j'en mange, nom de Dieu!» Il comptait bien que
+les Prussiens ne viendraient pas jusqu'à Tanneville; mais lorsqu'il
+apprit qu'ils étaient à Rautôt, il ne sortit plus de sa maison, et il
+guettait sans cesse la route par la petite fenêtre de sa cuisine,
+s'attendant à tout moment à voir passer des baïonnettes.
+
+Un matin, comme il mangeait la soupe avec ses serviteurs, la porte
+s'ouvrit, et le maire de la commune, maître Chicot, parut suivi d'un
+soldat coiffé d'un casque noir à pointe de cuivre. Saint-Antoine se
+dressa d'un bond; et tout son monde le regardait, s'attendant à le voir
+écharper le Prussien; mais il se contenta de serrer la main du maire qui
+lui dit: «--En v'la un pour toi, Saint-Antoine. Ils sont venus c'te
+nuit. Fais pas de bêtise surtout, vu qu'ils parlent de fusiller et de
+brûler tout si seulement il arrive la moindre chose. Te v'la prévenu.
+Donne-li à manger, il a l'air d'un bon gars. Bonsoir, je vas chez
+l's'autres. Y en a pour tout le monde.» Et il sortit.
+
+Le père Antoine, devenu pâle, regarda son Prussien. C'était un gros
+garçon à la chair grasse et blanche, aux yeux bleus, au poil blond,
+barbu jusqu'aux pommettes, qui semblait idiot, timide et bon enfant. Le
+Normand malin le pénétra tout de suite, et, rassuré, lui fit signe de
+s'asseoir. Puis il lui demanda: «Voulez-vous de la soupe?» L'étranger ne
+comprit pas. Antoine alors eut un coup d'audace, et lui poussant sous le
+nez une assiette pleine: «--Tiens, avale ça, gros cochon.»
+
+Le soldat répondit: «Ya» et se mit à manger goulûment pendant que le
+fermier triomphant, sentant sa réputation reconquise, clignait de l'oeil
+à ses serviteurs qui grimaçaient étrangement, ayant en même temps
+grand'peur et envie de rire.
+
+Quand le Prussien eut englouti son assiettée, Saint-Antoine lui en
+servit une autre qu'il fit disparaître également; mais il recula devant
+la troisième, que le fermier voulait lui faire manger de force, en
+répétant: «Allons fous-toi ça dans le ventre. T'engraisseras ou tu diras
+pourquoi, va, mon cochon!»
+
+Et le soldat, comprenant seulement qu'on voulait le faire manger tout
+son saoul, riait d'un air content, en faisant signe qu'il était plein.
+
+Alors Saint-Antoine devenu tout à fait familier lui tapa sur le ventre
+en criant: «--Y en a-t-il dans la bedaine à mon cochon!» Mais soudain il
+se tordit, rouge à tomber d'une attaque, ne pouvant plus parler. Une
+idée lui était venue qui le faisait étouffer de rire: «C'est ça, c'est
+ça, saint Antoine et son cochon. V'là mon cochon.» Et les trois
+serviteurs éclatèrent à leur tour.
+
+Le vieux était si content qu'il fit apporter l'eau-de-vie, la bonne, le
+fil en dix, et qu'il en régala tout le monde. On trinqua avec le
+Prussien, qui claqua de la langue par flatterie, pour indiquer qu'il
+trouvait ça fameux. Et Saint-Antoine lui criait dans le nez: «Hein? En
+v'là d'la fine. T'en bois pas comme ça chez toi, mon cochon.»
+
+ * * * * *
+
+Dès lors, le père Antoine ne sortit plus sans son Prussien. Il avait
+trouvé là son affaire, c'était sa vengeance à lui, sa vengeance de gros
+malin. Et tout le pays, qui crevait de peur, riait à se tordre derrière
+le dos des vainqueurs de la farce de Saint-Antoine. Vraiment, dans la
+plaisanterie il n'avait pas son pareil. Il n'y avait que lui pour
+inventer des choses comme ça. Cré coquin, va!
+
+Il s'en allait chez les voisins, tous les jours après midi, bras dessus
+bras dessous avec son Allemand qu'il présentait d'un air gai en lui
+tapant sur l'épaule: «--Tenez, v'là mon cochon, r'gardez-moi s'il
+engraisse c't'animal-là.»
+
+Et les paysans s'épanouissaient.--Est-il donc rigolo, ce bougre
+d'Antoine!
+
+--J'te l'vend, Césaire, trois pistoles.
+
+--Je l'prends, Antoine, et j't'invite à manger du boudin.
+
+--Mé, c'que j'veux, c'est d'ses pieds.
+
+--Tâte li l'ventre, tu verras qu'il n'a que d'la graisse.»
+
+Et tout le monde clignait de l'oeil sans rire trop haut cependant, de
+peur que le Prussien devinât à la fin qu'on se moquait de lui. Antoine
+seul, s'enhardissant tous les jours, lui pinçait les cuisses en criant:
+«Rien qu'du gras»; lui tapait sur le derrière en hurlant: «Tout ça d'la
+couenne»; l'enlevait dans ses bras de vieux colosse capable de porter
+une enclume en déclarant: «Il pèse six cents, et pas de déchet.»
+
+Et il avait pris l'habitude de faire offrir à manger à son cochon
+partout où il entrait avec lui. C'était là le grand plaisir, le grand
+divertissement de tous les jours: «--Donnez-li de c'que vous voudrez, il
+avale tout.» Et on offrait à l'homme du pain et du beurre, des pommes de
+terre, du fricot froid, de l'andouille qui faisait dire: «--De la vôtre,
+et du choix.»
+
+Le soldat, stupide et doux, mangeait par politesse, enchanté de ces
+attentions, se rendait malade pour ne pas refuser; et il engraissait
+vraiment, serré maintenant dans son uniforme, ce qui ravissait
+Saint-Antoine et lui faisait répéter: «--Tu sais, mon cochon, faudra te
+faire faire une autre cage.»
+
+Ils étaient devenus, d'ailleurs, les meilleurs amis du monde; et, quand
+le vieux allait à ses affaires dans les environs, le Prussien
+l'accompagnait de lui-même pour le seul plaisir d'être avec lui.
+
+Le temps était rigoureux; il gelait dur; le terrible hiver de 1870
+semblait jeter ensemble tous les fléaux sur la France.
+
+Le père Antoine, qui préparait les choses de loin et profitait des
+occasions, prévoyant qu'il manquerait de fumier pour les travaux du
+printemps, acheta celui d'un voisin qui se trouvait dans la gêne; et il
+fut convenu qu'il irait chaque soir avec son tombereau chercher une
+charge d'engrais.
+
+Chaque jour donc il se mettait en route à l'approche de la nuit et se
+rendait à la ferme des Haules, distante d'une demi-lieue, toujours
+accompagné de son cochon. Et chaque jour c'était une fête de nourrir
+l'animal. Tout le pays accourait là comme on va, le dimanche, à la
+grand'messe.
+
+Le soldat, cependant, commençait à se méfier; et quand on riait trop
+fort il roulait des yeux inquiets qui, parfois, s'allumaient d'une
+flamme de colère.
+
+Or, un soir, quand il eut mangé à sa contenance, il refusa d'avaler un
+morceau de plus; et il essaya de se lever pour s'en aller. Mais
+Saint-Antoine l'arrêta d'un tour de poignet, et lui posant ses deux
+mains puissantes sur les épaules il le rassit si durement que la chaise
+s'écrasa sous l'homme.
+
+Une gaieté de tempête éclata; et Antoine, radieux, ramassant son cochon,
+fit semblant de le panser pour le guérir, puis il déclara: «Puisque tu
+n'veux pas manger, tu vas boire, nom de Dieu!» Et on alla chercher de
+l'eau-de-vie au cabaret.
+
+Le soldat roulait des yeux méchants: mais il but néanmoins; il but tant
+qu'on voulut; et Saint-Antoine lui tenait la tête, à la grande joie des
+assistants.
+
+Le Normand, rouge comme une tomate, le regard en feu, emplissait les
+verres, trinquait en gueulant «à la tienne!» Et le Prussien, sans
+prononcer un mot, entonnait coup sur coup des lampées de cognac.
+
+C'était une lutte, une bataille, une revanche! A qui boirait le plus,
+nom d'un nom! Ils n'en pouvaient ni l'un ni l'autre quand le litre fut
+séché. Mais aucun des deux n'était vaincu. Ils s'en allaient manche à
+manche, voilà tout. Faudrait recommencer le lendemain!
+
+Ils sortirent en titubant et se mirent en route, à côté du tombereau de
+fumier que traînaient lentement les deux chevaux.
+
+La neige commençait à tomber, et la nuit sans lune s'éclairait
+tristement de cette blancheur morte des plaines. Le froid saisit les
+deux hommes, augmentant leur ivresse, et Saint-Antoine, mécontent de
+n'avoir pas triomphé, s'amusait à pousser de l'épaule son cochon pour le
+faire culbuter dans le fossé. L'autre évitait les attaques par des
+retraites; et, chaque fois, il prononçait quelques mots allemands sur un
+ton irrité qui faisait rire aux éclats le paysan. A la fin, le Prussien
+se fâcha; et juste au moment où Antoine lui lançait une nouvelle
+bourrade, il répondit par un coup de poing terrible qui fit chanceler
+le colosse.
+
+Alors, enflammé d'eau-de-vie, le vieux saisit l'homme à bras le corps,
+le secoua quelques secondes comme il eût fait d'un petit enfant, et il
+le lança à toute volée de l'autre côté du chemin. Puis, content de cette
+exécution, il croisa ses bras pour rire de nouveau.
+
+Mais le soldat se releva vivement, nu-tête, son casque ayant roulé, et,
+dégainant son sabre, il se précipita sur le père Antoine.
+
+Quand il vit cela, le paysan saisit son fouet par le milieu, son grand
+fouet de houx, droit, fort et souple comme un nerf de boeuf.
+
+Le Prussien arriva, le front baissé, l'arme en avant, sûr de tuer. Mais
+le vieux, attrapant à pleine main la lame dont la pointe allait lui
+crever le ventre, l'écarta, et il frappa d'un coup sec sur la tempe,
+avec la poignée du fouet, son ennemi qui s'abattit à ses pieds.
+
+Puis il regarda, effaré, stupide d'étonnement, le corps d'abord secoué
+de spasmes, puis immobile sur le ventre. Il se pencha, le retourna, le
+considéra quelque temps. L'homme avait les yeux clos; et un filet de
+sang coulait d'une fente au coin du front. Malgré la nuit, le père
+Antoine distinguait la tache brune de ce sang sur la neige.
+
+Il restait là, perdant la tête, tandis que son tombereau s'en allait
+toujours, au pas tranquille des chevaux.
+
+Qu'allait-il faire? Il serait fusillé! On brûlerait sa ferme, on
+ruinerait le pays! Que faire? que faire? Comment cacher le corps, cacher
+la mort, tromper les Prussiens? Il entendit des voix au loin, dans le
+grand silence des neiges. Alors, il s'affola, et, ramassant le casque,
+il recoiffa sa victime, puis, l'empoignant par les reins, il l'enleva,
+courut, rattrapa son attelage et lança le corps sur le fumier. Une fois
+chez lui, il aviserait.
+
+Il allait à petits pas, se creusant la cervelle, ne trouvant rien. Il se
+voyait, il se sentait perdu. Il rentra dans sa cour. Une lumière
+brillait à une lucarne, sa servante ne dormait pas encore; alors il fit
+vivement reculer sa voiture jusqu'au bord du trou à l'engrais. Il
+songeait qu'en renversant la charge, le corps posé dessus tomberait
+dessous dans la fosse; et il fit basculer le tombereau.
+
+Comme il l'avait prévu, l'homme fut enseveli sous le fumier. Antoine
+aplanit le tas avec sa fourche, puis la planta dans la terre à côté. Il
+appela son valet, ordonna de mettre les chevaux à l'écurie; et il rentra
+dans sa chambre.
+
+Il se coucha, réfléchissant toujours à ce qu'il allait faire, mais
+aucune idée ne l'illuminait, son épouvante allait croissant dans
+l'immobilité du lit. On le fusillerait! Il suait de peur; ses dents
+claquaient; il se releva, grelottant, ne pouvant plus tenir dans ses
+draps.
+
+Alors il descendit à la cuisine, prit la bouteille de fine dans le
+buffet, et remonta. Il but deux grands verres de suite jetant une
+ivresse nouvelle par-dessus l'ancienne, sans calmer l'angoisse de son
+âme. Il avait fait là un joli coup, nom de Dieu d'imbécile!
+
+Il marchait maintenant de long en large, cherchant des ruses, des
+explications et des malices; et, de temps en temps, il se rinçait la
+bouche avec une gorgée de fil en dix pour se mettre du coeur au ventre.
+
+Et il ne trouvait rien. Mais rien.
+
+Vers minuit, son chien de garde, une sorte de demi-loup qu'il appelait
+«Dévorant» se mit à hurler à la mort. Le père Antoine frémit jusque dans
+les moelles; et, chaque fois que la bête reprenait son gémissement
+lugubre et long, un frisson de peur courait sur la peau du vieux.
+
+Il s'était abattu sur une chaise, les jambes cassées, hébété, n'en
+pouvant plus, attendant avec anxiété que «Dévorant» recommençât sa
+plainte, et secoué par tous les sursauts dont la terreur fait vibrer nos
+nerfs.
+
+L'horloge d'en bas sonna cinq heures. Le chien ne se taisait pas. Le
+paysan devenait fou. Il se leva pour aller déchaîner la bête, pour ne
+plus l'entendre. Il descendit, ouvrit la porte, s'avança dans la nuit.
+
+La neige tombait toujours. Tout était blanc. Les bâtiments de la ferme
+faisaient de grandes taches noires. L'homme s'approcha de la niche. Le
+chien tirait sur sa chaîne. Il le lâcha. Alors «Dévorant» fit un bond,
+puis s'arrêta net, le poil hérissé, les pattes tendues, les crocs au
+vent, le nez tourné vers le fumier.
+
+Saint-Antoine, tremblant de la tête aux pieds, balbutia: «--Qué qu't'as
+donc, sale rosse?» et il avança de quelques pas, fouillant de l'oeil
+l'ombre indécise, l'ombre terne de la cour.
+
+Alors, il vit une forme, une forme d'homme assis sur son fumier!
+
+Il regardait cela perclus d'horreur et haletant. Mais, soudain, il
+aperçut auprès de lui le manche de sa fourche piquée dans la terre; il
+l'arracha du sol; et, dans un de ces transports de peur qui rendent
+téméraires les plus lâches, il se rua en avant, pour voir.
+
+C'était lui, son Prussien, sorti fangeux de sa couche d'ordure qui
+l'avait réchauffé, ranimé. Il s'était assis machinalement, et il restait
+là, sous la neige qui le poudrait, souillé de saletés et de sang, encore
+hébété par l'ivresse, étourdi par le coup, épuisé par sa blessure.
+
+Il aperçut Antoine, et, trop abruti pour rien comprendre, il fit un
+mouvement afin de se lever. Mais le vieux, dès qu'il l'eut reconnu,
+écuma ainsi qu'une bête enragée.
+
+Il bredouillait: «--Ah! cochon! cochon! t'es pas mort! Tu vas me
+dénoncer, à c't'heure... Attends... attends!»
+
+Et, s'élançant sur l'Allemand, il jeta en avant de toute la vigueur de
+ses deux bras sa fourche levée comme une lance, et il lui enfonça
+jusqu'au manche les quatre pointes de fer dans la poitrine.
+
+Le soldat se renversa sur le dos en poussant un long soupir de mort,
+tandis que le vieux paysan, retirant son arme des plaies, la replongeait
+coup sur coup dans le ventre, dans l'estomac, dans la gorge, frappant
+comme un forcené, trouant de la tête aux pieds le corps palpitant dont
+le sang fuyait par gros bouillons.
+
+Puis il s'arrêta, essoufflé de la violence de sa besogne, aspirant l'air
+à grandes gorgées, apaisé par le meurtre accompli.
+
+Alors, comme les coqs chantaient dans les poulaillers et comme le jour
+allait poindre, il se mit à l'oeuvre pour ensevelir l'homme.
+
+Il creusa un trou dans le fumier, trouva la terre, fouilla plus bas
+encore, travaillant d'une façon désordonnée dans un emportement de force
+avec des mouvements furieux des bras et de tout le corps.
+
+Lorsque la tranchée fut assez creuse, il roula le cadavre dedans, avec
+la fourche, rejeta la terre dessus, la piétina longtemps, remit en place
+le fumier, et il sourit en voyant la neige épaisse qui complétait sa
+besogne, et couvrait les traces de son voile blanc.
+
+Puis il repiqua sa fourche sur le tas d'ordure et rentra chez lui. Sa
+bouteille encore à moitié pleine d'eau-de-vie était restée sur une
+table. Il la vida d'une haleine, se jeta sur son lit, et s'endormit
+profondément.
+
+Il se réveilla dégrisé, l'esprit calme et dispos, capable de juger le
+cas et de prévoir l'événement.
+
+Au bout d'une heure il courait le pays en demandant partout des
+nouvelles de son soldat. Il alla trouver les officiers, pour savoir,
+disait-il, pourquoi on lui avait repris son homme.
+
+Comme on connaissait leur liaison, on ne le soupçonna pas; et il dirigea
+même les recherches en affirmant que le Prussien allait chaque soir
+courir le cotillon.
+
+Un vieux gendarme en retraite, qui tenait une auberge dans un village
+voisin et qui avait une jolie fille, fut arrêté et fusillé.
+
+
+
+
+
+
+L'AVENTURE DE WALTER SCHNAFFS
+
+_A Robert Pinchon._
+
+
+Depuis son entrée en France avec l'armée d'invasion, Walter Schnaffs se
+jugeait le plus malheureux des hommes. Il était gros, marchait avec
+peine, soufflait beaucoup et souffrait affreusement des pieds qu'il
+avait fort plats et fort gras. Il était en outre pacifique et
+bienveillant, nullement magnanime ou sanguinaire, père de quatre enfants
+qu'il adorait et marié avec une jeune femme blonde, dont il regrettait
+désespérément chaque soir les tendresses, les petits soins et les
+baisers. Il aimait se lever tard et se coucher tôt, manger lentement de
+bonnes choses et boire de la bière dans les brasseries. Il songeait en
+outre que tout ce qui est doux dans l'existence disparaît avec la vie;
+et il gardait au coeur une haine épouvantable, instinctive et raisonnée
+en même temps, pour les canons, les fusils, les revolvers et les sabres,
+mais surtout pour les baïonnettes, se sentant incapable de manoeuvrer
+assez vivement cette arme rapide pour défendre son gros ventre.
+
+Et, quand il se couchait sur la terre, la nuit venue, roulé dans son
+manteau à côté des camarades qui ronflaient, il pensait longuement aux
+siens laissés là-bas et aux dangers semés sur sa route:--S'il était tué,
+que deviendraient les petits? Qui donc les nourrirait et les élèverait?
+A l'heure même, ils n'étaient pas riches, malgré les dettes qu'il avait
+contractées en partant pour leur laisser quelque argent. Et Walter
+Schnaffs pleurait quelquefois.
+
+Au commencement des batailles il se sentait dans les jambes de telles
+faiblesses qu'il se serait laissé tomber, s'il n'avait songé que toute
+l'armée lui passerait sur le corps. Le sifflement des balles hérissait
+le poil sur sa peau.
+
+Depuis des mois il vivait ainsi dans la terreur et dans l'angoisse.
+
+Son corps d'armée s'avançait vers la Normandie; et il fut un jour envoyé
+en reconnaissance avec un faible détachement qui devait simplement
+explorer une partie du pays et se replier ensuite. Tout semblait calme
+dans la campagne; rien n'indiquait une résistance préparée.
+
+Or, les Prussiens descendaient avec tranquillité dans une petite vallée
+que coupaient des ravins profonds quand une fusillade violente les
+arrêta net, jetant bas une vingtaine des leurs; et une troupe de
+francs-tireurs, sortant brusquement d'un petit bois grand comme la main,
+s'élança en avant, la baïonnette au fusil.
+
+Walter Schnaffs demeura d'abord immobile, tellement surpris et éperdu
+qu'il ne pensait même pas à fuir. Puis un désir fou de détaler le
+saisit; mais il songea aussitôt qu'il courait comme une tortue en
+comparaison des maigres Français qui arrivaient en bondissant comme un
+troupeau de chèvres. Alors, apercevant à six pas devant lui un large
+fossé plein de broussailles couvertes de feuilles sèches, il y sauta à
+pieds joints, sans songer même à la profondeur, comme on saute d'un pont
+dans une rivière.
+
+Il passa, à la façon d'une flèche, à travers une couche épaisse de
+lianes et de ronces aiguës qui lui déchirèrent la face et les mains, et
+il tomba lourdement assis sur un lit de pierres.
+
+Levant aussitôt les yeux, il vit le ciel par le trou qu'il avait fait.
+Ce trou révélateur le pouvait dénoncer, et il se traîna avec précaution,
+à quatre pattes, au fond de cette ornière, sous le toit de branchages
+enlacés, allant le plus vite possible, en s'éloignant du lieu du combat.
+Puis il s'arrêta et s'assit de nouveau, tapi comme un lièvre au milieu
+des hautes herbes sèches.
+
+Il entendit pendant quelque temps encore des détonations, des cris et
+des plaintes. Puis les clameurs de la lutte s'affaiblirent, cessèrent.
+Tout redevint muet et calme.
+
+Soudain quelque chose remua contre lui. Il eut un sursaut épouvantable.
+C'était un petit oiseau qui, s'étant posé sur une branche, agitait des
+feuilles mortes. Pendant près d'une heure, le coeur de Walter Schnaffs
+en battit à grands coups pressés.
+
+La nuit venait, emplissant d'ombre le ravin. Et le soldat se mit à
+songer. Qu'allait-il faire? Qu'allait-il devenir? Rejoindre son
+armée?... Mais comment? Mais par où? Et il lui faudrait recommencer
+l'horrible vie d'angoisses, d'épouvantes, de fatigues et de souffrances
+qu'il menait depuis le commencement de la guerre! Non! Il ne se sentait
+plus ce courage! Il n'aurait plus l'énergie qu'il fallait pour supporter
+les marches et affronter les dangers de toutes les minutes.
+
+Mais que faire? Il ne pouvait rester dans ce ravin et s'y cacher jusqu'à
+la fin des hostilités. Non, certes. S'il n'avait pas fallu manger, cette
+perspective ne l'aurait pas trop atterré; mais il fallait manger, manger
+tous les jours.
+
+Et il se trouvait ainsi tout seul, en armes, en uniforme, sur le
+territoire ennemi, loin de ceux qui le pouvaient défendre. Des frissons
+lui couraient sur la peau.
+
+Soudain il pensa: «Si seulement j'étais prisonnier!» Et son coeur frémit
+de désir, d'un désir violent, immodéré, d'être prisonnier des Français.
+Prisonnier! Il serait sauvé, nourri, logé, à l'abri des balles et des
+sabres, sans appréhension possible, dans une bonne prison bien gardée.
+Prisonnier! Quel rêve!
+
+Et sa résolution fut prise immédiatement:
+
+--Je vais me constituer prisonnier.
+
+Il se leva, résolu à exécuter ce projet sans tarder d'une minute. Mais
+il demeura immobile, assailli soudain par des réflexions fâcheuses et
+par des terreurs nouvelles.
+
+Où allait-il se constituer prisonnier? Comment? De quel côté? Et des
+images affreuses, des images de mort, se précipitèrent dans son âme.
+
+Il allait courir des dangers terribles en s'aventurant seul, avec son
+casque à pointe, par la campagne.
+
+S'il rencontrait des paysans? Ces paysans, voyant un Prussien perdu, un
+Prussien sans défense, le tueraient comme un chien errant! Ils le
+massacreraient avec leurs fourches, leurs pioches, leurs faux, leurs
+pelles! Ils en feraient une bouillie, une pâtée, avec l'acharnement des
+vaincus exaspérés.
+
+S'il rencontrait des francs-tireurs? Ces francs-tireurs, des enragés
+sans loi ni discipline, le fusilleraient pour s'amuser, pour passer une
+heure, histoire de rire en voyant sa tête. Et il se croyait déjà appuyé
+contre un mur en face de douze canons de fusils, dont les petits trous
+ronds et noirs semblaient le regarder.
+
+S'il rencontrait l'armée française elle-même? Les hommes d'avant-garde
+le prendraient pour un éclaireur, pour quelque hardi et malin troupier
+parti seul en reconnaissance, et ils lui tireraient dessus. Et il
+entendait déjà les détonations irrégulières des soldats couchés dans les
+broussailles, tandis que lui, debout au milieu d'un champ, s'affaissait,
+troué comme une écumoire par les balles qu'il sentait entrer dans sa
+chair.
+
+Il se rassit, désespéré. Sa situation lui paraissait sans issue.
+
+La nuit était tout à fait venue, la nuit muette et noire. Il ne bougeait
+plus, tressaillant à tous les bruits inconnus et légers qui passent dans
+les ténèbres. Un lapin, tapant du cul au bord d'un terrier, faillit
+faire s'enfuir Walter Schnaffs. Les cris des chouettes lui déchiraient
+l'âme, le traversant de peurs soudaines, douloureuses comme des
+blessures. Il écarquillait ses gros yeux pour tâcher de voir dans
+l'ombre; et il s'imaginait à tout moment entendre marcher près de lui.
+
+Après d'interminables heures et des angoisses de damné, il aperçut, à
+travers son plafond de branchages, le ciel qui devenait clair. Alors, un
+soulagement immense le pénétra; ses membres se détendirent, reposés
+soudain; son coeur s'apaisa; ses yeux se fermèrent. Il s'endormit.
+
+Quand il se réveilla, le soleil lui parut arrivé à peu près au milieu du
+ciel; il devait être midi. Aucun bruit ne troublait la paix morne des
+champs; et Walter Schnaffs s'aperçut qu'il était atteint d'une faim
+aiguë.
+
+Il bâillait, la bouche humide à la pensée du saucisson, du bon saucisson
+des soldats; et son estomac lui faisait mal.
+
+Il se leva, fit quelques pas, sentit que ses jambes étaient faibles, et
+se rassit pour réfléchir. Pendant deux ou trois heures encore, il
+établit le pour et le contre, changeant à tout moment de résolution,
+combattu, malheureux, tiraillé par les raisons les plus contraires.
+
+Une idée lui parut enfin logique et pratique, c'était de guetter le
+passage d'un villageois seul, sans armes, et sans outils de travail
+dangereux, de courir au-devant de lui et de se remettre en ses mains en
+lui faisant bien comprendre qu'il se rendait.
+
+Alors il ôta son casque, dont la pointe le pouvait trahir, et il sortit
+sa tête au bord de son trou, avec des précautions infinies.
+
+Aucun être isolé ne se montrait à l'horizon. Là-bas, à droite, un petit
+village envoyait au ciel la fumée de ses toits, la fumée des cuisines!
+Là-bas, à gauche, il apercevait, au bout des arbres d'une avenue, un
+grand château flanqué de tourelles.
+
+Il attendit ainsi jusqu'au soir, souffrant affreusement, ne voyant rien
+que des vols de corbeaux, n'entendant rien que les plaintes sourdes de
+ses entrailles.
+
+Et la nuit encore tomba sur lui.
+
+Il s'allongea au fond de sa retraite et il s'endormit d'un sommeil
+fiévreux, hanté de cauchemars, d'un sommeil d'homme affamé.
+
+L'aurore se leva de nouveau sur sa tête. Il se remit en observation.
+Mais la campagne restait vide comme la veille; et une peur nouvelle
+entrait dans l'esprit de Walter Schnaffs, la peur de mourir de faim! Il
+se voyait étendu au fond de son trou, sur le dos, les yeux fermés. Puis
+des bêtes, des petites bêtes de toute sorte s'approchaient de son
+cadavre et se mettaient à le manger, l'attaquant partout à la fois, se
+glissant sous ses vêtements pour mordre sa peau froide. Et un grand
+corbeau lui piquait les yeux de son bec effilé.
+
+Alors, il devint fou, s'imaginant qu'il allait s'évanouir de faiblesse
+et ne plus pouvoir marcher. Et déjà, il s'apprêtait à s'élancer vers le
+village, résolu à tout oser, à tout braver, quand il aperçut trois
+paysans qui s'en allaient aux champs avec leur fourches sur l'épaule, et
+il replongea dans sa cachette.
+
+Mais, dès que le soir obscurcit la plaine, il sortit lentement du fossé,
+et se mit en route, courbé, craintif, le coeur battant, vers le château
+lointain, préférant entrer là dedans plutôt qu'au village qui lui
+semblait redoutable comme une tannière pleine de tigres.
+
+Les fenêtres d'en bas brillaient. Une d'elles était même ouverte; et une
+forte odeur de viande cuite s'en échappait, une odeur qui pénétra
+brusquement dans le nez et jusqu'au fond du ventre de Walter Schnaffs,
+qui le crispa; le fit haleter, l'attirant irrésistiblement, lui jetant
+au coeur une audace désespérée.
+
+Et brusquement, sans réfléchir, il apparut, casqué, dans le cadre de la
+fenêtre.
+
+Huit domestiques dînaient autour d'une grande table. Mais soudain une
+bonne demeura béante, laissant tomber son verre, les yeux fixes. Tous
+les regards suivirent le sien!
+
+On aperçut l'ennemi!
+
+Seigneur! les Prussiens attaquaient le château!...
+
+Ce fut d'abord un cri, un seul cri, fait de huit cris poussés sur huit
+tons différents, un cri d'épouvante horrible, puis une levée
+tumultueuse, une bousculade, une mêlée, une fuite éperdue vers la porte
+du fond. Les chaises tombaient, les hommes renversaient les femmes et
+passaient dessus. En deux secondes, la pièce fut vide, abandonnée, avec
+la table couverte de mangeaille en face de Walter Schnaffs stupéfait,
+toujours debout dans sa fenêtre.
+
+Après quelques instants d'hésitation, il enjamba le mur d'appui et
+s'avança vers les assiettes. Sa faim exaspérée le faisait trembler
+comme un fiévreux: mais une terreur le retenait, le paralysait encore.
+Il écouta. Toute la maison semblait frémir; des portes se fermaient, des
+pas rapides couraient sur le plancher du dessus. Le Prussien inquiet
+tendait l'oreille à ces confuses rumeurs; puis il entendit des bruits
+sourds comme si des corps fussent tombés dans la terre molle, au pied
+des murs, des corps humains sautant du premier étage.
+
+Puis tout mouvement, toute agitation cessèrent, et le grand château
+devint silencieux comme un tombeau.
+
+Walter Schnaffs s'assit devant une assiette restée intacte, et il se mit
+à manger. Il mangeait par grandes bouchées comme s'il eût craint d'être
+interrompu trop tôt, de n'en pouvoir engloutir assez. Il jetait à deux
+mains les morceaux dans sa bouche ouverte comme une trappe; et des
+paquets de nourriture lui descendaient coup sur coup dans l'estomac,
+gonflant sa gorge en passant. Parfois, il s'interrompait, prêt à crever
+à la façon d'un tuyau trop plein. Il prenait alors la cruche au cidre et
+se déblayait l'oesophage comme on lave un conduit bouché.
+
+Il vida toutes les assiettes, tous les plats et toutes les bouteilles;
+puis, saoul de liquide et de mangeaille, abruti, rouge, secoué par des
+hoquets, l'esprit troublé et la bouche grasse, il déboutonna son
+uniforme pour souffler, incapable d'ailleurs de faire un pas. Ses yeux
+se fermaient, ses idées s'engourdissaient; il posa son front pesant dans
+ses bras croisés sur la table, et il perdit doucement la notion des
+choses et des faits.
+
+ * * * * *
+
+Le dernier croissant éclairait vaguement l'horizon au-dessus des arbres
+du parc. C'était l'heure froide qui précède le jour.
+
+Des ombres glissaient dans les fourrés, nombreuses et muettes; et
+parfois, un rayon de lune faisait reluire dans l'ombre une pointe
+d'acier.
+
+Le château tranquille dressait sa grande silhouette noire. Deux fenêtres
+seules brillaient encore au rez-de-chaussée.
+
+Soudain, une voix tonnante hurla:
+
+--En avant! nom d'un nom! à l'assaut! mes enfants!
+
+Alors, en un instant, les portes, les contrevents et les vitres
+s'enfoncèrent sous un flot d'hommes qui s'élança, brisa, creva tout,
+envahit la maison. En un instant cinquante soldats armés jusqu'aux
+cheveux, bondirent dans la cuisine où reposait pacifiquement Walter
+Schnaffs, et lui posant sur la poitrine cinquante fusils chargés, le
+culbutèrent, le roulèrent, le saisirent, le lièrent des pieds à la tête.
+
+Il haletait d'ahurissement, trop abruti pour comprendre, battu, crossé
+et fou de peur.
+
+Et tout d'un coup, un gros militaire chamarré d'or lui planta son pied
+sur le ventre en vociférant:
+
+--Vous êtes mon prisonnier, rendez-vous!
+
+Le Prussien n'entendit que ce seul mot «prisonnier», et il gémit: «_ya,
+ya, ya_».
+
+Il fut relevé, ficelé sur une chaise, et examiné avec une vive curiosité
+par ses vainqueurs qui soufflaient comme des baleines. Plusieurs
+s'assirent, n'en pouvant plus d'émotion et de fatigue.
+
+Il souriait, lui, il souriait maintenant, sûr d'être enfin prisonnier!
+
+Un autre officier entra et prononça:
+
+--Mon colonel, les ennemis se sont enfuis; plusieurs semblent avoir été
+blessés. Nous restons maîtres de la place.
+
+Le gros militaire qui s'essuyait le front vociféra: «Victoire!»
+
+Et il écrivit sur un petit agenda de commerce tiré de sa poche:
+
+«Après une lutte acharnée, les Prussiens ont dû battre en retraite,
+emportant leurs morts et leurs blessés, qu'on évalue à cinquante hommes
+hors de combat. Plusieurs sont restés entre nos mains.»
+
+Le jeune officier reprit:
+
+--Quelles dispositions dois-je prendre, mon colonel?
+
+Le colonel répondit:
+
+--Nous allons nous replier pour éviter un retour offensif avec de
+l'artillerie et des forces supérieures.
+
+Et il donna l'ordre de repartir.
+
+La colonne se reforma dans l'ombre, sous les murs du château, et se mit
+en mouvement, enveloppant de partout Walter Schnaffs garotté, tenu par
+six guerriers le revolver au poing.
+
+Des reconnaissances furent envoyées pour éclairer la route. On avançait
+avec prudence, faisant halte de temps en temps.
+
+Au jour levant, on arrivait à la sous-préfecture de La Roche-Oysel, dont
+la garde nationale avait accompli ce fait d'armes.
+
+La population anxieuse et surexcitée attendait. Quand on aperçut le
+casque du prisonnier, des clameurs formidables éclatèrent. Les femmes
+levaient les bras; des vieilles pleuraient; un aïeul lança sa béquille
+au Prussien et blessa le nez d'un de ses gardiens.
+
+Le colonel hurlait.
+
+--Veillez à la sûreté du captif!
+
+On parvint enfin à la maison de ville. La prison fut ouverte, et Walter
+Schnaffs jeté dedans, libre de liens.
+
+Deux cents hommes en armes montèrent la garde autour du bâtiment.
+
+Alors, malgré des symptômes d'indigestion qui le tourmentaient depuis
+quelque temps, le Prussien, fou de joie, se mit à danser, à danser
+éperdument, en levant les bras et les jambes, à danser en poussant des
+rires frénétiques, jusqu'au moment où il tomba, épuisé au pied d'un mur.
+
+Il était prisonnier! Sauvé!
+
+ * * * * *
+
+C'est ainsi que le château de Champignet fut repris à l'ennemi après six
+heures seulement d'occupation.
+
+Le colonel Ratier, marchand de drap, qui enleva cette affaire à la tête
+des gardes nationaux de La Roche-Oysel, fut décoré.
+
+
+
+
+FIN
+
+
+
+
+
+
+TABLE
+
+
+La Bécasse
+
+Ce cochon de Morin
+
+La Folle
+
+Pierrot
+
+Menuet
+
+La Peur
+
+Farce normande
+
+Les Sabots
+
+La Rempailleuse
+
+En mer
+
+Un Normand
+
+Le Testament
+
+Aux Champs
+
+Un Coq chanta
+
+Un Fils
+
+Saint-Antoine
+
+L'Aventure de Walter Schnaffs
+
+
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Contes de la Becasse, by Guy de Maupassant
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 11714 ***
diff --git a/11714-h/11714-h.htm b/11714-h/11714-h.htm
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+ The Project Gutenberg eBook of Contes de la B&eacute;casse, by Guy De Maupassant.
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+ </head>
+<body>
+<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 11714 ***</div>
+
+<h1>GUY DE MAUPASSANT</h1>
+<br>
+
+<h1>CONTES DE LA B&Eacute;CASSE</h1>
+<br>
+<br>
+<br>
+
+<h2>SEIZI&Egrave;ME &Eacute;DITION</h2>
+<br>
+<br>
+
+<h2>PARIS</h2>
+
+<h2>1894</h2>
+
+
+<hr>
+<h2 class="chaphead">TABLE</h2>
+
+<p class="contents"><a href="#LA_BECASSE"><b>La B&eacute;casse</b></a><br>
+<a href="#CE_COCHON_DE_MORIN"><b>Ce cochon de Morin</b></a><br>
+<a href="#LA_FOLLE"><b>La Folle</b></a><br>
+<a href="#PIERROT"><b>Pierrot</b></a><br>
+<a href="#MENUET"><b>Menuet</b></a><br>
+<a href="#LA_PEUR"><b>La Peur</b></a><br>
+<a href="#FARCE_NORMANDE"><b>Farce normande</b></a><br>
+<a href="#LES_SABOTS"><b>Les Sabots</b></a><br>
+<a href="#LA_REMPAILLEUSE"><b>La Rempailleuse</b></a><br>
+<a href="#EN_MER"><b>En mer</b></a><br>
+<a href="#UN_NORMAND"><b>Un Normand</b></a><br>
+<a href="#LE_TESTAMENT"><b>Le Testament</b></a><br>
+<a href="#AUX_CHAMPS"><b>Aux Champs</b></a><br>
+<a href="#UN_COQ_CHANTA"><b>Un Coq chanta</b></a><br>
+<a href="#UN_FILS"><b>Un Fils</b></a><br>
+<a href="#SAINT-ANTOINE"><b>Saint-Antoine</b></a><br>
+<a href="#L'AVENTURE_DE_WALTER_SCHNAFFS"><b>L'Aventure de Walter Schnaffs</b></a></p>
+
+
+
+<hr>
+<a name="LA_BECASSE"></a><h2 class="parthead">LA B&Eacute;CASSE</h2>
+<br>
+
+<p>Le vieux baron des Ravots avait &eacute;t&eacute; pendant quarante ans le roi des
+chasseurs de sa province. Mais, depuis cinq &agrave; six ann&eacute;es, une paralysie
+des jambes le clouait &agrave; son fauteuil, et il ne pouvait plus que tirer
+des pigeons de la fen&ecirc;tre de son salon ou du haut de son grand perron.</p>
+
+<p>Le reste du temps il lisait.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un homme de commerce aimable chez qui &eacute;tait rest&eacute; beaucoup de
+l'esprit lettr&eacute; du dernier si&egrave;cle. Il adorait les contes, les petits
+contes polissons, et aussi les histoires vraies arriv&eacute;es dans son
+entourage. D&egrave;s qu'un ami entrait chez lui, il demandait&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Eh bien, quoi de nouveau&nbsp;?</p>
+
+<p>Et il savait interroger &agrave; la fa&ccedil;on d'un juge d'instruction.</p>
+
+<p>Par les jours de soleil il faisait rouler devant la porte son large
+fauteuil pareil &agrave; un lit. Un domestique, derri&egrave;re son dos, tenait les
+fusils, les chargeait et les passait &agrave; son ma&icirc;tre&nbsp;; un autre valet, cach&eacute;
+dans un massif, l&acirc;chait un pigeon de temps en temps, &agrave; des intervalles
+irr&eacute;guliers, pour que le baron ne f&ucirc;t pas pr&eacute;venu et demeur&acirc;t en &eacute;veil.</p>
+
+<p>Et, du matin au soir, il tirait les oiseaux rapides, se d&eacute;solant quand
+il s'&eacute;tait laiss&eacute; surprendre, et riant aux larmes quand la b&ecirc;te tombait
+d'aplomb ou faisait quelque culbute inattendue et dr&ocirc;le. Il se tournait
+alors vers le gar&ccedil;on qui chargeait les armes, et il demandait, en
+suffoquant de gaiet&eacute;&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Y est-il, celui-l&agrave;, Joseph&nbsp;! As-tu vu comme il est descendu&nbsp;?</p>
+
+<p>Et Joseph r&eacute;pondait invariablement&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Oh&nbsp;! monsieur le baron ne les manque pas.</p>
+
+<p>A l'automne, au moment des chasses, il invitait, comme &agrave; l'ancien temps,
+ses amis, et il aimait entendre au loin les d&eacute;tonations. Il les
+comptait, heureux quand elles se pr&eacute;cipitaient. Et, le soir, il exigeait
+de chacun le r&eacute;cit fid&egrave;le de sa journ&eacute;e.</p>
+
+<p>Et on restait trois heures &agrave; table en racontant des coups de fusil.</p>
+
+<p>C'&eacute;taient d'&eacute;tranges et invraisemblables aventures, o&ugrave; se complaisait
+l'humeur h&acirc;bleuse des chasseurs. Quelques-unes avaient fait date et
+revenaient r&eacute;guli&egrave;rement. L'histoire d'un lapin que le petit vicomte de
+Bourril avait manqu&eacute; dans son vestibule les faisait se tordre chaque
+ann&eacute;e de la m&ecirc;me fa&ccedil;on. Toutes les cinq minutes un nouvel orateur
+pronon&ccedil;ait&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;J'entends&nbsp;: &laquo;&nbsp;Birr&nbsp;! birr&nbsp;!&nbsp;&raquo; et une compagnie magnifique me part &agrave; dix
+pas. J'ajuste&nbsp;: pif&nbsp;! paf&nbsp;! j'en vois tomber une pluie, une vraie pluie. Il
+y en avait sept&nbsp;!</p>
+
+<p>Et tous, &eacute;tonn&eacute;s, mais r&eacute;ciproquement cr&eacute;dules, s'extasiaient.</p>
+
+<p>Mais il existait dans la maison une vieille coutume, appel&eacute;e le &laquo;&nbsp;conte
+de la B&eacute;casse&nbsp;&raquo;.</p>
+
+<p>Au moment du passage de cette reine des gibiers, la m&ecirc;me c&eacute;r&eacute;monie
+recommen&ccedil;ait &agrave; chaque d&icirc;ner.</p>
+
+<p>Comme ils adoraient l'incomparable oiseau, on en mangeait tous les soirs
+un par convive&nbsp;; mais on avait soin de laisser dans un plat toutes les
+t&ecirc;tes.</p>
+
+<p>Alors le baron, officiant comme un &eacute;v&ecirc;que, se faisait apporter sur une
+assiette un peu de graisse, oignait avec soin les t&ecirc;tes pr&eacute;cieuses en
+les tenant par le bout de la mince aiguille qui leur sert le bec. Une
+chandelle allum&eacute;e &eacute;tait pos&eacute;e pr&egrave;s de lui, et tout le monde se taisait,
+dans l'anxi&eacute;t&eacute; de l'attente.</p>
+
+<p>Puis il saisissait un des cr&acirc;nes ainsi pr&eacute;par&eacute;s, le fixait sur une
+&eacute;pingle, piquait l'&eacute;pingle sur un bouchon, maintenait le tout en
+&eacute;quilibre au moyen de petits b&acirc;tons crois&eacute;s comme des balanciers, et
+plantait d&eacute;licatement cet appareil sur un goulot de bouteille en mani&egrave;re
+de tourniquet.</p>
+
+<p>Tous les convives comptaient ensemble, d'une voix forte&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Une,&nbsp;&mdash;&nbsp;deux,&nbsp;&mdash;&nbsp;trois.</p>
+
+<p>Et le baron, d'un coup de doigt, faisait vivement pivoter ce joujou.</p>
+
+<p>Celui des invit&eacute;s que d&eacute;signait, en s'arr&ecirc;tant, le long bec pointu
+devenait ma&icirc;tre de toutes les t&ecirc;tes, r&eacute;gal exquis qui faisait loucher
+ses voisins.</p>
+
+<p>Il les prenait une &agrave; une et les faisait griller sur la chandelle. La
+graisse cr&eacute;pitait, la peau rissol&eacute;e fumait, et l'&eacute;lu du hasard croquait
+le cr&acirc;ne suiff&eacute; en le tenant par le nez et en poussant des exclamations
+de plaisir.</p>
+
+<p>Et chaque fois les d&icirc;neurs, levant leurs verres, buvaient &agrave; sa sant&eacute;.</p>
+
+<p>Puis, quand il avait achev&eacute; le dernier, il devait, sur l'ordre du baron,
+conter une histoire pour indemniser les d&eacute;sh&eacute;rit&eacute;s.</p>
+
+<p>Voici quelques-uns de ces r&eacute;cits&nbsp;:</p>
+
+
+
+
+
+<hr>
+<a name="CE_COCHON_DE_MORIN"></a><h2 class="parthead">CE COCHON DE MORIN</h2>
+<p class="dedic">A M. Oudinot.</p>
+
+
+<h2 class="chaphead">I</h2>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&Ccedil;a, mon ami, dis-je &agrave; Labarbe, tu viens encore de prononcer ces quatre
+mots, &laquo;&nbsp;ce cochon de Morin&nbsp;&raquo;. Pourquoi, diable, n'ai-je jamais entendu
+parler de Morin sans qu'on le trait&acirc;t de &laquo;&nbsp;cochon&nbsp;&raquo;&nbsp;?</p>
+
+<p>Labarbe, aujourd'hui d&eacute;put&eacute;, me regarda avec des yeux de chat-huant.
+&laquo;&nbsp;Comment, tu ne sais pas l'histoire de Morin, et tu es de la Rochelle&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>J'avouai que je ne savais pas l'histoire de Morin. Alors Labarbe se
+frotta les mains et commen&ccedil;a son r&eacute;cit.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Tu as connu Morin, n'est-ce pas, et tu te rappelles son grand magasin
+de mercerie sur le quai de la Rochelle&nbsp;?</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Oui, parfaitement.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Eh bien, sache qu'en 1862 ou 63 Morin alla passer quinze jours &agrave;
+Paris, pour son plaisir, ou ses plaisirs, mais sous pr&eacute;texte de
+renouveler ses approvisionnements. Tu sais ce que sont, pour un
+commer&ccedil;ant de province, quinze jours de Paris. Cela vous met le feu dans
+le sang. Tous les soirs des spectacles, des fr&ocirc;lements de femmes, une
+continuelle excitation d'esprit. On devient fou. On ne voit plus que
+danseuses en maillot, actrices d&eacute;collet&eacute;es, jambes rondes, &eacute;paules
+grasses, tout cela presque &agrave; port&eacute;e de la main, sans qu'on ose ou qu'on
+puisse y toucher. C'est &agrave; peine si on go&ucirc;te, une fois ou deux, &agrave;
+quelques mets inf&eacute;rieurs. Et l'on s'en va, le c&oelig;ur encore tout secou&eacute;,
+l'&acirc;me &eacute;moustill&eacute;e, avec une esp&egrave;ce de d&eacute;mangeaison de baisers qui vous
+chatouillent les l&egrave;vres.</p>
+
+<p>Morin se trouvait dans cet &eacute;tat, quand il prit son billet pour la
+Rochelle par l'express de 8 h. 40 du soir. Et il se promenait plein de
+regrets et de trouble dans la grande salle commune du chemin de fer
+d'Orl&eacute;ans, quand il s'arr&ecirc;ta net devant une jeune femme qui embrassait
+une vieille dame. Elle avait relev&eacute; sa voilette, et Morin, ravi,
+murmura&nbsp;: &laquo;&nbsp;Bigre, la belle personne&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Quand elle eut fait ses adieux &agrave; la vieille, elle entra dans la salle
+d'attente, et Morin la suivit&nbsp;; puis elle passa sur le quai, et Morin la
+suivit encore&nbsp;; puis elle monta dans un wagon vide, et Morin la suivit
+toujours.</p>
+
+<p>Il y avait peu de voyageurs pour l'express. La locomotive siffla&nbsp;; le
+train partit. Ils &eacute;taient seuls.</p>
+
+<p>Morin la d&eacute;vorait des yeux. Elle semblait avoir dix-neuf &agrave; vingt ans&nbsp;;
+elle &eacute;tait blonde, grande, d'allure hardie. Elle roula autour de ses
+jambes une couverture de voyage, et s'&eacute;tendit sur les banquettes pour
+dormir.</p>
+
+<p>Morin se demandait&nbsp;: &laquo;&nbsp;Qui est-ce&nbsp;?&nbsp;&raquo; Et mille suppositions, mille projets
+lui traversaient l'esprit. Il se disait&nbsp;: &laquo;&nbsp;On raconte tant d'aventures de
+chemin de fer. C'en est une peut-&ecirc;tre qui se pr&eacute;sente pour moi. Qui
+sait&nbsp;? une bonne fortune est si vite arriv&eacute;e. Il me suffirait peut-&ecirc;tre
+d'&ecirc;tre audacieux. N'est-ce pas Danton qui disait&nbsp;: &laquo;&nbsp;De l'audace, de
+l'audace, et toujours de l'audace.&nbsp;&raquo; Si ce n'est pas Danton, c'est
+Mirabeau. Enfin, qu'importe. Oui, mais je manque d'audace, voil&agrave; le hic.
+Oh&nbsp;! Si on savait, si on pouvait lire dans les &acirc;mes&nbsp;! Je parie qu'on passe
+tous les jours, sans s'en douter, &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'occasions magnifiques. Il lui
+suffirait d'un geste pourtant pour m'indiquer qu'elle ne demande pas
+mieux...&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Alors, il supposa des combinaisons qui le conduisaient au triomphe. Il
+imaginait une entr&eacute;e en rapport chevaleresque, des petits services qu'il
+lui rendait, une conversation vive, galante, finissait par une
+d&eacute;claration qui finissait par... par ce que tu penses.</p>
+
+<p>Mais ce qui lui manquait toujours, c'&eacute;tait le d&eacute;but, le pr&eacute;texte. Et il
+attendait une circonstance heureuse, le c&oelig;ur ravag&eacute;, l'esprit sens
+dessus dessous.</p>
+
+<p>La nuit cependant s'&eacute;coulait et la belle enfant dormait toujours, tandis
+que Morin m&eacute;ditait sa chute. Le jour parut, et bient&ocirc;t le soleil lan&ccedil;a
+son premier rayon, un long rayon clair venu du bout de l'horizon, sur le
+doux visage de la dormeuse.</p>
+
+<p>Elle s'&eacute;veilla, s'assit, regarda la campagne, regarda Morin et sourit.
+Elle sourit en femme heureuse, d'un air engageant et gai. Morin
+tressaillit. Pas de doute, c'&eacute;tait pour lui ce sourire-l&agrave;, c'&eacute;tait bien
+une invitation discr&egrave;te, le signal r&ecirc;v&eacute; qu'il attendait. Il voulait
+dire, ce sourire&nbsp;: &laquo;&nbsp;&Ecirc;tes-vous b&ecirc;te, &ecirc;tes-vous niais, &ecirc;tes-vous jobard,
+d'&ecirc;tre rest&eacute; l&agrave;, comme un pieu, sur votre si&egrave;ge depuis hier soir.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Voyons, regardez-moi, ne suis-je pas charmante&nbsp;? Et vous demeurez comme
+&ccedil;a toute une nuit en t&ecirc;te &agrave; t&ecirc;te avec une jolie femme sans rien oser,
+grand sot.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle souriait toujours en le regardant&nbsp;; elle commen&ccedil;ait m&ecirc;me &agrave; rire&nbsp;; et
+il perdait la t&ecirc;te, cherchant un mot de circonstance, un compliment,
+quelque chose &agrave; dire enfin, n'importe quoi. Mais il ne trouvait rien,
+rien. Alors, saisi d'une audace de poltron, il pensa&nbsp;: &laquo;&nbsp;Tant pis, je
+risque tout&nbsp;&raquo;&nbsp;; et brusquement, sans crier &laquo;&nbsp;gare&nbsp;&raquo;, il s'avan&ccedil;a, les mains
+tendues, les l&egrave;vres gourmandes, et, la saisissant &agrave; pleins bras, il
+l'embrassa.</p>
+
+<p>D'un bond elle fut debout criant&nbsp;: &laquo;&nbsp;Au secours&nbsp;&raquo;, hurlant d'&eacute;pouvante. Et
+elle ouvrit la porti&egrave;re, elle agita ses bras dehors, folle de peur,
+essayant de sauter, tandis que Morin &eacute;perdu, persuad&eacute; qu'elle allait se
+pr&eacute;cipiter sur la voie, la retenait par sa jupe en b&eacute;gayant&nbsp;: &laquo;&nbsp;Madame...
+oh&nbsp;!... madame.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Le train ralentit sa marche, s'arr&ecirc;ta. Deux employ&eacute;s se pr&eacute;cipit&egrave;rent
+aux signaux d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;s de la jeune femme qui tomba dans leurs bras en
+balbutiant&nbsp;: &laquo;&nbsp;Cet homme a voulu... a voulu... me... me...&nbsp;&raquo; Et elle
+s'&eacute;vanouit.</p>
+
+<p>On &eacute;tait en gare de Mauz&eacute;. Le gendarme pr&eacute;sent arr&ecirc;ta Morin.</p>
+
+<p>Quand la victime de sa brutalit&eacute; eut repris connaissance, elle fit sa
+d&eacute;claration. L'autorit&eacute; verbalisa. Et le pauvre mercier ne put regagner
+son domicile que le soir, sous le coup d'une poursuite judiciaire pour
+outrage aux bonnes m&oelig;urs dans un lieu public.</p>
+
+
+
+<h2 class="chaphead">II</h2>
+
+<p>J'&eacute;tais alors r&eacute;dacteur en chef du <i>Fanal des Charentes</i>&nbsp;; et je voyais
+Morin, chaque soir, au Caf&eacute; du commerce.</p>
+
+<p>D&egrave;s le lendemain de son aventure, il vint me trouver, ne sachant que
+faire. Je ne lui cachai pas mon opinion&nbsp;: &laquo;&nbsp;Tu n'es qu'un cochon. On ne se
+conduit pas comme &ccedil;a.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il pleurait&nbsp;; sa femme l'avait battu&nbsp;; et il voyait son commerce ruin&eacute;,
+son nom dans la boue, d&eacute;shonor&eacute;, ses amis, indign&eacute;s, ne le saluant plus.
+Il finit par me faire piti&eacute;, et j'appelai mon collaborateur Rivet, un
+petit homme goguenard et de bon conseil, pour prendre ses avis.</p>
+
+<p>Il m'engagea &agrave; voir le procureur imp&eacute;rial, qui &eacute;tait de mes amis. Je
+renvoyai Morin chez lui et je me rendis chez ce magistrat.</p>
+
+<p>J'appris que la femme outrag&eacute;e &eacute;tait une jeune fille, Mlle Henriette
+Bonnel, qui venait de prendre &agrave; Paris ses brevets d'institutrice et qui,
+n'ayant plus ni p&egrave;re ni m&egrave;re, passait ses vacances chez son oncle et sa
+tante, braves petits bourgeois de Mauz&eacute;.</p>
+
+<p>Ce qui rendait grave la situation de Morin, c'est que l'oncle avait
+port&eacute; plainte. Le minist&egrave;re public consentait &agrave; laisser tomber l'affaire
+si cette plainte &eacute;tait retir&eacute;e. Voil&agrave; ce qu'il fallait obtenir.</p>
+
+<p>Je retournai chez Morin. Je le trouvai dans son lit, malade d'&eacute;motion et
+de chagrin. Sa femme, une grande gaillarde osseuse et barbue, le
+maltraitait sans repos. Elle m'introduisit dans la chambre en me criant
+par la figure&nbsp;: &laquo;&nbsp;Vous venez voir ce cochon de Morin&nbsp;? Tenez, le voil&agrave;, le
+coco&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et elle se planta devant le lit, les poings sur les hanches. J'exposai
+la situation&nbsp;; et il me supplia d'aller trouver la famille. La mission
+&eacute;tait d&eacute;licate&nbsp;; cependant je l'acceptai. Le pauvre diable ne cessait de
+r&eacute;p&eacute;ter&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je t'assure que je ne l'ai pas m&ecirc;me embrass&eacute;e, non, pas m&ecirc;me.
+Je te le jure&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je r&eacute;pondis&nbsp;: &laquo;&nbsp;C'est &eacute;gal, tu n'es qu'un cochon.&nbsp;&raquo; Et je pris mille francs
+qu'il m'abandonna pour les employer comme je le jugerais convenable.</p>
+
+<p>Mais comme je ne tenais pas &agrave; m'aventurer seul dans la maison des
+parents, je priai Rivet de m'accompagner. Il y consentit, &agrave; la condition
+qu'on partirait imm&eacute;diatement, car il avait, le lendemain dans
+l'apr&egrave;s-midi, une affaire urgente &agrave; la Rochelle.</p>
+
+<p>Et, deux heures plus tard, nous sonnions &agrave; la porte d'une jolie maison
+de campagne. Une belle jeune fille vint nous ouvrir. C'&eacute;tait elle
+assur&eacute;ment. Je dis tout bas &agrave; Rivet&nbsp;: &laquo;&nbsp;Sacrebleu, je commence &agrave;
+comprendre Morin.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>L'oncle, M. Tonnelet, &eacute;tait justement un abonn&eacute; du <i>Fanal</i>, un fervent
+coreligionnaire politique qui nous re&ccedil;ut &agrave; bras ouverts, nous f&eacute;licita,
+nous congratula, nous serra les mains, enthousiasm&eacute; d'avoir chez lui les
+deux r&eacute;dacteurs de son journal. Rivet me souffla dans l'oreille&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je
+crois que nous pourrons arranger l'affaire de ce cochon de Morin.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>La ni&egrave;ce s'&eacute;tait &eacute;loign&eacute;e&nbsp;; et j'abordai la question d&eacute;licate. J'agitai
+le spectre du scandale&nbsp;; je fis valoir la d&eacute;pr&eacute;ciation in&eacute;vitable que
+subirait la jeune personne apr&egrave;s le bruit d'une pareille affaire&nbsp;; car on
+ne croirait jamais &agrave; un simple baiser.</p>
+
+<p>Le bonhomme semblait ind&eacute;cis&nbsp;; mais il ne pouvait rien d&eacute;cider sans sa
+femme qui ne rentrerait que tard dans la soir&eacute;e. Tout &agrave; coup il poussa
+un cri de triomphe&nbsp;: &laquo;&nbsp;Tenez, j'ai une id&eacute;e excellente. Je vous tiens, je
+vous garde. Vous allez d&icirc;ner et coucher ici tous les deux&nbsp;; et, quand ma
+femme sera revenue, j'esp&egrave;re que nous nous entendrons.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Rivet r&eacute;sistait&nbsp;; mais le d&eacute;sir de tirer d'affaire ce cochon de Morin le
+d&eacute;cida&nbsp;; et nous accept&acirc;mes l'invitation.</p>
+
+<p>L'oncle se leva, radieux, appela sa ni&egrave;ce, et nous proposa une promenade
+dans sa propri&eacute;t&eacute; en proclamant&nbsp;: &laquo;&nbsp;A ce soir les affaires s&eacute;rieuses.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Rivet et lui se mirent &agrave; parler politique. Quant &agrave; moi, je me trouvai
+bient&ocirc;t &agrave; quelques pas en arri&egrave;re, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de la jeune fille. Elle &eacute;tait
+vraiment charmante, charmante&nbsp;!</p>
+
+<p>Avec des pr&eacute;cautions infinies, je commen&ccedil;ai &agrave; lui parler de son aventure
+pour t&acirc;cher de m'en faire une alli&eacute;e.</p>
+
+<p>Mais elle ne parut pas confuse le moins du monde&nbsp;; elle m'&eacute;coutait de
+l'air d'une personne qui s'amuse beaucoup.</p>
+
+<p>Je lui disais&nbsp;: &laquo;&nbsp;Songez donc, mademoiselle, &agrave; tous les ennuis que vous
+aurez. Il vous faudra compara&icirc;tre devant le tribunal, affronter les
+regards malicieux, parler en face de tout ce monde, raconter
+publiquement cette triste sc&egrave;ne du wagon. Voyons, entre nous,
+n'auriez-vous pas mieux fait de ne rien dire, de remettre &agrave; sa place ce
+polisson sans appeler les employ&eacute;s&nbsp;; et de changer simplement de
+voiture.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle se mit &agrave; rire. &laquo;&nbsp;C'est vrai ce que vous dites&nbsp;! mais que voulez-vous&nbsp;?
+J'ai eu peur&nbsp;; et, quand on a peur, on ne raisonne plus. Apr&egrave;s avoir
+compris la situation, j'ai bien regrett&eacute; mes cris&nbsp;; mais il &eacute;tait trop
+tard. Songez aussi que cet imb&eacute;cile s'est jet&eacute; sur moi comme un furieux,
+sans prononcer un mot, avec une figure de fou. Je ne savais m&ecirc;me pas ce
+qu'il me voulait.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle me regardait en face, sans &ecirc;tre troubl&eacute;e ou intimid&eacute;e. Je me
+disais&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mais c'est une gaillarde, cette fille. Je comprends que ce
+cochon de Morin se soit tromp&eacute;.</p>
+
+<p>Je repris, en badinant&nbsp;: &laquo;&nbsp;Voyons Mademoiselle, avouez qu'il &eacute;tait
+excusable, car, enfin, on ne peut pas se trouver en face d'une aussi
+belle personne que vous sans &eacute;prouver le d&eacute;sir absolument l&eacute;gitime de
+l'embrasser.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle rit plus fort, toutes les dents au vent&nbsp;: &laquo;&nbsp;Entre le d&eacute;sir et
+l'action, monsieur, il y a place pour le respect.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>La phrase &eacute;tait dr&ocirc;le, bien que peu claire. Je demandai brusquement&nbsp;: &laquo;&nbsp;Eh
+bien, voyons, si je vous embrassais, moi, maintenant&nbsp;; qu'est-ce que vous
+feriez&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle s'arr&ecirc;ta pour me consid&eacute;rer du haut en bas, puis elle dit,
+tranquillement&nbsp;: &laquo;&nbsp;Oh, vous, ce n'est pas la m&ecirc;me chose.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je le savais bien, parbleu, que ce n'&eacute;tait pas la m&ecirc;me chose, puisqu'on
+m'appelait dans toute la province &laquo;&nbsp;le beau Labarbe&nbsp;&raquo;. J'avais trente ans,
+alors, mais je demandai&nbsp;: &laquo;&nbsp;Pourquoi &ccedil;a&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle haussa les &eacute;paules, et r&eacute;pondit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Tiens&nbsp;! parce que vous n'&ecirc;tes pas
+aussi b&ecirc;te que lui.&nbsp;&raquo; Puis elle ajouta, en me regardant en dessous&nbsp;: &laquo;&nbsp;Ni
+aussi laid.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Avant qu'elle e&ucirc;t pu faire un mouvement pour m'&eacute;viter, je lui avais
+plant&eacute; un bon baiser sur la joue. Elle sauta de c&ocirc;t&eacute;, mais trop tard.
+Puis elle dit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Eh bien vous n'&ecirc;tes pas g&ecirc;n&eacute; non plus, vous. Mais ne
+recommencez pas ce jeu-l&agrave;.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je pris un air humble et je dis &agrave; mi-voix&nbsp;: &laquo;&nbsp;Oh&nbsp;! mademoiselle, quant &agrave;
+moi, si j'ai un d&eacute;sir au c&oelig;ur, c'est de passer devant un tribunal pour
+la m&ecirc;me cause que Morin.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle demanda &agrave; son tour&nbsp;: &laquo;&nbsp;Pourquoi &ccedil;a&nbsp;?&nbsp;&raquo; Je la regardai au fond des yeux
+s&eacute;rieusement. &laquo;&nbsp;Parce que vous &ecirc;tes une des plus belles cr&eacute;atures qui
+soient&nbsp;; parce que ce serait pour moi un brevet, un titre, une gloire,
+que d'avoir voulu vous violenter. Parce qu'on dirait apr&egrave;s vous avoir
+vue&nbsp;: &laquo;&nbsp;Tiens, Labarbe n'a pas vol&eacute; ce qui lui arrive, mais il a de la
+chance tout de m&ecirc;me.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle se remit &agrave; rire de tout son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&Ecirc;tes-vous dr&ocirc;le&nbsp;?&nbsp;&raquo; Elle n'avait pas fini le mot &laquo;&nbsp;<i>dr&ocirc;le</i>&nbsp;&raquo; que je la
+tenais &agrave; pleins bras et je lui jetais des baisers voraces partout o&ugrave; je
+trouvais une place, dans les cheveux, sur le front, sur les yeux, sur la
+bouche parfois, sur les joues, par toute la t&ecirc;te, dont elle d&eacute;couvrait
+toujours malgr&eacute; elle un coin pour garantir les autres.</p>
+
+<p>A la fin, elle se d&eacute;gagea, rouge et bless&eacute;e. &laquo;&nbsp;Vous &ecirc;tes un grossier,
+monsieur, et vous me faites repentir de vous avoir &eacute;cout&eacute;.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je lui saisis la main, un peu confus, balbutiant&nbsp;: &laquo;&nbsp;Pardon, pardon,
+mademoiselle. Je vous ai bless&eacute;e&nbsp;; j'ai &eacute;t&eacute; brutal&nbsp;! Ne m'en voulez pas.
+Si vous saviez&nbsp;?...&nbsp;&raquo; Je cherchais vainement une excuse.</p>
+
+<p>Elle pronon&ccedil;a, au bout d'un moment&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je n'ai rien &agrave; savoir, monsieur.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Mais j'avais trouv&eacute;&nbsp;; je m'&eacute;criai&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mademoiselle, voici un an que je vous
+aime&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle fut vraiment surprise et releva les yeux. Je repris&nbsp;: &laquo;&nbsp;Oui,
+mademoiselle, &eacute;coutez-moi. Je ne connais pas Morin et je me moque bien
+de lui. Peu m'importe qu'il aille en prison et devant les tribunaux. Je
+vous ai vue ici l'an pass&eacute;, vous &eacute;tiez l&agrave;-bas, devant la grille. J'ai
+re&ccedil;u une secousse en vous apercevant et votre image ne m'a plus quitt&eacute;.
+Croyez-moi, ou ne me croyez pas, peu m'importe. Je vous ai trouv&eacute;e
+adorable&nbsp;; votre souvenir me poss&eacute;dait&nbsp;; j'ai voulu vous revoir&nbsp;; j'ai
+saisi le pr&eacute;texte de cette b&ecirc;te de Morin&nbsp;; et me voici. Les circonstances
+m'ont fait passer les bornes&nbsp;; pardonnez-moi, je vous en supplie,
+pardonnez-moi.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle guettait la v&eacute;rit&eacute; dans mon regard, pr&ecirc;te &agrave; sourire de nouveau&nbsp;; et
+elle murmura&nbsp;: &laquo;&nbsp;Blagueur.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je levai la main, et, d'un ton sinc&egrave;re (je crois m&ecirc;me que j'&eacute;tais
+sinc&egrave;re)&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je vous jure que je ne mens pas.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle dit simplement&nbsp;: &laquo;&nbsp;Allons donc.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions seuls, tout seuls, Rivet et l'oncle ayant disparu dans les
+all&eacute;es tournantes&nbsp;; et je lui fis une vraie d&eacute;claration, longue, douce,
+en lui pressant et lui baisant les doigts. Elle &eacute;coutait cela comme une
+chose agr&eacute;able et nouvelle, sans bien savoir ce qu'elle en devait
+croire.</p>
+
+<p>Je finissais par me sentir troubl&eacute;&nbsp;; par penser ce que je disais&nbsp;; j'&eacute;tais
+p&acirc;le, oppress&eacute;, frissonnant&nbsp;; et, doucement, je lui pris la taille.</p>
+
+<p>Je lui parlais tout bas dans les petits cheveux fris&eacute;s de l'oreille.
+Elle semblait morte tant elle restait r&ecirc;veuse.</p>
+
+<p>Puis sa main rencontra la mienne et la serra&nbsp;; je pressai lentement sa
+taille d'une &eacute;treinte tremblante et toujours grandissante&nbsp;; elle ne
+remuait plus du tout&nbsp;; j'effleurais sa joue de ma bouche&nbsp;; et tout &agrave; coup
+mes l&egrave;vres, sans chercher, trouv&egrave;rent les siennes. Ce fut un long, long
+baiser&nbsp;; et il aurait encore dur&eacute; longtemps&nbsp;; si je n'avais entendu &laquo;&nbsp;hum,
+hum&nbsp;&raquo; &agrave; quelques pas derri&egrave;re moi.</p>
+
+<p>Elle s'enfuit &agrave; travers un massif. Je me retournai et j'aper&ccedil;us Rivet
+qui me rejoignait.</p>
+
+<p>Il se campa au milieu du chemin&nbsp;; et sans rire&nbsp;: &laquo;&nbsp;Eh bien&nbsp;! c'est comme &ccedil;a
+que tu arranges l'affaire de ce cochon de Morin.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je r&eacute;pondis avec fatuit&eacute;&nbsp;: &laquo;&nbsp;On fait ce qu'on peut, mon cher. Et l'oncle&nbsp;?
+Qu'en as-tu obtenu&nbsp;? Moi, je r&eacute;ponds de la ni&egrave;ce.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Rivet d&eacute;clara&nbsp;: &laquo;&nbsp;J'ai &eacute;t&eacute; moins heureux avec l'oncle.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et je lui pris le bras pour rentrer.</p>
+
+
+
+<h2 class="chaphead">III</h2>
+
+<p>Le d&icirc;ner acheva de me faire perdre la t&ecirc;te. J'&eacute;tais &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'elle et ma
+main sans cesse rencontrait sa main sous la nappe&nbsp;; mon pied pressait son
+pied&nbsp;; nos regards se joignaient, se m&ecirc;laient.</p>
+
+<p>On fit ensuite un tour au clair de lune et je lui murmurai dans l'&acirc;me
+toutes les tendresses qui me montaient du c&oelig;ur. Je la tenais serr&eacute;e
+contre moi, l'embrassant &agrave; tout moment, mouillant mes l&egrave;vres aux
+siennes. Devant nous, l'oncle et Rivet discutaient. Leurs ombres les
+suivaient gravement sur le sable des chemins.</p>
+
+<p>On rentra. Et bient&ocirc;t l'employ&eacute; du t&eacute;l&eacute;graphe apporta une d&eacute;p&ecirc;che de la
+tante annon&ccedil;ant qu'elle ne reviendrait que le lendemain matin, &agrave; sept
+heures, par le premier train.</p>
+
+<p>L'oncle, dit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Eh bien, Henriette, va montrer leurs chambres &agrave; ces
+messieurs.&nbsp;&raquo; On serra la main du bonhomme et on monta. Elle nous
+conduisit d'abord dans l'appartement de Rivet, et il me souffla dans
+l'oreille&nbsp;: &laquo;&nbsp;Pas de danger qu'elle nous ait men&eacute;s chez toi d'abord.&nbsp;&raquo; Puis
+elle me guida vers mon lit. D&egrave;s qu'elle fut seule avec moi, je la saisis
+de nouveau dans mes bras, t&acirc;chant d'affoler sa raison et de culbuter sa
+r&eacute;sistance. Mais, quand elle se sentit tout pr&egrave;s de d&eacute;faillir, elle
+s'enfuit.</p>
+
+<p>Je me glissais entre mes draps, tr&egrave;s contrari&eacute;, tr&egrave;s agit&eacute;, et tr&egrave;s
+penaud, sachant bien que je ne dormirais gu&egrave;re, cherchant quelle
+maladresse j'avais pu commettre, quand on heurta doucement ma porte.</p>
+
+<p>Je demandai&nbsp;: &laquo;&nbsp;Qui est l&agrave;&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Une voix l&eacute;g&egrave;re r&eacute;pondit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Moi.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je me v&ecirc;tis &agrave; la h&acirc;te&nbsp;; j'ouvris&nbsp;; elle entra. &laquo;&nbsp;J'ai oubli&eacute;, dit-elle, de
+vous demander ce que vous prenez le matin&nbsp;: du chocolat, du th&eacute;, ou du
+caf&eacute;&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je l'avais enlac&eacute;e imp&eacute;tueusement, la d&eacute;vorant de caresses, b&eacute;gayant&nbsp;:
+&laquo;&nbsp;Je prends... je prends... je prends...&nbsp;&raquo; Mais elle me glissa entre les
+bras, souffla ma lumi&egrave;re, et disparut.</p>
+
+<p>Je restai seul, furieux, dans l'obscurit&eacute;, cherchant des allumettes,
+n'en trouvant pas. J'en d&eacute;couvris enfin et je sortis dans le corridor, &agrave;
+moiti&eacute; fou, mon bougeoir &agrave; la main.</p>
+
+<p>Qu'allais-je faire&nbsp;? Je ne raisonnais plus&nbsp;; je voulais la trouver&nbsp;; je la
+voulais. Et je fis quelques pas sans r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; rien. Puis, je pensai
+brusquement&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mais si j'entre chez l'oncle&nbsp;? que dirais-je&nbsp;?... Et je
+demeurai immobile, le cerveau vide, le c&oelig;ur battant. Au bout de
+plusieurs secondes, la r&eacute;ponse me vint&nbsp;: &laquo;&nbsp;Parbleu je dirai que je
+cherchais la chambre de Rivet pour lui parler d'une chose urgente.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et je me mis &agrave; inspecter les portes m'effor&ccedil;ant de d&eacute;couvrir la sienne,
+&agrave; elle. Mais rien ne pouvait me guider. Au hasard je pris une clef que
+je tournai. J'ouvris, j'entrai... Henriette assise dans son lit,
+effar&eacute;e, me regardait.</p>
+
+<p>Alors je poussai doucement le verrou&nbsp;; et, m'approchant sur la pointe des
+pieds, je lui dis&nbsp;: &laquo;&nbsp;J'ai oubli&eacute;, mademoiselle, de vous demander quelque
+chose &agrave; lire.&nbsp;&raquo; Elle se d&eacute;battait&nbsp;; mais j'ouvris bient&ocirc;t le livre que je
+cherchais. Je n'en dirai pas le titre. C'&eacute;tait vraiment le plus
+merveilleux des romans, et le plus divin des po&egrave;mes.</p>
+
+<p>Une fois tourn&eacute;e la premi&egrave;re page, elle me le laissa parcourir &agrave; mon
+gr&eacute;&nbsp;; et j'en feuilletai tant de chapitres que nos bougies s'us&egrave;rent
+jusqu'au bout.</p>
+
+<p>Puis, apr&egrave;s l'avoir remerci&eacute;e, je regagnais, &agrave; pas de loup, ma chambre,
+quand une main brutale m'arr&ecirc;ta&nbsp;; et une voix, celle de Rivet, me
+chuchota dans le nez&nbsp;: &laquo;&nbsp;Tu n'as donc pas fini d'arranger l'affaire de ce
+cochon de Morin&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>D&egrave;s sept heures du matin elle m'apportait elle-m&ecirc;me une tasse de
+chocolat. Je n'en ai jamais bu de pareil. Un chocolat &agrave; s'en faire
+mourir, moelleux, velout&eacute;, parfum&eacute;, grisant. Je ne pouvais &ocirc;ter ma
+bouche des bords d&eacute;licieux de sa tasse.</p>
+
+<p>A peine la jeune fille &eacute;tait-elle sortie que Rivet entra. Il semblait un
+peu nerveux, agac&eacute; comme un homme qui n'a gu&egrave;re dormi, il me dit d'un
+ton maussade&nbsp;: &laquo;&nbsp;Si tu continues, tu sais, tu finiras par g&acirc;ter l'affaire
+de ce cochon de Morin.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>A huit heures, la tante arrivait. La discussion fut courte. Les braves
+gens retiraient leur plainte, et je laisserais cinq cents francs aux
+pauvres du pays.</p>
+
+<p>Alors on voulut nous retenir &agrave; passer la journ&eacute;e. On organiserait m&ecirc;me
+une excursion pour aller visiter des ruines. Henriette derri&egrave;re le dos
+de ses parents me faisait des signes de t&ecirc;te&nbsp;: &laquo;&nbsp;Oui, restez donc.&nbsp;&raquo;
+J'acceptais, mais Rivet s'acharna &agrave; s'en aller.</p>
+
+<p>Je le pris &agrave; part&nbsp;; je le priai, je le sollicitai&nbsp;; je lui disais&nbsp;:
+&laquo;&nbsp;Voyons, mon petit Rivet, fais cela pour moi.&nbsp;&raquo; Mais il semblait exasp&eacute;r&eacute;
+et me r&eacute;p&eacute;tait dans la figure&nbsp;: &laquo;&nbsp;J'en ai assez, entends-tu, de l'affaire
+de ce cochon de Morin.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je fus bien contraint de partir aussi. Ce fut un des moments les plus
+durs de ma vie. J'aurais bien arrang&eacute; cette affaire-l&agrave; pendant toute mon
+existence.</p>
+
+<p>Dans le wagon, apr&egrave;s les &eacute;nergiques et muettes poign&eacute;es de main des
+adieux, je dis &agrave; Rivet&nbsp;: &laquo;&nbsp;Tu n'es qu'une brute&nbsp;&raquo;. Il r&eacute;pondit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mon petit,
+tu commen&ccedil;ais &agrave; m'agacer bougrement&nbsp;&raquo;.</p>
+
+<p>En arrivant aux bureaux du <i>Fanal</i>, j'aper&ccedil;us une foule qui nous
+attendait... On cria d&egrave;s qu'on nous vit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Eh bien, avez-vous arrang&eacute;
+l'affaire de ce cochon de Morin&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Tout la Rochelle en &eacute;tait troubl&eacute;. Rivet, dont la mauvaise humeur
+s'&eacute;tait dissip&eacute;e en route, eut grand'peine &agrave; ne pas rire en d&eacute;clarant&nbsp;:
+&laquo;&nbsp;Oui, c'est fait, gr&acirc;ce &agrave; Labarbe.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et nous all&acirc;mes chez Morin.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait &eacute;tendu dans un fauteuil, avec des sinapismes aux jambes et des
+compresses d'eau froide sur le cr&acirc;ne, d&eacute;faillant d'angoisse. Et il
+toussait sans cesse, d'une petite toux d'agonisant, sans qu'on s&ucirc;t d'o&ugrave;
+lui &eacute;tait venu ce rhume. Sa femme le regardait avec des yeux de tigresse
+pr&ecirc;te &agrave; le d&eacute;vorer.</p>
+
+<p>D&egrave;s qu'il nous aper&ccedil;ut, il eut un tremblement qui lui secouait les
+poignets et les genoux. Je dis&nbsp;: &laquo;&nbsp;C'est arrang&eacute;, salaud, mais ne
+recommence pas.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il se leva, suffoquant, me prit les mains, les baisa comme celles d'un
+prince, pleura, faillit perdre connaissance, embrassa Rivet, embrassa
+m&ecirc;me Mme Morin qui le rejeta d'une pouss&eacute;e dans son fauteuil.</p>
+
+<p>Mais il ne se remit jamais de ce coup-l&agrave;, son &eacute;motion avait &eacute;t&eacute; trop
+brutale.</p>
+
+<p>On ne l'appelait plus dans toute la contr&eacute;e que &laquo;&nbsp;ce cochon de Morin&nbsp;&raquo;, et
+cette &eacute;pith&egrave;te le traversait comme un coup d'&eacute;p&eacute;e chaque fois qu'il
+l'entendait.</p>
+
+<p>Quand un voyou dans la rue criait&nbsp;: &laquo;&nbsp;Cochon&nbsp;&raquo;, il se retournait la t&ecirc;te
+par instinct. Ses amis le criblaient de plaisanteries horribles, lui
+demandant, chaque fois qu'ils mangeaient du jambon&nbsp;: Est-ce du tien&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il mourut deux ans plus tard.</p>
+
+<p>Quant &agrave; moi, me pr&eacute;sentant &agrave; la d&eacute;putation, en 1875, j'allai faire une
+visite int&eacute;ress&eacute;e au nouveau notaire de Tousserre, Me Belloncle. Une
+grande femme opulente et belle me re&ccedil;ut.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Vous ne me reconnaissez pas&nbsp;? dit-elle.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je balbutiai&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mais..... non..... madame.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Henriette Bonnel.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Ah&nbsp;!&nbsp;&raquo;&nbsp;&mdash;&nbsp;Et je me sentis devenir p&acirc;le.</p>
+
+<p>Elle semblait parfaitement &agrave; son aise, et souriait en me regardant.</p>
+
+<p>D&egrave;s qu'elle m'eut laiss&eacute; seul avec son mari, il me prit les mains, les
+serrant &agrave; les broyer&nbsp;: &laquo;&nbsp;Voici longtemps, cher monsieur, que je veux aller
+vous voir. Ma femme m'a tant parl&eacute; de vous. Je sais..... oui, je sais en
+quelle circonstance douloureuse vous l'avez connue, je sais aussi comme
+vous avez &eacute;t&eacute; parfait, plein de d&eacute;licatesse, de tact, de d&eacute;vouement dans
+l'affaire.....&nbsp;&raquo; Il h&eacute;sita, puis pronon&ccedil;a plus bas, comme s'il e&ucirc;t
+articul&eacute; un mot grossier &laquo;&nbsp;.....Dans l'affaire de ce cochon de Morin.&nbsp;&raquo;</p>
+
+
+
+<hr>
+<a name="LA_FOLLE"></a><h2 class="parthead">LA FOLLE</h2>
+
+<p class="dedic">A Robert de Banni&egrave;res.</p>
+
+
+<p>Tenez, dit M. Mathieu d'Endolin, les b&eacute;casses me rappellent une bien
+sinistre anecdote de la guerre.</p>
+
+<p>Vous connaissez ma propri&eacute;t&eacute; dans le faubourg de Cormeil. Je l'habitais
+au moment de l'arriv&eacute;e des Prussiens.</p>
+
+<p>J'avais alors pour voisine une esp&egrave;ce de folle, dont l'esprit s'&eacute;tait
+&eacute;gar&eacute; sous les coups du malheur. Jadis, &agrave; l'&acirc;ge de vingt-cinq ans, elle
+avait perdu, en un seul mois, son p&egrave;re, son mari et son enfant
+nouveau-n&eacute;.</p>
+
+<p>Quand la mort est entr&eacute;e une fois dans une maison, elle y revient
+presque toujours imm&eacute;diatement, comme si elle connaissait la porte.</p>
+
+<p>La pauvre jeune femme, foudroy&eacute;e par le chagrin, prit le lit, d&eacute;lira
+pendant six semaines. Puis, une sorte de lassitude calme succ&eacute;dant &agrave;
+cette crise violente, elle resta sans mouvement, mangeant &agrave; peine,
+remuant seulement les yeux. Chaque fois qu'on voulait la faire lever,
+elle criait comme si on l'e&ucirc;t tu&eacute;e. On la laissa donc toujours couch&eacute;e,
+ne la tirant de ses draps que pour les soins de sa toilette et pour
+retourner ses matelas.</p>
+
+<p>Une vieille bonne restait pr&egrave;s d'elle, la faisant boire de temps en
+temps ou m&acirc;cher un peu de viande froide. Que se passait-il dans cette
+&acirc;me d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e&nbsp;? On ne le sut jamais&nbsp;; car elle ne parla plus.
+Songeait-elle aux morts&nbsp;? R&ecirc;vassait-elle tristement, sans souvenir
+pr&eacute;cis&nbsp;? Ou bien sa pens&eacute;e an&eacute;antie restait-elle immobile comme de l'eau
+sans courant&nbsp;?</p>
+
+<p>Pendant quinze ann&eacute;es, elle demeura ainsi ferm&eacute;e et inerte.</p>
+
+<p>La guerre vint&nbsp;; et, dans les premiers jours de d&eacute;cembre, les Prussiens
+p&eacute;n&eacute;tr&egrave;rent &agrave; Cormeil.</p>
+
+<p>Je me rappelle cela comme d'hier. Il gelait &agrave; fendre les pierres&nbsp;; et
+j'&eacute;tais &eacute;tendu moi-m&ecirc;me dans un fauteuil, immobilis&eacute; par la goutte,
+quand j'entendis le battement lourd et rythm&eacute; de leurs pas. De ma
+fen&ecirc;tre, je les vis passer.</p>
+
+<p>Ils d&eacute;filaient interminablement, tous pareils, avec ce mouvement de
+pantins qui leur est particulier. Puis les chefs distribu&egrave;rent leurs
+hommes aux habitants. J'en eus dix-sept. La voisine, la folle, en avait
+douze, dont un commandant, vrai soudard, violent, bourru.</p>
+
+<p>Pendant, les premiers jours tout se passa normalement. On avait dit &agrave;
+l'officier d'&agrave; c&ocirc;t&eacute; que la dame &eacute;tait malade&nbsp;; et il ne s'en inqui&eacute;ta
+gu&egrave;re. Mais bient&ocirc;t cette femme qu'on ne voyait jamais l'irrita. Il
+s'informa de la maladie&nbsp;; on r&eacute;pondit que son h&ocirc;tesse &eacute;tait couch&eacute;e
+depuis quinze ans par suite d'un violent chagrin. Il n'en crut rien sans
+doute, et s'imagina que la pauvre insens&eacute;e ne quittait pas son lit par
+fiert&eacute;, pour ne pas voir les Prussiens, et ne leur point parler, et ne
+les point fr&ocirc;ler.</p>
+
+<p>Il exigea qu'elle le re&ccedil;&ucirc;t&nbsp;; on le fit entrer dans sa chambre. Il demanda,
+d'un ton brusque.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Je vous prierai, matame, de fous lever et de tescentre pour qu'on fous
+foie.</p>
+
+<p>Elle tourna vers lui ses yeux vagues, ses yeux vides, et ne r&eacute;pondit
+pas.</p>
+
+<p>Il reprit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Che ne tol&eacute;rerai bas d'insolence. Si fous ne fous levez bas de ponne
+volont&eacute;, che trouverai pien un moyen de fous faire bromener tout seule.</p>
+
+<p>Elle ne fit pas un geste, toujours immobile comme si elle ne l'e&ucirc;t pas
+vu.</p>
+
+<p>Il rageait, prenant ce silence calme pour une marque de m&eacute;pris supr&ecirc;me.
+Et il ajouta&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Si vous n'&ecirc;tes pas tescentue temain...</p>
+
+<p>Puis, il sortit.</p>
+
+<hr style="width: 45%;">
+
+<p>Le lendemain la vieille bonne, &eacute;perdue, la voulut habiller&nbsp;; mais la
+folle se mit &agrave; hurler en se d&eacute;battant. L'officier monta bien vite&nbsp;; et la
+servante, se jetant &agrave; ses genoux, cria&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Elle ne veut pas, monsieur, elle ne veut pas. Pardonnez-lui&nbsp;; elle est
+si malheureuse.</p>
+
+<p>Le soldat restait embarrass&eacute;, n'osant, malgr&eacute; sa col&egrave;re, la faire tirer
+du lit par ses hommes. Mais soudain il se mit &agrave; rire et donna des ordres
+en allemand.</p>
+
+<p>Et bient&ocirc;t on vit sortir un d&eacute;tachement qui soutenait un matelas comme
+on porte un bless&eacute;. Dans ce lit qu'on n'avait point d&eacute;fait, la folle,
+toujours silencieuse, restait tranquille, indiff&eacute;rente aux &eacute;v&eacute;nements
+tant qu'on la laissait couch&eacute;e. Un homme par derri&egrave;re portait un paquet
+de v&ecirc;tements f&eacute;minins.</p>
+
+<p>Et l'officier pronon&ccedil;a en se frottant les mains&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Nous ferrons pien si vous ne poufez bas vous hapiller toute seule et
+faire une b&eacute;tite bromenate.</p>
+
+<p>Puis on vit s'&eacute;loigner le cort&egrave;ge dans la direction de la for&ecirc;t
+d'Imauville.</p>
+
+<p>Deux heures plus tard les soldats revinrent tout seuls.</p>
+
+<p>On ne revit plus la folle. Qu'en avaient-ils fait&nbsp;? O&ugrave; l'avaient-ils
+port&eacute;e&nbsp;! On ne le sut jamais.</p>
+
+<hr style="width: 45%;">
+
+<p>La neige tombait maintenant jour et nuit, ensevelissant la plaine et les
+bois sous un linceul de mousse glac&eacute;e. Les loups venaient hurler
+jusqu'&agrave; nos portes.</p>
+
+<p>La pens&eacute;e de cette femme perdue me hantait&nbsp;; et je fis plusieurs
+d&eacute;marches aupr&egrave;s de l'autorit&eacute; prussienne, afin d'obtenir des
+renseignements. Je faillis &ecirc;tre fusill&eacute;.</p>
+
+<p>Le printemps revint. L'arm&eacute;e d'occupation s'&eacute;loigna. La maison de ma
+voisine restait ferm&eacute;e&nbsp;; l'herbe drue poussait dans les all&eacute;es.</p>
+
+<p>La vieille bonne &eacute;tait morte pendant l'hiver. Personne ne s'occupait
+plus de cette aventure&nbsp;; moi seul y songeais sans cesse.</p>
+
+<p>Qu'avaient-ils fait de cette femme&nbsp;? s'&eacute;tait-elle enfuie &agrave; travers les
+bois&nbsp;! L'avait-on recueillie quelque part, et gard&eacute;e dans un h&ocirc;pital sans
+pouvoir obtenir d'elle aucun renseignement. Rien ne venait all&eacute;ger mes
+doutes&nbsp;; mais, peu &agrave; peu, le temps apaisa le souci de mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Or, &agrave; l'automne suivant, les b&eacute;casses pass&egrave;rent en masse&nbsp;; et, comme ma
+goutte me laissait un peu de r&eacute;pit, je me tra&icirc;nai jusqu'&agrave; la for&ecirc;t.
+J'avais d&eacute;j&agrave; tu&eacute; quatre ou cinq oiseaux &agrave; long bec, quand j'en abattis
+un qui disparut dans un foss&eacute; plein de branches. Je fus oblig&eacute; d'y
+descendre pour y ramasser ma b&ecirc;te. Je la trouvai tomb&eacute;e aupr&egrave;s d'une
+t&ecirc;te de mort. Et brusquement le souvenir de la folle m'arriva dans la
+poitrine comme un coup de poing. Bien d'autres avaient expir&eacute; dans ces
+bois peut-&ecirc;tre en cette ann&eacute;e sinistre&nbsp;; mais je ne sais pourquoi,
+j'&eacute;tais s&ucirc;r, s&ucirc;r, vous dis-je, que je rencontrais la t&ecirc;te de cette
+mis&eacute;rable maniaque.</p>
+
+<p>Et soudain je compris, je devinai tout. Ils l'avaient abandonn&eacute;e sur ce
+matelas, dans la for&ecirc;t froide et d&eacute;serte&nbsp;; et, fid&egrave;le &agrave; son id&eacute;e fixe,
+elle s'&eacute;tait laiss&eacute;e mourir sous l'&eacute;pais et l&eacute;ger duvet des neiges et
+sans remuer le bras ou la jambe.</p>
+
+<p>Puis les loups l'avaient d&eacute;vor&eacute;e.</p>
+
+<p>Et les oiseaux avaient fait leur nid avec la laine de son lit d&eacute;chir&eacute;.</p>
+
+<p>J'ai gard&eacute; ce triste ossement. Et je fais des v&oelig;ux pour que nos fils ne
+voient plus jamais de guerre.</p>
+
+
+
+<hr>
+<a name="PIERROT"></a><h2 class="parthead">PIERROT</h2>
+
+<p class="dedic">A Henry Roujon.</p>
+
+<p>Mme Lef&egrave;vre &eacute;tait une dame de campagne, une veuve, une de ces
+demi-paysannes &agrave; rubans et &agrave; chapeaux falbalas, de ces personnes qui
+parlent avec des cuirs, prennent en public des airs grandioses, et
+cachent une &acirc;me de brute pr&eacute;tentieuse sous des dehors comiques et
+chamarr&eacute;s, comme elles dissimulent leurs grosses mains rouges sous des
+gants de soie &eacute;crue.</p>
+
+<p>Elle avait pour servante une brave campagnarde toute simple, nomm&eacute;e
+Rose.</p>
+
+<p>Les deux femmes habitaient une petite maison &agrave; volets verts, le long
+d'une route, en Normandie, au centre du pays de Caux.</p>
+
+<p>Comme elles poss&eacute;daient, devant l'habitation, un &eacute;troit jardin, elles
+cultivaient quelques l&eacute;gumes.</p>
+
+<p>Or, une nuit, on lui vola une douzaine d'oignons.</p>
+
+<p>D&egrave;s que Rose s'aper&ccedil;ut du larcin, elle courut pr&eacute;venir madame, qui
+descendit en jupe de laine. Ce fut une d&eacute;solation et une terreur. On
+avait vol&eacute;, vol&eacute; Mme Lef&egrave;vre&nbsp;! Donc, on volait dans le pays, puis on
+pouvait revenir.</p>
+
+<p>Et les deux femmes effar&eacute;es contemplaient les traces de pas,
+bavardaient, supposaient des choses&nbsp;: &laquo;&nbsp;Tenez, ils ont pass&eacute; par l&agrave;. Ils
+ont mis leurs pieds sur le mur&nbsp;; ils ont saut&eacute; dans la plate-bande.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et elles s'&eacute;pouvantaient pour l'avenir. Comment dormir tranquilles
+maintenant&nbsp;!</p>
+
+<p>Le bruit du vol se r&eacute;pandit. Les voisins arriv&egrave;rent, constat&egrave;rent,
+discut&egrave;rent &agrave; leur tour&nbsp;; et les deux femmes expliquaient &agrave; chaque
+nouveau venu leurs observations et leurs id&eacute;es.</p>
+
+<p>Un fermier d'&agrave; c&ocirc;t&eacute; leur offrit ce conseil&nbsp;: &laquo;&nbsp;Vous devriez avoir un
+chien.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>C'&eacute;tait vrai, cela&nbsp;; elles devraient avoir un chien, quand ce ne serait
+que pour donner l'&eacute;veil. Pas un gros chien, Seigneur&nbsp;! Que feraient-elles
+d'un gros chien&nbsp;! Il les ruinerait en nourriture. Mais un petit chien (en
+Normandie, on prononce <i>quin</i>), un petit freluquet de <i>quin</i> qui jappe.</p>
+
+<p>D&egrave;s que tout le monde fut parti, Mme Lef&egrave;vre discuta longtemps cette
+id&eacute;e de chien. Elle faisait, apr&egrave;s r&eacute;flexion, mille objections,
+terrifi&eacute;e par l'image d'une jatte pleine de p&acirc;t&eacute;e&nbsp;; car elle &eacute;tait de
+cette race parcimonieuse de dames campagnardes qui portent toujours des
+centimes dans leur poche pour faire l'aum&ocirc;ne ostensiblement aux pauvres
+des chemins, et donner aux qu&ecirc;tes du dimanche.</p>
+
+<p>Rose, qui aimait les b&ecirc;tes, apporta ses raisons et les d&eacute;fendit avec
+astuce. Donc il fut d&eacute;cid&eacute; qu'on aurait un chien, un tout petit chien.</p>
+
+<p>On se mit &agrave; sa recherche, mais on n'en trouvait que des grands, des
+avaleurs de soupe &agrave; faire fr&eacute;mir. L'&eacute;picier de Rolleville en avait bien
+un, un tout petit&nbsp;; mais il exigeait qu'on le lui pay&acirc;t deux francs, pour
+couvrir ses frais d'&eacute;levage. Mme Lef&egrave;vre d&eacute;clara qu'elle voulait bien
+nourrir un &laquo;&nbsp;quin&nbsp;&raquo;, mais qu'elle n'en ach&egrave;terait pas.</p>
+
+<p>Or, le boulanger, qui savait les &eacute;v&eacute;nements, apporta, un matin, dans sa
+voiture, un &eacute;trange petit animal tout jaune, presque sans pattes, avec
+un corps de crocodile, une t&ecirc;te de renard et une queue en trompette, un
+vrai panache, grand comme tout le reste de sa personne. Un client
+cherchait &agrave; s'en d&eacute;faire. Mme Lef&egrave;vre trouva fort beau ce roquet
+immonde, qui ne co&ucirc;tait rien. Rose l'embrassa, puis demanda comment on
+le nommait. Le boulanger r&eacute;pondit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Pierrot.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il fut install&eacute; dans une vieille caisse &agrave; savon et on lui offrit d'abord
+de l'eau &agrave; boire. Il but. On lui pr&eacute;senta ensuite un morceau de pain. Il
+mangea. Mme Lef&egrave;vre, inqui&egrave;te, eut une id&eacute;e&nbsp;: &laquo;&nbsp;Quand il sera bien
+accoutum&eacute; &agrave; la maison, on le laissera libre. Il trouvera &agrave; manger en
+r&ocirc;dant par le pays.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>On le laissa libre, en effet, ce qui ne l'emp&ecirc;cha point d'&ecirc;tre affam&eacute;.
+Il ne jappait d'ailleurs que pour r&eacute;clamer sa pitance&nbsp;; mais, dans ce
+cas, il jappait avec acharnement.</p>
+
+<p>Tout le monde pouvait entrer dans le jardin. Pierrot allait caresser
+chaque nouveau venu, et demeurait absolument muet.</p>
+
+<p>Mme Lef&egrave;vre cependant s'&eacute;tait accoutum&eacute;e &agrave; cette b&ecirc;te. Elle en arrivait
+m&ecirc;me &agrave; l'aimer, et &agrave; lui donner de sa main, de temps en temps, des
+bouch&eacute;es de pain tremp&eacute;es dans la sauce de son fricot.</p>
+
+<p>Mais elle n'avait nullement song&eacute; &agrave; l'imp&ocirc;t, et quand on lui r&eacute;clama
+huit francs,&nbsp;&mdash;&nbsp;huit francs, madame&nbsp;!&nbsp;&mdash;&nbsp;pour ce freluquet de <i>quin</i> qui ne
+jappait seulement point, elle faillit s'&eacute;vanouir de saisissement.</p>
+
+<p>Il fut imm&eacute;diatement d&eacute;cid&eacute; qu'on se d&eacute;barrasserait de Pierrot. Personne
+n'en voulut. Tous les habitants le refus&egrave;rent &agrave; dix lieues aux environs.
+Alors on se r&eacute;solut, faute d'autre moyen, &agrave; lui faire &laquo;&nbsp;piquer du mas&nbsp;&raquo;.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Piquer du mas&nbsp;&raquo;, c'est &laquo;&nbsp;manger de la marne&nbsp;&raquo;. On fait piquer du mas &agrave;
+tous les chiens dont on veut se d&eacute;barrasser.</p>
+
+<p>Au milieu d'une vaste plaine, on aper&ccedil;oit une esp&egrave;ce de hutte, ou plut&ocirc;t
+un tout petit toit de chaume, pos&eacute; sur le sol. C'est l'entr&eacute;e de la
+marni&egrave;re. Un grand puits tout droit s'enfonce jusqu'&agrave; vingt m&egrave;tres sous
+terre, pour aboutir &agrave; une s&eacute;rie de longues galeries de mines.</p>
+
+<p>On descend une fois par an dans cette carri&egrave;re, &agrave; l'&eacute;poque o&ugrave; l'on marne
+les terres. Tout le reste du temps, elle sert de cimeti&egrave;re aux chiens
+condamn&eacute;s&nbsp;; et souvent, quand on passe aupr&egrave;s de l'orifice, des
+hurlements plaintifs, des aboiements furieux ou d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;s, des appels
+lamentables montent jusqu'&agrave; vous.</p>
+
+<p>Les chiens des chasseurs et des bergers s'enfuient avec &eacute;pouvante des
+abords de ce trou g&eacute;missant&nbsp;; et, quand on se penche au-dessus, il sort
+de l&agrave; une abominable odeur de pourriture.</p>
+
+<p>Des drames affreux s'y accomplissent dans l'ombre.</p>
+
+<p>Quand une b&ecirc;te agonise depuis dix &agrave; douze jours dans le fond, nourrie
+par les restes immondes de ses devanciers, un nouvel animal, plus gros,
+plus vigoureux certainement, est pr&eacute;cipit&eacute; tout &agrave; coup. Ils sont l&agrave;,
+seuls, affam&eacute;s, les yeux luisants. Ils se guettent, se suivent,
+h&eacute;sitent, anxieux. Mais la faim les presse&nbsp;: ils s'attaquent, luttent
+longtemps, acharn&eacute;s&nbsp;; et le plus fort mange le plus faible, le d&eacute;vore
+vivant.</p>
+
+<p>Quand il fut d&eacute;cid&eacute; qu'on ferait &laquo;&nbsp;piquer du mas&nbsp;&raquo; &agrave; Pierrot, on s'enquit
+d'un ex&eacute;cuteur. Le cantonnier qui binait la route demanda dix sous pour
+la course. Cela parut follement exag&eacute;r&eacute; &agrave; Mme Lef&egrave;vre. Le goujat du
+voisin se contentait de cinq sous&nbsp;; c'&eacute;tait trop encore&nbsp;; et, Rose ayant
+fait observer qu'il valait mieux qu'elles le portassent elles-m&ecirc;mes,
+parce qu'ainsi il ne serait pas brutalis&eacute; en route et averti de son
+sort, il fut r&eacute;solu qu'elles iraient toutes les deux, &agrave; la nuit
+tombante.</p>
+
+<p>On lui offrit, ce soir-l&agrave;, une bonne soupe avec un doigt de beurre. Il
+l'avala jusqu'&agrave; la derni&egrave;re goutte&nbsp;; et, comme il remuait la queue de
+contentement, Rose le prit dans son tablier.</p>
+
+<p>Elles allaient &agrave; grands pas, comme des maraudeuses, &agrave; travers la plaine.
+Bient&ocirc;t elles aper&ccedil;urent la marni&egrave;re et l'atteignirent&nbsp;; Mme Lef&egrave;vre se
+pencha pour &eacute;couter si aucune b&ecirc;te ne g&eacute;missait.&nbsp;&mdash;&nbsp;Non&nbsp;&mdash;&nbsp;il n'y en avait
+pas&nbsp;; Pierrot serait seul. Alors Rose qui pleurait, l'embrassa, puis le
+lan&ccedil;a dans le trou&nbsp;; et elles se pench&egrave;rent toutes deux, l'oreille
+tendue.</p>
+
+<p>Elles entendirent d'abord un bruit sourd&nbsp;; puis la plainte aigu&euml;,
+d&eacute;chirante, d'une b&ecirc;te bless&eacute;e, puis une succession de petits cris de
+douleur, puis des appels d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;s, des supplications de chien qui
+implorait, la t&ecirc;te lev&eacute;e vers l'ouverture.</p>
+
+<p>Il jappait, oh&nbsp;! il jappait&nbsp;!</p>
+
+<p>Elles furent saisies de remords, d'&eacute;pouvante, d'une peur folle et
+inexplicable&nbsp;; et elles se sauv&egrave;rent en courant. Et, comme Rose allait
+plus vite, Mme Lef&egrave;vre criait&nbsp;: &laquo;&nbsp;Attendez-moi, Rose, attendez-moi&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Leur nuit fut hant&eacute;e de cauchemars &eacute;pouvantables.</p>
+
+<p>Mme Lef&egrave;vre r&ecirc;va qu'elle s'asseyait &agrave; table pour manger la soupe, mais,
+quand elle d&eacute;couvrait la soupi&egrave;re, Pierrot &eacute;tait dedans. Il s'&eacute;lan&ccedil;ait
+et la mordait au nez.</p>
+
+<p>Elle se r&eacute;veilla et crut l'entendre japper encore. Elle &eacute;couta&nbsp;; elle
+s'&eacute;tait tromp&eacute;e.</p>
+
+<p>Elle s'endormit de nouveau et se trouva sur une grande route, une route
+interminable, qu'elle suivait. Tout &agrave; coup, au milieu du chemin, elle
+aper&ccedil;ut un panier, un grand panier de fermier, abandonn&eacute;&nbsp;; et ce panier
+lui faisait peur.</p>
+
+<p>Elle finissait cependant par l'ouvrir, et Pierrot, blotti dedans, lui
+saisissait la main, ne la l&acirc;chait plus&nbsp;; et elle se sauvait &eacute;perdue,
+portant ainsi au bout du bras le chien suspendu, la gueule serr&eacute;e.</p>
+
+<p>Au petit jour, elle se leva, presque folle, et courut &agrave; la marni&egrave;re.</p>
+
+<p>Il jappait&nbsp;; il jappait encore, il avait japp&eacute; toute la nuit. Elle se mit
+&agrave; sangloter et l'appela avec mille petits noms caressants. Il r&eacute;pondit
+avec toutes les inflexions tendres de sa voix de chien.</p>
+
+<p>Alors elle voulut le revoir, se promettant de le rendre heureux jusqu'&agrave;
+sa mort.</p>
+
+<p>Elle courut chez le puisatier charg&eacute; de l'extraction de la marne, et
+elle lui raconta son cas. L'homme &eacute;coutait sans rien dire. Quand elle
+eut fini, il pronon&ccedil;a&nbsp;: &laquo;&nbsp;Vous voulez votre quin&nbsp;? Ce sera quatre francs.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle eut un sursaut&nbsp;; toute sa douleur s'envola du coup.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Quatre francs&nbsp;! vous vous en feriez mourir&nbsp;! quatre francs&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il r&eacute;pondit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Vous croyez que j'vas apporter mes cordes, mes
+manivelles, et monter tout &ccedil;a, et m'n aller l&agrave;-bas avec mon gar&ccedil;on et
+m'faire mordre encore par votre maudit quin, pour l'plaisir de vous le
+r'donner&nbsp;? fallait pas l'jeter.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle s'en alla, indign&eacute;e.&nbsp;&mdash;&nbsp;Quatre francs&nbsp;!</p>
+
+<p>Aussit&ocirc;t rentr&eacute;e, elle appela Rose et lui dit les pr&eacute;tentions du
+puisatier. Rose, toujours r&eacute;sign&eacute;e, r&eacute;p&eacute;tait&nbsp;: &laquo;&nbsp;Quatre francs&nbsp;! c'est de
+l'argent, Madame.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Puis, elle ajouta&nbsp;: &laquo;&nbsp;Si on lui jetait &agrave; manger, &agrave; ce pauvre quin, pour
+qu'il ne meure pas comme &ccedil;a&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Mme Lef&egrave;vre approuva, toute joyeuse&nbsp;; et les voil&agrave; reparties, avec un
+gros morceau de pain beurr&eacute;.</p>
+
+<p>Elles le coup&egrave;rent par bouch&eacute;es qu'elles lan&ccedil;aient l'une apr&egrave;s l'autre,
+parlant tour &agrave; tour &agrave; Pierrot. Et si t&ocirc;t que le chien avait achev&eacute; un
+morceau, il jappait pour r&eacute;clamer le suivant.</p>
+
+<p>Elles revinrent le soir, puis le lendemain, tous les jours. Mais elles
+ne faisaient plus qu'un voyage.</p>
+
+<hr style="width: 45%;">
+
+<p>Or, un matin, au moment de laisser tomber la premi&egrave;re bouch&eacute;e, elles
+entendirent tout &agrave; coup un aboiement formidable dans le puits. Ils
+&eacute;taient deux&nbsp;! On avait pr&eacute;cipit&eacute; un autre chien, un gros&nbsp;!</p>
+
+<p>Rose cria&nbsp;: &laquo;&nbsp;Pierrot&nbsp;!&nbsp;&raquo; Et Pierrot jappa, jappa. Alors on se mit &agrave; jeter
+la nourriture&nbsp;; mais, chaque fois elles distinguaient parfaitement une
+bousculade terrible, puis les cris plaintifs de Pierrot mordu par son
+compagnon, qui mangeait tout, &eacute;tant le plus fort.</p>
+
+<p>Elles avaient beau sp&eacute;cifier&nbsp;: &laquo;&nbsp;C'est pour toi, Pierrot&nbsp;!&nbsp;&raquo; Pierrot,
+&eacute;videmment, n'avait rien.</p>
+
+<p>Les deux femmes interdites, se regardaient&nbsp;; et Mme Lef&egrave;vre pronon&ccedil;a d'un
+ton aigre&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je ne peux pourtant pas nourrir tous les chiens qu'on
+jettera l&agrave;-dedans. Il faut y renoncer&nbsp;&raquo;.</p>
+
+<p>Et, suffoqu&eacute;e &agrave; l'id&eacute;e de tous ces chiens vivant &agrave; ses d&eacute;pens, elle s'en
+alla, emportant m&ecirc;me ce qui restait du pain qu'elle se mit &agrave; manger en
+marchant.</p>
+
+<p>Rose la suivit en s'essuyant les yeux du coin de son tablier bleu.</p>
+
+
+
+<hr>
+<a name="MENUET"></a><h2 class="parthead">MENUET</h2>
+
+<p class="dedic">A Paul Bourget.</p>
+
+
+<p>Les grands malheurs ne m'attristent gu&egrave;re, dit Jean Bridelle, un vieux
+gar&ccedil;on qui passait pour sceptique. J'ai vu la guerre de bien pr&egrave;s&nbsp;:
+j'enjambais les corps sans apitoiement. Les fortes brutalit&eacute;s de la
+nature ou des hommes peuvent nous faire pousser des cris d'horreur ou
+d'indignation, mais ne nous donnent point ce pincement au c&oelig;ur, ce
+frisson qui vous passe dans le dos &agrave; la vue de certaines petites choses
+navrantes.</p>
+
+<p>La plus violente douleur qu'on puisse &eacute;prouver, certes, est la perte
+d'un enfant pour une m&egrave;re, et la perte de la m&egrave;re pour un homme. Cela
+est violent, terrible, cela bouleverse et d&eacute;chire&nbsp;; mais on gu&eacute;rit de ces
+catastrophes comme des larges blessures saignantes. Or, certaines
+rencontres, certaines choses entr'aper&ccedil;ues, devin&eacute;es, certains chagrins
+secrets, certaines perfidies du sort, qui remuent en nous tout un monde
+douloureux de pens&eacute;es, qui entr'ouvrent devant nous brusquement la porte
+myst&eacute;rieuse des souffrances morales, compliqu&eacute;es, incurables, d'autant
+plus profondes qu'elles semblent b&eacute;nignes, d'autant plus cuisantes
+qu'elles semblent presque insaisissables, d'autant plus tenaces qu'elles
+semblent factices, nous laissent &agrave; l'&acirc;me comme une tra&icirc;n&eacute;e de tristesse,
+un go&ucirc;t d'amertume, une sensation de d&eacute;senchantement dont nous sommes
+longtemps &agrave; nous d&eacute;barrasser.</p>
+
+<p>J'ai toujours devant les yeux deux ou trois choses que d'autres
+n'eussent point remarqu&eacute;es assur&eacute;ment, et qui sont entr&eacute;es en moi comme
+de longues et minces piq&ucirc;res ingu&eacute;rissables.</p>
+
+<p>Vous ne comprendriez peut-&ecirc;tre pas l'&eacute;motion qui m'est rest&eacute;e de ces
+rapides impressions. Je ne vous en dirai qu'une. Elle est tr&egrave;s vieille,
+mais vive comme d'hier. Il se peut que mon imagination seule ait fait
+les frais de mon attendrissement.</p>
+
+<p>J'ai cinquante ans. J'&eacute;tais jeune alors et j'&eacute;tudiais le droit. Un peu
+triste, un peu r&ecirc;veur, impr&eacute;gn&eacute; d'une philosophie m&eacute;lancolique, je
+n'aimais gu&egrave;re les caf&eacute;s bruyants, les camarades braillards, ni les
+filles stupides. Je me levais t&ocirc;t&nbsp;; et une de mes plus ch&egrave;res volupt&eacute;s
+&eacute;tait de me promener seul, vers huit heures du matin, dans la p&eacute;pini&egrave;re
+du Luxembourg.</p>
+
+<p>Vous ne l'avez pas connue, vous autres, cette p&eacute;pini&egrave;re&nbsp;? C'&eacute;tait comme
+un jardin oubli&eacute; de l'autre si&egrave;cle, un jardin joli comme un doux
+sourire de vieille. Des haies touffues s&eacute;paraient les all&eacute;es &eacute;troites et
+r&eacute;guli&egrave;res, all&eacute;es calmes entre deux murs de feuillage taill&eacute;s avec
+m&eacute;thode. Les grands ciseaux du jardinier alignaient sans rel&acirc;che ces
+cloisons de branches&nbsp;; et, de place en place, on rencontrait des
+parterres de fleurs, des plates-bandes de petits arbres rang&eacute;s comme des
+coll&eacute;giens en promenade, des soci&eacute;t&eacute;s de rosiers magnifiques ou des
+r&eacute;giments d'arbres &agrave; fruits.</p>
+
+<p>Tout un coin de ce ravissant bosquet &eacute;tait habit&eacute; par les abeilles.
+Leurs maisons de paille, savamment espac&eacute;es sur les planches, ouvraient
+au soleil leurs portes grandes comme l'entr&eacute;e d'un d&eacute; &agrave; coudre&nbsp;; et on
+rencontrait tout le long des chemins les mouches bourdonnantes et
+dor&eacute;es, vraies ma&icirc;tresses de ce lieu pacifique, vraies promeneuses de
+ces tranquilles all&eacute;es en corridors.</p>
+
+<p>Je venais l&agrave; presque tous les matins. Je m'asseyais sur un banc et je
+lisais. Parfois je laissais retomber le livre sur mes genoux pour r&ecirc;ver,
+pour &eacute;couter autour de moi vivre Paris, et jouir du repos infini de ces
+charmilles &agrave; la mode ancienne.</p>
+
+<p>Mais je m'aper&ccedil;us bient&ocirc;t que je n'&eacute;tais pas seul &agrave; fr&eacute;quenter ce lieu
+d&egrave;s l'ouverture des barri&egrave;res, et je rencontrais parfois, nez &agrave; nez, au
+coin d'un massif, un &eacute;trange petit vieillard.</p>
+
+<p>Il portait des souliers &agrave; boucles d'argent, une culotte &agrave; pont, une
+redingote tabac d'Espagne, une dentelle en guise de cravate et un
+invraisemblable chapeau gris &agrave; grands bords et &agrave; grands poils, qui
+faisait penser au d&eacute;luge.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait maigre, fort maigre, anguleux, grima&ccedil;ant et souriant. Ses yeux
+vifs palpitaient, s'agitaient sous un mouvement continu des paupi&egrave;res&nbsp;;
+et il avait toujours &agrave; la main une superbe canne &agrave; pommeau d'or qui
+devait &ecirc;tre pour lui quelque souvenir magnifique.</p>
+
+<p>Ce bonhomme m'&eacute;tonna d'abord, puis m'int&eacute;ressa outre mesure. Et je le
+guettais &agrave; travers les murs de feuilles, je le suivais de loin,
+m'arr&ecirc;tant au d&eacute;tour des bosquets pour n'&ecirc;tre point vu.</p>
+
+<p>Et voil&agrave; qu'un matin, comme il se croyait bien seul, il se mit &agrave; faire
+des mouvements singuliers&nbsp;: quelques petits bonds d'abord, puis une
+r&eacute;v&eacute;rence&nbsp;; puis il battit, de sa jambe gr&ecirc;le, un entrechat encore
+alerte, puis il commen&ccedil;a &agrave; pivoter galamment, sautillant, se tr&eacute;moussant
+d'une fa&ccedil;on dr&ocirc;le, souriant comme devant un public, faisant des gr&acirc;ces,
+arrondissant les bras, tortillant son pauvre corps de marionnette,
+adressant dans le vide de l&eacute;gers saluts attendrissants et ridicules. Il
+dansait&nbsp;!</p>
+
+<p>Je demeurais p&eacute;trifi&eacute; d'&eacute;tonnement, me demandant lequel des deux &eacute;tait
+fou, lui, ou moi.</p>
+
+<p>Mais il s'arr&ecirc;ta soudain, s'avan&ccedil;a comme font les acteurs sur la sc&egrave;ne,
+puis s'inclina en reculant avec des sourires gracieux et des baisers de
+com&eacute;dienne qu'il jetait de sa main tremblante aux deux rang&eacute;es d'arbres
+taill&eacute;s.</p>
+
+<p>Et il reprit avec gravit&eacute; sa promenade.</p>
+
+<hr style="width: 45%;">
+
+<p>A partir de ce jour, je ne le perdis plus de vue&nbsp;; et, chaque matin, il
+recommen&ccedil;ait son exercice invraisemblable.</p>
+
+<p>Une envie folle me prit de lui parler. Je me risquai, et, l'ayant salu&eacute;,
+je lui dis&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Il fait bien bon aujourd'hui, monsieur.</p>
+
+<p>Il s'inclina.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Oui, monsieur, c'est un vrai temps de jadis.</p>
+
+<p>Huit jours apr&egrave;s, nous &eacute;tions amis, et je connus son histoire. Il avait
+&eacute;t&eacute; ma&icirc;tre de danse &agrave; l'Op&eacute;ra, du temps du roi Louis XV. Sa belle canne
+&eacute;tait un cadeau du comte de Clermont. Et, quand on lui parlait de
+danse, il ne s'arr&ecirc;tait plus de bavarder.</p>
+
+<p>Or, voil&agrave; qu'un jour il me confia&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;J'ai &eacute;pous&eacute; la Castris, monsieur. Je vous pr&eacute;senterai si vous voulez,
+mais elle ne vient ici que sur le tant&ocirc;t. Ce jardin, voyez-vous, c'est
+notre plaisir et notre vie. C'est tout ce qui nous reste d'autrefois. Il
+nous semble que nous ne pourrions plus exister si nous ne l'avions
+point. Cela est vieux et distingu&eacute;, n'est-ce pas&nbsp;? Je crois y respirer un
+air qui n'a point chang&eacute; depuis ma jeunesse. Ma femme et moi, nous y
+passons toutes nos apr&egrave;s-midi. Mais, moi, j'y viens d&egrave;s le matin, car je
+me l&egrave;ve de bonne heure.</p>
+
+<hr style="width: 45%;">
+
+<p>D&egrave;s que j'eus fini de d&eacute;jeuner, je retournai au Luxembourg, et bient&ocirc;t
+j'aper&ccedil;us mon ami qui donnait le bras avec c&eacute;r&eacute;monie &agrave; une toute vieille
+petite femme v&ecirc;tue de noir, et &agrave; qui je fus pr&eacute;sent&eacute;. C'&eacute;tait la
+Castris, la grande danseuse aim&eacute;e des princes, aim&eacute;e du roi, aim&eacute;e de
+tout ce si&egrave;cle galant qui semble avoir laiss&eacute; dans le monde une odeur
+d'amour.</p>
+
+<p>Nous nous ass&icirc;mes sur un banc de pierre. C'&eacute;tait au mois de mai. Un
+parfum de fleurs voltigeait dans les all&eacute;es proprettes&nbsp;; un bon soleil
+glissait entre les feuilles et semait sur nous de larges gouttes de
+lumi&egrave;re. La robe noire de la Castris semblait toute mouill&eacute;e de clart&eacute;.</p>
+
+<p>Le jardin &eacute;tait vide. On entendait au loin rouler des fiacres.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Expliquez-moi donc, dis-je au vieux danseur, ce que c'&eacute;tait que le
+menuet&nbsp;?</p>
+
+<p>Il tressaillit.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Le menuet, monsieur, c'est la reine des danses, et la danse des
+Reines, entendez-vous&nbsp;? Depuis qu'il n'y a plus de Rois, il n'y a plus de
+menuet.</p>
+
+<p>Et il commen&ccedil;a, en style pompeux, un long &eacute;loge dithyrambique auquel je
+ne compris rien. Je voulus me faire d&eacute;crire les pas, tous les
+mouvements, les pos&eacute;s. Il s'embrouillait, s'exasp&eacute;rant de son
+impuissance, nerveux et d&eacute;sol&eacute;.</p>
+
+<p>Et soudain, se tournant vers son antique compagne, toujours silencieuse
+et grave&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;&Eacute;lise, veux-tu, dis, veux-tu, tu seras bien gentille, veux-tu que nous
+montrions &agrave; monsieur ce que c'&eacute;tait&nbsp;?</p>
+
+<p>Elle tourna ses yeux inquiets de tous les c&ocirc;t&eacute;s, puis se leva sans dire
+un mot et vint se placer en face de lui.</p>
+
+<p>Alors je vis une chose inoubliable.</p>
+
+<p>Ils allaient et venaient avec des simagr&eacute;es enfantines, se souriaient,
+se balan&ccedil;aient, s'inclinaient, sautillaient pareils &agrave; deux vieilles
+poup&eacute;es qu'aurait fait danser une m&eacute;canique ancienne, un peu bris&eacute;e,
+construite jadis par un ouvrier fort habile, suivant la mani&egrave;re de son
+temps.</p>
+
+<p>Et je les regardais, le c&oelig;ur troubl&eacute; de sensations extraordinaires,
+l'&acirc;me &eacute;mue d'une indicible m&eacute;lancolie. Il me semblait voir une
+apparition lamentable et comique, l'ombre d&eacute;mod&eacute;e d'un si&egrave;cle. J'avais
+envie de rire et besoin de pleurer.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup ils s'arr&ecirc;t&egrave;rent, ils avaient termin&eacute; les figures de la
+danse. Pendant quelques secondes ils rest&egrave;rent debout l'un devant
+l'autre, grima&ccedil;ant d'une fa&ccedil;on surprenante&nbsp;; puis ils s'embrass&egrave;rent en
+sanglotant.</p>
+
+<hr style="width: 45%;">
+
+<p>Je partais, trois jours apr&egrave;s, pour la province. Je ne les ai point
+revus. Quand je revins &agrave; Paris, deux ans plus tard, on avait d&eacute;truit la
+p&eacute;pini&egrave;re. Que sont-ils devenus sans le cher jardin d'autrefois avec ses
+chemins en labyrinthe, son odeur du pass&eacute; et les d&eacute;tours gracieux des
+charmilles&nbsp;?</p>
+
+<p>Sont-ils morts&nbsp;? Errent-ils par les rues modernes comme des exil&eacute;s sans
+espoir&nbsp;? Dansent-ils, spectres falots, un menuet fantastique entre les
+cypr&egrave;s d'un cimeti&egrave;re, le long des sentiers bord&eacute;s de tombes, au clair
+de lune&nbsp;?</p>
+
+<p>Leur souvenir me hante, m'obs&egrave;de, me torture, demeure en moi comme une
+blessure. Pourquoi&nbsp;? Je n'en sais rien.</p>
+
+<p>Vous trouverez cela ridicule, sans doute&nbsp;?</p>
+
+
+
+<hr>
+<a name="LA_PEUR"></a><h2 class="parthead">LA PEUR</h2>
+
+<p class="dedic">A J. K. Huysmans.</p>
+
+<p>On remonta sur le pont apr&egrave;s d&icirc;ner. Devant nous la M&eacute;diterran&eacute;e n'avait
+pas un frisson sur toute sa surface, qu'une grande lune calme moirait.
+Le vaste bateau glissait, jetant sur le ciel, qui semblait ensemenc&eacute;
+d'&eacute;toiles, un gros serpent de fum&eacute;e noire&nbsp;; et, derri&egrave;re nous, l'eau
+toute blanche, agit&eacute;e par le passage rapide du lourd b&acirc;timent, battue
+par l'h&eacute;lice, moussait, semblait se tordre, remuait tant de clart&eacute;s
+qu'on e&ucirc;t dit de la lumi&egrave;re de lune bouillonnant.</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions l&agrave;, six ou huit, silencieux, admirant, l'&oelig;il tourn&eacute; vers
+l'Afrique lointaine o&ugrave; nous allions. Le commandant, qui fumait un cigare
+au milieu de nous, reprit soudain la conversation du d&icirc;ner.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Oui, j'ai eu peur ce jour-l&agrave;. Mon navire est rest&eacute; six heures avec ce
+rocher dans le ventre, battu par la mer. Heureusement que nous avons &eacute;t&eacute;
+recueillis, vers le soir, par un charbonnier anglais qui nous aper&ccedil;ut.</p>
+
+<p>Alors un grand homme &agrave; figure br&ucirc;l&eacute;e, &agrave; l'aspect grave, un de ces hommes
+qu'on sent avoir travers&eacute; de longs pays inconnus, au milieu de dangers
+incessants, et dont l'&oelig;il tranquille semble garder, dans sa profondeur,
+quelque chose des paysages &eacute;tranges qu'il a vus&nbsp;; un de ces hommes qu'on
+devine tremp&eacute;s dans le courage, parla pour la premi&egrave;re fois&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Vous dites, commandant, que vous avez eu peur&nbsp;; je n'en crois rien.
+Vous vous trompez sur le mot et sur la sensation que vous avez
+&eacute;prouv&eacute;e. Un homme &eacute;nergique n'a jamais peur en face du danger pressant.
+Il est &eacute;mu, agit&eacute;, anxieux&nbsp;; mais, la peur, c'est autre chose.</p>
+
+<p>Le commandant reprit en riant&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Fichtre&nbsp;! je vous r&eacute;ponds bien que j'ai eu peur, moi.</p>
+
+<p>Alors l'homme au teint bronz&eacute; pronon&ccedil;a d'une voix lente&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Permettez-moi de m'expliquer&nbsp;! La peur (et les hommes les plus hardis
+peuvent avoir peur), c'est quelque chose d'effroyable, une sensation
+atroce, comme une d&eacute;composition de l'&acirc;me, un spasme affreux de la pens&eacute;e
+et du c&oelig;ur, dont le souvenir seul donne des frissons d'angoisse. Mais
+cela n'a lieu, quand on est brave, ni devant une attaque, ni devant la
+mort in&eacute;vitable, ni devant toutes les formes connues du p&eacute;ril&nbsp;: cela a
+lieu dans certaines circonstances anormales, sous certaines influences
+myst&eacute;rieuses, en face de risques vagues. La vraie peur, c'est quelque
+chose comme une r&eacute;miniscence des terreurs fantastiques d'autrefois. Un
+homme qui croit aux revenants, et qui s'imagine apercevoir un spectre
+dans la nuit, doit &eacute;prouver la peur en toute son &eacute;pouvantable horreur.</p>
+
+<p>Moi, j'ai devin&eacute; la peur en plein jour, il y a dix ans environ. Je l'ai
+ressentie l'hiver dernier, par une nuit de d&eacute;cembre.</p>
+
+<p>Et, pourtant, j'ai travers&eacute; bien des hasards, bien des aventures qui
+semblaient mortelles. Je me suis battu souvent. J'ai &eacute;t&eacute; laiss&eacute; pour
+mort par des voleurs. J'ai &eacute;t&eacute; condamn&eacute;, comme insurg&eacute;, &agrave; &ecirc;tre pendu en
+Am&eacute;rique, et jet&eacute; &agrave; la mer du pont d'un b&acirc;timent sur les c&ocirc;tes de Chine.
+Chaque fois je me suis cru perdu, j'en ai pris imm&eacute;diatement mon parti,
+sans attendrissement et m&ecirc;me sans regrets.</p>
+
+<p>Mais la peur, ce n'est pas cela.</p>
+
+<p>Je l'ai pressentie en Afrique. Et pourtant elle est fille du Nord&nbsp;; le
+soleil la dissipe comme un brouillard. Remarquez bien ceci, messieurs.
+Chez les Orientaux, la vie ne compte pour rien&nbsp;; on est r&eacute;sign&eacute; tout de
+suite&nbsp;; les nuits sont claires et vides de l&eacute;gendes, les &acirc;mes aussi vides
+des inqui&eacute;tudes sombres qui hantent les cerveaux dans les pays froids.
+En Orient, on peut conna&icirc;tre la panique, on ignore la peur.</p>
+
+<p>Eh bien&nbsp;! voici ce qui m'est arriv&eacute; sur cette terre d'Afrique&nbsp;:</p>
+
+<p>Je traversais les grandes dunes au sud de Ouargla. C'est l&agrave; un des plus
+&eacute;tranges pays du monde. Vous connaissez le sable uni, le sable droit des
+interminables plages de l'Oc&eacute;an. Eh bien&nbsp;! figurez-vous l'Oc&eacute;an lui-m&ecirc;me
+devenu sable au milieu d'un ouragan&nbsp;; imaginez une temp&ecirc;te silencieuse de
+vagues immobiles en poussi&egrave;re jaune. Elles sont hautes comme des
+montagnes, ces vagues in&eacute;gales, diff&eacute;rentes, soulev&eacute;es tout &agrave; fait comme
+des flots d&eacute;cha&icirc;n&eacute;s, mais plus grandes encore, et stri&eacute;es comme de la
+moire. Sur cette mer furieuse, muette et sans mouvement, le d&eacute;vorant
+soleil du sud verse sa flamme implacable et directe. Il faut gravir ces
+lames de cendre d'or, redescendre, gravir encore, gravir sans cesse,
+sans repos et sans ombre. Les chevaux r&acirc;lent, enfoncent jusqu'aux
+genoux, et glissent en d&eacute;valant l'autre versant des surprenantes
+collines.</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions deux amis suivis de huit spahis et de quatre chameaux avec
+leurs chameliers. Nous ne parlions plus, accabl&eacute;s de chaleur, de
+fatigue, et dess&eacute;ch&eacute;s de soif comme ce d&eacute;sert ardent. Soudain un de ces
+hommes poussa une sorte de cri&nbsp;; tous s'arr&ecirc;t&egrave;rent&nbsp;; et nous demeur&acirc;mes
+immobiles, surpris par un inexplicable ph&eacute;nom&egrave;ne connu des voyageurs en
+ces contr&eacute;es perdues.</p>
+
+<p>Quelque part, pr&egrave;s de nous, dans une direction ind&eacute;termin&eacute;e, un tambour
+battait, le myst&eacute;rieux tambour des dunes&nbsp;; il battait distinctement,
+tant&ocirc;t plus vibrant, tant&ocirc;t affaibli, arr&ecirc;tant, puis reprenant son
+roulement fantastique.</p>
+
+<p>Les Arabes, &eacute;pouvant&eacute;s, se regardaient&nbsp;; et l'un dit, en sa langue&nbsp;: &laquo;&nbsp;La
+mort est sur nous.&nbsp;&raquo; Et voil&agrave; que tout &agrave; coup mon compagnon, mon ami,
+presque mon fr&egrave;re, tomba de cheval, la t&ecirc;te en avant, foudroy&eacute; par une
+insolation.</p>
+
+<p>Et pendant deux heures, pendant que j'essayais en vain de le sauver,
+toujours ce tambour insaisissable m'emplissait l'oreille de son bruit
+monotone, intermittent et incompr&eacute;hensible&nbsp;; et je sentais se glisser
+dans mes os la peur, la vraie peur, la hideuse peur, en face de ce
+cadavre aim&eacute;, dans ce trou incendi&eacute; par le soleil entre quatre monts de
+sable, tandis que l'&eacute;cho inconnu nous jetait, &agrave; deux cents lieues de
+tout village fran&ccedil;ais, le battement rapide du tambour.</p>
+
+<p>Ce jour-l&agrave;, je compris ce que c'&eacute;tait que d'avoir peur&nbsp;; je l'ai su
+mieux encore une autre fois...</p>
+
+<p>Le commandant interrompit le conteur&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Pardon, monsieur, mais ce tambour&nbsp;? Qu'&eacute;tait-ce&nbsp;?</p>
+
+<p>Le voyageur r&eacute;pondit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Je n'en sais rien. Personne ne sait. Les officiers, surpris souvent
+par ce bruit singulier, l'attribuent g&eacute;n&eacute;ralement &agrave; l'&eacute;cho grossi,
+multipli&eacute;, d&eacute;mesur&eacute;ment enfl&eacute; par les valonnements des dunes, d'une
+gr&ecirc;le de grains de sable emport&eacute;s dans le vent et heurtant une touffe
+d'herbes s&egrave;ches&nbsp;; car on a toujours remarqu&eacute; que le ph&eacute;nom&egrave;ne se produit
+dans le voisinage de petites plantes br&ucirc;l&eacute;es par le soleil, et dures
+comme du parchemin.</p>
+
+<p>Ce tambour ne serait donc qu'une sorte de mirage du son. Voil&agrave; tout.
+Mais je n'appris cela que plus tard.</p>
+
+<p>J'arrive &agrave; ma seconde &eacute;motion.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait l'hiver dernier, dans une for&ecirc;t du nord-est de la France. La
+nuit vint deux heures plus t&ocirc;t, tant le ciel &eacute;tait sombre. J'avais pour
+guide un paysan qui marchait &agrave; mon c&ocirc;t&eacute;, par un tout petit chemin, sous
+une vo&ucirc;te de sapins dont le vent d&eacute;cha&icirc;n&eacute; tirait des hurlements. Entre
+les cimes, je voyais courir des nuages en d&eacute;route, des nuages &eacute;perdus
+qui semblaient fuir devant une &eacute;pouvante. Parfois, sous une immense
+rafale, toute la for&ecirc;t s'inclinait dans le m&ecirc;me sens avec un g&eacute;missement
+de souffrance&nbsp;; et le froid m'envahissait, malgr&eacute; mon pas rapide et mon
+lourd v&ecirc;tement.</p>
+
+<p>Nous devions souper et coucher chez un garde forestier dont la maison
+n'&eacute;tait plus &eacute;loign&eacute;e de nous. J'allais l&agrave; pour chasser.</p>
+
+<p>Mon guide, parfois, levait les yeux et murmurait&nbsp;: &laquo;&nbsp;Triste temps&nbsp;!&nbsp;&raquo; Puis
+il me parla des gens chez qui nous arrivions. Le p&egrave;re avait tu&eacute; un
+braconnier deux ans auparavant, et, depuis ce temps, il semblait
+sombre, comme hant&eacute; d'un souvenir. Ses deux fils, mari&eacute;s, vivaient avec
+lui.</p>
+
+<p>Les t&eacute;n&egrave;bres &eacute;taient profondes. Je ne voyais rien devant moi, ni autour
+de moi, et toute la branchure des arbres entrechoqu&eacute;s emplissait la nuit
+d'une rumeur incessante. Enfin, j'aper&ccedil;us une lumi&egrave;re, et bient&ocirc;t mon
+compagnon heurtait une porte. Des cris aigus de femmes nous r&eacute;pondirent.
+Puis, une voix d'homme, une voix &eacute;trangl&eacute;e, demanda&nbsp;: &laquo;&nbsp;Qui va l&agrave;&nbsp;?&nbsp;&raquo; Mon
+guide se nomma. Nous entr&acirc;mes. Ce fut un inoubliable tableau.</p>
+
+<p>Un vieux homme &agrave; cheveux blancs, &agrave; l'&oelig;il fou, le fusil charg&eacute; dans la
+main, nous attendait debout au milieu de la cuisine, tandis que deux
+grands gaillards, arm&eacute;s de haches, gardaient la porte. Je distinguai
+dans les coins sombres deux femmes &agrave; genoux, le visage cach&eacute; contre le
+mur.</p>
+
+<p>On s'expliqua. Le vieux remit son arme contre le mur et ordonna de
+pr&eacute;parer ma chambre&nbsp;; puis, comme les femmes ne bougeaient point, il me
+dit brusquement&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Voyez-vous, monsieur, j'ai tu&eacute; un homme, voil&agrave; deux ans cette nuit.
+L'autre ann&eacute;e, il est revenu m'appeler. Je l'attends encore ce soir.</p>
+
+<p>Puis il ajouta d'un ton qui me fit sourire&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Aussi, nous ne sommes pas tranquilles.</p>
+
+<p>Je le rassurai comme je pus, heureux d'&ecirc;tre venu justement ce soir-l&agrave;,
+et d'assister au spectacle de cette terreur superstitieuse. Je racontai
+des histoires, et je parvins &agrave; calmer &agrave; peu pr&egrave;s tout le monde.</p>
+
+<p>Pr&egrave;s du foyer, un vieux chien presque aveugle et moustachu, un de ces
+chiens qui ressemblent &agrave; des gens qu'on conna&icirc;t, dormait le nez dans ses
+pattes.</p>
+
+<p>Au dehors, la temp&ecirc;te acharn&eacute;e battait la petite maison, et, par un
+&eacute;troit carreau, une sorte de judas plac&eacute; pr&egrave;s de la porte, je voyais
+soudain tout un fouillis d'arbres bouscul&eacute;s par le vent &agrave; la lueur de
+grands &eacute;clairs.</p>
+
+<p>Malgr&eacute; mes efforts, je sentais bien qu'une terreur profonde tenait ces
+gens, et chaque fois que je cessais de parler, toutes les oreilles
+&eacute;coutaient au loin. Las d'assister &agrave; ces craintes imb&eacute;ciles, j'allais
+demander &agrave; me coucher, quand le vieux garde tout &agrave; coup fit un bond de
+sa chaise, saisit de nouveau son fusil, en b&eacute;gayant d'une voix &eacute;gar&eacute;e&nbsp;:
+&laquo;&nbsp;Le voil&agrave;&nbsp;! le voil&agrave;&nbsp;! Je l'entends&nbsp;!&nbsp;&raquo; Les deux femmes retomb&egrave;rent &agrave; genoux
+dans leurs coins, en se cachant le visage&nbsp;; et les fils reprirent leurs
+haches. J'allais tenter encore de les apaiser, quand le chien endormi
+s'&eacute;veilla brusquement et, levant sa t&ecirc;te, tendant le cou, regardant vers
+le feu de son &oelig;il presque &eacute;teint, il poussa un de ces lugubres
+hurlements qui font tressaillir les voyageurs, le soir, dans la
+campagne. Tous les yeux se port&egrave;rent sur lui, il restait maintenant
+immobile, dress&eacute; sur ses pattes comme hant&eacute; d'une vision, et il se remit
+&agrave; hurler vers quelque chose d'invisible, d'inconnu, d'affreux sans
+doute, car tout son poil se h&eacute;rissait. Le garde, livide, cria&nbsp;: &laquo;&nbsp;Il le
+sent&nbsp;! il le sent&nbsp;! il &eacute;tait l&agrave; quand je l'ai tu&eacute;.&nbsp;&raquo; Et les femmes &eacute;gar&eacute;es
+se mirent, toutes les deux, &agrave; hurler avec le chien.</p>
+
+<p>Malgr&eacute; moi, un grand frisson me courut entre les &eacute;paules. Cette vision
+de l'animal dans ce lieu, &agrave; cette heure, au milieu de ces gens &eacute;perdus,
+&eacute;tait effrayante &agrave; voir.</p>
+
+<p>Alors, pendant une heure, le chien hurla sans bouger&nbsp;; il hurla comme
+dans l'angoisse d'un r&ecirc;ve&nbsp;; et la peur, l'&eacute;pouvantable peur entrait en
+moi&nbsp;; la peur de quoi&nbsp;? Le sais-je&nbsp;? C'&eacute;tait la peur, voil&agrave; tout.</p>
+
+<p>Nous restions immobiles, livides, dans l'attente d'un &eacute;v&eacute;nement
+affreux, l'oreille tendue, le c&oelig;ur battant, boulevers&eacute;s au moindre
+bruit. Et le chien se mit &agrave; tourner autour de la pi&egrave;ce, en sentant les
+murs et g&eacute;missant toujours. Cette b&ecirc;te nous rendait fous&nbsp;! Alors, le
+paysan qui m'avait amen&eacute;, se jeta sur elle, dans une sorte de paroxysme
+de terreur furieuse, et, ouvrant une porte donnant sur une petite cour,
+jeta l'animal dehors.</p>
+
+<p>Il se tut aussit&ocirc;t&nbsp;; et nous rest&acirc;mes plong&eacute;s dans un silence plus
+terrifiant encore. Et soudain, tous ensemble, nous e&ucirc;mes une sorte de
+sursaut&nbsp;: un &ecirc;tre glissait contre le mur du dehors vers la for&ecirc;t&nbsp;; puis il
+passa contre la porte, qu'il sembla t&acirc;ter, d'une main h&eacute;sitante&nbsp;; puis on
+n'entendit plus rien pendant deux minutes qui firent de nous des
+insens&eacute;s&nbsp;; puis il revint, fr&ocirc;lant toujours la muraille&nbsp;; et il gratta
+l&eacute;g&egrave;rement, comme ferait un enfant avec son ongle&nbsp;; puis soudain une t&ecirc;te
+apparut contre la vitre du judas, une t&ecirc;te blanche, avec des yeux
+lumineux comme ceux des fauves. Et un son sortit de sa bouche, un son
+indistinct, un murmure plaintif.</p>
+
+<p>Alors un bruit formidable &eacute;clata dans la cuisine. Le vieux garde avait
+tir&eacute;. Et aussit&ocirc;t les fils se pr&eacute;cipit&egrave;rent, bouch&egrave;rent le judas en
+dressant la grande table qu'ils assujettirent avec le buffet.</p>
+
+<p>Et je vous jure qu'au fracas du coup de fusil que je n'attendais point,
+j'eus une telle angoisse du c&oelig;ur, de l'&acirc;me et du corps, que je me
+sentis d&eacute;faillir, pr&ecirc;t &agrave; mourir de peur.</p>
+
+<p>Nous rest&acirc;mes l&agrave; jusqu'&agrave; l'aurore, incapables de bouger, de dire un mot,
+crisp&eacute;s dans un affolement indicible.</p>
+
+<p>On n'osa d&eacute;barricader la sortie qu'en apercevant, par la fente d'un
+auvent, un mince rayon de jour.</p>
+
+<p>Au pied du mur, contre la porte, le vieux chien gisait, la gueule bris&eacute;e
+d'une balle.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait sorti de la cour en creusant un trou sous une palissade.</p>
+
+<p>L'homme au visage brun se tut&nbsp;; puis il ajouta&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Cette nuit-l&agrave; pourtant, je ne courus aucun danger&nbsp;; mais j'aimerais
+mieux recommencer toutes les heures o&ugrave; j'ai affront&eacute; les plus terribles
+p&eacute;rils, que la seule minute du coup de fusil sur la t&ecirc;te barbue du
+judas.</p>
+
+
+
+<hr>
+<a name="FARCE_NORMANDE"></a><h2 class="parthead">FARCE NORMANDE</h2>
+
+<p class="dedic">A A. de Joinville.</p>
+
+<p>La procession se d&eacute;roulait dans le chemin creux ombrag&eacute; par les grands
+arbres pouss&eacute;s sur les talus des fermes. Les jeunes mari&eacute;s venaient
+d'abord, puis les parents, puis les invit&eacute;s, puis les pauvres du pays,
+et les gamins qui tournaient autour du d&eacute;fil&eacute;, comme des mouches,
+passaient entre les rangs, grimpaient aux branches pour mieux voir.</p>
+
+<p>Le mari&eacute; &eacute;tait un beau gars, Jean Patu, le plus riche fermier du pays.
