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Il adorait les contes, les petits +contes polissons, et aussi les histoires vraies arrivées dans son +entourage. Dès qu'un ami entrait chez lui, il demandait: + +--Eh bien, quoi de nouveau? + +Et il savait interroger à la façon d'un juge d'instruction. + +Par les jours de soleil il faisait rouler devant la porte son large +fauteuil pareil à un lit. Un domestique, derrière son dos, tenait les +fusils, les chargeait et les passait à son maître; un autre valet, caché +dans un massif, lâchait un pigeon de temps en temps, à des intervalles +irréguliers, pour que le baron ne fût pas prévenu et demeurât en éveil. + +Et, du matin au soir, il tirait les oiseaux rapides, se désolant quand +il s'était laissé surprendre, et riant aux larmes quand la bête tombait +d'aplomb ou faisait quelque culbute inattendue et drôle. Il se tournait +alors vers le garçon qui chargeait les armes, et il demandait, en +suffoquant de gaieté: + +--Y est-il, celui-là , Joseph! As-tu vu comme il est descendu? + +Et Joseph répondait invariablement: + +--Oh! monsieur le baron ne les manque pas. + +A l'automne, au moment des chasses, il invitait, comme à l'ancien temps, +ses amis, et il aimait entendre au loin les détonations. Il les +comptait, heureux quand elles se précipitaient. Et, le soir, il exigeait +de chacun le récit fidèle de sa journée. + +Et on restait trois heures à table en racontant des coups de fusil. + +C'étaient d'étranges et invraisemblables aventures, où se complaisait +l'humeur hâbleuse des chasseurs. Quelques-unes avaient fait date et +revenaient régulièrement. L'histoire d'un lapin que le petit vicomte de +Bourril avait manqué dans son vestibule les faisait se tordre chaque +année de la même façon. Toutes les cinq minutes un nouvel orateur +prononçait: + +--J'entends: «Birr! birr!» et une compagnie magnifique me part à dix +pas. J'ajuste: pif! paf! j'en vois tomber une pluie, une vraie pluie. Il +y en avait sept! + +Et tous, étonnés, mais réciproquement crédules, s'extasiaient. + +Mais il existait dans la maison une vieille coutume, appelée le «conte +de la Bécasse». + +Au moment du passage de cette reine des gibiers, la même cérémonie +recommençait à chaque dîner. + +Comme ils adoraient l'incomparable oiseau, on en mangeait tous les soirs +un par convive; mais on avait soin de laisser dans un plat toutes les +têtes. + +Alors le baron, officiant comme un évêque, se faisait apporter sur une +assiette un peu de graisse, oignait avec soin les têtes précieuses en +les tenant par le bout de la mince aiguille qui leur sert le bec. Une +chandelle allumée était posée près de lui, et tout le monde se taisait, +dans l'anxiété de l'attente. + +Puis il saisissait un des crânes ainsi préparés, le fixait sur une +épingle, piquait l'épingle sur un bouchon, maintenait le tout en +équilibre au moyen de petits bâtons croisés comme des balanciers, et +plantait délicatement cet appareil sur un goulot de bouteille en manière +de tourniquet. + +Tous les convives comptaient ensemble, d'une voix forte: + +--Une,--deux,--trois. + +Et le baron, d'un coup de doigt, faisait vivement pivoter ce joujou. + +Celui des invités que désignait, en s'arrêtant, le long bec pointu +devenait maître de toutes les têtes, régal exquis qui faisait loucher +ses voisins. + +Il les prenait une à une et les faisait griller sur la chandelle. La +graisse crépitait, la peau rissolée fumait, et l'élu du hasard croquait +le crâne suiffé en le tenant par le nez et en poussant des exclamations +de plaisir. + +Et chaque fois les dîneurs, levant leurs verres, buvaient à sa santé. + +Puis, quand il avait achevé le dernier, il devait, sur l'ordre du baron, +conter une histoire pour indemniser les déshérités. + +Voici quelques-uns de ces récits: + + + + + + +CE COCHON DE MORIN + +_A M. Oudinot._ + + + + +I + + +«Ça, mon ami, dis-je à Labarbe, tu viens encore de prononcer ces quatre +mots, «ce cochon de Morin». Pourquoi, diable, n'ai-je jamais entendu +parler de Morin sans qu'on le traitât de «cochon»? + +Labarbe, aujourd'hui député, me regarda avec des yeux de chat-huant. +«Comment, tu ne sais pas l'histoire de Morin, et tu es de la Rochelle?» + +J'avouai que je ne savais pas l'histoire de Morin. Alors Labarbe se +frotta les mains et commença son récit. + +«Tu as connu Morin, n'est-ce pas, et tu te rappelles son grand magasin +de mercerie sur le quai de la Rochelle? + +--«Oui, parfaitement. + +--«Eh bien, sache qu'en 1862 ou 63 Morin alla passer quinze jours à +Paris, pour son plaisir, ou ses plaisirs, mais sous prétexte de +renouveler ses approvisionnements. Tu sais ce que sont, pour un +commerçant de province, quinze jours de Paris. Cela vous met le feu dans +le sang. Tous les soirs des spectacles, des frôlements de femmes, une +continuelle excitation d'esprit. On devient fou. On ne voit plus que +danseuses en maillot, actrices décolletées, jambes rondes, épaules +grasses, tout cela presque à portée de la main, sans qu'on ose ou qu'on +puisse y toucher. C'est à peine si on goûte, une fois ou deux, à +quelques mets inférieurs. Et l'on s'en va, le coeur encore tout secoué, +l'âme émoustillée, avec une espèce de démangeaison de baisers qui vous +chatouillent les lèvres. + +Morin se trouvait dans cet état, quand il prit son billet pour la +Rochelle par l'express de 8 h. 40 du soir. Et il se promenait plein de +regrets et de trouble dans la grande salle commune du chemin de fer +d'Orléans, quand il s'arrêta net devant une jeune femme qui embrassait +une vieille dame. Elle avait relevé sa voilette, et Morin, ravi, +murmura: «Bigre, la belle personne!» + +Quand elle eut fait ses adieux à la vieille, elle entra dans la salle +d'attente, et Morin la suivit; puis elle passa sur le quai, et Morin la +suivit encore; puis elle monta dans un wagon vide, et Morin la suivit +toujours. + +Il y avait peu de voyageurs pour l'express. La locomotive siffla; le +train partit. Ils étaient seuls. + +Morin la dévorait des yeux. Elle semblait avoir dix-neuf à vingt ans; +elle était blonde, grande, d'allure hardie. Elle roula autour de ses +jambes une couverture de voyage, et s'étendit sur les banquettes pour +dormir. + +Morin se demandait: «Qui est-ce?» Et mille suppositions, mille projets +lui traversaient l'esprit. Il se disait: «On raconte tant d'aventures de +chemin de fer. C'en est une peut-être qui se présente pour moi. Qui +sait? une bonne fortune est si vite arrivée. Il me suffirait peut-être +d'être audacieux. N'est-ce pas Danton qui disait: «De l'audace, de +l'audace, et toujours de l'audace.» Si ce n'est pas Danton, c'est +Mirabeau. Enfin, qu'importe. Oui, mais je manque d'audace, voilà le hic. +Oh! Si on savait, si on pouvait lire dans les âmes! Je parie qu'on passe +tous les jours, sans s'en douter, à côté d'occasions magnifiques. Il lui +suffirait d'un geste pourtant pour m'indiquer qu'elle ne demande pas +mieux...» + +Alors, il supposa des combinaisons qui le conduisaient au triomphe. Il +imaginait une entrée en rapport chevaleresque, des petits services qu'il +lui rendait, une conversation vive, galante, finissait par une +déclaration qui finissait par... par ce que tu penses. + +Mais ce qui lui manquait toujours, c'était le début, le prétexte. Et il +attendait une circonstance heureuse, le coeur ravagé, l'esprit sens +dessus dessous. + +La nuit cependant s'écoulait et la belle enfant dormait toujours, tandis +que Morin méditait sa chute. Le jour parut, et bientôt le soleil lança +son premier rayon, un long rayon clair venu du bout de l'horizon, sur le +doux visage de la dormeuse. + +Elle s'éveilla, s'assit, regarda la campagne, regarda Morin et sourit. +Elle sourit en femme heureuse, d'un air engageant et gai. Morin +tressaillit. Pas de doute, c'était pour lui ce sourire-là , c'était bien +une invitation discrète, le signal rêvé qu'il attendait. Il voulait +dire, ce sourire: «Êtes-vous bête, êtes-vous niais, êtes-vous jobard, +d'être resté là , comme un pieu, sur votre siège depuis hier soir. + +«Voyons, regardez-moi, ne suis-je pas charmante? Et vous demeurez comme +ça toute une nuit en tête à tête avec une jolie femme sans rien oser, +grand sot.» + +Elle souriait toujours en le regardant; elle commençait même à rire; et +il perdait la tête, cherchant un mot de circonstance, un compliment, +quelque chose à dire enfin, n'importe quoi. Mais il ne trouvait rien, +rien. Alors, saisi d'une audace de poltron, il pensa: «Tant pis, je +risque tout»; et brusquement, sans crier «gare», il s'avança, les mains +tendues, les lèvres gourmandes, et, la saisissant à pleins bras, il +l'embrassa. + +D'un bond elle fut debout criant: «Au secours», hurlant d'épouvante. Et +elle ouvrit la portière, elle agita ses bras dehors, folle de peur, +essayant de sauter, tandis que Morin éperdu, persuadé qu'elle allait se +précipiter sur la voie, la retenait par sa jupe en bégayant: «Madame... +oh!... madame.» + +Le train ralentit sa marche, s'arrêta. Deux employés se précipitèrent +aux signaux désespérés de la jeune femme qui tomba dans leurs bras en +balbutiant: «Cet homme a voulu... a voulu... me... me...» Et elle +s'évanouit. + +On était en gare de Mauzé. Le gendarme présent arrêta Morin. + +Quand la victime de sa brutalité eut repris connaissance, elle fit sa +déclaration. L'autorité verbalisa. Et le pauvre mercier ne put regagner +son domicile que le soir, sous le coup d'une poursuite judiciaire pour +outrage aux bonnes moeurs dans un lieu public. + + + + +II + + +J'étais alors rédacteur en chef du _nal des Charentes_; et je voyais +Morin, chaque soir, au Café du commerce. + +Dès le lendemain de son aventure, il vint me trouver, ne sachant que +faire. Je ne lui cachai pas mon opinion: «Tu n'es qu'un cochon. On ne se +conduit pas comme ça.» + +Il pleurait; sa femme l'avait battu; et il voyait son commerce ruiné, +son nom dans la boue, déshonoré, ses amis, indignés, ne le saluant plus. +Il finit par me faire pitié, et j'appelai mon collaborateur Rivet, un +petit homme goguenard et de bon conseil, pour prendre ses avis. + +Il m'engagea à voir le procureur impérial, qui était de mes amis. Je +renvoyai Morin chez lui et je me rendis chez ce magistrat. + +J'appris que la femme outragée était une jeune fille, Mlle Henriette +Bonnel, qui venait de prendre à Paris ses brevets d'institutrice et qui, +n'ayant plus ni père ni mère, passait ses vacances chez son oncle et sa +tante, braves petits bourgeois de Mauzé. + +Ce qui rendait grave la situation de Morin, c'est que l'oncle avait +porté plainte. Le ministère public consentait à laisser tomber l'affaire +si cette plainte était retirée. Voilà ce qu'il fallait obtenir. + +Je retournai chez Morin. Je le trouvai dans son lit, malade d'émotion et +de chagrin. Sa femme, une grande gaillarde osseuse et barbue, le +maltraitait sans repos. Elle m'introduisit dans la chambre en me criant +par la figure: «Vous venez voir ce cochon de Morin? Tenez, le voilà , le +coco!» + +Et elle se planta devant le lit, les poings sur les hanches. J'exposai +la situation; et il me supplia d'aller trouver la famille. La mission +était délicate; cependant je l'acceptai. Le pauvre diable ne cessait de +répéter: «Je t'assure que je ne l'ai pas même embrassée, non, pas même. +Je te le jure!» + +Je répondis: «C'est égal, tu n'es qu'un cochon.» Et je pris mille francs +qu'il m'abandonna pour les employer comme je le jugerais convenable. + +Mais comme je ne tenais pas à m'aventurer seul dans la maison des +parents, je priai Rivet de m'accompagner. Il y consentit, à la condition +qu'on partirait immédiatement, car il avait, le lendemain dans +l'après-midi, une affaire urgente à la Rochelle. + +Et, deux heures plus tard, nous sonnions à la porte d'une jolie maison +de campagne. Une belle jeune fille vint nous ouvrir. C'était elle +assurément. Je dis tout bas à Rivet: «Sacrebleu, je commence à +comprendre Morin.» + +L'oncle, M. Tonnelet, était justement un abonné du _Fanal_, un fervent +coreligionnaire politique qui nous reçut à bras ouverts, nous félicita, +nous congratula, nous serra les mains, enthousiasmé d'avoir chez lui les +deux rédacteurs de son journal. Rivet me souffla dans l'oreille: «Je +crois que nous pourrons arranger l'affaire de ce cochon de Morin.» + +La nièce s'était éloignée; et j'abordai la question délicate. J'agitai +le spectre du scandale; je fis valoir la dépréciation inévitable que +subirait la jeune personne après le bruit d'une pareille affaire; car on +ne croirait jamais à un simple baiser. + +Le bonhomme semblait indécis; mais il ne pouvait rien décider sans sa +femme qui ne rentrerait que tard dans la soirée. Tout à coup il poussa +un cri de triomphe: «Tenez, j'ai une idée excellente. Je vous tiens, je +vous garde. Vous allez dîner et coucher ici tous les deux; et, quand ma +femme sera revenue, j'espère que nous nous entendrons.» + +Rivet résistait; mais le désir de tirer d'affaire ce cochon de Morin le +décida; et nous acceptâmes l'invitation. + +L'oncle se leva, radieux, appela sa nièce, et nous proposa une promenade +dans sa propriété en proclamant: «A ce soir les affaires sérieuses.» + +Rivet et lui se mirent à parler politique. Quant à moi, je me trouvai +bientôt à quelques pas en arrière, à côté de la jeune fille. Elle était +vraiment charmante, charmante! + +Avec des précautions infinies, je commençai à lui parler de son aventure +pour tâcher de m'en faire une alliée. + +Mais elle ne parut pas confuse le moins du monde; elle m'écoutait de +l'air d'une personne qui s'amuse beaucoup. + +Je lui disais: «Songez donc, mademoiselle, à tous les ennuis que vous +aurez. Il vous faudra comparaître devant le tribunal, affronter les +regards malicieux, parler en face de tout ce monde, raconter +publiquement cette triste scène du wagon. Voyons, entre nous, +n'auriez-vous pas mieux fait de ne rien dire, de remettre à sa place ce +polisson sans appeler les employés; et de changer simplement de +voiture.» + +Elle se mit à rire. «C'est vrai ce que vous dites! mais que voulez-vous? +J'ai eu peur; et, quand on a peur, on ne raisonne plus. Après avoir +compris la situation, j'ai bien regretté mes cris; mais il était trop +tard. Songez aussi que cet imbécile s'est jeté sur moi comme un furieux, +sans prononcer un mot, avec une figure de fou. Je ne savais même pas ce +qu'il me voulait.» + +Elle me regardait en face, sans être troublée ou intimidée. Je me +disais: «Mais c'est une gaillarde, cette fille. Je comprends que ce +cochon de Morin se soit trompé. + +Je repris, en badinant: «Voyons Mademoiselle, avouez qu'il était +excusable, car, enfin, on ne peut pas se trouver en face d'une aussi +belle personne que vous sans éprouver le désir absolument légitime de +l'embrasser.» + +Elle rit plus fort, toutes les dents au vent: «Entre le désir et +l'action, monsieur, il y a place pour le respect.» + +La phrase était drôle, bien que peu claire. Je demandai brusquement: «Eh +bien, voyons, si je vous embrassais, moi, maintenant; qu'est-ce que vous +feriez?» + +Elle s'arrêta pour me considérer du haut en bas, puis elle dit, +tranquillement: «Oh, vous, ce n'est pas la même chose.» + +Je le savais bien, parbleu, que ce n'était pas la même chose, puisqu'on +m'appelait dans toute la province «le beau Labarbe». J'avais trente ans, +alors, mais je demandai: «Pourquoi ça?» + +Elle haussa les épaules, et répondit: «Tiens! parce que vous n'êtes pas +aussi bête que lui.» Puis elle ajouta, en me regardant en dessous: «Ni +aussi laid.» + +Avant qu'elle eût pu faire un mouvement pour m'éviter, je lui avais +planté un bon baiser sur la joue. Elle sauta de côté, mais trop tard. +Puis elle dit: «Eh bien vous n'êtes pas gêné non plus, vous. Mais ne +recommencez pas ce jeu-là .» + +Je pris un air humble et je dis à mi-voix: «Oh! mademoiselle, quant à +moi, si j'ai un désir au coeur, c'est de passer devant un tribunal pour +la même cause que Morin.» + +Elle demanda à son tour: «Pourquoi ça?» Je la regardai au fond des yeux +sérieusement. «Parce que vous êtes une des plus belles créatures qui +soient; parce que ce serait pour moi un brevet, un titre, une gloire, +que d'avoir voulu vous violenter. Parce qu'on dirait après vous avoir +vue: «Tiens, Labarbe n'a pas volé ce qui lui arrive, mais il a de la +chance tout de même.» + +Elle se remit à rire de tout son coeur. + +«Êtes-vous drôle?» Elle n'avait pas fini le mot «_drôle_» que je la +tenais à pleins bras et je lui jetais des baisers voraces partout où je +trouvais une place, dans les cheveux, sur le front, sur les yeux, sur la +bouche parfois, sur les joues, par toute la tête, dont elle découvrait +toujours malgré elle un coin pour garantir les autres. + +A la fin, elle se dégagea, rouge et blessée. «Vous êtes un grossier, +monsieur, et vous me faites repentir de vous avoir écouté.» + +Je lui saisis la main, un peu confus, balbutiant: «Pardon, pardon, +mademoiselle. Je vous ai blessée; j'ai été brutal! Ne m'en voulez pas. +Si vous saviez?...» Je cherchais vainement une excuse. + +Elle prononça, au bout d'un moment: «Je n'ai rien à savoir, monsieur.» + +Mais j'avais trouvé; je m'écriai: «Mademoiselle, voici un an que je vous +aime!» + +Elle fut vraiment surprise et releva les yeux. Je repris: «Oui, +mademoiselle, écoutez-moi. Je ne connais pas Morin et je me moque bien +de lui. Peu m'importe qu'il aille en prison et devant les tribunaux. Je +vous ai vue ici l'an passé, vous étiez là -bas, devant la grille. J'ai +reçu une secousse en vous apercevant et votre image ne m'a plus quitté. +Croyez-moi, ou ne me croyez pas, peu m'importe. Je vous ai trouvée +adorable; votre souvenir me possédait; j'ai voulu vous revoir; j'ai +saisi le prétexte de cette bête de Morin; et me voici. Les circonstances +m'ont fait passer les bornes; pardonnez-moi, je vous en supplie, +pardonnez-moi.» + +Elle guettait la vérité dans mon regard, prête à sourire de nouveau; et +elle murmura: «Blagueur.» + +Je levai la main, et, d'un ton sincère (je crois même que j'étais +sincère): «Je vous jure que je ne mens pas.» + +Elle dit simplement: «Allons donc.» + +Nous étions seuls, tout seuls, Rivet et l'oncle ayant disparu dans les +allées tournantes; et je lui fis une vraie déclaration, longue, douce, +en lui pressant et lui baisant les doigts. Elle écoutait cela comme une +chose agréable et nouvelle, sans bien savoir ce qu'elle en devait +croire. + +Je finissais par me sentir troublé; par penser ce que je disais; j'étais +pâle, oppressé, frissonnant; et, doucement, je lui pris la taille. + +Je lui parlais tout bas dans les petits cheveux frisés de l'oreille. +Elle semblait morte tant elle restait rêveuse. + +Puis sa main rencontra la mienne et la serra; je pressai lentement sa +taille d'une étreinte tremblante et toujours grandissante; elle ne +remuait plus du tout; j'effleurais sa joue de ma bouche; et tout à coup +mes lèvres, sans chercher, trouvèrent les siennes. Ce fut un long, long +baiser; et il aurait encore duré longtemps; si je n'avais entendu «hum, +hum» à quelques pas derrière moi. + +Elle s'enfuit à travers un massif. Je me retournai et j'aperçus Rivet +qui me rejoignait. + +Il se campa au milieu du chemin; et sans rire: «Eh bien! c'est comme ça +que tu arranges l'affaire de ce cochon de Morin.» + +Je répondis avec fatuité: «On fait ce qu'on peut, mon cher. Et l'oncle? +Qu'en as-tu obtenu? Moi, je réponds de la nièce.» + +Rivet déclara: «J'ai été moins heureux avec l'oncle.» + +Et je lui pris le bras pour rentrer. + + + + +III + + +Le dîner acheva de me faire perdre la tête. J'étais à côté d'elle et ma +main sans cesse rencontrait sa main sous la nappe; mon pied pressait son +pied; nos regards se joignaient, se mêlaient. + +On fit ensuite un tour au clair de lune et je lui murmurai dans l'âme +toutes les tendresses qui me montaient du coeur. Je la tenais serrée +contre moi, l'embrassant à tout moment, mouillant mes lèvres aux +siennes. Devant nous, l'oncle et Rivet discutaient. Leurs ombres les +suivaient gravement sur le sable des chemins. + +On rentra. Et bientôt l'employé du télégraphe apporta une dépêche de la +tante annonçant qu'elle ne reviendrait que le lendemain matin, à sept +heures, par le premier train. + +L'oncle, dit: «Eh bien, Henriette, va montrer leurs chambres à ces +messieurs.» On serra la main du bonhomme et on monta. Elle nous +conduisit d'abord dans l'appartement de Rivet, et il me souffla dans +l'oreille: «Pas de danger qu'elle nous ait menés chez toi d'abord.» Puis +elle me guida vers mon lit. Dès qu'elle fut seule avec moi, je la saisis +de nouveau dans mes bras, tâchant d'affoler sa raison et de culbuter sa +résistance. Mais, quand elle se sentit tout près de défaillir, elle +s'enfuit. + +Je me glissais entre mes draps, très contrarié, très agité, et très +penaud, sachant bien que je ne dormirais guère, cherchant quelle +maladresse j'avais pu commettre, quand on heurta doucement ma porte. + +Je demandai: «Qui est là ?» + +Une voix légère répondit: «Moi.» + +Je me vêtis à la hâte; j'ouvris; elle entra. «J'ai oublié, dit-elle, de +vous demander ce que vous prenez le matin: du chocolat, du thé, ou du +café?» + +Je l'avais enlacée impétueusement, la dévorant de caresses, bégayant: +«Je prends... je prends... je prends...» Mais elle me glissa entre les +bras, souffla ma lumière, et disparut. + +Je restai seul, furieux, dans l'obscurité, cherchant des allumettes, +n'en trouvant pas. J'en découvris enfin et je sortis dans le corridor, à +moitié fou, mon bougeoir à la main. + +Qu'allais-je faire? Je ne raisonnais plus; je voulais la trouver; je la +voulais. Et je fis quelques pas sans réfléchir à rien. Puis, je pensai +brusquement: «Mais si j'entre chez l'oncle? que dirais-je?... Et je +demeurai immobile, le cerveau vide, le coeur battant. Au bout de +plusieurs secondes, la réponse me vint: «Parbleu je dirai que je +cherchais la chambre de Rivet pour lui parler d'une chose urgente.» + +Et je me mis à inspecter les portes m'efforçant de découvrir la sienne, +à elle. Mais rien ne pouvait me guider. Au hasard je pris une clef que +je tournai. J'ouvris, j'entrai... Henriette assise dans son lit, +effarée, me regardait. + +Alors je poussai doucement le verrou; et, m'approchant sur la pointe des +pieds, je lui dis: «J'ai oublié, mademoiselle, de vous demander quelque +chose à lire.» Elle se débattait; mais j'ouvris bientôt le livre que je +cherchais. Je n'en dirai pas le titre. C'était vraiment le plus +merveilleux des romans, et le plus divin des poèmes. + +Une fois tournée la première page, elle me le laissa parcourir à mon +gré; et j'en feuilletai tant de chapitres que nos bougies s'usèrent +jusqu'au bout. + +Puis, après l'avoir remerciée, je regagnais, à pas de loup, ma chambre, +quand une main brutale m'arrêta; et une voix, celle de Rivet, me +chuchota dans le nez: «Tu n'as donc pas fini d'arranger l'affaire de ce +cochon de Morin?» + +Dès sept heures du matin elle m'apportait elle-même une tasse de +chocolat. Je n'en ai jamais bu de pareil. Un chocolat à s'en faire +mourir, moelleux, velouté, parfumé, grisant. Je ne pouvais ôter ma +bouche des bords délicieux de sa tasse. + +A peine la jeune fille était-elle sortie que Rivet entra. Il semblait un +peu nerveux, agacé comme un homme qui n'a guère dormi, il me dit d'un +ton maussade: «Si tu continues, tu sais, tu finiras par gâter l'affaire +de ce cochon de Morin.» + +A huit heures, la tante arrivait. La discussion fut courte. Les braves +gens retiraient leur plainte, et je laisserais cinq cents francs aux +pauvres du pays. + +Alors on voulut nous retenir à passer la journée. On organiserait même +une excursion pour aller visiter des ruines. Henriette derrière le dos +de ses parents me faisait des signes de tête: «Oui, restez donc.» +J'acceptais, mais Rivet s'acharna à s'en aller. + +Je le pris à part; je le priai, je le sollicitai; je lui disais: +«Voyons, mon petit Rivet, fais cela pour moi.» Mais il semblait exaspéré +et me répétait dans la figure: «J'en ai assez, entends-tu, de l'affaire +de ce cochon de Morin.» + +Je fus bien contraint de partir aussi. Ce fut un des moments les plus +durs de ma vie. J'aurais bien arrangé cette affaire-là pendant toute mon +existence. + +Dans le wagon, après les énergiques et muettes poignées de main des +adieux, je dis à Rivet: «Tu n'es qu'une brute». Il répondit: «Mon petit, +tu commençais à m'agacer bougrement». + +En arrivant aux bureaux du _Fanal_, j'aperçus une foule qui nous +attendait... On cria dès qu'on nous vit: «Eh bien, avez-vous arrangé +l'affaire de ce cochon de Morin?» + +Tout la Rochelle en était troublé. Rivet, dont la mauvaise humeur +s'était dissipée en route, eut grand'peine à ne pas rire en déclarant: +«Oui, c'est fait, grâce à Labarbe.» + +Et nous allâmes chez Morin. + +Il était étendu dans un fauteuil, avec des sinapismes aux jambes et des +compresses d'eau froide sur le crâne, défaillant d'angoisse. Et il +toussait sans cesse, d'une petite toux d'agonisant, sans qu'on sût d'où +lui était venu ce rhume. Sa femme le regardait avec des yeux de tigresse +prête à le dévorer. + +Dès qu'il nous aperçut, il eut un tremblement qui lui secouait les +poignets et les genoux. Je dis: «C'est arrangé, salaud, mais ne +recommence pas.» + +Il se leva, suffoquant, me prit les mains, les baisa comme celles d'un +prince, pleura, faillit perdre connaissance, embrassa Rivet, embrassa +même Mme Morin qui le rejeta d'une poussée dans son fauteuil. + +Mais il ne se remit jamais de ce coup-là , son émotion avait été trop +brutale. + +On ne l'appelait plus dans toute la contrée que «ce cochon de Morin», et +cette épithète le traversait comme un coup d'épée chaque fois qu'il +l'entendait. + +Quand un voyou dans la rue criait: «Cochon», il se retournait la tête +par instinct. Ses amis le criblaient de plaisanteries horribles, lui +demandant, chaque fois qu'ils mangeaient du jambon: Est-ce du tien?» + +Il mourut deux ans plus tard. + +Quant à moi, me présentant à la députation, en 1875, j'allai faire une +visite intéressée au nouveau notaire de Tousserre, Me Belloncle. Une +grande femme opulente et belle me reçut. + +«Vous ne me reconnaissez pas? dit-elle.» + +Je balbutiai: «Mais..... non..... madame.» + +--«Henriette Bonnel.» + +--«Ah!»--Et je me sentis devenir pâle. + +Elle semblait parfaitement à son aise, et souriait en me regardant. + +Dès qu'elle m'eut laissé seul avec son mari, il me prit les mains, les +serrant à les broyer: «Voici longtemps, cher monsieur, que je veux aller +vous voir. Ma femme m'a tant parlé de vous. Je sais..... oui, je sais en +quelle circonstance douloureuse vous l'avez connue, je sais aussi comme +vous avez été parfait, plein de délicatesse, de tact, de dévouement dans +l'affaire.....» Il hésita, puis prononça plus bas, comme s'il eût +articulé un mot grossier «.....Dans l'affaire de ce cochon de Morin.» + + + + + + + +LA FOLLE + +_A Robert de Bannières._ + + +Tenez, dit M. Mathieu d'Endolin, les bécasses me rappellent une bien +sinistre anecdote de la guerre. + +Vous connaissez ma propriété dans le faubourg de Cormeil. Je l'habitais +au moment de l'arrivée des Prussiens. + +J'avais alors pour voisine une espèce de folle, dont l'esprit s'était +égaré sous les coups du malheur. Jadis, à l'âge de vingt-cinq ans, elle +avait perdu, en un seul mois, son père, son mari et son enfant +nouveau-né. + +Quand la mort est entrée une fois dans une maison, elle y revient +presque toujours immédiatement, comme si elle connaissait la porte. + +La pauvre jeune femme, foudroyée par le chagrin, prit le lit, délira +pendant six semaines. Puis, une sorte de lassitude calme succédant à +cette crise violente, elle resta sans mouvement, mangeant à peine, +remuant seulement les yeux. Chaque fois qu'on voulait la faire lever, +elle criait comme si on l'eût tuée. On la laissa donc toujours couchée, +ne la tirant de ses draps que pour les soins de sa toilette et pour +retourner ses matelas. + +Une vieille bonne restait près d'elle, la faisant boire de temps en +temps ou mâcher un peu de viande froide. Que se passait-il dans cette +âme désespérée? On ne le sut jamais; car elle ne parla plus. +Songeait-elle aux morts? Rêvassait-elle tristement, sans souvenir +précis? Ou bien sa pensée anéantie restait-elle immobile comme de l'eau +sans courant? + +Pendant quinze années, elle demeura ainsi fermée et inerte. + +La guerre vint; et, dans les premiers jours de décembre, les Prussiens +pénétrèrent à Cormeil. + +Je me rappelle cela comme d'hier. Il gelait à fendre les pierres; et +j'étais étendu moi-même dans un fauteuil, immobilisé par la goutte, +quand j'entendis le battement lourd et rythmé de leurs pas. De ma +fenêtre, je les vis passer. + +Ils défilaient interminablement, tous pareils, avec ce mouvement de +pantins qui leur est particulier. Puis les chefs distribuèrent leurs +hommes aux habitants. J'en eus dix-sept. La voisine, la folle, en avait +douze, dont un commandant, vrai soudard, violent, bourru. + +Pendant, les premiers jours tout se passa normalement. On avait dit à +l'officier d'à côté que la dame était malade; et il ne s'en inquiéta +guère. Mais bientôt cette femme qu'on ne voyait jamais l'irrita. Il +s'informa de la maladie; on répondit que son hôtesse était couchée +depuis quinze ans par suite d'un violent chagrin. Il n'en crut rien sans +doute, et s'imagina que la pauvre insensée ne quittait pas son lit par +fierté, pour ne pas voir les Prussiens, et ne leur point parler, et ne +les point frôler. + +Il exigea qu'elle le reçût; on le fit entrer dans sa chambre. Il demanda, +d'un ton brusque. + +--Je vous prierai, matame, de fous lever et de tescentre pour qu'on fous +foie. + +Elle tourna vers lui ses yeux vagues, ses yeux vides, et ne répondit +pas. + +Il reprit: + +--Che ne tolérerai bas d'insolence. Si fous ne fous levez bas de ponne +volonté, che trouverai pien un moyen de fous faire bromener tout seule. + +Elle ne fit pas un geste, toujours immobile comme si elle ne l'eût pas +vu. + +Il rageait, prenant ce silence calme pour une marque de mépris suprême. +Et il ajouta: + +--Si vous n'êtes pas tescentue temain... + +Puis, il sortit. + + * * * * * + +Le lendemain la vieille bonne, éperdue, la voulut habiller; mais la +folle se mit à hurler en se débattant. L'officier monta bien vite; et la +servante, se jetant à ses genoux, cria: + +--Elle ne veut pas, monsieur, elle ne veut pas. Pardonnez-lui; elle est +si malheureuse. + +Le soldat restait embarrassé, n'osant, malgré sa colère, la faire tirer +du lit par ses hommes. Mais soudain il se mit à rire et donna des ordres +en allemand. + +Et bientôt on vit sortir un détachement qui soutenait un matelas comme +on porte un blessé. Dans ce lit qu'on n'avait point défait, la folle, +toujours silencieuse, restait tranquille, indifférente aux événements +tant qu'on la laissait couchée. Un homme par derrière portait un paquet +de vêtements féminins. + +Et l'officier prononça en se frottant les mains: + +--Nous ferrons pien si vous ne poufez bas vous hapiller toute seule et +faire une bétite bromenate. + +Puis on vit s'éloigner le cortège dans la direction de la forêt +d'Imauville. + +Deux heures plus tard les soldats revinrent tout seuls. + +On ne revit plus la folle. Qu'en avaient-ils fait? Où l'avaient-ils +portée! On ne le sut jamais. + + * * * * * + +La neige tombait maintenant jour et nuit, ensevelissant la plaine et les +bois sous un linceul de mousse glacée. Les loups venaient hurler +jusqu'à nos portes. + +La pensée de cette femme perdue me hantait; et je fis plusieurs +démarches auprès de l'autorité prussienne, afin d'obtenir des +renseignements. Je faillis être fusillé. + +Le printemps revint. L'armée d'occupation s'éloigna. La maison de ma +voisine restait fermée; l'herbe drue poussait dans les allées. + +La vieille bonne était morte pendant l'hiver. Personne ne s'occupait +plus de cette aventure; moi seul y songeais sans cesse. + +Qu'avaient-ils fait de cette femme? s'était-elle enfuie à travers les +bois! L'avait-on recueillie quelque part, et gardée dans un hôpital sans +pouvoir obtenir d'elle aucun renseignement. Rien ne venait alléger mes +doutes; mais, peu à peu, le temps apaisa le souci de mon coeur. + +Or, à l'automne suivant, les bécasses passèrent en masse; et, comme ma +goutte me laissait un peu de répit, je me traînai jusqu'à la forêt. +J'avais déjà tué quatre ou cinq oiseaux à long bec, quand j'en abattis +un qui disparut dans un fossé plein de branches. Je fus obligé d'y +descendre pour y ramasser ma bête. Je la trouvai tombée auprès d'une +tête de mort. Et brusquement le souvenir de la folle m'arriva dans la +poitrine comme un coup de poing. Bien d'autres avaient expiré dans ces +bois peut-être en cette année sinistre; mais je ne sais pourquoi, +j'étais sûr, sûr, vous dis-je, que je rencontrais la tête de cette +misérable maniaque. + +Et soudain je compris, je devinai tout. Ils l'avaient abandonnée sur ce +matelas, dans la forêt froide et déserte; et, fidèle à son idée fixe, +elle s'était laissée mourir sous l'épais et léger duvet des neiges et +sans remuer le bras ou la jambe. + +Puis les loups l'avaient dévorée. + +Et les oiseaux avaient fait leur nid avec la laine de son lit déchiré. + +J'ai gardé ce triste ossement. Et je fais des voeux pour que nos fils ne +voient plus jamais de guerre. + + + + + + + +PIERROT + +_A Henry Roujon._ + + +Mme Lefèvre était une dame de campagne, une veuve, une de ces +demi-paysannes à rubans et à chapeaux falbalas, de ces personnes qui +parlent avec des cuirs, prennent en public des airs grandioses, et +cachent une âme de brute prétentieuse sous des dehors comiques et +chamarrés, comme elles dissimulent leurs grosses mains rouges sous des +gants de soie écrue. + +Elle avait pour servante une brave campagnarde toute simple, nommée +Rose. + +Les deux femmes habitaient une petite maison à volets verts, le long +d'une route, en Normandie, au centre du pays de Caux. + +Comme elles possédaient, devant l'habitation, un étroit jardin, elles +cultivaient quelques légumes. + +Or, une nuit, on lui vola une douzaine d'oignons. + +Dès que Rose s'aperçut du larcin, elle courut prévenir madame, qui +descendit en jupe de laine. Ce fut une désolation et une terreur. On +avait volé, volé Mme Lefèvre! Donc, on volait dans le pays, puis on +pouvait revenir. + +Et les deux femmes effarées contemplaient les traces de pas, +bavardaient, supposaient des choses: «Tenez, ils ont passé par là . Ils +ont mis leurs pieds sur le mur; ils ont sauté dans la plate-bande.» + +Et elles s'épouvantaient pour l'avenir. Comment dormir tranquilles +maintenant! + +Le bruit du vol se répandit. Les voisins arrivèrent, constatèrent, +discutèrent à leur tour; et les deux femmes expliquaient à chaque +nouveau venu leurs observations et leurs idées. + +Un fermier d'à côté leur offrit ce conseil: «Vous devriez avoir un +chien.» + +C'était vrai, cela; elles devraient avoir un chien, quand ce ne serait +que pour donner l'éveil. Pas un gros chien, Seigneur! Que feraient-elles +d'un gros chien! Il les ruinerait en nourriture. Mais un petit chien (en +Normandie, on prononce _quin_), un petit freluquet de _quin_ qui jappe. + +Dès que tout le monde fut parti, Mme Lefèvre discuta longtemps cette +idée de chien. Elle faisait, après réflexion, mille objections, +terrifiée par l'image d'une jatte pleine de pâtée; car elle était de +cette race parcimonieuse de dames campagnardes qui portent toujours des +centimes dans leur poche pour faire l'aumône ostensiblement aux pauvres +des chemins, et donner aux quêtes du dimanche. + +Rose, qui aimait les bêtes, apporta ses raisons et les défendit avec +astuce. Donc il fut décidé qu'on aurait un chien, un tout petit chien. + +On se mit à sa recherche, mais on n'en trouvait que des grands, des +avaleurs de soupe à faire frémir. L'épicier de Rolleville en avait bien +un, un tout petit; mais il exigeait qu'on le lui payât deux francs, pour +couvrir ses frais d'élevage. Mme Lefèvre déclara qu'elle voulait bien +nourrir un «quin», mais qu'elle n'en achèterait pas. + +Or, le boulanger, qui savait les événements, apporta, un matin, dans sa +voiture, un étrange petit animal tout jaune, presque sans pattes, avec +un corps de crocodile, une tête de renard et une queue en trompette, un +vrai panache, grand comme tout le reste de sa personne. Un client +cherchait à s'en défaire. Mme Lefèvre trouva fort beau ce roquet +immonde, qui ne coûtait rien. Rose l'embrassa, puis demanda comment on +le nommait. Le boulanger répondit: «Pierrot.» + +Il fut installé dans une vieille caisse à savon et on lui offrit d'abord +de l'eau à boire. Il but. On lui présenta ensuite un morceau de pain. Il +mangea. Mme Lefèvre, inquiète, eut une idée: «Quand il sera bien +accoutumé à la maison, on le laissera libre. Il trouvera à manger en +rôdant par le pays.» + +On le laissa libre, en effet, ce qui ne l'empêcha point d'être affamé. +Il ne jappait d'ailleurs que pour réclamer sa pitance; mais, dans ce +cas, il jappait avec acharnement. + +Tout le monde pouvait entrer dans le jardin. Pierrot allait caresser +chaque nouveau venu, et demeurait absolument muet. + +Mme Lefèvre cependant s'était accoutumée à cette bête. Elle en arrivait +même à l'aimer, et à lui donner de sa main, de temps en temps, des +bouchées de pain trempées dans la sauce de son fricot. + +Mais elle n'avait nullement songé à l'impôt, et quand on lui réclama +huit francs,--huit francs, madame!--pour ce freluquet de _quin_ qui ne +jappait seulement point, elle faillit s'évanouir de saisissement. + +Il fut immédiatement décidé qu'on se débarrasserait de Pierrot. Personne +n'en voulut. Tous les habitants le refusèrent à dix lieues aux environs. +Alors on se résolut, faute d'autre moyen, à lui faire «piquer du mas». + +«Piquer du mas», c'est «manger de la marne». On fait piquer du mas à +tous les chiens dont on veut se débarrasser. + +Au milieu d'une vaste plaine, on aperçoit une espèce de hutte, ou plutôt +un tout petit toit de chaume, posé sur le sol. C'est l'entrée de la +marnière. Un grand puits tout droit s'enfonce jusqu'à vingt mètres sous +terre, pour aboutir à une série de longues galeries de mines. + +On descend une fois par an dans cette carrière, à l'époque où l'on marne +les terres. Tout le reste du temps, elle sert de cimetière aux chiens +condamnés; et souvent, quand on passe auprès de l'orifice, des +hurlements plaintifs, des aboiements furieux ou désespérés, des appels +lamentables montent jusqu'à vous. + +Les chiens des chasseurs et des bergers s'enfuient avec épouvante des +abords de ce trou gémissant; et, quand on se penche au-dessus, il sort +de là une abominable odeur de pourriture. + +Des drames affreux s'y accomplissent dans l'ombre. + +Quand une bête agonise depuis dix à douze jours dans le fond, nourrie +par les restes immondes de ses devanciers, un nouvel animal, plus gros, +plus vigoureux certainement, est précipité tout à coup. Ils sont là , +seuls, affamés, les yeux luisants. Ils se guettent, se suivent, +hésitent, anxieux. Mais la faim les presse: ils s'attaquent, luttent +longtemps, acharnés; et le plus fort mange le plus faible, le dévore +vivant. + +Quand il fut décidé qu'on ferait «piquer du mas» à Pierrot, on s'enquit +d'un exécuteur. Le cantonnier qui binait la route demanda dix sous pour +la course. Cela parut follement exagéré à Mme Lefèvre. Le goujat du +voisin se contentait de cinq sous; c'était trop encore; et, Rose ayant +fait observer qu'il valait mieux qu'elles le portassent elles-mêmes, +parce qu'ainsi il ne serait pas brutalisé en route et averti de son +sort, il fut résolu qu'elles iraient toutes les deux, à la nuit +tombante. + +On lui offrit, ce soir-là , une bonne soupe avec un doigt de beurre. Il +l'avala jusqu'à la dernière goutte; et, comme il remuait la queue de +contentement, Rose le prit dans son tablier. + +Elles allaient à grands pas, comme des maraudeuses, à travers la plaine. +Bientôt elles aperçurent la marnière et l'atteignirent; Mme Lefèvre se +pencha pour écouter si aucune bête ne gémissait.--Non--il n'y en avait +pas; Pierrot serait seul. Alors Rose qui pleurait, l'embrassa, puis le +lança dans le trou; et elles se penchèrent toutes deux, l'oreille +tendue. + +Elles entendirent d'abord un bruit sourd; puis la plainte aiguë, +déchirante, d'une bête blessée, puis une succession de petits cris de +douleur, puis des appels désespérés, des supplications de chien qui +implorait, la tête levée vers l'ouverture. + +Il jappait, oh! il jappait! + +Elles furent saisies de remords, d'épouvante, d'une peur folle et +inexplicable; et elles se sauvèrent en courant. Et, comme Rose allait +plus vite, Mme Lefèvre criait: «Attendez-moi, Rose, attendez-moi!» + +Leur nuit fut hantée de cauchemars épouvantables. + +Mme Lefèvre rêva qu'elle s'asseyait à table pour manger la soupe, mais, +quand elle découvrait la soupière, Pierrot était dedans. Il s'élançait +et la mordait au nez. + +Elle se réveilla et crut l'entendre japper encore. Elle écouta; elle +s'était trompée. + +Elle s'endormit de nouveau et se trouva sur une grande route, une route +interminable, qu'elle suivait. Tout à coup, au milieu du chemin, elle +aperçut un panier, un grand panier de fermier, abandonné; et ce panier +lui faisait peur. + +Elle finissait cependant par l'ouvrir, et Pierrot, blotti dedans, lui +saisissait la main, ne la lâchait plus; et elle se sauvait éperdue, +portant ainsi au bout du bras le chien suspendu, la gueule serrée. + +Au petit jour, elle se leva, presque folle, et courut à la marnière. + +Il jappait; il jappait encore, il avait jappé toute la nuit. Elle se mit +à sangloter et l'appela avec mille petits noms caressants. Il répondit +avec toutes les inflexions tendres de sa voix de chien. + +Alors elle voulut le revoir, se promettant de le rendre heureux jusqu'à +sa mort. + +Elle courut chez le puisatier chargé de l'extraction de la marne, et +elle lui raconta son cas. L'homme écoutait sans rien dire. Quand elle +eut fini, il prononça: «Vous voulez votre quin? Ce sera quatre francs.» + +Elle eut un sursaut; toute sa douleur s'envola du coup. + +«Quatre francs! vous vous en feriez mourir! quatre francs!» + +Il répondit: «Vous croyez que j'vas apporter mes cordes, mes +manivelles, et monter tout ça, et m'n aller là -bas avec mon garçon et +m'faire mordre encore par votre maudit quin, pour l'plaisir de vous le +r'donner? fallait pas l'jeter.» + +Elle s'en alla, indignée.--Quatre francs! + +Aussitôt rentrée, elle appela Rose et lui dit les prétentions du +puisatier. Rose, toujours résignée, répétait: «Quatre francs! c'est de +l'argent, Madame.» + +Puis, elle ajouta: «Si on lui jetait à manger, à ce pauvre quin, pour +qu'il ne meure pas comme ça?» + +Mme Lefèvre approuva, toute joyeuse; et les voilà reparties, avec un +gros morceau de pain beurré. + +Elles le coupèrent par bouchées qu'elles lançaient l'une après l'autre, +parlant tour à tour à Pierrot. Et si tôt que le chien avait achevé un +morceau, il jappait pour réclamer le suivant. + +Elles revinrent le soir, puis le lendemain, tous les jours. Mais elles +ne faisaient plus qu'un voyage. + + * * * * * + +Or, un matin, au moment de laisser tomber la première bouchée, elles +entendirent tout à coup un aboiement formidable dans le puits. Ils +étaient deux! On avait précipité un autre chien, un gros! + +Rose cria: «Pierrot!» Et Pierrot jappa, jappa. Alors on se mit à jeter +la nourriture; mais, chaque fois elles distinguaient parfaitement une +bousculade terrible, puis les cris plaintifs de Pierrot mordu par son +compagnon, qui mangeait tout, étant le plus fort. + +Elles avaient beau spécifier: «C'est pour toi, Pierrot!» Pierrot, +évidemment, n'avait rien. + +Les deux femmes interdites, se regardaient; et Mme Lefèvre prononça d'un +ton aigre: «Je ne peux pourtant pas nourrir tous les chiens qu'on +jettera là -dedans. Il faut y renoncer». + +Et, suffoquée à l'idée de tous ces chiens vivant à ses dépens, elle s'en +alla, emportant même ce qui restait du pain qu'elle se mit à manger en +marchant. + +Rose la suivit en s'essuyant les yeux du coin de son tablier bleu. + + + + + + + +MENUET + +_A Paul Bourget._ + + +Les grands malheurs ne m'attristent guère, dit Jean Bridelle, un vieux +garçon qui passait pour sceptique. J'ai vu la guerre de bien près: +j'enjambais les corps sans apitoiement. Les fortes brutalités de la +nature ou des hommes peuvent nous faire pousser des cris d'horreur ou +d'indignation, mais ne nous donnent point ce pincement au coeur, ce +frisson qui vous passe dans le dos à la vue de certaines petites choses +navrantes. + +La plus violente douleur qu'on puisse éprouver, certes, est la perte +d'un enfant pour une mère, et la perte de la mère pour un homme. Cela +est violent, terrible, cela bouleverse et déchire; mais on guérit de ces +catastrophes comme des larges blessures saignantes. Or, certaines +rencontres, certaines choses entr'aperçues, devinées, certains chagrins +secrets, certaines perfidies du sort, qui remuent en nous tout un monde +douloureux de pensées, qui entr'ouvrent devant nous brusquement la porte +mystérieuse des souffrances morales, compliquées, incurables, d'autant +plus profondes qu'elles semblent bénignes, d'autant plus cuisantes +qu'elles semblent presque insaisissables, d'autant plus tenaces qu'elles +semblent factices, nous laissent à l'âme comme une traînée de tristesse, +un goût d'amertume, une sensation de désenchantement dont nous sommes +longtemps à nous débarrasser. + +J'ai toujours devant les yeux deux ou trois choses que d'autres +n'eussent point remarquées assurément, et qui sont entrées en moi comme +de longues et minces piqûres inguérissables. + +Vous ne comprendriez peut-être pas l'émotion qui m'est restée de ces +rapides impressions. Je ne vous en dirai qu'une. Elle est très vieille, +mais vive comme d'hier. Il se peut que mon imagination seule ait fait +les frais de mon attendrissement. + +J'ai cinquante ans. J'étais jeune alors et j'étudiais le droit. Un peu +triste, un peu rêveur, imprégné d'une philosophie mélancolique, je +n'aimais guère les cafés bruyants, les camarades braillards, ni les +filles stupides. Je me levais tôt; et une de mes plus chères voluptés +était de me promener seul, vers huit heures du matin, dans la pépinière +du Luxembourg. + +Vous ne l'avez pas connue, vous autres, cette pépinière? C'était comme +un jardin oublié de l'autre siècle, un jardin joli comme un doux +sourire de vieille. Des haies touffues séparaient les allées étroites et +régulières, allées calmes entre deux murs de feuillage taillés avec +méthode. Les grands ciseaux du jardinier alignaient sans relâche ces +cloisons de branches; et, de place en place, on rencontrait des +parterres de fleurs, des plates-bandes de petits arbres rangés comme des +collégiens en promenade, des sociétés de rosiers magnifiques ou des +régiments d'arbres à fruits. + +Tout un coin de ce ravissant bosquet était habité par les abeilles. +Leurs maisons de paille, savamment espacées sur les planches, ouvraient +au soleil leurs portes grandes comme l'entrée d'un dé à coudre; et on +rencontrait tout le long des chemins les mouches bourdonnantes et +dorées, vraies maîtresses de ce lieu pacifique, vraies promeneuses de +ces tranquilles allées en corridors. + +Je venais là presque tous les matins. Je m'asseyais sur un banc et je +lisais. Parfois je laissais retomber le livre sur mes genoux pour rêver, +pour écouter autour de moi vivre Paris, et jouir du repos infini de ces +charmilles à la mode ancienne. + +Mais je m'aperçus bientôt que je n'étais pas seul à fréquenter ce lieu +dès l'ouverture des barrières, et je rencontrais parfois, nez à nez, au +coin d'un massif, un étrange petit vieillard. + +Il portait des souliers à boucles d'argent, une culotte à pont, une +redingote tabac d'Espagne, une dentelle en guise de cravate et un +invraisemblable chapeau gris à grands bords et à grands poils, qui +faisait penser au déluge. + +Il était maigre, fort maigre, anguleux, grimaçant et souriant. Ses yeux +vifs palpitaient, s'agitaient sous un mouvement continu des paupières; +et il avait toujours à la main une superbe canne à pommeau d'or qui +devait être pour lui quelque souvenir magnifique. + +Ce bonhomme m'étonna d'abord, puis m'intéressa outre mesure. Et je le +guettais à travers les murs de feuilles, je le suivais de loin, +m'arrêtant au détour des bosquets pour n'être point vu. + +Et voilà qu'un matin, comme il se croyait bien seul, il se mit à faire +des mouvements singuliers: quelques petits bonds d'abord, puis une +révérence; puis il battit, de sa jambe grêle, un entrechat encore +alerte, puis il commença à pivoter galamment, sautillant, se trémoussant +d'une façon drôle, souriant comme devant un public, faisant des grâces, +arrondissant les bras, tortillant son pauvre corps de marionnette, +adressant dans le vide de légers saluts attendrissants et ridicules. Il +dansait! + +Je demeurais pétrifié d'étonnement, me demandant lequel des deux était +fou, lui, ou moi. + +Mais il s'arrêta soudain, s'avança comme font les acteurs sur la scène, +puis s'inclina en reculant avec des sourires gracieux et des baisers de +comédienne qu'il jetait de sa main tremblante aux deux rangées d'arbres +taillés. + +Et il reprit avec gravité sa promenade. + + * * * * * + +A partir de ce jour, je ne le perdis plus de vue; et, chaque matin, il +recommençait son exercice invraisemblable. + +Une envie folle me prit de lui parler. Je me risquai, et, l'ayant salué, +je lui dis: + +--Il fait bien bon aujourd'hui, monsieur. + +Il s'inclina. + +--Oui, monsieur, c'est un vrai temps de jadis. + +Huit jours après, nous étions amis, et je connus son histoire. Il avait +été maître de danse à l'Opéra, du temps du roi Louis XV. Sa belle canne +était un cadeau du comte de Clermont. Et, quand on lui parlait de +danse, il ne s'arrêtait plus de bavarder. + +Or, voilà qu'un jour il me confia: + +--J'ai épousé la Castris, monsieur. Je vous présenterai si vous voulez, +mais elle ne vient ici que sur le tantôt. Ce jardin, voyez-vous, c'est +notre plaisir et notre vie. C'est tout ce qui nous reste d'autrefois. Il +nous semble que nous ne pourrions plus exister si nous ne l'avions +point. Cela est vieux et distingué, n'est-ce pas? Je crois y respirer un +air qui n'a point changé depuis ma jeunesse. Ma femme et moi, nous y +passons toutes nos après-midi. Mais, moi, j'y viens dès le matin, car je +me lève de bonne heure. + + * * * * * + +Dès que j'eus fini de déjeuner, je retournai au Luxembourg, et bientôt +j'aperçus mon ami qui donnait le bras avec cérémonie à une toute vieille +petite femme vêtue de noir, et à qui je fus présenté. C'était la +Castris, la grande danseuse aimée des princes, aimée du roi, aimée de +tout ce siècle galant qui semble avoir laissé dans le monde une odeur +d'amour. + +Nous nous assîmes sur un banc de pierre. C'était au mois de mai. Un +parfum de fleurs voltigeait dans les allées proprettes; un bon soleil +glissait entre les feuilles et semait sur nous de larges gouttes de +lumière. La robe noire de la Castris semblait toute mouillée de clarté. + +Le jardin était vide. On entendait au loin rouler des fiacres. + +--Expliquez-moi donc, dis-je au vieux danseur, ce que c'était que le +menuet? + +Il tressaillit. + +--Le menuet, monsieur, c'est la reine des danses, et la danse des +Reines, entendez-vous? Depuis qu'il n'y a plus de Rois, il n'y a plus de +menuet. + +Et il commença, en style pompeux, un long éloge dithyrambique auquel je +ne compris rien. Je voulus me faire décrire les pas, tous les +mouvements, les posés. Il s'embrouillait, s'exaspérant de son +impuissance, nerveux et désolé. + +Et soudain, se tournant vers son antique compagne, toujours silencieuse +et grave: + +--Élise, veux-tu, dis, veux-tu, tu seras bien gentille, veux-tu que nous +montrions à monsieur ce que c'était? + +Elle tourna ses yeux inquiets de tous les côtés, puis se leva sans dire +un mot et vint se placer en face de lui. + +Alors je vis une chose inoubliable. + +Ils allaient et venaient avec des simagrées enfantines, se souriaient, +se balançaient, s'inclinaient, sautillaient pareils à deux vieilles +poupées qu'aurait fait danser une mécanique ancienne, un peu brisée, +construite jadis par un ouvrier fort habile, suivant la manière de son +temps. + +Et je les regardais, le coeur troublé de sensations extraordinaires, +l'âme émue d'une indicible mélancolie. Il me semblait voir une +apparition lamentable et comique, l'ombre démodée d'un siècle. J'avais +envie de rire et besoin de pleurer. + +Tout à coup ils s'arrêtèrent, ils avaient terminé les figures de la +danse. Pendant quelques secondes ils restèrent debout l'un devant +l'autre, grimaçant d'une façon surprenante; puis ils s'embrassèrent en +sanglotant. + + * * * * * + +Je partais, trois jours après, pour la province. Je ne les ai point +revus. Quand je revins à Paris, deux ans plus tard, on avait détruit la +pépinière. Que sont-ils devenus sans le cher jardin d'autrefois avec ses +chemins en labyrinthe, son odeur du passé et les détours gracieux des +charmilles? + +Sont-ils morts? Errent-ils par les rues modernes comme des exilés sans +espoir? Dansent-ils, spectres falots, un menuet fantastique entre les +cyprès d'un cimetière, le long des sentiers bordés de tombes, au clair +de lune? + +Leur souvenir me hante, m'obsède, me torture, demeure en moi comme une +blessure. Pourquoi? Je n'en sais rien. + +Vous trouverez cela ridicule, sans doute? + + + + + + + +LA PEUR + +_A J. K. Huysmans._ + + +On remonta sur le pont après dîner. Devant nous la Méditerranée n'avait +pas un frisson sur toute sa surface, qu'une grande lune calme moirait. +Le vaste bateau glissait, jetant sur le ciel, qui semblait ensemencé +d'étoiles, un gros serpent de fumée noire; et, derrière nous, l'eau +toute blanche, agitée par le passage rapide du lourd bâtiment, battue +par l'hélice, moussait, semblait se tordre, remuait tant de clartés +qu'on eût dit de la lumière de lune bouillonnant. + +Nous étions là , six ou huit, silencieux, admirant, l'oeil tourné vers +l'Afrique lointaine où nous allions. Le commandant, qui fumait un cigare +au milieu de nous, reprit soudain la conversation du dîner. + +--Oui, j'ai eu peur ce jour-là . Mon navire est resté six heures avec ce +rocher dans le ventre, battu par la mer. Heureusement que nous avons été +recueillis, vers le soir, par un charbonnier anglais qui nous aperçut. + +Alors un grand homme à figure brûlée, à l'aspect grave, un de ces hommes +qu'on sent avoir traversé de longs pays inconnus, au milieu de dangers +incessants, et dont l'oeil tranquille semble garder, dans sa profondeur, +quelque chose des paysages étranges qu'il a vus; un de ces hommes qu'on +devine trempés dans le courage, parla pour la première fois: + +--Vous dites, commandant, que vous avez eu peur; je n'en crois rien. +Vous vous trompez sur le mot et sur la sensation que vous avez +éprouvée. Un homme énergique n'a jamais peur en face du danger pressant. +Il est ému, agité, anxieux; mais, la peur, c'est autre chose. + +Le commandant reprit en riant: + +--Fichtre! je vous réponds bien que j'ai eu peur, moi. + +Alors l'homme au teint bronzé prononça d'une voix lente: + +--Permettez-moi de m'expliquer! La peur (et les hommes les plus hardis +peuvent avoir peur), c'est quelque chose d'effroyable, une sensation +atroce, comme une décomposition de l'âme, un spasme affreux de la pensée +et du coeur, dont le souvenir seul donne des frissons d'angoisse. Mais +cela n'a lieu, quand on est brave, ni devant une attaque, ni devant la +mort inévitable, ni devant toutes les formes connues du péril: cela a +lieu dans certaines circonstances anormales, sous certaines influences +mystérieuses, en face de risques vagues. La vraie peur, c'est quelque +chose comme une réminiscence des terreurs fantastiques d'autrefois. Un +homme qui croit aux revenants, et qui s'imagine apercevoir un spectre +dans la nuit, doit éprouver la peur en toute son épouvantable horreur. + +Moi, j'ai deviné la peur en plein jour, il y a dix ans environ. Je l'ai +ressentie l'hiver dernier, par une nuit de décembre. + +Et, pourtant, j'ai traversé bien des hasards, bien des aventures qui +semblaient mortelles. Je me suis battu souvent. J'ai été laissé pour +mort par des voleurs. J'ai été condamné, comme insurgé, à être pendu en +Amérique, et jeté à la mer du pont d'un bâtiment sur les côtes de Chine. +Chaque fois je me suis cru perdu, j'en ai pris immédiatement mon parti, +sans attendrissement et même sans regrets. + +Mais la peur, ce n'est pas cela. + +Je l'ai pressentie en Afrique. Et pourtant elle est fille du Nord; le +soleil la dissipe comme un brouillard. Remarquez bien ceci, messieurs. +Chez les Orientaux, la vie ne compte pour rien; on est résigné tout de +suite; les nuits sont claires et vides de légendes, les âmes aussi vides +des inquiétudes sombres qui hantent les cerveaux dans les pays froids. +En Orient, on peut connaître la panique, on ignore la peur. + +Eh bien! voici ce qui m'est arrivé sur cette terre d'Afrique: + +Je traversais les grandes dunes au sud de Ouargla. C'est là un des plus +étranges pays du monde. Vous connaissez le sable uni, le sable droit des +interminables plages de l'Océan. Eh bien! figurez-vous l'Océan lui-même +devenu sable au milieu d'un ouragan; imaginez une tempête silencieuse de +vagues immobiles en poussière jaune. Elles sont hautes comme des +montagnes, ces vagues inégales, différentes, soulevées tout à fait comme +des flots déchaînés, mais plus grandes encore, et striées comme de la +moire. Sur cette mer furieuse, muette et sans mouvement, le dévorant +soleil du sud verse sa flamme implacable et directe. Il faut gravir ces +lames de cendre d'or, redescendre, gravir encore, gravir sans cesse, +sans repos et sans ombre. Les chevaux râlent, enfoncent jusqu'aux +genoux, et glissent en dévalant l'autre versant des surprenantes +collines. + +Nous étions deux amis suivis de huit spahis et de quatre chameaux avec +leurs chameliers. Nous ne parlions plus, accablés de chaleur, de +fatigue, et desséchés de soif comme ce désert ardent. Soudain un de ces +hommes poussa une sorte de cri; tous s'arrêtèrent; et nous demeurâmes +immobiles, surpris par un inexplicable phénomène connu des voyageurs en +ces contrées perdues. + +Quelque part, près de nous, dans une direction indéterminée, un tambour +battait, le mystérieux tambour des dunes; il battait distinctement, +tantôt plus vibrant, tantôt affaibli, arrêtant, puis reprenant son +roulement fantastique. + +Les Arabes, épouvantés, se regardaient; et l'un dit, en sa langue: «La +mort est sur nous.» Et voilà que tout à coup mon compagnon, mon ami, +presque mon frère, tomba de cheval, la tête en avant, foudroyé par une +insolation. + +Et pendant deux heures, pendant que j'essayais en vain de le sauver, +toujours ce tambour insaisissable m'emplissait l'oreille de son bruit +monotone, intermittent et incompréhensible; et je sentais se glisser +dans mes os la peur, la vraie peur, la hideuse peur, en face de ce +cadavre aimé, dans ce trou incendié par le soleil entre quatre monts de +sable, tandis que l'écho inconnu nous jetait, à deux cents lieues de +tout village français, le battement rapide du tambour. + +Ce jour-là , je compris ce que c'était que d'avoir peur; je l'ai su +mieux encore une autre fois... + +Le commandant interrompit le conteur: + +--Pardon, monsieur, mais ce tambour? Qu'était-ce? + +Le voyageur répondit: + +--Je n'en sais rien. Personne ne sait. Les officiers, surpris souvent +par ce bruit singulier, l'attribuent généralement à l'écho grossi, +multiplié, démesurément enflé par les valonnements des dunes, d'une +grêle de grains de sable emportés dans le vent et heurtant une touffe +d'herbes sèches; car on a toujours remarqué que le phénomène se produit +dans le voisinage de petites plantes brûlées par le soleil, et dures +comme du parchemin. + +Ce tambour ne serait donc qu'une sorte de mirage du son. Voilà tout. +Mais je n'appris cela que plus tard. + +J'arrive à ma seconde émotion. + +C'était l'hiver dernier, dans une forêt du nord-est de la France. La +nuit vint deux heures plus tôt, tant le ciel était sombre. J'avais pour +guide un paysan qui marchait à mon côté, par un tout petit chemin, sous +une voûte de sapins dont le vent déchaîné tirait des hurlements. Entre +les cimes, je voyais courir des nuages en déroute, des nuages éperdus +qui semblaient fuir devant une épouvante. Parfois, sous une immense +rafale, toute la forêt s'inclinait dans le même sens avec un gémissement +de souffrance; et le froid m'envahissait, malgré mon pas rapide et mon +lourd vêtement. + +Nous devions souper et coucher chez un garde forestier dont la maison +n'était plus éloignée de nous. J'allais là pour chasser. + +Mon guide, parfois, levait les yeux et murmurait: «Triste temps!» Puis +il me parla des gens chez qui nous arrivions. Le père avait tué un +braconnier deux ans auparavant, et, depuis ce temps, il semblait +sombre, comme hanté d'un souvenir. Ses deux fils, mariés, vivaient avec +lui. + +Les ténèbres étaient profondes. Je ne voyais rien devant moi, ni autour +de moi, et toute la branchure des arbres entrechoqués emplissait la nuit +d'une rumeur incessante. Enfin, j'aperçus une lumière, et bientôt mon +compagnon heurtait une porte. Des cris aigus de femmes nous répondirent. +Puis, une voix d'homme, une voix étranglée, demanda: «Qui va là ?» Mon +guide se nomma. Nous entrâmes. Ce fut un inoubliable tableau. + +Un vieux homme à cheveux blancs, à l'oeil fou, le fusil chargé dans la +main, nous attendait debout au milieu de la cuisine, tandis que deux +grands gaillards, armés de haches, gardaient la porte. Je distinguai +dans les coins sombres deux femmes à genoux, le visage caché contre le +mur. + +On s'expliqua. Le vieux remit son arme contre le mur et ordonna de +préparer ma chambre; puis, comme les femmes ne bougeaient point, il me +dit brusquement: + +--Voyez-vous, monsieur, j'ai tué un homme, voilà deux ans cette nuit. +L'autre année, il est revenu m'appeler. Je l'attends encore ce soir. + +Puis il ajouta d'un ton qui me fit sourire: + +--Aussi, nous ne sommes pas tranquilles. + +Je le rassurai comme je pus, heureux d'être venu justement ce soir-là , +et d'assister au spectacle de cette terreur superstitieuse. Je racontai +des histoires, et je parvins à calmer à peu près tout le monde. + +Près du foyer, un vieux chien presque aveugle et moustachu, un de ces +chiens qui ressemblent à des gens qu'on connaît, dormait le nez dans ses +pattes. + +Au dehors, la tempête acharnée battait la petite maison, et, par un +étroit carreau, une sorte de judas placé près de la porte, je voyais +soudain tout un fouillis d'arbres bousculés par le vent à la lueur de +grands éclairs. + +Malgré mes efforts, je sentais bien qu'une terreur profonde tenait ces +gens, et chaque fois que je cessais de parler, toutes les oreilles +écoutaient au loin. Las d'assister à ces craintes imbéciles, j'allais +demander à me coucher, quand le vieux garde tout à coup fit un bond de +sa chaise, saisit de nouveau son fusil, en bégayant d'une voix égarée: +«Le voilà ! le voilà ! Je l'entends!» Les deux femmes retombèrent à genoux +dans leurs coins, en se cachant le visage; et les fils reprirent leurs +haches. J'allais tenter encore de les apaiser, quand le chien endormi +s'éveilla brusquement et, levant sa tête, tendant le cou, regardant vers +le feu de son oeil presque éteint, il poussa un de ces lugubres +hurlements qui font tressaillir les voyageurs, le soir, dans la +campagne. Tous les yeux se portèrent sur lui, il restait maintenant +immobile, dressé sur ses pattes comme hanté d'une vision, et il se remit +à hurler vers quelque chose d'invisible, d'inconnu, d'affreux sans +doute, car tout son poil se hérissait. Le garde, livide, cria: «Il le +sent! il le sent! il était là quand je l'ai tué.» Et les femmes égarées +se mirent, toutes les deux, à hurler avec le chien. + +Malgré moi, un grand frisson me courut entre les épaules. Cette vision +de l'animal dans ce lieu, à cette heure, au milieu de ces gens éperdus, +était effrayante à voir. + +Alors, pendant une heure, le chien hurla sans bouger; il hurla comme +dans l'angoisse d'un rêve; et la peur, l'épouvantable peur entrait en +moi; la peur de quoi? Le sais-je? C'était la peur, voilà tout. + +Nous restions immobiles, livides, dans l'attente d'un événement +affreux, l'oreille tendue, le coeur battant, bouleversés au moindre +bruit. Et le chien se mit à tourner autour de la pièce, en sentant les +murs et gémissant toujours. Cette bête nous rendait fous! Alors, le +paysan qui m'avait amené, se jeta sur elle, dans une sorte de paroxysme +de terreur furieuse, et, ouvrant une porte donnant sur une petite cour, +jeta l'animal dehors. + +Il se tut aussitôt; et nous restâmes plongés dans un silence plus +terrifiant encore. Et soudain, tous ensemble, nous eûmes une sorte de +sursaut: un être glissait contre le mur du dehors vers la forêt; puis il +passa contre la porte, qu'il sembla tâter, d'une main hésitante; puis on +n'entendit plus rien pendant deux minutes qui firent de nous des +insensés; puis il revint, frôlant toujours la muraille; et il gratta +légèrement, comme ferait un enfant avec son ongle; puis soudain une tête +apparut contre la vitre du judas, une tête blanche, avec des yeux +lumineux comme ceux des fauves. Et un son sortit de sa bouche, un son +indistinct, un murmure plaintif. + +Alors un bruit formidable éclata dans la cuisine. Le vieux garde avait +tiré. Et aussitôt les fils se précipitèrent, bouchèrent le judas en +dressant la grande table qu'ils assujettirent avec le buffet. + +Et je vous jure qu'au fracas du coup de fusil que je n'attendais point, +j'eus une telle angoisse du coeur, de l'âme et du corps, que je me +sentis défaillir, prêt à mourir de peur. + +Nous restâmes là jusqu'à l'aurore, incapables de bouger, de dire un mot, +crispés dans un affolement indicible. + +On n'osa débarricader la sortie qu'en apercevant, par la fente d'un +auvent, un mince rayon de jour. + +Au pied du mur, contre la porte, le vieux chien gisait, la gueule brisée +d'une balle. + +Il était sorti de la cour en creusant un trou sous une palissade. + +L'homme au visage brun se tut; puis il ajouta: + +--Cette nuit-là pourtant, je ne courus aucun danger; mais j'aimerais +mieux recommencer toutes les heures où j'ai affronté les plus terribles +périls, que la seule minute du coup de fusil sur la tête barbue du +judas. + + + + + + + +FARCE NORMANDE + +_A A. de Joinville._ + + +La procession se déroulait dans le chemin creux ombragé par les grands +arbres poussés sur les talus des fermes. Les jeunes mariés venaient +d'abord, puis les parents, puis les invités, puis les pauvres du pays, +et les gamins qui tournaient autour du défilé, comme des mouches, +passaient entre les rangs, grimpaient aux branches pour mieux voir. + +Le marié était un beau gars, Jean Patu, le plus riche fermier du pays. +C'était, avant tout, un chasseur frénétique qui perdait le bon sens à +satisfaire cette passion, et dépensait de l'argent gros comme lui pour +ses chiens, ses gardes, ses furets et ses fusils. + +La mariée, Rosalie Roussel, avait été fort courtisée par tous les partis +des environs, car on la trouvait avenante, et on la savait bien dotée; +mais elle avait choisi Patu, peut-être parce qu'il lui plaisait mieux +que les autres, mais plutôt encore, en Normande réfléchie, parce qu'il +avait plus d'écus. + +Lorsqu'ils tournèrent la grande barrière de la ferme maritale, quarante +coups de fusil éclatèrent sans qu'on vît les tireurs cachés dans les +fossés. A ce bruit, une grosse gaieté saisit les hommes qui gigottaient +lourdement en leurs habits de fête; et Patu, quittant sa femme, sauta +sur un valet qu'il apercevait derrière un arbre, empoigna son arme, et +lâcha lui-même un coup de feu en gambadant comme un poulain. + +Puis on se remit en route sous les pommiers déjà lourds de fruits, à +travers l'herbe haute, au milieu des veaux qui regardaient de leurs gros +yeux, se levaient lentement et restaient debout, le mufle tendu vers la +noce. + +Les hommes redevenaient graves en approchant du repas. Les uns, les +riches, étaient coiffés de hauts chapeaux de soie luisants, qui +semblaient dépaysés en ce lieu; les autres portaient d'anciens +couvre-chefs à poils longs, qu'on aurait dits en peau de taupe; les plus +humbles étaient couronnés de casquettes. + +Toutes les femmes avaient des châles lâchés dans le dos, et dont elles +tenaient les bouts sur leurs bras avec cérémonie. Ils étaient rouges, +bigarrés, flamboyants, ces châles; et leur éclat semblait étonner les +poules noires sur le fumier, les canards au bord de la mare, et les +pigeons sur les toits de chaume. + +Tout le vert de la campagne, le vert de l'herbe et des arbres, semblait +exaspéré au contact de cette pourpre ardente et les deux couleurs ainsi +voisines devenaient aveuglantes sous le feu du soleil de midi. + +La grande ferme paraissait attendre là -bas, au bout de la voûte des +pommiers. Une sorte de fumée sortait de la porte et des fenêtres +ouvertes, et une odeur épaisse de mangeaille s'exhalait du vaste +bâtiment, de toutes ses ouvertures, des murs eux-mêmes. + +Comme un serpent, la suite des invités s'allongeait à travers la cour. +Les premiers, atteignant la maison, brisaient la chaîne, +s'éparpillaient, tandis que là -bas il en entrait toujours par la +barrière ouverte. Les fossés maintenant étaient garnis de gamins et de +pauvres curieux; et les coups de fusil ne cessaient pas, éclatant de +tous les côtés à la fois, mêlant à l'air une buée de poudre et cette +odeur qui grise comme de l'absinthe. + +Devant la porte, les femmes tapaient sur leurs robes pour en faire +tomber la poussière, dénouaient les oriflammes qui servaient de rubans à +leurs chapeaux, défaisaient leurs châles et les posaient sur leurs bras, +puis entraient dans la maison pour se débarrasser définitivement de ces +ornements. + +La table était mise dans la grande cuisine, qui pouvait contenir cent +personnes. + +On s'assit à deux heures. A huit heures on mangeait encore. Les hommes +déboutonnés, en bras de chemise, la face rougie, engloutissaient comme +des gouffres. Le cidre jaune luisait, joyeux, clair et doré, dans les +grands verres, à côté du vin coloré, du vin sombre, couleur de sang. + +Entre chaque plat on faisait un trou, le trou normand, avec un verre +d'eau-de-vie qui jetait du feu dans les corps et de la folie dans les +têtes. + +De temps en temps, un convive plein comme une barrique, sortait +jusqu'aux arbres prochains, se soulageait, puis rentrait avec une faim +nouvelle aux dents. + +Les fermières, écarlates, oppressées, les corsages tendus comme des +ballons, coupées en deux par le corset, gonflées du haut et du bas, +restaient à table par pudeur. Mais une d'elles, plus gênée, étant +sortie, toutes alors se levèrent à la suite. Elles revenaient plus +joyeuses, prêtes à rire. Et les lourdes plaisanteries commencèrent. + +C'étaient des bordées d'obscénités lâchées à travers la table, et toutes +sur la nuit nuptiale. L'arsenal de l'esprit paysan fut vidé. Depuis cent +ans, les mêmes grivoiseries servaient aux mêmes occasions, et, bien que +chacun les connût, elles portaient encore, faisaient partir en un rire +retentissant les deux enfilées de convives. + +Un vieux à cheveux gris appelait: «Les voyageurs pour Mézidon en +voiture». Et c'étaient des hurlements de gaieté. + +Tout au bout de la table, quatre gars, des voisins, préparaient des +farces aux mariés, et ils semblaient en tenir une bonne, tant ils +trépignaient en chuchotant. + +L'un d'eux, soudain, profitant d'un moment de calme, cria: + +--C'est les braconniers qui vont s'en donner c'te nuit, avec la lune +qu'y a!... Dis donc, Jean, c'est pas c'te lune-là qu'tu guetteras, toi? + +Le marié, brusquement, se tourna: + +--Qu'i z'y viennent, les braconniers! + +Mais l'autre se mit à rire: + +--Ah! i peuvent y venir; tu quitteras pas ta besogne pour ça! + +Toute la tablée fut secouée par la joie. Le sol en trembla, les verres +vibrèrent. + +Mais le marié, à l'idée qu'on pouvait profiter de sa noce pour +braconner chez lui, devint furieux: + +--J'te dis qu'ça: qu'i z'y viennent! + +Alors ce fut une pluie de polissonneries à double sens qui faisaient un +peu rougir la mariée, toute frémissante d'attente. + +Puis, quand on eut bu des barils d'eau-de-vie, chacun partit se coucher; +et les jeunes époux entrèrent en leur chambre, située au +rez-de-chaussée, comme toutes les chambres de ferme; et, comme il y +faisait un peu chaud, ils ouvrirent la fenêtre et fermèrent l'auvent. +Une petite lampe de mauvais goût, cadeau du père de la femme, brûlait +sur la commode; et le lit était prêt à recevoir le couple nouveau, qui +ne mettait point à son premier embrassement tout le cérémonial des +bourgeois dans les villes. + +Déjà la jeune femme avait enlevé sa coiffure et sa robe, et elle +demeurait en jupon, délaçant ses bottines, tandis que Jean achevait un +cigare, en regardant de coin sa compagne. + +Il la guettait d'un oeil luisant, plus sensuel que tendre; car il la +désirait plutôt qu'il ne l'aimait; et, soudain, d'un mouvement brusque, +comme un homme qui va se mettre à l'ouvrage, il enleva son habit. + +Elle avait défait ses bottines, et maintenant elle retirait ses bas, +puis elle lui dit, le tutoyant depuis l'enfance: «Va te cacher là -bas, +derrière les rideaux, que j' me mette au lit». + +Il fit mine de refuser, puis il y alla d'un air sournois, et se +dissimula, sauf la tête. Elle riait, voulait envelopper ses yeux, et ils +jouaient d'une façon amoureuse et gaie, sans pudeur apprise et sans +gêne. + +Pour finir il céda; alors, en une seconde, elle dénoua son dernier +jupon, qui glissa le long de ses jambes, tomba autour de ses pieds et +s'aplatit en rond par terre. Elle l'y laissa, l'enjamba, nue sous la +chemise flottante et elle se glissa dans le lit, dont les ressorts +chantèrent sous son poids. + +Aussitôt il arriva, déchaussé lui-même, en pantalon, et il se courbait +vers sa femme, cherchant ses lèvres qu'elle cachait dans l'oreiller, +quand un coup de feu retentit au loin, dans la direction du bois des +Râpées, lui sembla-t-il. + +Il se redressa inquiet, le coeur crispé, et, courant à la fenêtre, il +décrocha l'auvent. + +La pleine lune baignait la cour d'une lumière jaune. L'ombre des +pommiers faisait des taches sombres à leur pied; et, au loin, la +campagne, couverte de moissons mûres, luisait. + +Comme Jean s'était penché au dehors, épiant toutes les rumeurs de la +nuit, deux bras nus vinrent se nouer sous son cou, et sa femme, le +tirant en arrière, murmura: «Laisse donc, qu'est-ce que ça fait, +viens-t'en.» + +Il se retourna, la saisit, l'étreignit, la palpant sous la toile légère; +et, l'enlevant dans ses bras robustes, il l'emporta vers leur couche. + +Au moment où il la posait sur le lit, qui plia sous le poids, une +nouvelle détonation, plus proche celle-là , retentit. + +Alors Jean, secoué d'une colère tumultueuse, jura: «Non de D...! ils +croient que je ne sortirai pas à cause de toi?... Attends, attends!» Il +se chaussa, décrocha son fusil toujours pendu à portée de sa main, et, +comme sa femme se traînait à ses genoux et le suppliait, éperdue, il se +dégagea vivement, courut à la fenêtre et sauta dans la cour. + +Elle attendit une heure, deux heures, jusqu'au jour. Son mari ne rentra +pas. Alors elle perdit la tête, appela, raconta la fureur de Jean et sa +course après les braconniers. + +Aussitôt les valets, les charretiers, les gars partirent à la recherche +du maître. + +On le retrouva à deux lieues de la ferme, ficelé des pieds à la tête, à +moitié mort de fureur, son fusil tordu, sa culotte à l'envers, avec +trois lièvres trépassés autour du cou et une pancarte sur la poitrine: + +«Qui va à la chasse, perd sa place.» + +Et, plus tard, quand il racontait cette nuit d'épousailles, il ajoutait: +«Oh! pour une farce! c'était une bonne farce. Ils m'ont pris dans un +collet comme un lapin, les salauds, et ils m'ont caché la tête dans un +sac. Mais si je les tâte un jour, gare à eux!» + + * * * * * + +Et voilà comment on s'amuse, les jours de noce, au pays normand. + + + + + + +LES SABOTS + +_A Léon Fontaine._ + + +Le vieux curé bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus des +bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommadés des +paysans. Les grands paniers des fermières venues de loin pour la messe +étaient posés à terre à côté d'elles; et la lourde chaleur d'un jour de +juillet dégageait de tout le monde une odeur de bétail, un fumet de +troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et +aussi les meuglements des vaches couchées dans un champ voisin. Parfois +un souffle d'air chargé d'aromes des champs s'engouffrait sous le +portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des coiffures, +il allait faire vaciller sur l'autel les petites flammes jaunes au bout +des cierges... «Comme le désire le bon Dieu. Ainsi soit-il!» prononçait +le prêtre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se mit, comme chaque +semaine, à recommander à ses ouailles les petites affaires intimes de la +commune. C'était un vieux homme à cheveux blancs qui administrait la +paroisse depuis bientôt quarante ans, et le prône lui servait pour +communiquer familièrement avec tout son monde. + +Il reprit: «Je recommande à vos prières Désiré Vallin, qu'est bien +malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses couches.» + +Il ne savait plus; il cherchait les bouts de papier posés dans un +bréviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua: «Il ne faut pas que +les garçons et les filles viennent comme ça, le soir, dans le cimetière, +ou bien je préviendrai le garde champêtre.--M. Césaire Omont voudrait +bien trouver une jeune fille honnête comme servante.» Il réfléchit +encore quelques secondes, puis ajouta: «C'est tout, mes frères, c'est la +grâce que je vous souhaite au nom du Père, et du Fils, et du +Saint-Esprit.» + +Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe. + + * * * * * + +Quand les Malandain furent rentrés dans leur chaumière, la dernière du +hameau de la Sablière, sur la route de Fourville, le père, un vieux +petit paysan sec et ridé, s'assit devant la table, pendant que sa femme +décrochait la marmite et que sa fille Adélaïde prenait dans le buffet +les verres et les assiettes, et il dit: «Ça s'rait p'têtre bon, c'te +place chez maîtr' Omont, vu que le v'là veuf, que sa bru l'aime pas, +qu'il est seul et qu'il a d'quoi. J'ferions p'têtre ben d'y envoyer +Adélaïde.» + +La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle, +et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d'une +odeur de choux, elle réfléchit. + +L'homme reprit: «Il a d'quoi, pour sûr. Mais qu'il faudrait être +dégourdi et qu'Adélaïde l'est pas un brin.» + +La femme alors articula: «J'pourrions voir tout d'même.» Puis, se +tournant vers sa fille, une gaillarde à l'air niais, aux cheveux jaunes, +aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria: +«T'entends, grande bête. T'iras chez maît' Omont t'proposer comme +servante, et tu f'ras tout c'qu'il te commandera.» + +La fille se mit à rire sottement sans répondre. Puis tous trois +commencèrent à manger. + +Au bout de dix minutes, le père reprit: «Écoute un mot, la fille, et +tâche d'n' point te mettre en défaut sur ce que j'vas te dire...» + +Et il lui traça en termes lents et minutieux toute une règle de +conduite, prévoyant les moindres détails, la préparant à cette conquête +d'un vieux veuf mal avec sa famille. + +La mère avait cessé de manger pour écouter, et elle demeurait, la +fourchette à la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour à +tour, suivant cette instruction avec une attention concentrée et muette. + +Adélaïde restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide. + +Dès que le repas fut terminé, la mère lui fit mettre son bonnet, et +elles partirent toutes deux pour aller trouver M. Césaire Omont. Il +habitait une sorte de petit pavillon de briques adossé aux bâtiments +d'exploitation qu'occupaient ses fermiers. Car il s'était retiré du +faire-valoir, pour vivre de ses rentes. + +Il avait environ cinquante-cinq ans; il était gros, jovial et bourru +comme un homme riche. Il riait et criait à faire tomber les murs, buvait +du cidre et de l'eau-de-vie à pleins verres, et passait encore pour +chaud, malgré son âge. + +Il aimait à se promener dans les champs, les mains derrière le dos, +enfonçant ses sabots de bois dans la terre grasse, considérant la levée +du blé ou la floraison des colzas d'un oeil d'amateur à son aise, qui +aime ça, mais qui ne se la foule plus. + +On disait de lui: «C'est un père Bon-Temps, qui n'est pas bien levé tous +les jours.» + +Il reçut les deux femmes, le ventre à table, achevant son café. Et, se +renversant, il demanda: + +--Qu'est-ce que vous désirez? + +La mère prit la parole: + +--C'est not' fille Adélaïde que j'viens vous proposer pour servante, vu +c'qu'a dit çu matin monsieur le curé.» + +Maître Omont considéra la fille, puis, brusquement: «Quel âge qu'elle a, +c'te grande bique-là ?» + +«--Vingt-un ans à la Saint-Michel, monsieur Omont.» + +«--C'est bien; all'aura quinze francs par mois et l'fricot. J'l'attends +d'main, pour faire ma soupe du matin.» + +Et il congédia les deux femmes. + +Adélaïde entra en fonctions le lendemain et se mit à travailler dur, +sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents. + +Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine, +monsieur Omont la héla. + +«--Adélaïde!» + +Elle accourut. «Me v'là , not' maître.» + +Dès qu'elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnées, l'oeil +trouble, il déclara: «Écoute un peu, qu'il n'y ait pas d'erreur entre +nous. T'es ma servante, mais rien de plus. T'entends. Nous ne mêlerons +point nos sabots. + +--Oui, not' maître. + +--Chacun sa place, ma fille, t'as ta cuisine; j'ai ma salle. A part ça, +tout sera pour té comme pour mé. C'est convenu? + +--Oui, not' maître. + +--Allons, c'est bien, va à ton ouvrage. + +Et elle alla reprendre sa besogne. + +A midi elle servit le dîner du maître dans sa petite salle à papier +peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla prévenir M. +Omont. + +«--C'est servi, not' maître.» + +Il entra, s'assit, regarda autour de lui, déplia sa serviette, hésita +une seconde, puis, d'une voix de tonnerre: + +«--Adélaïde!» + +Elle arriva, effarée. Il cria comme s'il allait la massacrer. «Eh bien, +nom de D... et té, ousqu'est ta place?» + +«--Mais... not' maître...» + +Il hurlait: «J'aime pas manger tout seul, nom de D...; tu vas te mett' +là ou bien foutre le camp si tu n'veux pas. Va chercher t'nassiette et +ton verre.» + +Épouvantée, elle apporta son couvert en balbutiant: «Me v'là , not' +maître.» + +Et elle s'assit en face de lui. + +Alors il devint jovial; il trinquait, tapait sur la table, racontait des +histoires qu'elle écoutait les yeux baissés, sans oser prononcer un mot. + +De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du cidre, +des assiettes. + +En apportant le café, elle ne déposa qu'une tasse devant lui; alors, +repris de colère, il grogna: + +--Eh bien, et pour té? + +--J'n'en prends point, not' maître. + +--Pourquoi que tu n'en prends point? + +--Parce que je l'aime point. + +Alors il éclata de nouveau: «J'aime pas prend' mon café tout seul, nom +de D... Si tu n'veux pas t'mett'à en prendre itou, tu vas foutre le +camp, nom de D... Va chercher une tasse et plus vite que ça.» + +Elle alla chercher une tasse, se rassit, goûta la noire liqueur, fit la +grimace, mais, sous l'oeil furieux du maître, avala jusqu'au bout. Puis +il lui fallut boire le premier verre d'eau-de-vie de la rincette, le +second du pousse-rincette, et le troisième du coup-de-pied-au-cul. + +Et M. Omont la congédia. «Va laver ta vaisselle maintenant, t'es une +bonne fille.» + +Il en fut de même au dîner. Puis elle dut faire sa partie de dominos; +puis il l'envoya se mettre au lit. + +«--Va te coucher, je monterai tout à l'heure.» + +Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa +prière, se dévêtit et se glissa dans ses draps. + +Mais soudain elle bondit, effarée. Un cri furieux faisait trembler la +maison. + +--Adélaïde? + +Elle ouvrit sa porte et répondit de son grenier: + +«--Me v'là , not' maître.» + +--Ousque t'es? + +--Mais j'suis dans mon lit, donc, not' maître. + +Alors il vociféra: «Veux-tu bien descendre, nom de D... J'aime pas +coucher tout seul, nom de D..., et si tu n'veux point, tu vas me foutre +le camp, nom de D...» + +Alors, elle répondit d'en haut, éperdue, cherchant sa chandelle: + +«--Me v'là , not' maître!» + +Et il entendit ses petits sabots découverts battre le sapin de +l'escalier; et, quand elle fut arrivée aux dernières marches, il la +prit par le bras, et dès qu'elle eut laissé devant la porte ses étroites +chaussures de bois à côté des grosses galoches du maître, il la poussa +dans sa chambre en grognant: + +«--Plus vite que ça, donc, nom de D...!» + +Et elle répétait sans cesse, ne sachant plus ce qu'elle disait: + +«--Me v'là , me v'là , not' maître.» + + * * * * * + +Six mois après, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son +père l'examina curieusement, puis demanda: + +--T'es-ti point grosse? + +Elle restait stupide, regardant son ventre, répétant: «Mais non, je n' +crois point.» + +Alors, il l'interrogea, voulant tout savoir: + +--Dis-mé si vous n'avez point, quéque soir, mêlé vos sabots? + +--Oui, je les ons mêlés l'premier soir et puis l'sautres. + +--Mais alors t'es pleine, grande futaille. + +Elle se mit à sangloter, balbutiant: «J'savais ti, mé? J'savais ti, mé?» + +Le père Malandain la guettait, l'oeil éveillé, la mine satisfaite. Il +demanda: + +--Quéque tu ne savais point? + +Elle prononça, à travers ses pleurs: «J'savais ti, mé, que ça se faisait +comme ça, d's'éfants!» + +Sa mère rentrait. L'homme articula, sans colère: «La v'là grosse, à +c't'heure.» + +Mais la femme se fâcha, révoltée d'instinct, injuriant à pleine gueule +sa fille en larmes, la traitant de «manante» et de «traînée». + +Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour aller +causer de leurs affaires avec maît' Césaire Omont, il déclara: + +«All' est tout d' même encore pu sotte que j'aurais cru. All' n'savait +point c'qu'all' faisait, c'te niente. + +Au prône du dimanche suivant, le vieux curé publiait les bans de M. +Onufre-Césaire Omont avec Céleste-Adélaïde Malandain. + + + + + + +LA REMPAILLEUSE + +_A Léon Hennique._ + + +C'était à la fin du dîner d'ouverture de chasse chez le marquis de +Bertrans. Onze chasseurs, huit jeunes femmes et le médecin du pays +étaient assis autour de la grande table illuminée, couverte de fruits et +de fleurs. + +On vint à parler d'amour, et une grande discussion s'éleva, l'éternelle +discussion, pour savoir si on pouvait aimer vraiment une fois ou +plusieurs fois. On cita des exemples de gens n'ayant jamais eu qu'un +amour sérieux; on cita aussi d'autres exemples de gens ayant aimé +souvent, avec violence. Les hommes, en général, prétendaient que la +passion, comme les maladies, peut frapper plusieurs fois le même être, +et le frapper à le tuer si quelque obstacle se dresse devant lui. Bien +que cette manière de voir ne fût pas contestable, les femmes, dont +l'opinion s'appuyait sur la poésie bien plus que sur l'observation, +affirmaient que l'amour, l'amour vrai, le grand amour, ne pouvait tomber +qu'une fois sur un mortel, qu'il était semblable à la foudre, cet amour, +et qu'un coeur touché par lui demeurait ensuite tellement vidé, ravagé, +incendié, qu'aucun autre sentiment puissant, même aucun rêve, n'y +pouvait germer de nouveau. + +Le marquis ayant aimé beaucoup, combattait vivement cette croyance: + +--Je vous dis, moi, qu'on peut aimer plusieurs fois avec toutes ses +forces et toute son âme. Vous me citez des gens qui se sont tués par +amour, comme preuve de l'impossibilité d'une seconde passion. Je vous +répondrai que, s'ils n'avaient pas commis cette bêtise de se suicider, +ce qui leur enlevait toute chance de rechute, ils se seraient guéris; et +ils auraient recommencé, et toujours, jusqu'à leur mort naturelle. Il en +est des amoureux comme des ivrognes. Qui a bu boira--qui a aimé aimera. +C'est une affaire de tempérament, cela. + +On prit pour arbitre le docteur, vieux médecin parisien retiré aux +champs, et on le pria de donner son avis. + +Justement il n'en avait pas: + +--Comme l'a dit le marquis, c'est une affaire de tempérament; quant à +moi, j'ai eu connaissance d'une passion qui dura cinquante-cinq ans, +sans un jour de répit, et qui ne se termina que par la mort. + +La marquise battit des mains. + +--Est-ce beau cela! Et quel rêve d'être aimé ainsi! Quel bonheur de +vivre cinquante-cinq ans tout enveloppé de cette affection acharnée et +pénétrante! Comme il a dû être heureux, et bénir la vie, celui qu'on +adora de la sorte! + +Le médecin sourit: + +--En effet, madame, vous ne vous trompez pas sur ce point, que l'être +aimé fut un homme. Vous le connaissez, c'est M. Chouquet, le pharmacien +du bourg. Quant à elle, la femme, vous l'avez connue aussi, c'est la +vieille rempailleuse de chaises qui venait tous les ans au château. Mais +je vais me faire mieux comprendre. + +L'enthousiasme des femmes était tombé; et leur visage dégoûté disait: +«Pouah!» comme si l'amour n'eût dû frapper que des êtres fins et +distingués, seuls dignes de l'intérêt des gens comme il faut. + + * * * * * + +Le médecin reprit: + +--J'ai été appelé, il y a trois mois, auprès de cette vieille femme, à +son lit de mort. Elle était arrivée la veille, dans la voiture qui lui +servait de maison, traînée par la rosse que vous avez vue, et +accompagnée de ses deux grands chiens noirs, ses amis et ses gardiens. +Le curé était déjà là . Elle nous fit ses exécuteurs testamentaires, et, +pour nous dévoiler le sens de ses volontés dernières, elle nous raconta +toute sa vie. Je ne sais rien de plus singulier et de plus poignant. + +Son père était rempailleur et sa mère rempailleuse. Elle n'a jamais eu +de logis planté en terre. + +Toute petite, elle errait, haillonneuse, vermineuse, sordide. On +s'arrêtait à l'entrée des villages, le long des fossés; on dételait la +voiture; le cheval broutait; le chien dormait, le museau sur ses pattes; +et la petite se roulait dans l'herbe pendant que le père et la mère +rafistolaient, à l'ombre des ormes du chemin, tous les vieux sièges de +la commune. On ne parlait guère, dans cette demeure ambulante. Après les +quelques mots nécessaires pour décider qui ferait le tour des maisons en +poussant le cri bien connu: «Remmm-pailleur de chaises!» on se mettait à +tortiller la paille, face à face ou côte à côte. Quand l'enfant allait +trop loin ou tentait d'entrer en relations avec quelque galopin du +village, la voix colère du père la rappelait: «Veux-tu bien revenir ici, +crapule!» C'étaient les seuls mots de tendresse qu'elle entendait. + +Quand elle devint plus grande, on l'envoya faire la récolte des fonds de +siège avariés. Alors elle ébaucha quelques connaissances de place en +place avec les gamins; mais c'étaient alors les parents de ses nouveaux +amis qui rappelaient brutalement leurs enfants: «Veux-tu bien venir ici, +polisson! Que je te voie causer avec les va-nu-pieds!...» + +Souvent les petits gars lui jetaient des pierres. + +Des dames lui ayant donné quelques sous, elle les garda soigneusement. + + * * * * * + +Un jour--elle avait alors onze ans--comme elle passait par ce pays, elle +rencontra derrière le cimetière le petit Chouquet qui pleurait parce +qu'un camarade lui avait volé deux liards. Ces larmes d'un petit +bourgeois, d'un de ces petits qu'elle s'imaginait dans sa frêle caboche +de déshéritée, être toujours contents et joyeux, la bouleversèrent. Elle +s'approcha, et, quand elle connut la raison de sa peine, elle versa +entre ses mains toutes ses économies, sept sous, qu'il prit +naturellement, en essuyant ses larmes. Alors, folle de joie, elle eut +l'audace de l'embrasser. Comme il considérait attentivement sa monnaie, +il se laissa faire. Ne se voyant ni repoussée ni battue, elle +recommença; elle l'embrassa à pleins bras, à plein coeur. Puis elle se +sauva. + +Que se passa-t-il dans cette misérable tête? S'est-elle attachée à ce +mioche parce qu'elle lui avait sacrifié sa fortune de vagabonde, ou +parce qu'elle lui avait donné son premier baiser tendre? Le mystère est +le même pour les petits que pour les grands. + +Pendant des mois, elle rêva de ce coin de cimetière et de ce gamin. Dans +l'espérance de le revoir, elle vola ses parents, grappillant un sou +par-ci, un sou par-là , sur un rempaillage, ou sur les provisions qu'elle +allait acheter. + +Quand elle revint, elle avait deux francs dans sa poche, mais elle ne +put qu'apercevoir le petit pharmacien, bien propre, derrière les +carreaux de la boutique paternelle, entre un bocal rouge et un ténia. + +Elle ne l'en aima que davantage, séduite, émue, extasiée par cette +gloire de l'eau colorée, cette apothéose des cristaux luisants. + +Elle garda en elle son souvenir ineffaçable, et, quand elle le +rencontra, l'an suivant, derrière l'école, jouant aux billes avec ses +camarades, elle se jeta sur lui, le saisit dans ses bras, et le baisa +avec tant de violence qu'il se mit à hurler de peur. Alors, pour +l'apaiser, elle lui donna son argent: trois francs vingt, un vrai +trésor, qu'il regardait avec des yeux agrandis. + +Il le prit et se laissa caresser tant qu'elle voulut. + +Pendant quatre ans encore, elle versa entre ses mains toutes ses +réserves, qu'il empochait avec conscience en échange de baisers +consentis. Ce fut une fois trente sous, une fois deux francs, une fois +douze sous (elle en pleura de peine et d'humiliation, mais l'année avait +été mauvaise) et la dernière fois, cinq francs, une grosse pièce ronde, +qui le fit rire d'un rire content. + +Elle ne pensait plus qu'à lui; et il attendait son retour avec une +certaine impatience, courait au-devant d'elle en la voyant, ce qui +faisait bondir le coeur de la fillette. + +Puis il disparut. On l'avait mis au collège. Elle le sut en interrogeant +habilement. Alors elle usa d'une diplomatie infinie pour changer +l'itinéraire de ses parents et les faire passer par ici au moment des +vacances. Elle y réussit, mais après un an de ruses. Elle était donc +restée deux ans sans le revoir; et elle le reconnut à peine, tant il +était changé, grandi, embelli, imposant dans sa tunique à boutons d'or. +Il feignit de ne pas la voir et passa fièrement près d'elle. + +Elle en pleura pendant deux jours; et depuis lors elle souffrit sans +fin. + +Tous les ans elle revenait; passait devant lui sans oser le saluer et +sans qu'il daignât même tourner les yeux vers elle. Elle l'aimait +éperdument. Elle me dit: «C'est le seul homme que j'aie vu sur la terre, +monsieur le médecin; je ne sais pas si les autres existaient seulement.» + +Ses parents moururent. Elle continua leur métier, mais elle prit deux +chiens au lieu d'un, deux terribles chiens qu'on n'aurait pas osé +braver. + +Un jour, en rentrant dans ce village où son coeur était resté, elle +aperçut une jeune femme qui sortait de la boutique Chouquet au bras de +son bien-aimé. C'était sa femme. Il était marié. + +Le soir même, elle se jeta dans la mare qui est sur la place de la +Mairie. Un ivrogne attardé la repêcha, et la porta à la pharmacie. Le +fils Chouquet descendit en robe de chambre, pour la soigner, et, sans +paraître la reconnaître, la déshabilla, la frictionna, puis il lui dit +d'une voix dure: «Mais vous êtes folle! Il ne faut pas être bête comme +ça! + +Cela suffit pour la guérir. Il lui avait parlé! Elle était heureuse +pour longtemps. + +Il ne voulut rien recevoir en rémunération de ses soins, bien qu'elle +insistât vivement pour le payer. + +Et toute sa vie s'écoula ainsi. Elle rempaillait en songeant à Chouquet. +Tous les ans, elle l'apercevait derrière ses vitraux. Elle prit +l'habitude d'acheter chez lui des provisions de menus médicaments. De la +sorte elle le voyait de près, et lui parlait, et lui donnait encore de +l'argent. + +Comme je vous l'ai dit en commençant, elle est morte ce printemps. Après +m'avoir raconté toute cette triste histoire, elle me pria de remettre à +celui qu'elle avait si patiemment aimé toutes les économies de son +existence, car elle n'avait travaillé que pour lui, disait-elle, jeûnant +même pour mettre de côté, et être sûre qu'il penserait à elle, au moins +une fois, quand elle serait morte. + +Elle me donna donc deux mille trois cent vingt-sept francs. Je laissai +à M. le curé les vingt-sept francs pour l'enterrement, et j'emportai le +reste quand elle eut rendu le dernier soupir. + +Le lendemain, je me rendis chez les Chouquet. Ils achevaient de +déjeuner, en face l'un de l'autre, gros et rouges, fleurant les produits +pharmaceutiques, importants et satisfaits. + +On me fit asseoir; on m'offrit un kirsch, que j'acceptai; et je +commençai mon discours d'une voix émue, persuadé qu'ils allaient +pleurer. + +Dès qu'il eut compris qu'il avait été aimé de cette vagabonde, de cette +rempailleuse, de cette rouleuse, Chouquet bondit d'indignation, comme si +elle lui avait volé sa réputation, l'estime des honnêtes gens, son +honneur intime, quelque chose de délicat qui lui était plus cher que la +vie. + +Sa femme, aussi exaspérée que lui, répétait: «Cette gueuse! cette +gueuse! cette gueuse!...» Sans pouvoir trouver autre chose. + +Il s'était levé; il marchait à grands pas derrière la table, le bonnet +grec chaviré sur une oreille. Il balbutiait: «Comprend-on ça, docteur? +Voilà de ces choses horribles pour un homme! Que faire? Oh! si je +l'avais su de son vivant, je l'aurais fait arrêter par la gendarmerie et +flanquer en prison. Et elle n'en serait pas sortie, je vous en réponds!» + +Je demeurais stupéfait du résultat de ma démarche pieuse. Je ne savais +que dire ni que faire. Mais j'avais à compléter ma mission. Je repris: +«Elle m'a chargé de vous remettre ses économies, qui montent à deux +mille trois cents francs. Comme ce que je viens de vous apprendre semble +vous être fort désagréable, le mieux serait peut-être de donner cet +argent aux pauvres.» + +Ils me regardaient, l'homme et la femme, perdus de saisissement. + +Je tirai l'argent de ma poche, du misérable argent de tous les pays et +de toutes les marques, de l'or et des sous mêlés. Puis je demandai: «Que +décidez-vous?» + +Mme Chouquet parla la première: «Mais, puisque c'était sa dernière +volonté, à cette femme... il me semble qu'il nous est bien difficile de +refuser.» + +Le mari, vaguement confus, reprit: «Nous pourrions toujours acheter avec +ça quelque chose pour nos enfants.» + +Je dis d'un air sec: «Comme vous voudrez.» + +Il reprit: «Donnez toujours, puisqu'elle vous en a chargé; nous +trouverons bien moyen de l'employer à quelque bonne oeuvre.» + +Je remis l'argent, je saluai, et je partis. + + * * * * * + +Le lendemain Chouquet vint me trouver et, brusquement: «Mais elle a +laissé ici sa voiture, cette... cette femme. Qu'est-ce que vous en +faites, de cette voiture? + +«--Rien, prenez-la si vous voulez. + +«--Parfait; cela me va; j'en ferai une cabane pour mon potager.» + +Il s'en allait. Je le rappelai. «Elle a laissé aussi son vieux cheval et +ses deux chiens. Les voulez-vous?» Il s'arrêta, surpris: «Ah! non, par +exemple; que voulez-vous que j'en fasse? Disposez-en comme vous +voudrez.» Et il riait. Puis il me tendit sa main que je serrai. Que +voulez-vous? Il ne faut pas dans un pays, que le médecin et le +pharmacien soient ennemis. + +J'ai gardé les chiens chez moi. Le curé, qui a une grande cour, a pris +le cheval. La voiture sert de cabane à Chouquet; et il a acheté cinq +obligations de chemin de fer avec l'argent. + +Voilà le seul amour profond que j'aie rencontré, dans ma vie.» + +Le médecin se tut. + +Alors la marquise, qui avait des larmes dans les yeux, soupira: +«Décidément, il n'y a que les femmes pour savoir aimer!» + + + + + + +EN MER + +_A Henry Céara._ + + +On lisait dernièrement dans les journaux les lignes suivantes: + +«BOULOGNE-SUR-MER, 22 janvier.--On nous écrit: + +«Un affreux malheur vient de jeter la consternation parmi notre +population maritime déjà si éprouvée depuis deux années. Le bateau de +pêche commandé par le patron Javel, entrant dans le port, a été jeté à +l'Ouest et est venu se briser sur les roches du brise-lames de la jetée. + +«Malgré les efforts du bateau de sauvetage et des lignes envoyées au +moyen du fusil porte-amarre, quatre hommes et le mousse ont péri. + +«Le mauvais temps continue. On craint de nouveaux sinistres.» + +Quel est ce patron Javel? Est-il le frère du manchot? + +Si le pauvre homme roulé par la vague, et mort peut-être sous les débris +de son bateau mis en pièces, est celui auquel je pense, il avait +assisté, voici dix-huit ans maintenant, à un autre drame, terrible et +simple comme sont toujours ces drames formidables des flots. + + * * * * * + +Javel aîné était alors patron d'un chalutier. + +Le chalutier est le bateau de pêche par excellence. Solide à ne craindre +aucun temps, le ventre rond, roulé sans cesse par les lames comme un +bouchon, toujours dehors, toujours fouetté par les vents durs et salés +de la Manche, il travaille la mer, infatigable, la voile gonflée, +traînant par le flanc un grand filet qui racle le fond de l'Océan, et +détache et cueille toutes les bêtes endormies dans les roches, les +poissons plats collés au sable, les crabes lourds aux pattes crochues, +les homards aux moustaches pointues. + +Quand la brise est fraîche et la vague courte, le bateau se met à +pêcher. Son filet est fixé tout le long d'une grande tige de bois garnie +de fer qu'il laisse descendre au moyen de deux câbles glissant sur deux +rouleaux aux deux bouts de l'embarcation. Et le bateau, dérivant sous le +vent et le courant, tire avec lui cet appareil qui ravage et dévaste le +sol de la mer. + +Javel avait à son bord son frère cadet, quatre hommes et un mousse. Il +était sorti de Boulogne par un beau temps clair pour jeter le chalut. + +Or, bientôt le vent s'éleva, et une bourrasque survenant força le +chalutier à fuir. Il gagna les côtes d'Angleterre; mais la mer démontée +battait les falaises, se ruait contre la terre, rendait impossible +l'entrée des ports. Le petit bateau reprit le large et revint sur les +côtes de France. La tempête continuait à faire infranchissables les +jetées, enveloppant d'écume, de bruit et de danger tous les abords des +refuges. + +Le chalutier repartit encore, courant sur le dos des flots, ballotté, +secoué, ruisselant, souffleté par des paquets d'eau, mais gaillard, +malgré tout, accoutumé à ces gros temps qui le tenaient parfois cinq ou +six jours errant entre les deux pays voisins sans pouvoir aborder l'un +ou l'autre. + +Puis enfin l'ouragan se calma comme il se trouvait en pleine mer, et, +bien que la vague fût encore forte, le patron commanda de jeter le +chalut. + +Donc le grand engin de pêche fut passé par-dessus bord, et deux hommes à +l'avant, deux hommes à l'arrière, commencèrent à filer sur les rouleaux +les amarres qui le tenaient. Soudain il toucha le fond; mais une haute +lame inclinant le bateau, Javel cadet, qui se trouvait à l'avant et +dirigeait la descente du filet, chancela, et son bras se trouva saisi +entre la corde un instant détendue par la secousse et le bois où elle +glissait. Il fit un effort désespéré, tâchant de l'autre main de +soulever l'amarre, mais le chalut traînait déjà et le câble roidi ne +céda point. + +L'homme crispé par la douleur appela. Tous accoururent. Son frère quitta +la barre. Ils se jetèrent sur la corde, s'efforçant de dégager le membre +qu'elle broyait. Ce fut en vain. «Faut couper», dit un matelot, et il +tira de sa poche un large couteau, qui pouvait, en deux coups, sauver le +bras de Javel cadet. + +Mais couper, c'était perdre le chalut, et ce chalut valait de l'argent, +beaucoup d'argent, quinze cents francs; et il appartenait à Javel aîné, +qui tenait à son avoir. + +Il cria, le coeur torturé: «Non, coupe pas, attends, je vas lofer.» Et +il courut au gouvernail, mettant toute la barre dessous. + +Le bateau n'obéit qu'à peine, paralysé par ce filet qui immobilisait son +impulsion, et entraîné d'ailleurs par la force de la dérive et du vent. + +Javel cadet s'était laissé tomber sur les genoux, les dents serrées, les +yeux hagards. Il ne disait rien. Son frère revint, craignant toujours le +couteau d'un marin: «Attends, attends, coupe pas, faut mouiller +l'ancre.» + +L'ancre fut mouillée, toute la chaîne filée, puis on se mit à virer au +cabestan pour détendre les amarres du chalut. Elles s'amollirent, enfin, +et on dégagea le bras inerte, sous la manche de laine ensanglantée. + +Javel cadet semblait idiot. On lui retira la vareuse et on vit une chose +horrible, une bouillie de chairs dont le sang jaillissait à flots qu'on +eût dit poussés par une pompe. Alors l'homme regarda son bras et +murmura: «Foutu». + +Puis, comme l'hémorragie faisait une mare sur le pont du bateau, un des +matelots cria: «Il va se vider, faut nouer la veine.» + +Alors ils prirent une ficelle, une grosse ficelle brune et goudronnée, +et, enlaçant le membre au-dessus de la blessure, ils serrèrent de toute +leur force. Les jets de sang s'arrêtaient peu à peu; ils finirent par +cesser tout à fait. + + * * * * * + +Javel cadet se leva, son bras pendait à son côté. Il le prit de l'autre +main, le souleva, le tourna, le secoua. Tout était rompu, les os cassés; +les muscles seuls retenaient ce morceau de son corps. Il le considérait +d'un oeil morne, réfléchissant. Puis il s'assit sur une voile pliée, et +les camarades lui conseillèrent de mouiller sans cesse la blessure pour +empêcher le mal noir. + +On mit un seau auprès de lui, et, de minute en minute, il puisait dedans +au moyen d'un verre, et baignait l'horrible plaie en laissant couler +dessus un petit filet d'eau claire. + +--Tu serais mieux en bas, lui dit son frère. Il descendit, mais au bout +d'une heure il remonta, ne se sentant pas bien tout seul. Et puis, il +préférait le grand air. Il se rassit sur sa voile et recommença à +bassiner son bras. + +La pêche était bonne. Les larges poissons à ventre blanc gisaient à côté +de lui, secoués par des spasmes de mort; il les regardait sans cesser +d'arroser ses chairs écrasées. + + * * * * * + +Comme on allait regagner Boulogne, un nouveau coup de vent se déchaîna; +et le petit bateau recommença sa course folle, bondissant et culbutant, +secouant le triste blessé. + +La nuit vint. Le temps fut gros jusqu'à l'aurore. Au soleil levant on +apercevait de nouveau l'Angleterre, mais, comme la mer était moins dure, +on repartit pour la France en louvoyant. + +Vers le soir, Javel cadet appela ses camarades et leur montra des traces +noires, toute une vilaine apparence de pourriture sur la partie du +membre qui ne tenait plus à lui. + +Les matelots regardaient, disant leur avis. + +«--Ça pourrait bien être le Noir», pensait l'un. + +«--Faudrait de l'eau salée là -dessus», déclarait un autre. + +On apporta donc de l'eau salée et on en versa sur le mal. Le blessé +devint livide, grinça des dents, se tordit un peu; mais il ne cria pas. + +Puis, quand la brûlure se fut calmée: «Donne-moi ton couteau», dit-il à +son frère. Le frère tendit son couteau. + +«Tiens-moi le bras en l'air, tout drait, tire dessus.» + +On fit ce qu'il demandait. + +Alors il se mit à couper lui-même. Il coupait doucement, avec réflexion, +tranchant les derniers tendons avec cette lame aiguë, comme un fil de +rasoir; et bientôt il n'eut plus qu'un moignon. Il poussa un profond +soupir et déclara. «Fallait ça. J'étais foutu». + +Il semblait soulagé et respirait avec force. Il recommença à verser de +l'eau sur le tronçon de membre qui lui restait. + +La nuit fut mauvaise encore et on ne put atterrir. + +Quand le jour parut, Javel cadet prit son bras détaché et l'examina +longuement. La putréfaction se déclarait. Les camarades vinrent aussi +l'examiner, et ils se le passaient de main en main, le tâtaient, le +retournaient, le flairaient. + +Son frère dit: «Faut jeter ça à la mer à c't'heure.» + +Mais Javel cadet se fâcha: «Ah! mais non, ah! mais non. J'veux point. +C'est à moi, pas vrai, pisque c'est mon bras.» + +Il le reprit et le posa entre ses jambes. + +«--Il va pas moins pourrir», dit l'aîné. Alors une idée vint au blessé. +Pour conserver le poisson quand on tenait longtemps la mer, on +l'empilait en des barils de sel. + +Il demanda: «J'pourrions t'y point l'mettre dans la saumure. + +«Ça, c'est vrai», déclarèrent les autres. + +Alors on vida un des barils, plein déjà de la pêche des jours derniers; +et, tout au fond, on déposa le bras. On versa du sel dessus, puis on +replaça, un à un, les poissons. + +Un des matelots fit cette plaisanterie: «Pourvu que je l'vendions point +à la criée.» + +Et tout le monde rit, hormis les deux Javel. + +Le vent soufflait toujours. On louvoya encore en vue de Boulogne +jusqu'au lendemain dix heures. Le blessé continuait sans cesse à jeter +de l'eau sur sa plaie. + +De temps en temps il se levait et marchait d'un bout à l'autre du +bateau. + +Son frère, qui tenait la barre, le suivait de l'oeil en hochant la tête. + +On finit par rentrer au port. + +Le médecin examina la blessure et la déclara en bonne voie. Il fit un +pansement complet et ordonna le repos. Mais Javel ne voulut pas se +coucher sans avoir repris son bras, et il retourna bien vite au port +pour retrouver le baril qu'il avait marqué d'une croix. + +On le vida devant lui et il ressaisit son membre, bien conservé dans la +saumure, ridé, rafraîchi. Il l'enveloppa dans une serviette emportée à +cette intention, et rentra chez lui. + +Sa femme et ses enfants examinèrent longuement ce débris du père, tâtant +les doigts, enlevant les brins de sel restés sous les ongles; puis on +fit venir le menuisier qui prit mesure pour un petit cercueil. + +Le lendemain l'équipage complet du chalutier suivit l'enterrement du +bras détaché. Les deux frères, côte à côte, conduisaient le deuil. Le +sacristain de la paroisse tenait le cadavre sous son aisselle. + +Javel cadet cessa de naviguer. Il obtint un petit emploi dans le port, +et, quand il parlait plus tard de son accident, il confiait tout bas à +son auditeur: «Si le frère avait voulu couper le chalut, j'aurais encore +mon bras, pour sûr. Mais il était regardant à son bien.» + + + + + + + +UN NORMAND + +_A Paul Alexis._ + + +Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route +de Jumièges. La légère voiture filait, traversant les prairies; puis le +cheval se mit au pas pour monter la côte de Canteleu. + +C'est là un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde. +Derrière nous Rouen, la ville aux églises, aux clochers gothiques, +travaillés comme des bibelots d'ivoire; en face, Saint-Sever, le +faubourg aux manufactures qui dresse ses mille cheminées fumantes sur le +grand ciel vis-à -vis des mille clochetons sacrés de la vieille cité. + +Ici la flèche de la cathédrale, le plus haut sommet des monuments +humains; et là -bas, la «Pompe à feu» de la «Foudre», sa rivale presque +aussi démesurée, et qui passe d'un mètre la plus géante des pyramides +d'Égypte. + +Devant nous la Seine se déroulait, ondulante, semée d'îles, bordée à +droite de blanches falaises que couronnait une forêt, à gauche de +prairies immenses qu'une autre forêt limitait, là -bas, tout là -bas. + +De place en place, des grands navires à l'ancre le long des berges du +large fleuve. Trois énormes vapeurs s'en allaient, à la queue leu-leu, +vers le Havre; et un chapelet de bâtiments, formé d'un trois-mâts, de +deux goélettes et d'un brick, remontait vers Rouen, traîné par un petit +remorqueur vomissant un nuage de fumée noire. + +Mon compagnon, né dans le pays, ne regardait même point ce surprenant +paysage; mais il souriait sans cesse; il semblait rire en lui-même. Tout +à coup, il éclata: «Ah! vous allez voir quelque chose de drôle: la +chapelle au père Mathieu. Ça, c'est du nanan, mon bon.» + +Je le regardai d'un oeil étonné. Il reprit: + +--Je vais vous faire sentir un fumet de Normandie qui vous restera dans +le nez. Le père Mathieu est le plus beau Normand de la province, et sa +chapelle une des merveilles du monde, ni plus ni moins; mais je vais +vous donner d'abord quelques mots d'explication. + +Le père Mathieu, qu'on appelle aussi le père «La Boisson», est un ancien +sergent-major revenu dans son village natal. Il unit en des proportions +admirables pour faire un ensemble parfait la blague du vieux soldat à la +malice finaude du Normand. De retour au pays, il est devenu, grâce à +des protections multiples et à des habiletés invraisemblables, gardien +d'une chapelle miraculeuse, une chapelle protégée par la Vierge et +fréquentée principalement par les filles enceintes. Il a baptisé sa +statue merveilleuse: «Notre-Dame du Gros-Ventre», et il la traite avec +une certaine familiarité goguenarde qui n'exclut point le respect. Il a +composé lui-même et fait imprimer une pièce spéciale pour sa BONNE +VIERGE. Cette prière est un chef-d'oeuvre d'ironie involontaire, +d'esprit normand où la raillerie se mêle à la peur du SAINT, à la peur +superstitieuse de l'influence secrète de quelque chose. Il ne croit pas +beaucoup à sa patronne; cependant il y croit un peu, par prudence, et il +la ménage, par politique. + + * * * * * + +Voici le début de cette étonnante oraison: + +«Notre bonne madame la Vierge Marie, patronne naturelle des +filles-mères en ce pays et par toute la terre, protégez votre servante +qui a fauté dans un moment d'oubli.» + +......................................... + +Cette supplique se termine ainsi: + +«Ne m'oubliez pas surtout auprès de votre saint Époux et intercédez +auprès de Dieu le Père, pour qu'il m'accorde un bon mari semblable au +vôtre.» + +Cette prière, interdite par le clergé de la contrée, est vendue par lui +sous le manteau, et elle passe pour salutaire à celles qui la récitent +avec onction. + +En somme, il parle de la bonne Vierge, comme faisait de son maître le +valet de chambre d'un prince redouté, confident de tous les petits +secrets intimes. Il sait sur son compte une foule d'histoires amusantes, +qu'il dit tout bas, entre amis, après boire. + +Mais vous verrez par vous-même. + +Comme les revenus fournis par la Patronne ne lui semblaient point +suffisants, il a annexé à la Vierge principale un petit commerce de +Saints. Il les tient tous ou presque tous. La place manquant dans la +chapelle, il les a emmagasinés au bûcher, d'où il les sort sitôt qu'un +fidèle les demande. Il a façonné lui-même ces statuettes de bois, +invraisemblablement comiques, et les a peintes toutes en vert à pleine +couleur, une année qu'on badigeonnait sa maison. Vous savez que les +Saints guérissent les maladies; mais chacun a sa spécialité; et il ne +faut pas commettre de confusion ni d'erreurs. Ils sont jaloux les uns +des autres comme des cabotins. + +Pour ne pas se tromper, les vieilles bonnes femmes viennent consulter +Mathieu. + +--Pour les maux d'oreilles, qué saint qu'est l'meilleur? + +--Mais y a saint Osyme qu'est bon; y a aussi saint Pamphile qu'est pas +mauvais. + +Ce n'est pas tout. + +Comme Mathieu a du temps de reste, il boit; mais il boit en artiste, en +convaincu, si bien qu'il est gris régulièrement tous les soirs. Il est +gris, mais il le sait; il le sait si bien qu'il note, chaque jour, le +degré exact de son ivresse. C'est là sa principale occupation; la +chapelle ne vient qu'après. + +Et il a inventé, écoutez bien et cramponnez-vous, il a inventé le +saoulomètre. + +L'instrument n'existe pas, mais les observations de Mathieu sont aussi +précises que celles d'un mathématicien. + +Vous l'entendez dire sans cesse:--«D'puis lundi, j'ai passé +quarante-cinq.» + +Ou bien:--«J'étais entre cinquante-deux et cinquante-huit.» + +Ou bien:--«J'en avais bien soixante-six à soixante-dix.» + +Ou bien:--«Cré coquin, je m'croyais dans les cinquante, v'là que +j'm'aperçois qu'j'étais dans les soixante-quinze!» + +Jamais il ne se trompe. + +Il affirme n'avoir pas atteint le mètre, mais comme il avoue que ses +observations cessent d'être précises quand il a passé quatre-vingt-dix, +on ne peut se fier absolument à son affirmation. + +Quand Mathieu reconnaît avoir passé quatre-vingt-dix, soyez tranquille, +il était crânement gris. + +Dans ces occasions-là , sa femme, Mélie, une autre merveille, se met en +des colères folles. Elle l'attend sur sa porte, quand il rentre, et elle +hurle:--«Te voilà , salaud, cochon, bougre d'ivrogne!» + +Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d'elle, et, d'un ton +sévère:--«Tais-toi, Mélie, c'est pas le moment de causer. Attends à +d'main.» + +Si elle continue à vociférer, il s'approche et, la voix +tremblante:--«Gueule plus; j'suis dans les quatre-vingt-dix; je +n'mesure plus; j'vas cogner, prends garde!» + +Alors, Mélie bat en retraite. + +Si elle veut, le lendemain, revenir sur ce sujet, il lui rit au nez et +répond:--«Allons, allons! assez causé; c'est passé. Tant qu'jaurai pas +atteint le mètre, y a pas de mal. Mais, si j'passe le mètre, j'te +permets de m'corriger, ma parole!» + + * * * * * + +Nous avions gagné le sommet de la côte. La route s'enfonçait dans +l'admirable forêt de Roumare. + +L'automne, l'automne merveilleux, mêlait son or et sa pourpre aux +dernières verdures restées vives, comme si des gouttes de soleil fondu +avaient coulé du ciel dans l'épaisseur des bois. + +On traversa Duclair, puis, au lieu de continuer sur Jumièges, mon ami +tourna vers la gauche et, prenant un chemin de traverse, s'enfonça dans +le taillis. + +Et bientôt, du sommet d'une grande côte nous découvrions de nouveau la +magnifique vallée de la Seine, et le fleuve tortueux s'allongeant à nos +pieds. + +Sur la droite, un tout petit bâtiment couvert d'ardoises et surmonté +d'un clocher haut comme une ombrelle s'adossait contre une jolie maison +aux persiennes vertes, toute vêtue de chèvrefeuilles et de rosiers. + +Une grosse voix cria: «V'là des amis!» Et Mathieu parut sur le seuil. +C'était un homme de soixante ans, maigre, portant la barbiche et de +longues moustaches blanches. + +Mon compagnon lui serra la main, me présenta, et Mathieu nous fit entrer +dans une fraîche cuisine qui lui servait aussi de salle. Il disait: + +«Moi, monsieur, j'nai pas d'appartement distingué. J'aime bien à n'point +m'éloigner du fricot. Les casseroles, voyez-vous, ça tient compagnie.» + +Puis, se tournant vers mon ami: + +«Pourquoi venez-vous un jeudi? Vous savez bien que c'est jour de +consultation d'ma Patronne. J'peux pas sortir c't'après-midi.» + +Et, courant à la porte, il poussa un effroyable beuglement: «Mélie-e-e!» +qui dut faire lever la tête aux matelots des navires qui descendaient ou +remontaient le fleuve, là -bas, tout au fond de la creuse vallée. + +Mélie ne répondit point. + +Alors Mathieu cligna de l'oeil avec malice. + +--«A n'est pas contente après moi, voyez-vous, parce qu'hier je m'suis +trouvé dans les quatre-vingt-dix.» + +Mon voisin se mit à rire:--«Dans les quatre-vingt-dix, Mathieu! Comment +avez-vous fait?» + +Mathieu répondit: + +--«J'vas vous dire. J'n'ai trouvé, l'an dernier, qu'vingt rasières +d'pommes d'abricot. Y n'y en a pu; mais pour faire du cidre y n'y a +qu'ça. Donc j'en fis une pièce qu'je mis hier en perce. Pour du nectar, +c'est du nectar; vous m'en direz des nouvelles. J'avais ici Polyte; +j'nous mettons à boire un coup, et puis encore un coup, sans s'rassasier +(on en boirait jusqu'à d'main), si bien que, d'coup en coup, je m'sens +une fraîcheur dans l'estomac. J'dis à Polyte: «Si on buvait un verre de +fine pour se réchauffer!» Y consent. Mais c'te fine, ça vous met l'feu +dans l'corps, si bien qu'il a fallu r'venir au cidre. Mais v'là que +d'fraîcheur en chaleur et d'chaleur en fraîcheur, j'maperçois que j'suis +dans les quatre-vingt-dix. Polyte était pas loin du mètre.» + +La porte s'ouvrit. Mélie parut, et tout de suite, avant de nous avoir +dit bonjour: «... Crès cochons, vous aviez bien l'mètre tous les deux.» + +Alors Mathieu se fâcha:--«Dis pas ça, Mélie, dis pas ça; j'ai jamais +été au mètre.» + +On nous fit un déjeuner exquis, devant la porte, sous deux tilleuls, à +côté de la petite chapelle de «Notre-Dame du Gros-Ventre» et en face de +l'immense paysage. Et Mathieu nous raconta, avec une raillerie mêlée de +crédulités inattendues, d'invraisemblables histoires de miracles. + +Nous avions bu beaucoup de ce cidre adorable, piquant et sucré, frais et +grisant qu'il préférait à tous les liquides et nous fumions nos pipes, à +cheval sur nos chaises, quand deux bonnes femmes se présentèrent. + +Elles étaient vieilles, sèches, courbées. Après avoir salué, elles +demandèrent saint Blanc. Mathieu cligna de l'oeil vers nous et répondit: + +--J'vas vous donner ça. + +Et il disparut dans son bûcher. + +Il y resta bien cinq minutes; puis il revint avec une figure +consternée. Il levait les bras: + +--J'sais pas oùs qu'il est, je l'trouve pu; j'suis pourtant sûr que je +l'avais. + +Alors, faisant de ses mains un porte-voix, il mugit de nouveau: +«Mélie-e-e!» Du fond de la cour sa femme répondit: + +--«Qué qu'y a?» + +--«Ousqu'il est saint Blanc! Je l'trouve pu dans l'bûcher.» + +Alors, Mélie jeta cette explication: + +--«C'est-y pas celui qu't'as pris l'autre semaine pour boucher l'trou +d'la cabine à lapins?» + +Mathieu tressaillit:--«Nom d'un tonnerre, ça s'peut bien!» + +Alors il dit aux femmes:--«Suivez-moi.» + +Elles suivirent. Nous en fîmes autant, malades de rires étouffés. + +En effet, saint Blanc, piqué en terre comme un simple pieu, maculé de +boue et d'ordures, servait d'angle à la cabine à lapins. + +Dès qu'elles l'aperçurent, les deux bonnes femmes tombèrent à genoux, se +signèrent et se mirent à murmurer des _Oremus_. Mais Mathieu se +précipita: «Attendez, vous v'là dans la crotte; j'vas vous donner une +botte de paille.» + +Il alla chercher la paille et leur en fit un prie-Dieu. Puis, +considérant son saint fangeux, et, craignant sans doute un discrédit +pour son commerce, il ajouta: + +--«J'vas vous l'débrouiller un brin.» + +Il prit un seau d'eau, une brosse et se mit à laver vigoureusement le +bonhomme de bois, pendant que les deux vieilles priaient toujours. + +Puis, quand il eut fini, il ajouta:--«Maintenant il n'y a plus d'mal.» +Et il nous ramena boire un coup. + +Comme il portait le verre à sa bouche, il s'arrêta, et, d'un air un peu +confus:--«C'est égal, quand j'ai mis saint Blanc aux lapins, j'croyais +bien qu'i n'f'rait pu d'argent. Y avait deux ans qu'on n'le d'mandait +plus. Mais les saints, voyez-vous, ça n'passe jamais.» + +Il but et reprit. + +--«Allons, buvons encore un coup. Avec des amis y n'faut pas y aller à +moins d'cinquante; et j'n'en sommes seulement pas à trente-huit.» + + + + + + + +LE TESTAMENT + +_A Paul Hervieu._ + + +Je connaissais ce grand garçon qui s'appelait René de Bourneval. Il +était de commerce aimable, bien qu'un peu triste, semblait revenu de +tout, fort sceptique, d'un scepticisme précis et mordant, habile surtout +à désarticuler d'un mot les hypocrisies mondaines. Il répétait souvent: +«Il n'y a pas d'hommes honnêtes; ou du moins ils ne le sont que +relativement aux crapules.» + +Il avait deux frères qu'il ne voyait point, MM. de Courcils. Je le +croyais d'un autre lit, vu leurs noms différents. On m'avait dit à +plusieurs reprises qu'une histoire étrange s'était passée en cette +famille, mais sans donner aucun détail. + +Cet homme me plaisant tout à fait, nous fûmes bientôt liés. Un soir, +comme j'avais dîné chez lui en tête-à -tête, je lui demandai par hasard: +«Êtes-vous né du premier ou du second mariage de madame votre mère?» Je +le vis pâlir un peu, puis rougir; et il demeura quelques secondes sans +parler, visiblement embarrassé. Puis il sourit d'une façon mélancolique +et douce qui lui était particulière, et il dit: «Mon cher ami, si cela +ne vous ennuie point, je vais vous donner sur mon origine des détails +bien singuliers. Je vous sais un homme intelligent, je ne crains donc +pas que votre amitié en souffre, et si elle en devait souffrir, je ne +tiendrais plus alors à vous avoir pour ami.» + +Ma mère, Mme de Courcils, était une pauvre petite femme timide, que son +mari avait épousée pour sa fortune. Toute sa vie fut un martyre. D'âme +aimante, craintive, délicate, elle fut rudoyée sans répit par celui +qui aurait dû être mon père, un de ces rustres qu'on appelle des +gentilshommes campagnards. Au bout d'un mois de mariage, il vivait avec +une servante. Il eut en outre pour maîtresses les femmes et les filles +de ses fermiers; ce qui ne l'empêcha point d'avoir deux enfants de sa +femme; on devrait compter trois, en me comprenant. Ma mère ne disait +rien; elle vivait dans cette maison toujours bruyante comme ces petites +souris qui glissent sous les meubles. Effacée, disparue, frémissante, +elle regardait les gens de ses yeux inquiets et clairs, toujours +mobiles, des yeux d'être effaré que la peur ne quitte pas. Elle était +jolie pourtant, fort jolie, toute blonde d'un blond gris, d'un blond +timide; comme si ses cheveux avaient été un peu décolorés par ses +craintes incessantes. + +Parmi les amis de M. de Courcils qui venaient constamment au château se +trouvait un ancien officier de cavalerie, veuf, homme redouté, tendre et +violent, capable des résolutions les plus énergiques, M. de Bourneval, +dont je porte le nom. C'était un grand gaillard maigre, avec de grosses +moustaches noires. Je lui ressemble beaucoup. Cet homme avait lu, et ne +pensait nullement comme ceux de sa classe. Son arrière-grand'mère avait +été une amie de J.