+C'&eacute;tait, avant tout, un chasseur fr&eacute;n&eacute;tique qui perdait le bon sens &agrave;
+satisfaire cette passion, et d&eacute;pensait de l'argent gros comme lui pour
+ses chiens, ses gardes, ses furets et ses fusils.</p>
+
+<p>La mari&eacute;e, Rosalie Roussel, avait &eacute;t&eacute; fort courtis&eacute;e par tous les partis
+des environs, car on la trouvait avenante, et on la savait bien dot&eacute;e&nbsp;;
+mais elle avait choisi Patu, peut-&ecirc;tre parce qu'il lui plaisait mieux
+que les autres, mais plut&ocirc;t encore, en Normande r&eacute;fl&eacute;chie, parce qu'il
+avait plus d'&eacute;cus.</p>
+
+<p>Lorsqu'ils tourn&egrave;rent la grande barri&egrave;re de la ferme maritale, quarante
+coups de fusil &eacute;clat&egrave;rent sans qu'on v&icirc;t les tireurs cach&eacute;s dans les
+foss&eacute;s. A ce bruit, une grosse gaiet&eacute; saisit les hommes qui gigottaient
+lourdement en leurs habits de f&ecirc;te&nbsp;; et Patu, quittant sa femme, sauta
+sur un valet qu'il apercevait derri&egrave;re un arbre, empoigna son arme, et
+l&acirc;cha lui-m&ecirc;me un coup de feu en gambadant comme un poulain.</p>
+
+<p>Puis on se remit en route sous les pommiers d&eacute;j&agrave; lourds de fruits, &agrave;
+travers l'herbe haute, au milieu des veaux qui regardaient de leurs gros
+yeux, se levaient lentement et restaient debout, le mufle tendu vers la
+noce.</p>
+
+<p>Les hommes redevenaient graves en approchant du repas. Les uns, les
+riches, &eacute;taient coiff&eacute;s de hauts chapeaux de soie luisants, qui
+semblaient d&eacute;pays&eacute;s en ce lieu&nbsp;; les autres portaient d'anciens
+couvre-chefs &agrave; poils longs, qu'on aurait dits en peau de taupe&nbsp;; les plus
+humbles &eacute;taient couronn&eacute;s de casquettes.</p>
+
+<p>Toutes les femmes avaient des ch&acirc;les l&acirc;ch&eacute;s dans le dos, et dont elles
+tenaient les bouts sur leurs bras avec c&eacute;r&eacute;monie. Ils &eacute;taient rouges,
+bigarr&eacute;s, flamboyants, ces ch&acirc;les&nbsp;; et leur &eacute;clat semblait &eacute;tonner les
+poules noires sur le fumier, les canards au bord de la mare, et les
+pigeons sur les toits de chaume.</p>
+
+<p>Tout le vert de la campagne, le vert de l'herbe et des arbres, semblait
+exasp&eacute;r&eacute; au contact de cette pourpre ardente et les deux couleurs ainsi
+voisines devenaient aveuglantes sous le feu du soleil de midi.</p>
+
+<p>La grande ferme paraissait attendre l&agrave;-bas, au bout de la vo&ucirc;te des
+pommiers. Une sorte de fum&eacute;e sortait de la porte et des fen&ecirc;tres
+ouvertes, et une odeur &eacute;paisse de mangeaille s'exhalait du vaste
+b&acirc;timent, de toutes ses ouvertures, des murs eux-m&ecirc;mes.</p>
+
+<p>Comme un serpent, la suite des invit&eacute;s s'allongeait &agrave; travers la cour.
+Les premiers, atteignant la maison, brisaient la cha&icirc;ne,
+s'&eacute;parpillaient, tandis que l&agrave;-bas il en entrait toujours par la
+barri&egrave;re ouverte. Les foss&eacute;s maintenant &eacute;taient garnis de gamins et de
+pauvres curieux&nbsp;; et les coups de fusil ne cessaient pas, &eacute;clatant de
+tous les c&ocirc;t&eacute;s &agrave; la fois, m&ecirc;lant &agrave; l'air une bu&eacute;e de poudre et cette
+odeur qui grise comme de l'absinthe.</p>
+
+<p>Devant la porte, les femmes tapaient sur leurs robes pour en faire
+tomber la poussi&egrave;re, d&eacute;nouaient les oriflammes qui servaient de rubans &agrave;
+leurs chapeaux, d&eacute;faisaient leurs ch&acirc;les et les posaient sur leurs bras,
+puis entraient dans la maison pour se d&eacute;barrasser d&eacute;finitivement de ces
+ornements.</p>
+
+<p>La table &eacute;tait mise dans la grande cuisine, qui pouvait contenir cent
+personnes.</p>
+
+<p>On s'assit &agrave; deux heures. A huit heures on mangeait encore. Les hommes
+d&eacute;boutonn&eacute;s, en bras de chemise, la face rougie, engloutissaient comme
+des gouffres. Le cidre jaune luisait, joyeux, clair et dor&eacute;, dans les
+grands verres, &agrave; c&ocirc;t&eacute; du vin color&eacute;, du vin sombre, couleur de sang.</p>
+
+<p>Entre chaque plat on faisait un trou, le trou normand, avec un verre
+d'eau-de-vie qui jetait du feu dans les corps et de la folie dans les
+t&ecirc;tes.</p>
+
+<p>De temps en temps, un convive plein comme une barrique, sortait
+jusqu'aux arbres prochains, se soulageait, puis rentrait avec une faim
+nouvelle aux dents.</p>
+
+<p>Les fermi&egrave;res, &eacute;carlates, oppress&eacute;es, les corsages tendus comme des
+ballons, coup&eacute;es en deux par le corset, gonfl&eacute;es du haut et du bas,
+restaient &agrave; table par pudeur. Mais une d'elles, plus g&ecirc;n&eacute;e, &eacute;tant
+sortie, toutes alors se lev&egrave;rent &agrave; la suite. Elles revenaient plus
+joyeuses, pr&ecirc;tes &agrave; rire. Et les lourdes plaisanteries commenc&egrave;rent.</p>
+
+<p>C'&eacute;taient des bord&eacute;es d'obsc&eacute;nit&eacute;s l&acirc;ch&eacute;es &agrave; travers la table, et toutes
+sur la nuit nuptiale. L'arsenal de l'esprit paysan fut vid&eacute;. Depuis cent
+ans, les m&ecirc;mes grivoiseries servaient aux m&ecirc;mes occasions, et, bien que
+chacun les conn&ucirc;t, elles portaient encore, faisaient partir en un rire
+retentissant les deux enfil&eacute;es de convives.</p>
+
+<p>Un vieux &agrave; cheveux gris appelait&nbsp;: &laquo;&nbsp;Les voyageurs pour M&eacute;zidon en
+voiture&nbsp;&raquo;. Et c'&eacute;taient des hurlements de gaiet&eacute;.</p>
+
+<p>Tout au bout de la table, quatre gars, des voisins, pr&eacute;paraient des
+farces aux mari&eacute;s, et ils semblaient en tenir une bonne, tant ils
+tr&eacute;pignaient en chuchotant.</p>
+
+<p>L'un d'eux, soudain, profitant d'un moment de calme, cria&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;C'est les braconniers qui vont s'en donner c'te nuit, avec la lune
+qu'y a&nbsp;!... Dis donc, Jean, c'est pas c'te lune-l&agrave; qu'tu guetteras, toi&nbsp;?</p>
+
+<p>Le mari&eacute;, brusquement, se tourna&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Qu'i z'y viennent, les braconniers&nbsp;!</p>
+
+<p>Mais l'autre se mit &agrave; rire&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Ah&nbsp;! i peuvent y venir&nbsp;; tu quitteras pas ta besogne pour &ccedil;a&nbsp;!</p>
+
+<p>Toute la tabl&eacute;e fut secou&eacute;e par la joie. Le sol en trembla, les verres
+vibr&egrave;rent.</p>
+
+<p>Mais le mari&eacute;, &agrave; l'id&eacute;e qu'on pouvait profiter de sa noce pour
+braconner chez lui, devint furieux&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;J'te dis qu'&ccedil;a&nbsp;: qu'i z'y viennent&nbsp;!</p>
+
+<p>Alors ce fut une pluie de polissonneries &agrave; double sens qui faisaient un
+peu rougir la mari&eacute;e, toute fr&eacute;missante d'attente.</p>
+
+<p>Puis, quand on eut bu des barils d'eau-de-vie, chacun partit se coucher&nbsp;;
+et les jeunes &eacute;poux entr&egrave;rent en leur chambre, situ&eacute;e au
+rez-de-chauss&eacute;e, comme toutes les chambres de ferme&nbsp;; et, comme il y
+faisait un peu chaud, ils ouvrirent la fen&ecirc;tre et ferm&egrave;rent l'auvent.
+Une petite lampe de mauvais go&ucirc;t, cadeau du p&egrave;re de la femme, br&ucirc;lait
+sur la commode&nbsp;; et le lit &eacute;tait pr&ecirc;t &agrave; recevoir le couple nouveau, qui
+ne mettait point &agrave; son premier embrassement tout le c&eacute;r&eacute;monial des
+bourgeois dans les villes.</p>
+
+<p>D&eacute;j&agrave; la jeune femme avait enlev&eacute; sa coiffure et sa robe, et elle
+demeurait en jupon, d&eacute;la&ccedil;ant ses bottines, tandis que Jean achevait un
+cigare, en regardant de coin sa compagne.</p>
+
+<p>Il la guettait d'un &oelig;il luisant, plus sensuel que tendre&nbsp;; car il la
+d&eacute;sirait plut&ocirc;t qu'il ne l'aimait&nbsp;; et, soudain, d'un mouvement brusque,
+comme un homme qui va se mettre &agrave; l'ouvrage, il enleva son habit.</p>
+
+<p>Elle avait d&eacute;fait ses bottines, et maintenant elle retirait ses bas,
+puis elle lui dit, le tutoyant depuis l'enfance&nbsp;: &laquo;&nbsp;Va te cacher l&agrave;-bas,
+derri&egrave;re les rideaux, que j' me mette au lit&nbsp;&raquo;.</p>
+
+<p>Il fit mine de refuser, puis il y alla d'un air sournois, et se
+dissimula, sauf la t&ecirc;te. Elle riait, voulait envelopper ses yeux, et ils
+jouaient d'une fa&ccedil;on amoureuse et gaie, sans pudeur apprise et sans
+g&ecirc;ne.</p>
+
+<p>Pour finir il c&eacute;da&nbsp;; alors, en une seconde, elle d&eacute;noua son dernier
+jupon, qui glissa le long de ses jambes, tomba autour de ses pieds et
+s'aplatit en rond par terre. Elle l'y laissa, l'enjamba, nue sous la
+chemise flottante et elle se glissa dans le lit, dont les ressorts
+chant&egrave;rent sous son poids.</p>
+
+<p>Aussit&ocirc;t il arriva, d&eacute;chauss&eacute; lui-m&ecirc;me, en pantalon, et il se courbait
+vers sa femme, cherchant ses l&egrave;vres qu'elle cachait dans l'oreiller,
+quand un coup de feu retentit au loin, dans la direction du bois des
+R&acirc;p&eacute;es, lui sembla-t-il.</p>
+
+<p>Il se redressa inquiet, le c&oelig;ur crisp&eacute;, et, courant &agrave; la fen&ecirc;tre, il
+d&eacute;crocha l'auvent.</p>
+
+<p>La pleine lune baignait la cour d'une lumi&egrave;re jaune. L'ombre des
+pommiers faisait des taches sombres &agrave; leur pied&nbsp;; et, au loin, la
+campagne, couverte de moissons m&ucirc;res, luisait.</p>
+
+<p>Comme Jean s'&eacute;tait pench&eacute; au dehors, &eacute;piant toutes les rumeurs de la
+nuit, deux bras nus vinrent se nouer sous son cou, et sa femme, le
+tirant en arri&egrave;re, murmura&nbsp;: &laquo;&nbsp;Laisse donc, qu'est-ce que &ccedil;a fait,
+viens-t'en.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il se retourna, la saisit, l'&eacute;treignit, la palpant sous la toile l&eacute;g&egrave;re&nbsp;;
+et, l'enlevant dans ses bras robustes, il l'emporta vers leur couche.</p>
+
+<p>Au moment o&ugrave; il la posait sur le lit, qui plia sous le poids, une
+nouvelle d&eacute;tonation, plus proche celle-l&agrave;, retentit.</p>
+
+<p>Alors Jean, secou&eacute; d'une col&egrave;re tumultueuse, jura&nbsp;: &laquo;&nbsp;Non de D...&nbsp;! ils
+croient que je ne sortirai pas &agrave; cause de toi&nbsp;?... Attends, attends&nbsp;!&nbsp;&raquo; Il
+se chaussa, d&eacute;crocha son fusil toujours pendu &agrave; port&eacute;e de sa main, et,
+comme sa femme se tra&icirc;nait &agrave; ses genoux et le suppliait, &eacute;perdue, il se
+d&eacute;gagea vivement, courut &agrave; la fen&ecirc;tre et sauta dans la cour.</p>
+
+<p>Elle attendit une heure, deux heures, jusqu'au jour. Son mari ne rentra
+pas. Alors elle perdit la t&ecirc;te, appela, raconta la fureur de Jean et sa
+course apr&egrave;s les braconniers.</p>
+
+<p>Aussit&ocirc;t les valets, les charretiers, les gars partirent &agrave; la recherche
+du ma&icirc;tre.</p>
+
+<p>On le retrouva &agrave; deux lieues de la ferme, ficel&eacute; des pieds &agrave; la t&ecirc;te, &agrave;
+moiti&eacute; mort de fureur, son fusil tordu, sa culotte &agrave; l'envers, avec
+trois li&egrave;vres tr&eacute;pass&eacute;s autour du cou et une pancarte sur la poitrine&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Qui va &agrave; la chasse, perd sa place.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et, plus tard, quand il racontait cette nuit d'&eacute;pousailles, il ajoutait&nbsp;:
+&laquo;&nbsp;Oh&nbsp;! pour une farce&nbsp;! c'&eacute;tait une bonne farce. Ils m'ont pris dans un
+collet comme un lapin, les salauds, et ils m'ont cach&eacute; la t&ecirc;te dans un
+sac. Mais si je les t&acirc;te un jour, gare &agrave; eux&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Et voil&agrave; comment on s'amuse, les jours de noce, au pays normand.</p>
+
+
+<hr>
+<a name="LES_SABOTS"></a><h2 class="parthead">LES SABOTS</h2>
+
+<p class="dedic">A L&eacute;on Fontaine.</p>
+
+<p>Le vieux cur&eacute; bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus des
+bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommad&eacute;s des
+paysans. Les grands paniers des fermi&egrave;res venues de loin pour la messe
+&eacute;taient pos&eacute;s &agrave; terre &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'elles&nbsp;; et la lourde chaleur d'un jour de
+juillet d&eacute;gageait de tout le monde une odeur de b&eacute;tail, un fumet de
+troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et
+aussi les meuglements des vaches couch&eacute;es dans un champ voisin. Parfois
+un souffle d'air charg&eacute; d'aromes des champs s'engouffrait sous le
+portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des coiffures,
+il allait faire vaciller sur l'autel les petites flammes jaunes au bout
+des cierges... &laquo;&nbsp;Comme le d&eacute;sire le bon Dieu. Ainsi soit-il&nbsp;!&nbsp;&raquo; pronon&ccedil;ait
+le pr&ecirc;tre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se mit, comme chaque
+semaine, &agrave; recommander &agrave; ses ouailles les petites affaires intimes de la
+commune. C'&eacute;tait un vieux homme &agrave; cheveux blancs qui administrait la
+paroisse depuis bient&ocirc;t quarante ans, et le pr&ocirc;ne lui servait pour
+communiquer famili&egrave;rement avec tout son monde.</p>
+
+<p>Il reprit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je recommande &agrave; vos pri&egrave;res D&eacute;sir&eacute; Vallin, qu'est bien
+malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses couches.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il ne savait plus&nbsp;; il cherchait les bouts de papier pos&eacute;s dans un
+br&eacute;viaire. Il en retrouva deux enfin, et continua&nbsp;: &laquo;&nbsp;Il ne faut pas que
+les gar&ccedil;ons et les filles viennent comme &ccedil;a, le soir, dans le cimeti&egrave;re,
+ou bien je pr&eacute;viendrai le garde champ&ecirc;tre.&nbsp;&mdash;&nbsp;M. C&eacute;saire Omont voudrait
+bien trouver une jeune fille honn&ecirc;te comme servante.&nbsp;&raquo; Il r&eacute;fl&eacute;chit
+encore quelques secondes, puis ajouta&nbsp;: &laquo;&nbsp;C'est tout, mes fr&egrave;res, c'est la
+gr&acirc;ce que je vous souhaite au nom du P&egrave;re, et du Fils, et du
+Saint-Esprit.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Quand les Malandain furent rentr&eacute;s dans leur chaumi&egrave;re, la derni&egrave;re du
+hameau de la Sabli&egrave;re, sur la route de Fourville, le p&egrave;re, un vieux
+petit paysan sec et rid&eacute;, s'assit devant la table, pendant que sa femme
+d&eacute;crochait la marmite et que sa fille Ad&eacute;la&iuml;de prenait dans le buffet
+les verres et les assiettes, et il dit&nbsp;: &laquo;&nbsp;&Ccedil;a s'rait p't&ecirc;tre bon, c'te
+place chez ma&icirc;tr' Omont, vu que le v'l&agrave; veuf, que sa bru l'aime pas,
+qu'il est seul et qu'il a d'quoi. J'ferions p't&ecirc;tre ben d'y envoyer
+Ad&eacute;la&iuml;de.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle,
+et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d'une
+odeur de choux, elle r&eacute;fl&eacute;chit.</p>
+
+<p>L'homme reprit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Il a d'quoi, pour s&ucirc;r. Mais qu'il faudrait &ecirc;tre
+d&eacute;gourdi et qu'Ad&eacute;la&iuml;de l'est pas un brin.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>La femme alors articula&nbsp;: &laquo;&nbsp;J'pourrions voir tout d'm&ecirc;me.&nbsp;&raquo; Puis, se
+tournant vers sa fille, une gaillarde &agrave; l'air niais, aux cheveux jaunes,
+aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria&nbsp;:
+&laquo;&nbsp;T'entends, grande b&ecirc;te. T'iras chez ma&icirc;t' Omont t'proposer comme
+servante, et tu f'ras tout c'qu'il te commandera.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>La fille se mit &agrave; rire sottement sans r&eacute;pondre. Puis tous trois
+commenc&egrave;rent &agrave; manger.</p>
+
+<p>Au bout de dix minutes, le p&egrave;re reprit&nbsp;: &laquo;&nbsp;&Eacute;coute un mot, la fille, et
+t&acirc;che d'n' point te mettre en d&eacute;faut sur ce que j'vas te dire...&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et il lui tra&ccedil;a en termes lents et minutieux toute une r&egrave;gle de
+conduite, pr&eacute;voyant les moindres d&eacute;tails, la pr&eacute;parant &agrave; cette conqu&ecirc;te
+d'un vieux veuf mal avec sa famille.</p>
+
+<p>La m&egrave;re avait cess&eacute; de manger pour &eacute;couter, et elle demeurait, la
+fourchette &agrave; la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour &agrave;
+tour, suivant cette instruction avec une attention concentr&eacute;e et muette.</p>
+
+<p>Ad&eacute;la&iuml;de restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide.</p>
+
+<p>D&egrave;s que le repas fut termin&eacute;, la m&egrave;re lui fit mettre son bonnet, et
+elles partirent toutes deux pour aller trouver M. C&eacute;saire Omont. Il
+habitait une sorte de petit pavillon de briques adoss&eacute; aux b&acirc;timents
+d'exploitation qu'occupaient ses fermiers. Car il s'&eacute;tait retir&eacute; du
+faire-valoir, pour vivre de ses rentes.</p>
+
+<p>Il avait environ cinquante-cinq ans&nbsp;; il &eacute;tait gros, jovial et bourru
+comme un homme riche. Il riait et criait &agrave; faire tomber les murs, buvait
+du cidre et de l'eau-de-vie &agrave; pleins verres, et passait encore pour
+chaud, malgr&eacute; son &acirc;ge.</p>
+
+<p>Il aimait &agrave; se promener dans les champs, les mains derri&egrave;re le dos,
+enfon&ccedil;ant ses sabots de bois dans la terre grasse, consid&eacute;rant la lev&eacute;e
+du bl&eacute; ou la floraison des colzas d'un &oelig;il d'amateur &agrave; son aise, qui
+aime &ccedil;a, mais qui ne se la foule plus.</p>
+
+<p>On disait de lui&nbsp;: &laquo;&nbsp;C'est un p&egrave;re Bon-Temps, qui n'est pas bien lev&eacute; tous
+les jours.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il re&ccedil;ut les deux femmes, le ventre &agrave; table, achevant son caf&eacute;. Et, se
+renversant, il demanda&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Qu'est-ce que vous d&eacute;sirez&nbsp;?</p>
+
+<p>La m&egrave;re prit la parole&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;C'est not' fille Ad&eacute;la&iuml;de que j'viens vous proposer pour servante, vu
+c'qu'a dit &ccedil;u matin monsieur le cur&eacute;.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Ma&icirc;tre Omont consid&eacute;ra la fille, puis, brusquement&nbsp;: &laquo;&nbsp;Quel &acirc;ge qu'elle a,
+c'te grande bique-l&agrave;&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Vingt-un ans &agrave; la Saint-Michel, monsieur Omont.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;C'est bien&nbsp;; all'aura quinze francs par mois et l'fricot. J'l'attends
+d'main, pour faire ma soupe du matin.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et il cong&eacute;dia les deux femmes.</p>
+
+<p>Ad&eacute;la&iuml;de entra en fonctions le lendemain et se mit &agrave; travailler dur,
+sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents.</p>
+
+<p>Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine,
+monsieur Omont la h&eacute;la.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Ad&eacute;la&iuml;de&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle accourut. &laquo;&nbsp;Me v'l&agrave;, not' ma&icirc;tre.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>D&egrave;s qu'elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonn&eacute;es, l'&oelig;il
+trouble, il d&eacute;clara&nbsp;: &laquo;&nbsp;&Eacute;coute un peu, qu'il n'y ait pas d'erreur entre
+nous. T'es ma servante, mais rien de plus. T'entends. Nous ne m&ecirc;lerons
+point nos sabots.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Oui, not' ma&icirc;tre.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Chacun sa place, ma fille, t'as ta cuisine&nbsp;; j'ai ma salle. A part &ccedil;a,
+tout sera pour t&eacute; comme pour m&eacute;. C'est convenu&nbsp;?</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Oui, not' ma&icirc;tre.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Allons, c'est bien, va &agrave; ton ouvrage.</p>
+
+<p>Et elle alla reprendre sa besogne.</p>
+
+<p>A midi elle servit le d&icirc;ner du ma&icirc;tre dans sa petite salle &agrave; papier
+peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla pr&eacute;venir M.
+Omont.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;C'est servi, not' ma&icirc;tre.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il entra, s'assit, regarda autour de lui, d&eacute;plia sa serviette, h&eacute;sita
+une seconde, puis, d'une voix de tonnerre&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Ad&eacute;la&iuml;de&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle arriva, effar&eacute;e. Il cria comme s'il allait la massacrer. &laquo;&nbsp;Eh bien,
+nom de D... et t&eacute;, ousqu'est ta place&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Mais... not' ma&icirc;tre...&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il hurlait&nbsp;: &laquo;&nbsp;J'aime pas manger tout seul, nom de D...&nbsp;; tu vas te mett'
+l&agrave; ou bien foutre le camp si tu n'veux pas. Va chercher t'nassiette et
+ton verre.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>&Eacute;pouvant&eacute;e, elle apporta son couvert en balbutiant&nbsp;: &laquo;&nbsp;Me v'l&agrave;, not'
+ma&icirc;tre.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et elle s'assit en face de lui.</p>
+
+<p>Alors il devint jovial&nbsp;; il trinquait, tapait sur la table, racontait des
+histoires qu'elle &eacute;coutait les yeux baiss&eacute;s, sans oser prononcer un mot.</p>
+
+<p>De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du cidre,
+des assiettes.</p>
+
+<p>En apportant le caf&eacute;, elle ne d&eacute;posa qu'une tasse devant lui&nbsp;; alors,
+repris de col&egrave;re, il grogna&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Eh bien, et pour t&eacute;&nbsp;?</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;J'n'en prends point, not' ma&icirc;tre.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Pourquoi que tu n'en prends point&nbsp;?</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Parce que je l'aime point.</p>
+
+<p>Alors il &eacute;clata de nouveau&nbsp;: &laquo;&nbsp;J'aime pas prend' mon caf&eacute; tout seul, nom
+de D... Si tu n'veux pas t'mett'&agrave; en prendre itou, tu vas foutre le
+camp, nom de D... Va chercher une tasse et plus vite que &ccedil;a.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle alla chercher une tasse, se rassit, go&ucirc;ta la noire liqueur, fit la
+grimace, mais, sous l'&oelig;il furieux du ma&icirc;tre, avala jusqu'au bout. Puis
+il lui fallut boire le premier verre d'eau-de-vie de la rincette, le
+second du pousse-rincette, et le troisi&egrave;me du coup-de-pied-au-cul.</p>
+
+<p>Et M. Omont la cong&eacute;dia. &laquo;&nbsp;Va laver ta vaisselle maintenant, t'es une
+bonne fille.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il en fut de m&ecirc;me au d&icirc;ner. Puis elle dut faire sa partie de dominos&nbsp;;
+puis il l'envoya se mettre au lit.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Va te coucher, je monterai tout &agrave; l'heure.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa
+pri&egrave;re, se d&eacute;v&ecirc;tit et se glissa dans ses draps.</p>
+
+<p>Mais soudain elle bondit, effar&eacute;e. Un cri furieux faisait trembler la
+maison.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Ad&eacute;la&iuml;de&nbsp;?</p>
+
+<p>Elle ouvrit sa porte et r&eacute;pondit de son grenier&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Me v'l&agrave;, not' ma&icirc;tre.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Ousque t'es&nbsp;?</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Mais j'suis dans mon lit, donc, not' ma&icirc;tre.</p>
+
+<p>Alors il vocif&eacute;ra&nbsp;: &laquo;&nbsp;Veux-tu bien descendre, nom de D... J'aime pas
+coucher tout seul, nom de D..., et si tu n'veux point, tu vas me foutre
+le camp, nom de D...&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Alors, elle r&eacute;pondit d'en haut, &eacute;perdue, cherchant sa chandelle&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Me v'l&agrave;, not' ma&icirc;tre&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et il entendit ses petits sabots d&eacute;couverts battre le sapin de
+l'escalier&nbsp;; et, quand elle fut arriv&eacute;e aux derni&egrave;res marches, il la
+prit par le bras, et d&egrave;s qu'elle eut laiss&eacute; devant la porte ses &eacute;troites
+chaussures de bois &agrave; c&ocirc;t&eacute; des grosses galoches du ma&icirc;tre, il la poussa
+dans sa chambre en grognant&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Plus vite que &ccedil;a, donc, nom de D...&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et elle r&eacute;p&eacute;tait sans cesse, ne sachant plus ce qu'elle disait&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Me v'l&agrave;, me v'l&agrave;, not' ma&icirc;tre.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Six mois apr&egrave;s, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son
+p&egrave;re l'examina curieusement, puis demanda&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;T'es-ti point grosse&nbsp;?</p>
+
+<p>Elle restait stupide, regardant son ventre, r&eacute;p&eacute;tant&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mais non, je n'
+crois point.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Alors, il l'interrogea, voulant tout savoir&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Dis-m&eacute; si vous n'avez point, qu&eacute;que soir, m&ecirc;l&eacute; vos sabots&nbsp;?</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Oui, je les ons m&ecirc;l&eacute;s l'premier soir et puis l'sautres.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Mais alors t'es pleine, grande futaille.</p>
+
+<p>Elle se mit &agrave; sangloter, balbutiant&nbsp;: &laquo;&nbsp;J'savais ti, m&eacute;&nbsp;? J'savais ti, m&eacute;&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Le p&egrave;re Malandain la guettait, l'&oelig;il &eacute;veill&eacute;, la mine satisfaite. Il
+demanda&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Qu&eacute;que tu ne savais point&nbsp;?</p>
+
+<p>Elle pronon&ccedil;a, &agrave; travers ses pleurs&nbsp;: &laquo;&nbsp;J'savais ti, m&eacute;, que &ccedil;a se faisait
+comme &ccedil;a, d's'&eacute;fants&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Sa m&egrave;re rentrait. L'homme articula, sans col&egrave;re&nbsp;: &laquo;&nbsp;La v'l&agrave; grosse, &agrave;
+c't'heure.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Mais la femme se f&acirc;cha, r&eacute;volt&eacute;e d'instinct, injuriant &agrave; pleine gueule
+sa fille en larmes, la traitant de &laquo;&nbsp;manante&nbsp;&raquo; et de &laquo;&nbsp;tra&icirc;n&eacute;e&nbsp;&raquo;.</p>
+
+<p>Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour aller
+causer de leurs affaires avec ma&icirc;t' C&eacute;saire Omont, il d&eacute;clara&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;All' est tout d' m&ecirc;me encore pu sotte que j'aurais cru. All' n'savait
+point c'qu'all' faisait, c'te niente.</p>
+
+<p>Au pr&ocirc;ne du dimanche suivant, le vieux cur&eacute; publiait les bans de M.
+Onufre-C&eacute;saire Omont avec C&eacute;leste-Ad&eacute;la&iuml;de Malandain.</p>
+
+
+<hr>
+<a name="LA_REMPAILLEUSE"></a><h2 class="parthead">LA REMPAILLEUSE</h2>
+
+<p class="dedic">A L&eacute;on Hennique.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait &agrave; la fin du d&icirc;ner d'ouverture de chasse chez le marquis de
+Bertrans. Onze chasseurs, huit jeunes femmes et le m&eacute;decin du pays
+&eacute;taient assis autour de la grande table illumin&eacute;e, couverte de fruits et
+de fleurs.</p>
+
+<p>On vint &agrave; parler d'amour, et une grande discussion s'&eacute;leva, l'&eacute;ternelle
+discussion, pour savoir si on pouvait aimer vraiment une fois ou
+plusieurs fois. On cita des exemples de gens n'ayant jamais eu qu'un
+amour s&eacute;rieux&nbsp;; on cita aussi d'autres exemples de gens ayant aim&eacute;
+souvent, avec violence. Les hommes, en g&eacute;n&eacute;ral, pr&eacute;tendaient que la
+passion, comme les maladies, peut frapper plusieurs fois le m&ecirc;me &ecirc;tre,
+et le frapper &agrave; le tuer si quelque obstacle se dresse devant lui. Bien
+que cette mani&egrave;re de voir ne f&ucirc;t pas contestable, les femmes, dont
+l'opinion s'appuyait sur la po&eacute;sie bien plus que sur l'observation,
+affirmaient que l'amour, l'amour vrai, le grand amour, ne pouvait tomber
+qu'une fois sur un mortel, qu'il &eacute;tait semblable &agrave; la foudre, cet amour,
+et qu'un c&oelig;ur touch&eacute; par lui demeurait ensuite tellement vid&eacute;, ravag&eacute;,
+incendi&eacute;, qu'aucun autre sentiment puissant, m&ecirc;me aucun r&ecirc;ve, n'y
+pouvait germer de nouveau.</p>
+
+<p>Le marquis ayant aim&eacute; beaucoup, combattait vivement cette croyance&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Je vous dis, moi, qu'on peut aimer plusieurs fois avec toutes ses
+forces et toute son &acirc;me. Vous me citez des gens qui se sont tu&eacute;s par
+amour, comme preuve de l'impossibilit&eacute; d'une seconde passion. Je vous
+r&eacute;pondrai que, s'ils n'avaient pas commis cette b&ecirc;tise de se suicider,
+ce qui leur enlevait toute chance de rechute, ils se seraient gu&eacute;ris&nbsp;; et
+ils auraient recommenc&eacute;, et toujours, jusqu'&agrave; leur mort naturelle. Il en
+est des amoureux comme des ivrognes. Qui a bu boira&nbsp;&mdash;&nbsp;qui a aim&eacute; aimera.
+C'est une affaire de temp&eacute;rament, cela.</p>
+
+<p>On prit pour arbitre le docteur, vieux m&eacute;decin parisien retir&eacute; aux
+champs, et on le pria de donner son avis.</p>
+
+<p>Justement il n'en avait pas&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Comme l'a dit le marquis, c'est une affaire de temp&eacute;rament&nbsp;; quant &agrave;
+moi, j'ai eu connaissance d'une passion qui dura cinquante-cinq ans,
+sans un jour de r&eacute;pit, et qui ne se termina que par la mort.</p>
+
+<p>La marquise battit des mains.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Est-ce beau cela&nbsp;! Et quel r&ecirc;ve d'&ecirc;tre aim&eacute; ainsi&nbsp;! Quel bonheur de
+vivre cinquante-cinq ans tout envelopp&eacute; de cette affection acharn&eacute;e et
+p&eacute;n&eacute;trante&nbsp;! Comme il a d&ucirc; &ecirc;tre heureux, et b&eacute;nir la vie, celui qu'on
+adora de la sorte&nbsp;!</p>
+
+<p>Le m&eacute;decin sourit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;En effet, madame, vous ne vous trompez pas sur ce point, que l'&ecirc;tre
+aim&eacute; fut un homme. Vous le connaissez, c'est M. Chouquet, le pharmacien
+du bourg. Quant &agrave; elle, la femme, vous l'avez connue aussi, c'est la
+vieille rempailleuse de chaises qui venait tous les ans au ch&acirc;teau. Mais
+je vais me faire mieux comprendre.</p>
+
+<p>L'enthousiasme des femmes &eacute;tait tomb&eacute;&nbsp;; et leur visage d&eacute;go&ucirc;t&eacute; disait&nbsp;:
+&laquo;&nbsp;Pouah&nbsp;!&nbsp;&raquo; comme si l'amour n'e&ucirc;t d&ucirc; frapper que des &ecirc;tres fins et
+distingu&eacute;s, seuls dignes de l'int&eacute;r&ecirc;t des gens comme il faut.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Le m&eacute;decin reprit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;J'ai &eacute;t&eacute; appel&eacute;, il y a trois mois, aupr&egrave;s de cette vieille femme, &agrave;
+son lit de mort. Elle &eacute;tait arriv&eacute;e la veille, dans la voiture qui lui
+servait de maison, tra&icirc;n&eacute;e par la rosse que vous avez vue, et
+accompagn&eacute;e de ses deux grands chiens noirs, ses amis et ses gardiens.
+Le cur&eacute; &eacute;tait d&eacute;j&agrave; l&agrave;. Elle nous fit ses ex&eacute;cuteurs testamentaires, et,
+pour nous d&eacute;voiler le sens de ses volont&eacute;s derni&egrave;res, elle nous raconta
+toute sa vie. Je ne sais rien de plus singulier et de plus poignant.</p>
+
+<p>Son p&egrave;re &eacute;tait rempailleur et sa m&egrave;re rempailleuse. Elle n'a jamais eu
+de logis plant&eacute; en terre.</p>
+
+<p>Toute petite, elle errait, haillonneuse, vermineuse, sordide. On
+s'arr&ecirc;tait &agrave; l'entr&eacute;e des villages, le long des foss&eacute;s&nbsp;; on d&eacute;telait la
+voiture&nbsp;; le cheval broutait&nbsp;; le chien dormait, le museau sur ses pattes&nbsp;;
+et la petite se roulait dans l'herbe pendant que le p&egrave;re et la m&egrave;re
+rafistolaient, &agrave; l'ombre des ormes du chemin, tous les vieux si&egrave;ges de
+la commune. On ne parlait gu&egrave;re, dans cette demeure ambulante. Apr&egrave;s les
+quelques mots n&eacute;cessaires pour d&eacute;cider qui ferait le tour des maisons en
+poussant le cri bien connu&nbsp;: &laquo;&nbsp;Remmm-pailleur de chaises&nbsp;!&nbsp;&raquo; on se mettait &agrave;
+tortiller la paille, face &agrave; face ou c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te. Quand l'enfant allait
+trop loin ou tentait d'entrer en relations avec quelque galopin du
+village, la voix col&egrave;re du p&egrave;re la rappelait&nbsp;: &laquo;&nbsp;Veux-tu bien revenir ici,
+crapule&nbsp;!&nbsp;&raquo; C'&eacute;taient les seuls mots de tendresse qu'elle entendait.</p>
+
+<p>Quand elle devint plus grande, on l'envoya faire la r&eacute;colte des fonds de
+si&egrave;ge avari&eacute;s. Alors elle &eacute;baucha quelques connaissances de place en
+place avec les gamins&nbsp;; mais c'&eacute;taient alors les parents de ses nouveaux
+amis qui rappelaient brutalement leurs enfants&nbsp;: &laquo;&nbsp;Veux-tu bien venir ici,
+polisson&nbsp;! Que je te voie causer avec les va-nu-pieds&nbsp;!...&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Souvent les petits gars lui jetaient des pierres.</p>
+
+<p>Des dames lui ayant donn&eacute; quelques sous, elle les garda soigneusement.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Un jour&nbsp;&mdash;&nbsp;elle avait alors onze ans&nbsp;&mdash;&nbsp;comme elle passait par ce pays, elle
+rencontra derri&egrave;re le cimeti&egrave;re le petit Chouquet qui pleurait parce
+qu'un camarade lui avait vol&eacute; deux liards. Ces larmes d'un petit
+bourgeois, d'un de ces petits qu'elle s'imaginait dans sa fr&ecirc;le caboche
+de d&eacute;sh&eacute;rit&eacute;e, &ecirc;tre toujours contents et joyeux, la boulevers&egrave;rent. Elle
+s'approcha, et, quand elle connut la raison de sa peine, elle versa
+entre ses mains toutes ses &eacute;conomies, sept sous, qu'il prit
+naturellement, en essuyant ses larmes. Alors, folle de joie, elle eut
+l'audace de l'embrasser. Comme il consid&eacute;rait attentivement sa monnaie,
+il se laissa faire. Ne se voyant ni repouss&eacute;e ni battue, elle
+recommen&ccedil;a&nbsp;; elle l'embrassa &agrave; pleins bras, &agrave; plein c&oelig;ur. Puis elle se
+sauva.</p>
+
+<p>Que se passa-t-il dans cette mis&eacute;rable t&ecirc;te&nbsp;? S'est-elle attach&eacute;e &agrave; ce
+mioche parce qu'elle lui avait sacrifi&eacute; sa fortune de vagabonde, ou
+parce qu'elle lui avait donn&eacute; son premier baiser tendre&nbsp;? Le myst&egrave;re est
+le m&ecirc;me pour les petits que pour les grands.</p>
+
+<p>Pendant des mois, elle r&ecirc;va de ce coin de cimeti&egrave;re et de ce gamin. Dans
+l'esp&eacute;rance de le revoir, elle vola ses parents, grappillant un sou
+par-ci, un sou par-l&agrave;, sur un rempaillage, ou sur les provisions qu'elle
+allait acheter.</p>
+
+<p>Quand elle revint, elle avait deux francs dans sa poche, mais elle ne
+put qu'apercevoir le petit pharmacien, bien propre, derri&egrave;re les
+carreaux de la boutique paternelle, entre un bocal rouge et un t&eacute;nia.</p>
+
+<p>Elle ne l'en aima que davantage, s&eacute;duite, &eacute;mue, extasi&eacute;e par cette
+gloire de l'eau color&eacute;e, cette apoth&eacute;ose des cristaux luisants.</p>
+
+<p>Elle garda en elle son souvenir ineffa&ccedil;able, et, quand elle le
+rencontra, l'an suivant, derri&egrave;re l'&eacute;cole, jouant aux billes avec ses
+camarades, elle se jeta sur lui, le saisit dans ses bras, et le baisa
+avec tant de violence qu'il se mit &agrave; hurler de peur. Alors, pour
+l'apaiser, elle lui donna son argent&nbsp;: trois francs vingt, un vrai
+tr&eacute;sor, qu'il regardait avec des yeux agrandis.</p>
+
+<p>Il le prit et se laissa caresser tant qu'elle voulut.</p>
+
+<p>Pendant quatre ans encore, elle versa entre ses mains toutes ses
+r&eacute;serves, qu'il empochait avec conscience en &eacute;change de baisers
+consentis. Ce fut une fois trente sous, une fois deux francs, une fois
+douze sous (elle en pleura de peine et d'humiliation, mais l'ann&eacute;e avait
+&eacute;t&eacute; mauvaise) et la derni&egrave;re fois, cinq francs, une grosse pi&egrave;ce ronde,
+qui le fit rire d'un rire content.</p>
+
+<p>Elle ne pensait plus qu'&agrave; lui&nbsp;; et il attendait son retour avec une
+certaine impatience, courait au-devant d'elle en la voyant, ce qui
+faisait bondir le c&oelig;ur de la fillette.</p>
+
+<p>Puis il disparut. On l'avait mis au coll&egrave;ge. Elle le sut en interrogeant
+habilement. Alors elle usa d'une diplomatie infinie pour changer
+l'itin&eacute;raire de ses parents et les faire passer par ici au moment des
+vacances. Elle y r&eacute;ussit, mais apr&egrave;s un an de ruses. Elle &eacute;tait donc
+rest&eacute;e deux ans sans le revoir&nbsp;; et elle le reconnut &agrave; peine, tant il
+&eacute;tait chang&eacute;, grandi, embelli, imposant dans sa tunique &agrave; boutons d'or.
+Il feignit de ne pas la voir et passa fi&egrave;rement pr&egrave;s d'elle.</p>
+
+<p>Elle en pleura pendant deux jours&nbsp;; et depuis lors elle souffrit sans
+fin.</p>
+
+<p>Tous les ans elle revenait&nbsp;; passait devant lui sans oser le saluer et
+sans qu'il daign&acirc;t m&ecirc;me tourner les yeux vers elle. Elle l'aimait
+&eacute;perdument. Elle me dit&nbsp;: &laquo;&nbsp;C'est le seul homme que j'aie vu sur la terre,
+monsieur le m&eacute;decin&nbsp;; je ne sais pas si les autres existaient seulement.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Ses parents moururent. Elle continua leur m&eacute;tier, mais elle prit deux
+chiens au lieu d'un, deux terribles chiens qu'on n'aurait pas os&eacute;
+braver.</p>
+
+<p>Un jour, en rentrant dans ce village o&ugrave; son c&oelig;ur &eacute;tait rest&eacute;, elle
+aper&ccedil;ut une jeune femme qui sortait de la boutique Chouquet au bras de
+son bien-aim&eacute;. C'&eacute;tait sa femme. Il &eacute;tait mari&eacute;.</p>
+
+<p>Le soir m&ecirc;me, elle se jeta dans la mare qui est sur la place de la
+Mairie. Un ivrogne attard&eacute; la rep&ecirc;cha, et la porta &agrave; la pharmacie. Le
+fils Chouquet descendit en robe de chambre, pour la soigner, et, sans
+para&icirc;tre la reconna&icirc;tre, la d&eacute;shabilla, la frictionna, puis il lui dit
+d'une voix dure&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mais vous &ecirc;tes folle&nbsp;! Il ne faut pas &ecirc;tre b&ecirc;te comme
+&ccedil;a&nbsp;!</p>
+
+<p>Cela suffit pour la gu&eacute;rir. Il lui avait parl&eacute;&nbsp;! Elle &eacute;tait heureuse
+pour longtemps.</p>
+
+<p>Il ne voulut rien recevoir en r&eacute;mun&eacute;ration de ses soins, bien qu'elle
+insist&acirc;t vivement pour le payer.</p>
+
+<p>Et toute sa vie s'&eacute;coula ainsi. Elle rempaillait en songeant &agrave; Chouquet.
+Tous les ans, elle l'apercevait derri&egrave;re ses vitraux. Elle prit
+l'habitude d'acheter chez lui des provisions de menus m&eacute;dicaments. De la
+sorte elle le voyait de pr&egrave;s, et lui parlait, et lui donnait encore de
+l'argent.</p>
+
+<p>Comme je vous l'ai dit en commen&ccedil;ant, elle est morte ce printemps. Apr&egrave;s
+m'avoir racont&eacute; toute cette triste histoire, elle me pria de remettre &agrave;
+celui qu'elle avait si patiemment aim&eacute; toutes les &eacute;conomies de son
+existence, car elle n'avait travaill&eacute; que pour lui, disait-elle, je&ucirc;nant
+m&ecirc;me pour mettre de c&ocirc;t&eacute;, et &ecirc;tre s&ucirc;re qu'il penserait &agrave; elle, au moins
+une fois, quand elle serait morte.</p>
+
+<p>Elle me donna donc deux mille trois cent vingt-sept francs. Je laissai
+&agrave; M. le cur&eacute; les vingt-sept francs pour l'enterrement, et j'emportai le
+reste quand elle eut rendu le dernier soupir.</p>
+
+<p>Le lendemain, je me rendis chez les Chouquet. Ils achevaient de
+d&eacute;jeuner, en face l'un de l'autre, gros et rouges, fleurant les produits
+pharmaceutiques, importants et satisfaits.</p>
+
+<p>On me fit asseoir&nbsp;; on m'offrit un kirsch, que j'acceptai&nbsp;; et je
+commen&ccedil;ai mon discours d'une voix &eacute;mue, persuad&eacute; qu'ils allaient
+pleurer.</p>
+
+<p>D&egrave;s qu'il eut compris qu'il avait &eacute;t&eacute; aim&eacute; de cette vagabonde, de cette
+rempailleuse, de cette rouleuse, Chouquet bondit d'indignation, comme si
+elle lui avait vol&eacute; sa r&eacute;putation, l'estime des honn&ecirc;tes gens, son
+honneur intime, quelque chose de d&eacute;licat qui lui &eacute;tait plus cher que la
+vie.</p>
+
+<p>Sa femme, aussi exasp&eacute;r&eacute;e que lui, r&eacute;p&eacute;tait&nbsp;: &laquo;&nbsp;Cette gueuse&nbsp;! cette
+gueuse&nbsp;! cette gueuse&nbsp;!...&nbsp;&raquo; Sans pouvoir trouver autre chose.</p>
+
+<p>Il s'&eacute;tait lev&eacute;&nbsp;; il marchait &agrave; grands pas derri&egrave;re la table, le bonnet
+grec chavir&eacute; sur une oreille. Il balbutiait&nbsp;: &laquo;&nbsp;Comprend-on &ccedil;a, docteur&nbsp;?
+Voil&agrave; de ces choses horribles pour un homme&nbsp;! Que faire&nbsp;? Oh&nbsp;! si je
+l'avais su de son vivant, je l'aurais fait arr&ecirc;ter par la gendarmerie et
+flanquer en prison. Et elle n'en serait pas sortie, je vous en r&eacute;ponds&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je demeurais stup&eacute;fait du r&eacute;sultat de ma d&eacute;marche pieuse. Je ne savais
+que dire ni que faire. Mais j'avais &agrave; compl&eacute;ter ma mission. Je repris&nbsp;:
+&laquo;&nbsp;Elle m'a charg&eacute; de vous remettre ses &eacute;conomies, qui montent &agrave; deux
+mille trois cents francs. Comme ce que je viens de vous apprendre semble
+vous &ecirc;tre fort d&eacute;sagr&eacute;able, le mieux serait peut-&ecirc;tre de donner cet
+argent aux pauvres.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Ils me regardaient, l'homme et la femme, perdus de saisissement.</p>
+
+<p>Je tirai l'argent de ma poche, du mis&eacute;rable argent de tous les pays et
+de toutes les marques, de l'or et des sous m&ecirc;l&eacute;s. Puis je demandai&nbsp;: &laquo;&nbsp;Que
+d&eacute;cidez-vous&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Mme Chouquet parla la premi&egrave;re&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mais, puisque c'&eacute;tait sa derni&egrave;re
+volont&eacute;, &agrave; cette femme... il me semble qu'il nous est bien difficile de
+refuser.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Le mari, vaguement confus, reprit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Nous pourrions toujours acheter avec
+&ccedil;a quelque chose pour nos enfants.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je dis d'un air sec&nbsp;: &laquo;&nbsp;Comme vous voudrez.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il reprit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Donnez toujours, puisqu'elle vous en a charg&eacute;&nbsp;; nous
+trouverons bien moyen de l'employer &agrave; quelque bonne &oelig;uvre.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je remis l'argent, je saluai, et je partis.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Le lendemain Chouquet vint me trouver et, brusquement&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mais elle a
+laiss&eacute; ici sa voiture, cette... cette femme. Qu'est-ce que vous en
+faites, de cette voiture&nbsp;?</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Rien, prenez-la si vous voulez.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Parfait&nbsp;; cela me va&nbsp;; j'en ferai une cabane pour mon potager.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il s'en allait. Je le rappelai. &laquo;&nbsp;Elle a laiss&eacute; aussi son vieux cheval et
+ses deux chiens. Les voulez-vous&nbsp;?&nbsp;&raquo; Il s'arr&ecirc;ta, surpris&nbsp;: &laquo;&nbsp;Ah&nbsp;! non, par
+exemple&nbsp;; que voulez-vous que j'en fasse&nbsp;? Disposez-en comme vous
+voudrez.&nbsp;&raquo; Et il riait. Puis il me tendit sa main que je serrai. Que
+voulez-vous&nbsp;? Il ne faut pas dans un pays, que le m&eacute;decin et le
+pharmacien soient ennemis.</p>
+
+<p>J'ai gard&eacute; les chiens chez moi. Le cur&eacute;, qui a une grande cour, a pris
+le cheval. La voiture sert de cabane &agrave; Chouquet&nbsp;; et il a achet&eacute; cinq
+obligations de chemin de fer avec l'argent.</p>
+
+<p>Voil&agrave; le seul amour profond que j'aie rencontr&eacute;, dans ma vie.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Le m&eacute;decin se tut.</p>
+
+<p>Alors la marquise, qui avait des larmes dans les yeux, soupira&nbsp;:
+&laquo;&nbsp;D&eacute;cid&eacute;ment, il n'y a que les femmes pour savoir aimer&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+
+<hr>
+<a name="EN_MER"></a><h2 class="parthead">EN MER</h2>
+
+<p class="dedic">A Henry C&eacute;ara.</p>
+
+<p>On lisait derni&egrave;rement dans les journaux les lignes suivantes&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;BOULOGNE-SUR-MER, 22 janvier.&nbsp;&mdash;&nbsp;On nous &eacute;crit&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Un affreux malheur vient de jeter la consternation parmi notre
+population maritime d&eacute;j&agrave; si &eacute;prouv&eacute;e depuis deux ann&eacute;es. Le bateau de
+p&ecirc;che command&eacute; par le patron Javel, entrant dans le port, a &eacute;t&eacute; jet&eacute; &agrave;
+l'Ouest et est venu se briser sur les roches du brise-lames de la jet&eacute;e.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Malgr&eacute; les efforts du bateau de sauvetage et des lignes envoy&eacute;es au
+moyen du fusil porte-amarre, quatre hommes et le mousse ont p&eacute;ri.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Le mauvais temps continue. On craint de nouveaux sinistres.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Quel est ce patron Javel&nbsp;? Est-il le fr&egrave;re du manchot&nbsp;?</p>
+
+<p>Si le pauvre homme roul&eacute; par la vague, et mort peut-&ecirc;tre sous les d&eacute;bris
+de son bateau mis en pi&egrave;ces, est celui auquel je pense, il avait
+assist&eacute;, voici dix-huit ans maintenant, &agrave; un autre drame, terrible et
+simple comme sont toujours ces drames formidables des flots.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Javel a&icirc;n&eacute; &eacute;tait alors patron d'un chalutier.</p>
+
+<p>Le chalutier est le bateau de p&ecirc;che par excellence. Solide &agrave; ne craindre
+aucun temps, le ventre rond, roul&eacute; sans cesse par les lames comme un
+bouchon, toujours dehors, toujours fouett&eacute; par les vents durs et sal&eacute;s
+de la Manche, il travaille la mer, infatigable, la voile gonfl&eacute;e,
+tra&icirc;nant par le flanc un grand filet qui racle le fond de l'Oc&eacute;an, et
+d&eacute;tache et cueille toutes les b&ecirc;tes endormies dans les roches, les
+poissons plats coll&eacute;s au sable, les crabes lourds aux pattes crochues,
+les homards aux moustaches pointues.</p>
+
+<p>Quand la brise est fra&icirc;che et la vague courte, le bateau se met &agrave;
+p&ecirc;cher. Son filet est fix&eacute; tout le long d'une grande tige de bois garnie
+de fer qu'il laisse descendre au moyen de deux c&acirc;bles glissant sur deux
+rouleaux aux deux bouts de l'embarcation. Et le bateau, d&eacute;rivant sous le
+vent et le courant, tire avec lui cet appareil qui ravage et d&eacute;vaste le
+sol de la mer.</p>
+
+<p>Javel avait &agrave; son bord son fr&egrave;re cadet, quatre hommes et un mousse. Il
+&eacute;tait sorti de Boulogne par un beau temps clair pour jeter le chalut.</p>
+
+<p>Or, bient&ocirc;t le vent s'&eacute;leva, et une bourrasque survenant for&ccedil;a le
+chalutier &agrave; fuir. Il gagna les c&ocirc;tes d'Angleterre&nbsp;; mais la mer d&eacute;mont&eacute;e
+battait les falaises, se ruait contre la terre, rendait impossible
+l'entr&eacute;e des ports. Le petit bateau reprit le large et revint sur les
+c&ocirc;tes de France. La temp&ecirc;te continuait &agrave; faire infranchissables les
+jet&eacute;es, enveloppant d'&eacute;cume, de bruit et de danger tous les abords des
+refuges.</p>
+
+<p>Le chalutier repartit encore, courant sur le dos des flots, ballott&eacute;,
+secou&eacute;, ruisselant, soufflet&eacute; par des paquets d'eau, mais gaillard,
+malgr&eacute; tout, accoutum&eacute; &agrave; ces gros temps qui le tenaient parfois cinq ou
+six jours errant entre les deux pays voisins sans pouvoir aborder l'un
+ou l'autre.</p>
+
+<p>Puis enfin l'ouragan se calma comme il se trouvait en pleine mer, et,
+bien que la vague f&ucirc;t encore forte, le patron commanda de jeter le
+chalut.</p>
+
+<p>Donc le grand engin de p&ecirc;che fut pass&eacute; par-dessus bord, et deux hommes &agrave;
+l'avant, deux hommes &agrave; l'arri&egrave;re, commenc&egrave;rent &agrave; filer sur les rouleaux
+les amarres qui le tenaient. Soudain il toucha le fond&nbsp;; mais une haute
+lame inclinant le bateau, Javel cadet, qui se trouvait &agrave; l'avant et
+dirigeait la descente du filet, chancela, et son bras se trouva saisi
+entre la corde un instant d&eacute;tendue par la secousse et le bois o&ugrave; elle
+glissait. Il fit un effort d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;, t&acirc;chant de l'autre main de
+soulever l'amarre, mais le chalut tra&icirc;nait d&eacute;j&agrave; et le c&acirc;ble roidi ne
+c&eacute;da point.</p>
+
+<p>L'homme crisp&eacute; par la douleur appela. Tous accoururent. Son fr&egrave;re quitta
+la barre. Ils se jet&egrave;rent sur la corde, s'effor&ccedil;ant de d&eacute;gager le membre
+qu'elle broyait. Ce fut en vain. &laquo;&nbsp;Faut couper&nbsp;&raquo;, dit un matelot, et il
+tira de sa poche un large couteau, qui pouvait, en deux coups, sauver le
+bras de Javel cadet.</p>
+
+<p>Mais couper, c'&eacute;tait perdre le chalut, et ce chalut valait de l'argent,
+beaucoup d'argent, quinze cents francs&nbsp;; et il appartenait &agrave; Javel a&icirc;n&eacute;,
+qui tenait &agrave; son avoir.</p>
+
+<p>Il cria, le c&oelig;ur tortur&eacute;&nbsp;: &laquo;&nbsp;Non, coupe pas, attends, je vas lofer.&nbsp;&raquo; Et
+il courut au gouvernail, mettant toute la barre dessous.</p>
+
+<p>Le bateau n'ob&eacute;it qu'&agrave; peine, paralys&eacute; par ce filet qui immobilisait son
+impulsion, et entra&icirc;n&eacute; d'ailleurs par la force de la d&eacute;rive et du vent.</p>
+
+<p>Javel cadet s'&eacute;tait laiss&eacute; tomber sur les genoux, les dents serr&eacute;es, les
+yeux hagards. Il ne disait rien. Son fr&egrave;re revint, craignant toujours le
+couteau d'un marin&nbsp;: &laquo;&nbsp;Attends, attends, coupe pas, faut mouiller
+l'ancre.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>L'ancre fut mouill&eacute;e, toute la cha&icirc;ne fil&eacute;e, puis on se mit &agrave; virer au
+cabestan pour d&eacute;tendre les amarres du chalut. Elles s'amollirent, enfin,
+et on d&eacute;gagea le bras inerte, sous la manche de laine ensanglant&eacute;e.</p>
+
+<p>Javel cadet semblait idiot. On lui retira la vareuse et on vit une chose
+horrible, une bouillie de chairs dont le sang jaillissait &agrave; flots qu'on
+e&ucirc;t dit pouss&eacute;s par une pompe. Alors l'homme regarda son bras et
+murmura&nbsp;: &laquo;&nbsp;Foutu&nbsp;&raquo;.</p>
+
+<p>Puis, comme l'h&eacute;morragie faisait une mare sur le pont du bateau, un des
+matelots cria&nbsp;: &laquo;&nbsp;Il va se vider, faut nouer la veine.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Alors ils prirent une ficelle, une grosse ficelle brune et goudronn&eacute;e,
+et, enla&ccedil;ant le membre au-dessus de la blessure, ils serr&egrave;rent de toute
+leur force. Les jets de sang s'arr&ecirc;taient peu &agrave; peu&nbsp;; ils finirent par
+cesser tout &agrave; fait.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Javel cadet se leva, son bras pendait &agrave; son c&ocirc;t&eacute;. Il le prit de l'autre
+main, le souleva, le tourna, le secoua. Tout &eacute;tait rompu, les os cass&eacute;s&nbsp;;
+les muscles seuls retenaient ce morceau de son corps. Il le consid&eacute;rait
+d'un &oelig;il morne, r&eacute;fl&eacute;chissant. Puis il s'assit sur une voile pli&eacute;e, et
+les camarades lui conseill&egrave;rent de mouiller sans cesse la blessure pour
+emp&ecirc;cher le mal noir.</p>
+
+<p>On mit un seau aupr&egrave;s de lui, et, de minute en minute, il puisait dedans
+au moyen d'un verre, et baignait l'horrible plaie en laissant couler
+dessus un petit filet d'eau claire.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Tu serais mieux en bas, lui dit son fr&egrave;re. Il descendit, mais au bout
+d'une heure il remonta, ne se sentant pas bien tout seul. Et puis, il
+pr&eacute;f&eacute;rait le grand air. Il se rassit sur sa voile et recommen&ccedil;a &agrave;
+bassiner son bras.</p>
+
+<p>La p&ecirc;che &eacute;tait bonne. Les larges poissons &agrave; ventre blanc gisaient &agrave; c&ocirc;t&eacute;
+de lui, secou&eacute;s par des spasmes de mort&nbsp;; il les regardait sans cesser
+d'arroser ses chairs &eacute;cras&eacute;es.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Comme on allait regagner Boulogne, un nouveau coup de vent se d&eacute;cha&icirc;na&nbsp;;
+et le petit bateau recommen&ccedil;a sa course folle, bondissant et culbutant,
+secouant le triste bless&eacute;.</p>
+
+<p>La nuit vint. Le temps fut gros jusqu'&agrave; l'aurore. Au soleil levant on
+apercevait de nouveau l'Angleterre, mais, comme la mer &eacute;tait moins dure,
+on repartit pour la France en louvoyant.</p>
+
+<p>Vers le soir, Javel cadet appela ses camarades et leur montra des traces
+noires, toute une vilaine apparence de pourriture sur la partie du
+membre qui ne tenait plus &agrave; lui.</p>
+
+<p>Les matelots regardaient, disant leur avis.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;&Ccedil;a pourrait bien &ecirc;tre le Noir&nbsp;&raquo;, pensait l'un.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Faudrait de l'eau sal&eacute;e l&agrave;-dessus&nbsp;&raquo;, d&eacute;clarait un autre.</p>
+
+<p>On apporta donc de l'eau sal&eacute;e et on en versa sur le mal. Le bless&eacute;
+devint livide, grin&ccedil;a des dents, se tordit un peu&nbsp;; mais il ne cria pas.</p>
+
+<p>Puis, quand la br&ucirc;lure se fut calm&eacute;e&nbsp;: &laquo;&nbsp;Donne-moi ton couteau&nbsp;&raquo;, dit-il &agrave;
+son fr&egrave;re. Le fr&egrave;re tendit son couteau.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Tiens-moi le bras en l'air, tout drait, tire dessus.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>On fit ce qu'il demandait.</p>
+
+<p>Alors il se mit &agrave; couper lui-m&ecirc;me. Il coupait doucement, avec r&eacute;flexion,
+tranchant les derniers tendons avec cette lame aigu&euml;, comme un fil de
+rasoir&nbsp;; et bient&ocirc;t il n'eut plus qu'un moignon. Il poussa un profond
+soupir et d&eacute;clara. &laquo;&nbsp;Fallait &ccedil;a. J'&eacute;tais foutu&nbsp;&raquo;.</p>
+
+<p>Il semblait soulag&eacute; et respirait avec force. Il recommen&ccedil;a &agrave; verser de
+l'eau sur le tron&ccedil;on de membre qui lui restait.</p>
+
+<p>La nuit fut mauvaise encore et on ne put atterrir.</p>
+
+<p>Quand le jour parut, Javel cadet prit son bras d&eacute;tach&eacute; et l'examina
+longuement. La putr&eacute;faction se d&eacute;clarait. Les camarades vinrent aussi
+l'examiner, et ils se le passaient de main en main, le t&acirc;taient, le
+retournaient, le flairaient.</p>
+
+<p>Son fr&egrave;re dit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Faut jeter &ccedil;a &agrave; la mer &agrave; c't'heure.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Mais Javel cadet se f&acirc;cha&nbsp;: &laquo;&nbsp;Ah&nbsp;! mais non, ah&nbsp;! mais non. J'veux point.
+C'est &agrave; moi, pas vrai, pisque c'est mon bras.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il le reprit et le posa entre ses jambes.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Il va pas moins pourrir&nbsp;&raquo;, dit l'a&icirc;n&eacute;. Alors une id&eacute;e vint au bless&eacute;.
+Pour conserver le poisson quand on tenait longtemps la mer, on
+l'empilait en des barils de sel.</p>
+
+<p>Il demanda&nbsp;: &laquo;&nbsp;J'pourrions t'y point l'mettre dans la saumure.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&Ccedil;a, c'est vrai&nbsp;&raquo;, d&eacute;clar&egrave;rent les autres.</p>
+
+<p>Alors on vida un des barils, plein d&eacute;j&agrave; de la p&ecirc;che des jours derniers&nbsp;;
+et, tout au fond, on d&eacute;posa le bras. On versa du sel dessus, puis on
+repla&ccedil;a, un &agrave; un, les poissons.</p>
+
+<p>Un des matelots fit cette plaisanterie&nbsp;: &laquo;&nbsp;Pourvu que je l'vendions point
+&agrave; la cri&eacute;e.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et tout le monde rit, hormis les deux Javel.</p>
+
+<p>Le vent soufflait toujours. On louvoya encore en vue de Boulogne
+jusqu'au lendemain dix heures. Le bless&eacute; continuait sans cesse &agrave; jeter
+de l'eau sur sa plaie.</p>
+
+<p>De temps en temps il se levait et marchait d'un bout &agrave; l'autre du
+bateau.</p>
+
+<p>Son fr&egrave;re, qui tenait la barre, le suivait de l'&oelig;il en hochant la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>On finit par rentrer au port.</p>
+
+<p>Le m&eacute;decin examina la blessure et la d&eacute;clara en bonne voie. Il fit un
+pansement complet et ordonna le repos. Mais Javel ne voulut pas se
+coucher sans avoir repris son bras, et il retourna bien vite au port
+pour retrouver le baril qu'il avait marqu&eacute; d'une croix.</p>
+
+<p>On le vida devant lui et il ressaisit son membre, bien conserv&eacute; dans la
+saumure, rid&eacute;, rafra&icirc;chi. Il l'enveloppa dans une serviette emport&eacute;e &agrave;
+cette intention, et rentra chez lui.</p>
+
+<p>Sa femme et ses enfants examin&egrave;rent longuement ce d&eacute;bris du p&egrave;re, t&acirc;tant
+les doigts, enlevant les brins de sel rest&eacute;s sous les ongles&nbsp;; puis on
+fit venir le menuisier qui prit mesure pour un petit cercueil.</p>
+
+<p>Le lendemain l'&eacute;quipage complet du chalutier suivit l'enterrement du
+bras d&eacute;tach&eacute;. Les deux fr&egrave;res, c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te, conduisaient le deuil. Le
+sacristain de la paroisse tenait le cadavre sous son aisselle.</p>
+
+<p>Javel cadet cessa de naviguer. Il obtint un petit emploi dans le port,
+et, quand il parlait plus tard de son accident, il confiait tout bas &agrave;
+son auditeur&nbsp;: &laquo;&nbsp;Si le fr&egrave;re avait voulu couper le chalut, j'aurais encore
+mon bras, pour s&ucirc;r. Mais il &eacute;tait regardant &agrave; son bien.&nbsp;&raquo;</p>
+
+
+
+<hr>
+<a name="UN_NORMAND"></a><h2 class="parthead">UN NORMAND</h2>
+
+<p class="dedic">A Paul Alexis.</p>
+
+<p>Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route
+de Jumi&egrave;ges. La l&eacute;g&egrave;re voiture filait, traversant les prairies&nbsp;; puis le
+cheval se mit au pas pour monter la c&ocirc;te de Canteleu.</p>
+
+<p>C'est l&agrave; un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde.
+Derri&egrave;re nous Rouen, la ville aux &eacute;glises, aux clochers gothiques,
+travaill&eacute;s comme des bibelots d'ivoire&nbsp;; en face, Saint-Sever, le
+faubourg aux manufactures qui dresse ses mille chemin&eacute;es fumantes sur le
+grand ciel vis-&agrave;-vis des mille clochetons sacr&eacute;s de la vieille cit&eacute;.</p>
+
+<p>Ici la fl&egrave;che de la cath&eacute;drale, le plus haut sommet des monuments
+humains&nbsp;; et l&agrave;-bas, la &laquo;&nbsp;Pompe &agrave; feu&nbsp;&raquo; de la &laquo;&nbsp;Foudre&nbsp;&raquo;, sa rivale presque
+aussi d&eacute;mesur&eacute;e, et qui passe d'un m&egrave;tre la plus g&eacute;ante des pyramides
+d'&Eacute;gypte.</p>
+
+<p>Devant nous la Seine se d&eacute;roulait, ondulante, sem&eacute;e d'&icirc;les, bord&eacute;e &agrave;
+droite de blanches falaises que couronnait une for&ecirc;t, &agrave; gauche de
+prairies immenses qu'une autre for&ecirc;t limitait, l&agrave;-bas, tout l&agrave;-bas.</p>
+
+<p>De place en place, des grands navires &agrave; l'ancre le long des berges du
+large fleuve. Trois &eacute;normes vapeurs s'en allaient, &agrave; la queue leu-leu,
+vers le Havre&nbsp;; et un chapelet de b&acirc;timents, form&eacute; d'un trois-m&acirc;ts, de
+deux go&eacute;lettes et d'un brick, remontait vers Rouen, tra&icirc;n&eacute; par un petit
+remorqueur vomissant un nuage de fum&eacute;e noire.</p>
+
+<p>Mon compagnon, n&eacute; dans le pays, ne regardait m&ecirc;me point ce surprenant
+paysage&nbsp;; mais il souriait sans cesse&nbsp;; il semblait rire en lui-m&ecirc;me. Tout
+&agrave; coup, il &eacute;clata&nbsp;: &laquo;&nbsp;Ah&nbsp;! vous allez voir quelque chose de dr&ocirc;le&nbsp;: la
+chapelle au p&egrave;re Mathieu. &Ccedil;a, c'est du nanan, mon bon.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je le regardai d'un &oelig;il &eacute;tonn&eacute;. Il reprit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Je vais vous faire sentir un fumet de Normandie qui vous restera dans
+le nez. Le p&egrave;re Mathieu est le plus beau Normand de la province, et sa
+chapelle une des merveilles du monde, ni plus ni moins&nbsp;; mais je vais
+vous donner d'abord quelques mots d'explication.</p>
+
+<p>Le p&egrave;re Mathieu, qu'on appelle aussi le p&egrave;re &laquo;&nbsp;La Boisson&nbsp;&raquo;, est un ancien
+sergent-major revenu dans son village natal. Il unit en des proportions
+admirables pour faire un ensemble parfait la blague du vieux soldat &agrave; la
+malice finaude du Normand. De retour au pays, il est devenu, gr&acirc;ce &agrave;
+des protections multiples et &agrave; des habilet&eacute;s invraisemblables, gardien
+d'une chapelle miraculeuse, une chapelle prot&eacute;g&eacute;e par la Vierge et
+fr&eacute;quent&eacute;e principalement par les filles enceintes. Il a baptis&eacute; sa
+statue merveilleuse&nbsp;: &laquo;&nbsp;Notre-Dame du Gros-Ventre&nbsp;&raquo;, et il la traite avec
+une certaine familiarit&eacute; goguenarde qui n'exclut point le respect. Il a
+compos&eacute; lui-m&ecirc;me et fait imprimer une pi&egrave;ce sp&eacute;ciale pour sa BONNE
+VIERGE. Cette pri&egrave;re est un chef-d'&oelig;uvre d'ironie involontaire,
+d'esprit normand o&ugrave; la raillerie se m&ecirc;le &agrave; la peur du SAINT, &agrave; la peur
+superstitieuse de l'influence secr&egrave;te de quelque chose. Il ne croit pas
+beaucoup &agrave; sa patronne&nbsp;; cependant il y croit un peu, par prudence, et il
+la m&eacute;nage, par politique.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Voici le d&eacute;but de cette &eacute;tonnante oraison&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Notre bonne madame la Vierge Marie, patronne naturelle des
+filles-m&egrave;res en ce pays et par toute la terre, prot&eacute;gez votre servante
+qui a faut&eacute; dans un moment d'oubli.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>.........................................</p>
+
+<p>Cette supplique se termine ainsi&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Ne m'oubliez pas surtout aupr&egrave;s de votre saint &Eacute;poux et interc&eacute;dez
+aupr&egrave;s de Dieu le P&egrave;re, pour qu'il m'accorde un bon mari semblable au
+v&ocirc;tre.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Cette pri&egrave;re, interdite par le clerg&eacute; de la contr&eacute;e, est vendue par lui
+sous le manteau, et elle passe pour salutaire &agrave; celles qui la r&eacute;citent
+avec onction.</p>
+
+<p>En somme, il parle de la bonne Vierge, comme faisait de son ma&icirc;tre le
+valet de chambre d'un prince redout&eacute;, confident de tous les petits
+secrets intimes. Il sait sur son compte une foule d'histoires amusantes,
+qu'il dit tout bas, entre amis, apr&egrave;s boire.</p>
+
+<p>Mais vous verrez par vous-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Comme les revenus fournis par la Patronne ne lui semblaient point
+suffisants, il a annex&eacute; &agrave; la Vierge principale un petit commerce de
+Saints. Il les tient tous ou presque tous. La place manquant dans la
+chapelle, il les a emmagasin&eacute;s au b&ucirc;cher, d'o&ugrave; il les sort sit&ocirc;t qu'un
+fid&egrave;le les demande. Il a fa&ccedil;onn&eacute; lui-m&ecirc;me ces statuettes de bois,
+invraisemblablement comiques, et les a peintes toutes en vert &agrave; pleine
+couleur, une ann&eacute;e qu'on badigeonnait sa maison. Vous savez que les
+Saints gu&eacute;rissent les maladies&nbsp;; mais chacun a sa sp&eacute;cialit&eacute;&nbsp;; et il ne
+faut pas commettre de confusion ni d'erreurs. Ils sont jaloux les uns
+des autres comme des cabotins.</p>
+
+<p>Pour ne pas se tromper, les vieilles bonnes femmes viennent consulter
+Mathieu.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Pour les maux d'oreilles, qu&eacute; saint qu'est l'meilleur&nbsp;?</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Mais y a saint Osyme qu'est bon&nbsp;; y a aussi saint Pamphile qu'est pas
+mauvais.</p>
+
+<p>Ce n'est pas tout.</p>
+
+<p>Comme Mathieu a du temps de reste, il boit&nbsp;; mais il boit en artiste, en
+convaincu, si bien qu'il est gris r&eacute;guli&egrave;rement tous les soirs. Il est
+gris, mais il le sait&nbsp;; il le sait si bien qu'il note, chaque jour, le
+degr&eacute; exact de son ivresse. C'est l&agrave; sa principale occupation&nbsp;; la
+chapelle ne vient qu'apr&egrave;s.</p>
+
+<p>Et il a invent&eacute;, &eacute;coutez bien et cramponnez-vous, il a invent&eacute; le
+saoulom&egrave;tre.</p>
+
+<p>L'instrument n'existe pas, mais les observations de Mathieu sont aussi
+pr&eacute;cises que celles d'un math&eacute;maticien.</p>
+
+<p>Vous l'entendez dire sans cesse&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;D'puis lundi, j'ai pass&eacute;
+quarante-cinq.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Ou bien&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;J'&eacute;tais entre cinquante-deux et cinquante-huit.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Ou bien&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;J'en avais bien soixante-six &agrave; soixante-dix.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Ou bien&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Cr&eacute; coquin, je m'croyais dans les cinquante, v'l&agrave; que
+j'm'aper&ccedil;ois qu'j'&eacute;tais dans les soixante-quinze&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Jamais il ne se trompe.</p>
+
+<p>Il affirme n'avoir pas atteint le m&egrave;tre, mais comme il avoue que ses
+observations cessent d'&ecirc;tre pr&eacute;cises quand il a pass&eacute; quatre-vingt-dix,
+on ne peut se fier absolument &agrave; son affirmation.</p>
+
+<p>Quand Mathieu reconna&icirc;t avoir pass&eacute; quatre-vingt-dix, soyez tranquille,
+il &eacute;tait cr&acirc;nement gris.</p>
+
+<p>Dans ces occasions-l&agrave;, sa femme, M&eacute;lie, une autre merveille, se met en
+des col&egrave;res folles. Elle l'attend sur sa porte, quand il rentre, et elle
+hurle&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Te voil&agrave;, salaud, cochon, bougre d'ivrogne&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d'elle, et, d'un ton
+s&eacute;v&egrave;re&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Tais-toi, M&eacute;lie, c'est pas le moment de causer. Attends &agrave;
+d'main.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Si elle continue &agrave; vocif&eacute;rer, il s'approche et, la voix
+tremblante&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Gueule plus&nbsp;; j'suis dans les quatre-vingt-dix&nbsp;; je
+n'mesure plus&nbsp;; j'vas cogner, prends garde&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Alors, M&eacute;lie bat en retraite.</p>
+
+<p>Si elle veut, le lendemain, revenir sur ce sujet, il lui rit au nez et
+r&eacute;pond&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Allons, allons&nbsp;! assez caus&eacute;&nbsp;; c'est pass&eacute;. Tant qu'jaurai pas
+atteint le m&egrave;tre, y a pas de mal. Mais, si j'passe le m&egrave;tre, j'te
+permets de m'corriger, ma parole&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Nous avions gagn&eacute; le sommet de la c&ocirc;te. La route s'enfon&ccedil;ait dans
+l'admirable for&ecirc;t de Roumare.</p>
+
+<p>L'automne, l'automne merveilleux, m&ecirc;lait son or et sa pourpre aux
+derni&egrave;res verdures rest&eacute;es vives, comme si des gouttes de soleil fondu
+avaient coul&eacute; du ciel dans l'&eacute;paisseur des bois.</p>
+
+<p>On traversa Duclair, puis, au lieu de continuer sur Jumi&egrave;ges, mon ami
+tourna vers la gauche et, prenant un chemin de traverse, s'enfon&ccedil;a dans
+le taillis.</p>
+
+<p>Et bient&ocirc;t, du sommet d'une grande c&ocirc;te nous d&eacute;couvrions de nouveau la
+magnifique vall&eacute;e de la Seine, et le fleuve tortueux s'allongeant &agrave; nos
+pieds.</p>
+
+<p>Sur la droite, un tout petit b&acirc;timent couvert d'ardoises et surmont&eacute;
+d'un clocher haut comme une ombrelle s'adossait contre une jolie maison
+aux persiennes vertes, toute v&ecirc;tue de ch&egrave;vrefeuilles et de rosiers.</p>
+
+<p>Une grosse voix cria&nbsp;: &laquo;&nbsp;V'l&agrave; des amis&nbsp;!&nbsp;&raquo; Et Mathieu parut sur le seuil.
+C'&eacute;tait un homme de soixante ans, maigre, portant la barbiche et de
+longues moustaches blanches.</p>
+
+<p>Mon compagnon lui serra la main, me pr&eacute;senta, et Mathieu nous fit entrer
+dans une fra&icirc;che cuisine qui lui servait aussi de salle. Il disait&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Moi, monsieur, j'nai pas d'appartement distingu&eacute;. J'aime bien &agrave; n'point
+m'&eacute;loigner du fricot. Les casseroles, voyez-vous, &ccedil;a tient compagnie.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Puis, se tournant vers mon ami&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Pourquoi venez-vous un jeudi&nbsp;? Vous savez bien que c'est jour de
+consultation d'ma Patronne. J'peux pas sortir c't'apr&egrave;s-midi.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et, courant &agrave; la porte, il poussa un effroyable beuglement&nbsp;: &laquo;&nbsp;M&eacute;lie-e-e&nbsp;!&nbsp;&raquo;
+qui dut faire lever la t&ecirc;te aux matelots des navires qui descendaient ou
+remontaient le fleuve, l&agrave;-bas, tout au fond de la creuse vall&eacute;e.</p>
+
+<p>M&eacute;lie ne r&eacute;pondit point.</p>
+
+<p>Alors Mathieu cligna de l'&oelig;il avec malice.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;A n'est pas contente apr&egrave;s moi, voyez-vous, parce qu'hier je m'suis
+trouv&eacute; dans les quatre-vingt-dix.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Mon voisin se mit &agrave; rire&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Dans les quatre-vingt-dix, Mathieu&nbsp;! Comment
+avez-vous fait&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Mathieu r&eacute;pondit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;J'vas vous dire. J'n'ai trouv&eacute;, l'an dernier, qu'vingt rasi&egrave;res
+d'pommes d'abricot. Y n'y en a pu&nbsp;; mais pour faire du cidre y n'y a
+qu'&ccedil;a. Donc j'en fis une pi&egrave;ce qu'je mis hier en perce. Pour du nectar,
+c'est du nectar&nbsp;; vous m'en direz des nouvelles. J'avais ici Polyte&nbsp;;
+j'nous mettons &agrave; boire un coup, et puis encore un coup, sans s'rassasier
+(on en boirait jusqu'&agrave; d'main), si bien que, d'coup en coup, je m'sens
+une fra&icirc;cheur dans l'estomac. J'dis &agrave; Polyte&nbsp;: &laquo;&nbsp;Si on buvait un verre de
+fine pour se r&eacute;chauffer&nbsp;!&nbsp;&raquo; Y consent. Mais c'te fine, &ccedil;a vous met l'feu
+dans l'corps, si bien qu'il a fallu r'venir au cidre. Mais v'l&agrave; que
+d'fra&icirc;cheur en chaleur et d'chaleur en fra&icirc;cheur, j'maper&ccedil;ois que j'suis
+dans les quatre-vingt-dix. Polyte &eacute;tait pas loin du m&egrave;tre.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>La porte s'ouvrit. M&eacute;lie parut, et tout de suite, avant de nous avoir
+dit bonjour&nbsp;: &laquo;&nbsp;... Cr&egrave;s cochons, vous aviez bien l'm&egrave;tre tous les deux.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Alors Mathieu se f&acirc;cha&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Dis pas &ccedil;a, M&eacute;lie, dis pas &ccedil;a&nbsp;; j'ai jamais
+&eacute;t&eacute; au m&egrave;tre.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>On nous fit un d&eacute;jeuner exquis, devant la porte, sous deux tilleuls, &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; de la petite chapelle de &laquo;&nbsp;Notre-Dame du Gros-Ventre&nbsp;&raquo; et en face de
+l'immense paysage. Et Mathieu nous raconta, avec une raillerie m&ecirc;l&eacute;e de
+cr&eacute;dulit&eacute;s inattendues, d'invraisemblables histoires de miracles.</p>
+
+<p>Nous avions bu beaucoup de ce cidre adorable, piquant et sucr&eacute;, frais et
+grisant qu'il pr&eacute;f&eacute;rait &agrave; tous les liquides et nous fumions nos pipes, &agrave;
+cheval sur nos chaises, quand deux bonnes femmes se pr&eacute;sent&egrave;rent.</p>
+
+<p>Elles &eacute;taient vieilles, s&egrave;ches, courb&eacute;es. Apr&egrave;s avoir salu&eacute;, elles
+demand&egrave;rent saint Blanc. Mathieu cligna de l'&oelig;il vers nous et r&eacute;pondit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;J'vas vous donner &ccedil;a.</p>
+
+<p>Et il disparut dans son b&ucirc;cher.</p>
+
+<p>Il y resta bien cinq minutes&nbsp;; puis il revint avec une figure
+constern&eacute;e. Il levait les bras&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;J'sais pas o&ugrave;s qu'il est, je l'trouve pu&nbsp;; j'suis pourtant s&ucirc;r que je
+l'avais.</p>
+
+<p>Alors, faisant de ses mains un porte-voix, il mugit de nouveau&nbsp;:
+&laquo;&nbsp;M&eacute;lie-e-e&nbsp;!&nbsp;&raquo; Du fond de la cour sa femme r&eacute;pondit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Qu&eacute; qu'y a&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Ousqu'il est saint Blanc&nbsp;! Je l'trouve pu dans l'b&ucirc;cher.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Alors, M&eacute;lie jeta cette explication&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;C'est-y pas celui qu't'as pris l'autre semaine pour boucher l'trou
+d'la cabine &agrave; lapins&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Mathieu tressaillit&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Nom d'un tonnerre, &ccedil;a s'peut bien&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Alors il dit aux femmes&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Suivez-moi.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elles suivirent. Nous en f&icirc;mes autant, malades de rires &eacute;touff&eacute;s.</p>
+
+<p>En effet, saint Blanc, piqu&eacute; en terre comme un simple pieu, macul&eacute; de
+boue et d'ordures, servait d'angle &agrave; la cabine &agrave; lapins.</p>
+
+<p>D&egrave;s qu'elles l'aper&ccedil;urent, les deux bonnes femmes tomb&egrave;rent &agrave; genoux, se
+sign&egrave;rent et se mirent &agrave; murmurer des <i>Oremus</i>. Mais Mathieu se
+pr&eacute;cipita&nbsp;: &laquo;&nbsp;Attendez, vous v'l&agrave; dans la crotte&nbsp;; j'vas vous donner une
+botte de paille.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il alla chercher la paille et leur en fit un prie-Dieu. Puis,
+consid&eacute;rant son saint fangeux, et, craignant sans doute un discr&eacute;dit
+pour son commerce, il ajouta&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;J'vas vous l'd&eacute;brouiller un brin.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il prit un seau d'eau, une brosse et se mit &agrave; laver vigoureusement le
+bonhomme de bois, pendant que les deux vieilles priaient toujours.</p>
+
+<p>Puis, quand il eut fini, il ajouta&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Maintenant il n'y a plus d'mal.&nbsp;&raquo;
+Et il nous ramena boire un coup.</p>
+
+<p>Comme il portait le verre &agrave; sa bouche, il s'arr&ecirc;ta, et, d'un air un peu
+confus&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;C'est &eacute;gal, quand j'ai mis saint Blanc aux lapins, j'croyais
+bien qu'i n'f'rait pu d'argent. Y avait deux ans qu'on n'le d'mandait
+plus. Mais les saints, voyez-vous, &ccedil;a n'passe jamais.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il but et reprit.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Allons, buvons encore un coup. Avec des amis y n'faut pas y aller &agrave;
+moins d'cinquante&nbsp;; et j'n'en sommes seulement pas &agrave; trente-huit.&nbsp;&raquo;</p>
+
+
+
+<hr>
+<a name="LE_TESTAMENT"></a><h2 class="parthead">LE TESTAMENT</h2>
+
+<p class="dedic">A Paul Hervieu.</p>
+
+
+<p>Je connaissais ce grand gar&ccedil;on qui s'appelait Ren&eacute; de Bourneval. Il
+&eacute;tait de commerce aimable, bien qu'un peu triste, semblait revenu de
+tout, fort sceptique, d'un scepticisme pr&eacute;cis et mordant, habile surtout
+&agrave; d&eacute;sarticuler d'un mot les hypocrisies mondaines. Il r&eacute;p&eacute;tait souvent&nbsp;:
+&laquo;&nbsp;Il n'y a pas d'hommes honn&ecirc;tes&nbsp;; ou du moins ils ne le sont que
+relativement aux crapules.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il avait deux fr&egrave;res qu'il ne voyait point, MM. de Courcils. Je le
+croyais d'un autre lit, vu leurs noms diff&eacute;rents. On m'avait dit &agrave;
+plusieurs reprises qu'une histoire &eacute;trange s'&eacute;tait pass&eacute;e en cette
+famille, mais sans donner aucun d&eacute;tail.</p>
+
+<p>Cet homme me plaisant tout &agrave; fait, nous f&ucirc;mes bient&ocirc;t li&eacute;s. Un soir,
+comme j'avais d&icirc;n&eacute; chez lui en t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te, je lui demandai par hasard&nbsp;:
+&laquo;&nbsp;&Ecirc;tes-vous n&eacute; du premier ou du second mariage de madame votre m&egrave;re&nbsp;?&nbsp;&raquo; Je
+le vis p&acirc;lir un peu, puis rougir&nbsp;; et il demeura quelques secondes sans
+parler, visiblement embarrass&eacute;. Puis il sourit d'une fa&ccedil;on m&eacute;lancolique
+et douce qui lui &eacute;tait particuli&egrave;re, et il dit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mon cher ami, si cela
+ne vous ennuie point, je vais vous donner sur mon origine des d&eacute;tails
+bien singuliers. Je vous sais un homme intelligent, je ne crains donc
+pas que votre amiti&eacute; en souffre, et si elle en devait souffrir, je ne
+tiendrais plus alors &agrave; vous avoir pour ami.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Ma m&egrave;re, Mme de Courcils, &eacute;tait une pauvre petite femme timide, que son
+mari avait &eacute;pous&eacute;e pour sa fortune. Toute sa vie fut un martyre. D'&acirc;me
+aimante, craintive, d&eacute;licate, elle fut rudoy&eacute;e sans r&eacute;pit par celui
+qui aurait d&ucirc; &ecirc;tre mon p&egrave;re, un de ces rustres qu'on appelle des
+gentilshommes campagnards. Au bout d'un mois de mariage, il vivait avec
+une servante. Il eut en outre pour ma&icirc;tresses les femmes et les filles
+de ses fermiers&nbsp;; ce qui ne l'emp&ecirc;cha point d'avoir deux enfants de sa
+femme&nbsp;; on devrait compter trois, en me comprenant. Ma m&egrave;re ne disait
+rien&nbsp;; elle vivait dans cette maison toujours bruyante comme ces petites
+souris qui glissent sous les meubles. Effac&eacute;e, disparue, fr&eacute;missante,
+elle regardait les gens de ses yeux inquiets et clairs, toujours
+mobiles, des yeux d'&ecirc;tre effar&eacute; que la peur ne quitte pas. Elle &eacute;tait
+jolie pourtant, fort jolie, toute blonde d'un blond gris, d'un blond
+timide&nbsp;; comme si ses cheveux avaient &eacute;t&eacute; un peu d&eacute;color&eacute;s par ses
+craintes incessantes.</p>
+
+<p>Parmi les amis de M. de Courcils qui venaient constamment au ch&acirc;teau se
+trouvait un ancien officier de cavalerie, veuf, homme redout&eacute;, tendre et
+violent, capable des r&eacute;solutions les plus &eacute;nergiques, M. de Bourneval,
+dont je porte le nom. C'&eacute;tait un grand gaillard maigre, avec de grosses
+moustaches noires. Je lui ressemble beaucoup. Cet homme avait lu, et ne
+pensait nullement comme ceux de sa classe. Son arri&egrave;re-grand'm&egrave;re avait
+&eacute;t&eacute; une amie de J.-J. Rousseau, et on e&ucirc;t dit qu'il avait h&eacute;rit&eacute; quelque
+chose de cette liaison d'une anc&ecirc;tre. Il savait par c&oelig;ur le <i>Contrat
+social</i>, la <i>Nouvelle H&eacute;lo&iuml;se</i> et tous ces livres philosophants qui ont
+pr&eacute;par&eacute; de loin le futur bouleversement de nos antiques usages, de nos
+pr&eacute;jug&eacute;s, de nos lois surann&eacute;es, de notre morale imb&eacute;cile.</p>
+
+<p>Il aima ma m&egrave;re, para&icirc;t-il, et en fut aim&eacute;. Cette liaison demeura
+tellement secr&egrave;te, que personne ne la soup&ccedil;onna. La pauvre femme,
+d&eacute;laiss&eacute;e et triste, dut s'attacher &agrave; lui d'une fa&ccedil;on d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e, et
+prendre dans son commerce toutes ses mani&egrave;res de penser, des th&eacute;ories de
+libre sentiment, des audaces d'amour ind&eacute;pendant&nbsp;; mais, comme elle &eacute;tait
+si craintive qu'elle n'osait jamais parler haut, tout cela fut refoul&eacute;,
+condens&eacute;, press&eacute; en son c&oelig;ur qui ne s'ouvrit jamais.</p>
+
+<p>Mes deux fr&egrave;res &eacute;taient durs pour elle, comme leur p&egrave;re, ne la
+caressaient point, et, habitu&eacute;s &agrave; ne la voir compter pour rien dans la
+maison, la traitaient un peu comme une bonne.</p>
+
+<p>Je fus le seul de ses fils qui l'aima vraiment et qu'elle aima.</p>
+
+<p>Elle mourut. J'avais alors dix-huit ans. Je dois ajouter, pour que vous
+compreniez ce qui va suivre, que son mari &eacute;tait dot&eacute; d'un conseil
+judiciaire, qu'une s&eacute;paration de biens avait &eacute;t&eacute; prononc&eacute;e au profit de
+ma m&egrave;re, qui avait conserv&eacute;, gr&acirc;ce aux artifices de la loi et au
+d&eacute;vouement intelligent d'un notaire, le droit de tester &agrave; sa guise.</p>
+
+<p>Nous f&ucirc;mes donc pr&eacute;venus qu'un testament existait chez ce notaire, et
+invit&eacute;s &agrave; assister &agrave; la lecture.</p>
+
+<p>Je me rappelle cela comme d'hier. Ce fut une sc&egrave;ne grandiose,
+dramatique, burlesque, surprenante, amen&eacute;e par la r&eacute;volte posthume de
+cette morte, par ce cri de libert&eacute;, cette revendication du fond de la
+tombe de cette martyre &eacute;cras&eacute;e par nos m&oelig;urs durant sa vie, et qui
+jetait, de son cercueil clos, un appel d&eacute;sesp&eacute;r&eacute; vers l'ind&eacute;pendance.</p>
+
+<p>Celui qui se croyait mon p&egrave;re, un gros homme sanguin &eacute;veillant l'id&eacute;e
+d'un boucher, et mes fr&egrave;res, deux forts gar&ccedil;ons de vingt et de
+vingt-deux ans, attendaient tranquilles sur leurs si&egrave;ges. M. de
+Bourneval, invit&eacute; &agrave; se pr&eacute;senter, entra et se pla&ccedil;a derri&egrave;re moi. Il
+&eacute;tait serr&eacute; dans sa redingote, fort p&acirc;le, et il mordillait souvent sa
+moustache, un peu grise &agrave; pr&eacute;sent. Il s'attendait sans doute &agrave; ce qui
+allait se passer.</p>
+
+<p>Le notaire ferma la porte &agrave; double tour et commen&ccedil;a la lecture, apr&egrave;s
+avoir d&eacute;cachet&eacute; devant nous l'enveloppe scell&eacute;e &agrave; la cire rouge et dont
+il ignorait le contenu.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Brusquement mon ami se tut, se leva, puis il alla prendre dans son
+secr&eacute;taire un vieux papier, le d&eacute;plia, le baisa longuement, et il
+reprit. Voici le testament de ma bien-aim&eacute;e m&egrave;re&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Je soussign&eacute;e Anne-Catherine-Genevi&egrave;ve-Mathilde de Croixluce, &eacute;pouse
+l&eacute;gitime de Jean-L&eacute;opold-Joseph Gontran de Courcils, saine de corps et
+d'esprit, exprime ici mes derni&egrave;res volont&eacute;s.</p>
+
+<p>Je demande pardon &agrave; Dieu d'abord, et ensuite &agrave; mon cher fils Ren&eacute;, de
+l'acte que je vais commettre. Je crois mon enfant assez grand de c&oelig;ur
+pour me comprendre et me pardonner. J'ai souffert toute ma vie. J'ai &eacute;t&eacute;
+&eacute;pous&eacute;e par calcul, puis m&eacute;pris&eacute;e, m&eacute;connue, opprim&eacute;e, tromp&eacute;e sans
+cesse par mon mari.</p>
+
+<p>Je lui pardonne, mais je ne lui dois rien.</p>
+
+<p>Mes fils a&icirc;n&eacute;s ne m'ont point aim&eacute;e, ne m'ont point g&acirc;t&eacute;e, m'ont &agrave; peine
+trait&eacute;e comme une m&egrave;re.</p>
+
+<p>J'ai &eacute;t&eacute; pour eux, durant ma vie, ce que je devais &ecirc;tre&nbsp;; je ne leur dois
+plus rien apr&egrave;s ma mort. Les liens du sang n'existent pas sans
+l'affection constante, sacr&eacute;e, de chaque jour. Un fils ingrat est moins
+qu'un &eacute;tranger&nbsp;; c'est un coupable, car il n'a pas le droit d'&ecirc;tre
+indiff&eacute;rent pour sa m&egrave;re.</p>
+
+<p>J'ai toujours trembl&eacute; devant les hommes, devant leurs lois iniques,
+leurs coutumes inhumaines, les pr&eacute;jug&eacute;s inf&acirc;mes. Devant Dieu, je ne
+crains plus. Morte, je rejette de moi la honteuse hypocrisie&nbsp;; j'ose dire
+ma pens&eacute;e, avouer et signer le secret de mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Donc, je laisse en d&eacute;p&ocirc;t toute la partie de ma fortune dont la loi me
+permet de disposer &agrave; mon amant bien-aim&eacute; Pierre-Germer-Simon de
+Bourneval, pour revenir ensuite &agrave; notre cher fils Ren&eacute;.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>(Cette volont&eacute; est formul&eacute;e en outre, d'une fa&ccedil;on plus pr&eacute;cise, dans un
+acte notari&eacute;).</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Et, devant le Juge supr&ecirc;me qui m'entend je d&eacute;clare que j'aurais maudit
+le ciel et l'existence si je n'avais rencontr&eacute; l'affection profonde,
+d&eacute;vou&eacute;e, tendre, in&eacute;branlable de mon amant, si je n'avais compris dans
+ses bras que le Cr&eacute;ateur a fait les &ecirc;tres pour s'aimer, se soutenir, se
+consoler, et pleurer ensemble dans les heures d'amertume.</p>
+
+<p>Mes deux fils a&icirc;n&eacute;s ont pour p&egrave;re M. de Courcils, Ren&eacute; seul doit la vie
+&agrave; M. de Bourneval. Je prie le Ma&icirc;tre des hommes et de leurs destin&eacute;es de
+placer au-dessus des pr&eacute;jug&eacute;s sociaux le p&egrave;re et le fils, de les faire
+s'aimer jusqu'&agrave; leur mort et m'aimer encore dans mon cercueil.</p>
+
+<p>Tels sont ma derni&egrave;re pens&eacute;e et mon dernier d&eacute;sir.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;MATHILDE DE CROIXLUCE.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>M. de Courcils s'&eacute;tait lev&eacute;&nbsp;; il cria&nbsp;: &laquo;&nbsp;C'est l&agrave; le testament d'une
+folle&nbsp;!&nbsp;&raquo; Alors M. de Bourneval fit un pas et d&eacute;clara d'une voix forte,
+d'une voix tranchante&nbsp;: &laquo;&nbsp;Moi, Simon de Bourneval, je d&eacute;clare que cet
+&eacute;crit ne renferme que la stricte v&eacute;rit&eacute;. Je suis pr&ecirc;t &agrave; le prouver m&ecirc;me
+par les lettres que j'ai.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Alors M. de Courcils marcha vers lui. Je crus qu'ils allaient se
+colleter. Ils &eacute;taient l&agrave;, grands tous deux, l'un gros, l'autre maigre,
+fr&eacute;missants. Le mari de ma m&egrave;re articula en b&eacute;gayant&nbsp;: &laquo;&nbsp;Vous &ecirc;tes un
+mis&eacute;rable&nbsp;!&nbsp;&raquo; L'autre pronon&ccedil;a du m&ecirc;me ton vigoureux et sec&nbsp;: &laquo;&nbsp;Nous nous
+retrouverons autre part, monsieur. Je vous aurais d&eacute;j&agrave; soufflet&eacute; et
+provoqu&eacute; depuis longtemps si je n'avais tenu avant tout &agrave; la
+tranquillit&eacute;, durant sa vie, de la pauvre femme que vous avez tant fait
+souffrir.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Puis il se tourna vers moi&nbsp;: &laquo;&nbsp;Vous &ecirc;tes mon fils. Voulez-vous me suivre&nbsp;?
+Je n'ai pas le droit de vous emmener, mais je le prends, si vous voulez
+bien m'accompagner.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je lui serrai la main sans r&eacute;pondre. Et nous sommes sortis ensemble.
+J'&eacute;tais, certes, aux trois quarts fou.</p>
+
+<p>Deux jours plus tard M. de Bourneval tuait en duel M. de Courcils. Mes
+fr&egrave;res, par crainte d'un affreux scandale, se sont tus. Je leur ai c&eacute;d&eacute;
+et ils ont accept&eacute; la moiti&eacute; de la fortune laiss&eacute;e par ma m&egrave;re.</p>
+
+<p>J'ai pris le nom de mon p&egrave;re v&eacute;ritable, renon&ccedil;ant &agrave; celui que la loi me
+donnait et qui n'&eacute;tait pas le mien.</p>
+
+<p>M. de Bourneval est mort depuis cinq ans. Je ne suis point encore
+consol&eacute;.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Il se leva, fit quelques pas, et, se pla&ccedil;ant en face de moi&nbsp;: &laquo;&nbsp;Eh bien,
+je dis que le testament de ma m&egrave;re est une des choses les plus belles,
+les plus loyales, les plus grandes qu'une femme puisse accomplir.
+N'est-ce pas votre avis&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je lui tendis les deux mains&nbsp;: &laquo;&nbsp;Oui, certainement, mon ami.&nbsp;&raquo;</p>
+
+
+
+<hr>
+<a name="AUX_CHAMPS"></a><h2 class="parthead">AUX CHAMPS</h2>
+
+<p class="dedic">A Octave Mirbeau.</p>
+
+<p>Les deux chaumi&egrave;res &eacute;taient c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te, au pied d'une colline, proches
+d'une petite ville de bains. Les deux paysans besognaient dur sur la
+terre inf&eacute;conde pour &eacute;lever tous leurs petits. Chaque m&eacute;nage en avait
+quatre. Devant les deux portes voisines, toute la marmaille grouillait
+du matin au soir. Les deux a&icirc;n&eacute;s avaient six ans et les deux cadets
+quinze mois environ&nbsp;; les mariages et, ensuite les naissances, s'&eacute;taient
+produites &agrave; peu pr&egrave;s simultan&eacute;ment dans l'une et l'autre maison.</p>
+
+<p>Les deux m&egrave;res distinguaient &agrave; peine leurs produits dans le tas&nbsp;; et les
+deux p&egrave;res confondaient tout &agrave; fait. Les huit noms dansaient dans leur
+t&ecirc;te, se m&ecirc;laient sans cesse&nbsp;; et, quand il fallait en appeler un, les
+hommes souvent en criaient trois avant d'arriver au v&eacute;ritable.</p>
+
+<p>La premi&egrave;re des deux demeures, en venant de la station d'eaux de
+Rolleport, &eacute;tait occup&eacute;e par les Tuvache, qui avaient trois filles et un
+gar&ccedil;on&nbsp;; l'autre masure abritait les Vallin, qui avaient une fille et
+trois gar&ccedil;ons.</p>
+
+<p>Tout cela vivait p&eacute;niblement de soupe, de pommes de terre et de grand
+air. A sept heures, le matin, puis &agrave; midi, puis &agrave; six heures, le soir,
+les m&eacute;nag&egrave;res r&eacute;unissaient leurs mioches pour donner la p&acirc;t&eacute;e, comme des
+gardeurs d'oies assemblent leurs b&ecirc;tes. Les enfants &eacute;taient assis, par
+rang d'&acirc;ge, devant la table en bois, vernie par cinquante ans d'usage.
+Le dernier moutard avait &agrave; peine la bouche au niveau de la planche. On
+posait devant eux l'assiette creuse pleine de pain molli dans l'eau o&ugrave;
+avaient cuit les pommes de terre, un demi-chou et trois oignons&nbsp;; et
+toute la ligne mangeait jusqu'&agrave; plus faim. La m&egrave;re emp&acirc;tait elle-m&ecirc;me le
+petit. Un peu de viande au pot-au-feu, le dimanche, &eacute;tait une f&ecirc;te pour
+tous&nbsp;; et le p&egrave;re, ce jour-l&agrave;, s'attardait au repas en r&eacute;p&eacute;tant&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je m'y
+ferais bien tous les jours.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Par un apr&egrave;s-midi du mois d'ao&ucirc;t, une l&eacute;g&egrave;re voiture s'arr&ecirc;ta
+brusquement devant les deux chaumi&egrave;res, et une jeune femme, qui
+conduisait elle-m&ecirc;me, dit au monsieur assis &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'elle&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Oh&nbsp;! regarde, Henri, ce tas d'enfants&nbsp;! Sont-ils jolis, comme &ccedil;a, &agrave;
+grouiller dans la poussi&egrave;re&nbsp;!</p>
+
+<p>L'homme ne r&eacute;pondit rien, accoutum&eacute; &agrave; ces admirations qui &eacute;taient une
+douleur et presque un reproche pour lui.</p>
+
+<p>La jeune femme reprit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Il faut que je les embrasse&nbsp;! Oh&nbsp;! comme je voudrais en avoir un,
+celui-l&agrave;, le tout petit.</p>
+
+<p>Et, sautant de la voiture, elle courut aux enfants, prit un des deux
+derniers, celui des Tuvache, et, l'enlevant dans ses bras, elle le baisa
+passionn&eacute;ment sur ses joues sales, sur ses cheveux blonds fris&eacute;s et
+pommad&eacute;s de terre, sur ses menottes qu'il agitait pour se d&eacute;barrasser
+des caresses ennuyeuses.</p>
+
+<p>Puis elle remonta dans sa voiture et partit au grand trot. Mais elle
+revint la semaine suivante, s'assit elle-m&ecirc;me par terre, prit le moutard
+dans ses bras, le bourra de g&acirc;teaux, donna des bonbons &agrave; tous les
+autres&nbsp;; et joua avec eux comme une gamine, tandis que son mari attendait
+patiemment dans sa fr&ecirc;le voiture.</p>
+
+<p>Elle revint encore, fit connaissance avec les parents, reparut tous les
+jours, les poches pleines de friandises et de sous.</p>
+
+<p>Elle s'appelait Mme Henri d'Hubi&egrave;res.</p>
+
+<p>Un matin, en arrivant, son mari descendit avec elle&nbsp;; et, sans s'arr&ecirc;ter
+aux mioches, qui la connaissaient bien maintenant, elle p&eacute;n&eacute;tra dans la
+demeure des paysans.</p>
+
+<p>Ils &eacute;taient l&agrave;, en train de fendre du bois pour la soupe&nbsp;; ils se
+redress&egrave;rent tout surpris, donn&egrave;rent des chaises et attendirent. Alors
+la jeune femme, d'une voix entrecoup&eacute;e, tremblante, commen&ccedil;a&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Mes braves gens, je viens vous trouver parce que je voudrais bien...
+je voudrais bien emmener avec moi votre... votre petit gar&ccedil;on...</p>
+
+<p>Les campagnards, stup&eacute;faits et sans id&eacute;e, ne r&eacute;pondirent pas.</p>
+
+<p>Elle reprit haleine et continua.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Nous n'avons pas d'enfants&nbsp;; nous sommes seuls, mon mari et moi... Nous
+le garderions... voulez-vous&nbsp;?</p>
+
+<p>La paysanne commen&ccedil;ait &agrave; comprendre. Elle demanda&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Vous voulez nous prend'e Charlot&nbsp;? Ah ben non, pour s&ucirc;r.</p>
+
+<p>Alors M. d'Hubi&egrave;res intervint&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Ma femme s'est mal expliqu&eacute;e. Nous voulons l'adopter, mais il
+reviendra vous voir. S'il tourne bien, comme tout porte &agrave; le croire, il
+sera notre h&eacute;ritier. Si nous avions, par hasard, des enfants, il
+partagerait &eacute;galement avec eux. Mais, s'il ne r&eacute;pondait pas &agrave; nos soins,
+nous lui donnerions, &agrave; sa majorit&eacute;, une somme de vingt mille francs, qui
+sera imm&eacute;diatement d&eacute;pos&eacute;e en son nom chez un notaire. Et, comme on a
+aussi pens&eacute; &agrave; vous, on vous servira jusqu'&agrave; votre mort une rente de cent
+francs par mois. Avez-vous bien compris&nbsp;?</p>
+
+<p>La fermi&egrave;re s'&eacute;tait lev&eacute;e, toute furieuse.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Vous voulez que j'vous vendions Charlot&nbsp;? Ah&nbsp;! mais non&nbsp;; c'est pas des
+choses qu'on d'mande &agrave; une m&egrave;re, &ccedil;a&nbsp;! Ah&nbsp;! mais non&nbsp;! Ce s'rait une
+abomination.</p>
+
+<p>L'homme ne disait rien, grave et r&eacute;fl&eacute;chi&nbsp;; mais il approuvait sa femme
+d'un mouvement continu de la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Mme d'Hubi&egrave;res, &eacute;perdue, se mit &agrave; pleurer, et, se tournant vers son
+mari, avec une voix pleine de sanglots, une voix d'enfant dont tous les
+d&eacute;sirs ordinaires sont satisfaits, elle balbutia&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Ils ne veulent pas, Henri, ils ne veulent pas&nbsp;!</p>
+
+<p>Alors, ils firent une derni&egrave;re tentative.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Mais, mes amis, songez &agrave; l'avenir de votre enfant, &agrave; son bonheur, &agrave;...</p>
+
+<p>La paysanne, exasp&eacute;r&eacute;e, lui coupa la parole&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;C'est tout vu, c'est tout entendu, c'est tout r&eacute;fl&eacute;chi...
+Allez-vous-en, et pi, que j'vous revoie point par ici. C'est i permis
+d'vouloir prendre un &eacute;fant comme &ccedil;a&nbsp;!</p>
+
+<p>Alors, Mme d'Hubi&egrave;res, en sortant, s'avisa qu'ils &eacute;taient deux tout
+petits, et elle demanda, &agrave; travers ses larmes, avec une t&eacute;nacit&eacute; de
+femme volontaire et g&acirc;t&eacute;e, qui ne veut jamais attendre&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Mais l'autre petit n'est pas &agrave; vous&nbsp;?</p>
+
+<p>Le p&egrave;re Tuvache r&eacute;pondit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Non, c'est aux voisins&nbsp;; vous pouvez y aller, si vous voulez.</p>
+
+<p>Et il rentra dans sa maison, o&ugrave; retentissait la voix indign&eacute;e de sa
+femme.</p>
+
+<p>Les Vallin &eacute;taient &agrave; table, en train de manger avec lenteur des tranches
+de pain qu'ils frottaient parcimonieusement avec un peu de beurre piqu&eacute;
+au couteau, dans une assiette entre eux deux.</p>
+
+<p>M. d'Hubi&egrave;res recommen&ccedil;a ses propositions, mais avec plus
+d'insinuations, de pr&eacute;cautions oratoires, d'astuce.</p>
+
+<p>Les deux ruraux hochaient la t&ecirc;te en signe de refus&nbsp;; mais, quand ils
+apprirent qu'ils auraient cent francs par mois, ils se consid&eacute;r&egrave;rent, se
+consultant de l'&oelig;il, tr&egrave;s &eacute;branl&eacute;s.</p>
+
+<p>Ils gard&egrave;rent longtemps le silence, tortur&eacute;s, h&eacute;sitants. La femme enfin
+demanda&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Qu&eacute; qu't'en dis, l'homme&nbsp;?</p>
+
+<p>Il pronon&ccedil;a d'un ton sentencieux&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;J'dis qu'c'est point m&eacute;prisable.</p>
+
+<p>Alors Mme d'Hubi&egrave;res, qui tremblait d'angoisse, leur parla de l'avenir
+du petit, de son bonheur, et de tout l'argent qu'il pourrait leur donner
+plus tard.</p>
+
+<p>Le paysan demanda&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;C'te rente de douze cents francs, ce s'ra promis d'vant l'notaire&nbsp;?</p>
+
+<p>M. d'Hubi&egrave;res r&eacute;pondit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Mais certainement, d&egrave;s demain.</p>
+
+<p>La fermi&egrave;re, qui m&eacute;ditait, reprit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Cent francs par mois, c'est point suffisant pour nous priver du p'tit&nbsp;;
+&ccedil;a travaillera dans qu&eacute;qu'z'ans ct'&eacute;fant&nbsp;; i nous faut cent vingt
+francs.</p>
+
+<p>Mme d'Hubi&egrave;res, tr&eacute;pignant d'impatience, les accorda tout de suite&nbsp;; et,
+comme elle voulait enlever l'enfant, elle donna cent francs en cadeau
+pendant que son mari faisait un &eacute;crit. Le maire et un voisin, appel&eacute;s
+aussit&ocirc;t, servirent de t&eacute;moins complaisants.</p>
+
+<p>Et la jeune femme, radieuse, emporta le marmot hurlant, comme on emporte
+un bibelot d&eacute;sir&eacute; d'un magasin.</p>
+
+<p>Les Tuvache, sur leur porte, le regardaient partir, muets, s&eacute;v&egrave;res,
+regrettant peut-&ecirc;tre leur refus.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>On n'entendit plus du tout parler du petit Jean Vallin. Les parents,
+chaque mois, allaient toucher leurs cent vingt francs chez le notaire&nbsp;;
+et ils &eacute;taient f&acirc;ch&eacute;s avec leurs voisins parce que la m&egrave;re Tuvache les
+agonisait d'ignominies, r&eacute;p&eacute;tant sans cesse de porte en porte qu'il
+fallait &ecirc;tre d&eacute;natur&eacute; pour vendre son enfant, que c'&eacute;tait une horreur,
+une salet&eacute;, une corromperie.</p>
+
+<p>Et parfois elle prenait en ses bras son Charlot avec ostentation, lui
+criant, comme s'il e&ucirc;t compris&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;J'tai pas vendu, m&eacute;, j't'ai pas vendu, mon p'tiot. J'vends pas m's
+&eacute;fants, m&eacute;. J'sieus pas riche, mais vends pas m's &eacute;fants.</p>
+
+<p>Et, pendant des ann&eacute;es et encore des ann&eacute;es, ce fut ainsi chaque jour&nbsp;;
+chaque jour des allusions grossi&egrave;res &eacute;taient vocif&eacute;r&eacute;es devant la porte,
+de fa&ccedil;on &agrave; entrer dans la maison voisine. La m&egrave;re Tuvache avait fini par
+se croire sup&eacute;rieure &agrave; toute la contr&eacute;e parce qu'elle n'avait pas vendu
+Charlot. Et ceux qui parlaient d'elle disaient&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;J'sais ben que c'&eacute;tait engageant, c'est &eacute;gal, elle s'a conduite comme
+une bonne m&egrave;re.</p>
+
+<p>On la citait&nbsp;; et Charlot, qui prenait dix-huit ans, &eacute;lev&eacute; avec cette
+id&eacute;e qu'on lui r&eacute;p&eacute;tait sans r&eacute;pit, se jugeait lui-m&ecirc;me sup&eacute;rieur &agrave; ses
+camarades parce qu'on ne l'avait pas vendu.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Les Vallin vivotaient &agrave; leur aise, gr&acirc;ce &agrave; la pension. La fureur
+inapaisable des Tuvache, rest&eacute;s mis&eacute;rables, venait de l&agrave;.</p>
+
+<p>Leur fils a&icirc;n&eacute; partit au service. Le second mourut&nbsp;; Charlot resta seul &agrave;
+peiner avec le vieux p&egrave;re pour nourrir la m&egrave;re et deux autres s&oelig;urs
+cadettes qu'il avait.</p>
+
+<p>Il prenait vingt et un ans, quand, un matin, une brillante voiture
+s'arr&ecirc;ta devant les deux chaumi&egrave;res. Un jeune monsieur, avec une cha&icirc;ne
+de montre en or, descendit, donnant la main &agrave; une vieille dame en
+cheveux blancs. La vieille dame lui dit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;C'est l&agrave;, mon enfant, &agrave; la seconde maison.</p>
+
+<p>Et il entra comme chez lui dans la masure des Vallin.</p>
+
+<p>La vieille m&egrave;re lavait ses tabliers&nbsp;; le p&egrave;re infirme sommeillait pr&egrave;s de
+l'&acirc;tre. Tous deux lev&egrave;rent la t&ecirc;te, et le jeune homme dit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Bonjour, papa&nbsp;; bonjour, maman.</p>
+
+<p>Ils se dress&egrave;rent, effar&eacute;s. La paysanne laissa tomber d'&eacute;moi son savon
+dans son eau et balbutia&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;C'est-i t&eacute;, m'n &eacute;fant&nbsp;? C'est-i t&eacute;, m'n &eacute;fant&nbsp;?</p>
+
+<p>Il la prit dans ses bras et l'embrassa, en r&eacute;p&eacute;tant&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Bonjour, maman.&nbsp;&raquo;
+Tandis que le vieux, tout tremblant, disait, de son ton calme qu'il ne
+perdait jamais&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Te v'l&agrave;-t-il revenu, Jean&nbsp;?&nbsp;&raquo; Comme s'il l'avait vu un
+mois auparavant.</p>
+
+<p>Et, quand ils se furent reconnus, les parents voulurent tout de suite
+sortir le fieu dans le pays pour le montrer. On le conduisit chez le
+maire, chez l'adjoint, chez le cur&eacute;, chez l'instituteur.</p>
+
+<p>Charlot, debout sur le seuil de sa chaumi&egrave;re, le regardait passer.</p>
+
+<p>Le soir, au souper, il dit aux vieux&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Faut-il qu' vous ayez &eacute;t&eacute; sots pour laisser prendre le p'tit aux
+Vallin.</p>
+
+<p>Sa m&egrave;re r&eacute;pondit obstin&eacute;ment&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;J'voulions point vendre not' &eacute;fant.</p>
+
+<p>Le p&egrave;re ne disait rien. Le fils reprit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;C'est-il pas malheureux d'&ecirc;tre sacrifi&eacute; comme &ccedil;a.</p>
+
+<p>Alors le p&egrave;re Tuvache articula d'un ton col&eacute;reux&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Vas-tu pas nous r'procher d' t'avoir gard&eacute;.</p>
+
+<p>Et le jeune homme, brutalement&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Oui, j'vous le r'proche, que vous n'&ecirc;tes que des niants. Des parents
+comme vous &ccedil;a fait l'malheur des &eacute;fants. Qu' vous m&eacute;riteriez que j'vous
+quitte.</p>
+
+<p>La bonne femme pleurait dans son assiette. Elle g&eacute;mit tout en avalant
+des cuiller&eacute;es de soupe dont elle r&eacute;pandait la moiti&eacute;&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Tuez-vous donc pour &eacute;lever d's &eacute;fants&nbsp;!</p>
+
+<p>Alors le gars, rudement&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;J'aimerais mieux n'&ecirc;tre point n&eacute; que d'&ecirc;tre c'que j'suis. Quand j'ai
+vu l'autre, tant&ocirc;t, mon sang n'a fait qu'un tour. Je m'suis dit&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;v'l&agrave;
+c'que j'serais maintenant.</p>
+
+<p>Il se leva.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Tenez, j'sens bien que je ferai mieux de n' pas rester ici, parce que
+j'vous le reprocherais du matin au soir, et que j'vous ferais une vie
+d'mis&egrave;re. &Ccedil;a, voyez-vous, j'vous l'pardonnerai jamais&nbsp;!</p>
+
+<p>Les deux vieux se taisaient, atterr&eacute;s, larmoyants.</p>
+
+<p>Il reprit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Non, c't' id&eacute;e-l&agrave;, ce serait trop dur. J'aime mieux m'en aller
+chercher ma vie aut' part.</p>
+
+<p>Il ouvrit la porte. Un bruit de voix entra. Les Vallin festoyaient avec
+l'enfant revenu.</p>
+
+<p>Alors Charlot tapa du pied et, se tournant vers ses parents, cria&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Manants, va&nbsp;!</p>
+
+<p>Et il disparut dans la nuit.</p>
+
+
+<hr>
+<a name="UN_COQ_CHANTA"></a><h2 class="parthead">UN COQ CHANTA</h2>
+
+<p class="dedic">A Ren&eacute; Billotte.</p>
+
+<p>Mme Berthe d'Avancelles avait jusque-l&agrave; repouss&eacute; toutes les
+supplications de son admirateur d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;, le baron Joseph de Croissard.
+Pendant l'hiver, &agrave; Paris, il l'avait ardemment poursuivie, et il donnait
+pour elle maintenant des f&ecirc;tes et des chasses en son ch&acirc;teau normand de
+Carville.</p>
+
+<p>Le mari, M. d'Avancelles, ne voyait rien, ne savait rien, comme
+toujours. Il vivait, disait-on, s&eacute;par&eacute; de sa femme, pour cause de
+faiblesse physique, que madame ne lui pardonnait point. C'&eacute;tait un gros
+petit homme, chauve, court de bras, de jambes, de cou, de nez, de tout.</p>
+
+<p>Mme d'Avancelles &eacute;tait au contraire une grande jeune femme brune et
+d&eacute;termin&eacute;e, qui riait d'un rire sonore au nez de son ma&icirc;tre, qui
+l'appelait publiquement &laquo;&nbsp;Madame Popote&nbsp;&raquo; et regardait d'un certain air
+engageant et tendre les larges &eacute;paules et l'encolure robuste et les
+longues moustaches blondes de son soupirant attitr&eacute;, le baron Joseph de
+Croissard.</p>
+
+<p>Elle n'avait encore rien accord&eacute; cependant. Le baron se ruinait pour
+elle. C'&eacute;taient sans cesse des f&ecirc;tes, des chasses, des plaisirs nouveaux
+auxquels il invitait la noblesse des ch&acirc;teaux environnants.</p>
+
+<p>Tout le jour les chiens courants hurlaient par les bois &agrave; la suite du
+renard et du sanglier, et, chaque soir, d'&eacute;blouissants feux d'artifice
+allaient m&ecirc;ler aux &eacute;toiles leurs panaches de feu, tandis que les
+fen&ecirc;tres illumin&eacute;es du salon jetaient sur les vastes pelouses des
+tra&icirc;n&eacute;es de lumi&egrave;re o&ugrave; passaient des ombres.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait l'automne, la saison rousse. Les feuilles voltigeaient sur les
+gazons comme des voil&eacute;es d'oiseaux. On sentait tra&icirc;ner dans l'air des
+odeurs de terre humide, de terre d&eacute;v&ecirc;tue, comme on sent une odeur de
+chair nue, quand tombe, apr&egrave;s le bal, la robe d'une femme.</p>
+
+<p>Un soir, dans une f&ecirc;te, au dernier printemps, Mme d'Avancelles avait
+r&eacute;pondu &agrave; M. de Croissard qui la harcelait de ses pri&egrave;res&nbsp;: &laquo;&nbsp;Si je dois
+tomber, mon ami, ce ne sera pas avant la chute des feuilles. J'ai trop
+de choses &agrave; faire cet &eacute;t&eacute; pour avoir le temps.&nbsp;&raquo; Il s'&eacute;tait souvenu de
+cette parole rieuse et hardie&nbsp;; et, chaque jour, il insistait davantage,
+chaque jour il avan&ccedil;ait ses approches, il gagnait un pas dans le c&oelig;ur
+de la belle audacieuse qui ne r&eacute;sistait plus, semblait-il, que pour la
+forme.</p>
+
+<p>Une grande chasse allait avoir lieu. Et, la veille, Mme Berthe avait
+dit, en riant, au baron&nbsp;: &laquo;&nbsp;Baron, si vous tuez la b&ecirc;te, j'aurai quelque
+chose pour vous.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>D&egrave;s l'aurore, il fut debout pour reconna&icirc;tre o&ugrave; le solitaire s'&eacute;tait
+baug&eacute;. Il accompagna ses piqueurs, disposa les relais, organisa tout
+lui-m&ecirc;me pour pr&eacute;parer son triomphe&nbsp;; et, quand les cors sonn&egrave;rent le
+d&eacute;part, il apparut dans un &eacute;troit v&ecirc;tement de chasse rouge et or, les
+reins serr&eacute;s, le buste large, l'&oelig;il radieux, frais et fort comme s'il
+venait de sortir du lit.</p>
+
+<p>Les chasseurs partirent. Le sanglier d&eacute;busqu&eacute; fila, suivi des chiens
+hurleurs, &agrave; travers des broussailles&nbsp;; et les chevaux se mirent &agrave;
+galoper, emportant par les &eacute;troits sentiers des bois les amazones et les
+cavaliers, tandis que, sur les chemins amollis, roulaient sans bruit les
+voitures qui accompagnaient de loin la chasse.</p>
+
+<p>Mme d'Avancelles, par malice, retint le baron pr&egrave;s d'elle, s'attardant,
+au pas, dans une grande avenue interminablement droite et longue et sur
+laquelle quatre rangs de ch&ecirc;nes se repliaient comme une vo&ucirc;te.</p>
+
+<p>Fr&eacute;missant d'amour et d'inqui&eacute;tude, il &eacute;coutait d'une oreille le
+bavardage moqueur de la jeune femme, et de l'autre il suivait le chant
+des cors et la voix des chiens qui s'&eacute;loignaient.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Vous ne m'aimez donc plus&nbsp;?&nbsp;&raquo; disait-elle.</p>
+
+<p>Il r&eacute;pondait&nbsp;: &laquo;&nbsp;Pouvez-vous dire des choses pareilles&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle reprenait&nbsp;: &laquo;&nbsp;La chasse cependant semble vous occuper plus que moi.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il g&eacute;missait&nbsp;: &laquo;&nbsp;Ne m'avez-vous point donn&eacute; l'ordre d'abattre moi-m&ecirc;me
+l'animal&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et elle ajoutait gravement&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mais j'y compte. Il faut que vous le tuiez
+devant moi.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Alors il fr&eacute;missait sur sa selle, piquait son cheval qui bondissait et,
+perdant patience&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mais sacristi&nbsp;! madame, cela ne se pourra pas si nous
+restons ici.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Puis elle lui parlait tendrement, posant la main sur son bras, ou
+flattant, comme par distraction, la crini&egrave;re de son cheval.</p>
+
+<p>Et elle lui jetait, en riant&nbsp;: &laquo;&nbsp;Il faut que cela soit pourtant... ou
+alors... tant pis pour vous.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Puis ils tourn&egrave;rent &agrave; droite dans un petit chemin couvert, et soudain,
+pour &eacute;viter une branche qui barrait la route, elle se pencha sur lui, si
+pr&egrave;s qu'il sentit sur son cou le chatouillement des cheveux. Alors
+brutalement il l'enla&ccedil;a, et appuyant sur la tempe ses grandes
+moustaches, il la baisa d'un baiser furieux.</p>
+
+<p>Elle ne remua point d'abord, restant ainsi sous cette caresse emport&eacute;e&nbsp;;
+puis, d'une secousse, elle tourna la t&ecirc;te, et, soit hasard, soit
+volont&eacute;, ses petites l&egrave;vres &agrave; elle rencontr&egrave;rent ses l&egrave;vres &agrave; lui, sous
+leur cascade de poils blonds.</p>
+
+<p>Alors, soit confusion, soit remords, elle cingla le flanc de son cheval,
+qui partit au grand galop. Ils all&egrave;rent ainsi longtemps, sans &eacute;changer
+m&ecirc;me un regard.</p>
+
+<p>Le tumulte de la chasse se rapprochait&nbsp;; les fourr&eacute;s semblaient fr&eacute;mir,
+et tout &agrave; coup, brisant les branches, couvert de sang, secouant les
+chiens qui s'attachaient &agrave; lui, le sanglier passa.</p>
+
+<p>Alors le baron, poussant un rire de triomphe, cria&nbsp;: &laquo;&nbsp;Qui m'aime me
+suive&nbsp;!&nbsp;&raquo; Et il disparut dans les taillis, comme si la for&ecirc;t l'e&ucirc;t
+englouti.</p>
+
+<p>Quand elle arriva, quelques minutes plus tard, dans une clairi&egrave;re, il se
+relevait souill&eacute; de boue, la jaquette d&eacute;chir&eacute;e, les mains sanglantes,
+tandis que la b&ecirc;te &eacute;tendue portait dans l'&eacute;paule le couteau de chasse
+enfonc&eacute; jusqu'&agrave; la garde.</p>
+
+<p>La cur&eacute;e se fit aux flambeaux par une nuit douce et m&eacute;lancolique. La
+lune jaunissait la flamme rouge des torches qui embrumaient la nuit de
+leur fum&eacute;e r&eacute;sineuse. Les chiens mangeaient les entrailles puantes du
+sanglier, et criaient, et se battaient. Et les piqueurs et les
+gentilshommes chasseurs, en cercle autour de la cur&eacute;e, sonnaient du cor
+&agrave; plein souffle. La fanfare s'en allait dans la nuit claire au-dessus
+des bois, r&eacute;p&eacute;t&eacute;e par les &eacute;chos perdus des vall&eacute;es lointaines,
+r&eacute;veillant les cerfs inquiets, les renards glapissants et troublant en
+leurs &eacute;bats les petits lapins gris, au bord des clairi&egrave;res.</p>
+
+<p>Les oiseaux de nuit voletaient, effar&eacute;s, au-dessus de la meute affol&eacute;e
+d'ardeur. Et des femmes, attendries par toutes ces choses douces et
+violentes, s'appuyant un peu au bras des hommes, s'&eacute;cartaient d&eacute;j&agrave; dans
+les all&eacute;es, avant que les chiens eussent fini leur repas.</p>
+
+<p>Tout alanguie par cette journ&eacute;e de fatigue et de tendresse, Mme
+d'Avancelles dit au baron&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Voulez-vous faire un tour de parc, mon ami&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Mais lui, sans r&eacute;pondre, tremblant, d&eacute;faillant, l'entra&icirc;na.</p>
+
+<p>Et, tout de suite, ils s'embrass&egrave;rent. Ils allaient au pas, au petit
+pas, sous les branches presque d&eacute;pouill&eacute;es et qui laissaient filtrer la
+lune&nbsp;; et leur amour, leurs d&eacute;sirs, leur besoin d'&eacute;treinte &eacute;taient
+devenus si v&eacute;h&eacute;ments qu'ils faillirent choir au pied d'un arbre.</p>
+
+<p>Les cors ne sonnaient plus. Les chiens &eacute;puis&eacute;s dormaient au chenil.
+&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Rentrons&nbsp;&raquo;, dit la jeune femme. Ils revinrent.</p>
+
+<p>Puis, lorsqu'ils furent devant le ch&acirc;teau, elle murmura d'une voix
+mourante&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je suis si fatigu&eacute;e que je vais me coucher, mon ami.&nbsp;&raquo; Et,
+comme il ouvrait les bras pour la prendre en un dernier baiser, elle
+s'enfuit, lui jetant comme adieu&nbsp;: &laquo;&nbsp;Non... je vais dormir... Qui m'aime
+me suive&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Une heure plus tard, alors que tout le ch&acirc;teau silencieux semblait mort,
+le baron sortit &agrave; pas de loup de sa chambre et s'en vint gratter &agrave; la
+porte de son amie. Comme elle ne r&eacute;pondait pas, il essaya d'ouvrir. Le
+verrou n'&eacute;tait point pouss&eacute;.</p>
+
+<p>Elle r&ecirc;vait, accoud&eacute;e &agrave; la fen&ecirc;tre.</p>
+
+<p>Il se jeta &agrave; ses genoux qu'il baisait &eacute;perd&ucirc;ment &agrave; travers la robe de
+nuit. Elle ne disait rien, enfon&ccedil;ant ses doigts fins, d'une mani&egrave;re
+caressante, dans les cheveux du baron.</p>
+
+<p>Et soudain, se d&eacute;gageant comme si elle e&ucirc;t pris une grande r&eacute;solution,
+elle murmura de son air hardi, mais &agrave; voix basse&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je vais revenir.
+Attendez-moi.&nbsp;&raquo; Et son doigt, tendu dans l'ombre, montrait au fond de la
+chambre la tache vague et blanche du lit.</p>
+
+<p>Alors, &agrave; t&acirc;tons, &eacute;perdu, les mains tremblantes, il se d&eacute;v&ecirc;tit bien vite
+et s'enfon&ccedil;a dans les draps frais. Il s'&eacute;tendit d&eacute;licieusement,
+oubliant presque son amie, tant il avait plaisir &agrave; cette caresse du
+linge sur son corps las de mouvement.</p>
+
+<p>Elle ne revenait point, pourtant&nbsp;; s'amusant sans doute &agrave; le faire
+languir. Il fermait les yeux dans un bien-&ecirc;tre exquis&nbsp;; et il r&ecirc;vait
+doucement dans l'attente d&eacute;licieuse de la chose tant d&eacute;sir&eacute;e. Mais peu &agrave;
+peu ses membres s'engourdirent, sa pens&eacute;e s'assoupit, devint incertaine,
+flottante. La puissante fatigue enfin le terrassa&nbsp;; il s'endormit.</p>
+
+<p>Il dormit du lourd sommeil, de l'invincible sommeil des chasseurs
+ext&eacute;nu&eacute;s. Il dormit jusqu'&agrave; l'aurore.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup, la fen&ecirc;tre &eacute;tant rest&eacute;e entr'ouverte, un coq, perch&eacute; dans
+un arbre voisin, chanta. Alors brusquement, surpris par ce cri sonore,
+le baron ouvrit les yeux.</p>
+
+<p>Sentant contre lui un corps de femme, se trouvant en un lit qu'il ne
+reconnaissait pas, surpris et ne se souvenant plus de rien, il balbutia,
+dans l'effarement du r&eacute;veil&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Quoi&nbsp;? O&ugrave; suis-je&nbsp;? Qu'y a-t-il&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Alors elle, qui n'avait point dormi, regardant cet homme d&eacute;peign&eacute;, aux
+yeux rouges, &agrave; la l&egrave;vre &eacute;paisse, r&eacute;pondit, du ton hautain dont elle
+parlait &agrave; son mari&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Ce n'est rien. C'est un coq qui chante. Rendormez-vous, monsieur,
+cela ne vous regarde pas.&nbsp;&raquo;</p>
+
+
+<hr>
+<a name="UN_FILS"></a><h2 class="parthead">UN FILS</h2>
+
+<p class="dedic">A Ren&eacute; Maizeroy.</p>
+
+<p>Ils se promenaient, les deux vieux amis, dans le jardin tout fleuri o&ugrave;
+le gai Printemps remuait de la vie.</p>
+
+<p>L'un &eacute;tait S&eacute;nateur, et l'autre de l'Acad&eacute;mie fran&ccedil;aise, graves tous
+deux, pleins de raisonnements tr&egrave;s logiques mais solennels, gens de
+marque et de r&eacute;putation.</p>
+
+<p>Ils parlot&egrave;rent d'abord de politique, &eacute;changeant des pens&eacute;es, non pas
+sur des Id&eacute;es, mais sur des hommes&nbsp;: les personnalit&eacute;s, en cette mati&egrave;re,
+primant toujours la Raison. Puis ils soulev&egrave;rent quelques souvenirs&nbsp;;
+puis ils se turent, continuant &agrave; marcher c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te, tout amollis par
+la ti&eacute;deur de l'air.</p>
+
+<p>Une grande corbeille de ravenelles exhalait des souffles sucr&eacute;s et
+d&eacute;licats&nbsp;; un tas de fleurs de toute race et de toute nuance jetaient
+leurs odeurs dans la brise, tandis qu'un faux-&eacute;b&eacute;nier, v&ecirc;tu de grappes
+jaunes, &eacute;parpillait au vent sa fine poussi&egrave;re, une fum&eacute;e d'or qui
+sentait le miel et qui portait, pareille aux poudres caressantes des
+parfumeurs, sa semence enbaum&eacute;e &agrave; travers l'espace.</p>
+
+<p>Le s&eacute;nateur s'arr&ecirc;ta, huma le nuage f&eacute;condant qui flottait, consid&eacute;ra
+l'arbre amoureux resplendissant comme un soleil et dont les germes
+s'envolaient. Et il dit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Quand on songe que ces imperceptibles at&ocirc;mes,
+qui sentent bon, vont cr&eacute;er des existences &agrave; des centaines de lieues
+d'ici, vont faire tressaillir les fibres et les s&egrave;ves d'arbres femelles
+et produire des &ecirc;tres &agrave; racines, naissant d'un germe comme nous,
+mortels comme nous, et qui seront remplac&eacute;s par d'autres &ecirc;tres de m&ecirc;me
+essence, comme nous toujours&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Puis, plant&eacute; devant l'&eacute;b&eacute;nier radieux dont les parfums vivifiants se
+d&eacute;tachaient &agrave; tous les frissons de l'air, M. le s&eacute;nateur ajouta&nbsp;: &laquo;&nbsp;Ah&nbsp;!
+mon gaillard, s'il te fallait faire le compte de tes enfants, tu serais
+bigrement embarrass&eacute;. En voil&agrave; un qui les ex&eacute;cute facilement et qui les
+l&acirc;che sans remords, et qui ne s'en inqui&egrave;te gu&egrave;re.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>L'acad&eacute;micien ajouta&nbsp;: &laquo;&nbsp;Nous en faisons autant, mon ami.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Le s&eacute;nateur reprit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Oui, je ne le nie pas, nous les l&acirc;chons
+quelquefois, mais nous le savons au moins, et cela constitue notre
+sup&eacute;riorit&eacute;.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Mais l'autre secoua la t&ecirc;te&nbsp;: &laquo;&nbsp;Non, ce n'est pas l&agrave; ce que je veux dire&nbsp;;
+voyez-vous, mon cher, il n'est gu&egrave;re d'homme qui ne poss&egrave;de des enfants
+ignor&eacute;s, ces enfants dits <i>de p&egrave;re inconnu</i>, qu'il a faits, comme cet
+arbre reproduit, presque inconsciemment.</p>
+
+<p>S'il fallait &eacute;tablir le compte des femmes que nous avons eues, nous
+serions, n'est-ce pas, aussi embarrass&eacute;s que cet &eacute;b&eacute;nier que vous
+interpelliez le serait pour num&eacute;roter ses descendants.</p>
+
+<p>De dix-huit &agrave; quarante ans enfin, en faisant entrer en ligne les
+rencontres passag&egrave;res, les contacts d'une heure, on peut bien admettre
+que nous avons eu des... rapports intimes avec deux ou trois cents
+femmes.</p>
+
+<p>Eh bien, mon ami, dans ce nombre &ecirc;tes-vous s&ucirc;r que vous n'en ayez pas
+f&eacute;cond&eacute; au moins une, et que vous ne poss&eacute;diez point sur le pav&eacute;, ou au
+bagne, un chenapan de fils qui vole et assassine les honn&ecirc;tes gens,
+c'est-&agrave;-dire nous&nbsp;; ou bien une fille dans quelque mauvais lieu&nbsp;; ou
+peut-&ecirc;tre, si elle a eu la chance d'&ecirc;tre abandonn&eacute;e par sa m&egrave;re,
+cuisini&egrave;re en quelque famille.</p>
+
+<p>Songez en outre que presque toutes les femmes que nous appelons
+<i>publiques</i> poss&egrave;dent un ou deux enfants dont elles ignorent le p&egrave;re,
+enfants attrap&eacute;s dans le hasard de leurs &eacute;treintes &agrave; dix ou vingt
+francs. Dans tout m&eacute;tier on fait la part des profits et pertes. Ces
+rejetons-l&agrave; constituent les &laquo;&nbsp;pertes&nbsp;&raquo; de leur profession. Quels sont les
+g&eacute;n&eacute;rateurs&nbsp;?&nbsp;&mdash;&nbsp;Vous,&nbsp;&mdash;&nbsp;moi,&nbsp;&mdash;&nbsp;nous tous, les hommes dits <i>comme il faut</i>&nbsp;!
+Ce sont les r&eacute;sultats de nos joyeux d&icirc;ners d'amis, de nos soirs de
+ga&icirc;t&eacute;, de ces heures o&ugrave; notre chair contente nous pousse aux
+accouplements d'aventure.</p>
+
+<p>Les voleurs, les r&ocirc;deurs, tous les mis&eacute;rables, enfin, sont nos enfants.
+Et cela vaut encore mieux pour nous que si nous &eacute;tions les leurs, car
+ils reproduisent aussi, ces gredins-l&agrave;&nbsp;!</p>
+
+<p>Tenez, j'ai, pour ma part, sur la conscience une tr&egrave;s vilaine histoire
+que je veux vous dire. C'est pour moi un remords incessant, plus que
+cela, c'est un doute continuel, une inapaisable incertitude qui,
+parfois, me torture horriblement.</p>
+
+<p>A l'&acirc;ge de vingt-cinq ans j'avais entrepris avec un de mes amis,
+aujourd'hui conseiller d'&Eacute;tat, un voyage en Bretagne, &agrave; pied.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Apr&egrave;s quinze ou vingt jours de marche forcen&eacute;e, apr&egrave;s avoir visit&eacute; les
+C&ocirc;tes-du-Nord et une partie du Finist&egrave;re, nous arrivions &agrave; Douarnenez&nbsp;;
+de l&agrave;, en une &eacute;tape, on gagna la sauvage pointe du Raz par la baie des
+Tr&eacute;pass&eacute;s, et on coucha dans un village quelconque dont le nom finissait
+en <i>of</i>&nbsp;; mais, le matin venu, une fatigue &eacute;trange retint au lit mon
+camarade. Je dis au lit par habitude, car notre couche se composait
+simplement de deux bottes de paille.</p>
+
+<p>Impossible d'&ecirc;tre malade en ce lieu. Je le for&ccedil;ai donc &agrave; se lever, et
+nous parv&icirc;nmes &agrave; Audierne vers quatre ou cinq heures du soir.</p>
+
+<p>Le lendemain, il allait un peu mieux&nbsp;; on repartit&nbsp;; mais, en route, il
+fut pris de malaises intol&eacute;rables, et c'est &agrave; grand'peine que nous p&ucirc;mes
+atteindre Pont-Labb&eacute;.</p>
+
+<p>L&agrave;, au moins, nous avions une auberge. Mon ami se coucha, et le m&eacute;decin,
+qu'on fit venir de Quimper, constata une forte fi&egrave;vre, sans en
+d&eacute;terminer la nature.</p>
+
+<p>Connaissez-vous Pont-Labb&eacute;&nbsp;?&nbsp;&mdash;&nbsp;Non.&nbsp;&mdash;&nbsp;Eh bien, c'est la ville la plus
+bretonne de toute cette Bretagne bretonnante qui va de la pointe du Raz
+au Morbihan, de cette contr&eacute;e qui contient l'essence des m&oelig;urs, des
+l&eacute;gendes, des coutumes bretonnes. Encore aujourd'hui, ce coin de pays
+n'a presque pas chang&eacute;. Je dis&nbsp;: <i>encore aujourd'hui</i>, car j'y retourne &agrave;
+pr&eacute;sent tous les ans, h&eacute;las&nbsp;!</p>
+
+<p>Un vieux ch&acirc;teau baigne le pied de ses tours dans un grand &eacute;tang triste,
+triste, avec des vols d'oiseaux sauvages. Une rivi&egrave;re sort de l&agrave; que
+les caboteurs peuvent remonter jusqu'&agrave; la ville. Et dans les rues
+&eacute;troites aux maisons antiques, les hommes portent le grand chapeau, le
+gilet brod&eacute; et les quatre vestes superpos&eacute;es&nbsp;: la premi&egrave;re, grande comme
+la main, couvrant au plus les omoplates, et la derni&egrave;re s'arr&ecirc;tant juste
+au-dessus du fond de culotte.</p>
+
+<p>Les filles, grandes, belles, fra&icirc;ches, ont la poitrine &eacute;cras&eacute;e dans un
+gilet de drap qui forme cuirasse, les &eacute;treint, ne laissant m&ecirc;me pas
+deviner leur gorge puissante et martyris&eacute;e&nbsp;; et elles sont coiff&eacute;es d'une
+&eacute;trange fa&ccedil;on&nbsp;: sur les tempes, deux plaques brod&eacute;es en couleur encadrent
+le visage, serrent les cheveux qui tombent en nappe derri&egrave;re la t&ecirc;te,
+puis remontent se tasser au sommet du cr&acirc;ne sous un singulier bonnet,
+tissu souvent d'or ou d'argent.</p>
+
+<p>La servante de notre auberge avait dix-huit ans au plus, des yeux tout
+bleus, d'un bleu p&acirc;le que per&ccedil;aient les deux petits points noirs de la
+pupille&nbsp;; et ses dents courtes, serr&eacute;es, qu'elle montrait sans cesse en
+riant, semblaient faites pour broyer du granit.</p>
+
+<p>Elle ne savait pas un mot de fran&ccedil;ais, ne parlant que le breton, comme
+la plupart de ses compatriotes.</p>
+
+<p>Or, mon ami n'allait gu&egrave;re mieux, et, bien qu'aucune maladie ne se
+d&eacute;clar&acirc;t, le m&eacute;decin lui d&eacute;fendait de partir encore, ordonnant un repos
+complet. Je passais donc les journ&eacute;es pr&egrave;s de lui, et sans cesse la
+petite bonne entrait, apportant soit mon d&icirc;ner, soit de la tisane.</p>
+
+<p>Je la lutinais un peu, ce qui semblait l'amuser, mais nous ne causions
+pas, naturellement, puisque nous ne nous comprenions point.</p>
+
+<p>Or, une nuit, comme j'&eacute;tais rest&eacute; fort tard aupr&egrave;s du malade, je
+croisai, en regagnant ma chambre, la fillette qui rentrait dans la
+sienne. C'&eacute;tait juste en face de ma porte ouverte&nbsp;; alors, brusquement,
+sans r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; ce que je faisais, plut&ocirc;t par plaisanterie
+qu'autrement, je la saisis &agrave; pleine taille, et, avant qu'elle f&ucirc;t
+revenue de sa stupeur, je l'avais jet&eacute;e et enferm&eacute;e chez moi. Elle me
+regardait, effar&eacute;e, affol&eacute;e, &eacute;pouvant&eacute;e, n'osant pas crier de peur d'un
+scandale, d'&ecirc;tre chass&eacute;e sans doute par ses ma&icirc;tres d'abord, et
+peut-&ecirc;tre par son p&egrave;re ensuite.</p>
+
+<p>J'avais fait cela en riant&nbsp;; mais, d&egrave;s qu'elle fut chez moi, le d&eacute;sir de
+la poss&eacute;der m'envahit. Ce fut une lutte longue et silencieuse, une lutte
+corps &agrave; corps, &agrave; la fa&ccedil;on des athl&egrave;tes, avec les bras tendus, crisp&eacute;s,
+tordus, la respiration essouffl&eacute;e, la peau mouill&eacute;e de sueur. Oh&nbsp;! elle
+se d&eacute;battit vaillamment&nbsp;; et parfois nous heurtions un meuble, une
+cloison, une chaise&nbsp;; alors, toujours enlac&eacute;s, nous restions immobiles
+plusieurs secondes dans la crainte que le bruit n'e&ucirc;t &eacute;veill&eacute;
+quelqu'un&nbsp;; puis nous recommencions notre acharn&eacute;e bataille, moi
+l'attaquant, elle r&eacute;sistant.</p>
+
+<p>&Eacute;puis&eacute;e enfin, elle tomba&nbsp;; et je la pris brutalement, par terre, sur le
+pav&eacute;.</p>
+
+<p>Sit&ocirc;t relev&eacute;e, elle courut &agrave; la porte, tira les verrous et s'enfuit.</p>
+
+<p>Je la rencontrai &agrave; peine les jours suivants. Elle ne me laissait point
+l'approcher. Puis, comme mon camarade &eacute;tait gu&eacute;ri et que nous devions
+reprendre notre voyage, je la vis entrer, la veille de mon d&eacute;part, &agrave;
+minuit, nu-pieds, en chemise, dans ma chambre o&ugrave; je venais de me
+retirer.</p>
+
+<p>Elle se jeta dans mes bras, m'&eacute;treignit passionn&eacute;ment, puis, jusqu'au
+jour, m'embrassa, me caressa, pleurant, sanglotant, me donnant enfin
+toutes les assurances de tendresse et de d&eacute;sespoir qu'une femme nous
+peut donner quand elle ne sait pas un mot de notre langue.</p>
+
+<p>Huit jours apr&egrave;s, j'avais oubli&eacute; cette aventure, commune et fr&eacute;quente
+quand on voyage, les servantes d'auberge &eacute;tant g&eacute;n&eacute;ralement destin&eacute;es &agrave;
+distraire ainsi les voyageurs.</p>
+
+<p>Et je fus trente ans sans y songer et sans revenir &agrave; Pont-Labb&eacute;.</p>
+
+<p>Or, en 1876, j'y retournai par hasard au cours d'une excursion en
+Bretagne, entreprise pour documenter un livre et pour me bien p&eacute;n&eacute;trer
+des paysages.</p>
+
+<p>Rien ne me sembla chang&eacute;. Le ch&acirc;teau mouillait toujours ses murs
+gris&acirc;tres dans l'&eacute;tang, &agrave; l'entr&eacute;e de la petite ville&nbsp;; et l'auberge
+&eacute;tait la m&ecirc;me quoique r&eacute;par&eacute;e, remise &agrave; neuf, avec un air plus moderne.