-J. Rousseau, et on eût dit qu'il avait hérité quelque +chose de cette liaison d'une ancêtre. Il savait par coeur le _Contrat +social_, la _Nouvelle Héloïse_ et tous ces livres philosophants qui ont +préparé de loin le futur bouleversement de nos antiques usages, de nos +préjugés, de nos lois surannées, de notre morale imbécile. + +Il aima ma mère, paraît-il, et en fut aimé. Cette liaison demeura +tellement secrète, que personne ne la soupçonna. La pauvre femme, +délaissée et triste, dut s'attacher à lui d'une façon désespérée, et +prendre dans son commerce toutes ses manières de penser, des théories de +libre sentiment, des audaces d'amour indépendant; mais, comme elle était +si craintive qu'elle n'osait jamais parler haut, tout cela fut refoulé, +condensé, pressé en son coeur qui ne s'ouvrit jamais. + +Mes deux frères étaient durs pour elle, comme leur père, ne la +caressaient point, et, habitués à ne la voir compter pour rien dans la +maison, la traitaient un peu comme une bonne. + +Je fus le seul de ses fils qui l'aima vraiment et qu'elle aima. + +Elle mourut. J'avais alors dix-huit ans. Je dois ajouter, pour que vous +compreniez ce qui va suivre, que son mari était doté d'un conseil +judiciaire, qu'une séparation de biens avait été prononcée au profit de +ma mère, qui avait conservé, grâce aux artifices de la loi et au +dévouement intelligent d'un notaire, le droit de tester à sa guise. + +Nous fûmes donc prévenus qu'un testament existait chez ce notaire, et +invités à assister à la lecture. + +Je me rappelle cela comme d'hier. Ce fut une scène grandiose, +dramatique, burlesque, surprenante, amenée par la révolte posthume de +cette morte, par ce cri de liberté, cette revendication du fond de la +tombe de cette martyre écrasée par nos moeurs durant sa vie, et qui +jetait, de son cercueil clos, un appel désespéré vers l'indépendance. + +Celui qui se croyait mon père, un gros homme sanguin éveillant l'idée +d'un boucher, et mes frères, deux forts garçons de vingt et de +vingt-deux ans, attendaient tranquilles sur leurs sièges. M. de +Bourneval, invité à se présenter, entra et se plaça derrière moi. Il +était serré dans sa redingote, fort pâle, et il mordillait souvent sa +moustache, un peu grise à présent. Il s'attendait sans doute à ce qui +allait se passer. + +Le notaire ferma la porte à double tour et commença la lecture, après +avoir décacheté devant nous l'enveloppe scellée à la cire rouge et dont +il ignorait le contenu. + + * * * * * + +Brusquement mon ami se tut, se leva, puis il alla prendre dans son +secrétaire un vieux papier, le déplia, le baisa longuement, et il +reprit. Voici le testament de ma bien-aimée mère: + +«Je soussignée Anne-Catherine-Geneviève-Mathilde de Croixluce, épouse +légitime de Jean-Léopold-Joseph Gontran de Courcils, saine de corps et +d'esprit, exprime ici mes dernières volontés. + +Je demande pardon à Dieu d'abord, et ensuite à mon cher fils René, de +l'acte que je vais commettre. Je crois mon enfant assez grand de coeur +pour me comprendre et me pardonner. J'ai souffert toute ma vie. J'ai été +épousée par calcul, puis méprisée, méconnue, opprimée, trompée sans +cesse par mon mari. + +Je lui pardonne, mais je ne lui dois rien. + +Mes fils aînés ne m'ont point aimée, ne m'ont point gâtée, m'ont à peine +traitée comme une mère. + +J'ai été pour eux, durant ma vie, ce que je devais être; je ne leur dois +plus rien après ma mort. Les liens du sang n'existent pas sans +l'affection constante, sacrée, de chaque jour. Un fils ingrat est moins +qu'un étranger; c'est un coupable, car il n'a pas le droit d'être +indifférent pour sa mère. + +J'ai toujours tremblé devant les hommes, devant leurs lois iniques, +leurs coutumes inhumaines, les préjugés infâmes. Devant Dieu, je ne +crains plus. Morte, je rejette de moi la honteuse hypocrisie; j'ose dire +ma pensée, avouer et signer le secret de mon coeur. + +Donc, je laisse en dépôt toute la partie de ma fortune dont la loi me +permet de disposer à mon amant bien-aimé Pierre-Germer-Simon de +Bourneval, pour revenir ensuite à notre cher fils René. + + * * * * * + +(Cette volonté est formulée en outre, d'une façon plus précise, dans un +acte notarié). + + * * * * * + +Et, devant le Juge suprême qui m'entend je déclare que j'aurais maudit +le ciel et l'existence si je n'avais rencontré l'affection profonde, +dévouée, tendre, inébranlable de mon amant, si je n'avais compris dans +ses bras que le Créateur a fait les êtres pour s'aimer, se soutenir, se +consoler, et pleurer ensemble dans les heures d'amertume. + +Mes deux fils aînés ont pour père M. de Courcils, René seul doit la vie +à M. de Bourneval. Je prie le Maître des hommes et de leurs destinées de +placer au-dessus des préjugés sociaux le père et le fils, de les faire +s'aimer jusqu'à leur mort et m'aimer encore dans mon cercueil. + +Tels sont ma dernière pensée et mon dernier désir. + +«MATHILDE DE CROIXLUCE.» + + * * * * * + +M. de Courcils s'était levé; il cria: «C'est là le testament d'une +folle!» Alors M. de Bourneval fit un pas et déclara d'une voix forte, +d'une voix tranchante: «Moi, Simon de Bourneval, je déclare que cet +écrit ne renferme que la stricte vérité. Je suis prêt à le prouver même +par les lettres que j'ai.» + +Alors M. de Courcils marcha vers lui. Je crus qu'ils allaient se +colleter. Ils étaient là , grands tous deux, l'un gros, l'autre maigre, +frémissants. Le mari de ma mère articula en bégayant: «Vous êtes un +misérable!» L'autre prononça du même ton vigoureux et sec: «Nous nous +retrouverons autre part, monsieur. Je vous aurais déjà souffleté et +provoqué depuis longtemps si je n'avais tenu avant tout à la +tranquillité, durant sa vie, de la pauvre femme que vous avez tant fait +souffrir.» + +Puis il se tourna vers moi: «Vous êtes mon fils. Voulez-vous me suivre? +Je n'ai pas le droit de vous emmener, mais je le prends, si vous voulez +bien m'accompagner.» + +Je lui serrai la main sans répondre. Et nous sommes sortis ensemble. +J'étais, certes, aux trois quarts fou. + +Deux jours plus tard M. de Bourneval tuait en duel M. de Courcils. Mes +frères, par crainte d'un affreux scandale, se sont tus. Je leur ai cédé +et ils ont accepté la moitié de la fortune laissée par ma mère. + +J'ai pris le nom de mon père véritable, renonçant à celui que la loi me +donnait et qui n'était pas le mien. + +M. de Bourneval est mort depuis cinq ans. Je ne suis point encore +consolé. + + * * * * * + +Il se leva, fit quelques pas, et, se plaçant en face de moi: «Eh bien, +je dis que le testament de ma mère est une des choses les plus belles, +les plus loyales, les plus grandes qu'une femme puisse accomplir. +N'est-ce pas votre avis?» + +Je lui tendis les deux mains: «Oui, certainement, mon ami.» + + + + + + + +AUX CHAMPS + +_A Octave Mirbeau._ + + +Les deux chaumières étaient côte à côte, au pied d'une colline, proches +d'une petite ville de bains. Les deux paysans besognaient dur sur la +terre inféconde pour élever tous leurs petits. Chaque ménage en avait +quatre. Devant les deux portes voisines, toute la marmaille grouillait +du matin au soir. Les deux aînés avaient six ans et les deux cadets +quinze mois environ; les mariages et, ensuite les naissances, s'étaient +produites à peu près simultanément dans l'une et l'autre maison. + +Les deux mères distinguaient à peine leurs produits dans le tas; et les +deux pères confondaient tout à fait. Les huit noms dansaient dans leur +tête, se mêlaient sans cesse; et, quand il fallait en appeler un, les +hommes souvent en criaient trois avant d'arriver au véritable. + +La première des deux demeures, en venant de la station d'eaux de +Rolleport, était occupée par les Tuvache, qui avaient trois filles et un +garçon; l'autre masure abritait les Vallin, qui avaient une fille et +trois garçons. + +Tout cela vivait péniblement de soupe, de pommes de terre et de grand +air. A sept heures, le matin, puis à midi, puis à six heures, le soir, +les ménagères réunissaient leurs mioches pour donner la pâtée, comme des +gardeurs d'oies assemblent leurs bêtes. Les enfants étaient assis, par +rang d'âge, devant la table en bois, vernie par cinquante ans d'usage. +Le dernier moutard avait à peine la bouche au niveau de la planche. On +posait devant eux l'assiette creuse pleine de pain molli dans l'eau où +avaient cuit les pommes de terre, un demi-chou et trois oignons; et +toute la ligne mangeait jusqu'à plus faim. La mère empâtait elle-même le +petit. Un peu de viande au pot-au-feu, le dimanche, était une fête pour +tous; et le père, ce jour-là , s'attardait au repas en répétant: «Je m'y +ferais bien tous les jours.» + +Par un après-midi du mois d'août, une légère voiture s'arrêta +brusquement devant les deux chaumières, et une jeune femme, qui +conduisait elle-même, dit au monsieur assis à côté d'elle: + +--Oh! regarde, Henri, ce tas d'enfants! Sont-ils jolis, comme ça, à +grouiller dans la poussière! + +L'homme ne répondit rien, accoutumé à ces admirations qui étaient une +douleur et presque un reproche pour lui. + +La jeune femme reprit: + +--Il faut que je les embrasse! Oh! comme je voudrais en avoir un, +celui-là , le tout petit. + +Et, sautant de la voiture, elle courut aux enfants, prit un des deux +derniers, celui des Tuvache, et, l'enlevant dans ses bras, elle le baisa +passionnément sur ses joues sales, sur ses cheveux blonds frisés et +pommadés de terre, sur ses menottes qu'il agitait pour se débarrasser +des caresses ennuyeuses. + +Puis elle remonta dans sa voiture et partit au grand trot. Mais elle +revint la semaine suivante, s'assit elle-même par terre, prit le moutard +dans ses bras, le bourra de gâteaux, donna des bonbons à tous les +autres; et joua avec eux comme une gamine, tandis que son mari attendait +patiemment dans sa frêle voiture. + +Elle revint encore, fit connaissance avec les parents, reparut tous les +jours, les poches pleines de friandises et de sous. + +Elle s'appelait Mme Henri d'Hubières. + +Un matin, en arrivant, son mari descendit avec elle; et, sans s'arrêter +aux mioches, qui la connaissaient bien maintenant, elle pénétra dans la +demeure des paysans. + +Ils étaient là , en train de fendre du bois pour la soupe; ils se +redressèrent tout surpris, donnèrent des chaises et attendirent. Alors +la jeune femme, d'une voix entrecoupée, tremblante, commença: + +--Mes braves gens, je viens vous trouver parce que je voudrais bien... +je voudrais bien emmener avec moi votre... votre petit garçon... + +Les campagnards, stupéfaits et sans idée, ne répondirent pas. + +Elle reprit haleine et continua. + +--Nous n'avons pas d'enfants; nous sommes seuls, mon mari et moi... Nous +le garderions... voulez-vous? + +La paysanne commençait à comprendre. Elle demanda: + +--Vous voulez nous prend'e Charlot? Ah ben non, pour sûr. + +Alors M. d'Hubières intervint: + +--Ma femme s'est mal expliquée. Nous voulons l'adopter, mais il +reviendra vous voir. S'il tourne bien, comme tout porte à le croire, il +sera notre héritier. Si nous avions, par hasard, des enfants, il +partagerait également avec eux. Mais, s'il ne répondait pas à nos soins, +nous lui donnerions, à sa majorité, une somme de vingt mille francs, qui +sera immédiatement déposée en son nom chez un notaire. Et, comme on a +aussi pensé à vous, on vous servira jusqu'à votre mort une rente de cent +francs par mois. Avez-vous bien compris? + +La fermière s'était levée, toute furieuse. + +--Vous voulez que j'vous vendions Charlot? Ah! mais non; c'est pas des +choses qu'on d'mande à une mère, ça! Ah! mais non! Ce s'rait une +abomination. + +L'homme ne disait rien, grave et réfléchi; mais il approuvait sa femme +d'un mouvement continu de la tête. + +Mme d'Hubières, éperdue, se mit à pleurer, et, se tournant vers son +mari, avec une voix pleine de sanglots, une voix d'enfant dont tous les +désirs ordinaires sont satisfaits, elle balbutia: + +--Ils ne veulent pas, Henri, ils ne veulent pas! + +Alors, ils firent une dernière tentative. + +--Mais, mes amis, songez à l'avenir de votre enfant, à son bonheur, à ... + +La paysanne, exaspérée, lui coupa la parole: + +--C'est tout vu, c'est tout entendu, c'est tout réfléchi... +Allez-vous-en, et pi, que j'vous revoie point par ici. C'est i permis +d'vouloir prendre un éfant comme ça! + +Alors, Mme d'Hubières, en sortant, s'avisa qu'ils étaient deux tout +petits, et elle demanda, à travers ses larmes, avec une ténacité de +femme volontaire et gâtée, qui ne veut jamais attendre: + +--Mais l'autre petit n'est pas à vous? + +Le père Tuvache répondit: + +--Non, c'est aux voisins; vous pouvez y aller, si vous voulez. + +Et il rentra dans sa maison, où retentissait la voix indignée de sa +femme. + +Les Vallin étaient à table, en train de manger avec lenteur des tranches +de pain qu'ils frottaient parcimonieusement avec un peu de beurre piqué +au couteau, dans une assiette entre eux deux. + +M. d'Hubières recommença ses propositions, mais avec plus +d'insinuations, de précautions oratoires, d'astuce. + +Les deux ruraux hochaient la tête en signe de refus; mais, quand ils +apprirent qu'ils auraient cent francs par mois, ils se considérèrent, se +consultant de l'oeil, très ébranlés. + +Ils gardèrent longtemps le silence, torturés, hésitants. La femme enfin +demanda: + +--Qué qu't'en dis, l'homme? + +Il prononça d'un ton sentencieux: + +--J'dis qu'c'est point méprisable. + +Alors Mme d'Hubières, qui tremblait d'angoisse, leur parla de l'avenir +du petit, de son bonheur, et de tout l'argent qu'il pourrait leur donner +plus tard. + +Le paysan demanda: + +--C'te rente de douze cents francs, ce s'ra promis d'vant l'notaire? + +M. d'Hubières répondit: + +--Mais certainement, dès demain. + +La fermière, qui méditait, reprit: + +--Cent francs par mois, c'est point suffisant pour nous priver du p'tit; +ça travaillera dans quéqu'z'ans ct'éfant; i nous faut cent vingt +francs. + +Mme d'Hubières, trépignant d'impatience, les accorda tout de suite; et, +comme elle voulait enlever l'enfant, elle donna cent francs en cadeau +pendant que son mari faisait un écrit. Le maire et un voisin, appelés +aussitôt, servirent de témoins complaisants. + +Et la jeune femme, radieuse, emporta le marmot hurlant, comme on emporte +un bibelot désiré d'un magasin. + +Les Tuvache, sur leur porte, le regardaient partir, muets, sévères, +regrettant peut-être leur refus. + + * * * * * + +On n'entendit plus du tout parler du petit Jean Vallin. Les parents, +chaque mois, allaient toucher leurs cent vingt francs chez le notaire; +et ils étaient fâchés avec leurs voisins parce que la mère Tuvache les +agonisait d'ignominies, répétant sans cesse de porte en porte qu'il +fallait être dénaturé pour vendre son enfant, que c'était une horreur, +une saleté, une corromperie. + +Et parfois elle prenait en ses bras son Charlot avec ostentation, lui +criant, comme s'il eût compris: + +--J'tai pas vendu, mé, j't'ai pas vendu, mon p'tiot. J'vends pas m's +éfants, mé. J'sieus pas riche, mais vends pas m's éfants. + +Et, pendant des années et encore des années, ce fut ainsi chaque jour; +chaque jour des allusions grossières étaient vociférées devant la porte, +de façon à entrer dans la maison voisine. La mère Tuvache avait fini par +se croire supérieure à toute la contrée parce qu'elle n'avait pas vendu +Charlot. Et ceux qui parlaient d'elle disaient: + +--J'sais ben que c'était engageant, c'est égal, elle s'a conduite comme +une bonne mère. + +On la citait; et Charlot, qui prenait dix-huit ans, élevé avec cette +idée qu'on lui répétait sans répit, se jugeait lui-même supérieur à ses +camarades parce qu'on ne l'avait pas vendu. + + * * * * * + +Les Vallin vivotaient à leur aise, grâce à la pension. La fureur +inapaisable des Tuvache, restés misérables, venait de là . + +Leur fils aîné partit au service. Le second mourut; Charlot resta seul à +peiner avec le vieux père pour nourrir la mère et deux autres soeurs +cadettes qu'il avait. + +Il prenait vingt et un ans, quand, un matin, une brillante voiture +s'arrêta devant les deux chaumières. Un jeune monsieur, avec une chaîne +de montre en or, descendit, donnant la main à une vieille dame en +cheveux blancs. La vieille dame lui dit: + +--C'est là , mon enfant, à la seconde maison. + +Et il entra comme chez lui dans la masure des Vallin. + +La vieille mère lavait ses tabliers; le père infirme sommeillait près de +l'âtre. Tous deux levèrent la tête, et le jeune homme dit: + +--Bonjour, papa; bonjour, maman. + +Ils se dressèrent, effarés. La paysanne laissa tomber d'émoi son savon +dans son eau et balbutia: + +--C'est-i té, m'n éfant? C'est-i té, m'n éfant? + +Il la prit dans ses bras et l'embrassa, en répétant:--«Bonjour, maman.» +Tandis que le vieux, tout tremblant, disait, de son ton calme qu'il ne +perdait jamais:--«Te v'là -t-il revenu, Jean?» Comme s'il l'avait vu un +mois auparavant. + +Et, quand ils se furent reconnus, les parents voulurent tout de suite +sortir le fieu dans le pays pour le montrer. On le conduisit chez le +maire, chez l'adjoint, chez le curé, chez l'instituteur. + +Charlot, debout sur le seuil de sa chaumière, le regardait passer. + +Le soir, au souper, il dit aux vieux: + +--Faut-il qu' vous ayez été sots pour laisser prendre le p'tit aux +Vallin. + +Sa mère répondit obstinément: + +--J'voulions point vendre not' éfant. + +Le père ne disait rien. Le fils reprit: + +--C'est-il pas malheureux d'être sacrifié comme ça. + +Alors le père Tuvache articula d'un ton coléreux: + +--Vas-tu pas nous r'procher d' t'avoir gardé. + +Et le jeune homme, brutalement: + +--Oui, j'vous le r'proche, que vous n'êtes que des niants. Des parents +comme vous ça fait l'malheur des éfants. Qu' vous mériteriez que j'vous +quitte. + +La bonne femme pleurait dans son assiette. Elle gémit tout en avalant +des cuillerées de soupe dont elle répandait la moitié: + +--Tuez-vous donc pour élever d's éfants! + +Alors le gars, rudement: + +--J'aimerais mieux n'être point né que d'être c'que j'suis. Quand j'ai +vu l'autre, tantôt, mon sang n'a fait qu'un tour. Je m'suis dit:--v'là +c'que j'serais maintenant. + +Il se leva. + +--Tenez, j'sens bien que je ferai mieux de n' pas rester ici, parce que +j'vous le reprocherais du matin au soir, et que j'vous ferais une vie +d'misère. Ça, voyez-vous, j'vous l'pardonnerai jamais! + +Les deux vieux se taisaient, atterrés, larmoyants. + +Il reprit: + +--Non, c't' idée-là , ce serait trop dur. J'aime mieux m'en aller +chercher ma vie aut' part. + +Il ouvrit la porte. Un bruit de voix entra. Les Vallin festoyaient avec +l'enfant revenu. + +Alors Charlot tapa du pied et, se tournant vers ses parents, cria: + +--Manants, va! + +Et il disparut dans la nuit. + + + + + + +UN COQ CHANTA + +_A René Billotte._ + + +Mme Berthe d'Avancelles avait jusque-là repoussé toutes les +supplications de son admirateur désespéré, le baron Joseph de Croissard. +Pendant l'hiver, à Paris, il l'avait ardemment poursuivie, et il donnait +pour elle maintenant des fêtes et des chasses en son château normand de +Carville. + +Le mari, M. d'Avancelles, ne voyait rien, ne savait rien, comme +toujours. Il vivait, disait-on, séparé de sa femme, pour cause de +faiblesse physique, que madame ne lui pardonnait point. C'était un gros +petit homme, chauve, court de bras, de jambes, de cou, de nez, de tout. + +Mme d'Avancelles était au contraire une grande jeune femme brune et +déterminée, qui riait d'un rire sonore au nez de son maître, qui +l'appelait publiquement «Madame Popote» et regardait d'un certain air +engageant et tendre les larges épaules et l'encolure robuste et les +longues moustaches blondes de son soupirant attitré, le baron Joseph de +Croissard. + +Elle n'avait encore rien accordé cependant. Le baron se ruinait pour +elle. C'étaient sans cesse des fêtes, des chasses, des plaisirs nouveaux +auxquels il invitait la noblesse des châteaux environnants. + +Tout le jour les chiens courants hurlaient par les bois à la suite du +renard et du sanglier, et, chaque soir, d'éblouissants feux d'artifice +allaient mêler aux étoiles leurs panaches de feu, tandis que les +fenêtres illuminées du salon jetaient sur les vastes pelouses des +traînées de lumière où passaient des ombres. + +C'était l'automne, la saison rousse. Les feuilles voltigeaient sur les +gazons comme des voilées d'oiseaux. On sentait traîner dans l'air des +odeurs de terre humide, de terre dévêtue, comme on sent une odeur de +chair nue, quand tombe, après le bal, la robe d'une femme. + +Un soir, dans une fête, au dernier printemps, Mme d'Avancelles avait +répondu à M. de Croissard qui la harcelait de ses prières: «Si je dois +tomber, mon ami, ce ne sera pas avant la chute des feuilles. J'ai trop +de choses à faire cet été pour avoir le temps.» Il s'était souvenu de +cette parole rieuse et hardie; et, chaque jour, il insistait davantage, +chaque jour il avançait ses approches, il gagnait un pas dans le coeur +de la belle audacieuse qui ne résistait plus, semblait-il, que pour la +forme. + +Une grande chasse allait avoir lieu. Et, la veille, Mme Berthe avait +dit, en riant, au baron: «Baron, si vous tuez la bête, j'aurai quelque +chose pour vous.» + +Dès l'aurore, il fut debout pour reconnaître où le solitaire s'était +baugé. Il accompagna ses piqueurs, disposa les relais, organisa tout +lui-même pour préparer son triomphe; et, quand les cors sonnèrent le +départ, il apparut dans un étroit vêtement de chasse rouge et or, les +reins serrés, le buste large, l'oeil radieux, frais et fort comme s'il +venait de sortir du lit. + +Les chasseurs partirent. Le sanglier débusqué fila, suivi des chiens +hurleurs, à travers des broussailles; et les chevaux se mirent à +galoper, emportant par les étroits sentiers des bois les amazones et les +cavaliers, tandis que, sur les chemins amollis, roulaient sans bruit les +voitures qui accompagnaient de loin la chasse. + +Mme d'Avancelles, par malice, retint le baron près d'elle, s'attardant, +au pas, dans une grande avenue interminablement droite et longue et sur +laquelle quatre rangs de chênes se repliaient comme une voûte. + +Frémissant d'amour et d'inquiétude, il écoutait d'une oreille le +bavardage moqueur de la jeune femme, et de l'autre il suivait le chant +des cors et la voix des chiens qui s'éloignaient. + +«Vous ne m'aimez donc plus?» disait-elle. + +Il répondait: «Pouvez-vous dire des choses pareilles?» + +Elle reprenait: «La chasse cependant semble vous occuper plus que moi.» + +Il gémissait: «Ne m'avez-vous point donné l'ordre d'abattre moi-même +l'animal?» + +Et elle ajoutait gravement: «Mais j'y compte. Il faut que vous le tuiez +devant moi.» + +Alors il frémissait sur sa selle, piquait son cheval qui bondissait et, +perdant patience: «Mais sacristi! madame, cela ne se pourra pas si nous +restons ici.» + +Puis elle lui parlait tendrement, posant la main sur son bras, ou +flattant, comme par distraction, la crinière de son cheval. + +Et elle lui jetait, en riant: «Il faut que cela soit pourtant... ou +alors... tant pis pour vous.» + +Puis ils tournèrent à droite dans un petit chemin couvert, et soudain, +pour éviter une branche qui barrait la route, elle se pencha sur lui, si +près qu'il sentit sur son cou le chatouillement des cheveux. Alors +brutalement il l'enlaça, et appuyant sur la tempe ses grandes +moustaches, il la baisa d'un baiser furieux. + +Elle ne remua point d'abord, restant ainsi sous cette caresse emportée; +puis, d'une secousse, elle tourna la tête, et, soit hasard, soit +volonté, ses petites lèvres à elle rencontrèrent ses lèvres à lui, sous +leur cascade de poils blonds. + +Alors, soit confusion, soit remords, elle cingla le flanc de son cheval, +qui partit au grand galop. Ils allèrent ainsi longtemps, sans échanger +même un regard. + +Le tumulte de la chasse se rapprochait; les fourrés semblaient frémir, +et tout à coup, brisant les branches, couvert de sang, secouant les +chiens qui s'attachaient à lui, le sanglier passa. + +Alors le baron, poussant un rire de triomphe, cria: «Qui m'aime me +suive!» Et il disparut dans les taillis, comme si la forêt l'eût +englouti. + +Quand elle arriva, quelques minutes plus tard, dans une clairière, il se +relevait souillé de boue, la jaquette déchirée, les mains sanglantes, +tandis que la bête étendue portait dans l'épaule le couteau de chasse +enfoncé jusqu'à la garde. + +La curée se fit aux flambeaux par une nuit douce et mélancolique. La +lune jaunissait la flamme rouge des torches qui embrumaient la nuit de +leur fumée résineuse. Les chiens mangeaient les entrailles puantes du +sanglier, et criaient, et se battaient. Et les piqueurs et les +gentilshommes chasseurs, en cercle autour de la curée, sonnaient du cor +à plein souffle. La fanfare s'en allait dans la nuit claire au-dessus +des bois, répétée par les échos perdus des vallées lointaines, +réveillant les cerfs inquiets, les renards glapissants et troublant en +leurs ébats les petits lapins gris, au bord des clairières. + +Les oiseaux de nuit voletaient, effarés, au-dessus de la meute affolée +d'ardeur. Et des femmes, attendries par toutes ces choses douces et +violentes, s'appuyant un peu au bras des hommes, s'écartaient déjà dans +les allées, avant que les chiens eussent fini leur repas. + +Tout alanguie par cette journée de fatigue et de tendresse, Mme +d'Avancelles dit au baron: + +«--Voulez-vous faire un tour de parc, mon ami?» + +Mais lui, sans répondre, tremblant, défaillant, l'entraîna. + +Et, tout de suite, ils s'embrassèrent. Ils allaient au pas, au petit +pas, sous les branches presque dépouillées et qui laissaient filtrer la +lune; et leur amour, leurs désirs, leur besoin d'étreinte étaient +devenus si véhéments qu'ils faillirent choir au pied d'un arbre. + +Les cors ne sonnaient plus. Les chiens épuisés dormaient au chenil. +«--Rentrons», dit la jeune femme. Ils revinrent. + +Puis, lorsqu'ils furent devant le château, elle murmura d'une voix +mourante: «Je suis si fatiguée que je vais me coucher, mon ami.» Et, +comme il ouvrait les bras pour la prendre en un dernier baiser, elle +s'enfuit, lui jetant comme adieu: «Non... je vais dormir... Qui m'aime +me suive!» + +Une heure plus tard, alors que tout le château silencieux semblait mort, +le baron sortit à pas de loup de sa chambre et s'en vint gratter à la +porte de son amie. Comme elle ne répondait pas, il essaya d'ouvrir. Le +verrou n'était point poussé. + +Elle rêvait, accoudée à la fenêtre. + +Il se jeta à ses genoux qu'il baisait éperdûment à travers la robe de +nuit. Elle ne disait rien, enfonçant ses doigts fins, d'une manière +caressante, dans les cheveux du baron. + +Et soudain, se dégageant comme si elle eût pris une grande résolution, +elle murmura de son air hardi, mais à voix basse: «Je vais revenir. +Attendez-moi.» Et son doigt, tendu dans l'ombre, montrait au fond de la +chambre la tache vague et blanche du lit. + +Alors, à tâtons, éperdu, les mains tremblantes, il se dévêtit bien vite +et s'enfonça dans les draps frais. Il s'étendit délicieusement, +oubliant presque son amie, tant il avait plaisir à cette caresse du +linge sur son corps las de mouvement. + +Elle ne revenait point, pourtant; s'amusant sans doute à le faire +languir. Il fermait les yeux dans un bien-être exquis; et il rêvait +doucement dans l'attente délicieuse de la chose tant désirée. Mais peu à +peu ses membres s'engourdirent, sa pensée s'assoupit, devint incertaine, +flottante. La puissante fatigue enfin le terrassa; il s'endormit. + +Il dormit du lourd sommeil, de l'invincible sommeil des chasseurs +exténués. Il dormit jusqu'à l'aurore. + +Tout à coup, la fenêtre étant restée entr'ouverte, un coq, perché dans +un arbre voisin, chanta. Alors brusquement, surpris par ce cri sonore, +le baron ouvrit les yeux. + +Sentant contre lui un corps de femme, se trouvant en un lit qu'il ne +reconnaissait pas, surpris et ne se souvenant plus de rien, il balbutia, +dans l'effarement du réveil: + +«--Quoi? Où suis-je? Qu'y a-t-il?» + +Alors elle, qui n'avait point dormi, regardant cet homme dépeigné, aux +yeux rouges, à la lèvre épaisse, répondit, du ton hautain dont elle +parlait à son mari: + +«--Ce n'est rien. C'est un coq qui chante. Rendormez-vous, monsieur, +cela ne vous regarde pas.» + + + + + + + +UN FILS + +_A René Maizeroy._ + + +Ils se promenaient, les deux vieux amis, dans le jardin tout fleuri où +le gai Printemps remuait de la vie. + +L'un était Sénateur, et l'autre de l'Académie française, graves tous +deux, pleins de raisonnements très logiques mais solennels, gens de +marque et de réputation. + +Ils parlotèrent d'abord de politique, échangeant des pensées, non pas +sur des Idées, mais sur des hommes: les personnalités, en cette matière, +primant toujours la Raison. Puis ils soulevèrent quelques souvenirs; +puis ils se turent, continuant à marcher côte à côte, tout amollis par +la tiédeur de l'air. + +Une grande corbeille de ravenelles exhalait des souffles sucrés et +délicats; un tas de fleurs de toute race et de toute nuance jetaient +leurs odeurs dans la brise, tandis qu'un faux-ébénier, vêtu de grappes +jaunes, éparpillait au vent sa fine poussière, une fumée d'or qui +sentait le miel et qui portait, pareille aux poudres caressantes des +parfumeurs, sa semence enbaumée à travers l'espace. + +Le sénateur s'arrêta, huma le nuage fécondant qui flottait, considéra +l'arbre amoureux resplendissant comme un soleil et dont les germes +s'envolaient. Et il dit: «Quand on songe que ces imperceptibles atômes, +qui sentent bon, vont créer des existences à des centaines de lieues +d'ici, vont faire tressaillir les fibres et les sèves d'arbres femelles +et produire des êtres à racines, naissant d'un germe comme nous, +mortels comme nous, et qui seront remplacés par d'autres êtres de même +essence, comme nous toujours!» + +Puis, planté devant l'ébénier radieux dont les parfums vivifiants se +détachaient à tous les frissons de l'air, M. le sénateur ajouta: «Ah! +mon gaillard, s'il te fallait faire le compte de tes enfants, tu serais +bigrement embarrassé. En voilà un qui les exécute facilement et qui les +lâche sans remords, et qui ne s'en inquiète guère.» + +L'académicien ajouta: «Nous en faisons autant, mon ami.» + +Le sénateur reprit: «Oui, je ne le nie pas, nous les lâchons +quelquefois, mais nous le savons au moins, et cela constitue notre +supériorité.» + +Mais l'autre secoua la tête: «Non, ce n'est pas là ce que je veux dire; +voyez-vous, mon cher, il n'est guère d'homme qui ne possède des enfants +ignorés, ces enfants dits _de père inconnu_, qu'il a faits, comme cet +arbre reproduit, presque inconsciemment. + +S'il fallait établir le compte des femmes que nous avons eues, nous +serions, n'est-ce pas, aussi embarrassés que cet ébénier que vous +interpelliez le serait pour numéroter ses descendants. + +De dix-huit à quarante ans enfin, en faisant entrer en ligne les +rencontres passagères, les contacts d'une heure, on peut bien admettre +que nous avons eu des... rapports intimes avec deux ou trois cents +femmes. + +Eh bien, mon ami, dans ce nombre êtes-vous sûr que vous n'en ayez pas +fécondé au moins une, et que vous ne possédiez point sur le pavé, ou au +bagne, un chenapan de fils qui vole et assassine les honnêtes gens, +c'est-à -dire nous; ou bien une fille dans quelque mauvais lieu; ou +peut-être, si elle a eu la chance d'être abandonnée par sa mère, +cuisinière en quelque famille. + +Songez en outre que presque toutes les femmes que nous appelons +_publiques_ possèdent un ou deux enfants dont elles ignorent le père, +enfants attrapés dans le hasard de leurs étreintes à dix ou vingt +francs. Dans tout métier on fait la part des profits et pertes. Ces +rejetons-là constituent les «pertes» de leur profession. Quels sont les +générateurs?--Vous,--moi,--nous tous, les hommes dits _comme il faut_! +Ce sont les résultats de nos joyeux dîners d'amis, de nos soirs de +gaîté, de ces heures où notre chair contente nous pousse aux +accouplements d'aventure. + +Les voleurs, les rôdeurs, tous les misérables, enfin, sont nos enfants. +Et cela vaut encore mieux pour nous que si nous étions les leurs, car +ils reproduisent aussi, ces gredins-là ! + +Tenez, j'ai, pour ma part, sur la conscience une très vilaine histoire +que je veux vous dire. C'est pour moi un remords incessant, plus que +cela, c'est un doute continuel, une inapaisable incertitude qui, +parfois, me torture horriblement. + +A l'âge de vingt-cinq ans j'avais entrepris avec un de mes amis, +aujourd'hui conseiller d'État, un voyage en Bretagne, à pied. + + * * * * * + +Après quinze ou vingt jours de marche forcenée, après avoir visité les +Côtes-du-Nord et une partie du Finistère, nous arrivions à Douarnenez; +de là , en une étape, on gagna la sauvage pointe du Raz par la baie des +Trépassés, et on coucha dans un village quelconque dont le nom finissait +en _of_; mais, le matin venu, une fatigue étrange retint au lit mon +camarade. Je dis au lit par habitude, car notre couche se composait +simplement de deux bottes de paille. + +Impossible d'être malade en ce lieu. Je le forçai donc à se lever, et +nous parvînmes à Audierne vers quatre ou cinq heures du soir. + +Le lendemain, il allait un peu mieux; on repartit; mais, en route, il +fut pris de malaises intolérables, et c'est à grand'peine que nous pûmes +atteindre Pont-Labbé. + +Là , au moins, nous avions une auberge. Mon ami se coucha, et le médecin, +qu'on fit venir de Quimper, constata une forte fièvre, sans en +déterminer la nature. + +Connaissez-vous Pont-Labbé?--Non.--Eh bien, c'est la ville la plus +bretonne de toute cette Bretagne bretonnante qui va de la pointe du Raz +au Morbihan, de cette contrée qui contient l'essence des moeurs, des +légendes, des coutumes bretonnes. Encore aujourd'hui, ce coin de pays +n'a presque pas changé. Je dis: _encore aujourd'hui_, car j'y retourne à +présent tous les ans, hélas! + +Un vieux château baigne le pied de ses tours dans un grand étang triste, +triste, avec des vols d'oiseaux sauvages. Une rivière sort de là que +les caboteurs peuvent remonter jusqu'à la ville. Et dans les rues +étroites aux maisons antiques, les hommes portent le grand chapeau, le +gilet brodé et les quatre vestes superposées: la première, grande comme +la main, couvrant au plus les omoplates, et la dernière s'arrêtant juste +au-dessus du fond de culotte. + +Les filles, grandes, belles, fraîches, ont la poitrine écrasée dans un +gilet de drap qui forme cuirasse, les étreint, ne laissant même pas +deviner leur gorge puissante et martyrisée; et elles sont coiffées d'une +étrange façon: sur les tempes, deux plaques brodées en couleur encadrent +le visage, serrent les cheveux qui tombent en nappe derrière la tête, +puis remontent se tasser au sommet du crâne sous un singulier bonnet, +tissu souvent d'or ou d'argent. + +La servante de notre auberge avait dix-huit ans au plus, des yeux tout +bleus, d'un bleu pâle que perçaient les deux petits points noirs de la +pupille; et ses dents courtes, serrées, qu'elle montrait sans cesse en +riant, semblaient faites pour broyer du granit. + +Elle ne savait pas un mot de français, ne parlant que le breton, comme +la plupart de ses compatriotes. + +Or, mon ami n'allait guère mieux, et, bien qu'aucune maladie ne se +déclarât, le médecin lui défendait de partir encore, ordonnant un repos +complet. Je passais donc les journées près de lui, et sans cesse la +petite bonne entrait, apportant soit mon dîner, soit de la tisane. + +Je la lutinais un peu, ce qui semblait l'amuser, mais nous ne causions +pas, naturellement, puisque nous ne nous comprenions point. + +Or, une nuit, comme j'étais resté fort tard auprès du malade, je +croisai, en regagnant ma chambre, la fillette qui rentrait dans la +sienne. C'était juste en face de ma porte ouverte; alors, brusquement, +sans réfléchir à ce que je faisais, plutôt par plaisanterie +qu'autrement, je la saisis à pleine taille, et, avant qu'elle fût +revenue de sa stupeur, je l'avais jetée et enfermée chez moi. Elle me +regardait, effarée, affolée, épouvantée, n'osant pas crier de peur d'un +scandale, d'être chassée sans doute par ses maîtres d'abord, et +peut-être par son père ensuite. + +J'avais fait cela en riant; mais, dès qu'elle fut chez moi, le désir de +la posséder m'envahit. Ce fut une lutte longue et silencieuse, une lutte +corps à corps, à la façon des athlètes, avec les bras tendus, crispés, +tordus, la respiration essoufflée, la peau mouillée de sueur. Oh! elle +se débattit vaillamment; et parfois nous heurtions un meuble, une +cloison, une chaise; alors, toujours enlacés, nous restions immobiles +plusieurs secondes dans la crainte que le bruit n'eût éveillé +quelqu'un; puis nous recommencions notre acharnée bataille, moi +l'attaquant, elle résistant. + +Épuisée enfin, elle tomba; et je la pris brutalement, par terre, sur le +pavé. + +Sitôt relevée, elle courut à la porte, tira les verrous et s'enfuit. + +Je la rencontrai à peine les jours suivants. Elle ne me laissait point +l'approcher. Puis, comme mon camarade était guéri et que nous devions +reprendre notre voyage, je la vis entrer, la veille de mon départ, à +minuit, nu-pieds, en chemise, dans ma chambre où je venais de me +retirer. + +Elle se jeta dans mes bras, m'étreignit passionnément, puis, jusqu'au +jour, m'embrassa, me caressa, pleurant, sanglotant, me donnant enfin +toutes les assurances de tendresse et de désespoir qu'une femme nous +peut donner quand elle ne sait pas un mot de notre langue. + +Huit jours après, j'avais oublié cette aventure, commune et fréquente +quand on voyage, les servantes d'auberge étant généralement destinées à +distraire ainsi les voyageurs. + +Et je fus trente ans sans y songer et sans revenir à Pont-Labbé. + +Or, en 1876, j'y retournai par hasard au cours d'une excursion en +Bretagne, entreprise pour documenter un livre et pour me bien pénétrer +des paysages. + +Rien ne me sembla changé. Le château mouillait toujours ses murs +grisâtres dans l'étang, à l'entrée de la petite ville; et l'auberge +était la même quoique réparée, remise à neuf, avec un air plus moderne. +En entrant, je fus reçu par deux jeunes Bretonnes de dix-huit ans, +fraîches et gentilles, encuirassées dans leur étroit gilet de drap, +casquées d'argent avec les grandes plaques brodées sur les oreilles. + +Il était environ six heures du soir. Je me mis à table pour dîner et, +comme le patron s'empressait lui-même à me servir, la fatalité sans +doute me fit dire: «Avez-vous connu les anciens maîtres de cette maison? +J'ai passé ici une dizaine de jours il y a trente ans maintenant. Je +vous parle de loin.» + +Il répondit: «C'étaient mes parents, monsieur.» + +Alors je lui racontai en quelle occasion je m'étais arrêté, comment +j'avais été retenu par l'indisposition d'un camarade. Il ne me laissa +pas achever. + +«--Oh! je me rappelle parfaitement J'avais alors quinze ou seize ans. +Vous couchiez dans la chambre du fond et votre ami dans celle dont j'ai +fait la mienne, sur la rue.» + +C'est alors seulement que le souvenir très vif de la petite bonne me +revint. Je demandai: «--Vous rappelez-vous une gentille petite servante +qu'avait alors votre père, et qui possédait, si ma mémoire ne me +trompe, de jolis yeux bleus et des dents fraîches?» + +Il reprit: «--Oui, monsieur; elle est morte en couches quelque temps +après.» + +Et, tendant la main vers la cour où un homme maigre et boiteux remuait +du fumier, il ajouta: «--Voilà son fils.» + +Je me mis à rire. «--Il n'est pas beau et ne ressemble guère à sa mère. +Il tient du père sans doute.» + +L'aubergiste reprit: «--Ça se peut bien; mais on n'a jamais su à qui +c'était. Elle est morte sans le dire et personne ici ne lui connaissait +de galant. Ç'a été un fameux étonnement quand on a appris qu'elle était +enceinte. Personne ne voulait le croire.» + +J'eus une sorte de frisson désagréable, un de ces effleurements pénibles +qui nous touchent le coeur, comme l'approche d'un lourd chagrin. Et je +regardai l'homme dans la cour. Il venait maintenant de puiser de l'eau +pour les chevaux et portait ses deux seaux en boitant, avec un effort +douloureux de la jambe plus courte. Il était déguenillé, hideusement +sale, avec de longs cheveux jaunes tellement mêlés qu'ils lui tombaient +comme des cordes sur les joues. + +L'aubergiste ajouta: «--Il ne vaut pas grand'chose, ç'a été gardé par +charité dans la maison. Peut-être qu'il aurait mieux tourné si on +l'avait élevé comme tout le monde. Mais que voulez-vous, monsieur? Pas +de père, pas de mère, pas d'argent! Mes parents ont eu pitié de +l'enfant, mais ce n'était pas à eux, vous comprenez.» + +Je ne dis rien. + +Et je couchai dans mon ancienne chambre; et toute la nuit je pensai à cet +affreux valet d'écurie en me répétant: «--Si c'était mon fils, pourtant? +Aurais-je donc pu tuer cette fille et procréer cet être?»--C'était +possible, enfin! + +Je résolus de parler à cet homme et de connaître exactement la date de +sa naissance. Une différence de deux mois devait m'arracher mes doutes. + +Je le fis venir le lendemain. Mais il ne parlait pas le français non +plus. Il avait l'air de ne rien comprendre d'ailleurs, ignorant +absolument son âge qu'une des bonnes lui demanda de ma part. Et il se +tenait d'un air idiot devant moi, roulant son chapeau dans ses pattes +noueuses et dégoûtantes, riant stupidement, avec quelque chose du rire +ancien de la mère dans le coin des lèvres et dans le coin des yeux. + +Mais le patron survenant alla chercher l'acte de naissance du misérable. +Il était entré dans la vie huit mois et vingt-six jours après mon +passage à Pont-Labbé, car je me rappelais parfaitement être arrivé à +Lorient le 15 août. L'acte portait la mention: «Père inconnu». La mère +s'était appelée Jeanne Kerradec. + +Alors mon coeur se mit à battre à coups pressés. Je ne pouvais plus +parler tant je me sentais suffoqué; et je regardais cette brute dont les +grands cheveux jaunes semblaient un fumier plus sordide que celui des +bêtes; et le gueux, gêné par mon regard, cessait de rire, détournait la +tête, cherchait à s'en aller. + +Tout le jour j'errai le long de la petite rivière, en réfléchissant +douloureusement. Mais à quoi bon réfléchir? Rien ne pouvait me fixer. +Pendant des heures et des heures je pesais toutes les raisons bonnes ou +mauvaises pour ou contre mes chances de paternité, m'énervant en des +suppositions inextricables, pour revenir sans cesse à la même horrible +incertitude, puis à la conviction plus atroce encore que cet homme était +mon fils. + +Je ne pus dîner et je me retirai dans ma chambre. Je fus longtemps sans +parvenir à dormir; puis le sommeil vint, un sommeil hanté de visions +insupportables. Je voyais ce goujat qui me riait au nez, m'appelait +«papa»; puis il se changeait en chien et me mordait les mollets, et, +j'avais beau me sauver, il me suivait toujours, et au lieu d'aboyer il +parlait, m'injuriait; puis il comparaissait devant mes collègues de +l'Académie réunis pour décider si j'étais bien son père; et l'un d'eux +s'écriait: «C'est indubitable! Regardez donc comme il lui ressemble.» Et +en effet je m'apercevais que ce monstre me ressemblait. Et je me +réveillai avec cette idée plantée dans le crâne et avec le désir fou de +revoir l'homme pour décider si, oui ou non, nous avions des traits +communs. + +Je le joignis comme il allait à la messe (c'était un dimanche) et je lui +donnai cent sous en le dévisageant anxieusement. Il se remit à rire +d'une ignoble façon, prit l'argent, puis, gêné de nouveau par mon oeil, +il s'enfuit après avoir bredouillé un mot à peu près inarticulé, qui +voulait dire «merci», sans doute. + +La journée se passa pour moi dans les mêmes angoisses que la veille. +Vers le soir je fis venir l'hôtelier, et avec beaucoup de précautions, +d'habiletés, de finesses, je lui dis que je m'intéressais à ce pauvre +être si abandonné de tous et privé de tout, et que je voulais faire +quelque chose pour lui. + +Mais l'homme répliqua: «Oh! n'y songez pas, monsieur, il ne vaut rien, +vous n'en aurez que du désagrément. Moi, je l'emploie à vider l'écurie, +et c'est tout ce qu'il peut faire. Pour ça je le nourris et il couche +avec les chevaux. Il ne lui en faut pas plus. Si vous avez une vieille +culotte, donnez-la lui, mais elle sera en pièces dans huit jours.» + +Je n'insistai pas, me réservant d'aviser. + +Le gueux rentra le soir horriblement ivre, faillit mettre le feu à la +maison, assomma un cheval à coups de pioche, et, en fin de compte, +s'endormit dans la boue sous la pluie, grâce à mes largesses. + +On me pria le lendemain de ne plus lui donner d'argent. L'eau-de-vie le +rendait furieux, et, dès qu'il avait deux sous en poche, il les buvait. +L'aubergiste ajouta: «Lui donner de l'argent c'est vouloir sa mort.» Cet +homme n'en avait jamais eu, absolument jamais, sauf quelques centimes +jetés par les voyageurs, et il ne connaissait pas d'autre destination à +ce métal que le cabaret. + +Alors je passai des heures dans ma chambre, avec un livre ouvert que je +semblais lire, mais ne faisant autre chose que de regarder cette brute, +mon fils! mon fils! en tâchant de découvrir s'il avait quelque chose de +moi. A force de chercher je crus reconnaître des lignes semblables dans +le front et à la naissance du nez, et je fus bientôt convaincu d'une +ressemblance que dissimulaient l'habillement différent et la crinière +hideuse de l'homme. + +Mais je ne pouvais demeurer plus longtemps sans devenir suspect, et je +partis, le coeur broyé, après avoir laissé à l'aubergiste quelque argent +pour adoucir l'existence de son valet. + +Or, depuis six ans, je vis avec cette pensée, cette horrible +incertitude, ce doute abominable. Et, chaque année, une force invincible +me ramène à Pont-Labbé. Chaque année je me condamne à ce supplice de +voir cette brute patauger dans son fumier, de m'imaginer qu'il me +ressemble, de chercher, toujours en vain, à lui être secourable. Et +chaque année je reviens ici, plus indécis, plus torturé, plus anxieux. + +J'ai essayé de le faire instruire. Il est idiot sans ressource. + +J'ai essayé de lui rendre la vie moins pénible. Il est irrémédiablement +ivrogne et emploie à boire tout l'argent qu'on lui donne; et il sait +fort bien vendre ses habits neufs pour se procurer de l'eau-de-vie. + +J'ai essayé d'apitoyer sur lui son patron pour qu'il le ménageât, en +offrant toujours de l'argent. L'aubergiste, étonné à la fin, m'a répondu +fort sagement: «Tout ce que vous ferez pour lui, monsieur, ne servira +qu'à le perdre. Il faut le tenir comme un prisonnier. Sitôt qu'il a du +temps ou du bien-être, il devient malfaisant. Si vous voulez faire du +bien, ça ne manque pas, allez, les enfants abandonnés, mais +choisissez-en un qui réponde à votre peine.» + +Que dire à cela? + +Et si je laissais percer un soupçon des doutes qui me torturent, ce +crétin, certes, deviendrait malin pour m'exploiter, me compromettre, me +perdre. Il me crierait «papa», comme dans mon rêve. + +Et je me dis que j'ai tué la mère et perdu cet être atrophié, larve +d'écurie, éclose et poussée dans le fumier, cet homme qui, élevé comme +d'autres, aurait été pareil aux autres. + +Et vous ne vous figurez pas la sensation étrange, confuse et intolérable +que j'éprouve en face de lui, en songeant que cela est sorti de moi, +qu'il tient à moi par ce lien intime qui lie le fils au père, que grâce +aux terribles lois de l'hérédité, il est moi par mille choses, par son +sang et par sa chair, et qu'il a jusqu'aux mêmes germes de maladies, aux +mêmes ferments de passions. + +Et j'ai sans cesse un inapaisable et douloureux besoin de le voir; et sa +vue me fait horriblement souffrir; et de ma fenêtre, là -bas, je le +regarde pendant des heures remuer et charrier les ordures des bêtes, en +me répétant: «C'est mon fils.» + +Et je sens, parfois, d'intolérables envies de l'embrasser. Je n'ai même +jamais touché sa main sordide. + +L'académicien se tut. Et son compagnon, l'homme politique, murmura: «Oui +vraiment, nous devrions bien nous occuper un peu plus des enfants qui +n'ont pas de père.» + + * * * * * + +Et un souffle de vent traversant, le grand arbre jaune secoua ses +grappes, enveloppa d'une nuée odorante et fine les deux vieillards qui +la respirèrent à longs traits. + +Et le sénateur ajouta: «C'est bon vraiment d'avoir vingt-cinq ans, et +même de faire des enfants comme ça.» + + + + + + + +SAINT-ANTOINE + +_A X. Charmes._ + + +On l'appelait Saint-Antoine, parce qu'il se nommait Antoine, et aussi +peut-être parce qu'il était bon vivant, joyeux, farceur, puissant +mangeur et fort buveur, et vigoureux trousseur de servantes, bien qu'il +eût plus de soixante ans. + +C'était un grand paysan du pays de Caux, haut en couleur, gros de +poitrine et de ventre, et perché sur de longues jambes qui semblaient +trop maigres pour l'ampleur du corps. + +Veuf, il vivait seul avec sa bonne et ses deux valets dans sa ferme +qu'il dirigeait en madré compère, soigneux de ses intérêts, entendu dans +les affaires et dans l'élevage du bétail, et dans la culture de ses +terres. Ses deux fils et ses trois filles mariés avec avantage, vivaient +aux environs, et venaient, une fois par mois, dîner avec le père. Sa +vigueur était célèbre dans tout le pays d'alentour; on disait en manière +de proverbe: «Il est fort comme Saint-Antoine.» + +Lorsque arriva l'invasion prussienne, Saint-Antoine, au cabaret, +promettait de manger une armée, car il était hâbleur comme un vrai +Normand, un peu couard et fanfaron. Il tapait du poing sur la table de +bois, qui sautait en faisant danser les tasses et les petits verres, et +il criait, la face rouge et l'oeil sournois, dans une fausse colère de +bon vivant: «Faudra que j'en mange, nom de Dieu!» Il comptait bien que +les Prussiens ne viendraient pas jusqu'à Tanneville; mais lorsqu'il +apprit qu'ils étaient à Rautôt, il ne sortit plus de sa maison, et il +guettait sans cesse la route par la petite fenêtre de sa cuisine, +s'attendant à tout moment à voir passer des baïonnettes. + +Un matin, comme il mangeait la soupe avec ses serviteurs, la porte +s'ouvrit, et le maire de la commune, maître Chicot, parut suivi d'un +soldat coiffé d'un casque noir à pointe de cuivre. Saint-Antoine se +dressa d'un bond; et tout son monde le regardait, s'attendant à le voir +écharper le Prussien; mais il se contenta de serrer la main du maire qui +lui dit: «--En v'la un pour toi, Saint-Antoine. Ils sont venus c'te +nuit. Fais pas de bêtise surtout, vu qu'ils parlent de fusiller et de +brûler tout si seulement il arrive la moindre chose. Te v'la prévenu. +Donne-li à manger, il a l'air d'un bon gars. Bonsoir, je vas chez +l's'autres. Y en a pour tout le monde.» Et il sortit. + +Le père Antoine, devenu pâle, regarda son Prussien. C'était un gros +garçon à la chair grasse et blanche, aux yeux bleus, au poil blond, +barbu jusqu'aux pommettes, qui semblait idiot, timide et bon enfant. Le +Normand malin le pénétra tout de suite, et, rassuré, lui fit signe de +s'asseoir. Puis il lui demanda: «Voulez-vous de la soupe?» L'étranger ne +comprit pas. Antoine alors eut un coup d'audace, et lui poussant sous le +nez une assiette pleine: «--Tiens, avale ça, gros cochon.» + +Le soldat répondit: «Ya» et se mit à manger goulûment pendant que le +fermier triomphant, sentant sa réputation reconquise, clignait de l'oeil +à ses serviteurs qui grimaçaient étrangement, ayant en même temps +grand'peur et envie de rire. + +Quand le Prussien eut englouti son assiettée, Saint-Antoine lui en +servit une autre qu'il fit disparaître également; mais il recula devant +la troisième, que le fermier voulait lui faire manger de force, en +répétant: «Allons fous-toi ça dans le ventre. T'engraisseras ou tu diras +pourquoi, va, mon cochon!» + +Et le soldat, comprenant seulement qu'on voulait le faire manger tout +son saoul, riait d'un air content, en faisant signe qu'il était plein. + +Alors Saint-Antoine devenu tout à fait familier lui tapa sur le ventre +en criant: «--Y en a-t-il dans la bedaine à mon cochon!» Mais soudain il +se tordit, rouge à tomber d'une attaque, ne pouvant plus parler. Une +idée lui était venue qui le faisait étouffer de rire: «C'est ça, c'est +ça, saint Antoine et son cochon. V'là mon cochon.» Et les trois +serviteurs éclatèrent à leur tour. + +Le vieux était si content qu'il fit apporter l'eau-de-vie, la bonne, le +fil en dix, et qu'il en régala tout le monde. On trinqua avec le +Prussien, qui claqua de la langue par flatterie, pour indiquer qu'il +trouvait ça fameux. Et Saint-Antoine lui criait dans le nez: «Hein? En +v'là d'la fine. T'en bois pas comme ça chez toi, mon cochon.» + + * * * * * + +Dès lors, le père Antoine ne sortit plus sans son Prussien. Il avait +trouvé là son affaire, c'était sa vengeance à lui, sa vengeance de gros +malin. Et tout le pays, qui crevait de peur, riait à se tordre derrière +le dos des vainqueurs de la farce de Saint-Antoine. Vraiment, dans la +plaisanterie il n'avait pas son pareil. Il n'y avait que lui pour +inventer des choses comme ça. Cré coquin, va! + +Il s'en allait chez les voisins, tous les jours après midi, bras dessus +bras dessous avec son Allemand qu'il présentait d'un air gai en lui +tapant sur l'épaule: «--Tenez, v'là mon cochon, r'gardez-moi s'il +engraisse c't'animal-là .» + +Et les paysans s'épanouissaient.--Est-il donc rigolo, ce bougre +d'Antoine! + +--J'te l'vend, Césaire, trois pistoles. + +--Je l'prends, Antoine, et j't'invite à manger du boudin. + +--Mé, c'que j'veux, c'est d'ses pieds. + +--Tâte li l'ventre, tu verras qu'il n'a que d'la graisse.» + +Et tout le monde clignait de l'oeil sans rire trop haut cependant, de +peur que le Prussien devinât à la fin qu'on se moquait de lui. Antoine +seul, s'enhardissant tous les jours, lui pinçait les cuisses en criant: +«Rien qu'du gras»; lui tapait sur le derrière en hurlant: «Tout ça d'la +couenne»; l'enlevait dans ses bras de vieux colosse capable de porter +une enclume en déclarant: «Il pèse six cents, et pas de déchet.» + +Et il avait pris l'habitude de faire offrir à manger à son cochon +partout où il entrait avec lui. C'était là le grand plaisir, le grand +divertissement de tous les jours: «--Donnez-li de c'que vous voudrez, il +avale tout.» Et on offrait à l'homme du pain et du beurre, des pommes de +terre, du fricot froid, de l'andouille qui faisait dire: «--De la vôtre, +et du choix.» + +Le soldat, stupide et doux, mangeait par politesse, enchanté de ces +attentions, se rendait malade pour ne pas refuser; et il engraissait +vraiment, serré maintenant dans son uniforme, ce qui ravissait +Saint-Antoine et lui faisait répéter: «--Tu sais, mon cochon, faudra te +faire faire une autre cage.» + +Ils étaient devenus, d'ailleurs, les meilleurs amis du monde; et, quand +le vieux allait à ses affaires dans les environs, le Prussien +l'accompagnait de lui-même pour le seul plaisir d'être avec lui. + +Le temps était rigoureux; il gelait dur; le terrible hiver de 1870 +semblait jeter ensemble tous les fléaux sur la France. + +Le père Antoine, qui préparait les choses de loin et profitait des +occasions, prévoyant qu'il manquerait de fumier pour les travaux du +printemps, acheta celui d'un voisin qui se trouvait dans la gêne; et il +fut convenu qu'il irait chaque soir avec son tombereau chercher une +charge d'engrais. + +Chaque jour donc il se mettait en route à l'approche de la nuit et se +rendait à la ferme des Haules, distante d'une demi-lieue, toujours +accompagné de son cochon. Et chaque jour c'était une fête de nourrir +l'animal. Tout le pays accourait là comme on va, le dimanche, à la +grand'messe. + +Le soldat, cependant, commençait à se méfier; et quand on riait trop +fort il roulait des yeux inquiets qui, parfois, s'allumaient d'une +flamme de colère. + +Or, un soir, quand il eut mangé à sa contenance, il refusa d'avaler un +morceau de plus; et il essaya de se lever pour s'en aller. Mais +Saint-Antoine l'arrêta d'un tour de poignet, et lui posant ses deux +mains puissantes sur les épaules il le rassit si durement que la chaise +s'écrasa sous l'homme. + +Une gaieté de tempête éclata; et Antoine, radieux, ramassant son cochon, +fit semblant de le panser pour le guérir, puis il déclara: «Puisque tu +n'veux pas manger, tu vas boire, nom de Dieu!» Et on alla chercher de +l'eau-de-vie au cabaret. + +Le soldat roulait des yeux méchants: mais il but néanmoins; il but tant +qu'on voulut; et Saint-Antoine lui tenait la tête, à la grande joie des +assistants. + +Le Normand, rouge comme une tomate, le regard en feu, emplissait les +verres, trinquait en gueulant «à la tienne!» Et le Prussien, sans +prononcer un mot, entonnait coup sur coup des lampées de cognac. + +C'était une lutte, une bataille, une revanche! A qui boirait le plus, +nom d'un nom! Ils n'en pouvaient ni l'un ni l'autre quand le litre fut +séché. Mais aucun des deux n'était vaincu. Ils s'en allaient manche à +manche, voilà tout. Faudrait recommencer le lendemain! + +Ils sortirent en titubant et se mirent en route, à côté du tombereau de +fumier que traînaient lentement les deux chevaux. + +La neige commençait à tomber, et la nuit sans lune s'éclairait +tristement de cette blancheur morte des plaines. Le froid saisit les +deux hommes, augmentant leur ivresse, et Saint-Antoine, mécontent de +n'avoir pas triomphé, s'amusait à pousser de l'épaule son cochon pour le +faire culbuter dans le fossé. L'autre évitait les attaques par des +retraites; et, chaque fois, il prononçait quelques mots allemands sur un +ton irrité qui faisait rire aux éclats le paysan. A la fin, le Prussien +se fâcha; et juste au moment où Antoine lui lançait une nouvelle +bourrade, il répondit par un coup de poing terrible qui fit chanceler +le colosse. + +Alors, enflammé d'eau-de-vie, le vieux saisit l'homme à bras le corps, +le secoua quelques secondes comme il eût fait d'un petit enfant, et il +le lança à toute volée de l'autre côté du chemin. Puis, content de cette +exécution, il croisa ses bras pour rire de nouveau. + +Mais le soldat se releva vivement, nu-tête, son casque ayant roulé, et, +dégainant son sabre, il se précipita sur le père Antoine. + +Quand il vit cela, le paysan saisit son fouet par le milieu, son grand +fouet de houx, droit, fort et souple comme un nerf de boeuf. + +Le Prussien arriva, le front baissé, l'arme en avant, sûr de tuer. Mais +le vieux, attrapant à pleine main la lame dont la pointe allait lui +crever le ventre, l'écarta, et il frappa d'un coup sec sur la tempe, +avec la poignée du fouet, son ennemi qui s'abattit à ses pieds. + +Puis il regarda, effaré, stupide d'étonnement, le corps d'abord secoué +de spasmes, puis immobile sur le ventre. Il se pencha, le retourna, le +considéra quelque temps. L'homme avait les yeux clos; et un filet de +sang coulait d'une fente au coin du front. Malgré la nuit, le père +Antoine distinguait la tache brune de ce sang sur la neige. + +Il restait là , perdant la tête, tandis que son tombereau s'en allait +toujours, au pas tranquille des chevaux. + +Qu'allait-il faire? Il serait fusillé! On brûlerait sa ferme, on +ruinerait le pays! Que faire? que faire? Comment cacher le corps, cacher +la mort, tromper les Prussiens? Il entendit des voix au loin, dans le +grand silence des neiges. Alors, il s'affola, et, ramassant le casque, +il recoiffa sa victime, puis, l'empoignant par les reins, il l'enleva, +courut, rattrapa son attelage et lança le corps sur le fumier. Une fois +chez lui, il aviserait. + +Il allait à petits pas, se creusant la cervelle, ne trouvant rien. Il se +voyait, il se sentait perdu. Il rentra dans sa cour. Une lumière +brillait à une lucarne, sa servante ne dormait pas encore; alors il fit +vivement reculer sa voiture jusqu'au bord du trou à l'engrais. Il +songeait qu'en renversant la charge, le corps posé dessus tomberait +dessous dans la fosse; et il fit basculer le tombereau. + +Comme il l'avait prévu, l'homme fut enseveli sous le fumier. Antoine +aplanit le tas avec sa fourche, puis la planta dans la terre à côté. Il +appela son valet, ordonna de mettre les chevaux à l'écurie; et il rentra +dans sa chambre. + +Il se coucha, réfléchissant toujours à ce qu'il allait faire, mais +aucune idée ne l'illuminait, son épouvante allait croissant dans +l'immobilité du lit. On le fusillerait! Il suait de peur; ses dents +claquaient; il se releva, grelottant, ne pouvant plus tenir dans ses +draps. + +Alors il descendit à la cuisine, prit la bouteille de fine dans le +buffet, et remonta. Il but deux grands verres de suite jetant une +ivresse nouvelle par-dessus l'ancienne, sans calmer l'angoisse de son +âme. Il avait fait là un joli coup, nom de Dieu d'imbécile! + +Il marchait maintenant de long en large, cherchant des ruses, des +explications et des malices; et, de temps en temps, il se rinçait la +bouche avec une gorgée de fil en dix pour se mettre du coeur au ventre. + +Et il ne trouvait rien. Mais rien. + +Vers minuit, son chien de garde, une sorte de demi-loup qu'il appelait +«Dévorant» se mit à hurler à la mort. Le père Antoine frémit jusque dans +les moelles; et, chaque fois que la bête reprenait son gémissement +lugubre et long, un frisson de peur courait sur la peau du vieux. + +Il s'était abattu sur une chaise, les jambes cassées, hébété, n'en +pouvant plus, attendant avec anxiété que «Dévorant» recommençât sa +plainte, et secoué par tous les sursauts dont la terreur fait vibrer nos +nerfs. + +L'horloge d'en bas sonna cinq heures. Le chien ne se taisait pas. Le +paysan devenait fou. Il se leva pour aller déchaîner la bête, pour ne +plus l'entendre. Il descendit, ouvrit la porte, s'avança dans la nuit. + +La neige tombait toujours. Tout était blanc. Les bâtiments de la ferme +faisaient de grandes taches noires. L'homme s'approcha de la niche. Le +chien tirait sur sa chaîne. Il le lâcha. Alors «Dévorant» fit un bond, +puis s'arrêta net, le poil hérissé, les pattes tendues, les crocs au +vent, le nez tourné vers le fumier. + +Saint-Antoine, tremblant de la tête aux pieds, balbutia: «--Qué qu't'as +donc, sale rosse?» et il avança de quelques pas, fouillant de l'oeil +l'ombre indécise, l'ombre terne de la cour. + +Alors, il vit une forme, une forme d'homme assis sur son fumier! + +Il regardait cela perclus d'horreur et haletant. Mais, soudain, il +aperçut auprès de lui le manche de sa fourche piquée dans la terre; il +l'arracha du sol; et, dans un de ces transports de peur qui rendent +téméraires les plus lâches, il se rua en avant, pour voir. + +C'était lui, son Prussien, sorti fangeux de sa couche d'ordure qui +l'avait réchauffé, ranimé. Il s'était assis machinalement, et il restait +là , sous la neige qui le poudrait, souillé de saletés et de sang, encore +hébété par l'ivresse, étourdi par le coup, épuisé par sa blessure. + +Il aperçut Antoine, et, trop abruti pour rien comprendre, il fit un +mouvement afin de se lever. Mais le vieux, dès qu'il l'eut reconnu, +écuma ainsi qu'une bête enragée. + +Il bredouillait: «--Ah! cochon! cochon! t'es pas mort! Tu vas me +dénoncer, à c't'heure... Attends... attends!» + +Et, s'élançant sur l'Allemand, il jeta en avant de toute la vigueur de +ses deux bras sa fourche levée comme une lance, et il lui enfonça +jusqu'au manche les quatre pointes de fer dans la poitrine. + +Le soldat se renversa sur le dos en poussant un long soupir de mort, +tandis que le vieux paysan, retirant son arme des plaies, la replongeait +coup sur coup dans le ventre, dans l'estomac, dans la gorge, frappant +comme un forcené, trouant de la tête aux pieds le corps palpitant dont +le sang fuyait par gros bouillons. + +Puis il s'arrêta, essoufflé de la violence de sa besogne, aspirant l'air +à grandes gorgées, apaisé par le meurtre accompli. + +Alors, comme les coqs chantaient dans les poulaillers et comme le jour +allait poindre, il se mit à l'oeuvre pour ensevelir l'homme. + +Il creusa un trou dans le fumier, trouva la terre, fouilla plus bas +encore, travaillant d'une façon désordonnée dans un emportement de force +avec des mouvements furieux des bras et de tout le corps. + +Lorsque la tranchée fut assez creuse, il roula le cadavre dedans, avec +la fourche, rejeta la terre dessus, la piétina longtemps, remit en place +le fumier, et il sourit en voyant la neige épaisse qui complétait sa +besogne, et couvrait les traces de son voile blanc. + +Puis il repiqua sa fourche sur le tas d'ordure et rentra chez lui. Sa +bouteille encore à moitié pleine d'eau-de-vie était restée sur une +table. Il la vida d'une haleine, se jeta sur son lit, et s'endormit +profondément. + +Il se réveilla dégrisé, l'esprit calme et dispos, capable de juger le +cas et de prévoir l'événement. + +Au bout d'une heure il courait le pays en demandant partout des +nouvelles de son soldat. Il alla trouver les officiers, pour savoir, +disait-il, pourquoi on lui avait repris son homme. + +Comme on connaissait leur liaison, on ne le soupçonna pas; et il dirigea +même les recherches en affirmant que le Prussien allait chaque soir +courir le cotillon. + +Un vieux gendarme en retraite, qui tenait une auberge dans un village +voisin et qui avait une jolie fille, fut arrêté et fusillé. + + + + + + +L'AVENTURE DE WALTER SCHNAFFS + +_A Robert Pinchon._ + + +Depuis son entrée en France avec l'armée d'invasion, Walter Schnaffs se +jugeait le plus malheureux des hommes. Il était gros, marchait avec +peine, soufflait beaucoup et souffrait affreusement des pieds qu'il +avait fort plats et fort gras. Il était en outre pacifique et +bienveillant, nullement magnanime ou sanguinaire, père de quatre enfants +qu'il adorait et marié avec une jeune femme blonde, dont il regrettait +désespérément chaque soir les tendresses, les petits soins et les +baisers. Il aimait se lever tard et se coucher tôt, manger lentement de +bonnes choses et boire de la bière dans les brasseries. Il songeait en +outre que tout ce qui est doux dans l'existence disparaît avec la vie; +et il gardait au coeur une haine épouvantable, instinctive et raisonnée +en même temps, pour les canons, les fusils, les revolvers et les sabres, +mais surtout pour les baïonnettes, se sentant incapable de manoeuvrer +assez vivement cette arme rapide pour défendre son gros ventre. + +Et, quand il se couchait sur la terre, la nuit venue, roulé dans son +manteau à côté des camarades qui ronflaient, il pensait longuement aux +siens laissés là -bas et aux dangers semés sur sa route:--S'il était tué, +que deviendraient les petits? Qui donc les nourrirait et les élèverait? +A l'heure même, ils n'étaient pas riches, malgré les dettes qu'il avait +contractées en partant pour leur laisser quelque argent. Et Walter +Schnaffs pleurait quelquefois. + +Au commencement des batailles il se sentait dans les jambes de telles +faiblesses qu'il se serait laissé tomber, s'il n'avait songé que toute +l'armée lui passerait sur le corps. Le sifflement des balles hérissait +le poil sur sa peau. + +Depuis des mois il vivait ainsi dans la terreur et dans l'angoisse. + +Son corps d'armée s'avançait vers la Normandie; et il fut un jour envoyé +en reconnaissance avec un faible détachement qui devait simplement +explorer une partie du pays et se replier ensuite. Tout semblait calme +dans la campagne; rien n'indiquait une résistance préparée. + +Or, les Prussiens descendaient avec tranquillité dans une petite vallée +que coupaient des ravins profonds quand une fusillade violente les +arrêta net, jetant bas une vingtaine des leurs; et une troupe de +francs-tireurs, sortant brusquement d'un petit bois grand comme la main, +s'élança en avant, la baïonnette au fusil. + +Walter Schnaffs demeura d'abord immobile, tellement surpris et éperdu +qu'il ne pensait même pas à fuir. Puis un désir fou de détaler le +saisit; mais il songea aussitôt qu'il courait comme une tortue en +comparaison des maigres Français qui arrivaient en bondissant comme un +troupeau de chèvres. Alors, apercevant à six pas devant lui un large +fossé plein de broussailles couvertes de feuilles sèches, il y sauta à +pieds joints, sans songer même à la profondeur, comme on saute d'un pont +dans une rivière. + +Il passa, à la façon d'une flèche, à travers une couche épaisse de +lianes et de ronces aiguës qui lui déchirèrent la face et les mains, et +il tomba lourdement assis sur un lit de pierres. + +Levant aussitôt les yeux, il vit le ciel par le trou qu'il avait fait. +Ce trou révélateur le pouvait dénoncer, et il se traîna avec précaution, +à quatre pattes, au fond de cette ornière, sous le toit de branchages +enlacés, allant le plus vite possible, en s'éloignant du lieu du combat. +Puis il s'arrêta et s'assit de nouveau, tapi comme un lièvre au milieu +des hautes herbes sèches. + +Il entendit pendant quelque temps encore des détonations, des cris et +des plaintes. Puis les clameurs de la lutte s'affaiblirent, cessèrent. +Tout redevint muet et calme. + +Soudain quelque chose remua contre lui. Il eut un sursaut épouvantable. +C'était un petit oiseau qui, s'étant posé sur une branche, agitait des +feuilles mortes. Pendant près d'une heure, le coeur de Walter Schnaffs +en battit à grands coups pressés. + +La nuit venait, emplissant d'ombre le ravin. Et le soldat se mit à +songer. Qu'allait-il faire? Qu'allait-il devenir? Rejoindre son +armée?... Mais comment? Mais par où? Et il lui faudrait recommencer +l'horrible vie d'angoisses, d'épouvantes, de fatigues et de souffrances +qu'il menait depuis le commencement de la guerre! Non! Il ne se sentait +plus ce courage! Il n'aurait plus l'énergie qu'il fallait pour supporter +les marches et affronter les dangers de toutes les minutes. + +Mais que faire? Il ne pouvait rester dans ce ravin et s'y cacher jusqu'à +la fin des hostilités. Non, certes. S'il n'avait pas fallu manger, cette +perspective ne l'aurait pas trop atterré; mais il fallait manger, manger +tous les jours. + +Et il se trouvait ainsi tout seul, en armes, en uniforme, sur le +territoire ennemi, loin de ceux qui le pouvaient défendre. Des frissons +lui couraient sur la peau. + +Soudain il pensa: «Si seulement j'étais prisonnier!» Et son coeur frémit +de désir, d'un désir violent, immodéré, d'être prisonnier des Français. +Prisonnier! Il serait sauvé, nourri, logé, à l'abri des balles et des +sabres, sans appréhension possible, dans une bonne prison bien gardée. +Prisonnier! Quel rêve! + +Et sa résolution fut prise immédiatement: + +--Je vais me constituer prisonnier. + +Il se leva, résolu à exécuter ce projet sans tarder d'une minute. Mais +il demeura immobile, assailli soudain par des réflexions fâcheuses et +par des terreurs nouvelles. + +Où allait-il se constituer prisonnier? Comment? De quel côté? Et des +images affreuses, des images de mort, se précipitèrent dans son âme. + +Il allait courir des dangers terribles en s'aventurant seul, avec son +casque à pointe, par la campagne. + +S'il rencontrait des paysans? Ces paysans, voyant un Prussien perdu, un +Prussien sans défense, le tueraient comme un chien errant! Ils le +massacreraient avec leurs fourches, leurs pioches, leurs faux, leurs +pelles! Ils en feraient une bouillie, une pâtée, avec l'acharnement des +vaincus exaspérés. + +S'il rencontrait des francs-tireurs? Ces francs-tireurs, des enragés +sans loi ni discipline, le fusilleraient pour s'amuser, pour passer une +heure, histoire de rire en voyant sa tête. Et il se croyait déjà appuyé +contre un mur en face de douze canons de fusils, dont les petits trous +ronds et noirs semblaient le regarder. + +S'il rencontrait l'armée française elle-même? Les hommes d'avant-garde +le prendraient pour un éclaireur, pour quelque hardi et malin troupier +parti seul en reconnaissance, et ils lui tireraient dessus. Et il +entendait déjà les détonations irrégulières des soldats couchés dans les +broussailles, tandis que lui, debout au milieu d'un champ, s'affaissait, +troué comme une écumoire par les balles qu'il sentait entrer dans sa +chair. + +Il se rassit, désespéré. Sa situation lui paraissait sans issue. + +La nuit était tout à fait venue, la nuit muette et noire. Il ne bougeait +plus, tressaillant à tous les bruits inconnus et légers qui passent dans +les ténèbres. Un lapin, tapant du cul au bord d'un terrier, faillit +faire s'enfuir Walter Schnaffs. Les cris des chouettes lui déchiraient +l'âme, le traversant de peurs soudaines, douloureuses comme des +blessures. Il écarquillait ses gros yeux pour tâcher de voir dans +l'ombre; et il s'imaginait à tout moment entendre marcher près de lui. + +Après d'interminables heures et des angoisses de damné, il aperçut, à +travers son plafond de branchages, le ciel qui devenait clair. Alors, un +soulagement immense le pénétra; ses membres se détendirent, reposés +soudain; son coeur s'apaisa; ses yeux se fermèrent. Il s'endormit. + +Quand il se réveilla, le soleil lui parut arrivé à peu près au milieu du +ciel; il devait être midi. Aucun bruit ne troublait la paix morne des +champs; et Walter Schnaffs s'aperçut qu'il était atteint d'une faim +aiguë. + +Il bâillait, la bouche humide à la pensée du saucisson, du bon saucisson +des soldats; et son estomac lui faisait mal. + +Il se leva, fit quelques pas, sentit que ses jambes étaient faibles, et +se rassit pour réfléchir. Pendant deux ou trois heures encore, il +établit le pour et le contre, changeant à tout moment de résolution, +combattu, malheureux, tiraillé par les raisons les plus contraires. + +Une idée lui parut enfin logique et pratique, c'était de guetter le +passage d'un villageois seul, sans armes, et sans outils de travail +dangereux, de courir au-devant de lui et de se remettre en ses mains en +lui faisant bien comprendre qu'il se rendait. + +Alors il ôta son casque, dont la pointe le pouvait trahir, et il sortit +sa tête au bord de son trou, avec des précautions infinies. + +Aucun être isolé ne se montrait à l'horizon. Là -bas, à droite, un petit +village envoyait au ciel la fumée de ses toits, la fumée des cuisines! +Là -bas, à gauche, il apercevait, au bout des arbres d'une avenue, un +grand château flanqué de tourelles. + +Il attendit ainsi jusqu'au soir, souffrant affreusement, ne voyant rien +que des vols de corbeaux, n'entendant rien que les plaintes sourdes de +ses entrailles. + +Et la nuit encore tomba sur lui. + +Il s'allongea au fond de sa retraite et il s'endormit d'un sommeil +fiévreux, hanté de cauchemars, d'un sommeil d'homme affamé. + +L'aurore se leva de nouveau sur sa tête. Il se remit en observation. +Mais la campagne restait vide comme la veille; et une peur nouvelle +entrait dans l'esprit de Walter Schnaffs, la peur de mourir de faim! Il +se voyait étendu au fond de son trou, sur le dos, les yeux fermés. Puis +des bêtes, des petites bêtes de toute sorte s'approchaient de son +cadavre et se mettaient à le manger, l'attaquant partout à la fois, se +glissant sous ses vêtements pour mordre sa peau froide. Et un grand +corbeau lui piquait les yeux de son bec effilé. + +Alors, il devint fou, s'imaginant qu'il allait s'évanouir de faiblesse +et ne plus pouvoir marcher. Et déjà , il s'apprêtait à s'élancer vers le +village, résolu à tout oser, à tout braver, quand il aperçut trois +paysans qui s'en allaient aux champs avec leur fourches sur l'épaule, et +il replongea dans sa cachette. + +Mais, dès que le soir obscurcit la plaine, il sortit lentement du fossé, +et se mit en route, courbé, craintif, le coeur battant, vers le château +lointain, préférant entrer là dedans plutôt qu'au village qui lui +semblait redoutable comme une tannière pleine de tigres. + +Les fenêtres d'en bas brillaient. Une d'elles était même ouverte; et une +forte odeur de viande cuite s'en échappait, une odeur qui pénétra +brusquement dans le nez et jusqu'au fond du ventre de Walter Schnaffs, +qui le crispa; le fit haleter, l'attirant irrésistiblement, lui jetant +au coeur une audace désespérée. + +Et brusquement, sans réfléchir, il apparut, casqué, dans le cadre de la +fenêtre. + +Huit domestiques dînaient autour d'une grande table. Mais soudain une +bonne demeura béante, laissant tomber son verre, les yeux fixes. Tous +les regards suivirent le sien! + +On aperçut l'ennemi! + +Seigneur! les Prussiens attaquaient le château!... + +Ce fut d'abord un cri, un seul cri, fait de huit cris poussés sur huit +tons différents, un cri d'épouvante horrible, puis une levée +tumultueuse, une bousculade, une mêlée, une fuite éperdue vers la porte +du fond. Les chaises tombaient, les hommes renversaient les femmes et +passaient dessus. En deux secondes, la pièce fut vide, abandonnée, avec +la table couverte de mangeaille en face de Walter Schnaffs stupéfait, +toujours debout dans sa fenêtre. + +Après quelques instants d'hésitation, il enjamba le mur d'appui et +s'avança vers les assiettes. Sa faim exaspérée le faisait trembler +comme un fiévreux: mais une terreur le retenait, le paralysait encore. +Il écouta. Toute la maison semblait frémir; des portes se fermaient, des +pas rapides couraient sur le plancher du dessus. Le Prussien inquiet +tendait l'oreille à ces confuses rumeurs; puis il entendit des bruits +sourds comme si des corps fussent tombés dans la terre molle, au pied +des murs, des corps humains sautant du premier étage. + +Puis tout mouvement, toute agitation cessèrent, et le grand château +devint silencieux comme un tombeau. + +Walter Schnaffs s'assit devant une assiette restée intacte, et il se mit +à manger. Il mangeait par grandes bouchées comme s'il eût craint d'être +interrompu trop tôt, de n'en pouvoir engloutir assez. Il jetait à deux +mains les morceaux dans sa bouche ouverte comme une trappe; et des +paquets de nourriture lui descendaient coup sur coup dans l'estomac, +gonflant sa gorge en passant. Parfois, il s'interrompait, prêt à crever +à la façon d'un tuyau trop plein. Il prenait alors la cruche au cidre et +se déblayait l'oesophage comme on lave un conduit bouché. + +Il vida toutes les assiettes, tous les plats et toutes les bouteilles; +puis, saoul de liquide et de mangeaille, abruti, rouge, secoué par des +hoquets, l'esprit troublé et la bouche grasse, il déboutonna son +uniforme pour souffler, incapable d'ailleurs de faire un pas. Ses yeux +se fermaient, ses idées s'engourdissaient; il posa son front pesant dans +ses bras croisés sur la table, et il perdit doucement la notion des +choses et des faits. + + * * * * * + +Le dernier croissant éclairait vaguement l'horizon au-dessus des arbres +du parc. C'était l'heure froide qui précède le jour. + +Des ombres glissaient dans les fourrés, nombreuses et muettes; et +parfois, un rayon de lune faisait reluire dans l'ombre une pointe +d'acier. + +Le château tranquille dressait sa grande silhouette noire. Deux fenêtres +seules brillaient encore au rez-de-chaussée. + +Soudain, une voix tonnante hurla: + +--En avant! nom d'un nom! à l'assaut! mes enfants! + +Alors, en un instant, les portes, les contrevents et les vitres +s'enfoncèrent sous un flot d'hommes qui s'élança, brisa, creva tout, +envahit la maison. En un instant cinquante soldats armés jusqu'aux +cheveux, bondirent dans la cuisine où reposait pacifiquement Walter +Schnaffs, et lui posant sur la poitrine cinquante fusils chargés, le +culbutèrent, le roulèrent, le saisirent, le lièrent des pieds à la tête. + +Il haletait d'ahurissement, trop abruti pour comprendre, battu, crossé +et fou de peur. + +Et tout d'un coup, un gros militaire chamarré d'or lui planta son pied +sur le ventre en vociférant: + +--Vous êtes mon prisonnier, rendez-vous! + +Le Prussien n'entendit que ce seul mot «prisonnier», et il gémit: «_ya, +ya, ya_». + +Il fut relevé, ficelé sur une chaise, et examiné avec une vive curiosité +par ses vainqueurs qui soufflaient comme des baleines. Plusieurs +s'assirent, n'en pouvant plus d'émotion et de fatigue. + +Il souriait, lui, il souriait maintenant, sûr d'être enfin prisonnier! + +Un autre officier entra et prononça: + +--Mon colonel, les ennemis se sont enfuis; plusieurs semblent avoir été +blessés. Nous restons maîtres de la place. + +Le gros militaire qui s'essuyait le front vociféra: «Victoire!» + +Et il écrivit sur un petit agenda de commerce tiré de sa poche: + +«Après une lutte acharnée, les Prussiens ont dû battre en retraite, +emportant leurs morts et leurs blessés, qu'on évalue à cinquante hommes +hors de combat. Plusieurs sont restés entre nos mains.» + +Le jeune officier reprit: + +--Quelles dispositions dois-je prendre, mon colonel? + +Le colonel répondit: + +--Nous allons nous replier pour éviter un retour offensif avec de +l'artillerie et des forces supérieures. + +Et il donna l'ordre de repartir. + +La colonne se reforma dans l'ombre, sous les murs du château, et se mit +en mouvement, enveloppant de partout Walter Schnaffs garotté, tenu par +six guerriers le revolver au poing. + +Des reconnaissances furent envoyées pour éclairer la route. On avançait +avec prudence, faisant halte de temps en temps. + +Au jour levant, on arrivait à la sous-préfecture de La Roche-Oysel, dont +la garde nationale avait accompli ce fait d'armes. + +La population anxieuse et surexcitée attendait. Quand on aperçut le +casque du prisonnier, des clameurs formidables éclatèrent. Les femmes +levaient les bras; des vieilles pleuraient; un aïeul lança sa béquille +au Prussien et blessa le nez d'un de ses gardiens. + +Le colonel hurlait. + +--Veillez à la sûreté du captif! + +On parvint enfin à la maison de ville. La prison fut ouverte, et Walter +Schnaffs jeté dedans, libre de liens. + +Deux cents hommes en armes montèrent la garde autour du bâtiment. + +Alors, malgré des symptômes d'indigestion qui le tourmentaient depuis +quelque temps, le Prussien, fou de joie, se mit à danser, à danser +éperdument, en levant les bras et les jambes, à danser en poussant des +rires frénétiques, jusqu'au moment où il tomba, épuisé au pied d'un mur. + +Il était prisonnier! Sauvé! + + * * * * * + +C'est ainsi que le château de Champignet fut repris à l'ennemi après six +heures seulement d'occupation. + +Le colonel Ratier, marchand de drap, qui enleva cette affaire à la tête +des gardes nationaux de La Roche-Oysel, fut décoré. + + + + +FIN + + + + + + +TABLE + + +La Bécasse + +Ce cochon de Morin + +La Folle + +Pierrot + +Menuet + +La Peur + +Farce normande + +Les Sabots + +La Rempailleuse + +En mer + +Un Normand + +Le Testament + +Aux Champs + +Un Coq chanta + +Un Fils + +Saint-Antoine + +L'Aventure de Walter Schnaffs + + + + + + + +End of Project Gutenberg's Contes de la Becasse, by Guy de Maupassant + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 11714 *** diff --git a/11714-h/11714-h.htm b/11714-h/11714-h.htm new file mode 100644 index 0000000..487ddf4 --- /dev/null +++ b/11714-h/11714-h.htm @@ -0,0 +1,4693 @@ +<!DOCTYPE HTML PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN"> +<html> + <head> + <meta http-equiv="Content-Type" content= + "text/html; charset=UTF-8"> + <title> + The Project Gutenberg eBook of Contes de la Bécasse, by Guy De Maupassant. + </title> + <style type="text/css"> + <!-- + P { text-indent: 1em; + margin-top: .75em; + text-align: justify; + margin-bottom: .75em; + font-size: 1.25em;} + P.contents { text-align: center; text-size; 1.75em; text-weight: lighter; text-indent: 0em;} + P.dedic {text-align: center; font-size: 1.5em; font-style: italic; margin-top: -1em; margin-bottom: 2em; text-indent: 0em;} + + H1,H2,H3,H4,H5,H6 { text-align: center; } + HR { width: 65%; margin-top: 1.5em; margin-bottom: 1.5em;} + HR.small { width: 45%; margin-top: .75em; margin-bottom: .75em;} + BODY {margin-left: 10%; margin-right: 10%;} + .parthead { text-align: center; font-size: 1.75em; font-weight: bold; + margin-top: 5em; margin-bottom: 2em; } + .chaphead { text-align: center; font-size: 1.5em; font-weight: bold; + margin-top: 4em; margin-bottom: 2em; } + A { color: #777777; text-decoration: none } + // --> + </style> + </head> +<body> +<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 11714 ***</div> + +<h1>GUY DE MAUPASSANT</h1> +<br> + +<h1>CONTES DE LA BÉCASSE</h1> +<br> +<br> +<br> + +<h2>SEIZIÈME ÉDITION</h2> +<br> +<br> + +<h2>PARIS</h2> + +<h2>1894</h2> + + +<hr> +<h2 class="chaphead">TABLE</h2> + +<p class="contents"><a href="#LA_BECASSE"><b>La Bécasse</b></a><br> +<a href="#CE_COCHON_DE_MORIN"><b>Ce cochon de Morin</b></a><br> +<a href="#LA_FOLLE"><b>La Folle</b></a><br> +<a href="#PIERROT"><b>Pierrot</b></a><br> +<a href="#MENUET"><b>Menuet</b></a><br> +<a href="#LA_PEUR"><b>La Peur</b></a><br> +<a href="#FARCE_NORMANDE"><b>Farce normande</b></a><br> +<a href="#LES_SABOTS"><b>Les Sabots</b></a><br> +<a href="#LA_REMPAILLEUSE"><b>La Rempailleuse</b></a><br> +<a href="#EN_MER"><b>En mer</b></a><br> +<a href="#UN_NORMAND"><b>Un Normand</b></a><br> +<a href="#LE_TESTAMENT"><b>Le Testament</b></a><br> +<a href="#AUX_CHAMPS"><b>Aux Champs</b></a><br> +<a href="#UN_COQ_CHANTA"><b>Un Coq chanta</b></a><br> +<a href="#UN_FILS"><b>Un Fils</b></a><br> +<a href="#SAINT-ANTOINE"><b>Saint-Antoine</b></a><br> +<a href="#L'AVENTURE_DE_WALTER_SCHNAFFS"><b>L'Aventure de Walter Schnaffs</b></a></p> + + + +<hr> +<a name="LA_BECASSE"></a><h2 class="parthead">LA BÉCASSE</h2> +<br> + +<p>Le vieux baron des Ravots avait été pendant quarante ans le roi des +chasseurs de sa province. Mais, depuis cinq à six années, une paralysie +des jambes le clouait à son fauteuil, et il ne pouvait plus que tirer +des pigeons de la fenêtre de son salon ou du haut de son grand perron.</p> + +<p>Le reste du temps il lisait.</p> + +<p>C'était un homme de commerce aimable chez qui était resté beaucoup de +l'esprit lettré du dernier siècle. Il adorait les contes, les petits +contes polissons, et aussi les histoires vraies arrivées dans son +entourage. Dès qu'un ami entrait chez lui, il demandait :</p> + +<p> — Eh bien, quoi de nouveau ?</p> + +<p>Et il savait interroger à la façon d'un juge d'instruction.</p> + +<p>Par les jours de soleil il faisait rouler devant la porte son large +fauteuil pareil à un lit. Un domestique, derrière son dos, tenait les +fusils, les chargeait et les passait à son maître ; un autre valet, caché +dans un massif, lâchait un pigeon de temps en temps, à des intervalles +irréguliers, pour que le baron ne fût pas prévenu et demeurât en éveil.</p> + +<p>Et, du matin au soir, il tirait les oiseaux rapides, se désolant quand +il s'était laissé surprendre, et riant aux larmes quand la bête tombait +d'aplomb ou faisait quelque culbute inattendue et drôle. Il se tournait +alors vers le garçon qui chargeait les armes, et il demandait, en +suffoquant de gaieté :</p> + +<p> — Y est-il, celui-là, Joseph ! As-tu vu comme il est descendu ?</p> + +<p>Et Joseph répondait invariablement :</p> + +<p> — Oh ! monsieur le baron ne les manque pas.</p> + +<p>A l'automne, au moment des chasses, il invitait, comme à l'ancien temps, +ses amis, et il aimait entendre au loin les détonations. Il les +comptait, heureux quand elles se précipitaient. Et, le soir, il exigeait +de chacun le récit fidèle de sa journée.</p> + +<p>Et on restait trois heures à table en racontant des coups de fusil.</p> + +<p>C'étaient d'étranges et invraisemblables aventures, où se complaisait +l'humeur hâbleuse des chasseurs. Quelques-unes avaient fait date et +revenaient régulièrement. L'histoire d'un lapin que le petit vicomte de +Bourril avait manqué dans son vestibule les faisait se tordre chaque +année de la même façon. Toutes les cinq minutes un nouvel orateur +prononçait :</p> + +<p> — J'entends : « Birr ! birr ! » et une compagnie magnifique me part à dix +pas. J'ajuste : pif ! paf ! j'en vois tomber une pluie, une vraie pluie. Il +y en avait sept !</p> + +<p>Et tous, étonnés, mais réciproquement crédules, s'extasiaient.</p> + +<p>Mais il existait dans la maison une vieille coutume, appelée le « conte +de la Bécasse ».</p> + +<p>Au moment du passage de cette reine des gibiers, la même cérémonie +recommençait à chaque dîner.</p> + +<p>Comme ils adoraient l'incomparable oiseau, on en mangeait tous les soirs +un par convive ; mais on avait soin de laisser dans un plat toutes les +têtes.</p> + +<p>Alors le baron, officiant comme un évêque, se faisait apporter sur une +assiette un peu de graisse, oignait avec soin les têtes précieuses en +les tenant par le bout de la mince aiguille qui leur sert le bec. Une +chandelle allumée était posée près de lui, et tout le monde se taisait, +dans l'anxiété de l'attente.</p> + +<p>Puis il saisissait un des crânes ainsi préparés, le fixait sur une +épingle, piquait l'épingle sur un bouchon, maintenait le tout en +équilibre au moyen de petits bâtons croisés comme des balanciers, et +plantait délicatement cet appareil sur un goulot de bouteille en manière +de tourniquet.</p> + +<p>Tous les convives comptaient ensemble, d'une voix forte :</p> + +<p> — Une, — deux, — trois.</p> + +<p>Et le baron, d'un coup de doigt, faisait vivement pivoter ce joujou.</p> + +<p>Celui des invités que désignait, en s'arrêtant, le long bec pointu +devenait maître de toutes les têtes, régal exquis qui faisait loucher +ses voisins.</p> + +<p>Il les prenait une à une et les faisait griller sur la chandelle. La +graisse crépitait, la peau rissolée fumait, et l'élu du hasard croquait +le crâne suiffé en le tenant par le nez et en poussant des exclamations +de plaisir.</p> + +<p>Et chaque fois les dîneurs, levant leurs verres, buvaient à sa santé.</p> + +<p>Puis, quand il avait achevé le dernier, il devait, sur l'ordre du baron, +conter une histoire pour indemniser les déshérités.</p> + +<p>Voici quelques-uns de ces récits :</p> + + + + + +<hr> +<a name="CE_COCHON_DE_MORIN"></a><h2 class="parthead">CE COCHON DE MORIN</h2> +<p class="dedic">A M. Oudinot.</p> + + +<h2 class="chaphead">I</h2> + +<p>« Ça, mon ami, dis-je à Labarbe, tu viens encore de prononcer ces quatre +mots, « ce cochon de Morin ». Pourquoi, diable, n'ai-je jamais entendu +parler de Morin sans qu'on le traitât de « cochon » ?</p> + +<p>Labarbe, aujourd'hui député, me regarda avec des yeux de chat-huant. +« Comment, tu ne sais pas l'histoire de Morin, et tu es de la Rochelle ? »</p> + +<p>J'avouai que je ne savais pas l'histoire de Morin. Alors Labarbe se +frotta les mains et commença son récit.</p> + +<p>« Tu as connu Morin, n'est-ce pas, et tu te rappelles son grand magasin +de mercerie sur le quai de la Rochelle ?</p> + +<p> — « Oui, parfaitement.</p> + +<p> — « Eh bien, sache qu'en 1862 ou 63 Morin alla passer quinze jours à +Paris, pour son plaisir, ou ses plaisirs, mais sous prétexte de +renouveler ses approvisionnements. Tu sais ce que sont, pour un +commerçant de province, quinze jours de Paris. Cela vous met le feu dans +le sang. Tous les soirs des spectacles, des frôlements de femmes, une +continuelle excitation d'esprit. On devient fou. On ne voit plus que +danseuses en maillot, actrices décolletées, jambes rondes, épaules +grasses, tout cela presque à portée de la main, sans qu'on ose ou qu'on +puisse y toucher. C'est à peine si on goûte, une fois ou deux, à +quelques mets inférieurs. Et l'on s'en va, le cœur encore tout secoué, +l'âme émoustillée, avec une espèce de démangeaison de baisers qui vous +chatouillent les lèvres.</p> + +<p>Morin se trouvait dans cet état, quand il prit son billet pour la +Rochelle par l'express de 8 h. 40 du soir. Et il se promenait plein de +regrets et de trouble dans la grande salle commune du chemin de fer +d'Orléans, quand il s'arrêta net devant une jeune femme qui embrassait +une vieille dame. Elle avait relevé sa voilette, et Morin, ravi, +murmura : « Bigre, la belle personne ! »</p> + +<p>Quand elle eut fait ses adieux à la vieille, elle entra dans la salle +d'attente, et Morin la suivit ; puis elle passa sur le quai, et Morin la +suivit encore ; puis elle monta dans un wagon vide, et Morin la suivit +toujours.</p> + +<p>Il y avait peu de voyageurs pour l'express. La locomotive siffla ; le +train partit. Ils étaient seuls.</p> + +<p>Morin la dévorait des yeux. Elle semblait avoir dix-neuf à vingt ans ; +elle était blonde, grande, d'allure hardie. Elle roula autour de ses +jambes une couverture de voyage, et s'étendit sur les banquettes pour +dormir.</p> + +<p>Morin se demandait : « Qui est-ce ? » Et mille suppositions, mille projets +lui traversaient l'esprit. Il se disait : « On raconte tant d'aventures de +chemin de fer. C'en est une peut-être qui se présente pour moi. Qui +sait ? une bonne fortune est si vite arrivée. Il me suffirait peut-être +d'être audacieux. N'est-ce pas Danton qui disait : « De l'audace, de +l'audace, et toujours de l'audace. » Si ce n'est pas Danton, c'est +Mirabeau. Enfin, qu'importe. Oui, mais je manque d'audace, voilà le hic. +Oh ! Si on savait, si on pouvait lire dans les âmes ! Je parie qu'on passe +tous les jours, sans s'en douter, à côté d'occasions magnifiques. Il lui +suffirait d'un geste pourtant pour m'indiquer qu'elle ne demande pas +mieux... »</p> + +<p>Alors, il supposa des combinaisons qui le conduisaient au triomphe. Il +imaginait une entrée en rapport chevaleresque, des petits services qu'il +lui rendait, une conversation vive, galante, finissait par une +déclaration qui finissait par... par ce que tu penses.</p> + +<p>Mais ce qui lui manquait toujours, c'était le début, le prétexte. Et il +attendait une circonstance heureuse, le cœur ravagé, l'esprit sens +dessus dessous.</p> + +<p>La nuit cependant s'écoulait et la belle enfant dormait toujours, tandis +que Morin méditait sa chute. Le jour parut, et bientôt le soleil lança +son premier rayon, un long rayon clair venu du bout de l'horizon, sur le +doux visage de la dormeuse.</p> + +<p>Elle s'éveilla, s'assit, regarda la campagne, regarda Morin et sourit. +Elle sourit en femme heureuse, d'un air engageant et gai. Morin +tressaillit. Pas de doute, c'était pour lui ce sourire-là, c'était bien +une invitation discrète, le signal rêvé qu'il attendait. Il voulait +dire, ce sourire : « Êtes-vous bête, êtes-vous niais, êtes-vous jobard, +d'être resté là, comme un pieu, sur votre siège depuis hier soir.</p> + +<p>« Voyons, regardez-moi, ne suis-je pas charmante ? Et vous demeurez comme +ça toute une nuit en tête à tête avec une jolie femme sans rien oser, +grand sot. »</p> + +<p>Elle souriait toujours en le regardant ; elle commençait même à rire ; et +il perdait la tête, cherchant un mot de circonstance, un compliment, +quelque chose à dire enfin, n'importe quoi. Mais il ne trouvait rien, +rien. Alors, saisi d'une audace de poltron, il pensa : « Tant pis, je +risque tout » ; et brusquement, sans crier « gare », il s'avança, les mains +tendues, les lèvres gourmandes, et, la saisissant à pleins bras, il +l'embrassa.</p> + +<p>D'un bond elle fut debout criant : « Au secours », hurlant d'épouvante. Et +elle ouvrit la portière, elle agita ses bras dehors, folle de peur, +essayant de sauter, tandis que Morin éperdu, persuadé qu'elle allait se +précipiter sur la voie, la retenait par sa jupe en bégayant : « Madame... +oh !... madame. »</p> + +<p>Le train ralentit sa marche, s'arrêta. Deux employés se précipitèrent +aux signaux désespérés de la jeune femme qui tomba dans leurs bras en +balbutiant : « Cet homme a voulu... a voulu... me... me... » Et elle +s'évanouit.</p> + +<p>On était en gare de Mauzé. Le gendarme présent arrêta Morin.</p> + +<p>Quand la victime de sa brutalité eut repris connaissance, elle fit sa +déclaration. L'autorité verbalisa. Et le pauvre mercier ne put regagner +son domicile que le soir, sous le coup d'une poursuite judiciaire pour +outrage aux bonnes mœurs dans un lieu public.</p> + + + +<h2 class="chaphead">II</h2> + +<p>J'étais alors rédacteur en chef du <i>Fanal des Charentes</i> ; et je voyais +Morin, chaque soir, au Café du commerce.</p> + +<p>Dès le lendemain de son aventure, il vint me trouver, ne sachant que +faire. Je ne lui cachai pas mon opinion : « Tu n'es qu'un cochon. On ne se +conduit pas comme ça. »</p> + +<p>Il pleurait ; sa femme l'avait battu ; et il voyait son commerce ruiné, +son nom dans la boue, déshonoré, ses amis, indignés, ne le saluant plus. +Il finit par me faire pitié, et j'appelai mon collaborateur Rivet, un +petit homme goguenard et de bon conseil, pour prendre ses avis.</p> + +<p>Il m'engagea à voir le procureur impérial, qui était de mes amis. Je +renvoyai Morin chez lui et je me rendis chez ce magistrat.</p> + +<p>J'appris que la femme outragée était une jeune fille, Mlle Henriette +Bonnel, qui venait de prendre à Paris ses brevets d'institutrice et qui, +n'ayant plus ni père ni mère, passait ses vacances chez son oncle et sa +tante, braves petits bourgeois de Mauzé.</p> + +<p>Ce qui rendait grave la situation de Morin, c'est que l'oncle avait +porté plainte. Le ministère public consentait à laisser tomber l'affaire +si cette plainte était retirée. Voilà ce qu'il fallait obtenir.</p> + +<p>Je retournai chez Morin. Je le trouvai dans son lit, malade d'émotion et +de chagrin. Sa femme, une grande gaillarde osseuse et barbue, le +maltraitait sans repos. Elle m'introduisit dans la chambre en me criant +par la figure : « Vous venez voir ce cochon de Morin ? Tenez, le voilà, le +coco ! »</p> + +<p>Et elle se planta devant le lit, les poings sur les hanches. J'exposai +la situation ; et il me supplia d'aller trouver la famille. La mission +était délicate ; cependant je l'acceptai. Le pauvre diable ne cessait de +répéter : « Je t'assure que je ne l'ai pas même embrassée, non, pas même. +Je te le jure ! »</p> + +<p>Je répondis : « C'est égal, tu n'es qu'un cochon. » Et je pris mille francs +qu'il m'abandonna pour les employer comme je le jugerais convenable.</p> + +<p>Mais comme je ne tenais pas à m'aventurer seul dans la maison des +parents, je priai Rivet de m'accompagner. Il y consentit, à la condition +qu'on partirait immédiatement, car il avait, le lendemain dans +l'après-midi, une affaire urgente à la Rochelle.</p> + +<p>Et, deux heures plus tard, nous sonnions à la porte d'une jolie maison +de campagne. Une belle jeune fille vint nous ouvrir. C'était elle +assurément. Je dis tout bas à Rivet : « Sacrebleu, je commence à +comprendre Morin. »</p> + +<p>L'oncle, M. Tonnelet, était justement un abonné du <i>Fanal</i>, un fervent +coreligionnaire politique qui nous reçut à bras ouverts, nous félicita, +nous congratula, nous serra les mains, enthousiasmé d'avoir chez lui les +deux rédacteurs de son journal. Rivet me souffla dans l'oreille : « Je +crois que nous pourrons arranger l'affaire de ce cochon de Morin. »</p> + +<p>La nièce s'était éloignée ; et j'abordai la question délicate. J'agitai +le spectre du scandale ; je fis valoir la dépréciation inévitable que +subirait la jeune personne après le bruit d'une pareille affaire ; car on +ne croirait jamais à un simple baiser.</p> + +<p>Le bonhomme semblait indécis ; mais il ne pouvait rien décider sans sa +femme qui ne rentrerait que tard dans la soirée. Tout à coup il poussa +un cri de triomphe : « Tenez, j'ai une idée excellente. Je vous tiens, je +vous garde. Vous allez dîner et coucher ici tous les deux ; et, quand ma +femme sera revenue, j'espère que nous nous entendrons. »</p> + +<p>Rivet résistait ; mais le désir de tirer d'affaire ce cochon de Morin le +décida ; et nous acceptâmes l'invitation.</p> + +<p>L'oncle se leva, radieux, appela sa nièce, et nous proposa une promenade +dans sa propriété en proclamant : « A ce soir les affaires sérieuses. »</p> + +<p>Rivet et lui se mirent à parler politique. Quant à moi, je me trouvai +bientôt à quelques pas en arrière, à côté de la jeune fille. Elle était +vraiment charmante, charmante !</p> + +<p>Avec des précautions infinies, je commençai à lui parler de son aventure +pour tâcher de m'en faire une alliée.</p> + +<p>Mais elle ne parut pas confuse le moins du monde ; elle m'écoutait de +l'air d'une personne qui s'amuse beaucoup.</p> + +<p>Je lui disais : « Songez donc, mademoiselle, à tous les ennuis que vous +aurez. Il vous faudra comparaître devant le tribunal, affronter les +regards malicieux, parler en face de tout ce monde, raconter +publiquement cette triste scène du wagon. Voyons, entre nous, +n'auriez-vous pas mieux fait de ne rien dire, de remettre à sa place ce +polisson sans appeler les employés ; et de changer simplement de +voiture. »</p> + +<p>Elle se mit à rire. « C'est vrai ce que vous dites ! mais que voulez-vous ? +J'ai eu peur ; et, quand on a peur, on ne raisonne plus. Après avoir +compris la situation, j'ai bien regretté mes cris ; mais il était trop +tard. Songez aussi que cet imbécile s'est jeté sur moi comme un furieux, +sans prononcer un mot, avec une figure de fou. Je ne savais même pas ce +qu'il me voulait. »</p> + +<p>Elle me regardait en face, sans être troublée ou intimidée. Je me +disais : « Mais c'est une gaillarde, cette fille. Je comprends que ce +cochon de Morin se soit trompé.</p> + +<p>Je repris, en badinant : « Voyons Mademoiselle, avouez qu'il était +excusable, car, enfin, on ne peut pas se trouver en face d'une aussi +belle personne que vous sans éprouver le désir absolument légitime de +l'embrasser. »</p> + +<p>Elle rit plus fort, toutes les dents au vent : « Entre le désir et +l'action, monsieur, il y a place pour le respect. »</p> + +<p>La phrase était drôle, bien que peu claire. Je demandai brusquement : « Eh +bien, voyons, si je vous embrassais, moi, maintenant ; qu'est-ce que vous +feriez ? »</p> + +<p>Elle s'arrêta pour me considérer du haut en bas, puis elle dit, +tranquillement : « Oh, vous, ce n'est pas la même chose. »</p> + +<p>Je le savais bien, parbleu, que ce n'était pas la même chose, puisqu'on +m'appelait dans toute la province « le beau Labarbe ». J'avais trente ans, +alors, mais je demandai : « Pourquoi ça ? »</p> + +<p>Elle haussa les épaules, et répondit : « Tiens ! parce que vous n'êtes pas +aussi bête que lui. » Puis elle ajouta, en me regardant en dessous : « Ni +aussi laid. »</p> + +<p>Avant qu'elle eût pu faire un mouvement pour m'éviter, je lui avais +planté un bon baiser sur la joue. Elle sauta de côté, mais trop tard. +Puis elle dit : « Eh bien vous n'êtes pas gêné non plus, vous. Mais ne +recommencez pas ce jeu-là. »</p> + +<p>Je pris un air humble et je dis à mi-voix : « Oh ! mademoiselle, quant à +moi, si j'ai un désir au cœur, c'est de passer devant un tribunal pour +la même cause que Morin. »</p> + +<p>Elle demanda à son tour : « Pourquoi ça ? » Je la regardai au fond des yeux +sérieusement. « Parce que vous êtes une des plus belles créatures qui +soient ; parce que ce serait pour moi un brevet, un titre, une gloire, +que d'avoir voulu vous violenter. Parce qu'on dirait après vous avoir +vue : « Tiens, Labarbe n'a pas volé ce qui lui arrive, mais il a de la +chance tout de même. »</p> + +<p>Elle se remit à rire de tout son cœur.</p> + +<p>« Êtes-vous drôle ? » Elle n'avait pas fini le mot « <i>drôle</i> » que je la +tenais à pleins bras et je lui jetais des baisers voraces partout où je +trouvais une place, dans les cheveux, sur le front, sur les yeux, sur la +bouche parfois, sur les joues, par toute la tête, dont elle découvrait +toujours malgré elle un coin pour garantir les autres.</p> + +<p>A la fin, elle se dégagea, rouge et blessée. « Vous êtes un grossier, +monsieur, et vous me faites repentir de vous avoir écouté. »</p> + +<p>Je lui saisis la main, un peu confus, balbutiant : « Pardon, pardon, +mademoiselle. Je vous ai blessée ; j'ai été brutal ! Ne m'en voulez pas. +Si vous saviez ?... » Je cherchais vainement une excuse.</p> + +<p>Elle prononça, au bout d'un moment : « Je n'ai rien à savoir, monsieur. »</p> + +<p>Mais j'avais trouvé ; je m'écriai : « Mademoiselle, voici un an que je vous +aime ! »</p> + +<p>Elle fut vraiment surprise et releva les yeux. Je repris : « Oui, +mademoiselle, écoutez-moi. Je ne connais pas Morin et je me moque bien +de lui. Peu m'importe qu'il aille en prison et devant les tribunaux. Je +vous ai vue ici l'an passé, vous étiez là-bas, devant la grille. J'ai +reçu une secousse en vous apercevant et votre image ne m'a plus quitté. +Croyez-moi, ou ne me croyez pas, peu m'importe. Je vous ai trouvée +adorable ; votre souvenir me possédait ; j'ai voulu vous revoir ; j'ai +saisi le prétexte de cette bête de Morin ; et me voici. Les circonstances +m'ont fait passer les bornes ; pardonnez-moi, je vous en supplie, +pardonnez-moi. »</p> + +<p>Elle guettait la vérité dans mon regard, prête à sourire de nouveau ; et +elle murmura : « Blagueur. »</p> + +<p>Je levai la main, et, d'un ton sincère (je crois même que j'étais +sincère) : « Je vous jure que je ne mens pas. »</p> + +<p>Elle dit simplement : « Allons donc. »</p> + +<p>Nous étions seuls, tout seuls, Rivet et l'oncle ayant disparu dans les +allées tournantes ; et je lui fis une vraie déclaration, longue, douce, +en lui pressant et lui baisant les doigts. Elle écoutait cela comme une +chose agréable et nouvelle, sans bien savoir ce qu'elle en devait +croire.</p> + +<p>Je finissais par me sentir troublé ; par penser ce que je disais ; j'étais +pâle, oppressé, frissonnant ; et, doucement, je lui pris la taille.</p> + +<p>Je lui parlais tout bas dans les petits cheveux frisés de l'oreille. +Elle semblait morte tant elle restait rêveuse.</p> + +<p>Puis sa main rencontra la mienne et la serra ; je pressai lentement sa +taille d'une étreinte tremblante et toujours grandissante ; elle ne +remuait plus du tout ; j'effleurais sa joue de ma bouche ; et tout à coup +mes lèvres, sans chercher, trouvèrent les siennes. Ce fut un long, long +baiser ; et il aurait encore duré longtemps ; si je n'avais entendu « hum, +hum » à quelques pas derrière moi.</p> + +<p>Elle s'enfuit à travers un massif. Je me retournai et j'aperçus Rivet +qui me rejoignait.</p> + +<p>Il se campa au milieu du chemin ; et sans rire : « Eh bien ! c'est comme ça +que tu arranges l'affaire de ce cochon de Morin. »</p> + +<p>Je répondis avec fatuité : « On fait ce qu'on peut, mon cher. Et l'oncle ? +Qu'en as-tu obtenu ? Moi, je réponds de la nièce. »</p> + +<p>Rivet déclara : « J'ai été moins heureux avec l'oncle. »</p> + +<p>Et je lui pris le bras pour rentrer.</p> + + + +<h2 class="chaphead">III</h2> + +<p>Le dîner acheva de me faire perdre la tête. J'étais à côté d'elle et ma +main sans cesse rencontrait sa main sous la nappe ; mon pied pressait son +pied ; nos regards se joignaient, se mêlaient.</p> + +<p>On fit ensuite un tour au clair de lune et je lui murmurai dans l'âme +toutes les tendresses qui me montaient du cœur. Je la tenais serrée +contre moi, l'embrassant à tout moment, mouillant mes lèvres aux +siennes. Devant nous, l'oncle et Rivet discutaient. Leurs ombres les +suivaient gravement sur le sable des chemins.</p> + +<p>On rentra. Et bientôt l'employé du télégraphe apporta une dépêche de la +tante annonçant qu'elle ne reviendrait que le lendemain matin, à sept +heures, par le premier train.</p> + +<p>L'oncle, dit : « Eh bien, Henriette, va montrer leurs chambres à ces +messieurs. » On serra la main du bonhomme et on monta. Elle nous +conduisit d'abord dans l'appartement de Rivet, et il me souffla dans +l'oreille : « Pas de danger qu'elle nous ait menés chez toi d'abord. » Puis +elle me guida vers mon lit. Dès qu'elle fut seule avec moi, je la saisis +de nouveau dans mes bras, tâchant d'affoler sa raison et de culbuter sa +résistance. Mais, quand elle se sentit tout près de défaillir, elle +s'enfuit.</p> + +<p>Je me glissais entre mes draps, très contrarié, très agité, et très +penaud, sachant bien que je ne dormirais guère, cherchant quelle +maladresse j'avais pu commettre, quand on heurta doucement ma porte.</p> + +<p>Je demandai : « Qui est là ? »</p> + +<p>Une voix légère répondit : « Moi. »</p> + +<p>Je me vêtis à la hâte ; j'ouvris ; elle entra. « J'ai oublié, dit-elle, de +vous demander ce que vous prenez le matin : du chocolat, du thé, ou du +café ? »</p> + +<p>Je l'avais enlacée impétueusement, la dévorant de caresses, bégayant : +« Je prends... je prends... je prends... » Mais elle me glissa entre les +bras, souffla ma lumière, et disparut.</p> + +<p>Je restai seul, furieux, dans l'obscurité, cherchant des allumettes, +n'en trouvant pas. J'en découvris enfin et je sortis dans le corridor, à +moitié fou, mon bougeoir à la main.</p> + +<p>Qu'allais-je faire ? Je ne raisonnais plus ; je voulais la trouver ; je la +voulais. Et je fis quelques pas sans réfléchir à rien. Puis, je pensai +brusquement : « Mais si j'entre chez l'oncle ? que dirais-je ?... Et je +demeurai immobile, le cerveau vide, le cœur battant. Au bout de +plusieurs secondes, la réponse me vint : « Parbleu je dirai que je +cherchais la chambre de Rivet pour lui parler d'une chose urgente. »</p> + +<p>Et je me mis à inspecter les portes m'efforçant de découvrir la sienne, +à elle. Mais rien ne pouvait me guider. Au hasard je pris une clef que +je tournai. J'ouvris, j'entrai... Henriette assise dans son lit, +effarée, me regardait.</p> + +<p>Alors je poussai doucement le verrou ; et, m'approchant sur la pointe des +pieds, je lui dis : « J'ai oublié, mademoiselle, de vous demander quelque +chose à lire. » Elle se débattait ; mais j'ouvris bientôt le livre que je +cherchais. Je n'en dirai pas le titre. C'était vraiment le plus +merveilleux des romans, et le plus divin des poèmes.</p> + +<p>Une fois tournée la première page, elle me le laissa parcourir à mon +gré ; et j'en feuilletai tant de chapitres que nos bougies s'usèrent +jusqu'au bout.</p> + +<p>Puis, après l'avoir remerciée, je regagnais, à pas de loup, ma chambre, +quand une main brutale m'arrêta ; et une voix, celle de Rivet, me +chuchota dans le nez : « Tu n'as donc pas fini d'arranger l'affaire de ce +cochon de Morin ? »</p> + +<p>Dès sept heures du matin elle m'apportait elle-même une tasse de +chocolat. Je n'en ai jamais bu de pareil. Un chocolat à s'en faire +mourir, moelleux, velouté, parfumé, grisant. Je ne pouvais ôter ma +bouche des bords délicieux de sa tasse.</p> + +<p>A peine la jeune fille était-elle sortie que Rivet entra. Il semblait un +peu nerveux, agacé comme un homme qui n'a guère dormi, il me dit d'un +ton maussade : « Si tu continues, tu sais, tu finiras par gâter l'affaire +de ce cochon de Morin. »</p> + +<p>A huit heures, la tante arrivait. La discussion fut courte. Les braves +gens retiraient leur plainte, et je laisserais cinq cents francs aux +pauvres du pays.</p> + +<p>Alors on voulut nous retenir à passer la journée. On organiserait même +une excursion pour aller visiter des ruines. Henriette derrière le dos +de ses parents me faisait des signes de tête : « Oui, restez donc. » +J'acceptais, mais Rivet s'acharna à s'en aller.</p> + +<p>Je le pris à part ; je le priai, je le sollicitai ; je lui disais : +« Voyons, mon petit Rivet, fais cela pour moi. » Mais il semblait exaspéré +et me répétait dans la figure : « J'en ai assez, entends-tu, de l'affaire +de ce cochon de Morin. »</p> + +<p>Je fus bien contraint de partir aussi. Ce fut un des moments les plus +durs de ma vie. J'aurais bien arrangé cette affaire-là pendant toute mon +existence.</p> + +<p>Dans le wagon, après les énergiques et muettes poignées de main des +adieux, je dis à Rivet : « Tu n'es qu'une brute ». Il répondit : « Mon petit, +tu commençais à m'agacer bougrement ».</p> + +<p>En arrivant aux bureaux du <i>Fanal</i>, j'aperçus une foule qui nous +attendait... On cria dès qu'on nous vit : « Eh bien, avez-vous arrangé +l'affaire de ce cochon de Morin ? »</p> + +<p>Tout la Rochelle en était troublé. Rivet, dont la mauvaise humeur +s'était dissipée en route, eut grand'peine à ne pas rire en déclarant : +« Oui, c'est fait, grâce à Labarbe. »</p> + +<p>Et nous allâmes chez Morin.</p> + +<p>Il était étendu dans un fauteuil, avec des sinapismes aux jambes et des +compresses d'eau froide sur le crâne, défaillant d'angoisse. Et il +toussait sans cesse, d'une petite toux d'agonisant, sans qu'on sût d'où +lui était venu ce rhume. Sa femme le regardait avec des yeux de tigresse +prête à le dévorer.</p> + +<p>Dès qu'il nous aperçut, il eut un tremblement qui lui secouait les +poignets et les genoux. Je dis : « C'est arrangé, salaud, mais ne +recommence pas. »</p> + +<p>Il se leva, suffoquant, me prit les mains, les baisa comme celles d'un +prince, pleura, faillit perdre connaissance, embrassa Rivet, embrassa +même Mme Morin qui le rejeta d'une poussée dans son fauteuil.</p> + +<p>Mais il ne se remit jamais de ce coup-là, son émotion avait été trop +brutale.</p> + +<p>On ne l'appelait plus dans toute la contrée que « ce cochon de Morin », et +cette épithète le traversait comme un coup d'épée chaque fois qu'il +l'entendait.</p> + +<p>Quand un voyou dans la rue criait : « Cochon », il se retournait la tête +par instinct. Ses amis le criblaient de plaisanteries horribles, lui +demandant, chaque fois qu'ils mangeaient du jambon : Est-ce du tien ? »</p> + +<p>Il mourut deux ans plus tard.</p> + +<p>Quant à moi, me présentant à la députation, en 1875, j'allai faire une +visite intéressée au nouveau notaire de Tousserre, Me Belloncle. Une +grande femme opulente et belle me reçut.</p> + +<p>« Vous ne me reconnaissez pas ? dit-elle. »</p> + +<p>Je balbutiai : « Mais..... non..... madame. »</p> + +<p> — « Henriette Bonnel. »</p> + +<p> — « Ah ! » — Et je me sentis devenir pâle.</p> + +<p>Elle semblait parfaitement à son aise, et souriait en me regardant.</p> + +<p>Dès qu'elle m'eut laissé seul avec son mari, il me prit les mains, les +serrant à les broyer : « Voici longtemps, cher monsieur, que je veux aller +vous voir. Ma femme m'a tant parlé de vous. Je sais..... oui, je sais en +quelle circonstance douloureuse vous l'avez connue, je sais aussi comme +vous avez été parfait, plein de délicatesse, de tact, de dévouement dans +l'affaire..... » Il hésita, puis prononça plus bas, comme s'il eût +articulé un mot grossier « .....Dans l'affaire de ce cochon de Morin. »</p> + + + +<hr> +<a name="LA_FOLLE"></a><h2 class="parthead">LA FOLLE</h2> + +<p class="dedic">A Robert de Bannières.</p> + + +<p>Tenez, dit M. Mathieu d'Endolin, les bécasses me rappellent une bien +sinistre anecdote de la guerre.</p> + +<p>Vous connaissez ma propriété dans le faubourg de Cormeil. Je l'habitais +au moment de l'arrivée des Prussiens.</p> + +<p>J'avais alors pour voisine une espèce de folle, dont l'esprit s'était +égaré sous les coups du malheur. Jadis, à l'âge de vingt-cinq ans, elle +avait perdu, en un seul mois, son père, son mari et son enfant +nouveau-né.</p> + +<p>Quand la mort est entrée une fois dans une maison, elle y revient +presque toujours immédiatement, comme si elle connaissait la porte.</p> + +<p>La pauvre jeune femme, foudroyée par le chagrin, prit le lit, délira +pendant six semaines. Puis, une sorte de lassitude calme succédant à +cette crise violente, elle resta sans mouvement, mangeant à peine, +remuant seulement les yeux. Chaque fois qu'on voulait la faire lever, +elle criait comme si on l'eût tuée. On la laissa donc toujours couchée, +ne la tirant de ses draps que pour les soins de sa toilette et pour +retourner ses matelas.</p> + +<p>Une vieille bonne restait près d'elle, la faisant boire de temps en +temps ou mâcher un peu de viande froide. Que se passait-il dans cette +âme désespérée ? On ne le sut jamais ; car elle ne parla plus. +Songeait-elle aux morts ? Rêvassait-elle tristement, sans souvenir +précis ? Ou bien sa pensée anéantie restait-elle immobile comme de l'eau +sans courant ?</p> + +<p>Pendant quinze années, elle demeura ainsi fermée et inerte.</p> + +<p>La guerre vint ; et, dans les premiers jours de décembre, les Prussiens +pénétrèrent à Cormeil.</p> + +<p>Je me rappelle cela comme d'hier. Il gelait à fendre les pierres ; et +j'étais étendu moi-même dans un fauteuil, immobilisé par la goutte, +quand j'entendis le battement lourd et rythmé de leurs pas. De ma +fenêtre, je les vis passer.</p> + +<p>Ils défilaient interminablement, tous pareils, avec ce mouvement de +pantins qui leur est particulier. Puis les chefs distribuèrent leurs +hommes aux habitants. J'en eus dix-sept. La voisine, la folle, en avait +douze, dont un commandant, vrai soudard, violent, bourru.</p> + +<p>Pendant, les premiers jours tout se passa normalement. On avait dit à +l'officier d'à côté que la dame était malade ; et il ne s'en inquiéta +guère. Mais bientôt cette femme qu'on ne voyait jamais l'irrita. Il +s'informa de la maladie ; on répondit que son hôtesse était couchée +depuis quinze ans par suite d'un violent chagrin. Il n'en crut rien sans +doute, et s'imagina que la pauvre insensée ne quittait pas son lit par +fierté, pour ne pas voir les Prussiens, et ne leur point parler, et ne +les point frôler.</p> + +<p>Il exigea qu'elle le reçût ; on le fit entrer dans sa chambre. Il demanda, +d'un ton brusque.</p> + +<p> — Je vous prierai, matame, de fous lever et de tescentre pour qu'on fous +foie.</p> + +<p>Elle tourna vers lui ses yeux vagues, ses yeux vides, et ne répondit +pas.</p> + +<p>Il reprit :</p> + +<p> — Che ne tolérerai bas d'insolence. Si fous ne fous levez bas de ponne +volonté, che trouverai pien un moyen de fous faire bromener tout seule.</p> + +<p>Elle ne fit pas un geste, toujours immobile comme si elle ne l'eût pas +vu.</p> + +<p>Il rageait, prenant ce silence calme pour une marque de mépris suprême. +Et il ajouta :</p> + +<p> — Si vous n'êtes pas tescentue temain...</p> + +<p>Puis, il sortit.</p> + +<hr style="width: 45%;"> + +<p>Le lendemain la vieille bonne, éperdue, la voulut habiller ; mais la +folle se mit à hurler en se débattant. L'officier monta bien vite ; et la +servante, se jetant à ses genoux, cria :</p> + +<p> — Elle ne veut pas, monsieur, elle ne veut pas. Pardonnez-lui ; elle est +si malheureuse.</p> + +<p>Le soldat restait embarrassé, n'osant, malgré sa colère, la faire tirer +du lit par ses hommes. Mais soudain il se mit à rire et donna des ordres +en allemand.</p> + +<p>Et bientôt on vit sortir un détachement qui soutenait un matelas comme +on porte un blessé. Dans ce lit qu'on n'avait point défait, la folle, +toujours silencieuse, restait tranquille, indifférente aux événements +tant qu'on la laissait couchée. Un homme par derrière portait un paquet +de vêtements féminins.</p> + +<p>Et l'officier prononça en se frottant les mains :</p> + +<p> — Nous ferrons pien si vous ne poufez bas vous hapiller toute seule et +faire une bétite bromenate.</p> + +<p>Puis on vit s'éloigner le cortège dans la direction de la forêt +d'Imauville.</p> + +<p>Deux heures plus tard les soldats revinrent tout seuls.</p> + +<p>On ne revit plus la folle. Qu'en avaient-ils fait ? Où l'avaient-ils +portée ! On ne le sut jamais.</p> + +<hr style="width: 45%;"> + +<p>La neige tombait maintenant jour et nuit, ensevelissant la plaine et les +bois sous un linceul de mousse glacée. Les loups venaient hurler +jusqu'à nos portes.</p> + +<p>La pensée de cette femme perdue me hantait ; et je fis plusieurs +démarches auprès de l'autorité prussienne, afin d'obtenir des +renseignements. Je faillis être fusillé.</p> + +<p>Le printemps revint. L'armée d'occupation s'éloigna. La maison de ma +voisine restait fermée ; l'herbe drue poussait dans les allées.</p> + +<p>La vieille bonne était morte pendant l'hiver. Personne ne s'occupait +plus de cette aventure ; moi seul y songeais sans cesse.</p> + +<p>Qu'avaient-ils fait de cette femme ? s'était-elle enfuie à travers les +bois ! L'avait-on recueillie quelque part, et gardée dans un hôpital sans +pouvoir obtenir d'elle aucun renseignement. Rien ne venait alléger mes +doutes ; mais, peu à peu, le temps apaisa le souci de mon cœur.</p> + +<p>Or, à l'automne suivant, les bécasses passèrent en masse ; et, comme ma +goutte me laissait un peu de répit, je me traînai jusqu'à la forêt. +J'avais déjà tué quatre ou cinq oiseaux à long bec, quand j'en abattis +un qui disparut dans un fossé plein de branches. Je fus obligé d'y +descendre pour y ramasser ma bête. Je la trouvai tombée auprès d'une +tête de mort. Et brusquement le souvenir de la folle m'arriva dans la +poitrine comme un coup de poing. Bien d'autres avaient expiré dans ces +bois peut-être en cette année sinistre ; mais je ne sais pourquoi, +j'étais sûr, sûr, vous dis-je, que je rencontrais la tête de cette +misérable maniaque.</p> + +<p>Et soudain je compris, je devinai tout. Ils l'avaient abandonnée sur ce +matelas, dans la forêt froide et déserte ; et, fidèle à son idée fixe, +elle s'était laissée mourir sous l'épais et léger duvet des neiges et +sans remuer le bras ou la jambe.</p> + +<p>Puis les loups l'avaient dévorée.</p> + +<p>Et les oiseaux avaient fait leur nid avec la laine de son lit déchiré.</p> + +<p>J'ai gardé ce triste ossement. Et je fais des vœux pour que nos fils ne +voient plus jamais de guerre.</p> + + + +<hr> +<a name="PIERROT"></a><h2 class="parthead">PIERROT</h2> + +<p class="dedic">A Henry Roujon.</p> + +<p>Mme Lefèvre était une dame de campagne, une veuve, une de ces +demi-paysannes à rubans et à chapeaux falbalas, de ces personnes qui +parlent avec des cuirs, prennent en public des airs grandioses, et +cachent une âme de brute prétentieuse sous des dehors comiques et +chamarrés, comme elles dissimulent leurs grosses mains rouges sous des +gants de soie écrue.</p> + +<p>Elle avait pour servante une brave campagnarde toute simple, nommée +Rose.</p> + +<p>Les deux femmes habitaient une petite maison à volets verts, le long +d'une route, en Normandie, au centre du pays de Caux.</p> + +<p>Comme elles possédaient, devant l'habitation, un étroit jardin, elles +cultivaient quelques légumes.</p> + +<p>Or, une nuit, on lui vola une douzaine d'oignons.</p> + +<p>Dès que Rose s'aperçut du larcin, elle courut prévenir madame, qui +descendit en jupe de laine. Ce fut une désolation et une terreur. On +avait volé, volé Mme Lefèvre ! Donc, on volait dans le pays, puis on +pouvait revenir.</p> + +<p>Et les deux femmes effarées contemplaient les traces de pas, +bavardaient, supposaient des choses : « Tenez, ils ont passé par là. Ils +ont mis leurs pieds sur le mur ; ils ont sauté dans la plate-bande. »</p> + +<p>Et elles s'épouvantaient pour l'avenir. Comment dormir tranquilles +maintenant !</p> + +<p>Le bruit du vol se répandit. Les voisins arrivèrent, constatèrent, +discutèrent à leur tour ; et les deux femmes expliquaient à chaque +nouveau venu leurs observations et leurs idées.</p> + +<p>Un fermier d'à côté leur offrit ce conseil : « Vous devriez avoir un +chien. »</p> + +<p>C'était vrai, cela ; elles devraient avoir un chien, quand ce ne serait +que pour donner l'éveil. Pas un gros chien, Seigneur ! Que feraient-elles +d'un gros chien ! Il les ruinerait en nourriture. Mais un petit chien (en +Normandie, on prononce <i>quin</i>), un petit freluquet de <i>quin</i> qui jappe.</p> + +<p>Dès que tout le monde fut parti, Mme Lefèvre discuta longtemps cette +idée de chien. Elle faisait, après réflexion, mille objections, +terrifiée par l'image d'une jatte pleine de pâtée ; car elle était de +cette race parcimonieuse de dames campagnardes qui portent toujours des +centimes dans leur poche pour faire l'aumône ostensiblement aux pauvres +des chemins, et donner aux quêtes du dimanche.</p> + +<p>Rose, qui aimait les bêtes, apporta ses raisons et les défendit avec +astuce. Donc il fut décidé qu'on aurait un chien, un tout petit chien.</p> + +<p>On se mit à sa recherche, mais on n'en trouvait que des grands, des +avaleurs de soupe à faire frémir. L'épicier de Rolleville en avait bien +un, un tout petit ; mais il exigeait qu'on le lui payât deux francs, pour +couvrir ses frais d'élevage. Mme Lefèvre déclara qu'elle voulait bien +nourrir un « quin », mais qu'elle n'en achèterait pas.</p> + +<p>Or, le boulanger, qui savait les événements, apporta, un matin, dans sa +voiture, un étrange petit animal tout jaune, presque sans pattes, avec +un corps de crocodile, une tête de renard et une queue en trompette, un +vrai panache, grand comme tout le reste de sa personne. Un client +cherchait à s'en défaire. Mme Lefèvre trouva fort beau ce roquet +immonde, qui ne coûtait rien. Rose l'embrassa, puis demanda comment on +le nommait. Le boulanger répondit : « Pierrot. »</p> + +<p>Il fut installé dans une vieille caisse à savon et on lui offrit d'abord +de l'eau à boire. Il but. On lui présenta ensuite un morceau de pain. Il +mangea. Mme Lefèvre, inquiète, eut une idée : « Quand il sera bien +accoutumé à la maison, on le laissera libre. Il trouvera à manger en +rôdant par le pays. »</p> + +<p>On le laissa libre, en effet, ce qui ne l'empêcha point d'être affamé. +Il ne jappait d'ailleurs que pour réclamer sa pitance ; mais, dans ce +cas, il jappait avec acharnement.</p> + +<p>Tout le monde pouvait entrer dans le jardin. Pierrot allait caresser +chaque nouveau venu, et demeurait absolument muet.</p> + +<p>Mme Lefèvre cependant s'était accoutumée à cette bête. Elle en arrivait +même à l'aimer, et à lui donner de sa main, de temps en temps, des +bouchées de pain trempées dans la sauce de son fricot.</p> + +<p>Mais elle n'avait nullement songé à l'impôt, et quand on lui réclama +huit francs, — huit francs, madame ! — pour ce freluquet de <i>quin</i> qui ne +jappait seulement point, elle faillit s'évanouir de saisissement.</p> + +<p>Il fut immédiatement décidé qu'on se débarrasserait de Pierrot. Personne +n'en voulut. Tous les habitants le refusèrent à dix lieues aux environs. +Alors on se résolut, faute d'autre moyen, à lui faire « piquer du mas ».</p> + +<p>« Piquer du mas », c'est « manger de la marne ». On fait piquer du mas à +tous les chiens dont on veut se débarrasser.</p> + +<p>Au milieu d'une vaste plaine, on aperçoit une espèce de hutte, ou plutôt +un tout petit toit de chaume, posé sur le sol. C'est l'entrée de la +marnière. Un grand puits tout droit s'enfonce jusqu'à vingt mètres sous +terre, pour aboutir à une série de longues galeries de mines.</p> + +<p>On descend une fois par an dans cette carrière, à l'époque où l'on marne +les terres. Tout le reste du temps, elle sert de cimetière aux chiens +condamnés ; et souvent, quand on passe auprès de l'orifice, des +hurlements plaintifs, des aboiements furieux ou désespérés, des appels +lamentables montent jusqu'à vous.</p> + +<p>Les chiens des chasseurs et des bergers s'enfuient avec épouvante des +abords de ce trou gémissant ; et, quand on se penche au-dessus, il sort +de là une abominable odeur de pourriture.</p> + +<p>Des drames affreux s'y accomplissent dans l'ombre.</p> + +<p>Quand une bête agonise depuis dix à douze jours dans le fond, nourrie +par les restes immondes de ses devanciers, un nouvel animal, plus gros, +plus vigoureux certainement, est précipité tout à coup. Ils sont là, +seuls, affamés, les yeux luisants. Ils se guettent, se suivent, +hésitent, anxieux. Mais la faim les presse : ils s'attaquent, luttent +longtemps, acharnés ; et le plus fort mange le plus faible, le dévore +vivant.</p> + +<p>Quand il fut décidé qu'on ferait « piquer du mas » à Pierrot, on s'enquit +d'un exécuteur. Le cantonnier qui binait la route demanda dix sous pour +la course. Cela parut follement exagéré à Mme Lefèvre. Le goujat du +voisin se contentait de cinq sous ; c'était trop encore ; et, Rose ayant +fait observer qu'il valait mieux qu'elles le portassent elles-mêmes, +parce qu'ainsi il ne serait pas brutalisé en route et averti de son +sort, il fut résolu qu'elles iraient toutes les deux, à la nuit +tombante.</p> + +<p>On lui offrit, ce soir-là, une bonne soupe avec un doigt de beurre. Il +l'avala jusqu'à la dernière goutte ; et, comme il remuait la queue de +contentement, Rose le prit dans son tablier.</p> + +<p>Elles allaient à grands pas, comme des maraudeuses, à travers la plaine. +Bientôt elles aperçurent la marnière et l'atteignirent ; Mme Lefèvre se +pencha pour écouter si aucune bête ne gémissait. — Non — il n'y en avait +pas ; Pierrot serait seul. Alors Rose qui pleurait, l'embrassa, puis le +lança dans le trou ; et elles se penchèrent toutes deux, l'oreille +tendue.</p> + +<p>Elles entendirent d'abord un bruit sourd ; puis la plainte aiguë, +déchirante, d'une bête blessée, puis une succession de petits cris de +douleur, puis des appels désespérés, des supplications de chien qui +implorait, la tête levée vers l'ouverture.</p> + +<p>Il jappait, oh ! il jappait !</p> + +<p>Elles furent saisies de remords, d'épouvante, d'une peur folle et +inexplicable ; et elles se sauvèrent en courant. Et, comme Rose allait +plus vite, Mme Lefèvre criait : « Attendez-moi, Rose, attendez-moi ! »</p> + +<p>Leur nuit fut hantée de cauchemars épouvantables.</p> + +<p>Mme Lefèvre rêva qu'elle s'asseyait à table pour manger la soupe, mais, +quand elle découvrait la soupière, Pierrot était dedans. Il s'élançait +et la mordait au nez.</p> + +<p>Elle se réveilla et crut l'entendre japper encore. Elle écouta ; elle +s'était trompée.</p> + +<p>Elle s'endormit de nouveau et se trouva sur une grande route, une route +interminable, qu'elle suivait. Tout à coup, au milieu du chemin, elle +aperçut un panier, un grand panier de fermier, abandonné ; et ce panier +lui faisait peur.</p> + +<p>Elle finissait cependant par l'ouvrir, et Pierrot, blotti dedans, lui +saisissait la main, ne la lâchait plus ; et elle se sauvait éperdue, +portant ainsi au bout du bras le chien suspendu, la gueule serrée.</p> + +<p>Au petit jour, elle se leva, presque folle, et courut à la marnière.</p> + +<p>Il jappait ; il jappait encore, il avait jappé toute la nuit. Elle se mit +à sangloter et l'appela avec mille petits noms caressants. Il répondit +avec toutes les inflexions tendres de sa voix de chien.</p> + +<p>Alors elle voulut le revoir, se promettant de le rendre heureux jusqu'à +sa mort.</p> + +<p>Elle courut chez le puisatier chargé de l'extraction de la marne, et +elle lui raconta son cas. L'homme écoutait sans rien dire. Quand elle +eut fini, il prononça : « Vous voulez votre quin ? Ce sera quatre francs. »</p> + +<p>Elle eut un sursaut ; toute sa douleur s'envola du coup.</p> + +<p>« Quatre francs ! vous vous en feriez mourir ! quatre francs ! »</p> + +<p>Il répondit : « Vous croyez que j'vas apporter mes cordes, mes +manivelles, et monter tout ça, et m'n aller là-bas avec mon garçon et +m'faire mordre encore par votre maudit quin, pour l'plaisir de vous le +r'donner ? fallait pas l'jeter. »</p> + +<p>Elle s'en alla, indignée. — Quatre francs !</p> + +<p>Aussitôt rentrée, elle appela Rose et lui dit les prétentions du +puisatier. Rose, toujours résignée, répétait : « Quatre francs ! c'est de +l'argent, Madame. »</p> + +<p>Puis, elle ajouta : « Si on lui jetait à manger, à ce pauvre quin, pour +qu'il ne meure pas comme ça ? »</p> + +<p>Mme Lefèvre approuva, toute joyeuse ; et les voilà reparties, avec un +gros morceau de pain beurré.</p> + +<p>Elles le coupèrent par bouchées qu'elles lançaient l'une après l'autre, +parlant tour à tour à Pierrot. Et si tôt que le chien avait achevé un +morceau, il jappait pour réclamer le suivant.</p> + +<p>Elles revinrent le soir, puis le lendemain, tous les jours. Mais elles +ne faisaient plus qu'un voyage.</p> + +<hr style="width: 45%;"> + +<p>Or, un matin, au moment de laisser tomber la première bouchée, elles +entendirent tout à coup un aboiement formidable dans le puits. Ils +étaient deux ! On avait précipité un autre chien, un gros !</p> + +<p>Rose cria : « Pierrot ! » Et Pierrot jappa, jappa. Alors on se mit à jeter +la nourriture ; mais, chaque fois elles distinguaient parfaitement une +bousculade terrible, puis les cris plaintifs de Pierrot mordu par son +compagnon, qui mangeait tout, étant le plus fort.</p> + +<p>Elles avaient beau spécifier : « C'est pour toi, Pierrot ! » Pierrot, +évidemment, n'avait rien.</p> + +<p>Les deux femmes interdites, se regardaient ; et Mme Lefèvre prononça d'un +ton aigre : « Je ne peux pourtant pas nourrir tous les chiens qu'on +jettera là-dedans. Il faut y renoncer ».</p> + +<p>Et, suffoquée à l'idée de tous ces chiens vivant à ses dépens, elle s'en +alla, emportant même ce qui restait du pain qu'elle se mit à manger en +marchant.</p> + +<p>Rose la suivit en s'essuyant les yeux du coin de son tablier bleu.</p> + + + +<hr> +<a name="MENUET"></a><h2 class="parthead">MENUET</h2> + +<p class="dedic">A Paul Bourget.</p> + + +<p>Les grands malheurs ne m'attristent guère, dit Jean Bridelle, un vieux +garçon qui passait pour sceptique. J'ai vu la guerre de bien près : +j'enjambais les corps sans apitoiement. Les fortes brutalités de la +nature ou des hommes peuvent nous faire pousser des cris d'horreur ou +d'indignation, mais ne nous donnent point ce pincement au cœur, ce +frisson qui vous passe dans le dos à la vue de certaines petites choses +navrantes.</p> + +<p>La plus violente douleur qu'on puisse éprouver, certes, est la perte +d'un enfant pour une mère, et la perte de la mère pour un homme. Cela +est violent, terrible, cela bouleverse et déchire ; mais on guérit de ces +catastrophes comme des larges blessures saignantes. Or, certaines +rencontres, certaines choses entr'aperçues, devinées, certains chagrins +secrets, certaines perfidies du sort, qui remuent en nous tout un monde +douloureux de pensées, qui entr'ouvrent devant nous brusquement la porte +mystérieuse des souffrances morales, compliquées, incurables, d'autant +plus profondes qu'elles semblent bénignes, d'autant plus cuisantes +qu'elles semblent presque insaisissables, d'autant plus tenaces qu'elles +semblent factices, nous laissent à l'âme comme une traînée de tristesse, +un goût d'amertume, une sensation de désenchantement dont nous sommes +longtemps à nous débarrasser.</p> + +<p>J'ai toujours devant les yeux deux ou trois choses que d'autres +n'eussent point remarquées assurément, et qui sont entrées en moi comme +de longues et minces piqûres inguérissables.</p> + +<p>Vous ne comprendriez peut-être pas l'émotion qui m'est restée de ces +rapides impressions. Je ne vous en dirai qu'une. Elle est très vieille, +mais vive comme d'hier. Il se peut que mon imagination seule ait fait +les frais de mon attendrissement.</p> + +<p>J'ai cinquante ans. J'étais jeune alors et j'étudiais le droit. Un peu +triste, un peu rêveur, imprégné d'une philosophie mélancolique, je +n'aimais guère les cafés bruyants, les camarades braillards, ni les +filles stupides. Je me levais tôt ; et une de mes plus chères voluptés +était de me promener seul, vers huit heures du matin, dans la pépinière +du Luxembourg.</p> + +<p>Vous ne l'avez pas connue, vous autres, cette pépinière ? C'était comme +un jardin oublié de l'autre siècle, un jardin joli comme un doux +sourire de vieille. Des haies touffues séparaient les allées étroites et +régulières, allées calmes entre deux murs de feuillage taillés avec +méthode. Les grands ciseaux du jardinier alignaient sans relâche ces +cloisons de branches ; et, de place en place, on rencontrait des +parterres de fleurs, des plates-bandes de petits arbres rangés comme des +collégiens en promenade, des sociétés de rosiers magnifiques ou des +régiments d'arbres à fruits.</p> + +<p>Tout un coin de ce ravissant bosquet était habité par les abeilles. +Leurs maisons de paille, savamment espacées sur les planches, ouvraient +au soleil leurs portes grandes comme l'entrée d'un dé à coudre ; et on +rencontrait tout le long des chemins les mouches bourdonnantes et +dorées, vraies maîtresses de ce lieu pacifique, vraies promeneuses de +ces tranquilles allées en corridors.</p> + +<p>Je venais là presque tous les matins. Je m'asseyais sur un banc et je +lisais. Parfois je laissais retomber le livre sur mes genoux pour rêver, +pour écouter autour de moi vivre Paris, et jouir du repos infini de ces +charmilles à la mode ancienne.</p> + +<p>Mais je m'aperçus bientôt que je n'étais pas seul à fréquenter ce lieu +dès l'ouverture des barrières, et je rencontrais parfois, nez à nez, au +coin d'un massif, un étrange petit vieillard.</p> + +<p>Il portait des souliers à boucles d'argent, une culotte à pont, une +redingote tabac d'Espagne, une dentelle en guise de cravate et un +invraisemblable chapeau gris à grands bords et à grands poils, qui +faisait penser au déluge.</p> + +<p>Il était maigre, fort maigre, anguleux, grimaçant et souriant. Ses yeux +vifs palpitaient, s'agitaient sous un mouvement continu des paupières ; +et il avait toujours à la main une superbe canne à pommeau d'or qui +devait être pour lui quelque souvenir magnifique.</p> + +<p>Ce bonhomme m'étonna d'abord, puis m'intéressa outre mesure. Et je le +guettais à travers les murs de feuilles, je le suivais de loin, +m'arrêtant au détour des bosquets pour n'être point vu.</p> + +<p>Et voilà qu'un matin, comme il se croyait bien seul, il se mit à faire +des mouvements singuliers : quelques petits bonds d'abord, puis une +révérence ; puis il battit, de sa jambe grêle, un entrechat encore +alerte, puis il commença à pivoter galamment, sautillant, se trémoussant +d'une façon drôle, souriant comme devant un public, faisant des grâces, +arrondissant les bras, tortillant son pauvre corps de marionnette, +adressant dans le vide de légers saluts attendrissants et ridicules. Il +dansait !</p> + +<p>Je demeurais pétrifié d'étonnement, me demandant lequel des deux était +fou, lui, ou moi.</p> + +<p>Mais il s'arrêta soudain, s'avança comme font les acteurs sur la scène, +puis s'inclina en reculant avec des sourires gracieux et des baisers de +comédienne qu'il jetait de sa main tremblante aux deux rangées d'arbres +taillés.</p> + +<p>Et il reprit avec gravité sa promenade.</p> + +<hr style="width: 45%;"> + +<p>A partir de ce jour, je ne le perdis plus de vue ; et, chaque matin, il +recommençait son exercice invraisemblable.</p> + +<p>Une envie folle me prit de lui parler. Je me risquai, et, l'ayant salué, +je lui dis :</p> + +<p> — Il fait bien bon aujourd'hui, monsieur.</p> + +<p>Il s'inclina.</p> + +<p> — Oui, monsieur, c'est un vrai temps de jadis.</p> + +<p>Huit jours après, nous étions amis, et je connus son histoire. Il avait +été maître de danse à l'Opéra, du temps du roi Louis XV. Sa belle canne +était un cadeau du comte de Clermont. Et, quand on lui parlait de +danse, il ne s'arrêtait plus de bavarder.</p> + +<p>Or, voilà qu'un jour il me confia :</p> + +<p> — J'ai épousé la Castris, monsieur. Je vous présenterai si vous voulez, +mais elle ne vient ici que sur le tantôt. Ce jardin, voyez-vous, c'est +notre plaisir et notre vie. C'est tout ce qui nous reste d'autrefois. Il +nous semble que nous ne pourrions plus exister si nous ne l'avions +point. Cela est vieux et distingué, n'est-ce pas ? Je crois y respirer un +air qui n'a point changé depuis ma jeunesse. Ma femme et moi, nous y +passons toutes nos après-midi. Mais, moi, j'y viens dès le matin, car je +me lève de bonne heure.</p> + +<hr style="width: 45%;"> + +<p>Dès que j'eus fini de déjeuner, je retournai au Luxembourg, et bientôt +j'aperçus mon ami qui donnait le bras avec cérémonie à une toute vieille +petite femme vêtue de noir, et à qui je fus présenté. C'était la +Castris, la grande danseuse aimée des princes, aimée du roi, aimée de +tout ce siècle galant qui semble avoir laissé dans le monde une odeur +d'amour.</p> + +<p>Nous nous assîmes sur un banc de pierre. C'était au mois de mai. Un +parfum de fleurs voltigeait dans les allées proprettes ; un bon soleil +glissait entre les feuilles et semait sur nous de larges gouttes de +lumière. La robe noire de la Castris semblait toute mouillée de clarté.</p> + +<p>Le jardin était vide. On entendait au loin rouler des fiacres.</p> + +<p> — Expliquez-moi donc, dis-je au vieux danseur, ce que c'était que le +menuet ?</p> + +<p>Il tressaillit.</p> + +<p> — Le menuet, monsieur, c'est la reine des danses, et la danse des +Reines, entendez-vous ? Depuis qu'il n'y a plus de Rois, il n'y a plus de +menuet.</p> + +<p>Et il commença, en style pompeux, un long éloge dithyrambique auquel je +ne compris rien. Je voulus me faire décrire les pas, tous les +mouvements, les posés. Il s'embrouillait, s'exaspérant de son +impuissance, nerveux et désolé.</p> + +<p>Et soudain, se tournant vers son antique compagne, toujours silencieuse +et grave :</p> + +<p> — Élise, veux-tu, dis, veux-tu, tu seras bien gentille, veux-tu que nous +montrions à monsieur ce que c'était ?</p> + +<p>Elle tourna ses yeux inquiets de tous les côtés, puis se leva sans dire +un mot et vint se placer en face de lui.</p> + +<p>Alors je vis une chose inoubliable.</p> + +<p>Ils allaient et venaient avec des simagrées enfantines, se souriaient, +se balançaient, s'inclinaient, sautillaient pareils à deux vieilles +poupées qu'aurait fait danser une mécanique ancienne, un peu brisée, +construite jadis par un ouvrier fort habile, suivant la manière de son +temps.</p> + +<p>Et je les regardais, le cœur troublé de sensations extraordinaires, +l'âme émue d'une indicible mélancolie. Il me semblait voir une +apparition lamentable et comique, l'ombre démodée d'un siècle. J'avais +envie de rire et besoin de pleurer.</p> + +<p>Tout à coup ils s'arrêtèrent, ils avaient terminé les figures de la +danse. Pendant quelques secondes ils restèrent debout l'un devant +l'autre, grimaçant d'une façon surprenante ; puis ils s'embrassèrent en +sanglotant.</p> + +<hr style="width: 45%;"> + +<p>Je partais, trois jours après, pour la province. Je ne les ai point +revus. Quand je revins à Paris, deux ans plus tard, on avait détruit la +pépinière. Que sont-ils devenus sans le cher jardin d'autrefois avec ses +chemins en labyrinthe, son odeur du passé et les détours gracieux des +charmilles ?</p> + +<p>Sont-ils morts ? Errent-ils par les rues modernes comme des exilés sans +espoir ? Dansent-ils, spectres falots, un menuet fantastique entre les +cyprès d'un cimetière, le long des sentiers bordés de tombes, au clair +de lune ?</p> + +<p>Leur souvenir me hante, m'obsède, me torture, demeure en moi comme une +blessure. Pourquoi ? Je n'en sais rien.</p> + +<p>Vous trouverez cela ridicule, sans doute ?</p> + + + +<hr> +<a name="LA_PEUR"></a><h2 class="parthead">LA PEUR</h2> + +<p class="dedic">A J. K. Huysmans.</p> + +<p>On remonta sur le pont après dîner. Devant nous la Méditerranée n'avait +pas un frisson sur toute sa surface, qu'une grande lune calme moirait. +Le vaste bateau glissait, jetant sur le ciel, qui semblait ensemencé +d'étoiles, un gros serpent de fumée noire ; et, derrière nous, l'eau +toute blanche, agitée par le passage rapide du lourd bâtiment, battue +par l'hélice, moussait, semblait se tordre, remuait tant de clartés +qu'on eût dit de la lumière de lune bouillonnant.</p> + +<p>Nous étions là, six ou huit, silencieux, admirant, l'œil tourné vers +l'Afrique lointaine où nous allions. Le commandant, qui fumait un cigare +au milieu de nous, reprit soudain la conversation du dîner.