+En entrant, je fus re&ccedil;u par deux jeunes Bretonnes de dix-huit ans,
+fra&icirc;ches et gentilles, encuirass&eacute;es dans leur &eacute;troit gilet de drap,
+casqu&eacute;es d'argent avec les grandes plaques brod&eacute;es sur les oreilles.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait environ six heures du soir. Je me mis &agrave; table pour d&icirc;ner et,
+comme le patron s'empressait lui-m&ecirc;me &agrave; me servir, la fatalit&eacute; sans
+doute me fit dire&nbsp;: &laquo;&nbsp;Avez-vous connu les anciens ma&icirc;tres de cette maison&nbsp;?
+J'ai pass&eacute; ici une dizaine de jours il y a trente ans maintenant. Je
+vous parle de loin.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il r&eacute;pondit&nbsp;: &laquo;&nbsp;C'&eacute;taient mes parents, monsieur.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Alors je lui racontai en quelle occasion je m'&eacute;tais arr&ecirc;t&eacute;, comment
+j'avais &eacute;t&eacute; retenu par l'indisposition d'un camarade. Il ne me laissa
+pas achever.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Oh&nbsp;! je me rappelle parfaitement J'avais alors quinze ou seize ans.
+Vous couchiez dans la chambre du fond et votre ami dans celle dont j'ai
+fait la mienne, sur la rue.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>C'est alors seulement que le souvenir tr&egrave;s vif de la petite bonne me
+revint. Je demandai&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Vous rappelez-vous une gentille petite servante
+qu'avait alors votre p&egrave;re, et qui poss&eacute;dait, si ma m&eacute;moire ne me
+trompe, de jolis yeux bleus et des dents fra&icirc;ches&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il reprit&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Oui, monsieur&nbsp;; elle est morte en couches quelque temps
+apr&egrave;s.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et, tendant la main vers la cour o&ugrave; un homme maigre et boiteux remuait
+du fumier, il ajouta&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Voil&agrave; son fils.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je me mis &agrave; rire. &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Il n'est pas beau et ne ressemble gu&egrave;re &agrave; sa m&egrave;re.
+Il tient du p&egrave;re sans doute.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>L'aubergiste reprit&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;&Ccedil;a se peut bien&nbsp;; mais on n'a jamais su &agrave; qui
+c'&eacute;tait. Elle est morte sans le dire et personne ici ne lui connaissait
+de galant. &Ccedil;'a &eacute;t&eacute; un fameux &eacute;tonnement quand on a appris qu'elle &eacute;tait
+enceinte. Personne ne voulait le croire.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>J'eus une sorte de frisson d&eacute;sagr&eacute;able, un de ces effleurements p&eacute;nibles
+qui nous touchent le c&oelig;ur, comme l'approche d'un lourd chagrin. Et je
+regardai l'homme dans la cour. Il venait maintenant de puiser de l'eau
+pour les chevaux et portait ses deux seaux en boitant, avec un effort
+douloureux de la jambe plus courte. Il &eacute;tait d&eacute;guenill&eacute;, hideusement
+sale, avec de longs cheveux jaunes tellement m&ecirc;l&eacute;s qu'ils lui tombaient
+comme des cordes sur les joues.</p>
+
+<p>L'aubergiste ajouta&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Il ne vaut pas grand'chose, &ccedil;'a &eacute;t&eacute; gard&eacute; par
+charit&eacute; dans la maison. Peut-&ecirc;tre qu'il aurait mieux tourn&eacute; si on
+l'avait &eacute;lev&eacute; comme tout le monde. Mais que voulez-vous, monsieur&nbsp;? Pas
+de p&egrave;re, pas de m&egrave;re, pas d'argent&nbsp;! Mes parents ont eu piti&eacute; de
+l'enfant, mais ce n'&eacute;tait pas &agrave; eux, vous comprenez.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je ne dis rien.</p>
+
+<p>Et je couchai dans mon ancienne chambre&nbsp;; et toute la nuit je pensai &agrave; cet
+affreux valet d'&eacute;curie en me r&eacute;p&eacute;tant&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Si c'&eacute;tait mon fils, pourtant&nbsp;?
+Aurais-je donc pu tuer cette fille et procr&eacute;er cet &ecirc;tre&nbsp;?&nbsp;&raquo;&nbsp;&mdash;&nbsp;C'&eacute;tait
+possible, enfin&nbsp;!</p>
+
+<p>Je r&eacute;solus de parler &agrave; cet homme et de conna&icirc;tre exactement la date de
+sa naissance. Une diff&eacute;rence de deux mois devait m'arracher mes doutes.</p>
+
+<p>Je le fis venir le lendemain. Mais il ne parlait pas le fran&ccedil;ais non
+plus. Il avait l'air de ne rien comprendre d'ailleurs, ignorant
+absolument son &acirc;ge qu'une des bonnes lui demanda de ma part. Et il se
+tenait d'un air idiot devant moi, roulant son chapeau dans ses pattes
+noueuses et d&eacute;go&ucirc;tantes, riant stupidement, avec quelque chose du rire
+ancien de la m&egrave;re dans le coin des l&egrave;vres et dans le coin des yeux.</p>
+
+<p>Mais le patron survenant alla chercher l'acte de naissance du mis&eacute;rable.
+Il &eacute;tait entr&eacute; dans la vie huit mois et vingt-six jours apr&egrave;s mon
+passage &agrave; Pont-Labb&eacute;, car je me rappelais parfaitement &ecirc;tre arriv&eacute; &agrave;
+Lorient le 15 ao&ucirc;t. L'acte portait la mention&nbsp;: &laquo;&nbsp;P&egrave;re inconnu&nbsp;&raquo;. La m&egrave;re
+s'&eacute;tait appel&eacute;e Jeanne Kerradec.</p>
+
+<p>Alors mon c&oelig;ur se mit &agrave; battre &agrave; coups press&eacute;s. Je ne pouvais plus
+parler tant je me sentais suffoqu&eacute;&nbsp;; et je regardais cette brute dont les
+grands cheveux jaunes semblaient un fumier plus sordide que celui des
+b&ecirc;tes&nbsp;; et le gueux, g&ecirc;n&eacute; par mon regard, cessait de rire, d&eacute;tournait la
+t&ecirc;te, cherchait &agrave; s'en aller.</p>
+
+<p>Tout le jour j'errai le long de la petite rivi&egrave;re, en r&eacute;fl&eacute;chissant
+douloureusement. Mais &agrave; quoi bon r&eacute;fl&eacute;chir&nbsp;? Rien ne pouvait me fixer.
+Pendant des heures et des heures je pesais toutes les raisons bonnes ou
+mauvaises pour ou contre mes chances de paternit&eacute;, m'&eacute;nervant en des
+suppositions inextricables, pour revenir sans cesse &agrave; la m&ecirc;me horrible
+incertitude, puis &agrave; la conviction plus atroce encore que cet homme &eacute;tait
+mon fils.</p>
+
+<p>Je ne pus d&icirc;ner et je me retirai dans ma chambre. Je fus longtemps sans
+parvenir &agrave; dormir&nbsp;; puis le sommeil vint, un sommeil hant&eacute; de visions
+insupportables. Je voyais ce goujat qui me riait au nez, m'appelait
+&laquo;&nbsp;papa&nbsp;&raquo;&nbsp;; puis il se changeait en chien et me mordait les mollets, et,
+j'avais beau me sauver, il me suivait toujours, et au lieu d'aboyer il
+parlait, m'injuriait&nbsp;; puis il comparaissait devant mes coll&egrave;gues de
+l'Acad&eacute;mie r&eacute;unis pour d&eacute;cider si j'&eacute;tais bien son p&egrave;re&nbsp;; et l'un d'eux
+s'&eacute;criait&nbsp;: &laquo;&nbsp;C'est indubitable&nbsp;! Regardez donc comme il lui ressemble.&nbsp;&raquo; Et
+en effet je m'apercevais que ce monstre me ressemblait. Et je me
+r&eacute;veillai avec cette id&eacute;e plant&eacute;e dans le cr&acirc;ne et avec le d&eacute;sir fou de
+revoir l'homme pour d&eacute;cider si, oui ou non, nous avions des traits
+communs.</p>
+
+<p>Je le joignis comme il allait &agrave; la messe (c'&eacute;tait un dimanche) et je lui
+donnai cent sous en le d&eacute;visageant anxieusement. Il se remit &agrave; rire
+d'une ignoble fa&ccedil;on, prit l'argent, puis, g&ecirc;n&eacute; de nouveau par mon &oelig;il,
+il s'enfuit apr&egrave;s avoir bredouill&eacute; un mot &agrave; peu pr&egrave;s inarticul&eacute;, qui
+voulait dire &laquo;&nbsp;merci&nbsp;&raquo;, sans doute.</p>
+
+<p>La journ&eacute;e se passa pour moi dans les m&ecirc;mes angoisses que la veille.
+Vers le soir je fis venir l'h&ocirc;telier, et avec beaucoup de pr&eacute;cautions,
+d'habilet&eacute;s, de finesses, je lui dis que je m'int&eacute;ressais &agrave; ce pauvre
+&ecirc;tre si abandonn&eacute; de tous et priv&eacute; de tout, et que je voulais faire
+quelque chose pour lui.</p>
+
+<p>Mais l'homme r&eacute;pliqua&nbsp;: &laquo;&nbsp;Oh&nbsp;! n'y songez pas, monsieur, il ne vaut rien,
+vous n'en aurez que du d&eacute;sagr&eacute;ment. Moi, je l'emploie &agrave; vider l'&eacute;curie,
+et c'est tout ce qu'il peut faire. Pour &ccedil;a je le nourris et il couche
+avec les chevaux. Il ne lui en faut pas plus. Si vous avez une vieille
+culotte, donnez-la lui, mais elle sera en pi&egrave;ces dans huit jours.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je n'insistai pas, me r&eacute;servant d'aviser.</p>
+
+<p>Le gueux rentra le soir horriblement ivre, faillit mettre le feu &agrave; la
+maison, assomma un cheval &agrave; coups de pioche, et, en fin de compte,
+s'endormit dans la boue sous la pluie, gr&acirc;ce &agrave; mes largesses.</p>
+
+<p>On me pria le lendemain de ne plus lui donner d'argent. L'eau-de-vie le
+rendait furieux, et, d&egrave;s qu'il avait deux sous en poche, il les buvait.
+L'aubergiste ajouta&nbsp;: &laquo;&nbsp;Lui donner de l'argent c'est vouloir sa mort.&nbsp;&raquo; Cet
+homme n'en avait jamais eu, absolument jamais, sauf quelques centimes
+jet&eacute;s par les voyageurs, et il ne connaissait pas d'autre destination &agrave;
+ce m&eacute;tal que le cabaret.</p>
+
+<p>Alors je passai des heures dans ma chambre, avec un livre ouvert que je
+semblais lire, mais ne faisant autre chose que de regarder cette brute,
+mon fils&nbsp;! mon fils&nbsp;! en t&acirc;chant de d&eacute;couvrir s'il avait quelque chose de
+moi. A force de chercher je crus reconna&icirc;tre des lignes semblables dans
+le front et &agrave; la naissance du nez, et je fus bient&ocirc;t convaincu d'une
+ressemblance que dissimulaient l'habillement diff&eacute;rent et la crini&egrave;re
+hideuse de l'homme.</p>
+
+<p>Mais je ne pouvais demeurer plus longtemps sans devenir suspect, et je
+partis, le c&oelig;ur broy&eacute;, apr&egrave;s avoir laiss&eacute; &agrave; l'aubergiste quelque argent
+pour adoucir l'existence de son valet.</p>
+
+<p>Or, depuis six ans, je vis avec cette pens&eacute;e, cette horrible
+incertitude, ce doute abominable. Et, chaque ann&eacute;e, une force invincible
+me ram&egrave;ne &agrave; Pont-Labb&eacute;. Chaque ann&eacute;e je me condamne &agrave; ce supplice de
+voir cette brute patauger dans son fumier, de m'imaginer qu'il me
+ressemble, de chercher, toujours en vain, &agrave; lui &ecirc;tre secourable. Et
+chaque ann&eacute;e je reviens ici, plus ind&eacute;cis, plus tortur&eacute;, plus anxieux.</p>
+
+<p>J'ai essay&eacute; de le faire instruire. Il est idiot sans ressource.</p>
+
+<p>J'ai essay&eacute; de lui rendre la vie moins p&eacute;nible. Il est irr&eacute;m&eacute;diablement
+ivrogne et emploie &agrave; boire tout l'argent qu'on lui donne&nbsp;; et il sait
+fort bien vendre ses habits neufs pour se procurer de l'eau-de-vie.</p>
+
+<p>J'ai essay&eacute; d'apitoyer sur lui son patron pour qu'il le m&eacute;nage&acirc;t, en
+offrant toujours de l'argent. L'aubergiste, &eacute;tonn&eacute; &agrave; la fin, m'a r&eacute;pondu
+fort sagement&nbsp;: &laquo;&nbsp;Tout ce que vous ferez pour lui, monsieur, ne servira
+qu'&agrave; le perdre. Il faut le tenir comme un prisonnier. Sit&ocirc;t qu'il a du
+temps ou du bien-&ecirc;tre, il devient malfaisant. Si vous voulez faire du
+bien, &ccedil;a ne manque pas, allez, les enfants abandonn&eacute;s, mais
+choisissez-en un qui r&eacute;ponde &agrave; votre peine.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Que dire &agrave; cela&nbsp;?</p>
+
+<p>Et si je laissais percer un soup&ccedil;on des doutes qui me torturent, ce
+cr&eacute;tin, certes, deviendrait malin pour m'exploiter, me compromettre, me
+perdre. Il me crierait &laquo;&nbsp;papa&nbsp;&raquo;, comme dans mon r&ecirc;ve.</p>
+
+<p>Et je me dis que j'ai tu&eacute; la m&egrave;re et perdu cet &ecirc;tre atrophi&eacute;, larve
+d'&eacute;curie, &eacute;close et pouss&eacute;e dans le fumier, cet homme qui, &eacute;lev&eacute; comme
+d'autres, aurait &eacute;t&eacute; pareil aux autres.</p>
+
+<p>Et vous ne vous figurez pas la sensation &eacute;trange, confuse et intol&eacute;rable
+que j'&eacute;prouve en face de lui, en songeant que cela est sorti de moi,
+qu'il tient &agrave; moi par ce lien intime qui lie le fils au p&egrave;re, que gr&acirc;ce
+aux terribles lois de l'h&eacute;r&eacute;dit&eacute;, il est moi par mille choses, par son
+sang et par sa chair, et qu'il a jusqu'aux m&ecirc;mes germes de maladies, aux
+m&ecirc;mes ferments de passions.</p>
+
+<p>Et j'ai sans cesse un inapaisable et douloureux besoin de le voir&nbsp;; et sa
+vue me fait horriblement souffrir&nbsp;; et de ma fen&ecirc;tre, l&agrave;-bas, je le
+regarde pendant des heures remuer et charrier les ordures des b&ecirc;tes, en
+me r&eacute;p&eacute;tant&nbsp;: &laquo;&nbsp;C'est mon fils.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et je sens, parfois, d'intol&eacute;rables envies de l'embrasser. Je n'ai m&ecirc;me
+jamais touch&eacute; sa main sordide.</p>
+
+<p>L'acad&eacute;micien se tut. Et son compagnon, l'homme politique, murmura&nbsp;: &laquo;&nbsp;Oui
+vraiment, nous devrions bien nous occuper un peu plus des enfants qui
+n'ont pas de p&egrave;re.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Et un souffle de vent traversant, le grand arbre jaune secoua ses
+grappes, enveloppa d'une nu&eacute;e odorante et fine les deux vieillards qui
+la respir&egrave;rent &agrave; longs traits.</p>
+
+<p>Et le s&eacute;nateur ajouta&nbsp;: &laquo;&nbsp;C'est bon vraiment d'avoir vingt-cinq ans, et
+m&ecirc;me de faire des enfants comme &ccedil;a.&nbsp;&raquo;</p>
+
+
+
+<hr>
+<a name="SAINT-ANTOINE"></a><h2 class="parthead">SAINT-ANTOINE</h2>
+
+<p class="dedic">A X. Charmes.</p>
+
+<p>On l'appelait Saint-Antoine, parce qu'il se nommait Antoine, et aussi
+peut-&ecirc;tre parce qu'il &eacute;tait bon vivant, joyeux, farceur, puissant
+mangeur et fort buveur, et vigoureux trousseur de servantes, bien qu'il
+e&ucirc;t plus de soixante ans.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un grand paysan du pays de Caux, haut en couleur, gros de
+poitrine et de ventre, et perch&eacute; sur de longues jambes qui semblaient
+trop maigres pour l'ampleur du corps.</p>
+
+<p>Veuf, il vivait seul avec sa bonne et ses deux valets dans sa ferme
+qu'il dirigeait en madr&eacute; comp&egrave;re, soigneux de ses int&eacute;r&ecirc;ts, entendu dans
+les affaires et dans l'&eacute;levage du b&eacute;tail, et dans la culture de ses
+terres. Ses deux fils et ses trois filles mari&eacute;s avec avantage, vivaient
+aux environs, et venaient, une fois par mois, d&icirc;ner avec le p&egrave;re. Sa
+vigueur &eacute;tait c&eacute;l&egrave;bre dans tout le pays d'alentour&nbsp;; on disait en mani&egrave;re
+de proverbe&nbsp;: &laquo;&nbsp;Il est fort comme Saint-Antoine.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Lorsque arriva l'invasion prussienne, Saint-Antoine, au cabaret,
+promettait de manger une arm&eacute;e, car il &eacute;tait h&acirc;bleur comme un vrai
+Normand, un peu couard et fanfaron. Il tapait du poing sur la table de
+bois, qui sautait en faisant danser les tasses et les petits verres, et
+il criait, la face rouge et l'&oelig;il sournois, dans une fausse col&egrave;re de
+bon vivant&nbsp;: &laquo;&nbsp;Faudra que j'en mange, nom de Dieu&nbsp;!&nbsp;&raquo; Il comptait bien que
+les Prussiens ne viendraient pas jusqu'&agrave; Tanneville&nbsp;; mais lorsqu'il
+apprit qu'ils &eacute;taient &agrave; Raut&ocirc;t, il ne sortit plus de sa maison, et il
+guettait sans cesse la route par la petite fen&ecirc;tre de sa cuisine,
+s'attendant &agrave; tout moment &agrave; voir passer des ba&iuml;onnettes.</p>
+
+<p>Un matin, comme il mangeait la soupe avec ses serviteurs, la porte
+s'ouvrit, et le maire de la commune, ma&icirc;tre Chicot, parut suivi d'un
+soldat coiff&eacute; d'un casque noir &agrave; pointe de cuivre. Saint-Antoine se
+dressa d'un bond&nbsp;; et tout son monde le regardait, s'attendant &agrave; le voir
+&eacute;charper le Prussien&nbsp;; mais il se contenta de serrer la main du maire qui
+lui dit&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;En v'la un pour toi, Saint-Antoine. Ils sont venus c'te
+nuit. Fais pas de b&ecirc;tise surtout, vu qu'ils parlent de fusiller et de
+br&ucirc;ler tout si seulement il arrive la moindre chose. Te v'la pr&eacute;venu.
+Donne-li &agrave; manger, il a l'air d'un bon gars. Bonsoir, je vas chez
+l's'autres. Y en a pour tout le monde.&nbsp;&raquo; Et il sortit.</p>
+
+<p>Le p&egrave;re Antoine, devenu p&acirc;le, regarda son Prussien. C'&eacute;tait un gros
+gar&ccedil;on &agrave; la chair grasse et blanche, aux yeux bleus, au poil blond,
+barbu jusqu'aux pommettes, qui semblait idiot, timide et bon enfant. Le
+Normand malin le p&eacute;n&eacute;tra tout de suite, et, rassur&eacute;, lui fit signe de
+s'asseoir. Puis il lui demanda&nbsp;: &laquo;&nbsp;Voulez-vous de la soupe&nbsp;?&nbsp;&raquo; L'&eacute;tranger ne
+comprit pas. Antoine alors eut un coup d'audace, et lui poussant sous le
+nez une assiette pleine&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Tiens, avale &ccedil;a, gros cochon.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Le soldat r&eacute;pondit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Ya&nbsp;&raquo; et se mit &agrave; manger goul&ucirc;ment pendant que le
+fermier triomphant, sentant sa r&eacute;putation reconquise, clignait de l'&oelig;il
+&agrave; ses serviteurs qui grima&ccedil;aient &eacute;trangement, ayant en m&ecirc;me temps
+grand'peur et envie de rire.</p>
+
+<p>Quand le Prussien eut englouti son assiett&eacute;e, Saint-Antoine lui en
+servit une autre qu'il fit dispara&icirc;tre &eacute;galement&nbsp;; mais il recula devant
+la troisi&egrave;me, que le fermier voulait lui faire manger de force, en
+r&eacute;p&eacute;tant&nbsp;: &laquo;&nbsp;Allons fous-toi &ccedil;a dans le ventre. T'engraisseras ou tu diras
+pourquoi, va, mon cochon&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et le soldat, comprenant seulement qu'on voulait le faire manger tout
+son saoul, riait d'un air content, en faisant signe qu'il &eacute;tait plein.</p>
+
+<p>Alors Saint-Antoine devenu tout &agrave; fait familier lui tapa sur le ventre
+en criant&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Y en a-t-il dans la bedaine &agrave; mon cochon&nbsp;!&nbsp;&raquo; Mais soudain il
+se tordit, rouge &agrave; tomber d'une attaque, ne pouvant plus parler. Une
+id&eacute;e lui &eacute;tait venue qui le faisait &eacute;touffer de rire&nbsp;: &laquo;&nbsp;C'est &ccedil;a, c'est
+&ccedil;a, saint Antoine et son cochon. V'l&agrave; mon cochon.&nbsp;&raquo; Et les trois
+serviteurs &eacute;clat&egrave;rent &agrave; leur tour.</p>
+
+<p>Le vieux &eacute;tait si content qu'il fit apporter l'eau-de-vie, la bonne, le
+fil en dix, et qu'il en r&eacute;gala tout le monde. On trinqua avec le
+Prussien, qui claqua de la langue par flatterie, pour indiquer qu'il
+trouvait &ccedil;a fameux. Et Saint-Antoine lui criait dans le nez&nbsp;: &laquo;&nbsp;Hein&nbsp;? En
+v'l&agrave; d'la fine. T'en bois pas comme &ccedil;a chez toi, mon cochon.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>D&egrave;s lors, le p&egrave;re Antoine ne sortit plus sans son Prussien. Il avait
+trouv&eacute; l&agrave; son affaire, c'&eacute;tait sa vengeance &agrave; lui, sa vengeance de gros
+malin. Et tout le pays, qui crevait de peur, riait &agrave; se tordre derri&egrave;re
+le dos des vainqueurs de la farce de Saint-Antoine. Vraiment, dans la
+plaisanterie il n'avait pas son pareil. Il n'y avait que lui pour
+inventer des choses comme &ccedil;a. Cr&eacute; coquin, va&nbsp;!</p>
+
+<p>Il s'en allait chez les voisins, tous les jours apr&egrave;s midi, bras dessus
+bras dessous avec son Allemand qu'il pr&eacute;sentait d'un air gai en lui
+tapant sur l'&eacute;paule&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Tenez, v'l&agrave; mon cochon, r'gardez-moi s'il
+engraisse c't'animal-l&agrave;.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et les paysans s'&eacute;panouissaient.&nbsp;&mdash;&nbsp;Est-il donc rigolo, ce bougre
+d'Antoine&nbsp;!</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;J'te l'vend, C&eacute;saire, trois pistoles.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Je l'prends, Antoine, et j't'invite &agrave; manger du boudin.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;M&eacute;, c'que j'veux, c'est d'ses pieds.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;T&acirc;te li l'ventre, tu verras qu'il n'a que d'la graisse.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et tout le monde clignait de l'&oelig;il sans rire trop haut cependant, de
+peur que le Prussien devin&acirc;t &agrave; la fin qu'on se moquait de lui. Antoine
+seul, s'enhardissant tous les jours, lui pin&ccedil;ait les cuisses en criant&nbsp;:
+&laquo;&nbsp;Rien qu'du gras&nbsp;&raquo;&nbsp;; lui tapait sur le derri&egrave;re en hurlant&nbsp;: &laquo;&nbsp;Tout &ccedil;a d'la
+couenne&nbsp;&raquo;&nbsp;; l'enlevait dans ses bras de vieux colosse capable de porter
+une enclume en d&eacute;clarant&nbsp;: &laquo;&nbsp;Il p&egrave;se six cents, et pas de d&eacute;chet.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et il avait pris l'habitude de faire offrir &agrave; manger &agrave; son cochon
+partout o&ugrave; il entrait avec lui. C'&eacute;tait l&agrave; le grand plaisir, le grand
+divertissement de tous les jours&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Donnez-li de c'que vous voudrez, il
+avale tout.&nbsp;&raquo; Et on offrait &agrave; l'homme du pain et du beurre, des pommes de
+terre, du fricot froid, de l'andouille qui faisait dire&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;De la v&ocirc;tre,
+et du choix.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Le soldat, stupide et doux, mangeait par politesse, enchant&eacute; de ces
+attentions, se rendait malade pour ne pas refuser&nbsp;; et il engraissait
+vraiment, serr&eacute; maintenant dans son uniforme, ce qui ravissait
+Saint-Antoine et lui faisait r&eacute;p&eacute;ter&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Tu sais, mon cochon, faudra te
+faire faire une autre cage.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Ils &eacute;taient devenus, d'ailleurs, les meilleurs amis du monde&nbsp;; et, quand
+le vieux allait &agrave; ses affaires dans les environs, le Prussien
+l'accompagnait de lui-m&ecirc;me pour le seul plaisir d'&ecirc;tre avec lui.</p>
+
+<p>Le temps &eacute;tait rigoureux&nbsp;; il gelait dur&nbsp;; le terrible hiver de 1870
+semblait jeter ensemble tous les fl&eacute;aux sur la France.</p>
+
+<p>Le p&egrave;re Antoine, qui pr&eacute;parait les choses de loin et profitait des
+occasions, pr&eacute;voyant qu'il manquerait de fumier pour les travaux du
+printemps, acheta celui d'un voisin qui se trouvait dans la g&ecirc;ne&nbsp;; et il
+fut convenu qu'il irait chaque soir avec son tombereau chercher une
+charge d'engrais.</p>
+
+<p>Chaque jour donc il se mettait en route &agrave; l'approche de la nuit et se
+rendait &agrave; la ferme des Haules, distante d'une demi-lieue, toujours
+accompagn&eacute; de son cochon. Et chaque jour c'&eacute;tait une f&ecirc;te de nourrir
+l'animal. Tout le pays accourait l&agrave; comme on va, le dimanche, &agrave; la
+grand'messe.</p>
+
+<p>Le soldat, cependant, commen&ccedil;ait &agrave; se m&eacute;fier&nbsp;; et quand on riait trop
+fort il roulait des yeux inquiets qui, parfois, s'allumaient d'une
+flamme de col&egrave;re.</p>
+
+<p>Or, un soir, quand il eut mang&eacute; &agrave; sa contenance, il refusa d'avaler un
+morceau de plus&nbsp;; et il essaya de se lever pour s'en aller. Mais
+Saint-Antoine l'arr&ecirc;ta d'un tour de poignet, et lui posant ses deux
+mains puissantes sur les &eacute;paules il le rassit si durement que la chaise
+s'&eacute;crasa sous l'homme.</p>
+
+<p>Une gaiet&eacute; de temp&ecirc;te &eacute;clata&nbsp;; et Antoine, radieux, ramassant son cochon,
+fit semblant de le panser pour le gu&eacute;rir, puis il d&eacute;clara&nbsp;: &laquo;&nbsp;Puisque tu
+n'veux pas manger, tu vas boire, nom de Dieu&nbsp;!&nbsp;&raquo; Et on alla chercher de
+l'eau-de-vie au cabaret.</p>
+
+<p>Le soldat roulait des yeux m&eacute;chants&nbsp;: mais il but n&eacute;anmoins&nbsp;; il but tant
+qu'on voulut&nbsp;; et Saint-Antoine lui tenait la t&ecirc;te, &agrave; la grande joie des
+assistants.</p>
+
+<p>Le Normand, rouge comme une tomate, le regard en feu, emplissait les
+verres, trinquait en gueulant &laquo;&nbsp;&agrave; la tienne&nbsp;!&nbsp;&raquo; Et le Prussien, sans
+prononcer un mot, entonnait coup sur coup des lamp&eacute;es de cognac.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une lutte, une bataille, une revanche&nbsp;! A qui boirait le plus,
+nom d'un nom&nbsp;! Ils n'en pouvaient ni l'un ni l'autre quand le litre fut
+s&eacute;ch&eacute;. Mais aucun des deux n'&eacute;tait vaincu. Ils s'en allaient manche &agrave;
+manche, voil&agrave; tout. Faudrait recommencer le lendemain&nbsp;!</p>
+
+<p>Ils sortirent en titubant et se mirent en route, &agrave; c&ocirc;t&eacute; du tombereau de
+fumier que tra&icirc;naient lentement les deux chevaux.</p>
+
+<p>La neige commen&ccedil;ait &agrave; tomber, et la nuit sans lune s'&eacute;clairait
+tristement de cette blancheur morte des plaines. Le froid saisit les
+deux hommes, augmentant leur ivresse, et Saint-Antoine, m&eacute;content de
+n'avoir pas triomph&eacute;, s'amusait &agrave; pousser de l'&eacute;paule son cochon pour le
+faire culbuter dans le foss&eacute;. L'autre &eacute;vitait les attaques par des
+retraites&nbsp;; et, chaque fois, il pronon&ccedil;ait quelques mots allemands sur un
+ton irrit&eacute; qui faisait rire aux &eacute;clats le paysan. A la fin, le Prussien
+se f&acirc;cha&nbsp;; et juste au moment o&ugrave; Antoine lui lan&ccedil;ait une nouvelle
+bourrade, il r&eacute;pondit par un coup de poing terrible qui fit chanceler
+le colosse.</p>
+
+<p>Alors, enflamm&eacute; d'eau-de-vie, le vieux saisit l'homme &agrave; bras le corps,
+le secoua quelques secondes comme il e&ucirc;t fait d'un petit enfant, et il
+le lan&ccedil;a &agrave; toute vol&eacute;e de l'autre c&ocirc;t&eacute; du chemin. Puis, content de cette
+ex&eacute;cution, il croisa ses bras pour rire de nouveau.</p>
+
+<p>Mais le soldat se releva vivement, nu-t&ecirc;te, son casque ayant roul&eacute;, et,
+d&eacute;gainant son sabre, il se pr&eacute;cipita sur le p&egrave;re Antoine.</p>
+
+<p>Quand il vit cela, le paysan saisit son fouet par le milieu, son grand
+fouet de houx, droit, fort et souple comme un nerf de b&oelig;uf.</p>
+
+<p>Le Prussien arriva, le front baiss&eacute;, l'arme en avant, s&ucirc;r de tuer. Mais
+le vieux, attrapant &agrave; pleine main la lame dont la pointe allait lui
+crever le ventre, l'&eacute;carta, et il frappa d'un coup sec sur la tempe,
+avec la poign&eacute;e du fouet, son ennemi qui s'abattit &agrave; ses pieds.</p>
+
+<p>Puis il regarda, effar&eacute;, stupide d'&eacute;tonnement, le corps d'abord secou&eacute;
+de spasmes, puis immobile sur le ventre. Il se pencha, le retourna, le
+consid&eacute;ra quelque temps. L'homme avait les yeux clos&nbsp;; et un filet de
+sang coulait d'une fente au coin du front. Malgr&eacute; la nuit, le p&egrave;re
+Antoine distinguait la tache brune de ce sang sur la neige.</p>
+
+<p>Il restait l&agrave;, perdant la t&ecirc;te, tandis que son tombereau s'en allait
+toujours, au pas tranquille des chevaux.</p>
+
+<p>Qu'allait-il faire&nbsp;? Il serait fusill&eacute;&nbsp;! On br&ucirc;lerait sa ferme, on
+ruinerait le pays&nbsp;! Que faire&nbsp;? que faire&nbsp;? Comment cacher le corps, cacher
+la mort, tromper les Prussiens&nbsp;? Il entendit des voix au loin, dans le
+grand silence des neiges. Alors, il s'affola, et, ramassant le casque,
+il recoiffa sa victime, puis, l'empoignant par les reins, il l'enleva,
+courut, rattrapa son attelage et lan&ccedil;a le corps sur le fumier. Une fois
+chez lui, il aviserait.</p>
+
+<p>Il allait &agrave; petits pas, se creusant la cervelle, ne trouvant rien. Il se
+voyait, il se sentait perdu. Il rentra dans sa cour. Une lumi&egrave;re
+brillait &agrave; une lucarne, sa servante ne dormait pas encore&nbsp;; alors il fit
+vivement reculer sa voiture jusqu'au bord du trou &agrave; l'engrais. Il
+songeait qu'en renversant la charge, le corps pos&eacute; dessus tomberait
+dessous dans la fosse&nbsp;; et il fit basculer le tombereau.</p>
+
+<p>Comme il l'avait pr&eacute;vu, l'homme fut enseveli sous le fumier. Antoine
+aplanit le tas avec sa fourche, puis la planta dans la terre &agrave; c&ocirc;t&eacute;. Il
+appela son valet, ordonna de mettre les chevaux &agrave; l'&eacute;curie&nbsp;; et il rentra
+dans sa chambre.</p>
+
+<p>Il se coucha, r&eacute;fl&eacute;chissant toujours &agrave; ce qu'il allait faire, mais
+aucune id&eacute;e ne l'illuminait, son &eacute;pouvante allait croissant dans
+l'immobilit&eacute; du lit. On le fusillerait&nbsp;! Il suait de peur&nbsp;; ses dents
+claquaient&nbsp;; il se releva, grelottant, ne pouvant plus tenir dans ses
+draps.</p>
+
+<p>Alors il descendit &agrave; la cuisine, prit la bouteille de fine dans le
+buffet, et remonta. Il but deux grands verres de suite jetant une
+ivresse nouvelle par-dessus l'ancienne, sans calmer l'angoisse de son
+&acirc;me. Il avait fait l&agrave; un joli coup, nom de Dieu d'imb&eacute;cile&nbsp;!</p>
+
+<p>Il marchait maintenant de long en large, cherchant des ruses, des
+explications et des malices&nbsp;; et, de temps en temps, il se rin&ccedil;ait la
+bouche avec une gorg&eacute;e de fil en dix pour se mettre du c&oelig;ur au ventre.</p>
+
+<p>Et il ne trouvait rien. Mais rien.</p>
+
+<p>Vers minuit, son chien de garde, une sorte de demi-loup qu'il appelait
+&laquo;&nbsp;D&eacute;vorant&nbsp;&raquo; se mit &agrave; hurler &agrave; la mort. Le p&egrave;re Antoine fr&eacute;mit jusque dans
+les moelles&nbsp;; et, chaque fois que la b&ecirc;te reprenait son g&eacute;missement
+lugubre et long, un frisson de peur courait sur la peau du vieux.</p>
+
+<p>Il s'&eacute;tait abattu sur une chaise, les jambes cass&eacute;es, h&eacute;b&eacute;t&eacute;, n'en
+pouvant plus, attendant avec anxi&eacute;t&eacute; que &laquo;&nbsp;D&eacute;vorant&nbsp;&raquo; recommen&ccedil;&acirc;t sa
+plainte, et secou&eacute; par tous les sursauts dont la terreur fait vibrer nos
+nerfs.</p>
+
+<p>L'horloge d'en bas sonna cinq heures. Le chien ne se taisait pas. Le
+paysan devenait fou. Il se leva pour aller d&eacute;cha&icirc;ner la b&ecirc;te, pour ne
+plus l'entendre. Il descendit, ouvrit la porte, s'avan&ccedil;a dans la nuit.</p>
+
+<p>La neige tombait toujours. Tout &eacute;tait blanc. Les b&acirc;timents de la ferme
+faisaient de grandes taches noires. L'homme s'approcha de la niche. Le
+chien tirait sur sa cha&icirc;ne. Il le l&acirc;cha. Alors &laquo;&nbsp;D&eacute;vorant&nbsp;&raquo; fit un bond,
+puis s'arr&ecirc;ta net, le poil h&eacute;riss&eacute;, les pattes tendues, les crocs au
+vent, le nez tourn&eacute; vers le fumier.</p>
+
+<p>Saint-Antoine, tremblant de la t&ecirc;te aux pieds, balbutia&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Qu&eacute; qu't'as
+donc, sale rosse&nbsp;?&nbsp;&raquo; et il avan&ccedil;a de quelques pas, fouillant de l'&oelig;il
+l'ombre ind&eacute;cise, l'ombre terne de la cour.</p>
+
+<p>Alors, il vit une forme, une forme d'homme assis sur son fumier&nbsp;!</p>
+
+<p>Il regardait cela perclus d'horreur et haletant. Mais, soudain, il
+aper&ccedil;ut aupr&egrave;s de lui le manche de sa fourche piqu&eacute;e dans la terre&nbsp;; il
+l'arracha du sol&nbsp;; et, dans un de ces transports de peur qui rendent
+t&eacute;m&eacute;raires les plus l&acirc;ches, il se rua en avant, pour voir.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait lui, son Prussien, sorti fangeux de sa couche d'ordure qui
+l'avait r&eacute;chauff&eacute;, ranim&eacute;. Il s'&eacute;tait assis machinalement, et il restait
+l&agrave;, sous la neige qui le poudrait, souill&eacute; de salet&eacute;s et de sang, encore
+h&eacute;b&eacute;t&eacute; par l'ivresse, &eacute;tourdi par le coup, &eacute;puis&eacute; par sa blessure.</p>
+
+<p>Il aper&ccedil;ut Antoine, et, trop abruti pour rien comprendre, il fit un
+mouvement afin de se lever. Mais le vieux, d&egrave;s qu'il l'eut reconnu,
+&eacute;cuma ainsi qu'une b&ecirc;te enrag&eacute;e.</p>
+
+<p>Il bredouillait&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Ah&nbsp;! cochon&nbsp;! cochon&nbsp;! t'es pas mort&nbsp;! Tu vas me
+d&eacute;noncer, &agrave; c't'heure... Attends... attends&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et, s'&eacute;lan&ccedil;ant sur l'Allemand, il jeta en avant de toute la vigueur de
+ses deux bras sa fourche lev&eacute;e comme une lance, et il lui enfon&ccedil;a
+jusqu'au manche les quatre pointes de fer dans la poitrine.</p>
+
+<p>Le soldat se renversa sur le dos en poussant un long soupir de mort,
+tandis que le vieux paysan, retirant son arme des plaies, la replongeait
+coup sur coup dans le ventre, dans l'estomac, dans la gorge, frappant
+comme un forcen&eacute;, trouant de la t&ecirc;te aux pieds le corps palpitant dont
+le sang fuyait par gros bouillons.</p>
+
+<p>Puis il s'arr&ecirc;ta, essouffl&eacute; de la violence de sa besogne, aspirant l'air
+&agrave; grandes gorg&eacute;es, apais&eacute; par le meurtre accompli.</p>
+
+<p>Alors, comme les coqs chantaient dans les poulaillers et comme le jour
+allait poindre, il se mit &agrave; l'&oelig;uvre pour ensevelir l'homme.</p>
+
+<p>Il creusa un trou dans le fumier, trouva la terre, fouilla plus bas
+encore, travaillant d'une fa&ccedil;on d&eacute;sordonn&eacute;e dans un emportement de force
+avec des mouvements furieux des bras et de tout le corps.</p>
+
+<p>Lorsque la tranch&eacute;e fut assez creuse, il roula le cadavre dedans, avec
+la fourche, rejeta la terre dessus, la pi&eacute;tina longtemps, remit en place
+le fumier, et il sourit en voyant la neige &eacute;paisse qui compl&eacute;tait sa
+besogne, et couvrait les traces de son voile blanc.</p>
+
+<p>Puis il repiqua sa fourche sur le tas d'ordure et rentra chez lui. Sa
+bouteille encore &agrave; moiti&eacute; pleine d'eau-de-vie &eacute;tait rest&eacute;e sur une
+table. Il la vida d'une haleine, se jeta sur son lit, et s'endormit
+profond&eacute;ment.</p>
+
+<p>Il se r&eacute;veilla d&eacute;gris&eacute;, l'esprit calme et dispos, capable de juger le
+cas et de pr&eacute;voir l'&eacute;v&eacute;nement.</p>
+
+<p>Au bout d'une heure il courait le pays en demandant partout des
+nouvelles de son soldat. Il alla trouver les officiers, pour savoir,
+disait-il, pourquoi on lui avait repris son homme.</p>
+
+<p>Comme on connaissait leur liaison, on ne le soup&ccedil;onna pas&nbsp;; et il dirigea
+m&ecirc;me les recherches en affirmant que le Prussien allait chaque soir
+courir le cotillon.</p>
+
+<p>Un vieux gendarme en retraite, qui tenait une auberge dans un village
+voisin et qui avait une jolie fille, fut arr&ecirc;t&eacute; et fusill&eacute;.</p>
+
+
+<hr>
+<a name="L'AVENTURE_DE_WALTER_SCHNAFFS"></a><h2 class="parthead">L'AVENTURE DE WALTER SCHNAFFS</h2>
+
+<p class="dedic">A Robert Pinchon.</p>
+
+<p>Depuis son entr&eacute;e en France avec l'arm&eacute;e d'invasion, Walter Schnaffs se
+jugeait le plus malheureux des hommes. Il &eacute;tait gros, marchait avec
+peine, soufflait beaucoup et souffrait affreusement des pieds qu'il
+avait fort plats et fort gras. Il &eacute;tait en outre pacifique et
+bienveillant, nullement magnanime ou sanguinaire, p&egrave;re de quatre enfants
+qu'il adorait et mari&eacute; avec une jeune femme blonde, dont il regrettait
+d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;ment chaque soir les tendresses, les petits soins et les
+baisers. Il aimait se lever tard et se coucher t&ocirc;t, manger lentement de
+bonnes choses et boire de la bi&egrave;re dans les brasseries. Il songeait en
+outre que tout ce qui est doux dans l'existence dispara&icirc;t avec la vie&nbsp;;
+et il gardait au c&oelig;ur une haine &eacute;pouvantable, instinctive et raisonn&eacute;e
+en m&ecirc;me temps, pour les canons, les fusils, les revolvers et les sabres,
+mais surtout pour les ba&iuml;onnettes, se sentant incapable de man&oelig;uvrer
+assez vivement cette arme rapide pour d&eacute;fendre son gros ventre.</p>
+
+<p>Et, quand il se couchait sur la terre, la nuit venue, roul&eacute; dans son
+manteau &agrave; c&ocirc;t&eacute; des camarades qui ronflaient, il pensait longuement aux
+siens laiss&eacute;s l&agrave;-bas et aux dangers sem&eacute;s sur sa route&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;S'il &eacute;tait tu&eacute;,
+que deviendraient les petits&nbsp;? Qui donc les nourrirait et les &eacute;l&egrave;verait&nbsp;?
+A l'heure m&ecirc;me, ils n'&eacute;taient pas riches, malgr&eacute; les dettes qu'il avait
+contract&eacute;es en partant pour leur laisser quelque argent. Et Walter
+Schnaffs pleurait quelquefois.</p>
+
+<p>Au commencement des batailles il se sentait dans les jambes de telles
+faiblesses qu'il se serait laiss&eacute; tomber, s'il n'avait song&eacute; que toute
+l'arm&eacute;e lui passerait sur le corps. Le sifflement des balles h&eacute;rissait
+le poil sur sa peau.</p>
+
+<p>Depuis des mois il vivait ainsi dans la terreur et dans l'angoisse.</p>
+
+<p>Son corps d'arm&eacute;e s'avan&ccedil;ait vers la Normandie&nbsp;; et il fut un jour envoy&eacute;
+en reconnaissance avec un faible d&eacute;tachement qui devait simplement
+explorer une partie du pays et se replier ensuite. Tout semblait calme
+dans la campagne&nbsp;; rien n'indiquait une r&eacute;sistance pr&eacute;par&eacute;e.</p>
+
+<p>Or, les Prussiens descendaient avec tranquillit&eacute; dans une petite vall&eacute;e
+que coupaient des ravins profonds quand une fusillade violente les
+arr&ecirc;ta net, jetant bas une vingtaine des leurs&nbsp;; et une troupe de
+francs-tireurs, sortant brusquement d'un petit bois grand comme la main,
+s'&eacute;lan&ccedil;a en avant, la ba&iuml;onnette au fusil.</p>
+
+<p>Walter Schnaffs demeura d'abord immobile, tellement surpris et &eacute;perdu
+qu'il ne pensait m&ecirc;me pas &agrave; fuir. Puis un d&eacute;sir fou de d&eacute;taler le
+saisit&nbsp;; mais il songea aussit&ocirc;t qu'il courait comme une tortue en
+comparaison des maigres Fran&ccedil;ais qui arrivaient en bondissant comme un
+troupeau de ch&egrave;vres. Alors, apercevant &agrave; six pas devant lui un large
+foss&eacute; plein de broussailles couvertes de feuilles s&egrave;ches, il y sauta &agrave;
+pieds joints, sans songer m&ecirc;me &agrave; la profondeur, comme on saute d'un pont
+dans une rivi&egrave;re.</p>
+
+<p>Il passa, &agrave; la fa&ccedil;on d'une fl&egrave;che, &agrave; travers une couche &eacute;paisse de
+lianes et de ronces aigu&euml;s qui lui d&eacute;chir&egrave;rent la face et les mains, et
+il tomba lourdement assis sur un lit de pierres.</p>
+
+<p>Levant aussit&ocirc;t les yeux, il vit le ciel par le trou qu'il avait fait.
+Ce trou r&eacute;v&eacute;lateur le pouvait d&eacute;noncer, et il se tra&icirc;na avec pr&eacute;caution,
+&agrave; quatre pattes, au fond de cette orni&egrave;re, sous le toit de branchages
+enlac&eacute;s, allant le plus vite possible, en s'&eacute;loignant du lieu du combat.
+Puis il s'arr&ecirc;ta et s'assit de nouveau, tapi comme un li&egrave;vre au milieu
+des hautes herbes s&egrave;ches.</p>
+
+<p>Il entendit pendant quelque temps encore des d&eacute;tonations, des cris et
+des plaintes. Puis les clameurs de la lutte s'affaiblirent, cess&egrave;rent.
+Tout redevint muet et calme.</p>
+
+<p>Soudain quelque chose remua contre lui. Il eut un sursaut &eacute;pouvantable.
+C'&eacute;tait un petit oiseau qui, s'&eacute;tant pos&eacute; sur une branche, agitait des
+feuilles mortes. Pendant pr&egrave;s d'une heure, le c&oelig;ur de Walter Schnaffs
+en battit &agrave; grands coups press&eacute;s.</p>
+
+<p>La nuit venait, emplissant d'ombre le ravin. Et le soldat se mit &agrave;
+songer. Qu'allait-il faire&nbsp;? Qu'allait-il devenir&nbsp;? Rejoindre son
+arm&eacute;e&nbsp;?... Mais comment&nbsp;? Mais par o&ugrave;&nbsp;? Et il lui faudrait recommencer
+l'horrible vie d'angoisses, d'&eacute;pouvantes, de fatigues et de souffrances
+qu'il menait depuis le commencement de la guerre&nbsp;! Non&nbsp;! Il ne se sentait
+plus ce courage&nbsp;! Il n'aurait plus l'&eacute;nergie qu'il fallait pour supporter
+les marches et affronter les dangers de toutes les minutes.</p>
+
+<p>Mais que faire&nbsp;? Il ne pouvait rester dans ce ravin et s'y cacher jusqu'&agrave;
+la fin des hostilit&eacute;s. Non, certes. S'il n'avait pas fallu manger, cette
+perspective ne l'aurait pas trop atterr&eacute;&nbsp;; mais il fallait manger, manger
+tous les jours.</p>
+
+<p>Et il se trouvait ainsi tout seul, en armes, en uniforme, sur le
+territoire ennemi, loin de ceux qui le pouvaient d&eacute;fendre. Des frissons
+lui couraient sur la peau.</p>
+
+<p>Soudain il pensa&nbsp;: &laquo;&nbsp;Si seulement j'&eacute;tais prisonnier&nbsp;!&nbsp;&raquo; Et son c&oelig;ur fr&eacute;mit
+de d&eacute;sir, d'un d&eacute;sir violent, immod&eacute;r&eacute;, d'&ecirc;tre prisonnier des Fran&ccedil;ais.
+Prisonnier&nbsp;! Il serait sauv&eacute;, nourri, log&eacute;, &agrave; l'abri des balles et des
+sabres, sans appr&eacute;hension possible, dans une bonne prison bien gard&eacute;e.
+Prisonnier&nbsp;! Quel r&ecirc;ve&nbsp;!</p>
+
+<p>Et sa r&eacute;solution fut prise imm&eacute;diatement&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Je vais me constituer prisonnier.</p>
+
+<p>Il se leva, r&eacute;solu &agrave; ex&eacute;cuter ce projet sans tarder d'une minute. Mais
+il demeura immobile, assailli soudain par des r&eacute;flexions f&acirc;cheuses et
+par des terreurs nouvelles.</p>
+
+<p>O&ugrave; allait-il se constituer prisonnier&nbsp;? Comment&nbsp;? De quel c&ocirc;t&eacute;&nbsp;? Et des
+images affreuses, des images de mort, se pr&eacute;cipit&egrave;rent dans son &acirc;me.</p>
+
+<p>Il allait courir des dangers terribles en s'aventurant seul, avec son
+casque &agrave; pointe, par la campagne.</p>
+
+<p>S'il rencontrait des paysans&nbsp;? Ces paysans, voyant un Prussien perdu, un
+Prussien sans d&eacute;fense, le tueraient comme un chien errant&nbsp;! Ils le
+massacreraient avec leurs fourches, leurs pioches, leurs faux, leurs
+pelles&nbsp;! Ils en feraient une bouillie, une p&acirc;t&eacute;e, avec l'acharnement des
+vaincus exasp&eacute;r&eacute;s.</p>
+
+<p>S'il rencontrait des francs-tireurs&nbsp;? Ces francs-tireurs, des enrag&eacute;s
+sans loi ni discipline, le fusilleraient pour s'amuser, pour passer une
+heure, histoire de rire en voyant sa t&ecirc;te. Et il se croyait d&eacute;j&agrave; appuy&eacute;
+contre un mur en face de douze canons de fusils, dont les petits trous
+ronds et noirs semblaient le regarder.</p>
+
+<p>S'il rencontrait l'arm&eacute;e fran&ccedil;aise elle-m&ecirc;me&nbsp;? Les hommes d'avant-garde
+le prendraient pour un &eacute;claireur, pour quelque hardi et malin troupier
+parti seul en reconnaissance, et ils lui tireraient dessus. Et il
+entendait d&eacute;j&agrave; les d&eacute;tonations irr&eacute;guli&egrave;res des soldats couch&eacute;s dans les
+broussailles, tandis que lui, debout au milieu d'un champ, s'affaissait,
+trou&eacute; comme une &eacute;cumoire par les balles qu'il sentait entrer dans sa
+chair.</p>
+
+<p>Il se rassit, d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;. Sa situation lui paraissait sans issue.</p>
+
+<p>La nuit &eacute;tait tout &agrave; fait venue, la nuit muette et noire. Il ne bougeait
+plus, tressaillant &agrave; tous les bruits inconnus et l&eacute;gers qui passent dans
+les t&eacute;n&egrave;bres. Un lapin, tapant du cul au bord d'un terrier, faillit
+faire s'enfuir Walter Schnaffs. Les cris des chouettes lui d&eacute;chiraient
+l'&acirc;me, le traversant de peurs soudaines, douloureuses comme des
+blessures. Il &eacute;carquillait ses gros yeux pour t&acirc;cher de voir dans
+l'ombre&nbsp;; et il s'imaginait &agrave; tout moment entendre marcher pr&egrave;s de lui.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s d'interminables heures et des angoisses de damn&eacute;, il aper&ccedil;ut, &agrave;
+travers son plafond de branchages, le ciel qui devenait clair. Alors, un
+soulagement immense le p&eacute;n&eacute;tra&nbsp;; ses membres se d&eacute;tendirent, repos&eacute;s
+soudain&nbsp;; son c&oelig;ur s'apaisa&nbsp;; ses yeux se ferm&egrave;rent. Il s'endormit.</p>
+
+<p>Quand il se r&eacute;veilla, le soleil lui parut arriv&eacute; &agrave; peu pr&egrave;s au milieu du
+ciel&nbsp;; il devait &ecirc;tre midi. Aucun bruit ne troublait la paix morne des
+champs&nbsp;; et Walter Schnaffs s'aper&ccedil;ut qu'il &eacute;tait atteint d'une faim
+aigu&euml;.</p>
+
+<p>Il b&acirc;illait, la bouche humide &agrave; la pens&eacute;e du saucisson, du bon saucisson
+des soldats&nbsp;; et son estomac lui faisait mal.</p>
+
+<p>Il se leva, fit quelques pas, sentit que ses jambes &eacute;taient faibles, et
+se rassit pour r&eacute;fl&eacute;chir. Pendant deux ou trois heures encore, il
+&eacute;tablit le pour et le contre, changeant &agrave; tout moment de r&eacute;solution,
+combattu, malheureux, tiraill&eacute; par les raisons les plus contraires.</p>
+
+<p>Une id&eacute;e lui parut enfin logique et pratique, c'&eacute;tait de guetter le
+passage d'un villageois seul, sans armes, et sans outils de travail
+dangereux, de courir au-devant de lui et de se remettre en ses mains en
+lui faisant bien comprendre qu'il se rendait.</p>
+
+<p>Alors il &ocirc;ta son casque, dont la pointe le pouvait trahir, et il sortit
+sa t&ecirc;te au bord de son trou, avec des pr&eacute;cautions infinies.</p>
+
+<p>Aucun &ecirc;tre isol&eacute; ne se montrait &agrave; l'horizon. L&agrave;-bas, &agrave; droite, un petit
+village envoyait au ciel la fum&eacute;e de ses toits, la fum&eacute;e des cuisines&nbsp;!
+L&agrave;-bas, &agrave; gauche, il apercevait, au bout des arbres d'une avenue, un
+grand ch&acirc;teau flanqu&eacute; de tourelles.</p>
+
+<p>Il attendit ainsi jusqu'au soir, souffrant affreusement, ne voyant rien
+que des vols de corbeaux, n'entendant rien que les plaintes sourdes de
+ses entrailles.</p>
+
+<p>Et la nuit encore tomba sur lui.</p>
+
+<p>Il s'allongea au fond de sa retraite et il s'endormit d'un sommeil
+fi&eacute;vreux, hant&eacute; de cauchemars, d'un sommeil d'homme affam&eacute;.</p>
+
+<p>L'aurore se leva de nouveau sur sa t&ecirc;te. Il se remit en observation.
+Mais la campagne restait vide comme la veille&nbsp;; et une peur nouvelle
+entrait dans l'esprit de Walter Schnaffs, la peur de mourir de faim&nbsp;! Il
+se voyait &eacute;tendu au fond de son trou, sur le dos, les yeux ferm&eacute;s. Puis
+des b&ecirc;tes, des petites b&ecirc;tes de toute sorte s'approchaient de son
+cadavre et se mettaient &agrave; le manger, l'attaquant partout &agrave; la fois, se
+glissant sous ses v&ecirc;tements pour mordre sa peau froide. Et un grand
+corbeau lui piquait les yeux de son bec effil&eacute;.</p>
+
+<p>Alors, il devint fou, s'imaginant qu'il allait s'&eacute;vanouir de faiblesse
+et ne plus pouvoir marcher. Et d&eacute;j&agrave;, il s'appr&ecirc;tait &agrave; s'&eacute;lancer vers le
+village, r&eacute;solu &agrave; tout oser, &agrave; tout braver, quand il aper&ccedil;ut trois
+paysans qui s'en allaient aux champs avec leur fourches sur l'&eacute;paule, et
+il replongea dans sa cachette.</p>
+
+<p>Mais, d&egrave;s que le soir obscurcit la plaine, il sortit lentement du foss&eacute;,
+et se mit en route, courb&eacute;, craintif, le c&oelig;ur battant, vers le ch&acirc;teau
+lointain, pr&eacute;f&eacute;rant entrer l&agrave; dedans plut&ocirc;t qu'au village qui lui
+semblait redoutable comme une tanni&egrave;re pleine de tigres.</p>
+
+<p>Les fen&ecirc;tres d'en bas brillaient. Une d'elles &eacute;tait m&ecirc;me ouverte&nbsp;; et une
+forte odeur de viande cuite s'en &eacute;chappait, une odeur qui p&eacute;n&eacute;tra
+brusquement dans le nez et jusqu'au fond du ventre de Walter Schnaffs,
+qui le crispa&nbsp;; le fit haleter, l'attirant irr&eacute;sistiblement, lui jetant
+au c&oelig;ur une audace d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e.</p>
+
+<p>Et brusquement, sans r&eacute;fl&eacute;chir, il apparut, casqu&eacute;, dans le cadre de la
+fen&ecirc;tre.</p>
+
+<p>Huit domestiques d&icirc;naient autour d'une grande table. Mais soudain une
+bonne demeura b&eacute;ante, laissant tomber son verre, les yeux fixes. Tous
+les regards suivirent le sien&nbsp;!</p>
+
+<p>On aper&ccedil;ut l'ennemi&nbsp;!</p>
+
+<p>Seigneur&nbsp;! les Prussiens attaquaient le ch&acirc;teau&nbsp;!...</p>
+
+<p>Ce fut d'abord un cri, un seul cri, fait de huit cris pouss&eacute;s sur huit
+tons diff&eacute;rents, un cri d'&eacute;pouvante horrible, puis une lev&eacute;e
+tumultueuse, une bousculade, une m&ecirc;l&eacute;e, une fuite &eacute;perdue vers la porte
+du fond. Les chaises tombaient, les hommes renversaient les femmes et
+passaient dessus. En deux secondes, la pi&egrave;ce fut vide, abandonn&eacute;e, avec
+la table couverte de mangeaille en face de Walter Schnaffs stup&eacute;fait,
+toujours debout dans sa fen&ecirc;tre.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s quelques instants d'h&eacute;sitation, il enjamba le mur d'appui et
+s'avan&ccedil;a vers les assiettes. Sa faim exasp&eacute;r&eacute;e le faisait trembler
+comme un fi&eacute;vreux&nbsp;: mais une terreur le retenait, le paralysait encore.
+Il &eacute;couta. Toute la maison semblait fr&eacute;mir&nbsp;; des portes se fermaient, des
+pas rapides couraient sur le plancher du dessus. Le Prussien inquiet
+tendait l'oreille &agrave; ces confuses rumeurs&nbsp;; puis il entendit des bruits
+sourds comme si des corps fussent tomb&eacute;s dans la terre molle, au pied
+des murs, des corps humains sautant du premier &eacute;tage.</p>
+
+<p>Puis tout mouvement, toute agitation cess&egrave;rent, et le grand ch&acirc;teau
+devint silencieux comme un tombeau.</p>
+
+<p>Walter Schnaffs s'assit devant une assiette rest&eacute;e intacte, et il se mit
+&agrave; manger. Il mangeait par grandes bouch&eacute;es comme s'il e&ucirc;t craint d'&ecirc;tre
+interrompu trop t&ocirc;t, de n'en pouvoir engloutir assez. Il jetait &agrave; deux
+mains les morceaux dans sa bouche ouverte comme une trappe&nbsp;; et des
+paquets de nourriture lui descendaient coup sur coup dans l'estomac,
+gonflant sa gorge en passant. Parfois, il s'interrompait, pr&ecirc;t &agrave; crever
+&agrave; la fa&ccedil;on d'un tuyau trop plein. Il prenait alors la cruche au cidre et
+se d&eacute;blayait l'&oelig;sophage comme on lave un conduit bouch&eacute;.</p>
+
+<p>Il vida toutes les assiettes, tous les plats et toutes les bouteilles&nbsp;;
+puis, saoul de liquide et de mangeaille, abruti, rouge, secou&eacute; par des
+hoquets, l'esprit troubl&eacute; et la bouche grasse, il d&eacute;boutonna son
+uniforme pour souffler, incapable d'ailleurs de faire un pas. Ses yeux
+se fermaient, ses id&eacute;es s'engourdissaient&nbsp;; il posa son front pesant dans
+ses bras crois&eacute;s sur la table, et il perdit doucement la notion des
+choses et des faits.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Le dernier croissant &eacute;clairait vaguement l'horizon au-dessus des arbres
+du parc. C'&eacute;tait l'heure froide qui pr&eacute;c&egrave;de le jour.</p>
+
+<p>Des ombres glissaient dans les fourr&eacute;s, nombreuses et muettes&nbsp;; et
+parfois, un rayon de lune faisait reluire dans l'ombre une pointe
+d'acier.</p>
+
+<p>Le ch&acirc;teau tranquille dressait sa grande silhouette noire. Deux fen&ecirc;tres
+seules brillaient encore au rez-de-chauss&eacute;e.</p>
+
+<p>Soudain, une voix tonnante hurla&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;En avant&nbsp;! nom d'un nom&nbsp;! &agrave; l'assaut&nbsp;! mes enfants&nbsp;!</p>
+
+<p>Alors, en un instant, les portes, les contrevents et les vitres
+s'enfonc&egrave;rent sous un flot d'hommes qui s'&eacute;lan&ccedil;a, brisa, creva tout,
+envahit la maison. En un instant cinquante soldats arm&eacute;s jusqu'aux
+cheveux, bondirent dans la cuisine o&ugrave; reposait pacifiquement Walter
+Schnaffs, et lui posant sur la poitrine cinquante fusils charg&eacute;s, le
+culbut&egrave;rent, le roul&egrave;rent, le saisirent, le li&egrave;rent des pieds &agrave; la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Il haletait d'ahurissement, trop abruti pour comprendre, battu, cross&eacute;
+et fou de peur.</p>
+
+<p>Et tout d'un coup, un gros militaire chamarr&eacute; d'or lui planta son pied
+sur le ventre en vocif&eacute;rant&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Vous &ecirc;tes mon prisonnier, rendez-vous&nbsp;!</p>
+
+<p>Le Prussien n'entendit que ce seul mot &laquo;&nbsp;prisonnier&nbsp;&raquo;, et il g&eacute;mit&nbsp;: &laquo;&nbsp;<i>ya,
+ya, ya</i>&nbsp;&raquo;.</p>
+
+<p>Il fut relev&eacute;, ficel&eacute; sur une chaise, et examin&eacute; avec une vive curiosit&eacute;
+par ses vainqueurs qui soufflaient comme des baleines. Plusieurs
+s'assirent, n'en pouvant plus d'&eacute;motion et de fatigue.</p>
+
+<p>Il souriait, lui, il souriait maintenant, s&ucirc;r d'&ecirc;tre enfin prisonnier&nbsp;!</p>
+
+<p>Un autre officier entra et pronon&ccedil;a&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Mon colonel, les ennemis se sont enfuis&nbsp;; plusieurs semblent avoir &eacute;t&eacute;
+bless&eacute;s. Nous restons ma&icirc;tres de la place.</p>
+
+<p>Le gros militaire qui s'essuyait le front vocif&eacute;ra&nbsp;: &laquo;&nbsp;Victoire&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et il &eacute;crivit sur un petit agenda de commerce tir&eacute; de sa poche&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Apr&egrave;s une lutte acharn&eacute;e, les Prussiens ont d&ucirc; battre en retraite,
+emportant leurs morts et leurs bless&eacute;s, qu'on &eacute;value &agrave; cinquante hommes
+hors de combat. Plusieurs sont rest&eacute;s entre nos mains.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Le jeune officier reprit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Quelles dispositions dois-je prendre, mon colonel&nbsp;?</p>
+
+<p>Le colonel r&eacute;pondit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Nous allons nous replier pour &eacute;viter un retour offensif avec de
+l'artillerie et des forces sup&eacute;rieures.</p>
+
+<p>Et il donna l'ordre de repartir.</p>
+
+<p>La colonne se reforma dans l'ombre, sous les murs du ch&acirc;teau, et se mit
+en mouvement, enveloppant de partout Walter Schnaffs garott&eacute;, tenu par
+six guerriers le revolver au poing.</p>
+
+<p>Des reconnaissances furent envoy&eacute;es pour &eacute;clairer la route. On avan&ccedil;ait
+avec prudence, faisant halte de temps en temps.</p>
+
+<p>Au jour levant, on arrivait &agrave; la sous-pr&eacute;fecture de La Roche-Oysel, dont
+la garde nationale avait accompli ce fait d'armes.</p>
+
+<p>La population anxieuse et surexcit&eacute;e attendait. Quand on aper&ccedil;ut le
+casque du prisonnier, des clameurs formidables &eacute;clat&egrave;rent. Les femmes
+levaient les bras&nbsp;; des vieilles pleuraient&nbsp;; un a&iuml;eul lan&ccedil;a sa b&eacute;quille
+au Prussien et blessa le nez d'un de ses gardiens.</p>
+
+<p>Le colonel hurlait.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Veillez &agrave; la s&ucirc;ret&eacute; du captif&nbsp;!</p>
+
+<p>On parvint enfin &agrave; la maison de ville. La prison fut ouverte, et Walter
+Schnaffs jet&eacute; dedans, libre de liens.</p>
+
+<p>Deux cents hommes en armes mont&egrave;rent la garde autour du b&acirc;timent.</p>
+
+<p>Alors, malgr&eacute; des sympt&ocirc;mes d'indigestion qui le tourmentaient depuis
+quelque temps, le Prussien, fou de joie, se mit &agrave; danser, &agrave; danser
+&eacute;perdument, en levant les bras et les jambes, &agrave; danser en poussant des
+rires fr&eacute;n&eacute;tiques, jusqu'au moment o&ugrave; il tomba, &eacute;puis&eacute; au pied d'un mur.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait prisonnier&nbsp;! Sauv&eacute;&nbsp;!</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>C'est ainsi que le ch&acirc;teau de Champignet fut repris &agrave; l'ennemi apr&egrave;s six
+heures seulement d'occupation.</p>
+
+<p>Le colonel Ratier, marchand de drap, qui enleva cette affaire &agrave; la t&ecirc;te
+des gardes nationaux de La Roche-Oysel, fut d&eacute;cor&eacute;.</p>
+<br>
+<br>
+<p>FIN</p>
+
+<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 11714 ***</div>
+</body>
+</html>
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
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+The Project Gutenberg EBook of Contes de la Becasse, by Guy de Maupassant
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Contes de la Becasse
+
+Author: Guy de Maupassant
+
+Release Date: March 25, 2004 [EBook #11714]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES DE LA BECASSE ***
+
+
+
+
+Produced by Miranda van de Heijning, Christine De Ryck and the PG
+Online Distributed Proofreaders. This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale de France
+(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+
+
+GUY DE MAUPASSANT
+
+
+CONTES DE LA BÉCASSE
+
+
+SEIZIÈME ÉDITION
+
+
+PARIS
+
+1894
+
+
+
+
+
+
+LA BÉCASSE
+
+
+Le vieux baron des Ravots avait été pendant quarante ans le roi des
+chasseurs de sa province. Mais, depuis cinq à six années, une paralysie
+des jambes le clouait à son fauteuil, et il ne pouvait plus que tirer
+des pigeons de la fenêtre de son salon ou du haut de son grand perron.
+
+Le reste du temps il lisait.
+
+C'était un homme de commerce aimable chez qui était resté beaucoup de
+l'esprit lettré du dernier siècle. Il adorait les contes, les petits
+contes polissons, et aussi les histoires vraies arrivées dans son
+entourage. Dès qu'un ami entrait chez lui, il demandait:
+
+--Eh bien, quoi de nouveau?
+
+Et il savait interroger à la façon d'un juge d'instruction.
+
+Par les jours de soleil il faisait rouler devant la porte son large
+fauteuil pareil à un lit. Un domestique, derrière son dos, tenait les
+fusils, les chargeait et les passait à son maître; un autre valet, caché
+dans un massif, lâchait un pigeon de temps en temps, à des intervalles
+irréguliers, pour que le baron ne fût pas prévenu et demeurât en éveil.
+
+Et, du matin au soir, il tirait les oiseaux rapides, se désolant quand
+il s'était laissé surprendre, et riant aux larmes quand la bête tombait
+d'aplomb ou faisait quelque culbute inattendue et drôle. Il se tournait
+alors vers le garçon qui chargeait les armes, et il demandait, en
+suffoquant de gaieté:
+
+--Y est-il, celui-là, Joseph! As-tu vu comme il est descendu?
+
+Et Joseph répondait invariablement:
+
+--Oh! monsieur le baron ne les manque pas.
+
+A l'automne, au moment des chasses, il invitait, comme à l'ancien temps,
+ses amis, et il aimait entendre au loin les détonations. Il les
+comptait, heureux quand elles se précipitaient. Et, le soir, il exigeait
+de chacun le récit fidèle de sa journée.
+
+Et on restait trois heures à table en racontant des coups de fusil.
+
+C'étaient d'étranges et invraisemblables aventures, où se complaisait
+l'humeur hâbleuse des chasseurs. Quelques-unes avaient fait date et
+revenaient régulièrement. L'histoire d'un lapin que le petit vicomte de
+Bourril avait manqué dans son vestibule les faisait se tordre chaque
+année de la même façon. Toutes les cinq minutes un nouvel orateur
+prononçait:
+
+--J'entends: «Birr! birr!» et une compagnie magnifique me part à dix
+pas. J'ajuste: pif! paf! j'en vois tomber une pluie, une vraie pluie. Il
+y en avait sept!
+
+Et tous, étonnés, mais réciproquement crédules, s'extasiaient.
+
+Mais il existait dans la maison une vieille coutume, appelée le «conte
+de la Bécasse».
+
+Au moment du passage de cette reine des gibiers, la même cérémonie
+recommençait à chaque dîner.
+
+Comme ils adoraient l'incomparable oiseau, on en mangeait tous les soirs
+un par convive; mais on avait soin de laisser dans un plat toutes les
+têtes.
+
+Alors le baron, officiant comme un évêque, se faisait apporter sur une
+assiette un peu de graisse, oignait avec soin les têtes précieuses en
+les tenant par le bout de la mince aiguille qui leur sert le bec. Une
+chandelle allumée était posée près de lui, et tout le monde se taisait,
+dans l'anxiété de l'attente.
+
+Puis il saisissait un des crânes ainsi préparés, le fixait sur une
+épingle, piquait l'épingle sur un bouchon, maintenait le tout en
+équilibre au moyen de petits bâtons croisés comme des balanciers, et
+plantait délicatement cet appareil sur un goulot de bouteille en manière
+de tourniquet.
+
+Tous les convives comptaient ensemble, d'une voix forte:
+
+--Une,--deux,--trois.
+
+Et le baron, d'un coup de doigt, faisait vivement pivoter ce joujou.
+
+Celui des invités que désignait, en s'arrêtant, le long bec pointu
+devenait maître de toutes les têtes, régal exquis qui faisait loucher
+ses voisins.
+
+Il les prenait une à une et les faisait griller sur la chandelle. La
+graisse crépitait, la peau rissolée fumait, et l'élu du hasard croquait
+le crâne suiffé en le tenant par le nez et en poussant des exclamations
+de plaisir.
+
+Et chaque fois les dîneurs, levant leurs verres, buvaient à sa santé.
+
+Puis, quand il avait achevé le dernier, il devait, sur l'ordre du baron,
+conter une histoire pour indemniser les déshérités.
+
+Voici quelques-uns de ces récits:
+
+
+
+
+
+
+CE COCHON DE MORIN
+
+_A M. Oudinot._
+
+
+
+
+I
+
+
+«Ça, mon ami, dis-je à Labarbe, tu viens encore de prononcer ces quatre
+mots, «ce cochon de Morin». Pourquoi, diable, n'ai-je jamais entendu
+parler de Morin sans qu'on le traitât de «cochon»?
+
+Labarbe, aujourd'hui député, me regarda avec des yeux de chat-huant.
+«Comment, tu ne sais pas l'histoire de Morin, et tu es de la Rochelle?»
+
+J'avouai que je ne savais pas l'histoire de Morin. Alors Labarbe se
+frotta les mains et commença son récit.
+
+«Tu as connu Morin, n'est-ce pas, et tu te rappelles son grand magasin
+de mercerie sur le quai de la Rochelle?
+
+--«Oui, parfaitement.
+
+--«Eh bien, sache qu'en 1862 ou 63 Morin alla passer quinze jours à
+Paris, pour son plaisir, ou ses plaisirs, mais sous prétexte de
+renouveler ses approvisionnements. Tu sais ce que sont, pour un
+commerçant de province, quinze jours de Paris. Cela vous met le feu dans
+le sang. Tous les soirs des spectacles, des frôlements de femmes, une
+continuelle excitation d'esprit. On devient fou. On ne voit plus que
+danseuses en maillot, actrices décolletées, jambes rondes, épaules
+grasses, tout cela presque à portée de la main, sans qu'on ose ou qu'on
+puisse y toucher. C'est à peine si on goûte, une fois ou deux, à
+quelques mets inférieurs. Et l'on s'en va, le coeur encore tout secoué,
+l'âme émoustillée, avec une espèce de démangeaison de baisers qui vous
+chatouillent les lèvres.
+
+Morin se trouvait dans cet état, quand il prit son billet pour la
+Rochelle par l'express de 8 h. 40 du soir. Et il se promenait plein de
+regrets et de trouble dans la grande salle commune du chemin de fer
+d'Orléans, quand il s'arrêta net devant une jeune femme qui embrassait
+une vieille dame. Elle avait relevé sa voilette, et Morin, ravi,
+murmura: «Bigre, la belle personne!»
+
+Quand elle eut fait ses adieux à la vieille, elle entra dans la salle
+d'attente, et Morin la suivit; puis elle passa sur le quai, et Morin la
+suivit encore; puis elle monta dans un wagon vide, et Morin la suivit
+toujours.
+
+Il y avait peu de voyageurs pour l'express. La locomotive siffla; le
+train partit. Ils étaient seuls.
+
+Morin la dévorait des yeux. Elle semblait avoir dix-neuf à vingt ans;
+elle était blonde, grande, d'allure hardie. Elle roula autour de ses
+jambes une couverture de voyage, et s'étendit sur les banquettes pour
+dormir.
+
+Morin se demandait: «Qui est-ce?» Et mille suppositions, mille projets
+lui traversaient l'esprit. Il se disait: «On raconte tant d'aventures de
+chemin de fer. C'en est une peut-être qui se présente pour moi. Qui
+sait? une bonne fortune est si vite arrivée. Il me suffirait peut-être
+d'être audacieux. N'est-ce pas Danton qui disait: «De l'audace, de
+l'audace, et toujours de l'audace.» Si ce n'est pas Danton, c'est
+Mirabeau. Enfin, qu'importe. Oui, mais je manque d'audace, voilà le hic.
+Oh! Si on savait, si on pouvait lire dans les âmes! Je parie qu'on passe
+tous les jours, sans s'en douter, à côté d'occasions magnifiques. Il lui
+suffirait d'un geste pourtant pour m'indiquer qu'elle ne demande pas
+mieux...»
+
+Alors, il supposa des combinaisons qui le conduisaient au triomphe. Il
+imaginait une entrée en rapport chevaleresque, des petits services qu'il
+lui rendait, une conversation vive, galante, finissait par une
+déclaration qui finissait par... par ce que tu penses.
+
+Mais ce qui lui manquait toujours, c'était le début, le prétexte. Et il
+attendait une circonstance heureuse, le coeur ravagé, l'esprit sens
+dessus dessous.
+
+La nuit cependant s'écoulait et la belle enfant dormait toujours, tandis
+que Morin méditait sa chute. Le jour parut, et bientôt le soleil lança
+son premier rayon, un long rayon clair venu du bout de l'horizon, sur le
+doux visage de la dormeuse.
+
+Elle s'éveilla, s'assit, regarda la campagne, regarda Morin et sourit.
+Elle sourit en femme heureuse, d'un air engageant et gai. Morin
+tressaillit. Pas de doute, c'était pour lui ce sourire-là, c'était bien
+une invitation discrète, le signal rêvé qu'il attendait. Il voulait
+dire, ce sourire: «Êtes-vous bête, êtes-vous niais, êtes-vous jobard,
+d'être resté là, comme un pieu, sur votre siège depuis hier soir.
+
+«Voyons, regardez-moi, ne suis-je pas charmante? Et vous demeurez comme
+ça toute une nuit en tête à tête avec une jolie femme sans rien oser,
+grand sot.»
+
+Elle souriait toujours en le regardant; elle commençait même à rire; et
+il perdait la tête, cherchant un mot de circonstance, un compliment,
+quelque chose à dire enfin, n'importe quoi. Mais il ne trouvait rien,
+rien. Alors, saisi d'une audace de poltron, il pensa: «Tant pis, je
+risque tout»; et brusquement, sans crier «gare», il s'avança, les mains
+tendues, les lèvres gourmandes, et, la saisissant à pleins bras, il
+l'embrassa.
+
+D'un bond elle fut debout criant: «Au secours», hurlant d'épouvante. Et
+elle ouvrit la portière, elle agita ses bras dehors, folle de peur,
+essayant de sauter, tandis que Morin éperdu, persuadé qu'elle allait se
+précipiter sur la voie, la retenait par sa jupe en bégayant: «Madame...
+oh!... madame.»
+
+Le train ralentit sa marche, s'arrêta. Deux employés se précipitèrent
+aux signaux désespérés de la jeune femme qui tomba dans leurs bras en
+balbutiant: «Cet homme a voulu... a voulu... me... me...» Et elle
+s'évanouit.
+
+On était en gare de Mauzé. Le gendarme présent arrêta Morin.
+
+Quand la victime de sa brutalité eut repris connaissance, elle fit sa
+déclaration. L'autorité verbalisa. Et le pauvre mercier ne put regagner
+son domicile que le soir, sous le coup d'une poursuite judiciaire pour
+outrage aux bonnes moeurs dans un lieu public.
+
+
+
+
+II
+
+
+J'étais alors rédacteur en chef du _nal des Charentes_; et je voyais
+Morin, chaque soir, au Café du commerce.
+
+Dès le lendemain de son aventure, il vint me trouver, ne sachant que
+faire. Je ne lui cachai pas mon opinion: «Tu n'es qu'un cochon. On ne se
+conduit pas comme ça.»
+
+Il pleurait; sa femme l'avait battu; et il voyait son commerce ruiné,
+son nom dans la boue, déshonoré, ses amis, indignés, ne le saluant plus.
+Il finit par me faire pitié, et j'appelai mon collaborateur Rivet, un
+petit homme goguenard et de bon conseil, pour prendre ses avis.
+
+Il m'engagea à voir le procureur impérial, qui était de mes amis. Je
+renvoyai Morin chez lui et je me rendis chez ce magistrat.
+
+J'appris que la femme outragée était une jeune fille, Mlle Henriette
+Bonnel, qui venait de prendre à Paris ses brevets d'institutrice et qui,
+n'ayant plus ni père ni mère, passait ses vacances chez son oncle et sa
+tante, braves petits bourgeois de Mauzé.
+
+Ce qui rendait grave la situation de Morin, c'est que l'oncle avait
+porté plainte. Le ministère public consentait à laisser tomber l'affaire
+si cette plainte était retirée. Voilà ce qu'il fallait obtenir.
+
+Je retournai chez Morin. Je le trouvai dans son lit, malade d'émotion et
+de chagrin. Sa femme, une grande gaillarde osseuse et barbue, le
+maltraitait sans repos. Elle m'introduisit dans la chambre en me criant
+par la figure: «Vous venez voir ce cochon de Morin? Tenez, le voilà, le
+coco!»
+
+Et elle se planta devant le lit, les poings sur les hanches. J'exposai
+la situation; et il me supplia d'aller trouver la famille. La mission
+était délicate; cependant je l'acceptai. Le pauvre diable ne cessait de
+répéter: «Je t'assure que je ne l'ai pas même embrassée, non, pas même.
+Je te le jure!»
+
+Je répondis: «C'est égal, tu n'es qu'un cochon.» Et je pris mille francs
+qu'il m'abandonna pour les employer comme je le jugerais convenable.
+
+Mais comme je ne tenais pas à m'aventurer seul dans la maison des
+parents, je priai Rivet de m'accompagner. Il y consentit, à la condition
+qu'on partirait immédiatement, car il avait, le lendemain dans
+l'après-midi, une affaire urgente à la Rochelle.
+
+Et, deux heures plus tard, nous sonnions à la porte d'une jolie maison
+de campagne. Une belle jeune fille vint nous ouvrir. C'était elle
+assurément. Je dis tout bas à Rivet: «Sacrebleu, je commence à
+comprendre Morin.»
+
+L'oncle, M. Tonnelet, était justement un abonné du _Fanal_, un fervent
+coreligionnaire politique qui nous reçut à bras ouverts, nous félicita,
+nous congratula, nous serra les mains, enthousiasmé d'avoir chez lui les
+deux rédacteurs de son journal. Rivet me souffla dans l'oreille: «Je
+crois que nous pourrons arranger l'affaire de ce cochon de Morin.»
+
+La nièce s'était éloignée; et j'abordai la question délicate. J'agitai
+le spectre du scandale; je fis valoir la dépréciation inévitable que
+subirait la jeune personne après le bruit d'une pareille affaire; car on
+ne croirait jamais à un simple baiser.
+
+Le bonhomme semblait indécis; mais il ne pouvait rien décider sans sa
+femme qui ne rentrerait que tard dans la soirée. Tout à coup il poussa
+un cri de triomphe: «Tenez, j'ai une idée excellente. Je vous tiens, je
+vous garde. Vous allez dîner et coucher ici tous les deux; et, quand ma
+femme sera revenue, j'espère que nous nous entendrons.»
+
+Rivet résistait; mais le désir de tirer d'affaire ce cochon de Morin le
+décida; et nous acceptâmes l'invitation.
+
+L'oncle se leva, radieux, appela sa nièce, et nous proposa une promenade
+dans sa propriété en proclamant: «A ce soir les affaires sérieuses.»
+
+Rivet et lui se mirent à parler politique. Quant à moi, je me trouvai
+bientôt à quelques pas en arrière, à côté de la jeune fille. Elle était
+vraiment charmante, charmante!
+
+Avec des précautions infinies, je commençai à lui parler de son aventure
+pour tâcher de m'en faire une alliée.
+
+Mais elle ne parut pas confuse le moins du monde; elle m'écoutait de
+l'air d'une personne qui s'amuse beaucoup.
+
+Je lui disais: «Songez donc, mademoiselle, à tous les ennuis que vous
+aurez. Il vous faudra comparaître devant le tribunal, affronter les
+regards malicieux, parler en face de tout ce monde, raconter
+publiquement cette triste scène du wagon. Voyons, entre nous,
+n'auriez-vous pas mieux fait de ne rien dire, de remettre à sa place ce
+polisson sans appeler les employés; et de changer simplement de
+voiture.»
+
+Elle se mit à rire. «C'est vrai ce que vous dites! mais que voulez-vous?
+J'ai eu peur; et, quand on a peur, on ne raisonne plus. Après avoir
+compris la situation, j'ai bien regretté mes cris; mais il était trop
+tard. Songez aussi que cet imbécile s'est jeté sur moi comme un furieux,
+sans prononcer un mot, avec une figure de fou. Je ne savais même pas ce
+qu'il me voulait.»
+
+Elle me regardait en face, sans être troublée ou intimidée. Je me
+disais: «Mais c'est une gaillarde, cette fille. Je comprends que ce
+cochon de Morin se soit trompé.
+
+Je repris, en badinant: «Voyons Mademoiselle, avouez qu'il était
+excusable, car, enfin, on ne peut pas se trouver en face d'une aussi
+belle personne que vous sans éprouver le désir absolument légitime de
+l'embrasser.»
+
+Elle rit plus fort, toutes les dents au vent: «Entre le désir et
+l'action, monsieur, il y a place pour le respect.»
+
+La phrase était drôle, bien que peu claire. Je demandai brusquement: «Eh
+bien, voyons, si je vous embrassais, moi, maintenant; qu'est-ce que vous
+feriez?»
+
+Elle s'arrêta pour me considérer du haut en bas, puis elle dit,
+tranquillement: «Oh, vous, ce n'est pas la même chose.»
+
+Je le savais bien, parbleu, que ce n'était pas la même chose, puisqu'on
+m'appelait dans toute la province «le beau Labarbe». J'avais trente ans,
+alors, mais je demandai: «Pourquoi ça?»
+
+Elle haussa les épaules, et répondit: «Tiens! parce que vous n'êtes pas
+aussi bête que lui.» Puis elle ajouta, en me regardant en dessous: «Ni
+aussi laid.»
+
+Avant qu'elle eût pu faire un mouvement pour m'éviter, je lui avais
+planté un bon baiser sur la joue. Elle sauta de côté, mais trop tard.
+Puis elle dit: «Eh bien vous n'êtes pas gêné non plus, vous. Mais ne
+recommencez pas ce jeu-là.»
+
+Je pris un air humble et je dis à mi-voix: «Oh! mademoiselle, quant à
+moi, si j'ai un désir au coeur, c'est de passer devant un tribunal pour
+la même cause que Morin.»
+
+Elle demanda à son tour: «Pourquoi ça?» Je la regardai au fond des yeux
+sérieusement. «Parce que vous êtes une des plus belles créatures qui
+soient; parce que ce serait pour moi un brevet, un titre, une gloire,
+que d'avoir voulu vous violenter. Parce qu'on dirait après vous avoir
+vue: «Tiens, Labarbe n'a pas volé ce qui lui arrive, mais il a de la
+chance tout de même.»
+
+Elle se remit à rire de tout son coeur.
+
+«Êtes-vous drôle?» Elle n'avait pas fini le mot «_drôle_» que je la
+tenais à pleins bras et je lui jetais des baisers voraces partout où je
+trouvais une place, dans les cheveux, sur le front, sur les yeux, sur la
+bouche parfois, sur les joues, par toute la tête, dont elle découvrait
+toujours malgré elle un coin pour garantir les autres.
+
+A la fin, elle se dégagea, rouge et blessée. «Vous êtes un grossier,
+monsieur, et vous me faites repentir de vous avoir écouté.»
+
+Je lui saisis la main, un peu confus, balbutiant: «Pardon, pardon,
+mademoiselle. Je vous ai blessée; j'ai été brutal! Ne m'en voulez pas.
+Si vous saviez?...» Je cherchais vainement une excuse.
+
+Elle prononça, au bout d'un moment: «Je n'ai rien à savoir, monsieur.»
+
+Mais j'avais trouvé; je m'écriai: «Mademoiselle, voici un an que je vous
+aime!»
+
+Elle fut vraiment surprise et releva les yeux. Je repris: «Oui,
+mademoiselle, écoutez-moi. Je ne connais pas Morin et je me moque bien
+de lui. Peu m'importe qu'il aille en prison et devant les tribunaux. Je
+vous ai vue ici l'an passé, vous étiez là-bas, devant la grille. J'ai
+reçu une secousse en vous apercevant et votre image ne m'a plus quitté.
+Croyez-moi, ou ne me croyez pas, peu m'importe. Je vous ai trouvée
+adorable; votre souvenir me possédait; j'ai voulu vous revoir; j'ai
+saisi le prétexte de cette bête de Morin; et me voici. Les circonstances
+m'ont fait passer les bornes; pardonnez-moi, je vous en supplie,
+pardonnez-moi.»
+
+Elle guettait la vérité dans mon regard, prête à sourire de nouveau; et
+elle murmura: «Blagueur.»
+
+Je levai la main, et, d'un ton sincère (je crois même que j'étais
+sincère): «Je vous jure que je ne mens pas.»
+
+Elle dit simplement: «Allons donc.»
+
+Nous étions seuls, tout seuls, Rivet et l'oncle ayant disparu dans les
+allées tournantes; et je lui fis une vraie déclaration, longue, douce,
+en lui pressant et lui baisant les doigts. Elle écoutait cela comme une
+chose agréable et nouvelle, sans bien savoir ce qu'elle en devait
+croire.
+
+Je finissais par me sentir troublé; par penser ce que je disais; j'étais
+pâle, oppressé, frissonnant; et, doucement, je lui pris la taille.
+
+Je lui parlais tout bas dans les petits cheveux frisés de l'oreille.
+Elle semblait morte tant elle restait rêveuse.
+
+Puis sa main rencontra la mienne et la serra; je pressai lentement sa
+taille d'une étreinte tremblante et toujours grandissante; elle ne
+remuait plus du tout; j'effleurais sa joue de ma bouche; et tout à coup
+mes lèvres, sans chercher, trouvèrent les siennes. Ce fut un long, long
+baiser; et il aurait encore duré longtemps; si je n'avais entendu «hum,
+hum» à quelques pas derrière moi.
+
+Elle s'enfuit à travers un massif. Je me retournai et j'aperçus Rivet
+qui me rejoignait.
+
+Il se campa au milieu du chemin; et sans rire: «Eh bien! c'est comme ça
+que tu arranges l'affaire de ce cochon de Morin.»
+
+Je répondis avec fatuité: «On fait ce qu'on peut, mon cher. Et l'oncle?
+Qu'en as-tu obtenu? Moi, je réponds de la nièce.»
+
+Rivet déclara: «J'ai été moins heureux avec l'oncle.»
+
+Et je lui pris le bras pour rentrer.
+
+
+
+
+III
+
+
+Le dîner acheva de me faire perdre la tête. J'étais à côté d'elle et ma
+main sans cesse rencontrait sa main sous la nappe; mon pied pressait son
+pied; nos regards se joignaient, se mêlaient.
+
+On fit ensuite un tour au clair de lune et je lui murmurai dans l'âme
+toutes les tendresses qui me montaient du coeur. Je la tenais serrée
+contre moi, l'embrassant à tout moment, mouillant mes lèvres aux
+siennes. Devant nous, l'oncle et Rivet discutaient. Leurs ombres les
+suivaient gravement sur le sable des chemins.
+
+On rentra. Et bientôt l'employé du télégraphe apporta une dépêche de la
+tante annonçant qu'elle ne reviendrait que le lendemain matin, à sept
+heures, par le premier train.
+
+L'oncle, dit: «Eh bien, Henriette, va montrer leurs chambres à ces
+messieurs.» On serra la main du bonhomme et on monta. Elle nous
+conduisit d'abord dans l'appartement de Rivet, et il me souffla dans
+l'oreille: «Pas de danger qu'elle nous ait menés chez toi d'abord.» Puis
+elle me guida vers mon lit. Dès qu'elle fut seule avec moi, je la saisis
+de nouveau dans mes bras, tâchant d'affoler sa raison et de culbuter sa
+résistance. Mais, quand elle se sentit tout près de défaillir, elle
+s'enfuit.
+
+Je me glissais entre mes draps, très contrarié, très agité, et très
+penaud, sachant bien que je ne dormirais guère, cherchant quelle
+maladresse j'avais pu commettre, quand on heurta doucement ma porte.
+
+Je demandai: «Qui est là?»
+
+Une voix légère répondit: «Moi.»
+
+Je me vêtis à la hâte; j'ouvris; elle entra. «J'ai oublié, dit-elle, de
+vous demander ce que vous prenez le matin: du chocolat, du thé, ou du
+café?»
+
+Je l'avais enlacée impétueusement, la dévorant de caresses, bégayant:
+«Je prends... je prends... je prends...» Mais elle me glissa entre les
+bras, souffla ma lumière, et disparut.
+
+Je restai seul, furieux, dans l'obscurité, cherchant des allumettes,
+n'en trouvant pas. J'en découvris enfin et je sortis dans le corridor, à
+moitié fou, mon bougeoir à la main.
+
+Qu'allais-je faire? Je ne raisonnais plus; je voulais la trouver; je la
+voulais. Et je fis quelques pas sans réfléchir à rien. Puis, je pensai
+brusquement: «Mais si j'entre chez l'oncle? que dirais-je?... Et je
+demeurai immobile, le cerveau vide, le coeur battant. Au bout de
+plusieurs secondes, la réponse me vint: «Parbleu je dirai que je
+cherchais la chambre de Rivet pour lui parler d'une chose urgente.»
+
+Et je me mis à inspecter les portes m'efforçant de découvrir la sienne,
+à elle. Mais rien ne pouvait me guider. Au hasard je pris une clef que
+je tournai. J'ouvris, j'entrai... Henriette assise dans son lit,
+effarée, me regardait.
+
+Alors je poussai doucement le verrou; et, m'approchant sur la pointe des
+pieds, je lui dis: «J'ai oublié, mademoiselle, de vous demander quelque
+chose à lire.» Elle se débattait; mais j'ouvris bientôt le livre que je
+cherchais. Je n'en dirai pas le titre. C'était vraiment le plus
+merveilleux des romans, et le plus divin des poèmes.
+
+Une fois tournée la première page, elle me le laissa parcourir à mon
+gré; et j'en feuilletai tant de chapitres que nos bougies s'usèrent
+jusqu'au bout.
+
+Puis, après l'avoir remerciée, je regagnais, à pas de loup, ma chambre,
+quand une main brutale m'arrêta; et une voix, celle de Rivet, me
+chuchota dans le nez: «Tu n'as donc pas fini d'arranger l'affaire de ce
+cochon de Morin?»
+
+Dès sept heures du matin elle m'apportait elle-même une tasse de
+chocolat. Je n'en ai jamais bu de pareil. Un chocolat à s'en faire
+mourir, moelleux, velouté, parfumé, grisant. Je ne pouvais ôter ma
+bouche des bords délicieux de sa tasse.
+
+A peine la jeune fille était-elle sortie que Rivet entra. Il semblait un
+peu nerveux, agacé comme un homme qui n'a guère dormi, il me dit d'un
+ton maussade: «Si tu continues, tu sais, tu finiras par gâter l'affaire
+de ce cochon de Morin.»
+
+A huit heures, la tante arrivait. La discussion fut courte. Les braves
+gens retiraient leur plainte, et je laisserais cinq cents francs aux
+pauvres du pays.
+
+Alors on voulut nous retenir à passer la journée. On organiserait même
+une excursion pour aller visiter des ruines. Henriette derrière le dos
+de ses parents me faisait des signes de tête: «Oui, restez donc.»
+J'acceptais, mais Rivet s'acharna à s'en aller.
+
+Je le pris à part; je le priai, je le sollicitai; je lui disais:
+«Voyons, mon petit Rivet, fais cela pour moi.» Mais il semblait exaspéré
+et me répétait dans la figure: «J'en ai assez, entends-tu, de l'affaire
+de ce cochon de Morin.»
+
+Je fus bien contraint de partir aussi. Ce fut un des moments les plus
+durs de ma vie. J'aurais bien arrangé cette affaire-là pendant toute mon
+existence.
+
+Dans le wagon, après les énergiques et muettes poignées de main des
+adieux, je dis à Rivet: «Tu n'es qu'une brute». Il répondit: «Mon petit,
+tu commençais à m'agacer bougrement».
+
+En arrivant aux bureaux du _Fanal_, j'aperçus une foule qui nous
+attendait... On cria dès qu'on nous vit: «Eh bien, avez-vous arrangé
+l'affaire de ce cochon de Morin?»
+
+Tout la Rochelle en était troublé. Rivet, dont la mauvaise humeur
+s'était dissipée en route, eut grand'peine à ne pas rire en déclarant:
+«Oui, c'est fait, grâce à Labarbe.»
+
+Et nous allâmes chez Morin.
+
+Il était étendu dans un fauteuil, avec des sinapismes aux jambes et des
+compresses d'eau froide sur le crâne, défaillant d'angoisse. Et il
+toussait sans cesse, d'une petite toux d'agonisant, sans qu'on sût d'où
+lui était venu ce rhume. Sa femme le regardait avec des yeux de tigresse
+prête à le dévorer.
+
+Dès qu'il nous aperçut, il eut un tremblement qui lui secouait les
+poignets et les genoux. Je dis: «C'est arrangé, salaud, mais ne
+recommence pas.»
+
+Il se leva, suffoquant, me prit les mains, les baisa comme celles d'un
+prince, pleura, faillit perdre connaissance, embrassa Rivet, embrassa
+même Mme Morin qui le rejeta d'une poussée dans son fauteuil.
+
+Mais il ne se remit jamais de ce coup-là, son émotion avait été trop
+brutale.
+
+On ne l'appelait plus dans toute la contrée que «ce cochon de Morin», et
+cette épithète le traversait comme un coup d'épée chaque fois qu'il
+l'entendait.
+
+Quand un voyou dans la rue criait: «Cochon», il se retournait la tête
+par instinct. Ses amis le criblaient de plaisanteries horribles, lui
+demandant, chaque fois qu'ils mangeaient du jambon: Est-ce du tien?»
+
+Il mourut deux ans plus tard.
+
+Quant à moi, me présentant à la députation, en 1875, j'allai faire une
+visite intéressée au nouveau notaire de Tousserre, Me Belloncle. Une
+grande femme opulente et belle me reçut.
+
+«Vous ne me reconnaissez pas? dit-elle.»
+
+Je balbutiai: «Mais..... non..... madame.»
+
+--«Henriette Bonnel.»
+
+--«Ah!»--Et je me sentis devenir pâle.
+
+Elle semblait parfaitement à son aise, et souriait en me regardant.
+
+Dès qu'elle m'eut laissé seul avec son mari, il me prit les mains, les
+serrant à les broyer: «Voici longtemps, cher monsieur, que je veux aller
+vous voir. Ma femme m'a tant parlé de vous. Je sais..... oui, je sais en
+quelle circonstance douloureuse vous l'avez connue, je sais aussi comme
+vous avez été parfait, plein de délicatesse, de tact, de dévouement dans
+l'affaire.....» Il hésita, puis prononça plus bas, comme s'il eût
+articulé un mot grossier «.....Dans l'affaire de ce cochon de Morin.»
+
+
+
+
+
+
+
+LA FOLLE
+
+_A Robert de Bannières._
+
+
+Tenez, dit M. Mathieu d'Endolin, les bécasses me rappellent une bien
+sinistre anecdote de la guerre.
+
+Vous connaissez ma propriété dans le faubourg de Cormeil. Je l'habitais
+au moment de l'arrivée des Prussiens.
+
+J'avais alors pour voisine une espèce de folle, dont l'esprit s'était
+égaré sous les coups du malheur. Jadis, à l'âge de vingt-cinq ans, elle
+avait perdu, en un seul mois, son père, son mari et son enfant
+nouveau-né.
+
+Quand la mort est entrée une fois dans une maison, elle y revient
+presque toujours immédiatement, comme si elle connaissait la porte.
+
+La pauvre jeune femme, foudroyée par le chagrin, prit le lit, délira
+pendant six semaines. Puis, une sorte de lassitude calme succédant à
+cette crise violente, elle resta sans mouvement, mangeant à peine,
+remuant seulement les yeux. Chaque fois qu'on voulait la faire lever,
+elle criait comme si on l'eût tuée. On la laissa donc toujours couchée,
+ne la tirant de ses draps que pour les soins de sa toilette et pour
+retourner ses matelas.
+
+Une vieille bonne restait près d'elle, la faisant boire de temps en
+temps ou mâcher un peu de viande froide. Que se passait-il dans cette
+âme désespérée? On ne le sut jamais; car elle ne parla plus.
+Songeait-elle aux morts? Rêvassait-elle tristement, sans souvenir
+précis? Ou bien sa pensée anéantie restait-elle immobile comme de l'eau
+sans courant?
+
+Pendant quinze années, elle demeura ainsi fermée et inerte.
+
+La guerre vint; et, dans les premiers jours de décembre, les Prussiens
+pénétrèrent à Cormeil.
+
+Je me rappelle cela comme d'hier. Il gelait à fendre les pierres; et
+j'étais étendu moi-même dans un fauteuil, immobilisé par la goutte,
+quand j'entendis le battement lourd et rythmé de leurs pas. De ma
+fenêtre, je les vis passer.
+
+Ils défilaient interminablement, tous pareils, avec ce mouvement de
+pantins qui leur est particulier. Puis les chefs distribuèrent leurs
+hommes aux habitants. J'en eus dix-sept. La voisine, la folle, en avait
+douze, dont un commandant, vrai soudard, violent, bourru.
+
+Pendant, les premiers jours tout se passa normalement. On avait dit à
+l'officier d'à côté que la dame était malade; et il ne s'en inquiéta
+guère. Mais bientôt cette femme qu'on ne voyait jamais l'irrita. Il
+s'informa de la maladie; on répondit que son hôtesse était couchée
+depuis quinze ans par suite d'un violent chagrin. Il n'en crut rien sans
+doute, et s'imagina que la pauvre insensée ne quittait pas son lit par
+fierté, pour ne pas voir les Prussiens, et ne leur point parler, et ne
+les point frôler.
+
+Il exigea qu'elle le reçût; on le fit entrer dans sa chambre. Il demanda,
+d'un ton brusque.
+
+--Je vous prierai, matame, de fous lever et de tescentre pour qu'on fous
+foie.
+
+Elle tourna vers lui ses yeux vagues, ses yeux vides, et ne répondit
+pas.
+
+Il reprit:
+
+--Che ne tolérerai bas d'insolence. Si fous ne fous levez bas de ponne
+volonté, che trouverai pien un moyen de fous faire bromener tout seule.
+
+Elle ne fit pas un geste, toujours immobile comme si elle ne l'eût pas
+vu.
+
+Il rageait, prenant ce silence calme pour une marque de mépris suprême.
+Et il ajouta:
+
+--Si vous n'êtes pas tescentue temain...
+
+Puis, il sortit.
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain la vieille bonne, éperdue, la voulut habiller; mais la
+folle se mit à hurler en se débattant. L'officier monta bien vite; et la
+servante, se jetant à ses genoux, cria:
+
+--Elle ne veut pas, monsieur, elle ne veut pas. Pardonnez-lui; elle est
+si malheureuse.
+
+Le soldat restait embarrassé, n'osant, malgré sa colère, la faire tirer
+du lit par ses hommes. Mais soudain il se mit à rire et donna des ordres
+en allemand.
+
+Et bientôt on vit sortir un détachement qui soutenait un matelas comme
+on porte un blessé. Dans ce lit qu'on n'avait point défait, la folle,
+toujours silencieuse, restait tranquille, indifférente aux événements
+tant qu'on la laissait couchée. Un homme par derrière portait un paquet
+de vêtements féminins.
+
+Et l'officier prononça en se frottant les mains:
+
+--Nous ferrons pien si vous ne poufez bas vous hapiller toute seule et
+faire une bétite bromenate.
+
+Puis on vit s'éloigner le cortège dans la direction de la forêt
+d'Imauville.
+
+Deux heures plus tard les soldats revinrent tout seuls.
+
+On ne revit plus la folle. Qu'en avaient-ils fait? Où l'avaient-ils
+portée! On ne le sut jamais.
+
+ * * * * *
+
+La neige tombait maintenant jour et nuit, ensevelissant la plaine et les
+bois sous un linceul de mousse glacée. Les loups venaient hurler
+jusqu'à nos portes.
+
+La pensée de cette femme perdue me hantait; et je fis plusieurs
+démarches auprès de l'autorité prussienne, afin d'obtenir des
+renseignements. Je faillis être fusillé.
+
+Le printemps revint. L'armée d'occupation s'éloigna. La maison de ma
+voisine restait fermée; l'herbe drue poussait dans les allées.
+
+La vieille bonne était morte pendant l'hiver. Personne ne s'occupait
+plus de cette aventure; moi seul y songeais sans cesse.
+
+Qu'avaient-ils fait de cette femme? s'était-elle enfuie à travers les
+bois! L'avait-on recueillie quelque part, et gardée dans un hôpital sans
+pouvoir obtenir d'elle aucun renseignement. Rien ne venait alléger mes
+doutes; mais, peu à peu, le temps apaisa le souci de mon coeur.
+
+Or, à l'automne suivant, les bécasses passèrent en masse; et, comme ma
+goutte me laissait un peu de répit, je me traînai jusqu'à la forêt.
+J'avais déjà tué quatre ou cinq oiseaux à long bec, quand j'en abattis
+un qui disparut dans un fossé plein de branches. Je fus obligé d'y
+descendre pour y ramasser ma bête. Je la trouvai tombée auprès d'une
+tête de mort. Et brusquement le souvenir de la folle m'arriva dans la
+poitrine comme un coup de poing. Bien d'autres avaient expiré dans ces
+bois peut-être en cette année sinistre; mais je ne sais pourquoi,
+j'étais sûr, sûr, vous dis-je, que je rencontrais la tête de cette
+misérable maniaque.
+
+Et soudain je compris, je devinai tout. Ils l'avaient abandonnée sur ce
+matelas, dans la forêt froide et déserte; et, fidèle à son idée fixe,
+elle s'était laissée mourir sous l'épais et léger duvet des neiges et
+sans remuer le bras ou la jambe.
+
+Puis les loups l'avaient dévorée.
+
+Et les oiseaux avaient fait leur nid avec la laine de son lit déchiré.
+
+J'ai gardé ce triste ossement. Et je fais des voeux pour que nos fils ne
+voient plus jamais de guerre.
+
+
+
+
+
+
+
+PIERROT
+
+_A Henry Roujon._
+
+
+Mme Lefèvre était une dame de campagne, une veuve, une de ces
+demi-paysannes à rubans et à chapeaux falbalas, de ces personnes qui
+parlent avec des cuirs, prennent en public des airs grandioses, et
+cachent une âme de brute prétentieuse sous des dehors comiques et
+chamarrés, comme elles dissimulent leurs grosses mains rouges sous des
+gants de soie écrue.
+
+Elle avait pour servante une brave campagnarde toute simple, nommée
+Rose.
+
+Les deux femmes habitaient une petite maison à volets verts, le long
+d'une route, en Normandie, au centre du pays de Caux.
+
+Comme elles possédaient, devant l'habitation, un étroit jardin, elles
+cultivaient quelques légumes.
+
+Or, une nuit, on lui vola une douzaine d'oignons.
+
+Dès que Rose s'aperçut du larcin, elle courut prévenir madame, qui
+descendit en jupe de laine. Ce fut une désolation et une terreur. On
+avait volé, volé Mme Lefèvre! Donc, on volait dans le pays, puis on
+pouvait revenir.
+
+Et les deux femmes effarées contemplaient les traces de pas,
+bavardaient, supposaient des choses: «Tenez, ils ont passé par là. Ils
+ont mis leurs pieds sur le mur; ils ont sauté dans la plate-bande.»
+
+Et elles s'épouvantaient pour l'avenir. Comment dormir tranquilles
+maintenant!
+
+Le bruit du vol se répandit. Les voisins arrivèrent, constatèrent,
+discutèrent à leur tour; et les deux femmes expliquaient à chaque
+nouveau venu leurs observations et leurs idées.
+
+Un fermier d'à côté leur offrit ce conseil: «Vous devriez avoir un
+chien.»
+
+C'était vrai, cela; elles devraient avoir un chien, quand ce ne serait
+que pour donner l'éveil. Pas un gros chien, Seigneur! Que feraient-elles
+d'un gros chien! Il les ruinerait en nourriture. Mais un petit chien (en
+Normandie, on prononce _quin_), un petit freluquet de _quin_ qui jappe.
+
+Dès que tout le monde fut parti, Mme Lefèvre discuta longtemps cette
+idée de chien. Elle faisait, après réflexion, mille objections,
+terrifiée par l'image d'une jatte pleine de pâtée; car elle était de
+cette race parcimonieuse de dames campagnardes qui portent toujours des
+centimes dans leur poche pour faire l'aumône ostensiblement aux pauvres
+des chemins, et donner aux quêtes du dimanche.
+
+Rose, qui aimait les bêtes, apporta ses raisons et les défendit avec
+astuce. Donc il fut décidé qu'on aurait un chien, un tout petit chien.
+
+On se mit à sa recherche, mais on n'en trouvait que des grands, des
+avaleurs de soupe à faire frémir. L'épicier de Rolleville en avait bien
+un, un tout petit; mais il exigeait qu'on le lui payât deux francs, pour
+couvrir ses frais d'élevage. Mme Lefèvre déclara qu'elle voulait bien
+nourrir un «quin», mais qu'elle n'en achèterait pas.
+
+Or, le boulanger, qui savait les événements, apporta, un matin, dans sa
+voiture, un étrange petit animal tout jaune, presque sans pattes, avec
+un corps de crocodile, une tête de renard et une queue en trompette, un
+vrai panache, grand comme tout le reste de sa personne. Un client
+cherchait à s'en défaire. Mme Lefèvre trouva fort beau ce roquet
+immonde, qui ne coûtait rien. Rose l'embrassa, puis demanda comment on
+le nommait. Le boulanger répondit: «Pierrot.»
+
+Il fut installé dans une vieille caisse à savon et on lui offrit d'abord
+de l'eau à boire. Il but. On lui présenta ensuite un morceau de pain. Il
+mangea. Mme Lefèvre, inquiète, eut une idée: «Quand il sera bien
+accoutumé à la maison, on le laissera libre. Il trouvera à manger en
+rôdant par le pays.»
+
+On le laissa libre, en effet, ce qui ne l'empêcha point d'être affamé.
+Il ne jappait d'ailleurs que pour réclamer sa pitance; mais, dans ce
+cas, il jappait avec acharnement.
+
+Tout le monde pouvait entrer dans le jardin. Pierrot allait caresser
+chaque nouveau venu, et demeurait absolument muet.
+
+Mme Lefèvre cependant s'était accoutumée à cette bête. Elle en arrivait
+même à l'aimer, et à lui donner de sa main, de temps en temps, des
+bouchées de pain trempées dans la sauce de son fricot.
+
+Mais elle n'avait nullement songé à l'impôt, et quand on lui réclama
+huit francs,--huit francs, madame!--pour ce freluquet de _quin_ qui ne
+jappait seulement point, elle faillit s'évanouir de saisissement.
+
+Il fut immédiatement décidé qu'on se débarrasserait de Pierrot. Personne
+n'en voulut. Tous les habitants le refusèrent à dix lieues aux environs.
+Alors on se résolut, faute d'autre moyen, à lui faire «piquer du mas».
+
+«Piquer du mas», c'est «manger de la marne». On fait piquer du mas à
+tous les chiens dont on veut se débarrasser.
+
+Au milieu d'une vaste plaine, on aperçoit une espèce de hutte, ou plutôt
+un tout petit toit de chaume, posé sur le sol. C'est l'entrée de la
+marnière. Un grand puits tout droit s'enfonce jusqu'à vingt mètres sous
+terre, pour aboutir à une série de longues galeries de mines.
+
+On descend une fois par an dans cette carrière, à l'époque où l'on marne
+les terres. Tout le reste du temps, elle sert de cimetière aux chiens
+condamnés; et souvent, quand on passe auprès de l'orifice, des
+hurlements plaintifs, des aboiements furieux ou désespérés, des appels
+lamentables montent jusqu'à vous.
+
+Les chiens des chasseurs et des bergers s'enfuient avec épouvante des
+abords de ce trou gémissant; et, quand on se penche au-dessus, il sort
+de là une abominable odeur de pourriture.
+
+Des drames affreux s'y accomplissent dans l'ombre.
+
+Quand une bête agonise depuis dix à douze jours dans le fond, nourrie
+par les restes immondes de ses devanciers, un nouvel animal, plus gros,
+plus vigoureux certainement, est précipité tout à coup. Ils sont là,
+seuls, affamés, les yeux luisants. Ils se guettent, se suivent,
+hésitent, anxieux. Mais la faim les presse: ils s'attaquent, luttent
+longtemps, acharnés; et le plus fort mange le plus faible, le dévore
+vivant.
+
+Quand il fut décidé qu'on ferait «piquer du mas» à Pierrot, on s'enquit
+d'un exécuteur. Le cantonnier qui binait la route demanda dix sous pour
+la course. Cela parut follement exagéré à Mme Lefèvre. Le goujat du
+voisin se contentait de cinq sous; c'était trop encore; et, Rose ayant
+fait observer qu'il valait mieux qu'elles le portassent elles-mêmes,
+parce qu'ainsi il ne serait pas brutalisé en route et averti de son
+sort, il fut résolu qu'elles iraient toutes les deux, à la nuit
+tombante.
+
+On lui offrit, ce soir-là, une bonne soupe avec un doigt de beurre. Il
+l'avala jusqu'à la dernière goutte; et, comme il remuait la queue de
+contentement, Rose le prit dans son tablier.
+
+Elles allaient à grands pas, comme des maraudeuses, à travers la plaine.
+Bientôt elles aperçurent la marnière et l'atteignirent; Mme Lefèvre se
+pencha pour écouter si aucune bête ne gémissait.--Non--il n'y en avait
+pas; Pierrot serait seul. Alors Rose qui pleurait, l'embrassa, puis le
+lança dans le trou; et elles se penchèrent toutes deux, l'oreille
+tendue.
+
+Elles entendirent d'abord un bruit sourd; puis la plainte aiguë,
+déchirante, d'une bête blessée, puis une succession de petits cris de
+douleur, puis des appels désespérés, des supplications de chien qui
+implorait, la tête levée vers l'ouverture.
+
+Il jappait, oh! il jappait!
+
+Elles furent saisies de remords, d'épouvante, d'une peur folle et
+inexplicable; et elles se sauvèrent en courant. Et, comme Rose allait
+plus vite, Mme Lefèvre criait: «Attendez-moi, Rose, attendez-moi!»
+
+Leur nuit fut hantée de cauchemars épouvantables.
+
+Mme Lefèvre rêva qu'elle s'asseyait à table pour manger la soupe, mais,
+quand elle découvrait la soupière, Pierrot était dedans. Il s'élançait
+et la mordait au nez.
+
+Elle se réveilla et crut l'entendre japper encore. Elle écouta; elle
+s'était trompée.
+
+Elle s'endormit de nouveau et se trouva sur une grande route, une route
+interminable, qu'elle suivait. Tout à coup, au milieu du chemin, elle
+aperçut un panier, un grand panier de fermier, abandonné; et ce panier
+lui faisait peur.
+
+Elle finissait cependant par l'ouvrir, et Pierrot, blotti dedans, lui
+saisissait la main, ne la lâchait plus; et elle se sauvait éperdue,
+portant ainsi au bout du bras le chien suspendu, la gueule serrée.
+
+Au petit jour, elle se leva, presque folle, et courut à la marnière.
+
+Il jappait; il jappait encore, il avait jappé toute la nuit. Elle se mit
+à sangloter et l'appela avec mille petits noms caressants. Il répondit
+avec toutes les inflexions tendres de sa voix de chien.
+
+Alors elle voulut le revoir, se promettant de le rendre heureux jusqu'à
+sa mort.
+
+Elle courut chez le puisatier chargé de l'extraction de la marne, et
+elle lui raconta son cas. L'homme écoutait sans rien dire. Quand elle
+eut fini, il prononça: «Vous voulez votre quin? Ce sera quatre francs.»
+
+Elle eut un sursaut; toute sa douleur s'envola du coup.
+
+«Quatre francs! vous vous en feriez mourir! quatre francs!»
+
+Il répondit: «Vous croyez que j'vas apporter mes cordes, mes
+manivelles, et monter tout ça, et m'n aller là-bas avec mon garçon et
+m'faire mordre encore par votre maudit quin, pour l'plaisir de vous le
+r'donner? fallait pas l'jeter.»
+
+Elle s'en alla, indignée.--Quatre francs!
+
+Aussitôt rentrée, elle appela Rose et lui dit les prétentions du
+puisatier. Rose, toujours résignée, répétait: «Quatre francs! c'est de
+l'argent, Madame.»
+
+Puis, elle ajouta: «Si on lui jetait à manger, à ce pauvre quin, pour
+qu'il ne meure pas comme ça?»
+
+Mme Lefèvre approuva, toute joyeuse; et les voilà reparties, avec un
+gros morceau de pain beurré.
+
+Elles le coupèrent par bouchées qu'elles lançaient l'une après l'autre,
+parlant tour à tour à Pierrot. Et si tôt que le chien avait achevé un
+morceau, il jappait pour réclamer le suivant.
+
+Elles revinrent le soir, puis le lendemain, tous les jours. Mais elles
+ne faisaient plus qu'un voyage.
+
+ * * * * *
+
+Or, un matin, au moment de laisser tomber la première bouchée, elles
+entendirent tout à coup un aboiement formidable dans le puits. Ils
+étaient deux! On avait précipité un autre chien, un gros!
+
+Rose cria: «Pierrot!» Et Pierrot jappa, jappa. Alors on se mit à jeter
+la nourriture; mais, chaque fois elles distinguaient parfaitement une
+bousculade terrible, puis les cris plaintifs de Pierrot mordu par son
+compagnon, qui mangeait tout, étant le plus fort.
+
+Elles avaient beau spécifier: «C'est pour toi, Pierrot!» Pierrot,
+évidemment, n'avait rien.
+
+Les deux femmes interdites, se regardaient; et Mme Lefèvre prononça d'un
+ton aigre: «Je ne peux pourtant pas nourrir tous les chiens qu'on
+jettera là-dedans. Il faut y renoncer».
+
+Et, suffoquée à l'idée de tous ces chiens vivant à ses dépens, elle s'en
+alla, emportant même ce qui restait du pain qu'elle se mit à manger en
+marchant.
+
+Rose la suivit en s'essuyant les yeux du coin de son tablier bleu.
+
+
+
+
+
+
+
+MENUET
+
+_A Paul Bourget._
+
+
+Les grands malheurs ne m'attristent guère, dit Jean Bridelle, un vieux
+garçon qui passait pour sceptique. J'ai vu la guerre de bien près:
+j'enjambais les corps sans apitoiement. Les fortes brutalités de la
+nature ou des hommes peuvent nous faire pousser des cris d'horreur ou
+d'indignation, mais ne nous donnent point ce pincement au coeur, ce
+frisson qui vous passe dans le dos à la vue de certaines petites choses
+navrantes.
+
+La plus violente douleur qu'on puisse éprouver, certes, est la perte
+d'un enfant pour une mère, et la perte de la mère pour un homme. Cela
+est violent, terrible, cela bouleverse et déchire; mais on guérit de ces
+catastrophes comme des larges blessures saignantes. Or, certaines
+rencontres, certaines choses entr'aperçues, devinées, certains chagrins
+secrets, certaines perfidies du sort, qui remuent en nous tout un monde
+douloureux de pensées, qui entr'ouvrent devant nous brusquement la porte
+mystérieuse des souffrances morales, compliquées, incurables, d'autant
+plus profondes qu'elles semblent bénignes, d'autant plus cuisantes
+qu'elles semblent presque insaisissables, d'autant plus tenaces qu'elles
+semblent factices, nous laissent à l'âme comme une traînée de tristesse,
+un goût d'amertume, une sensation de désenchantement dont nous sommes
+longtemps à nous débarrasser.
+
+J'ai toujours devant les yeux deux ou trois choses que d'autres
+n'eussent point remarquées assurément, et qui sont entrées en moi comme
+de longues et minces piqûres inguérissables.
+
+Vous ne comprendriez peut-être pas l'émotion qui m'est restée de ces
+rapides impressions. Je ne vous en dirai qu'une. Elle est très vieille,
+mais vive comme d'hier. Il se peut que mon imagination seule ait fait
+les frais de mon attendrissement.
+
+J'ai cinquante ans. J'étais jeune alors et j'étudiais le droit. Un peu
+triste, un peu rêveur, imprégné d'une philosophie mélancolique, je
+n'aimais guère les cafés bruyants, les camarades braillards, ni les
+filles stupides. Je me levais tôt; et une de mes plus chères voluptés
+était de me promener seul, vers huit heures du matin, dans la pépinière
+du Luxembourg.
+
+Vous ne l'avez pas connue, vous autres, cette pépinière? C'était comme
+un jardin oublié de l'autre siècle, un jardin joli comme un doux
+sourire de vieille. Des haies touffues séparaient les allées étroites et
+régulières, allées calmes entre deux murs de feuillage taillés avec
+méthode. Les grands ciseaux du jardinier alignaient sans relâche ces
+cloisons de branches; et, de place en place, on rencontrait des
+parterres de fleurs, des plates-bandes de petits arbres rangés comme des
+collégiens en promenade, des sociétés de rosiers magnifiques ou des
+régiments d'arbres à fruits.
+
+Tout un coin de ce ravissant bosquet était habité par les abeilles.
+Leurs maisons de paille, savamment espacées sur les planches, ouvraient
+au soleil leurs portes grandes comme l'entrée d'un dé à coudre; et on
+rencontrait tout le long des chemins les mouches bourdonnantes et
+dorées, vraies maîtresses de ce lieu pacifique, vraies promeneuses de
+ces tranquilles allées en corridors.
+
+Je venais là presque tous les matins. Je m'asseyais sur un banc et je
+lisais. Parfois je laissais retomber le livre sur mes genoux pour rêver,
+pour écouter autour de moi vivre Paris, et jouir du repos infini de ces
+charmilles à la mode ancienne.
+
+Mais je m'aperçus bientôt que je n'étais pas seul à fréquenter ce lieu
+dès l'ouverture des barrières, et je rencontrais parfois, nez à nez, au
+coin d'un massif, un étrange petit vieillard.
+
+Il portait des souliers à boucles d'argent, une culotte à pont, une
+redingote tabac d'Espagne, une dentelle en guise de cravate et un
+invraisemblable chapeau gris à grands bords et à grands poils, qui
+faisait penser au déluge.
+
+Il était maigre, fort maigre, anguleux, grimaçant et souriant. Ses yeux
+vifs palpitaient, s'agitaient sous un mouvement continu des paupières;
+et il avait toujours à la main une superbe canne à pommeau d'or qui
+devait être pour lui quelque souvenir magnifique.
+
+Ce bonhomme m'étonna d'abord, puis m'intéressa outre mesure. Et je le
+guettais à travers les murs de feuilles, je le suivais de loin,
+m'arrêtant au détour des bosquets pour n'être point vu.
+
+Et voilà qu'un matin, comme il se croyait bien seul, il se mit à faire
+des mouvements singuliers: quelques petits bonds d'abord, puis une
+révérence; puis il battit, de sa jambe grêle, un entrechat encore
+alerte, puis il commença à pivoter galamment, sautillant, se trémoussant
+d'une façon drôle, souriant comme devant un public, faisant des grâces,
+arrondissant les bras, tortillant son pauvre corps de marionnette,
+adressant dans le vide de légers saluts attendrissants et ridicules. Il
+dansait!
+
+Je demeurais pétrifié d'étonnement, me demandant lequel des deux était
+fou, lui, ou moi.
+
+Mais il s'arrêta soudain, s'avança comme font les acteurs sur la scène,
+puis s'inclina en reculant avec des sourires gracieux et des baisers de
+comédienne qu'il jetait de sa main tremblante aux deux rangées d'arbres
+taillés.
+
+Et il reprit avec gravité sa promenade.
+
+ * * * * *
+
+A partir de ce jour, je ne le perdis plus de vue; et, chaque matin, il
+recommençait son exercice invraisemblable.
+
+Une envie folle me prit de lui parler. Je me risquai, et, l'ayant salué,
+je lui dis:
+
+--Il fait bien bon aujourd'hui, monsieur.
+
+Il s'inclina.
+
+--Oui, monsieur, c'est un vrai temps de jadis.
+
+Huit jours après, nous étions amis, et je connus son histoire. Il avait
+été maître de danse à l'Opéra, du temps du roi Louis XV. Sa belle canne
+était un cadeau du comte de Clermont. Et, quand on lui parlait de
+danse, il ne s'arrêtait plus de bavarder.
+
+Or, voilà qu'un jour il me confia:
+
+--J'ai épousé la Castris, monsieur. Je vous présenterai si vous voulez,
+mais elle ne vient ici que sur le tantôt. Ce jardin, voyez-vous, c'est
+notre plaisir et notre vie. C'est tout ce qui nous reste d'autrefois. Il
+nous semble que nous ne pourrions plus exister si nous ne l'avions
+point. Cela est vieux et distingué, n'est-ce pas? Je crois y respirer un
+air qui n'a point changé depuis ma jeunesse. Ma femme et moi, nous y
+passons toutes nos après-midi. Mais, moi, j'y viens dès le matin, car je
+me lève de bonne heure.
+
+ * * * * *
+
+Dès que j'eus fini de déjeuner, je retournai au Luxembourg, et bientôt
+j'aperçus mon ami qui donnait le bras avec cérémonie à une toute vieille
+petite femme vêtue de noir, et à qui je fus présenté. C'était la
+Castris, la grande danseuse aimée des princes, aimée du roi, aimée de
+tout ce siècle galant qui semble avoir laissé dans le monde une odeur
+d'amour.
+
+Nous nous assîmes sur un banc de pierre. C'était au mois de mai. Un
+parfum de fleurs voltigeait dans les allées proprettes; un bon soleil
+glissait entre les feuilles et semait sur nous de larges gouttes de
+lumière. La robe noire de la Castris semblait toute mouillée de clarté.
+
+Le jardin était vide. On entendait au loin rouler des fiacres.
+
+--Expliquez-moi donc, dis-je au vieux danseur, ce que c'était que le
+menuet?
+
+Il tressaillit.
+
+--Le menuet, monsieur, c'est la reine des danses, et la danse des
+Reines, entendez-vous? Depuis qu'il n'y a plus de Rois, il n'y a plus de
+menuet.
+
+Et il commença, en style pompeux, un long éloge dithyrambique auquel je
+ne compris rien. Je voulus me faire décrire les pas, tous les
+mouvements, les posés. Il s'embrouillait, s'exaspérant de son
+impuissance, nerveux et désolé.
+
+Et soudain, se tournant vers son antique compagne, toujours silencieuse
+et grave:
+
+--Élise, veux-tu, dis, veux-tu, tu seras bien gentille, veux-tu que nous
+montrions à monsieur ce que c'était?
+
+Elle tourna ses yeux inquiets de tous les côtés, puis se leva sans dire
+un mot et vint se placer en face de lui.
+
+Alors je vis une chose inoubliable.
+
+Ils allaient et venaient avec des simagrées enfantines, se souriaient,
+se balançaient, s'inclinaient, sautillaient pareils à deux vieilles
+poupées qu'aurait fait danser une mécanique ancienne, un peu brisée,
+construite jadis par un ouvrier fort habile, suivant la manière de son
+temps.
+
+Et je les regardais, le coeur troublé de sensations extraordinaires,
+l'âme émue d'une indicible mélancolie. Il me semblait voir une
+apparition lamentable et comique, l'ombre démodée d'un siècle. J'avais
+envie de rire et besoin de pleurer.
+
+Tout à coup ils s'arrêtèrent, ils avaient terminé les figures de la
+danse. Pendant quelques secondes ils restèrent debout l'un devant
+l'autre, grimaçant d'une façon surprenante; puis ils s'embrassèrent en
+sanglotant.
+
+ * * * * *
+
+Je partais, trois jours après, pour la province. Je ne les ai point
+revus. Quand je revins à Paris, deux ans plus tard, on avait détruit la
+pépinière. Que sont-ils devenus sans le cher jardin d'autrefois avec ses
+chemins en labyrinthe, son odeur du passé et les détours gracieux des
+charmilles?
+
+Sont-ils morts? Errent-ils par les rues modernes comme des exilés sans
+espoir? Dansent-ils, spectres falots, un menuet fantastique entre les
+cyprès d'un cimetière, le long des sentiers bordés de tombes, au clair
+de lune?
+
+Leur souvenir me hante, m'obsède, me torture, demeure en moi comme une
+blessure. Pourquoi? Je n'en sais rien.
+
+Vous trouverez cela ridicule, sans doute?
+
+
+
+
+
+
+
+LA PEUR
+
+_A J. K. Huysmans._
+
+
+On remonta sur le pont après dîner. Devant nous la Méditerranée n'avait
+pas un frisson sur toute sa surface, qu'une grande lune calme moirait.
+Le vaste bateau glissait, jetant sur le ciel, qui semblait ensemencé
+d'étoiles, un gros serpent de fumée noire; et, derrière nous, l'eau
+toute blanche, agitée par le passage rapide du lourd bâtiment, battue
+par l'hélice, moussait, semblait se tordre, remuait tant de clartés
+qu'on eût dit de la lumière de lune bouillonnant.
+
+Nous étions là, six ou huit, silencieux, admirant, l'oeil tourné vers
+l'Afrique lointaine où nous allions. Le commandant, qui fumait un cigare
+au milieu de nous, reprit soudain la conversation du dîner.
+
+--Oui, j'ai eu peur ce jour-là. Mon navire est resté six heures avec ce
+rocher dans le ventre, battu par la mer. Heureusement que nous avons été
+recueillis, vers le soir, par un charbonnier anglais qui nous aperçut.
+
+Alors un grand homme à figure brûlée, à l'aspect grave, un de ces hommes
+qu'on sent avoir traversé de longs pays inconnus, au milieu de dangers
+incessants, et dont l'oeil tranquille semble garder, dans sa profondeur,
+quelque chose des paysages étranges qu'il a vus; un de ces hommes qu'on
+devine trempés dans le courage, parla pour la première fois:
+
+--Vous dites, commandant, que vous avez eu peur; je n'en crois rien.
+Vous vous trompez sur le mot et sur la sensation que vous avez
+éprouvée. Un homme énergique n'a jamais peur en face du danger pressant.
+Il est ému, agité, anxieux; mais, la peur, c'est autre chose.
+
+Le commandant reprit en riant:
+
+--Fichtre! je vous réponds bien que j'ai eu peur, moi.
+
+Alors l'homme au teint bronzé prononça d'une voix lente:
+
+--Permettez-moi de m'expliquer! La peur (et les hommes les plus hardis
+peuvent avoir peur), c'est quelque chose d'effroyable, une sensation
+atroce, comme une décomposition de l'âme, un spasme affreux de la pensée
+et du coeur, dont le souvenir seul donne des frissons d'angoisse. Mais
+cela n'a lieu, quand on est brave, ni devant une attaque, ni devant la
+mort inévitable, ni devant toutes les formes connues du péril: cela a
+lieu dans certaines circonstances anormales, sous certaines influences
+mystérieuses, en face de risques vagues. La vraie peur, c'est quelque
+chose comme une réminiscence des terreurs fantastiques d'autrefois. Un
+homme qui croit aux revenants, et qui s'imagine apercevoir un spectre
+dans la nuit, doit éprouver la peur en toute son épouvantable horreur.
+
+Moi, j'ai deviné la peur en plein jour, il y a dix ans environ. Je l'ai
+ressentie l'hiver dernier, par une nuit de décembre.
+
+Et, pourtant, j'ai traversé bien des hasards, bien des aventures qui
+semblaient mortelles. Je me suis battu souvent. J'ai été laissé pour
+mort par des voleurs. J'ai été condamné, comme insurgé, à être pendu en
+Amérique, et jeté à la mer du pont d'un bâtiment sur les côtes de Chine.
+Chaque fois je me suis cru perdu, j'en ai pris immédiatement mon parti,
+sans attendrissement et même sans regrets.
+
+Mais la peur, ce n'est pas cela.
+
+Je l'ai pressentie en Afrique. Et pourtant elle est fille du Nord; le
+soleil la dissipe comme un brouillard. Remarquez bien ceci, messieurs.
+Chez les Orientaux, la vie ne compte pour rien; on est résigné tout de
+suite; les nuits sont claires et vides de légendes, les âmes aussi vides
+des inquiétudes sombres qui hantent les cerveaux dans les pays froids.
+En Orient, on peut connaître la panique, on ignore la peur.
+
+Eh bien! voici ce qui m'est arrivé sur cette terre d'Afrique:
+
+Je traversais les grandes dunes au sud de Ouargla. C'est là un des plus
+étranges pays du monde. Vous connaissez le sable uni, le sable droit des
+interminables plages de l'Océan. Eh bien! figurez-vous l'Océan lui-même
+devenu sable au milieu d'un ouragan; imaginez une tempête silencieuse de
+vagues immobiles en poussière jaune. Elles sont hautes comme des
+montagnes, ces vagues inégales, différentes, soulevées tout à fait comme
+des flots déchaînés, mais plus grandes encore, et striées comme de la
+moire. Sur cette mer furieuse, muette et sans mouvement, le dévorant
+soleil du sud verse sa flamme implacable et directe. Il faut gravir ces
+lames de cendre d'or, redescendre, gravir encore, gravir sans cesse,
+sans repos et sans ombre. Les chevaux râlent, enfoncent jusqu'aux
+genoux, et glissent en dévalant l'autre versant des surprenantes
+collines.
+
+Nous étions deux amis suivis de huit spahis et de quatre chameaux avec
+leurs chameliers. Nous ne parlions plus, accablés de chaleur, de
+fatigue, et desséchés de soif comme ce désert ardent. Soudain un de ces
+hommes poussa une sorte de cri; tous s'arrêtèrent; et nous demeurâmes
+immobiles, surpris par un inexplicable phénomène connu des voyageurs en
+ces contrées perdues.
+
+Quelque part, près de nous, dans une direction indéterminée, un tambour
+battait, le mystérieux tambour des dunes; il battait distinctement,
+tantôt plus vibrant, tantôt affaibli, arrêtant, puis reprenant son
+roulement fantastique.
+
+Les Arabes, épouvantés, se regardaient; et l'un dit, en sa langue: «La
+mort est sur nous.» Et voilà que tout à coup mon compagnon, mon ami,
+presque mon frère, tomba de cheval, la tête en avant, foudroyé par une
+insolation.
+
+Et pendant deux heures, pendant que j'essayais en vain de le sauver,
+toujours ce tambour insaisissable m'emplissait l'oreille de son bruit
+monotone, intermittent et incompréhensible; et je sentais se glisser
+dans mes os la peur, la vraie peur, la hideuse peur, en face de ce
+cadavre aimé, dans ce trou incendié par le soleil entre quatre monts de
+sable, tandis que l'écho inconnu nous jetait, à deux cents lieues de
+tout village français, le battement rapide du tambour.
+
+Ce jour-là, je compris ce que c'était que d'avoir peur; je l'ai su
+mieux encore une autre fois...
+
+Le commandant interrompit le conteur:
+
+--Pardon, monsieur, mais ce tambour? Qu'était-ce?
+
+Le voyageur répondit:
+
+--Je n'en sais rien. Personne ne sait. Les officiers, surpris souvent
+par ce bruit singulier, l'attribuent généralement à l'écho grossi,
+multiplié, démesurément enflé par les valonnements des dunes, d'une
+grêle de grains de sable emportés dans le vent et heurtant une touffe
+d'herbes sèches; car on a toujours remarqué que le phénomène se produit
+dans le voisinage de petites plantes brûlées par le soleil, et dures
+comme du parchemin.
+
+Ce tambour ne serait donc qu'une sorte de mirage du son. Voilà tout.
+Mais je n'appris cela que plus tard.
+
+J'arrive à ma seconde émotion.
+
+C'était l'hiver dernier, dans une forêt du nord-est de la France. La
+nuit vint deux heures plus tôt, tant le ciel était sombre. J'avais pour
+guide un paysan qui marchait à mon côté, par un tout petit chemin, sous
+une voûte de sapins dont le vent déchaîné tirait des hurlements. Entre
+les cimes, je voyais courir des nuages en déroute, des nuages éperdus
+qui semblaient fuir devant une épouvante. Parfois, sous une immense
+rafale, toute la forêt s'inclinait dans le même sens avec un gémissement
+de souffrance; et le froid m'envahissait, malgré mon pas rapide et mon
+lourd vêtement.
+
+Nous devions souper et coucher chez un garde forestier dont la maison
+n'était plus éloignée de nous. J'allais là pour chasser.
+
+Mon guide, parfois, levait les yeux et murmurait: «Triste temps!» Puis
+il me parla des gens chez qui nous arrivions. Le père avait tué un
+braconnier deux ans auparavant, et, depuis ce temps, il semblait
+sombre, comme hanté d'un souvenir. Ses deux fils, mariés, vivaient avec
+lui.
+
+Les ténèbres étaient profondes. Je ne voyais rien devant moi, ni autour
+de moi, et toute la branchure des arbres entrechoqués emplissait la nuit
+d'une rumeur incessante. Enfin, j'aperçus une lumière, et bientôt mon
+compagnon heurtait une porte. Des cris aigus de femmes nous répondirent.
+Puis, une voix d'homme, une voix étranglée, demanda: «Qui va là?» Mon
+guide se nomma. Nous entrâmes. Ce fut un inoubliable tableau.
+
+Un vieux homme à cheveux blancs, à l'oeil fou, le fusil chargé dans la
+main, nous attendait debout au milieu de la cuisine, tandis que deux
+grands gaillards, armés de haches, gardaient la porte. Je distinguai
+dans les coins sombres deux femmes à genoux, le visage caché contre le
+mur.
+
+On s'expliqua. Le vieux remit son arme contre le mur et ordonna de
+préparer ma chambre; puis, comme les femmes ne bougeaient point, il me
+dit brusquement:
+
+--Voyez-vous, monsieur, j'ai tué un homme, voilà deux ans cette nuit.
+L'autre année, il est revenu m'appeler. Je l'attends encore ce soir.
+
+Puis il ajouta d'un ton qui me fit sourire:
+
+--Aussi, nous ne sommes pas tranquilles.
+
+Je le rassurai comme je pus, heureux d'être venu justement ce soir-là,
+et d'assister au spectacle de cette terreur superstitieuse. Je racontai
+des histoires, et je parvins à calmer à peu près tout le monde.
+
+Près du foyer, un vieux chien presque aveugle et moustachu, un de ces
+chiens qui ressemblent à des gens qu'on connaît, dormait le nez dans ses
+pattes.
+
+Au dehors, la tempête acharnée battait la petite maison, et, par un
+étroit carreau, une sorte de judas placé près de la porte, je voyais
+soudain tout un fouillis d'arbres bousculés par le vent à la lueur de
+grands éclairs.
+
+Malgré mes efforts, je sentais bien qu'une terreur profonde tenait ces
+gens, et chaque fois que je cessais de parler, toutes les oreilles
+écoutaient au loin. Las d'assister à ces craintes imbéciles, j'allais
+demander à me coucher, quand le vieux garde tout à coup fit un bond de
+sa chaise, saisit de nouveau son fusil, en bégayant d'une voix égarée:
+«Le voilà! le voilà! Je l'entends!» Les deux femmes retombèrent à genoux
+dans leurs coins, en se cachant le visage; et les fils reprirent leurs
+haches. J'allais tenter encore de les apaiser, quand le chien endormi
+s'éveilla brusquement et, levant sa tête, tendant le cou, regardant vers
+le feu de son oeil presque éteint, il poussa un de ces lugubres
+hurlements qui font tressaillir les voyageurs, le soir, dans la
+campagne. Tous les yeux se portèrent sur lui, il restait maintenant
+immobile, dressé sur ses pattes comme hanté d'une vision, et il se remit
+à hurler vers quelque chose d'invisible, d'inconnu, d'affreux sans
+doute, car tout son poil se hérissait. Le garde, livide, cria: «Il le
+sent! il le sent! il était là quand je l'ai tué.» Et les femmes égarées
+se mirent, toutes les deux, à hurler avec le chien.
+
+Malgré moi, un grand frisson me courut entre les épaules. Cette vision
+de l'animal dans ce lieu, à cette heure, au milieu de ces gens éperdus,
+était effrayante à voir.
+
+Alors, pendant une heure, le chien hurla sans bouger; il hurla comme
+dans l'angoisse d'un rêve; et la peur, l'épouvantable peur entrait en
+moi; la peur de quoi? Le sais-je? C'était la peur, voilà tout.
+
+Nous restions immobiles, livides, dans l'attente d'un événement
+affreux, l'oreille tendue, le coeur battant, bouleversés au moindre
+bruit. Et le chien se mit à tourner autour de la pièce, en sentant les
+murs et gémissant toujours. Cette bête nous rendait fous! Alors, le
+paysan qui m'avait amené, se jeta sur elle, dans une sorte de paroxysme
+de terreur furieuse, et, ouvrant une porte donnant sur une petite cour,
+jeta l'animal dehors.
+
+Il se tut aussitôt; et nous restâmes plongés dans un silence plus
+terrifiant encore. Et soudain, tous ensemble, nous eûmes une sorte de
+sursaut: un être glissait contre le mur du dehors vers la forêt; puis il
+passa contre la porte, qu'il sembla tâter, d'une main hésitante; puis on
+n'entendit plus rien pendant deux minutes qui firent de nous des
+insensés; puis il revint, frôlant toujours la muraille; et il gratta
+légèrement, comme ferait un enfant avec son ongle; puis soudain une tête
+apparut contre la vitre du judas, une tête blanche, avec des yeux
+lumineux comme ceux des fauves. Et un son sortit de sa bouche, un son
+indistinct, un murmure plaintif.
+
+Alors un bruit formidable éclata dans la cuisine. Le vieux garde avait
+tiré. Et aussitôt les fils se précipitèrent, bouchèrent le judas en
+dressant la grande table qu'ils assujettirent avec le buffet.
+
+Et je vous jure qu'au fracas du coup de fusil que je n'attendais point,
+j'eus une telle angoisse du coeur, de l'âme et du corps, que je me
+sentis défaillir, prêt à mourir de peur.
+
+Nous restâmes là jusqu'à l'aurore, incapables de bouger, de dire un mot,
+crispés dans un affolement indicible.
+
+On n'osa débarricader la sortie qu'en apercevant, par la fente d'un
+auvent, un mince rayon de jour.
+
+Au pied du mur, contre la porte, le vieux chien gisait, la gueule brisée
+d'une balle.
+
+Il était sorti de la cour en creusant un trou sous une palissade.
+
+L'homme au visage brun se tut; puis il ajouta:
+
+--Cette nuit-là pourtant, je ne courus aucun danger; mais j'aimerais
+mieux recommencer toutes les heures où j'ai affronté les plus terribles
+périls, que la seule minute du coup de fusil sur la tête barbue du
+judas.
+
+
+
+
+
+
+
+FARCE NORMANDE
+
+_A A. de Joinville._
+
+
+La procession se déroulait dans le chemin creux ombragé par les grands
+arbres poussés sur les talus des fermes. Les jeunes mariés venaient
+d'abord, puis les parents, puis les invités, puis les pauvres du pays,
+et les gamins qui tournaient autour du défilé, comme des mouches,
+passaient entre les rangs, grimpaient aux branches pour mieux voir.
+
+Le marié était un beau gars, Jean Patu, le plus riche fermier du pays.
+C'était, avant tout, un chasseur frénétique qui perdait le bon sens à
+satisfaire cette passion, et dépensait de l'argent gros comme lui pour
+ses chiens, ses gardes, ses furets et ses fusils.
+
+La mariée, Rosalie Roussel, avait été fort courtisée par tous les partis
+des environs, car on la trouvait avenante, et on la savait bien dotée;
+mais elle avait choisi Patu, peut-être parce qu'il lui plaisait mieux
+que les autres, mais plutôt encore, en Normande réfléchie, parce qu'il
+avait plus d'écus.
+
+Lorsqu'ils tournèrent la grande barrière de la ferme maritale, quarante
+coups de fusil éclatèrent sans qu'on vît les tireurs cachés dans les
+fossés. A ce bruit, une grosse gaieté saisit les hommes qui gigottaient
+lourdement en leurs habits de fête; et Patu, quittant sa femme, sauta
+sur un valet qu'il apercevait derrière un arbre, empoigna son arme, et
+lâcha lui-même un coup de feu en gambadant comme un poulain.
+
+Puis on se remit en route sous les pommiers déjà lourds de fruits, à
+travers l'herbe haute, au milieu des veaux qui regardaient de leurs gros
+yeux, se levaient lentement et restaient debout, le mufle tendu vers la
+noce.
+
+Les hommes redevenaient graves en approchant du repas. Les uns, les
+riches, étaient coiffés de hauts chapeaux de soie luisants, qui
+semblaient dépaysés en ce lieu; les autres portaient d'anciens
+couvre-chefs à poils longs, qu'on aurait dits en peau de taupe; les plus
+humbles étaient couronnés de casquettes.
+
+Toutes les femmes avaient des châles lâchés dans le dos, et dont elles
+tenaient les bouts sur leurs bras avec cérémonie. Ils étaient rouges,
+bigarrés, flamboyants, ces châles; et leur éclat semblait étonner les
+poules noires sur le fumier, les canards au bord de la mare, et les
+pigeons sur les toits de chaume.
+
+Tout le vert de la campagne, le vert de l'herbe et des arbres, semblait
+exaspéré au contact de cette pourpre ardente et les deux couleurs ainsi
+voisines devenaient aveuglantes sous le feu du soleil de midi.
+
+La grande ferme paraissait attendre là-bas, au bout de la voûte des
+pommiers. Une sorte de fumée sortait de la porte et des fenêtres
+ouvertes, et une odeur épaisse de mangeaille s'exhalait du vaste
+bâtiment, de toutes ses ouvertures, des murs eux-mêmes.
+
+Comme un serpent, la suite des invités s'allongeait à travers la cour.
+Les premiers, atteignant la maison, brisaient la chaîne,
+s'éparpillaient, tandis que là-bas il en entrait toujours par la
+barrière ouverte. Les fossés maintenant étaient garnis de gamins et de
+pauvres curieux; et les coups de fusil ne cessaient pas, éclatant de
+tous les côtés à la fois, mêlant à l'air une buée de poudre et cette
+odeur qui grise comme de l'absinthe.
+
+Devant la porte, les femmes tapaient sur leurs robes pour en faire
+tomber la poussière, dénouaient les oriflammes qui servaient de rubans à
+leurs chapeaux, défaisaient leurs châles et les posaient sur leurs bras,
+puis entraient dans la maison pour se débarrasser définitivement de ces
+ornements.
+
+La table était mise dans la grande cuisine, qui pouvait contenir cent
+personnes.
+
+On s'assit à deux heures. A huit heures on mangeait encore. Les hommes
+déboutonnés, en bras de chemise, la face rougie, engloutissaient comme
+des gouffres. Le cidre jaune luisait, joyeux, clair et doré, dans les
+grands verres, à côté du vin coloré, du vin sombre, couleur de sang.
+
+Entre chaque plat on faisait un trou, le trou normand, avec un verre
+d'eau-de-vie qui jetait du feu dans les corps et de la folie dans les
+têtes.
+
+De temps en temps, un convive plein comme une barrique, sortait
+jusqu'aux arbres prochains, se soulageait, puis rentrait avec une faim
+nouvelle aux dents.
+
+Les fermières, écarlates, oppressées, les corsages tendus comme des
+ballons, coupées en deux par le corset, gonflées du haut et du bas,
+restaient à table par pudeur. Mais une d'elles, plus gênée, étant
+sortie, toutes alors se levèrent à la suite. Elles revenaient plus
+joyeuses, prêtes à rire. Et les lourdes plaisanteries commencèrent.
+
+C'étaient des bordées d'obscénités lâchées à travers la table, et toutes
+sur la nuit nuptiale. L'arsenal de l'esprit paysan fut vidé. Depuis cent
+ans, les mêmes grivoiseries servaient aux mêmes occasions, et, bien que
+chacun les connût, elles portaient encore, faisaient partir en un rire
+retentissant les deux enfilées de convives.
+
+Un vieux à cheveux gris appelait: «Les voyageurs pour Mézidon en
+voiture». Et c'étaient des hurlements de gaieté.
+
+Tout au bout de la table, quatre gars, des voisins, préparaient des
+farces aux mariés, et ils semblaient en tenir une bonne, tant ils
+trépignaient en chuchotant.
+
+L'un d'eux, soudain, profitant d'un moment de calme, cria:
+
+--C'est les braconniers qui vont s'en donner c'te nuit, avec la lune
+qu'y a!... Dis donc, Jean, c'est pas c'te lune-là qu'tu guetteras, toi?
+
+Le marié, brusquement, se tourna:
+
+--Qu'i z'y viennent, les braconniers!
+
+Mais l'autre se mit à rire:
+
+--Ah! i peuvent y venir; tu quitteras pas ta besogne pour ça!
+
+Toute la tablée fut secouée par la joie. Le sol en trembla, les verres
+vibrèrent.
+
+Mais le marié, à l'idée qu'on pouvait profiter de sa noce pour
+braconner chez lui, devint furieux:
+
+--J'te dis qu'ça: qu'i z'y viennent!
+
+Alors ce fut une pluie de polissonneries à double sens qui faisaient un
+peu rougir la mariée, toute frémissante d'attente.
+
+Puis, quand on eut bu des barils d'eau-de-vie, chacun partit se coucher;
+et les jeunes époux entrèrent en leur chambre, située au
+rez-de-chaussée, comme toutes les chambres de ferme; et, comme il y
+faisait un peu chaud, ils ouvrirent la fenêtre et fermèrent l'auvent.
+Une petite lampe de mauvais goût, cadeau du père de la femme, brûlait
+sur la commode; et le lit était prêt à recevoir le couple nouveau, qui
+ne mettait point à son premier embrassement tout le cérémonial des
+bourgeois dans les villes.
+
+Déjà la jeune femme avait enlevé sa coiffure et sa robe, et elle
+demeurait en jupon, délaçant ses bottines, tandis que Jean achevait un
+cigare, en regardant de coin sa compagne.
+
+Il la guettait d'un oeil luisant, plus sensuel que tendre; car il la
+désirait plutôt qu'il ne l'aimait; et, soudain, d'un mouvement brusque,
+comme un homme qui va se mettre à l'ouvrage, il enleva son habit.
+
+Elle avait défait ses bottines, et maintenant elle retirait ses bas,
+puis elle lui dit, le tutoyant depuis l'enfance: «Va te cacher là-bas,
+derrière les rideaux, que j' me mette au lit».
+
+Il fit mine de refuser, puis il y alla d'un air sournois, et se
+dissimula, sauf la tête. Elle riait, voulait envelopper ses yeux, et ils
+jouaient d'une façon amoureuse et gaie, sans pudeur apprise et sans
+gêne.
+
+Pour finir il céda; alors, en une seconde, elle dénoua son dernier
+jupon, qui glissa le long de ses jambes, tomba autour de ses pieds et
+s'aplatit en rond par terre. Elle l'y laissa, l'enjamba, nue sous la
+chemise flottante et elle se glissa dans le lit, dont les ressorts
+chantèrent sous son poids.
+
+Aussitôt il arriva, déchaussé lui-même, en pantalon, et il se courbait
+vers sa femme, cherchant ses lèvres qu'elle cachait dans l'oreiller,
+quand un coup de feu retentit au loin, dans la direction du bois des
+Râpées, lui sembla-t-il.
+
+Il se redressa inquiet, le coeur crispé, et, courant à la fenêtre, il
+décrocha l'auvent.
+
+La pleine lune baignait la cour d'une lumière jaune. L'ombre des
+pommiers faisait des taches sombres à leur pied; et, au loin, la
+campagne, couverte de moissons mûres, luisait.
+
+Comme Jean s'était penché au dehors, épiant toutes les rumeurs de la
+nuit, deux bras nus vinrent se nouer sous son cou, et sa femme, le
+tirant en arrière, murmura: «Laisse donc, qu'est-ce que ça fait,
+viens-t'en.»
+
+Il se retourna, la saisit, l'étreignit, la palpant sous la toile légère;
+et, l'enlevant dans ses bras robustes, il l'emporta vers leur couche.
+
+Au moment où il la posait sur le lit, qui plia sous le poids, une
+nouvelle détonation, plus proche celle-là, retentit.
+
+Alors Jean, secoué d'une colère tumultueuse, jura: «Non de D...! ils
+croient que je ne sortirai pas à cause de toi?... Attends, attends!» Il
+se chaussa, décrocha son fusil toujours pendu à portée de sa main, et,
+comme sa femme se traînait à ses genoux et le suppliait, éperdue, il se
+dégagea vivement, courut à la fenêtre et sauta dans la cour.
+
+Elle attendit une heure, deux heures, jusqu'au jour. Son mari ne rentra
+pas. Alors elle perdit la tête, appela, raconta la fureur de Jean et sa
+course après les braconniers.
+
+Aussitôt les valets, les charretiers, les gars partirent à la recherche
+du maître.
+
+On le retrouva à deux lieues de la ferme, ficelé des pieds à la tête, à
+moitié mort de fureur, son fusil tordu, sa culotte à l'envers, avec
+trois lièvres trépassés autour du cou et une pancarte sur la poitrine:
+
+«Qui va à la chasse, perd sa place.»
+
+Et, plus tard, quand il racontait cette nuit d'épousailles, il ajoutait:
+«Oh! pour une farce! c'était une bonne farce. Ils m'ont pris dans un
+collet comme un lapin, les salauds, et ils m'ont caché la tête dans un
+sac. Mais si je les tâte un jour, gare à eux!»
+
+ * * * * *
+
+Et voilà comment on s'amuse, les jours de noce, au pays normand.
+
+
+
+
+
+
+LES SABOTS
+
+_A Léon Fontaine._
+
+
+Le vieux curé bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus des
+bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommadés des
+paysans. Les grands paniers des fermières venues de loin pour la messe
+étaient posés à terre à côté d'elles; et la lourde chaleur d'un jour de
+juillet dégageait de tout le monde une odeur de bétail, un fumet de
+troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et
+aussi les meuglements des vaches couchées dans un champ voisin. Parfois
+un souffle d'air chargé d'aromes des champs s'engouffrait sous le
+portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des coiffures,
+il allait faire vaciller sur l'autel les petites flammes jaunes au bout
+des cierges... «Comme le désire le bon Dieu. Ainsi soit-il!» prononçait
+le prêtre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se mit, comme chaque
+semaine, à recommander à ses ouailles les petites affaires intimes de la
+commune. C'était un vieux homme à cheveux blancs qui administrait la
+paroisse depuis bientôt quarante ans, et le prône lui servait pour
+communiquer familièrement avec tout son monde.
+
+Il reprit: «Je recommande à vos prières Désiré Vallin, qu'est bien
+malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses couches.»
+
+Il ne savait plus; il cherchait les bouts de papier posés dans un
+bréviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua: «Il ne faut pas que
+les garçons et les filles viennent comme ça, le soir, dans le cimetière,
+ou bien je préviendrai le garde champêtre.--M. Césaire Omont voudrait
+bien trouver une jeune fille honnête comme servante.» Il réfléchit
+encore quelques secondes, puis ajouta: «C'est tout, mes frères, c'est la
+grâce que je vous souhaite au nom du Père, et du Fils, et du
+Saint-Esprit.»
+
+Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe.
+
+ * * * * *
+
+Quand les Malandain furent rentrés dans leur chaumière, la dernière du
+hameau de la Sablière, sur la route de Fourville, le père, un vieux
+petit paysan sec et ridé, s'assit devant la table, pendant que sa femme
+décrochait la marmite et que sa fille Adélaïde prenait dans le buffet
+les verres et les assiettes, et il dit: «Ça s'rait p'têtre bon, c'te
+place chez maîtr' Omont, vu que le v'là veuf, que sa bru l'aime pas,
+qu'il est seul et qu'il a d'quoi. J'ferions p'têtre ben d'y envoyer
+Adélaïde.»
+
+La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle,
+et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d'une
+odeur de choux, elle réfléchit.
+
+L'homme reprit: «Il a d'quoi, pour sûr. Mais qu'il faudrait être
+dégourdi et qu'Adélaïde l'est pas un brin.»
+
+La femme alors articula: «J'pourrions voir tout d'même.» Puis, se
+tournant vers sa fille, une gaillarde à l'air niais, aux cheveux jaunes,
+aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria:
+«T'entends, grande bête. T'iras chez maît' Omont t'proposer comme
+servante, et tu f'ras tout c'qu'il te commandera.»
+
+La fille se mit à rire sottement sans répondre. Puis tous trois
+commencèrent à manger.
+
+Au bout de dix minutes, le père reprit: «Écoute un mot, la fille, et
+tâche d'n' point te mettre en défaut sur ce que j'vas te dire...»
+
+Et il lui traça en termes lents et minutieux toute une règle de
+conduite, prévoyant les moindres détails, la préparant à cette conquête
+d'un vieux veuf mal avec sa famille.
+
+La mère avait cessé de manger pour écouter, et elle demeurait, la
+fourchette à la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour à
+tour, suivant cette instruction avec une attention concentrée et muette.
+
+Adélaïde restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide.
+
+Dès que le repas fut terminé, la mère lui fit mettre son bonnet, et
+elles partirent toutes deux pour aller trouver M. Césaire Omont. Il
+habitait une sorte de petit pavillon de briques adossé aux bâtiments
+d'exploitation qu'occupaient ses fermiers. Car il s'était retiré du
+faire-valoir, pour vivre de ses rentes.
+
+Il avait environ cinquante-cinq ans; il était gros, jovial et bourru
+comme un homme riche. Il riait et criait à faire tomber les murs, buvait
+du cidre et de l'eau-de-vie à pleins verres, et passait encore pour
+chaud, malgré son âge.
+
+Il aimait à se promener dans les champs, les mains derrière le dos,
+enfonçant ses sabots de bois dans la terre grasse, considérant la levée
+du blé ou la floraison des colzas d'un oeil d'amateur à son aise, qui
+aime ça, mais qui ne se la foule plus.
+
+On disait de lui: «C'est un père Bon-Temps, qui n'est pas bien levé tous
+les jours.»
+
+Il reçut les deux femmes, le ventre à table, achevant son café. Et, se
+renversant, il demanda:
+
+--Qu'est-ce que vous désirez?
+
+La mère prit la parole:
+
+--C'est not' fille Adélaïde que j'viens vous proposer pour servante, vu
+c'qu'a dit çu matin monsieur le curé.»
+
+Maître Omont considéra la fille, puis, brusquement: «Quel âge qu'elle a,
+c'te grande bique-là?»
+
+«--Vingt-un ans à la Saint-Michel, monsieur Omont.»
+
+«--C'est bien; all'aura quinze francs par mois et l'fricot. J'l'attends
+d'main, pour faire ma soupe du matin.»
+
+Et il congédia les deux femmes.
+
+Adélaïde entra en fonctions le lendemain et se mit à travailler dur,
+sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents.
+
+Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine,
+monsieur Omont la héla.
+
+«--Adélaïde!»
+
+Elle accourut. «Me v'là, not' maître.»
+
+Dès qu'elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnées, l'oeil
+trouble, il déclara: «Écoute un peu, qu'il n'y ait pas d'erreur entre
+nous. T'es ma servante, mais rien de plus. T'entends. Nous ne mêlerons
+point nos sabots.
+
+--Oui, not' maître.
+
+--Chacun sa place, ma fille, t'as ta cuisine; j'ai ma salle. A part ça,
+tout sera pour té comme pour mé. C'est convenu?
+
+--Oui, not' maître.
+
+--Allons, c'est bien, va à ton ouvrage.
+
+Et elle alla reprendre sa besogne.
+
+A midi elle servit le dîner du maître dans sa petite salle à papier
+peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla prévenir M.
+Omont.
+
+«--C'est servi, not' maître.»
+
+Il entra, s'assit, regarda autour de lui, déplia sa serviette, hésita
+une seconde, puis, d'une voix de tonnerre:
+
+«--Adélaïde!»
+
+Elle arriva, effarée. Il cria comme s'il allait la massacrer. «Eh bien,
+nom de D... et té, ousqu'est ta place?»
+
+«--Mais... not' maître...»
+
+Il hurlait: «J'aime pas manger tout seul, nom de D...; tu vas te mett'
+là ou bien foutre le camp si tu n'veux pas. Va chercher t'nassiette et
+ton verre.»
+
+Épouvantée, elle apporta son couvert en balbutiant: «Me v'là, not'
+maître.»
+
+Et elle s'assit en face de lui.
+
+Alors il devint jovial; il trinquait, tapait sur la table, racontait des
+histoires qu'elle écoutait les yeux baissés, sans oser prononcer un mot.
+
+De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du cidre,
+des assiettes.
+
+En apportant le café, elle ne déposa qu'une tasse devant lui; alors,
+repris de colère, il grogna:
+
+--Eh bien, et pour té?
+
+--J'n'en prends point, not' maître.
+
+--Pourquoi que tu n'en prends point?
+
+--Parce que je l'aime point.
+
+Alors il éclata de nouveau: «J'aime pas prend' mon café tout seul, nom
+de D... Si tu n'veux pas t'mett'à en prendre itou, tu vas foutre le
+camp, nom de D... Va chercher une tasse et plus vite que ça.»
+
+Elle alla chercher une tasse, se rassit, goûta la noire liqueur, fit la
+grimace, mais, sous l'oeil furieux du maître, avala jusqu'au bout. Puis
+il lui fallut boire le premier verre d'eau-de-vie de la rincette, le
+second du pousse-rincette, et le troisième du coup-de-pied-au-cul.
+
+Et M. Omont la congédia. «Va laver ta vaisselle maintenant, t'es une
+bonne fille.»
+
+Il en fut de même au dîner. Puis elle dut faire sa partie de dominos;
+puis il l'envoya se mettre au lit.
+
+«--Va te coucher, je monterai tout à l'heure.»
+
+Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa
+prière, se dévêtit et se glissa dans ses draps.
+
+Mais soudain elle bondit, effarée. Un cri furieux faisait trembler la
+maison.
+
+--Adélaïde?
+
+Elle ouvrit sa porte et répondit de son grenier:
+
+«--Me v'là, not' maître.»
+
+--Ousque t'es?
+
+--Mais j'suis dans mon lit, donc, not' maître.
+
+Alors il vociféra: «Veux-tu bien descendre, nom de D... J'aime pas
+coucher tout seul, nom de D..., et si tu n'veux point, tu vas me foutre
+le camp, nom de D...»
+
+Alors, elle répondit d'en haut, éperdue, cherchant sa chandelle:
+
+«--Me v'là, not' maître!»
+
+Et il entendit ses petits sabots découverts battre le sapin de
+l'escalier; et, quand elle fut arrivée aux dernières marches, il la
+prit par le bras, et dès qu'elle eut laissé devant la porte ses étroites
+chaussures de bois à côté des grosses galoches du maître, il la poussa
+dans sa chambre en grognant:
+
+«--Plus vite que ça, donc, nom de D...!»
+
+Et elle répétait sans cesse, ne sachant plus ce qu'elle disait:
+
+«--Me v'là, me v'là, not' maître.»
+
+ * * * * *
+
+Six mois après, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son
+père l'examina curieusement, puis demanda:
+
+--T'es-ti point grosse?
+
+Elle restait stupide, regardant son ventre, répétant: «Mais non, je n'
+crois point.»
+
+Alors, il l'interrogea, voulant tout savoir:
+
+--Dis-mé si vous n'avez point, quéque soir, mêlé vos sabots?
+
+--Oui, je les ons mêlés l'premier soir et puis l'sautres.
+
+--Mais alors t'es pleine, grande futaille.
+
+Elle se mit à sangloter, balbutiant: «J'savais ti, mé? J'savais ti, mé?»
+
+Le père Malandain la guettait, l'oeil éveillé, la mine satisfaite. Il
+demanda:
+
+--Quéque tu ne savais point?
+
+Elle prononça, à travers ses pleurs: «J'savais ti, mé, que ça se faisait
+comme ça, d's'éfants!»
+
+Sa mère rentrait. L'homme articula, sans colère: «La v'là grosse, à
+c't'heure.»
+
+Mais la femme se fâcha, révoltée d'instinct, injuriant à pleine gueule
+sa fille en larmes, la traitant de «manante» et de «traînée».
+
+Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour aller
+causer de leurs affaires avec maît' Césaire Omont, il déclara:
+
+«All' est tout d' même encore pu sotte que j'aurais cru. All' n'savait
+point c'qu'all' faisait, c'te niente.
+
+Au prône du dimanche suivant, le vieux curé publiait les bans de M.
+Onufre-Césaire Omont avec Céleste-Adélaïde Malandain.
+
+
+
+
+
+
+LA REMPAILLEUSE
+
+_A Léon Hennique._
+
+
+C'était à la fin du dîner d'ouverture de chasse chez le marquis de
+Bertrans. Onze chasseurs, huit jeunes femmes et le médecin du pays
+étaient assis autour de la grande table illuminée, couverte de fruits et
+de fleurs.
+
+On vint à parler d'amour, et une grande discussion s'éleva, l'éternelle
+discussion, pour savoir si on pouvait aimer vraiment une fois ou
+plusieurs fois. On cita des exemples de gens n'ayant jamais eu qu'un
+amour sérieux; on cita aussi d'autres exemples de gens ayant aimé
+souvent, avec violence. Les hommes, en général, prétendaient que la
+passion, comme les maladies, peut frapper plusieurs fois le même être,
+et le frapper à le tuer si quelque obstacle se dresse devant lui. Bien
+que cette manière de voir ne fût pas contestable, les femmes, dont
+l'opinion s'appuyait sur la poésie bien plus que sur l'observation,
+affirmaient que l'amour, l'amour vrai, le grand amour, ne pouvait tomber
+qu'une fois sur un mortel, qu'il était semblable à la foudre, cet amour,
+et qu'un coeur touché par lui demeurait ensuite tellement vidé, ravagé,
+incendié, qu'aucun autre sentiment puissant, même aucun rêve, n'y
+pouvait germer de nouveau.
+
+Le marquis ayant aimé beaucoup, combattait vivement cette croyance:
+
+--Je vous dis, moi, qu'on peut aimer plusieurs fois avec toutes ses
+forces et toute son âme. Vous me citez des gens qui se sont tués par
+amour, comme preuve de l'impossibilité d'une seconde passion. Je vous
+répondrai que, s'ils n'avaient pas commis cette bêtise de se suicider,
+ce qui leur enlevait toute chance de rechute, ils se seraient guéris; et
+ils auraient recommencé, et toujours, jusqu'à leur mort naturelle. Il en
+est des amoureux comme des ivrognes. Qui a bu boira--qui a aimé aimera.
+C'est une affaire de tempérament, cela.
+
+On prit pour arbitre le docteur, vieux médecin parisien retiré aux
+champs, et on le pria de donner son avis.
+
+Justement il n'en avait pas:
+
+--Comme l'a dit le marquis, c'est une affaire de tempérament; quant à
+moi, j'ai eu connaissance d'une passion qui dura cinquante-cinq ans,
+sans un jour de répit, et qui ne se termina que par la mort.
+
+La marquise battit des mains.
+
+--Est-ce beau cela! Et quel rêve d'être aimé ainsi! Quel bonheur de
+vivre cinquante-cinq ans tout enveloppé de cette affection acharnée et
+pénétrante! Comme il a dû être heureux, et bénir la vie, celui qu'on
+adora de la sorte!
+
+Le médecin sourit:
+
+--En effet, madame, vous ne vous trompez pas sur ce point, que l'être
+aimé fut un homme. Vous le connaissez, c'est M. Chouquet, le pharmacien
+du bourg. Quant à elle, la femme, vous l'avez connue aussi, c'est la
+vieille rempailleuse de chaises qui venait tous les ans au château. Mais
+je vais me faire mieux comprendre.
+
+L'enthousiasme des femmes était tombé; et leur visage dégoûté disait:
+«Pouah!» comme si l'amour n'eût dû frapper que des êtres fins et
+distingués, seuls dignes de l'intérêt des gens comme il faut.
+
+ * * * * *
+
+Le médecin reprit:
+
+--J'ai été appelé, il y a trois mois, auprès de cette vieille femme, à
+son lit de mort. Elle était arrivée la veille, dans la voiture qui lui
+servait de maison, traînée par la rosse que vous avez vue, et
+accompagnée de ses deux grands chiens noirs, ses amis et ses gardiens.
+Le curé était déjà là. Elle nous fit ses exécuteurs testamentaires, et,
+pour nous dévoiler le sens de ses volontés dernières, elle nous raconta
+toute sa vie. Je ne sais rien de plus singulier et de plus poignant.
+
+Son père était rempailleur et sa mère rempailleuse. Elle n'a jamais eu
+de logis planté en terre.
+
+Toute petite, elle errait, haillonneuse, vermineuse, sordide. On
+s'arrêtait à l'entrée des villages, le long des fossés; on dételait la
+voiture; le cheval broutait; le chien dormait, le museau sur ses pattes;
+et la petite se roulait dans l'herbe pendant que le père et la mère
+rafistolaient, à l'ombre des ormes du chemin, tous les vieux sièges de
+la commune. On ne parlait guère, dans cette demeure ambulante. Après les
+quelques mots nécessaires pour décider qui ferait le tour des maisons en
+poussant le cri bien connu: «Remmm-pailleur de chaises!» on se mettait à
+tortiller la paille, face à face ou côte à côte. Quand l'enfant allait
+trop loin ou tentait d'entrer en relations avec quelque galopin du
+village, la voix colère du père la rappelait: «Veux-tu bien revenir ici,
+crapule!» C'étaient les seuls mots de tendresse qu'elle entendait.
+
+Quand elle devint plus grande, on l'envoya faire la récolte des fonds de
+siège avariés. Alors elle ébaucha quelques connaissances de place en
+place avec les gamins; mais c'étaient alors les parents de ses nouveaux
+amis qui rappelaient brutalement leurs enfants: «Veux-tu bien venir ici,
+polisson! Que je te voie causer avec les va-nu-pieds!...»
+
+Souvent les petits gars lui jetaient des pierres.
+
+Des dames lui ayant donné quelques sous, elle les garda soigneusement.
+
+ * * * * *
+
+Un jour--elle avait alors onze ans--comme elle passait par ce pays, elle
+rencontra derrière le cimetière le petit Chouquet qui pleurait parce
+qu'un camarade lui avait volé deux liards. Ces larmes d'un petit
+bourgeois, d'un de ces petits qu'elle s'imaginait dans sa frêle caboche
+de déshéritée, être toujours contents et joyeux, la bouleversèrent. Elle
+s'approcha, et, quand elle connut la raison de sa peine, elle versa
+entre ses mains toutes ses économies, sept sous, qu'il prit
+naturellement, en essuyant ses larmes. Alors, folle de joie, elle eut
+l'audace de l'embrasser. Comme il considérait attentivement sa monnaie,
+il se laissa faire. Ne se voyant ni repoussée ni battue, elle
+recommença; elle l'embrassa à pleins bras, à plein coeur. Puis elle se
+sauva.
+
+Que se passa-t-il dans cette misérable tête? S'est-elle attachée à ce
+mioche parce qu'elle lui avait sacrifié sa fortune de vagabonde, ou
+parce qu'elle lui avait donné son premier baiser tendre? Le mystère est
+le même pour les petits que pour les grands.
+
+Pendant des mois, elle rêva de ce coin de cimetière et de ce gamin. Dans
+l'espérance de le revoir, elle vola ses parents, grappillant un sou
+par-ci, un sou par-là, sur un rempaillage, ou sur les provisions qu'elle
+allait acheter.
+
+Quand elle revint, elle avait deux francs dans sa poche, mais elle ne
+put qu'apercevoir le petit pharmacien, bien propre, derrière les
+carreaux de la boutique paternelle, entre un bocal rouge et un ténia.
+
+Elle ne l'en aima que davantage, séduite, émue, extasiée par cette
+gloire de l'eau colorée, cette apothéose des cristaux luisants.
+
+Elle garda en elle son souvenir ineffaçable, et, quand elle le
+rencontra, l'an suivant, derrière l'école, jouant aux billes avec ses
+camarades, elle se jeta sur lui, le saisit dans ses bras, et le baisa
+avec tant de violence qu'il se mit à hurler de peur. Alors, pour
+l'apaiser, elle lui donna son argent: trois francs vingt, un vrai
+trésor, qu'il regardait avec des yeux agrandis.
+
+Il le prit et se laissa caresser tant qu'elle voulut.
+
+Pendant quatre ans encore, elle versa entre ses mains toutes ses
+réserves, qu'il empochait avec conscience en échange de baisers
+consentis. Ce fut une fois trente sous, une fois deux francs, une fois
+douze sous (elle en pleura de peine et d'humiliation, mais l'année avait
+été mauvaise) et la dernière fois, cinq francs, une grosse pièce ronde,
+qui le fit rire d'un rire content.
+
+Elle ne pensait plus qu'à lui; et il attendait son retour avec une
+certaine impatience, courait au-devant d'elle en la voyant, ce qui
+faisait bondir le coeur de la fillette.
+
+Puis il disparut. On l'avait mis au collège. Elle le sut en interrogeant
+habilement. Alors elle usa d'une diplomatie infinie pour changer
+l'itinéraire de ses parents et les faire passer par ici au moment des
+vacances. Elle y réussit, mais après un an de ruses. Elle était donc
+restée deux ans sans le revoir; et elle le reconnut à peine, tant il
+était changé, grandi, embelli, imposant dans sa tunique à boutons d'or.
+Il feignit de ne pas la voir et passa fièrement près d'elle.
+
+Elle en pleura pendant deux jours; et depuis lors elle souffrit sans
+fin.
+
+Tous les ans elle revenait; passait devant lui sans oser le saluer et
+sans qu'il daignât même tourner les yeux vers elle. Elle l'aimait
+éperdument. Elle me dit: «C'est le seul homme que j'aie vu sur la terre,
+monsieur le médecin; je ne sais pas si les autres existaient seulement.»
+
+Ses parents moururent. Elle continua leur métier, mais elle prit deux
+chiens au lieu d'un, deux terribles chiens qu'on n'aurait pas osé
+braver.
+
+Un jour, en rentrant dans ce village où son coeur était resté, elle
+aperçut une jeune femme qui sortait de la boutique Chouquet au bras de
+son bien-aimé. C'était sa femme. Il était marié.
+
+Le soir même, elle se jeta dans la mare qui est sur la place de la
+Mairie. Un ivrogne attardé la repêcha, et la porta à la pharmacie. Le
+fils Chouquet descendit en robe de chambre, pour la soigner, et, sans
+paraître la reconnaître, la déshabilla, la frictionna, puis il lui dit
+d'une voix dure: «Mais vous êtes folle! Il ne faut pas être bête comme
+ça!
+
+Cela suffit pour la guérir. Il lui avait parlé! Elle était heureuse
+pour longtemps.
+
+Il ne voulut rien recevoir en rémunération de ses soins, bien qu'elle
+insistât vivement pour le payer.
+
+Et toute sa vie s'écoula ainsi. Elle rempaillait en songeant à Chouquet.
+Tous les ans, elle l'apercevait derrière ses vitraux. Elle prit
+l'habitude d'acheter chez lui des provisions de menus médicaments. De la
+sorte elle le voyait de près, et lui parlait, et lui donnait encore de
+l'argent.
+
+Comme je vous l'ai dit en commençant, elle est morte ce printemps. Après
+m'avoir raconté toute cette triste histoire, elle me pria de remettre à
+celui qu'elle avait si patiemment aimé toutes les économies de son
+existence, car elle n'avait travaillé que pour lui, disait-elle, jeûnant
+même pour mettre de côté, et être sûre qu'il penserait à elle, au moins
+une fois, quand elle serait morte.
+
+Elle me donna donc deux mille trois cent vingt-sept francs. Je laissai
+à M. le curé les vingt-sept francs pour l'enterrement, et j'emportai le
+reste quand elle eut rendu le dernier soupir.
+
+Le lendemain, je me rendis chez les Chouquet. Ils achevaient de
+déjeuner, en face l'un de l'autre, gros et rouges, fleurant les produits
+pharmaceutiques, importants et satisfaits.
+
+On me fit asseoir; on m'offrit un kirsch, que j'acceptai; et je
+commençai mon discours d'une voix émue, persuadé qu'ils allaient
+pleurer.
+
+Dès qu'il eut compris qu'il avait été aimé de cette vagabonde, de cette
+rempailleuse, de cette rouleuse, Chouquet bondit d'indignation, comme si
+elle lui avait volé sa réputation, l'estime des honnêtes gens, son
+honneur intime, quelque chose de délicat qui lui était plus cher que la
+vie.
+
+Sa femme, aussi exaspérée que lui, répétait: «Cette gueuse! cette
+gueuse! cette gueuse!...» Sans pouvoir trouver autre chose.
+
+Il s'était levé; il marchait à grands pas derrière la table, le bonnet
+grec chaviré sur une oreille. Il balbutiait: «Comprend-on ça, docteur?
+Voilà de ces choses horribles pour un homme! Que faire? Oh! si je
+l'avais su de son vivant, je l'aurais fait arrêter par la gendarmerie et
+flanquer en prison. Et elle n'en serait pas sortie, je vous en réponds!»
+
+Je demeurais stupéfait du résultat de ma démarche pieuse. Je ne savais
+que dire ni que faire. Mais j'avais à compléter ma mission. Je repris:
+«Elle m'a chargé de vous remettre ses économies, qui montent à deux
+mille trois cents francs. Comme ce que je viens de vous apprendre semble
+vous être fort désagréable, le mieux serait peut-être de donner cet
+argent aux pauvres.»
+
+Ils me regardaient, l'homme et la femme, perdus de saisissement.
+
+Je tirai l'argent de ma poche, du misérable argent de tous les pays et
+de toutes les marques, de l'or et des sous mêlés. Puis je demandai: «Que
+décidez-vous?»
+
+Mme Chouquet parla la première: «Mais, puisque c'était sa dernière
+volonté, à cette femme... il me semble qu'il nous est bien difficile de
+refuser.»
+
+Le mari, vaguement confus, reprit: «Nous pourrions toujours acheter avec
+ça quelque chose pour nos enfants.»
+
+Je dis d'un air sec: «Comme vous voudrez.»
+
+Il reprit: «Donnez toujours, puisqu'elle vous en a chargé; nous
+trouverons bien moyen de l'employer à quelque bonne oeuvre.»
+
+Je remis l'argent, je saluai, et je partis.
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain Chouquet vint me trouver et, brusquement: «Mais elle a
+laissé ici sa voiture, cette... cette femme. Qu'est-ce que vous en
+faites, de cette voiture?
+
+«--Rien, prenez-la si vous voulez.
+
+«--Parfait; cela me va; j'en ferai une cabane pour mon potager.»
+
+Il s'en allait. Je le rappelai. «Elle a laissé aussi son vieux cheval et
+ses deux chiens. Les voulez-vous?» Il s'arrêta, surpris: «Ah! non, par
+exemple; que voulez-vous que j'en fasse? Disposez-en comme vous
+voudrez.» Et il riait. Puis il me tendit sa main que je serrai. Que
+voulez-vous? Il ne faut pas dans un pays, que le médecin et le
+pharmacien soient ennemis.
+
+J'ai gardé les chiens chez moi. Le curé, qui a une grande cour, a pris
+le cheval. La voiture sert de cabane à Chouquet; et il a acheté cinq
+obligations de chemin de fer avec l'argent.
+
+Voilà le seul amour profond que j'aie rencontré, dans ma vie.»
+
+Le médecin se tut.
+
+Alors la marquise, qui avait des larmes dans les yeux, soupira:
+«Décidément, il n'y a que les femmes pour savoir aimer!»
+
+
+
+
+
+
+EN MER
+
+_A Henry Céara._
+
+
+On lisait dernièrement dans les journaux les lignes suivantes:
+
+«BOULOGNE-SUR-MER, 22 janvier.--On nous écrit:
+
+«Un affreux malheur vient de jeter la consternation parmi notre
+population maritime déjà si éprouvée depuis deux années. Le bateau de
+pêche commandé par le patron Javel, entrant dans le port, a été jeté à
+l'Ouest et est venu se briser sur les roches du brise-lames de la jetée.
+
+«Malgré les efforts du bateau de sauvetage et des lignes envoyées au
+moyen du fusil porte-amarre, quatre hommes et le mousse ont péri.
+
+«Le mauvais temps continue. On craint de nouveaux sinistres.»
+
+Quel est ce patron Javel? Est-il le frère du manchot?
+
+Si le pauvre homme roulé par la vague, et mort peut-être sous les débris
+de son bateau mis en pièces, est celui auquel je pense, il avait
+assisté, voici dix-huit ans maintenant, à un autre drame, terrible et
+simple comme sont toujours ces drames formidables des flots.
+
+ * * * * *
+
+Javel aîné était alors patron d'un chalutier.
+
+Le chalutier est le bateau de pêche par excellence. Solide à ne craindre
+aucun temps, le ventre rond, roulé sans cesse par les lames comme un
+bouchon, toujours dehors, toujours fouetté par les vents durs et salés
+de la Manche, il travaille la mer, infatigable, la voile gonflée,
+traînant par le flanc un grand filet qui racle le fond de l'Océan, et
+détache et cueille toutes les bêtes endormies dans les roches, les
+poissons plats collés au sable, les crabes lourds aux pattes crochues,
+les homards aux moustaches pointues.
+
+Quand la brise est fraîche et la vague courte, le bateau se met à
+pêcher. Son filet est fixé tout le long d'une grande tige de bois garnie
+de fer qu'il laisse descendre au moyen de deux câbles glissant sur deux
+rouleaux aux deux bouts de l'embarcation. Et le bateau, dérivant sous le
+vent et le courant, tire avec lui cet appareil qui ravage et dévaste le
+sol de la mer.
+
+Javel avait à son bord son frère cadet, quatre hommes et un mousse. Il
+était sorti de Boulogne par un beau temps clair pour jeter le chalut.
+
+Or, bientôt le vent s'éleva, et une bourrasque survenant força le
+chalutier à fuir. Il gagna les côtes d'Angleterre; mais la mer démontée
+battait les falaises, se ruait contre la terre, rendait impossible
+l'entrée des ports. Le petit bateau reprit le large et revint sur les
+côtes de France. La tempête continuait à faire infranchissables les
+jetées, enveloppant d'écume, de bruit et de danger tous les abords des
+refuges.
+
+Le chalutier repartit encore, courant sur le dos des flots, ballotté,
+secoué, ruisselant, souffleté par des paquets d'eau, mais gaillard,
+malgré tout, accoutumé à ces gros temps qui le tenaient parfois cinq ou
+six jours errant entre les deux pays voisins sans pouvoir aborder l'un
+ou l'autre.
+
+Puis enfin l'ouragan se calma comme il se trouvait en pleine mer, et,
+bien que la vague fût encore forte, le patron commanda de jeter le
+chalut.
+
+Donc le grand engin de pêche fut passé par-dessus bord, et deux hommes à
+l'avant, deux hommes à l'arrière, commencèrent à filer sur les rouleaux
+les amarres qui le tenaient. Soudain il toucha le fond; mais une haute
+lame inclinant le bateau, Javel cadet, qui se trouvait à l'avant et
+dirigeait la descente du filet, chancela, et son bras se trouva saisi
+entre la corde un instant détendue par la secousse et le bois où elle
+glissait. Il fit un effort désespéré, tâchant de l'autre main de
+soulever l'amarre, mais le chalut traînait déjà et le câble roidi ne
+céda point.
+
+L'homme crispé par la douleur appela. Tous accoururent. Son frère quitta
+la barre. Ils se jetèrent sur la corde, s'efforçant de dégager le membre
+qu'elle broyait. Ce fut en vain. «Faut couper», dit un matelot, et il
+tira de sa poche un large couteau, qui pouvait, en deux coups, sauver le
+bras de Javel cadet.
+
+Mais couper, c'était perdre le chalut, et ce chalut valait de l'argent,
+beaucoup d'argent, quinze cents francs; et il appartenait à Javel aîné,
+qui tenait à son avoir.
+
+Il cria, le coeur torturé: «Non, coupe pas, attends, je vas lofer.» Et
+il courut au gouvernail, mettant toute la barre dessous.
+
+Le bateau n'obéit qu'à peine, paralysé par ce filet qui immobilisait son
+impulsion, et entraîné d'ailleurs par la force de la dérive et du vent.
+
+Javel cadet s'était laissé tomber sur les genoux, les dents serrées, les
+yeux hagards. Il ne disait rien. Son frère revint, craignant toujours le
+couteau d'un marin: «Attends, attends, coupe pas, faut mouiller
+l'ancre.»
+
+L'ancre fut mouillée, toute la chaîne filée, puis on se mit à virer au
+cabestan pour détendre les amarres du chalut. Elles s'amollirent, enfin,
+et on dégagea le bras inerte, sous la manche de laine ensanglantée.
+
+Javel cadet semblait idiot. On lui retira la vareuse et on vit une chose
+horrible, une bouillie de chairs dont le sang jaillissait à flots qu'on
+eût dit poussés par une pompe. Alors l'homme regarda son bras et
+murmura: «Foutu».
+
+Puis, comme l'hémorragie faisait une mare sur le pont du bateau, un des
+matelots cria: «Il va se vider, faut nouer la veine.»
+
+Alors ils prirent une ficelle, une grosse ficelle brune et goudronnée,
+et, enlaçant le membre au-dessus de la blessure, ils serrèrent de toute
+leur force. Les jets de sang s'arrêtaient peu à peu; ils finirent par
+cesser tout à fait.
+
+ * * * * *
+
+Javel cadet se leva, son bras pendait à son côté. Il le prit de l'autre
+main, le souleva, le tourna, le secoua. Tout était rompu, les os cassés;
+les muscles seuls retenaient ce morceau de son corps. Il le considérait
+d'un oeil morne, réfléchissant. Puis il s'assit sur une voile pliée, et
+les camarades lui conseillèrent de mouiller sans cesse la blessure pour
+empêcher le mal noir.
+
+On mit un seau auprès de lui, et, de minute en minute, il puisait dedans
+au moyen d'un verre, et baignait l'horrible plaie en laissant couler
+dessus un petit filet d'eau claire.
+
+--Tu serais mieux en bas, lui dit son frère. Il descendit, mais au bout
+d'une heure il remonta, ne se sentant pas bien tout seul. Et puis, il
+préférait le grand air. Il se rassit sur sa voile et recommença à
+bassiner son bras.
+
+La pêche était bonne. Les larges poissons à ventre blanc gisaient à côté
+de lui, secoués par des spasmes de mort; il les regardait sans cesser
+d'arroser ses chairs écrasées.
+
+ * * * * *
+
+Comme on allait regagner Boulogne, un nouveau coup de vent se déchaîna;
+et le petit bateau recommença sa course folle, bondissant et culbutant,
+secouant le triste blessé.
+
+La nuit vint. Le temps fut gros jusqu'à l'aurore. Au soleil levant on
+apercevait de nouveau l'Angleterre, mais, comme la mer était moins dure,
+on repartit pour la France en louvoyant.
+
+Vers le soir, Javel cadet appela ses camarades et leur montra des traces
+noires, toute une vilaine apparence de pourriture sur la partie du
+membre qui ne tenait plus à lui.
+
+Les matelots regardaient, disant leur avis.
+
+«--Ça pourrait bien être le Noir», pensait l'un.
+
+«--Faudrait de l'eau salée là-dessus», déclarait un autre.
+
+On apporta donc de l'eau salée et on en versa sur le mal. Le blessé
+devint livide, grinça des dents, se tordit un peu; mais il ne cria pas.
+
+Puis, quand la brûlure se fut calmée: «Donne-moi ton couteau», dit-il à
+son frère. Le frère tendit son couteau.
+
+«Tiens-moi le bras en l'air, tout drait, tire dessus.»
+
+On fit ce qu'il demandait.
+
+Alors il se mit à couper lui-même. Il coupait doucement, avec réflexion,
+tranchant les derniers tendons avec cette lame aiguë, comme un fil de
+rasoir; et bientôt il n'eut plus qu'un moignon. Il poussa un profond
+soupir et déclara. «Fallait ça. J'étais foutu».
+
+Il semblait soulagé et respirait avec force. Il recommença à verser de
+l'eau sur le tronçon de membre qui lui restait.
+
+La nuit fut mauvaise encore et on ne put atterrir.
+
+Quand le jour parut, Javel cadet prit son bras détaché et l'examina
+longuement. La putréfaction se déclarait. Les camarades vinrent aussi
+l'examiner, et ils se le passaient de main en main, le tâtaient, le
+retournaient, le flairaient.
+
+Son frère dit: «Faut jeter ça à la mer à c't'heure.»
+
+Mais Javel cadet se fâcha: «Ah! mais non, ah! mais non. J'veux point.
+C'est à moi, pas vrai, pisque c'est mon bras.»
+
+Il le reprit et le posa entre ses jambes.
+
+«--Il va pas moins pourrir», dit l'aîné. Alors une idée vint au blessé.
+Pour conserver le poisson quand on tenait longtemps la mer, on
+l'empilait en des barils de sel.
+
+Il demanda: «J'pourrions t'y point l'mettre dans la saumure.
+
+«Ça, c'est vrai», déclarèrent les autres.
+
+Alors on vida un des barils, plein déjà de la pêche des jours derniers;
+et, tout au fond, on déposa le bras. On versa du sel dessus, puis on
+replaça, un à un, les poissons.
+
+Un des matelots fit cette plaisanterie: «Pourvu que je l'vendions point
+à la criée.»
+
+Et tout le monde rit, hormis les deux Javel.
+
+Le vent soufflait toujours. On louvoya encore en vue de Boulogne
+jusqu'au lendemain dix heures. Le blessé continuait sans cesse à jeter
+de l'eau sur sa plaie.
+
+De temps en temps il se levait et marchait d'un bout à l'autre du
+bateau.
+
+Son frère, qui tenait la barre, le suivait de l'oeil en hochant la tête.
+
+On finit par rentrer au port.
+
+Le médecin examina la blessure et la déclara en bonne voie. Il fit un
+pansement complet et ordonna le repos. Mais Javel ne voulut pas se
+coucher sans avoir repris son bras, et il retourna bien vite au port
+pour retrouver le baril qu'il avait marqué d'une croix.
+
+On le vida devant lui et il ressaisit son membre, bien conservé dans la
+saumure, ridé, rafraîchi. Il l'enveloppa dans une serviette emportée à
+cette intention, et rentra chez lui.
+
+Sa femme et ses enfants examinèrent longuement ce débris du père, tâtant
+les doigts, enlevant les brins de sel restés sous les ongles; puis on
+fit venir le menuisier qui prit mesure pour un petit cercueil.
+
+Le lendemain l'équipage complet du chalutier suivit l'enterrement du
+bras détaché. Les deux frères, côte à côte, conduisaient le deuil. Le
+sacristain de la paroisse tenait le cadavre sous son aisselle.
+
+Javel cadet cessa de naviguer. Il obtint un petit emploi dans le port,
+et, quand il parlait plus tard de son accident, il confiait tout bas à
+son auditeur: «Si le frère avait voulu couper le chalut, j'aurais encore
+mon bras, pour sûr. Mais il était regardant à son bien.»
+
+
+
+
+
+
+
+UN NORMAND
+
+_A Paul Alexis._
+
+
+Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route
+de Jumièges. La légère voiture filait, traversant les prairies; puis le
+cheval se mit au pas pour monter la côte de Canteleu.
+
+C'est là un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde.
+Derrière nous Rouen, la ville aux églises, aux clochers gothiques,
+travaillés comme des bibelots d'ivoire; en face, Saint-Sever, le
+faubourg aux manufactures qui dresse ses mille cheminées fumantes sur le
+grand ciel vis-à-vis des mille clochetons sacrés de la vieille cité.
+
+Ici la flèche de la cathédrale, le plus haut sommet des monuments
+humains; et là-bas, la «Pompe à feu» de la «Foudre», sa rivale presque
+aussi démesurée, et qui passe d'un mètre la plus géante des pyramides
+d'Égypte.
+
+Devant nous la Seine se déroulait, ondulante, semée d'îles, bordée à
+droite de blanches falaises que couronnait une forêt, à gauche de
+prairies immenses qu'une autre forêt limitait, là-bas, tout là-bas.
+
+De place en place, des grands navires à l'ancre le long des berges du
+large fleuve. Trois énormes vapeurs s'en allaient, à la queue leu-leu,
+vers le Havre; et un chapelet de bâtiments, formé d'un trois-mâts, de
+deux goélettes et d'un brick, remontait vers Rouen, traîné par un petit
+remorqueur vomissant un nuage de fumée noire.
+
+Mon compagnon, né dans le pays, ne regardait même point ce surprenant
+paysage; mais il souriait sans cesse; il semblait rire en lui-même. Tout
+à coup, il éclata: «Ah! vous allez voir quelque chose de drôle: la
+chapelle au père Mathieu. Ça, c'est du nanan, mon bon.»
+
+Je le regardai d'un oeil étonné. Il reprit:
+
+--Je vais vous faire sentir un fumet de Normandie qui vous restera dans
+le nez. Le père Mathieu est le plus beau Normand de la province, et sa
+chapelle une des merveilles du monde, ni plus ni moins; mais je vais
+vous donner d'abord quelques mots d'explication.
+
+Le père Mathieu, qu'on appelle aussi le père «La Boisson», est un ancien
+sergent-major revenu dans son village natal. Il unit en des proportions
+admirables pour faire un ensemble parfait la blague du vieux soldat à la
+malice finaude du Normand. De retour au pays, il est devenu, grâce à
+des protections multiples et à des habiletés invraisemblables, gardien
+d'une chapelle miraculeuse, une chapelle protégée par la Vierge et
+fréquentée principalement par les filles enceintes. Il a baptisé sa
+statue merveilleuse: «Notre-Dame du Gros-Ventre», et il la traite avec
+une certaine familiarité goguenarde qui n'exclut point le respect. Il a
+composé lui-même et fait imprimer une pièce spéciale pour sa BONNE
+VIERGE. Cette prière est un chef-d'oeuvre d'ironie involontaire,
+d'esprit normand où la raillerie se mêle à la peur du SAINT, à la peur
+superstitieuse de l'influence secrète de quelque chose. Il ne croit pas
+beaucoup à sa patronne; cependant il y croit un peu, par prudence, et il
+la ménage, par politique.
+
+ * * * * *
+
+Voici le début de cette étonnante oraison:
+
+«Notre bonne madame la Vierge Marie, patronne naturelle des
+filles-mères en ce pays et par toute la terre, protégez votre servante
+qui a fauté dans un moment d'oubli.»
+
+.........................................
+
+Cette supplique se termine ainsi:
+
+«Ne m'oubliez pas surtout auprès de votre saint Époux et intercédez
+auprès de Dieu le Père, pour qu'il m'accorde un bon mari semblable au
+vôtre.»
+
+Cette prière, interdite par le clergé de la contrée, est vendue par lui
+sous le manteau, et elle passe pour salutaire à celles qui la récitent
+avec onction.
+
+En somme, il parle de la bonne Vierge, comme faisait de son maître le
+valet de chambre d'un prince redouté, confident de tous les petits
+secrets intimes. Il sait sur son compte une foule d'histoires amusantes,
+qu'il dit tout bas, entre amis, après boire.
+
+Mais vous verrez par vous-même.
+
+Comme les revenus fournis par la Patronne ne lui semblaient point
+suffisants, il a annexé à la Vierge principale un petit commerce de
+Saints. Il les tient tous ou presque tous. La place manquant dans la
+chapelle, il les a emmagasinés au bûcher, d'où il les sort sitôt qu'un
+fidèle les demande. Il a façonné lui-même ces statuettes de bois,
+invraisemblablement comiques, et les a peintes toutes en vert à pleine
+couleur, une année qu'on badigeonnait sa maison. Vous savez que les
+Saints guérissent les maladies; mais chacun a sa spécialité; et il ne
+faut pas commettre de confusion ni d'erreurs. Ils sont jaloux les uns
+des autres comme des cabotins.
+
+Pour ne pas se tromper, les vieilles bonnes femmes viennent consulter
+Mathieu.
+
+--Pour les maux d'oreilles, qué saint qu'est l'meilleur?
+
+--Mais y a saint Osyme qu'est bon; y a aussi saint Pamphile qu'est pas
+mauvais.
+
+Ce n'est pas tout.
+
+Comme Mathieu a du temps de reste, il boit; mais il boit en artiste, en
+convaincu, si bien qu'il est gris régulièrement tous les soirs. Il est
+gris, mais il le sait; il le sait si bien qu'il note, chaque jour, le
+degré exact de son ivresse. C'est là sa principale occupation; la
+chapelle ne vient qu'après.
+
+Et il a inventé, écoutez bien et cramponnez-vous, il a inventé le
+saoulomètre.
+
+L'instrument n'existe pas, mais les observations de Mathieu sont aussi
+précises que celles d'un mathématicien.
+
+Vous l'entendez dire sans cesse:--«D'puis lundi, j'ai passé
+quarante-cinq.»
+
+Ou bien:--«J'étais entre cinquante-deux et cinquante-huit.»
+
+Ou bien:--«J'en avais bien soixante-six à soixante-dix.»
+
+Ou bien:--«Cré coquin, je m'croyais dans les cinquante, v'là que
+j'm'aperçois qu'j'étais dans les soixante-quinze!»
+
+Jamais il ne se trompe.
+
+Il affirme n'avoir pas atteint le mètre, mais comme il avoue que ses
+observations cessent d'être précises quand il a passé quatre-vingt-dix,
+on ne peut se fier absolument à son affirmation.
+
+Quand Mathieu reconnaît avoir passé quatre-vingt-dix, soyez tranquille,
+il était crânement gris.
+
+Dans ces occasions-là, sa femme, Mélie, une autre merveille, se met en
+des colères folles. Elle l'attend sur sa porte, quand il rentre, et elle
+hurle:--«Te voilà, salaud, cochon, bougre d'ivrogne!»
+
+Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d'elle, et, d'un ton
+sévère:--«Tais-toi, Mélie, c'est pas le moment de causer. Attends à
+d'main.»
+
+Si elle continue à vociférer, il s'approche et, la voix
+tremblante:--«Gueule plus; j'suis dans les quatre-vingt-dix; je
+n'mesure plus; j'vas cogner, prends garde!»
+
+Alors, Mélie bat en retraite.
+
+Si elle veut, le lendemain, revenir sur ce sujet, il lui rit au nez et
+répond:--«Allons, allons! assez causé; c'est passé. Tant qu'jaurai pas
+atteint le mètre, y a pas de mal. Mais, si j'passe le mètre, j'te
+permets de m'corriger, ma parole!»
+
+ * * * * *
+
+Nous avions gagné le sommet de la côte. La route s'enfonçait dans
+l'admirable forêt de Roumare.
+
+L'automne, l'automne merveilleux, mêlait son or et sa pourpre aux
+dernières verdures restées vives, comme si des gouttes de soleil fondu
+avaient coulé du ciel dans l'épaisseur des bois.
+
+On traversa Duclair, puis, au lieu de continuer sur Jumièges, mon ami
+tourna vers la gauche et, prenant un chemin de traverse, s'enfonça dans
+le taillis.
+
+Et bientôt, du sommet d'une grande côte nous découvrions de nouveau la
+magnifique vallée de la Seine, et le fleuve tortueux s'allongeant à nos
+pieds.
+
+Sur la droite, un tout petit bâtiment couvert d'ardoises et surmonté
+d'un clocher haut comme une ombrelle s'adossait contre une jolie maison
+aux persiennes vertes, toute vêtue de chèvrefeuilles et de rosiers.
+
+Une grosse voix cria: «V'là des amis!» Et Mathieu parut sur le seuil.
+C'était un homme de soixante ans, maigre, portant la barbiche et de
+longues moustaches blanches.
+
+Mon compagnon lui serra la main, me présenta, et Mathieu nous fit entrer
+dans une fraîche cuisine qui lui servait aussi de salle. Il disait:
+
+«Moi, monsieur, j'nai pas d'appartement distingué. J'aime bien à n'point
+m'éloigner du fricot. Les casseroles, voyez-vous, ça tient compagnie.»
+
+Puis, se tournant vers mon ami:
+
+«Pourquoi venez-vous un jeudi? Vous savez bien que c'est jour de
+consultation d'ma Patronne. J'peux pas sortir c't'après-midi.»
+
+Et, courant à la porte, il poussa un effroyable beuglement: «Mélie-e-e!»
+qui dut faire lever la tête aux matelots des navires qui descendaient ou
+remontaient le fleuve, là-bas, tout au fond de la creuse vallée.
+
+Mélie ne répondit point.
+
+Alors Mathieu cligna de l'oeil avec malice.
+
+--«A n'est pas contente après moi, voyez-vous, parce qu'hier je m'suis
+trouvé dans les quatre-vingt-dix.»
+
+Mon voisin se mit à rire:--«Dans les quatre-vingt-dix, Mathieu! Comment
+avez-vous fait?»
+
+Mathieu répondit:
+
+--«J'vas vous dire. J'n'ai trouvé, l'an dernier, qu'vingt rasières
+d'pommes d'abricot. Y n'y en a pu; mais pour faire du cidre y n'y a
+qu'ça. Donc j'en fis une pièce qu'je mis hier en perce. Pour du nectar,
+c'est du nectar; vous m'en direz des nouvelles. J'avais ici Polyte;
+j'nous mettons à boire un coup, et puis encore un coup, sans s'rassasier
+(on en boirait jusqu'à d'main), si bien que, d'coup en coup, je m'sens
+une fraîcheur dans l'estomac. J'dis à Polyte: «Si on buvait un verre de
+fine pour se réchauffer!» Y consent. Mais c'te fine, ça vous met l'feu
+dans l'corps, si bien qu'il a fallu r'venir au cidre. Mais v'là que
+d'fraîcheur en chaleur et d'chaleur en fraîcheur, j'maperçois que j'suis
+dans les quatre-vingt-dix. Polyte était pas loin du mètre.»
+
+La porte s'ouvrit. Mélie parut, et tout de suite, avant de nous avoir
+dit bonjour: «... Crès cochons, vous aviez bien l'mètre tous les deux.»
+
+Alors Mathieu se fâcha:--«Dis pas ça, Mélie, dis pas ça; j'ai jamais
+été au mètre.»
+
+On nous fit un déjeuner exquis, devant la porte, sous deux tilleuls, à
+côté de la petite chapelle de «Notre-Dame du Gros-Ventre» et en face de
+l'immense paysage. Et Mathieu nous raconta, avec une raillerie mêlée de
+crédulités inattendues, d'invraisemblables histoires de miracles.
+
+Nous avions bu beaucoup de ce cidre adorable, piquant et sucré, frais et
+grisant qu'il préférait à tous les liquides et nous fumions nos pipes, à
+cheval sur nos chaises, quand deux bonnes femmes se présentèrent.
+
+Elles étaient vieilles, sèches, courbées. Après avoir salué, elles
+demandèrent saint Blanc. Mathieu cligna de l'oeil vers nous et répondit:
+
+--J'vas vous donner ça.
+
+Et il disparut dans son bûcher.
+
+Il y resta bien cinq minutes; puis il revint avec une figure
+consternée. Il levait les bras:
+
+--J'sais pas oùs qu'il est, je l'trouve pu; j'suis pourtant sûr que je
+l'avais.
+
+Alors, faisant de ses mains un porte-voix, il mugit de nouveau:
+«Mélie-e-e!» Du fond de la cour sa femme répondit:
+
+--«Qué qu'y a?»
+
+--«Ousqu'il est saint Blanc! Je l'trouve pu dans l'bûcher.»
+
+Alors, Mélie jeta cette explication:
+
+--«C'est-y pas celui qu't'as pris l'autre semaine pour boucher l'trou
+d'la cabine à lapins?»
+
+Mathieu tressaillit:--«Nom d'un tonnerre, ça s'peut bien!»
+
+Alors il dit aux femmes:--«Suivez-moi.»
+
+Elles suivirent. Nous en fîmes autant, malades de rires étouffés.
+
+En effet, saint Blanc, piqué en terre comme un simple pieu, maculé de
+boue et d'ordures, servait d'angle à la cabine à lapins.
+
+Dès qu'elles l'aperçurent, les deux bonnes femmes tombèrent à genoux, se
+signèrent et se mirent à murmurer des _Oremus_. Mais Mathieu se
+précipita: «Attendez, vous v'là dans la crotte; j'vas vous donner une
+botte de paille.»
+
+Il alla chercher la paille et leur en fit un prie-Dieu. Puis,
+considérant son saint fangeux, et, craignant sans doute un discrédit
+pour son commerce, il ajouta:
+
+--«J'vas vous l'débrouiller un brin.»
+
+Il prit un seau d'eau, une brosse et se mit à laver vigoureusement le
+bonhomme de bois, pendant que les deux vieilles priaient toujours.
+
+Puis, quand il eut fini, il ajouta:--«Maintenant il n'y a plus d'mal.»
+Et il nous ramena boire un coup.
+
+Comme il portait le verre à sa bouche, il s'arrêta, et, d'un air un peu
+confus:--«C'est égal, quand j'ai mis saint Blanc aux lapins, j'croyais
+bien qu'i n'f'rait pu d'argent. Y avait deux ans qu'on n'le d'mandait
+plus. Mais les saints, voyez-vous, ça n'passe jamais.»
+
+Il but et reprit.
+
+--«Allons, buvons encore un coup. Avec des amis y n'faut pas y aller à
+moins d'cinquante; et j'n'en sommes seulement pas à trente-huit.»
+
+
+
+
+
+
+
+LE TESTAMENT
+
+_A Paul Hervieu._
+
+
+Je connaissais ce grand garçon qui s'appelait René de Bourneval. Il
+était de commerce aimable, bien qu'un peu triste, semblait revenu de
+tout, fort sceptique, d'un scepticisme précis et mordant, habile surtout
+à désarticuler d'un mot les hypocrisies mondaines. Il répétait souvent:
+«Il n'y a pas d'hommes honnêtes; ou du moins ils ne le sont que
+relativement aux crapules.»
+
+Il avait deux frères qu'il ne voyait point, MM. de Courcils. Je le
+croyais d'un autre lit, vu leurs noms différents. On m'avait dit à
+plusieurs reprises qu'une histoire étrange s'était passée en cette
+famille, mais sans donner aucun détail.
+
+Cet homme me plaisant tout à fait, nous fûmes bientôt liés. Un soir,
+comme j'avais dîné chez lui en tête-à-tête, je lui demandai par hasard:
+«Êtes-vous né du premier ou du second mariage de madame votre mère?» Je
+le vis pâlir un peu, puis rougir; et il demeura quelques secondes sans
+parler, visiblement embarrassé. Puis il sourit d'une façon mélancolique
+et douce qui lui était particulière, et il dit: «Mon cher ami, si cela
+ne vous ennuie point, je vais vous donner sur mon origine des détails
+bien singuliers. Je vous sais un homme intelligent, je ne crains donc
+pas que votre amitié en souffre, et si elle en devait souffrir, je ne
+tiendrais plus alors à vous avoir pour ami.»
+
+Ma mère, Mme de Courcils, était une pauvre petite femme timide, que son
+mari avait épousée pour sa fortune. Toute sa vie fut un martyre. D'âme
+aimante, craintive, délicate, elle fut rudoyée sans répit par celui
+qui aurait dû être mon père, un de ces rustres qu'on appelle des
+gentilshommes campagnards. Au bout d'un mois de mariage, il vivait avec
+une servante. Il eut en outre pour maîtresses les femmes et les filles
+de ses fermiers; ce qui ne l'empêcha point d'avoir deux enfants de sa
+femme; on devrait compter trois, en me comprenant. Ma mère ne disait
+rien; elle vivait dans cette maison toujours bruyante comme ces petites
+souris qui glissent sous les meubles. Effacée, disparue, frémissante,
+elle regardait les gens de ses yeux inquiets et clairs, toujours
+mobiles, des yeux d'être effaré que la peur ne quitte pas. Elle était
+jolie pourtant, fort jolie, toute blonde d'un blond gris, d'un blond
+timide; comme si ses cheveux avaient été un peu décolorés par ses
+craintes incessantes.
+
+Parmi les amis de M. de Courcils qui venaient constamment au château se
+trouvait un ancien officier de cavalerie, veuf, homme redouté, tendre et
+violent, capable des résolutions les plus énergiques, M. de Bourneval,
+dont je porte le nom. C'était un grand gaillard maigre, avec de grosses
+moustaches noires. Je lui ressemble beaucoup. Cet homme avait lu, et ne
+pensait nullement comme ceux de sa classe. Son arrière-grand'mère avait
+été une amie de J.-J. Rousseau, et on eût dit qu'il avait hérité quelque
+chose de cette liaison d'une ancêtre. Il savait par coeur le _Contrat
+social_, la _Nouvelle Héloïse_ et tous ces livres philosophants qui ont
+préparé de loin le futur bouleversement de nos antiques usages, de nos
+préjugés, de nos lois surannées, de notre morale imbécile.
+
+Il aima ma mère, paraît-il, et en fut aimé. Cette liaison demeura
+tellement secrète, que personne ne la soupçonna. La pauvre femme,
+délaissée et triste, dut s'attacher à lui d'une façon désespérée, et
+prendre dans son commerce toutes ses manières de penser, des théories de
+libre sentiment, des audaces d'amour indépendant; mais, comme elle était
+si craintive qu'elle n'osait jamais parler haut, tout cela fut refoulé,
+condensé, pressé en son coeur qui ne s'ouvrit jamais.
+
+Mes deux frères étaient durs pour elle, comme leur père, ne la
+caressaient point, et, habitués à ne la voir compter pour rien dans la
+maison, la traitaient un peu comme une bonne.
+
+Je fus le seul de ses fils qui l'aima vraiment et qu'elle aima.
+
+Elle mourut. J'avais alors dix-huit ans. Je dois ajouter, pour que vous
+compreniez ce qui va suivre, que son mari était doté d'un conseil
+judiciaire, qu'une séparation de biens avait été prononcée au profit de
+ma mère, qui avait conservé, grâce aux artifices de la loi et au
+dévouement intelligent d'un notaire, le droit de tester à sa guise.
+
+Nous fûmes donc prévenus qu'un testament existait chez ce notaire, et
+invités à assister à la lecture.
+
+Je me rappelle cela comme d'hier. Ce fut une scène grandiose,
+dramatique, burlesque, surprenante, amenée par la révolte posthume de
+cette morte, par ce cri de liberté, cette revendication du fond de la
+tombe de cette martyre écrasée par nos moeurs durant sa vie, et qui
+jetait, de son cercueil clos, un appel désespéré vers l'indépendance.
+
+Celui qui se croyait mon père, un gros homme sanguin éveillant l'idée
+d'un boucher, et mes frères, deux forts garçons de vingt et de
+vingt-deux ans, attendaient tranquilles sur leurs sièges. M. de
+Bourneval, invité à se présenter, entra et se plaça derrière moi. Il
+était serré dans sa redingote, fort pâle, et il mordillait souvent sa
+moustache, un peu grise à présent. Il s'attendait sans doute à ce qui
+allait se passer.
+
+Le notaire ferma la porte à double tour et commença la lecture, après
+avoir décacheté devant nous l'enveloppe scellée à la cire rouge et dont
+il ignorait le contenu.
+
+ * * * * *
+
+Brusquement mon ami se tut, se leva, puis il alla prendre dans son
+secrétaire un vieux papier, le déplia, le baisa longuement, et il
+reprit. Voici le testament de ma bien-aimée mère:
+
+«Je soussignée Anne-Catherine-Geneviève-Mathilde de Croixluce, épouse
+légitime de Jean-Léopold-Joseph Gontran de Courcils, saine de corps et
+d'esprit, exprime ici mes dernières volontés.
+
+Je demande pardon à Dieu d'abord, et ensuite à mon cher fils René, de
+l'acte que je vais commettre. Je crois mon enfant assez grand de coeur
+pour me comprendre et me pardonner. J'ai souffert toute ma vie. J'ai été
+épousée par calcul, puis méprisée, méconnue, opprimée, trompée sans
+cesse par mon mari.
+
+Je lui pardonne, mais je ne lui dois rien.
+
+Mes fils aînés ne m'ont point aimée, ne m'ont point gâtée, m'ont à peine
+traitée comme une mère.
+
+J'ai été pour eux, durant ma vie, ce que je devais être; je ne leur dois
+plus rien après ma mort. Les liens du sang n'existent pas sans
+l'affection constante, sacrée, de chaque jour. Un fils ingrat est moins
+qu'un étranger; c'est un coupable, car il n'a pas le droit d'être
+indifférent pour sa mère.
+
+J'ai toujours tremblé devant les hommes, devant leurs lois iniques,
+leurs coutumes inhumaines, les préjugés infâmes. Devant Dieu, je ne
+crains plus. Morte, je rejette de moi la honteuse hypocrisie; j'ose dire
+ma pensée, avouer et signer le secret de mon coeur.
+
+Donc, je laisse en dépôt toute la partie de ma fortune dont la loi me
+permet de disposer à mon amant bien-aimé Pierre-Germer-Simon de
+Bourneval, pour revenir ensuite à notre cher fils René.
+
+ * * * * *
+
+(Cette volonté est formulée en outre, d'une façon plus précise, dans un
+acte notarié).
+
+ * * * * *
+
+Et, devant le Juge suprême qui m'entend je déclare que j'aurais maudit
+le ciel et l'existence si je n'avais rencontré l'affection profonde,
+dévouée, tendre, inébranlable de mon amant, si je n'avais compris dans
+ses bras que le Créateur a fait les êtres pour s'aimer, se soutenir, se
+consoler, et pleurer ensemble dans les heures d'amertume.
+
+Mes deux fils aînés ont pour père M. de Courcils, René seul doit la vie
+à M. de Bourneval. Je prie le Maître des hommes et de leurs destinées de
+placer au-dessus des préjugés sociaux le père et le fils, de les faire
+s'aimer jusqu'à leur mort et m'aimer encore dans mon cercueil.
+
+Tels sont ma dernière pensée et mon dernier désir.
+
+«MATHILDE DE CROIXLUCE.»
+
+ * * * * *
+
+M. de Courcils s'était levé; il cria: «C'est là le testament d'une
+folle!» Alors M. de Bourneval fit un pas et déclara d'une voix forte,
+d'une voix tranchante: «Moi, Simon de Bourneval, je déclare que cet
+écrit ne renferme que la stricte vérité. Je suis prêt à le prouver même
+par les lettres que j'ai.»
+
+Alors M. de Courcils marcha vers lui. Je crus qu'ils allaient se
+colleter. Ils étaient là, grands tous deux, l'un gros, l'autre maigre,
+frémissants. Le mari de ma mère articula en bégayant: «Vous êtes un
+misérable!» L'autre prononça du même ton vigoureux et sec: «Nous nous
+retrouverons autre part, monsieur. Je vous aurais déjà souffleté et
+provoqué depuis longtemps si je n'avais tenu avant tout à la
+tranquillité, durant sa vie, de la pauvre femme que vous avez tant fait
+souffrir.»
+
+Puis il se tourna vers moi: «Vous êtes mon fils. Voulez-vous me suivre?
+Je n'ai pas le droit de vous emmener, mais je le prends, si vous voulez
+bien m'accompagner.»
+
+Je lui serrai la main sans répondre. Et nous sommes sortis ensemble.
+J'étais, certes, aux trois quarts fou.
+
+Deux jours plus tard M. de Bourneval tuait en duel M. de Courcils. Mes
+frères, par crainte d'un affreux scandale, se sont tus. Je leur ai cédé
+et ils ont accepté la moitié de la fortune laissée par ma mère.
+
+J'ai pris le nom de mon père véritable, renonçant à celui que la loi me
+donnait et qui n'était pas le mien.
+
+M. de Bourneval est mort depuis cinq ans. Je ne suis point encore
+consolé.
+
+ * * * * *
+
+Il se leva, fit quelques pas, et, se plaçant en face de moi: «Eh bien,
+je dis que le testament de ma mère est une des choses les plus belles,
+les plus loyales, les plus grandes qu'une femme puisse accomplir.
+N'est-ce pas votre avis?»
+
+Je lui tendis les deux mains: «Oui, certainement, mon ami.»
+
+
+
+
+
+
+
+AUX CHAMPS
+
+_A Octave Mirbeau._
+
+
+Les deux chaumières étaient côte à côte, au pied d'une colline, proches
+d'une petite ville de bains. Les deux paysans besognaient dur sur la
+terre inféconde pour élever tous leurs petits. Chaque ménage en avait
+quatre. Devant les deux portes voisines, toute la marmaille grouillait
+du matin au soir. Les deux aînés avaient six ans et les deux cadets
+quinze mois environ; les mariages et, ensuite les naissances, s'étaient
+produites à peu près simultanément dans l'une et l'autre maison.
+
+Les deux mères distinguaient à peine leurs produits dans le tas; et les
+deux pères confondaient tout à fait. Les huit noms dansaient dans leur
+tête, se mêlaient sans cesse; et, quand il fallait en appeler un, les
+hommes souvent en criaient trois avant d'arriver au véritable.
+
+La première des deux demeures, en venant de la station d'eaux de
+Rolleport, était occupée par les Tuvache, qui avaient trois filles et un
+garçon; l'autre masure abritait les Vallin, qui avaient une fille et
+trois garçons.
+
+Tout cela vivait péniblement de soupe, de pommes de terre et de grand
+air. A sept heures, le matin, puis à midi, puis à six heures, le soir,
+les ménagères réunissaient leurs mioches pour donner la pâtée, comme des
+gardeurs d'oies assemblent leurs bêtes. Les enfants étaient assis, par
+rang d'âge, devant la table en bois, vernie par cinquante ans d'usage.
+Le dernier moutard avait à peine la bouche au niveau de la planche. On
+posait devant eux l'assiette creuse pleine de pain molli dans l'eau où
+avaient cuit les pommes de terre, un demi-chou et trois oignons; et
+toute la ligne mangeait jusqu'à plus faim. La mère empâtait elle-même le
+petit. Un peu de viande au pot-au-feu, le dimanche, était une fête pour
+tous; et le père, ce jour-là, s'attardait au repas en répétant: «Je m'y
+ferais bien tous les jours.»
+
+Par un après-midi du mois d'août, une légère voiture s'arrêta
+brusquement devant les deux chaumières, et une jeune femme, qui
+conduisait elle-même, dit au monsieur assis à côté d'elle:
+
+--Oh! regarde, Henri, ce tas d'enfants! Sont-ils jolis, comme ça, à
+grouiller dans la poussière!
+
+L'homme ne répondit rien, accoutumé à ces admirations qui étaient une
+douleur et presque un reproche pour lui.
+
+La jeune femme reprit:
+
+--Il faut que je les embrasse! Oh! comme je voudrais en avoir un,
+celui-là, le tout petit.
+
+Et, sautant de la voiture, elle courut aux enfants, prit un des deux
+derniers, celui des Tuvache, et, l'enlevant dans ses bras, elle le baisa
+passionnément sur ses joues sales, sur ses cheveux blonds frisés et
+pommadés de terre, sur ses menottes qu'il agitait pour se débarrasser
+des caresses ennuyeuses.
+
+Puis elle remonta dans sa voiture et partit au grand trot. Mais elle
+revint la semaine suivante, s'assit elle-même par terre, prit le moutard
+dans ses bras, le bourra de gâteaux, donna des bonbons à tous les
+autres; et joua avec eux comme une gamine, tandis que son mari attendait
+patiemment dans sa frêle voiture.
+
+Elle revint encore, fit connaissance avec les parents, reparut tous les
+jours, les poches pleines de friandises et de sous.
+
+Elle s'appelait Mme Henri d'Hubières.
+
+Un matin, en arrivant, son mari descendit avec elle; et, sans s'arrêter
+aux mioches, qui la connaissaient bien maintenant, elle pénétra dans la
+demeure des paysans.
+
+Ils étaient là, en train de fendre du bois pour la soupe; ils se
+redressèrent tout surpris, donnèrent des chaises et attendirent. Alors
+la jeune femme, d'une voix entrecoupée, tremblante, commença:
+
+--Mes braves gens, je viens vous trouver parce que je voudrais bien...
+je voudrais bien emmener avec moi votre... votre petit garçon...
+
+Les campagnards, stupéfaits et sans idée, ne répondirent pas.
+
+Elle reprit haleine et continua.
+
+--Nous n'avons pas d'enfants; nous sommes seuls, mon mari et moi... Nous
+le garderions... voulez-vous?
+
+La paysanne commençait à comprendre. Elle demanda:
+
+--Vous voulez nous prend'e Charlot? Ah ben non, pour sûr.
+
+Alors M. d'Hubières intervint:
+
+--Ma femme s'est mal expliquée. Nous voulons l'adopter, mais il
+reviendra vous voir. S'il tourne bien, comme tout porte à le croire, il
+sera notre héritier. Si nous avions, par hasard, des enfants, il
+partagerait également avec eux. Mais, s'il ne répondait pas à nos soins,
+nous lui donnerions, à sa majorité, une somme de vingt mille francs, qui
+sera immédiatement déposée en son nom chez un notaire. Et, comme on a
+aussi pensé à vous, on vous servira jusqu'à votre mort une rente de cent
+francs par mois. Avez-vous bien compris?
+
+La fermière s'était levée, toute furieuse.
+
+--Vous voulez que j'vous vendions Charlot? Ah! mais non; c'est pas des
+choses qu'on d'mande à une mère, ça! Ah! mais non! Ce s'rait une
+abomination.
+
+L'homme ne disait rien, grave et réfléchi; mais il approuvait sa femme
+d'un mouvement continu de la tête.
+
+Mme d'Hubières, éperdue, se mit à pleurer, et, se tournant vers son
+mari, avec une voix pleine de sanglots, une voix d'enfant dont tous les
+désirs ordinaires sont satisfaits, elle balbutia:
+
+--Ils ne veulent pas, Henri, ils ne veulent pas!
+
+Alors, ils firent une dernière tentative.
+
+--Mais, mes amis, songez à l'avenir de votre enfant, à son bonheur, à...
+
+La paysanne, exaspérée, lui coupa la parole:
+
+--C'est tout vu, c'est tout entendu, c'est tout réfléchi...
+Allez-vous-en, et pi, que j'vous revoie point par ici. C'est i permis
+d'vouloir prendre un éfant comme ça!
+
+Alors, Mme d'Hubières, en sortant, s'avisa qu'ils étaient deux tout
+petits, et elle demanda, à travers ses larmes, avec une ténacité de
+femme volontaire et gâtée, qui ne veut jamais attendre:
+
+--Mais l'autre petit n'est pas à vous?
+
+Le père Tuvache répondit:
+
+--Non, c'est aux voisins; vous pouvez y aller, si vous voulez.
+
+Et il rentra dans sa maison, où retentissait la voix indignée de sa
+femme.
+
+Les Vallin étaient à table, en train de manger avec lenteur des tranches
+de pain qu'ils frottaient parcimonieusement avec un peu de beurre piqué
+au couteau, dans une assiette entre eux deux.
+
+M. d'Hubières recommença ses propositions, mais avec plus
+d'insinuations, de précautions oratoires, d'astuce.
+
+Les deux ruraux hochaient la tête en signe de refus; mais, quand ils
+apprirent qu'ils auraient cent francs par mois, ils se considérèrent, se
+consultant de l'oeil, très ébranlés.
+
+Ils gardèrent longtemps le silence, torturés, hésitants. La femme enfin
+demanda:
+
+--Qué qu't'en dis, l'homme?
+
+Il prononça d'un ton sentencieux:
+
+--J'dis qu'c'est point méprisable.
+
+Alors Mme d'Hubières, qui tremblait d'angoisse, leur parla de l'avenir
+du petit, de son bonheur, et de tout l'argent qu'il pourrait leur donner
+plus tard.
+
+Le paysan demanda:
+
+--C'te rente de douze cents francs, ce s'ra promis d'vant l'notaire?
+
+M. d'Hubières répondit:
+
+--Mais certainement, dès demain.
+
+La fermière, qui méditait, reprit:
+
+--Cent francs par mois, c'est point suffisant pour nous priver du p'tit;
+ça travaillera dans quéqu'z'ans ct'éfant; i nous faut cent vingt
+francs.
+
+Mme d'Hubières, trépignant d'impatience, les accorda tout de suite; et,
+comme elle voulait enlever l'enfant, elle donna cent francs en cadeau
+pendant que son mari faisait un écrit. Le maire et un voisin, appelés
+aussitôt, servirent de témoins complaisants.
+
+Et la jeune femme, radieuse, emporta le marmot hurlant, comme on emporte
+un bibelot désiré d'un magasin.
+
+Les Tuvache, sur leur porte, le regardaient partir, muets, sévères,
+regrettant peut-être leur refus.
+
+ * * * * *
+
+On n'entendit plus du tout parler du petit Jean Vallin. Les parents,
+chaque mois, allaient toucher leurs cent vingt francs chez le notaire;
+et ils étaient fâchés avec leurs voisins parce que la mère Tuvache les
+agonisait d'ignominies, répétant sans cesse de porte en porte qu'il
+fallait être dénaturé pour vendre son enfant, que c'était une horreur,
+une saleté, une corromperie.
+
+Et parfois elle prenait en ses bras son Charlot avec ostentation, lui
+criant, comme s'il eût compris:
+
+--J'tai pas vendu, mé, j't'ai pas vendu, mon p'tiot. J'vends pas m's
+éfants, mé. J'sieus pas riche, mais vends pas m's éfants.
+
+Et, pendant des années et encore des années, ce fut ainsi chaque jour;
+chaque jour des allusions grossières étaient vociférées devant la porte,
+de façon à entrer dans la maison voisine. La mère Tuvache avait fini par
+se croire supérieure à toute la contrée parce qu'elle n'avait pas vendu
+Charlot. Et ceux qui parlaient d'elle disaient:
+
+--J'sais ben que c'était engageant, c'est égal, elle s'a conduite comme
+une bonne mère.
+
+On la citait; et Charlot, qui prenait dix-huit ans, élevé avec cette
+idée qu'on lui répétait sans répit, se jugeait lui-même supérieur à ses
+camarades parce qu'on ne l'avait pas vendu.
+
+ * * * * *
+
+Les Vallin vivotaient à leur aise, grâce à la pension. La fureur
+inapaisable des Tuvache, restés misérables, venait de là.
+
+Leur fils aîné partit au service. Le second mourut; Charlot resta seul à
+peiner avec le vieux père pour nourrir la mère et deux autres soeurs
+cadettes qu'il avait.
+
+Il prenait vingt et un ans, quand, un matin, une brillante voiture
+s'arrêta devant les deux chaumières. Un jeune monsieur, avec une chaîne
+de montre en or, descendit, donnant la main à une vieille dame en
+cheveux blancs. La vieille dame lui dit:
+
+--C'est là, mon enfant, à la seconde maison.
+
+Et il entra comme chez lui dans la masure des Vallin.
+
+La vieille mère lavait ses tabliers; le père infirme sommeillait près de
+l'âtre. Tous deux levèrent la tête, et le jeune homme dit:
+
+--Bonjour, papa; bonjour, maman.
+
+Ils se dressèrent, effarés. La paysanne laissa tomber d'émoi son savon
+dans son eau et balbutia:
+
+--C'est-i té, m'n éfant? C'est-i té, m'n éfant?
+
+Il la prit dans ses bras et l'embrassa, en répétant:--«Bonjour, maman.»
+Tandis que le vieux, tout tremblant, disait, de son ton calme qu'il ne
+perdait jamais:--«Te v'là-t-il revenu, Jean?» Comme s'il l'avait vu un
+mois auparavant.
+
+Et, quand ils se furent reconnus, les parents voulurent tout de suite
+sortir le fieu dans le pays pour le montrer. On le conduisit chez le
+maire, chez l'adjoint, chez le curé, chez l'instituteur.
+
+Charlot, debout sur le seuil de sa chaumière, le regardait passer.
+
+Le soir, au souper, il dit aux vieux:
+
+--Faut-il qu' vous ayez été sots pour laisser prendre le p'tit aux
+Vallin.
+
+Sa mère répondit obstinément:
+
+--J'voulions point vendre not' éfant.
+
+Le père ne disait rien. Le fils reprit:
+
+--C'est-il pas malheureux d'être sacrifié comme ça.
+
+Alors le père Tuvache articula d'un ton coléreux:
+
+--Vas-tu pas nous r'procher d' t'avoir gardé.
+
+Et le jeune homme, brutalement:
+
+--Oui, j'vous le r'proche, que vous n'êtes que des niants. Des parents
+comme vous ça fait l'malheur des éfants. Qu' vous mériteriez que j'vous
+quitte.
+
+La bonne femme pleurait dans son assiette. Elle gémit tout en avalant
+des cuillerées de soupe dont elle répandait la moitié:
+
+--Tuez-vous donc pour élever d's éfants!
+
+Alors le gars, rudement:
+
+--J'aimerais mieux n'être point né que d'être c'que j'suis. Quand j'ai
+vu l'autre, tantôt, mon sang n'a fait qu'un tour. Je m'suis dit:--v'là
+c'que j'serais maintenant.
+
+Il se leva.
+
+--Tenez, j'sens bien que je ferai mieux de n' pas rester ici, parce que
+j'vous le reprocherais du matin au soir, et que j'vous ferais une vie
+d'misère. Ça, voyez-vous, j'vous l'pardonnerai jamais!
+
+Les deux vieux se taisaient, atterrés, larmoyants.
+
+Il reprit:
+
+--Non, c't' idée-là, ce serait trop dur. J'aime mieux m'en aller
+chercher ma vie aut' part.
+
+Il ouvrit la porte. Un bruit de voix entra. Les Vallin festoyaient avec
+l'enfant revenu.
+
+Alors Charlot tapa du pied et, se tournant vers ses parents, cria:
+
+--Manants, va!
+
+Et il disparut dans la nuit.
+
+
+
+
+
+
+UN COQ CHANTA
+
+_A René Billotte._
+
+
+Mme Berthe d'Avancelles avait jusque-là repoussé toutes les
+supplications de son admirateur désespéré, le baron Joseph de Croissard.
+Pendant l'hiver, à Paris, il l'avait ardemment poursuivie, et il donnait
+pour elle maintenant des fêtes et des chasses en son château normand de
+Carville.
+
+Le mari, M. d'Avancelles, ne voyait rien, ne savait rien, comme
+toujours. Il vivait, disait-on, séparé de sa femme, pour cause de
+faiblesse physique, que madame ne lui pardonnait point. C'était un gros
+petit homme, chauve, court de bras, de jambes, de cou, de nez, de tout.
+
+Mme d'Avancelles était au contraire une grande jeune femme brune et
+déterminée, qui riait d'un rire sonore au nez de son maître, qui
+l'appelait publiquement «Madame Popote» et regardait d'un certain air
+engageant et tendre les larges épaules et l'encolure robuste et les
+longues moustaches blondes de son soupirant attitré, le baron Joseph de
+Croissard.
+
+Elle n'avait encore rien accordé cependant. Le baron se ruinait pour
+elle. C'étaient sans cesse des fêtes, des chasses, des plaisirs nouveaux
+auxquels il invitait la noblesse des châteaux environnants.
+
+Tout le jour les chiens courants hurlaient par les bois à la suite du
+renard et du sanglier, et, chaque soir, d'éblouissants feux d'artifice
+allaient mêler aux étoiles leurs panaches de feu, tandis que les
+fenêtres illuminées du salon jetaient sur les vastes pelouses des
+traînées de lumière où passaient des ombres.
+
+C'était l'automne, la saison rousse. Les feuilles voltigeaient sur les
+gazons comme des voilées d'oiseaux. On sentait traîner dans l'air des
+odeurs de terre humide, de terre dévêtue, comme on sent une odeur de
+chair nue, quand tombe, après le bal, la robe d'une femme.
+
+Un soir, dans une fête, au dernier printemps, Mme d'Avancelles avait
+répondu à M. de Croissard qui la harcelait de ses prières: «Si je dois
+tomber, mon ami, ce ne sera pas avant la chute des feuilles. J'ai trop
+de choses à faire cet été pour avoir le temps.» Il s'était souvenu de
+cette parole rieuse et hardie; et, chaque jour, il insistait davantage,
+chaque jour il avançait ses approches, il gagnait un pas dans le coeur
+de la belle audacieuse qui ne résistait plus, semblait-il, que pour la
+forme.
+
+Une grande chasse allait avoir lieu. Et, la veille, Mme Berthe avait
+dit, en riant, au baron: «Baron, si vous tuez la bête, j'aurai quelque
+chose pour vous.»
+
+Dès l'aurore, il fut debout pour reconnaître où le solitaire s'était
+baugé. Il accompagna ses piqueurs, disposa les relais, organisa tout
+lui-même pour préparer son triomphe; et, quand les cors sonnèrent le
+départ, il apparut dans un étroit vêtement de chasse rouge et or, les
+reins serrés, le buste large, l'oeil radieux, frais et fort comme s'il
+venait de sortir du lit.
+
+Les chasseurs partirent. Le sanglier débusqué fila, suivi des chiens
+hurleurs, à travers des broussailles; et les chevaux se mirent à
+galoper, emportant par les étroits sentiers des bois les amazones et les
+cavaliers, tandis que, sur les chemins amollis, roulaient sans bruit les
+voitures qui accompagnaient de loin la chasse.
+
+Mme d'Avancelles, par malice, retint le baron près d'elle, s'attardant,
+au pas, dans une grande avenue interminablement droite et longue et sur
+laquelle quatre rangs de chênes se repliaient comme une voûte.
+
+Frémissant d'amour et d'inquiétude, il écoutait d'une oreille le
+bavardage moqueur de la jeune femme, et de l'autre il suivait le chant
+des cors et la voix des chiens qui s'éloignaient.
+
+«Vous ne m'aimez donc plus?» disait-elle.
+
+Il répondait: «Pouvez-vous dire des choses pareilles?»
+
+Elle reprenait: «La chasse cependant semble vous occuper plus que moi.»
+
+Il gémissait: «Ne m'avez-vous point donné l'ordre d'abattre moi-même
+l'animal?»
+
+Et elle ajoutait gravement: «Mais j'y compte. Il faut que vous le tuiez
+devant moi.»
+
+Alors il frémissait sur sa selle, piquait son cheval qui bondissait et,
+perdant patience: «Mais sacristi! madame, cela ne se pourra pas si nous
+restons ici.»
+
+Puis elle lui parlait tendrement, posant la main sur son bras, ou
+flattant, comme par distraction, la crinière de son cheval.
+
+Et elle lui jetait, en riant: «Il faut que cela soit pourtant... ou
+alors... tant pis pour vous.»
+
+Puis ils tournèrent à droite dans un petit chemin couvert, et soudain,
+pour éviter une branche qui barrait la route, elle se pencha sur lui, si
+près qu'il sentit sur son cou le chatouillement des cheveux. Alors
+brutalement il l'enlaça, et appuyant sur la tempe ses grandes
+moustaches, il la baisa d'un baiser furieux.
+
+Elle ne remua point d'abord, restant ainsi sous cette caresse emportée;
+puis, d'une secousse, elle tourna la tête, et, soit hasard, soit
+volonté, ses petites lèvres à elle rencontrèrent ses lèvres à lui, sous
+leur cascade de poils blonds.
+
+Alors, soit confusion, soit remords, elle cingla le flanc de son cheval,
+qui partit au grand galop. Ils allèrent ainsi longtemps, sans échanger
+même un regard.
+
+Le tumulte de la chasse se rapprochait; les fourrés semblaient frémir,
+et tout à coup, brisant les branches, couvert de sang, secouant les
+chiens qui s'attachaient à lui, le sanglier passa.
+
+Alors le baron, poussant un rire de triomphe, cria: «Qui m'aime me
+suive!» Et il disparut dans les taillis, comme si la forêt l'eût
+englouti.
+
+Quand elle arriva, quelques minutes plus tard, dans une clairière, il se
+relevait souillé de boue, la jaquette déchirée, les mains sanglantes,
+tandis que la bête étendue portait dans l'épaule le couteau de chasse
+enfoncé jusqu'à la garde.
+
+La curée se fit aux flambeaux par une nuit douce et mélancolique. La
+lune jaunissait la flamme rouge des torches qui embrumaient la nuit de
+leur fumée résineuse. Les chiens mangeaient les entrailles puantes du
+sanglier, et criaient, et se battaient. Et les piqueurs et les
+gentilshommes chasseurs, en cercle autour de la curée, sonnaient du cor
+à plein souffle. La fanfare s'en allait dans la nuit claire au-dessus
+des bois, répétée par les échos perdus des vallées lointaines,
+réveillant les cerfs inquiets, les renards glapissants et troublant en
+leurs ébats les petits lapins gris, au bord des clairières.
+
+Les oiseaux de nuit voletaient, effarés, au-dessus de la meute affolée
+d'ardeur. Et des femmes, attendries par toutes ces choses douces et
+violentes, s'appuyant un peu au bras des hommes, s'écartaient déjà dans
+les allées, avant que les chiens eussent fini leur repas.
+
+Tout alanguie par cette journée de fatigue et de tendresse, Mme
+d'Avancelles dit au baron:
+
+«--Voulez-vous faire un tour de parc, mon ami?»
+
+Mais lui, sans répondre, tremblant, défaillant, l'entraîna.
+
+Et, tout de suite, ils s'embrassèrent. Ils allaient au pas, au petit
+pas, sous les branches presque dépouillées et qui laissaient filtrer la
+lune; et leur amour, leurs désirs, leur besoin d'étreinte étaient
+devenus si véhéments qu'ils faillirent choir au pied d'un arbre.
+
+Les cors ne sonnaient plus. Les chiens épuisés dormaient au chenil.
+«--Rentrons», dit la jeune femme. Ils revinrent.
+
+Puis, lorsqu'ils furent devant le château, elle murmura d'une voix
+mourante: «Je suis si fatiguée que je vais me coucher, mon ami.» Et,
+comme il ouvrait les bras pour la prendre en un dernier baiser, elle
+s'enfuit, lui jetant comme adieu: «Non... je vais dormir... Qui m'aime
+me suive!»
+
+Une heure plus tard, alors que tout le château silencieux semblait mort,
+le baron sortit à pas de loup de sa chambre et s'en vint gratter à la
+porte de son amie. Comme elle ne répondait pas, il essaya d'ouvrir. Le
+verrou n'était point poussé.
+
+Elle rêvait, accoudée à la fenêtre.
+
+Il se jeta à ses genoux qu'il baisait éperdûment à travers la robe de
+nuit. Elle ne disait rien, enfonçant ses doigts fins, d'une manière
+caressante, dans les cheveux du baron.
+
+Et soudain, se dégageant comme si elle eût pris une grande résolution,
+elle murmura de son air hardi, mais à voix basse: «Je vais revenir.
+Attendez-moi.» Et son doigt, tendu dans l'ombre, montrait au fond de la
+chambre la tache vague et blanche du lit.
+
+Alors, à tâtons, éperdu, les mains tremblantes, il se dévêtit bien vite
+et s'enfonça dans les draps frais. Il s'étendit délicieusement,
+oubliant presque son amie, tant il avait plaisir à cette caresse du
+linge sur son corps las de mouvement.
+
+Elle ne revenait point, pourtant; s'amusant sans doute à le faire
+languir. Il fermait les yeux dans un bien-être exquis; et il rêvait
+doucement dans l'attente délicieuse de la chose tant désirée. Mais peu à
+peu ses membres s'engourdirent, sa pensée s'assoupit, devint incertaine,
+flottante. La puissante fatigue enfin le terrassa; il s'endormit.
+
+Il dormit du lourd sommeil, de l'invincible sommeil des chasseurs
+exténués. Il dormit jusqu'à l'aurore.
+
+Tout à coup, la fenêtre étant restée entr'ouverte, un coq, perché dans
+un arbre voisin, chanta. Alors brusquement, surpris par ce cri sonore,
+le baron ouvrit les yeux.
+
+Sentant contre lui un corps de femme, se trouvant en un lit qu'il ne
+reconnaissait pas, surpris et ne se souvenant plus de rien, il balbutia,
+dans l'effarement du réveil:
+
+«--Quoi? Où suis-je? Qu'y a-t-il?»
+
+Alors elle, qui n'avait point dormi, regardant cet homme dépeigné, aux
+yeux rouges, à la lèvre épaisse, répondit, du ton hautain dont elle
+parlait à son mari:
+
+«--Ce n'est rien. C'est un coq qui chante. Rendormez-vous, monsieur,
+cela ne vous regarde pas.»
+
+
+
+
+
+
+
+UN FILS
+
+_A René Maizeroy._
+
+
+Ils se promenaient, les deux vieux amis, dans le jardin tout fleuri où
+le gai Printemps remuait de la vie.
+
+L'un était Sénateur, et l'autre de l'Académie française, graves tous
+deux, pleins de raisonnements très logiques mais solennels, gens de
+marque et de réputation.
+
+Ils parlotèrent d'abord de politique, échangeant des pensées, non pas
+sur des Idées, mais sur des hommes: les personnalités, en cette matière,
+primant toujours la Raison. Puis ils soulevèrent quelques souvenirs;
+puis ils se turent, continuant à marcher côte à côte, tout amollis par
+la tiédeur de l'air.
+
+Une grande corbeille de ravenelles exhalait des souffles sucrés et
+délicats; un tas de fleurs de toute race et de toute nuance jetaient
+leurs odeurs dans la brise, tandis qu'un faux-ébénier, vêtu de grappes
+jaunes, éparpillait au vent sa fine poussière, une fumée d'or qui
+sentait le miel et qui portait, pareille aux poudres caressantes des
+parfumeurs, sa semence enbaumée à travers l'espace.
+
+Le sénateur s'arrêta, huma le nuage fécondant qui flottait, considéra
+l'arbre amoureux resplendissant comme un soleil et dont les germes
+s'envolaient. Et il dit: «Quand on songe que ces imperceptibles atômes,
+qui sentent bon, vont créer des existences à des centaines de lieues
+d'ici, vont faire tressaillir les fibres et les sèves d'arbres femelles
+et produire des êtres à racines, naissant d'un germe comme nous,
+mortels comme nous, et qui seront remplacés par d'autres êtres de même
+essence, comme nous toujours!»
+
+Puis, planté devant l'ébénier radieux dont les parfums vivifiants se
+détachaient à tous les frissons de l'air, M. le sénateur ajouta: «Ah!
+mon gaillard, s'il te fallait faire le compte de tes enfants, tu serais
+bigrement embarrassé. En voilà un qui les exécute facilement et qui les
+lâche sans remords, et qui ne s'en inquiète guère.»
+
+L'académicien ajouta: «Nous en faisons autant, mon ami.»
+
+Le sénateur reprit: «Oui, je ne le nie pas, nous les lâchons
+quelquefois, mais nous le savons au moins, et cela constitue notre
+supériorité.»
+
+Mais l'autre secoua la tête: «Non, ce n'est pas là ce que je veux dire;
+voyez-vous, mon cher, il n'est guère d'homme qui ne possède des enfants
+ignorés, ces enfants dits _de père inconnu_, qu'il a faits, comme cet
+arbre reproduit, presque inconsciemment.
+
+S'il fallait établir le compte des femmes que nous avons eues, nous
+serions, n'est-ce pas, aussi embarrassés que cet ébénier que vous
+interpelliez le serait pour numéroter ses descendants.
+
+De dix-huit à quarante ans enfin, en faisant entrer en ligne les
+rencontres passagères, les contacts d'une heure, on peut bien admettre
+que nous avons eu des... rapports intimes avec deux ou trois cents
+femmes.
+
+Eh bien, mon ami, dans ce nombre êtes-vous sûr que vous n'en ayez pas
+fécondé au moins une, et que vous ne possédiez point sur le pavé, ou au
+bagne, un chenapan de fils qui vole et assassine les honnêtes gens,
+c'est-à-dire nous; ou bien une fille dans quelque mauvais lieu; ou
+peut-être, si elle a eu la chance d'être abandonnée par sa mère,
+cuisinière en quelque famille.
+
+Songez en outre que presque toutes les femmes que nous appelons
+_publiques_ possèdent un ou deux enfants dont elles ignorent le père,
+enfants attrapés dans le hasard de leurs étreintes à dix ou vingt
+francs. Dans tout métier on fait la part des profits et pertes. Ces
+rejetons-là constituent les «pertes» de leur profession. Quels sont les
+générateurs?--Vous,--moi,--nous tous, les hommes dits _comme il faut_!
+Ce sont les résultats de nos joyeux dîners d'amis, de nos soirs de
+gaîté, de ces heures où notre chair contente nous pousse aux
+accouplements d'aventure.
+
+Les voleurs, les rôdeurs, tous les misérables, enfin, sont nos enfants.
+Et cela vaut encore mieux pour nous que si nous étions les leurs, car
+ils reproduisent aussi, ces gredins-là!
+
+Tenez, j'ai, pour ma part, sur la conscience une très vilaine histoire
+que je veux vous dire. C'est pour moi un remords incessant, plus que
+cela, c'est un doute continuel, une inapaisable incertitude qui,
+parfois, me torture horriblement.
+
+A l'âge de vingt-cinq ans j'avais entrepris avec un de mes amis,
+aujourd'hui conseiller d'État, un voyage en Bretagne, à pied.
+
+ * * * * *
+
+Après quinze ou vingt jours de marche forcenée, après avoir visité les
+Côtes-du-Nord et une partie du Finistère, nous arrivions à Douarnenez;
+de là, en une étape, on gagna la sauvage pointe du Raz par la baie des
+Trépassés, et on coucha dans un village quelconque dont le nom finissait
+en _of_; mais, le matin venu, une fatigue étrange retint au lit mon
+camarade. Je dis au lit par habitude, car notre couche se composait
+simplement de deux bottes de paille.
+
+Impossible d'être malade en ce lieu. Je le forçai donc à se lever, et
+nous parvînmes à Audierne vers quatre ou cinq heures du soir.
+
+Le lendemain, il allait un peu mieux; on repartit; mais, en route, il
+fut pris de malaises intolérables, et c'est à grand'peine que nous pûmes
+atteindre Pont-Labbé.
+
+Là, au moins, nous avions une auberge. Mon ami se coucha, et le médecin,
+qu'on fit venir de Quimper, constata une forte fièvre, sans en
+déterminer la nature.
+
+Connaissez-vous Pont-Labbé?--Non.--Eh bien, c'est la ville la plus
+bretonne de toute cette Bretagne bretonnante qui va de la pointe du Raz
+au Morbihan, de cette contrée qui contient l'essence des moeurs, des
+légendes, des coutumes bretonnes. Encore aujourd'hui, ce coin de pays
+n'a presque pas changé. Je dis: _encore aujourd'hui_, car j'y retourne à
+présent tous les ans, hélas!
+
+Un vieux château baigne le pied de ses tours dans un grand étang triste,
+triste, avec des vols d'oiseaux sauvages. Une rivière sort de là que
+les caboteurs peuvent remonter jusqu'à la ville. Et dans les rues
+étroites aux maisons antiques, les hommes portent le grand chapeau, le
+gilet brodé et les quatre vestes superposées: la première, grande comme
+la main, couvrant au plus les omoplates, et la dernière s'arrêtant juste
+au-dessus du fond de culotte.
+
+Les filles, grandes, belles, fraîches, ont la poitrine écrasée dans un
+gilet de drap qui forme cuirasse, les étreint, ne laissant même pas
+deviner leur gorge puissante et martyrisée; et elles sont coiffées d'une
+étrange façon: sur les tempes, deux plaques brodées en couleur encadrent
+le visage, serrent les cheveux qui tombent en nappe derrière la tête,
+puis remontent se tasser au sommet du crâne sous un singulier bonnet,
+tissu souvent d'or ou d'argent.
+
+La servante de notre auberge avait dix-huit ans au plus, des yeux tout
+bleus, d'un bleu pâle que perçaient les deux petits points noirs de la
+pupille; et ses dents courtes, serrées, qu'elle montrait sans cesse en
+riant, semblaient faites pour broyer du granit.
+
+Elle ne savait pas un mot de français, ne parlant que le breton, comme
+la plupart de ses compatriotes.
+
+Or, mon ami n'allait guère mieux, et, bien qu'aucune maladie ne se
+déclarât, le médecin lui défendait de partir encore, ordonnant un repos
+complet. Je passais donc les journées près de lui, et sans cesse la
+petite bonne entrait, apportant soit mon dîner, soit de la tisane.
+
+Je la lutinais un peu, ce qui semblait l'amuser, mais nous ne causions
+pas, naturellement, puisque nous ne nous comprenions point.
+
+Or, une nuit, comme j'étais resté fort tard auprès du malade, je
+croisai, en regagnant ma chambre, la fillette qui rentrait dans la
+sienne. C'était juste en face de ma porte ouverte; alors, brusquement,
+sans réfléchir à ce que je faisais, plutôt par plaisanterie
+qu'autrement, je la saisis à pleine taille, et, avant qu'elle fût
+revenue de sa stupeur, je l'avais jetée et enfermée chez moi. Elle me
+regardait, effarée, affolée, épouvantée, n'osant pas crier de peur d'un
+scandale, d'être chassée sans doute par ses maîtres d'abord, et
+peut-être par son père ensuite.
+
+J'avais fait cela en riant; mais, dès qu'elle fut chez moi, le désir de
+la posséder m'envahit. Ce fut une lutte longue et silencieuse, une lutte
+corps à corps, à la façon des athlètes, avec les bras tendus, crispés,
+tordus, la respiration essoufflée, la peau mouillée de sueur. Oh! elle
+se débattit vaillamment; et parfois nous heurtions un meuble, une
+cloison, une chaise; alors, toujours enlacés, nous restions immobiles
+plusieurs secondes dans la crainte que le bruit n'eût éveillé
+quelqu'un; puis nous recommencions notre acharnée bataille, moi
+l'attaquant, elle résistant.
+
+Épuisée enfin, elle tomba; et je la pris brutalement, par terre, sur le
+pavé.
+
+Sitôt relevée, elle courut à la porte, tira les verrous et s'enfuit.
+
+Je la rencontrai à peine les jours suivants. Elle ne me laissait point
+l'approcher. Puis, comme mon camarade était guéri et que nous devions
+reprendre notre voyage, je la vis entrer, la veille de mon départ, à
+minuit, nu-pieds, en chemise, dans ma chambre où je venais de me
+retirer.
+
+Elle se jeta dans mes bras, m'étreignit passionnément, puis, jusqu'au
+jour, m'embrassa, me caressa, pleurant, sanglotant, me donnant enfin
+toutes les assurances de tendresse et de désespoir qu'une femme nous
+peut donner quand elle ne sait pas un mot de notre langue.
+
+Huit jours après, j'avais oublié cette aventure, commune et fréquente
+quand on voyage, les servantes d'auberge étant généralement destinées à
+distraire ainsi les voyageurs.
+
+Et je fus trente ans sans y songer et sans revenir à Pont-Labbé.
+
+Or, en 1876, j'y retournai par hasard au cours d'une excursion en
+Bretagne, entreprise pour documenter un livre et pour me bien pénétrer
+des paysages.
+
+Rien ne me sembla changé. Le château mouillait toujours ses murs
+grisâtres dans l'étang, à l'entrée de la petite ville; et l'auberge
+était la même quoique réparée, remise à neuf, avec un air plus moderne.
+En entrant, je fus reçu par deux jeunes Bretonnes de dix-huit ans,
+fraîches et gentilles, encuirassées dans leur étroit gilet de drap,
+casquées d'argent avec les grandes plaques brodées sur les oreilles.
+
+Il était environ six heures du soir. Je me mis à table pour dîner et,
+comme le patron s'empressait lui-même à me servir, la fatalité sans
+doute me fit dire: «Avez-vous connu les anciens maîtres de cette maison?
+J'ai passé ici une dizaine de jours il y a trente ans maintenant. Je
+vous parle de loin.»
+
+Il répondit: «C'étaient mes parents, monsieur.»
+
+Alors je lui racontai en quelle occasion je m'étais arrêté, comment
+j'avais été retenu par l'indisposition d'un camarade. Il ne me laissa
+pas achever.
+
+«--Oh! je me rappelle parfaitement J'avais alors quinze ou seize ans.
+Vous couchiez dans la chambre du fond et votre ami dans celle dont j'ai
+fait la mienne, sur la rue.»
+
+C'est alors seulement que le souvenir très vif de la petite bonne me
+revint. Je demandai: «--Vous rappelez-vous une gentille petite servante
+qu'avait alors votre père, et qui possédait, si ma mémoire ne me
+trompe, de jolis yeux bleus et des dents fraîches?»
+
+Il reprit: «--Oui, monsieur; elle est morte en couches quelque temps
+après.»
+
+Et, tendant la main vers la cour où un homme maigre et boiteux remuait
+du fumier, il ajouta: «--Voilà son fils.»
+
+Je me mis à rire. «--Il n'est pas beau et ne ressemble guère à sa mère.
+Il tient du père sans doute.»
+
+L'aubergiste reprit: «--Ça se peut bien; mais on n'a jamais su à qui
+c'était. Elle est morte sans le dire et personne ici ne lui connaissait
+de galant. Ç'a été un fameux étonnement quand on a appris qu'elle était
+enceinte. Personne ne voulait le croire.»
+
+J'eus une sorte de frisson désagréable, un de ces effleurements pénibles
+qui nous touchent le coeur, comme l'approche d'un lourd chagrin. Et je
+regardai l'homme dans la cour. Il venait maintenant de puiser de l'eau
+pour les chevaux et portait ses deux seaux en boitant, avec un effort
+douloureux de la jambe plus courte. Il était déguenillé, hideusement
+sale, avec de longs cheveux jaunes tellement mêlés qu'ils lui tombaient
+comme des cordes sur les joues.
+
+L'aubergiste ajouta: «--Il ne vaut pas grand'chose, ç'a été gardé par
+charité dans la maison. Peut-être qu'il aurait mieux tourné si on
+l'avait élevé comme tout le monde. Mais que voulez-vous, monsieur? Pas
+de père, pas de mère, pas d'argent! Mes parents ont eu pitié de
+l'enfant, mais ce n'était pas à eux, vous comprenez.»
+
+Je ne dis rien.
+
+Et je couchai dans mon ancienne chambre; et toute la nuit je pensai à cet
+affreux valet d'écurie en me répétant: «--Si c'était mon fils, pourtant?
+Aurais-je donc pu tuer cette fille et procréer cet être?»--C'était
+possible, enfin!
+
+Je résolus de parler à cet homme et de connaître exactement la date de
+sa naissance. Une différence de deux mois devait m'arracher mes doutes.
+
+Je le fis venir le lendemain. Mais il ne parlait pas le français non
+plus. Il avait l'air de ne rien comprendre d'ailleurs, ignorant
+absolument son âge qu'une des bonnes lui demanda de ma part. Et il se
+tenait d'un air idiot devant moi, roulant son chapeau dans ses pattes
+noueuses et dégoûtantes, riant stupidement, avec quelque chose du rire
+ancien de la mère dans le coin des lèvres et dans le coin des yeux.
+
+Mais le patron survenant alla chercher l'acte de naissance du misérable.
+Il était entré dans la vie huit mois et vingt-six jours après mon
+passage à Pont-Labbé, car je me rappelais parfaitement être arrivé à
+Lorient le 15 août. L'acte portait la mention: «Père inconnu». La mère
+s'était appelée Jeanne Kerradec.
+
+Alors mon coeur se mit à battre à coups pressés. Je ne pouvais plus
+parler tant je me sentais suffoqué; et je regardais cette brute dont les
+grands cheveux jaunes semblaient un fumier plus sordide que celui des
+bêtes; et le gueux, gêné par mon regard, cessait de rire, détournait la
+tête, cherchait à s'en aller.
+
+Tout le jour j'errai le long de la petite rivière, en réfléchissant
+douloureusement. Mais à quoi bon réfléchir? Rien ne pouvait me fixer.
+Pendant des heures et des heures je pesais toutes les raisons bonnes ou
+mauvaises pour ou contre mes chances de paternité, m'énervant en des
+suppositions inextricables, pour revenir sans cesse à la même horrible
+incertitude, puis à la conviction plus atroce encore que cet homme était
+mon fils.
+
+Je ne pus dîner et je me retirai dans ma chambre. Je fus longtemps sans
+parvenir à dormir; puis le sommeil vint, un sommeil hanté de visions
+insupportables. Je voyais ce goujat qui me riait au nez, m'appelait
+«papa»; puis il se changeait en chien et me mordait les mollets, et,
+j'avais beau me sauver, il me suivait toujours, et au lieu d'aboyer il
+parlait, m'injuriait; puis il comparaissait devant mes collègues de
+l'Académie réunis pour décider si j'étais bien son père; et l'un d'eux
+s'écriait: «C'est indubitable! Regardez donc comme il lui ressemble.» Et
+en effet je m'apercevais que ce monstre me ressemblait. Et je me
+réveillai avec cette idée plantée dans le crâne et avec le désir fou de
+revoir l'homme pour décider si, oui ou non, nous avions des traits
+communs.
+
+Je le joignis comme il allait à la messe (c'était un dimanche) et je lui
+donnai cent sous en le dévisageant anxieusement. Il se remit à rire
+d'une ignoble façon, prit l'argent, puis, gêné de nouveau par mon oeil,
+il s'enfuit après avoir bredouillé un mot à peu près inarticulé, qui
+voulait dire «merci», sans doute.
+
+La journée se passa pour moi dans les mêmes angoisses que la veille.
+Vers le soir je fis venir l'hôtelier, et avec beaucoup de précautions,
+d'habiletés, de finesses, je lui dis que je m'intéressais à ce pauvre
+être si abandonné de tous et privé de tout, et que je voulais faire
+quelque chose pour lui.
+
+Mais l'homme répliqua: «Oh! n'y songez pas, monsieur, il ne vaut rien,
+vous n'en aurez que du désagrément. Moi, je l'emploie à vider l'écurie,
+et c'est tout ce qu'il peut faire. Pour ça je le nourris et il couche
+avec les chevaux. Il ne lui en faut pas plus. Si vous avez une vieille
+culotte, donnez-la lui, mais elle sera en pièces dans huit jours.»
+
+Je n'insistai pas, me réservant d'aviser.
+
+Le gueux rentra le soir horriblement ivre, faillit mettre le feu à la
+maison, assomma un cheval à coups de pioche, et, en fin de compte,
+s'endormit dans la boue sous la pluie, grâce à mes largesses.
+
+On me pria le lendemain de ne plus lui donner d'argent. L'eau-de-vie le
+rendait furieux, et, dès qu'il avait deux sous en poche, il les buvait.
+L'aubergiste ajouta: «Lui donner de l'argent c'est vouloir sa mort.» Cet
+homme n'en avait jamais eu, absolument jamais, sauf quelques centimes
+jetés par les voyageurs, et il ne connaissait pas d'autre destination à
+ce métal que le cabaret.
+
+Alors je passai des heures dans ma chambre, avec un livre ouvert que je
+semblais lire, mais ne faisant autre chose que de regarder cette brute,
+mon fils! mon fils! en tâchant de découvrir s'il avait quelque chose de
+moi. A force de chercher je crus reconnaître des lignes semblables dans
+le front et à la naissance du nez, et je fus bientôt convaincu d'une
+ressemblance que dissimulaient l'habillement différent et la crinière
+hideuse de l'homme.
+
+Mais je ne pouvais demeurer plus longtemps sans devenir suspect, et je
+partis, le coeur broyé, après avoir laissé à l'aubergiste quelque argent
+pour adoucir l'existence de son valet.
+
+Or, depuis six ans, je vis avec cette pensée, cette horrible
+incertitude, ce doute abominable. Et, chaque année, une force invincible
+me ramène à Pont-Labbé. Chaque année je me condamne à ce supplice de
+voir cette brute patauger dans son fumier, de m'imaginer qu'il me
+ressemble, de chercher, toujours en vain, à lui être secourable. Et
+chaque année je reviens ici, plus indécis, plus torturé, plus anxieux.
+
+J'ai essayé de le faire instruire. Il est idiot sans ressource.
+
+J'ai essayé de lui rendre la vie moins pénible. Il est irrémédiablement
+ivrogne et emploie à boire tout l'argent qu'on lui donne; et il sait
+fort bien vendre ses habits neufs pour se procurer de l'eau-de-vie.
+
+J'ai essayé d'apitoyer sur lui son patron pour qu'il le ménageât, en
+offrant toujours de l'argent. L'aubergiste, étonné à la fin, m'a répondu
+fort sagement: «Tout ce que vous ferez pour lui, monsieur, ne servira
+qu'à le perdre. Il faut le tenir comme un prisonnier. Sitôt qu'il a du
+temps ou du bien-être, il devient malfaisant. Si vous voulez faire du
+bien, ça ne manque pas, allez, les enfants abandonnés, mais
+choisissez-en un qui réponde à votre peine.»
+
+Que dire à cela?
+
+Et si je laissais percer un soupçon des doutes qui me torturent, ce
+crétin, certes, deviendrait malin pour m'exploiter, me compromettre, me
+perdre. Il me crierait «papa», comme dans mon rêve.
+
+Et je me dis que j'ai tué la mère et perdu cet être atrophié, larve
+d'écurie, éclose et poussée dans le fumier, cet homme qui, élevé comme
+d'autres, aurait été pareil aux autres.
+
+Et vous ne vous figurez pas la sensation étrange, confuse et intolérable
+que j'éprouve en face de lui, en songeant que cela est sorti de moi,
+qu'il tient à moi par ce lien intime qui lie le fils au père, que grâce
+aux terribles lois de l'hérédité, il est moi par mille choses, par son
+sang et par sa chair, et qu'il a jusqu'aux mêmes germes de maladies, aux
+mêmes ferments de passions.
+
+Et j'ai sans cesse un inapaisable et douloureux besoin de le voir; et sa
+vue me fait horriblement souffrir; et de ma fenêtre, là-bas, je le
+regarde pendant des heures remuer et charrier les ordures des bêtes, en
+me répétant: «C'est mon fils.»
+
+Et je sens, parfois, d'intolérables envies de l'embrasser. Je n'ai même
+jamais touché sa main sordide.
+
+L'académicien se tut. Et son compagnon, l'homme politique, murmura: «Oui
+vraiment, nous devrions bien nous occuper un peu plus des enfants qui
+n'ont pas de père.»
+
+ * * * * *
+
+Et un souffle de vent traversant, le grand arbre jaune secoua ses
+grappes, enveloppa d'une nuée odorante et fine les deux vieillards qui
+la respirèrent à longs traits.
+
+Et le sénateur ajouta: «C'est bon vraiment d'avoir vingt-cinq ans, et
+même de faire des enfants comme ça.»
+
+
+
+
+
+
+
+SAINT-ANTOINE
+
+_A X. Charmes._
+
+
+On l'appelait Saint-Antoine, parce qu'il se nommait Antoine, et aussi
+peut-être parce qu'il était bon vivant, joyeux, farceur, puissant
+mangeur et fort buveur, et vigoureux trousseur de servantes, bien qu'il
+eût plus de soixante ans.
+
+C'était un grand paysan du pays de Caux, haut en couleur, gros de
+poitrine et de ventre, et perché sur de longues jambes qui semblaient
+trop maigres pour l'ampleur du corps.
+
+Veuf, il vivait seul avec sa bonne et ses deux valets dans sa ferme
+qu'il dirigeait en madré compère, soigneux de ses intérêts, entendu dans
+les affaires et dans l'élevage du bétail, et dans la culture de ses
+terres. Ses deux fils et ses trois filles mariés avec avantage, vivaient
+aux environs, et venaient, une fois par mois, dîner avec le père. Sa
+vigueur était célèbre dans tout le pays d'alentour; on disait en manière
+de proverbe: «Il est fort comme Saint-Antoine.»
+
+Lorsque arriva l'invasion prussienne, Saint-Antoine, au cabaret,
+promettait de manger une armée, car il était hâbleur comme un vrai
+Normand, un peu couard et fanfaron. Il tapait du poing sur la table de
+bois, qui sautait en faisant danser les tasses et les petits verres, et
+il criait, la face rouge et l'oeil sournois, dans une fausse colère de
+bon vivant: «Faudra que j'en mange, nom de Dieu!» Il comptait bien que
+les Prussiens ne viendraient pas jusqu'à Tanneville; mais lorsqu'il
+apprit qu'ils étaient à Rautôt, il ne sortit plus de sa maison, et il
+guettait sans cesse la route par la petite fenêtre de sa cuisine,
+s'attendant à tout moment à voir passer des baïonnettes.
+
+Un matin, comme il mangeait la soupe avec ses serviteurs, la porte
+s'ouvrit, et le maire de la commune, maître Chicot, parut suivi d'un
+soldat coiffé d'un casque noir à pointe de cuivre. Saint-Antoine se
+dressa d'un bond; et tout son monde le regardait, s'attendant à le voir
+écharper le Prussien; mais il se contenta de serrer la main du maire qui
+lui dit: «--En v'la un pour toi, Saint-Antoine. Ils sont venus c'te
+nuit. Fais pas de bêtise surtout, vu qu'ils parlent de fusiller et de
+brûler tout si seulement il arrive la moindre chose. Te v'la prévenu.
+Donne-li à manger, il a l'air d'un bon gars. Bonsoir, je vas chez
+l's'autres. Y en a pour tout le monde.» Et il sortit.
+
+Le père Antoine, devenu pâle, regarda son Prussien. C'était un gros
+garçon à la chair grasse et blanche, aux yeux bleus, au poil blond,
+barbu jusqu'aux pommettes, qui semblait idiot, timide et bon enfant. Le
+Normand malin le pénétra tout de suite, et, rassuré, lui fit signe de
+s'asseoir. Puis il lui demanda: «Voulez-vous de la soupe?» L'étranger ne
+comprit pas. Antoine alors eut un coup d'audace, et lui poussant sous le
+nez une assiette pleine: «--Tiens, avale ça, gros cochon.»
+
+Le soldat répondit: «Ya» et se mit à manger goulûment pendant que le
+fermier triomphant, sentant sa réputation reconquise, clignait de l'oeil
+à ses serviteurs qui grimaçaient étrangement, ayant en même temps
+grand'peur et envie de rire.
+
+Quand le Prussien eut englouti son assiettée, Saint-Antoine lui en
+servit une autre qu'il fit disparaître également; mais il recula devant
+la troisième, que le fermier voulait lui faire manger de force, en
+répétant: «Allons fous-toi ça dans le ventre. T'engraisseras ou tu diras
+pourquoi, va, mon cochon!»
+
+Et le soldat, comprenant seulement qu'on voulait le faire manger tout
+son saoul, riait d'un air content, en faisant signe qu'il était plein.
+
+Alors Saint-Antoine devenu tout à fait familier lui tapa sur le ventre
+en criant: «--Y en a-t-il dans la bedaine à mon cochon!» Mais soudain il
+se tordit, rouge à tomber d'une attaque, ne pouvant plus parler. Une
+idée lui était venue qui le faisait étouffer de rire: «C'est ça, c'est
+ça, saint Antoine et son cochon. V'là mon cochon.» Et les trois
+serviteurs éclatèrent à leur tour.
+
+Le vieux était si content qu'il fit apporter l'eau-de-vie, la bonne, le
+fil en dix, et qu'il en régala tout le monde. On trinqua avec le
+Prussien, qui claqua de la langue par flatterie, pour indiquer qu'il
+trouvait ça fameux. Et Saint-Antoine lui criait dans le nez: «Hein? En
+v'là d'la fine. T'en bois pas comme ça chez toi, mon cochon.»
+
+ * * * * *
+
+Dès lors, le père Antoine ne sortit plus sans son Prussien. Il avait
+trouvé là son affaire, c'était sa vengeance à lui, sa vengeance de gros
+malin. Et tout le pays, qui crevait de peur, riait à se tordre derrière
+le dos des vainqueurs de la farce de Saint-Antoine. Vraiment, dans la
+plaisanterie il n'avait pas son pareil. Il n'y avait que lui pour
+inventer des choses comme ça. Cré coquin, va!
+
+Il s'en allait chez les voisins, tous les jours après midi, bras dessus
+bras dessous avec son Allemand qu'il présentait d'un air gai en lui
+tapant sur l'épaule: «--Tenez, v'là mon cochon, r'gardez-moi s'il
+engraisse c't'animal-là.»
+
+Et les paysans s'épanouissaient.--Est-il donc rigolo, ce bougre
+d'Antoine!
+
+--J'te l'vend, Césaire, trois pistoles.
+
+--Je l'prends, Antoine, et j't'invite à manger du boudin.
+
+--Mé, c'que j'veux, c'est d'ses pieds.
+
+--Tâte li l'ventre, tu verras qu'il n'a que d'la graisse.»
+
+Et tout le monde clignait de l'oeil sans rire trop haut cependant, de
+peur que le Prussien devinât à la fin qu'on se moquait de lui. Antoine
+seul, s'enhardissant tous les jours, lui pinçait les cuisses en criant:
+«Rien qu'du gras»; lui tapait sur le derrière en hurlant: «Tout ça d'la
+couenne»; l'enlevait dans ses bras de vieux colosse capable de porter
+une enclume en déclarant: «Il pèse six cents, et pas de déchet.»
+
+Et il avait pris l'habitude de faire offrir à manger à son cochon
+partout où il entrait avec lui. C'était là le grand plaisir, le grand
+divertissement de tous les jours: «--Donnez-li de c'que vous voudrez, il
+avale tout.» Et on offrait à l'homme du pain et du beurre, des pommes de
+terre, du fricot froid, de l'andouille qui faisait dire: «--De la vôtre,
+et du choix.»
+
+Le soldat, stupide et doux, mangeait par politesse, enchanté de ces
+attentions, se rendait malade pour ne pas refuser; et il engraissait
+vraiment, serré maintenant dans son uniforme, ce qui ravissait
+Saint-Antoine et lui faisait répéter: «--Tu sais, mon cochon, faudra te
+faire faire une autre cage.»
+
+Ils étaient devenus, d'ailleurs, les meilleurs amis du monde; et, quand
+le vieux allait à ses affaires dans les environs, le Prussien
+l'accompagnait de lui-même pour le seul plaisir d'être avec lui.
+
+Le temps était rigoureux; il gelait dur; le terrible hiver de 1870
+semblait jeter ensemble tous les fléaux sur la France.
+
+Le père Antoine, qui préparait les choses de loin et profitait des
+occasions, prévoyant qu'il manquerait de fumier pour les travaux du
+printemps, acheta celui d'un voisin qui se trouvait dans la gêne; et il
+fut convenu qu'il irait chaque soir avec son tombereau chercher une
+charge d'engrais.
+
+Chaque jour donc il se mettait en route à l'approche de la nuit et se
+rendait à la ferme des Haules, distante d'une demi-lieue, toujours
+accompagné de son cochon. Et chaque jour c'était une fête de nourrir
+l'animal. Tout le pays accourait là comme on va, le dimanche, à la
+grand'messe.
+
+Le soldat, cependant, commençait à se méfier; et quand on riait trop
+fort il roulait des yeux inquiets qui, parfois, s'allumaient d'une
+flamme de colère.
+
+Or, un soir, quand il eut mangé à sa contenance, il refusa d'avaler un
+morceau de plus; et il essaya de se lever pour s'en aller. Mais
+Saint-Antoine l'arrêta d'un tour de poignet, et lui posant ses deux
+mains puissantes sur les épaules il le rassit si durement que la chaise
+s'écrasa sous l'homme.
+
+Une gaieté de tempête éclata; et Antoine, radieux, ramassant son cochon,
+fit semblant de le panser pour le guérir, puis il déclara: «Puisque tu
+n'veux pas manger, tu vas boire, nom de Dieu!» Et on alla chercher de
+l'eau-de-vie au cabaret.
+
+Le soldat roulait des yeux méchants: mais il but néanmoins; il but tant
+qu'on voulut; et Saint-Antoine lui tenait la tête, à la grande joie des
+assistants.
+
+Le Normand, rouge comme une tomate, le regard en feu, emplissait les
+verres, trinquait en gueulant «à la tienne!» Et le Prussien, sans
+prononcer un mot, entonnait coup sur coup des lampées de cognac.
+
+C'était une lutte, une bataille, une revanche! A qui boirait le plus,
+nom d'un nom! Ils n'en pouvaient ni l'un ni l'autre quand le litre fut
+séché. Mais aucun des deux n'était vaincu. Ils s'en allaient manche à
+manche, voilà tout. Faudrait recommencer le lendemain!
+
+Ils sortirent en titubant et se mirent en route, à côté du tombereau de
+fumier que traînaient lentement les deux chevaux.
+
+La neige commençait à tomber, et la nuit sans lune s'éclairait
+tristement de cette blancheur morte des plaines. Le froid saisit les
+deux hommes, augmentant leur ivresse, et Saint-Antoine, mécontent de
+n'avoir pas triomphé, s'amusait à pousser de l'épaule son cochon pour le
+faire culbuter dans le fossé. L'autre évitait les attaques par des
+retraites; et, chaque fois, il prononçait quelques mots allemands sur un
+ton irrité qui faisait rire aux éclats le paysan. A la fin, le Prussien
+se fâcha; et juste au moment où Antoine lui lançait une nouvelle
+bourrade, il répondit par un coup de poing terrible qui fit chanceler
+le colosse.
+
+Alors, enflammé d'eau-de-vie, le vieux saisit l'homme à bras le corps,
+le secoua quelques secondes comme il eût fait d'un petit enfant, et il
+le lança à toute volée de l'autre côté du chemin. Puis, content de cette
+exécution, il croisa ses bras pour rire de nouveau.
+
+Mais le soldat se releva vivement, nu-tête, son casque ayant roulé, et,
+dégainant son sabre, il se précipita sur le père Antoine.
+
+Quand il vit cela, le paysan saisit son fouet par le milieu, son grand
+fouet de houx, droit, fort et souple comme un nerf de boeuf.
+
+Le Prussien arriva, le front baissé, l'arme en avant, sûr de tuer. Mais
+le vieux, attrapant à pleine main la lame dont la pointe allait lui
+crever le ventre, l'écarta, et il frappa d'un coup sec sur la tempe,
+avec la poignée du fouet, son ennemi qui s'abattit à ses pieds.
+
+Puis il regarda, effaré, stupide d'étonnement, le corps d'abord secoué
+de spasmes, puis immobile sur le ventre. Il se pencha, le retourna, le
+considéra quelque temps. L'homme avait les yeux clos; et un filet de
+sang coulait d'une fente au coin du front. Malgré la nuit, le père
+Antoine distinguait la tache brune de ce sang sur la neige.
+
+Il restait là, perdant la tête, tandis que son tombereau s'en allait
+toujours, au pas tranquille des chevaux.
+
+Qu'allait-il faire? Il serait fusillé! On brûlerait sa ferme, on
+ruinerait le pays! Que faire? que faire? Comment cacher le corps, cacher
+la mort, tromper les Prussiens? Il entendit des voix au loin, dans le
+grand silence des neiges. Alors, il s'affola, et, ramassant le casque,
+il recoiffa sa victime, puis, l'empoignant par les reins, il l'enleva,
+courut, rattrapa son attelage et lança le corps sur le fumier. Une fois
+chez lui, il aviserait.
+
+Il allait à petits pas, se creusant la cervelle, ne trouvant rien. Il se
+voyait, il se sentait perdu. Il rentra dans sa cour. Une lumière
+brillait à une lucarne, sa servante ne dormait pas encore; alors il fit
+vivement reculer sa voiture jusqu'au bord du trou à l'engrais. Il
+songeait qu'en renversant la charge, le corps posé dessus tomberait
+dessous dans la fosse; et il fit basculer le tombereau.
+
+Comme il l'avait prévu, l'homme fut enseveli sous le fumier. Antoine
+aplanit le tas avec sa fourche, puis la planta dans la terre à côté. Il
+appela son valet, ordonna de mettre les chevaux à l'écurie; et il rentra
+dans sa chambre.
+
+Il se coucha, réfléchissant toujours à ce qu'il allait faire, mais
+aucune idée ne l'illuminait, son épouvante allait croissant dans
+l'immobilité du lit. On le fusillerait! Il suait de peur; ses dents
+claquaient; il se releva, grelottant, ne pouvant plus tenir dans ses
+draps.
+
+Alors il descendit à la cuisine, prit la bouteille de fine dans le
+buffet, et remonta. Il but deux grands verres de suite jetant une
+ivresse nouvelle par-dessus l'ancienne, sans calmer l'angoisse de son
+âme. Il avait fait là un joli coup, nom de Dieu d'imbécile!
+
+Il marchait maintenant de long en large, cherchant des ruses, des
+explications et des malices; et, de temps en temps, il se rinçait la
+bouche avec une gorgée de fil en dix pour se mettre du coeur au ventre.
+
+Et il ne trouvait rien. Mais rien.
+
+Vers minuit, son chien de garde, une sorte de demi-loup qu'il appelait
+«Dévorant» se mit à hurler à la mort. Le père Antoine frémit jusque dans
+les moelles; et, chaque fois que la bête reprenait son gémissement
+lugubre et long, un frisson de peur courait sur la peau du vieux.
+
+Il s'était abattu sur une chaise, les jambes cassées, hébété, n'en
+pouvant plus, attendant avec anxiété que «Dévorant» recommençât sa
+plainte, et secoué par tous les sursauts dont la terreur fait vibrer nos
+nerfs.
+
+L'horloge d'en bas sonna cinq heures. Le chien ne se taisait pas. Le
+paysan devenait fou. Il se leva pour aller déchaîner la bête, pour ne
+plus l'entendre. Il descendit, ouvrit la porte, s'avança dans la nuit.
+
+La neige tombait toujours. Tout était blanc. Les bâtiments de la ferme
+faisaient de grandes taches noires. L'homme s'approcha de la niche. Le
+chien tirait sur sa chaîne. Il le lâcha. Alors «Dévorant» fit un bond,
+puis s'arrêta net, le poil hérissé, les pattes tendues, les crocs au
+vent, le nez tourné vers le fumier.
+
+Saint-Antoine, tremblant de la tête aux pieds, balbutia: «--Qué qu't'as
+donc, sale rosse?» et il avança de quelques pas, fouillant de l'oeil
+l'ombre indécise, l'ombre terne de la cour.
+
+Alors, il vit une forme, une forme d'homme assis sur son fumier!
+
+Il regardait cela perclus d'horreur et haletant. Mais, soudain, il
+aperçut auprès de lui le manche de sa fourche piquée dans la terre; il
+l'arracha du sol; et, dans un de ces transports de peur qui rendent
+téméraires les plus lâches, il se rua en avant, pour voir.
+
+C'était lui, son Prussien, sorti fangeux de sa couche d'ordure qui
+l'avait réchauffé, ranimé. Il s'était assis machinalement, et il restait
+là, sous la neige qui le poudrait, souillé de saletés et de sang, encore
+hébété par l'ivresse, étourdi par le coup, épuisé par sa blessure.
+
+Il aperçut Antoine, et, trop abruti pour rien comprendre, il fit un
+mouvement afin de se lever. Mais le vieux, dès qu'il l'eut reconnu,
+écuma ainsi qu'une bête enragée.
+
+Il bredouillait: «--Ah! cochon! cochon! t'es pas mort! Tu vas me
+dénoncer, à c't'heure... Attends... attends!»
+
+Et, s'élançant sur l'Allemand, il jeta en avant de toute la vigueur de
+ses deux bras sa fourche levée comme une lance, et il lui enfonça
+jusqu'au manche les quatre pointes de fer dans la poitrine.
+
+Le soldat se renversa sur le dos en poussant un long soupir de mort,
+tandis que le vieux paysan, retirant son arme des plaies, la replongeait
+coup sur coup dans le ventre, dans l'estomac, dans la gorge, frappant
+comme un forcené, trouant de la tête aux pieds le corps palpitant dont
+le sang fuyait par gros bouillons.
+
+Puis il s'arrêta, essoufflé de la violence de sa besogne, aspirant l'air
+à grandes gorgées, apaisé par le meurtre accompli.
+
+Alors, comme les coqs chantaient dans les poulaillers et comme le jour
+allait poindre, il se mit à l'oeuvre pour ensevelir l'homme.
+
+Il creusa un trou dans le fumier, trouva la terre, fouilla plus bas
+encore, travaillant d'une façon désordonnée dans un emportement de force
+avec des mouvements furieux des bras et de tout le corps.
+
+Lorsque la tranchée fut assez creuse, il roula le cadavre dedans, avec
+la fourche, rejeta la terre dessus, la piétina longtemps, remit en place
+le fumier, et il sourit en voyant la neige épaisse qui complétait sa
+besogne, et couvrait les traces de son voile blanc.
+
+Puis il repiqua sa fourche sur le tas d'ordure et rentra chez lui. Sa
+bouteille encore à moitié pleine d'eau-de-vie était restée sur une
+table. Il la vida d'une haleine, se jeta sur son lit, et s'endormit
+profondément.
+
+Il se réveilla dégrisé, l'esprit calme et dispos, capable de juger le
+cas et de prévoir l'événement.
+
+Au bout d'une heure il courait le pays en demandant partout des
+nouvelles de son soldat. Il alla trouver les officiers, pour savoir,
+disait-il, pourquoi on lui avait repris son homme.
+
+Comme on connaissait leur liaison, on ne le soupçonna pas; et il dirigea
+même les recherches en affirmant que le Prussien allait chaque soir
+courir le cotillon.
+
+Un vieux gendarme en retraite, qui tenait une auberge dans un village
+voisin et qui avait une jolie fille, fut arrêté et fusillé.
+
+
+
+
+
+
+L'AVENTURE DE WALTER SCHNAFFS
+
+_A Robert Pinchon._
+
+
+Depuis son entrée en France avec l'armée d'invasion, Walter Schnaffs se
+jugeait le plus malheureux des hommes. Il était gros, marchait avec
+peine, soufflait beaucoup et souffrait affreusement des pieds qu'il
+avait fort plats et fort gras. Il était en outre pacifique et
+bienveillant, nullement magnanime ou sanguinaire, père de quatre enfants
+qu'il adorait et marié avec une jeune femme blonde, dont il regrettait
+désespérément chaque soir les tendresses, les petits soins et les
+baisers. Il aimait se lever tard et se coucher tôt, manger lentement de
+bonnes choses et boire de la bière dans les brasseries. Il songeait en
+outre que tout ce qui est doux dans l'existence disparaît avec la vie;
+et il gardait au coeur une haine épouvantable, instinctive et raisonnée
+en même temps, pour les canons, les fusils, les revolvers et les sabres,
+mais surtout pour les baïonnettes, se sentant incapable de manoeuvrer
+assez vivement cette arme rapide pour défendre son gros ventre.
+
+Et, quand il se couchait sur la terre, la nuit venue, roulé dans son
+manteau à côté des camarades qui ronflaient, il pensait longuement aux
+siens laissés là-bas et aux dangers semés sur sa route:--S'il était tué,
+que deviendraient les petits? Qui donc les nourrirait et les élèverait?
+A l'heure même, ils n'étaient pas riches, malgré les dettes qu'il avait
+contractées en partant pour leur laisser quelque argent. Et Walter
+Schnaffs pleurait quelquefois.
+
+Au commencement des batailles il se sentait dans les jambes de telles
+faiblesses qu'il se serait laissé tomber, s'il n'avait songé que toute
+l'armée lui passerait sur le corps. Le sifflement des balles hérissait
+le poil sur sa peau.
+
+Depuis des mois il vivait ainsi dans la terreur et dans l'angoisse.