</p> + +<p> — Oui, j'ai eu peur ce jour-là. Mon navire est resté six heures avec ce +rocher dans le ventre, battu par la mer. Heureusement que nous avons été +recueillis, vers le soir, par un charbonnier anglais qui nous aperçut.</p> + +<p>Alors un grand homme à figure brûlée, à l'aspect grave, un de ces hommes +qu'on sent avoir traversé de longs pays inconnus, au milieu de dangers +incessants, et dont l'œil tranquille semble garder, dans sa profondeur, +quelque chose des paysages étranges qu'il a vus ; un de ces hommes qu'on +devine trempés dans le courage, parla pour la première fois :</p> + +<p> — Vous dites, commandant, que vous avez eu peur ; je n'en crois rien. +Vous vous trompez sur le mot et sur la sensation que vous avez +éprouvée. Un homme énergique n'a jamais peur en face du danger pressant. +Il est ému, agité, anxieux ; mais, la peur, c'est autre chose.</p> + +<p>Le commandant reprit en riant :</p> + +<p> — Fichtre ! je vous réponds bien que j'ai eu peur, moi.</p> + +<p>Alors l'homme au teint bronzé prononça d'une voix lente :</p> + +<p> — Permettez-moi de m'expliquer ! La peur (et les hommes les plus hardis +peuvent avoir peur), c'est quelque chose d'effroyable, une sensation +atroce, comme une décomposition de l'âme, un spasme affreux de la pensée +et du cœur, dont le souvenir seul donne des frissons d'angoisse. Mais +cela n'a lieu, quand on est brave, ni devant une attaque, ni devant la +mort inévitable, ni devant toutes les formes connues du péril : cela a +lieu dans certaines circonstances anormales, sous certaines influences +mystérieuses, en face de risques vagues. La vraie peur, c'est quelque +chose comme une réminiscence des terreurs fantastiques d'autrefois. Un +homme qui croit aux revenants, et qui s'imagine apercevoir un spectre +dans la nuit, doit éprouver la peur en toute son épouvantable horreur.</p> + +<p>Moi, j'ai deviné la peur en plein jour, il y a dix ans environ. Je l'ai +ressentie l'hiver dernier, par une nuit de décembre.</p> + +<p>Et, pourtant, j'ai traversé bien des hasards, bien des aventures qui +semblaient mortelles. Je me suis battu souvent. J'ai été laissé pour +mort par des voleurs. J'ai été condamné, comme insurgé, à être pendu en +Amérique, et jeté à la mer du pont d'un bâtiment sur les côtes de Chine. +Chaque fois je me suis cru perdu, j'en ai pris immédiatement mon parti, +sans attendrissement et même sans regrets.</p> + +<p>Mais la peur, ce n'est pas cela.</p> + +<p>Je l'ai pressentie en Afrique. Et pourtant elle est fille du Nord ; le +soleil la dissipe comme un brouillard. Remarquez bien ceci, messieurs. +Chez les Orientaux, la vie ne compte pour rien ; on est résigné tout de +suite ; les nuits sont claires et vides de légendes, les âmes aussi vides +des inquiétudes sombres qui hantent les cerveaux dans les pays froids. +En Orient, on peut connaître la panique, on ignore la peur.</p> + +<p>Eh bien ! voici ce qui m'est arrivé sur cette terre d'Afrique :</p> + +<p>Je traversais les grandes dunes au sud de Ouargla. C'est là un des plus +étranges pays du monde. Vous connaissez le sable uni, le sable droit des +interminables plages de l'Océan. Eh bien ! figurez-vous l'Océan lui-même +devenu sable au milieu d'un ouragan ; imaginez une tempête silencieuse de +vagues immobiles en poussière jaune. Elles sont hautes comme des +montagnes, ces vagues inégales, différentes, soulevées tout à fait comme +des flots déchaînés, mais plus grandes encore, et striées comme de la +moire. Sur cette mer furieuse, muette et sans mouvement, le dévorant +soleil du sud verse sa flamme implacable et directe. Il faut gravir ces +lames de cendre d'or, redescendre, gravir encore, gravir sans cesse, +sans repos et sans ombre. Les chevaux râlent, enfoncent jusqu'aux +genoux, et glissent en dévalant l'autre versant des surprenantes +collines.</p> + +<p>Nous étions deux amis suivis de huit spahis et de quatre chameaux avec +leurs chameliers. Nous ne parlions plus, accablés de chaleur, de +fatigue, et desséchés de soif comme ce désert ardent. Soudain un de ces +hommes poussa une sorte de cri ; tous s'arrêtèrent ; et nous demeurâmes +immobiles, surpris par un inexplicable phénomène connu des voyageurs en +ces contrées perdues.</p> + +<p>Quelque part, près de nous, dans une direction indéterminée, un tambour +battait, le mystérieux tambour des dunes ; il battait distinctement, +tantôt plus vibrant, tantôt affaibli, arrêtant, puis reprenant son +roulement fantastique.</p> + +<p>Les Arabes, épouvantés, se regardaient ; et l'un dit, en sa langue : « La +mort est sur nous. » Et voilà que tout à coup mon compagnon, mon ami, +presque mon frère, tomba de cheval, la tête en avant, foudroyé par une +insolation.</p> + +<p>Et pendant deux heures, pendant que j'essayais en vain de le sauver, +toujours ce tambour insaisissable m'emplissait l'oreille de son bruit +monotone, intermittent et incompréhensible ; et je sentais se glisser +dans mes os la peur, la vraie peur, la hideuse peur, en face de ce +cadavre aimé, dans ce trou incendié par le soleil entre quatre monts de +sable, tandis que l'écho inconnu nous jetait, à deux cents lieues de +tout village français, le battement rapide du tambour.</p> + +<p>Ce jour-là, je compris ce que c'était que d'avoir peur ; je l'ai su +mieux encore une autre fois...</p> + +<p>Le commandant interrompit le conteur :</p> + +<p> — Pardon, monsieur, mais ce tambour ? Qu'était-ce ?</p> + +<p>Le voyageur répondit :</p> + +<p> — Je n'en sais rien. Personne ne sait. Les officiers, surpris souvent +par ce bruit singulier, l'attribuent généralement à l'écho grossi, +multiplié, démesurément enflé par les valonnements des dunes, d'une +grêle de grains de sable emportés dans le vent et heurtant une touffe +d'herbes sèches ; car on a toujours remarqué que le phénomène se produit +dans le voisinage de petites plantes brûlées par le soleil, et dures +comme du parchemin.</p> + +<p>Ce tambour ne serait donc qu'une sorte de mirage du son. Voilà tout. +Mais je n'appris cela que plus tard.</p> + +<p>J'arrive à ma seconde émotion.</p> + +<p>C'était l'hiver dernier, dans une forêt du nord-est de la France. La +nuit vint deux heures plus tôt, tant le ciel était sombre. J'avais pour +guide un paysan qui marchait à mon côté, par un tout petit chemin, sous +une voûte de sapins dont le vent déchaîné tirait des hurlements. Entre +les cimes, je voyais courir des nuages en déroute, des nuages éperdus +qui semblaient fuir devant une épouvante. Parfois, sous une immense +rafale, toute la forêt s'inclinait dans le même sens avec un gémissement +de souffrance ; et le froid m'envahissait, malgré mon pas rapide et mon +lourd vêtement.</p> + +<p>Nous devions souper et coucher chez un garde forestier dont la maison +n'était plus éloignée de nous. J'allais là pour chasser.</p> + +<p>Mon guide, parfois, levait les yeux et murmurait : « Triste temps ! » Puis +il me parla des gens chez qui nous arrivions. Le père avait tué un +braconnier deux ans auparavant, et, depuis ce temps, il semblait +sombre, comme hanté d'un souvenir. Ses deux fils, mariés, vivaient avec +lui.</p> + +<p>Les ténèbres étaient profondes. Je ne voyais rien devant moi, ni autour +de moi, et toute la branchure des arbres entrechoqués emplissait la nuit +d'une rumeur incessante. Enfin, j'aperçus une lumière, et bientôt mon +compagnon heurtait une porte. Des cris aigus de femmes nous répondirent. +Puis, une voix d'homme, une voix étranglée, demanda : « Qui va là ? » Mon +guide se nomma. Nous entrâmes. Ce fut un inoubliable tableau.</p> + +<p>Un vieux homme à cheveux blancs, à l'œil fou, le fusil chargé dans la +main, nous attendait debout au milieu de la cuisine, tandis que deux +grands gaillards, armés de haches, gardaient la porte. Je distinguai +dans les coins sombres deux femmes à genoux, le visage caché contre le +mur.</p> + +<p>On s'expliqua. Le vieux remit son arme contre le mur et ordonna de +préparer ma chambre ; puis, comme les femmes ne bougeaient point, il me +dit brusquement :</p> + +<p> — Voyez-vous, monsieur, j'ai tué un homme, voilà deux ans cette nuit. +L'autre année, il est revenu m'appeler. Je l'attends encore ce soir.</p> + +<p>Puis il ajouta d'un ton qui me fit sourire :</p> + +<p> — Aussi, nous ne sommes pas tranquilles.</p> + +<p>Je le rassurai comme je pus, heureux d'être venu justement ce soir-là, +et d'assister au spectacle de cette terreur superstitieuse. Je racontai +des histoires, et je parvins à calmer à peu près tout le monde.</p> + +<p>Près du foyer, un vieux chien presque aveugle et moustachu, un de ces +chiens qui ressemblent à des gens qu'on connaît, dormait le nez dans ses +pattes.</p> + +<p>Au dehors, la tempête acharnée battait la petite maison, et, par un +étroit carreau, une sorte de judas placé près de la porte, je voyais +soudain tout un fouillis d'arbres bousculés par le vent à la lueur de +grands éclairs.</p> + +<p>Malgré mes efforts, je sentais bien qu'une terreur profonde tenait ces +gens, et chaque fois que je cessais de parler, toutes les oreilles +écoutaient au loin. Las d'assister à ces craintes imbéciles, j'allais +demander à me coucher, quand le vieux garde tout à coup fit un bond de +sa chaise, saisit de nouveau son fusil, en bégayant d'une voix égarée : +« Le voilà ! le voilà ! Je l'entends ! » Les deux femmes retombèrent à genoux +dans leurs coins, en se cachant le visage ; et les fils reprirent leurs +haches. J'allais tenter encore de les apaiser, quand le chien endormi +s'éveilla brusquement et, levant sa tête, tendant le cou, regardant vers +le feu de son œil presque éteint, il poussa un de ces lugubres +hurlements qui font tressaillir les voyageurs, le soir, dans la +campagne. Tous les yeux se portèrent sur lui, il restait maintenant +immobile, dressé sur ses pattes comme hanté d'une vision, et il se remit +à hurler vers quelque chose d'invisible, d'inconnu, d'affreux sans +doute, car tout son poil se hérissait. Le garde, livide, cria : « Il le +sent ! il le sent ! il était là quand je l'ai tué. » Et les femmes égarées +se mirent, toutes les deux, à hurler avec le chien.</p> + +<p>Malgré moi, un grand frisson me courut entre les épaules. Cette vision +de l'animal dans ce lieu, à cette heure, au milieu de ces gens éperdus, +était effrayante à voir.</p> + +<p>Alors, pendant une heure, le chien hurla sans bouger ; il hurla comme +dans l'angoisse d'un rêve ; et la peur, l'épouvantable peur entrait en +moi ; la peur de quoi ? Le sais-je ? C'était la peur, voilà tout.</p> + +<p>Nous restions immobiles, livides, dans l'attente d'un événement +affreux, l'oreille tendue, le cœur battant, bouleversés au moindre +bruit. Et le chien se mit à tourner autour de la pièce, en sentant les +murs et gémissant toujours. Cette bête nous rendait fous ! Alors, le +paysan qui m'avait amené, se jeta sur elle, dans une sorte de paroxysme +de terreur furieuse, et, ouvrant une porte donnant sur une petite cour, +jeta l'animal dehors.</p> + +<p>Il se tut aussitôt ; et nous restâmes plongés dans un silence plus +terrifiant encore. Et soudain, tous ensemble, nous eûmes une sorte de +sursaut : un être glissait contre le mur du dehors vers la forêt ; puis il +passa contre la porte, qu'il sembla tâter, d'une main hésitante ; puis on +n'entendit plus rien pendant deux minutes qui firent de nous des +insensés ; puis il revint, frôlant toujours la muraille ; et il gratta +légèrement, comme ferait un enfant avec son ongle ; puis soudain une tête +apparut contre la vitre du judas, une tête blanche, avec des yeux +lumineux comme ceux des fauves. Et un son sortit de sa bouche, un son +indistinct, un murmure plaintif.</p> + +<p>Alors un bruit formidable éclata dans la cuisine. Le vieux garde avait +tiré. Et aussitôt les fils se précipitèrent, bouchèrent le judas en +dressant la grande table qu'ils assujettirent avec le buffet.</p> + +<p>Et je vous jure qu'au fracas du coup de fusil que je n'attendais point, +j'eus une telle angoisse du cœur, de l'âme et du corps, que je me +sentis défaillir, prêt à mourir de peur.</p> + +<p>Nous restâmes là jusqu'à l'aurore, incapables de bouger, de dire un mot, +crispés dans un affolement indicible.</p> + +<p>On n'osa débarricader la sortie qu'en apercevant, par la fente d'un +auvent, un mince rayon de jour.</p> + +<p>Au pied du mur, contre la porte, le vieux chien gisait, la gueule brisée +d'une balle.</p> + +<p>Il était sorti de la cour en creusant un trou sous une palissade.</p> + +<p>L'homme au visage brun se tut ; puis il ajouta :</p> + +<p> — Cette nuit-là pourtant, je ne courus aucun danger ; mais j'aimerais +mieux recommencer toutes les heures où j'ai affronté les plus terribles +périls, que la seule minute du coup de fusil sur la tête barbue du +judas.</p> + + + +<hr> +<a name="FARCE_NORMANDE"></a><h2 class="parthead">FARCE NORMANDE</h2> + +<p class="dedic">A A. de Joinville.</p> + +<p>La procession se déroulait dans le chemin creux ombragé par les grands +arbres poussés sur les talus des fermes. Les jeunes mariés venaient +d'abord, puis les parents, puis les invités, puis les pauvres du pays, +et les gamins qui tournaient autour du défilé, comme des mouches, +passaient entre les rangs, grimpaient aux branches pour mieux voir.</p> + +<p>Le marié était un beau gars, Jean Patu, le plus riche fermier du pays. +C'était, avant tout, un chasseur frénétique qui perdait le bon sens à +satisfaire cette passion, et dépensait de l'argent gros comme lui pour +ses chiens, ses gardes, ses furets et ses fusils.</p> + +<p>La mariée, Rosalie Roussel, avait été fort courtisée par tous les partis +des environs, car on la trouvait avenante, et on la savait bien dotée ; +mais elle avait choisi Patu, peut-être parce qu'il lui plaisait mieux +que les autres, mais plutôt encore, en Normande réfléchie, parce qu'il +avait plus d'écus.</p> + +<p>Lorsqu'ils tournèrent la grande barrière de la ferme maritale, quarante +coups de fusil éclatèrent sans qu'on vît les tireurs cachés dans les +fossés. A ce bruit, une grosse gaieté saisit les hommes qui gigottaient +lourdement en leurs habits de fête ; et Patu, quittant sa femme, sauta +sur un valet qu'il apercevait derrière un arbre, empoigna son arme, et +lâcha lui-même un coup de feu en gambadant comme un poulain.</p> + +<p>Puis on se remit en route sous les pommiers déjà lourds de fruits, à +travers l'herbe haute, au milieu des veaux qui regardaient de leurs gros +yeux, se levaient lentement et restaient debout, le mufle tendu vers la +noce.</p> + +<p>Les hommes redevenaient graves en approchant du repas. Les uns, les +riches, étaient coiffés de hauts chapeaux de soie luisants, qui +semblaient dépaysés en ce lieu ; les autres portaient d'anciens +couvre-chefs à poils longs, qu'on aurait dits en peau de taupe ; les plus +humbles étaient couronnés de casquettes.</p> + +<p>Toutes les femmes avaient des châles lâchés dans le dos, et dont elles +tenaient les bouts sur leurs bras avec cérémonie. Ils étaient rouges, +bigarrés, flamboyants, ces châles ; et leur éclat semblait étonner les +poules noires sur le fumier, les canards au bord de la mare, et les +pigeons sur les toits de chaume.</p> + +<p>Tout le vert de la campagne, le vert de l'herbe et des arbres, semblait +exaspéré au contact de cette pourpre ardente et les deux couleurs ainsi +voisines devenaient aveuglantes sous le feu du soleil de midi.</p> + +<p>La grande ferme paraissait attendre là-bas, au bout de la voûte des +pommiers. Une sorte de fumée sortait de la porte et des fenêtres +ouvertes, et une odeur épaisse de mangeaille s'exhalait du vaste +bâtiment, de toutes ses ouvertures, des murs eux-mêmes.</p> + +<p>Comme un serpent, la suite des invités s'allongeait à travers la cour. +Les premiers, atteignant la maison, brisaient la chaîne, +s'éparpillaient, tandis que là-bas il en entrait toujours par la +barrière ouverte. Les fossés maintenant étaient garnis de gamins et de +pauvres curieux ; et les coups de fusil ne cessaient pas, éclatant de +tous les côtés à la fois, mêlant à l'air une buée de poudre et cette +odeur qui grise comme de l'absinthe.</p> + +<p>Devant la porte, les femmes tapaient sur leurs robes pour en faire +tomber la poussière, dénouaient les oriflammes qui servaient de rubans à +leurs chapeaux, défaisaient leurs châles et les posaient sur leurs bras, +puis entraient dans la maison pour se débarrasser définitivement de ces +ornements.</p> + +<p>La table était mise dans la grande cuisine, qui pouvait contenir cent +personnes.</p> + +<p>On s'assit à deux heures. A huit heures on mangeait encore. Les hommes +déboutonnés, en bras de chemise, la face rougie, engloutissaient comme +des gouffres. Le cidre jaune luisait, joyeux, clair et doré, dans les +grands verres, à côté du vin coloré, du vin sombre, couleur de sang.</p> + +<p>Entre chaque plat on faisait un trou, le trou normand, avec un verre +d'eau-de-vie qui jetait du feu dans les corps et de la folie dans les +têtes.</p> + +<p>De temps en temps, un convive plein comme une barrique, sortait +jusqu'aux arbres prochains, se soulageait, puis rentrait avec une faim +nouvelle aux dents.</p> + +<p>Les fermières, écarlates, oppressées, les corsages tendus comme des +ballons, coupées en deux par le corset, gonflées du haut et du bas, +restaient à table par pudeur. Mais une d'elles, plus gênée, étant +sortie, toutes alors se levèrent à la suite. Elles revenaient plus +joyeuses, prêtes à rire. Et les lourdes plaisanteries commencèrent.</p> + +<p>C'étaient des bordées d'obscénités lâchées à travers la table, et toutes +sur la nuit nuptiale. L'arsenal de l'esprit paysan fut vidé. Depuis cent +ans, les mêmes grivoiseries servaient aux mêmes occasions, et, bien que +chacun les connût, elles portaient encore, faisaient partir en un rire +retentissant les deux enfilées de convives.</p> + +<p>Un vieux à cheveux gris appelait : « Les voyageurs pour Mézidon en +voiture ». Et c'étaient des hurlements de gaieté.</p> + +<p>Tout au bout de la table, quatre gars, des voisins, préparaient des +farces aux mariés, et ils semblaient en tenir une bonne, tant ils +trépignaient en chuchotant.</p> + +<p>L'un d'eux, soudain, profitant d'un moment de calme, cria :</p> + +<p> — C'est les braconniers qui vont s'en donner c'te nuit, avec la lune +qu'y a !... Dis donc, Jean, c'est pas c'te lune-là qu'tu guetteras, toi ?</p> + +<p>Le marié, brusquement, se tourna :</p> + +<p> — Qu'i z'y viennent, les braconniers !</p> + +<p>Mais l'autre se mit à rire :</p> + +<p> — Ah ! i peuvent y venir ; tu quitteras pas ta besogne pour ça !</p> + +<p>Toute la tablée fut secouée par la joie. Le sol en trembla, les verres +vibrèrent.</p> + +<p>Mais le marié, à l'idée qu'on pouvait profiter de sa noce pour +braconner chez lui, devint furieux :</p> + +<p> — J'te dis qu'ça : qu'i z'y viennent !</p> + +<p>Alors ce fut une pluie de polissonneries à double sens qui faisaient un +peu rougir la mariée, toute frémissante d'attente.</p> + +<p>Puis, quand on eut bu des barils d'eau-de-vie, chacun partit se coucher ; +et les jeunes époux entrèrent en leur chambre, située au +rez-de-chaussée, comme toutes les chambres de ferme ; et, comme il y +faisait un peu chaud, ils ouvrirent la fenêtre et fermèrent l'auvent. +Une petite lampe de mauvais goût, cadeau du père de la femme, brûlait +sur la commode ; et le lit était prêt à recevoir le couple nouveau, qui +ne mettait point à son premier embrassement tout le cérémonial des +bourgeois dans les villes.</p> + +<p>Déjà la jeune femme avait enlevé sa coiffure et sa robe, et elle +demeurait en jupon, délaçant ses bottines, tandis que Jean achevait un +cigare, en regardant de coin sa compagne.</p> + +<p>Il la guettait d'un œil luisant, plus sensuel que tendre ; car il la +désirait plutôt qu'il ne l'aimait ; et, soudain, d'un mouvement brusque, +comme un homme qui va se mettre à l'ouvrage, il enleva son habit.</p> + +<p>Elle avait défait ses bottines, et maintenant elle retirait ses bas, +puis elle lui dit, le tutoyant depuis l'enfance : « Va te cacher là-bas, +derrière les rideaux, que j' me mette au lit ».</p> + +<p>Il fit mine de refuser, puis il y alla d'un air sournois, et se +dissimula, sauf la tête. Elle riait, voulait envelopper ses yeux, et ils +jouaient d'une façon amoureuse et gaie, sans pudeur apprise et sans +gêne.</p> + +<p>Pour finir il céda ; alors, en une seconde, elle dénoua son dernier +jupon, qui glissa le long de ses jambes, tomba autour de ses pieds et +s'aplatit en rond par terre. Elle l'y laissa, l'enjamba, nue sous la +chemise flottante et elle se glissa dans le lit, dont les ressorts +chantèrent sous son poids.</p> + +<p>Aussitôt il arriva, déchaussé lui-même, en pantalon, et il se courbait +vers sa femme, cherchant ses lèvres qu'elle cachait dans l'oreiller, +quand un coup de feu retentit au loin, dans la direction du bois des +Râpées, lui sembla-t-il.</p> + +<p>Il se redressa inquiet, le cœur crispé, et, courant à la fenêtre, il +décrocha l'auvent.</p> + +<p>La pleine lune baignait la cour d'une lumière jaune. L'ombre des +pommiers faisait des taches sombres à leur pied ; et, au loin, la +campagne, couverte de moissons mûres, luisait.</p> + +<p>Comme Jean s'était penché au dehors, épiant toutes les rumeurs de la +nuit, deux bras nus vinrent se nouer sous son cou, et sa femme, le +tirant en arrière, murmura : « Laisse donc, qu'est-ce que ça fait, +viens-t'en. »</p> + +<p>Il se retourna, la saisit, l'étreignit, la palpant sous la toile légère ; +et, l'enlevant dans ses bras robustes, il l'emporta vers leur couche.</p> + +<p>Au moment où il la posait sur le lit, qui plia sous le poids, une +nouvelle détonation, plus proche celle-là, retentit.</p> + +<p>Alors Jean, secoué d'une colère tumultueuse, jura : « Non de D... ! ils +croient que je ne sortirai pas à cause de toi ?... Attends, attends ! » Il +se chaussa, décrocha son fusil toujours pendu à portée de sa main, et, +comme sa femme se traînait à ses genoux et le suppliait, éperdue, il se +dégagea vivement, courut à la fenêtre et sauta dans la cour.</p> + +<p>Elle attendit une heure, deux heures, jusqu'au jour. Son mari ne rentra +pas. Alors elle perdit la tête, appela, raconta la fureur de Jean et sa +course après les braconniers.</p> + +<p>Aussitôt les valets, les charretiers, les gars partirent à la recherche +du maître.</p> + +<p>On le retrouva à deux lieues de la ferme, ficelé des pieds à la tête, à +moitié mort de fureur, son fusil tordu, sa culotte à l'envers, avec +trois lièvres trépassés autour du cou et une pancarte sur la poitrine :</p> + +<p>« Qui va à la chasse, perd sa place. »</p> + +<p>Et, plus tard, quand il racontait cette nuit d'épousailles, il ajoutait : +« Oh ! pour une farce ! c'était une bonne farce. Ils m'ont pris dans un +collet comme un lapin, les salauds, et ils m'ont caché la tête dans un +sac. Mais si je les tâte un jour, gare à eux ! »</p> + +<hr class="small"> + +<p>Et voilà comment on s'amuse, les jours de noce, au pays normand.</p> + + +<hr> +<a name="LES_SABOTS"></a><h2 class="parthead">LES SABOTS</h2> + +<p class="dedic">A Léon Fontaine.</p> + +<p>Le vieux curé bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus des +bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommadés des +paysans. Les grands paniers des fermières venues de loin pour la messe +étaient posés à terre à côté d'elles ; et la lourde chaleur d'un jour de +juillet dégageait de tout le monde une odeur de bétail, un fumet de +troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et +aussi les meuglements des vaches couchées dans un champ voisin. Parfois +un souffle d'air chargé d'aromes des champs s'engouffrait sous le +portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des coiffures, +il allait faire vaciller sur l'autel les petites flammes jaunes au bout +des cierges... « Comme le désire le bon Dieu. Ainsi soit-il ! » prononçait +le prêtre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se mit, comme chaque +semaine, à recommander à ses ouailles les petites affaires intimes de la +commune. C'était un vieux homme à cheveux blancs qui administrait la +paroisse depuis bientôt quarante ans, et le prône lui servait pour +communiquer familièrement avec tout son monde.</p> + +<p>Il reprit : « Je recommande à vos prières Désiré Vallin, qu'est bien +malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses couches. »</p> + +<p>Il ne savait plus ; il cherchait les bouts de papier posés dans un +bréviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua : « Il ne faut pas que +les garçons et les filles viennent comme ça, le soir, dans le cimetière, +ou bien je préviendrai le garde champêtre. — M. Césaire Omont voudrait +bien trouver une jeune fille honnête comme servante. » Il réfléchit +encore quelques secondes, puis ajouta : « C'est tout, mes frères, c'est la +grâce que je vous souhaite au nom du Père, et du Fils, et du +Saint-Esprit. »</p> + +<p>Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Quand les Malandain furent rentrés dans leur chaumière, la dernière du +hameau de la Sablière, sur la route de Fourville, le père, un vieux +petit paysan sec et ridé, s'assit devant la table, pendant que sa femme +décrochait la marmite et que sa fille Adélaïde prenait dans le buffet +les verres et les assiettes, et il dit : « Ça s'rait p'têtre bon, c'te +place chez maîtr' Omont, vu que le v'là veuf, que sa bru l'aime pas, +qu'il est seul et qu'il a d'quoi. J'ferions p'têtre ben d'y envoyer +Adélaïde. »</p> + +<p>La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle, +et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d'une +odeur de choux, elle réfléchit.</p> + +<p>L'homme reprit : « Il a d'quoi, pour sûr. Mais qu'il faudrait être +dégourdi et qu'Adélaïde l'est pas un brin. »</p> + +<p>La femme alors articula : « J'pourrions voir tout d'même. » Puis, se +tournant vers sa fille, une gaillarde à l'air niais, aux cheveux jaunes, +aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria : +« T'entends, grande bête. T'iras chez maît' Omont t'proposer comme +servante, et tu f'ras tout c'qu'il te commandera. »</p> + +<p>La fille se mit à rire sottement sans répondre. Puis tous trois +commencèrent à manger.</p> + +<p>Au bout de dix minutes, le père reprit : « Écoute un mot, la fille, et +tâche d'n' point te mettre en défaut sur ce que j'vas te dire... »</p> + +<p>Et il lui traça en termes lents et minutieux toute une règle de +conduite, prévoyant les moindres détails, la préparant à cette conquête +d'un vieux veuf mal avec sa famille.</p> + +<p>La mère avait cessé de manger pour écouter, et elle demeurait, la +fourchette à la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour à +tour, suivant cette instruction avec une attention concentrée et muette.</p> + +<p>Adélaïde restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide.</p> + +<p>Dès que le repas fut terminé, la mère lui fit mettre son bonnet, et +elles partirent toutes deux pour aller trouver M. Césaire Omont. Il +habitait une sorte de petit pavillon de briques adossé aux bâtiments +d'exploitation qu'occupaient ses fermiers. Car il s'était retiré du +faire-valoir, pour vivre de ses rentes.</p> + +<p>Il avait environ cinquante-cinq ans ; il était gros, jovial et bourru +comme un homme riche. Il riait et criait à faire tomber les murs, buvait +du cidre et de l'eau-de-vie à pleins verres, et passait encore pour +chaud, malgré son âge.</p> + +<p>Il aimait à se promener dans les champs, les mains derrière le dos, +enfonçant ses sabots de bois dans la terre grasse, considérant la levée +du blé ou la floraison des colzas d'un œil d'amateur à son aise, qui +aime ça, mais qui ne se la foule plus.</p> + +<p>On disait de lui : « C'est un père Bon-Temps, qui n'est pas bien levé tous +les jours. »</p> + +<p>Il reçut les deux femmes, le ventre à table, achevant son café. Et, se +renversant, il demanda :</p> + +<p> — Qu'est-ce que vous désirez ?</p> + +<p>La mère prit la parole :</p> + +<p> — C'est not' fille Adélaïde que j'viens vous proposer pour servante, vu +c'qu'a dit çu matin monsieur le curé. »</p> + +<p>Maître Omont considéra la fille, puis, brusquement : « Quel âge qu'elle a, +c'te grande bique-là ? »</p> + +<p>« — Vingt-un ans à la Saint-Michel, monsieur Omont. »</p> + +<p>« — C'est bien ; all'aura quinze francs par mois et l'fricot. J'l'attends +d'main, pour faire ma soupe du matin. »</p> + +<p>Et il congédia les deux femmes.</p> + +<p>Adélaïde entra en fonctions le lendemain et se mit à travailler dur, +sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents.</p> + +<p>Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine, +monsieur Omont la héla.</p> + +<p>« — Adélaïde ! »</p> + +<p>Elle accourut. « Me v'là, not' maître. »</p> + +<p>Dès qu'elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnées, l'œil +trouble, il déclara : « Écoute un peu, qu'il n'y ait pas d'erreur entre +nous. T'es ma servante, mais rien de plus. T'entends. Nous ne mêlerons +point nos sabots.</p> + +<p> — Oui, not' maître.</p> + +<p> — Chacun sa place, ma fille, t'as ta cuisine ; j'ai ma salle. A part ça, +tout sera pour té comme pour mé. C'est convenu ?</p> + +<p> — Oui, not' maître.</p> + +<p> — Allons, c'est bien, va à ton ouvrage.</p> + +<p>Et elle alla reprendre sa besogne.</p> + +<p>A midi elle servit le dîner du maître dans sa petite salle à papier +peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla prévenir M. +Omont.</p> + +<p>« — C'est servi, not' maître. »</p> + +<p>Il entra, s'assit, regarda autour de lui, déplia sa serviette, hésita +une seconde, puis, d'une voix de tonnerre :</p> + +<p>« — Adélaïde ! »</p> + +<p>Elle arriva, effarée. Il cria comme s'il allait la massacrer. « Eh bien, +nom de D... et té, ousqu'est ta place ? »</p> + +<p>« — Mais... not' maître... »</p> + +<p>Il hurlait : « J'aime pas manger tout seul, nom de D... ; tu vas te mett' +là ou bien foutre le camp si tu n'veux pas. Va chercher t'nassiette et +ton verre. »</p> + +<p>Épouvantée, elle apporta son couvert en balbutiant : « Me v'là, not' +maître. »</p> + +<p>Et elle s'assit en face de lui.</p> + +<p>Alors il devint jovial ; il trinquait, tapait sur la table, racontait des +histoires qu'elle écoutait les yeux baissés, sans oser prononcer un mot.</p> + +<p>De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du cidre, +des assiettes.</p> + +<p>En apportant le café, elle ne déposa qu'une tasse devant lui ; alors, +repris de colère, il grogna :</p> + +<p> — Eh bien, et pour té ?</p> + +<p> — J'n'en prends point, not' maître.</p> + +<p> — Pourquoi que tu n'en prends point ?</p> + +<p> — Parce que je l'aime point.</p> + +<p>Alors il éclata de nouveau : « J'aime pas prend' mon café tout seul, nom +de D... Si tu n'veux pas t'mett'à en prendre itou, tu vas foutre le +camp, nom de D... Va chercher une tasse et plus vite que ça. »</p> + +<p>Elle alla chercher une tasse, se rassit, goûta la noire liqueur, fit la +grimace, mais, sous l'œil furieux du maître, avala jusqu'au bout. Puis +il lui fallut boire le premier verre d'eau-de-vie de la rincette, le +second du pousse-rincette, et le troisième du coup-de-pied-au-cul.</p> + +<p>Et M. Omont la congédia. « Va laver ta vaisselle maintenant, t'es une +bonne fille. »</p> + +<p>Il en fut de même au dîner. Puis elle dut faire sa partie de dominos ; +puis il l'envoya se mettre au lit.</p> + +<p>« — Va te coucher, je monterai tout à l'heure. »</p> + +<p>Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa +prière, se dévêtit et se glissa dans ses draps.</p> + +<p>Mais soudain elle bondit, effarée. Un cri furieux faisait trembler la +maison.</p> + +<p> — Adélaïde ?</p> + +<p>Elle ouvrit sa porte et répondit de son grenier :</p> + +<p>« — Me v'là, not' maître. »</p> + +<p> — Ousque t'es ?</p> + +<p> — Mais j'suis dans mon lit, donc, not' maître.</p> + +<p>Alors il vociféra : « Veux-tu bien descendre, nom de D... J'aime pas +coucher tout seul, nom de D..., et si tu n'veux point, tu vas me foutre +le camp, nom de D... »</p> + +<p>Alors, elle répondit d'en haut, éperdue, cherchant sa chandelle :</p> + +<p>« — Me v'là, not' maître ! »</p> + +<p>Et il entendit ses petits sabots découverts battre le sapin de +l'escalier ; et, quand elle fut arrivée aux dernières marches, il la +prit par le bras, et dès qu'elle eut laissé devant la porte ses étroites +chaussures de bois à côté des grosses galoches du maître, il la poussa +dans sa chambre en grognant :</p> + +<p>« — Plus vite que ça, donc, nom de D... ! »</p> + +<p>Et elle répétait sans cesse, ne sachant plus ce qu'elle disait :</p> + +<p>« — Me v'là, me v'là, not' maître. »</p> + +<hr class="small"> + +<p>Six mois après, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son +père l'examina curieusement, puis demanda :</p> + +<p> — T'es-ti point grosse ?</p> + +<p>Elle restait stupide, regardant son ventre, répétant : « Mais non, je n' +crois point. »</p> + +<p>Alors, il l'interrogea, voulant tout savoir :</p> + +<p> — Dis-mé si vous n'avez point, quéque soir, mêlé vos sabots ?</p> + +<p> — Oui, je les ons mêlés l'premier soir et puis l'sautres.</p> + +<p> — Mais alors t'es pleine, grande futaille.</p> + +<p>Elle se mit à sangloter, balbutiant : « J'savais ti, mé ? J'savais ti, mé ? »</p> + +<p>Le père Malandain la guettait, l'œil éveillé, la mine satisfaite. Il +demanda :</p> + +<p> — Quéque tu ne savais point ?</p> + +<p>Elle prononça, à travers ses pleurs : « J'savais ti, mé, que ça se faisait +comme ça, d's'éfants ! »</p> + +<p>Sa mère rentrait. L'homme articula, sans colère : « La v'là grosse, à +c't'heure. »</p> + +<p>Mais la femme se fâcha, révoltée d'instinct, injuriant à pleine gueule +sa fille en larmes, la traitant de « manante » et de « traînée ».</p> + +<p>Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour aller +causer de leurs affaires avec maît' Césaire Omont, il déclara :</p> + +<p>« All' est tout d' même encore pu sotte que j'aurais cru. All' n'savait +point c'qu'all' faisait, c'te niente.</p> + +<p>Au prône du dimanche suivant, le vieux curé publiait les bans de M. +Onufre-Césaire Omont avec Céleste-Adélaïde Malandain.</p> + + +<hr> +<a name="LA_REMPAILLEUSE"></a><h2 class="parthead">LA REMPAILLEUSE</h2> + +<p class="dedic">A Léon Hennique.</p> + +<p>C'était à la fin du dîner d'ouverture de chasse chez le marquis de +Bertrans. Onze chasseurs, huit jeunes femmes et le médecin du pays +étaient assis autour de la grande table illuminée, couverte de fruits et +de fleurs.</p> + +<p>On vint à parler d'amour, et une grande discussion s'éleva, l'éternelle +discussion, pour savoir si on pouvait aimer vraiment une fois ou +plusieurs fois. On cita des exemples de gens n'ayant jamais eu qu'un +amour sérieux ; on cita aussi d'autres exemples de gens ayant aimé +souvent, avec violence. Les hommes, en général, prétendaient que la +passion, comme les maladies, peut frapper plusieurs fois le même être, +et le frapper à le tuer si quelque obstacle se dresse devant lui. Bien +que cette manière de voir ne fût pas contestable, les femmes, dont +l'opinion s'appuyait sur la poésie bien plus que sur l'observation, +affirmaient que l'amour, l'amour vrai, le grand amour, ne pouvait tomber +qu'une fois sur un mortel, qu'il était semblable à la foudre, cet amour, +et qu'un cœur touché par lui demeurait ensuite tellement vidé, ravagé, +incendié, qu'aucun autre sentiment puissant, même aucun rêve, n'y +pouvait germer de nouveau.</p> + +<p>Le marquis ayant aimé beaucoup, combattait vivement cette croyance :</p> + +<p> — Je vous dis, moi, qu'on peut aimer plusieurs fois avec toutes ses +forces et toute son âme. Vous me citez des gens qui se sont tués par +amour, comme preuve de l'impossibilité d'une seconde passion. Je vous +répondrai que, s'ils n'avaient pas commis cette bêtise de se suicider, +ce qui leur enlevait toute chance de rechute, ils se seraient guéris ; et +ils auraient recommencé, et toujours, jusqu'à leur mort naturelle. Il en +est des amoureux comme des ivrognes. Qui a bu boira — qui a aimé aimera. +C'est une affaire de tempérament, cela.</p> + +<p>On prit pour arbitre le docteur, vieux médecin parisien retiré aux +champs, et on le pria de donner son avis.</p> + +<p>Justement il n'en avait pas :</p> + +<p> — Comme l'a dit le marquis, c'est une affaire de tempérament ; quant à +moi, j'ai eu connaissance d'une passion qui dura cinquante-cinq ans, +sans un jour de répit, et qui ne se termina que par la mort.</p> + +<p>La marquise battit des mains.</p> + +<p> — Est-ce beau cela ! Et quel rêve d'être aimé ainsi ! Quel bonheur de +vivre cinquante-cinq ans tout enveloppé de cette affection acharnée et +pénétrante ! Comme il a dû être heureux, et bénir la vie, celui qu'on +adora de la sorte !</p> + +<p>Le médecin sourit :</p> + +<p> — En effet, madame, vous ne vous trompez pas sur ce point, que l'être +aimé fut un homme. Vous le connaissez, c'est M. Chouquet, le pharmacien +du bourg. Quant à elle, la femme, vous l'avez connue aussi, c'est la +vieille rempailleuse de chaises qui venait tous les ans au château. Mais +je vais me faire mieux comprendre.</p> + +<p>L'enthousiasme des femmes était tombé ; et leur visage dégoûté disait : +« Pouah ! » comme si l'amour n'eût dû frapper que des êtres fins et +distingués, seuls dignes de l'intérêt des gens comme il faut.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Le médecin reprit :</p> + +<p> — J'ai été appelé, il y a trois mois, auprès de cette vieille femme, à +son lit de mort. Elle était arrivée la veille, dans la voiture qui lui +servait de maison, traînée par la rosse que vous avez vue, et +accompagnée de ses deux grands chiens noirs, ses amis et ses gardiens. +Le curé était déjà là. Elle nous fit ses exécuteurs testamentaires, et, +pour nous dévoiler le sens de ses volontés dernières, elle nous raconta +toute sa vie. Je ne sais rien de plus singulier et de plus poignant.</p> + +<p>Son père était rempailleur et sa mère rempailleuse. Elle n'a jamais eu +de logis planté en terre.</p> + +<p>Toute petite, elle errait, haillonneuse, vermineuse, sordide. On +s'arrêtait à l'entrée des villages, le long des fossés ; on dételait la +voiture ; le cheval broutait ; le chien dormait, le museau sur ses pattes ; +et la petite se roulait dans l'herbe pendant que le père et la mère +rafistolaient, à l'ombre des ormes du chemin, tous les vieux sièges de +la commune. On ne parlait guère, dans cette demeure ambulante. Après les +quelques mots nécessaires pour décider qui ferait le tour des maisons en +poussant le cri bien connu : « Remmm-pailleur de chaises ! » on se mettait à +tortiller la paille, face à face ou côte à côte. Quand l'enfant allait +trop loin ou tentait d'entrer en relations avec quelque galopin du +village, la voix colère du père la rappelait : « Veux-tu bien revenir ici, +crapule ! » C'étaient les seuls mots de tendresse qu'elle entendait.</p> + +<p>Quand elle devint plus grande, on l'envoya faire la récolte des fonds de +siège avariés. Alors elle ébaucha quelques connaissances de place en +place avec les gamins ; mais c'étaient alors les parents de ses nouveaux +amis qui rappelaient brutalement leurs enfants : « Veux-tu bien venir ici, +polisson ! Que je te voie causer avec les va-nu-pieds !... »</p> + +<p>Souvent les petits gars lui jetaient des pierres.</p> + +<p>Des dames lui ayant donné quelques sous, elle les garda soigneusement.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Un jour — elle avait alors onze ans — comme elle passait par ce pays, elle +rencontra derrière le cimetière le petit Chouquet qui pleurait parce +qu'un camarade lui avait volé deux liards. Ces larmes d'un petit +bourgeois, d'un de ces petits qu'elle s'imaginait dans sa frêle caboche +de déshéritée, être toujours contents et joyeux, la bouleversèrent. Elle +s'approcha, et, quand elle connut la raison de sa peine, elle versa +entre ses mains toutes ses économies, sept sous, qu'il prit +naturellement, en essuyant ses larmes. Alors, folle de joie, elle eut +l'audace de l'embrasser. Comme il considérait attentivement sa monnaie, +il se laissa faire. Ne se voyant ni repoussée ni battue, elle +recommença ; elle l'embrassa à pleins bras, à plein cœur. Puis elle se +sauva.</p> + +<p>Que se passa-t-il dans cette misérable tête ? S'est-elle attachée à ce +mioche parce qu'elle lui avait sacrifié sa fortune de vagabonde, ou +parce qu'elle lui avait donné son premier baiser tendre ? Le mystère est +le même pour les petits que pour les grands.</p> + +<p>Pendant des mois, elle rêva de ce coin de cimetière et de ce gamin. Dans +l'espérance de le revoir, elle vola ses parents, grappillant un sou +par-ci, un sou par-là, sur un rempaillage, ou sur les provisions qu'elle +allait acheter.</p> + +<p>Quand elle revint, elle avait deux francs dans sa poche, mais elle ne +put qu'apercevoir le petit pharmacien, bien propre, derrière les +carreaux de la boutique paternelle, entre un bocal rouge et un ténia.</p> + +<p>Elle ne l'en aima que davantage, séduite, émue, extasiée par cette +gloire de l'eau colorée, cette apothéose des cristaux luisants.</p> + +<p>Elle garda en elle son souvenir ineffaçable, et, quand elle le +rencontra, l'an suivant, derrière l'école, jouant aux billes avec ses +camarades, elle se jeta sur lui, le saisit dans ses bras, et le baisa +avec tant de violence qu'il se mit à hurler de peur. Alors, pour +l'apaiser, elle lui donna son argent : trois francs vingt, un vrai +trésor, qu'il regardait avec des yeux agrandis.</p> + +<p>Il le prit et se laissa caresser tant qu'elle voulut.</p> + +<p>Pendant quatre ans encore, elle versa entre ses mains toutes ses +réserves, qu'il empochait avec conscience en échange de baisers +consentis. Ce fut une fois trente sous, une fois deux francs, une fois +douze sous (elle en pleura de peine et d'humiliation, mais l'année avait +été mauvaise) et la dernière fois, cinq francs, une grosse pièce ronde, +qui le fit rire d'un rire content.</p> + +<p>Elle ne pensait plus qu'à lui ; et il attendait son retour avec une +certaine impatience, courait au-devant d'elle en la voyant, ce qui +faisait bondir le cœur de la fillette.</p> + +<p>Puis il disparut. On l'avait mis au collège. Elle le sut en interrogeant +habilement. Alors elle usa d'une diplomatie infinie pour changer +l'itinéraire de ses parents et les faire passer par ici au moment des +vacances. Elle y réussit, mais après un an de ruses. Elle était donc +restée deux ans sans le revoir ; et elle le reconnut à peine, tant il +était changé, grandi, embelli, imposant dans sa tunique à boutons d'or. +Il feignit de ne pas la voir et passa fièrement près d'elle.</p> + +<p>Elle en pleura pendant deux jours ; et depuis lors elle souffrit sans +fin.</p> + +<p>Tous les ans elle revenait ; passait devant lui sans oser le saluer et +sans qu'il daignât même tourner les yeux vers elle. Elle l'aimait +éperdument. Elle me dit : « C'est le seul homme que j'aie vu sur la terre, +monsieur le médecin ; je ne sais pas si les autres existaient seulement. »</p> + +<p>Ses parents moururent. Elle continua leur métier, mais elle prit deux +chiens au lieu d'un, deux terribles chiens qu'on n'aurait pas osé +braver.</p> + +<p>Un jour, en rentrant dans ce village où son cœur était resté, elle +aperçut une jeune femme qui sortait de la boutique Chouquet au bras de +son bien-aimé. C'était sa femme. Il était marié.</p> + +<p>Le soir même, elle se jeta dans la mare qui est sur la place de la +Mairie. Un ivrogne attardé la repêcha, et la porta à la pharmacie. Le +fils Chouquet descendit en robe de chambre, pour la soigner, et, sans +paraître la reconnaître, la déshabilla, la frictionna, puis il lui dit +d'une voix dure : « Mais vous êtes folle ! Il ne faut pas être bête comme +ça !</p> + +<p>Cela suffit pour la guérir. Il lui avait parlé ! Elle était heureuse +pour longtemps.</p> + +<p>Il ne voulut rien recevoir en rémunération de ses soins, bien qu'elle +insistât vivement pour le payer.</p> + +<p>Et toute sa vie s'écoula ainsi. Elle rempaillait en songeant à Chouquet. +Tous les ans, elle l'apercevait derrière ses vitraux. Elle prit +l'habitude d'acheter chez lui des provisions de menus médicaments. De la +sorte elle le voyait de près, et lui parlait, et lui donnait encore de +l'argent.</p> + +<p>Comme je vous l'ai dit en commençant, elle est morte ce printemps. Après +m'avoir raconté toute cette triste histoire, elle me pria de remettre à +celui qu'elle avait si patiemment aimé toutes les économies de son +existence, car elle n'avait travaillé que pour lui, disait-elle, jeûnant +même pour mettre de côté, et être sûre qu'il penserait à elle, au moins +une fois, quand elle serait morte.</p> + +<p>Elle me donna donc deux mille trois cent vingt-sept francs. Je laissai +à M. le curé les vingt-sept francs pour l'enterrement, et j'emportai le +reste quand elle eut rendu le dernier soupir.</p> + +<p>Le lendemain, je me rendis chez les Chouquet. Ils achevaient de +déjeuner, en face l'un de l'autre, gros et rouges, fleurant les produits +pharmaceutiques, importants et satisfaits.</p> + +<p>On me fit asseoir ; on m'offrit un kirsch, que j'acceptai ; et je +commençai mon discours d'une voix émue, persuadé qu'ils allaient +pleurer.</p> + +<p>Dès qu'il eut compris qu'il avait été aimé de cette vagabonde, de cette +rempailleuse, de cette rouleuse, Chouquet bondit d'indignation, comme si +elle lui avait volé sa réputation, l'estime des honnêtes gens, son +honneur intime, quelque chose de délicat qui lui était plus cher que la +vie.</p> + +<p>Sa femme, aussi exaspérée que lui, répétait : « Cette gueuse ! cette +gueuse ! cette gueuse !... » Sans pouvoir trouver autre chose.</p> + +<p>Il s'était levé ; il marchait à grands pas derrière la table, le bonnet +grec chaviré sur une oreille. Il balbutiait : « Comprend-on ça, docteur ? +Voilà de ces choses horribles pour un homme ! Que faire ? Oh ! si je +l'avais su de son vivant, je l'aurais fait arrêter par la gendarmerie et +flanquer en prison. Et elle n'en serait pas sortie, je vous en réponds ! »</p> + +<p>Je demeurais stupéfait du résultat de ma démarche pieuse. Je ne savais +que dire ni que faire. Mais j'avais à compléter ma mission. Je repris : +« Elle m'a chargé de vous remettre ses économies, qui montent à deux +mille trois cents francs. Comme ce que je viens de vous apprendre semble +vous être fort désagréable, le mieux serait peut-être de donner cet +argent aux pauvres. »</p> + +<p>Ils me regardaient, l'homme et la femme, perdus de saisissement.</p> + +<p>Je tirai l'argent de ma poche, du misérable argent de tous les pays et +de toutes les marques, de l'or et des sous mêlés. Puis je demandai : « Que +décidez-vous ? »</p> + +<p>Mme Chouquet parla la première : « Mais, puisque c'était sa dernière +volonté, à cette femme... il me semble qu'il nous est bien difficile de +refuser. »</p> + +<p>Le mari, vaguement confus, reprit : « Nous pourrions toujours acheter avec +ça quelque chose pour nos enfants. »</p> + +<p>Je dis d'un air sec : « Comme vous voudrez. »</p> + +<p>Il reprit : « Donnez toujours, puisqu'elle vous en a chargé ; nous +trouverons bien moyen de l'employer à quelque bonne œuvre. »</p> + +<p>Je remis l'argent, je saluai, et je partis.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Le lendemain Chouquet vint me trouver et, brusquement : « Mais elle a +laissé ici sa voiture, cette... cette femme. Qu'est-ce que vous en +faites, de cette voiture ?</p> + +<p>« — Rien, prenez-la si vous voulez.</p> + +<p>« — Parfait ; cela me va ; j'en ferai une cabane pour mon potager. »</p> + +<p>Il s'en allait. Je le rappelai. « Elle a laissé aussi son vieux cheval et +ses deux chiens. Les voulez-vous ? » Il s'arrêta, surpris : « Ah ! non, par +exemple ; que voulez-vous que j'en fasse ? Disposez-en comme vous +voudrez. » Et il riait. Puis il me tendit sa main que je serrai. Que +voulez-vous ? Il ne faut pas dans un pays, que le médecin et le +pharmacien soient ennemis.</p> + +<p>J'ai gardé les chiens chez moi. Le curé, qui a une grande cour, a pris +le cheval. La voiture sert de cabane à Chouquet ; et il a acheté cinq +obligations de chemin de fer avec l'argent.</p> + +<p>Voilà le seul amour profond que j'aie rencontré, dans ma vie. »</p> + +<p>Le médecin se tut.</p> + +<p>Alors la marquise, qui avait des larmes dans les yeux, soupira : +« Décidément, il n'y a que les femmes pour savoir aimer ! »</p> + + +<hr> +<a name="EN_MER"></a><h2 class="parthead">EN MER</h2> + +<p class="dedic">A Henry Céara.</p> + +<p>On lisait dernièrement dans les journaux les lignes suivantes :</p> + +<p>« BOULOGNE-SUR-MER, 22 janvier. — On nous écrit :</p> + +<p>« Un affreux malheur vient de jeter la consternation parmi notre +population maritime déjà si éprouvée depuis deux années. Le bateau de +pêche commandé par le patron Javel, entrant dans le port, a été jeté à +l'Ouest et est venu se briser sur les roches du brise-lames de la jetée.</p> + +<p>« Malgré les efforts du bateau de sauvetage et des lignes envoyées au +moyen du fusil porte-amarre, quatre hommes et le mousse ont péri.</p> + +<p>« Le mauvais temps continue. On craint de nouveaux sinistres. »</p> + +<p>Quel est ce patron Javel ? Est-il le frère du manchot ?</p> + +<p>Si le pauvre homme roulé par la vague, et mort peut-être sous les débris +de son bateau mis en pièces, est celui auquel je pense, il avait +assisté, voici dix-huit ans maintenant, à un autre drame, terrible et +simple comme sont toujours ces drames formidables des flots.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Javel aîné était alors patron d'un chalutier.</p> + +<p>Le chalutier est le bateau de pêche par excellence. Solide à ne craindre +aucun temps, le ventre rond, roulé sans cesse par les lames comme un +bouchon, toujours dehors, toujours fouetté par les vents durs et salés +de la Manche, il travaille la mer, infatigable, la voile gonflée, +traînant par le flanc un grand filet qui racle le fond de l'Océan, et +détache et cueille toutes les bêtes endormies dans les roches, les +poissons plats collés au sable, les crabes lourds aux pattes crochues, +les homards aux moustaches pointues.</p> + +<p>Quand la brise est fraîche et la vague courte, le bateau se met à +pêcher. Son filet est fixé tout le long d'une grande tige de bois garnie +de fer qu'il laisse descendre au moyen de deux câbles glissant sur deux +rouleaux aux deux bouts de l'embarcation. Et le bateau, dérivant sous le +vent et le courant, tire avec lui cet appareil qui ravage et dévaste le +sol de la mer.</p> + +<p>Javel avait à son bord son frère cadet, quatre hommes et un mousse. Il +était sorti de Boulogne par un beau temps clair pour jeter le chalut.</p> + +<p>Or, bientôt le vent s'éleva, et une bourrasque survenant força le +chalutier à fuir. Il gagna les côtes d'Angleterre ; mais la mer démontée +battait les falaises, se ruait contre la terre, rendait impossible +l'entrée des ports. Le petit bateau reprit le large et revint sur les +côtes de France. La tempête continuait à faire infranchissables les +jetées, enveloppant d'écume, de bruit et de danger tous les abords des +refuges.</p> + +<p>Le chalutier repartit encore, courant sur le dos des flots, ballotté, +secoué, ruisselant, souffleté par des paquets d'eau, mais gaillard, +malgré tout, accoutumé à ces gros temps qui le tenaient parfois cinq ou +six jours errant entre les deux pays voisins sans pouvoir aborder l'un +ou l'autre.</p> + +<p>Puis enfin l'ouragan se calma comme il se trouvait en pleine mer, et, +bien que la vague fût encore forte, le patron commanda de jeter le +chalut.</p> + +<p>Donc le grand engin de pêche fut passé par-dessus bord, et deux hommes à +l'avant, deux hommes à l'arrière, commencèrent à filer sur les rouleaux +les amarres qui le tenaient. Soudain il toucha le fond ; mais une haute +lame inclinant le bateau, Javel cadet, qui se trouvait à l'avant et +dirigeait la descente du filet, chancela, et son bras se trouva saisi +entre la corde un instant détendue par la secousse et le bois où elle +glissait. Il fit un effort désespéré, tâchant de l'autre main de +soulever l'amarre, mais le chalut traînait déjà et le câble roidi ne +céda point.</p> + +<p>L'homme crispé par la douleur appela. Tous accoururent. Son frère quitta +la barre. Ils se jetèrent sur la corde, s'efforçant de dégager le membre +qu'elle broyait. Ce fut en vain. « Faut couper », dit un matelot, et il +tira de sa poche un large couteau, qui pouvait, en deux coups, sauver le +bras de Javel cadet.</p> + +<p>Mais couper, c'était perdre le chalut, et ce chalut valait de l'argent, +beaucoup d'argent, quinze cents francs ; et il appartenait à Javel aîné, +qui tenait à son avoir.</p> + +<p>Il cria, le cœur torturé : « Non, coupe pas, attends, je vas lofer. » Et +il courut au gouvernail, mettant toute la barre dessous.</p> + +<p>Le bateau n'obéit qu'à peine, paralysé par ce filet qui immobilisait son +impulsion, et entraîné d'ailleurs par la force de la dérive et du vent.</p> + +<p>Javel cadet s'était laissé tomber sur les genoux, les dents serrées, les +yeux hagards. Il ne disait rien. Son frère revint, craignant toujours le +couteau d'un marin : « Attends, attends, coupe pas, faut mouiller +l'ancre. »</p> + +<p>L'ancre fut mouillée, toute la chaîne filée, puis on se mit à virer au +cabestan pour détendre les amarres du chalut. Elles s'amollirent, enfin, +et on dégagea le bras inerte, sous la manche de laine ensanglantée.</p> + +<p>Javel cadet semblait idiot. On lui retira la vareuse et on vit une chose +horrible, une bouillie de chairs dont le sang jaillissait à flots qu'on +eût dit poussés par une pompe. Alors l'homme regarda son bras et +murmura : « Foutu ».</p> + +<p>Puis, comme l'hémorragie faisait une mare sur le pont du bateau, un des +matelots cria : « Il va se vider, faut nouer la veine. »</p> + +<p>Alors ils prirent une ficelle, une grosse ficelle brune et goudronnée, +et, enlaçant le membre au-dessus de la blessure, ils serrèrent de toute +leur force. Les jets de sang s'arrêtaient peu à peu ; ils finirent par +cesser tout à fait.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Javel cadet se leva, son bras pendait à son côté. Il le prit de l'autre +main, le souleva, le tourna, le secoua. Tout était rompu, les os cassés ; +les muscles seuls retenaient ce morceau de son corps. Il le considérait +d'un œil morne, réfléchissant. Puis il s'assit sur une voile pliée, et +les camarades lui conseillèrent de mouiller sans cesse la blessure pour +empêcher le mal noir.</p> + +<p>On mit un seau auprès de lui, et, de minute en minute, il puisait dedans +au moyen d'un verre, et baignait l'horrible plaie en laissant couler +dessus un petit filet d'eau claire.</p> + +<p> — Tu serais mieux en bas, lui dit son frère. Il descendit, mais au bout +d'une heure il remonta, ne se sentant pas bien tout seul. Et puis, il +préférait le grand air. Il se rassit sur sa voile et recommença à +bassiner son bras.</p> + +<p>La pêche était bonne. Les larges poissons à ventre blanc gisaient à côté +de lui, secoués par des spasmes de mort ; il les regardait sans cesser +d'arroser ses chairs écrasées.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Comme on allait regagner Boulogne, un nouveau coup de vent se déchaîna ; +et le petit bateau recommença sa course folle, bondissant et culbutant, +secouant le triste blessé.</p> + +<p>La nuit vint. Le temps fut gros jusqu'à l'aurore. Au soleil levant on +apercevait de nouveau l'Angleterre, mais, comme la mer était moins dure, +on repartit pour la France en louvoyant.</p> + +<p>Vers le soir, Javel cadet appela ses camarades et leur montra des traces +noires, toute une vilaine apparence de pourriture sur la partie du +membre qui ne tenait plus à lui.</p> + +<p>Les matelots regardaient, disant leur avis.</p> + +<p>« — Ça pourrait bien être le Noir », pensait l'un.</p> + +<p>« — Faudrait de l'eau salée là-dessus », déclarait un autre.</p> + +<p>On apporta donc de l'eau salée et on en versa sur le mal. Le blessé +devint livide, grinça des dents, se tordit un peu ; mais il ne cria pas.</p> + +<p>Puis, quand la brûlure se fut calmée : « Donne-moi ton couteau », dit-il à +son frère. Le frère tendit son couteau.</p> + +<p>« Tiens-moi le bras en l'air, tout drait, tire dessus. »</p> + +<p>On fit ce qu'il demandait.</p> + +<p>Alors il se mit à couper lui-même. Il coupait doucement, avec réflexion, +tranchant les derniers tendons avec cette lame aiguë, comme un fil de +rasoir ; et bientôt il n'eut plus qu'un moignon. Il poussa un profond +soupir et déclara. « Fallait ça. J'étais foutu ».</p> + +<p>Il semblait soulagé et respirait avec force. Il recommença à verser de +l'eau sur le tronçon de membre qui lui restait.</p> + +<p>La nuit fut mauvaise encore et on ne put atterrir.</p> + +<p>Quand le jour parut, Javel cadet prit son bras détaché et l'examina +longuement. La putréfaction se déclarait. Les camarades vinrent aussi +l'examiner, et ils se le passaient de main en main, le tâtaient, le +retournaient, le flairaient.</p> + +<p>Son frère dit : « Faut jeter ça à la mer à c't'heure. »</p> + +<p>Mais Javel cadet se fâcha : « Ah ! mais non, ah ! mais non. J'veux point. +C'est à moi, pas vrai, pisque c'est mon bras. »</p> + +<p>Il le reprit et le posa entre ses jambes.</p> + +<p>« — Il va pas moins pourrir », dit l'aîné. Alors une idée vint au blessé. +Pour conserver le poisson quand on tenait longtemps la mer, on +l'empilait en des barils de sel.</p> + +<p>Il demanda : « J'pourrions t'y point l'mettre dans la saumure.</p> + +<p>« Ça, c'est vrai », déclarèrent les autres.</p> + +<p>Alors on vida un des barils, plein déjà de la pêche des jours derniers ; +et, tout au fond, on déposa le bras. On versa du sel dessus, puis on +replaça, un à un, les poissons.</p> + +<p>Un des matelots fit cette plaisanterie : « Pourvu que je l'vendions point +à la criée. »</p> + +<p>Et tout le monde rit, hormis les deux Javel.</p> + +<p>Le vent soufflait toujours. On louvoya encore en vue de Boulogne +jusqu'au lendemain dix heures. Le blessé continuait sans cesse à jeter +de l'eau sur sa plaie.</p> + +<p>De temps en temps il se levait et marchait d'un bout à l'autre du +bateau.</p> + +<p>Son frère, qui tenait la barre, le suivait de l'œil en hochant la tête.</p> + +<p>On finit par rentrer au port.</p> + +<p>Le médecin examina la blessure et la déclara en bonne voie. Il fit un +pansement complet et ordonna le repos. Mais Javel ne voulut pas se +coucher sans avoir repris son bras, et il retourna bien vite au port +pour retrouver le baril qu'il avait marqué d'une croix.</p> + +<p>On le vida devant lui et il ressaisit son membre, bien conservé dans la +saumure, ridé, rafraîchi. Il l'enveloppa dans une serviette emportée à +cette intention, et rentra chez lui.</p> + +<p>Sa femme et ses enfants examinèrent longuement ce débris du père, tâtant +les doigts, enlevant les brins de sel restés sous les ongles ; puis on +fit venir le menuisier qui prit mesure pour un petit cercueil.</p> + +<p>Le lendemain l'équipage complet du chalutier suivit l'enterrement du +bras détaché. Les deux frères, côte à côte, conduisaient le deuil. Le +sacristain de la paroisse tenait le cadavre sous son aisselle.</p> + +<p>Javel cadet cessa de naviguer. Il obtint un petit emploi dans le port, +et, quand il parlait plus tard de son accident, il confiait tout bas à +son auditeur : « Si le frère avait voulu couper le chalut, j'aurais encore +mon bras, pour sûr. Mais il était regardant à son bien. »</p> + + + +<hr> +<a name="UN_NORMAND"></a><h2 class="parthead">UN NORMAND</h2> + +<p class="dedic">A Paul Alexis.</p> + +<p>Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route +de Jumièges. La légère voiture filait, traversant les prairies ; puis le +cheval se mit au pas pour monter la côte de Canteleu.</p> + +<p>C'est là un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde. +Derrière nous Rouen, la ville aux églises, aux clochers gothiques, +travaillés comme des bibelots d'ivoire ; en face, Saint-Sever, le +faubourg aux manufactures qui dresse ses mille cheminées fumantes sur le +grand ciel vis-à-vis des mille clochetons sacrés de la vieille cité.</p> + +<p>Ici la flèche de la cathédrale, le plus haut sommet des monuments +humains ; et là-bas, la « Pompe à feu » de la « Foudre », sa rivale presque +aussi démesurée, et qui passe d'un mètre la plus géante des pyramides +d'Égypte.</p> + +<p>Devant nous la Seine se déroulait, ondulante, semée d'îles, bordée à +droite de blanches falaises que couronnait une forêt, à gauche de +prairies immenses qu'une autre forêt limitait, là-bas, tout là-bas.</p> + +<p>De place en place, des grands navires à l'ancre le long des berges du +large fleuve. Trois énormes vapeurs s'en allaient, à la queue leu-leu, +vers le Havre ; et un chapelet de bâtiments, formé d'un trois-mâts, de +deux goélettes et d'un brick, remontait vers Rouen, traîné par un petit +remorqueur vomissant un nuage de fumée noire.</p> + +<p>Mon compagnon, né dans le pays, ne regardait même point ce surprenant +paysage ; mais il souriait sans cesse ; il semblait rire en lui-même. Tout +à coup, il éclata : « Ah ! vous allez voir quelque chose de drôle : la +chapelle au père Mathieu. Ça, c'est du nanan, mon bon. »</p> + +<p>Je le regardai d'un œil étonné. Il reprit :</p> + +<p> — Je vais vous faire sentir un fumet de Normandie qui vous restera dans +le nez. Le père Mathieu est le plus beau Normand de la province, et sa +chapelle une des merveilles du monde, ni plus ni moins ; mais je vais +vous donner d'abord quelques mots d'explication.</p> + +<p>Le père Mathieu, qu'on appelle aussi le père « La Boisson », est un ancien +sergent-major revenu dans son village natal. Il unit en des proportions +admirables pour faire un ensemble parfait la blague du vieux soldat à la +malice finaude du Normand. De retour au pays, il est devenu, grâce à +des protections multiples et à des habiletés invraisemblables, gardien +d'une chapelle miraculeuse, une chapelle protégée par la Vierge et +fréquentée principalement par les filles enceintes. Il a baptisé sa +statue merveilleuse : « Notre-Dame du Gros-Ventre », et il la traite avec +une certaine familiarité goguenarde qui n'exclut point le respect. Il a +composé lui-même et fait imprimer une pièce spéciale pour sa BONNE +VIERGE. Cette prière est un chef-d'œuvre d'ironie involontaire, +d'esprit normand où la raillerie se mêle à la peur du SAINT, à la peur +superstitieuse de l'influence secrète de quelque chose. Il ne croit pas +beaucoup à sa patronne ; cependant il y croit un peu, par prudence, et il +la ménage, par politique.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Voici le début de cette étonnante oraison :</p> + +<p>« Notre bonne madame la Vierge Marie, patronne naturelle des +filles-mères en ce pays et par toute la terre, protégez votre servante +qui a fauté dans un moment d'oubli. »</p> + +<p>.........................................</p> + +<p>Cette supplique se termine ainsi :</p> + +<p>« Ne m'oubliez pas surtout auprès de votre saint Époux et intercédez +auprès de Dieu le Père, pour qu'il m'accorde un bon mari semblable au +vôtre. »</p> + +<p>Cette prière, interdite par le clergé de la contrée, est vendue par lui +sous le manteau, et elle passe pour salutaire à celles qui la récitent +avec onction.</p> + +<p>En somme, il parle de la bonne Vierge, comme faisait de son maître le +valet de chambre d'un prince redouté, confident de tous les petits +secrets intimes. Il sait sur son compte une foule d'histoires amusantes, +qu'il dit tout bas, entre amis, après boire.</p> + +<p>Mais vous verrez par vous-même.</p> + +<p>Comme les revenus fournis par la Patronne ne lui semblaient point +suffisants, il a annexé à la Vierge principale un petit commerce de +Saints. Il les tient tous ou presque tous. La place manquant dans la +chapelle, il les a emmagasinés au bûcher, d'où il les sort sitôt qu'un +fidèle les demande. Il a façonné lui-même ces statuettes de bois, +invraisemblablement comiques, et les a peintes toutes en vert à pleine +couleur, une année qu'on badigeonnait sa maison. Vous savez que les +Saints guérissent les maladies ; mais chacun a sa spécialité ; et il ne +faut pas commettre de confusion ni d'erreurs. Ils sont jaloux les uns +des autres comme des cabotins.</p> + +<p>Pour ne pas se tromper, les vieilles bonnes femmes viennent consulter +Mathieu.</p> + +<p> — Pour les maux d'oreilles, qué saint qu'est l'meilleur ?</p> + +<p> — Mais y a saint Osyme qu'est bon ; y a aussi saint Pamphile qu'est pas +mauvais.</p> + +<p>Ce n'est pas tout.</p> + +<p>Comme Mathieu a du temps de reste, il boit ; mais il boit en artiste, en +convaincu, si bien qu'il est gris régulièrement tous les soirs. Il est +gris, mais il le sait ; il le sait si bien qu'il note, chaque jour, le +degré exact de son ivresse. C'est là sa principale occupation ; la +chapelle ne vient qu'après.</p> + +<p>Et il a inventé, écoutez bien et cramponnez-vous, il a inventé le +saoulomètre.</p> + +<p>L'instrument n'existe pas, mais les observations de Mathieu sont aussi +précises que celles d'un mathématicien.</p> + +<p>Vous l'entendez dire sans cesse : — « D'puis lundi, j'ai passé +quarante-cinq. »</p> + +<p>Ou bien : — « J'étais entre cinquante-deux et cinquante-huit. »</p> + +<p>Ou bien : — « J'en avais bien soixante-six à soixante-dix. »</p> + +<p>Ou bien : — « Cré coquin, je m'croyais dans les cinquante, v'là que +j'm'aperçois qu'j'étais dans les soixante-quinze ! »</p> + +<p>Jamais il ne se trompe.</p> + +<p>Il affirme n'avoir pas atteint le mètre, mais comme il avoue que ses +observations cessent d'être précises quand il a passé quatre-vingt-dix, +on ne peut se fier absolument à son affirmation.</p> + +<p>Quand Mathieu reconnaît avoir passé quatre-vingt-dix, soyez tranquille, +il était crânement gris.</p> + +<p>Dans ces occasions-là, sa femme, Mélie, une autre merveille, se met en +des colères folles. Elle l'attend sur sa porte, quand il rentre, et elle +hurle : — « Te voilà, salaud, cochon, bougre d'ivrogne ! »</p> + +<p>Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d'elle, et, d'un ton +sévère : — « Tais-toi, Mélie, c'est pas le moment de causer. Attends à +d'main. »</p> + +<p>Si elle continue à vociférer, il s'approche et, la voix +tremblante : — « Gueule plus ; j'suis dans les quatre-vingt-dix ; je +n'mesure plus ; j'vas cogner, prends garde ! »</p> + +<p>Alors, Mélie bat en retraite.</p> + +<p>Si elle veut, le lendemain, revenir sur ce sujet, il lui rit au nez et +répond : — « Allons, allons ! assez causé ; c'est passé. Tant qu'jaurai pas +atteint le mètre, y a pas de mal. Mais, si j'passe le mètre, j'te +permets de m'corriger, ma parole ! »</p> + +<hr class="small"> + +<p>Nous avions gagné le sommet de la côte. La route s'enfonçait dans +l'admirable forêt de Roumare.</p> + +<p>L'automne, l'automne merveilleux, mêlait son or et sa pourpre aux +dernières verdures restées vives, comme si des gouttes de soleil fondu +avaient coulé du ciel dans l'épaisseur des bois.</p> + +<p>On traversa Duclair, puis, au lieu de continuer sur Jumièges, mon ami +tourna vers la gauche et, prenant un chemin de traverse, s'enfonça dans +le taillis.</p> + +<p>Et bientôt, du sommet d'une grande côte nous découvrions de nouveau la +magnifique vallée de la Seine, et le fleuve tortueux s'allongeant à nos +pieds.</p> + +<p>Sur la droite, un tout petit bâtiment couvert d'ardoises et surmonté +d'un clocher haut comme une ombrelle s'adossait contre une jolie maison +aux persiennes vertes, toute vêtue de chèvrefeuilles et de rosiers.</p> + +<p>Une grosse voix cria : « V'là des amis ! » Et Mathieu parut sur le seuil. +C'était un homme de soixante ans, maigre, portant la barbiche et de +longues moustaches blanches.</p> + +<p>Mon compagnon lui serra la main, me présenta, et Mathieu nous fit entrer +dans une fraîche cuisine qui lui servait aussi de salle. Il disait :</p> + +<p>« Moi, monsieur, j'nai pas d'appartement distingué. J'aime bien à n'point +m'éloigner du fricot. Les casseroles, voyez-vous, ça tient compagnie. »</p> + +<p>Puis, se tournant vers mon ami :</p> + +<p>« Pourquoi venez-vous un jeudi ? Vous savez bien que c'est jour de +consultation d'ma Patronne. J'peux pas sortir c't'après-midi. »</p> + +<p>Et, courant à la porte, il poussa un effroyable beuglement : « Mélie-e-e ! » +qui dut faire lever la tête aux matelots des navires qui descendaient ou +remontaient le fleuve, là-bas, tout au fond de la creuse vallée.</p> + +<p>Mélie ne répondit point.</p> + +<p>Alors Mathieu cligna de l'œil avec malice.</p> + +<p> — « A n'est pas contente après moi, voyez-vous, parce qu'hier je m'suis +trouvé dans les quatre-vingt-dix. »</p> + +<p>Mon voisin se mit à rire : — « Dans les quatre-vingt-dix, Mathieu ! Comment +avez-vous fait ? »</p> + +<p>Mathieu répondit :</p> + +<p> — « J'vas vous dire. J'n'ai trouvé, l'an dernier, qu'vingt rasières +d'pommes d'abricot. Y n'y en a pu ; mais pour faire du cidre y n'y a +qu'ça. Donc j'en fis une pièce qu'je mis hier en perce. Pour du nectar, +c'est du nectar ; vous m'en direz des nouvelles. J'avais ici Polyte ; +j'nous mettons à boire un coup, et puis encore un coup, sans s'rassasier +(on en boirait jusqu'à d'main), si bien que, d'coup en coup, je m'sens +une fraîcheur dans l'estomac. J'dis à Polyte : « Si on buvait un verre de +fine pour se réchauffer ! » Y consent. Mais c'te fine, ça vous met l'feu +dans l'corps, si bien qu'il a fallu r'venir au cidre. Mais v'là que +d'fraîcheur en chaleur et d'chaleur en fraîcheur, j'maperçois que j'suis +dans les quatre-vingt-dix. Polyte était pas loin du mètre. »</p> + +<p>La porte s'ouvrit. Mélie parut, et tout de suite, avant de nous avoir +dit bonjour : « ... Crès cochons, vous aviez bien l'mètre tous les deux. »</p> + +<p>Alors Mathieu se fâcha : — « Dis pas ça, Mélie, dis pas ça ; j'ai jamais +été au mètre. »</p> + +<p>On nous fit un déjeuner exquis, devant la porte, sous deux tilleuls, à +côté de la petite chapelle de « Notre-Dame du Gros-Ventre » et en face de +l'immense paysage. Et Mathieu nous raconta, avec une raillerie mêlée de +crédulités inattendues, d'invraisemblables histoires de miracles.</p> + +<p>Nous avions bu beaucoup de ce cidre adorable, piquant et sucré, frais et +grisant qu'il préférait à tous les liquides et nous fumions nos pipes, à +cheval sur nos chaises, quand deux bonnes femmes se présentèrent.</p> + +<p>Elles étaient vieilles, sèches, courbées. Après avoir salué, elles +demandèrent saint Blanc. Mathieu cligna de l'œil vers nous et répondit :</p> + +<p> — J'vas vous donner ça.</p> + +<p>Et il disparut dans son bûcher.</p> + +<p>Il y resta bien cinq minutes ; puis il revint avec une figure +consternée. Il levait les bras :</p> + +<p> — J'sais pas oùs qu'il est, je l'trouve pu ; j'suis pourtant sûr que je +l'avais.</p> + +<p>Alors, faisant de ses mains un porte-voix, il mugit de nouveau : +« Mélie-e-e ! » Du fond de la cour sa femme répondit :</p> + +<p> — « Qué qu'y a ? »</p> + +<p> — « Ousqu'il est saint Blanc ! Je l'trouve pu dans l'bûcher. »</p> + +<p>Alors, Mélie jeta cette explication :</p> + +<p> — « C'est-y pas celui qu't'as pris l'autre semaine pour boucher l'trou +d'la cabine à lapins ? »</p> + +<p>Mathieu tressaillit : — « Nom d'un tonnerre, ça s'peut bien ! »</p> + +<p>Alors il dit aux femmes : — « Suivez-moi. »</p> + +<p>Elles suivirent. Nous en fîmes autant, malades de rires étouffés.</p> + +<p>En effet, saint Blanc, piqué en terre comme un simple pieu, maculé de +boue et d'ordures, servait d'angle à la cabine à lapins.</p> + +<p>Dès qu'elles l'aperçurent, les deux bonnes femmes tombèrent à genoux, se +signèrent et se mirent à murmurer des <i>Oremus</i>. Mais Mathieu se +précipita : « Attendez, vous v'là dans la crotte ; j'vas vous donner une +botte de paille. »</p> + +<p>Il alla chercher la paille et leur en fit un prie-Dieu. Puis, +considérant son saint fangeux, et, craignant sans doute un discrédit +pour son commerce, il ajouta :</p> + +<p> — « J'vas vous l'débrouiller un brin. »</p> + +<p>Il prit un seau d'eau, une brosse et se mit à laver vigoureusement le +bonhomme de bois, pendant que les deux vieilles priaient toujours.</p> + +<p>Puis, quand il eut fini, il ajouta : — « Maintenant il n'y a plus d'mal. » +Et il nous ramena boire un coup.</p> + +<p>Comme il portait le verre à sa bouche, il s'arrêta, et, d'un air un peu +confus : — « C'est égal, quand j'ai mis saint Blanc aux lapins, j'croyais +bien qu'i n'f'rait pu d'argent. Y avait deux ans qu'on n'le d'mandait +plus. Mais les saints, voyez-vous, ça n'passe jamais. »</p> + +<p>Il but et reprit.</p> + +<p> — « Allons, buvons encore un coup. Avec des amis y n'faut pas y aller à +moins d'cinquante ; et j'n'en sommes seulement pas à trente-huit. »</p> + + + +<hr> +<a name="LE_TESTAMENT"></a><h2 class="parthead">LE TESTAMENT</h2> + +<p class="dedic">A Paul Hervieu.</p> + + +<p>Je connaissais ce grand garçon qui s'appelait René de Bourneval. Il +était de commerce aimable, bien qu'un peu triste, semblait revenu de +tout, fort sceptique, d'un scepticisme précis et mordant, habile surtout +à désarticuler d'un mot les hypocrisies mondaines. Il répétait souvent : +« Il n'y a pas d'hommes honnêtes ; ou du moins ils ne le sont que +relativement aux crapules. »</p> + +<p>Il avait deux frères qu'il ne voyait point, MM. de Courcils. Je le +croyais d'un autre lit, vu leurs noms différents. On m'avait dit à +plusieurs reprises qu'une histoire étrange s'était passée en cette +famille, mais sans donner aucun détail.</p> + +<p>Cet homme me plaisant tout à fait, nous fûmes bientôt liés. Un soir, +comme j'avais dîné chez lui en tête-à-tête, je lui demandai par hasard : +« Êtes-vous né du premier ou du second mariage de madame votre mère ? » Je +le vis pâlir un peu, puis rougir ; et il demeura quelques secondes sans +parler, visiblement embarrassé. Puis il sourit d'une façon mélancolique +et douce qui lui était particulière, et il dit : « Mon cher ami, si cela +ne vous ennuie point, je vais vous donner sur mon origine des détails +bien singuliers. Je vous sais un homme intelligent, je ne crains donc +pas que votre amitié en souffre, et si elle en devait souffrir, je ne +tiendrais plus alors à vous avoir pour ami. »</p> + +<p>Ma mère, Mme de Courcils, était une pauvre petite femme timide, que son +mari avait épousée pour sa fortune. Toute sa vie fut un martyre. D'âme +aimante, craintive, délicate, elle fut rudoyée sans répit par celui +qui aurait dû être mon père, un de ces rustres qu'on appelle des +gentilshommes campagnards. Au bout d'un mois de mariage, il vivait avec +une servante. Il eut en outre pour maîtresses les femmes et les filles +de ses fermiers ; ce qui ne l'empêcha point d'avoir deux enfants de sa +femme ; on devrait compter trois, en me comprenant. Ma mère ne disait +rien ; elle vivait dans cette maison toujours bruyante comme ces petites +souris qui glissent sous les meubles. Effacée, disparue, frémissante, +elle regardait les gens de ses yeux inquiets et clairs, toujours +mobiles, des yeux d'être effaré que la peur ne quitte pas. Elle était +jolie pourtant, fort jolie, toute blonde d'un blond gris, d'un blond +timide ; comme si ses cheveux avaient été un peu décolorés par ses +craintes incessantes.</p> + +<p>Parmi les amis de M. de Courcils qui venaient constamment au château se +trouvait un ancien officier de cavalerie, veuf, homme redouté, tendre et +violent, capable des résolutions les plus énergiques, M. de Bourneval, +dont je porte le nom. C'était un grand gaillard maigre, avec de grosses +moustaches noires. Je lui ressemble beaucoup. Cet homme avait lu, et ne +pensait nullement comme ceux de sa classe. Son arrière-grand'mère avait +été une amie de J.-J. Rousseau, et on eût dit qu'il avait hérité quelque +chose de cette liaison d'une ancêtre. Il savait par cœur le <i>Contrat +social</i>, la <i>Nouvelle Héloïse</i> et tous ces livres philosophants qui ont +préparé de loin le futur bouleversement de nos antiques usages, de nos +préjugés, de nos lois surannées, de notre morale imbécile.</p> + +<p>Il aima ma mère, paraît-il, et en fut aimé. Cette liaison demeura +tellement secrète, que personne ne la soupçonna. La pauvre femme, +délaissée et triste, dut s'attacher à lui d'une façon désespérée, et +prendre dans son commerce toutes ses manières de penser, des théories de +libre sentiment, des audaces d'amour indépendant ; mais, comme elle était +si craintive qu'elle n'osait jamais parler haut, tout cela fut refoulé, +condensé, pressé en son cœur qui ne s'ouvrit jamais.</p> + +<p>Mes deux frères étaient durs pour elle, comme leur père, ne la +caressaient point, et, habitués à ne la voir compter pour rien dans la +maison, la traitaient un peu comme une bonne.</p> + +<p>Je fus le seul de ses fils qui l'aima vraiment et qu'elle aima.</p> + +<p>Elle mourut. J'avais alors dix-huit ans. Je dois ajouter, pour que vous +compreniez ce qui va suivre, que son mari était doté d'un conseil +judiciaire, qu'une séparation de biens avait été prononcée au profit de +ma mère, qui avait conservé, grâce aux artifices de la loi et au +dévouement intelligent d'un notaire, le droit de tester à sa guise.</p> + +<p>Nous fûmes donc prévenus qu'un testament existait chez ce notaire, et +invités à assister à la lecture.</p> + +<p>Je me rappelle cela comme d'hier. Ce fut une scène grandiose, +dramatique, burlesque, surprenante, amenée par la révolte posthume de +cette morte, par ce cri de liberté, cette revendication du fond de la +tombe de cette martyre écrasée par nos mœurs durant sa vie, et qui +jetait, de son cercueil clos, un appel désespéré vers l'indépendance.</p> + +<p>Celui qui se croyait mon père, un gros homme sanguin éveillant l'idée +d'un boucher, et mes frères, deux forts garçons de vingt et de +vingt-deux ans, attendaient tranquilles sur leurs sièges. M. de +Bourneval, invité à se présenter, entra et se plaça derrière moi. Il +était serré dans sa redingote, fort pâle, et il mordillait souvent sa +moustache, un peu grise à présent. Il s'attendait sans doute à ce qui +allait se passer.</p> + +<p>Le notaire ferma la porte à double tour et commença la lecture, après +avoir décacheté devant nous l'enveloppe scellée à la cire rouge et dont +il ignorait le contenu.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Brusquement mon ami se tut, se leva, puis il alla prendre dans son +secrétaire un vieux papier, le déplia, le baisa longuement, et il +reprit. Voici le testament de ma bien-aimée mère :</p> + +<p>« Je soussignée Anne-Catherine-Geneviève-Mathilde de Croixluce, épouse +légitime de Jean-Léopold-Joseph Gontran de Courcils, saine de corps et +d'esprit, exprime ici mes dernières volontés.</p> + +<p>Je demande pardon à Dieu d'abord, et ensuite à mon cher fils René, de +l'acte que je vais commettre. Je crois mon enfant assez grand de cœur +pour me comprendre et me pardonner. J'ai souffert toute ma vie. J'ai été +épousée par calcul, puis méprisée, méconnue, opprimée, trompée sans +cesse par mon mari.</p> + +<p>Je lui pardonne, mais je ne lui dois rien.</p> + +<p>Mes fils aînés ne m'ont point aimée, ne m'ont point gâtée, m'ont à peine +traitée comme une mère.</p> + +<p>J'ai été pour eux, durant ma vie, ce que je devais être ; je ne leur dois +plus rien après ma mort. Les liens du sang n'existent pas sans +l'affection constante, sacrée, de chaque jour. Un fils ingrat est moins +qu'un étranger ; c'est un coupable, car il n'a pas le droit d'être +indifférent pour sa mère.</p> + +<p>J'ai toujours tremblé devant les hommes, devant leurs lois iniques, +leurs coutumes inhumaines, les préjugés infâmes. Devant Dieu, je ne +crains plus. Morte, je rejette de moi la honteuse hypocrisie ; j'ose dire +ma pensée, avouer et signer le secret de mon cœur.</p> + +<p>Donc, je laisse en dépôt toute la partie de ma fortune dont la loi me +permet de disposer à mon amant bien-aimé Pierre-Germer-Simon de +Bourneval, pour revenir ensuite à notre cher fils René.</p> + +<hr class="small"> + +<p>(Cette volonté est formulée en outre, d'une façon plus précise, dans un +acte notarié).</p> + +<hr class="small"> + +<p>Et, devant le Juge suprême qui m'entend je déclare que j'aurais maudit +le ciel et l'existence si je n'avais rencontré l'affection profonde, +dévouée, tendre, inébranlable de mon amant, si je n'avais compris dans +ses bras que le Créateur a fait les êtres pour s'aimer, se soutenir, se +consoler, et pleurer ensemble dans les heures d'amertume.</p> + +<p>Mes deux fils aînés ont pour père M. de Courcils, René seul doit la vie +à M. de Bourneval. Je prie le Maître des hommes et de leurs destinées de +placer au-dessus des préjugés sociaux le père et le fils, de les faire +s'aimer jusqu'à leur mort et m'aimer encore dans mon cercueil.</p> + +<p>Tels sont ma dernière pensée et mon dernier désir.</p> + +<p>« MATHILDE DE CROIXLUCE. »</p> + +<hr class="small"> + +<p>M. de Courcils s'était levé ; il cria : « C'est là le testament d'une +folle ! » Alors M. de Bourneval fit un pas et déclara d'une voix forte, +d'une voix tranchante : « Moi, Simon de Bourneval, je déclare que cet +écrit ne renferme que la stricte vérité. Je suis prêt à le prouver même +par les lettres que j'ai. »</p> + +<p>Alors M. de Courcils marcha vers lui. Je crus qu'ils allaient se +colleter. Ils étaient là, grands tous deux, l'un gros, l'autre maigre, +frémissants. Le mari de ma mère articula en bégayant : « Vous êtes un +misérable ! » L'autre prononça du même ton vigoureux et sec : « Nous nous +retrouverons autre part, monsieur. Je vous aurais déjà souffleté et +provoqué depuis longtemps si je n'avais tenu avant tout à la +tranquillité, durant sa vie, de la pauvre femme que vous avez tant fait +souffrir. »</p> + +<p>Puis il se tourna vers moi : « Vous êtes mon fils. Voulez-vous me suivre ? +Je n'ai pas le droit de vous emmener, mais je le prends, si vous voulez +bien m'accompagner. »</p> + +<p>Je lui serrai la main sans répondre. Et nous sommes sortis ensemble. +J'étais, certes, aux trois quarts fou.</p> + +<p>Deux jours plus tard M. de Bourneval tuait en duel M. de Courcils. Mes +frères, par crainte d'un affreux scandale, se sont tus. Je leur ai cédé +et ils ont accepté la moitié de la fortune laissée par ma mère.</p> + +<p>J'ai pris le nom de mon père véritable, renonçant à celui que la loi me +donnait et qui n'était pas le mien.</p> + +<p>M. de Bourneval est mort depuis cinq ans. Je ne suis point encore +consolé.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Il se leva, fit quelques pas, et, se plaçant en face de moi : « Eh bien, +je dis que le testament de ma mère est une des choses les plus belles, +les plus loyales, les plus grandes qu'une femme puisse accomplir. +N'est-ce pas votre avis ? »</p> + +<p>Je lui tendis les deux mains : « Oui, certainement, mon ami. »</p> + + + +<hr> +<a name="AUX_CHAMPS"></a><h2 class="parthead">AUX CHAMPS</h2> + +<p class="dedic">A Octave Mirbeau.</p> + +<p>Les deux chaumières étaient côte à côte, au pied d'une colline, proches +d'une petite ville de bains. Les deux paysans besognaient dur sur la +terre inféconde pour élever tous leurs petits. Chaque ménage en avait +quatre. Devant les deux portes voisines, toute la marmaille grouillait +du matin au soir. Les deux aînés avaient six ans et les deux cadets +quinze mois environ ; les mariages et, ensuite les naissances, s'étaient +produites à peu près simultanément dans l'une et l'autre maison.</p> + +<p>Les deux mères distinguaient à peine leurs produits dans le tas ; et les +deux pères confondaient tout à fait. Les huit noms dansaient dans leur +tête, se mêlaient sans cesse ; et, quand il fallait en appeler un, les +hommes souvent en criaient trois avant d'arriver au véritable.</p> + +<p>La première des deux demeures, en venant de la station d'eaux de +Rolleport, était occupée par les Tuvache, qui avaient trois filles et un +garçon ; l'autre masure abritait les Vallin, qui avaient une fille et +trois garçons.</p> + +<p>Tout cela vivait péniblement de soupe, de pommes de terre et de grand +air. A sept heures, le matin, puis à midi, puis à six heures, le soir, +les ménagères réunissaient leurs mioches pour donner la pâtée, comme des +gardeurs d'oies assemblent leurs bêtes. Les enfants étaient assis, par +rang d'âge, devant la table en bois, vernie par cinquante ans d'usage. +Le dernier moutard avait à peine la bouche au niveau de la planche. On +posait devant eux l'assiette creuse pleine de pain molli dans l'eau où +avaient cuit les pommes de terre, un demi-chou et trois oignons ; et +toute la ligne mangeait jusqu'à plus faim. La mère empâtait elle-même le +petit. Un peu de viande au pot-au-feu, le dimanche, était une fête pour +tous ; et le père, ce jour-là, s'attardait au repas en répétant : « Je m'y +ferais bien tous les jours. »</p> + +<p>Par un après-midi du mois d'août, une légère voiture s'arrêta +brusquement devant les deux chaumières, et une jeune femme, qui +conduisait elle-même, dit au monsieur assis à côté d'elle :</p> + +<p> — Oh ! regarde, Henri, ce tas d'enfants ! Sont-ils jolis, comme ça, à +grouiller dans la poussière !</p> + +<p>L'homme ne répondit rien, accoutumé à ces admirations qui étaient une +douleur et presque un reproche pour lui.</p> + +<p>La jeune femme reprit :</p> + +<p> — Il faut que je les embrasse ! Oh ! comme je voudrais en avoir un, +celui-là, le tout petit.</p> + +<p>Et, sautant de la voiture, elle courut aux enfants, prit un des deux +derniers, celui des Tuvache, et, l'enlevant dans ses bras, elle le baisa +passionnément sur ses joues sales, sur ses cheveux blonds frisés et +pommadés de terre, sur ses menottes qu'il agitait pour se débarrasser +des caresses ennuyeuses.</p> + +<p>Puis elle remonta dans sa voiture et partit au grand trot. Mais elle +revint la semaine suivante, s'assit elle-même par terre, prit le moutard +dans ses bras, le bourra de gâteaux, donna des bonbons à tous les +autres ; et joua avec eux comme une gamine, tandis que son mari attendait +patiemment dans sa frêle voiture.</p> + +<p>Elle revint encore, fit connaissance avec les parents, reparut tous les +jours, les poches pleines de friandises et de sous.</p> + +<p>Elle s'appelait Mme Henri d'Hubières.</p> + +<p>Un matin, en arrivant, son mari descendit avec elle ; et, sans s'arrêter +aux mioches, qui la connaissaient bien maintenant, elle pénétra dans la +demeure des paysans.</p> + +<p>Ils étaient là, en train de fendre du bois pour la soupe ; ils se +redressèrent tout surpris, donnèrent des chaises et attendirent. Alors +la jeune femme, d'une voix entrecoupée, tremblante, commença :</p> + +<p> — Mes braves gens, je viens vous trouver parce que je voudrais bien... +je voudrais bien emmener avec moi votre... votre petit garçon...</p> + +<p>Les campagnards, stupéfaits et sans idée, ne répondirent pas.</p> + +<p>Elle reprit haleine et continua.</p> + +<p> — Nous n'avons pas d'enfants ; nous sommes seuls, mon mari et moi... Nous +le garderions... voulez-vous ?</p> + +<p>La paysanne commençait à comprendre. Elle demanda :</p> + +<p> — Vous voulez nous prend'e Charlot ? Ah ben non, pour sûr.</p> + +<p>Alors M. d'Hubières intervint :</p> + +<p> — Ma femme s'est mal expliquée. Nous voulons l'adopter, mais il +reviendra vous voir. S'il tourne bien, comme tout porte à le croire, il +sera notre héritier. Si nous avions, par hasard, des enfants, il +partagerait également avec eux. Mais, s'il ne répondait pas à nos soins, +nous lui donnerions, à sa majorité, une somme de vingt mille francs, qui +sera immédiatement déposée en son nom chez un notaire. Et, comme on a +aussi pensé à vous, on vous servira jusqu'à votre mort une rente de cent +francs par mois. Avez-vous bien compris ?</p> + +<p>La fermière s'était levée, toute furieuse.</p> + +<p> — Vous voulez que j'vous vendions Charlot ? Ah ! mais non ; c'est pas des +choses qu'on d'mande à une mère, ça ! Ah ! mais non ! Ce s'rait une +abomination.</p> + +<p>L'homme ne disait rien, grave et réfléchi ; mais il approuvait sa femme +d'un mouvement continu de la tête.</p> + +<p>Mme d'Hubières, éperdue, se mit à pleurer, et, se tournant vers son +mari, avec une voix pleine de sanglots, une voix d'enfant dont tous les +désirs ordinaires sont satisfaits, elle balbutia :</p> + +<p> — Ils ne veulent pas, Henri, ils ne veulent pas !</p> + +<p>Alors, ils firent une dernière tentative.</p> + +<p> — Mais, mes amis, songez à l'avenir de votre enfant, à son bonheur, à...</p> + +<p>La paysanne, exaspérée, lui coupa la parole :</p> + +<p> — C'est tout vu, c'est tout entendu, c'est tout réfléchi... +Allez-vous-en, et pi, que j'vous revoie point par ici. C'est i permis +d'vouloir prendre un éfant comme ça !</p> + +<p>Alors, Mme d'Hubières, en sortant, s'avisa qu'ils étaient deux tout +petits, et elle demanda, à travers ses larmes, avec une ténacité de +femme volontaire et gâtée, qui ne veut jamais attendre :</p> + +<p> — Mais l'autre petit n'est pas à vous ?</p> + +<p>Le père Tuvache répondit :</p> + +<p> — Non, c'est aux voisins ; vous pouvez y aller, si vous voulez.</p> + +<p>Et il rentra dans sa maison, où retentissait la voix indignée de sa +femme.</p> + +<p>Les Vallin étaient à table, en train de manger avec lenteur des tranches +de pain qu'ils frottaient parcimonieusement avec un peu de beurre piqué +au couteau, dans une assiette entre eux deux.</p> + +<p>M. d'Hubières recommença ses propositions, mais avec plus +d'insinuations, de précautions oratoires, d'astuce.</p> + +<p>Les deux ruraux hochaient la tête en signe de refus ; mais, quand ils +apprirent qu'ils auraient cent francs par mois, ils se considérèrent, se +consultant de l'œil, très ébranlés.</p> + +<p>Ils gardèrent longtemps le silence, torturés, hésitants. La femme enfin +demanda :</p> + +<p> — Qué qu't'en dis, l'homme ?</p> + +<p>Il prononça d'un ton sentencieux :</p> + +<p> — J'dis qu'c'est point méprisable.</p> + +<p>Alors Mme d'Hubières, qui tremblait d'angoisse, leur parla de l'avenir +du petit, de son bonheur, et de tout l'argent qu'il pourrait leur donner +plus tard.</p> + +<p>Le paysan demanda :</p> + +<p> — C'te rente de douze cents francs, ce s'ra promis d'vant l'notaire ?</p> + +<p>M. d'Hubières répondit :</p> + +<p> — Mais certainement, dès demain.</p> + +<p>La fermière, qui méditait, reprit :</p> + +<p> — Cent francs par mois, c'est point suffisant pour nous priver du p'tit ; +ça travaillera dans quéqu'z'ans ct'éfant ; i nous faut cent vingt +francs.</p> + +<p>Mme d'Hubières, trépignant d'impatience, les accorda tout de suite ; et, +comme elle voulait enlever l'enfant, elle donna cent francs en cadeau +pendant que son mari faisait un écrit. Le maire et un voisin, appelés +aussitôt, servirent de témoins complaisants.</p> + +<p>Et la jeune femme, radieuse, emporta le marmot hurlant, comme on emporte +un bibelot désiré d'un magasin.</p> + +<p>Les Tuvache, sur leur porte, le regardaient partir, muets, sévères, +regrettant peut-être leur refus.</p> + +<hr class="small"> + +<p>On n'entendit plus du tout parler du petit Jean Vallin. Les parents, +chaque mois, allaient toucher leurs cent vingt francs chez le notaire ; +et ils étaient fâchés avec leurs voisins parce que la mère Tuvache les +agonisait d'ignominies, répétant sans cesse de porte en porte qu'il +fallait être dénaturé pour vendre son enfant, que c'était une horreur, +une saleté, une corromperie.</p> + +<p>Et parfois elle prenait en ses bras son Charlot avec ostentation, lui +criant, comme s'il eût compris :</p> + +<p> — J'tai pas vendu, mé, j't'ai pas vendu, mon p'tiot. J'vends pas m's +éfants, mé. J'sieus pas riche, mais vends pas m's éfants.</p> + +<p>Et, pendant des années et encore des années, ce fut ainsi chaque jour ; +chaque jour des allusions grossières étaient vociférées devant la porte, +de façon à entrer dans la maison voisine. La mère Tuvache avait fini par +se croire supérieure à toute la contrée parce qu'elle n'avait pas vendu +Charlot. Et ceux qui parlaient d'elle disaient :</p> + +<p> — J'sais ben que c'était engageant, c'est égal, elle s'a conduite comme +une bonne mère.</p> + +<p>On la citait ; et Charlot, qui prenait dix-huit ans, élevé avec cette +idée qu'on lui répétait sans répit, se jugeait lui-même supérieur à ses +camarades parce qu'on ne l'avait pas vendu.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Les Vallin vivotaient à leur aise, grâce à la pension. La fureur +inapaisable des Tuvache, restés misérables, venait de là.</p> + +<p>Leur fils aîné partit au service. Le second mourut ; Charlot resta seul à +peiner avec le vieux père pour nourrir la mère et deux autres sœurs +cadettes qu'il avait.</p> + +<p>Il prenait vingt et un ans, quand, un matin, une brillante voiture +s'arrêta devant les deux chaumières. Un jeune monsieur, avec une chaîne +de montre en or, descendit, donnant la main à une vieille dame en +cheveux blancs. La vieille dame lui dit :</p> + +<p> — C'est là, mon enfant, à la seconde maison.</p> + +<p>Et il entra comme chez lui dans la masure des Vallin.</p> + +<p>La vieille mère lavait ses tabliers ; le père infirme sommeillait près de +l'âtre. Tous deux levèrent la tête, et le jeune homme dit :</p> + +<p> — Bonjour, papa ; bonjour, maman.</p> + +<p>Ils se dressèrent, effarés. La paysanne laissa tomber d'émoi son savon +dans son eau et balbutia :</p> + +<p> — C'est-i té, m'n éfant ? C'est-i té, m'n éfant ?</p> + +<p>Il la prit dans ses bras et l'embrassa, en répétant : — « Bonjour, maman. » +Tandis que le vieux, tout tremblant, disait, de son ton calme qu'il ne +perdait jamais : — « Te v'là-t-il revenu, Jean ? » Comme s'il l'avait vu un +mois auparavant.</p> + +<p>Et, quand ils se furent reconnus, les parents voulurent tout de suite +sortir le fieu dans le pays pour le montrer. On le conduisit chez le +maire, chez l'adjoint, chez le curé, chez l'instituteur.</p> + +<p>Charlot, debout sur le seuil de sa chaumière, le regardait passer.</p> + +<p>Le soir, au souper, il dit aux vieux :</p> + +<p> — Faut-il qu' vous ayez été sots pour laisser prendre le p'tit aux +Vallin.</p> + +<p>Sa mère répondit obstinément :</p> + +<p> — J'voulions point vendre not' éfant.</p> + +<p>Le père ne disait rien. Le fils reprit :</p> + +<p> — C'est-il pas malheureux d'être sacrifié comme ça.</p> + +<p>Alors le père Tuvache articula d'un ton coléreux :</p> + +<p> — Vas-tu pas nous r'procher d' t'avoir gardé.</p> + +<p>Et le jeune homme, brutalement :</p> + +<p> — Oui, j'vous le r'proche, que vous n'êtes que des niants. Des parents +comme vous ça fait l'malheur des éfants. Qu' vous mériteriez que j'vous +quitte.</p> + +<p>La bonne femme pleurait dans son assiette. Elle gémit tout en avalant +des cuillerées de soupe dont elle répandait la moitié :</p> + +<p> — Tuez-vous donc pour élever d's éfants !</p> + +<p>Alors le gars, rudement :</p> + +<p> — J'aimerais mieux n'être point né que d'être c'que j'suis. Quand j'ai +vu l'autre, tantôt, mon sang n'a fait qu'un tour. Je m'suis dit : — v'là +c'que j'serais maintenant.</p> + +<p>Il se leva.</p> + +<p> — Tenez, j'sens bien que je ferai mieux de n' pas rester ici, parce que +j'vous le reprocherais du matin au soir, et que j'vous ferais une vie +d'misère. Ça, voyez-vous, j'vous l'pardonnerai jamais !</p> + +<p>Les deux vieux se taisaient, atterrés, larmoyants.</p> + +<p>Il reprit :</p> + +<p> — Non, c't' idée-là, ce serait trop dur. J'aime mieux m'en aller +chercher ma vie aut' part.</p> + +<p>Il ouvrit la porte. Un bruit de voix entra. Les Vallin festoyaient avec +l'enfant revenu.</p> + +<p>Alors Charlot tapa du pied et, se tournant vers ses parents, cria :</p> + +<p> — Manants, va !</p> + +<p>Et il disparut dans la nuit.</p> + + +<hr> +<a name="UN_COQ_CHANTA"></a><h2 class="parthead">UN COQ CHANTA</h2> + +<p class="dedic">A René Billotte.</p> + +<p>Mme Berthe d'Avancelles avait jusque-là repoussé toutes les +supplications de son admirateur désespéré, le baron Joseph de Croissard. +Pendant l'hiver, à Paris, il l'avait ardemment poursuivie, et il donnait +pour elle maintenant des fêtes et des chasses en son château normand de +Carville.</p> + +<p>Le mari, M. d'Avancelles, ne voyait rien, ne savait rien, comme +toujours. Il vivait, disait-on, séparé de sa femme, pour cause de +faiblesse physique, que madame ne lui pardonnait point. C'était un gros +petit homme, chauve, court de bras, de jambes, de cou, de nez, de tout.</p> + +<p>Mme d'Avancelles était au contraire une grande jeune femme brune et +déterminée, qui riait d'un rire sonore au nez de son maître, qui +l'appelait publiquement « Madame Popote » et regardait d'un certain air +engageant et tendre les larges épaules et l'encolure robuste et les +longues moustaches blondes de son soupirant attitré, le baron Joseph de +Croissard.</p> + +<p>Elle n'avait encore rien accordé cependant. Le baron se ruinait pour +elle. C'étaient sans cesse des fêtes, des chasses, des plaisirs nouveaux +auxquels il invitait la noblesse des châteaux environnants.</p> + +<p>Tout le jour les chiens courants hurlaient par les bois à la suite du +renard et du sanglier, et, chaque soir, d'éblouissants feux d'artifice +allaient mêler aux étoiles leurs panaches de feu, tandis que les +fenêtres illuminées du salon jetaient sur les vastes pelouses des +traînées de lumière où passaient des ombres.</p> + +<p>C'était l'automne, la saison rousse. Les feuilles voltigeaient sur les +gazons comme des voilées d'oiseaux. On sentait traîner dans l'air des +odeurs de terre humide, de terre dévêtue, comme on sent une odeur de +chair nue, quand tombe, après le bal, la robe d'une femme.</p> + +<p>Un soir, dans une fête, au dernier printemps, Mme d'Avancelles avait +répondu à M. de Croissard qui la harcelait de ses prières : « Si je dois +tomber, mon ami, ce ne sera pas avant la chute des feuilles. J'ai trop +de choses à faire cet été pour avoir le temps. » Il s'était souvenu de +cette parole rieuse et hardie ; et, chaque jour, il insistait davantage, +chaque jour il avançait ses approches, il gagnait un pas dans le cœur +de la belle audacieuse qui ne résistait plus, semblait-il, que pour la +forme.</p> + +<p>Une grande chasse allait avoir lieu. Et, la veille, Mme Berthe avait +dit, en riant, au baron : « Baron, si vous tuez la bête, j'aurai quelque +chose pour vous. »</p> + +<p>Dès l'aurore, il fut debout pour reconnaître où le solitaire s'était +baugé. Il accompagna ses piqueurs, disposa les relais, organisa tout +lui-même pour préparer son triomphe ; et, quand les cors sonnèrent le +départ, il apparut dans un étroit vêtement de chasse rouge et or, les +reins serrés, le buste large, l'œil radieux, frais et fort comme s'il +venait de sortir du lit.</p> + +<p>Les chasseurs partirent. Le sanglier débusqué fila, suivi des chiens +hurleurs, à travers des broussailles ; et les chevaux se mirent à +galoper, emportant par les étroits sentiers des bois les amazones et les +cavaliers, tandis que, sur les chemins amollis, roulaient sans bruit les +voitures qui accompagnaient de loin la chasse.</p> + +<p>Mme d'Avancelles, par malice, retint le baron près d'elle, s'attardant, +au pas, dans une grande avenue interminablement droite et longue et sur +laquelle quatre rangs de chênes se repliaient comme une voûte.</p> + +<p>Frémissant d'amour et d'inquiétude, il écoutait d'une oreille le +bavardage moqueur de la jeune femme, et de l'autre il suivait le chant +des cors et la voix des chiens qui s'éloignaient.</p> + +<p>« Vous ne m'aimez donc plus ? » disait-elle.</p> + +<p>Il répondait : « Pouvez-vous dire des choses pareilles ? »</p> + +<p>Elle reprenait : « La chasse cependant semble vous occuper plus que moi. »</p> + +<p>Il gémissait : « Ne m'avez-vous point donné l'ordre d'abattre moi-même +l'animal ? »</p> + +<p>Et elle ajoutait gravement : « Mais j'y compte. Il faut que vous le tuiez +devant moi. »</p> + +<p>Alors il frémissait sur sa selle, piquait son cheval qui bondissait et, +perdant patience : « Mais sacristi ! madame, cela ne se pourra pas si nous +restons ici. »</p> + +<p>Puis elle lui parlait tendrement, posant la main sur son bras, ou +flattant, comme par distraction, la crinière de son cheval.</p> + +<p>Et elle lui jetait, en riant : « Il faut que cela soit pourtant... ou +alors... tant pis pour vous. »</p> + +<p>Puis ils tournèrent à droite dans un petit chemin couvert, et soudain, +pour éviter une branche qui barrait la route, elle se pencha sur lui, si +près qu'il sentit sur son cou le chatouillement des cheveux. Alors +brutalement il l'enlaça, et appuyant sur la tempe ses grandes +moustaches, il la baisa d'un baiser furieux.</p> + +<p>Elle ne remua point d'abord, restant ainsi sous cette caresse emportée ; +puis, d'une secousse, elle tourna la tête, et, soit hasard, soit +volonté, ses petites lèvres à elle rencontrèrent ses lèvres à lui, sous +leur cascade de poils blonds.</p> + +<p>Alors, soit confusion, soit remords, elle cingla le flanc de son cheval, +qui partit au grand galop. Ils allèrent ainsi longtemps, sans échanger +même un regard.</p> + +<p>Le tumulte de la chasse se rapprochait ; les fourrés semblaient frémir, +et tout à coup, brisant les branches, couvert de sang, secouant les +chiens qui s'attachaient à lui, le sanglier passa.</p> + +<p>Alors le baron, poussant un rire de triomphe, cria : « Qui m'aime me +suive ! » Et il disparut dans les taillis, comme si la forêt l'eût +englouti.</p> + +<p>Quand elle arriva, quelques minutes plus tard, dans une clairière, il se +relevait souillé de boue, la jaquette déchirée, les mains sanglantes, +tandis que la bête étendue portait dans l'épaule le couteau de chasse +enfoncé jusqu'à la garde.</p> + +<p>La curée se fit aux flambeaux par une nuit douce et mélancolique. La +lune jaunissait la flamme rouge des torches qui embrumaient la nuit de +leur fumée résineuse. Les chiens mangeaient les entrailles puantes du +sanglier, et criaient, et se battaient. Et les piqueurs et les +gentilshommes chasseurs, en cercle autour de la curée, sonnaient du cor +à plein souffle. La fanfare s'en allait dans la nuit claire au-dessus +des bois, répétée par les échos perdus des vallées lointaines, +réveillant les cerfs inquiets, les renards glapissants et troublant en +leurs ébats les petits lapins gris, au bord des clairières.</p> + +<p>Les oiseaux de nuit voletaient, effarés, au-dessus de la meute affolée +d'ardeur. Et des femmes, attendries par toutes ces choses douces et +violentes, s'appuyant un peu au bras des hommes, s'écartaient déjà dans +les allées, avant que les chiens eussent fini leur repas.</p> + +<p>Tout alanguie par cette journée de fatigue et de tendresse, Mme +d'Avancelles dit au baron :</p> + +<p>« — Voulez-vous faire un tour de parc, mon ami ? »</p> + +<p>Mais lui, sans répondre, tremblant, défaillant, l'entraîna.</p> + +<p>Et, tout de suite, ils s'embrassèrent. Ils allaient au pas, au petit +pas, sous les branches presque dépouillées et qui laissaient filtrer la +lune ; et leur amour, leurs désirs, leur besoin d'étreinte étaient +devenus si véhéments qu'ils faillirent choir au pied d'un arbre.</p> + +<p>Les cors ne sonnaient plus. Les chiens épuisés dormaient au chenil. +« — Rentrons », dit la jeune femme. Ils revinrent.</p> + +<p>Puis, lorsqu'ils furent devant le château, elle murmura d'une voix +mourante : « Je suis si fatiguée que je vais me coucher, mon ami. » Et, +comme il ouvrait les bras pour la prendre en un dernier baiser, elle +s'enfuit, lui jetant comme adieu : « Non... je vais dormir... Qui m'aime +me suive ! »</p> + +<p>Une heure plus tard, alors que tout le château silencieux semblait mort, +le baron sortit à pas de loup de sa chambre et s'en vint gratter à la +porte de son amie. Comme elle ne répondait pas, il essaya d'ouvrir. Le +verrou n'était point poussé.</p> + +<p>Elle rêvait, accoudée à la fenêtre.</p> + +<p>Il se jeta à ses genoux qu'il baisait éperdûment à travers la robe de +nuit. Elle ne disait rien, enfonçant ses doigts fins, d'une manière +caressante, dans les cheveux du baron.</p> + +<p>Et soudain, se dégageant comme si elle eût pris une grande résolution, +elle murmura de son air hardi, mais à voix basse : « Je vais revenir. +Attendez-moi. » Et son doigt, tendu dans l'ombre, montrait au fond de la +chambre la tache vague et blanche du lit.</p> + +<p>Alors, à tâtons, éperdu, les mains tremblantes, il se dévêtit bien vite +et s'enfonça dans les draps frais. Il s'étendit délicieusement, +oubliant presque son amie, tant il avait plaisir à cette caresse du +linge sur son corps las de mouvement.</p> + +<p>Elle ne revenait point, pourtant ; s'amusant sans doute à le faire +languir. Il fermait les yeux dans un bien-être exquis ; et il rêvait +doucement dans l'attente délicieuse de la chose tant désirée. Mais peu à +peu ses membres s'engourdirent, sa pensée s'assoupit, devint incertaine, +flottante. La puissante fatigue enfin le terrassa ; il s'endormit.</p> + +<p>Il dormit du lourd sommeil, de l'invincible sommeil des chasseurs +exténués. Il dormit jusqu'à l'aurore.</p> + +<p>Tout à coup, la fenêtre étant restée entr'ouverte, un coq, perché dans +un arbre voisin, chanta. Alors brusquement, surpris par ce cri sonore, +le baron ouvrit les yeux.</p> + +<p>Sentant contre lui un corps de femme, se trouvant en un lit qu'il ne +reconnaissait pas, surpris et ne se souvenant plus de rien, il balbutia, +dans l'effarement du réveil :</p> + +<p>« — Quoi ? Où suis-je ? Qu'y a-t-il ? »</p> + +<p>Alors elle, qui n'avait point dormi, regardant cet homme dépeigné, aux +yeux rouges, à la lèvre épaisse, répondit, du ton hautain dont elle +parlait à son mari :</p> + +<p>« — Ce n'est rien. C'est un coq qui chante. Rendormez-vous, monsieur, +cela ne vous regarde pas. »</p> + + +<hr> +<a name="UN_FILS"></a><h2 class="parthead">UN FILS</h2> + +<p class="dedic">A René Maizeroy.</p> + +<p>Ils se promenaient, les deux vieux amis, dans le jardin tout fleuri où +le gai Printemps remuait de la vie.</p> + +<p>L'un était Sénateur, et l'autre de l'Académie française, graves tous +deux, pleins de raisonnements très logiques mais solennels, gens de +marque et de réputation.</p> + +<p>Ils parlotèrent d'abord de politique, échangeant des pensées, non pas +sur des Idées, mais sur des hommes : les personnalités, en cette matière, +primant toujours la Raison. Puis ils soulevèrent quelques souvenirs ; +puis ils se turent, continuant à marcher côte à côte, tout amollis par +la tiédeur de l'air.</p> + +<p>Une grande corbeille de ravenelles exhalait des souffles sucrés et +délicats ; un tas de fleurs de toute race et de toute nuance jetaient +leurs odeurs dans la brise, tandis qu'un faux-ébénier, vêtu de grappes +jaunes, éparpillait au vent sa fine poussière, une fumée d'or qui +sentait le miel et qui portait, pareille aux poudres caressantes des +parfumeurs, sa semence enbaumée à travers l'espace.</p> + +<p>Le sénateur s'arrêta, huma le nuage fécondant qui flottait, considéra +l'arbre amoureux resplendissant comme un soleil et dont les germes +s'envolaient. Et il dit : « Quand on songe que ces imperceptibles atômes, +qui sentent bon, vont créer des existences à des centaines de lieues +d'ici, vont faire tressaillir les fibres et les sèves d'arbres femelles +et produire des êtres à racines, naissant d'un germe comme nous, +mortels comme nous, et qui seront remplacés par d'autres êtres de même +essence, comme nous toujours ! »</p> + +<p>Puis, planté devant l'ébénier radieux dont les parfums vivifiants se +détachaient à tous les frissons de l'air, M. le sénateur ajouta : « Ah ! +mon gaillard, s'il te fallait faire le compte de tes enfants, tu serais +bigrement embarrassé. En voilà un qui les exécute facilement et qui les +lâche sans remords, et qui ne s'en inquiète guère. »</p> + +<p>L'académicien ajouta : « Nous en faisons autant, mon ami. »</p> + +<p>Le sénateur reprit : « Oui, je ne le nie pas, nous les lâchons +quelquefois, mais nous le savons au moins, et cela constitue notre +supériorité. »</p> + +<p>Mais l'autre secoua la tête : « Non, ce n'est pas là ce que je veux dire ; +voyez-vous, mon cher, il n'est guère d'homme qui ne possède des enfants +ignorés, ces enfants dits <i>de père inconnu</i>, qu'il a faits, comme cet +arbre reproduit, presque inconsciemment.</p> + +<p>S'il fallait établir le compte des femmes que nous avons eues, nous +serions, n'est-ce pas, aussi embarrassés que cet ébénier que vous +interpelliez le serait pour numéroter ses descendants.</p> + +<p>De dix-huit à quarante ans enfin, en faisant entrer en ligne les +rencontres passagères, les contacts d'une heure, on peut bien admettre +que nous avons eu des... rapports intimes avec deux ou trois cents +femmes.</p> + +<p>Eh bien, mon ami, dans ce nombre êtes-vous sûr que vous n'en ayez pas +fécondé au moins une, et que vous ne possédiez point sur le pavé, ou au +bagne, un chenapan de fils qui vole et assassine les honnêtes gens, +c'est-à-dire nous ; ou bien une fille dans quelque mauvais lieu ; ou +peut-être, si elle a eu la chance d'être abandonnée par sa mère, +cuisinière en quelque famille.</p> + +<p>Songez en outre que presque toutes les femmes que nous appelons +<i>publiques</i> possèdent un ou deux enfants dont elles ignorent le père, +enfants attrapés dans le hasard de leurs étreintes à dix ou vingt +francs. Dans tout métier on fait la part des profits et pertes. Ces +rejetons-là constituent les « pertes » de leur profession. Quels sont les +générateurs ? — Vous, — moi, — nous tous, les hommes dits <i>comme il faut</i> ! +Ce sont les résultats de nos joyeux dîners d'amis, de nos soirs de +gaîté, de ces heures où notre chair contente nous pousse aux +accouplements d'aventure.</p> + +<p>Les voleurs, les rôdeurs, tous les misérables, enfin, sont nos enfants. +Et cela vaut encore mieux pour nous que si nous étions les leurs, car +ils reproduisent aussi, ces gredins-là !</p> + +<p>Tenez, j'ai, pour ma part, sur la conscience une très vilaine histoire +que je veux vous dire. C'est pour moi un remords incessant, plus que +cela, c'est un doute continuel, une inapaisable incertitude qui, +parfois, me torture horriblement.</p> + +<p>A l'âge de vingt-cinq ans j'avais entrepris avec un de mes amis, +aujourd'hui conseiller d'État, un voyage en Bretagne, à pied.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Après quinze ou vingt jours de marche forcenée, après avoir visité les +Côtes-du-Nord et une partie du Finistère, nous arrivions à Douarnenez ; +de là, en une étape, on gagna la sauvage pointe du Raz par la baie des +Trépassés, et on coucha dans un village quelconque dont le nom finissait +en <i>of</i> ; mais, le matin venu, une fatigue étrange retint au lit mon +camarade. Je dis au lit par habitude, car notre couche se composait +simplement de deux bottes de paille.</p> + +<p>Impossible d'être malade en ce lieu. Je le forçai donc à se lever, et +nous parvînmes à Audierne vers quatre ou cinq heures du soir.</p> + +<p>Le lendemain, il allait un peu mieux ; on repartit ; mais, en route, il +fut pris de malaises intolérables, et c'est à grand'peine que nous pûmes +atteindre Pont-Labbé.</p> + +<p>Là, au moins, nous avions une auberge. Mon ami se coucha, et le médecin, +qu'on fit venir de Quimper, constata une forte fièvre, sans en +déterminer la nature.</p> + +<p>Connaissez-vous Pont-Labbé ? — Non. — Eh bien, c'est la ville la plus +bretonne de toute cette Bretagne bretonnante qui va de la pointe du Raz +au Morbihan, de cette contrée qui contient l'essence des mœurs, des +légendes, des coutumes bretonnes. Encore aujourd'hui, ce coin de pays +n'a presque pas changé. Je dis : <i>encore aujourd'hui</i>, car j'y retourne à +présent tous les ans, hélas !</p> + +<p>Un vieux château baigne le pied de ses tours dans un grand étang triste, +triste, avec des vols d'oiseaux sauvages. Une rivière sort de là que +les caboteurs peuvent remonter jusqu'à la ville. Et dans les rues +étroites aux maisons antiques, les hommes portent le grand chapeau, le +gilet brodé et les quatre vestes superposées : la première, grande comme +la main, couvrant au plus les omoplates, et la dernière s'arrêtant juste +au-dessus du fond de culotte.</p> + +<p>Les filles, grandes, belles, fraîches, ont la poitrine écrasée dans un +gilet de drap qui forme cuirasse, les étreint, ne laissant même pas +deviner leur gorge puissante et martyrisée ; et elles sont coiffées d'une +étrange façon : sur les tempes, deux plaques brodées en couleur encadrent +le visage, serrent les cheveux qui tombent en nappe derrière la tête, +puis remontent se tasser au sommet du crâne sous un singulier bonnet, +tissu souvent d'or ou d'argent.</p> + +<p>La servante de notre auberge avait dix-huit ans au plus, des yeux tout +bleus, d'un bleu pâle que perçaient les deux petits points noirs de la +pupille ; et ses dents courtes, serrées, qu'elle montrait sans cesse en +riant, semblaient faites pour broyer du granit.</p> + +<p>Elle ne savait pas un mot de français, ne parlant que le breton, comme +la plupart de ses compatriotes.</p> + +<p>Or, mon ami n'allait guère mieux, et, bien qu'aucune maladie ne se +déclarât, le médecin lui défendait de partir encore, ordonnant un repos +complet. Je passais donc les journées près de lui, et sans cesse la +petite bonne entrait, apportant soit mon dîner, soit de la tisane.</p> + +<p>Je la lutinais un peu, ce qui semblait l'amuser, mais nous ne causions +pas, naturellement, puisque nous ne nous comprenions point.</p> + +<p>Or, une nuit, comme j'étais resté fort tard auprès du malade, je +croisai, en regagnant ma chambre, la fillette qui rentrait dans la +sienne. C'était juste en face de ma porte ouverte ; alors, brusquement, +sans réfléchir à ce que je faisais, plutôt par plaisanterie +qu'autrement, je la saisis à pleine taille, et, avant qu'elle fût +revenue de sa stupeur, je l'avais jetée et enfermée chez moi. Elle me +regardait, effarée, affolée, épouvantée, n'osant pas crier de peur d'un +scandale, d'être chassée sans doute par ses maîtres d'abord, et +peut-être par son père ensuite.</p> + +<p>J'avais fait cela en riant ; mais, dès qu'elle fut chez moi, le désir de +la posséder m'envahit. Ce fut une lutte longue et silencieuse, une lutte +corps à corps, à la façon des athlètes, avec les bras tendus, crispés, +tordus, la respiration essoufflée, la peau mouillée de sueur. Oh ! elle +se débattit vaillamment ; et parfois nous heurtions un meuble, une +cloison, une chaise ; alors, toujours enlacés, nous restions immobiles +plusieurs secondes dans la crainte que le bruit n'eût éveillé +quelqu'un ; puis nous recommencions notre acharnée bataille, moi +l'attaquant, elle résistant.</p> + +<p>Épuisée enfin, elle tomba ; et je la pris brutalement, par terre, sur le +pavé.</p> + +<p>Sitôt relevée, elle courut à la porte, tira les verrous et s'enfuit.</p> + +<p>Je la rencontrai à peine les jours suivants. Elle ne me laissait point +l'approcher. Puis, comme mon camarade était guéri et que nous devions +reprendre notre voyage, je la vis entrer, la veille de mon départ, à +minuit, nu-pieds, en chemise, dans ma chambre où je venais de me +retirer.</p> + +<p>Elle se jeta dans mes bras, m'étreignit passionnément, puis, jusqu'au +jour, m'embrassa, me caressa, pleurant, sanglotant, me donnant enfin +toutes les assurances de tendresse et de désespoir qu'une femme nous +peut donner quand elle ne sait pas un mot de notre langue.</p> + +<p>Huit jours après, j'avais oublié cette aventure, commune et fréquente +quand on voyage, les servantes d'auberge étant généralement destinées à +distraire ainsi les voyageurs.</p> + +<p>Et je fus trente ans sans y songer et sans revenir à Pont-Labbé.</p> + +<p>Or, en 1876, j'y retournai par hasard au cours d'une excursion en +Bretagne, entreprise pour documenter un livre et pour me bien pénétrer +des paysages.</p> + +<p>Rien ne me sembla changé. Le château mouillait toujours ses murs +grisâtres dans l'étang, à l'entrée de la petite ville ; et l'auberge +était la même quoique réparée, remise à neuf, avec un air plus moderne. +En entrant, je fus reçu par deux jeunes Bretonnes de dix-huit ans, +fraîches et gentilles, encuirassées dans leur étroit gilet de drap, +casquées d'argent avec les grandes plaques brodées sur les oreilles.</p> + +<p>Il était environ six heures du soir. Je me mis à table pour dîner et, +comme le patron s'empressait lui-même à me servir, la fatalité sans +doute me fit dire : « Avez-vous connu les anciens maîtres de cette maison ? +J'ai passé ici une dizaine de jours il y a trente ans maintenant. Je +vous parle de loin. »</p> + +<p>Il répondit : « C'étaient mes parents, monsieur. »</p> + +<p>Alors je lui racontai en quelle occasion je m'étais arrêté, comment +j'avais été retenu par l'indisposition d'un camarade. Il ne me laissa +pas achever.</p> + +<p>« — Oh ! je me rappelle parfaitement J'avais alors quinze ou seize ans. +Vous couchiez dans la chambre du fond et votre ami dans celle dont j'ai +fait la mienne, sur la rue. »</p> + +<p>C'est alors seulement que le souvenir très vif de la petite bonne me +revint. Je demandai : « — Vous rappelez-vous une gentille petite servante +qu'avait alors votre père, et qui possédait, si ma mémoire ne me +trompe, de jolis yeux bleus et des dents fraîches ? »</p> + +<p>Il reprit : « — Oui, monsieur ; elle est morte en couches quelque temps +après. »</p> + +<p>Et, tendant la main vers la cour où un homme maigre et boiteux remuait +du fumier, il ajouta : « — Voilà son fils. »</p> + +<p>Je me mis à rire. « — Il n'est pas beau et ne ressemble guère à sa mère. +Il tient du père sans doute. »</p> + +<p>L'aubergiste reprit : « — Ça se peut bien ; mais on n'a jamais su à qui +c'était. Elle est morte sans le dire et personne ici ne lui connaissait +de galant. Ç'a été un fameux étonnement quand on a appris qu'elle était +enceinte. Personne ne voulait le croire. »</p> + +<p>J'eus une sorte de frisson désagréable, un de ces effleurements pénibles +qui nous touchent le cœur, comme l'approche d'un lourd chagrin. Et je +regardai l'homme dans la cour. Il venait maintenant de puiser de l'eau +pour les chevaux et portait ses deux seaux en boitant, avec un effort +douloureux de la jambe plus courte. Il était déguenillé, hideusement +sale, avec de longs cheveux jaunes tellement mêlés qu'ils lui tombaient +comme des cordes sur les joues.</p> + +<p>L'aubergiste ajouta : « — Il ne vaut pas grand'chose, ç'a été gardé par +charité dans la maison. Peut-être qu'il aurait mieux tourné si on +l'avait élevé comme tout le monde. Mais que voulez-vous, monsieur ? Pas +de père, pas de mère, pas d'argent ! Mes parents ont eu pitié de +l'enfant, mais ce n'était pas à eux, vous comprenez. »</p> + +<p>Je ne dis rien.</p> + +<p>Et je couchai dans mon ancienne chambre ; et toute la nuit je pensai à cet +affreux valet d'écurie en me répétant : « — Si c'était mon fils, pourtant ? +Aurais-je donc pu tuer cette fille et procréer cet être ? » — C'était +possible, enfin !</p> + +<p>Je résolus de parler à cet homme et de connaître exactement la date de +sa naissance. Une différence de deux mois devait m'arracher mes doutes.</p> + +<p>Je le fis venir le lendemain. Mais il ne parlait pas le français non +plus. Il avait l'air de ne rien comprendre d'ailleurs, ignorant +absolument son âge qu'une des bonnes lui demanda de ma part. Et il se +tenait d'un air idiot devant moi, roulant son chapeau dans ses pattes +noueuses et dégoûtantes, riant stupidement, avec quelque chose du rire +ancien de la mère dans le coin des lèvres et dans le coin des yeux.</p> + +<p>Mais le patron survenant alla chercher l'acte de naissance du misérable. +Il était entré dans la vie huit mois et vingt-six jours après mon +passage à Pont-Labbé, car je me rappelais parfaitement être arrivé à +Lorient le 15 août. L'acte portait la mention : « Père inconnu ». La mère +s'était appelée Jeanne Kerradec.</p> + +<p>Alors mon cœur se mit à battre à coups pressés. Je ne pouvais plus +parler tant je me sentais suffoqué ; et je regardais cette brute dont les +grands cheveux jaunes semblaient un fumier plus sordide que celui des +bêtes ; et le gueux, gêné par mon regard, cessait de rire, détournait la +tête, cherchait à s'en aller.</p> + +<p>Tout le jour j'errai le long de la petite rivière, en réfléchissant +douloureusement. Mais à quoi bon réfléchir ? Rien ne pouvait me fixer. +Pendant des heures et des heures je pesais toutes les raisons bonnes ou +mauvaises pour ou contre mes chances de paternité, m'énervant en des +suppositions inextricables, pour revenir sans cesse à la même horrible +incertitude, puis à la conviction plus atroce encore que cet homme était +mon fils.</p> + +<p>Je ne pus dîner et je me retirai dans ma chambre. Je fus longtemps sans +parvenir à dormir ; puis le sommeil vint, un sommeil hanté de visions +insupportables. Je voyais ce goujat qui me riait au nez, m'appelait +« papa » ; puis il se changeait en chien et me mordait les mollets, et, +j'avais beau me sauver, il me suivait toujours, et au lieu d'aboyer il +parlait, m'injuriait ; puis il comparaissait devant mes collègues de +l'Académie réunis pour décider si j'étais bien son père ; et l'un d'eux +s'écriait : « C'est indubitable ! Regardez donc comme il lui ressemble. » Et +en effet je m'apercevais que ce monstre me ressemblait. Et je me +réveillai avec cette idée plantée dans le crâne et avec le désir fou de +revoir l'homme pour décider si, oui ou non, nous avions des traits +communs.</p> + +<p>Je le joignis comme il allait à la messe (c'était un dimanche) et je lui +donnai cent sous en le dévisageant anxieusement. Il se remit à rire +d'une ignoble façon, prit l'argent, puis, gêné de nouveau par mon œil, +il s'enfuit après avoir bredouillé un mot à peu près inarticulé, qui +voulait dire « merci », sans doute.</p> + +<p>La journée se passa pour moi dans les mêmes angoisses que la veille. +Vers le soir je fis venir l'hôtelier, et avec beaucoup de précautions, +d'habiletés, de finesses, je lui dis que je m'intéressais à ce pauvre +être si abandonné de tous et privé de tout, et que je voulais faire +quelque chose pour lui.</p> + +<p>Mais l'homme répliqua : « Oh ! n'y songez pas, monsieur, il ne vaut rien, +vous n'en aurez que du désagrément. Moi, je l'emploie à vider l'écurie, +et c'est tout ce qu'il peut faire. Pour ça je le nourris et il couche +avec les chevaux. Il ne lui en faut pas plus. Si vous avez une vieille +culotte, donnez-la lui, mais elle sera en pièces dans huit jours. »</p> + +<p>Je n'insistai pas, me réservant d'aviser.</p> + +<p>Le gueux rentra le soir horriblement ivre, faillit mettre le feu à la +maison, assomma un cheval à coups de pioche, et, en fin de compte, +s'endormit dans la boue sous la pluie, grâce à mes largesses.</p> + +<p>On me pria le lendemain de ne plus lui donner d'argent. L'eau-de-vie le +rendait furieux, et, dès qu'il avait deux sous en poche, il les buvait. +L'aubergiste ajouta : « Lui donner de l'argent c'est vouloir sa mort. » Cet +homme n'en avait jamais eu, absolument jamais, sauf quelques centimes +jetés par les voyageurs, et il ne connaissait pas d'autre destination à +ce métal que le cabaret.</p> + +<p>Alors je passai des heures dans ma chambre, avec un livre ouvert que je +semblais lire, mais ne faisant autre chose que de regarder cette brute, +mon fils ! mon fils ! en tâchant de découvrir s'il avait quelque chose de +moi. A force de chercher je crus reconnaître des lignes semblables dans +le front et à la naissance du nez, et je fus bientôt convaincu d'une +ressemblance que dissimulaient l'habillement différent et la crinière +hideuse de l'homme.</p> + +<p>Mais je ne pouvais demeurer plus longtemps sans devenir suspect, et je +partis, le cœur broyé, après avoir laissé à l'aubergiste quelque argent +pour adoucir l'existence de son valet.</p> + +<p>Or, depuis six ans, je vis avec cette pensée, cette horrible +incertitude, ce doute abominable. Et, chaque année, une force invincible +me ramène à Pont-Labbé. Chaque année je me condamne à ce supplice de +voir cette brute patauger dans son fumier, de m'imaginer qu'il me +ressemble, de chercher, toujours en vain, à lui être secourable. Et +chaque année je reviens ici, plus indécis, plus torturé, plus anxieux.</p> + +<p>J'ai essayé de le faire instruire. Il est idiot sans ressource.</p> + +<p>J'ai essayé de lui rendre la vie moins pénible. Il est irrémédiablement +ivrogne et emploie à boire tout l'argent qu'on lui donne ; et il sait +fort bien vendre ses habits neufs pour se procurer de l'eau-de-vie.</p> + +<p>J'ai essayé d'apitoyer sur lui son patron pour qu'il le ménageât, en +offrant toujours de l'argent. L'aubergiste, étonné à la fin, m'a répondu +fort sagement : « Tout ce que vous ferez pour lui, monsieur, ne servira +qu'à le perdre. Il faut le tenir comme un prisonnier. Sitôt qu'il a du +temps ou du bien-être, il devient malfaisant. Si vous voulez faire du +bien, ça ne manque pas, allez, les enfants abandonnés, mais +choisissez-en un qui réponde à votre peine. »</p> + +<p>Que dire à cela ?</p> + +<p>Et si je laissais percer un soupçon des doutes qui me torturent, ce +crétin, certes, deviendrait malin pour m'exploiter, me compromettre, me +perdre. Il me crierait « papa », comme dans mon rêve.</p> + +<p>Et je me dis que j'ai tué la mère et perdu cet être atrophié, larve +d'écurie, éclose et poussée dans le fumier, cet homme qui, élevé comme +d'autres, aurait été pareil aux autres.</p> + +<p>Et vous ne vous figurez pas la sensation étrange, confuse et intolérable +que j'éprouve en face de lui, en songeant que cela est sorti de moi, +qu'il tient à moi par ce lien intime qui lie le fils au père, que grâce +aux terribles lois de l'hérédité, il est moi par mille choses, par son +sang et par sa chair, et qu'il a jusqu'aux mêmes germes de maladies, aux +mêmes ferments de passions.</p> + +<p>Et j'ai sans cesse un inapaisable et douloureux besoin de le voir ; et sa +vue me fait horriblement souffrir ; et de ma fenêtre, là-bas, je le +regarde pendant des heures remuer et charrier les ordures des bêtes, en +me répétant : « C'est mon fils. »</p> + +<p>Et je sens, parfois, d'intolérables envies de l'embrasser. Je n'ai même +jamais touché sa main sordide.</p> + +<p>L'académicien se tut. Et son compagnon, l'homme politique, murmura : « Oui +vraiment, nous devrions bien nous occuper un peu plus des enfants qui +n'ont pas de père. »</p> + +<hr class="small"> + +<p>Et un souffle de vent traversant, le grand arbre jaune secoua ses +grappes, enveloppa d'une nuée odorante et fine les deux vieillards qui +la respirèrent à longs traits.</p> + +<p>Et le sénateur ajouta : « C'est bon vraiment d'avoir vingt-cinq ans, et +même de faire des enfants comme ça. »</p> + + + +<hr> +<a name="SAINT-ANTOINE"></a><h2 class="parthead">SAINT-ANTOINE</h2> + +<p class="dedic">A X. Charmes.</p> + +<p>On l'appelait Saint-Antoine, parce qu'il se nommait Antoine, et aussi +peut-être parce qu'il était bon vivant, joyeux, farceur, puissant +mangeur et fort buveur, et vigoureux trousseur de servantes, bien qu'il +eût plus de soixante ans.</p> + +<p>C'était un grand paysan du pays de Caux, haut en couleur, gros de +poitrine et de ventre, et perché sur de longues jambes qui semblaient +trop maigres pour l'ampleur du corps.</p> + +<p>Veuf, il vivait seul avec sa bonne et ses deux valets dans sa ferme +qu'il dirigeait en madré compère, soigneux de ses intérêts, entendu dans +les affaires et dans l'élevage du bétail, et dans la culture de ses +terres. Ses deux fils et ses trois filles mariés avec avantage, vivaient +aux environs, et venaient, une fois par mois, dîner avec le père. Sa +vigueur était célèbre dans tout le pays d'alentour ; on disait en manière +de proverbe : « Il est fort comme Saint-Antoine. »</p> + +<p>Lorsque arriva l'invasion prussienne, Saint-Antoine, au cabaret, +promettait de manger une armée, car il était hâbleur comme un vrai +Normand, un peu couard et fanfaron. Il tapait du poing sur la table de +bois, qui sautait en faisant danser les tasses et les petits verres, et +il criait, la face rouge et l'œil sournois, dans une fausse colère de +bon vivant : « Faudra que j'en mange, nom de Dieu ! » Il comptait bien que +les Prussiens ne viendraient pas jusqu'à Tanneville ; mais lorsqu'il +apprit qu'ils étaient à Rautôt, il ne sortit plus de sa maison, et il +guettait sans cesse la route par la petite fenêtre de sa cuisine, +s'attendant à tout moment à voir passer des baïonnettes.</p> + +<p>Un matin, comme il mangeait la soupe avec ses serviteurs, la porte +s'ouvrit, et le maire de la commune, maître Chicot, parut suivi d'un +soldat coiffé d'un casque noir à pointe de cuivre. Saint-Antoine se +dressa d'un bond ; et tout son monde le regardait, s'attendant à le voir +écharper le Prussien ; mais il se contenta de serrer la main du maire qui +lui dit : « — En v'la un pour toi, Saint-Antoine. Ils sont venus c'te +nuit. Fais pas de bêtise surtout, vu qu'ils parlent de fusiller et de +brûler tout si seulement il arrive la moindre chose. Te v'la prévenu. +Donne-li à manger, il a l'air d'un bon gars. Bonsoir, je vas chez +l's'autres. Y en a pour tout le monde. » Et il sortit.</p> + +<p>Le père Antoine, devenu pâle, regarda son Prussien. C'était un gros +garçon à la chair grasse et blanche, aux yeux bleus, au poil blond, +barbu jusqu'aux pommettes, qui semblait idiot, timide et bon enfant. Le +Normand malin le pénétra tout de suite, et, rassuré, lui fit signe de +s'asseoir. Puis il lui demanda : « Voulez-vous de la soupe ? » L'étranger ne +comprit pas. Antoine alors eut un coup d'audace, et lui poussant sous le +nez une assiette pleine : « — Tiens, avale ça, gros cochon. »</p> + +<p>Le soldat répondit : « Ya » et se mit à manger goulûment pendant que le +fermier triomphant, sentant sa réputation reconquise, clignait de l'œil +à ses serviteurs qui grimaçaient étrangement, ayant en même temps +grand'peur et envie de rire.</p> + +<p>Quand le Prussien eut englouti son assiettée, Saint-Antoine lui en +servit une autre qu'il fit disparaître également ; mais il recula devant +la troisième, que le fermier voulait lui faire manger de force, en +répétant : « Allons fous-toi ça dans le ventre. T'engraisseras ou tu diras +pourquoi, va, mon cochon ! »</p> + +<p>Et le soldat, comprenant seulement qu'on voulait le faire manger tout +son saoul, riait d'un air content, en faisant signe qu'il était plein.</p> + +<p>Alors Saint-Antoine devenu tout à fait familier lui tapa sur le ventre +en criant : « — Y en a-t-il dans la bedaine à mon cochon ! » Mais soudain il +se tordit, rouge à tomber d'une attaque, ne pouvant plus parler. Une +idée lui était venue qui le faisait étouffer de rire : « C'est ça, c'est +ça, saint Antoine et son cochon. V'là mon cochon. » Et les trois +serviteurs éclatèrent à leur tour.</p> + +<p>Le vieux était si content qu'il fit apporter l'eau-de-vie, la bonne, le +fil en dix, et qu'il en régala tout le monde. On trinqua avec le +Prussien, qui claqua de la langue par flatterie, pour indiquer qu'il +trouvait ça fameux. Et Saint-Antoine lui criait dans le nez : « Hein ? En +v'là d'la fine. T'en bois pas comme ça chez toi, mon cochon. »</p> + +<hr class="small"> + +<p>Dès lors, le père Antoine ne sortit plus sans son Prussien. Il avait +trouvé là son affaire, c'était sa vengeance à lui, sa vengeance de gros +malin. Et tout le pays, qui crevait de peur, riait à se tordre derrière +le dos des vainqueurs de la farce de Saint-Antoine. Vraiment, dans la +plaisanterie il n'avait pas son pareil. Il n'y avait que lui pour +inventer des choses comme ça. Cré coquin, va !</p> + +<p>Il s'en allait chez les voisins, tous les jours après midi, bras dessus +bras dessous avec son Allemand qu'il présentait d'un air gai en lui +tapant sur l'épaule : « — Tenez, v'là mon cochon, r'gardez-moi s'il +engraisse c't'animal-là. »</p> + +<p>Et les paysans s'épanouissaient. — Est-il donc rigolo, ce bougre +d'Antoine !</p> + +<p> — J'te l'vend, Césaire, trois pistoles.</p> + +<p> — Je l'prends, Antoine, et j't'invite à manger du boudin.</p> + +<p> — Mé, c'que j'veux, c'est d'ses pieds.</p> + +<p> — Tâte li l'ventre, tu verras qu'il n'a que d'la graisse. »</p> + +<p>Et tout le monde clignait de l'œil sans rire trop haut cependant, de +peur que le Prussien devinât à la fin qu'on se moquait de lui. Antoine +seul, s'enhardissant tous les jours, lui pinçait les cuisses en criant : +« Rien qu'du gras » ; lui tapait sur le derrière en hurlant : « Tout ça d'la +couenne » ; l'enlevait dans ses bras de vieux colosse capable de porter +une enclume en déclarant : « Il pèse six cents, et pas de déchet. »</p> + +<p>Et il avait pris l'habitude de faire offrir à manger à son cochon +partout où il entrait avec lui. C'était là le grand plaisir, le grand +divertissement de tous les jours : « — Donnez-li de c'que vous voudrez, il +avale tout. » Et on offrait à l'homme du pain et du beurre, des pommes de +terre, du fricot froid, de l'andouille qui faisait dire : « — De la vôtre, +et du choix. »</p> + +<p>Le soldat, stupide et doux, mangeait par politesse, enchanté de ces +attentions, se rendait malade pour ne pas refuser ; et il engraissait +vraiment, serré maintenant dans son uniforme, ce qui ravissait +Saint-Antoine et lui faisait répéter : « — Tu sais, mon cochon, faudra te +faire faire une autre cage. »</p> + +<p>Ils étaient devenus, d'ailleurs, les meilleurs amis du monde ; et, quand +le vieux allait à ses affaires dans les environs, le Prussien +l'accompagnait de lui-même pour le seul plaisir d'être avec lui.</p> + +<p>Le temps était rigoureux ; il gelait dur ; le terrible hiver de 1870 +semblait jeter ensemble tous les fléaux sur la France.</p> + +<p>Le père Antoine, qui préparait les choses de loin et profitait des +occasions, prévoyant qu'il manquerait de fumier pour les travaux du +printemps, acheta celui d'un voisin qui se trouvait dans la gêne ; et il +fut convenu qu'il irait chaque soir avec son tombereau chercher une +charge d'engrais.</p> + +<p>Chaque jour donc il se mettait en route à l'approche de la nuit et se +rendait à la ferme des Haules, distante d'une demi-lieue, toujours +accompagné de son cochon. Et chaque jour c'était une fête de nourrir +l'animal. Tout le pays accourait là comme on va, le dimanche, à la +grand'messe.</p> + +<p>Le soldat, cependant, commençait à se méfier ; et quand on riait trop +fort il roulait des yeux inquiets qui, parfois, s'allumaient d'une +flamme de colère.