+
+Son corps d'armée s'avançait vers la Normandie; et il fut un jour envoyé
+en reconnaissance avec un faible détachement qui devait simplement
+explorer une partie du pays et se replier ensuite. Tout semblait calme
+dans la campagne; rien n'indiquait une résistance préparée.
+
+Or, les Prussiens descendaient avec tranquillité dans une petite vallée
+que coupaient des ravins profonds quand une fusillade violente les
+arrêta net, jetant bas une vingtaine des leurs; et une troupe de
+francs-tireurs, sortant brusquement d'un petit bois grand comme la main,
+s'élança en avant, la baïonnette au fusil.
+
+Walter Schnaffs demeura d'abord immobile, tellement surpris et éperdu
+qu'il ne pensait même pas à fuir. Puis un désir fou de détaler le
+saisit; mais il songea aussitôt qu'il courait comme une tortue en
+comparaison des maigres Français qui arrivaient en bondissant comme un
+troupeau de chèvres. Alors, apercevant à six pas devant lui un large
+fossé plein de broussailles couvertes de feuilles sèches, il y sauta à
+pieds joints, sans songer même à la profondeur, comme on saute d'un pont
+dans une rivière.
+
+Il passa, à la façon d'une flèche, à travers une couche épaisse de
+lianes et de ronces aiguës qui lui déchirèrent la face et les mains, et
+il tomba lourdement assis sur un lit de pierres.
+
+Levant aussitôt les yeux, il vit le ciel par le trou qu'il avait fait.
+Ce trou révélateur le pouvait dénoncer, et il se traîna avec précaution,
+à quatre pattes, au fond de cette ornière, sous le toit de branchages
+enlacés, allant le plus vite possible, en s'éloignant du lieu du combat.
+Puis il s'arrêta et s'assit de nouveau, tapi comme un lièvre au milieu
+des hautes herbes sèches.
+
+Il entendit pendant quelque temps encore des détonations, des cris et
+des plaintes. Puis les clameurs de la lutte s'affaiblirent, cessèrent.
+Tout redevint muet et calme.
+
+Soudain quelque chose remua contre lui. Il eut un sursaut épouvantable.
+C'était un petit oiseau qui, s'étant posé sur une branche, agitait des
+feuilles mortes. Pendant près d'une heure, le coeur de Walter Schnaffs
+en battit à grands coups pressés.
+
+La nuit venait, emplissant d'ombre le ravin. Et le soldat se mit à
+songer. Qu'allait-il faire? Qu'allait-il devenir? Rejoindre son
+armée?... Mais comment? Mais par où? Et il lui faudrait recommencer
+l'horrible vie d'angoisses, d'épouvantes, de fatigues et de souffrances
+qu'il menait depuis le commencement de la guerre! Non! Il ne se sentait
+plus ce courage! Il n'aurait plus l'énergie qu'il fallait pour supporter
+les marches et affronter les dangers de toutes les minutes.
+
+Mais que faire? Il ne pouvait rester dans ce ravin et s'y cacher jusqu'à
+la fin des hostilités. Non, certes. S'il n'avait pas fallu manger, cette
+perspective ne l'aurait pas trop atterré; mais il fallait manger, manger
+tous les jours.
+
+Et il se trouvait ainsi tout seul, en armes, en uniforme, sur le
+territoire ennemi, loin de ceux qui le pouvaient défendre. Des frissons
+lui couraient sur la peau.
+
+Soudain il pensa: «Si seulement j'étais prisonnier!» Et son coeur frémit
+de désir, d'un désir violent, immodéré, d'être prisonnier des Français.
+Prisonnier! Il serait sauvé, nourri, logé, à l'abri des balles et des
+sabres, sans appréhension possible, dans une bonne prison bien gardée.
+Prisonnier! Quel rêve!
+
+Et sa résolution fut prise immédiatement:
+
+--Je vais me constituer prisonnier.
+
+Il se leva, résolu à exécuter ce projet sans tarder d'une minute. Mais
+il demeura immobile, assailli soudain par des réflexions fâcheuses et
+par des terreurs nouvelles.
+
+Où allait-il se constituer prisonnier? Comment? De quel côté? Et des
+images affreuses, des images de mort, se précipitèrent dans son âme.
+
+Il allait courir des dangers terribles en s'aventurant seul, avec son
+casque à pointe, par la campagne.
+
+S'il rencontrait des paysans? Ces paysans, voyant un Prussien perdu, un
+Prussien sans défense, le tueraient comme un chien errant! Ils le
+massacreraient avec leurs fourches, leurs pioches, leurs faux, leurs
+pelles! Ils en feraient une bouillie, une pâtée, avec l'acharnement des
+vaincus exaspérés.
+
+S'il rencontrait des francs-tireurs? Ces francs-tireurs, des enragés
+sans loi ni discipline, le fusilleraient pour s'amuser, pour passer une
+heure, histoire de rire en voyant sa tête. Et il se croyait déjà appuyé
+contre un mur en face de douze canons de fusils, dont les petits trous
+ronds et noirs semblaient le regarder.
+
+S'il rencontrait l'armée française elle-même? Les hommes d'avant-garde
+le prendraient pour un éclaireur, pour quelque hardi et malin troupier
+parti seul en reconnaissance, et ils lui tireraient dessus. Et il
+entendait déjà les détonations irrégulières des soldats couchés dans les
+broussailles, tandis que lui, debout au milieu d'un champ, s'affaissait,
+troué comme une écumoire par les balles qu'il sentait entrer dans sa
+chair.
+
+Il se rassit, désespéré. Sa situation lui paraissait sans issue.
+
+La nuit était tout à fait venue, la nuit muette et noire. Il ne bougeait
+plus, tressaillant à tous les bruits inconnus et légers qui passent dans
+les ténèbres. Un lapin, tapant du cul au bord d'un terrier, faillit
+faire s'enfuir Walter Schnaffs. Les cris des chouettes lui déchiraient
+l'âme, le traversant de peurs soudaines, douloureuses comme des
+blessures. Il écarquillait ses gros yeux pour tâcher de voir dans
+l'ombre; et il s'imaginait à tout moment entendre marcher près de lui.
+
+Après d'interminables heures et des angoisses de damné, il aperçut, à
+travers son plafond de branchages, le ciel qui devenait clair. Alors, un
+soulagement immense le pénétra; ses membres se détendirent, reposés
+soudain; son coeur s'apaisa; ses yeux se fermèrent. Il s'endormit.
+
+Quand il se réveilla, le soleil lui parut arrivé à peu près au milieu du
+ciel; il devait être midi. Aucun bruit ne troublait la paix morne des
+champs; et Walter Schnaffs s'aperçut qu'il était atteint d'une faim
+aiguë.
+
+Il bâillait, la bouche humide à la pensée du saucisson, du bon saucisson
+des soldats; et son estomac lui faisait mal.
+
+Il se leva, fit quelques pas, sentit que ses jambes étaient faibles, et
+se rassit pour réfléchir. Pendant deux ou trois heures encore, il
+établit le pour et le contre, changeant à tout moment de résolution,
+combattu, malheureux, tiraillé par les raisons les plus contraires.
+
+Une idée lui parut enfin logique et pratique, c'était de guetter le
+passage d'un villageois seul, sans armes, et sans outils de travail
+dangereux, de courir au-devant de lui et de se remettre en ses mains en
+lui faisant bien comprendre qu'il se rendait.
+
+Alors il ôta son casque, dont la pointe le pouvait trahir, et il sortit
+sa tête au bord de son trou, avec des précautions infinies.
+
+Aucun être isolé ne se montrait à l'horizon. Là-bas, à droite, un petit
+village envoyait au ciel la fumée de ses toits, la fumée des cuisines!
+Là-bas, à gauche, il apercevait, au bout des arbres d'une avenue, un
+grand château flanqué de tourelles.
+
+Il attendit ainsi jusqu'au soir, souffrant affreusement, ne voyant rien
+que des vols de corbeaux, n'entendant rien que les plaintes sourdes de
+ses entrailles.
+
+Et la nuit encore tomba sur lui.
+
+Il s'allongea au fond de sa retraite et il s'endormit d'un sommeil
+fiévreux, hanté de cauchemars, d'un sommeil d'homme affamé.
+
+L'aurore se leva de nouveau sur sa tête. Il se remit en observation.
+Mais la campagne restait vide comme la veille; et une peur nouvelle
+entrait dans l'esprit de Walter Schnaffs, la peur de mourir de faim! Il
+se voyait étendu au fond de son trou, sur le dos, les yeux fermés. Puis
+des bêtes, des petites bêtes de toute sorte s'approchaient de son
+cadavre et se mettaient à le manger, l'attaquant partout à la fois, se
+glissant sous ses vêtements pour mordre sa peau froide. Et un grand
+corbeau lui piquait les yeux de son bec effilé.
+
+Alors, il devint fou, s'imaginant qu'il allait s'évanouir de faiblesse
+et ne plus pouvoir marcher. Et déjà, il s'apprêtait à s'élancer vers le
+village, résolu à tout oser, à tout braver, quand il aperçut trois
+paysans qui s'en allaient aux champs avec leur fourches sur l'épaule, et
+il replongea dans sa cachette.
+
+Mais, dès que le soir obscurcit la plaine, il sortit lentement du fossé,
+et se mit en route, courbé, craintif, le coeur battant, vers le château
+lointain, préférant entrer là dedans plutôt qu'au village qui lui
+semblait redoutable comme une tannière pleine de tigres.
+
+Les fenêtres d'en bas brillaient. Une d'elles était même ouverte; et une
+forte odeur de viande cuite s'en échappait, une odeur qui pénétra
+brusquement dans le nez et jusqu'au fond du ventre de Walter Schnaffs,
+qui le crispa; le fit haleter, l'attirant irrésistiblement, lui jetant
+au coeur une audace désespérée.
+
+Et brusquement, sans réfléchir, il apparut, casqué, dans le cadre de la
+fenêtre.
+
+Huit domestiques dînaient autour d'une grande table. Mais soudain une
+bonne demeura béante, laissant tomber son verre, les yeux fixes. Tous
+les regards suivirent le sien!
+
+On aperçut l'ennemi!
+
+Seigneur! les Prussiens attaquaient le château!...
+
+Ce fut d'abord un cri, un seul cri, fait de huit cris poussés sur huit
+tons différents, un cri d'épouvante horrible, puis une levée
+tumultueuse, une bousculade, une mêlée, une fuite éperdue vers la porte
+du fond. Les chaises tombaient, les hommes renversaient les femmes et
+passaient dessus. En deux secondes, la pièce fut vide, abandonnée, avec
+la table couverte de mangeaille en face de Walter Schnaffs stupéfait,
+toujours debout dans sa fenêtre.
+
+Après quelques instants d'hésitation, il enjamba le mur d'appui et
+s'avança vers les assiettes. Sa faim exaspérée le faisait trembler
+comme un fiévreux: mais une terreur le retenait, le paralysait encore.
+Il écouta. Toute la maison semblait frémir; des portes se fermaient, des
+pas rapides couraient sur le plancher du dessus. Le Prussien inquiet
+tendait l'oreille à ces confuses rumeurs; puis il entendit des bruits
+sourds comme si des corps fussent tombés dans la terre molle, au pied
+des murs, des corps humains sautant du premier étage.
+
+Puis tout mouvement, toute agitation cessèrent, et le grand château
+devint silencieux comme un tombeau.
+
+Walter Schnaffs s'assit devant une assiette restée intacte, et il se mit
+à manger. Il mangeait par grandes bouchées comme s'il eût craint d'être
+interrompu trop tôt, de n'en pouvoir engloutir assez. Il jetait à deux
+mains les morceaux dans sa bouche ouverte comme une trappe; et des
+paquets de nourriture lui descendaient coup sur coup dans l'estomac,
+gonflant sa gorge en passant. Parfois, il s'interrompait, prêt à crever
+à la façon d'un tuyau trop plein. Il prenait alors la cruche au cidre et
+se déblayait l'oesophage comme on lave un conduit bouché.
+
+Il vida toutes les assiettes, tous les plats et toutes les bouteilles;
+puis, saoul de liquide et de mangeaille, abruti, rouge, secoué par des
+hoquets, l'esprit troublé et la bouche grasse, il déboutonna son
+uniforme pour souffler, incapable d'ailleurs de faire un pas. Ses yeux
+se fermaient, ses idées s'engourdissaient; il posa son front pesant dans
+ses bras croisés sur la table, et il perdit doucement la notion des
+choses et des faits.
+
+ * * * * *
+
+Le dernier croissant éclairait vaguement l'horizon au-dessus des arbres
+du parc. C'était l'heure froide qui précède le jour.
+
+Des ombres glissaient dans les fourrés, nombreuses et muettes; et
+parfois, un rayon de lune faisait reluire dans l'ombre une pointe
+d'acier.
+
+Le château tranquille dressait sa grande silhouette noire. Deux fenêtres
+seules brillaient encore au rez-de-chaussée.
+
+Soudain, une voix tonnante hurla:
+
+--En avant! nom d'un nom! à l'assaut! mes enfants!
+
+Alors, en un instant, les portes, les contrevents et les vitres
+s'enfoncèrent sous un flot d'hommes qui s'élança, brisa, creva tout,
+envahit la maison. En un instant cinquante soldats armés jusqu'aux
+cheveux, bondirent dans la cuisine où reposait pacifiquement Walter
+Schnaffs, et lui posant sur la poitrine cinquante fusils chargés, le
+culbutèrent, le roulèrent, le saisirent, le lièrent des pieds à la tête.
+
+Il haletait d'ahurissement, trop abruti pour comprendre, battu, crossé
+et fou de peur.
+
+Et tout d'un coup, un gros militaire chamarré d'or lui planta son pied
+sur le ventre en vociférant:
+
+--Vous êtes mon prisonnier, rendez-vous!
+
+Le Prussien n'entendit que ce seul mot «prisonnier», et il gémit: «_ya,
+ya, ya_».
+
+Il fut relevé, ficelé sur une chaise, et examiné avec une vive curiosité
+par ses vainqueurs qui soufflaient comme des baleines. Plusieurs
+s'assirent, n'en pouvant plus d'émotion et de fatigue.
+
+Il souriait, lui, il souriait maintenant, sûr d'être enfin prisonnier!
+
+Un autre officier entra et prononça:
+
+--Mon colonel, les ennemis se sont enfuis; plusieurs semblent avoir été
+blessés. Nous restons maîtres de la place.
+
+Le gros militaire qui s'essuyait le front vociféra: «Victoire!»
+
+Et il écrivit sur un petit agenda de commerce tiré de sa poche:
+
+«Après une lutte acharnée, les Prussiens ont dû battre en retraite,
+emportant leurs morts et leurs blessés, qu'on évalue à cinquante hommes
+hors de combat. Plusieurs sont restés entre nos mains.»
+
+Le jeune officier reprit:
+
+--Quelles dispositions dois-je prendre, mon colonel?
+
+Le colonel répondit:
+
+--Nous allons nous replier pour éviter un retour offensif avec de
+l'artillerie et des forces supérieures.
+
+Et il donna l'ordre de repartir.
+
+La colonne se reforma dans l'ombre, sous les murs du château, et se mit
+en mouvement, enveloppant de partout Walter Schnaffs garotté, tenu par
+six guerriers le revolver au poing.
+
+Des reconnaissances furent envoyées pour éclairer la route. On avançait
+avec prudence, faisant halte de temps en temps.
+
+Au jour levant, on arrivait à la sous-préfecture de La Roche-Oysel, dont
+la garde nationale avait accompli ce fait d'armes.
+
+La population anxieuse et surexcitée attendait. Quand on aperçut le
+casque du prisonnier, des clameurs formidables éclatèrent. Les femmes
+levaient les bras; des vieilles pleuraient; un aïeul lança sa béquille
+au Prussien et blessa le nez d'un de ses gardiens.
+
+Le colonel hurlait.
+
+--Veillez à la sûreté du captif!
+
+On parvint enfin à la maison de ville. La prison fut ouverte, et Walter
+Schnaffs jeté dedans, libre de liens.
+
+Deux cents hommes en armes montèrent la garde autour du bâtiment.
+
+Alors, malgré des symptômes d'indigestion qui le tourmentaient depuis
+quelque temps, le Prussien, fou de joie, se mit à danser, à danser
+éperdument, en levant les bras et les jambes, à danser en poussant des
+rires frénétiques, jusqu'au moment où il tomba, épuisé au pied d'un mur.
+
+Il était prisonnier! Sauvé!
+
+ * * * * *
+
+C'est ainsi que le château de Champignet fut repris à l'ennemi après six
+heures seulement d'occupation.
+
+Le colonel Ratier, marchand de drap, qui enleva cette affaire à la tête
+des gardes nationaux de La Roche-Oysel, fut décoré.
+
+
+
+
+FIN
+
+
+
+
+
+
+TABLE
+
+
+La Bécasse
+
+Ce cochon de Morin
+
+La Folle
+
+Pierrot
+
+Menuet
+
+La Peur
+
+Farce normande
+
+Les Sabots
+
+La Rempailleuse
+
+En mer
+
+Un Normand
+
+Le Testament
+
+Aux Champs
+
+Un Coq chanta
+
+Un Fils
+
+Saint-Antoine
+
+L'Aventure de Walter Schnaffs
+
+
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Contes de la Becasse, by Guy de Maupassant
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES DE LA BECASSE ***
+
+***** This file should be named 11714-8.txt or 11714-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
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+Produced by Miranda van de Heijning, Christine De Ryck and the PG
+Online Distributed Proofreaders. This file was produced from images
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+will be renamed.
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+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
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+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
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+keeping this work in the same format with its attached full Project
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+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
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+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
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+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
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+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
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+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
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+ and discontinue all use of and all access to other copies of
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+
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
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+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
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+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
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+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
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+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
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+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's
+eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
+compressed (zipped), HTML and others.
+
+Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over
+the old filename and etext number. The replaced older file is renamed.
+VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving
+new filenames and etext numbers.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000,
+are filed in directories based on their release date. If you want to
+download any of these eBooks directly, rather than using the regular
+search system you may utilize the following addresses and just
+download by the etext year. For example:
+
+ https://www.gutenberg.org/etext06
+
+ (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99,
+ 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90)
+
+EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are
+filed in a different way. The year of a release date is no longer part
+of the directory path. The path is based on the etext number (which is
+identical to the filename). The path to the file is made up of single
+digits corresponding to all but the last digit in the filename. For
+example an eBook of filename 10234 would be found at:
+
+ https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234
+
+or filename 24689 would be found at:
+ https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689
+
+An alternative method of locating eBooks:
+ https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL
+
+
diff --git a/old/11714-8.zip b/old/11714-8.zip
new file mode 100644
index 0000000..afaba31
--- /dev/null
+++ b/old/11714-8.zip
Binary files differ
diff --git a/old/11714-h.zip b/old/11714-h.zip
new file mode 100644
index 0000000..e7ca692
--- /dev/null
+++ b/old/11714-h.zip
Binary files differ
diff --git a/old/11714-h/11714-h.htm b/old/11714-h/11714-h.htm
new file mode 100644
index 0000000..1cdb229
--- /dev/null
+++ b/old/11714-h/11714-h.htm
@@ -0,0 +1,5148 @@
+<!DOCTYPE HTML PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN">
+<html>
+ <head>
+ <meta http-equiv="Content-Type" content=
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+ The Project Gutenberg eBook of Contes de la B&eacute;casse, by Guy De Maupassant.
+ </title>
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+ P { text-indent: 1em;
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+ </head>
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+
+
+<pre>
+
+The Project Gutenberg EBook of Contes de la Becasse, by Guy de Maupassant
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Contes de la Becasse
+
+Author: Guy de Maupassant
+
+Release Date: March 25, 2004 [EBook #11714]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES DE LA BECASSE ***
+
+
+
+
+Produced by Miranda van de Heijning, Christine De Ryck and the PG
+Online Distributed Proofreaders. This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale de France
+(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+<h1>GUY DE MAUPASSANT</h1>
+<br>
+
+<h1>CONTES DE LA B&Eacute;CASSE</h1>
+<br>
+<br>
+<br>
+
+<h2>SEIZI&Egrave;ME &Eacute;DITION</h2>
+<br>
+<br>
+
+<h2>PARIS</h2>
+
+<h2>1894</h2>
+
+
+<hr>
+<h2 class="chaphead">TABLE</h2>
+
+<p class="contents"><a href="#LA_BECASSE"><b>La B&eacute;casse</b></a><br>
+<a href="#CE_COCHON_DE_MORIN"><b>Ce cochon de Morin</b></a><br>
+<a href="#LA_FOLLE"><b>La Folle</b></a><br>
+<a href="#PIERROT"><b>Pierrot</b></a><br>
+<a href="#MENUET"><b>Menuet</b></a><br>
+<a href="#LA_PEUR"><b>La Peur</b></a><br>
+<a href="#FARCE_NORMANDE"><b>Farce normande</b></a><br>
+<a href="#LES_SABOTS"><b>Les Sabots</b></a><br>
+<a href="#LA_REMPAILLEUSE"><b>La Rempailleuse</b></a><br>
+<a href="#EN_MER"><b>En mer</b></a><br>
+<a href="#UN_NORMAND"><b>Un Normand</b></a><br>
+<a href="#LE_TESTAMENT"><b>Le Testament</b></a><br>
+<a href="#AUX_CHAMPS"><b>Aux Champs</b></a><br>
+<a href="#UN_COQ_CHANTA"><b>Un Coq chanta</b></a><br>
+<a href="#UN_FILS"><b>Un Fils</b></a><br>
+<a href="#SAINT-ANTOINE"><b>Saint-Antoine</b></a><br>
+<a href="#L'AVENTURE_DE_WALTER_SCHNAFFS"><b>L'Aventure de Walter Schnaffs</b></a></p>
+
+
+
+<hr>
+<a name="LA_BECASSE"></a><h2 class="parthead">LA B&Eacute;CASSE</h2>
+<br>
+
+<p>Le vieux baron des Ravots avait &eacute;t&eacute; pendant quarante ans le roi des
+chasseurs de sa province. Mais, depuis cinq &agrave; six ann&eacute;es, une paralysie
+des jambes le clouait &agrave; son fauteuil, et il ne pouvait plus que tirer
+des pigeons de la fen&ecirc;tre de son salon ou du haut de son grand perron.</p>
+
+<p>Le reste du temps il lisait.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un homme de commerce aimable chez qui &eacute;tait rest&eacute; beaucoup de
+l'esprit lettr&eacute; du dernier si&egrave;cle. Il adorait les contes, les petits
+contes polissons, et aussi les histoires vraies arriv&eacute;es dans son
+entourage. D&egrave;s qu'un ami entrait chez lui, il demandait&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Eh bien, quoi de nouveau&nbsp;?</p>
+
+<p>Et il savait interroger &agrave; la fa&ccedil;on d'un juge d'instruction.</p>
+
+<p>Par les jours de soleil il faisait rouler devant la porte son large
+fauteuil pareil &agrave; un lit. Un domestique, derri&egrave;re son dos, tenait les
+fusils, les chargeait et les passait &agrave; son ma&icirc;tre&nbsp;; un autre valet, cach&eacute;
+dans un massif, l&acirc;chait un pigeon de temps en temps, &agrave; des intervalles
+irr&eacute;guliers, pour que le baron ne f&ucirc;t pas pr&eacute;venu et demeur&acirc;t en &eacute;veil.</p>
+
+<p>Et, du matin au soir, il tirait les oiseaux rapides, se d&eacute;solant quand
+il s'&eacute;tait laiss&eacute; surprendre, et riant aux larmes quand la b&ecirc;te tombait
+d'aplomb ou faisait quelque culbute inattendue et dr&ocirc;le. Il se tournait
+alors vers le gar&ccedil;on qui chargeait les armes, et il demandait, en
+suffoquant de gaiet&eacute;&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Y est-il, celui-l&agrave;, Joseph&nbsp;! As-tu vu comme il est descendu&nbsp;?</p>
+
+<p>Et Joseph r&eacute;pondait invariablement&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Oh&nbsp;! monsieur le baron ne les manque pas.</p>
+
+<p>A l'automne, au moment des chasses, il invitait, comme &agrave; l'ancien temps,
+ses amis, et il aimait entendre au loin les d&eacute;tonations. Il les
+comptait, heureux quand elles se pr&eacute;cipitaient. Et, le soir, il exigeait
+de chacun le r&eacute;cit fid&egrave;le de sa journ&eacute;e.</p>
+
+<p>Et on restait trois heures &agrave; table en racontant des coups de fusil.</p>
+
+<p>C'&eacute;taient d'&eacute;tranges et invraisemblables aventures, o&ugrave; se complaisait
+l'humeur h&acirc;bleuse des chasseurs. Quelques-unes avaient fait date et
+revenaient r&eacute;guli&egrave;rement. L'histoire d'un lapin que le petit vicomte de
+Bourril avait manqu&eacute; dans son vestibule les faisait se tordre chaque
+ann&eacute;e de la m&ecirc;me fa&ccedil;on. Toutes les cinq minutes un nouvel orateur
+pronon&ccedil;ait&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;J'entends&nbsp;: &laquo;&nbsp;Birr&nbsp;! birr&nbsp;!&nbsp;&raquo; et une compagnie magnifique me part &agrave; dix
+pas. J'ajuste&nbsp;: pif&nbsp;! paf&nbsp;! j'en vois tomber une pluie, une vraie pluie. Il
+y en avait sept&nbsp;!</p>
+
+<p>Et tous, &eacute;tonn&eacute;s, mais r&eacute;ciproquement cr&eacute;dules, s'extasiaient.</p>
+
+<p>Mais il existait dans la maison une vieille coutume, appel&eacute;e le &laquo;&nbsp;conte
+de la B&eacute;casse&nbsp;&raquo;.</p>
+
+<p>Au moment du passage de cette reine des gibiers, la m&ecirc;me c&eacute;r&eacute;monie
+recommen&ccedil;ait &agrave; chaque d&icirc;ner.</p>
+
+<p>Comme ils adoraient l'incomparable oiseau, on en mangeait tous les soirs
+un par convive&nbsp;; mais on avait soin de laisser dans un plat toutes les
+t&ecirc;tes.</p>
+
+<p>Alors le baron, officiant comme un &eacute;v&ecirc;que, se faisait apporter sur une
+assiette un peu de graisse, oignait avec soin les t&ecirc;tes pr&eacute;cieuses en
+les tenant par le bout de la mince aiguille qui leur sert le bec. Une
+chandelle allum&eacute;e &eacute;tait pos&eacute;e pr&egrave;s de lui, et tout le monde se taisait,
+dans l'anxi&eacute;t&eacute; de l'attente.</p>
+
+<p>Puis il saisissait un des cr&acirc;nes ainsi pr&eacute;par&eacute;s, le fixait sur une
+&eacute;pingle, piquait l'&eacute;pingle sur un bouchon, maintenait le tout en
+&eacute;quilibre au moyen de petits b&acirc;tons crois&eacute;s comme des balanciers, et
+plantait d&eacute;licatement cet appareil sur un goulot de bouteille en mani&egrave;re
+de tourniquet.</p>
+
+<p>Tous les convives comptaient ensemble, d'une voix forte&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Une,&nbsp;&mdash;&nbsp;deux,&nbsp;&mdash;&nbsp;trois.</p>
+
+<p>Et le baron, d'un coup de doigt, faisait vivement pivoter ce joujou.</p>
+
+<p>Celui des invit&eacute;s que d&eacute;signait, en s'arr&ecirc;tant, le long bec pointu
+devenait ma&icirc;tre de toutes les t&ecirc;tes, r&eacute;gal exquis qui faisait loucher
+ses voisins.</p>
+
+<p>Il les prenait une &agrave; une et les faisait griller sur la chandelle. La
+graisse cr&eacute;pitait, la peau rissol&eacute;e fumait, et l'&eacute;lu du hasard croquait
+le cr&acirc;ne suiff&eacute; en le tenant par le nez et en poussant des exclamations
+de plaisir.</p>
+
+<p>Et chaque fois les d&icirc;neurs, levant leurs verres, buvaient &agrave; sa sant&eacute;.</p>
+
+<p>Puis, quand il avait achev&eacute; le dernier, il devait, sur l'ordre du baron,
+conter une histoire pour indemniser les d&eacute;sh&eacute;rit&eacute;s.</p>
+
+<p>Voici quelques-uns de ces r&eacute;cits&nbsp;:</p>
+
+
+
+
+
+<hr>
+<a name="CE_COCHON_DE_MORIN"></a><h2 class="parthead">CE COCHON DE MORIN</h2>
+<p class="dedic">A M. Oudinot.</p>
+
+
+<h2 class="chaphead">I</h2>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&Ccedil;a, mon ami, dis-je &agrave; Labarbe, tu viens encore de prononcer ces quatre
+mots, &laquo;&nbsp;ce cochon de Morin&nbsp;&raquo;. Pourquoi, diable, n'ai-je jamais entendu
+parler de Morin sans qu'on le trait&acirc;t de &laquo;&nbsp;cochon&nbsp;&raquo;&nbsp;?</p>
+
+<p>Labarbe, aujourd'hui d&eacute;put&eacute;, me regarda avec des yeux de chat-huant.
+&laquo;&nbsp;Comment, tu ne sais pas l'histoire de Morin, et tu es de la Rochelle&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>J'avouai que je ne savais pas l'histoire de Morin. Alors Labarbe se
+frotta les mains et commen&ccedil;a son r&eacute;cit.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Tu as connu Morin, n'est-ce pas, et tu te rappelles son grand magasin
+de mercerie sur le quai de la Rochelle&nbsp;?</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Oui, parfaitement.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Eh bien, sache qu'en 1862 ou 63 Morin alla passer quinze jours &agrave;
+Paris, pour son plaisir, ou ses plaisirs, mais sous pr&eacute;texte de
+renouveler ses approvisionnements. Tu sais ce que sont, pour un
+commer&ccedil;ant de province, quinze jours de Paris. Cela vous met le feu dans
+le sang. Tous les soirs des spectacles, des fr&ocirc;lements de femmes, une
+continuelle excitation d'esprit. On devient fou. On ne voit plus que
+danseuses en maillot, actrices d&eacute;collet&eacute;es, jambes rondes, &eacute;paules
+grasses, tout cela presque &agrave; port&eacute;e de la main, sans qu'on ose ou qu'on
+puisse y toucher. C'est &agrave; peine si on go&ucirc;te, une fois ou deux, &agrave;
+quelques mets inf&eacute;rieurs. Et l'on s'en va, le c&oelig;ur encore tout secou&eacute;,
+l'&acirc;me &eacute;moustill&eacute;e, avec une esp&egrave;ce de d&eacute;mangeaison de baisers qui vous
+chatouillent les l&egrave;vres.</p>
+
+<p>Morin se trouvait dans cet &eacute;tat, quand il prit son billet pour la
+Rochelle par l'express de 8 h. 40 du soir. Et il se promenait plein de
+regrets et de trouble dans la grande salle commune du chemin de fer
+d'Orl&eacute;ans, quand il s'arr&ecirc;ta net devant une jeune femme qui embrassait
+une vieille dame. Elle avait relev&eacute; sa voilette, et Morin, ravi,
+murmura&nbsp;: &laquo;&nbsp;Bigre, la belle personne&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Quand elle eut fait ses adieux &agrave; la vieille, elle entra dans la salle
+d'attente, et Morin la suivit&nbsp;; puis elle passa sur le quai, et Morin la
+suivit encore&nbsp;; puis elle monta dans un wagon vide, et Morin la suivit
+toujours.</p>
+
+<p>Il y avait peu de voyageurs pour l'express. La locomotive siffla&nbsp;; le
+train partit. Ils &eacute;taient seuls.</p>
+
+<p>Morin la d&eacute;vorait des yeux. Elle semblait avoir dix-neuf &agrave; vingt ans&nbsp;;
+elle &eacute;tait blonde, grande, d'allure hardie. Elle roula autour de ses
+jambes une couverture de voyage, et s'&eacute;tendit sur les banquettes pour
+dormir.</p>
+
+<p>Morin se demandait&nbsp;: &laquo;&nbsp;Qui est-ce&nbsp;?&nbsp;&raquo; Et mille suppositions, mille projets
+lui traversaient l'esprit. Il se disait&nbsp;: &laquo;&nbsp;On raconte tant d'aventures de
+chemin de fer. C'en est une peut-&ecirc;tre qui se pr&eacute;sente pour moi. Qui
+sait&nbsp;? une bonne fortune est si vite arriv&eacute;e. Il me suffirait peut-&ecirc;tre
+d'&ecirc;tre audacieux. N'est-ce pas Danton qui disait&nbsp;: &laquo;&nbsp;De l'audace, de
+l'audace, et toujours de l'audace.&nbsp;&raquo; Si ce n'est pas Danton, c'est
+Mirabeau. Enfin, qu'importe. Oui, mais je manque d'audace, voil&agrave; le hic.
+Oh&nbsp;! Si on savait, si on pouvait lire dans les &acirc;mes&nbsp;! Je parie qu'on passe
+tous les jours, sans s'en douter, &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'occasions magnifiques. Il lui
+suffirait d'un geste pourtant pour m'indiquer qu'elle ne demande pas
+mieux...&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Alors, il supposa des combinaisons qui le conduisaient au triomphe. Il
+imaginait une entr&eacute;e en rapport chevaleresque, des petits services qu'il
+lui rendait, une conversation vive, galante, finissait par une
+d&eacute;claration qui finissait par... par ce que tu penses.</p>
+
+<p>Mais ce qui lui manquait toujours, c'&eacute;tait le d&eacute;but, le pr&eacute;texte. Et il
+attendait une circonstance heureuse, le c&oelig;ur ravag&eacute;, l'esprit sens
+dessus dessous.</p>
+
+<p>La nuit cependant s'&eacute;coulait et la belle enfant dormait toujours, tandis
+que Morin m&eacute;ditait sa chute. Le jour parut, et bient&ocirc;t le soleil lan&ccedil;a
+son premier rayon, un long rayon clair venu du bout de l'horizon, sur le
+doux visage de la dormeuse.</p>
+
+<p>Elle s'&eacute;veilla, s'assit, regarda la campagne, regarda Morin et sourit.
+Elle sourit en femme heureuse, d'un air engageant et gai. Morin
+tressaillit. Pas de doute, c'&eacute;tait pour lui ce sourire-l&agrave;, c'&eacute;tait bien
+une invitation discr&egrave;te, le signal r&ecirc;v&eacute; qu'il attendait. Il voulait
+dire, ce sourire&nbsp;: &laquo;&nbsp;&Ecirc;tes-vous b&ecirc;te, &ecirc;tes-vous niais, &ecirc;tes-vous jobard,
+d'&ecirc;tre rest&eacute; l&agrave;, comme un pieu, sur votre si&egrave;ge depuis hier soir.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Voyons, regardez-moi, ne suis-je pas charmante&nbsp;? Et vous demeurez comme
+&ccedil;a toute une nuit en t&ecirc;te &agrave; t&ecirc;te avec une jolie femme sans rien oser,
+grand sot.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle souriait toujours en le regardant&nbsp;; elle commen&ccedil;ait m&ecirc;me &agrave; rire&nbsp;; et
+il perdait la t&ecirc;te, cherchant un mot de circonstance, un compliment,
+quelque chose &agrave; dire enfin, n'importe quoi. Mais il ne trouvait rien,
+rien. Alors, saisi d'une audace de poltron, il pensa&nbsp;: &laquo;&nbsp;Tant pis, je
+risque tout&nbsp;&raquo;&nbsp;; et brusquement, sans crier &laquo;&nbsp;gare&nbsp;&raquo;, il s'avan&ccedil;a, les mains
+tendues, les l&egrave;vres gourmandes, et, la saisissant &agrave; pleins bras, il
+l'embrassa.</p>
+
+<p>D'un bond elle fut debout criant&nbsp;: &laquo;&nbsp;Au secours&nbsp;&raquo;, hurlant d'&eacute;pouvante. Et
+elle ouvrit la porti&egrave;re, elle agita ses bras dehors, folle de peur,
+essayant de sauter, tandis que Morin &eacute;perdu, persuad&eacute; qu'elle allait se
+pr&eacute;cipiter sur la voie, la retenait par sa jupe en b&eacute;gayant&nbsp;: &laquo;&nbsp;Madame...
+oh&nbsp;!... madame.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Le train ralentit sa marche, s'arr&ecirc;ta. Deux employ&eacute;s se pr&eacute;cipit&egrave;rent
+aux signaux d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;s de la jeune femme qui tomba dans leurs bras en
+balbutiant&nbsp;: &laquo;&nbsp;Cet homme a voulu... a voulu... me... me...&nbsp;&raquo; Et elle
+s'&eacute;vanouit.</p>
+
+<p>On &eacute;tait en gare de Mauz&eacute;. Le gendarme pr&eacute;sent arr&ecirc;ta Morin.</p>
+
+<p>Quand la victime de sa brutalit&eacute; eut repris connaissance, elle fit sa
+d&eacute;claration. L'autorit&eacute; verbalisa. Et le pauvre mercier ne put regagner
+son domicile que le soir, sous le coup d'une poursuite judiciaire pour
+outrage aux bonnes m&oelig;urs dans un lieu public.</p>
+
+
+
+<h2 class="chaphead">II</h2>
+
+<p>J'&eacute;tais alors r&eacute;dacteur en chef du <i>Fanal des Charentes</i>&nbsp;; et je voyais
+Morin, chaque soir, au Caf&eacute; du commerce.</p>
+
+<p>D&egrave;s le lendemain de son aventure, il vint me trouver, ne sachant que
+faire. Je ne lui cachai pas mon opinion&nbsp;: &laquo;&nbsp;Tu n'es qu'un cochon. On ne se
+conduit pas comme &ccedil;a.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il pleurait&nbsp;; sa femme l'avait battu&nbsp;; et il voyait son commerce ruin&eacute;,
+son nom dans la boue, d&eacute;shonor&eacute;, ses amis, indign&eacute;s, ne le saluant plus.
+Il finit par me faire piti&eacute;, et j'appelai mon collaborateur Rivet, un
+petit homme goguenard et de bon conseil, pour prendre ses avis.</p>
+
+<p>Il m'engagea &agrave; voir le procureur imp&eacute;rial, qui &eacute;tait de mes amis. Je
+renvoyai Morin chez lui et je me rendis chez ce magistrat.</p>
+
+<p>J'appris que la femme outrag&eacute;e &eacute;tait une jeune fille, Mlle Henriette
+Bonnel, qui venait de prendre &agrave; Paris ses brevets d'institutrice et qui,
+n'ayant plus ni p&egrave;re ni m&egrave;re, passait ses vacances chez son oncle et sa
+tante, braves petits bourgeois de Mauz&eacute;.</p>
+
+<p>Ce qui rendait grave la situation de Morin, c'est que l'oncle avait
+port&eacute; plainte. Le minist&egrave;re public consentait &agrave; laisser tomber l'affaire
+si cette plainte &eacute;tait retir&eacute;e. Voil&agrave; ce qu'il fallait obtenir.</p>
+
+<p>Je retournai chez Morin. Je le trouvai dans son lit, malade d'&eacute;motion et
+de chagrin. Sa femme, une grande gaillarde osseuse et barbue, le
+maltraitait sans repos. Elle m'introduisit dans la chambre en me criant
+par la figure&nbsp;: &laquo;&nbsp;Vous venez voir ce cochon de Morin&nbsp;? Tenez, le voil&agrave;, le
+coco&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et elle se planta devant le lit, les poings sur les hanches. J'exposai
+la situation&nbsp;; et il me supplia d'aller trouver la famille. La mission
+&eacute;tait d&eacute;licate&nbsp;; cependant je l'acceptai. Le pauvre diable ne cessait de
+r&eacute;p&eacute;ter&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je t'assure que je ne l'ai pas m&ecirc;me embrass&eacute;e, non, pas m&ecirc;me.
+Je te le jure&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je r&eacute;pondis&nbsp;: &laquo;&nbsp;C'est &eacute;gal, tu n'es qu'un cochon.&nbsp;&raquo; Et je pris mille francs
+qu'il m'abandonna pour les employer comme je le jugerais convenable.</p>
+
+<p>Mais comme je ne tenais pas &agrave; m'aventurer seul dans la maison des
+parents, je priai Rivet de m'accompagner. Il y consentit, &agrave; la condition
+qu'on partirait imm&eacute;diatement, car il avait, le lendemain dans
+l'apr&egrave;s-midi, une affaire urgente &agrave; la Rochelle.</p>
+
+<p>Et, deux heures plus tard, nous sonnions &agrave; la porte d'une jolie maison
+de campagne. Une belle jeune fille vint nous ouvrir. C'&eacute;tait elle
+assur&eacute;ment. Je dis tout bas &agrave; Rivet&nbsp;: &laquo;&nbsp;Sacrebleu, je commence &agrave;
+comprendre Morin.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>L'oncle, M. Tonnelet, &eacute;tait justement un abonn&eacute; du <i>Fanal</i>, un fervent
+coreligionnaire politique qui nous re&ccedil;ut &agrave; bras ouverts, nous f&eacute;licita,
+nous congratula, nous serra les mains, enthousiasm&eacute; d'avoir chez lui les
+deux r&eacute;dacteurs de son journal. Rivet me souffla dans l'oreille&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je
+crois que nous pourrons arranger l'affaire de ce cochon de Morin.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>La ni&egrave;ce s'&eacute;tait &eacute;loign&eacute;e&nbsp;; et j'abordai la question d&eacute;licate. J'agitai
+le spectre du scandale&nbsp;; je fis valoir la d&eacute;pr&eacute;ciation in&eacute;vitable que
+subirait la jeune personne apr&egrave;s le bruit d'une pareille affaire&nbsp;; car on
+ne croirait jamais &agrave; un simple baiser.</p>
+
+<p>Le bonhomme semblait ind&eacute;cis&nbsp;; mais il ne pouvait rien d&eacute;cider sans sa
+femme qui ne rentrerait que tard dans la soir&eacute;e. Tout &agrave; coup il poussa
+un cri de triomphe&nbsp;: &laquo;&nbsp;Tenez, j'ai une id&eacute;e excellente. Je vous tiens, je
+vous garde. Vous allez d&icirc;ner et coucher ici tous les deux&nbsp;; et, quand ma
+femme sera revenue, j'esp&egrave;re que nous nous entendrons.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Rivet r&eacute;sistait&nbsp;; mais le d&eacute;sir de tirer d'affaire ce cochon de Morin le
+d&eacute;cida&nbsp;; et nous accept&acirc;mes l'invitation.</p>
+
+<p>L'oncle se leva, radieux, appela sa ni&egrave;ce, et nous proposa une promenade
+dans sa propri&eacute;t&eacute; en proclamant&nbsp;: &laquo;&nbsp;A ce soir les affaires s&eacute;rieuses.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Rivet et lui se mirent &agrave; parler politique. Quant &agrave; moi, je me trouvai
+bient&ocirc;t &agrave; quelques pas en arri&egrave;re, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de la jeune fille. Elle &eacute;tait
+vraiment charmante, charmante&nbsp;!</p>
+
+<p>Avec des pr&eacute;cautions infinies, je commen&ccedil;ai &agrave; lui parler de son aventure
+pour t&acirc;cher de m'en faire une alli&eacute;e.</p>
+
+<p>Mais elle ne parut pas confuse le moins du monde&nbsp;; elle m'&eacute;coutait de
+l'air d'une personne qui s'amuse beaucoup.</p>
+
+<p>Je lui disais&nbsp;: &laquo;&nbsp;Songez donc, mademoiselle, &agrave; tous les ennuis que vous
+aurez. Il vous faudra compara&icirc;tre devant le tribunal, affronter les
+regards malicieux, parler en face de tout ce monde, raconter
+publiquement cette triste sc&egrave;ne du wagon. Voyons, entre nous,
+n'auriez-vous pas mieux fait de ne rien dire, de remettre &agrave; sa place ce
+polisson sans appeler les employ&eacute;s&nbsp;; et de changer simplement de
+voiture.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle se mit &agrave; rire. &laquo;&nbsp;C'est vrai ce que vous dites&nbsp;! mais que voulez-vous&nbsp;?
+J'ai eu peur&nbsp;; et, quand on a peur, on ne raisonne plus. Apr&egrave;s avoir
+compris la situation, j'ai bien regrett&eacute; mes cris&nbsp;; mais il &eacute;tait trop
+tard. Songez aussi que cet imb&eacute;cile s'est jet&eacute; sur moi comme un furieux,
+sans prononcer un mot, avec une figure de fou. Je ne savais m&ecirc;me pas ce
+qu'il me voulait.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle me regardait en face, sans &ecirc;tre troubl&eacute;e ou intimid&eacute;e. Je me
+disais&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mais c'est une gaillarde, cette fille. Je comprends que ce
+cochon de Morin se soit tromp&eacute;.</p>
+
+<p>Je repris, en badinant&nbsp;: &laquo;&nbsp;Voyons Mademoiselle, avouez qu'il &eacute;tait
+excusable, car, enfin, on ne peut pas se trouver en face d'une aussi
+belle personne que vous sans &eacute;prouver le d&eacute;sir absolument l&eacute;gitime de
+l'embrasser.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle rit plus fort, toutes les dents au vent&nbsp;: &laquo;&nbsp;Entre le d&eacute;sir et
+l'action, monsieur, il y a place pour le respect.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>La phrase &eacute;tait dr&ocirc;le, bien que peu claire. Je demandai brusquement&nbsp;: &laquo;&nbsp;Eh
+bien, voyons, si je vous embrassais, moi, maintenant&nbsp;; qu'est-ce que vous
+feriez&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle s'arr&ecirc;ta pour me consid&eacute;rer du haut en bas, puis elle dit,
+tranquillement&nbsp;: &laquo;&nbsp;Oh, vous, ce n'est pas la m&ecirc;me chose.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je le savais bien, parbleu, que ce n'&eacute;tait pas la m&ecirc;me chose, puisqu'on
+m'appelait dans toute la province &laquo;&nbsp;le beau Labarbe&nbsp;&raquo;. J'avais trente ans,
+alors, mais je demandai&nbsp;: &laquo;&nbsp;Pourquoi &ccedil;a&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle haussa les &eacute;paules, et r&eacute;pondit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Tiens&nbsp;! parce que vous n'&ecirc;tes pas
+aussi b&ecirc;te que lui.&nbsp;&raquo; Puis elle ajouta, en me regardant en dessous&nbsp;: &laquo;&nbsp;Ni
+aussi laid.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Avant qu'elle e&ucirc;t pu faire un mouvement pour m'&eacute;viter, je lui avais
+plant&eacute; un bon baiser sur la joue. Elle sauta de c&ocirc;t&eacute;, mais trop tard.
+Puis elle dit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Eh bien vous n'&ecirc;tes pas g&ecirc;n&eacute; non plus, vous. Mais ne
+recommencez pas ce jeu-l&agrave;.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je pris un air humble et je dis &agrave; mi-voix&nbsp;: &laquo;&nbsp;Oh&nbsp;! mademoiselle, quant &agrave;
+moi, si j'ai un d&eacute;sir au c&oelig;ur, c'est de passer devant un tribunal pour
+la m&ecirc;me cause que Morin.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle demanda &agrave; son tour&nbsp;: &laquo;&nbsp;Pourquoi &ccedil;a&nbsp;?&nbsp;&raquo; Je la regardai au fond des yeux
+s&eacute;rieusement. &laquo;&nbsp;Parce que vous &ecirc;tes une des plus belles cr&eacute;atures qui
+soient&nbsp;; parce que ce serait pour moi un brevet, un titre, une gloire,
+que d'avoir voulu vous violenter. Parce qu'on dirait apr&egrave;s vous avoir
+vue&nbsp;: &laquo;&nbsp;Tiens, Labarbe n'a pas vol&eacute; ce qui lui arrive, mais il a de la
+chance tout de m&ecirc;me.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle se remit &agrave; rire de tout son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&Ecirc;tes-vous dr&ocirc;le&nbsp;?&nbsp;&raquo; Elle n'avait pas fini le mot &laquo;&nbsp;<i>dr&ocirc;le</i>&nbsp;&raquo; que je la
+tenais &agrave; pleins bras et je lui jetais des baisers voraces partout o&ugrave; je
+trouvais une place, dans les cheveux, sur le front, sur les yeux, sur la
+bouche parfois, sur les joues, par toute la t&ecirc;te, dont elle d&eacute;couvrait
+toujours malgr&eacute; elle un coin pour garantir les autres.</p>
+
+<p>A la fin, elle se d&eacute;gagea, rouge et bless&eacute;e. &laquo;&nbsp;Vous &ecirc;tes un grossier,
+monsieur, et vous me faites repentir de vous avoir &eacute;cout&eacute;.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je lui saisis la main, un peu confus, balbutiant&nbsp;: &laquo;&nbsp;Pardon, pardon,
+mademoiselle. Je vous ai bless&eacute;e&nbsp;; j'ai &eacute;t&eacute; brutal&nbsp;! Ne m'en voulez pas.
+Si vous saviez&nbsp;?...&nbsp;&raquo; Je cherchais vainement une excuse.</p>
+
+<p>Elle pronon&ccedil;a, au bout d'un moment&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je n'ai rien &agrave; savoir, monsieur.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Mais j'avais trouv&eacute;&nbsp;; je m'&eacute;criai&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mademoiselle, voici un an que je vous
+aime&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle fut vraiment surprise et releva les yeux. Je repris&nbsp;: &laquo;&nbsp;Oui,
+mademoiselle, &eacute;coutez-moi. Je ne connais pas Morin et je me moque bien
+de lui. Peu m'importe qu'il aille en prison et devant les tribunaux. Je
+vous ai vue ici l'an pass&eacute;, vous &eacute;tiez l&agrave;-bas, devant la grille. J'ai
+re&ccedil;u une secousse en vous apercevant et votre image ne m'a plus quitt&eacute;.
+Croyez-moi, ou ne me croyez pas, peu m'importe. Je vous ai trouv&eacute;e
+adorable&nbsp;; votre souvenir me poss&eacute;dait&nbsp;; j'ai voulu vous revoir&nbsp;; j'ai
+saisi le pr&eacute;texte de cette b&ecirc;te de Morin&nbsp;; et me voici. Les circonstances
+m'ont fait passer les bornes&nbsp;; pardonnez-moi, je vous en supplie,
+pardonnez-moi.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle guettait la v&eacute;rit&eacute; dans mon regard, pr&ecirc;te &agrave; sourire de nouveau&nbsp;; et
+elle murmura&nbsp;: &laquo;&nbsp;Blagueur.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je levai la main, et, d'un ton sinc&egrave;re (je crois m&ecirc;me que j'&eacute;tais
+sinc&egrave;re)&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je vous jure que je ne mens pas.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle dit simplement&nbsp;: &laquo;&nbsp;Allons donc.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions seuls, tout seuls, Rivet et l'oncle ayant disparu dans les
+all&eacute;es tournantes&nbsp;; et je lui fis une vraie d&eacute;claration, longue, douce,
+en lui pressant et lui baisant les doigts. Elle &eacute;coutait cela comme une
+chose agr&eacute;able et nouvelle, sans bien savoir ce qu'elle en devait
+croire.</p>
+
+<p>Je finissais par me sentir troubl&eacute;&nbsp;; par penser ce que je disais&nbsp;; j'&eacute;tais
+p&acirc;le, oppress&eacute;, frissonnant&nbsp;; et, doucement, je lui pris la taille.</p>
+
+<p>Je lui parlais tout bas dans les petits cheveux fris&eacute;s de l'oreille.
+Elle semblait morte tant elle restait r&ecirc;veuse.</p>
+
+<p>Puis sa main rencontra la mienne et la serra&nbsp;; je pressai lentement sa
+taille d'une &eacute;treinte tremblante et toujours grandissante&nbsp;; elle ne
+remuait plus du tout&nbsp;; j'effleurais sa joue de ma bouche&nbsp;; et tout &agrave; coup
+mes l&egrave;vres, sans chercher, trouv&egrave;rent les siennes. Ce fut un long, long
+baiser&nbsp;; et il aurait encore dur&eacute; longtemps&nbsp;; si je n'avais entendu &laquo;&nbsp;hum,
+hum&nbsp;&raquo; &agrave; quelques pas derri&egrave;re moi.</p>
+
+<p>Elle s'enfuit &agrave; travers un massif. Je me retournai et j'aper&ccedil;us Rivet
+qui me rejoignait.</p>
+
+<p>Il se campa au milieu du chemin&nbsp;; et sans rire&nbsp;: &laquo;&nbsp;Eh bien&nbsp;! c'est comme &ccedil;a
+que tu arranges l'affaire de ce cochon de Morin.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je r&eacute;pondis avec fatuit&eacute;&nbsp;: &laquo;&nbsp;On fait ce qu'on peut, mon cher. Et l'oncle&nbsp;?
+Qu'en as-tu obtenu&nbsp;? Moi, je r&eacute;ponds de la ni&egrave;ce.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Rivet d&eacute;clara&nbsp;: &laquo;&nbsp;J'ai &eacute;t&eacute; moins heureux avec l'oncle.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et je lui pris le bras pour rentrer.</p>
+
+
+
+<h2 class="chaphead">III</h2>
+
+<p>Le d&icirc;ner acheva de me faire perdre la t&ecirc;te. J'&eacute;tais &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'elle et ma
+main sans cesse rencontrait sa main sous la nappe&nbsp;; mon pied pressait son
+pied&nbsp;; nos regards se joignaient, se m&ecirc;laient.</p>
+
+<p>On fit ensuite un tour au clair de lune et je lui murmurai dans l'&acirc;me
+toutes les tendresses qui me montaient du c&oelig;ur. Je la tenais serr&eacute;e
+contre moi, l'embrassant &agrave; tout moment, mouillant mes l&egrave;vres aux
+siennes. Devant nous, l'oncle et Rivet discutaient. Leurs ombres les
+suivaient gravement sur le sable des chemins.</p>
+
+<p>On rentra. Et bient&ocirc;t l'employ&eacute; du t&eacute;l&eacute;graphe apporta une d&eacute;p&ecirc;che de la
+tante annon&ccedil;ant qu'elle ne reviendrait que le lendemain matin, &agrave; sept
+heures, par le premier train.</p>
+
+<p>L'oncle, dit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Eh bien, Henriette, va montrer leurs chambres &agrave; ces
+messieurs.&nbsp;&raquo; On serra la main du bonhomme et on monta. Elle nous
+conduisit d'abord dans l'appartement de Rivet, et il me souffla dans
+l'oreille&nbsp;: &laquo;&nbsp;Pas de danger qu'elle nous ait men&eacute;s chez toi d'abord.&nbsp;&raquo; Puis
+elle me guida vers mon lit. D&egrave;s qu'elle fut seule avec moi, je la saisis
+de nouveau dans mes bras, t&acirc;chant d'affoler sa raison et de culbuter sa
+r&eacute;sistance. Mais, quand elle se sentit tout pr&egrave;s de d&eacute;faillir, elle
+s'enfuit.</p>
+
+<p>Je me glissais entre mes draps, tr&egrave;s contrari&eacute;, tr&egrave;s agit&eacute;, et tr&egrave;s
+penaud, sachant bien que je ne dormirais gu&egrave;re, cherchant quelle
+maladresse j'avais pu commettre, quand on heurta doucement ma porte.</p>
+
+<p>Je demandai&nbsp;: &laquo;&nbsp;Qui est l&agrave;&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Une voix l&eacute;g&egrave;re r&eacute;pondit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Moi.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je me v&ecirc;tis &agrave; la h&acirc;te&nbsp;; j'ouvris&nbsp;; elle entra. &laquo;&nbsp;J'ai oubli&eacute;, dit-elle, de
+vous demander ce que vous prenez le matin&nbsp;: du chocolat, du th&eacute;, ou du
+caf&eacute;&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je l'avais enlac&eacute;e imp&eacute;tueusement, la d&eacute;vorant de caresses, b&eacute;gayant&nbsp;:
+&laquo;&nbsp;Je prends... je prends... je prends...&nbsp;&raquo; Mais elle me glissa entre les
+bras, souffla ma lumi&egrave;re, et disparut.</p>
+
+<p>Je restai seul, furieux, dans l'obscurit&eacute;, cherchant des allumettes,
+n'en trouvant pas. J'en d&eacute;couvris enfin et je sortis dans le corridor, &agrave;
+moiti&eacute; fou, mon bougeoir &agrave; la main.</p>
+
+<p>Qu'allais-je faire&nbsp;? Je ne raisonnais plus&nbsp;; je voulais la trouver&nbsp;; je la
+voulais. Et je fis quelques pas sans r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; rien. Puis, je pensai
+brusquement&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mais si j'entre chez l'oncle&nbsp;? que dirais-je&nbsp;?... Et je
+demeurai immobile, le cerveau vide, le c&oelig;ur battant. Au bout de
+plusieurs secondes, la r&eacute;ponse me vint&nbsp;: &laquo;&nbsp;Parbleu je dirai que je
+cherchais la chambre de Rivet pour lui parler d'une chose urgente.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et je me mis &agrave; inspecter les portes m'effor&ccedil;ant de d&eacute;couvrir la sienne,
+&agrave; elle. Mais rien ne pouvait me guider. Au hasard je pris une clef que
+je tournai. J'ouvris, j'entrai... Henriette assise dans son lit,
+effar&eacute;e, me regardait.</p>
+
+<p>Alors je poussai doucement le verrou&nbsp;; et, m'approchant sur la pointe des
+pieds, je lui dis&nbsp;: &laquo;&nbsp;J'ai oubli&eacute;, mademoiselle, de vous demander quelque
+chose &agrave; lire.&nbsp;&raquo; Elle se d&eacute;battait&nbsp;; mais j'ouvris bient&ocirc;t le livre que je
+cherchais. Je n'en dirai pas le titre. C'&eacute;tait vraiment le plus
+merveilleux des romans, et le plus divin des po&egrave;mes.</p>
+
+<p>Une fois tourn&eacute;e la premi&egrave;re page, elle me le laissa parcourir &agrave; mon
+gr&eacute;&nbsp;; et j'en feuilletai tant de chapitres que nos bougies s'us&egrave;rent
+jusqu'au bout.</p>
+
+<p>Puis, apr&egrave;s l'avoir remerci&eacute;e, je regagnais, &agrave; pas de loup, ma chambre,
+quand une main brutale m'arr&ecirc;ta&nbsp;; et une voix, celle de Rivet, me
+chuchota dans le nez&nbsp;: &laquo;&nbsp;Tu n'as donc pas fini d'arranger l'affaire de ce
+cochon de Morin&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>D&egrave;s sept heures du matin elle m'apportait elle-m&ecirc;me une tasse de
+chocolat. Je n'en ai jamais bu de pareil. Un chocolat &agrave; s'en faire
+mourir, moelleux, velout&eacute;, parfum&eacute;, grisant. Je ne pouvais &ocirc;ter ma
+bouche des bords d&eacute;licieux de sa tasse.</p>
+
+<p>A peine la jeune fille &eacute;tait-elle sortie que Rivet entra. Il semblait un
+peu nerveux, agac&eacute; comme un homme qui n'a gu&egrave;re dormi, il me dit d'un
+ton maussade&nbsp;: &laquo;&nbsp;Si tu continues, tu sais, tu finiras par g&acirc;ter l'affaire
+de ce cochon de Morin.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>A huit heures, la tante arrivait. La discussion fut courte. Les braves
+gens retiraient leur plainte, et je laisserais cinq cents francs aux
+pauvres du pays.</p>
+
+<p>Alors on voulut nous retenir &agrave; passer la journ&eacute;e. On organiserait m&ecirc;me
+une excursion pour aller visiter des ruines. Henriette derri&egrave;re le dos
+de ses parents me faisait des signes de t&ecirc;te&nbsp;: &laquo;&nbsp;Oui, restez donc.&nbsp;&raquo;
+J'acceptais, mais Rivet s'acharna &agrave; s'en aller.</p>
+
+<p>Je le pris &agrave; part&nbsp;; je le priai, je le sollicitai&nbsp;; je lui disais&nbsp;:
+&laquo;&nbsp;Voyons, mon petit Rivet, fais cela pour moi.&nbsp;&raquo; Mais il semblait exasp&eacute;r&eacute;
+et me r&eacute;p&eacute;tait dans la figure&nbsp;: &laquo;&nbsp;J'en ai assez, entends-tu, de l'affaire
+de ce cochon de Morin.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je fus bien contraint de partir aussi. Ce fut un des moments les plus
+durs de ma vie. J'aurais bien arrang&eacute; cette affaire-l&agrave; pendant toute mon
+existence.</p>
+
+<p>Dans le wagon, apr&egrave;s les &eacute;nergiques et muettes poign&eacute;es de main des
+adieux, je dis &agrave; Rivet&nbsp;: &laquo;&nbsp;Tu n'es qu'une brute&nbsp;&raquo;. Il r&eacute;pondit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mon petit,
+tu commen&ccedil;ais &agrave; m'agacer bougrement&nbsp;&raquo;.</p>
+
+<p>En arrivant aux bureaux du <i>Fanal</i>, j'aper&ccedil;us une foule qui nous
+attendait... On cria d&egrave;s qu'on nous vit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Eh bien, avez-vous arrang&eacute;
+l'affaire de ce cochon de Morin&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Tout la Rochelle en &eacute;tait troubl&eacute;. Rivet, dont la mauvaise humeur
+s'&eacute;tait dissip&eacute;e en route, eut grand'peine &agrave; ne pas rire en d&eacute;clarant&nbsp;:
+&laquo;&nbsp;Oui, c'est fait, gr&acirc;ce &agrave; Labarbe.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et nous all&acirc;mes chez Morin.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait &eacute;tendu dans un fauteuil, avec des sinapismes aux jambes et des
+compresses d'eau froide sur le cr&acirc;ne, d&eacute;faillant d'angoisse. Et il
+toussait sans cesse, d'une petite toux d'agonisant, sans qu'on s&ucirc;t d'o&ugrave;
+lui &eacute;tait venu ce rhume. Sa femme le regardait avec des yeux de tigresse
+pr&ecirc;te &agrave; le d&eacute;vorer.</p>
+
+<p>D&egrave;s qu'il nous aper&ccedil;ut, il eut un tremblement qui lui secouait les
+poignets et les genoux. Je dis&nbsp;: &laquo;&nbsp;C'est arrang&eacute;, salaud, mais ne
+recommence pas.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il se leva, suffoquant, me prit les mains, les baisa comme celles d'un
+prince, pleura, faillit perdre connaissance, embrassa Rivet, embrassa
+m&ecirc;me Mme Morin qui le rejeta d'une pouss&eacute;e dans son fauteuil.</p>
+
+<p>Mais il ne se remit jamais de ce coup-l&agrave;, son &eacute;motion avait &eacute;t&eacute; trop
+brutale.</p>
+
+<p>On ne l'appelait plus dans toute la contr&eacute;e que &laquo;&nbsp;ce cochon de Morin&nbsp;&raquo;, et
+cette &eacute;pith&egrave;te le traversait comme un coup d'&eacute;p&eacute;e chaque fois qu'il
+l'entendait.</p>
+
+<p>Quand un voyou dans la rue criait&nbsp;: &laquo;&nbsp;Cochon&nbsp;&raquo;, il se retournait la t&ecirc;te
+par instinct. Ses amis le criblaient de plaisanteries horribles, lui
+demandant, chaque fois qu'ils mangeaient du jambon&nbsp;: Est-ce du tien&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il mourut deux ans plus tard.</p>
+
+<p>Quant &agrave; moi, me pr&eacute;sentant &agrave; la d&eacute;putation, en 1875, j'allai faire une
+visite int&eacute;ress&eacute;e au nouveau notaire de Tousserre, Me Belloncle. Une
+grande femme opulente et belle me re&ccedil;ut.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Vous ne me reconnaissez pas&nbsp;? dit-elle.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je balbutiai&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mais..... non..... madame.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Henriette Bonnel.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Ah&nbsp;!&nbsp;&raquo;&nbsp;&mdash;&nbsp;Et je me sentis devenir p&acirc;le.</p>
+
+<p>Elle semblait parfaitement &agrave; son aise, et souriait en me regardant.</p>
+
+<p>D&egrave;s qu'elle m'eut laiss&eacute; seul avec son mari, il me prit les mains, les
+serrant &agrave; les broyer&nbsp;: &laquo;&nbsp;Voici longtemps, cher monsieur, que je veux aller
+vous voir. Ma femme m'a tant parl&eacute; de vous. Je sais..... oui, je sais en
+quelle circonstance douloureuse vous l'avez connue, je sais aussi comme
+vous avez &eacute;t&eacute; parfait, plein de d&eacute;licatesse, de tact, de d&eacute;vouement dans
+l'affaire.....&nbsp;&raquo; Il h&eacute;sita, puis pronon&ccedil;a plus bas, comme s'il e&ucirc;t
+articul&eacute; un mot grossier &laquo;&nbsp;.....Dans l'affaire de ce cochon de Morin.&nbsp;&raquo;</p>
+
+
+
+<hr>
+<a name="LA_FOLLE"></a><h2 class="parthead">LA FOLLE</h2>
+
+<p class="dedic">A Robert de Banni&egrave;res.</p>
+
+
+<p>Tenez, dit M. Mathieu d'Endolin, les b&eacute;casses me rappellent une bien
+sinistre anecdote de la guerre.</p>
+
+<p>Vous connaissez ma propri&eacute;t&eacute; dans le faubourg de Cormeil. Je l'habitais
+au moment de l'arriv&eacute;e des Prussiens.</p>
+
+<p>J'avais alors pour voisine une esp&egrave;ce de folle, dont l'esprit s'&eacute;tait
+&eacute;gar&eacute; sous les coups du malheur. Jadis, &agrave; l'&acirc;ge de vingt-cinq ans, elle
+avait perdu, en un seul mois, son p&egrave;re, son mari et son enfant
+nouveau-n&eacute;.</p>
+
+<p>Quand la mort est entr&eacute;e une fois dans une maison, elle y revient
+presque toujours imm&eacute;diatement, comme si elle connaissait la porte.</p>
+
+<p>La pauvre jeune femme, foudroy&eacute;e par le chagrin, prit le lit, d&eacute;lira
+pendant six semaines. Puis, une sorte de lassitude calme succ&eacute;dant &agrave;
+cette crise violente, elle resta sans mouvement, mangeant &agrave; peine,
+remuant seulement les yeux. Chaque fois qu'on voulait la faire lever,
+elle criait comme si on l'e&ucirc;t tu&eacute;e. On la laissa donc toujours couch&eacute;e,
+ne la tirant de ses draps que pour les soins de sa toilette et pour
+retourner ses matelas.</p>
+
+<p>Une vieille bonne restait pr&egrave;s d'elle, la faisant boire de temps en
+temps ou m&acirc;cher un peu de viande froide. Que se passait-il dans cette
+&acirc;me d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e&nbsp;? On ne le sut jamais&nbsp;; car elle ne parla plus.
+Songeait-elle aux morts&nbsp;? R&ecirc;vassait-elle tristement, sans souvenir
+pr&eacute;cis&nbsp;? Ou bien sa pens&eacute;e an&eacute;antie restait-elle immobile comme de l'eau
+sans courant&nbsp;?</p>
+
+<p>Pendant quinze ann&eacute;es, elle demeura ainsi ferm&eacute;e et inerte.</p>
+
+<p>La guerre vint&nbsp;; et, dans les premiers jours de d&eacute;cembre, les Prussiens
+p&eacute;n&eacute;tr&egrave;rent &agrave; Cormeil.</p>
+
+<p>Je me rappelle cela comme d'hier. Il gelait &agrave; fendre les pierres&nbsp;; et
+j'&eacute;tais &eacute;tendu moi-m&ecirc;me dans un fauteuil, immobilis&eacute; par la goutte,
+quand j'entendis le battement lourd et rythm&eacute; de leurs pas. De ma
+fen&ecirc;tre, je les vis passer.</p>
+
+<p>Ils d&eacute;filaient interminablement, tous pareils, avec ce mouvement de
+pantins qui leur est particulier. Puis les chefs distribu&egrave;rent leurs
+hommes aux habitants. J'en eus dix-sept. La voisine, la folle, en avait
+douze, dont un commandant, vrai soudard, violent, bourru.</p>
+
+<p>Pendant, les premiers jours tout se passa normalement. On avait dit &agrave;
+l'officier d'&agrave; c&ocirc;t&eacute; que la dame &eacute;tait malade&nbsp;; et il ne s'en inqui&eacute;ta
+gu&egrave;re. Mais bient&ocirc;t cette femme qu'on ne voyait jamais l'irrita. Il
+s'informa de la maladie&nbsp;; on r&eacute;pondit que son h&ocirc;tesse &eacute;tait couch&eacute;e
+depuis quinze ans par suite d'un violent chagrin. Il n'en crut rien sans
+doute, et s'imagina que la pauvre insens&eacute;e ne quittait pas son lit par
+fiert&eacute;, pour ne pas voir les Prussiens, et ne leur point parler, et ne
+les point fr&ocirc;ler.</p>
+
+<p>Il exigea qu'elle le re&ccedil;&ucirc;t&nbsp;; on le fit entrer dans sa chambre. Il demanda,
+d'un ton brusque.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Je vous prierai, matame, de fous lever et de tescentre pour qu'on fous
+foie.</p>
+
+<p>Elle tourna vers lui ses yeux vagues, ses yeux vides, et ne r&eacute;pondit
+pas.</p>
+
+<p>Il reprit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Che ne tol&eacute;rerai bas d'insolence. Si fous ne fous levez bas de ponne
+volont&eacute;, che trouverai pien un moyen de fous faire bromener tout seule.</p>
+
+<p>Elle ne fit pas un geste, toujours immobile comme si elle ne l'e&ucirc;t pas
+vu.</p>
+
+<p>Il rageait, prenant ce silence calme pour une marque de m&eacute;pris supr&ecirc;me.
+Et il ajouta&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Si vous n'&ecirc;tes pas tescentue temain...</p>
+
+<p>Puis, il sortit.</p>
+
+<hr style="width: 45%;">
+
+<p>Le lendemain la vieille bonne, &eacute;perdue, la voulut habiller&nbsp;; mais la
+folle se mit &agrave; hurler en se d&eacute;battant. L'officier monta bien vite&nbsp;; et la
+servante, se jetant &agrave; ses genoux, cria&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Elle ne veut pas, monsieur, elle ne veut pas. Pardonnez-lui&nbsp;; elle est
+si malheureuse.</p>
+
+<p>Le soldat restait embarrass&eacute;, n'osant, malgr&eacute; sa col&egrave;re, la faire tirer
+du lit par ses hommes. Mais soudain il se mit &agrave; rire et donna des ordres
+en allemand.</p>
+
+<p>Et bient&ocirc;t on vit sortir un d&eacute;tachement qui soutenait un matelas comme
+on porte un bless&eacute;. Dans ce lit qu'on n'avait point d&eacute;fait, la folle,
+toujours silencieuse, restait tranquille, indiff&eacute;rente aux &eacute;v&eacute;nements
+tant qu'on la laissait couch&eacute;e. Un homme par derri&egrave;re portait un paquet
+de v&ecirc;tements f&eacute;minins.</p>
+
+<p>Et l'officier pronon&ccedil;a en se frottant les mains&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Nous ferrons pien si vous ne poufez bas vous hapiller toute seule et
+faire une b&eacute;tite bromenate.</p>
+
+<p>Puis on vit s'&eacute;loigner le cort&egrave;ge dans la direction de la for&ecirc;t
+d'Imauville.</p>
+
+<p>Deux heures plus tard les soldats revinrent tout seuls.</p>
+
+<p>On ne revit plus la folle. Qu'en avaient-ils fait&nbsp;? O&ugrave; l'avaient-ils
+port&eacute;e&nbsp;! On ne le sut jamais.</p>
+
+<hr style="width: 45%;">
+
+<p>La neige tombait maintenant jour et nuit, ensevelissant la plaine et les
+bois sous un linceul de mousse glac&eacute;e. Les loups venaient hurler
+jusqu'&agrave; nos portes.</p>
+
+<p>La pens&eacute;e de cette femme perdue me hantait&nbsp;; et je fis plusieurs
+d&eacute;marches aupr&egrave;s de l'autorit&eacute; prussienne, afin d'obtenir des
+renseignements. Je faillis &ecirc;tre fusill&eacute;.</p>
+
+<p>Le printemps revint. L'arm&eacute;e d'occupation s'&eacute;loigna. La maison de ma
+voisine restait ferm&eacute;e&nbsp;; l'herbe drue poussait dans les all&eacute;es.</p>
+
+<p>La vieille bonne &eacute;tait morte pendant l'hiver. Personne ne s'occupait
+plus de cette aventure&nbsp;; moi seul y songeais sans cesse.</p>
+
+<p>Qu'avaient-ils fait de cette femme&nbsp;? s'&eacute;tait-elle enfuie &agrave; travers les
+bois&nbsp;! L'avait-on recueillie quelque part, et gard&eacute;e dans un h&ocirc;pital sans
+pouvoir obtenir d'elle aucun renseignement. Rien ne venait all&eacute;ger mes
+doutes&nbsp;; mais, peu &agrave; peu, le temps apaisa le souci de mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Or, &agrave; l'automne suivant, les b&eacute;casses pass&egrave;rent en masse&nbsp;; et, comme ma
+goutte me laissait un peu de r&eacute;pit, je me tra&icirc;nai jusqu'&agrave; la for&ecirc;t.
+J'avais d&eacute;j&agrave; tu&eacute; quatre ou cinq oiseaux &agrave; long bec, quand j'en abattis
+un qui disparut dans un foss&eacute; plein de branches. Je fus oblig&eacute; d'y
+descendre pour y ramasser ma b&ecirc;te. Je la trouvai tomb&eacute;e aupr&egrave;s d'une
+t&ecirc;te de mort. Et brusquement le souvenir de la folle m'arriva dans la
+poitrine comme un coup de poing. Bien d'autres avaient expir&eacute; dans ces
+bois peut-&ecirc;tre en cette ann&eacute;e sinistre&nbsp;; mais je ne sais pourquoi,
+j'&eacute;tais s&ucirc;r, s&ucirc;r, vous dis-je, que je rencontrais la t&ecirc;te de cette
+mis&eacute;rable maniaque.</p>
+
+<p>Et soudain je compris, je devinai tout. Ils l'avaient abandonn&eacute;e sur ce
+matelas, dans la for&ecirc;t froide et d&eacute;serte&nbsp;; et, fid&egrave;le &agrave; son id&eacute;e fixe,
+elle s'&eacute;tait laiss&eacute;e mourir sous l'&eacute;pais et l&eacute;ger duvet des neiges et
+sans remuer le bras ou la jambe.</p>
+
+<p>Puis les loups l'avaient d&eacute;vor&eacute;e.</p>
+
+<p>Et les oiseaux avaient fait leur nid avec la laine de son lit d&eacute;chir&eacute;.</p>
+
+<p>J'ai gard&eacute; ce triste ossement. Et je fais des v&oelig;ux pour que nos fils ne
+voient plus jamais de guerre.</p>
+
+
+
+<hr>
+<a name="PIERROT"></a><h2 class="parthead">PIERROT</h2>
+
+<p class="dedic">A Henry Roujon.</p>
+
+<p>Mme Lef&egrave;vre &eacute;tait une dame de campagne, une veuve, une de ces
+demi-paysannes &agrave; rubans et &agrave; chapeaux falbalas, de ces personnes qui
+parlent avec des cuirs, prennent en public des airs grandioses, et
+cachent une &acirc;me de brute pr&eacute;tentieuse sous des dehors comiques et
+chamarr&eacute;s, comme elles dissimulent leurs grosses mains rouges sous des
+gants de soie &eacute;crue.</p>
+
+<p>Elle avait pour servante une brave campagnarde toute simple, nomm&eacute;e
+Rose.</p>
+
+<p>Les deux femmes habitaient une petite maison &agrave; volets verts, le long
+d'une route, en Normandie, au centre du pays de Caux.</p>
+
+<p>Comme elles poss&eacute;daient, devant l'habitation, un &eacute;troit jardin, elles
+cultivaient quelques l&eacute;gumes.</p>
+
+<p>Or, une nuit, on lui vola une douzaine d'oignons.</p>
+
+<p>D&egrave;s que Rose s'aper&ccedil;ut du larcin, elle courut pr&eacute;venir madame, qui
+descendit en jupe de laine. Ce fut une d&eacute;solation et une terreur. On
+avait vol&eacute;, vol&eacute; Mme Lef&egrave;vre&nbsp;! Donc, on volait dans le pays, puis on
+pouvait revenir.</p>
+
+<p>Et les deux femmes effar&eacute;es contemplaient les traces de pas,
+bavardaient, supposaient des choses&nbsp;: &laquo;&nbsp;Tenez, ils ont pass&eacute; par l&agrave;. Ils
+ont mis leurs pieds sur le mur&nbsp;; ils ont saut&eacute; dans la plate-bande.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et elles s'&eacute;pouvantaient pour l'avenir. Comment dormir tranquilles
+maintenant&nbsp;!</p>
+
+<p>Le bruit du vol se r&eacute;pandit. Les voisins arriv&egrave;rent, constat&egrave;rent,
+discut&egrave;rent &agrave; leur tour&nbsp;; et les deux femmes expliquaient &agrave; chaque
+nouveau venu leurs observations et leurs id&eacute;es.</p>
+
+<p>Un fermier d'&agrave; c&ocirc;t&eacute; leur offrit ce conseil&nbsp;: &laquo;&nbsp;Vous devriez avoir un
+chien.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>C'&eacute;tait vrai, cela&nbsp;; elles devraient avoir un chien, quand ce ne serait
+que pour donner l'&eacute;veil. Pas un gros chien, Seigneur&nbsp;! Que feraient-elles
+d'un gros chien&nbsp;! Il les ruinerait en nourriture. Mais un petit chien (en
+Normandie, on prononce <i>quin</i>), un petit freluquet de <i>quin</i> qui jappe.</p>
+
+<p>D&egrave;s que tout le monde fut parti, Mme Lef&egrave;vre discuta longtemps cette
+id&eacute;e de chien. Elle faisait, apr&egrave;s r&eacute;flexion, mille objections,
+terrifi&eacute;e par l'image d'une jatte pleine de p&acirc;t&eacute;e&nbsp;; car elle &eacute;tait de
+cette race parcimonieuse de dames campagnardes qui portent toujours des
+centimes dans leur poche pour faire l'aum&ocirc;ne ostensiblement aux pauvres
+des chemins, et donner aux qu&ecirc;tes du dimanche.</p>
+
+<p>Rose, qui aimait les b&ecirc;tes, apporta ses raisons et les d&eacute;fendit avec
+astuce. Donc il fut d&eacute;cid&eacute; qu'on aurait un chien, un tout petit chien.</p>
+
+<p>On se mit &agrave; sa recherche, mais on n'en trouvait que des grands, des
+avaleurs de soupe &agrave; faire fr&eacute;mir. L'&eacute;picier de Rolleville en avait bien
+un, un tout petit&nbsp;; mais il exigeait qu'on le lui pay&acirc;t deux francs, pour
+couvrir ses frais d'&eacute;levage. Mme Lef&egrave;vre d&eacute;clara qu'elle voulait bien
+nourrir un &laquo;&nbsp;quin&nbsp;&raquo;, mais qu'elle n'en ach&egrave;terait pas.</p>
+
+<p>Or, le boulanger, qui savait les &eacute;v&eacute;nements, apporta, un matin, dans sa
+voiture, un &eacute;trange petit animal tout jaune, presque sans pattes, avec
+un corps de crocodile, une t&ecirc;te de renard et une queue en trompette, un
+vrai panache, grand comme tout le reste de sa personne. Un client
+cherchait &agrave; s'en d&eacute;faire. Mme Lef&egrave;vre trouva fort beau ce roquet
+immonde, qui ne co&ucirc;tait rien. Rose l'embrassa, puis demanda comment on
+le nommait. Le boulanger r&eacute;pondit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Pierrot.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il fut install&eacute; dans une vieille caisse &agrave; savon et on lui offrit d'abord
+de l'eau &agrave; boire. Il but. On lui pr&eacute;senta ensuite un morceau de pain. Il
+mangea. Mme Lef&egrave;vre, inqui&egrave;te, eut une id&eacute;e&nbsp;: &laquo;&nbsp;Quand il sera bien
+accoutum&eacute; &agrave; la maison, on le laissera libre. Il trouvera &agrave; manger en
+r&ocirc;dant par le pays.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>On le laissa libre, en effet, ce qui ne l'emp&ecirc;cha point d'&ecirc;tre affam&eacute;.
+Il ne jappait d'ailleurs que pour r&eacute;clamer sa pitance&nbsp;; mais, dans ce
+cas, il jappait avec acharnement.</p>
+
+<p>Tout le monde pouvait entrer dans le jardin. Pierrot allait caresser
+chaque nouveau venu, et demeurait absolument muet.</p>
+
+<p>Mme Lef&egrave;vre cependant s'&eacute;tait accoutum&eacute;e &agrave; cette b&ecirc;te. Elle en arrivait
+m&ecirc;me &agrave; l'aimer, et &agrave; lui donner de sa main, de temps en temps, des
+bouch&eacute;es de pain tremp&eacute;es dans la sauce de son fricot.</p>
+
+<p>Mais elle n'avait nullement song&eacute; &agrave; l'imp&ocirc;t, et quand on lui r&eacute;clama
+huit francs,&nbsp;&mdash;&nbsp;huit francs, madame&nbsp;!&nbsp;&mdash;&nbsp;pour ce freluquet de <i>quin</i> qui ne
+jappait seulement point, elle faillit s'&eacute;vanouir de saisissement.</p>
+
+<p>Il fut imm&eacute;diatement d&eacute;cid&eacute; qu'on se d&eacute;barrasserait de Pierrot. Personne
+n'en voulut. Tous les habitants le refus&egrave;rent &agrave; dix lieues aux environs.
+Alors on se r&eacute;solut, faute d'autre moyen, &agrave; lui faire &laquo;&nbsp;piquer du mas&nbsp;&raquo;.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Piquer du mas&nbsp;&raquo;, c'est &laquo;&nbsp;manger de la marne&nbsp;&raquo;. On fait piquer du mas &agrave;
+tous les chiens dont on veut se d&eacute;barrasser.</p>
+
+<p>Au milieu d'une vaste plaine, on aper&ccedil;oit une esp&egrave;ce de hutte, ou plut&ocirc;t
+un tout petit toit de chaume, pos&eacute; sur le sol. C'est l'entr&eacute;e de la
+marni&egrave;re. Un grand puits tout droit s'enfonce jusqu'&agrave; vingt m&egrave;tres sous
+terre, pour aboutir &agrave; une s&eacute;rie de longues galeries de mines.</p>
+
+<p>On descend une fois par an dans cette carri&egrave;re, &agrave; l'&eacute;poque o&ugrave; l'on marne
+les terres. Tout le reste du temps, elle sert de cimeti&egrave;re aux chiens
+condamn&eacute;s&nbsp;; et souvent, quand on passe aupr&egrave;s de l'orifice, des
+hurlements plaintifs, des aboiements furieux ou d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;s, des appels
+lamentables montent jusqu'&agrave; vous.</p>
+
+<p>Les chiens des chasseurs et des bergers s'enfuient avec &eacute;pouvante des
+abords de ce trou g&eacute;missant&nbsp;; et, quand on se penche au-dessus, il sort
+de l&agrave; une abominable odeur de pourriture.</p>
+
+<p>Des drames affreux s'y accomplissent dans l'ombre.</p>
+
+<p>Quand une b&ecirc;te agonise depuis dix &agrave; douze jours dans le fond, nourrie
+par les restes immondes de ses devanciers, un nouvel animal, plus gros,
+plus vigoureux certainement, est pr&eacute;cipit&eacute; tout &agrave; coup. Ils sont l&agrave;,
+seuls, affam&eacute;s, les yeux luisants. Ils se guettent, se suivent,
+h&eacute;sitent, anxieux. Mais la faim les presse&nbsp;: ils s'attaquent, luttent
+longtemps, acharn&eacute;s&nbsp;; et le plus fort mange le plus faible, le d&eacute;vore
+vivant.</p>
+
+<p>Quand il fut d&eacute;cid&eacute; qu'on ferait &laquo;&nbsp;piquer du mas&nbsp;&raquo; &agrave; Pierrot, on s'enquit
+d'un ex&eacute;cuteur. Le cantonnier qui binait la route demanda dix sous pour
+la course. Cela parut follement exag&eacute;r&eacute; &agrave; Mme Lef&egrave;vre. Le goujat du
+voisin se contentait de cinq sous&nbsp;; c'&eacute;tait trop encore&nbsp;; et, Rose ayant
+fait observer qu'il valait mieux qu'elles le portassent elles-m&ecirc;mes,
+parce qu'ainsi il ne serait pas brutalis&eacute; en route et averti de son
+sort, il fut r&eacute;solu qu'elles iraient toutes les deux, &agrave; la nuit
+tombante.</p>
+
+<p>On lui offrit, ce soir-l&agrave;, une bonne soupe avec un doigt de beurre. Il
+l'avala jusqu'&agrave; la derni&egrave;re goutte&nbsp;; et, comme il remuait la queue de
+contentement, Rose le prit dans son tablier.</p>
+
+<p>Elles allaient &agrave; grands pas, comme des maraudeuses, &agrave; travers la plaine.
+Bient&ocirc;t elles aper&ccedil;urent la marni&egrave;re et l'atteignirent&nbsp;; Mme Lef&egrave;vre se
+pencha pour &eacute;couter si aucune b&ecirc;te ne g&eacute;missait.&nbsp;&mdash;&nbsp;Non&nbsp;&mdash;&nbsp;il n'y en avait
+pas&nbsp;; Pierrot serait seul. Alors Rose qui pleurait, l'embrassa, puis le
+lan&ccedil;a dans le trou&nbsp;; et elles se pench&egrave;rent toutes deux, l'oreille
+tendue.</p>
+
+<p>Elles entendirent d'abord un bruit sourd&nbsp;; puis la plainte aigu&euml;,
+d&eacute;chirante, d'une b&ecirc;te bless&eacute;e, puis une succession de petits cris de
+douleur, puis des appels d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;s, des supplications de chien qui
+implorait, la t&ecirc;te lev&eacute;e vers l'ouverture.</p>
+
+<p>Il jappait, oh&nbsp;! il jappait&nbsp;!</p>
+
+<p>Elles furent saisies de remords, d'&eacute;pouvante, d'une peur folle et
+inexplicable&nbsp;; et elles se sauv&egrave;rent en courant. Et, comme Rose allait
+plus vite, Mme Lef&egrave;vre criait&nbsp;: &laquo;&nbsp;Attendez-moi, Rose, attendez-moi&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Leur nuit fut hant&eacute;e de cauchemars &eacute;pouvantables.</p>
+
+<p>Mme Lef&egrave;vre r&ecirc;va qu'elle s'asseyait &agrave; table pour manger la soupe, mais,
+quand elle d&eacute;couvrait la soupi&egrave;re, Pierrot &eacute;tait dedans. Il s'&eacute;lan&ccedil;ait
+et la mordait au nez.</p>
+
+<p>Elle se r&eacute;veilla et crut l'entendre japper encore. Elle &eacute;couta&nbsp;; elle
+s'&eacute;tait tromp&eacute;e.</p>
+
+<p>Elle s'endormit de nouveau et se trouva sur une grande route, une route
+interminable, qu'elle suivait. Tout &agrave; coup, au milieu du chemin, elle
+aper&ccedil;ut un panier, un grand panier de fermier, abandonn&eacute;&nbsp;; et ce panier
+lui faisait peur.</p>
+
+<p>Elle finissait cependant par l'ouvrir, et Pierrot, blotti dedans, lui
+saisissait la main, ne la l&acirc;chait plus&nbsp;; et elle se sauvait &eacute;perdue,
+portant ainsi au bout du bras le chien suspendu, la gueule serr&eacute;e.</p>
+
+<p>Au petit jour, elle se leva, presque folle, et courut &agrave; la marni&egrave;re.</p>
+
+<p>Il jappait&nbsp;; il jappait encore, il avait japp&eacute; toute la nuit. Elle se mit
+&agrave; sangloter et l'appela avec mille petits noms caressants. Il r&eacute;pondit
+avec toutes les inflexions tendres de sa voix de chien.</p>
+
+<p>Alors elle voulut le revoir, se promettant de le rendre heureux jusqu'&agrave;
+sa mort.</p>
+
+<p>Elle courut chez le puisatier charg&eacute; de l'extraction de la marne, et
+elle lui raconta son cas. L'homme &eacute;coutait sans rien dire. Quand elle
+eut fini, il pronon&ccedil;a&nbsp;: &laquo;&nbsp;Vous voulez votre quin&nbsp;? Ce sera quatre francs.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle eut un sursaut&nbsp;; toute sa douleur s'envola du coup.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Quatre francs&nbsp;! vous vous en feriez mourir&nbsp;! quatre francs&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il r&eacute;pondit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Vous croyez que j'vas apporter mes cordes, mes
+manivelles, et monter tout &ccedil;a, et m'n aller l&agrave;-bas avec mon gar&ccedil;on et
+m'faire mordre encore par votre maudit quin, pour l'plaisir de vous le
+r'donner&nbsp;? fallait pas l'jeter.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle s'en alla, indign&eacute;e.&nbsp;&mdash;&nbsp;Quatre francs&nbsp;!</p>
+
+<p>Aussit&ocirc;t rentr&eacute;e, elle appela Rose et lui dit les pr&eacute;tentions du
+puisatier. Rose, toujours r&eacute;sign&eacute;e, r&eacute;p&eacute;tait&nbsp;: &laquo;&nbsp;Quatre francs&nbsp;! c'est de
+l'argent, Madame.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Puis, elle ajouta&nbsp;: &laquo;&nbsp;Si on lui jetait &agrave; manger, &agrave; ce pauvre quin, pour
+qu'il ne meure pas comme &ccedil;a&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Mme Lef&egrave;vre approuva, toute joyeuse&nbsp;; et les voil&agrave; reparties, avec un
+gros morceau de pain beurr&eacute;.</p>
+
+<p>Elles le coup&egrave;rent par bouch&eacute;es qu'elles lan&ccedil;aient l'une apr&egrave;s l'autre,
+parlant tour &agrave; tour &agrave; Pierrot. Et si t&ocirc;t que le chien avait achev&eacute; un
+morceau, il jappait pour r&eacute;clamer le suivant.</p>
+
+<p>Elles revinrent le soir, puis le lendemain, tous les jours. Mais elles
+ne faisaient plus qu'un voyage.</p>
+
+<hr style="width: 45%;">
+
+<p>Or, un matin, au moment de laisser tomber la premi&egrave;re bouch&eacute;e, elles
+entendirent tout &agrave; coup un aboiement formidable dans le puits. Ils
+&eacute;taient deux&nbsp;! On avait pr&eacute;cipit&eacute; un autre chien, un gros&nbsp;!</p>
+
+<p>Rose cria&nbsp;: &laquo;&nbsp;Pierrot&nbsp;!&nbsp;&raquo; Et Pierrot jappa, jappa. Alors on se mit &agrave; jeter
+la nourriture&nbsp;; mais, chaque fois elles distinguaient parfaitement une
+bousculade terrible, puis les cris plaintifs de Pierrot mordu par son
+compagnon, qui mangeait tout, &eacute;tant le plus fort.</p>
+
+<p>Elles avaient beau sp&eacute;cifier&nbsp;: &laquo;&nbsp;C'est pour toi, Pierrot&nbsp;!&nbsp;&raquo; Pierrot,
+&eacute;videmment, n'avait rien.</p>
+
+<p>Les deux femmes interdites, se regardaient&nbsp;; et Mme Lef&egrave;vre pronon&ccedil;a d'un
+ton aigre&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je ne peux pourtant pas nourrir tous les chiens qu'on
+jettera l&agrave;-dedans. Il faut y renoncer&nbsp;&raquo;.</p>
+
+<p>Et, suffoqu&eacute;e &agrave; l'id&eacute;e de tous ces chiens vivant &agrave; ses d&eacute;pens, elle s'en
+alla, emportant m&ecirc;me ce qui restait du pain qu'elle se mit &agrave; manger en
+marchant.</p>
+
+<p>Rose la suivit en s'essuyant les yeux du coin de son tablier bleu.</p>
+
+
+
+<hr>
+<a name="MENUET"></a><h2 class="parthead">MENUET</h2>
+
+<p class="dedic">A Paul Bourget.</p>
+
+
+<p>Les grands malheurs ne m'attristent gu&egrave;re, dit Jean Bridelle, un vieux
+gar&ccedil;on qui passait pour sceptique. J'ai vu la guerre de bien pr&egrave;s&nbsp;:
+j'enjambais les corps sans apitoiement. Les fortes brutalit&eacute;s de la
+nature ou des hommes peuvent nous faire pousser des cris d'horreur ou
+d'indignation, mais ne nous donnent point ce pincement au c&oelig;ur, ce
+frisson qui vous passe dans le dos &agrave; la vue de certaines petites choses
+navrantes.</p>
+
+<p>La plus violente douleur qu'on puisse &eacute;prouver, certes, est la perte
+d'un enfant pour une m&egrave;re, et la perte de la m&egrave;re pour un homme. Cela
+est violent, terrible, cela bouleverse et d&eacute;chire&nbsp;; mais on gu&eacute;rit de ces
+catastrophes comme des larges blessures saignantes. Or, certaines
+rencontres, certaines choses entr'aper&ccedil;ues, devin&eacute;es, certains chagrins
+secrets, certaines perfidies du sort, qui remuent en nous tout un monde
+douloureux de pens&eacute;es, qui entr'ouvrent devant nous brusquement la porte
+myst&eacute;rieuse des souffrances morales, compliqu&eacute;es, incurables, d'autant
+plus profondes qu'elles semblent b&eacute;nignes, d'autant plus cuisantes
+qu'elles semblent presque insaisissables, d'autant plus tenaces qu'elles
+semblent factices, nous laissent &agrave; l'&acirc;me comme une tra&icirc;n&eacute;e de tristesse,
+un go&ucirc;t d'amertume, une sensation de d&eacute;senchantement dont nous sommes
+longtemps &agrave; nous d&eacute;barrasser.</p>
+
+<p>J'ai toujours devant les yeux deux ou trois choses que d'autres
+n'eussent point remarqu&eacute;es assur&eacute;ment, et qui sont entr&eacute;es en moi comme
+de longues et minces piq&ucirc;res ingu&eacute;rissables.</p>
+
+<p>Vous ne comprendriez peut-&ecirc;tre pas l'&eacute;motion qui m'est rest&eacute;e de ces
+rapides impressions. Je ne vous en dirai qu'une. Elle est tr&egrave;s vieille,
+mais vive comme d'hier. Il se peut que mon imagination seule ait fait
+les frais de mon attendrissement.</p>
+
+<p>J'ai cinquante ans. J'&eacute;tais jeune alors et j'&eacute;tudiais le droit. Un peu
+triste, un peu r&ecirc;veur, impr&eacute;gn&eacute; d'une philosophie m&eacute;lancolique, je
+n'aimais gu&egrave;re les caf&eacute;s bruyants, les camarades braillards, ni les
+filles stupides. Je me levais t&ocirc;t&nbsp;; et une de mes plus ch&egrave;res volupt&eacute;s
+&eacute;tait de me promener seul, vers huit heures du matin, dans la p&eacute;pini&egrave;re
+du Luxembourg.</p>
+
+<p>Vous ne l'avez pas connue, vous autres, cette p&eacute;pini&egrave;re&nbsp;? C'&eacute;tait comme
+un jardin oubli&eacute; de l'autre si&egrave;cle, un jardin joli comme un doux
+sourire de vieille. Des haies touffues s&eacute;paraient les all&eacute;es &eacute;troites et
+r&eacute;guli&egrave;res, all&eacute;es calmes entre deux murs de feuillage taill&eacute;s avec
+m&eacute;thode. Les grands ciseaux du jardinier alignaient sans rel&acirc;che ces
+cloisons de branches&nbsp;; et, de place en place, on rencontrait des
+parterres de fleurs, des plates-bandes de petits arbres rang&eacute;s comme des
+coll&eacute;giens en promenade, des soci&eacute;t&eacute;s de rosiers magnifiques ou des
+r&eacute;giments d'arbres &agrave; fruits.</p>
+
+<p>Tout un coin de ce ravissant bosquet &eacute;tait habit&eacute; par les abeilles.
+Leurs maisons de paille, savamment espac&eacute;es sur les planches, ouvraient
+au soleil leurs portes grandes comme l'entr&eacute;e d'un d&eacute; &agrave; coudre&nbsp;; et on
+rencontrait tout le long des chemins les mouches bourdonnantes et
+dor&eacute;es, vraies ma&icirc;tresses de ce lieu pacifique, vraies promeneuses de
+ces tranquilles all&eacute;es en corridors.</p>
+
+<p>Je venais l&agrave; presque tous les matins. Je m'asseyais sur un banc et je
+lisais. Parfois je laissais retomber le livre sur mes genoux pour r&ecirc;ver,
+pour &eacute;couter autour de moi vivre Paris, et jouir du repos infini de ces
+charmilles &agrave; la mode ancienne.</p>
+
+<p>Mais je m'aper&ccedil;us bient&ocirc;t que je n'&eacute;tais pas seul &agrave; fr&eacute;quenter ce lieu
+d&egrave;s l'ouverture des barri&egrave;res, et je rencontrais parfois, nez &agrave; nez, au
+coin d'un massif, un &eacute;trange petit vieillard.</p>
+
+<p>Il portait des souliers &agrave; boucles d'argent, une culotte &agrave; pont, une
+redingote tabac d'Espagne, une dentelle en guise de cravate et un
+invraisemblable chapeau gris &agrave; grands bords et &agrave; grands poils, qui
+faisait penser au d&eacute;luge.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait maigre, fort maigre, anguleux, grima&ccedil;ant et souriant. Ses yeux
+vifs palpitaient, s'agitaient sous un mouvement continu des paupi&egrave;res&nbsp;;
+et il avait toujours &agrave; la main une superbe canne &agrave; pommeau d'or qui
+devait &ecirc;tre pour lui quelque souvenir magnifique.</p>
+
+<p>Ce bonhomme m'&eacute;tonna d'abord, puis m'int&eacute;ressa outre mesure. Et je le
+guettais &agrave; travers les murs de feuilles, je le suivais de loin,
+m'arr&ecirc;tant au d&eacute;tour des bosquets pour n'&ecirc;tre point vu.</p>
+
+<p>Et voil&agrave; qu'un matin, comme il se croyait bien seul, il se mit &agrave; faire
+des mouvements singuliers&nbsp;: quelques petits bonds d'abord, puis une
+r&eacute;v&eacute;rence&nbsp;; puis il battit, de sa jambe gr&ecirc;le, un entrechat encore
+alerte, puis il commen&ccedil;a &agrave; pivoter galamment, sautillant, se tr&eacute;moussant
+d'une fa&ccedil;on dr&ocirc;le, souriant comme devant un public, faisant des gr&acirc;ces,
+arrondissant les bras, tortillant son pauvre corps de marionnette,
+adressant dans le vide de l&eacute;gers saluts attendrissants et ridicules. Il
+dansait&nbsp;!</p>
+
+<p>Je demeurais p&eacute;trifi&eacute; d'&eacute;tonnement, me demandant lequel des deux &eacute;tait
+fou, lui, ou moi.</p>
+
+<p>Mais il s'arr&ecirc;ta soudain, s'avan&ccedil;a comme font les acteurs sur la sc&egrave;ne,
+puis s'inclina en reculant avec des sourires gracieux et des baisers de
+com&eacute;dienne qu'il jetait de sa main tremblante aux deux rang&eacute;es d'arbres
+taill&eacute;s.</p>
+
+<p>Et il reprit avec gravit&eacute; sa promenade.</p>
+
+<hr style="width: 45%;">
+
+<p>A partir de ce jour, je ne le perdis plus de vue&nbsp;; et, chaque matin, il
+recommen&ccedil;ait son exercice invraisemblable.</p>
+
+<p>Une envie folle me prit de lui parler. Je me risquai, et, l'ayant salu&eacute;,
+je lui dis&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Il fait bien bon aujourd'hui, monsieur.</p>
+
+<p>Il s'inclina.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Oui, monsieur, c'est un vrai temps de jadis.</p>
+
+<p>Huit jours apr&egrave;s, nous &eacute;tions amis, et je connus son histoire. Il avait
+&eacute;t&eacute; ma&icirc;tre de danse &agrave; l'Op&eacute;ra, du temps du roi Louis XV. Sa belle canne
+&eacute;tait un cadeau du comte de Clermont. Et, quand on lui parlait de
+danse, il ne s'arr&ecirc;tait plus de bavarder.</p>
+
+<p>Or, voil&agrave; qu'un jour il me confia&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;J'ai &eacute;pous&eacute; la Castris, monsieur. Je vous pr&eacute;senterai si vous voulez,
+mais elle ne vient ici que sur le tant&ocirc;t. Ce jardin, voyez-vous, c'est
+notre plaisir et notre vie. C'est tout ce qui nous reste d'autrefois. Il
+nous semble que nous ne pourrions plus exister si nous ne l'avions
+point. Cela est vieux et distingu&eacute;, n'est-ce pas&nbsp;? Je crois y respirer un
+air qui n'a point chang&eacute; depuis ma jeunesse. Ma femme et moi, nous y
+passons toutes nos apr&egrave;s-midi. Mais, moi, j'y viens d&egrave;s le matin, car je
+me l&egrave;ve de bonne heure.</p>
+
+<hr style="width: 45%;">
+
+<p>D&egrave;s que j'eus fini de d&eacute;jeuner, je retournai au Luxembourg, et bient&ocirc;t
+j'aper&ccedil;us mon ami qui donnait le bras avec c&eacute;r&eacute;monie &agrave; une toute vieille
+petite femme v&ecirc;tue de noir, et &agrave; qui je fus pr&eacute;sent&eacute;. C'&eacute;tait la
+Castris, la grande danseuse aim&eacute;e des princes, aim&eacute;e du roi, aim&eacute;e de
+tout ce si&egrave;cle galant qui semble avoir laiss&eacute; dans le monde une odeur
+d'amour.</p>
+
+<p>Nous nous ass&icirc;mes sur un banc de pierre. C'&eacute;tait au mois de mai. Un
+parfum de fleurs voltigeait dans les all&eacute;es proprettes&nbsp;; un bon soleil
+glissait entre les feuilles et semait sur nous de larges gouttes de
+lumi&egrave;re. La robe noire de la Castris semblait toute mouill&eacute;e de clart&eacute;.</p>
+
+<p>Le jardin &eacute;tait vide. On entendait au loin rouler des fiacres.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Expliquez-moi donc, dis-je au vieux danseur, ce que c'&eacute;tait que le
+menuet&nbsp;?</p>
+
+<p>Il tressaillit.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Le menuet, monsieur, c'est la reine des danses, et la danse des
+Reines, entendez-vous&nbsp;? Depuis qu'il n'y a plus de Rois, il n'y a plus de
+menuet.</p>
+
+<p>Et il commen&ccedil;a, en style pompeux, un long &eacute;loge dithyrambique auquel je
+ne compris rien. Je voulus me faire d&eacute;crire les pas, tous les
+mouvements, les pos&eacute;s. Il s'embrouillait, s'exasp&eacute;rant de son
+impuissance, nerveux et d&eacute;sol&eacute;.</p>
+
+<p>Et soudain, se tournant vers son antique compagne, toujours silencieuse
+et grave&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;&Eacute;lise, veux-tu, dis, veux-tu, tu seras bien gentille, veux-tu que nous
+montrions &agrave; monsieur ce que c'&eacute;tait&nbsp;?</p>
+
+<p>Elle tourna ses yeux inquiets de tous les c&ocirc;t&eacute;s, puis se leva sans dire
+un mot et vint se placer en face de lui.</p>
+
+<p>Alors je vis une chose inoubliable.</p>
+
+<p>Ils allaient et venaient avec des simagr&eacute;es enfantines, se souriaient,
+se balan&ccedil;aient, s'inclinaient, sautillaient pareils &agrave; deux vieilles
+poup&eacute;es qu'aurait fait danser une m&eacute;canique ancienne, un peu bris&eacute;e,
+construite jadis par un ouvrier fort habile, suivant la mani&egrave;re de son
+temps.</p>
+
+<p>Et je les regardais, le c&oelig;ur troubl&eacute; de sensations extraordinaires,
+l'&acirc;me &eacute;mue d'une indicible m&eacute;lancolie. Il me semblait voir une
+apparition lamentable et comique, l'ombre d&eacute;mod&eacute;e d'un si&egrave;cle. J'avais
+envie de rire et besoin de pleurer.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup ils s'arr&ecirc;t&egrave;rent, ils avaient termin&eacute; les figures de la
+danse. Pendant quelques secondes ils rest&egrave;rent debout l'un devant
+l'autre, grima&ccedil;ant d'une fa&ccedil;on surprenante&nbsp;; puis ils s'embrass&egrave;rent en
+sanglotant.</p>
+
+<hr style="width: 45%;">
+
+<p>Je partais, trois jours apr&egrave;s, pour la province. Je ne les ai point
+revus. Quand je revins &agrave; Paris, deux ans plus tard, on avait d&eacute;truit la
+p&eacute;pini&egrave;re. Que sont-ils devenus sans le cher jardin d'autrefois avec ses
+chemins en labyrinthe, son odeur du pass&eacute; et les d&eacute;tours gracieux des
+charmilles&nbsp;?</p>
+
+<p>Sont-ils morts&nbsp;? Errent-ils par les rues modernes comme des exil&eacute;s sans
+espoir&nbsp;? Dansent-ils, spectres falots, un menuet fantastique entre les
+cypr&egrave;s d'un cimeti&egrave;re, le long des sentiers bord&eacute;s de tombes, au clair
+de lune&nbsp;?</p>
+
+<p>Leur souvenir me hante, m'obs&egrave;de, me torture, demeure en moi comme une
+blessure. Pourquoi&nbsp;? Je n'en sais rien.</p>
+
+<p>Vous trouverez cela ridicule, sans doute&nbsp;?</p>
+
+
+
+<hr>
+<a name="LA_PEUR"></a><h2 class="parthead">LA PEUR</h2>
+
+<p class="dedic">A J. K. Huysmans.</p>
+
+<p>On remonta sur le pont apr&egrave;s d&icirc;ner. Devant nous la M&eacute;diterran&eacute;e n'avait
+pas un frisson sur toute sa surface, qu'une grande lune calme moirait.
+Le vaste bateau glissait, jetant sur le ciel, qui semblait ensemenc&eacute;
+d'&eacute;toiles, un gros serpent de fum&eacute;e noire&nbsp;; et, derri&egrave;re nous, l'eau
+toute blanche, agit&eacute;e par le passage rapide du lourd b&acirc;timent, battue
+par l'h&eacute;lice, moussait, semblait se tordre, remuait tant de clart&eacute;s
+qu'on e&ucirc;t dit de la lumi&egrave;re de lune bouillonnant.</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions l&agrave;, six ou huit, silencieux, admirant, l'&oelig;il tourn&eacute; vers
+l'Afrique lointaine o&ugrave; nous allions. Le commandant, qui fumait un cigare
+au milieu de nous, reprit soudain la conversation du d&icirc;ner.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Oui, j'ai eu peur ce jour-l&agrave;. Mon navire est rest&eacute; six heures avec ce
+rocher dans le ventre, battu par la mer. Heureusement que nous avons &eacute;t&eacute;
+recueillis, vers le soir, par un charbonnier anglais qui nous aper&ccedil;ut.</p>
+
+<p>Alors un grand homme &agrave; figure br&ucirc;l&eacute;e, &agrave; l'aspect grave, un de ces hommes
+qu'on sent avoir travers&eacute; de longs pays inconnus, au milieu de dangers
+incessants, et dont l'&oelig;il tranquille semble garder, dans sa profondeur,
+quelque chose des paysages &eacute;tranges qu'il a vus&nbsp;; un de ces hommes qu'on
+devine tremp&eacute;s dans le courage, parla pour la premi&egrave;re fois&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Vous dites, commandant, que vous avez eu peur&nbsp;; je n'en crois rien.
+Vous vous trompez sur le mot et sur la sensation que vous avez
+&eacute;prouv&eacute;e. Un homme &eacute;nergique n'a jamais peur en face du danger pressant.
+Il est &eacute;mu, agit&eacute;, anxieux&nbsp;; mais, la peur, c'est autre chose.</p>
+
+<p>Le commandant reprit en riant&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Fichtre&nbsp;! je vous r&eacute;ponds bien que j'ai eu peur, moi.</p>
+
+<p>Alors l'homme au teint bronz&eacute; pronon&ccedil;a d'une voix lente&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Permettez-moi de m'expliquer&nbsp;! La peur (et les hommes les plus hardis
+peuvent avoir peur), c'est quelque chose d'effroyable, une sensation
+atroce, comme une d&eacute;composition de l'&acirc;me, un spasme affreux de la pens&eacute;e
+et du c&oelig;ur, dont le souvenir seul donne des frissons d'angoisse. Mais
+cela n'a lieu, quand on est brave, ni devant une attaque, ni devant la
+mort in&eacute;vitable, ni devant toutes les formes connues du p&eacute;ril&nbsp;: cela a
+lieu dans certaines circonstances anormales, sous certaines influences
+myst&eacute;rieuses, en face de risques vagues. La vraie peur, c'est quelque
+chose comme une r&eacute;miniscence des terreurs fantastiques d'autrefois. Un
+homme qui croit aux revenants, et qui s'imagine apercevoir un spectre
+dans la nuit, doit &eacute;prouver la peur en toute son &eacute;pouvantable horreur.</p>
+
+<p>Moi, j'ai devin&eacute; la peur en plein jour, il y a dix ans environ. Je l'ai
+ressentie l'hiver dernier, par une nuit de d&eacute;cembre.</p>
+
+<p>Et, pourtant, j'ai travers&eacute; bien des hasards, bien des aventures qui
+semblaient mortelles. Je me suis battu souvent. J'ai &eacute;t&eacute; laiss&eacute; pour
+mort par des voleurs. J'ai &eacute;t&eacute; condamn&eacute;, comme insurg&eacute;, &agrave; &ecirc;tre pendu en
+Am&eacute;rique, et jet&eacute; &agrave; la mer du pont d'un b&acirc;timent sur les c&ocirc;tes de Chine.
+Chaque fois je me suis cru perdu, j'en ai pris imm&eacute;diatement mon parti,
+sans attendrissement et m&ecirc;me sans regrets.</p>
+
+<p>Mais la peur, ce n'est pas cela.</p>
+
+<p>Je l'ai pressentie en Afrique. Et pourtant elle est fille du Nord&nbsp;; le
+soleil la dissipe comme un brouillard. Remarquez bien ceci, messieurs.
+Chez les Orientaux, la vie ne compte pour rien&nbsp;; on est r&eacute;sign&eacute; tout de
+suite&nbsp;; les nuits sont claires et vides de l&eacute;gendes, les &acirc;mes aussi vides
+des inqui&eacute;tudes sombres qui hantent les cerveaux dans les pays froids.
+En Orient, on peut conna&icirc;tre la panique, on ignore la peur.</p>
+
+<p>Eh bien&nbsp;! voici ce qui m'est arriv&eacute; sur cette terre d'Afrique&nbsp;:</p>
+
+<p>Je traversais les grandes dunes au sud de Ouargla. C'est l&agrave; un des plus
+&eacute;tranges pays du monde. Vous connaissez le sable uni, le sable droit des
+interminables plages de l'Oc&eacute;an. Eh bien&nbsp;! figurez-vous l'Oc&eacute;an lui-m&ecirc;me
+devenu sable au milieu d'un ouragan&nbsp;; imaginez une temp&ecirc;te silencieuse de
+vagues immobiles en poussi&egrave;re jaune. Elles sont hautes comme des
+montagnes, ces vagues in&eacute;gales, diff&eacute;rentes, soulev&eacute;es tout &agrave; fait comme
+des flots d&eacute;cha&icirc;n&eacute;s, mais plus grandes encore, et stri&eacute;es comme de la
+moire. Sur cette mer furieuse, muette et sans mouvement, le d&eacute;vorant
+soleil du sud verse sa flamme implacable et directe. Il faut gravir ces
+lames de cendre d'or, redescendre, gravir encore, gravir sans cesse,
+sans repos et sans ombre. Les chevaux r&acirc;lent, enfoncent jusqu'aux
+genoux, et glissent en d&eacute;valant l'autre versant des surprenantes
+collines.</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions deux amis suivis de huit spahis et de quatre chameaux avec
+leurs chameliers. Nous ne parlions plus, accabl&eacute;s de chaleur, de
+fatigue, et dess&eacute;ch&eacute;s de soif comme ce d&eacute;sert ardent. Soudain un de ces
+hommes poussa une sorte de cri&nbsp;; tous s'arr&ecirc;t&egrave;rent&nbsp;; et nous demeur&acirc;mes
+immobiles, surpris par un inexplicable ph&eacute;nom&egrave;ne connu des voyageurs en
+ces contr&eacute;es perdues.</p>
+
+<p>Quelque part, pr&egrave;s de nous, dans une direction ind&eacute;termin&eacute;e, un tambour
+battait, le myst&eacute;rieux tambour des dunes&nbsp;; il battait distinctement,
+tant&ocirc;t plus vibrant, tant&ocirc;t affaibli, arr&ecirc;tant, puis reprenant son
+roulement fantastique.</p>
+
+<p>Les Arabes, &eacute;pouvant&eacute;s, se regardaient&nbsp;; et l'un dit, en sa langue&nbsp;: &laquo;&nbsp;La
+mort est sur nous.&nbsp;&raquo; Et voil&agrave; que tout &agrave; coup mon compagnon, mon ami,
+presque mon fr&egrave;re, tomba de cheval, la t&ecirc;te en avant, foudroy&eacute; par une
+insolation.</p>
+
+<p>Et pendant deux heures, pendant que j'essayais en vain de le sauver,
+toujours ce tambour insaisissable m'emplissait l'oreille de son bruit
+monotone, intermittent et incompr&eacute;hensible&nbsp;; et je sentais se glisser
+dans mes os la peur, la vraie peur, la hideuse peur, en face de ce
+cadavre aim&eacute;, dans ce trou incendi&eacute; par le soleil entre quatre monts de
+sable, tandis que l'&eacute;cho inconnu nous jetait, &agrave; deux cents lieues de
+tout village fran&ccedil;ais, le battement rapide du tambour.</p>
+
+<p>Ce jour-l&agrave;, je compris ce que c'&eacute;tait que d'avoir peur&nbsp;; je l'ai su
+mieux encore une autre fois...</p>
+
+<p>Le commandant interrompit le conteur&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Pardon, monsieur, mais ce tambour&nbsp;? Qu'&eacute;tait-ce&nbsp;?</p>
+
+<p>Le voyageur r&eacute;pondit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Je n'en sais rien. Personne ne sait. Les officiers, surpris souvent
+par ce bruit singulier, l'attribuent g&eacute;n&eacute;ralement &agrave; l'&eacute;cho grossi,
+multipli&eacute;, d&eacute;mesur&eacute;ment enfl&eacute; par les valonnements des dunes, d'une
+gr&ecirc;le de grains de sable emport&eacute;s dans le vent et heurtant une touffe
+d'herbes s&egrave;ches&nbsp;; car on a toujours remarqu&eacute; que le ph&eacute;nom&egrave;ne se produit
+dans le voisinage de petites plantes br&ucirc;l&eacute;es par le soleil, et dures
+comme du parchemin.</p>
+
+<p>Ce tambour ne serait donc qu'une sorte de mirage du son. Voil&agrave; tout.
+Mais je n'appris cela que plus tard.</p>
+
+<p>J'arrive &agrave; ma seconde &eacute;motion.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait l'hiver dernier, dans une for&ecirc;t du nord-est de la France. La
+nuit vint deux heures plus t&ocirc;t, tant le ciel &eacute;tait sombre. J'avais pour
+guide un paysan qui marchait &agrave; mon c&ocirc;t&eacute;, par un tout petit chemin, sous
+une vo&ucirc;te de sapins dont le vent d&eacute;cha&icirc;n&eacute; tirait des hurlements. Entre
+les cimes, je voyais courir des nuages en d&eacute;route, des nuages &eacute;perdus
+qui semblaient fuir devant une &eacute;pouvante. Parfois, sous une immense
+rafale, toute la for&ecirc;t s'inclinait dans le m&ecirc;me sens avec un g&eacute;missement
+de souffrance&nbsp;; et le froid m'envahissait, malgr&eacute; mon pas rapide et mon
+lourd v&ecirc;tement.</p>
+
+<p>Nous devions souper et coucher chez un garde forestier dont la maison
+n'&eacute;tait plus &eacute;loign&eacute;e de nous. J'allais l&agrave; pour chasser.</p>
+
+<p>Mon guide, parfois, levait les yeux et murmurait&nbsp;: &laquo;&nbsp;Triste temps&nbsp;!&nbsp;&raquo; Puis
+il me parla des gens chez qui nous arrivions. Le p&egrave;re avait tu&eacute; un
+braconnier deux ans auparavant, et, depuis ce temps, il semblait
+sombre, comme hant&eacute; d'un souvenir. Ses deux fils, mari&eacute;s, vivaient avec
+lui.</p>
+
+<p>Les t&eacute;n&egrave;bres &eacute;taient profondes. Je ne voyais rien devant moi, ni autour
+de moi, et toute la branchure des arbres entrechoqu&eacute;s emplissait la nuit
+d'une rumeur incessante. Enfin, j'aper&ccedil;us une lumi&egrave;re, et bient&ocirc;t mon
+compagnon heurtait une porte. Des cris aigus de femmes nous r&eacute;pondirent.
+Puis, une voix d'homme, une voix &eacute;trangl&eacute;e, demanda&nbsp;: &laquo;&nbsp;Qui va l&agrave;&nbsp;?&nbsp;&raquo; Mon
+guide se nomma. Nous entr&acirc;mes. Ce fut un inoubliable tableau.</p>
+
+<p>Un vieux homme &agrave; cheveux blancs, &agrave; l'&oelig;il fou, le fusil charg&eacute; dans la
+main, nous attendait debout au milieu de la cuisine, tandis que deux
+grands gaillards, arm&eacute;s de haches, gardaient la porte. Je distinguai
+dans les coins sombres deux femmes &agrave; genoux, le visage cach&eacute; contre le
+mur.</p>
+
+<p>On s'expliqua. Le vieux remit son arme contre le mur et ordonna de
+pr&eacute;parer ma chambre&nbsp;; puis, comme les femmes ne bougeaient point, il me
+dit brusquement&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Voyez-vous, monsieur, j'ai tu&eacute; un homme, voil&agrave; deux ans cette nuit.
+L'autre ann&eacute;e, il est revenu m'appeler. Je l'attends encore ce soir.</p>
+
+<p>Puis il ajouta d'un ton qui me fit sourire&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Aussi, nous ne sommes pas tranquilles.</p>
+
+<p>Je le rassurai comme je pus, heureux d'&ecirc;tre venu justement ce soir-l&agrave;,
+et d'assister au spectacle de cette terreur superstitieuse. Je racontai
+des histoires, et je parvins &agrave; calmer &agrave; peu pr&egrave;s tout le monde.</p>
+
+<p>Pr&egrave;s du foyer, un vieux chien presque aveugle et moustachu, un de ces
+chiens qui ressemblent &agrave; des gens qu'on conna&icirc;t, dormait le nez dans ses
+pattes.</p>
+
+<p>Au dehors, la temp&ecirc;te acharn&eacute;e battait la petite maison, et, par un
+&eacute;troit carreau, une sorte de judas plac&eacute; pr&egrave;s de la porte, je voyais
+soudain tout un fouillis d'arbres bouscul&eacute;s par le vent &agrave; la lueur de
+grands &eacute;clairs.</p>
+
+<p>Malgr&eacute; mes efforts, je sentais bien qu'une terreur profonde tenait ces
+gens, et chaque fois que je cessais de parler, toutes les oreilles
+&eacute;coutaient au loin. Las d'assister &agrave; ces craintes imb&eacute;ciles, j'allais
+demander &agrave; me coucher, quand le vieux garde tout &agrave; coup fit un bond de
+sa chaise, saisit de nouveau son fusil, en b&eacute;gayant d'une voix &eacute;gar&eacute;e&nbsp;:
+&laquo;&nbsp;Le voil&agrave;&nbsp;! le voil&agrave;&nbsp;! Je l'entends&nbsp;!&nbsp;&raquo; Les deux femmes retomb&egrave;rent &agrave; genoux
+dans leurs coins, en se cachant le visage&nbsp;; et les fils reprirent leurs
+haches. J'allais tenter encore de les apaiser, quand le chien endormi
+s'&eacute;veilla brusquement et, levant sa t&ecirc;te, tendant le cou, regardant vers
+le feu de son &oelig;il presque &eacute;teint, il poussa un de ces lugubres
+hurlements qui font tressaillir les voyageurs, le soir, dans la
+campagne. Tous les yeux se port&egrave;rent sur lui, il restait maintenant
+immobile, dress&eacute; sur ses pattes comme hant&eacute; d'une vision, et il se remit
+&agrave; hurler vers quelque chose d'invisible, d'inconnu, d'affreux sans
+doute, car tout son poil se h&eacute;rissait. Le garde, livide, cria&nbsp;: &laquo;&nbsp;Il le
+sent&nbsp;! il le sent&nbsp;! il &eacute;tait l&agrave; quand je l'ai tu&eacute;.&nbsp;&raquo; Et les femmes &eacute;gar&eacute;es
+se mirent, toutes les deux, &agrave; hurler avec le chien.</p>
+
+<p>Malgr&eacute; moi, un grand frisson me courut entre les &eacute;paules. Cette vision
+de l'animal dans ce lieu, &agrave; cette heure, au milieu de ces gens &eacute;perdus,
+&eacute;tait effrayante &agrave; voir.</p>
+
+<p>Alors, pendant une heure, le chien hurla sans bouger&nbsp;; il hurla comme
+dans l'angoisse d'un r&ecirc;ve&nbsp;; et la peur, l'&eacute;pouvantable peur entrait en
+moi&nbsp;; la peur de quoi&nbsp;? Le sais-je&nbsp;? C'&eacute;tait la peur, voil&agrave; tout.</p>
+
+<p>Nous restions immobiles, livides, dans l'attente d'un &eacute;v&eacute;nement
+affreux, l'oreille tendue, le c&oelig;ur battant, boulevers&eacute;s au moindre
+bruit. Et le chien se mit &agrave; tourner autour de la pi&egrave;ce, en sentant les
+murs et g&eacute;missant toujours. Cette b&ecirc;te nous rendait fous&nbsp;! Alors, le
+paysan qui m'avait amen&eacute;, se jeta sur elle, dans une sorte de paroxysme
+de terreur furieuse, et, ouvrant une porte donnant sur une petite cour,
+jeta l'animal dehors.</p>
+
+<p>Il se tut aussit&ocirc;t&nbsp;; et nous rest&acirc;mes plong&eacute;s dans un silence plus
+terrifiant encore. Et soudain, tous ensemble, nous e&ucirc;mes une sorte de
+sursaut&nbsp;: un &ecirc;tre glissait contre le mur du dehors vers la for&ecirc;t&nbsp;; puis il
+passa contre la porte, qu'il sembla t&acirc;ter, d'une main h&eacute;sitante&nbsp;; puis on
+n'entendit plus rien pendant deux minutes qui firent de nous des
+insens&eacute;s&nbsp;; puis il revint, fr&ocirc;lant toujours la muraille&nbsp;; et il gratta
+l&eacute;g&egrave;rement, comme ferait un enfant avec son ongle&nbsp;; puis soudain une t&ecirc;te
+apparut contre la vitre du judas, une t&ecirc;te blanche, avec des yeux
+lumineux comme ceux des fauves. Et un son sortit de sa bouche, un son
+indistinct, un murmure plaintif.</p>
+
+<p>Alors un bruit formidable &eacute;clata dans la cuisine. Le vieux garde avait
+tir&eacute;. Et aussit&ocirc;t les fils se pr&eacute;cipit&egrave;rent, bouch&egrave;rent le judas en
+dressant la grande table qu'ils assujettirent avec le buffet.</p>
+
+<p>Et je vous jure qu'au fracas du coup de fusil que je n'attendais point,
+j'eus une telle angoisse du c&oelig;ur, de l'&acirc;me et du corps, que je me
+sentis d&eacute;faillir, pr&ecirc;t &agrave; mourir de peur.</p>
+
+<p>Nous rest&acirc;mes l&agrave; jusqu'&agrave; l'aurore, incapables de bouger, de dire un mot,
+crisp&eacute;s dans un affolement indicible.</p>
+
+<p>On n'osa d&eacute;barricader la sortie qu'en apercevant, par la fente d'un
+auvent, un mince rayon de jour.</p>
+
+<p>Au pied du mur, contre la porte, le vieux chien gisait, la gueule bris&eacute;e
+d'une balle.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait sorti de la cour en creusant un trou sous une palissade.</p>
+
+<p>L'homme au visage brun se tut&nbsp;; puis il ajouta&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Cette nuit-l&agrave; pourtant, je ne courus aucun danger&nbsp;; mais j'aimerais
+mieux recommencer toutes les heures o&ugrave; j'ai affront&eacute; les plus terribles
+p&eacute;rils, que la seule minute du coup de fusil sur la t&ecirc;te barbue du
+judas.</p>
+
+
+
+<hr>
+<a name="FARCE_NORMANDE"></a><h2 class="parthead">FARCE NORMANDE</h2>
+
+<p class="dedic">A A. de Joinville.</p>
+
+<p>La procession se d&eacute;roulait dans le chemin creux ombrag&eacute; par les grands
+arbres pouss&eacute;s sur les talus des fermes. Les jeunes mari&eacute;s venaient
+d'abord, puis les parents, puis les invit&eacute;s, puis les pauvres du pays,
+et les gamins qui tournaient autour du d&eacute;fil&eacute;, comme des mouches,
+passaient entre les rangs, grimpaient aux branches pour mieux voir.</p>
+
+<p>Le mari&eacute; &eacute;tait un beau gars, Jean Patu, le plus riche fermier du pays.
+C'&eacute;tait, avant tout, un chasseur fr&eacute;n&eacute;tique qui perdait le bon sens &agrave;
+satisfaire cette passion, et d&eacute;pensait de l'argent gros comme lui pour
+ses chiens, ses gardes, ses furets et ses fusils.</p>
+
+<p>La mari&eacute;e, Rosalie Roussel, avait &eacute;t&eacute; fort courtis&eacute;e par tous les partis
+des environs, car on la trouvait avenante, et on la savait bien dot&eacute;e&nbsp;;
+mais elle avait choisi Patu, peut-&ecirc;tre parce qu'il lui plaisait mieux
+que les autres, mais plut&ocirc;t encore, en Normande r&eacute;fl&eacute;chie, parce qu'il
+avait plus d'&eacute;cus.</p>
+
+<p>Lorsqu'ils tourn&egrave;rent la grande barri&egrave;re de la ferme maritale, quarante
+coups de fusil &eacute;clat&egrave;rent sans qu'on v&icirc;t les tireurs cach&eacute;s dans les
+foss&eacute;s. A ce bruit, une grosse gaiet&eacute; saisit les hommes qui gigottaient
+lourdement en leurs habits de f&ecirc;te&nbsp;; et Patu, quittant sa femme, sauta
+sur un valet qu'il apercevait derri&egrave;re un arbre, empoigna son arme, et
+l&acirc;cha lui-m&ecirc;me un coup de feu en gambadant comme un poulain.</p>
+
+<p>Puis on se remit en route sous les pommiers d&eacute;j&agrave; lourds de fruits, &agrave;
+travers l'herbe haute, au milieu des veaux qui regardaient de leurs gros
+yeux, se levaient lentement et restaient debout, le mufle tendu vers la
+noce.</p>
+
+<p>Les hommes redevenaient graves en approchant du repas. Les uns, les
+riches, &eacute;taient coiff&eacute;s de hauts chapeaux de soie luisants, qui
+semblaient d&eacute;pays&eacute;s en ce lieu&nbsp;; les autres portaient d'anciens
+couvre-chefs &agrave; poils longs, qu'on aurait dits en peau de taupe&nbsp;; les plus
+humbles &eacute;taient couronn&eacute;s de casquettes.</p>
+
+<p>Toutes les femmes avaient des ch&acirc;les l&acirc;ch&eacute;s dans le dos, et dont elles
+tenaient les bouts sur leurs bras avec c&eacute;r&eacute;monie. Ils &eacute;taient rouges,
+bigarr&eacute;s, flamboyants, ces ch&acirc;les&nbsp;; et leur &eacute;clat semblait &eacute;tonner les
+poules noires sur le fumier, les canards au bord de la mare, et les
+pigeons sur les toits de chaume.</p>
+
+<p>Tout le vert de la campagne, le vert de l'herbe et des arbres, semblait
+exasp&eacute;r&eacute; au contact de cette pourpre ardente et les deux couleurs ainsi
+voisines devenaient aveuglantes sous le feu du soleil de midi.</p>
+
+<p>La grande ferme paraissait attendre l&agrave;-bas, au bout de la vo&ucirc;te des
+pommiers. Une sorte de fum&eacute;e sortait de la porte et des fen&ecirc;tres
+ouvertes, et une odeur &eacute;paisse de mangeaille s'exhalait du vaste
+b&acirc;timent, de toutes ses ouvertures, des murs eux-m&ecirc;mes.</p>
+
+<p>Comme un serpent, la suite des invit&eacute;s s'allongeait &agrave; travers la cour.
+Les premiers, atteignant la maison, brisaient la cha&icirc;ne,
+s'&eacute;parpillaient, tandis que l&agrave;-bas il en entrait toujours par la
+barri&egrave;re ouverte. Les foss&eacute;s maintenant &eacute;taient garnis de gamins et de
+pauvres curieux&nbsp;; et les coups de fusil ne cessaient pas, &eacute;clatant de
+tous les c&ocirc;t&eacute;s &agrave; la fois, m&ecirc;lant &agrave; l'air une bu&eacute;e de poudre et cette
+odeur qui grise comme de l'absinthe.</p>
+
+<p>Devant la porte, les femmes tapaient sur leurs robes pour en faire
+tomber la poussi&egrave;re, d&eacute;nouaient les oriflammes qui servaient de rubans &agrave;
+leurs chapeaux, d&eacute;faisaient leurs ch&acirc;les et les posaient sur leurs bras,
+puis entraient dans la maison pour se d&eacute;barrasser d&eacute;finitivement de ces
+ornements.</p>
+
+<p>La table &eacute;tait mise dans la grande cuisine, qui pouvait contenir cent
+personnes.</p>
+
+<p>On s'assit &agrave; deux heures. A huit heures on mangeait encore. Les hommes
+d&eacute;boutonn&eacute;s, en bras de chemise, la face rougie, engloutissaient comme
+des gouffres. Le cidre jaune luisait, joyeux, clair et dor&eacute;, dans les
+grands verres, &agrave; c&ocirc;t&eacute; du vin color&eacute;, du vin sombre, couleur de sang.</p>
+
+<p>Entre chaque plat on faisait un trou, le trou normand, avec un verre
+d'eau-de-vie qui jetait du feu dans les corps et de la folie dans les
+t&ecirc;tes.</p>
+
+<p>De temps en temps, un convive plein comme une barrique, sortait
+jusqu'aux arbres prochains, se soulageait, puis rentrait avec une faim
+nouvelle aux dents.</p>
+
+<p>Les fermi&egrave;res, &eacute;carlates, oppress&eacute;es, les corsages tendus comme des
+ballons, coup&eacute;es en deux par le corset, gonfl&eacute;es du haut et du bas,
+restaient &agrave; table par pudeur. Mais une d'elles, plus g&ecirc;n&eacute;e, &eacute;tant
+sortie, toutes alors se lev&egrave;rent &agrave; la suite. Elles revenaient plus
+joyeuses, pr&ecirc;tes &agrave; rire. Et les lourdes plaisanteries commenc&egrave;rent.</p>
+
+<p>C'&eacute;taient des bord&eacute;es d'obsc&eacute;nit&eacute;s l&acirc;ch&eacute;es &agrave; travers la table, et toutes
+sur la nuit nuptiale. L'arsenal de l'esprit paysan fut vid&eacute;. Depuis cent
+ans, les m&ecirc;mes grivoiseries servaient aux m&ecirc;mes occasions, et, bien que
+chacun les conn&ucirc;t, elles portaient encore, faisaient partir en un rire
+retentissant les deux enfil&eacute;es de convives.</p>
+
+<p>Un vieux &agrave; cheveux gris appelait&nbsp;: &laquo;&nbsp;Les voyageurs pour M&eacute;zidon en
+voiture&nbsp;&raquo;. Et c'&eacute;taient des hurlements de gaiet&eacute;.</p>
+
+<p>Tout au bout de la table, quatre gars, des voisins, pr&eacute;paraient des
+farces aux mari&eacute;s, et ils semblaient en tenir une bonne, tant ils
+tr&eacute;pignaient en chuchotant.</p>
+
+<p>L'un d'eux, soudain, profitant d'un moment de calme, cria&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;C'est les braconniers qui vont s'en donner c'te nuit, avec la lune
+qu'y a&nbsp;!... Dis donc, Jean, c'est pas c'te lune-l&agrave; qu'tu guetteras, toi&nbsp;?</p>
+
+<p>Le mari&eacute;, brusquement, se tourna&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Qu'i z'y viennent, les braconniers&nbsp;!</p>
+
+<p>Mais l'autre se mit &agrave; rire&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Ah&nbsp;! i peuvent y venir&nbsp;; tu quitteras pas ta besogne pour &ccedil;a&nbsp;!</p>
+
+<p>Toute la tabl&eacute;e fut secou&eacute;e par la joie. Le sol en trembla, les verres
+vibr&egrave;rent.</p>
+
+<p>Mais le mari&eacute;, &agrave; l'id&eacute;e qu'on pouvait profiter de sa noce pour
+braconner chez lui, devint furieux&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;J'te dis qu'&ccedil;a&nbsp;: qu'i z'y viennent&nbsp;!</p>
+
+<p>Alors ce fut une pluie de polissonneries &agrave; double sens qui faisaient un
+peu rougir la mari&eacute;e, toute fr&eacute;missante d'attente.</p>
+
+<p>Puis, quand on eut bu des barils d'eau-de-vie, chacun partit se coucher&nbsp;;
+et les jeunes &eacute;poux entr&egrave;rent en leur chambre, situ&eacute;e au
+rez-de-chauss&eacute;e, comme toutes les chambres de ferme&nbsp;; et, comme il y
+faisait un peu chaud, ils ouvrirent la fen&ecirc;tre et ferm&egrave;rent l'auvent.
+Une petite lampe de mauvais go&ucirc;t, cadeau du p&egrave;re de la femme, br&ucirc;lait
+sur la commode&nbsp;; et le lit &eacute;tait pr&ecirc;t &agrave; recevoir le couple nouveau, qui
+ne mettait point &agrave; son premier embrassement tout le c&eacute;r&eacute;monial des
+bourgeois dans les villes.</p>
+
+<p>D&eacute;j&agrave; la jeune femme avait enlev&eacute; sa coiffure et sa robe, et elle
+demeurait en jupon, d&eacute;la&ccedil;ant ses bottines, tandis que Jean achevait un
+cigare, en regardant de coin sa compagne.</p>
+
+<p>Il la guettait d'un &oelig;il luisant, plus sensuel que tendre&nbsp;; car il la
+d&eacute;sirait plut&ocirc;t qu'il ne l'aimait&nbsp;; et, soudain, d'un mouvement brusque,
+comme un homme qui va se mettre &agrave; l'ouvrage, il enleva son habit.</p>
+
+<p>Elle avait d&eacute;fait ses bottines, et maintenant elle retirait ses bas,
+puis elle lui dit, le tutoyant depuis l'enfance&nbsp;: &laquo;&nbsp;Va te cacher l&agrave;-bas,
+derri&egrave;re les rideaux, que j' me mette au lit&nbsp;&raquo;.</p>
+
+<p>Il fit mine de refuser, puis il y alla d'un air sournois, et se
+dissimula, sauf la t&ecirc;te. Elle riait, voulait envelopper ses yeux, et ils
+jouaient d'une fa&ccedil;on amoureuse et gaie, sans pudeur apprise et sans
+g&ecirc;ne.</p>
+
+<p>Pour finir il c&eacute;da&nbsp;; alors, en une seconde, elle d&eacute;noua son dernier
+jupon, qui glissa le long de ses jambes, tomba autour de ses pieds et
+s'aplatit en rond par terre. Elle l'y laissa, l'enjamba, nue sous la
+chemise flottante et elle se glissa dans le lit, dont les ressorts
+chant&egrave;rent sous son poids.</p>
+
+<p>Aussit&ocirc;t il arriva, d&eacute;chauss&eacute; lui-m&ecirc;me, en pantalon, et il se courbait
+vers sa femme, cherchant ses l&egrave;vres qu'elle cachait dans l'oreiller,
+quand un coup de feu retentit au loin, dans la direction du bois des
+R&acirc;p&eacute;es, lui sembla-t-il.</p>
+
+<p>Il se redressa inquiet, le c&oelig;ur crisp&eacute;, et, courant &agrave; la fen&ecirc;tre, il
+d&eacute;crocha l'auvent.</p>
+
+<p>La pleine lune baignait la cour d'une lumi&egrave;re jaune. L'ombre des
+pommiers faisait des taches sombres &agrave; leur pied&nbsp;; et, au loin, la
+campagne, couverte de moissons m&ucirc;res, luisait.</p>
+
+<p>Comme Jean s'&eacute;tait pench&eacute; au dehors, &eacute;piant toutes les rumeurs de la
+nuit, deux bras nus vinrent se nouer sous son cou, et sa femme, le
+tirant en arri&egrave;re, murmura&nbsp;: &laquo;&nbsp;Laisse donc, qu'est-ce que &ccedil;a fait,
+viens-t'en.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il se retourna, la saisit, l'&eacute;treignit, la palpant sous la toile l&eacute;g&egrave;re&nbsp;;
+et, l'enlevant dans ses bras robustes, il l'emporta vers leur couche.</p>
+
+<p>Au moment o&ugrave; il la posait sur le lit, qui plia sous le poids, une
+nouvelle d&eacute;tonation, plus proche celle-l&agrave;, retentit.</p>
+
+<p>Alors Jean, secou&eacute; d'une col&egrave;re tumultueuse, jura&nbsp;: &laquo;&nbsp;Non de D...&nbsp;! ils
+croient que je ne sortirai pas &agrave; cause de toi&nbsp;?... Attends, attends&nbsp;!&nbsp;&raquo; Il
+se chaussa, d&eacute;crocha son fusil toujours pendu &agrave; port&eacute;e de sa main, et,
+comme sa femme se tra&icirc;nait &agrave; ses genoux et le suppliait, &eacute;perdue, il se
+d&eacute;gagea vivement, courut &agrave; la fen&ecirc;tre et sauta dans la cour.</p>
+
+<p>Elle attendit une heure, deux heures, jusqu'au jour. Son mari ne rentra
+pas. Alors elle perdit la t&ecirc;te, appela, raconta la fureur de Jean et sa
+course apr&egrave;s les braconniers.</p>
+
+<p>Aussit&ocirc;t les valets, les charretiers, les gars partirent &agrave; la recherche
+du ma&icirc;tre.</p>
+
+<p>On le retrouva &agrave; deux lieues de la ferme, ficel&eacute; des pieds &agrave; la t&ecirc;te, &agrave;
+moiti&eacute; mort de fureur, son fusil tordu, sa culotte &agrave; l'envers, avec
+trois li&egrave;vres tr&eacute;pass&eacute;s autour du cou et une pancarte sur la poitrine&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Qui va &agrave; la chasse, perd sa place.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et, plus tard, quand il racontait cette nuit d'&eacute;pousailles, il ajoutait&nbsp;:
+&laquo;&nbsp;Oh&nbsp;! pour une farce&nbsp;! c'&eacute;tait une bonne farce. Ils m'ont pris dans un
+collet comme un lapin, les salauds, et ils m'ont cach&eacute; la t&ecirc;te dans un
+sac. Mais si je les t&acirc;te un jour, gare &agrave; eux&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Et voil&agrave; comment on s'amuse, les jours de noce, au pays normand.</p>
+
+
+<hr>
+<a name="LES_SABOTS"></a><h2 class="parthead">LES SABOTS</h2>
+
+<p class="dedic">A L&eacute;on Fontaine.</p>
+
+<p>Le vieux cur&eacute; bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus des
+bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommad&eacute;s des
+paysans. Les grands paniers des fermi&egrave;res venues de loin pour la messe
+&eacute;taient pos&eacute;s &agrave; terre &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'elles&nbsp;; et la lourde chaleur d'un jour de
+juillet d&eacute;gageait de tout le monde une odeur de b&eacute;tail, un fumet de
+troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et
+aussi les meuglements des vaches couch&eacute;es dans un champ voisin. Parfois
+un souffle d'air charg&eacute; d'aromes des champs s'engouffrait sous le
+portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des coiffures,
+il allait faire vaciller sur l'autel les petites flammes jaunes au bout
+des cierges... &laquo;&nbsp;Comme le d&eacute;sire le bon Dieu. Ainsi soit-il&nbsp;!&nbsp;&raquo; pronon&ccedil;ait
+le pr&ecirc;tre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se mit, comme chaque
+semaine, &agrave; recommander &agrave; ses ouailles les petites affaires intimes de la
+commune. C'&eacute;tait un vieux homme &agrave; cheveux blancs qui administrait la
+paroisse depuis bient&ocirc;t quarante ans, et le pr&ocirc;ne lui servait pour
+communiquer famili&egrave;rement avec tout son monde.</p>
+
+<p>Il reprit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je recommande &agrave; vos pri&egrave;res D&eacute;sir&eacute; Vallin, qu'est bien
+malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses couches.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il ne savait plus&nbsp;; il cherchait les bouts de papier pos&eacute;s dans un
+br&eacute;viaire. Il en retrouva deux enfin, et continua&nbsp;: &laquo;&nbsp;Il ne faut pas que
+les gar&ccedil;ons et les filles viennent comme &ccedil;a, le soir, dans le cimeti&egrave;re,
+ou bien je pr&eacute;viendrai le garde champ&ecirc;tre.&nbsp;&mdash;&nbsp;M. C&eacute;saire Omont voudrait
+bien trouver une jeune fille honn&ecirc;te comme servante.&nbsp;&raquo; Il r&eacute;fl&eacute;chit
+encore quelques secondes, puis ajouta&nbsp;: &laquo;&nbsp;C'est tout, mes fr&egrave;res, c'est la
+gr&acirc;ce que je vous souhaite au nom du P&egrave;re, et du Fils, et du
+Saint-Esprit.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Quand les Malandain furent rentr&eacute;s dans leur chaumi&egrave;re, la derni&egrave;re du
+hameau de la Sabli&egrave;re, sur la route de Fourville, le p&egrave;re, un vieux
+petit paysan sec et rid&eacute;, s'assit devant la table, pendant que sa femme
+d&eacute;crochait la marmite et que sa fille Ad&eacute;la&iuml;de prenait dans le buffet
+les verres et les assiettes, et il dit&nbsp;: &laquo;&nbsp;&Ccedil;a s'rait p't&ecirc;tre bon, c'te
+place chez ma&icirc;tr' Omont, vu que le v'l&agrave; veuf, que sa bru l'aime pas,
+qu'il est seul et qu'il a d'quoi. J'ferions p't&ecirc;tre ben d'y envoyer
+Ad&eacute;la&iuml;de.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle,
+et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d'une
+odeur de choux, elle r&eacute;fl&eacute;chit.</p>
+
+<p>L'homme reprit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Il a d'quoi, pour s&ucirc;r. Mais qu'il faudrait &ecirc;tre
+d&eacute;gourdi et qu'Ad&eacute;la&iuml;de l'est pas un brin.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>La femme alors articula&nbsp;: &laquo;&nbsp;J'pourrions voir tout d'm&ecirc;me.&nbsp;&raquo; Puis, se
+tournant vers sa fille, une gaillarde &agrave; l'air niais, aux cheveux jaunes,
+aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria&nbsp;:
+&laquo;&nbsp;T'entends, grande b&ecirc;te. T'iras chez ma&icirc;t' Omont t'proposer comme
+servante, et tu f'ras tout c'qu'il te commandera.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>La fille se mit &agrave; rire sottement sans r&eacute;pondre. Puis tous trois
+commenc&egrave;rent &agrave; manger.</p>
+
+<p>Au bout de dix minutes, le p&egrave;re reprit&nbsp;: &laquo;&nbsp;&Eacute;coute un mot, la fille, et
+t&acirc;che d'n' point te mettre en d&eacute;faut sur ce que j'vas te dire...&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et il lui tra&ccedil;a en termes lents et minutieux toute une r&egrave;gle de
+conduite, pr&eacute;voyant les moindres d&eacute;tails, la pr&eacute;parant &agrave; cette conqu&ecirc;te
+d'un vieux veuf mal avec sa famille.</p>
+
+<p>La m&egrave;re avait cess&eacute; de manger pour &eacute;couter, et elle demeurait, la
+fourchette &agrave; la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour &agrave;
+tour, suivant cette instruction avec une attention concentr&eacute;e et muette.</p>
+
+<p>Ad&eacute;la&iuml;de restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide.</p>
+
+<p>D&egrave;s que le repas fut termin&eacute;, la m&egrave;re lui fit mettre son bonnet, et
+elles partirent toutes deux pour aller trouver M. C&eacute;saire Omont. Il
+habitait une sorte de petit pavillon de briques adoss&eacute; aux b&acirc;timents
+d'exploitation qu'occupaient ses fermiers. Car il s'&eacute;tait retir&eacute; du
+faire-valoir, pour vivre de ses rentes.</p>
+
+<p>Il avait environ cinquante-cinq ans&nbsp;; il &eacute;tait gros, jovial et bourru
+comme un homme riche. Il riait et criait &agrave; faire tomber les murs, buvait
+du cidre et de l'eau-de-vie &agrave; pleins verres, et passait encore pour
+chaud, malgr&eacute; son &acirc;ge.</p>
+
+<p>Il aimait &agrave; se promener dans les champs, les mains derri&egrave;re le dos,
+enfon&ccedil;ant ses sabots de bois dans la terre grasse, consid&eacute;rant la lev&eacute;e
+du bl&eacute; ou la floraison des colzas d'un &oelig;il d'amateur &agrave; son aise, qui
+aime &ccedil;a, mais qui ne se la foule plus.</p>
+
+<p>On disait de lui&nbsp;: &laquo;&nbsp;C'est un p&egrave;re Bon-Temps, qui n'est pas bien lev&eacute; tous
+les jours.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il re&ccedil;ut les deux femmes, le ventre &agrave; table, achevant son caf&eacute;. Et, se
+renversant, il demanda&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Qu'est-ce que vous d&eacute;sirez&nbsp;?</p>
+
+<p>La m&egrave;re prit la parole&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;C'est not' fille Ad&eacute;la&iuml;de que j'viens vous proposer pour servante, vu
+c'qu'a dit &ccedil;u matin monsieur le cur&eacute;.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Ma&icirc;tre Omont consid&eacute;ra la fille, puis, brusquement&nbsp;: &laquo;&nbsp;Quel &acirc;ge qu'elle a,
+c'te grande bique-l&agrave;&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Vingt-un ans &agrave; la Saint-Michel, monsieur Omont.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;C'est bien&nbsp;; all'aura quinze francs par mois et l'fricot. J'l'attends
+d'main, pour faire ma soupe du matin.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et il cong&eacute;dia les deux femmes.</p>
+
+<p>Ad&eacute;la&iuml;de entra en fonctions le lendemain et se mit &agrave; travailler dur,
+sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents.</p>
+
+<p>Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine,
+monsieur Omont la h&eacute;la.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Ad&eacute;la&iuml;de&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle accourut. &laquo;&nbsp;Me v'l&agrave;, not' ma&icirc;tre.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>D&egrave;s qu'elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonn&eacute;es, l'&oelig;il
+trouble, il d&eacute;clara&nbsp;: &laquo;&nbsp;&Eacute;coute un peu, qu'il n'y ait pas d'erreur entre
+nous. T'es ma servante, mais rien de plus. T'entends. Nous ne m&ecirc;lerons
+point nos sabots.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Oui, not' ma&icirc;tre.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Chacun sa place, ma fille, t'as ta cuisine&nbsp;; j'ai ma salle. A part &ccedil;a,
+tout sera pour t&eacute; comme pour m&eacute;. C'est convenu&nbsp;?</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Oui, not' ma&icirc;tre.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Allons, c'est bien, va &agrave; ton ouvrage.</p>
+
+<p>Et elle alla reprendre sa besogne.</p>
+
+<p>A midi elle servit le d&icirc;ner du ma&icirc;tre dans sa petite salle &agrave; papier
+peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla pr&eacute;venir M.
+Omont.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;C'est servi, not' ma&icirc;tre.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il entra, s'assit, regarda autour de lui, d&eacute;plia sa serviette, h&eacute;sita
+une seconde, puis, d'une voix de tonnerre&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Ad&eacute;la&iuml;de&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle arriva, effar&eacute;e. Il cria comme s'il allait la massacrer. &laquo;&nbsp;Eh bien,
+nom de D... et t&eacute;, ousqu'est ta place&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Mais... not' ma&icirc;tre...&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il hurlait&nbsp;: &laquo;&nbsp;J'aime pas manger tout seul, nom de D...&nbsp;; tu vas te mett'
+l&agrave; ou bien foutre le camp si tu n'veux pas. Va chercher t'nassiette et
+ton verre.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>&Eacute;pouvant&eacute;e, elle apporta son couvert en balbutiant&nbsp;: &laquo;&nbsp;Me v'l&agrave;, not'
+ma&icirc;tre.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et elle s'assit en face de lui.</p>
+
+<p>Alors il devint jovial&nbsp;; il trinquait, tapait sur la table, racontait des
+histoires qu'elle &eacute;coutait les yeux baiss&eacute;s, sans oser prononcer un mot.</p>
+
+<p>De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du cidre,
+des assiettes.</p>
+
+<p>En apportant le caf&eacute;, elle ne d&eacute;posa qu'une tasse devant lui&nbsp;; alors,
+repris de col&egrave;re, il grogna&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Eh bien, et pour t&eacute;&nbsp;?</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;J'n'en prends point, not' ma&icirc;tre.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Pourquoi que tu n'en prends point&nbsp;?</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Parce que je l'aime point.</p>
+
+<p>Alors il &eacute;clata de nouveau&nbsp;: &laquo;&nbsp;J'aime pas prend' mon caf&eacute; tout seul, nom
+de D... Si tu n'veux pas t'mett'&agrave; en prendre itou, tu vas foutre le
+camp, nom de D... Va chercher une tasse et plus vite que &ccedil;a.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle alla chercher une tasse, se rassit, go&ucirc;ta la noire liqueur, fit la
+grimace, mais, sous l'&oelig;il furieux du ma&icirc;tre, avala jusqu'au bout. Puis
+il lui fallut boire le premier verre d'eau-de-vie de la rincette, le
+second du pousse-rincette, et le troisi&egrave;me du coup-de-pied-au-cul.</p>
+
+<p>Et M. Omont la cong&eacute;dia. &laquo;&nbsp;Va laver ta vaisselle maintenant, t'es une
+bonne fille.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il en fut de m&ecirc;me au d&icirc;ner. Puis elle dut faire sa partie de dominos&nbsp;;
+puis il l'envoya se mettre au lit.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Va te coucher, je monterai tout &agrave; l'heure.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa
+pri&egrave;re, se d&eacute;v&ecirc;tit et se glissa dans ses draps.</p>
+
+<p>Mais soudain elle bondit, effar&eacute;e. Un cri furieux faisait trembler la
+maison.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Ad&eacute;la&iuml;de&nbsp;?</p>
+
+<p>Elle ouvrit sa porte et r&eacute;pondit de son grenier&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Me v'l&agrave;, not' ma&icirc;tre.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Ousque t'es&nbsp;?</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Mais j'suis dans mon lit, donc, not' ma&icirc;tre.</p>
+
+<p>Alors il vocif&eacute;ra&nbsp;: &laquo;&nbsp;Veux-tu bien descendre, nom de D... J'aime pas
+coucher tout seul, nom de D..., et si tu n'veux point, tu vas me foutre
+le camp, nom de D...&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Alors, elle r&eacute;pondit d'en haut, &eacute;perdue, cherchant sa chandelle&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Me v'l&agrave;, not' ma&icirc;tre&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et il entendit ses petits sabots d&eacute;couverts battre le sapin de
+l'escalier&nbsp;; et, quand elle fut arriv&eacute;e aux derni&egrave;res marches, il la
+prit par le bras, et d&egrave;s qu'elle eut laiss&eacute; devant la porte ses &eacute;troites
+chaussures de bois &agrave; c&ocirc;t&eacute; des grosses galoches du ma&icirc;tre, il la poussa
+dans sa chambre en grognant&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Plus vite que &ccedil;a, donc, nom de D...&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et elle r&eacute;p&eacute;tait sans cesse, ne sachant plus ce qu'elle disait&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Me v'l&agrave;, me v'l&agrave;, not' ma&icirc;tre.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Six mois apr&egrave;s, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son
+p&egrave;re l'examina curieusement, puis demanda&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;T'es-ti point grosse&nbsp;?</p>
+
+<p>Elle restait stupide, regardant son ventre, r&eacute;p&eacute;tant&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mais non, je n'
+crois point.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Alors, il l'interrogea, voulant tout savoir&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Dis-m&eacute; si vous n'avez point, qu&eacute;que soir, m&ecirc;l&eacute; vos sabots&nbsp;?</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Oui, je les ons m&ecirc;l&eacute;s l'premier soir et puis l'sautres.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Mais alors t'es pleine, grande futaille.</p>
+
+<p>Elle se mit &agrave; sangloter, balbutiant&nbsp;: &laquo;&nbsp;J'savais ti, m&eacute;&nbsp;? J'savais ti, m&eacute;&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Le p&egrave;re Malandain la guettait, l'&oelig;il &eacute;veill&eacute;, la mine satisfaite. Il
+demanda&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Qu&eacute;que tu ne savais point&nbsp;?</p>
+
+<p>Elle pronon&ccedil;a, &agrave; travers ses pleurs&nbsp;: &laquo;&nbsp;J'savais ti, m&eacute;, que &ccedil;a se faisait
+comme &ccedil;a, d's'&eacute;fants&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Sa m&egrave;re rentrait. L'homme articula, sans col&egrave;re&nbsp;: &laquo;&nbsp;La v'l&agrave; grosse, &agrave;
+c't'heure.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Mais la femme se f&acirc;cha, r&eacute;volt&eacute;e d'instinct, injuriant &agrave; pleine gueule
+sa fille en larmes, la traitant de &laquo;&nbsp;manante&nbsp;&raquo; et de &laquo;&nbsp;tra&icirc;n&eacute;e&nbsp;&raquo;.</p>
+
+<p>Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour aller
+causer de leurs affaires avec ma&icirc;t' C&eacute;saire Omont, il d&eacute;clara&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;All' est tout d' m&ecirc;me encore pu sotte que j'aurais cru. All' n'savait
+point c'qu'all' faisait, c'te niente.</p>
+
+<p>Au pr&ocirc;ne du dimanche suivant, le vieux cur&eacute; publiait les bans de M.
+Onufre-C&eacute;saire Omont avec C&eacute;leste-Ad&eacute;la&iuml;de Malandain.</p>
+
+
+<hr>
+<a name="LA_REMPAILLEUSE"></a><h2 class="parthead">LA REMPAILLEUSE</h2>
+
+<p class="dedic">A L&eacute;on Hennique.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait &agrave; la fin du d&icirc;ner d'ouverture de chasse chez le marquis de
+Bertrans. Onze chasseurs, huit jeunes femmes et le m&eacute;decin du pays
+&eacute;taient assis autour de la grande table illumin&eacute;e, couverte de fruits et
+de fleurs.</p>
+
+<p>On vint &agrave; parler d'amour, et une grande discussion s'&eacute;leva, l'&eacute;ternelle
+discussion, pour savoir si on pouvait aimer vraiment une fois ou
+plusieurs fois. On cita des exemples de gens n'ayant jamais eu qu'un
+amour s&eacute;rieux&nbsp;; on cita aussi d'autres exemples de gens ayant aim&eacute;
+souvent, avec violence. Les hommes, en g&eacute;n&eacute;ral, pr&eacute;tendaient que la
+passion, comme les maladies, peut frapper plusieurs fois le m&ecirc;me &ecirc;tre,
+et le frapper &agrave; le tuer si quelque obstacle se dresse devant lui. Bien
+que cette mani&egrave;re de voir ne f&ucirc;t pas contestable, les femmes, dont
+l'opinion s'appuyait sur la po&eacute;sie bien plus que sur l'observation,
+affirmaient que l'amour, l'amour vrai, le grand amour, ne pouvait tomber
+qu'une fois sur un mortel, qu'il &eacute;tait semblable &agrave; la foudre, cet amour,
+et qu'un c&oelig;ur touch&eacute; par lui demeurait ensuite tellement vid&eacute;, ravag&eacute;,
+incendi&eacute;, qu'aucun autre sentiment puissant, m&ecirc;me aucun r&ecirc;ve, n'y
+pouvait germer de nouveau.</p>
+
+<p>Le marquis ayant aim&eacute; beaucoup, combattait vivement cette croyance&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Je vous dis, moi, qu'on peut aimer plusieurs fois avec toutes ses
+forces et toute son &acirc;me. Vous me citez des gens qui se sont tu&eacute;s par
+amour, comme preuve de l'impossibilit&eacute; d'une seconde passion. Je vous
+r&eacute;pondrai que, s'ils n'avaient pas commis cette b&ecirc;tise de se suicider,
+ce qui leur enlevait toute chance de rechute, ils se seraient gu&eacute;ris&nbsp;; et
+ils auraient recommenc&eacute;, et toujours, jusqu'&agrave; leur mort naturelle. Il en
+est des amoureux comme des ivrognes. Qui a bu boira&nbsp;&mdash;&nbsp;qui a aim&eacute; aimera.
+C'est une affaire de temp&eacute;rament, cela.</p>
+
+<p>On prit pour arbitre le docteur, vieux m&eacute;decin parisien retir&eacute; aux
+champs, et on le pria de donner son avis.</p>
+
+<p>Justement il n'en avait pas&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Comme l'a dit le marquis, c'est une affaire de temp&eacute;rament&nbsp;; quant &agrave;
+moi, j'ai eu connaissance d'une passion qui dura cinquante-cinq ans,
+sans un jour de r&eacute;pit, et qui ne se termina que par la mort.</p>
+
+<p>La marquise battit des mains.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Est-ce beau cela&nbsp;! Et quel r&ecirc;ve d'&ecirc;tre aim&eacute; ainsi&nbsp;! Quel bonheur de
+vivre cinquante-cinq ans tout envelopp&eacute; de cette affection acharn&eacute;e et
+p&eacute;n&eacute;trante&nbsp;! Comme il a d&ucirc; &ecirc;tre heureux, et b&eacute;nir la vie, celui qu'on
+adora de la sorte&nbsp;!</p>
+
+<p>Le m&eacute;decin sourit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;En effet, madame, vous ne vous trompez pas sur ce point, que l'&ecirc;tre
+aim&eacute; fut un homme. Vous le connaissez, c'est M. Chouquet, le pharmacien
+du bourg. Quant &agrave; elle, la femme, vous l'avez connue aussi, c'est la
+vieille rempailleuse de chaises qui venait tous les ans au ch&acirc;teau. Mais
+je vais me faire mieux comprendre.</p>
+
+<p>L'enthousiasme des femmes &eacute;tait tomb&eacute;&nbsp;; et leur visage d&eacute;go&ucirc;t&eacute; disait&nbsp;:
+&laquo;&nbsp;Pouah&nbsp;!&nbsp;&raquo; comme si l'amour n'e&ucirc;t d&ucirc; frapper que des &ecirc;tres fins et
+distingu&eacute;s, seuls dignes de l'int&eacute;r&ecirc;t des gens comme il faut.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Le m&eacute;decin reprit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;J'ai &eacute;t&eacute; appel&eacute;, il y a trois mois, aupr&egrave;s de cette vieille femme, &agrave;
+son lit de mort. Elle &eacute;tait arriv&eacute;e la veille, dans la voiture qui lui
+servait de maison, tra&icirc;n&eacute;e par la rosse que vous avez vue, et
+accompagn&eacute;e de ses deux grands chiens noirs, ses amis et ses gardiens.
+Le cur&eacute; &eacute;tait d&eacute;j&agrave; l&agrave;. Elle nous fit ses ex&eacute;cuteurs testamentaires, et,
+pour nous d&eacute;voiler le sens de ses volont&eacute;s derni&egrave;res, elle nous raconta
+toute sa vie. Je ne sais rien de plus singulier et de plus poignant.</p>
+
+<p>Son p&egrave;re &eacute;tait rempailleur et sa m&egrave;re rempailleuse. Elle n'a jamais eu
+de logis plant&eacute; en terre.</p>
+
+<p>Toute petite, elle errait, haillonneuse, vermineuse, sordide. On
+s'arr&ecirc;tait &agrave; l'entr&eacute;e des villages, le long des foss&eacute;s&nbsp;; on d&eacute;telait la
+voiture&nbsp;; le cheval broutait&nbsp;; le chien dormait, le museau sur ses pattes&nbsp;;
+et la petite se roulait dans l'herbe pendant que le p&egrave;re et la m&egrave;re
+rafistolaient, &agrave; l'ombre des ormes du chemin, tous les vieux si&egrave;ges de
+la commune. On ne parlait gu&egrave;re, dans cette demeure ambulante. Apr&egrave;s les
+quelques mots n&eacute;cessaires pour d&eacute;cider qui ferait le tour des maisons en
+poussant le cri bien connu&nbsp;: &laquo;&nbsp;Remmm-pailleur de chaises&nbsp;!&nbsp;&raquo; on se mettait &agrave;
+tortiller la paille, face &agrave; face ou c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te. Quand l'enfant allait
+trop loin ou tentait d'entrer en relations avec quelque galopin du
+village, la voix col&egrave;re du p&egrave;re la rappelait&nbsp;: &laquo;&nbsp;Veux-tu bien revenir ici,
+crapule&nbsp;!&nbsp;&raquo; C'&eacute;taient les seuls mots de tendresse qu'elle entendait.</p>
+
+<p>Quand elle devint plus grande, on l'envoya faire la r&eacute;colte des fonds de
+si&egrave;ge avari&eacute;s. Alors elle &eacute;baucha quelques connaissances de place en
+place avec les gamins&nbsp;; mais c'&eacute;taient alors les parents de ses nouveaux
+amis qui rappelaient brutalement leurs enfants&nbsp;: &laquo;&nbsp;Veux-tu bien venir ici,
+polisson&nbsp;! Que je te voie causer avec les va-nu-pieds&nbsp;!...&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Souvent les petits gars lui jetaient des pierres.</p>
+
+<p>Des dames lui ayant donn&eacute; quelques sous, elle les garda soigneusement.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Un jour&nbsp;&mdash;&nbsp;elle avait alors onze ans&nbsp;&mdash;&nbsp;comme elle passait par ce pays, elle
+rencontra derri&egrave;re le cimeti&egrave;re le petit Chouquet qui pleurait parce
+qu'un camarade lui avait vol&eacute; deux liards. Ces larmes d'un petit
+bourgeois, d'un de ces petits qu'elle s'imaginait dans sa fr&ecirc;le caboche
+de d&eacute;sh&eacute;rit&eacute;e, &ecirc;tre toujours contents et joyeux, la boulevers&egrave;rent. Elle
+s'approcha, et, quand elle connut la raison de sa peine, elle versa
+entre ses mains toutes ses &eacute;conomies, sept sous, qu'il prit
+naturellement, en essuyant ses larmes. Alors, folle de joie, elle eut
+l'audace de l'embrasser. Comme il consid&eacute;rait attentivement sa monnaie,
+il se laissa faire. Ne se voyant ni repouss&eacute;e ni battue, elle
+recommen&ccedil;a&nbsp;; elle l'embrassa &agrave; pleins bras, &agrave; plein c&oelig;ur. Puis elle se
+sauva.</p>
+
+<p>Que se passa-t-il dans cette mis&eacute;rable t&ecirc;te&nbsp;? S'est-elle attach&eacute;e &agrave; ce
+mioche parce qu'elle lui avait sacrifi&eacute; sa fortune de vagabonde, ou
+parce qu'elle lui avait donn&eacute; son premier baiser tendre&nbsp;? Le myst&egrave;re est
+le m&ecirc;me pour les petits que pour les grands.</p>
+
+<p>Pendant des mois, elle r&ecirc;va de ce coin de cimeti&egrave;re et de ce gamin. Dans
+l'esp&eacute;rance de le revoir, elle vola ses parents, grappillant un sou
+par-ci, un sou par-l&agrave;, sur un rempaillage, ou sur les provisions qu'elle
+allait acheter.</p>
+
+<p>Quand elle revint, elle avait deux francs dans sa poche, mais elle ne
+put qu'apercevoir le petit pharmacien, bien propre, derri&egrave;re les
+carreaux de la boutique paternelle, entre un bocal rouge et un t&eacute;nia.</p>
+
+<p>Elle ne l'en aima que davantage, s&eacute;duite, &eacute;mue, extasi&eacute;e par cette
+gloire de l'eau color&eacute;e, cette apoth&eacute;ose des cristaux luisants.</p>
+
+<p>Elle garda en elle son souvenir ineffa&ccedil;able, et, quand elle le
+rencontra, l'an suivant, derri&egrave;re l'&eacute;cole, jouant aux billes avec ses
+camarades, elle se jeta sur lui, le saisit dans ses bras, et le baisa
+avec tant de violence qu'il se mit &agrave; hurler de peur. Alors, pour
+l'apaiser, elle lui donna son argent&nbsp;: trois francs vingt, un vrai
+tr&eacute;sor, qu'il regardait avec des yeux agrandis.</p>
+
+<p>Il le prit et se laissa caresser tant qu'elle voulut.</p>
+
+<p>Pendant quatre ans encore, elle versa entre ses mains toutes ses
+r&eacute;serves, qu'il empochait avec conscience en &eacute;change de baisers
+consentis. Ce fut une fois trente sous, une fois deux francs, une fois
+douze sous (elle en pleura de peine et d'humiliation, mais l'ann&eacute;e avait
+&eacute;t&eacute; mauvaise) et la derni&egrave;re fois, cinq francs, une grosse pi&egrave;ce ronde,
+qui le fit rire d'un rire content.</p>
+
+<p>Elle ne pensait plus qu'&agrave; lui&nbsp;; et il attendait son retour avec une
+certaine impatience, courait au-devant d'elle en la voyant, ce qui
+faisait bondir le c&oelig;ur de la fillette.</p>
+
+<p>Puis il disparut. On l'avait mis au coll&egrave;ge. Elle le sut en interrogeant
+habilement. Alors elle usa d'une diplomatie infinie pour changer
+l'itin&eacute;raire de ses parents et les faire passer par ici au moment des
+vacances. Elle y r&eacute;ussit, mais apr&egrave;s un an de ruses. Elle &eacute;tait donc
+rest&eacute;e deux ans sans le revoir&nbsp;; et elle le reconnut &agrave; peine, tant il
+&eacute;tait chang&eacute;, grandi, embelli, imposant dans sa tunique &agrave; boutons d'or.
+Il feignit de ne pas la voir et passa fi&egrave;rement pr&egrave;s d'elle.</p>
+
+<p>Elle en pleura pendant deux jours&nbsp;; et depuis lors elle souffrit sans
+fin.</p>
+
+<p>Tous les ans elle revenait&nbsp;; passait devant lui sans oser le saluer et
+sans qu'il daign&acirc;t m&ecirc;me tourner les yeux vers elle. Elle l'aimait
+&eacute;perdument. Elle me dit&nbsp;: &laquo;&nbsp;C'est le seul homme que j'aie vu sur la terre,
+monsieur le m&eacute;decin&nbsp;; je ne sais pas si les autres existaient seulement.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Ses parents moururent. Elle continua leur m&eacute;tier, mais elle prit deux
+chiens au lieu d'un, deux terribles chiens qu'on n'aurait pas os&eacute;
+braver.</p>
+
+<p>Un jour, en rentrant dans ce village o&ugrave; son c&oelig;ur &eacute;tait rest&eacute;, elle
+aper&ccedil;ut une jeune femme qui sortait de la boutique Chouquet au bras de
+son bien-aim&eacute;. C'&eacute;tait sa femme. Il &eacute;tait mari&eacute;.</p>
+
+<p>Le soir m&ecirc;me, elle se jeta dans la mare qui est sur la place de la
+Mairie. Un ivrogne attard&eacute; la rep&ecirc;cha, et la porta &agrave; la pharmacie. Le
+fils Chouquet descendit en robe de chambre, pour la soigner, et, sans
+para&icirc;tre la reconna&icirc;tre, la d&eacute;shabilla, la frictionna, puis il lui dit
+d'une voix dure&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mais vous &ecirc;tes folle&nbsp;! Il ne faut pas &ecirc;tre b&ecirc;te comme
+&ccedil;a&nbsp;!</p>
+
+<p>Cela suffit pour la gu&eacute;rir. Il lui avait parl&eacute;&nbsp;! Elle &eacute;tait heureuse
+pour longtemps.</p>
+
+<p>Il ne voulut rien recevoir en r&eacute;mun&eacute;ration de ses soins, bien qu'elle
+insist&acirc;t vivement pour le payer.</p>
+
+<p>Et toute sa vie s'&eacute;coula ainsi. Elle rempaillait en songeant &agrave; Chouquet.
+Tous les ans, elle l'apercevait derri&egrave;re ses vitraux. Elle prit
+l'habitude d'acheter chez lui des provisions de menus m&eacute;dicaments. De la
+sorte elle le voyait de pr&egrave;s, et lui parlait, et lui donnait encore de
+l'argent.</p>
+
+<p>Comme je vous l'ai dit en commen&ccedil;ant, elle est morte ce printemps. Apr&egrave;s
+m'avoir racont&eacute; toute cette triste histoire, elle me pria de remettre &agrave;
+celui qu'elle avait si patiemment aim&eacute; toutes les &eacute;conomies de son
+existence, car elle n'avait travaill&eacute; que pour lui, disait-elle, je&ucirc;nant
+m&ecirc;me pour mettre de c&ocirc;t&eacute;, et &ecirc;tre s&ucirc;re qu'il penserait &agrave; elle, au moins
+une fois, quand elle serait morte.</p>
+
+<p>Elle me donna donc deux mille trois cent vingt-sept francs. Je laissai
+&agrave; M. le cur&eacute; les vingt-sept francs pour l'enterrement, et j'emportai le
+reste quand elle eut rendu le dernier soupir.</p>
+
+<p>Le lendemain, je me rendis chez les Chouquet. Ils achevaient de
+d&eacute;jeuner, en face l'un de l'autre, gros et rouges, fleurant les produits
+pharmaceutiques, importants et satisfaits.</p>
+
+<p>On me fit asseoir&nbsp;; on m'offrit un kirsch, que j'acceptai&nbsp;; et je
+commen&ccedil;ai mon discours d'une voix &eacute;mue, persuad&eacute; qu'ils allaient
+pleurer.</p>
+
+<p>D&egrave;s qu'il eut compris qu'il avait &eacute;t&eacute; aim&eacute; de cette vagabonde, de cette
+rempailleuse, de cette rouleuse, Chouquet bondit d'indignation, comme si
+elle lui avait vol&eacute; sa r&eacute;putation, l'estime des honn&ecirc;tes gens, son
+honneur intime, quelque chose de d&eacute;licat qui lui &eacute;tait plus cher que la
+vie.</p>
+
+<p>Sa femme, aussi exasp&eacute;r&eacute;e que lui, r&eacute;p&eacute;tait&nbsp;: &laquo;&nbsp;Cette gueuse&nbsp;! cette
+gueuse&nbsp;! cette gueuse&nbsp;!...&nbsp;&raquo; Sans pouvoir trouver autre chose.</p>
+
+<p>Il s'&eacute;tait lev&eacute;&nbsp;; il marchait &agrave; grands pas derri&egrave;re la table, le bonnet
+grec chavir&eacute; sur une oreille. Il balbutiait&nbsp;: &laquo;&nbsp;Comprend-on &ccedil;a, docteur&nbsp;?
+Voil&agrave; de ces choses horribles pour un homme&nbsp;! Que faire&nbsp;? Oh&nbsp;! si je
+l'avais su de son vivant, je l'aurais fait arr&ecirc;ter par la gendarmerie et
+flanquer en prison. Et elle n'en serait pas sortie, je vous en r&eacute;ponds&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je demeurais stup&eacute;fait du r&eacute;sultat de ma d&eacute;marche pieuse. Je ne savais
+que dire ni que faire. Mais j'avais &agrave; compl&eacute;ter ma mission. Je repris&nbsp;:
+&laquo;&nbsp;Elle m'a charg&eacute; de vous remettre ses &eacute;conomies, qui montent &agrave; deux
+mille trois cents francs. Comme ce que je viens de vous apprendre semble
+vous &ecirc;tre fort d&eacute;sagr&eacute;able, le mieux serait peut-&ecirc;tre de donner cet
+argent aux pauvres.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Ils me regardaient, l'homme et la femme, perdus de saisissement.</p>
+
+<p>Je tirai l'argent de ma poche, du mis&eacute;rable argent de tous les pays et
+de toutes les marques, de l'or et des sous m&ecirc;l&eacute;s. Puis je demandai&nbsp;: &laquo;&nbsp;Que
+d&eacute;cidez-vous&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Mme Chouquet parla la premi&egrave;re&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mais, puisque c'&eacute;tait sa derni&egrave;re
+volont&eacute;, &agrave; cette femme... il me semble qu'il nous est bien difficile de
+refuser.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Le mari, vaguement confus, reprit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Nous pourrions toujours acheter avec
+&ccedil;a quelque chose pour nos enfants.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je dis d'un air sec&nbsp;: &laquo;&nbsp;Comme vous voudrez.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il reprit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Donnez toujours, puisqu'elle vous en a charg&eacute;&nbsp;; nous
+trouverons bien moyen de l'employer &agrave; quelque bonne &oelig;uvre.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je remis l'argent, je saluai, et je partis.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Le lendemain Chouquet vint me trouver et, brusquement&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mais elle a
+laiss&eacute; ici sa voiture, cette... cette femme. Qu'est-ce que vous en
+faites, de cette voiture&nbsp;?</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Rien, prenez-la si vous voulez.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Parfait&nbsp;; cela me va&nbsp;; j'en ferai une cabane pour mon potager.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il s'en allait. Je le rappelai. &laquo;&nbsp;Elle a laiss&eacute; aussi son vieux cheval et
+ses deux chiens. Les voulez-vous&nbsp;?&nbsp;&raquo; Il s'arr&ecirc;ta, surpris&nbsp;: &laquo;&nbsp;Ah&nbsp;! non, par
+exemple&nbsp;; que voulez-vous que j'en fasse&nbsp;? Disposez-en comme vous
+voudrez.&nbsp;&raquo; Et il riait. Puis il me tendit sa main que je serrai. Que
+voulez-vous&nbsp;? Il ne faut pas dans un pays, que le m&eacute;decin et le
+pharmacien soient ennemis.</p>
+
+<p>J'ai gard&eacute; les chiens chez moi. Le cur&eacute;, qui a une grande cour, a pris
+le cheval. La voiture sert de cabane &agrave; Chouquet&nbsp;; et il a achet&eacute; cinq
+obligations de chemin de fer avec l'argent.</p>
+
+<p>Voil&agrave; le seul amour profond que j'aie rencontr&eacute;, dans ma vie.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Le m&eacute;decin se tut.</p>
+
+<p>Alors la marquise, qui avait des larmes dans les yeux, soupira&nbsp;:
+&laquo;&nbsp;D&eacute;cid&eacute;ment, il n'y a que les femmes pour savoir aimer&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+
+<hr>
+<a name="EN_MER"></a><h2 class="parthead">EN MER</h2>
+
+<p class="dedic">A Henry C&eacute;ara.</p>
+
+<p>On lisait derni&egrave;rement dans les journaux les lignes suivantes&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;BOULOGNE-SUR-MER, 22 janvier.&nbsp;&mdash;&nbsp;On nous &eacute;crit&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Un affreux malheur vient de jeter la consternation parmi notre
+population maritime d&eacute;j&agrave; si &eacute;prouv&eacute;e depuis deux ann&eacute;es. Le bateau de
+p&ecirc;che command&eacute; par le patron Javel, entrant dans le port, a &eacute;t&eacute; jet&eacute; &agrave;
+l'Ouest et est venu se briser sur les roches du brise-lames de la jet&eacute;e.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Malgr&eacute; les efforts du bateau de sauvetage et des lignes envoy&eacute;es au
+moyen du fusil porte-amarre, quatre hommes et le mousse ont p&eacute;ri.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Le mauvais temps continue. On craint de nouveaux sinistres.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Quel est ce patron Javel&nbsp;? Est-il le fr&egrave;re du manchot&nbsp;?</p>
+
+<p>Si le pauvre homme roul&eacute; par la vague, et mort peut-&ecirc;tre sous les d&eacute;bris
+de son bateau mis en pi&egrave;ces, est celui auquel je pense, il avait
+assist&eacute;, voici dix-huit ans maintenant, &agrave; un autre drame, terrible et
+simple comme sont toujours ces drames formidables des flots.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Javel a&icirc;n&eacute; &eacute;tait alors patron d'un chalutier.</p>
+
+<p>Le chalutier est le bateau de p&ecirc;che par excellence. Solide &agrave; ne craindre
+aucun temps, le ventre rond, roul&eacute; sans cesse par les lames comme un
+bouchon, toujours dehors, toujours fouett&eacute; par les vents durs et sal&eacute;s
+de la Manche, il travaille la mer, infatigable, la voile gonfl&eacute;e,
+tra&icirc;nant par le flanc un grand filet qui racle le fond de l'Oc&eacute;an, et
+d&eacute;tache et cueille toutes les b&ecirc;tes endormies dans les roches, les
+poissons plats coll&eacute;s au sable, les crabes lourds aux pattes crochues,
+les homards aux moustaches pointues.</p>
+
+<p>Quand la brise est fra&icirc;che et la vague courte, le bateau se met &agrave;
+p&ecirc;cher. Son filet est fix&eacute; tout le long d'une grande tige de bois garnie
+de fer qu'il laisse descendre au moyen de deux c&acirc;bles glissant sur deux
+rouleaux aux deux bouts de l'embarcation. Et le bateau, d&eacute;rivant sous le
+vent et le courant, tire avec lui cet appareil qui ravage et d&eacute;vaste le
+sol de la mer.</p>
+
+<p>Javel avait &agrave; son bord son fr&egrave;re cadet, quatre hommes et un mousse. Il
+&eacute;tait sorti de Boulogne par un beau temps clair pour jeter le chalut.</p>
+
+<p>Or, bient&ocirc;t le vent s'&eacute;leva, et une bourrasque survenant for&ccedil;a le
+chalutier &agrave; fuir. Il gagna les c&ocirc;tes d'Angleterre&nbsp;; mais la mer d&eacute;mont&eacute;e
+battait les falaises, se ruait contre la terre, rendait impossible
+l'entr&eacute;e des ports. Le petit bateau reprit le large et revint sur les
+c&ocirc;tes de France. La temp&ecirc;te continuait &agrave; faire infranchissables les
+jet&eacute;es, enveloppant d'&eacute;cume, de bruit et de danger tous les abords des
+refuges.</p>
+
+<p>Le chalutier repartit encore, courant sur le dos des flots, ballott&eacute;,
+secou&eacute;, ruisselant, soufflet&eacute; par des paquets d'eau, mais gaillard,
+malgr&eacute; tout, accoutum&eacute; &agrave; ces gros temps qui le tenaient parfois cinq ou
+six jours errant entre les deux pays voisins sans pouvoir aborder l'un
+ou l'autre.</p>
+
+<p>Puis enfin l'ouragan se calma comme il se trouvait en pleine mer, et,
+bien que la vague f&ucirc;t encore forte, le patron commanda de jeter le
+chalut.</p>
+
+<p>Donc le grand engin de p&ecirc;che fut pass&eacute; par-dessus bord, et deux hommes &agrave;
+l'avant, deux hommes &agrave; l'arri&egrave;re, commenc&egrave;rent &agrave; filer sur les rouleaux
+les amarres qui le tenaient. Soudain il toucha le fond&nbsp;; mais une haute
+lame inclinant le bateau, Javel cadet, qui se trouvait &agrave; l'avant et
+dirigeait la descente du filet, chancela, et son bras se trouva saisi
+entre la corde un instant d&eacute;tendue par la secousse et le bois o&ugrave; elle
+glissait. Il fit un effort d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;, t&acirc;chant de l'autre main de
+soulever l'amarre, mais le chalut tra&icirc;nait d&eacute;j&agrave; et le c&acirc;ble roidi ne
+c&eacute;da point.</p>
+
+<p>L'homme crisp&eacute; par la douleur appela. Tous accoururent. Son fr&egrave;re quitta
+la barre. Ils se jet&egrave;rent sur la corde, s'effor&ccedil;ant de d&eacute;gager le membre
+qu'elle broyait. Ce fut en vain. &laquo;&nbsp;Faut couper&nbsp;&raquo;, dit un matelot, et il
+tira de sa poche un large couteau, qui pouvait, en deux coups, sauver le
+bras de Javel cadet.</p>
+
+<p>Mais couper, c'&eacute;tait perdre le chalut, et ce chalut valait de l'argent,
+beaucoup d'argent, quinze cents francs&nbsp;; et il appartenait &agrave; Javel a&icirc;n&eacute;,
+qui tenait &agrave; son avoir.</p>
+
+<p>Il cria, le c&oelig;ur tortur&eacute;&nbsp;: &laquo;&nbsp;Non, coupe pas, attends, je vas lofer.&nbsp;&raquo; Et
+il courut au gouvernail, mettant toute la barre dessous.</p>
+
+<p>Le bateau n'ob&eacute;it qu'&agrave; peine, paralys&eacute; par ce filet qui immobilisait son
+impulsion, et entra&icirc;n&eacute; d'ailleurs par la force de la d&eacute;rive et du vent.</p>
+
+<p>Javel cadet s'&eacute;tait laiss&eacute; tomber sur les genoux, les dents serr&eacute;es, les
+yeux hagards. Il ne disait rien. Son fr&egrave;re revint, craignant toujours le
+couteau d'un marin&nbsp;: &laquo;&nbsp;Attends, attends, coupe pas, faut mouiller
+l'ancre.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>L'ancre fut mouill&eacute;e, toute la cha&icirc;ne fil&eacute;e, puis on se mit &agrave; virer au
+cabestan pour d&eacute;tendre les amarres du chalut. Elles s'amollirent, enfin,
+et on d&eacute;gagea le bras inerte, sous la manche de laine ensanglant&eacute;e.</p>
+
+<p>Javel cadet semblait idiot. On lui retira la vareuse et on vit une chose
+horrible, une bouillie de chairs dont le sang jaillissait &agrave; flots qu'on
+e&ucirc;t dit pouss&eacute;s par une pompe. Alors l'homme regarda son bras et
+murmura&nbsp;: &laquo;&nbsp;Foutu&nbsp;&raquo;.</p>
+
+<p>Puis, comme l'h&eacute;morragie faisait une mare sur le pont du bateau, un des
+matelots cria&nbsp;: &laquo;&nbsp;Il va se vider, faut nouer la veine.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Alors ils prirent une ficelle, une grosse ficelle brune et goudronn&eacute;e,
+et, enla&ccedil;ant le membre au-dessus de la blessure, ils serr&egrave;rent de toute
+leur force. Les jets de sang s'arr&ecirc;taient peu &agrave; peu&nbsp;; ils finirent par
+cesser tout &agrave; fait.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Javel cadet se leva, son bras pendait &agrave; son c&ocirc;t&eacute;. Il le prit de l'autre
+main, le souleva, le tourna, le secoua. Tout &eacute;tait rompu, les os cass&eacute;s&nbsp;;
+les muscles seuls retenaient ce morceau de son corps. Il le consid&eacute;rait
+d'un &oelig;il morne, r&eacute;fl&eacute;chissant. Puis il s'assit sur une voile pli&eacute;e, et
+les camarades lui conseill&egrave;rent de mouiller sans cesse la blessure pour
+emp&ecirc;cher le mal noir.</p>
+
+<p>On mit un seau aupr&egrave;s de lui, et, de minute en minute, il puisait dedans
+au moyen d'un verre, et baignait l'horrible plaie en laissant couler
+dessus un petit filet d'eau claire.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Tu serais mieux en bas, lui dit son fr&egrave;re. Il descendit, mais au bout
+d'une heure il remonta, ne se sentant pas bien tout seul. Et puis, il
+pr&eacute;f&eacute;rait le grand air. Il se rassit sur sa voile et recommen&ccedil;a &agrave;
+bassiner son bras.</p>
+
+<p>La p&ecirc;che &eacute;tait bonne. Les larges poissons &agrave; ventre blanc gisaient &agrave; c&ocirc;t&eacute;
+de lui, secou&eacute;s par des spasmes de mort&nbsp;; il les regardait sans cesser
+d'arroser ses chairs &eacute;cras&eacute;es.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Comme on allait regagner Boulogne, un nouveau coup de vent se d&eacute;cha&icirc;na&nbsp;;
+et le petit bateau recommen&ccedil;a sa course folle, bondissant et culbutant,
+secouant le triste bless&eacute;.</p>
+
+<p>La nuit vint. Le temps fut gros jusqu'&agrave; l'aurore. Au soleil levant on
+apercevait de nouveau l'Angleterre, mais, comme la mer &eacute;tait moins dure,
+on repartit pour la France en louvoyant.</p>
+
+<p>Vers le soir, Javel cadet appela ses camarades et leur montra des traces
+noires, toute une vilaine apparence de pourriture sur la partie du
+membre qui ne tenait plus &agrave; lui.</p>
+
+<p>Les matelots regardaient, disant leur avis.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;&Ccedil;a pourrait bien &ecirc;tre le Noir&nbsp;&raquo;, pensait l'un.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Faudrait de l'eau sal&eacute;e l&agrave;-dessus&nbsp;&raquo;, d&eacute;clarait un autre.</p>
+
+<p>On apporta donc de l'eau sal&eacute;e et on en versa sur le mal. Le bless&eacute;
+devint livide, grin&ccedil;a des dents, se tordit un peu&nbsp;; mais il ne cria pas.</p>
+
+<p>Puis, quand la br&ucirc;lure se fut calm&eacute;e&nbsp;: &laquo;&nbsp;Donne-moi ton couteau&nbsp;&raquo;, dit-il &agrave;
+son fr&egrave;re. Le fr&egrave;re tendit son couteau.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Tiens-moi le bras en l'air, tout drait, tire dessus.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>On fit ce qu'il demandait.</p>
+
+<p>Alors il se mit &agrave; couper lui-m&ecirc;me. Il coupait doucement, avec r&eacute;flexion,
+tranchant les derniers tendons avec cette lame aigu&euml;, comme un fil de
+rasoir&nbsp;; et bient&ocirc;t il n'eut plus qu'un moignon. Il poussa un profond
+soupir et d&eacute;clara. &laquo;&nbsp;Fallait &ccedil;a. J'&eacute;tais foutu&nbsp;&raquo;.</p>
+
+<p>Il semblait soulag&eacute; et respirait avec force. Il recommen&ccedil;a &agrave; verser de
+l'eau sur le tron&ccedil;on de membre qui lui restait.</p>
+
+<p>La nuit fut mauvaise encore et on ne put atterrir.</p>
+
+<p>Quand le jour parut, Javel cadet prit son bras d&eacute;tach&eacute; et l'examina
+longuement. La putr&eacute;faction se d&eacute;clarait. Les camarades vinrent aussi
+l'examiner, et ils se le passaient de main en main, le t&acirc;taient, le
+retournaient, le flairaient.</p>
+
+<p>Son fr&egrave;re dit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Faut jeter &ccedil;a &agrave; la mer &agrave; c't'heure.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Mais Javel cadet se f&acirc;cha&nbsp;: &laquo;&nbsp;Ah&nbsp;! mais non, ah&nbsp;! mais non. J'veux point.
+C'est &agrave; moi, pas vrai, pisque c'est mon bras.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il le reprit et le posa entre ses jambes.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Il va pas moins pourrir&nbsp;&raquo;, dit l'a&icirc;n&eacute;. Alors une id&eacute;e vint au bless&eacute;.
+Pour conserver le poisson quand on tenait longtemps la mer, on
+l'empilait en des barils de sel.</p>
+
+<p>Il demanda&nbsp;: &laquo;&nbsp;J'pourrions t'y point l'mettre dans la saumure.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&Ccedil;a, c'est vrai&nbsp;&raquo;, d&eacute;clar&egrave;rent les autres.</p>
+
+<p>Alors on vida un des barils, plein d&eacute;j&agrave; de la p&ecirc;che des jours derniers&nbsp;;
+et, tout au fond, on d&eacute;posa le bras. On versa du sel dessus, puis on
+repla&ccedil;a, un &agrave; un, les poissons.</p>
+
+<p>Un des matelots fit cette plaisanterie&nbsp;: &laquo;&nbsp;Pourvu que je l'vendions point
+&agrave; la cri&eacute;e.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et tout le monde rit, hormis les deux Javel.</p>
+
+<p>Le vent soufflait toujours. On louvoya encore en vue de Boulogne
+jusqu'au lendemain dix heures. Le bless&eacute; continuait sans cesse &agrave; jeter
+de l'eau sur sa plaie.</p>
+
+<p>De temps en temps il se levait et marchait d'un bout &agrave; l'autre du
+bateau.</p>
+
+<p>Son fr&egrave;re, qui tenait la barre, le suivait de l'&oelig;il en hochant la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>On finit par rentrer au port.</p>
+
+<p>Le m&eacute;decin examina la blessure et la d&eacute;clara en bonne voie. Il fit un
+pansement complet et ordonna le repos. Mais Javel ne voulut pas se
+coucher sans avoir repris son bras, et il retourna bien vite au port
+pour retrouver le baril qu'il avait marqu&eacute; d'une croix.</p>
+
+<p>On le vida devant lui et il ressaisit son membre, bien conserv&eacute; dans la
+saumure, rid&eacute;, rafra&icirc;chi. Il l'enveloppa dans une serviette emport&eacute;e &agrave;
+cette intention, et rentra chez lui.</p>
+
+<p>Sa femme et ses enfants examin&egrave;rent longuement ce d&eacute;bris du p&egrave;re, t&acirc;tant
+les doigts, enlevant les brins de sel rest&eacute;s sous les ongles&nbsp;; puis on
+fit venir le menuisier qui prit mesure pour un petit cercueil.</p>
+
+<p>Le lendemain l'&eacute;quipage complet du chalutier suivit l'enterrement du
+bras d&eacute;tach&eacute;. Les deux fr&egrave;res, c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te, conduisaient le deuil. Le
+sacristain de la paroisse tenait le cadavre sous son aisselle.</p>
+
+<p>Javel cadet cessa de naviguer. Il obtint un petit emploi dans le port,
+et, quand il parlait plus tard de son accident, il confiait tout bas &agrave;
+son auditeur&nbsp;: &laquo;&nbsp;Si le fr&egrave;re avait voulu couper le chalut, j'aurais encore
+mon bras, pour s&ucirc;r. Mais il &eacute;tait regardant &agrave; son bien.&nbsp;&raquo;</p>
+
+
+
+<hr>
+<a name="UN_NORMAND"></a><h2 class="parthead">UN NORMAND</h2>
+
+<p class="dedic">A Paul Alexis.</p>
+
+<p>Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route
+de Jumi&egrave;ges. La l&eacute;g&egrave;re voiture filait, traversant les prairies&nbsp;; puis le
+cheval se mit au pas pour monter la c&ocirc;te de Canteleu.</p>
+
+<p>C'est l&agrave; un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde.
+Derri&egrave;re nous Rouen, la ville aux &eacute;glises, aux clochers gothiques,
+travaill&eacute;s comme des bibelots d'ivoire&nbsp;; en face, Saint-Sever, le
+faubourg aux manufactures qui dresse ses mille chemin&eacute;es fumantes sur le
+grand ciel vis-&agrave;-vis des mille clochetons sacr&eacute;s de la vieille cit&eacute;.</p>
+
+<p>Ici la fl&egrave;che de la cath&eacute;drale, le plus haut sommet des monuments
+humains&nbsp;; et l&agrave;-bas, la &laquo;&nbsp;Pompe &agrave; feu&nbsp;&raquo; de la &laquo;&nbsp;Foudre&nbsp;&raquo;, sa rivale presque
+aussi d&eacute;mesur&eacute;e, et qui passe d'un m&egrave;tre la plus g&eacute;ante des pyramides
+d'&Eacute;gypte.</p>
+
+<p>Devant nous la Seine se d&eacute;roulait, ondulante, sem&eacute;e d'&icirc;les, bord&eacute;e &agrave;
+droite de blanches falaises que couronnait une for&ecirc;t, &agrave; gauche de
+prairies immenses qu'une autre for&ecirc;t limitait, l&agrave;-bas, tout l&agrave;-bas.</p>
+
+<p>De place en place, des grands navires &agrave; l'ancre le long des berges du
+large fleuve. Trois &eacute;normes vapeurs s'en allaient, &agrave; la queue leu-leu,
+vers le Havre&nbsp;; et un chapelet de b&acirc;timents, form&eacute; d'un trois-m&acirc;ts, de
+deux go&eacute;lettes et d'un brick, remontait vers Rouen, tra&icirc;n&eacute; par un petit
+remorqueur vomissant un nuage de fum&eacute;e noire.</p>
+
+<p>Mon compagnon, n&eacute; dans le pays, ne regardait m&ecirc;me point ce surprenant
+paysage&nbsp;; mais il souriait sans cesse&nbsp;; il semblait rire en lui-m&ecirc;me. Tout
+&agrave; coup, il &eacute;clata&nbsp;: &laquo;&nbsp;Ah&nbsp;! vous allez voir quelque chose de dr&ocirc;le&nbsp;: la
+chapelle au p&egrave;re Mathieu. &Ccedil;a, c'est du nanan, mon bon.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je le regardai d'un &oelig;il &eacute;tonn&eacute;. Il reprit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Je vais vous faire sentir un fumet de Normandie qui vous restera dans
+le nez. Le p&egrave;re Mathieu est le plus beau Normand de la province, et sa
+chapelle une des merveilles du monde, ni plus ni moins&nbsp;; mais je vais
+vous donner d'abord quelques mots d'explication.</p>
+
+<p>Le p&egrave;re Mathieu, qu'on appelle aussi le p&egrave;re &laquo;&nbsp;La Boisson&nbsp;&raquo;, est un ancien
+sergent-major revenu dans son village natal. Il unit en des proportions
+admirables pour faire un ensemble parfait la blague du vieux soldat &agrave; la
+malice finaude du Normand. De retour au pays, il est devenu, gr&acirc;ce &agrave;
+des protections multiples et &agrave; des habilet&eacute;s invraisemblables, gardien
+d'une chapelle miraculeuse, une chapelle prot&eacute;g&eacute;e par la Vierge et
+fr&eacute;quent&eacute;e principalement par les filles enceintes. Il a baptis&eacute; sa
+statue merveilleuse&nbsp;: &laquo;&nbsp;Notre-Dame du Gros-Ventre&nbsp;&raquo;, et il la traite avec
+une certaine familiarit&eacute; goguenarde qui n'exclut point le respect. Il a
+compos&eacute; lui-m&ecirc;me et fait imprimer une pi&egrave;ce sp&eacute;ciale pour sa BONNE
+VIERGE. Cette pri&egrave;re est un chef-d'&oelig;uvre d'ironie involontaire,
+d'esprit normand o&ugrave; la raillerie se m&ecirc;le &agrave; la peur du SAINT, &agrave; la peur
+superstitieuse de l'influence secr&egrave;te de quelque chose. Il ne croit pas
+beaucoup &agrave; sa patronne&nbsp;; cependant il y croit un peu, par prudence, et il
+la m&eacute;nage, par politique.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Voici le d&eacute;but de cette &eacute;tonnante oraison&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Notre bonne madame la Vierge Marie, patronne naturelle des
+filles-m&egrave;res en ce pays et par toute la terre, prot&eacute;gez votre servante
+qui a faut&eacute; dans un moment d'oubli.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>.........................................</p>
+
+<p>Cette supplique se termine ainsi&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Ne m'oubliez pas surtout aupr&egrave;s de votre saint &Eacute;poux et interc&eacute;dez
+aupr&egrave;s de Dieu le P&egrave;re, pour qu'il m'accorde un bon mari semblable au
+v&ocirc;tre.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Cette pri&egrave;re, interdite par le clerg&eacute; de la contr&eacute;e, est vendue par lui
+sous le manteau, et elle passe pour salutaire &agrave; celles qui la r&eacute;citent
+avec onction.</p>
+
+<p>En somme, il parle de la bonne Vierge, comme faisait de son ma&icirc;tre le
+valet de chambre d'un prince redout&eacute;, confident de tous les petits
+secrets intimes. Il sait sur son compte une foule d'histoires amusantes,
+qu'il dit tout bas, entre amis, apr&egrave;s boire.</p>
+
+<p>Mais vous verrez par vous-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Comme les revenus fournis par la Patronne ne lui semblaient point
+suffisants, il a annex&eacute; &agrave; la Vierge principale un petit commerce de
+Saints. Il les tient tous ou presque tous. La place manquant dans la
+chapelle, il les a emmagasin&eacute;s au b&ucirc;cher, d'o&ugrave; il les sort sit&ocirc;t qu'un
+fid&egrave;le les demande. Il a fa&ccedil;onn&eacute; lui-m&ecirc;me ces statuettes de bois,
+invraisemblablement comiques, et les a peintes toutes en vert &agrave; pleine
+couleur, une ann&eacute;e qu'on badigeonnait sa maison. Vous savez que les
+Saints gu&eacute;rissent les maladies&nbsp;; mais chacun a sa sp&eacute;cialit&eacute;&nbsp;; et il ne
+faut pas commettre de confusion ni d'erreurs. Ils sont jaloux les uns
+des autres comme des cabotins.</p>
+
+<p>Pour ne pas se tromper, les vieilles bonnes femmes viennent consulter
+Mathieu.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Pour les maux d'oreilles, qu&eacute; saint qu'est l'meilleur&nbsp;?</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Mais y a saint Osyme qu'est bon&nbsp;; y a aussi saint Pamphile qu'est pas
+mauvais.</p>
+
+<p>Ce n'est pas tout.</p>
+
+<p>Comme Mathieu a du temps de reste, il boit&nbsp;; mais il boit en artiste, en
+convaincu, si bien qu'il est gris r&eacute;guli&egrave;rement tous les soirs. Il est
+gris, mais il le sait&nbsp;; il le sait si bien qu'il note, chaque jour, le
+degr&eacute; exact de son ivresse. C'est l&agrave; sa principale occupation&nbsp;; la
+chapelle ne vient qu'apr&egrave;s.</p>
+
+<p>Et il a invent&eacute;, &eacute;coutez bien et cramponnez-vous, il a invent&eacute; le
+saoulom&egrave;tre.</p>
+
+<p>L'instrument n'existe pas, mais les observations de Mathieu sont aussi
+pr&eacute;cises que celles d'un math&eacute;maticien.</p>
+
+<p>Vous l'entendez dire sans cesse&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;D'puis lundi, j'ai pass&eacute;
+quarante-cinq.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Ou bien&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;J'&eacute;tais entre cinquante-deux et cinquante-huit.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Ou bien&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;J'en avais bien soixante-six &agrave; soixante-dix.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Ou bien&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Cr&eacute; coquin, je m'croyais dans les cinquante, v'l&agrave; que
+j'm'aper&ccedil;ois qu'j'&eacute;tais dans les soixante-quinze&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Jamais il ne se trompe.</p>
+
+<p>Il affirme n'avoir pas atteint le m&egrave;tre, mais comme il avoue que ses
+observations cessent d'&ecirc;tre pr&eacute;cises quand il a pass&eacute; quatre-vingt-dix,
+on ne peut se fier absolument &agrave; son affirmation.</p>
+
+<p>Quand Mathieu reconna&icirc;t avoir pass&eacute; quatre-vingt-dix, soyez tranquille,
+il &eacute;tait cr&acirc;nement gris.</p>
+
+<p>Dans ces occasions-l&agrave;, sa femme, M&eacute;lie, une autre merveille, se met en
+des col&egrave;res folles. Elle l'attend sur sa porte, quand il rentre, et elle
+hurle&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Te voil&agrave;, salaud, cochon, bougre d'ivrogne&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d'elle, et, d'un ton
+s&eacute;v&egrave;re&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Tais-toi, M&eacute;lie, c'est pas le moment de causer. Attends &agrave;
+d'main.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Si elle continue &agrave; vocif&eacute;rer, il s'approche et, la voix
+tremblante&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Gueule plus&nbsp;; j'suis dans les quatre-vingt-dix&nbsp;; je
+n'mesure plus&nbsp;; j'vas cogner, prends garde&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Alors, M&eacute;lie bat en retraite.</p>
+
+<p>Si elle veut, le lendemain, revenir sur ce sujet, il lui rit au nez et
+r&eacute;pond&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Allons, allons&nbsp;! assez caus&eacute;&nbsp;; c'est pass&eacute;. Tant qu'jaurai pas
+atteint le m&egrave;tre, y a pas de mal. Mais, si j'passe le m&egrave;tre, j'te
+permets de m'corriger, ma parole&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Nous avions gagn&eacute; le sommet de la c&ocirc;te. La route s'enfon&ccedil;ait dans
+l'admirable for&ecirc;t de Roumare.</p>
+
+<p>L'automne, l'automne merveilleux, m&ecirc;lait son or et sa pourpre aux
+derni&egrave;res verdures rest&eacute;es vives, comme si des gouttes de soleil fondu
+avaient coul&eacute; du ciel dans l'&eacute;paisseur des bois.</p>
+
+<p>On traversa Duclair, puis, au lieu de continuer sur Jumi&egrave;ges, mon ami
+tourna vers la gauche et, prenant un chemin de traverse, s'enfon&ccedil;a dans
+le taillis.</p>
+
+<p>Et bient&ocirc;t, du sommet d'une grande c&ocirc;te nous d&eacute;couvrions de nouveau la
+magnifique vall&eacute;e de la Seine, et le fleuve tortueux s'allongeant &agrave; nos
+pieds.</p>
+
+<p>Sur la droite, un tout petit b&acirc;timent couvert d'ardoises et surmont&eacute;
+d'un clocher haut comme une ombrelle s'adossait contre une jolie maison
+aux persiennes vertes, toute v&ecirc;tue de ch&egrave;vrefeuilles et de rosiers.</p>
+
+<p>Une grosse voix cria&nbsp;: &laquo;&nbsp;V'l&agrave; des amis&nbsp;!&nbsp;&raquo; Et Mathieu parut sur le seuil.
+C'&eacute;tait un homme de soixante ans, maigre, portant la barbiche et de
+longues moustaches blanches.</p>
+
+<p>Mon compagnon lui serra la main, me pr&eacute;senta, et Mathieu nous fit entrer
+dans une fra&icirc;che cuisine qui lui servait aussi de salle. Il disait&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Moi, monsieur, j'nai pas d'appartement distingu&eacute;. J'aime bien &agrave; n'point
+m'&eacute;loigner du fricot. Les casseroles, voyez-vous, &ccedil;a tient compagnie.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Puis, se tournant vers mon ami&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Pourquoi venez-vous un jeudi&nbsp;? Vous savez bien que c'est jour de
+consultation d'ma Patronne. J'peux pas sortir c't'apr&egrave;s-midi.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et, courant &agrave; la porte, il poussa un effroyable beuglement&nbsp;: &laquo;&nbsp;M&eacute;lie-e-e&nbsp;!&nbsp;&raquo;
+qui dut faire lever la t&ecirc;te aux matelots des navires qui descendaient ou
+remontaient le fleuve, l&agrave;-bas, tout au fond de la creuse vall&eacute;e.</p>
+
+<p>M&eacute;lie ne r&eacute;pondit point.</p>
+
+<p>Alors Mathieu cligna de l'&oelig;il avec malice.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;A n'est pas contente apr&egrave;s moi, voyez-vous, parce qu'hier je m'suis
+trouv&eacute; dans les quatre-vingt-dix.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Mon voisin se mit &agrave; rire&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Dans les quatre-vingt-dix, Mathieu&nbsp;! Comment
+avez-vous fait&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Mathieu r&eacute;pondit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;J'vas vous dire. J'n'ai trouv&eacute;, l'an dernier, qu'vingt rasi&egrave;res
+d'pommes d'abricot. Y n'y en a pu&nbsp;; mais pour faire du cidre y n'y a
+qu'&ccedil;a. Donc j'en fis une pi&egrave;ce qu'je mis hier en perce. Pour du nectar,
+c'est du nectar&nbsp;; vous m'en direz des nouvelles. J'avais ici Polyte&nbsp;;
+j'nous mettons &agrave; boire un coup, et puis encore un coup, sans s'rassasier
+(on en boirait jusqu'&agrave; d'main), si bien que, d'coup en coup, je m'sens
+une fra&icirc;cheur dans l'estomac. J'dis &agrave; Polyte&nbsp;: &laquo;&nbsp;Si on buvait un verre de
+fine pour se r&eacute;chauffer&nbsp;!&nbsp;&raquo; Y consent. Mais c'te fine, &ccedil;a vous met l'feu
+dans l'corps, si bien qu'il a fallu r'venir au cidre. Mais v'l&agrave; que
+d'fra&icirc;cheur en chaleur et d'chaleur en fra&icirc;cheur, j'maper&ccedil;ois que j'suis
+dans les quatre-vingt-dix. Polyte &eacute;tait pas loin du m&egrave;tre.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>La porte s'ouvrit. M&eacute;lie parut, et tout de suite, avant de nous avoir
+dit bonjour&nbsp;: &laquo;&nbsp;... Cr&egrave;s cochons, vous aviez bien l'm&egrave;tre tous les deux.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Alors Mathieu se f&acirc;cha&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Dis pas &ccedil;a, M&eacute;lie, dis pas &ccedil;a&nbsp;; j'ai jamais
+&eacute;t&eacute; au m&egrave;tre.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>On nous fit un d&eacute;jeuner exquis, devant la porte, sous deux tilleuls, &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; de la petite chapelle de &laquo;&nbsp;Notre-Dame du Gros-Ventre&nbsp;&raquo; et en face de
+l'immense paysage. Et Mathieu nous raconta, avec une raillerie m&ecirc;l&eacute;e de
+cr&eacute;dulit&eacute;s inattendues, d'invraisemblables histoires de miracles.</p>
+
+<p>Nous avions bu beaucoup de ce cidre adorable, piquant et sucr&eacute;, frais et
+grisant qu'il pr&eacute;f&eacute;rait &agrave; tous les liquides et nous fumions nos pipes, &agrave;
+cheval sur nos chaises, quand deux bonnes femmes se pr&eacute;sent&egrave;rent.</p>
+
+<p>Elles &eacute;taient vieilles, s&egrave;ches, courb&eacute;es. Apr&egrave;s avoir salu&eacute;, elles
+demand&egrave;rent saint Blanc. Mathieu cligna de l'&oelig;il vers nous et r&eacute;pondit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;J'vas vous donner &ccedil;a.</p>
+
+<p>Et il disparut dans son b&ucirc;cher.</p>
+
+<p>Il y resta bien cinq minutes&nbsp;; puis il revint avec une figure
+constern&eacute;e. Il levait les bras&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;J'sais pas o&ugrave;s qu'il est, je l'trouve pu&nbsp;; j'suis pourtant s&ucirc;r que je
+l'avais.</p>
+
+<p>Alors, faisant de ses mains un porte-voix, il mugit de nouveau&nbsp;:
+&laquo;&nbsp;M&eacute;lie-e-e&nbsp;!&nbsp;&raquo; Du fond de la cour sa femme r&eacute;pondit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Qu&eacute; qu'y a&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Ousqu'il est saint Blanc&nbsp;! Je l'trouve pu dans l'b&ucirc;cher.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Alors, M&eacute;lie jeta cette explication&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;C'est-y pas celui qu't'as pris l'autre semaine pour boucher l'trou
+d'la cabine &agrave; lapins&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Mathieu tressaillit&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Nom d'un tonnerre, &ccedil;a s'peut bien&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Alors il dit aux femmes&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Suivez-moi.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elles suivirent. Nous en f&icirc;mes autant, malades de rires &eacute;touff&eacute;s.</p>
+
+<p>En effet, saint Blanc, piqu&eacute; en terre comme un simple pieu, macul&eacute; de
+boue et d'ordures, servait d'angle &agrave; la cabine &agrave; lapins.</p>
+
+<p>D&egrave;s qu'elles l'aper&ccedil;urent, les deux bonnes femmes tomb&egrave;rent &agrave; genoux, se
+sign&egrave;rent et se mirent &agrave; murmurer des <i>Oremus</i>. Mais Mathieu se
+pr&eacute;cipita&nbsp;: &laquo;&nbsp;Attendez, vous v'l&agrave; dans la crotte&nbsp;; j'vas vous donner une
+botte de paille.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il alla chercher la paille et leur en fit un prie-Dieu. Puis,
+consid&eacute;rant son saint fangeux, et, craignant sans doute un discr&eacute;dit
+pour son commerce, il ajouta&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;J'vas vous l'd&eacute;brouiller un brin.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il prit un seau d'eau, une brosse et se mit &agrave; laver vigoureusement le
+bonhomme de bois, pendant que les deux vieilles priaient toujours.</p>
+
+<p>Puis, quand il eut fini, il ajouta&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Maintenant il n'y a plus d'mal.&nbsp;&raquo;
+Et il nous ramena boire un coup.</p>
+
+<p>Comme il portait le verre &agrave; sa bouche, il s'arr&ecirc;ta, et, d'un air un peu
+confus&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;C'est &eacute;gal, quand j'ai mis saint Blanc aux lapins, j'croyais
+bien qu'i n'f'rait pu d'argent. Y avait deux ans qu'on n'le d'mandait
+plus. Mais les saints, voyez-vous, &ccedil;a n'passe jamais.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il but et reprit.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Allons, buvons encore un coup. Avec des amis y n'faut pas y aller &agrave;
+moins d'cinquante&nbsp;; et j'n'en sommes seulement pas &agrave; trente-huit.&nbsp;&raquo;</p>
+
+
+
+<hr>
+<a name="LE_TESTAMENT"></a><h2 class="parthead">LE TESTAMENT</h2>
+
+<p class="dedic">A Paul Hervieu.</p>
+
+
+<p>Je connaissais ce grand gar&ccedil;on qui s'appelait Ren&eacute; de Bourneval. Il
+&eacute;tait de commerce aimable, bien qu'un peu triste, semblait revenu de
+tout, fort sceptique, d'un scepticisme pr&eacute;cis et mordant, habile surtout
+&agrave; d&eacute;sarticuler d'un mot les hypocrisies mondaines. Il r&eacute;p&eacute;tait souvent&nbsp;:
+&laquo;&nbsp;Il n'y a pas d'hommes honn&ecirc;tes&nbsp;; ou du moins ils ne le sont que
+relativement aux crapules.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il avait deux fr&egrave;res qu'il ne voyait point, MM. de Courcils. Je le
+croyais d'un autre lit, vu leurs noms diff&eacute;rents. On m'avait dit &agrave;
+plusieurs reprises qu'une histoire &eacute;trange s'&eacute;tait pass&eacute;e en cette
+famille, mais sans donner aucun d&eacute;tail.</p>
+
+<p>Cet homme me plaisant tout &agrave; fait, nous f&ucirc;mes bient&ocirc;t li&eacute;s. Un soir,
+comme j'avais d&icirc;n&eacute; chez lui en t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te, je lui demandai par hasard&nbsp;:
+&laquo;&nbsp;&Ecirc;tes-vous n&eacute; du premier ou du second mariage de madame votre m&egrave;re&nbsp;?&nbsp;&raquo; Je
+le vis p&acirc;lir un peu, puis rougir&nbsp;; et il demeura quelques secondes sans
+parler, visiblement embarrass&eacute;. Puis il sourit d'une fa&ccedil;on m&eacute;lancolique
+et douce qui lui &eacute;tait particuli&egrave;re, et il dit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mon cher ami, si cela
+ne vous ennuie point, je vais vous donner sur mon origine des d&eacute;tails
+bien singuliers. Je vous sais un homme intelligent, je ne crains donc
+pas que votre amiti&eacute; en souffre, et si elle en devait souffrir, je ne
+tiendrais plus alors &agrave; vous avoir pour ami.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Ma m&egrave;re, Mme de Courcils, &eacute;tait une pauvre petite femme timide, que son
+mari avait &eacute;pous&eacute;e pour sa fortune. Toute sa vie fut un martyre. D'&acirc;me
+aimante, craintive, d&eacute;licate, elle fut rudoy&eacute;e sans r&eacute;pit par celui
+qui aurait d&ucirc; &ecirc;tre mon p&egrave;re, un de ces rustres qu'on appelle des
+gentilshommes campagnards. Au bout d'un mois de mariage, il vivait avec
+une servante. Il eut en outre pour ma&icirc;tresses les femmes et les filles
+de ses fermiers&nbsp;; ce qui ne l'emp&ecirc;cha point d'avoir deux enfants de sa
+femme&nbsp;; on devrait compter trois, en me comprenant. Ma m&egrave;re ne disait
+rien&nbsp;; elle vivait dans cette maison toujours bruyante comme ces petites
+souris qui glissent sous les meubles. Effac&eacute;e, disparue, fr&eacute;missante,
+elle regardait les gens de ses yeux inquiets et clairs, toujours
+mobiles, des yeux d'&ecirc;tre effar&eacute; que la peur ne quitte pas. Elle &eacute;tait
+jolie pourtant, fort jolie, toute blonde d'un blond gris, d'un blond
+timide&nbsp;; comme si ses cheveux avaient &eacute;t&eacute; un peu d&eacute;color&eacute;s par ses
+craintes incessantes.</p>
+
+<p>Parmi les amis de M. de Courcils qui venaient constamment au ch&acirc;teau se
+trouvait un ancien officier de cavalerie, veuf, homme redout&eacute;, tendre et
+violent, capable des r&eacute;solutions les plus &eacute;nergiques, M. de Bourneval,
+dont je porte le nom. C'&eacute;tait un grand gaillard maigre, avec de grosses
+moustaches noires. Je lui ressemble beaucoup. Cet homme avait lu, et ne
+pensait nullement comme ceux de sa classe. Son arri&egrave;re-grand'm&egrave;re avait
+&eacute;t&eacute; une amie de J.-J. Rousseau, et on e&ucirc;t dit qu'il avait h&eacute;rit&eacute; quelque
+chose de cette liaison d'une anc&ecirc;tre. Il savait par c&oelig;ur le <i>Contrat
+social</i>, la <i>Nouvelle H&eacute;lo&iuml;se</i> et tous ces livres philosophants qui ont
+pr&eacute;par&eacute; de loin le futur bouleversement de nos antiques usages, de nos
+pr&eacute;jug&eacute;s, de nos lois surann&eacute;es, de notre morale imb&eacute;cile.</p>
+
+<p>Il aima ma m&egrave;re, para&icirc;t-il, et en fut aim&eacute;. Cette liaison demeura
+tellement secr&egrave;te, que personne ne la soup&ccedil;onna. La pauvre femme,
+d&eacute;laiss&eacute;e et triste, dut s'attacher &agrave; lui d'une fa&ccedil;on d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e, et
+prendre dans son commerce toutes ses mani&egrave;res de penser, des th&eacute;ories de
+libre sentiment, des audaces d'amour ind&eacute;pendant&nbsp;; mais, comme elle &eacute;tait
+si craintive qu'elle n'osait jamais parler haut, tout cela fut refoul&eacute;,
+condens&eacute;, press&eacute; en son c&oelig;ur qui ne s'ouvrit jamais.</p>
+
+<p>Mes deux fr&egrave;res &eacute;taient durs pour elle, comme leur p&egrave;re, ne la
+caressaient point, et, habitu&eacute;s &agrave; ne la voir compter pour rien dans la
+maison, la traitaient un peu comme une bonne.</p>
+
+<p>Je fus le seul de ses fils qui l'aima vraiment et qu'elle aima.</p>
+
+<p>Elle mourut. J'avais alors dix-huit ans. Je dois ajouter, pour que vous
+compreniez ce qui va suivre, que son mari &eacute;tait dot&eacute; d'un conseil
+judiciaire, qu'une s&eacute;paration de biens avait &eacute;t&eacute; prononc&eacute;e au profit de
+ma m&egrave;re, qui avait conserv&eacute;, gr&acirc;ce aux artifices de la loi et au
+d&eacute;vouement intelligent d'un notaire, le droit de tester &agrave; sa guise.</p>
+
+<p>Nous f&ucirc;mes donc pr&eacute;venus qu'un testament existait chez ce notaire, et
+invit&eacute;s &agrave; assister &agrave; la lecture.</p>
+
+<p>Je me rappelle cela comme d'hier. Ce fut une sc&egrave;ne grandiose,
+dramatique, burlesque, surprenante, amen&eacute;e par la r&eacute;volte posthume de
+cette morte, par ce cri de libert&eacute;, cette revendication du fond de la
+tombe de cette martyre &eacute;cras&eacute;e par nos m&oelig;urs durant sa vie, et qui
+jetait, de son cercueil clos, un appel d&eacute;sesp&eacute;r&eacute; vers l'ind&eacute;pendance.</p>
+
+<p>Celui qui se croyait mon p&egrave;re, un gros homme sanguin &eacute;veillant l'id&eacute;e
+d'un boucher, et mes fr&egrave;res, deux forts gar&ccedil;ons de vingt et de
+vingt-deux ans, attendaient tranquilles sur leurs si&egrave;ges. M. de
+Bourneval, invit&eacute; &agrave; se pr&eacute;senter, entra et se pla&ccedil;a derri&egrave;re moi. Il
+&eacute;tait serr&eacute; dans sa redingote, fort p&acirc;le, et il mordillait souvent sa
+moustache, un peu grise &agrave; pr&eacute;sent. Il s'attendait sans doute &agrave; ce qui
+allait se passer.</p>
+
+<p>Le notaire ferma la porte &agrave; double tour et commen&ccedil;a la lecture, apr&egrave;s
+avoir d&eacute;cachet&eacute; devant nous l'enveloppe scell&eacute;e &agrave; la cire rouge et dont
+il ignorait le contenu.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Brusquement mon ami se tut, se leva, puis il alla prendre dans son
+secr&eacute;taire un vieux papier, le d&eacute;plia, le baisa longuement, et il
+reprit. Voici le testament de ma bien-aim&eacute;e m&egrave;re&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Je soussign&eacute;e Anne-Catherine-Genevi&egrave;ve-Mathilde de Croixluce, &eacute;pouse
+l&eacute;gitime de Jean-L&eacute;opold-Joseph Gontran de Courcils, saine de corps et
+d'esprit, exprime ici mes derni&egrave;res volont&eacute;s.</p>
+
+<p>Je demande pardon &agrave; Dieu d'abord, et ensuite &agrave; mon cher fils Ren&eacute;, de
+l'acte que je vais commettre. Je crois mon enfant assez grand de c&oelig;ur
+pour me comprendre et me pardonner. J'ai souffert toute ma vie. J'ai &eacute;t&eacute;
+&eacute;pous&eacute;e par calcul, puis m&eacute;pris&eacute;e, m&eacute;connue, opprim&eacute;e, tromp&eacute;e sans
+cesse par mon mari.</p>
+
+<p>Je lui pardonne, mais je ne lui dois rien.</p>
+
+<p>Mes fils a&icirc;n&eacute;s ne m'ont point aim&eacute;e, ne m'ont point g&acirc;t&eacute;e, m'ont &agrave; peine
+trait&eacute;e comme une m&egrave;re.</p>
+
+<p>J'ai &eacute;t&eacute; pour eux, durant ma vie, ce que je devais &ecirc;tre&nbsp;; je ne leur dois
+plus rien apr&egrave;s ma mort. Les liens du sang n'existent pas sans
+l'affection constante, sacr&eacute;e, de chaque jour. Un fils ingrat est moins
+qu'un &eacute;tranger&nbsp;; c'est un coupable, car il n'a pas le droit d'&ecirc;tre
+indiff&eacute;rent pour sa m&egrave;re.</p>
+
+<p>J'ai toujours trembl&eacute; devant les hommes, devant leurs lois iniques,
+leurs coutumes inhumaines, les pr&eacute;jug&eacute;s inf&acirc;mes. Devant Dieu, je ne
+crains plus. Morte, je rejette de moi la honteuse hypocrisie&nbsp;; j'ose dire
+ma pens&eacute;e, avouer et signer le secret de mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Donc, je laisse en d&eacute;p&ocirc;t toute la partie de ma fortune dont la loi me
+permet de disposer &agrave; mon amant bien-aim&eacute; Pierre-Germer-Simon de
+Bourneval, pour revenir ensuite &agrave; notre cher fils Ren&eacute;.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>(Cette volont&eacute; est formul&eacute;e en outre, d'une fa&ccedil;on plus pr&eacute;cise, dans un
+acte notari&eacute;).</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Et, devant le Juge supr&ecirc;me qui m'entend je d&eacute;clare que j'aurais maudit
+le ciel et l'existence si je n'avais rencontr&eacute; l'affection profonde,
+d&eacute;vou&eacute;e, tendre, in&eacute;branlable de mon amant, si je n'avais compris dans
+ses bras que le Cr&eacute;ateur a fait les &ecirc;tres pour s'aimer, se soutenir, se
+consoler, et pleurer ensemble dans les heures d'amertume.</p>
+
+<p>Mes deux fils a&icirc;n&eacute;s ont pour p&egrave;re M. de Courcils, Ren&eacute; seul doit la vie
+&agrave; M. de Bourneval. Je prie le Ma&icirc;tre des hommes et de leurs destin&eacute;es de
+placer au-dessus des pr&eacute;jug&eacute;s sociaux le p&egrave;re et le fils, de les faire
+s'aimer jusqu'&agrave; leur mort et m'aimer encore dans mon cercueil.</p>
+
+<p>Tels sont ma derni&egrave;re pens&eacute;e et mon dernier d&eacute;sir.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;MATHILDE DE CROIXLUCE.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>M. de Courcils s'&eacute;tait lev&eacute;&nbsp;; il cria&nbsp;: &laquo;&nbsp;C'est l&agrave; le testament d'une
+folle&nbsp;!&nbsp;&raquo; Alors M. de Bourneval fit un pas et d&eacute;clara d'une voix forte,
+d'une voix tranchante&nbsp;: &laquo;&nbsp;Moi, Simon de Bourneval, je d&eacute;clare que cet
+&eacute;crit ne renferme que la stricte v&eacute;rit&eacute;. Je suis pr&ecirc;t &agrave; le prouver m&ecirc;me
+par les lettres que j'ai.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Alors M. de Courcils marcha vers lui. Je crus qu'ils allaient se
+colleter. Ils &eacute;taient l&agrave;, grands tous deux, l'un gros, l'autre maigre,
+fr&eacute;missants. Le mari de ma m&egrave;re articula en b&eacute;gayant&nbsp;: &laquo;&nbsp;Vous &ecirc;tes un
+mis&eacute;rable&nbsp;!&nbsp;&raquo; L'autre pronon&ccedil;a du m&ecirc;me ton vigoureux et sec&nbsp;: &laquo;&nbsp;Nous nous
+retrouverons autre part, monsieur. Je vous aurais d&eacute;j&agrave; soufflet&eacute; et
+provoqu&eacute; depuis longtemps si je n'avais tenu avant tout &agrave; la
+tranquillit&eacute;, durant sa vie, de la pauvre femme que vous avez tant fait
+souffrir.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Puis il se tourna vers moi&nbsp;: &laquo;&nbsp;Vous &ecirc;tes mon fils. Voulez-vous me suivre&nbsp;?
+Je n'ai pas le droit de vous emmener, mais je le prends, si vous voulez
+bien m'accompagner.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je lui serrai la main sans r&eacute;pondre. Et nous sommes sortis ensemble.
+J'&eacute;tais, certes, aux trois quarts fou.</p>
+
+<p>Deux jours plus tard M. de Bourneval tuait en duel M. de Courcils. Mes
+fr&egrave;res, par crainte d'un affreux scandale, se sont tus. Je leur ai c&eacute;d&eacute;
+et ils ont accept&eacute; la moiti&eacute; de la fortune laiss&eacute;e par ma m&egrave;re.</p>
+
+<p>J'ai pris le nom de mon p&egrave;re v&eacute;ritable, renon&ccedil;ant &agrave; celui que la loi me
+donnait et qui n'&eacute;tait pas le mien.</p>
+
+<p>M. de Bourneval est mort depuis cinq ans. Je ne suis point encore
+consol&eacute;.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Il se leva, fit quelques pas, et, se pla&ccedil;ant en face de moi&nbsp;: &laquo;&nbsp;Eh bien,
+je dis que le testament de ma m&egrave;re est une des choses les plus belles,
+les plus loyales, les plus grandes qu'une femme puisse accomplir.
+N'est-ce pas votre avis&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je lui tendis les deux mains&nbsp;: &laquo;&nbsp;Oui, certainement, mon ami.&nbsp;&raquo;</p>
+
+
+
+<hr>
+<a name="AUX_CHAMPS"></a><h2 class="parthead">AUX CHAMPS</h2>
+
+<p class="dedic">A Octave Mirbeau.</p>
+
+<p>Les deux chaumi&egrave;res &eacute;taient c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te, au pied d'une colline, proches
+d'une petite ville de bains. Les deux paysans besognaient dur sur la
+terre inf&eacute;conde pour &eacute;lever tous leurs petits. Chaque m&eacute;nage en avait
+quatre. Devant les deux portes voisines, toute la marmaille grouillait
+du matin au soir. Les deux a&icirc;n&eacute;s avaient six ans et les deux cadets
+quinze mois environ&nbsp;; les mariages et, ensuite les naissances, s'&eacute;taient
+produites &agrave; peu pr&egrave;s simultan&eacute;ment dans l'une et l'autre maison.</p>
+
+<p>Les deux m&egrave;res distinguaient &agrave; peine leurs produits dans le tas&nbsp;; et les
+deux p&egrave;res confondaient tout &agrave; fait. Les huit noms dansaient dans leur
+t&ecirc;te, se m&ecirc;laient sans cesse&nbsp;; et, quand il fallait en appeler un, les
+hommes souvent en criaient trois avant d'arriver au v&eacute;ritable.</p>
+
+<p>La premi&egrave;re des deux demeures, en venant de la station d'eaux de
+Rolleport, &eacute;tait occup&eacute;e par les Tuvache, qui avaient trois filles et un
+gar&ccedil;on&nbsp;; l'autre masure abritait les Vallin, qui avaient une fille et
+trois gar&ccedil;ons.</p>
+
+<p>Tout cela vivait p&eacute;niblement de soupe, de pommes de terre et de grand
+air. A sept heures, le matin, puis &agrave; midi, puis &agrave; six heures, le soir,
+les m&eacute;nag&egrave;res r&eacute;unissaient leurs mioches pour donner la p&acirc;t&eacute;e, comme des
+gardeurs d'oies assemblent leurs b&ecirc;tes. Les enfants &eacute;taient assis, par
+rang d'&acirc;ge, devant la table en bois, vernie par cinquante ans d'usage.
+Le dernier moutard avait &agrave; peine la bouche au niveau de la planche. On
+posait devant eux l'assiette creuse pleine de pain molli dans l'eau o&ugrave;
+avaient cuit les pommes de terre, un demi-chou et trois oignons&nbsp;; et
+toute la ligne mangeait jusqu'&agrave; plus faim. La m&egrave;re emp&acirc;tait elle-m&ecirc;me le
+petit. Un peu de viande au pot-au-feu, le dimanche, &eacute;tait une f&ecirc;te pour
+tous&nbsp;; et le p&egrave;re, ce jour-l&agrave;, s'attardait au repas en r&eacute;p&eacute;tant&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je m'y
+ferais bien tous les jours.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Par un apr&egrave;s-midi du mois d'ao&ucirc;t, une l&eacute;g&egrave;re voiture s'arr&ecirc;ta
+brusquement devant les deux chaumi&egrave;res, et une jeune femme, qui
+conduisait elle-m&ecirc;me, dit au monsieur assis &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'elle&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Oh&nbsp;! regarde, Henri, ce tas d'enfants&nbsp;! Sont-ils jolis, comme &ccedil;a, &agrave;
+grouiller dans la poussi&egrave;re&nbsp;!</p>
+
+<p>L'homme ne r&eacute;pondit rien, accoutum&eacute; &agrave; ces admirations qui &eacute;taient une
+douleur et presque un reproche pour lui.</p>
+
+<p>La jeune femme reprit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Il faut que je les embrasse&nbsp;! Oh&nbsp;! comme je voudrais en avoir un,
+celui-l&agrave;, le tout petit.</p>
+
+<p>Et, sautant de la voiture, elle courut aux enfants, prit un des deux
+derniers, celui des Tuvache, et, l'enlevant dans ses bras, elle le baisa
+passionn&eacute;ment sur ses joues sales, sur ses cheveux blonds fris&eacute;s et
+pommad&eacute;s de terre, sur ses menottes qu'il agitait pour se d&eacute;barrasser
+des caresses ennuyeuses.</p>
+
+<p>Puis elle remonta dans sa voiture et partit au grand trot. Mais elle
+revint la semaine suivante, s'assit elle-m&ecirc;me par terre, prit le moutard
+dans ses bras, le bourra de g&acirc;teaux, donna des bonbons &agrave; tous les
+autres&nbsp;; et joua avec eux comme une gamine, tandis que son mari attendait
+patiemment dans sa fr&ecirc;le voiture.</p>
+
+<p>Elle revint encore, fit connaissance avec les parents, reparut tous les
+jours, les poches pleines de friandises et de sous.</p>
+
+<p>Elle s'appelait Mme Henri d'Hubi&egrave;res.</p>
+
+<p>Un matin, en arrivant, son mari descendit avec elle&nbsp;; et, sans s'arr&ecirc;ter
+aux mioches, qui la connaissaient bien maintenant, elle p&eacute;n&eacute;tra dans la
+demeure des paysans.</p>
+
+<p>Ils &eacute;taient l&agrave;, en train de fendre du bois pour la soupe&nbsp;; ils se
+redress&egrave;rent tout surpris, donn&egrave;rent des chaises et attendirent. Alors
+la jeune femme, d'une voix entrecoup&eacute;e, tremblante, commen&ccedil;a&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Mes braves gens, je viens vous trouver parce que je voudrais bien...
+je voudrais bien emmener avec moi votre... votre petit gar&ccedil;on...</p>
+
+<p>Les campagnards, stup&eacute;faits et sans id&eacute;e, ne r&eacute;pondirent pas.</p>
+
+<p>Elle reprit haleine et continua.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Nous n'avons pas d'enfants&nbsp;; nous sommes seuls, mon mari et moi... Nous
+le garderions... voulez-vous&nbsp;?</p>
+
+<p>La paysanne commen&ccedil;ait &agrave; comprendre. Elle demanda&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Vous voulez nous prend'e Charlot&nbsp;? Ah ben non, pour s&ucirc;r.</p>
+
+<p>Alors M. d'Hubi&egrave;res intervint&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Ma femme s'est mal expliqu&eacute;e. Nous voulons l'adopter, mais il
+reviendra vous voir. S'il tourne bien, comme tout porte &agrave; le croire, il
+sera notre h&eacute;ritier. Si nous avions, par hasard, des enfants, il
+partagerait &eacute;galement avec eux. Mais, s'il ne r&eacute;pondait pas &agrave; nos soins,
+nous lui donnerions, &agrave; sa majorit&eacute;, une somme de vingt mille francs, qui
+sera imm&eacute;diatement d&eacute;pos&eacute;e en son nom chez un notaire. Et, comme on a
+aussi pens&eacute; &agrave; vous, on vous servira jusqu'&agrave; votre mort une rente de cent
+francs par mois. Avez-vous bien compris&nbsp;?</p>
+
+<p>La fermi&egrave;re s'&eacute;tait lev&eacute;e, toute furieuse.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Vous voulez que j'vous vendions Charlot&nbsp;? Ah&nbsp;! mais non&nbsp;; c'est pas des
+choses qu'on d'mande &agrave; une m&egrave;re, &ccedil;a&nbsp;! Ah&nbsp;! mais non&nbsp;! Ce s'rait une
+abomination.</p>
+
+<p>L'homme ne disait rien, grave et r&eacute;fl&eacute;chi&nbsp;; mais il approuvait sa femme
+d'un mouvement continu de la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Mme d'Hubi&egrave;res, &eacute;perdue, se mit &agrave; pleurer, et, se tournant vers son
+mari, avec une voix pleine de sanglots, une voix d'enfant dont tous les
+d&eacute;sirs ordinaires sont satisfaits, elle balbutia&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Ils ne veulent pas, Henri, ils ne veulent pas&nbsp;!</p>
+
+<p>Alors, ils firent une derni&egrave;re tentative.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Mais, mes amis, songez &agrave; l'avenir de votre enfant, &agrave; son bonheur, &agrave;...</p>
+
+<p>La paysanne, exasp&eacute;r&eacute;e, lui coupa la parole&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;C'est tout vu, c'est tout entendu, c'est tout r&eacute;fl&eacute;chi...
+Allez-vous-en, et pi, que j'vous revoie point par ici. C'est i permis
+d'vouloir prendre un &eacute;fant comme &ccedil;a&nbsp;!</p>
+
+<p>Alors, Mme d'Hubi&egrave;res, en sortant, s'avisa qu'ils &eacute;taient deux tout
+petits, et elle demanda, &agrave; travers ses larmes, avec une t&eacute;nacit&eacute; de
+femme volontaire et g&acirc;t&eacute;e, qui ne veut jamais attendre&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Mais l'autre petit n'est pas &agrave; vous&nbsp;?</p>
+
+<p>Le p&egrave;re Tuvache r&eacute;pondit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Non, c'est aux voisins&nbsp;; vous pouvez y aller, si vous voulez.</p>
+
+<p>Et il rentra dans sa maison, o&ugrave; retentissait la voix indign&eacute;e de sa
+femme.</p>
+
+<p>Les Vallin &eacute;taient &agrave; table, en train de manger avec lenteur des tranches
+de pain qu'ils frottaient parcimonieusement avec un peu de beurre piqu&eacute;
+au couteau, dans une assiette entre eux deux.</p>
+
+<p>M. d'Hubi&egrave;res recommen&ccedil;a ses propositions, mais avec plus
+d'insinuations, de pr&eacute;cautions oratoires, d'astuce.</p>
+
+<p>Les deux ruraux hochaient la t&ecirc;te en signe de refus&nbsp;; mais, quand ils
+apprirent qu'ils auraient cent francs par mois, ils se consid&eacute;r&egrave;rent, se
+consultant de l'&oelig;il, tr&egrave;s &eacute;branl&eacute;s.</p>
+
+<p>Ils gard&egrave;rent longtemps le silence, tortur&eacute;s, h&eacute;sitants. La femme enfin
+demanda&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Qu&eacute; qu't'en dis, l'homme&nbsp;?</p>
+
+<p>Il pronon&ccedil;a d'un ton sentencieux&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;J'dis qu'c'est point m&eacute;prisable.</p>
+
+<p>Alors Mme d'Hubi&egrave;res, qui tremblait d'angoisse, leur parla de l'avenir
+du petit, de son bonheur, et de tout l'argent qu'il pourrait leur donner
+plus tard.</p>
+
+<p>Le paysan demanda&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;C'te rente de douze cents francs, ce s'ra promis d'vant l'notaire&nbsp;?</p>
+
+<p>M. d'Hubi&egrave;res r&eacute;pondit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Mais certainement, d&egrave;s demain.</p>
+
+<p>La fermi&egrave;re, qui m&eacute;ditait, reprit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Cent francs par mois, c'est point suffisant pour nous priver du p'tit&nbsp;;
+&ccedil;a travaillera dans qu&eacute;qu'z'ans ct'&eacute;fant&nbsp;; i nous faut cent vingt
+francs.</p>
+
+<p>Mme d'Hubi&egrave;res, tr&eacute;pignant d'impatience, les accorda tout de suite&nbsp;; et,
+comme elle voulait enlever l'enfant, elle donna cent francs en cadeau
+pendant que son mari faisait un &eacute;crit. Le maire et un voisin, appel&eacute;s
+aussit&ocirc;t, servirent de t&eacute;moins complaisants.</p>
+
+<p>Et la jeune femme, radieuse, emporta le marmot hurlant, comme on emporte
+un bibelot d&eacute;sir&eacute; d'un magasin.</p>
+
+<p>Les Tuvache, sur leur porte, le regardaient partir, muets, s&eacute;v&egrave;res,
+regrettant peut-&ecirc;tre leur refus.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>On n'entendit plus du tout parler du petit Jean Vallin. Les parents,
+chaque mois, allaient toucher leurs cent vingt francs chez le notaire&nbsp;;
+et ils &eacute;taient f&acirc;ch&eacute;s avec leurs voisins parce que la m&egrave;re Tuvache les
+agonisait d'ignominies, r&eacute;p&eacute;tant sans cesse de porte en porte qu'il
+fallait &ecirc;tre d&eacute;natur&eacute; pour vendre son enfant, que c'&eacute;tait une horreur,
+une salet&eacute;, une corromperie.</p>
+
+<p>Et parfois elle prenait en ses bras son Charlot avec ostentation, lui
+criant, comme s'il e&ucirc;t compris&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;J'tai pas vendu, m&eacute;, j't'ai pas vendu, mon p'tiot. J'vends pas m's
+&eacute;fants, m&eacute;. J'sieus pas riche, mais vends pas m's &eacute;fants.</p>
+
+<p>Et, pendant des ann&eacute;es et encore des ann&eacute;es, ce fut ainsi chaque jour&nbsp;;
+chaque jour des allusions grossi&egrave;res &eacute;taient vocif&eacute;r&eacute;es devant la porte,
+de fa&ccedil;on &agrave; entrer dans la maison voisine. La m&egrave;re Tuvache avait fini par
+se croire sup&eacute;rieure &agrave; toute la contr&eacute;e parce qu'elle n'avait pas vendu
+Charlot. Et ceux qui parlaient d'elle disaient&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;J'sais ben que c'&eacute;tait engageant, c'est &eacute;gal, elle s'a conduite comme
+une bonne m&egrave;re.</p>
+
+<p>On la citait&nbsp;; et Charlot, qui prenait dix-huit ans, &eacute;lev&eacute; avec cette
+id&eacute;e qu'on lui r&eacute;p&eacute;tait sans r&eacute;pit, se jugeait lui-m&ecirc;me sup&eacute;rieur &agrave; ses
+camarades parce qu'on ne l'avait pas vendu.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Les Vallin vivotaient &agrave; leur aise, gr&acirc;ce &agrave; la pension. La fureur
+inapaisable des Tuvache, rest&eacute;s mis&eacute;rables, venait de l&agrave;.</p>
+
+<p>Leur fils a&icirc;n&eacute; partit au service. Le second mourut&nbsp;; Charlot resta seul &agrave;
+peiner avec le vieux p&egrave;re pour nourrir la m&egrave;re et deux autres s&oelig;urs
+cadettes qu'il avait.</p>
+
+<p>Il prenait vingt et un ans, quand, un matin, une brillante voiture
+s'arr&ecirc;ta devant les deux chaumi&egrave;res. Un jeune monsieur, avec une cha&icirc;ne
+de montre en or, descendit, donnant la main &agrave; une vieille dame en
+cheveux blancs. La vieille dame lui dit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;C'est l&agrave;, mon enfant, &agrave; la seconde maison.</p>
+
+<p>Et il entra comme chez lui dans la masure des Vallin.</p>
+
+<p>La vieille m&egrave;re lavait ses tabliers&nbsp;; le p&egrave;re infirme sommeillait pr&egrave;s de
+l'&acirc;tre. Tous deux lev&egrave;rent la t&ecirc;te, et le jeune homme dit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Bonjour, papa&nbsp;; bonjour, maman.</p>
+
+<p>Ils se dress&egrave;rent, effar&eacute;s. La paysanne laissa tomber d'&eacute;moi son savon
+dans son eau et balbutia&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;C'est-i t&eacute;, m'n &eacute;fant&nbsp;? C'est-i t&eacute;, m'n &eacute;fant&nbsp;?</p>
+
+<p>Il la prit dans ses bras et l'embrassa, en r&eacute;p&eacute;tant&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Bonjour, maman.&nbsp;&raquo;
+Tandis que le vieux, tout tremblant, disait, de son ton calme qu'il ne
+perdait jamais&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;&laquo;&nbsp;Te v'l&agrave;-t-il revenu, Jean&nbsp;?&nbsp;&raquo; Comme s'il l'avait vu un
+mois auparavant.</p>
+
+<p>Et, quand ils se furent reconnus, les parents voulurent tout de suite
+sortir le fieu dans le pays pour le montrer. On le conduisit chez le
+maire, chez l'adjoint, chez le cur&eacute;, chez l'instituteur.</p>
+
+<p>Charlot, debout sur le seuil de sa chaumi&egrave;re, le regardait passer.</p>
+
+<p>Le soir, au souper, il dit aux vieux&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Faut-il qu' vous ayez &eacute;t&eacute; sots pour laisser prendre le p'tit aux
+Vallin.</p>
+
+<p>Sa m&egrave;re r&eacute;pondit obstin&eacute;ment&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;J'voulions point vendre not' &eacute;fant.</p>
+
+<p>Le p&egrave;re ne disait rien. Le fils reprit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;C'est-il pas malheureux d'&ecirc;tre sacrifi&eacute; comme &ccedil;a.</p>
+
+<p>Alors le p&egrave;re Tuvache articula d'un ton col&eacute;reux&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Vas-tu pas nous r'procher d' t'avoir gard&eacute;.</p>
+
+<p>Et le jeune homme, brutalement&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Oui, j'vous le r'proche, que vous n'&ecirc;tes que des niants. Des parents
+comme vous &ccedil;a fait l'malheur des &eacute;fants. Qu' vous m&eacute;riteriez que j'vous
+quitte.</p>
+
+<p>La bonne femme pleurait dans son assiette. Elle g&eacute;mit tout en avalant
+des cuiller&eacute;es de soupe dont elle r&eacute;pandait la moiti&eacute;&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Tuez-vous donc pour &eacute;lever d's &eacute;fants&nbsp;!</p>
+
+<p>Alors le gars, rudement&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;J'aimerais mieux n'&ecirc;tre point n&eacute; que d'&ecirc;tre c'que j'suis. Quand j'ai
+vu l'autre, tant&ocirc;t, mon sang n'a fait qu'un tour. Je m'suis dit&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;v'l&agrave;
+c'que j'serais maintenant.</p>
+
+<p>Il se leva.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Tenez, j'sens bien que je ferai mieux de n' pas rester ici, parce que
+j'vous le reprocherais du matin au soir, et que j'vous ferais une vie
+d'mis&egrave;re. &Ccedil;a, voyez-vous, j'vous l'pardonnerai jamais&nbsp;!</p>
+
+<p>Les deux vieux se taisaient, atterr&eacute;s, larmoyants.</p>
+
+<p>Il reprit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Non, c't' id&eacute;e-l&agrave;, ce serait trop dur. J'aime mieux m'en aller
+chercher ma vie aut' part.</p>
+
+<p>Il ouvrit la porte. Un bruit de voix entra. Les Vallin festoyaient avec
+l'enfant revenu.</p>
+
+<p>Alors Charlot tapa du pied et, se tournant vers ses parents, cria&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Manants, va&nbsp;!</p>
+
+<p>Et il disparut dans la nuit.</p>
+
+
+<hr>
+<a name="UN_COQ_CHANTA"></a><h2 class="parthead">UN COQ CHANTA</h2>
+
+<p class="dedic">A Ren&eacute; Billotte.</p>
+
+<p>Mme Berthe d'Avancelles avait jusque-l&agrave; repouss&eacute; toutes les
+supplications de son admirateur d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;, le baron Joseph de Croissard.
+Pendant l'hiver, &agrave; Paris, il l'avait ardemment poursuivie, et il donnait
+pour elle maintenant des f&ecirc;tes et des chasses en son ch&acirc;teau normand de
+Carville.</p>
+
+<p>Le mari, M. d'Avancelles, ne voyait rien, ne savait rien, comme
+toujours. Il vivait, disait-on, s&eacute;par&eacute; de sa femme, pour cause de
+faiblesse physique, que madame ne lui pardonnait point. C'&eacute;tait un gros
+petit homme, chauve, court de bras, de jambes, de cou, de nez, de tout.</p>
+
+<p>Mme d'Avancelles &eacute;tait au contraire une grande jeune femme brune et
+d&eacute;termin&eacute;e, qui riait d'un rire sonore au nez de son ma&icirc;tre, qui
+l'appelait publiquement &laquo;&nbsp;Madame Popote&nbsp;&raquo; et regardait d'un certain air
+engageant et tendre les larges &eacute;paules et l'encolure robuste et les
+longues moustaches blondes de son soupirant attitr&eacute;, le baron Joseph de
+Croissard.</p>
+
+<p>Elle n'avait encore rien accord&eacute; cependant. Le baron se ruinait pour
+elle. C'&eacute;taient sans cesse des f&ecirc;tes, des chasses, des plaisirs nouveaux
+auxquels il invitait la noblesse des ch&acirc;teaux environnants.</p>
+
+<p>Tout le jour les chiens courants hurlaient par les bois &agrave; la suite du
+renard et du sanglier, et, chaque soir, d'&eacute;blouissants feux d'artifice
+allaient m&ecirc;ler aux &eacute;toiles leurs panaches de feu, tandis que les
+fen&ecirc;tres illumin&eacute;es du salon jetaient sur les vastes pelouses des
+tra&icirc;n&eacute;es de lumi&egrave;re o&ugrave; passaient des ombres.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait l'automne, la saison rousse. Les feuilles voltigeaient sur les
+gazons comme des voil&eacute;es d'oiseaux. On sentait tra&icirc;ner dans l'air des
+odeurs de terre humide, de terre d&eacute;v&ecirc;tue, comme on sent une odeur de
+chair nue, quand tombe, apr&egrave;s le bal, la robe d'une femme.</p>
+
+<p>Un soir, dans une f&ecirc;te, au dernier printemps, Mme d'Avancelles avait
+r&eacute;pondu &agrave; M. de Croissard qui la harcelait de ses pri&egrave;res&nbsp;: &laquo;&nbsp;Si je dois
+tomber, mon ami, ce ne sera pas avant la chute des feuilles. J'ai trop
+de choses &agrave; faire cet &eacute;t&eacute; pour avoir le temps.&nbsp;&raquo; Il s'&eacute;tait souvenu de
+cette parole rieuse et hardie&nbsp;; et, chaque jour, il insistait davantage,
+chaque jour il avan&ccedil;ait ses approches, il gagnait un pas dans le c&oelig;ur
+de la belle audacieuse qui ne r&eacute;sistait plus, semblait-il, que pour la
+forme.</p>
+
+<p>Une grande chasse allait avoir lieu. Et, la veille, Mme Berthe avait
+dit, en riant, au baron&nbsp;: &laquo;&nbsp;Baron, si vous tuez la b&ecirc;te, j'aurai quelque
+chose pour vous.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>D&egrave;s l'aurore, il fut debout pour reconna&icirc;tre o&ugrave; le solitaire s'&eacute;tait
+baug&eacute;. Il accompagna ses piqueurs, disposa les relais, organisa tout
+lui-m&ecirc;me pour pr&eacute;parer son triomphe&nbsp;; et, quand les cors sonn&egrave;rent le
+d&eacute;part, il apparut dans un &eacute;troit v&ecirc;tement de chasse rouge et or, les
+reins serr&eacute;s, le buste large, l'&oelig;il radieux, frais et fort comme s'il
+venait de sortir du lit.</p>
+
+<p>Les chasseurs partirent. Le sanglier d&eacute;busqu&eacute; fila, suivi des chiens
+hurleurs, &agrave; travers des broussailles&nbsp;; et les chevaux se mirent &agrave;
+galoper, emportant par les &eacute;troits sentiers des bois les amazones et les
+cavaliers, tandis que, sur les chemins amollis, roulaient sans bruit les
+voitures qui accompagnaient de loin la chasse.</p>
+
+<p>Mme d'Avancelles, par malice, retint le baron pr&egrave;s d'elle, s'attardant,
+au pas, dans une grande avenue interminablement droite et longue et sur
+laquelle quatre rangs de ch&ecirc;nes se repliaient comme une vo&ucirc;te.</p>
+
+<p>Fr&eacute;missant d'amour et d'inqui&eacute;tude, il &eacute;coutait d'une oreille le
+bavardage moqueur de la jeune femme, et de l'autre il suivait le chant
+des cors et la voix des chiens qui s'&eacute;loignaient.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Vous ne m'aimez donc plus&nbsp;?&nbsp;&raquo; disait-elle.</p>
+
+<p>Il r&eacute;pondait&nbsp;: &laquo;&nbsp;Pouvez-vous dire des choses pareilles&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Elle reprenait&nbsp;: &laquo;&nbsp;La chasse cependant semble vous occuper plus que moi.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il g&eacute;missait&nbsp;: &laquo;&nbsp;Ne m'avez-vous point donn&eacute; l'ordre d'abattre moi-m&ecirc;me
+l'animal&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et elle ajoutait gravement&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mais j'y compte. Il faut que vous le tuiez
+devant moi.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Alors il fr&eacute;missait sur sa selle, piquait son cheval qui bondissait et,
+perdant patience&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mais sacristi&nbsp;! madame, cela ne se pourra pas si nous
+restons ici.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Puis elle lui parlait tendrement, posant la main sur son bras, ou
+flattant, comme par distraction, la crini&egrave;re de son cheval.</p>
+
+<p>Et elle lui jetait, en riant&nbsp;: &laquo;&nbsp;Il faut que cela soit pourtant... ou
+alors... tant pis pour vous.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Puis ils tourn&egrave;rent &agrave; droite dans un petit chemin couvert, et soudain,
+pour &eacute;viter une branche qui barrait la route, elle se pencha sur lui, si
+pr&egrave;s qu'il sentit sur son cou le chatouillement des cheveux. Alors
+brutalement il l'enla&ccedil;a, et appuyant sur la tempe ses grandes
+moustaches, il la baisa d'un baiser furieux.</p>
+
+<p>Elle ne remua point d'abord, restant ainsi sous cette caresse emport&eacute;e&nbsp;;
+puis, d'une secousse, elle tourna la t&ecirc;te, et, soit hasard, soit
+volont&eacute;, ses petites l&egrave;vres &agrave; elle rencontr&egrave;rent ses l&egrave;vres &agrave; lui, sous
+leur cascade de poils blonds.</p>
+
+<p>Alors, soit confusion, soit remords, elle cingla le flanc de son cheval,
+qui partit au grand galop. Ils all&egrave;rent ainsi longtemps, sans &eacute;changer
+m&ecirc;me un regard.</p>
+
+<p>Le tumulte de la chasse se rapprochait&nbsp;; les fourr&eacute;s semblaient fr&eacute;mir,
+et tout &agrave; coup, brisant les branches, couvert de sang, secouant les
+chiens qui s'attachaient &agrave; lui, le sanglier passa.</p>
+
+<p>Alors le baron, poussant un rire de triomphe, cria&nbsp;: &laquo;&nbsp;Qui m'aime me
+suive&nbsp;!&nbsp;&raquo; Et il disparut dans les taillis, comme si la for&ecirc;t l'e&ucirc;t
+englouti.</p>
+
+<p>Quand elle arriva, quelques minutes plus tard, dans une clairi&egrave;re, il se
+relevait souill&eacute; de boue, la jaquette d&eacute;chir&eacute;e, les mains sanglantes,
+tandis que la b&ecirc;te &eacute;tendue portait dans l'&eacute;paule le couteau de chasse
+enfonc&eacute; jusqu'&agrave; la garde.</p>
+
+<p>La cur&eacute;e se fit aux flambeaux par une nuit douce et m&eacute;lancolique. La
+lune jaunissait la flamme rouge des torches qui embrumaient la nuit de
+leur fum&eacute;e r&eacute;sineuse. Les chiens mangeaient les entrailles puantes du
+sanglier, et criaient, et se battaient. Et les piqueurs et les
+gentilshommes chasseurs, en cercle autour de la cur&eacute;e, sonnaient du cor
+&agrave; plein souffle. La fanfare s'en allait dans la nuit claire au-dessus
+des bois, r&eacute;p&eacute;t&eacute;e par les &eacute;chos perdus des vall&eacute;es lointaines,
+r&eacute;veillant les cerfs inquiets, les renards glapissants et troublant en
+leurs &eacute;bats les petits lapins gris, au bord des clairi&egrave;res.</p>
+
+<p>Les oiseaux de nuit voletaient, effar&eacute;s, au-dessus de la meute affol&eacute;e
+d'ardeur. Et des femmes, attendries par toutes ces choses douces et
+violentes, s'appuyant un peu au bras des hommes, s'&eacute;cartaient d&eacute;j&agrave; dans
+les all&eacute;es, avant que les chiens eussent fini leur repas.</p>
+
+<p>Tout alanguie par cette journ&eacute;e de fatigue et de tendresse, Mme
+d'Avancelles dit au baron&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Voulez-vous faire un tour de parc, mon ami&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Mais lui, sans r&eacute;pondre, tremblant, d&eacute;faillant, l'entra&icirc;na.</p>
+
+<p>Et, tout de suite, ils s'embrass&egrave;rent. Ils allaient au pas, au petit
+pas, sous les branches presque d&eacute;pouill&eacute;es et qui laissaient filtrer la
+lune&nbsp;; et leur amour, leurs d&eacute;sirs, leur besoin d'&eacute;treinte &eacute;taient
+devenus si v&eacute;h&eacute;ments qu'ils faillirent choir au pied d'un arbre.</p>
+
+<p>Les cors ne sonnaient plus. Les chiens &eacute;puis&eacute;s dormaient au chenil.
+&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Rentrons&nbsp;&raquo;, dit la jeune femme. Ils revinrent.</p>
+
+<p>Puis, lorsqu'ils furent devant le ch&acirc;teau, elle murmura d'une voix
+mourante&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je suis si fatigu&eacute;e que je vais me coucher, mon ami.&nbsp;&raquo; Et,
+comme il ouvrait les bras pour la prendre en un dernier baiser, elle
+s'enfuit, lui jetant comme adieu&nbsp;: &laquo;&nbsp;Non... je vais dormir... Qui m'aime
+me suive&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Une heure plus tard, alors que tout le ch&acirc;teau silencieux semblait mort,
+le baron sortit &agrave; pas de loup de sa chambre et s'en vint gratter &agrave; la
+porte de son amie. Comme elle ne r&eacute;pondait pas, il essaya d'ouvrir. Le
+verrou n'&eacute;tait point pouss&eacute;.</p>
+
+<p>Elle r&ecirc;vait, accoud&eacute;e &agrave; la fen&ecirc;tre.</p>
+
+<p>Il se jeta &agrave; ses genoux qu'il baisait &eacute;perd&ucirc;ment &agrave; travers la robe de
+nuit. Elle ne disait rien, enfon&ccedil;ant ses doigts fins, d'une mani&egrave;re
+caressante, dans les cheveux du baron.</p>
+
+<p>Et soudain, se d&eacute;gageant comme si elle e&ucirc;t pris une grande r&eacute;solution,
+elle murmura de son air hardi, mais &agrave; voix basse&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je vais revenir.
+Attendez-moi.&nbsp;&raquo; Et son doigt, tendu dans l'ombre, montrait au fond de la
+chambre la tache vague et blanche du lit.</p>
+
+<p>Alors, &agrave; t&acirc;tons, &eacute;perdu, les mains tremblantes, il se d&eacute;v&ecirc;tit bien vite
+et s'enfon&ccedil;a dans les draps frais. Il s'&eacute;tendit d&eacute;licieusement,
+oubliant presque son amie, tant il avait plaisir &agrave; cette caresse du
+linge sur son corps las de mouvement.</p>
+
+<p>Elle ne revenait point, pourtant&nbsp;; s'amusant sans doute &agrave; le faire
+languir. Il fermait les yeux dans un bien-&ecirc;tre exquis&nbsp;; et il r&ecirc;vait
+doucement dans l'attente d&eacute;licieuse de la chose tant d&eacute;sir&eacute;e. Mais peu &agrave;
+peu ses membres s'engourdirent, sa pens&eacute;e s'assoupit, devint incertaine,
+flottante. La puissante fatigue enfin le terrassa&nbsp;; il s'endormit.</p>
+
+<p>Il dormit du lourd sommeil, de l'invincible sommeil des chasseurs
+ext&eacute;nu&eacute;s. Il dormit jusqu'&agrave; l'aurore.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup, la fen&ecirc;tre &eacute;tant rest&eacute;e entr'ouverte, un coq, perch&eacute; dans
+un arbre voisin, chanta. Alors brusquement, surpris par ce cri sonore,
+le baron ouvrit les yeux.</p>
+
+<p>Sentant contre lui un corps de femme, se trouvant en un lit qu'il ne
+reconnaissait pas, surpris et ne se souvenant plus de rien, il balbutia,
+dans l'effarement du r&eacute;veil&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Quoi&nbsp;? O&ugrave; suis-je&nbsp;? Qu'y a-t-il&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Alors elle, qui n'avait point dormi, regardant cet homme d&eacute;peign&eacute;, aux
+yeux rouges, &agrave; la l&egrave;vre &eacute;paisse, r&eacute;pondit, du ton hautain dont elle
+parlait &agrave; son mari&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Ce n'est rien. C'est un coq qui chante. Rendormez-vous, monsieur,
+cela ne vous regarde pas.&nbsp;&raquo;</p>
+
+
+<hr>
+<a name="UN_FILS"></a><h2 class="parthead">UN FILS</h2>
+
+<p class="dedic">A Ren&eacute; Maizeroy.</p>
+
+<p>Ils se promenaient, les deux vieux amis, dans le jardin tout fleuri o&ugrave;
+le gai Printemps remuait de la vie.</p>
+
+<p>L'un &eacute;tait S&eacute;nateur, et l'autre de l'Acad&eacute;mie fran&ccedil;aise, graves tous
+deux, pleins de raisonnements tr&egrave;s logiques mais solennels, gens de
+marque et de r&eacute;putation.</p>
+
+<p>Ils parlot&egrave;rent d'abord de politique, &eacute;changeant des pens&eacute;es, non pas
+sur des Id&eacute;es, mais sur des hommes&nbsp;: les personnalit&eacute;s, en cette mati&egrave;re,
+primant toujours la Raison. Puis ils soulev&egrave;rent quelques souvenirs&nbsp;;
+puis ils se turent, continuant &agrave; marcher c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te, tout amollis par
+la ti&eacute;deur de l'air.</p>
+
+<p>Une grande corbeille de ravenelles exhalait des souffles sucr&eacute;s et
+d&eacute;licats&nbsp;; un tas de fleurs de toute race et de toute nuance jetaient
+leurs odeurs dans la brise, tandis qu'un faux-&eacute;b&eacute;nier, v&ecirc;tu de grappes
+jaunes, &eacute;parpillait au vent sa fine poussi&egrave;re, une fum&eacute;e d'or qui
+sentait le miel et qui portait, pareille aux poudres caressantes des
+parfumeurs, sa semence enbaum&eacute;e &agrave; travers l'espace.</p>
+
+<p>Le s&eacute;nateur s'arr&ecirc;ta, huma le nuage f&eacute;condant qui flottait, consid&eacute;ra
+l'arbre amoureux resplendissant comme un soleil et dont les germes
+s'envolaient. Et il dit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Quand on songe que ces imperceptibles at&ocirc;mes,
+qui sentent bon, vont cr&eacute;er des existences &agrave; des centaines de lieues
+d'ici, vont faire tressaillir les fibres et les s&egrave;ves d'arbres femelles
+et produire des &ecirc;tres &agrave; racines, naissant d'un germe comme nous,
+mortels comme nous, et qui seront remplac&eacute;s par d'autres &ecirc;tres de m&ecirc;me
+essence, comme nous toujours&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Puis, plant&eacute; devant l'&eacute;b&eacute;nier radieux dont les parfums vivifiants se
+d&eacute;tachaient &agrave; tous les frissons de l'air, M. le s&eacute;nateur ajouta&nbsp;: &laquo;&nbsp;Ah&nbsp;!
+mon gaillard, s'il te fallait faire le compte de tes enfants, tu serais
+bigrement embarrass&eacute;. En voil&agrave; un qui les ex&eacute;cute facilement et qui les
+l&acirc;che sans remords, et qui ne s'en inqui&egrave;te gu&egrave;re.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>L'acad&eacute;micien ajouta&nbsp;: &laquo;&nbsp;Nous en faisons autant, mon ami.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Le s&eacute;nateur reprit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Oui, je ne le nie pas, nous les l&acirc;chons
+quelquefois, mais nous le savons au moins, et cela constitue notre
+sup&eacute;riorit&eacute;.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Mais l'autre secoua la t&ecirc;te&nbsp;: &laquo;&nbsp;Non, ce n'est pas l&agrave; ce que je veux dire&nbsp;;
+voyez-vous, mon cher, il n'est gu&egrave;re d'homme qui ne poss&egrave;de des enfants
+ignor&eacute;s, ces enfants dits <i>de p&egrave;re inconnu</i>, qu'il a faits, comme cet
+arbre reproduit, presque inconsciemment.</p>
+
+<p>S'il fallait &eacute;tablir le compte des femmes que nous avons eues, nous
+serions, n'est-ce pas, aussi embarrass&eacute;s que cet &eacute;b&eacute;nier que vous
+interpelliez le serait pour num&eacute;roter ses descendants.</p>
+
+<p>De dix-huit &agrave; quarante ans enfin, en faisant entrer en ligne les
+rencontres passag&egrave;res, les contacts d'une heure, on peut bien admettre
+que nous avons eu des... rapports intimes avec deux ou trois cents
+femmes.</p>
+
+<p>Eh bien, mon ami, dans ce nombre &ecirc;tes-vous s&ucirc;r que vous n'en ayez pas
+f&eacute;cond&eacute; au moins une, et que vous ne poss&eacute;diez point sur le pav&eacute;, ou au
+bagne, un chenapan de fils qui vole et assassine les honn&ecirc;tes gens,
+c'est-&agrave;-dire nous&nbsp;; ou bien une fille dans quelque mauvais lieu&nbsp;; ou
+peut-&ecirc;tre, si elle a eu la chance d'&ecirc;tre abandonn&eacute;e par sa m&egrave;re,
+cuisini&egrave;re en quelque famille.</p>
+
+<p>Songez en outre que presque toutes les femmes que nous appelons
+<i>publiques</i> poss&egrave;dent un ou deux enfants dont elles ignorent le p&egrave;re,
+enfants attrap&eacute;s dans le hasard de leurs &eacute;treintes &agrave; dix ou vingt
+francs. Dans tout m&eacute;tier on fait la part des profits et pertes. Ces
+rejetons-l&agrave; constituent les &laquo;&nbsp;pertes&nbsp;&raquo; de leur profession. Quels sont les
+g&eacute;n&eacute;rateurs&nbsp;?&nbsp;&mdash;&nbsp;Vous,&nbsp;&mdash;&nbsp;moi,&nbsp;&mdash;&nbsp;nous tous, les hommes dits <i>comme il faut</i>&nbsp;!
+Ce sont les r&eacute;sultats de nos joyeux d&icirc;ners d'amis, de nos soirs de
+ga&icirc;t&eacute;, de ces heures o&ugrave; notre chair contente nous pousse aux
+accouplements d'aventure.</p>
+
+<p>Les voleurs, les r&ocirc;deurs, tous les mis&eacute;rables, enfin, sont nos enfants.
+Et cela vaut encore mieux pour nous que si nous &eacute;tions les leurs, car
+ils reproduisent aussi, ces gredins-l&agrave;&nbsp;!</p>
+
+<p>Tenez, j'ai, pour ma part, sur la conscience une tr&egrave;s vilaine histoire
+que je veux vous dire. C'est pour moi un remords incessant, plus que
+cela, c'est un doute continuel, une inapaisable incertitude qui,
+parfois, me torture horriblement.</p>
+
+<p>A l'&acirc;ge de vingt-cinq ans j'avais entrepris avec un de mes amis,
+aujourd'hui conseiller d'&Eacute;tat, un voyage en Bretagne, &agrave; pied.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Apr&egrave;s quinze ou vingt jours de marche forcen&eacute;e, apr&egrave;s avoir visit&eacute; les
+C&ocirc;tes-du-Nord et une partie du Finist&egrave;re, nous arrivions &agrave; Douarnenez&nbsp;;
+de l&agrave;, en une &eacute;tape, on gagna la sauvage pointe du Raz par la baie des
+Tr&eacute;pass&eacute;s, et on coucha dans un village quelconque dont le nom finissait
+en <i>of</i>&nbsp;; mais, le matin venu, une fatigue &eacute;trange retint au lit mon
+camarade. Je dis au lit par habitude, car notre couche se composait
+simplement de deux bottes de paille.</p>
+
+<p>Impossible d'&ecirc;tre malade en ce lieu. Je le for&ccedil;ai donc &agrave; se lever, et
+nous parv&icirc;nmes &agrave; Audierne vers quatre ou cinq heures du soir.</p>
+
+<p>Le lendemain, il allait un peu mieux&nbsp;; on repartit&nbsp;; mais, en route, il
+fut pris de malaises intol&eacute;rables, et c'est &agrave; grand'peine que nous p&ucirc;mes
+atteindre Pont-Labb&eacute;.</p>
+
+<p>L&agrave;, au moins, nous avions une auberge. Mon ami se coucha, et le m&eacute;decin,
+qu'on fit venir de Quimper, constata une forte fi&egrave;vre, sans en
+d&eacute;terminer la nature.</p>
+
+<p>Connaissez-vous Pont-Labb&eacute;&nbsp;?&nbsp;&mdash;&nbsp;Non.&nbsp;&mdash;&nbsp;Eh bien, c'est la ville la plus
+bretonne de toute cette Bretagne bretonnante qui va de la pointe du Raz
+au Morbihan, de cette contr&eacute;e qui contient l'essence des m&oelig;urs, des
+l&eacute;gendes, des coutumes bretonnes. Encore aujourd'hui, ce coin de pays
+n'a presque pas chang&eacute;. Je dis&nbsp;: <i>encore aujourd'hui</i>, car j'y retourne &agrave;
+pr&eacute;sent tous les ans, h&eacute;las&nbsp;!</p>
+
+<p>Un vieux ch&acirc;teau baigne le pied de ses tours dans un grand &eacute;tang triste,
+triste, avec des vols d'oiseaux sauvages. Une rivi&egrave;re sort de l&agrave; que
+les caboteurs peuvent remonter jusqu'&agrave; la ville. Et dans les rues
+&eacute;troites aux maisons antiques, les hommes portent le grand chapeau, le
+gilet brod&eacute; et les quatre vestes superpos&eacute;es&nbsp;: la premi&egrave;re, grande comme
+la main, couvrant au plus les omoplates, et la derni&egrave;re s'arr&ecirc;tant juste
+au-dessus du fond de culotte.</p>
+
+<p>Les filles, grandes, belles, fra&icirc;ches, ont la poitrine &eacute;cras&eacute;e dans un
+gilet de drap qui forme cuirasse, les &eacute;treint, ne laissant m&ecirc;me pas
+deviner leur gorge puissante et martyris&eacute;e&nbsp;; et elles sont coiff&eacute;es d'une
+&eacute;trange fa&ccedil;on&nbsp;: sur les tempes, deux plaques brod&eacute;es en couleur encadrent
+le visage, serrent les cheveux qui tombent en nappe derri&egrave;re la t&ecirc;te,
+puis remontent se tasser au sommet du cr&acirc;ne sous un singulier bonnet,
+tissu souvent d'or ou d'argent.</p>
+
+<p>La servante de notre auberge avait dix-huit ans au plus, des yeux tout
+bleus, d'un bleu p&acirc;le que per&ccedil;aient les deux petits points noirs de la
+pupille&nbsp;; et ses dents courtes, serr&eacute;es, qu'elle montrait sans cesse en
+riant, semblaient faites pour broyer du granit.</p>
+
+<p>Elle ne savait pas un mot de fran&ccedil;ais, ne parlant que le breton, comme
+la plupart de ses compatriotes.</p>
+
+<p>Or, mon ami n'allait gu&egrave;re mieux, et, bien qu'aucune maladie ne se
+d&eacute;clar&acirc;t, le m&eacute;decin lui d&eacute;fendait de partir encore, ordonnant un repos
+complet. Je passais donc les journ&eacute;es pr&egrave;s de lui, et sans cesse la
+petite bonne entrait, apportant soit mon d&icirc;ner, soit de la tisane.</p>
+
+<p>Je la lutinais un peu, ce qui semblait l'amuser, mais nous ne causions
+pas, naturellement, puisque nous ne nous comprenions point.</p>
+
+<p>Or, une nuit, comme j'&eacute;tais rest&eacute; fort tard aupr&egrave;s du malade, je
+croisai, en regagnant ma chambre, la fillette qui rentrait dans la
+sienne. C'&eacute;tait juste en face de ma porte ouverte&nbsp;; alors, brusquement,
+sans r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; ce que je faisais, plut&ocirc;t par plaisanterie
+qu'autrement, je la saisis &agrave; pleine taille, et, avant qu'elle f&ucirc;t
+revenue de sa stupeur, je l'avais jet&eacute;e et enferm&eacute;e chez moi. Elle me
+regardait, effar&eacute;e, affol&eacute;e, &eacute;pouvant&eacute;e, n'osant pas crier de peur d'un
+scandale, d'&ecirc;tre chass&eacute;e sans doute par ses ma&icirc;tres d'abord, et
+peut-&ecirc;tre par son p&egrave;re ensuite.</p>
+
+<p>J'avais fait cela en riant&nbsp;; mais, d&egrave;s qu'elle fut chez moi, le d&eacute;sir de
+la poss&eacute;der m'envahit. Ce fut une lutte longue et silencieuse, une lutte
+corps &agrave; corps, &agrave; la fa&ccedil;on des athl&egrave;tes, avec les bras tendus, crisp&eacute;s,
+tordus, la respiration essouffl&eacute;e, la peau mouill&eacute;e de sueur. Oh&nbsp;! elle
+se d&eacute;battit vaillamment&nbsp;; et parfois nous heurtions un meuble, une
+cloison, une chaise&nbsp;; alors, toujours enlac&eacute;s, nous restions immobiles
+plusieurs secondes dans la crainte que le bruit n'e&ucirc;t &eacute;veill&eacute;
+quelqu'un&nbsp;; puis nous recommencions notre acharn&eacute;e bataille, moi
+l'attaquant, elle r&eacute;sistant.</p>
+
+<p>&Eacute;puis&eacute;e enfin, elle tomba&nbsp;; et je la pris brutalement, par terre, sur le
+pav&eacute;.</p>
+
+<p>Sit&ocirc;t relev&eacute;e, elle courut &agrave; la porte, tira les verrous et s'enfuit.</p>
+
+<p>Je la rencontrai &agrave; peine les jours suivants. Elle ne me laissait point
+l'approcher. Puis, comme mon camarade &eacute;tait gu&eacute;ri et que nous devions
+reprendre notre voyage, je la vis entrer, la veille de mon d&eacute;part, &agrave;
+minuit, nu-pieds, en chemise, dans ma chambre o&ugrave; je venais de me
+retirer.</p>
+
+<p>Elle se jeta dans mes bras, m'&eacute;treignit passionn&eacute;ment, puis, jusqu'au
+jour, m'embrassa, me caressa, pleurant, sanglotant, me donnant enfin
+toutes les assurances de tendresse et de d&eacute;sespoir qu'une femme nous
+peut donner quand elle ne sait pas un mot de notre langue.</p>
+
+<p>Huit jours apr&egrave;s, j'avais oubli&eacute; cette aventure, commune et fr&eacute;quente
+quand on voyage, les servantes d'auberge &eacute;tant g&eacute;n&eacute;ralement destin&eacute;es &agrave;
+distraire ainsi les voyageurs.</p>
+
+<p>Et je fus trente ans sans y songer et sans revenir &agrave; Pont-Labb&eacute;.</p>
+
+<p>Or, en 1876, j'y retournai par hasard au cours d'une excursion en
+Bretagne, entreprise pour documenter un livre et pour me bien p&eacute;n&eacute;trer
+des paysages.</p>
+
+<p>Rien ne me sembla chang&eacute;. Le ch&acirc;teau mouillait toujours ses murs
+gris&acirc;tres dans l'&eacute;tang, &agrave; l'entr&eacute;e de la petite ville&nbsp;; et l'auberge
+&eacute;tait la m&ecirc;me quoique r&eacute;par&eacute;e, remise &agrave; neuf, avec un air plus moderne.
+En entrant, je fus re&ccedil;u par deux jeunes Bretonnes de dix-huit ans,
+fra&icirc;ches et gentilles, encuirass&eacute;es dans leur &eacute;troit gilet de drap,
+casqu&eacute;es d'argent avec les grandes plaques brod&eacute;es sur les oreilles.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait environ six heures du soir. Je me mis &agrave; table pour d&icirc;ner et,
+comme le patron s'empressait lui-m&ecirc;me &agrave; me servir, la fatalit&eacute; sans
+doute me fit dire&nbsp;: &laquo;&nbsp;Avez-vous connu les anciens ma&icirc;tres de cette maison&nbsp;?
+J'ai pass&eacute; ici une dizaine de jours il y a trente ans maintenant. Je
+vous parle de loin.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il r&eacute;pondit&nbsp;: &laquo;&nbsp;C'&eacute;taient mes parents, monsieur.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Alors je lui racontai en quelle occasion je m'&eacute;tais arr&ecirc;t&eacute;, comment
+j'avais &eacute;t&eacute; retenu par l'indisposition d'un camarade. Il ne me laissa
+pas achever.</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Oh&nbsp;! je me rappelle parfaitement J'avais alors quinze ou seize ans.
+Vous couchiez dans la chambre du fond et votre ami dans celle dont j'ai
+fait la mienne, sur la rue.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>C'est alors seulement que le souvenir tr&egrave;s vif de la petite bonne me
+revint. Je demandai&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Vous rappelez-vous une gentille petite servante
+qu'avait alors votre p&egrave;re, et qui poss&eacute;dait, si ma m&eacute;moire ne me
+trompe, de jolis yeux bleus et des dents fra&icirc;ches&nbsp;?&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Il reprit&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Oui, monsieur&nbsp;; elle est morte en couches quelque temps
+apr&egrave;s.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et, tendant la main vers la cour o&ugrave; un homme maigre et boiteux remuait
+du fumier, il ajouta&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Voil&agrave; son fils.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je me mis &agrave; rire. &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Il n'est pas beau et ne ressemble gu&egrave;re &agrave; sa m&egrave;re.
+Il tient du p&egrave;re sans doute.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>L'aubergiste reprit&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;&Ccedil;a se peut bien&nbsp;; mais on n'a jamais su &agrave; qui
+c'&eacute;tait. Elle est morte sans le dire et personne ici ne lui connaissait
+de galant. &Ccedil;'a &eacute;t&eacute; un fameux &eacute;tonnement quand on a appris qu'elle &eacute;tait
+enceinte. Personne ne voulait le croire.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>J'eus une sorte de frisson d&eacute;sagr&eacute;able, un de ces effleurements p&eacute;nibles
+qui nous touchent le c&oelig;ur, comme l'approche d'un lourd chagrin. Et je
+regardai l'homme dans la cour. Il venait maintenant de puiser de l'eau
+pour les chevaux et portait ses deux seaux en boitant, avec un effort
+douloureux de la jambe plus courte. Il &eacute;tait d&eacute;guenill&eacute;, hideusement
+sale, avec de longs cheveux jaunes tellement m&ecirc;l&eacute;s qu'ils lui tombaient
+comme des cordes sur les joues.</p>
+
+<p>L'aubergiste ajouta&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Il ne vaut pas grand'chose, &ccedil;'a &eacute;t&eacute; gard&eacute; par
+charit&eacute; dans la maison. Peut-&ecirc;tre qu'il aurait mieux tourn&eacute; si on
+l'avait &eacute;lev&eacute; comme tout le monde. Mais que voulez-vous, monsieur&nbsp;? Pas
+de p&egrave;re, pas de m&egrave;re, pas d'argent&nbsp;! Mes parents ont eu piti&eacute; de
+l'enfant, mais ce n'&eacute;tait pas &agrave; eux, vous comprenez.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je ne dis rien.</p>
+
+<p>Et je couchai dans mon ancienne chambre&nbsp;; et toute la nuit je pensai &agrave; cet
+affreux valet d'&eacute;curie en me r&eacute;p&eacute;tant&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Si c'&eacute;tait mon fils, pourtant&nbsp;?
+Aurais-je donc pu tuer cette fille et procr&eacute;er cet &ecirc;tre&nbsp;?&nbsp;&raquo;&nbsp;&mdash;&nbsp;C'&eacute;tait
+possible, enfin&nbsp;!</p>
+
+<p>Je r&eacute;solus de parler &agrave; cet homme et de conna&icirc;tre exactement la date de
+sa naissance. Une diff&eacute;rence de deux mois devait m'arracher mes doutes.</p>
+
+<p>Je le fis venir le lendemain. Mais il ne parlait pas le fran&ccedil;ais non
+plus. Il avait l'air de ne rien comprendre d'ailleurs, ignorant
+absolument son &acirc;ge qu'une des bonnes lui demanda de ma part. Et il se
+tenait d'un air idiot devant moi, roulant son chapeau dans ses pattes
+noueuses et d&eacute;go&ucirc;tantes, riant stupidement, avec quelque chose du rire
+ancien de la m&egrave;re dans le coin des l&egrave;vres et dans le coin des yeux.</p>
+
+<p>Mais le patron survenant alla chercher l'acte de naissance du mis&eacute;rable.
+Il &eacute;tait entr&eacute; dans la vie huit mois et vingt-six jours apr&egrave;s mon
+passage &agrave; Pont-Labb&eacute;, car je me rappelais parfaitement &ecirc;tre arriv&eacute; &agrave;
+Lorient le 15 ao&ucirc;t. L'acte portait la mention&nbsp;: &laquo;&nbsp;P&egrave;re inconnu&nbsp;&raquo;. La m&egrave;re
+s'&eacute;tait appel&eacute;e Jeanne Kerradec.</p>
+
+<p>Alors mon c&oelig;ur se mit &agrave; battre &agrave; coups press&eacute;s. Je ne pouvais plus
+parler tant je me sentais suffoqu&eacute;&nbsp;; et je regardais cette brute dont les
+grands cheveux jaunes semblaient un fumier plus sordide que celui des
+b&ecirc;tes&nbsp;; et le gueux, g&ecirc;n&eacute; par mon regard, cessait de rire, d&eacute;tournait la
+t&ecirc;te, cherchait &agrave; s'en aller.</p>
+
+<p>Tout le jour j'errai le long de la petite rivi&egrave;re, en r&eacute;fl&eacute;chissant
+douloureusement. Mais &agrave; quoi bon r&eacute;fl&eacute;chir&nbsp;? Rien ne pouvait me fixer.
+Pendant des heures et des heures je pesais toutes les raisons bonnes ou
+mauvaises pour ou contre mes chances de paternit&eacute;, m'&eacute;nervant en des
+suppositions inextricables, pour revenir sans cesse &agrave; la m&ecirc;me horrible
+incertitude, puis &agrave; la conviction plus atroce encore que cet homme &eacute;tait
+mon fils.</p>
+
+<p>Je ne pus d&icirc;ner et je me retirai dans ma chambre. Je fus longtemps sans
+parvenir &agrave; dormir&nbsp;; puis le sommeil vint, un sommeil hant&eacute; de visions
+insupportables. Je voyais ce goujat qui me riait au nez, m'appelait
+&laquo;&nbsp;papa&nbsp;&raquo;&nbsp;; puis il se changeait en chien et me mordait les mollets, et,
+j'avais beau me sauver, il me suivait toujours, et au lieu d'aboyer il
+parlait, m'injuriait&nbsp;; puis il comparaissait devant mes coll&egrave;gues de
+l'Acad&eacute;mie r&eacute;unis pour d&eacute;cider si j'&eacute;tais bien son p&egrave;re&nbsp;; et l'un d'eux
+s'&eacute;criait&nbsp;: &laquo;&nbsp;C'est indubitable&nbsp;! Regardez donc comme il lui ressemble.&nbsp;&raquo; Et
+en effet je m'apercevais que ce monstre me ressemblait. Et je me
+r&eacute;veillai avec cette id&eacute;e plant&eacute;e dans le cr&acirc;ne et avec le d&eacute;sir fou de
+revoir l'homme pour d&eacute;cider si, oui ou non, nous avions des traits
+communs.</p>
+
+<p>Je le joignis comme il allait &agrave; la messe (c'&eacute;tait un dimanche) et je lui
+donnai cent sous en le d&eacute;visageant anxieusement. Il se remit &agrave; rire
+d'une ignoble fa&ccedil;on, prit l'argent, puis, g&ecirc;n&eacute; de nouveau par mon &oelig;il,
+il s'enfuit apr&egrave;s avoir bredouill&eacute; un mot &agrave; peu pr&egrave;s inarticul&eacute;, qui
+voulait dire &laquo;&nbsp;merci&nbsp;&raquo;, sans doute.</p>
+
+<p>La journ&eacute;e se passa pour moi dans les m&ecirc;mes angoisses que la veille.
+Vers le soir je fis venir l'h&ocirc;telier, et avec beaucoup de pr&eacute;cautions,
+d'habilet&eacute;s, de finesses, je lui dis que je m'int&eacute;ressais &agrave; ce pauvre
+&ecirc;tre si abandonn&eacute; de tous et priv&eacute; de tout, et que je voulais faire
+quelque chose pour lui.</p>
+
+<p>Mais l'homme r&eacute;pliqua&nbsp;: &laquo;&nbsp;Oh&nbsp;! n'y songez pas, monsieur, il ne vaut rien,
+vous n'en aurez que du d&eacute;sagr&eacute;ment. Moi, je l'emploie &agrave; vider l'&eacute;curie,
+et c'est tout ce qu'il peut faire. Pour &ccedil;a je le nourris et il couche
+avec les chevaux. Il ne lui en faut pas plus. Si vous avez une vieille
+culotte, donnez-la lui, mais elle sera en pi&egrave;ces dans huit jours.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Je n'insistai pas, me r&eacute;servant d'aviser.</p>
+
+<p>Le gueux rentra le soir horriblement ivre, faillit mettre le feu &agrave; la
+maison, assomma un cheval &agrave; coups de pioche, et, en fin de compte,
+s'endormit dans la boue sous la pluie, gr&acirc;ce &agrave; mes largesses.</p>
+
+<p>On me pria le lendemain de ne plus lui donner d'argent. L'eau-de-vie le
+rendait furieux, et, d&egrave;s qu'il avait deux sous en poche, il les buvait.