</p> + +<p>Or, un soir, quand il eut mangé à sa contenance, il refusa d'avaler un +morceau de plus ; et il essaya de se lever pour s'en aller. Mais +Saint-Antoine l'arrêta d'un tour de poignet, et lui posant ses deux +mains puissantes sur les épaules il le rassit si durement que la chaise +s'écrasa sous l'homme.</p> + +<p>Une gaieté de tempête éclata ; et Antoine, radieux, ramassant son cochon, +fit semblant de le panser pour le guérir, puis il déclara : « Puisque tu +n'veux pas manger, tu vas boire, nom de Dieu ! » Et on alla chercher de +l'eau-de-vie au cabaret.</p> + +<p>Le soldat roulait des yeux méchants : mais il but néanmoins ; il but tant +qu'on voulut ; et Saint-Antoine lui tenait la tête, à la grande joie des +assistants.</p> + +<p>Le Normand, rouge comme une tomate, le regard en feu, emplissait les +verres, trinquait en gueulant « à la tienne ! » Et le Prussien, sans +prononcer un mot, entonnait coup sur coup des lampées de cognac.</p> + +<p>C'était une lutte, une bataille, une revanche ! A qui boirait le plus, +nom d'un nom ! Ils n'en pouvaient ni l'un ni l'autre quand le litre fut +séché. Mais aucun des deux n'était vaincu. Ils s'en allaient manche à +manche, voilà tout. Faudrait recommencer le lendemain !</p> + +<p>Ils sortirent en titubant et se mirent en route, à côté du tombereau de +fumier que traînaient lentement les deux chevaux.</p> + +<p>La neige commençait à tomber, et la nuit sans lune s'éclairait +tristement de cette blancheur morte des plaines. Le froid saisit les +deux hommes, augmentant leur ivresse, et Saint-Antoine, mécontent de +n'avoir pas triomphé, s'amusait à pousser de l'épaule son cochon pour le +faire culbuter dans le fossé. L'autre évitait les attaques par des +retraites ; et, chaque fois, il prononçait quelques mots allemands sur un +ton irrité qui faisait rire aux éclats le paysan. A la fin, le Prussien +se fâcha ; et juste au moment où Antoine lui lançait une nouvelle +bourrade, il répondit par un coup de poing terrible qui fit chanceler +le colosse.</p> + +<p>Alors, enflammé d'eau-de-vie, le vieux saisit l'homme à bras le corps, +le secoua quelques secondes comme il eût fait d'un petit enfant, et il +le lança à toute volée de l'autre côté du chemin. Puis, content de cette +exécution, il croisa ses bras pour rire de nouveau.</p> + +<p>Mais le soldat se releva vivement, nu-tête, son casque ayant roulé, et, +dégainant son sabre, il se précipita sur le père Antoine.</p> + +<p>Quand il vit cela, le paysan saisit son fouet par le milieu, son grand +fouet de houx, droit, fort et souple comme un nerf de bœuf.</p> + +<p>Le Prussien arriva, le front baissé, l'arme en avant, sûr de tuer. Mais +le vieux, attrapant à pleine main la lame dont la pointe allait lui +crever le ventre, l'écarta, et il frappa d'un coup sec sur la tempe, +avec la poignée du fouet, son ennemi qui s'abattit à ses pieds.</p> + +<p>Puis il regarda, effaré, stupide d'étonnement, le corps d'abord secoué +de spasmes, puis immobile sur le ventre. Il se pencha, le retourna, le +considéra quelque temps. L'homme avait les yeux clos ; et un filet de +sang coulait d'une fente au coin du front. Malgré la nuit, le père +Antoine distinguait la tache brune de ce sang sur la neige.</p> + +<p>Il restait là, perdant la tête, tandis que son tombereau s'en allait +toujours, au pas tranquille des chevaux.</p> + +<p>Qu'allait-il faire ? Il serait fusillé ! On brûlerait sa ferme, on +ruinerait le pays ! Que faire ? que faire ? Comment cacher le corps, cacher +la mort, tromper les Prussiens ? Il entendit des voix au loin, dans le +grand silence des neiges. Alors, il s'affola, et, ramassant le casque, +il recoiffa sa victime, puis, l'empoignant par les reins, il l'enleva, +courut, rattrapa son attelage et lança le corps sur le fumier. Une fois +chez lui, il aviserait.</p> + +<p>Il allait à petits pas, se creusant la cervelle, ne trouvant rien. Il se +voyait, il se sentait perdu. Il rentra dans sa cour. Une lumière +brillait à une lucarne, sa servante ne dormait pas encore ; alors il fit +vivement reculer sa voiture jusqu'au bord du trou à l'engrais. Il +songeait qu'en renversant la charge, le corps posé dessus tomberait +dessous dans la fosse ; et il fit basculer le tombereau.</p> + +<p>Comme il l'avait prévu, l'homme fut enseveli sous le fumier. Antoine +aplanit le tas avec sa fourche, puis la planta dans la terre à côté. Il +appela son valet, ordonna de mettre les chevaux à l'écurie ; et il rentra +dans sa chambre.</p> + +<p>Il se coucha, réfléchissant toujours à ce qu'il allait faire, mais +aucune idée ne l'illuminait, son épouvante allait croissant dans +l'immobilité du lit. On le fusillerait ! Il suait de peur ; ses dents +claquaient ; il se releva, grelottant, ne pouvant plus tenir dans ses +draps.</p> + +<p>Alors il descendit à la cuisine, prit la bouteille de fine dans le +buffet, et remonta. Il but deux grands verres de suite jetant une +ivresse nouvelle par-dessus l'ancienne, sans calmer l'angoisse de son +âme. Il avait fait là un joli coup, nom de Dieu d'imbécile !</p> + +<p>Il marchait maintenant de long en large, cherchant des ruses, des +explications et des malices ; et, de temps en temps, il se rinçait la +bouche avec une gorgée de fil en dix pour se mettre du cœur au ventre.</p> + +<p>Et il ne trouvait rien. Mais rien.</p> + +<p>Vers minuit, son chien de garde, une sorte de demi-loup qu'il appelait +« Dévorant » se mit à hurler à la mort. Le père Antoine frémit jusque dans +les moelles ; et, chaque fois que la bête reprenait son gémissement +lugubre et long, un frisson de peur courait sur la peau du vieux.</p> + +<p>Il s'était abattu sur une chaise, les jambes cassées, hébété, n'en +pouvant plus, attendant avec anxiété que « Dévorant » recommençât sa +plainte, et secoué par tous les sursauts dont la terreur fait vibrer nos +nerfs.</p> + +<p>L'horloge d'en bas sonna cinq heures. Le chien ne se taisait pas. Le +paysan devenait fou. Il se leva pour aller déchaîner la bête, pour ne +plus l'entendre. Il descendit, ouvrit la porte, s'avança dans la nuit.</p> + +<p>La neige tombait toujours. Tout était blanc. Les bâtiments de la ferme +faisaient de grandes taches noires. L'homme s'approcha de la niche. Le +chien tirait sur sa chaîne. Il le lâcha. Alors « Dévorant » fit un bond, +puis s'arrêta net, le poil hérissé, les pattes tendues, les crocs au +vent, le nez tourné vers le fumier.</p> + +<p>Saint-Antoine, tremblant de la tête aux pieds, balbutia : « — Qué qu't'as +donc, sale rosse ? » et il avança de quelques pas, fouillant de l'œil +l'ombre indécise, l'ombre terne de la cour.</p> + +<p>Alors, il vit une forme, une forme d'homme assis sur son fumier !</p> + +<p>Il regardait cela perclus d'horreur et haletant. Mais, soudain, il +aperçut auprès de lui le manche de sa fourche piquée dans la terre ; il +l'arracha du sol ; et, dans un de ces transports de peur qui rendent +téméraires les plus lâches, il se rua en avant, pour voir.</p> + +<p>C'était lui, son Prussien, sorti fangeux de sa couche d'ordure qui +l'avait réchauffé, ranimé. Il s'était assis machinalement, et il restait +là, sous la neige qui le poudrait, souillé de saletés et de sang, encore +hébété par l'ivresse, étourdi par le coup, épuisé par sa blessure.</p> + +<p>Il aperçut Antoine, et, trop abruti pour rien comprendre, il fit un +mouvement afin de se lever. Mais le vieux, dès qu'il l'eut reconnu, +écuma ainsi qu'une bête enragée.</p> + +<p>Il bredouillait : « — Ah ! cochon ! cochon ! t'es pas mort ! Tu vas me +dénoncer, à c't'heure... Attends... attends ! »</p> + +<p>Et, s'élançant sur l'Allemand, il jeta en avant de toute la vigueur de +ses deux bras sa fourche levée comme une lance, et il lui enfonça +jusqu'au manche les quatre pointes de fer dans la poitrine.</p> + +<p>Le soldat se renversa sur le dos en poussant un long soupir de mort, +tandis que le vieux paysan, retirant son arme des plaies, la replongeait +coup sur coup dans le ventre, dans l'estomac, dans la gorge, frappant +comme un forcené, trouant de la tête aux pieds le corps palpitant dont +le sang fuyait par gros bouillons.</p> + +<p>Puis il s'arrêta, essoufflé de la violence de sa besogne, aspirant l'air +à grandes gorgées, apaisé par le meurtre accompli.</p> + +<p>Alors, comme les coqs chantaient dans les poulaillers et comme le jour +allait poindre, il se mit à l'œuvre pour ensevelir l'homme.</p> + +<p>Il creusa un trou dans le fumier, trouva la terre, fouilla plus bas +encore, travaillant d'une façon désordonnée dans un emportement de force +avec des mouvements furieux des bras et de tout le corps.</p> + +<p>Lorsque la tranchée fut assez creuse, il roula le cadavre dedans, avec +la fourche, rejeta la terre dessus, la piétina longtemps, remit en place +le fumier, et il sourit en voyant la neige épaisse qui complétait sa +besogne, et couvrait les traces de son voile blanc.</p> + +<p>Puis il repiqua sa fourche sur le tas d'ordure et rentra chez lui. Sa +bouteille encore à moitié pleine d'eau-de-vie était restée sur une +table. Il la vida d'une haleine, se jeta sur son lit, et s'endormit +profondément.</p> + +<p>Il se réveilla dégrisé, l'esprit calme et dispos, capable de juger le +cas et de prévoir l'événement.</p> + +<p>Au bout d'une heure il courait le pays en demandant partout des +nouvelles de son soldat. Il alla trouver les officiers, pour savoir, +disait-il, pourquoi on lui avait repris son homme.</p> + +<p>Comme on connaissait leur liaison, on ne le soupçonna pas ; et il dirigea +même les recherches en affirmant que le Prussien allait chaque soir +courir le cotillon.</p> + +<p>Un vieux gendarme en retraite, qui tenait une auberge dans un village +voisin et qui avait une jolie fille, fut arrêté et fusillé.</p> + + +<hr> +<a name="L'AVENTURE_DE_WALTER_SCHNAFFS"></a><h2 class="parthead">L'AVENTURE DE WALTER SCHNAFFS</h2> + +<p class="dedic">A Robert Pinchon.</p> + +<p>Depuis son entrée en France avec l'armée d'invasion, Walter Schnaffs se +jugeait le plus malheureux des hommes. Il était gros, marchait avec +peine, soufflait beaucoup et souffrait affreusement des pieds qu'il +avait fort plats et fort gras. Il était en outre pacifique et +bienveillant, nullement magnanime ou sanguinaire, père de quatre enfants +qu'il adorait et marié avec une jeune femme blonde, dont il regrettait +désespérément chaque soir les tendresses, les petits soins et les +baisers. Il aimait se lever tard et se coucher tôt, manger lentement de +bonnes choses et boire de la bière dans les brasseries. Il songeait en +outre que tout ce qui est doux dans l'existence disparaît avec la vie ; +et il gardait au cœur une haine épouvantable, instinctive et raisonnée +en même temps, pour les canons, les fusils, les revolvers et les sabres, +mais surtout pour les baïonnettes, se sentant incapable de manœuvrer +assez vivement cette arme rapide pour défendre son gros ventre.</p> + +<p>Et, quand il se couchait sur la terre, la nuit venue, roulé dans son +manteau à côté des camarades qui ronflaient, il pensait longuement aux +siens laissés là-bas et aux dangers semés sur sa route : — S'il était tué, +que deviendraient les petits ? Qui donc les nourrirait et les élèverait ? +A l'heure même, ils n'étaient pas riches, malgré les dettes qu'il avait +contractées en partant pour leur laisser quelque argent. Et Walter +Schnaffs pleurait quelquefois.</p> + +<p>Au commencement des batailles il se sentait dans les jambes de telles +faiblesses qu'il se serait laissé tomber, s'il n'avait songé que toute +l'armée lui passerait sur le corps. Le sifflement des balles hérissait +le poil sur sa peau.</p> + +<p>Depuis des mois il vivait ainsi dans la terreur et dans l'angoisse.</p> + +<p>Son corps d'armée s'avançait vers la Normandie ; et il fut un jour envoyé +en reconnaissance avec un faible détachement qui devait simplement +explorer une partie du pays et se replier ensuite. Tout semblait calme +dans la campagne ; rien n'indiquait une résistance préparée.</p> + +<p>Or, les Prussiens descendaient avec tranquillité dans une petite vallée +que coupaient des ravins profonds quand une fusillade violente les +arrêta net, jetant bas une vingtaine des leurs ; et une troupe de +francs-tireurs, sortant brusquement d'un petit bois grand comme la main, +s'élança en avant, la baïonnette au fusil.</p> + +<p>Walter Schnaffs demeura d'abord immobile, tellement surpris et éperdu +qu'il ne pensait même pas à fuir. Puis un désir fou de détaler le +saisit ; mais il songea aussitôt qu'il courait comme une tortue en +comparaison des maigres Français qui arrivaient en bondissant comme un +troupeau de chèvres. Alors, apercevant à six pas devant lui un large +fossé plein de broussailles couvertes de feuilles sèches, il y sauta à +pieds joints, sans songer même à la profondeur, comme on saute d'un pont +dans une rivière.</p> + +<p>Il passa, à la façon d'une flèche, à travers une couche épaisse de +lianes et de ronces aiguës qui lui déchirèrent la face et les mains, et +il tomba lourdement assis sur un lit de pierres.</p> + +<p>Levant aussitôt les yeux, il vit le ciel par le trou qu'il avait fait. +Ce trou révélateur le pouvait dénoncer, et il se traîna avec précaution, +à quatre pattes, au fond de cette ornière, sous le toit de branchages +enlacés, allant le plus vite possible, en s'éloignant du lieu du combat. +Puis il s'arrêta et s'assit de nouveau, tapi comme un lièvre au milieu +des hautes herbes sèches.</p> + +<p>Il entendit pendant quelque temps encore des détonations, des cris et +des plaintes. Puis les clameurs de la lutte s'affaiblirent, cessèrent. +Tout redevint muet et calme.</p> + +<p>Soudain quelque chose remua contre lui. Il eut un sursaut épouvantable. +C'était un petit oiseau qui, s'étant posé sur une branche, agitait des +feuilles mortes. Pendant près d'une heure, le cœur de Walter Schnaffs +en battit à grands coups pressés.</p> + +<p>La nuit venait, emplissant d'ombre le ravin. Et le soldat se mit à +songer. Qu'allait-il faire ? Qu'allait-il devenir ? Rejoindre son +armée ?... Mais comment ? Mais par où ? Et il lui faudrait recommencer +l'horrible vie d'angoisses, d'épouvantes, de fatigues et de souffrances +qu'il menait depuis le commencement de la guerre ! Non ! Il ne se sentait +plus ce courage ! Il n'aurait plus l'énergie qu'il fallait pour supporter +les marches et affronter les dangers de toutes les minutes.</p> + +<p>Mais que faire ? Il ne pouvait rester dans ce ravin et s'y cacher jusqu'à +la fin des hostilités. Non, certes. S'il n'avait pas fallu manger, cette +perspective ne l'aurait pas trop atterré ; mais il fallait manger, manger +tous les jours.</p> + +<p>Et il se trouvait ainsi tout seul, en armes, en uniforme, sur le +territoire ennemi, loin de ceux qui le pouvaient défendre. Des frissons +lui couraient sur la peau.</p> + +<p>Soudain il pensa : « Si seulement j'étais prisonnier ! » Et son cœur frémit +de désir, d'un désir violent, immodéré, d'être prisonnier des Français. +Prisonnier ! Il serait sauvé, nourri, logé, à l'abri des balles et des +sabres, sans appréhension possible, dans une bonne prison bien gardée. +Prisonnier ! Quel rêve !</p> + +<p>Et sa résolution fut prise immédiatement :</p> + +<p> — Je vais me constituer prisonnier.</p> + +<p>Il se leva, résolu à exécuter ce projet sans tarder d'une minute. Mais +il demeura immobile, assailli soudain par des réflexions fâcheuses et +par des terreurs nouvelles.</p> + +<p>Où allait-il se constituer prisonnier ? Comment ? De quel côté ? Et des +images affreuses, des images de mort, se précipitèrent dans son âme.</p> + +<p>Il allait courir des dangers terribles en s'aventurant seul, avec son +casque à pointe, par la campagne.</p> + +<p>S'il rencontrait des paysans ? Ces paysans, voyant un Prussien perdu, un +Prussien sans défense, le tueraient comme un chien errant ! Ils le +massacreraient avec leurs fourches, leurs pioches, leurs faux, leurs +pelles ! Ils en feraient une bouillie, une pâtée, avec l'acharnement des +vaincus exaspérés.</p> + +<p>S'il rencontrait des francs-tireurs ? Ces francs-tireurs, des enragés +sans loi ni discipline, le fusilleraient pour s'amuser, pour passer une +heure, histoire de rire en voyant sa tête. Et il se croyait déjà appuyé +contre un mur en face de douze canons de fusils, dont les petits trous +ronds et noirs semblaient le regarder.</p> + +<p>S'il rencontrait l'armée française elle-même ? Les hommes d'avant-garde +le prendraient pour un éclaireur, pour quelque hardi et malin troupier +parti seul en reconnaissance, et ils lui tireraient dessus. Et il +entendait déjà les détonations irrégulières des soldats couchés dans les +broussailles, tandis que lui, debout au milieu d'un champ, s'affaissait, +troué comme une écumoire par les balles qu'il sentait entrer dans sa +chair.</p> + +<p>Il se rassit, désespéré. Sa situation lui paraissait sans issue.</p> + +<p>La nuit était tout à fait venue, la nuit muette et noire. Il ne bougeait +plus, tressaillant à tous les bruits inconnus et légers qui passent dans +les ténèbres. Un lapin, tapant du cul au bord d'un terrier, faillit +faire s'enfuir Walter Schnaffs. Les cris des chouettes lui déchiraient +l'âme, le traversant de peurs soudaines, douloureuses comme des +blessures. Il écarquillait ses gros yeux pour tâcher de voir dans +l'ombre ; et il s'imaginait à tout moment entendre marcher près de lui.</p> + +<p>Après d'interminables heures et des angoisses de damné, il aperçut, à +travers son plafond de branchages, le ciel qui devenait clair. Alors, un +soulagement immense le pénétra ; ses membres se détendirent, reposés +soudain ; son cœur s'apaisa ; ses yeux se fermèrent. Il s'endormit.</p> + +<p>Quand il se réveilla, le soleil lui parut arrivé à peu près au milieu du +ciel ; il devait être midi. Aucun bruit ne troublait la paix morne des +champs ; et Walter Schnaffs s'aperçut qu'il était atteint d'une faim +aiguë.</p> + +<p>Il bâillait, la bouche humide à la pensée du saucisson, du bon saucisson +des soldats ; et son estomac lui faisait mal.</p> + +<p>Il se leva, fit quelques pas, sentit que ses jambes étaient faibles, et +se rassit pour réfléchir. Pendant deux ou trois heures encore, il +établit le pour et le contre, changeant à tout moment de résolution, +combattu, malheureux, tiraillé par les raisons les plus contraires.</p> + +<p>Une idée lui parut enfin logique et pratique, c'était de guetter le +passage d'un villageois seul, sans armes, et sans outils de travail +dangereux, de courir au-devant de lui et de se remettre en ses mains en +lui faisant bien comprendre qu'il se rendait.</p> + +<p>Alors il ôta son casque, dont la pointe le pouvait trahir, et il sortit +sa tête au bord de son trou, avec des précautions infinies.</p> + +<p>Aucun être isolé ne se montrait à l'horizon. Là-bas, à droite, un petit +village envoyait au ciel la fumée de ses toits, la fumée des cuisines ! +Là-bas, à gauche, il apercevait, au bout des arbres d'une avenue, un +grand château flanqué de tourelles.</p> + +<p>Il attendit ainsi jusqu'au soir, souffrant affreusement, ne voyant rien +que des vols de corbeaux, n'entendant rien que les plaintes sourdes de +ses entrailles.</p> + +<p>Et la nuit encore tomba sur lui.</p> + +<p>Il s'allongea au fond de sa retraite et il s'endormit d'un sommeil +fiévreux, hanté de cauchemars, d'un sommeil d'homme affamé.</p> + +<p>L'aurore se leva de nouveau sur sa tête. Il se remit en observation. +Mais la campagne restait vide comme la veille ; et une peur nouvelle +entrait dans l'esprit de Walter Schnaffs, la peur de mourir de faim ! Il +se voyait étendu au fond de son trou, sur le dos, les yeux fermés. Puis +des bêtes, des petites bêtes de toute sorte s'approchaient de son +cadavre et se mettaient à le manger, l'attaquant partout à la fois, se +glissant sous ses vêtements pour mordre sa peau froide. Et un grand +corbeau lui piquait les yeux de son bec effilé.</p> + +<p>Alors, il devint fou, s'imaginant qu'il allait s'évanouir de faiblesse +et ne plus pouvoir marcher. Et déjà, il s'apprêtait à s'élancer vers le +village, résolu à tout oser, à tout braver, quand il aperçut trois +paysans qui s'en allaient aux champs avec leur fourches sur l'épaule, et +il replongea dans sa cachette.</p> + +<p>Mais, dès que le soir obscurcit la plaine, il sortit lentement du fossé, +et se mit en route, courbé, craintif, le cœur battant, vers le château +lointain, préférant entrer là dedans plutôt qu'au village qui lui +semblait redoutable comme une tannière pleine de tigres.</p> + +<p>Les fenêtres d'en bas brillaient. Une d'elles était même ouverte ; et une +forte odeur de viande cuite s'en échappait, une odeur qui pénétra +brusquement dans le nez et jusqu'au fond du ventre de Walter Schnaffs, +qui le crispa ; le fit haleter, l'attirant irrésistiblement, lui jetant +au cœur une audace désespérée.</p> + +<p>Et brusquement, sans réfléchir, il apparut, casqué, dans le cadre de la +fenêtre.</p> + +<p>Huit domestiques dînaient autour d'une grande table. Mais soudain une +bonne demeura béante, laissant tomber son verre, les yeux fixes. Tous +les regards suivirent le sien !</p> + +<p>On aperçut l'ennemi !</p> + +<p>Seigneur ! les Prussiens attaquaient le château !...</p> + +<p>Ce fut d'abord un cri, un seul cri, fait de huit cris poussés sur huit +tons différents, un cri d'épouvante horrible, puis une levée +tumultueuse, une bousculade, une mêlée, une fuite éperdue vers la porte +du fond. Les chaises tombaient, les hommes renversaient les femmes et +passaient dessus. En deux secondes, la pièce fut vide, abandonnée, avec +la table couverte de mangeaille en face de Walter Schnaffs stupéfait, +toujours debout dans sa fenêtre.</p> + +<p>Après quelques instants d'hésitation, il enjamba le mur d'appui et +s'avança vers les assiettes. Sa faim exaspérée le faisait trembler +comme un fiévreux : mais une terreur le retenait, le paralysait encore. +Il écouta. Toute la maison semblait frémir ; des portes se fermaient, des +pas rapides couraient sur le plancher du dessus. Le Prussien inquiet +tendait l'oreille à ces confuses rumeurs ; puis il entendit des bruits +sourds comme si des corps fussent tombés dans la terre molle, au pied +des murs, des corps humains sautant du premier étage.</p> + +<p>Puis tout mouvement, toute agitation cessèrent, et le grand château +devint silencieux comme un tombeau.</p> + +<p>Walter Schnaffs s'assit devant une assiette restée intacte, et il se mit +à manger. Il mangeait par grandes bouchées comme s'il eût craint d'être +interrompu trop tôt, de n'en pouvoir engloutir assez. Il jetait à deux +mains les morceaux dans sa bouche ouverte comme une trappe ; et des +paquets de nourriture lui descendaient coup sur coup dans l'estomac, +gonflant sa gorge en passant. Parfois, il s'interrompait, prêt à crever +à la façon d'un tuyau trop plein. Il prenait alors la cruche au cidre et +se déblayait l'œsophage comme on lave un conduit bouché.</p> + +<p>Il vida toutes les assiettes, tous les plats et toutes les bouteilles ; +puis, saoul de liquide et de mangeaille, abruti, rouge, secoué par des +hoquets, l'esprit troublé et la bouche grasse, il déboutonna son +uniforme pour souffler, incapable d'ailleurs de faire un pas. Ses yeux +se fermaient, ses idées s'engourdissaient ; il posa son front pesant dans +ses bras croisés sur la table, et il perdit doucement la notion des +choses et des faits.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Le dernier croissant éclairait vaguement l'horizon au-dessus des arbres +du parc. C'était l'heure froide qui précède le jour.</p> + +<p>Des ombres glissaient dans les fourrés, nombreuses et muettes ; et +parfois, un rayon de lune faisait reluire dans l'ombre une pointe +d'acier.</p> + +<p>Le château tranquille dressait sa grande silhouette noire. Deux fenêtres +seules brillaient encore au rez-de-chaussée.</p> + +<p>Soudain, une voix tonnante hurla :</p> + +<p> — En avant ! nom d'un nom ! à l'assaut ! mes enfants !</p> + +<p>Alors, en un instant, les portes, les contrevents et les vitres +s'enfoncèrent sous un flot d'hommes qui s'élança, brisa, creva tout, +envahit la maison. En un instant cinquante soldats armés jusqu'aux +cheveux, bondirent dans la cuisine où reposait pacifiquement Walter +Schnaffs, et lui posant sur la poitrine cinquante fusils chargés, le +culbutèrent, le roulèrent, le saisirent, le lièrent des pieds à la tête.</p> + +<p>Il haletait d'ahurissement, trop abruti pour comprendre, battu, crossé +et fou de peur.</p> + +<p>Et tout d'un coup, un gros militaire chamarré d'or lui planta son pied +sur le ventre en vociférant :</p> + +<p> — Vous êtes mon prisonnier, rendez-vous !</p> + +<p>Le Prussien n'entendit que ce seul mot « prisonnier », et il gémit : « <i>ya, +ya, ya</i> ».</p> + +<p>Il fut relevé, ficelé sur une chaise, et examiné avec une vive curiosité +par ses vainqueurs qui soufflaient comme des baleines. Plusieurs +s'assirent, n'en pouvant plus d'émotion et de fatigue.</p> + +<p>Il souriait, lui, il souriait maintenant, sûr d'être enfin prisonnier !</p> + +<p>Un autre officier entra et prononça :</p> + +<p> — Mon colonel, les ennemis se sont enfuis ; plusieurs semblent avoir été +blessés. Nous restons maîtres de la place.</p> + +<p>Le gros militaire qui s'essuyait le front vociféra : « Victoire ! »</p> + +<p>Et il écrivit sur un petit agenda de commerce tiré de sa poche :</p> + +<p>« Après une lutte acharnée, les Prussiens ont dû battre en retraite, +emportant leurs morts et leurs blessés, qu'on évalue à cinquante hommes +hors de combat. Plusieurs sont restés entre nos mains. »</p> + +<p>Le jeune officier reprit :</p> + +<p> — Quelles dispositions dois-je prendre, mon colonel ?</p> + +<p>Le colonel répondit :</p> + +<p> — Nous allons nous replier pour éviter un retour offensif avec de +l'artillerie et des forces supérieures.</p> + +<p>Et il donna l'ordre de repartir.</p> + +<p>La colonne se reforma dans l'ombre, sous les murs du château, et se mit +en mouvement, enveloppant de partout Walter Schnaffs garotté, tenu par +six guerriers le revolver au poing.</p> + +<p>Des reconnaissances furent envoyées pour éclairer la route. On avançait +avec prudence, faisant halte de temps en temps.</p> + +<p>Au jour levant, on arrivait à la sous-préfecture de La Roche-Oysel, dont +la garde nationale avait accompli ce fait d'armes.</p> + +<p>La population anxieuse et surexcitée attendait. Quand on aperçut le +casque du prisonnier, des clameurs formidables éclatèrent. Les femmes +levaient les bras ; des vieilles pleuraient ; un aïeul lança sa béquille +au Prussien et blessa le nez d'un de ses gardiens.</p> + +<p>Le colonel hurlait.</p> + +<p> — Veillez à la sûreté du captif !</p> + +<p>On parvint enfin à la maison de ville. La prison fut ouverte, et Walter +Schnaffs jeté dedans, libre de liens.</p> + +<p>Deux cents hommes en armes montèrent la garde autour du bâtiment.</p> + +<p>Alors, malgré des symptômes d'indigestion qui le tourmentaient depuis +quelque temps, le Prussien, fou de joie, se mit à danser, à danser +éperdument, en levant les bras et les jambes, à danser en poussant des +rires frénétiques, jusqu'au moment où il tomba, épuisé au pied d'un mur.</p> + +<p>Il était prisonnier ! Sauvé !</p> + +<hr class="small"> + +<p>C'est ainsi que le château de Champignet fut repris à l'ennemi après six +heures seulement d'occupation.</p> + +<p>Le colonel Ratier, marchand de drap, qui enleva cette affaire à la tête +des gardes nationaux de La Roche-Oysel, fut décoré.</p> +<br> +<br> +<p>FIN</p> + +<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 11714 ***</div> +</body> +</html> diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..9879040 --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #11714 (https://www.gutenberg.org/ebooks/11714) diff --git a/old/11714-8.txt b/old/11714-8.txt new file mode 100644 index 0000000..397f696 --- /dev/null +++ b/old/11714-8.txt @@ -0,0 +1,5183 @@ +The Project Gutenberg EBook of Contes de la Becasse, by Guy de Maupassant + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Contes de la Becasse + +Author: Guy de Maupassant + +Release Date: March 25, 2004 [EBook #11714] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES DE LA BECASSE *** + + + + +Produced by Miranda van de Heijning, Christine De Ryck and the PG +Online Distributed Proofreaders. This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale de France +(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. + + + + + + + +GUY DE MAUPASSANT + + +CONTES DE LA BÉCASSE + + +SEIZIÈME ÉDITION + + +PARIS + +1894 + + + + + + +LA BÉCASSE + + +Le vieux baron des Ravots avait été pendant quarante ans le roi des +chasseurs de sa province. Mais, depuis cinq à six années, une paralysie +des jambes le clouait à son fauteuil, et il ne pouvait plus que tirer +des pigeons de la fenêtre de son salon ou du haut de son grand perron. + +Le reste du temps il lisait. + +C'était un homme de commerce aimable chez qui était resté beaucoup de +l'esprit lettré du dernier siècle. Il adorait les contes, les petits +contes polissons, et aussi les histoires vraies arrivées dans son +entourage. Dès qu'un ami entrait chez lui, il demandait: + +--Eh bien, quoi de nouveau? + +Et il savait interroger à la façon d'un juge d'instruction. + +Par les jours de soleil il faisait rouler devant la porte son large +fauteuil pareil à un lit. Un domestique, derrière son dos, tenait les +fusils, les chargeait et les passait à son maître; un autre valet, caché +dans un massif, lâchait un pigeon de temps en temps, à des intervalles +irréguliers, pour que le baron ne fût pas prévenu et demeurât en éveil. + +Et, du matin au soir, il tirait les oiseaux rapides, se désolant quand +il s'était laissé surprendre, et riant aux larmes quand la bête tombait +d'aplomb ou faisait quelque culbute inattendue et drôle. Il se tournait +alors vers le garçon qui chargeait les armes, et il demandait, en +suffoquant de gaieté: + +--Y est-il, celui-là, Joseph! As-tu vu comme il est descendu? + +Et Joseph répondait invariablement: + +--Oh! monsieur le baron ne les manque pas. + +A l'automne, au moment des chasses, il invitait, comme à l'ancien temps, +ses amis, et il aimait entendre au loin les détonations. Il les +comptait, heureux quand elles se précipitaient. Et, le soir, il exigeait +de chacun le récit fidèle de sa journée. + +Et on restait trois heures à table en racontant des coups de fusil. + +C'étaient d'étranges et invraisemblables aventures, où se complaisait +l'humeur hâbleuse des chasseurs. Quelques-unes avaient fait date et +revenaient régulièrement. L'histoire d'un lapin que le petit vicomte de +Bourril avait manqué dans son vestibule les faisait se tordre chaque +année de la même façon. Toutes les cinq minutes un nouvel orateur +prononçait: + +--J'entends: «Birr! birr!» et une compagnie magnifique me part à dix +pas. J'ajuste: pif! paf! j'en vois tomber une pluie, une vraie pluie. Il +y en avait sept! + +Et tous, étonnés, mais réciproquement crédules, s'extasiaient. + +Mais il existait dans la maison une vieille coutume, appelée le «conte +de la Bécasse». + +Au moment du passage de cette reine des gibiers, la même cérémonie +recommençait à chaque dîner. + +Comme ils adoraient l'incomparable oiseau, on en mangeait tous les soirs +un par convive; mais on avait soin de laisser dans un plat toutes les +têtes. + +Alors le baron, officiant comme un évêque, se faisait apporter sur une +assiette un peu de graisse, oignait avec soin les têtes précieuses en +les tenant par le bout de la mince aiguille qui leur sert le bec. Une +chandelle allumée était posée près de lui, et tout le monde se taisait, +dans l'anxiété de l'attente. + +Puis il saisissait un des crânes ainsi préparés, le fixait sur une +épingle, piquait l'épingle sur un bouchon, maintenait le tout en +équilibre au moyen de petits bâtons croisés comme des balanciers, et +plantait délicatement cet appareil sur un goulot de bouteille en manière +de tourniquet. + +Tous les convives comptaient ensemble, d'une voix forte: + +--Une,--deux,--trois. + +Et le baron, d'un coup de doigt, faisait vivement pivoter ce joujou. + +Celui des invités que désignait, en s'arrêtant, le long bec pointu +devenait maître de toutes les têtes, régal exquis qui faisait loucher +ses voisins. + +Il les prenait une à une et les faisait griller sur la chandelle. La +graisse crépitait, la peau rissolée fumait, et l'élu du hasard croquait +le crâne suiffé en le tenant par le nez et en poussant des exclamations +de plaisir. + +Et chaque fois les dîneurs, levant leurs verres, buvaient à sa santé. + +Puis, quand il avait achevé le dernier, il devait, sur l'ordre du baron, +conter une histoire pour indemniser les déshérités. + +Voici quelques-uns de ces récits: + + + + + + +CE COCHON DE MORIN + +_A M. Oudinot._ + + + + +I + + +«Ça, mon ami, dis-je à Labarbe, tu viens encore de prononcer ces quatre +mots, «ce cochon de Morin». Pourquoi, diable, n'ai-je jamais entendu +parler de Morin sans qu'on le traitât de «cochon»? + +Labarbe, aujourd'hui député, me regarda avec des yeux de chat-huant. +«Comment, tu ne sais pas l'histoire de Morin, et tu es de la Rochelle?» + +J'avouai que je ne savais pas l'histoire de Morin. Alors Labarbe se +frotta les mains et commença son récit. + +«Tu as connu Morin, n'est-ce pas, et tu te rappelles son grand magasin +de mercerie sur le quai de la Rochelle? + +--«Oui, parfaitement. + +--«Eh bien, sache qu'en 1862 ou 63 Morin alla passer quinze jours à +Paris, pour son plaisir, ou ses plaisirs, mais sous prétexte de +renouveler ses approvisionnements. Tu sais ce que sont, pour un +commerçant de province, quinze jours de Paris. Cela vous met le feu dans +le sang. Tous les soirs des spectacles, des frôlements de femmes, une +continuelle excitation d'esprit. On devient fou. On ne voit plus que +danseuses en maillot, actrices décolletées, jambes rondes, épaules +grasses, tout cela presque à portée de la main, sans qu'on ose ou qu'on +puisse y toucher. C'est à peine si on goûte, une fois ou deux, à +quelques mets inférieurs. Et l'on s'en va, le coeur encore tout secoué, +l'âme émoustillée, avec une espèce de démangeaison de baisers qui vous +chatouillent les lèvres. + +Morin se trouvait dans cet état, quand il prit son billet pour la +Rochelle par l'express de 8 h. 40 du soir. Et il se promenait plein de +regrets et de trouble dans la grande salle commune du chemin de fer +d'Orléans, quand il s'arrêta net devant une jeune femme qui embrassait +une vieille dame. Elle avait relevé sa voilette, et Morin, ravi, +murmura: «Bigre, la belle personne!» + +Quand elle eut fait ses adieux à la vieille, elle entra dans la salle +d'attente, et Morin la suivit; puis elle passa sur le quai, et Morin la +suivit encore; puis elle monta dans un wagon vide, et Morin la suivit +toujours. + +Il y avait peu de voyageurs pour l'express. La locomotive siffla; le +train partit. Ils étaient seuls. + +Morin la dévorait des yeux. Elle semblait avoir dix-neuf à vingt ans; +elle était blonde, grande, d'allure hardie. Elle roula autour de ses +jambes une couverture de voyage, et s'étendit sur les banquettes pour +dormir. + +Morin se demandait: «Qui est-ce?» Et mille suppositions, mille projets +lui traversaient l'esprit. Il se disait: «On raconte tant d'aventures de +chemin de fer. C'en est une peut-être qui se présente pour moi. Qui +sait? une bonne fortune est si vite arrivée. Il me suffirait peut-être +d'être audacieux. N'est-ce pas Danton qui disait: «De l'audace, de +l'audace, et toujours de l'audace.» Si ce n'est pas Danton, c'est +Mirabeau. Enfin, qu'importe. Oui, mais je manque d'audace, voilà le hic. +Oh! Si on savait, si on pouvait lire dans les âmes! Je parie qu'on passe +tous les jours, sans s'en douter, à côté d'occasions magnifiques. Il lui +suffirait d'un geste pourtant pour m'indiquer qu'elle ne demande pas +mieux...» + +Alors, il supposa des combinaisons qui le conduisaient au triomphe. Il +imaginait une entrée en rapport chevaleresque, des petits services qu'il +lui rendait, une conversation vive, galante, finissait par une +déclaration qui finissait par... par ce que tu penses. + +Mais ce qui lui manquait toujours, c'était le début, le prétexte. Et il +attendait une circonstance heureuse, le coeur ravagé, l'esprit sens +dessus dessous. + +La nuit cependant s'écoulait et la belle enfant dormait toujours, tandis +que Morin méditait sa chute. Le jour parut, et bientôt le soleil lança +son premier rayon, un long rayon clair venu du bout de l'horizon, sur le +doux visage de la dormeuse. + +Elle s'éveilla, s'assit, regarda la campagne, regarda Morin et sourit. +Elle sourit en femme heureuse, d'un air engageant et gai. Morin +tressaillit. Pas de doute, c'était pour lui ce sourire-là, c'était bien +une invitation discrète, le signal rêvé qu'il attendait. Il voulait +dire, ce sourire: «Êtes-vous bête, êtes-vous niais, êtes-vous jobard, +d'être resté là, comme un pieu, sur votre siège depuis hier soir. + +«Voyons, regardez-moi, ne suis-je pas charmante? Et vous demeurez comme +ça toute une nuit en tête à tête avec une jolie femme sans rien oser, +grand sot.» + +Elle souriait toujours en le regardant; elle commençait même à rire; et +il perdait la tête, cherchant un mot de circonstance, un compliment, +quelque chose à dire enfin, n'importe quoi. Mais il ne trouvait rien, +rien. Alors, saisi d'une audace de poltron, il pensa: «Tant pis, je +risque tout»; et brusquement, sans crier «gare», il s'avança, les mains +tendues, les lèvres gourmandes, et, la saisissant à pleins bras, il +l'embrassa. + +D'un bond elle fut debout criant: «Au secours», hurlant d'épouvante. Et +elle ouvrit la portière, elle agita ses bras dehors, folle de peur, +essayant de sauter, tandis que Morin éperdu, persuadé qu'elle allait se +précipiter sur la voie, la retenait par sa jupe en bégayant: «Madame... +oh!... madame.» + +Le train ralentit sa marche, s'arrêta. Deux employés se précipitèrent +aux signaux désespérés de la jeune femme qui tomba dans leurs bras en +balbutiant: «Cet homme a voulu... a voulu... me... me...» Et elle +s'évanouit. + +On était en gare de Mauzé. Le gendarme présent arrêta Morin. + +Quand la victime de sa brutalité eut repris connaissance, elle fit sa +déclaration. L'autorité verbalisa. Et le pauvre mercier ne put regagner +son domicile que le soir, sous le coup d'une poursuite judiciaire pour +outrage aux bonnes moeurs dans un lieu public. + + + + +II + + +J'étais alors rédacteur en chef du _nal des Charentes_; et je voyais +Morin, chaque soir, au Café du commerce. + +Dès le lendemain de son aventure, il vint me trouver, ne sachant que +faire. Je ne lui cachai pas mon opinion: «Tu n'es qu'un cochon. On ne se +conduit pas comme ça.» + +Il pleurait; sa femme l'avait battu; et il voyait son commerce ruiné, +son nom dans la boue, déshonoré, ses amis, indignés, ne le saluant plus. +Il finit par me faire pitié, et j'appelai mon collaborateur Rivet, un +petit homme goguenard et de bon conseil, pour prendre ses avis. + +Il m'engagea à voir le procureur impérial, qui était de mes amis. Je +renvoyai Morin chez lui et je me rendis chez ce magistrat. + +J'appris que la femme outragée était une jeune fille, Mlle Henriette +Bonnel, qui venait de prendre à Paris ses brevets d'institutrice et qui, +n'ayant plus ni père ni mère, passait ses vacances chez son oncle et sa +tante, braves petits bourgeois de Mauzé. + +Ce qui rendait grave la situation de Morin, c'est que l'oncle avait +porté plainte. Le ministère public consentait à laisser tomber l'affaire +si cette plainte était retirée. Voilà ce qu'il fallait obtenir. + +Je retournai chez Morin. Je le trouvai dans son lit, malade d'émotion et +de chagrin. Sa femme, une grande gaillarde osseuse et barbue, le +maltraitait sans repos. Elle m'introduisit dans la chambre en me criant +par la figure: «Vous venez voir ce cochon de Morin? Tenez, le voilà, le +coco!» + +Et elle se planta devant le lit, les poings sur les hanches. J'exposai +la situation; et il me supplia d'aller trouver la famille. La mission +était délicate; cependant je l'acceptai. Le pauvre diable ne cessait de +répéter: «Je t'assure que je ne l'ai pas même embrassée, non, pas même. +Je te le jure!» + +Je répondis: «C'est égal, tu n'es qu'un cochon.» Et je pris mille francs +qu'il m'abandonna pour les employer comme je le jugerais convenable. + +Mais comme je ne tenais pas à m'aventurer seul dans la maison des +parents, je priai Rivet de m'accompagner. Il y consentit, à la condition +qu'on partirait immédiatement, car il avait, le lendemain dans +l'après-midi, une affaire urgente à la Rochelle. + +Et, deux heures plus tard, nous sonnions à la porte d'une jolie maison +de campagne. Une belle jeune fille vint nous ouvrir. C'était elle +assurément. Je dis tout bas à Rivet: «Sacrebleu, je commence à +comprendre Morin.» + +L'oncle, M. Tonnelet, était justement un abonné du _Fanal_, un fervent +coreligionnaire politique qui nous reçut à bras ouverts, nous félicita, +nous congratula, nous serra les mains, enthousiasmé d'avoir chez lui les +deux rédacteurs de son journal. Rivet me souffla dans l'oreille: «Je +crois que nous pourrons arranger l'affaire de ce cochon de Morin.» + +La nièce s'était éloignée; et j'abordai la question délicate. J'agitai +le spectre du scandale; je fis valoir la dépréciation inévitable que +subirait la jeune personne après le bruit d'une pareille affaire; car on +ne croirait jamais à un simple baiser. + +Le bonhomme semblait indécis; mais il ne pouvait rien décider sans sa +femme qui ne rentrerait que tard dans la soirée. Tout à coup il poussa +un cri de triomphe: «Tenez, j'ai une idée excellente. Je vous tiens, je +vous garde. Vous allez dîner et coucher ici tous les deux; et, quand ma +femme sera revenue, j'espère que nous nous entendrons.» + +Rivet résistait; mais le désir de tirer d'affaire ce cochon de Morin le +décida; et nous acceptâmes l'invitation. + +L'oncle se leva, radieux, appela sa nièce, et nous proposa une promenade +dans sa propriété en proclamant: «A ce soir les affaires sérieuses.» + +Rivet et lui se mirent à parler politique. Quant à moi, je me trouvai +bientôt à quelques pas en arrière, à côté de la jeune fille. Elle était +vraiment charmante, charmante! + +Avec des précautions infinies, je commençai à lui parler de son aventure +pour tâcher de m'en faire une alliée. + +Mais elle ne parut pas confuse le moins du monde; elle m'écoutait de +l'air d'une personne qui s'amuse beaucoup. + +Je lui disais: «Songez donc, mademoiselle, à tous les ennuis que vous +aurez. Il vous faudra comparaître devant le tribunal, affronter les +regards malicieux, parler en face de tout ce monde, raconter +publiquement cette triste scène du wagon. Voyons, entre nous, +n'auriez-vous pas mieux fait de ne rien dire, de remettre à sa place ce +polisson sans appeler les employés; et de changer simplement de +voiture.» + +Elle se mit à rire. «C'est vrai ce que vous dites! mais que voulez-vous? +J'ai eu peur; et, quand on a peur, on ne raisonne plus. Après avoir +compris la situation, j'ai bien regretté mes cris; mais il était trop +tard. Songez aussi que cet imbécile s'est jeté sur moi comme un furieux, +sans prononcer un mot, avec une figure de fou. Je ne savais même pas ce +qu'il me voulait.» + +Elle me regardait en face, sans être troublée ou intimidée. Je me +disais: «Mais c'est une gaillarde, cette fille. Je comprends que ce +cochon de Morin se soit trompé. + +Je repris, en badinant: «Voyons Mademoiselle, avouez qu'il était +excusable, car, enfin, on ne peut pas se trouver en face d'une aussi +belle personne que vous sans éprouver le désir absolument légitime de +l'embrasser.» + +Elle rit plus fort, toutes les dents au vent: «Entre le désir et +l'action, monsieur, il y a place pour le respect.» + +La phrase était drôle, bien que peu claire. Je demandai brusquement: «Eh +bien, voyons, si je vous embrassais, moi, maintenant; qu'est-ce que vous +feriez?» + +Elle s'arrêta pour me considérer du haut en bas, puis elle dit, +tranquillement: «Oh, vous, ce n'est pas la même chose.» + +Je le savais bien, parbleu, que ce n'était pas la même chose, puisqu'on +m'appelait dans toute la province «le beau Labarbe». J'avais trente ans, +alors, mais je demandai: «Pourquoi ça?» + +Elle haussa les épaules, et répondit: «Tiens! parce que vous n'êtes pas +aussi bête que lui.» Puis elle ajouta, en me regardant en dessous: «Ni +aussi laid.» + +Avant qu'elle eût pu faire un mouvement pour m'éviter, je lui avais +planté un bon baiser sur la joue. Elle sauta de côté, mais trop tard. +Puis elle dit: «Eh bien vous n'êtes pas gêné non plus, vous. Mais ne +recommencez pas ce jeu-là.» + +Je pris un air humble et je dis à mi-voix: «Oh! mademoiselle, quant à +moi, si j'ai un désir au coeur, c'est de passer devant un tribunal pour +la même cause que Morin.» + +Elle demanda à son tour: «Pourquoi ça?» Je la regardai au fond des yeux +sérieusement. «Parce que vous êtes une des plus belles créatures qui +soient; parce que ce serait pour moi un brevet, un titre, une gloire, +que d'avoir voulu vous violenter. Parce qu'on dirait après vous avoir +vue: «Tiens, Labarbe n'a pas volé ce qui lui arrive, mais il a de la +chance tout de même.» + +Elle se remit à rire de tout son coeur. + +«Êtes-vous drôle?» Elle n'avait pas fini le mot «_drôle_» que je la +tenais à pleins bras et je lui jetais des baisers voraces partout où je +trouvais une place, dans les cheveux, sur le front, sur les yeux, sur la +bouche parfois, sur les joues, par toute la tête, dont elle découvrait +toujours malgré elle un coin pour garantir les autres. + +A la fin, elle se dégagea, rouge et blessée. «Vous êtes un grossier, +monsieur, et vous me faites repentir de vous avoir écouté.» + +Je lui saisis la main, un peu confus, balbutiant: «Pardon, pardon, +mademoiselle. Je vous ai blessée; j'ai été brutal! Ne m'en voulez pas. +Si vous saviez?...» Je cherchais vainement une excuse. + +Elle prononça, au bout d'un moment: «Je n'ai rien à savoir, monsieur.» + +Mais j'avais trouvé; je m'écriai: «Mademoiselle, voici un an que je vous +aime!» + +Elle fut vraiment surprise et releva les yeux. Je repris: «Oui, +mademoiselle, écoutez-moi. Je ne connais pas Morin et je me moque bien +de lui. Peu m'importe qu'il aille en prison et devant les tribunaux. Je +vous ai vue ici l'an passé, vous étiez là-bas, devant la grille. J'ai +reçu une secousse en vous apercevant et votre image ne m'a plus quitté. +Croyez-moi, ou ne me croyez pas, peu m'importe. Je vous ai trouvée +adorable; votre souvenir me possédait; j'ai voulu vous revoir; j'ai +saisi le prétexte de cette bête de Morin; et me voici. Les circonstances +m'ont fait passer les bornes; pardonnez-moi, je vous en supplie, +pardonnez-moi.» + +Elle guettait la vérité dans mon regard, prête à sourire de nouveau; et +elle murmura: «Blagueur.» + +Je levai la main, et, d'un ton sincère (je crois même que j'étais +sincère): «Je vous jure que je ne mens pas.» + +Elle dit simplement: «Allons donc.» + +Nous étions seuls, tout seuls, Rivet et l'oncle ayant disparu dans les +allées tournantes; et je lui fis une vraie déclaration, longue, douce, +en lui pressant et lui baisant les doigts. Elle écoutait cela comme une +chose agréable et nouvelle, sans bien savoir ce qu'elle en devait +croire. + +Je finissais par me sentir troublé; par penser ce que je disais; j'étais +pâle, oppressé, frissonnant; et, doucement, je lui pris la taille. + +Je lui parlais tout bas dans les petits cheveux frisés de l'oreille. +Elle semblait morte tant elle restait rêveuse. + +Puis sa main rencontra la mienne et la serra; je pressai lentement sa +taille d'une étreinte tremblante et toujours grandissante; elle ne +remuait plus du tout; j'effleurais sa joue de ma bouche; et tout à coup +mes lèvres, sans chercher, trouvèrent les siennes. Ce fut un long, long +baiser; et il aurait encore duré longtemps; si je n'avais entendu «hum, +hum» à quelques pas derrière moi. + +Elle s'enfuit à travers un massif. Je me retournai et j'aperçus Rivet +qui me rejoignait. + +Il se campa au milieu du chemin; et sans rire: «Eh bien! c'est comme ça +que tu arranges l'affaire de ce cochon de Morin.» + +Je répondis avec fatuité: «On fait ce qu'on peut, mon cher. Et l'oncle? +Qu'en as-tu obtenu? Moi, je réponds de la nièce.» + +Rivet déclara: «J'ai été moins heureux avec l'oncle.» + +Et je lui pris le bras pour rentrer. + + + + +III + + +Le dîner acheva de me faire perdre la tête. J'étais à côté d'elle et ma +main sans cesse rencontrait sa main sous la nappe; mon pied pressait son +pied; nos regards se joignaient, se mêlaient. + +On fit ensuite un tour au clair de lune et je lui murmurai dans l'âme +toutes les tendresses qui me montaient du coeur. Je la tenais serrée +contre moi, l'embrassant à tout moment, mouillant mes lèvres aux +siennes. Devant nous, l'oncle et Rivet discutaient. Leurs ombres les +suivaient gravement sur le sable des chemins. + +On rentra. Et bientôt l'employé du télégraphe apporta une dépêche de la +tante annonçant qu'elle ne reviendrait que le lendemain matin, à sept +heures, par le premier train. + +L'oncle, dit: «Eh bien, Henriette, va montrer leurs chambres à ces +messieurs.» On serra la main du bonhomme et on monta. Elle nous +conduisit d'abord dans l'appartement de Rivet, et il me souffla dans +l'oreille: «Pas de danger qu'elle nous ait menés chez toi d'abord.» Puis +elle me guida vers mon lit. Dès qu'elle fut seule avec moi, je la saisis +de nouveau dans mes bras, tâchant d'affoler sa raison et de culbuter sa +résistance. Mais, quand elle se sentit tout près de défaillir, elle +s'enfuit. + +Je me glissais entre mes draps, très contrarié, très agité, et très +penaud, sachant bien que je ne dormirais guère, cherchant quelle +maladresse j'avais pu commettre, quand on heurta doucement ma porte. + +Je demandai: «Qui est là?» + +Une voix légère répondit: «Moi.» + +Je me vêtis à la hâte; j'ouvris; elle entra. «J'ai oublié, dit-elle, de +vous demander ce que vous prenez le matin: du chocolat, du thé, ou du +café?» + +Je l'avais enlacée impétueusement, la dévorant de caresses, bégayant: +«Je prends... je prends... je prends...» Mais elle me glissa entre les +bras, souffla ma lumière, et disparut. + +Je restai seul, furieux, dans l'obscurité, cherchant des allumettes, +n'en trouvant pas. J'en découvris enfin et je sortis dans le corridor, à +moitié fou, mon bougeoir à la main. + +Qu'allais-je faire? Je ne raisonnais plus; je voulais la trouver; je la +voulais. Et je fis quelques pas sans réfléchir à rien. Puis, je pensai +brusquement: «Mais si j'entre chez l'oncle? que dirais-je?... Et je +demeurai immobile, le cerveau vide, le coeur battant. Au bout de +plusieurs secondes, la réponse me vint: «Parbleu je dirai que je +cherchais la chambre de Rivet pour lui parler d'une chose urgente.» + +Et je me mis à inspecter les portes m'efforçant de découvrir la sienne, +à elle. Mais rien ne pouvait me guider. Au hasard je pris une clef que +je tournai. J'ouvris, j'entrai... Henriette assise dans son lit, +effarée, me regardait. + +Alors je poussai doucement le verrou; et, m'approchant sur la pointe des +pieds, je lui dis: «J'ai oublié, mademoiselle, de vous demander quelque +chose à lire.» Elle se débattait; mais j'ouvris bientôt le livre que je +cherchais. Je n'en dirai pas le titre. C'était vraiment le plus +merveilleux des romans, et le plus divin des poèmes. + +Une fois tournée la première page, elle me le laissa parcourir à mon +gré; et j'en feuilletai tant de chapitres que nos bougies s'usèrent +jusqu'au bout. + +Puis, après l'avoir remerciée, je regagnais, à pas de loup, ma chambre, +quand une main brutale m'arrêta; et une voix, celle de Rivet, me +chuchota dans le nez: «Tu n'as donc pas fini d'arranger l'affaire de ce +cochon de Morin?» + +Dès sept heures du matin elle m'apportait elle-même une tasse de +chocolat. Je n'en ai jamais bu de pareil. Un chocolat à s'en faire +mourir, moelleux, velouté, parfumé, grisant. Je ne pouvais ôter ma +bouche des bords délicieux de sa tasse. + +A peine la jeune fille était-elle sortie que Rivet entra. Il semblait un +peu nerveux, agacé comme un homme qui n'a guère dormi, il me dit d'un +ton maussade: «Si tu continues, tu sais, tu finiras par gâter l'affaire +de ce cochon de Morin.» + +A huit heures, la tante arrivait. La discussion fut courte. Les braves +gens retiraient leur plainte, et je laisserais cinq cents francs aux +pauvres du pays. + +Alors on voulut nous retenir à passer la journée. On organiserait même +une excursion pour aller visiter des ruines. Henriette derrière le dos +de ses parents me faisait des signes de tête: «Oui, restez donc.» +J'acceptais, mais Rivet s'acharna à s'en aller. + +Je le pris à part; je le priai, je le sollicitai; je lui disais: +«Voyons, mon petit Rivet, fais cela pour moi.» Mais il semblait exaspéré +et me répétait dans la figure: «J'en ai assez, entends-tu, de l'affaire +de ce cochon de Morin.» + +Je fus bien contraint de partir aussi. Ce fut un des moments les plus +durs de ma vie. J'aurais bien arrangé cette affaire-là pendant toute mon +existence. + +Dans le wagon, après les énergiques et muettes poignées de main des +adieux, je dis à Rivet: «Tu n'es qu'une brute». Il répondit: «Mon petit, +tu commençais à m'agacer bougrement». + +En arrivant aux bureaux du _Fanal_, j'aperçus une foule qui nous +attendait... On cria dès qu'on nous vit: «Eh bien, avez-vous arrangé +l'affaire de ce cochon de Morin?» + +Tout la Rochelle en était troublé. Rivet, dont la mauvaise humeur +s'était dissipée en route, eut grand'peine à ne pas rire en déclarant: +«Oui, c'est fait, grâce à Labarbe.» + +Et nous allâmes chez Morin. + +Il était étendu dans un fauteuil, avec des sinapismes aux jambes et des +compresses d'eau froide sur le crâne, défaillant d'angoisse. Et il +toussait sans cesse, d'une petite toux d'agonisant, sans qu'on sût d'où +lui était venu ce rhume. Sa femme le regardait avec des yeux de tigresse +prête à le dévorer. + +Dès qu'il nous aperçut, il eut un tremblement qui lui secouait les +poignets et les genoux. Je dis: «C'est arrangé, salaud, mais ne +recommence pas.» + +Il se leva, suffoquant, me prit les mains, les baisa comme celles d'un +prince, pleura, faillit perdre connaissance, embrassa Rivet, embrassa +même Mme Morin qui le rejeta d'une poussée dans son fauteuil. + +Mais il ne se remit jamais de ce coup-là, son émotion avait été trop +brutale. + +On ne l'appelait plus dans toute la contrée que «ce cochon de Morin», et +cette épithète le traversait comme un coup d'épée chaque fois qu'il +l'entendait. + +Quand un voyou dans la rue criait: «Cochon», il se retournait la tête +par instinct. Ses amis le criblaient de plaisanteries horribles, lui +demandant, chaque fois qu'ils mangeaient du jambon: Est-ce du tien?» + +Il mourut deux ans plus tard. + +Quant à moi, me présentant à la députation, en 1875, j'allai faire une +visite intéressée au nouveau notaire de Tousserre, Me Belloncle. Une +grande femme opulente et belle me reçut. + +«Vous ne me reconnaissez pas? dit-elle.» + +Je balbutiai: «Mais..... non..... madame.» + +--«Henriette Bonnel.» + +--«Ah!»--Et je me sentis devenir pâle. + +Elle semblait parfaitement à son aise, et souriait en me regardant. + +Dès qu'elle m'eut laissé seul avec son mari, il me prit les mains, les +serrant à les broyer: «Voici longtemps, cher monsieur, que je veux aller +vous voir. Ma femme m'a tant parlé de vous. Je sais..... oui, je sais en +quelle circonstance douloureuse vous l'avez connue, je sais aussi comme +vous avez été parfait, plein de délicatesse, de tact, de dévouement dans +l'affaire.....» Il hésita, puis prononça plus bas, comme s'il eût +articulé un mot grossier «.....Dans l'affaire de ce cochon de Morin.» + + + + + + + +LA FOLLE + +_A Robert de Bannières._ + + +Tenez, dit M. Mathieu d'Endolin, les bécasses me rappellent une bien +sinistre anecdote de la guerre. + +Vous connaissez ma propriété dans le faubourg de Cormeil. Je l'habitais +au moment de l'arrivée des Prussiens. + +J'avais alors pour voisine une espèce de folle, dont l'esprit s'était +égaré sous les coups du malheur. Jadis, à l'âge de vingt-cinq ans, elle +avait perdu, en un seul mois, son père, son mari et son enfant +nouveau-né. + +Quand la mort est entrée une fois dans une maison, elle y revient +presque toujours immédiatement, comme si elle connaissait la porte. + +La pauvre jeune femme, foudroyée par le chagrin, prit le lit, délira +pendant six semaines. Puis, une sorte de lassitude calme succédant à +cette crise violente, elle resta sans mouvement, mangeant à peine, +remuant seulement les yeux. Chaque fois qu'on voulait la faire lever, +elle criait comme si on l'eût tuée. On la laissa donc toujours couchée, +ne la tirant de ses draps que pour les soins de sa toilette et pour +retourner ses matelas. + +Une vieille bonne restait près d'elle, la faisant boire de temps en +temps ou mâcher un peu de viande froide. Que se passait-il dans cette +âme désespérée? On ne le sut jamais; car elle ne parla plus. +Songeait-elle aux morts? Rêvassait-elle tristement, sans souvenir +précis? Ou bien sa pensée anéantie restait-elle immobile comme de l'eau +sans courant? + +Pendant quinze années, elle demeura ainsi fermée et inerte. + +La guerre vint; et, dans les premiers jours de décembre, les Prussiens +pénétrèrent à Cormeil. + +Je me rappelle cela comme d'hier. Il gelait à fendre les pierres; et +j'étais étendu moi-même dans un fauteuil, immobilisé par la goutte, +quand j'entendis le battement lourd et rythmé de leurs pas. De ma +fenêtre, je les vis passer. + +Ils défilaient interminablement, tous pareils, avec ce mouvement de +pantins qui leur est particulier. Puis les chefs distribuèrent leurs +hommes aux habitants. J'en eus dix-sept. La voisine, la folle, en avait +douze, dont un commandant, vrai soudard, violent, bourru. + +Pendant, les premiers jours tout se passa normalement. On avait dit à +l'officier d'à côté que la dame était malade; et il ne s'en inquiéta +guère. Mais bientôt cette femme qu'on ne voyait jamais l'irrita. Il +s'informa de la maladie; on répondit que son hôtesse était couchée +depuis quinze ans par suite d'un violent chagrin. Il n'en crut rien sans +doute, et s'imagina que la pauvre insensée ne quittait pas son lit par +fierté, pour ne pas voir les Prussiens, et ne leur point parler, et ne +les point frôler. + +Il exigea qu'elle le reçût; on le fit entrer dans sa chambre. Il demanda, +d'un ton brusque. + +--Je vous prierai, matame, de fous lever et de tescentre pour qu'on fous +foie. + +Elle tourna vers lui ses yeux vagues, ses yeux vides, et ne répondit +pas. + +Il reprit: + +--Che ne tolérerai bas d'insolence. Si fous ne fous levez bas de ponne +volonté, che trouverai pien un moyen de fous faire bromener tout seule. + +Elle ne fit pas un geste, toujours immobile comme si elle ne l'eût pas +vu. + +Il rageait, prenant ce silence calme pour une marque de mépris suprême. +Et il ajouta: + +--Si vous n'êtes pas tescentue temain... + +Puis, il sortit. + + * * * * * + +Le lendemain la vieille bonne, éperdue, la voulut habiller; mais la +folle se mit à hurler en se débattant. L'officier monta bien vite; et la +servante, se jetant à ses genoux, cria: + +--Elle ne veut pas, monsieur, elle ne veut pas. Pardonnez-lui; elle est +si malheureuse. + +Le soldat restait embarrassé, n'osant, malgré sa colère, la faire tirer +du lit par ses hommes. Mais soudain il se mit à rire et donna des ordres +en allemand. + +Et bientôt on vit sortir un détachement qui soutenait un matelas comme +on porte un blessé. Dans ce lit qu'on n'avait point défait, la folle, +toujours silencieuse, restait tranquille, indifférente aux événements +tant qu'on la laissait couchée. Un homme par derrière portait un paquet +de vêtements féminins. + +Et l'officier prononça en se frottant les mains: + +--Nous ferrons pien si vous ne poufez bas vous hapiller toute seule et +faire une bétite bromenate. + +Puis on vit s'éloigner le cortège dans la direction de la forêt +d'Imauville. + +Deux heures plus tard les soldats revinrent tout seuls. + +On ne revit plus la folle. Qu'en avaient-ils fait? Où l'avaient-ils +portée! On ne le sut jamais. + + * * * * * + +La neige tombait maintenant jour et nuit, ensevelissant la plaine et les +bois sous un linceul de mousse glacée. Les loups venaient hurler +jusqu'à nos portes. + +La pensée de cette femme perdue me hantait; et je fis plusieurs +démarches auprès de l'autorité prussienne, afin d'obtenir des +renseignements. Je faillis être fusillé. + +Le printemps revint. L'armée d'occupation s'éloigna. La maison de ma +voisine restait fermée; l'herbe drue poussait dans les allées. + +La vieille bonne était morte pendant l'hiver. Personne ne s'occupait +plus de cette aventure; moi seul y songeais sans cesse. + +Qu'avaient-ils fait de cette femme? s'était-elle enfuie à travers les +bois! L'avait-on recueillie quelque part, et gardée dans un hôpital sans +pouvoir obtenir d'elle aucun renseignement. Rien ne venait alléger mes +doutes; mais, peu à peu, le temps apaisa le souci de mon coeur. + +Or, à l'automne suivant, les bécasses passèrent en masse; et, comme ma +goutte me laissait un peu de répit, je me traînai jusqu'à la forêt. +J'avais déjà tué quatre ou cinq oiseaux à long bec, quand j'en abattis +un qui disparut dans un fossé plein de branches. Je fus obligé d'y +descendre pour y ramasser ma bête. Je la trouvai tombée auprès d'une +tête de mort. Et brusquement le souvenir de la folle m'arriva dans la +poitrine comme un coup de poing. Bien d'autres avaient expiré dans ces +bois peut-être en cette année sinistre; mais je ne sais pourquoi, +j'étais sûr, sûr, vous dis-je, que je rencontrais la tête de cette +misérable maniaque. + +Et soudain je compris, je devinai tout. Ils l'avaient abandonnée sur ce +matelas, dans la forêt froide et déserte; et, fidèle à son idée fixe, +elle s'était laissée mourir sous l'épais et léger duvet des neiges et +sans remuer le bras ou la jambe. + +Puis les loups l'avaient dévorée. + +Et les oiseaux avaient fait leur nid avec la laine de son lit déchiré. + +J'ai gardé ce triste ossement. Et je fais des voeux pour que nos fils ne +voient plus jamais de guerre. + + + + + + + +PIERROT + +_A Henry Roujon._ + + +Mme Lefèvre était une dame de campagne, une veuve, une de ces +demi-paysannes à rubans et à chapeaux falbalas, de ces personnes qui +parlent avec des cuirs, prennent en public des airs grandioses, et +cachent une âme de brute prétentieuse sous des dehors comiques et +chamarrés, comme elles dissimulent leurs grosses mains rouges sous des +gants de soie écrue. + +Elle avait pour servante une brave campagnarde toute simple, nommée +Rose. + +Les deux femmes habitaient une petite maison à volets verts, le long +d'une route, en Normandie, au centre du pays de Caux. + +Comme elles possédaient, devant l'habitation, un étroit jardin, elles +cultivaient quelques légumes. + +Or, une nuit, on lui vola une douzaine d'oignons. + +Dès que Rose s'aperçut du larcin, elle courut prévenir madame, qui +descendit en jupe de laine. Ce fut une désolation et une terreur. On +avait volé, volé Mme Lefèvre! Donc, on volait dans le pays, puis on +pouvait revenir. + +Et les deux femmes effarées contemplaient les traces de pas, +bavardaient, supposaient des choses: «Tenez, ils ont passé par là. Ils +ont mis leurs pieds sur le mur; ils ont sauté dans la plate-bande.» + +Et elles s'épouvantaient pour l'avenir. Comment dormir tranquilles +maintenant! + +Le bruit du vol se répandit. Les voisins arrivèrent, constatèrent, +discutèrent à leur tour; et les deux femmes expliquaient à chaque +nouveau venu leurs observations et leurs idées. + +Un fermier d'à côté leur offrit ce conseil: «Vous devriez avoir un +chien.» + +C'était vrai, cela; elles devraient avoir un chien, quand ce ne serait +que pour donner l'éveil. Pas un gros chien, Seigneur! Que feraient-elles +d'un gros chien! Il les ruinerait en nourriture. Mais un petit chien (en +Normandie, on prononce _quin_), un petit freluquet de _quin_ qui jappe. + +Dès que tout le monde fut parti, Mme Lefèvre discuta longtemps cette +idée de chien. Elle faisait, après réflexion, mille objections, +terrifiée par l'image d'une jatte pleine de pâtée; car elle était de +cette race parcimonieuse de dames campagnardes qui portent toujours des +centimes dans leur poche pour faire l'aumône ostensiblement aux pauvres +des chemins, et donner aux quêtes du dimanche. + +Rose, qui aimait les bêtes, apporta ses raisons et les défendit avec +astuce. Donc il fut décidé qu'on aurait un chien, un tout petit chien. + +On se mit à sa recherche, mais on n'en trouvait que des grands, des +avaleurs de soupe à faire frémir. L'épicier de Rolleville en avait bien +un, un tout petit; mais il exigeait qu'on le lui payât deux francs, pour +couvrir ses frais d'élevage. Mme Lefèvre déclara qu'elle voulait bien +nourrir un «quin», mais qu'elle n'en achèterait pas. + +Or, le boulanger, qui savait les événements, apporta, un matin, dans sa +voiture, un étrange petit animal tout jaune, presque sans pattes, avec +un corps de crocodile, une tête de renard et une queue en trompette, un +vrai panache, grand comme tout le reste de sa personne. Un client +cherchait à s'en défaire. Mme Lefèvre trouva fort beau ce roquet +immonde, qui ne coûtait rien. Rose l'embrassa, puis demanda comment on +le nommait. Le boulanger répondit: «Pierrot.» + +Il fut installé dans une vieille caisse à savon et on lui offrit d'abord +de l'eau à boire. Il but. On lui présenta ensuite un morceau de pain. Il +mangea. Mme Lefèvre, inquiète, eut une idée: «Quand il sera bien +accoutumé à la maison, on le laissera libre. Il trouvera à manger en +rôdant par le pays.» + +On le laissa libre, en effet, ce qui ne l'empêcha point d'être affamé. +Il ne jappait d'ailleurs que pour réclamer sa pitance; mais, dans ce +cas, il jappait avec acharnement. + +Tout le monde pouvait entrer dans le jardin. Pierrot allait caresser +chaque nouveau venu, et demeurait absolument muet. + +Mme Lefèvre cependant s'était accoutumée à cette bête. Elle en arrivait +même à l'aimer, et à lui donner de sa main, de temps en temps, des +bouchées de pain trempées dans la sauce de son fricot. + +Mais elle n'avait nullement songé à l'impôt, et quand on lui réclama +huit francs,--huit francs, madame!--pour ce freluquet de _quin_ qui ne +jappait seulement point, elle faillit s'évanouir de saisissement. + +Il fut immédiatement décidé qu'on se débarrasserait de Pierrot. Personne +n'en voulut. Tous les habitants le refusèrent à dix lieues aux environs. +Alors on se résolut, faute d'autre moyen, à lui faire «piquer du mas». + +«Piquer du mas», c'est «manger de la marne». On fait piquer du mas à +tous les chiens dont on veut se débarrasser. + +Au milieu d'une vaste plaine, on aperçoit une espèce de hutte, ou plutôt +un tout petit toit de chaume, posé sur le sol. C'est l'entrée de la +marnière. Un grand puits tout droit s'enfonce jusqu'à vingt mètres sous +terre, pour aboutir à une série de longues galeries de mines. + +On descend une fois par an dans cette carrière, à l'époque où l'on marne +les terres. Tout le reste du temps, elle sert de cimetière aux chiens +condamnés; et souvent, quand on passe auprès de l'orifice, des +hurlements plaintifs, des aboiements furieux ou désespérés, des appels +lamentables montent jusqu'à vous. + +Les chiens des chasseurs et des bergers s'enfuient avec épouvante des +abords de ce trou gémissant; et, quand on se penche au-dessus, il sort +de là une abominable odeur de pourriture. + +Des drames affreux s'y accomplissent dans l'ombre. + +Quand une bête agonise depuis dix à douze jours dans le fond, nourrie +par les restes immondes de ses devanciers, un nouvel animal, plus gros, +plus vigoureux certainement, est précipité tout à coup. Ils sont là, +seuls, affamés, les yeux luisants. Ils se guettent, se suivent, +hésitent, anxieux. Mais la faim les presse: ils s'attaquent, luttent +longtemps, acharnés; et le plus fort mange le plus faible, le dévore +vivant. + +Quand il fut décidé qu'on ferait «piquer du mas» à Pierrot, on s'enquit +d'un exécuteur. Le cantonnier qui binait la route demanda dix sous pour +la course. Cela parut follement exagéré à Mme Lefèvre. Le goujat du +voisin se contentait de cinq sous; c'était trop encore; et, Rose ayant +fait observer qu'il valait mieux qu'elles le portassent elles-mêmes, +parce qu'ainsi il ne serait pas brutalisé en route et averti de son +sort, il fut résolu qu'elles iraient toutes les deux, à la nuit +tombante. + +On lui offrit, ce soir-là, une bonne soupe avec un doigt de beurre. Il +l'avala jusqu'à la dernière goutte; et, comme il remuait la queue de +contentement, Rose le prit dans son tablier. + +Elles allaient à grands pas, comme des maraudeuses, à travers la plaine. +Bientôt elles aperçurent la marnière et l'atteignirent; Mme Lefèvre se +pencha pour écouter si aucune bête ne gémissait.--Non--il n'y en avait +pas; Pierrot serait seul. Alors Rose qui pleurait, l'embrassa, puis le +lança dans le trou; et elles se penchèrent toutes deux, l'oreille +tendue. + +Elles entendirent d'abord un bruit sourd; puis la plainte aiguë, +déchirante, d'une bête blessée, puis une succession de petits cris de +douleur, puis des appels désespérés, des supplications de chien qui +implorait, la tête levée vers l'ouverture. + +Il jappait, oh! il jappait! + +Elles furent saisies de remords, d'épouvante, d'une peur folle et +inexplicable; et elles se sauvèrent en courant. Et, comme Rose allait +plus vite, Mme Lefèvre criait: «Attendez-moi, Rose, attendez-moi!» + +Leur nuit fut hantée de cauchemars épouvantables. + +Mme Lefèvre rêva qu'elle s'asseyait à table pour manger la soupe, mais, +quand elle découvrait la soupière, Pierrot était dedans. Il s'élançait +et la mordait au nez. + +Elle se réveilla et crut l'entendre japper encore. Elle écouta; elle +s'était trompée. + +Elle s'endormit de nouveau et se trouva sur une grande route, une route +interminable, qu'elle suivait. Tout à coup, au milieu du chemin, elle +aperçut un panier, un grand panier de fermier, abandonné; et ce panier +lui faisait peur. + +Elle finissait cependant par l'ouvrir, et Pierrot, blotti dedans, lui +saisissait la main, ne la lâchait plus; et elle se sauvait éperdue, +portant ainsi au bout du bras le chien suspendu, la gueule serrée. + +Au petit jour, elle se leva, presque folle, et courut à la marnière. + +Il jappait; il jappait encore, il avait jappé toute la nuit. Elle se mit +à sangloter et l'appela avec mille petits noms caressants. Il répondit +avec toutes les inflexions tendres de sa voix de chien. + +Alors elle voulut le revoir, se promettant de le rendre heureux jusqu'à +sa mort. + +Elle courut chez le puisatier chargé de l'extraction de la marne, et +elle lui raconta son cas. L'homme écoutait sans rien dire. Quand elle +eut fini, il prononça: «Vous voulez votre quin? Ce sera quatre francs.» + +Elle eut un sursaut; toute sa douleur s'envola du coup. + +«Quatre francs! vous vous en feriez mourir! quatre francs!» + +Il répondit: «Vous croyez que j'vas apporter mes cordes, mes +manivelles, et monter tout ça, et m'n aller là-bas avec mon garçon et +m'faire mordre encore par votre maudit quin, pour l'plaisir de vous le +r'donner? fallait pas l'jeter.» + +Elle s'en alla, indignée.--Quatre francs! + +Aussitôt rentrée, elle appela Rose et lui dit les prétentions du +puisatier. Rose, toujours résignée, répétait: «Quatre francs! c'est de +l'argent, Madame.» + +Puis, elle ajouta: «Si on lui jetait à manger, à ce pauvre quin, pour +qu'il ne meure pas comme ça?» + +Mme Lefèvre approuva, toute joyeuse; et les voilà reparties, avec un +gros morceau de pain beurré. + +Elles le coupèrent par bouchées qu'elles lançaient l'une après l'autre, +parlant tour à tour à Pierrot. Et si tôt que le chien avait achevé un +morceau, il jappait pour réclamer le suivant. + +Elles revinrent le soir, puis le lendemain, tous les jours. Mais elles +ne faisaient plus qu'un voyage. + + * * * * * + +Or, un matin, au moment de laisser tomber la première bouchée, elles +entendirent tout à coup un aboiement formidable dans le puits. Ils +étaient deux! On avait précipité un autre chien, un gros! + +Rose cria: «Pierrot!» Et Pierrot jappa, jappa. Alors on se mit à jeter +la nourriture; mais, chaque fois elles distinguaient parfaitement une +bousculade terrible, puis les cris plaintifs de Pierrot mordu par son +compagnon, qui mangeait tout, étant le plus fort. + +Elles avaient beau spécifier: «C'est pour toi, Pierrot!» Pierrot, +évidemment, n'avait rien. + +Les deux femmes interdites, se regardaient; et Mme Lefèvre prononça d'un +ton aigre: «Je ne peux pourtant pas nourrir tous les chiens qu'on +jettera là-dedans. Il faut y renoncer». + +Et, suffoquée à l'idée de tous ces chiens vivant à ses dépens, elle s'en +alla, emportant même ce qui restait du pain qu'elle se mit à manger en +marchant. + +Rose la suivit en s'essuyant les yeux du coin de son tablier bleu. + + + + + + + +MENUET + +_A Paul Bourget._ + + +Les grands malheurs ne m'attristent guère, dit Jean Bridelle, un vieux +garçon qui passait pour sceptique. J'ai vu la guerre de bien près: +j'enjambais les corps sans apitoiement. Les fortes brutalités de la +nature ou des hommes peuvent nous faire pousser des cris d'horreur ou +d'indignation, mais ne nous donnent point ce pincement au coeur, ce +frisson qui vous passe dans le dos à la vue de certaines petites choses +navrantes. + +La plus violente douleur qu'on puisse éprouver, certes, est la perte +d'un enfant pour une mère, et la perte de la mère pour un homme. Cela +est violent, terrible, cela bouleverse et déchire; mais on guérit de ces +catastrophes comme des larges blessures saignantes. Or, certaines +rencontres, certaines choses entr'aperçues, devinées, certains chagrins +secrets, certaines perfidies du sort, qui remuent en nous tout un monde +douloureux de pensées, qui entr'ouvrent devant nous brusquement la porte +mystérieuse des souffrances morales, compliquées, incurables, d'autant +plus profondes qu'elles semblent bénignes, d'autant plus cuisantes +qu'elles semblent presque insaisissables, d'autant plus tenaces qu'elles +semblent factices, nous laissent à l'âme comme une traînée de tristesse, +un goût d'amertume, une sensation de désenchantement dont nous sommes +longtemps à nous débarrasser. + +J'ai toujours devant les yeux deux ou trois choses que d'autres +n'eussent point remarquées assurément, et qui sont entrées en moi comme +de longues et minces piqûres inguérissables. + +Vous ne comprendriez peut-être pas l'émotion qui m'est restée de ces +rapides impressions. Je ne vous en dirai qu'une. Elle est très vieille, +mais vive comme d'hier. Il se peut que mon imagination seule ait fait +les frais de mon attendrissement. + +J'ai cinquante ans. J'étais jeune alors et j'étudiais le droit. Un peu +triste, un peu rêveur, imprégné d'une philosophie mélancolique, je +n'aimais guère les cafés bruyants, les camarades braillards, ni les +filles stupides. Je me levais tôt; et une de mes plus chères voluptés +était de me promener seul, vers huit heures du matin, dans la pépinière +du Luxembourg. + +Vous ne l'avez pas connue, vous autres, cette pépinière? C'était comme +un jardin oublié de l'autre siècle, un jardin joli comme un doux +sourire de vieille. Des haies touffues séparaient les allées étroites et +régulières, allées calmes entre deux murs de feuillage taillés avec +méthode. Les grands ciseaux du jardinier alignaient sans relâche ces +cloisons de branches; et, de place en place, on rencontrait des +parterres de fleurs, des plates-bandes de petits arbres rangés comme des +collégiens en promenade, des sociétés de rosiers magnifiques ou des +régiments d'arbres à fruits. + +Tout un coin de ce ravissant bosquet était habité par les abeilles. +Leurs maisons de paille, savamment espacées sur les planches, ouvraient +au soleil leurs portes grandes comme l'entrée d'un dé à coudre; et on +rencontrait tout le long des chemins les mouches bourdonnantes et +dorées, vraies maîtresses de ce lieu pacifique, vraies promeneuses de +ces tranquilles allées en corridors. + +Je venais là presque tous les matins. Je m'asseyais sur un banc et je +lisais. Parfois je laissais retomber le livre sur mes genoux pour rêver, +pour écouter autour de moi vivre Paris, et jouir du repos infini de ces +charmilles à la mode ancienne. + +Mais je m'aperçus bientôt que je n'étais pas seul à fréquenter ce lieu +dès l'ouverture des barrières, et je rencontrais parfois, nez à nez, au +coin d'un massif, un étrange petit vieillard. + +Il portait des souliers à boucles d'argent, une culotte à pont, une +redingote tabac d'Espagne, une dentelle en guise de cravate et un +invraisemblable chapeau gris à grands bords et à grands poils, qui +faisait penser au déluge. + +Il était maigre, fort maigre, anguleux, grimaçant et souriant. Ses yeux +vifs palpitaient, s'agitaient sous un mouvement continu des paupières; +et il avait toujours à la main une superbe canne à pommeau d'or qui +devait être pour lui quelque souvenir magnifique. + +Ce bonhomme m'étonna d'abord, puis m'intéressa outre mesure. Et je le +guettais à travers les murs de feuilles, je le suivais de loin, +m'arrêtant au détour des bosquets pour n'être point vu. + +Et voilà qu'un matin, comme il se croyait bien seul, il se mit à faire +des mouvements singuliers: quelques petits bonds d'abord, puis une +révérence; puis il battit, de sa jambe grêle, un entrechat encore +alerte, puis il commença à pivoter galamment, sautillant, se trémoussant +d'une façon drôle, souriant comme devant un public, faisant des grâces, +arrondissant les bras, tortillant son pauvre corps de marionnette, +adressant dans le vide de légers saluts attendrissants et ridicules. Il +dansait! + +Je demeurais pétrifié d'étonnement, me demandant lequel des deux était +fou, lui, ou moi. + +Mais il s'arrêta soudain, s'avança comme font les acteurs sur la scène, +puis s'inclina en reculant avec des sourires gracieux et des baisers de +comédienne qu'il jetait de sa main tremblante aux deux rangées d'arbres +taillés. + +Et il reprit avec gravité sa promenade. + + * * * * * + +A partir de ce jour, je ne le perdis plus de vue; et, chaque matin, il +recommençait son exercice invraisemblable. + +Une envie folle me prit de lui parler. Je me risquai, et, l'ayant salué, +je lui dis: + +--Il fait bien bon aujourd'hui, monsieur. + +Il s'inclina. + +--Oui, monsieur, c'est un vrai temps de jadis. + +Huit jours après, nous étions amis, et je connus son histoire. Il avait +été maître de danse à l'Opéra, du temps du roi Louis XV. Sa belle canne +était un cadeau du comte de Clermont. Et, quand on lui parlait de +danse, il ne s'arrêtait plus de bavarder. + +Or, voilà qu'un jour il me confia: + +--J'ai épousé la Castris, monsieur. Je vous présenterai si vous voulez, +mais elle ne vient ici que sur le tantôt. Ce jardin, voyez-vous, c'est +notre plaisir et notre vie. C'est tout ce qui nous reste d'autrefois. Il +nous semble que nous ne pourrions plus exister si nous ne l'avions +point. Cela est vieux et distingué, n'est-ce pas? Je crois y respirer un +air qui n'a point changé depuis ma jeunesse. Ma femme et moi, nous y +passons toutes nos après-midi. Mais, moi, j'y viens dès le matin, car je +me lève de bonne heure. + + * * * * * + +Dès que j'eus fini de déjeuner, je retournai au Luxembourg, et bientôt +j'aperçus mon ami qui donnait le bras avec cérémonie à une toute vieille +petite femme vêtue de noir, et à qui je fus présenté. C'était la +Castris, la grande danseuse aimée des princes, aimée du roi, aimée de +tout ce siècle galant qui semble avoir laissé dans le monde une odeur +d'amour. + +Nous nous assîmes sur un banc de pierre. C'était au mois de mai. Un +parfum de fleurs voltigeait dans les allées proprettes; un bon soleil +glissait entre les feuilles et semait sur nous de larges gouttes de +lumière. La robe noire de la Castris semblait toute mouillée de clarté. + +Le jardin était vide. On entendait au loin rouler des fiacres. + +--Expliquez-moi donc, dis-je au vieux danseur, ce que c'était que le +menuet? + +Il tressaillit. + +--Le menuet, monsieur, c'est la reine des danses, et la danse des +Reines, entendez-vous? Depuis qu'il n'y a plus de Rois, il n'y a plus de +menuet. + +Et il commença, en style pompeux, un long éloge dithyrambique auquel je +ne compris rien. Je voulus me faire décrire les pas, tous les +mouvements, les posés. Il s'embrouillait, s'exaspérant de son +impuissance, nerveux et désolé. + +Et soudain, se tournant vers son antique compagne, toujours silencieuse +et grave: + +--Élise, veux-tu, dis, veux-tu, tu seras bien gentille, veux-tu que nous +montrions à monsieur ce que c'était? + +Elle tourna ses yeux inquiets de tous les côtés, puis se leva sans dire +un mot et vint se placer en face de lui. + +Alors je vis une chose inoubliable. + +Ils allaient et venaient avec des simagrées enfantines, se souriaient, +se balançaient, s'inclinaient, sautillaient pareils à deux vieilles +poupées qu'aurait fait danser une mécanique ancienne, un peu brisée, +construite jadis par un ouvrier fort habile, suivant la manière de son +temps. + +Et je les regardais, le coeur troublé de sensations extraordinaires, +l'âme émue d'une indicible mélancolie. Il me semblait voir une +apparition lamentable et comique, l'ombre démodée d'un siècle. J'avais +envie de rire et besoin de pleurer. + +Tout à coup ils s'arrêtèrent, ils avaient terminé les figures de la +danse. Pendant quelques secondes ils restèrent debout l'un devant +l'autre, grimaçant d'une façon surprenante; puis ils s'embrassèrent en +sanglotant. + + * * * * * + +Je partais, trois jours après, pour la province. Je ne les ai point +revus. Quand je revins à Paris, deux ans plus tard, on avait détruit la +pépinière. Que sont-ils devenus sans le cher jardin d'autrefois avec ses +chemins en labyrinthe, son odeur du passé et les détours gracieux des +charmilles? + +Sont-ils morts? Errent-ils par les rues modernes comme des exilés sans +espoir? Dansent-ils, spectres falots, un menuet fantastique entre les +cyprès d'un cimetière, le long des sentiers bordés de tombes, au clair +de lune? + +Leur souvenir me hante, m'obsède, me torture, demeure en moi comme une +blessure. Pourquoi? Je n'en sais rien. + +Vous trouverez cela ridicule, sans doute? + + + + + + + +LA PEUR + +_A J. K. Huysmans._ + + +On remonta sur le pont après dîner. Devant nous la Méditerranée n'avait +pas un frisson sur toute sa surface, qu'une grande lune calme moirait. +Le vaste bateau glissait, jetant sur le ciel, qui semblait ensemencé +d'étoiles, un gros serpent de fumée noire; et, derrière nous, l'eau +toute blanche, agitée par le passage rapide du lourd bâtiment, battue +par l'hélice, moussait, semblait se tordre, remuait tant de clartés +qu'on eût dit de la lumière de lune bouillonnant. + +Nous étions là, six ou huit, silencieux, admirant, l'oeil tourné vers +l'Afrique lointaine où nous allions. Le commandant, qui fumait un cigare +au milieu de nous, reprit soudain la conversation du dîner. + +--Oui, j'ai eu peur ce jour-là. Mon navire est resté six heures avec ce +rocher dans le ventre, battu par la mer. Heureusement que nous avons été +recueillis, vers le soir, par un charbonnier anglais qui nous aperçut. + +Alors un grand homme à figure brûlée, à l'aspect grave, un de ces hommes +qu'on sent avoir traversé de longs pays inconnus, au milieu de dangers +incessants, et dont l'oeil tranquille semble garder, dans sa profondeur, +quelque chose des paysages étranges qu'il a vus; un de ces hommes qu'on +devine trempés dans le courage, parla pour la première fois: + +--Vous dites, commandant, que vous avez eu peur; je n'en crois rien. +Vous vous trompez sur le mot et sur la sensation que vous avez +éprouvée. Un homme énergique n'a jamais peur en face du danger pressant. +Il est ému, agité, anxieux; mais, la peur, c'est autre chose. + +Le commandant reprit en riant: + +--Fichtre! je vous réponds bien que j'ai eu peur, moi. + +Alors l'homme au teint bronzé prononça d'une voix lente: + +--Permettez-moi de m'expliquer! La peur (et les hommes les plus hardis +peuvent avoir peur), c'est quelque chose d'effroyable, une sensation +atroce, comme une décomposition de l'âme, un spasme affreux de la pensée +et du coeur, dont le souvenir seul donne des frissons d'angoisse. Mais +cela n'a lieu, quand on est brave, ni devant une attaque, ni devant la +mort inévitable, ni devant toutes les formes connues du péril: cela a +lieu dans certaines circonstances anormales, sous certaines influences +mystérieuses, en face de risques vagues. La vraie peur, c'est quelque +chose comme une réminiscence des terreurs fantastiques d'autrefois. Un +homme qui croit aux revenants, et qui s'imagine apercevoir un spectre +dans la nuit, doit éprouver la peur en toute son épouvantable horreur. + +Moi, j'ai deviné la peur en plein jour, il y a dix ans environ. Je l'ai +ressentie l'hiver dernier, par une nuit de décembre. + +Et, pourtant, j'ai traversé bien des hasards, bien des aventures qui +semblaient mortelles. Je me suis battu souvent. J'ai été laissé pour +mort par des voleurs. J'ai été condamné, comme insurgé, à être pendu en +Amérique, et jeté à la mer du pont d'un bâtiment sur les côtes de Chine. +Chaque fois je me suis cru perdu, j'en ai pris immédiatement mon parti, +sans attendrissement et même sans regrets. + +Mais la peur, ce n'est pas cela. + +Je l'ai pressentie en Afrique. Et pourtant elle est fille du Nord; le +soleil la dissipe comme un brouillard. Remarquez bien ceci, messieurs. +Chez les Orientaux, la vie ne compte pour rien; on est résigné tout de +suite; les nuits sont claires et vides de légendes, les âmes aussi vides +des inquiétudes sombres qui hantent les cerveaux dans les pays froids. +En Orient, on peut connaître la panique, on ignore la peur. + +Eh bien! voici ce qui m'est arrivé sur cette terre d'Afrique: + +Je traversais les grandes dunes au sud de Ouargla. C'est là un des plus +étranges pays du monde. Vous connaissez le sable uni, le sable droit des +interminables plages de l'Océan. Eh bien! figurez-vous l'Océan lui-même +devenu sable au milieu d'un ouragan; imaginez une tempête silencieuse de +vagues immobiles en poussière jaune. Elles sont hautes comme des +montagnes, ces vagues inégales, différentes, soulevées tout à fait comme +des flots déchaînés, mais plus grandes encore, et striées comme de la +moire. Sur cette mer furieuse, muette et sans mouvement, le dévorant +soleil du sud verse sa flamme implacable et directe. Il faut gravir ces +lames de cendre d'or, redescendre, gravir encore, gravir sans cesse, +sans repos et sans ombre. Les chevaux râlent, enfoncent jusqu'aux +genoux, et glissent en dévalant l'autre versant des surprenantes +collines. + +Nous étions deux amis suivis de huit spahis et de quatre chameaux avec +leurs chameliers. Nous ne parlions plus, accablés de chaleur, de +fatigue, et desséchés de soif comme ce désert ardent. Soudain un de ces +hommes poussa une sorte de cri; tous s'arrêtèrent; et nous demeurâmes +immobiles, surpris par un inexplicable phénomène connu des voyageurs en +ces contrées perdues. + +Quelque part, près de nous, dans une direction indéterminée, un tambour +battait, le mystérieux tambour des dunes; il battait distinctement, +tantôt plus vibrant, tantôt affaibli, arrêtant, puis reprenant son +roulement fantastique. + +Les Arabes, épouvantés, se regardaient; et l'un dit, en sa langue: «La +mort est sur nous.» Et voilà que tout à coup mon compagnon, mon ami, +presque mon frère, tomba de cheval, la tête en avant, foudroyé par une +insolation. + +Et pendant deux heures, pendant que j'essayais en vain de le sauver, +toujours ce tambour insaisissable m'emplissait l'oreille de son bruit +monotone, intermittent et incompréhensible; et je sentais se glisser +dans mes os la peur, la vraie peur, la hideuse peur, en face de ce +cadavre aimé, dans ce trou incendié par le soleil entre quatre monts de +sable, tandis que l'écho inconnu nous jetait, à deux cents lieues de +tout village français, le battement rapide du tambour. + +Ce jour-là, je compris ce que c'était que d'avoir peur; je l'ai su +mieux encore une autre fois... + +Le commandant interrompit le conteur: + +--Pardon, monsieur, mais ce tambour? Qu'était-ce? + +Le voyageur répondit: + +--Je n'en sais rien. Personne ne sait. Les officiers, surpris souvent +par ce bruit singulier, l'attribuent généralement à l'écho grossi, +multiplié, démesurément enflé par les valonnements des dunes, d'une +grêle de grains de sable emportés dans le vent et heurtant une touffe +d'herbes sèches; car on a toujours remarqué que le phénomène se produit +dans le voisinage de petites plantes brûlées par le soleil, et dures +comme du parchemin. + +Ce tambour ne serait donc qu'une sorte de mirage du son. Voilà tout. +Mais je n'appris cela que plus tard. + +J'arrive à ma seconde émotion. + +C'était l'hiver dernier, dans une forêt du nord-est de la France. La +nuit vint deux heures plus tôt, tant le ciel était sombre. J'avais pour +guide un paysan qui marchait à mon côté, par un tout petit chemin, sous +une voûte de sapins dont le vent déchaîné tirait des hurlements. Entre +les cimes, je voyais courir des nuages en déroute, des nuages éperdus +qui semblaient fuir devant une épouvante. Parfois, sous une immense +rafale, toute la forêt s'inclinait dans le même sens avec un gémissement +de souffrance; et le froid m'envahissait, malgré mon pas rapide et mon +lourd vêtement. + +Nous devions souper et coucher chez un garde forestier dont la maison +n'était plus éloignée de nous. J'allais là pour chasser. + +Mon guide, parfois, levait les yeux et murmurait: «Triste temps!» Puis +il me parla des gens chez qui nous arrivions. Le père avait tué un +braconnier deux ans auparavant, et, depuis ce temps, il semblait +sombre, comme hanté d'un souvenir. Ses deux fils, mariés, vivaient avec +lui. + +Les ténèbres étaient profondes. Je ne voyais rien devant moi, ni autour +de moi, et toute la branchure des arbres entrechoqués emplissait la nuit +d'une rumeur incessante. Enfin, j'aperçus une lumière, et bientôt mon +compagnon heurtait une porte. Des cris aigus de femmes nous répondirent. +Puis, une voix d'homme, une voix étranglée, demanda: «Qui va là?» Mon +guide se nomma. Nous entrâmes. Ce fut un inoubliable tableau. + +Un vieux homme à cheveux blancs, à l'oeil fou, le fusil chargé dans la +main, nous attendait debout au milieu de la cuisine, tandis que deux +grands gaillards, armés de haches, gardaient la porte. Je distinguai +dans les coins sombres deux femmes à genoux, le visage caché contre le +mur. + +On s'expliqua. Le vieux remit son arme contre le mur et ordonna de +préparer ma chambre; puis, comme les femmes ne bougeaient point, il me +dit brusquement: + +--Voyez-vous, monsieur, j'ai tué un homme, voilà deux ans cette nuit. +L'autre année, il est revenu m'appeler. Je l'attends encore ce soir. + +Puis il ajouta d'un ton qui me fit sourire: + +--Aussi, nous ne sommes pas tranquilles. + +Je le rassurai comme je pus, heureux d'être venu justement ce soir-là, +et d'assister au spectacle de cette terreur superstitieuse. Je racontai +des histoires, et je parvins à calmer à peu près tout le monde. + +Près du foyer, un vieux chien presque aveugle et moustachu, un de ces +chiens qui ressemblent à des gens qu'on connaît, dormait le nez dans ses +pattes. + +Au dehors, la tempête acharnée battait la petite maison, et, par un +étroit carreau, une sorte de judas placé près de la porte, je voyais +soudain tout un fouillis d'arbres bousculés par le vent à la lueur de +grands éclairs. + +Malgré mes efforts, je sentais bien qu'une terreur profonde tenait ces +gens, et chaque fois que je cessais de parler, toutes les oreilles +écoutaient au loin. Las d'assister à ces craintes imbéciles, j'allais +demander à me coucher, quand le vieux garde tout à coup fit un bond de +sa chaise, saisit de nouveau son fusil, en bégayant d'une voix égarée: +«Le voilà! le voilà! Je l'entends!» Les deux femmes retombèrent à genoux +dans leurs coins, en se cachant le visage; et les fils reprirent leurs +haches. J'allais tenter encore de les apaiser, quand le chien endormi +s'éveilla brusquement et, levant sa tête, tendant le cou, regardant vers +le feu de son oeil presque éteint, il poussa un de ces lugubres +hurlements qui font tressaillir les voyageurs, le soir, dans la +campagne. Tous les yeux se portèrent sur lui, il restait maintenant +immobile, dressé sur ses pattes comme hanté d'une vision, et il se remit +à hurler vers quelque chose d'invisible, d'inconnu, d'affreux sans +doute, car tout son poil se hérissait. Le garde, livide, cria: «Il le +sent! il le sent! il était là quand je l'ai tué.» Et les femmes égarées +se mirent, toutes les deux, à hurler avec le chien. + +Malgré moi, un grand frisson me courut entre les épaules. Cette vision +de l'animal dans ce lieu, à cette heure, au milieu de ces gens éperdus, +était effrayante à voir. + +Alors, pendant une heure, le chien hurla sans bouger; il hurla comme +dans l'angoisse d'un rêve; et la peur, l'épouvantable peur entrait en +moi; la peur de quoi? Le sais-je? C'était la peur, voilà tout. + +Nous restions immobiles, livides, dans l'attente d'un événement +affreux, l'oreille tendue, le coeur battant, bouleversés au moindre +bruit. Et le chien se mit à tourner autour de la pièce, en sentant les +murs et gémissant toujours. Cette bête nous rendait fous! Alors, le +paysan qui m'avait amené, se jeta sur elle, dans une sorte de paroxysme +de terreur furieuse, et, ouvrant une porte donnant sur une petite cour, +jeta l'animal dehors. + +Il se tut aussitôt; et nous restâmes plongés dans un silence plus +terrifiant encore. Et soudain, tous ensemble, nous eûmes une sorte de +sursaut: un être glissait contre le mur du dehors vers la forêt; puis il +passa contre la porte, qu'il sembla tâter, d'une main hésitante; puis on +n'entendit plus rien pendant deux minutes qui firent de nous des +insensés; puis il revint, frôlant toujours la muraille; et il gratta +légèrement, comme ferait un enfant avec son ongle; puis soudain une tête +apparut contre la vitre du judas, une tête blanche, avec des yeux +lumineux comme ceux des fauves. Et un son sortit de sa bouche, un son +indistinct, un murmure plaintif. + +Alors un bruit formidable éclata dans la cuisine. Le vieux garde avait +tiré. Et aussitôt les fils se précipitèrent, bouchèrent le judas en +dressant la grande table qu'ils assujettirent avec le buffet. + +Et je vous jure qu'au fracas du coup de fusil que je n'attendais point, +j'eus une telle angoisse du coeur, de l'âme et du corps, que je me +sentis défaillir, prêt à mourir de peur. + +Nous restâmes là jusqu'à l'aurore, incapables de bouger, de dire un mot, +crispés dans un affolement indicible. + +On n'osa débarricader la sortie qu'en apercevant, par la fente d'un +auvent, un mince rayon de jour. + +Au pied du mur, contre la porte, le vieux chien gisait, la gueule brisée +d'une balle. + +Il était sorti de la cour en creusant un trou sous une palissade. + +L'homme au visage brun se tut; puis il ajouta: + +--Cette nuit-là pourtant, je ne courus aucun danger; mais j'aimerais +mieux recommencer toutes les heures où j'ai affronté les plus terribles +périls, que la seule minute du coup de fusil sur la tête barbue du +judas. + + + + + + + +FARCE NORMANDE + +_A A. de Joinville._ + + +La procession se déroulait dans le chemin creux ombragé par les grands +arbres poussés sur les talus des fermes. Les jeunes mariés venaient +d'abord, puis les parents, puis les invités, puis les pauvres du pays, +et les gamins qui tournaient autour du défilé, comme des mouches, +passaient entre les rangs, grimpaient aux branches pour mieux voir. + +Le marié était un beau gars, Jean Patu, le plus riche fermier du pays. +C'était, avant tout, un chasseur frénétique qui perdait le bon sens à +satisfaire cette passion, et dépensait de l'argent gros comme lui pour +ses chiens, ses gardes, ses furets et ses fusils. + +La mariée, Rosalie Roussel, avait été fort courtisée par tous les partis +des environs, car on la trouvait avenante, et on la savait bien dotée; +mais elle avait choisi Patu, peut-être parce qu'il lui plaisait mieux +que les autres, mais plutôt encore, en Normande réfléchie, parce qu'il +avait plus d'écus. + +Lorsqu'ils tournèrent la grande barrière de la ferme maritale, quarante +coups de fusil éclatèrent sans qu'on vît les tireurs cachés dans les +fossés. A ce bruit, une grosse gaieté saisit les hommes qui gigottaient +lourdement en leurs habits de fête; et Patu, quittant sa femme, sauta +sur un valet qu'il apercevait derrière un arbre, empoigna son arme, et +lâcha lui-même un coup de feu en gambadant comme un poulain. + +Puis on se remit en route sous les pommiers déjà lourds de fruits, à +travers l'herbe haute, au milieu des veaux qui regardaient de leurs gros +yeux, se levaient lentement et restaient debout, le mufle tendu vers la +noce. + +Les hommes redevenaient graves en approchant du repas. Les uns, les +riches, étaient coiffés de hauts chapeaux de soie luisants, qui +semblaient dépaysés en ce lieu; les autres portaient d'anciens +couvre-chefs à poils longs, qu'on aurait dits en peau de taupe; les plus +humbles étaient couronnés de casquettes. + +Toutes les femmes avaient des châles lâchés dans le dos, et dont elles +tenaient les bouts sur leurs bras avec cérémonie. Ils étaient rouges, +bigarrés, flamboyants, ces châles; et leur éclat semblait étonner les +poules noires sur le fumier, les canards au bord de la mare, et les +pigeons sur les toits de chaume. + +Tout le vert de la campagne, le vert de l'herbe et des arbres, semblait +exaspéré au contact de cette pourpre ardente et les deux couleurs ainsi +voisines devenaient aveuglantes sous le feu du soleil de midi. + +La grande ferme paraissait attendre là-bas, au bout de la voûte des +pommiers. Une sorte de fumée sortait de la porte et des fenêtres +ouvertes, et une odeur épaisse de mangeaille s'exhalait du vaste +bâtiment, de toutes ses ouvertures, des murs eux-mêmes. + +Comme un serpent, la suite des invités s'allongeait à travers la cour. +Les premiers, atteignant la maison, brisaient la chaîne, +s'éparpillaient, tandis que là-bas il en entrait toujours par la +barrière ouverte. Les fossés maintenant étaient garnis de gamins et de +pauvres curieux; et les coups de fusil ne cessaient pas, éclatant de +tous les côtés à la fois, mêlant à l'air une buée de poudre et cette +odeur qui grise comme de l'absinthe. + +Devant la porte, les femmes tapaient sur leurs robes pour en faire +tomber la poussière, dénouaient les oriflammes qui servaient de rubans à +leurs chapeaux, défaisaient leurs châles et les posaient sur leurs bras, +puis entraient dans la maison pour se débarrasser définitivement de ces +ornements. + +La table était mise dans la grande cuisine, qui pouvait contenir cent +personnes. + +On s'assit à deux heures. A huit heures on mangeait encore. Les hommes +déboutonnés, en bras de chemise, la face rougie, engloutissaient comme +des gouffres. Le cidre jaune luisait, joyeux, clair et doré, dans les +grands verres, à côté du vin coloré, du vin sombre, couleur de sang. + +Entre chaque plat on faisait un trou, le trou normand, avec un verre +d'eau-de-vie qui jetait du feu dans les corps et de la folie dans les +têtes. + +De temps en temps, un convive plein comme une barrique, sortait +jusqu'aux arbres prochains, se soulageait, puis rentrait avec une faim +nouvelle aux dents. + +Les fermières, écarlates, oppressées, les corsages tendus comme des +ballons, coupées en deux par le corset, gonflées du haut et du bas, +restaient à table par pudeur. Mais une d'elles, plus gênée, étant +sortie, toutes alors se levèrent à la suite. Elles revenaient plus +joyeuses, prêtes à rire. Et les lourdes plaisanteries commencèrent. + +C'étaient des bordées d'obscénités lâchées à travers la table, et toutes +sur la nuit nuptiale. L'arsenal de l'esprit paysan fut vidé. Depuis cent +ans, les mêmes grivoiseries servaient aux mêmes occasions, et, bien que +chacun les connût, elles portaient encore, faisaient partir en un rire +retentissant les deux enfilées de convives. + +Un vieux à cheveux gris appelait: «Les voyageurs pour Mézidon en +voiture». Et c'étaient des hurlements de gaieté. + +Tout au bout de la table, quatre gars, des voisins, préparaient des +farces aux mariés, et ils semblaient en tenir une bonne, tant ils +trépignaient en chuchotant. + +L'un d'eux, soudain, profitant d'un moment de calme, cria: + +--C'est les braconniers qui vont s'en donner c'te nuit, avec la lune +qu'y a!... Dis donc, Jean, c'est pas c'te lune-là qu'tu guetteras, toi? + +Le marié, brusquement, se tourna: + +--Qu'i z'y viennent, les braconniers! + +Mais l'autre se mit à rire: + +--Ah! i peuvent y venir; tu quitteras pas ta besogne pour ça! + +Toute la tablée fut secouée par la joie. Le sol en trembla, les verres +vibrèrent. + +Mais le marié, à l'idée qu'on pouvait profiter de sa noce pour +braconner chez lui, devint furieux: + +--J'te dis qu'ça: qu'i z'y viennent! + +Alors ce fut une pluie de polissonneries à double sens qui faisaient un +peu rougir la mariée, toute frémissante d'attente. + +Puis, quand on eut bu des barils d'eau-de-vie, chacun partit se coucher; +et les jeunes époux entrèrent en leur chambre, située au +rez-de-chaussée, comme toutes les chambres de ferme; et, comme il y +faisait un peu chaud, ils ouvrirent la fenêtre et fermèrent l'auvent. +Une petite lampe de mauvais goût, cadeau du père de la femme, brûlait +sur la commode; et le lit était prêt à recevoir le couple nouveau, qui +ne mettait point à son premier embrassement tout le cérémonial des +bourgeois dans les villes. + +Déjà la jeune femme avait enlevé sa coiffure et sa robe, et elle +demeurait en jupon, délaçant ses bottines, tandis que Jean achevait un +cigare, en regardant de coin sa compagne. + +Il la guettait d'un oeil luisant, plus sensuel que tendre; car il la +désirait plutôt qu'il ne l'aimait; et, soudain, d'un mouvement brusque, +comme un homme qui va se mettre à l'ouvrage, il enleva son habit. + +Elle avait défait ses bottines, et maintenant elle retirait ses bas, +puis elle lui dit, le tutoyant depuis l'enfance: «Va te cacher là-bas, +derrière les rideaux, que j' me mette au lit». + +Il fit mine de refuser, puis il y alla d'un air sournois, et se +dissimula, sauf la tête. Elle riait, voulait envelopper ses yeux, et ils +jouaient d'une façon amoureuse et gaie, sans pudeur apprise et sans +gêne. + +Pour finir il céda; alors, en une seconde, elle dénoua son dernier +jupon, qui glissa le long de ses jambes, tomba autour de ses pieds et +s'aplatit en rond par terre. Elle l'y laissa, l'enjamba, nue sous la +chemise flottante et elle se glissa dans le lit, dont les ressorts +chantèrent sous son poids. + +Aussitôt il arriva, déchaussé lui-même, en pantalon, et il se courbait +vers sa femme, cherchant ses lèvres qu'elle cachait dans l'oreiller, +quand un coup de feu retentit au loin, dans la direction du bois des +Râpées, lui sembla-t-il. + +Il se redressa inquiet, le coeur crispé, et, courant à la fenêtre, il +décrocha l'auvent. + +La pleine lune baignait la cour d'une lumière jaune. L'ombre des +pommiers faisait des taches sombres à leur pied; et, au loin, la +campagne, couverte de moissons mûres, luisait. + +Comme Jean s'était penché au dehors, épiant toutes les rumeurs de la +nuit, deux bras nus vinrent se nouer sous son cou, et sa femme, le +tirant en arrière, murmura: «Laisse donc, qu'est-ce que ça fait, +viens-t'en.» + +Il se retourna, la saisit, l'étreignit, la palpant sous la toile légère; +et, l'enlevant dans ses bras robustes, il l'emporta vers leur couche. + +Au moment où il la posait sur le lit, qui plia sous le poids, une +nouvelle détonation, plus proche celle-là, retentit. + +Alors Jean, secoué d'une colère tumultueuse, jura: «Non de D...! ils +croient que je ne sortirai pas à cause de toi?... Attends, attends!» Il +se chaussa, décrocha son fusil toujours pendu à portée de sa main, et, +comme sa femme se traînait à ses genoux et le suppliait, éperdue, il se +dégagea vivement, courut à la fenêtre et sauta dans la cour. + +Elle attendit une heure, deux heures, jusqu'au jour. Son mari ne rentra +pas. Alors elle perdit la tête, appela, raconta la fureur de Jean et sa +course après les braconniers. + +Aussitôt les valets, les charretiers, les gars partirent à la recherche +du maître. + +On le retrouva à deux lieues de la ferme, ficelé des pieds à la tête, à +moitié mort de fureur, son fusil tordu, sa culotte à l'envers, avec +trois lièvres trépassés autour du cou et une pancarte sur la poitrine: + +«Qui va à la chasse, perd sa place.» + +Et, plus tard, quand il racontait cette nuit d'épousailles, il ajoutait: +«Oh! pour une farce! c'était une bonne farce. Ils m'ont pris dans un +collet comme un lapin, les salauds, et ils m'ont caché la tête dans un +sac. Mais si je les tâte un jour, gare à eux!» + + * * * * * + +Et voilà comment on s'amuse, les jours de noce, au pays normand. + + + + + + +LES SABOTS + +_A Léon Fontaine._ + + +Le vieux curé bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus des +bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommadés des +paysans. Les grands paniers des fermières venues de loin pour la messe +étaient posés à terre à côté d'elles; et la lourde chaleur d'un jour de +juillet dégageait de tout le monde une odeur de bétail, un fumet de +troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et +aussi les meuglements des vaches couchées dans un champ voisin. Parfois +un souffle d'air chargé d'aromes des champs s'engouffrait sous le +portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des coiffures, +il allait faire vaciller sur l'autel les petites flammes jaunes au bout +des cierges... «Comme le désire le bon Dieu. Ainsi soit-il!» prononçait +le prêtre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se mit, comme chaque +semaine, à recommander à ses ouailles les petites affaires intimes de la +commune. C'était un vieux homme à cheveux blancs qui administrait la +paroisse depuis bientôt quarante ans, et le prône lui servait pour +communiquer familièrement avec tout son monde. + +Il reprit: «Je recommande à vos prières Désiré Vallin, qu'est bien +malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses couches.» + +Il ne savait plus; il cherchait les bouts de papier posés dans un +bréviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua: «Il ne faut pas que +les garçons et les filles viennent comme ça, le soir, dans le cimetière, +ou bien je préviendrai le garde champêtre.--M. Césaire Omont voudrait +bien trouver une jeune fille honnête comme servante.» Il réfléchit +encore quelques secondes, puis ajouta: «C'est tout, mes frères, c'est la +grâce que je vous souhaite au nom du Père, et du Fils, et du +Saint-Esprit.» + +Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe. + + * * * * * + +Quand les Malandain furent rentrés dans leur chaumière, la dernière du +hameau de la Sablière, sur la route de Fourville, le père, un vieux +petit paysan sec et ridé, s'assit devant la table, pendant que sa femme +décrochait la marmite et que sa fille Adélaïde prenait dans le buffet +les verres et les assiettes, et il dit: «Ça s'rait p'têtre bon, c'te +place chez maîtr' Omont, vu que le v'là veuf, que sa bru l'aime pas, +qu'il est seul et qu'il a d'quoi. J'ferions p'têtre ben d'y envoyer +Adélaïde.» + +La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle, +et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d'une +odeur de choux, elle réfléchit. + +L'homme reprit: «Il a d'quoi, pour sûr. Mais qu'il faudrait être +dégourdi et qu'Adélaïde l'est pas un brin.» + +La femme alors articula: «J'pourrions voir tout d'même.» Puis, se +tournant vers sa fille, une gaillarde à l'air niais, aux cheveux jaunes, +aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria: +«T'entends, grande bête. T'iras chez maît' Omont t'proposer comme +servante, et tu f'ras tout c'qu'il te commandera.» + +La fille se mit à rire sottement sans répondre. Puis tous trois +commencèrent à manger. + +Au bout de dix minutes, le père reprit: «Écoute un mot, la fille, et +tâche d'n' point te mettre en défaut sur ce que j'vas te dire...» + +Et il lui traça en termes lents et minutieux toute une règle de +conduite, prévoyant les moindres détails, la préparant à cette conquête +d'un vieux veuf mal avec sa famille. + +La mère avait cessé de manger pour écouter, et elle demeurait, la +fourchette à la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour à +tour, suivant cette instruction avec une attention concentrée et muette. + +Adélaïde restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide. + +Dès que le repas fut terminé, la mère lui fit mettre son bonnet, et +elles partirent toutes deux pour aller trouver M. Césaire Omont. Il +habitait une sorte de petit pavillon de briques adossé aux bâtiments +d'exploitation qu'occupaient ses fermiers. Car il s'était retiré du +faire-valoir, pour vivre de ses rentes. + +Il avait environ cinquante-cinq ans; il était gros, jovial et bourru +comme un homme riche. Il riait et criait à faire tomber les murs, buvait +du cidre et de l'eau-de-vie à pleins verres, et passait encore pour +chaud, malgré son âge. + +Il aimait à se promener dans les champs, les mains derrière le dos, +enfonçant ses sabots de bois dans la terre grasse, considérant la levée +du blé ou la floraison des colzas d'un oeil d'amateur à son aise, qui +aime ça, mais qui ne se la foule plus. + +On disait de lui: «C'est un père Bon-Temps, qui n'est pas bien levé tous +les jours.» + +Il reçut les deux femmes, le ventre à table, achevant son café. Et, se +renversant, il demanda: + +--Qu'est-ce que vous désirez? + +La mère prit la parole: + +--C'est not' fille Adélaïde que j'viens vous proposer pour servante, vu +c'qu'a dit çu matin monsieur le curé.» + +Maître Omont considéra la fille, puis, brusquement: «Quel âge qu'elle a, +c'te grande bique-là?» + +«--Vingt-un ans à la Saint-Michel, monsieur Omont.» + +«--C'est bien; all'aura quinze francs par mois et l'fricot. J'l'attends +d'main, pour faire ma soupe du matin.» + +Et il congédia les deux femmes. + +Adélaïde entra en fonctions le lendemain et se mit à travailler dur, +sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents. + +Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine, +monsieur Omont la héla. + +«--Adélaïde!» + +Elle accourut. «Me v'là, not' maître.» + +Dès qu'elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnées, l'oeil +trouble, il déclara: «Écoute un peu, qu'il n'y ait pas d'erreur entre +nous. T'es ma servante, mais rien de plus. T'entends. Nous ne mêlerons +point nos sabots. + +--Oui, not' maître. + +--Chacun sa place, ma fille, t'as ta cuisine; j'ai ma salle. A part ça, +tout sera pour té comme pour mé. C'est convenu? + +--Oui, not' maître. + +--Allons, c'est bien, va à ton ouvrage. + +Et elle alla reprendre sa besogne. + +A midi elle servit le dîner du maître dans sa petite salle à papier +peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla prévenir M. +Omont. + +«--C'est servi, not' maître.» + +Il entra, s'assit, regarda autour de lui, déplia sa serviette, hésita +une seconde, puis, d'une voix de tonnerre: + +«--Adélaïde!» + +Elle arriva, effarée. Il cria comme s'il allait la massacrer. «Eh bien, +nom de D... et té, ousqu'est ta place?» + +«--Mais... not' maître...» + +Il hurlait: «J'aime pas manger tout seul, nom de D...; tu vas te mett' +là ou bien foutre le camp si tu n'veux pas. Va chercher t'nassiette et +ton verre.» + +Épouvantée, elle apporta son couvert en balbutiant: «Me v'là, not' +maître.» + +Et elle s'assit en face de lui. + +Alors il devint jovial; il trinquait, tapait sur la table, racontait des +histoires qu'elle écoutait les yeux baissés, sans oser prononcer un mot. + +De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du cidre, +des assiettes. + +En apportant le café, elle ne déposa qu'une tasse devant lui; alors, +repris de colère, il grogna: + +--Eh bien, et pour té? + +--J'n'en prends point, not' maître. + +--Pourquoi que tu n'en prends point? + +--Parce que je l'aime point. + +Alors il éclata de nouveau: «J'aime pas prend' mon café tout seul, nom +de D... Si tu n'veux pas t'mett'à en prendre itou, tu vas foutre le +camp, nom de D... Va chercher une tasse et plus vite que ça.» + +Elle alla chercher une tasse, se rassit, goûta la noire liqueur, fit la +grimace, mais, sous l'oeil furieux du maître, avala jusqu'au bout. Puis +il lui fallut boire le premier verre d'eau-de-vie de la rincette, le +second du pousse-rincette, et le troisième du coup-de-pied-au-cul. + +Et M. Omont la congédia. «Va laver ta vaisselle maintenant, t'es une +bonne fille.» + +Il en fut de même au dîner. Puis elle dut faire sa partie de dominos; +puis il l'envoya se mettre au lit. + +«--Va te coucher, je monterai tout à l'heure.» + +Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa +prière, se dévêtit et se glissa dans ses draps. + +Mais soudain elle bondit, effarée. Un cri furieux faisait trembler la +maison. + +--Adélaïde? + +Elle ouvrit sa porte et répondit de son grenier: + +«--Me v'là, not' maître.» + +--Ousque t'es? + +--Mais j'suis dans mon lit, donc, not' maître. + +Alors il vociféra: «Veux-tu bien descendre, nom de D... J'aime pas +coucher tout seul, nom de D..., et si tu n'veux point, tu vas me foutre +le camp, nom de D...» + +Alors, elle répondit d'en haut, éperdue, cherchant sa chandelle: + +«--Me v'là, not' maître!» + +Et il entendit ses petits sabots découverts battre le sapin de +l'escalier; et, quand elle fut arrivée aux dernières marches, il la +prit par le bras, et dès qu'elle eut laissé devant la porte ses étroites +chaussures de bois à côté des grosses galoches du maître, il la poussa +dans sa chambre en grognant: + +«--Plus vite que ça, donc, nom de D...!» + +Et elle répétait sans cesse, ne sachant plus ce qu'elle disait: + +«--Me v'là, me v'là, not' maître.» + + * * * * * + +Six mois après, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son +père l'examina curieusement, puis demanda: + +--T'es-ti point grosse? + +Elle restait stupide, regardant son ventre, répétant: «Mais non, je n' +crois point.» + +Alors, il l'interrogea, voulant tout savoir: + +--Dis-mé si vous n'avez point, quéque soir, mêlé vos sabots? + +--Oui, je les ons mêlés l'premier soir et puis l'sautres. + +--Mais alors t'es pleine, grande futaille. + +Elle se mit à sangloter, balbutiant: «J'savais ti, mé? J'savais ti, mé?» + +Le père Malandain la guettait, l'oeil éveillé, la mine satisfaite. Il +demanda: + +--Quéque tu ne savais point? + +Elle prononça, à travers ses pleurs: «J'savais ti, mé, que ça se faisait +comme ça, d's'éfants!» + +Sa mère rentrait. L'homme articula, sans colère: «La v'là grosse, à +c't'heure.» + +Mais la femme se fâcha, révoltée d'instinct, injuriant à pleine gueule +sa fille en larmes, la traitant de «manante» et de «traînée». + +Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour aller +causer de leurs affaires avec maît' Césaire Omont, il déclara: + +«All' est tout d' même encore pu sotte que j'aurais cru. All' n'savait +point c'qu'all' faisait, c'te niente. + +Au prône du dimanche suivant, le vieux curé publiait les bans de M. +Onufre-Césaire Omont avec Céleste-Adélaïde Malandain. + + + + + + +LA REMPAILLEUSE + +_A Léon Hennique._ + + +C'était à la fin du dîner d'ouverture de chasse chez le marquis de +Bertrans. Onze chasseurs, huit jeunes femmes et le médecin du pays +étaient assis autour de la grande table illuminée, couverte de fruits et +de fleurs. + +On vint à parler d'amour, et une grande discussion s'éleva, l'éternelle +discussion, pour savoir si on pouvait aimer vraiment une fois ou +plusieurs fois. On cita des exemples de gens n'ayant jamais eu qu'un +amour sérieux; on cita aussi d'autres exemples de gens ayant aimé +souvent, avec violence. Les hommes, en général, prétendaient que la +passion, comme les maladies, peut frapper plusieurs fois le même être, +et le frapper à le tuer si quelque obstacle se dresse devant lui. Bien +que cette manière de voir ne fût pas contestable, les femmes, dont +l'opinion s'appuyait sur la poésie bien plus que sur l'observation, +affirmaient que l'amour, l'amour vrai, le grand amour, ne pouvait tomber +qu'une fois sur un mortel, qu'il était semblable à la foudre, cet amour, +et qu'un coeur touché par lui demeurait ensuite tellement vidé, ravagé, +incendié, qu'aucun autre sentiment puissant, même aucun rêve, n'y +pouvait germer de nouveau. + +Le marquis ayant aimé beaucoup, combattait vivement cette croyance: + +--Je vous dis, moi, qu'on peut aimer plusieurs fois avec toutes ses +forces et toute son âme. Vous me citez des gens qui se sont tués par +amour, comme preuve de l'impossibilité d'une seconde passion. Je vous +répondrai que, s'ils n'avaient pas commis cette bêtise de se suicider, +ce qui leur enlevait toute chance de rechute, ils se seraient guéris; et +ils auraient recommencé, et toujours, jusqu'à leur mort naturelle. Il en +est des amoureux comme des ivrognes. Qui a bu boira--qui a aimé aimera. +C'est une affaire de tempérament, cela. + +On prit pour arbitre le docteur, vieux médecin parisien retiré aux +champs, et on le pria de donner son avis. + +Justement il n'en avait pas: + +--Comme l'a dit le marquis, c'est une affaire de tempérament; quant à +moi, j'ai eu connaissance d'une passion qui dura cinquante-cinq ans, +sans un jour de répit, et qui ne se termina que par la mort. + +La marquise battit des mains. + +--Est-ce beau cela! Et quel rêve d'être aimé ainsi! Quel bonheur de +vivre cinquante-cinq ans tout enveloppé de cette affection acharnée et +pénétrante! Comme il a dû être heureux, et bénir la vie, celui qu'on +adora de la sorte! + +Le médecin sourit: + +--En effet, madame, vous ne vous trompez pas sur ce point, que l'être +aimé fut un homme. Vous le connaissez, c'est M. Chouquet, le pharmacien +du bourg. Quant à elle, la femme, vous l'avez connue aussi, c'est la +vieille rempailleuse de chaises qui venait tous les ans au château. Mais +je vais me faire mieux comprendre. + +L'enthousiasme des femmes était tombé; et leur visage dégoûté disait: +«Pouah!» comme si l'amour n'eût dû frapper que des êtres fins et +distingués, seuls dignes de l'intérêt des gens comme il faut. + + * * * * * + +Le médecin reprit: + +--J'ai été appelé, il y a trois mois, auprès de cette vieille femme, à +son lit de mort. Elle était arrivée la veille, dans la voiture qui lui +servait de maison, traînée par la rosse que vous avez vue, et +accompagnée de ses deux grands chiens noirs, ses amis et ses gardiens. +Le curé était déjà là. Elle nous fit ses exécuteurs testamentaires, et, +pour nous dévoiler le sens de ses volontés dernières, elle nous raconta +toute sa vie. Je ne sais rien de plus singulier et de plus poignant. + +Son père était rempailleur et sa mère rempailleuse. Elle n'a jamais eu +de logis planté en terre. + +Toute petite, elle errait, haillonneuse, vermineuse, sordide. On +s'arrêtait à l'entrée des villages, le long des fossés; on dételait la +voiture; le cheval broutait; le chien dormait, le museau sur ses pattes; +et la petite se roulait dans l'herbe pendant que le père et la mère +rafistolaient, à l'ombre des ormes du chemin, tous les vieux sièges de +la commune. On ne parlait guère, dans cette demeure ambulante. Après les +quelques mots nécessaires pour décider qui ferait le tour des maisons en +poussant le cri bien connu: «Remmm-pailleur de chaises!» on se mettait à +tortiller la paille, face à face ou côte à côte. Quand l'enfant allait +trop loin ou tentait d'entrer en relations avec quelque galopin du +village, la voix colère du père la rappelait: «Veux-tu bien revenir ici, +crapule!» C'étaient les seuls mots de tendresse qu'elle entendait. + +Quand elle devint plus grande, on l'envoya faire la récolte des fonds de +siège avariés. Alors elle ébaucha quelques connaissances de place en +place avec les gamins; mais c'étaient alors les parents de ses nouveaux +amis qui rappelaient brutalement leurs enfants: «Veux-tu bien venir ici, +polisson! Que je te voie causer avec les va-nu-pieds!...» + +Souvent les petits gars lui jetaient des pierres. + +Des dames lui ayant donné quelques sous, elle les garda soigneusement. + + * * * * * + +Un jour--elle avait alors onze ans--comme elle passait par ce pays, elle +rencontra derrière le cimetière le petit Chouquet qui pleurait parce +qu'un camarade lui avait volé deux liards. Ces larmes d'un petit +bourgeois, d'un de ces petits qu'elle s'imaginait dans sa frêle caboche +de déshéritée, être toujours contents et joyeux, la bouleversèrent. Elle +s'approcha, et, quand elle connut la raison de sa peine, elle versa +entre ses mains toutes ses économies, sept sous, qu'il prit +naturellement, en essuyant ses larmes. Alors, folle de joie, elle eut +l'audace de l'embrasser. Comme il considérait attentivement sa monnaie, +il se laissa faire. Ne se voyant ni repoussée ni battue, elle +recommença; elle l'embrassa à pleins bras, à plein coeur. Puis elle se +sauva. + +Que se passa-t-il dans cette misérable tête? S'est-elle attachée à ce +mioche parce qu'elle lui avait sacrifié sa fortune de vagabonde, ou +parce qu'elle lui avait donné son premier baiser tendre? Le mystère est +le même pour les petits que pour les grands. + +Pendant des mois, elle rêva de ce coin de cimetière et de ce gamin. Dans +l'espérance de le revoir, elle vola ses parents, grappillant un sou +par-ci, un sou par-là, sur un rempaillage, ou sur les provisions qu'elle +allait acheter. + +Quand elle revint, elle avait deux francs dans sa poche, mais elle ne +put qu'apercevoir le petit pharmacien, bien propre, derrière les +carreaux de la boutique paternelle, entre un bocal rouge et un ténia. + +Elle ne l'en aima que davantage, séduite, émue, extasiée par cette +gloire de l'eau colorée, cette apothéose des cristaux luisants. + +Elle garda en elle son souvenir ineffaçable, et, quand elle le +rencontra, l'an suivant, derrière l'école, jouant aux billes avec ses +camarades, elle se jeta sur lui, le saisit dans ses bras, et le baisa +avec tant de violence qu'il se mit à hurler de peur. Alors, pour +l'apaiser, elle lui donna son argent: trois francs vingt, un vrai +trésor, qu'il regardait avec des yeux agrandis. + +Il le prit et se laissa caresser tant qu'elle voulut. + +Pendant quatre ans encore, elle versa entre ses mains toutes ses +réserves, qu'il empochait avec conscience en échange de baisers +consentis. Ce fut une fois trente sous, une fois deux francs, une fois +douze sous (elle en pleura de peine et d'humiliation, mais l'année avait +été mauvaise) et la dernière fois, cinq francs, une grosse pièce ronde, +qui le fit rire d'un rire content. + +Elle ne pensait plus qu'à lui; et il attendait son retour avec une +certaine impatience, courait au-devant d'elle en la voyant, ce qui +faisait bondir le coeur de la fillette. + +Puis il disparut. On l'avait mis au collège. Elle le sut en interrogeant +habilement. Alors elle usa d'une diplomatie infinie pour changer +l'itinéraire de ses parents et les faire passer par ici au moment des +vacances. Elle y réussit, mais après un an de ruses. Elle était donc +restée deux ans sans le revoir; et elle le reconnut à peine, tant il +était changé, grandi, embelli, imposant dans sa tunique à boutons d'or. +Il feignit de ne pas la voir et passa fièrement près d'elle. + +Elle en pleura pendant deux jours; et depuis lors elle souffrit sans +fin. + +Tous les ans elle revenait; passait devant lui sans oser le saluer et +sans qu'il daignât même tourner les yeux vers elle. Elle l'aimait +éperdument. Elle me dit: «C'est le seul homme que j'aie vu sur la terre, +monsieur le médecin; je ne sais pas si les autres existaient seulement.» + +Ses parents moururent. Elle continua leur métier, mais elle prit deux +chiens au lieu d'un, deux terribles chiens qu'on n'aurait pas osé +braver. + +Un jour, en rentrant dans ce village où son coeur était resté, elle +aperçut une jeune femme qui sortait de la boutique Chouquet au bras de +son bien-aimé. C'était sa femme. Il était marié. + +Le soir même, elle se jeta dans la mare qui est sur la place de la +Mairie. Un ivrogne attardé la repêcha, et la porta à la pharmacie. Le +fils Chouquet descendit en robe de chambre, pour la soigner, et, sans +paraître la reconnaître, la déshabilla, la frictionna, puis il lui dit +d'une voix dure: «Mais vous êtes folle! Il ne faut pas être bête comme +ça! + +Cela suffit pour la guérir. Il lui avait parlé! Elle était heureuse +pour longtemps. + +Il ne voulut rien recevoir en rémunération de ses soins, bien qu'elle +insistât vivement pour le payer. + +Et toute sa vie s'écoula ainsi. Elle rempaillait en songeant à Chouquet. +Tous les ans, elle l'apercevait derrière ses vitraux. Elle prit +l'habitude d'acheter chez lui des provisions de menus médicaments. De la +sorte elle le voyait de près, et lui parlait, et lui donnait encore de +l'argent. + +Comme je vous l'ai dit en commençant, elle est morte ce printemps. Après +m'avoir raconté toute cette triste histoire, elle me pria de remettre à +celui qu'elle avait si patiemment aimé toutes les économies de son +existence, car elle n'avait travaillé que pour lui, disait-elle, jeûnant +même pour mettre de côté, et être sûre qu'il penserait à elle, au moins +une fois, quand elle serait morte. + +Elle me donna donc deux mille trois cent vingt-sept francs. Je laissai +à M. le curé les vingt-sept francs pour l'enterrement, et j'emportai le +reste quand elle eut rendu le dernier soupir. + +Le lendemain, je me rendis chez les Chouquet. Ils achevaient de +déjeuner, en face l'un de l'autre, gros et rouges, fleurant les produits +pharmaceutiques, importants et satisfaits. + +On me fit asseoir; on m'offrit un kirsch, que j'acceptai; et je +commençai mon discours d'une voix émue, persuadé qu'ils allaient +pleurer. + +Dès qu'il eut compris qu'il avait été aimé de cette vagabonde, de cette +rempailleuse, de cette rouleuse, Chouquet bondit d'indignation, comme si +elle lui avait volé sa réputation, l'estime des honnêtes gens, son +honneur intime, quelque chose de délicat qui lui était plus cher que la +vie. + +Sa femme, aussi exaspérée que lui, répétait: «Cette gueuse! cette +gueuse! cette gueuse!...» Sans pouvoir trouver autre chose. + +Il s'était levé; il marchait à grands pas derrière la table, le bonnet +grec chaviré sur une oreille. Il balbutiait: «Comprend-on ça, docteur? +Voilà de ces choses horribles pour un homme! Que faire? Oh! si je +l'avais su de son vivant, je l'aurais fait arrêter par la gendarmerie et +flanquer en prison. Et elle n'en serait pas sortie, je vous en réponds!» + +Je demeurais stupéfait du résultat de ma démarche pieuse. Je ne savais +que dire ni que faire. Mais j'avais à compléter ma mission. Je repris: +«Elle m'a chargé de vous remettre ses économies, qui montent à deux +mille trois cents francs. Comme ce que je viens de vous apprendre semble +vous être fort désagréable, le mieux serait peut-être de donner cet +argent aux pauvres.» + +Ils me regardaient, l'homme et la femme, perdus de saisissement. + +Je tirai l'argent de ma poche, du misérable argent de tous les pays et +de toutes les marques, de l'or et des sous mêlés. Puis je demandai: «Que +décidez-vous?» + +Mme Chouquet parla la première: «Mais, puisque c'était sa dernière +volonté, à cette femme... il me semble qu'il nous est bien difficile de +refuser.» + +Le mari, vaguement confus, reprit: «Nous pourrions toujours acheter avec +ça quelque chose pour nos enfants.» + +Je dis d'un air sec: «Comme vous voudrez.» + +Il reprit: «Donnez toujours, puisqu'elle vous en a chargé; nous +trouverons bien moyen de l'employer à quelque bonne oeuvre.» + +Je remis l'argent, je saluai, et je partis. + + * * * * * + +Le lendemain Chouquet vint me trouver et, brusquement: «Mais elle a +laissé ici sa voiture, cette... cette femme. Qu'est-ce que vous en +faites, de cette voiture? + +«--Rien, prenez-la si vous voulez. + +«--Parfait; cela me va; j'en ferai une cabane pour mon potager.» + +Il s'en allait. Je le rappelai. «Elle a laissé aussi son vieux cheval et +ses deux chiens. Les voulez-vous?» Il s'arrêta, surpris: «Ah! non, par +exemple; que voulez-vous que j'en fasse? Disposez-en comme vous +voudrez.» Et il riait. Puis il me tendit sa main que je serrai. Que +voulez-vous? Il ne faut pas dans un pays, que le médecin et le +pharmacien soient ennemis. + +J'ai gardé les chiens chez moi. Le curé, qui a une grande cour, a pris +le cheval. La voiture sert de cabane à Chouquet; et il a acheté cinq +obligations de chemin de fer avec l'argent. + +Voilà le seul amour profond que j'aie rencontré, dans ma vie.» + +Le médecin se tut. + +Alors la marquise, qui avait des larmes dans les yeux, soupira: +«Décidément, il n'y a que les femmes pour savoir aimer!» + + + + + + +EN MER + +_A Henry Céara._ + + +On lisait dernièrement dans les journaux les lignes suivantes: + +«BOULOGNE-SUR-MER, 22 janvier.