+L'aubergiste ajouta&nbsp;: &laquo;&nbsp;Lui donner de l'argent c'est vouloir sa mort.&nbsp;&raquo; Cet
+homme n'en avait jamais eu, absolument jamais, sauf quelques centimes
+jet&eacute;s par les voyageurs, et il ne connaissait pas d'autre destination &agrave;
+ce m&eacute;tal que le cabaret.</p>
+
+<p>Alors je passai des heures dans ma chambre, avec un livre ouvert que je
+semblais lire, mais ne faisant autre chose que de regarder cette brute,
+mon fils&nbsp;! mon fils&nbsp;! en t&acirc;chant de d&eacute;couvrir s'il avait quelque chose de
+moi. A force de chercher je crus reconna&icirc;tre des lignes semblables dans
+le front et &agrave; la naissance du nez, et je fus bient&ocirc;t convaincu d'une
+ressemblance que dissimulaient l'habillement diff&eacute;rent et la crini&egrave;re
+hideuse de l'homme.</p>
+
+<p>Mais je ne pouvais demeurer plus longtemps sans devenir suspect, et je
+partis, le c&oelig;ur broy&eacute;, apr&egrave;s avoir laiss&eacute; &agrave; l'aubergiste quelque argent
+pour adoucir l'existence de son valet.</p>
+
+<p>Or, depuis six ans, je vis avec cette pens&eacute;e, cette horrible
+incertitude, ce doute abominable. Et, chaque ann&eacute;e, une force invincible
+me ram&egrave;ne &agrave; Pont-Labb&eacute;. Chaque ann&eacute;e je me condamne &agrave; ce supplice de
+voir cette brute patauger dans son fumier, de m'imaginer qu'il me
+ressemble, de chercher, toujours en vain, &agrave; lui &ecirc;tre secourable. Et
+chaque ann&eacute;e je reviens ici, plus ind&eacute;cis, plus tortur&eacute;, plus anxieux.</p>
+
+<p>J'ai essay&eacute; de le faire instruire. Il est idiot sans ressource.</p>
+
+<p>J'ai essay&eacute; de lui rendre la vie moins p&eacute;nible. Il est irr&eacute;m&eacute;diablement
+ivrogne et emploie &agrave; boire tout l'argent qu'on lui donne&nbsp;; et il sait
+fort bien vendre ses habits neufs pour se procurer de l'eau-de-vie.</p>
+
+<p>J'ai essay&eacute; d'apitoyer sur lui son patron pour qu'il le m&eacute;nage&acirc;t, en
+offrant toujours de l'argent. L'aubergiste, &eacute;tonn&eacute; &agrave; la fin, m'a r&eacute;pondu
+fort sagement&nbsp;: &laquo;&nbsp;Tout ce que vous ferez pour lui, monsieur, ne servira
+qu'&agrave; le perdre. Il faut le tenir comme un prisonnier. Sit&ocirc;t qu'il a du
+temps ou du bien-&ecirc;tre, il devient malfaisant. Si vous voulez faire du
+bien, &ccedil;a ne manque pas, allez, les enfants abandonn&eacute;s, mais
+choisissez-en un qui r&eacute;ponde &agrave; votre peine.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Que dire &agrave; cela&nbsp;?</p>
+
+<p>Et si je laissais percer un soup&ccedil;on des doutes qui me torturent, ce
+cr&eacute;tin, certes, deviendrait malin pour m'exploiter, me compromettre, me
+perdre. Il me crierait &laquo;&nbsp;papa&nbsp;&raquo;, comme dans mon r&ecirc;ve.</p>
+
+<p>Et je me dis que j'ai tu&eacute; la m&egrave;re et perdu cet &ecirc;tre atrophi&eacute;, larve
+d'&eacute;curie, &eacute;close et pouss&eacute;e dans le fumier, cet homme qui, &eacute;lev&eacute; comme
+d'autres, aurait &eacute;t&eacute; pareil aux autres.</p>
+
+<p>Et vous ne vous figurez pas la sensation &eacute;trange, confuse et intol&eacute;rable
+que j'&eacute;prouve en face de lui, en songeant que cela est sorti de moi,
+qu'il tient &agrave; moi par ce lien intime qui lie le fils au p&egrave;re, que gr&acirc;ce
+aux terribles lois de l'h&eacute;r&eacute;dit&eacute;, il est moi par mille choses, par son
+sang et par sa chair, et qu'il a jusqu'aux m&ecirc;mes germes de maladies, aux
+m&ecirc;mes ferments de passions.</p>
+
+<p>Et j'ai sans cesse un inapaisable et douloureux besoin de le voir&nbsp;; et sa
+vue me fait horriblement souffrir&nbsp;; et de ma fen&ecirc;tre, l&agrave;-bas, je le
+regarde pendant des heures remuer et charrier les ordures des b&ecirc;tes, en
+me r&eacute;p&eacute;tant&nbsp;: &laquo;&nbsp;C'est mon fils.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et je sens, parfois, d'intol&eacute;rables envies de l'embrasser. Je n'ai m&ecirc;me
+jamais touch&eacute; sa main sordide.</p>
+
+<p>L'acad&eacute;micien se tut. Et son compagnon, l'homme politique, murmura&nbsp;: &laquo;&nbsp;Oui
+vraiment, nous devrions bien nous occuper un peu plus des enfants qui
+n'ont pas de p&egrave;re.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Et un souffle de vent traversant, le grand arbre jaune secoua ses
+grappes, enveloppa d'une nu&eacute;e odorante et fine les deux vieillards qui
+la respir&egrave;rent &agrave; longs traits.</p>
+
+<p>Et le s&eacute;nateur ajouta&nbsp;: &laquo;&nbsp;C'est bon vraiment d'avoir vingt-cinq ans, et
+m&ecirc;me de faire des enfants comme &ccedil;a.&nbsp;&raquo;</p>
+
+
+
+<hr>
+<a name="SAINT-ANTOINE"></a><h2 class="parthead">SAINT-ANTOINE</h2>
+
+<p class="dedic">A X. Charmes.</p>
+
+<p>On l'appelait Saint-Antoine, parce qu'il se nommait Antoine, et aussi
+peut-&ecirc;tre parce qu'il &eacute;tait bon vivant, joyeux, farceur, puissant
+mangeur et fort buveur, et vigoureux trousseur de servantes, bien qu'il
+e&ucirc;t plus de soixante ans.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait un grand paysan du pays de Caux, haut en couleur, gros de
+poitrine et de ventre, et perch&eacute; sur de longues jambes qui semblaient
+trop maigres pour l'ampleur du corps.</p>
+
+<p>Veuf, il vivait seul avec sa bonne et ses deux valets dans sa ferme
+qu'il dirigeait en madr&eacute; comp&egrave;re, soigneux de ses int&eacute;r&ecirc;ts, entendu dans
+les affaires et dans l'&eacute;levage du b&eacute;tail, et dans la culture de ses
+terres. Ses deux fils et ses trois filles mari&eacute;s avec avantage, vivaient
+aux environs, et venaient, une fois par mois, d&icirc;ner avec le p&egrave;re. Sa
+vigueur &eacute;tait c&eacute;l&egrave;bre dans tout le pays d'alentour&nbsp;; on disait en mani&egrave;re
+de proverbe&nbsp;: &laquo;&nbsp;Il est fort comme Saint-Antoine.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Lorsque arriva l'invasion prussienne, Saint-Antoine, au cabaret,
+promettait de manger une arm&eacute;e, car il &eacute;tait h&acirc;bleur comme un vrai
+Normand, un peu couard et fanfaron. Il tapait du poing sur la table de
+bois, qui sautait en faisant danser les tasses et les petits verres, et
+il criait, la face rouge et l'&oelig;il sournois, dans une fausse col&egrave;re de
+bon vivant&nbsp;: &laquo;&nbsp;Faudra que j'en mange, nom de Dieu&nbsp;!&nbsp;&raquo; Il comptait bien que
+les Prussiens ne viendraient pas jusqu'&agrave; Tanneville&nbsp;; mais lorsqu'il
+apprit qu'ils &eacute;taient &agrave; Raut&ocirc;t, il ne sortit plus de sa maison, et il
+guettait sans cesse la route par la petite fen&ecirc;tre de sa cuisine,
+s'attendant &agrave; tout moment &agrave; voir passer des ba&iuml;onnettes.</p>
+
+<p>Un matin, comme il mangeait la soupe avec ses serviteurs, la porte
+s'ouvrit, et le maire de la commune, ma&icirc;tre Chicot, parut suivi d'un
+soldat coiff&eacute; d'un casque noir &agrave; pointe de cuivre. Saint-Antoine se
+dressa d'un bond&nbsp;; et tout son monde le regardait, s'attendant &agrave; le voir
+&eacute;charper le Prussien&nbsp;; mais il se contenta de serrer la main du maire qui
+lui dit&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;En v'la un pour toi, Saint-Antoine. Ils sont venus c'te
+nuit. Fais pas de b&ecirc;tise surtout, vu qu'ils parlent de fusiller et de
+br&ucirc;ler tout si seulement il arrive la moindre chose. Te v'la pr&eacute;venu.
+Donne-li &agrave; manger, il a l'air d'un bon gars. Bonsoir, je vas chez
+l's'autres. Y en a pour tout le monde.&nbsp;&raquo; Et il sortit.</p>
+
+<p>Le p&egrave;re Antoine, devenu p&acirc;le, regarda son Prussien. C'&eacute;tait un gros
+gar&ccedil;on &agrave; la chair grasse et blanche, aux yeux bleus, au poil blond,
+barbu jusqu'aux pommettes, qui semblait idiot, timide et bon enfant. Le
+Normand malin le p&eacute;n&eacute;tra tout de suite, et, rassur&eacute;, lui fit signe de
+s'asseoir. Puis il lui demanda&nbsp;: &laquo;&nbsp;Voulez-vous de la soupe&nbsp;?&nbsp;&raquo; L'&eacute;tranger ne
+comprit pas. Antoine alors eut un coup d'audace, et lui poussant sous le
+nez une assiette pleine&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Tiens, avale &ccedil;a, gros cochon.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Le soldat r&eacute;pondit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Ya&nbsp;&raquo; et se mit &agrave; manger goul&ucirc;ment pendant que le
+fermier triomphant, sentant sa r&eacute;putation reconquise, clignait de l'&oelig;il
+&agrave; ses serviteurs qui grima&ccedil;aient &eacute;trangement, ayant en m&ecirc;me temps
+grand'peur et envie de rire.</p>
+
+<p>Quand le Prussien eut englouti son assiett&eacute;e, Saint-Antoine lui en
+servit une autre qu'il fit dispara&icirc;tre &eacute;galement&nbsp;; mais il recula devant
+la troisi&egrave;me, que le fermier voulait lui faire manger de force, en
+r&eacute;p&eacute;tant&nbsp;: &laquo;&nbsp;Allons fous-toi &ccedil;a dans le ventre. T'engraisseras ou tu diras
+pourquoi, va, mon cochon&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et le soldat, comprenant seulement qu'on voulait le faire manger tout
+son saoul, riait d'un air content, en faisant signe qu'il &eacute;tait plein.</p>
+
+<p>Alors Saint-Antoine devenu tout &agrave; fait familier lui tapa sur le ventre
+en criant&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Y en a-t-il dans la bedaine &agrave; mon cochon&nbsp;!&nbsp;&raquo; Mais soudain il
+se tordit, rouge &agrave; tomber d'une attaque, ne pouvant plus parler. Une
+id&eacute;e lui &eacute;tait venue qui le faisait &eacute;touffer de rire&nbsp;: &laquo;&nbsp;C'est &ccedil;a, c'est
+&ccedil;a, saint Antoine et son cochon. V'l&agrave; mon cochon.&nbsp;&raquo; Et les trois
+serviteurs &eacute;clat&egrave;rent &agrave; leur tour.</p>
+
+<p>Le vieux &eacute;tait si content qu'il fit apporter l'eau-de-vie, la bonne, le
+fil en dix, et qu'il en r&eacute;gala tout le monde. On trinqua avec le
+Prussien, qui claqua de la langue par flatterie, pour indiquer qu'il
+trouvait &ccedil;a fameux. Et Saint-Antoine lui criait dans le nez&nbsp;: &laquo;&nbsp;Hein&nbsp;? En
+v'l&agrave; d'la fine. T'en bois pas comme &ccedil;a chez toi, mon cochon.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>D&egrave;s lors, le p&egrave;re Antoine ne sortit plus sans son Prussien. Il avait
+trouv&eacute; l&agrave; son affaire, c'&eacute;tait sa vengeance &agrave; lui, sa vengeance de gros
+malin. Et tout le pays, qui crevait de peur, riait &agrave; se tordre derri&egrave;re
+le dos des vainqueurs de la farce de Saint-Antoine. Vraiment, dans la
+plaisanterie il n'avait pas son pareil. Il n'y avait que lui pour
+inventer des choses comme &ccedil;a. Cr&eacute; coquin, va&nbsp;!</p>
+
+<p>Il s'en allait chez les voisins, tous les jours apr&egrave;s midi, bras dessus
+bras dessous avec son Allemand qu'il pr&eacute;sentait d'un air gai en lui
+tapant sur l'&eacute;paule&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Tenez, v'l&agrave; mon cochon, r'gardez-moi s'il
+engraisse c't'animal-l&agrave;.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et les paysans s'&eacute;panouissaient.&nbsp;&mdash;&nbsp;Est-il donc rigolo, ce bougre
+d'Antoine&nbsp;!</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;J'te l'vend, C&eacute;saire, trois pistoles.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Je l'prends, Antoine, et j't'invite &agrave; manger du boudin.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;M&eacute;, c'que j'veux, c'est d'ses pieds.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;T&acirc;te li l'ventre, tu verras qu'il n'a que d'la graisse.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et tout le monde clignait de l'&oelig;il sans rire trop haut cependant, de
+peur que le Prussien devin&acirc;t &agrave; la fin qu'on se moquait de lui. Antoine
+seul, s'enhardissant tous les jours, lui pin&ccedil;ait les cuisses en criant&nbsp;:
+&laquo;&nbsp;Rien qu'du gras&nbsp;&raquo;&nbsp;; lui tapait sur le derri&egrave;re en hurlant&nbsp;: &laquo;&nbsp;Tout &ccedil;a d'la
+couenne&nbsp;&raquo;&nbsp;; l'enlevait dans ses bras de vieux colosse capable de porter
+une enclume en d&eacute;clarant&nbsp;: &laquo;&nbsp;Il p&egrave;se six cents, et pas de d&eacute;chet.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et il avait pris l'habitude de faire offrir &agrave; manger &agrave; son cochon
+partout o&ugrave; il entrait avec lui. C'&eacute;tait l&agrave; le grand plaisir, le grand
+divertissement de tous les jours&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Donnez-li de c'que vous voudrez, il
+avale tout.&nbsp;&raquo; Et on offrait &agrave; l'homme du pain et du beurre, des pommes de
+terre, du fricot froid, de l'andouille qui faisait dire&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;De la v&ocirc;tre,
+et du choix.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Le soldat, stupide et doux, mangeait par politesse, enchant&eacute; de ces
+attentions, se rendait malade pour ne pas refuser&nbsp;; et il engraissait
+vraiment, serr&eacute; maintenant dans son uniforme, ce qui ravissait
+Saint-Antoine et lui faisait r&eacute;p&eacute;ter&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Tu sais, mon cochon, faudra te
+faire faire une autre cage.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Ils &eacute;taient devenus, d'ailleurs, les meilleurs amis du monde&nbsp;; et, quand
+le vieux allait &agrave; ses affaires dans les environs, le Prussien
+l'accompagnait de lui-m&ecirc;me pour le seul plaisir d'&ecirc;tre avec lui.</p>
+
+<p>Le temps &eacute;tait rigoureux&nbsp;; il gelait dur&nbsp;; le terrible hiver de 1870
+semblait jeter ensemble tous les fl&eacute;aux sur la France.</p>
+
+<p>Le p&egrave;re Antoine, qui pr&eacute;parait les choses de loin et profitait des
+occasions, pr&eacute;voyant qu'il manquerait de fumier pour les travaux du
+printemps, acheta celui d'un voisin qui se trouvait dans la g&ecirc;ne&nbsp;; et il
+fut convenu qu'il irait chaque soir avec son tombereau chercher une
+charge d'engrais.</p>
+
+<p>Chaque jour donc il se mettait en route &agrave; l'approche de la nuit et se
+rendait &agrave; la ferme des Haules, distante d'une demi-lieue, toujours
+accompagn&eacute; de son cochon. Et chaque jour c'&eacute;tait une f&ecirc;te de nourrir
+l'animal. Tout le pays accourait l&agrave; comme on va, le dimanche, &agrave; la
+grand'messe.</p>
+
+<p>Le soldat, cependant, commen&ccedil;ait &agrave; se m&eacute;fier&nbsp;; et quand on riait trop
+fort il roulait des yeux inquiets qui, parfois, s'allumaient d'une
+flamme de col&egrave;re.</p>
+
+<p>Or, un soir, quand il eut mang&eacute; &agrave; sa contenance, il refusa d'avaler un
+morceau de plus&nbsp;; et il essaya de se lever pour s'en aller. Mais
+Saint-Antoine l'arr&ecirc;ta d'un tour de poignet, et lui posant ses deux
+mains puissantes sur les &eacute;paules il le rassit si durement que la chaise
+s'&eacute;crasa sous l'homme.</p>
+
+<p>Une gaiet&eacute; de temp&ecirc;te &eacute;clata&nbsp;; et Antoine, radieux, ramassant son cochon,
+fit semblant de le panser pour le gu&eacute;rir, puis il d&eacute;clara&nbsp;: &laquo;&nbsp;Puisque tu
+n'veux pas manger, tu vas boire, nom de Dieu&nbsp;!&nbsp;&raquo; Et on alla chercher de
+l'eau-de-vie au cabaret.</p>
+
+<p>Le soldat roulait des yeux m&eacute;chants&nbsp;: mais il but n&eacute;anmoins&nbsp;; il but tant
+qu'on voulut&nbsp;; et Saint-Antoine lui tenait la t&ecirc;te, &agrave; la grande joie des
+assistants.</p>
+
+<p>Le Normand, rouge comme une tomate, le regard en feu, emplissait les
+verres, trinquait en gueulant &laquo;&nbsp;&agrave; la tienne&nbsp;!&nbsp;&raquo; Et le Prussien, sans
+prononcer un mot, entonnait coup sur coup des lamp&eacute;es de cognac.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une lutte, une bataille, une revanche&nbsp;! A qui boirait le plus,
+nom d'un nom&nbsp;! Ils n'en pouvaient ni l'un ni l'autre quand le litre fut
+s&eacute;ch&eacute;. Mais aucun des deux n'&eacute;tait vaincu. Ils s'en allaient manche &agrave;
+manche, voil&agrave; tout. Faudrait recommencer le lendemain&nbsp;!</p>
+
+<p>Ils sortirent en titubant et se mirent en route, &agrave; c&ocirc;t&eacute; du tombereau de
+fumier que tra&icirc;naient lentement les deux chevaux.</p>
+
+<p>La neige commen&ccedil;ait &agrave; tomber, et la nuit sans lune s'&eacute;clairait
+tristement de cette blancheur morte des plaines. Le froid saisit les
+deux hommes, augmentant leur ivresse, et Saint-Antoine, m&eacute;content de
+n'avoir pas triomph&eacute;, s'amusait &agrave; pousser de l'&eacute;paule son cochon pour le
+faire culbuter dans le foss&eacute;. L'autre &eacute;vitait les attaques par des
+retraites&nbsp;; et, chaque fois, il pronon&ccedil;ait quelques mots allemands sur un
+ton irrit&eacute; qui faisait rire aux &eacute;clats le paysan. A la fin, le Prussien
+se f&acirc;cha&nbsp;; et juste au moment o&ugrave; Antoine lui lan&ccedil;ait une nouvelle
+bourrade, il r&eacute;pondit par un coup de poing terrible qui fit chanceler
+le colosse.</p>
+
+<p>Alors, enflamm&eacute; d'eau-de-vie, le vieux saisit l'homme &agrave; bras le corps,
+le secoua quelques secondes comme il e&ucirc;t fait d'un petit enfant, et il
+le lan&ccedil;a &agrave; toute vol&eacute;e de l'autre c&ocirc;t&eacute; du chemin. Puis, content de cette
+ex&eacute;cution, il croisa ses bras pour rire de nouveau.</p>
+
+<p>Mais le soldat se releva vivement, nu-t&ecirc;te, son casque ayant roul&eacute;, et,
+d&eacute;gainant son sabre, il se pr&eacute;cipita sur le p&egrave;re Antoine.</p>
+
+<p>Quand il vit cela, le paysan saisit son fouet par le milieu, son grand
+fouet de houx, droit, fort et souple comme un nerf de b&oelig;uf.</p>
+
+<p>Le Prussien arriva, le front baiss&eacute;, l'arme en avant, s&ucirc;r de tuer. Mais
+le vieux, attrapant &agrave; pleine main la lame dont la pointe allait lui
+crever le ventre, l'&eacute;carta, et il frappa d'un coup sec sur la tempe,
+avec la poign&eacute;e du fouet, son ennemi qui s'abattit &agrave; ses pieds.</p>
+
+<p>Puis il regarda, effar&eacute;, stupide d'&eacute;tonnement, le corps d'abord secou&eacute;
+de spasmes, puis immobile sur le ventre. Il se pencha, le retourna, le
+consid&eacute;ra quelque temps. L'homme avait les yeux clos&nbsp;; et un filet de
+sang coulait d'une fente au coin du front. Malgr&eacute; la nuit, le p&egrave;re
+Antoine distinguait la tache brune de ce sang sur la neige.</p>
+
+<p>Il restait l&agrave;, perdant la t&ecirc;te, tandis que son tombereau s'en allait
+toujours, au pas tranquille des chevaux.</p>
+
+<p>Qu'allait-il faire&nbsp;? Il serait fusill&eacute;&nbsp;! On br&ucirc;lerait sa ferme, on
+ruinerait le pays&nbsp;! Que faire&nbsp;? que faire&nbsp;? Comment cacher le corps, cacher
+la mort, tromper les Prussiens&nbsp;? Il entendit des voix au loin, dans le
+grand silence des neiges. Alors, il s'affola, et, ramassant le casque,
+il recoiffa sa victime, puis, l'empoignant par les reins, il l'enleva,
+courut, rattrapa son attelage et lan&ccedil;a le corps sur le fumier. Une fois
+chez lui, il aviserait.</p>
+
+<p>Il allait &agrave; petits pas, se creusant la cervelle, ne trouvant rien. Il se
+voyait, il se sentait perdu. Il rentra dans sa cour. Une lumi&egrave;re
+brillait &agrave; une lucarne, sa servante ne dormait pas encore&nbsp;; alors il fit
+vivement reculer sa voiture jusqu'au bord du trou &agrave; l'engrais. Il
+songeait qu'en renversant la charge, le corps pos&eacute; dessus tomberait
+dessous dans la fosse&nbsp;; et il fit basculer le tombereau.</p>
+
+<p>Comme il l'avait pr&eacute;vu, l'homme fut enseveli sous le fumier. Antoine
+aplanit le tas avec sa fourche, puis la planta dans la terre &agrave; c&ocirc;t&eacute;. Il
+appela son valet, ordonna de mettre les chevaux &agrave; l'&eacute;curie&nbsp;; et il rentra
+dans sa chambre.</p>
+
+<p>Il se coucha, r&eacute;fl&eacute;chissant toujours &agrave; ce qu'il allait faire, mais
+aucune id&eacute;e ne l'illuminait, son &eacute;pouvante allait croissant dans
+l'immobilit&eacute; du lit. On le fusillerait&nbsp;! Il suait de peur&nbsp;; ses dents
+claquaient&nbsp;; il se releva, grelottant, ne pouvant plus tenir dans ses
+draps.</p>
+
+<p>Alors il descendit &agrave; la cuisine, prit la bouteille de fine dans le
+buffet, et remonta. Il but deux grands verres de suite jetant une
+ivresse nouvelle par-dessus l'ancienne, sans calmer l'angoisse de son
+&acirc;me. Il avait fait l&agrave; un joli coup, nom de Dieu d'imb&eacute;cile&nbsp;!</p>
+
+<p>Il marchait maintenant de long en large, cherchant des ruses, des
+explications et des malices&nbsp;; et, de temps en temps, il se rin&ccedil;ait la
+bouche avec une gorg&eacute;e de fil en dix pour se mettre du c&oelig;ur au ventre.</p>
+
+<p>Et il ne trouvait rien. Mais rien.</p>
+
+<p>Vers minuit, son chien de garde, une sorte de demi-loup qu'il appelait
+&laquo;&nbsp;D&eacute;vorant&nbsp;&raquo; se mit &agrave; hurler &agrave; la mort. Le p&egrave;re Antoine fr&eacute;mit jusque dans
+les moelles&nbsp;; et, chaque fois que la b&ecirc;te reprenait son g&eacute;missement
+lugubre et long, un frisson de peur courait sur la peau du vieux.</p>
+
+<p>Il s'&eacute;tait abattu sur une chaise, les jambes cass&eacute;es, h&eacute;b&eacute;t&eacute;, n'en
+pouvant plus, attendant avec anxi&eacute;t&eacute; que &laquo;&nbsp;D&eacute;vorant&nbsp;&raquo; recommen&ccedil;&acirc;t sa
+plainte, et secou&eacute; par tous les sursauts dont la terreur fait vibrer nos
+nerfs.</p>
+
+<p>L'horloge d'en bas sonna cinq heures. Le chien ne se taisait pas. Le
+paysan devenait fou. Il se leva pour aller d&eacute;cha&icirc;ner la b&ecirc;te, pour ne
+plus l'entendre. Il descendit, ouvrit la porte, s'avan&ccedil;a dans la nuit.</p>
+
+<p>La neige tombait toujours. Tout &eacute;tait blanc. Les b&acirc;timents de la ferme
+faisaient de grandes taches noires. L'homme s'approcha de la niche. Le
+chien tirait sur sa cha&icirc;ne. Il le l&acirc;cha. Alors &laquo;&nbsp;D&eacute;vorant&nbsp;&raquo; fit un bond,
+puis s'arr&ecirc;ta net, le poil h&eacute;riss&eacute;, les pattes tendues, les crocs au
+vent, le nez tourn&eacute; vers le fumier.</p>
+
+<p>Saint-Antoine, tremblant de la t&ecirc;te aux pieds, balbutia&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Qu&eacute; qu't'as
+donc, sale rosse&nbsp;?&nbsp;&raquo; et il avan&ccedil;a de quelques pas, fouillant de l'&oelig;il
+l'ombre ind&eacute;cise, l'ombre terne de la cour.</p>
+
+<p>Alors, il vit une forme, une forme d'homme assis sur son fumier&nbsp;!</p>
+
+<p>Il regardait cela perclus d'horreur et haletant. Mais, soudain, il
+aper&ccedil;ut aupr&egrave;s de lui le manche de sa fourche piqu&eacute;e dans la terre&nbsp;; il
+l'arracha du sol&nbsp;; et, dans un de ces transports de peur qui rendent
+t&eacute;m&eacute;raires les plus l&acirc;ches, il se rua en avant, pour voir.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait lui, son Prussien, sorti fangeux de sa couche d'ordure qui
+l'avait r&eacute;chauff&eacute;, ranim&eacute;. Il s'&eacute;tait assis machinalement, et il restait
+l&agrave;, sous la neige qui le poudrait, souill&eacute; de salet&eacute;s et de sang, encore
+h&eacute;b&eacute;t&eacute; par l'ivresse, &eacute;tourdi par le coup, &eacute;puis&eacute; par sa blessure.</p>
+
+<p>Il aper&ccedil;ut Antoine, et, trop abruti pour rien comprendre, il fit un
+mouvement afin de se lever. Mais le vieux, d&egrave;s qu'il l'eut reconnu,
+&eacute;cuma ainsi qu'une b&ecirc;te enrag&eacute;e.</p>
+
+<p>Il bredouillait&nbsp;: &laquo;&nbsp;&nbsp;&mdash;&nbsp;Ah&nbsp;! cochon&nbsp;! cochon&nbsp;! t'es pas mort&nbsp;! Tu vas me
+d&eacute;noncer, &agrave; c't'heure... Attends... attends&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et, s'&eacute;lan&ccedil;ant sur l'Allemand, il jeta en avant de toute la vigueur de
+ses deux bras sa fourche lev&eacute;e comme une lance, et il lui enfon&ccedil;a
+jusqu'au manche les quatre pointes de fer dans la poitrine.</p>
+
+<p>Le soldat se renversa sur le dos en poussant un long soupir de mort,
+tandis que le vieux paysan, retirant son arme des plaies, la replongeait
+coup sur coup dans le ventre, dans l'estomac, dans la gorge, frappant
+comme un forcen&eacute;, trouant de la t&ecirc;te aux pieds le corps palpitant dont
+le sang fuyait par gros bouillons.</p>
+
+<p>Puis il s'arr&ecirc;ta, essouffl&eacute; de la violence de sa besogne, aspirant l'air
+&agrave; grandes gorg&eacute;es, apais&eacute; par le meurtre accompli.</p>
+
+<p>Alors, comme les coqs chantaient dans les poulaillers et comme le jour
+allait poindre, il se mit &agrave; l'&oelig;uvre pour ensevelir l'homme.</p>
+
+<p>Il creusa un trou dans le fumier, trouva la terre, fouilla plus bas
+encore, travaillant d'une fa&ccedil;on d&eacute;sordonn&eacute;e dans un emportement de force
+avec des mouvements furieux des bras et de tout le corps.</p>
+
+<p>Lorsque la tranch&eacute;e fut assez creuse, il roula le cadavre dedans, avec
+la fourche, rejeta la terre dessus, la pi&eacute;tina longtemps, remit en place
+le fumier, et il sourit en voyant la neige &eacute;paisse qui compl&eacute;tait sa
+besogne, et couvrait les traces de son voile blanc.</p>
+
+<p>Puis il repiqua sa fourche sur le tas d'ordure et rentra chez lui. Sa
+bouteille encore &agrave; moiti&eacute; pleine d'eau-de-vie &eacute;tait rest&eacute;e sur une
+table. Il la vida d'une haleine, se jeta sur son lit, et s'endormit
+profond&eacute;ment.</p>
+
+<p>Il se r&eacute;veilla d&eacute;gris&eacute;, l'esprit calme et dispos, capable de juger le
+cas et de pr&eacute;voir l'&eacute;v&eacute;nement.</p>
+
+<p>Au bout d'une heure il courait le pays en demandant partout des
+nouvelles de son soldat. Il alla trouver les officiers, pour savoir,
+disait-il, pourquoi on lui avait repris son homme.</p>
+
+<p>Comme on connaissait leur liaison, on ne le soup&ccedil;onna pas&nbsp;; et il dirigea
+m&ecirc;me les recherches en affirmant que le Prussien allait chaque soir
+courir le cotillon.</p>
+
+<p>Un vieux gendarme en retraite, qui tenait une auberge dans un village
+voisin et qui avait une jolie fille, fut arr&ecirc;t&eacute; et fusill&eacute;.</p>
+
+
+<hr>
+<a name="L'AVENTURE_DE_WALTER_SCHNAFFS"></a><h2 class="parthead">L'AVENTURE DE WALTER SCHNAFFS</h2>
+
+<p class="dedic">A Robert Pinchon.</p>
+
+<p>Depuis son entr&eacute;e en France avec l'arm&eacute;e d'invasion, Walter Schnaffs se
+jugeait le plus malheureux des hommes. Il &eacute;tait gros, marchait avec
+peine, soufflait beaucoup et souffrait affreusement des pieds qu'il
+avait fort plats et fort gras. Il &eacute;tait en outre pacifique et
+bienveillant, nullement magnanime ou sanguinaire, p&egrave;re de quatre enfants
+qu'il adorait et mari&eacute; avec une jeune femme blonde, dont il regrettait
+d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;ment chaque soir les tendresses, les petits soins et les
+baisers. Il aimait se lever tard et se coucher t&ocirc;t, manger lentement de
+bonnes choses et boire de la bi&egrave;re dans les brasseries. Il songeait en
+outre que tout ce qui est doux dans l'existence dispara&icirc;t avec la vie&nbsp;;
+et il gardait au c&oelig;ur une haine &eacute;pouvantable, instinctive et raisonn&eacute;e
+en m&ecirc;me temps, pour les canons, les fusils, les revolvers et les sabres,
+mais surtout pour les ba&iuml;onnettes, se sentant incapable de man&oelig;uvrer
+assez vivement cette arme rapide pour d&eacute;fendre son gros ventre.</p>
+
+<p>Et, quand il se couchait sur la terre, la nuit venue, roul&eacute; dans son
+manteau &agrave; c&ocirc;t&eacute; des camarades qui ronflaient, il pensait longuement aux
+siens laiss&eacute;s l&agrave;-bas et aux dangers sem&eacute;s sur sa route&nbsp;:&nbsp;&mdash;&nbsp;S'il &eacute;tait tu&eacute;,
+que deviendraient les petits&nbsp;? Qui donc les nourrirait et les &eacute;l&egrave;verait&nbsp;?
+A l'heure m&ecirc;me, ils n'&eacute;taient pas riches, malgr&eacute; les dettes qu'il avait
+contract&eacute;es en partant pour leur laisser quelque argent. Et Walter
+Schnaffs pleurait quelquefois.</p>
+
+<p>Au commencement des batailles il se sentait dans les jambes de telles
+faiblesses qu'il se serait laiss&eacute; tomber, s'il n'avait song&eacute; que toute
+l'arm&eacute;e lui passerait sur le corps. Le sifflement des balles h&eacute;rissait
+le poil sur sa peau.</p>
+
+<p>Depuis des mois il vivait ainsi dans la terreur et dans l'angoisse.</p>
+
+<p>Son corps d'arm&eacute;e s'avan&ccedil;ait vers la Normandie&nbsp;; et il fut un jour envoy&eacute;
+en reconnaissance avec un faible d&eacute;tachement qui devait simplement
+explorer une partie du pays et se replier ensuite. Tout semblait calme
+dans la campagne&nbsp;; rien n'indiquait une r&eacute;sistance pr&eacute;par&eacute;e.</p>
+
+<p>Or, les Prussiens descendaient avec tranquillit&eacute; dans une petite vall&eacute;e
+que coupaient des ravins profonds quand une fusillade violente les
+arr&ecirc;ta net, jetant bas une vingtaine des leurs&nbsp;; et une troupe de
+francs-tireurs, sortant brusquement d'un petit bois grand comme la main,
+s'&eacute;lan&ccedil;a en avant, la ba&iuml;onnette au fusil.</p>
+
+<p>Walter Schnaffs demeura d'abord immobile, tellement surpris et &eacute;perdu
+qu'il ne pensait m&ecirc;me pas &agrave; fuir. Puis un d&eacute;sir fou de d&eacute;taler le
+saisit&nbsp;; mais il songea aussit&ocirc;t qu'il courait comme une tortue en
+comparaison des maigres Fran&ccedil;ais qui arrivaient en bondissant comme un
+troupeau de ch&egrave;vres. Alors, apercevant &agrave; six pas devant lui un large
+foss&eacute; plein de broussailles couvertes de feuilles s&egrave;ches, il y sauta &agrave;
+pieds joints, sans songer m&ecirc;me &agrave; la profondeur, comme on saute d'un pont
+dans une rivi&egrave;re.</p>
+
+<p>Il passa, &agrave; la fa&ccedil;on d'une fl&egrave;che, &agrave; travers une couche &eacute;paisse de
+lianes et de ronces aigu&euml;s qui lui d&eacute;chir&egrave;rent la face et les mains, et
+il tomba lourdement assis sur un lit de pierres.</p>
+
+<p>Levant aussit&ocirc;t les yeux, il vit le ciel par le trou qu'il avait fait.
+Ce trou r&eacute;v&eacute;lateur le pouvait d&eacute;noncer, et il se tra&icirc;na avec pr&eacute;caution,
+&agrave; quatre pattes, au fond de cette orni&egrave;re, sous le toit de branchages
+enlac&eacute;s, allant le plus vite possible, en s'&eacute;loignant du lieu du combat.
+Puis il s'arr&ecirc;ta et s'assit de nouveau, tapi comme un li&egrave;vre au milieu
+des hautes herbes s&egrave;ches.</p>
+
+<p>Il entendit pendant quelque temps encore des d&eacute;tonations, des cris et
+des plaintes. Puis les clameurs de la lutte s'affaiblirent, cess&egrave;rent.
+Tout redevint muet et calme.</p>
+
+<p>Soudain quelque chose remua contre lui. Il eut un sursaut &eacute;pouvantable.
+C'&eacute;tait un petit oiseau qui, s'&eacute;tant pos&eacute; sur une branche, agitait des
+feuilles mortes. Pendant pr&egrave;s d'une heure, le c&oelig;ur de Walter Schnaffs
+en battit &agrave; grands coups press&eacute;s.</p>
+
+<p>La nuit venait, emplissant d'ombre le ravin. Et le soldat se mit &agrave;
+songer. Qu'allait-il faire&nbsp;? Qu'allait-il devenir&nbsp;? Rejoindre son
+arm&eacute;e&nbsp;?... Mais comment&nbsp;? Mais par o&ugrave;&nbsp;? Et il lui faudrait recommencer
+l'horrible vie d'angoisses, d'&eacute;pouvantes, de fatigues et de souffrances
+qu'il menait depuis le commencement de la guerre&nbsp;! Non&nbsp;! Il ne se sentait
+plus ce courage&nbsp;! Il n'aurait plus l'&eacute;nergie qu'il fallait pour supporter
+les marches et affronter les dangers de toutes les minutes.</p>
+
+<p>Mais que faire&nbsp;? Il ne pouvait rester dans ce ravin et s'y cacher jusqu'&agrave;
+la fin des hostilit&eacute;s. Non, certes. S'il n'avait pas fallu manger, cette
+perspective ne l'aurait pas trop atterr&eacute;&nbsp;; mais il fallait manger, manger
+tous les jours.</p>
+
+<p>Et il se trouvait ainsi tout seul, en armes, en uniforme, sur le
+territoire ennemi, loin de ceux qui le pouvaient d&eacute;fendre. Des frissons
+lui couraient sur la peau.</p>
+
+<p>Soudain il pensa&nbsp;: &laquo;&nbsp;Si seulement j'&eacute;tais prisonnier&nbsp;!&nbsp;&raquo; Et son c&oelig;ur fr&eacute;mit
+de d&eacute;sir, d'un d&eacute;sir violent, immod&eacute;r&eacute;, d'&ecirc;tre prisonnier des Fran&ccedil;ais.
+Prisonnier&nbsp;! Il serait sauv&eacute;, nourri, log&eacute;, &agrave; l'abri des balles et des
+sabres, sans appr&eacute;hension possible, dans une bonne prison bien gard&eacute;e.
+Prisonnier&nbsp;! Quel r&ecirc;ve&nbsp;!</p>
+
+<p>Et sa r&eacute;solution fut prise imm&eacute;diatement&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Je vais me constituer prisonnier.</p>
+
+<p>Il se leva, r&eacute;solu &agrave; ex&eacute;cuter ce projet sans tarder d'une minute. Mais
+il demeura immobile, assailli soudain par des r&eacute;flexions f&acirc;cheuses et
+par des terreurs nouvelles.</p>
+
+<p>O&ugrave; allait-il se constituer prisonnier&nbsp;? Comment&nbsp;? De quel c&ocirc;t&eacute;&nbsp;? Et des
+images affreuses, des images de mort, se pr&eacute;cipit&egrave;rent dans son &acirc;me.</p>
+
+<p>Il allait courir des dangers terribles en s'aventurant seul, avec son
+casque &agrave; pointe, par la campagne.</p>
+
+<p>S'il rencontrait des paysans&nbsp;? Ces paysans, voyant un Prussien perdu, un
+Prussien sans d&eacute;fense, le tueraient comme un chien errant&nbsp;! Ils le
+massacreraient avec leurs fourches, leurs pioches, leurs faux, leurs
+pelles&nbsp;! Ils en feraient une bouillie, une p&acirc;t&eacute;e, avec l'acharnement des
+vaincus exasp&eacute;r&eacute;s.</p>
+
+<p>S'il rencontrait des francs-tireurs&nbsp;? Ces francs-tireurs, des enrag&eacute;s
+sans loi ni discipline, le fusilleraient pour s'amuser, pour passer une
+heure, histoire de rire en voyant sa t&ecirc;te. Et il se croyait d&eacute;j&agrave; appuy&eacute;
+contre un mur en face de douze canons de fusils, dont les petits trous
+ronds et noirs semblaient le regarder.</p>
+
+<p>S'il rencontrait l'arm&eacute;e fran&ccedil;aise elle-m&ecirc;me&nbsp;? Les hommes d'avant-garde
+le prendraient pour un &eacute;claireur, pour quelque hardi et malin troupier
+parti seul en reconnaissance, et ils lui tireraient dessus. Et il
+entendait d&eacute;j&agrave; les d&eacute;tonations irr&eacute;guli&egrave;res des soldats couch&eacute;s dans les
+broussailles, tandis que lui, debout au milieu d'un champ, s'affaissait,
+trou&eacute; comme une &eacute;cumoire par les balles qu'il sentait entrer dans sa
+chair.</p>
+
+<p>Il se rassit, d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;. Sa situation lui paraissait sans issue.</p>
+
+<p>La nuit &eacute;tait tout &agrave; fait venue, la nuit muette et noire. Il ne bougeait
+plus, tressaillant &agrave; tous les bruits inconnus et l&eacute;gers qui passent dans
+les t&eacute;n&egrave;bres. Un lapin, tapant du cul au bord d'un terrier, faillit
+faire s'enfuir Walter Schnaffs. Les cris des chouettes lui d&eacute;chiraient
+l'&acirc;me, le traversant de peurs soudaines, douloureuses comme des
+blessures. Il &eacute;carquillait ses gros yeux pour t&acirc;cher de voir dans
+l'ombre&nbsp;; et il s'imaginait &agrave; tout moment entendre marcher pr&egrave;s de lui.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s d'interminables heures et des angoisses de damn&eacute;, il aper&ccedil;ut, &agrave;
+travers son plafond de branchages, le ciel qui devenait clair. Alors, un
+soulagement immense le p&eacute;n&eacute;tra&nbsp;; ses membres se d&eacute;tendirent, repos&eacute;s
+soudain&nbsp;; son c&oelig;ur s'apaisa&nbsp;; ses yeux se ferm&egrave;rent. Il s'endormit.</p>
+
+<p>Quand il se r&eacute;veilla, le soleil lui parut arriv&eacute; &agrave; peu pr&egrave;s au milieu du
+ciel&nbsp;; il devait &ecirc;tre midi. Aucun bruit ne troublait la paix morne des
+champs&nbsp;; et Walter Schnaffs s'aper&ccedil;ut qu'il &eacute;tait atteint d'une faim
+aigu&euml;.</p>
+
+<p>Il b&acirc;illait, la bouche humide &agrave; la pens&eacute;e du saucisson, du bon saucisson
+des soldats&nbsp;; et son estomac lui faisait mal.</p>
+
+<p>Il se leva, fit quelques pas, sentit que ses jambes &eacute;taient faibles, et
+se rassit pour r&eacute;fl&eacute;chir. Pendant deux ou trois heures encore, il
+&eacute;tablit le pour et le contre, changeant &agrave; tout moment de r&eacute;solution,
+combattu, malheureux, tiraill&eacute; par les raisons les plus contraires.</p>
+
+<p>Une id&eacute;e lui parut enfin logique et pratique, c'&eacute;tait de guetter le
+passage d'un villageois seul, sans armes, et sans outils de travail
+dangereux, de courir au-devant de lui et de se remettre en ses mains en
+lui faisant bien comprendre qu'il se rendait.</p>
+
+<p>Alors il &ocirc;ta son casque, dont la pointe le pouvait trahir, et il sortit
+sa t&ecirc;te au bord de son trou, avec des pr&eacute;cautions infinies.</p>
+
+<p>Aucun &ecirc;tre isol&eacute; ne se montrait &agrave; l'horizon. L&agrave;-bas, &agrave; droite, un petit
+village envoyait au ciel la fum&eacute;e de ses toits, la fum&eacute;e des cuisines&nbsp;!
+L&agrave;-bas, &agrave; gauche, il apercevait, au bout des arbres d'une avenue, un
+grand ch&acirc;teau flanqu&eacute; de tourelles.</p>
+
+<p>Il attendit ainsi jusqu'au soir, souffrant affreusement, ne voyant rien
+que des vols de corbeaux, n'entendant rien que les plaintes sourdes de
+ses entrailles.</p>
+
+<p>Et la nuit encore tomba sur lui.</p>
+
+<p>Il s'allongea au fond de sa retraite et il s'endormit d'un sommeil
+fi&eacute;vreux, hant&eacute; de cauchemars, d'un sommeil d'homme affam&eacute;.</p>
+
+<p>L'aurore se leva de nouveau sur sa t&ecirc;te. Il se remit en observation.
+Mais la campagne restait vide comme la veille&nbsp;; et une peur nouvelle
+entrait dans l'esprit de Walter Schnaffs, la peur de mourir de faim&nbsp;! Il
+se voyait &eacute;tendu au fond de son trou, sur le dos, les yeux ferm&eacute;s. Puis
+des b&ecirc;tes, des petites b&ecirc;tes de toute sorte s'approchaient de son
+cadavre et se mettaient &agrave; le manger, l'attaquant partout &agrave; la fois, se
+glissant sous ses v&ecirc;tements pour mordre sa peau froide. Et un grand
+corbeau lui piquait les yeux de son bec effil&eacute;.</p>
+
+<p>Alors, il devint fou, s'imaginant qu'il allait s'&eacute;vanouir de faiblesse
+et ne plus pouvoir marcher. Et d&eacute;j&agrave;, il s'appr&ecirc;tait &agrave; s'&eacute;lancer vers le
+village, r&eacute;solu &agrave; tout oser, &agrave; tout braver, quand il aper&ccedil;ut trois
+paysans qui s'en allaient aux champs avec leur fourches sur l'&eacute;paule, et
+il replongea dans sa cachette.</p>
+
+<p>Mais, d&egrave;s que le soir obscurcit la plaine, il sortit lentement du foss&eacute;,
+et se mit en route, courb&eacute;, craintif, le c&oelig;ur battant, vers le ch&acirc;teau
+lointain, pr&eacute;f&eacute;rant entrer l&agrave; dedans plut&ocirc;t qu'au village qui lui
+semblait redoutable comme une tanni&egrave;re pleine de tigres.</p>
+
+<p>Les fen&ecirc;tres d'en bas brillaient. Une d'elles &eacute;tait m&ecirc;me ouverte&nbsp;; et une
+forte odeur de viande cuite s'en &eacute;chappait, une odeur qui p&eacute;n&eacute;tra
+brusquement dans le nez et jusqu'au fond du ventre de Walter Schnaffs,
+qui le crispa&nbsp;; le fit haleter, l'attirant irr&eacute;sistiblement, lui jetant
+au c&oelig;ur une audace d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e.</p>
+
+<p>Et brusquement, sans r&eacute;fl&eacute;chir, il apparut, casqu&eacute;, dans le cadre de la
+fen&ecirc;tre.</p>
+
+<p>Huit domestiques d&icirc;naient autour d'une grande table. Mais soudain une
+bonne demeura b&eacute;ante, laissant tomber son verre, les yeux fixes. Tous
+les regards suivirent le sien&nbsp;!</p>
+
+<p>On aper&ccedil;ut l'ennemi&nbsp;!</p>
+
+<p>Seigneur&nbsp;! les Prussiens attaquaient le ch&acirc;teau&nbsp;!...</p>
+
+<p>Ce fut d'abord un cri, un seul cri, fait de huit cris pouss&eacute;s sur huit
+tons diff&eacute;rents, un cri d'&eacute;pouvante horrible, puis une lev&eacute;e
+tumultueuse, une bousculade, une m&ecirc;l&eacute;e, une fuite &eacute;perdue vers la porte
+du fond. Les chaises tombaient, les hommes renversaient les femmes et
+passaient dessus. En deux secondes, la pi&egrave;ce fut vide, abandonn&eacute;e, avec
+la table couverte de mangeaille en face de Walter Schnaffs stup&eacute;fait,
+toujours debout dans sa fen&ecirc;tre.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s quelques instants d'h&eacute;sitation, il enjamba le mur d'appui et
+s'avan&ccedil;a vers les assiettes. Sa faim exasp&eacute;r&eacute;e le faisait trembler
+comme un fi&eacute;vreux&nbsp;: mais une terreur le retenait, le paralysait encore.
+Il &eacute;couta. Toute la maison semblait fr&eacute;mir&nbsp;; des portes se fermaient, des
+pas rapides couraient sur le plancher du dessus. Le Prussien inquiet
+tendait l'oreille &agrave; ces confuses rumeurs&nbsp;; puis il entendit des bruits
+sourds comme si des corps fussent tomb&eacute;s dans la terre molle, au pied
+des murs, des corps humains sautant du premier &eacute;tage.</p>
+
+<p>Puis tout mouvement, toute agitation cess&egrave;rent, et le grand ch&acirc;teau
+devint silencieux comme un tombeau.</p>
+
+<p>Walter Schnaffs s'assit devant une assiette rest&eacute;e intacte, et il se mit
+&agrave; manger. Il mangeait par grandes bouch&eacute;es comme s'il e&ucirc;t craint d'&ecirc;tre
+interrompu trop t&ocirc;t, de n'en pouvoir engloutir assez. Il jetait &agrave; deux
+mains les morceaux dans sa bouche ouverte comme une trappe&nbsp;; et des
+paquets de nourriture lui descendaient coup sur coup dans l'estomac,
+gonflant sa gorge en passant. Parfois, il s'interrompait, pr&ecirc;t &agrave; crever
+&agrave; la fa&ccedil;on d'un tuyau trop plein. Il prenait alors la cruche au cidre et
+se d&eacute;blayait l'&oelig;sophage comme on lave un conduit bouch&eacute;.</p>
+
+<p>Il vida toutes les assiettes, tous les plats et toutes les bouteilles&nbsp;;
+puis, saoul de liquide et de mangeaille, abruti, rouge, secou&eacute; par des
+hoquets, l'esprit troubl&eacute; et la bouche grasse, il d&eacute;boutonna son
+uniforme pour souffler, incapable d'ailleurs de faire un pas. Ses yeux
+se fermaient, ses id&eacute;es s'engourdissaient&nbsp;; il posa son front pesant dans
+ses bras crois&eacute;s sur la table, et il perdit doucement la notion des
+choses et des faits.</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>Le dernier croissant &eacute;clairait vaguement l'horizon au-dessus des arbres
+du parc. C'&eacute;tait l'heure froide qui pr&eacute;c&egrave;de le jour.</p>
+
+<p>Des ombres glissaient dans les fourr&eacute;s, nombreuses et muettes&nbsp;; et
+parfois, un rayon de lune faisait reluire dans l'ombre une pointe
+d'acier.</p>
+
+<p>Le ch&acirc;teau tranquille dressait sa grande silhouette noire. Deux fen&ecirc;tres
+seules brillaient encore au rez-de-chauss&eacute;e.</p>
+
+<p>Soudain, une voix tonnante hurla&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;En avant&nbsp;! nom d'un nom&nbsp;! &agrave; l'assaut&nbsp;! mes enfants&nbsp;!</p>
+
+<p>Alors, en un instant, les portes, les contrevents et les vitres
+s'enfonc&egrave;rent sous un flot d'hommes qui s'&eacute;lan&ccedil;a, brisa, creva tout,
+envahit la maison. En un instant cinquante soldats arm&eacute;s jusqu'aux
+cheveux, bondirent dans la cuisine o&ugrave; reposait pacifiquement Walter
+Schnaffs, et lui posant sur la poitrine cinquante fusils charg&eacute;s, le
+culbut&egrave;rent, le roul&egrave;rent, le saisirent, le li&egrave;rent des pieds &agrave; la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Il haletait d'ahurissement, trop abruti pour comprendre, battu, cross&eacute;
+et fou de peur.</p>
+
+<p>Et tout d'un coup, un gros militaire chamarr&eacute; d'or lui planta son pied
+sur le ventre en vocif&eacute;rant&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Vous &ecirc;tes mon prisonnier, rendez-vous&nbsp;!</p>
+
+<p>Le Prussien n'entendit que ce seul mot &laquo;&nbsp;prisonnier&nbsp;&raquo;, et il g&eacute;mit&nbsp;: &laquo;&nbsp;<i>ya,
+ya, ya</i>&nbsp;&raquo;.</p>
+
+<p>Il fut relev&eacute;, ficel&eacute; sur une chaise, et examin&eacute; avec une vive curiosit&eacute;
+par ses vainqueurs qui soufflaient comme des baleines. Plusieurs
+s'assirent, n'en pouvant plus d'&eacute;motion et de fatigue.</p>
+
+<p>Il souriait, lui, il souriait maintenant, s&ucirc;r d'&ecirc;tre enfin prisonnier&nbsp;!</p>
+
+<p>Un autre officier entra et pronon&ccedil;a&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Mon colonel, les ennemis se sont enfuis&nbsp;; plusieurs semblent avoir &eacute;t&eacute;
+bless&eacute;s. Nous restons ma&icirc;tres de la place.</p>
+
+<p>Le gros militaire qui s'essuyait le front vocif&eacute;ra&nbsp;: &laquo;&nbsp;Victoire&nbsp;!&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Et il &eacute;crivit sur un petit agenda de commerce tir&eacute; de sa poche&nbsp;:</p>
+
+<p>&laquo;&nbsp;Apr&egrave;s une lutte acharn&eacute;e, les Prussiens ont d&ucirc; battre en retraite,
+emportant leurs morts et leurs bless&eacute;s, qu'on &eacute;value &agrave; cinquante hommes
+hors de combat. Plusieurs sont rest&eacute;s entre nos mains.&nbsp;&raquo;</p>
+
+<p>Le jeune officier reprit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Quelles dispositions dois-je prendre, mon colonel&nbsp;?</p>
+
+<p>Le colonel r&eacute;pondit&nbsp;:</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Nous allons nous replier pour &eacute;viter un retour offensif avec de
+l'artillerie et des forces sup&eacute;rieures.</p>
+
+<p>Et il donna l'ordre de repartir.</p>
+
+<p>La colonne se reforma dans l'ombre, sous les murs du ch&acirc;teau, et se mit
+en mouvement, enveloppant de partout Walter Schnaffs garott&eacute;, tenu par
+six guerriers le revolver au poing.</p>
+
+<p>Des reconnaissances furent envoy&eacute;es pour &eacute;clairer la route. On avan&ccedil;ait
+avec prudence, faisant halte de temps en temps.</p>
+
+<p>Au jour levant, on arrivait &agrave; la sous-pr&eacute;fecture de La Roche-Oysel, dont
+la garde nationale avait accompli ce fait d'armes.</p>
+
+<p>La population anxieuse et surexcit&eacute;e attendait. Quand on aper&ccedil;ut le
+casque du prisonnier, des clameurs formidables &eacute;clat&egrave;rent. Les femmes
+levaient les bras&nbsp;; des vieilles pleuraient&nbsp;; un a&iuml;eul lan&ccedil;a sa b&eacute;quille
+au Prussien et blessa le nez d'un de ses gardiens.</p>
+
+<p>Le colonel hurlait.</p>
+
+<p>&nbsp;&mdash;&nbsp;Veillez &agrave; la s&ucirc;ret&eacute; du captif&nbsp;!</p>
+
+<p>On parvint enfin &agrave; la maison de ville. La prison fut ouverte, et Walter
+Schnaffs jet&eacute; dedans, libre de liens.</p>
+
+<p>Deux cents hommes en armes mont&egrave;rent la garde autour du b&acirc;timent.</p>
+
+<p>Alors, malgr&eacute; des sympt&ocirc;mes d'indigestion qui le tourmentaient depuis
+quelque temps, le Prussien, fou de joie, se mit &agrave; danser, &agrave; danser
+&eacute;perdument, en levant les bras et les jambes, &agrave; danser en poussant des
+rires fr&eacute;n&eacute;tiques, jusqu'au moment o&ugrave; il tomba, &eacute;puis&eacute; au pied d'un mur.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait prisonnier&nbsp;! Sauv&eacute;&nbsp;!</p>
+
+<hr class="small">
+
+<p>C'est ainsi que le ch&acirc;teau de Champignet fut repris &agrave; l'ennemi apr&egrave;s six
+heures seulement d'occupation.</p>
+
+<p>Le colonel Ratier, marchand de drap, qui enleva cette affaire &agrave; la t&ecirc;te
+des gardes nationaux de La Roche-Oysel, fut d&eacute;cor&eacute;.</p>
+<br>
+<br>
+<p>FIN</p>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Contes de la Becasse, by Guy de Maupassant
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES DE LA BECASSE ***
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+</html>
diff --git a/old/11714.txt b/old/11714.txt
new file mode 100644
index 0000000..3ca907d
--- /dev/null
+++ b/old/11714.txt
@@ -0,0 +1,5183 @@
+The Project Gutenberg EBook of Contes de la Becasse, by Guy de Maupassant
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Contes de la Becasse
+
+Author: Guy de Maupassant
+
+Release Date: March 25, 2004 [EBook #11714]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ASCII
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES DE LA BECASSE ***
+
+
+
+
+Produced by Miranda van de Heijning, Christine De Ryck and the PG
+Online Distributed Proofreaders. This file was produced from images
+generously made available by the Bibliotheque nationale de France
+(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+
+
+GUY DE MAUPASSANT
+
+
+CONTES DE LA BECASSE
+
+
+SEIZIEME EDITION
+
+
+PARIS
+
+1894
+
+
+
+
+
+
+LA BECASSE
+
+
+Le vieux baron des Ravots avait ete pendant quarante ans le roi des
+chasseurs de sa province. Mais, depuis cinq a six annees, une paralysie
+des jambes le clouait a son fauteuil, et il ne pouvait plus que tirer
+des pigeons de la fenetre de son salon ou du haut de son grand perron.
+
+Le reste du temps il lisait.
+
+C'etait un homme de commerce aimable chez qui etait reste beaucoup de
+l'esprit lettre du dernier siecle. Il adorait les contes, les petits
+contes polissons, et aussi les histoires vraies arrivees dans son
+entourage. Des qu'un ami entrait chez lui, il demandait:
+
+--Eh bien, quoi de nouveau?
+
+Et il savait interroger a la facon d'un juge d'instruction.
+
+Par les jours de soleil il faisait rouler devant la porte son large
+fauteuil pareil a un lit. Un domestique, derriere son dos, tenait les
+fusils, les chargeait et les passait a son maitre; un autre valet, cache
+dans un massif, lachait un pigeon de temps en temps, a des intervalles
+irreguliers, pour que le baron ne fut pas prevenu et demeurat en eveil.
+
+Et, du matin au soir, il tirait les oiseaux rapides, se desolant quand
+il s'etait laisse surprendre, et riant aux larmes quand la bete tombait
+d'aplomb ou faisait quelque culbute inattendue et drole. Il se tournait
+alors vers le garcon qui chargeait les armes, et il demandait, en
+suffoquant de gaiete:
+
+--Y est-il, celui-la, Joseph! As-tu vu comme il est descendu?
+
+Et Joseph repondait invariablement:
+
+--Oh! monsieur le baron ne les manque pas.
+
+A l'automne, au moment des chasses, il invitait, comme a l'ancien temps,
+ses amis, et il aimait entendre au loin les detonations. Il les
+comptait, heureux quand elles se precipitaient. Et, le soir, il exigeait
+de chacun le recit fidele de sa journee.
+
+Et on restait trois heures a table en racontant des coups de fusil.
+
+C'etaient d'etranges et invraisemblables aventures, ou se complaisait
+l'humeur hableuse des chasseurs. Quelques-unes avaient fait date et
+revenaient regulierement. L'histoire d'un lapin que le petit vicomte de
+Bourril avait manque dans son vestibule les faisait se tordre chaque
+annee de la meme facon. Toutes les cinq minutes un nouvel orateur
+prononcait:
+
+--J'entends: "Birr! birr!" et une compagnie magnifique me part a dix
+pas. J'ajuste: pif! paf! j'en vois tomber une pluie, une vraie pluie. Il
+y en avait sept!
+
+Et tous, etonnes, mais reciproquement credules, s'extasiaient.
+
+Mais il existait dans la maison une vieille coutume, appelee le "conte
+de la Becasse".
+
+Au moment du passage de cette reine des gibiers, la meme ceremonie
+recommencait a chaque diner.
+
+Comme ils adoraient l'incomparable oiseau, on en mangeait tous les soirs
+un par convive; mais on avait soin de laisser dans un plat toutes les
+tetes.
+
+Alors le baron, officiant comme un eveque, se faisait apporter sur une
+assiette un peu de graisse, oignait avec soin les tetes precieuses en
+les tenant par le bout de la mince aiguille qui leur sert le bec. Une
+chandelle allumee etait posee pres de lui, et tout le monde se taisait,
+dans l'anxiete de l'attente.
+
+Puis il saisissait un des cranes ainsi prepares, le fixait sur une
+epingle, piquait l'epingle sur un bouchon, maintenait le tout en
+equilibre au moyen de petits batons croises comme des balanciers, et
+plantait delicatement cet appareil sur un goulot de bouteille en maniere
+de tourniquet.
+
+Tous les convives comptaient ensemble, d'une voix forte:
+
+--Une,--deux,--trois.
+
+Et le baron, d'un coup de doigt, faisait vivement pivoter ce joujou.
+
+Celui des invites que designait, en s'arretant, le long bec pointu
+devenait maitre de toutes les tetes, regal exquis qui faisait loucher
+ses voisins.
+
+Il les prenait une a une et les faisait griller sur la chandelle. La
+graisse crepitait, la peau rissolee fumait, et l'elu du hasard croquait
+le crane suiffe en le tenant par le nez et en poussant des exclamations
+de plaisir.
+
+Et chaque fois les dineurs, levant leurs verres, buvaient a sa sante.
+
+Puis, quand il avait acheve le dernier, il devait, sur l'ordre du baron,
+conter une histoire pour indemniser les desherites.
+
+Voici quelques-uns de ces recits:
+
+
+
+
+
+
+CE COCHON DE MORIN
+
+_A M. Oudinot._
+
+
+
+
+I
+
+
+"Ca, mon ami, dis-je a Labarbe, tu viens encore de prononcer ces quatre
+mots, "ce cochon de Morin". Pourquoi, diable, n'ai-je jamais entendu
+parler de Morin sans qu'on le traitat de "cochon"?
+
+Labarbe, aujourd'hui depute, me regarda avec des yeux de chat-huant.
+"Comment, tu ne sais pas l'histoire de Morin, et tu es de la Rochelle?"
+
+J'avouai que je ne savais pas l'histoire de Morin. Alors Labarbe se
+frotta les mains et commenca son recit.
+
+"Tu as connu Morin, n'est-ce pas, et tu te rappelles son grand magasin
+de mercerie sur le quai de la Rochelle?
+
+--"Oui, parfaitement.
+
+--"Eh bien, sache qu'en 1862 ou 63 Morin alla passer quinze jours a
+Paris, pour son plaisir, ou ses plaisirs, mais sous pretexte de
+renouveler ses approvisionnements. Tu sais ce que sont, pour un
+commercant de province, quinze jours de Paris. Cela vous met le feu dans
+le sang. Tous les soirs des spectacles, des frolements de femmes, une
+continuelle excitation d'esprit. On devient fou. On ne voit plus que
+danseuses en maillot, actrices decolletees, jambes rondes, epaules
+grasses, tout cela presque a portee de la main, sans qu'on ose ou qu'on
+puisse y toucher. C'est a peine si on goute, une fois ou deux, a
+quelques mets inferieurs. Et l'on s'en va, le coeur encore tout secoue,
+l'ame emoustillee, avec une espece de demangeaison de baisers qui vous
+chatouillent les levres.
+
+Morin se trouvait dans cet etat, quand il prit son billet pour la
+Rochelle par l'express de 8 h. 40 du soir. Et il se promenait plein de
+regrets et de trouble dans la grande salle commune du chemin de fer
+d'Orleans, quand il s'arreta net devant une jeune femme qui embrassait
+une vieille dame. Elle avait releve sa voilette, et Morin, ravi,
+murmura: "Bigre, la belle personne!"
+
+Quand elle eut fait ses adieux a la vieille, elle entra dans la salle
+d'attente, et Morin la suivit; puis elle passa sur le quai, et Morin la
+suivit encore; puis elle monta dans un wagon vide, et Morin la suivit
+toujours.
+
+Il y avait peu de voyageurs pour l'express. La locomotive siffla; le
+train partit. Ils etaient seuls.
+
+Morin la devorait des yeux. Elle semblait avoir dix-neuf a vingt ans;
+elle etait blonde, grande, d'allure hardie. Elle roula autour de ses
+jambes une couverture de voyage, et s'etendit sur les banquettes pour
+dormir.
+
+Morin se demandait: "Qui est-ce?" Et mille suppositions, mille projets
+lui traversaient l'esprit. Il se disait: "On raconte tant d'aventures de
+chemin de fer. C'en est une peut-etre qui se presente pour moi. Qui
+sait? une bonne fortune est si vite arrivee. Il me suffirait peut-etre
+d'etre audacieux. N'est-ce pas Danton qui disait: "De l'audace, de
+l'audace, et toujours de l'audace." Si ce n'est pas Danton, c'est
+Mirabeau. Enfin, qu'importe. Oui, mais je manque d'audace, voila le hic.
+Oh! Si on savait, si on pouvait lire dans les ames! Je parie qu'on passe
+tous les jours, sans s'en douter, a cote d'occasions magnifiques. Il lui
+suffirait d'un geste pourtant pour m'indiquer qu'elle ne demande pas
+mieux..."
+
+Alors, il supposa des combinaisons qui le conduisaient au triomphe. Il
+imaginait une entree en rapport chevaleresque, des petits services qu'il
+lui rendait, une conversation vive, galante, finissait par une
+declaration qui finissait par... par ce que tu penses.
+
+Mais ce qui lui manquait toujours, c'etait le debut, le pretexte. Et il
+attendait une circonstance heureuse, le coeur ravage, l'esprit sens
+dessus dessous.
+
+La nuit cependant s'ecoulait et la belle enfant dormait toujours, tandis
+que Morin meditait sa chute. Le jour parut, et bientot le soleil lanca
+son premier rayon, un long rayon clair venu du bout de l'horizon, sur le
+doux visage de la dormeuse.
+
+Elle s'eveilla, s'assit, regarda la campagne, regarda Morin et sourit.
+Elle sourit en femme heureuse, d'un air engageant et gai. Morin
+tressaillit. Pas de doute, c'etait pour lui ce sourire-la, c'etait bien
+une invitation discrete, le signal reve qu'il attendait. Il voulait
+dire, ce sourire: "Etes-vous bete, etes-vous niais, etes-vous jobard,
+d'etre reste la, comme un pieu, sur votre siege depuis hier soir.
+
+"Voyons, regardez-moi, ne suis-je pas charmante? Et vous demeurez comme
+ca toute une nuit en tete a tete avec une jolie femme sans rien oser,
+grand sot."
+
+Elle souriait toujours en le regardant; elle commencait meme a rire; et
+il perdait la tete, cherchant un mot de circonstance, un compliment,
+quelque chose a dire enfin, n'importe quoi. Mais il ne trouvait rien,
+rien. Alors, saisi d'une audace de poltron, il pensa: "Tant pis, je
+risque tout"; et brusquement, sans crier "gare", il s'avanca, les mains
+tendues, les levres gourmandes, et, la saisissant a pleins bras, il
+l'embrassa.
+
+D'un bond elle fut debout criant: "Au secours", hurlant d'epouvante. Et
+elle ouvrit la portiere, elle agita ses bras dehors, folle de peur,
+essayant de sauter, tandis que Morin eperdu, persuade qu'elle allait se
+precipiter sur la voie, la retenait par sa jupe en begayant: "Madame...
+oh!... madame."
+
+Le train ralentit sa marche, s'arreta. Deux employes se precipiterent
+aux signaux desesperes de la jeune femme qui tomba dans leurs bras en
+balbutiant: "Cet homme a voulu... a voulu... me... me..." Et elle
+s'evanouit.
+
+On etait en gare de Mauze. Le gendarme present arreta Morin.
+
+Quand la victime de sa brutalite eut repris connaissance, elle fit sa
+declaration. L'autorite verbalisa. Et le pauvre mercier ne put regagner
+son domicile que le soir, sous le coup d'une poursuite judiciaire pour
+outrage aux bonnes moeurs dans un lieu public.
+
+
+
+
+II
+
+
+J'etais alors redacteur en chef du _nal des Charentes_; et je voyais
+Morin, chaque soir, au Cafe du commerce.
+
+Des le lendemain de son aventure, il vint me trouver, ne sachant que
+faire. Je ne lui cachai pas mon opinion: "Tu n'es qu'un cochon. On ne se
+conduit pas comme ca."
+
+Il pleurait; sa femme l'avait battu; et il voyait son commerce ruine,
+son nom dans la boue, deshonore, ses amis, indignes, ne le saluant plus.
+Il finit par me faire pitie, et j'appelai mon collaborateur Rivet, un
+petit homme goguenard et de bon conseil, pour prendre ses avis.
+
+Il m'engagea a voir le procureur imperial, qui etait de mes amis. Je
+renvoyai Morin chez lui et je me rendis chez ce magistrat.
+
+J'appris que la femme outragee etait une jeune fille, Mlle Henriette
+Bonnel, qui venait de prendre a Paris ses brevets d'institutrice et qui,
+n'ayant plus ni pere ni mere, passait ses vacances chez son oncle et sa
+tante, braves petits bourgeois de Mauze.
+
+Ce qui rendait grave la situation de Morin, c'est que l'oncle avait
+porte plainte. Le ministere public consentait a laisser tomber l'affaire
+si cette plainte etait retiree. Voila ce qu'il fallait obtenir.
+
+Je retournai chez Morin. Je le trouvai dans son lit, malade d'emotion et
+de chagrin. Sa femme, une grande gaillarde osseuse et barbue, le
+maltraitait sans repos. Elle m'introduisit dans la chambre en me criant
+par la figure: "Vous venez voir ce cochon de Morin? Tenez, le voila, le
+coco!"
+
+Et elle se planta devant le lit, les poings sur les hanches. J'exposai
+la situation; et il me supplia d'aller trouver la famille. La mission
+etait delicate; cependant je l'acceptai. Le pauvre diable ne cessait de
+repeter: "Je t'assure que je ne l'ai pas meme embrassee, non, pas meme.
+Je te le jure!"
+
+Je repondis: "C'est egal, tu n'es qu'un cochon." Et je pris mille francs
+qu'il m'abandonna pour les employer comme je le jugerais convenable.
+
+Mais comme je ne tenais pas a m'aventurer seul dans la maison des
+parents, je priai Rivet de m'accompagner. Il y consentit, a la condition
+qu'on partirait immediatement, car il avait, le lendemain dans
+l'apres-midi, une affaire urgente a la Rochelle.
+
+Et, deux heures plus tard, nous sonnions a la porte d'une jolie maison
+de campagne. Une belle jeune fille vint nous ouvrir. C'etait elle
+assurement. Je dis tout bas a Rivet: "Sacrebleu, je commence a
+comprendre Morin."
+
+L'oncle, M. Tonnelet, etait justement un abonne du _Fanal_, un fervent
+coreligionnaire politique qui nous recut a bras ouverts, nous felicita,
+nous congratula, nous serra les mains, enthousiasme d'avoir chez lui les
+deux redacteurs de son journal. Rivet me souffla dans l'oreille: "Je
+crois que nous pourrons arranger l'affaire de ce cochon de Morin."
+
+La niece s'etait eloignee; et j'abordai la question delicate. J'agitai
+le spectre du scandale; je fis valoir la depreciation inevitable que
+subirait la jeune personne apres le bruit d'une pareille affaire; car on
+ne croirait jamais a un simple baiser.
+
+Le bonhomme semblait indecis; mais il ne pouvait rien decider sans sa
+femme qui ne rentrerait que tard dans la soiree. Tout a coup il poussa
+un cri de triomphe: "Tenez, j'ai une idee excellente. Je vous tiens, je
+vous garde. Vous allez diner et coucher ici tous les deux; et, quand ma
+femme sera revenue, j'espere que nous nous entendrons."
+
+Rivet resistait; mais le desir de tirer d'affaire ce cochon de Morin le
+decida; et nous acceptames l'invitation.
+
+L'oncle se leva, radieux, appela sa niece, et nous proposa une promenade
+dans sa propriete en proclamant: "A ce soir les affaires serieuses."
+
+Rivet et lui se mirent a parler politique. Quant a moi, je me trouvai
+bientot a quelques pas en arriere, a cote de la jeune fille. Elle etait
+vraiment charmante, charmante!
+
+Avec des precautions infinies, je commencai a lui parler de son aventure
+pour tacher de m'en faire une alliee.
+
+Mais elle ne parut pas confuse le moins du monde; elle m'ecoutait de
+l'air d'une personne qui s'amuse beaucoup.
+
+Je lui disais: "Songez donc, mademoiselle, a tous les ennuis que vous
+aurez. Il vous faudra comparaitre devant le tribunal, affronter les
+regards malicieux, parler en face de tout ce monde, raconter
+publiquement cette triste scene du wagon. Voyons, entre nous,
+n'auriez-vous pas mieux fait de ne rien dire, de remettre a sa place ce
+polisson sans appeler les employes; et de changer simplement de
+voiture."
+
+Elle se mit a rire. "C'est vrai ce que vous dites! mais que voulez-vous?
+J'ai eu peur; et, quand on a peur, on ne raisonne plus. Apres avoir
+compris la situation, j'ai bien regrette mes cris; mais il etait trop
+tard. Songez aussi que cet imbecile s'est jete sur moi comme un furieux,
+sans prononcer un mot, avec une figure de fou. Je ne savais meme pas ce
+qu'il me voulait."
+
+Elle me regardait en face, sans etre troublee ou intimidee. Je me
+disais: "Mais c'est une gaillarde, cette fille. Je comprends que ce
+cochon de Morin se soit trompe.
+
+Je repris, en badinant: "Voyons Mademoiselle, avouez qu'il etait
+excusable, car, enfin, on ne peut pas se trouver en face d'une aussi
+belle personne que vous sans eprouver le desir absolument legitime de
+l'embrasser."
+
+Elle rit plus fort, toutes les dents au vent: "Entre le desir et
+l'action, monsieur, il y a place pour le respect."
+
+La phrase etait drole, bien que peu claire. Je demandai brusquement: "Eh
+bien, voyons, si je vous embrassais, moi, maintenant; qu'est-ce que vous
+feriez?"
+
+Elle s'arreta pour me considerer du haut en bas, puis elle dit,
+tranquillement: "Oh, vous, ce n'est pas la meme chose."
+
+Je le savais bien, parbleu, que ce n'etait pas la meme chose, puisqu'on
+m'appelait dans toute la province "le beau Labarbe". J'avais trente ans,
+alors, mais je demandai: "Pourquoi ca?"
+
+Elle haussa les epaules, et repondit: "Tiens! parce que vous n'etes pas
+aussi bete que lui." Puis elle ajouta, en me regardant en dessous: "Ni
+aussi laid."
+
+Avant qu'elle eut pu faire un mouvement pour m'eviter, je lui avais
+plante un bon baiser sur la joue. Elle sauta de cote, mais trop tard.
+Puis elle dit: "Eh bien vous n'etes pas gene non plus, vous. Mais ne
+recommencez pas ce jeu-la."
+
+Je pris un air humble et je dis a mi-voix: "Oh! mademoiselle, quant a
+moi, si j'ai un desir au coeur, c'est de passer devant un tribunal pour
+la meme cause que Morin."
+
+Elle demanda a son tour: "Pourquoi ca?" Je la regardai au fond des yeux
+serieusement. "Parce que vous etes une des plus belles creatures qui
+soient; parce que ce serait pour moi un brevet, un titre, une gloire,
+que d'avoir voulu vous violenter. Parce qu'on dirait apres vous avoir
+vue: "Tiens, Labarbe n'a pas vole ce qui lui arrive, mais il a de la
+chance tout de meme."
+
+Elle se remit a rire de tout son coeur.
+
+"Etes-vous drole?" Elle n'avait pas fini le mot "_drole_" que je la
+tenais a pleins bras et je lui jetais des baisers voraces partout ou je
+trouvais une place, dans les cheveux, sur le front, sur les yeux, sur la
+bouche parfois, sur les joues, par toute la tete, dont elle decouvrait
+toujours malgre elle un coin pour garantir les autres.
+
+A la fin, elle se degagea, rouge et blessee. "Vous etes un grossier,
+monsieur, et vous me faites repentir de vous avoir ecoute."
+
+Je lui saisis la main, un peu confus, balbutiant: "Pardon, pardon,
+mademoiselle. Je vous ai blessee; j'ai ete brutal! Ne m'en voulez pas.
+Si vous saviez?..." Je cherchais vainement une excuse.
+
+Elle prononca, au bout d'un moment: "Je n'ai rien a savoir, monsieur."
+
+Mais j'avais trouve; je m'ecriai: "Mademoiselle, voici un an que je vous
+aime!"
+
+Elle fut vraiment surprise et releva les yeux. Je repris: "Oui,
+mademoiselle, ecoutez-moi. Je ne connais pas Morin et je me moque bien
+de lui. Peu m'importe qu'il aille en prison et devant les tribunaux. Je
+vous ai vue ici l'an passe, vous etiez la-bas, devant la grille. J'ai
+recu une secousse en vous apercevant et votre image ne m'a plus quitte.
+Croyez-moi, ou ne me croyez pas, peu m'importe. Je vous ai trouvee
+adorable; votre souvenir me possedait; j'ai voulu vous revoir; j'ai
+saisi le pretexte de cette bete de Morin; et me voici. Les circonstances
+m'ont fait passer les bornes; pardonnez-moi, je vous en supplie,
+pardonnez-moi."
+
+Elle guettait la verite dans mon regard, prete a sourire de nouveau; et
+elle murmura: "Blagueur."
+
+Je levai la main, et, d'un ton sincere (je crois meme que j'etais
+sincere): "Je vous jure que je ne mens pas."
+
+Elle dit simplement: "Allons donc."
+
+Nous etions seuls, tout seuls, Rivet et l'oncle ayant disparu dans les
+allees tournantes; et je lui fis une vraie declaration, longue, douce,
+en lui pressant et lui baisant les doigts. Elle ecoutait cela comme une
+chose agreable et nouvelle, sans bien savoir ce qu'elle en devait
+croire.
+
+Je finissais par me sentir trouble; par penser ce que je disais; j'etais
+pale, oppresse, frissonnant; et, doucement, je lui pris la taille.
+
+Je lui parlais tout bas dans les petits cheveux frises de l'oreille.
+Elle semblait morte tant elle restait reveuse.
+
+Puis sa main rencontra la mienne et la serra; je pressai lentement sa
+taille d'une etreinte tremblante et toujours grandissante; elle ne
+remuait plus du tout; j'effleurais sa joue de ma bouche; et tout a coup
+mes levres, sans chercher, trouverent les siennes. Ce fut un long, long
+baiser; et il aurait encore dure longtemps; si je n'avais entendu "hum,
+hum" a quelques pas derriere moi.
+
+Elle s'enfuit a travers un massif. Je me retournai et j'apercus Rivet
+qui me rejoignait.
+
+Il se campa au milieu du chemin; et sans rire: "Eh bien! c'est comme ca
+que tu arranges l'affaire de ce cochon de Morin."
+
+Je repondis avec fatuite: "On fait ce qu'on peut, mon cher. Et l'oncle?
+Qu'en as-tu obtenu? Moi, je reponds de la niece."
+
+Rivet declara: "J'ai ete moins heureux avec l'oncle."
+
+Et je lui pris le bras pour rentrer.
+
+
+
+
+III
+
+
+Le diner acheva de me faire perdre la tete. J'etais a cote d'elle et ma
+main sans cesse rencontrait sa main sous la nappe; mon pied pressait son
+pied; nos regards se joignaient, se melaient.
+
+On fit ensuite un tour au clair de lune et je lui murmurai dans l'ame
+toutes les tendresses qui me montaient du coeur. Je la tenais serree
+contre moi, l'embrassant a tout moment, mouillant mes levres aux
+siennes. Devant nous, l'oncle et Rivet discutaient. Leurs ombres les
+suivaient gravement sur le sable des chemins.
+
+On rentra. Et bientot l'employe du telegraphe apporta une depeche de la
+tante annoncant qu'elle ne reviendrait que le lendemain matin, a sept
+heures, par le premier train.
+
+L'oncle, dit: "Eh bien, Henriette, va montrer leurs chambres a ces
+messieurs." On serra la main du bonhomme et on monta. Elle nous
+conduisit d'abord dans l'appartement de Rivet, et il me souffla dans
+l'oreille: "Pas de danger qu'elle nous ait menes chez toi d'abord." Puis
+elle me guida vers mon lit. Des qu'elle fut seule avec moi, je la saisis
+de nouveau dans mes bras, tachant d'affoler sa raison et de culbuter sa
+resistance. Mais, quand elle se sentit tout pres de defaillir, elle
+s'enfuit.
+
+Je me glissais entre mes draps, tres contrarie, tres agite, et tres
+penaud, sachant bien que je ne dormirais guere, cherchant quelle
+maladresse j'avais pu commettre, quand on heurta doucement ma porte.
+
+Je demandai: "Qui est la?"
+
+Une voix legere repondit: "Moi."
+
+Je me vetis a la hate; j'ouvris; elle entra. "J'ai oublie, dit-elle, de
+vous demander ce que vous prenez le matin: du chocolat, du the, ou du
+cafe?"
+
+Je l'avais enlacee impetueusement, la devorant de caresses, begayant:
+"Je prends... je prends... je prends..." Mais elle me glissa entre les
+bras, souffla ma lumiere, et disparut.
+
+Je restai seul, furieux, dans l'obscurite, cherchant des allumettes,
+n'en trouvant pas. J'en decouvris enfin et je sortis dans le corridor, a
+moitie fou, mon bougeoir a la main.
+
+Qu'allais-je faire? Je ne raisonnais plus; je voulais la trouver; je la
+voulais. Et je fis quelques pas sans reflechir a rien. Puis, je pensai
+brusquement: "Mais si j'entre chez l'oncle? que dirais-je?... Et je
+demeurai immobile, le cerveau vide, le coeur battant. Au bout de
+plusieurs secondes, la reponse me vint: "Parbleu je dirai que je
+cherchais la chambre de Rivet pour lui parler d'une chose urgente."
+
+Et je me mis a inspecter les portes m'efforcant de decouvrir la sienne,
+a elle. Mais rien ne pouvait me guider. Au hasard je pris une clef que
+je tournai. J'ouvris, j'entrai... Henriette assise dans son lit,
+effaree, me regardait.
+
+Alors je poussai doucement le verrou; et, m'approchant sur la pointe des
+pieds, je lui dis: "J'ai oublie, mademoiselle, de vous demander quelque
+chose a lire." Elle se debattait; mais j'ouvris bientot le livre que je
+cherchais. Je n'en dirai pas le titre. C'etait vraiment le plus
+merveilleux des romans, et le plus divin des poemes.
+
+Une fois tournee la premiere page, elle me le laissa parcourir a mon
+gre; et j'en feuilletai tant de chapitres que nos bougies s'userent
+jusqu'au bout.
+
+Puis, apres l'avoir remerciee, je regagnais, a pas de loup, ma chambre,
+quand une main brutale m'arreta; et une voix, celle de Rivet, me
+chuchota dans le nez: "Tu n'as donc pas fini d'arranger l'affaire de ce
+cochon de Morin?"
+
+Des sept heures du matin elle m'apportait elle-meme une tasse de
+chocolat. Je n'en ai jamais bu de pareil. Un chocolat a s'en faire
+mourir, moelleux, veloute, parfume, grisant. Je ne pouvais oter ma
+bouche des bords delicieux de sa tasse.
+
+A peine la jeune fille etait-elle sortie que Rivet entra. Il semblait un
+peu nerveux, agace comme un homme qui n'a guere dormi, il me dit d'un
+ton maussade: "Si tu continues, tu sais, tu finiras par gater l'affaire
+de ce cochon de Morin."
+
+A huit heures, la tante arrivait. La discussion fut courte. Les braves
+gens retiraient leur plainte, et je laisserais cinq cents francs aux
+pauvres du pays.
+
+Alors on voulut nous retenir a passer la journee. On organiserait meme
+une excursion pour aller visiter des ruines. Henriette derriere le dos
+de ses parents me faisait des signes de tete: "Oui, restez donc."
+J'acceptais, mais Rivet s'acharna a s'en aller.
+
+Je le pris a part; je le priai, je le sollicitai; je lui disais:
+"Voyons, mon petit Rivet, fais cela pour moi." Mais il semblait exaspere
+et me repetait dans la figure: "J'en ai assez, entends-tu, de l'affaire
+de ce cochon de Morin."
+
+Je fus bien contraint de partir aussi. Ce fut un des moments les plus
+durs de ma vie. J'aurais bien arrange cette affaire-la pendant toute mon
+existence.
+
+Dans le wagon, apres les energiques et muettes poignees de main des
+adieux, je dis a Rivet: "Tu n'es qu'une brute". Il repondit: "Mon petit,
+tu commencais a m'agacer bougrement".
+
+En arrivant aux bureaux du _Fanal_, j'apercus une foule qui nous
+attendait... On cria des qu'on nous vit: "Eh bien, avez-vous arrange
+l'affaire de ce cochon de Morin?"
+
+Tout la Rochelle en etait trouble. Rivet, dont la mauvaise humeur
+s'etait dissipee en route, eut grand'peine a ne pas rire en declarant:
+"Oui, c'est fait, grace a Labarbe."
+
+Et nous allames chez Morin.
+
+Il etait etendu dans un fauteuil, avec des sinapismes aux jambes et des
+compresses d'eau froide sur le crane, defaillant d'angoisse. Et il
+toussait sans cesse, d'une petite toux d'agonisant, sans qu'on sut d'ou
+lui etait venu ce rhume. Sa femme le regardait avec des yeux de tigresse
+prete a le devorer.
+
+Des qu'il nous apercut, il eut un tremblement qui lui secouait les
+poignets et les genoux. Je dis: "C'est arrange, salaud, mais ne
+recommence pas."
+
+Il se leva, suffoquant, me prit les mains, les baisa comme celles d'un
+prince, pleura, faillit perdre connaissance, embrassa Rivet, embrassa
+meme Mme Morin qui le rejeta d'une poussee dans son fauteuil.
+
+Mais il ne se remit jamais de ce coup-la, son emotion avait ete trop
+brutale.
+
+On ne l'appelait plus dans toute la contree que "ce cochon de Morin", et
+cette epithete le traversait comme un coup d'epee chaque fois qu'il
+l'entendait.
+
+Quand un voyou dans la rue criait: "Cochon", il se retournait la tete
+par instinct. Ses amis le criblaient de plaisanteries horribles, lui
+demandant, chaque fois qu'ils mangeaient du jambon: Est-ce du tien?"
+
+Il mourut deux ans plus tard.
+
+Quant a moi, me presentant a la deputation, en 1875, j'allai faire une
+visite interessee au nouveau notaire de Tousserre, Me Belloncle. Une
+grande femme opulente et belle me recut.
+
+"Vous ne me reconnaissez pas? dit-elle."
+
+Je balbutiai: "Mais..... non..... madame."
+
+--"Henriette Bonnel."
+
+--"Ah!"--Et je me sentis devenir pale.
+
+Elle semblait parfaitement a son aise, et souriait en me regardant.
+
+Des qu'elle m'eut laisse seul avec son mari, il me prit les mains, les
+serrant a les broyer: "Voici longtemps, cher monsieur, que je veux aller
+vous voir. Ma femme m'a tant parle de vous. Je sais..... oui, je sais en
+quelle circonstance douloureuse vous l'avez connue, je sais aussi comme
+vous avez ete parfait, plein de delicatesse, de tact, de devouement dans
+l'affaire....." Il hesita, puis prononca plus bas, comme s'il eut
+articule un mot grossier ".....Dans l'affaire de ce cochon de Morin."
+
+
+
+
+
+
+
+LA FOLLE
+
+_A Robert de Bannieres._
+
+
+Tenez, dit M. Mathieu d'Endolin, les becasses me rappellent une bien
+sinistre anecdote de la guerre.
+
+Vous connaissez ma propriete dans le faubourg de Cormeil. Je l'habitais
+au moment de l'arrivee des Prussiens.
+
+J'avais alors pour voisine une espece de folle, dont l'esprit s'etait
+egare sous les coups du malheur. Jadis, a l'age de vingt-cinq ans, elle
+avait perdu, en un seul mois, son pere, son mari et son enfant
+nouveau-ne.
+
+Quand la mort est entree une fois dans une maison, elle y revient
+presque toujours immediatement, comme si elle connaissait la porte.
+
+La pauvre jeune femme, foudroyee par le chagrin, prit le lit, delira
+pendant six semaines. Puis, une sorte de lassitude calme succedant a
+cette crise violente, elle resta sans mouvement, mangeant a peine,
+remuant seulement les yeux. Chaque fois qu'on voulait la faire lever,
+elle criait comme si on l'eut tuee. On la laissa donc toujours couchee,
+ne la tirant de ses draps que pour les soins de sa toilette et pour
+retourner ses matelas.
+
+Une vieille bonne restait pres d'elle, la faisant boire de temps en
+temps ou macher un peu de viande froide. Que se passait-il dans cette
+ame desesperee? On ne le sut jamais; car elle ne parla plus.
+Songeait-elle aux morts? Revassait-elle tristement, sans souvenir
+precis? Ou bien sa pensee aneantie restait-elle immobile comme de l'eau
+sans courant?
+
+Pendant quinze annees, elle demeura ainsi fermee et inerte.
+
+La guerre vint; et, dans les premiers jours de decembre, les Prussiens
+penetrerent a Cormeil.
+
+Je me rappelle cela comme d'hier. Il gelait a fendre les pierres; et
+j'etais etendu moi-meme dans un fauteuil, immobilise par la goutte,
+quand j'entendis le battement lourd et rythme de leurs pas. De ma
+fenetre, je les vis passer.
+
+Ils defilaient interminablement, tous pareils, avec ce mouvement de
+pantins qui leur est particulier. Puis les chefs distribuerent leurs
+hommes aux habitants. J'en eus dix-sept. La voisine, la folle, en avait
+douze, dont un commandant, vrai soudard, violent, bourru.
+
+Pendant, les premiers jours tout se passa normalement. On avait dit a
+l'officier d'a cote que la dame etait malade; et il ne s'en inquieta
+guere. Mais bientot cette femme qu'on ne voyait jamais l'irrita. Il
+s'informa de la maladie; on repondit que son hotesse etait couchee
+depuis quinze ans par suite d'un violent chagrin. Il n'en crut rien sans
+doute, et s'imagina que la pauvre insensee ne quittait pas son lit par
+fierte, pour ne pas voir les Prussiens, et ne leur point parler, et ne
+les point froler.
+
+Il exigea qu'elle le recut; on le fit entrer dans sa chambre. Il demanda,
+d'un ton brusque.
+
+--Je vous prierai, matame, de fous lever et de tescentre pour qu'on fous
+foie.
+
+Elle tourna vers lui ses yeux vagues, ses yeux vides, et ne repondit
+pas.
+
+Il reprit:
+
+--Che ne tolererai bas d'insolence. Si fous ne fous levez bas de ponne
+volonte, che trouverai pien un moyen de fous faire bromener tout seule.
+
+Elle ne fit pas un geste, toujours immobile comme si elle ne l'eut pas
+vu.
+
+Il rageait, prenant ce silence calme pour une marque de mepris supreme.
+Et il ajouta:
+
+--Si vous n'etes pas tescentue temain...
+
+Puis, il sortit.
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain la vieille bonne, eperdue, la voulut habiller; mais la
+folle se mit a hurler en se debattant. L'officier monta bien vite; et la
+servante, se jetant a ses genoux, cria:
+
+--Elle ne veut pas, monsieur, elle ne veut pas. Pardonnez-lui; elle est
+si malheureuse.
+
+Le soldat restait embarrasse, n'osant, malgre sa colere, la faire tirer
+du lit par ses hommes. Mais soudain il se mit a rire et donna des ordres
+en allemand.
+
+Et bientot on vit sortir un detachement qui soutenait un matelas comme
+on porte un blesse. Dans ce lit qu'on n'avait point defait, la folle,
+toujours silencieuse, restait tranquille, indifferente aux evenements
+tant qu'on la laissait couchee. Un homme par derriere portait un paquet
+de vetements feminins.
+
+Et l'officier prononca en se frottant les mains:
+
+--Nous ferrons pien si vous ne poufez bas vous hapiller toute seule et
+faire une betite bromenate.
+
+Puis on vit s'eloigner le cortege dans la direction de la foret
+d'Imauville.
+
+Deux heures plus tard les soldats revinrent tout seuls.
+
+On ne revit plus la folle. Qu'en avaient-ils fait? Ou l'avaient-ils
+portee! On ne le sut jamais.
+
+ * * * * *
+
+La neige tombait maintenant jour et nuit, ensevelissant la plaine et les
+bois sous un linceul de mousse glacee. Les loups venaient hurler
+jusqu'a nos portes.
+
+La pensee de cette femme perdue me hantait; et je fis plusieurs
+demarches aupres de l'autorite prussienne, afin d'obtenir des
+renseignements. Je faillis etre fusille.
+
+Le printemps revint. L'armee d'occupation s'eloigna. La maison de ma
+voisine restait fermee; l'herbe drue poussait dans les allees.
+
+La vieille bonne etait morte pendant l'hiver. Personne ne s'occupait
+plus de cette aventure; moi seul y songeais sans cesse.
+
+Qu'avaient-ils fait de cette femme? s'etait-elle enfuie a travers les
+bois! L'avait-on recueillie quelque part, et gardee dans un hopital sans
+pouvoir obtenir d'elle aucun renseignement. Rien ne venait alleger mes
+doutes; mais, peu a peu, le temps apaisa le souci de mon coeur.
+
+Or, a l'automne suivant, les becasses passerent en masse; et, comme ma
+goutte me laissait un peu de repit, je me trainai jusqu'a la foret.
+J'avais deja tue quatre ou cinq oiseaux a long bec, quand j'en abattis
+un qui disparut dans un fosse plein de branches. Je fus oblige d'y
+descendre pour y ramasser ma bete. Je la trouvai tombee aupres d'une
+tete de mort. Et brusquement le souvenir de la folle m'arriva dans la
+poitrine comme un coup de poing. Bien d'autres avaient expire dans ces
+bois peut-etre en cette annee sinistre; mais je ne sais pourquoi,
+j'etais sur, sur, vous dis-je, que je rencontrais la tete de cette
+miserable maniaque.
+
+Et soudain je compris, je devinai tout. Ils l'avaient abandonnee sur ce
+matelas, dans la foret froide et deserte; et, fidele a son idee fixe,
+elle s'etait laissee mourir sous l'epais et leger duvet des neiges et
+sans remuer le bras ou la jambe.
+
+Puis les loups l'avaient devoree.
+
+Et les oiseaux avaient fait leur nid avec la laine de son lit dechire.
+
+J'ai garde ce triste ossement. Et je fais des voeux pour que nos fils ne
+voient plus jamais de guerre.
+
+
+
+
+
+
+
+PIERROT
+
+_A Henry Roujon._
+
+
+Mme Lefevre etait une dame de campagne, une veuve, une de ces
+demi-paysannes a rubans et a chapeaux falbalas, de ces personnes qui
+parlent avec des cuirs, prennent en public des airs grandioses, et
+cachent une ame de brute pretentieuse sous des dehors comiques et
+chamarres, comme elles dissimulent leurs grosses mains rouges sous des
+gants de soie ecrue.
+
+Elle avait pour servante une brave campagnarde toute simple, nommee
+Rose.
+
+Les deux femmes habitaient une petite maison a volets verts, le long
+d'une route, en Normandie, au centre du pays de Caux.
+
+Comme elles possedaient, devant l'habitation, un etroit jardin, elles
+cultivaient quelques legumes.
+
+Or, une nuit, on lui vola une douzaine d'oignons.
+
+Des que Rose s'apercut du larcin, elle courut prevenir madame, qui
+descendit en jupe de laine. Ce fut une desolation et une terreur. On
+avait vole, vole Mme Lefevre! Donc, on volait dans le pays, puis on
+pouvait revenir.
+
+Et les deux femmes effarees contemplaient les traces de pas,
+bavardaient, supposaient des choses: "Tenez, ils ont passe par la. Ils
+ont mis leurs pieds sur le mur; ils ont saute dans la plate-bande."
+
+Et elles s'epouvantaient pour l'avenir. Comment dormir tranquilles
+maintenant!
+
+Le bruit du vol se repandit. Les voisins arriverent, constaterent,
+discuterent a leur tour; et les deux femmes expliquaient a chaque
+nouveau venu leurs observations et leurs idees.
+
+Un fermier d'a cote leur offrit ce conseil: "Vous devriez avoir un
+chien."
+
+C'etait vrai, cela; elles devraient avoir un chien, quand ce ne serait
+que pour donner l'eveil. Pas un gros chien, Seigneur! Que feraient-elles
+d'un gros chien! Il les ruinerait en nourriture. Mais un petit chien (en
+Normandie, on prononce _quin_), un petit freluquet de _quin_ qui jappe.
+
+Des que tout le monde fut parti, Mme Lefevre discuta longtemps cette
+idee de chien. Elle faisait, apres reflexion, mille objections,
+terrifiee par l'image d'une jatte pleine de patee; car elle etait de
+cette race parcimonieuse de dames campagnardes qui portent toujours des
+centimes dans leur poche pour faire l'aumone ostensiblement aux pauvres
+des chemins, et donner aux quetes du dimanche.
+
+Rose, qui aimait les betes, apporta ses raisons et les defendit avec
+astuce. Donc il fut decide qu'on aurait un chien, un tout petit chien.
+
+On se mit a sa recherche, mais on n'en trouvait que des grands, des
+avaleurs de soupe a faire fremir. L'epicier de Rolleville en avait bien
+un, un tout petit; mais il exigeait qu'on le lui payat deux francs, pour
+couvrir ses frais d'elevage. Mme Lefevre declara qu'elle voulait bien
+nourrir un "quin", mais qu'elle n'en acheterait pas.
+
+Or, le boulanger, qui savait les evenements, apporta, un matin, dans sa
+voiture, un etrange petit animal tout jaune, presque sans pattes, avec
+un corps de crocodile, une tete de renard et une queue en trompette, un
+vrai panache, grand comme tout le reste de sa personne. Un client
+cherchait a s'en defaire. Mme Lefevre trouva fort beau ce roquet
+immonde, qui ne coutait rien. Rose l'embrassa, puis demanda comment on
+le nommait. Le boulanger repondit: "Pierrot."
+
+Il fut installe dans une vieille caisse a savon et on lui offrit d'abord
+de l'eau a boire. Il but. On lui presenta ensuite un morceau de pain. Il
+mangea. Mme Lefevre, inquiete, eut une idee: "Quand il sera bien
+accoutume a la maison, on le laissera libre. Il trouvera a manger en
+rodant par le pays."
+
+On le laissa libre, en effet, ce qui ne l'empecha point d'etre affame.
+Il ne jappait d'ailleurs que pour reclamer sa pitance; mais, dans ce
+cas, il jappait avec acharnement.
+
+Tout le monde pouvait entrer dans le jardin. Pierrot allait caresser
+chaque nouveau venu, et demeurait absolument muet.
+
+Mme Lefevre cependant s'etait accoutumee a cette bete. Elle en arrivait
+meme a l'aimer, et a lui donner de sa main, de temps en temps, des
+bouchees de pain trempees dans la sauce de son fricot.
+
+Mais elle n'avait nullement songe a l'impot, et quand on lui reclama
+huit francs,--huit francs, madame!--pour ce freluquet de _quin_ qui ne
+jappait seulement point, elle faillit s'evanouir de saisissement.
+
+Il fut immediatement decide qu'on se debarrasserait de Pierrot. Personne
+n'en voulut. Tous les habitants le refuserent a dix lieues aux environs.
+Alors on se resolut, faute d'autre moyen, a lui faire "piquer du mas".
+
+"Piquer du mas", c'est "manger de la marne". On fait piquer du mas a
+tous les chiens dont on veut se debarrasser.
+
+Au milieu d'une vaste plaine, on apercoit une espece de hutte, ou plutot
+un tout petit toit de chaume, pose sur le sol. C'est l'entree de la
+marniere. Un grand puits tout droit s'enfonce jusqu'a vingt metres sous
+terre, pour aboutir a une serie de longues galeries de mines.
+
+On descend une fois par an dans cette carriere, a l'epoque ou l'on marne
+les terres. Tout le reste du temps, elle sert de cimetiere aux chiens
+condamnes; et souvent, quand on passe aupres de l'orifice, des
+hurlements plaintifs, des aboiements furieux ou desesperes, des appels
+lamentables montent jusqu'a vous.
+
+Les chiens des chasseurs et des bergers s'enfuient avec epouvante des
+abords de ce trou gemissant; et, quand on se penche au-dessus, il sort
+de la une abominable odeur de pourriture.
+
+Des drames affreux s'y accomplissent dans l'ombre.
+
+Quand une bete agonise depuis dix a douze jours dans le fond, nourrie
+par les restes immondes de ses devanciers, un nouvel animal, plus gros,
+plus vigoureux certainement, est precipite tout a coup. Ils sont la,
+seuls, affames, les yeux luisants. Ils se guettent, se suivent,
+hesitent, anxieux. Mais la faim les presse: ils s'attaquent, luttent
+longtemps, acharnes; et le plus fort mange le plus faible, le devore
+vivant.
+
+Quand il fut decide qu'on ferait "piquer du mas" a Pierrot, on s'enquit
+d'un executeur. Le cantonnier qui binait la route demanda dix sous pour
+la course. Cela parut follement exagere a Mme Lefevre. Le goujat du
+voisin se contentait de cinq sous; c'etait trop encore; et, Rose ayant
+fait observer qu'il valait mieux qu'elles le portassent elles-memes,
+parce qu'ainsi il ne serait pas brutalise en route et averti de son
+sort, il fut resolu qu'elles iraient toutes les deux, a la nuit
+tombante.
+
+On lui offrit, ce soir-la, une bonne soupe avec un doigt de beurre. Il
+l'avala jusqu'a la derniere goutte; et, comme il remuait la queue de
+contentement, Rose le prit dans son tablier.
+
+Elles allaient a grands pas, comme des maraudeuses, a travers la plaine.
+Bientot elles apercurent la marniere et l'atteignirent; Mme Lefevre se
+pencha pour ecouter si aucune bete ne gemissait.--Non--il n'y en avait
+pas; Pierrot serait seul. Alors Rose qui pleurait, l'embrassa, puis le
+lanca dans le trou; et elles se pencherent toutes deux, l'oreille
+tendue.
+
+Elles entendirent d'abord un bruit sourd; puis la plainte aigue,
+dechirante, d'une bete blessee, puis une succession de petits cris de
+douleur, puis des appels desesperes, des supplications de chien qui
+implorait, la tete levee vers l'ouverture.
+
+Il jappait, oh! il jappait!
+
+Elles furent saisies de remords, d'epouvante, d'une peur folle et
+inexplicable; et elles se sauverent en courant. Et, comme Rose allait
+plus vite, Mme Lefevre criait: "Attendez-moi, Rose, attendez-moi!"
+
+Leur nuit fut hantee de cauchemars epouvantables.
+
+Mme Lefevre reva qu'elle s'asseyait a table pour manger la soupe, mais,
+quand elle decouvrait la soupiere, Pierrot etait dedans. Il s'elancait
+et la mordait au nez.
+
+Elle se reveilla et crut l'entendre japper encore. Elle ecouta; elle
+s'etait trompee.
+
+Elle s'endormit de nouveau et se trouva sur une grande route, une route
+interminable, qu'elle suivait. Tout a coup, au milieu du chemin, elle
+apercut un panier, un grand panier de fermier, abandonne; et ce panier
+lui faisait peur.
+
+Elle finissait cependant par l'ouvrir, et Pierrot, blotti dedans, lui
+saisissait la main, ne la lachait plus; et elle se sauvait eperdue,
+portant ainsi au bout du bras le chien suspendu, la gueule serree.
+
+Au petit jour, elle se leva, presque folle, et courut a la marniere.
+
+Il jappait; il jappait encore, il avait jappe toute la nuit. Elle se mit
+a sangloter et l'appela avec mille petits noms caressants. Il repondit
+avec toutes les inflexions tendres de sa voix de chien.
+
+Alors elle voulut le revoir, se promettant de le rendre heureux jusqu'a
+sa mort.
+
+Elle courut chez le puisatier charge de l'extraction de la marne, et
+elle lui raconta son cas. L'homme ecoutait sans rien dire. Quand elle
+eut fini, il prononca: "Vous voulez votre quin? Ce sera quatre francs."
+
+Elle eut un sursaut; toute sa douleur s'envola du coup.
+
+"Quatre francs! vous vous en feriez mourir! quatre francs!"
+
+Il repondit: "Vous croyez que j'vas apporter mes cordes, mes
+manivelles, et monter tout ca, et m'n aller la-bas avec mon garcon et
+m'faire mordre encore par votre maudit quin, pour l'plaisir de vous le
+r'donner? fallait pas l'jeter."
+
+Elle s'en alla, indignee.--Quatre francs!
+
+Aussitot rentree, elle appela Rose et lui dit les pretentions du
+puisatier. Rose, toujours resignee, repetait: "Quatre francs! c'est de
+l'argent, Madame."
+
+Puis, elle ajouta: "Si on lui jetait a manger, a ce pauvre quin, pour
+qu'il ne meure pas comme ca?"
+
+Mme Lefevre approuva, toute joyeuse; et les voila reparties, avec un
+gros morceau de pain beurre.
+
+Elles le couperent par bouchees qu'elles lancaient l'une apres l'autre,
+parlant tour a tour a Pierrot. Et si tot que le chien avait acheve un
+morceau, il jappait pour reclamer le suivant.
+
+Elles revinrent le soir, puis le lendemain, tous les jours. Mais elles
+ne faisaient plus qu'un voyage.
+
+ * * * * *
+
+Or, un matin, au moment de laisser tomber la premiere bouchee, elles
+entendirent tout a coup un aboiement formidable dans le puits. Ils
+etaient deux! On avait precipite un autre chien, un gros!
+
+Rose cria: "Pierrot!" Et Pierrot jappa, jappa. Alors on se mit a jeter
+la nourriture; mais, chaque fois elles distinguaient parfaitement une
+bousculade terrible, puis les cris plaintifs de Pierrot mordu par son
+compagnon, qui mangeait tout, etant le plus fort.
+
+Elles avaient beau specifier: "C'est pour toi, Pierrot!" Pierrot,
+evidemment, n'avait rien.
+
+Les deux femmes interdites, se regardaient; et Mme Lefevre prononca d'un
+ton aigre: "Je ne peux pourtant pas nourrir tous les chiens qu'on
+jettera la-dedans. Il faut y renoncer".
+
+Et, suffoquee a l'idee de tous ces chiens vivant a ses depens, elle s'en
+alla, emportant meme ce qui restait du pain qu'elle se mit a manger en
+marchant.
+
+Rose la suivit en s'essuyant les yeux du coin de son tablier bleu.
+
+
+
+
+
+
+
+MENUET
+
+_A Paul Bourget._
+
+
+Les grands malheurs ne m'attristent guere, dit Jean Bridelle, un vieux
+garcon qui passait pour sceptique. J'ai vu la guerre de bien pres:
+j'enjambais les corps sans apitoiement. Les fortes brutalites de la
+nature ou des hommes peuvent nous faire pousser des cris d'horreur ou
+d'indignation, mais ne nous donnent point ce pincement au coeur, ce
+frisson qui vous passe dans le dos a la vue de certaines petites choses
+navrantes.
+
+La plus violente douleur qu'on puisse eprouver, certes, est la perte
+d'un enfant pour une mere, et la perte de la mere pour un homme. Cela
+est violent, terrible, cela bouleverse et dechire; mais on guerit de ces
+catastrophes comme des larges blessures saignantes. Or, certaines
+rencontres, certaines choses entr'apercues, devinees, certains chagrins
+secrets, certaines perfidies du sort, qui remuent en nous tout un monde
+douloureux de pensees, qui entr'ouvrent devant nous brusquement la porte
+mysterieuse des souffrances morales, compliquees, incurables, d'autant
+plus profondes qu'elles semblent benignes, d'autant plus cuisantes
+qu'elles semblent presque insaisissables, d'autant plus tenaces qu'elles
+semblent factices, nous laissent a l'ame comme une trainee de tristesse,
+un gout d'amertume, une sensation de desenchantement dont nous sommes
+longtemps a nous debarrasser.
+
+J'ai toujours devant les yeux deux ou trois choses que d'autres
+n'eussent point remarquees assurement, et qui sont entrees en moi comme
+de longues et minces piqures inguerissables.
+
+Vous ne comprendriez peut-etre pas l'emotion qui m'est restee de ces
+rapides impressions. Je ne vous en dirai qu'une. Elle est tres vieille,
+mais vive comme d'hier. Il se peut que mon imagination seule ait fait
+les frais de mon attendrissement.
+
+J'ai cinquante ans. J'etais jeune alors et j'etudiais le droit. Un peu
+triste, un peu reveur, impregne d'une philosophie melancolique, je
+n'aimais guere les cafes bruyants, les camarades braillards, ni les
+filles stupides. Je me levais tot; et une de mes plus cheres voluptes
+etait de me promener seul, vers huit heures du matin, dans la pepiniere
+du Luxembourg.
+
+Vous ne l'avez pas connue, vous autres, cette pepiniere? C'etait comme
+un jardin oublie de l'autre siecle, un jardin joli comme un doux
+sourire de vieille. Des haies touffues separaient les allees etroites et
+regulieres, allees calmes entre deux murs de feuillage tailles avec
+methode. Les grands ciseaux du jardinier alignaient sans relache ces
+cloisons de branches; et, de place en place, on rencontrait des
+parterres de fleurs, des plates-bandes de petits arbres ranges comme des
+collegiens en promenade, des societes de rosiers magnifiques ou des
+regiments d'arbres a fruits.
+
+Tout un coin de ce ravissant bosquet etait habite par les abeilles.
+Leurs maisons de paille, savamment espacees sur les planches, ouvraient
+au soleil leurs portes grandes comme l'entree d'un de a coudre; et on
+rencontrait tout le long des chemins les mouches bourdonnantes et
+dorees, vraies maitresses de ce lieu pacifique, vraies promeneuses de
+ces tranquilles allees en corridors.
+
+Je venais la presque tous les matins. Je m'asseyais sur un banc et je
+lisais. Parfois je laissais retomber le livre sur mes genoux pour rever,
+pour ecouter autour de moi vivre Paris, et jouir du repos infini de ces
+charmilles a la mode ancienne.
+
+Mais je m'apercus bientot que je n'etais pas seul a frequenter ce lieu
+des l'ouverture des barrieres, et je rencontrais parfois, nez a nez, au
+coin d'un massif, un etrange petit vieillard.
+
+Il portait des souliers a boucles d'argent, une culotte a pont, une
+redingote tabac d'Espagne, une dentelle en guise de cravate et un
+invraisemblable chapeau gris a grands bords et a grands poils, qui
+faisait penser au deluge.
+
+Il etait maigre, fort maigre, anguleux, grimacant et souriant. Ses yeux
+vifs palpitaient, s'agitaient sous un mouvement continu des paupieres;
+et il avait toujours a la main une superbe canne a pommeau d'or qui
+devait etre pour lui quelque souvenir magnifique.
+
+Ce bonhomme m'etonna d'abord, puis m'interessa outre mesure. Et je le
+guettais a travers les murs de feuilles, je le suivais de loin,
+m'arretant au detour des bosquets pour n'etre point vu.
+
+Et voila qu'un matin, comme il se croyait bien seul, il se mit a faire
+des mouvements singuliers: quelques petits bonds d'abord, puis une
+reverence; puis il battit, de sa jambe grele, un entrechat encore
+alerte, puis il commenca a pivoter galamment, sautillant, se tremoussant
+d'une facon drole, souriant comme devant un public, faisant des graces,
+arrondissant les bras, tortillant son pauvre corps de marionnette,
+adressant dans le vide de legers saluts attendrissants et ridicules. Il
+dansait!
+
+Je demeurais petrifie d'etonnement, me demandant lequel des deux etait
+fou, lui, ou moi.
+
+Mais il s'arreta soudain, s'avanca comme font les acteurs sur la scene,
+puis s'inclina en reculant avec des sourires gracieux et des baisers de
+comedienne qu'il jetait de sa main tremblante aux deux rangees d'arbres
+tailles.
+
+Et il reprit avec gravite sa promenade.
+
+ * * * * *
+
+A partir de ce jour, je ne le perdis plus de vue; et, chaque matin, il
+recommencait son exercice invraisemblable.
+
+Une envie folle me prit de lui parler. Je me risquai, et, l'ayant salue,
+je lui dis:
+
+--Il fait bien bon aujourd'hui, monsieur.
+
+Il s'inclina.
+
+--Oui, monsieur, c'est un vrai temps de jadis.
+
+Huit jours apres, nous etions amis, et je connus son histoire. Il avait
+ete maitre de danse a l'Opera, du temps du roi Louis XV. Sa belle canne
+etait un cadeau du comte de Clermont. Et, quand on lui parlait de
+danse, il ne s'arretait plus de bavarder.
+
+Or, voila qu'un jour il me confia:
+
+--J'ai epouse la Castris, monsieur. Je vous presenterai si vous voulez,
+mais elle ne vient ici que sur le tantot. Ce jardin, voyez-vous, c'est
+notre plaisir et notre vie. C'est tout ce qui nous reste d'autrefois. Il
+nous semble que nous ne pourrions plus exister si nous ne l'avions
+point. Cela est vieux et distingue, n'est-ce pas? Je crois y respirer un
+air qui n'a point change depuis ma jeunesse. Ma femme et moi, nous y
+passons toutes nos apres-midi. Mais, moi, j'y viens des le matin, car je
+me leve de bonne heure.
+
+ * * * * *
+
+Des que j'eus fini de dejeuner, je retournai au Luxembourg, et bientot
+j'apercus mon ami qui donnait le bras avec ceremonie a une toute vieille
+petite femme vetue de noir, et a qui je fus presente. C'etait la
+Castris, la grande danseuse aimee des princes, aimee du roi, aimee de
+tout ce siecle galant qui semble avoir laisse dans le monde une odeur
+d'amour.
+
+Nous nous assimes sur un banc de pierre. C'etait au mois de mai. Un
+parfum de fleurs voltigeait dans les allees proprettes; un bon soleil
+glissait entre les feuilles et semait sur nous de larges gouttes de
+lumiere. La robe noire de la Castris semblait toute mouillee de clarte.
+
+Le jardin etait vide. On entendait au loin rouler des fiacres.
+
+--Expliquez-moi donc, dis-je au vieux danseur, ce que c'etait que le
+menuet?
+
+Il tressaillit.
+
+--Le menuet, monsieur, c'est la reine des danses, et la danse des
+Reines, entendez-vous? Depuis qu'il n'y a plus de Rois, il n'y a plus de
+menuet.
+
+Et il commenca, en style pompeux, un long eloge dithyrambique auquel je
+ne compris rien. Je voulus me faire decrire les pas, tous les
+mouvements, les poses. Il s'embrouillait, s'exasperant de son
+impuissance, nerveux et desole.
+
+Et soudain, se tournant vers son antique compagne, toujours silencieuse
+et grave:
+
+--Elise, veux-tu, dis, veux-tu, tu seras bien gentille, veux-tu que nous
+montrions a monsieur ce que c'etait?
+
+Elle tourna ses yeux inquiets de tous les cotes, puis se leva sans dire
+un mot et vint se placer en face de lui.
+
+Alors je vis une chose inoubliable.
+
+Ils allaient et venaient avec des simagrees enfantines, se souriaient,
+se balancaient, s'inclinaient, sautillaient pareils a deux vieilles
+poupees qu'aurait fait danser une mecanique ancienne, un peu brisee,
+construite jadis par un ouvrier fort habile, suivant la maniere de son
+temps.
+
+Et je les regardais, le coeur trouble de sensations extraordinaires,
+l'ame emue d'une indicible melancolie. Il me semblait voir une
+apparition lamentable et comique, l'ombre demodee d'un siecle. J'avais
+envie de rire et besoin de pleurer.
+
+Tout a coup ils s'arreterent, ils avaient termine les figures de la
+danse. Pendant quelques secondes ils resterent debout l'un devant
+l'autre, grimacant d'une facon surprenante; puis ils s'embrasserent en
+sanglotant.
+
+ * * * * *
+
+Je partais, trois jours apres, pour la province. Je ne les ai point
+revus. Quand je revins a Paris, deux ans plus tard, on avait detruit la
+pepiniere. Que sont-ils devenus sans le cher jardin d'autrefois avec ses
+chemins en labyrinthe, son odeur du passe et les detours gracieux des
+charmilles?
+
+Sont-ils morts? Errent-ils par les rues modernes comme des exiles sans
+espoir? Dansent-ils, spectres falots, un menuet fantastique entre les
+cypres d'un cimetiere, le long des sentiers bordes de tombes, au clair
+de lune?
+
+Leur souvenir me hante, m'obsede, me torture, demeure en moi comme une
+blessure. Pourquoi? Je n'en sais rien.
+
+Vous trouverez cela ridicule, sans doute?
+
+
+
+
+
+
+
+LA PEUR
+
+_A J. K. Huysmans._
+
+
+On remonta sur le pont apres diner. Devant nous la Mediterranee n'avait
+pas un frisson sur toute sa surface, qu'une grande lune calme moirait.
+Le vaste bateau glissait, jetant sur le ciel, qui semblait ensemence
+d'etoiles, un gros serpent de fumee noire; et, derriere nous, l'eau
+toute blanche, agitee par le passage rapide du lourd batiment, battue
+par l'helice, moussait, semblait se tordre, remuait tant de clartes
+qu'on eut dit de la lumiere de lune bouillonnant.
+
+Nous etions la, six ou huit, silencieux, admirant, l'oeil tourne vers
+l'Afrique lointaine ou nous allions. Le commandant, qui fumait un cigare
+au milieu de nous, reprit soudain la conversation du diner.
+
+--Oui, j'ai eu peur ce jour-la. Mon navire est reste six heures avec ce
+rocher dans le ventre, battu par la mer. Heureusement que nous avons ete
+recueillis, vers le soir, par un charbonnier anglais qui nous apercut.
+
+Alors un grand homme a figure brulee, a l'aspect grave, un de ces hommes
+qu'on sent avoir traverse de longs pays inconnus, au milieu de dangers
+incessants, et dont l'oeil tranquille semble garder, dans sa profondeur,
+quelque chose des paysages etranges qu'il a vus; un de ces hommes qu'on
+devine trempes dans le courage, parla pour la premiere fois:
+
+--Vous dites, commandant, que vous avez eu peur; je n'en crois rien.
+Vous vous trompez sur le mot et sur la sensation que vous avez
+eprouvee. Un homme energique n'a jamais peur en face du danger pressant.
+Il est emu, agite, anxieux; mais, la peur, c'est autre chose.
+
+Le commandant reprit en riant:
+
+--Fichtre! je vous reponds bien que j'ai eu peur, moi.
+
+Alors l'homme au teint bronze prononca d'une voix lente:
+
+--Permettez-moi de m'expliquer! La peur (et les hommes les plus hardis
+peuvent avoir peur), c'est quelque chose d'effroyable, une sensation
+atroce, comme une decomposition de l'ame, un spasme affreux de la pensee
+et du coeur, dont le souvenir seul donne des frissons d'angoisse. Mais
+cela n'a lieu, quand on est brave, ni devant une attaque, ni devant la
+mort inevitable, ni devant toutes les formes connues du peril: cela a
+lieu dans certaines circonstances anormales, sous certaines influences
+mysterieuses, en face de risques vagues. La vraie peur, c'est quelque
+chose comme une reminiscence des terreurs fantastiques d'autrefois. Un
+homme qui croit aux revenants, et qui s'imagine apercevoir un spectre
+dans la nuit, doit eprouver la peur en toute son epouvantable horreur.
+
+Moi, j'ai devine la peur en plein jour, il y a dix ans environ. Je l'ai
+ressentie l'hiver dernier, par une nuit de decembre.
+
+Et, pourtant, j'ai traverse bien des hasards, bien des aventures qui
+semblaient mortelles. Je me suis battu souvent. J'ai ete laisse pour
+mort par des voleurs. J'ai ete condamne, comme insurge, a etre pendu en
+Amerique, et jete a la mer du pont d'un batiment sur les cotes de Chine.
+Chaque fois je me suis cru perdu, j'en ai pris immediatement mon parti,
+sans attendrissement et meme sans regrets.
+
+Mais la peur, ce n'est pas cela.
+
+Je l'ai pressentie en Afrique. Et pourtant elle est fille du Nord; le
+soleil la dissipe comme un brouillard. Remarquez bien ceci, messieurs.
+Chez les Orientaux, la vie ne compte pour rien; on est resigne tout de
+suite; les nuits sont claires et vides de legendes, les ames aussi vides
+des inquietudes sombres qui hantent les cerveaux dans les pays froids.
+En Orient, on peut connaitre la panique, on ignore la peur.
+
+Eh bien! voici ce qui m'est arrive sur cette terre d'Afrique:
+
+Je traversais les grandes dunes au sud de Ouargla. C'est la un des plus
+etranges pays du monde. Vous connaissez le sable uni, le sable droit des
+interminables plages de l'Ocean. Eh bien! figurez-vous l'Ocean lui-meme
+devenu sable au milieu d'un ouragan; imaginez une tempete silencieuse de
+vagues immobiles en poussiere jaune. Elles sont hautes comme des
+montagnes, ces vagues inegales, differentes, soulevees tout a fait comme
+des flots dechaines, mais plus grandes encore, et striees comme de la
+moire. Sur cette mer furieuse, muette et sans mouvement, le devorant
+soleil du sud verse sa flamme implacable et directe. Il faut gravir ces
+lames de cendre d'or, redescendre, gravir encore, gravir sans cesse,
+sans repos et sans ombre. Les chevaux ralent, enfoncent jusqu'aux
+genoux, et glissent en devalant l'autre versant des surprenantes
+collines.
+
+Nous etions deux amis suivis de huit spahis et de quatre chameaux avec
+leurs chameliers. Nous ne parlions plus, accables de chaleur, de
+fatigue, et desseches de soif comme ce desert ardent. Soudain un de ces
+hommes poussa une sorte de cri; tous s'arreterent; et nous demeurames
+immobiles, surpris par un inexplicable phenomene connu des voyageurs en
+ces contrees perdues.
+
+Quelque part, pres de nous, dans une direction indeterminee, un tambour
+battait, le mysterieux tambour des dunes; il battait distinctement,
+tantot plus vibrant, tantot affaibli, arretant, puis reprenant son
+roulement fantastique.
+
+Les Arabes, epouvantes, se regardaient; et l'un dit, en sa langue: "La
+mort est sur nous." Et voila que tout a coup mon compagnon, mon ami,
+presque mon frere, tomba de cheval, la tete en avant, foudroye par une
+insolation.
+
+Et pendant deux heures, pendant que j'essayais en vain de le sauver,
+toujours ce tambour insaisissable m'emplissait l'oreille de son bruit
+monotone, intermittent et incomprehensible; et je sentais se glisser
+dans mes os la peur, la vraie peur, la hideuse peur, en face de ce
+cadavre aime, dans ce trou incendie par le soleil entre quatre monts de
+sable, tandis que l'echo inconnu nous jetait, a deux cents lieues de
+tout village francais, le battement rapide du tambour.
+
+Ce jour-la, je compris ce que c'etait que d'avoir peur; je l'ai su
+mieux encore une autre fois...
+
+Le commandant interrompit le conteur:
+
+--Pardon, monsieur, mais ce tambour? Qu'etait-ce?
+
+Le voyageur repondit:
+
+--Je n'en sais rien. Personne ne sait. Les officiers, surpris souvent
+par ce bruit singulier, l'attribuent generalement a l'echo grossi,
+multiplie, demesurement enfle par les valonnements des dunes, d'une
+grele de grains de sable emportes dans le vent et heurtant une touffe
+d'herbes seches; car on a toujours remarque que le phenomene se produit
+dans le voisinage de petites plantes brulees par le soleil, et dures
+comme du parchemin.
+
+Ce tambour ne serait donc qu'une sorte de mirage du son. Voila tout.
+Mais je n'appris cela que plus tard.
+
+J'arrive a ma seconde emotion.
+
+C'etait l'hiver dernier, dans une foret du nord-est de la France. La
+nuit vint deux heures plus tot, tant le ciel etait sombre. J'avais pour
+guide un paysan qui marchait a mon cote, par un tout petit chemin, sous
+une voute de sapins dont le vent dechaine tirait des hurlements. Entre
+les cimes, je voyais courir des nuages en deroute, des nuages eperdus
+qui semblaient fuir devant une epouvante. Parfois, sous une immense
+rafale, toute la foret s'inclinait dans le meme sens avec un gemissement
+de souffrance; et le froid m'envahissait, malgre mon pas rapide et mon
+lourd vetement.
+
+Nous devions souper et coucher chez un garde forestier dont la maison
+n'etait plus eloignee de nous. J'allais la pour chasser.
+
+Mon guide, parfois, levait les yeux et murmurait: "Triste temps!" Puis
+il me parla des gens chez qui nous arrivions. Le pere avait tue un
+braconnier deux ans auparavant, et, depuis ce temps, il semblait
+sombre, comme hante d'un souvenir. Ses deux fils, maries, vivaient avec
+lui.
+
+Les tenebres etaient profondes. Je ne voyais rien devant moi, ni autour
+de moi, et toute la branchure des arbres entrechoques emplissait la nuit
+d'une rumeur incessante. Enfin, j'apercus une lumiere, et bientot mon
+compagnon heurtait une porte. Des cris aigus de femmes nous repondirent.
+Puis, une voix d'homme, une voix etranglee, demanda: "Qui va la?" Mon
+guide se nomma. Nous entrames. Ce fut un inoubliable tableau.
+
+Un vieux homme a cheveux blancs, a l'oeil fou, le fusil charge dans la
+main, nous attendait debout au milieu de la cuisine, tandis que deux
+grands gaillards, armes de haches, gardaient la porte. Je distinguai
+dans les coins sombres deux femmes a genoux, le visage cache contre le
+mur.
+
+On s'expliqua. Le vieux remit son arme contre le mur et ordonna de
+preparer ma chambre; puis, comme les femmes ne bougeaient point, il me
+dit brusquement:
+
+--Voyez-vous, monsieur, j'ai tue un homme, voila deux ans cette nuit.
+L'autre annee, il est revenu m'appeler. Je l'attends encore ce soir.
+
+Puis il ajouta d'un ton qui me fit sourire:
+
+--Aussi, nous ne sommes pas tranquilles.
+
+Je le rassurai comme je pus, heureux d'etre venu justement ce soir-la,
+et d'assister au spectacle de cette terreur superstitieuse. Je racontai
+des histoires, et je parvins a calmer a peu pres tout le monde.
+
+Pres du foyer, un vieux chien presque aveugle et moustachu, un de ces
+chiens qui ressemblent a des gens qu'on connait, dormait le nez dans ses
+pattes.
+
+Au dehors, la tempete acharnee battait la petite maison, et, par un
+etroit carreau, une sorte de judas place pres de la porte, je voyais
+soudain tout un fouillis d'arbres bouscules par le vent a la lueur de
+grands eclairs.
+
+Malgre mes efforts, je sentais bien qu'une terreur profonde tenait ces
+gens, et chaque fois que je cessais de parler, toutes les oreilles
+ecoutaient au loin. Las d'assister a ces craintes imbeciles, j'allais
+demander a me coucher, quand le vieux garde tout a coup fit un bond de
+sa chaise, saisit de nouveau son fusil, en begayant d'une voix egaree:
+"Le voila! le voila! Je l'entends!" Les deux femmes retomberent a genoux
+dans leurs coins, en se cachant le visage; et les fils reprirent leurs
+haches. J'allais tenter encore de les apaiser, quand le chien endormi
+s'eveilla brusquement et, levant sa tete, tendant le cou, regardant vers
+le feu de son oeil presque eteint, il poussa un de ces lugubres
+hurlements qui font tressaillir les voyageurs, le soir, dans la
+campagne. Tous les yeux se porterent sur lui, il restait maintenant
+immobile, dresse sur ses pattes comme hante d'une vision, et il se remit
+a hurler vers quelque chose d'invisible, d'inconnu, d'affreux sans
+doute, car tout son poil se herissait. Le garde, livide, cria: "Il le
+sent! il le sent! il etait la quand je l'ai tue." Et les femmes egarees
+se mirent, toutes les deux, a hurler avec le chien.
+
+Malgre moi, un grand frisson me courut entre les epaules. Cette vision
+de l'animal dans ce lieu, a cette heure, au milieu de ces gens eperdus,
+etait effrayante a voir.
+
+Alors, pendant une heure, le chien hurla sans bouger; il hurla comme
+dans l'angoisse d'un reve; et la peur, l'epouvantable peur entrait en
+moi; la peur de quoi? Le sais-je? C'etait la peur, voila tout.
+
+Nous restions immobiles, livides, dans l'attente d'un evenement
+affreux, l'oreille tendue, le coeur battant, bouleverses au moindre
+bruit. Et le chien se mit a tourner autour de la piece, en sentant les
+murs et gemissant toujours. Cette bete nous rendait fous! Alors, le
+paysan qui m'avait amene, se jeta sur elle, dans une sorte de paroxysme
+de terreur furieuse, et, ouvrant une porte donnant sur une petite cour,
+jeta l'animal dehors.
+
+Il se tut aussitot; et nous restames plonges dans un silence plus
+terrifiant encore. Et soudain, tous ensemble, nous eumes une sorte de
+sursaut: un etre glissait contre le mur du dehors vers la foret; puis il
+passa contre la porte, qu'il sembla tater, d'une main hesitante; puis on
+n'entendit plus rien pendant deux minutes qui firent de nous des
+insenses; puis il revint, frolant toujours la muraille; et il gratta
+legerement, comme ferait un enfant avec son ongle; puis soudain une tete
+apparut contre la vitre du judas, une tete blanche, avec des yeux
+lumineux comme ceux des fauves. Et un son sortit de sa bouche, un son
+indistinct, un murmure plaintif.
+
+Alors un bruit formidable eclata dans la cuisine. Le vieux garde avait
+tire. Et aussitot les fils se precipiterent, boucherent le judas en
+dressant la grande table qu'ils assujettirent avec le buffet.
+
+Et je vous jure qu'au fracas du coup de fusil que je n'attendais point,
+j'eus une telle angoisse du coeur, de l'ame et du corps, que je me
+sentis defaillir, pret a mourir de peur.
+
+Nous restames la jusqu'a l'aurore, incapables de bouger, de dire un mot,
+crispes dans un affolement indicible.
+
+On n'osa debarricader la sortie qu'en apercevant, par la fente d'un
+auvent, un mince rayon de jour.
+
+Au pied du mur, contre la porte, le vieux chien gisait, la gueule brisee
+d'une balle.
+
+Il etait sorti de la cour en creusant un trou sous une palissade.
+
+L'homme au visage brun se tut; puis il ajouta:
+
+--Cette nuit-la pourtant, je ne courus aucun danger; mais j'aimerais
+mieux recommencer toutes les heures ou j'ai affronte les plus terribles
+perils, que la seule minute du coup de fusil sur la tete barbue du
+judas.
+
+
+
+
+
+
+
+FARCE NORMANDE
+
+_A A. de Joinville._
+
+
+La procession se deroulait dans le chemin creux ombrage par les grands
+arbres pousses sur les talus des fermes. Les jeunes maries venaient
+d'abord, puis les parents, puis les invites, puis les pauvres du pays,
+et les gamins qui tournaient autour du defile, comme des mouches,
+passaient entre les rangs, grimpaient aux branches pour mieux voir.
+
+Le marie etait un beau gars, Jean Patu, le plus riche fermier du pays.
+C'etait, avant tout, un chasseur frenetique qui perdait le bon sens a
+satisfaire cette passion, et depensait de l'argent gros comme lui pour
+ses chiens, ses gardes, ses furets et ses fusils.
+
+La mariee, Rosalie Roussel, avait ete fort courtisee par tous les partis
+des environs, car on la trouvait avenante, et on la savait bien dotee;
+mais elle avait choisi Patu, peut-etre parce qu'il lui plaisait mieux
+que les autres, mais plutot encore, en Normande reflechie, parce qu'il
+avait plus d'ecus.
+
+Lorsqu'ils tournerent la grande barriere de la ferme maritale, quarante
+coups de fusil eclaterent sans qu'on vit les tireurs caches dans les
+fosses. A ce bruit, une grosse gaiete saisit les hommes qui gigottaient
+lourdement en leurs habits de fete; et Patu, quittant sa femme, sauta
+sur un valet qu'il apercevait derriere un arbre, empoigna son arme, et
+lacha lui-meme un coup de feu en gambadant comme un poulain.
+
+Puis on se remit en route sous les pommiers deja lourds de fruits, a
+travers l'herbe haute, au milieu des veaux qui regardaient de leurs gros
+yeux, se levaient lentement et restaient debout, le mufle tendu vers la
+noce.
+
+Les hommes redevenaient graves en approchant du repas. Les uns, les
+riches, etaient coiffes de hauts chapeaux de soie luisants, qui
+semblaient depayses en ce lieu; les autres portaient d'anciens
+couvre-chefs a poils longs, qu'on aurait dits en peau de taupe; les plus
+humbles etaient couronnes de casquettes.
+
+Toutes les femmes avaient des chales laches dans le dos, et dont elles
+tenaient les bouts sur leurs bras avec ceremonie. Ils etaient rouges,
+bigarres, flamboyants, ces chales; et leur eclat semblait etonner les
+poules noires sur le fumier, les canards au bord de la mare, et les
+pigeons sur les toits de chaume.
+
+Tout le vert de la campagne, le vert de l'herbe et des arbres, semblait
+exaspere au contact de cette pourpre ardente et les deux couleurs ainsi
+voisines devenaient aveuglantes sous le feu du soleil de midi.
+
+La grande ferme paraissait attendre la-bas, au bout de la voute des
+pommiers. Une sorte de fumee sortait de la porte et des fenetres
+ouvertes, et une odeur epaisse de mangeaille s'exhalait du vaste
+batiment, de toutes ses ouvertures, des murs eux-memes.
+
+Comme un serpent, la suite des invites s'allongeait a travers la cour.
+Les premiers, atteignant la maison, brisaient la chaine,
+s'eparpillaient, tandis que la-bas il en entrait toujours par la
+barriere ouverte. Les fosses maintenant etaient garnis de gamins et de
+pauvres curieux; et les coups de fusil ne cessaient pas, eclatant de
+tous les cotes a la fois, melant a l'air une buee de poudre et cette
+odeur qui grise comme de l'absinthe.
+
+Devant la porte, les femmes tapaient sur leurs robes pour en faire
+tomber la poussiere, denouaient les oriflammes qui servaient de rubans a
+leurs chapeaux, defaisaient leurs chales et les posaient sur leurs bras,
+puis entraient dans la maison pour se debarrasser definitivement de ces
+ornements.
+
+La table etait mise dans la grande cuisine, qui pouvait contenir cent
+personnes.
+
+On s'assit a deux heures. A huit heures on mangeait encore. Les hommes
+deboutonnes, en bras de chemise, la face rougie, engloutissaient comme
+des gouffres. Le cidre jaune luisait, joyeux, clair et dore, dans les
+grands verres, a cote du vin colore, du vin sombre, couleur de sang.
+
+Entre chaque plat on faisait un trou, le trou normand, avec un verre
+d'eau-de-vie qui jetait du feu dans les corps et de la folie dans les
+tetes.
+
+De temps en temps, un convive plein comme une barrique, sortait
+jusqu'aux arbres prochains, se soulageait, puis rentrait avec une faim
+nouvelle aux dents.
+
+Les fermieres, ecarlates, oppressees, les corsages tendus comme des
+ballons, coupees en deux par le corset, gonflees du haut et du bas,
+restaient a table par pudeur. Mais une d'elles, plus genee, etant
+sortie, toutes alors se leverent a la suite. Elles revenaient plus
+joyeuses, pretes a rire. Et les lourdes plaisanteries commencerent.
+
+C'etaient des bordees d'obscenites lachees a travers la table, et toutes
+sur la nuit nuptiale. L'arsenal de l'esprit paysan fut vide. Depuis cent
+ans, les memes grivoiseries servaient aux memes occasions, et, bien que
+chacun les connut, elles portaient encore, faisaient partir en un rire
+retentissant les deux enfilees de convives.
+
+Un vieux a cheveux gris appelait: "Les voyageurs pour Mezidon en
+voiture". Et c'etaient des hurlements de gaiete.
+
+Tout au bout de la table, quatre gars, des voisins, preparaient des
+farces aux maries, et ils semblaient en tenir une bonne, tant ils
+trepignaient en chuchotant.
+
+L'un d'eux, soudain, profitant d'un moment de calme, cria:
+
+--C'est les braconniers qui vont s'en donner c'te nuit, avec la lune
+qu'y a!... Dis donc, Jean, c'est pas c'te lune-la qu'tu guetteras, toi?
+
+Le marie, brusquement, se tourna:
+
+--Qu'i z'y viennent, les braconniers!
+
+Mais l'autre se mit a rire:
+
+--Ah! i peuvent y venir; tu quitteras pas ta besogne pour ca!
+
+Toute la tablee fut secouee par la joie. Le sol en trembla, les verres
+vibrerent.
+
+Mais le marie, a l'idee qu'on pouvait profiter de sa noce pour
+braconner chez lui, devint furieux:
+
+--J'te dis qu'ca: qu'i z'y viennent!
+
+Alors ce fut une pluie de polissonneries a double sens qui faisaient un
+peu rougir la mariee, toute fremissante d'attente.
+
+Puis, quand on eut bu des barils d'eau-de-vie, chacun partit se coucher;
+et les jeunes epoux entrerent en leur chambre, situee au
+rez-de-chaussee, comme toutes les chambres de ferme; et, comme il y
+faisait un peu chaud, ils ouvrirent la fenetre et fermerent l'auvent.
+Une petite lampe de mauvais gout, cadeau du pere de la femme, brulait
+sur la commode; et le lit etait pret a recevoir le couple nouveau, qui
+ne mettait point a son premier embrassement tout le ceremonial des
+bourgeois dans les villes.
+
+Deja la jeune femme avait enleve sa coiffure et sa robe, et elle
+demeurait en jupon, delacant ses bottines, tandis que Jean achevait un
+cigare, en regardant de coin sa compagne.
+
+Il la guettait d'un oeil luisant, plus sensuel que tendre; car il la
+desirait plutot qu'il ne l'aimait; et, soudain, d'un mouvement brusque,
+comme un homme qui va se mettre a l'ouvrage, il enleva son habit.
+
+Elle avait defait ses bottines, et maintenant elle retirait ses bas,
+puis elle lui dit, le tutoyant depuis l'enfance: "Va te cacher la-bas,
+derriere les rideaux, que j' me mette au lit".
+
+Il fit mine de refuser, puis il y alla d'un air sournois, et se
+dissimula, sauf la tete. Elle riait, voulait envelopper ses yeux, et ils
+jouaient d'une facon amoureuse et gaie, sans pudeur apprise et sans
+gene.
+
+Pour finir il ceda; alors, en une seconde, elle denoua son dernier
+jupon, qui glissa le long de ses jambes, tomba autour de ses pieds et
+s'aplatit en rond par terre. Elle l'y laissa, l'enjamba, nue sous la
+chemise flottante et elle se glissa dans le lit, dont les ressorts
+chanterent sous son poids.
+
+Aussitot il arriva, dechausse lui-meme, en pantalon, et il se courbait
+vers sa femme, cherchant ses levres qu'elle cachait dans l'oreiller,
+quand un coup de feu retentit au loin, dans la direction du bois des
+Rapees, lui sembla-t-il.
+
+Il se redressa inquiet, le coeur crispe, et, courant a la fenetre, il
+decrocha l'auvent.
+
+La pleine lune baignait la cour d'une lumiere jaune. L'ombre des
+pommiers faisait des taches sombres a leur pied; et, au loin, la
+campagne, couverte de moissons mures, luisait.
+
+Comme Jean s'etait penche au dehors, epiant toutes les rumeurs de la
+nuit, deux bras nus vinrent se nouer sous son cou, et sa femme, le
+tirant en arriere, murmura: "Laisse donc, qu'est-ce que ca fait,
+viens-t'en."
+
+Il se retourna, la saisit, l'etreignit, la palpant sous la toile legere;
+et, l'enlevant dans ses bras robustes, il l'emporta vers leur couche.
+
+Au moment ou il la posait sur le lit, qui plia sous le poids, une
+nouvelle detonation, plus proche celle-la, retentit.
+
+Alors Jean, secoue d'une colere tumultueuse, jura: "Non de D...! ils
+croient que je ne sortirai pas a cause de toi?... Attends, attends!" Il
+se chaussa, decrocha son fusil toujours pendu a portee de sa main, et,
+comme sa femme se trainait a ses genoux et le suppliait, eperdue, il se
+degagea vivement, courut a la fenetre et sauta dans la cour.
+
+Elle attendit une heure, deux heures, jusqu'au jour. Son mari ne rentra
+pas. Alors elle perdit la tete, appela, raconta la fureur de Jean et sa
+course apres les braconniers.
+
+Aussitot les valets, les charretiers, les gars partirent a la recherche
+du maitre.
+
+On le retrouva a deux lieues de la ferme, ficele des pieds a la tete, a
+moitie mort de fureur, son fusil tordu, sa culotte a l'envers, avec
+trois lievres trepasses autour du cou et une pancarte sur la poitrine:
+
+"Qui va a la chasse, perd sa place."
+
+Et, plus tard, quand il racontait cette nuit d'epousailles, il ajoutait:
+"Oh! pour une farce! c'etait une bonne farce. Ils m'ont pris dans un
+collet comme un lapin, les salauds, et ils m'ont cache la tete dans un
+sac. Mais si je les tate un jour, gare a eux!"
+
+ * * * * *
+
+Et voila comment on s'amuse, les jours de noce, au pays normand.
+
+
+
+
+
+
+LES SABOTS
+
+_A Leon Fontaine._
+
+
+Le vieux cure bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus des
+bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommades des
+paysans. Les grands paniers des fermieres venues de loin pour la messe
+etaient poses a terre a cote d'elles; et la lourde chaleur d'un jour de
+juillet degageait de tout le monde une odeur de betail, un fumet de
+troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et
+aussi les meuglements des vaches couchees dans un champ voisin. Parfois
+un souffle d'air charge d'aromes des champs s'engouffrait sous le
+portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des coiffures,
+il allait faire vaciller sur l'autel les petites flammes jaunes au bout
+des cierges... "Comme le desire le bon Dieu. Ainsi soit-il!" prononcait
+le pretre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se mit, comme chaque
+semaine, a recommander a ses ouailles les petites affaires intimes de la
+commune. C'etait un vieux homme a cheveux blancs qui administrait la
+paroisse depuis bientot quarante ans, et le prone lui servait pour
+communiquer familierement avec tout son monde.
+
+Il reprit: "Je recommande a vos prieres Desire Vallin, qu'est bien
+malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses couches."
+
+Il ne savait plus; il cherchait les bouts de papier poses dans un
+breviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua: "Il ne faut pas que
+les garcons et les filles viennent comme ca, le soir, dans le cimetiere,
+ou bien je previendrai le garde champetre.--M. Cesaire Omont voudrait
+bien trouver une jeune fille honnete comme servante." Il reflechit
+encore quelques secondes, puis ajouta: "C'est tout, mes freres, c'est la
+grace que je vous souhaite au nom du Pere, et du Fils, et du
+Saint-Esprit."
+
+Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe.
+
+ * * * * *
+
+Quand les Malandain furent rentres dans leur chaumiere, la derniere du
+hameau de la Sabliere, sur la route de Fourville, le pere, un vieux
+petit paysan sec et ride, s'assit devant la table, pendant que sa femme
+decrochait la marmite et que sa fille Adelaide prenait dans le buffet
+les verres et les assiettes, et il dit: "Ca s'rait p'tetre bon, c'te
+place chez maitr' Omont, vu que le v'la veuf, que sa bru l'aime pas,
+qu'il est seul et qu'il a d'quoi. J'ferions p'tetre ben d'y envoyer
+Adelaide."
+
+La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle,
+et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d'une
+odeur de choux, elle reflechit.
+
+L'homme reprit: "Il a d'quoi, pour sur. Mais qu'il faudrait etre
+degourdi et qu'Adelaide l'est pas un brin."
+
+La femme alors articula: "J'pourrions voir tout d'meme." Puis, se
+tournant vers sa fille, une gaillarde a l'air niais, aux cheveux jaunes,
+aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria:
+"T'entends, grande bete. T'iras chez mait' Omont t'proposer comme
+servante, et tu f'ras tout c'qu'il te commandera."
+
+La fille se mit a rire sottement sans repondre. Puis tous trois
+commencerent a manger.
+
+Au bout de dix minutes, le pere reprit: "Ecoute un mot, la fille, et
+tache d'n' point te mettre en defaut sur ce que j'vas te dire..."
+
+Et il lui traca en termes lents et minutieux toute une regle de
+conduite, prevoyant les moindres details, la preparant a cette conquete
+d'un vieux veuf mal avec sa famille.
+
+La mere avait cesse de manger pour ecouter, et elle demeurait, la
+fourchette a la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour a
+tour, suivant cette instruction avec une attention concentree et muette.
+
+Adelaide restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide.
+
+Des que le repas fut termine, la mere lui fit mettre son bonnet, et
+elles partirent toutes deux pour aller trouver M. Cesaire Omont. Il
+habitait une sorte de petit pavillon de briques adosse aux batiments
+d'exploitation qu'occupaient ses fermiers. Car il s'etait retire du
+faire-valoir, pour vivre de ses rentes.