--On nous écrit: + +«Un affreux malheur vient de jeter la consternation parmi notre +population maritime déjà si éprouvée depuis deux années. Le bateau de +pêche commandé par le patron Javel, entrant dans le port, a été jeté à +l'Ouest et est venu se briser sur les roches du brise-lames de la jetée. + +«Malgré les efforts du bateau de sauvetage et des lignes envoyées au +moyen du fusil porte-amarre, quatre hommes et le mousse ont péri. + +«Le mauvais temps continue. On craint de nouveaux sinistres.» + +Quel est ce patron Javel? Est-il le frère du manchot? + +Si le pauvre homme roulé par la vague, et mort peut-être sous les débris +de son bateau mis en pièces, est celui auquel je pense, il avait +assisté, voici dix-huit ans maintenant, à un autre drame, terrible et +simple comme sont toujours ces drames formidables des flots. + + * * * * * + +Javel aîné était alors patron d'un chalutier. + +Le chalutier est le bateau de pêche par excellence. Solide à ne craindre +aucun temps, le ventre rond, roulé sans cesse par les lames comme un +bouchon, toujours dehors, toujours fouetté par les vents durs et salés +de la Manche, il travaille la mer, infatigable, la voile gonflée, +traînant par le flanc un grand filet qui racle le fond de l'Océan, et +détache et cueille toutes les bêtes endormies dans les roches, les +poissons plats collés au sable, les crabes lourds aux pattes crochues, +les homards aux moustaches pointues. + +Quand la brise est fraîche et la vague courte, le bateau se met à +pêcher. Son filet est fixé tout le long d'une grande tige de bois garnie +de fer qu'il laisse descendre au moyen de deux câbles glissant sur deux +rouleaux aux deux bouts de l'embarcation. Et le bateau, dérivant sous le +vent et le courant, tire avec lui cet appareil qui ravage et dévaste le +sol de la mer. + +Javel avait à son bord son frère cadet, quatre hommes et un mousse. Il +était sorti de Boulogne par un beau temps clair pour jeter le chalut. + +Or, bientôt le vent s'éleva, et une bourrasque survenant força le +chalutier à fuir. Il gagna les côtes d'Angleterre; mais la mer démontée +battait les falaises, se ruait contre la terre, rendait impossible +l'entrée des ports. Le petit bateau reprit le large et revint sur les +côtes de France. La tempête continuait à faire infranchissables les +jetées, enveloppant d'écume, de bruit et de danger tous les abords des +refuges. + +Le chalutier repartit encore, courant sur le dos des flots, ballotté, +secoué, ruisselant, souffleté par des paquets d'eau, mais gaillard, +malgré tout, accoutumé à ces gros temps qui le tenaient parfois cinq ou +six jours errant entre les deux pays voisins sans pouvoir aborder l'un +ou l'autre. + +Puis enfin l'ouragan se calma comme il se trouvait en pleine mer, et, +bien que la vague fût encore forte, le patron commanda de jeter le +chalut. + +Donc le grand engin de pêche fut passé par-dessus bord, et deux hommes à +l'avant, deux hommes à l'arrière, commencèrent à filer sur les rouleaux +les amarres qui le tenaient. Soudain il toucha le fond; mais une haute +lame inclinant le bateau, Javel cadet, qui se trouvait à l'avant et +dirigeait la descente du filet, chancela, et son bras se trouva saisi +entre la corde un instant détendue par la secousse et le bois où elle +glissait. Il fit un effort désespéré, tâchant de l'autre main de +soulever l'amarre, mais le chalut traînait déjà et le câble roidi ne +céda point. + +L'homme crispé par la douleur appela. Tous accoururent. Son frère quitta +la barre. Ils se jetèrent sur la corde, s'efforçant de dégager le membre +qu'elle broyait. Ce fut en vain. «Faut couper», dit un matelot, et il +tira de sa poche un large couteau, qui pouvait, en deux coups, sauver le +bras de Javel cadet. + +Mais couper, c'était perdre le chalut, et ce chalut valait de l'argent, +beaucoup d'argent, quinze cents francs; et il appartenait à Javel aîné, +qui tenait à son avoir. + +Il cria, le coeur torturé: «Non, coupe pas, attends, je vas lofer.» Et +il courut au gouvernail, mettant toute la barre dessous. + +Le bateau n'obéit qu'à peine, paralysé par ce filet qui immobilisait son +impulsion, et entraîné d'ailleurs par la force de la dérive et du vent. + +Javel cadet s'était laissé tomber sur les genoux, les dents serrées, les +yeux hagards. Il ne disait rien. Son frère revint, craignant toujours le +couteau d'un marin: «Attends, attends, coupe pas, faut mouiller +l'ancre.» + +L'ancre fut mouillée, toute la chaîne filée, puis on se mit à virer au +cabestan pour détendre les amarres du chalut. Elles s'amollirent, enfin, +et on dégagea le bras inerte, sous la manche de laine ensanglantée. + +Javel cadet semblait idiot. On lui retira la vareuse et on vit une chose +horrible, une bouillie de chairs dont le sang jaillissait à flots qu'on +eût dit poussés par une pompe. Alors l'homme regarda son bras et +murmura: «Foutu». + +Puis, comme l'hémorragie faisait une mare sur le pont du bateau, un des +matelots cria: «Il va se vider, faut nouer la veine.» + +Alors ils prirent une ficelle, une grosse ficelle brune et goudronnée, +et, enlaçant le membre au-dessus de la blessure, ils serrèrent de toute +leur force. Les jets de sang s'arrêtaient peu à peu; ils finirent par +cesser tout à fait. + + * * * * * + +Javel cadet se leva, son bras pendait à son côté. Il le prit de l'autre +main, le souleva, le tourna, le secoua. Tout était rompu, les os cassés; +les muscles seuls retenaient ce morceau de son corps. Il le considérait +d'un oeil morne, réfléchissant. Puis il s'assit sur une voile pliée, et +les camarades lui conseillèrent de mouiller sans cesse la blessure pour +empêcher le mal noir. + +On mit un seau auprès de lui, et, de minute en minute, il puisait dedans +au moyen d'un verre, et baignait l'horrible plaie en laissant couler +dessus un petit filet d'eau claire. + +--Tu serais mieux en bas, lui dit son frère. Il descendit, mais au bout +d'une heure il remonta, ne se sentant pas bien tout seul. Et puis, il +préférait le grand air. Il se rassit sur sa voile et recommença à +bassiner son bras. + +La pêche était bonne. Les larges poissons à ventre blanc gisaient à côté +de lui, secoués par des spasmes de mort; il les regardait sans cesser +d'arroser ses chairs écrasées. + + * * * * * + +Comme on allait regagner Boulogne, un nouveau coup de vent se déchaîna; +et le petit bateau recommença sa course folle, bondissant et culbutant, +secouant le triste blessé. + +La nuit vint. Le temps fut gros jusqu'à l'aurore. Au soleil levant on +apercevait de nouveau l'Angleterre, mais, comme la mer était moins dure, +on repartit pour la France en louvoyant. + +Vers le soir, Javel cadet appela ses camarades et leur montra des traces +noires, toute une vilaine apparence de pourriture sur la partie du +membre qui ne tenait plus à lui. + +Les matelots regardaient, disant leur avis. + +«--Ça pourrait bien être le Noir», pensait l'un. + +«--Faudrait de l'eau salée là-dessus», déclarait un autre. + +On apporta donc de l'eau salée et on en versa sur le mal. Le blessé +devint livide, grinça des dents, se tordit un peu; mais il ne cria pas. + +Puis, quand la brûlure se fut calmée: «Donne-moi ton couteau», dit-il à +son frère. Le frère tendit son couteau. + +«Tiens-moi le bras en l'air, tout drait, tire dessus.» + +On fit ce qu'il demandait. + +Alors il se mit à couper lui-même. Il coupait doucement, avec réflexion, +tranchant les derniers tendons avec cette lame aiguë, comme un fil de +rasoir; et bientôt il n'eut plus qu'un moignon. Il poussa un profond +soupir et déclara. «Fallait ça. J'étais foutu». + +Il semblait soulagé et respirait avec force. Il recommença à verser de +l'eau sur le tronçon de membre qui lui restait. + +La nuit fut mauvaise encore et on ne put atterrir. + +Quand le jour parut, Javel cadet prit son bras détaché et l'examina +longuement. La putréfaction se déclarait. Les camarades vinrent aussi +l'examiner, et ils se le passaient de main en main, le tâtaient, le +retournaient, le flairaient. + +Son frère dit: «Faut jeter ça à la mer à c't'heure.» + +Mais Javel cadet se fâcha: «Ah! mais non, ah! mais non. J'veux point. +C'est à moi, pas vrai, pisque c'est mon bras.» + +Il le reprit et le posa entre ses jambes. + +«--Il va pas moins pourrir», dit l'aîné. Alors une idée vint au blessé. +Pour conserver le poisson quand on tenait longtemps la mer, on +l'empilait en des barils de sel. + +Il demanda: «J'pourrions t'y point l'mettre dans la saumure. + +«Ça, c'est vrai», déclarèrent les autres. + +Alors on vida un des barils, plein déjà de la pêche des jours derniers; +et, tout au fond, on déposa le bras. On versa du sel dessus, puis on +replaça, un à un, les poissons. + +Un des matelots fit cette plaisanterie: «Pourvu que je l'vendions point +à la criée.» + +Et tout le monde rit, hormis les deux Javel. + +Le vent soufflait toujours. On louvoya encore en vue de Boulogne +jusqu'au lendemain dix heures. Le blessé continuait sans cesse à jeter +de l'eau sur sa plaie. + +De temps en temps il se levait et marchait d'un bout à l'autre du +bateau. + +Son frère, qui tenait la barre, le suivait de l'oeil en hochant la tête. + +On finit par rentrer au port. + +Le médecin examina la blessure et la déclara en bonne voie. Il fit un +pansement complet et ordonna le repos. Mais Javel ne voulut pas se +coucher sans avoir repris son bras, et il retourna bien vite au port +pour retrouver le baril qu'il avait marqué d'une croix. + +On le vida devant lui et il ressaisit son membre, bien conservé dans la +saumure, ridé, rafraîchi. Il l'enveloppa dans une serviette emportée à +cette intention, et rentra chez lui. + +Sa femme et ses enfants examinèrent longuement ce débris du père, tâtant +les doigts, enlevant les brins de sel restés sous les ongles; puis on +fit venir le menuisier qui prit mesure pour un petit cercueil. + +Le lendemain l'équipage complet du chalutier suivit l'enterrement du +bras détaché. Les deux frères, côte à côte, conduisaient le deuil. Le +sacristain de la paroisse tenait le cadavre sous son aisselle. + +Javel cadet cessa de naviguer. Il obtint un petit emploi dans le port, +et, quand il parlait plus tard de son accident, il confiait tout bas à +son auditeur: «Si le frère avait voulu couper le chalut, j'aurais encore +mon bras, pour sûr. Mais il était regardant à son bien.» + + + + + + + +UN NORMAND + +_A Paul Alexis._ + + +Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route +de Jumièges. La légère voiture filait, traversant les prairies; puis le +cheval se mit au pas pour monter la côte de Canteleu. + +C'est là un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde. +Derrière nous Rouen, la ville aux églises, aux clochers gothiques, +travaillés comme des bibelots d'ivoire; en face, Saint-Sever, le +faubourg aux manufactures qui dresse ses mille cheminées fumantes sur le +grand ciel vis-à-vis des mille clochetons sacrés de la vieille cité. + +Ici la flèche de la cathédrale, le plus haut sommet des monuments +humains; et là-bas, la «Pompe à feu» de la «Foudre», sa rivale presque +aussi démesurée, et qui passe d'un mètre la plus géante des pyramides +d'Égypte. + +Devant nous la Seine se déroulait, ondulante, semée d'îles, bordée à +droite de blanches falaises que couronnait une forêt, à gauche de +prairies immenses qu'une autre forêt limitait, là-bas, tout là-bas. + +De place en place, des grands navires à l'ancre le long des berges du +large fleuve. Trois énormes vapeurs s'en allaient, à la queue leu-leu, +vers le Havre; et un chapelet de bâtiments, formé d'un trois-mâts, de +deux goélettes et d'un brick, remontait vers Rouen, traîné par un petit +remorqueur vomissant un nuage de fumée noire. + +Mon compagnon, né dans le pays, ne regardait même point ce surprenant +paysage; mais il souriait sans cesse; il semblait rire en lui-même. Tout +à coup, il éclata: «Ah! vous allez voir quelque chose de drôle: la +chapelle au père Mathieu. Ça, c'est du nanan, mon bon.» + +Je le regardai d'un oeil étonné. Il reprit: + +--Je vais vous faire sentir un fumet de Normandie qui vous restera dans +le nez. Le père Mathieu est le plus beau Normand de la province, et sa +chapelle une des merveilles du monde, ni plus ni moins; mais je vais +vous donner d'abord quelques mots d'explication. + +Le père Mathieu, qu'on appelle aussi le père «La Boisson», est un ancien +sergent-major revenu dans son village natal. Il unit en des proportions +admirables pour faire un ensemble parfait la blague du vieux soldat à la +malice finaude du Normand. De retour au pays, il est devenu, grâce à +des protections multiples et à des habiletés invraisemblables, gardien +d'une chapelle miraculeuse, une chapelle protégée par la Vierge et +fréquentée principalement par les filles enceintes. Il a baptisé sa +statue merveilleuse: «Notre-Dame du Gros-Ventre», et il la traite avec +une certaine familiarité goguenarde qui n'exclut point le respect. Il a +composé lui-même et fait imprimer une pièce spéciale pour sa BONNE +VIERGE. Cette prière est un chef-d'oeuvre d'ironie involontaire, +d'esprit normand où la raillerie se mêle à la peur du SAINT, à la peur +superstitieuse de l'influence secrète de quelque chose. Il ne croit pas +beaucoup à sa patronne; cependant il y croit un peu, par prudence, et il +la ménage, par politique. + + * * * * * + +Voici le début de cette étonnante oraison: + +«Notre bonne madame la Vierge Marie, patronne naturelle des +filles-mères en ce pays et par toute la terre, protégez votre servante +qui a fauté dans un moment d'oubli.» + +......................................... + +Cette supplique se termine ainsi: + +«Ne m'oubliez pas surtout auprès de votre saint Époux et intercédez +auprès de Dieu le Père, pour qu'il m'accorde un bon mari semblable au +vôtre.» + +Cette prière, interdite par le clergé de la contrée, est vendue par lui +sous le manteau, et elle passe pour salutaire à celles qui la récitent +avec onction. + +En somme, il parle de la bonne Vierge, comme faisait de son maître le +valet de chambre d'un prince redouté, confident de tous les petits +secrets intimes. Il sait sur son compte une foule d'histoires amusantes, +qu'il dit tout bas, entre amis, après boire. + +Mais vous verrez par vous-même. + +Comme les revenus fournis par la Patronne ne lui semblaient point +suffisants, il a annexé à la Vierge principale un petit commerce de +Saints. Il les tient tous ou presque tous. La place manquant dans la +chapelle, il les a emmagasinés au bûcher, d'où il les sort sitôt qu'un +fidèle les demande. Il a façonné lui-même ces statuettes de bois, +invraisemblablement comiques, et les a peintes toutes en vert à pleine +couleur, une année qu'on badigeonnait sa maison. Vous savez que les +Saints guérissent les maladies; mais chacun a sa spécialité; et il ne +faut pas commettre de confusion ni d'erreurs. Ils sont jaloux les uns +des autres comme des cabotins. + +Pour ne pas se tromper, les vieilles bonnes femmes viennent consulter +Mathieu. + +--Pour les maux d'oreilles, qué saint qu'est l'meilleur? + +--Mais y a saint Osyme qu'est bon; y a aussi saint Pamphile qu'est pas +mauvais. + +Ce n'est pas tout. + +Comme Mathieu a du temps de reste, il boit; mais il boit en artiste, en +convaincu, si bien qu'il est gris régulièrement tous les soirs. Il est +gris, mais il le sait; il le sait si bien qu'il note, chaque jour, le +degré exact de son ivresse. C'est là sa principale occupation; la +chapelle ne vient qu'après. + +Et il a inventé, écoutez bien et cramponnez-vous, il a inventé le +saoulomètre. + +L'instrument n'existe pas, mais les observations de Mathieu sont aussi +précises que celles d'un mathématicien. + +Vous l'entendez dire sans cesse:--«D'puis lundi, j'ai passé +quarante-cinq.» + +Ou bien:--«J'étais entre cinquante-deux et cinquante-huit.» + +Ou bien:--«J'en avais bien soixante-six à soixante-dix.» + +Ou bien:--«Cré coquin, je m'croyais dans les cinquante, v'là que +j'm'aperçois qu'j'étais dans les soixante-quinze!» + +Jamais il ne se trompe. + +Il affirme n'avoir pas atteint le mètre, mais comme il avoue que ses +observations cessent d'être précises quand il a passé quatre-vingt-dix, +on ne peut se fier absolument à son affirmation. + +Quand Mathieu reconnaît avoir passé quatre-vingt-dix, soyez tranquille, +il était crânement gris. + +Dans ces occasions-là, sa femme, Mélie, une autre merveille, se met en +des colères folles. Elle l'attend sur sa porte, quand il rentre, et elle +hurle:--«Te voilà, salaud, cochon, bougre d'ivrogne!» + +Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d'elle, et, d'un ton +sévère:--«Tais-toi, Mélie, c'est pas le moment de causer. Attends à +d'main.» + +Si elle continue à vociférer, il s'approche et, la voix +tremblante:--«Gueule plus; j'suis dans les quatre-vingt-dix; je +n'mesure plus; j'vas cogner, prends garde!» + +Alors, Mélie bat en retraite. + +Si elle veut, le lendemain, revenir sur ce sujet, il lui rit au nez et +répond:--«Allons, allons! assez causé; c'est passé. Tant qu'jaurai pas +atteint le mètre, y a pas de mal. Mais, si j'passe le mètre, j'te +permets de m'corriger, ma parole!» + + * * * * * + +Nous avions gagné le sommet de la côte. La route s'enfonçait dans +l'admirable forêt de Roumare. + +L'automne, l'automne merveilleux, mêlait son or et sa pourpre aux +dernières verdures restées vives, comme si des gouttes de soleil fondu +avaient coulé du ciel dans l'épaisseur des bois. + +On traversa Duclair, puis, au lieu de continuer sur Jumièges, mon ami +tourna vers la gauche et, prenant un chemin de traverse, s'enfonça dans +le taillis. + +Et bientôt, du sommet d'une grande côte nous découvrions de nouveau la +magnifique vallée de la Seine, et le fleuve tortueux s'allongeant à nos +pieds. + +Sur la droite, un tout petit bâtiment couvert d'ardoises et surmonté +d'un clocher haut comme une ombrelle s'adossait contre une jolie maison +aux persiennes vertes, toute vêtue de chèvrefeuilles et de rosiers. + +Une grosse voix cria: «V'là des amis!» Et Mathieu parut sur le seuil. +C'était un homme de soixante ans, maigre, portant la barbiche et de +longues moustaches blanches. + +Mon compagnon lui serra la main, me présenta, et Mathieu nous fit entrer +dans une fraîche cuisine qui lui servait aussi de salle. Il disait: + +«Moi, monsieur, j'nai pas d'appartement distingué. J'aime bien à n'point +m'éloigner du fricot. Les casseroles, voyez-vous, ça tient compagnie.» + +Puis, se tournant vers mon ami: + +«Pourquoi venez-vous un jeudi? Vous savez bien que c'est jour de +consultation d'ma Patronne. J'peux pas sortir c't'après-midi.» + +Et, courant à la porte, il poussa un effroyable beuglement: «Mélie-e-e!» +qui dut faire lever la tête aux matelots des navires qui descendaient ou +remontaient le fleuve, là-bas, tout au fond de la creuse vallée. + +Mélie ne répondit point. + +Alors Mathieu cligna de l'oeil avec malice. + +--«A n'est pas contente après moi, voyez-vous, parce qu'hier je m'suis +trouvé dans les quatre-vingt-dix.» + +Mon voisin se mit à rire:--«Dans les quatre-vingt-dix, Mathieu! Comment +avez-vous fait?» + +Mathieu répondit: + +--«J'vas vous dire. J'n'ai trouvé, l'an dernier, qu'vingt rasières +d'pommes d'abricot. Y n'y en a pu; mais pour faire du cidre y n'y a +qu'ça. Donc j'en fis une pièce qu'je mis hier en perce. Pour du nectar, +c'est du nectar; vous m'en direz des nouvelles. J'avais ici Polyte; +j'nous mettons à boire un coup, et puis encore un coup, sans s'rassasier +(on en boirait jusqu'à d'main), si bien que, d'coup en coup, je m'sens +une fraîcheur dans l'estomac. J'dis à Polyte: «Si on buvait un verre de +fine pour se réchauffer!» Y consent. Mais c'te fine, ça vous met l'feu +dans l'corps, si bien qu'il a fallu r'venir au cidre. Mais v'là que +d'fraîcheur en chaleur et d'chaleur en fraîcheur, j'maperçois que j'suis +dans les quatre-vingt-dix. Polyte était pas loin du mètre.» + +La porte s'ouvrit. Mélie parut, et tout de suite, avant de nous avoir +dit bonjour: «... Crès cochons, vous aviez bien l'mètre tous les deux.» + +Alors Mathieu se fâcha:--«Dis pas ça, Mélie, dis pas ça; j'ai jamais +été au mètre.» + +On nous fit un déjeuner exquis, devant la porte, sous deux tilleuls, à +côté de la petite chapelle de «Notre-Dame du Gros-Ventre» et en face de +l'immense paysage. Et Mathieu nous raconta, avec une raillerie mêlée de +crédulités inattendues, d'invraisemblables histoires de miracles. + +Nous avions bu beaucoup de ce cidre adorable, piquant et sucré, frais et +grisant qu'il préférait à tous les liquides et nous fumions nos pipes, à +cheval sur nos chaises, quand deux bonnes femmes se présentèrent. + +Elles étaient vieilles, sèches, courbées. Après avoir salué, elles +demandèrent saint Blanc. Mathieu cligna de l'oeil vers nous et répondit: + +--J'vas vous donner ça. + +Et il disparut dans son bûcher. + +Il y resta bien cinq minutes; puis il revint avec une figure +consternée. Il levait les bras: + +--J'sais pas oùs qu'il est, je l'trouve pu; j'suis pourtant sûr que je +l'avais. + +Alors, faisant de ses mains un porte-voix, il mugit de nouveau: +«Mélie-e-e!» Du fond de la cour sa femme répondit: + +--«Qué qu'y a?» + +--«Ousqu'il est saint Blanc! Je l'trouve pu dans l'bûcher.» + +Alors, Mélie jeta cette explication: + +--«C'est-y pas celui qu't'as pris l'autre semaine pour boucher l'trou +d'la cabine à lapins?» + +Mathieu tressaillit:--«Nom d'un tonnerre, ça s'peut bien!» + +Alors il dit aux femmes:--«Suivez-moi.» + +Elles suivirent. Nous en fîmes autant, malades de rires étouffés. + +En effet, saint Blanc, piqué en terre comme un simple pieu, maculé de +boue et d'ordures, servait d'angle à la cabine à lapins. + +Dès qu'elles l'aperçurent, les deux bonnes femmes tombèrent à genoux, se +signèrent et se mirent à murmurer des _Oremus_. Mais Mathieu se +précipita: «Attendez, vous v'là dans la crotte; j'vas vous donner une +botte de paille.» + +Il alla chercher la paille et leur en fit un prie-Dieu. Puis, +considérant son saint fangeux, et, craignant sans doute un discrédit +pour son commerce, il ajouta: + +--«J'vas vous l'débrouiller un brin.» + +Il prit un seau d'eau, une brosse et se mit à laver vigoureusement le +bonhomme de bois, pendant que les deux vieilles priaient toujours. + +Puis, quand il eut fini, il ajouta:--«Maintenant il n'y a plus d'mal.» +Et il nous ramena boire un coup. + +Comme il portait le verre à sa bouche, il s'arrêta, et, d'un air un peu +confus:--«C'est égal, quand j'ai mis saint Blanc aux lapins, j'croyais +bien qu'i n'f'rait pu d'argent. Y avait deux ans qu'on n'le d'mandait +plus. Mais les saints, voyez-vous, ça n'passe jamais.» + +Il but et reprit. + +--«Allons, buvons encore un coup. Avec des amis y n'faut pas y aller à +moins d'cinquante; et j'n'en sommes seulement pas à trente-huit.» + + + + + + + +LE TESTAMENT + +_A Paul Hervieu._ + + +Je connaissais ce grand garçon qui s'appelait René de Bourneval. Il +était de commerce aimable, bien qu'un peu triste, semblait revenu de +tout, fort sceptique, d'un scepticisme précis et mordant, habile surtout +à désarticuler d'un mot les hypocrisies mondaines. Il répétait souvent: +«Il n'y a pas d'hommes honnêtes; ou du moins ils ne le sont que +relativement aux crapules.» + +Il avait deux frères qu'il ne voyait point, MM. de Courcils. Je le +croyais d'un autre lit, vu leurs noms différents. On m'avait dit à +plusieurs reprises qu'une histoire étrange s'était passée en cette +famille, mais sans donner aucun détail. + +Cet homme me plaisant tout à fait, nous fûmes bientôt liés. Un soir, +comme j'avais dîné chez lui en tête-à-tête, je lui demandai par hasard: +«Êtes-vous né du premier ou du second mariage de madame votre mère?» Je +le vis pâlir un peu, puis rougir; et il demeura quelques secondes sans +parler, visiblement embarrassé. Puis il sourit d'une façon mélancolique +et douce qui lui était particulière, et il dit: «Mon cher ami, si cela +ne vous ennuie point, je vais vous donner sur mon origine des détails +bien singuliers. Je vous sais un homme intelligent, je ne crains donc +pas que votre amitié en souffre, et si elle en devait souffrir, je ne +tiendrais plus alors à vous avoir pour ami.» + +Ma mère, Mme de Courcils, était une pauvre petite femme timide, que son +mari avait épousée pour sa fortune. Toute sa vie fut un martyre. D'âme +aimante, craintive, délicate, elle fut rudoyée sans répit par celui +qui aurait dû être mon père, un de ces rustres qu'on appelle des +gentilshommes campagnards. Au bout d'un mois de mariage, il vivait avec +une servante. Il eut en outre pour maîtresses les femmes et les filles +de ses fermiers; ce qui ne l'empêcha point d'avoir deux enfants de sa +femme; on devrait compter trois, en me comprenant. Ma mère ne disait +rien; elle vivait dans cette maison toujours bruyante comme ces petites +souris qui glissent sous les meubles. Effacée, disparue, frémissante, +elle regardait les gens de ses yeux inquiets et clairs, toujours +mobiles, des yeux d'être effaré que la peur ne quitte pas. Elle était +jolie pourtant, fort jolie, toute blonde d'un blond gris, d'un blond +timide; comme si ses cheveux avaient été un peu décolorés par ses +craintes incessantes. + +Parmi les amis de M. de Courcils qui venaient constamment au château se +trouvait un ancien officier de cavalerie, veuf, homme redouté, tendre et +violent, capable des résolutions les plus énergiques, M. de Bourneval, +dont je porte le nom. C'était un grand gaillard maigre, avec de grosses +moustaches noires. Je lui ressemble beaucoup. Cet homme avait lu, et ne +pensait nullement comme ceux de sa classe. Son arrière-grand'mère avait +été une amie de J.-J. Rousseau, et on eût dit qu'il avait hérité quelque +chose de cette liaison d'une ancêtre. Il savait par coeur le _Contrat +social_, la _Nouvelle Héloïse_ et tous ces livres philosophants qui ont +préparé de loin le futur bouleversement de nos antiques usages, de nos +préjugés, de nos lois surannées, de notre morale imbécile. + +Il aima ma mère, paraît-il, et en fut aimé. Cette liaison demeura +tellement secrète, que personne ne la soupçonna. La pauvre femme, +délaissée et triste, dut s'attacher à lui d'une façon désespérée, et +prendre dans son commerce toutes ses manières de penser, des théories de +libre sentiment, des audaces d'amour indépendant; mais, comme elle était +si craintive qu'elle n'osait jamais parler haut, tout cela fut refoulé, +condensé, pressé en son coeur qui ne s'ouvrit jamais. + +Mes deux frères étaient durs pour elle, comme leur père, ne la +caressaient point, et, habitués à ne la voir compter pour rien dans la +maison, la traitaient un peu comme une bonne. + +Je fus le seul de ses fils qui l'aima vraiment et qu'elle aima. + +Elle mourut. J'avais alors dix-huit ans. Je dois ajouter, pour que vous +compreniez ce qui va suivre, que son mari était doté d'un conseil +judiciaire, qu'une séparation de biens avait été prononcée au profit de +ma mère, qui avait conservé, grâce aux artifices de la loi et au +dévouement intelligent d'un notaire, le droit de tester à sa guise. + +Nous fûmes donc prévenus qu'un testament existait chez ce notaire, et +invités à assister à la lecture. + +Je me rappelle cela comme d'hier. Ce fut une scène grandiose, +dramatique, burlesque, surprenante, amenée par la révolte posthume de +cette morte, par ce cri de liberté, cette revendication du fond de la +tombe de cette martyre écrasée par nos moeurs durant sa vie, et qui +jetait, de son cercueil clos, un appel désespéré vers l'indépendance. + +Celui qui se croyait mon père, un gros homme sanguin éveillant l'idée +d'un boucher, et mes frères, deux forts garçons de vingt et de +vingt-deux ans, attendaient tranquilles sur leurs sièges. M. de +Bourneval, invité à se présenter, entra et se plaça derrière moi. Il +était serré dans sa redingote, fort pâle, et il mordillait souvent sa +moustache, un peu grise à présent. Il s'attendait sans doute à ce qui +allait se passer. + +Le notaire ferma la porte à double tour et commença la lecture, après +avoir décacheté devant nous l'enveloppe scellée à la cire rouge et dont +il ignorait le contenu. + + * * * * * + +Brusquement mon ami se tut, se leva, puis il alla prendre dans son +secrétaire un vieux papier, le déplia, le baisa longuement, et il +reprit. Voici le testament de ma bien-aimée mère: + +«Je soussignée Anne-Catherine-Geneviève-Mathilde de Croixluce, épouse +légitime de Jean-Léopold-Joseph Gontran de Courcils, saine de corps et +d'esprit, exprime ici mes dernières volontés. + +Je demande pardon à Dieu d'abord, et ensuite à mon cher fils René, de +l'acte que je vais commettre. Je crois mon enfant assez grand de coeur +pour me comprendre et me pardonner. J'ai souffert toute ma vie. J'ai été +épousée par calcul, puis méprisée, méconnue, opprimée, trompée sans +cesse par mon mari. + +Je lui pardonne, mais je ne lui dois rien. + +Mes fils aînés ne m'ont point aimée, ne m'ont point gâtée, m'ont à peine +traitée comme une mère. + +J'ai été pour eux, durant ma vie, ce que je devais être; je ne leur dois +plus rien après ma mort. Les liens du sang n'existent pas sans +l'affection constante, sacrée, de chaque jour. Un fils ingrat est moins +qu'un étranger; c'est un coupable, car il n'a pas le droit d'être +indifférent pour sa mère. + +J'ai toujours tremblé devant les hommes, devant leurs lois iniques, +leurs coutumes inhumaines, les préjugés infâmes. Devant Dieu, je ne +crains plus. Morte, je rejette de moi la honteuse hypocrisie; j'ose dire +ma pensée, avouer et signer le secret de mon coeur. + +Donc, je laisse en dépôt toute la partie de ma fortune dont la loi me +permet de disposer à mon amant bien-aimé Pierre-Germer-Simon de +Bourneval, pour revenir ensuite à notre cher fils René. + + * * * * * + +(Cette volonté est formulée en outre, d'une façon plus précise, dans un +acte notarié). + + * * * * * + +Et, devant le Juge suprême qui m'entend je déclare que j'aurais maudit +le ciel et l'existence si je n'avais rencontré l'affection profonde, +dévouée, tendre, inébranlable de mon amant, si je n'avais compris dans +ses bras que le Créateur a fait les êtres pour s'aimer, se soutenir, se +consoler, et pleurer ensemble dans les heures d'amertume. + +Mes deux fils aînés ont pour père M. de Courcils, René seul doit la vie +à M. de Bourneval. Je prie le Maître des hommes et de leurs destinées de +placer au-dessus des préjugés sociaux le père et le fils, de les faire +s'aimer jusqu'à leur mort et m'aimer encore dans mon cercueil. + +Tels sont ma dernière pensée et mon dernier désir. + +«MATHILDE DE CROIXLUCE.» + + * * * * * + +M. de Courcils s'était levé; il cria: «C'est là le testament d'une +folle!» Alors M. de Bourneval fit un pas et déclara d'une voix forte, +d'une voix tranchante: «Moi, Simon de Bourneval, je déclare que cet +écrit ne renferme que la stricte vérité. Je suis prêt à le prouver même +par les lettres que j'ai.» + +Alors M. de Courcils marcha vers lui. Je crus qu'ils allaient se +colleter. Ils étaient là, grands tous deux, l'un gros, l'autre maigre, +frémissants. Le mari de ma mère articula en bégayant: «Vous êtes un +misérable!» L'autre prononça du même ton vigoureux et sec: «Nous nous +retrouverons autre part, monsieur. Je vous aurais déjà souffleté et +provoqué depuis longtemps si je n'avais tenu avant tout à la +tranquillité, durant sa vie, de la pauvre femme que vous avez tant fait +souffrir.» + +Puis il se tourna vers moi: «Vous êtes mon fils. Voulez-vous me suivre? +Je n'ai pas le droit de vous emmener, mais je le prends, si vous voulez +bien m'accompagner.» + +Je lui serrai la main sans répondre. Et nous sommes sortis ensemble. +J'étais, certes, aux trois quarts fou. + +Deux jours plus tard M. de Bourneval tuait en duel M. de Courcils. Mes +frères, par crainte d'un affreux scandale, se sont tus. Je leur ai cédé +et ils ont accepté la moitié de la fortune laissée par ma mère. + +J'ai pris le nom de mon père véritable, renonçant à celui que la loi me +donnait et qui n'était pas le mien. + +M. de Bourneval est mort depuis cinq ans. Je ne suis point encore +consolé. + + * * * * * + +Il se leva, fit quelques pas, et, se plaçant en face de moi: «Eh bien, +je dis que le testament de ma mère est une des choses les plus belles, +les plus loyales, les plus grandes qu'une femme puisse accomplir. +N'est-ce pas votre avis?» + +Je lui tendis les deux mains: «Oui, certainement, mon ami.» + + + + + + + +AUX CHAMPS + +_A Octave Mirbeau._ + + +Les deux chaumières étaient côte à côte, au pied d'une colline, proches +d'une petite ville de bains. Les deux paysans besognaient dur sur la +terre inféconde pour élever tous leurs petits. Chaque ménage en avait +quatre. Devant les deux portes voisines, toute la marmaille grouillait +du matin au soir. Les deux aînés avaient six ans et les deux cadets +quinze mois environ; les mariages et, ensuite les naissances, s'étaient +produites à peu près simultanément dans l'une et l'autre maison. + +Les deux mères distinguaient à peine leurs produits dans le tas; et les +deux pères confondaient tout à fait. Les huit noms dansaient dans leur +tête, se mêlaient sans cesse; et, quand il fallait en appeler un, les +hommes souvent en criaient trois avant d'arriver au véritable. + +La première des deux demeures, en venant de la station d'eaux de +Rolleport, était occupée par les Tuvache, qui avaient trois filles et un +garçon; l'autre masure abritait les Vallin, qui avaient une fille et +trois garçons. + +Tout cela vivait péniblement de soupe, de pommes de terre et de grand +air. A sept heures, le matin, puis à midi, puis à six heures, le soir, +les ménagères réunissaient leurs mioches pour donner la pâtée, comme des +gardeurs d'oies assemblent leurs bêtes. Les enfants étaient assis, par +rang d'âge, devant la table en bois, vernie par cinquante ans d'usage. +Le dernier moutard avait à peine la bouche au niveau de la planche. On +posait devant eux l'assiette creuse pleine de pain molli dans l'eau où +avaient cuit les pommes de terre, un demi-chou et trois oignons; et +toute la ligne mangeait jusqu'à plus faim. La mère empâtait elle-même le +petit. Un peu de viande au pot-au-feu, le dimanche, était une fête pour +tous; et le père, ce jour-là, s'attardait au repas en répétant: «Je m'y +ferais bien tous les jours.» + +Par un après-midi du mois d'août, une légère voiture s'arrêta +brusquement devant les deux chaumières, et une jeune femme, qui +conduisait elle-même, dit au monsieur assis à côté d'elle: + +--Oh! regarde, Henri, ce tas d'enfants! Sont-ils jolis, comme ça, à +grouiller dans la poussière! + +L'homme ne répondit rien, accoutumé à ces admirations qui étaient une +douleur et presque un reproche pour lui. + +La jeune femme reprit: + +--Il faut que je les embrasse! Oh! comme je voudrais en avoir un, +celui-là, le tout petit. + +Et, sautant de la voiture, elle courut aux enfants, prit un des deux +derniers, celui des Tuvache, et, l'enlevant dans ses bras, elle le baisa +passionnément sur ses joues sales, sur ses cheveux blonds frisés et +pommadés de terre, sur ses menottes qu'il agitait pour se débarrasser +des caresses ennuyeuses. + +Puis elle remonta dans sa voiture et partit au grand trot. Mais elle +revint la semaine suivante, s'assit elle-même par terre, prit le moutard +dans ses bras, le bourra de gâteaux, donna des bonbons à tous les +autres; et joua avec eux comme une gamine, tandis que son mari attendait +patiemment dans sa frêle voiture. + +Elle revint encore, fit connaissance avec les parents, reparut tous les +jours, les poches pleines de friandises et de sous. + +Elle s'appelait Mme Henri d'Hubières. + +Un matin, en arrivant, son mari descendit avec elle; et, sans s'arrêter +aux mioches, qui la connaissaient bien maintenant, elle pénétra dans la +demeure des paysans. + +Ils étaient là, en train de fendre du bois pour la soupe; ils se +redressèrent tout surpris, donnèrent des chaises et attendirent. Alors +la jeune femme, d'une voix entrecoupée, tremblante, commença: + +--Mes braves gens, je viens vous trouver parce que je voudrais bien... +je voudrais bien emmener avec moi votre... votre petit garçon... + +Les campagnards, stupéfaits et sans idée, ne répondirent pas. + +Elle reprit haleine et continua. + +--Nous n'avons pas d'enfants; nous sommes seuls, mon mari et moi... Nous +le garderions... voulez-vous? + +La paysanne commençait à comprendre. Elle demanda: + +--Vous voulez nous prend'e Charlot? Ah ben non, pour sûr. + +Alors M. d'Hubières intervint: + +--Ma femme s'est mal expliquée. Nous voulons l'adopter, mais il +reviendra vous voir. S'il tourne bien, comme tout porte à le croire, il +sera notre héritier. Si nous avions, par hasard, des enfants, il +partagerait également avec eux. Mais, s'il ne répondait pas à nos soins, +nous lui donnerions, à sa majorité, une somme de vingt mille francs, qui +sera immédiatement déposée en son nom chez un notaire. Et, comme on a +aussi pensé à vous, on vous servira jusqu'à votre mort une rente de cent +francs par mois. Avez-vous bien compris? + +La fermière s'était levée, toute furieuse. + +--Vous voulez que j'vous vendions Charlot? Ah! mais non; c'est pas des +choses qu'on d'mande à une mère, ça! Ah! mais non! Ce s'rait une +abomination. + +L'homme ne disait rien, grave et réfléchi; mais il approuvait sa femme +d'un mouvement continu de la tête. + +Mme d'Hubières, éperdue, se mit à pleurer, et, se tournant vers son +mari, avec une voix pleine de sanglots, une voix d'enfant dont tous les +désirs ordinaires sont satisfaits, elle balbutia: + +--Ils ne veulent pas, Henri, ils ne veulent pas! + +Alors, ils firent une dernière tentative. + +--Mais, mes amis, songez à l'avenir de votre enfant, à son bonheur, à... + +La paysanne, exaspérée, lui coupa la parole: + +--C'est tout vu, c'est tout entendu, c'est tout réfléchi... +Allez-vous-en, et pi, que j'vous revoie point par ici. C'est i permis +d'vouloir prendre un éfant comme ça! + +Alors, Mme d'Hubières, en sortant, s'avisa qu'ils étaient deux tout +petits, et elle demanda, à travers ses larmes, avec une ténacité de +femme volontaire et gâtée, qui ne veut jamais attendre: + +--Mais l'autre petit n'est pas à vous? + +Le père Tuvache répondit: + +--Non, c'est aux voisins; vous pouvez y aller, si vous voulez. + +Et il rentra dans sa maison, où retentissait la voix indignée de sa +femme. + +Les Vallin étaient à table, en train de manger avec lenteur des tranches +de pain qu'ils frottaient parcimonieusement avec un peu de beurre piqué +au couteau, dans une assiette entre eux deux. + +M. d'Hubières recommença ses propositions, mais avec plus +d'insinuations, de précautions oratoires, d'astuce. + +Les deux ruraux hochaient la tête en signe de refus; mais, quand ils +apprirent qu'ils auraient cent francs par mois, ils se considérèrent, se +consultant de l'oeil, très ébranlés. + +Ils gardèrent longtemps le silence, torturés, hésitants. La femme enfin +demanda: + +--Qué qu't'en dis, l'homme? + +Il prononça d'un ton sentencieux: + +--J'dis qu'c'est point méprisable. + +Alors Mme d'Hubières, qui tremblait d'angoisse, leur parla de l'avenir +du petit, de son bonheur, et de tout l'argent qu'il pourrait leur donner +plus tard. + +Le paysan demanda: + +--C'te rente de douze cents francs, ce s'ra promis d'vant l'notaire? + +M. d'Hubières répondit: + +--Mais certainement, dès demain. + +La fermière, qui méditait, reprit: + +--Cent francs par mois, c'est point suffisant pour nous priver du p'tit; +ça travaillera dans quéqu'z'ans ct'éfant; i nous faut cent vingt +francs. + +Mme d'Hubières, trépignant d'impatience, les accorda tout de suite; et, +comme elle voulait enlever l'enfant, elle donna cent francs en cadeau +pendant que son mari faisait un écrit. Le maire et un voisin, appelés +aussitôt, servirent de témoins complaisants. + +Et la jeune femme, radieuse, emporta le marmot hurlant, comme on emporte +un bibelot désiré d'un magasin. + +Les Tuvache, sur leur porte, le regardaient partir, muets, sévères, +regrettant peut-être leur refus. + + * * * * * + +On n'entendit plus du tout parler du petit Jean Vallin. Les parents, +chaque mois, allaient toucher leurs cent vingt francs chez le notaire; +et ils étaient fâchés avec leurs voisins parce que la mère Tuvache les +agonisait d'ignominies, répétant sans cesse de porte en porte qu'il +fallait être dénaturé pour vendre son enfant, que c'était une horreur, +une saleté, une corromperie. + +Et parfois elle prenait en ses bras son Charlot avec ostentation, lui +criant, comme s'il eût compris: + +--J'tai pas vendu, mé, j't'ai pas vendu, mon p'tiot. J'vends pas m's +éfants, mé. J'sieus pas riche, mais vends pas m's éfants. + +Et, pendant des années et encore des années, ce fut ainsi chaque jour; +chaque jour des allusions grossières étaient vociférées devant la porte, +de façon à entrer dans la maison voisine. La mère Tuvache avait fini par +se croire supérieure à toute la contrée parce qu'elle n'avait pas vendu +Charlot. Et ceux qui parlaient d'elle disaient: + +--J'sais ben que c'était engageant, c'est égal, elle s'a conduite comme +une bonne mère. + +On la citait; et Charlot, qui prenait dix-huit ans, élevé avec cette +idée qu'on lui répétait sans répit, se jugeait lui-même supérieur à ses +camarades parce qu'on ne l'avait pas vendu. + + * * * * * + +Les Vallin vivotaient à leur aise, grâce à la pension. La fureur +inapaisable des Tuvache, restés misérables, venait de là. + +Leur fils aîné partit au service. Le second mourut; Charlot resta seul à +peiner avec le vieux père pour nourrir la mère et deux autres soeurs +cadettes qu'il avait. + +Il prenait vingt et un ans, quand, un matin, une brillante voiture +s'arrêta devant les deux chaumières. Un jeune monsieur, avec une chaîne +de montre en or, descendit, donnant la main à une vieille dame en +cheveux blancs. La vieille dame lui dit: + +--C'est là, mon enfant, à la seconde maison. + +Et il entra comme chez lui dans la masure des Vallin. + +La vieille mère lavait ses tabliers; le père infirme sommeillait près de +l'âtre. Tous deux levèrent la tête, et le jeune homme dit: + +--Bonjour, papa; bonjour, maman. + +Ils se dressèrent, effarés. La paysanne laissa tomber d'émoi son savon +dans son eau et balbutia: + +--C'est-i té, m'n éfant? C'est-i té, m'n éfant? + +Il la prit dans ses bras et l'embrassa, en répétant:--«Bonjour, maman.» +Tandis que le vieux, tout tremblant, disait, de son ton calme qu'il ne +perdait jamais:--«Te v'là-t-il revenu, Jean?» Comme s'il l'avait vu un +mois auparavant. + +Et, quand ils se furent reconnus, les parents voulurent tout de suite +sortir le fieu dans le pays pour le montrer. On le conduisit chez le +maire, chez l'adjoint, chez le curé, chez l'instituteur. + +Charlot, debout sur le seuil de sa chaumière, le regardait passer. + +Le soir, au souper, il dit aux vieux: + +--Faut-il qu' vous ayez été sots pour laisser prendre le p'tit aux +Vallin. + +Sa mère répondit obstinément: + +--J'voulions point vendre not' éfant. + +Le père ne disait rien. Le fils reprit: + +--C'est-il pas malheureux d'être sacrifié comme ça. + +Alors le père Tuvache articula d'un ton coléreux: + +--Vas-tu pas nous r'procher d' t'avoir gardé. + +Et le jeune homme, brutalement: + +--Oui, j'vous le r'proche, que vous n'êtes que des niants. Des parents +comme vous ça fait l'malheur des éfants. Qu' vous mériteriez que j'vous +quitte. + +La bonne femme pleurait dans son assiette. Elle gémit tout en avalant +des cuillerées de soupe dont elle répandait la moitié: + +--Tuez-vous donc pour élever d's éfants! + +Alors le gars, rudement: + +--J'aimerais mieux n'être point né que d'être c'que j'suis. Quand j'ai +vu l'autre, tantôt, mon sang n'a fait qu'un tour. Je m'suis dit:--v'là +c'que j'serais maintenant. + +Il se leva. + +--Tenez, j'sens bien que je ferai mieux de n' pas rester ici, parce que +j'vous le reprocherais du matin au soir, et que j'vous ferais une vie +d'misère. Ça, voyez-vous, j'vous l'pardonnerai jamais! + +Les deux vieux se taisaient, atterrés, larmoyants. + +Il reprit: + +--Non, c't' idée-là, ce serait trop dur. J'aime mieux m'en aller +chercher ma vie aut' part. + +Il ouvrit la porte. Un bruit de voix entra. Les Vallin festoyaient avec +l'enfant revenu. + +Alors Charlot tapa du pied et, se tournant vers ses parents, cria: + +--Manants, va! + +Et il disparut dans la nuit. + + + + + + +UN COQ CHANTA + +_A René Billotte._ + + +Mme Berthe d'Avancelles avait jusque-là repoussé toutes les +supplications de son admirateur désespéré, le baron Joseph de Croissard. +Pendant l'hiver, à Paris, il l'avait ardemment poursuivie, et il donnait +pour elle maintenant des fêtes et des chasses en son château normand de +Carville. + +Le mari, M. d'Avancelles, ne voyait rien, ne savait rien, comme +toujours. Il vivait, disait-on, séparé de sa femme, pour cause de +faiblesse physique, que madame ne lui pardonnait point. C'était un gros +petit homme, chauve, court de bras, de jambes, de cou, de nez, de tout. + +Mme d'Avancelles était au contraire une grande jeune femme brune et +déterminée, qui riait d'un rire sonore au nez de son maître, qui +l'appelait publiquement «Madame Popote» et regardait d'un certain air +engageant et tendre les larges épaules et l'encolure robuste et les +longues moustaches blondes de son soupirant attitré, le baron Joseph de +Croissard. + +Elle n'avait encore rien accordé cependant. Le baron se ruinait pour +elle. C'étaient sans cesse des fêtes, des chasses, des plaisirs nouveaux +auxquels il invitait la noblesse des châteaux environnants. + +Tout le jour les chiens courants hurlaient par les bois à la suite du +renard et du sanglier, et, chaque soir, d'éblouissants feux d'artifice +allaient mêler aux étoiles leurs panaches de feu, tandis que les +fenêtres illuminées du salon jetaient sur les vastes pelouses des +traînées de lumière où passaient des ombres. + +C'était l'automne, la saison rousse. Les feuilles voltigeaient sur les +gazons comme des voilées d'oiseaux. On sentait traîner dans l'air des +odeurs de terre humide, de terre dévêtue, comme on sent une odeur de +chair nue, quand tombe, après le bal, la robe d'une femme. + +Un soir, dans une fête, au dernier printemps, Mme d'Avancelles avait +répondu à M. de Croissard qui la harcelait de ses prières: «Si je dois +tomber, mon ami, ce ne sera pas avant la chute des feuilles. J'ai trop +de choses à faire cet été pour avoir le temps.» Il s'était souvenu de +cette parole rieuse et hardie; et, chaque jour, il insistait davantage, +chaque jour il avançait ses approches, il gagnait un pas dans le coeur +de la belle audacieuse qui ne résistait plus, semblait-il, que pour la +forme. + +Une grande chasse allait avoir lieu. Et, la veille, Mme Berthe avait +dit, en riant, au baron: «Baron, si vous tuez la bête, j'aurai quelque +chose pour vous.» + +Dès l'aurore, il fut debout pour reconnaître où le solitaire s'était +baugé. Il accompagna ses piqueurs, disposa les relais, organisa tout +lui-même pour préparer son triomphe; et, quand les cors sonnèrent le +départ, il apparut dans un étroit vêtement de chasse rouge et or, les +reins serrés, le buste large, l'oeil radieux, frais et fort comme s'il +venait de sortir du lit. + +Les chasseurs partirent. Le sanglier débusqué fila, suivi des chiens +hurleurs, à travers des broussailles; et les chevaux se mirent à +galoper, emportant par les étroits sentiers des bois les amazones et les +cavaliers, tandis que, sur les chemins amollis, roulaient sans bruit les +voitures qui accompagnaient de loin la chasse. + +Mme d'Avancelles, par malice, retint le baron près d'elle, s'attardant, +au pas, dans une grande avenue interminablement droite et longue et sur +laquelle quatre rangs de chênes se repliaient comme une voûte. + +Frémissant d'amour et d'inquiétude, il écoutait d'une oreille le +bavardage moqueur de la jeune femme, et de l'autre il suivait le chant +des cors et la voix des chiens qui s'éloignaient. + +«Vous ne m'aimez donc plus?» disait-elle. + +Il répondait: «Pouvez-vous dire des choses pareilles?» + +Elle reprenait: «La chasse cependant semble vous occuper plus que moi.» + +Il gémissait: «Ne m'avez-vous point donné l'ordre d'abattre moi-même +l'animal?» + +Et elle ajoutait gravement: «Mais j'y compte. Il faut que vous le tuiez +devant moi.» + +Alors il frémissait sur sa selle, piquait son cheval qui bondissait et, +perdant patience: «Mais sacristi! madame, cela ne se pourra pas si nous +restons ici.» + +Puis elle lui parlait tendrement, posant la main sur son bras, ou +flattant, comme par distraction, la crinière de son cheval. + +Et elle lui jetait, en riant: «Il faut que cela soit pourtant... ou +alors... tant pis pour vous.» + +Puis ils tournèrent à droite dans un petit chemin couvert, et soudain, +pour éviter une branche qui barrait la route, elle se pencha sur lui, si +près qu'il sentit sur son cou le chatouillement des cheveux. Alors +brutalement il l'enlaça, et appuyant sur la tempe ses grandes +moustaches, il la baisa d'un baiser furieux. + +Elle ne remua point d'abord, restant ainsi sous cette caresse emportée; +puis, d'une secousse, elle tourna la tête, et, soit hasard, soit +volonté, ses petites lèvres à elle rencontrèrent ses lèvres à lui, sous +leur cascade de poils blonds. + +Alors, soit confusion, soit remords, elle cingla le flanc de son cheval, +qui partit au grand galop. Ils allèrent ainsi longtemps, sans échanger +même un regard. + +Le tumulte de la chasse se rapprochait; les fourrés semblaient frémir, +et tout à coup, brisant les branches, couvert de sang, secouant les +chiens qui s'attachaient à lui, le sanglier passa. + +Alors le baron, poussant un rire de triomphe, cria: «Qui m'aime me +suive!» Et il disparut dans les taillis, comme si la forêt l'eût +englouti. + +Quand elle arriva, quelques minutes plus tard, dans une clairière, il se +relevait souillé de boue, la jaquette déchirée, les mains sanglantes, +tandis que la bête étendue portait dans l'épaule le couteau de chasse +enfoncé jusqu'à la garde. + +La curée se fit aux flambeaux par une nuit douce et mélancolique. La +lune jaunissait la flamme rouge des torches qui embrumaient la nuit de +leur fumée résineuse. Les chiens mangeaient les entrailles puantes du +sanglier, et criaient, et se battaient. Et les piqueurs et les +gentilshommes chasseurs, en cercle autour de la curée, sonnaient du cor +à plein souffle. La fanfare s'en allait dans la nuit claire au-dessus +des bois, répétée par les échos perdus des vallées lointaines, +réveillant les cerfs inquiets, les renards glapissants et troublant en +leurs ébats les petits lapins gris, au bord des clairières. + +Les oiseaux de nuit voletaient, effarés, au-dessus de la meute affolée +d'ardeur. Et des femmes, attendries par toutes ces choses douces et +violentes, s'appuyant un peu au bras des hommes, s'écartaient déjà dans +les allées, avant que les chiens eussent fini leur repas. + +Tout alanguie par cette journée de fatigue et de tendresse, Mme +d'Avancelles dit au baron: + +«--Voulez-vous faire un tour de parc, mon ami?» + +Mais lui, sans répondre, tremblant, défaillant, l'entraîna. + +Et, tout de suite, ils s'embrassèrent. Ils allaient au pas, au petit +pas, sous les branches presque dépouillées et qui laissaient filtrer la +lune; et leur amour, leurs désirs, leur besoin d'étreinte étaient +devenus si véhéments qu'ils faillirent choir au pied d'un arbre. + +Les cors ne sonnaient plus. Les chiens épuisés dormaient au chenil. +«--Rentrons», dit la jeune femme. Ils revinrent. + +Puis, lorsqu'ils furent devant le château, elle murmura d'une voix +mourante: «Je suis si fatiguée que je vais me coucher, mon ami.» Et, +comme il ouvrait les bras pour la prendre en un dernier baiser, elle +s'enfuit, lui jetant comme adieu: «Non... je vais dormir... Qui m'aime +me suive!» + +Une heure plus tard, alors que tout le château silencieux semblait mort, +le baron sortit à pas de loup de sa chambre et s'en vint gratter à la +porte de son amie. Comme elle ne répondait pas, il essaya d'ouvrir. Le +verrou n'était point poussé. + +Elle rêvait, accoudée à la fenêtre. + +Il se jeta à ses genoux qu'il baisait éperdûment à travers la robe de +nuit. Elle ne disait rien, enfonçant ses doigts fins, d'une manière +caressante, dans les cheveux du baron. + +Et soudain, se dégageant comme si elle eût pris une grande résolution, +elle murmura de son air hardi, mais à voix basse: «Je vais revenir. +Attendez-moi.» Et son doigt, tendu dans l'ombre, montrait au fond de la +chambre la tache vague et blanche du lit. + +Alors, à tâtons, éperdu, les mains tremblantes, il se dévêtit bien vite +et s'enfonça dans les draps frais. Il s'étendit délicieusement, +oubliant presque son amie, tant il avait plaisir à cette caresse du +linge sur son corps las de mouvement. + +Elle ne revenait point, pourtant; s'amusant sans doute à le faire +languir. Il fermait les yeux dans un bien-être exquis; et il rêvait +doucement dans l'attente délicieuse de la chose tant désirée. Mais peu à +peu ses membres s'engourdirent, sa pensée s'assoupit, devint incertaine, +flottante. La puissante fatigue enfin le terrassa; il s'endormit. + +Il dormit du lourd sommeil, de l'invincible sommeil des chasseurs +exténués. Il dormit jusqu'à l'aurore. + +Tout à coup, la fenêtre étant restée entr'ouverte, un coq, perché dans +un arbre voisin, chanta. Alors brusquement, surpris par ce cri sonore, +le baron ouvrit les yeux. + +Sentant contre lui un corps de femme, se trouvant en un lit qu'il ne +reconnaissait pas, surpris et ne se souvenant plus de rien, il balbutia, +dans l'effarement du réveil: + +«--Quoi? Où suis-je? Qu'y a-t-il?» + +Alors elle, qui n'avait point dormi, regardant cet homme dépeigné, aux +yeux rouges, à la lèvre épaisse, répondit, du ton hautain dont elle +parlait à son mari: + +«--Ce n'est rien. C'est un coq qui chante. Rendormez-vous, monsieur, +cela ne vous regarde pas.» + + + + + + + +UN FILS + +_A René Maizeroy._ + + +Ils se promenaient, les deux vieux amis, dans le jardin tout fleuri où +le gai Printemps remuait de la vie. + +L'un était Sénateur, et l'autre de l'Académie française, graves tous +deux, pleins de raisonnements très logiques mais solennels, gens de +marque et de réputation. + +Ils parlotèrent d'abord de politique, échangeant des pensées, non pas +sur des Idées, mais sur des hommes: les personnalités, en cette matière, +primant toujours la Raison. Puis ils soulevèrent quelques souvenirs; +puis ils se turent, continuant à marcher côte à côte, tout amollis par +la tiédeur de l'air. + +Une grande corbeille de ravenelles exhalait des souffles sucrés et +délicats; un tas de fleurs de toute race et de toute nuance jetaient +leurs odeurs dans la brise, tandis qu'un faux-ébénier, vêtu de grappes +jaunes, éparpillait au vent sa fine poussière, une fumée d'or qui +sentait le miel et qui portait, pareille aux poudres caressantes des +parfumeurs, sa semence enbaumée à travers l'espace. + +Le sénateur s'arrêta, huma le nuage fécondant qui flottait, considéra +l'arbre amoureux resplendissant comme un soleil et dont les germes +s'envolaient. Et il dit: «Quand on songe que ces imperceptibles atômes, +qui sentent bon, vont créer des existences à des centaines de lieues +d'ici, vont faire tressaillir les fibres et les sèves d'arbres femelles +et produire des êtres à racines, naissant d'un germe comme nous, +mortels comme nous, et qui seront remplacés par d'autres êtres de même +essence, comme nous toujours!» + +Puis, planté devant l'ébénier radieux dont les parfums vivifiants se +détachaient à tous les frissons de l'air, M. le sénateur ajouta: «Ah! +mon gaillard, s'il te fallait faire le compte de tes enfants, tu serais +bigrement embarrassé. En voilà un qui les exécute facilement et qui les +lâche sans remords, et qui ne s'en inquiète guère.» + +L'académicien ajouta: «Nous en faisons autant, mon ami.» + +Le sénateur reprit: «Oui, je ne le nie pas, nous les lâchons +quelquefois, mais nous le savons au moins, et cela constitue notre +supériorité.» + +Mais l'autre secoua la tête: «Non, ce n'est pas là ce que je veux dire; +voyez-vous, mon cher, il n'est guère d'homme qui ne possède des enfants +ignorés, ces enfants dits _de père inconnu_, qu'il a faits, comme cet +arbre reproduit, presque inconsciemment. + +S'il fallait établir le compte des femmes que nous avons eues, nous +serions, n'est-ce pas, aussi embarrassés que cet ébénier que vous +interpelliez le serait pour numéroter ses descendants. + +De dix-huit à quarante ans enfin, en faisant entrer en ligne les +rencontres passagères, les contacts d'une heure, on peut bien admettre +que nous avons eu des... rapports intimes avec deux ou trois cents +femmes. + +Eh bien, mon ami, dans ce nombre êtes-vous sûr que vous n'en ayez pas +fécondé au moins une, et que vous ne possédiez point sur le pavé, ou au +bagne, un chenapan de fils qui vole et assassine les honnêtes gens, +c'est-à-dire nous; ou bien une fille dans quelque mauvais lieu; ou +peut-être, si elle a eu la chance d'être abandonnée par sa mère, +cuisinière en quelque famille. + +Songez en outre que presque toutes les femmes que nous appelons +_publiques_ possèdent un ou deux enfants dont elles ignorent le père, +enfants attrapés dans le hasard de leurs étreintes à dix ou vingt +francs. Dans tout métier on fait la part des profits et pertes. Ces +rejetons-là constituent les «pertes» de leur profession. Quels sont les +générateurs?--Vous,--moi,--nous tous, les hommes dits _comme il faut_! +Ce sont les résultats de nos joyeux dîners d'amis, de nos soirs de +gaîté, de ces heures où notre chair contente nous pousse aux +accouplements d'aventure. + +Les voleurs, les rôdeurs, tous les misérables, enfin, sont nos enfants. +Et cela vaut encore mieux pour nous que si nous étions les leurs, car +ils reproduisent aussi, ces gredins-là! + +Tenez, j'ai, pour ma part, sur la conscience une très vilaine histoire +que je veux vous dire. C'est pour moi un remords incessant, plus que +cela, c'est un doute continuel, une inapaisable incertitude qui, +parfois, me torture horriblement. + +A l'âge de vingt-cinq ans j'avais entrepris avec un de mes amis, +aujourd'hui conseiller d'État, un voyage en Bretagne, à pied. + + * * * * * + +Après quinze ou vingt jours de marche forcenée, après avoir visité les +Côtes-du-Nord et une partie du Finistère, nous arrivions à Douarnenez; +de là, en une étape, on gagna la sauvage pointe du Raz par la baie des +Trépassés, et on coucha dans un village quelconque dont le nom finissait +en _of_; mais, le matin venu, une fatigue étrange retint au lit mon +camarade. Je dis au lit par habitude, car notre couche se composait +simplement de deux bottes de paille. + +Impossible d'être malade en ce lieu. Je le forçai donc à se lever, et +nous parvînmes à Audierne vers quatre ou cinq heures du soir. + +Le lendemain, il allait un peu mieux; on repartit; mais, en route, il +fut pris de malaises intolérables, et c'est à grand'peine que nous pûmes +atteindre Pont-Labbé. + +Là, au moins, nous avions une auberge. Mon ami se coucha, et le médecin, +qu'on fit venir de Quimper, constata une forte fièvre, sans en +déterminer la nature. + +Connaissez-vous Pont-Labbé?--Non.--Eh bien, c'est la ville la plus +bretonne de toute cette Bretagne bretonnante qui va de la pointe du Raz +au Morbihan, de cette contrée qui contient l'essence des moeurs, des +légendes, des coutumes bretonnes. Encore aujourd'hui, ce coin de pays +n'a presque pas changé. Je dis: _encore aujourd'hui_, car j'y retourne à +présent tous les ans, hélas! + +Un vieux château baigne le pied de ses tours dans un grand étang triste, +triste, avec des vols d'oiseaux sauvages. Une rivière sort de là que +les caboteurs peuvent remonter jusqu'à la ville. Et dans les rues +étroites aux maisons antiques, les hommes portent le grand chapeau, le +gilet brodé et les quatre vestes superposées: la première, grande comme +la main, couvrant au plus les omoplates, et la dernière s'arrêtant juste +au-dessus du fond de culotte. + +Les filles, grandes, belles, fraîches, ont la poitrine écrasée dans un +gilet de drap qui forme cuirasse, les étreint, ne laissant même pas +deviner leur gorge puissante et martyrisée; et elles sont coiffées d'une +étrange façon: sur les tempes, deux plaques brodées en couleur encadrent +le visage, serrent les cheveux qui tombent en nappe derrière la tête, +puis remontent se tasser au sommet du crâne sous un singulier bonnet, +tissu souvent d'or ou d'argent. + +La servante de notre auberge avait dix-huit ans au plus, des yeux tout +bleus, d'un bleu pâle que perçaient les deux petits points noirs de la +pupille; et ses dents courtes, serrées, qu'elle montrait sans cesse en +riant, semblaient faites pour broyer du granit. + +Elle ne savait pas un mot de français, ne parlant que le breton, comme +la plupart de ses compatriotes. + +Or, mon ami n'allait guère mieux, et, bien qu'aucune maladie ne se +déclarât, le médecin lui défendait de partir encore, ordonnant un repos +complet. Je passais donc les journées près de lui, et sans cesse la +petite bonne entrait, apportant soit mon dîner, soit de la tisane. + +Je la lutinais un peu, ce qui semblait l'amuser, mais nous ne causions +pas, naturellement, puisque nous ne nous comprenions point. + +Or, une nuit, comme j'étais resté fort tard auprès du malade, je +croisai, en regagnant ma chambre, la fillette qui rentrait dans la +sienne. C'était juste en face de ma porte ouverte; alors, brusquement, +sans réfléchir à ce que je faisais, plutôt par plaisanterie +qu'autrement, je la saisis à pleine taille, et, avant qu'elle fût +revenue de sa stupeur, je l'avais jetée et enfermée chez moi. Elle me +regardait, effarée, affolée, épouvantée, n'osant pas crier de peur d'un +scandale, d'être chassée sans doute par ses maîtres d'abord, et +peut-être par son père ensuite. + +J'avais fait cela en riant; mais, dès qu'elle fut chez moi, le désir de +la posséder m'envahit. Ce fut une lutte longue et silencieuse, une lutte +corps à corps, à la façon des athlètes, avec les bras tendus, crispés, +tordus, la respiration essoufflée, la peau mouillée de sueur. Oh! elle +se débattit vaillamment; et parfois nous heurtions un meuble, une +cloison, une chaise; alors, toujours enlacés, nous restions immobiles +plusieurs secondes dans la crainte que le bruit n'eût éveillé +quelqu'un; puis nous recommencions notre acharnée bataille, moi +l'attaquant, elle résistant. + +Épuisée enfin, elle tomba; et je la pris brutalement, par terre, sur le +pavé. + +Sitôt relevée, elle courut à la porte, tira les verrous et s'enfuit. + +Je la rencontrai à peine les jours suivants. Elle ne me laissait point +l'approcher. Puis, comme mon camarade était guéri et que nous devions +reprendre notre voyage, je la vis entrer, la veille de mon départ, à +minuit, nu-pieds, en chemise, dans ma chambre où je venais de me +retirer. + +Elle se jeta dans mes bras, m'étreignit passionnément, puis, jusqu'au +jour, m'embrassa, me caressa, pleurant, sanglotant, me donnant enfin +toutes les assurances de tendresse et de désespoir qu'une femme nous +peut donner quand elle ne sait pas un mot de notre langue. + +Huit jours après, j'avais oublié cette aventure, commune et fréquente +quand on voyage, les servantes d'auberge étant généralement destinées à +distraire ainsi les voyageurs. + +Et je fus trente ans sans y songer et sans revenir à Pont-Labbé. + +Or, en 1876, j'y retournai par hasard au cours d'une excursion en +Bretagne, entreprise pour documenter un livre et pour me bien pénétrer +des paysages. + +Rien ne me sembla changé. Le château mouillait toujours ses murs +grisâtres dans l'étang, à l'entrée de la petite ville; et l'auberge +était la même quoique réparée, remise à neuf, avec un air plus moderne. +En entrant, je fus reçu par deux jeunes Bretonnes de dix-huit ans, +fraîches et gentilles, encuirassées dans leur étroit gilet de drap, +casquées d'argent avec les grandes plaques brodées sur les oreilles. + +Il était environ six heures du soir. Je me mis à table pour dîner et, +comme le patron s'empressait lui-même à me servir, la fatalité sans +doute me fit dire: «Avez-vous connu les anciens maîtres de cette maison? +J'ai passé ici une dizaine de jours il y a trente ans maintenant. Je +vous parle de loin.» + +Il répondit: «C'étaient mes parents, monsieur.» + +Alors je lui racontai en quelle occasion je m'étais arrêté, comment +j'avais été retenu par l'indisposition d'un camarade. Il ne me laissa +pas achever. + +«--Oh! je me rappelle parfaitement J'avais alors quinze ou seize ans. +Vous couchiez dans la chambre du fond et votre ami dans celle dont j'ai +fait la mienne, sur la rue.» + +C'est alors seulement que le souvenir très vif de la petite bonne me +revint. Je demandai: «--Vous rappelez-vous une gentille petite servante +qu'avait alors votre père, et qui possédait, si ma mémoire ne me +trompe, de jolis yeux bleus et des dents fraîches?» + +Il reprit: «--Oui, monsieur; elle est morte en couches quelque temps +après.» + +Et, tendant la main vers la cour où un homme maigre et boiteux remuait +du fumier, il ajouta: «--Voilà son fils.» + +Je me mis à rire. «--Il n'est pas beau et ne ressemble guère à sa mère. +Il tient du père sans doute.» + +L'aubergiste reprit: «--Ça se peut bien; mais on n'a jamais su à qui +c'était. Elle est morte sans le dire et personne ici ne lui connaissait +de galant. Ç'a été un fameux étonnement quand on a appris qu'elle était +enceinte. Personne ne voulait le croire.» + +J'eus une sorte de frisson désagréable, un de ces effleurements pénibles +qui nous touchent le coeur, comme l'approche d'un lourd chagrin. Et je +regardai l'homme dans la cour. Il venait maintenant de puiser de l'eau +pour les chevaux et portait ses deux seaux en boitant, avec un effort +douloureux de la jambe plus courte. Il était déguenillé, hideusement +sale, avec de longs cheveux jaunes tellement mêlés qu'ils lui tombaient +comme des cordes sur les joues. + +L'aubergiste ajouta: «--Il ne vaut pas grand'chose, ç'a été gardé par +charité dans la maison. Peut-être qu'il aurait mieux tourné si on +l'avait élevé comme tout le monde. Mais que voulez-vous, monsieur? Pas +de père, pas de mère, pas d'argent! Mes parents ont eu pitié de +l'enfant, mais ce n'était pas à eux, vous comprenez.» + +Je ne dis rien. + +Et je couchai dans mon ancienne chambre; et toute la nuit je pensai à cet +affreux valet d'écurie en me répétant: «--Si c'était mon fils, pourtant? +Aurais-je donc pu tuer cette fille et procréer cet être?»--C'était +possible, enfin! + +Je résolus de parler à cet homme et de connaître exactement la date de +sa naissance. Une différence de deux mois devait m'arracher mes doutes. + +Je le fis venir le lendemain. Mais il ne parlait pas le français non +plus. Il avait l'air de ne rien comprendre d'ailleurs, ignorant +absolument son âge qu'une des bonnes lui demanda de ma part. Et il se +tenait d'un air idiot devant moi, roulant son chapeau dans ses pattes +noueuses et dégoûtantes, riant stupidement, avec quelque chose du rire +ancien de la mère dans le coin des lèvres et dans le coin des yeux. + +Mais le patron survenant alla chercher l'acte de naissance du misérable. +Il était entré dans la vie huit mois et vingt-six jours après mon +passage à Pont-Labbé, car je me rappelais parfaitement être arrivé à +Lorient le 15 août. L'acte portait la mention: «Père inconnu». La mère +s'était appelée Jeanne Kerradec. + +Alors mon coeur se mit à battre à coups pressés. Je ne pouvais plus +parler tant je me sentais suffoqué; et je regardais cette brute dont les +grands cheveux jaunes semblaient un fumier plus sordide que celui des +bêtes; et le gueux, gêné par mon regard, cessait de rire, détournait la +tête, cherchait à s'en aller. + +Tout le jour j'errai le long de la petite rivière, en réfléchissant +douloureusement. Mais à quoi bon réfléchir? Rien ne pouvait me fixer. +Pendant des heures et des heures je pesais toutes les raisons bonnes ou +mauvaises pour ou contre mes chances de paternité, m'énervant en des +suppositions inextricables, pour revenir sans cesse à la même horrible +incertitude, puis à la conviction plus atroce encore que cet homme était +mon fils. + +Je ne pus dîner et je me retirai dans ma chambre. Je fus longtemps sans +parvenir à dormir; puis le sommeil vint, un sommeil hanté de visions +insupportables. Je voyais ce goujat qui me riait au nez, m'appelait +«papa»; puis il se changeait en chien et me mordait les mollets, et, +j'avais beau me sauver, il me suivait toujours, et au lieu d'aboyer il +parlait, m'injuriait; puis il comparaissait devant mes collègues de +l'Académie réunis pour décider si j'étais bien son père; et l'un d'eux +s'écriait: «C'est indubitable! Regardez donc comme il lui ressemble.» Et +en effet je m'apercevais que ce monstre me ressemblait. Et je me +réveillai avec cette idée plantée dans le crâne et avec le désir fou de +revoir l'homme pour décider si, oui ou non, nous avions des traits +communs. + +Je le joignis comme il allait à la messe (c'était un dimanche) et je lui +donnai cent sous en le dévisageant anxieusement. Il se remit à rire +d'une ignoble façon, prit l'argent, puis, gêné de nouveau par mon oeil, +il s'enfuit après avoir bredouillé un mot à peu près inarticulé, qui +voulait dire «merci», sans doute. + +La journée se passa pour moi dans les mêmes angoisses que la veille. +Vers le soir je fis venir l'hôtelier, et avec beaucoup de précautions, +d'habiletés, de finesses, je lui dis que je m'intéressais à ce pauvre +être si abandonné de tous et privé de tout, et que je voulais faire +quelque chose pour lui. + +Mais l'homme répliqua: «Oh! n'y songez pas, monsieur, il ne vaut rien, +vous n'en aurez que du désagrément. Moi, je l'emploie à vider l'écurie, +et c'est tout ce qu'il peut faire. Pour ça je le nourris et il couche +avec les chevaux. Il ne lui en faut pas plus. Si vous avez une vieille +culotte, donnez-la lui, mais elle sera en pièces dans huit jours.» + +Je n'insistai pas, me réservant d'aviser. + +Le gueux rentra le soir horriblement ivre, faillit mettre le feu à la +maison, assomma un cheval à coups de pioche, et, en fin de compte, +s'endormit dans la boue sous la pluie, grâce à mes largesses. + +On me pria le lendemain de ne plus lui donner d'argent. L'eau-de-vie le +rendait furieux, et, dès qu'il avait deux sous en poche, il les buvait. +L'aubergiste ajouta: «Lui donner de l'argent c'est vouloir sa mort.» Cet +homme n'en avait jamais eu, absolument jamais, sauf quelques centimes +jetés par les voyageurs, et il ne connaissait pas d'autre destination à +ce métal que le cabaret. + +Alors je passai des heures dans ma chambre, avec un livre ouvert que je +semblais lire, mais ne faisant autre chose que de regarder cette brute, +mon fils! mon fils! en tâchant de découvrir s'il avait quelque chose de +moi. A force de chercher je crus reconnaître des lignes semblables dans +le front et à la naissance du nez, et je fus bientôt convaincu d'une +ressemblance que dissimulaient l'habillement différent et la crinière +hideuse de l'homme. + +Mais je ne pouvais demeurer plus longtemps sans devenir suspect, et je +partis, le coeur broyé, après avoir laissé à l'aubergiste quelque argent +pour adoucir l'existence de son valet. + +Or, depuis six ans, je vis avec cette pensée, cette horrible +incertitude, ce doute abominable. Et, chaque année, une force invincible +me ramène à Pont-Labbé. Chaque année je me condamne à ce supplice de +voir cette brute patauger dans son fumier, de m'imaginer qu'il me +ressemble, de chercher, toujours en vain, à lui être secourable. Et +chaque année je reviens ici, plus indécis, plus torturé, plus anxieux. + +J'ai essayé de le faire instruire. Il est idiot sans ressource. + +J'ai essayé de lui rendre la vie moins pénible. Il est irrémédiablement +ivrogne et emploie à boire tout l'argent qu'on lui donne; et il sait +fort bien vendre ses habits neufs pour se procurer de l'eau-de-vie. + +J'ai essayé d'apitoyer sur lui son patron pour qu'il le ménageât, en +offrant toujours de l'argent. L'aubergiste, étonné à la fin, m'a répondu +fort sagement: «Tout ce que vous ferez pour lui, monsieur, ne servira +qu'à le perdre. Il faut le tenir comme un prisonnier. Sitôt qu'il a du +temps ou du bien-être, il devient malfaisant. Si vous voulez faire du +bien, ça ne manque pas, allez, les enfants abandonnés, mais +choisissez-en un qui réponde à votre peine.» + +Que dire à cela? + +Et si je laissais percer un soupçon des doutes qui me torturent, ce +crétin, certes, deviendrait malin pour m'exploiter, me compromettre, me +perdre. Il me crierait «papa», comme dans mon rêve. + +Et je me dis que j'ai tué la mère et perdu cet être atrophié, larve +d'écurie, éclose et poussée dans le fumier, cet homme qui, élevé comme +d'autres, aurait été pareil aux autres. + +Et vous ne vous figurez pas la sensation étrange, confuse et intolérable +que j'éprouve en face de lui, en songeant que cela est sorti de moi, +qu'il tient à moi par ce lien intime qui lie le fils au père, que grâce +aux terribles lois de l'hérédité, il est moi par mille choses, par son +sang et par sa chair, et qu'il a jusqu'aux mêmes germes de maladies, aux +mêmes ferments de passions. + +Et j'ai sans cesse un inapaisable et douloureux besoin de le voir; et sa +vue me fait horriblement souffrir; et de ma fenêtre, là-bas, je le +regarde pendant des heures remuer et charrier les ordures des bêtes, en +me répétant: «C'est mon fils.» + +Et je sens, parfois, d'intolérables envies de l'embrasser. Je n'ai même +jamais touché sa main sordide. + +L'académicien se tut. Et son compagnon, l'homme politique, murmura: «Oui +vraiment, nous devrions bien nous occuper un peu plus des enfants qui +n'ont pas de père.» + + * * * * * + +Et un souffle de vent traversant, le grand arbre jaune secoua ses +grappes, enveloppa d'une nuée odorante et fine les deux vieillards qui +la respirèrent à longs traits. + +Et le sénateur ajouta: «C'est bon vraiment d'avoir vingt-cinq ans, et +même de faire des enfants comme ça.» + + + + + + + +SAINT-ANTOINE + +_A X. Charmes._ + + +On l'appelait Saint-Antoine, parce qu'il se nommait Antoine, et aussi +peut-être parce qu'il était bon vivant, joyeux, farceur, puissant +mangeur et fort buveur, et vigoureux trousseur de servantes, bien qu'il +eût plus de soixante ans. + +C'était un grand paysan du pays de Caux, haut en couleur, gros de +poitrine et de ventre, et perché sur de longues jambes qui semblaient +trop maigres pour l'ampleur du corps. + +Veuf, il vivait seul avec sa bonne et ses deux valets dans sa ferme +qu'il dirigeait en madré compère, soigneux de ses intérêts, entendu dans +les affaires et dans l'élevage du bétail, et dans la culture de ses +terres. Ses deux fils et ses trois filles mariés avec avantage, vivaient +aux environs, et venaient, une fois par mois, dîner avec le père. Sa +vigueur était célèbre dans tout le pays d'alentour; on disait en manière +de proverbe: «Il est fort comme Saint-Antoine.» + +Lorsque arriva l'invasion prussienne, Saint-Antoine, au cabaret, +promettait de manger une armée, car il était hâbleur comme un vrai +Normand, un peu couard et fanfaron. Il tapait du poing sur la table de +bois, qui sautait en faisant danser les tasses et les petits verres, et +il criait, la face rouge et l'oeil sournois, dans une fausse colère de +bon vivant: «Faudra que j'en mange, nom de Dieu!» Il comptait bien que +les Prussiens ne viendraient pas jusqu'à Tanneville; mais lorsqu'il +apprit qu'ils étaient à Rautôt, il ne sortit plus de sa maison, et il +guettait sans cesse la route par la petite fenêtre de sa cuisine, +s'attendant à tout moment à voir passer des baïonnettes. + +Un matin, comme il mangeait la soupe avec ses serviteurs, la porte +s'ouvrit, et le maire de la commune, maître Chicot, parut suivi d'un +soldat coiffé d'un casque noir à pointe de cuivre. Saint-Antoine se +dressa d'un bond; et tout son monde le regardait, s'attendant à le voir +écharper le Prussien; mais il se contenta de serrer la main du maire qui +lui dit: «--En v'la un pour toi, Saint-Antoine. Ils sont venus c'te +nuit. Fais pas de bêtise surtout, vu qu'ils parlent de fusiller et de +brûler tout si seulement il arrive la moindre chose. Te v'la prévenu. +Donne-li à manger, il a l'air d'un bon gars. Bonsoir, je vas chez +l's'autres. Y en a pour tout le monde.» Et il sortit. + +Le père Antoine, devenu pâle, regarda son Prussien. C'était un gros +garçon à la chair grasse et blanche, aux yeux bleus, au poil blond, +barbu jusqu'aux pommettes, qui semblait idiot, timide et bon enfant. Le +Normand malin le pénétra tout de suite, et, rassuré, lui fit signe de +s'asseoir. Puis il lui demanda: «Voulez-vous de la soupe?» L'étranger ne +comprit pas. Antoine alors eut un coup d'audace, et lui poussant sous le +nez une assiette pleine: «--Tiens, avale ça, gros cochon.» + +Le soldat répondit: «Ya» et se mit à manger goulûment pendant que le +fermier triomphant, sentant sa réputation reconquise, clignait de l'oeil +à ses serviteurs qui grimaçaient étrangement, ayant en même temps +grand'peur et envie de rire. + +Quand le Prussien eut englouti son assiettée, Saint-Antoine lui en +servit une autre qu'il fit disparaître également; mais il recula devant +la troisième, que le fermier voulait lui faire manger de force, en +répétant: «Allons fous-toi ça dans le ventre. T'engraisseras ou tu diras +pourquoi, va, mon cochon!» + +Et le soldat, comprenant seulement qu'on voulait le faire manger tout +son saoul, riait d'un air content, en faisant signe qu'il était plein. + +Alors Saint-Antoine devenu tout à fait familier lui tapa sur le ventre +en criant: «--Y en a-t-il dans la bedaine à mon cochon!» Mais soudain il +se tordit, rouge à tomber d'une attaque, ne pouvant plus parler. Une +idée lui était venue qui le faisait étouffer de rire: «C'est ça, c'est +ça, saint Antoine et son cochon. V'là mon cochon.» Et les trois +serviteurs éclatèrent à leur tour. + +Le vieux était si content qu'il fit apporter l'eau-de-vie, la bonne, le +fil en dix, et qu'il en régala tout le monde. On trinqua avec le +Prussien, qui claqua de la langue par flatterie, pour indiquer qu'il +trouvait ça fameux. Et Saint-Antoine lui criait dans le nez: «Hein? En +v'là d'la fine. T'en bois pas comme ça chez toi, mon cochon.» + + * * * * * + +Dès lors, le père Antoine ne sortit plus sans son Prussien. Il avait +trouvé là son affaire, c'était sa vengeance à lui, sa vengeance de gros +malin. Et tout le pays, qui crevait de peur, riait à se tordre derrière +le dos des vainqueurs de la farce de Saint-Antoine. Vraiment, dans la +plaisanterie il n'avait pas son pareil. Il n'y avait que lui pour +inventer des choses comme ça. Cré coquin, va! + +Il s'en allait chez les voisins, tous les jours après midi, bras dessus +bras dessous avec son Allemand qu'il présentait d'un air gai en lui +tapant sur l'épaule: «--Tenez, v'là mon cochon, r'gardez-moi s'il +engraisse c't'animal-là.» + +Et les paysans s'épanouissaient.--Est-il donc rigolo, ce bougre +d'Antoine! + +--J'te l'vend, Césaire, trois pistoles. + +--Je l'prends, Antoine, et j't'invite à manger du boudin. + +--Mé, c'que j'veux, c'est d'ses pieds. + +--Tâte li l'ventre, tu verras qu'il n'a que d'la graisse.» + +Et tout le monde clignait de l'oeil sans rire trop haut cependant, de +peur que le Prussien devinât à la fin qu'on se moquait de lui. Antoine +seul, s'enhardissant tous les jours, lui pinçait les cuisses en criant: +«Rien qu'du gras»; lui tapait sur le derrière en hurlant: «Tout ça d'la +couenne»; l'enlevait dans ses bras de vieux colosse capable de porter +une enclume en déclarant: «Il pèse six cents, et pas de déchet.» + +Et il avait pris l'habitude de faire offrir à manger à son cochon +partout où il entrait avec lui. C'était là le grand plaisir, le grand +divertissement de tous les jours: «--Donnez-li de c'que vous voudrez, il +avale tout.» Et on offrait à l'homme du pain et du beurre, des pommes de +terre, du fricot froid, de l'andouille qui faisait dire: «--De la vôtre, +et du choix.» + +Le soldat, stupide et doux, mangeait par politesse, enchanté de ces +attentions, se rendait malade pour ne pas refuser; et il engraissait +vraiment, serré maintenant dans son uniforme, ce qui ravissait +Saint-Antoine et lui faisait répéter: «--Tu sais, mon cochon, faudra te +faire faire une autre cage.» + +Ils étaient devenus, d'ailleurs, les meilleurs amis du monde; et, quand +le vieux allait à ses affaires dans les environs, le Prussien +l'accompagnait de lui-même pour le seul plaisir d'être avec lui. + +Le temps était rigoureux; il gelait dur; le terrible hiver de 1870 +semblait jeter ensemble tous les fléaux sur la France. + +Le père Antoine, qui préparait les choses de loin et profitait des +occasions, prévoyant qu'il manquerait de fumier pour les travaux du +printemps, acheta celui d'un voisin qui se trouvait dans la gêne; et il +fut convenu qu'il irait chaque soir avec son tombereau chercher une +charge d'engrais. + +Chaque jour donc il se mettait en route à l'approche de la nuit et se +rendait à la ferme des Haules, distante d'une demi-lieue, toujours +accompagné de son cochon. Et chaque jour c'était une fête de nourrir +l'animal. Tout le pays accourait là comme on va, le dimanche, à la +grand'messe. + +Le soldat, cependant, commençait à se méfier; et quand on riait trop +fort il roulait des yeux inquiets qui, parfois, s'allumaient d'une +flamme de colère. + +Or, un soir, quand il eut mangé à sa contenance, il refusa d'avaler un +morceau de plus; et il essaya de se lever pour s'en aller. Mais +Saint-Antoine l'arrêta d'un tour de poignet, et lui posant ses deux +mains puissantes sur les épaules il le rassit si durement que la chaise +s'écrasa sous l'homme. + +Une gaieté de tempête éclata; et Antoine, radieux, ramassant son cochon, +fit semblant de le panser pour le guérir, puis il déclara: «Puisque tu +n'veux pas manger, tu vas boire, nom de Dieu!» Et on alla chercher de +l'eau-de-vie au cabaret. + +Le soldat roulait des yeux méchants: mais il but néanmoins; il but tant +qu'on voulut; et Saint-Antoine lui tenait la tête, à la grande joie des +assistants. + +Le Normand, rouge comme une tomate, le regard en feu, emplissait les +verres, trinquait en gueulant «à la tienne!» Et le Prussien, sans +prononcer un mot, entonnait coup sur coup des lampées de cognac. + +C'était une lutte, une bataille, une revanche! A qui boirait le plus, +nom d'un nom! Ils n'en pouvaient ni l'un ni l'autre quand le litre fut +séché. Mais aucun des deux n'était vaincu. Ils s'en allaient manche à +manche, voilà tout. Faudrait recommencer le lendemain! + +Ils sortirent en titubant et se mirent en route, à côté du tombereau de +fumier que traînaient lentement les deux chevaux. + +La neige commençait à tomber, et la nuit sans lune s'éclairait +tristement de cette blancheur morte des plaines. Le froid saisit les +deux hommes, augmentant leur ivresse, et Saint-Antoine, mécontent de +n'avoir pas triomphé, s'amusait à pousser de l'épaule son cochon pour le +faire culbuter dans le fossé. L'autre évitait les attaques par des +retraites; et, chaque fois, il prononçait quelques mots allemands sur un +ton irrité qui faisait rire aux éclats le paysan. A la fin, le Prussien +se fâcha; et juste au moment où Antoine lui lançait une nouvelle +bourrade, il répondit par un coup de poing terrible qui fit chanceler +le colosse. + +Alors, enflammé d'eau-de-vie, le vieux saisit l'homme à bras le corps, +le secoua quelques secondes comme il eût fait d'un petit enfant, et il +le lança à toute volée de l'autre côté du chemin. Puis, content de cette +exécution, il croisa ses bras pour rire de nouveau. + +Mais le soldat se releva vivement, nu-tête, son casque ayant roulé, et, +dégainant son sabre, il se précipita sur le père Antoine. + +Quand il vit cela, le paysan saisit son fouet par le milieu, son grand +fouet de houx, droit, fort et souple comme un nerf de boeuf. + +Le Prussien arriva, le front baissé, l'arme en avant, sûr de tuer. Mais +le vieux, attrapant à pleine main la lame dont la pointe allait lui +crever le ventre, l'écarta, et il frappa d'un coup sec sur la tempe, +avec la poignée du fouet, son ennemi qui s'abattit à ses pieds. + +Puis il regarda, effaré, stupide d'étonnement, le corps d'abord secoué +de spasmes, puis immobile sur le ventre. Il se pencha, le retourna, le +considéra quelque temps. L'homme avait les yeux clos; et un filet de +sang coulait d'une fente au coin du front. Malgré la nuit, le père +Antoine distinguait la tache brune de ce sang sur la neige. + +Il restait là, perdant la tête, tandis que son tombereau s'en allait +toujours, au pas tranquille des chevaux. + +Qu'allait-il faire? Il serait fusillé! On brûlerait sa ferme, on +ruinerait le pays! Que faire? que faire? Comment cacher le corps, cacher +la mort, tromper les Prussiens? Il entendit des voix au loin, dans le +grand silence des neiges. Alors, il s'affola, et, ramassant le casque, +il recoiffa sa victime, puis, l'empoignant par les reins, il l'enleva, +courut, rattrapa son attelage et lança le corps sur le fumier. Une fois +chez lui, il aviserait. + +Il allait à petits pas, se creusant la cervelle, ne trouvant rien. Il se +voyait, il se sentait perdu. Il rentra dans sa cour. Une lumière +brillait à une lucarne, sa servante ne dormait pas encore; alors il fit +vivement reculer sa voiture jusqu'au bord du trou à l'engrais. Il +songeait qu'en renversant la charge, le corps posé dessus tomberait +dessous dans la fosse; et il fit basculer le tombereau. + +Comme il l'avait prévu, l'homme fut enseveli sous le fumier. Antoine +aplanit le tas avec sa fourche, puis la planta dans la terre à côté. Il +appela son valet, ordonna de mettre les chevaux à l'écurie; et il rentra +dans sa chambre. + +Il se coucha, réfléchissant toujours à ce qu'il allait faire, mais +aucune idée ne l'illuminait, son épouvante allait croissant dans +l'immobilité du lit. On le fusillerait! Il suait de peur; ses dents +claquaient; il se releva, grelottant, ne pouvant plus tenir dans ses +draps. + +Alors il descendit à la cuisine, prit la bouteille de fine dans le +buffet, et remonta. Il but deux grands verres de suite jetant une +ivresse nouvelle par-dessus l'ancienne, sans calmer l'angoisse de son +âme. Il avait fait là un joli coup, nom de Dieu d'imbécile! + +Il marchait maintenant de long en large, cherchant des ruses, des +explications et des malices; et, de temps en temps, il se rinçait la +bouche avec une gorgée de fil en dix pour se mettre du coeur au ventre. + +Et il ne trouvait rien. Mais rien. + +Vers minuit, son chien de garde, une sorte de demi-loup qu'il appelait +«Dévorant» se mit à hurler à la mort. Le père Antoine frémit jusque dans +les moelles; et, chaque fois que la bête reprenait son gémissement +lugubre et long, un frisson de peur courait sur la peau du vieux. + +Il s'était abattu sur une chaise, les jambes cassées, hébété, n'en +pouvant plus, attendant avec anxiété que «Dévorant» recommençât sa +plainte, et secoué par tous les sursauts dont la terreur fait vibrer nos +nerfs. + +L'horloge d'en bas sonna cinq heures. Le chien ne se taisait pas. Le +paysan devenait fou. Il se leva pour aller déchaîner la bête, pour ne +plus l'entendre. Il descendit, ouvrit la porte, s'avança dans la nuit. + +La neige tombait toujours. Tout était blanc. Les bâtiments de la ferme +faisaient de grandes taches noires. L'homme s'approcha de la niche. Le +chien tirait sur sa chaîne. Il le lâcha. Alors «Dévorant» fit un bond, +puis s'arrêta net, le poil hérissé, les pattes tendues, les crocs au +vent, le nez tourné vers le fumier. + +Saint-Antoine, tremblant de la tête aux pieds, balbutia: «--Qué qu't'as +donc, sale rosse?» et il avança de quelques pas, fouillant de l'oeil +l'ombre indécise, l'ombre terne de la cour. + +Alors, il vit une forme, une forme d'homme assis sur son fumier! + +Il regardait cela perclus d'horreur et haletant. Mais, soudain, il +aperçut auprès de lui le manche de sa fourche piquée dans la terre; il +l'arracha du sol; et, dans un de ces transports de peur qui rendent +téméraires les plus lâches, il se rua en avant, pour voir. + +C'était lui, son Prussien, sorti fangeux de sa couche d'ordure qui +l'avait réchauffé, ranimé. Il s'était assis machinalement, et il restait +là, sous la neige qui le poudrait, souillé de saletés et de sang, encore +hébété par l'ivresse, étourdi par le coup, épuisé par sa blessure. + +Il aperçut Antoine, et, trop abruti pour rien comprendre, il fit un +mouvement afin de se lever. Mais le vieux, dès qu'il l'eut reconnu, +écuma ainsi qu'une bête enragée. + +Il bredouillait: «--Ah! cochon! cochon! t'es pas mort! Tu vas me +dénoncer, à c't'heure... Attends... attends!» + +Et, s'élançant sur l'Allemand, il jeta en avant de toute la vigueur de +ses deux bras sa fourche levée comme une lance, et il lui enfonça +jusqu'au manche les quatre pointes de fer dans la poitrine. + +Le soldat se renversa sur le dos en poussant un long soupir de mort, +tandis que le vieux paysan, retirant son arme des plaies, la replongeait +coup sur coup dans le ventre, dans l'estomac, dans la gorge, frappant +comme un forcené, trouant de la tête aux pieds le corps palpitant dont +le sang fuyait par gros bouillons. + +Puis il s'arrêta, essoufflé de la violence de sa besogne, aspirant l'air +à grandes gorgées, apaisé par le meurtre accompli. + +Alors, comme les coqs chantaient dans les poulaillers et comme le jour +allait poindre, il se mit à l'oeuvre pour ensevelir l'homme. + +Il creusa un trou dans le fumier, trouva la terre, fouilla plus bas +encore, travaillant d'une façon désordonnée dans un emportement de force +avec des mouvements furieux des bras et de tout le corps. + +Lorsque la tranchée fut assez creuse, il roula le cadavre dedans, avec +la fourche, rejeta la terre dessus, la piétina longtemps, remit en place +le fumier, et il sourit en voyant la neige épaisse qui complétait sa +besogne, et couvrait les traces de son voile blanc. + +Puis il repiqua sa fourche sur le tas d'ordure et rentra chez lui. Sa +bouteille encore à moitié pleine d'eau-de-vie était restée sur une +table. Il la vida d'une haleine, se jeta sur son lit, et s'endormit +profondément. + +Il se réveilla dégrisé, l'esprit calme et dispos, capable de juger le +cas et de prévoir l'événement. + +Au bout d'une heure il courait le pays en demandant partout des +nouvelles de son soldat. Il alla trouver les officiers, pour savoir, +disait-il, pourquoi on lui avait repris son homme. + +Comme on connaissait leur liaison, on ne le soupçonna pas; et il dirigea +même les recherches en affirmant que le Prussien allait chaque soir +courir le cotillon. + +Un vieux gendarme en retraite, qui tenait une auberge dans un village +voisin et qui avait une jolie fille, fut arrêté et fusillé. + + + + + + +L'AVENTURE DE WALTER SCHNAFFS + +_A Robert Pinchon._ + + +Depuis son entrée en France avec l'armée d'invasion, Walter Schnaffs se +jugeait le plus malheureux des hommes. Il était gros, marchait avec +peine, soufflait beaucoup et souffrait affreusement des pieds qu'il +avait fort plats et fort gras. Il était en outre pacifique et +bienveillant, nullement magnanime ou sanguinaire, père de quatre enfants +qu'il adorait et marié avec une jeune femme blonde, dont il regrettait +désespérément chaque soir les tendresses, les petits soins et les +baisers. Il aimait se lever tard et se coucher tôt, manger lentement de +bonnes choses et boire de la bière dans les brasseries. Il songeait en +outre que tout ce qui est doux dans l'existence disparaît avec la vie; +et il gardait au coeur une haine épouvantable, instinctive et raisonnée +en même temps, pour les canons, les fusils, les revolvers et les sabres, +mais surtout pour les baïonnettes, se sentant incapable de manoeuvrer +assez vivement cette arme rapide pour défendre son gros ventre. + +Et, quand il se couchait sur la terre, la nuit venue, roulé dans son +manteau à côté des camarades qui ronflaient, il pensait longuement aux +siens laissés là-bas et aux dangers semés sur sa route:--S'il était tué, +que deviendraient les petits? Qui donc les nourrirait et les élèverait? +A l'heure même, ils n'étaient pas riches, malgré les dettes qu'il avait +contractées en partant pour leur laisser quelque argent. Et Walter +Schnaffs pleurait quelquefois. + +Au commencement des batailles il se sentait dans les jambes de telles +faiblesses qu'il se serait laissé tomber, s'il n'avait songé que toute +l'armée lui passerait sur le corps. Le sifflement des balles hérissait +le poil sur sa peau. + +Depuis des mois il vivait ainsi dans la terreur et dans l'angoisse. + +Son corps d'armée s'avançait vers la Normandie; et il fut un jour envoyé +en reconnaissance avec un faible détachement qui devait simplement +explorer une partie du pays et se replier ensuite. Tout semblait calme +dans la campagne; rien n'indiquait une résistance préparée. + +Or, les Prussiens descendaient avec tranquillité dans une petite vallée +que coupaient des ravins profonds quand une fusillade violente les +arrêta net, jetant bas une vingtaine des leurs; et une troupe de +francs-tireurs, sortant brusquement d'un petit bois grand comme la main, +s'élança en avant, la baïonnette au fusil. + +Walter Schnaffs demeura d'abord immobile, tellement surpris et éperdu +qu'il ne pensait même pas à fuir. Puis un désir fou de détaler le +saisit; mais il songea aussitôt qu'il courait comme une tortue en +comparaison des maigres Français qui arrivaient en bondissant comme un +troupeau de chèvres. Alors, apercevant à six pas devant lui un large +fossé plein de broussailles couvertes de feuilles sèches, il y sauta à +pieds joints, sans songer même à la profondeur, comme on saute d'un pont +dans une rivière. + +Il passa, à la façon d'une flèche, à travers une couche épaisse de +lianes et de ronces aiguës qui lui déchirèrent la face et les mains, et +il tomba lourdement assis sur un lit de pierres. + +Levant aussitôt les yeux, il vit le ciel par le trou qu'il avait fait. +Ce trou révélateur le pouvait dénoncer, et il se traîna avec précaution, +à quatre pattes, au fond de cette ornière, sous le toit de branchages +enlacés, allant le plus vite possible, en s'éloignant du lieu du combat. +Puis il s'arrêta et s'assit de nouveau, tapi comme un lièvre au milieu +des hautes herbes sèches. + +Il entendit pendant quelque temps encore des détonations, des cris et +des plaintes. Puis les clameurs de la lutte s'affaiblirent, cessèrent. +Tout redevint muet et calme. + +Soudain quelque chose remua contre lui. Il eut un sursaut épouvantable. +C'était un petit oiseau qui, s'étant posé sur une branche, agitait des +feuilles mortes. Pendant près d'une heure, le coeur de Walter Schnaffs +en battit à grands coups pressés. + +La nuit venait, emplissant d'ombre le ravin. Et le soldat se mit à +songer. Qu'allait-il faire? Qu'allait-il devenir? Rejoindre son +armée?... Mais comment? Mais par où? Et il lui faudrait recommencer +l'horrible vie d'angoisses, d'épouvantes, de fatigues et de souffrances +qu'il menait depuis le commencement de la guerre! Non! Il ne se sentait +plus ce courage! Il n'aurait plus l'énergie qu'il fallait pour supporter +les marches et affronter les dangers de toutes les minutes. + +Mais que faire? Il ne pouvait rester dans ce ravin et s'y cacher jusqu'à +la fin des hostilités. Non, certes. S'il n'avait pas fallu manger, cette +perspective ne l'aurait pas trop atterré; mais il fallait manger, manger +tous les jours. + +Et il se trouvait ainsi tout seul, en armes, en uniforme, sur le +territoire ennemi, loin de ceux qui le pouvaient défendre. Des frissons +lui couraient sur la peau. + +Soudain il pensa: «Si seulement j'étais prisonnier!» Et son coeur frémit +de désir, d'un désir violent, immodéré, d'être prisonnier des Français. +Prisonnier! Il serait sauvé, nourri, logé, à l'abri des balles et des +sabres, sans appréhension possible, dans une bonne prison bien gardée. +Prisonnier! Quel rêve! + +Et sa résolution fut prise immédiatement: + +--Je vais me constituer prisonnier. + +Il se leva, résolu à exécuter ce projet sans tarder d'une minute. Mais +il demeura immobile, assailli soudain par des réflexions fâcheuses et +par des terreurs nouvelles. + +Où allait-il se constituer prisonnier? Comment? De quel côté? Et des +images affreuses, des images de mort, se précipitèrent dans son âme. + +Il allait courir des dangers terribles en s'aventurant seul, avec son +casque à pointe, par la campagne. + +S'il rencontrait des paysans? Ces paysans, voyant un Prussien perdu, un +Prussien sans défense, le tueraient comme un chien errant! Ils le +massacreraient avec leurs fourches, leurs pioches, leurs faux, leurs +pelles! Ils en feraient une bouillie, une pâtée, avec l'acharnement des +vaincus exaspérés. + +S'il rencontrait des francs-tireurs? Ces francs-tireurs, des enragés +sans loi ni discipline, le fusilleraient pour s'amuser, pour passer une +heure, histoire de rire en voyant sa tête. Et il se croyait déjà appuyé +contre un mur en face de douze canons de fusils, dont les petits trous +ronds et noirs semblaient le regarder. + +S'il rencontrait l'armée française elle-même? Les hommes d'avant-garde +le prendraient pour un éclaireur, pour quelque hardi et malin troupier +parti seul en reconnaissance, et ils lui tireraient dessus. Et il +entendait déjà les détonations irrégulières des soldats couchés dans les +broussailles, tandis que lui, debout au milieu d'un champ, s'affaissait, +troué comme une écumoire par les balles qu'il sentait entrer dans sa +chair. + +Il se rassit, désespéré. Sa situation lui paraissait sans issue. + +La nuit était tout à fait venue, la nuit muette et noire. Il ne bougeait +plus, tressaillant à tous les bruits inconnus et légers qui passent dans +les ténèbres. Un lapin, tapant du cul au bord d'un terrier, faillit +faire s'enfuir Walter Schnaffs. Les cris des chouettes lui déchiraient +l'âme, le traversant de peurs soudaines, douloureuses comme des +blessures. Il écarquillait ses gros yeux pour tâcher de voir dans +l'ombre; et il s'imaginait à tout moment entendre marcher près de lui. + +Après d'interminables heures et des angoisses de damné, il aperçut, à +travers son plafond de branchages, le ciel qui devenait clair. Alors, un +soulagement immense le pénétra; ses membres se détendirent, reposés +soudain; son coeur s'apaisa; ses yeux se fermèrent. Il s'endormit. + +Quand il se réveilla, le soleil lui parut arrivé à peu près au milieu du +ciel; il devait être midi. Aucun bruit ne troublait la paix morne des +champs; et Walter Schnaffs s'aperçut qu'il était atteint d'une faim +aiguë. + +Il bâillait, la bouche humide à la pensée du saucisson, du bon saucisson +des soldats; et son estomac lui faisait mal. + +Il se leva, fit quelques pas, sentit que ses jambes étaient faibles, et +se rassit pour réfléchir. Pendant deux ou trois heures encore, il +établit le pour et le contre, changeant à tout moment de résolution, +combattu, malheureux, tiraillé par les raisons les plus contraires. + +Une idée lui parut enfin logique et pratique, c'était de guetter le +passage d'un villageois seul, sans armes, et sans outils de travail +dangereux, de courir au-devant de lui et de se remettre en ses mains en +lui faisant bien comprendre qu'il se rendait. + +Alors il ôta son casque, dont la pointe le pouvait trahir, et il sortit +sa tête au bord de son trou, avec des précautions infinies. + +Aucun être isolé ne se montrait à l'horizon. Là-bas, à droite, un petit +village envoyait au ciel la fumée de ses toits, la fumée des cuisines! +Là-bas, à gauche, il apercevait, au bout des arbres d'une avenue, un +grand château flanqué de tourelles. + +Il attendit ainsi jusqu'au soir, souffrant affreusement, ne voyant rien +que des vols de corbeaux, n'entendant rien que les plaintes sourdes de +ses entrailles. + +Et la nuit encore tomba sur lui. + +Il s'allongea au fond de sa retraite et il s'endormit d'un sommeil +fiévreux, hanté de cauchemars, d'un sommeil d'homme affamé. + +L'aurore se leva de nouveau sur sa tête. Il se remit en observation. +Mais la campagne restait vide comme la veille; et une peur nouvelle +entrait dans l'esprit de Walter Schnaffs, la peur de mourir de faim! Il +se voyait étendu au fond de son trou, sur le dos, les yeux fermés. Puis +des bêtes, des petites bêtes de toute sorte s'approchaient de son +cadavre et se mettaient à le manger, l'attaquant partout à la fois, se +glissant sous ses vêtements pour mordre sa peau froide. Et un grand +corbeau lui piquait les yeux de son bec effilé. + +Alors, il devint fou, s'imaginant qu'il allait s'évanouir de faiblesse +et ne plus pouvoir marcher. Et déjà, il s'apprêtait à s'élancer vers le +village, résolu à tout oser, à tout braver, quand il aperçut trois +paysans qui s'en allaient aux champs avec leur fourches sur l'épaule, et +il replongea dans sa cachette. + +Mais, dès que le soir obscurcit la plaine, il sortit lentement du fossé, +et se mit en route, courbé, craintif, le coeur battant, vers le château +lointain, préférant entrer là dedans plutôt qu'au village qui lui +semblait redoutable comme une tannière pleine de tigres. + +Les fenêtres d'en bas brillaient. Une d'elles était même ouverte; et une +forte odeur de viande cuite s'en échappait, une odeur qui pénétra +brusquement dans le nez et jusqu'au fond du ventre de Walter Schnaffs, +qui le crispa; le fit haleter, l'attirant irrésistiblement, lui jetant +au coeur une audace désespérée. + +Et brusquement, sans réfléchir, il apparut, casqué, dans le cadre de la +fenêtre. + +Huit domestiques dînaient autour d'une grande table. Mais soudain une +bonne demeura béante, laissant tomber son verre, les yeux fixes. Tous +les regards suivirent le sien! + +On aperçut l'ennemi! + +Seigneur! les Prussiens attaquaient le château!... + +Ce fut d'abord un cri, un seul cri, fait de huit cris poussés sur huit +tons différents, un cri d'épouvante horrible, puis une levée +tumultueuse, une bousculade, une mêlée, une fuite éperdue vers la porte +du fond. Les chaises tombaient, les hommes renversaient les femmes et +passaient dessus. En deux secondes, la pièce fut vide, abandonnée, avec +la table couverte de mangeaille en face de Walter Schnaffs stupéfait, +toujours debout dans sa fenêtre. + +Après quelques instants d'hésitation, il enjamba le mur d'appui et +s'avança vers les assiettes. Sa faim exaspérée le faisait trembler +comme un fiévreux: mais une terreur le retenait, le paralysait encore. +Il écouta. Toute la maison semblait frémir; des portes se fermaient, des +pas rapides couraient sur le plancher du dessus. Le Prussien inquiet +tendait l'oreille à ces confuses rumeurs; puis il entendit des bruits +sourds comme si des corps fussent tombés dans la terre molle, au pied +des murs, des corps humains sautant du premier étage. + +Puis tout mouvement, toute agitation cessèrent, et le grand château +devint silencieux comme un tombeau. + +Walter Schnaffs s'assit devant une assiette restée intacte, et il se mit +à manger. Il mangeait par grandes bouchées comme s'il eût craint d'être +interrompu trop tôt, de n'en pouvoir engloutir assez. Il jetait à deux +mains les morceaux dans sa bouche ouverte comme une trappe; et des +paquets de nourriture lui descendaient coup sur coup dans l'estomac, +gonflant sa gorge en passant. Parfois, il s'interrompait, prêt à crever +à la façon d'un tuyau trop plein. Il prenait alors la cruche au cidre et +se déblayait l'oesophage comme on lave un conduit bouché. + +Il vida toutes les assiettes, tous les plats et toutes les bouteilles; +puis, saoul de liquide et de mangeaille, abruti, rouge, secoué par des +hoquets, l'esprit troublé et la bouche grasse, il déboutonna son +uniforme pour souffler, incapable d'ailleurs de faire un pas. Ses yeux +se fermaient, ses idées s'engourdissaient; il posa son front pesant dans +ses bras croisés sur la table, et il perdit doucement la notion des +choses et des faits. + + * * * * * + +Le dernier croissant éclairait vaguement l'horizon au-dessus des arbres +du parc. C'était l'heure froide qui précède le jour. + +Des ombres glissaient dans les fourrés, nombreuses et muettes; et +parfois, un rayon de lune faisait reluire dans l'ombre une pointe +d'acier. + +Le château tranquille dressait sa grande silhouette noire. Deux fenêtres +seules brillaient encore au rez-de-chaussée. + +Soudain, une voix tonnante hurla: + +--En avant! nom d'un nom! à l'assaut! mes enfants! + +Alors, en un instant, les portes, les contrevents et les vitres +s'enfoncèrent sous un flot d'hommes qui s'élança, brisa, creva tout, +envahit la maison. En un instant cinquante soldats armés jusqu'aux +cheveux, bondirent dans la cuisine où reposait pacifiquement Walter +Schnaffs, et lui posant sur la poitrine cinquante fusils chargés, le +culbutèrent, le roulèrent, le saisirent, le lièrent des pieds à la tête. + +Il haletait d'ahurissement, trop abruti pour comprendre, battu, crossé +et fou de peur. + +Et tout d'un coup, un gros militaire chamarré d'or lui planta son pied +sur le ventre en vociférant: + +--Vous êtes mon prisonnier, rendez-vous! + +Le Prussien n'entendit que ce seul mot «prisonnier», et il gémit: «_ya, +ya, ya_». + +Il fut relevé, ficelé sur une chaise, et examiné avec une vive curiosité +par ses vainqueurs qui soufflaient comme des baleines. Plusieurs +s'assirent, n'en pouvant plus d'émotion et de fatigue. + +Il souriait, lui, il souriait maintenant, sûr d'être enfin prisonnier! + +Un autre officier entra et prononça: + +--Mon colonel, les ennemis se sont enfuis; plusieurs semblent avoir été +blessés. Nous restons maîtres de la place. + +Le gros militaire qui s'essuyait le front vociféra: «Victoire!» + +Et il écrivit sur un petit agenda de commerce tiré de sa poche: + +«Après une lutte acharnée, les Prussiens ont dû battre en retraite, +emportant leurs morts et leurs blessés, qu'on évalue à cinquante hommes +hors de combat. Plusieurs sont restés entre nos mains.» + +Le jeune officier reprit: + +--Quelles dispositions dois-je prendre, mon colonel? + +Le colonel répondit: + +--Nous allons nous replier pour éviter un retour offensif avec de +l'artillerie et des forces supérieures. + +Et il donna l'ordre de repartir. + +La colonne se reforma dans l'ombre, sous les murs du château, et se mit +en mouvement, enveloppant de partout Walter Schnaffs garotté, tenu par +six guerriers le revolver au poing. + +Des reconnaissances furent envoyées pour éclairer la route. On avançait +avec prudence, faisant halte de temps en temps. + +Au jour levant, on arrivait à la sous-préfecture de La Roche-Oysel, dont +la garde nationale avait accompli ce fait d'armes. + +La population anxieuse et surexcitée attendait. Quand on aperçut le +casque du prisonnier, des clameurs formidables éclatèrent. Les femmes +levaient les bras; des vieilles pleuraient; un aïeul lança sa béquille +au Prussien et blessa le nez d'un de ses gardiens. + +Le colonel hurlait. + +--Veillez à la sûreté du captif! + +On parvint enfin à la maison de ville. La prison fut ouverte, et Walter +Schnaffs jeté dedans, libre de liens. + +Deux cents hommes en armes montèrent la garde autour du bâtiment. + +Alors, malgré des symptômes d'indigestion qui le tourmentaient depuis +quelque temps, le Prussien, fou de joie, se mit à danser, à danser +éperdument, en levant les bras et les jambes, à danser en poussant des +rires frénétiques, jusqu'au moment où il tomba, épuisé au pied d'un mur. + +Il était prisonnier! Sauvé! + + * * * * * + +C'est ainsi que le château de Champignet fut repris à l'ennemi après six +heures seulement d'occupation. + +Le colonel Ratier, marchand de drap, qui enleva cette affaire à la tête +des gardes nationaux de La Roche-Oysel, fut décoré. + + + + +FIN + + + + + + +TABLE + + +La Bécasse + +Ce cochon de Morin + +La Folle + +Pierrot + +Menuet + +La Peur + +Farce normande + +Les Sabots + +La Rempailleuse + +En mer + +Un Normand + +Le Testament + +Aux Champs + +Un Coq chanta + +Un Fils + +Saint-Antoine + +L'Aventure de Walter Schnaffs + + + + + + + +End of Project Gutenberg's Contes de la Becasse, by Guy de Maupassant + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES DE LA BECASSE *** + +***** This file should be named 11714-8.txt or 11714-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/1/7/1/11714/ + +Produced by Miranda van de Heijning, Christine De Ryck and the PG +Online Distributed Proofreaders. This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale de France +(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +https://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's +eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, +compressed (zipped), HTML and others. + +Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over +the old filename and etext number. 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For example: + + https://www.gutenberg.org/etext06 + + (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, + 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) + +EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are +filed in a different way. The year of a release date is no longer part +of the directory path. The path is based on the etext number (which is +identical to the filename). The path to the file is made up of single +digits corresponding to all but the last digit in the filename. For +example an eBook of filename 10234 would be found at: + + https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234 + +or filename 24689 would be found at: + https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689 + +An alternative method of locating eBooks: + https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL + + diff --git a/old/11714-8.zip b/old/11714-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..afaba31 --- /dev/null +++ b/old/11714-8.zip diff --git a/old/11714-h.zip b/old/11714-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..e7ca692 --- /dev/null +++ b/old/11714-h.zip diff --git a/old/11714-h/11714-h.htm b/old/11714-h/11714-h.htm new file mode 100644 index 0000000..1cdb229 --- /dev/null +++ b/old/11714-h/11714-h.htm @@ -0,0 +1,5148 @@ +<!DOCTYPE HTML PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN"> +<html> + <head> + <meta http-equiv="Content-Type" content= + "text/html; charset=iso-8859-1"> + <title> + The Project Gutenberg eBook of Contes de la Bécasse, by Guy De Maupassant. + </title> + <style type="text/css"> + <!-- + P { text-indent: 1em; + margin-top: .75em; + text-align: justify; + margin-bottom: .75em; + font-size: 1.25em;} + P.contents { text-align: center; text-size; 1.75em; text-weight: lighter; text-indent: 0em;} + P.dedic {text-align: center; font-size: 1.5em; font-style: italic; margin-top: -1em; margin-bottom: 2em; text-indent: 0em;} + + H1,H2,H3,H4,H5,H6 { text-align: center; } + HR { width: 65%; margin-top: 1.5em; margin-bottom: 1.5em;} + HR.small { width: 45%; margin-top: .75em; margin-bottom: .75em;} + BODY {margin-left: 10%; margin-right: 10%;} + .parthead { text-align: center; font-size: 1.75em; font-weight: bold; + margin-top: 5em; margin-bottom: 2em; } + .chaphead { text-align: center; font-size: 1.5em; font-weight: bold; + margin-top: 4em; margin-bottom: 2em; } + A { color: #777777; text-decoration: none } + // --> + </style> + </head> +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Contes de la Becasse, by Guy de Maupassant + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Contes de la Becasse + +Author: Guy de Maupassant + +Release Date: March 25, 2004 [EBook #11714] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES DE LA BECASSE *** + + + + +Produced by Miranda van de Heijning, Christine De Ryck and the PG +Online Distributed Proofreaders. This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale de France +(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. + + + + + + +</pre> + + +<h1>GUY DE MAUPASSANT</h1> +<br> + +<h1>CONTES DE LA BÉCASSE</h1> +<br> +<br> +<br> + +<h2>SEIZIÈME ÉDITION</h2> +<br> +<br> + +<h2>PARIS</h2> + +<h2>1894</h2> + + +<hr> +<h2 class="chaphead">TABLE</h2> + +<p class="contents"><a href="#LA_BECASSE"><b>La Bécasse</b></a><br> +<a href="#CE_COCHON_DE_MORIN"><b>Ce cochon de Morin</b></a><br> +<a href="#LA_FOLLE"><b>La Folle</b></a><br> +<a href="#PIERROT"><b>Pierrot</b></a><br> +<a href="#MENUET"><b>Menuet</b></a><br> +<a href="#LA_PEUR"><b>La Peur</b></a><br> +<a href="#FARCE_NORMANDE"><b>Farce normande</b></a><br> +<a href="#LES_SABOTS"><b>Les Sabots</b></a><br> +<a href="#LA_REMPAILLEUSE"><b>La Rempailleuse</b></a><br> +<a href="#EN_MER"><b>En mer</b></a><br> +<a href="#UN_NORMAND"><b>Un Normand</b></a><br> +<a href="#LE_TESTAMENT"><b>Le Testament</b></a><br> +<a href="#AUX_CHAMPS"><b>Aux Champs</b></a><br> +<a href="#UN_COQ_CHANTA"><b>Un Coq chanta</b></a><br> +<a href="#UN_FILS"><b>Un Fils</b></a><br> +<a href="#SAINT-ANTOINE"><b>Saint-Antoine</b></a><br> +<a href="#L'AVENTURE_DE_WALTER_SCHNAFFS"><b>L'Aventure de Walter Schnaffs</b></a></p> + + + +<hr> +<a name="LA_BECASSE"></a><h2 class="parthead">LA BÉCASSE</h2> +<br> + +<p>Le vieux baron des Ravots avait été pendant quarante ans le roi des +chasseurs de sa province. Mais, depuis cinq à six années, une paralysie +des jambes le clouait à son fauteuil, et il ne pouvait plus que tirer +des pigeons de la fenêtre de son salon ou du haut de son grand perron.</p> + +<p>Le reste du temps il lisait.</p> + +<p>C'était un homme de commerce aimable chez qui était resté beaucoup de +l'esprit lettré du dernier siècle. Il adorait les contes, les petits +contes polissons, et aussi les histoires vraies arrivées dans son +entourage. Dès qu'un ami entrait chez lui, il demandait :</p> + +<p> — Eh bien, quoi de nouveau ?</p> + +<p>Et il savait interroger à la façon d'un juge d'instruction.</p> + +<p>Par les jours de soleil il faisait rouler devant la porte son large +fauteuil pareil à un lit. Un domestique, derrière son dos, tenait les +fusils, les chargeait et les passait à son maître ; un autre valet, caché +dans un massif, lâchait un pigeon de temps en temps, à des intervalles +irréguliers, pour que le baron ne fût pas prévenu et demeurât en éveil.</p> + +<p>Et, du matin au soir, il tirait les oiseaux rapides, se désolant quand +il s'était laissé surprendre, et riant aux larmes quand la bête tombait +d'aplomb ou faisait quelque culbute inattendue et drôle. Il se tournait +alors vers le garçon qui chargeait les armes, et il demandait, en +suffoquant de gaieté :</p> + +<p> — Y est-il, celui-là, Joseph ! As-tu vu comme il est descendu ?</p> + +<p>Et Joseph répondait invariablement :</p> + +<p> — Oh ! monsieur le baron ne les manque pas.</p> + +<p>A l'automne, au moment des chasses, il invitait, comme à l'ancien temps, +ses amis, et il aimait entendre au loin les détonations. Il les +comptait, heureux quand elles se précipitaient. Et, le soir, il exigeait +de chacun le récit fidèle de sa journée.</p> + +<p>Et on restait trois heures à table en racontant des coups de fusil.</p> + +<p>C'étaient d'étranges et invraisemblables aventures, où se complaisait +l'humeur hâbleuse des chasseurs. Quelques-unes avaient fait date et +revenaient régulièrement. L'histoire d'un lapin que le petit vicomte de +Bourril avait manqué dans son vestibule les faisait se tordre chaque +année de la même façon. Toutes les cinq minutes un nouvel orateur +prononçait :</p> + +<p> — J'entends : « Birr ! birr ! » et une compagnie magnifique me part à dix +pas. J'ajuste : pif ! paf ! j'en vois tomber une pluie, une vraie pluie. Il +y en avait sept !</p> + +<p>Et tous, étonnés, mais réciproquement crédules, s'extasiaient.</p> + +<p>Mais il existait dans la maison une vieille coutume, appelée le « conte +de la Bécasse ».</p> + +<p>Au moment du passage de cette reine des gibiers, la même cérémonie +recommençait à chaque dîner.</p> + +<p>Comme ils adoraient l'incomparable oiseau, on en mangeait tous les soirs +un par convive ; mais on avait soin de laisser dans un plat toutes les +têtes.</p> + +<p>Alors le baron, officiant comme un évêque, se faisait apporter sur une +assiette un peu de graisse, oignait avec soin les têtes précieuses en +les tenant par le bout de la mince aiguille qui leur sert le bec. Une +chandelle allumée était posée près de lui, et tout le monde se taisait, +dans l'anxiété de l'attente.</p> + +<p>Puis il saisissait un des crânes ainsi préparés, le fixait sur une +épingle, piquait l'épingle sur un bouchon, maintenait le tout en +équilibre au moyen de petits bâtons croisés comme des balanciers, et +plantait délicatement cet appareil sur un goulot de bouteille en manière +de tourniquet.</p> + +<p>Tous les convives comptaient ensemble, d'une voix forte :</p> + +<p> — Une, — deux, — trois.</p> + +<p>Et le baron, d'un coup de doigt, faisait vivement pivoter ce joujou.</p> + +<p>Celui des invités que désignait, en s'arrêtant, le long bec pointu +devenait maître de toutes les têtes, régal exquis qui faisait loucher +ses voisins.</p> + +<p>Il les prenait une à une et les faisait griller sur la chandelle. La +graisse crépitait, la peau rissolée fumait, et l'élu du hasard croquait +le crâne suiffé en le tenant par le nez et en poussant des exclamations +de plaisir.</p> + +<p>Et chaque fois les dîneurs, levant leurs verres, buvaient à sa santé.</p> + +<p>Puis, quand il avait achevé le dernier, il devait, sur l'ordre du baron, +conter une histoire pour indemniser les déshérités.</p> + +<p>Voici quelques-uns de ces récits :</p> + + + + + +<hr> +<a name="CE_COCHON_DE_MORIN"></a><h2 class="parthead">CE COCHON DE MORIN</h2> +<p class="dedic">A M. Oudinot.</p> + + +<h2 class="chaphead">I</h2> + +<p>« Ça, mon ami, dis-je à Labarbe, tu viens encore de prononcer ces quatre +mots, « ce cochon de Morin ». Pourquoi, diable, n'ai-je jamais entendu +parler de Morin sans qu'on le traitât de « cochon » ?</p> + +<p>Labarbe, aujourd'hui député, me regarda avec des yeux de chat-huant. +« Comment, tu ne sais pas l'histoire de Morin, et tu es de la Rochelle ? »</p> + +<p>J'avouai que je ne savais pas l'histoire de Morin. Alors Labarbe se +frotta les mains et commença son récit.</p> + +<p>« Tu as connu Morin, n'est-ce pas, et tu te rappelles son grand magasin +de mercerie sur le quai de la Rochelle ?</p> + +<p> — « Oui, parfaitement.</p> + +<p> — « Eh bien, sache qu'en 1862 ou 63 Morin alla passer quinze jours à +Paris, pour son plaisir, ou ses plaisirs, mais sous prétexte de +renouveler ses approvisionnements. Tu sais ce que sont, pour un +commerçant de province, quinze jours de Paris. Cela vous met le feu dans +le sang. Tous les soirs des spectacles, des frôlements de femmes, une +continuelle excitation d'esprit. On devient fou. On ne voit plus que +danseuses en maillot, actrices décolletées, jambes rondes, épaules +grasses, tout cela presque à portée de la main, sans qu'on ose ou qu'on +puisse y toucher. C'est à peine si on goûte, une fois ou deux, à +quelques mets inférieurs. Et l'on s'en va, le cœur encore tout secoué, +l'âme émoustillée, avec une espèce de démangeaison de baisers qui vous +chatouillent les lèvres.</p> + +<p>Morin se trouvait dans cet état, quand il prit son billet pour la +Rochelle par l'express de 8 h. 40 du soir. Et il se promenait plein de +regrets et de trouble dans la grande salle commune du chemin de fer +d'Orléans, quand il s'arrêta net devant une jeune femme qui embrassait +une vieille dame. Elle avait relevé sa voilette, et Morin, ravi, +murmura : « Bigre, la belle personne ! »</p> + +<p>Quand elle eut fait ses adieux à la vieille, elle entra dans la salle +d'attente, et Morin la suivit ; puis elle passa sur le quai, et Morin la +suivit encore ; puis elle monta dans un wagon vide, et Morin la suivit +toujours.</p> + +<p>Il y avait peu de voyageurs pour l'express. La locomotive siffla ; le +train partit. Ils étaient seuls.</p> + +<p>Morin la dévorait des yeux. Elle semblait avoir dix-neuf à vingt ans ; +elle était blonde, grande, d'allure hardie. Elle roula autour de ses +jambes une couverture de voyage, et s'étendit sur les banquettes pour +dormir.</p> + +<p>Morin se demandait : « Qui est-ce ? » Et mille suppositions, mille projets +lui traversaient l'esprit. Il se disait : « On raconte tant d'aventures de +chemin de fer. C'en est une peut-être qui se présente pour moi. Qui +sait ? une bonne fortune est si vite arrivée. Il me suffirait peut-être +d'être audacieux. N'est-ce pas Danton qui disait : « De l'audace, de +l'audace, et toujours de l'audace. » Si ce n'est pas Danton, c'est +Mirabeau. Enfin, qu'importe. Oui, mais je manque d'audace, voilà le hic. +Oh ! Si on savait, si on pouvait lire dans les âmes ! Je parie qu'on passe +tous les jours, sans s'en douter, à côté d'occasions magnifiques. Il lui +suffirait d'un geste pourtant pour m'indiquer qu'elle ne demande pas +mieux... »</p> + +<p>Alors, il supposa des combinaisons qui le conduisaient au triomphe. Il +imaginait une entrée en rapport chevaleresque, des petits services qu'il +lui rendait, une conversation vive, galante, finissait par une +déclaration qui finissait par... par ce que tu penses.</p> + +<p>Mais ce qui lui manquait toujours, c'était le début, le prétexte. Et il +attendait une circonstance heureuse, le cœur ravagé, l'esprit sens +dessus dessous.</p> + +<p>La nuit cependant s'écoulait et la belle enfant dormait toujours, tandis +que Morin méditait sa chute. Le jour parut, et bientôt le soleil lança +son premier rayon, un long rayon clair venu du bout de l'horizon, sur le +doux visage de la dormeuse.</p> + +<p>Elle s'éveilla, s'assit, regarda la campagne, regarda Morin et sourit. +Elle sourit en femme heureuse, d'un air engageant et gai. Morin +tressaillit. Pas de doute, c'était pour lui ce sourire-là, c'était bien +une invitation discrète, le signal rêvé qu'il attendait. Il voulait +dire, ce sourire : « Êtes-vous bête, êtes-vous niais, êtes-vous jobard, +d'être resté là, comme un pieu, sur votre siège depuis hier soir.</p> + +<p>« Voyons, regardez-moi, ne suis-je pas charmante ? Et vous demeurez comme +ça toute une nuit en tête à tête avec une jolie femme sans rien oser, +grand sot. »</p> + +<p>Elle souriait toujours en le regardant ; elle commençait même à rire ; et +il perdait la tête, cherchant un mot de circonstance, un compliment, +quelque chose à dire enfin, n'importe quoi. Mais il ne trouvait rien, +rien. Alors, saisi d'une audace de poltron, il pensa : « Tant pis, je +risque tout » ; et brusquement, sans crier « gare », il s'avança, les mains +tendues, les lèvres gourmandes, et, la saisissant à pleins bras, il +l'embrassa.</p> + +<p>D'un bond elle fut debout criant : « Au secours », hurlant d'épouvante. Et +elle ouvrit la portière, elle agita ses bras dehors, folle de peur, +essayant de sauter, tandis que Morin éperdu, persuadé qu'elle allait se +précipiter sur la voie, la retenait par sa jupe en bégayant : « Madame... +oh !... madame. »</p> + +<p>Le train ralentit sa marche, s'arrêta. Deux employés se précipitèrent +aux signaux désespérés de la jeune femme qui tomba dans leurs bras en +balbutiant : « Cet homme a voulu... a voulu... me... me... » Et elle +s'évanouit.</p> + +<p>On était en gare de Mauzé. Le gendarme présent arrêta Morin.</p> + +<p>Quand la victime de sa brutalité eut repris connaissance, elle fit sa +déclaration. L'autorité verbalisa. Et le pauvre mercier ne put regagner +son domicile que le soir, sous le coup d'une poursuite judiciaire pour +outrage aux bonnes mœurs dans un lieu public.</p> + + + +<h2 class="chaphead">II</h2> + +<p>J'étais alors rédacteur en chef du <i>Fanal des Charentes</i> ; et je voyais +Morin, chaque soir, au Café du commerce.</p> + +<p>Dès le lendemain de son aventure, il vint me trouver, ne sachant que +faire. Je ne lui cachai pas mon opinion : « Tu n'es qu'un cochon. On ne se +conduit pas comme ça. »</p> + +<p>Il pleurait ; sa femme l'avait battu ; et il voyait son commerce ruiné, +son nom dans la boue, déshonoré, ses amis, indignés, ne le saluant plus. +Il finit par me faire pitié, et j'appelai mon collaborateur Rivet, un +petit homme goguenard et de bon conseil, pour prendre ses avis.</p> + +<p>Il m'engagea à voir le procureur impérial, qui était de mes amis. Je +renvoyai Morin chez lui et je me rendis chez ce magistrat.</p> + +<p>J'appris que la femme outragée était une jeune fille, Mlle Henriette +Bonnel, qui venait de prendre à Paris ses brevets d'institutrice et qui, +n'ayant plus ni père ni mère, passait ses vacances chez son oncle et sa +tante, braves petits bourgeois de Mauzé.</p> + +<p>Ce qui rendait grave la situation de Morin, c'est que l'oncle avait +porté plainte. Le ministère public consentait à laisser tomber l'affaire +si cette plainte était retirée. Voilà ce qu'il fallait obtenir.</p> + +<p>Je retournai chez Morin. Je le trouvai dans son lit, malade d'émotion et +de chagrin. Sa femme, une grande gaillarde osseuse et barbue, le +maltraitait sans repos. Elle m'introduisit dans la chambre en me criant +par la figure : « Vous venez voir ce cochon de Morin ? Tenez, le voilà, le +coco ! »</p> + +<p>Et elle se planta devant le lit, les poings sur les hanches. J'exposai +la situation ; et il me supplia d'aller trouver la famille. La mission +était délicate ; cependant je l'acceptai. Le pauvre diable ne cessait de +répéter : « Je t'assure que je ne l'ai pas même embrassée, non, pas même. +Je te le jure ! »</p> + +<p>Je répondis : « C'est égal, tu n'es qu'un cochon. » Et je pris mille francs +qu'il m'abandonna pour les employer comme je le jugerais convenable.</p> + +<p>Mais comme je ne tenais pas à m'aventurer seul dans la maison des +parents, je priai Rivet de m'accompagner. Il y consentit, à la condition +qu'on partirait immédiatement, car il avait, le lendemain dans +l'après-midi, une affaire urgente à la Rochelle.</p> + +<p>Et, deux heures plus tard, nous sonnions à la porte d'une jolie maison +de campagne. Une belle jeune fille vint nous ouvrir. C'était elle +assurément. Je dis tout bas à Rivet : « Sacrebleu, je commence à +comprendre Morin. »</p> + +<p>L'oncle, M. Tonnelet, était justement un abonné du <i>Fanal</i>, un fervent +coreligionnaire politique qui nous reçut à bras ouverts, nous félicita, +nous congratula, nous serra les mains, enthousiasmé d'avoir chez lui les +deux rédacteurs de son journal. Rivet me souffla dans l'oreille : « Je +crois que nous pourrons arranger l'affaire de ce cochon de Morin. »</p> + +<p>La nièce s'était éloignée ; et j'abordai la question délicate. J'agitai +le spectre du scandale ; je fis valoir la dépréciation inévitable que +subirait la jeune personne après le bruit d'une pareille affaire ; car on +ne croirait jamais à un simple baiser.</p> + +<p>Le bonhomme semblait indécis ; mais il ne pouvait rien décider sans sa +femme qui ne rentrerait que tard dans la soirée. Tout à coup il poussa +un cri de triomphe : « Tenez, j'ai une idée excellente. Je vous tiens, je +vous garde. Vous allez dîner et coucher ici tous les deux ; et, quand ma +femme sera revenue, j'espère que nous nous entendrons. »</p> + +<p>Rivet résistait ; mais le désir de tirer d'affaire ce cochon de Morin le +décida ; et nous acceptâmes l'invitation.</p> + +<p>L'oncle se leva, radieux, appela sa nièce, et nous proposa une promenade +dans sa propriété en proclamant : « A ce soir les affaires sérieuses. »</p> + +<p>Rivet et lui se mirent à parler politique. Quant à moi, je me trouvai +bientôt à quelques pas en arrière, à côté de la jeune fille. Elle était +vraiment charmante, charmante !</p> + +<p>Avec des précautions infinies, je commençai à lui parler de son aventure +pour tâcher de m'en faire une alliée.</p> + +<p>Mais elle ne parut pas confuse le moins du monde ; elle m'écoutait de +l'air d'une personne qui s'amuse beaucoup.</p> + +<p>Je lui disais : « Songez donc, mademoiselle, à tous les ennuis que vous +aurez. Il vous faudra comparaître devant le tribunal, affronter les +regards malicieux, parler en face de tout ce monde, raconter +publiquement cette triste scène du wagon. Voyons, entre nous, +n'auriez-vous pas mieux fait de ne rien dire, de remettre à sa place ce +polisson sans appeler les employés ; et de changer simplement de +voiture. »</p> + +<p>Elle se mit à rire. « C'est vrai ce que vous dites ! mais que voulez-vous ? +J'ai eu peur ; et, quand on a peur, on ne raisonne plus. Après avoir +compris la situation, j'ai bien regretté mes cris ; mais il était trop +tard. Songez aussi que cet imbécile s'est jeté sur moi comme un furieux, +sans prononcer un mot, avec une figure de fou. Je ne savais même pas ce +qu'il me voulait. »</p> + +<p>Elle me regardait en face, sans être troublée ou intimidée. Je me +disais : « Mais c'est une gaillarde, cette fille. Je comprends que ce +cochon de Morin se soit trompé.</p> + +<p>Je repris, en badinant : « Voyons Mademoiselle, avouez qu'il était +excusable, car, enfin, on ne peut pas se trouver en face d'une aussi +belle personne que vous sans éprouver le désir absolument légitime de +l'embrasser. »</p> + +<p>Elle rit plus fort, toutes les dents au vent : « Entre le désir et +l'action, monsieur, il y a place pour le respect. »</p> + +<p>La phrase était drôle, bien que peu claire. Je demandai brusquement : « Eh +bien, voyons, si je vous embrassais, moi, maintenant ; qu'est-ce que vous +feriez ? »</p> + +<p>Elle s'arrêta pour me considérer du haut en bas, puis elle dit, +tranquillement : « Oh, vous, ce n'est pas la même chose. »</p> + +<p>Je le savais bien, parbleu, que ce n'était pas la même chose, puisqu'on +m'appelait dans toute la province « le beau Labarbe ». J'avais trente ans, +alors, mais je demandai : « Pourquoi ça ? »</p> + +<p>Elle haussa les épaules, et répondit : « Tiens ! parce que vous n'êtes pas +aussi bête que lui. » Puis elle ajouta, en me regardant en dessous : « Ni +aussi laid. »</p> + +<p>Avant qu'elle eût pu faire un mouvement pour m'éviter, je lui avais +planté un bon baiser sur la joue. Elle sauta de côté, mais trop tard. +Puis elle dit : « Eh bien vous n'êtes pas gêné non plus, vous. Mais ne +recommencez pas ce jeu-là. »</p> + +<p>Je pris un air humble et je dis à mi-voix : « Oh ! mademoiselle, quant à +moi, si j'ai un désir au cœur, c'est de passer devant un tribunal pour +la même cause que Morin. »</p> + +<p>Elle demanda à son tour : « Pourquoi ça ? » Je la regardai au fond des yeux +sérieusement. « Parce que vous êtes une des plus belles créatures qui +soient ; parce que ce serait pour moi un brevet, un titre, une gloire, +que d'avoir voulu vous violenter. Parce qu'on dirait après vous avoir +vue : « Tiens, Labarbe n'a pas volé ce qui lui arrive, mais il a de la +chance tout de même. »</p> + +<p>Elle se remit à rire de tout son cœur.</p> + +<p>« Êtes-vous drôle ? » Elle n'avait pas fini le mot « <i>drôle</i> » que je la +tenais à pleins bras et je lui jetais des baisers voraces partout où je +trouvais une place, dans les cheveux, sur le front, sur les yeux, sur la +bouche parfois, sur les joues, par toute la tête, dont elle découvrait +toujours malgré elle un coin pour garantir les autres.</p> + +<p>A la fin, elle se dégagea, rouge et blessée. « Vous êtes un grossier, +monsieur, et vous me faites repentir de vous avoir écouté. »</p> + +<p>Je lui saisis la main, un peu confus, balbutiant : « Pardon, pardon, +mademoiselle. Je vous ai blessée ; j'ai été brutal ! Ne m'en voulez pas. +Si vous saviez ?... » Je cherchais vainement une excuse.</p> + +<p>Elle prononça, au bout d'un moment : « Je n'ai rien à savoir, monsieur. »</p> + +<p>Mais j'avais trouvé ; je m'écriai : « Mademoiselle, voici un an que je vous +aime ! »</p> + +<p>Elle fut vraiment surprise et releva les yeux. Je repris : « Oui, +mademoiselle, écoutez-moi. Je ne connais pas Morin et je me moque bien +de lui. Peu m'importe qu'il aille en prison et devant les tribunaux. Je +vous ai vue ici l'an passé, vous étiez là-bas, devant la grille. J'ai +reçu une secousse en vous apercevant et votre image ne m'a plus quitté. +Croyez-moi, ou ne me croyez pas, peu m'importe. Je vous ai trouvée +adorable ; votre souvenir me possédait ; j'ai voulu vous revoir ; j'ai +saisi le prétexte de cette bête de Morin ; et me voici. Les circonstances +m'ont fait passer les bornes ; pardonnez-moi, je vous en supplie, +pardonnez-moi. »</p> + +<p>Elle guettait la vérité dans mon regard, prête à sourire de nouveau ; et +elle murmura : « Blagueur. »</p> + +<p>Je levai la main, et, d'un ton sincère (je crois même que j'étais +sincère) : « Je vous jure que je ne mens pas. »</p> + +<p>Elle dit simplement : « Allons donc. »</p> + +<p>Nous étions seuls, tout seuls, Rivet et l'oncle ayant disparu dans les +allées tournantes ; et je lui fis une vraie déclaration, longue, douce, +en lui pressant et lui baisant les doigts. Elle écoutait cela comme une +chose agréable et nouvelle, sans bien savoir ce qu'elle en devait +croire.</p> + +<p>Je finissais par me sentir troublé ; par penser ce que je disais ; j'étais +pâle, oppressé, frissonnant ; et, doucement, je lui pris la taille.</p> + +<p>Je lui parlais tout bas dans les petits cheveux frisés de l'oreille. +Elle semblait morte tant elle restait rêveuse.</p> + +<p>Puis sa main rencontra la mienne et la serra ; je pressai lentement sa +taille d'une étreinte tremblante et toujours grandissante ; elle ne +remuait plus du tout ; j'effleurais sa joue de ma bouche ; et tout à coup +mes lèvres, sans chercher, trouvèrent les siennes. Ce fut un long, long +baiser ; et il aurait encore duré longtemps ; si je n'avais entendu « hum, +hum » à quelques pas derrière moi.</p> + +<p>Elle s'enfuit à travers un massif. Je me retournai et j'aperçus Rivet +qui me rejoignait.</p> + +<p>Il se campa au milieu du chemin ; et sans rire : « Eh bien ! c'est comme ça +que tu arranges l'affaire de ce cochon de Morin. »</p> + +<p>Je répondis avec fatuité : « On fait ce qu'on peut, mon cher. Et l'oncle ? +Qu'en as-tu obtenu ? Moi, je réponds de la nièce. »</p> + +<p>Rivet déclara : « J'ai été moins heureux avec l'oncle. »</p> + +<p>Et je lui pris le bras pour rentrer.</p> + + + +<h2 class="chaphead">III</h2> + +<p>Le dîner acheva de me faire perdre la tête. J'étais à côté d'elle et ma +main sans cesse rencontrait sa main sous la nappe ; mon pied pressait son +pied ; nos regards se joignaient, se mêlaient.</p> + +<p>On fit ensuite un tour au clair de lune et je lui murmurai dans l'âme +toutes les tendresses qui me montaient du cœur. Je la tenais serrée +contre moi, l'embrassant à tout moment, mouillant mes lèvres aux +siennes. Devant nous, l'oncle et Rivet discutaient. Leurs ombres les +suivaient gravement sur le sable des chemins.</p> + +<p>On rentra. Et bientôt l'employé du télégraphe apporta une dépêche de la +tante annonçant qu'elle ne reviendrait que le lendemain matin, à sept +heures, par le premier train.</p> + +<p>L'oncle, dit : « Eh bien, Henriette, va montrer leurs chambres à ces +messieurs. » On serra la main du bonhomme et on monta. Elle nous +conduisit d'abord dans l'appartement de Rivet, et il me souffla dans +l'oreille : « Pas de danger qu'elle nous ait menés chez toi d'abord. » Puis +elle me guida vers mon lit. Dès qu'elle fut seule avec moi, je la saisis +de nouveau dans mes bras, tâchant d'affoler sa raison et de culbuter sa +résistance. Mais, quand elle se sentit tout près de défaillir, elle +s'enfuit.</p> + +<p>Je me glissais entre mes draps, très contrarié, très agité, et très +penaud, sachant bien que je ne dormirais guère, cherchant quelle +maladresse j'avais pu commettre, quand on heurta doucement ma porte.</p> + +<p>Je demandai : « Qui est là ? »</p> + +<p>Une voix légère répondit : « Moi. »</p> + +<p>Je me vêtis à la hâte ; j'ouvris ; elle entra. « J'ai oublié, dit-elle, de +vous demander ce que vous prenez le matin : du chocolat, du thé, ou du +café ? »</p> + +<p>Je l'avais enlacée impétueusement, la dévorant de caresses, bégayant : +« Je prends... je prends... je prends... » Mais elle me glissa entre les +bras, souffla ma lumière, et disparut.</p> + +<p>Je restai seul, furieux, dans l'obscurité, cherchant des allumettes, +n'en trouvant pas. J'en découvris enfin et je sortis dans le corridor, à +moitié fou, mon bougeoir à la main.</p> + +<p>Qu'allais-je faire ? Je ne raisonnais plus ; je voulais la trouver ; je la +voulais. Et je fis quelques pas sans réfléchir à rien. Puis, je pensai +brusquement : « Mais si j'entre chez l'oncle ? que dirais-je ?... Et je +demeurai immobile, le cerveau vide, le cœur battant. Au bout de +plusieurs secondes, la réponse me vint : « Parbleu je dirai que je +cherchais la chambre de Rivet pour lui parler d'une chose urgente. »</p> + +<p>Et je me mis à inspecter les portes m'efforçant de découvrir la sienne, +à elle. Mais rien ne pouvait me guider. Au hasard je pris une clef que +je tournai. J'ouvris, j'entrai... Henriette assise dans son lit, +effarée, me regardait.</p> + +<p>Alors je poussai doucement le verrou ; et, m'approchant sur la pointe des +pieds, je lui dis : « J'ai oublié, mademoiselle, de vous demander quelque +chose à lire. » Elle se débattait ; mais j'ouvris bientôt le livre que je +cherchais. Je n'en dirai pas le titre. C'était vraiment le plus +merveilleux des romans, et le plus divin des poèmes.</p> + +<p>Une fois tournée la première page, elle me le laissa parcourir à mon +gré ; et j'en feuilletai tant de chapitres que nos bougies s'usèrent +jusqu'au bout.</p> + +<p>Puis, après l'avoir remerciée, je regagnais, à pas de loup, ma chambre, +quand une main brutale m'arrêta ; et une voix, celle de Rivet, me +chuchota dans le nez : « Tu n'as donc pas fini d'arranger l'affaire de ce +cochon de Morin ? »</p> + +<p>Dès sept heures du matin elle m'apportait elle-même une tasse de +chocolat. Je n'en ai jamais bu de pareil. Un chocolat à s'en faire +mourir, moelleux, velouté, parfumé, grisant. Je ne pouvais ôter ma +bouche des bords délicieux de sa tasse.</p> + +<p>A peine la jeune fille était-elle sortie que Rivet entra. Il semblait un +peu nerveux, agacé comme un homme qui n'a guère dormi, il me dit d'un +ton maussade : « Si tu continues, tu sais, tu finiras par gâter l'affaire +de ce cochon de Morin. »</p> + +<p>A huit heures, la tante arrivait. La discussion fut courte. Les braves +gens retiraient leur plainte, et je laisserais cinq cents francs aux +pauvres du pays.</p> + +<p>Alors on voulut nous retenir à passer la journée. On organiserait même +une excursion pour aller visiter des ruines. Henriette derrière le dos +de ses parents me faisait des signes de tête : « Oui, restez donc. » +J'acceptais, mais Rivet s'acharna à s'en aller.</p> + +<p>Je le pris à part ; je le priai, je le sollicitai ; je lui disais : +« Voyons, mon petit Rivet, fais cela pour moi. » Mais il semblait exaspéré +et me répétait dans la figure : « J'en ai assez, entends-tu, de l'affaire +de ce cochon de Morin. »</p> + +<p>Je fus bien contraint de partir aussi. Ce fut un des moments les plus +durs de ma vie. J'aurais bien arrangé cette affaire-là pendant toute mon +existence.</p> + +<p>Dans le wagon, après les énergiques et muettes poignées de main des +adieux, je dis à Rivet : « Tu n'es qu'une brute ». Il répondit : « Mon petit, +tu commençais à m'agacer bougrement ».</p> + +<p>En arrivant aux bureaux du <i>Fanal</i>, j'aperçus une foule qui nous +attendait... On cria dès qu'on nous vit : « Eh bien, avez-vous arrangé +l'affaire de ce cochon de Morin ? »</p> + +<p>Tout la Rochelle en était troublé. Rivet, dont la mauvaise humeur +s'était dissipée en route, eut grand'peine à ne pas rire en déclarant : +« Oui, c'est fait, grâce à Labarbe. »</p> + +<p>Et nous allâmes chez Morin.</p> + +<p>Il était étendu dans un fauteuil, avec des sinapismes aux jambes et des +compresses d'eau froide sur le crâne, défaillant d'angoisse. Et il +toussait sans cesse, d'une petite toux d'agonisant, sans qu'on sût d'où +lui était venu ce rhume. Sa femme le regardait avec des yeux de tigresse +prête à le dévorer.</p> + +<p>Dès qu'il nous aperçut, il eut un tremblement qui lui secouait les +poignets et les genoux. Je dis : « C'est arrangé, salaud, mais ne +recommence pas. »</p> + +<p>Il se leva, suffoquant, me prit les mains, les baisa comme celles d'un +prince, pleura, faillit perdre connaissance, embrassa Rivet, embrassa +même Mme Morin qui le rejeta d'une poussée dans son fauteuil.</p> + +<p>Mais il ne se remit jamais de ce coup-là, son émotion avait été trop +brutale.</p> + +<p>On ne l'appelait plus dans toute la contrée que « ce cochon de Morin », et +cette épithète le traversait comme un coup d'épée chaque fois qu'il +l'entendait.</p> + +<p>Quand un voyou dans la rue criait : « Cochon », il se retournait la tête +par instinct. Ses amis le criblaient de plaisanteries horribles, lui +demandant, chaque fois qu'ils mangeaient du jambon : Est-ce du tien ? »</p> + +<p>Il mourut deux ans plus tard.</p> + +<p>Quant à moi, me présentant à la députation, en 1875, j'allai faire une +visite intéressée au nouveau notaire de Tousserre, Me Belloncle. Une +grande femme opulente et belle me reçut.</p> + +<p>« Vous ne me reconnaissez pas ? dit-elle. »</p> + +<p>Je balbutiai : « Mais..... non..... madame. »</p> + +<p> — « Henriette Bonnel. »</p> + +<p> — « Ah ! » — Et je me sentis devenir pâle.</p> + +<p>Elle semblait parfaitement à son aise, et souriait en me regardant.</p> + +<p>Dès qu'elle m'eut laissé seul avec son mari, il me prit les mains, les +serrant à les broyer : « Voici longtemps, cher monsieur, que je veux aller +vous voir. Ma femme m'a tant parlé de vous. Je sais..... oui, je sais en +quelle circonstance douloureuse vous l'avez connue, je sais aussi comme +vous avez été parfait, plein de délicatesse, de tact, de dévouement dans +l'affaire..... » Il hésita, puis prononça plus bas, comme s'il eût +articulé un mot grossier « .....Dans l'affaire de ce cochon de Morin. »</p> + + + +<hr> +<a name="LA_FOLLE"></a><h2 class="parthead">LA FOLLE</h2> + +<p class="dedic">A Robert de Bannières.</p> + + +<p>Tenez, dit M. Mathieu d'Endolin, les bécasses me rappellent une bien +sinistre anecdote de la guerre.</p> + +<p>Vous connaissez ma propriété dans le faubourg de Cormeil. Je l'habitais +au moment de l'arrivée des Prussiens.</p> + +<p>J'avais alors pour voisine une espèce de folle, dont l'esprit s'était +égaré sous les coups du malheur. Jadis, à l'âge de vingt-cinq ans, elle +avait perdu, en un seul mois, son père, son mari et son enfant +nouveau-né.</p> + +<p>Quand la mort est entrée une fois dans une maison, elle y revient +presque toujours immédiatement, comme si elle connaissait la porte.</p> + +<p>La pauvre jeune femme, foudroyée par le chagrin, prit le lit, délira +pendant six semaines. Puis, une sorte de lassitude calme succédant à +cette crise violente, elle resta sans mouvement, mangeant à peine, +remuant seulement les yeux. Chaque fois qu'on voulait la faire lever, +elle criait comme si on l'eût tuée. On la laissa donc toujours couchée, +ne la tirant de ses draps que pour les soins de sa toilette et pour +retourner ses matelas.</p> + +<p>Une vieille bonne restait près d'elle, la faisant boire de temps en +temps ou mâcher un peu de viande froide. Que se passait-il dans cette +âme désespérée ? On ne le sut jamais ; car elle ne parla plus. +Songeait-elle aux morts ? Rêvassait-elle tristement, sans souvenir +précis ? Ou bien sa pensée anéantie restait-elle immobile comme de l'eau +sans courant ?</p> + +<p>Pendant quinze années, elle demeura ainsi fermée et inerte.</p> + +<p>La guerre vint ; et, dans les premiers jours de décembre, les Prussiens +pénétrèrent à Cormeil.</p> + +<p>Je me rappelle cela comme d'hier. Il gelait à fendre les pierres ; et +j'étais étendu moi-même dans un fauteuil, immobilisé par la goutte, +quand j'entendis le battement lourd et rythmé de leurs pas. De ma +fenêtre, je les vis passer.</p> + +<p>Ils défilaient interminablement, tous pareils, avec ce mouvement de +pantins qui leur est particulier. Puis les chefs distribuèrent leurs +hommes aux habitants. J'en eus dix-sept. La voisine, la folle, en avait +douze, dont un commandant, vrai soudard, violent, bourru.</p> + +<p>Pendant, les premiers jours tout se passa normalement. On avait dit à +l'officier d'à côté que la dame était malade ; et il ne s'en inquiéta +guère. Mais bientôt cette femme qu'on ne voyait jamais l'irrita. Il +s'informa de la maladie ; on répondit que son hôtesse était couchée +depuis quinze ans par suite d'un violent chagrin. Il n'en crut rien sans +doute, et s'imagina que la pauvre insensée ne quittait pas son lit par +fierté, pour ne pas voir les Prussiens, et ne leur point parler, et ne +les point frôler.</p> + +<p>Il exigea qu'elle le reçût ; on le fit entrer dans sa chambre. Il demanda, +d'un ton brusque.</p> + +<p> — Je vous prierai, matame, de fous lever et de tescentre pour qu'on fous +foie.</p> + +<p>Elle tourna vers lui ses yeux vagues, ses yeux vides, et ne répondit +pas.</p> + +<p>Il reprit :</p> + +<p> — Che ne tolérerai bas d'insolence. Si fous ne fous levez bas de ponne +volonté, che trouverai pien un moyen de fous faire bromener tout seule.</p> + +<p>Elle ne fit pas un geste, toujours immobile comme si elle ne l'eût pas +vu.</p> + +<p>Il rageait, prenant ce silence calme pour une marque de mépris suprême. +Et il ajouta :</p> + +<p> — Si vous n'êtes pas tescentue temain...</p> + +<p>Puis, il sortit.</p> + +<hr style="width: 45%;"> + +<p>Le lendemain la vieille bonne, éperdue, la voulut habiller ; mais la +folle se mit à hurler en se débattant. L'officier monta bien vite ; et la +servante, se jetant à ses genoux, cria :</p> + +<p> — Elle ne veut pas, monsieur, elle ne veut pas. Pardonnez-lui ; elle est +si malheureuse.</p> + +<p>Le soldat restait embarrassé, n'osant, malgré sa colère, la faire tirer +du lit par ses hommes. Mais soudain il se mit à rire et donna des ordres +en allemand.</p> + +<p>Et bientôt on vit sortir un détachement qui soutenait un matelas comme +on porte un blessé. Dans ce lit qu'on n'avait point défait, la folle, +toujours silencieuse, restait tranquille, indifférente aux événements +tant qu'on la laissait couchée. Un homme par derrière portait un paquet +de vêtements féminins.</p> + +<p>Et l'officier prononça en se frottant les mains :</p> + +<p> — Nous ferrons pien si vous ne poufez bas vous hapiller toute seule et +faire une bétite bromenate.</p> + +<p>Puis on vit s'éloigner le cortège dans la direction de la forêt +d'Imauville.</p> + +<p>Deux heures plus tard les soldats revinrent tout seuls.</p> + +<p>On ne revit plus la folle. Qu'en avaient-ils fait ? Où l'avaient-ils +portée ! On ne le sut jamais.</p> + +<hr style="width: 45%;"> + +<p>La neige tombait maintenant jour et nuit, ensevelissant la plaine et les +bois sous un linceul de mousse glacée. Les loups venaient hurler +jusqu'à nos portes.</p> + +<p>La pensée de cette femme perdue me hantait ; et je fis plusieurs +démarches auprès de l'autorité prussienne, afin d'obtenir des +renseignements. Je faillis être fusillé.</p> + +<p>Le printemps revint. L'armée d'occupation s'éloigna. La maison de ma +voisine restait fermée ; l'herbe drue poussait dans les allées.</p> + +<p>La vieille bonne était morte pendant l'hiver. Personne ne s'occupait +plus de cette aventure ; moi seul y songeais sans cesse.</p> + +<p>Qu'avaient-ils fait de cette femme ? s'était-elle enfuie à travers les +bois ! L'avait-on recueillie quelque part, et gardée dans un hôpital sans +pouvoir obtenir d'elle aucun renseignement. Rien ne venait alléger mes +doutes ; mais, peu à peu, le temps apaisa le souci de mon cœur.</p> + +<p>Or, à l'automne suivant, les bécasses passèrent en masse ; et, comme ma +goutte me laissait un peu de répit, je me traînai jusqu'à la forêt. +J'avais déjà tué quatre ou cinq oiseaux à long bec, quand j'en abattis +un qui disparut dans un fossé plein de branches. Je fus obligé d'y +descendre pour y ramasser ma bête. Je la trouvai tombée auprès d'une +tête de mort. Et brusquement le souvenir de la folle m'arriva dans la +poitrine comme un coup de poing. Bien d'autres avaient expiré dans ces +bois peut-être en cette année sinistre ; mais je ne sais pourquoi, +j'étais sûr, sûr, vous dis-je, que je rencontrais la tête de cette +misérable maniaque.</p> + +<p>Et soudain je compris, je devinai tout. Ils l'avaient abandonnée sur ce +matelas, dans la forêt froide et déserte ; et, fidèle à son idée fixe, +elle s'était laissée mourir sous l'épais et léger duvet des neiges et +sans remuer le bras ou la jambe.</p> + +<p>Puis les loups l'avaient dévorée.</p> + +<p>Et les oiseaux avaient fait leur nid avec la laine de son lit déchiré.</p> + +<p>J'ai gardé ce triste ossement. Et je fais des vœux pour que nos fils ne +voient plus jamais de guerre.</p> + + + +<hr> +<a name="PIERROT"></a><h2 class="parthead">PIERROT</h2> + +<p class="dedic">A Henry Roujon.</p> + +<p>Mme Lefèvre était une dame de campagne, une veuve, une de ces +demi-paysannes à rubans et à chapeaux falbalas, de ces personnes qui +parlent avec des cuirs, prennent en public des airs grandioses, et +cachent une âme de brute prétentieuse sous des dehors comiques et +chamarrés, comme elles dissimulent leurs grosses mains rouges sous des +gants de soie écrue.</p> + +<p>Elle avait pour servante une brave campagnarde toute simple, nommée +Rose.</p> + +<p>Les deux femmes habitaient une petite maison à volets verts, le long +d'une route, en Normandie, au centre du pays de Caux.</p> + +<p>Comme elles possédaient, devant l'habitation, un étroit jardin, elles +cultivaient quelques légumes.</p> + +<p>Or, une nuit, on lui vola une douzaine d'oignons.</p> + +<p>Dès que Rose s'aperçut du larcin, elle courut prévenir madame, qui +descendit en jupe de laine. Ce fut une désolation et une terreur. On +avait volé, volé Mme Lefèvre ! Donc, on volait dans le pays, puis on +pouvait revenir.</p> + +<p>Et les deux femmes effarées contemplaient les traces de pas, +bavardaient, supposaient des choses : « Tenez, ils ont passé par là. Ils +ont mis leurs pieds sur le mur ; ils ont sauté dans la plate-bande. »</p> + +<p>Et elles s'épouvantaient pour l'avenir. Comment dormir tranquilles +maintenant !</p> + +<p>Le bruit du vol se répandit. Les voisins arrivèrent, constatèrent, +discutèrent à leur tour ; et les deux femmes expliquaient à chaque +nouveau venu leurs observations et leurs idées.</p> + +<p>Un fermier d'à côté leur offrit ce conseil : « Vous devriez avoir un +chien. »</p> + +<p>C'était vrai, cela ; elles devraient avoir un chien, quand ce ne serait +que pour donner l'éveil. Pas un gros chien, Seigneur ! Que feraient-elles +d'un gros chien ! Il les ruinerait en nourriture. Mais un petit chien (en +Normandie, on prononce <i>quin</i>), un petit freluquet de <i>quin</i> qui jappe.</p> + +<p>Dès que tout le monde fut parti, Mme Lefèvre discuta longtemps cette +idée de chien. Elle faisait, après réflexion, mille objections, +terrifiée par l'image d'une jatte pleine de pâtée ; car elle était de +cette race parcimonieuse de dames campagnardes qui portent toujours des +centimes dans leur poche pour faire l'aumône ostensiblement aux pauvres +des chemins, et donner aux quêtes du dimanche.</p> + +<p>Rose, qui aimait les bêtes, apporta ses raisons et les défendit avec +astuce. Donc il fut décidé qu'on aurait un chien, un tout petit chien.</p> + +<p>On se mit à sa recherche, mais on n'en trouvait que des grands, des +avaleurs de soupe à faire frémir. L'épicier de Rolleville en avait bien +un, un tout petit ; mais il exigeait qu'on le lui payât deux francs, pour +couvrir ses frais d'élevage. Mme Lefèvre déclara qu'elle voulait bien +nourrir un « quin », mais qu'elle n'en achèterait pas.</p> + +<p>Or, le boulanger, qui savait les événements, apporta, un matin, dans sa +voiture, un étrange petit animal tout jaune, presque sans pattes, avec +un corps de crocodile, une tête de renard et une queue en trompette, un +vrai panache, grand comme tout le reste de sa personne. Un client +cherchait à s'en défaire. Mme Lefèvre trouva fort beau ce roquet +immonde, qui ne coûtait rien. Rose l'embrassa, puis demanda comment on +le nommait. Le boulanger répondit : « Pierrot. »</p> + +<p>Il fut installé dans une vieille caisse à savon et on lui offrit d'abord +de l'eau à boire. Il but. On lui présenta ensuite un morceau de pain. Il +mangea. Mme Lefèvre, inquiète, eut une idée : « Quand il sera bien +accoutumé à la maison, on le laissera libre. Il trouvera à manger en +rôdant par le pays. »</p> + +<p>On le laissa libre, en effet, ce qui ne l'empêcha point d'être affamé. +Il ne jappait d'ailleurs que pour réclamer sa pitance ; mais, dans ce +cas, il jappait avec acharnement.</p> + +<p>Tout le monde pouvait entrer dans le jardin. Pierrot allait caresser +chaque nouveau venu, et demeurait absolument muet.</p> + +<p>Mme Lefèvre cependant s'était accoutumée à cette bête. Elle en arrivait +même à l'aimer, et à lui donner de sa main, de temps en temps, des +bouchées de pain trempées dans la sauce de son fricot.</p> + +<p>Mais elle n'avait nullement songé à l'impôt, et quand on lui réclama +huit francs, — huit francs, madame ! — pour ce freluquet de <i>quin</i> qui ne +jappait seulement point, elle faillit s'évanouir de saisissement.</p> + +<p>Il fut immédiatement décidé qu'on se débarrasserait de Pierrot. Personne +n'en voulut. Tous les habitants le refusèrent à dix lieues aux environs. +Alors on se résolut, faute d'autre moyen, à lui faire « piquer du mas ».</p> + +<p>« Piquer du mas », c'est « manger de la marne ». On fait piquer du mas à +tous les chiens dont on veut se débarrasser.</p> + +<p>Au milieu d'une vaste plaine, on aperçoit une espèce de hutte, ou plutôt +un tout petit toit de chaume, posé sur le sol. C'est l'entrée de la +marnière. Un grand puits tout droit s'enfonce jusqu'à vingt mètres sous +terre, pour aboutir à une série de longues galeries de mines.</p> + +<p>On descend une fois par an dans cette carrière, à l'époque où l'on marne +les terres. Tout le reste du temps, elle sert de cimetière aux chiens +condamnés ; et souvent, quand on passe auprès de l'orifice, des +hurlements plaintifs, des aboiements furieux ou désespérés, des appels +lamentables montent jusqu'à vous.</p> + +<p>Les chiens des chasseurs et des bergers s'enfuient avec épouvante des +abords de ce trou gémissant ; et, quand on se penche au-dessus, il sort +de là une abominable odeur de pourriture.</p> + +<p>Des drames affreux s'y accomplissent dans l'ombre.</p> + +<p>Quand une bête agonise depuis dix à douze jours dans le fond, nourrie +par les restes immondes de ses devanciers, un nouvel animal, plus gros, +plus vigoureux certainement, est précipité tout à coup. Ils sont là, +seuls, affamés, les yeux luisants. Ils se guettent, se suivent, +hésitent, anxieux. Mais la faim les presse : ils s'attaquent, luttent +longtemps, acharnés ; et le plus fort mange le plus faible, le dévore +vivant.</p> + +<p>Quand il fut décidé qu'on ferait « piquer du mas » à Pierrot, on s'enquit +d'un exécuteur. Le cantonnier qui binait la route demanda dix sous pour +la course. Cela parut follement exagéré à Mme Lefèvre. Le goujat du +voisin se contentait de cinq sous ; c'était trop encore ; et, Rose ayant +fait observer qu'il valait mieux qu'elles le portassent elles-mêmes, +parce qu'ainsi il ne serait pas brutalisé en route et averti de son +sort, il fut résolu qu'elles iraient toutes les deux, à la nuit +tombante.</p> + +<p>On lui offrit, ce soir-là, une bonne soupe avec un doigt de beurre. Il +l'avala jusqu'à la dernière goutte ; et, comme il remuait la queue de +contentement, Rose le prit dans son tablier.</p> + +<p>Elles allaient à grands pas, comme des maraudeuses, à travers la plaine. +Bientôt elles aperçurent la marnière et l'atteignirent ; Mme Lefèvre se +pencha pour écouter si aucune bête ne gémissait. — Non — il n'y en avait +pas ; Pierrot serait seul. Alors Rose qui pleurait, l'embrassa, puis le +lança dans le trou ; et elles se penchèrent toutes deux, l'oreille +tendue.</p> + +<p>Elles entendirent d'abord un bruit sourd ; puis la plainte aiguë, +déchirante, d'une bête blessée, puis une succession de petits cris de +douleur, puis des appels désespérés, des supplications de chien qui +implorait, la tête levée vers l'ouverture.</p> + +<p>Il jappait, oh ! il jappait !</p> + +<p>Elles furent saisies de remords, d'épouvante, d'une peur folle et +inexplicable ; et elles se sauvèrent en courant. Et, comme Rose allait +plus vite, Mme Lefèvre criait : « Attendez-moi, Rose, attendez-moi ! »</p> + +<p>Leur nuit fut hantée de cauchemars épouvantables.</p> + +<p>Mme Lefèvre rêva qu'elle s'asseyait à table pour manger la soupe, mais, +quand elle découvrait la soupière, Pierrot était dedans. Il s'élançait +et la mordait au nez.</p> + +<p>Elle se réveilla et crut l'entendre japper encore. Elle écouta ; elle +s'était trompée.</p> + +<p>Elle s'endormit de nouveau et se trouva sur une grande route, une route +interminable, qu'elle suivait. Tout à coup, au milieu du chemin, elle +aperçut un panier, un grand panier de fermier, abandonné ; et ce panier +lui faisait peur.</p> + +<p>Elle finissait cependant par l'ouvrir, et Pierrot, blotti dedans, lui +saisissait la main, ne la lâchait plus ; et elle se sauvait éperdue, +portant ainsi au bout du bras le chien suspendu, la gueule serrée.</p> + +<p>Au petit jour, elle se leva, presque folle, et courut à la marnière.</p> + +<p>Il jappait ; il jappait encore, il avait jappé toute la nuit. Elle se mit +à sangloter et l'appela avec mille petits noms caressants. Il répondit +avec toutes les inflexions tendres de sa voix de chien.</p> + +<p>Alors elle voulut le revoir, se promettant de le rendre heureux jusqu'à +sa mort.</p> + +<p>Elle courut chez le puisatier chargé de l'extraction de la marne, et +elle lui raconta son cas. L'homme écoutait sans rien dire. Quand elle +eut fini, il prononça : « Vous voulez votre quin ? Ce sera quatre francs. »</p> + +<p>Elle eut un sursaut ; toute sa douleur s'envola du coup.</p> + +<p>« Quatre francs ! vous vous en feriez mourir ! quatre francs ! »</p> + +<p>Il répondit : « Vous croyez que j'vas apporter mes cordes, mes +manivelles, et monter tout ça, et m'n aller là-bas avec mon garçon et +m'faire mordre encore par votre maudit quin, pour l'plaisir de vous le +r'donner ? fallait pas l'jeter. »</p> + +<p>Elle s'en alla, indignée. — Quatre francs !</p> + +<p>Aussitôt rentrée, elle appela Rose et lui dit les prétentions du +puisatier. Rose, toujours résignée, répétait : « Quatre francs ! c'est de +l'argent, Madame. »</p> + +<p>Puis, elle ajouta : « Si on lui jetait à manger, à ce pauvre quin, pour +qu'il ne meure pas comme ça ? »</p> + +<p>Mme Lefèvre approuva, toute joyeuse ; et les voilà reparties, avec un +gros morceau de pain beurré.</p> + +<p>Elles le coupèrent par bouchées qu'elles lançaient l'une après l'autre, +parlant tour à tour à Pierrot. Et si tôt que le chien avait achevé un +morceau, il jappait pour réclamer le suivant.</p> + +<p>Elles revinrent le soir, puis le lendemain, tous les jours. Mais elles +ne faisaient plus qu'un voyage.</p> + +<hr style="width: 45%;"> + +<p>Or, un matin, au moment de laisser tomber la première bouchée, elles +entendirent tout à coup un aboiement formidable dans le puits. Ils +étaient deux ! On avait précipité un autre chien, un gros !</p> + +<p>Rose cria : « Pierrot ! » Et Pierrot jappa, jappa. Alors on se mit à jeter +la nourriture ; mais, chaque fois elles distinguaient parfaitement une +bousculade terrible, puis les cris plaintifs de Pierrot mordu par son +compagnon, qui mangeait tout, étant le plus fort.</p> + +<p>Elles avaient beau spécifier : « C'est pour toi, Pierrot ! » Pierrot, +évidemment, n'avait rien.</p> + +<p>Les deux femmes interdites, se regardaient ; et Mme Lefèvre prononça d'un +ton aigre : « Je ne peux pourtant pas nourrir tous les chiens qu'on +jettera là-dedans. Il faut y renoncer ».</p> + +<p>Et, suffoquée à l'idée de tous ces chiens vivant à ses dépens, elle s'en +alla, emportant même ce qui restait du pain qu'elle se mit à manger en +marchant.</p> + +<p>Rose la suivit en s'essuyant les yeux du coin de son tablier bleu.</p> + + + +<hr> +<a name="MENUET"></a><h2 class="parthead">MENUET</h2> + +<p class="dedic">A Paul Bourget.</p> + + +<p>Les grands malheurs ne m'attristent guère, dit Jean Bridelle, un vieux +garçon qui passait pour sceptique. J'ai vu la guerre de bien près : +j'enjambais les corps sans apitoiement. Les fortes brutalités de la +nature ou des hommes peuvent nous faire pousser des cris d'horreur ou +d'indignation, mais ne nous donnent point ce pincement au cœur, ce +frisson qui vous passe dans le dos à la vue de certaines petites choses +navrantes.</p> + +<p>La plus violente douleur qu'on puisse éprouver, certes, est la perte +d'un enfant pour une mère, et la perte de la mère pour un homme. Cela +est violent, terrible, cela bouleverse et déchire ; mais on guérit de ces +catastrophes comme des larges blessures saignantes. Or, certaines +rencontres, certaines choses entr'aperçues, devinées, certains chagrins +secrets, certaines perfidies du sort, qui remuent en nous tout un monde +douloureux de pensées, qui entr'ouvrent devant nous brusquement la porte +mystérieuse des souffrances morales, compliquées, incurables, d'autant +plus profondes qu'elles semblent bénignes, d'autant plus cuisantes +qu'elles semblent presque insaisissables, d'autant plus tenaces qu'elles +semblent factices, nous laissent à l'âme comme une traînée de tristesse, +un goût d'amertume, une sensation de désenchantement dont nous sommes +longtemps à nous débarrasser.</p> + +<p>J'ai toujours devant les yeux deux ou trois choses que d'autres +n'eussent point remarquées assurément, et qui sont entrées en moi comme +de longues et minces piqûres inguérissables.</p> + +<p>Vous ne comprendriez peut-être pas l'émotion qui m'est restée de ces +rapides impressions. Je ne vous en dirai qu'une. Elle est très vieille, +mais vive comme d'hier. Il se peut que mon imagination seule ait fait +les frais de mon attendrissement.</p> + +<p>J'ai cinquante ans. J'étais jeune alors et j'étudiais le droit. Un peu +triste, un peu rêveur, imprégné d'une philosophie mélancolique, je +n'aimais guère les cafés bruyants, les camarades braillards, ni les +filles stupides. Je me levais tôt ; et une de mes plus chères voluptés +était de me promener seul, vers huit heures du matin, dans la pépinière +du Luxembourg.</p> + +<p>Vous ne l'avez pas connue, vous autres, cette pépinière ? C'était comme +un jardin oublié de l'autre siècle, un jardin joli comme un doux +sourire de vieille. Des haies touffues séparaient les allées étroites et +régulières, allées calmes entre deux murs de feuillage taillés avec +méthode. Les grands ciseaux du jardinier alignaient sans relâche ces +cloisons de branches ; et, de place en place, on rencontrait des +parterres de fleurs, des plates-bandes de petits arbres rangés comme des +collégiens en promenade, des sociétés de rosiers magnifiques ou des +régiments d'arbres à fruits.</p> + +<p>Tout un coin de ce ravissant bosquet était habité par les abeilles. +Leurs maisons de paille, savamment espacées sur les planches, ouvraient +au soleil leurs portes grandes comme l'entrée d'un dé à coudre ; et on +rencontrait tout le long des chemins les mouches bourdonnantes et +dorées, vraies maîtresses de ce lieu pacifique, vraies promeneuses de +ces tranquilles allées en corridors.</p> + +<p>Je venais là presque tous les matins. Je m'asseyais sur un banc et je +lisais. Parfois je laissais retomber le livre sur mes genoux pour rêver, +pour écouter autour de moi vivre Paris, et jouir du repos infini de ces +charmilles à la mode ancienne.</p> + +<p>Mais je m'aperçus bientôt que je n'étais pas seul à fréquenter ce lieu +dès l'ouverture des barrières, et je rencontrais parfois, nez à nez, au +coin d'un massif, un étrange petit vieillard.</p> + +<p>Il portait des souliers à boucles d'argent, une culotte à pont, une +redingote tabac d'Espagne, une dentelle en guise de cravate et un +invraisemblable chapeau gris à grands bords et à grands poils, qui +faisait penser au déluge.</p> + +<p>Il était maigre, fort maigre, anguleux, grimaçant et souriant. Ses yeux +vifs palpitaient, s'agitaient sous un mouvement continu des paupières ; +et il avait toujours à la main une superbe canne à pommeau d'or qui +devait être pour lui quelque souvenir magnifique.</p> + +<p>Ce bonhomme m'étonna d'abord, puis m'intéressa outre mesure. Et je le +guettais à travers les murs de feuilles, je le suivais de loin, +m'arrêtant au détour des bosquets pour n'être point vu.</p> + +<p>Et voilà qu'un matin, comme il se croyait bien seul, il se mit à faire +des mouvements singuliers : quelques petits bonds d'abord, puis une +révérence ; puis il battit, de sa jambe grêle, un entrechat encore +alerte, puis il commença à pivoter galamment, sautillant, se trémoussant +d'une façon drôle, souriant comme devant un public, faisant des grâces, +arrondissant les bras, tortillant son pauvre corps de marionnette, +adressant dans le vide de légers saluts attendrissants et ridicules. Il +dansait !</p> + +<p>Je demeurais pétrifié d'étonnement, me demandant lequel des deux était +fou, lui, ou moi.</p> + +<p>Mais il s'arrêta soudain, s'avança comme font les acteurs sur la scène, +puis s'inclina en reculant avec des sourires gracieux et des baisers de +comédienne qu'il jetait de sa main tremblante aux deux rangées d'arbres +taillés.</p> + +<p>Et il reprit avec gravité sa promenade.</p> + +<hr style="width: 45%;"> + +<p>A partir de ce jour, je ne le perdis plus de vue ; et, chaque matin, il +recommençait son exercice invraisemblable.</p> + +<p>Une envie folle me prit de lui parler. Je me risquai, et, l'ayant salué, +je lui dis :</p> + +<p> — Il fait bien bon aujourd'hui, monsieur.</p> + +<p>Il s'inclina.</p> + +<p> — Oui, monsieur, c'est un vrai temps de jadis.</p> + +<p>Huit jours après, nous étions amis, et je connus son histoire. Il avait +été maître de danse à l'Opéra, du temps du roi Louis XV. Sa belle canne +était un cadeau du comte de Clermont. Et, quand on lui parlait de +danse, il ne s'arrêtait plus de bavarder.</p> + +<p>Or, voilà qu'un jour il me confia :</p> + +<p> — J'ai épousé la Castris, monsieur. Je vous présenterai si vous voulez, +mais elle ne vient ici que sur le tantôt. Ce jardin, voyez-vous, c'est +notre plaisir et notre vie. C'est tout ce qui nous reste d'autrefois. Il +nous semble que nous ne pourrions plus exister si nous ne l'avions +point. Cela est vieux et distingué, n'est-ce pas ? Je crois y respirer un +air qui n'a point changé depuis ma jeunesse. Ma femme et moi, nous y +passons toutes nos après-midi. Mais, moi, j'y viens dès le matin, car je +me lève de bonne heure.</p> + +<hr style="width: 45%;"> + +<p>Dès que j'eus fini de déjeuner, je retournai au Luxembourg, et bientôt +j'aperçus mon ami qui donnait le bras avec cérémonie à une toute vieille +petite femme vêtue de noir, et à qui je fus présenté. C'était la +Castris, la grande danseuse aimée des princes, aimée du roi, aimée de +tout ce siècle galant qui semble avoir laissé dans le monde une odeur +d'amour.</p> + +<p>Nous nous assîmes sur un banc de pierre. C'était au mois de mai. Un +parfum de fleurs voltigeait dans les allées proprettes ; un bon soleil +glissait entre les feuilles et semait sur nous de larges gouttes de +lumière. La robe noire de la Castris semblait toute mouillée de clarté.</p> + +<p>Le jardin était vide. On entendait au loin rouler des fiacres.</p> + +<p> — Expliquez-moi donc, dis-je au vieux danseur, ce que c'était que le +menuet ?</p> + +<p>Il tressaillit.</p> + +<p> — Le menuet, monsieur, c'est la reine des danses, et la danse des +Reines, entendez-vous ? Depuis qu'il n'y a plus de Rois, il n'y a plus de +menuet.</p> + +<p>Et il commença, en style pompeux, un long éloge dithyrambique auquel je +ne compris rien. Je voulus me faire décrire les pas, tous les +mouvements, les posés. Il s'embrouillait, s'exaspérant de son +impuissance, nerveux et désolé.</p> + +<p>Et soudain, se tournant vers son antique compagne, toujours silencieuse +et grave :</p> + +<p> — Élise, veux-tu, dis, veux-tu, tu seras bien gentille, veux-tu que nous +montrions à monsieur ce que c'était ?</p> + +<p>Elle tourna ses yeux inquiets de tous les côtés, puis se leva sans dire +un mot et vint se placer en face de lui.</p> + +<p>Alors je vis une chose inoubliable.</p> + +<p>Ils allaient et venaient avec des simagrées enfantines, se souriaient, +se balançaient, s'inclinaient, sautillaient pareils à deux vieilles +poupées qu'aurait fait danser une mécanique ancienne, un peu brisée, +construite jadis par un ouvrier fort habile, suivant la manière de son +temps.</p> + +<p>Et je les regardais, le cœur troublé de sensations extraordinaires, +l'âme émue d'une indicible mélancolie. Il me semblait voir une +apparition lamentable et comique, l'ombre démodée d'un siècle. J'avais +envie de rire et besoin de pleurer.</p> + +<p>Tout à coup ils s'arrêtèrent, ils avaient terminé les figures de la +danse. Pendant quelques secondes ils restèrent debout l'un devant +l'autre, grimaçant d'une façon surprenante ; puis ils s'embrassèrent en +sanglotant.</p> + +<hr style="width: 45%;"> + +<p>Je partais, trois jours après, pour la province. Je ne les ai point +revus. Quand je revins à Paris, deux ans plus tard, on avait détruit la +pépinière. Que sont-ils devenus sans le cher jardin d'autrefois avec ses +chemins en labyrinthe, son odeur du passé et les détours gracieux des +charmilles ?</p> + +<p>Sont-ils morts ? Errent-ils par les rues modernes comme des exilés sans +espoir ? Dansent-ils, spectres falots, un menuet fantastique entre les +cyprès d'un cimetière, le long des sentiers bordés de tombes, au clair +de lune ?</p> + +<p>Leur souvenir me hante, m'obsède, me torture, demeure en moi comme une +blessure. Pourquoi ? Je n'en sais rien.</p> + +<p>Vous trouverez cela ridicule, sans doute ?</p> + + + +<hr> +<a name="LA_PEUR"></a><h2 class="parthead">LA PEUR</h2> + +<p class="dedic">A J. K. Huysmans.</p> + +<p>On remonta sur le pont après dîner. Devant nous la Méditerranée n'avait +pas un frisson sur toute sa surface, qu'une grande lune calme moirait. +Le vaste bateau glissait, jetant sur le ciel, qui semblait ensemencé +d'étoiles, un gros serpent de fumée noire ; et, derrière nous, l'eau +toute blanche, agitée par le passage rapide du lourd bâtiment, battue +par l'hélice, moussait, semblait se tordre, remuait tant de clartés +qu'on eût dit de la lumière de lune bouillonnant.</p> + +<p>Nous étions là, six ou huit, silencieux, admirant, l'œil tourné vers +l'Afrique lointaine où nous allions. Le commandant, qui fumait un cigare +au milieu de nous, reprit soudain la conversation du dîner.</p> + +<p> — Oui, j'ai eu peur ce jour-là. Mon navire est resté six heures avec ce +rocher dans le ventre, battu par la mer. Heureusement que nous avons été +recueillis, vers le soir, par un charbonnier anglais qui nous aperçut.</p> + +<p>Alors un grand homme à figure brûlée, à l'aspect grave, un de ces hommes +qu'on sent avoir traversé de longs pays inconnus, au milieu de dangers +incessants, et dont l'œil tranquille semble garder, dans sa profondeur, +quelque chose des paysages étranges qu'il a vus ; un de ces hommes qu'on +devine trempés dans le courage, parla pour la première fois :</p> + +<p> — Vous dites, commandant, que vous avez eu peur ; je n'en crois rien. +Vous vous trompez sur le mot et sur la sensation que vous avez +éprouvée. Un homme énergique n'a jamais peur en face du danger pressant. +Il est ému, agité, anxieux ; mais, la peur, c'est autre chose.</p> + +<p>Le commandant reprit en riant :</p> + +<p> — Fichtre ! je vous réponds bien que j'ai eu peur, moi.</p> + +<p>Alors l'homme au teint bronzé prononça d'une voix lente :</p> + +<p> — Permettez-moi de m'expliquer ! La peur (et les hommes les plus hardis +peuvent avoir peur), c'est quelque chose d'effroyable, une sensation +atroce, comme une décomposition de l'âme, un spasme affreux de la pensée +et du cœur, dont le souvenir seul donne des frissons d'angoisse. Mais +cela n'a lieu, quand on est brave, ni devant une attaque, ni devant la +mort inévitable, ni devant toutes les formes connues du péril : cela a +lieu dans certaines circonstances anormales, sous certaines influences +mystérieuses, en face de risques vagues. La vraie peur, c'est quelque +chose comme une réminiscence des terreurs fantastiques d'autrefois. Un +homme qui croit aux revenants, et qui s'imagine apercevoir un spectre +dans la nuit, doit éprouver la peur en toute son épouvantable horreur.</p> + +<p>Moi, j'ai deviné la peur en plein jour, il y a dix ans environ. Je l'ai +ressentie l'hiver dernier, par une nuit de décembre.</p> + +<p>Et, pourtant, j'ai traversé bien des hasards, bien des aventures qui +semblaient mortelles. Je me suis battu souvent. J'ai été laissé pour +mort par des voleurs. J'ai été condamné, comme insurgé, à être pendu en +Amérique, et jeté à la mer du pont d'un bâtiment sur les côtes de Chine. +Chaque fois je me suis cru perdu, j'en ai pris immédiatement mon parti, +sans attendrissement et même sans regrets.</p> + +<p>Mais la peur, ce n'est pas cela.</p> + +<p>Je l'ai pressentie en Afrique. Et pourtant elle est fille du Nord ; le +soleil la dissipe comme un brouillard. Remarquez bien ceci, messieurs. +Chez les Orientaux, la vie ne compte pour rien ; on est résigné tout de +suite ; les nuits sont claires et vides de légendes, les âmes aussi vides +des inquiétudes sombres qui hantent les cerveaux dans les pays froids. +En Orient, on peut connaître la panique, on ignore la peur.</p> + +<p>Eh bien ! voici ce qui m'est arrivé sur cette terre d'Afrique :</p> + +<p>Je traversais les grandes dunes au sud de Ouargla. C'est là un des plus +étranges pays du monde. Vous connaissez le sable uni, le sable droit des +interminables plages de l'Océan. Eh bien ! figurez-vous l'Océan lui-même +devenu sable au milieu d'un ouragan ; imaginez une tempête silencieuse de +vagues immobiles en poussière jaune. Elles sont hautes comme des +montagnes, ces vagues inégales, différentes, soulevées tout à fait comme +des flots déchaînés, mais plus grandes encore, et striées comme de la +moire. Sur cette mer furieuse, muette et sans mouvement, le dévorant +soleil du sud verse sa flamme implacable et directe. Il faut gravir ces +lames de cendre d'or, redescendre, gravir encore, gravir sans cesse, +sans repos et sans ombre. Les chevaux râlent, enfoncent jusqu'aux +genoux, et glissent en dévalant l'autre versant des surprenantes +collines.</p> + +<p>Nous étions deux amis suivis de huit spahis et de quatre chameaux avec +leurs chameliers. Nous ne parlions plus, accablés de chaleur, de +fatigue, et desséchés de soif comme ce désert ardent. Soudain un de ces +hommes poussa une sorte de cri ; tous s'arrêtèrent ; et nous demeurâmes +immobiles, surpris par un inexplicable phénomène connu des voyageurs en +ces contrées perdues.</p> + +<p>Quelque part, près de nous, dans une direction indéterminée, un tambour +battait, le mystérieux tambour des dunes ; il battait distinctement, +tantôt plus vibrant, tantôt affaibli, arrêtant, puis reprenant son +roulement fantastique.</p> + +<p>Les Arabes, épouvantés, se regardaient ; et l'un dit, en sa langue : « La +mort est sur nous. » Et voilà que tout à coup mon compagnon, mon ami, +presque mon frère, tomba de cheval, la tête en avant, foudroyé par une +insolation.</p> + +<p>Et pendant deux heures, pendant que j'essayais en vain de le sauver, +toujours ce tambour insaisissable m'emplissait l'oreille de son bruit +monotone, intermittent et incompréhensible ; et je sentais se glisser +dans mes os la peur, la vraie peur, la hideuse peur, en face de ce +cadavre aimé, dans ce trou incendié par le soleil entre quatre monts de +sable, tandis que l'écho inconnu nous jetait, à deux cents lieues de +tout village français, le battement rapide du tambour.</p> + +<p>Ce jour-là, je compris ce que c'était que d'avoir peur ; je l'ai su +mieux encore une autre fois...</p> + +<p>Le commandant interrompit le conteur :</p> + +<p> — Pardon, monsieur, mais ce tambour ? Qu'était-ce ?</p> + +<p>Le voyageur répondit :</p> + +<p> — Je n'en sais rien. Personne ne sait. Les officiers, surpris souvent +par ce bruit singulier, l'attribuent généralement à l'écho grossi, +multiplié, démesurément enflé par les valonnements des dunes, d'une +grêle de grains de sable emportés dans le vent et heurtant une touffe +d'herbes sèches ; car on a toujours remarqué que le phénomène se produit +dans le voisinage de petites plantes brûlées par le soleil, et dures +comme du parchemin.</p> + +<p>Ce tambour ne serait donc qu'une sorte de mirage du son. Voilà tout. +Mais je n'appris cela que plus tard.</p> + +<p>J'arrive à ma seconde émotion.</p> + +<p>C'était l'hiver dernier, dans une forêt du nord-est de la France. La +nuit vint deux heures plus tôt, tant le ciel était sombre. J'avais pour +guide un paysan qui marchait à mon côté, par un tout petit chemin, sous +une voûte de sapins dont le vent déchaîné tirait des hurlements. Entre +les cimes, je voyais courir des nuages en déroute, des nuages éperdus +qui semblaient fuir devant une épouvante. Parfois, sous une immense +rafale, toute la forêt s'inclinait dans le même sens avec un gémissement +de souffrance ; et le froid m'envahissait, malgré mon pas rapide et mon +lourd vêtement.</p> + +<p>Nous devions souper et coucher chez un garde forestier dont la maison +n'était plus éloignée de nous. J'allais là pour chasser.</p> + +<p>Mon guide, parfois, levait les yeux et murmurait : « Triste temps ! » Puis +il me parla des gens chez qui nous arrivions. Le père avait tué un +braconnier deux ans auparavant, et, depuis ce temps, il semblait +sombre, comme hanté d'un souvenir. Ses deux fils, mariés, vivaient avec +lui.</p> + +<p>Les ténèbres étaient profondes. Je ne voyais rien devant moi, ni autour +de moi, et toute la branchure des arbres entrechoqués emplissait la nuit +d'une rumeur incessante. Enfin, j'aperçus une lumière, et bientôt mon +compagnon heurtait une porte. Des cris aigus de femmes nous répondirent. +Puis, une voix d'homme, une voix étranglée, demanda : « Qui va là ? » Mon +guide se nomma. Nous entrâmes. Ce fut un inoubliable tableau.</p> + +<p>Un vieux homme à cheveux blancs, à l'œil fou, le fusil chargé dans la +main, nous attendait debout au milieu de la cuisine, tandis que deux +grands gaillards, armés de haches, gardaient la porte. Je distinguai +dans les coins sombres deux femmes à genoux, le visage caché contre le +mur.</p> + +<p>On s'expliqua. Le vieux remit son arme contre le mur et ordonna de +préparer ma chambre ; puis, comme les femmes ne bougeaient point, il me +dit brusquement :</p> + +<p> — Voyez-vous, monsieur, j'ai tué un homme, voilà deux ans cette nuit. +L'autre année, il est revenu m'appeler. Je l'attends encore ce soir.</p> + +<p>Puis il ajouta d'un ton qui me fit sourire :</p> + +<p> — Aussi, nous ne sommes pas tranquilles.</p> + +<p>Je le rassurai comme je pus, heureux d'être venu justement ce soir-là, +et d'assister au spectacle de cette terreur superstitieuse. Je racontai +des histoires, et je parvins à calmer à peu près tout le monde.</p> + +<p>Près du foyer, un vieux chien presque aveugle et moustachu, un de ces +chiens qui ressemblent à des gens qu'on connaît, dormait le nez dans ses +pattes.</p> + +<p>Au dehors, la tempête acharnée battait la petite maison, et, par un +étroit carreau, une sorte de judas placé près de la porte, je voyais +soudain tout un fouillis d'arbres bousculés par le vent à la lueur de +grands éclairs.</p> + +<p>Malgré mes efforts, je sentais bien qu'une terreur profonde tenait ces +gens, et chaque fois que je cessais de parler, toutes les oreilles +écoutaient au loin. Las d'assister à ces craintes imbéciles, j'allais +demander à me coucher, quand le vieux garde tout à coup fit un bond de +sa chaise, saisit de nouveau son fusil, en bégayant d'une voix égarée : +« Le voilà ! le voilà ! Je l'entends ! » Les deux femmes retombèrent à genoux +dans leurs coins, en se cachant le visage ; et les fils reprirent leurs +haches. J'allais tenter encore de les apaiser, quand le chien endormi +s'éveilla brusquement et, levant sa tête, tendant le cou, regardant vers +le feu de son œil presque éteint, il poussa un de ces lugubres +hurlements qui font tressaillir les voyageurs, le soir, dans la +campagne. Tous les yeux se portèrent sur lui, il restait maintenant +immobile, dressé sur ses pattes comme hanté d'une vision, et il se remit +à hurler vers quelque chose d'invisible, d'inconnu, d'affreux sans +doute, car tout son poil se hérissait. Le garde, livide, cria : « Il le +sent ! il le sent ! il était là quand je l'ai tué. » Et les femmes égarées +se mirent, toutes les deux, à hurler avec le chien.</p> + +<p>Malgré moi, un grand frisson me courut entre les épaules. Cette vision +de l'animal dans ce lieu, à cette heure, au milieu de ces gens éperdus, +était effrayante à voir.</p> + +<p>Alors, pendant une heure, le chien hurla sans bouger ; il hurla comme +dans l'angoisse d'un rêve ; et la peur, l'épouvantable peur entrait en +moi ; la peur de quoi ? Le sais-je ? C'était la peur, voilà tout.</p> + +<p>Nous restions immobiles, livides, dans l'attente d'un événement +affreux, l'oreille tendue, le cœur battant, bouleversés au moindre +bruit. Et le chien se mit à tourner autour de la pièce, en sentant les +murs et gémissant toujours. Cette bête nous rendait fous ! Alors, le +paysan qui m'avait amené, se jeta sur elle, dans une sorte de paroxysme +de terreur furieuse, et, ouvrant une porte donnant sur une petite cour, +jeta l'animal dehors.</p> + +<p>Il se tut aussitôt ; et nous restâmes plongés dans un silence plus +terrifiant encore. Et soudain, tous ensemble, nous eûmes une sorte de +sursaut : un être glissait contre le mur du dehors vers la forêt ; puis il +passa contre la porte, qu'il sembla tâter, d'une main hésitante ; puis on +n'entendit plus rien pendant deux minutes qui firent de nous des +insensés ; puis il revint, frôlant toujours la muraille ; et il gratta +légèrement, comme ferait un enfant avec son ongle ; puis soudain une tête +apparut contre la vitre du judas, une tête blanche, avec des yeux +lumineux comme ceux des fauves. Et un son sortit de sa bouche, un son +indistinct, un murmure plaintif.</p> + +<p>Alors un bruit formidable éclata dans la cuisine. Le vieux garde avait +tiré. Et aussitôt les fils se précipitèrent, bouchèrent le judas en +dressant la grande table qu'ils assujettirent avec le buffet.</p> + +<p>Et je vous jure qu'au fracas du coup de fusil que je n'attendais point, +j'eus une telle angoisse du cœur, de l'âme et du corps, que je me +sentis défaillir, prêt à mourir de peur.</p> + +<p>Nous restâmes là jusqu'à l'aurore, incapables de bouger, de dire un mot, +crispés dans un affolement indicible.</p> + +<p>On n'osa débarricader la sortie qu'en apercevant, par la fente d'un +auvent, un mince rayon de jour.</p> + +<p>Au pied du mur, contre la porte, le vieux chien gisait, la gueule brisée +d'une balle.</p> + +<p>Il était sorti de la cour en creusant un trou sous une palissade.</p> + +<p>L'homme au visage brun se tut ; puis il ajouta :</p> + +<p> — Cette nuit-là pourtant, je ne courus aucun danger ; mais j'aimerais +mieux recommencer toutes les heures où j'ai affronté les plus terribles +périls, que la seule minute du coup de fusil sur la tête barbue du +judas.</p> + + + +<hr> +<a name="FARCE_NORMANDE"></a><h2 class="parthead">FARCE NORMANDE</h2> + +<p class="dedic">A A. de Joinville.</p> + +<p>La procession se déroulait dans le chemin creux ombragé par les grands +arbres poussés sur les talus des fermes. Les jeunes mariés venaient +d'abord, puis les parents, puis les invités, puis les pauvres du pays, +et les gamins qui tournaient autour du défilé, comme des mouches, +passaient entre les rangs, grimpaient aux branches pour mieux voir.</p> + +<p>Le marié était un beau gars, Jean Patu, le plus riche fermier du pays. +C'était, avant tout, un chasseur frénétique qui perdait le bon sens à +satisfaire cette passion, et dépensait de l'argent gros comme lui pour +ses chiens, ses gardes, ses furets et ses fusils.</p> + +<p>La mariée, Rosalie Roussel, avait été fort courtisée par tous les partis +des environs, car on la trouvait avenante, et on la savait bien dotée ; +mais elle avait choisi Patu, peut-être parce qu'il lui plaisait mieux +que les autres, mais plutôt encore, en Normande réfléchie, parce qu'il +avait plus d'écus.</p> + +<p>Lorsqu'ils tournèrent la grande barrière de la ferme maritale, quarante +coups de fusil éclatèrent sans qu'on vît les tireurs cachés dans les +fossés. A ce bruit, une grosse gaieté saisit les hommes qui gigottaient +lourdement en leurs habits de fête ; et Patu, quittant sa femme, sauta +sur un valet qu'il apercevait derrière un arbre, empoigna son arme, et +lâcha lui-même un coup de feu en gambadant comme un poulain.</p> + +<p>Puis on se remit en route sous les pommiers déjà lourds de fruits, à +travers l'herbe haute, au milieu des veaux qui regardaient de leurs gros +yeux, se levaient lentement et restaient debout, le mufle tendu vers la +noce.</p> + +<p>Les hommes redevenaient graves en approchant du repas. Les uns, les +riches, étaient coiffés de hauts chapeaux de soie luisants, qui +semblaient dépaysés en ce lieu ; les autres portaient d'anciens +couvre-chefs à poils longs, qu'on aurait dits en peau de taupe ; les plus +humbles étaient couronnés de casquettes.</p> + +<p>Toutes les femmes avaient des châles lâchés dans le dos, et dont elles +tenaient les bouts sur leurs bras avec cérémonie. Ils étaient rouges, +bigarrés, flamboyants, ces châles ; et leur éclat semblait étonner les +poules noires sur le fumier, les canards au bord de la mare, et les +pigeons sur les toits de chaume.</p> + +<p>Tout le vert de la campagne, le vert de l'herbe et des arbres, semblait +exaspéré au contact de cette pourpre ardente et les deux couleurs ainsi +voisines devenaient aveuglantes sous le feu du soleil de midi.</p> + +<p>La grande ferme paraissait attendre là-bas, au bout de la voûte des +pommiers. Une sorte de fumée sortait de la porte et des fenêtres +ouvertes, et une odeur épaisse de mangeaille s'exhalait du vaste +bâtiment, de toutes ses ouvertures, des murs eux-mêmes.</p> + +<p>Comme un serpent, la suite des invités s'allongeait à travers la cour. +Les premiers, atteignant la maison, brisaient la chaîne, +s'éparpillaient, tandis que là-bas il en entrait toujours par la +barrière ouverte. Les fossés maintenant étaient garnis de gamins et de +pauvres curieux ; et les coups de fusil ne cessaient pas, éclatant de +tous les côtés à la fois, mêlant à l'air une buée de poudre et cette +odeur qui grise comme de l'absinthe.</p> + +<p>Devant la porte, les femmes tapaient sur leurs robes pour en faire +tomber la poussière, dénouaient les oriflammes qui servaient de rubans à +leurs chapeaux, défaisaient leurs châles et les posaient sur leurs bras, +puis entraient dans la maison pour se débarrasser définitivement de ces +ornements.</p> + +<p>La table était mise dans la grande cuisine, qui pouvait contenir cent +personnes.</p> + +<p>On s'assit à deux heures. A huit heures on mangeait encore. Les hommes +déboutonnés, en bras de chemise, la face rougie, engloutissaient comme +des gouffres. Le cidre jaune luisait, joyeux, clair et doré, dans les +grands verres, à côté du vin coloré, du vin sombre, couleur de sang.</p> + +<p>Entre chaque plat on faisait un trou, le trou normand, avec un verre +d'eau-de-vie qui jetait du feu dans les corps et de la folie dans les +têtes.</p> + +<p>De temps en temps, un convive plein comme une barrique, sortait +jusqu'aux arbres prochains, se soulageait, puis rentrait avec une faim +nouvelle aux dents.</p> + +<p>Les fermières, écarlates, oppressées, les corsages tendus comme des +ballons, coupées en deux par le corset, gonflées du haut et du bas, +restaient à table par pudeur. Mais une d'elles, plus gênée, étant +sortie, toutes alors se levèrent à la suite. Elles revenaient plus +joyeuses, prêtes à rire. Et les lourdes plaisanteries commencèrent.</p> + +<p>C'étaient des bordées d'obscénités lâchées à travers la table, et toutes +sur la nuit nuptiale. L'arsenal de l'esprit paysan fut vidé. Depuis cent +ans, les mêmes grivoiseries servaient aux mêmes occasions, et, bien que +chacun les connût, elles portaient encore, faisaient partir en un rire +retentissant les deux enfilées de convives.</p> + +<p>Un vieux à cheveux gris appelait : « Les voyageurs pour Mézidon en +voiture ». Et c'étaient des hurlements de gaieté.</p> + +<p>Tout au bout de la table, quatre gars, des voisins, préparaient des +farces aux mariés, et ils semblaient en tenir une bonne, tant ils +trépignaient en chuchotant.</p> + +<p>L'un d'eux, soudain, profitant d'un moment de calme, cria :</p> + +<p> — C'est les braconniers qui vont s'en donner c'te nuit, avec la lune +qu'y a !... Dis donc, Jean, c'est pas c'te lune-là qu'tu guetteras, toi ?</p> + +<p>Le marié, brusquement, se tourna :</p> + +<p> — Qu'i z'y viennent, les braconniers !</p> + +<p>Mais l'autre se mit à rire :</p> + +<p> — Ah ! i peuvent y venir ; tu quitteras pas ta besogne pour ça !</p> + +<p>Toute la tablée fut secouée par la joie. Le sol en trembla, les verres +vibrèrent.</p> + +<p>Mais le marié, à l'idée qu'on pouvait profiter de sa noce pour +braconner chez lui, devint furieux :</p> + +<p> — J'te dis qu'ça : qu'i z'y viennent !</p> + +<p>Alors ce fut une pluie de polissonneries à double sens qui faisaient un +peu rougir la mariée, toute frémissante d'attente.</p> + +<p>Puis, quand on eut bu des barils d'eau-de-vie, chacun partit se coucher ; +et les jeunes époux entrèrent en leur chambre, située au +rez-de-chaussée, comme toutes les chambres de ferme ; et, comme il y +faisait un peu chaud, ils ouvrirent la fenêtre et fermèrent l'auvent. +Une petite lampe de mauvais goût, cadeau du père de la femme, brûlait +sur la commode ; et le lit était prêt à recevoir le couple nouveau, qui +ne mettait point à son premier embrassement tout le cérémonial des +bourgeois dans les villes.</p> + +<p>Déjà la jeune femme avait enlevé sa coiffure et sa robe, et elle +demeurait en jupon, délaçant ses bottines, tandis que Jean achevait un +cigare, en regardant de coin sa compagne.</p> + +<p>Il la guettait d'un œil luisant, plus sensuel que tendre ; car il la +désirait plutôt qu'il ne l'aimait ; et, soudain, d'un mouvement brusque, +comme un homme qui va se mettre à l'ouvrage, il enleva son habit.</p> + +<p>Elle avait défait ses bottines, et maintenant elle retirait ses bas, +puis elle lui dit, le tutoyant depuis l'enfance : « Va te cacher là-bas, +derrière les rideaux, que j' me mette au lit ».</p> + +<p>Il fit mine de refuser, puis il y alla d'un air sournois, et se +dissimula, sauf la tête. Elle riait, voulait envelopper ses yeux, et ils +jouaient d'une façon amoureuse et gaie, sans pudeur apprise et sans +gêne.</p> + +<p>Pour finir il céda ; alors, en une seconde, elle dénoua son dernier +jupon, qui glissa le long de ses jambes, tomba autour de ses pieds et +s'aplatit en rond par terre. Elle l'y laissa, l'enjamba, nue sous la +chemise flottante et elle se glissa dans le lit, dont les ressorts +chantèrent sous son poids.</p> + +<p>Aussitôt il arriva, déchaussé lui-même, en pantalon, et il se courbait +vers sa femme, cherchant ses lèvres qu'elle cachait dans l'oreiller, +quand un coup de feu retentit au loin, dans la direction du bois des +Râpées, lui sembla-t-il.</p> + +<p>Il se redressa inquiet, le cœur crispé, et, courant à la fenêtre, il +décrocha l'auvent.</p> + +<p>La pleine lune baignait la cour d'une lumière jaune. L'ombre des +pommiers faisait des taches sombres à leur pied ; et, au loin, la +campagne, couverte de moissons mûres, luisait.</p> + +<p>Comme Jean s'était penché au dehors, épiant toutes les rumeurs de la +nuit, deux bras nus vinrent se nouer sous son cou, et sa femme, le +tirant en arrière, murmura : « Laisse donc, qu'est-ce que ça fait, +viens-t'en. »</p> + +<p>Il se retourna, la saisit, l'étreignit, la palpant sous la toile légère ; +et, l'enlevant dans ses bras robustes, il l'emporta vers leur couche.</p> + +<p>Au moment où il la posait sur le lit, qui plia sous le poids, une +nouvelle détonation, plus proche celle-là, retentit.</p> + +<p>Alors Jean, secoué d'une colère tumultueuse, jura : « Non de D... ! ils +croient que je ne sortirai pas à cause de toi ?... Attends, attends ! » Il +se chaussa, décrocha son fusil toujours pendu à portée de sa main, et, +comme sa femme se traînait à ses genoux et le suppliait, éperdue, il se +dégagea vivement, courut à la fenêtre et sauta dans la cour.</p> + +<p>Elle attendit une heure, deux heures, jusqu'au jour. Son mari ne rentra +pas. Alors elle perdit la tête, appela, raconta la fureur de Jean et sa +course après les braconniers.</p> + +<p>Aussitôt les valets, les charretiers, les gars partirent à la recherche +du maître.</p> + +<p>On le retrouva à deux lieues de la ferme, ficelé des pieds à la tête, à +moitié mort de fureur, son fusil tordu, sa culotte à l'envers, avec +trois lièvres trépassés autour du cou et une pancarte sur la poitrine :</p> + +<p>« Qui va à la chasse, perd sa place. »</p> + +<p>Et, plus tard, quand il racontait cette nuit d'épousailles, il ajoutait : +« Oh ! pour une farce ! c'était une bonne farce. Ils m'ont pris dans un +collet comme un lapin, les salauds, et ils m'ont caché la tête dans un +sac. Mais si je les tâte un jour, gare à eux ! »</p> + +<hr class="small"> + +<p>Et voilà comment on s'amuse, les jours de noce, au pays normand.</p> + + +<hr> +<a name="LES_SABOTS"></a><h2 class="parthead">LES SABOTS</h2> + +<p class="dedic">A Léon Fontaine.</p> + +<p>Le vieux curé bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus des +bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommadés des +paysans. Les grands paniers des fermières venues de loin pour la messe +étaient posés à terre à côté d'elles ; et la lourde chaleur d'un jour de +juillet dégageait de tout le monde une odeur de bétail, un fumet de +troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et +aussi les meuglements des vaches couchées dans un champ voisin. Parfois +un souffle d'air chargé d'aromes des champs s'engouffrait sous le +portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des coiffures, +il allait faire vaciller sur l'autel les petites flammes jaunes au bout +des cierges... « Comme le désire le bon Dieu. Ainsi soit-il ! » prononçait +le prêtre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se mit, comme chaque +semaine, à recommander à ses ouailles les petites affaires intimes de la +commune. C'était un vieux homme à cheveux blancs qui administrait la +paroisse depuis bientôt quarante ans, et le prône lui servait pour +communiquer familièrement avec tout son monde.</p> + +<p>Il reprit : « Je recommande à vos prières Désiré Vallin, qu'est bien +malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses couches. »</p> + +<p>Il ne savait plus ; il cherchait les bouts de papier posés dans un +bréviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua : « Il ne faut pas que +les garçons et les filles viennent comme ça, le soir, dans le cimetière, +ou bien je préviendrai le garde champêtre. — M. Césaire Omont voudrait +bien trouver une jeune fille honnête comme servante. » Il réfléchit +encore quelques secondes, puis ajouta : « C'est tout, mes frères, c'est la +grâce que je vous souhaite au nom du Père, et du Fils, et du +Saint-Esprit. »</p> + +<p>Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Quand les Malandain furent rentrés dans leur chaumière, la dernière du +hameau de la Sablière, sur la route de Fourville, le père, un vieux +petit paysan sec et ridé, s'assit devant la table, pendant que sa femme +décrochait la marmite et que sa fille Adélaïde prenait dans le buffet +les verres et les assiettes, et il dit : « Ça s'rait p'têtre bon, c'te +place chez maîtr' Omont, vu que le v'là veuf, que sa bru l'aime pas, +qu'il est seul et qu'il a d'quoi. J'ferions p'têtre ben d'y envoyer +Adélaïde. »</p> + +<p>La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle, +et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d'une +odeur de choux, elle réfléchit.</p> + +<p>L'homme reprit : « Il a d'quoi, pour sûr. Mais qu'il faudrait être +dégourdi et qu'Adélaïde l'est pas un brin. »</p> + +<p>La femme alors articula : « J'pourrions voir tout d'même. » Puis, se +tournant vers sa fille, une gaillarde à l'air niais, aux cheveux jaunes, +aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria : +« T'entends, grande bête. T'iras chez maît' Omont t'proposer comme +servante, et tu f'ras tout c'qu'il te commandera. »</p> + +<p>La fille se mit à rire sottement sans répondre. Puis tous trois +commencèrent à manger.</p> + +<p>Au bout de dix minutes, le père reprit : « Écoute un mot, la fille, et +tâche d'n' point te mettre en défaut sur ce que j'vas te dire... »</p> + +<p>Et il lui traça en termes lents et minutieux toute une règle de +conduite, prévoyant les moindres détails, la préparant à cette conquête +d'un vieux veuf mal avec sa famille.</p> + +<p>La mère avait cessé de manger pour écouter, et elle demeurait, la +fourchette à la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour à +tour, suivant cette instruction avec une attention concentrée et muette.</p> + +<p>Adélaïde restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide.</p> + +<p>Dès que le repas fut terminé, la mère lui fit mettre son bonnet, et +elles partirent toutes deux pour aller trouver M. Césaire Omont. Il +habitait une sorte de petit pavillon de briques adossé aux bâtiments +d'exploitation qu'occupaient ses fermiers. Car il s'était retiré du +faire-valoir, pour vivre de ses rentes.</p> + +<p>Il avait environ cinquante-cinq ans ; il était gros, jovial et bourru +comme un homme riche. Il riait et criait à faire tomber les murs, buvait +du cidre et de l'eau-de-vie à pleins verres, et passait encore pour +chaud, malgré son âge.</p> + +<p>Il aimait à se promener dans les champs, les mains derrière le dos, +enfonçant ses sabots de bois dans la terre grasse, considérant la levée +du blé ou la floraison des colzas d'un œil d'amateur à son aise, qui +aime ça, mais qui ne se la foule plus.</p> + +<p>On disait de lui : « C'est un père Bon-Temps, qui n'est pas bien levé tous +les jours. »</p> + +<p>Il reçut les deux femmes, le ventre à table, achevant son café. Et, se +renversant, il demanda :</p> + +<p> — Qu'est-ce que vous désirez ?</p> + +<p>La mère prit la parole :</p> + +<p> — C'est not' fille Adélaïde que j'viens vous proposer pour servante, vu +c'qu'a dit çu matin monsieur le curé. »</p> + +<p>Maître Omont considéra la fille, puis, brusquement : « Quel âge qu'elle a, +c'te grande bique-là ? »</p> + +<p>« — Vingt-un ans à la Saint-Michel, monsieur Omont. »</p> + +<p>« — C'est bien ; all'aura quinze francs par mois et l'fricot. J'l'attends +d'main, pour faire ma soupe du matin. »</p> + +<p>Et il congédia les deux femmes.</p> + +<p>Adélaïde entra en fonctions le lendemain et se mit à travailler dur, +sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents.</p> + +<p>Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine, +monsieur Omont la héla.</p> + +<p>« — Adélaïde ! »</p> + +<p>Elle accourut. « Me v'là, not' maître. »</p> + +<p>Dès qu'elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnées, l'œil +trouble, il déclara : « Écoute un peu, qu'il n'y ait pas d'erreur entre +nous. T'es ma servante, mais rien de plus. T'entends. Nous ne mêlerons +point nos sabots.</p> + +<p> — Oui, not' maître.</p> + +<p> — Chacun sa place, ma fille, t'as ta cuisine ; j'ai ma salle. A part ça, +tout sera pour té comme pour mé. C'est convenu ?</p> + +<p> — Oui, not' maître.</p> + +<p> — Allons, c'est bien, va à ton ouvrage.</p> + +<p>Et elle alla reprendre sa besogne.</p> + +<p>A midi elle servit le dîner du maître dans sa petite salle à papier +peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla prévenir M. +Omont.</p> + +<p>« — C'est servi, not' maître. »</p> + +<p>Il entra, s'assit, regarda autour de lui, déplia sa serviette, hésita +une seconde, puis, d'une voix de tonnerre :</p> + +<p>« — Adélaïde ! »</p> + +<p>Elle arriva, effarée. Il cria comme s'il allait la massacrer. « Eh bien, +nom de D... et té, ousqu'est ta place ? »</p> + +<p>« — Mais... not' maître... »</p> + +<p>Il hurlait : « J'aime pas manger tout seul, nom de D... ; tu vas te mett' +là ou bien foutre le camp si tu n'veux pas. Va chercher t'nassiette et +ton verre. »</p> + +<p>Épouvantée, elle apporta son couvert en balbutiant : « Me v'là, not' +maître. »</p> + +<p>Et elle s'assit en face de lui.</p> + +<p>Alors il devint jovial ; il trinquait, tapait sur la table, racontait des +histoires qu'elle écoutait les yeux baissés, sans oser prononcer un mot.</p> + +<p>De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du cidre, +des assiettes.</p> + +<p>En apportant le café, elle ne déposa qu'une tasse devant lui ; alors, +repris de colère, il grogna :</p> + +<p> — Eh bien, et pour té ?</p> + +<p> — J'n'en prends point, not' maître.</p> + +<p> — Pourquoi que tu n'en prends point ?</p> + +<p> — Parce que je l'aime point.</p> + +<p>Alors il éclata de nouveau : « J'aime pas prend' mon café tout seul, nom +de D... Si tu n'veux pas t'mett'à en prendre itou, tu vas foutre le +camp, nom de D... Va chercher une tasse et plus vite que ça. »</p> + +<p>Elle alla chercher une tasse, se rassit, goûta la noire liqueur, fit la +grimace, mais, sous l'œil furieux du maître, avala jusqu'au bout. Puis +il lui fallut boire le premier verre d'eau-de-vie de la rincette, le +second du pousse-rincette, et le troisième du coup-de-pied-au-cul.</p> + +<p>Et M. Omont la congédia. « Va laver ta vaisselle maintenant, t'es une +bonne fille. »</p> + +<p>Il en fut de même au dîner. Puis elle dut faire sa partie de dominos ; +puis il l'envoya se mettre au lit.</p> + +<p>« — Va te coucher, je monterai tout à l'heure. »</p> + +<p>Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa +prière, se dévêtit et se glissa dans ses draps.</p> + +<p>Mais soudain elle bondit, effarée. Un cri furieux faisait trembler la +maison.</p> + +<p> — Adélaïde ?</p> + +<p>Elle ouvrit sa porte et répondit de son grenier :</p> + +<p>« — Me v'là, not' maître. »</p> + +<p> — Ousque t'es ?</p> + +<p> — Mais j'suis dans mon lit, donc, not' maître.</p> + +<p>Alors il vociféra : « Veux-tu bien descendre, nom de D... J'aime pas +coucher tout seul, nom de D..., et si tu n'veux point, tu vas me foutre +le camp, nom de D... »</p> + +<p>Alors, elle répondit d'en haut, éperdue, cherchant sa chandelle :</p> + +<p>« — Me v'là, not' maître ! »</p> + +<p>Et il entendit ses petits sabots découverts battre le sapin de +l'escalier ; et, quand elle fut arrivée aux dernières marches, il la +prit par le bras, et dès qu'elle eut laissé devant la porte ses étroites +chaussures de bois à côté des grosses galoches du maître, il la poussa +dans sa chambre en grognant :</p> + +<p>« — Plus vite que ça, donc, nom de D... ! »</p> + +<p>Et elle répétait sans cesse, ne sachant plus ce qu'elle disait :</p> + +<p>« — Me v'là, me v'là, not' maître. »</p> + +<hr class="small"> + +<p>Six mois après, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son +père l'examina curieusement, puis demanda :</p> + +<p> — T'es-ti point grosse ?</p> + +<p>Elle restait stupide, regardant son ventre, répétant : « Mais non, je n' +crois point. »</p> + +<p>Alors, il l'interrogea, voulant tout savoir :</p> + +<p> — Dis-mé si vous n'avez point, quéque soir, mêlé vos sabots ?</p> + +<p> — Oui, je les ons mêlés l'premier soir et puis l'sautres.</p> + +<p> — Mais alors t'es pleine, grande futaille.</p> + +<p>Elle se mit à sangloter, balbutiant : « J'savais ti, mé ? J'savais ti, mé ? »</p> + +<p>Le père Malandain la guettait, l'œil éveillé, la mine satisfaite. Il +demanda :</p> + +<p> — Quéque tu ne savais point ?</p> + +<p>Elle prononça, à travers ses pleurs : « J'savais ti, mé, que ça se faisait +comme ça, d's'éfants ! »</p> + +<p>Sa mère rentrait. L'homme articula, sans colère : « La v'là grosse, à +c't'heure. »</p> + +<p>Mais la femme se fâcha, révoltée d'instinct, injuriant à pleine gueule +sa fille en larmes, la traitant de « manante » et de « traînée ».</p> + +<p>Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour aller +causer de leurs affaires avec maît' Césaire Omont, il déclara :</p> + +<p>« All' est tout d' même encore pu sotte que j'aurais cru. All' n'savait +point c'qu'all' faisait, c'te niente.</p> + +<p>Au prône du dimanche suivant, le vieux curé publiait les bans de M. +Onufre-Césaire Omont avec Céleste-Adélaïde Malandain.</p> + + +<hr> +<a name="LA_REMPAILLEUSE"></a><h2 class="parthead">LA REMPAILLEUSE</h2> + +<p class="dedic">A Léon Hennique.</p> + +<p>C'était à la fin du dîner d'ouverture de chasse chez le marquis de +Bertrans. Onze chasseurs, huit jeunes femmes et le médecin du pays +étaient assis autour de la grande table illuminée, couverte de fruits et +de fleurs.</p> + +<p>On vint à parler d'amour, et une grande discussion s'éleva, l'éternelle +discussion, pour savoir si on pouvait aimer vraiment une fois ou +plusieurs fois. On cita des exemples de gens n'ayant jamais eu qu'un +amour sérieux ; on cita aussi d'autres exemples de gens ayant aimé +souvent, avec violence. Les hommes, en général, prétendaient que la +passion, comme les maladies, peut frapper plusieurs fois le même être, +et le frapper à le tuer si quelque obstacle se dresse devant lui. Bien +que cette manière de voir ne fût pas contestable, les femmes, dont +l'opinion s'appuyait sur la poésie bien plus que sur l'observation, +affirmaient que l'amour, l'amour vrai, le grand amour, ne pouvait tomber +qu'une fois sur un mortel, qu'il était semblable à la foudre, cet amour, +et qu'un cœur touché par lui demeurait ensuite tellement vidé, ravagé, +incendié, qu'aucun autre sentiment puissant, même aucun rêve, n'y +pouvait germer de nouveau.</p> + +<p>Le marquis ayant aimé beaucoup, combattait vivement cette croyance :</p> + +<p> — Je vous dis, moi, qu'on peut aimer plusieurs fois avec toutes ses +forces et toute son âme. Vous me citez des gens qui se sont tués par +amour, comme preuve de l'impossibilité d'une seconde passion. Je vous +répondrai que, s'ils n'avaient pas commis cette bêtise de se suicider, +ce qui leur enlevait toute chance de rechute, ils se seraient guéris ; et +ils auraient recommencé, et toujours, jusqu'à leur mort naturelle. Il en +est des amoureux comme des ivrognes. Qui a bu boira — qui a aimé aimera. +C'est une affaire de tempérament, cela.</p> + +<p>On prit pour arbitre le docteur, vieux médecin parisien retiré aux +champs, et on le pria de donner son avis.</p> + +<p>Justement il n'en avait pas :</p> + +<p> — Comme l'a dit le marquis, c'est une affaire de tempérament ; quant à +moi, j'ai eu connaissance d'une passion qui dura cinquante-cinq ans, +sans un jour de répit, et qui ne se termina que par la mort.</p> + +<p>La marquise battit des mains.</p> + +<p> — Est-ce beau cela ! Et quel rêve d'être aimé ainsi ! Quel bonheur de +vivre cinquante-cinq ans tout enveloppé de cette affection acharnée et +pénétrante ! Comme il a dû être heureux, et bénir la vie, celui qu'on +adora de la sorte !</p> + +<p>Le médecin sourit :</p> + +<p> — En effet, madame, vous ne vous trompez pas sur ce point, que l'être +aimé fut un homme. Vous le connaissez, c'est M. Chouquet, le pharmacien +du bourg. Quant à elle, la femme, vous l'avez connue aussi, c'est la +vieille rempailleuse de chaises qui venait tous les ans au château. Mais +je vais me faire mieux comprendre.</p> + +<p>L'enthousiasme des femmes était tombé ; et leur visage dégoûté disait : +« Pouah ! » comme si l'amour n'eût dû frapper que des êtres fins et +distingués, seuls dignes de l'intérêt des gens comme il faut.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Le médecin reprit :</p> + +<p> — J'ai été appelé, il y a trois mois, auprès de cette vieille femme, à +son lit de mort. Elle était arrivée la veille, dans la voiture qui lui +servait de maison, traînée par la rosse que vous avez vue, et +accompagnée de ses deux grands chiens noirs, ses amis et ses gardiens. +Le curé était déjà là. Elle nous fit ses exécuteurs testamentaires, et, +pour nous dévoiler le sens de ses volontés dernières, elle nous raconta +toute sa vie. Je ne sais rien de plus singulier et de plus poignant.</p> + +<p>Son père était rempailleur et sa mère rempailleuse. Elle n'a jamais eu +de logis planté en terre.</p> + +<p>Toute petite, elle errait, haillonneuse, vermineuse, sordide. On +s'arrêtait à l'entrée des villages, le long des fossés ; on dételait la +voiture ; le cheval broutait ; le chien dormait, le museau sur ses pattes ; +et la petite se roulait dans l'herbe pendant que le père et la mère +rafistolaient, à l'ombre des ormes du chemin, tous les vieux sièges de +la commune. On ne parlait guère, dans cette demeure ambulante. Après les +quelques mots nécessaires pour décider qui ferait le tour des maisons en +poussant le cri bien connu : « Remmm-pailleur de chaises ! » on se mettait à +tortiller la paille, face à face ou côte à côte. Quand l'enfant allait +trop loin ou tentait d'entrer en relations avec quelque galopin du +village, la voix colère du père la rappelait : « Veux-tu bien revenir ici, +crapule ! » C'étaient les seuls mots de tendresse qu'elle entendait.</p> + +<p>Quand elle devint plus grande, on l'envoya faire la récolte des fonds de +siège avariés. Alors elle ébaucha quelques connaissances de place en +place avec les gamins ; mais c'étaient alors les parents de ses nouveaux +amis qui rappelaient brutalement leurs enfants : « Veux-tu bien venir ici, +polisson ! Que je te voie causer avec les va-nu-pieds !... »</p> + +<p>Souvent les petits gars lui jetaient des pierres.</p> + +<p>Des dames lui ayant donné quelques sous, elle les garda soigneusement.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Un jour — elle avait alors onze ans — comme elle passait par ce pays, elle +rencontra derrière le cimetière le petit Chouquet qui pleurait parce +qu'un camarade lui avait volé deux liards. Ces larmes d'un petit +bourgeois, d'un de ces petits qu'elle s'imaginait dans sa frêle caboche +de déshéritée, être toujours contents et joyeux, la bouleversèrent. Elle +s'approcha, et, quand elle connut la raison de sa peine, elle versa +entre ses mains toutes ses économies, sept sous, qu'il prit +naturellement, en essuyant ses larmes. Alors, folle de joie, elle eut +l'audace de l'embrasser. Comme il considérait attentivement sa monnaie, +il se laissa faire. Ne se voyant ni repoussée ni battue, elle +recommença ; elle l'embrassa à pleins bras, à plein cœur. Puis elle se +sauva.</p> + +<p>Que se passa-t-il dans cette misérable tête ? S'est-elle attachée à ce +mioche parce qu'elle lui avait sacrifié sa fortune de vagabonde, ou +parce qu'elle lui avait donné son premier baiser tendre ? Le mystère est +le même pour les petits que pour les grands.</p> + +<p>Pendant des mois, elle rêva de ce coin de cimetière et de ce gamin. Dans +l'espérance de le revoir, elle vola ses parents, grappillant un sou +par-ci, un sou par-là, sur un rempaillage, ou sur les provisions qu'elle +allait acheter.</p> + +<p>Quand elle revint, elle avait deux francs dans sa poche, mais elle ne +put qu'apercevoir le petit pharmacien, bien propre, derrière les +carreaux de la boutique paternelle, entre un bocal rouge et un ténia.</p> + +<p>Elle ne l'en aima que davantage, séduite, émue, extasiée par cette +gloire de l'eau colorée, cette apothéose des cristaux luisants.</p> + +<p>Elle garda en elle son souvenir ineffaçable, et, quand elle le +rencontra, l'an suivant, derrière l'école, jouant aux billes avec ses +camarades, elle se jeta sur lui, le saisit dans ses bras, et le baisa +avec tant de violence qu'il se mit à hurler de peur. Alors, pour +l'apaiser, elle lui donna son argent : trois francs vingt, un vrai +trésor, qu'il regardait avec des yeux agrandis.</p> + +<p>Il le prit et se laissa caresser tant qu'elle voulut.</p> + +<p>Pendant quatre ans encore, elle versa entre ses mains toutes ses +réserves, qu'il empochait avec conscience en échange de baisers +consentis. Ce fut une fois trente sous, une fois deux francs, une fois +douze sous (elle en pleura de peine et d'humiliation, mais l'année avait +été mauvaise) et la dernière fois, cinq francs, une grosse pièce ronde, +qui le fit rire d'un rire content.</p> + +<p>Elle ne pensait plus qu'à lui ; et il attendait son retour avec une +certaine impatience, courait au-devant d'elle en la voyant, ce qui +faisait bondir le cœur de la fillette.</p> + +<p>Puis il disparut. On l'avait mis au collège. Elle le sut en interrogeant +habilement. Alors elle usa d'une diplomatie infinie pour changer +l'itinéraire de ses parents et les faire passer par ici au moment des +vacances. Elle y réussit, mais après un an de ruses. Elle était donc +restée deux ans sans le revoir ; et elle le reconnut à peine, tant il +était changé, grandi, embelli, imposant dans sa tunique à boutons d'or. +Il feignit de ne pas la voir et passa fièrement près d'elle.</p> + +<p>Elle en pleura pendant deux jours ; et depuis lors elle souffrit sans +fin.</p> + +<p>Tous les ans elle revenait ; passait devant lui sans oser le saluer et +sans qu'il daignât même tourner les yeux vers elle. Elle l'aimait +éperdument. Elle me dit : « C'est le seul homme que j'aie vu sur la terre, +monsieur le médecin ; je ne sais pas si les autres existaient seulement. »</p> + +<p>Ses parents moururent. Elle continua leur métier, mais elle prit deux +chiens au lieu d'un, deux terribles chiens qu'on n'aurait pas osé +braver.</p> + +<p>Un jour, en rentrant dans ce village où son cœur était resté, elle +aperçut une jeune femme qui sortait de la boutique Chouquet au bras de +son bien-aimé. C'était sa femme. Il était marié.</p> + +<p>Le soir même, elle se jeta dans la mare qui est sur la place de la +Mairie. Un ivrogne attardé la repêcha, et la porta à la pharmacie. Le +fils Chouquet descendit en robe de chambre, pour la soigner, et, sans +paraître la reconnaître, la déshabilla, la frictionna, puis il lui dit +d'une voix dure : « Mais vous êtes folle ! Il ne faut pas être bête comme +ça !</p> + +<p>Cela suffit pour la guérir. Il lui avait parlé ! Elle était heureuse +pour longtemps.</p> + +<p>Il ne voulut rien recevoir en rémunération de ses soins, bien qu'elle +insistât vivement pour le payer.</p> + +<p>Et toute sa vie s'écoula ainsi. Elle rempaillait en songeant à Chouquet. +Tous les ans, elle l'apercevait derrière ses vitraux. Elle prit +l'habitude d'acheter chez lui des provisions de menus médicaments. De la +sorte elle le voyait de près, et lui parlait, et lui donnait encore de +l'argent.</p> + +<p>Comme je vous l'ai dit en commençant, elle est morte ce printemps. Après +m'avoir raconté toute cette triste histoire, elle me pria de remettre à +celui qu'elle avait si patiemment aimé toutes les économies de son +existence, car elle n'avait travaillé que pour lui, disait-elle, jeûnant +même pour mettre de côté, et être sûre qu'il penserait à elle, au moins +une fois, quand elle serait morte.</p> + +<p>Elle me donna donc deux mille trois cent vingt-sept francs. Je laissai +à M. le curé les vingt-sept francs pour l'enterrement, et j'emportai le +reste quand elle eut rendu le dernier soupir.</p> + +<p>Le lendemain, je me rendis chez les Chouquet. Ils achevaient de +déjeuner, en face l'un de l'autre, gros et rouges, fleurant les produits +pharmaceutiques, importants et satisfaits.</p> + +<p>On me fit asseoir ; on m'offrit un kirsch, que j'acceptai ; et je +commençai mon discours d'une voix émue, persuadé qu'ils allaient +pleurer.</p> + +<p>Dès qu'il eut compris qu'il avait été aimé de cette vagabonde, de cette +rempailleuse, de cette rouleuse, Chouquet bondit d'indignation, comme si +elle lui avait volé sa réputation, l'estime des honnêtes gens, son +honneur intime, quelque chose de délicat qui lui était plus cher que la +vie.</p> + +<p>Sa femme, aussi exaspérée que lui, répétait : « Cette gueuse ! cette +gueuse ! cette gueuse !... » Sans pouvoir trouver autre chose.</p> + +<p>Il s'était levé ; il marchait à grands pas derrière la table, le bonnet +grec chaviré sur une oreille. Il balbutiait : « Comprend-on ça, docteur ? +Voilà de ces choses horribles pour un homme ! Que faire ? Oh ! si je +l'avais su de son vivant, je l'aurais fait arrêter par la gendarmerie et +flanquer en prison. Et elle n'en serait pas sortie, je vous en réponds ! »</p> + +<p>Je demeurais stupéfait du résultat de ma démarche pieuse. Je ne savais +que dire ni que faire. Mais j'avais à compléter ma mission. Je repris : +« Elle m'a chargé de vous remettre ses économies, qui montent à deux +mille trois cents francs. Comme ce que je viens de vous apprendre semble +vous être fort désagréable, le mieux serait peut-être de donner cet +argent aux pauvres. »</p> + +<p>Ils me regardaient, l'homme et la femme, perdus de saisissement.</p> + +<p>Je tirai l'argent de ma poche, du misérable argent de tous les pays et +de toutes les marques, de l'or et des sous mêlés. Puis je demandai : « Que +décidez-vous ? »</p> + +<p>Mme Chouquet parla la première : « Mais, puisque c'était sa dernière +volonté, à cette femme... il me semble qu'il nous est bien difficile de +refuser. »</p> + +<p>Le mari, vaguement confus, reprit : « Nous pourrions toujours acheter avec +ça quelque chose pour nos enfants. »</p> + +<p>Je dis d'un air sec : « Comme vous voudrez. »</p> + +<p>Il reprit : « Donnez toujours, puisqu'elle vous en a chargé ; nous +trouverons bien moyen de l'employer à quelque bonne œuvre. »</p> + +<p>Je remis l'argent, je saluai, et je partis.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Le lendemain Chouquet vint me trouver et, brusquement : « Mais elle a +laissé ici sa voiture, cette... cette femme. Qu'est-ce que vous en +faites, de cette voiture ?</p> + +<p>« — Rien, prenez-la si vous voulez.</p> + +<p>« — Parfait ; cela me va ; j'en ferai une cabane pour mon potager. »</p> + +<p>Il s'en allait. Je le rappelai. « Elle a laissé aussi son vieux cheval et +ses deux chiens. Les voulez-vous ? » Il s'arrêta, surpris : « Ah ! non, par +exemple ; que voulez-vous que j'en fasse ? Disposez-en comme vous +voudrez. » Et il riait. Puis il me tendit sa main que je serrai. Que +voulez-vous ? Il ne faut pas dans un pays, que le médecin et le +pharmacien soient ennemis.</p> + +<p>J'ai gardé les chiens chez moi. Le curé, qui a une grande cour, a pris +le cheval. La voiture sert de cabane à Chouquet ; et il a acheté cinq +obligations de chemin de fer avec l'argent.</p> + +<p>Voilà le seul amour profond que j'aie rencontré, dans ma vie. »</p> + +<p>Le médecin se tut.</p> + +<p>Alors la marquise, qui avait des larmes dans les yeux, soupira : +« Décidément, il n'y a que les femmes pour savoir aimer ! »</p> + + +<hr> +<a name="EN_MER"></a><h2 class="parthead">EN MER</h2> + +<p class="dedic">A Henry Céara.</p> + +<p>On lisait dernièrement dans les journaux les lignes suivantes :</p> + +<p>« BOULOGNE-SUR-MER, 22 janvier. — On nous écrit :</p> + +<p>« Un affreux malheur vient de jeter la consternation parmi notre +population maritime déjà si éprouvée depuis deux années. Le bateau de +pêche commandé par le patron Javel, entrant dans le port, a été jeté à +l'Ouest et est venu se briser sur les roches du brise-lames de la jetée.</p> + +<p>« Malgré les efforts du bateau de sauvetage et des lignes envoyées au +moyen du fusil porte-amarre, quatre hommes et le mousse ont péri.</p> + +<p>« Le mauvais temps continue. On craint de nouveaux sinistres. »</p> + +<p>Quel est ce patron Javel ? Est-il le frère du manchot ?</p> + +<p>Si le pauvre homme roulé par la vague, et mort peut-être sous les débris +de son bateau mis en pièces, est celui auquel je pense, il avait +assisté, voici dix-huit ans maintenant, à un autre drame, terrible et +simple comme sont toujours ces drames formidables des flots.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Javel aîné était alors patron d'un chalutier.</p> + +<p>Le chalutier est le bateau de pêche par excellence. Solide à ne craindre +aucun temps, le ventre rond, roulé sans cesse par les lames comme un +bouchon, toujours dehors, toujours fouetté par les vents durs et salés +de la Manche, il travaille la mer, infatigable, la voile gonflée, +traînant par le flanc un grand filet qui racle le fond de l'Océan, et +détache et cueille toutes les bêtes endormies dans les roches, les +poissons plats collés au sable, les crabes lourds aux pattes crochues, +les homards aux moustaches pointues.</p> + +<p>Quand la brise est fraîche et la vague courte, le bateau se met à +pêcher. Son filet est fixé tout le long d'une grande tige de bois garnie +de fer qu'il laisse descendre au moyen de deux câbles glissant sur deux +rouleaux aux deux bouts de l'embarcation. Et le bateau, dérivant sous le +vent et le courant, tire avec lui cet appareil qui ravage et dévaste le +sol de la mer.</p> + +<p>Javel avait à son bord son frère cadet, quatre hommes et un mousse. Il +était sorti de Boulogne par un beau temps clair pour jeter le chalut.</p> + +<p>Or, bientôt le vent s'éleva, et une bourrasque survenant força le +chalutier à fuir. Il gagna les côtes d'Angleterre ; mais la mer démontée +battait les falaises, se ruait contre la terre, rendait impossible +l'entrée des ports. Le petit bateau reprit le large et revint sur les +côtes de France. La tempête continuait à faire infranchissables les +jetées, enveloppant d'écume, de bruit et de danger tous les abords des +refuges.</p> + +<p>Le chalutier repartit encore, courant sur le dos des flots, ballotté, +secoué, ruisselant, souffleté par des paquets d'eau, mais gaillard, +malgré tout, accoutumé à ces gros temps qui le tenaient parfois cinq ou +six jours errant entre les deux pays voisins sans pouvoir aborder l'un +ou l'autre.</p> + +<p>Puis enfin l'ouragan se calma comme il se trouvait en pleine mer, et, +bien que la vague fût encore forte, le patron commanda de jeter le +chalut.</p> + +<p>Donc le grand engin de pêche fut passé par-dessus bord, et deux hommes à +l'avant, deux hommes à l'arrière, commencèrent à filer sur les rouleaux +les amarres qui le tenaient. Soudain il toucha le fond ; mais une haute +lame inclinant le bateau, Javel cadet, qui se trouvait à l'avant et +dirigeait la descente du filet, chancela, et son bras se trouva saisi +entre la corde un instant détendue par la secousse et le bois où elle +glissait. Il fit un effort désespéré, tâchant de l'autre main de +soulever l'amarre, mais le chalut traînait déjà et le câble roidi ne +céda point.</p> + +<p>L'homme crispé par la douleur appela. Tous accoururent. Son frère quitta +la barre. Ils se jetèrent sur la corde, s'efforçant de dégager le membre +qu'elle broyait. Ce fut en vain. « Faut couper », dit un matelot, et il +tira de sa poche un large couteau, qui pouvait, en deux coups, sauver le +bras de Javel cadet.</p> + +<p>Mais couper, c'était perdre le chalut, et ce chalut valait de l'argent, +beaucoup d'argent, quinze cents francs ; et il appartenait à Javel aîné, +qui tenait à son avoir.</p> + +<p>Il cria, le cœur torturé : « Non, coupe pas, attends, je vas lofer. » Et +il courut au gouvernail, mettant toute la barre dessous.</p> + +<p>Le bateau n'obéit qu'à peine, paralysé par ce filet qui immobilisait son +impulsion, et entraîné d'ailleurs par la force de la dérive et du vent.</p> + +<p>Javel cadet s'était laissé tomber sur les genoux, les dents serrées, les +yeux hagards. Il ne disait rien. Son frère revint, craignant toujours le +couteau d'un marin : « Attends, attends, coupe pas, faut mouiller +l'ancre. »</p> + +<p>L'ancre fut mouillée, toute la chaîne filée, puis on se mit à virer au +cabestan pour détendre les amarres du chalut. Elles s'amollirent, enfin, +et on dégagea le bras inerte, sous la manche de laine ensanglantée.</p> + +<p>Javel cadet semblait idiot. On lui retira la vareuse et on vit une chose +horrible, une bouillie de chairs dont le sang jaillissait à flots qu'on +eût dit poussés par une pompe. Alors l'homme regarda son bras et +murmura : « Foutu ».</p> + +<p>Puis, comme l'hémorragie faisait une mare sur le pont du bateau, un des +matelots cria : « Il va se vider, faut nouer la veine. »</p> + +<p>Alors ils prirent une ficelle, une grosse ficelle brune et goudronnée, +et, enlaçant le membre au-dessus de la blessure, ils serrèrent de toute +leur force. Les jets de sang s'arrêtaient peu à peu ; ils finirent par +cesser tout à fait.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Javel cadet se leva, son bras pendait à son côté. Il le prit de l'autre +main, le souleva, le tourna, le secoua. Tout était rompu, les os cassés ; +les muscles seuls retenaient ce morceau de son corps. Il le considérait +d'un œil morne, réfléchissant. Puis il s'assit sur une voile pliée, et +les camarades lui conseillèrent de mouiller sans cesse la blessure pour +empêcher le mal noir.</p> + +<p>On mit un seau auprès de lui, et, de minute en minute, il puisait dedans +au moyen d'un verre, et baignait l'horrible plaie en laissant couler +dessus un petit filet d'eau claire.</p> + +<p> — Tu serais mieux en bas, lui dit son frère. Il descendit, mais au bout +d'une heure il remonta, ne se sentant pas bien tout seul. Et puis, il +préférait le grand air. Il se rassit sur sa voile et recommença à +bassiner son bras.</p> + +<p>La pêche était bonne. Les larges poissons à ventre blanc gisaient à côté +de lui, secoués par des spasmes de mort ; il les regardait sans cesser +d'arroser ses chairs écrasées.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Comme on allait regagner Boulogne, un nouveau coup de vent se déchaîna ; +et le petit bateau recommença sa course folle, bondissant et culbutant, +secouant le triste blessé.</p> + +<p>La nuit vint. Le temps fut gros jusqu'à l'aurore. Au soleil levant on +apercevait de nouveau l'Angleterre, mais, comme la mer était moins dure, +on repartit pour la France en louvoyant.</p> + +<p>Vers le soir, Javel cadet appela ses camarades et leur montra des traces +noires, toute une vilaine apparence de pourriture sur la partie du +membre qui ne tenait plus à lui.</p> + +<p>Les matelots regardaient, disant leur avis.</p> + +<p>« — Ça pourrait bien être le Noir », pensait l'un.</p> + +<p>« — Faudrait de l'eau salée là-dessus », déclarait un autre.</p> + +<p>On apporta donc de l'eau salée et on en versa sur le mal. Le blessé +devint livide, grinça des dents, se tordit un peu ; mais il ne cria pas.</p> + +<p>Puis, quand la brûlure se fut calmée : « Donne-moi ton couteau », dit-il à +son frère. Le frère tendit son couteau.</p> + +<p>« Tiens-moi le bras en l'air, tout drait, tire dessus. »</p> + +<p>On fit ce qu'il demandait.</p> + +<p>Alors il se mit à couper lui-même. Il coupait doucement, avec réflexion, +tranchant les derniers tendons avec cette lame aiguë, comme un fil de +rasoir ; et bientôt il n'eut plus qu'un moignon. Il poussa un profond +soupir et déclara. « Fallait ça. J'étais foutu ».</p> + +<p>Il semblait soulagé et respirait avec force. Il recommença à verser de +l'eau sur le tronçon de membre qui lui restait.</p> + +<p>La nuit fut mauvaise encore et on ne put atterrir.</p> + +<p>Quand le jour parut, Javel cadet prit son bras détaché et l'examina +longuement. La putréfaction se déclarait. Les camarades vinrent aussi +l'examiner, et ils se le passaient de main en main, le tâtaient, le +retournaient, le flairaient.</p> + +<p>Son frère dit : « Faut jeter ça à la mer à c't'heure. »</p> + +<p>Mais Javel cadet se fâcha : « Ah ! mais non, ah ! mais non. J'veux point. +C'est à moi, pas vrai, pisque c'est mon bras. »</p> + +<p>Il le reprit et le posa entre ses jambes.</p> + +<p>« — Il va pas moins pourrir », dit l'aîné. Alors une idée vint au blessé. +Pour conserver le poisson quand on tenait longtemps la mer, on +l'empilait en des barils de sel.</p> + +<p>Il demanda : « J'pourrions t'y point l'mettre dans la saumure.</p> + +<p>« Ça, c'est vrai », déclarèrent les autres.</p> + +<p>Alors on vida un des barils, plein déjà de la pêche des jours derniers ; +et, tout au fond, on déposa le bras. On versa du sel dessus, puis on +replaça, un à un, les poissons.</p> + +<p>Un des matelots fit cette plaisanterie : « Pourvu que je l'vendions point +à la criée. »</p> + +<p>Et tout le monde rit, hormis les deux Javel.</p> + +<p>Le vent soufflait toujours. On louvoya encore en vue de Boulogne +jusqu'au lendemain dix heures. Le blessé continuait sans cesse à jeter +de l'eau sur sa plaie.</p> + +<p>De temps en temps il se levait et marchait d'un bout à l'autre du +bateau.</p> + +<p>Son frère, qui tenait la barre, le suivait de l'œil en hochant la tête.</p> + +<p>On finit par rentrer au port.</p> + +<p>Le médecin examina la blessure et la déclara en bonne voie. Il fit un +pansement complet et ordonna le repos. Mais Javel ne voulut pas se +coucher sans avoir repris son bras, et il retourna bien vite au port +pour retrouver le baril qu'il avait marqué d'une croix.</p> + +<p>On le vida devant lui et il ressaisit son membre, bien conservé dans la +saumure, ridé, rafraîchi. Il l'enveloppa dans une serviette emportée à +cette intention, et rentra chez lui.</p> + +<p>Sa femme et ses enfants examinèrent longuement ce débris du père, tâtant +les doigts, enlevant les brins de sel restés sous les ongles ; puis on +fit venir le menuisier qui prit mesure pour un petit cercueil.</p> + +<p>Le lendemain l'équipage complet du chalutier suivit l'enterrement du +bras détaché. Les deux frères, côte à côte, conduisaient le deuil. Le +sacristain de la paroisse tenait le cadavre sous son aisselle.</p> + +<p>Javel cadet cessa de naviguer. Il obtint un petit emploi dans le port, +et, quand il parlait plus tard de son accident, il confiait tout bas à +son auditeur : « Si le frère avait voulu couper le chalut, j'aurais encore +mon bras, pour sûr. Mais il était regardant à son bien. »</p> + + + +<hr> +<a name="UN_NORMAND"></a><h2 class="parthead">UN NORMAND</h2> + +<p class="dedic">A Paul Alexis.</p> + +<p>Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route +de Jumièges. La légère voiture filait, traversant les prairies ; puis le +cheval se mit au pas pour monter la côte de Canteleu.</p> + +<p>C'est là un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde. +Derrière nous Rouen, la ville aux églises, aux clochers gothiques, +travaillés comme des bibelots d'ivoire ; en face, Saint-Sever, le +faubourg aux manufactures qui dresse ses mille cheminées fumantes sur le +grand ciel vis-à-vis des mille clochetons sacrés de la vieille cité.</p> + +<p>Ici la flèche de la cathédrale, le plus haut sommet des monuments +humains ; et là-bas, la « Pompe à feu » de la « Foudre », sa rivale presque +aussi démesurée, et qui passe d'un mètre la plus géante des pyramides +d'Égypte.</p> + +<p>Devant nous la Seine se déroulait, ondulante, semée d'îles, bordée à +droite de blanches falaises que couronnait une forêt, à gauche de +prairies immenses qu'une autre forêt limitait, là-bas, tout là-bas.</p> + +<p>De place en place, des grands navires à l'ancre le long des berges du +large fleuve. Trois énormes vapeurs s'en allaient, à la queue leu-leu, +vers le Havre ; et un chapelet de bâtiments, formé d'un trois-mâts, de +deux goélettes et d'un brick, remontait vers Rouen, traîné par un petit +remorqueur vomissant un nuage de fumée noire.</p> + +<p>Mon compagnon, né dans le pays, ne regardait même point ce surprenant +paysage ; mais il souriait sans cesse ; il semblait rire en lui-même. Tout +à coup, il éclata : « Ah ! vous allez voir quelque chose de drôle : la +chapelle au père Mathieu. Ça, c'est du nanan, mon bon. »</p> + +<p>Je le regardai d'un œil étonné. Il reprit :</p> + +<p> — Je vais vous faire sentir un fumet de Normandie qui vous restera dans +le nez. Le père Mathieu est le plus beau Normand de la province, et sa +chapelle une des merveilles du monde, ni plus ni moins ; mais je vais +vous donner d'abord quelques mots d'explication.</p> + +<p>Le père Mathieu, qu'on appelle aussi le père « La Boisson », est un ancien +sergent-major revenu dans son village natal. Il unit en des proportions +admirables pour faire un ensemble parfait la blague du vieux soldat à la +malice finaude du Normand. De retour au pays, il est devenu, grâce à +des protections multiples et à des habiletés invraisemblables, gardien +d'une chapelle miraculeuse, une chapelle protégée par la Vierge et +fréquentée principalement par les filles enceintes. Il a baptisé sa +statue merveilleuse : « Notre-Dame du Gros-Ventre », et il la traite avec +une certaine familiarité goguenarde qui n'exclut point le respect. Il a +composé lui-même et fait imprimer une pièce spéciale pour sa BONNE +VIERGE. Cette prière est un chef-d'œuvre d'ironie involontaire, +d'esprit normand où la raillerie se mêle à la peur du SAINT, à la peur +superstitieuse de l'influence secrète de quelque chose. Il ne croit pas +beaucoup à sa patronne ; cependant il y croit un peu, par prudence, et il +la ménage, par politique.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Voici le début de cette étonnante oraison :</p> + +<p>« Notre bonne madame la Vierge Marie, patronne naturelle des +filles-mères en ce pays et par toute la terre, protégez votre servante +qui a fauté dans un moment d'oubli. »</p> + +<p>.........................................</p> + +<p>Cette supplique se termine ainsi :</p> + +<p>« Ne m'oubliez pas surtout auprès de votre saint Époux et intercédez +auprès de Dieu le Père, pour qu'il m'accorde un bon mari semblable au +vôtre. »</p> + +<p>Cette prière, interdite par le clergé de la contrée, est vendue par lui +sous le manteau, et elle passe pour salutaire à celles qui la récitent +avec onction.</p> + +<p>En somme, il parle de la bonne Vierge, comme faisait de son maître le +valet de chambre d'un prince redouté, confident de tous les petits +secrets intimes. Il sait sur son compte une foule d'histoires amusantes, +qu'il dit tout bas, entre amis, après boire.</p> + +<p>Mais vous verrez par vous-même.</p> + +<p>Comme les revenus fournis par la Patronne ne lui semblaient point +suffisants, il a annexé à la Vierge principale un petit commerce de +Saints. Il les tient tous ou presque tous. La place manquant dans la +chapelle, il les a emmagasinés au bûcher, d'où il les sort sitôt qu'un +fidèle les demande. Il a façonné lui-même ces statuettes de bois, +invraisemblablement comiques, et les a peintes toutes en vert à pleine +couleur, une année qu'on badigeonnait sa maison. Vous savez que les +Saints guérissent les maladies ; mais chacun a sa spécialité ; et il ne +faut pas commettre de confusion ni d'erreurs. Ils sont jaloux les uns +des autres comme des cabotins.</p> + +<p>Pour ne pas se tromper, les vieilles bonnes femmes viennent consulter +Mathieu.</p> + +<p> — Pour les maux d'oreilles, qué saint qu'est l'meilleur ?</p> + +<p> — Mais y a saint Osyme qu'est bon ; y a aussi saint Pamphile qu'est pas +mauvais.</p> + +<p>Ce n'est pas tout.</p> + +<p>Comme Mathieu a du temps de reste, il boit ; mais il boit en artiste, en +convaincu, si bien qu'il est gris régulièrement tous les soirs. Il est +gris, mais il le sait ; il le sait si bien qu'il note, chaque jour, le +degré exact de son ivresse. C'est là sa principale occupation ; la +chapelle ne vient qu'après.</p> + +<p>Et il a inventé, écoutez bien et cramponnez-vous, il a inventé le +saoulomètre.</p> + +<p>L'instrument n'existe pas, mais les observations de Mathieu sont aussi +précises que celles d'un mathématicien.</p> + +<p>Vous l'entendez dire sans cesse : — « D'puis lundi, j'ai passé +quarante-cinq. »</p> + +<p>Ou bien : — « J'étais entre cinquante-deux et cinquante-huit. »</p> + +<p>Ou bien : — « J'en avais bien soixante-six à soixante-dix. »</p> + +<p>Ou bien : — « Cré coquin, je m'croyais dans les cinquante, v'là que +j'm'aperçois qu'j'étais dans les soixante-quinze ! »</p> + +<p>Jamais il ne se trompe.</p> + +<p>Il affirme n'avoir pas atteint le mètre, mais comme il avoue que ses +observations cessent d'être précises quand il a passé quatre-vingt-dix, +on ne peut se fier absolument à son affirmation.</p> + +<p>Quand Mathieu reconnaît avoir passé quatre-vingt-dix, soyez tranquille, +il était crânement gris.</p> + +<p>Dans ces occasions-là, sa femme, Mélie, une autre merveille, se met en +des colères folles. Elle l'attend sur sa porte, quand il rentre, et elle +hurle : — « Te voilà, salaud, cochon, bougre d'ivrogne ! »</p> + +<p>Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d'elle, et, d'un ton +sévère : — « Tais-toi, Mélie, c'est pas le moment de causer. Attends à +d'main. »</p> + +<p>Si elle continue à vociférer, il s'approche et, la voix +tremblante : — « Gueule plus ; j'suis dans les quatre-vingt-dix ; je +n'mesure plus ; j'vas cogner, prends garde ! »</p> + +<p>Alors, Mélie bat en retraite.</p> + +<p>Si elle veut, le lendemain, revenir sur ce sujet, il lui rit au nez et +répond : — « Allons, allons ! assez causé ; c'est passé. Tant qu'jaurai pas +atteint le mètre, y a pas de mal. Mais, si j'passe le mètre, j'te +permets de m'corriger, ma parole ! »</p> + +<hr class="small"> + +<p>Nous avions gagné le sommet de la côte. La route s'enfonçait dans +l'admirable forêt de Roumare.</p> + +<p>L'automne, l'automne merveilleux, mêlait son or et sa pourpre aux +dernières verdures restées vives, comme si des gouttes de soleil fondu +avaient coulé du ciel dans l'épaisseur des bois.</p> + +<p>On traversa Duclair, puis, au lieu de continuer sur Jumièges, mon ami +tourna vers la gauche et, prenant un chemin de traverse, s'enfonça dans +le taillis.</p> + +<p>Et bientôt, du sommet d'une grande côte nous découvrions de nouveau la +magnifique vallée de la Seine, et le fleuve tortueux s'allongeant à nos +pieds.</p> + +<p>Sur la droite, un tout petit bâtiment couvert d'ardoises et surmonté +d'un clocher haut comme une ombrelle s'adossait contre une jolie maison +aux persiennes vertes, toute vêtue de chèvrefeuilles et de rosiers.</p> + +<p>Une grosse voix cria : « V'là des amis ! » Et Mathieu parut sur le seuil. +C'était un homme de soixante ans, maigre, portant la barbiche et de +longues moustaches blanches.</p> + +<p>Mon compagnon lui serra la main, me présenta, et Mathieu nous fit entrer +dans une fraîche cuisine qui lui servait aussi de salle. Il disait :</p> + +<p>« Moi, monsieur, j'nai pas d'appartement distingué. J'aime bien à n'point +m'éloigner du fricot. Les casseroles, voyez-vous, ça tient compagnie. »</p> + +<p>Puis, se tournant vers mon ami :</p> + +<p>« Pourquoi venez-vous un jeudi ? Vous savez bien que c'est jour de +consultation d'ma Patronne. J'peux pas sortir c't'après-midi. »</p> + +<p>Et, courant à la porte, il poussa un effroyable beuglement : « Mélie-e-e ! » +qui dut faire lever la tête aux matelots des navires qui descendaient ou +remontaient le fleuve, là-bas, tout au fond de la creuse vallée.</p> + +<p>Mélie ne répondit point.</p> + +<p>Alors Mathieu cligna de l'œil avec malice.</p> + +<p> — « A n'est pas contente après moi, voyez-vous, parce qu'hier je m'suis +trouvé dans les quatre-vingt-dix. »</p> + +<p>Mon voisin se mit à rire : — « Dans les quatre-vingt-dix, Mathieu ! Comment +avez-vous fait ? »</p> + +<p>Mathieu répondit :</p> + +<p> — « J'vas vous dire. J'n'ai trouvé, l'an dernier, qu'vingt rasières +d'pommes d'abricot. Y n'y en a pu ; mais pour faire du cidre y n'y a +qu'ça. Donc j'en fis une pièce qu'je mis hier en perce. Pour du nectar, +c'est du nectar ; vous m'en direz des nouvelles. J'avais ici Polyte ; +j'nous mettons à boire un coup, et puis encore un coup, sans s'rassasier +(on en boirait jusqu'à d'main), si bien que, d'coup en coup, je m'sens +une fraîcheur dans l'estomac. J'dis à Polyte : « Si on buvait un verre de +fine pour se réchauffer ! » Y consent. Mais c'te fine, ça vous met l'feu +dans l'corps, si bien qu'il a fallu r'venir au cidre. Mais v'là que +d'fraîcheur en chaleur et d'chaleur en fraîcheur, j'maperçois que j'suis +dans les quatre-vingt-dix. Polyte était pas loin du mètre. »</p> + +<p>La porte s'ouvrit. Mélie parut, et tout de suite, avant de nous avoir +dit bonjour : « ... Crès cochons, vous aviez bien l'mètre tous les deux. »</p> + +<p>Alors Mathieu se fâcha : — « Dis pas ça, Mélie, dis pas ça ; j'ai jamais +été au mètre. »</p> + +<p>On nous fit un déjeuner exquis, devant la porte, sous deux tilleuls, à +côté de la petite chapelle de « Notre-Dame du Gros-Ventre » et en face de +l'immense paysage. Et Mathieu nous raconta, avec une raillerie mêlée de +crédulités inattendues, d'invraisemblables histoires de miracles.</p> + +<p>Nous avions bu beaucoup de ce cidre adorable, piquant et sucré, frais et +grisant qu'il préférait à tous les liquides et nous fumions nos pipes, à +cheval sur nos chaises, quand deux bonnes femmes se présentèrent.</p> + +<p>Elles étaient vieilles, sèches, courbées. Après avoir salué, elles +demandèrent saint Blanc. Mathieu cligna de l'œil vers nous et répondit :</p> + +<p> — J'vas vous donner ça.</p> + +<p>Et il disparut dans son bûcher.</p> + +<p>Il y resta bien cinq minutes ; puis il revint avec une figure +consternée. Il levait les bras :</p> + +<p> — J'sais pas oùs qu'il est, je l'trouve pu ; j'suis pourtant sûr que je +l'avais.</p> + +<p>Alors, faisant de ses mains un porte-voix, il mugit de nouveau : +« Mélie-e-e ! » Du fond de la cour sa femme répondit :</p> + +<p> — « Qué qu'y a ? »</p> + +<p> — « Ousqu'il est saint Blanc ! Je l'trouve pu dans l'bûcher. »</p> + +<p>Alors, Mélie jeta cette explication :</p> + +<p> — « C'est-y pas celui qu't'as pris l'autre semaine pour boucher l'trou +d'la cabine à lapins ? »</p> + +<p>Mathieu tressaillit : — « Nom d'un tonnerre, ça s'peut bien ! »</p> + +<p>Alors il dit aux femmes : — « Suivez-moi. »</p> + +<p>Elles suivirent. Nous en fîmes autant, malades de rires étouffés.</p> + +<p>En effet, saint Blanc, piqué en terre comme un simple pieu, maculé de +boue et d'ordures, servait d'angle à la cabine à lapins.</p> + +<p>Dès qu'elles l'aperçurent, les deux bonnes femmes tombèrent à genoux, se +signèrent et se mirent à murmurer des <i>Oremus</i>. Mais Mathieu se +précipita : « Attendez, vous v'là dans la crotte ; j'vas vous donner une +botte de paille. »</p> + +<p>Il alla chercher la paille et leur en fit un prie-Dieu. Puis, +considérant son saint fangeux, et, craignant sans doute un discrédit +pour son commerce, il ajouta :</p> + +<p> — « J'vas vous l'débrouiller un brin. »</p> + +<p>Il prit un seau d'eau, une brosse et se mit à laver vigoureusement le +bonhomme de bois, pendant que les deux vieilles priaient toujours.</p> + +<p>Puis, quand il eut fini, il ajouta : — « Maintenant il n'y a plus d'mal. » +Et il nous ramena boire un coup.</p> + +<p>Comme il portait le verre à sa bouche, il s'arrêta, et, d'un air un peu +confus : — « C'est égal, quand j'ai mis saint Blanc aux lapins, j'croyais +bien qu'i n'f'rait pu d'argent. Y avait deux ans qu'on n'le d'mandait +plus. Mais les saints, voyez-vous, ça n'passe jamais. »</p> + +<p>Il but et reprit.</p> + +<p> — « Allons, buvons encore un coup. Avec des amis y n'faut pas y aller à +moins d'cinquante ; et j'n'en sommes seulement pas à trente-huit. »</p> + + + +<hr> +<a name="LE_TESTAMENT"></a><h2 class="parthead">LE TESTAMENT</h2> + +<p class="dedic">A Paul Hervieu.</p> + + +<p>Je connaissais ce grand garçon qui s'appelait René de Bourneval. Il +était de commerce aimable, bien qu'un peu triste, semblait revenu de +tout, fort sceptique, d'un scepticisme précis et mordant, habile surtout +à désarticuler d'un mot les hypocrisies mondaines. Il répétait souvent : +« Il n'y a pas d'hommes honnêtes ; ou du moins ils ne le sont que +relativement aux crapules. »</p> + +<p>Il avait deux frères qu'il ne voyait point, MM. de Courcils. Je le +croyais d'un autre lit, vu leurs noms différents. On m'avait dit à +plusieurs reprises qu'une histoire étrange s'était passée en cette +famille, mais sans donner aucun détail.</p> + +<p>Cet homme me plaisant tout à fait, nous fûmes bientôt liés. Un soir, +comme j'avais dîné chez lui en tête-à-tête, je lui demandai par hasard : +« Êtes-vous né du premier ou du second mariage de madame votre mère ? » Je +le vis pâlir un peu, puis rougir ; et il demeura quelques secondes sans +parler, visiblement embarrassé. Puis il sourit d'une façon mélancolique +et douce qui lui était particulière, et il dit : « Mon cher ami, si cela +ne vous ennuie point, je vais vous donner sur mon origine des détails +bien singuliers. Je vous sais un homme intelligent, je ne crains donc +pas que votre amitié en souffre, et si elle en devait souffrir, je ne +tiendrais plus alors à vous avoir pour ami. »</p> + +<p>Ma mère, Mme de Courcils, était une pauvre petite femme timide, que son +mari avait épousée pour sa fortune. Toute sa vie fut un martyre. D'âme +aimante, craintive, délicate, elle fut rudoyée sans répit par celui +qui aurait dû être mon père, un de ces rustres qu'on appelle des +gentilshommes campagnards. Au bout d'un mois de mariage, il vivait avec +une servante. Il eut en outre pour maîtresses les femmes et les filles +de ses fermiers ; ce qui ne l'empêcha point d'avoir deux enfants de sa +femme ; on devrait compter trois, en me comprenant. Ma mère ne disait +rien ; elle vivait dans cette maison toujours bruyante comme ces petites +souris qui glissent sous les meubles. Effacée, disparue, frémissante, +elle regardait les gens de ses yeux inquiets et clairs, toujours +mobiles, des yeux d'être effaré que la peur ne quitte pas. Elle était +jolie pourtant, fort jolie, toute blonde d'un blond gris, d'un blond +timide ; comme si ses cheveux avaient été un peu décolorés par ses +craintes incessantes.</p> + +<p>Parmi les amis de M. de Courcils qui venaient constamment au château se +trouvait un ancien officier de cavalerie, veuf, homme redouté, tendre et +violent, capable des résolutions les plus énergiques, M. de Bourneval, +dont je porte le nom. C'était un grand gaillard maigre, avec de grosses +moustaches noires. Je lui ressemble beaucoup. Cet homme avait lu, et ne +pensait nullement comme ceux de sa classe. Son arrière-grand'mère avait +été une amie de J.-J. Rousseau, et on eût dit qu'il avait hérité quelque +chose de cette liaison d'une ancêtre. Il savait par cœur le <i>Contrat +social</i>, la <i>Nouvelle Héloïse</i> et tous ces livres philosophants qui ont +préparé de loin le futur bouleversement de nos antiques usages, de nos +préjugés, de nos lois surannées, de notre morale imbécile.</p> + +<p>Il aima ma mère, paraît-il, et en fut aimé. Cette liaison demeura +tellement secrète, que personne ne la soupçonna. La pauvre femme, +délaissée et triste, dut s'attacher à lui d'une façon désespérée, et +prendre dans son commerce toutes ses manières de penser, des théories de +libre sentiment, des audaces d'amour indépendant ; mais, comme elle était +si craintive qu'elle n'osait jamais parler haut, tout cela fut refoulé, +condensé, pressé en son cœur qui ne s'ouvrit jamais.</p> + +<p>Mes deux frères étaient durs pour elle, comme leur père, ne la +caressaient point, et, habitués à ne la voir compter pour rien dans la +maison, la traitaient un peu comme une bonne.</p> + +<p>Je fus le seul de ses fils qui l'aima vraiment et qu'elle aima.</p> + +<p>Elle mourut. J'avais alors dix-huit ans. Je dois ajouter, pour que vous +compreniez ce qui va suivre, que son mari était doté d'un conseil +judiciaire, qu'une séparation de biens avait été prononcée au profit de +ma mère, qui avait conservé, grâce aux artifices de la loi et au +dévouement intelligent d'un notaire, le droit de tester à sa guise.</p> + +<p>Nous fûmes donc prévenus qu'un testament existait chez ce notaire, et +invités à assister à la lecture.</p> + +<p>Je me rappelle cela comme d'hier. Ce fut une scène grandiose, +dramatique, burlesque, surprenante, amenée par la révolte posthume de +cette morte, par ce cri de liberté, cette revendication du fond de la +tombe de cette martyre écrasée par nos mœurs durant sa vie, et qui +jetait, de son cercueil clos, un appel désespéré vers l'indépendance.</p> + +<p>Celui qui se croyait mon père, un gros homme sanguin éveillant l'idée +d'un boucher, et mes frères, deux forts garçons de vingt et de +vingt-deux ans, attendaient tranquilles sur leurs sièges. M. de +Bourneval, invité à se présenter, entra et se plaça derrière moi. Il +était serré dans sa redingote, fort pâle, et il mordillait souvent sa +moustache, un peu grise à présent. Il s'attendait sans doute à ce qui +allait se passer.</p> + +<p>Le notaire ferma la porte à double tour et commença la lecture, après +avoir décacheté devant nous l'enveloppe scellée à la cire rouge et dont +il ignorait le contenu.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Brusquement mon ami se tut, se leva, puis il alla prendre dans son +secrétaire un vieux papier, le déplia, le baisa longuement, et il +reprit. Voici le testament de ma bien-aimée mère :</p> + +<p>« Je soussignée Anne-Catherine-Geneviève-Mathilde de Croixluce, épouse +légitime de Jean-Léopold-Joseph Gontran de Courcils, saine de corps et +d'esprit, exprime ici mes dernières volontés.</p> + +<p>Je demande pardon à Dieu d'abord, et ensuite à mon cher fils René, de +l'acte que je vais commettre. Je crois mon enfant assez grand de cœur +pour me comprendre et me pardonner. J'ai souffert toute ma vie. J'ai été +épousée par calcul, puis méprisée, méconnue, opprimée, trompée sans +cesse par mon mari.</p> + +<p>Je lui pardonne, mais je ne lui dois rien.</p> + +<p>Mes fils aînés ne m'ont point aimée, ne m'ont point gâtée, m'ont à peine +traitée comme une mère.</p> + +<p>J'ai été pour eux, durant ma vie, ce que je devais être ; je ne leur dois +plus rien après ma mort. Les liens du sang n'existent pas sans +l'affection constante, sacrée, de chaque jour. Un fils ingrat est moins +qu'un étranger ; c'est un coupable, car il n'a pas le droit d'être +indifférent pour sa mère.</p> + +<p>J'ai toujours tremblé devant les hommes, devant leurs lois iniques, +leurs coutumes inhumaines, les préjugés infâmes. Devant Dieu, je ne +crains plus. Morte, je rejette de moi la honteuse hypocrisie ; j'ose dire +ma pensée, avouer et signer le secret de mon cœur.</p> + +<p>Donc, je laisse en dépôt toute la partie de ma fortune dont la loi me +permet de disposer à mon amant bien-aimé Pierre-Germer-Simon de +Bourneval, pour revenir ensuite à notre cher fils René.</p> + +<hr class="small"> + +<p>(Cette volonté est formulée en outre, d'une façon plus précise, dans un +acte notarié).</p> + +<hr class="small"> + +<p>Et, devant le Juge suprême qui m'entend je déclare que j'aurais maudit +le ciel et l'existence si je n'avais rencontré l'affection profonde, +dévouée, tendre, inébranlable de mon amant, si je n'avais compris dans +ses bras que le Créateur a fait les êtres pour s'aimer, se soutenir, se +consoler, et pleurer ensemble dans les heures d'amertume.</p> + +<p>Mes deux fils aînés ont pour père M. de Courcils, René seul doit la vie +à M. de Bourneval. Je prie le Maître des hommes et de leurs destinées de +placer au-dessus des préjugés sociaux le père et le fils, de les faire +s'aimer jusqu'à leur mort et m'aimer encore dans mon cercueil.</p> + +<p>Tels sont ma dernière pensée et mon dernier désir.</p> + +<p>« MATHILDE DE CROIXLUCE. »</p> + +<hr class="small"> + +<p>M. de Courcils s'était levé ; il cria : « C'est là le testament d'une +folle ! » Alors M. de Bourneval fit un pas et déclara d'une voix forte, +d'une voix tranchante : « Moi, Simon de Bourneval, je déclare que cet +écrit ne renferme que la stricte vérité. Je suis prêt à le prouver même +par les lettres que j'ai. »</p> + +<p>Alors M. de Courcils marcha vers lui. Je crus qu'ils allaient se +colleter. Ils étaient là, grands tous deux, l'un gros, l'autre maigre, +frémissants. Le mari de ma mère articula en bégayant : « Vous êtes un +misérable ! » L'autre prononça du même ton vigoureux et sec : « Nous nous +retrouverons autre part, monsieur. Je vous aurais déjà souffleté et +provoqué depuis longtemps si je n'avais tenu avant tout à la +tranquillité, durant sa vie, de la pauvre femme que vous avez tant fait +souffrir. »</p> + +<p>Puis il se tourna vers moi : « Vous êtes mon fils. Voulez-vous me suivre ? +Je n'ai pas le droit de vous emmener, mais je le prends, si vous voulez +bien m'accompagner. »</p> + +<p>Je lui serrai la main sans répondre. Et nous sommes sortis ensemble. +J'étais, certes, aux trois quarts fou.</p> + +<p>Deux jours plus tard M. de Bourneval tuait en duel M. de Courcils. Mes +frères, par crainte d'un affreux scandale, se sont tus. Je leur ai cédé +et ils ont accepté la moitié de la fortune laissée par ma mère.</p> + +<p>J'ai pris le nom de mon père véritable, renonçant à celui que la loi me +donnait et qui n'était pas le mien.</p> + +<p>M. de Bourneval est mort depuis cinq ans. Je ne suis point encore +consolé.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Il se leva, fit quelques pas, et, se plaçant en face de moi : « Eh bien, +je dis que le testament de ma mère est une des choses les plus belles, +les plus loyales, les plus grandes qu'une femme puisse accomplir. +N'est-ce pas votre avis ? »</p> + +<p>Je lui tendis les deux mains : « Oui, certainement, mon ami. »</p> + + + +<hr> +<a name="AUX_CHAMPS"></a><h2 class="parthead">AUX CHAMPS</h2> + +<p class="dedic">A Octave Mirbeau.</p> + +<p>Les deux chaumières étaient côte à côte, au pied d'une colline, proches +d'une petite ville de bains. Les deux paysans besognaient dur sur la +terre inféconde pour élever tous leurs petits. Chaque ménage en avait +quatre. Devant les deux portes voisines, toute la marmaille grouillait +du matin au soir. Les deux aînés avaient six ans et les deux cadets +quinze mois environ ; les mariages et, ensuite les naissances, s'étaient +produites à peu près simultanément dans l'une et l'autre maison.</p> + +<p>Les deux mères distinguaient à peine leurs produits dans le tas ; et les +deux pères confondaient tout à fait. Les huit noms dansaient dans leur +tête, se mêlaient sans cesse ; et, quand il fallait en appeler un, les +hommes souvent en criaient trois avant d'arriver au véritable.</p> + +<p>La première des deux demeures, en venant de la station d'eaux de +Rolleport, était occupée par les Tuvache, qui avaient trois filles et un +garçon ; l'autre masure abritait les Vallin, qui avaient une fille et +trois garçons.</p> + +<p>Tout cela vivait péniblement de soupe, de pommes de terre et de grand +air. A sept heures, le matin, puis à midi, puis à six heures, le soir, +les ménagères réunissaient leurs mioches pour donner la pâtée, comme des +gardeurs d'oies assemblent leurs bêtes. Les enfants étaient assis, par +rang d'âge, devant la table en bois, vernie par cinquante ans d'usage. +Le dernier moutard avait à peine la bouche au niveau de la planche. On +posait devant eux l'assiette creuse pleine de pain molli dans l'eau où +avaient cuit les pommes de terre, un demi-chou et trois oignons ; et +toute la ligne mangeait jusqu'à plus faim. La mère empâtait elle-même le +petit. Un peu de viande au pot-au-feu, le dimanche, était une fête pour +tous ; et le père, ce jour-là, s'attardait au repas en répétant : « Je m'y +ferais bien tous les jours. »</p> + +<p>Par un après-midi du mois d'août, une légère voiture s'arrêta +brusquement devant les deux chaumières, et une jeune femme, qui +conduisait elle-même, dit au monsieur assis à côté d'elle :</p> + +<p> — Oh ! regarde, Henri, ce tas d'enfants ! Sont-ils jolis, comme ça, à +grouiller dans la poussière !</p> + +<p>L'homme ne répondit rien, accoutumé à ces admirations qui étaient une +douleur et presque un reproche pour lui.</p> + +<p>La jeune femme reprit :</p> + +<p> — Il faut que je les embrasse ! Oh ! comme je voudrais en avoir un, +celui-là, le tout petit.</p> + +<p>Et, sautant de la voiture, elle courut aux enfants, prit un des deux +derniers, celui des Tuvache, et, l'enlevant dans ses bras, elle le baisa +passionnément sur ses joues sales, sur ses cheveux blonds frisés et +pommadés de terre, sur ses menottes qu'il agitait pour se débarrasser +des caresses ennuyeuses.</p> + +<p>Puis elle remonta dans sa voiture et partit au grand trot. Mais elle +revint la semaine suivante, s'assit elle-même par terre, prit le moutard +dans ses bras, le bourra de gâteaux, donna des bonbons à tous les +autres ; et joua avec eux comme une gamine, tandis que son mari attendait +patiemment dans sa frêle voiture.</p> + +<p>Elle revint encore, fit connaissance avec les parents, reparut tous les +jours, les poches pleines de friandises et de sous.</p> + +<p>Elle s'appelait Mme Henri d'Hubières.</p> + +<p>Un matin, en arrivant, son mari descendit avec elle ; et, sans s'arrêter +aux mioches, qui la connaissaient bien maintenant, elle pénétra dans la +demeure des paysans.</p> + +<p>Ils étaient là, en train de fendre du bois pour la soupe ; ils se +redressèrent tout surpris, donnèrent des chaises et attendirent. Alors +la jeune femme, d'une voix entrecoupée, tremblante, commença :</p> + +<p> — Mes braves gens, je viens vous trouver parce que je voudrais bien... +je voudrais bien emmener avec moi votre... votre petit garçon...</p> + +<p>Les campagnards, stupéfaits et sans idée, ne répondirent pas.</p> + +<p>Elle reprit haleine et continua.</p> + +<p> — Nous n'avons pas d'enfants ; nous sommes seuls, mon mari et moi... Nous +le garderions... voulez-vous ?</p> + +<p>La paysanne commençait à comprendre. Elle demanda :</p> + +<p> — Vous voulez nous prend'e Charlot ? Ah ben non, pour sûr.</p> + +<p>Alors M. d'Hubières intervint :</p> + +<p> — Ma femme s'est mal expliquée. Nous voulons l'adopter, mais il +reviendra vous voir. S'il tourne bien, comme tout porte à le croire, il +sera notre héritier. Si nous avions, par hasard, des enfants, il +partagerait également avec eux. Mais, s'il ne répondait pas à nos soins, +nous lui donnerions, à sa majorité, une somme de vingt mille francs, qui +sera immédiatement déposée en son nom chez un notaire. Et, comme on a +aussi pensé à vous, on vous servira jusqu'à votre mort une rente de cent +francs par mois. Avez-vous bien compris ?</p> + +<p>La fermière s'était levée, toute furieuse.</p> + +<p> — Vous voulez que j'vous vendions Charlot ? Ah ! mais non ; c'est pas des +choses qu'on d'mande à une mère, ça ! Ah ! mais non ! Ce s'rait une +abomination.</p> + +<p>L'homme ne disait rien, grave et réfléchi ; mais il approuvait sa femme +d'un mouvement continu de la tête.</p> + +<p>Mme d'Hubières, éperdue, se mit à pleurer, et, se tournant vers son +mari, avec une voix pleine de sanglots, une voix d'enfant dont tous les +désirs ordinaires sont satisfaits, elle balbutia :</p> + +<p> — Ils ne veulent pas, Henri, ils ne veulent pas !</p> + +<p>Alors, ils firent une dernière tentative.</p> + +<p> — Mais, mes amis, songez à l'avenir de votre enfant, à son bonheur, à...</p> + +<p>La paysanne, exaspérée, lui coupa la parole :</p> + +<p> — C'est tout vu, c'est tout entendu, c'est tout réfléchi... +Allez-vous-en, et pi, que j'vous revoie point par ici. C'est i permis +d'vouloir prendre un éfant comme ça !</p> + +<p>Alors, Mme d'Hubières, en sortant, s'avisa qu'ils étaient deux tout +petits, et elle demanda, à travers ses larmes, avec une ténacité de +femme volontaire et gâtée, qui ne veut jamais attendre :</p> + +<p> — Mais l'autre petit n'est pas à vous ?</p> + +<p>Le père Tuvache répondit :</p> + +<p> — Non, c'est aux voisins ; vous pouvez y aller, si vous voulez.</p> + +<p>Et il rentra dans sa maison, où retentissait la voix indignée de sa +femme.</p> + +<p>Les Vallin étaient à table, en train de manger avec lenteur des tranches +de pain qu'ils frottaient parcimonieusement avec un peu de beurre piqué +au couteau, dans une assiette entre eux deux.</p> + +<p>M. d'Hubières recommença ses propositions, mais avec plus +d'insinuations, de précautions oratoires, d'astuce.</p> + +<p>Les deux ruraux hochaient la tête en signe de refus ; mais, quand ils +apprirent qu'ils auraient cent francs par mois, ils se considérèrent, se +consultant de l'œil, très ébranlés.</p> + +<p>Ils gardèrent longtemps le silence, torturés, hésitants. La femme enfin +demanda :</p> + +<p> — Qué qu't'en dis, l'homme ?</p> + +<p>Il prononça d'un ton sentencieux :</p> + +<p> — J'dis qu'c'est point méprisable.</p> + +<p>Alors Mme d'Hubières, qui tremblait d'angoisse, leur parla de l'avenir +du petit, de son bonheur, et de tout l'argent qu'il pourrait leur donner +plus tard.</p> + +<p>Le paysan demanda :</p> + +<p> — C'te rente de douze cents francs, ce s'ra promis d'vant l'notaire ?</p> + +<p>M. d'Hubières répondit :</p> + +<p> — Mais certainement, dès demain.</p> + +<p>La fermière, qui méditait, reprit :</p> + +<p> — Cent francs par mois, c'est point suffisant pour nous priver du p'tit ; +ça travaillera dans quéqu'z'ans ct'éfant ; i nous faut cent vingt +francs.</p> + +<p>Mme d'Hubières, trépignant d'impatience, les accorda tout de suite ; et, +comme elle voulait enlever l'enfant, elle donna cent francs en cadeau +pendant que son mari faisait un écrit. Le maire et un voisin, appelés +aussitôt, servirent de témoins complaisants.</p> + +<p>Et la jeune femme, radieuse, emporta le marmot hurlant, comme on emporte +un bibelot désiré d'un magasin.</p> + +<p>Les Tuvache, sur leur porte, le regardaient partir, muets, sévères, +regrettant peut-être leur refus.</p> + +<hr class="small"> + +<p>On n'entendit plus du tout parler du petit Jean Vallin. Les parents, +chaque mois, allaient toucher leurs cent vingt francs chez le notaire ; +et ils étaient fâchés avec leurs voisins parce que la mère Tuvache les +agonisait d'ignominies, répétant sans cesse de porte en porte qu'il +fallait être dénaturé pour vendre son enfant, que c'était une horreur, +une saleté, une corromperie.</p> + +<p>Et parfois elle prenait en ses bras son Charlot avec ostentation, lui +criant, comme s'il eût compris :</p> + +<p> — J'tai pas vendu, mé, j't'ai pas vendu, mon p'tiot. J'vends pas m's +éfants, mé. J'sieus pas riche, mais vends pas m's éfants.</p> + +<p>Et, pendant des années et encore des années, ce fut ainsi chaque jour ; +chaque jour des allusions grossières étaient vociférées devant la porte, +de façon à entrer dans la maison voisine. La mère Tuvache avait fini par +se croire supérieure à toute la contrée parce qu'elle n'avait pas vendu +Charlot. Et ceux qui parlaient d'elle disaient :</p> + +<p> — J'sais ben que c'était engageant, c'est égal, elle s'a conduite comme +une bonne mère.</p> + +<p>On la citait ; et Charlot, qui prenait dix-huit ans, élevé avec cette +idée qu'on lui répétait sans répit, se jugeait lui-même supérieur à ses +camarades parce qu'on ne l'avait pas vendu.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Les Vallin vivotaient à leur aise, grâce à la pension. La fureur +inapaisable des Tuvache, restés misérables, venait de là.</p> + +<p>Leur fils aîné partit au service. Le second mourut ; Charlot resta seul à +peiner avec le vieux père pour nourrir la mère et deux autres sœurs +cadettes qu'il avait.</p> + +<p>Il prenait vingt et un ans, quand, un matin, une brillante voiture +s'arrêta devant les deux chaumières. Un jeune monsieur, avec une chaîne +de montre en or, descendit, donnant la main à une vieille dame en +cheveux blancs. La vieille dame lui dit :</p> + +<p> — C'est là, mon enfant, à la seconde maison.</p> + +<p>Et il entra comme chez lui dans la masure des Vallin.</p> + +<p>La vieille mère lavait ses tabliers ; le père infirme sommeillait près de +l'âtre. Tous deux levèrent la tête, et le jeune homme dit :</p> + +<p> — Bonjour, papa ; bonjour, maman.</p> + +<p>Ils se dressèrent, effarés. La paysanne laissa tomber d'émoi son savon +dans son eau et balbutia :</p> + +<p> — C'est-i té, m'n éfant ? C'est-i té, m'n éfant ?</p> + +<p>Il la prit dans ses bras et l'embrassa, en répétant : — « Bonjour, maman. » +Tandis que le vieux, tout tremblant, disait, de son ton calme qu'il ne +perdait jamais : — « Te v'là-t-il revenu, Jean ? » Comme s'il l'avait vu un +mois auparavant.</p> + +<p>Et, quand ils se furent reconnus, les parents voulurent tout de suite +sortir le fieu dans le pays pour le montrer. On le conduisit chez le +maire, chez l'adjoint, chez le curé, chez l'instituteur.</p> + +<p>Charlot, debout sur le seuil de sa chaumière, le regardait passer.</p> + +<p>Le soir, au souper, il dit aux vieux :</p> + +<p> — Faut-il qu' vous ayez été sots pour laisser prendre le p'tit aux +Vallin.</p> + +<p>Sa mère répondit obstinément :</p> + +<p> — J'voulions point vendre not' éfant.</p> + +<p>Le père ne disait rien. Le fils reprit :</p> + +<p> — C'est-il pas malheureux d'être sacrifié comme ça.</p> + +<p>Alors le père Tuvache articula d'un ton coléreux :</p> + +<p> — Vas-tu pas nous r'procher d' t'avoir gardé.</p> + +<p>Et le jeune homme, brutalement :</p> + +<p> — Oui, j'vous le r'proche, que vous n'êtes que des niants. Des parents +comme vous ça fait l'malheur des éfants. Qu' vous mériteriez que j'vous +quitte.</p> + +<p>La bonne femme pleurait dans son assiette. Elle gémit tout en avalant +des cuillerées de soupe dont elle répandait la moitié :</p> + +<p> — Tuez-vous donc pour élever d's éfants !</p> + +<p>Alors le gars, rudement :</p> + +<p> — J'aimerais mieux n'être point né que d'être c'que j'suis. Quand j'ai +vu l'autre, tantôt, mon sang n'a fait qu'un tour. Je m'suis dit : — v'là +c'que j'serais maintenant.</p> + +<p>Il se leva.</p> + +<p> — Tenez, j'sens bien que je ferai mieux de n' pas rester ici, parce que +j'vous le reprocherais du matin au soir, et que j'vous ferais une vie +d'misère. Ça, voyez-vous, j'vous l'pardonnerai jamais !</p> + +<p>Les deux vieux se taisaient, atterrés, larmoyants.</p> + +<p>Il reprit :</p> + +<p> — Non, c't' idée-là, ce serait trop dur. J'aime mieux m'en aller +chercher ma vie aut' part.</p> + +<p>Il ouvrit la porte. Un bruit de voix entra. Les Vallin festoyaient avec +l'enfant revenu.</p> + +<p>Alors Charlot tapa du pied et, se tournant vers ses parents, cria :</p> + +<p> — Manants, va !</p> + +<p>Et il disparut dans la nuit.</p> + + +<hr> +<a name="UN_COQ_CHANTA"></a><h2 class="parthead">UN COQ CHANTA</h2> + +<p class="dedic">A René Billotte.</p> + +<p>Mme Berthe d'Avancelles avait jusque-là repoussé toutes les +supplications de son admirateur désespéré, le baron Joseph de Croissard. +Pendant l'hiver, à Paris, il l'avait ardemment poursuivie, et il donnait +pour elle maintenant des fêtes et des chasses en son château normand de +Carville.</p> + +<p>Le mari, M. d'Avancelles, ne voyait rien, ne savait rien, comme +toujours. Il vivait, disait-on, séparé de sa femme, pour cause de +faiblesse physique, que madame ne lui pardonnait point. C'était un gros +petit homme, chauve, court de bras, de jambes, de cou, de nez, de tout.</p> + +<p>Mme d'Avancelles était au contraire une grande jeune femme brune et +déterminée, qui riait d'un rire sonore au nez de son maître, qui +l'appelait publiquement « Madame Popote » et regardait d'un certain air +engageant et tendre les larges épaules et l'encolure robuste et les +longues moustaches blondes de son soupirant attitré, le baron Joseph de +Croissard.</p> + +<p>Elle n'avait encore rien accordé cependant. Le baron se ruinait pour +elle. C'étaient sans cesse des fêtes, des chasses, des plaisirs nouveaux +auxquels il invitait la noblesse des châteaux environnants.</p> + +<p>Tout le jour les chiens courants hurlaient par les bois à la suite du +renard et du sanglier, et, chaque soir, d'éblouissants feux d'artifice +allaient mêler aux étoiles leurs panaches de feu, tandis que les +fenêtres illuminées du salon jetaient sur les vastes pelouses des +traînées de lumière où passaient des ombres.</p> + +<p>C'était l'automne, la saison rousse. Les feuilles voltigeaient sur les +gazons comme des voilées d'oiseaux. On sentait traîner dans l'air des +odeurs de terre humide, de terre dévêtue, comme on sent une odeur de +chair nue, quand tombe, après le bal, la robe d'une femme.</p> + +<p>Un soir, dans une fête, au dernier printemps, Mme d'Avancelles avait +répondu à M. de Croissard qui la harcelait de ses prières : « Si je dois +tomber, mon ami, ce ne sera pas avant la chute des feuilles. J'ai trop +de choses à faire cet été pour avoir le temps. » Il s'était souvenu de +cette parole rieuse et hardie ; et, chaque jour, il insistait davantage, +chaque jour il avançait ses approches, il gagnait un pas dans le cœur +de la belle audacieuse qui ne résistait plus, semblait-il, que pour la +forme.</p> + +<p>Une grande chasse allait avoir lieu. Et, la veille, Mme Berthe avait +dit, en riant, au baron : « Baron, si vous tuez la bête, j'aurai quelque +chose pour vous. »</p> + +<p>Dès l'aurore, il fut debout pour reconnaître où le solitaire s'était +baugé. Il accompagna ses piqueurs, disposa les relais, organisa tout +lui-même pour préparer son triomphe ; et, quand les cors sonnèrent le +départ, il apparut dans un étroit vêtement de chasse rouge et or, les +reins serrés, le buste large, l'œil radieux, frais et fort comme s'il +venait de sortir du lit.</p> + +<p>Les chasseurs partirent. Le sanglier débusqué fila, suivi des chiens +hurleurs, à travers des broussailles ; et les chevaux se mirent à +galoper, emportant par les étroits sentiers des bois les amazones et les +cavaliers, tandis que, sur les chemins amollis, roulaient sans bruit les +voitures qui accompagnaient de loin la chasse.</p> + +<p>Mme d'Avancelles, par malice, retint le baron près d'elle, s'attardant, +au pas, dans une grande avenue interminablement droite et longue et sur +laquelle quatre rangs de chênes se repliaient comme une voûte.</p> + +<p>Frémissant d'amour et d'inquiétude, il écoutait d'une oreille le +bavardage moqueur de la jeune femme, et de l'autre il suivait le chant +des cors et la voix des chiens qui s'éloignaient.</p> + +<p>« Vous ne m'aimez donc plus ? » disait-elle.</p> + +<p>Il répondait : « Pouvez-vous dire des choses pareilles ? »</p> + +<p>Elle reprenait : « La chasse cependant semble vous occuper plus que moi. »</p> + +<p>Il gémissait : « Ne m'avez-vous point donné l'ordre d'abattre moi-même +l'animal ? »</p> + +<p>Et elle ajoutait gravement : « Mais j'y compte. Il faut que vous le tuiez +devant moi. »</p> + +<p>Alors il frémissait sur sa selle, piquait son cheval qui bondissait et, +perdant patience : « Mais sacristi ! madame, cela ne se pourra pas si nous +restons ici. »</p> + +<p>Puis elle lui parlait tendrement, posant la main sur son bras, ou +flattant, comme par distraction, la crinière de son cheval.</p> + +<p>Et elle lui jetait, en riant : « Il faut que cela soit pourtant... ou +alors... tant pis pour vous. »</p> + +<p>Puis ils tournèrent à droite dans un petit chemin couvert, et soudain, +pour éviter une branche qui barrait la route, elle se pencha sur lui, si +près qu'il sentit sur son cou le chatouillement des cheveux. Alors +brutalement il l'enlaça, et appuyant sur la tempe ses grandes +moustaches, il la baisa d'un baiser furieux.</p> + +<p>Elle ne remua point d'abord, restant ainsi sous cette caresse emportée ; +puis, d'une secousse, elle tourna la tête, et, soit hasard, soit +volonté, ses petites lèvres à elle rencontrèrent ses lèvres à lui, sous +leur cascade de poils blonds.</p> + +<p>Alors, soit confusion, soit remords, elle cingla le flanc de son cheval, +qui partit au grand galop. Ils allèrent ainsi longtemps, sans échanger +même un regard.</p> + +<p>Le tumulte de la chasse se rapprochait ; les fourrés semblaient frémir, +et tout à coup, brisant les branches, couvert de sang, secouant les +chiens qui s'attachaient à lui, le sanglier passa.</p> + +<p>Alors le baron, poussant un rire de triomphe, cria : « Qui m'aime me +suive ! » Et il disparut dans les taillis, comme si la forêt l'eût +englouti.</p> + +<p>Quand elle arriva, quelques minutes plus tard, dans une clairière, il se +relevait souillé de boue, la jaquette déchirée, les mains sanglantes, +tandis que la bête étendue portait dans l'épaule le couteau de chasse +enfoncé jusqu'à la garde.</p> + +<p>La curée se fit aux flambeaux par une nuit douce et mélancolique. La +lune jaunissait la flamme rouge des torches qui embrumaient la nuit de +leur fumée résineuse. Les chiens mangeaient les entrailles puantes du +sanglier, et criaient, et se battaient. Et les piqueurs et les +gentilshommes chasseurs, en cercle autour de la curée, sonnaient du cor +à plein souffle. La fanfare s'en allait dans la nuit claire au-dessus +des bois, répétée par les échos perdus des vallées lointaines, +réveillant les cerfs inquiets, les renards glapissants et troublant en +leurs ébats les petits lapins gris, au bord des clairières.</p> + +<p>Les oiseaux de nuit voletaient, effarés, au-dessus de la meute affolée +d'ardeur. Et des femmes, attendries par toutes ces choses douces et +violentes, s'appuyant un peu au bras des hommes, s'écartaient déjà dans +les allées, avant que les chiens eussent fini leur repas.</p> + +<p>Tout alanguie par cette journée de fatigue et de tendresse, Mme +d'Avancelles dit au baron :</p> + +<p>« — Voulez-vous faire un tour de parc, mon ami ? »</p> + +<p>Mais lui, sans répondre, tremblant, défaillant, l'entraîna.</p> + +<p>Et, tout de suite, ils s'embrassèrent. Ils allaient au pas, au petit +pas, sous les branches presque dépouillées et qui laissaient filtrer la +lune ; et leur amour, leurs désirs, leur besoin d'étreinte étaient +devenus si véhéments qu'ils faillirent choir au pied d'un arbre.</p> + +<p>Les cors ne sonnaient plus. Les chiens épuisés dormaient au chenil. +« — Rentrons », dit la jeune femme. Ils revinrent.</p> + +<p>Puis, lorsqu'ils furent devant le château, elle murmura d'une voix +mourante : « Je suis si fatiguée que je vais me coucher, mon ami. » Et, +comme il ouvrait les bras pour la prendre en un dernier baiser, elle +s'enfuit, lui jetant comme adieu : « Non... je vais dormir... Qui m'aime +me suive ! »</p> + +<p>Une heure plus tard, alors que tout le château silencieux semblait mort, +le baron sortit à pas de loup de sa chambre et s'en vint gratter à la +porte de son amie. Comme elle ne répondait pas, il essaya d'ouvrir. Le +verrou n'était point poussé.