+
+Il avait environ cinquante-cinq ans; il etait gros, jovial et bourru
+comme un homme riche. Il riait et criait a faire tomber les murs, buvait
+du cidre et de l'eau-de-vie a pleins verres, et passait encore pour
+chaud, malgre son age.
+
+Il aimait a se promener dans les champs, les mains derriere le dos,
+enfoncant ses sabots de bois dans la terre grasse, considerant la levee
+du ble ou la floraison des colzas d'un oeil d'amateur a son aise, qui
+aime ca, mais qui ne se la foule plus.
+
+On disait de lui: "C'est un pere Bon-Temps, qui n'est pas bien leve tous
+les jours."
+
+Il recut les deux femmes, le ventre a table, achevant son cafe. Et, se
+renversant, il demanda:
+
+--Qu'est-ce que vous desirez?
+
+La mere prit la parole:
+
+--C'est not' fille Adelaide que j'viens vous proposer pour servante, vu
+c'qu'a dit cu matin monsieur le cure."
+
+Maitre Omont considera la fille, puis, brusquement: "Quel age qu'elle a,
+c'te grande bique-la?"
+
+"--Vingt-un ans a la Saint-Michel, monsieur Omont."
+
+"--C'est bien; all'aura quinze francs par mois et l'fricot. J'l'attends
+d'main, pour faire ma soupe du matin."
+
+Et il congedia les deux femmes.
+
+Adelaide entra en fonctions le lendemain et se mit a travailler dur,
+sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents.
+
+Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine,
+monsieur Omont la hela.
+
+"--Adelaide!"
+
+Elle accourut. "Me v'la, not' maitre."
+
+Des qu'elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnees, l'oeil
+trouble, il declara: "Ecoute un peu, qu'il n'y ait pas d'erreur entre
+nous. T'es ma servante, mais rien de plus. T'entends. Nous ne melerons
+point nos sabots.
+
+--Oui, not' maitre.
+
+--Chacun sa place, ma fille, t'as ta cuisine; j'ai ma salle. A part ca,
+tout sera pour te comme pour me. C'est convenu?
+
+--Oui, not' maitre.
+
+--Allons, c'est bien, va a ton ouvrage.
+
+Et elle alla reprendre sa besogne.
+
+A midi elle servit le diner du maitre dans sa petite salle a papier
+peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla prevenir M.
+Omont.
+
+"--C'est servi, not' maitre."
+
+Il entra, s'assit, regarda autour de lui, deplia sa serviette, hesita
+une seconde, puis, d'une voix de tonnerre:
+
+"--Adelaide!"
+
+Elle arriva, effaree. Il cria comme s'il allait la massacrer. "Eh bien,
+nom de D... et te, ousqu'est ta place?"
+
+"--Mais... not' maitre..."
+
+Il hurlait: "J'aime pas manger tout seul, nom de D...; tu vas te mett'
+la ou bien foutre le camp si tu n'veux pas. Va chercher t'nassiette et
+ton verre."
+
+Epouvantee, elle apporta son couvert en balbutiant: "Me v'la, not'
+maitre."
+
+Et elle s'assit en face de lui.
+
+Alors il devint jovial; il trinquait, tapait sur la table, racontait des
+histoires qu'elle ecoutait les yeux baisses, sans oser prononcer un mot.
+
+De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du cidre,
+des assiettes.
+
+En apportant le cafe, elle ne deposa qu'une tasse devant lui; alors,
+repris de colere, il grogna:
+
+--Eh bien, et pour te?
+
+--J'n'en prends point, not' maitre.
+
+--Pourquoi que tu n'en prends point?
+
+--Parce que je l'aime point.
+
+Alors il eclata de nouveau: "J'aime pas prend' mon cafe tout seul, nom
+de D... Si tu n'veux pas t'mett'a en prendre itou, tu vas foutre le
+camp, nom de D... Va chercher une tasse et plus vite que ca."
+
+Elle alla chercher une tasse, se rassit, gouta la noire liqueur, fit la
+grimace, mais, sous l'oeil furieux du maitre, avala jusqu'au bout. Puis
+il lui fallut boire le premier verre d'eau-de-vie de la rincette, le
+second du pousse-rincette, et le troisieme du coup-de-pied-au-cul.
+
+Et M. Omont la congedia. "Va laver ta vaisselle maintenant, t'es une
+bonne fille."
+
+Il en fut de meme au diner. Puis elle dut faire sa partie de dominos;
+puis il l'envoya se mettre au lit.
+
+"--Va te coucher, je monterai tout a l'heure."
+
+Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa
+priere, se devetit et se glissa dans ses draps.
+
+Mais soudain elle bondit, effaree. Un cri furieux faisait trembler la
+maison.
+
+--Adelaide?
+
+Elle ouvrit sa porte et repondit de son grenier:
+
+"--Me v'la, not' maitre."
+
+--Ousque t'es?
+
+--Mais j'suis dans mon lit, donc, not' maitre.
+
+Alors il vocifera: "Veux-tu bien descendre, nom de D... J'aime pas
+coucher tout seul, nom de D..., et si tu n'veux point, tu vas me foutre
+le camp, nom de D..."
+
+Alors, elle repondit d'en haut, eperdue, cherchant sa chandelle:
+
+"--Me v'la, not' maitre!"
+
+Et il entendit ses petits sabots decouverts battre le sapin de
+l'escalier; et, quand elle fut arrivee aux dernieres marches, il la
+prit par le bras, et des qu'elle eut laisse devant la porte ses etroites
+chaussures de bois a cote des grosses galoches du maitre, il la poussa
+dans sa chambre en grognant:
+
+"--Plus vite que ca, donc, nom de D...!"
+
+Et elle repetait sans cesse, ne sachant plus ce qu'elle disait:
+
+"--Me v'la, me v'la, not' maitre."
+
+ * * * * *
+
+Six mois apres, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son
+pere l'examina curieusement, puis demanda:
+
+--T'es-ti point grosse?
+
+Elle restait stupide, regardant son ventre, repetant: "Mais non, je n'
+crois point."
+
+Alors, il l'interrogea, voulant tout savoir:
+
+--Dis-me si vous n'avez point, queque soir, mele vos sabots?
+
+--Oui, je les ons meles l'premier soir et puis l'sautres.
+
+--Mais alors t'es pleine, grande futaille.
+
+Elle se mit a sangloter, balbutiant: "J'savais ti, me? J'savais ti, me?"
+
+Le pere Malandain la guettait, l'oeil eveille, la mine satisfaite. Il
+demanda:
+
+--Queque tu ne savais point?
+
+Elle prononca, a travers ses pleurs: "J'savais ti, me, que ca se faisait
+comme ca, d's'efants!"
+
+Sa mere rentrait. L'homme articula, sans colere: "La v'la grosse, a
+c't'heure."
+
+Mais la femme se facha, revoltee d'instinct, injuriant a pleine gueule
+sa fille en larmes, la traitant de "manante" et de "trainee".
+
+Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour aller
+causer de leurs affaires avec mait' Cesaire Omont, il declara:
+
+"All' est tout d' meme encore pu sotte que j'aurais cru. All' n'savait
+point c'qu'all' faisait, c'te niente.
+
+Au prone du dimanche suivant, le vieux cure publiait les bans de M.
+Onufre-Cesaire Omont avec Celeste-Adelaide Malandain.
+
+
+
+
+
+
+LA REMPAILLEUSE
+
+_A Leon Hennique._
+
+
+C'etait a la fin du diner d'ouverture de chasse chez le marquis de
+Bertrans. Onze chasseurs, huit jeunes femmes et le medecin du pays
+etaient assis autour de la grande table illuminee, couverte de fruits et
+de fleurs.
+
+On vint a parler d'amour, et une grande discussion s'eleva, l'eternelle
+discussion, pour savoir si on pouvait aimer vraiment une fois ou
+plusieurs fois. On cita des exemples de gens n'ayant jamais eu qu'un
+amour serieux; on cita aussi d'autres exemples de gens ayant aime
+souvent, avec violence. Les hommes, en general, pretendaient que la
+passion, comme les maladies, peut frapper plusieurs fois le meme etre,
+et le frapper a le tuer si quelque obstacle se dresse devant lui. Bien
+que cette maniere de voir ne fut pas contestable, les femmes, dont
+l'opinion s'appuyait sur la poesie bien plus que sur l'observation,
+affirmaient que l'amour, l'amour vrai, le grand amour, ne pouvait tomber
+qu'une fois sur un mortel, qu'il etait semblable a la foudre, cet amour,
+et qu'un coeur touche par lui demeurait ensuite tellement vide, ravage,
+incendie, qu'aucun autre sentiment puissant, meme aucun reve, n'y
+pouvait germer de nouveau.
+
+Le marquis ayant aime beaucoup, combattait vivement cette croyance:
+
+--Je vous dis, moi, qu'on peut aimer plusieurs fois avec toutes ses
+forces et toute son ame. Vous me citez des gens qui se sont tues par
+amour, comme preuve de l'impossibilite d'une seconde passion. Je vous
+repondrai que, s'ils n'avaient pas commis cette betise de se suicider,
+ce qui leur enlevait toute chance de rechute, ils se seraient gueris; et
+ils auraient recommence, et toujours, jusqu'a leur mort naturelle. Il en
+est des amoureux comme des ivrognes. Qui a bu boira--qui a aime aimera.
+C'est une affaire de temperament, cela.
+
+On prit pour arbitre le docteur, vieux medecin parisien retire aux
+champs, et on le pria de donner son avis.
+
+Justement il n'en avait pas:
+
+--Comme l'a dit le marquis, c'est une affaire de temperament; quant a
+moi, j'ai eu connaissance d'une passion qui dura cinquante-cinq ans,
+sans un jour de repit, et qui ne se termina que par la mort.
+
+La marquise battit des mains.
+
+--Est-ce beau cela! Et quel reve d'etre aime ainsi! Quel bonheur de
+vivre cinquante-cinq ans tout enveloppe de cette affection acharnee et
+penetrante! Comme il a du etre heureux, et benir la vie, celui qu'on
+adora de la sorte!
+
+Le medecin sourit:
+
+--En effet, madame, vous ne vous trompez pas sur ce point, que l'etre
+aime fut un homme. Vous le connaissez, c'est M. Chouquet, le pharmacien
+du bourg. Quant a elle, la femme, vous l'avez connue aussi, c'est la
+vieille rempailleuse de chaises qui venait tous les ans au chateau. Mais
+je vais me faire mieux comprendre.
+
+L'enthousiasme des femmes etait tombe; et leur visage degoute disait:
+"Pouah!" comme si l'amour n'eut du frapper que des etres fins et
+distingues, seuls dignes de l'interet des gens comme il faut.
+
+ * * * * *
+
+Le medecin reprit:
+
+--J'ai ete appele, il y a trois mois, aupres de cette vieille femme, a
+son lit de mort. Elle etait arrivee la veille, dans la voiture qui lui
+servait de maison, trainee par la rosse que vous avez vue, et
+accompagnee de ses deux grands chiens noirs, ses amis et ses gardiens.
+Le cure etait deja la. Elle nous fit ses executeurs testamentaires, et,
+pour nous devoiler le sens de ses volontes dernieres, elle nous raconta
+toute sa vie. Je ne sais rien de plus singulier et de plus poignant.
+
+Son pere etait rempailleur et sa mere rempailleuse. Elle n'a jamais eu
+de logis plante en terre.
+
+Toute petite, elle errait, haillonneuse, vermineuse, sordide. On
+s'arretait a l'entree des villages, le long des fosses; on detelait la
+voiture; le cheval broutait; le chien dormait, le museau sur ses pattes;
+et la petite se roulait dans l'herbe pendant que le pere et la mere
+rafistolaient, a l'ombre des ormes du chemin, tous les vieux sieges de
+la commune. On ne parlait guere, dans cette demeure ambulante. Apres les
+quelques mots necessaires pour decider qui ferait le tour des maisons en
+poussant le cri bien connu: "Remmm-pailleur de chaises!" on se mettait a
+tortiller la paille, face a face ou cote a cote. Quand l'enfant allait
+trop loin ou tentait d'entrer en relations avec quelque galopin du
+village, la voix colere du pere la rappelait: "Veux-tu bien revenir ici,
+crapule!" C'etaient les seuls mots de tendresse qu'elle entendait.
+
+Quand elle devint plus grande, on l'envoya faire la recolte des fonds de
+siege avaries. Alors elle ebaucha quelques connaissances de place en
+place avec les gamins; mais c'etaient alors les parents de ses nouveaux
+amis qui rappelaient brutalement leurs enfants: "Veux-tu bien venir ici,
+polisson! Que je te voie causer avec les va-nu-pieds!..."
+
+Souvent les petits gars lui jetaient des pierres.
+
+Des dames lui ayant donne quelques sous, elle les garda soigneusement.
+
+ * * * * *
+
+Un jour--elle avait alors onze ans--comme elle passait par ce pays, elle
+rencontra derriere le cimetiere le petit Chouquet qui pleurait parce
+qu'un camarade lui avait vole deux liards. Ces larmes d'un petit
+bourgeois, d'un de ces petits qu'elle s'imaginait dans sa frele caboche
+de desheritee, etre toujours contents et joyeux, la bouleverserent. Elle
+s'approcha, et, quand elle connut la raison de sa peine, elle versa
+entre ses mains toutes ses economies, sept sous, qu'il prit
+naturellement, en essuyant ses larmes. Alors, folle de joie, elle eut
+l'audace de l'embrasser. Comme il considerait attentivement sa monnaie,
+il se laissa faire. Ne se voyant ni repoussee ni battue, elle
+recommenca; elle l'embrassa a pleins bras, a plein coeur. Puis elle se
+sauva.
+
+Que se passa-t-il dans cette miserable tete? S'est-elle attachee a ce
+mioche parce qu'elle lui avait sacrifie sa fortune de vagabonde, ou
+parce qu'elle lui avait donne son premier baiser tendre? Le mystere est
+le meme pour les petits que pour les grands.
+
+Pendant des mois, elle reva de ce coin de cimetiere et de ce gamin. Dans
+l'esperance de le revoir, elle vola ses parents, grappillant un sou
+par-ci, un sou par-la, sur un rempaillage, ou sur les provisions qu'elle
+allait acheter.
+
+Quand elle revint, elle avait deux francs dans sa poche, mais elle ne
+put qu'apercevoir le petit pharmacien, bien propre, derriere les
+carreaux de la boutique paternelle, entre un bocal rouge et un tenia.
+
+Elle ne l'en aima que davantage, seduite, emue, extasiee par cette
+gloire de l'eau coloree, cette apotheose des cristaux luisants.
+
+Elle garda en elle son souvenir ineffacable, et, quand elle le
+rencontra, l'an suivant, derriere l'ecole, jouant aux billes avec ses
+camarades, elle se jeta sur lui, le saisit dans ses bras, et le baisa
+avec tant de violence qu'il se mit a hurler de peur. Alors, pour
+l'apaiser, elle lui donna son argent: trois francs vingt, un vrai
+tresor, qu'il regardait avec des yeux agrandis.
+
+Il le prit et se laissa caresser tant qu'elle voulut.
+
+Pendant quatre ans encore, elle versa entre ses mains toutes ses
+reserves, qu'il empochait avec conscience en echange de baisers
+consentis. Ce fut une fois trente sous, une fois deux francs, une fois
+douze sous (elle en pleura de peine et d'humiliation, mais l'annee avait
+ete mauvaise) et la derniere fois, cinq francs, une grosse piece ronde,
+qui le fit rire d'un rire content.
+
+Elle ne pensait plus qu'a lui; et il attendait son retour avec une
+certaine impatience, courait au-devant d'elle en la voyant, ce qui
+faisait bondir le coeur de la fillette.
+
+Puis il disparut. On l'avait mis au college. Elle le sut en interrogeant
+habilement. Alors elle usa d'une diplomatie infinie pour changer
+l'itineraire de ses parents et les faire passer par ici au moment des
+vacances. Elle y reussit, mais apres un an de ruses. Elle etait donc
+restee deux ans sans le revoir; et elle le reconnut a peine, tant il
+etait change, grandi, embelli, imposant dans sa tunique a boutons d'or.
+Il feignit de ne pas la voir et passa fierement pres d'elle.
+
+Elle en pleura pendant deux jours; et depuis lors elle souffrit sans
+fin.
+
+Tous les ans elle revenait; passait devant lui sans oser le saluer et
+sans qu'il daignat meme tourner les yeux vers elle. Elle l'aimait
+eperdument. Elle me dit: "C'est le seul homme que j'aie vu sur la terre,
+monsieur le medecin; je ne sais pas si les autres existaient seulement."
+
+Ses parents moururent. Elle continua leur metier, mais elle prit deux
+chiens au lieu d'un, deux terribles chiens qu'on n'aurait pas ose
+braver.
+
+Un jour, en rentrant dans ce village ou son coeur etait reste, elle
+apercut une jeune femme qui sortait de la boutique Chouquet au bras de
+son bien-aime. C'etait sa femme. Il etait marie.
+
+Le soir meme, elle se jeta dans la mare qui est sur la place de la
+Mairie. Un ivrogne attarde la repecha, et la porta a la pharmacie. Le
+fils Chouquet descendit en robe de chambre, pour la soigner, et, sans
+paraitre la reconnaitre, la deshabilla, la frictionna, puis il lui dit
+d'une voix dure: "Mais vous etes folle! Il ne faut pas etre bete comme
+ca!
+
+Cela suffit pour la guerir. Il lui avait parle! Elle etait heureuse
+pour longtemps.
+
+Il ne voulut rien recevoir en remuneration de ses soins, bien qu'elle
+insistat vivement pour le payer.
+
+Et toute sa vie s'ecoula ainsi. Elle rempaillait en songeant a Chouquet.
+Tous les ans, elle l'apercevait derriere ses vitraux. Elle prit
+l'habitude d'acheter chez lui des provisions de menus medicaments. De la
+sorte elle le voyait de pres, et lui parlait, et lui donnait encore de
+l'argent.
+
+Comme je vous l'ai dit en commencant, elle est morte ce printemps. Apres
+m'avoir raconte toute cette triste histoire, elle me pria de remettre a
+celui qu'elle avait si patiemment aime toutes les economies de son
+existence, car elle n'avait travaille que pour lui, disait-elle, jeunant
+meme pour mettre de cote, et etre sure qu'il penserait a elle, au moins
+une fois, quand elle serait morte.
+
+Elle me donna donc deux mille trois cent vingt-sept francs. Je laissai
+a M. le cure les vingt-sept francs pour l'enterrement, et j'emportai le
+reste quand elle eut rendu le dernier soupir.
+
+Le lendemain, je me rendis chez les Chouquet. Ils achevaient de
+dejeuner, en face l'un de l'autre, gros et rouges, fleurant les produits
+pharmaceutiques, importants et satisfaits.
+
+On me fit asseoir; on m'offrit un kirsch, que j'acceptai; et je
+commencai mon discours d'une voix emue, persuade qu'ils allaient
+pleurer.
+
+Des qu'il eut compris qu'il avait ete aime de cette vagabonde, de cette
+rempailleuse, de cette rouleuse, Chouquet bondit d'indignation, comme si
+elle lui avait vole sa reputation, l'estime des honnetes gens, son
+honneur intime, quelque chose de delicat qui lui etait plus cher que la
+vie.
+
+Sa femme, aussi exasperee que lui, repetait: "Cette gueuse! cette
+gueuse! cette gueuse!..." Sans pouvoir trouver autre chose.
+
+Il s'etait leve; il marchait a grands pas derriere la table, le bonnet
+grec chavire sur une oreille. Il balbutiait: "Comprend-on ca, docteur?
+Voila de ces choses horribles pour un homme! Que faire? Oh! si je
+l'avais su de son vivant, je l'aurais fait arreter par la gendarmerie et
+flanquer en prison. Et elle n'en serait pas sortie, je vous en reponds!"
+
+Je demeurais stupefait du resultat de ma demarche pieuse. Je ne savais
+que dire ni que faire. Mais j'avais a completer ma mission. Je repris:
+"Elle m'a charge de vous remettre ses economies, qui montent a deux
+mille trois cents francs. Comme ce que je viens de vous apprendre semble
+vous etre fort desagreable, le mieux serait peut-etre de donner cet
+argent aux pauvres."
+
+Ils me regardaient, l'homme et la femme, perdus de saisissement.
+
+Je tirai l'argent de ma poche, du miserable argent de tous les pays et
+de toutes les marques, de l'or et des sous meles. Puis je demandai: "Que
+decidez-vous?"
+
+Mme Chouquet parla la premiere: "Mais, puisque c'etait sa derniere
+volonte, a cette femme... il me semble qu'il nous est bien difficile de
+refuser."
+
+Le mari, vaguement confus, reprit: "Nous pourrions toujours acheter avec
+ca quelque chose pour nos enfants."
+
+Je dis d'un air sec: "Comme vous voudrez."
+
+Il reprit: "Donnez toujours, puisqu'elle vous en a charge; nous
+trouverons bien moyen de l'employer a quelque bonne oeuvre."
+
+Je remis l'argent, je saluai, et je partis.
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain Chouquet vint me trouver et, brusquement: "Mais elle a
+laisse ici sa voiture, cette... cette femme. Qu'est-ce que vous en
+faites, de cette voiture?
+
+"--Rien, prenez-la si vous voulez.
+
+"--Parfait; cela me va; j'en ferai une cabane pour mon potager."
+
+Il s'en allait. Je le rappelai. "Elle a laisse aussi son vieux cheval et
+ses deux chiens. Les voulez-vous?" Il s'arreta, surpris: "Ah! non, par
+exemple; que voulez-vous que j'en fasse? Disposez-en comme vous
+voudrez." Et il riait. Puis il me tendit sa main que je serrai. Que
+voulez-vous? Il ne faut pas dans un pays, que le medecin et le
+pharmacien soient ennemis.
+
+J'ai garde les chiens chez moi. Le cure, qui a une grande cour, a pris
+le cheval. La voiture sert de cabane a Chouquet; et il a achete cinq
+obligations de chemin de fer avec l'argent.
+
+Voila le seul amour profond que j'aie rencontre, dans ma vie."
+
+Le medecin se tut.
+
+Alors la marquise, qui avait des larmes dans les yeux, soupira:
+"Decidement, il n'y a que les femmes pour savoir aimer!"
+
+
+
+
+
+
+EN MER
+
+_A Henry Ceara._
+
+
+On lisait dernierement dans les journaux les lignes suivantes:
+
+"BOULOGNE-SUR-MER, 22 janvier.--On nous ecrit:
+
+"Un affreux malheur vient de jeter la consternation parmi notre
+population maritime deja si eprouvee depuis deux annees. Le bateau de
+peche commande par le patron Javel, entrant dans le port, a ete jete a
+l'Ouest et est venu se briser sur les roches du brise-lames de la jetee.
+
+"Malgre les efforts du bateau de sauvetage et des lignes envoyees au
+moyen du fusil porte-amarre, quatre hommes et le mousse ont peri.
+
+"Le mauvais temps continue. On craint de nouveaux sinistres."
+
+Quel est ce patron Javel? Est-il le frere du manchot?
+
+Si le pauvre homme roule par la vague, et mort peut-etre sous les debris
+de son bateau mis en pieces, est celui auquel je pense, il avait
+assiste, voici dix-huit ans maintenant, a un autre drame, terrible et
+simple comme sont toujours ces drames formidables des flots.
+
+ * * * * *
+
+Javel aine etait alors patron d'un chalutier.
+
+Le chalutier est le bateau de peche par excellence. Solide a ne craindre
+aucun temps, le ventre rond, roule sans cesse par les lames comme un
+bouchon, toujours dehors, toujours fouette par les vents durs et sales
+de la Manche, il travaille la mer, infatigable, la voile gonflee,
+trainant par le flanc un grand filet qui racle le fond de l'Ocean, et
+detache et cueille toutes les betes endormies dans les roches, les
+poissons plats colles au sable, les crabes lourds aux pattes crochues,
+les homards aux moustaches pointues.
+
+Quand la brise est fraiche et la vague courte, le bateau se met a
+pecher. Son filet est fixe tout le long d'une grande tige de bois garnie
+de fer qu'il laisse descendre au moyen de deux cables glissant sur deux
+rouleaux aux deux bouts de l'embarcation. Et le bateau, derivant sous le
+vent et le courant, tire avec lui cet appareil qui ravage et devaste le
+sol de la mer.
+
+Javel avait a son bord son frere cadet, quatre hommes et un mousse. Il
+etait sorti de Boulogne par un beau temps clair pour jeter le chalut.
+
+Or, bientot le vent s'eleva, et une bourrasque survenant forca le
+chalutier a fuir. Il gagna les cotes d'Angleterre; mais la mer demontee
+battait les falaises, se ruait contre la terre, rendait impossible
+l'entree des ports. Le petit bateau reprit le large et revint sur les
+cotes de France. La tempete continuait a faire infranchissables les
+jetees, enveloppant d'ecume, de bruit et de danger tous les abords des
+refuges.
+
+Le chalutier repartit encore, courant sur le dos des flots, ballotte,
+secoue, ruisselant, soufflete par des paquets d'eau, mais gaillard,
+malgre tout, accoutume a ces gros temps qui le tenaient parfois cinq ou
+six jours errant entre les deux pays voisins sans pouvoir aborder l'un
+ou l'autre.
+
+Puis enfin l'ouragan se calma comme il se trouvait en pleine mer, et,
+bien que la vague fut encore forte, le patron commanda de jeter le
+chalut.
+
+Donc le grand engin de peche fut passe par-dessus bord, et deux hommes a
+l'avant, deux hommes a l'arriere, commencerent a filer sur les rouleaux
+les amarres qui le tenaient. Soudain il toucha le fond; mais une haute
+lame inclinant le bateau, Javel cadet, qui se trouvait a l'avant et
+dirigeait la descente du filet, chancela, et son bras se trouva saisi
+entre la corde un instant detendue par la secousse et le bois ou elle
+glissait. Il fit un effort desespere, tachant de l'autre main de
+soulever l'amarre, mais le chalut trainait deja et le cable roidi ne
+ceda point.
+
+L'homme crispe par la douleur appela. Tous accoururent. Son frere quitta
+la barre. Ils se jeterent sur la corde, s'efforcant de degager le membre
+qu'elle broyait. Ce fut en vain. "Faut couper", dit un matelot, et il
+tira de sa poche un large couteau, qui pouvait, en deux coups, sauver le
+bras de Javel cadet.
+
+Mais couper, c'etait perdre le chalut, et ce chalut valait de l'argent,
+beaucoup d'argent, quinze cents francs; et il appartenait a Javel aine,
+qui tenait a son avoir.
+
+Il cria, le coeur torture: "Non, coupe pas, attends, je vas lofer." Et
+il courut au gouvernail, mettant toute la barre dessous.
+
+Le bateau n'obeit qu'a peine, paralyse par ce filet qui immobilisait son
+impulsion, et entraine d'ailleurs par la force de la derive et du vent.
+
+Javel cadet s'etait laisse tomber sur les genoux, les dents serrees, les
+yeux hagards. Il ne disait rien. Son frere revint, craignant toujours le
+couteau d'un marin: "Attends, attends, coupe pas, faut mouiller
+l'ancre."
+
+L'ancre fut mouillee, toute la chaine filee, puis on se mit a virer au
+cabestan pour detendre les amarres du chalut. Elles s'amollirent, enfin,
+et on degagea le bras inerte, sous la manche de laine ensanglantee.
+
+Javel cadet semblait idiot. On lui retira la vareuse et on vit une chose
+horrible, une bouillie de chairs dont le sang jaillissait a flots qu'on
+eut dit pousses par une pompe. Alors l'homme regarda son bras et
+murmura: "Foutu".
+
+Puis, comme l'hemorragie faisait une mare sur le pont du bateau, un des
+matelots cria: "Il va se vider, faut nouer la veine."
+
+Alors ils prirent une ficelle, une grosse ficelle brune et goudronnee,
+et, enlacant le membre au-dessus de la blessure, ils serrerent de toute
+leur force. Les jets de sang s'arretaient peu a peu; ils finirent par
+cesser tout a fait.
+
+ * * * * *
+
+Javel cadet se leva, son bras pendait a son cote. Il le prit de l'autre
+main, le souleva, le tourna, le secoua. Tout etait rompu, les os casses;
+les muscles seuls retenaient ce morceau de son corps. Il le considerait
+d'un oeil morne, reflechissant. Puis il s'assit sur une voile pliee, et
+les camarades lui conseillerent de mouiller sans cesse la blessure pour
+empecher le mal noir.
+
+On mit un seau aupres de lui, et, de minute en minute, il puisait dedans
+au moyen d'un verre, et baignait l'horrible plaie en laissant couler
+dessus un petit filet d'eau claire.
+
+--Tu serais mieux en bas, lui dit son frere. Il descendit, mais au bout
+d'une heure il remonta, ne se sentant pas bien tout seul. Et puis, il
+preferait le grand air. Il se rassit sur sa voile et recommenca a
+bassiner son bras.
+
+La peche etait bonne. Les larges poissons a ventre blanc gisaient a cote
+de lui, secoues par des spasmes de mort; il les regardait sans cesser
+d'arroser ses chairs ecrasees.
+
+ * * * * *
+
+Comme on allait regagner Boulogne, un nouveau coup de vent se dechaina;
+et le petit bateau recommenca sa course folle, bondissant et culbutant,
+secouant le triste blesse.
+
+La nuit vint. Le temps fut gros jusqu'a l'aurore. Au soleil levant on
+apercevait de nouveau l'Angleterre, mais, comme la mer etait moins dure,
+on repartit pour la France en louvoyant.
+
+Vers le soir, Javel cadet appela ses camarades et leur montra des traces
+noires, toute une vilaine apparence de pourriture sur la partie du
+membre qui ne tenait plus a lui.
+
+Les matelots regardaient, disant leur avis.
+
+"--Ca pourrait bien etre le Noir", pensait l'un.
+
+"--Faudrait de l'eau salee la-dessus", declarait un autre.
+
+On apporta donc de l'eau salee et on en versa sur le mal. Le blesse
+devint livide, grinca des dents, se tordit un peu; mais il ne cria pas.
+
+Puis, quand la brulure se fut calmee: "Donne-moi ton couteau", dit-il a
+son frere. Le frere tendit son couteau.
+
+"Tiens-moi le bras en l'air, tout drait, tire dessus."
+
+On fit ce qu'il demandait.
+
+Alors il se mit a couper lui-meme. Il coupait doucement, avec reflexion,
+tranchant les derniers tendons avec cette lame aigue, comme un fil de
+rasoir; et bientot il n'eut plus qu'un moignon. Il poussa un profond
+soupir et declara. "Fallait ca. J'etais foutu".
+
+Il semblait soulage et respirait avec force. Il recommenca a verser de
+l'eau sur le troncon de membre qui lui restait.
+
+La nuit fut mauvaise encore et on ne put atterrir.
+
+Quand le jour parut, Javel cadet prit son bras detache et l'examina
+longuement. La putrefaction se declarait. Les camarades vinrent aussi
+l'examiner, et ils se le passaient de main en main, le tataient, le
+retournaient, le flairaient.
+
+Son frere dit: "Faut jeter ca a la mer a c't'heure."
+
+Mais Javel cadet se facha: "Ah! mais non, ah! mais non. J'veux point.
+C'est a moi, pas vrai, pisque c'est mon bras."
+
+Il le reprit et le posa entre ses jambes.
+
+"--Il va pas moins pourrir", dit l'aine. Alors une idee vint au blesse.
+Pour conserver le poisson quand on tenait longtemps la mer, on
+l'empilait en des barils de sel.
+
+Il demanda: "J'pourrions t'y point l'mettre dans la saumure.
+
+"Ca, c'est vrai", declarerent les autres.
+
+Alors on vida un des barils, plein deja de la peche des jours derniers;
+et, tout au fond, on deposa le bras. On versa du sel dessus, puis on
+replaca, un a un, les poissons.
+
+Un des matelots fit cette plaisanterie: "Pourvu que je l'vendions point
+a la criee."
+
+Et tout le monde rit, hormis les deux Javel.
+
+Le vent soufflait toujours. On louvoya encore en vue de Boulogne
+jusqu'au lendemain dix heures. Le blesse continuait sans cesse a jeter
+de l'eau sur sa plaie.
+
+De temps en temps il se levait et marchait d'un bout a l'autre du
+bateau.
+
+Son frere, qui tenait la barre, le suivait de l'oeil en hochant la tete.
+
+On finit par rentrer au port.
+
+Le medecin examina la blessure et la declara en bonne voie. Il fit un
+pansement complet et ordonna le repos. Mais Javel ne voulut pas se
+coucher sans avoir repris son bras, et il retourna bien vite au port
+pour retrouver le baril qu'il avait marque d'une croix.
+
+On le vida devant lui et il ressaisit son membre, bien conserve dans la
+saumure, ride, rafraichi. Il l'enveloppa dans une serviette emportee a
+cette intention, et rentra chez lui.
+
+Sa femme et ses enfants examinerent longuement ce debris du pere, tatant
+les doigts, enlevant les brins de sel restes sous les ongles; puis on
+fit venir le menuisier qui prit mesure pour un petit cercueil.
+
+Le lendemain l'equipage complet du chalutier suivit l'enterrement du
+bras detache. Les deux freres, cote a cote, conduisaient le deuil. Le
+sacristain de la paroisse tenait le cadavre sous son aisselle.
+
+Javel cadet cessa de naviguer. Il obtint un petit emploi dans le port,
+et, quand il parlait plus tard de son accident, il confiait tout bas a
+son auditeur: "Si le frere avait voulu couper le chalut, j'aurais encore
+mon bras, pour sur. Mais il etait regardant a son bien."
+
+
+
+
+
+
+
+UN NORMAND
+
+_A Paul Alexis._
+
+
+Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route
+de Jumieges. La legere voiture filait, traversant les prairies; puis le
+cheval se mit au pas pour monter la cote de Canteleu.
+
+C'est la un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde.
+Derriere nous Rouen, la ville aux eglises, aux clochers gothiques,
+travailles comme des bibelots d'ivoire; en face, Saint-Sever, le
+faubourg aux manufactures qui dresse ses mille cheminees fumantes sur le
+grand ciel vis-a-vis des mille clochetons sacres de la vieille cite.
+
+Ici la fleche de la cathedrale, le plus haut sommet des monuments
+humains; et la-bas, la "Pompe a feu" de la "Foudre", sa rivale presque
+aussi demesuree, et qui passe d'un metre la plus geante des pyramides
+d'Egypte.
+
+Devant nous la Seine se deroulait, ondulante, semee d'iles, bordee a
+droite de blanches falaises que couronnait une foret, a gauche de
+prairies immenses qu'une autre foret limitait, la-bas, tout la-bas.
+
+De place en place, des grands navires a l'ancre le long des berges du
+large fleuve. Trois enormes vapeurs s'en allaient, a la queue leu-leu,
+vers le Havre; et un chapelet de batiments, forme d'un trois-mats, de
+deux goelettes et d'un brick, remontait vers Rouen, traine par un petit
+remorqueur vomissant un nuage de fumee noire.
+
+Mon compagnon, ne dans le pays, ne regardait meme point ce surprenant
+paysage; mais il souriait sans cesse; il semblait rire en lui-meme. Tout
+a coup, il eclata: "Ah! vous allez voir quelque chose de drole: la
+chapelle au pere Mathieu. Ca, c'est du nanan, mon bon."
+
+Je le regardai d'un oeil etonne. Il reprit:
+
+--Je vais vous faire sentir un fumet de Normandie qui vous restera dans
+le nez. Le pere Mathieu est le plus beau Normand de la province, et sa
+chapelle une des merveilles du monde, ni plus ni moins; mais je vais
+vous donner d'abord quelques mots d'explication.
+
+Le pere Mathieu, qu'on appelle aussi le pere "La Boisson", est un ancien
+sergent-major revenu dans son village natal. Il unit en des proportions
+admirables pour faire un ensemble parfait la blague du vieux soldat a la
+malice finaude du Normand. De retour au pays, il est devenu, grace a
+des protections multiples et a des habiletes invraisemblables, gardien
+d'une chapelle miraculeuse, une chapelle protegee par la Vierge et
+frequentee principalement par les filles enceintes. Il a baptise sa
+statue merveilleuse: "Notre-Dame du Gros-Ventre", et il la traite avec
+une certaine familiarite goguenarde qui n'exclut point le respect. Il a
+compose lui-meme et fait imprimer une piece speciale pour sa BONNE
+VIERGE. Cette priere est un chef-d'oeuvre d'ironie involontaire,
+d'esprit normand ou la raillerie se mele a la peur du SAINT, a la peur
+superstitieuse de l'influence secrete de quelque chose. Il ne croit pas
+beaucoup a sa patronne; cependant il y croit un peu, par prudence, et il
+la menage, par politique.
+
+ * * * * *
+
+Voici le debut de cette etonnante oraison:
+
+"Notre bonne madame la Vierge Marie, patronne naturelle des
+filles-meres en ce pays et par toute la terre, protegez votre servante
+qui a faute dans un moment d'oubli."
+
+.........................................
+
+Cette supplique se termine ainsi:
+
+"Ne m'oubliez pas surtout aupres de votre saint Epoux et intercedez
+aupres de Dieu le Pere, pour qu'il m'accorde un bon mari semblable au
+votre."
+
+Cette priere, interdite par le clerge de la contree, est vendue par lui
+sous le manteau, et elle passe pour salutaire a celles qui la recitent
+avec onction.
+
+En somme, il parle de la bonne Vierge, comme faisait de son maitre le
+valet de chambre d'un prince redoute, confident de tous les petits
+secrets intimes. Il sait sur son compte une foule d'histoires amusantes,
+qu'il dit tout bas, entre amis, apres boire.
+
+Mais vous verrez par vous-meme.
+
+Comme les revenus fournis par la Patronne ne lui semblaient point
+suffisants, il a annexe a la Vierge principale un petit commerce de
+Saints. Il les tient tous ou presque tous. La place manquant dans la
+chapelle, il les a emmagasines au bucher, d'ou il les sort sitot qu'un
+fidele les demande. Il a faconne lui-meme ces statuettes de bois,
+invraisemblablement comiques, et les a peintes toutes en vert a pleine
+couleur, une annee qu'on badigeonnait sa maison. Vous savez que les
+Saints guerissent les maladies; mais chacun a sa specialite; et il ne
+faut pas commettre de confusion ni d'erreurs. Ils sont jaloux les uns
+des autres comme des cabotins.
+
+Pour ne pas se tromper, les vieilles bonnes femmes viennent consulter
+Mathieu.
+
+--Pour les maux d'oreilles, que saint qu'est l'meilleur?
+
+--Mais y a saint Osyme qu'est bon; y a aussi saint Pamphile qu'est pas
+mauvais.
+
+Ce n'est pas tout.
+
+Comme Mathieu a du temps de reste, il boit; mais il boit en artiste, en
+convaincu, si bien qu'il est gris regulierement tous les soirs. Il est
+gris, mais il le sait; il le sait si bien qu'il note, chaque jour, le
+degre exact de son ivresse. C'est la sa principale occupation; la
+chapelle ne vient qu'apres.
+
+Et il a invente, ecoutez bien et cramponnez-vous, il a invente le
+saoulometre.
+
+L'instrument n'existe pas, mais les observations de Mathieu sont aussi
+precises que celles d'un mathematicien.
+
+Vous l'entendez dire sans cesse:--"D'puis lundi, j'ai passe
+quarante-cinq."
+
+Ou bien:--"J'etais entre cinquante-deux et cinquante-huit."
+
+Ou bien:--"J'en avais bien soixante-six a soixante-dix."
+
+Ou bien:--"Cre coquin, je m'croyais dans les cinquante, v'la que
+j'm'apercois qu'j'etais dans les soixante-quinze!"
+
+Jamais il ne se trompe.
+
+Il affirme n'avoir pas atteint le metre, mais comme il avoue que ses
+observations cessent d'etre precises quand il a passe quatre-vingt-dix,
+on ne peut se fier absolument a son affirmation.
+
+Quand Mathieu reconnait avoir passe quatre-vingt-dix, soyez tranquille,
+il etait cranement gris.
+
+Dans ces occasions-la, sa femme, Melie, une autre merveille, se met en
+des coleres folles. Elle l'attend sur sa porte, quand il rentre, et elle
+hurle:--"Te voila, salaud, cochon, bougre d'ivrogne!"
+
+Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d'elle, et, d'un ton
+severe:--"Tais-toi, Melie, c'est pas le moment de causer. Attends a
+d'main."
+
+Si elle continue a vociferer, il s'approche et, la voix
+tremblante:--"Gueule plus; j'suis dans les quatre-vingt-dix; je
+n'mesure plus; j'vas cogner, prends garde!"
+
+Alors, Melie bat en retraite.
+
+Si elle veut, le lendemain, revenir sur ce sujet, il lui rit au nez et
+repond:--"Allons, allons! assez cause; c'est passe. Tant qu'jaurai pas
+atteint le metre, y a pas de mal. Mais, si j'passe le metre, j'te
+permets de m'corriger, ma parole!"
+
+ * * * * *
+
+Nous avions gagne le sommet de la cote. La route s'enfoncait dans
+l'admirable foret de Roumare.
+
+L'automne, l'automne merveilleux, melait son or et sa pourpre aux
+dernieres verdures restees vives, comme si des gouttes de soleil fondu
+avaient coule du ciel dans l'epaisseur des bois.
+
+On traversa Duclair, puis, au lieu de continuer sur Jumieges, mon ami
+tourna vers la gauche et, prenant un chemin de traverse, s'enfonca dans
+le taillis.
+
+Et bientot, du sommet d'une grande cote nous decouvrions de nouveau la
+magnifique vallee de la Seine, et le fleuve tortueux s'allongeant a nos
+pieds.
+
+Sur la droite, un tout petit batiment couvert d'ardoises et surmonte
+d'un clocher haut comme une ombrelle s'adossait contre une jolie maison
+aux persiennes vertes, toute vetue de chevrefeuilles et de rosiers.
+
+Une grosse voix cria: "V'la des amis!" Et Mathieu parut sur le seuil.
+C'etait un homme de soixante ans, maigre, portant la barbiche et de
+longues moustaches blanches.
+
+Mon compagnon lui serra la main, me presenta, et Mathieu nous fit entrer
+dans une fraiche cuisine qui lui servait aussi de salle. Il disait:
+
+"Moi, monsieur, j'nai pas d'appartement distingue. J'aime bien a n'point
+m'eloigner du fricot. Les casseroles, voyez-vous, ca tient compagnie."
+
+Puis, se tournant vers mon ami:
+
+"Pourquoi venez-vous un jeudi? Vous savez bien que c'est jour de
+consultation d'ma Patronne. J'peux pas sortir c't'apres-midi."
+
+Et, courant a la porte, il poussa un effroyable beuglement: "Melie-e-e!"
+qui dut faire lever la tete aux matelots des navires qui descendaient ou
+remontaient le fleuve, la-bas, tout au fond de la creuse vallee.
+
+Melie ne repondit point.
+
+Alors Mathieu cligna de l'oeil avec malice.
+
+--"A n'est pas contente apres moi, voyez-vous, parce qu'hier je m'suis
+trouve dans les quatre-vingt-dix."
+
+Mon voisin se mit a rire:--"Dans les quatre-vingt-dix, Mathieu! Comment
+avez-vous fait?"
+
+Mathieu repondit:
+
+--"J'vas vous dire. J'n'ai trouve, l'an dernier, qu'vingt rasieres
+d'pommes d'abricot. Y n'y en a pu; mais pour faire du cidre y n'y a
+qu'ca. Donc j'en fis une piece qu'je mis hier en perce. Pour du nectar,
+c'est du nectar; vous m'en direz des nouvelles. J'avais ici Polyte;
+j'nous mettons a boire un coup, et puis encore un coup, sans s'rassasier
+(on en boirait jusqu'a d'main), si bien que, d'coup en coup, je m'sens
+une fraicheur dans l'estomac. J'dis a Polyte: "Si on buvait un verre de
+fine pour se rechauffer!" Y consent. Mais c'te fine, ca vous met l'feu
+dans l'corps, si bien qu'il a fallu r'venir au cidre. Mais v'la que
+d'fraicheur en chaleur et d'chaleur en fraicheur, j'mapercois que j'suis
+dans les quatre-vingt-dix. Polyte etait pas loin du metre."
+
+La porte s'ouvrit. Melie parut, et tout de suite, avant de nous avoir
+dit bonjour: "... Cres cochons, vous aviez bien l'metre tous les deux."
+
+Alors Mathieu se facha:--"Dis pas ca, Melie, dis pas ca; j'ai jamais
+ete au metre."
+
+On nous fit un dejeuner exquis, devant la porte, sous deux tilleuls, a
+cote de la petite chapelle de "Notre-Dame du Gros-Ventre" et en face de
+l'immense paysage. Et Mathieu nous raconta, avec une raillerie melee de
+credulites inattendues, d'invraisemblables histoires de miracles.
+
+Nous avions bu beaucoup de ce cidre adorable, piquant et sucre, frais et
+grisant qu'il preferait a tous les liquides et nous fumions nos pipes, a
+cheval sur nos chaises, quand deux bonnes femmes se presenterent.
+
+Elles etaient vieilles, seches, courbees. Apres avoir salue, elles
+demanderent saint Blanc. Mathieu cligna de l'oeil vers nous et repondit:
+
+--J'vas vous donner ca.
+
+Et il disparut dans son bucher.
+
+Il y resta bien cinq minutes; puis il revint avec une figure
+consternee. Il levait les bras:
+
+--J'sais pas ous qu'il est, je l'trouve pu; j'suis pourtant sur que je
+l'avais.
+
+Alors, faisant de ses mains un porte-voix, il mugit de nouveau:
+"Melie-e-e!" Du fond de la cour sa femme repondit:
+
+--"Que qu'y a?"
+
+--"Ousqu'il est saint Blanc! Je l'trouve pu dans l'bucher."
+
+Alors, Melie jeta cette explication:
+
+--"C'est-y pas celui qu't'as pris l'autre semaine pour boucher l'trou
+d'la cabine a lapins?"
+
+Mathieu tressaillit:--"Nom d'un tonnerre, ca s'peut bien!"
+
+Alors il dit aux femmes:--"Suivez-moi."
+
+Elles suivirent. Nous en fimes autant, malades de rires etouffes.
+
+En effet, saint Blanc, pique en terre comme un simple pieu, macule de
+boue et d'ordures, servait d'angle a la cabine a lapins.
+
+Des qu'elles l'apercurent, les deux bonnes femmes tomberent a genoux, se
+signerent et se mirent a murmurer des _Oremus_. Mais Mathieu se
+precipita: "Attendez, vous v'la dans la crotte; j'vas vous donner une
+botte de paille."
+
+Il alla chercher la paille et leur en fit un prie-Dieu. Puis,
+considerant son saint fangeux, et, craignant sans doute un discredit
+pour son commerce, il ajouta:
+
+--"J'vas vous l'debrouiller un brin."
+
+Il prit un seau d'eau, une brosse et se mit a laver vigoureusement le
+bonhomme de bois, pendant que les deux vieilles priaient toujours.
+
+Puis, quand il eut fini, il ajouta:--"Maintenant il n'y a plus d'mal."
+Et il nous ramena boire un coup.
+
+Comme il portait le verre a sa bouche, il s'arreta, et, d'un air un peu
+confus:--"C'est egal, quand j'ai mis saint Blanc aux lapins, j'croyais
+bien qu'i n'f'rait pu d'argent. Y avait deux ans qu'on n'le d'mandait
+plus. Mais les saints, voyez-vous, ca n'passe jamais."
+
+Il but et reprit.
+
+--"Allons, buvons encore un coup. Avec des amis y n'faut pas y aller a
+moins d'cinquante; et j'n'en sommes seulement pas a trente-huit."
+
+
+
+
+
+
+
+LE TESTAMENT
+
+_A Paul Hervieu._
+
+
+Je connaissais ce grand garcon qui s'appelait Rene de Bourneval. Il
+etait de commerce aimable, bien qu'un peu triste, semblait revenu de
+tout, fort sceptique, d'un scepticisme precis et mordant, habile surtout
+a desarticuler d'un mot les hypocrisies mondaines. Il repetait souvent:
+"Il n'y a pas d'hommes honnetes; ou du moins ils ne le sont que
+relativement aux crapules."
+
+Il avait deux freres qu'il ne voyait point, MM. de Courcils. Je le
+croyais d'un autre lit, vu leurs noms differents. On m'avait dit a
+plusieurs reprises qu'une histoire etrange s'etait passee en cette
+famille, mais sans donner aucun detail.
+
+Cet homme me plaisant tout a fait, nous fumes bientot lies. Un soir,
+comme j'avais dine chez lui en tete-a-tete, je lui demandai par hasard:
+"Etes-vous ne du premier ou du second mariage de madame votre mere?" Je
+le vis palir un peu, puis rougir; et il demeura quelques secondes sans
+parler, visiblement embarrasse. Puis il sourit d'une facon melancolique
+et douce qui lui etait particuliere, et il dit: "Mon cher ami, si cela
+ne vous ennuie point, je vais vous donner sur mon origine des details
+bien singuliers. Je vous sais un homme intelligent, je ne crains donc
+pas que votre amitie en souffre, et si elle en devait souffrir, je ne
+tiendrais plus alors a vous avoir pour ami."
+
+Ma mere, Mme de Courcils, etait une pauvre petite femme timide, que son
+mari avait epousee pour sa fortune. Toute sa vie fut un martyre. D'ame
+aimante, craintive, delicate, elle fut rudoyee sans repit par celui
+qui aurait du etre mon pere, un de ces rustres qu'on appelle des
+gentilshommes campagnards. Au bout d'un mois de mariage, il vivait avec
+une servante. Il eut en outre pour maitresses les femmes et les filles
+de ses fermiers; ce qui ne l'empecha point d'avoir deux enfants de sa
+femme; on devrait compter trois, en me comprenant. Ma mere ne disait
+rien; elle vivait dans cette maison toujours bruyante comme ces petites
+souris qui glissent sous les meubles. Effacee, disparue, fremissante,
+elle regardait les gens de ses yeux inquiets et clairs, toujours
+mobiles, des yeux d'etre effare que la peur ne quitte pas. Elle etait
+jolie pourtant, fort jolie, toute blonde d'un blond gris, d'un blond
+timide; comme si ses cheveux avaient ete un peu decolores par ses
+craintes incessantes.
+
+Parmi les amis de M. de Courcils qui venaient constamment au chateau se
+trouvait un ancien officier de cavalerie, veuf, homme redoute, tendre et
+violent, capable des resolutions les plus energiques, M. de Bourneval,
+dont je porte le nom. C'etait un grand gaillard maigre, avec de grosses
+moustaches noires. Je lui ressemble beaucoup. Cet homme avait lu, et ne
+pensait nullement comme ceux de sa classe. Son arriere-grand'mere avait
+ete une amie de J.-J. Rousseau, et on eut dit qu'il avait herite quelque
+chose de cette liaison d'une ancetre. Il savait par coeur le _Contrat
+social_, la _Nouvelle Heloise_ et tous ces livres philosophants qui ont
+prepare de loin le futur bouleversement de nos antiques usages, de nos
+prejuges, de nos lois surannees, de notre morale imbecile.
+
+Il aima ma mere, parait-il, et en fut aime. Cette liaison demeura
+tellement secrete, que personne ne la soupconna. La pauvre femme,
+delaissee et triste, dut s'attacher a lui d'une facon desesperee, et
+prendre dans son commerce toutes ses manieres de penser, des theories de
+libre sentiment, des audaces d'amour independant; mais, comme elle etait
+si craintive qu'elle n'osait jamais parler haut, tout cela fut refoule,
+condense, presse en son coeur qui ne s'ouvrit jamais.
+
+Mes deux freres etaient durs pour elle, comme leur pere, ne la
+caressaient point, et, habitues a ne la voir compter pour rien dans la
+maison, la traitaient un peu comme une bonne.
+
+Je fus le seul de ses fils qui l'aima vraiment et qu'elle aima.
+
+Elle mourut. J'avais alors dix-huit ans. Je dois ajouter, pour que vous
+compreniez ce qui va suivre, que son mari etait dote d'un conseil
+judiciaire, qu'une separation de biens avait ete prononcee au profit de
+ma mere, qui avait conserve, grace aux artifices de la loi et au
+devouement intelligent d'un notaire, le droit de tester a sa guise.
+
+Nous fumes donc prevenus qu'un testament existait chez ce notaire, et
+invites a assister a la lecture.
+
+Je me rappelle cela comme d'hier. Ce fut une scene grandiose,
+dramatique, burlesque, surprenante, amenee par la revolte posthume de
+cette morte, par ce cri de liberte, cette revendication du fond de la
+tombe de cette martyre ecrasee par nos moeurs durant sa vie, et qui
+jetait, de son cercueil clos, un appel desespere vers l'independance.
+
+Celui qui se croyait mon pere, un gros homme sanguin eveillant l'idee
+d'un boucher, et mes freres, deux forts garcons de vingt et de
+vingt-deux ans, attendaient tranquilles sur leurs sieges. M. de
+Bourneval, invite a se presenter, entra et se placa derriere moi. Il
+etait serre dans sa redingote, fort pale, et il mordillait souvent sa
+moustache, un peu grise a present. Il s'attendait sans doute a ce qui
+allait se passer.
+
+Le notaire ferma la porte a double tour et commenca la lecture, apres
+avoir decachete devant nous l'enveloppe scellee a la cire rouge et dont
+il ignorait le contenu.
+
+ * * * * *
+
+Brusquement mon ami se tut, se leva, puis il alla prendre dans son
+secretaire un vieux papier, le deplia, le baisa longuement, et il
+reprit. Voici le testament de ma bien-aimee mere:
+
+"Je soussignee Anne-Catherine-Genevieve-Mathilde de Croixluce, epouse
+legitime de Jean-Leopold-Joseph Gontran de Courcils, saine de corps et
+d'esprit, exprime ici mes dernieres volontes.
+
+Je demande pardon a Dieu d'abord, et ensuite a mon cher fils Rene, de
+l'acte que je vais commettre. Je crois mon enfant assez grand de coeur
+pour me comprendre et me pardonner. J'ai souffert toute ma vie. J'ai ete
+epousee par calcul, puis meprisee, meconnue, opprimee, trompee sans
+cesse par mon mari.
+
+Je lui pardonne, mais je ne lui dois rien.
+
+Mes fils aines ne m'ont point aimee, ne m'ont point gatee, m'ont a peine
+traitee comme une mere.
+
+J'ai ete pour eux, durant ma vie, ce que je devais etre; je ne leur dois
+plus rien apres ma mort. Les liens du sang n'existent pas sans
+l'affection constante, sacree, de chaque jour. Un fils ingrat est moins
+qu'un etranger; c'est un coupable, car il n'a pas le droit d'etre
+indifferent pour sa mere.
+
+J'ai toujours tremble devant les hommes, devant leurs lois iniques,
+leurs coutumes inhumaines, les prejuges infames. Devant Dieu, je ne
+crains plus. Morte, je rejette de moi la honteuse hypocrisie; j'ose dire
+ma pensee, avouer et signer le secret de mon coeur.
+
+Donc, je laisse en depot toute la partie de ma fortune dont la loi me
+permet de disposer a mon amant bien-aime Pierre-Germer-Simon de
+Bourneval, pour revenir ensuite a notre cher fils Rene.
+
+ * * * * *
+
+(Cette volonte est formulee en outre, d'une facon plus precise, dans un
+acte notarie).
+
+ * * * * *
+
+Et, devant le Juge supreme qui m'entend je declare que j'aurais maudit
+le ciel et l'existence si je n'avais rencontre l'affection profonde,
+devouee, tendre, inebranlable de mon amant, si je n'avais compris dans
+ses bras que le Createur a fait les etres pour s'aimer, se soutenir, se
+consoler, et pleurer ensemble dans les heures d'amertume.
+
+Mes deux fils aines ont pour pere M. de Courcils, Rene seul doit la vie
+a M. de Bourneval. Je prie le Maitre des hommes et de leurs destinees de
+placer au-dessus des prejuges sociaux le pere et le fils, de les faire
+s'aimer jusqu'a leur mort et m'aimer encore dans mon cercueil.
+
+Tels sont ma derniere pensee et mon dernier desir.
+
+"MATHILDE DE CROIXLUCE."
+
+ * * * * *
+
+M. de Courcils s'etait leve; il cria: "C'est la le testament d'une
+folle!" Alors M. de Bourneval fit un pas et declara d'une voix forte,
+d'une voix tranchante: "Moi, Simon de Bourneval, je declare que cet
+ecrit ne renferme que la stricte verite. Je suis pret a le prouver meme
+par les lettres que j'ai."
+
+Alors M. de Courcils marcha vers lui. Je crus qu'ils allaient se
+colleter. Ils etaient la, grands tous deux, l'un gros, l'autre maigre,
+fremissants. Le mari de ma mere articula en begayant: "Vous etes un
+miserable!" L'autre prononca du meme ton vigoureux et sec: "Nous nous
+retrouverons autre part, monsieur. Je vous aurais deja soufflete et
+provoque depuis longtemps si je n'avais tenu avant tout a la
+tranquillite, durant sa vie, de la pauvre femme que vous avez tant fait
+souffrir."
+
+Puis il se tourna vers moi: "Vous etes mon fils. Voulez-vous me suivre?
+Je n'ai pas le droit de vous emmener, mais je le prends, si vous voulez
+bien m'accompagner."
+
+Je lui serrai la main sans repondre. Et nous sommes sortis ensemble.
+J'etais, certes, aux trois quarts fou.
+
+Deux jours plus tard M. de Bourneval tuait en duel M. de Courcils. Mes
+freres, par crainte d'un affreux scandale, se sont tus. Je leur ai cede
+et ils ont accepte la moitie de la fortune laissee par ma mere.
+
+J'ai pris le nom de mon pere veritable, renoncant a celui que la loi me
+donnait et qui n'etait pas le mien.
+
+M. de Bourneval est mort depuis cinq ans. Je ne suis point encore
+console.
+
+ * * * * *
+
+Il se leva, fit quelques pas, et, se placant en face de moi: "Eh bien,
+je dis que le testament de ma mere est une des choses les plus belles,
+les plus loyales, les plus grandes qu'une femme puisse accomplir.
+N'est-ce pas votre avis?"
+
+Je lui tendis les deux mains: "Oui, certainement, mon ami."
+
+
+
+
+
+
+
+AUX CHAMPS
+
+_A Octave Mirbeau._
+
+
+Les deux chaumieres etaient cote a cote, au pied d'une colline, proches
+d'une petite ville de bains. Les deux paysans besognaient dur sur la
+terre infeconde pour elever tous leurs petits. Chaque menage en avait
+quatre. Devant les deux portes voisines, toute la marmaille grouillait
+du matin au soir. Les deux aines avaient six ans et les deux cadets
+quinze mois environ; les mariages et, ensuite les naissances, s'etaient
+produites a peu pres simultanement dans l'une et l'autre maison.
+
+Les deux meres distinguaient a peine leurs produits dans le tas; et les
+deux peres confondaient tout a fait. Les huit noms dansaient dans leur
+tete, se melaient sans cesse; et, quand il fallait en appeler un, les
+hommes souvent en criaient trois avant d'arriver au veritable.
+
+La premiere des deux demeures, en venant de la station d'eaux de
+Rolleport, etait occupee par les Tuvache, qui avaient trois filles et un
+garcon; l'autre masure abritait les Vallin, qui avaient une fille et
+trois garcons.
+
+Tout cela vivait peniblement de soupe, de pommes de terre et de grand
+air. A sept heures, le matin, puis a midi, puis a six heures, le soir,
+les menageres reunissaient leurs mioches pour donner la patee, comme des
+gardeurs d'oies assemblent leurs betes. Les enfants etaient assis, par
+rang d'age, devant la table en bois, vernie par cinquante ans d'usage.
+Le dernier moutard avait a peine la bouche au niveau de la planche. On
+posait devant eux l'assiette creuse pleine de pain molli dans l'eau ou
+avaient cuit les pommes de terre, un demi-chou et trois oignons; et
+toute la ligne mangeait jusqu'a plus faim. La mere empatait elle-meme le
+petit. Un peu de viande au pot-au-feu, le dimanche, etait une fete pour
+tous; et le pere, ce jour-la, s'attardait au repas en repetant: "Je m'y
+ferais bien tous les jours."
+
+Par un apres-midi du mois d'aout, une legere voiture s'arreta
+brusquement devant les deux chaumieres, et une jeune femme, qui
+conduisait elle-meme, dit au monsieur assis a cote d'elle:
+
+--Oh! regarde, Henri, ce tas d'enfants! Sont-ils jolis, comme ca, a
+grouiller dans la poussiere!
+
+L'homme ne repondit rien, accoutume a ces admirations qui etaient une
+douleur et presque un reproche pour lui.
+
+La jeune femme reprit:
+
+--Il faut que je les embrasse! Oh! comme je voudrais en avoir un,
+celui-la, le tout petit.
+
+Et, sautant de la voiture, elle courut aux enfants, prit un des deux
+derniers, celui des Tuvache, et, l'enlevant dans ses bras, elle le baisa
+passionnement sur ses joues sales, sur ses cheveux blonds frises et
+pommades de terre, sur ses menottes qu'il agitait pour se debarrasser
+des caresses ennuyeuses.
+
+Puis elle remonta dans sa voiture et partit au grand trot. Mais elle
+revint la semaine suivante, s'assit elle-meme par terre, prit le moutard
+dans ses bras, le bourra de gateaux, donna des bonbons a tous les
+autres; et joua avec eux comme une gamine, tandis que son mari attendait
+patiemment dans sa frele voiture.
+
+Elle revint encore, fit connaissance avec les parents, reparut tous les
+jours, les poches pleines de friandises et de sous.
+
+Elle s'appelait Mme Henri d'Hubieres.
+
+Un matin, en arrivant, son mari descendit avec elle; et, sans s'arreter
+aux mioches, qui la connaissaient bien maintenant, elle penetra dans la
+demeure des paysans.
+
+Ils etaient la, en train de fendre du bois pour la soupe; ils se
+redresserent tout surpris, donnerent des chaises et attendirent. Alors
+la jeune femme, d'une voix entrecoupee, tremblante, commenca:
+
+--Mes braves gens, je viens vous trouver parce que je voudrais bien...
+je voudrais bien emmener avec moi votre... votre petit garcon...
+
+Les campagnards, stupefaits et sans idee, ne repondirent pas.
+
+Elle reprit haleine et continua.
+
+--Nous n'avons pas d'enfants; nous sommes seuls, mon mari et moi... Nous
+le garderions... voulez-vous?
+
+La paysanne commencait a comprendre. Elle demanda:
+
+--Vous voulez nous prend'e Charlot? Ah ben non, pour sur.
+
+Alors M. d'Hubieres intervint:
+
+--Ma femme s'est mal expliquee. Nous voulons l'adopter, mais il
+reviendra vous voir. S'il tourne bien, comme tout porte a le croire, il
+sera notre heritier. Si nous avions, par hasard, des enfants, il
+partagerait egalement avec eux. Mais, s'il ne repondait pas a nos soins,
+nous lui donnerions, a sa majorite, une somme de vingt mille francs, qui
+sera immediatement deposee en son nom chez un notaire. Et, comme on a
+aussi pense a vous, on vous servira jusqu'a votre mort une rente de cent
+francs par mois. Avez-vous bien compris?
+
+La fermiere s'etait levee, toute furieuse.
+
+--Vous voulez que j'vous vendions Charlot? Ah! mais non; c'est pas des
+choses qu'on d'mande a une mere, ca! Ah! mais non! Ce s'rait une
+abomination.
+
+L'homme ne disait rien, grave et reflechi; mais il approuvait sa femme
+d'un mouvement continu de la tete.
+
+Mme d'Hubieres, eperdue, se mit a pleurer, et, se tournant vers son
+mari, avec une voix pleine de sanglots, une voix d'enfant dont tous les
+desirs ordinaires sont satisfaits, elle balbutia:
+
+--Ils ne veulent pas, Henri, ils ne veulent pas!
+
+Alors, ils firent une derniere tentative.
+
+--Mais, mes amis, songez a l'avenir de votre enfant, a son bonheur, a...
+
+La paysanne, exasperee, lui coupa la parole:
+
+--C'est tout vu, c'est tout entendu, c'est tout reflechi...
+Allez-vous-en, et pi, que j'vous revoie point par ici. C'est i permis
+d'vouloir prendre un efant comme ca!
+
+Alors, Mme d'Hubieres, en sortant, s'avisa qu'ils etaient deux tout
+petits, et elle demanda, a travers ses larmes, avec une tenacite de
+femme volontaire et gatee, qui ne veut jamais attendre:
+
+--Mais l'autre petit n'est pas a vous?
+
+Le pere Tuvache repondit:
+
+--Non, c'est aux voisins; vous pouvez y aller, si vous voulez.
+
+Et il rentra dans sa maison, ou retentissait la voix indignee de sa
+femme.
+
+Les Vallin etaient a table, en train de manger avec lenteur des tranches
+de pain qu'ils frottaient parcimonieusement avec un peu de beurre pique
+au couteau, dans une assiette entre eux deux.
+
+M. d'Hubieres recommenca ses propositions, mais avec plus
+d'insinuations, de precautions oratoires, d'astuce.
+
+Les deux ruraux hochaient la tete en signe de refus; mais, quand ils
+apprirent qu'ils auraient cent francs par mois, ils se considererent, se
+consultant de l'oeil, tres ebranles.
+
+Ils garderent longtemps le silence, tortures, hesitants. La femme enfin
+demanda:
+
+--Que qu't'en dis, l'homme?
+
+Il prononca d'un ton sentencieux:
+
+--J'dis qu'c'est point meprisable.
+
+Alors Mme d'Hubieres, qui tremblait d'angoisse, leur parla de l'avenir
+du petit, de son bonheur, et de tout l'argent qu'il pourrait leur donner
+plus tard.
+
+Le paysan demanda:
+
+--C'te rente de douze cents francs, ce s'ra promis d'vant l'notaire?
+
+M. d'Hubieres repondit:
+
+--Mais certainement, des demain.
+
+La fermiere, qui meditait, reprit:
+
+--Cent francs par mois, c'est point suffisant pour nous priver du p'tit;
+ca travaillera dans quequ'z'ans ct'efant; i nous faut cent vingt
+francs.
+
+Mme d'Hubieres, trepignant d'impatience, les accorda tout de suite; et,
+comme elle voulait enlever l'enfant, elle donna cent francs en cadeau
+pendant que son mari faisait un ecrit. Le maire et un voisin, appeles
+aussitot, servirent de temoins complaisants.
+
+Et la jeune femme, radieuse, emporta le marmot hurlant, comme on emporte
+un bibelot desire d'un magasin.
+
+Les Tuvache, sur leur porte, le regardaient partir, muets, severes,
+regrettant peut-etre leur refus.
+
+ * * * * *
+
+On n'entendit plus du tout parler du petit Jean Vallin. Les parents,
+chaque mois, allaient toucher leurs cent vingt francs chez le notaire;
+et ils etaient faches avec leurs voisins parce que la mere Tuvache les
+agonisait d'ignominies, repetant sans cesse de porte en porte qu'il
+fallait etre denature pour vendre son enfant, que c'etait une horreur,
+une salete, une corromperie.
+
+Et parfois elle prenait en ses bras son Charlot avec ostentation, lui
+criant, comme s'il eut compris:
+
+--J'tai pas vendu, me, j't'ai pas vendu, mon p'tiot. J'vends pas m's
+efants, me. J'sieus pas riche, mais vends pas m's efants.
+
+Et, pendant des annees et encore des annees, ce fut ainsi chaque jour;
+chaque jour des allusions grossieres etaient vociferees devant la porte,
+de facon a entrer dans la maison voisine. La mere Tuvache avait fini par
+se croire superieure a toute la contree parce qu'elle n'avait pas vendu
+Charlot. Et ceux qui parlaient d'elle disaient:
+
+--J'sais ben que c'etait engageant, c'est egal, elle s'a conduite comme
+une bonne mere.
+
+On la citait; et Charlot, qui prenait dix-huit ans, eleve avec cette
+idee qu'on lui repetait sans repit, se jugeait lui-meme superieur a ses
+camarades parce qu'on ne l'avait pas vendu.
+
+ * * * * *
+
+Les Vallin vivotaient a leur aise, grace a la pension. La fureur
+inapaisable des Tuvache, restes miserables, venait de la.
+
+Leur fils aine partit au service. Le second mourut; Charlot resta seul a
+peiner avec le vieux pere pour nourrir la mere et deux autres soeurs
+cadettes qu'il avait.
+
+Il prenait vingt et un ans, quand, un matin, une brillante voiture
+s'arreta devant les deux chaumieres. Un jeune monsieur, avec une chaine
+de montre en or, descendit, donnant la main a une vieille dame en
+cheveux blancs. La vieille dame lui dit:
+
+--C'est la, mon enfant, a la seconde maison.
+
+Et il entra comme chez lui dans la masure des Vallin.
+
+La vieille mere lavait ses tabliers; le pere infirme sommeillait pres de
+l'atre. Tous deux leverent la tete, et le jeune homme dit:
+
+--Bonjour, papa; bonjour, maman.
+
+Ils se dresserent, effares. La paysanne laissa tomber d'emoi son savon
+dans son eau et balbutia:
+
+--C'est-i te, m'n efant? C'est-i te, m'n efant?
+
+Il la prit dans ses bras et l'embrassa, en repetant:--"Bonjour, maman."
+Tandis que le vieux, tout tremblant, disait, de son ton calme qu'il ne
+perdait jamais:--"Te v'la-t-il revenu, Jean?" Comme s'il l'avait vu un
+mois auparavant.
+
+Et, quand ils se furent reconnus, les parents voulurent tout de suite
+sortir le fieu dans le pays pour le montrer. On le conduisit chez le
+maire, chez l'adjoint, chez le cure, chez l'instituteur.
+
+Charlot, debout sur le seuil de sa chaumiere, le regardait passer.
+
+Le soir, au souper, il dit aux vieux:
+
+--Faut-il qu' vous ayez ete sots pour laisser prendre le p'tit aux
+Vallin.
+
+Sa mere repondit obstinement:
+
+--J'voulions point vendre not' efant.
+
+Le pere ne disait rien. Le fils reprit:
+
+--C'est-il pas malheureux d'etre sacrifie comme ca.
+
+Alors le pere Tuvache articula d'un ton colereux:
+
+--Vas-tu pas nous r'procher d' t'avoir garde.
+
+Et le jeune homme, brutalement:
+
+--Oui, j'vous le r'proche, que vous n'etes que des niants. Des parents
+comme vous ca fait l'malheur des efants. Qu' vous meriteriez que j'vous
+quitte.
+
+La bonne femme pleurait dans son assiette. Elle gemit tout en avalant
+des cuillerees de soupe dont elle repandait la moitie:
+
+--Tuez-vous donc pour elever d's efants!
+
+Alors le gars, rudement:
+
+--J'aimerais mieux n'etre point ne que d'etre c'que j'suis. Quand j'ai
+vu l'autre, tantot, mon sang n'a fait qu'un tour. Je m'suis dit:--v'la
+c'que j'serais maintenant.
+
+Il se leva.
+
+--Tenez, j'sens bien que je ferai mieux de n' pas rester ici, parce que
+j'vous le reprocherais du matin au soir, et que j'vous ferais une vie
+d'misere. Ca, voyez-vous, j'vous l'pardonnerai jamais!
+
+Les deux vieux se taisaient, atterres, larmoyants.
+
+Il reprit:
+
+--Non, c't' idee-la, ce serait trop dur. J'aime mieux m'en aller
+chercher ma vie aut' part.
+
+Il ouvrit la porte. Un bruit de voix entra. Les Vallin festoyaient avec
+l'enfant revenu.
+
+Alors Charlot tapa du pied et, se tournant vers ses parents, cria:
+
+--Manants, va!
+
+Et il disparut dans la nuit.
+
+
+
+
+
+
+UN COQ CHANTA
+
+_A Rene Billotte._
+
+
+Mme Berthe d'Avancelles avait jusque-la repousse toutes les
+supplications de son admirateur desespere, le baron Joseph de Croissard.
+Pendant l'hiver, a Paris, il l'avait ardemment poursuivie, et il donnait
+pour elle maintenant des fetes et des chasses en son chateau normand de
+Carville.
+
+Le mari, M. d'Avancelles, ne voyait rien, ne savait rien, comme
+toujours. Il vivait, disait-on, separe de sa femme, pour cause de
+faiblesse physique, que madame ne lui pardonnait point. C'etait un gros
+petit homme, chauve, court de bras, de jambes, de cou, de nez, de tout.
+
+Mme d'Avancelles etait au contraire une grande jeune femme brune et
+determinee, qui riait d'un rire sonore au nez de son maitre, qui
+l'appelait publiquement "Madame Popote" et regardait d'un certain air
+engageant et tendre les larges epaules et l'encolure robuste et les
+longues moustaches blondes de son soupirant attitre, le baron Joseph de
+Croissard.
+
+Elle n'avait encore rien accorde cependant. Le baron se ruinait pour
+elle. C'etaient sans cesse des fetes, des chasses, des plaisirs nouveaux
+auxquels il invitait la noblesse des chateaux environnants.
+
+Tout le jour les chiens courants hurlaient par les bois a la suite du
+renard et du sanglier, et, chaque soir, d'eblouissants feux d'artifice
+allaient meler aux etoiles leurs panaches de feu, tandis que les
+fenetres illuminees du salon jetaient sur les vastes pelouses des
+trainees de lumiere ou passaient des ombres.
+
+C'etait l'automne, la saison rousse. Les feuilles voltigeaient sur les
+gazons comme des voilees d'oiseaux. On sentait trainer dans l'air des
+odeurs de terre humide, de terre devetue, comme on sent une odeur de
+chair nue, quand tombe, apres le bal, la robe d'une femme.
+
+Un soir, dans une fete, au dernier printemps, Mme d'Avancelles avait
+repondu a M. de Croissard qui la harcelait de ses prieres: "Si je dois
+tomber, mon ami, ce ne sera pas avant la chute des feuilles. J'ai trop
+de choses a faire cet ete pour avoir le temps." Il s'etait souvenu de
+cette parole rieuse et hardie; et, chaque jour, il insistait davantage,
+chaque jour il avancait ses approches, il gagnait un pas dans le coeur
+de la belle audacieuse qui ne resistait plus, semblait-il, que pour la
+forme.
+
+Une grande chasse allait avoir lieu. Et, la veille, Mme Berthe avait
+dit, en riant, au baron: "Baron, si vous tuez la bete, j'aurai quelque
+chose pour vous."
+
+Des l'aurore, il fut debout pour reconnaitre ou le solitaire s'etait
+bauge. Il accompagna ses piqueurs, disposa les relais, organisa tout
+lui-meme pour preparer son triomphe; et, quand les cors sonnerent le
+depart, il apparut dans un etroit vetement de chasse rouge et or, les
+reins serres, le buste large, l'oeil radieux, frais et fort comme s'il
+venait de sortir du lit.
+
+Les chasseurs partirent. Le sanglier debusque fila, suivi des chiens
+hurleurs, a travers des broussailles; et les chevaux se mirent a
+galoper, emportant par les etroits sentiers des bois les amazones et les
+cavaliers, tandis que, sur les chemins amollis, roulaient sans bruit les
+voitures qui accompagnaient de loin la chasse.
+
+Mme d'Avancelles, par malice, retint le baron pres d'elle, s'attardant,
+au pas, dans une grande avenue interminablement droite et longue et sur
+laquelle quatre rangs de chenes se repliaient comme une voute.
+
+Fremissant d'amour et d'inquietude, il ecoutait d'une oreille le
+bavardage moqueur de la jeune femme, et de l'autre il suivait le chant
+des cors et la voix des chiens qui s'eloignaient.
+
+"Vous ne m'aimez donc plus?" disait-elle.
+
+Il repondait: "Pouvez-vous dire des choses pareilles?"
+
+Elle reprenait: "La chasse cependant semble vous occuper plus que moi."
+
+Il gemissait: "Ne m'avez-vous point donne l'ordre d'abattre moi-meme
+l'animal?"
+
+Et elle ajoutait gravement: "Mais j'y compte. Il faut que vous le tuiez
+devant moi."
+
+Alors il fremissait sur sa selle, piquait son cheval qui bondissait et,
+perdant patience: "Mais sacristi! madame, cela ne se pourra pas si nous
+restons ici."
+
+Puis elle lui parlait tendrement, posant la main sur son bras, ou
+flattant, comme par distraction, la criniere de son cheval.
+
+Et elle lui jetait, en riant: "Il faut que cela soit pourtant... ou
+alors... tant pis pour vous."
+
+Puis ils tournerent a droite dans un petit chemin couvert, et soudain,
+pour eviter une branche qui barrait la route, elle se pencha sur lui, si
+pres qu'il sentit sur son cou le chatouillement des cheveux. Alors
+brutalement il l'enlaca, et appuyant sur la tempe ses grandes
+moustaches, il la baisa d'un baiser furieux.
+
+Elle ne remua point d'abord, restant ainsi sous cette caresse emportee;
+puis, d'une secousse, elle tourna la tete, et, soit hasard, soit
+volonte, ses petites levres a elle rencontrerent ses levres a lui, sous
+leur cascade de poils blonds.
+
+Alors, soit confusion, soit remords, elle cingla le flanc de son cheval,
+qui partit au grand galop. Ils allerent ainsi longtemps, sans echanger
+meme un regard.
+
+Le tumulte de la chasse se rapprochait; les fourres semblaient fremir,
+et tout a coup, brisant les branches, couvert de sang, secouant les
+chiens qui s'attachaient a lui, le sanglier passa.
+
+Alors le baron, poussant un rire de triomphe, cria: "Qui m'aime me
+suive!" Et il disparut dans les taillis, comme si la foret l'eut
+englouti.
+
+Quand elle arriva, quelques minutes plus tard, dans une clairiere, il se
+relevait souille de boue, la jaquette dechiree, les mains sanglantes,
+tandis que la bete etendue portait dans l'epaule le couteau de chasse
+enfonce jusqu'a la garde.
+
+La curee se fit aux flambeaux par une nuit douce et melancolique. La
+lune jaunissait la flamme rouge des torches qui embrumaient la nuit de
+leur fumee resineuse. Les chiens mangeaient les entrailles puantes du
+sanglier, et criaient, et se battaient. Et les piqueurs et les
+gentilshommes chasseurs, en cercle autour de la curee, sonnaient du cor
+a plein souffle. La fanfare s'en allait dans la nuit claire au-dessus
+des bois, repetee par les echos perdus des vallees lointaines,
+reveillant les cerfs inquiets, les renards glapissants et troublant en
+leurs ebats les petits lapins gris, au bord des clairieres.
+
+Les oiseaux de nuit voletaient, effares, au-dessus de la meute affolee
+d'ardeur. Et des femmes, attendries par toutes ces choses douces et
+violentes, s'appuyant un peu au bras des hommes, s'ecartaient deja dans
+les allees, avant que les chiens eussent fini leur repas.
+
+Tout alanguie par cette journee de fatigue et de tendresse, Mme
+d'Avancelles dit au baron:
+
+"--Voulez-vous faire un tour de parc, mon ami?"
+
+Mais lui, sans repondre, tremblant, defaillant, l'entraina.
+
+Et, tout de suite, ils s'embrasserent. Ils allaient au pas, au petit
+pas, sous les branches presque depouillees et qui laissaient filtrer la
+lune; et leur amour, leurs desirs, leur besoin d'etreinte etaient
+devenus si vehements qu'ils faillirent choir au pied d'un arbre.
+
+Les cors ne sonnaient plus. Les chiens epuises dormaient au chenil.
+"--Rentrons", dit la jeune femme. Ils revinrent.
+
+Puis, lorsqu'ils furent devant le chateau, elle murmura d'une voix
+mourante: "Je suis si fatiguee que je vais me coucher, mon ami." Et,
+comme il ouvrait les bras pour la prendre en un dernier baiser, elle
+s'enfuit, lui jetant comme adieu: "Non... je vais dormir... Qui m'aime
+me suive!"
+
+Une heure plus tard, alors que tout le chateau silencieux semblait mort,
+le baron sortit a pas de loup de sa chambre et s'en vint gratter a la
+porte de son amie. Comme elle ne repondait pas, il essaya d'ouvrir. Le
+verrou n'etait point pousse.
+
+Elle revait, accoudee a la fenetre.
+
+Il se jeta a ses genoux qu'il baisait eperdument a travers la robe de
+nuit. Elle ne disait rien, enfoncant ses doigts fins, d'une maniere
+caressante, dans les cheveux du baron.
+
+Et soudain, se degageant comme si elle eut pris une grande resolution,
+elle murmura de son air hardi, mais a voix basse: "Je vais revenir.
+Attendez-moi." Et son doigt, tendu dans l'ombre, montrait au fond de la
+chambre la tache vague et blanche du lit.
+
+Alors, a tatons, eperdu, les mains tremblantes, il se devetit bien vite
+et s'enfonca dans les draps frais. Il s'etendit delicieusement,
+oubliant presque son amie, tant il avait plaisir a cette caresse du
+linge sur son corps las de mouvement.
+
+Elle ne revenait point, pourtant; s'amusant sans doute a le faire
+languir. Il fermait les yeux dans un bien-etre exquis; et il revait
+doucement dans l'attente delicieuse de la chose tant desiree. Mais peu a
+peu ses membres s'engourdirent, sa pensee s'assoupit, devint incertaine,
+flottante. La puissante fatigue enfin le terrassa; il s'endormit.
+
+Il dormit du lourd sommeil, de l'invincible sommeil des chasseurs
+extenues. Il dormit jusqu'a l'aurore.
+
+Tout a coup, la fenetre etant restee entr'ouverte, un coq, perche dans
+un arbre voisin, chanta. Alors brusquement, surpris par ce cri sonore,
+le baron ouvrit les yeux.
+
+Sentant contre lui un corps de femme, se trouvant en un lit qu'il ne
+reconnaissait pas, surpris et ne se souvenant plus de rien, il balbutia,
+dans l'effarement du reveil:
+
+"--Quoi? Ou suis-je? Qu'y a-t-il?"
+
+Alors elle, qui n'avait point dormi, regardant cet homme depeigne, aux
+yeux rouges, a la levre epaisse, repondit, du ton hautain dont elle
+parlait a son mari:
+
+"--Ce n'est rien. C'est un coq qui chante. Rendormez-vous, monsieur,
+cela ne vous regarde pas."
+
+
+
+
+
+
+
+UN FILS
+
+_A Rene Maizeroy._
+
+
+Ils se promenaient, les deux vieux amis, dans le jardin tout fleuri ou
+le gai Printemps remuait de la vie.
+
+L'un etait Senateur, et l'autre de l'Academie francaise, graves tous
+deux, pleins de raisonnements tres logiques mais solennels, gens de
+marque et de reputation.
+
+Ils parloterent d'abord de politique, echangeant des pensees, non pas
+sur des Idees, mais sur des hommes: les personnalites, en cette matiere,
+primant toujours la Raison. Puis ils souleverent quelques souvenirs;
+puis ils se turent, continuant a marcher cote a cote, tout amollis par
+la tiedeur de l'air.
+
+Une grande corbeille de ravenelles exhalait des souffles sucres et
+delicats; un tas de fleurs de toute race et de toute nuance jetaient
+leurs odeurs dans la brise, tandis qu'un faux-ebenier, vetu de grappes
+jaunes, eparpillait au vent sa fine poussiere, une fumee d'or qui
+sentait le miel et qui portait, pareille aux poudres caressantes des
+parfumeurs, sa semence enbaumee a travers l'espace.
+
+Le senateur s'arreta, huma le nuage fecondant qui flottait, considera
+l'arbre amoureux resplendissant comme un soleil et dont les germes
+s'envolaient. Et il dit: "Quand on songe que ces imperceptibles atomes,
+qui sentent bon, vont creer des existences a des centaines de lieues
+d'ici, vont faire tressaillir les fibres et les seves d'arbres femelles
+et produire des etres a racines, naissant d'un germe comme nous,
+mortels comme nous, et qui seront remplaces par d'autres etres de meme
+essence, comme nous toujours!"
+
+Puis, plante devant l'ebenier radieux dont les parfums vivifiants se
+detachaient a tous les frissons de l'air, M. le senateur ajouta: "Ah!
+mon gaillard, s'il te fallait faire le compte de tes enfants, tu serais
+bigrement embarrasse. En voila un qui les execute facilement et qui les
+lache sans remords, et qui ne s'en inquiete guere."
+
+L'academicien ajouta: "Nous en faisons autant, mon ami."
+
+Le senateur reprit: "Oui, je ne le nie pas, nous les lachons
+quelquefois, mais nous le savons au moins, et cela constitue notre
+superiorite."
+
+Mais l'autre secoua la tete: "Non, ce n'est pas la ce que je veux dire;
+voyez-vous, mon cher, il n'est guere d'homme qui ne possede des enfants
+ignores, ces enfants dits _de pere inconnu_, qu'il a faits, comme cet
+arbre reproduit, presque inconsciemment.
+
+S'il fallait etablir le compte des femmes que nous avons eues, nous
+serions, n'est-ce pas, aussi embarrasses que cet ebenier que vous
+interpelliez le serait pour numeroter ses descendants.
+
+De dix-huit a quarante ans enfin, en faisant entrer en ligne les
+rencontres passageres, les contacts d'une heure, on peut bien admettre
+que nous avons eu des... rapports intimes avec deux ou trois cents
+femmes.
+
+Eh bien, mon ami, dans ce nombre etes-vous sur que vous n'en ayez pas
+feconde au moins une, et que vous ne possediez point sur le pave, ou au
+bagne, un chenapan de fils qui vole et assassine les honnetes gens,
+c'est-a-dire nous; ou bien une fille dans quelque mauvais lieu; ou
+peut-etre, si elle a eu la chance d'etre abandonnee par sa mere,
+cuisiniere en quelque famille.
+
+Songez en outre que presque toutes les femmes que nous appelons
+_publiques_ possedent un ou deux enfants dont elles ignorent le pere,
+enfants attrapes dans le hasard de leurs etreintes a dix ou vingt
+francs. Dans tout metier on fait la part des profits et pertes. Ces
+rejetons-la constituent les "pertes" de leur profession. Quels sont les
+generateurs?--Vous,--moi,--nous tous, les hommes dits _comme il faut_!
+Ce sont les resultats de nos joyeux diners d'amis, de nos soirs de
+gaite, de ces heures ou notre chair contente nous pousse aux
+accouplements d'aventure.
+
+Les voleurs, les rodeurs, tous les miserables, enfin, sont nos enfants.
+Et cela vaut encore mieux pour nous que si nous etions les leurs, car
+ils reproduisent aussi, ces gredins-la!
+
+Tenez, j'ai, pour ma part, sur la conscience une tres vilaine histoire
+que je veux vous dire. C'est pour moi un remords incessant, plus que
+cela, c'est un doute continuel, une inapaisable incertitude qui,
+parfois, me torture horriblement.
+
+A l'age de vingt-cinq ans j'avais entrepris avec un de mes amis,
+aujourd'hui conseiller d'Etat, un voyage en Bretagne, a pied.
+
+ * * * * *
+
+Apres quinze ou vingt jours de marche forcenee, apres avoir visite les
+Cotes-du-Nord et une partie du Finistere, nous arrivions a Douarnenez;
+de la, en une etape, on gagna la sauvage pointe du Raz par la baie des
+Trepasses, et on coucha dans un village quelconque dont le nom finissait
+en _of_; mais, le matin venu, une fatigue etrange retint au lit mon
+camarade. Je dis au lit par habitude, car notre couche se composait
+simplement de deux bottes de paille.
+
+Impossible d'etre malade en ce lieu. Je le forcai donc a se lever, et
+nous parvinmes a Audierne vers quatre ou cinq heures du soir.
+
+Le lendemain, il allait un peu mieux; on repartit; mais, en route, il
+fut pris de malaises intolerables, et c'est a grand'peine que nous pumes
+atteindre Pont-Labbe.
+
+La, au moins, nous avions une auberge. Mon ami se coucha, et le medecin,
+qu'on fit venir de Quimper, constata une forte fievre, sans en
+determiner la nature.
+
+Connaissez-vous Pont-Labbe?--Non.--Eh bien, c'est la ville la plus
+bretonne de toute cette Bretagne bretonnante qui va de la pointe du Raz
+au Morbihan, de cette contree qui contient l'essence des moeurs, des
+legendes, des coutumes bretonnes. Encore aujourd'hui, ce coin de pays
+n'a presque pas change. Je dis: _encore aujourd'hui_, car j'y retourne a
+present tous les ans, helas!
+
+Un vieux chateau baigne le pied de ses tours dans un grand etang triste,
+triste, avec des vols d'oiseaux sauvages. Une riviere sort de la que
+les caboteurs peuvent remonter jusqu'a la ville. Et dans les rues
+etroites aux maisons antiques, les hommes portent le grand chapeau, le
+gilet brode et les quatre vestes superposees: la premiere, grande comme
+la main, couvrant au plus les omoplates, et la derniere s'arretant juste
+au-dessus du fond de culotte.
+
+Les filles, grandes, belles, fraiches, ont la poitrine ecrasee dans un
+gilet de drap qui forme cuirasse, les etreint, ne laissant meme pas
+deviner leur gorge puissante et martyrisee; et elles sont coiffees d'une
+etrange facon: sur les tempes, deux plaques brodees en couleur encadrent
+le visage, serrent les cheveux qui tombent en nappe derriere la tete,
+puis remontent se tasser au sommet du crane sous un singulier bonnet,
+tissu souvent d'or ou d'argent.
+
+La servante de notre auberge avait dix-huit ans au plus, des yeux tout
+bleus, d'un bleu pale que percaient les deux petits points noirs de la
+pupille; et ses dents courtes, serrees, qu'elle montrait sans cesse en
+riant, semblaient faites pour broyer du granit.
+
+Elle ne savait pas un mot de francais, ne parlant que le breton, comme
+la plupart de ses compatriotes.
+
+Or, mon ami n'allait guere mieux, et, bien qu'aucune maladie ne se
+declarat, le medecin lui defendait de partir encore, ordonnant un repos
+complet. Je passais donc les journees pres de lui, et sans cesse la
+petite bonne entrait, apportant soit mon diner, soit de la tisane.
+
+Je la lutinais un peu, ce qui semblait l'amuser, mais nous ne causions
+pas, naturellement, puisque nous ne nous comprenions point.
+
+Or, une nuit, comme j'etais reste fort tard aupres du malade, je
+croisai, en regagnant ma chambre, la fillette qui rentrait dans la
+sienne. C'etait juste en face de ma porte ouverte; alors, brusquement,
+sans reflechir a ce que je faisais, plutot par plaisanterie
+qu'autrement, je la saisis a pleine taille, et, avant qu'elle fut
+revenue de sa stupeur, je l'avais jetee et enfermee chez moi. Elle me
+regardait, effaree, affolee, epouvantee, n'osant pas crier de peur d'un
+scandale, d'etre chassee sans doute par ses maitres d'abord, et
+peut-etre par son pere ensuite.
+
+J'avais fait cela en riant; mais, des qu'elle fut chez moi, le desir de
+la posseder m'envahit. Ce fut une lutte longue et silencieuse, une lutte
+corps a corps, a la facon des athletes, avec les bras tendus, crispes,
+tordus, la respiration essoufflee, la peau mouillee de sueur. Oh! elle
+se debattit vaillamment; et parfois nous heurtions un meuble, une
+cloison, une chaise; alors, toujours enlaces, nous restions immobiles
+plusieurs secondes dans la crainte que le bruit n'eut eveille
+quelqu'un; puis nous recommencions notre acharnee bataille, moi
+l'attaquant, elle resistant.
+
+Epuisee enfin, elle tomba; et je la pris brutalement, par terre, sur le
+pave.
+
+Sitot relevee, elle courut a la porte, tira les verrous et s'enfuit.
+
+Je la rencontrai a peine les jours suivants. Elle ne me laissait point
+l'approcher. Puis, comme mon camarade etait gueri et que nous devions
+reprendre notre voyage, je la vis entrer, la veille de mon depart, a
+minuit, nu-pieds, en chemise, dans ma chambre ou je venais de me
+retirer.
+
+Elle se jeta dans mes bras, m'etreignit passionnement, puis, jusqu'au
+jour, m'embrassa, me caressa, pleurant, sanglotant, me donnant enfin
+toutes les assurances de tendresse et de desespoir qu'une femme nous
+peut donner quand elle ne sait pas un mot de notre langue.
+
+Huit jours apres, j'avais oublie cette aventure, commune et frequente
+quand on voyage, les servantes d'auberge etant generalement destinees a
+distraire ainsi les voyageurs.
+
+Et je fus trente ans sans y songer et sans revenir a Pont-Labbe.
+
+Or, en 1876, j'y retournai par hasard au cours d'une excursion en
+Bretagne, entreprise pour documenter un livre et pour me bien penetrer
+des paysages.
+
+Rien ne me sembla change. Le chateau mouillait toujours ses murs
+grisatres dans l'etang, a l'entree de la petite ville; et l'auberge
+etait la meme quoique reparee, remise a neuf, avec un air plus moderne.
+En entrant, je fus recu par deux jeunes Bretonnes de dix-huit ans,
+fraiches et gentilles, encuirassees dans leur etroit gilet de drap,
+casquees d'argent avec les grandes plaques brodees sur les oreilles.
+
+Il etait environ six heures du soir. Je me mis a table pour diner et,
+comme le patron s'empressait lui-meme a me servir, la fatalite sans
+doute me fit dire: "Avez-vous connu les anciens maitres de cette maison?
+J'ai passe ici une dizaine de jours il y a trente ans maintenant. Je
+vous parle de loin."
+
+Il repondit: "C'etaient mes parents, monsieur."
+
+Alors je lui racontai en quelle occasion je m'etais arrete, comment
+j'avais ete retenu par l'indisposition d'un camarade. Il ne me laissa
+pas achever.
+
+"--Oh! je me rappelle parfaitement J'avais alors quinze ou seize ans.
+Vous couchiez dans la chambre du fond et votre ami dans celle dont j'ai
+fait la mienne, sur la rue."
+
+C'est alors seulement que le souvenir tres vif de la petite bonne me
+revint. Je demandai: "--Vous rappelez-vous une gentille petite servante
+qu'avait alors votre pere, et qui possedait, si ma memoire ne me
+trompe, de jolis yeux bleus et des dents fraiches?"
+
+Il reprit: "--Oui, monsieur; elle est morte en couches quelque temps
+apres."
+
+Et, tendant la main vers la cour ou un homme maigre et boiteux remuait
+du fumier, il ajouta: "--Voila son fils."
+
+Je me mis a rire. "--Il n'est pas beau et ne ressemble guere a sa mere.
+Il tient du pere sans doute."
+
+L'aubergiste reprit: "--Ca se peut bien; mais on n'a jamais su a qui
+c'etait. Elle est morte sans le dire et personne ici ne lui connaissait
+de galant. C'a ete un fameux etonnement quand on a appris qu'elle etait
+enceinte. Personne ne voulait le croire."
+
+J'eus une sorte de frisson desagreable, un de ces effleurements penibles
+qui nous touchent le coeur, comme l'approche d'un lourd chagrin. Et je
+regardai l'homme dans la cour. Il venait maintenant de puiser de l'eau
+pour les chevaux et portait ses deux seaux en boitant, avec un effort
+douloureux de la jambe plus courte. Il etait deguenille, hideusement
+sale, avec de longs cheveux jaunes tellement meles qu'ils lui tombaient
+comme des cordes sur les joues.
+
+L'aubergiste ajouta: "--Il ne vaut pas grand'chose, c'a ete garde par
+charite dans la maison. Peut-etre qu'il aurait mieux tourne si on
+l'avait eleve comme tout le monde. Mais que voulez-vous, monsieur? Pas
+de pere, pas de mere, pas d'argent! Mes parents ont eu pitie de
+l'enfant, mais ce n'etait pas a eux, vous comprenez."
+
+Je ne dis rien.
+
+Et je couchai dans mon ancienne chambre; et toute la nuit je pensai a cet
+affreux valet d'ecurie en me repetant: "--Si c'etait mon fils, pourtant?
+Aurais-je donc pu tuer cette fille et procreer cet etre?"--C'etait
+possible, enfin!
+
+Je resolus de parler a cet homme et de connaitre exactement la date de
+sa naissance. Une difference de deux mois devait m'arracher mes doutes.
+
+Je le fis venir le lendemain. Mais il ne parlait pas le francais non
+plus. Il avait l'air de ne rien comprendre d'ailleurs, ignorant
+absolument son age qu'une des bonnes lui demanda de ma part. Et il se
+tenait d'un air idiot devant moi, roulant son chapeau dans ses pattes
+noueuses et degoutantes, riant stupidement, avec quelque chose du rire
+ancien de la mere dans le coin des levres et dans le coin des yeux.
+
+Mais le patron survenant alla chercher l'acte de naissance du miserable.
+Il etait entre dans la vie huit mois et vingt-six jours apres mon
+passage a Pont-Labbe, car je me rappelais parfaitement etre arrive a
+Lorient le 15 aout. L'acte portait la mention: "Pere inconnu". La mere
+s'etait appelee Jeanne Kerradec.
+
+Alors mon coeur se mit a battre a coups presses. Je ne pouvais plus
+parler tant je me sentais suffoque; et je regardais cette brute dont les
+grands cheveux jaunes semblaient un fumier plus sordide que celui des
+betes; et le gueux, gene par mon regard, cessait de rire, detournait la
+tete, cherchait a s'en aller.
+
+Tout le jour j'errai le long de la petite riviere, en reflechissant
+douloureusement. Mais a quoi bon reflechir? Rien ne pouvait me fixer.
+Pendant des heures et des heures je pesais toutes les raisons bonnes ou
+mauvaises pour ou contre mes chances de paternite, m'enervant en des
+suppositions inextricables, pour revenir sans cesse a la meme horrible
+incertitude, puis a la conviction plus atroce encore que cet homme etait
+mon fils.
+
+Je ne pus diner et je me retirai dans ma chambre. Je fus longtemps sans
+parvenir a dormir; puis le sommeil vint, un sommeil hante de visions
+insupportables. Je voyais ce goujat qui me riait au nez, m'appelait
+"papa"; puis il se changeait en chien et me mordait les mollets, et,
+j'avais beau me sauver, il me suivait toujours, et au lieu d'aboyer il
+parlait, m'injuriait; puis il comparaissait devant mes collegues de
+l'Academie reunis pour decider si j'etais bien son pere; et l'un d'eux
+s'ecriait: "C'est indubitable! Regardez donc comme il lui ressemble." Et
+en effet je m'apercevais que ce monstre me ressemblait. Et je me
+reveillai avec cette idee plantee dans le crane et avec le desir fou de
+revoir l'homme pour decider si, oui ou non, nous avions des traits
+communs.
+
+Je le joignis comme il allait a la messe (c'etait un dimanche) et je lui
+donnai cent sous en le devisageant anxieusement. Il se remit a rire
+d'une ignoble facon, prit l'argent, puis, gene de nouveau par mon oeil,
+il s'enfuit apres avoir bredouille un mot a peu pres inarticule, qui
+voulait dire "merci", sans doute.
+
+La journee se passa pour moi dans les memes angoisses que la veille.
+Vers le soir je fis venir l'hotelier, et avec beaucoup de precautions,
+d'habiletes, de finesses, je lui dis que je m'interessais a ce pauvre
+etre si abandonne de tous et prive de tout, et que je voulais faire
+quelque chose pour lui.
+
+Mais l'homme repliqua: "Oh! n'y songez pas, monsieur, il ne vaut rien,
+vous n'en aurez que du desagrement. Moi, je l'emploie a vider l'ecurie,
+et c'est tout ce qu'il peut faire. Pour ca je le nourris et il couche
+avec les chevaux. Il ne lui en faut pas plus. Si vous avez une vieille
+culotte, donnez-la lui, mais elle sera en pieces dans huit jours."
+
+Je n'insistai pas, me reservant d'aviser.
+
+Le gueux rentra le soir horriblement ivre, faillit mettre le feu a la
+maison, assomma un cheval a coups de pioche, et, en fin de compte,
+s'endormit dans la boue sous la pluie, grace a mes largesses.
+
+On me pria le lendemain de ne plus lui donner d'argent. L'eau-de-vie le
+rendait furieux, et, des qu'il avait deux sous en poche, il les buvait.
+L'aubergiste ajouta: "Lui donner de l'argent c'est vouloir sa mort." Cet
+homme n'en avait jamais eu, absolument jamais, sauf quelques centimes
+jetes par les voyageurs, et il ne connaissait pas d'autre destination a
+ce metal que le cabaret.
+
+Alors je passai des heures dans ma chambre, avec un livre ouvert que je
+semblais lire, mais ne faisant autre chose que de regarder cette brute,
+mon fils! mon fils! en tachant de decouvrir s'il avait quelque chose de
+moi. A force de chercher je crus reconnaitre des lignes semblables dans
+le front et a la naissance du nez, et je fus bientot convaincu d'une
+ressemblance que dissimulaient l'habillement different et la criniere
+hideuse de l'homme.
+
+Mais je ne pouvais demeurer plus longtemps sans devenir suspect, et je
+partis, le coeur broye, apres avoir laisse a l'aubergiste quelque argent
+pour adoucir l'existence de son valet.
+
+Or, depuis six ans, je vis avec cette pensee, cette horrible
+incertitude, ce doute abominable. Et, chaque annee, une force invincible
+me ramene a Pont-Labbe. Chaque annee je me condamne a ce supplice de
+voir cette brute patauger dans son fumier, de m'imaginer qu'il me
+ressemble, de chercher, toujours en vain, a lui etre secourable. Et
+chaque annee je reviens ici, plus indecis, plus torture, plus anxieux.
+
+J'ai essaye de le faire instruire. Il est idiot sans ressource.
+
+J'ai essaye de lui rendre la vie moins penible. Il est irremediablement
+ivrogne et emploie a boire tout l'argent qu'on lui donne; et il sait
+fort bien vendre ses habits neufs pour se procurer de l'eau-de-vie.
+
+J'ai essaye d'apitoyer sur lui son patron pour qu'il le menageat, en
+offrant toujours de l'argent. L'aubergiste, etonne a la fin, m'a repondu
+fort sagement: "Tout ce que vous ferez pour lui, monsieur, ne servira
+qu'a le perdre. Il faut le tenir comme un prisonnier. Sitot qu'il a du
+temps ou du bien-etre, il devient malfaisant. Si vous voulez faire du
+bien, ca ne manque pas, allez, les enfants abandonnes, mais
+choisissez-en un qui reponde a votre peine."
+
+Que dire a cela?
+
+Et si je laissais percer un soupcon des doutes qui me torturent, ce
+cretin, certes, deviendrait malin pour m'exploiter, me compromettre, me
+perdre. Il me crierait "papa", comme dans mon reve.
+
+Et je me dis que j'ai tue la mere et perdu cet etre atrophie, larve
+d'ecurie, eclose et poussee dans le fumier, cet homme qui, eleve comme
+d'autres, aurait ete pareil aux autres.
+
+Et vous ne vous figurez pas la sensation etrange, confuse et intolerable
+que j'eprouve en face de lui, en songeant que cela est sorti de moi,
+qu'il tient a moi par ce lien intime qui lie le fils au pere, que grace
+aux terribles lois de l'heredite, il est moi par mille choses, par son
+sang et par sa chair, et qu'il a jusqu'aux memes germes de maladies, aux
+memes ferments de passions.
+
+Et j'ai sans cesse un inapaisable et douloureux besoin de le voir; et sa
+vue me fait horriblement souffrir; et de ma fenetre, la-bas, je le
+regarde pendant des heures remuer et charrier les ordures des betes, en
+me repetant: "C'est mon fils."
+
+Et je sens, parfois, d'intolerables envies de l'embrasser. Je n'ai meme
+jamais touche sa main sordide.
+
+L'academicien se tut. Et son compagnon, l'homme politique, murmura: "Oui
+vraiment, nous devrions bien nous occuper un peu plus des enfants qui
+n'ont pas de pere."
+
+ * * * * *
+
+Et un souffle de vent traversant, le grand arbre jaune secoua ses
+grappes, enveloppa d'une nuee odorante et fine les deux vieillards qui
+la respirerent a longs traits.
+
+Et le senateur ajouta: "C'est bon vraiment d'avoir vingt-cinq ans, et
+meme de faire des enfants comme ca."
+
+
+
+
+
+
+
+SAINT-ANTOINE
+
+_A X. Charmes._
+
+
+On l'appelait Saint-Antoine, parce qu'il se nommait Antoine, et aussi
+peut-etre parce qu'il etait bon vivant, joyeux, farceur, puissant
+mangeur et fort buveur, et vigoureux trousseur de servantes, bien qu'il
+eut plus de soixante ans.
+
+C'etait un grand paysan du pays de Caux, haut en couleur, gros de
+poitrine et de ventre, et perche sur de longues jambes qui semblaient
+trop maigres pour l'ampleur du corps.
+
+Veuf, il vivait seul avec sa bonne et ses deux valets dans sa ferme
+qu'il dirigeait en madre compere, soigneux de ses interets, entendu dans
+les affaires et dans l'elevage du betail, et dans la culture de ses
+terres. Ses deux fils et ses trois filles maries avec avantage, vivaient
+aux environs, et venaient, une fois par mois, diner avec le pere. Sa
+vigueur etait celebre dans tout le pays d'alentour; on disait en maniere
+de proverbe: "Il est fort comme Saint-Antoine."
+
+Lorsque arriva l'invasion prussienne, Saint-Antoine, au cabaret,
+promettait de manger une armee, car il etait hableur comme un vrai
+Normand, un peu couard et fanfaron. Il tapait du poing sur la table de
+bois, qui sautait en faisant danser les tasses et les petits verres, et
+il criait, la face rouge et l'oeil sournois, dans une fausse colere de
+bon vivant: "Faudra que j'en mange, nom de Dieu!" Il comptait bien que
+les Prussiens ne viendraient pas jusqu'a Tanneville; mais lorsqu'il
+apprit qu'ils etaient a Rautot, il ne sortit plus de sa maison, et il
+guettait sans cesse la route par la petite fenetre de sa cuisine,
+s'attendant a tout moment a voir passer des baionnettes.
+
+Un matin, comme il mangeait la soupe avec ses serviteurs, la porte
+s'ouvrit, et le maire de la commune, maitre Chicot, parut suivi d'un
+soldat coiffe d'un casque noir a pointe de cuivre. Saint-Antoine se
+dressa d'un bond; et tout son monde le regardait, s'attendant a le voir
+echarper le Prussien; mais il se contenta de serrer la main du maire qui
+lui dit: "--En v'la un pour toi, Saint-Antoine. Ils sont venus c'te
+nuit. Fais pas de betise surtout, vu qu'ils parlent de fusiller et de
+bruler tout si seulement il arrive la moindre chose. Te v'la prevenu.
+Donne-li a manger, il a l'air d'un bon gars. Bonsoir, je vas chez
+l's'autres. Y en a pour tout le monde." Et il sortit.
+
+Le pere Antoine, devenu pale, regarda son Prussien. C'etait un gros
+garcon a la chair grasse et blanche, aux yeux bleus, au poil blond,
+barbu jusqu'aux pommettes, qui semblait idiot, timide et bon enfant. Le
+Normand malin le penetra tout de suite, et, rassure, lui fit signe de
+s'asseoir. Puis il lui demanda: "Voulez-vous de la soupe?" L'etranger ne
+comprit pas. Antoine alors eut un coup d'audace, et lui poussant sous le
+nez une assiette pleine: "--Tiens, avale ca, gros cochon."
+
+Le soldat repondit: "Ya" et se mit a manger goulument pendant que le
+fermier triomphant, sentant sa reputation reconquise, clignait de l'oeil
+a ses serviteurs qui grimacaient etrangement, ayant en meme temps
+grand'peur et envie de rire.
+
+Quand le Prussien eut englouti son assiettee, Saint-Antoine lui en
+servit une autre qu'il fit disparaitre egalement; mais il recula devant
+la troisieme, que le fermier voulait lui faire manger de force, en
+repetant: "Allons fous-toi ca dans le ventre. T'engraisseras ou tu diras
+pourquoi, va, mon cochon!"
+
+Et le soldat, comprenant seulement qu'on voulait le faire manger tout
+son saoul, riait d'un air content, en faisant signe qu'il etait plein.
+
+Alors Saint-Antoine devenu tout a fait familier lui tapa sur le ventre
+en criant: "--Y en a-t-il dans la bedaine a mon cochon!" Mais soudain il
+se tordit, rouge a tomber d'une attaque, ne pouvant plus parler. Une
+idee lui etait venue qui le faisait etouffer de rire: "C'est ca, c'est
+ca, saint Antoine et son cochon. V'la mon cochon." Et les trois
+serviteurs eclaterent a leur tour.
+
+Le vieux etait si content qu'il fit apporter l'eau-de-vie, la bonne, le
+fil en dix, et qu'il en regala tout le monde. On trinqua avec le
+Prussien, qui claqua de la langue par flatterie, pour indiquer qu'il
+trouvait ca fameux. Et Saint-Antoine lui criait dans le nez: "Hein? En
+v'la d'la fine. T'en bois pas comme ca chez toi, mon cochon."
+
+ * * * * *
+
+Des lors, le pere Antoine ne sortit plus sans son Prussien. Il avait
+trouve la son affaire, c'etait sa vengeance a lui, sa vengeance de gros
+malin. Et tout le pays, qui crevait de peur, riait a se tordre derriere
+le dos des vainqueurs de la farce de Saint-Antoine. Vraiment, dans la
+plaisanterie il n'avait pas son pareil. Il n'y avait que lui pour
+inventer des choses comme ca. Cre coquin, va!
+
+Il s'en allait chez les voisins, tous les jours apres midi, bras dessus
+bras dessous avec son Allemand qu'il presentait d'un air gai en lui
+tapant sur l'epaule: "--Tenez, v'la mon cochon, r'gardez-moi s'il
+engraisse c't'animal-la."
+
+Et les paysans s'epanouissaient.--Est-il donc rigolo, ce bougre
+d'Antoine!
+
+--J'te l'vend, Cesaire, trois pistoles.
+
+--Je l'prends, Antoine, et j't'invite a manger du boudin.
+
+--Me, c'que j'veux, c'est d'ses pieds.
+
+--Tate li l'ventre, tu verras qu'il n'a que d'la graisse."
+
+Et tout le monde clignait de l'oeil sans rire trop haut cependant, de
+peur que le Prussien devinat a la fin qu'on se moquait de lui. Antoine
+seul, s'enhardissant tous les jours, lui pincait les cuisses en criant:
+"Rien qu'du gras"; lui tapait sur le derriere en hurlant: "Tout ca d'la
+couenne"; l'enlevait dans ses bras de vieux colosse capable de porter
+une enclume en declarant: "Il pese six cents, et pas de dechet."
+
+Et il avait pris l'habitude de faire offrir a manger a son cochon
+partout ou il entrait avec lui. C'etait la le grand plaisir, le grand
+divertissement de tous les jours: "--Donnez-li de c'que vous voudrez, il
+avale tout." Et on offrait a l'homme du pain et du beurre, des pommes de
+terre, du fricot froid, de l'andouille qui faisait dire: "--De la votre,
+et du choix."
+
+Le soldat, stupide et doux, mangeait par politesse, enchante de ces
+attentions, se rendait malade pour ne pas refuser; et il engraissait
+vraiment, serre maintenant dans son uniforme, ce qui ravissait
+Saint-Antoine et lui faisait repeter: "--Tu sais, mon cochon, faudra te
+faire faire une autre cage."
+
+Ils etaient devenus, d'ailleurs, les meilleurs amis du monde; et, quand
+le vieux allait a ses affaires dans les environs, le Prussien
+l'accompagnait de lui-meme pour le seul plaisir d'etre avec lui.
+
+Le temps etait rigoureux; il gelait dur; le terrible hiver de 1870
+semblait jeter ensemble tous les fleaux sur la France.
+
+Le pere Antoine, qui preparait les choses de loin et profitait des
+occasions, prevoyant qu'il manquerait de fumier pour les travaux du
+printemps, acheta celui d'un voisin qui se trouvait dans la gene; et il
+fut convenu qu'il irait chaque soir avec son tombereau chercher une
+charge d'engrais.
+
+Chaque jour donc il se mettait en route a l'approche de la nuit et se
+rendait a la ferme des Haules, distante d'une demi-lieue, toujours
+accompagne de son cochon. Et chaque jour c'etait une fete de nourrir
+l'animal. Tout le pays accourait la comme on va, le dimanche, a la
+grand'messe.
+
+Le soldat, cependant, commencait a se mefier; et quand on riait trop
+fort il roulait des yeux inquiets qui, parfois, s'allumaient d'une
+flamme de colere.
+
+Or, un soir, quand il eut mange a sa contenance, il refusa d'avaler un
+morceau de plus; et il essaya de se lever pour s'en aller. Mais
+Saint-Antoine l'arreta d'un tour de poignet, et lui posant ses deux
+mains puissantes sur les epaules il le rassit si durement que la chaise
+s'ecrasa sous l'homme.
+
+Une gaiete de tempete eclata; et Antoine, radieux, ramassant son cochon,
+fit semblant de le panser pour le guerir, puis il declara: "Puisque tu
+n'veux pas manger, tu vas boire, nom de Dieu!" Et on alla chercher de
+l'eau-de-vie au cabaret.
+
+Le soldat roulait des yeux mechants: mais il but neanmoins; il but tant
+qu'on voulut; et Saint-Antoine lui tenait la tete, a la grande joie des
+assistants.
+
+Le Normand, rouge comme une tomate, le regard en feu, emplissait les
+verres, trinquait en gueulant "a la tienne!" Et le Prussien, sans
+prononcer un mot, entonnait coup sur coup des lampees de cognac.
+
+C'etait une lutte, une bataille, une revanche! A qui boirait le plus,
+nom d'un nom! Ils n'en pouvaient ni l'un ni l'autre quand le litre fut
+seche. Mais aucun des deux n'etait vaincu. Ils s'en allaient manche a
+manche, voila tout. Faudrait recommencer le lendemain!
+
+Ils sortirent en titubant et se mirent en route, a cote du tombereau de
+fumier que trainaient lentement les deux chevaux.
+
+La neige commencait a tomber, et la nuit sans lune s'eclairait
+tristement de cette blancheur morte des plaines. Le froid saisit les
+deux hommes, augmentant leur ivresse, et Saint-Antoine, mecontent de
+n'avoir pas triomphe, s'amusait a pousser de l'epaule son cochon pour le
+faire culbuter dans le fosse. L'autre evitait les attaques par des
+retraites; et, chaque fois, il prononcait quelques mots allemands sur un
+ton irrite qui faisait rire aux eclats le paysan. A la fin, le Prussien
+se facha; et juste au moment ou Antoine lui lancait une nouvelle
+bourrade, il repondit par un coup de poing terrible qui fit chanceler
+le colosse.
+
+Alors, enflamme d'eau-de-vie, le vieux saisit l'homme a bras le corps,
+le secoua quelques secondes comme il eut fait d'un petit enfant, et il
+le lanca a toute volee de l'autre cote du chemin. Puis, content de cette
+execution, il croisa ses bras pour rire de nouveau.
+
+Mais le soldat se releva vivement, nu-tete, son casque ayant roule, et,
+degainant son sabre, il se precipita sur le pere Antoine.
+
+Quand il vit cela, le paysan saisit son fouet par le milieu, son grand
+fouet de houx, droit, fort et souple comme un nerf de boeuf.
+
+Le Prussien arriva, le front baisse, l'arme en avant, sur de tuer. Mais
+le vieux, attrapant a pleine main la lame dont la pointe allait lui
+crever le ventre, l'ecarta, et il frappa d'un coup sec sur la tempe,
+avec la poignee du fouet, son ennemi qui s'abattit a ses pieds.
+
+Puis il regarda, effare, stupide d'etonnement, le corps d'abord secoue
+de spasmes, puis immobile sur le ventre. Il se pencha, le retourna, le
+considera quelque temps. L'homme avait les yeux clos; et un filet de
+sang coulait d'une fente au coin du front. Malgre la nuit, le pere
+Antoine distinguait la tache brune de ce sang sur la neige.
+
+Il restait la, perdant la tete, tandis que son tombereau s'en allait
+toujours, au pas tranquille des chevaux.
+
+Qu'allait-il faire? Il serait fusille! On brulerait sa ferme, on
+ruinerait le pays! Que faire? que faire? Comment cacher le corps, cacher
+la mort, tromper les Prussiens? Il entendit des voix au loin, dans le
+grand silence des neiges. Alors, il s'affola, et, ramassant le casque,
+il recoiffa sa victime, puis, l'empoignant par les reins, il l'enleva,
+courut, rattrapa son attelage et lanca le corps sur le fumier. Une fois
+chez lui, il aviserait.
+
+Il allait a petits pas, se creusant la cervelle, ne trouvant rien. Il se
+voyait, il se sentait perdu. Il rentra dans sa cour. Une lumiere
+brillait a une lucarne, sa servante ne dormait pas encore; alors il fit
+vivement reculer sa voiture jusqu'au bord du trou a l'engrais. Il
+songeait qu'en renversant la charge, le corps pose dessus tomberait
+dessous dans la fosse; et il fit basculer le tombereau.
+
+Comme il l'avait prevu, l'homme fut enseveli sous le fumier. Antoine
+aplanit le tas avec sa fourche, puis la planta dans la terre a cote. Il
+appela son valet, ordonna de mettre les chevaux a l'ecurie; et il rentra
+dans sa chambre.
+
+Il se coucha, reflechissant toujours a ce qu'il allait faire, mais
+aucune idee ne l'illuminait, son epouvante allait croissant dans
+l'immobilite du lit. On le fusillerait! Il suait de peur; ses dents
+claquaient; il se releva, grelottant, ne pouvant plus tenir dans ses
+draps.
+
+Alors il descendit a la cuisine, prit la bouteille de fine dans le
+buffet, et remonta. Il but deux grands verres de suite jetant une
+ivresse nouvelle par-dessus l'ancienne, sans calmer l'angoisse de son
+ame. Il avait fait la un joli coup, nom de Dieu d'imbecile!
+
+Il marchait maintenant de long en large, cherchant des ruses, des
+explications et des malices; et, de temps en temps, il se rincait la
+bouche avec une gorgee de fil en dix pour se mettre du coeur au ventre.
+
+Et il ne trouvait rien. Mais rien.
+
+Vers minuit, son chien de garde, une sorte de demi-loup qu'il appelait
+"Devorant" se mit a hurler a la mort. Le pere Antoine fremit jusque dans
+les moelles; et, chaque fois que la bete reprenait son gemissement
+lugubre et long, un frisson de peur courait sur la peau du vieux.
+
+Il s'etait abattu sur une chaise, les jambes cassees, hebete, n'en
+pouvant plus, attendant avec anxiete que "Devorant" recommencat sa
+plainte, et secoue par tous les sursauts dont la terreur fait vibrer nos
+nerfs.
+
+L'horloge d'en bas sonna cinq heures. Le chien ne se taisait pas. Le
+paysan devenait fou. Il se leva pour aller dechainer la bete, pour ne
+plus l'entendre. Il descendit, ouvrit la porte, s'avanca dans la nuit.
+
+La neige tombait toujours. Tout etait blanc. Les batiments de la ferme
+faisaient de grandes taches noires. L'homme s'approcha de la niche. Le
+chien tirait sur sa chaine. Il le lacha. Alors "Devorant" fit un bond,
+puis s'arreta net, le poil herisse, les pattes tendues, les crocs au
+vent, le nez tourne vers le fumier.
+
+Saint-Antoine, tremblant de la tete aux pieds, balbutia: "--Que qu't'as
+donc, sale rosse?" et il avanca de quelques pas, fouillant de l'oeil
+l'ombre indecise, l'ombre terne de la cour.
+
+Alors, il vit une forme, une forme d'homme assis sur son fumier!
+
+Il regardait cela perclus d'horreur et haletant. Mais, soudain, il
+apercut aupres de lui le manche de sa fourche piquee dans la terre; il
+l'arracha du sol; et, dans un de ces transports de peur qui rendent
+temeraires les plus laches, il se rua en avant, pour voir.
+
+C'etait lui, son Prussien, sorti fangeux de sa couche d'ordure qui
+l'avait rechauffe, ranime. Il s'etait assis machinalement, et il restait
+la, sous la neige qui le poudrait, souille de saletes et de sang, encore
+hebete par l'ivresse, etourdi par le coup, epuise par sa blessure.
+
+Il apercut Antoine, et, trop abruti pour rien comprendre, il fit un
+mouvement afin de se lever. Mais le vieux, des qu'il l'eut reconnu,
+ecuma ainsi qu'une bete enragee.
+
+Il bredouillait: "--Ah! cochon! cochon! t'es pas mort! Tu vas me
+denoncer, a c't'heure... Attends... attends!"
+
+Et, s'elancant sur l'Allemand, il jeta en avant de toute la vigueur de
+ses deux bras sa fourche levee comme une lance, et il lui enfonca
+jusqu'au manche les quatre pointes de fer dans la poitrine.
+
+Le soldat se renversa sur le dos en poussant un long soupir de mort,
+tandis que le vieux paysan, retirant son arme des plaies, la replongeait
+coup sur coup dans le ventre, dans l'estomac, dans la gorge, frappant
+comme un forcene, trouant de la tete aux pieds le corps palpitant dont
+le sang fuyait par gros bouillons.
+
+Puis il s'arreta, essouffle de la violence de sa besogne, aspirant l'air
+a grandes gorgees, apaise par le meurtre accompli.
+
+Alors, comme les coqs chantaient dans les poulaillers et comme le jour
+allait poindre, il se mit a l'oeuvre pour ensevelir l'homme.
+
+Il creusa un trou dans le fumier, trouva la terre, fouilla plus bas
+encore, travaillant d'une facon desordonnee dans un emportement de force
+avec des mouvements furieux des bras et de tout le corps.
+
+Lorsque la tranchee fut assez creuse, il roula le cadavre dedans, avec
+la fourche, rejeta la terre dessus, la pietina longtemps, remit en place
+le fumier, et il sourit en voyant la neige epaisse qui completait sa
+besogne, et couvrait les traces de son voile blanc.
+
+Puis il repiqua sa fourche sur le tas d'ordure et rentra chez lui. Sa
+bouteille encore a moitie pleine d'eau-de-vie etait restee sur une
+table. Il la vida d'une haleine, se jeta sur son lit, et s'endormit
+profondement.
+
+Il se reveilla degrise, l'esprit calme et dispos, capable de juger le
+cas et de prevoir l'evenement.
+
+Au bout d'une heure il courait le pays en demandant partout des
+nouvelles de son soldat. Il alla trouver les officiers, pour savoir,
+disait-il, pourquoi on lui avait repris son homme.
+
+Comme on connaissait leur liaison, on ne le soupconna pas; et il dirigea
+meme les recherches en affirmant que le Prussien allait chaque soir
+courir le cotillon.
+
+Un vieux gendarme en retraite, qui tenait une auberge dans un village
+voisin et qui avait une jolie fille, fut arrete et fusille.
+
+
+
+
+
+
+L'AVENTURE DE WALTER SCHNAFFS
+
+_A Robert Pinchon._
+
+
+Depuis son entree en France avec l'armee d'invasion, Walter Schnaffs se
+jugeait le plus malheureux des hommes. Il etait gros, marchait avec
+peine, soufflait beaucoup et souffrait affreusement des pieds qu'il
+avait fort plats et fort gras. Il etait en outre pacifique et
+bienveillant, nullement magnanime ou sanguinaire, pere de quatre enfants
+qu'il adorait et marie avec une jeune femme blonde, dont il regrettait
+desesperement chaque soir les tendresses, les petits soins et les
+baisers. Il aimait se lever tard et se coucher tot, manger lentement de
+bonnes choses et boire de la biere dans les brasseries. Il songeait en
+outre que tout ce qui est doux dans l'existence disparait avec la vie;
+et il gardait au coeur une haine epouvantable, instinctive et raisonnee
+en meme temps, pour les canons, les fusils, les revolvers et les sabres,
+mais surtout pour les baionnettes, se sentant incapable de manoeuvrer
+assez vivement cette arme rapide pour defendre son gros ventre.
+
+Et, quand il se couchait sur la terre, la nuit venue, roule dans son
+manteau a cote des camarades qui ronflaient, il pensait longuement aux
+siens laisses la-bas et aux dangers semes sur sa route:--S'il etait tue,
+que deviendraient les petits? Qui donc les nourrirait et les eleverait?
+A l'heure meme, ils n'etaient pas riches, malgre les dettes qu'il avait
+contractees en partant pour leur laisser quelque argent. Et Walter
+Schnaffs pleurait quelquefois.
+
+Au commencement des batailles il se sentait dans les jambes de telles
+faiblesses qu'il se serait laisse tomber, s'il n'avait songe que toute
+l'armee lui passerait sur le corps. Le sifflement des balles herissait
+le poil sur sa peau.
+
+Depuis des mois il vivait ainsi dans la terreur et dans l'angoisse.
+
+Son corps d'armee s'avancait vers la Normandie; et il fut un jour envoye
+en reconnaissance avec un faible detachement qui devait simplement
+explorer une partie du pays et se replier ensuite. Tout semblait calme
+dans la campagne; rien n'indiquait une resistance preparee.
+
+Or, les Prussiens descendaient avec tranquillite dans une petite vallee
+que coupaient des ravins profonds quand une fusillade violente les
+arreta net, jetant bas une vingtaine des leurs; et une troupe de
+francs-tireurs, sortant brusquement d'un petit bois grand comme la main,
+s'elanca en avant, la baionnette au fusil.
+
+Walter Schnaffs demeura d'abord immobile, tellement surpris et eperdu
+qu'il ne pensait meme pas a fuir. Puis un desir fou de detaler le
+saisit; mais il songea aussitot qu'il courait comme une tortue en
+comparaison des maigres Francais qui arrivaient en bondissant comme un
+troupeau de chevres. Alors, apercevant a six pas devant lui un large
+fosse plein de broussailles couvertes de feuilles seches, il y sauta a
+pieds joints, sans songer meme a la profondeur, comme on saute d'un pont
+dans une riviere.
+
+Il passa, a la facon d'une fleche, a travers une couche epaisse de
+lianes et de ronces aigues qui lui dechirerent la face et les mains, et
+il tomba lourdement assis sur un lit de pierres.
+
+Levant aussitot les yeux, il vit le ciel par le trou qu'il avait fait.
+Ce trou revelateur le pouvait denoncer, et il se traina avec precaution,
+a quatre pattes, au fond de cette orniere, sous le toit de branchages
+enlaces, allant le plus vite possible, en s'eloignant du lieu du combat.
+Puis il s'arreta et s'assit de nouveau, tapi comme un lievre au milieu
+des hautes herbes seches.
+
+Il entendit pendant quelque temps encore des detonations, des cris et
+des plaintes. Puis les clameurs de la lutte s'affaiblirent, cesserent.
+Tout redevint muet et calme.
+
+Soudain quelque chose remua contre lui. Il eut un sursaut epouvantable.
+C'etait un petit oiseau qui, s'etant pose sur une branche, agitait des
+feuilles mortes. Pendant pres d'une heure, le coeur de Walter Schnaffs
+en battit a grands coups presses.
+
+La nuit venait, emplissant d'ombre le ravin. Et le soldat se mit a
+songer. Qu'allait-il faire? Qu'allait-il devenir? Rejoindre son
+armee?... Mais comment? Mais par ou? Et il lui faudrait recommencer
+l'horrible vie d'angoisses, d'epouvantes, de fatigues et de souffrances
+qu'il menait depuis le commencement de la guerre! Non! Il ne se sentait
+plus ce courage! Il n'aurait plus l'energie qu'il fallait pour supporter
+les marches et affronter les dangers de toutes les minutes.
+
+Mais que faire? Il ne pouvait rester dans ce ravin et s'y cacher jusqu'a
+la fin des hostilites. Non, certes. S'il n'avait pas fallu manger, cette
+perspective ne l'aurait pas trop atterre; mais il fallait manger, manger
+tous les jours.
+
+Et il se trouvait ainsi tout seul, en armes, en uniforme, sur le
+territoire ennemi, loin de ceux qui le pouvaient defendre. Des frissons
+lui couraient sur la peau.
+
+Soudain il pensa: "Si seulement j'etais prisonnier!" Et son coeur fremit
+de desir, d'un desir violent, immodere, d'etre prisonnier des Francais.
+Prisonnier! Il serait sauve, nourri, loge, a l'abri des balles et des
+sabres, sans apprehension possible, dans une bonne prison bien gardee.
+Prisonnier! Quel reve!
+
+Et sa resolution fut prise immediatement:
+
+--Je vais me constituer prisonnier.
+
+Il se leva, resolu a executer ce projet sans tarder d'une minute. Mais
+il demeura immobile, assailli soudain par des reflexions facheuses et
+par des terreurs nouvelles.
+
+Ou allait-il se constituer prisonnier? Comment? De quel cote? Et des
+images affreuses, des images de mort, se precipiterent dans son ame.
+
+Il allait courir des dangers terribles en s'aventurant seul, avec son
+casque a pointe, par la campagne.
+
+S'il rencontrait des paysans? Ces paysans, voyant un Prussien perdu, un
+Prussien sans defense, le tueraient comme un chien errant! Ils le
+massacreraient avec leurs fourches, leurs pioches, leurs faux, leurs
+pelles! Ils en feraient une bouillie, une patee, avec l'acharnement des
+vaincus exasperes.
+
+S'il rencontrait des francs-tireurs? Ces francs-tireurs, des enrages
+sans loi ni discipline, le fusilleraient pour s'amuser, pour passer une
+heure, histoire de rire en voyant sa tete. Et il se croyait deja appuye
+contre un mur en face de douze canons de fusils, dont les petits trous
+ronds et noirs semblaient le regarder.
+
+S'il rencontrait l'armee francaise elle-meme? Les hommes d'avant-garde
+le prendraient pour un eclaireur, pour quelque hardi et malin troupier
+parti seul en reconnaissance, et ils lui tireraient dessus. Et il
+entendait deja les detonations irregulieres des soldats couches dans les
+broussailles, tandis que lui, debout au milieu d'un champ, s'affaissait,
+troue comme une ecumoire par les balles qu'il sentait entrer dans sa
+chair.
+
+Il se rassit, desespere. Sa situation lui paraissait sans issue.
+
+La nuit etait tout a fait venue, la nuit muette et noire. Il ne bougeait
+plus, tressaillant a tous les bruits inconnus et legers qui passent dans
+les tenebres. Un lapin, tapant du cul au bord d'un terrier, faillit
+faire s'enfuir Walter Schnaffs. Les cris des chouettes lui dechiraient
+l'ame, le traversant de peurs soudaines, douloureuses comme des
+blessures. Il ecarquillait ses gros yeux pour tacher de voir dans
+l'ombre; et il s'imaginait a tout moment entendre marcher pres de lui.
+
+Apres d'interminables heures et des angoisses de damne, il apercut, a
+travers son plafond de branchages, le ciel qui devenait clair. Alors, un
+soulagement immense le penetra; ses membres se detendirent, reposes
+soudain; son coeur s'apaisa; ses yeux se fermerent. Il s'endormit.
+
+Quand il se reveilla, le soleil lui parut arrive a peu pres au milieu du
+ciel; il devait etre midi. Aucun bruit ne troublait la paix morne des
+champs; et Walter Schnaffs s'apercut qu'il etait atteint d'une faim
+aigue.
+
+Il baillait, la bouche humide a la pensee du saucisson, du bon saucisson
+des soldats; et son estomac lui faisait mal.
+
+Il se leva, fit quelques pas, sentit que ses jambes etaient faibles, et
+se rassit pour reflechir. Pendant deux ou trois heures encore, il
+etablit le pour et le contre, changeant a tout moment de resolution,
+combattu, malheureux, tiraille par les raisons les plus contraires.
+
+Une idee lui parut enfin logique et pratique, c'etait de guetter le
+passage d'un villageois seul, sans armes, et sans outils de travail
+dangereux, de courir au-devant de lui et de se remettre en ses mains en
+lui faisant bien comprendre qu'il se rendait.
+
+Alors il ota son casque, dont la pointe le pouvait trahir, et il sortit
+sa tete au bord de son trou, avec des precautions infinies.
+
+Aucun etre isole ne se montrait a l'horizon. La-bas, a droite, un petit
+village envoyait au ciel la fumee de ses toits, la fumee des cuisines!
+La-bas, a gauche, il apercevait, au bout des arbres d'une avenue, un
+grand chateau flanque de tourelles.
+
+Il attendit ainsi jusqu'au soir, souffrant affreusement, ne voyant rien
+que des vols de corbeaux, n'entendant rien que les plaintes sourdes de
+ses entrailles.
+
+Et la nuit encore tomba sur lui.
+
+Il s'allongea au fond de sa retraite et il s'endormit d'un sommeil
+fievreux, hante de cauchemars, d'un sommeil d'homme affame.
+
+L'aurore se leva de nouveau sur sa tete. Il se remit en observation.
+Mais la campagne restait vide comme la veille; et une peur nouvelle
+entrait dans l'esprit de Walter Schnaffs, la peur de mourir de faim! Il
+se voyait etendu au fond de son trou, sur le dos, les yeux fermes. Puis
+des betes, des petites betes de toute sorte s'approchaient de son
+cadavre et se mettaient a le manger, l'attaquant partout a la fois, se
+glissant sous ses vetements pour mordre sa peau froide. Et un grand
+corbeau lui piquait les yeux de son bec effile.
+
+Alors, il devint fou, s'imaginant qu'il allait s'evanouir de faiblesse
+et ne plus pouvoir marcher. Et deja, il s'appretait a s'elancer vers le
+village, resolu a tout oser, a tout braver, quand il apercut trois
+paysans qui s'en allaient aux champs avec leur fourches sur l'epaule, et
+il replongea dans sa cachette.
+
+Mais, des que le soir obscurcit la plaine, il sortit lentement du fosse,
+et se mit en route, courbe, craintif, le coeur battant, vers le chateau
+lointain, preferant entrer la dedans plutot qu'au village qui lui
+semblait redoutable comme une tanniere pleine de tigres.
+
+Les fenetres d'en bas brillaient. Une d'elles etait meme ouverte; et une
+forte odeur de viande cuite s'en echappait, une odeur qui penetra
+brusquement dans le nez et jusqu'au fond du ventre de Walter Schnaffs,
+qui le crispa; le fit haleter, l'attirant irresistiblement, lui jetant
+au coeur une audace desesperee.
+
+Et brusquement, sans reflechir, il apparut, casque, dans le cadre de la
+fenetre.
+
+Huit domestiques dinaient autour d'une grande table. Mais soudain une
+bonne demeura beante, laissant tomber son verre, les yeux fixes. Tous
+les regards suivirent le sien!
+
+On apercut l'ennemi!
+
+Seigneur! les Prussiens attaquaient le chateau!...
+
+Ce fut d'abord un cri, un seul cri, fait de huit cris pousses sur huit
+tons differents, un cri d'epouvante horrible, puis une levee
+tumultueuse, une bousculade, une melee, une fuite eperdue vers la porte
+du fond. Les chaises tombaient, les hommes renversaient les femmes et
+passaient dessus. En deux secondes, la piece fut vide, abandonnee, avec
+la table couverte de mangeaille en face de Walter Schnaffs stupefait,
+toujours debout dans sa fenetre.
+
+Apres quelques instants d'hesitation, il enjamba le mur d'appui et
+s'avanca vers les assiettes. Sa faim exasperee le faisait trembler
+comme un fievreux: mais une terreur le retenait, le paralysait encore.
+Il ecouta. Toute la maison semblait fremir; des portes se fermaient, des
+pas rapides couraient sur le plancher du dessus. Le Prussien inquiet
+tendait l'oreille a ces confuses rumeurs; puis il entendit des bruits
+sourds comme si des corps fussent tombes dans la terre molle, au pied
+des murs, des corps humains sautant du premier etage.
+
+Puis tout mouvement, toute agitation cesserent, et le grand chateau
+devint silencieux comme un tombeau.
+
+Walter Schnaffs s'assit devant une assiette restee intacte, et il se mit
+a manger. Il mangeait par grandes bouchees comme s'il eut craint d'etre
+interrompu trop tot, de n'en pouvoir engloutir assez. Il jetait a deux
+mains les morceaux dans sa bouche ouverte comme une trappe; et des
+paquets de nourriture lui descendaient coup sur coup dans l'estomac,
+gonflant sa gorge en passant. Parfois, il s'interrompait, pret a crever
+a la facon d'un tuyau trop plein. Il prenait alors la cruche au cidre et
+se deblayait l'oesophage comme on lave un conduit bouche.
+
+Il vida toutes les assiettes, tous les plats et toutes les bouteilles;
+puis, saoul de liquide et de mangeaille, abruti, rouge, secoue par des
+hoquets, l'esprit trouble et la bouche grasse, il deboutonna son
+uniforme pour souffler, incapable d'ailleurs de faire un pas. Ses yeux
+se fermaient, ses idees s'engourdissaient; il posa son front pesant dans
+ses bras croises sur la table, et il perdit doucement la notion des
+choses et des faits.
+
+ * * * * *
+
+Le dernier croissant eclairait vaguement l'horizon au-dessus des arbres
+du parc. C'etait l'heure froide qui precede le jour.
+
+Des ombres glissaient dans les fourres, nombreuses et muettes; et
+parfois, un rayon de lune faisait reluire dans l'ombre une pointe
+d'acier.
+
+Le chateau tranquille dressait sa grande silhouette noire. Deux fenetres
+seules brillaient encore au rez-de-chaussee.
+
+Soudain, une voix tonnante hurla:
+
+--En avant! nom d'un nom! a l'assaut! mes enfants!
+
+Alors, en un instant, les portes, les contrevents et les vitres
+s'enfoncerent sous un flot d'hommes qui s'elanca, brisa, creva tout,
+envahit la maison. En un instant cinquante soldats armes jusqu'aux
+cheveux, bondirent dans la cuisine ou reposait pacifiquement Walter
+Schnaffs, et lui posant sur la poitrine cinquante fusils charges, le
+culbuterent, le roulerent, le saisirent, le lierent des pieds a la tete.
+
+Il haletait d'ahurissement, trop abruti pour comprendre, battu, crosse
+et fou de peur.
+
+Et tout d'un coup, un gros militaire chamarre d'or lui planta son pied
+sur le ventre en vociferant:
+
+--Vous etes mon prisonnier, rendez-vous!
+
+Le Prussien n'entendit que ce seul mot "prisonnier", et il gemit: "_ya,
+ya, ya_".
+
+Il fut releve, ficele sur une chaise, et examine avec une vive curiosite
+par ses vainqueurs qui soufflaient comme des baleines. Plusieurs
+s'assirent, n'en pouvant plus d'emotion et de fatigue.
+
+Il souriait, lui, il souriait maintenant, sur d'etre enfin prisonnier!
+
+Un autre officier entra et prononca:
+
+--Mon colonel, les ennemis se sont enfuis; plusieurs semblent avoir ete
+blesses. Nous restons maitres de la place.
+
+Le gros militaire qui s'essuyait le front vocifera: "Victoire!"
+
+Et il ecrivit sur un petit agenda de commerce tire de sa poche:
+
+"Apres une lutte acharnee, les Prussiens ont du battre en retraite,
+emportant leurs morts et leurs blesses, qu'on evalue a cinquante hommes
+hors de combat. Plusieurs sont restes entre nos mains."
+
+Le jeune officier reprit:
+
+--Quelles dispositions dois-je prendre, mon colonel?
+
+Le colonel repondit:
+
+--Nous allons nous replier pour eviter un retour offensif avec de
+l'artillerie et des forces superieures.
+
+Et il donna l'ordre de repartir.
+
+La colonne se reforma dans l'ombre, sous les murs du chateau, et se mit
+en mouvement, enveloppant de partout Walter Schnaffs garotte, tenu par
+six guerriers le revolver au poing.
+
+Des reconnaissances furent envoyees pour eclairer la route. On avancait
+avec prudence, faisant halte de temps en temps.
+
+Au jour levant, on arrivait a la sous-prefecture de La Roche-Oysel, dont
+la garde nationale avait accompli ce fait d'armes.
+
+La population anxieuse et surexcitee attendait. Quand on apercut le
+casque du prisonnier, des clameurs formidables eclaterent. Les femmes
+levaient les bras; des vieilles pleuraient; un aieul lanca sa bequille
+au Prussien et blessa le nez d'un de ses gardiens.
+
+Le colonel hurlait.
+
+--Veillez a la surete du captif!
+
+On parvint enfin a la maison de ville. La prison fut ouverte, et Walter
+Schnaffs jete dedans, libre de liens.
+
+Deux cents hommes en armes monterent la garde autour du batiment.
+
+Alors, malgre des symptomes d'indigestion qui le tourmentaient depuis
+quelque temps, le Prussien, fou de joie, se mit a danser, a danser
+eperdument, en levant les bras et les jambes, a danser en poussant des
+rires frenetiques, jusqu'au moment ou il tomba, epuise au pied d'un mur.
+
+Il etait prisonnier! Sauve!
+
+ * * * * *
+
+C'est ainsi que le chateau de Champignet fut repris a l'ennemi apres six
+heures seulement d'occupation.
+
+Le colonel Ratier, marchand de drap, qui enleva cette affaire a la tete
+des gardes nationaux de La Roche-Oysel, fut decore.
+
+
+
+
+FIN
+
+
+
+
+
+
+TABLE
+
+
+La Becasse
+
+Ce cochon de Morin
+
+La Folle
+
+Pierrot
+
+Menuet
+
+La Peur
+
+Farce normande
+
+Les Sabots
+
+La Rempailleuse
+
+En mer
+
+Un Normand
+
+Le Testament
+
+Aux Champs
+
+Un Coq chanta
+
+Un Fils
+
+Saint-Antoine
+
+L'Aventure de Walter Schnaffs
+
+
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Contes de la Becasse, by Guy de Maupassant
+
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+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+https://gutenberg.org/license).
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+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
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+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
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+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
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+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
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+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
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+States.
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+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
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+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
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+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
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+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
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+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
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+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
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+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
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+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
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+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's
+eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
+compressed (zipped), HTML and others.
+
+Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over
+the old filename and etext number. The replaced older file is renamed.
+VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving
+new filenames and etext numbers.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000,
+are filed in directories based on their release date. If you want to
+download any of these eBooks directly, rather than using the regular
+search system you may utilize the following addresses and just
+download by the etext year. For example:
+
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+
+ (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99,
+ 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90)
+
+EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are
+filed in a different way. The year of a release date is no longer part
+of the directory path. The path is based on the etext number (which is
+identical to the filename). The path to the file is made up of single
+digits corresponding to all but the last digit in the filename. For
+example an eBook of filename 10234 would be found at:
+
+ https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234
+
+or filename 24689 would be found at:
+ https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689
+
+An alternative method of locating eBooks:
+ https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL
+
+
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