</p> + +<p>Elle rêvait, accoudée à la fenêtre.</p> + +<p>Il se jeta à ses genoux qu'il baisait éperdûment à travers la robe de +nuit. Elle ne disait rien, enfonçant ses doigts fins, d'une manière +caressante, dans les cheveux du baron.</p> + +<p>Et soudain, se dégageant comme si elle eût pris une grande résolution, +elle murmura de son air hardi, mais à voix basse : « Je vais revenir. +Attendez-moi. » Et son doigt, tendu dans l'ombre, montrait au fond de la +chambre la tache vague et blanche du lit.</p> + +<p>Alors, à tâtons, éperdu, les mains tremblantes, il se dévêtit bien vite +et s'enfonça dans les draps frais. Il s'étendit délicieusement, +oubliant presque son amie, tant il avait plaisir à cette caresse du +linge sur son corps las de mouvement.</p> + +<p>Elle ne revenait point, pourtant ; s'amusant sans doute à le faire +languir. Il fermait les yeux dans un bien-être exquis ; et il rêvait +doucement dans l'attente délicieuse de la chose tant désirée. Mais peu à +peu ses membres s'engourdirent, sa pensée s'assoupit, devint incertaine, +flottante. La puissante fatigue enfin le terrassa ; il s'endormit.</p> + +<p>Il dormit du lourd sommeil, de l'invincible sommeil des chasseurs +exténués. Il dormit jusqu'à l'aurore.</p> + +<p>Tout à coup, la fenêtre étant restée entr'ouverte, un coq, perché dans +un arbre voisin, chanta. Alors brusquement, surpris par ce cri sonore, +le baron ouvrit les yeux.</p> + +<p>Sentant contre lui un corps de femme, se trouvant en un lit qu'il ne +reconnaissait pas, surpris et ne se souvenant plus de rien, il balbutia, +dans l'effarement du réveil :</p> + +<p>« — Quoi ? Où suis-je ? Qu'y a-t-il ? »</p> + +<p>Alors elle, qui n'avait point dormi, regardant cet homme dépeigné, aux +yeux rouges, à la lèvre épaisse, répondit, du ton hautain dont elle +parlait à son mari :</p> + +<p>« — Ce n'est rien. C'est un coq qui chante. Rendormez-vous, monsieur, +cela ne vous regarde pas. »</p> + + +<hr> +<a name="UN_FILS"></a><h2 class="parthead">UN FILS</h2> + +<p class="dedic">A René Maizeroy.</p> + +<p>Ils se promenaient, les deux vieux amis, dans le jardin tout fleuri où +le gai Printemps remuait de la vie.</p> + +<p>L'un était Sénateur, et l'autre de l'Académie française, graves tous +deux, pleins de raisonnements très logiques mais solennels, gens de +marque et de réputation.</p> + +<p>Ils parlotèrent d'abord de politique, échangeant des pensées, non pas +sur des Idées, mais sur des hommes : les personnalités, en cette matière, +primant toujours la Raison. Puis ils soulevèrent quelques souvenirs ; +puis ils se turent, continuant à marcher côte à côte, tout amollis par +la tiédeur de l'air.</p> + +<p>Une grande corbeille de ravenelles exhalait des souffles sucrés et +délicats ; un tas de fleurs de toute race et de toute nuance jetaient +leurs odeurs dans la brise, tandis qu'un faux-ébénier, vêtu de grappes +jaunes, éparpillait au vent sa fine poussière, une fumée d'or qui +sentait le miel et qui portait, pareille aux poudres caressantes des +parfumeurs, sa semence enbaumée à travers l'espace.</p> + +<p>Le sénateur s'arrêta, huma le nuage fécondant qui flottait, considéra +l'arbre amoureux resplendissant comme un soleil et dont les germes +s'envolaient. Et il dit : « Quand on songe que ces imperceptibles atômes, +qui sentent bon, vont créer des existences à des centaines de lieues +d'ici, vont faire tressaillir les fibres et les sèves d'arbres femelles +et produire des êtres à racines, naissant d'un germe comme nous, +mortels comme nous, et qui seront remplacés par d'autres êtres de même +essence, comme nous toujours ! »</p> + +<p>Puis, planté devant l'ébénier radieux dont les parfums vivifiants se +détachaient à tous les frissons de l'air, M. le sénateur ajouta : « Ah ! +mon gaillard, s'il te fallait faire le compte de tes enfants, tu serais +bigrement embarrassé. En voilà un qui les exécute facilement et qui les +lâche sans remords, et qui ne s'en inquiète guère. »</p> + +<p>L'académicien ajouta : « Nous en faisons autant, mon ami. »</p> + +<p>Le sénateur reprit : « Oui, je ne le nie pas, nous les lâchons +quelquefois, mais nous le savons au moins, et cela constitue notre +supériorité. »</p> + +<p>Mais l'autre secoua la tête : « Non, ce n'est pas là ce que je veux dire ; +voyez-vous, mon cher, il n'est guère d'homme qui ne possède des enfants +ignorés, ces enfants dits <i>de père inconnu</i>, qu'il a faits, comme cet +arbre reproduit, presque inconsciemment.</p> + +<p>S'il fallait établir le compte des femmes que nous avons eues, nous +serions, n'est-ce pas, aussi embarrassés que cet ébénier que vous +interpelliez le serait pour numéroter ses descendants.</p> + +<p>De dix-huit à quarante ans enfin, en faisant entrer en ligne les +rencontres passagères, les contacts d'une heure, on peut bien admettre +que nous avons eu des... rapports intimes avec deux ou trois cents +femmes.</p> + +<p>Eh bien, mon ami, dans ce nombre êtes-vous sûr que vous n'en ayez pas +fécondé au moins une, et que vous ne possédiez point sur le pavé, ou au +bagne, un chenapan de fils qui vole et assassine les honnêtes gens, +c'est-à-dire nous ; ou bien une fille dans quelque mauvais lieu ; ou +peut-être, si elle a eu la chance d'être abandonnée par sa mère, +cuisinière en quelque famille.</p> + +<p>Songez en outre que presque toutes les femmes que nous appelons +<i>publiques</i> possèdent un ou deux enfants dont elles ignorent le père, +enfants attrapés dans le hasard de leurs étreintes à dix ou vingt +francs. Dans tout métier on fait la part des profits et pertes. Ces +rejetons-là constituent les « pertes » de leur profession. Quels sont les +générateurs ? — Vous, — moi, — nous tous, les hommes dits <i>comme il faut</i> ! +Ce sont les résultats de nos joyeux dîners d'amis, de nos soirs de +gaîté, de ces heures où notre chair contente nous pousse aux +accouplements d'aventure.</p> + +<p>Les voleurs, les rôdeurs, tous les misérables, enfin, sont nos enfants. +Et cela vaut encore mieux pour nous que si nous étions les leurs, car +ils reproduisent aussi, ces gredins-là !</p> + +<p>Tenez, j'ai, pour ma part, sur la conscience une très vilaine histoire +que je veux vous dire. C'est pour moi un remords incessant, plus que +cela, c'est un doute continuel, une inapaisable incertitude qui, +parfois, me torture horriblement.</p> + +<p>A l'âge de vingt-cinq ans j'avais entrepris avec un de mes amis, +aujourd'hui conseiller d'État, un voyage en Bretagne, à pied.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Après quinze ou vingt jours de marche forcenée, après avoir visité les +Côtes-du-Nord et une partie du Finistère, nous arrivions à Douarnenez ; +de là, en une étape, on gagna la sauvage pointe du Raz par la baie des +Trépassés, et on coucha dans un village quelconque dont le nom finissait +en <i>of</i> ; mais, le matin venu, une fatigue étrange retint au lit mon +camarade. Je dis au lit par habitude, car notre couche se composait +simplement de deux bottes de paille.</p> + +<p>Impossible d'être malade en ce lieu. Je le forçai donc à se lever, et +nous parvînmes à Audierne vers quatre ou cinq heures du soir.</p> + +<p>Le lendemain, il allait un peu mieux ; on repartit ; mais, en route, il +fut pris de malaises intolérables, et c'est à grand'peine que nous pûmes +atteindre Pont-Labbé.</p> + +<p>Là, au moins, nous avions une auberge. Mon ami se coucha, et le médecin, +qu'on fit venir de Quimper, constata une forte fièvre, sans en +déterminer la nature.</p> + +<p>Connaissez-vous Pont-Labbé ? — Non. — Eh bien, c'est la ville la plus +bretonne de toute cette Bretagne bretonnante qui va de la pointe du Raz +au Morbihan, de cette contrée qui contient l'essence des mœurs, des +légendes, des coutumes bretonnes. Encore aujourd'hui, ce coin de pays +n'a presque pas changé. Je dis : <i>encore aujourd'hui</i>, car j'y retourne à +présent tous les ans, hélas !</p> + +<p>Un vieux château baigne le pied de ses tours dans un grand étang triste, +triste, avec des vols d'oiseaux sauvages. Une rivière sort de là que +les caboteurs peuvent remonter jusqu'à la ville. Et dans les rues +étroites aux maisons antiques, les hommes portent le grand chapeau, le +gilet brodé et les quatre vestes superposées : la première, grande comme +la main, couvrant au plus les omoplates, et la dernière s'arrêtant juste +au-dessus du fond de culotte.</p> + +<p>Les filles, grandes, belles, fraîches, ont la poitrine écrasée dans un +gilet de drap qui forme cuirasse, les étreint, ne laissant même pas +deviner leur gorge puissante et martyrisée ; et elles sont coiffées d'une +étrange façon : sur les tempes, deux plaques brodées en couleur encadrent +le visage, serrent les cheveux qui tombent en nappe derrière la tête, +puis remontent se tasser au sommet du crâne sous un singulier bonnet, +tissu souvent d'or ou d'argent.</p> + +<p>La servante de notre auberge avait dix-huit ans au plus, des yeux tout +bleus, d'un bleu pâle que perçaient les deux petits points noirs de la +pupille ; et ses dents courtes, serrées, qu'elle montrait sans cesse en +riant, semblaient faites pour broyer du granit.</p> + +<p>Elle ne savait pas un mot de français, ne parlant que le breton, comme +la plupart de ses compatriotes.</p> + +<p>Or, mon ami n'allait guère mieux, et, bien qu'aucune maladie ne se +déclarât, le médecin lui défendait de partir encore, ordonnant un repos +complet. Je passais donc les journées près de lui, et sans cesse la +petite bonne entrait, apportant soit mon dîner, soit de la tisane.</p> + +<p>Je la lutinais un peu, ce qui semblait l'amuser, mais nous ne causions +pas, naturellement, puisque nous ne nous comprenions point.</p> + +<p>Or, une nuit, comme j'étais resté fort tard auprès du malade, je +croisai, en regagnant ma chambre, la fillette qui rentrait dans la +sienne. C'était juste en face de ma porte ouverte ; alors, brusquement, +sans réfléchir à ce que je faisais, plutôt par plaisanterie +qu'autrement, je la saisis à pleine taille, et, avant qu'elle fût +revenue de sa stupeur, je l'avais jetée et enfermée chez moi. Elle me +regardait, effarée, affolée, épouvantée, n'osant pas crier de peur d'un +scandale, d'être chassée sans doute par ses maîtres d'abord, et +peut-être par son père ensuite.</p> + +<p>J'avais fait cela en riant ; mais, dès qu'elle fut chez moi, le désir de +la posséder m'envahit. Ce fut une lutte longue et silencieuse, une lutte +corps à corps, à la façon des athlètes, avec les bras tendus, crispés, +tordus, la respiration essoufflée, la peau mouillée de sueur. Oh ! elle +se débattit vaillamment ; et parfois nous heurtions un meuble, une +cloison, une chaise ; alors, toujours enlacés, nous restions immobiles +plusieurs secondes dans la crainte que le bruit n'eût éveillé +quelqu'un ; puis nous recommencions notre acharnée bataille, moi +l'attaquant, elle résistant.</p> + +<p>Épuisée enfin, elle tomba ; et je la pris brutalement, par terre, sur le +pavé.</p> + +<p>Sitôt relevée, elle courut à la porte, tira les verrous et s'enfuit.</p> + +<p>Je la rencontrai à peine les jours suivants. Elle ne me laissait point +l'approcher. Puis, comme mon camarade était guéri et que nous devions +reprendre notre voyage, je la vis entrer, la veille de mon départ, à +minuit, nu-pieds, en chemise, dans ma chambre où je venais de me +retirer.</p> + +<p>Elle se jeta dans mes bras, m'étreignit passionnément, puis, jusqu'au +jour, m'embrassa, me caressa, pleurant, sanglotant, me donnant enfin +toutes les assurances de tendresse et de désespoir qu'une femme nous +peut donner quand elle ne sait pas un mot de notre langue.</p> + +<p>Huit jours après, j'avais oublié cette aventure, commune et fréquente +quand on voyage, les servantes d'auberge étant généralement destinées à +distraire ainsi les voyageurs.</p> + +<p>Et je fus trente ans sans y songer et sans revenir à Pont-Labbé.</p> + +<p>Or, en 1876, j'y retournai par hasard au cours d'une excursion en +Bretagne, entreprise pour documenter un livre et pour me bien pénétrer +des paysages.</p> + +<p>Rien ne me sembla changé. Le château mouillait toujours ses murs +grisâtres dans l'étang, à l'entrée de la petite ville ; et l'auberge +était la même quoique réparée, remise à neuf, avec un air plus moderne. +En entrant, je fus reçu par deux jeunes Bretonnes de dix-huit ans, +fraîches et gentilles, encuirassées dans leur étroit gilet de drap, +casquées d'argent avec les grandes plaques brodées sur les oreilles.</p> + +<p>Il était environ six heures du soir. Je me mis à table pour dîner et, +comme le patron s'empressait lui-même à me servir, la fatalité sans +doute me fit dire : « Avez-vous connu les anciens maîtres de cette maison ? +J'ai passé ici une dizaine de jours il y a trente ans maintenant. Je +vous parle de loin. »</p> + +<p>Il répondit : « C'étaient mes parents, monsieur. »</p> + +<p>Alors je lui racontai en quelle occasion je m'étais arrêté, comment +j'avais été retenu par l'indisposition d'un camarade. Il ne me laissa +pas achever.</p> + +<p>« — Oh ! je me rappelle parfaitement J'avais alors quinze ou seize ans. +Vous couchiez dans la chambre du fond et votre ami dans celle dont j'ai +fait la mienne, sur la rue. »</p> + +<p>C'est alors seulement que le souvenir très vif de la petite bonne me +revint. Je demandai : « — Vous rappelez-vous une gentille petite servante +qu'avait alors votre père, et qui possédait, si ma mémoire ne me +trompe, de jolis yeux bleus et des dents fraîches ? »</p> + +<p>Il reprit : « — Oui, monsieur ; elle est morte en couches quelque temps +après. »</p> + +<p>Et, tendant la main vers la cour où un homme maigre et boiteux remuait +du fumier, il ajouta : « — Voilà son fils. »</p> + +<p>Je me mis à rire. « — Il n'est pas beau et ne ressemble guère à sa mère. +Il tient du père sans doute. »</p> + +<p>L'aubergiste reprit : « — Ça se peut bien ; mais on n'a jamais su à qui +c'était. Elle est morte sans le dire et personne ici ne lui connaissait +de galant. Ç'a été un fameux étonnement quand on a appris qu'elle était +enceinte. Personne ne voulait le croire. »</p> + +<p>J'eus une sorte de frisson désagréable, un de ces effleurements pénibles +qui nous touchent le cœur, comme l'approche d'un lourd chagrin. Et je +regardai l'homme dans la cour. Il venait maintenant de puiser de l'eau +pour les chevaux et portait ses deux seaux en boitant, avec un effort +douloureux de la jambe plus courte. Il était déguenillé, hideusement +sale, avec de longs cheveux jaunes tellement mêlés qu'ils lui tombaient +comme des cordes sur les joues.</p> + +<p>L'aubergiste ajouta : « — Il ne vaut pas grand'chose, ç'a été gardé par +charité dans la maison. Peut-être qu'il aurait mieux tourné si on +l'avait élevé comme tout le monde. Mais que voulez-vous, monsieur ? Pas +de père, pas de mère, pas d'argent ! Mes parents ont eu pitié de +l'enfant, mais ce n'était pas à eux, vous comprenez. »</p> + +<p>Je ne dis rien.</p> + +<p>Et je couchai dans mon ancienne chambre ; et toute la nuit je pensai à cet +affreux valet d'écurie en me répétant : « — Si c'était mon fils, pourtant ? +Aurais-je donc pu tuer cette fille et procréer cet être ? » — C'était +possible, enfin !</p> + +<p>Je résolus de parler à cet homme et de connaître exactement la date de +sa naissance. Une différence de deux mois devait m'arracher mes doutes.</p> + +<p>Je le fis venir le lendemain. Mais il ne parlait pas le français non +plus. Il avait l'air de ne rien comprendre d'ailleurs, ignorant +absolument son âge qu'une des bonnes lui demanda de ma part. Et il se +tenait d'un air idiot devant moi, roulant son chapeau dans ses pattes +noueuses et dégoûtantes, riant stupidement, avec quelque chose du rire +ancien de la mère dans le coin des lèvres et dans le coin des yeux.</p> + +<p>Mais le patron survenant alla chercher l'acte de naissance du misérable. +Il était entré dans la vie huit mois et vingt-six jours après mon +passage à Pont-Labbé, car je me rappelais parfaitement être arrivé à +Lorient le 15 août. L'acte portait la mention : « Père inconnu ». La mère +s'était appelée Jeanne Kerradec.</p> + +<p>Alors mon cœur se mit à battre à coups pressés. Je ne pouvais plus +parler tant je me sentais suffoqué ; et je regardais cette brute dont les +grands cheveux jaunes semblaient un fumier plus sordide que celui des +bêtes ; et le gueux, gêné par mon regard, cessait de rire, détournait la +tête, cherchait à s'en aller.</p> + +<p>Tout le jour j'errai le long de la petite rivière, en réfléchissant +douloureusement. Mais à quoi bon réfléchir ? Rien ne pouvait me fixer. +Pendant des heures et des heures je pesais toutes les raisons bonnes ou +mauvaises pour ou contre mes chances de paternité, m'énervant en des +suppositions inextricables, pour revenir sans cesse à la même horrible +incertitude, puis à la conviction plus atroce encore que cet homme était +mon fils.</p> + +<p>Je ne pus dîner et je me retirai dans ma chambre. Je fus longtemps sans +parvenir à dormir ; puis le sommeil vint, un sommeil hanté de visions +insupportables. Je voyais ce goujat qui me riait au nez, m'appelait +« papa » ; puis il se changeait en chien et me mordait les mollets, et, +j'avais beau me sauver, il me suivait toujours, et au lieu d'aboyer il +parlait, m'injuriait ; puis il comparaissait devant mes collègues de +l'Académie réunis pour décider si j'étais bien son père ; et l'un d'eux +s'écriait : « C'est indubitable ! Regardez donc comme il lui ressemble. » Et +en effet je m'apercevais que ce monstre me ressemblait. Et je me +réveillai avec cette idée plantée dans le crâne et avec le désir fou de +revoir l'homme pour décider si, oui ou non, nous avions des traits +communs.</p> + +<p>Je le joignis comme il allait à la messe (c'était un dimanche) et je lui +donnai cent sous en le dévisageant anxieusement. Il se remit à rire +d'une ignoble façon, prit l'argent, puis, gêné de nouveau par mon œil, +il s'enfuit après avoir bredouillé un mot à peu près inarticulé, qui +voulait dire « merci », sans doute.</p> + +<p>La journée se passa pour moi dans les mêmes angoisses que la veille. +Vers le soir je fis venir l'hôtelier, et avec beaucoup de précautions, +d'habiletés, de finesses, je lui dis que je m'intéressais à ce pauvre +être si abandonné de tous et privé de tout, et que je voulais faire +quelque chose pour lui.</p> + +<p>Mais l'homme répliqua : « Oh ! n'y songez pas, monsieur, il ne vaut rien, +vous n'en aurez que du désagrément. Moi, je l'emploie à vider l'écurie, +et c'est tout ce qu'il peut faire. Pour ça je le nourris et il couche +avec les chevaux. Il ne lui en faut pas plus. Si vous avez une vieille +culotte, donnez-la lui, mais elle sera en pièces dans huit jours. »</p> + +<p>Je n'insistai pas, me réservant d'aviser.</p> + +<p>Le gueux rentra le soir horriblement ivre, faillit mettre le feu à la +maison, assomma un cheval à coups de pioche, et, en fin de compte, +s'endormit dans la boue sous la pluie, grâce à mes largesses.</p> + +<p>On me pria le lendemain de ne plus lui donner d'argent. L'eau-de-vie le +rendait furieux, et, dès qu'il avait deux sous en poche, il les buvait. +L'aubergiste ajouta : « Lui donner de l'argent c'est vouloir sa mort. » Cet +homme n'en avait jamais eu, absolument jamais, sauf quelques centimes +jetés par les voyageurs, et il ne connaissait pas d'autre destination à +ce métal que le cabaret.</p> + +<p>Alors je passai des heures dans ma chambre, avec un livre ouvert que je +semblais lire, mais ne faisant autre chose que de regarder cette brute, +mon fils ! mon fils ! en tâchant de découvrir s'il avait quelque chose de +moi. A force de chercher je crus reconnaître des lignes semblables dans +le front et à la naissance du nez, et je fus bientôt convaincu d'une +ressemblance que dissimulaient l'habillement différent et la crinière +hideuse de l'homme.</p> + +<p>Mais je ne pouvais demeurer plus longtemps sans devenir suspect, et je +partis, le cœur broyé, après avoir laissé à l'aubergiste quelque argent +pour adoucir l'existence de son valet.</p> + +<p>Or, depuis six ans, je vis avec cette pensée, cette horrible +incertitude, ce doute abominable. Et, chaque année, une force invincible +me ramène à Pont-Labbé. Chaque année je me condamne à ce supplice de +voir cette brute patauger dans son fumier, de m'imaginer qu'il me +ressemble, de chercher, toujours en vain, à lui être secourable. Et +chaque année je reviens ici, plus indécis, plus torturé, plus anxieux.</p> + +<p>J'ai essayé de le faire instruire. Il est idiot sans ressource.</p> + +<p>J'ai essayé de lui rendre la vie moins pénible. Il est irrémédiablement +ivrogne et emploie à boire tout l'argent qu'on lui donne ; et il sait +fort bien vendre ses habits neufs pour se procurer de l'eau-de-vie.</p> + +<p>J'ai essayé d'apitoyer sur lui son patron pour qu'il le ménageât, en +offrant toujours de l'argent. L'aubergiste, étonné à la fin, m'a répondu +fort sagement : « Tout ce que vous ferez pour lui, monsieur, ne servira +qu'à le perdre. Il faut le tenir comme un prisonnier. Sitôt qu'il a du +temps ou du bien-être, il devient malfaisant. Si vous voulez faire du +bien, ça ne manque pas, allez, les enfants abandonnés, mais +choisissez-en un qui réponde à votre peine. »</p> + +<p>Que dire à cela ?</p> + +<p>Et si je laissais percer un soupçon des doutes qui me torturent, ce +crétin, certes, deviendrait malin pour m'exploiter, me compromettre, me +perdre. Il me crierait « papa », comme dans mon rêve.</p> + +<p>Et je me dis que j'ai tué la mère et perdu cet être atrophié, larve +d'écurie, éclose et poussée dans le fumier, cet homme qui, élevé comme +d'autres, aurait été pareil aux autres.</p> + +<p>Et vous ne vous figurez pas la sensation étrange, confuse et intolérable +que j'éprouve en face de lui, en songeant que cela est sorti de moi, +qu'il tient à moi par ce lien intime qui lie le fils au père, que grâce +aux terribles lois de l'hérédité, il est moi par mille choses, par son +sang et par sa chair, et qu'il a jusqu'aux mêmes germes de maladies, aux +mêmes ferments de passions.</p> + +<p>Et j'ai sans cesse un inapaisable et douloureux besoin de le voir ; et sa +vue me fait horriblement souffrir ; et de ma fenêtre, là-bas, je le +regarde pendant des heures remuer et charrier les ordures des bêtes, en +me répétant : « C'est mon fils. »</p> + +<p>Et je sens, parfois, d'intolérables envies de l'embrasser. Je n'ai même +jamais touché sa main sordide.</p> + +<p>L'académicien se tut. Et son compagnon, l'homme politique, murmura : « Oui +vraiment, nous devrions bien nous occuper un peu plus des enfants qui +n'ont pas de père. »</p> + +<hr class="small"> + +<p>Et un souffle de vent traversant, le grand arbre jaune secoua ses +grappes, enveloppa d'une nuée odorante et fine les deux vieillards qui +la respirèrent à longs traits.</p> + +<p>Et le sénateur ajouta : « C'est bon vraiment d'avoir vingt-cinq ans, et +même de faire des enfants comme ça. »</p> + + + +<hr> +<a name="SAINT-ANTOINE"></a><h2 class="parthead">SAINT-ANTOINE</h2> + +<p class="dedic">A X. Charmes.</p> + +<p>On l'appelait Saint-Antoine, parce qu'il se nommait Antoine, et aussi +peut-être parce qu'il était bon vivant, joyeux, farceur, puissant +mangeur et fort buveur, et vigoureux trousseur de servantes, bien qu'il +eût plus de soixante ans.</p> + +<p>C'était un grand paysan du pays de Caux, haut en couleur, gros de +poitrine et de ventre, et perché sur de longues jambes qui semblaient +trop maigres pour l'ampleur du corps.</p> + +<p>Veuf, il vivait seul avec sa bonne et ses deux valets dans sa ferme +qu'il dirigeait en madré compère, soigneux de ses intérêts, entendu dans +les affaires et dans l'élevage du bétail, et dans la culture de ses +terres. Ses deux fils et ses trois filles mariés avec avantage, vivaient +aux environs, et venaient, une fois par mois, dîner avec le père. Sa +vigueur était célèbre dans tout le pays d'alentour ; on disait en manière +de proverbe : « Il est fort comme Saint-Antoine. »</p> + +<p>Lorsque arriva l'invasion prussienne, Saint-Antoine, au cabaret, +promettait de manger une armée, car il était hâbleur comme un vrai +Normand, un peu couard et fanfaron. Il tapait du poing sur la table de +bois, qui sautait en faisant danser les tasses et les petits verres, et +il criait, la face rouge et l'œil sournois, dans une fausse colère de +bon vivant : « Faudra que j'en mange, nom de Dieu ! » Il comptait bien que +les Prussiens ne viendraient pas jusqu'à Tanneville ; mais lorsqu'il +apprit qu'ils étaient à Rautôt, il ne sortit plus de sa maison, et il +guettait sans cesse la route par la petite fenêtre de sa cuisine, +s'attendant à tout moment à voir passer des baïonnettes.</p> + +<p>Un matin, comme il mangeait la soupe avec ses serviteurs, la porte +s'ouvrit, et le maire de la commune, maître Chicot, parut suivi d'un +soldat coiffé d'un casque noir à pointe de cuivre. Saint-Antoine se +dressa d'un bond ; et tout son monde le regardait, s'attendant à le voir +écharper le Prussien ; mais il se contenta de serrer la main du maire qui +lui dit : « — En v'la un pour toi, Saint-Antoine. Ils sont venus c'te +nuit. Fais pas de bêtise surtout, vu qu'ils parlent de fusiller et de +brûler tout si seulement il arrive la moindre chose. Te v'la prévenu. +Donne-li à manger, il a l'air d'un bon gars. Bonsoir, je vas chez +l's'autres. Y en a pour tout le monde. » Et il sortit.</p> + +<p>Le père Antoine, devenu pâle, regarda son Prussien. C'était un gros +garçon à la chair grasse et blanche, aux yeux bleus, au poil blond, +barbu jusqu'aux pommettes, qui semblait idiot, timide et bon enfant. Le +Normand malin le pénétra tout de suite, et, rassuré, lui fit signe de +s'asseoir. Puis il lui demanda : « Voulez-vous de la soupe ? » L'étranger ne +comprit pas. Antoine alors eut un coup d'audace, et lui poussant sous le +nez une assiette pleine : « — Tiens, avale ça, gros cochon. »</p> + +<p>Le soldat répondit : « Ya » et se mit à manger goulûment pendant que le +fermier triomphant, sentant sa réputation reconquise, clignait de l'œil +à ses serviteurs qui grimaçaient étrangement, ayant en même temps +grand'peur et envie de rire.</p> + +<p>Quand le Prussien eut englouti son assiettée, Saint-Antoine lui en +servit une autre qu'il fit disparaître également ; mais il recula devant +la troisième, que le fermier voulait lui faire manger de force, en +répétant : « Allons fous-toi ça dans le ventre. T'engraisseras ou tu diras +pourquoi, va, mon cochon ! »</p> + +<p>Et le soldat, comprenant seulement qu'on voulait le faire manger tout +son saoul, riait d'un air content, en faisant signe qu'il était plein.</p> + +<p>Alors Saint-Antoine devenu tout à fait familier lui tapa sur le ventre +en criant : « — Y en a-t-il dans la bedaine à mon cochon ! » Mais soudain il +se tordit, rouge à tomber d'une attaque, ne pouvant plus parler. Une +idée lui était venue qui le faisait étouffer de rire : « C'est ça, c'est +ça, saint Antoine et son cochon. V'là mon cochon. » Et les trois +serviteurs éclatèrent à leur tour.</p> + +<p>Le vieux était si content qu'il fit apporter l'eau-de-vie, la bonne, le +fil en dix, et qu'il en régala tout le monde. On trinqua avec le +Prussien, qui claqua de la langue par flatterie, pour indiquer qu'il +trouvait ça fameux. Et Saint-Antoine lui criait dans le nez : « Hein ? En +v'là d'la fine. T'en bois pas comme ça chez toi, mon cochon. »</p> + +<hr class="small"> + +<p>Dès lors, le père Antoine ne sortit plus sans son Prussien. Il avait +trouvé là son affaire, c'était sa vengeance à lui, sa vengeance de gros +malin. Et tout le pays, qui crevait de peur, riait à se tordre derrière +le dos des vainqueurs de la farce de Saint-Antoine. Vraiment, dans la +plaisanterie il n'avait pas son pareil. Il n'y avait que lui pour +inventer des choses comme ça. Cré coquin, va !</p> + +<p>Il s'en allait chez les voisins, tous les jours après midi, bras dessus +bras dessous avec son Allemand qu'il présentait d'un air gai en lui +tapant sur l'épaule : « — Tenez, v'là mon cochon, r'gardez-moi s'il +engraisse c't'animal-là. »</p> + +<p>Et les paysans s'épanouissaient. — Est-il donc rigolo, ce bougre +d'Antoine !</p> + +<p> — J'te l'vend, Césaire, trois pistoles.</p> + +<p> — Je l'prends, Antoine, et j't'invite à manger du boudin.</p> + +<p> — Mé, c'que j'veux, c'est d'ses pieds.</p> + +<p> — Tâte li l'ventre, tu verras qu'il n'a que d'la graisse. »</p> + +<p>Et tout le monde clignait de l'œil sans rire trop haut cependant, de +peur que le Prussien devinât à la fin qu'on se moquait de lui. Antoine +seul, s'enhardissant tous les jours, lui pinçait les cuisses en criant : +« Rien qu'du gras » ; lui tapait sur le derrière en hurlant : « Tout ça d'la +couenne » ; l'enlevait dans ses bras de vieux colosse capable de porter +une enclume en déclarant : « Il pèse six cents, et pas de déchet. »</p> + +<p>Et il avait pris l'habitude de faire offrir à manger à son cochon +partout où il entrait avec lui. C'était là le grand plaisir, le grand +divertissement de tous les jours : « — Donnez-li de c'que vous voudrez, il +avale tout. » Et on offrait à l'homme du pain et du beurre, des pommes de +terre, du fricot froid, de l'andouille qui faisait dire : « — De la vôtre, +et du choix. »</p> + +<p>Le soldat, stupide et doux, mangeait par politesse, enchanté de ces +attentions, se rendait malade pour ne pas refuser ; et il engraissait +vraiment, serré maintenant dans son uniforme, ce qui ravissait +Saint-Antoine et lui faisait répéter : « — Tu sais, mon cochon, faudra te +faire faire une autre cage. »</p> + +<p>Ils étaient devenus, d'ailleurs, les meilleurs amis du monde ; et, quand +le vieux allait à ses affaires dans les environs, le Prussien +l'accompagnait de lui-même pour le seul plaisir d'être avec lui.</p> + +<p>Le temps était rigoureux ; il gelait dur ; le terrible hiver de 1870 +semblait jeter ensemble tous les fléaux sur la France.</p> + +<p>Le père Antoine, qui préparait les choses de loin et profitait des +occasions, prévoyant qu'il manquerait de fumier pour les travaux du +printemps, acheta celui d'un voisin qui se trouvait dans la gêne ; et il +fut convenu qu'il irait chaque soir avec son tombereau chercher une +charge d'engrais.</p> + +<p>Chaque jour donc il se mettait en route à l'approche de la nuit et se +rendait à la ferme des Haules, distante d'une demi-lieue, toujours +accompagné de son cochon. Et chaque jour c'était une fête de nourrir +l'animal. Tout le pays accourait là comme on va, le dimanche, à la +grand'messe.</p> + +<p>Le soldat, cependant, commençait à se méfier ; et quand on riait trop +fort il roulait des yeux inquiets qui, parfois, s'allumaient d'une +flamme de colère.</p> + +<p>Or, un soir, quand il eut mangé à sa contenance, il refusa d'avaler un +morceau de plus ; et il essaya de se lever pour s'en aller. Mais +Saint-Antoine l'arrêta d'un tour de poignet, et lui posant ses deux +mains puissantes sur les épaules il le rassit si durement que la chaise +s'écrasa sous l'homme.</p> + +<p>Une gaieté de tempête éclata ; et Antoine, radieux, ramassant son cochon, +fit semblant de le panser pour le guérir, puis il déclara : « Puisque tu +n'veux pas manger, tu vas boire, nom de Dieu ! » Et on alla chercher de +l'eau-de-vie au cabaret.</p> + +<p>Le soldat roulait des yeux méchants : mais il but néanmoins ; il but tant +qu'on voulut ; et Saint-Antoine lui tenait la tête, à la grande joie des +assistants.</p> + +<p>Le Normand, rouge comme une tomate, le regard en feu, emplissait les +verres, trinquait en gueulant « à la tienne ! » Et le Prussien, sans +prononcer un mot, entonnait coup sur coup des lampées de cognac.</p> + +<p>C'était une lutte, une bataille, une revanche ! A qui boirait le plus, +nom d'un nom ! Ils n'en pouvaient ni l'un ni l'autre quand le litre fut +séché. Mais aucun des deux n'était vaincu. Ils s'en allaient manche à +manche, voilà tout. Faudrait recommencer le lendemain !</p> + +<p>Ils sortirent en titubant et se mirent en route, à côté du tombereau de +fumier que traînaient lentement les deux chevaux.</p> + +<p>La neige commençait à tomber, et la nuit sans lune s'éclairait +tristement de cette blancheur morte des plaines. Le froid saisit les +deux hommes, augmentant leur ivresse, et Saint-Antoine, mécontent de +n'avoir pas triomphé, s'amusait à pousser de l'épaule son cochon pour le +faire culbuter dans le fossé. L'autre évitait les attaques par des +retraites ; et, chaque fois, il prononçait quelques mots allemands sur un +ton irrité qui faisait rire aux éclats le paysan. A la fin, le Prussien +se fâcha ; et juste au moment où Antoine lui lançait une nouvelle +bourrade, il répondit par un coup de poing terrible qui fit chanceler +le colosse.</p> + +<p>Alors, enflammé d'eau-de-vie, le vieux saisit l'homme à bras le corps, +le secoua quelques secondes comme il eût fait d'un petit enfant, et il +le lança à toute volée de l'autre côté du chemin. Puis, content de cette +exécution, il croisa ses bras pour rire de nouveau.</p> + +<p>Mais le soldat se releva vivement, nu-tête, son casque ayant roulé, et, +dégainant son sabre, il se précipita sur le père Antoine.</p> + +<p>Quand il vit cela, le paysan saisit son fouet par le milieu, son grand +fouet de houx, droit, fort et souple comme un nerf de bœuf.</p> + +<p>Le Prussien arriva, le front baissé, l'arme en avant, sûr de tuer. Mais +le vieux, attrapant à pleine main la lame dont la pointe allait lui +crever le ventre, l'écarta, et il frappa d'un coup sec sur la tempe, +avec la poignée du fouet, son ennemi qui s'abattit à ses pieds.</p> + +<p>Puis il regarda, effaré, stupide d'étonnement, le corps d'abord secoué +de spasmes, puis immobile sur le ventre. Il se pencha, le retourna, le +considéra quelque temps. L'homme avait les yeux clos ; et un filet de +sang coulait d'une fente au coin du front. Malgré la nuit, le père +Antoine distinguait la tache brune de ce sang sur la neige.</p> + +<p>Il restait là, perdant la tête, tandis que son tombereau s'en allait +toujours, au pas tranquille des chevaux.</p> + +<p>Qu'allait-il faire ? Il serait fusillé ! On brûlerait sa ferme, on +ruinerait le pays ! Que faire ? que faire ? Comment cacher le corps, cacher +la mort, tromper les Prussiens ? Il entendit des voix au loin, dans le +grand silence des neiges. Alors, il s'affola, et, ramassant le casque, +il recoiffa sa victime, puis, l'empoignant par les reins, il l'enleva, +courut, rattrapa son attelage et lança le corps sur le fumier. Une fois +chez lui, il aviserait.</p> + +<p>Il allait à petits pas, se creusant la cervelle, ne trouvant rien. Il se +voyait, il se sentait perdu. Il rentra dans sa cour. Une lumière +brillait à une lucarne, sa servante ne dormait pas encore ; alors il fit +vivement reculer sa voiture jusqu'au bord du trou à l'engrais. Il +songeait qu'en renversant la charge, le corps posé dessus tomberait +dessous dans la fosse ; et il fit basculer le tombereau.</p> + +<p>Comme il l'avait prévu, l'homme fut enseveli sous le fumier. Antoine +aplanit le tas avec sa fourche, puis la planta dans la terre à côté. Il +appela son valet, ordonna de mettre les chevaux à l'écurie ; et il rentra +dans sa chambre.</p> + +<p>Il se coucha, réfléchissant toujours à ce qu'il allait faire, mais +aucune idée ne l'illuminait, son épouvante allait croissant dans +l'immobilité du lit. On le fusillerait ! Il suait de peur ; ses dents +claquaient ; il se releva, grelottant, ne pouvant plus tenir dans ses +draps.</p> + +<p>Alors il descendit à la cuisine, prit la bouteille de fine dans le +buffet, et remonta. Il but deux grands verres de suite jetant une +ivresse nouvelle par-dessus l'ancienne, sans calmer l'angoisse de son +âme. Il avait fait là un joli coup, nom de Dieu d'imbécile !</p> + +<p>Il marchait maintenant de long en large, cherchant des ruses, des +explications et des malices ; et, de temps en temps, il se rinçait la +bouche avec une gorgée de fil en dix pour se mettre du cœur au ventre.</p> + +<p>Et il ne trouvait rien. Mais rien.</p> + +<p>Vers minuit, son chien de garde, une sorte de demi-loup qu'il appelait +« Dévorant » se mit à hurler à la mort. Le père Antoine frémit jusque dans +les moelles ; et, chaque fois que la bête reprenait son gémissement +lugubre et long, un frisson de peur courait sur la peau du vieux.</p> + +<p>Il s'était abattu sur une chaise, les jambes cassées, hébété, n'en +pouvant plus, attendant avec anxiété que « Dévorant » recommençât sa +plainte, et secoué par tous les sursauts dont la terreur fait vibrer nos +nerfs.</p> + +<p>L'horloge d'en bas sonna cinq heures. Le chien ne se taisait pas. Le +paysan devenait fou. Il se leva pour aller déchaîner la bête, pour ne +plus l'entendre. Il descendit, ouvrit la porte, s'avança dans la nuit.</p> + +<p>La neige tombait toujours. Tout était blanc. Les bâtiments de la ferme +faisaient de grandes taches noires. L'homme s'approcha de la niche. Le +chien tirait sur sa chaîne. Il le lâcha. Alors « Dévorant » fit un bond, +puis s'arrêta net, le poil hérissé, les pattes tendues, les crocs au +vent, le nez tourné vers le fumier.</p> + +<p>Saint-Antoine, tremblant de la tête aux pieds, balbutia : « — Qué qu't'as +donc, sale rosse ? » et il avança de quelques pas, fouillant de l'œil +l'ombre indécise, l'ombre terne de la cour.</p> + +<p>Alors, il vit une forme, une forme d'homme assis sur son fumier !</p> + +<p>Il regardait cela perclus d'horreur et haletant. Mais, soudain, il +aperçut auprès de lui le manche de sa fourche piquée dans la terre ; il +l'arracha du sol ; et, dans un de ces transports de peur qui rendent +téméraires les plus lâches, il se rua en avant, pour voir.</p> + +<p>C'était lui, son Prussien, sorti fangeux de sa couche d'ordure qui +l'avait réchauffé, ranimé. Il s'était assis machinalement, et il restait +là, sous la neige qui le poudrait, souillé de saletés et de sang, encore +hébété par l'ivresse, étourdi par le coup, épuisé par sa blessure.</p> + +<p>Il aperçut Antoine, et, trop abruti pour rien comprendre, il fit un +mouvement afin de se lever. Mais le vieux, dès qu'il l'eut reconnu, +écuma ainsi qu'une bête enragée.</p> + +<p>Il bredouillait : « — Ah ! cochon ! cochon ! t'es pas mort ! Tu vas me +dénoncer, à c't'heure... Attends... attends ! »</p> + +<p>Et, s'élançant sur l'Allemand, il jeta en avant de toute la vigueur de +ses deux bras sa fourche levée comme une lance, et il lui enfonça +jusqu'au manche les quatre pointes de fer dans la poitrine.</p> + +<p>Le soldat se renversa sur le dos en poussant un long soupir de mort, +tandis que le vieux paysan, retirant son arme des plaies, la replongeait +coup sur coup dans le ventre, dans l'estomac, dans la gorge, frappant +comme un forcené, trouant de la tête aux pieds le corps palpitant dont +le sang fuyait par gros bouillons.</p> + +<p>Puis il s'arrêta, essoufflé de la violence de sa besogne, aspirant l'air +à grandes gorgées, apaisé par le meurtre accompli.</p> + +<p>Alors, comme les coqs chantaient dans les poulaillers et comme le jour +allait poindre, il se mit à l'œuvre pour ensevelir l'homme.</p> + +<p>Il creusa un trou dans le fumier, trouva la terre, fouilla plus bas +encore, travaillant d'une façon désordonnée dans un emportement de force +avec des mouvements furieux des bras et de tout le corps.</p> + +<p>Lorsque la tranchée fut assez creuse, il roula le cadavre dedans, avec +la fourche, rejeta la terre dessus, la piétina longtemps, remit en place +le fumier, et il sourit en voyant la neige épaisse qui complétait sa +besogne, et couvrait les traces de son voile blanc.</p> + +<p>Puis il repiqua sa fourche sur le tas d'ordure et rentra chez lui. Sa +bouteille encore à moitié pleine d'eau-de-vie était restée sur une +table. Il la vida d'une haleine, se jeta sur son lit, et s'endormit +profondément.</p> + +<p>Il se réveilla dégrisé, l'esprit calme et dispos, capable de juger le +cas et de prévoir l'événement.</p> + +<p>Au bout d'une heure il courait le pays en demandant partout des +nouvelles de son soldat. Il alla trouver les officiers, pour savoir, +disait-il, pourquoi on lui avait repris son homme.</p> + +<p>Comme on connaissait leur liaison, on ne le soupçonna pas ; et il dirigea +même les recherches en affirmant que le Prussien allait chaque soir +courir le cotillon.</p> + +<p>Un vieux gendarme en retraite, qui tenait une auberge dans un village +voisin et qui avait une jolie fille, fut arrêté et fusillé.</p> + + +<hr> +<a name="L'AVENTURE_DE_WALTER_SCHNAFFS"></a><h2 class="parthead">L'AVENTURE DE WALTER SCHNAFFS</h2> + +<p class="dedic">A Robert Pinchon.</p> + +<p>Depuis son entrée en France avec l'armée d'invasion, Walter Schnaffs se +jugeait le plus malheureux des hommes. Il était gros, marchait avec +peine, soufflait beaucoup et souffrait affreusement des pieds qu'il +avait fort plats et fort gras. Il était en outre pacifique et +bienveillant, nullement magnanime ou sanguinaire, père de quatre enfants +qu'il adorait et marié avec une jeune femme blonde, dont il regrettait +désespérément chaque soir les tendresses, les petits soins et les +baisers. Il aimait se lever tard et se coucher tôt, manger lentement de +bonnes choses et boire de la bière dans les brasseries. Il songeait en +outre que tout ce qui est doux dans l'existence disparaît avec la vie ; +et il gardait au cœur une haine épouvantable, instinctive et raisonnée +en même temps, pour les canons, les fusils, les revolvers et les sabres, +mais surtout pour les baïonnettes, se sentant incapable de manœuvrer +assez vivement cette arme rapide pour défendre son gros ventre.</p> + +<p>Et, quand il se couchait sur la terre, la nuit venue, roulé dans son +manteau à côté des camarades qui ronflaient, il pensait longuement aux +siens laissés là-bas et aux dangers semés sur sa route : — S'il était tué, +que deviendraient les petits ? Qui donc les nourrirait et les élèverait ? +A l'heure même, ils n'étaient pas riches, malgré les dettes qu'il avait +contractées en partant pour leur laisser quelque argent. Et Walter +Schnaffs pleurait quelquefois.</p> + +<p>Au commencement des batailles il se sentait dans les jambes de telles +faiblesses qu'il se serait laissé tomber, s'il n'avait songé que toute +l'armée lui passerait sur le corps. Le sifflement des balles hérissait +le poil sur sa peau.</p> + +<p>Depuis des mois il vivait ainsi dans la terreur et dans l'angoisse.</p> + +<p>Son corps d'armée s'avançait vers la Normandie ; et il fut un jour envoyé +en reconnaissance avec un faible détachement qui devait simplement +explorer une partie du pays et se replier ensuite. Tout semblait calme +dans la campagne ; rien n'indiquait une résistance préparée.</p> + +<p>Or, les Prussiens descendaient avec tranquillité dans une petite vallée +que coupaient des ravins profonds quand une fusillade violente les +arrêta net, jetant bas une vingtaine des leurs ; et une troupe de +francs-tireurs, sortant brusquement d'un petit bois grand comme la main, +s'élança en avant, la baïonnette au fusil.</p> + +<p>Walter Schnaffs demeura d'abord immobile, tellement surpris et éperdu +qu'il ne pensait même pas à fuir. Puis un désir fou de détaler le +saisit ; mais il songea aussitôt qu'il courait comme une tortue en +comparaison des maigres Français qui arrivaient en bondissant comme un +troupeau de chèvres. Alors, apercevant à six pas devant lui un large +fossé plein de broussailles couvertes de feuilles sèches, il y sauta à +pieds joints, sans songer même à la profondeur, comme on saute d'un pont +dans une rivière.</p> + +<p>Il passa, à la façon d'une flèche, à travers une couche épaisse de +lianes et de ronces aiguës qui lui déchirèrent la face et les mains, et +il tomba lourdement assis sur un lit de pierres.</p> + +<p>Levant aussitôt les yeux, il vit le ciel par le trou qu'il avait fait. +Ce trou révélateur le pouvait dénoncer, et il se traîna avec précaution, +à quatre pattes, au fond de cette ornière, sous le toit de branchages +enlacés, allant le plus vite possible, en s'éloignant du lieu du combat. +Puis il s'arrêta et s'assit de nouveau, tapi comme un lièvre au milieu +des hautes herbes sèches.</p> + +<p>Il entendit pendant quelque temps encore des détonations, des cris et +des plaintes. Puis les clameurs de la lutte s'affaiblirent, cessèrent. +Tout redevint muet et calme.</p> + +<p>Soudain quelque chose remua contre lui. Il eut un sursaut épouvantable. +C'était un petit oiseau qui, s'étant posé sur une branche, agitait des +feuilles mortes. Pendant près d'une heure, le cœur de Walter Schnaffs +en battit à grands coups pressés.</p> + +<p>La nuit venait, emplissant d'ombre le ravin. Et le soldat se mit à +songer. Qu'allait-il faire ? Qu'allait-il devenir ? Rejoindre son +armée ?... Mais comment ? Mais par où ? Et il lui faudrait recommencer +l'horrible vie d'angoisses, d'épouvantes, de fatigues et de souffrances +qu'il menait depuis le commencement de la guerre ! Non ! Il ne se sentait +plus ce courage ! Il n'aurait plus l'énergie qu'il fallait pour supporter +les marches et affronter les dangers de toutes les minutes.</p> + +<p>Mais que faire ? Il ne pouvait rester dans ce ravin et s'y cacher jusqu'à +la fin des hostilités. Non, certes. S'il n'avait pas fallu manger, cette +perspective ne l'aurait pas trop atterré ; mais il fallait manger, manger +tous les jours.</p> + +<p>Et il se trouvait ainsi tout seul, en armes, en uniforme, sur le +territoire ennemi, loin de ceux qui le pouvaient défendre. Des frissons +lui couraient sur la peau.</p> + +<p>Soudain il pensa : « Si seulement j'étais prisonnier ! » Et son cœur frémit +de désir, d'un désir violent, immodéré, d'être prisonnier des Français. +Prisonnier ! Il serait sauvé, nourri, logé, à l'abri des balles et des +sabres, sans appréhension possible, dans une bonne prison bien gardée. +Prisonnier ! Quel rêve !</p> + +<p>Et sa résolution fut prise immédiatement :</p> + +<p> — Je vais me constituer prisonnier.</p> + +<p>Il se leva, résolu à exécuter ce projet sans tarder d'une minute. Mais +il demeura immobile, assailli soudain par des réflexions fâcheuses et +par des terreurs nouvelles.</p> + +<p>Où allait-il se constituer prisonnier ? Comment ? De quel côté ? Et des +images affreuses, des images de mort, se précipitèrent dans son âme.</p> + +<p>Il allait courir des dangers terribles en s'aventurant seul, avec son +casque à pointe, par la campagne.</p> + +<p>S'il rencontrait des paysans ? Ces paysans, voyant un Prussien perdu, un +Prussien sans défense, le tueraient comme un chien errant ! Ils le +massacreraient avec leurs fourches, leurs pioches, leurs faux, leurs +pelles ! Ils en feraient une bouillie, une pâtée, avec l'acharnement des +vaincus exaspérés.</p> + +<p>S'il rencontrait des francs-tireurs ? Ces francs-tireurs, des enragés +sans loi ni discipline, le fusilleraient pour s'amuser, pour passer une +heure, histoire de rire en voyant sa tête. Et il se croyait déjà appuyé +contre un mur en face de douze canons de fusils, dont les petits trous +ronds et noirs semblaient le regarder.</p> + +<p>S'il rencontrait l'armée française elle-même ? Les hommes d'avant-garde +le prendraient pour un éclaireur, pour quelque hardi et malin troupier +parti seul en reconnaissance, et ils lui tireraient dessus. Et il +entendait déjà les détonations irrégulières des soldats couchés dans les +broussailles, tandis que lui, debout au milieu d'un champ, s'affaissait, +troué comme une écumoire par les balles qu'il sentait entrer dans sa +chair.</p> + +<p>Il se rassit, désespéré. Sa situation lui paraissait sans issue.</p> + +<p>La nuit était tout à fait venue, la nuit muette et noire. Il ne bougeait +plus, tressaillant à tous les bruits inconnus et légers qui passent dans +les ténèbres. Un lapin, tapant du cul au bord d'un terrier, faillit +faire s'enfuir Walter Schnaffs. Les cris des chouettes lui déchiraient +l'âme, le traversant de peurs soudaines, douloureuses comme des +blessures. Il écarquillait ses gros yeux pour tâcher de voir dans +l'ombre ; et il s'imaginait à tout moment entendre marcher près de lui.</p> + +<p>Après d'interminables heures et des angoisses de damné, il aperçut, à +travers son plafond de branchages, le ciel qui devenait clair. Alors, un +soulagement immense le pénétra ; ses membres se détendirent, reposés +soudain ; son cœur s'apaisa ; ses yeux se fermèrent. Il s'endormit.</p> + +<p>Quand il se réveilla, le soleil lui parut arrivé à peu près au milieu du +ciel ; il devait être midi. Aucun bruit ne troublait la paix morne des +champs ; et Walter Schnaffs s'aperçut qu'il était atteint d'une faim +aiguë.</p> + +<p>Il bâillait, la bouche humide à la pensée du saucisson, du bon saucisson +des soldats ; et son estomac lui faisait mal.</p> + +<p>Il se leva, fit quelques pas, sentit que ses jambes étaient faibles, et +se rassit pour réfléchir. Pendant deux ou trois heures encore, il +établit le pour et le contre, changeant à tout moment de résolution, +combattu, malheureux, tiraillé par les raisons les plus contraires.</p> + +<p>Une idée lui parut enfin logique et pratique, c'était de guetter le +passage d'un villageois seul, sans armes, et sans outils de travail +dangereux, de courir au-devant de lui et de se remettre en ses mains en +lui faisant bien comprendre qu'il se rendait.</p> + +<p>Alors il ôta son casque, dont la pointe le pouvait trahir, et il sortit +sa tête au bord de son trou, avec des précautions infinies.</p> + +<p>Aucun être isolé ne se montrait à l'horizon. Là-bas, à droite, un petit +village envoyait au ciel la fumée de ses toits, la fumée des cuisines ! +Là-bas, à gauche, il apercevait, au bout des arbres d'une avenue, un +grand château flanqué de tourelles.</p> + +<p>Il attendit ainsi jusqu'au soir, souffrant affreusement, ne voyant rien +que des vols de corbeaux, n'entendant rien que les plaintes sourdes de +ses entrailles.</p> + +<p>Et la nuit encore tomba sur lui.</p> + +<p>Il s'allongea au fond de sa retraite et il s'endormit d'un sommeil +fiévreux, hanté de cauchemars, d'un sommeil d'homme affamé.</p> + +<p>L'aurore se leva de nouveau sur sa tête. Il se remit en observation. +Mais la campagne restait vide comme la veille ; et une peur nouvelle +entrait dans l'esprit de Walter Schnaffs, la peur de mourir de faim ! Il +se voyait étendu au fond de son trou, sur le dos, les yeux fermés. Puis +des bêtes, des petites bêtes de toute sorte s'approchaient de son +cadavre et se mettaient à le manger, l'attaquant partout à la fois, se +glissant sous ses vêtements pour mordre sa peau froide. Et un grand +corbeau lui piquait les yeux de son bec effilé.</p> + +<p>Alors, il devint fou, s'imaginant qu'il allait s'évanouir de faiblesse +et ne plus pouvoir marcher. Et déjà, il s'apprêtait à s'élancer vers le +village, résolu à tout oser, à tout braver, quand il aperçut trois +paysans qui s'en allaient aux champs avec leur fourches sur l'épaule, et +il replongea dans sa cachette.</p> + +<p>Mais, dès que le soir obscurcit la plaine, il sortit lentement du fossé, +et se mit en route, courbé, craintif, le cœur battant, vers le château +lointain, préférant entrer là dedans plutôt qu'au village qui lui +semblait redoutable comme une tannière pleine de tigres.</p> + +<p>Les fenêtres d'en bas brillaient. Une d'elles était même ouverte ; et une +forte odeur de viande cuite s'en échappait, une odeur qui pénétra +brusquement dans le nez et jusqu'au fond du ventre de Walter Schnaffs, +qui le crispa ; le fit haleter, l'attirant irrésistiblement, lui jetant +au cœur une audace désespérée.</p> + +<p>Et brusquement, sans réfléchir, il apparut, casqué, dans le cadre de la +fenêtre.</p> + +<p>Huit domestiques dînaient autour d'une grande table. Mais soudain une +bonne demeura béante, laissant tomber son verre, les yeux fixes. Tous +les regards suivirent le sien !</p> + +<p>On aperçut l'ennemi !</p> + +<p>Seigneur ! les Prussiens attaquaient le château !...</p> + +<p>Ce fut d'abord un cri, un seul cri, fait de huit cris poussés sur huit +tons différents, un cri d'épouvante horrible, puis une levée +tumultueuse, une bousculade, une mêlée, une fuite éperdue vers la porte +du fond. Les chaises tombaient, les hommes renversaient les femmes et +passaient dessus. En deux secondes, la pièce fut vide, abandonnée, avec +la table couverte de mangeaille en face de Walter Schnaffs stupéfait, +toujours debout dans sa fenêtre.</p> + +<p>Après quelques instants d'hésitation, il enjamba le mur d'appui et +s'avança vers les assiettes. Sa faim exaspérée le faisait trembler +comme un fiévreux : mais une terreur le retenait, le paralysait encore. +Il écouta. Toute la maison semblait frémir ; des portes se fermaient, des +pas rapides couraient sur le plancher du dessus. Le Prussien inquiet +tendait l'oreille à ces confuses rumeurs ; puis il entendit des bruits +sourds comme si des corps fussent tombés dans la terre molle, au pied +des murs, des corps humains sautant du premier étage.</p> + +<p>Puis tout mouvement, toute agitation cessèrent, et le grand château +devint silencieux comme un tombeau.</p> + +<p>Walter Schnaffs s'assit devant une assiette restée intacte, et il se mit +à manger. Il mangeait par grandes bouchées comme s'il eût craint d'être +interrompu trop tôt, de n'en pouvoir engloutir assez. Il jetait à deux +mains les morceaux dans sa bouche ouverte comme une trappe ; et des +paquets de nourriture lui descendaient coup sur coup dans l'estomac, +gonflant sa gorge en passant. Parfois, il s'interrompait, prêt à crever +à la façon d'un tuyau trop plein. Il prenait alors la cruche au cidre et +se déblayait l'œsophage comme on lave un conduit bouché.</p> + +<p>Il vida toutes les assiettes, tous les plats et toutes les bouteilles ; +puis, saoul de liquide et de mangeaille, abruti, rouge, secoué par des +hoquets, l'esprit troublé et la bouche grasse, il déboutonna son +uniforme pour souffler, incapable d'ailleurs de faire un pas. Ses yeux +se fermaient, ses idées s'engourdissaient ; il posa son front pesant dans +ses bras croisés sur la table, et il perdit doucement la notion des +choses et des faits.</p> + +<hr class="small"> + +<p>Le dernier croissant éclairait vaguement l'horizon au-dessus des arbres +du parc. C'était l'heure froide qui précède le jour.</p> + +<p>Des ombres glissaient dans les fourrés, nombreuses et muettes ; et +parfois, un rayon de lune faisait reluire dans l'ombre une pointe +d'acier.</p> + +<p>Le château tranquille dressait sa grande silhouette noire. Deux fenêtres +seules brillaient encore au rez-de-chaussée.</p> + +<p>Soudain, une voix tonnante hurla :</p> + +<p> — En avant ! nom d'un nom ! à l'assaut ! mes enfants !</p> + +<p>Alors, en un instant, les portes, les contrevents et les vitres +s'enfoncèrent sous un flot d'hommes qui s'élança, brisa, creva tout, +envahit la maison. En un instant cinquante soldats armés jusqu'aux +cheveux, bondirent dans la cuisine où reposait pacifiquement Walter +Schnaffs, et lui posant sur la poitrine cinquante fusils chargés, le +culbutèrent, le roulèrent, le saisirent, le lièrent des pieds à la tête.</p> + +<p>Il haletait d'ahurissement, trop abruti pour comprendre, battu, crossé +et fou de peur.</p> + +<p>Et tout d'un coup, un gros militaire chamarré d'or lui planta son pied +sur le ventre en vociférant :</p> + +<p> — Vous êtes mon prisonnier, rendez-vous !</p> + +<p>Le Prussien n'entendit que ce seul mot « prisonnier », et il gémit : « <i>ya, +ya, ya</i> ».</p> + +<p>Il fut relevé, ficelé sur une chaise, et examiné avec une vive curiosité +par ses vainqueurs qui soufflaient comme des baleines. Plusieurs +s'assirent, n'en pouvant plus d'émotion et de fatigue.</p> + +<p>Il souriait, lui, il souriait maintenant, sûr d'être enfin prisonnier !</p> + +<p>Un autre officier entra et prononça :</p> + +<p> — Mon colonel, les ennemis se sont enfuis ; plusieurs semblent avoir été +blessés. Nous restons maîtres de la place.</p> + +<p>Le gros militaire qui s'essuyait le front vociféra : « Victoire ! »</p> + +<p>Et il écrivit sur un petit agenda de commerce tiré de sa poche :</p> + +<p>« Après une lutte acharnée, les Prussiens ont dû battre en retraite, +emportant leurs morts et leurs blessés, qu'on évalue à cinquante hommes +hors de combat. Plusieurs sont restés entre nos mains. »</p> + +<p>Le jeune officier reprit :</p> + +<p> — Quelles dispositions dois-je prendre, mon colonel ?</p> + +<p>Le colonel répondit :</p> + +<p> — Nous allons nous replier pour éviter un retour offensif avec de +l'artillerie et des forces supérieures.</p> + +<p>Et il donna l'ordre de repartir.</p> + +<p>La colonne se reforma dans l'ombre, sous les murs du château, et se mit +en mouvement, enveloppant de partout Walter Schnaffs garotté, tenu par +six guerriers le revolver au poing.</p> + +<p>Des reconnaissances furent envoyées pour éclairer la route. On avançait +avec prudence, faisant halte de temps en temps.</p> + +<p>Au jour levant, on arrivait à la sous-préfecture de La Roche-Oysel, dont +la garde nationale avait accompli ce fait d'armes.</p> + +<p>La population anxieuse et surexcitée attendait. Quand on aperçut le +casque du prisonnier, des clameurs formidables éclatèrent. Les femmes +levaient les bras ; des vieilles pleuraient ; un aïeul lança sa béquille +au Prussien et blessa le nez d'un de ses gardiens.</p> + +<p>Le colonel hurlait.</p> + +<p> — Veillez à la sûreté du captif !</p> + +<p>On parvint enfin à la maison de ville. La prison fut ouverte, et Walter +Schnaffs jeté dedans, libre de liens.</p> + +<p>Deux cents hommes en armes montèrent la garde autour du bâtiment.</p> + +<p>Alors, malgré des symptômes d'indigestion qui le tourmentaient depuis +quelque temps, le Prussien, fou de joie, se mit à danser, à danser +éperdument, en levant les bras et les jambes, à danser en poussant des +rires frénétiques, jusqu'au moment où il tomba, épuisé au pied d'un mur.</p> + +<p>Il était prisonnier ! Sauvé !</p> + +<hr class="small"> + +<p>C'est ainsi que le château de Champignet fut repris à l'ennemi après six +heures seulement d'occupation.</p> + +<p>Le colonel Ratier, marchand de drap, qui enleva cette affaire à la tête +des gardes nationaux de La Roche-Oysel, fut décoré.</p> +<br> +<br> +<p>FIN</p> + + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of Project Gutenberg's Contes de la Becasse, by Guy de Maupassant + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES DE LA BECASSE *** + +***** This file should be named 11714-h.htm or 11714-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/1/7/1/11714/ + +Produced by Miranda van de Heijning, Christine De Ryck and the PG +Online Distributed Proofreaders. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Contes de la Becasse + +Author: Guy de Maupassant + +Release Date: March 25, 2004 [EBook #11714] + +Language: French + +Character set encoding: ASCII + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES DE LA BECASSE *** + + + + +Produced by Miranda van de Heijning, Christine De Ryck and the PG +Online Distributed Proofreaders. This file was produced from images +generously made available by the Bibliotheque nationale de France +(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. + + + + + + + +GUY DE MAUPASSANT + + +CONTES DE LA BECASSE + + +SEIZIEME EDITION + + +PARIS + +1894 + + + + + + +LA BECASSE + + +Le vieux baron des Ravots avait ete pendant quarante ans le roi des +chasseurs de sa province. Mais, depuis cinq a six annees, une paralysie +des jambes le clouait a son fauteuil, et il ne pouvait plus que tirer +des pigeons de la fenetre de son salon ou du haut de son grand perron. + +Le reste du temps il lisait. + +C'etait un homme de commerce aimable chez qui etait reste beaucoup de +l'esprit lettre du dernier siecle. Il adorait les contes, les petits +contes polissons, et aussi les histoires vraies arrivees dans son +entourage. Des qu'un ami entrait chez lui, il demandait: + +--Eh bien, quoi de nouveau? + +Et il savait interroger a la facon d'un juge d'instruction. + +Par les jours de soleil il faisait rouler devant la porte son large +fauteuil pareil a un lit. Un domestique, derriere son dos, tenait les +fusils, les chargeait et les passait a son maitre; un autre valet, cache +dans un massif, lachait un pigeon de temps en temps, a des intervalles +irreguliers, pour que le baron ne fut pas prevenu et demeurat en eveil. + +Et, du matin au soir, il tirait les oiseaux rapides, se desolant quand +il s'etait laisse surprendre, et riant aux larmes quand la bete tombait +d'aplomb ou faisait quelque culbute inattendue et drole. Il se tournait +alors vers le garcon qui chargeait les armes, et il demandait, en +suffoquant de gaiete: + +--Y est-il, celui-la, Joseph! As-tu vu comme il est descendu? + +Et Joseph repondait invariablement: + +--Oh! monsieur le baron ne les manque pas. + +A l'automne, au moment des chasses, il invitait, comme a l'ancien temps, +ses amis, et il aimait entendre au loin les detonations. Il les +comptait, heureux quand elles se precipitaient. Et, le soir, il exigeait +de chacun le recit fidele de sa journee. + +Et on restait trois heures a table en racontant des coups de fusil. + +C'etaient d'etranges et invraisemblables aventures, ou se complaisait +l'humeur hableuse des chasseurs. Quelques-unes avaient fait date et +revenaient regulierement. L'histoire d'un lapin que le petit vicomte de +Bourril avait manque dans son vestibule les faisait se tordre chaque +annee de la meme facon. Toutes les cinq minutes un nouvel orateur +prononcait: + +--J'entends: "Birr! birr!" et une compagnie magnifique me part a dix +pas. J'ajuste: pif! paf! j'en vois tomber une pluie, une vraie pluie. Il +y en avait sept! + +Et tous, etonnes, mais reciproquement credules, s'extasiaient. + +Mais il existait dans la maison une vieille coutume, appelee le "conte +de la Becasse". + +Au moment du passage de cette reine des gibiers, la meme ceremonie +recommencait a chaque diner. + +Comme ils adoraient l'incomparable oiseau, on en mangeait tous les soirs +un par convive; mais on avait soin de laisser dans un plat toutes les +tetes. + +Alors le baron, officiant comme un eveque, se faisait apporter sur une +assiette un peu de graisse, oignait avec soin les tetes precieuses en +les tenant par le bout de la mince aiguille qui leur sert le bec. Une +chandelle allumee etait posee pres de lui, et tout le monde se taisait, +dans l'anxiete de l'attente. + +Puis il saisissait un des cranes ainsi prepares, le fixait sur une +epingle, piquait l'epingle sur un bouchon, maintenait le tout en +equilibre au moyen de petits batons croises comme des balanciers, et +plantait delicatement cet appareil sur un goulot de bouteille en maniere +de tourniquet. + +Tous les convives comptaient ensemble, d'une voix forte: + +--Une,--deux,--trois. + +Et le baron, d'un coup de doigt, faisait vivement pivoter ce joujou. + +Celui des invites que designait, en s'arretant, le long bec pointu +devenait maitre de toutes les tetes, regal exquis qui faisait loucher +ses voisins. + +Il les prenait une a une et les faisait griller sur la chandelle. La +graisse crepitait, la peau rissolee fumait, et l'elu du hasard croquait +le crane suiffe en le tenant par le nez et en poussant des exclamations +de plaisir. + +Et chaque fois les dineurs, levant leurs verres, buvaient a sa sante. + +Puis, quand il avait acheve le dernier, il devait, sur l'ordre du baron, +conter une histoire pour indemniser les desherites. + +Voici quelques-uns de ces recits: + + + + + + +CE COCHON DE MORIN + +_A M. Oudinot._ + + + + +I + + +"Ca, mon ami, dis-je a Labarbe, tu viens encore de prononcer ces quatre +mots, "ce cochon de Morin". Pourquoi, diable, n'ai-je jamais entendu +parler de Morin sans qu'on le traitat de "cochon"? + +Labarbe, aujourd'hui depute, me regarda avec des yeux de chat-huant. +"Comment, tu ne sais pas l'histoire de Morin, et tu es de la Rochelle?" + +J'avouai que je ne savais pas l'histoire de Morin. Alors Labarbe se +frotta les mains et commenca son recit. + +"Tu as connu Morin, n'est-ce pas, et tu te rappelles son grand magasin +de mercerie sur le quai de la Rochelle? + +--"Oui, parfaitement. + +--"Eh bien, sache qu'en 1862 ou 63 Morin alla passer quinze jours a +Paris, pour son plaisir, ou ses plaisirs, mais sous pretexte de +renouveler ses approvisionnements. Tu sais ce que sont, pour un +commercant de province, quinze jours de Paris. Cela vous met le feu dans +le sang. Tous les soirs des spectacles, des frolements de femmes, une +continuelle excitation d'esprit. On devient fou. On ne voit plus que +danseuses en maillot, actrices decolletees, jambes rondes, epaules +grasses, tout cela presque a portee de la main, sans qu'on ose ou qu'on +puisse y toucher. C'est a peine si on goute, une fois ou deux, a +quelques mets inferieurs. Et l'on s'en va, le coeur encore tout secoue, +l'ame emoustillee, avec une espece de demangeaison de baisers qui vous +chatouillent les levres. + +Morin se trouvait dans cet etat, quand il prit son billet pour la +Rochelle par l'express de 8 h. 40 du soir. Et il se promenait plein de +regrets et de trouble dans la grande salle commune du chemin de fer +d'Orleans, quand il s'arreta net devant une jeune femme qui embrassait +une vieille dame. Elle avait releve sa voilette, et Morin, ravi, +murmura: "Bigre, la belle personne!" + +Quand elle eut fait ses adieux a la vieille, elle entra dans la salle +d'attente, et Morin la suivit; puis elle passa sur le quai, et Morin la +suivit encore; puis elle monta dans un wagon vide, et Morin la suivit +toujours. + +Il y avait peu de voyageurs pour l'express. La locomotive siffla; le +train partit. Ils etaient seuls. + +Morin la devorait des yeux. Elle semblait avoir dix-neuf a vingt ans; +elle etait blonde, grande, d'allure hardie. Elle roula autour de ses +jambes une couverture de voyage, et s'etendit sur les banquettes pour +dormir. + +Morin se demandait: "Qui est-ce?" Et mille suppositions, mille projets +lui traversaient l'esprit. Il se disait: "On raconte tant d'aventures de +chemin de fer. C'en est une peut-etre qui se presente pour moi. Qui +sait? une bonne fortune est si vite arrivee. Il me suffirait peut-etre +d'etre audacieux. N'est-ce pas Danton qui disait: "De l'audace, de +l'audace, et toujours de l'audace." Si ce n'est pas Danton, c'est +Mirabeau. Enfin, qu'importe. Oui, mais je manque d'audace, voila le hic. +Oh! Si on savait, si on pouvait lire dans les ames! Je parie qu'on passe +tous les jours, sans s'en douter, a cote d'occasions magnifiques. Il lui +suffirait d'un geste pourtant pour m'indiquer qu'elle ne demande pas +mieux..." + +Alors, il supposa des combinaisons qui le conduisaient au triomphe. Il +imaginait une entree en rapport chevaleresque, des petits services qu'il +lui rendait, une conversation vive, galante, finissait par une +declaration qui finissait par... par ce que tu penses. + +Mais ce qui lui manquait toujours, c'etait le debut, le pretexte. Et il +attendait une circonstance heureuse, le coeur ravage, l'esprit sens +dessus dessous. + +La nuit cependant s'ecoulait et la belle enfant dormait toujours, tandis +que Morin meditait sa chute. Le jour parut, et bientot le soleil lanca +son premier rayon, un long rayon clair venu du bout de l'horizon, sur le +doux visage de la dormeuse. + +Elle s'eveilla, s'assit, regarda la campagne, regarda Morin et sourit. +Elle sourit en femme heureuse, d'un air engageant et gai. Morin +tressaillit. Pas de doute, c'etait pour lui ce sourire-la, c'etait bien +une invitation discrete, le signal reve qu'il attendait. Il voulait +dire, ce sourire: "Etes-vous bete, etes-vous niais, etes-vous jobard, +d'etre reste la, comme un pieu, sur votre siege depuis hier soir. + +"Voyons, regardez-moi, ne suis-je pas charmante? Et vous demeurez comme +ca toute une nuit en tete a tete avec une jolie femme sans rien oser, +grand sot." + +Elle souriait toujours en le regardant; elle commencait meme a rire; et +il perdait la tete, cherchant un mot de circonstance, un compliment, +quelque chose a dire enfin, n'importe quoi. Mais il ne trouvait rien, +rien. Alors, saisi d'une audace de poltron, il pensa: "Tant pis, je +risque tout"; et brusquement, sans crier "gare", il s'avanca, les mains +tendues, les levres gourmandes, et, la saisissant a pleins bras, il +l'embrassa. + +D'un bond elle fut debout criant: "Au secours", hurlant d'epouvante. Et +elle ouvrit la portiere, elle agita ses bras dehors, folle de peur, +essayant de sauter, tandis que Morin eperdu, persuade qu'elle allait se +precipiter sur la voie, la retenait par sa jupe en begayant: "Madame... +oh!... madame." + +Le train ralentit sa marche, s'arreta. Deux employes se precipiterent +aux signaux desesperes de la jeune femme qui tomba dans leurs bras en +balbutiant: "Cet homme a voulu... a voulu... me... me..." Et elle +s'evanouit. + +On etait en gare de Mauze. Le gendarme present arreta Morin. + +Quand la victime de sa brutalite eut repris connaissance, elle fit sa +declaration. L'autorite verbalisa. Et le pauvre mercier ne put regagner +son domicile que le soir, sous le coup d'une poursuite judiciaire pour +outrage aux bonnes moeurs dans un lieu public. + + + + +II + + +J'etais alors redacteur en chef du _nal des Charentes_; et je voyais +Morin, chaque soir, au Cafe du commerce. + +Des le lendemain de son aventure, il vint me trouver, ne sachant que +faire. Je ne lui cachai pas mon opinion: "Tu n'es qu'un cochon. On ne se +conduit pas comme ca." + +Il pleurait; sa femme l'avait battu; et il voyait son commerce ruine, +son nom dans la boue, deshonore, ses amis, indignes, ne le saluant plus. +Il finit par me faire pitie, et j'appelai mon collaborateur Rivet, un +petit homme goguenard et de bon conseil, pour prendre ses avis. + +Il m'engagea a voir le procureur imperial, qui etait de mes amis. Je +renvoyai Morin chez lui et je me rendis chez ce magistrat. + +J'appris que la femme outragee etait une jeune fille, Mlle Henriette +Bonnel, qui venait de prendre a Paris ses brevets d'institutrice et qui, +n'ayant plus ni pere ni mere, passait ses vacances chez son oncle et sa +tante, braves petits bourgeois de Mauze. + +Ce qui rendait grave la situation de Morin, c'est que l'oncle avait +porte plainte. Le ministere public consentait a laisser tomber l'affaire +si cette plainte etait retiree. Voila ce qu'il fallait obtenir. + +Je retournai chez Morin. Je le trouvai dans son lit, malade d'emotion et +de chagrin. Sa femme, une grande gaillarde osseuse et barbue, le +maltraitait sans repos. Elle m'introduisit dans la chambre en me criant +par la figure: "Vous venez voir ce cochon de Morin? Tenez, le voila, le +coco!" + +Et elle se planta devant le lit, les poings sur les hanches. J'exposai +la situation; et il me supplia d'aller trouver la famille. La mission +etait delicate; cependant je l'acceptai. Le pauvre diable ne cessait de +repeter: "Je t'assure que je ne l'ai pas meme embrassee, non, pas meme. +Je te le jure!" + +Je repondis: "C'est egal, tu n'es qu'un cochon." Et je pris mille francs +qu'il m'abandonna pour les employer comme je le jugerais convenable. + +Mais comme je ne tenais pas a m'aventurer seul dans la maison des +parents, je priai Rivet de m'accompagner. Il y consentit, a la condition +qu'on partirait immediatement, car il avait, le lendemain dans +l'apres-midi, une affaire urgente a la Rochelle. + +Et, deux heures plus tard, nous sonnions a la porte d'une jolie maison +de campagne. Une belle jeune fille vint nous ouvrir. C'etait elle +assurement. Je dis tout bas a Rivet: "Sacrebleu, je commence a +comprendre Morin." + +L'oncle, M. Tonnelet, etait justement un abonne du _Fanal_, un fervent +coreligionnaire politique qui nous recut a bras ouverts, nous felicita, +nous congratula, nous serra les mains, enthousiasme d'avoir chez lui les +deux redacteurs de son journal. Rivet me souffla dans l'oreille: "Je +crois que nous pourrons arranger l'affaire de ce cochon de Morin." + +La niece s'etait eloignee; et j'abordai la question delicate. J'agitai +le spectre du scandale; je fis valoir la depreciation inevitable que +subirait la jeune personne apres le bruit d'une pareille affaire; car on +ne croirait jamais a un simple baiser. + +Le bonhomme semblait indecis; mais il ne pouvait rien decider sans sa +femme qui ne rentrerait que tard dans la soiree. Tout a coup il poussa +un cri de triomphe: "Tenez, j'ai une idee excellente. Je vous tiens, je +vous garde. Vous allez diner et coucher ici tous les deux; et, quand ma +femme sera revenue, j'espere que nous nous entendrons." + +Rivet resistait; mais le desir de tirer d'affaire ce cochon de Morin le +decida; et nous acceptames l'invitation. + +L'oncle se leva, radieux, appela sa niece, et nous proposa une promenade +dans sa propriete en proclamant: "A ce soir les affaires serieuses." + +Rivet et lui se mirent a parler politique. Quant a moi, je me trouvai +bientot a quelques pas en arriere, a cote de la jeune fille. Elle etait +vraiment charmante, charmante! + +Avec des precautions infinies, je commencai a lui parler de son aventure +pour tacher de m'en faire une alliee. + +Mais elle ne parut pas confuse le moins du monde; elle m'ecoutait de +l'air d'une personne qui s'amuse beaucoup. + +Je lui disais: "Songez donc, mademoiselle, a tous les ennuis que vous +aurez. Il vous faudra comparaitre devant le tribunal, affronter les +regards malicieux, parler en face de tout ce monde, raconter +publiquement cette triste scene du wagon. Voyons, entre nous, +n'auriez-vous pas mieux fait de ne rien dire, de remettre a sa place ce +polisson sans appeler les employes; et de changer simplement de +voiture." + +Elle se mit a rire. "C'est vrai ce que vous dites! mais que voulez-vous? +J'ai eu peur; et, quand on a peur, on ne raisonne plus. Apres avoir +compris la situation, j'ai bien regrette mes cris; mais il etait trop +tard. Songez aussi que cet imbecile s'est jete sur moi comme un furieux, +sans prononcer un mot, avec une figure de fou. Je ne savais meme pas ce +qu'il me voulait." + +Elle me regardait en face, sans etre troublee ou intimidee. Je me +disais: "Mais c'est une gaillarde, cette fille. Je comprends que ce +cochon de Morin se soit trompe. + +Je repris, en badinant: "Voyons Mademoiselle, avouez qu'il etait +excusable, car, enfin, on ne peut pas se trouver en face d'une aussi +belle personne que vous sans eprouver le desir absolument legitime de +l'embrasser." + +Elle rit plus fort, toutes les dents au vent: "Entre le desir et +l'action, monsieur, il y a place pour le respect." + +La phrase etait drole, bien que peu claire. Je demandai brusquement: "Eh +bien, voyons, si je vous embrassais, moi, maintenant; qu'est-ce que vous +feriez?" + +Elle s'arreta pour me considerer du haut en bas, puis elle dit, +tranquillement: "Oh, vous, ce n'est pas la meme chose." + +Je le savais bien, parbleu, que ce n'etait pas la meme chose, puisqu'on +m'appelait dans toute la province "le beau Labarbe". J'avais trente ans, +alors, mais je demandai: "Pourquoi ca?" + +Elle haussa les epaules, et repondit: "Tiens! parce que vous n'etes pas +aussi bete que lui." Puis elle ajouta, en me regardant en dessous: "Ni +aussi laid." + +Avant qu'elle eut pu faire un mouvement pour m'eviter, je lui avais +plante un bon baiser sur la joue. Elle sauta de cote, mais trop tard. +Puis elle dit: "Eh bien vous n'etes pas gene non plus, vous. Mais ne +recommencez pas ce jeu-la." + +Je pris un air humble et je dis a mi-voix: "Oh! mademoiselle, quant a +moi, si j'ai un desir au coeur, c'est de passer devant un tribunal pour +la meme cause que Morin." + +Elle demanda a son tour: "Pourquoi ca?" Je la regardai au fond des yeux +serieusement. "Parce que vous etes une des plus belles creatures qui +soient; parce que ce serait pour moi un brevet, un titre, une gloire, +que d'avoir voulu vous violenter. Parce qu'on dirait apres vous avoir +vue: "Tiens, Labarbe n'a pas vole ce qui lui arrive, mais il a de la +chance tout de meme." + +Elle se remit a rire de tout son coeur. + +"Etes-vous drole?" Elle n'avait pas fini le mot "_drole_" que je la +tenais a pleins bras et je lui jetais des baisers voraces partout ou je +trouvais une place, dans les cheveux, sur le front, sur les yeux, sur la +bouche parfois, sur les joues, par toute la tete, dont elle decouvrait +toujours malgre elle un coin pour garantir les autres. + +A la fin, elle se degagea, rouge et blessee. "Vous etes un grossier, +monsieur, et vous me faites repentir de vous avoir ecoute." + +Je lui saisis la main, un peu confus, balbutiant: "Pardon, pardon, +mademoiselle. Je vous ai blessee; j'ai ete brutal! Ne m'en voulez pas. +Si vous saviez?..." Je cherchais vainement une excuse. + +Elle prononca, au bout d'un moment: "Je n'ai rien a savoir, monsieur." + +Mais j'avais trouve; je m'ecriai: "Mademoiselle, voici un an que je vous +aime!" + +Elle fut vraiment surprise et releva les yeux. Je repris: "Oui, +mademoiselle, ecoutez-moi. Je ne connais pas Morin et je me moque bien +de lui. Peu m'importe qu'il aille en prison et devant les tribunaux. Je +vous ai vue ici l'an passe, vous etiez la-bas, devant la grille. J'ai +recu une secousse en vous apercevant et votre image ne m'a plus quitte. +Croyez-moi, ou ne me croyez pas, peu m'importe. Je vous ai trouvee +adorable; votre souvenir me possedait; j'ai voulu vous revoir; j'ai +saisi le pretexte de cette bete de Morin; et me voici. Les circonstances +m'ont fait passer les bornes; pardonnez-moi, je vous en supplie, +pardonnez-moi." + +Elle guettait la verite dans mon regard, prete a sourire de nouveau; et +elle murmura: "Blagueur." + +Je levai la main, et, d'un ton sincere (je crois meme que j'etais +sincere): "Je vous jure que je ne mens pas." + +Elle dit simplement: "Allons donc." + +Nous etions seuls, tout seuls, Rivet et l'oncle ayant disparu dans les +allees tournantes; et je lui fis une vraie declaration, longue, douce, +en lui pressant et lui baisant les doigts. Elle ecoutait cela comme une +chose agreable et nouvelle, sans bien savoir ce qu'elle en devait +croire. + +Je finissais par me sentir trouble; par penser ce que je disais; j'etais +pale, oppresse, frissonnant; et, doucement, je lui pris la taille. + +Je lui parlais tout bas dans les petits cheveux frises de l'oreille. +Elle semblait morte tant elle restait reveuse. + +Puis sa main rencontra la mienne et la serra; je pressai lentement sa +taille d'une etreinte tremblante et toujours grandissante; elle ne +remuait plus du tout; j'effleurais sa joue de ma bouche; et tout a coup +mes levres, sans chercher, trouverent les siennes. Ce fut un long, long +baiser; et il aurait encore dure longtemps; si je n'avais entendu "hum, +hum" a quelques pas derriere moi. + +Elle s'enfuit a travers un massif. Je me retournai et j'apercus Rivet +qui me rejoignait. + +Il se campa au milieu du chemin; et sans rire: "Eh bien! c'est comme ca +que tu arranges l'affaire de ce cochon de Morin." + +Je repondis avec fatuite: "On fait ce qu'on peut, mon cher. Et l'oncle? +Qu'en as-tu obtenu? Moi, je reponds de la niece." + +Rivet declara: "J'ai ete moins heureux avec l'oncle." + +Et je lui pris le bras pour rentrer. + + + + +III + + +Le diner acheva de me faire perdre la tete. J'etais a cote d'elle et ma +main sans cesse rencontrait sa main sous la nappe; mon pied pressait son +pied; nos regards se joignaient, se melaient. + +On fit ensuite un tour au clair de lune et je lui murmurai dans l'ame +toutes les tendresses qui me montaient du coeur. Je la tenais serree +contre moi, l'embrassant a tout moment, mouillant mes levres aux +siennes. Devant nous, l'oncle et Rivet discutaient. Leurs ombres les +suivaient gravement sur le sable des chemins. + +On rentra. Et bientot l'employe du telegraphe apporta une depeche de la +tante annoncant qu'elle ne reviendrait que le lendemain matin, a sept +heures, par le premier train. + +L'oncle, dit: "Eh bien, Henriette, va montrer leurs chambres a ces +messieurs." On serra la main du bonhomme et on monta. Elle nous +conduisit d'abord dans l'appartement de Rivet, et il me souffla dans +l'oreille: "Pas de danger qu'elle nous ait menes chez toi d'abord." Puis +elle me guida vers mon lit. Des qu'elle fut seule avec moi, je la saisis +de nouveau dans mes bras, tachant d'affoler sa raison et de culbuter sa +resistance. Mais, quand elle se sentit tout pres de defaillir, elle +s'enfuit. + +Je me glissais entre mes draps, tres contrarie, tres agite, et tres +penaud, sachant bien que je ne dormirais guere, cherchant quelle +maladresse j'avais pu commettre, quand on heurta doucement ma porte. + +Je demandai: "Qui est la?" + +Une voix legere repondit: "Moi." + +Je me vetis a la hate; j'ouvris; elle entra. "J'ai oublie, dit-elle, de +vous demander ce que vous prenez le matin: du chocolat, du the, ou du +cafe?" + +Je l'avais enlacee impetueusement, la devorant de caresses, begayant: +"Je prends... je prends... je prends..." Mais elle me glissa entre les +bras, souffla ma lumiere, et disparut. + +Je restai seul, furieux, dans l'obscurite, cherchant des allumettes, +n'en trouvant pas. J'en decouvris enfin et je sortis dans le corridor, a +moitie fou, mon bougeoir a la main. + +Qu'allais-je faire? Je ne raisonnais plus; je voulais la trouver; je la +voulais. Et je fis quelques pas sans reflechir a rien. Puis, je pensai +brusquement: "Mais si j'entre chez l'oncle? que dirais-je?... Et je +demeurai immobile, le cerveau vide, le coeur battant. Au bout de +plusieurs secondes, la reponse me vint: "Parbleu je dirai que je +cherchais la chambre de Rivet pour lui parler d'une chose urgente." + +Et je me mis a inspecter les portes m'efforcant de decouvrir la sienne, +a elle. Mais rien ne pouvait me guider. Au hasard je pris une clef que +je tournai. J'ouvris, j'entrai... Henriette assise dans son lit, +effaree, me regardait. + +Alors je poussai doucement le verrou; et, m'approchant sur la pointe des +pieds, je lui dis: "J'ai oublie, mademoiselle, de vous demander quelque +chose a lire." Elle se debattait; mais j'ouvris bientot le livre que je +cherchais. Je n'en dirai pas le titre. C'etait vraiment le plus +merveilleux des romans, et le plus divin des poemes. + +Une fois tournee la premiere page, elle me le laissa parcourir a mon +gre; et j'en feuilletai tant de chapitres que nos bougies s'userent +jusqu'au bout. + +Puis, apres l'avoir remerciee, je regagnais, a pas de loup, ma chambre, +quand une main brutale m'arreta; et une voix, celle de Rivet, me +chuchota dans le nez: "Tu n'as donc pas fini d'arranger l'affaire de ce +cochon de Morin?" + +Des sept heures du matin elle m'apportait elle-meme une tasse de +chocolat. Je n'en ai jamais bu de pareil. Un chocolat a s'en faire +mourir, moelleux, veloute, parfume, grisant. Je ne pouvais oter ma +bouche des bords delicieux de sa tasse. + +A peine la jeune fille etait-elle sortie que Rivet entra. Il semblait un +peu nerveux, agace comme un homme qui n'a guere dormi, il me dit d'un +ton maussade: "Si tu continues, tu sais, tu finiras par gater l'affaire +de ce cochon de Morin." + +A huit heures, la tante arrivait. La discussion fut courte. Les braves +gens retiraient leur plainte, et je laisserais cinq cents francs aux +pauvres du pays. + +Alors on voulut nous retenir a passer la journee. On organiserait meme +une excursion pour aller visiter des ruines. Henriette derriere le dos +de ses parents me faisait des signes de tete: "Oui, restez donc." +J'acceptais, mais Rivet s'acharna a s'en aller. + +Je le pris a part; je le priai, je le sollicitai; je lui disais: +"Voyons, mon petit Rivet, fais cela pour moi." Mais il semblait exaspere +et me repetait dans la figure: "J'en ai assez, entends-tu, de l'affaire +de ce cochon de Morin." + +Je fus bien contraint de partir aussi. Ce fut un des moments les plus +durs de ma vie. J'aurais bien arrange cette affaire-la pendant toute mon +existence. + +Dans le wagon, apres les energiques et muettes poignees de main des +adieux, je dis a Rivet: "Tu n'es qu'une brute". Il repondit: "Mon petit, +tu commencais a m'agacer bougrement". + +En arrivant aux bureaux du _Fanal_, j'apercus une foule qui nous +attendait... On cria des qu'on nous vit: "Eh bien, avez-vous arrange +l'affaire de ce cochon de Morin?" + +Tout la Rochelle en etait trouble. Rivet, dont la mauvaise humeur +s'etait dissipee en route, eut grand'peine a ne pas rire en declarant: +"Oui, c'est fait, grace a Labarbe." + +Et nous allames chez Morin. + +Il etait etendu dans un fauteuil, avec des sinapismes aux jambes et des +compresses d'eau froide sur le crane, defaillant d'angoisse. Et il +toussait sans cesse, d'une petite toux d'agonisant, sans qu'on sut d'ou +lui etait venu ce rhume. Sa femme le regardait avec des yeux de tigresse +prete a le devorer. + +Des qu'il nous apercut, il eut un tremblement qui lui secouait les +poignets et les genoux. Je dis: "C'est arrange, salaud, mais ne +recommence pas." + +Il se leva, suffoquant, me prit les mains, les baisa comme celles d'un +prince, pleura, faillit perdre connaissance, embrassa Rivet, embrassa +meme Mme Morin qui le rejeta d'une poussee dans son fauteuil. + +Mais il ne se remit jamais de ce coup-la, son emotion avait ete trop +brutale. + +On ne l'appelait plus dans toute la contree que "ce cochon de Morin", et +cette epithete le traversait comme un coup d'epee chaque fois qu'il +l'entendait. + +Quand un voyou dans la rue criait: "Cochon", il se retournait la tete +par instinct. Ses amis le criblaient de plaisanteries horribles, lui +demandant, chaque fois qu'ils mangeaient du jambon: Est-ce du tien?" + +Il mourut deux ans plus tard. + +Quant a moi, me presentant a la deputation, en 1875, j'allai faire une +visite interessee au nouveau notaire de Tousserre, Me Belloncle. Une +grande femme opulente et belle me recut. + +"Vous ne me reconnaissez pas? dit-elle." + +Je balbutiai: "Mais..... non..... madame." + +--"Henriette Bonnel." + +--"Ah!"--Et je me sentis devenir pale. + +Elle semblait parfaitement a son aise, et souriait en me regardant. + +Des qu'elle m'eut laisse seul avec son mari, il me prit les mains, les +serrant a les broyer: "Voici longtemps, cher monsieur, que je veux aller +vous voir. Ma femme m'a tant parle de vous. Je sais..... oui, je sais en +quelle circonstance douloureuse vous l'avez connue, je sais aussi comme +vous avez ete parfait, plein de delicatesse, de tact, de devouement dans +l'affaire....." Il hesita, puis prononca plus bas, comme s'il eut +articule un mot grossier ".....Dans l'affaire de ce cochon de Morin." + + + + + + + +LA FOLLE + +_A Robert de Bannieres._ + + +Tenez, dit M. Mathieu d'Endolin, les becasses me rappellent une bien +sinistre anecdote de la guerre. + +Vous connaissez ma propriete dans le faubourg de Cormeil. Je l'habitais +au moment de l'arrivee des Prussiens. + +J'avais alors pour voisine une espece de folle, dont l'esprit s'etait +egare sous les coups du malheur. Jadis, a l'age de vingt-cinq ans, elle +avait perdu, en un seul mois, son pere, son mari et son enfant +nouveau-ne. + +Quand la mort est entree une fois dans une maison, elle y revient +presque toujours immediatement, comme si elle connaissait la porte. + +La pauvre jeune femme, foudroyee par le chagrin, prit le lit, delira +pendant six semaines. Puis, une sorte de lassitude calme succedant a +cette crise violente, elle resta sans mouvement, mangeant a peine, +remuant seulement les yeux. Chaque fois qu'on voulait la faire lever, +elle criait comme si on l'eut tuee. On la laissa donc toujours couchee, +ne la tirant de ses draps que pour les soins de sa toilette et pour +retourner ses matelas. + +Une vieille bonne restait pres d'elle, la faisant boire de temps en +temps ou macher un peu de viande froide. Que se passait-il dans cette +ame desesperee? On ne le sut jamais; car elle ne parla plus. +Songeait-elle aux morts? Revassait-elle tristement, sans souvenir +precis? Ou bien sa pensee aneantie restait-elle immobile comme de l'eau +sans courant? + +Pendant quinze annees, elle demeura ainsi fermee et inerte. + +La guerre vint; et, dans les premiers jours de decembre, les Prussiens +penetrerent a Cormeil. + +Je me rappelle cela comme d'hier. Il gelait a fendre les pierres; et +j'etais etendu moi-meme dans un fauteuil, immobilise par la goutte, +quand j'entendis le battement lourd et rythme de leurs pas. De ma +fenetre, je les vis passer. + +Ils defilaient interminablement, tous pareils, avec ce mouvement de +pantins qui leur est particulier. Puis les chefs distribuerent leurs +hommes aux habitants. J'en eus dix-sept. La voisine, la folle, en avait +douze, dont un commandant, vrai soudard, violent, bourru. + +Pendant, les premiers jours tout se passa normalement. On avait dit a +l'officier d'a cote que la dame etait malade; et il ne s'en inquieta +guere. Mais bientot cette femme qu'on ne voyait jamais l'irrita. Il +s'informa de la maladie; on repondit que son hotesse etait couchee +depuis quinze ans par suite d'un violent chagrin. Il n'en crut rien sans +doute, et s'imagina que la pauvre insensee ne quittait pas son lit par +fierte, pour ne pas voir les Prussiens, et ne leur point parler, et ne +les point froler. + +Il exigea qu'elle le recut; on le fit entrer dans sa chambre. Il demanda, +d'un ton brusque. + +--Je vous prierai, matame, de fous lever et de tescentre pour qu'on fous +foie. + +Elle tourna vers lui ses yeux vagues, ses yeux vides, et ne repondit +pas. + +Il reprit: + +--Che ne tolererai bas d'insolence. Si fous ne fous levez bas de ponne +volonte, che trouverai pien un moyen de fous faire bromener tout seule. + +Elle ne fit pas un geste, toujours immobile comme si elle ne l'eut pas +vu. + +Il rageait, prenant ce silence calme pour une marque de mepris supreme. +Et il ajouta: + +--Si vous n'etes pas tescentue temain... + +Puis, il sortit. + + * * * * * + +Le lendemain la vieille bonne, eperdue, la voulut habiller; mais la +folle se mit a hurler en se debattant. L'officier monta bien vite; et la +servante, se jetant a ses genoux, cria: + +--Elle ne veut pas, monsieur, elle ne veut pas. Pardonnez-lui; elle est +si malheureuse. + +Le soldat restait embarrasse, n'osant, malgre sa colere, la faire tirer +du lit par ses hommes. Mais soudain il se mit a rire et donna des ordres +en allemand. + +Et bientot on vit sortir un detachement qui soutenait un matelas comme +on porte un blesse. Dans ce lit qu'on n'avait point defait, la folle, +toujours silencieuse, restait tranquille, indifferente aux evenements +tant qu'on la laissait couchee. Un homme par derriere portait un paquet +de vetements feminins. + +Et l'officier prononca en se frottant les mains: + +--Nous ferrons pien si vous ne poufez bas vous hapiller toute seule et +faire une betite bromenate. + +Puis on vit s'eloigner le cortege dans la direction de la foret +d'Imauville. + +Deux heures plus tard les soldats revinrent tout seuls. + +On ne revit plus la folle. Qu'en avaient-ils fait? Ou l'avaient-ils +portee! On ne le sut jamais. + + * * * * * + +La neige tombait maintenant jour et nuit, ensevelissant la plaine et les +bois sous un linceul de mousse glacee. Les loups venaient hurler +jusqu'a nos portes. + +La pensee de cette femme perdue me hantait; et je fis plusieurs +demarches aupres de l'autorite prussienne, afin d'obtenir des +renseignements. Je faillis etre fusille. + +Le printemps revint. L'armee d'occupation s'eloigna. La maison de ma +voisine restait fermee; l'herbe drue poussait dans les allees. + +La vieille bonne etait morte pendant l'hiver. Personne ne s'occupait +plus de cette aventure; moi seul y songeais sans cesse. + +Qu'avaient-ils fait de cette femme? s'etait-elle enfuie a travers les +bois! L'avait-on recueillie quelque part, et gardee dans un hopital sans +pouvoir obtenir d'elle aucun renseignement. Rien ne venait alleger mes +doutes; mais, peu a peu, le temps apaisa le souci de mon coeur. + +Or, a l'automne suivant, les becasses passerent en masse; et, comme ma +goutte me laissait un peu de repit, je me trainai jusqu'a la foret. +J'avais deja tue quatre ou cinq oiseaux a long bec, quand j'en abattis +un qui disparut dans un fosse plein de branches. Je fus oblige d'y +descendre pour y ramasser ma bete. Je la trouvai tombee aupres d'une +tete de mort. Et brusquement le souvenir de la folle m'arriva dans la +poitrine comme un coup de poing. Bien d'autres avaient expire dans ces +bois peut-etre en cette annee sinistre; mais je ne sais pourquoi, +j'etais sur, sur, vous dis-je, que je rencontrais la tete de cette +miserable maniaque. + +Et soudain je compris, je devinai tout. Ils l'avaient abandonnee sur ce +matelas, dans la foret froide et deserte; et, fidele a son idee fixe, +elle s'etait laissee mourir sous l'epais et leger duvet des neiges et +sans remuer le bras ou la jambe. + +Puis les loups l'avaient devoree. + +Et les oiseaux avaient fait leur nid avec la laine de son lit dechire. + +J'ai garde ce triste ossement. Et je fais des voeux pour que nos fils ne +voient plus jamais de guerre. + + + + + + + +PIERROT + +_A Henry Roujon._ + + +Mme Lefevre etait une dame de campagne, une veuve, une de ces +demi-paysannes a rubans et a chapeaux falbalas, de ces personnes qui +parlent avec des cuirs, prennent en public des airs grandioses, et +cachent une ame de brute pretentieuse sous des dehors comiques et +chamarres, comme elles dissimulent leurs grosses mains rouges sous des +gants de soie ecrue. + +Elle avait pour servante une brave campagnarde toute simple, nommee +Rose. + +Les deux femmes habitaient une petite maison a volets verts, le long +d'une route, en Normandie, au centre du pays de Caux. + +Comme elles possedaient, devant l'habitation, un etroit jardin, elles +cultivaient quelques legumes. + +Or, une nuit, on lui vola une douzaine d'oignons. + +Des que Rose s'apercut du larcin, elle courut prevenir madame, qui +descendit en jupe de laine. Ce fut une desolation et une terreur. On +avait vole, vole Mme Lefevre! Donc, on volait dans le pays, puis on +pouvait revenir. + +Et les deux femmes effarees contemplaient les traces de pas, +bavardaient, supposaient des choses: "Tenez, ils ont passe par la. Ils +ont mis leurs pieds sur le mur; ils ont saute dans la plate-bande." + +Et elles s'epouvantaient pour l'avenir. Comment dormir tranquilles +maintenant! + +Le bruit du vol se repandit. Les voisins arriverent, constaterent, +discuterent a leur tour; et les deux femmes expliquaient a chaque +nouveau venu leurs observations et leurs idees. + +Un fermier d'a cote leur offrit ce conseil: "Vous devriez avoir un +chien." + +C'etait vrai, cela; elles devraient avoir un chien, quand ce ne serait +que pour donner l'eveil. Pas un gros chien, Seigneur! Que feraient-elles +d'un gros chien! Il les ruinerait en nourriture. Mais un petit chien (en +Normandie, on prononce _quin_), un petit freluquet de _quin_ qui jappe. + +Des que tout le monde fut parti, Mme Lefevre discuta longtemps cette +idee de chien. Elle faisait, apres reflexion, mille objections, +terrifiee par l'image d'une jatte pleine de patee; car elle etait de +cette race parcimonieuse de dames campagnardes qui portent toujours des +centimes dans leur poche pour faire l'aumone ostensiblement aux pauvres +des chemins, et donner aux quetes du dimanche. + +Rose, qui aimait les betes, apporta ses raisons et les defendit avec +astuce. Donc il fut decide qu'on aurait un chien, un tout petit chien. + +On se mit a sa recherche, mais on n'en trouvait que des grands, des +avaleurs de soupe a faire fremir. L'epicier de Rolleville en avait bien +un, un tout petit; mais il exigeait qu'on le lui payat deux francs, pour +couvrir ses frais d'elevage. Mme Lefevre declara qu'elle voulait bien +nourrir un "quin", mais qu'elle n'en acheterait pas. + +Or, le boulanger, qui savait les evenements, apporta, un matin, dans sa +voiture, un etrange petit animal tout jaune, presque sans pattes, avec +un corps de crocodile, une tete de renard et une queue en trompette, un +vrai panache, grand comme tout le reste de sa personne. Un client +cherchait a s'en defaire. Mme Lefevre trouva fort beau ce roquet +immonde, qui ne coutait rien. Rose l'embrassa, puis demanda comment on +le nommait. Le boulanger repondit: "Pierrot." + +Il fut installe dans une vieille caisse a savon et on lui offrit d'abord +de l'eau a boire. Il but. On lui presenta ensuite un morceau de pain. Il +mangea. Mme Lefevre, inquiete, eut une idee: "Quand il sera bien +accoutume a la maison, on le laissera libre. Il trouvera a manger en +rodant par le pays." + +On le laissa libre, en effet, ce qui ne l'empecha point d'etre affame. +Il ne jappait d'ailleurs que pour reclamer sa pitance; mais, dans ce +cas, il jappait avec acharnement. + +Tout le monde pouvait entrer dans le jardin. Pierrot allait caresser +chaque nouveau venu, et demeurait absolument muet. + +Mme Lefevre cependant s'etait accoutumee a cette bete. Elle en arrivait +meme a l'aimer, et a lui donner de sa main, de temps en temps, des +bouchees de pain trempees dans la sauce de son fricot. + +Mais elle n'avait nullement songe a l'impot, et quand on lui reclama +huit francs,--huit francs, madame!--pour ce freluquet de _quin_ qui ne +jappait seulement point, elle faillit s'evanouir de saisissement. + +Il fut immediatement decide qu'on se debarrasserait de Pierrot. Personne +n'en voulut. Tous les habitants le refuserent a dix lieues aux environs. +Alors on se resolut, faute d'autre moyen, a lui faire "piquer du mas". + +"Piquer du mas", c'est "manger de la marne". On fait piquer du mas a +tous les chiens dont on veut se debarrasser. + +Au milieu d'une vaste plaine, on apercoit une espece de hutte, ou plutot +un tout petit toit de chaume, pose sur le sol. C'est l'entree de la +marniere. Un grand puits tout droit s'enfonce jusqu'a vingt metres sous +terre, pour aboutir a une serie de longues galeries de mines. + +On descend une fois par an dans cette carriere, a l'epoque ou l'on marne +les terres. Tout le reste du temps, elle sert de cimetiere aux chiens +condamnes; et souvent, quand on passe aupres de l'orifice, des +hurlements plaintifs, des aboiements furieux ou desesperes, des appels +lamentables montent jusqu'a vous. + +Les chiens des chasseurs et des bergers s'enfuient avec epouvante des +abords de ce trou gemissant; et, quand on se penche au-dessus, il sort +de la une abominable odeur de pourriture. + +Des drames affreux s'y accomplissent dans l'ombre. + +Quand une bete agonise depuis dix a douze jours dans le fond, nourrie +par les restes immondes de ses devanciers, un nouvel animal, plus gros, +plus vigoureux certainement, est precipite tout a coup. Ils sont la, +seuls, affames, les yeux luisants. Ils se guettent, se suivent, +hesitent, anxieux. Mais la faim les presse: ils s'attaquent, luttent +longtemps, acharnes; et le plus fort mange le plus faible, le devore +vivant. + +Quand il fut decide qu'on ferait "piquer du mas" a Pierrot, on s'enquit +d'un executeur. Le cantonnier qui binait la route demanda dix sous pour +la course. Cela parut follement exagere a Mme Lefevre. Le goujat du +voisin se contentait de cinq sous; c'etait trop encore; et, Rose ayant +fait observer qu'il valait mieux qu'elles le portassent elles-memes, +parce qu'ainsi il ne serait pas brutalise en route et averti de son +sort, il fut resolu qu'elles iraient toutes les deux, a la nuit +tombante. + +On lui offrit, ce soir-la, une bonne soupe avec un doigt de beurre. Il +l'avala jusqu'a la derniere goutte; et, comme il remuait la queue de +contentement, Rose le prit dans son tablier. + +Elles allaient a grands pas, comme des maraudeuses, a travers la plaine. +Bientot elles apercurent la marniere et l'atteignirent; Mme Lefevre se +pencha pour ecouter si aucune bete ne gemissait.--Non--il n'y en avait +pas; Pierrot serait seul. Alors Rose qui pleurait, l'embrassa, puis le +lanca dans le trou; et elles se pencherent toutes deux, l'oreille +tendue. + +Elles entendirent d'abord un bruit sourd; puis la plainte aigue, +dechirante, d'une bete blessee, puis une succession de petits cris de +douleur, puis des appels desesperes, des supplications de chien qui +implorait, la tete levee vers l'ouverture. + +Il jappait, oh! il jappait! + +Elles furent saisies de remords, d'epouvante, d'une peur folle et +inexplicable; et elles se sauverent en courant. Et, comme Rose allait +plus vite, Mme Lefevre criait: "Attendez-moi, Rose, attendez-moi!" + +Leur nuit fut hantee de cauchemars epouvantables. + +Mme Lefevre reva qu'elle s'asseyait a table pour manger la soupe, mais, +quand elle decouvrait la soupiere, Pierrot etait dedans. Il s'elancait +et la mordait au nez. + +Elle se reveilla et crut l'entendre japper encore. Elle ecouta; elle +s'etait trompee. + +Elle s'endormit de nouveau et se trouva sur une grande route, une route +interminable, qu'elle suivait. Tout a coup, au milieu du chemin, elle +apercut un panier, un grand panier de fermier, abandonne; et ce panier +lui faisait peur. + +Elle finissait cependant par l'ouvrir, et Pierrot, blotti dedans, lui +saisissait la main, ne la lachait plus; et elle se sauvait eperdue, +portant ainsi au bout du bras le chien suspendu, la gueule serree. + +Au petit jour, elle se leva, presque folle, et courut a la marniere. + +Il jappait; il jappait encore, il avait jappe toute la nuit. Elle se mit +a sangloter et l'appela avec mille petits noms caressants. Il repondit +avec toutes les inflexions tendres de sa voix de chien. + +Alors elle voulut le revoir, se promettant de le rendre heureux jusqu'a +sa mort. + +Elle courut chez le puisatier charge de l'extraction de la marne, et +elle lui raconta son cas. L'homme ecoutait sans rien dire. Quand elle +eut fini, il prononca: "Vous voulez votre quin? Ce sera quatre francs." + +Elle eut un sursaut; toute sa douleur s'envola du coup. + +"Quatre francs! vous vous en feriez mourir! quatre francs!" + +Il repondit: "Vous croyez que j'vas apporter mes cordes, mes +manivelles, et monter tout ca, et m'n aller la-bas avec mon garcon et +m'faire mordre encore par votre maudit quin, pour l'plaisir de vous le +r'donner? fallait pas l'jeter." + +Elle s'en alla, indignee.--Quatre francs! + +Aussitot rentree, elle appela Rose et lui dit les pretentions du +puisatier. Rose, toujours resignee, repetait: "Quatre francs! c'est de +l'argent, Madame." + +Puis, elle ajouta: "Si on lui jetait a manger, a ce pauvre quin, pour +qu'il ne meure pas comme ca?" + +Mme Lefevre approuva, toute joyeuse; et les voila reparties, avec un +gros morceau de pain beurre. + +Elles le couperent par bouchees qu'elles lancaient l'une apres l'autre, +parlant tour a tour a Pierrot. Et si tot que le chien avait acheve un +morceau, il jappait pour reclamer le suivant. + +Elles revinrent le soir, puis le lendemain, tous les jours. Mais elles +ne faisaient plus qu'un voyage. + + * * * * * + +Or, un matin, au moment de laisser tomber la premiere bouchee, elles +entendirent tout a coup un aboiement formidable dans le puits. Ils +etaient deux! On avait precipite un autre chien, un gros! + +Rose cria: "Pierrot!" Et Pierrot jappa, jappa. Alors on se mit a jeter +la nourriture; mais, chaque fois elles distinguaient parfaitement une +bousculade terrible, puis les cris plaintifs de Pierrot mordu par son +compagnon, qui mangeait tout, etant le plus fort. + +Elles avaient beau specifier: "C'est pour toi, Pierrot!" Pierrot, +evidemment, n'avait rien. + +Les deux femmes interdites, se regardaient; et Mme Lefevre prononca d'un +ton aigre: "Je ne peux pourtant pas nourrir tous les chiens qu'on +jettera la-dedans. Il faut y renoncer". + +Et, suffoquee a l'idee de tous ces chiens vivant a ses depens, elle s'en +alla, emportant meme ce qui restait du pain qu'elle se mit a manger en +marchant. + +Rose la suivit en s'essuyant les yeux du coin de son tablier bleu. + + + + + + + +MENUET + +_A Paul Bourget._ + + +Les grands malheurs ne m'attristent guere, dit Jean Bridelle, un vieux +garcon qui passait pour sceptique. J'ai vu la guerre de bien pres: +j'enjambais les corps sans apitoiement. Les fortes brutalites de la +nature ou des hommes peuvent nous faire pousser des cris d'horreur ou +d'indignation, mais ne nous donnent point ce pincement au coeur, ce +frisson qui vous passe dans le dos a la vue de certaines petites choses +navrantes. + +La plus violente douleur qu'on puisse eprouver, certes, est la perte +d'un enfant pour une mere, et la perte de la mere pour un homme. Cela +est violent, terrible, cela bouleverse et dechire; mais on guerit de ces +catastrophes comme des larges blessures saignantes. Or, certaines +rencontres, certaines choses entr'apercues, devinees, certains chagrins +secrets, certaines perfidies du sort, qui remuent en nous tout un monde +douloureux de pensees, qui entr'ouvrent devant nous brusquement la porte +mysterieuse des souffrances morales, compliquees, incurables, d'autant +plus profondes qu'elles semblent benignes, d'autant plus cuisantes +qu'elles semblent presque insaisissables, d'autant plus tenaces qu'elles +semblent factices, nous laissent a l'ame comme une trainee de tristesse, +un gout d'amertume, une sensation de desenchantement dont nous sommes +longtemps a nous debarrasser. + +J'ai toujours devant les yeux deux ou trois choses que d'autres +n'eussent point remarquees assurement, et qui sont entrees en moi comme +de longues et minces piqures inguerissables. + +Vous ne comprendriez peut-etre pas l'emotion qui m'est restee de ces +rapides impressions. Je ne vous en dirai qu'une. Elle est tres vieille, +mais vive comme d'hier. Il se peut que mon imagination seule ait fait +les frais de mon attendrissement. + +J'ai cinquante ans. J'etais jeune alors et j'etudiais le droit. Un peu +triste, un peu reveur, impregne d'une philosophie melancolique, je +n'aimais guere les cafes bruyants, les camarades braillards, ni les +filles stupides. Je me levais tot; et une de mes plus cheres voluptes +etait de me promener seul, vers huit heures du matin, dans la pepiniere +du Luxembourg. + +Vous ne l'avez pas connue, vous autres, cette pepiniere? C'etait comme +un jardin oublie de l'autre siecle, un jardin joli comme un doux +sourire de vieille. Des haies touffues separaient les allees etroites et +regulieres, allees calmes entre deux murs de feuillage tailles avec +methode. Les grands ciseaux du jardinier alignaient sans relache ces +cloisons de branches; et, de place en place, on rencontrait des +parterres de fleurs, des plates-bandes de petits arbres ranges comme des +collegiens en promenade, des societes de rosiers magnifiques ou des +regiments d'arbres a fruits. + +Tout un coin de ce ravissant bosquet etait habite par les abeilles. +Leurs maisons de paille, savamment espacees sur les planches, ouvraient +au soleil leurs portes grandes comme l'entree d'un de a coudre; et on +rencontrait tout le long des chemins les mouches bourdonnantes et +dorees, vraies maitresses de ce lieu pacifique, vraies promeneuses de +ces tranquilles allees en corridors. + +Je venais la presque tous les matins. Je m'asseyais sur un banc et je +lisais. Parfois je laissais retomber le livre sur mes genoux pour rever, +pour ecouter autour de moi vivre Paris, et jouir du repos infini de ces +charmilles a la mode ancienne. + +Mais je m'apercus bientot que je n'etais pas seul a frequenter ce lieu +des l'ouverture des barrieres, et je rencontrais parfois, nez a nez, au +coin d'un massif, un etrange petit vieillard. + +Il portait des souliers a boucles d'argent, une culotte a pont, une +redingote tabac d'Espagne, une dentelle en guise de cravate et un +invraisemblable chapeau gris a grands bords et a grands poils, qui +faisait penser au deluge. + +Il etait maigre, fort maigre, anguleux, grimacant et souriant. Ses yeux +vifs palpitaient, s'agitaient sous un mouvement continu des paupieres; +et il avait toujours a la main une superbe canne a pommeau d'or qui +devait etre pour lui quelque souvenir magnifique. + +Ce bonhomme m'etonna d'abord, puis m'interessa outre mesure. Et je le +guettais a travers les murs de feuilles, je le suivais de loin, +m'arretant au detour des bosquets pour n'etre point vu. + +Et voila qu'un matin, comme il se croyait bien seul, il se mit a faire +des mouvements singuliers: quelques petits bonds d'abord, puis une +reverence; puis il battit, de sa jambe grele, un entrechat encore +alerte, puis il commenca a pivoter galamment, sautillant, se tremoussant +d'une facon drole, souriant comme devant un public, faisant des graces, +arrondissant les bras, tortillant son pauvre corps de marionnette, +adressant dans le vide de legers saluts attendrissants et ridicules. Il +dansait! + +Je demeurais petrifie d'etonnement, me demandant lequel des deux etait +fou, lui, ou moi. + +Mais il s'arreta soudain, s'avanca comme font les acteurs sur la scene, +puis s'inclina en reculant avec des sourires gracieux et des baisers de +comedienne qu'il jetait de sa main tremblante aux deux rangees d'arbres +tailles. + +Et il reprit avec gravite sa promenade. + + * * * * * + +A partir de ce jour, je ne le perdis plus de vue; et, chaque matin, il +recommencait son exercice invraisemblable. + +Une envie folle me prit de lui parler. Je me risquai, et, l'ayant salue, +je lui dis: + +--Il fait bien bon aujourd'hui, monsieur. + +Il s'inclina. + +--Oui, monsieur, c'est un vrai temps de jadis. + +Huit jours apres, nous etions amis, et je connus son histoire. Il avait +ete maitre de danse a l'Opera, du temps du roi Louis XV. Sa belle canne +etait un cadeau du comte de Clermont. Et, quand on lui parlait de +danse, il ne s'arretait plus de bavarder. + +Or, voila qu'un jour il me confia: + +--J'ai epouse la Castris, monsieur. Je vous presenterai si vous voulez, +mais elle ne vient ici que sur le tantot. Ce jardin, voyez-vous, c'est +notre plaisir et notre vie. C'est tout ce qui nous reste d'autrefois. Il +nous semble que nous ne pourrions plus exister si nous ne l'avions +point. Cela est vieux et distingue, n'est-ce pas? Je crois y respirer un +air qui n'a point change depuis ma jeunesse. Ma femme et moi, nous y +passons toutes nos apres-midi. Mais, moi, j'y viens des le matin, car je +me leve de bonne heure. + + * * * * * + +Des que j'eus fini de dejeuner, je retournai au Luxembourg, et bientot +j'apercus mon ami qui donnait le bras avec ceremonie a une toute vieille +petite femme vetue de noir, et a qui je fus presente. C'etait la +Castris, la grande danseuse aimee des princes, aimee du roi, aimee de +tout ce siecle galant qui semble avoir laisse dans le monde une odeur +d'amour. + +Nous nous assimes sur un banc de pierre. C'etait au mois de mai. Un +parfum de fleurs voltigeait dans les allees proprettes; un bon soleil +glissait entre les feuilles et semait sur nous de larges gouttes de +lumiere. La robe noire de la Castris semblait toute mouillee de clarte. + +Le jardin etait vide. On entendait au loin rouler des fiacres. + +--Expliquez-moi donc, dis-je au vieux danseur, ce que c'etait que le +menuet? + +Il tressaillit. + +--Le menuet, monsieur, c'est la reine des danses, et la danse des +Reines, entendez-vous? Depuis qu'il n'y a plus de Rois, il n'y a plus de +menuet. + +Et il commenca, en style pompeux, un long eloge dithyrambique auquel je +ne compris rien. Je voulus me faire decrire les pas, tous les +mouvements, les poses. Il s'embrouillait, s'exasperant de son +impuissance, nerveux et desole. + +Et soudain, se tournant vers son antique compagne, toujours silencieuse +et grave: + +--Elise, veux-tu, dis, veux-tu, tu seras bien gentille, veux-tu que nous +montrions a monsieur ce que c'etait? + +Elle tourna ses yeux inquiets de tous les cotes, puis se leva sans dire +un mot et vint se placer en face de lui. + +Alors je vis une chose inoubliable. + +Ils allaient et venaient avec des simagrees enfantines, se souriaient, +se balancaient, s'inclinaient, sautillaient pareils a deux vieilles +poupees qu'aurait fait danser une mecanique ancienne, un peu brisee, +construite jadis par un ouvrier fort habile, suivant la maniere de son +temps. + +Et je les regardais, le coeur trouble de sensations extraordinaires, +l'ame emue d'une indicible melancolie. Il me semblait voir une +apparition lamentable et comique, l'ombre demodee d'un siecle. J'avais +envie de rire et besoin de pleurer. + +Tout a coup ils s'arreterent, ils avaient termine les figures de la +danse. Pendant quelques secondes ils resterent debout l'un devant +l'autre, grimacant d'une facon surprenante; puis ils s'embrasserent en +sanglotant. + + * * * * * + +Je partais, trois jours apres, pour la province. Je ne les ai point +revus. Quand je revins a Paris, deux ans plus tard, on avait detruit la +pepiniere. Que sont-ils devenus sans le cher jardin d'autrefois avec ses +chemins en labyrinthe, son odeur du passe et les detours gracieux des +charmilles? + +Sont-ils morts? Errent-ils par les rues modernes comme des exiles sans +espoir? Dansent-ils, spectres falots, un menuet fantastique entre les +cypres d'un cimetiere, le long des sentiers bordes de tombes, au clair +de lune? + +Leur souvenir me hante, m'obsede, me torture, demeure en moi comme une +blessure. Pourquoi? Je n'en sais rien. + +Vous trouverez cela ridicule, sans doute? + + + + + + + +LA PEUR + +_A J. K. Huysmans._ + + +On remonta sur le pont apres diner. Devant nous la Mediterranee n'avait +pas un frisson sur toute sa surface, qu'une grande lune calme moirait. +Le vaste bateau glissait, jetant sur le ciel, qui semblait ensemence +d'etoiles, un gros serpent de fumee noire; et, derriere nous, l'eau +toute blanche, agitee par le passage rapide du lourd batiment, battue +par l'helice, moussait, semblait se tordre, remuait tant de clartes +qu'on eut dit de la lumiere de lune bouillonnant. + +Nous etions la, six ou huit, silencieux, admirant, l'oeil tourne vers +l'Afrique lointaine ou nous allions. Le commandant, qui fumait un cigare +au milieu de nous, reprit soudain la conversation du diner. + +--Oui, j'ai eu peur ce jour-la. Mon navire est reste six heures avec ce +rocher dans le ventre, battu par la mer. Heureusement que nous avons ete +recueillis, vers le soir, par un charbonnier anglais qui nous apercut. + +Alors un grand homme a figure brulee, a l'aspect grave, un de ces hommes +qu'on sent avoir traverse de longs pays inconnus, au milieu de dangers +incessants, et dont l'oeil tranquille semble garder, dans sa profondeur, +quelque chose des paysages etranges qu'il a vus; un de ces hommes qu'on +devine trempes dans le courage, parla pour la premiere fois: + +--Vous dites, commandant, que vous avez eu peur; je n'en crois rien. +Vous vous trompez sur le mot et sur la sensation que vous avez +eprouvee. Un homme energique n'a jamais peur en face du danger pressant. +Il est emu, agite, anxieux; mais, la peur, c'est autre chose. + +Le commandant reprit en riant: + +--Fichtre! je vous reponds bien que j'ai eu peur, moi. + +Alors l'homme au teint bronze prononca d'une voix lente: + +--Permettez-moi de m'expliquer! La peur (et les hommes les plus hardis +peuvent avoir peur), c'est quelque chose d'effroyable, une sensation +atroce, comme une decomposition de l'ame, un spasme affreux de la pensee +et du coeur, dont le souvenir seul donne des frissons d'angoisse. Mais +cela n'a lieu, quand on est brave, ni devant une attaque, ni devant la +mort inevitable, ni devant toutes les formes connues du peril: cela a +lieu dans certaines circonstances anormales, sous certaines influences +mysterieuses, en face de risques vagues. La vraie peur, c'est quelque +chose comme une reminiscence des terreurs fantastiques d'autrefois. Un +homme qui croit aux revenants, et qui s'imagine apercevoir un spectre +dans la nuit, doit eprouver la peur en toute son epouvantable horreur. + +Moi, j'ai devine la peur en plein jour, il y a dix ans environ. Je l'ai +ressentie l'hiver dernier, par une nuit de decembre. + +Et, pourtant, j'ai traverse bien des hasards, bien des aventures qui +semblaient mortelles. Je me suis battu souvent. J'ai ete laisse pour +mort par des voleurs. J'ai ete condamne, comme insurge, a etre pendu en +Amerique, et jete a la mer du pont d'un batiment sur les cotes de Chine. +Chaque fois je me suis cru perdu, j'en ai pris immediatement mon parti, +sans attendrissement et meme sans regrets. + +Mais la peur, ce n'est pas cela. + +Je l'ai pressentie en Afrique. Et pourtant elle est fille du Nord; le +soleil la dissipe comme un brouillard. Remarquez bien ceci, messieurs. +Chez les Orientaux, la vie ne compte pour rien; on est resigne tout de +suite; les nuits sont claires et vides de legendes, les ames aussi vides +des inquietudes sombres qui hantent les cerveaux dans les pays froids. +En Orient, on peut connaitre la panique, on ignore la peur. + +Eh bien! voici ce qui m'est arrive sur cette terre d'Afrique: + +Je traversais les grandes dunes au sud de Ouargla. C'est la un des plus +etranges pays du monde. Vous connaissez le sable uni, le sable droit des +interminables plages de l'Ocean. Eh bien! figurez-vous l'Ocean lui-meme +devenu sable au milieu d'un ouragan; imaginez une tempete silencieuse de +vagues immobiles en poussiere jaune. Elles sont hautes comme des +montagnes, ces vagues inegales, differentes, soulevees tout a fait comme +des flots dechaines, mais plus grandes encore, et striees comme de la +moire. Sur cette mer furieuse, muette et sans mouvement, le devorant +soleil du sud verse sa flamme implacable et directe. Il faut gravir ces +lames de cendre d'or, redescendre, gravir encore, gravir sans cesse, +sans repos et sans ombre. Les chevaux ralent, enfoncent jusqu'aux +genoux, et glissent en devalant l'autre versant des surprenantes +collines. + +Nous etions deux amis suivis de huit spahis et de quatre chameaux avec +leurs chameliers. Nous ne parlions plus, accables de chaleur, de +fatigue, et desseches de soif comme ce desert ardent. Soudain un de ces +hommes poussa une sorte de cri; tous s'arreterent; et nous demeurames +immobiles, surpris par un inexplicable phenomene connu des voyageurs en +ces contrees perdues. + +Quelque part, pres de nous, dans une direction indeterminee, un tambour +battait, le mysterieux tambour des dunes; il battait distinctement, +tantot plus vibrant, tantot affaibli, arretant, puis reprenant son +roulement fantastique. + +Les Arabes, epouvantes, se regardaient; et l'un dit, en sa langue: "La +mort est sur nous." Et voila que tout a coup mon compagnon, mon ami, +presque mon frere, tomba de cheval, la tete en avant, foudroye par une +insolation. + +Et pendant deux heures, pendant que j'essayais en vain de le sauver, +toujours ce tambour insaisissable m'emplissait l'oreille de son bruit +monotone, intermittent et incomprehensible; et je sentais se glisser +dans mes os la peur, la vraie peur, la hideuse peur, en face de ce +cadavre aime, dans ce trou incendie par le soleil entre quatre monts de +sable, tandis que l'echo inconnu nous jetait, a deux cents lieues de +tout village francais, le battement rapide du tambour. + +Ce jour-la, je compris ce que c'etait que d'avoir peur; je l'ai su +mieux encore une autre fois... + +Le commandant interrompit le conteur: + +--Pardon, monsieur, mais ce tambour? Qu'etait-ce? + +Le voyageur repondit: + +--Je n'en sais rien. Personne ne sait. Les officiers, surpris souvent +par ce bruit singulier, l'attribuent generalement a l'echo grossi, +multiplie, demesurement enfle par les valonnements des dunes, d'une +grele de grains de sable emportes dans le vent et heurtant une touffe +d'herbes seches; car on a toujours remarque que le phenomene se produit +dans le voisinage de petites plantes brulees par le soleil, et dures +comme du parchemin. + +Ce tambour ne serait donc qu'une sorte de mirage du son. Voila tout. +Mais je n'appris cela que plus tard. + +J'arrive a ma seconde emotion. + +C'etait l'hiver dernier, dans une foret du nord-est de la France. La +nuit vint deux heures plus tot, tant le ciel etait sombre. J'avais pour +guide un paysan qui marchait a mon cote, par un tout petit chemin, sous +une voute de sapins dont le vent dechaine tirait des hurlements. Entre +les cimes, je voyais courir des nuages en deroute, des nuages eperdus +qui semblaient fuir devant une epouvante. Parfois, sous une immense +rafale, toute la foret s'inclinait dans le meme sens avec un gemissement +de souffrance; et le froid m'envahissait, malgre mon pas rapide et mon +lourd vetement. + +Nous devions souper et coucher chez un garde forestier dont la maison +n'etait plus eloignee de nous. J'allais la pour chasser. + +Mon guide, parfois, levait les yeux et murmurait: "Triste temps!" Puis +il me parla des gens chez qui nous arrivions. Le pere avait tue un +braconnier deux ans auparavant, et, depuis ce temps, il semblait +sombre, comme hante d'un souvenir. Ses deux fils, maries, vivaient avec +lui. + +Les tenebres etaient profondes. Je ne voyais rien devant moi, ni autour +de moi, et toute la branchure des arbres entrechoques emplissait la nuit +d'une rumeur incessante. Enfin, j'apercus une lumiere, et bientot mon +compagnon heurtait une porte. Des cris aigus de femmes nous repondirent. +Puis, une voix d'homme, une voix etranglee, demanda: "Qui va la?" Mon +guide se nomma. Nous entrames. Ce fut un inoubliable tableau. + +Un vieux homme a cheveux blancs, a l'oeil fou, le fusil charge dans la +main, nous attendait debout au milieu de la cuisine, tandis que deux +grands gaillards, armes de haches, gardaient la porte. Je distinguai +dans les coins sombres deux femmes a genoux, le visage cache contre le +mur. + +On s'expliqua. Le vieux remit son arme contre le mur et ordonna de +preparer ma chambre; puis, comme les femmes ne bougeaient point, il me +dit brusquement: + +--Voyez-vous, monsieur, j'ai tue un homme, voila deux ans cette nuit. +L'autre annee, il est revenu m'appeler. Je l'attends encore ce soir. + +Puis il ajouta d'un ton qui me fit sourire: + +--Aussi, nous ne sommes pas tranquilles. + +Je le rassurai comme je pus, heureux d'etre venu justement ce soir-la, +et d'assister au spectacle de cette terreur superstitieuse. Je racontai +des histoires, et je parvins a calmer a peu pres tout le monde. + +Pres du foyer, un vieux chien presque aveugle et moustachu, un de ces +chiens qui ressemblent a des gens qu'on connait, dormait le nez dans ses +pattes. + +Au dehors, la tempete acharnee battait la petite maison, et, par un +etroit carreau, une sorte de judas place pres de la porte, je voyais +soudain tout un fouillis d'arbres bouscules par le vent a la lueur de +grands eclairs. + +Malgre mes efforts, je sentais bien qu'une terreur profonde tenait ces +gens, et chaque fois que je cessais de parler, toutes les oreilles +ecoutaient au loin. Las d'assister a ces craintes imbeciles, j'allais +demander a me coucher, quand le vieux garde tout a coup fit un bond de +sa chaise, saisit de nouveau son fusil, en begayant d'une voix egaree: +"Le voila! le voila! Je l'entends!" Les deux femmes retomberent a genoux +dans leurs coins, en se cachant le visage; et les fils reprirent leurs +haches. J'allais tenter encore de les apaiser, quand le chien endormi +s'eveilla brusquement et, levant sa tete, tendant le cou, regardant vers +le feu de son oeil presque eteint, il poussa un de ces lugubres +hurlements qui font tressaillir les voyageurs, le soir, dans la +campagne. Tous les yeux se porterent sur lui, il restait maintenant +immobile, dresse sur ses pattes comme hante d'une vision, et il se remit +a hurler vers quelque chose d'invisible, d'inconnu, d'affreux sans +doute, car tout son poil se herissait. Le garde, livide, cria: "Il le +sent! il le sent! il etait la quand je l'ai tue." Et les femmes egarees +se mirent, toutes les deux, a hurler avec le chien. + +Malgre moi, un grand frisson me courut entre les epaules. Cette vision +de l'animal dans ce lieu, a cette heure, au milieu de ces gens eperdus, +etait effrayante a voir. + +Alors, pendant une heure, le chien hurla sans bouger; il hurla comme +dans l'angoisse d'un reve; et la peur, l'epouvantable peur entrait en +moi; la peur de quoi? Le sais-je? C'etait la peur, voila tout. + +Nous restions immobiles, livides, dans l'attente d'un evenement +affreux, l'oreille tendue, le coeur battant, bouleverses au moindre +bruit. Et le chien se mit a tourner autour de la piece, en sentant les +murs et gemissant toujours. Cette bete nous rendait fous! Alors, le +paysan qui m'avait amene, se jeta sur elle, dans une sorte de paroxysme +de terreur furieuse, et, ouvrant une porte donnant sur une petite cour, +jeta l'animal dehors. + +Il se tut aussitot; et nous restames plonges dans un silence plus +terrifiant encore. Et soudain, tous ensemble, nous eumes une sorte de +sursaut: un etre glissait contre le mur du dehors vers la foret; puis il +passa contre la porte, qu'il sembla tater, d'une main hesitante; puis on +n'entendit plus rien pendant deux minutes qui firent de nous des +insenses; puis il revint, frolant toujours la muraille; et il gratta +legerement, comme ferait un enfant avec son ongle; puis soudain une tete +apparut contre la vitre du judas, une tete blanche, avec des yeux +lumineux comme ceux des fauves. Et un son sortit de sa bouche, un son +indistinct, un murmure plaintif. + +Alors un bruit formidable eclata dans la cuisine. Le vieux garde avait +tire. Et aussitot les fils se precipiterent, boucherent le judas en +dressant la grande table qu'ils assujettirent avec le buffet. + +Et je vous jure qu'au fracas du coup de fusil que je n'attendais point, +j'eus une telle angoisse du coeur, de l'ame et du corps, que je me +sentis defaillir, pret a mourir de peur. + +Nous restames la jusqu'a l'aurore, incapables de bouger, de dire un mot, +crispes dans un affolement indicible. + +On n'osa debarricader la sortie qu'en apercevant, par la fente d'un +auvent, un mince rayon de jour. + +Au pied du mur, contre la porte, le vieux chien gisait, la gueule brisee +d'une balle. + +Il etait sorti de la cour en creusant un trou sous une palissade. + +L'homme au visage brun se tut; puis il ajouta: + +--Cette nuit-la pourtant, je ne courus aucun danger; mais j'aimerais +mieux recommencer toutes les heures ou j'ai affronte les plus terribles +perils, que la seule minute du coup de fusil sur la tete barbue du +judas. + + + + + + + +FARCE NORMANDE + +_A A. de Joinville._ + + +La procession se deroulait dans le chemin creux ombrage par les grands +arbres pousses sur les talus des fermes. Les jeunes maries venaient +d'abord, puis les parents, puis les invites, puis les pauvres du pays, +et les gamins qui tournaient autour du defile, comme des mouches, +passaient entre les rangs, grimpaient aux branches pour mieux voir. + +Le marie etait un beau gars, Jean Patu, le plus riche fermier du pays. +C'etait, avant tout, un chasseur frenetique qui perdait le bon sens a +satisfaire cette passion, et depensait de l'argent gros comme lui pour +ses chiens, ses gardes, ses furets et ses fusils. + +La mariee, Rosalie Roussel, avait ete fort courtisee par tous les partis +des environs, car on la trouvait avenante, et on la savait bien dotee; +mais elle avait choisi Patu, peut-etre parce qu'il lui plaisait mieux +que les autres, mais plutot encore, en Normande reflechie, parce qu'il +avait plus d'ecus. + +Lorsqu'ils tournerent la grande barriere de la ferme maritale, quarante +coups de fusil eclaterent sans qu'on vit les tireurs caches dans les +fosses. A ce bruit, une grosse gaiete saisit les hommes qui gigottaient +lourdement en leurs habits de fete; et Patu, quittant sa femme, sauta +sur un valet qu'il apercevait derriere un arbre, empoigna son arme, et +lacha lui-meme un coup de feu en gambadant comme un poulain. + +Puis on se remit en route sous les pommiers deja lourds de fruits, a +travers l'herbe haute, au milieu des veaux qui regardaient de leurs gros +yeux, se levaient lentement et restaient debout, le mufle tendu vers la +noce. + +Les hommes redevenaient graves en approchant du repas. Les uns, les +riches, etaient coiffes de hauts chapeaux de soie luisants, qui +semblaient depayses en ce lieu; les autres portaient d'anciens +couvre-chefs a poils longs, qu'on aurait dits en peau de taupe; les plus +humbles etaient couronnes de casquettes. + +Toutes les femmes avaient des chales laches dans le dos, et dont elles +tenaient les bouts sur leurs bras avec ceremonie. Ils etaient rouges, +bigarres, flamboyants, ces chales; et leur eclat semblait etonner les +poules noires sur le fumier, les canards au bord de la mare, et les +pigeons sur les toits de chaume. + +Tout le vert de la campagne, le vert de l'herbe et des arbres, semblait +exaspere au contact de cette pourpre ardente et les deux couleurs ainsi +voisines devenaient aveuglantes sous le feu du soleil de midi. + +La grande ferme paraissait attendre la-bas, au bout de la voute des +pommiers. Une sorte de fumee sortait de la porte et des fenetres +ouvertes, et une odeur epaisse de mangeaille s'exhalait du vaste +batiment, de toutes ses ouvertures, des murs eux-memes. + +Comme un serpent, la suite des invites s'allongeait a travers la cour. +Les premiers, atteignant la maison, brisaient la chaine, +s'eparpillaient, tandis que la-bas il en entrait toujours par la +barriere ouverte. Les fosses maintenant etaient garnis de gamins et de +pauvres curieux; et les coups de fusil ne cessaient pas, eclatant de +tous les cotes a la fois, melant a l'air une buee de poudre et cette +odeur qui grise comme de l'absinthe. + +Devant la porte, les femmes tapaient sur leurs robes pour en faire +tomber la poussiere, denouaient les oriflammes qui servaient de rubans a +leurs chapeaux, defaisaient leurs chales et les posaient sur leurs bras, +puis entraient dans la maison pour se debarrasser definitivement de ces +ornements. + +La table etait mise dans la grande cuisine, qui pouvait contenir cent +personnes. + +On s'assit a deux heures. A huit heures on mangeait encore. Les hommes +deboutonnes, en bras de chemise, la face rougie, engloutissaient comme +des gouffres. Le cidre jaune luisait, joyeux, clair et dore, dans les +grands verres, a cote du vin colore, du vin sombre, couleur de sang. + +Entre chaque plat on faisait un trou, le trou normand, avec un verre +d'eau-de-vie qui jetait du feu dans les corps et de la folie dans les +tetes. + +De temps en temps, un convive plein comme une barrique, sortait +jusqu'aux arbres prochains, se soulageait, puis rentrait avec une faim +nouvelle aux dents. + +Les fermieres, ecarlates, oppressees, les corsages tendus comme des +ballons, coupees en deux par le corset, gonflees du haut et du bas, +restaient a table par pudeur. Mais une d'elles, plus genee, etant +sortie, toutes alors se leverent a la suite. Elles revenaient plus +joyeuses, pretes a rire. Et les lourdes plaisanteries commencerent. + +C'etaient des bordees d'obscenites lachees a travers la table, et toutes +sur la nuit nuptiale. L'arsenal de l'esprit paysan fut vide. Depuis cent +ans, les memes grivoiseries servaient aux memes occasions, et, bien que +chacun les connut, elles portaient encore, faisaient partir en un rire +retentissant les deux enfilees de convives. + +Un vieux a cheveux gris appelait: "Les voyageurs pour Mezidon en +voiture". Et c'etaient des hurlements de gaiete. + +Tout au bout de la table, quatre gars, des voisins, preparaient des +farces aux maries, et ils semblaient en tenir une bonne, tant ils +trepignaient en chuchotant. + +L'un d'eux, soudain, profitant d'un moment de calme, cria: + +--C'est les braconniers qui vont s'en donner c'te nuit, avec la lune +qu'y a!... Dis donc, Jean, c'est pas c'te lune-la qu'tu guetteras, toi? + +Le marie, brusquement, se tourna: + +--Qu'i z'y viennent, les braconniers! + +Mais l'autre se mit a rire: + +--Ah! i peuvent y venir; tu quitteras pas ta besogne pour ca! + +Toute la tablee fut secouee par la joie. Le sol en trembla, les verres +vibrerent. + +Mais le marie, a l'idee qu'on pouvait profiter de sa noce pour +braconner chez lui, devint furieux: + +--J'te dis qu'ca: qu'i z'y viennent! + +Alors ce fut une pluie de polissonneries a double sens qui faisaient un +peu rougir la mariee, toute fremissante d'attente. + +Puis, quand on eut bu des barils d'eau-de-vie, chacun partit se coucher; +et les jeunes epoux entrerent en leur chambre, situee au +rez-de-chaussee, comme toutes les chambres de ferme; et, comme il y +faisait un peu chaud, ils ouvrirent la fenetre et fermerent l'auvent. +Une petite lampe de mauvais gout, cadeau du pere de la femme, brulait +sur la commode; et le lit etait pret a recevoir le couple nouveau, qui +ne mettait point a son premier embrassement tout le ceremonial des +bourgeois dans les villes. + +Deja la jeune femme avait enleve sa coiffure et sa robe, et elle +demeurait en jupon, delacant ses bottines, tandis que Jean achevait un +cigare, en regardant de coin sa compagne. + +Il la guettait d'un oeil luisant, plus sensuel que tendre; car il la +desirait plutot qu'il ne l'aimait; et, soudain, d'un mouvement brusque, +comme un homme qui va se mettre a l'ouvrage, il enleva son habit. + +Elle avait defait ses bottines, et maintenant elle retirait ses bas, +puis elle lui dit, le tutoyant depuis l'enfance: "Va te cacher la-bas, +derriere les rideaux, que j' me mette au lit". + +Il fit mine de refuser, puis il y alla d'un air sournois, et se +dissimula, sauf la tete. Elle riait, voulait envelopper ses yeux, et ils +jouaient d'une facon amoureuse et gaie, sans pudeur apprise et sans +gene. + +Pour finir il ceda; alors, en une seconde, elle denoua son dernier +jupon, qui glissa le long de ses jambes, tomba autour de ses pieds et +s'aplatit en rond par terre. Elle l'y laissa, l'enjamba, nue sous la +chemise flottante et elle se glissa dans le lit, dont les ressorts +chanterent sous son poids. + +Aussitot il arriva, dechausse lui-meme, en pantalon, et il se courbait +vers sa femme, cherchant ses levres qu'elle cachait dans l'oreiller, +quand un coup de feu retentit au loin, dans la direction du bois des +Rapees, lui sembla-t-il. + +Il se redressa inquiet, le coeur crispe, et, courant a la fenetre, il +decrocha l'auvent. + +La pleine lune baignait la cour d'une lumiere jaune. L'ombre des +pommiers faisait des taches sombres a leur pied; et, au loin, la +campagne, couverte de moissons mures, luisait. + +Comme Jean s'etait penche au dehors, epiant toutes les rumeurs de la +nuit, deux bras nus vinrent se nouer sous son cou, et sa femme, le +tirant en arriere, murmura: "Laisse donc, qu'est-ce que ca fait, +viens-t'en." + +Il se retourna, la saisit, l'etreignit, la palpant sous la toile legere; +et, l'enlevant dans ses bras robustes, il l'emporta vers leur couche. + +Au moment ou il la posait sur le lit, qui plia sous le poids, une +nouvelle detonation, plus proche celle-la, retentit. + +Alors Jean, secoue d'une colere tumultueuse, jura: "Non de D...! ils +croient que je ne sortirai pas a cause de toi?... Attends, attends!" Il +se chaussa, decrocha son fusil toujours pendu a portee de sa main, et, +comme sa femme se trainait a ses genoux et le suppliait, eperdue, il se +degagea vivement, courut a la fenetre et sauta dans la cour. + +Elle attendit une heure, deux heures, jusqu'au jour. Son mari ne rentra +pas. Alors elle perdit la tete, appela, raconta la fureur de Jean et sa +course apres les braconniers. + +Aussitot les valets, les charretiers, les gars partirent a la recherche +du maitre. + +On le retrouva a deux lieues de la ferme, ficele des pieds a la tete, a +moitie mort de fureur, son fusil tordu, sa culotte a l'envers, avec +trois lievres trepasses autour du cou et une pancarte sur la poitrine: + +"Qui va a la chasse, perd sa place." + +Et, plus tard, quand il racontait cette nuit d'epousailles, il ajoutait: +"Oh! pour une farce! c'etait une bonne farce. Ils m'ont pris dans un +collet comme un lapin, les salauds, et ils m'ont cache la tete dans un +sac. Mais si je les tate un jour, gare a eux!" + + * * * * * + +Et voila comment on s'amuse, les jours de noce, au pays normand. + + + + + + +LES SABOTS + +_A Leon Fontaine._ + + +Le vieux cure bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus des +bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommades des +paysans. Les grands paniers des fermieres venues de loin pour la messe +etaient poses a terre a cote d'elles; et la lourde chaleur d'un jour de +juillet degageait de tout le monde une odeur de betail, un fumet de +troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et +aussi les meuglements des vaches couchees dans un champ voisin. Parfois +un souffle d'air charge d'aromes des champs s'engouffrait sous le +portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des coiffures, +il allait faire vaciller sur l'autel les petites flammes jaunes au bout +des cierges... "Comme le desire le bon Dieu. Ainsi soit-il!" prononcait +le pretre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se mit, comme chaque +semaine, a recommander a ses ouailles les petites affaires intimes de la +commune. C'etait un vieux homme a cheveux blancs qui administrait la +paroisse depuis bientot quarante ans, et le prone lui servait pour +communiquer familierement avec tout son monde. + +Il reprit: "Je recommande a vos prieres Desire Vallin, qu'est bien +malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses couches." + +Il ne savait plus; il cherchait les bouts de papier poses dans un +breviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua: "Il ne faut pas que +les garcons et les filles viennent comme ca, le soir, dans le cimetiere, +ou bien je previendrai le garde champetre.--M. Cesaire Omont voudrait +bien trouver une jeune fille honnete comme servante." Il reflechit +encore quelques secondes, puis ajouta: "C'est tout, mes freres, c'est la +grace que je vous souhaite au nom du Pere, et du Fils, et du +Saint-Esprit." + +Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe. + + * * * * * + +Quand les Malandain furent rentres dans leur chaumiere, la derniere du +hameau de la Sabliere, sur la route de Fourville, le pere, un vieux +petit paysan sec et ride, s'assit devant la table, pendant que sa femme +decrochait la marmite et que sa fille Adelaide prenait dans le buffet +les verres et les assiettes, et il dit: "Ca s'rait p'tetre bon, c'te +place chez maitr' Omont, vu que le v'la veuf, que sa bru l'aime pas, +qu'il est seul et qu'il a d'quoi. J'ferions p'tetre ben d'y envoyer +Adelaide." + +La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle, +et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d'une +odeur de choux, elle reflechit. + +L'homme reprit: "Il a d'quoi, pour sur. Mais qu'il faudrait etre +degourdi et qu'Adelaide l'est pas un brin." + +La femme alors articula: "J'pourrions voir tout d'meme." Puis, se +tournant vers sa fille, une gaillarde a l'air niais, aux cheveux jaunes, +aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria: +"T'entends, grande bete. T'iras chez mait' Omont t'proposer comme +servante, et tu f'ras tout c'qu'il te commandera." + +La fille se mit a rire sottement sans repondre. Puis tous trois +commencerent a manger. + +Au bout de dix minutes, le pere reprit: "Ecoute un mot, la fille, et +tache d'n' point te mettre en defaut sur ce que j'vas te dire..." + +Et il lui traca en termes lents et minutieux toute une regle de +conduite, prevoyant les moindres details, la preparant a cette conquete +d'un vieux veuf mal avec sa famille. + +La mere avait cesse de manger pour ecouter, et elle demeurait, la +fourchette a la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour a +tour, suivant cette instruction avec une attention concentree et muette. + +Adelaide restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide. + +Des que le repas fut termine, la mere lui fit mettre son bonnet, et +elles partirent toutes deux pour aller trouver M. Cesaire Omont. Il +habitait une sorte de petit pavillon de briques adosse aux batiments +d'exploitation qu'occupaient ses fermiers. Car il s'etait retire du +faire-valoir, pour vivre de ses rentes. + +Il avait environ cinquante-cinq ans; il etait gros, jovial et bourru +comme un homme riche. Il riait et criait a faire tomber les murs, buvait +du cidre et de l'eau-de-vie a pleins verres, et passait encore pour +chaud, malgre son age. + +Il aimait a se promener dans les champs, les mains derriere le dos, +enfoncant ses sabots de bois dans la terre grasse, considerant la levee +du ble ou la floraison des colzas d'un oeil d'amateur a son aise, qui +aime ca, mais qui ne se la foule plus. + +On disait de lui: "C'est un pere Bon-Temps, qui n'est pas bien leve tous +les jours." + +Il recut les deux femmes, le ventre a table, achevant son cafe. Et, se +renversant, il demanda: + +--Qu'est-ce que vous desirez? + +La mere prit la parole: + +--C'est not' fille Adelaide que j'viens vous proposer pour servante, vu +c'qu'a dit cu matin monsieur le cure." + +Maitre Omont considera la fille, puis, brusquement: "Quel age qu'elle a, +c'te grande bique-la?" + +"--Vingt-un ans a la Saint-Michel, monsieur Omont." + +"--C'est bien; all'aura quinze francs par mois et l'fricot. J'l'attends +d'main, pour faire ma soupe du matin." + +Et il congedia les deux femmes. + +Adelaide entra en fonctions le lendemain et se mit a travailler dur, +sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents. + +Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine, +monsieur Omont la hela. + +"--Adelaide!" + +Elle accourut. "Me v'la, not' maitre." + +Des qu'elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnees, l'oeil +trouble, il declara: "Ecoute un peu, qu'il n'y ait pas d'erreur entre +nous. T'es ma servante, mais rien de plus. T'entends. Nous ne melerons +point nos sabots. + +--Oui, not' maitre. + +--Chacun sa place, ma fille, t'as ta cuisine; j'ai ma salle. A part ca, +tout sera pour te comme pour me. C'est convenu? + +--Oui, not' maitre. + +--Allons, c'est bien, va a ton ouvrage. + +Et elle alla reprendre sa besogne. + +A midi elle servit le diner du maitre dans sa petite salle a papier +peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla prevenir M. +Omont. + +"--C'est servi, not' maitre." + +Il entra, s'assit, regarda autour de lui, deplia sa serviette, hesita +une seconde, puis, d'une voix de tonnerre: + +"--Adelaide!" + +Elle arriva, effaree. Il cria comme s'il allait la massacrer. "Eh bien, +nom de D... et te, ousqu'est ta place?" + +"--Mais... not' maitre..." + +Il hurlait: "J'aime pas manger tout seul, nom de D...; tu vas te mett' +la ou bien foutre le camp si tu n'veux pas. Va chercher t'nassiette et +ton verre." + +Epouvantee, elle apporta son couvert en balbutiant: "Me v'la, not' +maitre." + +Et elle s'assit en face de lui. + +Alors il devint jovial; il trinquait, tapait sur la table, racontait des +histoires qu'elle ecoutait les yeux baisses, sans oser prononcer un mot. + +De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du cidre, +des assiettes. + +En apportant le cafe, elle ne deposa qu'une tasse devant lui; alors, +repris de colere, il grogna: + +--Eh bien, et pour te? + +--J'n'en prends point, not' maitre. + +--Pourquoi que tu n'en prends point? + +--Parce que je l'aime point. + +Alors il eclata de nouveau: "J'aime pas prend' mon cafe tout seul, nom +de D... Si tu n'veux pas t'mett'a en prendre itou, tu vas foutre le +camp, nom de D... Va chercher une tasse et plus vite que ca." + +Elle alla chercher une tasse, se rassit, gouta la noire liqueur, fit la +grimace, mais, sous l'oeil furieux du maitre, avala jusqu'au bout. Puis +il lui fallut boire le premier verre d'eau-de-vie de la rincette, le +second du pousse-rincette, et le troisieme du coup-de-pied-au-cul. + +Et M. Omont la congedia. "Va laver ta vaisselle maintenant, t'es une +bonne fille." + +Il en fut de meme au diner. Puis elle dut faire sa partie de dominos; +puis il l'envoya se mettre au lit. + +"--Va te coucher, je monterai tout a l'heure." + +Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa +priere, se devetit et se glissa dans ses draps. + +Mais soudain elle bondit, effaree. Un cri furieux faisait trembler la +maison. + +--Adelaide? + +Elle ouvrit sa porte et repondit de son grenier: + +"--Me v'la, not' maitre." + +--Ousque t'es? + +--Mais j'suis dans mon lit, donc, not' maitre. + +Alors il vocifera: "Veux-tu bien descendre, nom de D... J'aime pas +coucher tout seul, nom de D..., et si tu n'veux point, tu vas me foutre +le camp, nom de D..." + +Alors, elle repondit d'en haut, eperdue, cherchant sa chandelle: + +"--Me v'la, not' maitre!" + +Et il entendit ses petits sabots decouverts battre le sapin de +l'escalier; et, quand elle fut arrivee aux dernieres marches, il la +prit par le bras, et des qu'elle eut laisse devant la porte ses etroites +chaussures de bois a cote des grosses galoches du maitre, il la poussa +dans sa chambre en grognant: + +"--Plus vite que ca, donc, nom de D...!" + +Et elle repetait sans cesse, ne sachant plus ce qu'elle disait: + +"--Me v'la, me v'la, not' maitre." + + * * * * * + +Six mois apres, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son +pere l'examina curieusement, puis demanda: + +--T'es-ti point grosse? + +Elle restait stupide, regardant son ventre, repetant: "Mais non, je n' +crois point." + +Alors, il l'interrogea, voulant tout savoir: + +--Dis-me si vous n'avez point, queque soir, mele vos sabots? + +--Oui, je les ons meles l'premier soir et puis l'sautres. + +--Mais alors t'es pleine, grande futaille. + +Elle se mit a sangloter, balbutiant: "J'savais ti, me? J'savais ti, me?" + +Le pere Malandain la guettait, l'oeil eveille, la mine satisfaite. Il +demanda: + +--Queque tu ne savais point? + +Elle prononca, a travers ses pleurs: "J'savais ti, me, que ca se faisait +comme ca, d's'efants!" + +Sa mere rentrait. L'homme articula, sans colere: "La v'la grosse, a +c't'heure." + +Mais la femme se facha, revoltee d'instinct, injuriant a pleine gueule +sa fille en larmes, la traitant de "manante" et de "trainee". + +Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour aller +causer de leurs affaires avec mait' Cesaire Omont, il declara: + +"All' est tout d' meme encore pu sotte que j'aurais cru. All' n'savait +point c'qu'all' faisait, c'te niente. + +Au prone du dimanche suivant, le vieux cure publiait les bans de M. +Onufre-Cesaire Omont avec Celeste-Adelaide Malandain. + + + + + + +LA REMPAILLEUSE + +_A Leon Hennique._ + + +C'etait a la fin du diner d'ouverture de chasse chez le marquis de +Bertrans. Onze chasseurs, huit jeunes femmes et le medecin du pays +etaient assis autour de la grande table illuminee, couverte de fruits et +de fleurs. + +On vint a parler d'amour, et une grande discussion s'eleva, l'eternelle +discussion, pour savoir si on pouvait aimer vraiment une fois ou +plusieurs fois. On cita des exemples de gens n'ayant jamais eu qu'un +amour serieux; on cita aussi d'autres exemples de gens ayant aime +souvent, avec violence. Les hommes, en general, pretendaient que la +passion, comme les maladies, peut frapper plusieurs fois le meme etre, +et le frapper a le tuer si quelque obstacle se dresse devant lui. Bien +que cette maniere de voir ne fut pas contestable, les femmes, dont +l'opinion s'appuyait sur la poesie bien plus que sur l'observation, +affirmaient que l'amour, l'amour vrai, le grand amour, ne pouvait tomber +qu'une fois sur un mortel, qu'il etait semblable a la foudre, cet amour, +et qu'un coeur touche par lui demeurait ensuite tellement vide, ravage, +incendie, qu'aucun autre sentiment puissant, meme aucun reve, n'y +pouvait germer de nouveau. + +Le marquis ayant aime beaucoup, combattait vivement cette croyance: + +--Je vous dis, moi, qu'on peut aimer plusieurs fois avec toutes ses +forces et toute son ame. Vous me citez des gens qui se sont tues par +amour, comme preuve de l'impossibilite d'une seconde passion. Je vous +repondrai que, s'ils n'avaient pas commis cette betise de se suicider, +ce qui leur enlevait toute chance de rechute, ils se seraient gueris; et +ils auraient recommence, et toujours, jusqu'a leur mort naturelle. Il en +est des amoureux comme des ivrognes. Qui a bu boira--qui a aime aimera. +C'est une affaire de temperament, cela. + +On prit pour arbitre le docteur, vieux medecin parisien retire aux +champs, et on le pria de donner son avis. + +Justement il n'en avait pas: + +--Comme l'a dit le marquis, c'est une affaire de temperament; quant a +moi, j'ai eu connaissance d'une passion qui dura cinquante-cinq ans, +sans un jour de repit, et qui ne se termina que par la mort. + +La marquise battit des mains. + +--Est-ce beau cela! Et quel reve d'etre aime ainsi! Quel bonheur de +vivre cinquante-cinq ans tout enveloppe de cette affection acharnee et +penetrante! Comme il a du etre heureux, et benir la vie, celui qu'on +adora de la sorte! + +Le medecin sourit: + +--En effet, madame, vous ne vous trompez pas sur ce point, que l'etre +aime fut un homme. Vous le connaissez, c'est M. Chouquet, le pharmacien +du bourg. Quant a elle, la femme, vous l'avez connue aussi, c'est la +vieille rempailleuse de chaises qui venait tous les ans au chateau. Mais +je vais me faire mieux comprendre. + +L'enthousiasme des femmes etait tombe; et leur visage degoute disait: +"Pouah!" comme si l'amour n'eut du frapper que des etres fins et +distingues, seuls dignes de l'interet des gens comme il faut. + + * * * * * + +Le medecin reprit: + +--J'ai ete appele, il y a trois mois, aupres de cette vieille femme, a +son lit de mort. Elle etait arrivee la veille, dans la voiture qui lui +servait de maison, trainee par la rosse que vous avez vue, et +accompagnee de ses deux grands chiens noirs, ses amis et ses gardiens. +Le cure etait deja la. Elle nous fit ses executeurs testamentaires, et, +pour nous devoiler le sens de ses volontes dernieres, elle nous raconta +toute sa vie. Je ne sais rien de plus singulier et de plus poignant. + +Son pere etait rempailleur et sa mere rempailleuse. Elle n'a jamais eu +de logis plante en terre. + +Toute petite, elle errait, haillonneuse, vermineuse, sordide. On +s'arretait a l'entree des villages, le long des fosses; on detelait la +voiture; le cheval broutait; le chien dormait, le museau sur ses pattes; +et la petite se roulait dans l'herbe pendant que le pere et la mere +rafistolaient, a l'ombre des ormes du chemin, tous les vieux sieges de +la commune. On ne parlait guere, dans cette demeure ambulante. Apres les +quelques mots necessaires pour decider qui ferait le tour des maisons en +poussant le cri bien connu: "Remmm-pailleur de chaises!" on se mettait a +tortiller la paille, face a face ou cote a cote. Quand l'enfant allait +trop loin ou tentait d'entrer en relations avec quelque galopin du +village, la voix colere du pere la rappelait: "Veux-tu bien revenir ici, +crapule!" C'etaient les seuls mots de tendresse qu'elle entendait. + +Quand elle devint plus grande, on l'envoya faire la recolte des fonds de +siege avaries. Alors elle ebaucha quelques connaissances de place en +place avec les gamins; mais c'etaient alors les parents de ses nouveaux +amis qui rappelaient brutalement leurs enfants: "Veux-tu bien venir ici, +polisson! Que je te voie causer avec les va-nu-pieds!..." + +Souvent les petits gars lui jetaient des pierres. + +Des dames lui ayant donne quelques sous, elle les garda soigneusement. + + * * * * * + +Un jour--elle avait alors onze ans--comme elle passait par ce pays, elle +rencontra derriere le cimetiere le petit Chouquet qui pleurait parce +qu'un camarade lui avait vole deux liards. Ces larmes d'un petit +bourgeois, d'un de ces petits qu'elle s'imaginait dans sa frele caboche +de desheritee, etre toujours contents et joyeux, la bouleverserent. Elle +s'approcha, et, quand elle connut la raison de sa peine, elle versa +entre ses mains toutes ses economies, sept sous, qu'il prit +naturellement, en essuyant ses larmes. Alors, folle de joie, elle eut +l'audace de l'embrasser. Comme il considerait attentivement sa monnaie, +il se laissa faire. Ne se voyant ni repoussee ni battue, elle +recommenca; elle l'embrassa a pleins bras, a plein coeur. Puis elle se +sauva. + +Que se passa-t-il dans cette miserable tete? S'est-elle attachee a ce +mioche parce qu'elle lui avait sacrifie sa fortune de vagabonde, ou +parce qu'elle lui avait donne son premier baiser tendre? Le mystere est +le meme pour les petits que pour les grands. + +Pendant des mois, elle reva de ce coin de cimetiere et de ce gamin. Dans +l'esperance de le revoir, elle vola ses parents, grappillant un sou +par-ci, un sou par-la, sur un rempaillage, ou sur les provisions qu'elle +allait acheter. + +Quand elle revint, elle avait deux francs dans sa poche, mais elle ne +put qu'apercevoir le petit pharmacien, bien propre, derriere les +carreaux de la boutique paternelle, entre un bocal rouge et un tenia. + +Elle ne l'en aima que davantage, seduite, emue, extasiee par cette +gloire de l'eau coloree, cette apotheose des cristaux luisants. + +Elle garda en elle son souvenir ineffacable, et, quand elle le +rencontra, l'an suivant, derriere l'ecole, jouant aux billes avec ses +camarades, elle se jeta sur lui, le saisit dans ses bras, et le baisa +avec tant de violence qu'il se mit a hurler de peur. Alors, pour +l'apaiser, elle lui donna son argent: trois francs vingt, un vrai +tresor, qu'il regardait avec des yeux agrandis. + +Il le prit et se laissa caresser tant qu'elle voulut. + +Pendant quatre ans encore, elle versa entre ses mains toutes ses +reserves, qu'il empochait avec conscience en echange de baisers +consentis. Ce fut une fois trente sous, une fois deux francs, une fois +douze sous (elle en pleura de peine et d'humiliation, mais l'annee avait +ete mauvaise) et la derniere fois, cinq francs, une grosse piece ronde, +qui le fit rire d'un rire content. + +Elle ne pensait plus qu'a lui; et il attendait son retour avec une +certaine impatience, courait au-devant d'elle en la voyant, ce qui +faisait bondir le coeur de la fillette. + +Puis il disparut. On l'avait mis au college. Elle le sut en interrogeant +habilement. Alors elle usa d'une diplomatie infinie pour changer +l'itineraire de ses parents et les faire passer par ici au moment des +vacances. Elle y reussit, mais apres un an de ruses. Elle etait donc +restee deux ans sans le revoir; et elle le reconnut a peine, tant il +etait change, grandi, embelli, imposant dans sa tunique a boutons d'or. +Il feignit de ne pas la voir et passa fierement pres d'elle. + +Elle en pleura pendant deux jours; et depuis lors elle souffrit sans +fin. + +Tous les ans elle revenait; passait devant lui sans oser le saluer et +sans qu'il daignat meme tourner les yeux vers elle. Elle l'aimait +eperdument. Elle me dit: "C'est le seul homme que j'aie vu sur la terre, +monsieur le medecin; je ne sais pas si les autres existaient seulement." + +Ses parents moururent. Elle continua leur metier, mais elle prit deux +chiens au lieu d'un, deux terribles chiens qu'on n'aurait pas ose +braver. + +Un jour, en rentrant dans ce village ou son coeur etait reste, elle +apercut une jeune femme qui sortait de la boutique Chouquet au bras de +son bien-aime. C'etait sa femme. Il etait marie. + +Le soir meme, elle se jeta dans la mare qui est sur la place de la +Mairie. Un ivrogne attarde la repecha, et la porta a la pharmacie. Le +fils Chouquet descendit en robe de chambre, pour la soigner, et, sans +paraitre la reconnaitre, la deshabilla, la frictionna, puis il lui dit +d'une voix dure: "Mais vous etes folle! Il ne faut pas etre bete comme +ca! + +Cela suffit pour la guerir. Il lui avait parle! Elle etait heureuse +pour longtemps. + +Il ne voulut rien recevoir en remuneration de ses soins, bien qu'elle +insistat vivement pour le payer. + +Et toute sa vie s'ecoula ainsi. Elle rempaillait en songeant a Chouquet. +Tous les ans, elle l'apercevait derriere ses vitraux. Elle prit +l'habitude d'acheter chez lui des provisions de menus medicaments. De la +sorte elle le voyait de pres, et lui parlait, et lui donnait encore de +l'argent. + +Comme je vous l'ai dit en commencant, elle est morte ce printemps. Apres +m'avoir raconte toute cette triste histoire, elle me pria de remettre a +celui qu'elle avait si patiemment aime toutes les economies de son +existence, car elle n'avait travaille que pour lui, disait-elle, jeunant +meme pour mettre de cote, et etre sure qu'il penserait a elle, au moins +une fois, quand elle serait morte. + +Elle me donna donc deux mille trois cent vingt-sept francs. Je laissai +a M. le cure les vingt-sept francs pour l'enterrement, et j'emportai le +reste quand elle eut rendu le dernier soupir. + +Le lendemain, je me rendis chez les Chouquet. Ils achevaient de +dejeuner, en face l'un de l'autre, gros et rouges, fleurant les produits +pharmaceutiques, importants et satisfaits. + +On me fit asseoir; on m'offrit un kirsch, que j'acceptai; et je +commencai mon discours d'une voix emue, persuade qu'ils allaient +pleurer. + +Des qu'il eut compris qu'il avait ete aime de cette vagabonde, de cette +rempailleuse, de cette rouleuse, Chouquet bondit d'indignation, comme si +elle lui avait vole sa reputation, l'estime des honnetes gens, son +honneur intime, quelque chose de delicat qui lui etait plus cher que la +vie. + +Sa femme, aussi exasperee que lui, repetait: "Cette gueuse! cette +gueuse! cette gueuse!..." Sans pouvoir trouver autre chose. + +Il s'etait leve; il marchait a grands pas derriere la table, le bonnet +grec chavire sur une oreille. Il balbutiait: "Comprend-on ca, docteur? +Voila de ces choses horribles pour un homme! Que faire? Oh! si je +l'avais su de son vivant, je l'aurais fait arreter par la gendarmerie et +flanquer en prison. Et elle n'en serait pas sortie, je vous en reponds!" + +Je demeurais stupefait du resultat de ma demarche pieuse. Je ne savais +que dire ni que faire. Mais j'avais a completer ma mission. Je repris: +"Elle m'a charge de vous remettre ses economies, qui montent a deux +mille trois cents francs. Comme ce que je viens de vous apprendre semble +vous etre fort desagreable, le mieux serait peut-etre de donner cet +argent aux pauvres." + +Ils me regardaient, l'homme et la femme, perdus de saisissement. + +Je tirai l'argent de ma poche, du miserable argent de tous les pays et +de toutes les marques, de l'or et des sous meles. Puis je demandai: "Que +decidez-vous?" + +Mme Chouquet parla la premiere: "Mais, puisque c'etait sa derniere +volonte, a cette femme... il me semble qu'il nous est bien difficile de +refuser." + +Le mari, vaguement confus, reprit: "Nous pourrions toujours acheter avec +ca quelque chose pour nos enfants." + +Je dis d'un air sec: "Comme vous voudrez." + +Il reprit: "Donnez toujours, puisqu'elle vous en a charge; nous +trouverons bien moyen de l'employer a quelque bonne oeuvre." + +Je remis l'argent, je saluai, et je partis. + + * * * * * + +Le lendemain Chouquet vint me trouver et, brusquement: "Mais elle a +laisse ici sa voiture, cette... cette femme. Qu'est-ce que vous en +faites, de cette voiture? + +"--Rien, prenez-la si vous voulez. + +"--Parfait; cela me va; j'en ferai une cabane pour mon potager." + +Il s'en allait. Je le rappelai. "Elle a laisse aussi son vieux cheval et +ses deux chiens. Les voulez-vous?" Il s'arreta, surpris: "Ah! non, par +exemple; que voulez-vous que j'en fasse? Disposez-en comme vous +voudrez." Et il riait. Puis il me tendit sa main que je serrai. Que +voulez-vous? Il ne faut pas dans un pays, que le medecin et le +pharmacien soient ennemis. + +J'ai garde les chiens chez moi. Le cure, qui a une grande cour, a pris +le cheval. La voiture sert de cabane a Chouquet; et il a achete cinq +obligations de chemin de fer avec l'argent. + +Voila le seul amour profond que j'aie rencontre, dans ma vie." + +Le medecin se tut. + +Alors la marquise, qui avait des larmes dans les yeux, soupira: +"Decidement, il n'y a que les femmes pour savoir aimer!" + + + + + + +EN MER + +_A Henry Ceara._ + + +On lisait dernierement dans les journaux les lignes suivantes: + +"BOULOGNE-SUR-MER, 22 janvier.--On nous ecrit: + +"Un affreux malheur vient de jeter la consternation parmi notre +population maritime deja si eprouvee depuis deux annees. Le bateau de +peche commande par le patron Javel, entrant dans le port, a ete jete a +l'Ouest et est venu se briser sur les roches du brise-lames de la jetee. + +"Malgre les efforts du bateau de sauvetage et des lignes envoyees au +moyen du fusil porte-amarre, quatre hommes et le mousse ont peri. + +"Le mauvais temps continue. On craint de nouveaux sinistres." + +Quel est ce patron Javel? Est-il le frere du manchot? + +Si le pauvre homme roule par la vague, et mort peut-etre sous les debris +de son bateau mis en pieces, est celui auquel je pense, il avait +assiste, voici dix-huit ans maintenant, a un autre drame, terrible et +simple comme sont toujours ces drames formidables des flots. + + * * * * * + +Javel aine etait alors patron d'un chalutier. + +Le chalutier est le bateau de peche par excellence. Solide a ne craindre +aucun temps, le ventre rond, roule sans cesse par les lames comme un +bouchon, toujours dehors, toujours fouette par les vents durs et sales +de la Manche, il travaille la mer, infatigable, la voile gonflee, +trainant par le flanc un grand filet qui racle le fond de l'Ocean, et +detache et cueille toutes les betes endormies dans les roches, les +poissons plats colles au sable, les crabes lourds aux pattes crochues, +les homards aux moustaches pointues. + +Quand la brise est fraiche et la vague courte, le bateau se met a +pecher. Son filet est fixe tout le long d'une grande tige de bois garnie +de fer qu'il laisse descendre au moyen de deux cables glissant sur deux +rouleaux aux deux bouts de l'embarcation. Et le bateau, derivant sous le +vent et le courant, tire avec lui cet appareil qui ravage et devaste le +sol de la mer. + +Javel avait a son bord son frere cadet, quatre hommes et un mousse. Il +etait sorti de Boulogne par un beau temps clair pour jeter le chalut. + +Or, bientot le vent s'eleva, et une bourrasque survenant forca le +chalutier a fuir. Il gagna les cotes d'Angleterre; mais la mer demontee +battait les falaises, se ruait contre la terre, rendait impossible +l'entree des ports. Le petit bateau reprit le large et revint sur les +cotes de France. La tempete continuait a faire infranchissables les +jetees, enveloppant d'ecume, de bruit et de danger tous les abords des +refuges. + +Le chalutier repartit encore, courant sur le dos des flots, ballotte, +secoue, ruisselant, soufflete par des paquets d'eau, mais gaillard, +malgre tout, accoutume a ces gros temps qui le tenaient parfois cinq ou +six jours errant entre les deux pays voisins sans pouvoir aborder l'un +ou l'autre. + +Puis enfin l'ouragan se calma comme il se trouvait en pleine mer, et, +bien que la vague fut encore forte, le patron commanda de jeter le +chalut. + +Donc le grand engin de peche fut passe par-dessus bord, et deux hommes a +l'avant, deux hommes a l'arriere, commencerent a filer sur les rouleaux +les amarres qui le tenaient. Soudain il toucha le fond; mais une haute +lame inclinant le bateau, Javel cadet, qui se trouvait a l'avant et +dirigeait la descente du filet, chancela, et son bras se trouva saisi +entre la corde un instant detendue par la secousse et le bois ou elle +glissait. Il fit un effort desespere, tachant de l'autre main de +soulever l'amarre, mais le chalut trainait deja et le cable roidi ne +ceda point. + +L'homme crispe par la douleur appela. Tous accoururent. Son frere quitta +la barre. Ils se jeterent sur la corde, s'efforcant de degager le membre +qu'elle broyait. Ce fut en vain. "Faut couper", dit un matelot, et il +tira de sa poche un large couteau, qui pouvait, en deux coups, sauver le +bras de Javel cadet. + +Mais couper, c'etait perdre le chalut, et ce chalut valait de l'argent, +beaucoup d'argent, quinze cents francs; et il appartenait a Javel aine, +qui tenait a son avoir. + +Il cria, le coeur torture: "Non, coupe pas, attends, je vas lofer." Et +il courut au gouvernail, mettant toute la barre dessous. + +Le bateau n'obeit qu'a peine, paralyse par ce filet qui immobilisait son +impulsion, et entraine d'ailleurs par la force de la derive et du vent. + +Javel cadet s'etait laisse tomber sur les genoux, les dents serrees, les +yeux hagards. Il ne disait rien. Son frere revint, craignant toujours le +couteau d'un marin: "Attends, attends, coupe pas, faut mouiller +l'ancre." + +L'ancre fut mouillee, toute la chaine filee, puis on se mit a virer au +cabestan pour detendre les amarres du chalut. Elles s'amollirent, enfin, +et on degagea le bras inerte, sous la manche de laine ensanglantee. + +Javel cadet semblait idiot. On lui retira la vareuse et on vit une chose +horrible, une bouillie de chairs dont le sang jaillissait a flots qu'on +eut dit pousses par une pompe. Alors l'homme regarda son bras et +murmura: "Foutu". + +Puis, comme l'hemorragie faisait une mare sur le pont du bateau, un des +matelots cria: "Il va se vider, faut nouer la veine." + +Alors ils prirent une ficelle, une grosse ficelle brune et goudronnee, +et, enlacant le membre au-dessus de la blessure, ils serrerent de toute +leur force. Les jets de sang s'arretaient peu a peu; ils finirent par +cesser tout a fait. + + * * * * * + +Javel cadet se leva, son bras pendait a son cote. Il le prit de l'autre +main, le souleva, le tourna, le secoua. Tout etait rompu, les os casses; +les muscles seuls retenaient ce morceau de son corps. Il le considerait +d'un oeil morne, reflechissant. Puis il s'assit sur une voile pliee, et +les camarades lui conseillerent de mouiller sans cesse la blessure pour +empecher le mal noir. + +On mit un seau aupres de lui, et, de minute en minute, il puisait dedans +au moyen d'un verre, et baignait l'horrible plaie en laissant couler +dessus un petit filet d'eau claire. + +--Tu serais mieux en bas, lui dit son frere. Il descendit, mais au bout +d'une heure il remonta, ne se sentant pas bien tout seul. Et puis, il +preferait le grand air. Il se rassit sur sa voile et recommenca a +bassiner son bras. + +La peche etait bonne. Les larges poissons a ventre blanc gisaient a cote +de lui, secoues par des spasmes de mort; il les regardait sans cesser +d'arroser ses chairs ecrasees. + + * * * * * + +Comme on allait regagner Boulogne, un nouveau coup de vent se dechaina; +et le petit bateau recommenca sa course folle, bondissant et culbutant, +secouant le triste blesse. + +La nuit vint. Le temps fut gros jusqu'a l'aurore. Au soleil levant on +apercevait de nouveau l'Angleterre, mais, comme la mer etait moins dure, +on repartit pour la France en louvoyant. + +Vers le soir, Javel cadet appela ses camarades et leur montra des traces +noires, toute une vilaine apparence de pourriture sur la partie du +membre qui ne tenait plus a lui. + +Les matelots regardaient, disant leur avis. + +"--Ca pourrait bien etre le Noir", pensait l'un. + +"--Faudrait de l'eau salee la-dessus", declarait un autre. + +On apporta donc de l'eau salee et on en versa sur le mal. Le blesse +devint livide, grinca des dents, se tordit un peu; mais il ne cria pas. + +Puis, quand la brulure se fut calmee: "Donne-moi ton couteau", dit-il a +son frere. Le frere tendit son couteau. + +"Tiens-moi le bras en l'air, tout drait, tire dessus." + +On fit ce qu'il demandait. + +Alors il se mit a couper lui-meme. Il coupait doucement, avec reflexion, +tranchant les derniers tendons avec cette lame aigue, comme un fil de +rasoir; et bientot il n'eut plus qu'un moignon. Il poussa un profond +soupir et declara. "Fallait ca. J'etais foutu". + +Il semblait soulage et respirait avec force. Il recommenca a verser de +l'eau sur le troncon de membre qui lui restait. + +La nuit fut mauvaise encore et on ne put atterrir. + +Quand le jour parut, Javel cadet prit son bras detache et l'examina +longuement. La putrefaction se declarait. Les camarades vinrent aussi +l'examiner, et ils se le passaient de main en main, le tataient, le +retournaient, le flairaient. + +Son frere dit: "Faut jeter ca a la mer a c't'heure." + +Mais Javel cadet se facha: "Ah! mais non, ah! mais non. J'veux point. +C'est a moi, pas vrai, pisque c'est mon bras." + +Il le reprit et le posa entre ses jambes. + +"--Il va pas moins pourrir", dit l'aine. Alors une idee vint au blesse. +Pour conserver le poisson quand on tenait longtemps la mer, on +l'empilait en des barils de sel. + +Il demanda: "J'pourrions t'y point l'mettre dans la saumure. + +"Ca, c'est vrai", declarerent les autres. + +Alors on vida un des barils, plein deja de la peche des jours derniers; +et, tout au fond, on deposa le bras. On versa du sel dessus, puis on +replaca, un a un, les poissons. + +Un des matelots fit cette plaisanterie: "Pourvu que je l'vendions point +a la criee." + +Et tout le monde rit, hormis les deux Javel. + +Le vent soufflait toujours. On louvoya encore en vue de Boulogne +jusqu'au lendemain dix heures. Le blesse continuait sans cesse a jeter +de l'eau sur sa plaie. + +De temps en temps il se levait et marchait d'un bout a l'autre du +bateau. + +Son frere, qui tenait la barre, le suivait de l'oeil en hochant la tete. + +On finit par rentrer au port. + +Le medecin examina la blessure et la declara en bonne voie. Il fit un +pansement complet et ordonna le repos. Mais Javel ne voulut pas se +coucher sans avoir repris son bras, et il retourna bien vite au port +pour retrouver le baril qu'il avait marque d'une croix. + +On le vida devant lui et il ressaisit son membre, bien conserve dans la +saumure, ride, rafraichi. Il l'enveloppa dans une serviette emportee a +cette intention, et rentra chez lui. + +Sa femme et ses enfants examinerent longuement ce debris du pere, tatant +les doigts, enlevant les brins de sel restes sous les ongles; puis on +fit venir le menuisier qui prit mesure pour un petit cercueil. + +Le lendemain l'equipage complet du chalutier suivit l'enterrement du +bras detache. Les deux freres, cote a cote, conduisaient le deuil. Le +sacristain de la paroisse tenait le cadavre sous son aisselle. + +Javel cadet cessa de naviguer. Il obtint un petit emploi dans le port, +et, quand il parlait plus tard de son accident, il confiait tout bas a +son auditeur: "Si le frere avait voulu couper le chalut, j'aurais encore +mon bras, pour sur. Mais il etait regardant a son bien." + + + + + + + +UN NORMAND + +_A Paul Alexis._ + + +Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route +de Jumieges. La legere voiture filait, traversant les prairies; puis le +cheval se mit au pas pour monter la cote de Canteleu. + +C'est la un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde. +Derriere nous Rouen, la ville aux eglises, aux clochers gothiques, +travailles comme des bibelots d'ivoire; en face, Saint-Sever, le +faubourg aux manufactures qui dresse ses mille cheminees fumantes sur le +grand ciel vis-a-vis des mille clochetons sacres de la vieille cite. + +Ici la fleche de la cathedrale, le plus haut sommet des monuments +humains; et la-bas, la "Pompe a feu" de la "Foudre", sa rivale presque +aussi demesuree, et qui passe d'un metre la plus geante des pyramides +d'Egypte. + +Devant nous la Seine se deroulait, ondulante, semee d'iles, bordee a +droite de blanches falaises que couronnait une foret, a gauche de +prairies immenses qu'une autre foret limitait, la-bas, tout la-bas. + +De place en place, des grands navires a l'ancre le long des berges du +large fleuve. Trois enormes vapeurs s'en allaient, a la queue leu-leu, +vers le Havre; et un chapelet de batiments, forme d'un trois-mats, de +deux goelettes et d'un brick, remontait vers Rouen, traine par un petit +remorqueur vomissant un nuage de fumee noire. + +Mon compagnon, ne dans le pays, ne regardait meme point ce surprenant +paysage; mais il souriait sans cesse; il semblait rire en lui-meme. Tout +a coup, il eclata: "Ah! vous allez voir quelque chose de drole: la +chapelle au pere Mathieu. Ca, c'est du nanan, mon bon." + +Je le regardai d'un oeil etonne. Il reprit: + +--Je vais vous faire sentir un fumet de Normandie qui vous restera dans +le nez. Le pere Mathieu est le plus beau Normand de la province, et sa +chapelle une des merveilles du monde, ni plus ni moins; mais je vais +vous donner d'abord quelques mots d'explication. + +Le pere Mathieu, qu'on appelle aussi le pere "La Boisson", est un ancien +sergent-major revenu dans son village natal. Il unit en des proportions +admirables pour faire un ensemble parfait la blague du vieux soldat a la +malice finaude du Normand. De retour au pays, il est devenu, grace a +des protections multiples et a des habiletes invraisemblables, gardien +d'une chapelle miraculeuse, une chapelle protegee par la Vierge et +frequentee principalement par les filles enceintes. Il a baptise sa +statue merveilleuse: "Notre-Dame du Gros-Ventre", et il la traite avec +une certaine familiarite goguenarde qui n'exclut point le respect. Il a +compose lui-meme et fait imprimer une piece speciale pour sa BONNE +VIERGE. Cette priere est un chef-d'oeuvre d'ironie involontaire, +d'esprit normand ou la raillerie se mele a la peur du SAINT, a la peur +superstitieuse de l'influence secrete de quelque chose. Il ne croit pas +beaucoup a sa patronne; cependant il y croit un peu, par prudence, et il +la menage, par politique. + + * * * * * + +Voici le debut de cette etonnante oraison: + +"Notre bonne madame la Vierge Marie, patronne naturelle des +filles-meres en ce pays et par toute la terre, protegez votre servante +qui a faute dans un moment d'oubli." + +......................................... + +Cette supplique se termine ainsi: + +"Ne m'oubliez pas surtout aupres de votre saint Epoux et intercedez +aupres de Dieu le Pere, pour qu'il m'accorde un bon mari semblable au +votre." + +Cette priere, interdite par le clerge de la contree, est vendue par lui +sous le manteau, et elle passe pour salutaire a celles qui la recitent +avec onction. + +En somme, il parle de la bonne Vierge, comme faisait de son maitre le +valet de chambre d'un prince redoute, confident de tous les petits +secrets intimes. Il sait sur son compte une foule d'histoires amusantes, +qu'il dit tout bas, entre amis, apres boire. + +Mais vous verrez par vous-meme. + +Comme les revenus fournis par la Patronne ne lui semblaient point +suffisants, il a annexe a la Vierge principale un petit commerce de +Saints. Il les tient tous ou presque tous. La place manquant dans la +chapelle, il les a emmagasines au bucher, d'ou il les sort sitot qu'un +fidele les demande. Il a faconne lui-meme ces statuettes de bois, +invraisemblablement comiques, et les a peintes toutes en vert a pleine +couleur, une annee qu'on badigeonnait sa maison. Vous savez que les +Saints guerissent les maladies; mais chacun a sa specialite; et il ne +faut pas commettre de confusion ni d'erreurs. Ils sont jaloux les uns +des autres comme des cabotins. + +Pour ne pas se tromper, les vieilles bonnes femmes viennent consulter +Mathieu. + +--Pour les maux d'oreilles, que saint qu'est l'meilleur? + +--Mais y a saint Osyme qu'est bon; y a aussi saint Pamphile qu'est pas +mauvais. + +Ce n'est pas tout. + +Comme Mathieu a du temps de reste, il boit; mais il boit en artiste, en +convaincu, si bien qu'il est gris regulierement tous les soirs. Il est +gris, mais il le sait; il le sait si bien qu'il note, chaque jour, le +degre exact de son ivresse. C'est la sa principale occupation; la +chapelle ne vient qu'apres. + +Et il a invente, ecoutez bien et cramponnez-vous, il a invente le +saoulometre. + +L'instrument n'existe pas, mais les observations de Mathieu sont aussi +precises que celles d'un mathematicien. + +Vous l'entendez dire sans cesse:--"D'puis lundi, j'ai passe +quarante-cinq." + +Ou bien:--"J'etais entre cinquante-deux et cinquante-huit." + +Ou bien:--"J'en avais bien soixante-six a soixante-dix." + +Ou bien:--"Cre coquin, je m'croyais dans les cinquante, v'la que +j'm'apercois qu'j'etais dans les soixante-quinze!" + +Jamais il ne se trompe. + +Il affirme n'avoir pas atteint le metre, mais comme il avoue que ses +observations cessent d'etre precises quand il a passe quatre-vingt-dix, +on ne peut se fier absolument a son affirmation. + +Quand Mathieu reconnait avoir passe quatre-vingt-dix, soyez tranquille, +il etait cranement gris. + +Dans ces occasions-la, sa femme, Melie, une autre merveille, se met en +des coleres folles. Elle l'attend sur sa porte, quand il rentre, et elle +hurle:--"Te voila, salaud, cochon, bougre d'ivrogne!" + +Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d'elle, et, d'un ton +severe:--"Tais-toi, Melie, c'est pas le moment de causer. Attends a +d'main." + +Si elle continue a vociferer, il s'approche et, la voix +tremblante:--"Gueule plus; j'suis dans les quatre-vingt-dix; je +n'mesure plus; j'vas cogner, prends garde!" + +Alors, Melie bat en retraite. + +Si elle veut, le lendemain, revenir sur ce sujet, il lui rit au nez et +repond:--"Allons, allons! assez cause; c'est passe. Tant qu'jaurai pas +atteint le metre, y a pas de mal. Mais, si j'passe le metre, j'te +permets de m'corriger, ma parole!" + + * * * * * + +Nous avions gagne le sommet de la cote. La route s'enfoncait dans +l'admirable foret de Roumare. + +L'automne, l'automne merveilleux, melait son or et sa pourpre aux +dernieres verdures restees vives, comme si des gouttes de soleil fondu +avaient coule du ciel dans l'epaisseur des bois. + +On traversa Duclair, puis, au lieu de continuer sur Jumieges, mon ami +tourna vers la gauche et, prenant un chemin de traverse, s'enfonca dans +le taillis. + +Et bientot, du sommet d'une grande cote nous decouvrions de nouveau la +magnifique vallee de la Seine, et le fleuve tortueux s'allongeant a nos +pieds. + +Sur la droite, un tout petit batiment couvert d'ardoises et surmonte +d'un clocher haut comme une ombrelle s'adossait contre une jolie maison +aux persiennes vertes, toute vetue de chevrefeuilles et de rosiers. + +Une grosse voix cria: "V'la des amis!" Et Mathieu parut sur le seuil. +C'etait un homme de soixante ans, maigre, portant la barbiche et de +longues moustaches blanches. + +Mon compagnon lui serra la main, me presenta, et Mathieu nous fit entrer +dans une fraiche cuisine qui lui servait aussi de salle. Il disait: + +"Moi, monsieur, j'nai pas d'appartement distingue. J'aime bien a n'point +m'eloigner du fricot. Les casseroles, voyez-vous, ca tient compagnie." + +Puis, se tournant vers mon ami: + +"Pourquoi venez-vous un jeudi? Vous savez bien que c'est jour de +consultation d'ma Patronne. J'peux pas sortir c't'apres-midi." + +Et, courant a la porte, il poussa un effroyable beuglement: "Melie-e-e!" +qui dut faire lever la tete aux matelots des navires qui descendaient ou +remontaient le fleuve, la-bas, tout au fond de la creuse vallee. + +Melie ne repondit point. + +Alors Mathieu cligna de l'oeil avec malice. + +--"A n'est pas contente apres moi, voyez-vous, parce qu'hier je m'suis +trouve dans les quatre-vingt-dix." + +Mon voisin se mit a rire:--"Dans les quatre-vingt-dix, Mathieu! Comment +avez-vous fait?" + +Mathieu repondit: + +--"J'vas vous dire. J'n'ai trouve, l'an dernier, qu'vingt rasieres +d'pommes d'abricot. Y n'y en a pu; mais pour faire du cidre y n'y a +qu'ca. Donc j'en fis une piece qu'je mis hier en perce. Pour du nectar, +c'est du nectar; vous m'en direz des nouvelles. J'avais ici Polyte; +j'nous mettons a boire un coup, et puis encore un coup, sans s'rassasier +(on en boirait jusqu'a d'main), si bien que, d'coup en coup, je m'sens +une fraicheur dans l'estomac. J'dis a Polyte: "Si on buvait un verre de +fine pour se rechauffer!" Y consent. Mais c'te fine, ca vous met l'feu +dans l'corps, si bien qu'il a fallu r'venir au cidre. Mais v'la que +d'fraicheur en chaleur et d'chaleur en fraicheur, j'mapercois que j'suis +dans les quatre-vingt-dix. Polyte etait pas loin du metre." + +La porte s'ouvrit. Melie parut, et tout de suite, avant de nous avoir +dit bonjour: "... Cres cochons, vous aviez bien l'metre tous les deux." + +Alors Mathieu se facha:--"Dis pas ca, Melie, dis pas ca; j'ai jamais +ete au metre." + +On nous fit un dejeuner exquis, devant la porte, sous deux tilleuls, a +cote de la petite chapelle de "Notre-Dame du Gros-Ventre" et en face de +l'immense paysage. Et Mathieu nous raconta, avec une raillerie melee de +credulites inattendues, d'invraisemblables histoires de miracles. + +Nous avions bu beaucoup de ce cidre adorable, piquant et sucre, frais et +grisant qu'il preferait a tous les liquides et nous fumions nos pipes, a +cheval sur nos chaises, quand deux bonnes femmes se presenterent. + +Elles etaient vieilles, seches, courbees. Apres avoir salue, elles +demanderent saint Blanc. Mathieu cligna de l'oeil vers nous et repondit: + +--J'vas vous donner ca. + +Et il disparut dans son bucher. + +Il y resta bien cinq minutes; puis il revint avec une figure +consternee. Il levait les bras: + +--J'sais pas ous qu'il est, je l'trouve pu; j'suis pourtant sur que je +l'avais. + +Alors, faisant de ses mains un porte-voix, il mugit de nouveau: +"Melie-e-e!" Du fond de la cour sa femme repondit: + +--"Que qu'y a?" + +--"Ousqu'il est saint Blanc! Je l'trouve pu dans l'bucher." + +Alors, Melie jeta cette explication: + +--"C'est-y pas celui qu't'as pris l'autre semaine pour boucher l'trou +d'la cabine a lapins?" + +Mathieu tressaillit:--"Nom d'un tonnerre, ca s'peut bien!" + +Alors il dit aux femmes:--"Suivez-moi." + +Elles suivirent. Nous en fimes autant, malades de rires etouffes. + +En effet, saint Blanc, pique en terre comme un simple pieu, macule de +boue et d'ordures, servait d'angle a la cabine a lapins. + +Des qu'elles l'apercurent, les deux bonnes femmes tomberent a genoux, se +signerent et se mirent a murmurer des _Oremus_. Mais Mathieu se +precipita: "Attendez, vous v'la dans la crotte; j'vas vous donner une +botte de paille." + +Il alla chercher la paille et leur en fit un prie-Dieu. Puis, +considerant son saint fangeux, et, craignant sans doute un discredit +pour son commerce, il ajouta: + +--"J'vas vous l'debrouiller un brin." + +Il prit un seau d'eau, une brosse et se mit a laver vigoureusement le +bonhomme de bois, pendant que les deux vieilles priaient toujours. + +Puis, quand il eut fini, il ajouta:--"Maintenant il n'y a plus d'mal." +Et il nous ramena boire un coup. + +Comme il portait le verre a sa bouche, il s'arreta, et, d'un air un peu +confus:--"C'est egal, quand j'ai mis saint Blanc aux lapins, j'croyais +bien qu'i n'f'rait pu d'argent. Y avait deux ans qu'on n'le d'mandait +plus. Mais les saints, voyez-vous, ca n'passe jamais." + +Il but et reprit. + +--"Allons, buvons encore un coup. Avec des amis y n'faut pas y aller a +moins d'cinquante; et j'n'en sommes seulement pas a trente-huit." + + + + + + + +LE TESTAMENT + +_A Paul Hervieu._ + + +Je connaissais ce grand garcon qui s'appelait Rene de Bourneval. Il +etait de commerce aimable, bien qu'un peu triste, semblait revenu de +tout, fort sceptique, d'un scepticisme precis et mordant, habile surtout +a desarticuler d'un mot les hypocrisies mondaines. Il repetait souvent: +"Il n'y a pas d'hommes honnetes; ou du moins ils ne le sont que +relativement aux crapules." + +Il avait deux freres qu'il ne voyait point, MM. de Courcils. Je le +croyais d'un autre lit, vu leurs noms differents. On m'avait dit a +plusieurs reprises qu'une histoire etrange s'etait passee en cette +famille, mais sans donner aucun detail. + +Cet homme me plaisant tout a fait, nous fumes bientot lies. Un soir, +comme j'avais dine chez lui en tete-a-tete, je lui demandai par hasard: +"Etes-vous ne du premier ou du second mariage de madame votre mere?" Je +le vis palir un peu, puis rougir; et il demeura quelques secondes sans +parler, visiblement embarrasse. Puis il sourit d'une facon melancolique +et douce qui lui etait particuliere, et il dit: "Mon cher ami, si cela +ne vous ennuie point, je vais vous donner sur mon origine des details +bien singuliers. Je vous sais un homme intelligent, je ne crains donc +pas que votre amitie en souffre, et si elle en devait souffrir, je ne +tiendrais plus alors a vous avoir pour ami." + +Ma mere, Mme de Courcils, etait une pauvre petite femme timide, que son +mari avait epousee pour sa fortune. Toute sa vie fut un martyre. D'ame +aimante, craintive, delicate, elle fut rudoyee sans repit par celui +qui aurait du etre mon pere, un de ces rustres qu'on appelle des +gentilshommes campagnards. Au bout d'un mois de mariage, il vivait avec +une servante. Il eut en outre pour maitresses les femmes et les filles +de ses fermiers; ce qui ne l'empecha point d'avoir deux enfants de sa +femme; on devrait compter trois, en me comprenant. Ma mere ne disait +rien; elle vivait dans cette maison toujours bruyante comme ces petites +souris qui glissent sous les meubles. Effacee, disparue, fremissante, +elle regardait les gens de ses yeux inquiets et clairs, toujours +mobiles, des yeux d'etre effare que la peur ne quitte pas. Elle etait +jolie pourtant, fort jolie, toute blonde d'un blond gris, d'un blond +timide; comme si ses cheveux avaient ete un peu decolores par ses +craintes incessantes. + +Parmi les amis de M. de Courcils qui venaient constamment au chateau se +trouvait un ancien officier de cavalerie, veuf, homme redoute, tendre et +violent, capable des resolutions les plus energiques, M. de Bourneval, +dont je porte le nom. C'etait un grand gaillard maigre, avec de grosses +moustaches noires. Je lui ressemble beaucoup. Cet homme avait lu, et ne +pensait nullement comme ceux de sa classe. Son arriere-grand'mere avait +ete une amie de J.-J. Rousseau, et on eut dit qu'il avait herite quelque +chose de cette liaison d'une ancetre. Il savait par coeur le _Contrat +social_, la _Nouvelle Heloise_ et tous ces livres philosophants qui ont +prepare de loin le futur bouleversement de nos antiques usages, de nos +prejuges, de nos lois surannees, de notre morale imbecile. + +Il aima ma mere, parait-il, et en fut aime. Cette liaison demeura +tellement secrete, que personne ne la soupconna. La pauvre femme, +delaissee et triste, dut s'attacher a lui d'une facon desesperee, et +prendre dans son commerce toutes ses manieres de penser, des theories de +libre sentiment, des audaces d'amour independant; mais, comme elle etait +si craintive qu'elle n'osait jamais parler haut, tout cela fut refoule, +condense, presse en son coeur qui ne s'ouvrit jamais. + +Mes deux freres etaient durs pour elle, comme leur pere, ne la +caressaient point, et, habitues a ne la voir compter pour rien dans la +maison, la traitaient un peu comme une bonne. + +Je fus le seul de ses fils qui l'aima vraiment et qu'elle aima. + +Elle mourut. J'avais alors dix-huit ans. Je dois ajouter, pour que vous +compreniez ce qui va suivre, que son mari etait dote d'un conseil +judiciaire, qu'une separation de biens avait ete prononcee au profit de +ma mere, qui avait conserve, grace aux artifices de la loi et au +devouement intelligent d'un notaire, le droit de tester a sa guise. + +Nous fumes donc prevenus qu'un testament existait chez ce notaire, et +invites a assister a la lecture. + +Je me rappelle cela comme d'hier. Ce fut une scene grandiose, +dramatique, burlesque, surprenante, amenee par la revolte posthume de +cette morte, par ce cri de liberte, cette revendication du fond de la +tombe de cette martyre ecrasee par nos moeurs durant sa vie, et qui +jetait, de son cercueil clos, un appel desespere vers l'independance. + +Celui qui se croyait mon pere, un gros homme sanguin eveillant l'idee +d'un boucher, et mes freres, deux forts garcons de vingt et de +vingt-deux ans, attendaient tranquilles sur leurs sieges. M. de +Bourneval, invite a se presenter, entra et se placa derriere moi. Il +etait serre dans sa redingote, fort pale, et il mordillait souvent sa +moustache, un peu grise a present. Il s'attendait sans doute a ce qui +allait se passer. + +Le notaire ferma la porte a double tour et commenca la lecture, apres +avoir decachete devant nous l'enveloppe scellee a la cire rouge et dont +il ignorait le contenu. + + * * * * * + +Brusquement mon ami se tut, se leva, puis il alla prendre dans son +secretaire un vieux papier, le deplia, le baisa longuement, et il +reprit. Voici le testament de ma bien-aimee mere: + +"Je soussignee Anne-Catherine-Genevieve-Mathilde de Croixluce, epouse +legitime de Jean-Leopold-Joseph Gontran de Courcils, saine de corps et +d'esprit, exprime ici mes dernieres volontes. + +Je demande pardon a Dieu d'abord, et ensuite a mon cher fils Rene, de +l'acte que je vais commettre. Je crois mon enfant assez grand de coeur +pour me comprendre et me pardonner. J'ai souffert toute ma vie. J'ai ete +epousee par calcul, puis meprisee, meconnue, opprimee, trompee sans +cesse par mon mari. + +Je lui pardonne, mais je ne lui dois rien. + +Mes fils aines ne m'ont point aimee, ne m'ont point gatee, m'ont a peine +traitee comme une mere. + +J'ai ete pour eux, durant ma vie, ce que je devais etre; je ne leur dois +plus rien apres ma mort. Les liens du sang n'existent pas sans +l'affection constante, sacree, de chaque jour. Un fils ingrat est moins +qu'un etranger; c'est un coupable, car il n'a pas le droit d'etre +indifferent pour sa mere. + +J'ai toujours tremble devant les hommes, devant leurs lois iniques, +leurs coutumes inhumaines, les prejuges infames. Devant Dieu, je ne +crains plus. Morte, je rejette de moi la honteuse hypocrisie; j'ose dire +ma pensee, avouer et signer le secret de mon coeur. + +Donc, je laisse en depot toute la partie de ma fortune dont la loi me +permet de disposer a mon amant bien-aime Pierre-Germer-Simon de +Bourneval, pour revenir ensuite a notre cher fils Rene. + + * * * * * + +(Cette volonte est formulee en outre, d'une facon plus precise, dans un +acte notarie). + + * * * * * + +Et, devant le Juge supreme qui m'entend je declare que j'aurais maudit +le ciel et l'existence si je n'avais rencontre l'affection profonde, +devouee, tendre, inebranlable de mon amant, si je n'avais compris dans +ses bras que le Createur a fait les etres pour s'aimer, se soutenir, se +consoler, et pleurer ensemble dans les heures d'amertume. + +Mes deux fils aines ont pour pere M. de Courcils, Rene seul doit la vie +a M. de Bourneval. Je prie le Maitre des hommes et de leurs destinees de +placer au-dessus des prejuges sociaux le pere et le fils, de les faire +s'aimer jusqu'a leur mort et m'aimer encore dans mon cercueil. + +Tels sont ma derniere pensee et mon dernier desir. + +"MATHILDE DE CROIXLUCE." + + * * * * * + +M. de Courcils s'etait leve; il cria: "C'est la le testament d'une +folle!" Alors M. de Bourneval fit un pas et declara d'une voix forte, +d'une voix tranchante: "Moi, Simon de Bourneval, je declare que cet +ecrit ne renferme que la stricte verite. Je suis pret a le prouver meme +par les lettres que j'ai." + +Alors M. de Courcils marcha vers lui. Je crus qu'ils allaient se +colleter. Ils etaient la, grands tous deux, l'un gros, l'autre maigre, +fremissants. Le mari de ma mere articula en begayant: "Vous etes un +miserable!" L'autre prononca du meme ton vigoureux et sec: "Nous nous +retrouverons autre part, monsieur. Je vous aurais deja soufflete et +provoque depuis longtemps si je n'avais tenu avant tout a la +tranquillite, durant sa vie, de la pauvre femme que vous avez tant fait +souffrir." + +Puis il se tourna vers moi: "Vous etes mon fils. Voulez-vous me suivre? +Je n'ai pas le droit de vous emmener, mais je le prends, si vous voulez +bien m'accompagner." + +Je lui serrai la main sans repondre. Et nous sommes sortis ensemble. +J'etais, certes, aux trois quarts fou. + +Deux jours plus tard M. de Bourneval tuait en duel M. de Courcils. Mes +freres, par crainte d'un affreux scandale, se sont tus. Je leur ai cede +et ils ont accepte la moitie de la fortune laissee par ma mere. + +J'ai pris le nom de mon pere veritable, renoncant a celui que la loi me +donnait et qui n'etait pas le mien. + +M. de Bourneval est mort depuis cinq ans. Je ne suis point encore +console. + + * * * * * + +Il se leva, fit quelques pas, et, se placant en face de moi: "Eh bien, +je dis que le testament de ma mere est une des choses les plus belles, +les plus loyales, les plus grandes qu'une femme puisse accomplir. +N'est-ce pas votre avis?" + +Je lui tendis les deux mains: "Oui, certainement, mon ami." + + + + + + + +AUX CHAMPS + +_A Octave Mirbeau._ + + +Les deux chaumieres etaient cote a cote, au pied d'une colline, proches +d'une petite ville de bains. Les deux paysans besognaient dur sur la +terre infeconde pour elever tous leurs petits. Chaque menage en avait +quatre. Devant les deux portes voisines, toute la marmaille grouillait +du matin au soir. Les deux aines avaient six ans et les deux cadets +quinze mois environ; les mariages et, ensuite les naissances, s'etaient +produites a peu pres simultanement dans l'une et l'autre maison. + +Les deux meres distinguaient a peine leurs produits dans le tas; et les +deux peres confondaient tout a fait. Les huit noms dansaient dans leur +tete, se melaient sans cesse; et, quand il fallait en appeler un, les +hommes souvent en criaient trois avant d'arriver au veritable. + +La premiere des deux demeures, en venant de la station d'eaux de +Rolleport, etait occupee par les Tuvache, qui avaient trois filles et un +garcon; l'autre masure abritait les Vallin, qui avaient une fille et +trois garcons. + +Tout cela vivait peniblement de soupe, de pommes de terre et de grand +air. A sept heures, le matin, puis a midi, puis a six heures, le soir, +les menageres reunissaient leurs mioches pour donner la patee, comme des +gardeurs d'oies assemblent leurs betes. Les enfants etaient assis, par +rang d'age, devant la table en bois, vernie par cinquante ans d'usage. +Le dernier moutard avait a peine la bouche au niveau de la planche. On +posait devant eux l'assiette creuse pleine de pain molli dans l'eau ou +avaient cuit les pommes de terre, un demi-chou et trois oignons; et +toute la ligne mangeait jusqu'a plus faim. La mere empatait elle-meme le +petit. Un peu de viande au pot-au-feu, le dimanche, etait une fete pour +tous; et le pere, ce jour-la, s'attardait au repas en repetant: "Je m'y +ferais bien tous les jours." + +Par un apres-midi du mois d'aout, une legere voiture s'arreta +brusquement devant les deux chaumieres, et une jeune femme, qui +conduisait elle-meme, dit au monsieur assis a cote d'elle: + +--Oh! regarde, Henri, ce tas d'enfants! Sont-ils jolis, comme ca, a +grouiller dans la poussiere! + +L'homme ne repondit rien, accoutume a ces admirations qui etaient une +douleur et presque un reproche pour lui. + +La jeune femme reprit: + +--Il faut que je les embrasse! Oh! comme je voudrais en avoir un, +celui-la, le tout petit. + +Et, sautant de la voiture, elle courut aux enfants, prit un des deux +derniers, celui des Tuvache, et, l'enlevant dans ses bras, elle le baisa +passionnement sur ses joues sales, sur ses cheveux blonds frises et +pommades de terre, sur ses menottes qu'il agitait pour se debarrasser +des caresses ennuyeuses. + +Puis elle remonta dans sa voiture et partit au grand trot. Mais elle +revint la semaine suivante, s'assit elle-meme par terre, prit le moutard +dans ses bras, le bourra de gateaux, donna des bonbons a tous les +autres; et joua avec eux comme une gamine, tandis que son mari attendait +patiemment dans sa frele voiture. + +Elle revint encore, fit connaissance avec les parents, reparut tous les +jours, les poches pleines de friandises et de sous. + +Elle s'appelait Mme Henri d'Hubieres. + +Un matin, en arrivant, son mari descendit avec elle; et, sans s'arreter +aux mioches, qui la connaissaient bien maintenant, elle penetra dans la +demeure des paysans. + +Ils etaient la, en train de fendre du bois pour la soupe; ils se +redresserent tout surpris, donnerent des chaises et attendirent. Alors +la jeune femme, d'une voix entrecoupee, tremblante, commenca: + +--Mes braves gens, je viens vous trouver parce que je voudrais bien... +je voudrais bien emmener avec moi votre... votre petit garcon... + +Les campagnards, stupefaits et sans idee, ne repondirent pas. + +Elle reprit haleine et continua. + +--Nous n'avons pas d'enfants; nous sommes seuls, mon mari et moi... Nous +le garderions... voulez-vous? + +La paysanne commencait a comprendre. Elle demanda: + +--Vous voulez nous prend'e Charlot? Ah ben non, pour sur. + +Alors M. d'Hubieres intervint: + +--Ma femme s'est mal expliquee. Nous voulons l'adopter, mais il +reviendra vous voir. S'il tourne bien, comme tout porte a le croire, il +sera notre heritier. Si nous avions, par hasard, des enfants, il +partagerait egalement avec eux. Mais, s'il ne repondait pas a nos soins, +nous lui donnerions, a sa majorite, une somme de vingt mille francs, qui +sera immediatement deposee en son nom chez un notaire. Et, comme on a +aussi pense a vous, on vous servira jusqu'a votre mort une rente de cent +francs par mois. Avez-vous bien compris? + +La fermiere s'etait levee, toute furieuse. + +--Vous voulez que j'vous vendions Charlot? Ah! mais non; c'est pas des +choses qu'on d'mande a une mere, ca! Ah! mais non! Ce s'rait une +abomination. + +L'homme ne disait rien, grave et reflechi; mais il approuvait sa femme +d'un mouvement continu de la tete. + +Mme d'Hubieres, eperdue, se mit a pleurer, et, se tournant vers son +mari, avec une voix pleine de sanglots, une voix d'enfant dont tous les +desirs ordinaires sont satisfaits, elle balbutia: + +--Ils ne veulent pas, Henri, ils ne veulent pas! + +Alors, ils firent une derniere tentative. + +--Mais, mes amis, songez a l'avenir de votre enfant, a son bonheur, a... + +La paysanne, exasperee, lui coupa la parole: + +--C'est tout vu, c'est tout entendu, c'est tout reflechi... +Allez-vous-en, et pi, que j'vous revoie point par ici. C'est i permis +d'vouloir prendre un efant comme ca! + +Alors, Mme d'Hubieres, en sortant, s'avisa qu'ils etaient deux tout +petits, et elle demanda, a travers ses larmes, avec une tenacite de +femme volontaire et gatee, qui ne veut jamais attendre: + +--Mais l'autre petit n'est pas a vous? + +Le pere Tuvache repondit: + +--Non, c'est aux voisins; vous pouvez y aller, si vous voulez. + +Et il rentra dans sa maison, ou retentissait la voix indignee de sa +femme. + +Les Vallin etaient a table, en train de manger avec lenteur des tranches +de pain qu'ils frottaient parcimonieusement avec un peu de beurre pique +au couteau, dans une assiette entre eux deux. + +M. d'Hubieres recommenca ses propositions, mais avec plus +d'insinuations, de precautions oratoires, d'astuce. + +Les deux ruraux hochaient la tete en signe de refus; mais, quand ils +apprirent qu'ils auraient cent francs par mois, ils se considererent, se +consultant de l'oeil, tres ebranles. + +Ils garderent longtemps le silence, tortures, hesitants. La femme enfin +demanda: + +--Que qu't'en dis, l'homme? + +Il prononca d'un ton sentencieux: + +--J'dis qu'c'est point meprisable. + +Alors Mme d'Hubieres, qui tremblait d'angoisse, leur parla de l'avenir +du petit, de son bonheur, et de tout l'argent qu'il pourrait leur donner +plus tard. + +Le paysan demanda: + +--C'te rente de douze cents francs, ce s'ra promis d'vant l'notaire? + +M. d'Hubieres repondit: + +--Mais certainement, des demain. + +La fermiere, qui meditait, reprit: + +--Cent francs par mois, c'est point suffisant pour nous priver du p'tit; +ca travaillera dans quequ'z'ans ct'efant; i nous faut cent vingt +francs. + +Mme d'Hubieres, trepignant d'impatience, les accorda tout de suite; et, +comme elle voulait enlever l'enfant, elle donna cent francs en cadeau +pendant que son mari faisait un ecrit. Le maire et un voisin, appeles +aussitot, servirent de temoins complaisants. + +Et la jeune femme, radieuse, emporta le marmot hurlant, comme on emporte +un bibelot desire d'un magasin. + +Les Tuvache, sur leur porte, le regardaient partir, muets, severes, +regrettant peut-etre leur refus. + + * * * * * + +On n'entendit plus du tout parler du petit Jean Vallin. Les parents, +chaque mois, allaient toucher leurs cent vingt francs chez le notaire; +et ils etaient faches avec leurs voisins parce que la mere Tuvache les +agonisait d'ignominies, repetant sans cesse de porte en porte qu'il +fallait etre denature pour vendre son enfant, que c'etait une horreur, +une salete, une corromperie. + +Et parfois elle prenait en ses bras son Charlot avec ostentation, lui +criant, comme s'il eut compris: + +--J'tai pas vendu, me, j't'ai pas vendu, mon p'tiot. J'vends pas m's +efants, me. J'sieus pas riche, mais vends pas m's efants. + +Et, pendant des annees et encore des annees, ce fut ainsi chaque jour; +chaque jour des allusions grossieres etaient vociferees devant la porte, +de facon a entrer dans la maison voisine. La mere Tuvache avait fini par +se croire superieure a toute la contree parce qu'elle n'avait pas vendu +Charlot. Et ceux qui parlaient d'elle disaient: + +--J'sais ben que c'etait engageant, c'est egal, elle s'a conduite comme +une bonne mere. + +On la citait; et Charlot, qui prenait dix-huit ans, eleve avec cette +idee qu'on lui repetait sans repit, se jugeait lui-meme superieur a ses +camarades parce qu'on ne l'avait pas vendu. + + * * * * * + +Les Vallin vivotaient a leur aise, grace a la pension. La fureur +inapaisable des Tuvache, restes miserables, venait de la. + +Leur fils aine partit au service. Le second mourut; Charlot resta seul a +peiner avec le vieux pere pour nourrir la mere et deux autres soeurs +cadettes qu'il avait. + +Il prenait vingt et un ans, quand, un matin, une brillante voiture +s'arreta devant les deux chaumieres. Un jeune monsieur, avec une chaine +de montre en or, descendit, donnant la main a une vieille dame en +cheveux blancs. La vieille dame lui dit: + +--C'est la, mon enfant, a la seconde maison. + +Et il entra comme chez lui dans la masure des Vallin. + +La vieille mere lavait ses tabliers; le pere infirme sommeillait pres de +l'atre. Tous deux leverent la tete, et le jeune homme dit: + +--Bonjour, papa; bonjour, maman. + +Ils se dresserent, effares. La paysanne laissa tomber d'emoi son savon +dans son eau et balbutia: + +--C'est-i te, m'n efant? C'est-i te, m'n efant? + +Il la prit dans ses bras et l'embrassa, en repetant:--"Bonjour, maman." +Tandis que le vieux, tout tremblant, disait, de son ton calme qu'il ne +perdait jamais:--"Te v'la-t-il revenu, Jean?" Comme s'il l'avait vu un +mois auparavant. + +Et, quand ils se furent reconnus, les parents voulurent tout de suite +sortir le fieu dans le pays pour le montrer. On le conduisit chez le +maire, chez l'adjoint, chez le cure, chez l'instituteur. + +Charlot, debout sur le seuil de sa chaumiere, le regardait passer. + +Le soir, au souper, il dit aux vieux: + +--Faut-il qu' vous ayez ete sots pour laisser prendre le p'tit aux +Vallin. + +Sa mere repondit obstinement: + +--J'voulions point vendre not' efant. + +Le pere ne disait rien. Le fils reprit: + +--C'est-il pas malheureux d'etre sacrifie comme ca. + +Alors le pere Tuvache articula d'un ton colereux: + +--Vas-tu pas nous r'procher d' t'avoir garde. + +Et le jeune homme, brutalement: + +--Oui, j'vous le r'proche, que vous n'etes que des niants. Des parents +comme vous ca fait l'malheur des efants. Qu' vous meriteriez que j'vous +quitte. + +La bonne femme pleurait dans son assiette. Elle gemit tout en avalant +des cuillerees de soupe dont elle repandait la moitie: + +--Tuez-vous donc pour elever d's efants! + +Alors le gars, rudement: + +--J'aimerais mieux n'etre point ne que d'etre c'que j'suis. Quand j'ai +vu l'autre, tantot, mon sang n'a fait qu'un tour. Je m'suis dit:--v'la +c'que j'serais maintenant. + +Il se leva. + +--Tenez, j'sens bien que je ferai mieux de n' pas rester ici, parce que +j'vous le reprocherais du matin au soir, et que j'vous ferais une vie +d'misere. Ca, voyez-vous, j'vous l'pardonnerai jamais! + +Les deux vieux se taisaient, atterres, larmoyants. + +Il reprit: + +--Non, c't' idee-la, ce serait trop dur. J'aime mieux m'en aller +chercher ma vie aut' part. + +Il ouvrit la porte. Un bruit de voix entra. Les Vallin festoyaient avec +l'enfant revenu. + +Alors Charlot tapa du pied et, se tournant vers ses parents, cria: + +--Manants, va! + +Et il disparut dans la nuit. + + + + + + +UN COQ CHANTA + +_A Rene Billotte._ + + +Mme Berthe d'Avancelles avait jusque-la repousse toutes les +supplications de son admirateur desespere, le baron Joseph de Croissard. +Pendant l'hiver, a Paris, il l'avait ardemment poursuivie, et il donnait +pour elle maintenant des fetes et des chasses en son chateau normand de +Carville. + +Le mari, M. d'Avancelles, ne voyait rien, ne savait rien, comme +toujours. Il vivait, disait-on, separe de sa femme, pour cause de +faiblesse physique, que madame ne lui pardonnait point. C'etait un gros +petit homme, chauve, court de bras, de jambes, de cou, de nez, de tout. + +Mme d'Avancelles etait au contraire une grande jeune femme brune et +determinee, qui riait d'un rire sonore au nez de son maitre, qui +l'appelait publiquement "Madame Popote" et regardait d'un certain air +engageant et tendre les larges epaules et l'encolure robuste et les +longues moustaches blondes de son soupirant attitre, le baron Joseph de +Croissard. + +Elle n'avait encore rien accorde cependant. Le baron se ruinait pour +elle. C'etaient sans cesse des fetes, des chasses, des plaisirs nouveaux +auxquels il invitait la noblesse des chateaux environnants. + +Tout le jour les chiens courants hurlaient par les bois a la suite du +renard et du sanglier, et, chaque soir, d'eblouissants feux d'artifice +allaient meler aux etoiles leurs panaches de feu, tandis que les +fenetres illuminees du salon jetaient sur les vastes pelouses des +trainees de lumiere ou passaient des ombres. + +C'etait l'automne, la saison rousse. Les feuilles voltigeaient sur les +gazons comme des voilees d'oiseaux. On sentait trainer dans l'air des +odeurs de terre humide, de terre devetue, comme on sent une odeur de +chair nue, quand tombe, apres le bal, la robe d'une femme. + +Un soir, dans une fete, au dernier printemps, Mme d'Avancelles avait +repondu a M. de Croissard qui la harcelait de ses prieres: "Si je dois +tomber, mon ami, ce ne sera pas avant la chute des feuilles. J'ai trop +de choses a faire cet ete pour avoir le temps." Il s'etait souvenu de +cette parole rieuse et hardie; et, chaque jour, il insistait davantage, +chaque jour il avancait ses approches, il gagnait un pas dans le coeur +de la belle audacieuse qui ne resistait plus, semblait-il, que pour la +forme. + +Une grande chasse allait avoir lieu. Et, la veille, Mme Berthe avait +dit, en riant, au baron: "Baron, si vous tuez la bete, j'aurai quelque +chose pour vous." + +Des l'aurore, il fut debout pour reconnaitre ou le solitaire s'etait +bauge. Il accompagna ses piqueurs, disposa les relais, organisa tout +lui-meme pour preparer son triomphe; et, quand les cors sonnerent le +depart, il apparut dans un etroit vetement de chasse rouge et or, les +reins serres, le buste large, l'oeil radieux, frais et fort comme s'il +venait de sortir du lit. + +Les chasseurs partirent. Le sanglier debusque fila, suivi des chiens +hurleurs, a travers des broussailles; et les chevaux se mirent a +galoper, emportant par les etroits sentiers des bois les amazones et les +cavaliers, tandis que, sur les chemins amollis, roulaient sans bruit les +voitures qui accompagnaient de loin la chasse. + +Mme d'Avancelles, par malice, retint le baron pres d'elle, s'attardant, +au pas, dans une grande avenue interminablement droite et longue et sur +laquelle quatre rangs de chenes se repliaient comme une voute. + +Fremissant d'amour et d'inquietude, il ecoutait d'une oreille le +bavardage moqueur de la jeune femme, et de l'autre il suivait le chant +des cors et la voix des chiens qui s'eloignaient. + +"Vous ne m'aimez donc plus?" disait-elle. + +Il repondait: "Pouvez-vous dire des choses pareilles?" + +Elle reprenait: "La chasse cependant semble vous occuper plus que moi." + +Il gemissait: "Ne m'avez-vous point donne l'ordre d'abattre moi-meme +l'animal?" + +Et elle ajoutait gravement: "Mais j'y compte. Il faut que vous le tuiez +devant moi." + +Alors il fremissait sur sa selle, piquait son cheval qui bondissait et, +perdant patience: "Mais sacristi! madame, cela ne se pourra pas si nous +restons ici." + +Puis elle lui parlait tendrement, posant la main sur son bras, ou +flattant, comme par distraction, la criniere de son cheval. + +Et elle lui jetait, en riant: "Il faut que cela soit pourtant... ou +alors... tant pis pour vous." + +Puis ils tournerent a droite dans un petit chemin couvert, et soudain, +pour eviter une branche qui barrait la route, elle se pencha sur lui, si +pres qu'il sentit sur son cou le chatouillement des cheveux. Alors +brutalement il l'enlaca, et appuyant sur la tempe ses grandes +moustaches, il la baisa d'un baiser furieux. + +Elle ne remua point d'abord, restant ainsi sous cette caresse emportee; +puis, d'une secousse, elle tourna la tete, et, soit hasard, soit +volonte, ses petites levres a elle rencontrerent ses levres a lui, sous +leur cascade de poils blonds. + +Alors, soit confusion, soit remords, elle cingla le flanc de son cheval, +qui partit au grand galop. Ils allerent ainsi longtemps, sans echanger +meme un regard. + +Le tumulte de la chasse se rapprochait; les fourres semblaient fremir, +et tout a coup, brisant les branches, couvert de sang, secouant les +chiens qui s'attachaient a lui, le sanglier passa. + +Alors le baron, poussant un rire de triomphe, cria: "Qui m'aime me +suive!" Et il disparut dans les taillis, comme si la foret l'eut +englouti. + +Quand elle arriva, quelques minutes plus tard, dans une clairiere, il se +relevait souille de boue, la jaquette dechiree, les mains sanglantes, +tandis que la bete etendue portait dans l'epaule le couteau de chasse +enfonce jusqu'a la garde. + +La curee se fit aux flambeaux par une nuit douce et melancolique. La +lune jaunissait la flamme rouge des torches qui embrumaient la nuit de +leur fumee resineuse. Les chiens mangeaient les entrailles puantes du +sanglier, et criaient, et se battaient. Et les piqueurs et les +gentilshommes chasseurs, en cercle autour de la curee, sonnaient du cor +a plein souffle. La fanfare s'en allait dans la nuit claire au-dessus +des bois, repetee par les echos perdus des vallees lointaines, +reveillant les cerfs inquiets, les renards glapissants et troublant en +leurs ebats les petits lapins gris, au bord des clairieres. + +Les oiseaux de nuit voletaient, effares, au-dessus de la meute affolee +d'ardeur. Et des femmes, attendries par toutes ces choses douces et +violentes, s'appuyant un peu au bras des hommes, s'ecartaient deja dans +les allees, avant que les chiens eussent fini leur repas. + +Tout alanguie par cette journee de fatigue et de tendresse, Mme +d'Avancelles dit au baron: + +"--Voulez-vous faire un tour de parc, mon ami?" + +Mais lui, sans repondre, tremblant, defaillant, l'entraina. + +Et, tout de suite, ils s'embrasserent. Ils allaient au pas, au petit +pas, sous les branches presque depouillees et qui laissaient filtrer la +lune; et leur amour, leurs desirs, leur besoin d'etreinte etaient +devenus si vehements qu'ils faillirent choir au pied d'un arbre. + +Les cors ne sonnaient plus. Les chiens epuises dormaient au chenil. +"--Rentrons", dit la jeune femme. Ils revinrent. + +Puis, lorsqu'ils furent devant le chateau, elle murmura d'une voix +mourante: "Je suis si fatiguee que je vais me coucher, mon ami." Et, +comme il ouvrait les bras pour la prendre en un dernier baiser, elle +s'enfuit, lui jetant comme adieu: "Non... je vais dormir... Qui m'aime +me suive!" + +Une heure plus tard, alors que tout le chateau silencieux semblait mort, +le baron sortit a pas de loup de sa chambre et s'en vint gratter a la +porte de son amie. Comme elle ne repondait pas, il essaya d'ouvrir. Le +verrou n'etait point pousse. + +Elle revait, accoudee a la fenetre. + +Il se jeta a ses genoux qu'il baisait eperdument a travers la robe de +nuit. Elle ne disait rien, enfoncant ses doigts fins, d'une maniere +caressante, dans les cheveux du baron. + +Et soudain, se degageant comme si elle eut pris une grande resolution, +elle murmura de son air hardi, mais a voix basse: "Je vais revenir. +Attendez-moi." Et son doigt, tendu dans l'ombre, montrait au fond de la +chambre la tache vague et blanche du lit. + +Alors, a tatons, eperdu, les mains tremblantes, il se devetit bien vite +et s'enfonca dans les draps frais. Il s'etendit delicieusement, +oubliant presque son amie, tant il avait plaisir a cette caresse du +linge sur son corps las de mouvement. + +Elle ne revenait point, pourtant; s'amusant sans doute a le faire +languir. Il fermait les yeux dans un bien-etre exquis; et il revait +doucement dans l'attente delicieuse de la chose tant desiree. Mais peu a +peu ses membres s'engourdirent, sa pensee s'assoupit, devint incertaine, +flottante. La puissante fatigue enfin le terrassa; il s'endormit. + +Il dormit du lourd sommeil, de l'invincible sommeil des chasseurs +extenues. Il dormit jusqu'a l'aurore. + +Tout a coup, la fenetre etant restee entr'ouverte, un coq, perche dans +un arbre voisin, chanta. Alors brusquement, surpris par ce cri sonore, +le baron ouvrit les yeux. + +Sentant contre lui un corps de femme, se trouvant en un lit qu'il ne +reconnaissait pas, surpris et ne se souvenant plus de rien, il balbutia, +dans l'effarement du reveil: + +"--Quoi? Ou suis-je? Qu'y a-t-il?" + +Alors elle, qui n'avait point dormi, regardant cet homme depeigne, aux +yeux rouges, a la levre epaisse, repondit, du ton hautain dont elle +parlait a son mari: + +"--Ce n'est rien. C'est un coq qui chante. Rendormez-vous, monsieur, +cela ne vous regarde pas." + + + + + + + +UN FILS + +_A Rene Maizeroy._ + + +Ils se promenaient, les deux vieux amis, dans le jardin tout fleuri ou +le gai Printemps remuait de la vie. + +L'un etait Senateur, et l'autre de l'Academie francaise, graves tous +deux, pleins de raisonnements tres logiques mais solennels, gens de +marque et de reputation. + +Ils parloterent d'abord de politique, echangeant des pensees, non pas +sur des Idees, mais sur des hommes: les personnalites, en cette matiere, +primant toujours la Raison. Puis ils souleverent quelques souvenirs; +puis ils se turent, continuant a marcher cote a cote, tout amollis par +la tiedeur de l'air. + +Une grande corbeille de ravenelles exhalait des souffles sucres et +delicats; un tas de fleurs de toute race et de toute nuance jetaient +leurs odeurs dans la brise, tandis qu'un faux-ebenier, vetu de grappes +jaunes, eparpillait au vent sa fine poussiere, une fumee d'or qui +sentait le miel et qui portait, pareille aux poudres caressantes des +parfumeurs, sa semence enbaumee a travers l'espace. + +Le senateur s'arreta, huma le nuage fecondant qui flottait, considera +l'arbre amoureux resplendissant comme un soleil et dont les germes +s'envolaient. Et il dit: "Quand on songe que ces imperceptibles atomes, +qui sentent bon, vont creer des existences a des centaines de lieues +d'ici, vont faire tressaillir les fibres et les seves d'arbres femelles +et produire des etres a racines, naissant d'un germe comme nous, +mortels comme nous, et qui seront remplaces par d'autres etres de meme +essence, comme nous toujours!" + +Puis, plante devant l'ebenier radieux dont les parfums vivifiants se +detachaient a tous les frissons de l'air, M. le senateur ajouta: "Ah! +mon gaillard, s'il te fallait faire le compte de tes enfants, tu serais +bigrement embarrasse. En voila un qui les execute facilement et qui les +lache sans remords, et qui ne s'en inquiete guere." + +L'academicien ajouta: "Nous en faisons autant, mon ami." + +Le senateur reprit: "Oui, je ne le nie pas, nous les lachons +quelquefois, mais nous le savons au moins, et cela constitue notre +superiorite." + +Mais l'autre secoua la tete: "Non, ce n'est pas la ce que je veux dire; +voyez-vous, mon cher, il n'est guere d'homme qui ne possede des enfants +ignores, ces enfants dits _de pere inconnu_, qu'il a faits, comme cet +arbre reproduit, presque inconsciemment. + +S'il fallait etablir le compte des femmes que nous avons eues, nous +serions, n'est-ce pas, aussi embarrasses que cet ebenier que vous +interpelliez le serait pour numeroter ses descendants. + +De dix-huit a quarante ans enfin, en faisant entrer en ligne les +rencontres passageres, les contacts d'une heure, on peut bien admettre +que nous avons eu des... rapports intimes avec deux ou trois cents +femmes. + +Eh bien, mon ami, dans ce nombre etes-vous sur que vous n'en ayez pas +feconde au moins une, et que vous ne possediez point sur le pave, ou au +bagne, un chenapan de fils qui vole et assassine les honnetes gens, +c'est-a-dire nous; ou bien une fille dans quelque mauvais lieu; ou +peut-etre, si elle a eu la chance d'etre abandonnee par sa mere, +cuisiniere en quelque famille. + +Songez en outre que presque toutes les femmes que nous appelons +_publiques_ possedent un ou deux enfants dont elles ignorent le pere, +enfants attrapes dans le hasard de leurs etreintes a dix ou vingt +francs. Dans tout metier on fait la part des profits et pertes. Ces +rejetons-la constituent les "pertes" de leur profession. Quels sont les +generateurs?--Vous,--moi,--nous tous, les hommes dits _comme il faut_! +Ce sont les resultats de nos joyeux diners d'amis, de nos soirs de +gaite, de ces heures ou notre chair contente nous pousse aux +accouplements d'aventure. + +Les voleurs, les rodeurs, tous les miserables, enfin, sont nos enfants. +Et cela vaut encore mieux pour nous que si nous etions les leurs, car +ils reproduisent aussi, ces gredins-la! + +Tenez, j'ai, pour ma part, sur la conscience une tres vilaine histoire +que je veux vous dire. C'est pour moi un remords incessant, plus que +cela, c'est un doute continuel, une inapaisable incertitude qui, +parfois, me torture horriblement. + +A l'age de vingt-cinq ans j'avais entrepris avec un de mes amis, +aujourd'hui conseiller d'Etat, un voyage en Bretagne, a pied. + + * * * * * + +Apres quinze ou vingt jours de marche forcenee, apres avoir visite les +Cotes-du-Nord et une partie du Finistere, nous arrivions a Douarnenez; +de la, en une etape, on gagna la sauvage pointe du Raz par la baie des +Trepasses, et on coucha dans un village quelconque dont le nom finissait +en _of_; mais, le matin venu, une fatigue etrange retint au lit mon +camarade. Je dis au lit par habitude, car notre couche se composait +simplement de deux bottes de paille. + +Impossible d'etre malade en ce lieu. Je le forcai donc a se lever, et +nous parvinmes a Audierne vers quatre ou cinq heures du soir. + +Le lendemain, il allait un peu mieux; on repartit; mais, en route, il +fut pris de malaises intolerables, et c'est a grand'peine que nous pumes +atteindre Pont-Labbe. + +La, au moins, nous avions une auberge. Mon ami se coucha, et le medecin, +qu'on fit venir de Quimper, constata une forte fievre, sans en +determiner la nature. + +Connaissez-vous Pont-Labbe?--Non.--Eh bien, c'est la ville la plus +bretonne de toute cette Bretagne bretonnante qui va de la pointe du Raz +au Morbihan, de cette contree qui contient l'essence des moeurs, des +legendes, des coutumes bretonnes. Encore aujourd'hui, ce coin de pays +n'a presque pas change. Je dis: _encore aujourd'hui_, car j'y retourne a +present tous les ans, helas! + +Un vieux chateau baigne le pied de ses tours dans un grand etang triste, +triste, avec des vols d'oiseaux sauvages. Une riviere sort de la que +les caboteurs peuvent remonter jusqu'a la ville. Et dans les rues +etroites aux maisons antiques, les hommes portent le grand chapeau, le +gilet brode et les quatre vestes superposees: la premiere, grande comme +la main, couvrant au plus les omoplates, et la derniere s'arretant juste +au-dessus du fond de culotte. + +Les filles, grandes, belles, fraiches, ont la poitrine ecrasee dans un +gilet de drap qui forme cuirasse, les etreint, ne laissant meme pas +deviner leur gorge puissante et martyrisee; et elles sont coiffees d'une +etrange facon: sur les tempes, deux plaques brodees en couleur encadrent +le visage, serrent les cheveux qui tombent en nappe derriere la tete, +puis remontent se tasser au sommet du crane sous un singulier bonnet, +tissu souvent d'or ou d'argent. + +La servante de notre auberge avait dix-huit ans au plus, des yeux tout +bleus, d'un bleu pale que percaient les deux petits points noirs de la +pupille; et ses dents courtes, serrees, qu'elle montrait sans cesse en +riant, semblaient faites pour broyer du granit. + +Elle ne savait pas un mot de francais, ne parlant que le breton, comme +la plupart de ses compatriotes. + +Or, mon ami n'allait guere mieux, et, bien qu'aucune maladie ne se +declarat, le medecin lui defendait de partir encore, ordonnant un repos +complet. Je passais donc les journees pres de lui, et sans cesse la +petite bonne entrait, apportant soit mon diner, soit de la tisane. + +Je la lutinais un peu, ce qui semblait l'amuser, mais nous ne causions +pas, naturellement, puisque nous ne nous comprenions point. + +Or, une nuit, comme j'etais reste fort tard aupres du malade, je +croisai, en regagnant ma chambre, la fillette qui rentrait dans la +sienne. C'etait juste en face de ma porte ouverte; alors, brusquement, +sans reflechir a ce que je faisais, plutot par plaisanterie +qu'autrement, je la saisis a pleine taille, et, avant qu'elle fut +revenue de sa stupeur, je l'avais jetee et enfermee chez moi. Elle me +regardait, effaree, affolee, epouvantee, n'osant pas crier de peur d'un +scandale, d'etre chassee sans doute par ses maitres d'abord, et +peut-etre par son pere ensuite. + +J'avais fait cela en riant; mais, des qu'elle fut chez moi, le desir de +la posseder m'envahit. Ce fut une lutte longue et silencieuse, une lutte +corps a corps, a la facon des athletes, avec les bras tendus, crispes, +tordus, la respiration essoufflee, la peau mouillee de sueur. Oh! elle +se debattit vaillamment; et parfois nous heurtions un meuble, une +cloison, une chaise; alors, toujours enlaces, nous restions immobiles +plusieurs secondes dans la crainte que le bruit n'eut eveille +quelqu'un; puis nous recommencions notre acharnee bataille, moi +l'attaquant, elle resistant. + +Epuisee enfin, elle tomba; et je la pris brutalement, par terre, sur le +pave. + +Sitot relevee, elle courut a la porte, tira les verrous et s'enfuit. + +Je la rencontrai a peine les jours suivants. Elle ne me laissait point +l'approcher. Puis, comme mon camarade etait gueri et que nous devions +reprendre notre voyage, je la vis entrer, la veille de mon depart, a +minuit, nu-pieds, en chemise, dans ma chambre ou je venais de me +retirer. + +Elle se jeta dans mes bras, m'etreignit passionnement, puis, jusqu'au +jour, m'embrassa, me caressa, pleurant, sanglotant, me donnant enfin +toutes les assurances de tendresse et de desespoir qu'une femme nous +peut donner quand elle ne sait pas un mot de notre langue. + +Huit jours apres, j'avais oublie cette aventure, commune et frequente +quand on voyage, les servantes d'auberge etant generalement destinees a +distraire ainsi les voyageurs. + +Et je fus trente ans sans y songer et sans revenir a Pont-Labbe. + +Or, en 1876, j'y retournai par hasard au cours d'une excursion en +Bretagne, entreprise pour documenter un livre et pour me bien penetrer +des paysages. + +Rien ne me sembla change. Le chateau mouillait toujours ses murs +grisatres dans l'etang, a l'entree de la petite ville; et l'auberge +etait la meme quoique reparee, remise a neuf, avec un air plus moderne. +En entrant, je fus recu par deux jeunes Bretonnes de dix-huit ans, +fraiches et gentilles, encuirassees dans leur etroit gilet de drap, +casquees d'argent avec les grandes plaques brodees sur les oreilles. + +Il etait environ six heures du soir. Je me mis a table pour diner et, +comme le patron s'empressait lui-meme a me servir, la fatalite sans +doute me fit dire: "Avez-vous connu les anciens maitres de cette maison? +J'ai passe ici une dizaine de jours il y a trente ans maintenant. Je +vous parle de loin." + +Il repondit: "C'etaient mes parents, monsieur." + +Alors je lui racontai en quelle occasion je m'etais arrete, comment +j'avais ete retenu par l'indisposition d'un camarade. Il ne me laissa +pas achever. + +"--Oh! je me rappelle parfaitement J'avais alors quinze ou seize ans. +Vous couchiez dans la chambre du fond et votre ami dans celle dont j'ai +fait la mienne, sur la rue." + +C'est alors seulement que le souvenir tres vif de la petite bonne me +revint. Je demandai: "--Vous rappelez-vous une gentille petite servante +qu'avait alors votre pere, et qui possedait, si ma memoire ne me +trompe, de jolis yeux bleus et des dents fraiches?" + +Il reprit: "--Oui, monsieur; elle est morte en couches quelque temps +apres." + +Et, tendant la main vers la cour ou un homme maigre et boiteux remuait +du fumier, il ajouta: "--Voila son fils." + +Je me mis a rire. "--Il n'est pas beau et ne ressemble guere a sa mere. +Il tient du pere sans doute." + +L'aubergiste reprit: "--Ca se peut bien; mais on n'a jamais su a qui +c'etait. Elle est morte sans le dire et personne ici ne lui connaissait +de galant. C'a ete un fameux etonnement quand on a appris qu'elle etait +enceinte. Personne ne voulait le croire." + +J'eus une sorte de frisson desagreable, un de ces effleurements penibles +qui nous touchent le coeur, comme l'approche d'un lourd chagrin. Et je +regardai l'homme dans la cour. Il venait maintenant de puiser de l'eau +pour les chevaux et portait ses deux seaux en boitant, avec un effort +douloureux de la jambe plus courte. Il etait deguenille, hideusement +sale, avec de longs cheveux jaunes tellement meles qu'ils lui tombaient +comme des cordes sur les joues. + +L'aubergiste ajouta: "--Il ne vaut pas grand'chose, c'a ete garde par +charite dans la maison. Peut-etre qu'il aurait mieux tourne si on +l'avait eleve comme tout le monde. Mais que voulez-vous, monsieur? Pas +de pere, pas de mere, pas d'argent! Mes parents ont eu pitie de +l'enfant, mais ce n'etait pas a eux, vous comprenez." + +Je ne dis rien. + +Et je couchai dans mon ancienne chambre; et toute la nuit je pensai a cet +affreux valet d'ecurie en me repetant: "--Si c'etait mon fils, pourtant? +Aurais-je donc pu tuer cette fille et procreer cet etre?"--C'etait +possible, enfin! + +Je resolus de parler a cet homme et de connaitre exactement la date de +sa naissance. Une difference de deux mois devait m'arracher mes doutes. + +Je le fis venir le lendemain. Mais il ne parlait pas le francais non +plus. Il avait l'air de ne rien comprendre d'ailleurs, ignorant +absolument son age qu'une des bonnes lui demanda de ma part. Et il se +tenait d'un air idiot devant moi, roulant son chapeau dans ses pattes +noueuses et degoutantes, riant stupidement, avec quelque chose du rire +ancien de la mere dans le coin des levres et dans le coin des yeux. + +Mais le patron survenant alla chercher l'acte de naissance du miserable. +Il etait entre dans la vie huit mois et vingt-six jours apres mon +passage a Pont-Labbe, car je me rappelais parfaitement etre arrive a +Lorient le 15 aout. L'acte portait la mention: "Pere inconnu". La mere +s'etait appelee Jeanne Kerradec. + +Alors mon coeur se mit a battre a coups presses. Je ne pouvais plus +parler tant je me sentais suffoque; et je regardais cette brute dont les +grands cheveux jaunes semblaient un fumier plus sordide que celui des +betes; et le gueux, gene par mon regard, cessait de rire, detournait la +tete, cherchait a s'en aller. + +Tout le jour j'errai le long de la petite riviere, en reflechissant +douloureusement. Mais a quoi bon reflechir? Rien ne pouvait me fixer. +Pendant des heures et des heures je pesais toutes les raisons bonnes ou +mauvaises pour ou contre mes chances de paternite, m'enervant en des +suppositions inextricables, pour revenir sans cesse a la meme horrible +incertitude, puis a la conviction plus atroce encore que cet homme etait +mon fils. + +Je ne pus diner et je me retirai dans ma chambre. Je fus longtemps sans +parvenir a dormir; puis le sommeil vint, un sommeil hante de visions +insupportables. Je voyais ce goujat qui me riait au nez, m'appelait +"papa"; puis il se changeait en chien et me mordait les mollets, et, +j'avais beau me sauver, il me suivait toujours, et au lieu d'aboyer il +parlait, m'injuriait; puis il comparaissait devant mes collegues de +l'Academie reunis pour decider si j'etais bien son pere; et l'un d'eux +s'ecriait: "C'est indubitable! Regardez donc comme il lui ressemble." Et +en effet je m'apercevais que ce monstre me ressemblait. Et je me +reveillai avec cette idee plantee dans le crane et avec le desir fou de +revoir l'homme pour decider si, oui ou non, nous avions des traits +communs. + +Je le joignis comme il allait a la messe (c'etait un dimanche) et je lui +donnai cent sous en le devisageant anxieusement. Il se remit a rire +d'une ignoble facon, prit l'argent, puis, gene de nouveau par mon oeil, +il s'enfuit apres avoir bredouille un mot a peu pres inarticule, qui +voulait dire "merci", sans doute. + +La journee se passa pour moi dans les memes angoisses que la veille. +Vers le soir je fis venir l'hotelier, et avec beaucoup de precautions, +d'habiletes, de finesses, je lui dis que je m'interessais a ce pauvre +etre si abandonne de tous et prive de tout, et que je voulais faire +quelque chose pour lui. + +Mais l'homme repliqua: "Oh! n'y songez pas, monsieur, il ne vaut rien, +vous n'en aurez que du desagrement. Moi, je l'emploie a vider l'ecurie, +et c'est tout ce qu'il peut faire. Pour ca je le nourris et il couche +avec les chevaux. Il ne lui en faut pas plus. Si vous avez une vieille +culotte, donnez-la lui, mais elle sera en pieces dans huit jours." + +Je n'insistai pas, me reservant d'aviser. + +Le gueux rentra le soir horriblement ivre, faillit mettre le feu a la +maison, assomma un cheval a coups de pioche, et, en fin de compte, +s'endormit dans la boue sous la pluie, grace a mes largesses. + +On me pria le lendemain de ne plus lui donner d'argent. L'eau-de-vie le +rendait furieux, et, des qu'il avait deux sous en poche, il les buvait. +L'aubergiste ajouta: "Lui donner de l'argent c'est vouloir sa mort." Cet +homme n'en avait jamais eu, absolument jamais, sauf quelques centimes +jetes par les voyageurs, et il ne connaissait pas d'autre destination a +ce metal que le cabaret. + +Alors je passai des heures dans ma chambre, avec un livre ouvert que je +semblais lire, mais ne faisant autre chose que de regarder cette brute, +mon fils! mon fils! en tachant de decouvrir s'il avait quelque chose de +moi. A force de chercher je crus reconnaitre des lignes semblables dans +le front et a la naissance du nez, et je fus bientot convaincu d'une +ressemblance que dissimulaient l'habillement different et la criniere +hideuse de l'homme. + +Mais je ne pouvais demeurer plus longtemps sans devenir suspect, et je +partis, le coeur broye, apres avoir laisse a l'aubergiste quelque argent +pour adoucir l'existence de son valet. + +Or, depuis six ans, je vis avec cette pensee, cette horrible +incertitude, ce doute abominable. Et, chaque annee, une force invincible +me ramene a Pont-Labbe. Chaque annee je me condamne a ce supplice de +voir cette brute patauger dans son fumier, de m'imaginer qu'il me +ressemble, de chercher, toujours en vain, a lui etre secourable. Et +chaque annee je reviens ici, plus indecis, plus torture, plus anxieux. + +J'ai essaye de le faire instruire. Il est idiot sans ressource. + +J'ai essaye de lui rendre la vie moins penible. Il est irremediablement +ivrogne et emploie a boire tout l'argent qu'on lui donne; et il sait +fort bien vendre ses habits neufs pour se procurer de l'eau-de-vie. + +J'ai essaye d'apitoyer sur lui son patron pour qu'il le menageat, en +offrant toujours de l'argent. L'aubergiste, etonne a la fin, m'a repondu +fort sagement: "Tout ce que vous ferez pour lui, monsieur, ne servira +qu'a le perdre. Il faut le tenir comme un prisonnier. Sitot qu'il a du +temps ou du bien-etre, il devient malfaisant. Si vous voulez faire du +bien, ca ne manque pas, allez, les enfants abandonnes, mais +choisissez-en un qui reponde a votre peine." + +Que dire a cela? + +Et si je laissais percer un soupcon des doutes qui me torturent, ce +cretin, certes, deviendrait malin pour m'exploiter, me compromettre, me +perdre. Il me crierait "papa", comme dans mon reve. + +Et je me dis que j'ai tue la mere et perdu cet etre atrophie, larve +d'ecurie, eclose et poussee dans le fumier, cet homme qui, eleve comme +d'autres, aurait ete pareil aux autres. + +Et vous ne vous figurez pas la sensation etrange, confuse et intolerable +que j'eprouve en face de lui, en songeant que cela est sorti de moi, +qu'il tient a moi par ce lien intime qui lie le fils au pere, que grace +aux terribles lois de l'heredite, il est moi par mille choses, par son +sang et par sa chair, et qu'il a jusqu'aux memes germes de maladies, aux +memes ferments de passions. + +Et j'ai sans cesse un inapaisable et douloureux besoin de le voir; et sa +vue me fait horriblement souffrir; et de ma fenetre, la-bas, je le +regarde pendant des heures remuer et charrier les ordures des betes, en +me repetant: "C'est mon fils." + +Et je sens, parfois, d'intolerables envies de l'embrasser. Je n'ai meme +jamais touche sa main sordide. + +L'academicien se tut. Et son compagnon, l'homme politique, murmura: "Oui +vraiment, nous devrions bien nous occuper un peu plus des enfants qui +n'ont pas de pere." + + * * * * * + +Et un souffle de vent traversant, le grand arbre jaune secoua ses +grappes, enveloppa d'une nuee odorante et fine les deux vieillards qui +la respirerent a longs traits. + +Et le senateur ajouta: "C'est bon vraiment d'avoir vingt-cinq ans, et +meme de faire des enfants comme ca." + + + + + + + +SAINT-ANTOINE + +_A X. Charmes._ + + +On l'appelait Saint-Antoine, parce qu'il se nommait Antoine, et aussi +peut-etre parce qu'il etait bon vivant, joyeux, farceur, puissant +mangeur et fort buveur, et vigoureux trousseur de servantes, bien qu'il +eut plus de soixante ans. + +C'etait un grand paysan du pays de Caux, haut en couleur, gros de +poitrine et de ventre, et perche sur de longues jambes qui semblaient +trop maigres pour l'ampleur du corps. + +Veuf, il vivait seul avec sa bonne et ses deux valets dans sa ferme +qu'il dirigeait en madre compere, soigneux de ses interets, entendu dans +les affaires et dans l'elevage du betail, et dans la culture de ses +terres. Ses deux fils et ses trois filles maries avec avantage, vivaient +aux environs, et venaient, une fois par mois, diner avec le pere. Sa +vigueur etait celebre dans tout le pays d'alentour; on disait en maniere +de proverbe: "Il est fort comme Saint-Antoine." + +Lorsque arriva l'invasion prussienne, Saint-Antoine, au cabaret, +promettait de manger une armee, car il etait hableur comme un vrai +Normand, un peu couard et fanfaron. Il tapait du poing sur la table de +bois, qui sautait en faisant danser les tasses et les petits verres, et +il criait, la face rouge et l'oeil sournois, dans une fausse colere de +bon vivant: "Faudra que j'en mange, nom de Dieu!" Il comptait bien que +les Prussiens ne viendraient pas jusqu'a Tanneville; mais lorsqu'il +apprit qu'ils etaient a Rautot, il ne sortit plus de sa maison, et il +guettait sans cesse la route par la petite fenetre de sa cuisine, +s'attendant a tout moment a voir passer des baionnettes. + +Un matin, comme il mangeait la soupe avec ses serviteurs, la porte +s'ouvrit, et le maire de la commune, maitre Chicot, parut suivi d'un +soldat coiffe d'un casque noir a pointe de cuivre. Saint-Antoine se +dressa d'un bond; et tout son monde le regardait, s'attendant a le voir +echarper le Prussien; mais il se contenta de serrer la main du maire qui +lui dit: "--En v'la un pour toi, Saint-Antoine. Ils sont venus c'te +nuit. Fais pas de betise surtout, vu qu'ils parlent de fusiller et de +bruler tout si seulement il arrive la moindre chose. Te v'la prevenu. +Donne-li a manger, il a l'air d'un bon gars. Bonsoir, je vas chez +l's'autres. Y en a pour tout le monde." Et il sortit. + +Le pere Antoine, devenu pale, regarda son Prussien. C'etait un gros +garcon a la chair grasse et blanche, aux yeux bleus, au poil blond, +barbu jusqu'aux pommettes, qui semblait idiot, timide et bon enfant. Le +Normand malin le penetra tout de suite, et, rassure, lui fit signe de +s'asseoir. Puis il lui demanda: "Voulez-vous de la soupe?" L'etranger ne +comprit pas. Antoine alors eut un coup d'audace, et lui poussant sous le +nez une assiette pleine: "--Tiens, avale ca, gros cochon." + +Le soldat repondit: "Ya" et se mit a manger goulument pendant que le +fermier triomphant, sentant sa reputation reconquise, clignait de l'oeil +a ses serviteurs qui grimacaient etrangement, ayant en meme temps +grand'peur et envie de rire. + +Quand le Prussien eut englouti son assiettee, Saint-Antoine lui en +servit une autre qu'il fit disparaitre egalement; mais il recula devant +la troisieme, que le fermier voulait lui faire manger de force, en +repetant: "Allons fous-toi ca dans le ventre. T'engraisseras ou tu diras +pourquoi, va, mon cochon!" + +Et le soldat, comprenant seulement qu'on voulait le faire manger tout +son saoul, riait d'un air content, en faisant signe qu'il etait plein. + +Alors Saint-Antoine devenu tout a fait familier lui tapa sur le ventre +en criant: "--Y en a-t-il dans la bedaine a mon cochon!" Mais soudain il +se tordit, rouge a tomber d'une attaque, ne pouvant plus parler. Une +idee lui etait venue qui le faisait etouffer de rire: "C'est ca, c'est +ca, saint Antoine et son cochon. V'la mon cochon." Et les trois +serviteurs eclaterent a leur tour. + +Le vieux etait si content qu'il fit apporter l'eau-de-vie, la bonne, le +fil en dix, et qu'il en regala tout le monde. On trinqua avec le +Prussien, qui claqua de la langue par flatterie, pour indiquer qu'il +trouvait ca fameux. Et Saint-Antoine lui criait dans le nez: "Hein? En +v'la d'la fine. T'en bois pas comme ca chez toi, mon cochon." + + * * * * * + +Des lors, le pere Antoine ne sortit plus sans son Prussien. Il avait +trouve la son affaire, c'etait sa vengeance a lui, sa vengeance de gros +malin. Et tout le pays, qui crevait de peur, riait a se tordre derriere +le dos des vainqueurs de la farce de Saint-Antoine. Vraiment, dans la +plaisanterie il n'avait pas son pareil. Il n'y avait que lui pour +inventer des choses comme ca. Cre coquin, va! + +Il s'en allait chez les voisins, tous les jours apres midi, bras dessus +bras dessous avec son Allemand qu'il presentait d'un air gai en lui +tapant sur l'epaule: "--Tenez, v'la mon cochon, r'gardez-moi s'il +engraisse c't'animal-la." + +Et les paysans s'epanouissaient.--Est-il donc rigolo, ce bougre +d'Antoine! + +--J'te l'vend, Cesaire, trois pistoles. + +--Je l'prends, Antoine, et j't'invite a manger du boudin. + +--Me, c'que j'veux, c'est d'ses pieds. + +--Tate li l'ventre, tu verras qu'il n'a que d'la graisse." + +Et tout le monde clignait de l'oeil sans rire trop haut cependant, de +peur que le Prussien devinat a la fin qu'on se moquait de lui. Antoine +seul, s'enhardissant tous les jours, lui pincait les cuisses en criant: +"Rien qu'du gras"; lui tapait sur le derriere en hurlant: "Tout ca d'la +couenne"; l'enlevait dans ses bras de vieux colosse capable de porter +une enclume en declarant: "Il pese six cents, et pas de dechet." + +Et il avait pris l'habitude de faire offrir a manger a son cochon +partout ou il entrait avec lui. C'etait la le grand plaisir, le grand +divertissement de tous les jours: "--Donnez-li de c'que vous voudrez, il +avale tout." Et on offrait a l'homme du pain et du beurre, des pommes de +terre, du fricot froid, de l'andouille qui faisait dire: "--De la votre, +et du choix." + +Le soldat, stupide et doux, mangeait par politesse, enchante de ces +attentions, se rendait malade pour ne pas refuser; et il engraissait +vraiment, serre maintenant dans son uniforme, ce qui ravissait +Saint-Antoine et lui faisait repeter: "--Tu sais, mon cochon, faudra te +faire faire une autre cage." + +Ils etaient devenus, d'ailleurs, les meilleurs amis du monde; et, quand +le vieux allait a ses affaires dans les environs, le Prussien +l'accompagnait de lui-meme pour le seul plaisir d'etre avec lui. + +Le temps etait rigoureux; il gelait dur; le terrible hiver de 1870 +semblait jeter ensemble tous les fleaux sur la France. + +Le pere Antoine, qui preparait les choses de loin et profitait des +occasions, prevoyant qu'il manquerait de fumier pour les travaux du +printemps, acheta celui d'un voisin qui se trouvait dans la gene; et il +fut convenu qu'il irait chaque soir avec son tombereau chercher une +charge d'engrais. + +Chaque jour donc il se mettait en route a l'approche de la nuit et se +rendait a la ferme des Haules, distante d'une demi-lieue, toujours +accompagne de son cochon. Et chaque jour c'etait une fete de nourrir +l'animal. Tout le pays accourait la comme on va, le dimanche, a la +grand'messe. + +Le soldat, cependant, commencait a se mefier; et quand on riait trop +fort il roulait des yeux inquiets qui, parfois, s'allumaient d'une +flamme de colere. + +Or, un soir, quand il eut mange a sa contenance, il refusa d'avaler un +morceau de plus; et il essaya de se lever pour s'en aller. Mais +Saint-Antoine l'arreta d'un tour de poignet, et lui posant ses deux +mains puissantes sur les epaules il le rassit si durement que la chaise +s'ecrasa sous l'homme. + +Une gaiete de tempete eclata; et Antoine, radieux, ramassant son cochon, +fit semblant de le panser pour le guerir, puis il declara: "Puisque tu +n'veux pas manger, tu vas boire, nom de Dieu!" Et on alla chercher de +l'eau-de-vie au cabaret. + +Le soldat roulait des yeux mechants: mais il but neanmoins; il but tant +qu'on voulut; et Saint-Antoine lui tenait la tete, a la grande joie des +assistants. + +Le Normand, rouge comme une tomate, le regard en feu, emplissait les +verres, trinquait en gueulant "a la tienne!" Et le Prussien, sans +prononcer un mot, entonnait coup sur coup des lampees de cognac. + +C'etait une lutte, une bataille, une revanche! A qui boirait le plus, +nom d'un nom! Ils n'en pouvaient ni l'un ni l'autre quand le litre fut +seche. Mais aucun des deux n'etait vaincu. Ils s'en allaient manche a +manche, voila tout. Faudrait recommencer le lendemain! + +Ils sortirent en titubant et se mirent en route, a cote du tombereau de +fumier que trainaient lentement les deux chevaux. + +La neige commencait a tomber, et la nuit sans lune s'eclairait +tristement de cette blancheur morte des plaines. Le froid saisit les +deux hommes, augmentant leur ivresse, et Saint-Antoine, mecontent de +n'avoir pas triomphe, s'amusait a pousser de l'epaule son cochon pour le +faire culbuter dans le fosse. L'autre evitait les attaques par des +retraites; et, chaque fois, il prononcait quelques mots allemands sur un +ton irrite qui faisait rire aux eclats le paysan. A la fin, le Prussien +se facha; et juste au moment ou Antoine lui lancait une nouvelle +bourrade, il repondit par un coup de poing terrible qui fit chanceler +le colosse. + +Alors, enflamme d'eau-de-vie, le vieux saisit l'homme a bras le corps, +le secoua quelques secondes comme il eut fait d'un petit enfant, et il +le lanca a toute volee de l'autre cote du chemin. Puis, content de cette +execution, il croisa ses bras pour rire de nouveau. + +Mais le soldat se releva vivement, nu-tete, son casque ayant roule, et, +degainant son sabre, il se precipita sur le pere Antoine. + +Quand il vit cela, le paysan saisit son fouet par le milieu, son grand +fouet de houx, droit, fort et souple comme un nerf de boeuf. + +Le Prussien arriva, le front baisse, l'arme en avant, sur de tuer. Mais +le vieux, attrapant a pleine main la lame dont la pointe allait lui +crever le ventre, l'ecarta, et il frappa d'un coup sec sur la tempe, +avec la poignee du fouet, son ennemi qui s'abattit a ses pieds. + +Puis il regarda, effare, stupide d'etonnement, le corps d'abord secoue +de spasmes, puis immobile sur le ventre. Il se pencha, le retourna, le +considera quelque temps. L'homme avait les yeux clos; et un filet de +sang coulait d'une fente au coin du front. Malgre la nuit, le pere +Antoine distinguait la tache brune de ce sang sur la neige. + +Il restait la, perdant la tete, tandis que son tombereau s'en allait +toujours, au pas tranquille des chevaux. + +Qu'allait-il faire? Il serait fusille! On brulerait sa ferme, on +ruinerait le pays! Que faire? que faire? Comment cacher le corps, cacher +la mort, tromper les Prussiens? Il entendit des voix au loin, dans le +grand silence des neiges. Alors, il s'affola, et, ramassant le casque, +il recoiffa sa victime, puis, l'empoignant par les reins, il l'enleva, +courut, rattrapa son attelage et lanca le corps sur le fumier. Une fois +chez lui, il aviserait. + +Il allait a petits pas, se creusant la cervelle, ne trouvant rien. Il se +voyait, il se sentait perdu. Il rentra dans sa cour. Une lumiere +brillait a une lucarne, sa servante ne dormait pas encore; alors il fit +vivement reculer sa voiture jusqu'au bord du trou a l'engrais. Il +songeait qu'en renversant la charge, le corps pose dessus tomberait +dessous dans la fosse; et il fit basculer le tombereau. + +Comme il l'avait prevu, l'homme fut enseveli sous le fumier. Antoine +aplanit le tas avec sa fourche, puis la planta dans la terre a cote. Il +appela son valet, ordonna de mettre les chevaux a l'ecurie; et il rentra +dans sa chambre. + +Il se coucha, reflechissant toujours a ce qu'il allait faire, mais +aucune idee ne l'illuminait, son epouvante allait croissant dans +l'immobilite du lit. On le fusillerait! Il suait de peur; ses dents +claquaient; il se releva, grelottant, ne pouvant plus tenir dans ses +draps. + +Alors il descendit a la cuisine, prit la bouteille de fine dans le +buffet, et remonta. Il but deux grands verres de suite jetant une +ivresse nouvelle par-dessus l'ancienne, sans calmer l'angoisse de son +ame. Il avait fait la un joli coup, nom de Dieu d'imbecile! + +Il marchait maintenant de long en large, cherchant des ruses, des +explications et des malices; et, de temps en temps, il se rincait la +bouche avec une gorgee de fil en dix pour se mettre du coeur au ventre. + +Et il ne trouvait rien. Mais rien. + +Vers minuit, son chien de garde, une sorte de demi-loup qu'il appelait +"Devorant" se mit a hurler a la mort. Le pere Antoine fremit jusque dans +les moelles; et, chaque fois que la bete reprenait son gemissement +lugubre et long, un frisson de peur courait sur la peau du vieux. + +Il s'etait abattu sur une chaise, les jambes cassees, hebete, n'en +pouvant plus, attendant avec anxiete que "Devorant" recommencat sa +plainte, et secoue par tous les sursauts dont la terreur fait vibrer nos +nerfs. + +L'horloge d'en bas sonna cinq heures. Le chien ne se taisait pas. Le +paysan devenait fou. Il se leva pour aller dechainer la bete, pour ne +plus l'entendre. Il descendit, ouvrit la porte, s'avanca dans la nuit. + +La neige tombait toujours. Tout etait blanc. Les batiments de la ferme +faisaient de grandes taches noires. L'homme s'approcha de la niche. Le +chien tirait sur sa chaine. Il le lacha. Alors "Devorant" fit un bond, +puis s'arreta net, le poil herisse, les pattes tendues, les crocs au +vent, le nez tourne vers le fumier. + +Saint-Antoine, tremblant de la tete aux pieds, balbutia: "--Que qu't'as +donc, sale rosse?" et il avanca de quelques pas, fouillant de l'oeil +l'ombre indecise, l'ombre terne de la cour. + +Alors, il vit une forme, une forme d'homme assis sur son fumier! + +Il regardait cela perclus d'horreur et haletant. Mais, soudain, il +apercut aupres de lui le manche de sa fourche piquee dans la terre; il +l'arracha du sol; et, dans un de ces transports de peur qui rendent +temeraires les plus laches, il se rua en avant, pour voir. + +C'etait lui, son Prussien, sorti fangeux de sa couche d'ordure qui +l'avait rechauffe, ranime. Il s'etait assis machinalement, et il restait +la, sous la neige qui le poudrait, souille de saletes et de sang, encore +hebete par l'ivresse, etourdi par le coup, epuise par sa blessure. + +Il apercut Antoine, et, trop abruti pour rien comprendre, il fit un +mouvement afin de se lever. Mais le vieux, des qu'il l'eut reconnu, +ecuma ainsi qu'une bete enragee. + +Il bredouillait: "--Ah! cochon! cochon! t'es pas mort! Tu vas me +denoncer, a c't'heure... Attends... attends!" + +Et, s'elancant sur l'Allemand, il jeta en avant de toute la vigueur de +ses deux bras sa fourche levee comme une lance, et il lui enfonca +jusqu'au manche les quatre pointes de fer dans la poitrine. + +Le soldat se renversa sur le dos en poussant un long soupir de mort, +tandis que le vieux paysan, retirant son arme des plaies, la replongeait +coup sur coup dans le ventre, dans l'estomac, dans la gorge, frappant +comme un forcene, trouant de la tete aux pieds le corps palpitant dont +le sang fuyait par gros bouillons. + +Puis il s'arreta, essouffle de la violence de sa besogne, aspirant l'air +a grandes gorgees, apaise par le meurtre accompli. + +Alors, comme les coqs chantaient dans les poulaillers et comme le jour +allait poindre, il se mit a l'oeuvre pour ensevelir l'homme. + +Il creusa un trou dans le fumier, trouva la terre, fouilla plus bas +encore, travaillant d'une facon desordonnee dans un emportement de force +avec des mouvements furieux des bras et de tout le corps. + +Lorsque la tranchee fut assez creuse, il roula le cadavre dedans, avec +la fourche, rejeta la terre dessus, la pietina longtemps, remit en place +le fumier, et il sourit en voyant la neige epaisse qui completait sa +besogne, et couvrait les traces de son voile blanc. + +Puis il repiqua sa fourche sur le tas d'ordure et rentra chez lui. Sa +bouteille encore a moitie pleine d'eau-de-vie etait restee sur une +table. Il la vida d'une haleine, se jeta sur son lit, et s'endormit +profondement. + +Il se reveilla degrise, l'esprit calme et dispos, capable de juger le +cas et de prevoir l'evenement. + +Au bout d'une heure il courait le pays en demandant partout des +nouvelles de son soldat. Il alla trouver les officiers, pour savoir, +disait-il, pourquoi on lui avait repris son homme. + +Comme on connaissait leur liaison, on ne le soupconna pas; et il dirigea +meme les recherches en affirmant que le Prussien allait chaque soir +courir le cotillon. + +Un vieux gendarme en retraite, qui tenait une auberge dans un village +voisin et qui avait une jolie fille, fut arrete et fusille. + + + + + + +L'AVENTURE DE WALTER SCHNAFFS + +_A Robert Pinchon._ + + +Depuis son entree en France avec l'armee d'invasion, Walter Schnaffs se +jugeait le plus malheureux des hommes. Il etait gros, marchait avec +peine, soufflait beaucoup et souffrait affreusement des pieds qu'il +avait fort plats et fort gras. Il etait en outre pacifique et +bienveillant, nullement magnanime ou sanguinaire, pere de quatre enfants +qu'il adorait et marie avec une jeune femme blonde, dont il regrettait +desesperement chaque soir les tendresses, les petits soins et les +baisers. Il aimait se lever tard et se coucher tot, manger lentement de +bonnes choses et boire de la biere dans les brasseries. Il songeait en +outre que tout ce qui est doux dans l'existence disparait avec la vie; +et il gardait au coeur une haine epouvantable, instinctive et raisonnee +en meme temps, pour les canons, les fusils, les revolvers et les sabres, +mais surtout pour les baionnettes, se sentant incapable de manoeuvrer +assez vivement cette arme rapide pour defendre son gros ventre. + +Et, quand il se couchait sur la terre, la nuit venue, roule dans son +manteau a cote des camarades qui ronflaient, il pensait longuement aux +siens laisses la-bas et aux dangers semes sur sa route:--S'il etait tue, +que deviendraient les petits? Qui donc les nourrirait et les eleverait? +A l'heure meme, ils n'etaient pas riches, malgre les dettes qu'il avait +contractees en partant pour leur laisser quelque argent. Et Walter +Schnaffs pleurait quelquefois. + +Au commencement des batailles il se sentait dans les jambes de telles +faiblesses qu'il se serait laisse tomber, s'il n'avait songe que toute +l'armee lui passerait sur le corps. Le sifflement des balles herissait +le poil sur sa peau. + +Depuis des mois il vivait ainsi dans la terreur et dans l'angoisse. + +Son corps d'armee s'avancait vers la Normandie; et il fut un jour envoye +en reconnaissance avec un faible detachement qui devait simplement +explorer une partie du pays et se replier ensuite. Tout semblait calme +dans la campagne; rien n'indiquait une resistance preparee. + +Or, les Prussiens descendaient avec tranquillite dans une petite vallee +que coupaient des ravins profonds quand une fusillade violente les +arreta net, jetant bas une vingtaine des leurs; et une troupe de +francs-tireurs, sortant brusquement d'un petit bois grand comme la main, +s'elanca en avant, la baionnette au fusil. + +Walter Schnaffs demeura d'abord immobile, tellement surpris et eperdu +qu'il ne pensait meme pas a fuir. Puis un desir fou de detaler le +saisit; mais il songea aussitot qu'il courait comme une tortue en +comparaison des maigres Francais qui arrivaient en bondissant comme un +troupeau de chevres. Alors, apercevant a six pas devant lui un large +fosse plein de broussailles couvertes de feuilles seches, il y sauta a +pieds joints, sans songer meme a la profondeur, comme on saute d'un pont +dans une riviere. + +Il passa, a la facon d'une fleche, a travers une couche epaisse de +lianes et de ronces aigues qui lui dechirerent la face et les mains, et +il tomba lourdement assis sur un lit de pierres. + +Levant aussitot les yeux, il vit le ciel par le trou qu'il avait fait. +Ce trou revelateur le pouvait denoncer, et il se traina avec precaution, +a quatre pattes, au fond de cette orniere, sous le toit de branchages +enlaces, allant le plus vite possible, en s'eloignant du lieu du combat. +Puis il s'arreta et s'assit de nouveau, tapi comme un lievre au milieu +des hautes herbes seches. + +Il entendit pendant quelque temps encore des detonations, des cris et +des plaintes. Puis les clameurs de la lutte s'affaiblirent, cesserent. +Tout redevint muet et calme. + +Soudain quelque chose remua contre lui. Il eut un sursaut epouvantable. +C'etait un petit oiseau qui, s'etant pose sur une branche, agitait des +feuilles mortes. Pendant pres d'une heure, le coeur de Walter Schnaffs +en battit a grands coups presses. + +La nuit venait, emplissant d'ombre le ravin. Et le soldat se mit a +songer. Qu'allait-il faire? Qu'allait-il devenir? Rejoindre son +armee?... Mais comment? Mais par ou? Et il lui faudrait recommencer +l'horrible vie d'angoisses, d'epouvantes, de fatigues et de souffrances +qu'il menait depuis le commencement de la guerre! Non! Il ne se sentait +plus ce courage! Il n'aurait plus l'energie qu'il fallait pour supporter +les marches et affronter les dangers de toutes les minutes. + +Mais que faire? Il ne pouvait rester dans ce ravin et s'y cacher jusqu'a +la fin des hostilites. Non, certes. S'il n'avait pas fallu manger, cette +perspective ne l'aurait pas trop atterre; mais il fallait manger, manger +tous les jours. + +Et il se trouvait ainsi tout seul, en armes, en uniforme, sur le +territoire ennemi, loin de ceux qui le pouvaient defendre. Des frissons +lui couraient sur la peau. + +Soudain il pensa: "Si seulement j'etais prisonnier!" Et son coeur fremit +de desir, d'un desir violent, immodere, d'etre prisonnier des Francais. +Prisonnier! Il serait sauve, nourri, loge, a l'abri des balles et des +sabres, sans apprehension possible, dans une bonne prison bien gardee. +Prisonnier! Quel reve! + +Et sa resolution fut prise immediatement: + +--Je vais me constituer prisonnier. + +Il se leva, resolu a executer ce projet sans tarder d'une minute. Mais +il demeura immobile, assailli soudain par des reflexions facheuses et +par des terreurs nouvelles. + +Ou allait-il se constituer prisonnier? Comment? De quel cote? Et des +images affreuses, des images de mort, se precipiterent dans son ame. + +Il allait courir des dangers terribles en s'aventurant seul, avec son +casque a pointe, par la campagne. + +S'il rencontrait des paysans? Ces paysans, voyant un Prussien perdu, un +Prussien sans defense, le tueraient comme un chien errant! Ils le +massacreraient avec leurs fourches, leurs pioches, leurs faux, leurs +pelles! Ils en feraient une bouillie, une patee, avec l'acharnement des +vaincus exasperes. + +S'il rencontrait des francs-tireurs? Ces francs-tireurs, des enrages +sans loi ni discipline, le fusilleraient pour s'amuser, pour passer une +heure, histoire de rire en voyant sa tete. Et il se croyait deja appuye +contre un mur en face de douze canons de fusils, dont les petits trous +ronds et noirs semblaient le regarder. + +S'il rencontrait l'armee francaise elle-meme? Les hommes d'avant-garde +le prendraient pour un eclaireur, pour quelque hardi et malin troupier +parti seul en reconnaissance, et ils lui tireraient dessus. Et il +entendait deja les detonations irregulieres des soldats couches dans les +broussailles, tandis que lui, debout au milieu d'un champ, s'affaissait, +troue comme une ecumoire par les balles qu'il sentait entrer dans sa +chair. + +Il se rassit, desespere. Sa situation lui paraissait sans issue. + +La nuit etait tout a fait venue, la nuit muette et noire. Il ne bougeait +plus, tressaillant a tous les bruits inconnus et legers qui passent dans +les tenebres. Un lapin, tapant du cul au bord d'un terrier, faillit +faire s'enfuir Walter Schnaffs. Les cris des chouettes lui dechiraient +l'ame, le traversant de peurs soudaines, douloureuses comme des +blessures. Il ecarquillait ses gros yeux pour tacher de voir dans +l'ombre; et il s'imaginait a tout moment entendre marcher pres de lui. + +Apres d'interminables heures et des angoisses de damne, il apercut, a +travers son plafond de branchages, le ciel qui devenait clair. Alors, un +soulagement immense le penetra; ses membres se detendirent, reposes +soudain; son coeur s'apaisa; ses yeux se fermerent. Il s'endormit. + +Quand il se reveilla, le soleil lui parut arrive a peu pres au milieu du +ciel; il devait etre midi. Aucun bruit ne troublait la paix morne des +champs; et Walter Schnaffs s'apercut qu'il etait atteint d'une faim +aigue. + +Il baillait, la bouche humide a la pensee du saucisson, du bon saucisson +des soldats; et son estomac lui faisait mal. + +Il se leva, fit quelques pas, sentit que ses jambes etaient faibles, et +se rassit pour reflechir. Pendant deux ou trois heures encore, il +etablit le pour et le contre, changeant a tout moment de resolution, +combattu, malheureux, tiraille par les raisons les plus contraires. + +Une idee lui parut enfin logique et pratique, c'etait de guetter le +passage d'un villageois seul, sans armes, et sans outils de travail +dangereux, de courir au-devant de lui et de se remettre en ses mains en +lui faisant bien comprendre qu'il se rendait. + +Alors il ota son casque, dont la pointe le pouvait trahir, et il sortit +sa tete au bord de son trou, avec des precautions infinies. + +Aucun etre isole ne se montrait a l'horizon. La-bas, a droite, un petit +village envoyait au ciel la fumee de ses toits, la fumee des cuisines! +La-bas, a gauche, il apercevait, au bout des arbres d'une avenue, un +grand chateau flanque de tourelles. + +Il attendit ainsi jusqu'au soir, souffrant affreusement, ne voyant rien +que des vols de corbeaux, n'entendant rien que les plaintes sourdes de +ses entrailles. + +Et la nuit encore tomba sur lui. + +Il s'allongea au fond de sa retraite et il s'endormit d'un sommeil +fievreux, hante de cauchemars, d'un sommeil d'homme affame. + +L'aurore se leva de nouveau sur sa tete. Il se remit en observation. +Mais la campagne restait vide comme la veille; et une peur nouvelle +entrait dans l'esprit de Walter Schnaffs, la peur de mourir de faim! Il +se voyait etendu au fond de son trou, sur le dos, les yeux fermes. Puis +des betes, des petites betes de toute sorte s'approchaient de son +cadavre et se mettaient a le manger, l'attaquant partout a la fois, se +glissant sous ses vetements pour mordre sa peau froide. Et un grand +corbeau lui piquait les yeux de son bec effile. + +Alors, il devint fou, s'imaginant qu'il allait s'evanouir de faiblesse +et ne plus pouvoir marcher. Et deja, il s'appretait a s'elancer vers le +village, resolu a tout oser, a tout braver, quand il apercut trois +paysans qui s'en allaient aux champs avec leur fourches sur l'epaule, et +il replongea dans sa cachette. + +Mais, des que le soir obscurcit la plaine, il sortit lentement du fosse, +et se mit en route, courbe, craintif, le coeur battant, vers le chateau +lointain, preferant entrer la dedans plutot qu'au village qui lui +semblait redoutable comme une tanniere pleine de tigres. + +Les fenetres d'en bas brillaient. Une d'elles etait meme ouverte; et une +forte odeur de viande cuite s'en echappait, une odeur qui penetra +brusquement dans le nez et jusqu'au fond du ventre de Walter Schnaffs, +qui le crispa; le fit haleter, l'attirant irresistiblement, lui jetant +au coeur une audace desesperee. + +Et brusquement, sans reflechir, il apparut, casque, dans le cadre de la +fenetre. + +Huit domestiques dinaient autour d'une grande table. Mais soudain une +bonne demeura beante, laissant tomber son verre, les yeux fixes. Tous +les regards suivirent le sien! + +On apercut l'ennemi! + +Seigneur! les Prussiens attaquaient le chateau!... + +Ce fut d'abord un cri, un seul cri, fait de huit cris pousses sur huit +tons differents, un cri d'epouvante horrible, puis une levee +tumultueuse, une bousculade, une melee, une fuite eperdue vers la porte +du fond. Les chaises tombaient, les hommes renversaient les femmes et +passaient dessus. En deux secondes, la piece fut vide, abandonnee, avec +la table couverte de mangeaille en face de Walter Schnaffs stupefait, +toujours debout dans sa fenetre. + +Apres quelques instants d'hesitation, il enjamba le mur d'appui et +s'avanca vers les assiettes. Sa faim exasperee le faisait trembler +comme un fievreux: mais une terreur le retenait, le paralysait encore. +Il ecouta. Toute la maison semblait fremir; des portes se fermaient, des +pas rapides couraient sur le plancher du dessus. Le Prussien inquiet +tendait l'oreille a ces confuses rumeurs; puis il entendit des bruits +sourds comme si des corps fussent tombes dans la terre molle, au pied +des murs, des corps humains sautant du premier etage. + +Puis tout mouvement, toute agitation cesserent, et le grand chateau +devint silencieux comme un tombeau. + +Walter Schnaffs s'assit devant une assiette restee intacte, et il se mit +a manger. Il mangeait par grandes bouchees comme s'il eut craint d'etre +interrompu trop tot, de n'en pouvoir engloutir assez. Il jetait a deux +mains les morceaux dans sa bouche ouverte comme une trappe; et des +paquets de nourriture lui descendaient coup sur coup dans l'estomac, +gonflant sa gorge en passant. Parfois, il s'interrompait, pret a crever +a la facon d'un tuyau trop plein. Il prenait alors la cruche au cidre et +se deblayait l'oesophage comme on lave un conduit bouche. + +Il vida toutes les assiettes, tous les plats et toutes les bouteilles; +puis, saoul de liquide et de mangeaille, abruti, rouge, secoue par des +hoquets, l'esprit trouble et la bouche grasse, il deboutonna son +uniforme pour souffler, incapable d'ailleurs de faire un pas. Ses yeux +se fermaient, ses idees s'engourdissaient; il posa son front pesant dans +ses bras croises sur la table, et il perdit doucement la notion des +choses et des faits. + + * * * * * + +Le dernier croissant eclairait vaguement l'horizon au-dessus des arbres +du parc. C'etait l'heure froide qui precede le jour. + +Des ombres glissaient dans les fourres, nombreuses et muettes; et +parfois, un rayon de lune faisait reluire dans l'ombre une pointe +d'acier. + +Le chateau tranquille dressait sa grande silhouette noire. Deux fenetres +seules brillaient encore au rez-de-chaussee. + +Soudain, une voix tonnante hurla: + +--En avant! nom d'un nom! a l'assaut! mes enfants! + +Alors, en un instant, les portes, les contrevents et les vitres +s'enfoncerent sous un flot d'hommes qui s'elanca, brisa, creva tout, +envahit la maison. En un instant cinquante soldats armes jusqu'aux +cheveux, bondirent dans la cuisine ou reposait pacifiquement Walter +Schnaffs, et lui posant sur la poitrine cinquante fusils charges, le +culbuterent, le roulerent, le saisirent, le lierent des pieds a la tete. + +Il haletait d'ahurissement, trop abruti pour comprendre, battu, crosse +et fou de peur. + +Et tout d'un coup, un gros militaire chamarre d'or lui planta son pied +sur le ventre en vociferant: + +--Vous etes mon prisonnier, rendez-vous! + +Le Prussien n'entendit que ce seul mot "prisonnier", et il gemit: "_ya, +ya, ya_". + +Il fut releve, ficele sur une chaise, et examine avec une vive curiosite +par ses vainqueurs qui soufflaient comme des baleines. Plusieurs +s'assirent, n'en pouvant plus d'emotion et de fatigue. + +Il souriait, lui, il souriait maintenant, sur d'etre enfin prisonnier! + +Un autre officier entra et prononca: + +--Mon colonel, les ennemis se sont enfuis; plusieurs semblent avoir ete +blesses. Nous restons maitres de la place. + +Le gros militaire qui s'essuyait le front vocifera: "Victoire!" + +Et il ecrivit sur un petit agenda de commerce tire de sa poche: + +"Apres une lutte acharnee, les Prussiens ont du battre en retraite, +emportant leurs morts et leurs blesses, qu'on evalue a cinquante hommes +hors de combat. Plusieurs sont restes entre nos mains." + +Le jeune officier reprit: + +--Quelles dispositions dois-je prendre, mon colonel? + +Le colonel repondit: + +--Nous allons nous replier pour eviter un retour offensif avec de +l'artillerie et des forces superieures. + +Et il donna l'ordre de repartir. + +La colonne se reforma dans l'ombre, sous les murs du chateau, et se mit +en mouvement, enveloppant de partout Walter Schnaffs garotte, tenu par +six guerriers le revolver au poing. + +Des reconnaissances furent envoyees pour eclairer la route. On avancait +avec prudence, faisant halte de temps en temps. + +Au jour levant, on arrivait a la sous-prefecture de La Roche-Oysel, dont +la garde nationale avait accompli ce fait d'armes. + +La population anxieuse et surexcitee attendait. Quand on apercut le +casque du prisonnier, des clameurs formidables eclaterent. Les femmes +levaient les bras; des vieilles pleuraient; un aieul lanca sa bequille +au Prussien et blessa le nez d'un de ses gardiens. + +Le colonel hurlait. + +--Veillez a la surete du captif! + +On parvint enfin a la maison de ville. La prison fut ouverte, et Walter +Schnaffs jete dedans, libre de liens. + +Deux cents hommes en armes monterent la garde autour du batiment. + +Alors, malgre des symptomes d'indigestion qui le tourmentaient depuis +quelque temps, le Prussien, fou de joie, se mit a danser, a danser +eperdument, en levant les bras et les jambes, a danser en poussant des +rires frenetiques, jusqu'au moment ou il tomba, epuise au pied d'un mur. + +Il etait prisonnier! Sauve! + + * * * * * + +C'est ainsi que le chateau de Champignet fut repris a l'ennemi apres six +heures seulement d'occupation. + +Le colonel Ratier, marchand de drap, qui enleva cette affaire a la tete +des gardes nationaux de La Roche-Oysel, fut decore. + + + + +FIN + + + + + + +TABLE + + +La Becasse + +Ce cochon de Morin + +La Folle + +Pierrot + +Menuet + +La Peur + +Farce normande + +Les Sabots + +La Rempailleuse + +En mer + +Un Normand + +Le Testament + +Aux Champs + +Un Coq chanta + +Un Fils + +Saint-Antoine + +L'Aventure de Walter Schnaffs + + + + + + + +End of Project Gutenberg's Contes de la Becasse, by Guy de Maupassant + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES DE LA BECASSE *** + +***** This file should be named 11714.txt or 11714.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/1/7/1/11714/ + +Produced by Miranda van de Heijning, Christine De Ryck and the PG +Online Distributed Proofreaders. This file was produced from images +generously made available by the Bibliotheque nationale de France +(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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